VOYAGE MO N T B A R P tÜENEWBERKV \ J 1 \ , ■ '2 ^ VOYAGE A MONTE CONTENANT J)es détails très-intéressans sur le caractère^ la personne et les écrits de Buffon. Par feu HÉRAULT DE SÉCHELLES, Cet O iivrage, auquel on a joint des notes curieuses ^ est suivi de RÉFLEXIONS SUR LA DÉCLAMATION , r d’uQ Eloge d’Athanase Auger, et d’autres morceaux de Littérature du même auteur. / A R, «a A PARIS, Chez SOLVET, Libraire , Vue du Coq SainU Honore, n®. 123. An I X, ü AVIS DE L’EDITEUR. S I les différens morceaux dont est composé ce Recueil ne por- tent point isolément le cacliét de la nouveauté (i), on ne peut du moins contester ce mérite à leur ensemble ; mérite bien fai- ble cependant, si le nom de leur auteur et plus encore le carac- tère qui les distingue , ne parais- saient leur donner des droits plus certains à la faveur du pu- blic. L’un de Ces morceaux bien s f (i) Ils ont paru pour îa plupart dans les premie/^s^ numéros du Magasin encyclopédique^ journal esti- mable auquel nous avons une obligation réelle que nous prétendrions enyain dissimuler. ^r (ligne de Imtéresser à plus d’un titre, c’est sans contredit le rVoyage à Montbar qu’un ex- trême désir de connaître l’illus- tre auteur de l’Histoire natu- relle a seul fait entréprendre. Dans ce récit, aucun de ces traits de caractère qui portent la lumière au fond de l’âme hu- maine, ne sont perdus pour l’ob- servation: on abandonne aux pa- négyristes de cet homme célèbre le soin de nous indiquer tout ce que son génie avait de grandeur et d’originalité, tout ce que son style a d’éclat et de charme, tout ce que ses immenses travaux, embellis par un si rare talent, oiit eu d’influence sur le goût et vi) la philosophie ; c’est rhomine seul, dépouillé de toute la gloire qui l’environne, que l’on a re- cherché dans Buffon, et malgré les légers défauts qui semblent obscurcir un moment ses émi- nentes qualités, on s’appercevra sans peine qu’il perd beaucoup moins à cet examen que plu- sieurs de ses contemporains les* plus distingués. Pour nous , la lecture de voyage nous a tellement at- tachés que , pour connaître plus particulièrement encore le grand homme qui en est l’objet , nous avons étendu nos recher- ches sur tout ce qui pouvait avoir été écrit sur son compte, a jj N # • /» * VU) Etces recherches nous ayant con. duit à découvrir des détails très- précieux , offrant un rapport vraiment direct avec ceux don- nés par Hérault de Séchelles » nous nous sommes cru permis de les en rapprocher au moyen de quelques notes ; ce sont celles qui ne sont point spécialement indiquées appartenir à l’auteur du Voyagé à Montbar. près ces anecdotes surBuf- fqn , les réflexions sur la décla- mation se'recommandentd elles- mêmes à l’attention de ceux qui aiment ou cultivent ce bel art. Elles ne semblent à la vérité qu’un premier jet; mais consi- dérées cependant comme résul- jx tat des observations d’un hoinmo qui , appellé par la nature à sq faire un nom dans l’éloquence, n’avait rien négligé pour perfec- tionner en lui le talent sans lequel on ne peut atteindre qu’imparfaitement le but qu elle se propose , celui d’émouvoir ou de persuader : elles ont par là même bien acquis le droit d’étre conservées : elles renferment d ailleurs des idées iustes , goka- vent neuves , et de plus offrent des traits peu connus sur des avocats et des acteurs célèbres , ensemble, et des préc*eptes de leur part excellens à retenir. On retrouvera le même es- prit observateur qui a dicté ces I X réflexions dans le fragment sur la Conversation , qui les suit. On y reconnaîtra bientôt que l’auteur avait vu de très-prés dans la société les personna- ges dont il parle, et qu’il avait vé- cu familièrement avec plusieurs d’entr’eux , 'avantages qu’une grande fortune , un grand état, tous les dons extérieurs et des succès, devaient nécessairement lui procurer. Quant â leloge d’Athanase. Auger , ce morceau n’aurait par lu i-méme rien de recommanda- ble^ quopar-dessus la plupart des ouvrages de ce genre, il aurait du moins le mérite d’être chez son auteur, l’homitLage de la recon- 0 r H naissance, et le tribut de l’amitié : mais, qu’onpasse au panégyriste le reproche injuste qu’il adresse aux membres de la ci-devant Académie des Belles-Lettres » dont Auger était le collègue , son discours contient d’assez belles parties pour que le savant Traducteur de Démosthéne en soit honoré d’unemaniére digne de lui. Rapproché du Voyage à Montbar, ce discours peut encore donner une idée du ' ^ y talent de l’orateur, dans les genres les plus opposés. Nous ne dirons rien des Pensées qui terminent le vo- lume , sinon que la finesse de quelques-unes , le tour original « 4 Xi] de quelques autres , la préci- sion et la vérité qui caractérisent le plus grand nombre , en font naturellement desirer une suite plus considérable. Quil nous soit donc permis d’espérer que l’on nous saura quelque gré d’avoir ainsi pu- blié, réunis. ces mélanges, fruit du loisir d’un homme de beau- coup d’esprit dont la fin cruelle et prématurée a , dans un teins malheureux, causé les regrets de ceux mêmes qui ne parta- geaient point ses opinions (i). ( i) Il a péri sur l’échafaud le 6 avril 1794^ âgé de 34 ans. — Consulter pour des détails plus étendus sur les évèneniens de sa vie , les Siècles Littéraires def Désessarts, et sur-tout l’histoire de la Révolution de France , par deux, amis de la liberté. / VOYAGE A M O N T B A R, FAIT EN 1785. J^4.VAis une extrême envie de connaître M. de Buffon. Instruit de ce désir , il vou- lût bien m’écrire une lettre très-honnête , où il allait de' lui-même au-devant de mon impatience , et m’invitait à .passer dans soii château le plus de tems qu’il me serait C possible. Il est à propos , comme on le verra dans un moment ^ que je fasse* ici men- tion de la lettre que je lui répondis. Elle finissait par ces mots : » Mais quelque soit » mon avidité J M. le Comte , de vous * » voir et de vous entendre ^ je respecterai vos occupations ; c’est-à-dire une grande partie de votre journée. Je sais que tout A ■>> (2 ) v> couver l de gloire, vous travaillez encore j y que le génie de la nature monte avec le lever » du soleil au haut de la tour de Mont- V bar et n’en descend souvent que le soir* » Ce' n’est qu’à cét instant que j’ose sol- v> licitcr l’honneur de vous entretenir et de y vous consulter. Je regarderai cette Époque » comme la plus glorieuse de ma vie , si V vous voulez bien m’honorer d’un peu d’a- y initié , SI l’interprète de LA NATURE y bAlGNE quelquefois - communiquer ses ' pénsées'^ à celur^^qür' devrait être rinfer- » prèle de- la société'; • ‘ Je me rendis 'èn effet à Montbar , mais à -mon -passag^é' à Seïhur , qui n’en est distant qüe 'de > trois lieues, j^appris que M. de Buffon endurait des douleurs de pierre "excessives , ‘qu’il grinçait des dents et frappait du pied ,' lui qui a toujours af- fecté d’être plus fort que la douleur ; qu’il était enfermé dans sa chambre , . et ne vou- lait voir absolument personne , pas même ses gens ; qu’il ne souffrait auprès de lui aucun de ses parens , ni sa sœur , ni son beau-frère , et qu’il permettait tout au plus (3) à son- fils d’entrer pendant* quelques iru^ nutes. Je pris donc le parti de rester quel- ques jours à Semur y n’osant pas meme eiivojer savoir des nouvelles du malade ? de peur d’être importun en lui annoncaiit mon arrivée. Malgré mes^précautions , je ne restai que trois jours à Semur. M. de Buffon apprit par • une lettre de Paris , que j’étais parti pour sa terre : il eut aussitôt, au milieu meme de ses douleurs , l’attention de- m’envojer un exprès ; de me faire- dire que, -quoi- qu’il ne vit personne, if vouloit me voir y quil m’attendait chez lui , et me recevrait dansrintCrvalle de ses souffrances. Je partis à l’instant. Quelle palpitation de joie me saisit , lorsque -j’appercus de loin la tour de Montbar les terrasses et les jardins qui l’environnent f J’observais la positioii des lieux , la colline sur laquelle cette tour s’élève , , les montagnes et les coteaux qui V la dominent ,. les cieux qui la coiivrent. Je cherchais le château dè tous mes jeux. Je n’en avais pas assez pour voir la demeure de i’honuue célèbre auquel j’allais parler,. ' A. e ‘ i / ( 4 ) On ne peut découvrir le château que lors- qu’on y est ; mais au lieu d’un château , vous vous imagineriez entrer dans quelque maison de Paris. Celle de M. de Buffon n’est annoncée par rien ; elle est située dans une rue de Montbar ^ qui est une petite ville* Au reste elle a une très-belle apparence. En arrivant ^ je trouvai M. le comte de Buffon fils , jeune officier aux gardes , qui vint à ma rencontre , et me conduisit che^ son père (i). De quelle vive émotion j’étais pénétré en montant les escaliers , en tra- versant le sallon , orné de tous les oiseaux enluminés , tels qu’on les voit dans la grande édition de l’histoire naturelle ! Me voici maintenant dans la chambre de Buf- fon. Il sortit d’une autre pièce; et je ne (l) Il a péri sur l’echaffaud quelques jours avant le 9 thermidor , en prononçant avec calme et avec dignité ces mots : » citoyens , je me nomme Bullbn, >> Ils prouvent qu’il avait l’amc ëleve'e et la conscience du respect. que son nom devait inspirer à tout autre qu à des assassins et à des bourreaux. ( A. L, M, ) (5.) y dois pas omettre .une circonstance qui m’a frappé, parce qu’elle marque son caractère ; il ouvrit la porte , et quoiqu’il sut qu’il y avait un étranger dans son appartement, il se retourna fort tranquillement , et fort long-tems , pour la fermer ; ensuite il vint à moi. Serait-ce un esprit d’ordre qui met dans tout la même exactitude l C’est la tournure de M. de Buffon. Serait-ce le peu d’empressement d’un homme qui ras- sasié d’hommages , les attend plutôt qu’il ne les recherche l On peut aussi le sup- poser. Serait-ce enfin la petite adresse d’un homme célèbre , qui , flatté de l’avidité qu’on témoigne de le connaître , augmente encore avec art cette avidité en reculant , ne fût - ce que d’une minute , cette même minute où il satisfait votre désir , et se pro- digue d’autant moins que tous le poursuivez davantage ? Cet artifice ne serait pas tout- a-fait invraisemblable dans M. de Buffon. il vint à moi majestueusement , en ouvrant ses deux bras. Je lui balbutiai quelques mots , avec l’attention de dire M. le comte • ^car c’est à quoi il ne faut pas manquer. ( 61 On m’avait prévenu qu’il ne haïssait pa3^. cette .manière de lui adresser la parole. Il me répondit en m’embrassant : » Je dois vous regarder comme une ancienne conr ^ naissance, car vous avez marqué du désir de me voir et j’en avais aussi de vous ^ connaître. Il J a déjà du tems que nous ^ nous cherchons. Je vis une belle ligure , noble et calmeï Malgré son âge de soixante-dix-huit ans , on ne lui en donnerait que soixante; et ce qu’il j a de plus singulier ^ c’est que •venant de passer seize nuits sans fermer l’œil , et dans des souffrances inouïes qui duraient encore ^ il était frais comme un enfant, et tranquille comme en santé. Ou m’assura que tel était son caractère ; toute sa vie ,, il s’est efforcé de paraître supé- rieur à ses propres affections. Jamais d’hu- meur , jamais d’impatience. Son buste , par Houdon , est celui qui me paraît le plus ressemblant ; mais le Sculpteur n’à pu rendre sur la pierre ces sourcils noirs •qui ombragent des jeux noirs , très-actifs*, sous de beaux* cheveux blancs. Il était* frise < 7 ) lorsque je le vis, quoiqu’il fut malade;^ c’est-là une de ses manies , et 11 en con-^ vient. Il se fait mettre tous les jours des papillotes , qu’on lui passe au fer plutôt deux fols qu’une ) du moins , autrefois , après s’être fait friser le matin, il lui arrivait très^^souvent de se faire encor© friser pour souper. On le coeffe à cinq petites boucles flottantes ; ses cheveux atta- chés par derrière , pendaient au milieu de son- dos, ' II. avait ' une robe de chambré jaune , parsemée de raies blanches et dé fleurs bleues.. Il me fit asseoir , me parla de son ; état me fit des compllmens ' sur le peu d’ indulgence dont il prétendit que le public me' favorisait , sur l’éloquence , sur les discours oratoires ; pour mol. jè l’entretenais de sa gloire , et ne me las-* sais point d’observer ses traits. La converr satlon étant tombée sur le .bonheur' de C . ■ ’ ■ J- connaître jeune l’état auquel on se destine'^' il me récita sur-le-champ deux pages qu’il avait composées sur ce sujet dans un de scs ouvrages.^ Sa manière de réciter* est . infiniment simple et commune , le ton^d’iin ( 8 ) bonhomme , nul apprêt , levant tantôt une main » tantôt une autre , disant comme les choses lui viennent ^ mêlant seulement quelques réflexions. Sa voix est assez forte pour son âge : elle est d‘une extrême fa- miliarité j et en général , quand il parle , ses jeux ne fixent rien ; ils errent au hasard , soit parce qu’il a la vue basse , soit plutôt parce que c’est sa manière; Ses mots favoris sont , tout çà , et dieu y qui reviennent continuellement ; sa conversation paraît n’avoir rien de saillant , mais quand on j fait attention , on re- marque qu’il parle bien , qu’il j a même- des choses très-bien exprimées , et que 3 de temps en temps 3 il J sème des vues intéressantes. Un des premiers traits de son 'caractère 3 c’est sa vanité j elle est complète , mais franche , et de bonne foi; Un vojageur 3 ( M. Target ), disait de lui : » Vollfà un homme qui a beaucoup » de vanité au service de son orgueil ' On sera curieux d’en connaître quelques traits. Je lui disais qu’en venant le voir , .j’avols beaucoup lu ses ouvrages# 'p Que » lisiez ( 9 ) » lisiez vous ï me dit-ll » ^ je répondis ; » Les vues sur la nature », Il j a là , ré- pliqua-t-il à l’instant , des morceaux de la plus haute éloquence ! Ensuite il parla nouvelles et politique , contre son ordi- naire ^ ce qui lui donna occasion de me faire lire une lettre de M. le comte de Maillebois , sur les évènemens de la Hol- lande. Il en vint , un moment après ^ à la mort du pauvre M. Thomas , pour me faire lire une lettre que son fils avait reçue de madame Necker ^ lettre étrange , ou madame Necker paraît déjà consolée de la perte de son ami intime , malgré l’em- phase et l’enthousiasme qu’elle met à la décrire , en s’appuyant sur M. de Buffon ^ qu’elle célèbre avec plus d’emphase en- core. Il y a une phrase qu’il me fit remar- quer avec complaisance* Madame Necker, mettant un moment en parallèle ses deux amis , dit en parlant de M. Thomas : l’Homme de ce siècle ; et en parlant de M. de Buffon , l’Homme de tous les SIÈCLES.' Lecomte de Buffon fils, venait d’éle- B ( 10 ) Veï un monument à son përe ^ dans les jardins de Montbar. Auprès de la tour , qui est d’une grande élévation , il avait fait placer une colonne avec cette ins- cription ; Eoccelsæ Tufrî , Humîlis Columna, Parenti suo J Filius Buffon , 1785. A LA Haute Tour , l’Humble Colonne. A SON PERE , BUFFON FILS , I785. * On m’a dit que le père avait été atten- dri jusqu’aux larmes de cet hommage. Il disait à son fils : ^ mon fils , cela te fer^ » honneur. Il termina notre première entrevue 5" parce que ses douleurs de pierre lui re- prirent. Il m’ajouta que son fils allait me mener par-tout , et me ferait voir les jardins et la colonne. Le jeune comte de Buffou me conduisit d’abord dans toute la mai- son , qui est très-bien tenue , fort bien meublée : on y compte douze appartemens complets ; mais elle est bâtie sans régu- larité , et quoique ce défaut dut la ren- ( ÏI ) dre plutôt commode que belle elle, a encore de la beauté. De la maison nous parcourûmes les jardins , qui s’élèvent au- dessus. Ils sont composés de treize ter- rasses , aussi irrégulières dans leur genre que la maison y mais d’où l’on découvre une vue immense^ de magnifiques aspects , des prairies coupées par des rivières ^ des vignobles , des coteaux brillans de culture , ' et toute la ville de Montbar ; ces jardins sont mêlés de plantations , de quinconces de pins , de platanes , de sjcemores > de charmilles ^ et toujpürs des fleurs parmi les arbres* Je vis, de grandes volières, où Buffon élevait des oiseaux étrangers qu’il voulait étudier et décrire. Je vis aussi la place d’une fosse qu’il avait comblée , et où il avait nourri des lions, et des ours (i)> _ ^ ^ ^ _ (i) Pour estimer la force et la duree des bois , , il a soumis des forets entières a ses recherches ; pour obtenir des résultats nouveaux sur les progrès de la chaleur , il a placé d’e'normes globes de métfd dans des fourneaux immenses ; pour résoudre qu-elques problèmes sur l’action du feu , il a opéré sur des torrens de flximme et de fumée ; enfin , eu réu« B 2 ( 12 ) Je vis enfin ce que j’avais tant desîré de connaître , le cabinet où travaille ce grand homme : il est dans un pavillon que Ton îiomine la tour de S. Louis. On monte un escalier : on entre par une porte verte à deux battans; mais on est fort étonné de voir la simplicité dû laboratoire. Sous une Voûte assez haute , à-peu-près semblable aux voûtes des églisès et des anciennes cha- pelles , dont les murailles sont peintes en .vert , il a fait porter un mauvais secrétaire de bois , au milieu de la salle , ' qui est ' carrelée , et devant le secrétaire est un fauteuil : voilà tout. Pas un livre , pas un papier ; mais ne trouvez - vous pas que cette nudité a quelque chose de frap- pant ? On la revêt des belles pages de Buffon , de la magnificence de son stjle et de l’admiration qu’il inspire I Cependant nissant les foyers de plusieurs miroirs en un seul^ il a inventé l’art qu’employèrent Proculus et Ar- chimède 5 pour embrâser au loin les vaisseaux. ( Vic-d’Azir , Disc» de récepU à V Acad. ) / / ( i3 ) ce n’est pas là le cabinet où 11 a le plus travaillé : 11 n’y va giières que clans la grande chaleur de l’été , parce que l’en- droit est extrêmement froid. Il est un autre sanctuaire où il a composé presque tous ses ouvrages , LE Berceau de l’Histoire NATURELLE 5 comme disait le prince Henri, qui voulut l’aller voir, et où J. J Rous- seau se mit à genoux et baisa le seuil de la porte. J’en parlais à M. de Buffon. Oui , me dit-il , Rousseau y fit un hommage. Ce cabinet a , comme le premier , une porte verte , à deux battaiis. Il j a inté- rieurement un paravent de chaque côté de la porte. Le cabinet est carrelé , boisé et tapissé des images des oiseaux et de quel- ques quadrupèdes de l’histoire naturelle. On y trouve un canapé , quelques chaises an- tiques , couvertes de cuir noir , une taWe sur laquelle sont des manuscrits , une petite table noire ; voilà tous les meubles. Le secrétaire où il travaille est dans le fond de l’appartement , auprès de la che- minée. C’est une pièce grossière de bois de nojer. Il était ouvert ; on ne voyait que / ( i'4 ) le manuscrit dont Buffon s’occupait alors : c’était un TrAitÉ SUR l’aimaNT ; à côté était sa plume : au-dessus du secrétaire était un bonnet de sole grise dont il se couvre. En face , le fauteuil où il s’assied , antique et mauvais fauteuil sur lequel est jettée'une robe-de-chambre rouge, à raies blanches. Devant lui , sur la muraille la t gravure de Newton. Là Buffon a passé la plus grande et la plus belle portion de sa vie. Là ont été enfantés presque tous ses ouvrages. En effet , il a beaucoup habité Montbar , et il j restait huit mois de l’année : c’est ainsi qu’il a vécu pendant plus de quarante ans. Il allait passer quatre anoisàParls, pour expédier ses affaires et celles du Jardin du roi, et venait se jetter dans l’étude. Il m’a dit lui-même que c’était son jdus ^rand plaisir son goût dominant , joint à une passion extrême pour la gloire. Son exemple et ses discours m’ont con- firmé , que qui veut la gloire passionné- ment , finit par l’obtenir , ou du moins en approche de bien près. Mais il faut vouloir^ et non pas une fois ; il faut vouloir toua ( i5 ) les jours. Pal oui -dire quun homme, qui a été maréchal de France et grand général , se promenait tous les matins un quart-d’heure dans sa chambre , et qu’il emplojalt ce tems à se dire à lui- même ; ^ je veux être maréchal de France et grand » général (i). » M. de Buffon me dit h ce sujet un-^not bien frappant , un de ces mots capable de produire un homme tout entier : » Le génie n’est qu’une plus grande » aptitude à la patience. » Il suffit en effet d’avoir reçu cette qualité de la nature : avec elle pn regarde long-tems les objets , et l’on parvient à les pénétrer. Cela re- vient au mot de Newton. On disait à ce dernier : comment avez - vous fait tant de découvertes ? En cherchant toujours , répondit-il , et cherchant patiemment. Re- marquez que le mot patience doit s’ap- pliquer à tout : patience pour chercher son objet, patience pour résister à tout ce qui s’en écarte; patience pour souffrir tout ce qui accablerait un homme ordinaire. 1 0) Ne serail-ce pas M. de Belle-Isle! A,L,M. ( i6 ) Je tirerai mes exemples de M. de Buffon lui-même. Il rentrait quelquefois des sou- pers de Paris , à deux heures après mi- nuit, lorsqu’il était jeune; et à cinq heures du matin , un savoyard venait le tirer par les pieds , et le mettre sur le carreau , avec ordre de lui faire violence , dut-il se fâcher contre lui. Il m’a dit aussi qu’il travaillait jusqu’à six heures .du soir. J’avais alors , me dit-il , une petite maîtresse que j’ado- rais : eh bien ! je m’efforcais d’attendre que six heures fussent sonnées pour l’aller voir , souvent même au risque de ne plus la trouver. A Montbar , après son travail, il faisait venir une petite fille , car il les a toujours beaucoup aimées ; mais il se re- levait exactement à cinq heures. Il ne voyait que des petites filles , ne voulant pas avoir de femmes qui lui dépensassent son tems ( I ). (t) M. de Buffon a toujours éle' fortement occupé de lui-même , et préférablement à tout le reste. Comme je savais que beaucoup de femmes avaient reçu son hommage, je demandais si elles ne lui avaient pas fait perdre de tems. Quelqu’un qui le connaissait parfaite- Voicî ( I? ) Voîcî maintenant comme il distribuait, sa journée, et on peut même dire com- ment il la distribue encore. A cinq heures il se lève , s’habille , se coeffe , dicte ses lettres, règle ses affaires. A six heures , il monte à son cabinet , qui est à rextréinlté de ses jardins, ce qui fait presque un demi- quart de lieue , et la distance est d’autant plus pénible qu’il faut toujours ouvrir des grilles , et monter de terrasses en ter-^ rasses. Là , ou il écrit dans son cabinet ou il se promène dans les allées qui l’en- àment , me répondit : M. de BufFon a vu constamment trois choses avant toutes les autres ; sa gloire , sa fortune et ses aises. lia presque toujours réduit l’amour au physique seul. Voyez un de ses discours sur la nature des animaux , où après un portrait pompeux de Famour , il l’anéantit d’un seul trait et le dégrade en prétendant prouver qu’il n’y a que du physique , de la vanité , de l’amour propre dans la jouissance. C’est-là qu’est son invocation à l’amour : on l’a mise à côté de celle de Lucrèce , me dit-il un jour. Les femmes lui en ont voulu à la mort de cet eôbrt , ou de cet abus de raison. Madame de Pompadour |ui dit à Versailles : Vous êtes uïi joli garçon. . . . Note de V auteur. c vîronnent. Défense à qui que ce soit de rapprocher : il renverrait celui de ses gens qui viendrait le troubler. Sa manière est de relire souvent ce qu*il a fait , de le laisser dormir pendant quelques jours ou pendant quelque tems. » Il importe , me disait-il , de ne pas se presser : ou >> revoit alors les objets avec des jeux plus » frais, et Ton y ajoute ou Ton j change ^ toujours. Il écrit d’abord : quand sou manuscrit est trop chargé de ratures , il le donne à copier à son secrétaire , jusqu’à ce qu’il en soit content. C’est ainsi qu’il a avoué au théologal de Semur , homme d’esprit et son ami , qu’il avait écrit dix- huit fois ses Epoques de la nature , ouvrage qu’il méditait depuis cinquante ans. Je ne dois pas oublier de dire que M. de Buffon , qui a beaucoup d’ordre , a placé ainsi son cabinet , loin de sa maison , non- seulement pour n’être pas distrait (i) ; mais (l) A l’ëgard de ces complaisans , de ces cour- tisans , de ces adorateurs , j’ai une réflexion à Taire , que je n’ai trouvée nulle part. Outre qu’il est bien diflicile à un grand homme de vivre sans / ( ig ) parce qu’il aime à séparer ses travaux.de ses affaires. Je brûle tout , me disait-il » on ne trouvera pas un papier quand je cette espèce de cercle qui s’attache à lui naturel- lement 5, soit par la curiosité , soit par l’admiration parTenvie de l’imiter , comme font les jeunes gens y soit par la vanité et l’idée que l’on est quelque- chose 5 lorsque l’on tient du moins à un grandhomme y ne pouvant l’étre soi-même. Pour moi je ne suis pas révolté de voir un tel homme aimer à être entouré. Je ne dirai pas seulement c’est une con-.. solation de ses efforts ^ un adoucissement à sesr fatigues y. une ressource qui lui rappelle sans cesse sa gloire au milieu même de ses maux et de ses souffrances ; je dirai plus y. c’est un encou- % rageraeut même * pour ses études y et il serait possible qu’il en reçut une nouvelle facilité.'' Ces admirateurs vous rappellent sans cesse la présence de votre génie et de votre grandeur. D’ailleurs , il est de fait que l’on a plus de supériorité aveu' ses inférieurs eux-mèmes. On a remarqué que la conversation devenait plus riche , pltis libre y plus abondante ; il y a plus d’aisance dans les manières,, et la liberté y fait beaucoup. Ainsi ^ loin de trouver une petitesse dans le cortège qui peut environner un homnie^ célèbre , y y découvre souvent une excuse et uu moyeu d’être fidèle à sa renommée,. de l'auteur, C 2 / ( 20 ) mourrai. J’al pris ce parti-là en consî- >> dérant qu*aulrement je ne m’en tirerai ^ jamais. On s’ensévelirait sous ses pa- ^ piers. » Il ne conserve que les vers à sa louange , dont j’aurai occasion de parler dans un moment. Aussi , dans sa chambre à coucher , on ne trouve que son lit , qui est , comme la tapisserie , de satin blanc , avec un dessin de fleurs. Auprès de la cheminée est un secrétaire , où l’on ne voit auprès du tiroir d’en haut, qu’un livre> qui est apparemment son livre de Pensées, Auprès de son secrétaire , qui est toujours ouvert , est le fauteuil sur lequel il est toujours assis , et dans un coin de la chambre est une petite table noire pour son copiste. Il ne prend la plume que lorsqu’il a long-lems médité son sujet, 'et encore une fois , n’a guère d’autre papier que celui sur lequel il écrit. Cet ordre de papiers est plus nécessaire qu’on ne croit. M. Necker le recommande avec soin dans son livre ; l’abbé Terraj le pratiquait de même. L’ordre que l’on contemple autour de soi se ré- ( 21 ) panel en effet sur nos productions. SI un écrivain aussi célèbre , et sur-tout si deux contrôleurs-généraux aussi laborieux ont donné pareil exemple , il serait bien diffi- cile qu’il restât des prétextes pour ne point l’imiter. Je reprens la journée de M. de Buffon. A neuf heures , on lui apporte à déjeuner dans son cabinet , où quelquefois , il le prend en s’habillant. Ce déjeuner est com- posé de deux verres de vin et d’un mor- ceau de pain ; il travaille ensuite jusqu’à une ou deux heures. Il revient alors dans sa maison. Il dîne , il aime à dîner long- tems * c’est à dîner qu’il met son esprit et son génie de côté là il s’abandonne à toutes les gaîtés , à toutes les folies qui lui passent par la tête. Son grand plaisir est de dire des polissonneries , d’autant plus plaisantes , qu’il reste toujours dans le calme de son caractère j que son rire ^ sa vieillesse , forment un contraste piquant avec le sérieux et la gravité qui lui sont naturels , et ces plaisanteries sont souvent si fortes que les femmes sont obligées de ( 22 ) déserter. En général la conversation de Buffon est très-négligée (i). On le lui a (l) Sa manière est ordinairement peu de suite : il aime mieux les conversations coupées. Il est une raison de cette manière de converser , que l’ou peut alléguer en faveur des gens de lettres : première- ment , ils n’ont plus , comme autrefois , cette ha- bitude qu’avaient les philosophes de converser sous des platanes , avec leurs disciples , et de rendre compte de leurs idées. Eu second lieu , leurs idées sont bien plus combinées et plus réfléchies que celles des philosophes anciens. On a besoin de pensées neuves ; le lecteur et les auditeurs les demandent ; i’homme de génie , inexorable pour lui-méme , ne «e permet donc qu’un petit nombre de phrases ^ ^ qu’il place de tems à autre dans sa conversation , à moins qu’il ne soit frappé , entraîué par l’attrait de quelque vue soudaine qui le domine , et dont il ne puisse éluder l’ascendant. Note de V Aut^ Quelque longue que soit déjà cette note, on ne quittera point cet article sur la conversation de cet homme célèbre, sans citer à ce propos M. de Mont-Belliard , l’un de ses plus intimes amis , et dont le nom s’associe de lui-même à celui de l’auteur de l’Histoire naturelle , à cause de la grande part qu’il eut à ce bel ouvrage , comme offrant avec lui uife contraste bien frappant. Peu d’honimes possédaient au même degré que M. de Mont-Belliard , ce qui semblait manquer à M. de Buffon. Rien de pluï» \ t 23 î flit ^ el 11 a répondu que c’était le mo- ment de son repos , et qu’il importait peu que ses paroles fussent soignées ou non. Ce n’est pas qu’il ne dise d’excellentes cho- ses quand on le met sur l’article du stjle ou sur l’histoire naturelle ; il est encore très-intéressant , lorsqu’il parle de lui : il en parle souvent avec de grands éloges. Pour moi , qui ai été témoin de ses dis- cours , je vous assure que loin d’en être choqué, j’j trouve du plaisir. Ce n’est point org ueil , ce n’est point vanité ; c’est sa conscience que l’on entend : il se sent , et se rend justice. Consentons donc quelquefois d’avoir des grands hommes à ce prix.’ Tout homme qui n’aurait pas le sentiment de ses forces , ne serait pas fort. N’exi- geons pas des êtres supérieurs une modestie, qui ne pourrait être que fausse. Il j a peut- spirituel , de plus anime , de plus attachant que sa con-« versation ; mais pour le talent qui constitue le grand e'crivain , quelle ^fterence ! Sa plume , diu une femme de beaucoup d’esprit , sa plume est une plume d'acier. Que ses traits , ajoute-t-elle , sont dw, doux pinceau de M» de Bufîbn J ’( 24 > litre plus d’esprit et d’adresse à cacher 9 à voiler son mérite ; il j a plus de bon- hommie et d’intérêt à le montrer (i). Au reste , il ne se loue pas , il se juge : il se juge comme le jugera la postérité , avec cette différence , qu’un auteur a plus que qui que ce soit , le secret de ses pro- ductions. Il me disait : » J’apprends tous » les jours à écrire : il j a dans mes der- ^ niers ouvrages , infiniment plus de per- » fection que dans les premiers. Souvent » je me fais relire mes ouvrages , et je (1) Ou doit convenir d’ailleurs que son amour propre n’a jamais offense personne. — En voici un nouveau trait , mais il honore son caractère : c’est ce qui fait que nous ne craignons point de l'ajouter a ceux, e'pars déjà peut-être en trop grand nombre dans cet ouvrage. Buft’on avait pour principe qu^’en général les eufans tenaient de leur mère , leurs qualités intel- lecluelU s et morales et lorsqu’il l’avait développé dans la conversation , il en faisait sur-le-champ l’application à lui-même, en faisant un éloge pompeux de sa mère , qui avait en effet beaucoup d’esprit , des connaissances étendues , une tête très -bien or- ganisée , et dont il aimait à parler souvent. trouv0^ ( 25 ) » trouve alors des idées que je cliangeraî ' >> ou auxquelles j’ajouterai. Il est d’autres » morceaux que je ne ferais pas mieux. Cette bonne foi a quelque chose de précieux, d’original , d’antique et de sé- duisant. On peut d’ailleurs s’en rapporter à M. de Buffon , personne n’est plus sévère que lui sur le stjle , sur la précision des idées , qu’il regarde comme le premier caractère du grand écrivain , sur la justesse et la correspondance exacte des contrastes que les idées demandent entr’ elles pour se faire valoir , ou des développemens qu’elles exigent pour le manifester. Je lui ai en- tendu discuter des pages entières , avec une raison , un sens admirable , mais en même teins avec un sens inexorable. » J’ai » été obligé , me disait-il , de prendre » tous les tons dans mon ouvrage ; il im- » porte de savoir à quel dégré de l’échelle » il faut monter. » Par une suite naturelle , il exige dans un auteur de la bonne fol , de la bienséance dans la suite de ses opinions , et sur-tout qu’il soit conséquent. Il ne pardonne pas à Rousseau ses eoptradlc lions $ D ( 26 ) ' ainsi Ton peut dire qu’il calcule sa phrasé et sa pensée, comme il calcule tout ; qualité remarquable qui a pu naître de ses con- naissances dans les mathématiques et de l’habitude de les expliquer. Il m’a dit qu’il les avait étudiées avec soin et de -bonne heure ; d’abord dans les écrits d’Euclide , et ensuite dans ceux du marquis de l’Hô- pital (i). A vingt-ans , il avait découvert (i) Dès ses plus jeunes années , lors même qu’il était e'colier , il :se passionna pour la géométrie^ Cette passion fut telle , qu’il ne pouvait se séparer des Elémens d’Euclide , dont il portait toujours un exemplaire avec lui , et qu’en jouant à la paume avec ses camarades , il lui arrivait souvent d’aller se cacher dans un coin , ou de s’enfoncer dans quelque allée solitaire pour ouvrir son livre , et tâcher de résoudre un problème qui le tourmentait. Ün jour , entraiué par son goût extraordinaire pour le mouvement , il monta sur un clocher , en des- cendit ensuite avec une corde nouée , s’écorcha douloureusement les mains qui glissaient sur cette corde , et ne s’apperçut pas du mal qu’il s’était fait , tant il était occupé d’une proposition de géométrie qu'il n’avait pu comprendre et qui se présenta tout-à-coup à son esprit , au moment oii il descendait. C 27 ) le Binôme de Newton , sans savoir qu’il eût , été découvert par Newton , et cet homme vain ne Ta imprimé nulle part ; j’étais bien aise d’en savoir la raison » C’est , me ré-- » pondit-il 5 que personne n’est obligé de » m’en croire. » 11 j a donc cette diffé- rence entre sa vanité et celle des autres, que la sienne a fait ses preuves , si l’on peut s’exprimer ainsi. Cette différence vient i de la trempe de son aine , ame droite , qui veut par-tout la bonne foi ,, et proscrit l’inconséquence. Il me disait, en parlant dé Rousseau: » Je » raimaia assez 3 maia lorsque j’ai vu ses » Confessions , j’ai cessé de l’estimer. Son » ame m’a révolté et il m’est arrivé pour » Jean-Jacques le contraire de ce qui arrive » ordinairement : après sa mort , j’ai com- » mencé à le mésestimer* » Jugement sé- vère, je dirai même injuste; car j’avoue que les Confessions de Jean-Jacques n’ont pas produit sur mol cet effet. Mais il se pourrait que M. de Buffon n’eût pas dans son cœur l’élément par lequel on doit juger Rousseau^- Je serais tenté de croire D 2 ( 28 ) que la nature ne lui a pas donné le genre de sensibilité nécessaire pour connaître le . charme ou plutôt le piquant de cette vie errante , de cette existence abandonnée au hasard et aux passions. Cette sévérité , ou plutôt ce défaut , qui 'se trouve peut-être dans Famé de M de Buffon , en annonce sous un autre rapport la beauté , et même la simplicité. Aussi , par une suite natu- turelle , il est facile à tromper, quelque soit l’ordre extrême qu’il mette dans ses affaires, et on vient d’en avoir la preuve. ' Il y a un an que le directeur de ses forges luiafait perdre 120,000 livres, M. de Buffon , depuis trois ans , avait consenti à n’en être pas payé , et s’était abandonné à tous les prétextes et tous les subterfuges dont la fraude se colorait. Heureusement cet évènemenr n’a point altéré sa sérénité ni influé en rien sur la dépense et sur l’état qu’il en tient. Il a dit à son fils : » Je n’en » suis fâché que pour vous ; je voulais » vous acheter, une terre , et il faudra que » je diffère encore quelque tems. » Il a toujours rme année de son revenvi devant , ( 29 ) lui. On croît qu*il a cinquante mille écus de rentes. Ses forges ont du beaucoup renrichir. Il en sortait tous les ans huit cents milliers de fer ; mais il j a fait d’un autre côté des dépenses énormes. Cet éta- blissement considérable , lui a coûté cent mille écus à créer. Eiles languissent au- jourd’hui 5 à cause du procès qu’il a avec ce directeur ; mais lorsqu’elles sont en activité , on y compte quatre cents ouvriers. Il n’est pas étonnant que M. de Buffon , avec une âme aussi simple , croie tout ce qu’on lui dit ; il j a plus , il aime à écouter les rapports et les propos. Ce grand homme est quelquefois un peu commère ; du moins une heure par jour , il en faut convenir. Pendant le tems de sa toilette , il se fait raconter par son perruquier et par ses gens tout ce qui se passe dans Montbar , toutes les histoires de sa maison. Quoiqu’il pa- raisse livré à ses hautes pensées , personne ne sait mieux que lui les petits évènemens qui l’entourent. Cela tient aussi peut-êtra au goût qu’il a toujours eu pour les fem- mes J ou plutôt pour les petites filles. Il ( 3o ) aime la chronique scandaleuse ; et se fair^ instruire de cette chronique dans un petit pajs , c’est en apprendre presque toute l’histoire. Cette habitude de petites filles , ou bien aussi la crainte d’être gouverné , a fait aussi ' qu’il a mis toute sa confiance dans une paysanne de Montbar , qu’il a érigé en gouvernante , et qui a fini par le gouverner. Elle se nomme mademoiselle Blesseau : c’est une fille de quarante ans , bien faite , et qui a dû être assez jolie. Elle est depuis près de vingt ans auprès de M de Buffon. Elle le soigne avec beaucoup de zèle. Elle- participe à l’administration de la maison ; et comme il arrive en pareil cas , elle est détestée des gens. Madame de Buffon , morte depuis beaucoup d’années , n’aimait pas non plus cette fille : elle adorait son mari ^ et l’on prétend qu’elle en était d’une jalousie extrême. Mademoiselle Blesseau n’est pas la seule qui commande à ce grand homme. Il est un autre original qui partage l’em- pire, c’est un capucin : il se nomme le / , ( 5r ) père Ignace. Je veux m’arrêter un instant sur rhistoire d’Ignace Bougot , né à Dlj on. Ce moine possède éminemment l’art précieux dans son ordre , de se faire donner ; sî bien que celui qui donne semble devoir lui en être bien obligé. » Ne me donne » pas qui veüt » , dit souvent le père Ignace. Avec ce talent , il est parvenu à faire rebâtir la capucinière de Semur. Ce mérite est assez ordinairement celui des gens d’église. J’ai vu un curé , rival d’Ignace dans ce genre de gueuserie : il ensorcelait de vieilles femmes , au point qu* elles se crojaient trop heureuses de lui donner ce qu elles avalent » et souvent plus qu’elles n’avaient. Les gens d’un caractère semblable ont aussi de l’intelligence. Ils aiment à se mêler , ils ont - de l’exactitude pour les affaires et pour les commissions ; l’activité ne leur est pas étrangère ; ils sont aussi attentifs à ne pas déplaire aux laquais , parce qu’ils ont besoin de se faire pardonner les profits qu’ils leur dérobent , qu’à plaire aux maîtres dont ils s’occupent à capter les faveurs : tel est Ignace. ( 32 ) SI vous voulez vous faire une idée de sa personne , vous vous représenterez un gros homme à tête ronde , à-peu-prës sem- blable à un masque d’ Arlequin de la Co- médie Italienne 5 et cette comparaison me paraît d’autant plus juste , qu’il parle pré- cisément comme parlait Carlin : même accent , même patelinage. C’est à ce ré- vérend père, curé de Buffon , village à deux lieues de Montbar , que M. de Buffon aban- donne une grande partie de sa confiance, et même sa conscience , s’il suffisait de s’en rapporter à fextérieur. En effet, Ignace est le confesseur de M. de Buffon. Il est tout chez lui : il s’intitule capucin de M. de Buffon. Il vous dira quand vous voudrez, qu’un jour M. de Buffon le mena à l’Académie Française; qu’il j attira tous les regards ; qu’on le plaça dans un fauteuil des quarante ; que M. de Buffon , après avoir prononcé le discours , le ramena dans • sa voiture aux yeux de tout le public , qui n’avait des jeux que pour lui. M de Buf- fon l’a cité comme son ami dans l’article du serin. Il est aussi, son laquais ; je l’ai vu ( 33 ) VU le suivre en promenade tout en clo- pinant derrière lui , parce qu’il est boiteux , ce qui faisait un tableau à peindre, tandis que l’auteur de l’Histoire naturelle , mar- chait fièrement la tête haute , le chapeau en l’air , toujours seul , daignant à peine regarder la terre , absorbé dans ses pen- sées , semblable à l’homme qu’il a dépeint dans son histoire de l’homme , sans doute d’après lui-même , tenant une canne dans sa main droite , et appujant avec majesté l’autre main sur sa hanche gauche. Je l’ai vu, lorsque les valets étalent absens , ôter la serviette à son maître , et la petite table sur laquelle il venait de dîner. Buffon luî répondait : » Je te remercie , mon cher » enfant Et Ignace , prenant une hum- ble attitude , avait l’air plus domestique que les domestiques eux-mêmes. Ce même Ignace , capucin laquais , est encore le laquais confesseur de M. de Buffon. If m’a conté qu’il y a trente ans , l’auteur des Epoques de la nature , sachant qu’il prêcherait un carême à Mont bar le fit venir an tems de Pâques , et se fit ( 34 ) confesser par lui dans son laboratoire ; dans ce même lieu où il développait le matérialisme ; dans ce même lieu où Jean- jFacques devait venir quelques années apres , baiser respectueusement le seuil de la porte. Ignace me contait que M. de BufFon, en se soumettant à cette cérémonie , avait reculé d’un moment , » effet de la faiblesse » humaine » , ajoutait-il , et qu’il avait voulu faire confesser son valet-de-chambre avant lui. Tout ce que je viens de dire vous étonne peut-être. Oui! Buffon, lors- qu’il est à Montbar , communie à Pâques , tous les ans , dans la chapelle seigneuriale. Tous les dimanches, il va à la grand’messe, pendant laquelle il sort quelquefois pour se promener dans les jardins qui sont au- près , et revient se montrer aux endroits întéressans. Tous les dimanches , il donne la valeur d’un louis aux différentes quê- teuses. C’est dans cette chapelle qu’est enterrée sa femme , femme charmante qu’il a épousée à 45 ans , par inclination , et dont il a toujours été adoré ,• malgré les nombreuses s ( 35 ) iiifidélîtes qu’il lui faisait (i)Ælle était relé- guée dans un couvent de Montbar : de bonne naissance , mais sans fortune. Il lui fit la cour pendant deux ans • et au bout dé ce tems , il l’épousa malgré son père , qui vivait encore , et qui étant ruiné , s’opposait au mariage de son fils par des vues d’intérêt. Elle se nommait mademoi-- selle de S.-Belin. (i) L’âge alors avait fait perdre à M. de Buffoii une partie des agrémens de la jeunesse ; mais il lui restait une taille avantageuse ^ un air noble , une figure imposante , une physionomie à-la-fois douce et majestueuse.. L’enthousiasme pour le talent fit disparaître aux yeux de madame de BufFon l’inégalité d’âge : et à cette époque de la vie où la félicité semble se borner a remplacer par l’amitié et des souvenirs mêlés de regrets ^ un bonheur plus doux qui nous échappe , il eût celuid’inspirer une passion tendre et constante. Jamais une admiration plus profonde ne s’unit à une tendresse plus vraie. Ces sentimens se montraient dans les regards ^ dans les manières 5 dans les discours de madame de Buffon , et rem- plissaient son cœur et sa vie. Chaque nouvel ouvrage- de son mari , chaque nouvelle palme ajoutée à sa gloire était pour elle une source de jouissances d’au- tant plus douces qu’elles étaient sans retour sur elle- même 5 sans aucun mélange de l’orgueil que pouvait ( 3G ) Je tiens de M- de JBufFon qu’il a pour principe de respecter la religion ; qu’il en faut une au peuple ; que dans les petites villes on est observé de tout le monde , et qu’il ne faut choquer personne. » Je » suis persuadé , me disait-il , que dans » vos discours , vous avez soin de ne rien >> avancer qui puisse être remarqué à cet » égard. J’ai toujours eu la même attention » dans mes livres; je ne les ai fait pa- » raître que les uns après les autres, afin » que les hommes ordinaires ne pussent » pas saisir la chaîne de mes -idées. J’aî » toujours nommé le créateur ; mais il n’j » a qu’à ôter ce mot , et mettre naturel- >> lement à la place la puissance de la na- » ture , qui résulte des deux grandes lois , » l’attraction et l’impulsion (i). Quand la ^ui inspirer l’honneur de partager la considération et le nom de M. de BuÉfon. 11 n’a conservé d'elle qu’un fils, ('celui dont il est question dans cet ou- vrage. ) Condorcet , éloge de Buffon. (i) Croyons plutôt que l’auteur du 'Voyage à Moutbar a cherche' à étayer ses propres opinions de l’autorité d’un grand homme , en lui prêtant un discours que démentent plusieurs belles pages de ses ( 37 ) Sorbonne m’a fait des cblcanes , je n’ai » n’ai fait aucune difficulté de lui donner » toutes les satisfactions quelle a pu de- » sirer : ce n’est qu’un persiflage; mais » les hommes sont assez sots pour s’en » contenter. Par la même raison , quand » je tomberai 'dangereusement malade et » que je sentirai malin s’approcher, je ne » balancerai point à envoyer chercher les » sacremens (i). On le doit au culte public. » Ceux qui en agissent autrement , sont I œuvres. 11 ne faut que renvoyer le lecteur à l’ëlo- A quente invocation à l’Etre suprême , qui termine la première des Vues sur la nature. Le père de Buffon , qui avait pour lui un respect presque reli- gieux , venait un jour de la lire : il rencontre son fils : et dans le transport de son admiration , son pre- mier mouvement fut de se jetter involontairement à ses genoux, (i) C’est aussi ce qui est arrive'. Mais il paraî- trait cependant qu’un sentiment autre que ce qu’on peut appeller le respect dû aux intitulions sociales a pre'sidè a ce dernier acte de^sa vie privée. N’en çilerait-on que la circonstance singulière de la confession de toute sa vie , qu’il a faite alors d’une voix élevée , et sans s’inquiéter de ceux qui étaient présens. C 38 ) » des fous. Il ne faut jamais heurter de y> front , comme faisaient Voltaire , Diderot , » Helvétius. Ce dernier était mon ami : » il a passé plus de quatre ans à Montbar , » en différentes fois ; je lui recommandais » cette modération , et s’il m’avait cru 5 » il eût été plus heureux. ' » On peut juger en effet si cette méthode SL réussi à M. de Buffon. Il est clair que ses ouvrages démontrent le matérialisme , et cependant c’est à l’imprimerie rojale qu’ils se publient. » Mes premiers volumes parurent , ajou- » tait-il , en même tems que FEsprit des » lois : nous fûmes tourmentés par la Sor- ' » bonne , M. de Montesquieu et moi ; de » plus 5 nous nous vîmes en butte au » déchaînement 'de la critique. Le prési- » dent 'était furieux. Qu’allez-vous répon- » dre , me disait-11 ? Rien du tout , pré- » sldent ; et il ne pouvait concevoir mon » sang-froid. » Je lisais un soir , à M. de Buffon, des vers de M. Thomas sur l’immortalité de l’ame , il riait : » pardieu ^ la religion nous (•39 ) ferait un beau présent , si tout çà était ^ vrai ! » Il critiquait ces vers sévè- rement, mais avec justice, car il est inexorable pour le stjle , et sur-tout pour la poésie , qu’il n’aime pas. Il pré- tend qu’il est impossible dans notre lan- gue d’écrire quatre vers de suite sans y faire une faute , sans blesser ou la pro- priété des termes , ou la justesse des idées (i). Il me recommandait de ne jamais (I) M. de Buffon critique ces deux vers de Racine : Le fer moissonna tout, et la terre humectée But à regret le sang des neveux d’Érecthée. Ï1 croit que le mot humectée ne devait pas préce'der celui de boire •, et il est vrai qu’on ne peut humecter que pour avoir bu , mais la po'esie , qui est toujours dans le délire , peut se permettre de confondre les tems. Il reprend aussi ce beau vers du même écrivain ; Le jour n’estpas plus pur que le fond de mon cœur. On ne peut , dit-il , comparer le: jour avec wi fond : c’est de~ce rapport des mots , auxquels ou ne fait pas assez, d’attention , que naît souvent la perfection du style Mais, encore une fois , les vers ne doivent pas être jugés eomme' la prose, Mad. JMfiCKER, Mél* eocir, dQ sçs manmcr, ' ' 1 \ ( 40 ) faire de vers. » J’en aurais fait tout comme » un autre , me disait-il ; mais j’ai bien » vite abandonné ce genre, où la raison ne y> porte que des fers. Elle en a bien assez » d’autres , sans lui en imposer, encore » de nouveaux. » Ces vers me rappellent un petit mouve- ment de vanité plaisant , qui les suivit. Le matin du jour dont je parle , M. de Buffon, sous le prétexte de sa santé , qui ne lui permettait pas de se fatiguer à parcourir des papiers , m’avait prié de lui faire la lecture d’une multitude de vers qu’on lui. avait adressés ; il les conservait presque tous , quoique presque tous fussent mé- diocres. Quand on fappellait génie créa- teur , esprit sublime , » Eh 1 Eh ! disait-il » avec complaisance , il j a de l’idée , » il J a quelque chose là. » Le soir , en écoutant des vers de M. Thomas , il me dit, avec une naïveté charmante : <> Tout ça , ne vaut pas les vers de ce î ^ » matin. » Je veux joindre ici un autre trait du même genre : » Un jour, me » disait-il , que j’avais travaillé long-tems , et ( 41 ) » et que j’avais découvert un système très- » ingénieux sur la génération , j’ouvre Arls- » tote, et ne voilà-t-il pas que je trouve » toutes mes idées dans ce malheureux » Aristote ? Aussi , pardieu ! c’est ce » qu* Aristote a fait de mieux. » Le premier dimanche que je me trouva^ à Montbar , l’auteur de l’Histoire naturelle demanda son fils , la veille , au soir : il eut avec lui une longue conférence , et je sus que c’était pour obtenir de moi que j’allasse le lendemain à la messe. Lorsque son fils m’en parla , je lui répondis que je m’emmesserais très-volontiers , et que ce n’était pas la peine de tant complotter pour me déterminer à une action de la vie civile. Cette réponse charma M. de Buffon. Lors- que je revins de la grand’messe , où ses dou- leurs de pierre l’avaient empêché d’aller, il me fit un million de remercîmens de ce que j’avais pu supporter trois quarts d’heure d’ennui ; il me répéta que dans une petite ville comme Montbar , la messe était d’obligation. Quand Buffon. sort de l’office , il aime F ( 42 ) h se promener sur la place , escorté son fils , et entouré de ses pajsans. Il se plaît sur-tout à paraître au milieu d’eux . en habit galonné. Il fait le plus grand cas de la parure , de la frisure , des beaux ha- bits : lui-même , il est toujours mis comme un vieux seigneur , et gronde son fils lors- qu’il ne porte qu’un frac à la mode. Je savais cette manie, et je m’étais muni pour m’introduire chez lui , d’un habit galonné , avec une veste chargée d’or. J’ai appris que ma précaution avait réussi à merveille ; îl me cita pour exemple à ^on fils. Voilà un homme , s’écriait-il ; et son fils avait beau dire que la mode en était passée , il n’écoutait rien. En effet , c’est lui qui a imprimé , au commencement de son V Traité sur l’Homme , que nos habits font partie de nous-mêmes. Notre machine est tellement construite , que nous commen- çons par nous prévenir en faveur de celui qui brille à nos jeux ; on ne le sépare pas d’abord de son habit , l’esprit saisit l’ensemble , le vêtement et la perîonne, et juge par le premier du mérite de la . ( 45 ) seconde. Cela est si vrai, que M.deBliflon a fini par s’j prendre lui-même, et j’ai opéré sur lui , avec mon habit , rilIusIoj> qu’il voulait communiquer aux autres. Que sera-ce , sur-tout, si nous connaissons, déjà le personnage doiit nous approchons , si nous sommes instruits de sa gloire , de ses talens , alors le génie et l’or conspirent ensemble à nous éblouir, et l’or semble l’éclat du génie même. BufFon s’est tellejnent accoutumé à cette « magnificence , qu’il disait- un jour qu’il ne pouvait travailler que lorsqu’il se sentait bien propre et bien arrangé. Un grand écrivain s’assied à sa table d’étude , comme pour paraître dans nos actions solemnelles , 9 nous produisons nos plus belles parures. Il est seul j mais il a devant lui l’univers et la postérité ; ainsi , les Gorgias et les sophistes de la Grèce , qui étonnaient , des peuples frivoles par .l’éloquence de leurs discours , ne se montraient jamais en pu- blic que parés d*^une robe de pourpre. Il me reste à terminer la journée de M. de Buifon. Après son dîner , il no F* ( 44 ) s’embarrasse guère de ceux qui habitent son chateau , ou des étrangers qui sont venus le voir. Il s’en va dormir une demie heure dans sa chambre , puis il fait un tour de promenade , toujours seul et à cinq heures il retourne à son cabinet se remettre à l’étude jusqu’à sept heures ; alors il revient au sallon , fait lire ses ouvrages , les explique , les admire , se plaît à corriger les productions qu’on lui présente , et sur lesquelles on le con* suite 3 telle a été sa vie pendant cinquante ans. (i) Il disait à quelqu’un qui s’éton- nait de sa renommée : « J’ai passé cin- (l) Indépendamment de ceux qui le consultaient sur leurs ouvrages , il était peu d’écrivains qui ne tinssent à honneur de lui faire hommage de leurs productions mais il lui restait peu de tenis pour lire les livres qu’on lui envoyait , il se bornait or- dinairement à la table des chapitres , pour voir ceux qui paraissaient les plus intéressans ; dans les quinze flernières années de sa vie , il y a peu d’ouvrages /u’il ait lus autrement. Parmi les auteurs qui n’existen^ plus 3 outre ceux dont ci-après on verra qu’il con- seille l’étude , il faisait un cas particulier de Fénélon et de Richardson. . ( 45 ) » qualité ans à mon bureau ». A neuf heures du soir il va se coucher , et ne soupe jamais ; cet infatigable écrivain menait encore cette vie laborieuse jus- qu’au moment où je suis arrivé à Mont- bar 5 c’est-à-dire à soixante-dix-huit ans ; mais de vives douleurs de pierre lui étant survenues , il a été ^ obligé de suspendre ses travaux. Alors, pendant quelques jours > il s’est enfermé dans sa chambre, seul , se' promenant de teins en teins , ne recevant quique ce soit de sa famille , pas même sa sœur , et n’accordant à son fils qu’une minute dans la journée. J’étais le seul qu’il voulut bien admettre auprès de lui y je le trouvais toujours beau et ^calme dans les souffrances , frisé j paré même : il se plai- gnait doucement de sa santé , il préten- dait prouver , par les plus forts raisonne- mens , que la douleur affaiblissait ses idées. Comme les maux étaient continus , ainsi que l’irritation des ^besoins, il me priait souvent de me retirer àu bout d’un quart d’heure , puis il me faisait rappeller quel- ques momens après. Peu- à-peu les quarts ( 46 ) d’heures devinrent des heures entières^ Ce bon vieillard m’ouvrait soil cœur avec • tendresse ; tantôt il me faisait lire le dernier ouvrage qu’il composait, c’est un Traité de l’Aimant; et en m’écoutant, il retravaillait intérieurement toutes ses idées , auxquelles il donnait de nouveaux développemens , ou changeait leur ordre , ou retranchait quel- ques détails superflus ; tantôt il envoyait chercher un volume de ses ouvrages , et me faisait lire les beaux morceaux de stjde , tels que le discours du premier homme , lorsqu’il décrit THistoirp de ses sens , ou la peinture du désert de l’Ara- bie , dans l’article du Chameau , ou une autre peinture plus belle encore selon lui , dans l’article du Kamlchi ; tantôt il m’expliquait son sjstême sur la forma- tion du monde , sur la génération des êtres , sur les mondes intérieurs , etc. ; tantôt il me récitait des lambeaux entiers de ses ouvrages , car il sait par cœur tout ce qu’il a fait ; et c’est une preuve de la puissance de sa mémoire , ou plu- tôt du soin extrême avec lequel’ il ira- ( 47 ) x^aîlle ses compositions. Il écoute toutes les objections qu’on peut lui faire , les apprécie et s j rend quand il les ap- prouve. Il a encore une manière assez bonne de juger si les écrits doivent réussir, c’est de les faire lire de tems en tems sur son manuscrit meme ; alors si , malgré les ratures , le lecteur n’est point arrêté , il en conclut que fouvrage se suit bien (i). Sa principale attention pour le stjle , c’est la précision des idées , et leur correspon- dance ; ensuite il s’applique , comme il le recommande dans son excellent discours de réception à l’Académie Française , à nom- mer les choses par les termes les plus géné- raux : ensuite vient rharmonie qu’il est bien (l) Il avait aussi une autre manière dè juger ses ouvrages. Lorsqu’on les lui lisait , il priait sou lecteur de traduire en d’autres mots certains mor- ceaux. dont la composition lui avait beaucoup coûte ; alors si la traduction rendait fidèlement le sens qu’il s’e'tait propose , il laissait le morceau tel qu’il était S pour peu , au contraire , que l’on s’écartât du sens, il revoyait le passage , cherchait ce qui pouvait y puire à la clarté' 5 et le corrigeait. / ; -* ( 48 ) bien essentiel de ne pas négliger; mais ell(^ I doit être la dernière attention du style. qu’il aime le mieux à s’entretenir. Je ne férence. Nul homme n’en a mieux senti Beccaria ; mais Beccaria , en donnant le précepte , n’a pas également donné l’exem- ple comme M. de BulFon. » le stjle est » l’homme même, me répétait-il souvent, » qu’ils sont gênés par la mesure du vers >> qui fait d’eux des esclaves ; aussi quand » on vante devant moi un homme, je dis » toujours : Voyons ses papiers ». Com- ment trouvez-vous le style de M. Thomas , lui demandais-je, « assez bon, me répon- » dit-il , mais trop tendu , trop enflé ». Et le style de Rousseau ? « Beaucoup meil- » leur ; mais Rousseau a tous tous les dé- » fauts de la mauvaise éducation ; il a » l’interjection , • l’exclamation en avant , l’apostrophe continuelle ». Donnez-moi donc vos principales idées C’est de l’Histoire Naturelle et du style sais même si le style n’aurait pas la pré la métaphisique , si ce n’est peut-être » les poètes n’^ont pas de style , parce i sur ( 49 ) sur le stjle. » Elles sont dans mon dis-> » cours à r Académie , au reste , en deux » mots , il J a deux choses qui forment » le stjle , l’invention et l’expression. L’in- » vention dépend de la patience ; il faut » voir, regarder long-tems son sujet, alors » il se déroule et se développe peu-à-peu y ' ». vous sentez comme un petit coup i’élec- » tricité qui vou^ frappe la tête , et en, » mênie-tems vous saisit le cœur ; voilà » le moment du génie , c’est alors qu’on » éprouve le plaisir de travailler , plaisir » si grand, que je passais douze heures , » quatorze heures à l’étude , c’était tout » mon plaisir ; en vérité , je m’j livrais » bien plus que je ne m’occupais de la » gloire , la gloire vient après si elle peut ; » et elle vient presque toujours. Mais vou- » lez - vous augmenter le plaisir , et en » même-tems être original ? Quand vous » aurez un sujet à traiter , n’ouvrez aucun » livre , tirez tout de votre tête , ne coii- » sultez les auteurs que lorsque vous » sentirez que vous ne pouvez plus rien » produire de vous-même , c’est ainsi que G ( So ) >> j’en ai toujours usé ; on jouit véritable- » ment par ce mojen quand on lit les au-^ » teurs , on se trouve à leur niveau, ou >> au-dessus d’eux , on les juge , on les » devine , on les lit plus vile. A l’égard » de l’expression , il faut toujours joindre » l’image à l’idée ; il faut même que l’i- » mage précède -^fidée pour j préparer » l’esprit ; on ne doit pas toujours em- » plojer le mot propre , parce qu’il est » souvent trivial ; mais on doit se servir » du mot auprès ; en général une compa- » raison est ordinairement nécessaire pour » faire sentir fidée ; et pour me servir » moi-même d’une comparaison , je me » représenterai le stjle sous l’image d’une » découpure qu’il faut rogner , nettoyer » dans tous les sens , afin de lui donner la » forme qu’on lui desire. Lorsque vous » écrivez, écoutez le premier mouvement, » c’est en général le meilleur, puis laissez » reposer quelques jours, ou même quel- >> questems ce que vous avez fait. La nature » ne produit pas de suite , ce n’est que » peu à peu quelle opère , après le repo^ / ( 5i ). » et avec des forces rafraicliîes (i) ; il faut » seulement s’occuper de suite du même » objet , le suivre , ne pas se livrer à » plusieurs genres. Quand je faisais un » ouvrage , je ne songeais pas à autre » chose. J’excepte cependant votre état , » me dit M. de Bulfon; vous avez souvent » plusieurs plaidojers à composer à la » fols , et dans des matières peu intéres- » santés ; le tems vous manque 1, vous ne » pouvez parler que sur des notes ; dans ces » cas 5 au lieu de correction , il faut don- » ner davange à, l’éloquence des paroles , » c’en est assez pour des auditeurs ; par- » dieu ^ pardieu , la° lettre que vous m’a- » vez écrite » , ( j’en slv cké la fin au (i) Toutes les fois que M. de BufFon, se sentait le feu à la tête eu écrivant j il quittait son ouvrage , car il comprenait que le travail le fatiguait , il s’en appercevait a sa rougeur : alors il se prome- nait et se raffraichissait , cela m’arrive sur-tout , disait 7 il , quand j’ai une opinion , et. que j’y trouve de grandes objections. Les gens sans talent ne vont jamais au-devant de la contradiction , ils écrivent sans la prévoir. Mad. NeckeR', Méii exir. de ses ma miser, G 2 ( 52 ) commencement de cet article , pour avoir occasion d’en parler maintenant ) » four- » nirait un beau parallèle entre l’interprète ( » de la nature et l’interprète de la société. » F aites cela dans quelques discours , le » morceau produirait un effet superbe. Il » serait curieux de considérer les bases » des opinions ^ et de montrer combien » elles sont flottantes dans la société ». Je demandai ensuite à M. de^ Buffon quelle serait la meilleure manière de se former ? Il me répondit qu’il ne fallait lire que les ouvrages principaux ; mais les lire dans tous les genres et dans toutes les sciences , parce .qu’elles sont parentes , comme dit Cicéron , parce que vies vues de l’une peuvent s’appliquer à l’autre , quoi- qu’on ne soit pas destiné à les exercer toutes. Ainsi , même pour un jurisconsulte , la connaissance de l’art militaire , et de ses principales opérations , ne serait pas inu- tile. C’est ce que j’ai fait, me disait fau- teur de l’histoire naturelle ; au fond f abbé de Condiilac a fort bien dit, à la tête de son quatrième volume du cours d’éduca- ( 53 ) tîon , si je ne me trompe , qu’il ny a qu’une seule science , la science de la na- ture. M. de BufFon était du même avis , sans citer l’abbé de Condillac , qu’il n’aime pas , ajant eu jadis des discussions polé- miques avec lui (r) ; mais il pense que toutes nos divisions et classifications sont arbitraires , que les mathématiques elles- mêmes ne sont que des arts qui tendent au même but , celui de s’appliquer à la na- ture , et de la faire connaître ; que cela ne nous effraje point au surplus. Les livres capitaux dans chaque genre sont rares , et ^u total ils pourraient peut-être se ré- (l) Dans le nombre des critiques qui s’élevèrent con- tre la première partie de riiistoire naturelle de M. de Buffon , l’abbé de Condillac , le plus redoutable de ses adversaires , fixa tous les regards. Son esprit jouissait de toute sa force dans la dispute , celui de M . de Buffon , au contraire , y était presqu’étran- ger ; mais l’auteur de l’histoire naturelle s’est montré supérieur dans l’aveu de ses fautes, il les a relevées dans ses supplémens avec autant de modestie que de franchise , et il a montré par-là tout ce que pou- vait sur lui la force de la vérité, ^ ( Vic-d’Azir , Disc, de récepL { / ; ( M ) duire à une cinquantaine d’ouvrages qu’il suffirait de bien méditer. ?i; C’est sur-tout la lecture assidue des plus grands génies que me recommandait M. de Buffon 5 il en trouvait bien peu dans le monde. » Il ny en a guëres que cinq , me » disait-il, Newton, Bacon, Leibnitz, Mon- » tesquleu et MOI. A l’égard de Newton , » il a découvert un grand principe ; mais il » a passé toute sa vie à faire des calculs » pour le démontrer , et par rapport au » stjle il ne peut pas être d’une grande » utilité ». Il faisait plus de cas de Leibnitz que de Bacon lui - même ; il prétendait que Leibnitz emportait les choses à la pointe de son génie , au lieu que chez Bacon les découvertes ne naissent qu’a- près de profondes réflexions ; mais il disait en même-tems , que ce qui montrait mieux le génie de Leibnitz, n^était peut-être pas dans la collection de ses ouvrages ; qu’il ' fallait le chercher dans les mémoires de l’Académie de Berlin. En citant Montes- quieu , il parlait de son génie , et non pas de son stjle , qui n’est pas toujours ( S5 ) parfait , qui est trop écourté , qui manque de développement. » Je Fai beaucoup » connu , me disalt-ll , et ce défaut te- » naît à son phjsique. Le président était » près qu’aveugle , et il était si vif que la » plupart du teins il oubliait ce qu’il » voulait dicter , ensorte qu’il était obligé » de se resserer dans le moindre espace » possible ». Enfin , j’étais bien aise de savoir ce que M. de Bulfon me dirait de lui-même , comment il s’appréciait ; et voici le tour dont je m’avisai. Il m’avait demandé à voir de mon stjle,' je craignais ce moment; cependant l’extrême envie d’entendre ses observations , et de me former par ses critiques , me fit oublier les intérêts de mon amour-propre. Je lui récitai donc la seule chose dont je me souvinsse pour lors ; je vis avec plaisir qu’il ne cor- rigea qu’un seul mot , qu’il critiqua avec avec; rigueur , mais avec raison , et il me dit avec sa franchise accoutumée : » voilà » une page que je n’écrirais pas mieux ». Enhardi par cette première réussite , il me parut plaisant d’écrire une autre page sur ( 56 ) lui-même , et de la lui présenter. Il était téméraire d’oser ainsi juger le génie en présence du génie même. Je pris le parti de comparer l’invention de M. de BufFon avec celle de Rousseau , me doutant pour qui, sans injustice, pencherait la balance. Voilà donc que je m’enferme le soir dans ma chambre, je prends l’Emile et le volume des Vues sur la Nature, je me mets à lire alternativement une page de l’un , une page de l’autre ; j’écoutais ensuite les impres- sions que je ressentais intérieurement. J’en comptais les différentes espèces ; au bout d’une heure je parvins à les réaliser, et à les écrire (i). Le lendemain je portai cette (l) C’est le PARALLELE suivant entre J. J. Rous- seau et M. de BufFon , considérés sous le rapport de la pensée. En lisant, dans le dessein de comparer, les morceaux philosophiques du célèbre Rousseau, et de l’illustre auteur de Thitoire naturelle ; voici le parallèle que j’ ai cru pouvoir établir entré ces deux grands écri- vains. Rousseau a l’éloquence des passions ; Buûon la parole du génie. page -( 57 ) page à M. de BufFon ; je puis dire qu'ii en fut prodigieusement satisfait. A mesure que je la lui lisais , il se récriait , ou bien il corrigeait quelques mots ; enfin il passa cinq jours à relire , à retoucher lui-même ce morceau. Continuellement il me faisait appeller pour me demander si j’adhérais Rousseau aualjse chaque idëe ; BufFou ge'uëralise la sienne , et ne daigne particulariser que l’ex-pression . Rousseau dëmèle et réunit les sensations qu’un objet Fait naître ; BufFon ne choisit que les plus grandes, et combine pour en comparer de nouvelles. Rousseau n’a rien écrit que pour des auditeurs ; Buftbn que pour des lecteurs. Dans les belles amplifications auxquelles s’est livre Rousseau , on voit qu’il s’enivre de sa pensëe • il s’y complait , et tourne autour d’elle jusqu’ à- ce qu’il l’ait ëpuisëe dans les plus petites nuances; c’est un cercle qui , dans l’onde la plus pure , s’ëlargit souvent au point de disparaître : BufFon , lorsqu’il prësente une vue gënërale , donne à ses conceptions le mouvement qui naît de l’ordre , et ce mouvement , plus il est mesure' , plus il est rapide ; semblable à une pyramide immense , dont la base couvre la terre, et dont le sommet va se perdre dans le ciel , sa pensëe audacieuse et assurée recueille les faits, saisit leur chaîne invisible , les suspend à leurs ori- gines , ëlève tontes ces origines les unes sur les H ( S8 ) à tel changement ; je le combattais quel- quefois , je me rendais presque toujours. M. de Buffon , depuis ce tems , ne mit plus de bornes à son affection pour moi. Tantôt il s’écriait: » voilà une haute con- » ception , pardieu^ pardieu , on ne peut » pas faire mieux une comparaison , c’est une page à mettre entre Rousseau et » moi ». Tantôt il me conjurait de la met- tre au net de ma main , et de ' la signer , autres , et se resserrant au lieu de croître , s’accélère en niontant , et ne s’arrête qu’au point d’où elle em- brasse et domine tout. Rousseau , par une suite de son caractère , se fait presque toujours le centre de ses idées ; elles lui sont plus personnelles qu’elles ne sont propres au sujet ^ et Pouvrage ne produit au plutôt ne présente que l’ouvrier. Buffon, par une connaissance de plus du sujet et de l’art d’ecrire , rassemble toutes les opé- rations de l’esprit , pour révéler les mystères et dé- velopper les œuvres de la nature. Son style formé d’une combinaison de rapports , devient alors un siyle nécessaire; il grave tout ce qu’il peint , et il féconde en décrivant. Enfin , Rousseau a mis en activité tous les sens que donne la nature ; et Buffon , par une plus grande activité } semble s’être créé un sens de plus. ISotç de l'Auteur, \ ( 5g ) et de permettre qu’il l’ envoyât k M. et dame Necker. Tantôt il m’engageait à la faire insérer, sans me nommer, dans le journal de Paris , ou dans le Mercure. Voulant me divertir un peu de la bonne et franche vanité du personnage , je lui demandai si je ne ferais pas bien d’envoyer en même-tems aux journaux l’inscription que son fils venait de lui dédier au pied de la colonne qu’il lui avait élevéo. » Pour » une autre fois me répondit-il , il ne faut » pas diviser l’attention. Ce sera le sujet vV de deux lettres », Enfin , ne sachant quelle fête me faire , ni comment me témoigner sa joie, voici ce qu’il me' dit un jour. Je ne devrais pas le dire ; car je vais tomber dans un amour-propre bien plus ridicule , et bien moins fondé que le' sien ; mais^la fidélité de ma narration exige que je dise tout , je parlerais même contre moi si cette même narration l’exigeait» J’entendis donc un ma- tin sa sonnette dont il sonne toujours trois coups 5 et l’instant d’après son valet- de- chambre vint me dire , M. de BiiHou H O ( 6o ) VOUS demande. Je monte ; il vient à moi , m’embrasse ^ et dit ; » permettez-moi de » vous donner un conseil » ; je ne savais où il en voulait venir , je lui promis que tout ce qu’il voudrait bien me dire serait reçu avec une entière reconnaissance. » Vous » avez deux noms , me dit -il; on vous » donne dans le monde , tantôt Tun , tan- » tôt l’autre , et quelquefois tous les deux » ensemble. Crojez-moi , tenez-vous en à un seul ; il ne faut pas que l’Etranger .» puisse s y méprendre ». Il me parla ensuite avec passion de l’é- lude 5 du bonheur quelle assure ; il me dit qu’il s’était toujours placé hors de la société , que . souvent il avait recherché des savan's , crojant gagner beaucoup dans leur entretien ; qu’il avait vu que pour une phrase , quelquefois utile qu’il en re- cueillait , ce n’était pas la peine de perdre une soirée entière ; que le travail était devenu pour lui un besoin , qu’il espérait s’j livrer encore pendant trois ou quatre ans qui lui restaient à vivre , ^l^’il n’avait aucune crainte de la mort; que l’idée d’une ( ) renommée immortelle le consolait ; que s’il avait pu chercher des dédommage- mens de tout ce qu’on appelle des sacri- fices au travail , il en aurait trouvé d’abon- dans dans l’estime de l’Europe , et les lettres flatteuses des principales têtes couronnées. Ce vieillard ouvrit alors un tiroir , et me montra une lettre magnifique du prince H enri , qui était venu passer un jour à Montbar ; qui l’avait traité avec une sorte de respect; qui , sachant qu’après son dîner il avait couturne de dormir , s’était assu- jéti à ses heures ; qui venait de lui en- envoj er un service de porcelaine , dont / lui -même avait donné les desseins , et ou des cjgnes sont représentés dans toutes leurs attitudes , en mémoire de f histoire du Cjgne que M. de BMifon lui avait lue à son passage ; enfin , qui lui écrivait ces paroles remarquables : » Si j’avais besoin » d’un ami ce serait lui ; d’un père , encore » lui ; d’une intelligence pour m’éclairer , .*>> eh ! quel autre que lui ». M. de BülFon me montra ensuite plu- sieurs lettres de l’Impératrice de Russie , / ( 6z ) écrites de sa propre main, pleines de génie 5 où cette grande femme le loue de la ma- nière qui lui a été la plus sensible , puis- qu’il est clair qu’elle a lu ses ouvrages , et qu’elle les a compris en savant. Elle lui mandait : » Newton avait fait un pas , vous » avez fait le second». En effet, Newton a découvert la loi de l’attraction , Buffon a démontré celle de l’impulsion , qui , à l’aide de la précédente , semble expliquer toute la nature. Elle ajoutait : » Vous n’a- » vez pas encore vidé votre sac au sujet » de l’homme » , faisant allusion par-là au sjstême de la génération , et Buffon s’ap- plaudissait d’avoir été plus entendu par une Souveraine , que par une Académie. Il me montra aussi des questions très- épineuses que lui proposait l’Impératrice sur les époques de la nature ; il me confia les réponses qu’il j faisait. Dans cette haute correspondance de la puissance et du génie , mais où le génie exerçait la véritable puissance , je sentais mon âme attendrie , élevée ; la gloire paraissait se personnifier à mes jeux 3 je m’imaginais' (63 ) la touclier , la saisir , et celte admiration des Souverains, forcée de s’humilier ainsi eux-mêmes devant une grandeur réelle , touchait mon cœur , comme un hommage bien au-dessus de tous les honneurs qu’ils eussent pu décerner dans leur empire. Je quittai peu de jours après ce bon et grand homme , emportant dans mon cœur un souvenir profond et immortel , de tout ce que j’avais vu, de tout ce que j’avais entendu. Je me récitais , en m’éloi- gnant, ces deux beaux vers de l’OEdipe de Voltaire ; L’amitié d’uû grand homme est un bienfait des Dieux , Je lisais mon devoir , et mon sort dans se^ . , yeux. Il était dit que j’aurais encore une fois ie bonheur de le voir. En quittant Semur, pour retourner à Paris , la poste me ramena par Montbar , contre mon attente. Je ne « pus m’empêcher, quoiqu’il fut sept heures du matin , d’envojer mon valet-de-chambre savoir des nouvelles de M. de Buffon. II me fit dire qu’il voulait absolupient me voir. U ‘t / ( 64 ) Lorsque je le revis , je me jettal dans ses bras , et ce bon vieillard me serra long-tems contre son sein , avec une tendresse pater- nelle. Il voulut déjeuner avec moi , remplit ma voiture de provisions , et me parla pen- dant trois heures avec plus de chaleur et d’activité que jamais. Il semblait m’ouvrir son âme , et m’y laisser pénétrer à loisir ; l’amour de l’étude ne fut point oublié dans cet entretien. Je consultai M. de Bulfon sur un pro- jet d’ouvrage que j’ai formé sur la légis- lation , qui occupperait , il est vrai , une grande partie de la vie , et peut-être la vie toute entière. Mais quel plus beau monument pourrait laisser un Magistrat ? Nous en raisonnâmes long-tems. Il s’agi- rait de faire une revue générale de tous les droits des hommes , et de toutes leurs lois ; de les comparer , de les juger , et d’élever ensuite un nouvel édifice. Il approuva mes vues , m’encouragea ; il augmenta mon plan, et en fixa la mesure. Il me persuada, comme c’était mon projet, de ne prendre que les sommités des choses , çapita rerum , mais ( 65 ) maïs de Tes bien développer ^ quoique sans longueur , de resserrer l’ouvrage en un vo- lume in-4^- 5 ou deux tout au plus ; de le travailler sur quatre parties; môrale universelle , ce quelle doit être dans tous les tems et dans tous les lieux ; 2^. lé- gislation universelle , prendre l’esprit de toutes les lois qui existent dans l’unl- i vers. Comme je lui disais qu’il j au- ralt un bel ouvrage à faire sur la ma- I niëre de rédiger une loi , en suivant toutes I les circonstances possibles , où la raison humaine pourrait avoir à s’exercer ; il me dit que ce serait la troisième partie de mon ouvrage ; 3°. d’une réforme qu’il vou- drait introduire dans les différentes lois du globe ; 4^. enfin , il m’ajouta qu’il y au- rait une magnifique conclusion , qui serait déterminée par un grand chapitre sur la nécessité et sur l’abus des formes. Par ce mojen on embrasserait tous les objets possibles qui peuvent concerner la légis- lation. Ce plan , quoiqu’lmmense dans le détail, m’a paru très-satisfaisant, et je me suis proposé de l’exécuter. Je sais tout ce I C 66 ) qu’il m’en coûtera; mais un grand plan et un grand but laissent du bonheur dans l’ame , chaque jour qu’on se met à l’œuvre. M. de Bulîbii ne me cacha point , et je le sentais bien , que j’aurais plus à travailler qu’un autre , avant en outre à remplir les devoirs de ma charge , qui suffisaient pour absorber un homme ; mais quelle supé- riorité une pareille étude constamment sui- vie ne me donnait^elle pas , même pour remplir ces mêmes devoirs ? Il me con- seilla donc de ne les point négliger ; mais il m’avertit qu’avec de la patience et de la méthode , je m’appercevrais chaque jour du progrès et de la vigueur de mon in- telligence. Il m’exhorta à faire comme lui , à prendre un secrétaire uniquement pour ce travail. En effet , M. de Buffon s’est toujours beaucoup fait aider ; on lui fournissait des ob- servations 5 des expériences, des mémoires , et il combinait tout cela avec la puissance de son génie. J’en ai trouvé une fois la preuve dans le peu de papiers qu’il avait laissé dans un carton. Je vis un mémoire i ur l’aimant , auquel il travaille , \ en- / ( 6? ) vojé par le comte de LacépèJe , jeune homme plein d’ardeur et de connais- sances. BufFon a raison ; il j a mille choses qu’il faut laisser à des manœuvres , autrement on serait écrasé , et on n’arriverait jamais* à son but. Il me dit que dans le tems de ses plus grands travaux , il avait une cham- bre remplie de cartons , qu’il a depuis brû- lés. Il me fortifia dans la résolution de ne I point consulter les livres , de tirer tout de I moi-même, de ne les ouvrir que quand je I ne pourrais plus aller plus loin que le point où je me trouvais. Encore , parmi les li- vres il me conseilla de ne lire que l’his- toire naturelle,, l’histoire et les voyages; il j avait bien raison. La plupart des hommes I manquent de génie , parce qu’ils n’ont pas I la force ni la patience de prendre les choses j de haut ; ils partent de trop bas, et cepen- i dant tout doit se trouver dans les origines, i Quand on connaît l’histoire naturelle de l’homme , et ensuite l’histoire naturelle i d’un peuple , on doit trouver sans peine j quelles sont ses mœurs , quelles sont scs : ^ I 2 I I î ( 68 ) lois. On trouverait presque son histoire civile toute entière ; mais quand on con- naît de plus son histoire civile , on doit encore plus aisément découvrir et juger ses lois en les combinant , soit avec sa constitution , soit avec les évènemens. » Je ne suis pas en peine de vous , me >> disait M. de BulFon , pour la première par- » tie; savoir 5 pour la morale universelle ^ >> vous vous en tirerez bien ; il suffit d’a- » voir une âme droite et un esprit péné- » trant et juste ^ mais c’est lorsqu’il s’agira » de découvrir et classer cette multitude » innombrale d’institutions et de lois ; » voilà un grand effort , et digne de tout » le courage humain ». Je ne pus m’empê- cher de lui faire une observation délicate : et la religion, monsieur , comment nous » en tirerons-nous ; il me répondit : » il j' » a mojen de tout dire ; vous remarquerez » que c’est un objet à part ; vous vous en- » velopperez dans tout le respect qu’on lui » doit à cause du peuple, il vaut mieux être » compris d’un petit nombre d’intelligens , » et leiu' suffrage seul vous dédommage de ( % ) » .n’être point compris par la multitude. » Quant à moi , je traiterais avec un égal >> respect le christianisme et le mahomé- » tisme ». Ainsi s’écoulaient les heures dans ces entretiens degloire et d’espérance : Je ne pouvais m’arracher du sein de ce nou- veau père , que la science et le génie m’a- vaient donnés. Il fallut enfin le quitter : ce ne fut pas sans être resté long-tems dans les plus étroits embrassemens , et sans une pVomesse réitérée de me nourrir beau- coup de ses ouvrages qui contiennent toute la philosophie naturelle , et de le cultiver en mêmè-tems avec un assiduité filiale , le reste de sa vie. Voilà tout ce que je sais sur M. de Buffon , comme ces détails ne sont que pour moi , je m’j suis étendu avec complaisance , et avec une sorte de vénération. M. de Butfon est mort , comme il parraissait le pressentir , trois ans après l’ëpoque de ce voyage , le 7 avril 1788 , et ses restes ont été transférés à Mont- bar. Il était né dans cette ville le 7 septembre 1707* M. Leclerc , son père ^ Conseiller au Parlement de * ✓ ( 72 ) Dijon 5 destinait son. fils au meme état ; mafs lesf sciences captivèrent de bonne heure sou esprft , ja- mais il n’a eu d’autre ambition que de les cultives* exclusivement. C'est au collège de Dijon qu’il, a fiait ses premières études. U avait environ 19 à 2.0 ans , lorsque le gouverneur d’un jeune Lord , qui demeurait alors à Dijon , lui proposa un voyage en Italie, et c’est de ce voyage qu’à daté son gbûs; pour Phistoire naturelle. De retour en France , il se rendit à Angers pour y fifire son académie ] là il eût aa jeu uur dëmélè avec un Anglais , se battit , blessa son •dversaire , fut obligé de quitter Angers , et vinfc' à Paris , où il travailla à quelques traductions. Le isommerce qu’il avait entretenu avec les Anglais ,, 6t la connaissance profonde qu'il avait de leurs ou- vrages , lui inspirèrent le désir de faire un voyage en Angleterre ; il n’y resta que tiois mois. L^ se sont bornés les voyages de M. de Buffon efr les événemens les plus remarquables de sa jeunesse. Ces détails sont tirés d’une lettre fort intéressant* adressée quelques jours après sa mort au journal de Pa- ris , par une personne qui s’annonce avoir vécu dans la société intime de Buôbn , et nous avons eru d’autant? plus à propos de les reproduire ici , que nous ne les avons rencontres nulle part. C est aussi a 1 auteur ignoré de cette lettre que nous devons plusieurs faits insérés dans quelques-unes des notes que nous avonsi ajoutées à ce morceau. i ?3 ) RÉFLEXIONS / SUR LA Déclamation. XjE talent le plus propre à faire briller les autres talens , est ce que les anciens noininaient Action, et ce que nous appel- ions Déclamation. On sait quel prix ils y attachaient. Démosthène , interrogé , quel était le premier mérite de l’orateur, répondit ; l’Action. Le second ? l’Action. Le troisième l l’Action. Il avait pris lui- même des leçons de Satlras , le plus cé- lèbre acteur de son teins. V I » ; L’action consiste dans trois choses , la mémoire , la voix et le geste , qui tous trois se cultivent par l’exemple , la ré- flexion et la pratique. Le personnage seul nous plaît et nous e'tonne , T out le charme est détruit , si l’on voit la personne. On ' peut dire qu’un homme qui parle en public , joue une personnage quelcon- K ( 74 ) que. La principale attention de Torateut doit donc être de ne laisser voir que son personnage. .L’illusion est détruite , s’il ne cache pas avec soin qu’il répète ce qu’il a appris. Donc la mémoire est néces- sairement la première partie de l’art ora- toire. Les discours se présentent même trop tard , si l’on ne se rappelle chaque phrase qu’au moment où l’on en a besoin, II faut que la mémoire embrasse d’une seule vue, non-seulement tout ce que l’on doit dire dans le moment actuel , mais encore tout ce que l’on dira dans la suite. La liaison des idées , dit très-bien Con- dillac , est le principe de la mémoire. Elle dépendra donc principalement de l’or- dre et de l’analyse que l’on met dans ses idées. Le meilleur genre de mémoire et , le plus sûr , est celui qui consiste à faire de la mémoire avec du jugement. Je veux , par exemple , apprendre un discours ; j’en médite l’idée principale , les idées accessoires , leur nombre , leur ordre , « ( ) leur liaison , le plan de chaque partie , les divisions , les sous-divisions de cha/- que objet. J’ose aflirmer qu’il est impos- sible alors de se tromper. Si 'l’on oubliait le discours , on serait en état de le re- faire .sur-le-champ; et combien d’ailleurs les phrases cadencées , un peu ornées , un peu brillantes , en un mot , tout .ce qui flatte l’amour • propre de celui qui' doit parler , ne se gravent-t-elles pas dans la mémoire avec une extrême facilité ! Le but principal de l’ordre y c’est de nous représenter les choses au moment où nous en avons besoih,^„ Ainsi , classez tout , faites des extraits de tout ce que vous lirez , ajez de l’ordre dans tout , dans vos affaires , dans vos pensées y plus que ceux même qui ont la prétention d’en avoir le plus. Il est sur-tout important de bien conce- voir un tout un peu étendu, d’être en. état de le saisir et de le bien méditer. Un procédé très-utile et ^très-conimode , auquel il faut s’accoutumer pour rendre son esprit prompt et se rappeller à-la-fois une multitude d’idées ^ c’est , quand vous pos- K 2 ( ?6 ) sédez ces idées , de ne retenir de chacune que le mot qui porte et dont le seul souvenir reproduit la phrase toute entière. Voltaire a dit quelque part : » Les mots » sont les couriers des pensées ». En appli- quant ici cet adage dans un autre sens , je dirai qu’il faut habituer son cerveau à n’avoir besoin que. des mots têtes dans toute l’étendue de la plus longue discussion. Coiiiine dans la composition il n’j a peut- être que le plan et les idées principales qui soient l’œuvre du génie , les idées intermédiaires naissant de leur propre fonds, de meme , dans l’art de la mémoire 5 il n’j a à retenir que les liaisons particu- lières qui ne se devinent pas , et qui sont proprement l’œuvre de la mémoire. Trois opérations graveront dans votre esprit ce que vous exigez de lui qu’il retienne. D’abord , bien concevoir ; ensuite , raisonner chaque chose ; enfin , relire souvent son écrit. Cependant il arrive souvent de relire dix fois la même chose , et de sentir qu’elle n’entre point dans la tête , quoiqu’on en- tende'tous les mots. Il semble qu’il en de- A ( 77 ) vraît être autrement , puisque l’écriture donné un corps aux idées. Je crois en saisir la cause. C’est qu’on veut se remplir de récrkure avant de se remplir de la chose même. Quand on compose , les ld( •es nais- sent^ l’écriture vient ensuite (|ul les réalise, et les idées se veliennent. Vous vojex: que l’écriture n’est 1er qu’en second : au lieu que, lorsqu’on apprend par cœur , l’écriture se présente d’abord, et pour peu que i’es- prlt sente l’intérêt s’affaiblir , il a beau être à l’écriture , il n’est plus à la chose. Le tra- vail de la mémoire est donc précisément le même que celui de la composition. Apprendre par cœur ^ jiiot me plaît. Il n’j a guère en effet que le cœur qui retienne bien , et qui retienne vite. La moindre chose qui vous frappe^ans dans un endroit vous le fait retenir. L’art serait donc de se frapper le plus qu’il serait possible. Les anciens et les modernes ont imaginé divers niojens pour aider la mémoire (r). J (i) Voyez Marafiotiis , Kircher , Cressoliius ^ iô P. BufEer dans la Clef des Sciences > ( 78 ) Cette ressource n’est pas non plus à dédai- gner , ainsi que les grands exemples de mémoire. On ne saurait croire jusqu’à quel point ils donnent de l’émulation. , Se commander de savoir une chose dans un tel teins donné , dans un quart d’heure , une demi-heure , un jour, deux jours, car l’esprit est naturellement paresseux; et lors- qu’il n’est point pressé par quelque motif > il se laisse aller au premier objet qui vient s’emparer de lui. J’ai vu un homme , assez sot d’ailleurs , qui faisait imprimer ses brouillons , afin d'y mieux voir pour les corriger : je sens que cette méthode me . conviendrait , non-seu- lement pour composer , mais même pour apprendre ; car }e n’ai point de peine à retenir l’imprimé. Peut-être, dans les occa- sions importantes , ferais-je biend’emplojer cette ressource. Ecrire : la mémoire se rappelle mieux c^ quelle a vu par écrit. S’en faire comme un tableau dans lequel on lise eu quelque sorte au moment où on parle.' J’ai observé que la mémoire , du moins ( 79 ) pour moi 5 tenait sur-tout à la place oà j’avais vu une chose. Avais-je un souvenir confus de je ne sais quoi ? peu-à-peu je reportais mon esprit à la place , et la place me rendait l’idée que j’j avais vue. Si l’on voulait bien s’observer soi-même, on trou- verait mille secours infaillibles pour se faci- liter le travail, le cœur , l’esprit , la mémoire sont encore un champ d’observations tout neuf. Tout est neuf, parce que rien n’est net. . La mémoire s’aide aussi par les chiffres ; ainsi comptez le nombre de choses que vous avez à apprendre, dans un discours par exemple. J’ai éprouvé aussi qu^il m’était très-utile de parler pour me disposer à retenir; j’aî essajé souvent de parler en public pendant une heure et quelquefois deux, sans aucune espèce de préparation. Je sortais de cet exercice avec une aptitude singulière , et il me semblait dans ces momens, que si j’avais eu à dire un discours, que je n’au- ïais même fait que lire, je m’en serais tiré avec un grand avantage. Il y a encore une manière que Leibnitz ( 8o ) recommande; apprendre une phrase et la répéter , puis répéter la première et la se- conde , puis la première , la seconde et la troisième, etc* et ainsi de suite. Il faut s’éprouver ; si cela vous est commode , à la bonne heure « J ai imaginé pour moi une mémoire ar- tificielle ; c’est une manière de mettre sa méniv^ire dans les dub rens plis de ses mains. Je m’en suis souv^^ent servi avec succès ; mais j’ai besoin d’y réfléchir encore , et je développerai cette idée quelque Jour. Lekain , pour apprendre un rôle , le lisait deux fois le matin , deux fois le soir; il le lisait ainsi pendant long-teins, et ensuite il apprenait les vers. J’ai ouï dire à Larive qu’il avait étudie long-tems ses rôles , couplet par couplet Cette manière le fatiguait beaucoup ; il en a imaginé une autre dont il se trouve mieux; c’est de lire dix fois , vingt fols , un rôle tout entier, sans même l’apprendre; il suf- fit de le comprendre. Cette méthode est la même que celle dont j’ai parlé , l’analjse ; saisir l’ensemble ; elle fortifie la tête. Gerbier I ( 8i ) Gérbîer se plaignait à moi cîe sa nié^ moire. Comment faites-vous donc , lui di-» sais-je , vous qui parlez des heures entières î Il me répondit': je passe cinq à six jours auparavant à me dire et à me répéter : lu diras cela , tu diras cela^ etc II ajoutait : savez-vous pourquoi l’on m’accorde quelque réputation ? je ne la dois peut-être qu’au très- petit nombre de mes connaissances* Comme je ne sais presque rien ^ je ne suis jamais tejnté de sortir de mon sujet. La na- ture a tout fait pour ce malheureux homme ^ etôl-o’a rien fait pour elle : il le sent bien , il s en repent : mais qui ne voudrait pos- séder , au même prix ^ une âme aussi ex- pansive , aussi sensible ^ aussi prompte à recevoir et à communiquer toutes les émo- tions ? Il est le même dans la conversation qu’au barreau; il raconte à merveille ; son organe et ses gestes peignent tout ce qu’il dit. Je l’ai vu se mettre devant un buste , et lui plaider sa cause , comme devant un auditoire» Bonnlères m’a dit qu’il avait travaillé les deux premières années j comme un forçat , h pour apprendre ses causes et se les mettre dans la tête. Il n’osait parler d’abondance , et cependant ne voulait pas lire. Il se pro- menait dans sa chambre pendant des jour- nées entières ; il répétait vingt fois la même chose ; il plaidait vingt fois la même cause tout^eul : ensuite il a pris plus d’audace, il s’est livré à lui-même , et il est parvenu à celte extrême facilité , dans laquelle il sera difficile de le surpasser comme écrivain. Jefferson, un des libérateurs de l’Amé- xâque, me disait qu’il n’avait jamais pu re. tenir les choses qu’en masse. Devenez supérieur à votre mémoire, me disait Larive. L’acteur qui joue un rôle n’est pas digne de jouer la tragédie , s’il néglige un seul vers. U artifice de la mémoire, c’est l’exercice, J’cli été pendant quelque tems prendre des leçons de Clairon. Avez-vous de 3 la voix 1 me dit-elle , la première fois que ]e la vis. Un peu surpris de la question, et d’ailleurs, ne sachant trop que dire, je répondis : » j’en ai comme tout le monde , mademoiselle. ^ Eh bien \ il faut vous en faire une. » ' ( 83 ) Voici quelques-uns de ses principes : » Il J a une éloquence des sons. S ’étu- ^dier sur-tout à donner de la rondeur à sa voix : pour qu’il j ait de la rondeur dans les sons , il faut qu’on les sente réfléchir contre le palais. Sur-tout aller doucement, simple ! simple ! La variété des intonations fait le charme de la diction, -- Quand un mot est fort par lui-même , comme hor^ reur ^ sacré ^A\ est. inutile de Iç renforcer; il suffit de le bien prononcei\ — Soutenir les sens non terminés,, ceux qui suspendent Changer de tpn à chaque changement de sens. Ne jamais commencer la phrase suivani;e sur le même ton sur lequel on a fini la phrase précédente. — Avoir soin, de donner aux. mots leur, juste va- leur, leur, véritable étendue; mérite plus rare qu’on ne pelise. — Chaque chose a son accent qui lui est propre. — Beaucoup ménager la voix et ses mouvemens ; c’est principalement par l’écphomle que. l’on fait briller sa dépense. — Quelquefois, pour n’être pas embarrassé du dernier mot d’une phrase , appujer sur le mot qui précède. L 2 ( H ) Une phrase bien commencée, finît près-» que toujours bien. — Par-dessus tout , se bien pénétrer de ce qu’on veut rendre. Que voulez -vous être? orateur; sojez-le par - tout , dans votre chambre, dans la rue. Rien ri’est plus fort que l’habitude ; elle vient à bout de tout. — Chercher, dans la phrase le mot qui porte , ou qui vient à l’appui de la phrase précédente. — En général , on doit , s’il est permis de parler ainsi, teindre les mots du sentiment qu’ils font naître. Par exemple , il j a dans Mas- sillon : » Cet enfant auguste vient de naî^ tre pour la perte , comme pour le salut de plusieurs ». Elle voulait qu’on dif : » Cet enfant auguste vient de naître — pour la perte — comme pour le salut — de plu- sieurs ». En parlant de la perte, marquez sur votre visage de la douleur de voir des hommes condamnés. En parlant du salut , marquez de la joie ». M. Thomas m’a raconté les traits sui* vans ; Clairon criait beaucoup les di^ pre- mières’ années quelle était au théâtre ; elle I ( 85 ) s'apperçut qu’il devait exister mie autre manière plus naturelle , que les grande éclats produisent moins d’eilets que les accens sentis et pénétrés; mais comment faire l on était accoutumé à son jeu; cette disparate aurait choqué , on l’aurait corn^ parée avec elle - même , et son nouveau projet aurait eu le désavantage. Elle prend le parti de se retirer pendant quehjue tems 5 elle va à Bordeaux et s'y essaie avec un succès prodigieux ; et lorsqu’elle revint à Paris , elle y excita le plus vif enthousiasme. — Un jour elle s’assit dans un fauteuil , et sans proférer une seule parole , sans faire un seul geste , elle peignit avec le visage seul, toutes les pas- sions , la haine, la colère, l’indignation, l’indidérence , la tristesse , la douleur .3 l’amour, f humanité, la nature, la gaieté 3 la joie , etc. Elle peignit non-seulement les passions en elles - mêmes , mais encore toutes les nuances et toutes les différences qui les caractérisent. Par exemple , dans la^ crainte , elle exprima la frajeur , la peur , l’émotion, le saisissement, l’inquiétude, îa terreur , etc. ; sur ce qu*on lui en té- moignait de l’admiration , elle répondit qu’elle avait fait une étude particulière de l’anatomie , qu elle savait quels muscles elle devait faire agir , et qu’ensuite , la grande habitude l’av^t mise en état de faire , pour ainsi dire , agir tous ces fils. >> F ormez votre voix , me répétait ma- demoiselle Clairon , le reste là.... m’ajouta- t-elle, en portant la main sur mon front », J’éprouve qu’il faut avoir dans la tête , et dans la mémoire , habituellement les voix qui nous plaisent le plus , et qui sont les plus analogues à notre manière. Je ferais bien de penser souvent à la voix de Larive , à celle de Brizard , de Gerbier , de made-, moiselle Clairon. Je préférerais de me rappeller le plus souvent possible la voix de mademoiselle Clairon , et de me rapprocher de son genre , parce que c’est celui où je trouve le plus de facilité pour moi. Elle prend sa voix dans le milieu , tantôt doucement , tantôt avec force, et toujours de manière à la diriger à son gré, Sur-tout elle la modère ( ^7 ) souvênt , ce qui fait beaucoup briller le moindre éclat qu elle vient à lui donner. Elle va très-lentement ; ce qui contribue en même tems à fournir à l’esprit les idées ^ la grâce , la pureté et la noblesse du stjle. Je prétends qu’il j a dans le discours , comme dans la musique , une sorte de mesure des tons, qui aide à l’esprit, du moins au mien. J’ai éprouvé que d’aller vite offusque , et empêche l’exercice de mes idées. J’ai re- marqué qu’il en était ainsi du plus grand nombre de ceux qui parlent sur-le-champ, et au fond , Gerbier , le meilleur des ora- teurs que j’ai entendus , parle avec cette sorte de lenteur. Quand il débite , il a l’air de méditer avant chaque phrase , et de ne la donner que comme un résultat néces- saire; différent en cela de tous les autres, qui semblent lâcher des mots à tort et à travers. Il a cette mesure que je conçois , et que je ne puis noter ; ne crojez pas que ce soit ià une véritable lenteur ; on la déguise tantôt par la force , tantôt par la chaleur qu’on donne à certains mots, à certaines ( 88 ) plirases. II en résulte une variété qui plaît 4 mais lefond/est toujours grave et posé^ Linguet me disait qu'il ne pouvait com- poser que pendant les deux nuits qui précé-^ daient le jour où il devait parler; que cette fermentation remuait ses idées , et même qu’en l’échaulFant ainsi , sa voix j gagnait. Il est sûr qu’il n’j a pas de mal , quand on doit parler , de s’échauffer un peu la gorge avec du sucre. Linguet n’a pas le débit le plus naturel ; mais il est plein de grâce ; il appuie sur certains mots avec affectation peut-être , mais c’est une affecta- tion qui plaît. Il trouve l’art de tout faire ressortir. Savez-vous pourquoi il est essentiel de prendre sa voix dans le milieu , en un mot de parler sa voix ? cesi qu’on ne prononce jamais bien , on n’articule jamais avec la ron- deur et l’étendue convenable , on n’est ja- snais maître de soi ni de ses intonations , que quand on a de la force : or, on n’a de force que lorsqu’on n’est point gêné. Si vous êtes gêné, vous enflez votre voix, vous la forcez ; dès-lors plus de variété , plus d’intonation , ( 89) d’mtonatîon , plus de vérité , tout dispa- raît. C’est encore par cette raison qu’il ne faut point chercher à imiter la voix d’autrui , à moins quelle ne se rapproche du genre de la nôtre. La voix basse fait le plus d’effet et de plaisir , mais sans perdre les sons hauts qui sont les plus pathétiques. La clef de la voix , dans l’échelle musi- cale , répond à la clef du caractère dans l’échelle morale. L’ame de la voix est dans les sons pro- longés et soutenus. Mademoiselle Clairon dit certains mots avec une force incrojable. — Il faut , disait- elle , établir la prononciation sur une base ferme et fortement appujée, enfler la voix sur certains mots pour les faire valoir , ne pas élever , mais appujer la voix. Ce n’est qu’en parlant , et non en lisant , que l’on peut rendre vraiment sensible ce qu’on dit. Quelques gens habiles pensent cependant qu’il faut lire , et c’est l’usage des avocats du parlement de Bordeaux ; autre- ment on patauge ; les idées sè relâchent , M < 9û ) «’afFaiblissent et s’éteignent bientôt. Cest ce qui arrive à M. de Saint - Fargeau s delà le mot favori de la plupart des avocats qui aiment tant d, causer (ï affaires. Pour concilier la nécessité d’un stjle plein et serré avec Tautre ^ je pense qu’il faut ap-- prendre par cœur. Il est vrai qu’il en coûte ; mais la gloire est au bout’, et c’est la. manière de surpasser i et ceux qui parlent et ceux qui écrivent. Il peut J avoir mille manières d’exprimer une chose ; mais il n’j en a qu’une seule de vraiment naturelle ; c’est celle-là qu’on doit chercher. Au reste , il j a la manière naturelle en général , et la manière natu- relle en particulier , à celui qui parle : le talent de la déclamation résulte peut-être de cette doublé combinaison. Avant de parler, j’aime à me recueillir profondément , à prendre des résolutions avec moi-même , à me dire , suivant le conseil de Larive : j’irai doucement dans tel endroit plus fort dans tel autre. Dans cette partie de mon discours, je serai atten- jif, méthodique, discuteur; dans cet autre, (90 pressant, éclatant; ailleurs, touchant, etc: , et en général, dans tout le discours, je me posséderai. Je ménagerai , sans alFecta- tlon , tel* geste , telle pause dans tel mo- ment. J’économiserai ma voix , je ne la prodiguerai pas en commençant , afin qu’elle ait la liberté de s’élever, et qu’il paraisse m’en rester beaucoup en finissant. Je'pren- drai dans le bas , en général pour éviter les cris et me trouver riche en inflexions ; car c’est cette variété qui fait la vérité et la beauté du débit. Il faut toujours avoir l’air de créer ce qu’on dit. Il faut commander ses paroles. L’idée qu’on parle à des inférieurs en puis- sance , en crédit , et sur-tout en esprit , donne de la liberté , de l’assurance , de la grâce même. J’^ai vu une fois d’Alembert à une conversation chez lui , ou plutôt dans une espèce de taudis , car sa chambre ne méritait pas d’autre nom. Il était entouré de cordons bleus , de ministres , d’am- bassadeurs , etc. Quel mépris il avait pour tout ce monde-là f Je fus frappé dut M 2 I ( 92 ) sentiment que la supériorité de l’esprit produit dans l’ame (i). (i) On nous permettra de rapporter iciu^e anecdocte qui n’est pas étrangère au sujet , et que nous croyons très-peu connue. Le célèbre d’Alembert avait dans sa jeunesse le talent d’imiter à un degré de perfection qu’on aura peine a crpire. Un jour qu’il dînait chez le marquis de Lomellini , envoyé de Gênes y ce minis- tre , instruit du talent de son convive , avait invité mademoiselle Gaussin et mademoiselle Dumesnil. D’Aleiubert imita successivement , et avec une vérité frappante , le ton , la voix , les gestes de Sarrazin , de Quinaut-Dufresne , de Poisson , etc. Et comme ils étaient absens , il fit sortir les plus petits defauts qui se trouvaient ^dans leur débit. Mademoiselle Gaus- sin desira se voir imiter. D’Alembert s'en défendit quelque-tems , par la raison qu'elle était trop accom- plie ; enfin il céda. LMlusion fut complète , mais très- flatteuse pour mademoiselle Gaussin : car plus l’imi- tation était parfaite , plus elle eut de quoi être contente d’elle-même. On sent bien que mademoiselle Dumes- nil voulut avoir son tour. Elle prit une attitude im- posante , mais qui n\n imposa point à l’imitateur. Il commence , on est attentif; à peine avait-il dit sept à huit vers , que mademoiselle Dumesnil s’élance de son siège , en criant ; » Ali ! voilà mon bras gauche » mon maudit bras gauche ! 11 y a dix ans que je tra- » vaille à en corriger la roideur ^ et je n’ai pu encore V ( 93 ) Il n’y a point de sensibilité sans détail , de mémoire sans activité , de beau lan- gage sans assurance , et même sans quel- qu’audace , de grâce sans liberté. Ce qu’il y avait d’étonnant dans Lekain , c’était l’accord parfait de ses mouvemens , de son corps , de ses gestes , de toute sa personne , de son visage et de sa voix. » Quelquefois j’arrivais trop tard, me di- sait M. Thomas , et je me trouvais sous le théâtre. Alors ne voyant point Lekain mille choses me paraissaient dites d’une* manière' fausse. Mais quand je parvenais , à Torchestre , et que je voyais cet acteur , l’accord admirable et complet de son être remettait au ton de la nature les accens même qui paraissaient le plus en sortir ». ». y parvenir. Oh ! nibnsieur , je vois bien ' que rien ne vous échappe. J>e vous promets de faire ^ de nouveaux efforts pour en veni,r à bout. Mais aussi » vous ne pouvez me refuser de me donner vos » conseils. Vous avez trop de tact pour u’étre pas » un excellent maître de décl imation Nous te- nons cette anecdote d’un ami de d’Alemberi, Jllc^gas. Encj'clopéd, ( 94 ) ' ' Ceci me rappelle un trait du même genre. La déclamation de Gerbier, le mou- vement de ses jeux et de son visage , pro^ dulsent un tel effet magique , que der- nièrement , après ravoir entendu , je fis une observation assez curieuse. A tous ceux qui l’avaient vu en face , il avait paru beau , admirable , et presque le même que dans les jours de sa gloire, Tous ceux qui s’é- taient trouvés derrière lui l’avaient trouvé vieilli et tombé. Je reviens à Lekain. Les rôles où cet ac- teur excellait , ajoutait M. Thomas , étaient les rôles passionnés; Orosmane, Vendôme, .Tancrède , Gengiskan , Venceslas, Var^ vick , etc. Il n’avait pas ce qu’on appelle beaucoup d’esprit , mais nül homme ne reçut de la nature une sensibilité plus pro“ fonde , plus variée. La sensibilité des ac- teurs est souvent en dehors , parce qu’ils n’en ont point une réelle. Celle de Lekalii était toute en dedans. Elle ressemblait à ces monumens antiques , qui ne s’é- lèvent qu’à peine au-dessus du sol, et dont les colonnes , couvertes par la terre , lais- sent deviner toute leur hauteur à l’imngina- ( 95 ) tîoii du voyageur. On ajoute mêmé machI-« nalement à tout , ce qu’on ne voit pas , et qu’on ne fait* que pressentir. Lekain , dans ces inomens , produisait des effets terribles par des sons brisés en éclats , qui partaient de Tame et semblaient y rester; dans d’autres momens c’était un lion ru- gissant 3 un lion qui avait brisé sa chaîne, A lui seul il remplissait tout le théâtre. Il étudiait profondément ses rôles. Il j a tel rôle qu’il a travaillé pendant dix ans. Il étudiait scrupuleusement son geste, comme étant le véhicule de la vérité de sa diction. -, On le félicitait de ce qu’au théâtre il pa- raissait avoir plus de six pieds. Il répon- dit : ce n’est point par notre corps que nous sommes grands , c’est par notre âme. Il avait coutume , une heure avant de jouer , de se promener seul sur le théâtre ^ de l’arpenter , de se remplir des fantômes de la tragédie. Nous devrions transporter eette méthode dans nos études. On ne se pénètre pas assez de l’objet qu’on veut ren- dre. Il faut le personnifier , se placer auprè# de lui , le voir. C’est aî^si que M. G.... ( 9C ) dit qu’il était parvenu , en peu d’heures « à composer le beau portrait de St. Bernard. Point de beau débit sans la richesse des intonations. Il J a des comédiens , et beau- coup même de ceux qui passent pour les meilleurs , qui ne parlent que sur trois ou quatre tons. J’ai éprouvé que rien ne me donnait la possession de mes' idées , comme de faire long-tems une même chose , ou de m’j pré- parer par des travaux analogues , mais plus difficiles. Par exemple , pour m’exercer à la déclamation , j’ai déclamé à outrance ^ pendant une heure entière , les fureurs d’Oreste , lès rôles de Thoas et de Maho- met. Je m’étais éraillé tout le gosier. L© soir je déciamais tout avec une force , une facilité extrême , et beaucoup de vé- rité. Pour quoi que ce soit , il faut se monter. Lé talent commence par les ef- forts violens dont il se compose , ensuite il se rasseoit, s’épure et approche de la per- fection. Très-peu de gestes pour un orateur du j^inistère public , me disait haademoiselle Clairon , C 97 ) Clairon , votre genre est la noblesse et la dignité au suprême degré. Très-peu de gestes , mais les placer à propos , et ob- serv^er les oppositions qui font ressortir les changemens de gestes. Il ‘importe d’être ferme sur les pieds qui sont conime la base du corps , et de laquelle part toute l’assurance du geste. .On ne peut trop s’exercer dans sa chambre à marcher ferme et bien sous soi , les jambes sur les pieds , les cuisses sur les jambes , le corps sur les cuisses , les reins droits , les épaules basses ; le col droit , la tête bien placée. Çest ce qu’enseigne la danse noble et figurée. Voulez- vous faire paraître vos jeux dans toute leur grandeur ? baissez la tête , bais- sez-là jusqu’à-ce qu’elle vous pèse. On sent en effet qu’en haussant la tête, les jeux se raccourcissent. Voulez-vous exprimer l’attention ? tournez-là légèrement ; par-là vos jelix tournent et s’arrêtent. Autrement , écouter en face , annoncerait plutôt de la stupidité que de l’attention. Voulez- vous peindre l’étonnement ? laissez tomber le bas N ( ■( 98 ) du visage ; la frajeur ? agitez les levres^^. J’ai remarqué qu’en général les gestes tlevenaient plus faciles , lorsque le corps était incliné. Quand il est droit , si les bras sont longs , on risque de manquer de grâce. Les gestes à mi - corps sont infiniment nobles et pleins de grâces. Plus on pourra raccourcir le bras par l’opposition du corps, et moins, peut-être , le geste coûtera. Madame Larive m’a dit que son mari s’oc<îupait sur-tout à contracter l’opposition du corps et du bras , ce qui donne en effet au geste beaucoup de grâce. La noblesse viejit de la position des épaules , de la longueur du col , et dé son ^ mouvement sur son pivot. Elle est beau» coup dans le mouvemént tonique. N’agitez point le poignet , même dans les plus grands mouvemens. Je me suis apperçu que les saccades du poignet détrui- saient la noblesse et la grâce. Mademoiselle Clairon , en parlant , tient son poignet Un peu hors du bras. J’ai entendu critiquer cette position ; mais elle me plaît assez. ( 99 ) Observiez les mains de Brîzard pour la? manière dont elles remuent au bout du poignet'. Mole a beaucoup de petits gestes , et sûrement il en a trop. Mais quelle aisance î quelle liberté ! quelle grâce .t — L’aisance dans tout. — Joindre la grâce à la force., Avant d’exprimer un sentiment , faites- en le geste. C’est presque toujours la meil- leure méthode. — Deux mois après avoir eu cette pensée , j’ai été tout fier de trou-- ver à Bordeaux , dans les manuscrits de Montesquieu, que c’était ainsi que le cé- lèbre Baron en usait souvent Une Observation essentielle est celle-- ci. Le geste est le mouvement, du bras ,^et, non pas le mouvement de la main. Voilà d’où vient le principal défaut de St. Prix,^ acteur des Français ; je le lui. ai dit , et il en est convenu. Ce principe est bien sim- ple ! eh bien ! c’est le plus fécond , du moins pour moi ; c’est celui qui m’a le plus faci- lité les gestes , que j’avais jusques-là d’un rC'ide , d’un sec , d’un sautillant époiiyan- i C loo ) tables. Ainsi la plupart du tems , chez Larive , même dans les mouvemens les plus véhémens , la main ne paraît être qu’au bout du bras , mais le poignet n’agit point. Seconde Observation. Les meilleurs acteurs disent souvent plusieurs phrases de suite , sans faire aucun changement de geste. Ils ont raison. Il en faut éviter la multiplicité : car alors , plus vous voulez marquer de choses , et plus vous en effacez en voulant également les marquer toutes. Il y a souvent une grande expression à n’en pas mettre. Dans les pauses , on ne paraît jamais plus pathétique. La tête ^et ses raouvemsns peuvent produire de très- grands effets sans le secours du bras. Plus on peut diminuer le nombre des gestes , plus ils sont simples et plus ils fe- ront d’effet. Chaque sentiment doit avoir son geste caractéristique. Je ne crois pas ce- pendant que le nombre des gestes princi- paux soit très-étendu. J’ai observé que les meilleurs acteurs n’avaient qu’une certaine quantité de mouvemens assez bornée , et I ( ror ) qui reviennent sans cesse. Est-ce leur faute , OU celle de leur art ? Le. geste multiplié en petit est maigre. Le geste large et simple est celui d’un sen- timent vrai. C’est sur ce geste que vous pourrez faire passer un grand mouvement. Je voudrais essayer , dans toutes choses nobles et simples , et qui ne comportent point de chaleur , de ne me permettre qu’un demi-geste , lent , et même rare. Lors- qu’ensuite il faudrait dire quelque morceau vivement , comme le moindre geste , si peu animé qu’il fût , paraîtrait vif! — Les op- positions. — L’économie. Troisième Obseiîvatîon. Ce qui rend souvent le geste pénible et gauche, c’est qu’on ne laisse pas tomber son bras a pro- pos , ou qu’on le laisse tomber à tout propos. En cela consiste le lâche et le traînant du geste. Le moins que vous pour- rez laisser tomber votre bras , ce sera le mieux. J’ai vu Larive et les bons acteurs varier tellement le mouvement de leurs bras pendant plusieurs vers , et même des ( 102 ) tirades entières , que ce bras ne tombait que très-rarement , et tout à la fin. — Qu’il tombe mollement et sans saccade. On n’applaudit jamais en fait de geste que ce qui paraît original. Sans cela le geste serait irréprochable , mais ne serait que de la fabrique et de la routine. L’âme du bras est dans le coude. — C’est \ dans le coude que le mouvement com- mence nécessairement. < — Quand vous vou- drez hausser le bras , haussez le coude ; qu’il soit en général de niveau avec la main. Ouvrez aussi les bras. Ces gestes ouverts et à côté du corps valent mieux que ceux qu’on fait devant soi. — En élevant le coude , vous arrondissez le bras. — Baissez aussi la tête 5 pour avoir l’air d’élever le bras. Le geste est dans la combinaison de la tête et du bras. — Levez le bras tout d’une pièce , c’est-à-dire, le bras et la main ensemble. Que le geste remonte toujours , ainsi que la perspective de la terre. Faites souvent le geste avant de parler. Qu’il en reste souvent une fin qui puisse monter encore quand vous aurez parlé. • • ( iô3 ) Dans certains moinens , ouvrir les yeux \ les plus grands possibles ; — il est bon aussî de descendre les jeux avant de reprendre Le geste , cela opère dans le geste une sus- pension. .On peut soumettre à des règles le mouve- ment des jeux , celui de la tête celui du ' corps 5 celui des bras , celui des mains. Changez avec soin la tête de place , et pour cela changez les pieds. Mettez quelque- fois la tête dans les épaules. Changez la position du corps , vous changez la tête. / Les doigts ouverts et écartés annoncent l’étonnement , l’admiration , la surprise ; y joindre aussi, l’élévation de la> poitrine qui se dilate pour recevoir l’idée qui la frappe. J’ai recueilli ces observations au théâtre. Je ne sache pas qu elles soient écrites nulle part. r I ( 104 ) SUR LA CONVERSATION. J’ai rencontré dans le monde plusieurs hommes .célèbres. Chacun avait une tour- nure d’esprit differente , et cette différence se faisait sentir dans leur conversation. Je les ai beaucoup observés, car je suis entré jeune dans la société , et j’ai long-tems fait le rôle d’écouteur. Aujourd’hui que je me rends compte de ces observations , Il m’a semblé que l’on aurait un prodigieux avan- tage , soit comme homme du monde , soit comme orateur , si Ton était venu à bout de réunir : ... Le ton , tantôt éloquent et fort , tantôt fin et délié , toujours retenu de.M. Thomas. ; ‘ L’air inspiré , l’expression enthousiaste et poétique de l’abbé Arnaud. La tournure piquante , élégante , acadé- mique de l’abbé Delille. La voix forte et mâle 7 le port noble, colère, le geste majestueux, la beauté, la franchise fière et bonne de Larive. L’affabilité ( io5 > . L’affabilité gaie et chevaleresque du comte de Mer... Les pinces mordicantes de l’esprit de Champfort# La liberté , l’aisance , la grâce théâtrale et sociale de Molé. Le ton noble et poli , l’esprit de justice de M. Ducis. La répartie piquante et soudaine de ma-* dame de Mongl L’attitude et la voix politique , soutenue , rojale. de mademoiselle Clairon; L’accent bas , calme , profond , gascon et léger , le ton de découverte , l’œil rou- 'lant ou fixe , la manière de lever la tête> î de plier le front , de M. Gàrat. La conversation analogique , métaphy- sique et haute , l’existence, rustique , désa- busée 5 maritime , patiente , provoquante ^ à projets ; l’égoïsme littéraire de M. de la S ... » La parole diviseuse , précise , vouée à de grands objets , soit politiques ^ soit gra- cieux 5 de M. Cérutti, ' X % * O. ( io6 ) L’air d’uii homme à part , isolé , le toit bonhomme qui conte des histoires et semé les vérités , de M. de BufFon. Les manières sensibles , naturelles et simples 5 de Gerbier. Le silence du célèbre Franklin. L’audace verbeuse et brillantée de l’abbé Fauchet. La facilité intrépide , la voix haute de Bonnlères. Le coup de gueule dur et ferme de Martin. Le débit concentré , riche d’inflexions , les éclats soudains et percans du fameux Lekain. - Les poumons infatigables et vastes , l’alr simple et convaincu, du P. Beauregard. La candeur jeune , intéressante de la dé- clamation de Salnt-Phal. Les beaux gestes , les mains , l’accent paternel , l’éclat vigoureux et entraînant dans le débit de Brizard. Les harangues longues et soudaines , la ( 10? ) présence d’esprit , la voix forte de d’Epres- niesnil. La manière de conter de d’Alembert. La parole vive et expansive de Lavater. L’entretien continu et bien français de Marmontel. Le feu d’artifice , les étincelles piquantes de Barthe. La tournure simple , mais supérieure et entièrement exempte de ce qu’on appelle misères , l’esprit sérieux , étendu , calcula- teur , géomètre , instruit dans tout les gen^ res ; l’habitude constante et l’amour des détails , la facilité d’j apporter une phi- losophie saine , des vues politiques et ad- ? minis tratives , une. connaissance du cœur ^ humain , un peu de malignité même dans les récits de M. de Condorcet. Le génie d’analjse, le sœpticisme et l’in- telligence chercheuse de M. de la Grange. Il est un autre homme dont la conver- . sation fait souvent mon bonheur. Elevée , soutenue , en général calme et coulante , presque toujours heureuse , piquante , et même gaie quelquefois ^ remplie de ces O 2 ( io8 ) tournures qui n’appartiennent qu’à l’excel- lent stjle , de ces sensations déliées qui n’appartiennent qu’à un esprit fin et étendu , enfin brillante et pure , et par-dessus tout claire comme un rajon du soleil , cette conversation ressemble à une belle lumière qui ne demande qu’à être approchée de beaucoup d’objets , et qui répand un jour enchanteur sur la vie. , Rousseau avouait souvent les obligations qu’il avait à Diderot , celui de tous les hom- mes qui 5 par la parole , influait le plus puis- samment sur ceuj^ qui l’écoutaient , celui dont on a dit que la conversation valait mieux qu’un livre, parce qu’elle instruisait et persuadait , ce que les livres ne font pas toujours, Rousseau brillait peu lui-même dans la conversation , comme Lafontaine et Cor- neille , et son entretien ne laissait pas même soupçonner ce style énergique 5 impétueux, ou touchant qui caractérise ses écrits. Mais au défaut de la parole , son re- gard était toujours éloquent , et l’on sen^ tait bien , en le vojant , que ce regard ( 109 ) n’était pas celui d’un homme ordinaire. Dans la conversation même , Rousseau ne se négligeait jamais. I! ponctuait sin- gulièrement bien toutes ses paroles , à moins qu’un sentiment ne l’agitât , ei ne le fit sortir de lui-même. Rousseau parlait quelquefois avec cha-^ leur. Ce n’était pas de la chaleur d’éclat , c’était une chaleur concentrée , qui agitait ses membres. Lorsque Diderot n’avait à dire que des choses ordinaires , ou de peu d’effet , il prenait un ton doux et clair. ( IIO^) ÉLOGE D’ ATHANASE AUGER , Lu à la Séance publique de la Société des Neuf- Sœurs , le 25 Mars 1792. Hoc rnemoriœ ami ci Quasi dehitum munus exsolçit» Caii Plinii Ep. L. III. Messieurs, La douleur publique et les regrets de l’amitié m’ont amené au milieu de vous lors- que j’ai appris que vous prépariez un hom- mage fraternel à la mémoire d’Athanase Auger. Homme simple et utile ! Vertueux écrivain ! les devoirs assidus que la patrie m’impose , me privèrent d’accompagner ton cercueil , et l’un de tes amis les plus fidèles a paru négliger ta cendre , et ressembler a ( I” ) fces savans d’une Académie viéillissame et V désœuvrée, dont pas un seul n’a daigné se glorifier , à tes funérailles , de fhonneur d’a- voir été ton collègue. Je viens venger celte outrageante injustice. On verra comment l’abbé Auger a pajé sa dette envers la pa- trie , et l’on jugera si dans la génération actuelle des littérateurs , il en est beau- coup qui puissent lui être opposés , pour le nombre et la réalité des services. Dans un tems où l’Université a laissé pé** rlr la belle langue des Grecs , cette clef des sciences , ce dépôt de tous les formes sous lesquelles on pouvait le plus se passionner pour la nature , les arts et la liberté , l’abbé Au ger se dévoua tout entier à la connais- sance approfondie de cet Athénien fameux qui força la nature à lui rendre l’organe de la parole , et fut ensuite le plus élo- quent de tous les mortels : génie sublime dans la discussion des intérêts politiques ; génie puissant qui protégeait , par la seule force de ses raisonneméns , une patrie et des Républiques qu’un roi voulait asservir, t instinct de l’abbé Auger ( je risquerai cette ( ri2 ) expression en faveur du plus simple .des hommes ) fut une passion constante pour l’art oratoire; passion qui ne devait guère lui permettre , dans le gouvernement où nous vivions, d’autre .société que celle des anciens. Au fond d’une, province , dans l’obs- curité d’un collège, il me semble l’entendre se dire à lui-même : Démostliène a vécu pour l’éloquence ; je vivrai dans Démos- thène; je m’attacherai à tous ses détails; je m’efforcerai de reproduire cette parole intrépide , accusatrice , victorieuse ; et que ananquera-t-il à mon bonheur , si , après m’être rempli de ces ravissantes émotions , je puis les répandre autour de moi, et com- mimiquer à quelques âmes l’enthousiasme du plus beau des 'arts , et le besoin de sy livrer ! ' Aujourd’hui, messieurs', que la révolu- tion , en développant nos idées politiques , nous a donné , pour apprécier les ouvrages de quelques anciens , et pour jouir de tout leur génie , une mesure qui nous manquait, ne séparons plus les noms de- Pémostliène et d’Auger. C’est Auger qui a'fait connaître aux I ( ii3 ) aux Français Démosthëne. Si l’on, se rap- pelé en effet les moins inconnus de ceux qui firent semblant parmi nous d’en traduire quelques harangues , combien l’on sera sur- pris de ce qu’ils sont tous si étrangement au-dessous du modèle, et de ce qu’ils rendent suspecte , en quelque sorte , la fidélité de la langue française , celle de toutes cependant dont les analogies prêtent le plus heureu- sement à recevoir dans ses moules les for- mes Helléniques. Quelle médiocrité I quelle sécheresse ! quelle effrajante multitude de crimes oratoires I T ourreil , qui n’échappe à aucun contresens , eut , comme on sait , la stupidité de vouloir donner de l’esprit à . Démosthëne. Millot , s’énonce comme un homme qui ne se douterait pas du grec , et traduirait sur du latin. L’abbé d’Olivet sem- blait l’amoindrir et le dessécher pour l’édu- cation du Dauphin. Auger seul lui rendit sa véritable physionomie ; il lui rendit cette âme orgueilleuse et sensible , qui porte en elle toute la dignité et toutes les douleurs de la patrie ; ce mouvement général sans le- quel il if est point d’éloquence populaire , P C ”4 ) OÙ les rapports accessoires serrés fortement ^ - et roulant de haut dans des périodes qui compensent l’étendue des idées par la pré-^ cislon du stjle , entraînent l’auditeur , et couvrent des pages entières de sentijnens et de magnificence. Jamais , sur-tout , il ne négligea d’égaler, au moins par ses efforts , cette beauté , cette perfection continue du langage , ce méchanisme heureux , si familier a l’orateur ,^*qu’il ne pouvait pas mêjne ces- ser d’être élégant dans les apostrophes les plus impétueuses , dans les sorties les plus véhémentes ; mérite plus rare qu’on ne pense , parce qu’il tient à un genre d’esprit particulier , et principalement à l’adresse , qui est le don de multiplier la force en la distribuant ; mérité que J. J. Rousseau pa- raît seul avoir éminemment possédé parmi les modernes ; et que celui de tous les an- ciens qui a le mieux connu les principes d’un art dont il a laissé tant de modèles , Cicé- ron , ne se lassait point d’admirer , dans Démosthène : » sa foudre écraserait moins, » disait-il , si elle n’était lancée par tout le ;•> nombre oratoire ». ( ii5 ) L’abbé Aiigèr plaça , pendant dix ans , tout son bonheur dans Démoslhène. On chercherait vainement à se faire l’idée des peines incrojables qu’il se donna pour ame- ner cet ouvrage au degré où il est aujour- d’hui. Il étudia dans tous leurs replis , les sconstitutions des Grecs, leurs gouverne- mens, leurs lois , leurs usages, leurs niœurs. La géographie même de i’Aulque , scs vil- lages, et jusqu’à ses ruisseaux, s’embellis- saient à ses jeux d’une importance antique et presque religieuse. Il consulta toutes les édi- tions , tous les manuscrits. Ce ne serait rien de dire qu’il traduisit et retraduisit plus de trente fois , peut-être , chacun des discours de Démosthèiie et d’Eschine, de cet Es chine assez heureux , après avoir été vaincu par Démosthène , pour que la postérité l’appèle encore son rival. Mais , ce qui est vraiment remarquable , c’est qu’au bout de plusieurs années , lorsque lui seul pouvait avoir le secret de quelques-unes de ces imperfections que l’amour paternel d’un auteur se par- donne si facilement, lorsqu’il était en jouis- sance de sa renommée littéraire , lorsque son P 2 ( ) livre, accueilli dans les écoles'de la France , l’était encore plus chez les étrangers qui sont moins sensibles aux recherches du stjle, et n’attachent de prix qu’à l’exactitude de la version , l’abbé Auger , par un scrupule , ou plutôt par un courage que l’idolâtrie de l’éloquence pouvait seule inspirer , conçut ^ et exécuta le' projet de retravailler son Démosthëne , et il le refondit en entier avec une ardeur nouvelle. Lisez la préface de cette seconde édition. Est-il rien de compa- rable à la modestie de cet excellent homme , qui s’accuse lui-même au milieu de la re- connaissance publique , et se reproche des fautes de stjle avec la même sévérité qu’eût fait un envieux , si l’idée d’envieux pouvait naître quand on parle de l’abbé Auger. En même-tems il publia , et im texte grec plus correct , et une version latine conforme à ce nouveau texte. Ainsi Auger grava pour l’éternité fobjet de son admiration dans les trois idiomes du monde qui ont eu le plus d’influence. Le même jour Paris , Rome et Athènes , reçurent le même bienfait des mains d’un savant Français. Démosthène ) 9 C 117 ) poursuivi à travers les siècles, Démosthènc étonné , ressuscita clans sa propre langue , et pour rappeller ici une expression usitée par les anciens cjui se servaient du mot prince^ dans un sens un peu différent du nôtre ; grâces au soin du laborieux Auger , ^e prince de l’éloquence ancienne reconc|uIt sa domination dans tout l’empire littéraire. Il J a des écrivains qui se tiennent heu- reux d’être venus à bout d’un seul ouvrage , et qui bornent les prétentions de toute leur vie à un éclair de célébrité. L’abbé Auger ne pouvait pas connaître un tel repos. Re- présentant de Demosthène il sentit que toute l’éloquence grecque et rrmaine avaient droit d’attendre de lui les mêmes services ; cette éloquence, si majestueuse et si grave, si évidemment supérieure à nos harangues modernes par la vérité des sentimens , par l’observation des convenances , et dont il vojoit avec douleur la tradition s’anéantir chaque jour dans une littérature qui , en effet , n’étant pas encore celle de la liberté, ne pouvait être que frivole. Aussitôt il re- prend la* plume, il rassemble tous les dis- / ( ii8 ) cours grecs des orateurs , des philosophes , des historiens , des pères de l’Eglise. Il choisit , dans Paris , une habitation soli- taire , qui sera désormais aussi vénérable que la caverne studieuse du citoven de Péanée. Quelques années s’écoulent et tout-à-coup je le vois reparaître dans laf carrière oratoire à la tête d’un nouveau cortège d’illustres morts , à qui ses traduc- tions rendent leur renommée: Isocrate, le plus harmonieux des écrivains dans la plus harmonieuse des langues, et dont la dic- tion, aussi pure et aussi douce que la mo- rale , semblait le culte de la poésie associée à la vertu : Ljsias , le modèle de la narration , ( talent si rare et si précieux ) qui voilait la perfection sous la simplicité , qui n’eut point en partage l’élévation ou la force , mais bien plus dangereux par le don de plaire sans paraître en abuser : Licurgue , à qui une probité sévère donnait de findignatlon , et à qui findignatlon donnait de f éloquence : Isée , dont le mérite fut une raison véhé- mente, dont la gloire fut d’avoir été choisi par Démosthène , qui voulut être son dis- ( 119 ) cîple , et dont le talent se retrouve tout en- tier dans Bourdaloue : Andocide et Dinar- que , qui se composèrent une réputation en s’ajustant avec une sorte de mérite quelques- unes des qualités de leurs prédécesseurs : Gorgias et Alcidamas , qui , succédant à de beaux génies , n’eurent que la ressource d’être de beaux esprits : et Cicéron , dont l’immense gloire interdit l’éloge , et qui coûta trente ans d’étude et de respects à l’abbé Auger , avant qu’il osât en publier quelques discours , quoiqu’il les eut traduits tous : et St. Chrisostôme , qui recommençant un au- tre ordre d’éloquence , moins parfait en ap- parence que l’orateur d’Athènes et celui de Rome ; mais mieux organisé peut-être que chacun d’eux , et digne de figurer dans cet inaccessible triumvirat , fut une des âmes où la nature se plut à répandre le plus de sensibilité , d’abondance , de magnificence et de vertus. Permettez-moI‘, MM., d’abandonner cette énumération. Il faudrait sortir des limites d’un discours pour prolonger ici le récit seul des travaux de l’abbé Auger. L’infatigable ( 120 ) éditeur de plus de deux cents chefs-d’œuvres , trompe lezële de son panégjriste, comme il trompa M. le Beau lui-même. » Vous au- » .riez besoin de la vie de six hommes » , lui disait un jour ce professeur célèbre , qui devait pourtant s’effrajer moins qu’un autre des longs ouvrages , cet homme qui écrivit pendant soixante ans , et dont la main dé- faillante traçait encore des lignes sur son lit de mort ; Non , répondit Auger, je promets d J suffire , et vous vovez s’il a tenu parole. En effet, il n’appartenait qu’à cette seule idée ; les passions les plus enivrantes ne s’emparent pas plus exclusivement du cœur qu’elles dominent , que le sien n’était maî- trisé par les orateurs , par Démosthène , par Cicéron. Un jour , sur les bords de la Seine, dans une retraite champêtre, où j’avais eu le bonheur de le recevoir , la promenade nous conduisit , avec quelques autres amis de l’éloquence, sur les hauteurs d’une colline aride où vivait seul un vieux hermlte Ignoré de la nature entière. Après quelques ques- tions insignifiantes que chacun de nous se lassa bientôt de faire au déserteur de l’huma- nité , < I2I ) ifiîté, et au moment où nous nous retirions, je vols Fabbé Auger qui , pendant tout ce teins , avait gardé un silence observateur » s’approcher de lui , crojant enfin être seul. Curieux, je me cache dans un enfoncement de la grotte. Il Faborde , lui ôte son cha- ' peau , puis le regardant fixement ; connais- sez-vous Cicéron ? lui demande-t-il ; Fher- mite , un peu sourd, se fait répéter. Je vous demande si vous connaissez Cicéron ? Non ^ répondit le solitaire. — Pauvre homme , s’é- crie Fabbé Auger, et à l’instant il lui tourne le dos. Je me rappelle Alcibiade entrant chez un maître d’école , et le punissant , par un soufflet , de n’avoir point Homère. Ah ! sans doute , le plus bel éloge des grands hommes est d’inspirer ainsi un moment d’oubli aux âmes faites pour les sentir ! Dira-t-on encore que Fart de traduire n’est qu’un art mécanique , un métier ? Du tems de Durier il était juste, peut-être, de traiter avec cette indifférence un traducteur , c’est-à-dire un de ces hommes à qui le be- soin ordonnait de faire un livre , et à qui la nature ne permettait pas de penser. Mais, ' Q ( 122 ) de nos jours , la traduction a pris un grand ca- ractère; souvent elle est devenue une occa- sion de créer. J’offenserais la mémoire de l’abbé Auger , si je n’emplojais pas quel- ques lignes de son éloge à parler d’un homme qu’il avait connu trop tard , et que ^ dans les dernières années de sa vie , il con- sultait sans cesse ^ écrivain profond et con- cis , qui a su acquérir une immortalité per- sonnelle , en reproduisant dans notre langue le plus sublime, le plus désespérant des his- toriens; cet historien qui a eu tant d’esprit, dont la sagacité prodigieuse égale l’énergie > Souvent accusateur et toujours soupçonneux; qui dit tout , quoiqu’en présence du tjran; qui cache à-la-fois ce qu’il révèle; vous parle à forellle; vous effraie et vous charme, et vous remplit d’idées immenses , quoiqu’elles- restent à completter : telles ces ruines dont le vojageur admire l’élévation , et dont les trois quarts sont sous la terre : c’est Tacite. , A côté de M. Bureau de la Malle , tra- duisant Tacite, et souvent semblable à son modèle , l’abbé Auger rallumait son imagi- nation épuisée par les veilles ; il rajeunissait ( 123 ) à- l’cloquence ; il colorait ses derniëres* pro^ ductions des teintes d’une ardeur renais- sante. Une remarque que j’ai faîte plus d’une fois , non sans un vif intérêt, c’est que l’abbé Auger se perfectionnait chaque jour en vieillissant. A l’age où les autres hommes ne peuvent plus meme conserver ce qu’ils ont appris, son talent recevait une croissance nouvelle ; il acquérait des mé- thodes plus courtes ^ une manière plus sûre; il se repliait plus habituellement sur les Im- pressions de sa vie; et comme ceux qui oïit b eaucôup^'travaillé savent qu’en général nous ne conduisons pas notre esprit , mais que notre esprit nous conduit r comme il arrive presque toujours que la méditation nous fait rencontrer autre chose que ce que nous cher^ chions , l’abbé Auger a fini par être inven- teur ; ses discours préliminaires , qui n’étaient d’abord qu’historiques , sont devenus de véri- tables ouvrages où, non-seulement son ex- périence de quarante ans pose les loix im- muables de la traduction ; mais où il s’élève encore jusqu’aux règles de l’art oratoire avec un sens exquis, et une raison que n’eussent Q 2 ( 124 ) pas désavouée Qulntüien, Aristote, Cicéron lui-même. Les jeunes gens qui naissent à l’éloquence populaire consulteront sans doute ces préfaces comme la meilleure rhétorique qui ait paru depuis long-lems. L’écrivain sera leur ami, titre qui aurait le plus flatté le modeste Auger , et ils devront s’en glo- rifier à leur tour , en se souvenant que cet ami fut un sage. Je me reproche en quelque sorte , Mes- sieurs , de vous entretenir encore des écrits de l’abbé Auger, lorsque j’aurais dû vous avoir déjà parlé d’un autre sentiment non moins cher à son cœur que le sentiment de l’éloquence (et pour lui, sans doute, ce n’est pas dire peu ) ; la révolution le trouva au ïuilieudes républiques de la Grèce, et cette âme si pure , si remplie de la dignité de , l’homme et du droit éternel qui consacre son égalité , n’eut besoin d’aucun effort pour se livrer sincèrement dans sa patrie , à ces mêmes jouissances que son imagination avait tant de fois savourées dans l’histoire ; bon- heur , pour le remarquer en passant , qui n’a pas également touché tous les gens de lel- I ( 125 ) 1res; maïs l’abbé Aüger, digne de conruaitre et de partageHes émotions des orateurs qui , dans tous les siècles, ont plaidé la cause de riiLimaiiité , suspendit aussitôt ses travaux. Trop heureux de pouvoir adresser à des assemblées de Français le langage des Ro- mains et ces mêmes périodes que les Gr.ecs s’affranchissant de l’esclavage avaient ren- dues , en quelque sorte , les formules ora- toires de là liberté, on le vit publier une suite de discours où respire , avec l’amour de la sagesse , celui des nos nouvelles lois ; descendre Jusqu’à la forme du catéchisme pour éclairer' à-la-fois un phis grand nom- bre de citoyens ; multiplier de toutes parts l’attachement à l’ordre , à la patrie ; et diri^ géant désormais toute son érudition et toutes ses vues vers notre bonheur , tracer l’histoire de la constitution Romaine , pour la dépo- ser ensuite près du berceau de la constitu- tion Française. Fiélas ! ce fut là ton dernier ouvrage ! Tu n’avais pas encore soixante ans ; la mort jalouse est venue t’enlever , et une douleur éternelle çgt tout ce qui nous reste. Mais ( 126 ) efforçons-nous de nous oublier en cet instant pour ne parler que de toi. Tu as été heu-' reux ! tu as vécu dans les plus douces émo- tions de la vertu et du génie ; ramitlé que , jeune encore, tu avais célébrée dans un ou- vrage touchant ; l’amitié a semé ta carrière d’approbations et de jouissances. Une famille douce et vertueuse a embelli tes jours , a fermé ta paupière. Enfin, tu as vu en mou- rant ta patrie libre et résolue de ne jamais cesser de l’être. Homme de la nature 1 ami des Muses ! toi dont aucune pensée abjecte n’altéra l’ame sereine et naïve , repose-toi sur nos souvenirs. Que les Dieux , suivant l’expression de Juvénal , accordent à ta cendre une terre plus légère , des fleurs et un prlnteras éternel autour de ton urne ; et tandis que ton ombre errante dans l’Eljsée, converse sans doute avec les ombres de Ljsias , d’Eschine , d’Isocrate , nous con- serverons ton image avec une tendre véné- ration ; nous la placerons entre Démos- thène , dont tu reproduisis la gloire , et Socrate , auquel la nature t’avait fait res- sembler par les traits du visage ^ comnie K' ( ) par quelques rapports intimes d’une sa- gesse supérieure : et aussi long-tems que la candeur , la vertu , réloquence , seront honorées sur la terre, ta mémoire, ton nom , seront chers et sacrés comme elles l \ / ( 128 ) PENSEES ET ANECDOTES. ^^UEL est le père de la gloire ! Le génie. Quelle est la mère du génie l La solitude. Pour l’aine qui a été occupée par les pas- sions , il n J a plus que la gloire. L’esprit ne voit que les ressemblances; le jugement et le génie voient les dilféren- ces. C’ést que les objets se ressemblent par les côtés les plus grossiers , au lieu qu’ils diffèrent par les plus délicats. On a bien défini le hasard , le cours inaperçu des choses. Il n’j a point de ha- sard : mais nous l’appelons ainsi , lorsque nous ne vojons pas la cause. Locke a très-bien dit que le temps n’est que la succession de nos pensées. Qui ferait attention aux mots , trouverait souvent beaucoup d’idées dans un seul : je me récrée , n’est autre chose pour le vul- / t 129 ) gaïre que jouer à la paume , aux cartes , etc. ; pour le philosophe , 11 j voit une seconde création^ par laquelle on se retire sol- même du néant. M. Turgot avait fait une chaîne systé- matique de toutes ses idées , et il liait chaque chose à une autre. Cela peut être fort bon ; ' mais il faut savoir alors déta- cher au besoin un anneau de sa chaîne , et non pas la traîner toute entière. Tout raisonnement juste est une décou- verte. J’ai vu applaudir de simples raisonne- mens dénués d’éloquence , mais frappans par leur justesse. î - }* La douleur a des charmes , sans doute, et cela est heureux pour l’homme destiné presqu* exclusivement au malheur. Mais avant d’attendrir , il faut j préparer , au- trement les larmes ne viendront pas , quel- que touchant que soit l’objet , et des urnes sans douleur , mais non sans art , obtien- dront ce que des cendres réelles n’ont pu arracher. J’en ai un exemple sous les jeux. A Falaise, M. de Tournj a répandu dans R J ( î3o ) différentes parties de son jardin les tom- beaux de son père , de sa fille, de son amie et d’une momie. Croiriez-vous que le mieux enterré de tout cela c’est la momie ? Elle est au fond d’un noir souterrain , où trente marches conduisent , tandis que le père , la femme , la fille , l’ami , sont jetés en plein champ , comme des betteraves. Aussi , ]e l’avoue , qiielqu’intéressantes que fussent ces inscriptions : A MA femme , A mon pÈre , A MA FTLLE , je n ai pleuré que la momie. La plupart des gens qui ont fait des li- vres , ne les ont fait que pour étudier eux- mèmes. C’est peut-être une des raisons qu’il y a tant d’ouvrages faibles. Il J a deux especes de caractères fermes ; celui qui attaque , celui qui résiste. Il faut mettre son * ambition loin de soi ; il faut la placer dans favenir , aune distance où les hommes ne puissent pas l’atteindre. Il J a deux espèces de génie ; le génie de l’esprit crée des rapports , le génie du ta- lent , des expressions ; Corneille a le pre- mier , Racine , le second. ( ) Franklin est l’homme du ^ecle dont la destinée a été la plus extraordinaire. Egale- ment grand , également créateur dans les deux genres , la nature et la société j té- moins l’électricité et la liberté de l’Amé- rique; il a fait avec la finesse et l’étendue de sa raison , ce que les autres font avec leur enthousiasme. Il observait tout , il dé- couvrait sans cesse. J’ai ouï dire que son, fojer était même entouré de ses découvertes. Homme calme , tranquille , humain , sim- ple 5 être indépendant , il se promit de bonne heure de n accorder son assentiment qu’aux objets qu’il verrait , après les avoir bien regardés. Il pensait "que l’homme peut faire lui seul sa santé. Il citait avec complaisance cette pensée de Salomon : L’homme sage PORTE SES LONGUES ANNÉES DANS SA MAIN.. î Il entre dans tout moins de fortune qu’on ne croit. Le fond d’ un grand^ talent est toüjoura beaucoup de raison. L’amour ne* naît , ce me semble 5, que de la physionomie et des manières. R 2 ( i32 ) Les graiids^ hommes , ceux qui le sonl , soit par leur caractère , soit par leurs talens > vivent seuls. Ils en ont le besoin et le goût. Ils ne se communiquent aux autres hommes que dans leurs actions publiques et solem- nelles. Il me semble voir beaucoup d’hommes sur uu toit : les uns tombent , et les autres glissent ; la vie n’est pas autre chose. C’est un grand mérite que la sagacité dans les ouvrages d’esprit : chez les anciens , où tout était neuf, elle s’exérçalt sur les senti- mens les plus naturels ; chez les modernes , dont l’Instrument est formé , elle doit s’exer- cer sur les sensations les plus fixes et les plus détournées. Il me semble beaucoup plus difficile d’être un moderne qu’un ancien. Que de gens prouv^ent que l’on peut être médiocre , même avec de l’esprit ! c’est que la grandeur et la supériorité viennent de 1 J A 1 ame. Il est Important de bien débuter. Les hommes jugent toujours au premier coup ( i33 ) ^ d*œil , et leurs jugernens ne sont giicres que la répétition du premier. Il J a deux sortes d’esprit philosophique, celui qui généralise, celui qui observe. Le second est encore plus précieux et plus rare. Pour les hommes nés avec un peu de talent , il ny a que deux sortes de livres à lire, ceux qui font penser, et ceux qui contiennent des faits. Diderot parlait un jour avec emphase de Shakespear devant Voltaire. Ah ! Mon- sieur, lui dit Voltaire , est-ce que vous pouvez préférer à Virgile, à Racine , un monstre dépourvu de’ goût? J’aimerais au- tant que l’on abandonnât l’Apollon du Bel- » vedëre pour le Saint-Christophe de Notre- Dame. Diderot resta un moment sur le coup ; mais ensuite : que diriez-vous , ce- pendant, Monsieur , si vous vojiez cet immense Christophe marcher et s’avancer dans les rues avec ses jambes et sa stature colossale ! — Voltaire , à son tour , fut at- terré par cette image imposante. / / ( i34 ) Je me trouvais un jour avec six hominei^ de lettres. On se demandait quel était le plus beau morceau de poésie. J’opinai pour que chacun écrivit secrètement son avis sur un scrutin. Nous fumes Irès-étonnés de voir que nous nous étions tous réunis à donner la préférence à la peinture d’Adam et Eve dans le paradis terrestre , par Milton. Les sentimens produisent le courage ac- tif, et la philosophie, le courage passif. Le talent a besoin aujourd’hui du carac- tère , pour recevoir un nouvel éclat. Tacite est à-la-fols fin et fort ; une saga- cité prodigieuse et une énergie égale; et puis c’est qu’on sent qu’il se retient, et qu’il cache toujours la moitié de ce qu’il montre. Il vous dit tout , quoiqu’il écrive en présence du lion. Il a l’art d’être encore plus soupçonneur qu’accusateur. C’est un homme qui vous parle à l’oreille , qui vous effraie et vous charme , parce qu’il y a une sorte de plaisir à avoir peur, Il donne*. (i35 ) pour ainsi dire , ses idées sous le man- teau, Elles sont souvent infinies , parcô qu’elles ne sont pas finies. Telles ces ruines dont le vojageur admire l’élévation , et les trois quarts sont sous la terr^^. J’aime à me trouver avec les hommes qui ont conçu et terminé de grands ouvra- ges. On se sent plus courageux, en appro- chant de grandes patiences. Les bons mots , les vrais bons mots nais- sent bien plus du caractère que de l’esprit. Vojez tous les mots des anciens. On demandait à l’impératrice de Russie : Gomment avez-vous pu établir tant d’ordre dans vos finances? — En comptant les jours , répondit-elle. Alexandre fit la même réponse à celui qui lui disait ; Comment se peut-il que, si jeune, vous ajiez exécuté tant et de si grandes choses ? — En ne re« mettant rien au lendemain. C’est aussi le trait par lequel Lucain caractérise César ; iV// actUm rçputam , si quid supçresset agçndum. t i36 ) • Les Ecrivains médiocres rendent leurs idées , mais ne les expriment pas. On se perd dans les villes ; on se laisse à la campagne ; il est bon d’aller de teins en tems s y retrouver. F I N. De riny)nraerie de TERRELONGE, rue du Petit-Bourbon , n°, SSy. ERRATA. Pages lignes 25, 14, le manifester , lise:ii^ se manifester. 35, 1er de la note , après page de ses œuvres ^ ajoutez 5 qui semblent écrites d’inspira- tion. 83, 21, la voix , lisez sa voix. 6 de la note , déclamations , lisez décla-^ <0 tion. 94, 21," n’en avaient , lisez n’en ont. 107, 175 Sœpticisme 5 lise^ Scepticisme.