VOYAGE

DE

SAMUEL HEARNE.

TOME I.

O

y

VOYAGE

D E

SAMUEL HEARNE,

DU FORT DU PRINCE DE GALLES

DANS LA BAIE DE HUDSON,

A L’OCEAN NORD,

Entrepris par ordre de la Compagnie de la Baie \ de Hudson , dans les années IJJO) 1771 et i jjz, et exécuté par terre , pour la découverte d’un Passage au Nord- Ouest.

Traduit de l’Anglais ? et accompagné de Cartes et de Planches.

TOME I.

/

IMPRIMERIE DE P A T R I S.

AN VII.

Vj

» i^ou s devons à la Compagnie de la Baie de Hudson un voyage par terre qui donne des preuves, qu’il est permis d’appeler démonstratives, sur la hauteur Nord à laquelle doivent s'élever les vaisseaux , du moins en quelque partie de leur route, avant de pouvoir passer d’un côté de Y Amé- rique à l’autre. -Les Sauvages établis dans les parties septentrionales du Nouveau-Monde, qui viènent com- mercer aux Forts de la Compagnie ,

i

ij Extrait du. III Voyage, de Cook. nous avaient fait connaître une rivière appelée Rivière de Cuivre > à cause de la quantité de ce métal dont elle est remplie. La Compagnie, vou- lant la reconnaître d'une manière pré- cise , ordonna au Gouverneur du Fort du Prince de Galles , de faire partir par terre un homme intelli- gent , et digne de confiance , sous Lescorte de quelques Sauvages , ha- bitants des districts septentrionaux de f Amérique; de lui enjoindre de remonter la Rivière de Cuivre , de relever exactement sa direction , et de la suivre jusqu'à la mer elle a son embouchure. M. Hearne , jeune homme qui se trouvait au ser- vice de la Compagnie , et qui avait

Extrait du 111 Voyage de Cook . iij ete Officier de Marine , très-propre d ailleurs a faire des observations pour déterminer la longitude et la latitude , et à marquer sur une carte les Ter reins et les Rivières quil tra- verserait , fut chargé de ce service .

Il partit en effet le 7 décembre 1 770 du Fort du Prince de Galles y situé sur la Rivière Churchill , et il a ra- conté fidèlement , dans son Journal , chacune de ses opérations . Z^ public accueillerait ce Journal avec intérêt f puisqu on y trouve un tableau naïf et sans art de la manière de vivre des Sauvages de V immeme espace qua trouvé M. Hearne ^ et qu'on peut dire avoir été ajouté par lui à la géo- graphie du Globe , &c.

1.

îv Extrait du III Voyage de Cook

M. Hearne ne fut de retour au Fort du Prince de Galles , que le 3o Juin 1772 : son voyage avait été de dix-neuf mois. Les fatigues et les peines extraordinaires qu’il souffrit, et le service distingué qu’il rendit à la Compagnie, furent dignement ré- compensés j il est aujourd hui Gou- verneur du F ort du Prince de Galles , il a été fait prisonnier par les F ran- çais en 1782 , et ou il est retourne l’Eté dernier.

On sent tout le prix des décou- vertes de ce voyageur . Il en résulte que le ' continent de V Amérique sep- tentrionale se prolonge beaucoup au Nord- Ouest de la Baie de Hudson, puisque Hearn t fit près de 1300

Extrait du 111 Voyage de Cook. v milles avant d’arriver à la mer . Il se porta à près de 600 milles al’ Ouest de la côte de la Baie de Hudson ; et plusieurs faits rapportés dans son Journal y indiquent que les Sauvages qui lui servaient de guides , savaient que l’Amérique s’étend bien plus loin de ce côté , &c.

(Introduction générale, pages 69,70, 71, 74 et 76 de l’édition m-40. )

A LA PÉROUSE.

C’est à vous que l’Europe est rede- vable de la publication de cet ouvrage, dont le manuscrit lut trouvé parmi les papiers du Gouverneur du fort du Prince de Galles , lorsque vous vous rendîtes maître des établissements anglais dans la Baie de Hudson. En le remettant à son auteur, à la condition expresse de le faire imprimer et publier , jamais vainqueur n’exerça plus utilement son droit de con- quête et n’imposa au vaincu une condi- tion plus honorable ( 1 ). Elle était digne du marin aussi généreux qu’éclairé qui de- vait , quelques années après , entreprendre un voyage non moins important , et dont aujourd’hui nous déplorons la perte.

(1) « Le Gouverneur Hearne avait fait, en » 1772 , un voyage par terre vers le Nord , en » partant du fort Churchill dans la Baie de Hud- » son,(j Samuel Hearne partit du fort du Prince )) de Galles le 7 Décembre /770.) )) voyage dont )) on attend les détails avec impatience 3 le journal

viij A L A PEROUSE.

Pourquoi faut-il, brave et excellent Du- yttit-Thoiiaîs , que vous nous ayez été aussi

)) manuscrit en fut trouvé par la Pérouse dans « les papiers de ce Gouverneur , qui insista pour )) qu’il lui fut laissé comme sa propriété particu- )> lière. Ce voyage ayant été fait néanmoins par 3> ordre de la Compagnie de Hudson, dans la vue 3) d’acquérir des connaissances sur la partie du Nord de l’Amérique , le journal pouvait bien 3) être censé appartenir à cette Compagnie, et par 3) conséquent être dévolu au vainqueur ; cepen- 3) dant la P érouse céda, par bonté, aux instances 3) du Gouverneur Hearne , et lui rendit le ma- 3) nuscrit- mais à la condition expresse de le faire 33 imprimer et publier dès qu’il serait de retour en 33 Angleterre. Cette condition ne paraît pas avoir 33 été remplie jusqu’à présent (*). Espérons que 33 la remarque qui en est faite, rendue publique , 33 produira l’effet attendu , ou qu’elle engagera le 33 Gouverneur à faire connaître si la Compagnie 33 de Hudson , qui redoute qu’on ne s’immisce 3) dans ses affaires et son commerce , s’est opposée » à sa publication » .

(*) Le Voyage de Samuel Hearne a été publié à Londres en l’an 5 , et celui de la Pérouse à Paris , en l’an 6. { Note du Tra- ducteur du Voyage de Samuel Hearne }.

A LA PÉROUSE. k ravi ! vous qui m’excitâtes avec tant d’ar- deur à traduire la relation de Samuel He- arne 3 et qui, après avoir tout sacrifié pour aller redemander la Pérouse aux îles de la mer du Sud , soupiriez après la paix pour reprendre vos projets de découvertes ! Ac- cablé par le nombre au combat d’ Aboukir, une mort glorieuse vous a enlevé à votre patrie , à deux soeurs chéries, à l’amitié , aux sciences , et il ne nous est revenu de vous que cette réponse héroïque à l’ennemi: « Voye £ mon pavillon ; on ne le déplacera » qu en m ôtant la vie » .

La Pérouse, vous l’eussiez pleuré comme nous ! il était si attaché à son pays , à son métier, et si passionné pour leur gloire ! Il avait une ame si forte et un cœur si sen- sible ; un esprit si cultivé et des dehors si modestes ! Il était ami si vrai et frère si tendre ! Perpétue , Félicité , j’en appèle à votre douleur profonde !

En associant son nom au vôtre , la Pé- rouse , permettez qu’il partage avec vous

X A LA PÉROUSE.

1 hommage d’une traduction à laquelle je me suis empresse de consacrer mes veil- les pour concourir à vos vues respectives d’utilité. Puisse ce monument être digne de vous deux !

LALLEMANT,

l un des Secrétaires de la Marine .

PRÉFACE.

M Dalrymple , dans l’un de ses Mé- moires relatifs à la Baie de Hudson , a porté l’exactitude de ses observations sur mon voyage jusqu’à remarquer que je n’a- vais pas expliqué la construction du Quart de Cercle que j’ai eu le malheur de briser dans mon second voyage au Nord. -- C’é- tait un Quart de Cercle à’Hadley , de la composition de Daniel Scatlif de Wap- ping , auquel était attaché un niveau à bulles d’air pour servir d’horizon. Ne pouvant me procurer , lorsque je partis pour ma dernière expédition , un instru- ment construit d’après les mêmes prin- cipes, je fus obligé de me servir d’un vieux Quart de Cercle èHElton , le seul qui se trouvât dans le Fort, et qui y existait depuis

(

xij PREFACE.

plus de trente ans , très-peu propre d’ailleurs pour des observations sur terre.

M. Dalrymple remarque, en outre, que je n’ai inséré dans le dernier de mes Jour- naux remis à la Compagnie, qu’une seule observation de latitude , ce qui peut être vrai ; mais j’en ai fait néanmoins plusieurs autres pendant le cours de mon troisième voyage , particulièrement sur le lac de Snow-bird, à Tkelwey-a^a-ytth , et Clowey, sans compter celle de Conge-C athawha- chaga , dont il est mention dans le Journal indiqué. -Lorsque j’entrepris mes voyages, et même plusieurs années après, je pensais peu que mes observations deviendraient un jour publiques. Si tel eût été mon projet, j’eusse redoublé d’efforts pour les rendre plus dignes de l’attention générale. Toutes mes idées, toute mon ambition, se bor- naient alors à répondre aux vues de mes supérieurs , et à mettre sous leurs yeux le

PRÉFACE. xiij compte le plus satisfaisant de mes opéra- tions. — Pétais donc bien loin de prévoir que mes Journaux tomberaient entre les mains d’un géographe aussi clairvoyant et aussi infatigable que M. Dalrymple ; mais les choses ayant tourné différemment, je me suis occupé, dans mes heures de loisir, à fondre tous mes Journaux en un seul, et à y ajouter de nouvelles observations, moins pour l’usage des personnes qui cri- tiquent en géographie que pour l’amuse- ment de celles qui croiront devoir quelque indulgence à l’Auteur, en retoui du plaisir qu’il leur aura procuré de connaître une étendue de pays entièrement ignorée jus- qu’ici des Européens. J’ose me flatter que les curieux liront, avec le même intérêt, la description que je leur présente des mœurs et des usages des Naturels , qui , quoique connus depuis long-temps , n’a- vaient jamais cependant ete décrits.

xiv PRÉFACE.

Mais je reviens à M. Dalrymple , et j’observe que la manière tranchante avec, laquelle il rejète ma latitude est d’autant plus déplacée , qu’avant mon arrivée à Conge- Cathawhachaga , le Soleil ne s’était pas couche de toute la nuit, preuve cer- taine que je me trouvais alors au Nord- Ouest du Cercle arctique. - J’ajouterai qu’à la Rivière de Cuivre , le 18 Juillet, la dé- clinaison du Soleil ne donnait que 21.0, et il était encore certainement élevé au-dessus de 1 horizon, je ne saurais dire de com- bien de degrés, ne l’ayant pas remarqué dans le temps ; mais cette circonstance piouve que la latitude était plus considé- rable que ne veut l’admettre M. Dal- rymple. — De ce qu’il ne se trouve aucune végétation sur la côte bordée de rochers du. Groenland, au-delà de la latitude de 65. u, il ne s’ensuit nullement qu’il n’en existe point; à une plus haute latitude dans

XV

PRÉFACE.

les parties intérieures du Nord de l’Amé- rique. — -S’il est plus que probable que la Rivière de Cuivre se décharge dans une es- pèce de mer méditerranée ou de baie pro- fonde à-peu-près comme celle de Hudson; s’il est bien connu, en outre, qu’il ne croît point d’arbres sur aucune partie de la côte des détroits de Hudson et du Labrador e9 du moins pendant quelques dégrés au Sud, et . sur- tout sur la côte orientale de la Baie de Hudson , jusqu’à ce qu’on arrive près de la rivière LHhale> tandis que la côte occiden- tale de cette baie, par les mêmes latitudes, est bien fournie de bois de construction, que deVient l’objection de M. Dalrymple ? S’il eût réfléchi à toutes ces circonstances, j’ose croire qu’il ne se fût pas aussi pressé de nier qu’il existât des plantes et des arbres dans les mêmes positions, quoique par une latitude beaucoup plus haute. La consé- quence que M. Dalrymple tire de l’erreur

xvj PREFACE, que j’ai commise dans mon estimation de la distance à la maison de Cumberland n’affecte en rien la question présente, parce que cette distance étant principalement en longitude , je n’avais aucun moyen de la rectifier par une observation, et il n’en était pas de même dans le cas dont il s’agit.

Mon dessein n’est point d’entrer en con- troverse avec M. Dalrymple, ni de rien dire qui puisse l’offenser; mais en se rappelant, qu’il ne mJa nullement traité avec l’indul- gence que je méritais, il m’excusera, sans doute, d’avoir cherehé à convaincre le public que ses objections étaient entière- ment dénuées de- fondement. Je ter- minerai cette tâche désagréable par assurer que si quelque partie de cet ouvrage réussit à intéresser M. Dàlrymple ou tout autre Lecteur, ce sera la plus grande faveur qu’il pourra me procurer, comme cest aussi la seule récompense que j’ambitionne pour

dédommagement

; f

PRÉFACE. xvij dédommagement des périls que j’ai courus et des fatigues que j’ai éprouvées à la re- cherche des matériaux qui le composent.

Instruit que plusieurs personnes, amies des sciences et des découvertes, possédaient des copies manuscrites ou des extraits de mes Journaux, je me suis décidé à publier cet Ouvrage, après l’avoir rendu le plus correct possible. J’y ai été sur-tout dé- terminé en voyant que, dans le nombre des extraits qui ont été imprimés de mes Journaux, à peine s’en trouvait-il deux qui s’accordassent sur les dates de mon arrivée et de mon départ, relativement aux lieux principaux. Pour corriger ces inexacti- tudes, j’ai demandé au. Gouverneur et aux autres Commissaires de la Compagnie de la Baie de Hudson , qu’il me fût permis de recourir a mes Journaux originaux et à mes Cartes, ce qui m’a été accordé avec la plus grande honnêteté. - Ce secours m’a facilité

2

xviij PRÉFACE, les moyens de rectifier quelques erreurs qui , pour m’être trop confié à ma mé- moire, s’étaient glissées dans la rédaction de mon Voyage. --Je l’offre aujourd’hui avec des dates authentiques^ et je garantis son exactitude , quelque différent qu’il puisse paraître des imprimés qui en ont été déjà faits.

J’ai cru devoir retrancher de l’original quelques passages de nui intérêt pour le public, et j’ai fait subir à d’autres des alté- rations considérables ; de sorte que je puis dire que tout l’Ouvrage a été refait à neuf, y ayant introduit , en outre , une grande quantité de notes et d’observations que ne comporte point l’original, et qu’une longue résidence postérieure dans le pays mJa permis d’ajouter.

La description des principaux quadru- pèdes et oiseaux qui fréquentent en Eté ces régions du Nord , et de ceux qui les

PREFACE. xix ■habitent constamment , quelque dépour- vue qu’elle soit d’un appareil scientifique, ne paraîtra peut-être pas sans intérêt aux personnes versées dans la Zoologie. * Quant à celles qui sont étrangères aux mots techniques de cette science , elles trouveront sans doute plus utile et plus agréable pour elles que j’aye décrit ces objets de la manière la plus classique. Mais je ne dois pas terminer cette Préface sans reconnaître hautement les obligations que j’ai à la Zoologie arctique de M. Peu- liant , qui m’a servi à désigner plusieurs oiseaux par leurs noms propres ; car ceux sous lesquels on les connaît dans la Baie de Hudson sont purement indiens, et tout- à-fait nouveaux pour un Européen qui n’a pas demeuré dans ce pays.

Je finirai aussi par exprimer combien je regrète d’avoir perdu un Vocabulaire trè£ étendu de la langue des Indiens du Nord,

xx PREFACE.

contenant seize pages in-folio. Je l’avais prêté à M. Hutchins , alors Secrétaire- Employé à la correspondance de la Com- pagnie, pour en tirer une copie pour le Capitaine Duncan , lorsqu’il vint en 1790 faire des découvertes dans la Baie de Hud- son. A la mort de M. Hutchins , arrivée bientôt après, ce Vocabulaire fut con- fondu avec ses effets , et il m’a été aussi impossible depuis de le recouvrer , qu’à ma mémoire d’y suppléer.

INTRODUCTION

On avait cru assez généralement, pen- dant un grand nombre d’années, que la Compagnie de la Baie de Hudson était en- nemie des découvertes , et que , contente des bénéfices qu’elle retirait de ce qu’on appelait alors son petit capital , elle n’am- bitionnait nullement d’étendre son com- merce. -- Je ne saurais dire quelle était l’opinion des premiers Membres de la Compagnie relativement aux découvertes; mais je puis assurer qu’ils ont toujours ac- cueilli avec empressement, ainsi que les Membres actuels , toute entreprise raison- nable tendante à l’accroissement de leur commerce. Il me suffira, pour le prouver, de citer les sommes immenses qu’ils ont dépensées, à différentes époques et sans succès, pour établir des pêcheries. Mes voyages et les tentatives faites par Beau , Christophe , Johnston et Duncan , pour

xx ij INTRODUCTION,

trouver un passage au Nord-Ouest sont des preuves récentes que les Membres actuels de la Compagnie désirent autant de favoriser les découvertes que d’aug- menter leur commerce.

L’air de mystère et de secret qui accom- pagna quelques-unes des premières opéra- tions de la Compagnie dans la Baie 3 a pu donner lieu à lui imputer des sentiments opposés, imputation qu’auront ensuite for- tifiée les calomnies de Dobbs , d ’Ellis , de Robson , de Draggè et du Voyageur Américain y les seuls dont nous ayons des ouvrages sur la Baie de Hudson , et qui , soit par des motifs d’intérêt , soit par un esprit de vengeance, se sont fait un plaisir particulier d’attaquer la conduite de la Compagnie, quoiqu’ils fussent en général étrangers à ses opérations et à son service, et conséquemment hors d’état de pouvoir la juger avec connaissance de cause. Aussi les faits allégués par la plupart de ces écrivains sont si absurdes, qu’il n’y a que les personnes déjà prévenues contre la

INTRODUCTION. xxiij Compagnie qui peuvent y ajouter foi. (*)

Il était à présumer cependant que Rob- son , qui avait résidé pendant six ans dans la Baie de Hudson , au service de la Com- pagnie, possédait quelque connaissance du climat et du sol des factoreries auxquelles il avait été attaché; mais tout son ouvrage porte l’empreinte de la prévention et du ressentiment d’àvoir vu ses plans roma- nesques et inconsistants rejetés par la Com- pagnie. — Il est d’ailleurs notoire que Robson n était qu’un instrument dans la main de M. Dohbs.

Le Voyageur Américain, quoique meil- leur écrivain, a encore moins de droits à notre indulgence , par la raison qu’il en imnose davantage à notre crédulité. La de- couverte qu’il dit avoir faite de plusieurs

(*) Depuis que ceci est écrit, nn M,. Umf re- ville a publié une Relation sur la Baie de Hud- son dans le genre de celles des Auteurs que je viens de -citer, et cela, pour n’avoir point été nommé à un commandement dans la Baie , qui lie se trouvait pas vacant.

xxiv INTRODUCTION, blocs du plus beau Cuivre-vierge , (*) est une fable qui n’a pas besoin d’être réfutée; car jamais voyageur, soit Anglais, soit Indien , n’a trouvé dans ces contrées un morceau de cuivre au Sud du 71.® dégré de latitude, à moins que quelque Indien, ha- bitant plus au Nord, ne l’eût laissé tomber sur le chemin en se rendant au Fort,

Les Naturels, qui errent plutôt qu’ils ne résident sur la vaste étendue de terre si- tuée au Nord de la rivière Churchill , avant apporté consécutivement des échantillons de cuivre à la Factorerie , beaucoup de personnes s’étaient imaginé qu’ils avaient été recueillis dans le voisinage de nos éta- blissements, et sur ce que les Indiens leur disaient , que les Mines n’étaient pas fort éloignées d’une grande rivière, elles en con- jecturaient que cette rivière devait se dé- charger dans la Baie de Hudson , tant il leur paraissait impossible qu’aucune peuplade, quelque voyageuse qu’on la supposât , pût

(Y) Le Voyageur Américain , page 523 de l’original.

INTRODUCTION.

traverser, et sur-tout par terre, une aussi grande étendue de pays que celle qui borne la Baie au Nord. - Le Voyage que je publie prouvera combien ces personnes* étaient dans l’erreur, en même temps qu’il ren- versera leur plan d’exploitation.

La première nouvelle de l’existence de cette grande rivière, que quelques-uns font aboutira un détroit, ainsi que les premiers échantillons de Cuivre , furent apportés à la Factorerie située sur la rivière Churchill, dans l’année 171 5, immédiatement après son établissement ^ et il ne parait pas qu’on ait commencé les recherches sur la Riviere et les Mines avant 1719) époque la Com- pagnie fit équiper la frégate l'Albanie, Ca- pitaine George Barlow, (*) et le sloop la

Le Capitaine Barlow était Gouverneur du fort Albanie lorsque les Français vinrent , "par terre, du Canada en 1704 pour l’assiéger.— Les Canadiens et les Indiens qui leur servaient de guides demeurèrent cachés pendant plusieurs jours dans le voisinage du fort avant de l’at- taquer , et détruisirent une grande partie des

xxvj INTRODUCTION. Découverte , Capitaine David Vaughan. Le commandement de cette expédition fut

bestiaux qui paissaient dans les marais. Un In- dien fidèle j attaché au fort, ayant découvert ces étrangers, pendant qu’il chassait, et les soupçon- nant ennemis, courut en donner avis au Gou- verneur , qui ajouta peu de foi à son rapport. Néanmoins le fort fut mis en état de défense , et le maître d’un sloop mouillé à quelque distance eut ordre de se rendre à Albanie au premier coup de canon qu’il entendrait tirer.

Vers le milieu de la nuit ou plutôt à la pointe du jour , les Français se présentèrent devant le fort , et demandèrent à y être introduits. M. Barlow , qui se tenait sur ses gardes, leur répondit que le Gouverneur était couché j mais qu’il allait envoyer chercher les clefs.. Les Français tranquillisés, par cette réponse, contre toute espèce de résistance , se réunirent autour de la porte, en attendant qu’ils pussent entrer. Barlow , profilant de la circonstance , fit ouvrir, au lieu de la porte , deux meurtrières garnies de deux canons de 6 chargés à mitraille , auxquels il ordonna de mettre le feu. La décharge tua un grand nombre de Français, et entr 'autres, le Commandant, qui était Irlandais.

A cette réception inattendue , le reste de la

INTRODUCTION. xxvij confié à M. James Knight , employé au service de la Compagnie, homme dune

troupe battit précipitamment en retraite , tandis que le maître du sloop , averti par les coups de canons , se hâtait d’arriver au fort ; mais il fut tué , ainsi que l’équipage de son bateau , par quelques Français , qui s’étaient cachés le long du bord de la rivière.

Les ennemis cependant n’abandonner ent la place qu’avec beaucoup de répugnance; car dix jours encore après avoir été repoussés, on en entendit qui tiraient dans le voisinage du fort ; on en vit même un se promener, tout un jour , sur l’esplanade. 1VF. Fullctrton , qui commandait alors Albanie , lui adressa la parole en français, et lui proposa de se rendre , à des conditions avantageuses. Celui-ci, pour toute réponse, se contenta de secouer la lete. -- M. Fullcirton insista , et lui dit que s’il ne se rendait prisonnier , il tirerait sur lui. Le Français alors s’approcha plus près du fort, eL M. Fiillcir ton le tira de la fenêtre de sa chambre. - H est possible que les difficultés et les fatigues que ce malheureux pré- voyait devoir essuyer en retournant au Canada , lui ayent fait préférer la mort; mais je m’étonne qu’il ait refusé de recevoir quartier d’un ennemi aussi humain et aussi généreux que l’inglais.

y

xxviij INTRODUCTION, grande expérience , qui avait été Gouver- neur pendant plusieurs années des diffé- rentes Factoreries situées dans la Baie, et auquel la Compagnie devait Pétablissemen t de celle de la rivière Churchill. Mais quelque initié que fût M. Knïght dans les affaires de la Compagnie, et quelque con- naissance qu’il eût acquise des parties de la Baie il avait résidé, il n’était pas à sup- poser qu’il possédât toutes celles qu’exigeait cette-entreprise, n’ayant pour se diriger que les renseignements imparfaits qui lui avaient été fournis par les Indiens , dont la langue était encore peu comprise à cette époque.

Loin d’être détourné de son projet par cette considération, ni par celle de son âge avancé, car il avait près de 80 ans, le brave Knight parut au contraire tellement assuré du succès et des grands avantages qui devaient résulter de ses découvertes, qu’il embarqua avec lui de larges caisses garnies de fer pour recevoir toute la poudre d’or et les autres objets précieux qu’il comptait recueillir dans son voyage.

\

INTRODUCTION. XXIX Les ordres délivrés par la Compagnie à M. Knight étaient précédés , à ce qu’il paraît , de la lettre suivante :

J u Capitaine James Knight.

4 Juin 1719.

Mon sieur,

» DJaprès l’habileté dont vous avez fait w preuve dans la conduite de nos affaires, j) et à votre requête , nous avons ordonné j) d’équiper la frégate /’ Albanie , Capitaine » George Barlow , et la Découverte , Capi- » taine David Vaughan , pour une expé- » dition au Nord-Ouest, dont nous vous )) confions entièrement la direction , n’ex- » ceptant de vos pouvoirs que le comman- )) dement des Bâtiments , aux Capitaines )> desquels nous avons transmis nos ordres » et nos instructions à ce sujet.

)) Vous partirez de Gravesend à la pre- » mière apparence de beau temps et de )> vent favorable, et vous vous rendrez, » avec la grâce de dieu , dans le détroit

xxx INTRODUCTION.

)) d’Anian, pour recueillir l’or et les autres )) objets précieux , particuliers au Nord- » Ouest , &c. &c. ))

' M. Knight ne tarda pas à quitter Grave- send pour aller remplir sa mission. Mais l’année s’étant écoulée sans le retour des Batiments attendus en Angleterre, on jugea qifils avaient hiverné dans la Baie de Hud- son; et comme iis s’étaient pourvus en par- tant d’une assez grande quantité de vivres, d’une maison en bois démontée, de toutes sortes d’ustensiles , et d’un fort assortiment de marchandises de traite , on était en gé- néral rassuré sur leur sort. Il n’en fut pas de même l’année suivante 1720, lorsqu’on la vit expirer sans qu’ils reparussent. La Compagnie en conçut de si vives allarmes, qu’elle ordonna, par les Vaisseaux qui par- tirent en 1721 pour Churchill , d’envoyer le sloop la Baleine , commandé par Jean Scroggs, à la recherche de Knight; mais la saison étant trop avancée, lorsque les Vais- seaux arrivèrent à Churchill, on ne put mettre à exécution l’ordre que dans l’Eté de 1722.

IN TR O D U C TI O N. xxxj

La côte Nord-Ouest de la Baie de Hud- son était encore peu connue, et M. Scroggs •se trouvant, en outre, arrêté par des rochers et des bancs de sable, il retourna au Fonda Prince de Galles sans avoir pu découvrir ni la frégate, ni le sloop. Quelques dépouilles apperçues sur les Esquimaux à EHhale-Cove lui parurent provenir plutoL d’une circons- tance particulière que d’un naufrage.

La forte opinion répandue alors en Eu- rope sur la probabilité d’un passage au Nord- Ouest parla Baie de Hudson , fit conjecturer à beaucoup de personnes que MM. Knight et Barlow avaient découvert ce passage, et pénétré ensuite dans la mer du Sud, près de la Californie. Plusieurs années s’écoulèrent sans que rien démentît cette croyance , si’ ce n’est l’inutilité des recherches faites par Middlcton , El lis, Beau, Christophe e t John- ston pour trouver ce passage; et quoiqu’on expédiât tous les ans un sloop pour faire des découvertes au Nord et commercer avec les Esquimaux , ce ne fut que dans l’Eté de 1726 qu’on acquit des preuves certaines que

INTRODUCTION, xxxnj trouvent recouverts par cinq brasses d'eau à la tête du havre. -- Les figures et les canons de frégate et du sloop furent apportés au fort , et n'y attestèrent que trop la perte de MM. Knight et Barlow sur cette île inhospitalière, ou il ne croît pas même un arbuste, et éloignée d’environ 16 milles de la grande terre. Celle-ci n’offre pas beaucoup plus de ressources , n’étant qu’un assemblage de rochers et de montagnes dont toute la végétation con- siste dans de la mousse. Les bois sont si* tués à plusieurs centaines de milles de la côte.

Dans l’Eté de 1 769 ,1a pêche nous ayant conduits sur l'île, nous rencontrâmes plu- sieurs Esquimaux dans le nouveau havre. * Remarquant parmi eux un ou deux vieil- lards , la curiosité nous porta à les ques- tionner sur la perte des deux Bâtiments, ce que nous pûmes faire par le moyen d’un Esquimau , alors au service de la Compas gnie comme interprète , et qui était em- barqué tous les ans en cette qualité sur un

3

xxxiv INTRODUCTION.

de ses Vaisseaux. Voici en abrégé le récit

très-détaillé qu’ils nous firent.

Lorsque les Batiments arrivèrent à Vile de Marbre y le jour était tombé , et en en- trant dans le havre , le plus grand reçut beaucoup de dommages. Une fois mouillés, les Anglais , qui pouvaient être alors au nombre de cinquante , commencèrent à monter leur maison de bois. L’Eté suivant ( 1720 ), aussi-tôt que la glace le permit, -les Esquimaux leur firent une seconde visite. Le nombre des Anglais se trouvait très- diminué., et ceux qui restaient paraissaient fort malades. Suivant le rapport des vieillards , ils étaient occupés à un travail que ces Esquimaux eurent de la peine à dé- signer , et qui consistait probablement à allonger leur chaloupe; car 011 voit en- core, à peu de distance de la maison, beaucoup de copeaux de bois de chêne , qui ne pouvaient provenir que des char- pentiers.

La maladie et la famine avaient fait un tel ravage parmi les Anglais , qu’à l’entrée du

XXXV

INTRODUCTION, second hiver iis n’étaient plus que vingt. Dans cet hiver de 1720, quelques Esqui- maux s’établirent sur le côté du havre, op- posé à celui les voyageurs avaient bâti leurs cabanes, (*) et ils leur apportèrent fréquemment des provisions, telles que de l’huile de baleine et de la chair de veaux- marins. -- À rapproche du Printemps, les Esquimaux repassèrent sur le Continent, et dans une nouvelle visite qu’ils firent à 1 U le

(*) J’ai vu souvent les restes de ces cabanes.

Ils existent dans la partie occidenlale du havre, et probablement ils seront visibles encore long- temps.

Il est surprenant que Middleton , Ellis , Christophe , Johnston et Garbet , qui ont tous abordé à Vile de Marbre , et quelques-uns d’eux même plusieurs fois , n’ayent pas découvert ce liâvre , sur-tout Garbet , qui fit tout le tour de l’Ile, par un très-beau temps, dans l’Eté de 1766.

Cette découverte était réservée à M. Joseph Stéphens , qui commandait alors le Succès , vais- seau Baleinier , et qui, en 1769, eut le com- mandement de la Charlotte , joli brik de 100 tonneaux, sur lequel j’étais embarqué en qualité de Contre-Maître .

xxxvj INTRODUCTION, de Marbre , pendant l’Eté de 1721 , ils ne trouvèrent plus que cinq Anglais en vie, et pressés tellement par la faim , qu’ils dé- vorèrent crue la chair de veaux-marins et de baleines que les Esquimaux venaient de leur apporter. Trois en moururent , et les deux autres, quoique très-faibles, firent une fosse pour les enterrer. Ceux-là vécurent encore quelque temps. Ils montaient fré- quemment sur la pointe d’un rocher voisin, regardant fixement au Sud et à l’Est pour voir si quelque vaisseau ne venait pas à leur secours. Après avoir été ainsi nombre de fois à la découverte , et n’appercevant ja- mais rien , iis finirent par se renfermer et s’abandonner au désespoir. Un des deux ne tarda pas à succomber, et les forces de Uautre étaient si épuisées , qu’il expira en essayant de creuser une fosse pour son compagnon. Les crânes et les os de ces deux hommes sont encore épars sur le ter- rein qui avoisine la maison. Celui qui mou- rut le dernier , à ce que nous dirent les Esquimaux, était continuellement occupé

INTRODUCTION, xxxvij à leur faire des outils et des instruments de fer ^ c’était probablement l’armurier ou le forgeron.

Quelques Indiens du Nord venus pour commercer au Fort du Prince de Galles dans le Printemps de 1768, avaient ap- porté de nouveaux renseignements sur ce qu’on appelait la grande Rivière , ainsi que plusieurs morceaux de cuivre qu’ils assu- rèrent, provenir d’une mine située près de cette rivière. M. Northon , qui se trouvait à cette époque Gouverneur de Churchill , crut devoir faire part de ces informations à la Compagnie , et les lui représenter comme dignes de toute son attention. U11 voyage qu’il fut obligé de faire en Angle- terre la même année , le mit dans le cas d’être porteur lui- même de ces renseigne- ments , et du plan qu’il avait conçu pour faciliter la découverte des mines. D’après les représentations de M. Northon, la Com- pagnie Se décida à envoyer par terre une personne intelligente pour observer la longitude et la latitude de l’embouchure

xxxviij INTRODUCTION, de la rivière, pour en décrire le cours, et faire des remarques sur le pays. Je fus choisi comme propre à l’entreprise. Un bâtiment expédié pour Churchill y arriva, dans l’Ete de 176g, avec plusieurs instruments d’as- tronomie portatifs et analogues aux obser- vations que j’étais chargé de faire. La Compagnie joignait à cet envoi un ordre pour moi de me mettre en route, et la pro- messe en même temps de m’accordera mon retour une récompense proportionnée aux périls et aux fatigues que j’aûrais éprouvés dans le cours de mon voyage. (* )

(*) Je ne puis mieux faire connaître les in- tentions et les promesses de la Compagnie , qu’en transcrivant ici ses propres expressions extraites d’une lettre qu’elle m’adressa le 2 5 Mai 1769.

)) D’après la bonne opinion que nous avons )) de-vous , et sur la recommandation de M. 2Vbr- )> thon , nous avons approuvé que votre trait e-

» ment annuel fût porté à la somme de

)> pendant l’espace de deux années , et nous vous » avons nommé membre de notre Conseil au Fort » du Prince de Galles. Nous vous eussions même » promu , suivant vos désirs, au commandement

INTRODUCTION, xxxix Je n’hésitai pas à me rendre au choix de la Compagnie; et dans le mois de No- vembre suivant, quelques Indiens du Nord étant venus pour commercer, 3VL Nor- thon , qui avait repris le commandement

)> de la Charlotte , si nou& Savions pas besoin )) de vous pour une expédition d’une plus grande )> importance.

» M. Northon nous a soumis le projet d’un 5) voyage par terre fort avant dans le Nord de » Churchill , à l’effet d’accroître notre corn- )) merce , et de découvrir un passage au N » Ouest et des mines de cuivre , &c. Comme » un voyage de cette nature demande un homme » en état de faire des observations relativement » à la longitude et à la latitude des lieux , au » cours des rivières et à leur profondeur, nous )) avons fait choix de vous pour exécuter , avec » l’assistance convenable , cette entreprise que y> l’on nous a assuré d’ailleurs être de votre goût.

)) Nous espérons donc que vous remplirez » promptement notre attente , et nous nous fe- » r.ons un plaisir , à votre retour, de reconnaître )) dignement vos services.

» Nous approuvons infiniment le voyage que )) vous avez fait l’année dernière pour i’amé- » lioration de la pêche de la baleine , et nous

xl INTRODUCTION.

du Fort du Prince de Galles , engagea ceux d’entr’eux qu’il crut les plus propres^ me servir de guides; mais aucun de ces Indiens ne connaissait la grande Rivière. Je me

)) vous souhaitons santé et succès dans celui que » vous allez entreprendre.

)) Nous sommes vos fidèles amis. » Bibye Lake, Député, Gouverneur.

John Anthony Merle , Samuel Wegg , James Winter Lake, Joseph Spurrel, James Fitz Gerald, Robert Merry. La Compagnie n’eut pas plutôt pris connais- sance de mes Journaux et de mes Cartes , qu’elle me fit compter une somme honnête ; et les deux premiers paragraphes de la lettre qu’elle m’é- crivit le 1 2 Mai 1 770 contenaient les expressions suivantes :

A M. Samuel TIearne.

)> Monsieur , votre lettre du 28 Août dernier » nous a donné la satisfaction d’apprendre votre » heureux retour à notre Factorerie. Votre )) Journal et les deux Cartes que vous nous avez )) fait passer , nous ont convaincus suffisamment j) de la justesse de vos observations.

b Nous avons suivi avec attention votre con- ï) duite dans les différents évènements qui ont eu

INTRODUCTION. xlj pourvus d’effets et de munitions pour deux ans. J’étais accompagné de deux serviteurs de la Compagnie , de deux de ses chas- seurs (*) Indiens du Sud, et d’un nombre suffisant d’indiens du Nord, pour porter mes bagages et m’assister dans ia route, &c. Le public lira peut-être avec intérêt les ins- tructions qui me furent données et que je joins ici. Non seulement elles répandront

)) lieu pendant le cours de vos voyages, et nous » l’avons trouvée digne des plus grands éloges. » lin témoignage de notre reconnaissance pour » vos services , nous avons arrêté de vous ac-

» corder une gratification de la somme de »

La Compagnie, voulant me donner une nou- velle preuve de sa satisfaction, me nomma, à l’unanimité des voix , Gouverneur du Fort du Prince de Galles dans l’Eté de 1775. M. Bibye Lake , qui était alors Président du. Comité , et plusieurs autres Membres, n’ont cessé depn’ho- norer de leur correspondance pendant tout le temps qu’ils ont vécu.

(*) Ces chasseurs sont des Naturels du ays , résidant sur la plantation de la Compagnie, sousla surveillance immédiate de ses serviteurs blancs, et employés à chasser pour la Factorerie.

xiij INTRODUCTION, beaucoup de lumières sur mon voyage, mais- elles serviront encore à faire juger combien il s’en faut qu’elles ayent été suivies à la lettre , en même temps que les réflexions dont je les accompagne indiqueront les motifs qui m’en ont fait négliger quelques- unes comme inutiles , et d’autres comme impossibles à remplir.

Ordres et instructions pour M. Samuel Hearne , chargé dJune expédition par terre vers la latitude de yo°. Nord , afin de reconnaître le pays des Indiens septen- trionaux , &c. délivrés au nom de /’ ho- norable Compagnie de la Baie de Hudson, en B année

A M. SAMUEL HEARNE.

» Monsieur, l’honorable Compagnie de » la Baie de Hudson ayant été informée , » par le rapport des Indiens, qu’une con- » naissance plus exacte et plus étendue de » leur pays devait procurer des avantages

INTRODUCTION. xliij » considérables , et désirant vivement pro- » fiter de toutes les circonstances qui peu- j) vent être utiles aux intérêts de tous ses » Membres ou à ceux de la nation en gé- )> néral , elle a fait choix de vous pour di- » riger la présente expédition. Munie déjà )) de votre acceptation, elle vous invite en x> conséquence à vous mettre en chemin le )) plutôt possible avec W'illiam Isbester , )> Marin, et Thomas Merriman, Cultivateur, )) qui ont demande! vous accompagner. » Vous prendrez avec vous deux Indiens » du Sud , chasseurs de la plantation , pour » vous approvisionner de gibier dans îa )) route. Le Capitaine Chawchinahaw , son )> Lieutenant Nabyah , et six a huit In- ■» diens du Mord, d’élite, suivis d’une pe- )) tite partie de leurs familles , sont chargés » de vous servir de guides , et de vous as-

sister, ainsi que vos compagnons, dans )) tout ce qui dépendra d’eux , conformé- » ment à l’ordre spécial que nous leur en avons donné.

)) 2°. Nous vous avons fait pourvoir ,

xiiv INTRODUCTION.

)) vous et vos compagnons, des objets que )> nous avons jugé vous être nécessaires, » et il y a été ajouté par notre ordre difie- )) rentes marchandises, pour être distri— » buées en forme de présents seulement )) aux Indiens étrangers que vous rencon- u trerez, après avoir fumé le Calumet (*) )) de paix avec leurs Chefs , à l’effet de vous )> concilier leur amitié. Vous ne manquerez )) pas de les exciter à porter la guerre che £ » leurs voisins y afin de se procurer des » fourrures et autres articles de commerce , )) en les assurant qu’on leur en payera un » très-bon prix à la Factorerie de la Coin- )) pagnie. (**)

(¥) Le Calumet est une longe pipe ornée, très en usage parmi les tribus d’indiens qui con- naissent le labac. On l’admet principalement dans les cérémonies relatives à la guerre ou la paix, ainsi que dans toutes les fêtes et prières publiques.

■(■**) Quel système de commerce , grand dieu ! /Sans la fidélité que je devais au texte, j’eusse /supprimé celte phrase des instructions par hon- neur pour l’humanité. ( Ré/lçxion du Traduc- teur. )

INTRODUCTION. xh Il vous est sur-tout recommandé , à » vous et à vos compagnons, de traiter les )) Naturels avec bienveillance , et de leur » éviter tout sujet de plainte et de dégoût, )> comme il leur est expressément ordonné )> d’avoir pour vous les plus grands égards, u et de se prêter à tout ce que vous exigerez » d’eux pour le succès de l’entreprise.

)) Si , parmi les Indiens que vous ren- u contrerez venant au Fort , quelques-uns » vous offrent des vivres ou des vêtements, » vous traiterez avec eux, et vous les char- » gerez d’une lettre pour moi , spécifiant la » quantité de chaque article, dont ils se- » ront payés d’après le prix que vous aurez )) fixé. Conformément aux ordres de la )) Compagnie, vous devez, pendant toute » la durée de votre voyage, correspondre » avec moi ou avec celui qui se trouvera )) Gouverneur alors du Fort du F rince de n Galles; et comme vous êtes pourvu d’ins- )> truments de mathématiques , vous m’en- » verrez successivement, ou audit Gouver- )> neur d’alors, une note des observations

xi v j INTRODUCTION.

5) de latitude et de longitude que vous aurez )) pu faire , ainsi que des extraits de votre » Journal , pour le tout être transmis à la » Compagnie par le retour de ses Yais- )) seaux. ( * )

)) 3°. Les Indiens qui sont charges de » vous servir de guides vous conduiront » dans le pays des Indiens d’Athapus- )) cow , (**) le Capitaine Matonabbee. » vous joindra (***) dans l’Eté de 1770 ,

(*) Il ne s’est offert à moi, pendant tout le cours de mon dernier voyage , qu’une seule oc- casion sûre, le 22 Mars 1771 , et comme à cette époque il 11e m’était encore arrivé rien de bien remarquable , je ne crus pas nécessaire d’en- voyer un extrait de mon Journal ; j’indiquai seulement, dans ma lettre au Gouverneur, les dégrés de latitude et de longitude je me trou- vais, en y ajoutant quelques mots sur les Na- turels.

( * * ) Je lui ai donné par erreur le nom d’ Arcithapuscow dans mon premier Journal et ma première Carte.

(■***) Celte jonction n’était que probable ; Matonabbee ignorait à ceLte époque qu’il fût question de ce voyage , encore moins avait-il

INTRODUCTION. xlvij 5) pour vous mener à une rivière dont les )) Indiens représentent les bords abon- » dants en mines de cuivre et en animaux )) de toute espèce, &c. Elle est située si n avant dans le Nord, disent-ils, que vers le milieu de l’Eté le Soleil reste sur l’ho- )) rizon, et ils la supposent se décharger dans » quelque océan. Les Indiens du Nord lui » donnent le nom de Neetha-san-san~da^ey , » autrement la grande Rivière de Métal. » Vous la suivrez jusqu’à son embouchure, » dont vous déterminerez la latitude et la )> longitude avec le plus de précision pos-

sur-tout si vous la trouvez navi-

)) gable et susceptible dhm établissement

reçu les ordres pour me joindre aux temps et lieu indiqués, et le hazard nous eût-il réunis, il n’aurait jamais consenti à faire le voyage avant d’avoir été au Fort traiter avec le Gouverneur ; ear aucun Indien ne rend de services aux Anglais qu’a près être convenu d’un salaire. En outre , si j’avais pris cette route en partant, je me serais écarté de quelques centaines de milles de mon chemin. ( Voyez sur la Carte ma route dans l’Hiver de 1770 et le Printemps de 17.71. )

xlviij INTRODUCTION.

)) sûr et avantageux pour la Compagnie.

)) Vous observerez avec attention l’es- )) pèce de mines situées près de la rivière, )) la qualité de l’eau à l’embouchure de )) cette meme rivière, sa direction, la dis— )) tance des bois du bord de la mer, la » nature du sol et de ses productions ; vous » y ajouterez les autres remarques que vo us )) croirez nécessaires ou agréables. - Dans y> le cas ladite rivière vous paraîtrait )) devoir être de quelque utilité , vous en )) prendrez possession au nom de la Ccm- )> pagnie de la Baie de Hudson , en gravant » sur un rocher votre nom , ainsi que les » dates de l’année, du mois, &c. (*)

5) Lorsque vous releverez le cours de

( * ) Je n’étais point muni d’instruments pour graver sur la pierre; mais j’y suppléai , le mieux qu’il me fut possible , en inscrivant mon nom , la date de l’année , & c. sur une planche , servant de bouclier aux Indiens, que je plaçai au milieu d’un tas de pierres rassemblées au sommet d’une éminence qui commande l’entrée de la rivière du côté du Sud.

cette

INTRODUCTION. xlix » cette rivière ou de queiqu’autre , vous )) aurez soin que les Indiens soient pourvus )) d’un nombre suffisant de canots, pour » sonder la profondeur de l’eau , et re- » connaître la force du courant, &c. » Si quelque évènement malheureux vous » empêchait d’atteindre ladite rivière, il vous est expressément recommandé de » tâcher de découvrir aboutit le dé- » troit de JTager, (*) que les derniers

( * ) U est permis sans doute de chercher à étayer ses instructions 5 mais les deux recherches qui m'étaient prescrites ici pouvaient très-bien être omises de ma part $ car Middleton , Ellis et Christophe n’ayant pas pénétré assez avant dans ce détroit pour découvrir quelque végéta- tion , si ce n’est de la mousse , et encore moins des bois, il n’était pas vraisemblable que le pays se fut boisé depuis eux, au point que je consa- crasse mon temps à faire cette recherche. J’ai d’ailleurs eu occasion de reconnaître, dans mon second voyage , que les bois étaient éloignés de plusieurs centaines de milles des côtes de la mer, dans le parallèle du détroit de Chesterfield ; et comme la direction des bois y est toujours du Nord-Ouest à l’Ouest, la distance doit être encore

4

i INTRODUCTION.

» Voyageurs nous représentent terminé )> par de petites rivières et des lacs. Vous )) calculerez la distance qu’il y a des bois )> aux parties navigables du détroit, et vous » examinerez en même temps s'il est pos- » sible d’y former un établissement com- » mode. Dans la supposition contraire, » vous appliquerez les mêmes recherches )) au lac Baker , placé à l’extrémité du » passage de Bowden ou Chesterfidd , (*) » ainsi qu’aux autres rivières que vous » rencontrerez. Vous vous réglerez sur » leur utilité pour en prendre possession, » comme ci-dessus, au nom de fhono- » rabie Compagnie de la Baie de Hudson,

)) 4°. Un autre point qui vous est princi- » paiement recommandé, vu son extrême

plus considérable par la latitude du détroit de Usager. Cette partie , en troue , a été explorée anciennement par des personnes attachées à la Compagnie , et est comprise dans les limites de. ses concessions. Une nouvelle prise de possession devenait dès-lors inutile.

(¥) Voyez la note précédente.

INTRODUCTION. îj

importance, c’est de vérifier par vous- meme, s il est possible , ou par les reii- )) seignements des Indiens , l’existence d’un » passage à travers cette partie du con- » tinent de l’Amérique. (*) R est très- » intéressant d’éclaircir la question pour » savoir à quoi s’en tenir sur ce que dit le

(*) Le continent de l'Amérique est beaucoup plus large que bien des gens ne le croient, en(re autres Kobson, qui se figurait qué Y Océan pa- cifique n’était qu’à quelques journées de la cote occidentale de la Baie de Hudson. Il s’en faut bien que cela soit ainsi* car lorsque j’étais à nia plus grande distance occidentale , au-delà de 5oo milles du Fort du Prince de Galles, mes guides , Naturels du pays , mesurèrent que beaucoup de tribus d’indiens résidaient à l’Ouest de nous, et qu’ils ne connaissaient point de bornes au Continent dans cette direction. De mon côté, je nai rencontré aucun Indien , soit du Nord \ soit du Sud , qui ait jamais appcrçu la mer à 1 Ouest. Les employés de la Compagnie les mieux informés ne doutent pas qu’une tribu d’indiens fort populeuse , appelée E-arch-e-ihirmews , dont le pays très - étendu est situé fort loin à l’Ouest de quelques-uns des établissements de la Compagnie ou du Canada, ne trafique avec

4.

lij INTRODUCTION.

» Voyageur Américain d’un passage exis- » tant par la Baie de Hudson dans l’Océan occidental. (*) Vous aurez soin d’in- )> sérer dans votre Journal tout ce que vous

les Espagnols dans la partie occidentale du Con- t inent. Leur croyance est fondée sur le rapport des Indiens qui commerçaient autrefois au Fort cl’York , lesquels , lorsqu’ils sont en guerre avec cette tribu, lui enlèvent desselles, des brides, des mousquets, ainsi que beaucoup d’autres effets, qui ne peuvent provenir que des manufactures espagnoles.

J’ai connu plusieurs Indiens dont la course s’est prolongée si loin à l’Ouest , qu’ils ont tra- versé le sommet de cette chaîne immense de montagnes qui courent du Nord au .Sud du con- tinent de l’Amérique. Toutes les rivières au-delà de ces montagnes coulent à l’Ouest. J’observerai ici que ces mêmes Indiens ont pénétré si avant dans le Sud , qu’ils n’ont point éprouvé d’hiver 9 ni apperçu la moindre apparence de glace et de neige, quoique leurs voyages ayent duré quel- quefois dix-liuit mois ou deux ans.

(¥) Ce passage à travers le continent de l’Amé- rique par la Baie de Hudson est depuis si long- temps relégué au rang des Fables , que , malgré tout ce que dit Ellis en sa faveur , et quoiqu’il

INTRODUCTION. liij

)) recueillerez â ce sujet, pour être transmis » de suite à la Compagnie.

)) Dans le cas vous vous trouveriez » avoir besoin de vivres ou autres objets » necessaires , vous dépêcherez vers le » Fort quelques Indiens de confiance , » avec une lettre qui spécifiera la quantité n de chacun des articles, et vous con- » viendrez avec ces Indiens du lieu ils » devront vous rejoindre.

» A votre retour,, sdl a lieu dans une » saison favorable, et que venant à passer )> près des havres fréquentés par le bri- )) gamin la Charlotte ou le sloop le Char - » chïll dans leurs voyages au Nord-Ouest* » vous préfériez de vous embarquer sur )) fun de ces Bâtiments, vous aurez Pat- n tention d’allumer des feux à mesure que n vous approcherez de ces havres, et ce » sera aussi le signal par lequel il vous sera

occupe une place dans la Carte du Voyageur Américain , tout commentaire à son sujet de- viendrait absolument inutile. Ma latitude suffira pour prouver qu’il n’existe pas.

li v INTRODUCTION.

» répondu. Comme il est probable que >> votre retour s’effectuera en 1771, les

» maîtres de ces Bâtiments recevront à y> cette époque des ordres particuliers.

» Je serai charmé d’apprendre par la » première occasion dans quelles latitude )* et longitude vous aurez rencontré le chef )> Matonabbee-, la distance à laquelle il )) place la Rivière de la Mine de Cuivre , )) et le temps à-peu-près qu’exigera votre » voyage. Si , contre notre attente, ce Chef ne pouvait se réunir à votre troupe, » vous vous procurerez parmi les Indiens y> des guides sûrs et entendus, dont vous » augmenterez ou diminuerez le nombre

toutes les fois que vous le jugerez con- venable au bien de l’expédition.

» Je finis en vous souhaitant, ainsi qu’à

y> vos compagnons

une continuation de

bonne santé, un heureux voyage et un prompt retour. Adieu. ))

Moses Northon, Gouverneur.

P.atés du Fort du Prince de Galles , Rivière Churchill, Bai& $e Ilwdson, Amérique Nord, ce 6 Novembre 1769.

INTRODUCTION. iv

îbester et Mer rimait , dont il est parié dans mes instructions, m’accompagnèrent dans ma première et courte expédition ; mais les Indiens , sachant qu’ils étaient d’une classe inférieure, les traitaient avec une si grande indifférence , sur-tout dans les temps de disette, que feus quelque crainte de les voir mourir de faim, et que je me regardai comme très-heureux de les avoir ramenés sains et saufs à la Factorerie. Cette conduite singulière des Indiens me détermina à ne plus prendre d’Européens avec moi dans mes deux dernières expédi- tions. •

Quant à cette partie de mes instructions, qui m’enjoignait d’observer la nature du soi et celle de ses productions , &c. , je remarquerai que pendant tout le temps de mon absence du Fort , je me trouvai ne voyager l’Eté qu’entre des montagnes de rochers ou des plaines stériles, et qu’avant que je n’atteignisse les bois en Hiver , la terre était déjà couverte de neige à une profondeur considérable, de sorte que je

lvi INTRODUCTION, n’eus jamais occasion de voir la moindre végétation à l’Ouest. Mais à juger par les apparences et ^accroissement lent , ainsi que la mauvaise venue des bois , excepté dans le pays d ' Athapuscow, la partie occi- dentale offre certainement beaucoup moins de productions végétales que celle sont situés les établissements les plus Nord de la Compagnie. A l’Est des bois , parmi les terres stériles des hauteurs comme des vallées , il ne croît aucune herbe , si ce n’est de la mousse , sur laquelle paissent les daims. On rencontre par intervalles sur cette mousse quelques saules nains , avec Vwish-à-capucca et du gazon; mais ce der- nier est à peine suffisant pour les oies et les autres oiseaux de passage pendant leur séjour dans ces contrées , séjour en gé- néral très-court ; car , hors le temps de la ponte et de la mue , ces oiseaux sont dans un état continuel d’émigration.

Il est naturel de supposer qu’après avoir accepté les offres de la Compagnie , je m’empressai de faire les arrangements

INTRODUCTION, lvii tendant à faciliter le succès de mes opé- rations, &c., et que je dus en même temps éprouver beaucoup de difficultés. Je traçai sur une large peau de parchemin une Carte qui contenait 12 degrés de lati- tude Nord et 3 o de longitude Ouest , à partir de la Factorerie de Churchill. J?y esquissai toute la côte occidentale de la Baie , laissant Fintérieur en blanc, pour le remplir pendant mon voyage. Je formai aussi plusieurs cartes particulières , sur une échelle plus grande , pour chacun des dé- grés de latitude et de longitude contenus dans la Carte générale. Elles me servaient à marquer ma route journalière , ainsi que les lacs et les rivières que je rencontrais , après m’être informé soigneusement aux Naturels delà communication d’une rivière avec une autre , et de celle qui subsistait entre elles et les lacs dont ce pays est couvert ; et lorsque l’occasion me per- mettait de confirmer leurs rapports par mes propres observations, je portais alors les résultats sur la grande Carte. A ces

lviii INTRODUCTION, préparatifs, je joignis tous ceux qui pou- vaient simplifier mon travail et contribuer, à la perfection , ainsi qu’à la conservation de mon Journal et de ma Carte. Quant à ce qui me regardait personnellement, j’avais peu de choses à faire ; car les voyages de long cours dans ces pays ne permettent pes même de porter avec soi les hardes les plus nécessaires, de manière que le voyageur dé- pend absolument, pour ces objets comme pour ses provisions, des contrées qu’il tra- verse. Des munitions, quelques instruments et ustensiles de fer nécessaires, et plusieurs autres articles non moins indispensables , sont uns charge suffisante pour un homme qui a un voyage de vingt mois ou deux ans à faire à pied. Comme je me trouvais ce cas , je me contentai d’emporter avec la chemise et les autres vêtements que j’avais sur moi , une casaque , un ca- leçon , du drap pour me faire deux ou trois pantalons indiens , et une couverture de laine. Telle était toute ma garde-robe..

V O Y

I/O CE AN NORD

CHAPITRE PREMIER.

Evènements depuis mon départ du Fort du Prince de Galles pour ma première expédition, jusqu’à mon retour audit Fort.

Départ du Fort. Mon arrivée à la rivière de Po-co-ree-his-cow. Désertion d’un des Indiens du Nord. Passage de la rivière Seal , et marche à travers des terres stériles.

Fausse indication de la distance des bois.

Le temps commence à devenir très-froid ; épuisement de nos provisions et point de moyens de les remplacer . Pris à l’Ouest ; arrivé aux bois et tué trois daims. Fait route au Nord-Ouest ; découvert des traces

2

x769-

Novem.

V O Y A G E

de bœufs à musc et de daims sans possibilité d'en tuer aucun. Disette absolue de provi- sions. — Cliawchinahaw nous presse de re- tourner au Fort. Refus d’ assistance de sa part et de celle de sa troupe. Il parvient à faire déserter plusieurs de nos Indiens. Il finit ainsi que tous les siens , par nous abandonner . Repris le chemin de la Fac- torerie ; tué quelques perdrix , qui furent notre première nourriture depuis plusieurs jours. Conduite infâme d’un de nos In- diens et de sa femme , Indienne du Nord. Arrivé à la rivière Seal ; tué deux daims ; abondance de perdrix. Rencontre d'un étranger , Indien du Nord , que nous suivons à '■ sa tente. Réception que nous en éprou- vons. — Mes Indiens m'aident à tuer quel- ques castors. Continué ma route et arrivé au Fort.

6. xlLYANT achevé, le 6 Novembre, tous les préparatifs nécessaires pour mon départ , je pris congé du Gouverneur', ainsi que de mes

A L’OCÉAN NORD. 3

autres amis , et je me mis en route, salué de sept coups de canon. 1769.

Novem.

Comme il faisait très-doux, (1) et que ma troupe était extrêmement chargée , nous ne pûmes voyager d’abord qu’à petites journées. Néanmoins nous traversâmes , le 8 , la rivière 8. de Po-co-ree-his-cow , et nous vînmes passer la nuit sous un bouquet de bois, situé entre cette rivière et celle de Seal ou du Veau- marin: Il nous {déserta cette nuit un de nos Indiens du Nord. Les autres , ainsi que mes compagnons, se trouvant déjà surchargés , je fus obligé de tirer le traîneau qu’il avait laissé , et qui heureusement n’était pas très- lourd , car son poids excédait à peine soixante livres.

Le temps continua d’être très-beau. Nous dirigeâmes notre course à f Ouest Nord-Ouest, et nous traversâmes de bonne heure la rivière 9, Seal. Nous fîmes rencontre dans le cours de

(l) Plusletemps est froid, mieux les traîneaux glissent sur la neige.

4 VOYAGE.

journée de plusieurs Indiens du Nord , qui 17%. portaient à la Factorerie des fourrures et de ]No\ em. ja venaison. Gomme nous n’avions encore rien tué depuis notre départ du Fort, j’achetai de ces Indiens' plusieurs quartiers de bétes , et leur donnai un bon sur le Gouverneur , ar- rangement qui parut faire plaisir à tout le monde.

Quand nous eûmes atteint le côté Nord- Ouest de la rivière Seal , je demandai au Capitaine Chawchiiiahaw à quelle distance étaient les grands bois , et le temps à-peu-près qu’il nous faudrait pour y arriver. Il m’assura que nous y serions dans quatre ou cinq jours au plus tard. Cette réponse ranima notre courage , et nous poursuivîmes notre route entre Y Ouest quart Nord-Ouest et le Nord- Ouest , nous attendant chaque jour à découvrir ces bois qui , au rapport des Indiens, devaient nous approvisionner de toutes les productions du pays. Mais le calcul de Chawchiiiahaw était si peu exact , qu’après avoir marché le double

A L'OCÉAN NORD. 5

du temps qu’il nous avait indiqué, nous ne vîmes aucune apparence de bois dans la direc- 1769* /tion que nous suivions; nous en eûmes seule- Novem- ment des indices très-fréquents dans la partie du Sud-Ouest»

Le froid étant devenu fort vif, et nos petites provisions anglaises se trouvant épuisées sans pouvoir les remplacer sur les hauteurs cou- vertes de neige, à travers lesquelles nous voya- gions depuis quelque temps, nous fûmes con- traints de diriger notre route plus à l’Ouest. Nous atteignîmes , le soir suivant , un mauvais 19. petit bois dont les sentiers étroits portaient plusieurs traces de daims ; nous y tuâmes quelques perdrix. Le chemin que nous avions parcouru jusque-là était si rude et si pierreux , que nos traîneaux se rompaient à chaque ins- tant , et pour comble de malheur , le sol ne nous offrait rien pour les réparer ; mais le petit bois dans lequel nous venions de pénétrer nous fournit d’amples ressources à ce sujet. La facilité d'y dresser nos tentes toutes les nuits

6 VOYAGE

«gssBg? nous procura des abris plus commodes que 1769. dans la contrée stérile dont nous sortions, et Novcm. nous hoü, s estimions tous très - heureux , lorsque nous pouvions rassembler dequoi faire un peu de feu. Nous n’avions en général d’autre mojen de nous garantir des injures du temps , que de creuser un trou dans la neige qui recouvrait la mousse. Nous nous y éten- dions enveloppés de nos couvertures, et après avoir établi nos traîneaux en travers au vent.

21.

Nous fîmes halte toute la journée du 21. Les Indiens s’occupèrent à chasser, et leurs femmes à pêcher dans un petit lac, près duquel nous avions fixé nos tentes , et elles prirent quelques poissons après avoir rompu la glace en plusieurs endroits. Les hommes revinrent le soir avec trois daims qu’ils avaient tués , et qui nous arrivaient fort à propos ; mais notre nombre était si grand , et les Indiens avaient un tel appétit , qu’en moins de deux ou trois bons repas presque toute la chasse disparut. Les trois daims dévorés, et nos traîneaux

réparés

A L’OCÉAN NORD. 7

réparés ainsi que nos raquettes, ce qui ne nous prit qu’un jour, nous dirigeâmes notre route 17 69. au Nord- Ouest quart -Ouest et à V Ûuest^oye™' Nord- Ouest , à travers des pins d’une médiocre apparence , et entremêlés de méîèses nains , qui sont connus dans la Baie de Hudson sous le nom de génèvners. Nous découvrîmes , che- min faisant , beaucoup de traces de daims et de bœufs musqués , comme on les appelé dans cette partie de l’Amérique ; mais aucun de mes compagnons ne fut assez heureux pour en tuer , de sorte que nous nous trouvions réduits à quelques perdrix ; car elles étaient si peu abondantes , qu’à peine la part de cha- cun de nous allait-elle à la moitié d’une per- drix par jour , ce qui formait toute notre nour- riture pour vingt-quatre heures.

Je remarquai alors que le Capitaine Chaiv- chinahaw n’avait point le succès de notre entreprise à cœur ; il en représentait les diffi- 26. cultes comme insurmontables , et ne laissait échapper aucun mojen de me décourager,

5

8 VOYAGE

garaCTa ainsi que mes compagnons Européens. Plu- 1709. sieurs fois meme il nous donna à entendre Wovem. qu’il désirait retourner à la Factorerie; mais voyant que j’étais décidé à continuer mon voyage , il eut recours à tous les expédients qui lui parurent propres à remplir son objet. L’une de ces mesures fut de nous couper les vivres ; de manière que nous nous trouvâmes réduits , pendant un temps considérable , à ne subsister que du gibieyque les deux chasseurs Indiens du Sud, mes deux compagnons blancs et moi , pouvions tuer ; mais le produit de notre chasse était bien disproportionné à nos besoins , vu la quantité de femmes et d’enfants qui nous accompagnaient.

Chawchincihcuv , s’appércevant que son projet de nous prendre par famine ne répon- dait point à tout ce qu’il en avait espéré , et que nous n’étions pas gens à céder facilement à la faim , parvint à détacher de nous plu- sieurs de nos meilleurs Indiens du Nord , qui 29. désertèrent dans la nuit , emportant avec eux

A L’OCÉAN NORD. g

quelques sacs de munition, plusieurs outils üüüfï! de fer , comme des haches , des ciseaux à 1769* fendre la glace, des limes , et d’autres articles :Novem* de première nécessité pour nous.

Aussi-tôt que je fus instruit de cette in- 30. farnie , je demandai à Chawchinaha w la raison d’une pareille conduite. Il me répondit qu’il ne connaissait rien de l’affaire , et que si le fait était vrai , la prudence nous conseillait de ne pas aller plus loin , m’ajoutant que lui et tout le reste de sa troupe étaient décidés à retourner chez eux. En effet, après m’avoir donné quelques renseignements sur la route la plus courte à tenir pour gagner la rivière Seal , et delà le Fort , et m'avoir remis , ainsi que les siens , les effets commis à leur charge , tous prirent leurs paquets , et mar- chèrent au Sud-Ouest en faisant retentir les bois de leurs longs éclats de rire, et nous abandonnant à nos réflexions , qui ne pouvaient être que très-tristes , éloignés , comme nous .l’étions , de près de 200 milles du Fort du

io VOYAGE

gsgggga Prince de Galles ^ chargés d’an lourd bagage, 1769. et abattus au moral et au physique par la faim Décem. et ]a fatigue.

Notre situation , quoique très-all armante , ne nous permettait pas de donner beaucoup de temps à la réflexion. Ainsi , après avoir animé de notre mieux nos traîneaux , dont nous fûmes obligés de jeter quelques sacs de balles et de plomb, nous nous mîmes aussi-tôt en route pour retourner au Fort. Nous eûmes le bonheur de tuer plusieurs perdrix dans le cours de la journée ; je dis le bonheur , car nous n’avions pas mangé depuis quelques jours. A peine, dans les cinq précédents , avions-nous tué assez de perdrix pour en distribuer la moitié d’une à chacun , et cette provision individuelle avait été bientôt dissipée. J’ob- serverai que pendant le temps que nous souf- frions de la faim, les Indiens du Nord étaient bien loin de l’éprouver. Pvlarchant toujours à notre tète , ils avaient l’avantage presque ex- clusif de tuer les perdrix , les lapins ou les

Il

A L’OCÉAN NORD.

autres animaux cjui se présentaient. I!s pus- séd aient en outre une grande quantité de farine de froment, de gruau d’avoine , et d’autres vivres anglais qu’ils avaient détournés de mes provisions dans les premiers temps de notre voyage; et comme un des Indiens de la Fac- torerie , ainsi que sa femme , qui était une Indienne du Nord , se transportaient fréquem- ment dans les tentes de leurs compatriotes, et nen revenaient jamais qu’avec d’amples provisions-, lorsque mes compagnons et moi nous mourions de faim , je me crus fondé à les soupçonner d’avoir été les principaux agents du détournement en question , d’autant plus que cet homme et sa femme étaient capables de tous les crimes.

c-

La journée fut très-belle pour la saison.— Nous étions partis de bon matin, et nous arri- vâmes le soir à la rivière Seal , dont nous sui- vîmes les bords pendant quelques jours. Nous tuâmes, chemin faisant , beaucoup de perdrix, et nous apperçûmes plusieurs daims ^

5.

12

VOYAGE

mais le temps était si clair , que mes Indiens 17%*ne purent tuer que deux de ces derniers. Le * gibier finissant par devenir fort abondant, nos craintes de disette disparurent, et, quoique nous fussions très-chargés, et que nous fissions de grandes journées, nos esprits étaient en bon état , et les forces nous revenaient insensi- blement.

5. En descendant le long de la rivière Seal , nous rencontrâmes un étranger , Indien du Nord , qui chassait. Quoiqu’il n’eût rien tué de la journée , il nous invita très-obligeam- ment à venir à sa tente , en me disant qu’il avait ample provision de gibier à mon service , et qu’il serait charmé en même temps de pro- fiter de la présence de mes Indiens du Sud, pour s’emparer de deux à trois maisons de castors , situées près de sa tente, il n’avait qu’un homme et trois femmes.

Nous étions loin alors d’avoir besoin de provisions ; néanmoins nous acceptâmes son invitation , et nous suivîmes notre nouveau

A L’OCÉAN NORD. i3

guide à sa tente. Suivant son calcul , il DefiS devait exister qu’une distance de cinq milles 1709. entre elle et le lieu nous nous étions ren- Decem- contrés ; suivant le nôtre , elle se trouva être de près de quinze, et nous ne pûmes arriver chez IMndien que vers le milieu de la nuit. Quand nous en fûmes près , nous tirâmes un ou deux coups de fusil , qui est le signal or- dinaire pour annoncer l’approche de quelque étranger , et il fut répondu au nôtre par l’homme qui était dans la tente. Ce bon Indien vint nous recevoir à la porte, et me prenant par la main, il nous invita à entrer; mais comme la tente se trouvait trop petite pour nous contenir tous , il ordonna à ses femmes de nous aider à dresser nos tentes ; en même temps il m'introduisit dans la sienne avec tous ceux de ma troupe qui purent j trouver place, et il nous régala de tout ce qu’il avait de meilleur. Chacun alluma gaiement sa pipe * et la conversation roula naturellement sur les procédés de Chawchinahaw et de ses gens envers nous. A chaque trait, notre hôte

b.

i4 VOYAGE

s’écriait : » slh ! si j’civciis été , les choses I7 69* ne se seraient point passées ainsi ! » Malgré Deeem. f-ollt:es ses be{]es exclamations, et l'hospitalité qu’il exerçait envers nous dans ce moment, cet homme se fût comporté comme les autres , s’il s’était trouvé avec eux.

Après un excellent souper , nous prîmes congé, pour la nuit, de notre hôte, qui, en recevant nos adieux , nous rappela assez clai- rement qu’il aurait besoin de nous le lende- main. Nous nous retirâmes alors dans nos tentes.

5. Le lendemain de grand matin , mes Indiens nous aidèrent à nous emparer des maisons des castors dont j’ai parlé ci-dessus. Ces maisons étaient petites , et comme quelques-uns des castors avaient déjà pris la fuite , nous ne pûmes en tuer que six , qui furent cuits et dévorés la nuit suivante en grande pompe. Je reçus de mes hôtes plusieurs pièces de venaison , équivalant au moins à deux daims; et quoique j’offrisse d'en payer la totalité, je

A L’OCÉAN NORD. 1 3

m’apperçus que Mackachy et sa femme s’enE!^ appropriaient les meilleurs morceaux. Je m’en 1769. plaignis aux Indiens ; mais ils aimèrent mieux , I)*cen1’ par un sentiment de fraternité, en faire pré- sent h Mackachy , plutôt que de me vendre le tout au double du prixquecoûte ordinairement le gibier dans ces pays. Ce fait suffit pour prouver tout l’avantage qu’un Indien de ces contrées a sur un Anglais , lorsque celui-ci , jeté a une aussi grande distance des comptoirs britanniques , se trouve dépendre des Naturels pour sa subsistance.

Réfléchissant que je m’étais arrêté assez 7. long-temps chez ces étrangers, je donnai ordre de tout préparer pour notre départ; en outre de la grande quantité de venaison que j’avais achetée pour notre usage pendant notre séjour dans la tente , je m’en procurai une nouvelle pour achever notre route. \

Nous prîmes finalement congé de notre hôte 8. de bonne heure dans la matinée , et nous con- tinuâmes notre marche vers le Fort. Un

16 VOYAGE

^sdes étrangers se joignit à nous, et je n'en J7^9- devinai pas d’abord le motif ; mais bientôt Vtcen. apr^g nof-re arrivée à la Factorerie , j’appris que sa visite avait pour objet de réclamer le pavement du gibier dont il avait ^té fait pré- sent à Mackachy dans la tente. Le temps fut très-beau , mais extrêmement froid ; et il ne nous survint rien de remarquable jusqu’à notre entrée au Fort du Prince de Galles , nous arrivâmes le 1 1 Décembre , à ma grande mortification , et à l’extrême surprise du Gou- r verneur , qui avait beaucoup compté sur l’hon- nêteté et l’inteiligence de Chawchinahaw.

A L’OCÉAN NORD. 17

Al ■; . . v; I

CHAPITRE 1 1.

Evènements depuis mon retour à la Fac- torerie jusqu’à mon second départ , ainsi que ceux de la première partie de ma seconde expédition jusqu’au moment j’eus le malheur de rompre mon Quart de Cercle.

Evénements survenus à la Factorerie. 'Dé- part pour ma seconde expédition. Arrivée à la rivière Seal. Grande provision de daims pour quelque temps. Comment les Indiens pêchent sous la glace. Etabli nos filets. - - Manière de les placer sous la glace. -- Mon guide me propose de nous arrêter jusqu’à ce que les oies commencent à voler . Consenti à sa proposition. Nous fixons notre tente à demeure. Manière de tenter

18 V O Y A. G E

en hiver. Le poisson très-commun pendant quelque temps , devenu ensuite très-rare. Grande disette de vivres. Emploi de mon temps. Mon guide tue deux daims. Expéditions vers V endroit ou ils se tenaient ; tué plusieurs autres , ainsi que trois castors. —Nouvelle disette deprovisions.— Beaucoup d’indiens de l’Ouest se joignent à nous.— Remis en marche et dirigé notre route vers les terreins stériles. Arrivée à Sliee-Lh an- née, nous éprouvons une grande détresse par le défaut de vivres. -- Les Indiens tuent deux cignes et trois oies. Abondance d’oies et d’autres oiseaux de passage. Départ de Shee-lhan-nee , et arrivée à Béraîzone. Le fusil d’un de mes compagnons crève , et le blesse à la main gauche. Départ de Béraîzone , et marche vers l es terres stériles , entièrement dépourvues de bois. -- Quitté nos traîneaux et nos raquettes. Chacun de nous prend sur son dos partie du bagage.— Ma part du fardeau. —Eprouvé beaucoup de fatigues. Privation de vivres pendant plusieurs jours. Les Tnddens tuent trois

A L’OCEAN NORD. ig

bœufs d musc que, faute de feu , nous man- geons cruds. Retour du beau temps ; al- lumé du feu ; suites d’une longue abstinence ; nous nous arrêtons un jour ou deux pour faire sécher quelques viandes au Soleil . Fait route au Nord- Ouest , et arrivé d Cathawlmchaga ? nous trouvons quelques tentes d’indiens . Rencontre d’un chef du Nord , nommé Keeîshies ; remise d lui faite d’une lettre pour le Gouverneur du Fort.— Evènements durant notre séjour d Cathaw* liachaga ; parti de ce lieu et marché au Nord-Ouest. Rencontre de plusieurs In- diens. -- Refus de la part de mon guide d’ aller plus loin ; motifs par lui allégués. - Beaucoup d’indiens se joignent d nous. Arrivée d la rivière de Doo-bannt-wlioie Maniéré dont les Indiens traversent les rivières avec leurs canots. Inutilité en général de ces rivières pour les Naturels du pays par les difficultés de la navigation. Le quart de Cercle et la poudre se trouvent égarés. Réflexions sur notre situation et sui la conduite des I ndiens . -- Retrouvé le

20

VOYAGE

quart de Cercle et une partie de la poudre. 1770. —Latitude observée.— Rupture du quart de Fev- Cercle. . JVows rcows décidons à retourner

à la Factorerie.

Pendant l'absence que je venais de faire du Fort du Prince de Galles, plusieurs Indiens du Nord étaient arrivés à la Factorerie dans un grand état de détresse, et on les avait employés à tuer des perdrix pour la consom- mation du Fort. Un de ces Indiens , nommé Conne-e-quesc , aj'ant rapporté qu’il avait été très-près de la fameuse rivière dont j’étais chargé de faire la recherche , M. Northon l’engagea , ainsi que deux autres Indiens du Nord , à m’accompagner dans une nouvelle expédition. Pour en écarter , autant que pos- sible , les embarras et les obstacles , il fut décidé que les Indiens n’emmèneraient point leurs femmes avec eux. (1) Je déclarai que je

(1) La proposition en fut faite par le Gouverneur , quoiqu’il sût bien que nous ne pouvions nous passer de

A L’OCÉAN NORD. 2l

ne prendrais aucun compagnon Européen 3 et que je me bornerais aux deux chasseurs Indiens du Sud qui m’avaient suivi la pre- mière fois. Les Indiens , soit du Nord, soit du Sud , avaient eu si peu d’égards pour Ibester et Merriman 9 lors de mon premier voyage , sur-tout dans les temps de disette , que c’est ce qui me détermina à les laisser , quoique le premier désirât beaucoup de m’ac- compagner , malgré les périls et les fatigues d’une pareille entreprise. Pour Merriman , sa santé était affaiblie de nos courses , et d’un rhume violent qu’il avait contracté avant que d’arriver à la factorerie, de sorte que loin de m’offrir ses services pour un second voyage , il me parut au contraire très-content de rester en sûreté avec ses amis.

Toutes ces dispositions faites , et le nombre des Indiens qui devaient m’accompagner

ces femmes, pour nous aider soit à tirer notre bagage, soit à dresser nés tentes, à allumer du feu, à tendre nos peaux, & c.

22 VOYAGE

Œ555 déterminé , nous nous approvisionnâmes de 1770, beaucoup de munitions, ainsi que de tous Feyr' les autres articles utiles dont nous pouvions nous charger. Nous y ajoutâmes quelques marchandises , pour faire des présents aux Indiens , comme nous l’avions pratiqué ci- devant*

Mes nouvelles instructions se bornaient à un ordre de pénétrer aussi loin qu’il me serait possible. On m’y renvoyait à celles du 6 No- vembre 1769*, pour la manière de 111e con- duire dans cette seconde expédition.

Tout étant prêt pour notre départ , je me mis en route du Fort le 23 Février, accomr pagné de trois Indiens du Nord et de mes deux chasseurs du Sud. J’eus bien soin d’em- pêcher que Mcickcichy ne se joignît à nous. (Quoiqu’il fût un excellent chasseur , il ne m’avait que trop prouvé qu’il était encore un plus grand fourbe.

La neige , à l’époque de mon départ ,

couvrait

À L'OCÉAN NORD. s3

couvrait tellement les remparts du Fort , qu’à . peine pouvait-on distinguer quelques canons. 1770* Cet incident fut cause que le Gouverneur ne me fit pas saluer comme à ma première sortie ; mais cet honneur ne pouvant rien ajouter à l'importance de mon expédition -, j'en fis vo- lontiers le sacrifice. Je reçus à la place trois acclamations de la part du Gouverneur , des Officiers et des habitants.

Apres avoir quitté la Factorerie, nous tînmes à-peu-près la même route que dans mon premier vojage jusqu’à la rivière Seal * mais au lieu de la traverser et de pénétrer sur les terreins stériles comme précédemment , nous suivîmes le cours de la rivière , excepté en deux endroits les bords se prolongeaient si avant dans le Sud , qu’en traversant deux langues de terre de tendue tout au plus de cinq à six milles , pour rejoindre toujours la rivière , nous économisâmes chaque fois près de vingt milles de chemin.

Le temps était si variable , et en général si

6

24 VOYAGE

orageux , que nous nous vîmes souvent obligés J770,de passer deux ou trois nuits dans la meme Mdls‘ place. En revanche, les daims donnèrent avec une telle abondance pendant les huit ou dix premiers jours , que les Indiens en tuèrent autant qu’il nous était nécessaire ; mais nous étions tous déjà si chargés , qu’il nous fut impossible d’en emporter la totalité. 1/ expé- rience ne tarda pas à me prouver combien cet inconvénient était grave pour nous ; car lorsque nous n’avions pas fait provision de gibier pour trois ou quatre jours , nous ressentions une grande disette. Il nous arriva rarement néan- moins de nous coucher sans souper jusqu’au (q. 8 Mars. Quoique nous n’eussions fait qu’en- viron huit milles dans la matinée , et que nous eussions employé le reste du jour à chasser,

nous n’avions pas même tué une perdrix lors- que la nuit arriva. ibous ne découvrîmes pas non plus de traces àwious faire espérer un meilleur succès le lendemain matin. D’après cela , nous préparâmes des lignes et des ha- meçons pour la pêche , notre tente se trouvant

A L’OCÉAN NORD. 2 5

placée sur Je côté d’un lac , dépendant de la rivicre Seal , et qui dès-lors nous sembla devoir i 770, être poissonneux. Mars.

Nous pliâmes de bon matin notre tente , et g. nous fîmes environ cinq milles à Y Ouest quart Sud-Ouest pour arriver à une partie du lac qui nous parut plus commode pour pêcher que celle nous venions de passer la nuit. Aussi- tôt après avoir atteint cet endroit , nous nous distribuâmes l’ouvrage. Les uns furent em- ployés à faire des trous dans la glace, fies autres à dresser la tente et à allumer du feu , &c.

Nos tâches remplies , comme la matinée était peu avancée, ceux de nous qui avaient été chargés de dresser la tente partirent pour la chasse , et l’un d’eux nous rapporta le soir un porc-épic. Les pêcheurs , de leur côté , prirent plusieurs belles truites, qui nous pro- curèrent un excellent souper, et le lendemain un très-bon déjeuner.

Tout le procédé de la pêche sous la glace

6.

26 VOYAGE

Hiver consiste à pratiquer dans la glace 1-770. des trous en rond , d un ou de deux pieds de Mari>' diamètre , dans lesquels on introduit des ha- meçons amorcés , que Ton a soin de tenir toujours en mouvement, soit pour empêcher beau de se geler faute d’être agitée * soit pour attirer le poisson vers les trous ; car il est reconnu dans ces pays que le poisson se prend plutôt à une amorce tenue en mouvement qu’à celle qui ne l’est pas.

10. Nous nous remîmes à pêcher de grand matin; mais y ayant employé toute la matinée sans succès , nous levâmes notre tente et vînmes l’asseoir à environ huit milles plus loin à Y Ouest, sur les bords du même lac , nous creusâmes une plus grande quantité de trous dans la glace. Cette pêche nous valut

11. plusieurs beaux brochets. Le jour suivant nous transportâmes notre tente à environ cinq milles au Sud-Ouest, près d’une petite rivière. Quatre filets nous rapportèrent dans le cours de la journée beaucoup de beaux poissons,

A L’OCEAN NORD 27

principalement des brochets, des truites, des perches , et une autre espèce commune de 1 °*

poisson à qui l’on donne le nom de Methy (i) Mars* dans la Baie de Hudson.

Avant que d’établir un filet sous la glace, on commence par en mesurer exactement la longueur , et à cet effet , on rétend près de l’endroit Ton se propose de pêcher. On ouvre ensuite , à dix ou douze pieds de dis- tance l’un de l’autre , une rangée de trous , dont le nombre est proportionné à la grandeur du filet. On passe alors sous la glace une ligne attachée par l’un de ses bouts à une longue perche d’un bois léger , que l'on a commencé par introduire dans un des trous de l’une des extrémités, et à l’aide de deux bâtons fourchus , on dirige et on fait passer cette perche d’un trou à l’autre jusqu’au dernier, par lequel on la retire. Les deux bouts de

( 1 ) Ce poisson se prend ordinairement avec l’ha- meçon. — Le temps le plus favorable pour le pêcher est la nuit. Plus elle est obscure , mieux cela vaut.

28 VOYAGE

la ligne saisis , une personne lie fortement le i77°* filet à l’ un, et une seconde le tire sous la Mdls' glace. On a la précaution de suspendre une pierre d’un certain poids à chacune de ses extrémités inférieures, afin de le tenir toujours plongé, et de l'empêcher en même temps de remonter par l'effet du courant. Les Euro- péens établis à la Baie de Hudson se servent du même procédé; mais avec beaucoup moins d’intelligence , de dextérité et de succès que les Indiens.

Quand il est question de visiter le filet, on ne laisse ouverts que le premier et, le dernier trou : pendant qu’un Indien file la ligne , un autre retire à lui le filet de dessous la glace. Le poisson pris , on ramène le filet à la première place , et on le replie.

Comme l’endroit semblait nous promettre abondance soutenue de poisson , mon guide me proposa d’j séjourner jusqu’à ce que les oies commençassent à voler, ce qui dans ces

■M

A L’OCÉAN NORD. 29

parties septentrionales arrive rarement avant le milieu de Mai. [I appuya sa proposition 1770. des motifs suivants: » La saison, me dit-il, Mars< » est trop froide pour traverser les terreins » stériles, et si les bois qui se trouvent ici j) nous offrent un abri passable pour voya- » ger , leur direction se prolonge tellement à » V Ouest, que notre route , dut- elle nous » valoir V Ouest S_ucî-Ouest7 nous nous écar- » ferions toujours de celle que nous avons à » tenir. En nous décidant , au contraire, à » rester ici jusqn#â ce que le temps nous per- « mette d’aller droit au Nord , travers les » terreins stériles , nous avancerons alors plus 5) en un mois que si nous continuions de » voyager tout le reste de FHiver parmi les » bois. »

Ces raisons me parurent si pistes, que je ne balançai pas à acquiescera la proposition , d’autant plus que le projet en lui-même offrait pend inconvénients. Notre séjour décidé , nous ne pensâmes plus qu’à fixer notre tente d’une

3o VOYAGE

manière solide , et à nous arranger du mieux

Quand on veut tenter en Hiver , on com- mence par chercher un terreiu uni et sec , et , pour cet eliet , on sonde é£vec un bâton le soi recouvert par Ja neige. L’emplacement trouvé , on écarte circulairement la neige jus- qu’à ce qu’on rencontre la mousse. Si l’on se propose de passer plus d’une nuit ou de deux dans l’endroit , on coupe et on transporte cette mousse pour éviter les accidents auxquels sa facilité à prendre feu , lorsqu’elle est sèche, n’expose que trop souvent. On se procure ensuite des pieu s dont le nombre et la grandeur sont proportionnés à l’étendue de la tente et à la quantité de ses habitants. Dans le cas il n’aurait pas été possible de trouver un pieu fourchu, on en lie deux ensemble parle haut , que l’on dresse ensuite , en prenant pour l’écartement de leurs pieds la mesure du dia- inètre de la tente. Les autres pieus sont placés, tout autour à une égale distance fur*

$ <\\ r

A L’OCÉAN NORD. 3i

de l’autre , et alignés de manière à représenter ^*5? un cercle parfait par le bas. On etend alors I77°*

, -Il A. y il .r Mars,

la tente sur les pieus , et on 1 arrête a I exté- rieur, en aj^ant soin de présenter l’ouverture au vent.. Je dois faire observer que ce dernier procédé, n’est employé par les Indiens que lorsqu’ils se transportent d’un lieu â un autre ; car lorsqu’ils se proposent de séjourner quelque temps dans un endroit , ils placent toujours la porte de leurs tentes au Sud.

Ces tentes sont faites en général de peaux d’élans peu épaisses, que les Indiens préparent et façonnent. Elles ressemblent de près à un éventail renversé , de manière que la plus grande largeur se trouve au pied , et la plus petite à l’extrémité de la partie supérieure , l’on pratique une ouverture pour servir à la fois de cheminée et de fenêtre.

Le feu est toujours placé au milieu et à terre. Le reste du plancher est couvert de petites branches de pins , qui tiènent lieu de

52 VOYAGE.

sièges et de lits. On en étend pareillement une grande quantité autour des pieus à l’exté- rieur , que l’on enduit ensuite d’une couche épaisse de neige pour garantir l’intérieur de Fair du dehors et y entretenir la chaleur. La tente que je décris ici est celle en usage parmi les Indiens du Sud , et la même dont j’ai fourni un modèle à la Factorerie; car celles que l’on rencontre chez les Indiens du Nord sont composées de divers matériaux , et ont une forme absolument différente , comme on le verra ci-après.

Notre tente occupait une position vraiment agréable , sur- tout pour une résidence de printemps. Elle était placée sur une petite élévation , qui commandait la vue d’un lac considérable, dont les bords étaient ombragés d’arbres de différentes espèces , tels que des pins , des mélèses , des bouleaux et des peu- pliers. Au loin , et par intervalles , de hautes montagnes , dont les sommets couverts de neige dominaient des bois de haute-futaie.

A L’OCÉAN NORD. 33

présentaient un contraste magnifique. A deux ^3! cents verges environ de la tente grondait une I770,

î- r f ii Mars.

cataracte , que sa rapidité préserve de la gelée , même dans les hivers les plus froids.

Au pied de cette chute d’eau qui communique avec le lac au-dessous, était un beau bassin de près d’un mille de long , et de plus d’un demi -mille de large, sur les bfcrds duquel nous avions établi nos filets en vue de la tente.

Nous passâmes le reste de ce mois sans éprouver d’évènement susceptible de troubler notre repos ou qui mérite d’être rapporté.

Nos filets nous approvisionnaient chaque jour de poisson , et mes Indiens avaient assez du travail de la pêche , ou plutôt étaient trop paresseux pour se donner des peines au-delà ; car pendant tout le temps de notre séjour, aucun ne s’offrit d’aller tuer une perdrix ou quelque autre chose qui pût varier nos mets.

Comme le lecteur suppose peut-être que le temps devait me paraître long , je vais

34 VOYAGE

l’informer de la manière dont je l’employais.

I77°* Premièrement, je saisis toutes les occa- Mars' sions favorables pour déterminer la latitude de l’endroit que je trouvai être de 58 a, 46 30 s Nord , ainsique la longitude que je calculai de 5°, 571 à l’Ouest du Fort du Prince de Galles. Ces observations vérifiées , je m’oc- cupai de la? rédaction de mon Journal et de ma Carte. Je m’amusai ensuite à construire des trappes , je pris quelques martinets, et pour ménager ma poudre , je tendis des pièges aux perdrix. - On se sert pour les premières de souches d’arbres , arrangées de façon qu’au moindre effort du martinet , pour s'emparer de l’appat qu’on y a placé , la petite pièce de bois , sur laquelle porte la trappe , cède , et la souche renversée accable de son poids l’animal, qu’elle tue du coup ou qui y périt soit par la gelée, soit de la main du premier chasseur.

Le procédé pour prendre les perdrix au piège consiste à clone un terrein de petites palissades , ou à projeter celles-ci à angles

A L’OCÉAN NORD. 35

droits du côté d’une touffe de saules , que les asmmm perdrix aiment beaucoup à fréquenter. On I77°- laisse entre chaque palissade une ouverture Avnli pour faire un passage à ces oiseaux. On garnit d'un piège l’ouverture , et lorsque les perdrix, suivant leur usage, vont sautillant le long des saules pour chercher leur subsistance, quel- ques-unes ne manquent pas de donner dans le piège , elles restent jusqu’à ce qu’on les en retire Je prenais dans un jour de trois à dix perdrix par ce procédé simple , qui n’exige d autre soin que celui d’aller examiner les pièges le soir et le matin.

J'ai déjà observé qu’il ne nous était rien arrivé qui pût troubler notre repos jusqu’au premier Avril. Ce jour-là , à notre grand i* étonnement, les filets* ne nous rapportèrent pas un seul poisson. Quoique nous eussions fait les jours précédents une pêche assez abon dante, mes compagnons , en vrais Indiens, l’avaient toute consommée ; car ces peuples se couchent rarement sans avoir débarrassé

36 VOYAGE

leurs tentes de toutes les provisions qui s’y I77°* trouvent. Voyant que nos filets ne nous Aml‘ produisaient rien , nous eûmes recours à nos lignes., qui ne nous fournirent dans toute la journée qu’un seul poisson. Ce changement subit dans notre régime diététique allarma tellement un de mes compagnons , qu’il pensa à reprendre l’usage de son fusil , auquel il n'avait pas touché depuis près d’un mois.

2. Nous nous levâmes de très-bonne heure; Conne-e-quesc , mon guide , fut à la chasse, et le reste s’occupa à pécher au filet et à la ligue près de la tente , mais avec si peu de succès de part et d’autre , que le produit suffi- sait à peine pour le souper de deux hommes. Ceci, au lieu de tenir éveillés mes compa- gnons, hâta au contraire l’heure de leur som- meil, et pas un n’eut la précaution d’aller observer les filets, quoiqu’ils ne fussent pas éloignés de plus de deux à trois cents verges de notre tente.

Mon guide , qui était un homme actif et un

A L’OCÉAN NORD. 37

excellent chasseur, habitué depuis long-temps à pourvoir aux besoins d’upe nombreuse fa- 1770. mi! le > semblait bien supérieur par son in- du s trie à mes autres Indiens. II persévéra dans sa chasse pendant plusieurs jours , et rarement nous rejoignait - il avant la nuit, tandis que ses camarades passaient la plus grande partie du temps à fumer et à dormir.

Plusieurs jours s’étaient écoulés sans aucun changement dans notre position , lorsque , le 10 , l’absence de notre guide , plus prolongée 10. qu’à l’ordinaire, nous fit conjecturer qu’elle était due à la rencontre de quelques Indiens étrangers , ou à la découverte soit de daims , soit de quel qu’autre gibier. Après l’avoir attendu assez long-temps , nous fûmes nous coucher sans souper , étant réduits malheu- reusement depuis trois jours à une pipe de tabac et à un verre d'eau. Les perdrix même avaient disparu entièrement, contraintes par le dégel de se retirer vers les terrains stériles.

A minuit , nous eûmes la joie d’être réveillés

38 V O Y A & Ë

par l’arrivée de notre chasseur , qui apportait avec lui le sang etjes quartiers de deux daims qu’il avait tués* Tout le monde fut bientôt sur pied , et nous nous empressâmes de faire cuire une grande chaudière de bouillon , préparé avec du sang , de la graisse et de la viande coupée en petits morceaux. C eût été sans contredit un mets très -friand dans tous les temps; il le devenait bien davantage pour des gens presque affamés.

Après avoir pris Ce restaurant, nous nous recouchâmes, et le lendemain de grand matin , nous partîmes en corps pour l’endroit les daims avaient été tués. Comme notre ab- sence devait être de courte durée , nous lais- sâmes notre tente sur pied , avec tous nos effets dedans. Arrivés au lieu de notre destina- tion , quelques-uns de nous furent aussi-tôt employés à construire une petite cabane avec de jeunes pins , et d’autres à enlever la peau des daims ; le reste fut à la chasse , d’où il revint le soir après avoir tué deux daims.

Nous

A L'OCÉAN NORD. 5g

Nous consacrâmes plusieurs jours à nous ssssSS bien régaler; mais tout cp. temps ne fut pasI77°‘ donné au plaisir seul* Nos chasseurs tuèrent cinq nouveaux daims et trois beaux castors. Remarquant à la fin qu’il nous serait difficile de nous procurer une plus grande quantité de gibier , nous nous décidâmes à retourner à notre tente avec les restes de* notre chasse.

Ces restes , quoique peu considérables , au- raient suffi, avec un régime frugal-, à nous nourrir pendant quelque temps , n’étant qu’au nombre de six ; mais mes compagnons , à l’instar des autres Indiens > ne quittèrent pas la table tant que les provisions durèrent. Im- prévoyants et paresseux , ils ne se donnèrent pas même la peine d’aller visiter les filets , de sorte que beaucoup de beaux poissons qui s’y étaient pris se gâtèrent tous, et en moins de douze à quatorze jours , nous nous retrouvâmes dans le même état de disette que précédem- ment.

Fendant le cours de notre longue inaction *

7

VOYAGE

e== Saw - sop - o - kishcic , appelé communément I77°- Sossop , mon premier chasseur, Indien du Sud , avait eu le malheur, en coupant des bouleaux pour faire des cuillères, des plats , et autres ustensiles de ménage , de recevoir à 1 1 jambe une blessure assez considérable pour l’em- pêcher de marcher. L’autre Indien du Sud, quoique très-jei^ie , était trop indolent pour m’être de quelque utilité réelle. Ses services se bornaient à tirer sa part du bagage , et à consumer nos provisions, fruits de l’industrie et des fatigues de ses camarades.

24. Le 24 de bonne heure , dans le jour , nous découvrîmes un corps d’indiens qui venait de la partie du Sud-Ouest à travers le grand lac, sur le côté duquel nous avions assis notre tente. Quand il fut près de nous , nous recon- nûmes qu’il était composé des femmes , des enfants et autres parents des chasseurs Indiens du Nord qui s’étaient rendus au Fort du Prince de Galles pour y attendre la saison des oies. Ces femmes allaient vers les terreins

A L’O GÉAN NORD. 4i

stériles, elles avaient le projet de séjourner &&**#** jusqu’à l’arrivée de leurs maris, qui devaient 1770. retourner du Fort après la disparition des oies. Avril-

1

Mon guide déterminé depuis quelques jours 27. à faire la même rou(e que ces femmes , nous abattîmes notre tente dans la matinée , et a près avoir empaqueté tout notre bagage , nous, marchâmes à l’Est, en suivant le chemin que nous avions pris en venant. Sossop boitait si fort, que nous fûmes obligés de le mettre sur un traîneau. Deux des Indiens qui s'étaient joints à nous le 24, allant à la même destina- tion , se présentèrent volontiers à le tirer,

A près deux bonnes journées de marche dans 29. notre ancien chemin , nous arrivâmes à la partie delà rivière Seal, nommée She-tha/i- nee , nous établîmes notre tente et nos filets, ayant intention dy séjourner jusquM

ce que les oies commençassent à voler.

Quoique nous eussions déjà apperçu plusieurs cignes et quelques oies dirigeant leur vol au

7-

42 VOYAGE.

Nord-Ouest, nous ne pûmes parvenir h nous en procurer avant le 13 de Mai. Ce jour-là, mes Indiens tuèrent deux oignes et trois oies , qui servirent à diminuer un peu la grande disette que nous éprouvions. En effet , de- puis cinq à six jours nous étions réduits à vivre de quelques cranberrïes , que nous re- cueillions sur les petites éminences laissées à sec par la foiite partielle de la neige ; et quoique nous eussions tendu nos filets et nos lignes clans les endroits jugés ies meilleurs, notre pèche s’était bornée pendant tout ce temps k trois petits poissons. La plupart des Indiens du Nord qui nous avaient joints le 24 restèrent quelque temps avec nous. J 'étais informé qu’ils avaient eu un hiver heureux, et qu’ils appor- taient avec eux une bonne provision de viandes séchées ; mais quelque bien instruits qu’ils fussent de leur côté de notre détresse, ils ne nous firent pas la moindre offre , à mes com- pagnons du Sud et à moi ; toutes leurs lar- gesses se portèrent sur nos guides du Nord , à qui ils distribuèrent en secret d’amples secours*

A L’OCEAN NORD. 43

Depuis le ip , les oies , les ciguës , les ca »****»■ nards , les mouettes et d’autres oiseaux de 1 77°* passage , se moi$rèrent en si grand nombre , Mai'

A , IC).

que nous en tuâmes chaque jour autant que

I

notreconsommation l’exigeait. Après nous être arrêtés le temps nécessaire pour nous remettre de notre long jeûne , nous reprîmes, le 23 r la 23. route des lerreins stériles. Sossop se trouvait guéri radicalement de sa blessure, et chaque chose semblait prendre une apparence favo* rable , sur-tout depuis que ma troupe avait été augmentée de douze personnes par la réunion des femmes de l’un de mes guides* et de cinq autres Indiens que j’avais engagés à nous aider à porter notre bagage , pré-" voyapt , par l’approche de l’Eté , que nos traîneaux nous, deviendraient bientôt inutiles.

Le dégel, qui s’opérait fortement, ayant rendu le trajet des bois presque imprati- quable , nous suivîmes à l'Est la rivière SeaL Après environ seize milles de marche , nous rencontrâmes une petite rivière qui avait sa

44 VOYAGE

direction an Nord , et communiquait avec

une chaîne de lacs,

Le temps était extrêmement beau et agréable , et il y avait abondance de gibier de toute espèce. Nous continuâmes notre route au Nord-Ouest sur la petite rivière et les lacs jusqu’au premier Juin , nous atteignîmes une place nommée Béralzone. Chemin fai- sant ? nous avions tué deux daims, outre un plus grand nombre d’oies qu’il ne nous était nécessaire. Dans l’iine de ces expéditions, un de nos chasseurs eut le malheur d’être blessé grièvement à la main par son fusil qui creva; mais il n’y avait heureusement aucun os d’en- dommagé. Je soignai la plaie , et avec le se- cours de quelques gouttes de turlington et de bcisilicon jaune que je portais avec moi , je parvins en très-peu de temps à rendre à cet

Indien l’usage de sa main.

Ames nous être arrêtés quelques jours à Béralzone pour faire sécher une portion de

A L’OCÉAN NORD. 45

notre chasse, nous marchâmes au Nord-Ouest vers les terreins stériles , et bientôt nous n’ap- 1772. perçûmes plus de bois. ■rum*

La neige était alors si amollie, que nous 5. avions bien de la peine à marcher avec nos raquettes, et d’un autre côté, quoique la terre fût découverte en beaucoup d’endroits , il se rencontrait par interva lies des couches de neige trop épaisses pour pouvoir nous en passer.

Le 6 néanmoins, le dégel devenant général, 6. et la neige se fondant presque par-tout y nous prîmes le parti d’abandonner nos raquettes, qui nous gênaient plus qu'elles ne nous ser- vaient. — Jusqu’au io 9 nous pûmes encore io. faire usage de nos traîneaux, sur -tout pour traverser les lacs, et les étangs sur la glace ; mais cette manière de voyager devenant dan- gereuse avec l’accroissement du dégel , nous nous décidâmes aussi à laisser nos traîneaux, et chacun de nous prit sur son dos une partie du bagage.

Je ne tardai pas à regretter ma voiture

4G VOYAGE

d hiver, en sentant le poids de mon fardeau.

J770* Il consistait dans les articles suivants, sa-

Juin. .

voir : le quart de Cercle et son support, une caisse contenant des livres, des papiers, &e. ; une boussole, une grande valise , qui renfer- mait mes hardes, une hache, des couteaux, des limes , &c. , et nombre d’autres petits articles destinés en présents aux Naturels, > Un vice de distribution parmi ces effets , joint à leur pesanteur , qui excédait soixante livres, et la chaleur excessive du temps, concouraient à rendre ma marche la plus pénible que j’eusse jamais éprouvée. Mes fatigues étaient encore beaucoup accrues par les mauvais chemins et le défaut de tente, qui m'exposait à toutes les intempéries de l’air. Nous avions été obligés de couper, pour nous faire des souliers, celle qui nous avait servi précédemment. Elle eût d’ailleurs été trop étroite, et sur-tout inutile pour les terreins stériles , faute de pouvoir s’y procurer des pieus. Si mon guide eût prévenu ou moi ou mes Indiens du Sud , de cette diffi-* culte , nous aurions pu y obvier facilement

/ y

A L’OCÉAN NORD. 47

en nous approvisionnant de pieus avant d: quitter les bois ; mais je n’avais pas seule- I77°* ment à me plaindre de la négligence de mon Ium* guide dans cette occasion. Parvenu , dans la distribution de la tenté, à s’en approprier un morceau suffisant pour se loger lui et sa femme , il fut encore assez peu généreux pour ne pas nous offrir, à moi ou à mes Indiens du Sud , de partager son petit établissement.

Avec l’inconvénient d’être exposés nuit et jour aux injures du temps , nous éprouvions celui de nous procurer difficilement des pro- visions ; et il nous arrivait souvent, lorsque nous eu avions, de ne pouvoir faire du feu ; et conséquemment de manger nos aliments cruds , ce qui , au commencement , répugnait autant à mes compagnons du Sud qu’à moi, sur-tout pour l’article du poisson.

Cette complication de maux n’influa heu- reusement ni sur notre physique , ni sur notre moral. Mon guide , quoique toujours plus

48 VOYAGE

ggggg avare de ses provisions à mesure que les nôtres 1770. diminuaient, ne contribua pas peu à soutenir Jum. notre courage , en nous donnant l’assurance positive que nous arriverions bientôt dans un pajs abondant en gibier, et nous trou- verions d’autres Indiens qui nous aideraient probablement à porter notre bagage. Cette dernière circonstance nous était d’autant pîufe agréable } que nous trouvant surchargés du poids de nos fardeaux , il nous devenait im- possible , lorsque la providence nous faisait faire quelque rencontre heureuse, d’emporter avec nous pour plus de deux jours de provi- sions ; delà ces disettes que nous éprouvions si 23. fréquemment. Du 20 au 23, nous parcourûmes chaque jour près de 20 milles , réduits à une pipe de tabac et à un verre d’eau à volonté. Autant les perdrix et les mouettes avaient été communes pendant quelque temps , autant elles étaient devenues rares ; et quant aux oies et aux canards , ils avaient tous pris leur vol vers le Nord -Ouest pour s’accoupler et muer.

A L’OCÉAN

Le 23 de bon matin, nous nous mîm routecomme à l’ordinaire ; mais nous n’avions I77°* pas fait sept à huit milles , que nousapper- çûmes trois bœufs amuse qui paissaient sur Je coté d’un petit lac. Les Indiens se mirent aussi-tôt à les poursuivre , et comme quel- ques-uns d’eux étaient excellents chasseurs , les trois bœufs furent bientôt tués. Em- pressés de jouir de notre bonheur , nous venions d’en écorcher un lorsqu’une pluie considérable survint et nous empêcha d’allumer de la mousse ; car dans 1 éloignement de près de cent milles nous nous trouvions des bois , nous ne pouvions faire du feu qu’avec cette herbe. J amais pluien’arriva plus mal-à-propos pour des gens qui jeûnaient depuis quatre à cinq jours. Nécessité, dit-on , n’a pas de loi , et il nous fallut recourir à la méthode dont nous avions fait déjà usage , c’est-à-dire , manger notre viande crue; mais les Indiens du Sud et moi nous eûmes bien de la peine à vaincre notre répugnance pour la chair de ces animaux , qui est passable quand elle est bien

5o VOYAGE

cuite, mais que sa dureté naturelle et une trop I/7°- forte odeur de musc rendent très-désagréable

Juîu. ,

quand elle est crue. La continuation de la pluie et de la neige , nos besoins devenus très- pressants, nous contraignirent de faire le sa- crifice de nos goûts , et nous mangeâmes presque la totalité d’un bœuf crud.

Malgré toute ma bonne contenance , et quelque recours que j’eusse à ma philosophie , je dois avouer cependant que mou courage commençait à m’abandonner dans cette lutte contre les évènements. Le malheur de notre position venait de s’accroître par la qualité du temps, qui non seulement était froid, mais encore si pluvieux , que pendant près de trois jours et de trois nuits je n’eus pas un fil sur moi qui ne fût trempé. Au retour du beau temps , nous allumâmes de la mousse , et après avoir fait sécher nos vêtements , tout reprit pour nous son train accoutumé -, et comme le navigateur après la tempête , je tâchai d’oublier mes maux passés.

A L’OCÉAN NORD. 5i

De tous nos besoins naturels, si Ton excepte “fü! ïa soif, il n’en est pas de plus difficile à sup- 177e* porter que la faim, sur-tout dans la position ïuia* d’une vie errante comme celle je me trou- vais. Le mal alors de la privation s’aggrave par l’incertitude de sa durée et des moyens propres à l’écarter > aussi -bien que par les fatigues qu’il faut encourir pour le faire cesser et les contre-temps qui déjoiient le plus sou- vent les plans les mieux combinés et les mieux suivis. Dans une telle situation , non seulement le corps , mais aussi les facultés intellectuelles s’affaiblissent en raison de chaque effort pour la changer. En outre , faute d action , l’estomac perd tellement sa qualité digestive , qu’on ne peut la lui faire recouvrer qu’avec bien du temps et des soins. Je ne l’ai que trop éprouvé pendant le cours de ce voyage , la faim et la fatigue m’ont réduit plusieurs fois si bas , que lorsque la providerlce me faisait rencontrer quelques provisions ? à peine mon estomac pouvait-il recevoir deux ou trois onces de nourriture sans ressentir la

52 V O Y A G E

8555=5 plus violente oppression. Un autre effet non

177°* moins fâcheux des longs jeûnes , est la diffi- Juiu. , , ,

cuite extreme avec laquelle sffipèrent les éva- cuations naturelles dans les premiers temps. Il faut s’être trouvé, en pareille circons- tance pour apprécier les douleurs qui raccom- pagnent.

Tenir un Journal de notre régime diététique, ce serait répéter presque toujours la même chose. Il me suffira de dire , pour en faire concevoir une idée juste , qu’entre l’abondance ou la famine il n’y avait point de milieu pour nous. Quelquefois, en effet, nous avions trop, rarement assez , fréquemment trop peu , et souvent rien du tout. J’ajouterai qu’il nous est arrivé maintes fois de jeûner deux jours et deux nuits entiers. ‘Deux fois nous pas- sâmes trois jours sans manger , et tandis que notis étions à She-than-nee , nonsne vécûmes , pendant près de sept jours, que de quelques cranberries , d’os brûlés , de morceaux de vieux cuirs et d’eau. J’ai presque toujours

■■■■

A L’OCÉAN NORD. 53

remarqué dans ces temps de disette extrême les Indiens faire l’inventaire de leur garde- ll?° robe, qui consistait principalement dans des 1 liabits de peaux, pour en distraire les moins bons et les sacrifier à leur faim , qu’ils appai- saient tantôt avec une peau de daim à moitié pourrie, tantôt avec de vieux souliers. Ces faits-peut-être trouveront peu de croyance en Europe ; mais les personnes versées dans Y Histoire de la Baie de Hudson , et qui con- naissent la détresse à laquelle les Naturels des pays voisins sont fréquemment exposés , envi- sageront ces accidents comme faisant malheu- reusement partie de l’existence des Indiens , que la famine, le dirai-je ! porte fréquemment à se manger entre’eux. (i) . 0

(i) Les Indiens du Sud prétendent , et c’est une opi- nion générale parmi eux , que lorsque quelques membres de leur tribu ont été conduits par la nécessité à manger de la chair humaine, ils y prènent tant de goût, que personne n’est en sûreté parmi eux. Quoique ce peuple n’impute jamais à crime cet acte horrible , quand la nécessité seule l’a fait commettre , néanmoins les auteurs

54 VOYAGE -

La pesanteur de nos fardeaux ne nous per* I77°* mettant pas de nous charger de beaucoup de

Juin.

sont fais et abhorrés de tous ceux qui les connaissent, au point que nul Indien ne voudrait habiter la même tente qu’eux , et qu’il arrive fréquemment qu’on les tue en secret. J’ai vu plusieurs de ces Indiens que la faim avait conduits à manger leurs semblables. Aimés et es- timés généralement avant cette époque , ils étaient tombés depuis dans un mépris universel. Tout annonçait en eux une profonde mélancolie, et leurs yeux, interprètes de leurs cœurs , semblaient dire : » Pourquoi nous ac- » câbler de votre mépris? l’instant n’est peut-être pas » éloigné vous serez entraînés par la même néces- t> silé ! »

I

Dans le Printemps de i , quand je fesais bâtir la maison de Cumberland , un Indien, du nom de Wapoos , se présenta à l’établissement au moment quinze tentes d’indiens occupaient les plantations. Ceux-ci le ques* donnèrent beau coup , et trouvant qu’il avaitfait un chemin, considérable sans un fusil ou la moindre munition , ils soupçonnèrent qu’il avait rencontré et tué quelqu’un en route. Leur conjecture fut fortifiée par la découverte d’un sac de provisions qu’il avait caché au pied d’un pin planté près de la maison.

provisions $

A L’OCÉAN NORD. 55

provisions, nous nous décidâmes à nous rêter un ou deux jours pour faire sécher un I77° peu de viande au soleil, ce qui la rend plus Jum’ transportable et disponible au besoin. Notre opération se trouva complètement achevée le 26 , et nous reprîmes le même jour notre 2d. voyage au Nord. Nous arrivâmes le 30 à 30. une petite rivière , nommée Cathawhcichciga , qui se jète dans un grand lac , qu’on appèle Y ath- kied- whaie ou TYhite-snow-lake , ( lac de neige blanche ). Nous y fîmes rencontre de plusieurs tentes d’indiens du Nord , qui

Quoiqu’il n’eût rien à trafiquer , je l’accueillis comme étranger. Pendant le temps de notre entrevue , des In- diennes , que la curiosité avait portées à ouvrir le sac , répandirent le bruit qu’il contenait de la chair humaine.

Sans l’entremise de quelques-uns des principaux Indiens , plus réfléchis et plus humains que leurs camarades , dont les uns s’étaient déjà armés de leurs fusils, les autres de leurs arcs , tandis que les femmes accouraient avec des haches, c’en était fait des jours de ce pauvre malheu- reux , à qui l’on ne pouvait imputer d’autre crime que celui d’avoir fait près de 200 milles sans une arme à feu.

8

56 VOYAGE

w*™» s'étaient occupés pendant quelque temps à

1770. chasser le daim dans leurs canots, à mesure Juin. qUe ces animaux traversaient la petite rivière. Nous trouvâmes aussi un chef ou capitaine de la même nation , se rendant avec une petite partie de sa troupe au Fort du Prince de Galles , il portait des fourrures et d’autres articles de commerce. Il se nommait Keelshies. Dès qu’il fut informé de l’objet de mon voyage, il m'offrit de me rapporter du Fort tout ce dont j’aurais besoin , et quoique nous fussions alors par les 63e1, 41 de latitude Nord , et le 7e degré, 121 de lon- gitude à l’Ouest de Churchill , il me promit néanmoins de nous rejoindre avant l’hiver au lieu qui serait indiqué par mon guide. . D’après cette offre , je passai en revue mes munitions, et jugeant qu’un peu de poudre, de plomb, de tabac et quelques couteaux nous seraient nécessaires avant l’achèvement de notre voyage , je me déterminai à écrire une îetire au Gouverneur du Fort du Prince de Galles pour l’informer de ma situation , et le

*

A L’OCEAN NORD. 67

prier de m’envoyer par le porteur une cér- taine quantité des articles ci-dessus. Ma lettre I77°* faite , Keelshies et sa troupe se remirent en route le même jour pour la Factorerie.

Cathawhachaga était la seule rivière que je n’avais pu passer à gué depuis la fonte des glaces, et comme nous n’avions pas de canots avec nous , nous fûmes obligés de recourir à ceux des Indiens étrangers. Quand nous eûmes abordé au côté Nord de cette rivière résidaient ces Indiens , mon guide me pro- posa de nous y arrêter quelque temps pour faire sécher de la viande , à l’effet de l’em- porter avec nous , proposition à laquelle je m’empressai d’accéder.' Nous tendîmes en même temps nos filets, qui nous rapportèrent une quantité considérable de beaux poissons, tels que des perches, des barbeaux, &c.

Si le nombre de daims qui traversèrent la rivière de. Cathawhachaga pendant le séjour que nous y fîmes pourvut â nos besoins du

8.

58 VOYAGE

moment r il f ut loin de répondre à notre espoir.

1770. Ainsi, après plusieurs jours d’une vaine at-

Jaiiiet. teinte , nous nous préparâmes à repartir , ce 6. cjue nous f îmes le 6 Juillet , quoiqu’il nous restât tout au plus des provisions pour un souper. Comptant toujours sur une meil- leure fortune , nous avions négligé de faire des économies les jours précédents.

Avant de quitter la rivière de Ccithawha- chciga , je fis plusieurs observations sur sa la- titude, qui se trouva être de 6gà , 41 Nord, Je continuai aussi de rédiger mon Journal et ma Carte. Au moment de partir , mon guide m’ayant prévenu que sous peu de jours un canot nous deviendrait absolument néces- saire pour traverser quelques rivières non guéables qui étaient sur notre route , et qu’il nous serait impossible d’éviter, j’en achetai un que je payai avec un couteau , dont le prix n’excédait pas deux sous. Je dois observer que l’Indien qui me vendit ce canot n’en avait plus besoin , et qu’il était charmé de trouver

A L’OCÉAN NORD. 5g

à s'en défaire ; car sans cette particularité , et l’isporance il était du besoin que nous en Ï770'

, A . J f y Juillet.

avions, il meut demande pour le moins dix peaux de castofs.

Ce canot, ajouté à notre bagage , m’obligea de prendre un nouvel Indien , et j’eus le bon- heur de rencontrer un pauvre diable qui fut très -flatté de sa nouvelle charge , n’ayant exercé à-peu-près jusque-là que celle d’une béte de somme. Ainsi , pourvus d’un canot et d’un homme pour le porter , nous quittâmes, le 6 Juillet , comme je î’ai déjà dit plus haut , la rivière de Cathawhachaga , et continuant notre route au Nord quart Nord-Ouest et au Nord Nord-Ouest , nous arrivâmes le soir sur le côté d’une petite baie dépendante du lac TVhite-snoiV , nous prîmes avec nos lignes plusieurs belles truites , dont quelques-unes pesaient de quatorze à seize livres. Il se dé- clara dans la nuit une forte pluie, qui dura trois jours. Le temps fut beau le cj , et le soleil 9. ardent. Nous en profitâmes pour sécher nos

tzæzzzm vêtements et faire route au Nord-Ouest ; mais 177°. vers le soir la pluie recommença à tomber si Jinikt. abonclamment , que ce ne fut qu’avec la plus grande difficulté que nous pûmes tenir notre poudre et mes livres secs.

17. Nous vîmes le 17 beaucoup de bœufs mus- qués , dont mes Indiens en tuèrent plusieurs. Cet évènement nous décida à nous arrêter deux à trois jours pour faire sécher et réduire en poudre (i) la chair de quelques-uns de ces ani- maux, à l’effet de l’emporter avec nous. N’im- porte quel soit l’animal , sa chair, ainsi pré- parée, offre un aliment sain et appétissant , toujours prêt et d’un transport facile. Il est connu dans la Sale de Hudson sous le nom de Thew -hagçii , et parmi les Indiens du Nord , sous celui de ydchees.

(1) Cette opération ne demande d’autre procédé que de couper les parties maigres de l’animal en petites tranches , que l’on fait sécher au soleil ou à un feu modéré , pour les broyer ensuite entre deux pierres e les réduire en une poudre grossière.

A L’OCÉAN NORD. 6r

Après avoir préparé autant de viande que "

1770.

nous pouvions en emporter , nous reprîmes notre route au Nord- Ouest , laissant derrière nous une partie de notre chasse , faute d'avoir pu la consommer ni nous en charger. Ce n’était pas J a première fois que cela nous fût arrivé , et quelque destructrice que puisse paraître cette méthode, elle est si commune parmi toutes les tribus indiennes , qu’on n’j^ fait pas même attention. Nous rencontrâmes, le 22 , plusieurs étrangers qui se joignirent à 22. nous pour chasser le daim , &c. Le gibier était alors si nombreux , que nous en abattions chaque jour suffisamment pour notre provi- sion , et il ne nous arrivait même que trop fréquemment de tuer de ces animaux pour en extraire uniquement la langue , la moelle et la graisse.

Quand nous eûmes voyagé quelque temps avec ces Indiens , je crus nr’appercevoir que mon guide hésitait à aller plus loin. Comme il ne faisait que placer et déplacer sa tente,

*= tantôt se portant en avant , tantôt se tenant J770* en arrière de nous * ou Heu nous abandon-

juillet.

nant pour courir le daim , je ne pus m’em- pêcher de lui demander la raison de sa con- duite. Il me répondit que Pannée étant trop avancée pour nous permettre d’atteindre cet Eté la Rivière de Cuivre , il pensait qu’il était plus convenable pour nous de passer l’Hiver avec quelques-uns des Indiens qui nous avaient joints dernièrement, m’ajoutant que nous ar- riverions certainement sur les bords de cette rivière au commencement de l’Eté de 1771. ' Gomme je n’avais rien à lui objecter, je me rendis à son avis, et en conséquence nous suivîmes les étrangers à Y Ouest. En peu de jours , nous fûmes joints par un grand nombre d’autres Indiens de différents .quartiers , 30. sorte que le 30 Juillet nous comptions autour de nous plus de soixante-dix tentes , qui pou- vaient renfermer six cents personnes. On eût pris le soir notre camp pour une petite ville ^ et le matin, quand nous nous mettions en route , la terre , dans un très-grand espace y

A L’OCÉAN NORD. 63

était couverte d’hommes , de femmes, d’en- feaBass fants , et de chiens. Quoique le sol fût entière- i77°4 ment inculte , et ne produisît naturellement AouU que du wesh-à-capucca (i) et de la mousse, les daims cependant y étaient si multiplies , que les Indiens en tüaient non seulement ce qu’exigeait notre consommation journalière * quiétait considérable, vu notre grand nombre, mais encore au-delà , pour en avoir la peau , ïa moelle , &c. , abandonnant le reste à la pâture des loups , des renards , et d’autres bêtes de proie.

Dans notre route à 1 1 Ouest , nous rencon- trâmes plusieurs rivières qui , quoique petites et de peu d’importance , ne sont nullement gueables. De ce nombre sur-tout est la rivière de ï)oo-baunt. (2) Nous avions recours alors

(1) W esh-à-capucca est le nom donné par les Naturels à une plante qui croît dans toute cette vaste étendue de terrein qui borde la Saie de Hudson. Les habitants des ■etablissements européens la font infuser comme le thé.

(2) Cette rivière ; ainsi que toutes celles méritant de

! notre canot, qui , quoique d’une grandeur 1770. ordinaire , ne pouvait porter que deux per- Aout* sonnes , dont l’une s’y tenait étendue pour faire moins de poids , tandis que l’autre , as- sise sur ses talons, ramait avec une pagaie.

Cette manière de passer les rivières , toute ennuyeuse qu’elle soit , est la plus expéditive que ces pauvres Indiens ayent encore pu ima- giner. Obligés de porter quelquefois leurs ca- nots pendant l’espace de cent cinquante ou deux cents milles , et souvent même tout l’été , sans trouver l’occasion de s’en servir, la né- cessité les contraint de les faire petits et lé- gers pour les approprier aux forces d’un seul homme.

6. L’Indien que j’avais pris à Ccithawhachaga pour porter mon canot se trouvant trop faible , j’engageai un autre de ma troupe à échanger

porter ce nom , que j’ai traversées pendant le cours de cette partie de mon voyage, coulent à VEst et au Nord- Est. Leurs eaux et celles des lacs sont très-douces , et peuplées de poissons qui ne vivent point dans l’eau salée.

À L’OCÉAN NORD. 65

son fardeau contre le sien , ce qui parut con- ^ venir aux deux parties. Gomme nous ne fai- J7 sions que de courtes journées, et que les daims Ao étaient très-communs , tout respirait autour de nous le contentement. Il ne nous arriva rien de nouveau jusqu’au 8 , nous pensâmes 8 perdre le quart de Cercle et toute notre poudre par l’accident suivant. L’Indien , que j’avais débarrassé du canot comme d’un poids trop considérable pour ses forces , ne se trouvant plus chargé , depuis l’échange dont j’ai parlé ci-dessus, que de ma poudre et de son bagage, qui ne formaient pas un volume égal à celui du havresac d’un soldat , et désirant , de mon côté , chasser le daim , je donnai à cet Indien , dont le fardeau était moins lourd que le mien , le quart de Cercle et son support à porter , arrangement auquel il se prêta de très-bonne grâce. Allégé , par ce moyen, de la partie la plus pesante et la plus incommode de ma charge, je partis de bonne heure dans la ma- tinée avec quelques Indiens. Ayant dé- couvert du sommet d’une haute élévation ,

66 VOYAGE

2^3! après avoir fait environ huit à neuf milles,

I77°*un grand nombre de daims qui paissaient au fond d’une vallée voisine , nous déposâmes notre bagage sur cette éminence et y pla- çâmes un signal , à felfet d’avertir les autres Indiens d’y dresser leurs tentes pour la nuit. * Nous entrâmes alors en chasse. Revenus le soir , chargés de gibier , à l’endroit nous avions laissé nos effets, nous trouvâmes qu’il ne s’y était rendu qu’une partie des Indiens. L’homme qui portait ma poudre et le quart de Cercle avait pris une autre route avec le reste. Nous fûmes obligés, à cause de la nuit, de différer jusqu’au lendemain matin d’aller à sa recherche, et comme il n'était pas aisé de découvrir ses traces en été, nous craignîmes fortement, mes Indiens du Sud et moi, de ne pouvoir recouvrer notre poudre , qui de- vait nous pourvoir de subsistances et de vête- ments pendant le reste de notre voyage. La conduite des Indiens du Nord qui nous ac- compagnaient me faisait peu espérer de re- cevoir des secours d’eux lorsque je n’aurais

A L’OCÉAN NORD. 67

plus rien à leur donner ; car depuis que nous == étions ensemble , aucun d’entr’eux ne m’avait I770, olTert la moindre provision sans me demander en retour trois fois plus qu’il n’en aurait retiré s’il l’avait portée à la Factorerie , dont nous' étions alors éloignés de plusieurs centaines de milles.

Tous les Indiens en général que je rencon- trais s’imaginaient que j’avais mission de les fournir de marchandises, et qu’en conséquence je portais avec moi les magasins de la Com- pagnie. Les uns me demandaient des fusils, les autres des munitions , des ustensiles de fer et du tabac, ceux-ci des médecines, ceux-là des vêtements ; et cpiand ils voyaient que je n’avais à leur distribuer que quelques baga- telles , je les entendais dire : » C’est un pauvre « homme en comparaison du Gouverneur de 3) la Factorerie , que nous ne visitons jamais » sans qu’il ne nous donne quelque chose de 33 bon. » On aura de la peine à concevoir qu’il existât an peuple assez privé 'd’intelligence

68 VOYAGE

rasmmi pour se figurer que je n’avais entrepris un I77°* voyage aussi xong et aussi pénible que pour Aout- leur utilité particulière. La plupart de ces In- diens me demandaient ce dont ils avaient besoin avec la même liberté et la même espé- rance de succès que s’ils se fussent adressés à une des Factoreries de la Compagnie. Les autres , plus désintéressés en apparence , m’of- fraient des fourrures aux mêmes conditions qu’à la Factorerie , sans réfléchir combien il était peu vraisemblable que je voulusse ajouter à l’énorme poids de ma charge des articles qui , dans ma situation présente, m’étaient aussi inutiles qu’à eux-mêmes.

Cette singulière conduite de la part des Indiens me fit faire de sérieuses réflexions. Elle ne m’indiquait que trop le peu de ser- vices que j’avais à attendre d’eux , si je ve- nais , par quelque accident malheureux , à me trouver dans leur dépendance. Affecté de cette pensée, en vain je voulus prendre quelque repos , le sommeil m’abandonna , quoique je

A L’OCEAN NORD. 69

lui adressasse plus de cent fois ces beaux vers 55 du docteur JToung : l7

Ac

» Toi, le dieu du repos et que l’ombre environne,

» Sommeil, viens m’assoupir ! . . hélas ! il m’abandonne !

» Tel qu’un ami perfide, il fuit les malheureux.

» Empressé sous le dais d’un lit voluptueux ,

» De tout être plaintif il évite la couche :

» L’infortuné l’appèle, et son cri l’effarouche. »

Première nuit d’ Young , traduction de Colardeau.

Apres avoir passé la nuit la plus triste , je p me levai à la pointe du jour, et je partis avec mes deux Indiens du Sud pour aller chercher notre déserteur. Déjà plusieurs heures s’étaient écoulées , et nous n'avions pas découvert la moindre trace dans la direction qu’il devait avoir prise , d’après les renseignements que 1 on nous avait donnés. La nuit approchant, sans la moindre apparence de succès, je pro- posai à mes compagnons de nous arrêter à l’endroit j’avais remis le quart de Cercle à l'Indien, dans l’espérance de trouver parmi la mousse quelques vestiges qui pussent nous in-

7o VOYAGE.

digner le chemin qu’avaient suivi en partant I77° les Indiens auxquels notre homme s’était joint.

A°ut. ^1Tjv^g Tendroit , nous reconnûmes qu’ils avaient pris du côté d’une petite rivière tra- versée par eux le matin précédent ; et , nous retrouvâmes, à notre grande joie, le quart de Cercle et le sac qui contenait la poudre , placés sur une pierre élevée ; mais nous ne vîmes aucun Indien. En exa minant la poudre , nous apperçûmes que le sac avait été ouvert et mis à contribution. Quelque grande néan- moins que fut notre perte , nous retournâmes très-satisfaits à notre premier gîte , nous retrouvâmes tout ce que nous y avions laissé y à l’exception des Indiens , qui avaient eu ce- pendant l’attention en partant de nous tracer, par des signaux , la route que nous devions tenir. Nous employâmes tout le reste de la journée à faire nos paquets. Sur le soir , dé- couvrant de la fumée ou plutôt un feu dans la direction de la route qui nous avait été in- diquée , nous nous y portâmes , et un peu après dix heures , nous rejoignîmes le corps

principal

Nous marchâmes dans la matinée du n â i r, Y Ouest y et à V Ouest quart Sud-Ouest , nous fîmes halte le 12. J’en profitai pour tâcher de déterminer notre latitude par une hauteur mé- ridienne, et je la trouvai de 63**, io1 presque Nord. Comme le soleil se cacha sur le midi , quoique le temps fût superbe , je laissai le quart de Cercle en place , afin d’obtenir une latitude plus exacte par deux hauteurs; mais, à ma grande mortification , un coup de vent le renversa pendant que j’étais à dîner. Malheur reusemeut le terrein sur lequel il était posé se trouvant rocailleux , le niveau à bulles d’air, îa lunette et le vernier furent brisés de ma- nière à rendre l’instrument entièrement inu- tile. — D’après ce malheur irréparable, je me déterminai à retourner au Fort, quoique nops

9

A L’OCÉAN NORD. 71

principal des Indiens. Un souper abondant nous dédommagea du jeûne que nous avions 1770. fait toute la journée , et le sommeil vint en- AoûV suite achever de réparer nos forces abattues par la fatigue et la mauvaise nuit précédente.

72 VOYAGE

fussions alors par les 63d, io1 de latitude I77°*Nord, et les iod, 401 de longitude à l'Ouest Aout- de la rivière Churchill .

A L’OCEAN NORD.

CHAPITRE III.

Evènements survenus depuis la rupture du Quart de Cercle jusqu’à mon arrivée à la Factorerie.

f

Plusieurs Indiens du Nord-Ouest se joignent à nous. Ils m’ enlèvent tous mes effets ^ mais sans toucher à ceux des Indiens du Sud. Mon guide traité comme moi. Repris la route de la Factorerie. De nou- veaux Indiens se réunissent à nous. Ras- semblé des peaux de daims pour nous en faire des vêtements ; elles nous dcvièncnb inutiles faute de pouvoir les façonner. F prouvé de grandes souffrances par le manque de tentes et d’habillements chauds.

- La plupart des Indiens nous quittent. Rencontre de Matonabbee. Quelques dé- tails sur ce chef ; sa conduite envers moi et les Indiens du Sud. Nous voyageons

9-

74 VOYAGE

quelque temps avec lui. Observations de cet Indien sur le peu de réussite de nos deux entreprises. Pris congé de lui et dirigé nos pas vers un lieu qu’il nous avait indi- qué , à l’effet de nous y faire des raquettes et des traîneaux . Nous rejoignons Mato- najbbee , avec lequel nous nous acheminons vers la Factorerie . Manque absolu de provisiojis. Pris les devants avec quatre Indiens pour être plutôt rendus à la Fac- torerie .—Tempête accompagnée d’une neige

affreuse Perdu mon chien par l’effet de

la gelée; cherché un abri contre le mauvais temps sous une touffe de saules, Remis en marche. Traversé avec de grandes diffi- cultés un amas confus de rochers. Mon arrivée au Fort.

Ij E lendemain de la rupture de mon quart de Cercle, je fus joint par plusieurs Indiens du Nord-Ouest , dont quelques-uns nous enle- vèrent à mes compagnons et à moi la plus grande partie de nos effets les plus utiles , et,

A L'OCÉAN NORD, y5

êntr’a litres , mon fusil. Quoique nous fussions ^55 sur le point de retourner au Fort, je n’en sentis I77°* pas moins vivement la perte de ce fusil , vu Aülllr- le mauvais état de celui de l’un de mes clias- seurs; mais comme il n’était pas en mon pou- voir de m’opposer à l’enlèvement de mon

arme, je me vis obligé d’affecter encore un air

content.

Rien n’égale l’insolence et le sang-froid avec lesquels ces brigands se comportèrent dans ma tente, (i) Le chef de la bande débuta par s’as- seoir auprès de moi , et me pria ensuite, ainsi que ses camarades , de leur prêter mon skiper - togan , (2) pour y prendre du tabac en feuilles.

(1) Cette tente ne consistait que dans trois bâtons pi- qués en terre , sur lesquels était étendue une couverture.

(2) Le slcipertogan est un petit sac qui contient une pierre à feu, un briquet , du bois pourri , une pipe et du tabac en feuilles. Quelques-uns de ces sacs peuvent passer pour très- élégants , étant arlistement ornés de grains , de tuyaux de porc-épic et de poil de bœuf marin.

16 VOYAGE

Après avoir fumé deux ou trois pipes , ils me 1770. demandèrent plusieurs articles, et, entr’autres, Août:. un paquet de cartes. Leur ayant répondu que je n'avais aucun des objets qu’ils désiraient , l’un d’eux , portant la main sur mon sac , me demanda si c’était le mien. Avant que je pusse répondre affirmativement, lui et le reste de ses camarades avaient déjà dispersé mes effets par terre. Chacun s’empara de ce qui put lui convenir , et ils ne me laissèrent que le sac vuide. Réfléchissant ensuite que9 malgré mon retour prochain à la Factorerie , j’avais besoin d’un couteau pour couper ma viande , d’une alêne pour raccommoder mes souliers, et d’une aiguille pour réparer mes hardes , ils me déli- vrèrent ces articles, en m’assurant néanmoins que c’était une grande faveur qu’ils me fai- saient. Tant de générosité m’ayant enhardi à réclamer mes rasoirs , ils décidèrent qu’un seul me suffisait pour le reste de mon voyage,

Ils sont en général l’ouvrage des femmes , et les Euro- péens en font grand cas pour la délicatesse du travail.

A L’OCÉAN NORD. 77

et ils ne se firent pas scrupule de garder l’autre ; mais heureusement ils choisirent le plus mau- 1 vais. Pour mettre le comble à leur générosité, ils me permirent d’emporter tout le savon dont je jugerais avoir besoin pour ma consomma- tion jusqu’à mon arrivée au Fort.

Ils furent plus circonspects envers les In- diens du Sud , dans la crainte d’occasionner une guerre entre leurs deux nations, ce qu’ils n’avaient point à redouter de la part de la mienne. Néanmoins ils finirent par 11e leur laisser que leurs fusils , un peu de munition , une vieille hache , un ciseau à couper la glace et une lime.

O11 trouvera , sans doute , étrange que mon guide , qui était un Indien du Nord , souffrît que ses compatriotes portassent atteinte à la propriété des personnes confiées à sa garde; mais cet liomme , peu fait pour leur en im- poser, eut infailliblement partagé notre ou- trage , si , affectant un air de générosité , il

78 VOYAGÉ

ï n’avait commencé par donner ce qu’il lui était

7 70, impossible de défendre.

Je me mis en route pour retourner au Fort 19. le 19 de grand matin , accompagné de plu- sieurs Indiens du Nord , qui portaient à lu Factorerie des fourrures et d’autres objets de commerce. L’Indien qui avait pris mon fusil me le rendit dans la matinée , ne pouvant s’en servir faute de munition. Le temps fut beau pendant quelques jours et le daim com- mun ; et comme les brigands , en m’enlevant mes effets , à l’exception de mon quart de Cercle , de mes livres j etc. , m’avaient fort allégé, je trouvai cette partie de mon vôyage la plus agréable et la moins fatigante de toutes. Il se passait peu de jours que nous ne rencontrassions quelques Indiens, ou que nous ne découvrissions de la fumée4 La plupart de ces Indiens se joignirent à nous pour aller vendre au Fort des fourrures et autres objets de trafic.

3k. Le poil des daims aj^ant acquis la longueur

A L’OCÉAN NORD. ?cj

nécessaire pour des vêtements d’hiver , nous nous procurâmes le plus de peaux que nous*??0* pûmes , et, comme il en faut de huit à onze , p suivant leur grandeur , pour rhabillement complet d’un homme fait, on jugera aisément que c’était ajouter un poids considérabie à mon fardeau ; mais quelque lourd qu’il fût , il n’était pas cependant au-dessus de mes forces. Le malheur voulut qu après avoir porté ces] peaux quelques semaines , elles me de- vinssent inutiles , n’ayant aucune femme at- tachée à ma troupe pour les façonner. D’un autre côté , les Indiens etrangers furent assez malhonnêtes pour refuser de les échanger contre d’autres toutes préparées, mais d’une qualité inférieure , et pour défendre , en meme temps, à leurs femmes de travailler pour nous, sous prétexte qu’elles étaient déjà occupées à leur rendre le même service, ainsi qu’à leurs familles , ce qui n’était nullement vrai , car la plûpart* d’entr’ëlles n’avaient presque rien à faire. Le refus de ces Indiens provenait uni- quement de ma pauvreté présumée , qui leur

8o VOYAGE

ôtait tout espoir d’une récompense. Je n’ai I77°* jamais connu de peuple aussi peu humain. p Quoiqu’ils paraissent affectionner beaucoup leurs femmes et leurs enfants , ils sont très- indifférents pour tout le reste , et vont même jusqu’à se moquer des malheureux.

Ce procédé de leur part rendaitnotre situa- tion fort désagréable; car , faute d’être assez couverts , nous commencions à souffrir des premiers froids. Le défaut d’une tente nous rendait aussi l’inclémence du temps très-sen- sibîe. Mon guide ne partageait aucune de ces contrariétés, s’étant pourvu d’un bon nombre d’habits chauds , et l’arrivée d’une de ses femmes lui ayant procuré une lente , ainsi que tous les articles appropriés à la manière de vivre des Naturels du pays. Ce vieil Indien était si éloigné de prendre intérêt à nous , qu’il formait depuis long-temps compagnie à part , et quoiqu’il continuât de porter la plus grande partie de ce qui nous restait de mu- nition , nous ne recevions plus rien de lui ;

À L’OCÉAN NORD. Si

mais , comme les daims étaient heureusement communs , je ne m’appercus point , ou *77®* moins que très-peu, de son abandon.

Nos provisions continuaient d’être abon- I7* dantes , circonstance d’autant plus heureuse pour nous , qu’indépendamment de la saison avancée , le temps était très-mauvais et froid , ou du moins, il nous paraissait tel , faute sans doute d’être couverts d’habits de peaux. *

Nous poursuivîmes ainsi notre route au Sud- Est , lorsque pour comble d’infortune la plu- part des Indiens du Nord qui nous faisaient compagnie depuisquelque temps, voyant que nous ralentissions leur marche , par défaut de raquettes , se séparèrent de nous pour prendre les devants.

Dans la soirée du 20 , nous fûmes joints du 20. coté de V Ouest par un chef fameux , nomme Matoncibbee , dont parlaient mes instructions.

Sa troupe et lui se rendaient comme nous au Fort du Prince de Galles, avec des fourrures

§2 VOYAGÉ

fit plusieurs autres articles de commerce. Ce I77°- chef, étant jeune, avait résidé plusieurs an- nées dans ce Fort, il contribua, non seu- lement a faire connaître la langue des Indiens du Sud , mais ou il parvint lui-même , en fréquentant les employés de la Compagnie, à acquérir quelque connaissance de la nôtre.

Il était un des Indiens qui avaient fourni les derniers renseignements sur l’existence de la rivière de la Mine de Cuivre , et ce fut sur-tout d’après ses informations et celles d’un nommé I-dot-le-czey , mort depuis, qjue mon expédition fut concertée.

Les honnêtetés de Mcitcnabbee me pénét- rèrent de sensibilité. Aussi-tôt qu’il fut ins- truit de notre détresse, il fit préparer toutes nos peaux pour mes Indiens du Sud , et il me pourvut d'un assortiment d’habits de peaux de loutres et d’autres animaux. Comme il lui était impossible de nous fournir des raquettes, nous trouvant alors sur un terrein découvert, il nous indiqua une petite rivière près de

A L’OCÉAN NORD. 83

laquelle il savait qu’il existait, et il exis-SSH tait en effet quelques bouquets de bois qui, I77°*. quoique d’une qualité inférieure , devaient 0ctob' nous approvisionner de raquettes et de traî- neaux assez solides pour nous permettre d’a- chever notre voyage. Nous passâmes plu- sieurs nuits dans la compagnie de ce Chef, tandis que nous parcourions le jour dix à douze milles en avant vers le Fort ; et comme l’abondance régnait parmi nous, Matoncibbee me donna un grand repas à la manière des Indiens du Sud. Les mets en étaient copieux , variés et excellents , et il se termina par des chants et des danfes de la même nation , dans lesquels se distinguèrent mes deux chasseurs, qui étaient des personnages importants chez eux et bien connus de Mcitonabbee , mais qui ne jouissaient d’aucune considération parmi les Indiens du Nord , auxquels ils étaient inconnus. Ceci n’étonne point , quand on sait que la valeur d’un homme aux yeux de ce peuple se gradue sur ses talents pour la chasse, et comme mes Indiens n’avaient pas

84 VOYAGE

eu occasion de développer les leurs en pré-* I77°* sence des Indiens du Nord, ceux-ci ne les °ctob' traitaient pas différemment de leurs chasseurs ordinaires.

Dans l’un de mes entretiens avec Mato - nabbee , il me demanda si j’étais décidé à . entreprendre un autre voyage pour faire la reconnaissance des mines de cuivre. Sur ma réponse que j’en avais le projet, si je trouvais de meilleurs guides que ceux qui m’avaient été donnés jusqu’ici , il me dit qu’il était prêt à m’en servir, dans le cas le Gouverneur du Fort y consentirait. Je l’assurai que son offre serait acceptée avec empressement , et que , malgré l’épreuve que je venais de faire des difficultés qui m’attendaient probablement par la suite, j’étais résolu à achever mon en- treprise , au risque meme de la vie. Mato - nabbee me répondit que d’après tout ce qu’il m’avait entendu raconter , ainsi qu’à ses com- patriotes les Indiens du Sud , il était persuadé que je n’éprouverais pas avec lui les mêmes

A L’OCÉAN NORD. 85

contrariétés, quoique j’eusse à peine fait un^^ tiers du chemin. I77°*

Octob.

II attribua tous nos contre-temps à l’im- péritie de mes guides , et au désir qu’avait témoigné le Gouverneur du Fort que nous n’amenassions point de femmes avec nous , circonstance qui , selon lui, fut la cause prin- cipale de nos détresses , » car , ajouta-t il ,

3) lorsque les hommes sont trop chargés , ils 3> ne peuvent chasser à de grandes distances ,

3) et , dans le cas ils viendraient à tuer 3) beaucoup de gibier, qui portera le produit 33 de leur chasse ? Nos femmes, m’observa- 3) t-il , sont faites pour ce travail; une seule 3) peut porter ou traîner autant que deux 3> hommes. Elles dressent nos tentes , font 3) et raccommodent nos habits, et nous tiènent 3) chaud la nuit ; en un mot , on ne saurait » entreprendre un voyage un peu considé- 3> rable dans ce pays sans femmes. Elles 3) coûtent d’ailleurs très-peu à nourrir pour i) l’ouvrage qu’elles font ; car , comme ce

/

86 VOYAGE.

y*»**” » sont elles qui font la cuisine, elles se con* J77°*)) tentent, dans des temps de disette, de °ct°b. » |^c|ier leurs doigts. » Quelque singulière que puisse paraître cette description de l’em- ploi des femmes Indiennes , elle n’est que trop conforme à la vérité , ou du moins elle semble l’être ; en effet , ces femmes portent toujours les provisions , et il est plus que probable qu’elles s’aident mutuellement quand les hommes 11e sont pas présents,

23. Je pris ma route à l'Est le 23 , de grand matin, avec mes deux compagnons et deux à trois Indiens du Nord , tandis que M'cito - ncibbee et sa troupe continuèrent la leur vers la Factorerie , après nous avoir promis de marcher à petites journées , afin de nous don- ner le temps de les rejoindre. Nous attei-r 25. gnîmes en deux jours la petite rivière et les bouquets de bois qui nous avaient été indi- qués par Matonabbee. Noustravaillamesaussi- tôfc à nous faire des raquettes et des traîneaux ; priais , malgré toute notre diligence , nous ne

pûmes

A L’OCEAN NORD. 87

pûmes les achever qu’au bout de quatre jours.

Nous reprîmes le premier Novembre le chemin i 77°* de la Factorerie j et le 6 nous nous réunîmes Nove^' à Matonabbee et à sa troupe. Plusieurs jours de route me confirmèrent dans la bonne opi- nion que j’avais prise de ce Chef. De tous les Indiens que j’eusse jamais connus , c'était le plus humain , le plus doux et le plus sociable.

Ses qualités personnelles lui avaient attiré , avec une grande célébrité, l’amour et le res- pect de tous ses compatriotes.

Les daims devenant communs, je voulus faire présent à ce Chef d’une petite provision de munitions; mais je trouvai , à ma grande surprise, que Conreaquese > mon guide, qui était chargé de cette partie de ma propriété, Pavait administrée avec si peu d’économie , et peut-être même de probité , qu’il lie me restait plus que dix balles et environ trois livres de poudre. - Comme nous étions encore éloi- gnés du Fort, je fus obligé de faire couper un ciseau à glace en morceaux quarrés, pour

10

88 VOYAGE

nous tenir lieu de balles. Il y avait néanmoins

I77°*du danger à s’en servir avec des fusils de la

Kovem. nature de. ceux que le commerce envoyé dans

cette partie du monde. Ces armes , quoique

parfaitement appropriées , par leur légèreté , à

l’usage des Anglaiset des Indiens qui voyagent

dans ces contrées , et d’un calibre suffisant

pour du plomb ou une balle, n’étaient pas à

l’épreuve de nos morceaux de fer. Des armes / 1

plus fortes seraient non seulement trop pe- santes pour l’homme qui chasse à travers ces pays difficiles à parcourir, mais elles exige- raient aussi, par la largeur de leur canon, le double de munitions des fusils de chasse or- dinaires , ce qui deviendrait un objet trop dispendieux , du moins pour les Indiens.

20. Je voyageai de compagnie avec Matonabbee jusqu’au 20, époque les daims commen- cèrent à devenir si rares, qu’à peine en ap- percevait-on quelques traces; et comme nous 11’étions qu’à très-peu de journées du Fort , Ma- , tonabbee me conseilla de prendre les devants ,

A L’OCEAN NORD. 89

tandis que lui et ses compagnons me suivraient à leur aise. En conséquence , je le quittai le 21 I770,

Novem,

et doublai le pas , suivi d’un des Indiens du

. 21.

Sud et de trois Indiens du Nord. Nous nous

arrêtâmes sur le côté méridional de la rivière Egg pour passer la nuit j mais il se déclara long-temps avant le jour un si violent coup de vent de la partie du Nord-Ouest , accom- pagné de tourbillons de neige , que nous ne primes pas allumer du feu. Cet inconvénient et le défaut de bois assez touffus dans le voi- sinage pour nous abriter, me firent prendre le parti de continuer ma route. Heureusement le vent soufflait de l’arrière , et le mauvais temps ne régnait qu’à la surface de la terre , de sorte que nous découvrions fréquemment la lune et quelquefois les étoiles d’une ma- nière assez distincte pour nous diriger. Nous marchâmes tout le jour avec la tempête , et ce ne fut que sur les dix heures du soir que nous trouvâmes à nous mettre à couvert sous un petit bouquet de bois. Nous avions bien çru entrevoir dans la journée quelques abris

10.

jyyo,

Ko vem

90 VOYAGE

de la même nature , mais la neige tombait si épaisse , que nous ne distinguions pas les objets situés à dix verges de nous. Entre les sept et huit heures du soir, mon chien , qui était une excellente bête , mourut gelé , ce qui m'obligea de tirer son traîneau, dont la charge ne laissait pas que d’être considérable. Nous atteignîmes sur les neuf à dix heures une petite anse , d’où, après un trajet d’environ trois quarts de milles, nous parvînmes sous une grande touffe de saules élevés, nous trouvâmes les débris de deux à trois vieilles tentes. 'Excédés de fatigue comme nous l’étions , nous nous dé- cidâmes à y passer la nuit. Nous cherchâmes en conséquence à nous garantir du mauvais temps , autant du moins que le local et nos matériaux pouvaient le permettre. Notre tra-

vail se réduisit à creuser un trou dans la neige

et à étendre quelques peaux de daims du côté du vent ; mais la tâche la plus difficile fut de faire du feu. Nous réussîmes cependant à en allumer, et les pieus des anciennes tentes nous fournirent amplement de quoi l’entretenir.

mm

A L'OCÉAN NORD, gt

Nous venions de mettre la dernière main à louvrage, lorsque le vent commença à s’ap- ï77°*

. , i.i r ïtovcnî*

paiser et la neige a tourner moins épaisse. Insensiblement, la Lune et V A.urove boréale brillèrent avec éclat, et tout nous annonça le retour du beau temps. Après un excellent sou- per de venaison , dont nous avions une pro- vision suffisante pour nous conduire au Fort , nous tachâmes de prendre un peu de somme!!.

* Le lendemain , le temps étant devenu clair 23*. et beau , quoique très-froid , nous partîmes de bonne heure pour venir coucher dans la partie Sud-Est de la rivière Seal» Noüs eussions fait une plus forte journée si nous n’avions été retardés par des masses de rochers que nous . fûmes obligés de traverser pour éviter- un grand détour. Je remarquerai ici combien nous jouâmes de bonheur en nous arrêtant près de la petite anse , distante à peine de deux à trois milles de ces rochers, desquels nous nous serions difficilement tirés la nuit, si nous n’y eussions pas tous péri , puisque de jour, par un temps fort clair, et nonobstant

92 VOYAGE

<m— «tontes les précautions possibles, nous cou* 1770. rûmes le risque de nous y briser les membres; Novem* et je crois qu’il eût fallu un miracle pour nous en faire sortir sains et saufs daüs l’obscurité.

£20.

Nous eûmes le 24 et le 25 un temps su- perbe, quoique excessivement froid , et nous arrivâmes dans l’après-midi du 25 au Fort du Prince de Galles 9 après une absence de huit mois et vingt-deux jours , et un voyage dont le but avait été manqué.

A L’OCÉAN NORD.

CHAPITRE IV.

Évènements durant notre séjour au Fort du Prince de Galles et pendant la pre- mière partie de ma troisième expédition , jusqu’à notre arrivée à Clowey , nous construisîmes des canots en Mai 1771.

Préparatifs pour notre départ. Refus d’ci- mener avec moi quelques-uns des Indiens employés ci la garde du Fort y mécontente- ment du Gouverneur. Quitté le Fort pour la troisième fois. l\Ies instructions concer- nant cette nouvelle expédition. Rarete de provisions de toute espèce.-- Atteint lesboisy nous tuons quelques daims. Arrivée au Lac des lies. Matonabbee tombe malade. Quelques réflexions à ce sujet. Nous sommes rejoints par le T'este des familles indiennes. Départ du Lac des Iles. Sa

I77°*

Novem.

ft VOYAGE

description. Abondance de daims. Ren- contre d’un Indien etranger. —Changé notre course de V Ouest Nord- Ouest cl V Ouest quart Sud-Ouest. Traversé la rivière Ca- thawhachaga elles lacs Cossed, Snow-Bird et Pike. Ar rivée à une lente d'Incliens oc-

cupés cl traquer des daims. Description de leurs procédés. —Remarques sur celte chasse. -- Rencontre de plusieurs partis d’indiens ; envoyé par l’un (Veux une lettre au Gouvei'- neur du Fort. Nous arrivons cl Tlieîewey- aza-yelh. -- Emploi de notre temps. Fait roule au Nord Norcl-Esl et au Nord. Ar- rivé ci Clowey. Une femme indienne en travail d’enfant. Observations à ce sujet. Usage pratiqué chez les Indiens du Nord en pareille circonstance.

A mon arrivée au Fort, j’informai le Gou- verneur de l’approche de Mcitonabbee. Il ar- riva en efîefc le 23 Novembre. Malgré les périls et les contrariétés de toute espèce que j’avais rencontrés dans le cours de mes deux

A L’OCÉAN NORD. g5

infructueuses entreprises, j’étais si loin d’être découragé , qu’au lieu d’attendre qu’on me J77°* proposât une troisième expédition , j’ofTris de moi-même mes services. Iis furent acceptés d’autant plus volontiers , qu’on pensait que [’expérience que j’avais acquise dans mes pre- miers voyages , et mon courage éprouvé par les difficultés , me rendaient encore plus digne de cette nouvelle expédition.

Matonabbee , à qui je rappelai sa promesse de me servir de guide , me dit qu’il était prêt à l’effectuer ; et avec une liberté et une pu- reté d’expression assez rares parmi les Indiens , il me démontra, non seulement les vices de mes premiers plans de campagne , mais il m’exposa encore le sien. Ce plan , que j’agréai avec empressement, faisait honneur à sa pé- nétration et à son jugement. Les remarques qu’il contenait sur les diverses températures , les saisons et les lieux , prouvaient que Ma- tonabbee était un grand observateur et un

homme en même temps très-propre à préparer

li

gG VOYAGE.

mes succès , ainsi qu’à lever les obstacles qui I77°* pourraient s’opposer à la réussite de mon

Décern. , .

voyage a travers cette affreuse partie du globe.

Matonabbee ayant donc consenti à être mon guide , je commençai à tout préparer pour notre départ ; mais le Gouverneur , M. Northon, occupé dans ce moment à traiter avec un corps considérable d’indiens , ne put me délivrer mes instructions que le 7 Dé- cembre. Je crois devoir dire qu’il insista forte- ment pour que je me fisse encore accompagner de quelques-uns de nos Indiens chasseurs , ses compatriotes , (1) dont il regardait les services

V

(1) M. Northon était Indien, et naquit au Fort du Prince de Galles ; mais il avait résidé neuf ans en An- gleterre , , malgré les frais bornés de son éducation, il ne laissa pas que d’acquérir quelques connaissances en littérature. A son retour à la Baie de Hudson , il s’y livra à tous les vices affreux des Naturels , ses compa- triotes. Il avait à son usage cinq ou six belles In- diennes, et malgré son penchant singulier pour le sexe , il employait jusqu’aux moyens les plus ridicules pour

A L’OCÉAN NORD. 97

comme indispensables pour moi ; mais le peu

d utilité que j’avais retiré des premiers dans W7* mes voyages précédents me porta a refuseï

ceux-ci formellement. Ce refus piqua telle- ment M* Northon , que ni le temps , ni l’ab- sence ne purent l’effacer de son souvenir ; et à mon retour il employa tous les moyens en son pouvoir pour me rendre la vie malheu- reuse. Mais je lui dois la justice de déclarer

empêcher les Européens de se livrer au leur par quelque communication avec les femmes de la Baie. Sa partialité pour tout ce qui tenait à son pays allait jusqu’au point de lui faire témoigner plus d’égards à un cliien de sa nation qu’au premier Officier de sa garnison. Il passait parmi ses malheureux et ignorants compatriotes pour un homme très-instruit en médecine , et il possédait une boîte de poison pour les personnes qui lui refuseraient leurs femmes ou leurs filles.

Avec toutes ces mauvaises qualités, jamais homme ne prêcha plus les bonnes mœurs , la vertu , et sur-tout la continence. C’était toujours sous les couleurs les plus odieuses qu’il représentait le penchant de ses compatriotes à la jalousie et à la vengeance , quand on entreprenait

Il

98 VOYAGE

ici que son ressentiment contre moi ne lui I77°* üt omettre aucunes de dispositions qui pou- vaient contribuer à la réussite d’un voyage en- trepris pour l’utilité publique. Je fus pourvu de munitions et de tous les autres articles demandés par Mcitoncibbee. Je reçus aussi , comme précédemment, un petit assortiment de marchandises pour faire des présents aux Indiens des contrées éloignées.

t

de séduire leurs femmes ou leurs filles. Ces exhorta- tions, ces tableaux présentés par un homme d’une vertu reconnue auraient pu faire quelque impression salu- taire ; mais on ne les écoutait qu’avec indignation de la part d’un violateur déclaré des lois divines et humaines ; on ne les regardait que comme le jargon hypocrite d’un débauché, qui voulait se réserver la jouissance exclusive des femmes.

Ses appartements étaient non seulement commodes, mais encore élégants, et toujours remplis de jolies In- diennes. La nuit arrivée , il fermait toutes les portes et mettait les clefs sous son oreiller, de sorte que le len- demain matin, sa salle à manger , faute d’avoir été rap- propriée , ressemblait exactement à une étable à cochons.

A L’OCÉAN NORD. gg Voici les instructions qui me furent enfin délivrées : U7°-

Décem.

Ordres et Instructions pour M. Samuel Hearrie, chargé d’nne troisième expédition au Nord de la rivière de Churchill , à l’effet de re- chercher un passage au Nord-Ouest , des Mines de cuivre , ou tout autre objet de quelque utilité , soit pour la nation Britan- nique en général , soit pour la Compagnie de la Baie de Hudson en particulier.

Délivrés en Vannée 1770.

A M. SAMUEL HE A R NE. Monsieur,

» Diaprés l’offre que vous avez faite d’entre- 3) prendre une troisième expédition pour aller

Sa jalousie augmentant avec l’âge, il empoisonna un jour deux de ses femmes, qu’il soupçonnait d’accorder

ioo VOYAGE

^ » à la recherche de la rivière de la Mine de *77°'» C uivre , etc. , nous avons engagé à votre LU?m‘ « service Matoncibbae , Chef Indien , qui con- » naît les pays que vous vous proposez de par- courir , et qui a paru désirer de vous servir » de guide. La Compagnie ne possédant ici

leurs faveurs à des jeunes gens. Il était connu générale- ment pour faire la contre-bande j mais elle profita plus aux capitaines qu’à lui -même.

Il mourut d’une inflammation d’entrailles le 29 Dé- cembre 1773. Quoique travaillé de douleurs affreuses, il conserva sa jalousie jusqu’à la fin ; car , quelques mi- nutes avant que d’expirer , voyant un Officier prendre la main d’une de ses femmes qui était assise auprès du feu , il lui cria d’une voix aussi forte que sa situation pouvait le lui permettre : » Dieu me damne si je ne vous » brûle pas la cervelle quand je serai guéri! » Il expira peu de minutes après dans des convulsions dont il est impossible de se faire une idée.

Je proteste que ce portrait que je viens de tracer du caractère et des mœurs de feu M. Moyse. Northon est conforme à la plus exacte vérité,

A L’OCÉAN NORD. 101

o) aucun instrument dont la construction ré- =s j) ponde à celle du Quart.de Cercle que vous I77°* 3) avez eu le malheur de perdre, nous avons Ltccm' 3) donné ordre de vous en fournir un d'Elton,

3) le seul que nous ayons pour des observa- 3) tions sur terre.

3) Le chef Matonabbee et les Indiens de 3) sa suite qu’il a choisis pour votre expédi- 3) tion, ont ordre de vous assister en tout, et 3) de vous conduire à la rivière de la Mine 3) de Cuivre , dont vous commencerez par 3> déterminer la latitude et la longitude. Vous 3) reconnaîtrez son cours , sa profondeur , la 3) situation des Mines de cuivre, etc. Vos pre- 3) mières instructions du 6 Novembre 1769 3) étant suffisamment étendues , nous vous 3) renvoyons à chacune de leurs parties pour 3) en faire la règle de votre conduite dans le » cours de votre voyage.

« Pourvu ainsi que vos compagnons In- » diens de tout ce que nous avens imaginé

102 V O Y A G E

» pouvoir vous être nécessaire, ou du moins 1 7°* » des articles les plus utiles pour un voyage

Décem. 1 , i a

» de la nature du votre, nous vous engageons 3> à partir le plutôt qu’il vous sera possible. 3) Nous comptons sur la promesse qui nous a 3) été faite par votre guide ? de prendre le plus 3) grand soin de vous , et de vous ramener ici 3) sain et sauf, et dans un court espace de 3) temps.

3) Je termine par les vœux les plus sincères 3) pour votre santé et votre prospérité , ainsi 3> que pour la réussite de votre expédition et 3) votre prompt et heureux retour ici. Adieu. »

3) Signé , Moÿse Northon, Gouverneur.

» Datés du Fort du Prince de Galles, le 7 Décembre 1770. »

Je me mis en route le 7 Décembre pour mon troisième voyage. Le temps, eu égard à la saison , fut très-doux pendant quelques jours. La maladie d’une des femmes de Ma- ion abbee nous ayant obligés de ralentir notre

marche ,

A L’OCÉAN NORD. io3

marche, nous ne pûmes arriver que le 13 à la rivière Seal 9 deux Indiens et leurs femmes 1770. nous quittèrent. La part du bagage qu’ils por- -Décem? taient , répartie entre le reste des Indiens , de- I^f vint un surcroît de charge d’autant plus pénible pour ceux-ci > qu ils avaient déjà Pembarras de tirer en traîneau la femme de Matonabbee.

Le gibier de toute espèce étant très-rare , et ignorant le temps qui s’écoulerait avant que nous pussions atteindre un endroit il serait plus commun, mes Indiens hâtaient le pas au- tant que le poids du bagage et les autres cir- constances pouvaient le leur permettre. Nous arrivâmes le 16 à la rivière Egg, Mato- i6P nabbee et le reste de ma troupe avaient dé- posé quelques provisions en allant ,au Fort. Kendus au lieu ils les croyaient parfaite- ment à l’abri des bêtes sauvages , ils eurent la mortification de trouver que quelques-uns de leurs compatriotes , qui venaient de trafiquer avec le Gouverneur, avaient enlevé une grande quantité de chaque article et quelques-uns de

1 r

io4

VOYAGE

leurs outils les plus utiles. Cette perte leur fut 17^0. d’autant plus sensible , qu’elle était accom- Dcxtm. pagn^e de ceqe (je leurs munitions de chasse ; et d'un autre côté , ne s’attendant point à ce triste évènement, ils avaient négligé d’écono- miser le gruau et les autres provisions qu'on leur avait données au Fort, précaution qu’ils auraient eue probablement , s’ils n’avaient pas compté sur leur dépôt. Mes Indiens suppor- tèrent cette perte avec la plus grande rési- gnation ; pas un ne manifesta le moindre res- sentiment contre les auteurs du vol. Le seul effet que cet évènement produisit sur eux fut de leur faire doubler le pas, mesure qui leur paraissait d’une telle importance , que pen- dant quelque temps nous marchâmes depuis le matin jusqu’au soir sans nous arrêter. Mais la brièveté des jours, la pesanteur de nos fardeaux, et quelquefois les mauvais che- mins , nous permettaient rarement de faire journellement plus de seize à dix-huit milles, et il y eut même des jours nous ne les parcourûmes pas.

A L’OCEAN NORD. 10 5

Le 18, en continuant de nous porter Nord - Ouest , nous apperçûmes , dans une 1770.

. . . . Décem.

petite anse qui communique avec la riviere ^ JEgg) un grand nombre de traces de daims qui avaient traversé cette rivière quelques jours auparavant; nous 11e distinguâmes pas de traces plus récentes. Quelques Indiens nous avaient précédés et avaient tué plus de gibier qu’il ne leur en fallait , car nous trou- vâmes dans l’endroit ils avaient dressé leurs tentes d’excellents quartiers de bêtes , qui , quoique insuffisants pour plus d’un repas , nous firent le plus grand plaisir , d’après la détresse que nous éprouvions depuis quelques jours..

Le 19, nous dirigeâmes notre route au Nord 19. quart Nord-Ouest. De l’anse dont je viens de parler , nous ne traversâmes jusqu’au 27 qu’un pays stérile et entièrement dépourvu de gibier.

. Nous avions , il est vrai, atteint le 26 la 26 . tête des bois et découvert quelques daims , dont quatre furent tués par des Indiens de ma

io6

VOYAGE

? troupe ; mais ils l’avaient été à une si grande I77°* distance du lieu nous nous trouvions, qu ils Décem. purent être apportés dans nos tentes que 27. le 27. Les Indiens me proposèrent alors de différer encore d’un jour notre départ , sous prétexte de réparer leurs traîneaux et leurs raquettes ; mais comme ce soin ne les occupa que médiocrement , et qu’ils employèrent la plus grande partie du temps à manger , je conclus que la faim seule les avait déterminés à me demander ce retard. Nous venions de faire un grand jeûne , puisque nous avions ete réduits les trois derniers jours précédents à ne vivre que d’eau de neige. Nos marches forcées et le poids de nos charges avaient , d’un autre côté , contribué à épuiser nos forces. J’av oue que je n’avais jamais si mal célébré la fête de Noël ; et quand je réfléchissais à la pro- fusion et à la délicatesse en même temps qui régnent ce jour-là sur toutes les tables de la chrétienté, je ne pouvais m’empêcher de dé- sirer d’être encore en Europe , n’eut-ce été (pie pour assouvir ma faim du superflu de la

A L’OCEAN NORD. 107

cuisine de quelqu’une de mes connaissances.

Mes Indiens heureusement n’avaient point 177°* perdu courage, et lorsque, après avoir tra- Décem> versé la contrée stérile que nous parcourions , quelques traces de daims se furent offertes à leurs regards 9 ils commencèrent à se flatter que nous n’éprouverions plus la même dé- tresse du reste de l’hiver, et ils me donnèrent l’espoir de rencontrer bientôt beaucoup plus de gibier que nous n’en avions vu depuis notre départ du Fort.

Nous nous remîmes en route le 28 de grand 28. matin, et nous marchâmes à Y Ouest à tra- vers des bois épais et mal venus 9 composés principalement de pins rabougris et de génè- vriers nains , entremêlés çà et , sur-tout au bord des étangs , de petits buissons et de saules. Quelques peupliers peu élevés se montraient parmi les rochers et sur les flancs des hauteurs.

Nous arrivâmes le 30 dans la partie orien- 30*, taie du Lac des Iles , les Indiens tuèrent

108 VOYAGE

deux gros daims mâles ; mais la saison du I77c* rut étant nouvellement écoulée , leur chair ne Decem* puj. jnangeable que pour ceux qui n’avaient pas d’autres provisions. Mcitonabbees e trouva très-incommodé dans la soirée , et je jugeai , par la nature de ses plaintes , que son mal provenait de l’énorme quantité de viande qu’il avait mangée depuis le 27, époque il avait cessé de se bien porter. Ces indispositions sont très-communes parmi les Indiens lorsqu’ils se livrent à leur voracité , et il n’en est pas un alors qui ne mange autant que six hommes d’un bon appétit; mais ils ne veulent jamais convenir qu’on puisse être malade par intem- pérance , et ils disent pour raison que le der- nier des êtres créés sait quand sa faim est appaisée et ne va jamais au-delà. Cette asser- tion , démentie par l’expérience , n’est mise en avant par eux que pour étayer un raisonne- ment absurde; car il n’est pas un Indien, soit du Nord , soit du Sud, qui 11e sache très-bien que l’ours noir qui , par sa grosseur et la délicatesse de sa chair ? peut passer pour un

A L’OCEAN NORD. 109

animal respectable , connaît si peu quand sa - faim est satisfaite, que l’été, lorsque les fruits I77°*

, ,1 Déccm.

sont mûrs, il en avale une telle quantité, que souvent, ou plutôt chaque fois, il est obligé d’en rendre une partie faute de pouvoir tout digérer , après quoi il se remet à manger comme à son ordinaire.

Malgré ces exemples de voracité de la part des Indiens du Nord , iis savent néanmoins supporter la faim avec une résignation qu’il est plus facile d’admirer que d’imiter, ainsi que fobserve très-bien M. Ellis en pariant des Indiens du Sud. J’ai eu plus d’une fois occa- sion de remarquer que ceux du Nord , apres avoir jeûné trois ou quatre jours de suite , étaient aussi gais et aussi dispos que s’ils se fussent imposé eux-mêmes cette abstinence. Quoique exténués par la faim , ils s’interro- geaient et se plaisantaient mutuellement sur leurs dispositions amoureuses. Ces traits de courage servaient puissamment à fortifier le mien , qui , je dois l’avouer , m’eut abandonné

üo VOYAGÉ

1 dans ces occasions , si les Indiens avaient te^ moigné quelque découragement.

Nous nous remîmes en route de bonne heure dans la matinée du 31 , et nous parcourûmes environ quatorze milles à V Ouest sur le Lac des îles , nous établîmes nos tentes pour la nuit. L’indisposition de Matonabbee avait augmenté au point que nous fûmes obligés le tirer en traîneau toute la journée. Ses forces lui permirent heureusement de marcher le len- demain. Nous partîmes , dirigeant notre route à V Ouest et à Y Ouest quart Nord-Ouest. Apres avoir fait environ seize milles sur le Lac , nous arrivâmes à deux tentes ^ le reste des femmes et des enfants de mes guides nous attendait. Leur nombre pouvait s’élever au- dessus de vingt * non compris deux hommes. Ceux-ci n’avaient ni fusils, ni munitions. Leur seule ressource pour fournir à leur subsistance , ainsi qu’à celle des femmes * consistait à at- traper du poisson ou des lapins. Ces derniers étaient rares ; mais le poisson abondait et se

A L’OCÉAN NORD, m

prenait facilement avec le filet ou l’hameçon.

Les poissons pris avec le filet étaient des titte - I77I* megs , des brochets et des barbeaux; l’ha- meçon rapportait des truites , des brochets , des burbuts , et une espèce de petit poisson à qui les Anglais donnent improprement le nom de tanche. Les Indiens du Sud Fappèlent toothed tittemeg , et les Indiens du Nord saint eah. Ce poisson est très-délicat. Il a presque la fermeté de la perche , et est en général très- gras. Sa longueur excède rarement un pied. Il ressemble beaucoup par la forme à un gur- nard , excepté qu’il porte sur le dos une grande et large nageoire , qui ne diffère de celle de la perche qu'en ce qu’elle n’est pas armee de pointes semblables. Ses écailles sont larges et d’un brun de suie. On le préfère bouilli ou grillé avec ses écailles; mais sa peau n’est, pas bonne à manger.

Le capitaine Matonabbee et un autre In- 3, dien se trouvant trop indisposés pour nous suivre, nous nous arrêtâmes toute la journée

1 12

VOYAGE.

au 2 Janvier. Nous partîmes le 3 de grand // * matin , et parcourûmes sept milles environ air

Janvier.

JS/ord-Ouest , dont cinq sur le Lac dont j’ai fait mention plus haut. Après que mes In- diens eurent tué deux daims , nous fîmes halte pour la nuit.

Le milieu du Lac des Iles est par la lati- tude de 60 fl, 40 1 Nord , et le 102e degré , 26 1 de longitude à l’Ouest de Londres. Ce lac peut avoir trente-cinq milles de large dans la partie que nous traversâmes ; mais son étendue est beaucoup plus considérable du Nord-Est au Sud-Ouest. Il est si rempli d'îles voisines les unes des autres, qu’on le prendrait pour un as- semblage de rivières et de canaux. La grande quantité de beaux poissons qu’on y pêche au commencement de l’hiver le rend célèbre parmi les Naturels du pays. Ses bords sont habités en général par les familles des In- diens du Nord qui viènent trafiquer au Fort du Prince de Galles en Octobre et Novembre. Elles y attendent leur retour, fort tranquilles

A L’OCÉAN NORD. n5

Sur leur subsistance , ne fussent-elles pas même approvisionnées de fusils ni de munitions. Lei77T lac est abondamment fourni d’eau par plu-Jarme sieurs petites rivières qui y coulent à son ex- trémité Sud-Ouest , et il se décharge par le moyen d’autres rivières de la même grandeur, dont le cours se dirige au Nord-Est. La prin- cipale se nomme NemCice-a- seepee-a-sish, ou la petite rivière poissonneuse. Une grande partie des îles, ainsi que la terre environnant le Lac , sont couvertes de bois taillis , formes principalement de pins , et entremêlés dans quelques endroits de mélèses et de petits bou- leaux. Le sol , comme celui qui gît au Nord de la rivière Seal, est montagneux et plein de rochers, et quoi qu’aucune des montagnes ne soit bien élevée , il croît à peine quelques arbres' sur leurs sommets , qui , en général , se présentent couverts de neige , au-dessus des - bois existants dans les vallées ou répandus

aux environs.

Après avoir quitté le Lac des Iles , nous

ii4 VOYAGE

2555^: suivîmes notre ancienne route entre Y Ouest et I77I le Nord-Ouest , et nousbornâmes notre marche Jdrmer. ^ tuût 0u neuf milles par jour. Nous avions éprouvé une grande rareté de provisions de 1 6. toute espèce jusqu’au 16 , lorsque les Indiens tuèrent douze daims. Cet heureux incident nous engagea à nous arrêter quoiqu’il fût encore de bonne heure. Voyant qu’il y avait beaucoup de daims dans le voisinage de notre petit camp , nous convînmes tous d’y passer quelques jours pour faire sécher un peu de gibier et le réduire en poudre , de manière à le rendre plus portatif.

22. Nous abattîmes nos tentes le 22, et noua dirigeâmes notre course au quart Nord-Ouest , emportant avec nous une assez grande quan- tité de provisions toutes préparées. Nous ren- contrâmes dans l’après-dîner un Indien étran- ger, aux soins duquel Matonabbee avait confié une de ses femmes. Après avoir fumé quelques pipes avec ses amis , ce qui dura environ une heure , il retourna h sa tente , peu éloignée

A L’OCÉAN NORD. n5

probablement de l’endroit nous nous étions STT?!? arrêtés pour passer la nuit , car la femme de l17l* Matonabbee et deux de ses enfants qui 1 ac-Janv compagnaient? nous joignirent le lendemain matin avant que nous eussions levé nos tentes et fait nos autres préparatifs de départ. C’était, avec leur conducteur , les premiers étrangers qui se fussent offerts à nos regards depuis que nous avions quitté le Fort, quoique nous eus- sions déjà parcouru plusieurs centaines de milles ; preuve certaine que cette partie du pays est peu habitée. Je tiens d ailleurs des Naturels , et j’ai vérifié par moi-même qu’il existe dans cette section du globe de grandes portions de terre incapables de fournir à la subsistance , non seulement de ceux qui vou- draient s’y établir dans quelque saison de l’année que ce fût, mais même des voyageurs qui ne font que les traverser. Il est vrai qup parmi les rivières et les lacs qu’elles renfer- ment , il s’en trouve peu qui soient entière- ment dépourvus de poisson ; mais la crainte de ne pouvoir s’y approvisionner suffisamment

ii 6 VOYAGE

pour quelque temps, fait que les Indiens ne I77r*se reposent pas uniquèment sur cette res- Janvier. gource # d’autant plus qu’ils ont l’exemple d’un grand nombre de leurs compatriotes morts de faim pour j avoir trop compté.

Les daims se montrèrent en telle quantité 23. le 23 , que mes Indiens conçurent l’espoir que si la saison se comportait comme à l’ordinaire* nous ne manquerions point de provisions pen- dant le reste de l’hiver , l’expérience leur ayant d’ailleurs appris que les daims étaient fort abondants dans la direction que nous nous proposions de suivre.

Fév.

3. Nous continuâmes notre routé le 3 de Fé- vrier à V Ouest quart Nord-Ouest et à l’ Ouest Nord-Ouest , et nous rangeâmes d’assez près la tête des bois pour appercevoir au Nord- Ouest les terreins stériles. Les bois tournant à Y Ouest y nous fûmes obligés de marcher à Y Ouest quart Sud-Ouest pour nous maintenir dans leur voisinage, ainsi que dans celui des

A L’OCÉAN NORD. 117

daims. Nous rencontrâmes , chemin faisant , plusieurs Indiens étrangers, dont quelques-uns 1771. se joignirent à nous, tandis que le reste prit rév* dillérentes routes.

Nous traversâmes le 6 le principal bras de 6. la rivière de Cathawhachaga , qui, dans cette partie , peut avoir trois quarts de mille de large. Après avoir marché environ trois milles plus loin , nous arrivâmes sur les bords de Cossecî-ivhoie ou Lac des Perdrix. Comme le jour était très-avancé et fair excessivement froid , nous nous y. arrêtâmes pour passer la nuit.

Nous repartîmes le lendemain de bonne 7. heure et par un temps très-clair. Nous tra- versâmes le lac , dont la largeur , dans l’en- droit de notre passage, est d’environ quatorze milles. Elle est beaucoup plus considérable du Sud Sud-Ouest au Nord Nord-Est. Je ne saurais exprimer l’intensité du froid que nous éprouvâmes dans le cours de la journée. La

1 1 8 VOYAGE

célérité avec laquelle nous traversâmes le lac I77I*est presqu’incroyable ; car, à l’exception de quelques-unes des femmes qui étaient pe- samment chargées, nous ne mîmes pas deux 'heures à faire ce trajet. La plupart des Indiens étaient à demi gelés ; mais aucun d’entr’eux ne fut aussi maltraité qu’une des femmes de JMatonabbee. Le froid saisit tellement la partie inférieure de son corps , que lorsque la cha- leur commença à y renaître, il s’y forma des ampoules aussi larges que des vessies de mou- tons. Les douleurs que la malheureuse éprouva dans cette circonstance furent beaucoup aug- mentées par les rires et les plaisanteries des Indiens , qui lui disaient que cet évènement était une conséquence naturelle de son affec- tation à porter ses vêtements courts. Je dois convenir que je n’étais pas du nombre de ceux qui la plaignaient; car je trouvais qu’elle s’oc- cupait trop de faire voir un joli pied et une jambe fine. En effet, elle n’était couverte que jusqu’aux genoux , costume qui , abstraction faite des lois de la décence peu connues dans

ces

A L’OCÉAN NORD. 119

ces pays , ne s’alliait guère avec la rigueur du froid dans une aussi haute latitude Nord. Je 1771. ne doute pas que les rires des Indiens ne pro- Fér* vinssent de la même réflexion.

Lorsque nous eûmes atteint le bord occi- dental du Lac des Perdrix , nous continuâmes de marcher pendant plusieurs jours vers l’ Ouest quart Sud-Ouest et V Ouest Sud* Ouest. Les daims devinrent si communs , et mes Indiens en tuaient une si grande quantité , que malgré que nous fissions fréquemment des haltes de trois , quatre et cinq jours de suite , pour con- sommer le produit de nos chasses , nous étions obligés d’abandonner en partant une grande quantité d?excellentes viandes , faute de pou- voir les emporter. Cette conduite ne doit point étonner de la part d’un peuple dont la vie errante et les opinions concourent à lui faire envisager tous les évènements comme dépen- dants du hazard. Imprévoyant de sa nature , et incertain s’il repassera jamais dans les mêmes endroits, l’Indien fait main-basse sur tout ce

12

120

VOYAGE

««gsm qu’il rencontre, laissant aux voyageurs qui le

J 77 *• suivront à se pourvoir comme ils pourront.

Je'üv. \

zi. Nous traversâmes le 21 Whole-Ked ivhoie ou la rivière de l’Oiseau de neige . Sa largeur, dans la partie de notre route , peut comporter douze à treize milles ; mais elle est beaucoup plus considérable du Nord au Sud. Comme les daims se montraient en aussi grand nombre que les jours précédents, nous sacrifiâmesbeau- coup de temps à les chasser et à les manger. Il est vrai que , d’après l’avis de Matonabbee , nous n’avions rien de mieux à faire ; car, selon lui , la saison s’opposait entièrement à ce que nous marchassions en ligne directe vers la ri- vière de la Mine de Cuivre. Il m’ajouta que lorsque le printemps serait arrivé , et que le daim commencerait â gagner les terres sté- riles , il répondait , par la route qu’il me ferait prendre , de 111e conduire en peu de temps à cette rivière.

Mars.

2-

Nous nous arrêtâmes le 2 de Mars sur les

121

A L’OCÉAN NORD.

bords de TVhool-dyah* d whoie ou. du Lac des : Brochets , à peu de distance de la rivière 1 77 JDoO“baunt whoie . Nous avions commencé le Mar jour suivant à le traverser , lorsqu’après une 3. course de sept milles nous rencontrâmes une grande tente d’indiens du Nord qui l’habi- taient depuis le commencement de l’hiver , et j vivaient dans l’abondance, au mojen des daims qu’ils traquaient. Voici le procédé que les Indiens emplojent pour cette chasse.

Lorsqu’ils veulent traquer le daim , ils com- mencent par rechercher le sentier le plus nou- vellement battu par un certain nombre de ces animaux. Ils choisissent de préférence les sen- tiers qui traversent un lac , une grande rivière , ou une plaine inculte; mais sur-tout ceux qui avoisinent un bouquet de bois , afin d’en ex- traire les matériaux nécessaires à la construc- tion de leurs traques. Ces traques consistent en une forte clôture de palissades sans aucune régularité, et de l’étendue qu’il plaît aux chas- seurs de leur donner. J’en ai vu quelques-unes

12.

FtdBMM qni n’avaient pas raoins d’un nulle de circon- 377I* férence, et j’ai appris qu’il s’en faisait d’autres Mars' plus considérables. L’entrée n’a pas plus de largeur que celle d’une porte ordinaire , et l’intérieur est si entrecoupé de petits chemins, qu’on le prendrait pour un labyrinthe. On tend à l’ouverture de chacun de ces sentiers un piège , pratiqué avec des courroies de peaux de daims fortement tressées. On attache l’un des bouts à un arbre voisin , et dans le cas il ne s’en trouve pas d’assez fort , on y subs- titue un pieu fixé en terre, et assez solide pour que le daim ne puisse pas l arracher avant que de s’être pris parmi les bois , dont on ala pré- caution de ne couper que ceux jugés néces- saires pour les palissades.

L’enceinte formée , on enfonce une rangée de pieus dans la neige et de chaque côté de la porte d’entrée. Ces pieus s’étendent le long des parties extérieures dudac, de la rivière ou de la plaine , et on a soin de les tenir assez élevés pour que les daims puissent les remarquer.

I 11

A V OCÉAN N OI E ti5

On les place ordinairement à la distance de quinze ou vingt verges les uns des autres , et 1771 de manière à représenter entr’eux les deux Mars* côtés d’un long angle aigu ? qui s’élargit à mesure que les pieus s’éloignent de la porte de l’enceinte éloignement porté quelquefois jusqu’à deux ou trois milles. La route du daim se trouve alors nécessairement au milieu des deux rangées de pieus.

Les Indiens occupés à cette chasse choi- sissent toujours pour l’emplacement de leur tente un site qui domine le sentier principal. Lorsqu’ils y découvrent un daim, hommes, femmes et enfants se glissent le long du lac ou de la rivière , à la faveur des bois. Par- venus près de l’animal , ils se montrent alors à découvert , et marchent vers l’enceinte en formant un croissant. Le pauvre daim , se voyant poursuivi , et prenant les deux rangées- de pieus pour une double haie de chasseurs placés à l’effet de l’empêcher de s’échapper par l’un des côtés , s’élance dans le sentier du

I

1

124 VOYAGE

Œ55 milieu et le parcourt jusqu’à ce qu’il pénètre I771* dans l’enceinte. Les Indiens s’empressent alors Mars* de bouch er l’entrée avec des branches d’arbres, qu’ils ont eu soin de couper et qu’ils tiènent à la main. L’animal ainsi renfermé , les femmes et les enfants montent la garde autour de l’enceinte, pour veiller à ce que le daim ne fasse brèche ou ne saute par dessus les palis- sades. Pendant ce temps les hommes s’occu- pent, à le tuer s’il est pris dans l’un des pièges , ou à le poursuivre à coups de flèches s'il est encore libre.

Cette chasse , si on peut lui donner ce nom , est quelquefois si heureuse , qu’elle suffit à nourrir tout un Hiver des familles entières , dispensées par-là de se déplacer plus d’une ou deux fois dans cette saison. A l’arrivée du Printemps ? les daims et les Indiens se portent simultanément à l’Est, sur les terreins stériles, ainsi désignés dans ces contrées, parce qu’ils ne produisent ni arbres , ni arbustes d’aucune espèce. On n’j rencontre que de la mousse et

A L’OCÉAN NORD. nS

une herbe très-courte. Cette facilite qu ont les - Indiens à se procurer des subsistances dans la 177l°* saison la plus rigoureuse de l’année, est une ressource inappréciable pour lés infirmes et les- vieillards mais elle a l’inconvénient d’habi- tuer à l’inaction ceux qui sont jeunes et se portent bien ; et comme cette partie du Nord est presquentièrement dépourvue: d’animaux à fourrure les Indiens , accoutumés à la pa- resse par cette manière facile de pourvoir à leur existence , en recherchent et ne possèdent aucun objet de traite. Ceux , au contraire, qui s’approvisionnent moins aisément ^travaillent généralement à rassembler dans l’Hiver un assez grand nombre de fourrures pour les échanger contre des munitions et d’autres marchandises de l’Europe , qui les mettent dans le cas de subsister le reste de l’année. Ce sont ces hommes industrieux qui enrichissent la Compagnie de la Baie de Hudson r comme ce sont eux qui procurent au commerce de . Churchill la plus grande partie de ses fourrures.

Mais rien ne prouve autant , suivant moi , la

126 VOYAGE

triste destinée à laquelle l’homme est con-*

Î7'7I* damné ici-bas , que la conduite des malheu-* reux habitants de cette partie du globe. A l’exception des vieillards et des infirmes, des femmes et des entants , et de quelques Indiens moins entreprenants que les autres, le reste répugne à habiter ces contrées , qui leur pré- sentent d’elles-mêmes la nourriture et le vê- tement, parce qu’ils n’y rencontrent point d’a- nimaux dont la fourrure ait quelque valeur. Que gagnent cependant les plus industrieux d’entre eux à ce surcroît de peines et de fatigues ? Les besoins réels de ce peuple sont en petit nombre et peuvent être afsément sa- tisfaits. Une hache , un ciseau pour fendre la. glace 5 une lime et un couteau , suffisent , avec un peu d’industrie , pour les faire vivre commodément. Les Indiens qui désirent au- delà sont toujours les plus malheureux , et se mettent, parce moyen, dans la dépendance de ceux qui bornent toute leur ambition à se procurer le simple nécessaire. Il est vrai que les premiers se croyent dédommagés de cette

A. V OCÉAN N O HD. 127

Espèce de servitude par les égards qu’on leurf^^ témoigne à la Factorerie; mais ils courent I771, aussi souvent risque de mourir de faim , soit en allant , soit en revenant , et le produit de la vente des fourrures dont ^acquisition leur a coûté une année de travaux , suffit à peine ordinairement pour les faire subsister l’année suivante , et leur faciliter les moyens de s’ap- provisionner de nouvelles fourrures , tandis que les derniers , qu’ils affectent de mépriser pour leur inaction , vivent généralement dans un état d’aisance , exempts de troubles et de périls , et Conséquemment plus heureux et plus indépendants. Il faut convenir aussi qu’ils possèdent un plus grand dégré de philosophie , puisqu’ils s’abstiènent de courir après ce qu’ils peuvent se procurer sans peine. Le daim qu’ils tuent leur fournit de quoi se nourrir et se vêtir suivant la saison, et il serait en vérité bien malheureux qu’ils ne rassemblassent pas au bout de deux ou trois ans assez de fourrures pour acquérir une hache et les autres instru- ments tranchants qui leur sont nécessaires.

1.28 VOYAGE

Au surplus , les Indiens qui négligent de se procurer des fourrures ont, en général, la fa- cilité de pourvoir à ce qui leur manque, par des échanges de provisions et de peaux tra- vaillées , avec ceux de leurs compatriotes qui sont plus industrieux.

Il est , sans contredit , du devoir de chaeun des serviteurs de la Compagnie d’encourager l’esprit d’industrie parmi les Indiens , et d’em- ployer tous les moyens en son pouvoir pour les amener à apporter des fourrures et autres objets de traite , sous l’assurance de recevoir un bon prix et d’être payés comptant de tout ce qu’ils apporteront au Fort. Ce devoir, je puis le dire, a fait constamment le sujet de toute mon attention ; mais je suis obligé en même temps de déclarer que les pauvres In- diens ne retirent aucun bénéfice réel de ce commerce, étant prouvé , par le fait, que ceux d’entre eux qui n’ont aucun rapport avec les Factoreries sont aussi les plus heureux. Comme l’unique but de ceux-ci est de se

A L’OCÉAN NORD. 129

procurer une subsistance facile et assurée , ils p - s’en tiènent à Texpédient le plus abrégé pour 1 77 1 * y parvenir, qui est de suivre le daim dans ses différentes émigrations. Ils se trouvent par-là rarement exposés à souffrir de la famine , dont les Indiens qui font annuellement la traite , n’éprouvent que trop fréquemment les hor- reurs. Il est vrai que parmi ce peuple, dont je décris ici les usages , il est peu d’individus qui n’ayent visité , au moins une fois dans leur vie, le Fort du Prince de Galles; mais les obstacles et les dangers éprouvés par la plu- part d’entre eux dans ce voyage , laissent une telle impression dans leur esprit , que rien ne peut les engager à retourner à la Facto- rerie. Au reste , il n’est point de l’intérêt de la Compagnie que ces visites se répètent au- delà d’une fois tous les deux ou trois ans , les Indiens exigeant chaque fois autant d’ins- truments de fer qu’on en donne ordinaire-

e

ment pour trois ou quatre peaux de castors , sans compter qu’ils dérobent, trafic faisant, pour trois fois la valeur des fourrures qu’ils

i5o VOYAGÉ.

apportent. Il importerait donc à la Compagnie I77I* que les traiteurs qui se rendent tous les ans au jbort rassemblassent toutes ces petites quan- tités de fourrures pour venir les vendre en leur nom , au lieu d’attirer ces bandes de voleurs, dont les fourrures défrayent à peine des vivres qu’ils consomment pendant leur séjour à la Factorerie.

J’ai souvent entendu observer que les In-* diens occupés à traquer le daim recueillaient, dans le cours d’un hiver , assez de peaux pour fournir un nombre considérable d’acheteurs 5 mais il est de fait , quoique ceux-ci l'ignorent, que les peaux de daims dans cette saison ont peu ou point de valeur , tant à cause de leur peu d’épaisseur , que parce qu’elles sont pleines de petits insectes. Mais fussent- elles d’une qualité moins inférieure , la grande dis- tance qui se trouve entre les établissements de ces Indiens chasseurs et les Factoreries de la Compagnie, présente une barrière insur- montable aux Naturels du pays qui font le

A L’OCÉAN NORD. i3i

trafic de ces peaux. La même observation peut ; s’appliquer à tous les autres Indiens du Nord p dont le commerce annuel consiste uniquement en venaison. La difficulté des communications par terre dans Thiver, et par eau dans l’été , s’oppose à ce qu’ils apportent beaucoup de peaux de daims au marché, quoique la Com- pagnie ne leur épargne point les encourage- ments.

Nous ne nous arrêtâmes qu’une nuit avec les Indiens que nous avions rencontrés sur le lac Pike , et nous nous remîmes en route dans la matinée du 4 , pour achever de traverser ce lac. Mais quoique le temps fût beau et que le lac n’eût pas plus de vingt-sept milles de large dans l’endroit nous le traversâmes , les Indiens perdirent un temps si considérable au jeu , que nous ne pûmes arriver que le 7 à son extrémité occidentale. Pendant tout le temps que nous mîmes à le traverser , nous trouvâmes un abri chaque nuit sur des pointes de terre ou sur des îles. Le 3 ? nous fîmes

I77I*

Mars.

4-

7*

8.

Mars.

i3a VOYAGE

pg*”*8” une légère halte à Y Est Nord-Est de la hau- 1 “7 1 teur de 1 Black Bear , ( TOurs noir) les Indiens tuèrent deux daims , les premiers que nous eussions apperçus depuis dix jours , pendant lesquels heureusement nous n’avions éprouvé aucun besoin , nous trouvant pour- vus abondamment de viandes séchees et de graisse. Le 9 , nous marchâmes à Y Ouest , et bientôt nous découvrîmes des troupeaux de daims aussi nombreux que ceux que nous avions rencontrés jusque-là , découverte qui ne fit qu’améliorer notre situation. D’un autre côté , à mesure que nous approchions du prin- temps , la rigueur de l’hiver diminuait natu- rellement , et nous jouissions par intervalles d’un temps très-doux , quoique jamais assez chaud pour opérer un dégel , si ce n’est dans les endroits exposés au Midi et garantis des vents froids.

19. En reprenant le 19 notre route à Y Ouest et à Y Ouest quart Sud , nous distinguâmes plu- sieurs sentiers frayés, et après avoir suivi le

I

A L’OCÉAN NORD. iS3

principal , nous arrivâmes le soir à cinq tentes d’indiens du Nord, qui y avaient résidé une1??1* grande partie de l’hiver pour traquer le daim. IVIars' Il paraissait que l’emplacement , à l’instar de beaucoup d’autres, avait servi plus d’une fois au même usage ; car on ne saurait se figurer la quantité de bois de chauffage et de cons- truction qu’on avait abattu. Le temps devint 20. si mauvais avant le jour , et la tempête aug- menta avec une telle violence , que nous ne pûmes nous mettre en route de plusieurs jours. Apprenant que quelques-uns des Indiens que nous avions trouvés dans les tentes comptaient se rendre l’été suivant au Fort du Prince de Galles , je profitai de cette occasion pour écrire au Gouverneur de ce Fort , conformé- ment à la teneur de mes instructions. Comme le temps que nous éprouvions s’opposait à ce que je fisse quelques observations , j’estimai , d’après uneAvaluation des distances que nous avions parcourues depuis mes dernières , que notre latitude était de 61 d , 30 1 Nord, et notre longitude d’environ 19 d? 60 1 à Y Ouest

i34 VOYAGE

gageas de la rivière de Churchill. Cette remarque, i^7r- ainsi que quelques détails sur la manière dont ]'Iars' lesJndiens se comportaient envers moi , et un exposé de mon opinion concernant la réussite de mon entreprise , formaient le contenu de ma lettre.

23. Le temps devenu beau et modéré nous per- mit de continuer notre voyage. Le jour suivant, 26. ainsi que le 26 , nous rencontrâmes plusieurs tentes d’indiens du Nord , occupés , comme les précéden ts , à traquer des daims. Quelques- uns d’entre eux , mécontents de leur peu de succès , et qui avaient des parents ou des amis parmi nous, se joignirent à notre troupe et nous accompagnèrent à V Ouest. Quoique les daims ne gardassent plus entr’eux un ordre assez régulier de marche pour permettre aux Indiens de les traquer, ils se présentaient ce- pendant dans leur dispersion en nombre si considérable , que mes compagnons en tuaient avec leurs fusils autant qu’ils voulaient.

A L’OCÉAN NORD. i35

Nous nous dirigeâmes encore à V Ouest et^^^ ï Ouest quart Sud , et nous atteignîmes le 8r77i- un petit lac nommé Tkelewey-aza-yeth. Je AvriL n7ai pu savoir pourquoi on lui a donné ce ^ nom , car Thelewey-aza-yeth signifie V émi- nence du petit Poisson , probablement à cause cPune grande élévation située sur une longue pointe de terre qui se trouve près l’extrémité occidentale du lac. Nous établîmes nos tentes sur une île , et les Indiens remarquant que les daims y étaient très-nombreux, se déci- dèrent à y séjourner quelque temps, afin de nous approvisionner; car ils savaientque dans cette saison de Tannée les daims se retiraient vers les terres stériles , et nous proposant de marcher directement au Nord , il était incer-* tain que nous en rencontrassions désormais. Comme plusieurs Indiens s’étaient joints à nous pendant l hiver , nos tentes s’élevaient alors a sept , et le nombre des personnes qui les remplissaient à soixante et dix.

D’après la résolution des Indiens , nous

1 VOYAGE

restâmes dix jours à Thelewey-azci-yeth . Mes compagnons s’occupèrent pendant ce temps, lorsqu’ils ne chassaient pas , à préparer des pieus de bouleau d’environ un pouce et quart d’épaisseur , et de sept à huit pieds de long. Ces pieus servent pour les tentes l’été , quand on traverse les terres stériles, et aux approches de l’automne , on les convertit en raquettes pour Eh i ver. Mes Indiens s’occupèrent aussi v à rassembler des écorces de bouleau et tout le boismécessaire pour construire des canots ; mais commeils ne devaient êtremis en chantier qu a

notre arrivée à Clmvey , éloigné encore de plu- sieurs milles , on dégrossit d’avance le bois pour le rendre plus susceptible de transport.

Quant à moi , mon travail se réduisait à faire des observations pour déterminer la la- titude , à rédiger mon Journal et ma Carte. Je trouvai que la latitude du lieu nos tentes étaient fixées correspondait à 61 d , 30 * ^orc^ 5 et sa longitude à 19 d à Y Ouest du Fort du Prince de Galles.

A L’OCÉAN NORD. i3y

Munis d’une bonne quantité de provisions

sèches et des matériaux nécessaires pour cons- 1771 truiredes canots , matériaux dont la plus grande Avn1' partie était déjà travaillée, nous nous mîmes en route le 18, et après avoir parcouru neuf id* à dix milles au Nord Nord-Ouest , nous arri- vâmes à une tente d’indiens du Nord, établie sur le côté septentrional de la rivière Thele- ivey-aza . Matonabbee fit l’acquisition d’une nouvelle femme parmi ces Indiens , de sorte qu’il se trouvait n’en avoir pas moins de sept , qui toutes avaient l’air de bons grenadiers. Il s’enorgueillissait lui-même de la taille et de la force de ses femmes , répétant souvent qu?on en trouverait peu qui fussent susceptibles de porter ou de tirer d’aussi lourds fardeaux , et que, malgré qu’elles eussent des formes très- males, il les préférait cependant à celles qui joignaient à des traits plus délicats , une taille moins élevée. Dans un pays comme celui-ci , la force du corps, qu’exigent des travaux excessifs , est la première chose que l’on re- cherche dans les unions , et les plus doux

13

d*

i38 VOYAGE

■z*nB2!sa plaisirs de la vie conjugale ne sont considérés 1771. que comme des objets -secondaires , ce choix Avril* de Mcitoncibbee paraît sans doute plausible ; mais si tous les Indiens partageaient son goût , que deviendraient la plupart des femmes de ces contrées , qui , en général , sont petites , et dont un grand nombre présente une com- pîexion très-délicate, sans néanmoins avoir des traits bien réguliers, et un vrai caractère de beauté? A envisager ces Indiemies en général, je ne connais point de nations les femmes soient plus dépourvues de beauté , quoiqu’il s’en trouve cependant parmi les premières quelques-unes d’assez jolies lorsqu’elles sont jeunes; mais les soins domestiques, joints k des travaux continuels et pénibles , leur en- lèvent tous leurs agréments avant trente ans, et les autres , à cet âge , sont de parfaits an- tidotes contre l’amour et la galanterie. Heu- reusement pour ces Indiennes , elles n’en pa- raissent pas moins belles aux jeux de leurs maris, ce qui prouve qu’il 11’j a aucune règle fixe pour juger de la beauté. Demandez a un

A L’OCÉAN NORD. i3g

Indien du Nord en quoi elle consiste? il vous répondra qu’une figure large et plate, de petits I77ïi veux , des joues creuses, trois ou quatre traits AvnI* noirs à travers chacune d’elles, un front bas, \ un grand menton , un nez gros et recourbé , une peau basanée , et une gorge pendante , constituent la véritable beauté. Ces agréments augmentent bien de prix aux jeux des Jn- diens , lorsque celles qui les possèdent sont capables de préparer toutes sortes de peaux ^ d’en former des habits , de porter un poids de cent douze à cent quarante livres en été, ou d’en tirer un plus lourd en hiver; et c’est à quoi se réduisent , en général, les occupa- tions des femmes Indiennes. Quant à leur ré- signation , elle leur coûte peu de sacrifices ; car les hommes se comportent vis-à-vis d’elles avec cette bienveillance qui accompagne les caractères les plus doux et les plus obligeants; ainsi, la complaisance du mari tend à tem- pérer pour la femme l’austérité de ses devoirs.

Eu général , les Indiens tiènent leurs femmes à une grande distance d’eux , et on peut juger

1 4 O

VOYAGE

rvæœn Je ropinion qu'ils en ont par l’usage ils *77I#sont de s’en faire servir à table, ce qui pa- Avu1' raîtràit très-humiliant à une femme d’Europe , quoique , chez ces Indiens , ce service soit une marque de distinction pour celles qui le rem- plissent. J’observerai encore que lorsque les hommes ont tué quelque bête-fauve , sont toujours les femmes qui sont chargées de l’ap- porter à la tente, de l’ouvrir , de la dépecer, d’en faire sécher les chairs et de les réduire en poudre, etc. Faut-il préparer quelque mets, ce sont encore les femmes qui le font cuire , et lorsqu’il est prêt, les femmes et les filles des plus grands Capitaines du pays ne sont servies qu’a près que tous les hommes, même ceux attachés en qualité de domestiques, ont pris ce qui leur convient ; et il arrive souvent dans les temps de disette qu’il ne reste rien pour les femmes. Il est probable néanmoins que celles-ci mettent quelque chose en ré- serve ; mais elles doivent le faire avec beau- coup de précaution , car de resserrer des pro- visions serait réputé , en pareille circonstance ,

A L’OCÉAN NORD. i4i

un crime d’état, et exposerait ces femmes a de très-mauvais traitements. Si ces soustrac- I77r* tions avaient lieu de la part d’une femme qui A, ul* n’aurait aucune excuse , comme celle de la jeunesse ou de l’inexpérience , elle resterait entachée dans l’esprit des hommes ? et peu d’entr’eux voudraient la choisir pour femme.

La quantité de jeunes bois de bouleaux qui se trouvaient sur les bords de la rivière de Tlieleivey - aza , nous engagea à y passer quelques jours, pour finir de nous approvi- sionner des matériaux nécessaires, soit pour la construction de nos canots , soit pour nos autres besoins dans notre excursion l’été à travers les plaines stériles. Le 20 , Matonabbee 20. fit prendre les devants à l’un de ses frères et à quelques autres Indiens , munis d’écorces de bouleaux et de bois déjà dégrossis , avec ordre de se rendre à un petit lac , appelé Clowey , et situé dans le voisinage des terres stériles. Il leur enjoignit en même temps de travailler en toute diligence à la construction

h

1

i4a V O Y A G E

de quelques canots , afin qu’ils pussent être

Ayant achevé de préparer la quantité de bois jugée nécessaire par les Indiens, et ayant augmenté notre provision de viandes sèchesf et de graisse, nous fixâmes le zi pour le jour de notre départ ; mais une des femmes se trouvant surprise parles douleurs de l’enfante- ment , accident assez rare parmi les Indiennes , nous fûmes obligés de rester deux jours de plus. Aussi-tôt que cette pauvre femme fût délivrée, ce qui ne lui arriva qu’après avoir souffert pendant près de cinquante-deux heures tout ce qu’on éprouve en pareil cas , le signal du départ fut donné , et la malheureuse créa- ture , prenant son enfant sur son dos , se mit en marche avec le reste de la troupe. Quoique l’un de nous se fût chargé par humanité de tirer son traîneau pendant l’espace d’un jour seulement, elle était encore obligée de porter, outre son enfant, un fardeau considérable, enfonçant quelquefois dans l’eau et dans la

À L’OCEAN NORD. i43

neige jusqu’aux genoux. Ses regards , indépen-^Sï? damment de ses gémissements témoignaient I77I* assez tout ce qu’elle souffrait , et quoique j’eusse de l’aversion pour cette femme , sa position fit une telle impression sur moi , que je crois n’avoir jamais éprouvé plus d’intérêt pour aucune personne de son sexe. Ses plaintes me déchiraient le cœur , et me rendaient d’au- tant plus malheureux, qu’il n’était pas en mon pouvoir de la soulager.

Lorsqu’une Indienne du Nord est en mal d’enfant, on dresse pour elle une petite tente 7 à une distance qui ne permette pas à ses cris d’arriver jusqu'aux autres tentes. Elle est vi- sitée continuellement par les personnes de son sexe ; mais , à l’exception des petits garçons à la mamelle , nul homme n’a accès auprès d’elle. Il est bien affligeant pour l’humanité que ce peuple ne cherche point à s’aider mu- tuellement clans ces occasions , ni même dans d’autres circonstances critiques. La décence entre pour quelque chose dans cet usage \

mais il paraît devoir son origine à l’opinion sont les Indiens que la nature n’a jamais besoin d’aide. Quand je les informai des se- cours que les Européennes retiraient en pareil cas de l’habileté et des soins de nos sages- femmes , ils m’écoutèrent avec le plus grand mépris, et me répondirent d’un ton ironique, que les dos bossus , les jambes tortues et les autres difformités que L’on remarquait si fré- quemment parmi les Anglais , provenaient sans contredit de la gi'ande adresse de ces femmes qui les introduisaient au monde , ainsi que de la tendresse extraordinaire de leurs nourrices .

Après qu’une Indienne du Nord est accou- chée, elle est réputée immonde pour un mois1 ou six semaines. Elle reste pendant tout ce temps dans une petite tente placée à quelque distance des autres, et elle n’a pour com- pagnie qu’une femme ou deux , sans que le père puisse voir son enfant. Le motif, selon eux , de cette privation , est que les enfants

À L’OCEAN NORD. i4 5

cil venant au monde sont quelquefois si hi-

deux, les uns ayant une grosse tête avec peu I77l

, Avril.

de cheveux , et les autres présentant une tres- grande pâleur , causée par les travaux de l’ac- couchement, qu’il serait à craindre que le père ne conçût à cette vue pour son enfant un dégoût qu’il ne pourrait plus vaincre par la suite.

Les noms des enfants leur sont donnes par le père et la mère, ou la famille. Ceux des garçons sont très-variés, et tiènent générale- ment à des dénominations de lieu , de saison ou d’animaux. Les noms des filles dérivent principalement de quelques-unes des parties du corps ou des propriétés de l’hirondelle. On les appèle Hirondelle- Blanche , Hirondelle- Noire , Hirondelle^ Été , Tête-d’ Hirondelle , Pied - d’ Hirondelle , Cœur - d3 Hirondelle , Queue-d’ Hirondelle y etc. (i)

(1) Matonabbee avait huit femmes et elles s’appelaient toutes Hirondelles.

1 46 VOYAGE

Ee 23 , comme je Fai déjà dit plus haut , J77r nous nous remîmes en route, en nous dirigeant droit au Nord; mais le temps 9 en général , fut si chaud , et la grande quantité de neiges fondues rendait notre marche en raquettes et Mai. notre tirage si pénibles , que nous ne pûmes 3- arriver que le 3 Mai à Clowey , quoiqu’il n’y ait pas plus de quatre-vingt-cinq milles entre ce lac et Theletvey - aza-yeth. Nous traver- sâmes, chemin faisant, partie de deux autres petits lacs , nommés l’un Tittameg , et l’autre Scartack. Aucun d’eux n’offre rien de remar- quable , si ce n’est qu’ils sont tous les deux très-poissonneux.

A L’OCÉAN NORD. i47

CHAPITRE V.

Évènementspendant notre séjour à Clowcy et durant le cours de notre voyage jus- qu’à notre arrivée à la rivière de la Mine de Cuivre.

Plusieurs Indiens étrangers se réunissent à nous. Construction de canots. Leur des- cription , et la manière de s3 en servir. Visite de plus de deux cents Indiens de différentes tribus. Départ du lac Ciowe}r. Nous apprenons que Keelsliies est dans notre voisinage. Envoyé vers lui deux jeunes Indiens pour m3 apporter mes lettres et quelques effets. Notre arrivée au lac Peshew; traversé une partie du lac , et fait allumer de grands feux. Une des femmes de Matonabbee le quitte. Remarques sur les Naturels. Keelsliies nous joint et me

i48 VOYAGE.

remet mes lettres , après avoir disposé de mes effets. --Un Indien du Nord demande à Matonabbee de lui céder une de ses femmes ; querelle entr’eux qui me fait craindre pour le succès de mon entreprise. Achevé de ' traverser le lac Peshew, et pris les arran- gements nécessaires pour la suite de mon voyage. Beaucoup d'indiens se joignent aux miens j dans l'intention d'aller faire la guerre aux Esquimaux de la Rivière de Cuivre. Préparatifs à ce sujet , pendant notre séjour à Clowey. Continué notre voyage au Nord. Particularités de la roule.— Traversé le lac Cogead sur la glace. Be soleil se montre toute la nuit. Ar- rivée à Conge-Cathawhachaga. Rencontre de plusieurs Indiens de la Rivière de Cuivre. -- B vènements pendant notre séjour à Conge- Catliawhachaga. P oursuivi notre route. Temps affreux. Arrivée au pied de mon- tagnes garnies de rochers. Remarques sur ces montagnes. Traversé une partie du lac Buffalo sur la glace. Apperçu beau- coup de bœufs à musc. Peur description .

A L’OCÉAN NORD. i4g

Allé visiter avec quelques Indiens des^^B hauteurs servant de retraite à des ours gris. 1771

Rencontre d’un Chef Indien , nommé Mai- Oule-eye accompagné de sa famille et de quelques Indiens de la Rivière de Cuivre.

Leur conduite envers moi. Notre ar- rivée à la rivière de la Mine de Cuivre.

Le lac Clowey n’a pas plus de douze milles dans sa plus grande largeur. Une petite rivière qui s’y jète à Y Ouest, communique, suivant les Indiens , au lac Athapuscow.

A notre arrivée le 3 Mai à Clowey , nous trouvâmes que le frt*re du Capitaine et les autres Indiens à qui nous avions fait prendre les devants avec lui , de la rivière de The- lewey-aza , ne nous y avaient précédés que de deux jours seulement. Cet intervalle était trop court , pour que la construction du canot dont ils avaient emporté avec eux le plan eût fait quelque progrès. Nous fûmes joints le

^i5o VOYAGE

même jour par plusieurs autres Indiens , qui 1771. venaient aussi avec le projet de construire des Mai- canots. Quelques-uns de ces Indiens avaient résidé tout l’hiver à quatre ou cinq milles dans le Sud-Est de ce lac. Ils s’étaient procuré une grande abandance de gibier, en traquant le daim de la manière déjà décrite.

Immédiatement après notre arrivée à Clo- wey , les Indiens commencèrent à construire leurs canots; mais ce travail, demandant un temps cliaud et sec que nous étions bien loin d’éprouver , les canots appartenants à ma 18. troupe ne purent être achevés que le 18 Mai. Nous comptions nous mettre en route le 19 , lorsque, le canot de M&toncibbee ayant reçu quelques dommages qui demandaient un jour pour être réparés , nous fûmes obligés de 20. différer notre départ jusqu’au 20.

Ces cancrts , quoique faits des mêmes ma- tériaux que ceux des Indiens du Sud , en diffèrent cependant par leur forme et leur

construction.

A L’OCEAN NORD. i5i

construction. Ils sont beaucoup plus petits et plus légers, et quoique cl’un travail très- 1771. simple et peu solide , ils sont néanmoins les Mai* meilleurs qui ayent pu être imaginés pour l’usage de ces pauvres Indiens , obligés sou- vent de les porter pendant l’espace de cent et quelquefois de cent cinquante milles, avant de trouver à s’en servir. Le principal mé- rite de ces petits bâtiments consiste dans la facilité qu’ils offrent pour traverser des ri- vières non guéables. 11 faut convenir aussi que les Indiens s’en servent quelquefois avec beaucoup d’utilité pour poursuivre le daim , traverser les lacs dans leurs parties les moins larges , ainsi que pour tuer des cignes , des ores , des canards , etc., dans le temps de la mue* Les outils qu’emploient les Indiens , soit pour construire leurs canots , soit pour faire leurs raquettes , ou tout autre ouvrage en bois, sont une hache, un couteau, une lime et une alêne. Ils les manient si adroite- ment, que tout ce qu’ils exécutent présente un fini que le plus habile méchanicien ne

T4

VOYAGE

saurait surpasser avec tous les meilleurs ins-

I77I* truments

Les canots des Indiens du Nord ressemblent un peu par la forme à la navette d’un tisse- raud , avant le fond plat, les côtés droits, et les extrémités en pointe. L’arrière est tou- jours beaucoup plus large que l’avant , comme destiné généralement à contenir le bagage, et à être occupé quelquefois par une seconde personne , étendue tout de son long au fond du canot. L’homme et le bagage traversent ainsi les rivières et les parties les moins larges des lacs au moj7en de ces petits bâtiments, qui excèdent rarement la longueur de douze à treize pieds , et ont vingt pouces à deux pieds dans- leur plus grande largeur. L’avant de ces canots est allongé et étroit ; il est re- couvert d’écorces de bouleau, ce qui ajoute considérablement au poids, sans rien ajouter à la commodité. En général , les Indiens du Nord ne se servent que d’une seule pagaie , quoique quelques-uns en ayent une seconde

A L’OCÉAN NORD. i53

comme les Esquimaux ; mais rarement cette^^S dernière est elle employée , si ce ifest pour1??1' assommer le daim au passage des rivières et Mai* des lacs étroits, (r)

Pendant notre séjour à Clowey , nous fûmes joints par plus de deux cents Indiens, dont la

(i) Voyez la Planche IV , la figure A représente le fond d’un canot , la figure B , l’avant ; la figure C offre la forme entière d’un de ces canots , avant qu’il ne soit recouvert d’écorces ; il est représenté sur son chantier : la figure D indique un assemblage de couples mis à sécher : la figure E est celle d’un canot achevé : la figure F représente une des pagaies de ces Indiens : la figure G, une lance avec laquelle ils percent le daim ; et la figure H , la manière dont ils portent leurs canots.

Les chiffres suivants de la figure C , répondent aux différentes parties du canot: . l’étrave; 2°. l’étam- bord ; 3°. deux pieus fourchus, supportant l’étrave et l’étambord ; 4°. les plats-bords ; 5°. de petites tringles placées entre les couples et les écorces de bouleau qui les recouvrent ; 6°. les couples ; 70. la carlingue ; 8°. pierres servant à assujetir la carène , jusqu’à ce que les côtés soient montés.

IA.

i54 VOYAGE

S"** plupart venaient pour construire des canots.

77r-Me trouvant sous la protection d’un Chef,

Ma1, aucun d’eux ne chercha à me troubler, ni à ni importuner de demandes. Je devais cela probablement à l’attention qu’avait eue Ma- toncibbee de les informer de ma véritable si- tuation, dans L quelle, loin d’avoir a donner, je n’avais pas meme tout ce qui m’était né- cessaire. Le peu qui me restait de marchan- dises , je le réservais pour les Indiens de la rivière de Cuivre et de la côte de Chien , qui ne visitent jamais les Factoreries de la Com- pagnie. La distribution de tabac, néanmoins, allait toujours son train , car il ne nous arri- vait pas d’Indien de quelque considération qui ne s’attendît à recevoir la valeur de quelques pipes , et rarement il m’était possible de laisser partir ces étrangers sans leur donner quelques pouces de tabac, (i) Ces libéralités , jointes à

(i) Le tabac qu’on prend dans la Baie de Hudson est celui du Brésil , qui , par la réunion de plusieurs feuilles tressées comme une corde d’un pouce de diamètre, forme

A L’OCÉAN NORD. i55

celles que j’étais obligé de faire continuelle- ment à mes Indiens , avaient diminué telle- ment ma provision , que , quoique très-peu avancé dans mon expédition , il ne m’en res- tait plus que la moitié. La poudre et le plomb étaient aussi deux articles que convoitaient ardemment la plupart des Indiens que nous rencontrions, et, en général, mon guide Ma- tonabbee ne leur en laissait pas manquer ; mais je dois la justice à cet Indien de dé- clarer que la poudre et le plomb quhl distri- buait aussi généreusement lui appartenaient, pour les avoir achetés à la Factorerie. Il y avait échangé, à ma connaissance, cent cin- quante peaux de martinet pour de la poudre , sans copipfer un grand nombre de peaux de castor et d’autres fourrures , qui lui furent payées en plomb , balles , outils de fer et tabac qu’il se proposait de répartir à ses com- patriotes , et il lui en avait été donné à notre

1771.

Mai.

de très-grands rouleaux, que l’on distribue par pouce aux Naturels.

n

i56 VOYAGE

départ la quantité qu’il avait estimée néces-

77£-saire pour tout le temps de notre vojage.

Mai.

20. Le canot de ce Chef se trouvant réparé , nous quittâmes Clowey et nous marchâmes vers le Nord. Nous fûmes joints dans la ma- tinée par une petite troupe d’étrangers, qui informèrent, mon guide que le capitaine Keel- shies se trouvait à une journée de nous vers le Sud. Keelshies était l homme par qui j’avais envoyé de CathcHvhackaga une lettre au Fort du Prince de Galles , dans les premiers jours de Juillet 1770. Peu de temps après, ayant eu le malheur de rompre mon quart de Cercle , je fus obligé de retourner pour la seconde fois au Fort, et quoique j eusse découvert, che- min faisant, beaucoup de feux et parlé à plu* sieurs Indiens , nous traversâmes, Keelshies et moi, les terreins stériles, sans pouvoir nous rencontrer , et c’était pour la première fois , depuis cette époque , que j’entendais parler de lui.

Comme Matonabhee désirait que j’eusse

mes lettres, ainsi que les marchandises q.ue2=s j’avais demandées, il dépêcha deux jeunes T77I* Indiens pour aller les chercher. Nous conti- Ma>* nuâmes notre route vers le Nord, et le jour 21. suivant nous apperçûmes à l’Est, du côté des terreins stériles , une fumée considérable , que nous attribuâmes au passage de quelques partis d’indiens qui se rendaient au Fort du Prince de Galles avec des fourrures et autres objets de traite.

Le 22 et le 23, nous suivîmes notre direc- 22 tion au Nord , parcourant quatorze à quinze et milles par jour. Dans la soirée du 23 , nous °* étions hors des bois , et nous pénétrâmes sur les terres stériles. Le même soir, les deux jeunes Indiens qui avaient été chercher mes lettres revinrent, et me dirent que Keelshies avait promis de nous joindre sous peu de jours et de me remettre lui-même les objets dont il était chargé pour moi.

La pluie qui tomba le 24 ne nous permit

158 y O Y A G E. issa de faire qu’environ sept milles; faute d’arbres 1 77 I* pour nous abriter , nous nous déterminâmes à

Mai. ,

dresser nos tentes. Bien nous en prit; car aux approches de la nuit , le temps devint excessi- vement mauvais , et fut accompagné de forts éclairs, de grands coups de tonnerre, et d’une pluie considérable , à laquelle se joignait un vent de Sud-Ouest très-violent. Au jour , le vent tourna au Nord-Ouest , et la tempéra- ture devint extrêmement froide. Nous avions 25. parcouru le 25 environ huit milles, lorsque nous fûmes obligés de nous arrêter, étant presque transis de froid. Nous trouvâmes , comme la veille , quelques morceaux de bois ? qui nous servirent à faire un peu de feu. (i)

(i) J’ai observé dans les différents voyages que j’ai faits dans ces contrées , qu’au Nord de la rivière Seal la lisière des bois est couverte de vieux morceaux de bois secs et d’arbres abattus par le vent , la plupart de l’es- pèce qu’on appèle ici genévriers , et rarement d’une force considérable. On en rencontre quelquefois à la distance de vingt milles des bois debout, et même à des distances beaucoup plus grandes , ce qui est une preuve que le froid

A L’OCÉAN NORD. i5g

Il tomba tant de neige et de pluie le 26 , æsmmts que nous ne pûmes pas nous mettre en route; 177 1 mais le temps étant devenu beau le lendemain Mai* matin , nous fîmes sécher nos effets , et nous

a toujours été en augmentant dans ces pays depuis quelque série de temps. Les plus âgés parmi les Indiens du Nord m’ont assuré avoir entendu dire à leurs pères et à leurs grands-pères , qu’ils se ressouvenaient d’avoir vu très- boisés les endroits l’on ne trouve plus aujourd’hui que des arbres abattus et secs. Ces endroits étaient remar- quables par une grande abondance de daims. Il est un fait bien connu , c’est que la plupart de ces animaux fré- quentent de préférence les plaines situées dans le voi- sinage des terreins stériles , le génèvrier est très- commun , et particulièrement lorsque le temps est beau en hiver. Quand le vent est trop violent, ils se réfugient dans l'épaisseur des bois ou gagnent les plaines ouvertes.

Les Indiens, qui trouvent des raisons à tout - disent que le daim n’abandonne les bois dans les grands vents que lorsqu’ils sont trop clair-semés , le balancement des arbres isolés contribuant à l’effrayer ; au lieu que le bruit uni- forme des branches, dans une forêt épaisse, lui inspire une douce sécurité , qui , dès- lors, le rend une proie facile pour un chasseur adroit.

1 fl

160 VOYAGE

marchâmes l’espace d’environ douze milles I771, vers le Nord, presque toujours sur une petite 3VIai‘ rivière gelée, qui aboutit au lac Peshew. (1) Nous découvrîmes alors vers le Sud un feu que nous jugeâmes provenir de Keelshies , ce qui nous engagea à passer la nuit sur les bords du lac, j’espérais que nous l'atten- drions; mais, à ma grande surprise, nous 28. repartîmes le lendemain matin , et nous con- tinuâmes notre route au Nord , à travers le lac Peshew. Après avoir fait vingt-deux milles, nous établîmes, dans l’après-midi, nos tentes sur une île , , à ma demande , les Indiens allumèrent un grand feu , et consentirent à rester un jour ou deux pour attendre le ca- pitaine Keelshies .

Dans la nuit, une des femmes de Mate - nahbee le quitta , suivie d’une autre Indienne. Gn supposa qu’elles avaient pris à l’Est ,

(1 ) Ce lac est probablement le même que celui marqué dans la carte sous le nom de lac Fartridge ou Perdrix.

A L’OCEAN NORD. 161

dans l’espérance d’y rencontrer leurs premiers i maris, à qui elles avaient été enlevées de1??1, force quelque temps auparavant. Cette fuite Mai* occasionna plus de train que je ne l’aurais cru. Matonabbee paraissait absolument déconcerté et inconsolable de la perte de sa femme. C’était certainement la plus belle de toutes.

À une taille moyenne , elle joignait un très- beau teint; elle annonçait un caractère doux, et possédait des manières très-engageantes.

En totalité, elle semblait réunir toutes les bonnes qualités qu’on peut attendre d’une Indienne du Nord, et faites pour rendre heureux un habitant de cette partie du inonde.

Elle n’avait pas l’ait de l’être avec Mcito- nabbee , et préférait, sans doute, d’être l’u- nique compagne d’un jeune homme plein d’ardeur , et d’un rang suffisamment élevé pour la protéger , que de partager la septième ou la huitième partie du cœur du plus grand personnage du pays. C’est avec regret que je citerai un évènement survenu pendant la cons- truction de nos canots à Clowey , évènement

I

i,

162 VOYAGE

*== qui ne fait nullement honneur à Matonabbee^ j77i

'car il ne s’agit pas moins que de trois coups de poignard portés par lui au mari de la femme dont je viens de parler, il l’eût certai- nement tué, si ce malheureux Indien n’avait été secouru à temps. Le motif de Matonabbee était que le mari lui avait manqué de respect en se plaignant de l’enlèvement de sa femme.

Le sang-froid avec lequel Matonabbee commit ce crime me convainquit qu’il l’avait prémédité; car à peine fut-il instruit de l’ar- rivée du mari , qu’il ouvrit un des paquets de ses femmes, et après y avoir pris tranquil- lement un grand couteau à manche de buis, tout neuf, il se transporta dans la tente de l’Indien , qu’il saisit aussi- tôt à la gorge , en s’efiorcant de mettre à exécution son horrible projet. Le pauvre mari , pour prévenir Je danger qui le menaçait, se jeta la face contre terre et appela à son secours; mais avant qu’on ne fût accouru, il avait reçu trois bles- sures dans le dos. Heureusement pour lui >

A L’OCÉAN NORD. i63

elles n étaient point mortelles. Matonabbee , de retour à sa tente après cet assassinat, s’y 1 assit avec autant de tranquillité que s’il n eût eu aucun crime à se reprocher, fit apporter de l’eau pour laver son couteau et ses mains teintes de sang , et me demanda, d’un air de satisfaction , si je ne pensais pas qu’il eut bien fait.

Les Indiens de ces contrées sont dans l'u- sage de lutter entreux pour la possession de leurs femmes , et'€elles-ci restent toujoursau vainqueur. Il est rarement permis à un Indien peu robuste, à moins qu’il ne soit bon chas- seur, de garder une femme qu’un autre plus fort désire d’avoir. Souvent meme , lorsque les femmes de ces derniers se trouvent surchar- gées en route de fourrures ou de provisions , ceux-ci ne se font aucun scrupule de faire porter une partie de leurs bagages par les femmes de leurs camarades. L’usage de lutter pour les femmes a lieu dans toutes les tribus indiennes, et jète une grande émulation parmi

i64 VOYAGE

les jeunes gens, qui, dès l’enfance , essayent 177I* entr’eux leur adresse et leur force. Ils en de- viennent plus propres par la. suite à défendre leurs propriétés , et sur-tout leurs femmes , des entreprises de ces hommes forts et puis- sants , accoutumés à vivre aux dépens du plus faible, et de la part de qui on regarde comme une très-grande générosité, lorsqu’au lieu d’user de violence et d’insulte , ils veulent bien se prêter à un échange pour l’objet qui leur fait plaisir.

Cet acte par lequel les plus forts cherchent à ravir aux plus faibles leurs femmes et leurs propriétés, quoiqu’il soit accompagné de la plus grande brutalité , peut à peine , cepen- dant , être appelé un combat; car je n’ai vu aucun Indien recevoir la moindre blessure dans ces occasions. L’affaire consiste ordinai- rement à se prendre aux cheveux , et rarement en vient-on qpx coups de part et d’autre. Assez communértient l’un des champions a l’atten- tion de se raser la tête et de s’enduire les

)

A L’OCÉAN NORD. i65

oreilles de graisse, immédiatement avant que Faction ne commence; mais ces préparatifs se 1.77 font secrètement. Il est quelquefois difficile de Mal‘ s’empêcher de rire, en voyant 1 air d impor- tance avec lequel se présente l’une des parties , demandant à tout le monde : Ou est-il ? Pourquoi n’est-il pas encore arrivé ? tandis que l’autre , apparaissant tout-à-coup, la tête tondue et les oreilles frottées de graisse, se précipite sur son antagoniste , le saisit par les cheveux , et quoique peut-être moins fort que lui, le renverse par terre, sans que celui-ci, avec toute sa force , trouve prise sur lui. Chaque parti, pour éviter ces surprises, et rendre les chances du combat plus égales , se sert communément d’espions. Faute de che- veux à saisir de part et d’autre , les combat- tants se prènent au corps, et, les jambes écartées , ils luttent dans cette position , jus- qu’à ce qu’il y en ait un des deux renversé.

Jamais, dans ces sortes de combats, les spectateurs ne prènent part à la querelle. U11

166 VOYAGE

«™— » frère même s’interdit d’assister son frère , â

I771, moins que ce ne soit de ses conseils; et comme Mai* ceux-ci se donnent publiquement et sur le champ de bataille, l’ennemi peut en faire aussi son profit. Lorsqu’une femme estl objet de la querelle , il arrive souvent que celui à qui elle appartient , quoique terrassé par son adversaire , refuse cependant de la lui céder ; alors ses parents , ses amis ou les autres spec- tateurs , se réunissent pour l’engager à ter- miner un combat si désavantageux pour lui, et qui pourrait lui devenir funeste. J’ai re- marqué qu’en général les Indiens demeuraient attachés aux femmes qui leur tombaient en partage; car il était rare qu’ils n’en vinssent aux mains pour elles lorsqu’ils se trouvaient réunis entr’eux ; et je n’assistai jamais à au- cun de ces combats sans être vivement ému de voir l’objet de la querelle attendant, dans un morne silence, ce que le sort déciderait d’elle , tandis que son mari la disputait à son rival. A la pitié que je sentais pour la pauvre victime, se joignait la plus vive indignation,

quand

A L’OCÉAN NORD. 167

quand je la voyais passer entre les mains d’un homme qu’elle haïssait peut-être mortelle- i 77 x* ment. La répugnance qu'éprouvent alors ces Mai’ malheureuses à suivre leurs nouveaux maris va quelquefois si loin , que ceux-ci ont recours à la violence envers elles. J’ai vu plusieurs de ces infortunées mises absolument nues , et em- menées de force à leur nouveau logement. Autant ces scènes m’affectaient profondément, autant je riais de voir quelquefois de jeunes filles se séparer du mari qu’elles haïssaient , un œil en pleurs et l’autre couvert de leurs doigts ; car frisage ou la décence, si l’on veut, a appris aux femmes de ces contrées qu’il fallait un peu masquer sa joie en pareilles occasions, de peur que le changement ne pa- raisse être trop de leur goût. Si je me sers ici du mot de filles au lieu de celui de femmes , c’est que les Indiennes , objets de ces querelles , sont presque toujours jeunes et sans enfants, la plupart des hommes se souciant fort peu de se charger des enfants des autres, si ce n’est en de certains cas , dont il sera question ci-après.

1 68 VOYAGE

Ceux d’entre ces Indiens à qui l’âge et de prétendues connaissances dans l’avenir ont ac- quis de la célébrité, exercent une grande in- fluence sur les passions du peuple; mais 1 hu- manité de ces sages disparaît devant l’intérêt de leurs propres familles. On les voit plaider avec courage la cause des malheureuses vic- times de la rivalité des hommes; mais quand leurs parents se rendent coupables de ces mau- vais traitements, rarement interposent-ils leur autorité. Cette partialité leur fait des ennemis secrets et même des ennemis publics ; mais , soit crainte , soit superstition , ceux-ci n’osent , en général , se venger , ni mal parler d’eux , si ce n’est en leur absence, défaut commun à presque tous les Naturels de ces contrées.

Quoique les Indiens du Nord , dans 1 éga- rement de leurs passions , respectent assez peu la propriété individuelle , pour faire servir la force du corps à ravir à leurs voisins , non seu- lement leurs biens , mais encore leurs femmes, cependant , à d’autres égards , ils forment la

A L’OCÉAN NORD. 169

tribu ou la nation la plus douce qui habite les bords de la Baie de Hudson; car, quelque 1771. affront ou quelque perte qu’on leur fasse éprou- Mai- Ver, ils ne connaissent d’aptre manière d’en tirer vengeance que de lutter. Le meurtre , qui est si fréquent parmi les tribus des In- diens du Sud, est très-rarement employé par ceux du Nord. Aussi-tôt qu’un homme y est reconnu pour meurtrier , il est fui et abhorré par toute la tribu ; abandonné même par sa famille et ses amis , il est obligé d'errer çà et là. Sa position devient véritablement la même que celle de Caïn après qu’il eut tué son frère Abel. La froide réception qu’il éprouve de la part de ceux qui le connaissent , lui inspire bientôt une profonde mélancolie , et il ne sort jamais d’un endroit qu’il n’entende tout le monde s’écrier : Koilà le meurtrier qui part !

Les femmes , il est vrai , reçoivent quelque- fois , pour leur inconduite, de la part de leurs maris , des coups qui leur causent la mort ; mais ces exemples sont très-rares, et il serait difficile de citer plusieurs individus, soit parmi

i5.

,70 Y O Y A G E.

gjwygsva les hommes , soit parmi les femmes, main- ï 77 *• tenant existants , que la vengeance, la ja- ^Iai' lousie, ou quekpie autre passion ayent portes à commettre un meurtre. Je ne connais , outre Mcitonabbee , qu’un seul Indien à qui on puisse reprocher un pareil crime ; et cet homme , sous tous les autres aspects , est si recommandable par sa raison et son humanité , que je ne sais en vérité comment il a pu être capable d un assassinat , à moins que son long séjour parmi les Indiens du Sud ne l’ait habitue à la soif de ce peuple pour le sang, et à toutes ses dis- positions à la vengeance.

Le capitaine Keebhies nous joignit de bonne 29. heure dans la matinée du 29. 11 me îemit un paquet de lettres et deux quartauts d eau-de- vie de France; mais il m apprit que la poudie, le plomb, le tabac, les couteaux, etc., qu’on lui avait donnés pour moi au Fort, avaient été employés. Il chercha a justifier cet abus de confiance , en me disant que quelques-ufls de ses parents étant morts dans 1 hiver , il avait

A L’OCÉAN NORD. 171

été obligé, suivant l’usage de son pays , de jeter tous ses effets, ce qui l’avait obligé d’avoir 1 recours à mes provisions et munitions pour fournir à sa subsistance , ainsi qu’à celle de sa nombreuse famille. La douleur avec laquelle il me raconta cet évènement, pleurant et criant souvent comme un enfant, pouvait provenir du chagrin qu’il ressentait de m’avoir privé de ce qui m’appartenait, et avoir en même temps pour objet de me le faire oublier; mais je pensai que son désespoir résultait plutôt du souvenir de la perte de ses parents. Quoi qu’il en soit , pour me dédommager de ce que j’avais perdu moi-même , il m’offrit quatre peaux d’élans préparées , comme la seule chose qu’il eût en sa disposition. Ces peaux ne va- laient pas la vingtième partie de ce qu’il m’a- vait consommé*; mais je les estimai mieux,, dans le fait , que les munitions et les autres articles qu’elles remplaçaient , parce que le cuir en était fort bon pour faire des souliers, dont nous manquions , tandis que nous avions abondance de poudre et de plomb.

i72 VOYAGE

■" ' J^e jour de l’arrivée de Keelshies , un In-*

I77I*dien, qui était depuis quelque temps avec Mai‘ nous , menaça Matonabbee de lui reprendre une de ses femmes , s’il ne consentait à lui donner une certaine quantité de munitions, quelques outils de fer, une chaudière, et difle- rents autres articles. Comme cet homme était beaucoup plus fort que Matonabbee , celui-ci se trouva dans l’alternative fâcheuse ou de lui accorder ce qu’il demandait, ou de perdre sa femme. Matonabbee fut d’autant plus outie de ce procédé, qu’il tenait cette femme de ce même Indien , qui la lui avait vendue le 19 Avril précédent. Celui-ci ayant dépensé tout ce qu’elle lui avait rapporté alors, chercha à en tirer parti de nouveau. Cette femme jouis- sait parmi les Indiens d’une grande considé- ration ; car , non seulement ^lle était d’une ligure intéressante, mais elle s’entendait par- faitement à travailler différentes espèces de peaux et de fourrures, ainsi qu’à s’acquitter de tous les détails domestiques auxquels les femmes sont employées dans cette partie du

A L’OCÉAN NORD. 170 monde. La répugnance de Matonabbee à se

séparer d’elle était augmentée par une perte T77T

Mai.

de la même espèce qu’il avait faite récemment.

Cette querelle , qui se termina au bout de quelques heures par des promesses et des pré- sents , pensa devenir funeste à mon expédi- tion ; car Matonabbee , qui se croyait le plus grand personnage de son pays , fut si humilié que l’affaire se fût passée devant moi , qu’il se décida presque à ne pas aller plus loin à la recherche de la rivière de la Mine de Cuivre, et à se porter à l Ouest, dans l’intention de se réunir aux Indiens d ’^dtliapuscow , et de marcher avec eux. Il était parfaitement connu de tous leurs Chefs et des principaux Naturels de ce pays pour avoir vécu plusieurs années avec eux ; et il en avait reçu , disait-il, plus d’honnêtetés que de ses propres compatriotes. Comme Matonabbee paraissait tenir à cette résolution , je craignis que ma troisième ex- pédition ne réussît pas mieux que les deux premières. Je n’avais rien à redouter pour ma

f f

Y

i74 y O Y, A G E

SŒBpropre sûreté , car il m’offrait de me prendre

1771 avec lui et de me faciliter mon retour au Fort Mai' du Prince de Galles , en m’associant à quelques Indiens d ' ^dthcipuscou? , qui se rendaient alors tous les ans à la Factorerie pour trafiquer. Après avoir attendu que les ressentiments de Matonabbee se fussent un peu calmés , Rem- ployai tous les raisonnements qui me vinrent dans l’esprit pour l’engager à continuer notre voyage , l’assurant , non seulement de l’estime du Gouverneur actuel du Fort du Prince de Galles , mais encore de celle de ses succes- seurs , tant que lui , Matonabbee , existerait. Je lui promis, en outre , récompense et pro- tection de la part de la Compagnie de la Baie de Hudson , pour son exactitude et sa persé- vérance à faire réussir un voyage qui parais- sait devoir être si avantageux à cette Com- pagnie. Après plusieurs conversations de cette espèce , accompagnées de beaucoup d’ins- tances , Matonabbee se rendit enfin , et promit de faire toute la diligence possible. Quoiqu’il fût un peu tard dans l’après-dîner , il donna

A L’OCÉAN NORD. 175

des ordres pour partir , et nous fîmes environ ggggg” sept milles avant que d’arriver à une autre 1 77 1 île du lac Peshew , nous passâmes le reste Mau de la nuit. Les Indiens avaient tué en route quelques daims *; mais notre nombre était si considérable , qu à peine huit ou dix de ces animaux nous suffisaient -ils pour un léger repas. C’était les premiers que nous eussions apperçus depuis notre départ de Thelewey - cizciyeth; de sorte que nous n’avions vécu dans 1 intervalle que des viandes que nous avions fait sécher avant de quitter cette place en Avril.

w

Le temps devint mauvais et pluvieux le 30; 30 néanmoins , nous parcourûmes environ dix milles au Nord. Arrivés à l’extrémité septen- trionale du lac Peshew , nous nous y arrê- tâmes, et Matonahbee commença aussi-tôt à faire tous les arrangements qui pouvaient faciliter l’exécution de notre projet. Comme il m’avait promis d’apporter toute la diligence possible , il pensa qu’il convenait de laisser la

176 VOYAGE

B9Maa” plupart de ses femmes et tous ses enfants aux I77I* soins de quelques Indiens qui étaient avec Mai* nous , en y joignant l’ordre de marcher au Nord à petites journées , et , rendus à un endroit indiqué par lui , d’y attendre notre retour de la rivière de la Mine de Cuivre. Ce plan une fois arreté , Matonabbee choisit pour nous accompagner deux de ses plus jeunes femmes qui n’avaient point d’enfatots ; et afin que rien ne pût rallentir notre marche , il fut décidé que nous ne prendrions avec nous que ce qu’il nous faudrait de provisions et de mu- nitions , jusqu’au moment de notre réunion avec les Indiens chargés des femmes et des enfants. Les mêmes mesures furent adoptées parles autres Indiens de ma troupe, principa- lement par ceux qui avaient le plus de femmes et d’enfants. «

Ces arrangements ayant emporté nécessai- rement quelque temps , il était près de neuf 31. heures, dans la soirée du 31 , lorsque nous pûmes nous mettre en route ; et ce ne fut ,

Mai.

A L’OCÉAN NORD. 177

alors , qu’avec bien de la peine que Mato nabbee parvint à empêcher ses autres femmes I77I* de le suivre avec leurs enfants et leurs ba- gages. Elles témoignaient en effet tant de ré- pugnance à rester de l’arrière , qu’il se vit obligé d’avoir recours à son autorité pour les y contraindre. La séparation eut donc lieu ; mais à peine fûmes-nous en marche, qu’elles jetèrent des cris lamentables, qui se prolon- gèrent jusqu’au moment nous les perdîmes de vue. Cette scène déchirante faisait si peu d’impression sur les Indiens qui m’accompa- g?iaient , qu’ils continuaient de marcher en riant , et je puis même assurer que je ne les avais jamais vus aussi joyeux. Le petit nombre de ceux qui manifestèrent quelque regret en se séparant des personnes qu’ils laissaient der- rière eux , ne parut faire attention absolument qu’aux enfants, sur-tout aux plus petits; mais à peine leurs mères obtinrent-elles quelques adieux.

Quoiqu’il fût très-tard quand nous quittâmes

178 VOYAGE

PKa^Sles femmes, nous fîmes cependant dix milles I77I* avant de nous arrêter pour le reste de la nuit.

Mai. T A i f

Nous rencontrâmes une assez grande quantité de daims , et les Indiens en tuèrent plusieurs. En voyant qu’il est question ici de voyage et de chasse au milieu de la nuit , on sera tenté de croire qu’on lit un roman ; mais l’étonne- ment cessera bientôt, quand on saura que nous nous trouvions alors par les 64 degrés de latitude Nord , et qu’à cette élévation du pôle , quoique le soleil ne reste pas toute la nuit au-dessus de l'horizon , le temps cepen- dant qu’il passe au-dessous est si court, et sa réfraction même à minuit si petite dans cette saison de l’année, que sa lumière, par un beau temps , suffisait pleinement pour nous permettre de voyager et de nous livrer à toute espèce de chasse.

J’observerai que pendant notre séjour à C7o- wey, beaucoup d’indiens étrangers étaient con- venus avec les miens de nous accompagner à la rivière delà Mine de Cuivre, dans l’intention

A L’OCEAN NORD. 179

uniquement de tuer des Esquimaux , qui,

au

rapport des Indiens des Mines de Cuivre, fré- I77I* quentent en grand nombre les bords de cette rivière. Cette expédition , quelque fatiguante, quelque dangereuse qu’elle pût être, répon- dait néanmoins si fort au goût de tous les In- diens , que , pendant quelque temps, chaque nouveau venu offrait d’être de la partie. En conséquence , chacun d’eux , ainsi que mes propres Indiens, s’étaient faits des boucliers avant de quitter les bois de Ciowey. Ces bou- cliers, formés de planches, portaient environ trois quarts de pouce d’épais , deux pieds de large , et trois pieds de long. Ils étaient des- tinés à parer les flèches des Esquimaux. De toutes nos recrues , soixante seulement se dé- cidèrent à partir avec nous , quand nous nous séparâmes des femmes et des enfants , comme je l’ai dit plus haut. Les autres, presque en nombre égal , et quoiqu’ils eussent aussi pré- paré des boucliers , réfléchissant qu’ils avaient - une grande distance à parcourir , et qu’il ne pouvait résulter aucun bénéfice pour eux de

i8o VOYAGE

cette expédition , s'excusèrent très-adroite- I77I* ment de ne pouvoir nous accompagner , allé- Wai* guant pour raison qu’il leur était impossible de priver pendant un aussi long espace de temps leurs femmes et leurs enfants de leurs secours, d’autant plus qu'ils ne connaissaient personne qui voulût les remplacer auprès de leurs familles. Tout ceci n’était qu’une dé- faite , car je suis convaincu que la pauvreté d’un côté et l’avarice de l’autre étaient les véritables motifs qui les empêchaient de nous suivre; et si, comme Mat onabbee et mes In- diens , ils eussent eu en leur possession des mar- chandises d’Europe à répandre parmi leurs compatriotes , je ne doute pas que beaucoup d’entr’eux n’eussent été charmés de venir avec nous.

Lorsque je fus informé du dessein de mes compagnons, et que je vis leurs préparatifs hostiles , je fis tout ce qui dépendait de moi pour les détourner de mettre à exécution un projet aussi barbare. Mes instances et mes

A L’OCÉAN NORD. 181

sollicitations, loin de produire en eux l’effet que j’en désirais , ne servirent qu’à leur faire I77I* douter de mon courage , et ils me répondirent Mai’ avec dérision que j’avais peur des Esquimaux. Gomme je savais que ma sûreté personnelle demandait qu’ils eussent de moi l’opinion con- traire, je fus obligé de changer de ton, et je leur dis que je n’avais aucun intérêt à ce qu’ils éteignissent le nom et la race des Esquimaux , ajoutant en même temps, que quoique je ne fusse point l’ennemi de ce peuple , et que je ne crusse point qu’on dût l’attaquer sans motif, cependant , s’il était nécessaire d’en venir à cette extrémité pour défendre quelqu’un de ma troupe , loin de redouter les pauvres Es- quimaux, que je méprisais plus que je ne les craignais, on me verrait sacrifier ma vie pour celle de toutes les personnes qui m’accompa- gnaient. Cette déclaration fut accueillie avec une grande satisfaction , et depuis ce mo- ment je m’abstins de me mêler d’aucun de leurs projets de guerre. En effet , la réflexion me prouva que c’était une insigne folie à un

182 VOYAGE

wbhbw» individu comme moi, et dans ma situation , I77r* de vouloir m’opposer aux effets de cette haine ïuin’ nationale qui subsistait entre ces deux peuples depuis des siècles, ou plutôt du moment qu'ils avaient eu connaissance de leur existence ré- ciproque.

Après nous être débarrassés des femmes , des enfants, des chiens , de nos effets les plus pesants , en un mot , de tout ce qui pouvait rallentir notre marche, nous poursuivîmes le i. premier Juin notre route au Nord ; mais le temps fut en général si variable , et la neige et la pluie si fréquentes, que, malgré toute la diligence que nous primes faire , nous n’at- teignîmes que le 16 Juin la latitude de 67 d , 30 2, fixée par Matoncibbee pour le lieu les femmes et les enfants devaient attendre notre retour de la rivière de la Mine de Cuivre.

Nous traversâmes ensuite plusieurs lacs sur la glace; les principaux étaient Je lac Thoy- noy-kyed , et le lac Thoy - ccfy -lyned. Nous

traversâmes

A L’OCÉAN NORD. i83

traversâmes aussi plusieurs anses et rivières wssaess». peu considérables , mais d’une grande utilité iy"/1- aux Naturels par le poisson qu’elles Içur four- lain‘ nissent. Le temps , ainsi que je l’ai remarqué plus haut, était en général désagréable, et accompagné de beaucoup de pluie et de neige.

Nous trouvions heureusement une compen- sation dans la grande quantité de daims qui s’offraient à nous. Les Indiens en tuaient non seulement pour notre consommation journa- lière , mais aussi pour en extraire uniquement la graisse, la moelle et la langue. Dans le dessein de les détourner de cet usage ? je cherchai plusieurs fois à leur en démontrer les inconvénients et l’inutilité , sur-tout dans une saison de l’année leurs peaux ne pou- vaient point servir à faire des habits , etlovsque la nécessité d’arriver promptement au terme de notre voyage ne nous permettait pas de nous arrêter long-temps en route pour con- sommer la chair de tous ces animaux. Mais comme les habitudes d’un peuple sont difficiles à vaincre ; mes remontrances demeuraient

i84 VOYAGE

rzrœs-s* sans effet , et on me répondait chaque fois 1771. que c était toujours très-bien fait de tuer du Juin., g bier tant qu’on en trouvait, car Ion n’en rencontrait pas toujours, et que tuer des daims ou autre espèce de bêtes dans un canton, ce faisait pas qu’ils fussent rares dans un autre. Les Indiens , en effet , sont si accoutumés à la destruction , qu'ils ne passent pas même devant le plus petit nid d’oiseau sans détruire les petits ou briser les œufs.

20. Depuis le 17 jusqu’au 20 , nous marchâmes soixante-dix à quatre-vingt* milles au Nord- Ouest et au Nord Nord- Ouest , la plupart du temps a travers le lac Cogecid. Ce lac se ti cu- vant encore gelé, nous traversâmes toutes ses anses et ses baies sur la glace.

zi. Le temps , devenu très-pluvieux le 21 , fut accompagné d’un brouillard si épais, que nous ne pouvions pas distinguer notre chemin. Sur les dix heures du soir , le ciel s’éclaircit , et le soled se montra très-brillant. Cet astre ne

A L’OCÉAN NORD. 1 85

se coucha pas de toute la nuit, ce qui était une preuve convainquante , au défaut d’obser- 1771. vation , que nous nous trouvions très-avancés Juin' dans le cercle polaire arctique.

Aussi-tôt que le temps se fut mis au beau , 22. nous repartîmes , et après avoir fait environ sept à huit milles vers le Nord , nous arri- vâmes à une branche de la rivière Conge- CaÜiawhacliaga , sur le coté Nord de laquelle nous trouvâmes plusieurs Indiens des .Mines de Cuivre réunis , suivant leur coutum'e an- nuelle , pour tuer, à l’aide de leurs petits ca- nots, les daims à mesure qu’ils traversaient la rivière.

La glace se trouvant alors rompue, nous fûmes obligés, pour la première fois de l’été, de faire usage de nos canots pour passer la rivière , opération qui eût été très-longue et très -fastidieuse sans l'honnêteté des Indiens cuivrés , qui envojèrent les leurs à notre se- cours. Quoique nous ne fussions pas moins de cent cinquante personnes , nous n’avions

16.

186 VOYAGE

g que trois canots, et comme iis étaient dune I~7I* moyenne grandeur, ils ne pouvaient porter chaque que deux personnes , sans bagage. Il est vrai que lorsque l’eau est tranquille , on joint , par le moyen de quelques perches , trois ou quatre canots ensemble. On leur fait transporter alors un plus grand poids, et beau- coup plus sûrement, par la diR cuite qu ils ont de chavirer. Cette méthode est généralement en usage parmi les peuples de ce pays , lors- qu’ils.ont plusieurs canots avec eux.

Parvenus au bord septentrional de cette ri- vière , nous nous apperçumes que Matoncibbee et plusieurs autres de nos Indiens étaient per- sonnellement connus de ceux que nous y ren- contrâmes. Ces étrangers paraissaient tres- charmés de nous voir , et s'efforcaient , par tous les moyens en leur pouvoir , de nous convaincre de leur grand désir de nous etie utiles ; et pendant le temps que nous mîmes à dresser nos tentes , ils rassemblèrent une grande quantité de viandes et de graisse , et

9

A L’OCÉAN NORD. 187

préparèrent une fête à laquelle ils invitèrent 55?^? les principaux de mes Indiens , ainsi que Ma - 1 771 tonabbee moi-même , qui leur avais été présenté au nombre des Chefs.

Il est naturel de supposer que nous ne tar- dâmes pas à informer les Indiens du but et du motif de notre expédition. Ils n’en furent pas plutôt instruits, qu’ils y applaudirent unani- mement, et beaucoup d’entr’eux nous offrirent tous les secours qui dépendaient d’eux , entre autres , de nous prêter plusieurs de leurs ca- nots , qu’ils nous assurèrent devoir nous être très-utiles le reste de notre voyage , en nous procurant à-la- fois commodité et célérité. Je ferai remarquer que ces canots ne devaient pas être entièrement confiés à mes Indiens ; fiücertitude de se retrouver à la même place ? à notre retour de la rivière de Cuivre , déter- mina leurs propriétaires à les accompagner.

Conformément à mes instructions , je fumai mon calumet de paix avec les Chefs de ces

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Juin.

1 83 y O Y A G E.

Indiens, qui parurent très-sensibles à cette 177î' politesse; et d’après une conversation que j’eus avec eux au sujet de mon voyage, j’observai qu’ils désiraietit extrêmement d’avoir un éta- blissement européen dans leur voisinage, sans prévoir les obstacles qui pouvaient s’y opposer. Le climat, les saisons et la distance n’en pré- sentaient aucun à leur esprit , et quoiqu’ils convinssent qu’ils n’avaient jamais vu la mer libre de glace à l’embouchure de la rivière de Cuivre , ils ne comprenaient pas cependant ce qui pouvait empêcher un vaisseau d’en ap- procher , et ils ajoutaient, avec une grande simplicité, que la surface de l’eau était si unie entre la glace et le rivage , que le plus petit bateau pouvait y naviguer avec aisance et sûreté. Ils en concluaient naturellement la même facilité pour un vaisseau.

L’accueil que nous firent ces Indiens pro- venait-il d’un sentiment de bienveillance ou des grands avantages qu’ils espéraient retirer de mes découvertes ? je l’ignore : mais tout ce

A L’OCÉAN NORD. 1S9

que je puis dire, c'est que leur politesse- sur- SS-S passait tout ce que je devais attendre d’un *77r*

1 ... . Juin,

peuple non civilisé, et je regrettai excessive- ment de n’avoir rien de quelque valeur a leur offrir. Je leur distribuai néanmoins ce que j’avais , et iis le reçurent avec une vive recon- naissance. — Quoiqu’ils possèdent quelques objets d’Europe , qu’ils achètent des Indiens du Nord , ils semblaient attacher plus de prix à ces mêmes articles offerts par un Anglais. Comme j’étais le premier qu’ils eussent encore vu , etpiobablement le dernier qu’ils verront , rien ne peut être comparé à leur empresse- ment à me considérer. Ils faisaient foule au- tour de moi , et m’examinaient de la tête aux pieds avec la même ardeur et la meme at- tention qu’un naturaliste européen mettrait à décrire un animal inconnu. Ils finirent par trouver et déclarer que j’étais un être parfait, excepté cependant dans la couleur de mes cheveux et de mes jeux. Ils dirent que les premiers ressemblaient au poil de la queue d’un buffle, et !es derniers , par leur petitesse,

190 VOYAGE

5*^ à ceux d’une mouette. La blancheur de ma I77f- peau ne parut point non plus leur plaire ; ils Juin. ja compara j en£ a celle contractée par la viande, après quJon l’a lavée pour en extraire tout le sang. En général , j’étais un objet siintéressant pour les peuples de cette partie du globe, que pendant tout le temps que j’y séjournai , c'était à qui aurait de mes cheveux lorsque je me peignais. Chacun les ramassait et les serrait avec soin , en me disant : » Je vous les montrerai quand vous reviendrez. »

Le lendemain de notre arrivée à Conge-Ca- thcuvhachaga , Matonabbee dépêcha son frère et plusieurs autres Indiens étrangers à la n- vière de la Aime de Cuivre , avec ordre d’in- fo rmer les Indiens qu’ils rencontreraient du motif: de ma visite et du temps de mon ar- rivée sur les bords de cette rivière. Je chargeai les porteurs de ce message d’un présent de tabac et de quelques autres articles , pour en- coure ger les Naturels à nous servir, soit par des renseignements, soit de toute autre manière.

-

Matonabbee et mes autres compagnons ayant pensé qu’il convenait de laisser toutes I77I* les femmes dans cet endroit, et de nous rendre Jum‘ seuls à la rivière de la Aline de Cuivre , nous jugeâmes nécessaire de retarder de quelques jours notre départ, ahn de tuer des daims pour la subsistance de ces femmes pendant le temps de notre absence. Quoique les daims fussent très-abondants , notre nombre était si con- sidérable et notre consommation journalière si grande , que nous employâmes plusieurs jours à faire la part aux femmes. Pour em- pêcher les viandes de se corrompre, nous prîmes la précaution de les couper en petits morceaux, et de les faire sécher au soleil. La viande ainsi préparée est non seulement d’un transport plus facile , mais encore agréable et fort nourrissante , par l’avantage qu’elle a de conserver tout son suc. Avec un peu de soin, on peut la garder une année entière sans craindre qu'elle ne se gâte. Il est nécessaire néanmoiiis de l’exposer fréquemment à l’air dans les temps chauds, pour éviter qu'elle ne

]9£ y O Y A G E.

moisisse. Lorsque les premiers froids se font I77I* sentir , il n’y a plus rien à craindre pour elle jusqu’à l’été prochain.

Peu de temps après notre arrivée à Conge - Ccithawliachciga , j eus sujet d’être affecté vi- vement de la conduite de mes Indiens envers les étrangers qui venaient de nous accueillir. Us s’emparaient non seulement de leurs femmes , de leurs filles, de leurs fourrures et de leurs peaux, mais encore de leurs arcs et de leurs flèches, les seules armes que ces peuples ayent pour nourrir et vêtir, eux, leurs femmes et leurs enfants. On sera porté à croire, d’après la forme simple de ces armes et le peu de travail qu’elles exigent, qu’il leur était facile de les remplacer; mais cette supposition , ad- missible pour les contrées les matériaux nécessaires sont communs , n’est pas appli- cable à celle occupée par ces Indiens, car si elle eût été boisée, les miens n’auraient pus été tentés de leur voler leurs armes. Quand le propriétaire d’un arc et de ses flèches vit au

'A L’OCÉAN NORD. ig3

milieu d’une forêt, ces armes se trouvent!?®!? pour ainsi dire toules faites , il perd peu sans 1 7 doute par leur enlèvement ; mais lorsqu’il faut Jum les transporter de plusieurs centaines de milles , leur perte s’évalue d’après la rareté et l’éloi- gnement de la matière première, (i)

Je dois dire que Matonabhee fit dans cette occasion tout ce qui dépendait de lui pour exciter ses compatriotes à s’approprier les fourrures , les habits, ou les arcs de ces In- diens; s’il ne les encouragea pas à leur en- lever autant de femmes que bon leur sem- blait , du moins ne chercha-t-il pas à les en détourner. Les Indiens du Nord paraissent faire beaucoup de cas de ces femmes, et je ne sais pourquoi; car, à tous égards, les Indiens de Cuivre et eux forment le même peuple. Ils dîHêrent moins de langage que ne font en Angleterre les provinces les plus voi- sines les unes des autres.

(i) Voyez Fostlethwayt , relativement au travail ds

ces armes.

i94 VOYAGE

II n’est pas surprenant, d’après la situation 1 7r*et la manière c!e vivre de ces Indiens , que la pluralité des femmes soit en usage parmi eux. Je crois qu’il n’est aucun peuple sur la terre mieux autorisé par les circonstances. Celui- ci , par son éloignement des établissements eu- ropéens , et conséquemment par les distances qu’il a à franchir pour leur porter des four- rures , est , sans contredit , le plus grand voyageur des peuples connus; et comme il n’a ni chevaux , ni bateaux de transport , chaque riche chasseur est obligé d’employer plusieurs personnes pour l’aider à porter ses fourrures au Fort de la Compagnie, et à remporter les marchandises reçues en échange. Or , per- sonne dans le pays n’est plus propre à ce ser- vice que les femmes, qui sont habituées dès leur enfance à porter et à traîner de très- gros poids , ainsi qu’à remplir toutes les pe- tites fonctions domestiques. En général , les hommes à qui leur fortune permet de s’at- tacher trois , quatre , cinq , six, ou un plus grand nombre de ces Indiennes, sont sûrs de

A L’OCEAN NORD. i95

trouver en elles des servantes soumises et fi- dèle- , des épouses affectionnées et d’exceî- I77I lentes mères de famille. Quoique ces femmes Juia‘ paraissent se renfermer uniquement dans fac- complissement de leurs devoirs , et que toute leur ambition se borne à être nourries et vê- tues, la nature reprend quelquefois ses droits sur elles, et on les voit se livrer à l’esprit de jalousie; mais comme le mari est l’arbitre de leurs différents , il les a bientôt terminés , quoique 'peut-être pas toujours a l'entière sa- tisfaction des parties.

D’après ce que je viens de dire de ces In- diennes , je n’ai pas besoin d’assurer que de toutes les femmes qui habitent l’Amérique septentrionale, ce sont les plus douces et les plus vertueuses, malgré l’opinion de quelques personnes , qui pensent qu’elles doivent ces bonnes qualités moins à leurs dispositions na- turelles qu’à l’habitude et à la crainte qu’elles ont de leurs maris. Il est certain que l’empire de ces derniers a une grande influence sur leur

igG VOYAGE

conduite; car il est arrivé, lorsque quelques-

I771, unes de ces femmes ont eu la permission de rester au Fort, qu’elles y ont manifesté, dans l’absence de leurs maris, des sentiments bien opposés; ët on les a vues s’abandonner inse; - siblement à tous les vices des Indiennes du Sud, qui sont bien certainefnent les femmes de la création les plus dépravées. En effet ? tant que dure la jeunesse de celles-ci , entraî- nées par leur appétit sensuel , elles poussent la débauclie jusqu’à l’inceste , et, dans l’accès de la passion , accès d^un effet particulier chez ces femmes , elles ont toute la licence de la brute. Je sais que quelques Européens qui ont eu occasion de les voir, leur ont prodigué des éloges ; mais quiconque a vécu long-temps parmi elles et les a bien observées , conviendra qu’il n’est aucun homme, de quelques perfec- tions qu’il soit doué , qui puisse fixer le cœur et préserver ia chasteté d’une Indienne du Sud. ( r )

(i) Quoique ce portrait soit en général celui des In- diennes du Sud , ainsi dénommées sur les côtes de k

A L’OCÉAN NORD. 197 Les femmes du Nord ressemblent si peu à celles-ci , qu’il est très-rare d’entendre dire que I77I*

J uiu.

Baie de Hudson , mais de la même tribu que les Cana- diennes , je m’estime heureux de pouvoir consacrer ici quelques lignes à la mémoire d’une de ces Indiennes que j’ai connue dès son enfance, et qui, je puis l’at- tester avec vérité, présentait des mœurs. bien différentes de celles que je viens de décrire.

Marie , fille de Moyse Northon , qui fut Gouverneur pendant plusieurs années au Fort du Prince de Galles dans la Baie de Hudson , quoique née et élevée sur le sol le moins fécond de tous en vertus, les possédait ce- pendant toutes dans un dégré éminent , et y joignait mille qualités aimables.

Privée de tout principe religieux , et n’ayant eu pour leçons que les mauvais exemples de ses compatriotes , elle eut brillé avec éclat dans toute autre contrée. Si une figure intéressante , de la douceur , des manières na- turelles et franches, des mœurs pures, une modestie ai- mable, et une délicatesse unique de sentiments, sont des titres recommandables pour une femme , personne n’avait des prétentions mieux fondées que Marie à l’estime et à la considération générales ; tandis que sa bienfaisance.

i93 VOYAGE

Œü™ quelqu’une se soit rendue coupable d’incon- I77r# tinence, même parmi celles occupant les der- ïuin* niers rangs au service d’un homme.

son humanité et son amour scrupuleux pour la vérité et l’honnêteté, eussent fait honneur aux chrétiens les plus fervents.

Soumise et affectionnée à ses parents, fidèle et dé- voilée à ses amis, reconnaissante envers ses bienfaiteurs, pardonnant et oubliant facilement les injures , attentive à n’offenser personne , et cherchant à obliger tout le monde , la malheureuse périt cependant de froid et de faim au milieu des siens , que la famine respecta davan- tage ; et on peut bien dire de l’infortunée Marie qu’elle mourut martyre de ses principes de vertu. Sa mort ar- riva dans l’hiver de 1782 , après que les Français eurent détruit le Fort du Prince de Galles, et lorsqu’elle était dans sa vingt- deuxième année.

La nature humaine frémit au récit de cet affreux évè- nement , et la raison même se révolterait contre un pa- reil décret de la providence , s’il n’était pour elle le plus sûr garant d’un état futur , si supérieur au présent , que le sort d’une femme vertueuse , expirant de la mort la plus cruelle, devient préférable à celui d’une courtisane

II

J

A L’OCÉAN NORD. i99

Il est vi ai que si je n avais eu a former mon opinion que d’après la conduite des femmes 1771.

Juin.

qui passe sa vie dans les plaisirs. Mais disons comme Waller :

» Paix aux cendres de celle qui ne troubla jamais le » repos d’autrui Instruite par son cœur seul, ignorant » 1 artifice et la feinte, la vérité s’exprimait par sa bouche,

» et la candeur siégeait sur son front. Etrangère à l’or- » gueil, ainsi qu’à l’envie , elle n’eut pour guides que la » nature et le simple bon sens Exempte pour jamais des » peines de la vie, ici repose la femme aimable et l’amie » fidèle. »

M. Northon dut se reprocher d’avoir élevé sa fille d’une manière à ne pouvoir non seulement supporter les fa- tigues du corps , que les autres Indiennes comptent pour si peu de chose , mais même à se procurer par son in- dustrie les objets nécessaires à l’existence. Cet exemple n’est malheureusement que trop suivi par les Européens qui gardent leurs enfants dans le pays. Ils en font des ctres si délicats, qu’au sortir de la jeunesse ils se trouvent absolument incapables de pourvoir eux-mêmes à leurs moindres besoins. J e n’ai connu que M. Ferdinand Jacobs , anciennement Gouverneur au Fort d’York, qui se soit

*7

200 VOYAGE

«== que j’ai été plus à portée de connaître , j au- J771, rais eu moins de bien à en dire ; mais 1 impar- Jum‘ tialilé, dont je fais profession , ne me permet pas de donner pour règle générale ce qui ne forme qu’une très-petite exception. Certes , il n’est que trop raisonnable de penser que les voyageurs ne sont jamais les mieux servis , quoiqu’ils payent toujours plus cher.

Il paraîtra sans doute étrange, qu’après cet éloge de la chasteté des Indiennes du Nord , j’aye à apprendre à mes lecteurs que les hommes de ce pays sont généralement dans l'usage d’échanger leurs femmes entre eux toutes les nuits. Mais cet usage, loin d avoir quelque chose de criminel a leurs yeux , leui semble au contraire un des plus forts liens

conduit différemment. Quoiqu’il aimât tendrement ses enfants , il préféra de les faire élever parmi les .Naturels du pays à les envoyer en Angleterre ; aussi quand il quitta l’Amérique , ils ne s’apperçurent de son absence que parce qu’elle les privait d un excellent père.

A -L’OCÉAN NORD. 201

d’amitié entre deux familles; car , dans le cas^

croit obligé de le remplacer auprès de ses en- fants. Ces Indiens sont bien éloignés d’envi-

chements, ainsi que le font nos maris et nos femmes d’Europe , qui , malgré que leurs

solemnelle , et en présence de dieu et des

Nord ait négligé de remplir la tache qu’il est censé s’être imposée en prenant une femme. Ceux du Sud , avec toutes leurs mauvaises qualités, peuvent être cités comme des mo- dèles d humanité et de charité , pour leur conduite envers les veuves et les enfants de leurs amis décédés ; et comme leur position et leur manière de vivre les met dans le cas d’être plus secourables , on voit aussi parmi eux peu de veuves et d’orphelins à l’abandon.

on fun des maris vient à mourir, l’autre s eI77î*

sager leurs unions comme de simples rappro-

serments ajent été prononcés d’une manière

homtne| , les oublient l’instant d’après. En effet, il n’y a pas d’exemple qu’un Indien du

Quoique les Indiens du Nord ne se fassent

17t

202 VOYAGE

?œa*>na point scrupule de prendre deux à trois sœurs î77I,en même temps pour femmes, cependant ils ont une attention particulière au degré de pa- renté dans les échanges dont j’ai parlé plus haut. Il n’en est pas ainsi parmi les Indiens du Sud, chez qui on voit assez communément le frère cohabiter avec la femme ou la fille de son frère, (i) pratique que les Indiens du 3N:ord ont en horreur.

#

(i) La plupart des Indiens du Sud, ainsi que les tribus de ceux à’Athapuscow et de Neheaway , sont absolument sans scrupule à cet égard. Bien plus, il est notoire que beaucoup de ces Indiens couclient avec leurs mères , et épousent communément leurs sœurs et leurs propres filles. J’en ai connu plusieurs, qui , après avoir cohabité ainsi avec leurs filles , les ont cédées de leur consente- ment à leurs fils.

Malgré la rigueur de leur climat , ces Indiens sur- passent de beaucoup en licence ceux de 1 Est , dont 1 ai- sance , les usages et la température , semblent plus propres à irriter les passions que le froid rigoureux de

A I/OCÉAN NORD. 20 5

Les Indiens avaient tué à l’époque du pre-! mier Juillet autant de daims qu’il en fallait I7"71, pour la subsistance des femmes pendant notre absence , et j’avais pris , de mon côté, deux bonnes hauteurs méridiennes du soleil , dont le terme moyen fixa la latitude de Conge - Cathaivhcichagci à 68d, 46 1 Nord, tandis que mon estime me donna 24^, 21 à l’Ouest du Fort du Prince de Galles pour sa longitude, ou Ji8d, i5 1 à l’occident du méridien de Londres.

Il tomba beaucoup de neige et de plaie le 2. Le temps nous ayant permis, sur les 2* neuf heures du soir., de nous mettre en route, nous parcourûmes environ dix miiles au Nord

I |p

i

Il est vrai que ceux de ces Indiens qui vivent sous la protection immédiate des Anglais ne prènent jamais pour femmes leurs sœurs ou leurs filles , ce qui est du- probablement à la crainte qu’ils ont de déplaire aux An- glais ; mais il est reconnu que f inceste a souvent lieu parmi eux , quoique peut-être pas aussi fréquemment que parmi les Indiens de l’extérieur.

quart Nord-Ouest avant de nous arrêter pour 1771. prendre un peu de repos. A notre départ de juillet. Conge- Cathawhachaga, plusieurs Indiens qui s’étaient enrôlés parmi nous avaient préféré de rester de barrière avec les femmes. Nous fûmes amplement dédommagés de leur perte par le grand nombre d’indiens des Mines de Cuivre qui nous accompagnèrent en qualité de guides et de guerriers.

3. Le temps fut aussi mauvais le 3 qu’il l’avait été le 2. Nous parvînmes cependant à faire dix à onze milles dans la meme di- rection que la veille , avant que la neige, en nous empêchant de distinguer notre chemin , ne nous forçât de chercher une retraite dans les fentes des rochers , nous tachâmes de nous restaurer avec les provisions que nous avions apportées. Chacun fuma sa pipe et se livra ensuite au sommeil , en attendant que nous pussions continuer notre voyage.

4*

Il y eut un changement dans le temps le 4;

A L’OCÉAN NORD. 20 5

mais la neige qui continuait de tomber quoique moins épaisse , rendait le chemin I771'

, M L j . Juillet».

ties-glissant. Nous runes cependant vingt-sept milles au Nord-Ouest , dont quatorze à tra- vers ce que les Indiens appèlent les Mon- tagnes pierreuses , nom qu’elles méritent as- surément bien. Au premier coup-d’œil, elles me parurent n’être qu’un amas confus de rochers inaccessibles à l’homme ; mais au moyen des Indiens des Mines de Cuivre, qui connaissaient un chemin , nous ne laissâmes pas que d’avancer , la plupart du temps , il est vrai, sur nos mains et nos genoux. Ces montagnes néanmoins sont traversées , meme dans les endroits les plus difficiles , par un sentier très -visible , et aussi uni que ceux de nos campagnes en Angleterre , lorsque la pierre s’êst trouvée assez tendre pour être écrasée sous le pied du voyageur. O11 ren- contre par intervalles le long de ce sentiér de larges pierres plates , qui sont couvertes d’une infinité de petits cailloux. Nos Indiens des Mines de Cuivre me dirent qu’ils pi o venaient

il

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20 6 VOYAGE

du passage de ceux qui allaient à ces Mines I77I-ou qui en revenaient; et sur ce qu’ils m’ob-

Juillet. , . v’i a . n i

serveient qu il était d usage que chaque voya- geur ajoutât une pierre au tas, et que cela portait bonheur , nous y déposâmes chacun la nôtre.

A notre arrivée au pied des Montagnes pierreuses , trois de nos Indiens étaient re- tournés sur leurs pas, en disant que, selon toutes les apparences, le plaisir qu’ils s’étaient promis en allant faire la guerre aux Esqui- maux n’égalerait pas les fatigues du reste du voyage.

5. Il tomba une si grande quantité de neige et de pluie le 5, que, ne pouvant distinguer notre sentier , nous fumes contraints de pro-

6. longer notre halte jusqu’au lendemain matin, nous nous remîmes en route par un temps qui se soutint assez beau jusque vers midi. Nous avions déjà fait environ onze milles au JS7ord- Ouest, lorsque l’annonce d’une tempête nous obligea de nous retirer parmi les rochers,

A L’OCÉAN NORD. 207

Cômmè nous avions fait les quatre nuits pré- mmmm ** cédentes, car nous marchions sans tentes. Il nous déserta le lendemain matin plus de quinze JuilIet* Indiens , malades de la route et du mauvais temps. Ces hommes , quoique faits à la fa- tigue , étaient en quelque sorte excusables , car depuis notre départ de Conge- Cathawha- chaga , à peine avions-nous conservé sur nous quelques hardes sèches > et nous n’avions eu pour abris contre l’inclémence du temps, que des rochers et des cavernes humides. Dans quel- ques-uns , l’eau découlait constamment de la pierre qui leur servait de toit, et, à quelque chose près , nous nous trouvions comme en plein air. Il faut ajouter à cela l’impossibilité nous étions, depuis notre séparation d’avec les femmes , de faire du feu , autrement que pour allumer nos pipes. Il est vrai que nous rencontrions quelquefois un peu de mousse , mais les pluies continuelles Pavaient tellement imbibée , qu'il devenait aussi impossible de lui faire prendre feu , qu’à une éponge pleine d’eau.

******* Aussi -tôt que nous eûmes gagné nos re- 1771. traites, nous nous régalâmes de viandes crues, Judkt. provenant c]u gibier que les Indiens avaient tué le matin ? notre provision de viandes sèches se trouvant entièrement épuisée.

Conformément à ce que nous avions prévu , il se déclara un si violent coup de vent, ac- compagné d’une neige si abondante , que les plus vieux'des Indiens qui m’accompagnaient prétendirent n’avoir jamais vu un temps pa- reil dans aucune saison de l’année , et encore moins au milieu de l’été. A cette tempête t succéda par dégrés un calme profond ; mais la neige était tombée à flocons si épais pen- dant l’espace de neuf heures, que nous cou- 1 ûmes le risque d’en être étouffés dans nos cavernes.

7. Nous eûmes le 7 une brise fraîche du Nord- Ouest , et quelques petites ondées de pluie ; heureusement la présence et la chaleur du so- leil firent bientôt fondre la plus grande partie

A L’OCÉAN NORD. 20g

de la’ neige nouvellement tombée. Nous par- vînmes dans la matinée à sortir de nos sou- iqqi, terreins, qui étaient situés dans la partie Nord JüiUet* des Montagnes pierreuses , et nous marchâmes environ dix-huit à vingt milles au Nord-Ouest quart Ouest. Nous traversâmes , chemin fai- sant, un grand lac dont la glace était encore très- solide. Je donnai à ce lac le nom de Buffalo , ou de Bœuf musqué , à cause du nombre de ces animaux qui paissaient alors sur ses bords. Les Indiens en tuèrent plu- sieurs ; mais les trouvant trop maigres , ils se contentèrent de prendre leurs peaux pour se faire des souliers. Aux approches de la nuit , le mauvais temps recommença , accompagné d’un vent violent de Nord-Est et d’une pluie très-froide , mêlée de neige.

C’était la première fois , depuis notre dé- part de la Factorerie , que nous eussions ren- contré des bœufs musqués. J’ai rapporté que j’en avais appercu un grand nombre dans mon premier voyage , à environ cent milles de la

t

210 VOYAGE

Factorerie ; et il m’était même arrivé de dé- couvrir des traces de deux de ces animaux à neuf milles -du Fort du Prince de Galles. J'en vis aussi une quantité assez considérable dans mon second voyage au Norcl , et mes com- pagnons en tuèrent plusieurs , particulière- ment le 7 Juillet 1770. On en rencontre quel- quefois en troupeaux nombreux sur les côtes de la Baie de Hudson , et dans Fintervalle qui sépare la Baie de Knapp du détroit de TFager; mais ils sont plus communs en de- dans du cercle arctique. J’y ai compté souvent dans un seul jour des bandes de quatre-vingt à cent de ces animaux. Le nombre des mâles était très-petit en comparaison de celui des femelles, car il est rare qu’il se trouve au- delà de deux à trois taureaux , niéme dans le plus grand troupeau ; et d’après la quan- tité de mâles qu’on rencontre morts, les In- diens sont persuadés qu’ils se tuent en com- battant entr’eux pour les femelles. Ils poussent la jalousie , dans la saison du rut , jusqu’à se jeter sur 1 homme ou la bête qui approche des

A L’OCÉAN NORD. 211

génisses; on les voit même poursuivre en rau-”3 gîssant les corbeaux et autres gros oiseaux ,1771. à qui il arrive de voler près d’elles. Ils errent 3uillet’ de préférence dans les parties élevées et ro- cailleuses des terres stériles , et rarement on en rencontre à une grande distance des bois. Quoique ces animaux soient très-pesants , ils gravissent les rochers avec beaucoup d’agi- lité, et ont le pied aussi sûr qu’une chèvre; comme elle aussi, ils mangent tout ce qu’ils trouvent. Ils sont très-friands d’herbe ; mais dans l'hiver, lorsqu’elle est rare, ils se nour- rissent de mousse , ainsi que des sommités des saules , et des branches les plus tendres du pin. Les femelles prènent le taureau en Août, et mettent bas à la fin de Mai ou au com- mencement de Juin. Elles ne portent pas plus d’on petit à-la-fois.

Le bœuf musqué , parvenu à toute sa gran- deur , est de la taille , en général , de nos bœufs d’Angleterre; (1) mais ses jambes,

(1) M. Dragge dit, dans son Voyage, tome II,

2 12

VOYAGE

•æwna quoique grosses, ne sont pas aussi longues, 1771. et sa queue comporte à-peu-près la même di- Juiliet. mension que celle d’un ours. Comme celte

page 260 , que le bœuf musqué est plus petit qu’un daim , mais plus fort vers ses extrémités inférieures , ce qui est loin d’être exact. La grandeur de ces animaux est telle que je l’ai décrite ; et les Indiens estiment que le poids d’une femelle dans toute sa force est supérieur à celui de trois daims. Je regrète aussi d’être obligé de contrarier mon ami M. Graham , qui avance qu’on trans- porte annuellement sur des traîneaûx , au Fort du Frince de Galles , trois à quatre milliers de la chair de ces ani- maux. Il est possible que dans des années particulières on en ait acheté environ un millier des Naturels du pays ; mais il leur arrive plus généralement de ne pas en apporter une once en cinq ans. Le fait est , que cette viande est peu estimée des Employés de la Compagnie , et que, conséquemment, l’ importation n’en est point en- couragée. Au surplus , ces animaux se tiènent , en gé- néral , à de si grandes distances du Fort , que les In- diens trouveraient peu de profit à en approvisionner nos comptoirs. Ainsi , on peut assurer avec plus de vérité, que les bœufs dont la chair a été apportée au Fort du Frince de Galles , appartenaient à quelques troupeaux

A L’OCEAN NORD. ai3

queue est toujours repliée, à peine la distin-p»»™* gue-t-on , à cause de la longueur des poils des lJll» parties inférieures qui la recouvrent. La bosse Juillet" que ces animaux ont sur le dos est plus pe- tite , à proportion , que celle du daim. Leur poil est très-long dans quelques endroits , prin- cipalement sous le ventre, sur les flancs, et vers la queue; mais sa plus gratsde longueur, sur-tout chez les mâles , se trouve sous le cou , à partir du menton jusqu’à l'extrémité de la poitrine, entre les jambes de devant de rani- mai. Ces poils lui pendent comme les crins renversés d’un cheval , et ont la même lon- gueur et la même épaisseur, ce qui donne à ces boeufs un air véritablement effrayant. C’est avec ces derniers poils que les Esquimaux font leurs moustiquaires , et non , comme l’assure M. Ellis , ( i ) avec ceux de la queue et des

trouvés par hazard à peu de distance de cet établisse- ment ; à cent milles > par exemple , qui ne sont qu’un pas pour un Indien.

( i) Voyage à la Baie de Hudson , page 202.

ai 4 VOYAGE

autres parties , qui sont trop courts pour cet 1771. objet. En hiver, l’animal est pourvu d’une Juillet. belie laine épaisse , ou fourrure , qui croît à la racine de ses poils , et le préserve des grands froids auxquels il est exposé dans cette sai- son. A mesure que l’été approche, cette laine tombe , et l’animal , en se roulant fréquem- ment par ter^e , achève de la détacher en- tièrement de sa peau , de sorte qu’il ne reste plus couvert que de ses longs poils. L’été est si court dans ces hautes latitudes, qu’une nou- velle toison succède presque aussi-tôt à fan- cienne , et que l’animal se retrouve pourvu d’un habit d’hiver lorsque le froid recom- mence.

La chair des bœufs musqués ne ressemble nullement pour le goût à celle de nos bœufs d’Europe ; elle a plus d’analogie avec celle de l’élan. Sa graisse est d’un blanc clair, légère- ment colorée de bleu. Les veaux et les gé- nisses sont bons à manger; mais la chair des taureaux sent tellement le musc , qu’elle eu

est

A L’OCÉAN NORD. 21 5

est trcs-désagréablc ; le couteau même qui a 15S5S servi à couper celle d’un vieux taureau, en 1771* contracte une odeur si forte , qu’on ne peut Juillet‘ la lui faire perdre qu’en le repassant , tandis que le manche la conserve encore long-temps. Quoique toutes les parties de l’animal soient imprégnées de cette odeur, cependant celles delà génération, et particulièrement Y urètre, le sont encore plus. L’urine elle- même doit l’être considérablement, car la membrane qui recouvre la verge de l’animal est rongée par une substance glutineuse, de couleur brune, qui donne une odeur de musc presque aussi forte que celle qu’on dit provenir de la civette . Conservée plusieurs années , elle semble n’a- v voir rien perdu de sa force.

Le 8, le temps fut beau et modéré , quoique 8. accompagné cependant de quelques ondées de pluie. Nous nous mîmes en route de bon matin, et nous fîmes dix-huit milles au Nord.

Les Indiens avaient tué quelques daims; nous nous arrêtâmes sur le bord d’une petite anse

18

216 VOYAGE

gui nous fournit quelques saules, avec les*

J 7 71* quels nous allumâmes du feu pour 4a première Juillet, j-0j8 depuis notre départ de Conge-Ccithawha- chaga ; et ce fut conséquemment peur la pre- mière fois aus.d , depuis cette époque, que nous fîmes cuire de la viande. On devine ai- sément quelle fut notre satisfaction; et c< mme le soleil avait séché dans le cours de la journée nos hardes, malgré les pet tes ondées de pluie , nous nous sentions beaucoup plus dispos que nous ne l'avions encore été depuis notre sépa- ration d’avec les femmes. L’endroit nous passâmes la nuit n’est pas éloigné de l’émi- nence de l’Ours gris , que Ton appelé ainsi à cause du grand nombre de ces animaux qui viènent y mettre has leurs petits. La descrip- tion singulière que les Indiens de Cuivre nous firent de cette tm nence, nous inspira, à plu- sieurs de mes compagnons et à moi, la cu- riosité de la visiter; m-.is après nous y être transportés, nous trouvâmes qu'elle méritait peu d’attention. Ede consistait, simplement, en une haute butte de terre grasse , dont il s'en

A L’OCÉAN NORD. 217

trouve plusieurs semblables dans le voisinage, situées toutes au milieu d’un large marais, ce 1-71*+ qui leur donne l’apparence d’autant d’îles dans Avni* un lac. Les côtés de ces éminences sont abso- lument perpendiculaires ; et celle de l’Ours gris, qui est la plus haute, est élevée d’en- viron vingt pieds au-dessus du plat pays. Le sommet de ces hauteurs est couvert d 'un ga- zon épais, formé de mousse et d’une herbe longue , lequel gazon , dans quelques endroits* s’étend jusque sur les côtés. Comme ceux-ci se dégradent continuellement par l’effet des pluies qui tombent l’été dans ces pays, il est probable qu’avec le temps ces éminences se- ront de niveau avec le marais dans lequel elles sont situées. Aujourd’hui ces îles , ainsi que je puis les appeler, offrent, dans le temps de la ponte, d’excellentes retraites aux oiseaux contre toute espèce de bétes , à l’exception néanmoins du Quequehach , que la dureté de ses griffes et la force étonnante de ses jambes , mettent en état de franchir les élévations les plus à pic.

2i 8 VOYAGE

tggagsm Sur l’un des côtés de réminence de l’Ours

1771. gris , est une caverne profonde , creusee dans

Juillet. je roc ? et l’ouvrage probablement des ours, dont les traces, encore visibles , attestaient qu’ils y étaient venus le printemps. Cette ca- verne me parut fixer la curiosité de quelque - uns de mes compagnons , mais elle me causa la moitié moins d’intérêt que plusieurs autres éminences situées dans la partie Est du ma- rais. A l’aspect des trous que les ours y ont creusés, pour chercher des écureuils de terre et peut-être des souris , dont ils sont très- friands, on croirait que le sol a ete laboiue. Il est vraiment surprenant de voir jusqu’à quelle profondeur ces animaux poussent leurs recherches , et encore plus la grosseur des pierres qu’ils déplacent dans ces occasions. Je crus d’abord que cétait le résultat d’une mine; mais les Naturels m’assurèrent que ce moyen leur était inconnu , et que ce que je voyais était entièrement fouvrage des ours poursui- vant leur proie.

A L’OCÉAN NORD.. 219

Le 9 y le temps fut couvert et doux ; il tomba quelques légères ondées de pluie. Nous 1771. partîmes de bonne heure dans la matinée , et billet, nous parcourûmes environ quarante milles au 9* Nord et au Nord quart Nord-Est . Nous ren- contrâmes beaucoup de daims et de bœufs musqués. Les Indiens tuèrent plusieurs des premiers ; mais au moment que nous nous préparions à les apprêter , une petite ondée de pluie fit contracter à la mousse assez d’hu- midité pour l’empêcher de prendre feu. La journée du lendemain s’annonçant pour être 10. belle et claire , no*is nous mîmes en route de grand matin , et nous fîmes vingt milles an Nord quart Nord - Ouest et au Nord Nord- Ouest. La chaleur à midi devint si considé- rable , que nous fûmes obligés de nous arrêter sur le sommet d’une haute éminence. Nous y trouvâmes de la mousse sèche , avec la- quelle nous fîmes du feu. L’espoir d’un bon repas nous rendait en quelque sorte heureux, lorsque des essaims de moustiquesvinrentnous assaillir et nous causer des douleurs presque

220 VOYAGE

g"838"5» insupportables. Le même jour, Matoncibbee I77I* détacha en avant plusieurs Indiens, avec ordre Juillet, ^atteindre la rivière de la Mine de Cuivre, >} et de prévenir de notre approche les Indiens qu’ils rencontreraient. Je chargeai ceux-ci de quelques petits présents , comme le plus sûr moyen de capter la bienveillance de ces étrangers.

ii. Nous éprouvâmes le n une chaleur aussi accablante que celle de la veille. Après avoir fait dans la matinée dix à onze milles au Nord Quest, nous rencontrâmes un Chef In- dien du Nord, appelé Oule-Eye , et accom- pagné de sa famille et de plusieurs Indiens des Mines de Cuivre. Ils étaient occupés à tuer les daims qui traversaient une petite ri- vière, sur le bord de laquelle nous nous ar- rêtâmes comme eux.(i) Je fumai l’après-dîner

(î) Cette rivière coule presque dans la direction du Nord-Est, et se jète , selon toutes les apparences, dans l’Océan Nord, près de la rivière de Cuivre.

A L’OCÉAN NORD. 221

mon calumet de paix avec ces Indiens, que ««"gga je trouvai différer, du moins en principes, I77I* de ceux que j'avais vus à Conge -Cathcuvha- U1 e’ chcigci ; car quoiqu'ils eussent une grande abondance de provisions , ils ne daignèrent pas nous offrir la moindre chose ; et je suis même persuadé que s’ils se fussent jugés le,s plus forts , ils nous eussent volé tout ce que nous avions. Cette conduite parut étonner jusqu’à mes Indiens du Nord. Je ne doute pas que sans la pauvreté de ces étrangers et la laideur de leurs femmes , ma troupe ne leur eût tout ravi.

ïl Ht si chaud le 12, que nous différâmes 12. notre départ; mais le 13, de grand matin , après que mes compagnons eurent pris à nos insociables étrangers les provisions sèches qui leur convenaient , nous continuâmes notre voyage , et nous parcourûmes environ quinze à seize milles, avec l’espoir d’atteindre dans la journée la rivière de la Mine de Cuivre .

Mais lorsque nous fûmes parvenus sur la crête

I

222 VOYAGE

>*=“***** de la longue chaîne de montagnes entre les- 1771, quelles on m’avait dit que cette rivière cou- JaUlet. ^ rîous découvrîmes que ce n’était qu’une de «es branches, qui se réunit à elle à environ quarante milles de son embou hure dans la mer. Comme les Indiens des Mines de Cuivre se trouvaient alors dispersés, personne de ma troupe ne put m’indiquer le plus court che- min pour arriver à la rivière principale. Ju- geant, d’après quelques bois situés à l’Ouest, que la petite rivière prenait son cours à tra- vers , nous conclûmes que la grande devait cou’er dans la direction des bois , et n’être pas fort éloignée de nous. Nous marchâmes donc de ce côté, et, chemin faisant, mes Indiens tuèrent plusieurs beaux daims mâles. Le pays que nous traversions était si garni de bois propres à brûler, que nous nous arrêtâmes pour apprêter le meilleur repas que nous eus- sions fait depuis quelques mois. Comme les occasions de faire bonne chère en route sont très-rares dans ce pays , et que les Indiens , lorsqu’elles se présentent, employent tout ce

i

V 4

À L’OCÉAN NORD. 222

qu’ils savent de cuisine , art qui consista prin- cipalement chez eux à faire bouillir, griller I77I*

Juillet.

et rôtir, nous nous empressâmes de suivre leur usage. De tous les mets préparés par ce peuple , le plus délicat , sans contredit , ou le meilleur du moins comme variété , est ce qu’il appelé un Beccitee de daim. C'est une espèce de boudin fait avec du sang , une bonne quan- tité de graisse , et les chairs les plus tendres de ranimai , auxquelles on ajoute le cœur et les poumons coupés très-menus. L’estomac du daim sert d’enveloppe à cette préparation , qu’on suspend devant le feu , au moyen d’une corde. On a soin que le feu ne soit pas trop ardent , de peur que l’enveloppe ne brûle et que le contenu ne se répande. A mesure que celui-ci cuit , il communique l’odeur agréable des meilleures viandes, et s’il est pris à temps, c’est-à-dire, avant que le sang et les autres ingrédients ne soient desséchés, c’est certai- nement un mets délicieux , et qui n’a besoin ni de poivre , de sel , ou de quelque autre assaisonnement.

A L’OCÉAN NORD. 225

CHAPITRE VI.

Évènements pendant notre séjour à la rivière de Cuivre , et jusqu’au moment de notre réunion avec les femmes , au Sud du lac Cogead.

Quelques Indiens de la rivière de Cuivre se rendent auprès de nous. Envoi de trois espions le long de la rivière Commencé mes observations sur cette rivière. Retour des espions , avec la nouvelle d’une décou- verte de cinq tentes cfEsquiinaux. Déli- bération des Indiens sur la manière de les surprendre la nuit , et de les tuer tous en - dormis. Passage de la rivière . Procédés des Indiens en approchant des tentes des Esquimaux. Massacre général de ces mal- heureux pendant leur sommeil. Une jeune Indienne tombe percée de coups à mes pieds *

226 VOYAGE.

Les Indiens rient de ma sensibilité . Horreurs exercées par eux contre les ca- davres de leurs ennemis. Découverte de sept nouvelles tentes sur Vautre bord de la rivière.-- L’ennemi contraint de se réfugier sur un banc de sable situé au milieu de la rivière. Conduite des Indiens après le jnas- sacre des Esquimaux. Ils repassent la ri- vière pour se porter aux tentes opposées.— Pillage et destruction de ces tentes. Re- connu la rivière jusqu’à son embouchure. Observations. Retourné sur mes pas.— Arrivée à lune des Mines de Cuivre. Re- marques sur ces Mines. Différentes ten- tatives faites pour engager les Indiens , propriétaires de ces Mines , à porter leur produit au Fort. Obstacles qui se sont opposés jusqu’ici à cette importation. Conduite infâme et cruelle de Keelshies en- vers quelques-uns de ces misérables Indiens. Quitté la Mine de Cuivre , et essuyé des fatigues incroyables jusqu’ au moment de notre réunion à quelques-unes de nos In- diennes } sur les bords du lac Cogead Whoie.

A L’ O C E A N N O R D. 227

Mes pieds extrêmement enflés et écorches.

Disparition de mes craintes sur les suites *77 1 de cet accident. Fait route au Sud , et JuiUet’ rejoint le reste de nos Indiennes , que nous trouvâmes accompagnées de leurs enfants

et de beaucoup d’autres Indiens.

Nous étions à peine arrivés à la rivière de 14* la Mine de Cuivre , que nous fumes joints par quatre Indiens de ce pays , qui appor- taient avec eux deux canots. Ils avaient vu tous les Indiens que nous leur avions expé- diés , à l’exception du frère de Matonabbee et de trois autres , qui leur avaient été en- voyés de Conge- Cathawhachaga.

Je ne fus pas peu surpris , à l’aspect de la rivière de Cuivre , de la trouver si différente de la description que les Indiens m’en avaient faite à la Factorerie ; car , au lieu d’être navigable pour un vaisseau , comme ils me Pavaient dit , elle l’était à peine 3 dans cet

228 VOYAGE

endroit, pour un canot indien, n’ayant pas 1711' plus de cent quatre-vingt verges de large , et Juillet. £f.anf. rempiie de bas-fonds. Au premier coup- d’œil, j’y distinguai trois chutes ou cataractes.

Il existe un peu de bois sur ses bords , mais il n’y a point d’arbres dans le voisinage ou sur le sommet des hauteurs entre lesquelles elle coule. Il y a apparence que les arbres y étaient plus multipliés autrefois, et qu’ils ont été détruits par le feu. Aujourd’hui , pour un arbre sur pied, on compte au moins dix troncs. A en juger par eux, ces arbres de- vaient être d’une mauvaise venue , et n’être bons qu’à faire du feu.

Bientôt après notre arrivée à la rivière de Cuivre, trois Indiens furent détachés comme espions. Us avaient mission de s’informer s'il y avait des tentes d’ Esquimaux entre nous et la mer. Nous étant avancés de notre côté d’environ trois quarts de mille le long de la rivière, la plupart des Indiens se mirent à

A L’OCÉAN NORD. 229

chasser, et tuèrent plusieurs bœufs musqués et quelques daims. Ils employèrent ensuite le «reste du jour et l*a nuit à les dépecer et à faire sécher leurs chairs au feu. D’ près l’abon- dance de nos provisions , et 1 affluence des daims et des autres animaux , qui nous ré- pondait de notre subsistance journalière, je ne savais trop à quoi attribuer ces préparatifs de la part de mes compagnons, et comment les concilier avec leur imprévoyance ordi- naire , lorsque j’appris qu’ils réservaient ce surcroît de provisions pour notre voyage à l’embouchure de la rivière , afin d’éviter de tuer du gibier en route et d’écarter de nous les Naturels , qui , se trouvant dans notre voi- sinage , pourraient être alarmés par le bruit de nos fusils et la fumée de nos feux.

Aussi -tôt que nous nous fumes mis en marche dans la matinée du i5 , je com- mençai mes observations sur la rivière , que je continuai pendant l’espace de dix milles , lorsqu’une forte pluie nous obligea de nous

2.D0 VOYAGE

arrêter. Les bois finissaient à 1 endroit nous p issânies la nuit , et tout le pajs , delà à la mer , est occupé par des hauteurs stériles, et de vastes marais. Je trouvai , dans le cours de mes observ. tiens , que la rivière était aussi embarrassée de bancs de sable et de rochers que dans la partie que j’avais vue la veille. Sa largeur , en plusieurs endroits , avait di- minué singulièrement , et elle nous présenta deux chutes encore, plus considérables.

Dans la matinée du 16, le temps étant de- venu beau et modéré , je repris mes observa- tions. Elles me fournirent, pendant un nouvel espace de dix milles, les même résultats que les premières, c’est-à-dire, beaucoup de bas- fonds et de cascades. Vers midi , les trois In- diens qui avaient été dépêchés comme espions furent de retour , et informèrent mes com- pagnons qu’il y avait cinq tentes Esqui- maux sur le bord occidental de la rivière. Ils ajoutèrent que cette situation était très- commode pour une surprise, et que la distance

entre

A L’OCÉAN NORD. 23i

entre Fermerai et nous pouvait être de douze ****&&• milles. A peine mes Indiens eurent-ils entendu i??1* ce rapport , qu ils m’abandonnèrent dans mon 3uiüet' travail. Toutes leurs pensées se portèrent sur la manière dont ils devaient s’y prendre, pour parvenir la nuit suivante à tuer ces pauvres Esquimaux. Le résultat de leurs délibérations fut qu’il fallait, sans perdre de temps, tra- ® verser la rivière , qui , dans l’endroit indiqué par les espions, ne présentait aucun obstacle.

En conséquence, après que les Indiens eurent mis en état leurs fusils , leurs lances et leurs boucliers, nous traversâmes la rivière, dont le passage entraîna quelque temps.

Arrivés a l’autre bord , chacun de mes com- pagnons s occupa a peindre le devant de son bouclier. Les uns y figurèrent le soleil , les autres la lune , quelques-uns des oiseaux et d’autres animaux de proie. Un grand nombre y représenta des êtres imaginaires , qui , sui- vant la croyance de ces pauvres gens , habitent les éléments de la terre, de la mer , de l’air , etc.

23a V O Y A G E

gg™gn # En les questionnant sur l’opération à la- 1771* quelle je les voyais livrés, j’appris que la fi- Juiüet. gure peinte sur chaque bouclier était toujours celle de l'objet dont ils espéraient le plus de protection dans un jour de combat. Quelques- uns se bornaient à une seule figure , tandis que d’autres , se défiant peut-être du pou- * voir d’une seule , chargeaient leurs boucliers de peintures hyérogly phiques , inintelligibles pour tout autre que pour le peintre. Ces re- présentations, faites à la hâte avec du rouge et du noir , et par des artistes sans goût , n’offraient , en général , rien dont le modèle existât dans le ciel , sur la terre , ou sous les eaux ; celles même qui pouvaient faire con- cevoir quelque idée de la chose représentée , étaient infiniment au-dessous de nos enseignes de cabaret.

Quand cet œuvre de superstition fut achevé , nous commençâmes à nous porter vers les tentes des Esquimaux , en évitant avec soin de traverser les endroits élevés ou de parler

À L’OCÉAN NORD. à33

haut, dans la crainte d’être vus ou entendus.

La première précaution non seulement al- *77T- longea notre chemin , mais rendit encore notre JuiUet‘ marche plus pénible, par les marécages qu il nous fallut franchir , et nous enfoncions quelquefois jusqu’aux genoux. Malgré Publi- cité de notre route , nous conservâmes pres- que toujours en vue la rivière, et nous nous en approchâmes même quelquefois d’assez près pour distinguer qu’elle était aussi peu navigable dans Cette partie, que dans celles que nous Connaissions déjà , et qu’en tout , les choses qnadraient parfaitement avec le rapport des espions.

J’observerai , comme un fait singulier, que ma troupe, qui semblait avoir ignoré jusque- ce que c’était que subordination , mani- festa dans cette horrible circonstance la plus grande uniformité de sentiments et de vo- lontés. Réunis entr’eux pour la même cause , tous les Indiens étaient prêts à suivre Mctio- tiabbee par-tout il voudrait les mener ,

1 9

234 VOYAGE

ggaw comme lui-même se faisait un plaisir de de- 1771. férer aux avis d’un vieux Indien des Mines Juillet- de Cuivre, qui nous avait joints au moment de notre arrivée sur les bords de la rivière ce projet atroce fut conçu et anete.

Jamais parmi une réunion d’hommes 1 in- térêt particulier ne s’empressa de faire des sacrifices à l’intérêt général comme dans cette occasion ; car , ce qu’un individu avait en sa possession, il le partageait aussi-tot avec celui qui en était privé. Tout ce que 1 amitié , la générosité , le désintéressement peuvent sui le cœur d’un Indien du Nord , ne s’était jamais développé avec plus d’éclat. On eut dit qu il régnait parmi ce peuple un esprit public , un certain orgueil national } et les barbares mé- ditaient le plus lâche des crimes !

Ces Indiens devaient être beaucoup plus nombreux que leurs ennemis , à en juger par le nombre des tentes de ces derniers , et leur appareil guerrier plus imposant que celui des

A L’OCÉAN NORD. 255

pauvres Esquimaux , dont le massacre gé- néral était inévitable , à moins d’un miracle 1771* de la providence en leur faveur.

Après nous être avancés y à couvert des rochers et des hauteurs , jusqu’à deux cents verges des tentes , nous nous mîmes en em- buscade un instant pour épier les mouvements des j Esquimaux» Les Indiens , en reprenant leur marche , me' conseillèrent de rester de l’arriére jusqu’à ce que le combat fût fini : je ne crus pas devoir déférer à cet avis , dans la crainte que quelques-uns des Esquimaux r parvenus à s’échapper et me rencontrant sur leur chemin ? ne me prissent pour un de leurs ennemis , et ne profitassent de mon état d'iso- lement pour tomber sur moi. Je répondis aux Indiens que je les accompagnerais ; mais je les prévins en même temps , que je ne partici- perais point aux meurtres qu’ils allaient com- mettre , à moins que ma sûreté personnelle ne l’exigeât. Ma réponse ne parut point leur déplaire , et tous s'empressèrent alors de me

256 VOYAGE

iænæx** fournir des armes pour ma propre défense. *77* L’un me donna une lance, l’autre me prêta ïu;llet‘ une baïonette; mais personne ne put me pour^ voir d’un bouclier , et je n’en fus pas fâché , car ce meuble inutile n’eût fait qu’ajouter au poids de ma charge.

Tandis que nous étions en embuscade, les Indiens achevèrent de se préparer au combat. Les uns se peignirent le visage de noir , les autres de rouge , plusieurs d’un mélange de ces deux couleurs ; et pour empêcher leurs cheveux de leur retomber sur les yeux, ils les nouèrent par devant , par derrière , sur les côtés, ou les coupèrent très-courts tout autour de la tête. La première chose à la- quelle ils pensèrent , fut de se rendre le plus dispos possible à la fuite, ce qu’ils firent en ôtant leurs bas, en coupant les manches de leurs vêtements , ou en les roulant jusqu’aux aisselles ; et malgré la quantité énorme de moustiques dont nous étions environnés , plu- sieurs même ne conservèrent sur eux que leurs

Il était près d’une heure du matin , lorsque les Indiens eurent terminé leurs apprêts. Tout annonçant la plus grande tranquillité de la part des Esquimaux , ma troupe sortit de son embuscade , et s’étant avancée, sans être dé- couverte, jusqu’à l’entrée des tentes, elle fon- dit sur leurs malheureux habitants ; et alors commença un massacre , dont je me tins à l’écart.

Rien ne peut être comparé à cette scène de destruction. Les pauvres Esquimaux , sur- pris au milieu de leur sommeil, se trouvèrent hors d’état d’opposer aucune résistance. Les hommes , les femmes et les enfants , au nombre de plus de vingt , se précipitèrent tout ni],s hors des tentes , dans le dessein de se sauver ; mais comme les Indiens gardaient toutes les

238 VOYAGE

^sissues du coté de terre, il fut impossible à I77r*ces malheureux de pénétrer plus loin. Il ne juillet:. jeur restait que le parti de sauter dans la ri- vière ; mais aucun d’eux ne bayant pris , ils périrent tous victimes de la barbarie des In- diens.

Les cris et les gémissements de ces infor- tunés me déchiraient le cœur; et j’éprouvai un redoublement d’horreur eu voyant une jeune fille , qui pouvait avoir dix-huit ans , tuée si près de moi , qu’au premier coup de lance qu’elle reçut dans le côié , elle tomba à mes pieds , et s’attacha avec une telle force à mes jambes, que j’eus toutes les peines du monde à les retirer, quoique la malheureuse perdît beaucoup de sang. Elle était poursuivie par deux Indiens que je suppliai de lui ac- corder la vie; les monstres, pour toute réponse, lui plongèrent à-la-fois leurs lances à travers le corps , et la clouèrent, pour ainsi dire, à terre. Me regardant alors en face , ils me demandèrent, d’un air moqueur, si j'avais

A L’OCÉAN NORD. a39

besoin d’une femme Esquimaux , sans qu’ils parussent faire la moindre attention aux cris I77I* et aux convulsions de leur victime , qui se Juillet' repliait comme un serpent autour des lances.

A l’aspect de ses souffrances , et convaincu par les discours de ses bourreaux qu'il me serait impossible de les fléchir , je les priai , du moins, d’abréger ses douleurs, en mettant fin à son existence , et d’éviter à ma pitié pour elle de lui rendre ce cruel service. Aussi- tôt un des Indiens retira sa lance du corps de la malheureuse créature , et la lui enfonça près du cœur. L’amour de la vie, qui n’aban- donne jamais l’homme dans quelque affreuse position qu’il se trouve, prédominait encore tellement chez cette pauvre Esquimaux, que , quoique épuisée par la perte de son sang , elle rassembla ce qu’il lui restait de forces pour écarter une mort , qui , dans sa situation , ne pouvait être qu’un bienfait. Mon indignation , mon désespoir , et mon saisissement , à la vue de cette boucherie , ne sauraient se concevoir et encore moins être décrits. Quelques efforts

24o .VOYAGE.

£î*5™;que je fisse pour retenir mes larmes, il m'en I77r échappait par intervalles; et je suis assuré qu’il

Juillet. , - . , . A

n j avait pas un de mes traits qui n exprimât toute Fhorreur dont j’étais pénétré. A l’heure meme j’écris , je sens renouveler mes pleurs au souvenir de cette lamentable nuit.

E1M

La décence ne me permet pas de rendre compte de la manière dont ces sauvages se comportèrent envers les corps des infortunés qu’ils venaient de massacrer, sur-tout de leur empressement à examiner la conformation des femmes Esquimaux , qu’ils prétendaient dif- férer entièrement de celle des leurs , et des remarques qui accompagnèrent cet examen. Quelque désir que j’eusse pu avoir de profiter de l’occasion pour vérifier cette différence , mes esprits étaient trop agités et mon cœur trop révolté pour me livrer à des observa- tions; et eût-il existé entre ces femmes la même différence que celle qu’on dit subsister entre les Européennes et les Hof tentotes , je suis par- faitement convaincu que je n’aurais jamais pu

A L’OCÉAN NORD. s4i

parvenir à la reconnaître. Je crois d’ailleurs que la première n’existe point, et que 1 asser- tion des Indiens, dénuée de toute vraisem- blance , était fondée uniquement sur leur haine implacable pour le peuple dont je viens de parler.

i

Quand ces cannibales eurent achevé de massacrer tous les pauvres Esquimaux , ils cherchèrent à attaquer plusieurs autres tentes situées sur le bord oriental de la rivière. Heu- reusement nos canots ayant été laissés à l’en- droit où nous avions débarqué , ils ne pou- vaient s’en servir pour traverser la rivière , qui , dans la partie e' nous nous trouvions , présentait une largeur d’un peu plus de quatre- vingts verges. Les Indiens se mirent alors à tuer de la rive occidentale contre les Esqui- maux, rangés en armes sur le bord opposé, et ne cherchant nullement à plier leurs tentes. Ils connaissaient si peu la nature des armes à feu, que quand une balle venait à frapper la terre , ils couraient en foule pour voir ce que

242 VOYAGE

c’était , et témoignaient la meme curiosité pour les grains de plomb qui venaient s’amor- tir contre les rochers. Mais une balle ayant atteint le gras de la jambe d’un de leurs camarades, la terreur et la confusion s’em- parèrent d’eux. Ils se jetèrent aussi-tôt dans leurs petits canots , et ramèrent avec leurs pagaies vers un banc de sable situé plus bas, au milieu de la rivière , et qui se trouvait hors de la portée des fusils de leurs féroces ei.nemis.

Quand ceux-ci eurent apperçu ce mouve- ment, ils revinrent piller les tentes des mal- heureux Esquimaux qu’ils avaient égorgés, et s’emparèrent de tous les instruments de cuivre qui pouvaient s’y trouver , tels que couteaux , haches , baïonettes , etc. Us se por- tèrent ensuite sur le sommet d une éminence voisine , , s’étant formés en cercle , ils entonnèrent plusieurs chants en l’honneur de leur victoire , brandissant et entrechoquant leurs lances. Souvent ils en interrompaient le

A L’OCÉAN NORD. s43 cliquetis pour crier : Tinta? Tinta? (i) en!

dérision de ces pauvres Esquimaux , qui se I77I

Juillet

tenaient sur le banc de sable , ayant de 1 eau jusqu’aux genoux. Après les avoir ainsi bravés pendant quelque temps , mes Indiens convinrent de retourner à l’endroit nous avions laissé nos canots et notre bagage, et dont nous étions éloignés d’environ un demi- mille. Ils devaient ensuite traverser la rivière pour aller piller les sept autres tentes placées sur le bord oriental. Ce double projet reçut son exécution. Le dernier demanda plus de temps j vu que le nombre de nos canots ne se montait qu’à trois ou quatre. (2) Comme les

( 1 ) Tima , dans la langue des Esquimaux , est une expression d’amitié qui répond à celle-ci en français : Comment vous va ?

(2) Les quinze Indiens qui nous quittèrent aux Mon- tagnes pierreuses avaient emporté avec eux deux ou trois canots; d’un autre côté, ceux que nous avions envoyés en avant ne nous avaient pas encore rejoints. Delà le pètit nombre de canots qui nous restait.

f d

1,

a44 y O Y A G Ë

ë^!^. sinuosités de la rivière et la forme des terres

I77r* nous dérobaient à la vue des Esquimaux ,

Juillet. p|usjeurs d’entr’eux , qui crurent probable- ment que nous étions retournés à nos affaires et que nous n’entreprendrions pîus de les in- quiéter 5 se hazardèrent à abandonner le banc de sable pour revenir à leurs tentes. Nous étant approchés de celles-ci, toujours Couverts par les rochers, nous apperçûmes les ennemis fai- sant leurs paquets. Amsi-tôt mes Indiens tom- bèrent sur eux avec leur férocité accoutumée; mais heureusement les Esquimaux , dont les canots étaient tout prêts, s’élancèrent dedans, et eurent le bonheur de gagner le banc de sable , à l’exception d'un vieillard , qui était si occupé à rassembler ses effets , que les In- diens le saisirent avant qu’il pût joindre son canot. Le malheureux fut sacrifié à leur furie ; et jecrois qu’ils se mirent plus de vingt après lui, car tout son corps était criblé de coups. Je dois faire observer que les espions , envoyés dans le principe par ma troupe, n’avaient pas pu découvrir les sept tentes , quoique situées

A L’OCÉAN NORD. 245

au-dessous d’eux , parce que le bord escarpé de la rivière d’où ils firent leurs observations I771, les cachait à leur vue.

J’ai oublié de dire plus haut qu’en allant rejoindre nos canots, après la destruction des malheureux Esquimaux , nous trouvâmes une vieille femme assise sur le bord de la rivière, occupée à tuer un saumon provenant d’une bande aussi épaisse qu’un banc de harengs, qui se tenait au pied d’une cascade voisine.

Soit par le bruit que faisait Peau en tombant , soit par une difficulté naturelle d’entendre , cette femme ignorait absolument la scène hor- rible qui venait de se passer dans les tentes , quoiqu’elle n’en fût pas écartée de plus de deux cents verges. Lorsque nous l’apperçûmes ^ elle paraissait très-tranquille et toute entière à son travail. A sa manière de voir et à l’appa- rence de ses yeux, qui étaient rouges comme du sang, il est plus que probable qu’elle avait la vue mauvaise. La pauvre femme ne re- connut que les Indiens étaient ennemis , oue

246 VOYAGE

^^55 lorsqu'ils furent à deux longueurs de leurs I77I* lances d’elle. Ce fut en vain quelle essaya de Juillet:. jpu*r . ]eg pjug enrag^s ma troupe l’eurent

bientôt saisie et étendue par terre, ils la traitèrent de la manière la plus cruelle. Il n’y en eut pas un seul qui ne lui donnât un coup de sa lance, et qui ne cherchât plutôt à pro- longer ses tourments qu*à terminer prompte- ment son existence. Pas une seule partie de son corps ne fut à l’abri de leur rage. Enfin les monstres, après lui avoir arraché les veux, achevèrent de la massacrer.

Il pourra paraître singulier qu’une personne presque aveugle s’occupât à pêcher , et le fît même avec quelque succès ; mais ce fait ne présentera plus rien d’extraordinaire quand on se rappèlera ce que j’ai dit de la quantité de poisson qui se trouvait au pied de la chute d’eau. Elle était en effet si grande , que la ligne , armée seulement de quelques hame- çons , dont se servait la vieille femme , à peine jetée dans l’eau, rapportait trois à quatre

poissons ,

A L’OCÉAN NORD. a4;

poissons , et jamais moins de deux. J’en parie d'après l’expérience que mes Indiens en firent t77I* par 'curiosité. Ces poissons sont très-beaux et JuilleC” d un rouge extrêmement vif. Ils pèsent > en général, moins de six à sept livrés, autant que j’ai pu en juger. Leur nombre, presque incroyable , égalait peut-être celui des sau- mons du Kamschatka ou de quelque autre partie du monde. Il ne paraît pis que les Es- quimaux employent d’autres instruments que la ligne pour pêcher , à moins qu’ils ne se servent de leurs lances et de leurs javelots , car nous n’apperçûmes aucune espèce de filets dans leurs tentes ou sur les bords de la rivière.

Ils ont cela de commun avec les Esquimaux qui habitent la côte occidentale de la Baie de Hudson , et dont les seuls instruments de pêche sont, l’été la lance, et l’hiver la ligne, quoiqu’ils se trouvent réduits, la plus grande partie du temps , à vivre de poisson, (i)

(i) Quand les Esquimaux qui résident près de la ri- vière de Churchill voyagent en hiver, c’est toujours de

248 VOYAGE

Lorsque les Indiens eurent enlevé tous les 1771 . ustensiles de cuivre qui paraissaient les seuls

Juillet.

lac en lac et de rivière en rivière , sur les bords des- quels ils ont formé des magasins de provisions et des amas de mousse pour brûler. Comme quelques-uns de ces lacs ou rivières sont à une distance considérable les uns des autres , et que plusieurs des premiers emportent une très- grande étendue , ces Esquimaux s’établissent sur la glace, et , au lieu d’allumer du feu , conformément à la rigueur du climat, ils pratiquent au milieu de leurs tentes des trous dans la glace, vis-à-vis desquels ils s’as- sèyent pour pêcher avec leurs lignes. S’ils attrapent du poisson , ils le mangent crud et presque encore vivant ; et s’ils veulent boire , ils ont sous la main de l’eau , qui est leur boisson ordinaire.

A mon arrivée au service de la Compagnie de la Baie de Hudson , ayant été fait Contre-maître d’un des sloops employés à commercer avec les Esquimaux , j eus des occasions fréquentes d’observer leur misérable ma- nière de vivre. Dans le cours de nos échanges avec ce peuple , il nous arrivait souvent d’acheter des outres ou sacs , faits de peaux de veaux marins , que nous suppo- sions être remplis d’huile 5 mais en les ouvrant , nous n’y trouvions, la plupart du temps, que de la venaison,

A L’OCÉAN NORD. 24g

objets dignes cle leur attention 9 ils jetèrent les sept tentes avec leurs pieus dans la rivière, I771‘

Juillet»

des pieds de chevaux et de veaux marins, ainsi que du saumon; et comme ces provisions nous étaient inutiles , nous les rendions à ces Esquimaux , qui les dévoraient avec avidité, quoiqu’elles eussent peut-être séjourné un an dans ces sacs. Ils s’applaudissaient en même temps de nous avoir trompés , et de bénéficier , par ces restitu- tions, d’un tiers sur nous.

Le moyen imaginé par ces Esquimaux pour garder leurs provisions , en les préservant du contact de l’air extérieur et des insectes , ne fait que retarder leur pu- tréfaction, sans les en garantir entièrement. L’fiuile de baleine, d’une bonne qualité , ne gèle jamais assez , dans les hivers même les plus froids , pour acquérir de la con- sistance , Ce qui est très-heureux pour ce peuple , que la nature a condamné à vivre sans feu sous le climat le plus rigoureux. Ces Esquimaux , tant que leurs provi- sions durent , n’ont autre chose à faire pour contenter leur faim , que d’ouvrir un de leurs sacs. Après en avoir retiré quelques morceaux de veau marin , de cheval de mer , ou de saumon à demi pourri , ils s’assèyent par terre , et mangent le tout sans préparation. Le lac ou rivière qui supporte leurs tentes , leur fournit leur

20.

.

^5o VOYAGE

mptzæn détruisirent une quantité considérable de sau- 1771. nions sePs , de chairs de bœufs musqués et

Juillet.

boisson habituelle. Outre les mets singuliers dont je viens de parler , les Esquimaux en ont plusieurs autres , égale- ment dégoûtants pour un Européen. Je n’en citerai qu’un , comme étant celui que j’ai vu le plus estime parmi eux, après le poisson. Ce mets consiste en un foie de daim crud, coupé en petites tranches d’environ un pouce quarre , auxquelles on joint les aliments contenus dans l’estomac de l’animal. Plus ces aliments sont digérés , et plus le ra- goût est trouvé bon. Il est impossible de décrire ou de concevoir le plaisir que ces Esquimaux éprouvent en le mangeant ; ils n’en écartent pas même les vers qui peu- vent y avoir été engendrés par les mouches. Je les ai cons- tamment remarqués , lorsqu’il leur arrivait de saigner au nez, lécher leur sang et l’avaler. Pour peu que l’on fasse at- tention à la nature ingrate de cette partie du globe qu’ils sont destinés à habiter , et aux disettes fréquentes qui doivent en résulter pour' eux , loin d’être surpris de leur trouver quelque chose de commun avec les plus vils animaux , on admirera au contraire la sagesse et la bonté de la providence , d’avoir organisé ses créatures conformément aux productions , au climat , et aux di- verses autres circonstances du pays qui les voit naîtie.

A L’OCÉAN NORD. 2 5*

d’autres provisions, brisèrent tous les vases fgggg de pierre,, et firent , en un mot , tout le mal 1771

Juillet

La première fois que j’abordai parmi ces Esquimaux ils ne voulaient rien manger de ce que nous leur offrions , tels que du sucre , des raisins , des figues , ou même du pain ; et si par hazard ils en mettaient un morceau dans leur bouche, ils le rejetaient aussi-tôt avec des piarques du plus grand dégoût : de sorte qu’ils traitaient nos ali- ments comme nous traitons les leurs. Aujourd’hui , ils mangent de toutes nos provisions , soit fraîches ,* soit salées; et la plupart d’eux ne refuseraient pas de boire un verre de bière ou un peu d’eau-de-vie et d’eau. D’après leur état actuel de civilisation, et leur attache- ment pour les Anglais, je suis persuadé qu’un Employé de la Compagnie qui pourrait s’habituer à leur manière de vivre, trouverait au milieu d’eux la même sûreté et la même protection que parmi les tribus d’indiens qui bordent la Baie de Hudson .

t :■

Ces peuples vivent dans un état de liberté absolue. Aucun ne paraît commander ou être subordonné , à l’ex- ception des enfants, qui obéissent à leurs pères et mères ou à ceux de leurs parents chargés d’en prendre soin jusqu’à leur adolescence. Il est probable , cependant ,

252 y O Y A G E.

rwgra possible aux pauvres Esquimaux qu’ils n’a- lyyi.vaient pu massacrer, et qui, réfugiés sur le 'juillet* banc de sable dont j’ai parlé ci-dessus , se voyaient condamnés à demeurer tristes spec- tateurs de la perte , irréparable peut- être , de tout ce qu’ils possédaient.

Mes Indiens ne trouvant plus rien à dé- truire , nous nous assîmes et nous fîmes un excellent repas de saumon frais , qui était aussi abondant dans cet endroit que du côté de la rive occidentale. Ce repas, le premier que nous eussions fait depuis quelque temps , étant achevé , les Indiens me dirent que je pouvais disposer d’eux. En conséquence , le 17, sur les cinq heures du matin, ayant en vue la mer , qui s’étendait du Nord-Ouest quart Ouest au Nord-Est , à la distance d’en- viron huit milles, je continuai mes observa- tions jusqu’à l’embouchure de la rivière. Je

qu’à cette époque ils défèrent aux avis des vieillards , d’après leur expérience.

A L’OCÉAN NORD. 253

m’appereus de plus en plus qu’elle n’était pas^^ même navigable pour un bateau. Une barre *77** ou récif s’interposait, à son extrémité, entre elle et la mer. Le flot venait de finir ; je ju- geai par les marques que j’apperçus sur les bords de la glace, qu’il s’élève d’environ douze à quatorze pieds. Il doit pénétrer peu avant dans la rivière , car l’eau , près de son em- bouchure, n’était nullement saumâtre ; et ce- pendant ce que je voyais était bien certaine- ment la mer ou un bras de mer , d’après la quantité d’os de baleines et de peaux de veaux marins que les Esquimaux avaient dans leurs tentes, et la multitude de veaux marins que je remarquais sur la glace. La mer, à l’em- bouchure de la rivière, et aussi loin que je pus distinguer avec une bonne lunette de poche, était remplie d’îles et de bas-fonds. La glace n’était pas encore rompue; elle commençait seulement à fondre à environ trois quarts de mille de la côte, et à peu de distance autour des îles et des bas-fonds.

254 VOYAGE

J} éfait une heure du matin lorsque j’eus 1771 . achevé la reconnaissance de la rivière. Le juillet. soiei} f dans ces hautes latitudes et à cette

O

saison de l’année, est toujours assez élevé sur l’horizon , de sorte qu’il ht jour pour nous toute la nuit. Une brunie épaisse , accompa- gnée d’une petite pluie ., étant survenue , et jugeant que ni la rivière ni la mer ne pou- vaient, à aucun égard, etre.de quelque uti- lité, je ne crus pas devoir attendre le retour du beau temps pour observer exactement la latitude , d’autant plus que , par mon atten- tion extrême à marquer la route et les dis- tances que j’avais parcourues depuis Conge- Caihawhaçhçiga , j’avais fait deux bonnes observations , cette latitude se trouvait déter- minée à vingt milles près. Pour 11e rien né- gliger de ce que je devais , après avoir con- féré avec les Indiens, j’érigeai une marque, et pris possession de la côte , au nom de la Compagnie de la Baiç de Hudson,

La reconnaissance de la rivière achevée ,

I I

255

A L’OCÉAN N O R D.

bous retournâmes sur nos pas. Nous avions^^®? fait environ douze milles au Sud quart Sud- I77I

t- i i Juillet.

Jbst lorsque nous nous arrêtâmes pour prendre un peu de repos, car aucun de nous n’avait clos Fœil depuis le i5 jusqu’à ce jour, 18. Il était alors six heures du matin. Mes Indiens venaient de tuer un bœuf musqué ; mais comme la mousse se trouvait très-humide, il nous fut impossible d’allumer du feu, ce qui nous réduisit à manger notre bœuf crud; et pour comble de malheur , c’était une vieille bête.

Avant d’entretenir le lecteur de mon re- tour , je crois devoir lui présenter quelques détails sur la rivière, le pays qui l’environne, les productions du sol , et les animaux qui habitent constamment ces affreuses régions, ainsi que ceux qui y émigrent l’été , pour mettre bas et élever leurs petits loin de l’œil et de la main de l’homme. Pour mieux rem- plir mon objet , il est nécessaire que je me replace à l’endroit j'atteignis la première

256 VOYAGE

s=» fois la rivière , c’est-à-dire , à environ qua- I77I*rante milles de son embouchure.

Juillet.

Outre les pins rabougris dont j’ai parlé, on rencontre quelques touffes de saules nains, une grande quantité de ce que les Naturels appèlent TJ^ishacumpuckey , et dont les An- glais font infuser les feuilles en guise de thé, des Jackesheypucks , que les Indiens prènent comme du tabac, et de la bruyère, mais pas la moindre apparence de fruit.

Les arbres , à mesure que l’on approche de la mer , deviènent plus rares et plus petits. Les derniers pins que j’apperçus étaient pla- cés à trente milles de l’embouchure de la rivière , de sorte que l’espace intermédiaire n’était garni que de hauteurs stériles et de marais.

En général , la rivière court au Nord quart Nord-Est ; mais elle est quelquefois très-si- j nueuse, et sa largeur varie de vingt verges à quatre ou cinq cents pieds. Ses bords , formés

A L’OCÉAN NORD. 2 5y

d’une roche solide, correspondent tellement entr’eux , qu'il n’y a aucun doute que le lit 177** de la rivière n’ait été ouvert par quelque ter- Jmllet* rible convulsion de la nature. Son cours est entretenu par une quantité de petits ruis- seaux, qui coulent des hauteurs voisines, et qui proviènent, principalement , de la fonte des neiges. Au rapport de quelques Indiens, cette rivière prend sa source dans la partie Nord-Ouest du grand lac White Stone ,

( Pierre blanche ) éloigné d'eux de près de trois cents milles en ligne directe; mais j’ai de la peine à le croire, à moins qu’il ne se trouve des lacs intermédiaires, qui partagent la vaste quantité d’eau que doit fournir, dans l’étendue mentionnée, un pays aussi mon- tagneux. Autrement, la multitude de petits ruisseaux supposés venir se jeter dans cette rivière, lui imprimerait un cours plus rapide et plus fort que celui que j’y ai remarqué.

Elle y causerait chaque printemps , à la rup- ture des glaces, une inondation r dont je n’ai pas vu la moindre trace , si ce iPest à la

258 VOYAGE

Cascade du massacre , la rivière était dé- I77I- bordée d’environ vingt verges. Comme ce tut JmIiet‘ au pied de cette cbute que mes Indiens mas- sacrèrent les Esquimaux , j’ai cru devoir lui donner le nom de cette horrible action. De- puis cet endroit jusqu’à la mer, c’est-à-dire, dans un espace d’environ huit milles , on rencontre peu de hauteurs , et encore ne sont- elles pas très-élevées. Le sol qui les sépare consiste en une terre grasse et compacte , qui produit, dans quelques endroits, une herbe assez forte, et dans d’autres, des taillis de saules nains. On trouve au pied de ces émi- nences quantité de beau Cochléaria.

Les Esquimaux qui habitent dans le voi- sinage de la rivière sont généralement petits , et aucun d’eux ne dépasse la taille moyenne* Ils présentent beaucoup de surface, mais ils ne sont ni bien faits ni forts. La couleur de leur peau est d’un vilain cuivre : on apperçoit cependant parmi eux quelques belles femmes. Leur habillement ressemble beaucoup à celui

A L’OCÉAN NORD. i59

fies Groenlandois du détroit de Davis , ex- cepté que les bottes 'des femmes ne sont point I771* garnies d’os de baleine , et que la taille de JuiUet’ leur habit n’a pas plus d’un pied de long.

Leurs armes et leurs instruments de pêche sont des arcs et des flèches , des lances , des dards , etc. , qui ressemblent parfaitement à ceux dont se servent les Esquimaux des dé- troits de Hudson , et qui ont été très- bien décrits par Crantz ; (i) mais il leur sont fort inférieurs pour le travail , faute d’outils con- venables. Les Esquimaux du Nord garnissent leurs flèches d’un morceau de cuivre , ou , plus communément , d’une pierre noire trian- gulaire , de la nature de l’ardoise.

Leurs canots sont construits comme ceux des autres Esquimaux , avec cette différence , que la proue ne se projète point au-delà du corps du bâtiment , rien ne commandant cette

(i) Voyez l’Histoire du Groenland, tome premier.

26o VOYAGE

e ac» saillie. Quant au travail, il n’a nullement îe 1771. fini de celui des canots que j’ai vus dans le Juillet, détroit et dans la Baie de Hudson , et cette différence doit être attribuée au manque d’ou- tils dont je viens de parler. Toutes les tribus d 'Esquimaux se servent de la double pagaie.

Leurs tentes sont couvertes de peaux de daims en poils, et ont la forme circulaire de celles des Esquimaux de la Baie de Hudson . Il j a toute apparence que ces tentes ne sont que des habitations d’été, car j’ai vu les restes de deux misérables huttes , qui , à en juger par leur situation, leur structure, et rénorme quantité d’os de baleines , de vieux souliers 3 de morceaux de peaux , et autres objets de rebut , épars dans les environs , n’avaient pu être que des demeures d’hiver. Elles étaient placées sur le côté Sud d’une éminence. Une moitié était pratiquée sous terre; et l’autre , de forme circulaire , et garnie de pieus très- rapprochés entre eux , se terminait en cône comme les tentes ou maisons d’ete. Ces huttes.

A L’OCÉAN NORD. 261

pendant le temps qu’elles servaient d’iiabi- tâtions , devaient être couvertes de peaux et ï77r*

dj. , . . Juillet.

une neige épaisse, qui en augmentait con- sidérablement la chaleur intérieure. Je jugeai qu’elles ne pouvaient contenir que six à huit personnes, et encore fallait-il que ce fussent des Esquimaux qui les habitassent, car tout autre peuple les eut trouvées bien étroites pour le même nombre de personnes.

Leurs meubles et ustensiles consistent prin- cipalement en vases de pierre et de bois. Ils ont aussi des plats ? des écuelles , et des cuil- lères , faites de cornes de buffle ou de bœuf musqué. La pierre qu’ils employent à com- poser leurs vases , est grise et poreuse. Malgré ce dernier inconvénient et la grossièreté du travail , ces vases sont aussi propres et aussi clairs qu’une tasse de porcelaine de la Chine. Quelques-uns d’eux peuvent contenir cinq à six gallons, c’est-à-dire, vingt à vingt-quatre pintes de Paris ; et quoiqu’un peuple aussi mi- sérable ne puisse exécuter de pareils ouvrages

262 VOYAGE

qu’avec des instruments d’une pierre très- 277I*dure , ils sont cependant infiniment supé- Juillet. r]eurs à tout ce qUe j’ai vu sur les côtes de la Baie de Hudson. Autour des bords , règne un très-joli cordon; les plus larges même com- portent des ornements à chaque angle. Leur forme est un quarré long , un peu plus large par le haut que par le pied , à-peu-près comme la gaine d'un couteau ; deux anses , d’une pierre très-solide, sont adaptées à l'ex- trémité supérieure de ces vases , pour aider à les soulever.

Les haches des Esquimaux du Nord sont faites d’une lame épaisse de cuivre, d’environ cinq à six pouces de long , sur un et demi à deux de large. Elles sont montées comme un ciseau à mortaise , et emmanchées à un mor- ceau de bois d’environ douze à quatorze pouces de long, à l’instar de nos haches; mais, en général , elles font folfice d’un ciseau , et on les enfonce dans le bois à coups de massue. Leur pesanteur, ainsi que la qualité du métal, ne

permettraient

A L’OCEAN NORD. a63

permettraient pas de s’en servir comme de “555 nos haches , du moins avec quelque succès. l77l-

J uilleL

Les baïonettes des hommes et les couteaux des femmes sont aussi de cuivre. Les premières ont la forme d’un as de pique , et sont ter- minées par un manche de corne de daim , d’un pied de long ; les derniers ressemblent parfaitement à ceux décrits par Crantz. J’en- voyai deux de ces instruments à James Fitz- gerald, écuyer , alors membre du Comité de la j Baie de Hudson .

Parmi les effets que mes compagnons en- levèrent des douze tentes & Esquimaux , il se trouva deux petits morceaux de fer , dont l’un, formant un couteau de femme, avait un pouce et demi de long , sur | de large* L’antre portait seulement un pouce de long, sur i de large; il était emmanché à un mor- ceau d’ivoire , et représentait un couteau d’homme* Ces derniers couteaux sont connus dans la JBaie de Hudson sous le nom de

21

264 VOYAGE

«sot Mokeatoggan ; et ce sont , en même temps , 1771. les seuls instruments dont se servent les Es- juillet. qUimaux pour leurs ouvrages en bois*

Ce peuple possède plusieurs belles espèces de chiens , aux oreilles droites , au nez al- longé , à la queue épaisse, etc. , et les mêmes que ceux des Esquimaux du détroit et de la Baie de Hudson. Ces chiens étaient attachés à des pierres , pour les empêcher sans doute de manger le poisson qu’on avait mis à sé- cher sur les roches. Je ne me rappèle pas que mes compagnons ayent tué ou frappé quel- ques-uns de ces animaux; je me souviens seulement , qu’après notre départ des tentes , ils regrettèrent plusieurs fois de n’avoir pas emmené avec eux les plus beaux.

Quoique ^habillement , les canots , les us- tensiles , et beaucoup d’autres articles soient les mêmes parmi les Esquimaux du Nord que parmi ceux de la Baie de Hudson , les pre- miers ont cependant une habitude qui leur

A L’OGÉAN NORD. 265

èst particulière et qui consiste à se raser la gg tête; ce qui semblerait annoncer qu’ils appar- 1771. tiènent à une tribu différente de celles qu’on IuiUeti a découvertes jusqu’ici , tant sur la côte du Labrador , que dans le détroit de la Baie de Hudson. Les femmes portent leurs che- veux dans toute leur longueur , et exactement arrangés comme ceux de toutes les autres femmes Esquimaux que je connais.

Outre cette multitude de veaux marins que j'apperçus sur la glace, à l’embouchure de la rivière de Cuivre , j’ai remarqué plusieurs bandes d oiseaux de mer ^ qui volaient aux environs de la côte* 11 y avait dans les étangs Voisins des cignes et des oies en état de mue*

Les marais présentaient des courlieux * beau- coup de pluviers, et plusieurs petits oiseaux, qui visitent les parties septentrionales dans le printemps , pour faire leur ponte et muer , et qui retournent au Sud quand l’hiver appro- che. Je suis, du moins, fondé à conjecturer cette dernière particularité, par l’apparition

21 »

266 VOYAGE

ggsgsaa de ces oiseaux dans la Baie de Hudson» Ü 1771. est, d’ailleurs, raisonnable de penser qu’ib 3uillet' auraient bien de la peine à résister à la ri- gueur d’un biver aussi long et aussi Iroid que celui qui doit régner dans la contrée du cercle arctique je les rencontrai.

H n’est pas douteux que les bœufs mus- qués, des daims, les ours, les loups, les re- nards, les lièvres, les chouettes, les corbeaux , les perdrix , les écureuils de terre , les écu- reuils communs , les hermines , les souris , etc. , n’habitent constamment cette partie du Nord. Dans beaucoup d’endroits , le long des pentes des éminences recouvertes de neige et à une très-grande profondeur, existaient des tas de fumier provenant des bœufs musqués et des daims , qui prouvaient évidemment qu’ils avaient beaucoup frequente ces lieux durant l’hiver. Nous vîmes la même chose sur les hauteurs , ainsi que dans d’autres parties la neige était entièrement fondue ; mais la mousse ne présentait aucun vestige de pas ,

À L’OCÉAN NORD. 267.

preuve certaine que ces longues traînées d’ex- créments avaient pénétré à travers la neige', I771, à mesure que ces animaux passaient et repas- Iuiilet’ saient dessus pendant l'hiver. Des preuves de la meme nature déposaient que les lièvres et les perdrix habitent aussi toute l’année cette contrée. Les touffes de saules qui croissent près de la mer recéîaient des compagnies con- sidérables de perdrix.

J’observerai , pour les curieux , que la fiente d’un bœuf musqué, quoique ce soit un très- gros animal, n’a pas plus de volume que celle d’un lièvre. Elle s’en rapproche tellement par la forme et la couleur, qu’elle ne saurait en être facilement distinguée que par les Na- turels. Il est vrai que la quantité peut servir , en général , d’indication.

Ii fl

Je n’ai point découvert d’oiseaux particu- liers à ce pays , si ce n’est celui que les In- diens de la rivière de Cuivre appèlent YaJJar - miste , ou la sentinelle. Il ressemble, pour la

268 VOYAGE

grandeur et la couleur , au cobadekoock jf

I /7I*( espèce de mouette ) il est du genre des

Juillet. ,

chouettes. Son nom , dit-on , est très -appro- prié à ses qualités; car aussi-tôt qu’il apper- çoit un homme ou un animal , il s’abat vers eux , et après les avoir contournés pendant quelque temps, il vole en avant dans la même direction , sans jamais les perdre de vue. S’il appercoit quelque objet nouveau, il va le re- connaître , et se transporte ensuite alternati- vement de fun à l’autre , en poussant des cris qui ressemblent beaucoup à ceux d’un enfant. Les Indiens cuivrés ont la plus grande con- fiance dans ces oiseaux , et disent qu’ils les in- forment très-souvent de l’approche des étran- gers , ainsi que du voisinage des daims ou des bœufs musqués, que probablement ils auraient beaucoup de peine à découvrir sans eux.

Les Esquimaux ne paraissent pas y atta- cher la même confiance ; car pour peu qu’ils l’eussent partagée , ‘ils auraient été avertis de notre approche vers leurs tentes. En effet ,

A L’OCÉAN NORD. s69

pendant tout le temps que mes Indiens fu- rent en embuscade, plusieurs bandes d ’allcir- I771, mistes volaient à tire-d’aîle de leurs tentes £ nous , en faisant un bruit capable de réveiller l’homme le plus profondément endormi.

Après avoir pris un repos de cinq à six heures , nous nous remîmes en route , et nous parcourûmes environ dix-neuf milles au Sud

Sud- Est ? avant d’atteindre une des mines de cuivre , éloignée de vingt-neuf à trente milles de Fembouchure de la rivière.

Cette mine, si on peut l’appeler ainsi , n’est qu’un amas de rochers entr’ouverts et boule- versés par quelque tremblement de terre. Au milieu de ces ruines coule une petite rivière, dont l’eau , à l’époque de mon arrivée , ne dépassait pas le genou.

Les Indiens qui m’avaient engagé à visiter la mine en question, me dirent qu’elle était d’une telle richesse, que si on venait à établir

27o VOYAGE.

Æune Factorerie sur les bords de la rivière , on ?77r* pourrait lester entièrement les vaisseaux de juillet. cu*vre ^ au ijeu pierres } et cela aussi fa- cilement qu'on le pratique avec ces dernières dans la rivière de Churchill. Suivant ces In- diens, les éminences étaient formées unique- mentdece métal, détaché et amoncelé comme des tas de cailloux. Mais il s'en fallait bien que leur assertion fût conforme à la vérité , car la plupart de mes compagnons et moi nous ne découvrîmes, après quatre heures de recher- ches , qu'un seul morceau de cuivre digne d’être recueilli. Quoi qu’il en soit , il était d’une très-bonne qualité , et pesait ènviron quatre livres, (i) Je crois cependant que la mine a être plus abondante autrefois , à en juger par les pierres teintes de vert-de- gris , que je trouvai en assez grande quantité , soit sur la surface , soit dans les fentes des rochers,

(i) Ce morceau de cuivre est aujourd’hui en la pos- session de la Compagnie de la Baie de Hudson.

A L’OCÉAN NORD. 271

J’observerai pour les gens crédules , que les1 Indiens se figurent que chaque morceau deI77I* cuivre ressemble à quelque objet dans la na- ture ; mais d’après celui qui me tomba entre les mains, et plusieurs autres plus petits que mes compagnons ramassèrent, j’avouerai qu’il faut une grande force d’imagination pour trouver cette ressemblance. Au surplus, cha- que Indien varie sur les objets de similitude, et mon morceau de cuivre était à peine en- levé de terre , qu’il avait subi déjà vingt com- paraisons différentes. L’un disait qu’il ressem- blait à tel aniipal , un second qu’il représentait telle partie dffin autre , et tous terminèrent par convenir qu’il ressemblait à un lièvre ac- croupi. Pour moi , je confesserai que je ne vis rien de tout cela. Je ne finirais pas , si je vou- lais faire l’énumération de toutes les parties du daim ou des autres animaux, auxquelles ces Indiens assimilent les morceaux de cuivre d’une certaine valeur. Il me suffira de dire que ces peuples préfèrent, pour leur usage , ceui qui sont les plus gros et les plus homogènes.

272 VOYAGE

S55H Avec du feu et deux pierres , iis leur donnent I77I*la forme qu’ils veulent.

Juillet.

Avant que la Compagnie de la Baie de Hudson ne formât une colonie à la rivière de Churchill , établissement qui remonte à en- viron cinquante ans avant ce voyage, les In- diens du Nord ne possédaient d’autre métal que du cuivre, à l’exception d’une très-petite quantité de fer travaillé , que quelques-uns d’entr’eux avaient rapporté du Fort d’Yorck, ils s’étaient rendus en 1713 ou 1714, et de quelques morceaux de vieux fer , trouvés à la rivière de Churchill , , sans doute , ils avaient été laissés par le capitaine Monk. Un grand nombre de ces Indiens partait de diffé- rents points tous les étés pour se rendre aux mines , et en extraire du cuivre , dont ils faisaient des haches , des ciseaux à glace , des baïonettes , des couteaux , des alênes , des pointes pour leurs flèches , etc. ( 1 ) Les

( 1 ) Suivant une tradition singulière répandue parmi

A L’OCÉAN NORD. 273

sentiers frayés par eux sur les hauteurs , et qui subsistent encore dans beaucoup d’endroits ,

les Indiens , ce fut une femme qui découvrit ces mines. Elle y conduisit pendant plusieurs années ceux des In- diens qui désiraient de s’y rendre ; mais comme elle était la seule femme de la compagnie, quelques hommes se comportèrent si librement avec elle , qu’elle résolut de s’en venger; et la tradition ajoute que cette femme était une grande sorcière. Il arriva donc que lorsque ces hommes, après s’être chargés de cuivre, voulurent s’en aller, elle refusa de les accompagner, en disant qu’elle resterait dans la mine jusqu’à ce que la terre l’engloutît avec tout le cuivre. L’année suivante, les Indiens la trou- vèrent enfoncée jusqu’au milieu du corps , quoique en- core en vie , et ils s’apperçurent que le cuivre avait beaucoup diminué. La femme et la partie la plus riche de la mine avaient entièrement disparu lorsqu’ils revin- rent l’année d’après , de sorte qn’il ne restait plus que quelques morceaux de cuivre épars sur la surface de la terre, et à de très- grandes distances les uns des autres. Les Indiens assurent qu’avant cette époque , le cuivre , détaché en gros morceaux , et sans alliage , était en même temps si commun , qu’on n’avait que la peine de le ra- masser et de l’emporter.

i?7I-

Juillet.

ssG^î-isnas

1771.

Juillet.

274 VOYAGE

annoncent une grande intelligence. Ceux, pra- liqucs dans les vallées et les terreins maréca- geux, sont recouverts d’herbe, de manière à ne pouvoir être distingués aujourd’hui que difficilement.

Les Indiens des Mines de Cuivre attachent une grande valeur à ce métal , et le préfèrent au fer pour la composition de leurs instru- ments , excepté celle des haches , des cou- teaux et des alênes , dont la fabrique en cuivre 11’est jamais aussi bonne. Lorsque ces peuples échangent de ce métal contre du fer travaillé que leur apportent quelquefois nos Indiens du Nord, ils donnent un ciseau à glace de cuivre pour un pareil en fer , ou pour une hache à demi usée, en ajoutant alors au ciseau quel- ques pointes de flèches du même métal. S il est question de fourrures , la règle établie par nos Indiens est de se faire donner dix fois le prix qu’ils ont payé à la Factorerie de la Compagnie. Une hache , qui leur a coûté une peau de castor, de chat, ou trois peaux

communes de martinet , leur est remboursée sur le pied de mille pour cent. Les Indiens cui- *77 r

, (i) * * * v A . Juillet.

vres payent dans la meme proportion les cou- teaux et autres petits ustensiles de fer. Une chaudière de fonte , du poids de deux livres ou de deux livres et demie , leur coûte soixante peaux de martinet , ou la valeur de vingt peaux de castors en d’autres fourrures, (i) Quand les chaudières sont neuves, les Indiens du Nord ne se font aucun scrupule de demander davan- tage. Ce n’est qu’au moyen de ces prix exor- bitants que les Indiens des Mines de Cuivre et de la côte de Chien , qui commercent

(i) Il est nécessaire d’expliquer ce qu’on entend par ces mots. La Compagnie de la Baie de Hudson , pour faciliter les échanges et les comptes avec les Indiens , prit la peau de castor pour terme d’évaluation du prix de toutes les autres fourrures , d’après leurs valeurs respec- tives. Ainsi, une fourrure est estimée valoir une , deux ,

trois , ou quatre peaux de castors. Souvent , d’après la

qualité des fourrures , il en faut de six à vingt pour re-

présenter une peau de castor. C’est ce qu’on appèle

Made Beaver.

276 V O Y A G Ë

BHBssca arec les nôtres , se pourvoyant de fer tra*

1771. vaille, etc.

Juillet.

Les Indiens du Nord achetaient autrefois de ces deux tribus les fourrures qu’ils appor- taient à la Factorerie de la Compagnie, car leur pays leur en fournissait peu ; et comme ils se trouvaient alors en guerre avec les In- diens du Sud , ils étaient privés de pouvoir pénétrer assez loin sur les derrières pour ren- contrer des animaux à fourrures* Ainsi leur commerce se réduisait aux peaux de daims et aux fourrures qu’ils extorquaient des Indiens cuivrés et de ceux de la cote de Chien. Ce commerce, année commune, et jusque dans 'les derniers temps, avait excédé rarement, peut-être même jamais, la valeur de six mille peaux de castors. Heureusement pour ces In- diens et pour la Compagnie, ils sont aujour- d’hui en paix, et vivent en parfaite intelli- gence avec ceux du Sud. Ce rapprochement n’a pas tardé à produire un bien sensible , car en peu d’années la traite s'est accrue de

A L’OCÉAN NORD. 277

plusieurs milliers de peaux, et il y a eu mêmes™!! des années elle s’est élevée à onze mille. (1) I771,

Juillet.

( 1 ) Depuis que ce voyage est écrit, les Indiens du Nord , dans leurs communications annuelles avec ceux du Sud et d ’Athapuscow , ont contracté la petite vé- role, qui en a emporté un neuvième, et principalement parmi ceux qui commerçaient directement avec la Fac- torerie de Churchill. Le peu qui a survécu suit l’exemple de ses voisins du Sud , et commerce avec les Canadiens qui sont établis dans le coeur du pays d ’Athapuscow. Ainsi il n’a fallu que quelques années pour prouver que j’avais mal vu , et qu’il eût été plus avantageux pour la Com- pagnie , et en même temps pour la population des In- diens du Nord , qu’ils fussent restés en guerre avec les tribus méridionales , au lieu de chercher à améliorer leur situation. D’un autre côté, il est impossible de cal- culer les bénéfices qui auraient pu résulter d’un trafic constant et régulier avec les différentes tribus d’indiens des Mines de Cuivre et de la côte de Chien. Mais toute communication ayant été interrompue pendant plusieurs années avec ces peuples , ils sont retombés dans leur barbarie et leur indigence premières. Une guerre s’est élevée entre ces deux tribus , pour quelques mauvais outils de fer laissés parmi elles , et les Indiens de la côte de Chien , plus nombreux et plus heureux , ont

É

27S VOYAGE

gg’sgsa* Outre l’avantage résultant pour la Compagnie I77I* de cette augmentation de commerce , les mal* Juillet. }ieureilx Indiens du Nord jouissent de celui de faire servir à leur importation annuelle les productions d'un pays fertile et beau , sans préjudicier à la consommation de ses habi- tants.

On a tenté, à différentes reprises , d’amener les Indiens de Cuivre et de la cote de Chien à

fini par détruire presque toute la race des Indiens de Cuivre.

Tandis que je rédigeais cette note , j’appris de quel- ques Indiens du Nord que ceux restés de la tribu de Cuivre trafiquaient avec les Canadiens établis dans le paj-s à’Athapuscow , qui leur procuraient les objets dont ils avaient besoin , à moitié du prix qu’ils les achetaient ci-devant ; d’où il résulte que les Indiens du Nord , ainsi que la Compagnie de la Baie de Hudson , doivent renoncer à tout espoir de commerce avec ce peuple , à moins que la Compagnie ne forme un établissement dans le pays d , Athapuscow , et ne fasse vendre à meilleur marché que les Canadiens,

visilcr

A L’OCÉAN NORD. 279

visiter la Factorerie de la Compagnie, placée à la rivière de Churchill ; on leur a même Fit. *77 I* distribuer, à cet effet, beaucoup de présents; Juilleti tous ces essais ont été inutiles. Plusieurs des premiers sont venus à Churchill à la suite des Indiens du Nord, et ont été renvoyés chargés de présents pour leurs compatriotes; mais à peine avaient-ils quitté le Fort, que ces effets leur étaient enlevés par ces mêmes Indiens.

Sans la crainte de pareils traitements , il se- rait aussi possible aux Indiens de la rivière de Cuivre d’apporter eux-mêmes leurs marchan- dises aux marchés de nos comptoirs , qu’il l’est à ceux du Nord, qui, en allant les leur acheter pour nous les revendre- ont les mêmes dis- tances à franchir et les mêmes difficultés à Vaincre. Mais le système politique de ces der- niers est d’empêcher toute communication des Indiens de Cuivre avec nous , dans la crainte de voir diminuer leurs bénéfices. La supersti- tion , d’ailleurs, mettrait une barrière insur- montable entre ces Indiens et nos Comptoirs.

En effet, la plupart répugnent à se transporter

fl/ !

280. VOYAGE

dans un pays aussi éloigne ciu leur, sous pre- 1771- texte que Fair et les aliments, quoiqu’exac- Jaiiiet* tenient conformes à ceux auxquels ils sont ha- bitués , ne valent rien pour eux , et que, sur trois de leurs compatriotes qui avaient entre- pris ce voyage , aucun n’est retourné en vie. Le premier de ces motifs est évidemment dé- nué de raison ; le second n’est malheureuse- ment que trop fonde j mais la mort de ces Indiens doit etre imputée a la perfidie et a la cruauté de ceux du Nord, qui les avaient pris sous leur protection.

Il y a peu d’années que le capitaine Kecl- shies , dont il est souvent fait mention dans ce Journal , emmena avec lui douze Indiens des Mines de Cuivre , tous chargés d’une grande quantité de fourrures précieuses. Che- min faisant , le Capitaine et sa troupe s’ap- proprièrent ces fourrures pour des provisions , et contraignirent les Indiens d achever de les porter au Fort.

A V OCÉAN NORD. 281

À son arrivée au Fort du Prince de Galles Keelshies se fit un grand mérite d’avoir amené I77I* ces étrangers aussi richement chargés, et as- Sura le Gouverneur qu’il pouvait compter sur son exactitude à entretenir une branche de commerce aussi avantageuse à la Compa- gnie. On donna h l’un de ces Indiens le nom de Capitaine , et il fut traité en Conséquence pendant son séjour au Fort. On le vêtit d’une maniéré convenable, et- à son départ, on le combla de présents , ainsi que ses camarades * dans l’espérance que non seulement ils re- liouvèleraientleurs visites , mais que beaucoup de leurs Compatriotes , séduits par ces larges- ses , s’empresseraient de les accompagner.

Quelque adroite et sage que fut la con- duite du Gouverneur dans cette occasion, elle produisit cependant un effet opposé à ce qu’on en avait attendu ; car le scélérat Keelshies et sa troupe, non contents d’avoir enlevé à ces malheureux Indiens les fourrures qu’ils por- taient au Fort, résolurent aussi de se rendre

282 VOYAGE

wmJtres de ce que le Gouverneur leur avait 1771 donné. Trop lâches pour les attaquer de front. Juillet. -|s imaginèrent de s’en l’aire en les aban- donnant sur une île. Ce complot arrête , iis commencèrent par embarquer lurtivement dans leurs canots tous les efïets de ces etran- ger , leur enlevèrent ensuite leurs vêtements, et s éloignèrent bientôt après en les laissant sur File, ils périrent de misère. A mon retour au Fort en Juin 1772, je vis les restes de ces infortunés, dont Matonabbee , mon guide, me lit l’histoire. Elle ne fut connue que quelques années après du Gouverneur , à qui on l avait cachée, dans la crainte de 1 indis- poser contre Keelshies.

Pareil évènement pensa arriver dans la même année à un Indien de cette tribu qui m’accompagnait au Fort Nous venions de tra- verser la rivière Seal avec les fourrures de cet homme, lorsque nous découvrîmes qu il avait été laissé sur la rive opposée. Matonabbee fut le seul qui s’offrit d’aller le chercher. Le

A L’OCÉAN NORD. 283

Vent soufflait alors si fort, que ce Chef prit le parti de se mettre tout nu pour mieux T77]

r A . Juille

nager , en cas que son canot rut renverse. Bien- tôt après il nous ramena le pauvre Indien , à la grande mortification de celui qui s’était approprié ses fourrures, et qui eût été charmé de les conserver aux dépens de la vie de son camarade.

•( i

Au départ des Indiens du Nord de la Fac- torerie , celui de la rivière de Cuivre se mit sous la protection de Matoncibbee , qui l’ac- compagna jusqu’au 64e. dégré delatitude Nord, ils rencontrèrent quelques compatriotes du jeune homme. Parmi eux se trouvait son père, entre les mains de qui Matoncibbee le remit sain et sauf avec tous ses effets.

Bientôt après que nous eûmes quitté la mine de Cuivre, il survint un brouillard humide très-épais, accompagné, par intervalles, de neige. Le même temps régna pendant quel- ques jours, et le brouillard s’accrut souvent

sS4 VOYAGE

à un point, qu’incapables de distinguer notre chemin, nous fumes obligés de nous arrêter plusieurs heures de suite , d’autant plus que la route était encombrée de roches.

Vers les trois heures du matin , le frère de Matonobb.ee et un des Indiens de Cuivre que nous avions envoyés en avant de Çonge-Ca thawhachaga , nous rejoignirent. Ils n’avaient découvert dans leur course aucun Indien qui pût être utile à mon expédition. Ils s’étaient rendus néanmoins à la rivière de Cuivre , et a la faveur de quelques marques laissées par nous pour diriger leur retour , ils nous avaient suivis. Depuis le moment de leur départ de |a rivière jusqu’à celui de notre réunion , ils n’avaient pris aucun repos , quoiqu’ils eussent parcouru cent milles. Nous fûmes réveillés par leur arrivée , et nous nous remîmes aussi- tôt en route. Après une marche de 42 milles, et avoir traversé, chemin faisant , le lac Buf-r falo , nous nous arrêtâmes au milieu des Mon- tagnes pierreuses pour passer la nuit. L air

A U O CE A N NORD. 285

était excessivement chaud et pesant. La même1 chaleur se fit sentir le 23. Nous partîmes de I77r* grand matin , et nous parcourûmes quarante- Juillet' cinq milles, pendant lesquels les Indiens tuè- 23* rent plusieurs daims mâles très-gras.

Nous nous arrêtâmes sur les une heure du matin, le 24, pour prendre quelque repos comme nous avions fait vers le milieu du jour précédent. Mais les Indiens , qui se trou- vaient séparés depuis si long-temps de leurs femmes et de leurs enfants , jurèrent de re- noncer au sommeil jusqu’au moment de leur réunion avec leurs familles , d’autant plus que nous découvrions alors les hauteurs de Conge- Cathawhachaga , ils les avaient laissées. Après une halte d’environ une heure, nous nous remîmes en marche, et nous arrivâmes à six heures du matin à Conge- Ccithawlia - chaga , nous apprîmes, à notre grande sur- prise et avec chagrin , que toutes les femmes avaient traversé la rivière avant que les In- diens de Cuivre ne l’eussent quittée. Nous ne

24.

s86 VOYAGE.

trouvâmes qu’un seul homme âgé et sa fa- ?77r* mille, survenus pendant notre absence, et Ju.iiet. apportaient des fourrures à Matonabbee , époux d’une des tilles du vieux Indien , et conséquemment son gendre. Celui-là avait avec lui une autre fille qu’il offrit aussi à ce Chef, qui la refusa.

Nous ne fîmes qu’un très-court séjour dans cet endroit ; car ayant appërçu une fumée con- sidérable vers le Sud , nous traversâmes aussi-» tôt la rivière. Arrivés au lieu de la fumée , nous trouvâmes que les femmes y avaient demeuré pendant quelques jours, mais qu’elles en étaient parties, et qu’au moment de s’éloigner, elles avaient mis le feu à la mousse , d’où provenait la fumée dont nous avions été témoins. Quoi- que laprès-dîner fût très-avancé, nous pour- suivîmes notre route dans la direction de celle des femmes, qui nous était indiquée par leurs traces sur la mousse. Nous n’avions pas fait beaucoup de chemin , que nous découvrîmes une autre fumée à une grande distance , ce

A L’OCÉAN NORD. 287

qui nous fit doubler le pas. Néanmoins il était onze heures du soir lorsque nous atteignîmes *77* l’endroit. Les femmes, malheureusement Z1111161* après y avoir passé la nuit précédente , en étaient reparties le au matin, en mettani 25. le feu la à mousse.

Les Indiens , réfléchissant que leurs femmes n’étaient éloignées d’eux que d’une journée de marche ordinaire, qui , dans ces pays, excède rarement dix à douze milles , prirent le parti de ne pas s’arrêter qu’ils ne les eussent rejoin- tes. En conséquence , nous continuâmes de marcher, et sur les deux heures du matin , nous rencontrâmes quelques-unes des femmes qui avaient dressé leurs tentes sur les bords du lac Cogead.

Notre marche avait été si pénible depuis la rivière de Cuivre, et accompagnée de si peu de repos, que mes pieds et mes jambes étaient devenus enflés au point de ne pouvoir plus les gouverner. Les ongles de mes orteils avaient

288 VOYAGE

été déchirés par les pierres, et il s y était établi I77r*une suppuration. Pour comble de malheur, JuJie-. peau sous ja p]anfe de mes pieds et entre chaque doigt , était entièrement arrachée ; de sorte que le sable et le gravier qui s introdui- saient dans mes souliers me faisaient éprou- ver des irritations afireuses , tellement que le jour qui précéda notre arrivée aux tentes des femmes, je ne faisais pas un seul pas qu’il ne fût imprimé de sang. Plusieurs de mes Indiens se plaignaient aussi de leurs pieds; mais ils ne présentaient pas la vingtième partie du mal des miens.

Comme c’était la première fois de ma vie que je me trouvais dans cette position , j’en fus très-allarmé pour les suites. Je ne ressen- tais que très-peu de fatigue dans le reste du corps ; mais les douleurs cruelles que j’éprou- vais en marchant avaient tellement abattu mes esprits , que si les Indiens avaient continué de voyager deux ou trois jours de plus , je serais resté infailliblement de l’arrière.

A L’OCÉAN NOPvD. 289

La première chose que je fis en arrivant

Juillet»

fut de tremper mes pieds dans de l’eau chaude. I771' Je les bassinai ensuite avec de l’esprit de vin, et après avoir appliqué du cérat de Turner sur les parties entamées , je me livrai au repos.

Je trouvai le lendemain qu’il y avait un peu moins d’inflammation. Ce mieux me persuada que le repos était le meilleur remède pour la guérison d’un mal simple en lui-même, mais qui , par la nature des douleurs qu’il m’oc- casionnait , m’avait fait redouter , dans le principe , des suites très-fâcheuses.

Mais il fallut renoncer à ce repos si essentiel à mon prompt rétablissement; car mes Indiens avaient tant d’impatience de rejoindre le reste de leurs femmes et de leurs enfants , qu’ils refu- sèrent de s’arrêter plus d’un jour. Nous repar- tîmes en conséquence le 27, et quoiqLie nous ne 27. fissions que huit à neuf milles par jour , j’avais toutes les peines du monde à suivre mes com- pagnons. Mais la beauté vraiment remarqua- ble du temps et celle du chemin , qui était

290 VOYAGE

parfaitement uni et débarrassé de pierres , 1 77 1 contribuèrent à fa « iliter ma marche de nia*

Juillet. , . ,

mere a ne pas perdre de vue les Indiens.

31. Nous atteignîmes le 31 Juillet l’endroit les femmes et les enf. n!s avaient eu ordre d’attendie notre retour de la rivière de Cuivre. Nous y trouvâmes plusieurs tentes; mais il y m nquait les personnes attachées à Mato- nabbee et à quelques autres de ma troupe. Une fumée considérable que nous appei eû- mes à l'Est nous fit penser que ce pouvait, être elies, d’autant mieux que l’on n’attendait point Août, d’autres Indiens de ce côté. En conséquence, i* Mcitonq,bbee expédia le malin suivant quel- ques jeunes gens pour aller à la découverte, et le 5 la réunion générale eut lieu. Nous fû- mes étonnés de compter plus de quarante tentes ; mais aux femmes et aux enfants s’é- tait joint un grand nombre d’autres Indiens* Parmi ceux-ci se trouvait l’homme que Ma- tonabbee avait tenté d'assassiner pendant notre séjour à Clowey, Il conduisit d'un air

Août.

A L’OCEAN NORD. 291

très-respectueux sa femme dans la tente de'! Matonabbee , 1 , ssit à son côté , et se retira I771, •sans proférer une parole. Matonabbee ne dai- gna pas faire attention à elie, quoiqu’elle fon- dît en larmes. Celle-ci se penchant par dégrés vers lui, finit par s’appuyer sur son bras, et s’écrier en sanglottant : Seéd dinne ! seéd daine / c’est-à-dire : Mon mari ! mon mari ! sur quoi Matonabbee lui observa , que si elle l’avait toujours aimé et respecté , elle ne l’eût pas abandonné , et qu’au surplus elle était parfaitement hbre d’aller bon lui semble- rait. Elle profita de la permission avec quel- que apparence de répugnance, quoique cer- tainement très-satisfaite au fond , et elle re- tourna à la tente de son premier mari.

VOYAGE A L’OCÉAN NORD. 1 9S

CHAPITRE VIL

Evènements survenus depuis le moment de notre réunion avec les femmes, jusqu’à celui de notre arrivée au lac Athapusco w.

Plusieurs de nos Indiens tombent malades.— Procédés des Médecins ou Sorciers du pays.

Matonabbee et sa troupe se mettent en route pour le Sud-Ouest. La plupart des autres Indiens se séparent aussi de nous pour retourner dans leurs cantons respec- tifs. — Côtoyé le lac W hite-stone. Tué beaucoup de daims pour avoir leurs peaux.

Réflexions à ce sujet , ainsi que sur la saison et les lieux convenables aux daims dans ces climats élevés. Notre arrivée au lac Point. Une des femmes de nos Indiens laissée malade sur le chemin au risque d’y périr. Mauvais temps com- pensé par une grande abondance de daims.

Séjourné quelque temps près du lac Point pour faire sécher des viandes , ûc. & hi- ver nous surprend dans cét endroit. Pra- tiques superstitieuses observées par mes compagnons de voyage après avoir ma,~ sacré les Esquimaux à la rivière de Cuivre.

Un violent coup de vent renverse ma tente et brise mon nouveau quart de Cercle .

Quelques Indiens de /'Ouest , nommés Eog-ribbed ( cote de Chien ) et d'autres de la Rivière de Cuivre , arrivent à nos tentes.

Ils nous proposent eV aller dans le pays des Indiens cTAlhapuscow pour tuer des élans et des castors. Départ du lac Point et arrivée à la lisière des grands bois. Nous passons delà au lac Anawd. Evène- ments durant notre séjour dans cet endroit. —Cure remarquable d’ une paralysie par les Médecins du pays. Quitté le lac Anawd. Notre arrivée au grand lac Atliapusccnv.

P lu sieurs des Indiens étant tombés très- malades , les sorciers 7 qui sont les médecins

du

À L'OCEAN NORD. 2 g5

du pajs, et qui prétendent opérer de grandes cures, commencèrent à essayer sur eux leurs I77Ii remèdes. Il est nécessaire de faire observer A°Lt‘ que toute leur médecine, tant pour les maux intérieurs qu’extérieurs, ne consiste que dans des charmes. Lorsque le mal est extérieur , ces jongleurs, après avoir toussé, craché et prononcé beaucoup de mots inintelligibles , sucent la partie malade, puis soufflent dessus et finissent par chanter; tel est tout leur pro- cédé. Pour les maladies in térieures, comme des coliques, des difficultés d’uriner , etc. , il est très-ordinaire de les voir souffler dans 1 ''anus ou les parties voisines , quels que soient l’âge et le sexe du malade , et ils ne s’arrêtent que lorsque les yeux leur sortent presque de la tête. La quantité de vent qu’ils insinuent par ces ouvertures cause quelquefois aux malades des émotions extraordinaires qu’il leur est dif- ficile de retenir, et comme le vent n’a d’autre issue que le canal par lequel il a été introduit , il en résulte souvent des scènes vraiment co- miques entre le malade et le médecin.

23

296 VOYAGE

jcBCHBga Assistant un jour à l’une de ees opéra- I77I*tions, il m’échappa quelques plaisanteries, Aout' dont je fus extrêmement fiché après, car elles offensèrent vivement plusieurs Indiens , en- tr’ au très le jongleur et le malade , que j’esti- mais beaucoup tous les deux, et à qui , dans toute autre circonstance, j"en avais donné des preuves.

J’ai souvent admiré l'adresse de ces jon- gleurs à tromper leurs crédules compatriotes , ainsi que leur acharnement après leurs ma- lades. Ils prolongent tellement quelquefois l’exercice de leur procédé a vent, que quoique robustes de leur nature, fen ai vu plusieurs quitter leurs malades , la figure et la poitrine dans un état déplorable. Quelque ridicule que puisse paraître cet usage à un Européen , il ne lui serait pas permis d’en rire devant un Indien.

Quand le médecin est ami du malade , et qu’il suppose sa maladie grave, outre les re- mèdes indiqués ci-dessus , il a recours a uu

À L'OCÉAN NORD. 297

procédé encore pi us extraordinaire. Il ne s’agit de rien moins de sa part que dmvaler des hs-iy?1* ches3 des ciseaux à glace , des baïonettes, des 'Aout* couteaux et autres choses semblable;, dans l’espérance qu’une entreprise au si désespérée réussira à éloigner la mort et àproeurer quelque soulagement au malade.

On élève , à cet effet , une maison avec quatre pieus enfoncés en terre, et pl cés de manière à former un quarré de quatre, cinq, six ou sept pieds de long, suivant qu’on le désire. Ces pieus se réunissent èt sont arrêtés à leur extrémité supérieure ; on les recouvre ensuite de peaux. Cette maison représente exactement une petite tente quarrée, à l’ex- ception qu’on rfy pratique aucune ouverture en haut pour admettre la lumière. On étend au milieu le malade , qui est bientôt suivi du jongleur ou des jongleurs ; car leur nombre se monte quelquefois jusqu’à six. Mais ces médecins, avant de pénétrer dans la maison, se mettent entièrement nus. Aussi-tôt entrés

298 VOYAGE.

rawer** et la porte fermée , ils s’agenouillent autour

1771. du malade ou des malades, sucent les parties Aoùt’ affectées , soufflent dessus , et bientôt après chantent et conversent comme s’ils s entre- tenaient avec des esprits familiers, qu ils pie- tendënt leur apparaître sous la forme de dif- férents animaux et d’oiseaux de proie. Quand ils ont suffisamment fait la conversation avec ces esprits ou ces ombres, comme ils les ap- pèlent ; ils demandent une hache, une baïo- nette ou quelque autre instrument, que tient un assistant, et à la poignée duquel est at- taché un long cordon, afin de pouvoir être retiré lorsqu’il a été avalé; car ces jongleuis savent très-bien que des morceaux de fer ou d'acier de ce volume sont' de trop dure di- gestion pour des estomacs , même comme les leurs. D'ailleurs, des instruments de cette es- pèce étant d’autant plus précieux^ qu’ils sont extrêmement rares dans ce pays, il serait peu généreux à eux de les digère* , sur-tout lorsque l’acte de les avaler et de les retirer ensuite suffît pour l’objet qu’ils se proposent.

A L’OCÉAN NORD. 299

Dans l’une des quarante tentes occupée? par les Indiens que nous rejoignîmes , il y avait un homme si dangereusement malade, que les jongleurs crurent devoir faire usage de quelques-uns de leurs plus forts remèdes pour le guérir. Un d’entr’eux consentit donc à avaler une grande baïonette. Aussi- tôt on éleva une de ces maisons que je viens de décrire. Le malade y fut transporté et suivi du jon- gleur, qui après un long discours préparatoire, et l’entretien d’usage avec ses esprits familiers, s’avança vers la porte et demanda la baïo- nette, qu’on tenait toute prête, et à l’extré- mité de laquelle était lié un petit morceau de bois, pour mieux faciliter l’extraction de la baïonette. Je ne puis m’empêcher d’ob- server que la longueur de ce morceau de bois ne surpassait pas la largeur de la baïonette ; mais il remplit tout aussi-bien l’objet auquel on le destinait que s’il eût eu la grandeur du bâton d’une lance.

Je ne suis pas assez simple pour croire que

1771»

Août.

ooo

VOYAGE

icrssæs ce jongleur ait avalé li haïonette; cependant 3771. je dois convenir qu’il la fit disparaître en moins Août. (j’un cpn d'œil, et 1 envoya, dieu sait où, tandis que le petit morceau de bois, 011 un exac- tement semblable, resta arreté entre ses dents. Après s’être promené un moment devant la maison, il se plaignit de grandes douleurs dans 1 estomac et dans les instestins , qu’il chercha à appaiser par différentes attitudes , accompagnant le tout de gimaces et de con- torsions horribles. Il retourna de nouveau à la porte , il ht de violents efforts pour vomir. A la fin, par le moyen du petit mor- ceau de bois qu’il tir* pendant -quelque temps , parut, au grand étonnement des spectateurs , la haïonette . qui semblait effectivement sortir de sa bouche. La joie brillait dans scs re- gards, et il rentra d’un air de triomphe dans 4 la maison , il reprit ses enchantements , qu’il continua pendant vingt -quatre heures de suite. Je n’étais pas placé immédiatement auprès de lui lorsqu’il rendit la haïonette, mais je m’en croyais assez rapproché pour observer

A L’OCÉAN NORD. 3oi

fous ses mouvements, et j’étais d’ailleurs toute attention. J’avouerai que ce tour avait de quoi 1771. en imposer, sur-tout de la part d’un homme Aout-. entièrement nu.

Quelque temps après l’opération achevée, des Indiens me demandèrent ce que j’en pen- sais. Je répondis que pour en bien juger, il aurait fallu que je l'eusse vue de plus près ? et en cela je ne disais que la vérité. Toute ré- flexion à part , le malade recouvra bientôt la santé, et nous, de notre côté, nous nous pré- parâmes à marcher vers le Sud- Ouest.

Nous partîmes le 9 Août, et nous dirigeâmes 9. notre route au Sud - Ouest quart d’Ouest , fai- sant généralement sept à huit milles par jour.

Les Indiens restés avec moi pouvaient former douze tentes; les autres avaient pris différents chemins. Je devais à plusieurs jours de repos la guérison de mes pieds, dont cependant la peau demeura encore tendre pendant quelque temps.

7- «

So2 VOYAGE

- Nous voyageâmes depuis le 19 jusqu’au sur les bords du lac Thaye-chuck-gyed-ivhoie ou de Pierres blanches, qui peut avoir quarante milles de long du Nord-Est au Sud-Ouest, sur une largeur inégale. Une rivière , à qui il donne naissance dans sa partie Nord-Ouest, coule , dit-on, en serpentant vers l'Ouest. Après un cours assez prolongé, elle tourne au Nord- Ouest, et forme cette branche principale de la rivière de Cuivre , dont j’ai déjà fait men- tion. Quoi qu’il en soit de ce rapport, il est certain qu’il se jète plusieurs petites rivières dans ce lac du côté du Sud-Est jamais il peut faire , d’après leur peu de volume, qu’elles ne suffisent qu’à réparer le déchet journalier occasionné dans les eaux du lac par l’éva- poration, qui est toujours considérable dans le court été de ces hautes latitudes septen- trionales.

Nous fîmes rencontre d'une grande quan- tité de daims , dont les Indiens tuèrent un certain nombre , uniquement pour en avoir les

À L’OCEAN NORD. 3o3

peaux. Nous étions dans la saison de l’année i ces peaux ont atteint tout leur degré de 1 7 7 1 ' bonté , et leur poil , la longueur suffisante pour Aout’ préserver du froid.

La destruction que Ton fait de ces animaux dans cette seule ^saison de l’année est près- qu’incroyable ; et comme ils ne portent qu'un petit à la fois , il est étonnant qu’ils ne de- viènent pas plus rares. Le contraire existe, car les plus vieux Indiens de toutes les tribus du Nord m'ont assuré que ces animaux n’a- vaient jamais été plus abondants. Quoiqu’on en rencontre très-peu depuis quelques années dans le voisinage de la rivière de Churchill , on assure , avec beaucoup de vraisemblance , qu’ils sont plus communs aujourd’hui dans d’autres parties du pays qu’ils ne l’étaient autrefois. Leur rareté ou leur abondance dans plusieurs endroits à la fois , provient , en grande partie, des vents qui ont précédé et régné pendant quelque temps; caries Naturels prétendent que le daim , quand il n’émigre pas

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; ;

I

3o4 VOYAGE

Je 1 Est à TOiiest ou del’ûuest à l’Est, marche

1 '7T* toujours dans la direction du vent pour cher- Aoûi. . r * r

cher le sexe opposé au sien et s’accoupler.

Il faut huit à dix de ces premières peaux pour l'habillement complet d’hiver d’une per- sonne faite. Il faut en outre , autant que pos- sible, que les daims avent été tués dans le mois d^Août , ou , pour le plus tard, au com- mencement de Septembre; car passéce temps, le poil serait trop long , et en même temps si peu adhérent j qu’il tomberait au moindre frottement.

Il faut encore à la même personne plusieurs autres peaux apprêtées pour se faire des bas , des souliers et un habit d'été. On en réduit aussi un certain nombre en parchemin, que les Indiens a p pèlent clewla. Ils en font des cordons pour leurs raquettes , des lacets pour leurs pièges, des courroies pour leurs traî- neaux; enfin, iis l’appliquent à tout ce qui demande à être attaché. Ainsi une seule

A L’OCÉAN NORD. 3o5

personne employé dans une année pour son habillement et ses autres besoins domestiques, 1771* au-delà de vingt peaux, sans compter ceMes Aoat* pour ses tentes , ses sacs, et beaucoup d autres objets qu’il est impossible de se rappeler, et qu’il serait inutile d’énumérer. Toutes ces peaux demandent à être rassemblées du com- mencement d'Août jusqu’au milieu d’Octobre; car quand la saison du rut est passée et l’hiver arrivé , ces peaux deviènent très-cLires et se garnissent d’insectes, ce qui les rend peu pro- pres à servir, à moins de les partager en bandes ou lanières , dont les Indiens font des filets, ainsi que des cordons pour leurs raquettes.

Mais' ils les destinent principalement à leur nourriture d’hiver, et en effet , quand le poil et les insectes en ont été parfaitement extraits, et qu’on les a bien fait bouillir, elles ne sont pointun mets du tout désagréable. Les Indiens, sur-tout les enfants, mangent jusqu’aux in- sectes, dont ils sont même extrêmement friands.

Ils essayèrent en vain de m’en faire goûter.

On les voit occupés continuellement à les

“V

3o6 VOYAGE

******* détacher des peaux et à les manger tout vî- 1771* vants. Ils disent qu’ils sont aussi bons que des Août. grosenies. L’idée seule d’un pareil mets , indé- pendamment de la conformation de ces in- sectes , dont plusieurs sont de la grosseur du bout dm petit doigt, suffisait pour me donner un dégoût invincible; et quand je fais l’aveu que de tout ce que je voyais manger à mes compagnons , les warbles (1) et le poux do- mestique étaient les deux seules choses pour lesquelles je ne partageasse pas leur goût y j’espère qu’on ne m’accusera pas de trop de sensualité.

Le mois d’Octobre est la saison du rut pour les daims de ces contrées, et quand le temps de leurs amours est passé , le mâle se sépare de la femelle. Le premier s’achemine vers l’Ouest pour chercher un abri dans les bois contre la rigueur de l’hiver , et l’autre ne

(1) C’est le nom que les Anglais donnent aux insectes qui s’attachent à la peau du daim.

A L’OCEAN NORD. 3o7

quitte pas les terreins stériles de toute l’année,

Il j a cependant quelques exceptions à cette I771, règle générale, car j’ai rencontré souvent des AüUt' femelles dans les bois , quoiqu’on nombre très-inférieur à celui des mâles. La règle n’est invariable que pour les daims répandus au Nord de la rivière de Churchill. Ceux qui ha- bitent au Sud errent sans distinction de sexe et toute tannée parmi les bois, ainsi qu’au milieu des plaines et le long des bords des ri- vières , des lacs , etc.

Le bois des vieux daims mâles est très-grand et comporte plusieurs branches. Il tombe tous les ans dans le mois de Novembre , temps à- peu-près ces animaux commencent à se rapprocher des forêts. La providence a voulu sans doute, par cette chute réglée, qivils pus- sent échapper à leurs ennemis à travers les bois; autrement ils deviendraient la proie facile des loups ou autres bêtes féroces. Ils courraient même risque de rester accrochés aux arbres en y cherchant leur nourriture. On en peut

3o8 V O Y A G ë

dire probablement autant des daims du Sud J77T' qui fréquentent les bois; mais ceux du Nord?

Aüut' quoique pins petits , ont de plus grands bois, et les branche.- en sont si longues et en même temps si projetées , qu elles rendent ces ani- maux plus su:-cepti|bles qu’aucune autre espèce de daims que j’aye connue de se prendre aux arbres. Le bois des jeunes mâles tombe plus tard que celui des vieux ; car j’en ai tué souvent à la fin de Décembre qui avaient encore tout le leur. Les Femelles ne muent pas avant l’été; de sorte que quand les bois des mâles sont déjà prêts à tomber, ceux des femelles n’ont pas atteint quelquefois toute leur croissance.

En général le daim de cette région se porte contînueilementde l’Est à l’Ouestou de l’Ouest à l’Est., suivant la saison et les vents régnants, ce qui explique la vie errante des Indiens du Nord. Depuis Novembre , les mâles errent à l’Ouest à travers les forêts jusqu en Mai , leur bois commence a repousser, ils se dirigent ensuite à l’Est, vers les terres stériles. Les

Août.

A L’OCÉAN NORD. 3og

fernelles qui y ont séjourné tout l’hiver s’a- vancent alors , comme par instinct, à leur ren- *77J contre, et elles ne s'en séparent plus qu’après la saison du rut. Quant à l’opinion reçue de tout temps, et si généralement en Angleterre parmi le peuple , que le gland de la verge tombe tous les ans aux daims, qu’elle soit fon- dée ou non, il est du moins certain qu’elle ne l’est point pour les pa js qui bordent la Baie de Hudson. La longue résidence que j’j ÿ faite, et la quantité de daims que j’j ai vus tuer , m ont mis a même de m’en assurer. Tous les Indiens , soit du Nord, soit du Sud, que j’ai interroges, m’ont en outre toujours répondu qu’ils n’avaient aucune connaissance du fait.

Mais j’avancerai avec la même vérité, et pour Lavoir observé moi-même, que ce qui arrive à l’animal connu dans la Baie de Hudson sous le nom de heure des Hlpes , a quelque analogie avec ce qu’on attribue aux daims d’Angleterre.

J ai vu et examine plusieurs de ces lièvres, qui avaient ete tués après s’être accouplés au printemps. Leur verge présentait le même état

»

Sio VOYAGE

sœ? de dessèchement que le cordon ombilical chez I77I- les jeunes animaux; et j’y ai toujours re- Septem' marqué un passage à travers pour l’urine. J’ai cru devoir consigner ce fait dans mon J ournal , parce que, selon toutes les apparences, il n’est pas encore connu de ceux qui se livrent à l’étude de Y Histoire naturelle. Il est sans doute à regretter que des hommes , dont les re- cherches sont si précieuses, ne puissent les vé- rifier |outes par eux-mêmes. C est donc aux voyageurs à leur servir de garants , et je dé- clare, pour mon compte , que je n’avance lien ici qui ne soit le résultat d’une observation per- sonnelle ou des témoignages, les plus sûrs.

Après avoir quitté le lac TVhite-sîone , nous continuâmes de marcher au Sud-Ouest quart d’ Ouest , faisant rarement plus de douze milles par jour, et très-souvent ne parcourant que six milles.

3. Nous atteignîmes le 3 Septembre une petite rivière dépendante du lac Point j mais comme

le

A L’OCÉAN NORD. 3n

le temps était très-chargé , et qu’il tombait altemativementbeaucoup de pluie et de neige, l77Ia nous fûmes, obligés d’attendre plusieurs j'ours Sej?tem' avant de pouvoir la traverser avec nos canots.

L’eau était trop profonde et le courant trop rapide pour la passer à gué. Nous ne perdîmes pas néanmoins entièrement notre temps , car les Indiens tuèrent une grande quantité de daims, tant pour leur chair que pour leurs peaux , qui toutes se trouvaient à leur point de bonté.

Un changement dans le temps nous permit de traverser la rivière dans l’après-dîner du 7 , 7.

et le lendemain matin nous dirigeâmes notre 8. route au Nord-Ouest , le long du lac Point.

Trois jours de marche , pendant lesquels nous parcourûmes environ dix-huit milles, nous conduisirent à un petit bois, le premier que nous eussions rencontré depuis le 20 Mai, en exceptant ceux que nous avions apperçus dans le voisinage de la rivière de la Mine de Cuivre.

24

I

3,2 VOYAGE

rmzsm Une de nos femmes, attaquée depuis quelque 1771. temps de consomption, était devenue si faible, s«ptem* qu’elle se trouva hors d’état de voyager, ce qui , parmi les Indiens du Nord , est la situation la plus affreuse à laquelle une créature vivante puisse être condamnée. Soit que les médecins l’eussent négligée ou qu’elle n’y eut pas eu recours, il est certain qu’il n’avait été rien fait pour sa guérison ; de sorte qu’on finit par l'a- bandonner , sans plus de façon , sur le chemin.

Quoique ce fût le premier évènement de cette espèce qui se passât devant moi , je savais cependant que le cas était très-commun parmi les Indiens, et qu’il faisait partie de leurs usages. En effet , quand une personne tombe assez malade , sur-tout en été , pour ne pouvoir pas continuer de voyager, et qu’elle est trop pe- sante pour être portée ou traînée, ils disent qu’il vaut mieux risquer de la sacrifier que d’exposer sa famille , qui ne peut lui être d’aucun secours, à mourir de faim en. res- tant auprès d’elle. Ses parents et ses amis se

contentent alors de lui laisser quelques vivre.s»38"8*1* avec de Peau et un peu de feu , si l’endroit per- 1771. met d’en faire. Ils lui indiquent la route quMs Se*tew° comptent tenir , et après l’avoir couverte de peaux de daims, ils lui souhaitent un prompt rétablissement , et la quittent en poussant des gémissements.

Il est rare que ees personnes ainsi aban- données réchappent, ou du moins qu’on en entende parler davantage ; mais on en a vu cependant reparaître , ramenées p^r des amis ou par d’autres Indiens à leur famille* Trois fois la femme dont je viens de parler nous rejoignit de cette manière. A la fin la pauvre créature resta de l’arrière, et personne ne fut tenté de retourner la chercher*

Cet usage, en apparence si barbare, m'existe peut-être dans aucune autre partie du monde*

A l’envisager cependant philosophiquement, il paraît commandé plutôt par la nécessité et l’amour de la conservation de soi-même, que

3i4 VOYAGE

provenir d’un manque de ce sentiment debien- 1771. Veiilance , qui distingue l’homme de tous les Septem. autres êtres de la création. Les circonstances et l’habitude doivent contribuer à rendre ces scènes moins extraordinaires pour les Indiens qu’elles 11e peuvent le paraître aux yeux des peuples plus civilisés.

Le temps fut généralement froid èt ac- compagné de neige et de pluie dans la pre- mière partie de Septembre; ce qui semblait annoncer que l’hiver commencerait de bonne heure. Le nombre considérable de daims et la facilité de monter les tentes et de Lire du feu au moyen du petit bois nous nous trouvions , nous engagèrent a y séjourner quelque temps pour préparer nos peaux, nous en fabriquer des vêtements d’hiver , construire des raquettes, des traîneaux , et nous appro- visionner d’une grande quantité de viandes sèches et de graisse ; car suivant le rapport des Indiens , ils avaient toujours éprouvé une grande rareté de daims et de toute aube

A L’OCÉAN NORD. 3i 5

espèce de gibier dans la direction que nous1 allions suivre en quittant le lac Point.

Le temps devint extrêmement doux vers le milieu du mois et continua ainsi jusqu’à la fin; mais les pluies étaient si fréquentes, qu’elles pourrirent la plupart de nos tentes. Le vent ayant passé le 28 au Nord-Ouest quart de Nord , l’air devint si froid , que le 30 tous les étangs , les lacs et autres eaux stagnantes , étaient gelés au point de per- mettre de les traverser sans danger.

E11 parlant des superstitions dés Indiens du Nord , j’ai oublié de rapporter comme un trait digne de remarque, qu’aussi-tôt après que mes compagnons eurent massacré les Esquimaux à la rivière de Cuivre , ils se re- gardèrent en état de souillure et cherchèrent à se purifier par différentes cérémonies. D’a- bord on interdit à tous ceux qui avaient trempé leurs mains dans le sang de faire cuire aucune espèce d’aliment, soit pour eux-mêmes , soit

7

/

JJ S y O Y AGE

pour les autres. Comme il s’en trouvait heu- 1771. reusement deux dont les mains étaient pures , Septem.on jes chargea de ce soin jusqu’à l’arrivée des femmes. Cette découverte me fat extrême- ment agréable, car si ces deux hommes n’eus- sent pas existé, ce détail, aussi pénible que dégoûtant , eût roulé sur moi.

Après que les aliments étaient cuits et avant d’y toucher, tous les meurtriers prenaient une espèce de terre rouge ou d’ocre et s’en pei- gnaient l’espace compris entre le nez et le menton , ainsi que la plus grande partie des joues jusqu’aux oreilles. C’était à qui refu- serait de boire dans la tasse ou de fumer avec îa pipe d’un autre.

Nous n’eûmes pas plutôt rejoint les femmes au retour de cette expédition , qu’elles s’em- pressèrent à l’envi de faire des ornements pour leurs maris , en purification sans doute des crimes auxquels ils avaient participé. Ces or- nements consistaient en des bracelets et un

À L'OCÉAN NORD. ?nj

bandeau , composés de tuyaux de porc-épic et de poil d’élan artistement arrangés sur du I77I*

Octobr»

cuir.

Le cérémonial de se peindre la bouche et une partie des joues avant de manger, ainsi que d’éviter de boire dans la tasse et de fumer avec la pipe des autres , fut religieusement observé par mes Indiens jusqu’au commen- cement de Driver r et pendant tout l’intervalle ,. ils ne se permirent jamais d’embrasser leurs femmes ou leurs enfants. Ils s’interdirent aussi de manger certaines parties du daim et des autres animaux, telles sur-tout que la tête, les N entrailles et le sang ; et tant que dura leur état de souillure, ils ne firent jamais bouillir leur viande. Après l’avoir exposée à sécher au so- leil, ils la mangeaient crue ou grillée , quand ils pouvaient allumer du feu.

Lorsque le temps de mettre fin à ces céré- monies fut arrivé, les hommes, après avoir écarté soigneusement les femmes, allumèrent du feu à quelque distance de leurs tentes et

3iS VOYAGE

£=522 J jetèrent tous leurs ornements, leurs pipes I77r* et leurs plats, qui furent bientôt réduits en cendres. Ils préparèrent ensuite un festin composé de tout ce qui leur avait été interdit pendant leur expiation, et quand il fut prêt, chacun eut la liberté de manger , de boire , de fumer, et d’embrasser ses femmes et ses enfants à volonté , ce dont tous s’acquittèrent avec plus de plaisir que je ne leur en avais vu éprouver avant, ou que je ne leur en ai vu prendre depuis.

Le mois d’Ocfobre s’annonça d’une manière très-sévère etpar beaucoup de neige. Il survint 6. dans îa nuitdu 6 une rafale de vent du Nord- Ouest , qui nous causa le plus grand embarras; car si le bois que nous traversions nous avait procuré des pieus pour nos tentes -, ainsi que du chauffage, il nous refusait toute espèce d’abri. La violence du vent augmenta au point, que malgré toutes nos précautions, plusieurs de nos tentes furent renversées, et la mienne, qui était du nombre , m’occasionna une perte

A L’OCÉAN NORD. 3ig

bien sensible, en brisant dans sa chute mon quart de Cercle, quoiqu’il fût renfermé dans I77I* un étui très^épais. M’étant devenu désormais °ctobF- inntiîe, par la rupture des pièces principales, j’achevai de le démonter , et j’en donnai le cuivre auxfndiens, qui le coupèrent en petits morceaux pour s’en servir en guise de balles.

Plusieurs Indiens des mines de Cuivre et quelques-uns de la ccte de Chien arrivèrent le 2 3 dans nos tentes , apportant des fourrures qu’ils échangèrent avec mes Indiens contre du fer travaillé. Cette visite , comme je l’ap- pris depuis , avait été arrangée par les lndiens de Cuivre que nous avions vus à Conge- Cathawhachagci , et qui , chemin faisant, en avaient rencontré de la côte de Chien. Ceux- ci s’étaient empressés de se joindre à eux pour profiter d’une occasion aussi favorable d’a- cheter des instruments de fer, qu’ils payèrent des prix fous ; car un des Indiens joints à ma troupe se lit donner quarante peaux de castors et soixante de martres pour un morceau do

320 VOYAGE

eür^= fer qu’il avait volé dans un voyage qu’il fit an T77T* Fort. [ i )

Octobre

Un de ces étrangers portait environ qua- rante peaux de castors , qu’il destinait au rem- boursement d’une ancienne dette qu il avait contractée avec Matonabbee ; mais un de nos Indiens s’en empara, quoiqu’il sût très-bien qu elles appartinssent dans le fait à Mato- nabbee. Ce procédé, joint à beaucoup d’autres de cette nature , que Matonabbee avait éprou- vés dans le cours du voyage, lui fit reprendre sa résolution d’abandonner son pays et d aller demeurer avec les Indiens d 'Athapuscow.

Comme la partie la plus essentielle de mon

(i) Le morceau de fer en question était le coutre d’une nouvelle charue , de l’invention du Capitaine John Fowler , ci-devant Gouverneur du fort Churchill , avec laquelle il avait défriché une grande pièce de terre , il sema ensuite de l’avoine. Mais comme le sol n e* lait qu’un sable brûlant , à l’instar des lignes espagnoles devant Gibraltar , il ne produisit pas un seul grain.

I

A L’OCEAN NORD. 5ai

expédition se trouvait achevée, je ne crus pas devoir insister beaucoup pour l’en détourner. 1 ”7r« Je me contentai de lui dire , par forme d’in- 0ctobr* térêt pour sa personne , que cette résolution me paraissait peu digne d’un homme de son rang. J’appris ensuite que les autres Indiens devaient l’accompagner dans le pays à' ^4thci- puscow pour tuer des élans et des castors. On ne rencontre aucun des premiers sur le terri- toire des Indiens du Nord, et les seconds y sont si rares , que dans tout le cours de l’hiver de 1770 je n’apperçus que deux maisons de castors. Il en est de même des martres, car je ne crois pas que mes Indiens en ayent tué plus de six à huit; mais une aussi petite quan- tité pour un aussi grand nombre d’hommes prouve moins la rareté des premières que l’in- dolence des derniers. Il est vrai que notre dé- placement presque continuel ne permettait guère aux Indiens de tendre leurs pièges ; mais shls eussent mis à profit toutes les occa- sions favorables, et possédé la moitié de l’in- dustrie des Indiens employés- au service de la

! V

322 VOYAGE.

Compagnie dans îa Baie de Hudson , ils àu- 1771- raient pris peut-être plusieurs milliers de ces 0ctobr' animaux, et ce nombre , rapproché de l’éten- due du pays cpie nous parcourions à cette é po- que , ne prouverait pas encore que les martres y fussent très-communes.

Les principaux animaux à fourrure qu’on trouve dans ces contrées, sans compter le petit nombre de martres, sont le loup , le qu;que- hatche , le renard et la loutre. Les Indiens du Nord en général évitent de tuer un loup ou un qu'quehatche , parce qu’ils les croyent d’une espèce différente des animaux ordinaires. J’en ai vu meme plusieurs assez superstitieux pour ne pas oser enlever la peau d’un quiquehciiche tué avec un fusil qui avait servi contre un re- nard. Cette opinion néanmoins est trop ab- surde pour être accueillie de tous les Indiens; et il s’en trouve toujours quelques-uns de moins scrupuleux qui ont soin ne pas lais- ser pourrir ces peaux. Plusieurs meme de ceux qui répugnent a tuer des loups ou des

A L’OCÉAN NORD. 3a3

quiquehatches ne font pas difficulté de trah- quer de leurs peaux avec d’autres Indiens et *?7i. de les porter au Fort.

Octobr.

' 3°.

Nos habits, nos raquettes et nos traîneaux se trouvant achevés, nous fixâmes notreVlé- Novem- part au lendemain premier Novembre, et elfec- i. tivement ce jour-là nous fîmes cinq à six milles vers le Sud.

Notre route du premier au 5 Novembre 5. eut lieu à travers un lac glacé-, qui , quoique très-étendu en longueur et en largeur , notait distingué par aucun nom; je l’appelai en con- séquence le Lac sans nom. Il existait dans la partie méridionale de ce lac quelques bouquets de bpis, dont la vue nous fut très- agréable, étant les premiers quenous eussions rencontrés depuis notre départ du lac Point.

Le Lac sans nom a environ cinquante milles de long du Nord au Sud, et suivant le

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1

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Uovem.

324 VOYAGE

B»™ poissons ; mais le temps , lorsque nous le traver- 1771* sam es , était si froid, que nous ne punies pas nous y arrêter à pêcher à la ligne. Quelques- uns de mes Indiens parvinrent cependant à attraper des truites superbes et de très-gros brochets.

Après que nous eûmes atteint l’extrémité sud du lac, nous dirigeâmes notre rouie au Sud- Ouest. La température était en général très-froide ; mais quelques bouquets de bois , au milieu desquels nous établissions nos tentes pour la nuit , nous aidaient à supporter le froid mieux que nous ne Pavions fait jusque-là.

Nous entrâmes le 10 Novembre dans les grands bois , et les Indiens commencèrent aussî-tôt à construire des traîneaux et des ra- quettes plus solides , etc. , apres- quoi nous continuâmes de marcher au Sud-Ouest. Les daims 9 ainsi que toute autre espece de gibier, à Texception de quelques perdrix que nous tuâmes, avaient disparu. Nous avions fait heu- reusement d’amples provisions au lac Point.

ÎO.

A L’OCÉAN NORD. 325

A ous atteignîmes le 20 ^Inawd-tvhoie ou le lac Indien. Nous avions traversé , chemin *77* faisant, une partie du lac Methy et parcouru Novera* près de quatre-vingt milles sur une petite ri- 20# vière qui en dépend et qui se jète dans le grand lac ^ dthapuscow . (1) Tandis que nous vojagions sur cette petite rivière, les Indiens tendaient leurs £ lets toutes les nuits sous la glace, mais avec si peu de succès, que ce qu’ils prenaient servait à peine à faire diversité parmi nos mets, loin de contribuer à ménager nos provisions.

Le lac Indien , quoiqu’il n’ait pas vingt milles dans sa plus grande largeur , est ce- pendant très-célèbre parmi les Naturels , à cause de la grande quantité de poissons qu’il produit en hiver. Nous nous empressâmes en conséquence d’y établir tous nos filets , et le nombre n en était pas médiocre. Le succès fat tel , que les femmes employèrent environ

(r) Le cours de cette rivière est presque Sud-Ouest.

526 VOYAGE

dix jours à extraire uniquement les œufs du I77T* poisson pris.

Novem.

Ce poisson consistait dans des tittimegs, des barbeaux et quelques petits brochets. Leurs œufs , sur-tout ceux du tittimeg , sont plus estimés en voyage par les Indiens du Nord que le poisson lui-même ; car environ deux livres de ces œufs bien broyés donnent près de quatre galons d’un bouillon épais et blanc comme du riz , quand il est fait proprement , ce qui le rend aussi agréable à l’œil qu’il 1 est au goût.

Le sol qui environne le lac est élevé sans être montagneux.il est formé principalement de roches et de pierres , dont la surface est recouverte d une légère couche de terre , sur laquelle croissent des peupliers, des bouleaux, des pins et des sapins. C’est sur-tout datis les vallées adjacentes que paraissent se complaire les trois première^ ejpèees d’arbres , et les som- mets des éminences offrent des sapins aussi

forts

A L’OCÉAN NORD. ^27

Forts et aussi beaux que dans aucune autre* partie du monde. 1771.

Les lapins étaient si communs , principa- lement au Sud et au Sud-Est du lac , que plusieurs Indiens en prirent vingt ou trente dans une nuit avec des pièges. Les perdrix n’étaient pas moins communes dans le voisi- nage des sapins , et se laissaient approcher de très-près. Un Indien de ma troupe en tua en- viron vingt dans un jour coup de flèches.

Les ^Naturels du Nord donnent à cette espèce, de perdrix le nom de perdrix de jour. Leur chair est en général fort noire et amère , par. l’habitude elles sont de se nourrir de bour- geons de sapin; mais elles me paraissaient bonnes comme variété. Elles sont très-es- timées des Indiens, qui, quoique habitués à vivre de ce qu’ils trouvent , le disputent ce- pendant de gourmandise à tous les peuples chez lesquels j’ai voyagé , et je puis assurer qu’ils ne le céderaient point, dans l’occasion au plus grand épicurien anglais. Matonabbee ,

52 8 VOYAGE

P”»3» ainsique plusieurs autres de ses compatriotes *

1 77 I* m'ont fourni plus d’une fois la preuve de ce jîovem. qne j’avance. Je les ai vus souvent , pour laite diversion à leur régime ordinaire , envoyer tuer quelques perdrix par leurs jeunes gens , et dépenser à cette chasse plus de poudre qu’il n’en aurait fallu pour un daim, qui eût. suffi à nourrir leurs familles entières pendant plu- sieurs jours , tandis que les perdrix étaient dévorées dans un seul repas. Pour mieux se régaler, les Indiens font bouillir ces perdrix avec de la graisse , et il faut convenir que cet assaisonnement leur donne une saveur bien supérieure à celle qu’elles contractent dans du bouillon. J ai mangé aussi des peaux de daims bouillies de cette manière, et je les ai trouvées d’un goût parfait.

Plusieurs Indiens étant tombés malades pen- dant notre séjour au hcic seins nom, nos jon- gleurs entreprirent leur guérison. Ils s attachè- rent sur-tout à la cure d’un homme que son frère était obligé de voiturer en traîneau depuis

) .

A L’OCÉAN NORD. Stg

deux mois, li avait tout un côté mort , à partir es^ss ** du sommet de la tète jusqu’à la plante du pied. I77I« Il était attaqué en outre de maux intérieurs Woveni* et avait perdu entièrement l’appétit , de sorte qu’on l’eût pris pour un vrai squelette. Le malheureux était même si faible , qu’à peine pouvait-il parler. Il fut conduit dans ce déplo- rable état au milieu d’une de ces maisons que j’ai décrites précédemment. Alors le même homme que j’avais vu ou cm voir avaler une baïonette l’été dernier, offrit d’avaler cette fois-ci, pour la guérison du paralytique, une planche de la grandeur d’une douve de bar- rique. Cette planche , déposée entre lés mains d’un tiers , était peinte , et représentait d’un côte une bete de proie et de l’autre le ciel ; le tout figuré grossièrement et d’après l’ordon- nance du docteur.

Sans entrer dans les détails de ce qui pré- céda l’opération , parce qu’ils seraient trop longs , j’observerai qu’après que le jongleur eut évoqué et entretenu les esprits invisibles, iL

20.

y

53o VOYAGE.

s’informa si j’étais présent, car il avait entendu 1771. dire qu’il m’était resté des doutes relative- Kov""' ment à labaïonette. Sur ce qu’on lui rapporta que je faisais partie des spectateurs, il me fit prier d’approcher , et l’assemblée m’ayant ou- vert aussi-tôt un passage, j’arrivai jusqu a lui. Je le trouvai à la porte de la maison , et aussi nu que lorsqu’il vint au monde.

Lorsque la planche lui eut été remise , il commença par en introduire le tiers dans sa bouche , puis un autre tiers après avoir fait plusieurs fois le tour de l’assemblée, finale- ment le tout disparut comme un éclair , à l’ex- ception d’environ trois pouces , que le jon- gleur se ménagea pour avoir .la facilité de retirer la planche , ce qu’il fit lorsqu'il eut parcouru trois fois l’enceinte. Il rentra ensuite avec précipitation dans la maison. Toute cette scène fut jouée avec une dextérité étonnante ; et je dois confesser que , quoique je fusse toute attention, je ne pus découvrir l’imposture. J’e- tais bien sûr que c’était la planche qu'il avait

paru avaler, car je l’avais tenue entre me mains immédiatement avant et après Topé- I77I-

. Novem.

ration.

Pour réduire ce miracle à sa véritable me- sure, et empêcher l'opinion de s’égarer , ainsi que pour justifier mon scepticisme, qui pour- rait sans cela paraître un peu outré , je crois nécessaire de faire remarquer que l’évène- ment se passa la nuit, et que, quoiqu’il y eût à quelque distance de nous un très-grand feu * qui réfléchissait une forte lumière , l’espace prêtait beaucoup à l’illusion par son étendue.

Il est vrai que le jongleur était absolument nu ; mais il j avait autour de lui plusieurs de ses camarades bien vêtus , et qui ne le quittèrent point pendant tout le temps qu’il travailla à avaler et à retirer la planche.

Je dois observer encore , que le jour qui précéda ce tour de force , chassant à plu- sieurs milles de distance des tentes , le ha- zard me fit passer auprès d’un buisson , sous* lequel j’appercus ce jongleur assis. Il était

352

VOYAGE

occupé à tailler un morceau de bois exac- I77I,tement semblable à celui qui dépassait ses ^°vem' lèvres , après qu’il eut fait disparaître la planche entière. La forme de ce morceau de

les compères du jongleur eurent escamoté la

faire apparaître entre ses lèvres le petit mor- ceau de bois préparé pour cette fin.

baïohetfe ; car, à moins que d’étre aussi cré- dule qu’un Indien , il est impossible de croire à sa réalité : mais il faut convenir que les jon- gleurs Indiens en général mettent beaucoup d'adresse et de persévérance dans tout ce qu’ils entreprènent pour la guérison de leurs malades.

Après qqe l’opération de la platiche fut

de sorte quequand

offre l’ensemble :

planche entière , il était facile à celui-ci de

On peut expliquer de meme le tour de la

A L’OCÉAN NORD. 353

achevée, quelques Indiens me demandèrent

ce que j en pensais. Gomme je ne pouvais al- 1 77 1

-, r o . , , i / Nüvem.

léguer cette rois-ci que j étais trop éloigné , et qu’en outre je craignais de leur déplaire en manifestant mon opinion, je demeurai quelque temps sans répondre. Pressé enfin de le faire, je leur dis que je ne concevais pas comment un homme pouvait avaler une pièce de bois, non seulement beaucoup plus grande que lui mais encore deux fois plus large que l’ou- verture de sa bouche. Ils se mirent à rire de ce qu’ils appelaient mon ignorance, et m’as- surèrent que les esprits évoqués avaient avalé ou caché la planche , en se contentant de lais- ser le petit morceau de bois fourchu entre les lèvres du sorcier. Mon guide , Maîonahhee , avec tout son bon sens , croyait si fort à toutes ces jongleries, qu’il me protesta avoir vu un homme , qui était alors présent, avaler le ber- ceau d’un enfant avec la même facilité que lui-même avalerait un morceau de papier. U m’ajouta que le berceau fut retiré aussi intact qu’il l’était avant l’opération.

354 VOYAGE

•entama Ce tour de Force surpassait tellement ceux

1771* de la baîonette et de la planche, qu’il me

Novem. p0rça à faire gravement quelques questions sûr la nature et la forme des esprits qui ap- paraissaient aux jongleurs. On me dit qu’il en existait de plusieurs espèces , car presque chaque jongleur avait le sien , et que celui de l’homme à la planche passait générale- ment pour lui apparaître sous la forme d’un brouillard. En effet, il régnait une si grande obscurité pendant le temps qu’il opéra, que sans l’heureux hazard qui me le fit découvrir travaillant au petit morceau de bois , il m’eût été difficile de rendre compte d’un tour aussi extraordinaire et exécuté par un homme nu depuis la tête jusqu’aux pieds.

J observerai qu’aussi- tôt que ce jongleur eut fini et fut entré dans la maison , cinq autres In- diens et une vieille femme, tous maîtres passés dans son art , se dépouillèrent de leurs vête- ments et le suivirent. Arrivés près du pauvre paralytique , ils commencèrent bientôt , à

A L’OCÉAN NORD. 555

qui mieux mieux , à le sucer , à souiller sur1 lui, ainsi qu’à chanter et danser autour; ce 177 r* qu’ils continuèrent pendant trois joçrs et quatre Nüvem‘ nuits , sans prendre le moindre repos , ni le plus légerrafraîcliissement, pas meme un verre d’eau. Quand ces malheureux , tout à la fois dupes et fripons, quittèrent le malade, leurs langues étaient si noires à force d’être sèches, et leurs gosiers si affectés , qu'ils ne pouvaient répondre que par oui ou par non , dans leur idiome, aux questions qu’on leur faisait.

Ils eurent soin , à la suite d’une aussi longue abstinence , de ne pas trop manger ou boire , sur-tout le premier jour, et en vérité quelques- uns d’entr’eux avaient l’air d’être aussi ma- lades que le pauvre homme dont ils avaient entreprisla cure. Ils affectaient en même temps de paraître plus mal en se tenant étendus sur le dos, les yeux fixes, et dans un état apparent d’agonie. On les traitait alors comme de petits enfants. Une personne assise constamment au- près d’eux humectait leurs lèvres de graisse 5

356 V O Y A G E

2=3 leur Faisait avaler de temps en temps quel-

1771#

7 * ques gouttes d’eau. Tantôt elle leur mettait

Novem. l

un pe?it morceau de viande dans la bouche, ou une pipe pour fumer. Cette comédie ne dura ^uele premier jour. Ils parurent ensuite très- bien rétablis, à un enrouement près qu’ils gardèrent assez long-temps. Quant ail pauvre malade , je dois à la vérité de déclarer que , lorsqu’on le sortit de la maison, il avait non seulement recouvré son appétit à un dégré surprenant , mais encore la faculté de remuer les doigts de la main et du pied , qui étaient tombés en paralysie. Enfin il se trouva en état, au bout de trois semaines, de marcher, et six semaines après, il fut à la chasse avec sa famille, (i) C’était un des Indiens chargés particulièrement de m’approvisionner pen- dant mon expédition. Il retourna avec moi en Juin 1772 au Fort du Prince de Galles. Dans plusieurs voyages qu’il a faits depuis à la

(1) Cet Indien s’appelait Cos-abyagh , nom que les Indiens du Nord donnent à la perdrix de rochers.

A L’OCÉAN NORD. 53/

Factorerie, son extérieur n’annonçait pas une forte santé, et il se plaignait de temps à autre T7 de maux de nerfs. Sa maladie avait même opéré un changement total dans ses qualités morales , car autant j e l’avais connu gai , doux, sensible , confiant et désintéressé , autant il était devenu sombre , colère , défiant et avare.

Quoique les jongleries des médecins Indiens ne sortent pas de la classe des tours d’adresse , et qu’il soit facile de les deviner , leurs bons elfets sur les malades n’en sont pas moins réels. Il est possible que la confiance entière de ceux- ci influe sur leur imagination au point de faire prendre aux humeurs un cours favorable , et cette confiance pour le médecin s’établit en général , parmi les Indiens , d’après les moindres succès. Mais comment opère-t-elle aussi heureusement? c’est ce que je ne saurais expliquer. En laissant ce soin à de plus savants que moi , je me borne à garantir le fait.

Quand ces jongleurs en veulent à quel- qu’un ? et menacent de se venger de lui , leur

O J

pT?!rrSH?552£

I 71.

Novem.

réputation suffit souvent pour les défaire de leur ennemi. La conviction généralement ré- pandue qu'ils sont les maîtres delà vie d autrui effraye tellement les esprits de la personne menacée , qu’elle finit par succomber. (1) Il est des exemples de familles entières qui ont

(1) Je citerai en preuve de ceci l’anecdote suivante. Matonabbee , qui m’avait toujours cru initié dans l’art des jongleurs de son pays, me raconta, à son arrivée au Fort du Prince de Galles dans l’hiver de 1 778 , qu’un homme, qu’il n’avait vu qu’une fois , l’avait menace au point de lui faire craindre pour sa vie. En conséquence , il me supplia de le tuer , quoique j’en fusse éloigné de plusieurs centaines de milles. Pour plaire à ce Chef, au- quel j’avais tant d’obligations , et ne le croyant pas d ail- leurs homme à se monter la tête, je figurai sur un mor- ceau de papier deux hommes dans l’attitude de com- * battants. L’un d’eux tenait une baïonette pointée contre le cœur de son adversaire Ce personnage , dis- je à Ata- tonabbee, en mettant le doigt sur la figure armée de la baïonette, c’est moi; l’autre est votre ennemi. Après avoir dessiné vis-à-vis un arbre, d’où sortait une main, et au-dessus duquel je traçai un grand œil , je remis le papier à Matonabbee , en lui recommandant de le rendre

A L’OCÉAN N O R D. 33g.

péri ainsi , sans la moindre effusion de sang ni meme la plus légère voie de fait. I7/1*

Novem.

Après avoir fait sécher autant de poissons et d’œufs que nous pouvions en emporter , nous

aussi public qu’il pourrait. Lorsqu’il revint l’année sui- vante , pour trafiquer , il m’apprit que l’iiomme était mort, quoiqu’il Habitât alors à plus de trois cents milles du Fort du Prince de Galles, Il m’assura en même temps que cet Indien se portait très-bien avant d’avoir connais- sance de mon papier, mais que bientôt après il tomba dans l’abattement, et que refusant toute espèce de nour- riture, il mourut à peu de jours de distance. Cette epreuve me valut , par la suite , bien des importunités de la part Matonabbee et des autres Chefs Indiens pour se pro- curer de mes dessins ; mais je crus devoir résister à leurs instances, tant pour conserver la réputation que je m’é- tais faite auprès d’eux , que pour les tenir dans une es- pèce de dépendance , car malheureusement il faut ac- quérir quelque ascendant sur ce peuple sil’on veut traiter avec lui. Le fait que je viens de rapporter est parfaitement connu deM. William Jefferson , qui m’a succédé à la Fac- torerie de Churchill, ainsi que detous les Employés de la Compagnie qui étaient alors au Fort du Prince de Galles.

repartîmes le premier Décembre , et nouscon- 1771. tinuâmes de marcher au Sud-Ouest. Plusieurs Décem. ^es Jnc[iens n’étant pas encore parfaitement rétablis, nous ne fîmes, dans les commen- cements, que de très-courtes journées.

Du premier au 13 Décembre, nous voya- geâmes le long de petits lacs , liés les uns aux autres par de petites rivières ou anses , qui communiquent avec le lac ydnawd ou sans nom.

Nous péchâmes tous les jours un peu de poisson avec nos lignes, et nous vîmes plu- sieurs maisons de castors; mais ces maisons étaient d’un si difficile accès, et quelques-unes même si solides, étant construites de pierres , que les Indiens , malgré toute leur industrie et le secours de leurs outils , ne purent prendre qu’un petit nombre de ces animaux.

13. Le 13 , un Indien tua deux daims, les pre- miers que nous eussions apperçus depuis le 20 Octobre. Nous n’avions vécu pendant cet

A L’OCÉAN NORD. 34i

intervalle de près de deux mois, que des pro-^^5 visions que nous avions faitsécher au lac Point, I77I* et d’un peu de poisson. Il est vrai que nous Decem’ prîmes aussi quelques lapins, et sur-toutbeau- coup de perdrix de bois , devenues alors si communes , que les Indiens les tuaient à coups de flèche^ ; niais nous étions trop de consom- mateurs pour nous ressentir tous du bienfait de ces provisions fraîches, dont rémunération, à partir du lac Point , ne laisserait pas encore que de paraître très-considérable. Les Chefs et moi,, nous n’éprouvions sans doute pas de besoin réel ; mais plusieurs d'entre nous se- raient certainement morts de faim sans les viandes sèches que nous apportions avec nous.

Quand nous eûmes quitté les lacs ci-dessus désignés, nous marchâmes encore plus direc- tement an Sud , et le 24 , nous atteignîmes le 2 4. côté Nord du grand lac Æhapuscow. Nous avions rencontré dans notre route beaucoup de daims , et un plus grand nombre encore de castors , dont les Indiens avaient tué plusieurs ,

Sfe,

342 VOYAGE

mais les jours étaient si courts , que ie soleil , à I77r* sa plus grande hauteur, s’élevait à peine au-

Décem, . . f

dessus des arbres. J1 est vrai que cet inconvé- nient était en quelque sorte compensé par la lumière de 1 aurore boréale et des étoiles. Elles répandaient quelquefois un éclat 'si vif pen- dant toute la nuit , meme dans l’absence de la lune , que j’aurais vu clair à déchiffrer les plus petits caractères. Les Indiens en profi- taient pour chasser le castor; mais ils ne trou- vaient pas ces clartés nocturnes suffisantes pour courir le daim ou l’élan.

\ ; . l .... / j

Je ne sache pas qu’aucun de ceux qui ont voyagé dans ces hautes latitudes Nord ait fait mention du bruit occasionné dans l’air par les aurores boréales, lorsqu’elles changent de cou- leur ou de position. Il est possible qu’un dé- faut de silence assez profond autour d’eux les ait privés de le remarquer lorsqu’ils contem- plaient ces brillants météores. Quant à moi, j’affirme positivement leur avoir entendu pro- duire le même bruit que celui que fait un grand

pavillon

A L’OCÉAN NORD. 343

pavillon agité par un vent fort. Ce fait n’est ^ pas particulier aux Ltitudes élevées dont je Décem. parle; car j’ai entendu très-distinctement la meme chose a la riviere Churchill , et ce ne peut-être qu’un défaut d’attention ou de si- lence qui ait empêché les autres voyageurs de l'observer dans les parties septentrionales les ' plus renommées pour les aurores boréales. Comme il y a apparence cependant que le lieu de la scène se trouve plus rapproché de la terre en certains temps que dans d'autres, suivant l’état de l’atmosphère, il est possible que la distance influe sur ce bruit. C’est ce que je laisse a décider à de plus habiles physiciens que moi.

Le daim Indien , qui , à l’exception de l’é- lan , est le seul animal du même genre qui existe dans ces contrées, est beaucoup plus fort que ceux qui fréquentent les terreins stériles au Nord de la rivière de Churchill. La plus petite femelle égale en grandeur un de leurs males. Le poil du premier est d’un roux moins

r

34* VOYAGÉ

foncé pendant l’hiver , et son bois , quoique Ï771’ beaucoup plus dur, n’est pas aussi long niaussi Dcccm. j)railc]3U qne celui des derniers. Les Indiens du Nord estiment davantage la chair des daims qui habitent les parties le plus al est et au noid de leûr pajs. Il est vrai qu’elle est plus tendre et phis agréable que celle du daim indien ; en un mot) elle en diffère autant qu’un agneau bien gras diffère d’un gros mouton du comté de Lincoln. Je dois convenir néanmoins que la dernière m’a toujours semblé très-bonne. L’espèce de daims à qui elle appartient est fort répandue aux environs du fort d’Yorck et de la rivière Severn. On en rencontre aussi quel- quefois des troupeaux nombreux près de la rivière Churchill , et j’en ai vu tuer dans le voi- sinage de la rivière Seal , non loin des bords de la mer. Mais il est rare que les daims de la contrée des Indiens du Nord traversent la ri- vière Churchill , si ce n’est dans les hivers les plus rigoureux , et quand les vents du Nord ont régné pendant l’automne précédent. Quoique je conviène que la chair du daim des pnjs

Ces petits animaux bâtissent leurs loges dans différents emplacements. Quand ils sont

2 6.

A L’OCÉAN NORD. 345

méridionaux soit très-bonne, je dois recon- naître aussi que celle des mêmes animaux , *77 soit mâïës , soit femelles , qui habitent le Nord, Décen1' l’emporte de beaucoup , quand elle est prise dans la saison convenable , sur toutes celles que j’ai mangées dans aucune section du globe, et elle a cela de particulier qu’on ne s’en dé- goûte jamais. Je puis en parler pertinemment, car réduit presque à cette seule nourriture pendant l’espace de douze à dix-huit mois con- secutifs , je ne desirais point d’autre aliment, quoique cependant je m’accommodasse très- bien du poisson ou du gibier qué Foccasion me présentait. Ijes castors étaient devenus si communs , que mes compagnons ne s’occu- paient presque plus qu’à leur faire la chasse, soit pour en avoir la chair ^ qui est délicieuse, soit pour se procurer leurs peaux, fort esti - niées comme article de traite et comme objet d’habillement, etc.

346 VOYAGE.

ira» nombreux , ils s’établissent sur les lacs , les 1771. étangs , les rivières , ainsi que dans les anses Bé"m' resserrées , qui lient entr’eux les lacs dont cétle partie de l’Amérique est remplie ; mais ils pré- fèrent généralement les deux dernières posi- tions , lorsqu’elles leur offrent assez d’eau et les commodités nécessaires. Ce choix est fonde sur l’avantage d’avoir un courant qui leur fa- cilite le transport de leurs provisions , et sur celui en même temps d’être plus en sûretéque les castors qui habitent des eaux dormantes.

Lorsqu’ils se fixent sur un lac, un étang, une rivière , ou dans une anse , tous les sites paraissent leur convenir; car les uns bâtissent sur des pointes de terre, et les autres dans les enfoncements. La profondeur de l’eau est la seule chose à laquelle ils ayent égard , afin d’é- viter d’être pris par la glace.

Les castors qui construisent leurs demeures sur de petites rivières ou dans des anses ex- posées à manquer d’eau lorsque les sources

A L’OCÉAN NORD. 347 qui leur en fournissent viènent à geler , re- médient à ce mal avec un instinct merveilleux. 1 77 1 Ils élèvent à une distance convenable de leurs loges une digue à travers la rivière. 'Ces digues sont le chef-d’œuvre de leur industrie , moins pour le fini de l’ouvrèige que pour sa solidité et son importance. Elles annoncent un génie par- ticulier à ces animaux, etles placent en quelque sorte , pour la prévoyance , sur la même ligne que l’homme.

La forme de ces digues est toujours adaptée à la nature des lieux celles-ci sont placées.

Si l’eau de la rivière ou de l’anse a peu de mouvement , elles décrivent une ligne presque droite ; si au contraire le courant est très-ra- pide , elles lui présentent une courbe consi- dérable. Les castors employent à leur cons- truction tout le bois qui flotte à la surface de l’eau , ainsi que les branches vertes de saules, de bouleaux et de peupliers qu’ils peuvent dé- tacher et amener. Ils les entremêlent de pierres, et cimentent le tout avec une terre glaise , de

348 VOYAGE

P”1 manière à bien lier chaque partie eutr’ elles , et

1771. adonner à l’ensemble tonte la force nécessaire.

Décem.

Ces dignes, lorsqu’un séjour prolongé dans le voisinage a permis aux castors de les sur- veiller, finissent par acquérir une solidité à fépreuve de l’eau et de la glace ; et comme les branches de saules, de peupliers et de bou- leaux y prènent généralement racine , elles offrent l’aspect d une haie régulièrement plan- tée , et quelquefois si haute , que les oiseaux viènent y faire leurs nids.

Si les castors qui s’établissent sur des lacs ou dans d autres eaux dormantes jouissent de l’avantage de se passer de digues , ce bénéfice est en quelque sorte balancé par la privation qu’ils éprouvent d’un courant qui leur facilite le transport des provisions et du bois dont ils ont besoin ; et je dois faire observer au sujet de ce dernier article , que les castors qui ba tissent leurs maisons dans des rivières ou des anses, ont toujours l’attention de couper leur

A L’OCÉAN NORD. 349

bois au-dessus du courant , afin de pouvoir le

faire arriver sans peine à leurs établissements. T7 ;i*

Düceui-

Les maisons des castors sont construites des mêmes matériaux que les digues , et corres- pondent pour la grandeur au nombre de leurs habitants , qui excède rarement celui de quatre vieux et de six à huit jeunes, quoique je FaŸe vu quelquefois porté à plus du double.

O11 a beaucoup vanté l’architecture de ces maisons ; elle n’est pas sans mérite , mais il s’en faut qu’elle soit aussi finie que celle des digues.

Ceux qui ont représenté l’intérieur de ces maisons comme divisé en plusieurs apparte- ments, tels qu’une salle à manger, une chambre à coucher, des greniers , des lieux d’aisance , etc. devaient être bien peu instruits du sujet qu’ils traitaient, ou , ce qui est plus digne de blâme encore, ils ont voulu en imposer à la crédulité des gens peu réfléchis. Un séjour de plusieurs années parmi les Indiens, pendant

35o VOYAGE

lequel j’ai eu occasion d’examiner un nombre 1 77 1 considérable de ces maisons, m’a convaincu Decem. ]a fausset£ de ces assertions, et je peux af- firmer que, malgré toute la sagacité des cas* tors, leurs loges ne contiènent qu’une seule pièce, ils dorment et mangent à l’abri de Feau.

Il est vrai que dans les loges les plus gran- des , cet appartement , si on peut lui donner ce nom , est divisé en compartiments , afi n d’al- léger le poids des combles ; mais en général ces petites divisions ne communiquent point t entr’elles, et il faut traverser l’eau pour s’y rendre: de sorte qu’à bien dire, ce sont plu- sieurs maisons au lieu d’une. J’ai rencontré sur une petite île un de ces établissements qui contenait près de douze appartements sous un seul toît. A l’exception de deux ou trois pièces seulement, toutes les autres étaient séparées par l’eau. Comme cette maison renfermait beaucoup de castors, il est vraisemblable que chaque famille occupait un appartement en

A L’OCÉAN NORD. 35i

propre, et n’avait de rapports avec les autres! que ceux du voisinage ou d’un travail à frais I77îi •communs, soit pour l’entretien de la maison , soit pour l’élévation d’une digue. Il est possible que cet intérêt de communauté s’étende en- core plus loin. Les Indiens de ma suite tuèrent douze vieux castors et vingt-cinq petits domi- ciliés dans cette maison. Les autres avaient pris la fuite, et nous jugeâmes qu’il nous en coûterait plus de peine pour les atteindre , que le double de leur nombre ne nous en occa- sionnerait dans une position moins difficile.

Les voyageurs qui assurent que ces maisons ontdeux portes, l’une du côté de terre et l’autre donnant sur l'eau , semblent être encore moins au fait de ce qui concerne les castors que ceux qui les logent dans de beaux appartements de plain-pied. Ces deux portes ne cadrent nulle- ment avec la manière de vivre de ces animaux , et loin de leur être de quelque utilité , elles ne serviraient qu’à les exposer à la rigueur du froid violent qui se fait sentir fliiver dans ces

552 VOYAGE

■^^climafs , et à favoriser l’introduction de leurs J771* ennemis.

iûécem.

Si les maisons des castors offraient un pas- sage du côté de terre, les quiquehatches , qui sont leurs grands ennemis , n’en laisseraient aucun en vie.

Je ne puis m’empêcher de sourire en lisant ce que plusieurs auteurs ont écrit des castors. Ils semblent se disputer entr’eux à qui excé- dera davantage les bornes de la vérité. La palme me paraît appartenir à l’auteur de l’ou- vrage intitulé : Les Merveilles de la Nature et de VMrt. ll a recueilli non seulement toutes les fables des voyageurs, mais il a encore tel- lement enchéri sur eux, qu’il ne manque plus à son ouvrage, pour offrir au public l’histoire complète des castors, qu’un vocabulaire de leur langue , le code de leurs lois et leur sys- tème de religion.

C'est non seulement en imposer , mais même faire une injure grossière au bon sens de ses

A L’OCEAN NORD. 353

lecteurs que de leur présenter de semblables E fictions. Sans doute le compilateur d’une his- I77I*

. . > Déceiu.

toire générale ne peut connaître par iui-meme tous les sujets qu’il traite ; mais un peu de dis- cernement suffit pour se mettre en garde contre toutes les merveilles rapportées et même ga- ranties par les voyageurs.

Il serait aussi absurde à moi de refuser un grand degré d’intelligence aux castors , qu’il l’est aux écrivains dont je viens de parler de leur en attribuer trop. Je suis prêt à recon- naître tout leur mérite ; mais comment con- cevoir qu’un animal qui, quand il se tient droit, a deux pieds et demi , ou tout au plus trois pieds de haut , et dont les pattes de devant n’ont pas deux pouces de largeur, puisse en- foncer des pieus aussi gros que la jambe d’un homme à trojs ou quatre pieds de profondeur dans la terre ? les leur faire enfoncer à coups de maillet est aussi absurde ; faire servir leurs queues â porter des pierres, de la paille, de la terre, et à enduire leurs maisons , est encore

554 VOYAGE

plus incroyable. La forme et la grandeur du 1771. castor, quelque industrie qu’il ait d’ailleurs, Décem. ne répondent point à de pareilles facultés, et il serait aussi impossible à cet animal de faire usage de sa queue comme d’une truelle , si ce n’est à la surface de la terre , qu’il l’eût été à sir J âmes Thornhill de peindre le dôme de la cathédrale de Saint-Paul à Londres sans le secours d’un échaffaud. La position naturelle de cette queue, qui est toujours baissée , ne saurait permettre à l’animal de la redresser ni de la retourner à volonté, et ce n’est qu’avec une peine infinie qu’il l’empêche de traîner à terre. Il se tient ordinairement debout, sur- tout lorsqu’il mange ou qu’il s’épuce, comme font les chats et les écureuils; mais , à la dif- férencede ces derniers animaux, il est obligé alors de passer sa queue entre ses jambes , et elle a l’air , dans cette position , de lui servir de tranchoir.

Les castors sont si éloignés de planter les pieus de leurs maisons en terre, qu’ils couchent

À L’OCÉAN NORD. 3 55

au contraire la plus grande partie du bois en *5 long et presque horizontalement, sans nulle I771*

, . i i - Décem.

autre précaution que celle de laisser un in- tervalle entre deux. Quand il s’y rencontre quelques branches inutiles , ils les coupent avec leurs dents et les jètent. C’est une erreur de croire que leurs maisons ne son t construites qu’en bois et recouvertes d’un simple enduit, car il en est d’elles comme de leurs digues.

Elles présentent depuis le bas jusqu’en haut une masse de bois , de terre glaise et de pierres , lorsque ces animaux peuvent s’en procurer.

La terre est toujours prise sur les écores de la rivière, au fond de l’anse ou de 1 étang, et le plus près possible de l’entrée de la maison. Les castors la transportent , ainsi que les pierres , entre leurs pattes étroites de devant , qu’ils tiènent serrées le plus qu’ils peuvent.

Tous leurs travaux se font de nuit, et ils sont si expéditifs, que je les ai vus apporter dans le cours d’une seule nuit, plusieurs milliers de petites poignées de terre. S’il s’v trouve

356 VOYAGE

e^r== mêlé quelquefois de la pail'eou de la mousse ^

I77I* c’est uniquement l'effet de la nature du terrein

Décem. ,

ou elle a été recue/illie ; car il n’est nullement vrai que ces animaux fassent eux-mêmes ce mélange. Ils ont l’instinct , lorsque le froid commence à se faire sentir un peu vivement, d’enduire leurs maisons dame glaise nouvelle, qui, acquérant bientôt la solidité delà pierre, les met dans le cas de résister pendant l’hiver aux attaques de leur ennemi naturel , le qui -- quchatche . Comme on les voit marcher sou^ vent sur leurs ouvrages , et frapper même quelquefois de leurs queues , sur-tout lors- qu'ils veulent plonger dans l’eau , on en a conjecturé probablement qu’ils s’en servaient comme de truelles , tandis que ce mouve- ment de leur queue n’est qu’une habitude., qu’ils conservent même étant apprivoisés , et qu’ils manifestent presque toujours lorsqu’ils ont peur.

Leur nourriture principale consiste en une grosse racine , qui a quelque rapport avec la

m

A L’OCÉAN NORD. 357

tige du chpu, et qui croît au fond des lacs et^— des rivières. Ils se nourrissent aussi d’écorces 1 771*

Décem.

d’arbres, entr’autres de celles du peuplier, du bouleau et du saule. Quand la glace les em- pêche Phiver d’aller à terre , iis se trouvent réduits pendant cette saison aux seules écorces provenant des morceaux de bois coupés par eux l’été , et qu’ils ont jetées dans Feau , vis-à- vis de la porte de leurs maisons. Comme ils sont en général grands mangeurs , iis ont re- cours à ces racines dont je viens de parler et qui constituent dans la saison froide la base de leur nourriture. Ils la varient en été avec plusieurs espèces d herbes et des baies qui croissent près de leurs loges.

Quand la chaleur du printemps a fait fondre les glaces , les castors quittent leurs maisons , et rodent aux environs tout l’été pour décou- vrir sans doute un meilleur emplacement, et dans le cas oîi ils n’en trouvent pas, ils re- tournent à leurs anciennes demeures un peu avant la chute des feuilles , et s’y tiènent

--- renfermes jusqu’au printemps. Ils attendent 1 771 ordinairement les premiers fioicls pour faire Dtcem. ^ ]eurs maisons les réparations nécessaires et en rafraîchir l’enduit extérieur, comme nous Tavons déjà dit.

Lorsqu'ils changent d'habitation , ou qu’au accroissement survenu dans leur nombre les oblige d’agrandir les loges qu’ils occupent ou d’en construire de nouvelles, ils abattent le bois nécessaire à l’entrée de l’été ; mais ils ne commencent à bâtir que vers le milieu ou la fin d Aour , et ne finissent que lorsque le froid se fait vivement sentir.

Malgré tout ce qu’on s’est plu à raconter de la réunion des castors en grands corps de so- ciété , formant des républiques et vivant dans des villes , etc. je me suis convaincu , par beaiir coup d’observations , que dans les maisons mêmes ces animaux se trouvent habiter en très-grand nombre, il n’existe entr’eux d’autres rapports que ceux du voisinage et lorsqu’il

faut

A L’OCÉAN NORD. 35g

faut bâtir ou entretenir les digues ; car chaque famiile, en retirant un avantage de ces di- 1 771 * gués , doit naturellement contribuer soit à leur eni* confection , soit à leur réparation.

Il est indispensable , pour les personnes qui veulent surprendre ces animaux l’hiver , de connaître leur manière de vivre ; sans cela , elles courraient risque de manquer leur coup, aptes s’être donné beaucoup de peines. En ef- fet, les castors pratiquent sous terre une grande quantité de trous , qui leur servent de retraites quand on les attaque dans leurs maisons, et c'est dans ces terriers qu’on les surprend or- dinairement.

Lorsque les Indiens veulent s’emparer des castors dont les établissements sont situés sur de petites rivières ou dans des anses, ils com- mencent quelquefois par en barrer le cours , afin d’intercepter à ces animaux toute com- munication avec leurs terriers pratiqués sur les bords. Cette opération demande beaucoup

*7

36o VOYAGE

d’inteTgence et d’habitude; on y procède de 1771- la manière suivante» Chaque Indien se munit Décem. <pabord d’un ciseau à glace, emmanché a un bâton de quatre à cinq pieds de long. Il se pro- niène ensuite le 1 ng des écores de la rh i ie , en .pointant son ciseau contre la glace. Ceux qui sont -accoutumés à cet exercice recon- naissent au son de la glace quand elle recèle quelque trou de castor. Si leurs soupçons leur paraissent fondés, ils font alors une ouveituie assez large pour le passage d un fort castor, et ils continuent ainsi jusqu’à ce qu ils ayent éventé toutes les places de retraite de ces ani- maux , ou du moins le plus grand nombre, tendant cette opération , dont se chargent or- dinairement les principaux de la bande, d au- tres Indiens en sous-ordre, ainsi que les femmes, s’occupent à enfoncer les murs de la maison; tâche peu facile à remplir , car j’ai vu plusieurs de ces maisons qui avaient cinq à six pieds d’épaisseur, et une entr’autres qui en com- portait plus de huit. Dès que les castors ont connaissance que leur loge est envahie , ils

/

A L’OCÉAN NORD. 36i

s’empressent de . fuir vers leurs souterreins ; mais les Indiens, avertis de leur arrivée par T7 1 l'agitation de Peau, bouchent avec des pieu&I)eceai l’entrée des trous pour les empêcher de sortir.

Ils retirent alors ces animaux avec la main, s’ils peuvent les atteindre, ou avec un crochet fait exprès et adapté au bout d’un long man- che de bois.

Tout castor* pris dans ces souterreins ap- partient de droit à l’Indien qui s’en est em- paré, et comme c’est une règle invariable, chacun a soin de distinguer sa prise , en la suspendant à une branche d’arbre ou à quel- que autre endroit élevé, afin de pouvoir la reconnaître. Le droit de propriété indivi- duelle a lieu aussi pour les castors pris dans la maison.

Les Indiens emploient les mêmes procédés que ci-dessus contre les castors établis dans des lacs, excepté cependant celui d’en barrer les eaux, vu l'inutilité et l’impossibilité de

-7-

562 VOYAGE

■"■■■■l’opération. Cette espece de chasse ofïie en

1 77 1 . général moins de peine et plus de succès que la

î)ecem. preinière.

Le castor est un animal qui ne peut demeurer long temps sous beau , de sorte que quand sa maison est détruite et sa retraite éventée , il ne lui reste plus que la cruelle alternative de se laisser prendre dans Tune ou l’autre. Il pré- fère ordinairement ce dernier parti. En effet , pour un castor surpris^dans sa maison 9 mihe le sont dans leurs souterreins. On attrape quel- quefois ces animaux avec des filets , et très- souvent l’été avec des piégés. Leur chair est délicieuse en hiver ; mais les soins qu’ils don- nent à leurs petits, l’épaisseur de leur toison , le changement continuel de lieu, et 1 obliga- tion où ils sont de s’approvisionner et de réparer leurs maisons pour l’hiver, en font un pauvre manger en été , et leur peau a si peu de valeur alors , que les Indiens en brûlent quelquefois des milliers dans cette saison. Les femelles portent entre deux et cinq petits à la fois.

A L’OCÉAN NORD. 363

M. Dobbs , dans sa Relation de la Baie de Hudson . ne compte pas moins de huit espèces I771,

, . . . , Décenu.

de castors; mais il n’en existe qu’une dans le fait. La division de Mc Dobbs est fondée uni- quement sur la différence des saisons de l’année ces animaux sont tués r et la diversité en . même temps des usages auxquels on applique leurs peaux , diversité qui détermine seule leur valeur.

Joseph le Franc ou M. Dobbs pour lui r dit qu’un bon chasseur peut tuer six cents castors dans une saison, mais qu’il lui est impossible d’en apporter plus de cent au marché. A sup- poser que le fait existât du temps de le Franc , les canots des Indiens devaient être beaucoup plus petits qu’ils ne le sont aujourd’hui; car la plus grande partie de ceux qui fréquentent les comptoirs de la Compagnie depuis qua- rante à cinquante ans , sont susceptibles de porter très-aisément trois cents peaux de cas- tors , sans compter le bagage et les provisions y etc. des Indiens*.

564 V O Y À G E

0*z2am Si jamais un chasseur de cette-nation a fus

177I* six cents castors dans un seul hiver, (ce qui

I)ocem- peut être contesté ) il est plus que probable que d’autres n’en ont pas tué vingt, et quel- ques-uns peut-être point du tout; de sorte •qu’en y joignant ceux qui manquent d’adresse pour cette chasse, le nombre de peaux que, suivant l’auteur cité > on laisse pourrir ou que l’on brûle, se trouvera considérablement ré- duit. J’ai vu, pendant mon séjour parmi les Indiens , plusieurs d’entr’eux tuer , dans le cours d’un hiver, plus de castors et d’autres animaux à fourrures que leurs femmes ne pou- vaient préparer de peaux ; mais ce qu’il leur était impossible d’empioyer , ils le donnaient à leurs amis ou à ceux qui avaient été moins heureux qu’eux. Ainsi tout le produit de ces grandes chasses revenait toujours à la Facto- rerie. Il est vrai que les Indiens du Sud sont assez dans l’usage de brûler des peaux de loutres et de castors, mais ils ne le font ordinai- rement qu’en-été , lorsque les peaux ne valent pas la peine d’être transportées. Aussi a-t-on

A L’OCÉAN NORD. 365

toujours regardé comme très-im politique d’en- courager ces Indiens à tuer des animaux aussi I77ïm précieux dans une saison si peu favorable. I)ecema

Les castors blancs dont parle le Franc sont infiniment rares , et au lieu d’être dédaignés , comme il l’assure , par les facteurs de la Com- pagnie , je doute même que le dixième d’en- tr’eux en ait vu un seul pendant tout le temps de leur résidence dans ce pays. Malgré que j’aye vécu vingt ans dans les environs de la Baie, et que j’aye pénétré six cents milles à l’Ouest de cette Baie, je n’ai jamais vu qu’une seule peau de castor blanc. Elle présentait beaucoup de poils rougeâtres et bruns le long de l’épine du dos ; ceux sur lés côtés et sous ie ventre étaient d’un blanc argenté. Les Indiens gardaient cette peau comme un objet précieux.

Je leur offris trois fois le prix des peaux ordi- naires pour chacune de celles de castor blanc qu’ils pourraient me procurer; mais dix ans après , ils n’avaient- encore rien découvert..

3G6 VOYAGE

177 r.

Décem.

Le castor noir et celui dont le poil est lustré ne sont pas très rares. Peut-être apporte-t-on une plus grande quantité de leurs fourrures à Churchill que dans les autres factoreries de la Baie ; mais il est difficile de s’en procurer au- delà de douze à quinze dans le cours d'une traite.

Le Franc , comme Indien , était trop bien informé pour avoir dit à M. Dobbs que la fe- melle du castor portait dix à quinze petits à la fois; s’il fa fait, son erreur est inexcusable, car les Indiens, en tuant de ces femelles dans tous les dégrés de la gestation , ont, par-là, fré- quemment occasion de reconnaître le nombre ordinaire des petits. Il m’est arrivé d’en voir tuer plus de cent dans les mêmes circons- tances, et je n’ai jamais compté plus de six petits chez une femelle. Je n^ai même observé ce nombre que deux fois; car , comme je fai déjà fait remarquer, le nombre ordinaire des petits est de deux à cinq.

A L’OCÉAN NORD. 367

Outre cette manière infaillible de vérifier

Ja quantité de petits que les femelles d’ani- I771,

, . . Décem.

maux portent a la rois , il en est une autre , relativement au castor , qui n’a jamais trompé les Indiens, c’est la dissection; car en exa- minant la matrice d’une femelle de castor , même dans un temps ordinaire , on y apper- çoit toujours autant de petits corps arrondis et fermes que sa dernière portée comprenait de petits. C’est un fait dont je puis garantir la vérité pour m’en être assuré moi-même.

La plupart des descriptions , et je pourrais meme dire toutes celles qui nous ont été don- nées jusqu’ici du castor , sont appuyées sur l’autorité des Français qui ont demeuré dans le Canada ; mais ces descriptions diffèrent tellement de l’état réel des castors existants au nord de cette contrée , qu’elles ne peu- vent qu’inspirer beaucoup de préventions con- tr’elles. D’abord l’assertion de l’ouverture , comme je Fai déjà remarqué , de deux portes aux loges des castors , l’une du côté de la terre

368 VOYAGE

et l’autre de celai de l’eau , est absolument 3771. contraire à ce qui existe et a l’instinct des ers- Dàceax. j.ors^ qUj ne trouveraient plus alors dans leurs maisons un abri contre l’inclémence d’un , roid extrême en hiver et contre les invasions de leur ennemi commun , le quiquehatche. La seule chose qui aura pu fa ire conjecturer à M. Duprat et à d’autres écrivains Français que ces deux portes existaient, ce sera d’avoir vu quelques vieux castors pris par les Indiens ; car ceux-ci sont toujours obligés de faire un trou à l’un des côtés de la maison pour pouvoir en retirer ces animaux: et il est plus que probable que, dans un climat aussi tempéré que le Canada , les Indiens pratiquent ordinairement ces ouver- tures du côté de terre; (1) ce qui aura donné lieu à l’histoire des deux portes.

( 1) Les Indiens du Nord pensent que l’instinct du cas- tor le porte à construire le côté de sa maison qui fait face au Nord beaucoup plus épais que celui opposé, afin de se préserver des vents froids qui soufflent généralement l’hiver de cette partie. Aussi les Indiens commencent-ils toujours par attaquer le côté sud de ces maisons.

A L’OCEAN NORD. 36g

Il est pareillement faux, comme quelques personnes F assurent , que les castors fassent I77r* leurs ordures dans 1 intérieur de leurs maisons. Decem‘ Ils plongent à cet effet dans l’eau, et c’est une habitude commune à tous. Je puis en parler pertinemment, pour en avoir gardé et appri- voisé plusieurs , au point de venir quand on les appelait, et de suivre ceux qu’ils connaissaient comme aurait pu faire un chien. J’ajouterai qu’ils se complaisaient beaucoup dans cet état de domesticité par les soins extrêmes que je prenais d’eux. Je leur avais bâti une maison , devant la porte de laquelle était une petite pièce d’eau , ils plongeaient quand ils vou- laient satisfaire leurs besoins. Leurs excré- ments, d’une substance légère, s’élevaient aussi-tôt à la surface de l’eau , et après y avoir flotté pendant quelque temps , ils se divisaient et retombaient au fond. L’hiver , lorsque la pièce d’eau était gelée, ils continuaient de sortir dehors , et faisaient alors leurs ordures sur la glace; et quand la rigueur du froid m’obligeait de les prendre chez moi, ils les

37o V O Y A G E

déposaient dans une grande cuve d’eau que 1 77 r* j’avais fait arranger exprès. Je n’ai jamais eu ■Dccem* £ me plaindre d’aucune mal-propreté de leur part , quoiqu’ils se tinssent constamment dans ma salle avec mes servantes Indiennes et leurs enfants , dont ces animaux aimaient tellement la compagnie , que quand tout ce monde était absent pendant quelque temps , ils en témoi- gnaient la plus grande affliction , de même qu’ils manifestaient une joie extrême à leur retour. Us se précipitaient alors au devant d’eux, leur embrassaient les genoux, se cou- chaient sur le dos ou se tenaient droits comme des écureuils ; en un mot , ils les accablaient de caresses , comme pourraient faire des enfants en revoyant leurs parents après une longue absence. Ils se nourrissaient en général l’hiver des mêmes aliments que les femmes; ils étaient sur-tout friands de riz et de plum-pudding. Ils mangeaient aussi de la perdrix et d autre gi- bier frais; je n’ai jamais essayé de leur donner du poisson , mais l’on m’a assure qu ils s e- taient quelquefois jetés dessus. Il existe dans

A L’OCÉAN NORD. 371

le fait peux d’animaux granivores qu’on ne esS» puisse amener à l’état de carnivores. Il est re- I77I* connu que toute notre volaille domestique vi- LCe vrait très-bien de la chair d’animaux; parmi les oies apportées aux marchés de Londres, plus de mille ont été engraissées avec du suif, et nos chevaux à la Baie de Hudson , man- gent non seulement de toutes sortes de viandes, mais ils boivent même volontiers les restes de bierre et de liqueurs destinés pour les cochons.

Nous savons par les voyageurs les plus dignes de foi, qu’en Islande tout le bétail dans l’hi- ver ne vit que de poissons; et même dans les îles d'Orkney , les troupeaux en été attendent l’instant de la marée basse avec autant de cons- tance que les Esquimaux le courlieu , pour se transporter le long des plages que la mer a quittées, et y chercher les substances marines qu'elle y a déposées. II est vrai que ceci est une affaire de nécessité ; car Pomone , ( 1 )

(1) Les habitants de Fomone lui donnent le nom de Continent, comme étant la plus grande des îles Orkney.

3/2 VOYAGE

m&am la plus fameuse de ces îles , ne produit pas 1771. même de quoi les substanter au-delà des li- Décem. nutes de la haute mer.

Quant aux degrés d’infériorité ou à la ser- vitude que quelques auteurs disent exister parmi les castors, il est difficile , suivant moi , même pour ceux qui sont les mieux instruits du régime politique de ces animaux, de pro- noncer quelque chose à ce sujet. Il arrive quel- quefois de prendre des castors dont la fourrure est enlevée sur le dos et les pieds presque dé- garnis de poils. On a inféré delà qu’il existait parmi eux des classes subordonnées, et même un état de servitude. C’est peut-être juger trop précipitamment que d’attribuer cette chute du poil chez quelques castors à l’habitude de por- ter de lourds fardeaux , tandis qu’il est plus probable que cet accident est occasionné par une maladie qui paraît avoir quelque rapport avec la gale ; car s’il provenait du travail , les exemples devraient naturellement en être assez fréquents, et il est rare d’en compter un dans