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CORDILLERES,
ET
MONUMENS DES PEUPLES
INDIGÈNES
DE UAMÉRIQUE.
Par al. DE HUMBOLDT.
AVEC 19 PLANCHES, DONT PLUSIEURS COLORIÉES.
TOME PREMIER.
A PARIS,
A LA Librairie grecque - latine - allemande, bue des Fossés-Moistmartke , N," i4.
1816.
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DE L IMPRIMERIE DE J. SMITH.
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University of Ottawa
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AVERTISSEMENT
DE L'EDITEUR.
L'Atlas pittoresque qui accompagne l'édition in -4^. du Voyage de MM. de Humboldt et Bonpland dans les régions équinoxiales du nouveau continent , forme un volume grand in - folio , orné de soixante -neui" Planches exécutées par les premiers artistes de Paris, de Rome et de Berlin. Cet ouvrage , intéressant par de nombreuses recherches sur les antiquités du Mexique et du Pérou, par Ja description des sites les plus remar- quables des Cordillères, et par la pein- ture des mœurs de ses habitans , peut être joint à l'édition in-8.° du Voyage, tout comme l'Atlas géographique et phy- sique , exécuté dans le même format , doit en faire nécessairement partie. Mais comme l'Atlas pittoresque est , par sa
6 AVERTISSEMENT DE d'ÉDITEUR.
nature, d'un ))rix trop élevé ])OMr que tous les amateurs ])uissent y atteindre, on a cru devoir le faire iuij)rimer dans le format de la petite édition. La majeure partie des mémoires qu'il renferme ])eut offrir une lecture iustruetive, sans qu'on, ait besoin de consulter les Planches. D'autres parties du texte seroient diffi- cilement entendues si ce texte n'étoit accompagné de Planches; pour cette raison , on a choisi sur les soixante-neuf Planches les dix-neuf qui ont paru in- dis])ensables, et on les a fait réduire de manière qu'elles puissent être placées dans ces volumes.
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INTRODUCTION.
J'ai réuni dans cet ouvrage tout ce qui a rapport à l'origine et aux premiers progrès des arts chez les peuples indi- gènes de l'Amérique. Les deux tiers des Planches qu'il renferme offrent des restes d'architecture et de sculpture, des tableaux historiques , des hiéroglyphes relatifs à la division du temps et au système du calendrier. A la re])résenta- tion des monumens qui intéressent l'éi ude philosophique de l'homme sont jointes les vjies pittoresques de différens sites j les plus remarquables du nouveau con- tinent. Les raisons qui ont motivé ce mélauge se trouvent énoncées parmi les considérations générales placées à la tête de cet Essai.
La description de chaque Planche
8 I^TROLILCTION.
forme j autant que la nature du sujet l'a permis , un mémoire particulier. J'ai donné plus de développement à celles qui peuvent répandre quelque joi:" sur les analogies que l'on observe entre les liabitans des deux hémisphères. On est surpris de trouver, vers la fin du quin- zième siècle, dans un monde que nous appelons nouveau, ces institutions an- tiques , ces idées religieuses , ces formes d'édifices qui semblent remonter , en. Asie, à la première aurore de la civili- sation. Il en est des traits caractéristiques des nations comme de la structure in- térieure des végétaux répandus sur la surtace du globe. Partout se manifeste l'empreinte d'un type piimltif, malgré les différences que produisent ia nature des climats, celle du sol et la réunion de plusieurs causes accidentelles.
Au commencemeut de la conquête de l'Amérique, l'attention de l'Europe étoit singulièrement fixée sur les constructions
INTRODUCTION. ()
gigantesques de Couzco , les grandes routes tracées au centre des Cordillères, les ])y- ramides à gradins, le culte et l'écriture symbolique des Mexicains. Les environs du port Jackson , dans la Nouvelle-Hol- lande , et Tile d'Otahiti n'ont pas été décrits plus souvent de nos jours, que ne l'étoient alors plusieurs contrées du Mexique et du Pérou. Il faut avoir été sur les lieux pour apprécier cette naïveté^ cette teinte vraie et locale qui caracté- risent les relations des premiers voyageurs espagnols. En étudiant leurs ouvrages, on regrette qu'ils ne soient pas accompagnés de figures qui puissent donner une idée exacte de tant de mon u mens détruits par le fanatisme ou tombés en ruine par l'effet d'une coupable insouciance.
L'ardeur avec laquelle on s'étoit livré à des recherches sur l'Amérique, diminua dès le commencement du dix-septième siècle; les colonies espagnoles, qui ren- ferment les seules régions jadis habitées
10 INTr,ODUCTION.
par (les pen]'lcs n'vllisés, restèrent fer- mées aux nations étrangères; et réeein- ment, lorsqne l'abbé Clavigero ]3nblla en Italie son Histoire aneienne du Mexique, on regarda eonnne livs-doiitenx des faits attestés ])ar une foule dt^ témoins oeu- laires souvent ennemis les uns des autres. Des éeri vains célèbres , plus frapjiés des contrastes que de l'harnionie de la nature j s'étoient plu à dépeindre l'Amérique en- tière connue un })ays marécageux, con- traire à la multiplication des animaux, et nouvellement habité ])ar des bordes aussi peu civilisées que les babltans de la mer du Sud. Dans les reebercbes bis- toriques sur les Américains, un scepti- cisme absolu avoit été substitué à une saine critique. On confondoit les des- criptions déclamatoires de Solis et de quelques autres écrivains qui n'avoient pas quitté l'Europe, avec les relations simples. et vraies des premiers vovageurs; il paroissoit du devoir d'un philosophe
INTRODUCTION. I I
de nier tout ce qui avoit été observé par des missionnaires.
Depuis la fin du dernier siècle, une révolution heureuse s'est opérée dans la manière d'envisager la civilisation des peuples et les causes qui en arrêtent ou favorisent les progrès. Nous avons appris à connoitre des nations dont les mœurs, les instilutioiïs et les arts diffèrent presque autant de ceux des Grecs et des Romains , que les formes primitives d'animaux dé- truits diffèrent de celles des espèces qui sont l'objet de l'histoire naturelle des- criptive. La société de Calcutta a répandu une vive lumière sur l'histoire des peuples de fAsie. Les monumens de l'Egypte , décrits de nos jours avec une admirable exactitude, ont été comparés aux monu- mens des pays les plus éloignés^ et mes recherches sur les peuples indigènes de l'Amérique paroissent à une époque où l'on ne regarde pas comme indigne d'at- tention tout ce qui s'éloigne du style dont
I 2 INTRODUCTION.
les Grecs' nous ont laissé d'inimitable» modèles.
Il anroit été utile de ranger les maté- riaux que renferme cet ouvrage, d'aj)rès un ordre géographique; mais la difiiculLé de réunir et de terminer à la l'ois un grand nombre de Planches gravées en Itahe, en Allemagne et en France, m'a empêché de suivre cette méthode. Le défaut d'ordre , compensé, jusqu'à un certain point , par l'avantage de la va- riété, est d'ailleurs moins répréhensible dans les descriptions d'un Atlas pitto- resque que dans un discours soutenu. Je lâcherai d'y remédier par une Table dans laquelle les Planches sont classées d'après la nature des objets qu'elles re- présentent.
I. MûNUMENS.
A. Mexicains.
Buste (l'une prêtresse;, PI. i et n (PI. i df- lédit. la-8.*').
INTRODUCTION. 13
Pyramide de Cliolula , PI. vu ( PI. m de l'édit. in-8/').
Fort de Xocbicalco , Pi. ix.
Bas -relief représentant le triomphe d'(in •guerrier, PI. xi.
Calendrier et hiéroglyphes des jours , PI. xxiii (PI. VIII de l'édit. in-S.").
Vases , PI. XXXIX (PI. xiii de l'édit. in-8.°).
Bas-relief sculpté autour d'une pierre cylin- drique , PI. XXI.
Hache chargée de caractères, PI. xxviii.
Maison sépulcrale de Mitla , PI. xlix et i.. (PI. xvii et xviii de l'édit. in-S.").
Peintures hiéroglyphiques ;
Manuscrits du Vatican, PI. xiii (PI. ri del'édit. in-8.^)xiv. XXVI (PI. X de l'édit. in-8.°) el^Lx. de Veletri , PI. xv, xxvn (PI. XI de l'édit. in-S.") et xxxvii. de Vienne, PI. xlvi, xlvii
et xLviii. de Dresde, PL xi,v (PI. xvi
de l'édit. in-8."). de Berlin, P!. xii (PI. iv et V de l'édit. in-8." ) , XXXVI, xxxviii et Lvii, rie Paris , PI. lv et lvi.
1 4 INTRODUCTION.
Manuscrits de Mend'za, Pi. lviii et lix. de Genielli, Pi. xxxii.
B. Péruviens.
Maison de l'Inca au Canar, PI. xvir, xx
et Lxii. Inga-Chungana , PI. xix. Ruines du Callo , PL xxiv (PI. ix de
redit, in-8.' ). Inti-Guaicu, PI» xviii.
C. Miiyscas.
Calendrier, PI. xmv (PI. xv de l'édit. in 8.°). Têtes sculptées, PI. lxvi.
ÏI. Sites.
A. Plateau du Mexique.
Grande place de Mexico , PI. m.
Basaltes de Régla, PI. xxii.
CoiFre de Perote, PI. xxxiv.
Volcan de Jorullo, PL xmi (PL xiv de
l'édit. in-8."). Porphyres colonnaires du Jacal, PI. lxv. Oi'ganos d'Actopan , PL lxiv.
C. Montagnes de l'Amérique méridionale.
Silla de Caracas, PL lxviii. Volcans d'air de Turbaco, PL xu. Cascade de Tequendama, PL vi.
INTRODUCTION. I 5
Lac de Guatavila , { PI. lvxii. PI. xix de
l'éfiit. in-8.°). Pont naturel d'Icononzo, PI. iv (PI. ii de
ledit, in-^ °). Passage de Qaindiu, PI. v. Cascade du Rio Vinagre, Pi. xxx. Chimhorazo, PI. xvi (PI. vu de l'édit.
in-8.^) et xxv. Volcan de Totopaxi, PI. x. Sommets pyramidaux d'Iliuissa, Pi. xxxv. Nevado du Coiazori, Pi. ja. Ncvado de Cayambe , PI. xlii. "VoLan de Picliinclia, P'. l\i. Pont de cordages de Penipe , PI. xxxiii
(PI. XIX de l'édit. in-8."). Po. te de Jaen de Bracanioros, PL xxxi. Radeau de Guayaijuil, PL lxiii.
J'ai taché de donner la pins grande exact il iide à la représentation des objets qu'offrent ces gravures. Ceux qui s'oc- cupent de la partie pratique des arts savent combien il est difficile de sur- veiller le grand nombi^e de Planches qui composent un Atlas pittoresque. Si quel- ques-unes sont moins parfaites que les connoisseurs ne pourroicnt le désirer.
l() I?(TRGî)UCT10iV.
cette imperfection ne doit pas être at- tribuée aux artistes chargés , sous mes yeux j de l'exécution de mon ouvrage , mais aux esquisses que j'ai faites sur les lieux dans des circonstances souvent très- pénibles. Plusieurs paysages ont été co- loriés , parce que , dans ce genre de gravure, les neiges se détachent beaucoup mieux sur le fond du ciel , et que l'imi- tai ion des peintures mexicaines rendoit déjà indispensable le mélange de Planches coloriées et de Planches tirées en noir. On a senti combien il est dilTieile de donner aux premières cette vigueur de ton que nous admirons dans les Scènes Orientales de M. Daniel.
Je me suis proposé, dans la descrip- tion des monumens de l'Amérique, de tenir un juste milieu entre deux routes suivies par les savans qui ont fait des recherches sur les monumens, les langues et les traditions des peuples. Les uns se livrant à des hypothèses brillantes mais
INTRODUCTION. I -j
fondées sur des bases peu solides, ont tiré des résultats généraux d'un petit nombre de faits isolés. Ils ont vu en Amérique des colonies chinoises et égyp- tiennes ; ils y ont reconnu des dialectes celtiques et l'alphabet des Phéniciens. Tandis que nous ignorons si les Osques^ les Golhs ou les Celtes sont des peuples venus d'Asie , on a voulu prononcer sur l'origine de toutes les hordes du nouveau continent. D'autres savans ont accumulé des matériaux sans s'élever à aucune idée générale, méthode stérile dans l'histoire des peuples comme dans les différentes branches des sciences physiques* Puissé-jc avoir été assez heureux pour éviter les écarts que je viens de désigner! Un petit nombre de nations, très- éloignées les unes des autres , les Etrusques , les Egyp- tiens , les Tibétains et les Aztèques , offrent des analogies frappantes dans leurs édifices , leurs institutions reli- gieuses, leurs divisions du temps, leurs
I. 2
1 8 INTRODUCTION.
cycles de régénéralion et leurs idées mys- tiques. Il est du devoir de l'historien d'indiquer ces analogies , aussi difficiles à expliquer que les rapports qui existent entre le sanskrit, le persan, le grec et les langues d'origine germanique : mais, en essayant de généraliser les idées, il faut savoir s'arrêter au point où manquent les données exactes. C'est d'après ces pjin- cipes que j'exposerai ici les résiillats aux- quels semblent conduire les notions que j'ai acquises jusqu'à ce jour sur les peuples indigènes du nouveau monde.
En examinant attentivement la cons- titution géologique de l'Amérique , en réfléchissant sur l'équilibre des fluides qui sont répandus sur la surface de la terre , on ne sauroit admettre que le nouveau continent soit sorti des eaux plus tard que l'ancien. On y observe la même succession de couches pierreuses que dans notre hémisphère , et il est probable que, dans les montagnes du
INTRODUCTION. I Q
Pérou, les granités, les schistes micacés ou les différentes formations de gypse et de grès ont pris naissance aux mêmes époques que les roches analogues des Alpes de la Suisse. Le globe entier paroit avoir subi les mêmes catastrophes. A une hauteur qui excède celle du Mont-Blanc, se trouvent suspendues, sur la crête des Andes, des pétrifications de coquilles pélagiques. Des ossemens fossiles d'élé- phans sont épars dans les régions équi- noxiales , et, ce qui est très-remarquable, ils ne se trouvent pas au pied des pal- miers dans les plaines brûlantes de l'Oré- noque , mais sur les plateaux les plus froids et les plus élevés des Cordil- lères. Dans le nouveau monde comme dans l'ancien, des générations d'espèces détruites ont précédé celles qui peuplent aujourd'hui la terre, l'eau et les airs.
Rien ne prouve que l'existence de l'homme soit beaucoup plus récente en Amérique que dans les autres continens.
20 INTRODUCTION.
Sous les tropiques, la force de la végé- tation, la largeur des fleuves et les inon- dations partielles ont mis de puissantes entraves aux migrations des peuples. De vastes contrées de l'Asie boréale sont aussi foiblement peuplées que les savanes du Nouveau -Mexique et du Paraguay, et il n'est pas nécessaire de supposer que les contrées les plus anciennement habi- tées soient celles qui offrent la plus grande masse d'habitans.
Le problème de la première popula- tion de l'Amérique n'est pas plus du ressort de l'histoire , que les questions sur l'origine des plantes et des animaux et sur la distribution des germes orga- niques ne sont du ressort des sciences naturelles. L'histoire , en remontant aux époques les plus reculées, nous montre presque toutes les parties du globe oc- cupées par des hommes qui se croient aborigènes, parce qu'ils ignorent leur filiation. Au milieu d'une multitude de
INTRODUCTION. 2 1
peuples qui se sont succédés et mêlés les uns aux autres , il est impossible de reconnoitre avec exactitude la première base de la population , cette couche primitive au-delà de laquelle commence le domaine des traditions cosmogoniques. Les nations de l'Amérique , à l'excep- tion de celles qui avoisinent le cercle polaire , forment une seule race carac- térisée par la conformation du cràn^, par la couleur de la peau, par l'extrême rareté de la barbe et par des cheveux plats et lisses. La race américaine a des rapports très - sensibles avee celle des peuples mongols qui renferme les descen- dans des Hiong-nu , connus jadis sous le nom de Huns , les Kalkas , les Ral- muks et les Burattes. Des observations récentes ont même prouvé que non seu- lement les habitans d'Unalaska y mais aussi plusieurs 2>euplades de l'Amérique méridionale , indiquent , par des ca- ractères ostéologiques de la tête ^ uu
52 INTRODUCTÏOX.
passage de la race américaine à la race mongole. Lorsqu'on aura mieux étudié les hommes bruns de l'Afrique et cet essaim de peuples qui habitent l'inté- rieur et le nord - est de l'Asie , et que des voyageurs systématiques désignent vaguement sous le nom de Tartars et de Tschoudes , les races caucasienne , mon- golcj américaine, malaye et nègre paroi- iront moins isolées, et l'on reconnoitra, dans cette grande famille du genre hu- main, un seul type organique modifié par des circonstances qui nous resteront peut-être à jamais inconnues.
Quoique les peuples indigènes du nouveau continent soient unis par des rapports intimes , ils offrent , dans leurs traits mobiles, dans leur teint plus ou moins basané, et dans la hauteur de leur taille, des différences aussi marquantes que les Arabes , les Persans et les Slaves , C[ui appartiennent tous à la race cauca- sienne. Les hordes qui parcourent les
INTRODUCTION. 2.3
plaines brûlantes des régions éqninoxiales n'ont cependant pas la peau d'une con- leur [)lus foncée que les peuples mon- tagnards ou les habitans de la zone tempérée, soit que dans l'espèce humaine et dans la plupart des animaux il y ait une certaine époque de la vie organique au-delà de laquelle l'influence du climat et de la nourriture est presque nulle , soit que la déviation du type primitif ne devienne sensible qu'après une longue série de siècles. D'ailleurs , tout concourt à prouv er que les Américains , de même que les peuples de race mongole , ont une moindre flexibilité d'organisation que les autres nations de l'Asie et de l'Europe.
La race américaine, la moins nom- breuse de toutes y occupe cependant le plus grand espace sur le glol>e. Elle s'étend à travers les deux hémisphères, depuis les 68 degrés de latitude nord jusqu'aux 55 degrés de latitude sud.
^4 INTRODUCTION.
C'est la seule de toutes les races qui ait fixé sa demeure dans les plaines brûlantes voisines de rOçéan , comme sur le dos des montagnes , où elle s'élève à des hau- teurs qui excèdent de 200 toises celle du Pic de Ténériffe,
Le nombre des langues qui distinguent les différentes peuplades indigènes paroit encore plus considéraljle dans le nouveau continent qu'en Afrique, où, d'après les recherches récentes de MM. Seetzen et Vater, il y en a au-delà de cent qua-»' rante. Sous ce raj^port, l'Amérique en^ tière ressemble au Caucase, à l'Italie, avant la conquête des Romains, à l'Asie mineure lorsqu'elle réunissoit, sur une petite étendue de terrain _, les Ciliciens de race sémitique, les Phrygiens d'ori- gine tlirace, les Lydiens et les Celtes, La configuration du sol , la force de la végétation, la crainte qu'ont, sous les tropiques, les peuples montagnards da s'exposer aux chaleurs des plaines , en-^
TNTRODUCTIOX. 2 5»
travent les communications, et contri- buent par là à l'étonnante variété des langues américaines. Aussi l'on observe que cette variété est moins grande dans les savanes et les forets du Nord que les chasseurs peuvent parcourir librement, sur les rivages des grandes rivières _, le long des côtes de l'Océan , et partout où les Incas ont étendu leur théocratie par la force des armes.
Lorsqu'on avance qu'on trouve plu- sieurs centaines de langues dans un con- tinent dont la population entière n'égale pas celle de la France , on considère comme différentes des langues qui offrent les mêmes rapports entre elles, je ne dirai pas que l'allemand et le hoUan- dois, ou l'italien et l'espagnol , mais que le danois et l'allemand , le chaldéen et l'arabe , le grec et le latin. A mesure que l'on pénètre dans le dédale des idiomes américains , on reconnoit que plusieurs sont susceptibles d'être groupés par
20 INTRODUCTION.
familles, tandis qu'un très-grand nombre restent isolés, comme le basque parmi les langues européennes et le japonois parmi les langues asiatiques. Cet isole- ment n'est peut-être qu'apparent; et l'on est fondé à supposer que les langues qui semblent résister à toute classification ethnographique, ont des rapports soit avec d'autres qui sont éteintes depuis long-temps , soit avec les idiomes de peuples que les voyageurs n'ont pas encore visités.
La plupart des langues américaines , même celles dont les groupes diffèrent entre eux comme les langues d'origine germanique, celtique et slave, offrent ime certaine analogie dans fensemble de leur organisation , par exemple , dans la complication des formes grammati- cales , dans les modifications que subit le verbe selon la nature de son régime et dans la multiplicité des particules additives ( ciffixa et suffîxa ). Cette
INTRODUCTION. 2 7
tendance uniforme des idiomes annonce , sinon nne communauté d'origine , du moins une analogie extrême dans les dispositions intellectuelles des peuples américains depuis le Groenland jusqucs aux terres magellaniques.
Des recherches faites avec un soin extrême et d'après une méthode que l'on ne suivoit pas jadis dans l'étude des étymologies , ont prouvé qu'il y a un petit nombre de mots communs aux langues des deux continens. Dans quatre- vingt-trois langues américaines exami- nées par MM. Barton et Vater , on en a reconnu environ cent soixante-dix dont les racines semblent être les mêmes; et il est facile de se convaincre que cette analogie n'est pas accidentelle , qu'elle ne repose pas simplement sur l'harmonie imitative , ou sur cette égalité de con- formation dans les organes , qui rend presque identiques les premiers sons ar- ticulés par les enfans. Sur cent soixante-
28 INTRODUCTION.
dix mots qui ont des rnpjiorts entre eux, il y en a trois cinquièmes qui rappellent le mantchou, le tungouse, le mongol et le samojède , et deux cinquièmes qui rappellent les langues celtique et tsclioude , le basque , le copte et le Congo. Ces mots ont été trouvés en comparant la totalité des langues amé- ricaines avec la totalité des langues de l'ancien monde ; car nous ne connoissons jusqu'ici aucun idiome de l'Amérique qui, plus que les autres, semble se lier à un des groupes nombreux de langues asiatiques, africaines ou euroj^éennes. Ce que quelques savans, d'après des théo- ries abstraites , ont avancé sur la pré- tendue pauvreté de toutes les langues américaines et sur l'extrême imperfec- tion de leur système numérique , est aussi hasardé que les assertions sur la foiblcsse et la stupidité de l'espèce hu- maine dans le nouveau continent, sur le rapetissement de la nature vivante j
INTRODUCTION. 29
et sur la dégénéralion des animaux qui ont été portés d'un hémisphère à l'autre.
Plusieurs idiomes qui n'appartiennent aujourd'hui qu'à des peuples barbares, semblent être les débris de langues riches, flexibles et annonçant une culture avan- cée. Nous ne discuterons pas si l'élat primitif de l'espèce humaine a été un état d'abrutissement , ou si les hordes sauvages descendent de peuples dont les facultés intellectuelles et les langues dans lesquelles ces facultés se reflètent étoient également développées : nous rappelle- rons seulement que le peu que nous savons de l'histoire des Américains tend à prouver que les tribus dont les migra- tions ont été dirigées du nord au sud, offroient déjà , dans les contrées les plus septentrionales , celte variété d'idiomes que nous trouvons aujourd'bui sous la zone torride. On peut conclure de là , par analogie , que la ramification , ou ,
3o INTRODUCTIOiV.
pour employer une expression indépen- daijte de tout système, que la mullipli- cité des langues est un phénomène très- ancien. Peut-être celles que nous appelons américaines n'appartiennent-elles pas plus à l'Amérique que le madjare ou hongrois et le tschoude ou finnois n'apjjarliennent à TEurope.
On ne sauroit disconvenir que la com- paraison entre les idiomes des deux continens n'a pas conduit jusqu'ici à des résultats généraux : mais il ne faut pas perdre l'espérance que cette même étude ne devienne plus fructueuse lorsque la sagacité des savans pourra s'exercer sur un plus grand nombre de matériaux. Combien de langues de l'Amérique et de TAsie centrale et orientale dont le méca- nisme nous est encore aussi inconnu que celui du tyrlîénien , de l'osque et du sabin ! Parmi les peuples c|ui ont disparu dans fancien monde, il en est peut-être plusieurs dont quelques tribus peu nom-
INTRODUCTION. 3 1
breuses se sont conservées dans les vastes solitudes de l'Amérique.
Si les langues ne prouvent que foible- ment l'ancienne communication entre les deux mondes, cette communication se manifeste d'une manière indubitable dans les cosmogonies, lesmonumens, les hié- roglyphes et les institutions des peuples de l'Amérique et de l'Asie. J'ose me flatter que les feuilles suivantes justifie- ront cette assertion, en ajoutant plusieurs preuves nouvelles à celles qui étoient connues depuis long-temps. On a taché de distinguer avec soin ce qui indique une communauté d'origine, de ce qui est le résultat de la situation analogue dans laquelle se trouvent les peuples lorsqu'ils commencent à perfectionner leur état social.
Il a été impossible jusqu'ici de mar- quer l'époque des communications entre les liabitans des deux mondes; il seroit téméraire de désigner le groupe de peuples
32 INTRODUCTION.
de l'ancien continent avec lequel les Toî- tèques , les Aztèques , les Muyscas ou les Péruviens offrent le plus de rapports, puisque ces rapports se manifestent dans des traditions, des monumens et des usages qui peut-être sont antérieurs à la divi- sion actuelle des Asiaticpies en Mongols^ en Hindoux, en Tongouses et en Chinois. Lors de la découverte du nouveau inonde, ou, pour mieux dire, lors de la première invasion des Espagnols, les peuples américains, les plus avancés dans la culture , étoient des peuples monta- gnards. Des hommes nés dans les plaines sous des climats tempérés^ avoient suivi le dos des Cordillères qui s'élèvent à mesure qu'elles se rapprochent de l'équa- teur. Ils trouvoient dans ces hautes ré- gions une température et des plantes qui ressembloient à celles de leur pays natal. Les facultés se développent plus faci- lement partout où l'homme, fixé sur un sol moins lerlile, et forcé de lutter contre
INTRODUCTION. 33
les obstacles que lui oppose la nature, ne succombe pas à cette lutte prolongée. Au Caucase et dans l'Asie centrale, les montagnes arides offrent un refuge à des peuples libres et barbares. Dans la partie ëquinoxiale de l'Amérique où des savanes toujours vertes sont suspendues au-dessus de la région des nuages, on n'a trouvé des peuples policés qu'au sein des Cor- dillères : leurs premiers progrès dans les arts y étoient aussi anciens que la forme bizarre de leurs gouvernemens qui ne favorisoient pas la liberté individuelle.
Le nouveau continent , de même que l'Asie et l'Afrique , présente plusieurs centres d'une civilisation primitive dont nous ignorons les rapports mutuels , comme ceux de Méroé , du Tibet et de la Chine. Le Mexique reçoit sa culture d'un pays situé vers le nord; dans rx\mé- rique méridionale, les grands édifices de Tiahuanaco ont servi de modèles aux monumens que les Incas élevèrent au I. 3
34 i:^TRODrCTlON.
Coiizco. Au milieu des vastes plaines du Haut -Canada, en Floride et dans le désert limité par l'Orénoqiie, le Cassi- quiaré et le Guainia, des digues d'une longueur considérable , des armes de bronze et des pierres sculptées, annoncent que des peuples industrieux ont habité jadis ces mêmes contrées que traversent aujourd'hui des hordes de sauvages chas- seurs.
La distribution inégale des animaux sur le globe a exercé une grande inlkience sur le sort des nations et sur leur ache- minement plus ou moins rapide vers la civilisation. Dans l'ancien continent, la vie pastorale forme le passage de la vie des peuples chasseurs à celle des peuples agricoles. Les ruminans, si faciles à ac- climater sous toutes les zones , ont suivi le Nègre africain comme le Mongol, le Malaye et l'homme de la race du Cau- case. Quoique plusieurs quadrupèdes et un plus grand nombre de végétaux soient
ir^TRODUCTlON. 35
communs aux parties les plus septen- trionales des deux mondes, l'Amérique ne présente cependant y dans la famille des bœufs, que le bison et le bœuf mus- qué, deux animaux difficiles à subju- guer , et dont les femelles ne donnent que peu de lait , malgré la richesse des pâturages. Le chasseur américain n'étoit pas préparé à l'agriculture par le soin des troupeaux et les habitudes de la vie pastorale. Jamais l'habitant des Andes n'a été tenté de traire le lama, l'alpaca et le guanaco. Le laitage étoit jadis une nourriture inconnue aux Américains, comme à plusieurs peuples de l'Asie orientale.
Nulle part on n'a vu le sauvage libre et errant dans les forets de la zone tem- pérée abandonner, de son gré, la vie de chasseur pour embrasser la vie agri- cole. Ce passage, le plus difficile et le plus important dans l'histoire des sociétés humaines, ne peut être amené que par
5*
36 IMllODUCTION.
la force des circonstances. Lorsque, dans leurs migrations lointaines, des hordes de chasseurs, poussées par d'autres hordes belhqueuses, parviennent dans les })laines de la zone équinoxiale, l'épaisseur des forets et une riche végétation les font clianger d'habitudes et de caractère. Il est des contrées entre l'Orénoque , l'Ucajalé et la rivière des Amazones , où l'homme ne trouve , pour ainsi dire , d'espace libre que les rivières et les lacs. Fixées au sol sur le bord des fleuves, les tribus les plus sauvages environnent leurs ca- banes de bananiers , de jntropha et de quelques autres plantes alimentaires.
Aucun fait historique, aucune tradi- tion ne lient les nations de l'Amérique méridionale à celles qui vivent au nord de l'isthme de Panama. Les annales de l'empire mexicain paroissent remonter jusqu'au sixième siècle de notre ère. On y trouve les époques des migrations , les causes qui les ont amenées , les noms des
INTRODUCTION. 3'J
cliefs issus de la famille illustre de Citin, qui , des régions inconnues d'Aztlan et de Téocolhuacan , ont conduit des peuples septentrionaux dans les plaines d'x\nahuac. La fondation de Ténoch- titlan, comme celle de Rome, tombe dans les temps héroïques; et ce n'est que depuis le douzième siècle que les annales aztèques, semblables à celles des Chinois et des Tibétains , rapportent presque sans interruption les fêtes sécu- laires, la généalogie des rois, les tributs imposés aux vaincus , les fondations des villes, les phénomènes célestes, et jus- qu'aux événemens les plus minutieux qui ont influé sur l'état des sociétés naissantes.
Quoique les traditions n'indiquent aucune liaison directe entre les peuples des deux Amériques, leur histoire n'en offre pas moins des rapports frappans dans les révolutions politiques et reli- gieuses, desquelles date la civilisation
38 INTRODUCTION.
des Aztèques , des Muyscas et des Pi'rii- viens. Des hommes barbus et moins basanés que les indigènes d'Anahuac, de Cundinamarca et du plateau du Couzco , paroissent sans que Ton puisse indiquer le lieu de leur naissance. Grands- pi êtres, législateurs, amis de la paix et des arts qu'elle favorise , ils changent tout d'un coup l'état des peuples qui les accueillent avec vénération. Quetzalcoatl, Bochica et Manco-Capac sont les noms sacrés de ces êtres mystérieux. Quetzal- coalt, vêtu de noir, en habit sacerdotal, vient de Panuco, des rivages du golfe du Mexique ; Bochica , le Boudha des Muyscas , se montre dans les hautes plaines de Bogota , où il arrive des sa- vanes situées à l'est des Cordillères. L'his- toire de ces législateurs , que j'ai tâché de développer dans cet ouvrage, est mêlée de merveilles, de fictions religieuses et de ces traits qui décèlent un sens allégorique. Quelques savans ont cru reconnoitre
INTRODUCTION. 3g
dans ces étrangers des Européens nau- fragés , ou les descendans de ces Scan- dinaves qui, depuis le onzième siècle, ont visité le Groenland , Terre-Neuve , et peut-être même la Nouvelle -Ecosse; mais , pour peu que l'on réfléchisse sur l'époque des premières migrations tol- tèques, sur les institutions monastiques, les symboles du culte , le calendrier et la forme des monumens de Cholula , de Sogamozo et du Couzco , on conçoit que ce n'est pas dans le nord de l'Europe que Quetzalcoatl, Bochica et IManco-Capac ont puisé leur code de lois. Tout semble nous porter vers l'Asie orientale, vers des peuples qui ont été en contact avec les Tibétains, les Tartares Shamanistes, et les Ainos barbus des iles de Jesso et de Sachalin.
En employant dans le cours de ces recherches les mots monumens du nou- veau monde , progrès dans les arts du dessin y culture intellectuelle , je n'ai
/|0 INTRODUCTION.
pas voulu désigner un état de choses qui indique ce qu'on appelle un peu vague- ment une civilisation très-avancée. Rien n'est plus diffî* ile que de com])arer des nations qui ont suivi des routes diffé- rentes dans leur perfeciionnement social. Les Mexicains et les Péruviens ne sau- roient être jugés d'après des principes puisés dans Vhisloire des peuples que nos études nous rajipellent sans cesse. Ils s'éloignent autant des Grecs et des Ro- mains qu'ils se ra])prochentdes Etrusques et des Tibétains. Chez les Péruviens , un gouvernement théocratique , tout en favorisant les progrès de l'industrie , les travaux publics, et tout ce qui indique, pour ainsi dire, une civilisation en masse, entravoit le développement des facultés individuelles. Chez les Grecs , au con- traire , avant le temps de Périclès , ce développement si libre et si rapide ne répondoit pas aux progrès lents de la civilisation en masse. L'empire des Incas
INTRODUCTION. 4t
rcssembloit à un- grand établissement monastique, dans lequel éloil prescrit, à chiique membre de la congrégation, ce qu'il devoit faire pour le bien commun. En étudiant sur les lieux ces Péruviens qui, à travers des siècles, ont conservé leur physionomie nationale, on apprend à apprécier à sa juste valeur le code des lois de Manco-Capac et les effets qu'il a produits sur les mœurs et sur la félicité publique. Il y avoit une aisance générale et peu de bonheur privé ; plus de rési- gnation aux décrets du souverain que d'amour pour la patrie; une obéissance passive sans courage pour les entreprises hardies 5 un esprit d'ordre qui régloit minutieusement les actions les plus in- différentes de la vie , et point d'étendue dans les idées , point d'élévation dans le caractère. Les institutions politiques les plus compliquées que présente l'his- toire de la société humaine avoient étouffé le germe de la liberté individuelle; et le
42 INTRODUCTION.
fondateur de l'empire du Couzco, en se flattant de pouvoir forcer les hommes à être heureux , les avoit réduits à l'état de simples machines. La théocratie péru- vienne étoit moins oppressive sans doute que le gouvernement des rois mexicains ; mais l'un et l'autre ont contribué à donner aux monumens , au culte et à la mythologie des deux peuples monta- gnards , cet aspect morne et sombre qui contraste avec les arls et les douces fic- tions des peuples de la Grèce.
*aris, au mois d'avril i8i3.
VUES PITTORESQUES
DES CORDILLÈRES,
ET MONLMENS DES PEUPLES INDIGÈNES DE L'AMÉRIQUE.
J_j E s monuniens des nations dont nous sommes séparés par un long intervalle de siècles, peuvent fixer notre intérêt de deux manières très-différentes. Si les ouvrages de l'art parvenus jusqu'à nous appartiennent à des peuples dont la civilisation a été très- avancée, c'est par l'harmonie et la beauté des formes , c'est par le génie avec lequel ils sont conçus qu'ils excitent notre admiration. Le buste d'Alexandre, trouvé dans les jardins des Pisons, serait regardé comme un reste précieux de l'antiquité, quand même l'ins- cription n'indiquerait pas qu'il nous retrace les traits du vainqueur d'Arbèle. Une pierre gravée, une médaille des beaux temps de
44 VT.IKS DES CORDILLÈRES,
la Grèce, intéressent l'ami des arts par la sévérité du style, par le fini de l'exécution, lors même qu'aucune légende , qu'aucun monogramme ne rattache ces objets à une époque déterminée de l'histoire. Tel est le privilège de ce qui a été produit sous le ciel de l'Asie mineure, et d'une partie de l'Europe australe.
Au contraire, les monumens des peuples qui ne sont point parvenus à un haut degré de culture intellectuelle, ou qui, soit par des causes religieuses et politiques, soit par la nature de leur organisation , ont paru moins sensibles à la beauté des formes, ne peuvent être considérés que comme des monumens historiques. C'est à cette classe qu'appar- tiennent les restes de sculpture répandus dans les vastes contrées qui s'étendent depuis les rives de l'Euphrate jusqu'aux côtes orien- tales de l'Asie. Les idoles du Tibet et de rindostan, celles qu'on a trouvées sur le pla- teau central de la Mongolie, fixent nos re- gards, parce qu'elles jettent du jour sur les anciennes communications des peuples, et sur l'origine commune de leurs traditions mythologiques.
ET MOIVUMENS DE l'aMÉUIOUE. 4^
Les ouvrages les plus grossiers , les formes les plus bizarres , ces masses de rocliers sculptés, qui n'imposent que par leur gran- deur et par la liante antiquité qu'on leur at- tribue , les pyramides énormes qui annoncent le concours d'une multitude d'ouvriers; tout se lie à l'étude philosophique de l'histoire.
C'est par ce même lien que les foibles restes de l'art, ou plutôt de l'industrie des peuples du nouveau continent, sont dignes de notre attention. Persu;»dé de cette vérité, j'ai réuni , pendant mes voyages , tout ce qu'une active curiosité a pu me l'aire décou- vrir diins des pa\s où , pendant des siècles de barbarie, l'intolérance a détruit presque tout ce qui lenoit aux mœurs et au cidle des an- ciens habitans ; où l'on a démoli des édifices pour en arracher des pierres ou pour y cher- cher des trésors cachés.
Le rapprochement que je me propose de faire entre les ouvrages de l'art du Mexique et du Pérou, et ceux de l'ancien monde, répandra quelque intérêt sur mes recherches et sur l'Allas pittoresque qui en contient les résultats. Eloigné de tout esprit de système, j'indiquerai les analogies qui se présentent
46 VUKS DES CORDILLÈRES,
naturellement, en dislinfjiiant celles qui pa- roissent prouver une identité de race, de celles qui ne lienneal probahlcnient qu'à des causes intérieures, à celte ressemblance qu'offrent tous les peuples dans le développement de leurs facultés intellectuelles. Je dois me borner ici à une description succincte des objets re- présentés dans les gravures. Les conséquences auxquelles paroît conduire l'ensemble de ces monumens ne peuvent être discutées que dans la relation du vojage. Les peuples auxquels on attribue ces édifices et ces scupltures exis- tant encore , leur physionomie et la connois- sance de leurs mœurs serviront à éclaircir l'histoire de leurs migrations.
Les recherches sur les monumens élevés par des nations à demi-barbares, ont encore un autre intérêt qu'on pourrait nommer psj- colof^ique : elles offrent à nos jeux le tableau de la marche uniforme et progressive de l'es- prit humain. Les ouvrages des premiers habi- tans du Mexique tiennent le milieu entre ceux des peuples scjthes et les monumens antiques de rindostan. Quel spectacle imposant nous offre le génie de l'homme , parcourant l'espace qu'il j a depuis les tombeaux de Tinian et les
ET MOKUMENS DE l'aMÉRIQUE. 4^
Statues de l'île de Pâques, jusqu'aux monii- mens du temple mexicain de Mitla ; et depuis les idoles informes que renfermoit ce temple, jusqu'aux cbefs-d'œuvres du ciseau de Praxi- tèle et de Ljsippe !
Ne nous nous étonnons pas de la grossièreté du style et de l'incorrection des contours dans les ouvrages des peuples de l'Amérique. Sé- parés peut-être de bonne heure du reste du genre humain , errans dans un pays où l'homme a dû lutter long- temps contre une nature sau- vage et toujours agitée, ces peuples, livrés à eux-mêmes , n'ont pu se développer qu'avec lenteur. L'est de l'Asie , l'occident et le nord de l'Europe , nous offrent les mêmes phéno- mènes. En les indiquant, je n'entreprendrai pas de prononcer sur les causes secrètes par lesquelles le germe des beaux arts ne s'est développé que sur une très-petite partie du globe. Combien de nations de l'ancien con- tinent ont vécu sous un climat analogue à celui de la Grèce , entourées de tout ce qui peut émouvoir l'imagination, sans s'élever au sentiment de la beauté des formes, sentiment qui n'a présidé aux arts que là où ils ont été lécondés par le génie des Grecs !
48 VUES DES CORDILLÈRES ,
Ces considérations suffisent pour marquer le Inil que je me suis proposé en publiant ces lVaf]rniens de monumens amciicains. Leur étude peut devenir utile comme celle des langues les plus imparfaites, qui intéressent non seulement par leur analog-ie avec des la T^nies connues, mais encore par la relation intime qui existe entre leur structure et le degré d'intelligence de l'homme plus ou moins éloisrné de la civilisation.
En présentant dans un même ouvrage les monumens grossiers des peuples indigènes de l'Amérique et les vues pittoresques du pays montueux que ces peuples ont habité , je crois réunir des objels dont les rapports n'ont pas échappé à la sagacité de ceux qui se livrent à l'étude philosophique de l'esprit humain. Quoique les mœurs des nations, le dévelop- pement de leurs facultés intellectuelles, le caractère particulier empreint dans leurs ou- vrages, dépendent à la fois d'un grand nombre de causes qui ne sont pas purement locales, on ne sauroit douter que le climat, la confi- guration du sol, la physionomie des végétaux. l'aspect d'une nature riante ou sauvage, n'in- fluent sur le progrès des arls et sur le style
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. ^9
qui distingue leurs productions. Cette in- fluence est d'autant plus sensible que l'homme est plus éloigné de la civilisation. Quel con- traste entre l'architecture d'un peuple qui a habité de vastes et ténébreuses cavernes, et celle de ces hordes long-temps nomades , dont les monumens hardis rappellent, dans le fût des colonnes, les troncs élancés des palmiers du désert î Pour bien connoître l'origine des arts , il faut étudier la nature du site qui les a vus naître. Les seuls peuples américains chez lesquels nous trouvons des monumens remarquables, sont des peuples montagnards. Isolés dans la région des nuages, sur les pla- teaux les plus élevés du globe, entourés de volcans dont le cratère est environné de glaces éternelles, ils ne paroissent admirer, dans la solitude de ces déserts, que ce qui frappe l'imagination par la grandeur des masses. Les ouvrages qu'ils ont produits portent l'empreinte de la nature sauvage des Cordillères.
Une partie de cet Atlas est destinée à faire connoître les grandes scènes que présente cette nature. On s'est moins attaché à peindre celles qui produisent un effet pittoresque qu'à
4
5o TUES DES CORDILLÈRES,
représenter exaclemenl les contours des mon- tagnes, les vallées dont leurs flancs sont sil- lonnés, et les cascades imposantes formées par la cliute des lorrens. Les Andes sont à la chaîne des hautes Alpes ce que ces der- niers sont à la chaîne des Pyrénées, Ce que j'ai vu de romantique ou de grandiose sur les bords de la Saverne, dans l'Allemagne sep- tentrionale, dans les monts Euganéens, dans la chaîne centrale de l'Europe, sur la pente rapide du volcan de Ténériffe ; tout se trouve réuni dans les Cordillères du nouveau monde. Des siècles ne suffiroient pas pour observer les beautés et pour découvrir les merveilles que la nature y a prodiguées sur une étendue de deux mille cinq cents lieues, depuis les montagnes granitiques du détroit de Magellan jusqu'aux cotes voisines de l'Asie orientale. Je croirai avoir atteint mon but, si les foibles esquisses que contient cet ouvrage excitent des voyageurs, amis des arts, à visiter les régions que j'ai parcourues , pour retracer fidèlement ces sites majestueux , qui ne peuvent être comparés à ceux de l'ancien Continent.
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. 5l
s
PLANCHES I ET IL'
Buste d'une Prêtresse aztèque.
J'ai placé à la tête de mon Atlas pittoresque un reste précieux de la sculpture aztècpie. C'est un buste en basalte conserve à Mexico dans le cabinet d'un amateur éclairé, M. Dupé, capitaine au service de Sa Majesté Catho- lique. Cet officier instruit, qui, dans sa jeu- nesse, a puisé le goût des arts en Italie, a fait plusieurs voyages dans l'intérieur de la Nou^ elle -Espagne, pour étudier les monu- mens mexicains. Il a dessiné^ avec un soin particulier , les reliefs de la pyramide de Papantla, sur laquelle il pourroit publier un ouvrage très-curieux.
Le buste, représenté dans sa grandeur na- turelle, et de deux côtés (PI. i et ii), frappe surtout par une espèce de coiffe qui a quelque ressemblance avec le voile ou calantica des têtes dlsis, des Sphinx, des Antinous et d'un grand nombre d'autres statues égyptiennes. Il faut observer cependant que, dans le voile
» PI. I de l'édition in-8".
4^
52 VUES DES CORDILLÈRES,
cg-yplien, les deux bouts qui se prolongent au-dessous des oreilles , sont le plus souvent Irès-minces , et plies transversalement. Dans une statue d'Apis, qui se trouve au musée Capilolin , les bouts sont convexes par- devant, et striés longitudinalement , tandis que la partie postérieure, celle qui touche le col, est plane et non arrondie comme dans la coiffe mexicaine. Cette dernière pré- sente la plus grande analogie avec la draperie striée qui entoure les têtes enclavées dans les oîiapiteaux des colonnes de Tentyris , comme on peut s'en convaincre en consultant les dessins exacts que M. Denon en a donnés dans son Voyage en Egypte '.
Peut-être les bourrelets cannelés qui, dans l'ouvrage mexicain , se prolongent vers les épaules , sont-ils des masses de cheveux sem- blables aux tresses que l'on voit dans une statue d'Isis, ouvrage grec qui est placé dans la bibliothèque de la Villa-Ludovisi, à Rome. Cet arrangement extraordinaire des cheveux frappe surtout dans les revers du buste gravé sur la seconde Planche , et qui présente une
* Denon, Voyage, pi. Sg, 4o, 60 (u". 7 el 8).
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. 55
énorme bourse attacliée au milieu par un nœud. Le célèbre Zoega , que la mort vient d'enlever aux sciences, m'a assuré avoir vu une bourse tout-à fait semblable, dans une petite statue d'Osiris , en bronze, au musée du cardinal Borgia , à Veletri.
Le front de la prétresse aztèque est orné d'une rangée de perles qui bordent un ban- deau très-étroit. Ces perles n'ont été obser- vées dans aucune statue de l'Egypte. Elles indiquent les communications qui existoient entre la ville de Ténochtillan , l'ancien Mexico, et les côtes de la Californie , où l'on en péchoit un très-grand nombre. Le col est enveloppé d'un mouchoir triangulaire, auquel pendent vingt -deux grelots ou glands, placés avec beaucoup de symétrie. Ces grelots, comme la coiffe, se retrouvent dans un grand nombre de statues mexicaines, dans des bas-reliefs et des peintures hiéroglyphiques. Ils rappellent les petites pommes et les fruits de grenade qui étoient attachés ù la robe du grand-prêlre des Hébreux.
Sur le devant du buste, et à un demi- décimètre de hauteur au-dessus de sa base, on remarque de chaque coté les doigts du
54 VUES DES COnDILLÈRES,
pied , mais il n'y a pas de mains, ce qui in- dique l'enfance de l'art. On croit reconnoître, sur le revers, que la figure est assise ou même accroupie. Il y a lieu de s'étonner que les yeux soient sans pupilles, tandis qu'on les trouve indiquées dans le bas-relief découvert récemment à Oaxaca. (PI. xi. )
Le basalte de cette scuplture est très-dur et d'un beau noir; c'est du vrai basalte auquel sont mêlés quelques grains de péridot, et non de la pierre lydique ou du porphyre à base de griinstein, que les antiquaires appellent communément basalte égyptien. Les plis de la coiffe, et surtout les perles, sont d'un grand fini , quoique l'artiste , dépourvu de ciseaux d'acier, et travaillant peut-être avec les mêmes outils de cuivre mêlé d'étain , que j'ai rapportés du Pérou , ait du trouver d© grandes difficultés dans l'exécution.
Ce buste a été dessiné très-exactement ,. sous les yeux de M. Dupé, par un élève de l'académie de peinture de Mexico. Il ao"',58 de hauteur, sur o"',i9 de largeur. Je lui ai laissé la dénomination de Busle d'une Prê- tresse qu'on lui donne dans le pays. Il se pourroit cependant qu'il représentât quelque
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. 65
divinité mexicaine , et qu'il eiit été placé originairement parmi les Dieux pénates. La coifFe et les perles qui se retrouvent dans ime idole découverte dans les ruines de Tez- cuco, et que j'ai déposée au cabinet du roi de Prusse, à Berlin, autorisent celte conjec^ ture : l'ornement du col et la forme non monstrueuse de la tête rendent plus pro- J3able que le buste représente simplement une femme aztèque. Dans cette dernière sup- position, les bourrelets cannelés qui se pro- longent vers la poitrine, ne pourroient être des tresses, car le grand-prètre ou Tepan- teohuatzin coupoit les cheveux aux vierges qui se dévouaient au service du temple.
Une certaine ressemblance entre le calan- tlca des tètes d'Isis et la coiffe mexicaine , les pyramides à plusieurs assises _, analogues à celles du Fayoum et de Salcharah , l'usage fréquent de la peinture hiéroglyphique , les cinq jours complémentaires ajoutés à la fin de l'année mexicaine, et qui rappellent les épa- gomèmes de l'année memphitique, offrent des points de ressemblance assez remarquables entre les peuples du nouveau et de l'ancien continent. Nous sommes cependant bien
56 VUES DES CORDILLÈRES,
éloignés de nous livrer à des hypothèses qui seroient aussi va<:;'ues et aussi hasardées que celles par lesquelles on a fait des Chinois une colonie de l'Egyple, et de la langue basque un dialecte de l'hébreu. La plupart de ces analogies s'évanouissent dès que l'on examine les faits isolément. L'année mexicaine , par exemple, malgré ses épagomènes, diffère tota- lement de celle des Egyptiens. Un grandgéo- mètre ,qui a bien voulu examinerles fragmens que j'ai rapportés, a reconnu, par l'intercala- tion mexicaine, que la durée de l'année tropi- que des Aztèques est presque identique avec la durée trouvée parles astronomes d'Almamon '. En remontant aux temps les plus reculés, l'histoire nous indique plusieurs centres de civilisation , dont nous ne connoissons pas les rapports mutuels, tels que Méroé, l'Egypte, les bords de l'Euphrale , l'Indostan et la Chine. D'autres foyers de lumières , encore plus anciens, étoient placés peut-être sur le plateau de l'Asie centrale; et c'est au reflet de ces derniers que l'on est tenté d'attribuer le commencement de la civilisation américaine.
' Laplace, Exposition du Système du Monde, 3." édit. , p. 554.
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. 67
PLANCHE III.
Vue de la grande Place de Mexico,
La ville de Ténochtillan, capitale d'Ana- huac , fondée, l'an i325, sur un petit groupe d'Ilots situé dans la partie occidentale du lac salé de Tezcuco, fut totalement détruite pen- dant le siège qu'en firent les Espagnols, en 1621, et qui dura soixante-quinze jours. La nouvelle ville, qui compte près de cent qua- rante mille habitans, a été reconstruite par Cortez, sur les ruines de l'ancienne, en sui- vant les mêmes alignemens des rues; mais les canaux qui traversoient ces rues ont été comblés peu à peu , et Mexico , singulière- ment embelli par le vice-roi comte RevilJa- gigedo, est aujourd'hui comparable aux plus belles villes de l'Europe. La grande place , représentée dans la troisième Planche , est io site qu'occupoit jadis le grand temple de Mexitli, qui, comme tous les tcocallis ou maisons des dieux mexicains, étoit un édifice pyramidal, analogue au monument babylonien
58 VUIÎS DES CORDILLÈRES ,
dédié à Jupiter Bélus. On voit à droite le palais du \ice-roi de la Nouvelle-Espagne ^ édifice d'une architecture simple, appartenant orig-inairement à la famille des Gortez , qui est celle du marquis de la Vallée cVOaxacaj duc de Monte Leone. Au milieu de la «ravure se présente la cathédrale , dont une partie ( el sagrario ) est dans l'ancien stvle indien ou moresque, vulgairement appelé gothique. C'est derrière cette coupole du sagrario j au coin de la rue del Indio triste et de celle de Tacuba, que se trouvoit jadis le palais du roi Axajacatl , dans lequel Montezuma logea les Espagnols, lors de leur arrivée à Ténoch- litlan. Le palais de Montezuma même éloit à droite de la cathédrale, vis-à-vis le palais actuel du vice-roi. J'ai cru utile d'indiquer ces localités, parce qu'elles ne sont pas sans intérêt pour ceux qui s'occupent de l'histoire de la conquête du Mexique.
La Plaza major y qu'il ne faut pas con- fondre avec le grand marché de Tlatelolco , décrit par Cortez dans ses lettres à l'empereur Charles -Quint, est ornée, depuis l'année 1800, de la statue équestre du roi Charles IV, exécutée aux frais du vice -roi marquis de
ET MONUMENS DE l' AMÉRIQUE. 5c)
Branciforte. Cette statue en bronze est d'une grande pureté de style, et de la plus belle exécution : elle a été dessinée , modelée , fondue et placée par le même artiste , Don Manuel Toisa , natif de Valence , en Espagne , et directeur de la classe de sculpture de l'aca- démie des beaux-arts à Mexico. On ne sait ce qu'on doit le plus admirer, ou du talent de cet artiste , ou du courage et de la persévé- rance qu'il a déplovés, dans un pajs où tout restoit à créer, et dans lequel il lui a fallu Taincre les obstacles les plus multipliés. Ce bel ouvrage a réussi dès la première fonte. La statue pèse près de vingt-trois mille kilo- grammes ; sa hauteur excède de deux déci- mètres celle de la statue équestre de Louis XIY, qui étoit à la place Vendôme, à Paris. On a eu le bon goût de ne pas dorer le cheval; on s'est contenté de l'enduire d'un vernis de cou- leur olivâtre, qui tire sur le brun. Comme les édifices qui entourent la place sont en général peu élevés , on voit la statue projetée contre le ciel; circonstance qui, sur le dos des Cordillères , où l'atmosphère est d'un bleu très-foncé, produit l'effet le plus pitto- resque. J'ai assisté au transport de cette masse
6o VUE» DES CORDILLÈRES,
énorme, depuis l'endroit de sa fonte jusqu'à la Plaza major. Elle a traversé une distance d'environ seize cents mètres, en cinq jours. Les moyens mécaniques que M. Toisa a employés pour l'élever sur le piédestal d'un beau marbre mexicain, sont très-ingénieux, et mérileroient une description détaillée.
La grande place de Mexico est aujourd'hui d'une forme irrégulière, depuis que, contre le plan de Cortez, on y a construit le carré qui renferme les boutiques du Parian. Pour éviter l'apparence de cette irrégularité, on a jugé nécessaire de placer la statue équestre, que les Indiens ne connoissent que sous le nom du grand cheval j dans une enceinte par- ticulière. Cette enceinte est pavée en carreaux de porphyre, et élevée de plus de quinze dé- cimètres au-dessus du niveau des rues adja- centes. L'ovale , dont le grand axe est de cent mètres, est entouré de quatre fontaines, et fermé, au grand déplaisir des indigènes, par quatre portes, dont les grilles sont ornées en bronze.
La gravure que je publie est la copie fidèle d'un dessin fait , dans des dimensions plus grandes , par M. Ximcno , artiste d'un talent
ET MONUMENS DE l'aiMÉRTQUE. 6i
^distingué , et direcleur de la classe de pein- ture à l'académie de Mexico. Ce dessin offre , dans les figures placées hors de l'enceinte, le costume des Guachinangos , ou du bas peuple mexicain ".
1 Voyez mon Essai politique sur le royaume de la Nouvelle-Espagne, Vol. il, p. 12 et 1 36 de i'éd. in-S",
X.
02 VUES DES CORDILLÈRES ,
PLANCHE IV.'
Ponts naturels d'Iconon^o,
Parmi les scènes majestueuses et variées que présentent les Cordillères , les vallées sont ce qui frappe le plus l'imagination du voyag"eur européen. L'énorme hauteur des montagnes ne peut être saisie en entier qu'à une distance considérable , et lorsqu'on se trouve placé dans ces plaines qui se pro- longent depuis les cotes jusqu'au pied de la chaîne centrale. Les plateaux qui entourent les cimes couvertes de neiges perpétuelles, sont la plupart élevés de deux mille cinq cents à trois mille mètres au-dessus du niveau de l'Océan. Cette circonstance diminue, jus- qu'à un certain point , l'impression de g-ran- deur que produisent les masses colossales du Chimborazo, du Cotopaxi et de l'Antisana, vues des plateaux de fliobamba et de Quito. Mais i! n'en est point des vallées comme des montagnes. Plus profondes et pi us étroites que celles des Alpes et des Pyrénées , les
' PI. II Ue l'édUion in-S".
/y, //,
ET MONUMENS DE l'amÉIiIQUE. G5
vallées des Cordillères offrent les sites les plus sauvages et les plus propres à remplir l'âme d'admiration et d'effroi. Ce sont des crevasses dont le fond et les bords sont ornés d'une végétation vigoureuse, et dont souvent la profondeur est si grande , que le Vésuve et le Puj-de-Dome pourroient y être placés sans que leur cime dépassât le rideau des mon- tagnes les plus voisines. Les voyages intéres- sans de M. Ramond ont fait connoître la vallée d'Ordesa, qui descend du Mont-Perdu, et dont la profondeur moyenne est de près de neuf cents mètres ( quatre cent cinquante- neuf toises). En voyageant sur le dos des Andes, de Pasto à la Filla de I barra , et en descendant de Loxa vers les bords de la rivière des Amazones, nous avons traversé, M. Bonpland et moi, les fameuses crevasses de Chota et de Cutaco, dont l'une a plus de quinze cents, et l'autre plus de treize cents mètres de profondeur perpendiculaire. Pour donner une idée plus complète de la gran- deur de ces phénomènes géologiques, il est utile de faire observer que le fond de ces crevasses n'est que d'un quart moins élevé au-dessus du niveau des eaux de la mer.
64 VUES DES COUDILLliRlZS,
que les passages du Saint -Golhard et du Mont-Genis.
La vallée d'Icononzo ou de Pandi , dont une partie est représentée dans la quatrième Planche , est moins remarquable par ses di- mensions que par la forme extraordinaire de ses rochers, qui paroissent taillés par la main de l'homme. Leurs sommets nus et arides offrent le contraste le plus pittoresque avec les touffes d'arbres et de plantes herbacées qui couvrent les bords de la crevasse. Le petit torrent, qui s'est frayé un passage à travers la vallée d'Icononzo, porte le nom de Rio de la Siumna Paz. Il descend de la chaîne orientale des Andes qui, dans le royaume de la Nouvelle-Grenade , sépare le bassin de la rivière de la Madeleine, des vastes plaines du Meta , du Guaviare et de rOrénoque. Ce torrent, encaissé dans un lit presque inaccessible^ ne pourroitêtre franchi qu'avec beaucoup de difficultés, si la nature même n'y avoit formé deux ponts de rochers qu'on regarde avec raison , dans le pays , comme une des choses les plus dignes de fixer l'attention des voyageurs. C'est au mois de septembre de l'année 1801 , que nous avons
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. 65
passé ces ponls naturels d'Icononzo, en allant de Santa-Fe de Bogota à Popajan et à Quito.
Le nom d'Icononzo est celui d'un ancien village des Indiens Mujscas, situé sur le bord méridional de la vallée , et dont il n'existe plus que quelques cabanes éparses. L'endroit habité le plus proche de ce site remarquable, est aujourd'hui le petit village de Pandi ou Mercadillo , éloigné d'un quart de lieue vers le nord-est. Le chemin de Santa-Fe à Fusagasuga ( lat. [\^ 10' 1\" nord , long. 50 ^/ i4^/)j et de là à Pandi, est l'un des plus difficiles et des moins frayés que l'on trouve dans les Cordillères. Il faut aimer passionnément les beautés de la nature, pour ne pas préférer la route ordinaire qui con- duit du plateau de Bogota par la Mesa de Juan Diaz aux rives de la Madeleine, à la descente périlleuse du Paramo de San-Fortu- nato et des montagnes de Fusagasuga, vers le pont naturel d'Icononzo.
La crevasse profonde à travers laquelle se précipite le torrent de la Sunima Paz occupe le centre de la vallée de Pandi. Près du pont elle conserve , sur plus de quatre mille mètres de longueur, la direction de l'est à l'ouest. I. 5
66 VUES DES CORDILLÈRES,
La rivière forme deux belles cascades au point où elle entre dans la crevasse à l'ouest de Doa, et au point où elle en sort en des- cendant vers Melgar. Il est très-probable que cette crevasse a été formée par un tremble- ment de terre : elle ressemble à un filon énorme , dont la gang-ue auroit été enlevée par les travaux des mineurs. Les montagnes environnantes sont de grès à ciment d'argile : celte formation , qui repose sur les schistes primitifs {thoiischiefer) de Villeta, s'étend depuis la montagne de sel gemme de Zipa- quira jusqu'au bassin de la rivière de la Madeleine. C'est elle aussi qui renferme les couches de charbon de terre de Canoas ou de Chipa , que l'on exploite près de la grande chute de Tequendama (PI. vi).
Dans la vallée d'Icononzo , le grès est com- posé de deux roches distinctes. Un grès très- compacte et quartzeux, à ciment peu abon- dant, et ne présentant presque pas de fissures de stratification^ repose sur un grès schisteux ( sondsteinschiefer) à grain très-fin , et divisé en une infinité de petit^fs couches très-minces et presque horizontales. On peut croire que le banc compacte et quartzeux, lors de la
ET MOîNUMENS DE L*AMÉniQUE. 67
formation de la crevasse , a résisté à la force qui déchira ces montagnes, et que c'est la continuation non iiilerrompue de ce banc qui sert de jjont pour traverser d'une partie de la vallée à l'autre. Celle arche naturelle a aua- torze mètres et demi de longueur sur .12™, 7 de largeur; son épaissv^ur , au centre., est de 2"",4. I^es expériences faites avec beaucoup de soin sur la chute des corps , et en employant un chronomètre de Berthoud , nous ontdonné 97"' ,7 pour la hauteur du pont supérieur au- dessus du niveau des eaux du torrent. Une personne très-éclairée, quia une campagne aorréable dans la belle vallée de Fusag-asu'^a , Don Jorge Lozano , a mesuré avant nous cette même h-imteur, au moyen d'une sonde: il l'a trouvée de cent douze varas (90 "j^) : la profondeur du torrent paroît être, d^inr les eaux moj^nnes, de six mètres. Les In- diens de Pandi ont formé, pour la sûreté des voyageurs , d'ailleurs très-rares dans ce pajs désert, une petite balustrade de roseaux qui se prolonge vers le chemin par lequel on parvient au pont supérieur.
Dix toises au-dessous de ce premier pont naturel, s'en trouve un autre auquel nous
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68 VUES DES CORDILLÈKES,
avons été conduits par un sentier étroit qui descend sur le bord de la crevasse. Trois énormes masses de rochers sont tombées de manière à se soutenir mutuellement : celle du milieu forme la clef de la voûte, accident qui auroit pu faire naître aux indigènes l'idée de la maçonnerie en arc , inconnue aux peuples du nouveau monde comme aux anciens habi- tans de l'Eg-ypte. Je ne déciderai pas la ques- tion de savoir si ces quartiers de rochers ont été lancés de loin, ou s'ils ne sont que les fragmens d'une arche détruite en place, mais originai- rement semblable au pont naturel supérieur. Cette dernière supposition est rendue pro- bable par un accident analogue qu'offre le Colisée à Rome, oi^i l'on voit, dans un mur à demi écroulé , plusieurs pierres arrêtées dans leur chute , parce qu'en tombant elles ont formé accidentellement une voûte.
Au miheu du second pont d'Icononzo se trouve un trou de plus de huit mètres carrés, par lequel on voit le fond de l'abime : c'est là que nous avons fait les expériences sur la chute des corps. Le torrent paroît couler dans une caverne obscure : le bruit lugubre que l'on entend est dû à une infinité d'oiseaux
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. 69
nocturnes qui habilent la crevasse, et que l'on est tenté d'abord de prendre pour ces chauves-souris de taille gigantesque , qui sont si communes dans les régions équinoxiales. On en distingue des milliers qui planent au- dessus de l'eau.
Les Indiens nous ont assuré que ces oiseaux ont la grosseur d'une poule, des yeux de hibou, et le bec recourbé. On les appelle cacas y et la couleur uniforme de leur plu- mage , qui est d'un gris brunâtre , me fait croire qu'ils n'appartiennent pas au genre caprimulgus , dont les espèces sont d'ailleurs si variées dans les Cordillères. Il est impos- sible de s'en procurer , à cause de la pro- fondeur delà vallée. On n'a pu les examiner qu'en jetant des fusées dans les crevasses, pour en éclairer les parois.
L'élévation du pont naturel d'Icononzo est de huit cent quatre-vingt-treize mètres (quatre cent cinquante-huit toises) au-dessus du ni- veau de l'Océan. Il existe dans les montagnes de la Virginie , dans le comté de Rock Bridge , un phénomène semblable au pont supérieur que nous venons de décrire. Il a été examiné par M. Jefferson , avec le soin qui dislingue
.^O VTJES DES CORDILLÈRES,
tontes les observations de cet excellent natu- raliste ^ Le pont naturel du Ccdar Creeh en Virginie , est une arche calcaire de vingt-sept mètres d'ouverture; son élévation au-dessus des eaux de la rivière est de soixante-dix mètres. Le pont de terre {Runtichnca) que nous avons trouvé sur la pente des montagnes porpLjritiques de Cliuinban dans la province de los Pastos j le pont de la Mère de Dieu , appelé Dantô, près de Totonilco au Mexique , la roche percée près de Grandola dans la province de l'Alentejo en Portugal , sont des phénomènes géologiques qui ont tous quel- que ressemblance avec le pont d'Icononzo. Mi.is je doute qu'on ait découvert jusqu'ici, quelque part sur le globe, un accident aussi extraordinaire que celui qu'offient les trois masses de rochers qui se soutiennent mutuel- lement en formant une voûte naturelle.
J'ai dessiné les ponts d'Icononzo dans la partie septentrionale de la vallée , et dans un point où l'arche se présente en profil. Les premières épreuves de cette Planche indiquent par erreur, comme graveur, M. Gmelin à Rome, au lieu de M. Bouquet à Paris.
* Notes sur la Virginie, p. bG.
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE.
PLANCHE V.
Passage du Qidndiu , dans la Cordillère des Andes.
Dans le royaume de la Nouvelle-Grenade , depuis les 2" 5o' jusqu^aux 5" i5' de latitude boréale, la Cordillère des Andes est divisée en trois chaînes parallèles, dont les deux laté- rales seulement, à de très-grandes hauteurs, sont couverte* de grès et d'autres formations secondaires.
La chaîne orientale sépare la vallée de la rivière de la Madeleine des plaines du Rio Meta. C'est sur sa pente occidentale que se trouvent les ponts naturels d'Icononzo. Ses plus hautes cimes sont le Paramo de la Summa Paz et celui de Chingasa. Aucune d'elles ne s'élève jusqu'à la région des neiges éternelles.
La chaîne centrale partage les eaux entre le bassin de la rivière de la Madeleine et celui du Rio Cauca. Elle atteint souvent la limite des neiges perpétuelles; elle la dépasse de beaucoup dans les cimes colossales de
72 VUES DES CORDILLÈRES ,"
Guanacas y de Baragan et de Quindiu. Au lever et au coucher du soleil, cette cliaîne centrale présente un spectacle magnifique aux habitons de S;inta-Fe; elle rappelle, avec des dimensions plus imposantes, la vue des Alpes de la Suisse.
La chaîne occidentale des Andes sépare la vallée de Cauca de la province du Choco et des côtes de la mer du Sud. Son élévation est à peine de quinze cents mètres : elle s'abaisse tellement entre les sources du Rio Atracto et celles du Rio San-Juan , qu'on a de la peine à suivre son prolongement dans l'isthme de Panama.
Ces trois chaînes de montagnes se con- fondent vers le nord , par les 6*^ et 7° de latitude boréale. Elles forment un seul g-roupe, au sud de Popajan , dans la province de Pasto. D'ailleurs il ne faut pas les confondre avec la division des Cordillères observée parBouguer et La Condamine, dans le royaume de Quito, depuis l'équateur jusqu'aux 2*^ de latitude australe.
La ville de Santa-Fe de Bogota est située à l'ouest du Paramo de Chingasa, dans un plateau qui a deux mille six cent cinquante
ET MO^JUMENS DE l'aMÉRIQUE. 70
mètres de hauteur absolue, et qui se pro- longe sur le dos de la Cordillère orientale. Il résulte de cette structure particulière des Andes , que , pour parvenir de Santa-Fe à Popayan et aux rives du Cauca, il faut des- cendre la chaîne orientale j soit par la Mesa et Tocajma j soit par les ponts naturels à'Icononzoj traverser la vallée de la rivière de la Madeleine, et passer la chaîne cen- trale. Le passage le plus fréquenté est celui du Paramo de Guanacas , décrit par Bou- guer, lors de son retour de Quito à Cartha- gène des Indes. En suivant ce chemin , le voyageur traverse la crête de la Cordillère centrale dans un seul jour, au milieu d'un pays habile. Nous avons préféré au passage de Guanacas celui de la montagne de Quindiu ou Quindio y entre les villes d'Ibague et de Carthago. C'est l'entrée de ce passage qui est représentée dans la Planche v. Il m'a paru indispensable de donner ces détails géogra- phiques , pour faire mieux connoître la posi- tion d'un endroit qu'on chercheroit en vain sur les meilleures cartes de l'Amérique méri- dionale, par exemple sur celle de La Criiz. La montagne de Quindiu ( lat. 4*^ o6^
^4 VUES DES COnOILLÈRES,
long. 5" 12') est regardée comme le passage le plus pénible que présente la Cordillère des Andes. C'est une forêt épaisse entièrement inhabitée, que, dans la plus belle saison, on ne traverse qu'en dix ou douze jours. On n'y trouve aucune cabane, aucun moyen de subsistance : à toutes les époques de l'année les voyageurs font leurs provisions pour un mois, parce qu'il arrive souvent que, parla fonte des neiges et par la crue subite des torrens , ils se trouvent isolés de manière à ne pouvoir descendre ni du côté de Carthago ni du côté d'Ibague. Le point le plus élevé du chemin , la Garito del Paramo , a trois mille cinq cents mètres de hauteur au-dessus des eaux de l'Océan. Comme le pied de la montagne, vers les rives du Cauca , n'en a que neuf cent soixante , on y jouit générale- ment d'un climat doux et tempéré. Le sentier par lequel on passe la Cordillère est si étroit , que sa largeur ordinaire n'est que de quatre ou cinq décimètres : il ressemble en grande partie à une galerie creusée à ciel ouvert. Dans celte partie des Andes, comme presque partout ailleurs , le roc est couvert d'une couche épaisse d'argile. Les filets d'eau qui
ET MONUMENS DE l'amÉRIQUE. jS
descendent de la montagne ont creusé des ravins de six à sept mètres de profondeur. On marche dans ces crevasses qui sont rem- plies de boue, et dont l'oî scurité est aug- mentée par la végétation épaisse qui en couvre l'ouverture. Le corps des bœufs, qui sont les bétes de somme dont on se sert communé- ment dans ces contrées, a de la peine à passer dans ces galeries qui ont jusqu à deux mille mètres de longueur. Si on a le malheur d'y rencontrer ces bètes de somme, il ne reste d'autre moyen de les éviter, que celui de rebrousser chemin ou de monter sur le mur de terre qui borde la crevasse , et de se tenir suspendu en s'accrochant aux racines qui y pénètrent depuis la surûice du sol.
En traversant la montagne de Quindiu , au mois d'octobre j8oi, à pied, et suivis de douze bœufs qui portoient nos instru- mens et nos collections, nous avons beau- coup souffert des averses continuelles aux- quelles nous avons été exposés les trois ou quatre derniers jours , en descendant la pente occidentale de In Cordillère. Le chemin passe par un pays marécageux , couvert de bam- bousiers. Lespiquans, dont sont armées les
76 VUES DES CORDILLÈRES,
racines de ces graminées gigantesques, a voient déchiré nos chaussures ; de sorte que nous étions forcés, comme tous les voyageurs qui ne veulent pas se laisser porter à dos d'homme, d'aller pieds nus. Cette circonstance, l'humi- dité continuelle, la longueur du chemin, la force musculaire qu'il faut employer pour marcher dans une argile épaisse et bourbeuse, la nécessité de passer à gué des torrens pro- fonds et dont l'eau et très -froide^ rendent sans doute ce voyage excessivement fatigant; mais, quelque pénible qu'd soit, il ne pré- sente aucun des dangers dont la crédulité du peuple alarme les voyageurs. Le sentier est étroit, mais les endroits où il borde des pré- cipices sont très-rares. Comme les bœufs ont la coutume de mettre les pieds toujours sur la même trace, il en résulte qu il se forme en travers, dans le chemin, une suite de petits fossés séparés les uns des autres par des proé- minences de terre très-étroites. Dans le temps des fortes pluies, ces proémidences restent cachées sous l'eau, et la marche du voya- geur est doublement incertaine _, parce qu'il ignore s'il place le pied sur la digue ou dans le fossé.
ET MOWUMENS DE L AMÉRIQUE. '-^n
Peu de personnes aisées ayant, dans ces climats, l'habitude de marcher à pied et dans des chemins aussi difficiles pendant quinze ou vingt jours de suite, on se fait porter par des hommes qui ont une chaise liée sur le dos; car, dans l'état actuel du passage de Quindiu , il seroit impossible d'aller sur des mules. On entend dire dans ce pays , aller a dos d'homme ( andar en carguero) , comme on dit aller a cheval. Aucune idée humiliante n'est attachée au métier des cargueros. Les hommes qui s'y livrent ne sont pas des Indiens , mais des métis, quelquefois même des blancs. On est souvent surpris d'entendre des hommes nus, qui sont voués à une profession aussi flétris- sante à nos yeux, se disputer, au milieu d'une forêt, parce que l'un d'eux a refusé à l'imlre , qui prétend avoir la peau plus blanche , les titres pompeux de Don ou de Su Merced. Les cargueros portent commu- nément six à sept arrobas (soixante-quinze à quatre-vingt-huit kilogrammes) ; il y en a de très -robustes qui portent jusqu à neuf arrobas. Quand on réfléchit sur l'énorme fatigue à laquelle ces malheureux sont exposés
nS VUES DES CORDILLÈRES,
en marchant huit à neuf heures par jour dans un ]);iys nionlueux; qu;.nd on sait qu'ils ont quelquefois le dos meurtri comme des bêles de somme , et que des vo) acteurs ont souvent la cruauté de les abandonner dans la forêt lorsqu'ils tombent malades ; quand on pense qu'ils ne gagnent, dans un voyage d'Ibague à Carthago , que i 2 à 1 4 piastres ( 60 à 70 fr. ) dans l'espace de quinze, quelquefois même de vingt-cinq ou trente jours, on a de la peine à concevoir comment ce métier de cargueros , un des plus pénibles de ceux aux- quels l'homme se Rvre, est embrassé volon- tairement par tous les jeunes gens robustes qui vivent aux pieds de ces montagnes. Le goût d'une vie errante et vagabonde . l'idée d'une certaine indépendance aw milieu des forêts, leur font préférer cette occupation pénible aux travaux sédentaires et monotones des villes.
Le passage de la montagne de Quindiii n'est pas la seule partie de l'Amérique méri- ridionale dans laquelle on voyage à dos d'homme. Une province entière, celle d'An- tioqiiia, est environnée de montagnes si diîil- ciles à franchir, que les personnes qui ne
ET MONUME]SS DE L AMÉlllQUE. 79
veulent pas se fier à l'adresse d'un caiguero j et qui ne sont pas assez robustes pour faire à pied le the'nnn de Sanla-Fe de Aatioquia à la Boea de Nares , ou au Rio Samana , doivent renoncer à sortir de ce pays. J'ai connu un habitant de cette province dont l'embonpoint étoit énorme : il n'avoit ren- contré que deux métis capables de le porter, et il eût été impossible de retourner chez lui, si ces deux cargueros fussent morts pen- dant qu'd se trouvoit sur les rives delà Made- leine, à Mompox ou à Honda. Le nombre des jeunes gens qui font le métier de bêtes de somme au Choco , à Ibague et à 3Iede]lin , est si grand, que l'on en rencontre quelque- fois des files de cinquante ou soixante. Lors- qu'on forma, il y a quelques années, le projet de rendre praticable, pour des mulets, le chemin de montagnes qui mène du villan-e de Nares à Antioquia, les cargueros TécXameTeni formellement contre l'amélioration des routes, et le gouvernement eut la foiblesse de céder à leurs réclamations. Il est utile de rappeler ici que les mines du Mexique offrent aussi une classe d'hommes qui n'ont d'autre occu- pation que celle d'en porter d'autres sur lem-
8o VUES DES COIIDTLLÈRES,
dos. Dans ces climats la paresse des blanc* est si grande , que chaque directeur des mines a à sa solde un ou deux Indiens qu'on appelle ses chevaux (^cavallUos) , parce qu'ils se font seller tous les matins , et qu'appujés sur une petite canne, et jetant le corps en avant, ils portent leur maître d'une partie de la mine à l'autre. Parmi les caual/itos elles cargueros ^ on distingue et l'on recommande aux voya- geurs ceux qui ont le pied sûr et le pas doux et égal. On est peiné d'entendre parler des qualités de l'homme dans des termes qui désignent l'allure des chevaux et des mulets.
Les personnes qui se font porter dans la chaise d'un c argue ro ^ doivent rester, pen- dant plusieurs heures, immobiles et le corps penché en arrière. Le moindre mouvement suffîroit pour faire tomber celui qui les porte, et les chutes sont d'autant plus dangereuses, que souvent le c arguera j trop confiant dans son adresse, choisit les pentes les plus escar- pées , ou traverse un torrent sur un tronc d'arbre étroit et glissant. Cependant les acci- dens sont très-rares, et ceux qui ont eu lieu doivent être attribués à l'imprudence des
ET MOTÎUMENS DE L AMERIQUE. »i
voyageurs qui , effrayés , ont sauté à terre du haut de leur chaise.
La cinquième Planche représente un site très-pittoresque , que l'on découvre à l'entrée de la montagne de Quindiu , près d'Ibag-ue, à un poste que l'on appelle le pied de la Cuesta. Le (*one tronqué de Tolima, couvert de neiges perpétuelles , et rappelant par sa forme le Cotopaxi et le Cayambe , paroît au-dessus d'une masse de rochers granitiques. La petite rivière de Combeima, qui mêle ses eaux à celles du Rio Cuello, serpente dans une vallée étroite , et se fraye un chemin à travers un bosquet de palmiers. On dis- tingue dans le fond une partie de la ville d'Ibague, la grande vallée de la rivière de la Madeleine, et la chaîne orientale des Andes. Sur le devant on voit une troupe de car- gueros qui entrent dans la montagne. On y reconnoit la manière particuhère dont la chaise, construite en bois de bambousier, est liée sur les épaules, et tenue en équi- libre par un l'ronteau semblable à celui que portent les chevaux et les bœufs. Le rouleau que l'on voit dans la main du troisième car- guero est le toit, ou plutôt la maison mobile I. 6
S2 VUES DES CORDILLÈRES,
dont le voyageur se sert en traversant les forets de Quindiu.
Lorsqu'on est arrivé à Ibague , et qu'on se prépare an voyage , on fait couper dans les montagnes voisines plusieurs centaines de feuilles de vijao , plante de la famille des ba- naniers , qui forme un nouveau genre voisin du Thalia, et qu'il ne faut pas confondre avec l'Heliconia bihai. Ces feuilles , mem- braneuses et lustrées comme celles du Musa, sont d'une forme ovale, et ont cinquante- quatre centimètres (vingt pouces) de lon- gueur, sur trente-sept centimètres (quatorze pouces ) de largeur. Leur surface inférieure est d'un blanc argenté et couverte d'une matière farineuse qui se détache par écailles. C'est ce vernis particulier qui les rend propres à résister long-temps à la pluie. En les ramas- sant, on fait une incision à la nervure prin- cipale, qui est le prolongement du pétiole : celte incision doit servir de crochet pour les suspendre, quand on voudra former le toit mobile; ensuite on les étend et on les roule avec soin en un paquet cylindrique. Il faut un poids de cinquante kilogrammes de feuilles pour couvrir une cabane dans laquelle
ET MONUMENS DE l'aMÉUIQUE. 83
couchent six à huit personnes. Lorsqu'au milieu des forets on arrive dans un endroit où le sol est sec, et où l'on compte passer la nuit , les cafgiieros coupent quelques branches d'arbre qu'ils réunissent en forme de tente. En quelques minutes, cette char- pente légère est divisée en carreaux par des lianes ou par des fils d'agave placés parallèle- ment à une distance de trois à quatre déci- mètres les uns des autres. Pendant ce temps, le paquet de feuilles de vijao a été déroulé, et plusieurs personnes s'occupent à les ar- ranger sur le treillage, de manière qu'elles se recouvent comme les tuiles des maisons. Ces cabanes , construites à la hâte , sont très-fraîches et tres-commodes. Si pendant la nuit le voyageur sent pénétrer la pluie, il indique l'endroit où se trouve la gout- tière ; une seule feuille suffit pour obvier à cet inconvénient. Nous avons passé plusieurs jours dans la vallée de Boquia, sous une de ces tentes de feuillage , sans être mouillés , quoique la pluie fût très -forte et presque continuelle.
La montagne de Quindiu est un des en- droits les plus riches en plantes utiles et
6*
8.4 VUES DES CORDILLÈRES,
intéressantes. C'est là que nous avons trouvé le palmier {Ceroxjlon andicola) , dont le tronc est couvert d'une cire végétale ; les passiflores en arbres , et le superbe Mutisia grandiflora, dont les fleurs, de couleur écar- late, ont seize centimètres (six pouces) de long".
Kï MONUMENS DE L AMERIQUE. o'.>
PLANCHE VI.
Chute (lu Tequendama.
Le plateau sur lequel est située la ville de Santa-Fe de Bogota ofFre plusieurs traits de ressemblance avec celui qui renferme les lacs mexicains. L'un et l'autre sont plus élevés que le couvent du Saint-Bernard : le premier a deux mille six cent soixante mètres ; le second, deux mille deux cent soixante-dix- sept mètres au-dessus du niveau de la mer. La vallée de Mexico, entourée d'un mur cir- culaire de montagnes porphyritiques , est couverte d'eau dans son centre; car, avant que les Européens eussent creusé le canal de Huehuetoca , aucun des nombreux torrens qui se précipitent dans la vallée ne trouvoit une ouverture pour en sortir. Le plateau de Bogota est également entouré de montag-nes
no o
élevées : le niveau parfait de son sol , sa cons- titution géologique, la forme des rochers de Suba et de Facatativa, qui s'élèvent comme des îlots au milieu des savanes, tout y semble
S6 VUES DES ronniLLÈRES,
indiquer l'existence d'un ancien lac. La ri- vière de Funzha , comniunénient appelée Rio de Bogota , après avoir réuni les eaux de la vallée, s'est frayée un chemin à travers les nionlag-nes situées au sud-ouest de la ville de Santa-Fe. C'est près de la ferme de Tequen- dama qu'elle sort de la vallée , en se précipi- tant, par une ouverture étroite, dans une crevasse qui descend vers le bassin de la rivière de la Madeleine. Si l'on tentoit de fermer cette ouverture, la seule que présente la vallée de Bogota, on converliroit peu à peu ces plaines fertiles en un lac semblable aux lacs mexicains.
Il est facile de reconnoître l'influence cjue ces faits géologiques ont exercée sur les tra- ditions des anciens habitans de ces contrées. Nous ne déciderons pas si , chez des peuples qui n'étoient pas très- éloignés de la civili- sation , l'aspect des lieux a fait imaginer des hypothèses sur les prejnières révolutions du f'iobe , ou si les grandes inondations de la vallée de Bogota sont assez récentes pour que la mémoire ait pu s'en conserver parmi les hommes. Partout des traditions historiques sont mêlées à des opinions religieuses, et il
ET MOKUMENS DE l'amÉRIQUE. 87
est intéressant de rappeler ici celles que le conquérant de ces pays, Conzalo Ximenez de Quesada, trouva répandues parmi les Indiens Mu jscas , Panchas et Natagaynias, lorsqu'il pénétra le premier dans les mon- tagnes de Cundinamarca '.
Dans les temps les plus reculés, avant que la lune accompagnât la terre, dit la njylho- logie des Indiens 3Iuyscas ou Mozcas , les habitans du plateau de Bogota vivoient comme des barbares, nus, sans agriculture, sans lois et sans culte. Tout-à-coup parut chez eux un vieillard qui venoil des plaines situées à l'est de la Cordillère de Chingasa : il paroissoit d'une race différente de celles des indigènes, car il avoit la barbe longue et touffue. Il étoit connu sous trois noms différens : sous ceux de Bochica , Neinquethcba et Zuhè. Ce vieillard, semblable à Manco - Capac , apprit aux homnîes à se vêtir, à construire des cabanes , à labourer la terre et à se réunir en société. Il amena avec lui une
* Voyez Llcas Fernandez Pii-.draiiita, Obispo de Panama, Historia gênerai del Nuevo Revno de Gre- nada, p. 17 j ouvratje composé d'après les manuscrits de Quesada.
8$ TUES DF,S CORDILLÈRES,
femme à laquelle la tradilion (.loniie encore trois noms; savoir^ ceux de Chiaj Yiibe- caj giiaya et Hiiylhaca. Celte femme , d'une rare beauté, mais d'une méchanceté exces- sive , contraria son époux dans loul ce qu'il entreprenoit pour le bonlieur des hommes. Par son art magique , elle fît enfler la rivière de Funzha, dont les eaux inondèrent toute la vallée de Bogota. Ce déluge fit périr la plupart des habitans , et quelques-uns seule- ment s'échappèrent sur la cime des montagnes voisines. Le vieillard irrité chassa la belle Hujthaca loin de la terre; elle devint la lune, qui, depuis celle époque, connnenca à éclairer noire planète pendant la nuit. Ensuite Bochica, ajant pitié deshouniies dis- persés sur les montagnes, brisa d'une main puissante les rochers qui ferment la vallée du côté de Canaos et de Tequendama, Il fît écouler par cette ouverture les eaux du lac de Funzha , réunit de nouveau les peuples dans la vallée de Bogota , construisit des villes, introduisit le culte du soleil, nomma deux chefs , entre lesquels il partagea les pou- voirs ecclésiastique et séculier , et se retira , sous le nom à'Idacanzas ^ dans la sainte vallée
ET MONUMETÎS DE l'aMÉRIQUE. 89
dlraoa, près de Tunja, où il vécut dans les exercices de la pénitence la plus austère, pendant l'espace de deux mille ans.
Cette fable indienne . qui altribue au fon- dateur de l'empire du Zacjue la chute d'eau du Tequendama, réunit un grand nombre de traits que l'on trouve épars dans les tra- ditions religieuses de plusieurs peuples de l'ancien continent. On croit reconnoître le bon et le mauvais principe personnifiés dans le vieillard Bocliica, et dans sa femme Huy- tliaca. Le temps reculé où la lune n'existoit point encore , rappelle la prétention des Arcadiens sur l'antiquité de leur origine, li'astre de la nuit est peint comme un être malfaisant qui augmente l'hunùdité sur la terre, tandis que Bochica , fils du Soleil, sèche le sol, protège l'agriculture, et devient le bienfaiteur des Muyscas, comme le pre- mier Inca fut celui des Péruviens.
Les voyageurs qui ont vu de près le site imposant de la grande cascade du Tequen- dama, ne seront pas surpris que des peuples grossiers aient attribué une origine miracu- leuse à ces rochers qui paroisscnt avoir été taillés par la main de l'homme ; à ce gouffre
QO VUES DES CORDILLÈRES,
étroit dans lequel se précipite une rivière qui réunit toutes les eaux de la vallée de Bogota ; à ces iris qui brillent des plus belles couleurs, et qui changent de forme à chaque instant; à cette colonne de vapeurs qui s'élève comme un nua^e épais, et que l'on reconnoît à cinq lieues de distance, en se promenant autour de la ville de Santa-Fe. La sixième Planche ne peut donner qu'une foible idée de ce spectacle majestueux. S'il est difficile de dé- crire les beautés des cascades, il l'est encore plus de les faire sentir par le secours du dessin. L'impression qu'elles laissent dans l'ame de l'observateur dépend du concours de plusieurs circonstances : il faut que le volume d'eau qui se précipite soit propor- tionné à la hauteur de la chute, et que le paysage environnant ait un caractère roman- tique et sauvage. La Pissevache et le Staub- bach, en Suisse, ont une très-grande élé- vation , mais leur masse d'eau n'est pas très-considérable. Le Niagara et la chute du Rhin, au contraire, offrent un énorme volume d'eau, mais leur hauteur ne surpasse pas cinquante mètres. Une cascadeenvironnée de collines peu élevées produit moins d'effet
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. Ql
que les cliutes d'eau que l'on voit dans les vallées profondes et étroites des Alpes , des Pyrénées , et surtout de la Cordillère des Andes. Outre la hauteur et le volume de la colonne d'eau , outre la confifruration du sol et l'aspect des rochers , c'est la vigueur et la forme des arbres et des plantes herbacées; c'est leur distribution en groupes ou bou- quets épars ; c'est le contraste entre les masses pierreuses et la fraîcheur de la végétation , qui donnent un caractère particulier à ces grandes scènes de la nature. La chute du Niagara seroit plus belle encore si , au lieu de se trouver sous une zone boréale , dans la région des pins et des chênes , ses environs éfoient ornés d'héhconia, de palmiers, et de fougères arborescentes.
La chute ( saho ) de Tequendama réunit tout ce qui peut rendre un site éminemment pittoresque. Elle n'est point j comme on le croit dans le pays ' et comme des physiciens l'ont répété en Europe , la cascade la plus haute du globe : la rivière ne se précipite
PiEDRAiiiTA, p. 19; JuLiAN, la Pcila delà Aiuc- rica, provincia de Santa Mavtlia , 1787, p. 9.
92 VUES DES CORDILLÈRES,
pas, comme le dit Boiigner, dans un çoufFre de cinq à six cents mètres de profondeur perpendiculaire ; mais il existe à peine une cascade qui , à une hauteur aussi considé- rable , réunisse une si grande masse d'eau. Le Rio de Bogota, après avoir abreuvé les marais qui se trouvent entre les villages de Fûcatativa et de Fontibon, conserve encore, près de Canoas , un peu au-dessus du s alto y une largeur de quarante-quatre mètres, lar- geur qui est la moitié de celle de la Seine , à Paris , entre le Louvre et le Palais des arts. La rivière se rétrécit beaucoup près de la cascade même , où la crevasse , qui paroît Ibrmée par un tremblement de terre , n'a que dix à douze mètres d'ouverture. A l'é- poque des grandes sécheresses , le volume d'eau qui , en deux bonds , se précipite à une profondeur de cent soixante - quinze mètres, présente encore un profil de quatre- vingt-dix mètres carrés. On a ajouté au des- sin de la cascade la figure de deux hommes pour servir d'échelle à la hauteur totale du salto. Le point où ces hommes sont placés y au bord supérieur , a deux mille quatre cent soixante-sept mètres d'élévation au-dessus du
ET MOWUMENS DE L AMÉRIQUE. ^O
niveau de l'Océan. Depuis ce point jusqu'à la rivière de la Madeleine , la petite rivière de Bogota a encore plus de deux mille cent mètres de chute , ce qui fait plus de cent quarante mètres par lieue conmiune.
Le chemin qui conduit de la ville de Santa- Fe au salto de Tequendama , passe par le villasre de Suacha et la grande ferme de Canoas , renommée pour ses belles récoltes en froment. On croit que l'énorme masse de vapeurs qui s'élèvent journellement de la cascade, et qui sont précipitées par le contact de l'air froid , contribue beaucoup à la grande fertilité de cette partie du plateau de Bogota. A une petite distance de Canoas, sur la hau- teur de Chipa , on jouit d'une vue magni- fique , et qui étonne le vojagenr par les contrastes qu'elle présente. On vient de quit- ter des champs cultivés en froment et en orge: outre les aralia , l'alstonia theaeformis , les bégonia et le quinquina jaune ( Cinchona cordifolia , Mut. ), on voit autour de soi des chênes , des aunes , et d'autres plantes dont le port rappelle la végétation de l'Europe; et tout-à-coup on découvre , comme du haut d'une terrasse, et pour ainsi dire à ses pieds,
()4 TLES DES COIlOILLKlil--» ,
un })ays où croissent les palmiers, les bana- niers et la canne à sucre. Gomme la crevasse dans laquelle se jette le Piio de Bogota com- munique aux plaines de la rég^ion chaude ( tierra caliente ) , quelques palmiers se sont avancés jusqu'au pied de la cascade. Cette circonstance particulière fait dire aux habi- tans de Santa-Fe , que la chute du Tequen- mada est si haute , que l'eau tombe d'un saut du pays froid ( tieirajria) dans le pays chaud. On sent qu'une diffcrence de hauteur de cent soixante-quinze mètres n'esî pas assez consi- dérable pour influer sensiblement sur la tem- pérature de l'air. Ce n'est point à cause de la hauteur du sol que la végétation du pla- teau de Canoas contraste avec celle du ravin : car si le rocher du Tequendama, qui est un o-rès à base argileuse , n'éloit pas taillé à pic , et si le plateau de Canoas étoit aussi habité que la crevasse , les palniiers qui végètent au pied de la cascade auroient sans doute poussé leur migration jusqu'au niveau supé- rieur de la rivière. L'aspect de cette végé- tation est d'autant plus intéressant pour les habitans de la vallée de Bogota , qu'ils vivent dans un climat où le thermomètre descend
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. Ç)rt
très -souvent jusqu'au point de la congé- lation.
Je suis parvenu à porter des instrumens dans la crevasse même, au pied de la cascade. On met trois heures à y descendre par un sentier étroit ( camino de la Culehra ) , qui mène au ravin delà Povasa. Quoique la rivière perde, en tombant, une grande partie de son eau , qui se réduit en vapeurs , la rapidité du courant inférieur force l'observateur de rester dans un éloig-nement de près de cent quarante mètres du bassin creusé par le choc de l'eau. Le fond de cette crevasse n'est que foiblement éclairé par la lumière du jour. La solitude du lieu, la richesse de la végétation et le bruit épouvantable qui s'y fait entendre , rendent le pied de la cascade du Tequendama un des sites les plus sauvages des Cordillères.
96 \i;es dj:s coudillèhi s,
PLANCHE VII.
Pjraniide de Cholida\
Parmi ces essaims de peuples qui , depuis le septième jusqu'au douzième siècle de notre ère , parurent successivement sur le sol mexi- cain , on en compte cinq, les Toltèques , les Cicimèques, les Acolhues, les Tlascaltèques et les Aztèques , qui , malgré leurs divisions politiques , parloient la même langue , sui- voient le même culte , et construisoient des édifices pyraniidaux qu'ils regardoient comme des téocallis , c'est-a-dire, comme les maisons de leurs dieux. Ces édifices, quoique de dimensions très-dilTérentes , avoient tous la même forme : c'étoient des pyramides à plu- sieurs assises , et dont les cotés suivoienî exactement la direction du méridien et du parallèle du lieu. Le téocallis'élevoit au milieu d'une vaste enceinte carrée et entourée d'un mur. Cette enceinte, que l'on peut comparer
' PI. m de l'étlitlon iu-8^.
iiiiiVi . r'Émî'f
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ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE, C)J
au 7r£/j//5ooAoç des Grecs, renfermoit des jardins, des fontaines , les habitations des prêtres , quelquefois même des magasins d'armes; car chaque maison d'un dieu mexicain, comme l'ancien temple de Baal Berilh , brûlé par Abimelech , étoit une place forte. Un grand escalier conduisoit à la cime de la pyramide tronquée. Au sommet de cette plate-forme se trouvoient une ou deux chapelles en forme de tour, qui renfermoient les idoles colos- sales de la divinité à laquelle le téocalli étoit dédié. Cette partie de l'édifice doit être re- gardée comme la plus essentielle ; c'est le vcco'ç y ou plutôt le ix£y.o\ des temples grecs. C'est là aussi que les prêtres entretenoient le feu sacré. Par l'ordounance particulière de l'édifice que nous venons d'indiquer, le sacri- ficateur pouvoit être vu d'une grande masse de peuple à la fois. On distinguoit de loia la procession des tcopixqui , qui montoit ou descendoit l'escaher de la pyramide. L'intérieur de l'édifice servoit à la sépulture des rois et des principaux personnages mexi- cains. Il est impossible de Ure les descriptions qu'Hérodote et Diodore de Sicile nous ont laissées du temple de Jupiter Bélus , sans être
I. 7
r)8 VUES DES CORDILLi-RES,
lïappc (les traits de ressemblance qn'oITroil ce monument babylonien avec les Icocallis d'Anahuac.
Lorsque les Mexicains ou Aztèques , une des sept tribus des Ânahuatlacs ( peuple rivcj'aiu) , arrivèrent, l'an iigo, dans la ré- gion équinoxiale de la Nouvelle-Espag^ne , ils y trouvèrent déjà les monumens pyra- midaux de TéoiiJiuacfiîi , de Cholula ou Cholollan , et de Papanlla. Ils attribuèrent ces grandes constructions aux Tollèques , nation puissante et civilisée , qui habitoit le Mexique cinq cents ans plus tôt , qui se servoit de l'écriture biérogljpliique, et qui avoit une année et une chronologie plus exactes que celles de la plupart des peuples de l'ancien continent. Les Aztèques ne savoient pas avec certitude si d'autres tribus avoient habile le pavs d Anahuac avant les Toltèques. En re- gardant ces maisons de Dieu de Téotihuacan et de Cholollan comme l'ouvrage de ce der- nier peuple , ils leur assignoient la plus haute antiquité dont ils eussent l'idée : il seroit cependant possible qu'elles eussent été cons- truiles avant l'invasion des Tollèques, c est- à-dire , avant l'année 648 de l'ère vulgaire.
ET MONUME^^S DE L AMERIQUE. QQ
Ne nous étonnons pas que l'histoire d'aucun peuple américain ne commence avant le sep- tième siècle, et que celle des Toltèques soit aussi incertaine que l'histoire des Pelasges et des Ausoniens. Un savant profond, M. Schlœ- zer, a prouvé jusqu'à 1 évidence que Ihistoire du nord de l'Europe ne remonte pasaudelàdu dixième siècle , époque à laquelle le plateau mexicain oiFroit déjà une civilisation bien plus avancée que le Danemarck , la Suède et la Russie.
Le téocallide Mexico étoit dédié à Tezcat- lipoca , la première des divinités atzèques après Téotl, qui est l'Etre suprême et invi- sible, et à Huitzilopochtli , le dieu de la guerre :il fut construit par les Atzèques, sur le modèle des pyramides de Téoti'iuacan , seulement six ans avant la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb. Cette pyramide tronquée , appelée par Gortez le Temple principal , avoit à sa base quatre- vingt-dix-sept mètres de largeur, et à peu près cinquante-quatre mètres de hauteur. Il n'est pas surprenant qu'un édifice de ces di- mensions ait pu être détruit peu d'années après le siège de Mexico : en Egypte, il reste
7*
lOO VUl'S DES CORDILLÈRES,
à peine quelques vesliges des énormes pyra- mides qui s'élevoient an milieu des eaux du lac Mœris , et qu'Hérodote dit avoir été or- nées de statues colossales : les pyramides de Porsenna , dont la description paroîl un peu fabuleuse, et dont quatre , d'après Varron , avoient plus de quatre-vingts mètres de hau- teur _, ont également disparu en Etrurie '.
Mais si les conquérans européens ont ren- versé les téocallis des Atzèques, ils n'ont pas réussi également à détruire des monumens plus anciens, ceux que l'on attribue à la nation toltèque. Nous allons donner une des- cription succincte de ces monumens , remar- quables par leur forme et leur grandeur.
Le groupe des pyramides de Téotihuacan se trouve dans la vallée de Mexico , à huit lieues de distance au nord^est de la capitale, dans une plaine qui porte le nom de Micoatl, ou de Chemin des morts. On y observe en- core deux grandes pyramides ^ dédiées au .soleil ( Tonatiiih ) et à la lune ( Meztli) , et
' PlIN. , XXXVI , 1 9.
^ Eclaircissemens de M. Langlès au Voyage de Norden, Tom. III. p. 32/ , n°. 2.
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. ÎOI
entourées de plusieurs centaines de petites pyramides, qui forment des rues dirigées exactement du nord au sud et de l'est àl'ouet. Des deux grands téocallis , l'un a cinquante- cinq , l'autre quarante-quatre mètres d'éléva- tit)n perpendiculaire. La base du premier a deux cent huit mètres de long ; d'où il résulte que le Ton^itiuli Yztaqual, d'après les me- sures de M. Otevza, faites en i8o3, est plus élevé que le Mycerinus, ou la troisième des trois grandes pyramides de Djyzeli en Egypte^ et que la longueur de sa base est à peu près celle du Céphren. Les petites pyramides qui entourent les grandes maisons de la lune et du soleil ont à peine neuf à dix mètres d'élé- vation : d'après la tradition des indigènes, elles servoient à la sépulture des chefs des tribus. Autour du Chéops et du Blycerinus en Egypte, on distingue aussi huit petites pyra- mides placées avec beaucoup de symétrie, et parallèlement aux faces des grandes. Les deux téocallis de Téotihuacan avoient quatre assises principales : chacune d'elles étoit sub- divisée en petits gradins, dont on distingue encore les arêtes. Leur noyau est d'argile mêlée de petites pierres : il est revêtu d'un
102 TUES DES COUniLl.ERES
mur épiis de iezontli. oii ainj^j'claloïcle po- reuse. Cette constniclion rappelle une des pjramides ég^yptiennes de Sakharah, qui a six assises, et qui, d'après le récit de Po- cocke ' , est un arnas de cailloux et de moitier jaune, revêtu par dehors de pierres brutes. A la citne des grands téocallis mexicains se trouvoient deux statues colossales du soleil et de la lune : elles étoient de pierre , et enduites de lames d'or ; ces lames furent enlevées par les soldats de Cortez. Lorsque l'évêque Zu- maraga , religieux franciscain , entreprit de détruire tout ce qui avoit rapport au culte , à l'histoire et aux antiquités des peuples indi- gènes de l'Amérique , il fit aussi briser les idoles de la plaine de Micoatl. On y découvre encore les restes d'un escalier construit en grandes pierres de taille , et qui conduisoit anciennement à la plate-forme du téocalU.
A l'est du groupe des pyramides de Téoti' huacan , en descendant la Cordillère vers le golfe du Mexique , dans une forél épaisse ap- pelée Tajin^ s'élève la pyramide de Papantla:
' Voyage de Pococke, édit. de Neuchâtel, 1/52, Tom. ], p. \\'j.
ET MO]VUME"S\S DE l'aMÉRIQUE. 1o3
c'est le hasard qui l'a fait découvrir à des chasseurs espagnols, il n'y a pas trente ans; car les Indiens se plaisent à cacher aux blancs tout ce qui est l'objet d'une antique vénéra- tion. La lornie de ce téocaW , qui a eu six, peut-être même sept étages , est plus élancée que celle de tous les autres mon u mens de ce genre : sa hauteur est à peu près de dix-huit mètres, tandis que la longueur de sa base n'est que de vingt-cinq ; il est par conséquent presque de moitié plus bas que la pyramide de Gaïus Cestius , à Rome , qui a trente-trois mètres de hauteur. Ce petit édifice est tout construit en pierres de taille d'une grandeur extraordinaire , et d'une coupe très-belle et très-régulière : trois escaliers mènent à sa cime ; le revêtement de ses assises est orné de sculptures hiéroglyphiques ; et de petites niches qui sont disposées avec beaucoup de symétrie: le nombre de ces niches paroît faire allusion aux trois cent dix-huit signes simples et composés des jours du Cempohualilhuitl , ou calendrier civil des Toltèques,
Le plus grand, le plus ancien et le plus célèbre de tous les monumens pyramidaux d'Anahuac, est le iéocalU de Cholula. On
104 VUES DES CORDILLÈRES,
l'appelle aujourd'hui la montagne faite à mains d'homme {monte hecho a mano). A le voir de loin , on seroit en eflct tenté de le prendre pour une colline naturelle couverte de végétation. C'est dans son état de dégra- dation actuelle que cette pyramide est repré- sentée sur la septième Planche.
Une vaste plaine, celle de la Puebla, est séparée de la vallée de Mexico par la chaîne de montagnes volcaniques qui se prolongent depuis le Popocatepetl , vers Rio Frio et le pic du Telapon '. Cette plaine fertile, mais dénuée d'arbres, est riche en souvenirs qui inléressent l'histoire mexicaine : elle renferme ies chefs-lieux des trois républiques de Tlas^ calla, de Huexocing-o et de Cholula, qui, malg'ré leurs dissensions continuelles , n'en résistoient pas moins au despotisme et à l'esprit d'usurpation des rois atzcques.
La petite ville de Cholula, que Corlez, dans ses lettres à l'empereur Charles-Quin t, compare aux villes les plus populeuses de l'Espagne, compte aujourd'hui à peine seize mille habi- tans. La pyramide se trouve à l'est de la ville ^
' Voyez mon Allas mexicain , PI. m et ix;.
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. lo5
sur le chemin qui mène de Cholula à la Puebla. Elle est très-bien conservée du côte de l'ouest, et c'est la face occidentale que présente la gravure que nous publions. La plaine de Cholula offre ce caractère de nu- dité qui est propre à des plateaux élevés de deux nulle deux cents mètres au-dessus du niveau de l'Océan : on distingue sur le pre- mier plan quelques pieds d'agave et des dra- goniers ; dans le lointain , on découvre la cime couverte de nei^-e du volcan d'Orizaba , montagne colossale de cinq mille deux cent quatre-vingt-quinze mètres d'élévation ab- solue , et dont j'ai publié le dessin dans Y Atlas Mexicain y PL xvii.
Le téocalli de Cholula a quatre assises, toutes d'une hauteur égale. Il paroît avoir été exactement orienté d'après les quatre points cardinaux ; mais comme les arêtes des assises ne sont pas très-distinctes , il est difficile de reconnoître leur direction primitive. Ce monument pyramidal aune base plus étendue que celle de tous les édifices du même genre trouvés dans l'ancien continent. Je l'ai mesuré avec soin , et je me suis assuré que sa hauteur perpendiculaii^e n'est que de cinquante-quatre
106 VUES DES CORDILLÈRES ,
mèlres,mais que cliaque côlé de sa base a quatre cent Irenle-neufiiiëtres de longueur : Torque- madalui donne soixanle-dix-sepl; Bctan court, Soixanle-einq ; Claxif^ero, soixanle-un mèlres de hauteur. Bernai Diaz del Castillo^ simple soldat dans Texpédition de Cortez , s'amusa à conjpter les gradins des escaliers qui condui- se ient à la plate-forme des téocalUs ; il en trouva Cent quatorze au g-rand temple deTénochlillan, cent dix-sept à celuidu Tezcuco, et cent vingt à celui de Cholula. La bixse de la pyramide deCholula est deux fois plus grande que celle du Cliéops, mais sa hauteur excède de très- peu celle du Mjcerinus. En comparant les dimensions de la maison du soleil, à Téoti- huacan , avec celles de la pyramide de Cho- lula , on voit que le peuple qui construisit ces monumens remarquables a voit l'intention de leur donner la même hauteur, mais des bases dont la longueur seroit dans le rapport d'un à deux. Quant à la proportion entre la base et la hauteur, on la trouve très-différente dans les divers monumens. Dans les trois grandes pyramides de Djyzeh , les hauteurs sont aux bases comme i à i -;— ; dans la pyramide de Papantla, chargée d'hiéroglyphes, ce rapport
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. IO7
est comme i à i - ; dans la grande pyramide de Téotlliuacan , comme i à 5 --- ; el dans celle de Cholula , comme i à 7 -^5. Ce dernier monument est construit en briques non cuites ( xamilU ) , qui alternent avec des couches d'argile. Des Indiens de Cholnla m'ont assuré que l'intérieur de la pyramide est creux, et que, lors du séjour de Cortez dans leur ville , leurs ancêtres y avoient caché un grand nom- bre de guerriers pour (ondre inopinément sur les Espagnols ; les matériaux dont ce téo- 6'«/// est construit , et le silence des historiens de ce temps ', rendent cette assertion très-peu probable.
On ne peut cependant pas révoquer en doute qu'il n'y eût, dans l'intérieur de cette pyramide , comme dans d'autres téocallis , des cavités considérables qui servoient à la sépul- ture des indigènes : une circonstance particu- lière les a fait découvrir. Il y a sept à huit ans qu'on a changé la route de Puebla à Mexico, qui passoit jadis au nord de la pyramide ; pour aligner cette route , on a percé la pre- mière assise , de sorte qu'un huitième en est
' Cartas de Hehnan Coûtez ; Mexico, 1770, p. 69»
108 VUES DES CORDILLÈRES,
resté isolé comme un monceau de briques. C'est en faisant cette percée qu'on a trouvé dans l'intérieur de la pyramide une maison carrée, construite en pierres , et soutenue par des poutres de cyprès chauve {cupressus dis- ticha) : elle renfermoit deux cadavres, des idoles en basalte , et un g^rand nombre de vases vernissés et peints avec art. On ne se donna pas la peine de conserver ces objets; mais on assure avoir vérifié avec soin que celte maison , couverte de briques et de cou- ches d'argile , n'avoit aucune issue. En sup- posant que la pyramide fût construite , non par les Toltèques , premiers habitans de Gho- lula, mais par des prisonniers que les Gho- lulains avoient faits sur les peuples voisins,, on pourroit croire que ces caduvres éloient ceux de quelques malheureux esclaves que l'on avoit fait périr à dessein dans l'intérieur du téocalli. Nous avons reconnu les restes de celte maison souterraine , et nous avons observé une disposition particulière des bri- ques, tendant à diminuer la pression que le toit devoit éprouver. Comnte les indit>ènes ne savoient pas faire de voûtes, ils phiçoient des briques très-larges horizonlaleuieut, de
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. l OQ
manière que relies de dessus dépassassent les iulérieures : il en résultoit un assemblage par gr. (lins , qni suppléoit en quelque sorte au cintre gulhiqne , et dont on a aussi trouvé des vestiges dans plusieurs édifices égyptiens. Il seroil intéressant de creuser une galerie à travers le téocalli de Gholula, pour en exa- miner la construction intérieure , et il est étonnant que le désir de trouver des trésors cachés n'ait pas déjà fait tenter cette entre- prise. Pendant mon voyage au Pérou , en visitant les vastes ruines de la ville de Chimù , près de Mansiche , je suis entré dans l'inté- rieur de la fameuse Hiiaca de Toledo , tom- beau d'un prince péruvien , dans lequel Garci Gutierez de Toledo découvrit, en perçant une galerie , en 1 076 , pour plus de cinq millions de francs en or massif, comme cela est prouvé par les livres de compte conservés à la mairie de Truxillo.
Le grand téocalli de Gholula, appelé aussi la montagne de briques non cuites ( Tlal- chihualtepec ) , avoit à sa cime un autel dédié à Quelzalcoall , le dieu de l'air. Ge Quetzal- coatl ( dont le nom signifie serpent revêtu de plumes vertes , de coati ^ serpent , et quel-
IIO VUES DES CORDILLERES,
zalli ) plume verte) est sans doute l'être le plus mystérieux de toute la mythologie mexi- caine : c'étoit un homme blanc et barbu comme le Bocliica des Muyscas, dont nous avons parlé plus haut en décrivant la cascade du Tequendama : il étoit grand-prêtre à Tula ( ToUaii), législateur, chel' d'une secte re- ligieuse qui , conmie les Sonyasis el les Bouddhistes de l'Indostan , s'imposuit les pénitences les plus cruelles : il introduisit la coutume de se percer les lèvres et les oreilles , et de se meurtrir le reste du corps avec les piquans des feuilles d'agave , ou avec les épines du cactus, en introduisant des roseaux dans les plaies pour qu'on vît ruisseler le sang plus abondamment. Dans un dessin mexicain, conservé à la bibliothèque du Vatican '_, j'ai vu une figure qui représente Quetzalcoatl apaisant, par sa pénitence, le courroux des dieux , lorsque , treize mille soixante ans après la création du monde (je suis la chro- nologie très -vague rapportée par le père Rios)^ il y eut une grande famine dans la province de Culan : le saint s'étoit retiré près
* Codex anonymus j n". S/SS; fol. 8.
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. 111
deTlaxapuchicalco , sur le volcan Catcitepetl (^ninntaone qui parle), où il marcha pieds nus sur des feuilles d'agave armées de piqnans. On croit voir un de ces Rishi , hermiles du Gange, dont les Pourânas célèbrent la pieuse austérité '.
Le règne de Quetzalcoall étoit l'âge d'or des peuples d'Anahuac : alors tous les ani- maux, les hommes même vivoient en paix, la terre produisoit sans culture les plus riches moissons, l'air étoit rempli d'une multitude d'oiseaux que l'on admiroit à cause de leur chant et de la beauté de leur plumage ; mais ce règne, semblable à celui de Saturne, et le bonheur du monde ne furent pas de longue durée : le Grand Esprit Tezcallipoca , le Brahmâ des peuples d'Anahuac , offrit à Quetzalcoatl une boisson qui , en le rendant immortel, lui inspira le goût des voyages , et surtout un désir irrésistible de visiter un pays éloigné que la tradition appelle Tlapallan ^. L'analogie de ce nom avec celui de Huehuet- lapallan , la patrie des Tollèques, ne paroît
ScHLEGEL aber Sprache und JVeisheit der Indier, p. l32.
* CLA•\^GEBO , Storia di Messico , Tom. II, p. 12."
112 VUES DES COUDILLERES ,
pas cire accidentelle : mais comment conce- voir que cet homme blanc, prêtre deTula, se soit dirige, comme nous le verrons bien- tôt, au sud-est y vers les plaines de Cliolula, et de là aux côtes orientales du Mexique, pour parvenir à ce pajs septentrional d'où ses ancêtres étoient sortis, l'an 696 de notre ère?
Qnetzalcoatl, en traversant le territoire de Cholula , céda aux instances des habitans, qui lui offrirent les rênes du gouvernement : il demeura pendant vingt ans parmi eux , leur apprit à fondre des métaux , ordonna les grands jeûnes de quatre-vingts jours, et régla les intercalalions de l'année toltèque; il exhorta les hommes à la paix; il ne voulut pas que l'on fît d'autres offrandes à la divi- nité que les prémices des moissons. De Cho- lula, Quetzalcoatl passa à l'embouchure de la rivière de Goasacoalco, où il disparut après avoir fait annoncer aux Cholulains ( Chololtecatles) qu'il reviendroit dans quel- que temps pour les gouverner de nouveau et pour renouveler leur bonheur.
C'étoient les descendans de ce saint que le malheureux Montezuma crut reconaoître
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. Il3
dans les compasrnons d'armes de Gorlez. « Nous savons par nos livres, dit-il dans son « premier entretien avec le général espa- « gnol, que moi et tous ceux qui habitent ce « pays, ne somnjes pas indigènes, mais que « nous sommes des étrangers venus de très- « loin. Nous savons aussi que le chef qui « conduisit nos ancêtres retourna pour « quelque temps dans sa première patrie , « et qu'il revint ici pour chercher ceux qui « s'y étoient établis : il les trouva mariés « avec les femmes de cette terre, ayant une « postérité nombreuse et vivant dans des « villes qu'ils avoient construites : les nôtres « ne voulurent pas obéir à leur ancien « maître , et il s'en retourna seul. Nous « avons toujours cru que ses descendans « viendroient un jour prendre possession « de ce pays. Considérant que vous venez « de cette partie où naît le soleil, et que, «( comme vous me l'assurez, vous nous con- te noissez depuis long-temps, je ne puis « douter que le roi qui vous envoie ne soit « notre maître naturel '. »
* Première lettre de CorteZ; §. xxi et xxix.
I. 8
ll/j. VUES DES COr.DlLLÈr.ES,
Ilexisleencoreaujourd'hui, parmi les Indiens de Cholula , une autre tradition Irès-reniar- quable, d'après laquelle la grande pyramide n'auroit pas été destinée priniilivement à servir au culte de Quetzalcoatl, Apres mon retour en Europe, en examinant à Rome les manuscrits mexicains de la bibliothèque du Vatican , j'ai Vu que cette même tradition se trouve consi- gnée dans un manuscrit de Pedro de losRios, religieux dominicain , qui, en i5G6, copia sur îes lieux toutes les peintures hiéroglyphiques c[u'il put se procurer. " Avant la grande inon- « dation {^apachihuilizlli) qui eut lieu quatre « mille huit ans après la création du monde , « le pays d'Anahuac étoit habité par des (( géans ( TzociLillixeciue) : tous ceux qui ne « périrent pas furent transformés en poissons, « à l'exception de sept qui se réfugièrent dans « des cavernes. Lorsque les eaux se furent « écoulées , un de ces géans , Xeihua , sur- « nommé l'architecte, alla à Cholollan, où, « en mémoire de la montagne Tlaloc , qui te avoit servi d'asile à lui et à six de ses frères, fc il construisit une colline artificielle en forme « de pyramide : il fit fabriquer les briques « dans la province de Tlumanalco, au pied
ET MONUMEKS T>£ L AMÉRIQUE. 1 1 b
K de la Sierra de Cocotl , et, pour les trans- « porter à Cholula , il plaça une file d'hommes « qui se les passoient de main en main. Les « dieux virent avec courroux cet édifice , « dont la cime devoit atteindre les nues : « irrités contre l'audace de Xelhua , ils lan- « cèrent du feu sur la pyramide; beaucoup « d'ouvriers périrent, l'ouvrage ne fut point « continué, et on le consacra dans la suite au « dieu de l'air, Quetzalcoall. »
Cette histoire rappelle d'anciennes tradi- tions de l'Orient, que les Hébreux ont consi- gnées dans leurs livres saints. Du temps de Cortez,lesCholulains conservoient une pierre qui, enveloppée dans un globe de feu , éloit tombée des nues sur la cime de la pyramide : cet aérolilhe a voit la forme d'un crapaud. Le père Rios , pour prouver la haute antiquité de celte fable de Xelhua, observe qu'elle éloit contenue dans un cantique que les Cholulains chantoient dans leurs fêtes en dansant autour du téocaUi , et que ce cantique commencoit par les mois Tulanian hululaez , qui ne sont d'aucune langue actuelle du Mexique. Dans toutes les parties du globe , sur le dos des Cordillères, comme à l'île de Samothrace,
1 iG VUES EES CORDTLI.KIîES,
dans la mer Egée, des frag-niens de langues pritnilives se sont conservés dans les rites religieux.
La plate-forme de la pyramide de Cholula, sur laquelle j'ai fait un grand nombre d'obser- vations astronomiques, a quatre mille deux cents mètres carrés. On y jouit d'une vue magnifique sur le Popoeatepell , l'Iztaccihuall, I"C pic d'Orizaba, et la Sierra de Tlascalla, célèbre par les orages qui se forment autour de sa cime : on voit à la fois trois montagnes plus élevées que le Mont-Blanc , et dont deux sont des volcans encore enflammés. Une petite chapelle entourée de cyprès , et dédiée à Notre-Dame de los Remedios , a remplacé le temple du dieu de l'air, ou de l'Indra mexi- cain : un ecclésiastique de race indienne célèbre journellement la messe sur la cime de ce monument antique.
Du temps de Cortez, Clioluîa étoit regardé conmie une ville sainte : nulle part on ne trouvoit un plus grand nombre de téocailis, plus de prêtres et d'ordres religieux (i/âr/««- cazque) y plus de magnificence dans le culte, plus d'austérité dans les jeûnes et les péni- tences. Depuis l'introduction du cLuistiu-
ET MONUMENS DE L AMÉRiQUr. II7
nisme parmi les Indiens, les symboles d'un Domeau culte n'ont pas entièrement eiïlicé le souvenir du culte ancien : le peuple se porte en foule et de très-loin à la cime de la pyramide, pour y célébrer la fête de la Vierge : une crainte secrète, un respect reli- gieux saisissent l'indigène à la vue de cet im- mense monceau de briques , couvert d'ar- bustes et d'un gazon toujours frais.
Nous avons indiqué plus haut la grande analogie de construction que l'on observe entre les téocallis mexicains et le temple de Bel ou Bélus, à Babylone : celte analogie avoit déjà frappé BI. Zoega , quoiqu'il n'eût pu se procurer que des descriptions très- incomplètes du groupe des pyramides de Téolihuacan '. Selon Hérodote , qui visita Babylone et vit le temple de Belus , ce monu- ment pyramidal avoit huit assises : sa hauteup étoit d'un stade ; la larg-eur de sa base é^-a- loit sa hauteur ; le mur qui formoit l'enceinte extérieure , le Titfi^iohoç , avoit deux stades en carré ( un stade commun olympique avoit cent quatre-vingt-trois mètres, le stade
Zoega , de origine Obilincoru/n , p. 080,
il8 VUES DES CORDILLÈRES,
émypiien n'en a que qualie-vinj^l-dix-luiit ' ): la pyramide étoit coiKstruile de briques et d'asphalle ; elle avoit un temple ( vaoV ) à sa cime , et un autre près de sa base : le pre- mier , d'après Hérodote , était sans statues ; il n'y avoit qu'une table d'or et un lit sur lequel couchoit une femme choisie par le dieu Bélus ^ Diodore de Sicile , au contraire > assure que ce temple supérieur renfermoit un autel et trois statues, auxquelles il donne ,^ d'après des idées tirées du culte grec , les noms de Jupiter , de Junon et de Rhéa ^ : mais ces statues et le monument entier n'exis- toient plus du temps de Diodore et de Stra- bon. Dans les téocallis mexicains on distin- guoit, comme dans le temple de Bel, le naos inférieur de celui qui se trouvoit sur la plate- forme de la pyramide : celte même distinc- tion est clairement indiquée dans les Lettres de Cortez et dans l'Histoire de la conquête, écrite par Bernai Diaz , qui demeura plu- sieurs mois dans le palais du roi Axajacalt,
' Vincent, Voyage de Néarque , p. 56.
^ HÉRODOT. , Lib. I , C. CLXXXl-CLXXXIII.
^ DioDon. Sicuiius, éd. W'esseliuj^io , Tom. I, Lib. Il, p. 123.
ET MONUMENS DE l'amÉRIQUE. 1 IQ
et par conséquent vis-à-vis du téocalli d'Hnitzilopochtli.
Aucun des auteurs anciens , ni Hérodote, ni Strabon', ni Diodore , ni Pausanias % ni Arrien % ni Ouinle-Curce ^, n'indiquent que le temple de Bélus fût orienté d'après les quatre points cardinaux , comme le sont les pyramides égyptiennes et mexicaines. Pline observe seulement que Bélus étoit re- gardé comme l'inventeur de l'astronomie : Inveutor hic fuit sidemlis scicîitiœ "". Diodore rapporte que le temple babylonien servoit d observatoire aux Ghaldéens: « On convient, « dit-il, que cette construction étoit d'une « élévation extraordinaire, et que les Chal- « déens y faisoient leurs observations des *c astres , dont le lever et le coucher pou- « voient être très - exactement aperçus à « cause de l'élévation du bâtiment. » Les prêtres mexicains ( teopixqiii ) observoient
* Strabo, Lib. XVI, 211.
^ Pacsanias, Lib. "VIII, ed, Xylamlri, p. Sog, II. 3i.
^ Arbian'us, Lib. VII, 17.
* Quint. Curt. , Lib. V, 1 et .?7^ ^ Pi-i». , Hit. nat. ^ Lib. VI ,^ 3o.
120 VUES DES COnDILLÈRES,
aussi la position des astres du haut des téo-^ callis , et annoncoient au peuple , au fou du cor, les heures de la nuit '. Ces téocallis ont été construits dans l'intervalle qui s'est écoulé entre l'épcqile de Mahomet et celle du règne de Ferdinand et Isabelle, et l'on ne voit pas sans étonnemerit que des édifices américains dont la forme est presque identique avec celle d'un des plus anciens monumens des rives de l'Euphrate , appartiennent à des temps si voisins de nous.
En considérant sous un même point de vue les monumens pyramidaux de l'Egvpte, de l'Asie et du nouveau contment, on voit que , malgré l'analogie de leur forme , ils avoient une destination très-différente. Les pyramides réunies en groupe à Djyzeh et à Sakharah, en Egypte; la pyramide trian- gulaire de la reine des Scythes^ Zarina, dont la hauteur étoit d'un stade et la largeur de trois, et qui étoit ornée d'une figure colos- sale ^ ; les quatorze pyramides étrusques que
' Gama, Descripcion cronologica de la piedra çalenderia; Mexico, 1792^ p. i5.
^ DfODORUS SlCULUS, Llb. II, C. XXXIV.
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. l2l
l'on dit avoir été renfermées dans le laby- rinthe du roi Porsenna, à Clusium , avoient été construites pour servir de sépulture à des personnages illustres. Rien n'est plus naturel aux hommes que de marquer la place où reposent les restes de ceux dont ils chérissent la mémoire. Ce sont d'abord de simples monceaux de terre , et par la suite des tumu- lus d'une hauteur surprenante : ceux des Chinois et des Tibétains n'ont que quelques mètres d'élévation ' ; plus à l'ouest , les dimen- sions vont en augmentant : le tumulus du roi Aljattes , père de Crésus , en Lydie , avoit six stades; celui de Ninus, plus de dix stades en dianjèlre ^ : le nord de l'Europe offre les sépultures du roi Scandinave Gormus et de la reine Daneboda , couvertes de monceaux de terre qui ont trois cents mètres de largeur et plus de trente mètres de hauteur. Ces tumulus se retrouvent dans les deux hémis- phères, en Virginie et en Canada, comme
^ DuuALDE, Description tle la Ciiine, Toîii. II ^ p. 126. Asiatick Researches , Vol. II, p. 3i4.
^ Hérodot. , Lik I, C. xciH. Ctésias chez Diod. SicvL., Lib. II, C. VII.
123 VUES DrS CORDILLÈRES,
au Pérou , où de nombreuses galeries , cons- truites en pierres et communiquant entre elles par des puits , remplissent l'intérieur des huacas ou collines artificielles. Le luxe de l'Asie a su orner ces monuniens rustiques, ea leur conservant leur forme primitive : les tombeaux de Pergame sont des cônes de terre élevés sur un mur circulaire qui paroît avoir été revêtu de marbre '.
Les téocallis ou pyramides mexicaines étoient à la fois des temples et des tombeaux. Nous avons observé plus haut que la plaine dans laquelle s'élèvent les maisons du soleil et de la lune de Téotihuacan , s'appelle le Chemin des morts; mais la partie essentielle et principale d'un téocalli étoit la chapelle, le naos , à la cime de l'édifice. Au commence- ment de la civilisation , les peuples choisissent des lieux élevés pour sacrifier aux dieux. Les premiers autels , les premiers temples furent érigés sur des montagnes : si ces montagnes sont isolées , on se plaît à leur donner des formes régulières, en les coupant par assises
' CnoisEUL GouFFiEB, Voyage pittoresque de la Grèce, Tom. II, p. 27-31.
ET MO^UMENS DE L AMERIQUE. 120
et en pratiquant des gradins pour monter plus facilement au sommet. Les deux conti- nens offrent de nombreux exemples de ces collines divisées en terrasses et revêtues de murs en briques ou en pierres. Les téocallis ne me paroissent autre chose que des collines artificielles élevées au milieu d'une plaine , et destinées à servir de base aux autels : rien en effet de plus imposant qu'un sacrifice qui peut être vu par tout un peuple à la fois ! Les pagodes de l'Indostan n'ont rien de commun avec les temples mexicains : celle de Taujore dont nous devons de superbes dessins à M. Daniell ' , est une tour à plusieurs assises; mais l'autel ne se trouve pas à la cime du monument.
La pyramide de Bel étoit en même temps le temple et le tombeau de ce dieu : Strabon ne parle pas même de ce monument comme d'un temple , il le nomme simplement le tombeau de Bêlas. En Arcadie , le tiimidiis ( yj2ij.ûc ) qui renfermoit les cendres de Calisto porloit à sa cime un temple de Diane : Pansa- nias ' le décrit comme un cône fiiit de main
' Oriental Scenery, PI. xvir.
^ Tausa.nxas, Lib. ^11I, C. XXXV.
124 VUES DES CORDILLÈRES,
d homme, et couvert d'une antique vc^éta- lion. Voilà un monument très-retnarquable, dans lequel le temple n'est plus qu'un orne- ment accidentel : il sert pour ainsi dire de passage entre les pyramides de Sakliarah et les téocallis mexicains. '
' Voyez mon Essai politique sur le royaume tie la Nouvelle-Espagne, Vol. II, p. ii6, l5ti, 269 et 345 de l'édilion in-8".
ET MONUMEINS DE l'aMÉRIQUE. 125
PLANCHE VIII.
Masse détachée de la pyramide de Cholula.
Le monument de Cholula est tellement cou- vert de végétation, qu'il est très-difficile d'exa- miner la structure des grandes assises. Les historiens espagnols du seizième siècle, dont plusieurs ont lisitc le Mexique du temps de Monlezuma , ou peu d'années après sa mort, rapportent que tout l'édifice est construit en briques. En parcourant , à la bibliothèque du Vatican , à Rome , le manuscrit du père Pedro de los Rios \ j'ai trouvé, comme je l'ai indiqué plus haut, que les habitans de Cholula crojoient _, d'après une ancienne tradition ; que les briques qui ont servi pour le téocalli avoient été faites dans la province de Tlalmanalco, au pied de la montagne Cocotl, et que des prisonniers avoient été rangés en file de manière à se passer les briques de
' Cod. Vat. anonym., n. 5j3S, fol. lo.
126 VUES DES CORDILLÈRES,
main en main , sur une distance de plusieuis lieues, de Cocoll à Cholulu. Cette tradition, qui rappelle ce que les contes arabes ont de plus fabuleux , se retrouve chez les Péruviens : ceux du plateau de Cuzco , qui se regardent comme les habitans d'un lieu saint, assurent que, lorsque l'incaTupac Yupanqui s'empara du royaume de Quito ( Quilu) , il y fit trans- porter d'immenses pierres de taille tirées des carrières voisines de Cuzco, pour construire des temples du soleil dans les pays récem- ment conquis.
J'ai pu reconnoître la structure intérieure de la pyramide de Cliolula , en deux endroits différens; savoir, près du sommet, à la face opposée au volcan Popocatepetl , et du côté du nord, où la première assise est traversée par le nouveau chemin qui conduit de Pue- bla à Mexico. C'est en creusant ce chemin que l'extrémité de l'assise a été détachée du reste de la masse. La huitième Planche re- présente cetle partie détachée : on y recon- noît des couches de briques qui alternent avec des couches d'arg'ile. Les briques ont géné- ralement huit centimètres de hauteur sur quarante de longueur : il m'a paru qu'elles
ET MONUMEKS DE L AMÉKIQLE. 127
n étoienl pas cuites, mais seulement sechées au soleil; il se peut cependant aussi qu'elles aient subi une légère cuisson , et que l'humidité de l'air les ait rendues friables. Peut-être que les couches d'argile qui séparent celles des briques ne se trouvent pas, dans l'intérieur de la pyramide , dans les parties qui soutien- nent le poids énorme de la masse entière. M. Zoega ' avoit supposé , mais à tort , que le téocalli de Cholula étoit un vrai ( x'^^i-^^ )> un monceau de terre enduit extérieurement d'une couche de briques : déjàGemelli, que Robertson et d'autres historiens du premier ordre accusent d'inexactitude bien plus qu'il ne le mérite , désii^nent cet édifice sous le nom d'une pyramide de terre %
La construction du téocalli, comme nous l'avons observé plus haut, rappelle les mo- numens les plus anciens auxquels remonte l'histoire de la civilisation de notre espèce. Le temple de Jupiter Bélus, que la mytho- logie des Hindoux paroît désigner par le
' De Obeliscis , p. 38o,
* Giro del Mondo , Tom. YI, p. i35.
JSS \UES DES CORDILLÈRES,
nom de Bali ', les pyramides de Méïdoùm et Dalichoùr, et plusieurs du groupe de Sakluirah en Ég-ypte, n'étoient aussi que d'immenses monceaux de briques , dont les restes se sont conservés jusqu'à nos jours pendant un espace de trente siècles.
' Fra Paolino di s. Bartholomeo, Viaggio alU Indie Orientait, p. 2'ii.
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. 129
PLANCHE IX.
Moniunens de XocJiicalco.
> Le monument remarquable dont cette Planche ofFie un fragment chargé de sculp- tures , est regardé dans le pa js comme un monument militaire. Au sud-est de la ville de Cuernavaca ( l'ancien Quauhnahuac) , sur la pente occidentale de la Cordillère d'Ana- huac, dans cette région heureuse que les habitans désifrnent sous le nom de tierra templada (région tempérée), parce qu'il y règne un printemps perpétuel , s'élève une colline isolée , qui , d'après les mesures baro- métriques de M. Alzate , a cent dix -sept mètres au-dessus de sa base. Cette colline se trouve à l'ouest du chemin qui conduit de Cuernavaca au village de Miacallan. Les Indiens l'appellent, en langne mexicaine ou aztèque , Xochicalco ^ ou la Maison des fleurs. Nous verrons, dans la suite de cette notice, que l'étjmologie de ce nom est aussi incer- taine que l'époque de la construction du
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lOO VUES DES CORDILLÈRES,
monument, que l'on attribue aux Toltcques. Cette nation est, pour les antiquaires mexi- cains, ce que les colons Pélasges ont été long- temps pour les antiquaires de l'Italie. Tout ce qui se perd dans la nuit des temps est regardé comme l'ouvrage d'un peuple chez lequel on croit trouver les premiers termes de la civilisation.
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La colline de Xochicalco est une masse de rocs, à laquelle la main de l'Iiomme a donné une forme conique assez régulière, et qui est divisée en cinq assises ou terrasses , dont chacune est revêtue de maçonnerie. Les assises ont à peu près vingt mètres d'éléva- tion perpendiculaire. Elles se rétrécissent vers la cime, comme dans les téocallis ou les pyramides aztèques, dont le sommet étoit orné d'un autel. Toutes les terrasses sont inclinées vers le sud-ouest^ peut-être pour faciliter l'écoulement de Teau des pluies, très-abondantes dans cette région. La colline est entourée d'un fossé assez profond et très-large, de sorte que tout le retranche- ment a près de quatre mille mètres de circonférence. La grandeur de ces dimen- sions ne doit pas nous étonner : sur le dos
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. i3i
des Cordillères du Pérou, et à des élévations qui égalent presque celle du pic de Téné- riffe, nous avons vu, M. Bonpland et moi, des monumens plus considérables encore.
Les plaines du Canada offrent des lignes de défense, et des retranchemens d'une lon- gueur extraoïdinaire. Tous ces ouvrages américaii.'s ressembîent à ceux que l'on dé- couvf e journellement dans la partie orientale de l'Asie, où des peuples de race mongole, surtout ceux qui sont le plus avancés en civilisation , ont construit des murailles qui séparent des provinces entières.
Le sonunet de la colline de Xochicalco présente une plate- forme oblongue , qui, du nord au sud, a soixante-douze mètres, et, de l'est à l'ouest, quatre-vingt-six mètres de longueur. Cette plate-forme est entourée d'un mur de pierre de taille^ dont la hau- teur excède deux mètres et qui servoit à la défense des combalians. C'est au centre de celte place d'armes spacieuse que l'on trouve les restes d'un inonument pyramidal qui avoit cinq assises , et dont la forme ressemble à celle des téocallis que nous venons de décrire plus haut. La première
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102 VUES DES CORDILLÈRES,
assise seule en a élé conservée; c'est celle dont le dessin se trouve sur la neuvième Planche. Les propriétaires d'une sucrerie voisine ont élé assez barbares pour détruire la pyramide, en arrachant des pierres qu'ils ont employées dans la construction de leurs fours. Les Indiens de Tetlama assurent que les cinq assises exisloient encore en ijSo; et, d'après les dimensions du premier gra- din , on peut supposer que tout l'édifice avoit vinj^t mètres d'élévation. Ses faces sont exactement orientées d'après les quatre points cardinaux. La base de l'édifice a 2o"',7 de long, sur 17™, 4 de large. On ne découvre, et cette circonstance est très-frappante_, aucun vestige d'escalier qui conduise vers la cime de la pyramide, où l'on assure avoir trouvé jadis un siège de pierre [ximotlalll) , orné d'hiéroglyphes.
Les voyageurs qui ont examiné de près cet ouvrage des peuples indigènes de l'Amé- rique, ne peuvent assez admirer le poli et la coupe des pierres qui ont toutes la forme de parallélipipèdes ; le soin avec lequel elles ont été unies les unes aux autres, sans que les joints aient été remplis de cimenl , et
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. l33
l'exécution des reliefs dont les assises sont ornées : chaque figure occupe plusieurs pierres à la fois ; et les contours n'étant pas interrompus par les joints des pierres, on peut supposer que les reliefs ont été sculptés après que la construction de l'édi- fice étoit achevée. On distingue, parmi les ornemens hiéroglyphiques de la pyramide de Xochicalco , des tètes de crocodiles qui jettent de l'eau , et des figures d'hommes qui sont assis les jambes croisées, à la ma- nière des peuples de l'Asie. En considérant que l'édifice se trouve sur un plateau élevé de plus de treize cents mètres au-dessus du niveau de l'Océan , et que les crocodiles n'habitent que les rivières voisines des côtes, on est étonné de voir que l'architecte , au lieu d'imiter des plantes et des animaux connus aux peuples montagnards, ait em- ployé, dans ces reliefs, avec une recherche particulière , les productions gigantesques de la zone torride.
Le fossé dont la colline est entourée , le revêtement des assises, le grand nombre d'appartemens souterrains creusés dans le roc du côté du nord , le mur qui défend
134 VUES DES CORDILLÈRES,
l'approche de la plate -forme, tout con- court à donner au monument de Xoclii- calco le caractère d'un monument mili- taire. Les naturels désignent même encore aujourd'hui les ruines de la pyramide qui s'élevoit au milieu de la plaie-forme , par im nom qui équivaut à celui de château fort ou de citadelle. La grande analogie de forme que l'on remarque entre cette prétendue citadelle et les maisons des dieux aztèques ( téocallis ) , me fait soupçonner que la colline de Xochicalco n'étoit autre chose qu'un temple fortifié. La pyramide de Mexitli, ou le grand temple de Ténochlitlan , renfer- moit aussi un arsenal dans son enceinte, et servoit, pendant le siège, de place forte, tantôt aux Mexicains , tantôt aux Espagnols. Les livres saints des Hébreux nous apprennent que, dans la plus haute antiquité , les temples de l'Asie , par exemple celui de Baal Berith à Sichem en Canaan, étoientà la fois des édi- fices consacrés au culte , et des retranchemens dans lesquels les habitans d'une ville se met- toient à couvert contre les attaques de l'en- nemi. En effet, rien de plus naturel aux hommes que de fortifier les lieux dans lesquels
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. i35
ils conservent les dieux tutélaires de la patrie ; rien de plus rassurant, lorsque la chose pu- blique est en danger, que de se réfugier au pied de leurs autels, et de combattre sous leur protection immédiate ! Chez les peuples dont les temples avoient conservé une des formes les plus antiques , celle de la pyra- mide de Bélus , la construction de l'édifice pouvoit répondre au double usage du culte et de la défense. Dans les temples grecs, le mur seul qui formoit le TrspljSoÀoç offroit un asile aux assiégées.
Les naturels du village voisin de Tetlama possèdent une carte géographique construite avant l'arrivée des Espagnols , et à laquelle on a ajouté quelques noms depuis la con- quête : sur cette carte , à l'endroit où est situé le monument de Xochicalco, on trouve la figure de deux guerriers qui combattent avec des massues, et dont l'un est nommé Xochicatli, et l'autre Xicatelli. Nous ne sui- vrons pas ici les antiquaires mexicains dans leurs discussions étymologiques , pour ap- prendre si l'un de ces guerriers a donné le nom à la colhne de Xochicalco , ou si l'image des deux combattans désigne simplement une
l36 VUES DES CORDILLÈRES,
bataille entre deux nations voisines , ou enfin si la dénomination de Maison des Jleurs a été donnée au monument pyramidal, parce que les Toltèques, comme les Péru- viens, n'offroient à la divinité que des fruits, des fleurs et de l'encens. C'est aussi près de Xochicalco qu'on a trouvé, il J a trente ans , une pierre isolée sur laquelle étoit représenté en relief un aigle déchirant un captif, image qui faisoit allusion sans doute à une victoire remportée par les Aztèques sur quelque nation limitrophe.
Le dessin du relief de la première assise est copié d'après la gi'avure qui en a été publiée à Mexico, en 1791. Je n'ai pas eu occasion de visiter moi-même ce monument remarquable. Lorsqu'en arrivant à la Nou- velle-Espagne par la mer du Sud , je passai, au mois d'avril 1800 , d'Acapulco à Cuerna- vacca , j'ignorois l'existence de la colline de Xochicalco, et je regrette de n'avoir pas pu vérifier par mes jeux la description ' qui
' De: cripcioii de las antiquidades de Xochicalco , por Don Joseph Antonio Ai>zate y Rajurez ; Mexico , 1791. Due anticJii Momimenli di architeltura messi- sana illustvati du Pietro ]VL4,rqt'ez ; Roma, i8oî-.
ET MONUMEJNS DE L AMÉRIQUE. lOJ
en a été faite par M. Alzate , membre cor- respondant de l'Académie des sciences de Paris. Comme on a omis d'ajouter une échelle à la Planche ix, je dois faire observer que la hauteur des figures qui sont assises les jambes croisées^ est de i^^oo.
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l38 VUES DES CORDILLÈRES,
PLANCHE X.
T^olcân de Cotopaxi.
En donnant plus haut la description de la vallée d'Icononzo, j'ai observé que l'énorme élévation des plateaux qui entourent les hautes cimes des Cordillères diminue , jusqu'à un certain point, Timpression que ces grandes masses laissent dans l'ame d'un vojageur ac- coutumé aux scènes majestueuses des Alpes et des Pyrénées. Dans tous les climats, ce n'est pas tant la hauteur absolue des monta- gnes , que leur aspect , leur forme et leur agroupement , qui donnent au paysage un caractère particulier.
C'est cette physionomie des montagnes que j'ai taché de représenter dans une série de dessins , dont quelques - uns ont déjà paru dans l'Atlas géographique et physique qui accompagne mon Essai sur le royaume de la Nouvelle-Espagne. Il m'a paru d'un grand intérêt pour la géologie de pouvoir com- parer les formes des montagnes , dans les
KT MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. 1 5g
parties les pins reculées du globe , comme on compare les formes des végétaux sous des climats divers. Très - peu de matériaux ont encore été réunis pour ce travail important. Sans le secours d'inslrutnens géodésiques , ])ar lesquels on mesure de très-petits angles , il est presque impossible de déterminer les contours avec une grande précision. En même temps que je m'occupois de ces mesures dans l'hémisphère austral , sur le dos de la Cor- dillère des Andes, M. Osterwald , aidé par mi géomètre distingué , M. Tralles, dessinoit, d'après une méthode analogue , la chaîne des Alpes de la Suisse , telle cpi'elle se présente vue des bords du lac de Neuchatel. Cette vue, qu'on vient de publier, est d'une telle exactitude que , la distance de chaque cime étant connue , on trouveroit leur hauteur relative, en n'employant dans le calcul que la simple mesure des contours du dessin. M. Tralles s'est servi d'un cercle répétiteur. Les angles par lesquels j'ai déterminé la grandeur des différentes parties d'une mon- tagne , ont été pris avec un sextant de Rams- den , dont le limbe indiquoit avec certitude six à huit secondes. En répétant ce travail de
lé^O WES DES COnDlLLLriES ,
siècle en siècle, on parviendroit à connoître les changeniens accidcnlels qu'éprouve la surface du globe. Dans un pays exposé aux treniblemens de terre , cl bouleversé par des volcans , il est très-difiîcile de résoudre la queslion si les monlagnes s'affaissent, ou si , par des éjections de cendres et de scories, elles augmentent insensiblement. De simples angles de hauteur , pris dans des stations déterminées , éclairciroicnt- cette question bien mieux qu'une mesure trigonométrique complète, dont le résultat est affecté à la fois des erreurs que l'on peut commettre dans la mesure de la base et dans celle des angles obliques.
En comparant l'aspect des montagnes dans les deux continens, on découvre une analogie de forme à laquelle on croiroit ne pas devoir s'attendre , lorsqu'on réfléchit sur le concours des forces qui, dans le monde primitif^ ont agi tumultueusement sur la surface ramollie de notre planète. Le feu des volcans élevé des cônes de cendre et de pierre ponce , où il parvient à se faire jour à travers un cra- tère ; des boursouflures seni!)lables à des doraes d'une grandeur extraordinaire , pa-
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. J^i
roissent dues à la seule force expansive des vapeurs élastiques ; des tremblemens de terre ont soulevé ou redressé des couches remplies de coquilles marines; des courons pélagiques ont sillonné le fond des bassins qui forment aujourd'hui des vallées circulaires ou des plateaux entourés de montagnes. Chaqne contrée du globe a sa physionomie particu- lière ; mais, au milieu de ces traits caracté- risliques cpii rendent J'aspect de la nature si riche et si varié, on est frappé d'une res- semblance de forme qui se fonde sur une identité de causes et de circonstances locales. En naviguant entre les îles Canaries, en observant les cônes basaltiques de Lancerote, de l'Alegranza et de la Graciosa, on croit voir le groupe des monis Euganéens ou les collines trappéennes de la Bohême. Les gra- nités, les schistes micacés , les grès anciens, les formations calcaires que les minéralogistes désignent sous les noms de formation du Jura, àes hautes Alpes, ou de calcaire de transition j donnent un caractère particulier au contour des grandes masses , aux déchi- remens de la crête des Andes, des Pyrénées et de rUral. Partout la uL'tuie des roches
1^2 VUES DES CORniLLÈRES,
a modifié la forme exlciicure des mon-
tagnes.
Le Golopaxi , dont la cime est repiésenloe dans la dixième Planche , est le plus élevé de ces volcans des Andes, qui , à des époques récentes, ont en des éruptions. Sa hauteur absolue est de cinq mille sept cent cinquante- quatre mètres ( deux mille neuf cent cin- quante-deux toises ) : elle est double de celle du Canigou ; elle surpasse par conséquent de huit cents mètres hi hauteur qu'auroit le Vésuve, s'il étoit placé sur le sommet du pic de Ténérifi'e. Le Gotopaxi est aussi le plus redouté de tous^ les volcans du royaume de Quito : c'est celui dont les explosions ont été les plus fréquentes et les plus dévastatrices. En considérant la masse de scories et les quartiers de rochers lancés par ce volcan , et dont les vallées environnantes sont cou- vertes, sur une étendue de plusieurs lieues carrées , on doit croire que leur i éunion formeroit une montagne colossale. En ijSS, les flammes du Gotopaxi s'élevèrent , au- dessus du bord du cratère, à la hauteur de neuf cents mètres. En \']l\l\, le mut^issement du volcan fut entendu jusqu à Honda, ville
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. ll\^
située sur les bords de la rivière de la Ma- deleine, à une distance de deux cents lieues communes. Le 4 avril 1768, la quantité de cendres vomies par la bouche du Cotopaxi fut si grande que, dans les villes d'Hambato et deTacunça, la nuit se prolongea jusqu'à trois heures du soir, et que les habitans furent obligés d'yller avec des lanternes dans les rues. L'explosion qui arriva au mois de janvier 1 8o5 fut précédée d'un phénomène effrfijant, celui de la fonte subite des neiges qui couvrent la montagne. Depuis plus de ■vingt ans , aucune fumée , aucune vapeur vi- sible n'étoit sortie du cratère; et, dans une geule nuit, le feu souterrain devint si actif , qu'au soleil levant, les parois extérieures du cône , élevées sans doute à une température très-considérable, se montrèrent à nu , et sous la couleurnoire qui est propre aux scories vitri- fiées. Au port de Guayaquil , dans un éloigne- ment de cinquante-deux lieues en ligne droite du bord du cratère, nous entendîmes nuit et jour les mus^issemens du volcan, comme des déchar^ges répétées d'une batterie ; nous dis- tinguâmes même ce bruit épouvantable dans la mer du Sud , au sud-ouest de l'ile de la Punà.
144 VUES DES COUDILLÈRES,
Le Colopaxi est situé au sud-sncl-est de la ville de Quito , à une dislance de douze lieues, entre la montagne de Runiinavi, dont la crête,* hérissée de petit rochers isolés , se prolonge comme un mur d'une hauteur énorme , et le Quelendana , qui entre dans la limite des neiges éternelles. C'est dans cette partie des Andes , qu'une vallée longitudinale sépare les Cordillères en deux chaînons parallèles. Le fond de cette vallée a encore trois mille mètres d'élévation au - dessus du niveau de l'Océan ', de sorte que le Chimborazo et le Cotopaxi, vus des plateaux de Lican et de Mulalo , ne paroissent avoir que la hauteur du Col de Géant et du Cramont, mesurés par Saussure. Comme il y a lieu d'admettre que la proximité de l'Océan contribue à en- tretenir le feu volcanique , le géologue est surpris de voir que les volcans les plus actifs du royaume de Quito , le Cotopaxi , le Tun- gurahua etleSangay, appartiennent au chaî- non oriental des Andes , et par conséquent à celui qui est le plus éloigné des côtes. Les pics qui couronnent la Cordillère occidentale, paroissent tous, à l'exception de Rucu-Pi- chincha, des volcans éteints depuis une longue
ET MOriUMENS DE l'aMÉRIQUE. i45
série de siècles ; mais la montagne dont nous présentons le dessin , et qui est éloignée de 2" 2' des côtes les plus voisines, de celles de l'Esmeralda et de la baie de San-Mateo, lance périodiquement des gerbes de feu , et désole les plaines environnantes.
La forme du Gotopaxi est la plus belle et la plus régulière de toutes celles que pré- sentent les cimes colossales des hautes Andes. C'est un cône parfait qui, revêtu d'une énorme couche de neio-e , brille d'un éclat éblouissant au coucher du soleil, et se détache d'une ma- nière pittoresque de la voûte azurée du ciel. Cette enveloppe de neige dérobe à la vue de l'observateur jusqu'aux plus petites inégalités du sol : aucune pointe de rocher , aucune masse pierreuse ne perce à travers ces glaces éternelles, et n'interrompt la régularité de la figure du cône. Le sommet du Gotopaxi ressemble au pain de sucre i^pan de azucar^ qui termine le pic deTevde , mais la hauteur de son cône est sextuple de celle du grand volcan de l'ile de TénérifFe.
Ce n'est que près du bord du cratère que l'on aperçoit des bancs de rochers qui ne se couvrent jamais de neige, et qui se présentent
I. lO
l46 VUES DES COUDILLÈRES,
de loin comme des traits d'un noir foncé : la pente rapide de cette partie du coiie, et les crevasses par lesquelles sortent des courans d'air chaud, sont probablement les causes de ce phénomène. Le cratère , semblable à celui du pic de Ténérifie, est environné d'un petit mur circulaire , qui , examiné avec de bonnes lunettes , se présente sous la forme d'un pa- rapet : orl le distingue surtout à la pente mé- ridionale , lorsqu'on est placé soit sur la Montagne des Lions ( Puma-Urcu ) , soit au bord du petit lac d'Yuracoche. C'est pour faire connoître celte structure particulière du volcan , que j'ai ajouté au bas de la Planche la vue du bord méridional du cratère , telle que je l'ai dessinée près de la limite des neiges perpétuelles (à une hauteur absolue de quatre mille quatre cent onze mètres ; à Suniguaicu, sur l'arête de montagnes porphjritiques qui unit le Cotopaxi au iNevado de Quelendarïa. La partie conique du pic de TénérifFe est très-accessible ; elle s'élève au milieu d'une plaine couverte de pierre ponce, et dans la- quelle végètent quelques touiTes de Spartium supranubium. En gravissant le volcan de Cotopaxi, il est très - difficile de parvenir
ET MOINUMENS DE l' AMÉRIQUE. \[^'J
jusqu'à la liinile inférieure des oeiges per- pétuelles. Nous avons éprouvé celte difficulté dans une excursion que nous avons faite au mois de mai de l'année 1802. Le cône est entouré de profondes crevasses, qui , au mo- ment des éruptions, conduisent au Rio Napo et au Rio de los Alaques , des scories , de la pierre ponce, de l'eau et des g-lacons. Quand on a examiné de près le sommet du Cotopaxi , on peut presque assurer qu'il seroit impossible de parvenir jusqu'au bord du cratère.
Plus le cône de ce volcan est d'une forme régulière , et plus on est frappé de trouver du côté du sud-ouest une petite masse de rocher à demi -cachée sous la neige, hérissée de pointés, et que les naturels appellent la Tête de rinca. L'origine de celte dénomination bizarre est très-incertaine. Il existe dans le pays une tradition populaire , d'après laquelle ce rocher isolé faisoit jadis partie de la cime du Cotopaxi. Les Indiens assurent que le ■volcan , lors de sa première éruption , lança loin de lui une masse pierreuse qui, semblable à la calotte d'un dôme, couvroit l'énorme cavité qui renferme le feu souterrain. Les uns prétendent que cette catastrophe extraordi-
10
l48 VUE» DES CORDILLÈRES,
naire eut lieu peu de temps après l'invasion de l'inca Tupac Yupanqui dans le royaume de Quito , et que le quartier de rocher que l'on distingue dans la dixième Planche, à la gauche du volcan , s'appelle la Télé de l'inca, parce que sa chute fut le présage sinistre de la mort du conquérant. D'autres , plus cré- dules encore , affirment que cette masse de porphjre à base de pechsteirij fut déplacée dans une explosion qui arriva au même ins- tant où l'inca Atahualpa fut étranglé par les Espagnols à Gaxamarca. Il paroit en effet assez certain que , lorsque le corps d'armée de Pedro Alvarado passa de Puerto Viejo au plateau de Quito , il y eut une éruption du Cotopaxi , quoique Piedro de Cieca ' et Gar- cilasso de la Vega '^ ne désignent que très- vaguement la montagne qui lança les cendres dont la chute subite effraya les Espagnols. Mais , pour adopter l'opinion que première- ment à cette époque le rocher appelé la Caheza del Inca avoit pris sa place actuelle, il fau- droit supposer que le Cotopaxi n'avoit pas eu
' Chronica del Perii, i554, Cap. XLi,fol. log. ' Comentarios Reaies j liib. II, Tom. IJ , C. ii, p. 5<ji
ET MONUT^tENS DE l'aMÉRIQUE. 1 49
d'éruptions antérieures; supposition d'autant plus fausse, que les murs du palais de l'Inca au Callo , construit par Huayna Capac , ren- ferment des pierres d'une origine volcanique, et lancées par la bouche du Gotopaxi. Nous discuterons dans un autre endroit la question importante de savoir s'il est probable que ce volcan avoit déjà atteint sa hauteur ac- tuelle, lorsque le feu souterrain se fit jour à travers sa cime, ou si plusieurs faits géolo- giques ne concourent pas plutôt à prouver que le cône , comme le Somma du Vésuve , est composé d'un grand nombre de couches de laves superposées les unes aux autres.
J'ai dessiné le Cotapaxiet la Tête de Vlnca j à l'ouest du volcan, à la métairie de la Sie- nega , sur la terrasse d'une belle maison de campagne appartenant à notre ami, le jeune marquis de Maenza, qui vient d'hériter de la grandesse et du titre de comte de Punelrostro. Pour distinguer, dans ces vues des sommets des Andes , les montagnes qui sont des vol- cans encore actifs , de celles qui ne donnent pas d'éruption, je me suis permis d'indiquer une fumée légère au-dessus du cratère du Gotopaxi, quoique je n'en aie pas vu sortir à
ibo VUES DES CORDILLÈRES,
l'époque où je faisois cette esquisse. La maison de la Sienega , construite par une personne qui étoit intimement liée avec M. de La Gon^ damine, est placée dans la vaste plaine qui s'étend entre les deux branches des Cordil- lères , depuis les collines de Cliisinche et Tio- pullo jusqu'à Hambato. On y découvre à la fois , et dans une proximité effrayante , le volcan colossal de Cotopaxi , les pics élancés d'Ilinisa , et le Nevado de Quelendana. C'est un des sites les plus majestueux et les plus imposans que j'aie vus dans les deux hémis- phères '.
^ Géographie des Plantes, p. 147; Nivellement ba- rométrique, p. 29-, Tableaux de la Nature, Tom. IT, p. 24 ; Essai politiqiie sur la Nouvelle - Espagne ^ Tom. I , p. 168-17 i de Icdition in-S".
ET MONUMENS DE L AMERIQUE. lOl
PLANCHE XI.
Relief mexicain trouvé à Oaxaca.
Ce relief, un des restes les plus curieux de la sculpture mexicaine, a été trouvé, il y a peu d'années , près de la ville d'Oaxaca. Le dessin m'en a été communiqué par un natu- raliste distingué , M. Cervantes, professeur de botanique à Mexico , auquel nous devons la connoissance des nouveaux g'enres Cheiros- temon, Guardiola, et de beaucoup d'autres plantes qui seront publiées dans la Flore de la Nouvelle-Espagne , de 31iM. Sessé et Mocino. Les personnes qui ont envoyé ce dessin à M. Cervantes, lui ont assuré qu'il étoit copié avec le plus grand soin , et que le relief, sculpté dans une roche noirâtre et très-dure , avoit plus d'un mètre de hauteur.
Ceux qui ont fait une étude particulière des monumens toltèques et aztèques, doivent être frappés à la fois de l'analogie et des contrastes qu'offre le relief d'Oaxaca , avec les iîgures que l'on trouve répétées dans les manuscrits
l52 VUES DES CORDri,LÈRES,
hiéroglyphiques, dans les idoles et sur le re- vêtement de plusieurs téociillis. Au lieu de ces hommes trapus qui ont à peine cinq tèles de haut, et qui rappellent le plus ancien sljle étrusque, on disling-ue, sur le relief repré- senté dans la onzième Planche, un groupe de trois figures dont les formes sont élancées, et dont le dessin , assez correct ; n'annonce plus la première enfance de l'art. On doit craindre sans doute que le peintre esppo-nol qui a copié cette sculpture d'Oaxaca, n'ait re lifié par-ci par-là les contours, peut-être même sans le vouloir, surtout dans le dessin des mains et des doigts des pieds; mais est -il permis de supposer qu'il ait changé la proportion des figîUTs entières ? Celte supposition ne perd- eile pas toute probabilité , si l'on examine le soin miiHitieux avec lequel sont rendus la forme des têtes^ les yeux, et surtout les orne- mens du casque? Ces ornemens , paimi les- quels on reconnoît des plunics , des rubans et des fleurs ; ces nez , d'une grandeur extraordi- naire , se retrouvent dans les peintures mexi- caines conservées à Rome, à Velelri et à Berlin. Ce n'est qu'en rapprochant tout ce qui a été produit à la même époque, et par
ET MONUMENS T)E L AMERIQUE. li")0
des peuples d'une origine commune, que l'on parvient à se former une idée exacte du style qui caractérise les différens monumens , si toutefois il est permis d'éippeler style les rap- ports que l'on découvre entre une multitude de formes fantasques et bizarres.
On pourroit demander encore si le relief d'Oaxaca ne date pas d'un temps où , après le premier débarquement des Espagnols , les sculpteurs indiens avoient déjà connoissance de quelques ouvrages d'art des Européens. Pour discuter cette quesîion, il faut se rap- peler que , trois ou quatre ans avant que Cortez se rendît maître du pays d'Anahuac , et que des religieux missionnaires empê- chassent les naturels de sculpter autre chose que des figures de saints, Hernandez de Cor- do va , Antonio Alaminos et Grixalva , avoient visité les côtes mexicaines depuis l'île de Co- zumel et le cap Catoche, situé sur la pénin- sule de Yucatan , jusqu'à rembouchure delà rivière de Panuco. Ces conqnérans commu- niquèrent partout avec les habitans , qu'ils trouvèrent bien vêtus, réunis dans des villes populeuses, et infiniment plus avancés dans
j54. vues des cordillères,
la civilisation que tous les autres peuples du nouveau continent. Il est probable que ces expéditions militaires laissèrent entre les mains des habitans , des croix , des rosaires et quel- ques images révérées par les chrétiens : il se pourroit aussi que ces images eussent passé de main en main, depuis les cotes jusque dans l'intérieur des terres dans les montagnes d'Oaxaca ; mais est- il permis de supposer que la vue de quelques ligures correctement dessinées ait lait abandonner des formes con- sacrées par l'usage de plusieurs siècles ? Un sculpteur mexicain auroit sans doute copié fidèlement l'image d'un apôtre; mais, dans un pajs où , comme dans l'Indostan et en Chine, les naturels tiennent avec la plus grande opi- niâtreté aux moeurs^ aux habitudes et aux arts de leurs ancêtres , auroient-ils osé représenter un héros ou une divinité aztèque sous des formes étrangères et nouvelles? D'ailleurs, les tableaux historiques que des peintres mexi- cains ont faits après l'arrivée des Espagnols, et dont plusieurs se trouvent dans les débris de la collection de Boturini, à Mexico, font voir évidemment que cette influence des arts
ET MOIVUMENS DE l'aMÉRIQUE. lOCX
européens sur le goût des peuples de l'Amé- rique et sur la correelion de leurs dessins, n'a été que très-lente.
Il m'a paru indispensable d'indiquer les doutes que l'on peut élever sur l'origine du relief d'Oaxaca. Je l'ai fait graver à Rome , d'après le dessin qui m'en a été communi- qué; mais je suis bien éloigné de prononcer sur un monument aussi extraordinaire, et que je n'ai pas eu occasion d'examiner moi- même. L'architecture du palais de Mitla^ l'élégance des grecques et des labyrinthes dont ses murs sont ornés, prouvent que la civilisation des peuples Zapotèques étoit supé- rieure à celle des habitans de la vallée de Mexico. D'après cette considération , nous devons être moins surpris que le relief qui fixe notre attention ail été trouvé à Oaxaca, l'ancien Huaxyacac , qui étoit le chef-lieu du pays des Zapotèques. Si j'osois énoncer mon opinion particulière , je dirois qu'il me paroît plus facile d'attribuer ce monument à des Américains qui n'a voient point encore eu de communication avec les blancs, que de supposer que quelque sculpteur espagnol , qui avoit suivi l'armée de Gortez , se soit
l56 VUES DES CORDILLÈRES,
amusé à faire cet ouvmg'e , en l'honneur du peuple vaincu, dans le slyle mexicain. Les naturels de la côte nord-ouest de l'Amérique n'ont jamais été comptés parmi les peuples très-civilisés, et cependant ils sont parvenus à exécuter des dessins dans lesquels des voya- geurs anglois ont admiré la justesse des pro- portions '.
Quoi qu'il en soit, il paroît certain que le relief d'Oaxaca représente un guerrier sorti du combat, et paré des dépouilles de ses ennemis. Deux esclaves sont placés aux pieds du vainqueur. Ce qui frappe le plus dans cette composition , ce sont les nez , d'une grandeur énorme, qui se trouvent répétés dans les six tètes vues de profil. Ces nez caractérisent essentiellement les monumens de sculpture mexicaine. Dans les tableaux hiéroglyphiques conservés à Vienne, à Rome, à Velelri, ou au palais du vice-roi, à Mexico, toutes les divinités, les héros, les prêtres même, sont figurés avec de grands nez aqui- lins, souvent percés vers la pointe, et ornés de l'amphisbène , ou du serpent mystérieux
* Dixom's Voyage, p. 272.
IT MONUMENS DE l'aMÉUIQUE. l^J
à deux têtes. Il se poiirroit que cette pliy- sionomie extraordinaire indiquât quelque race d'hommes très-différente de celle qui habite aujourd'hui ces contrées , et dont le nez est gros , aplati , et d'une grandeur médiocre : mais il se pourroit aussi que les peuples aztèques eussent cru , comme le prince des philosophes ' , qu'il y a quelque chose de majestueux et de royal {^SocnXiy.oy) dans un grand nez, et qu'ils l'eussent consi- déré, dans leurs reliefs et dans leurs tableaux, comme le symbole de la puissance et de la grandeur morale.
La forme pointue des têtes n'est pas moins frappante dans les dessins mexicains que la grandeur des nez. En examinant ostéologi- quement le crâne des naturels de l'Amérique, on voit, comme je l'ai déjà observé ailleurs, qu'il n'y a pas de race sur le globe dans la- quelle l'os frontal soit plus déprimé en arrière, ou qui ait moins de front \ Cet aplatissement extraordinaire se trouve chez des peuples de
' Platon, de Republica , Lib. V.
* Blumenbach, Decas quinta craniorum, 1808^ p. i4, Tab. 46.
i5S Vues des cokdillères^
la race cuivrée, qui n'onl jamais connu Id coutume de produire des difFormilcs arlifi- ciclles, comme le prouvent les crânes d'In- diens mexicains, péruviens et aturès, que nous avons rapportés, M. Bonpland et moi, et dont plusieurs ont été déposés au Muséum d'histoire naturelle à Paris. Les Nègres donnent la préférence aux lèvres les plus grosses et les plus proéminentes ; les Cal- iiiouques l'accordent aux nez retroussés. Un savant illustre, M. Cuvier ', observe que les artistes grecs, dans les statues des héros, ont relevé la ligne faciale outre nature, de quatre-vingt-cinq à cent degrés. J'incline à croire que l'usage barbare introduit parmi quelques hordes sauvages de l'Amérique, de comprimer la tête des enfans entre deux planches , naît de l'idée que la beauté consiste dans cet aplatissement extraordinaire de l'os frontal, par lequel la nature a caractérisé la race américaine. C'est sans doute en sui- vant ce même principe de beauté que même les peuples aztèques, qui n'ont jamais défi- guré la tête des enfans , ont représenté leurs
' Leçons d'Anatomie comparée, Tom. ÎI, p. 6.
ET MONUMEîfS DE L AMÉRIQUE. ibg
héros et leurs principales divinités avec une tête beaucoup plus aplatie que ne l'est celle d'aucun des Caribes que j'ai vus au Bas- Orénoque.
Le guerrier figuré sur le relief d'Oaxaca , offre un mélange de costumes très-extraor- dinaire. Les ornemens de sa coiffe, qui a la forme d'un casque , ceux de l'étendard ( signum ) qu'il a dans la main gauche , et sur lequel on reconnoît un oiseau, comme sur l'étendard d'Ocotelolco , se retrouvent dans toutes les peintures aztèques. Le pour- point , dont les manches sont longues et étroites, rappelle le vêtement que les Mexi- cains désignoient par le nom A' ichcahuepilli j mais le filet qui couvre les épaules est un ornement que l'on ne retrouve plus parmi les Indiens. Au-dessous de la ceinture paroît la peau tigrée d'un jaguar, dont la queue n'a pas été coupée. Les historiens espagnols rap- portent que les guerriers mexicains, pour paroître plus terribles dans le combat, por- toient d'énormes casques de bois qui repré- sentoient des têtes de tigre, dont la gueule étoit armée des dents de cet animal. Deux crânes, sans doute ceux d'ennemis vaincus,
iGo VUES DnS COUDILLLRES,
sont attachés à la ceinture du triomphateur. Ses pieds sont couverts d'une espèce de bro- dequins, qui rappellent les (TKt AtVi) ow caligœ des Grecs et des Romains.
Les esclaves représentés assis et les jambes croisées, aux pieds du vainqueur, sont très- remarquables à cause de leurs attitudes et de leur nudité. Celui qui est placé à gauche ressemble à la figure de ces saints que l'on voit fréquemment dans des tableaux liindoux, et que le navigateur Roblet a trouvés sur la côte nord-ouest de l'Amérique , parmi les peintures hiéroglyphiques des naturels du canal de Cox '. Il seroit facile de reconnoître , dans ce relief, le bonnet phrygien etle tablier {7ispi'((C(Mx) des statues égyptiennes, si l'on vouloit suivre les traces d'un savant^, qui, emporté par une imagination ardente, a cru trouver, dans le nouveau continent, des in- scriptions carthaginoises et des monumens phéniciens^.
' Voyage de Marchand, Tom. I, p. 3 12.
'^ Court de Gibelin.
^ Voyez Archœologia , or miscellaneous Tracts relating to Antiquity ; published by the Society of Antiqitarians of London. Vol. Vlll, p. ago.
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ET MOiSUME:XS DE L AMJjIRIQUC, iGl
PLANCHE XII.'
Généalogie des Princes cVAzcapozalco,
On a réuni sur celle Plaocbe deux frao- mens de tableaux hiérog-ljphiques , tous deux postérieurs à l'arrivée des Espagnols sur les côtes d'Anahuac. Les originaux d'après les- quels ces dessins sont faits, apparliennent aux manuscrits aztèques que j'ai rapportés de la Nouvelle-Espagne, et qui ont élé dé- posés à la bibliothèque royale de Berlin. La gravure imprimée au moyen de plusieurs planches de rechange, imite parfaitement, outre le dessin, la couleur du papier mexi- cain. Elle rappelle la fameuse enveloppe de mouiie qui a été conservée pendant quelque temps à Strasbourg-, dans le cabinet d'un particulier, et dont l'institut d'Egypte vient d'enrichir ses grandes et précieuses collec- tions.
Le papier qui a servi aux peintures hiéro-
* PI. IV et V de l'éclillon la 8".
I. 11
l62 VUES DUS CORDILLÈRES,
gljphiqiies des peuples aztèques a beaucoup d'analogie avec l'ancien papier égyptien fait avec les fibres du roseau {Cjpenis papyrus). La planle qui fut employée au Mexique à la fabrication du papier, est celle que dans nos jardins on désigne communément sous le nom d'alocs. C'est la pite (agave ameri- cana ), appelée metl ou maguej par les peu- ples de la race aztèque. Les procédés employés pour la fabrication de ce papier éloient à peu près semblables à ceux qu'on emploie dans les îles de la mer du Sud, pour en faire avec l'écorce du mûrier à papier {Broussonctia papjrifera). J'en ai vu des morceaux de trois mètres de long sur deux de large. Aujour- d'hui on cultive l'agave , non pour en faire du papier, mais pour en préparer avec son suc^ au moment du développement de la hampe et des fleurs, la boisson enivrante connue sous le nom à'octlioxi àepuhjue : car la pite ou le metl peut remplacer à la fois le chanvre de l'Asie, le roseau à papier de l'Egypte, et la vigne de l'Europe.
Le tableau dont la copie se trouve au bas de la PI. XII (IVde l'édit. in-S»), a cinq décimètres de long sur trois décimètres de large. Il paroît
Et monumens de l'amêrique; iG3
<jue ce fragment de l'écriture hiéroglyphique, que j'ai acheté à Mexico , dans la vente des collections de M. Gama , faisoit jadis partie du musée du chevalier Boturini Benaducci. Ce voyageur milanois avoit traversé les mers sans autre but que celui d'étudier sur les lieux 1 histoire des peuples indigènes de l'Amé- rique. En parcourant le pays pour examiner des monumens, et pour faire des recherches sur les antiquités du pays , il eut le malheur d'exciter la méfiance du gouvernement espa- gnol. Après l'avoir dépouillé de tous les fruits de ses travaux, on l'envoya , en 175G , connue prisonnier d'état, à Madrid. Le roi d'Espagne le déclara innocent , mais celte déclaration ne le fil pas rentrer dans sa propriété. Ces collections, dont Boturini a publié le cata- lo"'ue à la suite de son Essai sur l'Histoire
Cl
ancienne de la JSoiwelle-Espa^iic , imprimé à Madrid, restèrent ensevelies dans les archives de la vice-royauté de Mexico. On a conservé avec si peu de soin ces restes précieux de la culture des Aztèques, qull existe aujourd'hui à peine la huitième partie des manuscrits hiéroglyphiques enlevés au voyageur italien. Ceux qui, avant Boturini, ont possédé
» 11^
l64 YUES DES CORDILLir.ES ,
le tablciui généalogique que nous publions, y ont ajouté, tanlot en mexicain, lantot en espagnol, des noies explicatives. On voit, par ces notes, que la famille dont le dessin représente la généalogie, est celle des sei- gneurs ( tlatoanis ) d'Azcapozalco. Le petit territoire de ces princes , auxquels les Te- panèques donnoient le nom pompeux de royaume, étoit situé dans la vallée de Mexico, près de la rive occidentale du lac de Tezcuco , au nord de la rivière d Esca- puzalco. Torqueniada dit que ces princes, jaloux de l'antiquité de leur noblesse, lai- soient remonter leur origine jusqu'au pre- mier siècle de notre ère. Ils n'étoient pas de race mexicaine ou aztèque; ils se considé- roient comme descendans des rois Acolhues, qui avoient gouverné le pays d'Anahuac avant l'arrivée des Aztèques. Ces derniers rendirent tributaires lès princes d'Azcapozalco , le onzième calli de Tère mexicaine, qui cor- respond à l'année 1420 de l'ère chrétienne. Le tableau généalogique paroît renfermer \ingt-quatre générations, indiquées par au- tant de têtes placées les unes au-dessous des autres. Il ne faut pas s'étonner de ce
KT MONUMENS DE l'amÉRIQUE. iG5
qu'on n'y voit jamais qu'un seul fils; car, parmi les Indiens les plus pauvres et qui sont tributaires , tout héritage se fait par majorai '. La généalogie commence par un prince nommé Tixlpitzin , que l'on ne doit pas confondre avec Tecpaltzin, le chef des Aztèques lors de leur première émigration d'Azllan, ni avec Topiltzin, le dernier roi des Toltèques : mais on sera peut-être sur- pris de ne pas trouver, au lieu du nom de- Tixlpitzin, celui d'Acolhuatzin , premier roi d'Azcapozalco, issu de la famille des Citiriy qui, d'après la tradition des naturels, ré- gnojenl dans un pays très-éloigné, situé au nord du ^Mexique. Près de la quatorzième tête, ou voit écrit le nom de Vitznahuatl. Si ce prince étoit identique avec un roi de Huexotla,. que les historiens mexicains nomment aussi Vitznahuatl , et qui vécut vers l'année i43o, la généalogie de la famille d'Azcapozalco remonteroit jusqu'à l'année loio de notre ère, en ne comptant que Irente ans par génération. Mais comment
' GoMARA, Hiit.de la Conquista de Mexico; \53o , fol. cxxi.
t66 vues des C0RDILLÈRE3,
expliquer , en ce cas , les dix générations suivaules^ le dessin paroissant avoir été fait vei s la fin du seizième siècle ? Je ne déciderai pas non plus pourquoi on trouve indixjuée l'année i5G5 entre les noms des deux princes Anahuacalzin et Quauhtemotzin. On sait que le dernier de ces noms est celui du malheu- reux roi aztèque que Gomara nomme l'aus- sement Qualiutimoc, et qui ^ d'après les ordres de Gortèz , fut pendu par les pieds, en i52i, comme cela est prouvé par une histoire hiéroglyphique très-précieuse , con- servée au couvent de San Felipe Neri à Mexico". Mais comment ce roi, neveu de Montezuma, figureroit-il dans la famille des seigneurs ou tlaloanis d'Azcapozalco ?
Ce qui est certain, c'est que, lorsque le dernier de ces princes fit composer le ta- bleau généalogique de ses ancêtres , son père et son grand-père vivoient encore. Cette cir- constance est clairement indiquée par les petites langues placées à quelque distance de la bouche. Un homme mort , disent les
' Voyez mon Essai politique sur la Nouvelle- Espagne. Vol. 11, p. i52 de l'éditiou iii-8".
ET MONUMENS DE L*AMÉR1QUE. 1G7
naturels , est réduit au silence éternel : d'après eux, vivre c'est parler; et, comme nous le verrons bientôt, parler beaucoup est une marque de pouvoir et de noblesse. Ces figures de lang^ues se retrouvent aussi dans le tableau mexicain du déluge , que Ge- melli a publié d'après le manuscrit de Si- guenza. On y voit les hommes, nés muets ,^ qui se dispersent pour repeupler la terre, et un oiseau qui leur distribue trente-trois langues diiFéreiites. De môme un volcan , à cause du bruit souterrain que l'on entend quelquefois dans son voisinage, est figuré, par les Mexicains , comme un cône au-dessus duquel flottent plusieurs langues : un volcan est appelé la îiiontagno qui parle^
Il est assez remarquable que le peintre mexicain n'a donné qu'aux trois personnes qui étoient vivantes de son temps le diadème {copilli) , qui est un signe de souveraineté. On retrouve celte même coiffe, mais dé- pourvue du nœud qui se prolonge vers le dos, dans les figures des rois de la dynastie aztèque publiées par l'abbé Clavigero. Le dernier rejeton des seigneurs d'Azcapozalco est représenté assis sur une chaise indienne
j68 vues des cordillères,
et ayant les pieils libres : tics rois morls, au coniraire, sont figur s non seulement sans langue , mais aussi les pieds envelopjies clans le manteau royal [xiuhlilmalli) , ce qui donne à ces images une grande ressemblance avec les momies égyptiennes. Il est presque superflu de rappeler ici l'observation géné- rale que, dans toutes les peintures mexi- caines, les objets réunis à une tète, au moyea d'un fîl , indiquent à ceux qui savent la langue des naturels les noms des personnes que l'artiste a voulu désigner. Les naturels prononcent ces noms dès qu^ils voient l'hié-^ roglyphe. Chimalpopoca signifie un bouclier qui fume; Acamapitzin, une main qui tient des roseaux: aussi, pour indiquer les noms de ces deux rois, prédécesseurs de Monte- zuma, les Mexicains peignoienl-ils un bou- clier et une main fermée , liés par un fîl à deux têtes ornées du bandeau royal. J'ai \u que , dans des tableaux fails après la conquête, le valeureux Pedro Alvarado éloit figuré avec deux clefs placées derrière la nuque, sans doute pour faire allusion aux clefs de saint Pierre , dont le peuple voyoit parlout les images dans les églises des Chré-
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ET MONUlNTC^fS DE t/amÉRIQUE. 169
tiens. J'ignore ce que signifient les traces de pieds que l'on remarque dans le tableau généalogique , derrière les têtes. Dans d'au- tres peintures aztèques, cet hiéroglyphe in- dique des chemins, des migrations , et quel- quefois la direction d'un mouvement.
Pièces de Procès en écriture h iéroglrph ique.
Parmi l'énorme quantité de peintures trouvées, par les premiers conquérans, chez les peuples mexicains , un nombre trés- considérable étoit destiné à servir de pièces justificatives dans des causes litigieuses. Le fragment qui est joint à la généalogie des seigneurs d'Azcapozalco offre un exemple de ce genre. C'est une pièce d'un procès intenté sur la possession d'une métairie indienne.
Sous la dynastie des rois aztèques, la pro- fession d'avocat étoit inconnue au Mexique» Les parties adverses se présentoient en per- sonne pour plaider leur cause , soit devant le juge du lieu, appelé Tcuctli , soit devant les hautes cours de justice, désignées par
lyO VUES DES COr.DTLLÈRES
les noms do Tiacalecati j ou Cihuacohuatl. Coiiiiiic la sentence n'étoit pas prononcée inimediatcnicnt après qu'on avoit entendu \es parties, celles-ci avoient intérêt à laisser entre les mains des juives une peinture hié- roglyphique qui leur rappelât l'objet prin- cipal de la contestation. Lorsque le roi présidoit l'assemblée des juges, ce qui avoit lieu tous les vingt, et, dans certains cas, tous les quatre-vingts jours , ces pièces de procès étoient mises sous les jeux du mo- narque. Dans les affaires criminelles , le tableau reprcsentoit l'accusé, non seulement au mojnent oi^i le crime avoit été commis, mais aussi dans les différentes circonstances de sa vie qui avoient précédé cette action. Le roi , en prononçant l'arrêt de mort , faisoit, avec la pointe d'un dard, une raie qui passoit par la tète de l'accusé figuré dans le tableau.
L'usage de ces peintures , servant de pièces de procès, s'est conservé dans les tribunaux espagnols long-temps après la conquête. Les naturels ne pouvant parler aux juges que par l'organe d'un interprète , regardoient l'emploi des hiéroglyphes comme double-
ET MONUMEîfS DE L AMÉRIQUE. I71
ment nécessaire. On en présentoit aux tliffé- Tcntes cours de justice résidant dans la Nouvelle-Espagne ( à la Real Aiidicncia ^ à la Sala dol Crinien , et au Juzgado de Indios), jusqu'au commencement du dix- septième siècle. Lorsque l'empereur Charles- Quint, ayant conçu le projet de faire fleurir les sciences et les arts dans ces régions lointaines, fonda, en i553, l'université de Mexico , trois chaires furent établies pour l'enseignement de la langue aztèque, pour celui de la langue otomie, et pour l'expli- cation des peintures hiéroglyphiques. On regarda pendant long-temps comme indis- pensable qu'il y eût des avocats, des pro- cureurs et des juges qui fussent en état de lire les pièces de procès, les peintures gé- néalogiques , l'ancien code des lois , et la liste des impots [trihutos) que chaque lief devoil payer à son suzerain. Il existe encore à Mexico deux professeurs de langues in- diennes; mais la chaire destinée à l'étude des antiquités aztèques a été supprimée. L'usage des peintures s'est perdu entièrement, non parce que la langue espagnole a fait des progrès parmi les indigènes , mais parce
172 VUES DES CORDILLÈRES ,
que ces derniers savent combien, tî'après l'organisalion acluelle des Iribiinaux , il leur est plus utile de s'adresser aux avocats pour défendre leurs causes devant les juges.
Le tableau que présente la douzième Planche paroît indiquer un procès entre des naturels et des Espagnols. L'objet en litige est une métairie, dont on voit le dessin en projection orthographique. On y recon- nojt le grand chemin marqué par les traces des pieds; des maisons dessinées en profil; un Indien dont le nom indique un arc , et des juges espagnols assis sur des chaises et ayant les lois devant leurs yeux. L'Es- pagnol, placé immédiatement au-dessus de l'Indien, s'appelle probablement Aquaverde ^ car l'hiéroglyphe de l'eau, peint en vert, se trouve figuré derrière sa tête. Les langues sont très-inégalement réparties dans ce ta- bleau. Tout y annonce l'état d'un pays con- quis : l'indigène ose à peine défendre sa cause, tandis que les étrangers à longues barbes y parlent beaucoup et à haute voix , comme descendant d'un peuple conquérant.
yy. FI.
'M,
Jinufiief <!•<•.
ET MOXUMENS DE L AMERIQUE. I70
PLANCHE XIII.'
Manuscrit hiéroglyphique aztèque conservé à la bibliothèque du J^atican.
Les peintures mexicaines , dont un très- petit nombre est parvenu jusqu'à nous, ins- pirent un double intérêt , et par le jour qu'elles répandent sur la mjtholo"'ie et l'histoire des premiers babitans de l'Amé- rique , et par les rapports que l'on a cru y reconnoître avec l'écriture hiéroglyphique de quelques peuples de l'ancien continent. Pour réunir dans cet ouvrage tout ce qui peut nous instruire sur les communications qui, dans les temps les plus reculés, pa- roissent avoir eu lieu entre des groupes de peuples séparés par des steps , par des montagnes ou par des mers , nous consi- gnerons ici les résultats de nos recherches
' PI. VI (le l'édillon in-8^.
174 VUES DES CORDILLÈRES,
sur les peinlurcs hjcroglypliiques des Amé- ricains.
On ironve en Ethiopie des caractères qui ont une étonnante ressemblance avec ceux de l'ancien sanskrit, surtout avec les inscriptions des caves de Canarab , dont la construclioii remonle au-delà de toutes les périodes con- nues de rinsîoire indienne". Les arts parois- sent avoir lleuri à Méroé, et à Axoum , une des plus anciennes villes d Ethiopie, avant que l'Eg vpte fût sortie de la barbarie. Un écrivain célèbre, profondément instruit dans l'histoire de l'Inde, Sir William Jones^ , a cru recon- noître une seule nation dans les Ethiopiens de Méroé, dans les premiers Egyptiens et dans lesHindoux. D'un autre côté, il est pres- que certain que les Abyssins, qu'il ne faut pas confondre avec les Ethiopiens nutochthones , étoient une tribu arabe; et, d'après l'obser- tion de M. Langlès , les mêmes caractères liemyarites que l'on découvre dans l'Afrique orientale ornoient encore, dans le quator-
^ Notes de M. Langlès pour le Voyage de Norden , Tom. III , p. 299-349.
"" Asiat. Researclies, Vol. lïl, p. 5.
ET MONUME^S DE L AMÉi.IQUE. lyS
zième siècle de l'ère vulgaire, les porles de la ville de Samarkand. Voilà des rapporls qui ont existé indubitablement entre le Habesch, ou l'ancienne Ethiopie, et le pla- teau de l'Asie centrale.
Une lutte prolong'ée entre deux sectes relio-ieuses , celle des Brahmanes et celle des Bouddhistes, a fini par rémigration des Cha- mans au Tibet, dans la Mongolie, en Chine et au Japon. Si des tribus de race tartare ont passé sur la cote nord-ouest de l'Amérique, et de là au sud et à l'est , vers les rives de Gila et vers celles duMissoury, comme des recher- ches étymologiques ^ paroissent l'indiquer , il faut être moins surpris de trouver, parmi les peuples à demi barbares du nouveau con- tinent, des idoles et des monumens d'archi- tecture, une écriture hiéroglyphique, une connoissance exacte de la durée de l'année , des traditions sur le premier état du monde, qui toutes rappellent les connoissances, les arts et les opinions religieuses des peuples asiatiques.
Il en est de l'étude de l'histoire du genre
' VATEBjuberAmenka'sBevolkerung, p. i55-i6g.
176 \'UES DES CORDILLÈRES,
humain comme de l'élude de celle immcnsilé de langues que nous trouvons répandues sur la surface du globe. Ce seroil se perdre dans un dédale de conjeclures , que de vouloir assisrner une oriiJ:ine commune à lant de races elde langues diverses. Les racines du sanskrit trouvées dans la langue persane , le grand î3om])re de racines du persan, et même du pehlvi , que l'on découvre dans les langues d'origine g-ermanique' , ne nous donnent pas le droit de regarder le sanskrit, le pehlvi, ou la langue ancienne des Mèdes, le persan et l'allemand, comme dérivant d'une seule et même source. Il seroil absurde sans doute de supposer des colonies égyptiennes partout où l'on observe des monumens pyramidaux et des peintures symboliques ; mais comment ne pas être frappé des traits de ressemblance qu'offre le vaste tableau des mœurs, des arls, des langues et des traditions qui se trouvent aujourd'hui chez les peuples les plus éloigniés les uns des autres? Gomment ne pas indiquer , partout où elles se présentent, les analogies de structure dans les langues, de style dans
' âdelung's Mitlirldates , Th. I, s. 277, Schlegel, iïber Sprache uud Weisheit dcr Inder, s. 7.
r.T MONUMENS DE L AMERIQUE. 1"^
les monumens, de fictions dans les cosmog-o- nies, lors même que l'on ne peut prononcer sur les causes secrètes de ces ressemblances, et qu'aucun fait historique ne remonte à l'époque des communications qui ont existé entre les habitans des divers climats ?
En fixant les jeux sur les moyens graphiques que les peuples ont employés pour exprimer leurs idées, nous trouvons de vrais hiérogly- phes, tantôt cyriologiques, tantôt tropiques, comme ceux dont l'usage paroît avoir passé de l'Etliiopie en Egypte ; des chiffres symbo- liques, composés de plusieurs clefs, destinés à parler plutôt aux yeux qu'à l'oreille, et exprimant des mots entiers, comme les carac- tères chinois; des syllabaires, comme ceux des Tartares-Mantchoux, dans lesquels les voyelles font corps avec les consonnes, mais qui sont propres à être résolus en lettres simples; enfin, de vrais alphabets, qui offrent le plus haut degré de perfection dans l'analyse des sons, et dont quelques-uns, par exemple le coréen^ d'après l'observation ingénieuse de M. Langlès", paroissent encore indiquer
* Voyage de Nortlen, édition de LANGLis^Tom. ITT, p. 296.
I. 12
I7S VUES DES CORDILLÈRES,
le passage des hiéroglyphes à l'écriture alpha- bétique.
Le nouveau continent , cinns son immense étendue, présente des nations arrivées à un certain degré de civilisation: on yreconnoît des formes de gouvernement et des institu- tions qui ne pouvoient être que l'efiet d'une lutte prolongée entre le prince et les peu- ples, entre le sacerdoce et la magistrature : on y trouve des langues , dont quelques- unes , comme le grônlandois , le cora , le tamanaque , le totonaque et le quichua ' , offrent une richesse de formes grammaticales que, dans l'ancien continent_, on n'observe nulle part, sinon au Congo et chez les Bas- ques, qui sont les restes des anciens Canta- bresjmais, au milieu de ces traces de culture et de ce perfectionnement des langues, il est remarquable qu'aucun peuple indigène de l'Amérique ne s'étoit élevé à cette analyse des sons qui conduit à l'invention la plus admi- rable, on pourroit dire la plus merveilleuse de toutes, celle d'un alphabet.
' Archiv fiir Ethnographie, 15. I^ s. 345. Vatlk, s. 206.
ET MONUMEÎ<S DE L AMÉRIQUE. 17g
Nous voyons que l'usage des peintures hiéroglyphiques étoit commun aux Toltè- ques, aux Tlascaltèques, aux Aztèques, et à plusieurs autres tribus qui, depuis le septième siècle de notre ère, paroissent successive- ment sur le plateau d Anahuac ; nulle part nous ue trouvons des caractères alphabéti- ques : on pourroit croire que le perfection- nement des signes symbohques, et la facilité avec laquelle on peignoit les objets , avoient empêché l'introduction des lettres. On pour- roit citer, à l'appui de cette opinion , l'exemple des Chinois qui , depuis des milliers d'années, se contentent de quatre- vingt mille chifFies, composés de deux cent quatorze clefs ou hiéroglyphes radicaux : mais ne voyons- nous pas chez les Egvptiens l'usage simultané d'un alphabet et de l'écriture hiéro- glyphique, comme le prouvent indubitable- ment les précieux rouleaux de papyrus trouvés dans les enveloppes de plusieurs momies, et représentés dans l'Atlas pittoresque "" de M. Denon ?
Kalm rapporte, dans son Voyage en Amé-
' Kalms Relse^ B. III; s. 4 16.
12*
ft8o VriïS DÉS COUDILLLRES,
rique^ que M. de Verandrier avoit découvert, en 17/16, dans les savanes du Canada, à neuf cents lieues à l'ouest de Montréal, une tablette de pierre fixée dans un pilier sculpté , et sur laquelle se trouvoient des traits que l'on prit pour une inscription tartare. Plusieurs jésuites à Québec fissurèrent au voyageur suédois avoir eu en main cette tablette que le che- valier de Beauharnois, alors gouverneur du Canada, avoit fait passer à M. de Maurepas, en France'. On ne sauroit assez regetter de n'avoir eu a'icune notion ultérieure sur un monument si intéressant pour l'histoire de l'homme. 3Iais exisloit-il à Québec des per- sonnes capables de juger du caractère d'un alphabet? et si cette prétendue inscription eût été véritablement reconnue en France pour une inscription tartare, comment un ministre éclairé et ami des arts ne l'auroit-il pas fait publier?
Les antiquaires anglo-américains ont fait connoître une inscription qu'on a supposé phénicienne , et qui est gravée sur les rochers de Dighton , dans la baie de Narangaset ,
'* DïNoN, Voyage €11 Egypte , PL i3G et i3ji
ET MONUME^S DE l'aMÉRIQIE. iSi
près des bords de la rivière de Taunton, à douze lieues au sud de Boston. Depuis la fin du dix-septième siècle jusqu'à nos jours, Danlbrth^, Mather, Greenwood et Sewells en ont donné successivement des dessins, dans lesquels on a de la peine à reconnoître des copies du même original. Les indigènes quihabitoient ces contrées, lors des premiers établissemens européens, conservoient une ancienne tradition , d'après laquelle des étran- gers , naviguant dans des maisons de bois, avoient remonté la rivière de Taunton, ap- pelée jadis Assoortet. Ces étrangers , après avoir vaincu les hommes ronges , avoient gravé des traits dans le roc, qui est aujour- d'hui couvert des eaux de la rivière. Court de Gebelin n'hésite pas, avec le savant docteur Stiles, de regrarder ces traits comme une inscription carthaginoise. Il dit, avec cet en- thousiasme qui lui est naturel , et qui est très- nuisible dans des discussions de ce genre , « que cette inscription vient d'arriver toat « exprès du nouveau monde, pour confir- « mer ses idées sur Torigine des peuples, et tf que l'on y voit, d'une manière évidente ^ « un monument phénicien , un tableau qui,
l82 VUES DES CORDILLrRES,
« sur le devant, désig-nc une alliance enlre « des peuples américains et la nation ctran- t< gère , arrivant , par des vrjits du nnrâ ^ d'un <f pavs riche et industrieux. »
J'ai examiné avec soin les (juotre dessins de la fameuse pierre de Taunlon River, que M. Lort ' a publiés à Londres dans les Mé- moires de la Société des Antiquaires. Loin d'j reconnoître un arrangement symétrique de lettres simples ou de caractères syllabiques , je n'y vois qu'un dessin à peine ébauché, et analogue à ceux que l'on a trouvés sur les rochers de la Norwège ' , et dans presque tous les pays habités par des peuples Scandi- naves. On distingue , à la forme des têtes, cinq figures humaines , entourant un animal qui a des cornes, et dont le devant est beaucoup plus haut que l'extrémité postérieure.
Dans la navigation que nous avons faite , M. Bonpland et moi, pour constater la com- municuliou entre rOrénoqne et la rivière des Amazones, nous avons aussi eu connoissance
' Account of an ancient Inscription by Mr. Lort, Ârcboeîogia, Vol. VIÏÎ , p. 290.
"" SuiiM, Samlinger lil ten Danske Historié, B. lî, p. 21.'>.
ET MONUMENS DE l'amÉRIQUE. iS5
d'une inscription que l'on nous assuroit avoir été trouvée dans la chaîne de montagnes gra- nitiques qui, sous les sept degrés de lalitude , s'étend depuis le village indien d'Uruana ou Urbana jusqu'aux rives occidentales du Caura. Un missionnaire, Ranion Bueno , religieux: franciscain, s'étant réfugié par hasard dans une caverne formée par la séparation de quel- ques bancs de rocher , vit au milieu de celte caverne un gros bloc de granit, sur lequel il crut reconnoître des caractères réunis en plusieurs groupes et rangés sur une même ligne. Les circonstances pénibles dans les- quelles nous nous trouvions au retour du Rio Negro à Saint -Thomas de la Guajane, ne nous ont malheureusement pas permis de vérifier nous-mêmes celte observation. Le missionnaire m'a communiqué la copie d'une parlie de ces caractères, dont je donne ici la gravure.
T?P.Ô^)
,-^
On pourroit reconnoître, dans ces carac- tères y quelque ressemblance avec l'alphabet phénicien j mais je doule fort que le bon
lR4 VUES DES CORDILLÈRES,
religieux , qui paroissoit mettre peu d'inlérct à cette prétendue inscription , l'ait copiée avec beaucoup de soin. II est assez remar- quable que , sur sept caractères, aucun ne s'j trouve répété plusieurs fois : je ne les ai fait g-raver que pour iixer , sur un objet aussi digne d'examen , l'attention des savans qui pourront un jour visiter les forêts de la Guayane.
Il est d'ailleurs assez remarquable que cette même contrée sauvage et déserte^ dans la- quelle le père Bueno a cru voir des lettres gravées sur le granit , présente un grand nombre de rochers qui, à des hauteurs ex- traordinaires, sont couverts de figures d'ani- maux , de représentations du soleil , de la lune et des astres , et d'autres signes peut-être hiérogljpiiiques. Les indigènes racontent que leurs ancêtres, du temps des grandes eaux, sont parvenus en canot jusqu'à la cime de ces, montagnes , et qu'alors les pierres se trou- voient encore dans un état tellement ramolli, que les hommes ont pu y tracer des traits avec leurs doigts. Celle tradition annonce une horde dont la culture est bien différente de celle du peuple qui l'a précédée : elle dé-
ET MONUMENS DE l'amÉRIQUE. i85
cèle une ig-norance absolue de l'iisao;'e du ciseau et de tout autre outil métallique.
Il résulte de l'ensemble de ces faits , qu'il n'existe aucune preuve certaine de la con- noissance d'un alphabet parmi les Américains. Dans des recherches de ce genre, on ne sauroit être assez sur ses gardes pour ne pas confondre ce qui est dû au hasard et aux jeux de l'oisiveté , avec des lettres ou des carac- tères syllabiques. M. Truler » rapporte qu'à l'extrémité méridionale de l'Afrique, chez les Betjuanas, il a vu des enfans occupés à tracer sur un rocher, au moyen d'un instru- ment tranchant, des caractères qui avoient la plus parfaite ressemblance avec le P et le M de l'alphabet romain , et cependant ces peu- ples grossiers sont bien éloignés de connoîtrc l'écriture.
Ce manque de lettres observé dans le nou- veau continent , lors de sa seconde découverte par Christophe Colomb, conduit à l'idée que les tribus de race tartare ou mongole , que l'on peut supposer être venues de l'Asie orientale en Amérique, ne possédoient pas
' BrRTucn, Geogr. Eplicm., B. XII, s. 6y.
l86 VUES DES CORDILLÈRES,
elles-mêmes l'écriture alpha])élique , ou , ce qui est moins probable , qu'étant retombées dans la barbarie , sous rinfluence d'un climat peu fiivorable au développement de l'esprit, elles avoient perdu cet art merveilleux, connu seulement d'un très-petit nombre d'individus. Nous n'agiterons point ici la question si l'al- phabet dèvanagari est d'une haute antiquité sur les bords de l'Indus et du Gange _, ou si, comme le ditStrabon ', d'après Megasthènes, les Hindoux ignoroient l'écriture avant les conquêtes d'Alexandre. Plus à l'est et plus au nord, dans la région des langues monosylla- biques, de même que dans celle des langues tartares, samojèdes, ostiaques et kamtscha- dales , l'usage des lettres , partout où on le trouve aujourd'hui, n'a été introduit que très-tard. Il paroît même assez probable que c'est le christianisme nestorien ' qui a donné l'alphabet stranghelo aux Oighours et aux Tartares-Mantchoux ; alphabet qui, dans les régions septentrionales de l'Asie, est encore
' Straeo, IJb. XV, p. 1035-1044.
^ Langlès, Dictionnaire tartarc-mantchou , p. 18. Reclicrclies asiatiques, Tom. II, p. 62, n. d.
ET M0^'UME1M5 DE l'aMÉRIQUE. 187
plus récent que ne le sont les caractères ru- niqiies dans le nord de l'Europe. On n'a donc pas besoin de supposer que les communi- cations entre l'Asie orientale et l'Amérique remontent à une antiquité très-reculée, pour comprendre comment cette dernière partie du monde n'a pu recevoir un art qui , pendant une lonsrue série de siècles, n'a été connu ' qu'en Eg-jpte, dans les colonies phéniciennes et grecques _, et dans le petit espace de terrain contenu entre la Méditerranée, l'Oxus et le Golfe persique.
En parcourant l'histoire des peuples qui ignorent l'usage des lettres , on voit que , presque partout, dans les deux hémisphères^ les hommes ont essavé de peindre les objets qui frappent leur imagination , de représenter les choses en indiquant une partie pour le tout, de composer des tableaux en réunissant des figures ou les parties qui les rappellent, et de perpétuer ainsi la mémoire de quelques faits remarquables. L'indien Delavvare , en parcourant les bois , trace des traits dans l'écorce des arbres, pour annoncer le nombre
' ZotGA, de origine Oheliacorian , p. 55 1;
iSS TUES DES COnniLLf'RES,
d'hommes et de femmes qu'il a tues à l'en- nemi: le signe convenlionnel qui indique la peau arrachée de la tête d'une femme, ne diffère que par un simple trait de celui qui caractérise la chevelure de l'homme. Si l'on veut nommer hiéroglyphe toute peinture des idées par les choses, il n'y a, comme l'observe très-bien M. Zoega, pas un coin de la terre dans lequel on ne trouve l'écriture hiérogly- phique: mais ce même savant, quia fait une étude approfondie des peintures mexicaines' , observe aussi qu'il ne faut pas confondre l'écriture hiéroglyphique avec la représen- tation d'un événement , avec des tableaux dans lesquels les objets sont en rapport d'ac- tion les uns avec les autres.
Les premiers religieux qui ont visité l'Amé- rique, Valadès et Acosta % ont déjà nommé les peintures aztèques « Une écriture sem- " blable à celle des Egyptiens. » Si depuis , Kircher, Warburton et d'autres savans, ont contesté la justesse de cette expression, c'est
' Zoega , p. 525-534.
^ Rlietorica Chrlstlana, auctore Didaco Valadès; Romae, lô/g, P. II, C. xx.vii, p 9^- Acosta, Lib. Yl, C. VII.
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. 189
parce qu'ils n'ont pas distingué les peintiues d'un genre mixte , dans lesquelles de vrais hiéroglyphes , tantôt cjriologiques , tantôt tropiques , sont ajoutés à la représentation naturelle d'une action, et X écriture hiérogly- phique simple , telle qu'on la trouve, non sur le pj ramiclioUy mais sur les grandes faces des obélisques. La fameuse inscription de Thëbes, citée par Plutarque et par Clément d'Alexan- drie ' , la seule dont l'explication soit parvenue jusqu'à nous, exprimoit, dans les hiéroglyphes d'un enfant, d'un vieillard, d'un vautour, d'un poisson et d'un hippopotame , la sentence suivante : « Vous qui naissez et qui devez « mourir, sachez que l'Eternel déteste l'impu- « dence. » Pour exprimer la même idée^ un Mexicain auroit représenté le grand esprit Teotl, châtiant un criminel : certains caractères placés au-dessus de deux têtes auroient suffi pour indiquer l'âge de l'enfant et celui du vieil- lard: il auroit indii'idualisé ï action; mais le style de ses peintures hiéroglyphiques ne lui '"^
' Plut, de Iside^ éd. Par. , i6i4, Tom. II, p. 3G3 , F. Clem. âlexandr. Slromat. , Lib. V , C. viij cd. Potier, Oson, 17 15, ïom. II, p. 670, lia. 3o.
JQO VUES DES CORDILLÈRES,
iuiroit pas fourni de moyen pour exprimer en g-cnértil lesenlimentdehaineetde veng-eance. D'après les idées que les anciens nous ont transmises des inscrij)tions hiéroglyphiques des Egyptiens , il est très-probable qu'elles pouvoient être lues comme on lit des livres chinois. Les recueils que nous appelons assez improprement des inanuscrits mexicains , renferment un grand nombre de peintures qui peuvent être interprétées ou expliquées comme les reliefs de la colonne trajane; mais on n'y voit qu'un très-petit nombre de caractères susceptibles d'être lus. Les peuples aztèques avoient de vrais hiéroglyphes simples pour l'eau , la terre, l'air, le vent, le jour , la nuit , le milieu de la nuit , la parole, le mouvement; ils en avoient pour les nombres, pour les jours et les mois de l'année solaire: ces signes, ajoutés à la peinture d'un événe- ment, marquoient d'une manière assez ingé- nieuse si l'action s'étoit faite le jour ou la nuit,- quel étoit l'âge des personnes cpi'on vouloit désigner; si elles avoient parlé , et laquelle entre elles avoit parlé le plus. On trouve même chez les Mexicains des vestiges de ce genre d'hiéioglyphes que l'on appelle phoné-
ET MONUMENS DE L AMERIQUE. I9I
tiques f et qui annoncent des nijiporls, non avec la chose, mais avec la langue parlée. Chez clés peuples à demi barbares les i^.oms des individus , ceux des villes et des mon- tagnes , font généralement illusion à des objets qui frappent les sens, tels que la forme des plantes et des animaux , le feu , l'air ou la terre. Cette circonstance a fourni des moyens aux peuples aztèques de pouvoir écrire les noms des villes et ceux de leurs souverains. La traduction verbale à^ Ajcajacatl est visage d'eau ^ celle ^ lUiuicamina y flèche nui perce le ciel: or, pour représenter les rois Motcuczoma Ilhuicamina et Axajacatl, le peintre réunissoit les hiéroglyphes de l'eau et du ciel à la figure d'une tête et d'une flèche. Les noms des villes de Macuilxochitl, Quauh- tinchan et Tehuilojoccan signifient cinq fleurs j maison de V aigle j et lieu des miroirs: pour indiquer ces trois villes, on peignoit une fleur placée sur cinq points, une maison de laquelle sortoit la tète d'un aigle , et un miroir d'obsidienne. De cette manière , la réunion de plusieurs hiéroglyphes simples indiquoit les noms composés ; elle le faisoit par des signes qui parloient à la fois aux yeux et à
]C)2 VUES DES CORDILLÈRES,
l'oreille : ' souvent aussi les caraclères qui désignoient les villes et les provinces éloient tirés des productions du sol ou de l'industrie des liabilans.
Il résulte de l'ensemble de ces recherches, que les peintures mexicaines qui se sont con- servées jusqu'à nos jours offrent une grande ressemblance , non avec l'écriture hiérogly- phique des Egyptiens , mais bien avec les rouleaux de papyrus trouvés dans l'enveloppe des momies, et que l'on doit aussi considérer comme des peintures d'un genre mixte ^ parce que des caractères symboliques et isolés y sont ajoutés à la représentation d'une action : on reconnoît, dans ces papyrus, des initia- tions , des sacrifices , des allusions à l'état de l'ame après la mort, des tributs payés aux vainqueurs , les effets bienl'aisans de l'inon- dation du Nil et les travaux de l'agriculture : parmi un grand nombre de figures repré- sentées en action , ou en rapport les unes avec les autres, on observe de vrais hiéroglyphes, de ces caractères isolés qui apparlenoient à l'écriture. Miiis ce n'est pas seulement sur les papyrus et sur les enveloppes de momies, c'est sur les obélisques mcme que l'on trouve des
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. IQO
traces de ce genre mixte, qui réunit la pein- ture à l'écriture hiéroglyphique : la partie inférieure etla pointe des obélisques égyptiens présentent généralement un groupe de deux figures qui sont en rapport l'une avec l'autre , et que l'on ne doit pas confondre ' avec les caractères isolés de l'écriture symbolique.
En comparant les peintures mexicaines avec les hiéroglyphes qui ornoient les temples , les obélisques, et peut-être même les pyramides de l'Egypte ; en réfléchissant sur la marche progressive que l'esprit humain paroît avoir suivie dans l'invention des moyens graphiques propres à exprimer des idées, on voit que les peuples de l'Amérique étoient bien éloignés de cette perfection qu'avoient atteinte les Egyptiens : en effet, les Aztèques ne connois- soient encore que très-peu d'hiéroglyphes simples ; ils en avoient pour les élémens comme pour les rapports du temps et des lieux : or , ce n'est que par le grand nombre de ces caractères, susceptibles d'être employés iso- lément , que la peintwe des idées devient d'un usage facile, et qu'elle se rapproche de
' ZoEOA, p. 438.
I. i3
Ï94- VUES DES CORDILLÈRES,
Xécriture. Nous trouvons chez les Aztèques le germe des caractères phonétiques: ils savoient écrire des noms en réunissant quelques signes qui rappeloient des sons : cet artifice auroit pu les conduire à la belle découverte d'un s^yllabaire ; il auroit pu les porter à alphabé- tiser leurs hiéroglyphes simples; mais que de siècles se seroient écoulés avant que ces peu- ples montagnards , qui tenoient à leurs habi- tudes avec celle opiniâtreté qui caractérise les Chinois , les Japonois et les Hindoux , se fussent élevés à la décomposition des mots^ à l'anal jse des sons, à l'invention d'un alphabet ! Malgré l'imperfection extrême de l'écriture hiéroglyphique des Mexicains , l'usage de leurs peintures remplaçoit assez bien le défaut de livres, de manuscrits et de caractères alpha- bétiques. Du temps de Montezuma, des mil- liers de personnes étoient occupées à peindre, soit en composant à neuf, soit en copiant des peintures qui existoient déjà. La facilité avec laquelle on fabriquoit le papier, en se servant des feuilles de maguej ou pite (agai>e) , con- tribuoit sans doute beaucoup à rendre si fréquent l'emploi de la peinture. Le roseau à papier [Cjperus papyrus) ne vient, dans
ET MOINUMENS DE L AMÉRIQUE. IQlj
l'ancien continent, que dans des endroits hu- mides et tempérés : la pile , au contraire, croît également dans les plaines et sur les mon- tagnes les plus élevées ; elle végète dans les régions les plus chaudes de la terre comme sur des plateaux où le thermomètre descend jusqu'au point de la congélation. Les manus- crits mexicains [codices mexicani) qui ont été conservés, sont peints, les uns sur des peaux de cerfs, les autres sur des toiles de coton , ou sur du papier de maguej. Il est très -probable que, parmi les Américains, comme chez les Grecs et chez d'autres peuples de l'ancien continent, l'usage des peaux tan- nées et préparées a précédé celui du papier : du moins les Toltèques paroissent déjà avoir employé la peinture hiéroglyphique à cette époque reculée à laquelle ils habitoient des provinces septentrionales , dont le climat est contraire à la culture de l'agave.
Chez les peuples du Mexique , les figures et les caractères symboliques n'étoient pas tracés sur des feuillets séparés. Quelle que fût la matière employée pour les manuscrits, il est très-rare qu'ils fussent destinés à former des rouleaux ; presque toujours on les plioit
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196 -VURS DES CORDILLÈRES,
en zigz.'ig", d'une manière particulière, à pea près comme le papier ou l'eloffe de nos éven- tails : deux tablettes d'un bois léger étoient collées aux extrémités , l'une par dessus , l'autre par dessous ; de sorte qu'avant de dé- velopper la peinture , l'ensemble ofFre la plus parfaite ressemblance avec nos livres reliés. 11 résulte de cet arrangement, qu'en ouvrant un manuscrit mexicain comme on ouvre nos livres, on ne parvient à voir à la fois que la moitié des caractères , ceux qui sont peints d'un même côté de la peau ou du papier de mag-uey : pour examiner toutes les pages (si toutefois on peut appeler pages les diffé- rens replis d'une bande qui a souvent douze à quinze mètres de longueur) , il faut étendre le manuscrit entier une fois de gauche à droite , et une autre fois de droite à gauche : sous ce rapport, les peintures mexicaines offrent la plus grande conformité avec les manuscrits siamois que l'on conserve à la bi- bliothèque impériale de Paris , et qui sont aussi plies en zigzag.
Les volumes que les premiers missionnaires de la Nouvelle- Fspagne appeloient assez improprement des livres mexicains , renfer-
l'T MONUMENS DK L AMÉRIQUE. I97
înoient des notions sur un grand nomlire d'objets très-différens : c'étoient des annales historiques de l'empire mexicain, des rituels indiquant le mois et le jour auxquels on doit sacrifier à telle ou telle div inité , des repré- sentations cosmogoniques et astrologiques , des pièces de procès , des documens relatifs au cadastre ou à la division des propriétés dans une commune, des listes de tributs payables à telle ou telle époque de l'année, des tableaux généalogiques d'après lesquels on régloit les héritages ou l'ordre de suc- cession dans les familles , des calendriers manifestant les intercalations de l'année civile et de l'année religieuse ; enfin des peintures qui rappeloient les peines par lesquelles les juges dévoient punir les délits. Mes voyages dans différentes parties de l'Amérique et de l'Europe m'ont procuré l'avantage d'examiner un plus grand nombre de manuscrits mexi- cains que n'ont pu le faire Zoega , Clavigero, Gama , l'abbé Hervas , l'auteur ingénieux des Lcttere americane j\e comte Rinaldo Carli, et d'autres savans , qui, après Boturini, ont écrit sur ces monumens de l'ancienne civi- lisation de l'Amérique. Dans la précieuse
igS TUES DES CORDILLÈRES,
collection conservée an palais dn vice-roi, à Mexico, j'ai vu des fragmens de peintures relatives à chacun des objets dont nous venons de faire l'énumération.
On doit être frappe de l'extrême ressem- blance que l'on observe entre les manuscrits mexicains conservés à Veletri , à Rome , à Bologne, à Vienne et au Mexique; au pre- mier abord on les croiroit copiés les uns des autres : tous offrent une extrême incor- rection dans les contours y un soin minu- tieux dans les détails , et une grande vivacité dans les couleurs qui sont placées de manière à produire les contrastes les plus tranchans : les figures ont généralement le corps trapu comme celles des reliefs étrusques; quanta la justesse du dessin , elles sont au-dessous de tout ce que les peintures des liindoux , des Tibétains, des Chinois et des Japonois offrent de plus imparfait. On distingue dans les peintures mexicaines des têtes d'une gran- deur énorme, un corps excessivement court, et des pieds qui , par la longueur des doigts , ressemblent à des griffes d'oiseau : les têtes sont constamment dessinées de profil , quoique l'œil soit placé comme si la figure étoit vue
KT MONUMENS DE L AMÉRIQUE. 199
de face. Tout ceci indique l'enfance de l'art; mais il ne faut pas oublier que des peuples qui expriment leurs idées par des peintures, et qui sont forcés, par leur état social _, de faire un usage fréquent de l'écriture liiéro- gljpbique mixte, attachent aussi peu d'im- portance à peindre correctement que les savans d'Europe à employer une belle écri- ture dans leurs manuscrits.
On ne sauroit nier que les peuples mon- tagnards du Mexique appartiennent à une race d hommes qui , semblable à plusieurs hordes tartares et mongoles , se plaît à imiter la forme des objets. Partout à la Nouvelle- Espagne , comme à Quito et au Pérou , on voit des Indiens qui savent peindre et sculpter; ils parviennent à copier servilement tout ce qui s'offre à leur vue : ils ont appris, depuis l'arrivée des Européens , à donner de la cor- rection à leurs contours; mais rien n'annonce qu'ils soient pénétrés de ce sentiment du beau _, sans lequel la peinture et la sculpture ne peuvent s'élever au-dessus des arts méca- niques. Sous ce rapport, et sous bien d'autres encore , les habitans du nouveau monde res- semblent à tous les peuples de l'Asie orientale.
aOO \'UES DES COr.DII.LÈRliS,
On conçoit d'ailleurs comment l'usage fré-' qiient de la peinture hiéroj^ljphique mixte devoit contribuer à gâter le goût d'une na- tion , eii l'accoutumant à l'aspect des figures les plus hideuses, des formes les plus éloi- gnées de la justesse des proportions. Pour indicpier un roi qui , telle ou telle année , a vaincu une nation voisine, lEgyptien , dans la perfection de son écriture, rangeoit sur la même ligne un petit nombre d'iiiérogljphes isolés , qui exprimoient toute la série des idées qu'on vouloit rappeler, et ces caractères consistoient en grande partie en figures d'ob- jets inanimés : le Mexicain , au contraire , pour résoudre le même problème , étoit obligé de peindre un groupe de deux personnes , un roi armé terrassant un guerrier qui porte les armes de la ville conquise. Or , pour faci- liter l'emploi de ces peintures historiques , on commença bientôt à ne peindre que ce qui étoit absolument indispensable pour re- connoître les objets. Pourquoi donner des bras à une figure représentée dans une alti-. tude dans laquelle elle n'en fait aucun usage? De plus, les formes principales, celles par lesquelles on indiquoit une divinité , un
ET MONUMEISS DE L AMÉRIQUE. 201
temple, un sacrifice, dévoient être fixées de bonne heure. L'intelligence des peintures se- roit devenue extrêmement difficile, si chaque artiste avoit pu varier à son gré la représen-. tation des objets que l'on étoit obligé de désigner fréquemment. Il suit de là que la civilisation des Mexicains auroit pu augmen- ter beaucoup, sans qu'ils eussent été tentés d'abandonner les formes incorrectes dont on étoit convenu depuis des siècles. Un peuple montagnard et guerrier , robuste, mais d'une laideur extrême , d'après les principes de beauté des Européens, abruti par le despo- tisme, accoutumé aux cérémonies d'un culte sanguinaire, est déjà par lui-même peu dis- posé à s'élever à la culture des beaux arts : l'habitude de peindre au heu d'écrire, l'aspect journalier de tant de figures hideuses et dis- proportionnées , l'obligation de conserver les mêmes formes sans jamais les altérer; toutes ces circonstances dévoient contribuer à perpétuer le mauvais goût parmi les Mexi- cains.
C'est en vain que nous cherchons, sur le plateau de l'Asie centrale , ou plus au nord et à l'est, des peuples qui aient fait usage de celte
202 VUES DES COllDILLÈRCS,
peinture hiéroglyphique que l'on observe dans le pays d'Anahuac depuis la fin du sep- tième siècle : les Kamtschadales, les Ton- gouses, et d'autres tribus de la Sibérie, décrites par Slrahlenberg, peignent des figures qui rappellent des laits historiques : sous toutes les zones, comme nous l'avons observé plus haut, l'on trouve des nations plus ou moins adonnées à ce genre de peinture; mais il y a bien loin d'une planche chargée de quelques caractères, à ces manuscrits mexicains qui sont tous composés d'après un système uni- forme, et que l'on peut considérer comme les annales de l'empire. Nous ignorons si ce système de peinture hiéroglyphique a été inventé dans le nouveau continent, ou s'il est dû à l'émigration de quelque tribu tartare qui connoissoit la durée exacte de l'année, et dont la civilisation étoit aussi ancienne que chez les Oighours du plateau de Turfan. Si l'ancien continent ne nous présente aucun peuple qui ait fait de la peinture un usage aussi étendu que les Mexicains , c'est qu'en Europe et en Asie nous ne trouvons pas une civilisation également avancée sans la connois- sance d'un alphabet ou de certains caractères
ET MONUMEKS DE L AMÉRIQUE. 203
qui le remplacent, comme les chiffres des Chinois et des Coréens.
Avant l'introduction delà peinture hiéro- glyphique , les peuples d'Anahuac se servoient de ces namds et de ces fils à plusieurs couleurs, que les Péruviens a])pelient cjuippus, et que l'on retrouve' non seulement chez les Cana- diens, mais très-anciennement aussi chez les ***" Chinois. Le chevalier Boturini a été encore assez heureux pour se procurer de vrais quip- pus mexicains on ncpohualtzitzin, trouvés dans le pays des Tlascallèques. Dans les grandes - migrations des peuples, ceux de l'Aniériquc se sont portés du nord au sud, comme les Ibériens, les Celtes ellesPelasges ont reflué do l'est à l'ouest. Peut-être que les anciens habi- tans du Pérou avoient jadis passé par le plateau du Mexique : en effet, Ulloa % fami- liarisé avec le style de l'architecture péru- vienne, avoit été frappé de la grande ressem-
' Lafitau, Mœurs f]ps Sauvages, Tom.I.p. 235, 5o3. Histoire générale des Voyages, Tom. I, Liv. X, C. VIII. Mahtim, Histoire de la Chine, p. 21. Botu- BiKi, jNueva Hisloria de la America septentrional, p. 85.
* Ulloa, Noticias Aniericanas, p. 4."?,
2o4 VUES DES CORDILLÈRES,
Llance qu'offroient, dans la distribution des portes et des niches, quelques anciens édifices de la Louisiane occidentale, avec les tanibos construits par les Incas ; et il ne paroît pas moins remarquable que , d'après les traditions recueillies à Lican , l'ancienne capitale du royaume de Quito, les quippusétoient connus aux Puruays long-temps avant que les descen- dans de Manco-Capac les eussent subjugués. L'usage de l'écriture et celui des hiéro- glyphes ont fait oublier au Mexique , comme à la Q\\inQ,\es\\œuàs onXes nepohualtzitzin. Ce changement s'est opéré vers l'année 648 de notre ère. Un peuple septentrional, mais très-policé, les Toltèques , paroît dans les mon- tagnes d'Anahuac, àl'est du goHé deCalifornie : il se dit chassé d'un pays situé au nord-ouest du Rio Gila, et appelé Huehuetlapallan ; il porte avec lui des peintures qui indiquent, année par année, les événemens de sa migration ; il prétend avoir quitté celte patrie, dont la position nous est totalement inconnue, Tan- née 544> ''^ hi même époque à laquelle la ruine totale de la dynastie des Tsin avoit occasionné de grands mouvemens parmi les peuples de l'Asie orientale j celte circonstance est très-
ET MONUMEWS DE l'aMÉRIQUE. 2o5
remarquable : de plus , les noms que les Tol- tèques imposoient aux villes qu'ils avoient fondées, étoient ceux des villes du pays boréal qu'ils avoient été forcés d'abandonner; ainsi l'on saura l'origine ' des Toltèques, des Ciri- mèques, des Acolhues et des Aztèques, de ces quatre nations qui parloient toutes la même langue, et qui entrèrent successivement, et par le même chemin^ ap Mexique , si jamais on découvre dans le nord de l'Amérique ou de l'Asie im peuple qui connoisse les noms de Huehuetlapallan , d'Aztlan , de Teocol- huacan, d'Amaquemecan, de Tehuajo et de Copalla.
Jusqu'au parallèle de 55 degrés, la tempé- rature de la côte nord -ouest de l'Amérique est plus douce que celle des côtes orientales; on pourroit croire que la civilisation avoit fait anciennement des progrès sous ce climat , et même à des latitudes plus élevées : encore aujourd'hui on observe que, sous les dj degrés, dans le canal de Cox et dans la baie de Norfolk , appelée par Marchand le golfe de
' Clavigero, Storla di Messico, Tom. I, p. laCj Tom. IV, p. 29 et 46.
2oG VUES DES COliUlLLÈRES,
Tchinkilané; les indigènes ont un goût tlécidé pour les peintures liiérogljphicjUes sur bois. J'ai examiné , dans un autre endroit, s'il est probable que ces peuples industrieux etd'ua caraclëre généralement doux et affable sont des colons mexicains rérugiés vers le nord, après l'arrivée des Espagnols _, ou s'ils ne descendent pas plutôt des tribus toltècfues ou aztèques, qui, Jors de l'irruption des peuples d'Aztlan , sont restées dans ces régions boréales. Par la réunion heureuse de plusieurs circonstances, l'homme s'élève à une certaine culture, même dans les climats les moins favorables au développement des êtres orga- nisés : près du cercle polaire , en Islande , nous avons vu , depuis le douzième siècle , les peuples Scandinaves cultiver les lettres et les arts avec plus de succès que les habitans du Danemarck et de la Prusse.
Quelques tribus toltèques paroissent s'être mêlées aux nations qui habitoient jadis le pays contenu entre la rive orientale du Mississipi et l'Océan Atlantique. Les Iroquois et les
' Voyez mon Essai politique, Vol. I, p. 3/2 } Vol. II, p. ôoj. Makchand, Tom. ï, p. 269, 261, 299, 375.
ET MONUMEKS DE L AMÉRIQUE. 207
Hurons iliisoient sur bois des peintures hiéro- glyphiques qui offrent des rapports frappans ' avec celles des Mexicains : ils indiquoient le nom des personnes qu'ils vouloient désig-ner, en employant le même artifice dont nous avons parlé plus haut dans la description d'un tableau généalogique. Les indigènes de la Virginie avoient des peintures appelées sag- kokok , qui représentoient , par des caractères symboliques, les événemens qui avoient eu lieu dans l'espace de soixante ans : c'éloient de grandes roues divisées en soixante rayons ou en autant de parties égales. Lederer ^ rap- porte avoir vu, dans le village indien de Pommacomek, un de ces cycles hiérogly- phiques, dans lequel l'époque de l'arrivée des blancs sur les côtes de la V irginie étoit marquée par la figure d'un cygne vomissant du feu, pour indiquer à la lois la couleur des Européens , leur arrivée par eau , et le mal que leurs armes à feu avoient fait aux hommes rouges.
* Lafitau, Tom. II, p. 43, 225, 4 16. LaHontan, Voyage clans l'Amérique septentrionale, Toni, II , p. 193.
^ Journal des Savans^ 1681 , p. ^5.
2o8 VUES DES CORDILLÈRES,
Au Mexique, l'usage des peintures et celui du papier de muguey s'ëtendoient bien au delà des limites de l'empire de Montezuma, jusqu'aux bords du lac de Nicaragua , où les Toltèques , dans leurs migrations , avoient porté leur langue et leurs arts. Dans le royaume de Guatimala ., les habitans de Teo- cliiapan conservoient des traditions qui re- montoient jusqu'à l'époque d'un grand déluge, après lequel leurs ancêtres, sous la conduite d'un chef appelé Votait^ étoient venus d'un pays situé vers le nord. Dans le village de Teopixca, il existoit encore au seizième siècle des descendans de la famille de Votan ou Yodan ( ces deux noms sont les mêmes, les Toltèques et les Aztèques n'ayant pas dans leur langue les quatre consonnes d, by r et s). Ceux qui ont étudié l'histoire des peuples Scandinaves dans les temps héroïques, doivent être frappés de trouver au Mexique un nom qui rappelle celui de Vodan ou Odin, qui régna parmi les Scythes, et dont la racC;, d'après l'assertion très-remarquable deBeda',
' Beda, Hist, eccles., I.iL. I^ C. xv. Framcisco îjuiJfiz D£ LA Vega, Constitutlones synodales, p. 74.
ET M0NUMEK5 DL L AMÉRIQUE. 200
tï a donné des rois à un grand nombre de peuples. «
S'd étoit vrai, comme plusieurs savans l'ont supposé, que ces mêmes Tolteques , qu'une peste, jointe à une grande sécheresse, avoit chassés du plateau d'Anahuac vers le milieu du onzième siècle de notre ère, ont reparu dans l'Amérique méridionale comme fonda- teurs de l'empire des Incas, comment les Péruviens n'auroient-ils pas abandonné leurs cjuippus pour adopter l'écriture hiéroglj- phique des Tolteques? Presque à la même époque, au commencement du douzième siècle, un évêque grœnlandois avoit porté, non sur le continent de l'Amérique, mais à la Terre-Neuve (Vinland ) , des livres latins , les mêmes peut-être que les frères Zeni ' y trouvèrent en 1080.
Nous ignorons si des tribus de race tol- tèque ont pénétré jusque dans l'hémisphère austral, non par les Cordillères de Quito et du Pérou , mais en suivant les plaines qui se prolongent à l'est des Andes , vers les rives du Maranon : un fait extrêmement curieux,
' Viagglo de' fratelli Zeni (Veuczia, 1808), p. fij.
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210 VUES DES CORDILLÈRES,
et dont j'ai eu connoissance pendant mon séjour à Lima, porteroit aie supposer. Le père Narcisse Gilbar , religieux franciscain , avantageusement connu par son courage et par son esprit de recherche , trouva , parmi les Indiens indépendans Panos, sur les rives de rUcajale , un peu au i^ord de l'embou- chure du Sarayacu, des cahiers de peintures qui , parleur forme extérieure, ressembloient parfaitement à nos livres in-quarto : chaque feuillet avoit trois décimètres de long sur deux de large; la couverture de ces cahiers étoit formée de plusieurs feuilles de palmiers collées ensemble, et d'un parenchyme très- épais : des morceaux de toile de coton, d'un tissu assez fin , représentoient autant de feuillets , qui étoient réunis par des fils de pite. Lorsque le père Gilbar arriva parmi les Panos, il trouva un vieillard assis au pied d'un palmier , et entouré de plusieurs jeunes gens auxquels il expliquoit le contenu de ces livres. Les sauvages ne voulurent d'abord pas souffrir qu'un homme blanc s'approchât du vieillard : ils firent savoir au missionnaire , par l'intermède des Indiens de Manoa , les seuls qui entendoient la langue des Panos ^
ET MONUMENS DE l'amÉRIQUE. 211
« que ces peintures contenoient des choses « cachées qu'aucun étranger ne devoit ap- « prendre. » Ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que le père Gilbar parvint à se pro- curer un de ces cahiers qu'il envoya à Lima pour le ùàre voir au père Cisneros, savant rédacteur d'un journal ' qui a été traduit en Europe. Plusieurs pei^onnes de ma connois- sance ont eu en main ce Uvre del'Ucajale, dont toutes les pages étoient couvertes de peintures : on j distingua des figures d'hommes et d'animaux, et un grand nombre de carac- tères isolés, que l'on crut hiéroglyphiques , et qui étoient rangés par lignes , avec un ordre et une symétrie admirables : on fut frappé surtout de la vivacité des couleurs; mais comme pei^onne à Lima n'avoit eu occasion de voir un fragment de manuscrits aztèques, on ne put juger de l'identité du style entre des peintures trouvées à une distance de huit cents lieues les unes des autres.
Le père Cisneros voulut faire déposer ce livre au couvent des missions d'Ocopa ; mais, soit que la personne à laquelle il le confia le
' El Mercurio peruano.
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212 TUES DKS CORDILLÈRES,
perdit au passaj^c de la Cordillère , soit fju'il fût soustrait et envoyé furtiveineul en Europe, il est certain qu'il n'arriva point au lieu de sa première deslimition : toutes les recherches faites pour retrouver un objet aussi curieux ont été inutiles, et on regretta trop tard de n'avoir pas fait copier ces caractères. Le mis- sionnaire Narcisse Gilbar, avec lequel j'ai été lié d'amitié pendant mon séjour à Lima, m'a promis de tenter tous les moyens pour se pro- curer un autre cahier de ces peintures des Panos : il sait qu'il en existe plusieurs parmi eux , et qu'ils disent eux-mêmes que ces livres leur ont été transmis par leurs pères. L'expli- cation qu'ils donnent de ces peintures paroît fondée sur une tradition antique qui se per- pétue dans quelques familles. Les Indiens de Manoa que le père Gilbar chargea de faire des recherches sur le sens de ces caractères , crurent deviner qu'ils indiquoient des voyages et d'anciennes guerres avec des hordes voi- sines.
Les Panos différent aujourd'hui très - peu du reste des sauvages qui habitent ces forets humides et excessivement chaudes : nus, vi- vant de bananes et du produit de la pèche ,
ET M01\'UMENS DE l'aMÉRIQUE. 2i3
ils sont bien ëloig-nës de connoître la peinlure> et de sentir le besoin de se communiquer leurs idées par des signes graphiques. Comme la plupart des tribus fixées sur les rives des grands fleuves de l'Amérique méridionale , ils ne paroissent pas très-anciens dans le lieu cil on les trouve maintenant : sont-ils les foi* bles restes de quelque peuple civilisé retombé dans l'abrutissement, ou descendent- ils de ces mêmes Toltèques qui ont porté l'usage des peintures hiéroglyphiques à hi Nouvelle- Espagne , et que, poussés par d'autres peuples, nous voyons disparoître aux rives du lac de Nicaragua ? Voilù des questions d'un grand intérêt pour l'histoire de l'homme; elles se lient à d'autres dont l'importance n'a pas été suffisamment sentie jusqu'ici.
Des rochers granitiques qui s'élèvent dans les savanes de la Guayane, entre le Cassi- quiare et le Conorichite , sont couverts de figures de tigres, de crocodiles , et d'autres caractères que l'on pourroit croire symbo- liques. Des dessins analogues se trouvent tracés cinq cents lieues au nord et à l'ouest , sur les rives de l'Orénoque , près de l'Enca- raniada et de Gaicaraj sur les bords du Rio
2l4 VUES DES COUDILLÈMES,
Cauca , près de Timba , entre Cali et Jelima ; enfin, sur le plateau même des Cordillères, dans le Paramo de Guanacas. Les peuples indig-ènes de ces régions ne ronnoissenl pas l'usage des outils métalliques : tous convien- nent que ces caractères existoient déjà lors- que leurs ancêtres arrivèrent dans ces contrées. Est-ce à une seule nation industrieuse, adonnée à la sculpture . comme l'éloientles Toltèques, ]es Aztèques , et tout le groupe de peuples sorti d'Aztlan , que sont dues ces traces d'une ancienne civilisation ? En quelle région doit- on placer le foyer de cette culture? Est-ce au nord du Rio Gila , sur le plateau du Mexi- que , ou bien dans l'hémisphère du sud , dans ces plaines élevées de Tiahuanacu , que les Incas même trouvèrent déjà couvertes de ruines d'une grandeur imposante, et que l'on peut considérer comme le Himala et le Tibet de l'Amérique méridionale? Ces problèmes ne peuvent être résolus dans l'état actuel de nos connoissatices.
Nous venons d'examiner les rapports qu'of- frent les peintures mexicaines avec les hiéro- glyphes de l'ancien monde ; nous avons tâché de répandre quelques lumières sur l'origine
ET MONUMENS DE l'amÉRIQUE. 2i5
et les migrations des peuples qui ont introduit à la Nouvelle -Espagne l'usage de l'écrilure symbolique et la fabrication du papier : il nous reste à indiquer les manuscrits ( Codices mexicani) qui, depuis le seizième siècle , ont passé en Europe , et qui sont conservés dans les bibliothèques publiques et particulières. On sera étonné de remarquer combien sont devenus rares ces monumens précieux d'un peuple qui , dans sa marche vers la civilisa- tion , paroît avoir lutté contre les mêmes obstacles qui s'opposent à l'avancement des arts chez toutes les nations du nord et même de l'est de l'Asie.
D'après les recherches que j'ai faites, il paroît qu'il n'existe aujourd'hui en Europe que six collections de peintures mexicaines r celles de l'Escurial, de Bologne, de Ve- letri, de Rome, de Vienne et de Berlin. Le savant jésuite Fabrega , qui est souvent cité dans les ouvrages de M. Zoega , et dont le chevalier Borgia, neveu du cardinal de ce nom, a bien voulu me communiquer quel- ques manuscrits relatifs aux antiquités az- tèques , suppose que les archives de Simancas en Espagne renferment aussi quelques-unes
2l6 TUES DES CORDILLÈRES,
de ces peintures hiérog-lypliiques que Robert- son (Icsig-ne si bien par le niot de picture^
^vritiiigs.
Le recueil conservé à \ E scurlal a été examiné par M. Waddilove ', aumônier de l'ambassade angloise à Madrid du temps de la mission de lord Grantliam : il a la forme d'un livre in-folio , ce qui pourroit faire soupçonner qu'il n'est qu'une copie d'un manuscrit mexicain , car les orig^inaux que j'ai examinés ressemblent tous à des volumes in-quarto. Les objets représentés paroissent prouver que le recueil de l'Escurial , comme ceux d'Italie et de Vienne, sont oji des livres astrologiques ou de vrais rituels ^ qui indiquoient les cérémonies religieuses pres- crites pour tel ou tel jour du mois. Au bas de chaque page se trouve une explication en espagnol , qui a été ajoutée lors de la conquête.
Le recueil de Bologne est déposé à la bibliothèque de l'Institut des sciences de cette ville : on ioi'nore son origine, mais on
o
' ^onTuKTZOïii'^HistoryofAmencaj 1802, Vol. HT,
p. 4o3.
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. 217
lit, sur la première page, que cette peinture, qui il 026 centimètres ( onze palmi romani) de longueur, a été cédée, le 26 décembre i665, par le comte Valerio Zani au mar- quis de Gaspi. Les caractères , qui sont tra- cés sur une peau épaisse et mal préparée, paroissent en grande partie avoir rapport à la forme des constellations et à des idées astrologiques. Il existe une copie au simple Irait de ce Codex Mexicanus de Bologne, dans le musée du cardinal Borgia, à Veletri.
Le recueil de Vienne ^ c[ui a soixante-cinq pages j est devenu célèbre , parce qu'il a fixé l'attention du docteur Robertson , qui, dans son ouvrage classique sur l'histoire du nouveau continent, en a publié quelques pages, mais sans couleurs et en simples con- tours. On lit, sur la première page de ce manuscrit mexicain , » qu'il a été envoyé « par le roi Emmanuel de Portugal au pa[)e « Clément VII, et que depuis il a été entre « les mains des cardinaux Hippoljte de u Médicis et Capuanus. *> Lambeccius ' , qui
' Lambeccii Commentar. de Bibliotheca Caesar- Tindobonensi ; éd. 177^; p. <>6"6.
2l8 VUES DES CORDILLÈRES,
a fait graver assez incorrectement quelques figures du Codex T'indobonensis , observe que, le roi Emmanuel étant mort deux ans avant l'élection du pape Clément YII , le don de ce manuscrit n'a pu être fait à ce dernier pontife, mais bien à Léon X, auquel le roi de Portugal envoya une ambassade en i5i5 : mais je demande comment on pouvoit avoir en Europe de peintures mexicaines en i5i5, puisque Hernandez de Gordova ne découvrit lés côtes de Yucatan qu'en i5i7, et que Cortez ne débarqua à la Vera-Cruz qu'en 1619? Est-il probable que les Espagnols aient trouvé des peintures mexicaines à l'île de Cuba , quand les habitans de cette île, malgré la proximité du cap Catoche au cap Saint- Antoine, ne paroissent pas avoir eu de com- munication avec les Mexicains ? Il est vrai que, dans lanote ajoutée au recued de Vienne, celui-ci n'est pas nommé Codex Mexicanus , mais Codex Indlœ Meridionalis : cependant l'analogie parfaite qu'offre ce manuscrit avec ceux conservés à A'^eletri et à Rome, ne laisse aucun doute sur une origine commune. Le roi Emmanuel est mort en i52i ; le pape Clé- ment VII, en i534 : Urne paroît peu croyable
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. 2ig
qu'avant la première entrée des Espagnols à Ténochtitlan (le S novembre iSig)^ il puisse y avoir eu un manuscrit mexicain à Rome. Quelle que soit l'époque à laquelle il est par- venu en Italie, il est certain qu'après avoir passé de main en main , il fut offert^ en 1677, à l'empereur Léopold, par le duc de Saxe- Eisenacli.
On ignore absolument ce qu'est devenu le recueil de peintures mexicaines qui existoit encore à la fin du dix-septième siècle à Lon- dres, et que Purchas a publié. Ce manuscrit avoit été envoyé à l'empereur Charles-Quint, par le premier vice-roi du Mexique, Antonio de Mendoza, marquis de Mondejar : le bâti- ment qui porta cet objet précieux fut pris par un vaisseau francois, et le recueil tomba entre les mains d'André Thevet, géographe du roi de France , et qui avoit visité lui-même le nouveau continent. Après la mort de ce voyageur, Hakluyt, qui étoit aumônier de l'ambassade angloise à Paris, acheta le ma- nuscrit pour vingt couronnes y et de Paris il passa à Londres , où sir Walter Raleigh voulut le faire publier. Les frais que devoit causer la gravure des dessins retardèrent cette
2 20 VUES DES CORDILLÈRES,
p'.iblicaliou jusqu'en 162 5 , où Purclias , cédant aux vœux tlu savant antiquaire Spel- man , inséra tout le recueil de Mendoza d^ans sa collection de voyages". Ces mêmes figures ont été copiées par Thevenot", dans sa Rela- tion de diçers voyages; mais cette copie, comme l'a très -bien observé l'abbé Glavi- gero^, fourmille de fautes : par exemple, les faits arrivés sous le règne du roi Ahuizotl y sont indiqués sous le règne de Montezuma.
Quelques auteurs ont ^ annoncé que l'ori- ginal du fameux recueil de Mendoza étoit conservé à la bibliothèque impériale de Paris; mais il paroît certain que, depuis un siècle, il n'y a existé aucun manuscrit mexicain. Comment le recueil acheté par Haklujt, et transporté en Angleterre , seroit-il revenu en France ? On ne connoît aujourd'hui point d'autres peintures mexicaines à Paris, que des copies contenues dans un manuscrit
* Pup.cfiAs, Pilgrimes, Tom. 111, p. io65.
= TarvENoT (1696), Tom. Il, PI. iv, p. i-85.
^ Clavigero, Tom. I, p. 23.
4 WARBtJRTONjEssaissur les hiéroglyphes, Tom. I, p. i8. Papillon, Histoire de la gravure eu bois, Tom. I, p. 364.
ET MONUMENS DE l'aMÉRTQUE. 221
'espagnol qui provient de la bibliothèque de Sellier, et dont nous aurons occasion de parler dans la suite. Ce livre, très -intéressant d'ailleurs , est conservé dans la superbe collec- tion des manuscrits de la bibliothèque impé- riale : il ressemble au Codex aiwnjmus du Vatican, n. oySS, qui est l'ouvrage du moine Pedro de los Rios '. Le père Kircher a fait copier une partie des gravures de Purchas \ Le recueil de Mendoza jette du jour sur 1 histoire , l'état politique et la vie privée des Mexicains. Il est divisé en trois sections, qui, comme les Skandhas des Pouraiias indiens, traitent d objets tout-à-fait différens : la pre- mière section présente l'histoire de ladvnastie aztèque, depuis la fondation de Ténochtitlan, l'an i325 de notre ère, jusqu'à la mort de Montezuraa ii , proprement appelé Monteuc- zoma Xocojotzln , en 1620 ; la ■ econde section ■est une liste des tributs que chaque province et chaque bourgade paient aux souverains aztèques ; la troisième et dernière section peint la vie domestique et les mœurs des
' Yoyez plus haut la description de la PL vir, * KiRcuEBi Œdipus, Tom IIIj p- 32.
22 2 VUES DES CORDILLÈRES,
peuples aztèques. Le vire-roi Mendoza avoit lait ajouter à chaque page du leeueil une explication en mexicain et en espagnol, de sorte que IVnsenible forme un ouvrage très- intéressant pour 1 histoire. Les figures, malgré l'incorrection des contours , offrent plusieurs traits de mœurs extrêmement piquans: on y voit l'éducation des enfans depuis leur naissance jusqu'à ce qu'ils deviennent mem- bres de la société , soit comme agriculteurs ou artisans , soit comme guerriers , soit comme prêtres. La quantité de nourriture qui convient à chaque âge, le châtiment qui doit être infligé aux enfans des deux sexes; tout chez les Mexicains étoit prescrit dans le détail le plus minutieux, non par la loi, mais par des usages antiques dont il n'étoit pas permis de s'éloigner. Enchaînée par le des- potisme et la barbarie des institutions sociales, sans liberté dans les actions les plus indiffé- rentes de la vie domestique, la nation entière étoit élevée dans une triste uniformité d'habi- tudes et de superstitions. Les mêmes causes ont produit les mêmes effets dans l'ancienne Egypte, dans l'Inde, en Chine, au Mexique et au Pérou , partout où les hommes ne pré-
ET MOSUMENS DE l'aMÉRIQUE. 2 23
sentoient que des masses animées d'une même volonté, partout où les lois, la religion et les usages ont contrarié le perfeclionnement et le bonheur individuel.
On reconnoît , parmi les peintures du recueil de Mendoza y les cérémonies qui se faisoient à la naissance d'un enfant. La sage- femme, en invoquant le dieu Onieteucdi et la déesse Omecihualt , qui vivent dans le séjour des bienheureux , jetoit de l'eau sur le front et la poitrine du nouveau-né : après avoir prononcé différentes prières ' , dans lesquelles l'eau étoit considérée conmie le symbole de la purification de Tame , la sage- femme faisoit approcher des eni'ans qui avoient été invités pour donner un nom au nouveau-né. Dans quelques provinces on allumoit en même temps du feu, et on faisoit semblant de passer l'enfant par la flamme, comme pour le purifier à la fois par l'eau et le feu. Cette cérémonie rappelle des usages dont l'origine , en Asie, paroit se perdre dans une haute antiquité.
D'autres planches du recueil de Mendoza
' Clavigero, Tom. II, p. 86.
224- VUES DES CORDILLERES,
représenlent les châlimens souvent barbares que les parens doivent infliger à leurs enians, selon la gravité du délit, et selon l'âge et le sexe de celui qui Ta commis : une mère expose sa fille à la fumée du piment ( Capsicum lacatum) : un père pique son fils de huit ans, avec des feuilles de pite qui sont terminées par de fortes épines; la peinture indique en quels cas l'enfant ne peut être piqué qu'aux mains seules, et en quels autres cas il est permis aux parens d'étendre cette opération douloureuse sur le corps entier : un prêtre, teopixqui, châtie un novice, en lui jetant des tisons ardens sur la tête^ parce qu'il a passé la nuit hors de l'enceinte du temple : un autre prêtre est peint assis, dans l'altitude d'observer les étoiles pour indiquer l'heure de minuit; on dislingue, dans la peinture mexicaine , riiiérogljphe de minuit placé au-dessus de la tête du prêtre, et une ligne ponctuée qui se dirige de l'œil de l'obser- vateur vers une étoile ' : on voit aussi avec intérêt les figures qui représentent des femmes filant au fuseau ou tissant en haute-lice; un
' Tnr.vENOT, Tom. Il, PL iV; fig. 49, 5\,55,Qi,
ET MOKUMEAS DE L AMERIQUE. 22.)
orfèvre qui souffle dans le charbon à travers lin chalumeau; un vieillard de soixanle-dix ans, auquel la loi permet de s'enivrer, de même qu'à une femme lorsqu'elle est grand'mère; une entremetteuse de mariage, appelée ciliuatlanqae , qui porte la jeune vierge sur son dos à la maison du fiancé; enfin la bénédiction nuptiale, dont la céré- monie consistoit en ce que le prêtre ou teo- pixqui nouoit ensemble le pan du manteau (tîlmatli) du garçon, avec le pan du vêtement (huepiili) de la jeune fille. Le recueil de Mendoza ofFre en outre plusieurs figures de temples mexicains ( téocallis ) , dans lesquelles on distingue très-bien le monument pyra- midal divisé par assises, et la petite chapelle, le viâç , à la cime: mais la peinture la plus compliquée et la plus ingénieuse de ce Codex Mexicanus , est celle qui représente un ilatoani ou gouverneur de province , étranglé parce qu'il s'est révolté contre son souverain; car le même tableau rappelle les délits du gouverneur, le châtiment de toute sa famille, et la vengeance exercée par ses vassaux '.
' Thevknot, fig. 52; 53, 58, 62.
I. i5
226 VUES DES COUDILLÈRES ,
contre les messagers d'état porteurs des ordres du roi de Ténochlillan.
Malgré l'énorriie quanlilé de pcialiires qui^ rcijardées comme des moriumens de l'ido- latrie mexicaine, ont été bridées au commen- cement de la conquête, par ordre desévêques et des premiers missionnaires , le chevalier Boturini ^ , dont nous avons rappelé plus haut les malheurs, réussit encore, vers le milieu du dernier siècle, à réunir près de cinq cents de ces peintures hiéroglyphiques. Cette collection , la plus belle et la plus riche de toutes , a été dispersée comme celle de Siguenza , dont quelques foibles restes se sont conservés , jusqu'à l'expulsion des jésuites, à la bibliothèque de Saint-Pierre et de Saint-Paul, à Mexico. Une partie des peintures recueillies par Boturini a été envoyée en Europe, sur un vaisseau espagnol qui fut pris par un corsaire anglois. On n'a jamais su si ces peintures sont parvenues en Angleterre, ou si on les a jetées à la mer comme des toiles d'un tissu grossier et mal peintes : un voyageur très-instruit m'a assuré^
' BoTURiwi, Tableau général, p. 1-96.
ET MÔNÛMENS DE L AMÉfllQUE. 227
îi est vrai, que l'on montre à la bibliothèque d'Oxford un Codex Mexicanus qui , pour la vivacité des couleurs, ressemble à celui de Vienne; mais le docteur Robertson, dans la dernière édition de son Histoire de l'Amé- tique , dit expressément qu'il n'existe en Angleterre aucun autre monument de l'in- dustrie et de la civilisation mexicaine, qu'une coupe d'or de Montezuma, appartenant à lord Archer. Gomment ce recueil d'Oxford seroit-il resté inconnu à l'illustre historien écossois ?
La majeure partie des manuscrits de Boturini, celle qui lui fut confisquée à la Nouvelle -Espagne, a été déchirée, pillée, dispersée par des personnes qui ignoroient l'importance de ces objets : ce qui en existe aujourd'hui, dans le palais du vice-roi, ne compose que trois liasses, chacune de sept décimètres en carré et de cinq de hauteur. Elles sont restées dans un de ces apparte- mens humides du rez-de-chaussée, desquels le vice-roi comte de Revillag-iofedo a fait sortir les archives du gouvernement, parce que le papier s'y altéroit avec une rapidité effrayante. On est saisi d'un sentiment d'in-
2 2$ VUES DES COUDILLÈIlES ,
dignalion, lorsqu'on voit l'abandon exlrcnie dans lequel on laisse ces restes précieux d'une collection qui a coulé tant de travail et de soin, et que l'infortuné Bolurini, doué de cet enthousiasme qui est propre à tous les hommes entreprenans , nonnne , dans la préface de son Essai historique , « Le seul « bien qu'il possède aux Indes, et qu'il ne « voudroit pas échanger contre tout l'or et " l'argent du nouveau monde. » Je n'entre- prendrai pas ici de décrire en détail les pein- tures conservées au palais de la vice-rojauté; j'observerai seulement qu'il en existe qui ont plus de six mètres de long sur deux de large, et qui représentent les migrations des Aztèques depuis le Rio Gila jusqu'à la vallée de Ténochtitlan, la fondation de plusieurs villes, et les guerres avec les nations voisines. La bibliothèque de l'université de Mexico n'offre plus de peintures hiéroglyphiques originales : je n'j ai trouvé que quelques copies linéaires, sans couleurs, et faites avec peu de soin. La collection la plus riche et la plus belle de la capitale est aujourd'hui celle de Don José Antonio Pichardo , membre de la congrégation de San Felipe Neri. La
ET MO-NUMEXS DP. L AMÉRIQUE. 229
maison de cet homme instruit et laborieux a été pour moi ce que la maison de Siguenza étoit pour le voyageur Gemelli. Le père Pichardo a sacrifié sa petite fortune à réunir des peintures aztèques, à faire copier toutes celles qu'il ne pou voit pas acquérir lui-même : son ami Gama, auteur de plusieurs mémoires astronomiques, lui a légué tout ce qu'il pos- scdoit de plus précieux en manuscrits hiéro- glyphiques '. C'est ainsi qu'au nouveau continent, comme presque partout ailleurs, de simples particuliers, et les moins riches, savent réunir et conserver les objets qui devroient fixer l'attention des gouvernemens. J'ignore si, dans le royaume de Guatimala ou dans l'intérieur du Mexique, il y a des personnes animées du même zèle que l'ont été le père Alzate, Velasquez et Gama. Les peintures hiéroglyphiques sont aujourd'hui si rares à la Nouvelle-Espagne , que la plu- part des personnes instruites qui y résideut n'en ont jamais vu; et, parmi les restes de la collection de Boturini, il n'y a pas un seul
* Voyez mon Essai politique sur la Nouvelle- Espagne, Vol. II, p. 26 de l'édiliou in-S.*
25o VUES DBS CORDILLÈRES,
manuscrit qui soit anssi beau que les Codices Mexicani de Yt Ictii et de Rome. Je ne doute cependant pas que beaucoup d'objets Irës- importans pour l'élude de l'histoire ne se trouvent encore entre les mains des Indiens qui habitent la province de Mechuacan , les intendances de Mexico, de Pucbla et d'Oaxaca , la péninsule de Yucatan et le royaume de Guatimala. Ce sont là les contrées où les peuples sortis d'Azllan étoient parve- nus à une certaine civilisation; et un voya- geur c[ui , sachant les langues aztèque , tarasque et maya , sauroit gagner la con- fiance des indigènes , réuniroit encore au- jourd'hui, trois siècles après la conquête, et cent ans ?près le voyage du chevalier Botu- rini, un nombre considérable de peintures historiques mexicaines.
Le Codex Mexicanus du musée Borgia , à Velelri, est le plus beau de tous les manus- crits aztèques que j'ai examinés. Nous aurons occasion d'en parler dans un autre endroit, en donnant l'explication de la quinzième Planche.
Le recueil conservé à hi bibliothèque royale de Berlin, renferme différentes peintures,
ET MONUMENS DE l'aMÉRTQUE. 23i
aztèques dont j'ai fait l'acquisition pondant mon séjour à la Nouvelle-Espagne. La dou- zième Planche offre deux fragmens de ce recueil : il contient des listes de tributs, des généalogies, l'histoire des migratfons des Mexicains, et un calendrier fait au commen- cement de la conquête , dans lequel les hié- roglyphes simples des jours se trouvent réunis à des figures de saints, peintes en style aztèque.
La bibliothèque du Vatican à /?07?ie possède, dans la coUeclion précieuse de ses manus- crits, deux Codices Mexicani , sous les numé- ros ojoS et 3776 du catalogue. Ces recueils, de même que le manuscrit de Veletri, sont restés inconnus au docteur Robertson, lors- qu'il a fait l'énumération des peintures mexicaines conservées dans les différentes bibliothèques de l'Europe. Mercatus ' , dans sa description des obélisques de Rome , rap- porte que, vers la fin du seizième siècle, il existoit au Vatican deux recueils de peintures originales : on peut croire qu'un de ces recueils est entièrement perdu , à moins que
' Mercatus, degli Obelischi di Roma, C u, p. gS.
2J2 VUES DES COriDILLÈ RKS ,"
ce ne soit celui que l'on montre à la biblio- thcque de l'institut de Bologne ; l'autre a été retrouvé en 1785 parle jésuite Fabrega, après quinze années de recherches.
Le Codex J^aticanus i\.^ô'jjÇ> , dont Acosta et Kircher ont déjà fait mention ' ^ a 7*", 87 ou trente-un palmes et demi de long , et o™, 19 ou 7 pouces en carré : ses quarante-huit replis forment quatre-vingt-seize pages ou autant de divisions tracées des deux côtés de plusieurs peaux de cerfs collées ensemble 1 chaque page est subdivisée en deux cases ; mais tout le manuscrit ne renferme que cent soixante-seize de ces cases , parce que les premières huit pages contiennent les hiéro- glyphes simples des jours , rangés en séries parallèles et rapprochées les unes des autres» La treizième Planche de l'Atlas pittoresque présente la copie exacte d'un de ces replis ou d'une page du Codex Vaticanus : cojnme toutes les pages se ressemblent, cpiant à l'ar- rangement général , cette copie suffit pour faire connaître le Livre entier.
Le bord de chaque repli est divisé en vingt-
' ZoEGA, De orig. Obeliscor. , p. 5.3 1.
ET MONUMENS DE l'aMÉKIQUE. 233
six petites cases qui contiennent les hiéro- glyphes simples des jours : ces hiéroglyphes sont au nombre de vingt, qui forment des séries périodiques. Comme les petits cycles sont de treize jours , il en résulte que la série des hiéroglyphes passe d'un cycle à l'autre. Tout le Codex Valicanus contient cent soixante-seize de ces petits cycles, ou deux mille deux cent quatre-vingt-dix jours. Nous n'entrerons ici dans aucun détail sur ces sub- divisions du temps, nous proposant de donner plus bas l'explication du calendrier mexicain , l'un des plus compliqués , mais aussi l'un des plus ingénieux que présente l'histoire de l'as- tronomie. Chaque page offre, dans les deux subdivisions dont nous avons déjà parlé, deux grou])es de figures mythologiques. On se per- droit dans de vaines conjectures, si l'on vou- loit interpréter ces allégories, les manuscrits de Rome, de Veletri, deBologne et de Vienne étant dépourvus de ces notes explicatives que le vice-roi Mendoza avoit fait ajouter au manuscrit publié par Purchas. Il seroit à dé- sirer que quelque gouvernement voulût faire publier à ses frais ces restes de l'ancienne civilisation américaine : c'est par la compa-
2.14 VUES DES CORDILLÈRES,
raison de plusieurs monumens, qu'on par- viendroil à deviner le sens de ces allég-ories , en partie astronomiques , en partie mystiques. Si de toutes les antiquités g-recques et ro- maines il ne nous étoit resté que quelques pierres gravées ou des monnoies isolées, les allusions les plus simples auroient échappé à la sagacité des antiquaires. Que de jour Tétude des bas reliefs n'a-t-clle pas répandu sur celle des monnoies !
Zoega, Fabrega, et d'autres savans qui se sont occupés en Italie des manuscrits mexi- cains, regardent le Codex F aticaiiiis ^ de même que celui de Veletri, comme des tona- lamatls ou almanachs riluels j c'est-à-dire , comme des livres qui indiquoient au peuple, pour un espace de plusieurs années , les divi- nités qui présidoient aux petits cycles de treize jours, et qui gouvernoient pendant ce temps la destinée des hommes , les céré- monies religieuses qu'on devoit pratiquer, et surtout les offrandes qui dévoient être portées aux idoles.
La treizième Planche de mon Atlas, qui est la copie de la quatre-vingt-seizième page du Codex VaticaniLS j représente à gauche
ET MONUMENS DE l'amÉRTQUE. 20.1
une adoration : la divinilc a un casque dont les ornemens sonl très-reniarcpables; elle est assise sur un petit banc appelé îcpalli, devant un temple dont on n'a figuré que la cime ou la petite chapelle placée au haut de la pyra- mide. L'adoration consisloit , au Mexique comme en Orient, dans la cérémonie de toucher le sol de sa main droite, et de porter cette main à la bouche. Dans le dessin n.*^ i, l'hommage est rendu par une génuflexion : la pose de la figure qui se prosterne devant le temple se retrouve dans plusieurs peintures des Hindoux.
Le groupe n.*^ ii représente la célèbre
femme au serpent y Cihuacoliuall j appelée
aussi Quilazlli ou Tonacacihua, femme de
noire chair : elle est la campagne de Tona-
cateuctli. Les Mexicains la regardoient comme
la mère du genre humain ; et, après le dieu du
paradis céleste y Ometeuclli, elle occupoit le
premier rang parmi les divinités d'Anahuac :
on la voit toujours représentée en rapport
avec un grand serpent. D'autres peintures
nous offrent une couleuvre panachée, mise
en pièces par le Grand Esprit Tezcadipoca ,
ou parle Soleil personnifié, le dieu Tonatiuh.
2ÔG VUES DES CORDILLÈUES,
Ces allégories rnppellent d'antiques Iradilions de l'Asie. On croil voir, dans la femme au serpent des Aztèques , l'Eve des peuples sémi- tiques; dans la couleuvre mise en pièces, le ffimeux serpent Kalija ou Kalinaga , vaincu par Vishnu , lorsqu'il a pris la l'orme de Krisclma. Le Tonaliuh des Mexicains paroît aussi être identique avec le Krischna des Hindoux, chanté dans le Bhagavata Pourâna , et avec le Milliras des Perses. Les plus an- ciennes traditions des peuples remontent à un état de choses où la terre, couverte de marais , étoit habitée par des couleuvres et d'autres animaux à taille gigantesque : l'astre bienfaisant, en desséchant le sol, délivra la terre de ces monstres aquatiques.
Derrière le serpent, qui paroît parler à la déesse Cihuacohuatl , se trouvent deux figures nues ; elles sont de couleur dilFérente , et paroissent dans l'attitude de se battre. On pourroit croire que les deux vases que l'on observe au bas de la peinture , et dont l'un est renversé, font allusion à la cause de cette rixe. La femme au serpent étoit regardée au Mexique comme mère de deux en fan s ju- meaux : ces figures nues sont peut-être les
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. 20J
enfans de Cihuacohuatl ; elles rappellent le Caïn et l'Abel des traditions hébraïques. Je doute d'ailleurs que la diflérence de couleur que l'on remarque entre les deux figures indique une différence de race , comme dans les peintures égyptiennes trouvées dans les tombeaux des rois à Thèbes , et dans les or- nemens moulés en terre et appliqués sur les caisses des momies de Sakharali '. En étu- diant avec soin les hiéroglyphes historiques des Mexicains, on croit reconnoître que les têtes et les mains des figures sont peintes comme au hasard, tantôt en jaune , tantôt en bleu , tantôt en rouge.
La cosmogonie des Mexicains, leurs tra- ditions sur la mère des hommes , déchue de son premier état de bonheur et d'inno- cence; l'idée d'une grande inondation, dans laquelle une seule famille s'est échappée sur un radeau ; l'histoire d'un édifice pyramidal élevé par l'orgueil des hommes et détruit par la colère des dieux; les cérémonies d'ablu- tion pratiquées à la naissance des enfans ; ces idoles faites avec la farine de maïs pétrie , et
' DïKONj Voyage ea Egypte^ p. agS-SiJ.
25s VUKS DES CORDILLÈHES,
distribuées en parcelles au peuple rassemblé dans i'cneciiife des temples ; ces déclarations dépêchés laites par les pénilens; ces asso- ciations religieuses ressemblant à nos convens d'iiommes et de femmes; cette croyance uni- versellement répandue que des hommes blancs à longue barbe, et d'une grande sainteté de mœurs, avoient chan<(é le système religieux et politique des peuples : toutes ces circons- tances avoient lait croire aux religieux qui accompagnoient l'armée des Epagnols , lors de la conquête , qu'a une époque très-reculée le christianisme avoit été prêché dans le nou- veau continent. Des savans mexicains' crurent reconnoître l'apûtre saint Thomas dans ce personnage mystérieux, j]^rand - prêtre de Tula , que les Cholulains connoissoient sous le nom de QiœtznlcoatL II n'est pas douteux que le nestorianisme , mêlé aux doomes des Bouddhistes et des Chamans', ne se soit répandu, par la Tartarie des Mant- choux, dans le nord-est de l'Asie : on pourroit
' SiGUENZA, Opéra ined. Eguiara, Bibl. mexi- cana , p. 78.
" Langlès, Rituel des Tartares-Mantclious, p. 9 et \\. Çiv.o^Qi Alphah, tibetanum , p. 298.
ET MONUMENS DE L AMERIQUE. . 2ÔC)
donc supposer, avec quelque apparence de raison , que des idées chrétiennes ont été com- muniquées , par la même voie , aux peuples mexicains, surtout aux habitans de cette ré- gion boréale de laquelle sortirent les Tol- tèques, et que nous devons considérer comme Yof/icina viroi^um du nouveau monde.
Cette supposition seroit même plus admis- sible que l'hypothèse d'après laquelle les tradi- tions antiques des Hébreux et des Chrétiens auroient passé en Amérique par les colonies Scandinaves^ formées depuis le onzième siècle sur les côtes de Grœnland , au Labrador , et peut-être même dans l'île de Terre-Neuve. Ces colons européens visitèrent sans doute une partie du continent, qu'ils appelèrent Drogeoj ils connurent des pays qui étoient situés au sud-ouest, et habités par des peuples anthropophages réunis dans des villes popu- leuses : mais, sans examiner ici si ces villes étoient celles des provinces d'Ichiaca et de Confachiqui, visitées par Hernando de Soto, le conquérant de la Floride , il suffît d'ob- server que les cérémonies reHgieuses , les dogmes et les traditions qui ont frappé l'ima-
2 /,0 VUES DES COnniLLEUES,
ginalion des premiers missionnaires espagnols, se tronvoient indubilablement au Mexique depuis l'arrivée des Tollèques , et par con- séquent trois ou quatre siècles avant les navigations des Scandinaves aux côtes orien- tales du nouveau continent.
Les religieux qui, à la suile de l'armée de Gortez et de Pizarro, ont pénétré au Mexique et au Pérou, ont été naturellement enclins à exagérer les analogies qu'ils croyoïentrecon- noître entre la cosmogonie des Aztèques et les dogmes de la religion chrétienne. Imbus des traditions hébraïques, entendant impar- faitement les langues du pays et le sens des peintures hiéroglyphiques, ils rapportèrent tout au système qu'ils s'étoient formé ; sem- blables aux Romains, qui ne voyoient chez les Germains et les Gaulois que leur culte et leurs divinités. En employant une saine cri- tique, on ne trouve chez les Américains rien qui rende nécessaire la supposition que les peuples asiatiques ont reflué dans ce nouveau continent après l'établissement de la religion chrétienne. Je suis bien éloigné de nier la possibihté de ces communications *■ posté-
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. 2^1
rieures : je n'ignore pas ' que les Tchoutskis traversent annuellement le détroit de Bering- pour faire la guerre aux babitans de la côte nord-ouest de l'Aniérique ; mais je crois pou- voir affirmer, d'après les connoissances que nous avons acquises , depuis la fin du dernier siècle, sur les livres sacrés des Hindoux^ que, pour expliquer ces analogies de tradi- tions dont parlent tous les premiers mission- naires, ou n'a pas besoin de recourir à l'Asie occidentale, babitée par des peuples de race sémitique, ces mêmes traditions, d'une baute et vénérable antiquité, se retrouvant el parmi les sectateurs de Bralima et parmi les Chamans du plateau oriental de la Tartarie.
Nous reviendrons sur cet objet intéressant, soit en parlant des Pastoux/, peuple améri- cain qui ne se nourrissoit que de végétaux, et qui avoit en borreur ceux qui mangeoient de la viande; soit en exposant le dogme de la métempsycose répandu parmi les Tlas- caltèques. Nous examinerons la tradition
' Voyez mon Essai politique sur la Nouvelle- Espagne, V"ol. II , p. 5o2 de fédition in-S".
^ Garcilasso, Comentarios reaies, Tom. I, p. 274. I. 16
24.2 TUES DES CORDILLÈRES ,
mexicaine des quatre soleils ou des quatre deslruclions du monde, ainsi que les traces du trimurti ou de la trinitc des Hindoux, trouvées dans le cul le des Péruviens. Malgré ces rapports frappans entre les peuples du nouveau continent et les tribus tartares qui ont adopté la religion de Bouddah , je crois reconnoître , dans la mythologie des Améri- cains, dans le style de leurs peintures, dans leurs lang-ues, et surtout dans leur confor- mation extérieure , les descendans d'une race d'hommes qui, séparée de bonne heure du reste de l'espèce humaine, a suivi, pendant une longue série de siècles, une roule parti- culière dans le développement de ses facultés intellectuelles et dans sa tendance vers la civi- lisation.
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. 2Ùfi
PLANCHE XIV.
Costumes dessinés par des peintres mexicains du temps de Montezuma.
Ces neuf fis-ures sont tirées du Codex ano- nyinus n/' ojSS, qui est conservé parmi les manuscrits du Vatican , et que nous avons eu occasion de citer plusieurs fois : ce sont de copies de peintures faites par des peintres mexicains lors du premier séjour de Cortez à Ténochtitlan. Le père Rios, en copiant les dessins, paroît avoir été plusattenlif au détail des costumes qu'à l'imitation fidèle des con- tours des figures. En comparant les peintures de la Planche xiv avec celles que renferment les manuscrits originaux qui sont parvenus jusqu'à nous, on voit que les figures copiées par le moine espagnol sont un peu trop allon- gées : ces altérations de forme se retrouvent partout où les artistes n'ont pas suffisamment senti combien il est inqoortant de conserver le style qui caractérise les productions de l'art chez des peuples plus ou moins éloignés de
i6*
244 VUES DES CORDILLÈRES,
la civilisation. Quelle différence dans la jus- tesse des contours , entre les hicrogljphes publiés par Norden et ceux qu'on trouve dans l'ouvrage de Zoega sur les obélisques , ou dans la description des nionumens de l'Eg-jpte, dont l'institut du Caire vient d'enrichir les sciences î
N." i-v. Quatre guerriers mexicains^: les trois premiers portent le vêtement appelé ich- caUucyilU, sorte de cuirasse de coton quiavoit plus de trois centimètres d'épaisseur, et qui couvroil le corps depuis le col jusqu'à la cein- ture. Les soldats de Cortez adoptèrent celte armure, qu'ils désignèrent sous le nom dW- caupll, dans lequel on reconnoît à peine un mot de la langue aztèque. \J u hcalmepilli résistoit parfaitement aux flèches : il ne laut cependant pas le confondre avec les coites de mailles d'or et de cuivre que portoient les généraux , appelés seii^ueurs des tiigles et des tiqres , Qnaiiliîin et Oocelo, à cause de leurs armures en forme de masques. Les boucliers, chinudli , n^ietii, sont d'une forme très- différente de ceux figurés par Purchas et Lorenzana'. L'écusson n." ii a un appendice
' PuKCHAS, Filgrimes, Tom. III, p. 1080 , Cg. LM^
ET MONUMENS DE l'amÉRIOUE. 245
r.n toile et en plume, qui servoit à amortir le coup des dards : sa forme rappelle les bou- cliers que l'on trouve représentés sur plusieurs vases de la Grande -Grèce. La massue que porte le guerrier n." m étoit creuse, et con- tenoit des pierres qui étoient lancées avec beaucoup de force, comme si elles partoient d'une fronde. La figure n.*" iv représente un de ces soldats intrépides qui alloient presque nus au combat , le corps enveloppé dans un filet à grandes mailles , qu'ils jetoient sur la tète de l'ennemi, comme les retiarii romsâns dans la lutte avec les gladiateurs mirmillons. Le n.o V est un simple soldat qui ne porte qu'un manteau de toile et une bandelette de peau très-étroite, maoctlatl, autour de la ceinture. La figure n.^ vi représente, comme l'in- dique expressément le Codex Katicanus ^ le malheureux Montezuma ii, en habit de cour, tel qu'il se présentoit dans l'intérieur de son palais. Sa robe, tlachqiiaulijo, est garnie de perles ; il a les cheveux réunis au sommet de la télé, et liés avec un ruban rouge, distinction
p. 1099, fig. G; PI. IV, fig. F. LoREKZANA , Historia <le Nueva Espaïui , p. 177, lam. 2, 8 et 9. Adornos juilitares.
2^6 VUES DES CORDILLÈRES,
militaire des princes et des capitaines les plus vaillans : son col est orné d'un collier de pierres fines ( cozcapetlatl) ; mais il ne porte ni les bracelets {malemccntl) , ni les bottines (cozehuatl) , ni les boucles d'oreille (jia- cochtli) y ni l'anneau garni d'émeraudes , sus- pendu à la lèvre inférieure, qui apparlenoient au grand costume de l'empereur. L'auteur du Codex anonjmus dit c[ue « le souverain est « figuré ayant dans une main des fleurs, et « dans l'autre un jonc au bout duquel est fixé « un cylindre de résine odoriférante. » Le vase que tient l'empereur dans sa main gauche, a quelque ressemblance avec celui que l'on voit dans la main de l'Indien ivre figuré dans le Recueil de Mendoza '. Les peintres mexi- cains représentoient généralement les rois et les grands seigneurs pieds nus, pour indiquer qu'ils n'étoient pas faits pour se servir de leurs jambes, et qu'ils dévoient constamment être portés dans un palanquin , sur les épaules de leurs domestiques ^
N.° VII. Un habitant de la Tzapoteca , pro-
' PUBCIIAS, p. 1117, fig. F.
^ Codex anon., \\. ô']'5?> , fol. ^o.
ET MONUMENS DE l'amÉRIQUE. 2^7
vince qui comprenoit la partie sud -est de l'intendance d'Oaxaca.
N.° Aiii et IX. Deux femmes de la Fluas- teca : le costume de la dernière figure est indubitablement indien ; mais celui du n." viii ressemble beaucoup au vêtement européen. Est-ce une femme du pays à laquelle les soldats de Gortez ont donné un fichu et un rosaire? Je ne déciderai pas cette question; mais j'observe que le mouchoir Iriangalaire se retrouve dans plusieurs peintures mexicaines faites avant l'arrivée des Espagnols, et que le prétendu rosaire, qui n'est pas terminé par une croix, pourroit bien être un de ces cha- pelets qui ont existé, depuis la plus haute antiquité , dans toute l'Asie orientale , au Canada, au Mexique et au Pérou.
Quoique le père Rios, comme nous l'avons observé plus haut , paroisse avoir allongé un peu les figures, les extrémités, la forme des yeux, et celle des lèvres, dont la supérieure dépasse constamment la lèvre inférieure, prouvent qu'il a copié fidèlement.
248 VUES DES CORDILLÈRES,
PLANCHE XV.
Hiéroglyphes aztèques du manuscrit de Feletri.
De tous les manuscrits mexicains conservés en Italie , le Codex Borgianus de Veletri est le plus grand et le plus remarquable à cause de l'éclat et de l'extrême variété des couleurs : il a quarante-quatre à quarante-cinq palmi (près de onze mètres) de long", et trente- huit replis ou soixante-seize pages. C'est un almanach rituel et astrologique , qui , par la distribution des hiéroglyphes sim])les des jours , et par celle des groupes de figures mythologiques , ressemble entièrement au Codex Vaticanus , dont une page a été re- présentée sur la treizième Planche.
Le manuscrit de Veletri paroît avoir ap- partenu à la famille Giustiniani: on ignore par quel malheureux hasard il étoit tombé entre les mains des domestiques de cette maison , cpii, ignorant le prix que pouvoit avoir un recueil de fi^çures monstrueuses , l'abandon-
ET MONUMEINS DE t/aMÉRIQUE. 2/19
nèrent à leurs enfans. C'est à ces derniers que l'arracha un amateur éclairé des antiquités , le cardinal Borgia, lorsqu'on avoit déjà tenté de brûler quelques pages ou replis de la peau de cerf sur laquelle les peintures sont tracées. Rien n'indique l'antiquité de ce manuscrit, qui peut-être n'est qu'une copie aztèque d'un livre plus ancien : la grande fraîcheur des cou- leurs pourroit faire soupçonner que le Codex Borgianus , de même que celui du Vatican , ne remonte pas au delà du quatorze ou du quinzième siècle.
On ne peut fixer les yeux sur ces pein- tures , sans ciu'il se présente à l'esprit une foule de questions intéressantes. Existoit-il à Mexico, du vivant de Cortez, des peintures hiéroglyphiques faites du temps de la dynastie toltèque , et par conséquent au septième siècle de notre ère ? N'avoit-on plus à cette époque que des copies du fameux lù're divin, appelé leoamoxtU, rédigé à Tula, l'an 6Go, par l'astrologue Huematzin y et dans lequel on trouvoit 1 histoire du ciel et de la terre, la cosmogonie , la description des constel- lations, la division du temps, les migrations des peuples, la mythologie et la morale ? Ce
35o TUES DES CORDILLÈRES,
Pourâna mexicain , le tcoanioxlll , dont le souvenir s'est conservé, à travers tant de siècles, dans les traditions aztèques, fut-il un de ceux que le fanatisme des moines fit brûler dans le Yucatan, et dont le père Acosta, plus instruit et plus éclairé que ses contemporains, déplora la perte ? Est-il certain que les Tol- tèques , ce peuple laborieux et entrepre- nant qui offre plusieurs traits de ressemblance avec les TcLouds ' ou anciens habitans de la Sibérie, ont les premiers introduit la peinture? ou bien les Cnitlaltèques et les Olmèques, qui habitoient le plateau d'Analiuac avant l'irrup- tion des peuples d'Azllan , et auxquels le savant Siguenza attribue la construction des pyramides de Téotiliuacan , auroient-ils déjà consigné leurs annales et leur mythologie dans des recueils de peintures hiérogly- phiques ? Nous n'avons pas assez de données pour répondre à ces questions importantes ; car les ténèbres qui enveloppent l'origine des peuples mongols et tartares paroissent s'étendre sur toute l'histoire du nouveau continent.
' Voyages de Pallas ( tiadiiction de Paris ) , Tom. IV, p. 282.
ET M0NITME>'S DE L AMÉRIQUE. 201
Le Codex Borgianiis; a élé commenté par le jésuite Fabrega , originaire du Mexique. Pendant mon dernier séjour en Italie , en i8o5, le chevalier Borgia, neveu du car- dinal de ce nom , eut la bonté de faire venir le manuscrit mexicain avec son commentaire, de Veletri à Rome, .le les ai examinés soi- gneusement: les explications du père Fabrega m'ont paru souvent arbitraires et trës-liasar- dées. J'ai fait graver une partie des figures qui ont le pins fixé ma curiosité ; j'ai ajouté à chaque groupe, représenté sur la quinzième Planche, la citation du Codex Borgianus et celle du manuscrit italien qui doit lui servir de commentaire.
N." 1. Un animal inconnu , orné d'un col- lier et d'une espèce de harnois , mais percé de dards : Fabrega le nomme lapin couronné ^ lapin sacré. On trouve cette figure dans plu- sieurs rituels des anciens Mexicains. D'après les traditions qui se sont conservées jusqu'à nos jours, c'est un symbole de l'innocence souffrante : sous ce rapport, cette représen- tation allégorique rappelle l'agneau des Hé- breux , ou l'idée mystique d'un sacrifice expiatoire destiné à calmer la colère de la
252 VUES DKS CORDILLÈnKS,
divinité. Les dénis incisives, la forme de la tt'le et de la queue, paroissent indiquer que le peintre a voulu représenter un animal de la famille des rongeurs : quoique les pieds à deux sabots, munis d'un ergot qui ne touche pas la terre, le rapprochent des ruminans, je doute que ce soit un cavia ou lièvre mexicain : seroit-ce quelque mammifère inconnu qui habite au nord du Rio Gila , dans l'intérieur des terres , vers la partie nord-ouest de l'Amérique ?
Ce même animal , mais avec une queue beaucoup plus longue, me paroît figurer une seconde fois dans le Codex Borgianus, à la cin- quante-troisième feuille : le n*^ ii de ma Planche XV en offre la copie. M. Fabrega prend cette figure, qui est chargée des vingt hiéroglyphes des jours , pour un cerf ( mazatl); le père Rios affirme que c'est un jeu astrologique des mé- decins, une peinture qui enseigne que celui qui est né tel ou tel jour aura mal aux yeux, à l'estomac ou aux oreilles : on voit en effet que les vingt hiéroglyphes simples des jours sont distribués aux différentes parties du corps.
Le signe du jour qui commencoit la petite période de treize jours, ou la denii-lunaisoo.
ET MONUMEiVS DE l'aMÉRIQUE. 253
ctoit regardé comme dominant pour toute cette époque; de sorte qu'un homme, né le jour dont l'hiéroglyphe étoit un aigle , avoit tout à craindre ou tout à espérer chaque fois que l'aigle présidoit la semaine de treize jours. M. Zoeg-a ^ paroît adopter l'explication de Rios ; il trouve un rapport frappant entre cette fiction et les idées ïdtroniatliéniatiaues des Egyptiens. Eu jetant les jeux sur nos al- manachs, on voit que ces idées absurdes se sont conservées jusqu'à nos jours, parce qu'il est souvent moins profitable d'instruire le peuple i:\ue d'abuser de sa crédulité. J'ai trouvé cette même (Igure alh'gorique , qui appartient à la médecine astrologique , dans le C.>dex Borgianus , fol. 17 ( Mss. n.» Ç>Q) , et dans le Codex anonjmus du Vatican , fol. 54.
N.°iii,v, VT, VIT. Un enfant nouveau-né est représenté quatre fois : les cheveux qui s'élèvent comme deux cornes, au sommet de la tète, indiquent que c'e^t une fille. L'enfant est allaité ; on lui coupe le cordon ombilical; on le présente à la divinité .; on lui touche les
* ZoEGA, p. 523 et 53 1.
25/|. TUFS DES CORDTLLÈKES,
yeux connue signe de bénédiction. Fabrcga préleud (jue les figures assises, n." v cl vir , lepiésenlent deux prêtres; il croît recon- noîlre , au casque de la figure n." vu , le grand-prèlre du dieu Tonacaleuctli.
N.*^ IV. La représen talion d'un sacrifice humain : un prêtre, dont la figure est presque jiiéconnoissable sous un travestissement mons- trueux, arrache le cœur à la victime; sa main gauche est armée d'une massue; le corps nu de la victime est peint ; on y remarque des taches, par lesquelles on a voulu imiter celles de la robe du jaguar ou du tigre américain : à gauche se trouve un autre prêtre ( topiltzin ) , qui verse, sur l'image du soleil placée dans la niche d'un temple, le sang du cœur arra- ché. Je n'aurois point fait graver celte scène hideuse, si le travestissement du sacrilîcateur ne présentoit, avec le Ganesa des Hindoux, certains rapports remarquables et qui ne paroissent point accidentels. Les Mexicains se servoient de casques qui imitoient la forme de la tête d'un serpent _, d'un crocodile ou d\m jaguar. On croit reconnoître, dans le masque du sacrificateur, la trompe d'un élé- phant ou de quelque pachyderme qui s'en
I.T MOWUMEWS DE l'amÉRIQUE. 2^5
rapproche par la configuration de la lète, mais dont la mâchoire supérieure est garnie de dents incisives. Le groin du tapir se pro- longe sans doute un peu plus que le museau de nos cochons ; mais il y a bien loin de ce groin du tapir à la trompe figurée dans le Codex Borgianus. Les peuples d'Aztlan , originaires d'Asie, avoient-ils conservé quel- ques notions vagues sur les éléphans^ ou , ce C]ui me paroît bien moins probable, leurs traditions remontoient-elles jusqu'à l'époque où l'Amérique étoit encore peuplée de ces animaux gigantesques , dont les squelettes pétrifiés se trouvent enfouis dans des terrains marneux , sur le dos même des Cordillères mexicaines ? Peut-être aussi exisle-t-il , dans la partie nord-ouest du nouveau continent , dans des contrées qui n'ont été visitées ni par Hearne , ni par Mackensie , ni par Lew is , un pachyderme inconnu, qui , par la confi- guration de sa trompe , tient le milieu entre l'éléphant et le tapir.
Les hiéroglyphes des jours , qui entourent le groupe figuré sur la quarante-neuvième page du Recueil de Veletri , indiquent clai- rement que ce sacrifice se faisoit à la fin de
256 VUES DES CORDILLÈRES,
l'année, après les nemontemi ou jours coni- plénienlaires. Le lemple du soleil rappelle le culte d'un peuple doux et humain, celui des Péruviens. Ce cuUe, dans lequel on ne porle d'autres offrandes à la divinité que des fleurs, de l'encens et les prémices des moissons , a existé indubitablement au Mexique jusqu'au commencement du qualorzième siècle. Un savant ' , qui a fait des rapprochemens heu- reux entre les idées mythologiques des dif- férens peuples, a hasardé l'hypothèse que les A^wis. sectes de l'Inde , les adorateurs de Vichnou et ceux de Sîva, se sont répandues en Amérique,, et que le culte péruvien est celui de Vichnou , lorsqu'il paroît sous la figure de Krichna ou du soleil , tandis que le culte sanguinaire des Mexicains est analogue à celui de Sîva, lorsqu'il prend le caractère de Jupiter Stygien. L'épouse de Siva , la noire déesse Câli ou Bliavàni ^ , symbole de la mort et de la destruction , porte , dans les statues et les peintures indiennes, uo
' Frédébic Léopold Comte de Stolberg , Geschiclite «,'er Religion Jcsu Christi, B. I , p. 426,
- Recherches asiatiques, Tom. I, p. 2o3 et2g3.
ET :^ONUMENS DE l'aMÉRIOUE. 2^)J
K;ollier de crânes d'hommes : les Vedas ordon- nent qu'on lui fasse des sacrifices humains. L'ancien culte de Gàli , donl l'horrible cruauté a été mitigée par la reforme de Bouddha , ofFre sans doute de grandes ressemblances avec le culte de Micllancihuatl, la déesse de i'enfer , et avec celui de plusieuis autres divi- nités mexicaines : mais, en étudiant l'histoire <les peuples d'Anahuac , on est tenté de regar- tler ces ressemblances comme purement ac- cidentelles. On n'est pas en droit de supposer <les communications partout où l'on trouve, chez des peuples à demi barbares, le culte du soleil , ou l'usaire de sacrifier des victimes humaines; et cet usage, loin d'avoir été ap- porté de l'Asie orientale, pourroit bien avoir pris naissance dans la vallée même du Mexique. L'histoire nous apprend en effet que, lorsque les Espagnols arrivèrent à Ténochtitlan , ce culte sanguinaire, qui rappelle ceux de Câli, de Moloch et de l'Esus des Gaulois, n'existoit que depuis deux cents ans.
Les nations qui, depuis le septième jus- qu'au douzième siècle, Ont inondé successi- vement le Mexique ( les Toltèques , les Chi- chimèques, les Nahuatlaques , les Acolhues, ï. 17
2^8 VUES DES CORDILLÈRES,
les Thiscaltèques et les Aztèques ) , for- moient un seul groupe, uni par l'anylooie des langues et des mœurs, à peu près comme les Allemands, les Norwégiens , les Gollis et les Danois, qui se confondent tous dans une seule race , celle des peuples germaniques. 11 est probable , comme nous l'avons indiqué plus haut , que d'autres nations , les Otomiles , les Olmèques , les Guitlatèques , les Zacalèques et les Tarasques, aient paru avant les ïol- tèques dans la région équinoxiale de la Nou- velle-Espagne. Partout où les peuples se sont avancés dans une jnême direction , la posi- tion du site dans lequel on les trouve désigne en quelque sorte l'ordre chronologique de leurs migrations. Peut-on douter qu'en Eu- rope les peuples les plus occidentaux, les Ibériens et les Cantabres , ne fussent arrivés avant les nations les plus rapprochées de l'Asie , avant les Thraces, les Illjriens et les Pelasu'es ?
Or , quelle que soit l'ancienneté relative des différentes races d'hommes fixés dans les montagnes du Mexique , qui sont le Caucase américain, il paroît certain qu'aucun de ces peuples , depuis les Olmèques jusqu'aux
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. 2^9
Aztèques , ne connoissoit depuis long- temps l'usage barbare de sacrifier des victimes hu- maines. La divinité principale des Tollèques s'appelolt TlaloctcuctU : c'éloit à la fois le dieu de l'eau , des nionlacrnes et des orag-es. Aux jeux de ce peuple montagnard , c'est Sur les hautes cimes , toujours enveloppées de nuages, que se prépare mystérieusement le tonnerre: c'est là qu'il place le séjour du Grand Esprit Téotl, de cet être invisible appelé Ipalne- moani et Tloque-Nahuaqiie , parce qu'il vHexislc que par lui-même, et parce qu'il renferme tout en lui : c'est de celte région presque inaccessible que vient la tempête qui détruit les cabanes, et la pluie bienfaisiinle qui vivifie les champs. Les Toltèques aA oient érigé, sur la cime d'une haute montagne, l'image de Tlalocteuctli : cette image , gros- sièrement sculptée, etoit faite avec une pierre blanche , regardée comme pierre divine ( teoteti ) ; car ce peuple , semblable aux Orientaux ' , attachoit des idées su perstitieuses à la couleur de certaines pierres. Tlalocteuctli étoit représenté la foudre en main, assis sur
' MiLni Disserlatioues selectae, p. 3og.
17*
l6o VUES DES CORDILLÈRES,
une pierre en forme de cube, ayant devant lui un vase dans lequel on lui offroit du caoutchouc et des semailles. Les Aztèques «uivirent ce niènie culte jusqu'à l'année 1017 , où la o-uerrc avec les luibitans de la ville Xochiuulco leur fournit la yjremière idée d'un sacrifice humain. Les historiens mexi- cains qui, immédiatement après la prise de Ténochtillan , ont écrit dans leur propre lan- gue , mais en se servant de l'alphabet espa- gnol , nous ont transmis les détails de cet événement alfreux.
Depuis le commencement du quatorzième siècle, les Aztèques vivoient sous la dorai- nation du roi de Golliuacan : c'étoient eux qui avoient contribué le plus à la victoire que ce roi avoil remportée sur les Xochimilques. La guerre finie, ils voulurent offrir un sacri- fice à leur dieu principal , Huitzilopochlli ou Mexitli, dont l'image en bois, placée dans une chaise de roseaux appelée siège de Dieu ^ Teoicpalli, et portée sur les épaules de quatre prêtres, les avoit précédés dans leur migra- tion. Ils demandèrent à leur maître, le roi de Colhuacan , de leur donner quelques objets de prix pour rendre ce sacrifice plus solennel :
liT MONUMENS DE l'aMÉUIQUE. 26 1
le roi, si l'on ose nommer ainsi le chef d'une horde peu nombreuse, leur envoya un oiseau mort, enveloppé dans une toile d'un tissu gros- sier; pour ajouter la dérision à l'insulte, il leur proposa d'assister lui-même à la fête : les Aztèques feignirent d'être contens de cette offre ; mais ils résolurent en même temps de faire un sacrifice qui inspirât de la terreur à leurs maîtres. Après une longue danse autour de l'idole, ils amenèrent quatre prisonniers xochimilques , qu'ils avoient tenus cachés depuis long-temps : ces malheureux furent im- molés, avec les cérémonies observées encore lors de la conquête des Espagnols, sur la plate -forme de la grande pyramide de Té- nochtitlan, qui étoit dédiée à ce même dieu de la guerre , Huifzilopochtli. Les Golhues marquèrent une juste horreur pour ce sacri- fice humain , le premier qui eût été fiiit dans leur pays : craignant la férocité de leurs esclaves, les voyant enorgueillis du succès obtenu dans la guerre contre les Xochimil- ques , ils rendirent la liberté aux Aztèques , en leur enjoignant de quitter le territoire de Golhuacan.
Le premier sacrifice avoit eu des suites
262 VUES DES CORDILLÈRES,
heureuses pour le peuple opprimé; bientôt la veugeance donna lieu au second. Apres la fondation de Ténoclititlan , un Aztèque parcourt le rivage du lac, pour tuer quelque animal qu'il puisse offrir au dieu Mcxilli; il rencontre un habitant de CoUiuacan , appelé Xomimill. Irrité contre ses anciens maîtres, l'Aztèque attaque le Golhuc corps à corps : Xomimitl j vaincu, est conduit à la nouvelle ville ; il expire sur la pierre fatale placée au pied de l'idole.
Les circonstances du troisième sacrifice sont plus tragiques encore. La p;iix s'est réta- blie en apparence entre les Aztèques et les habitans de Colhuacan; cependant les prêtres de Mexitli ne peuvent contenir leur haine contre un peuple voisin, qui les a fait gémir dans l'esclavao-e : ils méditent une veno-eance atroce ; ils engagent le roi de Colhuacan à leur confier sa fille unique pour être élevée dans le temple de MexilH, et pour j être, après sa mort , adorée comme la mère de ce dieu protecteur des Aztèques ; ils ajoutent que c'est l'idole même qui déclare sa volonté par leur bouche. Le roi crédule accompagne sa fille; il l'introduit dans l'enceinte téné-
ET MONUMENS DE l'aMÉHIQUE. 263
Lreuse du temple : là , les prêtres séparent la fille et le père ; un tumulle se fait entendre dans le sancluaire ; le malheureux roi ne dislingue pas les géraissemens de sa fille expi- rante ; on met un encensoir dans sa main ; et, quelques momens après, on lui ordonne d'allumer le copal. A la pâle lueur de la flamme qui s'élève, il reconnoît son enfant attaché à un poteau , la poitrine ensanglantée, sans mouvement et sans vie : le désespoir le prive de l'usage de ses sens pour le reste de ses jours; il ne peut se venger, et le Colhues n'osent pas se mesurer avec un peuple qui se fait craindre par de tels excès de barbarie. La fille immolée est placée parmi les divinités aztèques, sous le nom de Teteionan^, mère des dieux , ou Tocitzin , notre graîuVmère , déesse qu'il ne faut pas confondre ave Eve , ou \'A femme au serpent y appelée Tonantzin. Dans l'ancien continent, partout où nous trouvons les traces de sacrifices humains , leur origine se perd dans la nuit des temps. L'histoire des Mexicains, au contraire^ nous
' Clavigi:ro, Tom. ï, p. iGG, 1 68, 172; Tom. II, p. 22.
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a conservé le récit des événemens qui ont donné un caractère féroce et sanguinaire au culte d'un peuple chez lequel on n'ofFroil primitivement à la divinité que des animaux ou les prémices des fruits. J'ai cru devoir rapporter ces traditions;, qui ont sans doute un fond de vérité historique: liées nilimement à l'élude des mœurs et du développement moral de notre espèce, elles me paroissent plus intéressantes que les contes puérils des Hindoux sur les nombreuses incarnations de leurs divinités. Je ne déciderai cependant pas la question de savoir si le sacrifice des quatre Xochimilques a été elTeclivement le premier qu'on ait offert au dieu Mexitli, ou si les Aztèques n'avoient pas conservé quelque ancienne tradition , d'après laquelle ils ima- ginoient que le dieu de la guerre se plaisoit au sang des victimes humaines. Mexitli étoit venu au monde un dard dans la main droite, un bouclier dans la main gauche, et la tète couverte d'un casque orné de plumes vertes: en naissant, sa première action avoit été de luer ses sœurs et ses frères. Peut-être sous d'autres climats avoit-on déjà rendu un culte sanguinaire à ce dieu terrible, appelé
ET MONUMENS DE l'amÉRIQUC. 2G5
aussi Tetzahuitl, ou Vépouvanle j peut-être ce culte n'uvoit-il été interrompu que parce que l'on manquoit de prisonniers, et par conséquent de victimes, pendant que la nation , marchant sous les auspices de Mexitli, avancoit paisiblement des monta- gnes de la Taraliumara au plateau central du Mexique.
Les guerres continuelles des Aztèques , depuis qu'ils s'étoient fixés sur les îlots du lac salé de Tezcuco , leur fournissoient un si grand nombre de victimes , que des sacrifices humains furent offerts sans excep- tion à toutes leurs divinités^ même à Quet- zalcoalt' , qui , comme le Bouddha des Hindoux, avoit prêché contre cette exécrable coutume, et à la déesse des moissons, la Cérès mexicaine, appelée Centeotl ou Tona- cajohua, celle qui nourrit les hommes. Les Totonaques , qui avoient adopté toute la mythologie toltèque et aztèque , distin- guoient , comme de race différente , les divinités qui exigent un culte sanguinaire,
' GoMAKA, Chronica gênerai de las latlias (édition de i553), Tom. II, fol. \M.
266 VUi:S DES CORDILLÈRES,
et la déesse tics cham|is, (jul ne demande que des ofrrandes de ileurs et de fruits, des gerbes de maïs ou des oiseaux qui se nour- rissent des grains de cette plante utile aux hommes. Une prophétie ancienne finsoit espérer à ce peuple une réforme bienfaisante dans les cérémonies religieuses: cette pro- phétie portoit que Cenleoll, qui est iden- tique avec la belle Cliri ou Lakchmi des Hindoux , et cpie les Aztèques, de même que les Areadiens, désignoient sous le nom de la Grande Déesse , ou Déesse primitive (Tzinteoll) , triompheroit à la fin de la férocité des autres dieux, et que les sacri- fices humains feroient place aux offrandes innocentes des prémices des moissons. On croit reconnoitre, dans cette tradition des Totonaques, une lu lie entre deux religions, un conflit entre l'ancienne divinité toltèque , douce et humaine comme le peuple qui en avoit introduit le culte, et les dieux féroces de cette horde guerrière, les Aztècpies, qui ensanglantèrent les champs, les temples et les autels.
En lisant les lettres de Gortez à l'empe- reur Charîes-Quint, les mémoires de Bernai
ET MONUMENS DE i/aMÉRTQUE» 2G7
Diaz, de Motolinia et d'autres auleius espa- gnols qui ont observé les Mexicains avant les cliangemens qu'ils ont éprouvés par leurs communications avec l'Europe , on est étonné qu'une férocité extrême dans les cérémonies reli^^neuses puisse se trouver chez un peuple dont l'état social et politique rappelle, sous d'autres rapports, la civilisation des Chinois et des Japonois. Les Aztèques ne se conten- toient pas de teindre de sang leurs idoles, comme Ibnt encore les Chamans tartares, qui cependant ne sacrifient aux Nogats que des bœufs et des moutons; ils dévoroient même une parlie du cadavre que les prêtres jetoient au bas de l'escalier du téocalli après en avoir arraché le cœur. On ne peut s'oc- cuper de ces objets sans se demander si ces coutumes barbares, que l'on retrouve aussi dans les îles de la mer du Sud^ chez des peuples dont la douceur des mœurs nous a été trop vantée, auroient cessé d'elles-mêmes; si les Mexicains ' , sans avoir aucune commu- nication avec les Espagnols , avoient continué à faire des progrès vers la civilisation. Il est
Lanclès, Rituel des Talars-Maiitcboux, p. i'8.
sGS VUES DES CORDILLÈRES,
probable que celle réforme bienfaisanle dans leur ciille, ce Irioniplie de la déesse des moissons sur les dieux du carnac^e, n'auroit eu lieu que très-lard.
Dans l'Amérique méridionale, le peuple le plus puissant, les Péruviens, suivoit le cuite du soleil. Les guerres les plus cruelles furent entreprises par les Incas pour intro- duire une religion douce et paisible ; les sacrifices humains cessèrent partout où les descendans de Manco - Capac apportèrent leurs lois , leurs divisions en castes , leurs langues et leur despotisme monastique. Dans le pays d'Anahuac , le culte sanguinaire d'Huitzilopochtli devint dominant à mesure que l'empire mexicain engloutissoit tous les états voisins. La grandeur de cet empire étoit fondée sur une coalition intime de la classe des prêtres avec la noblesse destinée au métier des armes. Le grand-prêtre Teo- teuctli [Seigneur dwin) étoit généralement un prince du sang royal; aucune guerre ne pouvoit être entreprise sans son aveu. Les prêtres même alloient au combat", etétoient
* Peintures hiéi'ogljpliiques du recueil de Men- doza. Thevi^.not, Tom. IV, fol. 5/.
ET MOiNUMEIsS DE l'aMÉRIQUE. 2G9
élevés aux premières dignités dans l'armée : leur influence devint par là aussi puissante que celle des patriciens romains, qui avoient le droit exclusii" des augures, et dans lesquels un auteur célèbre ' a cru reconnoître les traces d'une institution politique des Hindoux. Au Mexique, où le nombre et le pouvoir des prêtres [teopixc/uis) et des moines (t/a- 7nacazcjucs) étoit presque aussi grand qu'il l'est aujourd'hui au Tibet et au Japon, tout ce qui étoit l'effet du fanatisme religieux ne pouvoit éprouver que des cliangemens infi- niment lents. L'histoire nous prouve que l'usa^^e barbare des sacrifices humains s'est même conservé long-temps parmi les peuples les plus avancés en civilisation. Les peintures trouvées dans les tombeaux des rois à Thèbes , ne laissent aucun doute que ces sacrifices ne fussent en usage parmi les Egyptiens^. Nous avons déjà observé plus haut, qu'ancienne- ment dans l'Inde , la déesse Câli demandoit des victimes humaines, comme Saturne en
' ScHLEGEL, Weisheit der Indier, s. 190.
* Voyage de Deno:*, p. 298, PI. cxxiv, n.° 3. Décade Égyptienne, Tora. lU, p. xio
270 VUES DES CORDILLÈr.ES
exigeoil à Cnrtliage. A liome, après la ba- taille de Cannes , un (jaulois el, une Gau- loise Fnrcni cnlerrôs vivans , et l'empereur ChauK- se vit obligé de détendre, par une loi expresse, de sacriHer des hommes dans l'empire romain '. Mais il J a plus encore: ne voyons-nous pas , dans les lenips moins reculés , les eifets barbares de l'intolérance reli<rieuse, au milieu d'une ««rande civilisation de l'espèce humaine, à l'époque d'un adou- cissement g-énéral de caractèie et de mœurs? Quelle que soit la différence que présentent les peuples dans les progrès de leur culture, le fanatisme et l'intérêt conservent leur pou- voir funeste. La postérité aura de la peine à concevoir que , dans l'Europe policée, sous l'inllence d'une religion qui , par la nature de ses principes , favorise la liberté et pro- clame les droits sacrés de l'humanité, il existe des lois qui sanctionnent l'esclavag-e des noirs , qui permettent au colon d'arra-
' SuETON. C. XXV (etl Wolf., Vol. I, p. 48). Plin. Hisl. Nat., Lib. XXXI, C. i; Lib. VIII, C. XXII. Tertuixian. A])ologet. adversus fientes , C. IX (éd. Palmer, i684;, p. 4i). Lactant. Div. lus Ut., Lib. I, C. XXI.
KT MONUME.NS DE L AMÉRIQUE. 27 l
cher l'enfant des bras de sa mère pour le vendre dans une terre lointaine. Ces considé- rations nous prouvent, et ce résultat n'est pas consolant, que des nations entières peu^ent avancer rapidement vers la civilisation, sans que les institutions politiques et les iormes de leur culte perdent entièrement leur an- cienne barbarie.
Le n.o VIII indique la cérémonie d'allumer le nouveau feu , lors de la procession qui se faisoit tous les cinquante -deux ans au sommet d'une montagne , près Iztapalapan.
C'est à la fin de chaque cycle que se fai- soit l'intercalalion, tantôt de douze, tantôt de treize jours. Le peuple s'attendant en même temps à la quatrième destruction du soleil et de la terre, éteignoit tous les feux, jusqu'à ce qu'au commencement du nouveau cjcie, les prêtres en allumassent de nou- veaux. La peinture indique une victime éten- due sur la pierre de sacrifice , ayant un disque de bois sur la poitrine , que le teo- pixqui enflamme par frottement. L'hiéro- glyphe du ciel étoile , que l'on distingue sur la page pécédente du recueil borgien , paroît faire allusion à la cuhiiinatioii des
l'J'-l VUES DES CORDILLÈRES,
pléi.ides. Nous reviendrons plus bas , en donn^mt l'explication de hi viu^t-lifiisième Planche , sur le rapport c\\xii l'on assure avoir existé entre celte culniination et le commencement du cycle.
L'art de faiie du feu , en frottant deux espèces de bois d'une dureté différente . est d'une haute antiquité. On le trouve chez les peuples des Ae.wy. ctuitinens : dans les temps homériques, selon M. ViscMjuti , on en attri- bua rin\ention à Mercure ', Le disque qui • repose sur le cor})S tle la victime , et dans lequel le prêtre tourne le bois cylindrique, est le ç--çiùç des Grecs '. PIme alïîrme que> de toutes les substances li^^^neuses , le lierre est celle qui s'enfl.imme le mieux lorsqu'on la frotte avec le bois de laurier ^ Nous avons trouvé ces 'rt-oçiia. chez les Indiens de l'Oré- noque. Il faut une g-rande rapidité de mou- vement pour élever la température jusqu'au de^ré de l'incandescence.
o
' HoMER. Hymn. inMercur., v iio.
'^ Apollon. Riiod. Argouaut. , Lib. 1, v. ii84, et Sclwl. ad eum.
'" Plin. Hist. natur. , xvi , 77. Seneca Nat. , Quaest. II, 22. Theophr. , v. 10.
ET MONUMENS DE l'aMÉUIQUE. SjS
N.° IX. Fio'ure d'un roi mort, entouré de quatre drapeaux, l'œil fermé, pas de mains^ les pieds enveloppés. La chaise est le siège royal, appelé tlatocaîcpalli , sur lequel on représente , dans le Codex Borgianus (fol. g) , Adam ou Tonacateuctli , le Seigneur de notœ chair j et Ev€ ou Tonacaeihua. Ce caractère hiéroglyphique se trouve figuré dans l'al- manacli rituel , à la page qui indique le cjcle de treize jours, pendant lequel le soleil passe au zénith de Mexico.
N.*' X. Une allégorie qui rappelle les puri- fications de l'Inde. Une divinité , dont l'énorme nez est orné de la figure de la couleuvre à deux têtes ou de l'amphisbène mystérieux , porte en sa main un xiquipilli ou une bourse d'encens; on voit sur son dos un vase cassé, d'où sort un serpent : un autre serpent, saignant et mis en pièces , se trouve devant lui; un troisième serpent, également coupé en morceaux , est renfermé dans une caisse remplie d'eau , de laquelle s'élève une plante. On découvre, à droite, un homme placé dans un pot ; à gauche , une femme ornée de fleurs , vraisemblablement la voluptueuse Tlamezquiuiilli, que l'on représente aussi les I. 18
374 VUES DES COItOfLLÙRES,
yeux bandés. Sur la même page on trouve des agaves qui rendent du sang lorsqu'on les coupe. Celle allégorie fait -elle allusion au serpent qui empoisonne l'eau, la source de toute vie organique ' , à la victoire de Krichna sur le dragon Kaliya , à la séduction et à la purification par le feu ? Il est évi- dent que la figure du serpent , dans les pein- tures mexicaines , indique deux idées très- différentes. Dans les reliefs qui indiquent la division de l'année et des cycles, celte fi- gure n'exprime que le temps , œvuni. Le serpent , représenté en rapport avec la mère des hommes ( Cdiuacoliuatl ) , ou terrassé par le Grand Esprit Teoll , lorsqu'il prend la forme d'une des divinités subalternes , est le génie du mal, un véritable KOixo^ (/.[{Mm . Chez les Égyptiens , ce n'etoit pas l'hiéroglyphe du serpent^, mais celui de l'hippopotame qui exprimoit cette dernière idée.
Les fio-ures sans vêtemens , comme celle du groupe n.*' x, et la déesse de la volupté,
' pAULLiNUs DE S. Bartholom^o, Cocliccs Avcnscs, p. 235.
* ZoEGA, p. 445; n. 35.
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. 2"]^
appelée I.KCiiina ou Tlazolteucihua^ y sont extrêmement rares dans les peintures mexi- caines. En général , les peuples barbares donnent des vélemens à leurs statues : c'est un raffinement de l'art , de présenter le corps nu dans la beauté naturelle de ses formes. Il est très-remarquable aussi que parmi les liiéroglyphes mexicains on ne dé- couvre absolument rien qui annonce le sym- bole de la force génératrice, ou le culte du Ungam , qui est répandu dans l'Inde et parmi toutes les nations qui ont eu des rap- ports avec les Hindoux. M. Zoega a observé que remblème du pliallus ne se trouve pas non plu^ dans les ouvrages égyptiens d'une haute antiquité ; il a cru pouvoir en conclure que ce culte est moins ancien qu'on ne le suppose. Celte assertion est cependant contraire aux notions que Hamilton , sir William Jones, et M. Schlegel, ont puisées dans le Siva Pouràua % dans le Kâsi Khanda, et dans plusieurs autres ouvrages écrits en langue sanskrit. On ne sauroit douter que
' ('odex Borg., Mss. fol. 7^.
' Cr.t;iloc;uc tics manuscrits sanskrits de la Biblio- ihét^ue impénale , p. 36 et 5o.
i8*
276 VUES DES CORDILLÈnES,
l'adoration des douze lingams , venus du sommet de l'Imaiis (Himâvala), ne remonte jusqu'à l'époque des premières traditions des Hindoux. Au milieu de tant d'autres rapports qui annoncent d'anciennes communications entre l'Asie orientale et le nouveau conti- nent , on doit être surpris de ne pas trouver dans ce dernier quelques traces du culte du phallus. M. Langlès ' observe expressément que, dans l'Inde, les F^aichnava j ou sec- tateurs de Vichnou , ont horreur de cet emblème de la force productrice, que l'on adore dans les temples de Sîva et de son épouse , la déesse de l'abondance , Bhavânî. Ne pourroit-on pas supposer quM existe également parmi les Bouddhistes exilés dans le nord -est de l'Asie une secte qui rejette le culte du Un gain , et que c'est de ce Boud- dhisme épuré qu'on retrouve quelques foi- bles traces parmi les peuples américains?
' Recherches asiatiques, Tom. I, p. ai 5.
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ET MONUMEJNS DE l'aMÉRIQUE. 277
PLANCHE XVI.'
T^ue du Chimhorazo et du Carguairazo.
La Cordillère des Andes tantôt se divise en plusieurs branches, séparées les nnes des autres par des vallées longitudinales, tantôt elle ne forme qu'une seule masse , hérissée de cimes volcaniques. En décrivant plus haut le passage de la montagne de Quindiu (PI. v), nous avons essayé de donner un aperçu géologique de la ramification des Cordillères dans le royaume de la Nouvelle-Grenade, entre les 2° 3o' et 50 i5' de latitude boréale. Nous avons observé en même temps que les grandes vallées placées entre les deux branches laté- rales et la chaîne du centre , sont les bassins de deux rivières considérables, dont le fond est encore moins élevé au-dessus du niveau de l'Océan que le lit du Rhône, dont les eaux ont creusé la vallée de Sion , dans les hautes Alpes. En avançant de Popajan vers le Sud, on voit , sur le plateau aride de la province de loi
i PI. Tii de réditlon in-8°.
278 VUES DKS COUDILLKRES,
Pastûs j les trois chaînons des Andes se con- fondre dans lin même oroupe qui se pro- long'e bien au-delà de l'équateur.
Ce groupe, dans le royaume de Ouilo , offre un aspect particulier depuis la rivière de Chola, qui serpente dans des montagnes de roche basaltique, jusqu'au Paramo del'As- suay, sur lequel s'élèvent de mémorables restes de l'architecture péruvienne. Les sommets les plus élevés sont rangés en deux files qui forment comme une double crête de la Cordillère : ces cimes colossales et couvertes de firl-ces éternelles ont servi de signuaux dans les opérations des académiciens fran- cois , lors de la mesure du degré équatorial. Leur disposition symétrique , sur deux lignes dirigées du nord au sud , les a fait consi- dérer par Bouguer comme deux chaînons de montagnes séparées par une vallée lon- gitudinale : mais ce que cet astronome cé- lèbre nomme le fond d'une vallée , est le dos même des Andes: c'est un plateau dont la hauteur absolue est de deux mille sept cents à deux mille neuf cents mètres. Il ne faut pas confondre une double crête avec mie véritable ramification des Cordillères.
ET MONUMENS DE L AWÉUTQUE. 2y^
La plaine couverte de pierre ponce , qui forme le premier plan du dessin dont nous donnons ici la description , fait partie de ce plateau qui sépare la crête occidentale de la crèle orientale des Andes de Quito. C'est dans ces plaines que se trouve con- centrée la population de ce pays merveil- leux; c'est là que sont placées des villes qui comptent trente à cinquante mille habitans. Lorsqu'on a vécu pendant quelques mois sur ce plateau élevé , où le baromètre se soutient à o" ,54 ou à vingt pouces de hau- teur, on éprouve irrésistiblement une illusion extraordinaire : on oublie peu à peu que tout ce qui environne l'observateur , ces villages annonçant l'industrie d'un peuple montagnard, ces pâturages couverts à la fois de troupeaux de lamas et de brebis d'Europe, ces vergers bordés de haies vives de Duranta et de Barnadesia , ces champs labourés avec soin et promettant de riches moissons de céréales, se trouvent comme suspendus dans les hautes régions de l'atmosphère ; on se rappelle à peine que le sol que l'on habite est plus élevé au-dessus des côtes voisines de l'Océan Pacifique , que ne l'est le sommet
2So VUES DES CORDILLÈRES,
du Canig-ou au - dessus du bassin de la Méditerranée.
En regardantle dos des Cordillères comme une vaste plaine bornée par des rideaux de montagnes éloignées, on s'accoutume à con- sidérer les inégalités de la crête des Andes comme autant de cimes isolées. Le Pichincha, le Cajambe , le Cotopnxi, tous ces pics vol- caniques que l'on désigne par des noms par- ticuliers , quoiqu'à plus de la moitié de leur hauteur totale ils ne constituent qu'une seule masse, paroissent, aux jeux de l'habitant de Quito, autant de montagnes distinctes qui s'élèvent au milieu d'une plaine dénuée de forets : cette illusion est d'autant plus com- plète , que les dentelures de la double crête des Cordillères vont jusqu'au niveau des hautes plaines habitées -, aussi les Andes ne présentent -elles l'aspect d'une chaîne -que lorsqu'on les voit de loin, des côtes du Grand- Océan ou des savanes qui s'étendent jusqu'au pied de leur pente orientale. Placé sur le dosdesCordillèresmême, soitdansle royaume de Quito, ou dans la province de los Pastos; soit plus au nord encore^ dans l'intérieur de la Nouvelle-Espagne, on ne voit qu'un amas
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. 28 1
de cimes éparses , des groupes de montagnes isolées qui se détachent du plateau central: plus grande est la masse des Cordillères , et plus il est difficile de saisir l'ensemble de leur structure et de leur forme.
Cependant l'étude de cette forme , j'ose- rois dire de cette physionomie des mon- tagnes , est facilitée singulièrement par la direction des hautes plaines qui constituent le dos des Andes. Lorsqu'on voyage depuis la Tille de Quito jusqu'au Paramo de l'Assuay, on voit paroître successivement, et sur une longueur de trente-sept lieues, à l'ouest, les cimes de Casilagua , Pichincha , Atacazo Corazon , Iliniza , Carguairazo , Chimborazo et Cunambay; à l'est, les cimes de Guamani, Antisana, Passuchoa, Ruminavi , Cotopaxi^ Quelendana , Tungurahua et Capa-Urcu , qui , à l'exception de trois ou quatre , sont toutes plus élevées que le Mont-Blanc. Ces montagnes sont rangées de manière que , vues du plateau central , loin de se couvrir mutuellement, elles se présentent au con- traire dans leur véritable forme, comme pro- jetées sur la voûte azurée du ciel : on croit voir dans un même plan vertical leur sommet
282 VUES DES CORDILLÈRES,
et leur pic; elles rappellent le spectacle im- posant des côtes du Nouveau-Norfolk et de la rivière de Cook; elles paroissent comme un rivage escarpé qui, s'clevant du sein des e:uix, semble d'autant moins éloigné qu'au- cun objet n'est placé entre le rivage et l'œil de l'observateur.
Mais si la structure des Cordillères et la forme du plateau central favorisent les ob- servations géologiques ; si elles fournissent aux voyageurs la facilité d'examiner de très- près les contours de la double crête des Andes, l'énorme élévation de ce même pla- teau fait aussi paroi tre plus petites des cimes qui , placées sur des îlots, éparses dans l'im- mensité des mers, comme le Mowna-Roa et le Pic de Ténérilfe, en imposeroient davantage par leur eifrayante hauteur. La plaine de Tapia , que l'on découvre sur le premier plan de la seizième Planche , et dans laquelle j'ai destiné , près de Riobamba-Nuevo , le groupe du Ghimborazo et du Carguairazo , a une hauteur absolue de deux mille huit cent quatre-vingt-onze mètres ( quatorze cent quatre-vingt-trois toises); elle n'est que d'un sixième moins élevée que la cime de
KT MOKUMEIVS DE L'AMÉPaQUE. 283
l'Etna. Le sommet du Chimborazo n'excède par conséquent la hauteur de ce plateau que de trois mille six cent quarante mètres, ce qui fait quatre-vingt-quatre mètres de moins que la hauteur de la cime du Mont-Blanc au-dessus du prieuré de Chamonix ; car la différence entre le Chimborazo et le Mont- Blanc est à peu près égale à celle qu'on ob- serve entre l'élévation du plateau de Tapia et le fond de la vallée de Chamoiiix. La cime du pic de Ténériffe , comparée au niveau de la ville del'Orotava, est encore plus élevée que le Chimborazo et le Mont-Blanc ne le sont au-dessus de Riobamba et de Chamonix. Des montagnes qui nous étonneroient par leur hauteur, si elles étoient placées au bord de la mer, ne paroissent que des collines si elles s'élèvent du dos des Cordillères : Quito , par exemple, est adossé à un petit cône ap- pelé Javirac , et qui ne paroît pas plus élevé aux habitans de cette ville , que Montmartre ou les hauteurs de Meudon ne le paroissent aux habitans de 'Paris : ce cône du Javirac, d'après ma mesure, a cependant trois mille cent vingt-un mètres ( seize cenis toises ) de hauteur absolue ; il est presque aussi élevé
284 VUES DES CORDILLÈRES,
que le sommet du Mnrboré y une des plus hautes cimes de la chaîne des Pyrénées.
Malgré les efîels de cette illusion , pro- duite par lii hauteur des ])lateaux de Quito, de Mulalo et de Riobamba, on chercheroit en vain , près des côtes ou sur la pente orientale du Chimborazo, un endroit qui offrît une vue aussi magnifique de la Cor- dillère , que celle dont j'ai joui , pendant plusieurs semaines, dans la plaine de Tapia. Lorsqu'on est placé sur le dos des Andes , entre la double crête que forment les cimes colossales du Chimborazo , du Tungurahua et du Cotopaxi , on est encore assez rap- proché de leurs sommets pour les voir sous des angles de hauteur très - considérables : mais , en descendant vers les forêts qui en- tourent le pied des Cordillères, ces angles deviennent très- petits; car, à cause de l'énorme masse des montagnes, on s'éloigne rapidement des sommets à mesure que l'on s'approche du niveau de l'Océan.
J'ai dessiné les contours du Chimborazo et du Carguairazo, en employant les mêmes moyens graphiques que j'ai indiqués plus haut, lorsque j'ai parlé du dessin de Coto-
ET MOIfUMENS DE l'aMÉRIQUJÎ. 285
paxi. La ligne qui marque la limite inférieure des neiges perpëUielles se trouve à une hau- teur qui excède un peu celle du Mont-Blanc; car cette dernière montagne , placée sous l'équateur, ne se couvriroitde neiges qu'acci- dentellement. La température constante qui règne sous cette zone fait que h limite des glaces éternelles n'offre pas ces irrégularités que l'on observe dans les Alpes et dans les Pyrénées. C'est à la pente septentrionale du Chimborazo , entre cette montagne et le Carguairazo, que passe le chemin qui con- duit de Quito à Guayaquil, vers les côtes de l'Océan Pacifique. Les mamelons couverts de neiges qui s'élèvent de ce côté, rappellent, par leur forme, celle du dôme de Goûté, vu de la vallée de Chamonix. C'est sur une arête étroite qui sort du milieu des neiges , sur la pente méridionale, que nous avons tenté de parvenir, non sans danger, MM. Bonpland, Montufar et moi , à la cime du Chimborazo. Nous avons porté des instrumens à une hau- teur considérable , quoique nous fussions entourés d'une brume épaisse, et fort in- commodés par la grande rareté de l'air. Le point où nous nous sommes arrêtés pour
286 VUES DES COr.DILLÈnES,
observer l'inclinaison de l'iiiguille aimantée , paroîl plus élevé que toiis ceux auxquels des hommes éloient parvenus sur le dos des mon- tcjgnes : il excède de onze cenls mètres la cime du Mont-Blanc, où le plus savant et le plus intrépide des voyageurs, M. de Saussure, a eu le bonheur d'arriver, en lulUmt contre des difficultés encore plus grandes que celles que nous avions à vaincre près de la cime du Ghimborazo. Ces excursions pénibles , dont les récits excitent g-énéralement l'intérêt du public, n'offrent qu un très-petit nombre de résultats utiles au progrès des sciences, le voyageur se trouvant sur un sol couvert de neiges, dans une couche d'air dont le mélange chimique est le même que celui des basses régions, et dans une situation où des expériences délicates ne peuvent se faire avec toute la précision requise.
En comparant les Planches v, x et xvi de cet ouvrage avec celles de l'Atlas géogra- phique et physique qui accompagne mon Essai sur le royaume de la Nouvelle-Espagne, on distingue trois espèces de formes princi- pales qu'affectent les hautes cimes des Andes. Les volcans encore actifs, ceux qui n'ont
KT MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. 287
qu'un seul cratère d'une largeur extraordi- naire, sont des monta;i^nes coniques à som- mets plus ou moins tronqués : telle est la figure du Gotopaxi, du Popocatepec et du pic d'Orizaba. Des volcans, dont le sommet s'est affaissé après une longue suite d'éruptions, présentent des crêtes hérissées de pointes, des aiguilles inclinées, des rochers brisés et qui menacent ruine. Cette forme est celle de l'Altar ou Capac-Urcu, montagne jadis plus élevée que le Ghind^orazo , et dont la des- truction désigne une époque mémorable dans l'histoire physique du nouveau continent : c'est aussi la forme du Carguairazo , écroulé en grande partie dans la nuit du 19 juillet 1698. Des torrens d'eau et des éjections boueuses sont sortis alors des flancs entr'ouverts de la montag-ne , et ont rendu stériles les cam- pagnes environnantes. Cette catastrophe hor- rible a été accompagnée d'un tremblement de terre qui, dans les villes voisines d'Hambato et de Llactacung-a , a enjjlouti des milliers d'habitans.
Une troisième forme des hautes cimes des Andes, et la plus majestueuse de toutes, est celle du Chimborazo, dont le sommet est
288 VUES DES CORDILLÈRES ,
arrondi : elle nippelle ces niainclons dé- pourvus de cratères , que la force élastique des vapeurs soulève dans des régions où la croûte caverneuse du «^lobe est minée par des feux souterrains. L'aspect ues montagnes de granité n'offre qu'une foibje analogie avec celui du Chimborazo. Les sommets grani- tiques sont des hémisphères aplatis; les por- phyres trapéens forment des coupoles élan- cées. C'est ainsi qu'au bord de la mer du Sud, après les longues pluies de l'hiver , lorsque la transparence de l'air a augmenté subite- ment, on voit paroître le Chimborazo comme un nuage à l'horizon : il se détache des cimes voisines; il s'élève sur toute la chaîne des Andes, comnje ce dôme majestueux, ouvrage du génie de Michel-Ange , sur les monumens antiques qui environnent le Capitole.
ET MOKUMENS DE l'aMÉRIQUE. 28c)
PLANCHE XVir.
Monwnent périwien du Ccùiar,
Les hantes plaines qui se prolongent sur le dos des Cordillères, depuis l'équateur jusque vers les 3» de latitude australe, aboutissent à une masse de montag^nes élevées de quatre mille cinq cents à quatre mille huit cents mètres, et qui, comme une digue énorme , réunissent la créle orientale à la crête occi- dentale des Andes de Quito. Ce groupe de montagnes, dans lequel le porphyre couvre le schiste micacé et d'autres roches de for- mation primitive, est connu sous le nom du Paramo del Assuaj. Nous avons été forcés de le traverser pour parvenir de Riobamba à Cuenca , et à ces belles forêts de Loxa, qui sont si célèbres par leur abondance en quin- quina. Le passage de l'Assuaj est redoutable , surtout dans les mois de juin , de juillet et d'août, où tombe une immense quantité de neige, et où soufflent, dans ces contrées, les vents glacés du Sud. Comme la grande route , I. 19
ago VUES des cordillères,
d'oprès les mesures que j'ai faites en 1802, passe presque à la hauteur du Mont-Blanc, les voyageurs y sont exposés à un froid ex- cessif, et il n'y a pas d'année qu'il n'en périsse quelques-uns par l'effet de la tourmente. C'est au milieu de ce passage, à la hauteur absolue de quatre mille mètres, qu'on traverse une plaine dont l'étendue est de plus de six lieues carrées. Cette plaine ( et ce fait remarquable jette quelque jour sur la formation des pla- teaux élevés ) se trouve presque au niveau des savanes dont est entourée la partie du volcan d'Antisana, qui est couverte de neiges éternelles. Les plateaux de l'Assuay et de l'Antisana , dont la constitution géologique offre des rapports si frappans , sont cepen- dant éloignés de plus de cinquante lieues les uns des autres : ils renferment des lacs d'eau douce d'une grande profondeur, et bordés d'un gazon touffu de graminées alpines, mais dont aucun poisson et presque aucun insecte aquatique ne vivifient la solitude.
Le Llano del Pullal (c'est le nom que l'on donne aux hautes plaines de l'Assuay) a un sol excessivement marécageux. Nous avons été surpris d'y trouver, et à des hauteui's qui
ET MONUMEINS DE L AMÉIITQUE. 2f)l
surpassent de beaucoup celle de la cime du pic de Ténériffe , les restes mag^niliques d'un chemin construit par les Incas du Pérou. Celte chaussée , bordée de grandes pierres de taille, peut être comparée aux plus belles toutes des Romains que j'aie vues en Italie , en France et en Espagne : elle est parfaitement allignée , et conserve la même direction à six ou huit mille mètres de longueur. Nous en avons observé la continuation près de Caxamarca , à cent vingt lieues au sud del'Assuaj, et l'on croit, dans le pays, qu'elle conduisoit jusqu'à la ville de Cuzco. Près de ce chenùn de l'Assuay, à la hauteur absolue de quatre mille quarante-deux mètres (deux mille soixante- quatorze toises ) , se trouvent les ruines du palais de l'inca Tupajnpangi, dont les ma- sures, appelées vulguivement los paredones , n'ont que peu d'élévation.
En descendant du Paramo de l'Assuay vers le sud, on découvre, entre les fermes de Turclie et de Burgay, un autre monument de l'ancienne architecture péruvienne , connu sous le nom à'Ingapilca , ou de la forteresse du Caîiar. Cette forteresse - si l'on peut nommer ainsi une colline terminée par une
'9'
292 Vues df.S cordillères,
plate-forme , est })icii moins remarquable par sa grandeur que par sa parfaite conser- vation. Un mur construit de grosses pierres de taille s'élève à la liaulenr de cinq à six mètres; il forme un ovale très-régulier, dont le grand axe a près de trente-liuit mètres de longueur : l'intérieur de cet ovale est un terre- plein couvert d'une belle végétation , qui aug- mente l'effet pittoresque du paysage. Au centre de l'enceinte s'élève une maison qui ne renferme que deux appartemens, et qui a près de sept mètres de hauteur : celte maison et l'enceinte représentées sur la sei- zième Planche appartiennent à un système de murs et de fortifications dont nous par- lerons plus bas, et qui ont plus de cent cinquante mètres de long. La coupure des pierres, la disposition des portes et des niches , l'analogie parfaite qui règne entre cet édifice et ceux du Cuzco, ne laissent aucun doute sur l'origine de ce monunient militaire , qui servoit au logement des Ineas lorsque ces princes passoient de temps en temps du Pérou au royaume de Quito. Les fondations d'un grand nombre d'édifices que l'on trouve autour de l'enceinte, annoncent
ET MONUMEIVS DE l'amÉRIQUE. TqS
qu'il y avoit jadis au Canar assez de place pour loger le petit corps d'armée dont les Incas étoient généralement suivis dans leurs voyages. C'est dans ces fondations que j'ai trouvé une pierre taillée avec beaucoup d'art, et représentée sur le devant du tableau à gauche : je n'ai pu deviner l'usage de cette coupe particulière.
Ce qui frappe le plus dans ce petit monu- ment, entouré de quelques troncs de schinus molle, c'est la forme de son toit , qui lui donne une ressemblance parfaite avec les maisons européennes. Un des premiers historiens de l'Amérique, Pedro de Cieça de Léon, qui commença à décrire ses voyages en 1 5^ i , parle en détail de plusieurs maisons de i'Inca, dans la provmce de los Canares. Il dit expres- sément' « que les édifices de Tliomebamba « ont une couverture de joncs si bien faite, « que si le feu ne la consume pas , elle peut se « conserver, sans altération, pendant des K siècles. » D'après cette observation , on doit être porté à croire que le pignon d& la
* Pedro de Cir.çA de Léon, CliroDiIca del PeruL (AnverS; i554), Tom. \, G. xur. p. 120.
2g4 VUES DES CORDILLÈRES,
maison de Canar a élc ajoute après la con- quèle : ce qui semble surtout fjivoriser celle hjpolbèse , c'est l'existence des fenêtres ou- vertes pratiquées dans cette partie du bâti- ment; car il est certain que, dans les édifices d'ancienne fabrique péruvienne, on ne trouve jamais de fenêtres , non plus que dans les restes des maisons de Pompeia et d'Hercu- lanum.
M. de La Condamine, dans un mémoire très-intéressant sur quelques anciens monu- mens du Pérou ' , incline aussi à croire que le pignon que l'on observe sur le petit monu- ment du Caijar, n'est pas du temps des Incas. Il dit « qu'il est peut-être de fabrique mo- « derne, et qu'il n'est pas de pierre de taille t( comme le reste des murs , mais d'une espèce « de briques séchées à l'air et pétries de « paille. » Le même savant ajoute, dans un autre endroit, cpie l'usage de ces briques, auxquelles les Indiens donnent le nom de tica, étoit connu aux Péruviens long- temps avant l'arrivée des Espagnols , et que par celle raison le haut du pignon pourroit être de
' Mémoires de l'acacîcraic tle Berlin, 17^16, p. 4'i4.
ET MONUMENS DE l'amÉRIQUE. SqS
construction ancienne , quoique formé de briques.
Je regrette beaucoup de n'avoir pas connu le mémoire de M. de Lu Condamine avant mon vojage en Amérique : je suis bien éloigné de jeter des doutes sur les observations de ce voyageur célèbre, que ses travaux ont forcé de séjourner long-temps dans les environs du Canar, et qui a eu bien plus de loisir que moi pour examiner ce monument. Je suis surpris cependant qu'en agitant sur les lieux mêmes la question si le toit de cet édifice a été ajouté du temps des Espagnols, ni M. Bonpland ni moi n'ayons été frappés de la différence de construction que l'on prétend exister entre le mur et le haut du pignon. Je n'y ai pas reconnu de briques (tiens ou adobes); j'ai cru simplement y reconnoître des pierres de taille enduites d'une espèce de stuc jaunâtre, facile à détacher, et enchâssant de Vichu ou de la paille coupée. Le maître d'une ferme voisine , dont nous fumes accompagnés dans notre excursion aux ruines du Canar , se vanta que ses ancêtres avoient beaucoup con- tribué à la destruction de ces édifices : il nous raconta que le toit incliné avoit été couvert
296 VUES DES CORDILLÈRES,
non à l'européenne, c'est-à-dire de tniles, mais de dalles de pierre Irès-nûnces et très- bien polies. C'est cette circonstance surtout qui nie fit pencher alors pour l'o})inion , pro- balement erronée, qu'à l'exception des quatre fenêtres , le reste de l'édifice étoit tel qu'il avoit été construit du temps des Incas. Quoi qu'il en soit, il faut convenir que l'usage des toits à angles aigus auroit été bien utile dans un pays de montagnes dans lequel les pluies, sont très-abondantes. Ces toits inclinés sont connus aux indigènes de la côte nord-ouest de l'Amérique ; ils l'étoient même dans l'Eu- rope australe , dans les temps les plus reculés > conune l'indiquent plusieurs monumens grecs, et romains , surtout les reliefs de la colonne trajane, et les peintures de paysages trouvées, à Pompeia, et conservées jadis dans la superbe collection de Portici. L'angle au faîte du toit est obtus chez les Grecs ; il devient un angle droit chez les Romains , qui vivoient sous un ciel moins beau que celui de la Grèce : plus, on avance vers le nord, çt plus les toits sont inclinés.
Le dessin dont la gravure se trouve sur la dix-scplièuie Planche, a été fiiit à Rome^
ET MONUMKNS DE L AMÉRIQUE. 297
d'après mon esquisse , par M. Gmelin , artiste justement célèbre par son talent et par la variété de ses connoissances : pendant mon dernier séjour en Italie , il m'a honoré d'une amitié particulière, et je dois en grande partie à ses soins ce qui, dans cet ouvrage, pourroit ne pas paroître tout-à-fait indigne de fixer Vintçrét du public.
sqS vues des cordillères,
PLANCHE XVIII.
Rocher cVInti-Quaicu,
En descendant de la colline dont le sommet est couronné par la forteresse diiCanar, dans une vallée creusée par la rivière de Gulan , on trouve de petits sentiers taillés dans le roc : ces sentiers conduisent à une crevasse qui, dans la langue qquichua, est appelée InU-Giiaicii ou le raiHii du soleil. Dans ce lieu solitaire , ombragé par une belle et vigoureuse végé- tation , s'élève une masse isolée de grès , qui n'a que quatre à cinq mètres de hauteur. Une des faces de ce petit rocher est remarquable par sa blancheur : il est taillé à pic, comme s'il eût été travaillé par la main de l'homme. C'est sur ce fond uni et blanc que l'on distingue des cercles concentriques qui repré- sentent l'image du soleil, telle qu'au commen- cement de la civilisation on la voit figurée chez tous les peuples de la terre -, les cercles sont d'un brun noirâtre : dans l'espace qu'ils renferment, on reconnoît des traits à demi
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. 209
elFacés quiindiquent deux yeux elune bouche. Le pied du rocher est taillé en gradins qui conduisent à un siège pratiqué dans la même pierre, et placé de sorte que, du fond d'un creux, on peut contempler l'image du soleil. Les indigènes racontent que, lorsque l'inca Tupajuparigi s'avança avec son armée pour faire la conquête du royaume de Quito , gou- verné alors par le Conchocando de Lican , les prêtres découvrirent sur la pierre l'image de la divinité dont le culte devoit être intro- duit chez les peuples conquis. Les habitans du Cuzco crurent voir partout la figufe du soleil, comme les Chrétiens, sous toutes les zones, ont vu peintes sur des rochers, soit des croix , soit la trace du pied de l'apôtre saint Thomas. Le prince et les soldats péru- viens regardèrent la découverte de la pierre d'Inti-Guaicu comme un très- heureux pré- sag-e : elle a contribué sans doute à eng-agrer les Incas à se construire une habitation au Caîîar; car il est connu que les descendans de Manco-Capac se regardoienl eux-mêmes comme les enfans de l'astre du jour : opinion qui offre un rapprochement remarquable entre le premier législateur du Pérou et celui
.->00 VUES DES CORDILLÈRES,
de l'Inde ' , qui se nommoit aussi Vawasaouta ou fils du soleil.
En examinant de près le rocher d'Inli- Guaicu , on découvre que les cercles concen- triques sont de petits filons de mine de fer brune, très-communs dans toutes les forma- tions de grès. Les traits qui indiquent les yeux et la bouche sont évidemment tracés au moyen d'un outil métallique : on doit sup- poser qu'ils ont été ajoutés par les prêtres péruviens, pour en imposer plus facilement au peuple. A l'arrivée des Espagnols, les mis- sionnaires ont eu un grand intérêt de sous- traire aux yeux des indigènes tout ce qui étoit l'objet d'une antique vénération : aussi recon- noît-on encore les traces du ciseau employé pour elFacer l'image du soleil.
D'après les recherches intéressantes de M. Vater, le mot intiy soleil, n'offre de l'ana- logie avec aucun idiome connu de l'ancien continent. En général, sur quatre-vingt-trois langues américaines examinées par ce savant estimable et par M. Barton, de Philadelphie,
' Menou II ou Satyavrata. Recherches asiatiques , Tom. I , p. 170; Tom. II, p. 172. Paolin. Svstema Bracbmau., p. i4i.
rT MONUMENS DR L AMÉRIQUE. ,30l
"on n'a reconnu jusqu'à ce jour que cent trenle- sept racines quise retrouvent clans les lang'ues de l'Asie et de l'Europe; savoir, dans celles des Tartares-Manlchoux, des Mongols, des Celtes, des Basques et des Eslhoniens. Ce ré- sultat curieux paroît prouver ce que nous avons avancé plus haut, en parlant delà iny- tlioloûfie des Mexicains. On ne sauroit douter que la majeure partie des indigènes de l'Amé- rique n'ajjpartienne à une race d'hommes qui, séparée, dès le berceau du monde, du reste de l'espèce humaine, offre, dans la nature et la diversité de ses langues , comme dans ses traits et dans la conformation de son crâne , des preuves incontestables d'un long el parfait isolement.
002 VUES DES CORDILLÈRES,
PLANCHE XIX.
Ynga-Chungana y près du Caliar.
Au nord des ruines du Canar s'élève un coteau dont la pente est très-douce vers la maison de l'Inca , tandis qu'il est presque taillé à pic du côté de la vallée de Gulan. D'après des traditions conservées parmi les indigènes, cette colline faisoit partie des jar- dins qui entouroient l'ancienne forteresse péruvienne. Nous reconnûmes ici, comme près du rcwin du soleU, un grand nombre de petits sentiers creusés par la main de l'homme sur la pente d'un rocher qui est à peine cou- vert de terre végétale.
Près de Mexico , dans les jardins de Cha- poltepec , le voyageur européen contemple avec intérêt des cyprès ' dont les troncs ont plus de seize mètres de circonférence , et que l'on croit , avec quelque probabilité , avoir été plantés par les rois de la dynastie
* Cupressus disticha, L.
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. 3o5
aztèque. Dans les jardins de l'Inca, près du Canar , nous avons cherché vainement quelque arbre dont l'âge parût remonter à un demi-siècle : rien n'annonce le séjour des Incas dans ces contrées , sinon un petit monu- ment de pierre placé au bord d'un précipice, et sur la destination duquel les habitans du pays ne sont pas d'accord.
Ce petit monument, que l'on appelle le jeu de V Inca, consiste en une seule masse de pierres. Les Péruviens ont employé , pour le construire , le même artifice que les Egyp- tiens pour sculpter le Sphinx deDjyzeh, dont Pline dit expressément : « e saxo naturaU « elahorata, >) Le rocher de grès quartzeux qui lui sert de base a été diminué, de manière qu'après avoir enlevé les couches qui en formoient le sommet, il n'en est resté qu'un siège entouré d'une enceinte, que l'on trouve représenté sur celle Planche. On doit être surpris qu'un peuple qui entassoit un nombre prodigieux de pierres taillées dans la belle chaussée de l'Assuay , ait eu recours à un moyen aussi bizarre pour élever un mur d'un mètre de hauteur. Tous les ouvrages péruviens portent le caractère d'un peuple laborieux
oo/| Vues des cordillères ,"
qui aime à creuser le roc, qui cherclie les difficultés pour montrer son adresse à les vaincre, et qui imprime aux édifices les plus cliétifs un caractère de solidité d'après lequel on pourroit croire qu'à une autre époque il eût élevé des monumens plus considé- rables.
JJInga-Chungatia , vu de loin , ressemble à un canapé dont le dos est orné d'une sorte d'arabesque en forme de chaîne. En entrant dans l'enceinte ovale > on voit qu'il n'y a de siège que pour une seule personne , mais que cette personne est placée d'une manière très-commode , et qu'elle jouit de la vue la plus délicieuse sur le fond de la vallée de Gulan. Une petile rivière serpente dans cette vallée , et forme plusieurs cascades dont on aperçoit l'écume à travers des touffes de gun- nera et de melaslomes. Ce siège rustique orneroit les jardins d'Ermenonville et de Pvichmond ; et le prince qui avoit choisi ce site n'étoit pas insensible aux beautés de la nature , il appartenoit à un peuple que nous n'avons pas le droit de nommer barbare.
Je n'ai vu dans cette construction qu'un
feT MONUMÏÏKS DE l'aMÉRIQUE. Zo'S
Siège à dossier placé dans un lieu charmant, au bord d'un précipice ^ sur la pente rapide d'un coteau qui domine une vallée : de vieux Indiens, cjui sont les antiquaires du pays, trouvent cette explication trop simple; ils assurent que la chaîne sculptée en creux sur ie bord de l'enceinte servoit à recevoir de petites boules qu'on j faisoit courir pour amuser le prince. On ne peut nier que le bord sur lequel se trou\e l'arabesque a une certaine pente, et que la boule, là où le mur est sensiblement plus bas , auroit pu remonter autant qu'elle étoit descendue, si on l'avoit lancée avec force ; mais au cas que cette hypo- thèse fût juste, ne trouveroit-on pas au bout de la chaîne quelque trou dans lequel les boules auroient été reçues à la fin de leur course ? L'endroit où le mur de l'enceinte est le plus bas ^ le point opposé au siège , cor- respond à une ouverture que l'on voit dans le rocher au bord du précipice. Un sentier étroit, taillé dans le grès, conduit à cette grotte , dans laquelle , d'après la tradition des indigènes , il y a des trésors cachés par Atahualpa : on assure qu'un filet d'eau cou- loit jadis sur ce sentier. Est-ce là qu'il faut
I. 20
3oG VUES DES COP.DILLKRF-S,
chercher \c jeu de l'Inca, el l'enceinte ctoit- elle placée de manière que le prince pûl, voir commodément ce qui se passoit sur la pente rapide du rocher ? Nous nous réservons de pailer de celte g-roltedansla relation de noire voyage au Pérou.
xiT mo:\ume:îs de l'am£kiqu£, 5o7
PLANCHE XX.
Intérieur de la maison de Vlnca , au Caîiar.
Cette Planche représente le plan et l'inté- rieur du petit bâtiment qui occupe le centre de l'esplanade dans la citadelle du Ganar, et ijue M. de La Condamine a cru destiné à un corps-de-garde : j'ai mis d'autant plus de soin à donner de l'exactitude à ce dessin , que les restes de l'architecture péruvienne , épars sur le dos de la Cordillère, depuis le Cuzco jusqu'à Cayanibe , ou depuis les lo*^ de latitude australe jusqu'à l'équateur, portent tous le même caractère dans la coupe des pierres, la forme des portes, la distribution symétrique des niches , et l'absence totale des ornemens extérieurs. Cette uniformité de construction est si grande , que toutes les hôtelleries [tambos) placées le long des grandes routes, et appelées dans le pajs des maisons ou palais de l'Inca, paroissent avoir été copiées les unes des autres. L'architecture
20"*"
Ou8 VUES DES CORDILLÈRES,
péruvienne ne s'élevoil pas au delà des besoins d'un peuple montag^nard ; elle ne connoissoit ni pilaslres , ni colonnes, ni arcs en plein cintre : née dans un pajs hérissé de rochers, sur des plateaux presque dénués d'arbres , elle n'imitoit pas , comme l'architecture des Grecs et des Pvomains , l'assemblage d'une charpente en bois : simplicité , symétrie et solidité, voilà les trois caractères par les- quels se distinguent avantageusement tous les édifices péruviens.
La citadelle du Ganar et les bâtimens carrés qui l'entourent, ne sont pas construits de ce même grès quartzeux qui recouvre le schiste argileux et les porphyres de l'Assuay, et qui paroît au jour dans le jardin de l'Inca , en descendant vers la vallée de Gulan. Les pierres qui ont servi aux édifices du Gaiiar, ne sont pas non plus du granité, comme M. de La Gondamine l'a cru, mais un porphyre tra- péen d'une grande dureté , enchâssant du feldspath vitreux et de l'amphibole. Peut-être ce porphyre a-t-il été arraché des grandes carrières que l'on trouve à quatre mille mètres de hauteur, près du lac de la Gulebrilla , à wne distance de plus de trois lieues du Ganar :
ET MONUME^-S DE L AMÉRIQUE. OOQ
il esl certain du moins que ces carrières ont fourni la belle pierre employée dans la maison de rinca , située dans la plaine de PuUal , à une élévation qui égale presque celle qu'au- roit le Puj-de-Dôme placé sur le sommet du Caniofou.
On ne trouve point dans les ruines du Caîiar de ces pierres d'une énorme grandeur qu'offrent les édifices péruviens du Cuzco et des pays voisins. Acosta en a mesuré à Tra- quanaco qui avoient douze mètres (trente-huit pieds) de long-, sur 5"' 8 (dix-huit pieds) de large , et i^g (six pieds) d'épaisseur. Pedro Cicça de Léon en vit des mêmes dimensions dans les ruines de Tiahuanaco '. Dans la ci- tadelle du Canar , je n'ai pas observé de pierres qui eussent au delà de vingt-six dé- cimètres (huit pieds) de longueur. Elles sont > en général, bien moins remarquables par leur masse que par l'extrême beauté de leur coupe: la plupart sont jointes sans aucune apparence de ciment ; cependant on reconnoît ce der- nier dans quelques-uns des bàtimens qui en- tourent la citadelle, et dans les trois maisons
' CiEÇA^ Chronica delPeru (Amers, i554), p. 20 k
3lO VUEâ DES CORDILLÈRES,
de rinca , au Piillal , dont chacune a plus de cinquante -huit mëlies de long : il c^t formé d'un mélange de peliles pierres et de marne argileuse ., qui fait efFervescence avec les acides; c'est un vrai mortier, dont j'ai retiré , au mojen d'un couteau , des por- tions coiisidérahles ^ en creusant dans les in- terstices que laissent les assises parallèles des pierres. Ce fait mérite quelque atteniion , parce que les voyageurs qui m'ont préc^^dé ont tous assuré que les Péruviens ne con- noissoient point l'usage du ciment ; mais on a eu tort de supposer celte ignorance chez eux , de même que chez les anciens habi- tans de l'Egjpte : les Péruviens n'emplojoient pas seulement un moitier marneux; dans les grands édifices de Pacaritambo ' , ils ont fait usage d'un ciment d'asphalte ( hetim ) , mode de construction qui , sur les bords de l'Eu- phrate et du Tigre, remonte à la plus haute antiquité.
Le porphyre qui a servi aux édifices du Caftar est taillé en parallélipipëdes , avec une telle perfection que les joints des pierres
' CiEÇA, Chronica del Peru (Anvers, i55i) , p. 234^
ET MONUMEtXS DE L AMÉRIQUE. Ôll
seroient imperceptibles, comme le remarque très-bien M. de La Condamine ', si leur surface extérieure étoit plane : mais la face extérieure de chaque pierre est légèrement convexe et coupée en biseau vers les bords; en sorte que les joints forment de petites cannelures qui servent d'ornemens, comme les séparations des pierres dans les ouvrages rustiques. Cette coupe de pierres, que les architectes italiens appellent ^'z/^/z^^o ^ se re- trouve dans les ruines du Callo , près de Mulalo , où je l'ai dessinée en détail ' ; elle donne aux murs des édifices péruviens une o-rande ressemblance avec de certaines
o
constructions romaines , par exemple, avec le muro di IServa à Rome.
Ce qui caractérise surtout les monumens de l'architecture péruvienne, c'est la forme des portes, qui avoient généralement dix-neuf à vingt décimètres (six à huit pieds) d'élé- vation , afin que l'inca ou d'autres grands sei- gneurs pussent y passer, quoique portés dans un brancard sur les épaules de leurs vassaux.
' Mémoires de l'académie de Berlin, 17 iô, p. 443. '^ "Voyez PI. xxiv. (ix de l'éditioii iu-8^}
3i2 VUES DES CORDILLÈRES,
Les jambages de ces portes n'éloient pas pa- rallèles, mais inclinés, sans doute pour que l'on pût employer des linteaux de picire d'une moindre largeur. Les niches ( hoco ) prati- quées dans les murs , et servant d'armoirçs , imitent la forme de ces porte rasl remate : c'est l'inclinaison de leurs jambages qui donne aux édifices péruviens une certaine ressem- blance avec ceux de l'Egjpte , di;ns lesquels les linteaux sont constamment plus courts que l'ouverture inférieure des pertes. Entre les Jiocos se trouvent des pierres cylindriques > à surface polie, qui saillent hors du mur ^ à cinq décimètres de long:;eur : les indi' gènes nous ont assuré qu'elles servoient à suspendre des armes ou des vêtemens. On observe en outre, dans les encoignures des murs, des traverses de porphyre d'une forme bizarre. M. de La Condamine croit qu'elles étoient destinées à lier les deux murs : j'in- cline plutôt à croire que les cordages des hamacs étoient attachés autour de ces tra- verses ; du moins les trouve-t-on en bois ,, et servant au même usage, dans toutes les cabanes des Indiens de l'Orénoque.
Les Péruviens ont montré une habileté
ET MONUMENS DE l'amÉRIQUE. 5i3
étonnante à tailler les pierres les plus dures. Au Canar , on trouve des canaux courbes creusés dans le porphyre pour suppléer aux gonds des portes. La Condamine et J>ougucr ont vu, dans d'anciens édifices construits du temps des Incas, des ornemens de porphyre représentant des mufles d'animaux, dont les narines percées portoient des anneaux mobiles de la même pierre'. Lorsque je traversai la Cordillère par le Paramo de l'Assuay, et que je vis ces énormes masses de pierres de taille tirées des carrières de porphyre du Pullal , et employées à cons- truire les grandes routes de l'Inca , je com- mençai déjà à douter que les Péruviens n'eussent connu d'autres outils que des haches de caillou; je soupçonnai que le frottement n'étoit pas le seul moyen qu'ils avoient employé pour aplanir les pierres ou pour leur donner une convexité régulière et uniforme : j'embrassai dès-lors une opinion contraire aux idées généralement reçues, je supposai que les Péruviens avoient eu des
' Mémoires de l'académie de Berlin, 1746, p. 452^ Tab. 7,f. 4.
01 l VUrS DES CORDILLÈRES,
oulilsde cuivre, qui, mèlc clans une certaine proportion à l'étain , acquiert une grande dureté. Celle supposition s'est trouvée justi- liée par la découverlc d'un ancien ciseau péruvien trouvé à Vilcabamba , près du Cuzco, dans une mine d'argent travaillée du temps des Incas. Cet instrument précieux, que je dois à l'amitié du père Narcisse Gilbar, et que j'ai eu le bonheur de rap- porter en Europe , a douze centimètres de lono' et deux de larofe : la matière dont il est composé a été analysée par M. Vauquelin, qui y a trouvé 0,94 de cuivre et 0,06 d'étain. Ce cuivre tranchant des Péruviens est presque identique avec celui des haches gauloises, qui coupent le bois comme le leroit de l'acier'. Partout dans l'ancien continent, au commencement de la civilisation des peuples, l'usage du cuivre mêlé d'étain {ces ^ x^-'^'^'-^'^) a prévalu sur celui du fer, même là où ce ce dernier étoit connu depuis long-temps.
' Voyez mon Essai pohtique sur la Nouvelle- Espagne; Vol. m, p. 3o6 de l'écUlIou ia-8°.
ET MONUMENS DE L AMÉHIQUC. 010
PLANCHE XXI.
Bit S -relief aztèque trouvé à la grande place de Mexico.
La cathédrale de Mexico, représentée sur la troisième Planche , est fondée sur les ruines du téocalli ou de la maison du dieit Mexilli. Ce monument pyramidal , construit par le roi Ahuizoll, en i486, avoit trente- sept mètres de hauteur depuis sa base jusqu'à la plate-forme supérieure, d'où l'on jouissoit d'une vue magnifique sur les lacs, sur la campagne environnante, parsemée de villages, et sur le rideau de montagnes qui entoure la vallée. Cette plate-forme , qui servoit d'asile aux combattans, étoit cou- ronnée par deux chapelles en forme de tours, dont chacune avoit dix-sept à dix-huit mètres de haut, de sorte que tout le téocalli avoit cinquante-quatre mètres d'élévation. Le monceau de pierres qui formoit la pyra- mide de Mexilli a servi après le siège de Ténochlitlan pour exhausser la Pluza Maroi\
OlG VUES DES CORDILLÈRES,
C'est en faisant des fouilles à huit ou dix mètres de profondeur, que l'on dccouvri- roit un grand nombre d'idoles colossales et d'autres restes de la sculpture aztèque: en effet, trois monumens curieux , dont nous donnerons la description dans cet ouvrage, la pierre dite des sacrifices , la statue colos- sale de la déesse Teoyaomiqui , et la pierre du calendrier mexicain , ont été trouves lorsque le vice-roi, comte de Revillagigedo, a fait aplanir la grande place de Mexico en abaissant le terrain. Une personne très-digne de foi , qui avoit été chargée de diriger ces travaux , m'a assuré que les fondations de la cathédrale sont entourées d'une innombrable quantité d'idoles et de reliefs, et que les trois masses de porphyre que nous venons de nommer sont les plus petites de celles qu'on découvrit alors en fouillant jusqu'à la profondeur de douze mètres. Près de la capilla ciel sagrario , on découvrit une roche sculptée qui avoit sept mètres de long, six de large et trois de haut: les ouvriers^ voyant qu'on ne pouvoit parvenir à la retirer, voulurent !:! i. mettre en picces; mais heureusement ils en furent détournés
ET MO>(UMENS DE L AMÉRIQUE. O17
par un chanoine de la cathédrale, M. Gam- boa, homme inslruit et ami des arts.
La pierre que l'on désigne vulgairement Sous le nom de la pierre des sacrifices {piedra de los sncrijîcios ) , est de forme cylindrique : elle a trois mètres de largeur et onze déci- mètres de hauteur ; elle est entourée d'un relief dans lequel on reconnoît vingt groupes de deux figures, qui sont toutes représentées dans la même attitude. Une de ces figures est constamment la même : c'est un guerrier , peut-être un roi, qui a la main gauche appuyée sur le casque d'un homme qui lui oflFre des fleurs comme un gage de son obéissance. M. Dupé, que j'ai eu occasion de citer au commencement <le cet ouvrage, a copié tout le relief; je me suis assuré, sur les lieux ^ de l'exactitude de son dessin , dont une partie a été gravée sur cette Planche: j'ai choisi le groupe remarquable qui repré- sente un homme barbu. On observe qu'en général les Indiens mexicains ont un peu plus de barbe que le reste des indigènes de l'Amérique ; il n'est même pas rare d'en voir iivec des moustaches. Y auroit-il eu jadis
5iS Vies dîzs conDiLLÈr;!-.^,
ime province dont les liabitans portoicnt une longue barbe ? ou celle qu'on remarque dans le relief est-elle postiche? fait -elle partie de ces ornemens fantastiques par les- quels les guerriers cherchoient à inspirer de la terreur à l'ennemi?
M. Dupé croit , ce me semble , avec raison , que cette sculpture représenfe les conquêtes d'un roi aztèque. Le vainqueur est toujours le même. Le guerrier vaincu porte le cos- tume du peuple auquel il appartient, et dont il est pour ainsi dire le reprcsenlant : derrière le vaincu est placé rhiérogljphe qui désigne la province conquise. Dans le Recueil de Mendoza y les conquêtes d'un roi sont de même indiquées par un bouclier ou un faisceau de flèches, placé entre le roi et les caractères symbolicpies ou armoiries des pays sidîjugués. Comme les prisonniers mexicains étoient immolés dans les temples, il paroîtroît assez naturel que les triomphes d'un roi guer- rier fussent figurés autour de la pierre fatale sur laquelle le topiltzin (prêtre sacrificateur) arrachoitlecœur à la malheureuse victime. Ce qui a fait surtout adopter cette hypothèse, c'est
î:t mops'UMENS de L AMKP.IOUE. ÔIC)
que la surface supérieure de la pierre offre une rainure assez profonde , qui paroît avoir servi pour faire écouler le sang.
Malgré ces apparences de preuves , j'in- cline à croire que la pierre dite des sacri- fices n'a jamais été placée à la cime d'un téocalli j mais qu'elle étoit une de ces pierres appelées tétnalacatl, sur lesquelles se livroit le combat de gladiateurs entre le prisonnier destiné à être immolé à un guerrier mexicain. La vraie pierre des sacrifices , celle qui cou- ronnoit la plate-forme des téocallis , étoit verte, soit de jaspe, soit peut-être de jade axinien : sa forme étoit celle d'un paralîéli- pipède de quinze à seize décimètres de lon- gueur, et d'un mètre de largeur; sa surface étoit convexe, afin que la victime étendue sur la pierre eût la poitrine plus élevée que le reste du corps. Aucun historien ne rap- porte que cette masse de pierre verte ait été sculptée : la grande dureté des roches de jaspe et de jade s'opposoit sans doute à l'exécution d'un bas-relief. En comparant le bloc cylindrique de porphyre trouvé sur la grande place de Mexico , à ces 'pierres oblongues sur lesquelles la victime étoit jetée
O20 VUES DÉS COUDILLÈRES,'
lorque le topiltzin s'en approchoit, armé d'un couteau d'obsidienne, on conçoit aisé- ment que ces deux objets n'offrent aucune ressendilance ni de iiialicre ni de forme.
Il est facile, au contraire, de reconnoître> dans la description que des témoins ocu- laires nous ont donnée du témalacatl ou de la pierre sur laquelle combattoit le prison- nier destiné au sacrifice^ celle dont M. Dupé a dessiné le relief. L'auteur inconnu de l'ou^ vrage publié par Ranmsio , sous le titre de Pielazione d'un gentiluomo di Fernando Cor^ tez , dit expressément que le témalacatl avoit la forme d'une meule de trois pieds de hau- teur, ornée tout autour de figures sculptées, et qu'il étoit assez grand pour servir au com- bat de deux personnes. Cette pierre cylin- drique couronnoit un tertre de trois mètres d'élévation. Les prisonniers les plus distin- gués par leur courage ou par leur rang étoient réservés pour le sacrifice des gadia- tcurs. Placés sur le témalacatl , entourés d'une foule immense de spectateurs, ils dé- voient combattre successivement avec six guerriers mexicains : étoient-ils assez heureux pour les vaincre , on leur accordoit la liberté,
ET MONUMENS de l'amÉUIQUE. 521
<en leur permettant de retourner dans leur pairie; si, au contraire, le prisonnier gla- diateur succomboit sous les coups d'un de ses adversaires , alors un prêtre , appelcî Chalchiuhlepehua j le traînoit mort ou \ivant à Fautel pour lui arracher le cœur.
Il se pourroit très-bien que la pierre qui a été trouvée dans les fouilles faites autour de la cathédrale, fût ce même témaiacatl que le gcjitiluomo de Cortez assure avoir vu près de l'enceinte du grand téocalli de Mexiili. Les figures du relief ont près de soixante décimètres de hauteur. Leur chaussure est très - remarquable : le vainqueur a le pied gauche terminé par une espèce de bec qui paroît destiné à sa défense. On peut être surpris de trouver cette arme à laquelle je ne connois rien d'analogue chez d'autres nations , seulement au pied gauche. Cette même figure dont le corps trapu rappelle le premier stjle étrusque, tient le vaincu par le casque en le serrant de la main gauche. Dans un grand nombre de peintures mexi- caines qui représentent des batailles, on voit des guerriers tenant aussi des armes dans la main gauche : ils sont représentés
I. 21
522 VUES DES COKUILLÈRES,
agissant plutôt de cette inain que de la main droite.
On pourroit croire, au premier coup d'œil, que cette bizarrerie lient à des habitudes particulières; mais, en examinant un grand nombre d'hiéroglyphes historiques des Mexi- cains, on reconnoît que leurs peintres plaçoien t les armes tantôt dans la main droite, tantôt dans la main gauche , selon qu'il en résulte une disposition plus symétrique dans les groupes : j'en ai trouvé des exemples frappans en feuilletant le Codex anonymus du Vati- can , dans lequel on trouve des Espagnols qui portent l'épée dans la gauche '. Cette bizarrerie de confondre la droite avec la gauche, caractérise d'ailleurs le commen- cement de l'art : on l'observe aussi dans quel- ques reliefs égyptiens; on trouve même dans ces derniers des mains droites attachées à des bras gauches, d'où résulte que les pouces paroissent placés à l'extérieur des mains. De savans antiquaires ont cru recounoître quelque chose de mystérieux dans cet arrangement extraordinaire , que M. Zoega
* Cod. Vat. anon., fol. 86.
ET MONUMENS DE L'AAréRIQUE. 325
il'altribiie qu'au simple caprice ou à la négli- gence de l'arliste. Je doule fort que ce bas- relief qui entoure le témalacatl , et tant d'autres sculptures en porphyre basaltique , aient été exécutés en n'employant que des outils de jade ou d'autres pierres très- dures : il est vrai que j'ai cherché en vain à me procurer quelque ciseau métallique des an- ciens Mexicains , semblable à celui que j'ai rapporté du Pérou ; mais Antonio de Herera, dans le dixième livre de son Histoire des Indes Occidentales , dit expressément que les habi- tons de la province maritime de ZacatoUan, située entre Acapulco et Colima , préparoient deux sortes de cuivre, dont l'un étoit dur ou tranchant, et l'autre malléable : le cuivie dur servoit pour fabriquer des haches , des armes et des instrumens d'aii-riculiure ; le cuivre malléable étoit employé pour des vases, des chaudières et d'autres ustensiles néces- saires dans l'économie domestique. Or, la côte de Zacatollan ayant été sujette aux rois d'Anahuac , il ne paroit pas probable que., dans les environs de la capitale du royaume , on ait continué à sculpter les pierres par frot- tement , si l'on pou voit se procurer des
2 1 *
324 '^UES DES CORDILLÈRES,
ciseaux métalliques. Ce cuivre tranchant mexicain étoit sans doute mêlé d'étain , de même que l'outil trouvée Vilcabamba et cette hache péruvienne que Godin avoit envoyée à M. de Maurepas, et que le comte de Gaylus crut être du cuivre trempe.
ET MOWUMENS DE L AMERIQUE.
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PLANCHE XXII.
Roches basaltiques et Cascade de Régla.
En changeant de latitude et de climat, on Yoit changer l'aspect de la nature organisée , la forme des animaux et des plantes, qui im- priment à chaque zone un caractère parti- culier : à l'exception de quelques végétaux aquatiques et cryptogames , dans chaque région le sol est couvert de plantes diverses. Il n'en est point ainsi de la nature brute, de cette agrégation de substances terreuses qui couvre la surface de notre planète : le même granité décomposé, sur lequel, dans les frimas de la Laponie, végètent des vaccinium, des andromèdes et le lichen qui nourrit le renne, se retrouve encore dans ces bosquets de fougères arborescentes , de palmiers et d'héliconia , dont le feuillage lustré se déve- loppe sous l'influence des chaleurs équato- riales. Lorsqu'à la fin d'une longue navigation, après avoir passé d'un hémisphère à l'autre ,
Ty2S TUES I>ES CORDILLERES,
l'habitant du nord aborde à une cote lointaine, il est surpris de trouver, au milieu d une foule de productions inconnues, ces strates d'ar- doise, de schiste micacé et de porphyre tra- péen , qui forme les cotes arides de l'ancien continent baignées par l'Océan glacial. Sous tous les climats, la croûte pierreuse du globe présente le même aspect au voyageur; paiv tont il reconnoît, et non sans une certaine ëmolion , au milieu d'un nouveau monde, les roches de son pays natal.
Celte analogie que présente la nature non organique s'étend jusqu'à ces petits phéno- mènes que l'on seroit tenté d'attribuer à des causes purement locales. Dans les Cordillères comme dans les montagnes de l'Europe, le granité offre quelquefois des agrégations en forme de sphéroïdes aplatis et divisés en couches conceïi!ric|ues : sous les tropiques comme dans la zone tempérée, on trouve dans le granité de ces masses abondantes en mica et en amphibole, qui ressemblent à des boules noirâtres enchâssées dans un mélange de feldspath et de quartz laiteux : le diallage métalloïde se trouve dans les serpentines de 1 île de Cuba comme dans celles de l'Aile-
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. 527
magne: les amygclaloïdes et les pierres perlées • du plateau du Mexique paroissent identiques avec celles que l'on, observe au pied des monts Carpathes. La superposition des roches secondaires suit les mêmes lois dans les ré- gions les plus éloignées les unes des autres. Partout les mêmes monumens attestent la même suite dans les révolutions qui ont changé progressivement la surface du globe. En remontant aux causes physiques, on doit être moins surpris de voir que les voya- geurs n'aient pas découvert de nouvelles roches dans les régions lointaines. Le climat influe sur la forme des animaux et des plantes, parce que le jeu des affinités qui préside au développement des organes est modifié à la fois par la température de l'atmosphère et par celle qui résulte des diverses combinaisons formées par l'action chimique : mais la distri- bution inégale de la chaleur , qui est l'efFet de l'obliquité de Téchplique^ ne peut avoir eu aucune influence sensible sur la formation des roches; cette formation , au contraire, doit elle-même avoir influé puissamment sur la température du globe et de l'air environ- nant. Lorsque de grandes masses de matière
52S VUES DES CORDILLÈRES,
passent de l'état liquide à l'état solide, ce phénomène ne peut avoir lieu sans être ac- compag-né d'un énorme dégagement de calo- rique. Ces considérations semblent jeter quelque jour sur les premières migrations des animaux et des plantes. Je pourrois être tenté d'expliquer , par celte élévation progressive de température , plusieurs problèmes impor- tans, particulièrement celui qu'offre l'exis- tence des productions dt s Indes enfouies dans les pays du Nord , si je ne craignois d'aug- menter le nombre des rêves géologiques.
Les basaltes de Régla, figurés sur cette Planche , présentent une preuve incontestable de cette identité de forme que l'on observe parmi les roches des divers climats. En jetant les jeux sur ce dessin , le minéralogiste voya- geur reconnoît la forme des basaltes du Yivarais , ceux des monts Euganéens ou du promontoire d'Antrin) , en Irlande. Les plus petits accidens observés dans les roches colon- naires de l'Europe , se retrouvent dans ce groupe de basaltes du Mexique. Une si grande analogie de structure fait supposer que les mêmes causes ont agi sous tous les climats, et à des époques très- différen tes ;
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE* Ù2C)
car les basaltes recouverts de schistes argileux et de calcaire compacte, doivent être d'un . âge bien différent de ceux qui reposent sur des couches de houille et sur des galets.
La petite cascade de Régla se trouve au nord-est de Mexico , à une distance de vingt- cinq lieues, entre les mines célèbres de Real del Monte et les eaux thermales de ïotonilco. Une petite rivière , qui sert à mouvoir les bocards de l'usine d'amalframation de Régla , dont la construction a coûté plus de dix mil- lions de livres tournois, se fraie un chemin à travers des groupes de colonnes basaltiques : la nappe d'eau qui se précipite est assez con- sidérable , mais la chute n'a que sept ou huit mètres de hauteur. Les rochers environnans, qui, par leur réunion, rappellent la grotte de Staffa , dans les îles Hébrides , les con- trastes de la végétation , l'aspect sauvage et la solitude du lieu, rendent cette petite cascade extrêmement pittoresque. Des deux côtés du ravin s'élèvent des basaltes colonnaires qui ont plus de trente mètres de hauteur, et sur lesquels se présentent des touiTcs de cactus et de vucca filamentosa. Les prismes ont géné- lement cinq àsb: pans , et quelquefois jusqu'à
OOO VUIÎS DES CORDILLÈRES ,
douze décimètres de largeur : plusieurs prcsentenl des arliculalions très-rcguliëres. Chaque colonne a un noyau cylindrique d'une masse plus dense que les parties environ- nantes : ces noyaux sont comme enchâssés dans les prismes, qui, dans leur cassure horizontale , offrent des convexités très- remarquables. J'ai indiqué cette structure, que l'on retrouve dans les basaltes du cap Fairhead , sur le premier plan du dessin , vers la jn-auclie.
La plupart des colonnes de Régla sont per- pendiculaires ; on en observe cependant aussi, très-près de la cascade, dont l'incli- naison est de l\!o^ vers l'est ; plus loin , il y en a d'horizontales. Chaque groupe , lors de sa formation , paroît avoir suivi des attrac- tions particulières. La masse de ces basaltes est très-homogène : M. Bonpland y a observé des noyaux d'oHvine ou de péridot granili- forme, entourés de mésotype cristallisée; les prismes, et ce fait mérite l'attention des géo- logues , reposent sur une couche d'argile , sous laquelle on trouve encore du basalte : en général, celui de Régla est superposé au porphyre de Real del Monte , tandis qu'une
ET MONUMENTS DE l'aMÉRIQUE. 35 1
roche calcaire compacte sert de base au basalte de Totonilco. Toute cette réi^ion basaltique est élevée, de deux mille mètres au-dessus du niveau de l'Océan.
Où2 VUES DES CORDILLÈHES,
PLANCHE XXIII."
Relief en basalte, représ eiitant le Calendrier mexicain.
Parmi les monumens qui semblent prouver que, lors de l'arrivée des Espagnols, les peuples du Mexique étoient parvenus à un certain degré de civilisation, on peut assigner le premier rang aux calendriers, ou aux diffé- rentes divisions du temps adoptées par les Toltëques et les Aztèques , soit pour l'usage de la société en général , soit pour régler Tordre des sacrifices, soit pour faciliter les calculs de l'astrologie. Ce genre de monu- mens est d'autant plus digne de fixer notre attention , quil atteste des connoissances que nous avons de la peine à regarder comme le résultat d'observations faites par des peuples montag-nards dans les réfjions incultes du nouveau continent. On pourroit être tenté de croire qu'il en est du calendrier aztèque
* PI. VIII de l'édition in-8'.
Ff. Fin.
Bi'utpiet je
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. 0D5
comme de ces langues riches en mots et en formes grammaticales , que l'on trouve chez des nations dont la masse actuelle des idées ne répond pas à la multiplicité des signes propres à les revêtir. Ces langues si riches et si flexibles , ces modes d'intercalation qui sup- posent une connoissance assez exacte de la durée de l'année astronomique , ne sont peut- être que les restes d'un héritage qui leur a été transmis par des peuples jadis civilisés, mais depuis replongés dans la barbarie.
Les moines et d'autres écrivains espagnols qui ont visité le Mexique , peu de temps après la conquête, n'ont donné que des notions vagues et souvent contradictoires des difFé- rens calendriers usités parmi les peuples de race toltëque et aztèque. On trouve ces no- tions dans les ouvrages de Gomara , Valadès , Acosta et Torquemada. Ce dernier , malgré sa superstitieuse crédulité, nous a transmis, dans sa Monarqiiia indiana y un recueil de faits précieux qui prouve une connoissance exacte des localités : il vécut pendant cin- quante ans parmi les Mexicains ; il arriva à la ville de Ténochtitlan à une époque où les in- digènes conservoient encore un grand nombre
534 VUES DES CORDILLÈRES,
de peintures historiques, et où, devant la maison du marquis del Valle ", sur la Plaza Major, on vojoit encore des restes du g^rand téocalli * dédié au dieu Huitzilopochlli. Tor- quemada se servit des manuscrits de trois re- lig-ieux Iranciscains , Bernardino de Sahagun, Andrès de Olmos et Toribio de Benavente, qui tous étoient profondément instruits dans les langues américaines, et qui étoient allés à la Nouvelle-Espagne du temps de Gorlez , avant l'année i5iî8. Malgré ces avantages , l'historien du Mexique ne nous a pas fourni , sur la chronologie et le calendrier mexicains, tous les éclaircissemens que l'on auroit pu attendre de son zèle et de son instruction. Il s'exprime même avec si peu d'exactitude, qu'on lit dans son ouvrage que l'année de Aztèques finissoit au mois de décembre, et qu'elle commencoit au mois de février ^
Il existoit depuis long- temps à Mexico, dans les couvens et dans les bibliothèques publiques, des matériaux plus instructifs que
' Voyez plus haut, p. 7, PI. m. " L'année 1577. Tobquemada, Lib. VIII, Cap. n (Tom. II, p. 1.^7).
^ Ilnd.^lÀh.X, Cap. x, xxxiii, xxxiv et xxxvi.
KT MONUMENS DE l'amÉRIQUE. 555
les relations des premiers historiens espao-nols. Des auteurs indiens, Ghristoval del Cislillo, natit de Tezcuco , et mort en 1606 à l'à^-e de quatre-vingts ans, Fernando de Alvariido Tezozomoc, et Domingo Chim;ilpain , ont laissé des manuscrits composés en langue aztèque sur l'histoire et la chronologie de leurs ancêtres. Ces manuscrits qui renferment un grand nombre de dates indiquées à la fois selon l'ère chrétieniie et selon le calendrier civil et rituel des indigènes, ont été étudiés avec fruit par le savant Carlos de Siguenza, professeur de mathématiques à l'Université de Mexico, par le voyageur milanois Boturini Benaducci, par l'abbé Glavigero, et, dans ces derniers temps, par M. Gama , dont j'ai eu souvent occasion, dans un autre ouvrage', de citer avec éloge les travaux astrono- miques. Enfin, en 1790, une pierre d'un vo- lume énorme et chargée de caractères évi- demment relatifs au calendrier mexicain, aux fêtes religieuses et aux jours dans lesquels le soleil passe par le zénith de la ville de Mexico ,
' Essai polit, snr le Mexique, Vol. II , p. 24 de l'édition in-S".
556 VUES DES CORDILLÈRES,
a Ole décoiiverle clans les fondemens de l'an- cien téocalli : elle a servi à ht fois à éclaircir des points douteux , et à r-ppelcr l'attention de quelques indij^ènes instruits sur le calen- drier mexicain.
J'ai taché, tant pendant mon séjour en Amérique que depuis mon r etour en Europe, de faire une étude exacte de tout ce qui a été publié sur la division du temps , et sur le mode d'intercalation des Aztèques : j'ai examiné , sur les lieux , la fameuse pierre trouvée à la Plaza Major, et représentée sur la vingt-troisième Planche : j ai puisé quelques notions intéressantes dans les peintures hiéro- glyphiques conservées au couvent de San Felipe Neri, à Mexico : j'ai parcouru à Rome le Commentaire manuscrit que le père Fa- brega a composé sur le Codex Mexicanus de Veletri ; je regrette cependant de ne pas connoître assez le mexicain pour lire les ou- vrages que les indigènes ont écrits dans leur propre langue , immédiatement après la prise de Ténochlillan , et en se servant de l'alphabet romain. Je n'ai par conséquent pu vérifier par moi-même toutes les assertions de Si- guenza, de Boturini, de Clavigero et de
ET MOINUMENS DE L*AMÉRIQtJE. 55y
Gama, sur l'intcrcalation mexicaine, en les comparant aux manuscrits de Cbimalpain et de Tezozomoc , dans lesquels ces auteurs as- surent avoir puisé les notions qu'ils nous ont données. Quels que soient les doutes qui puissent rester sur plusieurs points dans l'es- prit des savans, accoutumés à soumettre les faits à une critique sévère, et à n'adopter que ce qui est rigoureusement prouvé, je me félicite d'avoir rappelé l'attention sur un monument curieux de la sculpture mexicaine , et d'avoir donné de nouveaux détails sur un calendrier que Roberlson et l'illustre auteur de VHistoire de V Astronomie ne paroissent pas avoir traité avec tout l'intérêt qu'il mé- rite. Cet intérêt sera augmenté encore par les notions que nous donnerons plus bas sur la tradition mexicaine des quatre dgf^s , ou quatre soleils , qui offre des rapports frap- pans avec les yoi/os et les calpns des Hindoux , et sur la méthode ingénieuse qu'emplojoient les Indiens Muyscas, peuple montagnard de la Nouvelle- Grenade, pour corriger leurs années lunaires par rintercalition d'une trente- septième lune , appelée sourde ou cuhupqua. C'est en rapprochant et en comparant les
I. 22
o58 VUES DES CORDILLÈRES,
différens systèmes de chronologie améri- caine, que l'on pourra juger des commu- nications qui paroissent avoir existé , dans des temps très-reculés , entre les peuples de rindc et de la Tartarie et ceux du nouveau continent.
L'année civile des Aztèques étoit une année solaire de trois cent soixante-cinq jours; elle étoit divisée en dix- huit mois, dont chacun avoit vingt jours : après ces dix -huit mois, ou trois cent soixante jours , on ajoutoit cinq jours complémentaires, et l'on com- mencoit une nouvelle année. Les noms de TonalpohualU ou Cewpohualilhuitl j qui dis-
tinrcuent ce calendrier civil du calendrier
o
rituel, indiquent très-bien ses caractères prin- cipaux. Le premier de ces noms signifie compte du sohnl , par opposition au calen- drier rituel appelé compte de la lune , ou Metzlapohualli ; la seconde dénomination dérive de cempohualli, vingt, et de ilJiuitl , fête ; elle fait allusion, soit aux vingt jours contenus dans chaque mois, soit aux vingt fêtes solennelles célébrées , pendant le cours d'une année civile , dans les réocallis ou mai- sons des Dieux.
ET M0?ÎUMENS DE L AMÉRIQUE. OOÇ)
Le commencement du jour civil des Az- tèques étoit compté comme celui des Persans, des Egyptiens ' , des Babyloniens et de la plupart des peuples de l'Asie, à l'exception des Chinois, depuis le lever du soleil. 11 étoit divisé en huit intervalles, division que l'on retrouve ^ chez les Hindoux et les Romains. De ces huit intervalles, quatre étoient déter- minés par le lever, le coucher, et les deux passages du soleil par le méridien. Le lever s'appeloit Vquiza Tonatiuli j le midi , JMe- pantla Tonatiuli s le coucher , Onaqui To- natiuli ; et minuit , Yohuahiepanlla. L'hié- roglyphe du jour étoit un cercle divisé en quatre parties. Quoique , sous le parallèle de la ville de Mexico, la longueur du jour ne varie pas de plus de deux heures vingt-une minutes, il est cependant certain que les heures mexicaines dévoient être originaire- ment inégales , comme le sont les heures pla- nétaires des Juifs , et toutes celles que les astro- nomes grecs désignoieut sous le nom de
' Idelfr, Hist. Unters. ùbei' die astr. Beob. der Alten. , p. 26.
^ Bailly, Hist. de l'Astr. anc, p. 296.
22^^
34o VUES DES CORDILLÈRES,
y.ûcfpiz(xi par opposition aux lr^ij,epuûit j heures écj'inoxiales.
Les époques du jour et de la nuit, qui correspondent à peu près à nt)S lie lires 5 y g, i5 et 21 , temps astronomiques, n'avoient pas de noms particuliers. Pour les désigner, le Mexicain montroit , comme le font nos laboureurs, le point du ciel auquel seroit placé le soleil, en suivant sa course de l'orient à l'occident; ce iresle éloit accom- pagné de ces mots remarquables: iz Teotl y la sera Z?/e;/^' locution qui rappelle l'époque heureuse où les peuples sortis d'Aztlan ne connoissoient encore d'autre divinité que le soleil , et n'avoient point un culte sanguinaire '.
Chaque mois mexicain de vingt jours étoit subdivisé en quatre petites périodes de cinq jours. C'est au commencement de ces petites périodes que chaque commune célébroit su foire, ou TianguiztU. Les Mujscas, nation de l'Amérique méridionale , avoient des semaines de trois jours. Il paroît qu'aucun peuple du nouveau continent n'a connu la semaine, ou le cycle de sept jours , qui se trouve chez les
' Voyez plus haut, p. g'f.
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. 54-1
Hindoux, les Cliinois, les Assyriens et les Eg-ypliens , et qui , comme l'a très-bien observé Le Gentil ' , est usité chez la plupart des peuples de l'ancien monde.
Un passage de l'histoire desincas, par Gar- cilasso , a fait penser à MM. Bailly et Lalande ^ que les Péruviens coniptoient par cycles de sept jours. « Les Péruviens, dit Garcilasso, « comptent les mois par la lune ; ils comptent « les demi-mois d'après la lune croissante et tt décroissante; ils comptent les semaines par M les quartiers, sans avoir de noms particuliers « pour les jours de la semaine. » Mais le père Acosta, plus instruit que Garcilasso, et qui, vers la fin du seizième siècle, composa, au Pérou même , les premiers livres de sa géo- graphie physique du nouveau continent , dit clairement que ni les Mexicains ni les Péruviens ne connoissoient la petite période de sept jours: « car celle période, ajoute- « t-il, ne lient pas plus au cours de la lune
^ Le Gentil, Hist. de l'Acacî. , l'^'-s, Tom. II, p. 207, 209. La Place, Expos, du Système du Monde, p. 272.
' Bailly, Hist. de PAstron., Liv. V, §. 17, p. 4oS. Lalande, Astron. , §. i534.
542 VITS }WS COIîDILLKr.RS,
« qu'à cclni du st)Ieil. Elle doit son origine " nu nombre des planètes'.
En réfléchissant un moment sur le système du calendrier péruvien , on conçoit que , quoique les phases de la lune changent à peu près tous les sept jours , cette corres- pondance n'est cependant pas assez exacte ])0ur que, dans plusieurs mois lunaires con- sécutifs, les cycles de sept jours puissent correspondre aux phases de la lune. Les Péruviens, d'après Polo et tous les écrivains du temps, avoient des années (hitata) de trois cent soixante - cinq jours , réglées , comme nous le verrons plus bas , sur des observations solaires faites mois par mois à la ville de Guzco. L'année péruvienne éloit divisée, comme presque toutes les années dont se servent les peuples de l'Asie orien- tale , en douze In/ies ^ quilla , dont les révolutions synodiques s'achèvent en trois cent cinquante - quatre jours huit heures quarante-huit minutes. Pour corriger l'année lunaire , et la faire coïncider avec l'année
' AcosTA, Historia natiiral y moral de las Indias , Lib. Yl , G. III , éd. de Barcelone, lôyî ; p 260.
KT MONUMENS DE i/aMÉRIOUE. 345
solaire, on ajouta, selon une coutume an- tique , onze jours qui, d'après l'édit de l'Inca , furent répartis parmi les douze lunes. D'après cet arrangement, il n'est guère possible que quatre périodes égales , dans lesquelles on auroit divisé les mois lunaires, pussent être de sept jours et correspondre aux phases de la lune. Le même historien , dont le témoignage est cité par M. Bailly en faveur de l'opinion que la semaine des Hindoux étoit connue aux Américains, affirme que, d'après une ancienne loi de Finca Pachaeutec, il devoit j avoir, dans chaque mois lunaire, trois jours de fêtes et de marché [catu) , et que le peuple devoit travailler, non sept, mais huit jours consécutifs pour se reposer le neuvième '. Voilà indubitablement une divi- sion d'un mois lunaire, ou d'une révolution sidérale de la lune, eu trois petites périodes de neuf jours.
Nous observerons , à celte occasion , que les Japonnois% peuple de race larlare , ne connoissoient pas non plus la petite période
' GarcilassOj Llb. VI, G. xxxv, Tom. I, p. 21C ^ Voyage de ïiiUNBtRO au Japon , p. 017.
344- VUliS DES CORniT.LÈRRS,
de sept jours, tandis (|ti'ellc est usitée chez les Chinois/qui paroissent aussi ori^j^inaires du plateau de la Tarlarie, mais qui ont eu long- teuîps des communications iulinies avec l'In- dostan ' et le Tibet.
Nous avons vu plus haut que l'année mexi- caine offroil , comme celle des Egyptiens et comme le nomeau calendrier François , l'avantaofe d'une division en mois d'éi^-ale durée. Les cinq jours complémentaires, les épagomènes {t7ia.yofj.%ycii) des E^f-yptiens ^ étoient désignés chez les Mexicains par le nom de nemontemi ou vides. Nous verrons bientôt rori^-ine de cette dénomination : il suffît d'observer ici que les enfans nés pen- dant les cinq jours complémentaires, étoient regardés comme malheureux, et qu'on les appeloit nemoquichlli on nencihuatl, homme ou femme infortuné s y afin que, comme disent les écrivains mexicains, ces noms mêmes leur rappelassent, dans tous les événemens de la vie, combien peu ils dévoient se fier à leur étoile.
Treize années mexicaines formoient un
' Sir William Jones , dans les Recli. asiat^j, Toni. I; p. 420.
ET Moivu:\rENS DE l'amérique. 34.5 cjcle, appelé tlalpilli, analogue à riiidiclion des Romains. Quatre tlalpilli fonnoieiil une période de cinquante -deux ans, ou x'iuh- molpilli, ligature des années : enfin , deux de ces périodt s de cinquante-deux ans formoient wut vieillesse , ce.ueliiietilizlli. Pour m'é- noncer avec plus de clarté, je nommerai, avec plusieurs auteurs espagnols, la ligature un demi -siècle, et la vieillesse un siècle. L'hiéroglyphe du demi-siècle est conforme à la iiiinification figurée du mot; c'est un paquet de roseaux liés par un ruban. Un demi- siècle ( xiuhmolpilli) étoit regardé par les Mexicains comme uue grande année, et cette dénomination a sans doute engagé Gomara' à appeler les indictions, ou les quatre cjcles de treize ans, àc grandes semaines j las se- manas del ano.
L'idée de désigner une période par un mot qui rappelle un faisceau d'années ou de lunes, se retrouve chez les Péruviens. Dans la langue qquichua , lingua del Inga , une année de trois cent soixante-cinq jours s'ap- pelle huatay mot qui dérive évidemment de
* Go.MARA, Conmiîsta de Mex'co , 1055, fol. 118.
546 VUES DES CORDILLÈRES,
huiilaiïi ^ lier, ou hualanan , f^rosse corde de jonc. D'yilleuis, les Aztèques li'avoient pas d'hiérogljphes pour la vieillesse, ou siècle de cent quatre ans, dont le nom indique, pour ainsi dire, le terme de la vie des vieillards.
En résumant ce que nous venons de dire sur la division du temps, nous trouvons que les Mexicains avoient de petites périodes de cinq jours (demi-décades) , des mois de vingt jours, des années civiles de dix- huit mois, des indictions de treize ans , des demi-siècles de cinquante -deux ans, et des siècles, ou vieillesses , de cent quatre ans.
D'après les recherches curieuses de M. Gama, il paroit certain qu'à la clôture d'un cycle de cinquante-deux ans, l'année civile des Tol- tèques et des Aztèques, comme celle des Chinois et des Hindoux, finissoit au solstice d'hiver, «lorsque», comme disent naïve- ment les premiers moines missionnaires en- voyés à Mexico, « le soleil, dans sa course « annuelle, recommence son ouvrage, quando «c desanda lo andado. » Ce même commen- cement de l'année se trouve chez les Péruviens, dont le calendrier seul indique d'ailleurs qu'ils îie descendent pas des Toltèqnes, comme plu-
ET MONUMENS DE l'aMÉIUQUE. 5'|7
sieurs écrivains l'ont supposé gratuitement '. Les habitans de Cuzco conservoient une tra- dition , d'après laquelle le premier jour de l'année correspondoit jadis à notre i.^"" jan- vier, jusqu'à ce que l'incaTitu-Manco-Capac, qui prit le surnom de Pachacutec ( réforma- leur du temps) y ordonna que l'année com- mençât, (f lorsque le soleil revient sur ses pas ", c'est-à-dire, au solstice d'hiver.
Il existe, parmi les auteurs espagnols, une grande confusion dans la dénomination et la suite des dix-huit mois mexicains. Plusieurs de ces mois portoient trois à quatre noms à la fois ; et quelques auteurs oubliant que les Mexicains, chaque fois qu'il s'agit d'une série périodique de signes ou d'hiéroglyphes , écri- vent de droite à gauche j et, en commençant par l'extrémité inférieure de la page, ont pris le dernier mois pour le premier. Les Aztèques réunissoient , dans ce qu'ils ap- peloient des roues du demi-siècle, xiuhuiol- pdli, la série des hiéroglyphes qui indiquent
' Voyez plus haut, p. 72 ^ et mon Essai sur la popu- lation primltiTC tie rAmcrique. Berlin, Monatithrifty i8ofi. Merz., p. 177, 208.
- AcosTA , p. 260.
3/'|(S YllTÎS DES riORDILLÈRFS,
le cycle de cincfiianlc-deiix ans. Un serpent roulé, qui se mord la queue , entoure la roue , et désif:;"ne, par quatre nœuds, les quatre in- dictions, ou tlalpiliî. Gel emblème rappelle le serpent ou le dragon qui, chez les Eo-yptiens et les Perses ' , représente le siècle, une révo- lution, œviuii. Dans cette roue de cinquante- deux ans, la tète du serpent désigne le com- mencement du cycle. Il n'en est point ainsi dans la roue de l' année : le serpent n'j en- toure pas les dix-huit hiéroglyphes des mois , et rien n'y caractérise le premier mois de l'année.
Le mémoire que M. Gama a publié à Mexico sur l'almanach aztèque étant très -rare en Europe, je consignerai ici la série des mois, d'après les recherches laborieuses de ce savant. J'ajouterai l'étymologie des dénominations qui ont toutes rapport aux fêtes, aux travaux publics et au climat du Mexique. On ne sau- roit douter que Tititl ne soit le premier mois , l'indien Ghristoval del Castillo disant expres- sément, dans son histoire manuscrite, que les ncniontemi, ou jours complémentaires,
* Bailly, p. 5i5.
ET MONUMENS DE l'amÉRTQUE. 5/,()
furent ajoutés à la fin tlii mois Atemozlli. Vuici lus noms des dix-huit mois :
1. Titill , peut-être de titixia, glaner après la récolle; Ilzcnlli, mois destiné à re- nouveler et à blanchir l'inlérienr des maisons et des temples. Du c) au 28 jan- vier , dans la première année de la pre- mière indiclion du cycle AinJinioIpUlL
2. Xochilliiiitl.Du 29j;!nvieBau 17 février.
3. Xilomaiiaiiztli j Âtlcahualco y qui
manque d'eau ou de pluie ; Quahuit- lekua , mois clans lequel les arbres commencent à pousser; QHiuailhuitl , fête des femmes. Du 18 février an 9 mars.
4. Tiacaxipehiializtli j le nom de ce mois rappelle l'épouvantable cérémonie dans laquelle on écorchoit les victimes humaines pour en tanner les peaux qui servoient aux vêtemens des prê- tres, comme on le voit dans la pein- ture hiéroglyphique représentée sur la Planche xxvii; Cohuailhuitl j fête de la couleuvre. Du 9 au 29 mars.
5. Tozoztontli J mois des veilles, parce
55o VUES DES COIVDILLÛRES,
que les ministres des temples étoient obligés de veiller pendant les grandes fêtes célébrées dans ce mois. Du 5o mars au 18 avril.
6. Hiiej Tozoztll. j la grande veille, la grande pénitence. Du 19 avril au 8 mai.
7. Toxcatl, mois dans lequel on attaclioit des cordes et des guirlandes de mais au col des idoles; Tepopochuilizlli , encensoir. Du 9 au 28 mai. C'est dans ce mois Toxcatl que le compagnon d'armes de Cortez, Pedro de Alva- rado , ce guerrier sauvage que les Mexicains appeîoient le Soleil, To- natiiih , à cause de ses cheveux blonds, fît un horrible carnage de la noblesse mexicaine rassemblée dans l'enceinte du téocalli. Cette attaque lut le signal des dissensions civiles qui causèrent la mort du malheureux roi Monte- zuma.
8. Etzalqualiztliy nom qui paroît dériver
à'etzallif qui est un mets particulier préparé avec la farine de mais. Du 29 mai au 17 juin.
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. 55l
g. Tecuilhuilzintll , mois ou fête des jeunes guerriers. Du 18 juin au 7 juillet.
10. Huertcciiilhuitl , fête de la noblesse et des guerriers déjà avancés en âge. Du 8 au ?7 juillet.
11. Miccailhuitzintli j la petite fête des morts; Tlaxochiniaco y répartition des fleurs. Du 28 juillet au 16 août.
12. Huejmiccailhuill y la grande fête célé-
brée en mémoire des morts ; Xo- cotlhuetzi , chute des fruits , mois dans lequel les fruits mûrissent, correspon- dant à la fin de l'été. Du 17 août au 5 septembre.
i3. Ochpaniztli j balai , mois destiné à nettoyer les canaux, et à renouveler les digues et les chemins; Tenahui^ tUiztli. Du 6 au 20 septembre.
14. PacluU , du nom d'une plante para- site qui commence à pousser à cette époque sur le tronc des vieux chênes; Ezoztlij Teotlcco y arrivée des dieux. Du 26 septembre au i5 octobre.
i5. Huejpaclitli , mois dans lequel la plante pachtlt est déjà grande; Te-
352 VUES DÈS COUDILLÈKES,
peilhiiill j fètc des montagnes, ou plutol des divinités agrestes qui pré- sident aux montagnes. Du 16 octobre an 4 novembre.
16. Quecholli j mois dans lequel arrive, sur les bords du lac de Tezcuco, le flamant (phœnicnpferi/s), oiseau, qu'à cause delà belle couleur de ses plumes, les Mexicains appeloient Teoc/uechol^ le héron divin. Du 5 au «iZf novembre.
17. Paîiquetzaliztli , du nom de Télendard
du dieu Hnitzilojxnhlli , porté dans les processions , lors de la fameuse fête de Teocuah , ou du dieu mangé par les fidèles , sous la forme de farine de mais pétrie avec du sang. Du 25 novembre au i4 décembre. 18. Jtemoztli , descente des eaux et des iieiires ; ces dernières commencent, vers la fin de décembre, à couvrir les montagnes qui entourent la vallée de Mexico. Du i5 décembre au 3 janvier.
Dans la première année du cycle , les cinq jours complémentaires correspondent
ET MONUMEiNS DE l'aMÉRIQUE. 555
aux ^, 6, 6 , y et s janvier. Un peuple qui ne fait d'intercalation que tous les cinquante- deux ans, voit rétrograder le conimence- ment de son année à peu près tous les quatre ans d'un jour, et^ par conséquent, de douze à treize jours à la fin du cycle, XiuJwiolpilli. Il en résulte, comme nous le verrons plus bas, que le dernier jour com- plémentaire, ou nemontemi , de la dernière année du cjcle mexicain, correspond au. 26 décembre. Or, les cinq nemontemi étant regardés comme jours vagues et malheu- reux j on avoit considéré le jour du solstice d'hiver , ou le 21 décembre , comme la fia du Xiuhmolpilli. Les nemontemi ou épa- gomènes, de même que les douze ou treize jours intercalaires, n'appartiennent à au- cune des deux années entre lesquelles elles tombent, et c'est pour cette raison que, plus haut, nous avons nommé le solstice d'hiver la fin , et non le commencement d'un cycle de cinquante- deux ans.
Dans les troisième , quatrième et cinquième mois, quicerrespondentànosmoisde février, de mars et d'avril, il y avoit des fêtes solen- nelles instituées en l'honneur de Tlalocteutli j
I. 23
554 ^'L'ES DES CORDILLÈRES,
le dieu de l'eau, ce leutps étant celui des grandes sécheresses, qui durent, dans la partie montagneuse, jusqu'aux mois de juin et de juillet. Si les prêtres avoient négligé l'in- lercalation , les fêtes dans lesquelles on prioit les dieux d'accorder une année abondante en pluies, se seroient rapprochées peu à peu du temps des moissons : le peuple se seroit aperçu que l'ordre des sacrifices étoit inter- verti; et, n'ayant pas de mois lunaires, il ii'auroit pas même pu , comme les dieux d'Aristophane ', accuser la lune d'avoir porté le désordre dans le calendrier et dans le culte. Quant aux dénominations-et aux hiéroglyphes des mois mexicains , rieii n'annonce qu'ils aient pris naissance dans un climat plus sep- tentrional. J^e mol de quahuitlehua rappelle^ il est vrai, que Içs arbres se couvrent de jeunes feuilles vers la fin de février ; mais ce phéno- mène, que l'on n'observe pas dans les basses régions delà zone torride, est propre à la région montagneuse située sous les 19 et 26 degr: s de latitude, où les chênes, sans se dépouiller entièrement des anciennes feuilles , commen- cent à en développer de nouvelles. '■ Aristoph. Nubes. y. Gi5.
r,T MONUMENS DE l'aMÉIIIQUE. 355
Nous avons parlé jusqu'ici du calendrier civil appelé le compte du soleil , Tonalpo- hiialli : il nous reste à examiner le calendrier rituel , désigné par les noms de compta- de la lune, Metztlapohualli , et de compte des fêtes, Cemilhuitlapohualiztli j de tîapohua- liztU, compte, et ilhuitl , fête. Ce dernier calendrier , le seul qui fût employé par les prêtres, et dont nous trouvons des traces dans presque toutes les peintures hiérogly- phiques conservées jusqu'à nos jours, présente une série uniforme de petites périodes de treize jours. Ces petites périodes peuvent être considérées comme des demi-lunaisons; elles dévoient probablement leur origine aux deux états de veille, ixtozoliztli , et de sommeil, cochiiiztli, que les Mexicains altribuoient à la lune, selon que cet astre éclaire la majeure partie de la nuit, ou que paroissant seule- ment le jour sur l'horizon , il semble , d'après les idées du peuple, se reposer la nuit. Ce rapport que l'on observe entre les périodes de treize jours et la moitié du temps que la lune est visible, avant et après l'opposition, a sans doute fait donner au calendrier rituel le nom de compte de la lune j mais cette
23*
356 VUES DES CORDILLÈRES ,
dénomination ne doit pas nous induire à cher- cher une annéo lunaire dans la série des petits cjcles qui se suivent uniformément, et qui n'ont rien de commun , ni avec les phases, ni avec les révolutions de la lune.
Le nombre lo offre, dans ses multiples, des propriétés dont les Mexicains se sont servis pour conserver la concordance entre lesalma- nachs rituel et civil. Une année civile de trois cent soixante -cinq jours renferme un jour de plus que vingt-huit petites périodes de treize jours: or, le cjcle de cinquante-deux' ans étant divisé en quatre tlalpilli de treize ans, ce jour surnuméraire forme , à la fin de chaque indiction, une petite période entière, et un tlalpilli renferme trois cent soixante- cinq de ces périodes ; c'est-à-dire , qu'il a autant de semaines de treize jours que l'an- née a de jours civils. Une année de l'almanach rituel a vingt demi-lunaisons , ou deux cent soixante jours, et ce même nombre de jours renferme cinquante-deux demi-décades, ou petites périodes de cinq jours : les Mexicains retrouvoient donc , dans la concordance de ces deux comptes de la lune et du soleil, leurs nombres favoris de 5, i3, 20 et 52. Ua
ET MONUMENS DE l'amÉRIQUE. SSj
cycle de cinquante-deux ans renfermoit qua- torze cent soixante petites périodes de treize jours; et si l'on y ajoute treize jours inter- calaires, on a quatorze cent soixante-une petites périodes , nombre qui coïncide acci- dentellement avec celui des années qui cons- tituent la période sothiaque.
Le cycle de dix-neuf années solaires, qui correspond à deux cent trente-cinq lunai- sons, et que les Chinois connoissoient plus de seize siècles avant Meton ' , ne trouve son multiple ni dans le cycle de soixante ans , qui est en usage chez la plupart des peuples de l'Asie orientale et chez les Muyscas du plateau de Bogota , ni dans le cycle de cin- quante-deux ans adopté par toutes les nations de races tollèque, acolhue, aztèque et tlascal- tèque. 11 est vrai que cinq vieillesses de cent quatre ans chacune forment , à une année près, la période julienne, et que le double de la période de Meton est presque égal à trois indictions (tlalpilli) de l'année mexi- caine; mais aucun multiple de treize n'égale exactement le nombre des jours renfermés dans une période de deux cent trente-cinq
* La Place, Expos., Tom. II, p. 267.
Ô'SS VÙIiS DES COr.niLLÈRKS,
lunaisons. La période de Meton contient cinq cent trente-trois et demi petits cycles de-lreize jours, tandis que celle de Ctlippe en ren- lernie deux mille cent trente-quatre et un treizième. La connoissiince de ces périodes ctoil utile aux peuples de l'Asie , qui , de même que les Péruviens , les IVlujscas et d'autres tribus de l'Amérique méridionale , avoient des années lunaires : mais elle devoit être absolument intlilFérente aux Mexicains, le prétendu compte de la lune {Metzlapohualli) n'étant qu'une division arbitraire d'une grande période de treize années astronomiques en trois cent soixante-cinq petites périodes de treize jours , dont chacune a sensiblement la même durée que le sommeil ou hi veille de la lune.
Les Mexicains conservoient des annales qui remontoient à huit siècles et demi au- delà de l'époque de l'arrivée de Cortez au pays d'Anahuac. Nous avons expliqué plus haut comment ces annales présentoient, dans leurs subdivisions, tantôt un cycle de cin- quante-deux ans , tantôt un tialpilli de treize ans, tantôt une seule année de deux cent soixante jours renfermés dans vingt petites
KT MO?îUMENS DE t/aMLKIQUE. 359
périodes de treize jours, selon que l'histoire étoit plus ou moins délaillée. vVuprès de la série périodique des hiéroglyphes des années ou des jours, étoient représentées, dans des peintures brillantes de couleurs, hideuses par les formes et par l'extrême imperfection du dessin, mais souvent naïves et ingénieuses parla composition, les migrations des peuples, leurs combats, et les événemens qui avoient illustré le règne de chaque roi. On ne sauroit nier que Valadès^ Acosta , Torquemada , et , dans ces derniers temps , Siguenza , Boturini etGama, n'aient tiré des lumières de peintures qui rem.ontoient jusqu'au septième siècle. J'ai eu moi -même entre les mains des peintures dans lesquelles on reconnoissoit les migra- tions des Toltèques : mais je doute que les premiers conquérans espagnols aient trouvé, comme l'affirme Gomara '^ des annales qui, année par année y tracoient les événemens pendant huit siècles. Les Toltèques avoient disparu ^ quatre cent soixanle-huit ans avant l'arrivée de Cortez ; le peuple que les Espa- gnols trouvèrent établi dans la vallée de
* Gomara, Conqaisfa de Mexico , Fol. cxix. ^ Voyez plus liant, p. gg.
36o TUES DES CORDILLÈRES,
Mexico , éloil de race aztèque : ce qu'il savoit des Tollèques , il ne pouvoit l'avoir appris que des peintures que ceux-ci avoient laissées dans le pajs d'Anahuac , ou de quelques familles éparses , qui, retenues par l'amour du sol natal , n'avoient pas voulu partager les chances de rémiufralion.
Les annales des Aztèques commencent, d'après Gama, à une époque qui correspond à l'année 1091 de notre ère, époque à la- quelle, par ordre de leur chef Chalchiuht- latonac , ils célébrèrent la fête du renouvel- lement du feu à Tlalixco , appelé aussi Acahualtzinco , situé probablement sous le parallèle de 33° ou 35° de latitude septen- trionale. C'est seulement depuis l'année 1091? dans laquelle , comme dit expressément l'his- torien indien Ghimalpain , ils lièrent pour là première fois les années depuis leur sortie d'Aztlan , que ^histoire mexicaine olfre le plus grand ordre et un détail surprenant dans le récit des événemens.
D'après ce que nous avons exposé jusqu'ici du compte du soleil et de la division uniforme de l'année en dix-huit mois d'égale durée, il auroit été facile aux Mexicains de désigner
ET MOIVUMEKS DE l'amÉRIQUE. oGï
l'époque des événemens historiques , cd rap- portant le jour du mois et en comptant le nombre des années écoulées depuis le i'ameux sacrifice de Tlalixco. Cette méthode simple et naturelle auroit sans doute été suivie , si les annales de l'empire n'a voient pas été tenues par les prêtres Teopiocqui. On trouve quelquefois, il est vrai , l'hiérogl} plie d'un mois auquel sont ajoutés des points ronds, qui, placés dans deux rangées inégales, prouvent, par leur disposition , que les prêtres aztèques , comme nous l'avons observé plus haut , fai- soient suivre les difFérens termes d'une série de droite à gauche y et non de gauche à droite, comme les Ilindoux et presque tous les peuples qui habitent aujourd hui l'Europe. On voit encore , à Mexico, la copie d'une peinture conservée jadis au musée du chevalier Boturini , dans laquelle le signe du mois (juecholli , suivi de treize points, est placé près d'un lancier espagnol , dont le cheval a sous ses pieds l'hiéroglyphe de la ville de Ténochlitlan. Cette peinture représente indu- bitablement la première entrée des Espagnols à 3Iexico, le i5 du mois quecholii , qui, d'après Gama , correspond au jj novembre
562 VUES DES CORDILLÈriES,
1619; mais il faut convenir (jne cle simples dates de mois , exj^rimées par le nombre des jours écoulés , ne se trouvent que très-rare- ment dans les annales mexicaines.
Quant aux années , on ne dislinguoit jamais par des nombres celles d'un même cycle de cinquante-deux ans; on se servoit, au con- traire , pour ne pas les confondre, d'un arti- fice particulier que nous décrirons plus bas , et qui est d'autant plus curieux , qu'il offre des traits de resseniblance entre le système chronologique des Mexicains et celui des peuples de l'Asie. Les ronds ou signes de nombres ne se trouvent ajoutés qu'aux liga- tures qui indiquent des cycles de cinquante- deux ans. C'est ainsi que l'hiéroglyphe du XiiihmolpilU , suivi de quatre ronds placés près des îlots sur lesquels fut construit le temple de Mexitli , rappeloit au Mexicain que ses ancêtres avoient //e quatre fois les années, ou que, depuis le sacrifice de ïlalixco, quatre fois cinquante -deux ans s'étoient écoulés, lorsque la ville de Ténochtitlan fut fondée dans le lac de Tezcuco.Ces ronds indiquoient, par conséquent, que cet événement remar- quable avoit eu lieu après l'année 1299, et
ET MOÎfUMENS DE l'aMÉP.IQUE. 565
avant l'année i35i. Examinons maintenant les moyens ingénieux , mais assez compliqués , dont se servoient ces peuples pour désigner Je jour et l'année d'un cycle de 52 ans.
Ce moyen , comme nous l'exposerons dans la suite , est identique avec celui dont se servent les Hindoux, les Tibétains, les Chinois, les Japonnois et d'autres peuples asiatiques de race tartare, qui distinguent aussi les mois et les années par la correspondance de plusieurs séries périodiques dont le nombre des termes n'est pas le même. Les Mexicains emploient, pour le cycle des années , les quatre signes suivans, qui portent les noms de
Tochlli , lapin ou lièvre, Acatl , cannes.
Tecpatl j silex, ou pierre à fusil. Calli , maison.
On trouve ces quatre hiéroglyphes dans plusieurs des planches précédentes. Pour la figure du lapin ( tochlli ) , voyez , Planche xiii, l'animal à grandes oreilles figuré dans la hui- tième case, en comptant d'en bas à droile; Planche xxiri , la troisième case au bas à gauche, et surtout Planche xxvii, n.° i , la huitième case. Pour cannes { acaf 1 ) , silo
564 VUES DES CORDILLÈRES,
(tecpatl), et maison (calli), voyez, snr la ])ierre circulaire reprrsonlce Planche xxiii, la cinquième, la dixième et la quinzième case qui suivent celle du lapin , de gauche à droite. On reconnoîlra facilementces mêmes formes, Planche xxvii, n." i, dans les cases treize, dix-huit et trois, en comptant dans la même rangée de droite à gauche , et en commen- çant par la rangée inférieure. Le signe silex se voit aussi , Planche xiii , derrière la figure qui est en adoration. Sur cette même planche, le calli est représenté par la figure entière d'une maison , dans laquelle on reconuoît la porte et un toit très-élevé.
Qn'on imagine à présent le 'cycle, ou la demi - vieillesse , divisé en quatre tlalpilli, chacun de treize ans , et les quatre signes lapin y cannes , silex et maison ^ ajoutés dans une série périodique aux cinquante-deux ans renfermés dans un cycle, on trouvera que deux indiclions ne peuvent pas commencer par le même signe ; que le signe placé à la tête d'une indiclion doit nécessairement la terminer , el que le même signe ne peut pas appartenir au même nombre. Voici le tableau du cycle mexicain, appelé ligature ou xiiih- molpilli :
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366 VUES DES COllDILLriRl'S,
Les mots ce , orne, j'ai, pluccs avant les noms de quatre liiéroglyplies des années , indiquent les nombres dont la série ne va pas au-delà de treize, et qui se trouvent par con- séquent répétés quatre fois dans une ligature. La table suivante offre les nombres de un à treize, en mexicain ou aztèque, dans la langue de Noutka, en mujsca, ou mosca, en péru- vien ou qquichua, en mantchou", ou oigour et en mongol.
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568 VUES DES CORDILLÈRES,
On peut être frappé de l'extrême dissem- blance qni se trouve entre les sept langues dans lesquelles nous venons d'indiquer les nombres cardinaux. Les lan;>-ues américaines sont aussi éloignées les unes des autres qu'elles le sont des langues tartares. Ce manque d'ana- logie ne doit cependant pas être allégué coniuie une preuve contre l'opinion que les peuples américains ont eu d'anciennes conununicalioMS avec l'Asie orientale. Les dif- férens groupes de peuples tartares, les Man- tclioux et les Oïgours, dont les derniers, deux siècles avant notre ère, ont émigré des bords du Selinga vers le plateau de Turfan, situé sous les 43*' 5o' de latitude, parlent des langues qui différent plus entre elles que l'alle- mand et lelalin. Lorsque des tribus d'une même origine sont séparées, pend-mt une longue suite des siècles, par des mers et de vastes déserts , leurs i;liomes ne conservent qu'un très -petit nombre de racines et de formes communes.
De même que les Mexicains, en parlant de l'année d'un c^cle, plaçoient les nombres cardinaux ce , orne , jei, devant le nom de quatre hiéroglyphes lapin ^ canne ^ silex et
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. 669
maison j ils joignoient , dans leurs peintures, les sigrnes de ces nombres aux sig'nes des an- nées. La méthode étoit identique avec celle employée pour distinguer les cycles ou liga- tures.Comme la série périodique des nombres n'avoit que treize termes, il su ffisoit d'ajouter aux hiéroglyphes les ronds qui figurent les imités.
L'écrilure symbolique des peuples mexi- cains offroit des signes simples tant pour vingt que pour la seconde et la troisième puissance du même nombre qui rappelle celui des doigts de la main et du pied. Un petit étendard , ou pavillon , représentoit vingt unités : le carré de vingt , ou quatre cents , étoit figuré par une plume ^ parce que des grains d'or renfermés dans le tuyau d'une plume servoient , dans quelques endroits , de monnoie ou de si^jne d'échanofe. La figrure d'un sac indiquoit le cube de vingt, ou huit mille, etportoit le nom de xiquipilli, donné de même à une sorte de bourse qui renfermoit huit raille grains de cacao. Un étendard jàixy'x^Q par deux lignes croisées et colorié à moitié , indiquoit un demi-vingt, ou dix. Si l'éten- dard étoit colorié à trois quarts, il désignoit I. 24
.JJO VUES DES COnillLLIiKES ,
quinze unités , ou trois quarts de A'ingt. En comptant , le Mexicain ne nommoit pas les multiples de dix que les Arabes appellent Xiœudsj mais les multiples de vingt. Il disoit : un-vingt , cem-pohualli j deux- vingls , om- pohaalUj trois-yingls ,jeî-pohu a llij et quatre- vingts, nahui-pohualli. Cette dernière expres- sion est identique avec celle employée en francois. Il est presque superflu d'observer ici que les Mexicains ne connoissoient pas la méthode de donner aux sig'nes des nombres des valeurs de position ^ , méthode admirable , inventée soit par les Hindoux, soit par les Tibétains "" , mais également ignorée des Grecs % des Romains, et des peuples civi- lisés de l'Asie occidentale. Les Mexicains acco- loient leurs hiéroglyphes des nombres à peu près comme les Romains répétoient les lettres de leur alphabet , qui leur servoient de chiffres. On ne sauroit être surpris de voir que l'arilh- métique mexicaine ne présente pas d'hiéro- glyphe simple pour des centaines au-dessus
' La Place, Expos.., Tom. II, p. 276. '^ Georgii Alpli. Tibet. G. xxiii, p. 657. '^ Delambise, sur les fonds et les analogues des Grecs. {^(Euvres d'Anhimède , par Peyrard. p. 576.^
ET MOXUMENS DE LAMÉfilQUE. Sjj
àe quatre cents, lorsqu'on se rappelle ' q„e les Arabes, jusqu'au cinquième siècle de l'hé- gire , connoissoient tout aussi peu des signes pour les nombres centenaires au-dessus de quatre cenls, et que, pour écrire neufcents ce peuple, justement célèbre dans les annales des sciences, étoit obbo-e de placer deux fois ie signe de quatre cents à côté du signe de cent. Il resuite de ce que nous avons exposé sur la manière de distinguer entre elles les h'^^a- turcs, et les années renfermées dans une /L- ture, qu'une époque étoit déterminée en nommant à la fois le nombre des à'^atures ou cjcles et deux termes qm se correspondent dans les deux séries périodiques de treize nombres et de quatre signes. La table sui- vante offre plusieurs époques remarquables de 1 histoire mexicaine, indiquées d'après l'ère des Aztèques. Il faut se rappeler que ces peuples ne comptoient le nombre de leurs cjcles, xuihmolpillis, que de l'année looi parce q„e, dans leurs annales, ils avoient etabh un nouvel ordre chronologique depuis
leur sortie d'Aztlan, ou depuis le commen- cement de leurs migrations vers le sud.
' S VI.VESTKX D£ Sac V, Graium. arab., iSio, P. ^, p. 74.
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072
VUES DES CORDILLÈRES,
Nahul Xiulimolpilli , orne Calli(4.*Cycle, 2. Mal- son. )
Macuilli Xiuhmolpilli , ce CallI(5."Cycle, 1. Mai- son. )
Cbicuace Xiuhmolp., cbi- cuaceTochtli(6.''Cycle, 6. Lapin. )
Cliicome Xiuhmolpilli , matlactli omey Toclitli ( y.^Cycle, i3. Lapin.)
Chicuei Xiiihmolpilli , ce Acatl (8." Cycle, 1. Can- ne.)
Chicuei Xiuhmolpilli , ome Tecpatl (8." Cycle, 2. Si- lex.)
Chicuei Xiuhmolpilli , jei Calli (8.* Cycle, 3. Mai- son.)
i325. Fondation de Ténochlillati.
iSSg. Avènement au trône du roi Huit- zilihuitl.
i44n. Grande inon- dation de la ville de Mexico.
1492. Arrivée de Colon aux Isles Antilles.
1619. Entrée de Cor- tez à Ténochtitlan.
i520. Mort de Mon- tezuma.
i52i. Prise et des- truction de Ténoch- titlan.
ET MONUMENS DE l'aMÉRIQUE. ^y5
Le même artifice de la concordance de deux séries périodiques étoit employé pour distinguer les jours d'une même année. Il paroît qu'originairement , chez les peuples mexicains comme chez les Persans, chaque jour du mois avoit un nom et un signe parti- culier : ces vingt signes rappellent les jogas que , dans l'almanach astrologique des Hin- doux , l'on trouve ajoutés aux vingt-huit jours des mois lunaires. Dans le Metztlapohualli , ou compte de la lime des Aztèques, on les distribua parmi les petits cycles des demi- lunaisons; de sorte qu'une série périodique de treize termes, qui tous étoient des chiffres, correspondoit à une série périodique de vingt termes , qui ne renfermoit que des signes hiéroglyphiques. C'est dans cette série des jours que l'on retrouve les quatre grands signes, lapin j canne j silex et maison j par lesquels, comme nous venons de le voir plus haut , on désig-noit les années d'un même cycle ; seize autres signes d'un ordre inférieur étoient répartis de manière qu'en nombre égal de quatre ils séparoient les grands signes les uns des autres.
En se rappelant que chaque mois mexicain
0-4 VL'ES DES co:;nrLLf:nES ,
étoit divisé en quatre petites périodes de cinq jours , on conçoit qu'originairement les hiéro- glyphes lapin y canne j silex et maison, indi- quoient le commencement de ces petites périodes dans les années dont le premier jour portoit un des quatre signes nommés. En effet, lorsque le premier du mois Titill a le signe calliy le six de tous les mois suivans sera tochtU , le onze sera acatl , et le seize tecpatl : chaque mois commencera pour ainsi dire par un dimanche, et ces dimanches tomberont pendant toute l'année sur les mêmes jours des mois. Les Mexicains mettoient un intérêt particulier aux événemens arrivés un des quatre jours qui avoient les hiéroglyphes du cycle des années. Nous retrouvons les traces de cette superstition chez les Persans' qui, pour donner un signe [harlainan) à chaque jour du mois, ajoutoient aux douze esprits célestes préposés aux mois dix- huit ministres d'un ordre inférieur. Les Mexicains regardoient comme heureux le jour qui por- toit le sienne de l'année : les Persans ' dislin-
' L ANGLES, sur le Calendrier persan, daasCuABDiN, Voyage à Ispahan , Tom. II, p. 265.
ET MONUMENS Dt L AMÉRIQUE. O'D
guoient les jours présidés par le même ange qui gouverne le mois entier.
Gomme la plupart de^ peintures hiérogly- phiques représentées sur les Planches qui accompagnent cet ouvrage , ont rapport aux sacrifices qui doivent être faits dans chaque période de treize jours, on y trouve répétées plusieurs fois les figures des vingt signes des jours. Je ne citerai ici que les Planches xm , XXIII et XXVII. Voici les noms de ces signes :
Calli, maison.
Cuetzpalin j lézard.
Cohuatl j couleuvre. Ce mot se retrouve dans Cihuacohuatl ' femme au ser- pent, l'Eve des Mexicains.
Miquiztli J mort , tête de mort,
Mazatl , chevreuil ou cerf.
TocHTLi , lapin.
Atlj eau.
Itzcuintli y chien.
OzomatU , sing-e.
Malinalli J herbe.
AcATL , canne.
Ocelotl y tigre, jaguar.
' Voyez plus haut, p. 235.
576 VUIZS DES CORDILLÈRES,
QuauhtU , aigle.
Cozcaquaululi , roi des vautours.
Ollin , mouvement annuel du soleil.
Tecpatl , silex.
Qiiialiuitl , pluie.
Xochitl y fleur.
CipactU y animal marin : Teocipaclli , dieu-poisson , est un des noms que les Mexicains donnoient à Coxcox , qui est le Noé des peuples de race sémitique.
Ehecatl j Yent.
Les nombres treize et vingt n'ajant pas de facteurs communs dans l'almanach des demi- lunaisons, les deux séries périodiques ne peuvent correspondre deux fois aux mêmes termes qu'après i5 x 20, ou deux cent soixante jours. Dans une année dont le pre- mier jour a le signe cipactli , aucune demi' lunaison ne commence avec le signe cipactli ^ dans les treize premiers mois ; mais , depuis le raoïspachtli, les mêmes signes reviennent avec les mêmes chiffres. Pour éviter cette cause d'erreur, les Mexicains, fidèles à leur prin- cipe de ne pas nommer le nombre des petites périodes de treize jours, ont eu de nouveau
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. O77
recours à l'artifice des séries périodiques. Ils ont formé une troisième série de neuf signes, appelés les seigneurs ou maîtres de la nuits savoir :
Xiuhteucli Tletl, feu, ou maître de
l'année. Tecpatl y silex. Xochitl j Heur. Cmtcotly déesse du maïs. Miquiztli y mort. Atl j eau.
Tlazolteotl y déesse de l'amour. Tepejollotli, esprit qui habite l'intérieur
des montagnes. Quiahuitt j pluie.
On peut être étonné de trouver une série de neuf termes dans un calendrier qui ne fait usage que des nombres cinq, treize, dix- huit, vingt et cinquante-deux j on pourroit même être tenté de chercher quelque ana- logie entre les neuf seigneurs de la nuit des Mexicains, et les neufs signes astrologiques de plusieurs peuples de l'Asie, qui joignent aux sept planètes visibles deux dragons invi- sibles auxquels ils attribuent les échpses : mais
OyO TUnS DES COllDILLKRES,
ce n'est sans doute que la facilite avec laquelle les neuf seigneurs de la nuit se répartissent quarante fois en trois cent soixante jours, qui a fait donner la préférence au nombre neuf.
Les cinq jours complémentaires, appelés par les Persans \o\\vs furlifs j ou pendjéhi- doazdideh , portent, chez les Mexicains, le nom de nemontemi ou vides , parce qu'on ne leur ajoute pas de ces termes de la troisième série que les auteurs indiens regardent comme les compagnons des signes des jours. 11 faut observer, et cette circonstance peut devenir embarrassante dans la chronologie aztèque, que cinq de ces cowyf7â'^'«o«5 portent le même nom que les hiéroglyphes du jour : mais, d'après les rêveries des astrologues améri- cains, les esprits qui appartiennent à la série des neufs signes, gouvernent la nuit, tandis que les vingt autres signes gouvernent le jour. Les Hindoux connoissent aussi des génies ( caranas) _, préposés à un demi-jour (ti'thi) lunaire.
Gomme il y a vingt signes du jour, et neuf compagnons ou seigueurs de la nuit y le même compagnon doit correspondre, tous les 9x20
ET AlOiSCMEJNS D£ L AMÉRIQUK. O79
OU cent quatre-vingts jours, aux mêmes hic- rogljphcs; mais il est impossible que, clans la même année de trois cent soixante -ciiiq jours, le même terme des trois séries, savoir le nombre j le si^ne du jour, et le compagnon ou esprit nocturne, puissent coïncider plus d'une fois. Dans une année qui commence par Cipuctli ,
Le 11 Janvier sera 3 Galli, xochitl. Le lo Juillet i Calli , xochitl.
Le 2 Février 12 Cohualt, tlazolleolt. Le i."Août loCobuatl, tlazolteotl.
Le 8 Mai 5 Xochitl , xochitl.
Le 4 Novembre 1 Xochitl , xochitl.
L'emploi de la troisième série périodique , au moyen de laquelle on distingue deux jours qui ont le même nombre et le même hiéro- glyphe, par exemple 1 CipactU, correspon- dant au 9 janvier et au :6 septembre, a été ignoré de la plupart des historiens espagnols : c'est M. Gama qui l'a fait connoître le pre- mier, d'après les manuscrits mexicains de l'indien Christoval del Gastillo. Pour désigner un jour, selon la méthode compliquée deâ
5So VUES DES CORDILLERES,
Mexicains, nous dirions un quatre d'un mois, qui est à la fois un mercredi du calendrier grëg-orien et un qidntidi du calendrier répu- blicain. Cette expression indiquer oit la coïn- cidence de certains ternies de trois séries périodiques; savoir, des trente ou trente-un jours du mois, des sept jours de la semaine, et des dix jours de la décade. Pour lever entièrement les doutes qui pourroient rester sur le sjstème chronologique des Mexicains , nous ajouterons ici un tableau qui réunit les divisions des calendriers rituel et civil, et leur correspondance avec le calendrier gré- gorien.
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE.
58i
METZLAPOHUALLI,
CALENDRIER RITUEL ET ASTROLOGIQUE.
SERIES PERIODIQUES
SERIE
DES JO SIGNES DES JOURS.
SERIE
DES g SEIGNECRS DE LA NUIT.
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Quauhtii . . . . Cozcaquauhtli
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Quiahaitl. . . .
Xochitl
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Calli
Quetzpalin. . .
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Tlazolteotl Tepejollotli
Quiahuitl Tletl.... Tecpatl. . Xochitl . . ('iiiteoil. .
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532 VUJZS DES C()UUlLLi;riJiS,
Il seroil inulilc d'étendre ce tableau au- delà des premiers trente-un jours de l'année mexicaine; mais nous rappellerons ici que les Indiens de Chiapa , rpii emplo voient les moines divisions du temps cl le niènie artifice des séries périodiques , donnoient, "aux hiéro- glyphes des jours renfermés dans un mois, les noms de vingt guerriers illustres qui, dans les temps les plus reculés, avoient conduit les premiers colons dans les montagnes de Teoclilapan. Parmi ces signes des \oMx%{kâr- kunâii des Persans), les Chiapanois distin- guoient, de même que les Aztèques, quatre grands et seize petits signes. Les premiers commençoient les périodes de cinq jours ; mais aux noms de maison, lapin , canne et silex (calli, tochtli, acall ettecpatl), les Chia- panois avoient substitué ceux de Votan , Lam- bat y Been et China x , quatre chefs célèbres dans leurs annales historiques.
Nous avons déjà fixé plus haut l'attention de nos lecteurs sur ce Votan ou Wodan, Américain qui paroît de la même famille avec les Wods ou Odins des Golhs et des peuples d'origine celtique. Comme d'après les savantes recherches de sir William Jones, Odin et
ET MONUMENS DE t/amÉRTOUE. 385
Boudha sont probablement une môme per- sonne ' j il est curieux de voir les noms de Boud-var j TVodans-dag (Wednes-daj) et /^o^rt/z^ désigner, dans l'Inde, en Scandinavie et au Mexique, le jour d'une petite période. Selon les traditions antiques recueillies par levéque François NuFiez de la Vega , « le Wodan des Chiapanois étoit petit-fils de cet illustre vieillard qui, lors de la grande inon- dation dans laquelle périt la majeure partie du genre humain , fut sauvé dans un radeau, lui et sa famille. » Wodan coopéra à la con- struction du grand édifice que les hommes entreprirent pour atteindre les cieux : l'exé- cution de ce projet téméraire fut interrompue ; chaque famille reçut dès-lors une langue dif- férente, et le grand esprit Tl^o// ordonna à Wodan d'aller peupler le pays d'Anahuac. Cette tradition américaine rappelle le Menou des Hindoux , le Noé des Hébreux, et la dispersion des Couschites de Singar. En la comparant soit aux traditions hébraïques et indiennes conservées dans la Genèse et dans deux pouranas sacrés % soit à la fable de
' Kech. Asiat., Vol. I, p. 5ii j Vol. II, p. 343. '- L. c. Vol. \\l, p..48(i.
084 VUES DKS COr.DlLLHAlîS,
Xelhua le Gholulnin % et à d'autres faits cités dans le cours de cet ouvrage , il est impossible de ne pas être frappé de l'analogie cpii existe entre les souvenirs antiques des peuples de l'Asie et de ceux du nouveau continent.
Nous prouverons ici, comme nous l'avons avancé plus haut, que cette analogie se ma- nifeste surtout dans la division du temps, dans l'emploi des séries périodiques, et dans la méthode ingénieuse, quoique embarras- sante et compliquée, de désigner un jour ou une année, non par des chiffres, mais par des signes astrologiques. Les Toltèqnes, les Aztèques, les Chiapanois et d'autres peuples de race mexicaine, comptoient d'après des cycles de cinquante -deux ans, divisés en. quatre périodes de treize ans; les Chinois , les Japon nois, les Calmouks, les Moghols, les Mantchoux et d'autres hordes tarlares, ont des cycles de soixante ans divisés en cinq petites périodes de douze ans. Les peuples de l'Asie, comme ceux de l'Amérique, ont des noms particuliers pour les années renfermées dans un cycle : on dit encore à Lassa et à
* Voyez plus haut, p. ii5.
ET MONUMENS DE l'amÉRIQUE. oS;'^
Nangasacki, comme jadis à Mexico, que tel ou tel événement a eu lieu l'année du lapin ^ du tigre ou du chien. Aucun de ces peuples n'a autant de noms qu'il j a d'années dans le cycle : tous doivent , par conséquent , recourir à l'artifice de la correspondance des séries périodiques. Chez les Mexicains , ces séries sont de treize nombres et de quatre signes hiéroglyphiques; chez les peuples de l'Asie , que nous venons de nommer, les séries ne renferment pas de chiffres; elles sont for- mées tant par des signes qui correspondent aux douze constellations du zodiaque , cjue par les noms des élémens qui présentent dix termes, parce que chaque élément est con- sidéré comme mâle ou femelle. L'esprit de ces méthodes est le mêtne dans la chrono- logie des peuples américains et dans celle des peuples asiatiques : en jetant les yeux sur le tableau des années que nous avons tracé plus haut ' , on voit que l'avantage de la sim- plicité est même du coté des Mexicains. Le Japonnois, pour désigner l'époque à laquelle un Daïri est monté sur le trône, ne dit pas
' Voyez p. 372.
I. 2 5
586 VUES DES CORDILLÈRES,
que c'étoit dans Tannée ouma ( cheval ) , de la seconde période de douze ans; il appelle la dix-neuvième année du cycle l'année eau mâle j cheval j placée entre les années eau femelle j brebis ^ et métal femelle , serpent. Pour se faire une idée nette de ces séries périodiques du calendrier japonnois, il faut se rappeler que ce peuple , comme les Tibé- tains, compte cinq élén.ens; savoir: le bois (Iceno), le feu {Jino) , la terre (isiils/to), le métal ou plomb i^kawio), et l'eau (niàlsno). Chaque élément est mâle ou femelle, selon que Ton ajoute les sjUabesye ou tOj distinction c[ui étoit aussi en usage chez les Egyptiens'. Pour distinguer les soixante années du cycle, les Japonnois combinent les dix élémens ou principes terrestres avec les douze signes du zodiaque, appelés les principes célestes. Nous ne rapporterons ici que les deux premières indictions que renferme le cycle "" japonnois.
' Seneca, Qiia-st. nat. , Lib. III, C. xiv. ^ K^MPFER, Hist. du Japon, 1729, Tom. I, p. iSj, Tab. XV.
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588 VUES DES CORDILLÈRES,
Dans le calendrier mexicain, chacune des quatre indictions de treize ans commence avec un si^ne diiTérent ; dans le calendrier japonnois, chaque période de douze ans est présidée par un des cinq élémcns mâles. De même que chez les Mexicains, le qualriëme terme de la série des nombres, nahiii , ne peut correspondre, en cinquante -deux ans, qu'une seule fois au second terme de la série des signes , acnll j chez les Japonnois , dans un cycle de soixante ans, un des cinq éiémens mâles ne peut se trouver placé qu'une seule fois auprès d'un des douze signes du zodiaque. Le tableau suivant, qui renferme quatorze années mexicaines et japonnoises , servira à mettre dans le plus grand jour l'analogie qu'offrent les calendriers des peuples du Me- xique et de l'Asie orientale.
ET MONUMENS DE L AMERTOUE.
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Ogo TUES DES CORDILLÈRES,
L'usage des séries périodiques se retrouve aussi en Chine, oîi dix cnn combinés avec douze tcJii scvxeiïi à désig'ner les jours ou les années des périodes de soixante jours ou de soixante années'. Chez les Japonfiois, les Chinois et les peuples du Mexique , les séries périodiques ne peuvent servir qu'à caracté- riser cinquante -deux ou soixante ans. Les Tibétains, au contraire, ont tellement com- pliqué l'artifice des séries , qu'ils ont des noms pour cent quatre-vingt-douze et même pour deux cent cinquante-deux ans. En dé- signant, par exemple, i'époque mémorable à laquelle le grand lliama Kan-ka-gnimbo réunit, avec le consentement de l'empereur de la Chine, les pouvoirs ecclésiastique et séculier % Ihabitant de Lhassa cite Tannée feu mâle, oiseau [we pn ci'rt) , du quator- zième cycle écoulé depuis le déluge. Il compte quinze élémens; savoir : cinq du genre mas- culin, cinq du genre féminin , et cinq neutres. En condjinant ces quinze élémens avec les douze signes du zodiaque, et en ne nommant
' Observ. astr. du P. Souciet , puLliées par le P. Gaubii,, Tom. l, }p. 'j6; ïom. II, f. lyS. '■" GroRGi, Jlph. Tibet., p. 5 16.
ET MONUMENS DE L AMÉRIQUE. Ogi
les premières douze années du cycle que d'après les signes célestes, sans ajouter aucun élément, il obtient des dénominations pour i2Xi5 + i2= cent quatre-vingt-douze années. En ajoutant enfin soixante années dési- gnées par la combinaison de dix élémens mâles et femelles avec douze signes du zodiaque, il trouvesongrandcyclededeuxcentcinquanle-
deuxans. Soient a^ ù, c les signes du
zodiaque, x, (3, "y... les élémens neutres, 0c\ I3',y' . . . les élémens mâles, etx^% ^^, -y'^ . . les élémens femelles, ou aura : i.° pour les premiers douze ans, a ,h , c ,d. , .j i.'^ pour les années 1 3 — j2 , x a^x l?, x c....-, [3 ce, ^b, (S c. . .j y a, -y ùy y c. . . .j 3.^ pour Ics an- nées jo — iù2 , x a y ce' b y ce C...J ^ a j (3' if...J 4.*^ pour les années i32 — 192 , «/' a, u" b , a" c. . .; 5^" a, ^'' b, ^'' c. . .j 5.° pour les années igS — 202, oc' a, cc'^ b, /S' c, ^" d, y e, y" fj S^' g, S'' h, î i, t" h j cl l, oc" m, (3' a y (3" a, y b' , 9.'^ b. . . . Les Tzihi-chen , ou calculateurs publics de Lhassa' , allèguent, en faveur de la chronologie tibétaine, que, les années de même nom ne revenant à peu
' Georgi, Alph, Tibet., p. 469.
092 VUES DES CORD. ET MON. DE L AMÉfl.
près que tous les deux siècles, la dale d'un événement liistoiiquc est fixée, lors même que le cjcle n'est pas indiqué. L'incertitude est plus grande chez les Japonnois et. chez les Mexicains , où les mêmes noms se retrouvent tous les soixante ou cinquante-deux ans. On peut être surpris que les Tibétains, qui, de- puis la plus haute antiquité, se servent des mêmes chiflres et du même système de numé- ration que lesHindoux, n'aient pas abandonné la méthode compliquée des séries périodiques. Cette méthode tire son origine des rêveries astrologiques : elle n'auroit dû être employée que par des peuples qui , comme les Aztèques et les Toltèques, trouvoient de la difficulté à exprimer des nombres très-considérables, et dont les annales éloient écrites en carac- tères hiéroglyphiques.
FIN DU PREMIER VOLUME.
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