WILLIAM JAMES

WILLIAM JAMES 1842 - 1910

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EMILE BOUTROUX

MEMBRE DE ^INSTITUT

WILLIAM JAMES

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LIBRAIRIE ARMAND COLIN

Rue de Mézières. 5, PARIS

1911

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tout pays.

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by Max Lederc and H. Bourrelier, proprietors of Librairie Armand Colin

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WILLIAM JAMES

INTRODUCTION

L'illustre philosophe américain enlevé le 26 août dernier à sa patrie et au monde, le professeur William James, était si remar- quable comme homme, indépendamment de ses doctrines, qu'il serait du plus grand intérêt d'étudier pour elle-même sa vie inté- rieure, son âme, son caractère, son esprit, sa parole et son style, en un mot sa person- nalité. Puisse le grand écrivain Henry James, son frère, qu'il aimait si tendrement, et à qui, jusqu'à sa dernière heure, il prodigua un dévouement admirable, tracer, avec son

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cœur, sa puissance d'analyse et son art, ce précieux portrait! Il nous aiderait grande- ment à comprendre la doctrine du philo- sophe. Car si, chez certains hommes, la per- sonne et l'œuvre sont très réellement sépa- rables, en sorte que, pour bien entendre celle-ci, il convient, sinon de se passer, du moins de se défier des indications que celle- nous fournit, il en est tout autrement de William James. Il professait qu'une philo- phie a sa racine dans la vie, non dans la vie collective ou impersonnelle de l'humanité, abstraction d'école, selon lui, mais dans la vie concrète de l'individu, la seule qui existe véritablement. Et, comme la fleur séparée de sa tige ne tarde pas à se flétrir, James pensait que la philosophie, jusque dans ses plus hardies spéculations, devait conserver son attache avec l'âme du penseur, si elle ne voulait dégénérer en un vain assemblage de mots et de concepts, dépourvu de con- tenu réel.

INTRODUCTION 3

Si nous ne pouvons, nous, prétendre à faire revire la belle figure de William James, essayons, du moins, de noter quelques traits de sa physionomie; surtout abandonnons- nous de bonne grâce à l'impression si vive que sa personnalité produit d'elle-même sur qui l'approche, de manière à communier avec lui par la sympathie, et, par même, à lire, en quelque mesure, dans l'intérieur de son âme.

VIE ET PERSONNALITE DE WILLIAM JAMES

William James * naquit à New York City le 11 janvier 1842. Il était le fils aîné du Révérend Henry James, de Boston, célèbre comme théologien et comme écrivain. Phy- siquement il ressemblait à son père d'une manière frappante. Le Révérend Henry James alliait curieusement la gaieté à la gravité, une réflexion pénétrante et une

1. Les détails biographicjues donnés ici sont empruntés notamment à un excellent article sur la vie et la philo- sophie de VV. James, publié dans la Revue The Harvard Graduâtes' Magazine, décembre 1910, par M. Ralph Barton Perry, professeur associé de philosophie à l'Université Harvard. Voir aussi le portrait, si riihe de particula- rités intimes, si vivant, si attachant, tracé par M. James Jackson Putnam, professeur de neurologie à lUniversité Harvard, dans la Revue The Atlantic Monthly, décem- bre 1910.

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grande profondeur de sentiment à un esprit amoureux de saillies et de plaisanteries. Et ces traits, également, se retrouvent chez William.

Les préoccupations du Révérend Henry James se portaient principalement sur les questions religieuses. Il était, à ce point de vue, attaché avec ferveur aux doctrines du grand savant suédois Swedenborg.

Le point de départ de ces doctrines fameuses, dont un Kant fut si vivement frappé, c'était la conviction qu'avait acquise Swedenborg, en étudiant le règne animal, de l'existence d'une constante influence mutuelle entre le mental et le matériel, entre le spirituel et le naturel. De Sw^e- denborg s'était élevé, par l'étude de la reli- gion, telle qu'elle est décrite dans l'Écriture, à l'idée d'une relation entre les êtres ter- restres et les êtres du monde spirituel, d'où résultait la possibilité de connaître directe- ment les vérités religieuses, et de dériver de

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cette connaissance un christianisme purifié, sur lequel devait reposer la Jérusalem nou- velle.

William James reçut, dans ses premières années, une vive impression des enseigne- ments paternels. Non seulement il acquit une disposition remarquable à l'analyse; mais il se pénétra de l'esprit swedenbor- gien, si bien qu'il semble avoir conservé toute sa vie une secrète prédilection pour les doctrines du grand mystique.

Les études de William James ne furent pas précisément régulières. Son père ayant été amené à vivre pour un temps en Europe, William James s'y familiarisa de bonne heure avec les langues et la culture euro- péennes. Il reçut les leçons de maîtres par- ticuliers, à Londres et à Paris. En 18o7-8 il fut élève du collège de Boulogne-sur-Mer; et en 18d9-G0 il fréquenta l'Université de Genève. Puis, pendant l'hiver 1860-61, il travailla la peinture, sous la direction de

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William M. Huiit, à Newport, dans l'État de Rhode Island en Amérique.

Cependant le goût de la science prédomi- nait en lui. En 1861, à l'âge de dix-neuf ans, il entra à l'Ecole scientifique Lawrence à Harvard. Il y étudia, pendant deux ans, la chimie et l'anatomie. Puis, en 1863, il devint élève de l'Ecole de Médecine de Har- vard. Bien qu'il se proposât de passer le doctorat en médecine, il ne s'astreignit pas à suivre la série normale des cours. En avril 186o il prit part, avec Louis Agassiz, à l'expédition Thayer qui se rendait au Brésil, et il resta plus d'un an dans ce pays. Pendant l'hiver 1867-8 il étudia la physiolo- gie à l'Université de Berlin, puis il travailla avec Agassiz au Muséum de Zoologie com- parée de Harvard. En 1869, il fut reçu docteur en médecine à Harvard. H continua à travailler à sa guise, sans remplir de fonc- tions, jusqu'en 1872, en partie par suite de sa mauvaise santé, en partie à cause de sa

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curiosité d'esprit, avide de connaissances diverses, sans parler d'une certaine répu- gnance instinctive à l'éi^ard des besognes officielles.

En 1872 commença, à Harvard, la carrière académique de William James, laquelle devait se poursuivre tout entière dans cette même Université. Il débuta comme instruc- teur de physiologie. Puis, de 1873 à 1876, il fut instructeur d'anatomie et de physiologie. Dès 1875, il offrait aux élèves gradués un cours sur les rapports entre la physiologie et la psychologie. Il dirigea des recherches expérimentales dans un local de l'Ecole scientifique Lawrence : ce fut Là, peut-on dire, le premier laboratoire psychologique organisé en Amérique. En 1879-80, il fit un premier cours proprement philosophique, dont le sujet était : « La Philosophie de l'Evolution ». Il n'enseigna plus, par la suite, l'anatomie et la physiologie.

11 devint, en 1880, professeur assistant de

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philosophie. Quelques années après, en 1884, il contribua à la fondation de la Société américaine de recherches psychiques (The American Society for Psychical Research). En 1885 il fut nommé professeur de philoso- phie, et, en 1889, il passa dans la chaire de psychologie.

C'est à cette époque que se place la com- position de son grand ouvrage : Principles of Psychology, 1890, en deux gros volumes, dont l'importance fut tout de suite reconnue dans le monde entier, et qui suffirait à lui assurer une place de premier rang dans l'histoire du mouvement philosophique de notre époque. En 1892, il publia, de ce traité, un abrégé : Psychology, Brie fer Course, ou A Text-Book of Psychology, qui continua de répandre par le monde son nom et son influence, et qui fut bientôt adopté univer- sellement comme manuel de psj^chologie dans les collèges américains.

Il abandonna la direction du laboratoire

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de psychologie en 1892, et échangea son titre de professeur de psychologie contre celui de professeur de philosophie, qu'il devait garder jusqu'à la fin de sa vie. Son fameux article : La Volonté de croire [The Will to Believe) est de 1896. Et son recueil de conférences intitulé : Causeries à V adresse des maîtres sur la psychologie, et à Vadresse des étudiants sur quelques-unes des fins idéales de la vie [Talks to Teachers on Psij- chology, and to Students on some of Life s Ideals), qui eut, tout de suite, un succès extraordinaire, et qui, aujourd'hui encore, est lu avidement dans le monde entier, date de 1899.

Cependant sa santé, qui avait toujours été délicate, s'altérait profondément, en cette même année 1899. Un excès de fatigue, occasionné sans doute par une excursion aux monts Adirondack, détermina une fai- blesse du cœur, qui le tint éloigné de l'Uni- versité pendant les années 1899-1901.

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La période qui s'étend de cette époque jusqu'à sa mort n'en a pas moins été, peut- être, la plus productive et la plus brillante de sa carrière. En 1901 et 1902 il donna à Edimbourg, comme conférencier de la Fon- dation Gifford, ses fameuses conférences sur Les Variétés de V Expérience religieuse, qui, publiées en 1902, furent le signal d'un mouvement d'idées considérable dans le domaine de la psychologie religieuse, et qui, une seconde fois, firent apparaître William James comme un initiateur.

En 1906 et en 1907, il fit, à flnstitut Lo- well, à Boston, et à l'Université Columbia, à New York, des leçons sur le « pragma- tisme », qui, publiées en 1907, eurent éga- lement un très grand retentissement.

Enfin il se préoccupait, à la demande générale des professeurs et des élèves, de rassembler ses idées et de les présenter dans leur coordination logique, en un manuel ou Text'Book analogue à celui qu'il avait

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composé pour résumer sa psychologie. Il n'avait écrit qu'une partie de cet ouvrage, quand il partit pour l'Europe, afin d'y con- sulter des spécialistes sur l'état de sa santé, qui avait empiré.

Voyage pénible, douloureux, la gra- vité du mal devint de plus en plus évidente, où, pourtant, William James sut prodiguer à ses amis, comme s'il eut été dans son état normal, les trésors de son esprit et de son cœur!

A peine rentré en Amérique, à sa rustique villa de Chocorua dans le New Hampshire, il eut une défaillance du cœur; et il mourut, au bout d'une huitaine de jours, le 26 août, à l'âge de soixante-huit ans*.

1. Les principaux ouvrages de William James sont : Des articles publiés dans la Critique philosophique de Renouvier, Paris, 1870, 1880, 1881; Principles of Psycho- logy, 2 vol., 1890; Psychology, Briefer Course {A Text-Book of Psychology), 1892, ouvrage traduit en français par E. Baudin et G. Berlier sous le titre : Précis de Psycho- logie, 1909; The Will to Bclieve and other Essays in popular Philosophy, 1897, essais dont quelques-uns ont paru en traduction française dans la Critique philosophique; Human

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La vie du professeur James s'est passée tout entière à étudier, expérimenter, obser- ver, lire, réfléchir, chercher, enseigner, causer, exhorter et écrire. Il savait beau- coup, grâce à sa vive curiosité d'esprit, à sa mémoire puissante et précise, à sa connais- sance des langues, à son amour des livres, à

Immortality , Two supposed Objections to the Doctrine, 1897 ; Talks to Teachers on Psychology, and to Students on Life's Ideals, 1899, ouvrage dont la première partie a été traduite en français par L.-S. Pidoux, sous le titre Causeries pédagogiques, Lausanne et Paris, 1909; The Varieties of Religious Expérience, A Study in Human Nature, being the Gifford Lectures on Natural Religion delivered at Edinburgh, in i90î-1902, 1902, ouvrage traduit en français par Frank Âbauzit, sous le titre : L" Expérience religieuse, 1906: Pragrnatism, a New Name for some Old Ways of Thinking, 1907; A Pluralistie Universe, Hibbert Lectures at Manchester Collège on the Présent Situation in Philosophy, 1909; une traduction française de cet ouvrage, par Le Brun et Paris, a paru en 1910, intitulée, on ne sait pourquoi : Philosophie de l'Expérience; The Meaning of Truth, A sequel to « Pragrnatism •>, 1909; plus un grand nombre d'articles de Revues, notamment dans : Mind; The Journal of Philosophy ; Psychology and scientific Methods; The Philosophical Pevieiv; The Princeton Review; The Har- vard Graduâtes' Magazine; Scribner's Magazine; The Forum; The Proceedings of the Society for Psychical Research; The Science; The Nation, etc.

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ses innombrables relations en tout pays. Mais il n'appréciait que les connaissances tirées immédiatement de l'observation des ^alitésjet contrôlées incessamment par cette observation même. Les formules qui ne pouvaient pas se traduire en faits d'expé- rience lui paraissaient négligeables. Un mot revenait constamment sur ses lèvres, expri- mant la manière de penser qui lui était chère : le mot direct. Il ne lui était pas désagréable de lancer les faits, l'expérience brutale, la vie, le bon sens, les choses basses, com- munes et familières chères à Pascal, à travers les savants systèmes, les grands mots, les traditions sacro-saintes de la scolastique ancienne et moderne.

Parmi les étudiants qui se pressaient à ses cours, plusieurs y venaient chercher principalement des réponses toutes prêtes en vue de leurs examens : il n'avait cure de les satisfaire. Il donnait à son auditoire, avec sa vivacité et sa verve prime-sautières,

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le résultat de ses recherches et de ses réflexions personnelles sur les problèmes qui le passionnaient, sans se souvenir qu'il existât un programnie académique. En sorte qu'un jour un de ses auditeurs l'in- terrompit par ces mots : To he serions for a moynent : «- Soyons sérieux, pour une fois ». Ce très habile et éloquent professeur professait aussi peu que possible. Il n'eût pu se plier aux règles de la pédagogie officielle. Il mettait dans sa parole sa pensée toujours en travail, son âme ardente, tout son être, soit qu'il enseignât dans sa chaire, soit qu'il fît, par le monde, quelque conférence, soit qu'il causât fami- lièrement avec des amis. La spontanéité de son discours était saisissante. Tout ce qu'il disait débordait de sens et de suggestions, et ce n'était jamais dans une forme con- venue, abstraite et impersonnelle qu'il s'exprimait. C'était toutes vivantes et imprégnées de sa personnalité, que ses

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idées sortaient de son cerveau : les expres- sions les plus inattendues, les plus ingé- nieuses, les plus amusantes, tombaient naturellement de ses lèvres, et se fixaient aisément dans l'esprit de ses auditeurs, surpris, charmés, et sommés de réfléchir eux-mêmes. Jamais ne s'appliqua plus exac- tement le mot trop prodigué de Pascal : On est ravi lorsque, s'attendant de voir un auteur, on trouve un homme.

Comme il parlait, ainsi il écrivait. Faisait- il, entre l'une et l'autre de ces deux occupa- tions, une grande différence? Quand on le lit, on croit l'entendre. C'est, dans la dispo- sition des idées, le même ordre subtil, libre et vivant, l'ordre du cœur de Pascal, plus profond et plus vrai peut-être que l'ordre gros et palpable des démonstrations géomé- triques. C'est le même langage pittoresque, personnel, plein de trouvailles et d'images révélatrices. C'est la même vivacité, la même vigueur d'attaque et d'argumentation.

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C'est aussi une élégance supérieure, merveil- leux mélange de science, de précision, de scrupule, de force, de naturel, de grâce, et comme d'abandon. En sorte que ce profond et solide penseur est, sans y prendre garde, un écrivain, un artiste, l'une des gloires de la littérature comme de la philosophie améri- caines. Et ses livres ont, entre autres mérites, cette qualité rare : ils sont lus.

La vie qu'expriment si directement cet enseignement et ces écrits est, dans son extrême simplicité, d'une richesse morale incomparable.

Tandis que certains penseurs s'appliquent à transformer les réalités immédiates, avec les passions, les luttes et les tâtonnements qu'elles enveloppent, en idées pures, abs- traites, rigides et impassibles, et à voir, en quelque sorte, les choses mouvantes sous l'aspect de l'immobile éternité; pour Wil- liam James, les idées elles-mêmes n'ont de signification et de valeur que par la portion

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de vie qu'elles retiennent; et toute l'activité de son esprit est une participation cordiale aux émotions, aux labeurs et aux tâches présentes de son pays et de l'humanité. Il ne disserte pas seulement, en homme bien informé et en critique subtil, sur les condi- tions des grands problèmes philosophiques, tels que : les méthodes et la signification de la science; les rapports de la science et de la religion; l'éducation, la valeur de la souf- france, de la lutte et de la guerre; la forme idéale de la vie humaine. Il se voit, lui-même, dans sa conscience, en face des alternatives ces problèmes nous jettent; et il traite et résout ces questions avec tout son être, comme chacun fait quand il sent qu'il s'agit de lui, et non pas seulement des » autres. De là, l'accent personnel et sympa- thique de sa parole. Il atteignait l'âme de ses interlocuteurs, parce qu'il parlait avec son âme.

Il apportait, d'ailleurs, à l'étude des

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problèmes de la vie, une virilité et une hau- teur de vue peu communes. Il avait l'âme fière et vaillante ; et cette fierté se fondait sur une confiance candide dans les commande- ments de la morale et dans les élans géné- reux de la religion. Il avait le sens de la sympathie et de l'amour, du sacrifice, de l'ascétisme qui trempe la volonté, de l'hé- roïsme dévoué à l'idéal. Il avait peu de goût pour les protestations de zèle et de dévoue- ment, et aurait peut-être préféré une fran- chîsê~rude à une amabilité de complaisance. Il eût plutôt risqué de rappeler Alceste que Philinte. Mais, s'il ne se donnait qu'à bon escient, il était d'une bonté infiniment affec- tueuse, attentive et délicate envers ceux qu'il traitait en amis. C'était une atmosphère d'hospitalité très cordiale, en même temps que d'intelligence, d'esprit, de franchise, d'intimité, d'honnêteté, de travail, de sérieux et de joie, que celle qui vous enveloppait dans la famille du professeur James, en cette

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charmante habitation d'Irving Street, dont lui-même avait tracé le plan, large et simple villa construite en bois, dans le style colonial, entourée de gazons et d'arbres, comme la plupart des maisons du Cambridge universi- taire.

Tel était encore cet intérieur au printemps dernier, alors que le professeur James, qui, en sa qualité de médecin, suivait les progrès de son mal. méditait, tentative suprême, de venir à Paris consulter un savant spécialiste. Ni à ce moment, ni plus tard, tandis que redoublaient ses souffrances et que l'avenir s'assombrissait de jour en jour, il ne se départit de son humeur origi- nale, de sa vivacité spirituelle, de son intérêt pour le présent, de son obligeance inépui- sable. Sans doute croyait-il l'esprit plus fort que les agents qui détruisent l'organisme. Et il pensait qu'aux hommes de bonne volonté la mort même ne peut qu'être bonne. Les angoisses les plus affreuses, l'appel

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impatient de la mort ne lui arrachèrent pas une plainte, une parole ou un mouvement de découragement. Il fut jusqu'au bout l'homme de pensée, de foi et d'énergie, qui n'admet pas que notre courte sagesse impose une borne au possible, et qui croit qu'il dépend de nous de contribuer, par notre effort personnel, ici-bas et ailleurs peut-être, à la conservation et à l'accroissement des forces morales et spirituelles dans l'univers.

PHILOSOPHIE DE WILLIAM JAMES

LA PSYCHOLOGIE

Le point de départ des recherches philo- sophiques de William James se trouve dans ses études d'anatomie et de ph3^siologie. Par profession comme par doctrine, il conduit ces études d'après une méthode stricte nient expérimentale. Or c'est précisé- ment cette préoccupation de prendre l'expé- rience pour unique guide, qui l'amena à franchir les limites de la physiologie, pour s'engager dans le domaine des recherches psychologiques, il devait s'illustrer.

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Etudiant en physiologiste les actes accom- plis par les êtres vivants, il admit volontiers qu'un grand nombre de ces actes s'explique d'une façon satisfaisante, si on les considère comme des réactions nerveuses automa- tiques et mécaniques, répondant immédiate- ment aux excitations venues de l'extérieur. Ces actes, en effet, sont sensiblement iden- tiques pour des excitations semblables. Mais certains actes, par ailleurs, se rencon- trent chez les vivants, qui diffèrent pro- fondément de ceux-ci. Ils tendent bien, comme eux, d'une manière générale, à la conservation de l'individu; mais, pour une même excitation, ils sont divers et imprévi- sibles. Une grenouille à qui on a enlevé les centres supérieurs réagit à la manière d'une machine. Mais celle qui possède ces centres réagit d'une manière spontanée.

Devons-nous admettre que cette sponta- néité n'est qu'apparente, et qu'en réalité le réflexe n'est pas moins mécanique dans le

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second cas que dans le premier? Une telle interprétation ne peut être tenue que pour arbitraire.

A vrai dire, nous ne savons pas préci- sément si le plus humble réflexe, avec la propriété qu'il possède de viser à la con- servation de la vie, n'est pas, déjà, au fond, irréductible au pur mécanisme. Et, quand l'explication qui suffit au physiologiste coïn- ciderait exactement avec la réalité, pourquoi tous les réflexes, sans exception, se ramène- raient-ils à ces réflexes élémentaires?

Or, tandis que je ne puis identifier les réflexes supérieurs avec les inférieurs que par des raisonnements douteux et à l'aide d'hypothèses métaphysiques injustifiables, je rencontre, dans l'expérience elle-même, une donnée qui, immédiatement, me fournit l'explication cherchée : c'est l'idée, phéno- mène qui, notamment chez l'homme, s'in- tercale, dans certains cas, entre l'excitation et la réaction. Si je veux demeurer sur

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le terrain expérimental, je ferai une place, dans la théorie des réflexes, à l'idée, aussi bien qu'aux nerfs, qui suffisent sensiblement à expliquer les réflexes inférieurs. Scienti- fiquement, je dois expliquer les actes des animaux, selon les cas, tantôt par de sim- ples mouvements organiques, tantôt par l'intervention d'une idée.

Cette remarque n'a-t-elle d'autre effet que d'ouvrir un nouveau chapitre de la science physiologique?

Il convient de modeler la science sur les réalités, et non celles-ci sur telle ou telle condition de notre science, que l'on poserait a priori. L'idée, qui, chez les animaux, et en particulier chez l'homme, a ce caractère remarquable d'être aperçue par une con- science, ne pourrait en aucune façon être connue, si l'on devait s'en tenir au mode de connaître du physiologiste. L'expérience par laquelle nous la saisissons diffère, non superficiellement, mais radicalement, de

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l'expérience sensible, qui suffît à l'étude de la vie pure et simple. C'est proprement l'expérience psychologique, mode de con- naissance dont la réalité distincte a été excellemment mise en lumière par Locke, Berkeley, John Stuart Mill et les psycho- logues modernes.

Cependant, pour définir plus scientifique- ment cette expérience, ne conviendrait-il pas, après en avoir reconnu l'existence, de la concevoir le plus possible par analogie avec l'expérience physique, et de supposer qu'elle a pour but, après avoir découvert dans l'âme des éléments simples, de chercher comment ceux-ci, en se combinant, produisent les phénomènes complexes dont nous avons conscience? Un tel atomisme psychologique fut le postulat de la doctrine dite associationniste, laquelle a longtemps paru triomphante. Mais voici que, depuis un certain temps, d'Ecosse, notamment, comme de France, des objections graves s'élèvent

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contre l'analogie que cette doctrine établit entre les relations psychiques et les relations ^^ mécaniques. L'associationnisme esLlia ,^ûxt_ pour trouver, dans le monde de la con- science, un genre de relation qui ressemble à l'attraction newtonienne. Or, ne risque- t-on pas de laisser échapper l'essentiel du fait psychique, si on lui impose, a i^^riori, la forme des faits élémentaires du monde matériel?

Parmi les adversaires de l'association- nisme, l'un de ceux dont les coups frap- pèrent le plus victorieusement fut William James. Il ne cessa de montrer que l'hypo- thèse atomistique, qui pose des éléments impénétrables, littéralement extérieurs les uns aux autres, et foncièrement immuables, ne s'adapte en aucune façon à la nature, essentiellement nuancée, complexe, péné- trable, fluide et individuelle, des existences que nous fait connaître l'expérience psycho- logique. En sorte que, sous le nom d'états

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de conscience, l'associationnisme considère des entités imaginaires, artificiellement déta- chées de la réalité psychique, élaborées sui- vant un type qui se rapporte à un autre ordre de phénomènes, et non la vie de l'âme elle-même, en ce qu'elle a de spécifique et d'original.

Que si l'associationnisme doit, dès lors, être abandonné, s'ensuit-il, d'autre part, qu'il faille revenir à la substance de l'école spiritualiste, comme principe de l'unité qui, profondément, pénètre la multiplicité psy- chique?

Cette solution, elle aussi, est insuffisante. Comme l'atome de conscience des associa- tionnistes, la substance des spiritualistes n'est qu'un être de raison, inconnu de l'expé- rience. Et l'universalité homogène qui la caractérise la rend impropre à expliquer ce qu'il y a de mouvant et de capable de nou- veauté dans la réalité psychique.

La conclusion, c'est que /l'introspection

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est et demeure la m^^'tUode nécessaire, la melHôÏÏe' 'propre de la psychologie. Mais cette opération, pour être effectivement féconde, doit être conduite d'une certaine manière, qui, jusqu'ici, n'a pas été exacte- ment ou suffisamment définie. Elle doit être dirigée de façon à saisir autre chose que le multiple sans l'unité, objet de l'expérience physico-psychologique des associationnistes, ou l'un sans le multiple, objet de la pré- tendue intuition des métaphysiciens spiri- tualistes. La véritable introspection est la synthèse vivante, la fusion intime, l'unité concrète de ces deux méthodes. Elle a pour objet la donnée véritable, immédiate, de la conscience. Or cette donnée n'est, ni un état de conscience juxtaposé à d'autres états, comme sont les choses situées dans l'espace, ni un moi un et identique, com- parable à une unité mathématique : elle consiste dans le contenu total, à la fois distinct et indistinct, fini et infini, un et

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multiple, d'une certaine conscience indivi- duelle, prise à un moment donné de son existence. Et l'idée même d'un moment isolé est encore une fiction; car la con- science est un courant perpétuellement mou- vant. The stream of consciousness : c'est la manière la moins impropre de la désigner. Telle est l'expérience psychologique : en somme, elle ne fait qu'un avec la conscience elle-même. Celle-ci n'est pas une pelote seraient piqués des accidents; ce n'est pas non plus une collection numérique d'élé- ments, au regard desquels l'unité et l'indivi- dualité ne seraient que des épiphénomènes : c'est une unité multiple et une multipli- cité une, un être essentiellement individuel et vivant. Et considérer ses manifestations en faisant abstraction de sa vie et de son individualité, c'est proprement étudier autre chose que ce qui est en question. Cette unité n'est pas faite de multiplicité, car on ne peut l'obtenir par voie de synthèse. Le

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t multiple en peut résulter, il ne saurait la ' précéder ni la produire. Telle est, en quelque manière, la pensée par rapport aux mots : on peut traduire la pensée en mots; on ne \ peut, avec des mots, faire une pensée. L'expérience psychologique, ainsi déter- minée, étant aussi réelle que l'expérience physique, la psychologie qui sera consti- tuée par son moyen aura droit au nom de science naturelle, au même titre que les sciences de la vie qui pratiquent l'expé- rience physique.

Quel usage, cependant, la psychologie fera-t-elle de la méthode qui lui est propre? Se bornera-t-elle à décrire les phénomènes que discerne l'introspection, sans tenter en aucune façon de les expliquer?

S'en tenir à la description pure et simple des phénomènes n'est pas faire œuvre scien- tifique; et mieux vaudrait encore restaurer les entités des métaphysiciens spiritualistes

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que de s'interdire toute recherche des lois et des causes des phénomènes. Mais s'il est impossihle de considérer l'expérience phy- sique comme la seule que la science puisse avouer, il ne serait pas moins artificiel^ d'isoler l'expérience psychique de l'expé- rience physique. L'expérience concrète et véritable, celle qui représente le donné pro- prement dit, nous montre des états de con- science conditionnés, immédiatement, par certaines activités des hémisphères céré- braux. Ces enseignements ne sauraient être infirmés par les données propres à la con- science. La psychologie pourra donc, jusqu'à un certain point, s'appliquera rendre raison des phénomènes en partant de la suppo- sition d'une corrélation constante entre les états cérébraux et les états psychiques. Et rien ne lui interdira, cet expé- dient paraîtra commode, d'appeler à son aide l'associationnisme, qui, précisément, a été construit de manière à établir une

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symétrie entre le psychique et le physique.

Mais il importe de remarquer que, si la psychologie, chez William James, reprend ainsi, en maint endrQit_Jelle méthode que d'abord ell^^emj)jait _pr oscrir e , c'est en en modifiant la signification conformément À ses principes propres. Le parallélisme psy- cho-physique n'est plus, pour la psychologie de la conscience concrète et totale, un prin- cipe, mais une hypothèse, un artifice : c'est une représentation partielle et fictive de la nature des choses, un langage, dont, pré- cisément, on mesurera la valeur en essa3^ant de s'en servir comme de méthode d'expli- cation. L'esprit humain ne pense, ne perçoit même qu'au moyen de présomptions et d'hypothèses : ses affirmations signifient que tels instruments qu'il s'est forgés, tels cadres qu'il s'est construits, maintes fois lui ont rendu service dans son commerce avec la réalité.

Bien plus : le postulat du parallélisme

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prend, dans une psychologie vivante et directe comme celle de James, une signifi- cation nouvelle. Car l'expérience ne nous montre pas seulement l'action du physique sur le moral : elle nous montre, non moins évidemment, l'action du moral sur le phy- sique. En sorte que l'état cérébral dont dépend un état psychique peut fort bien n'être pas, lui-même, purement physique dans son origine. Notre séparation du méca- nique et du conscient n'existe pas dans la nature. Considérez, d'une part, tel réflexe psychique, manifestement spontané; d'autre part, un réflexe élémentaire, qui semble être un phénomène purement mécanique. Entre l'un et l'autre la nature nous offre des transitions insensibles. Et l'hypothèse, en somme, la plus vraisemblable, c'est qu'à l'origine tous les centres nerveux sans excep- tion répondaient aux excitations de manière spontanée et intelligente, mais que, par l'effet d'une certaine évolution, les centres

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nerveux en sont venus à se différencier, les uns s'élevant au-dessus, les autres tombant au-dessous, de la manière d'être primitive. C'est ainsi qu'une fois en possession de son principe, de son point de vue, de sa méthode propres, la psychologie peut, sans scrupule, faire appel aux données et aux postulats des sciences biologiques et phy- siques, d'autant que, dans la réalité, les choses ne sont nullement séparées les unes des autres, et que le psychique, en fait, plonge dans le physique. Les principes des sciences physiques se transfigureront, au contact de la psychologie. Leur matérialisme s'évanouira, leur mécanisme s'animera, leur déterminisme s'assouplira.

Ayant ainsi défini les conditions du pas- sage de la physiologie à la psychologie, William James se consacra, pour un long temps, à cette dernière science. Il la traita

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pour elle-même, suivant la méthode et le point de vue qui lui convenaient précisé- ^ ment. Il s'efforça, en toute recherche, de ne point considérer les choses simplement du dehors, ou de biais, de ne pas se borner à les interpréter à l'aide de concepts formés pour saisir et classer d'autres objets, mais de se placer au centre des réalités qu'il voulait connaître, de regarder les phéno- mènes en face, de les étudier le plus direc- tement, le plus immédiatement qu'il se pou- vait. Or, l'œuvre qu'il a accomplie dans ce domaine est si considérable et origi- nale, si constamment en contact avec la réalité vivante, qu'elle subsistera bien cer- tainement à travers les âges, comme l'un des moments décisifs du développement historique de la science. C'est, après le règne de l'associationnisme, la restauration de la psychologie introspective sur de nou- velles bases.

L'objet de la psychologie est, selon James,

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la vie de la conscience personnelle. Celle-ci a deux caractères : elle est, en premier lieu, une activité téléologique , ou choix de moyens en vue de la réalisation d'une fin ; de plus, et en second lieu, le but qu'elle poursuit est, proprement, la conservation des parties de son contenu auxquelles elle s'intéresse, et l'élimination des autres.

Tel est le double fait fondamental. Situer ce fait dans son milieu ph3\sique, à savoir, tout d'abord, dans le cerveau; en décrire toutes les phases et toutes les formes, et les relier à leurs conditions physiologiques : à cette tâche immense répondent, pour une bonne part de son étendue, les Principes de Psychologie (1890) et le Précis de Psy- chologie (1892) : ouvrages rigoureusement scientifiques, par la forme comme par le fond, envisageant la psychologie, très réel- lement, comme une science naturelle ; et, en même temps, très libres d'allure, à travers l'ordre précis et subtil des matières, très

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vivants, très élégants, très captivants, lec- ture agréable et fortifiante pour un homme du monde, non moins qu'instrument d'étude indispensable pour le spécialiste. Qu'on lise, dans le Précis, le chapitre sur l'habitude, ou la fin du chapitre sur la volonté ; et l'on constatera avec une surprise ravie que, de même que le philosophe considère toujours le donné dans la totalité de son contenu, ainsi, jusque dans le traité le plus technique, l'homme, constamment, écrit avec tout lui- même, avec son imagination et son cœur, comme avec son intelligence et sa science. Parmi les nombreuses parties originales que contiennent les ouvrages de William James, l'une des plus célèbres est la théorie de l'émotion, considérée comme étant l'effet, et non la cause, de son expression orga- nique'. Selon l'ordre réel des choses, en-

1. Celte théorie est connue sous le nom de théorie de Jnmes-Lange. En réalité William James a commencé à publier ses vues sur cette question dans la Revue Mind, en 1884: le physiologiste danois Lange, sans avoir connu

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seigne James, il ne faut pas dire que nous pleurons parce que nous nous sentons tristes, il faut dire que nous sommes tristes parce que nous pleurons. L'émotion ne résulte pas de courants nerveux efTérents, mais unique- ment de courants afférents. Elle n'est autre chose que le sentiment que nous avons des réactions motrices, viscérales et circula- toires, consécutives à la perception de l'objet. Le fait de conscience affectif ne suit pas immédiatement du fait de conscience repré- sentatif : des modifications corporelles s'in- terposent, et c'est le sentiment de ces modi- fications qui constitue l'émotion. La princi- pale preuve donnée par James, c'est qu'on ne voit pas ce qui pourrait rester de l'émo- tion, si l'on retranchait la totalité des réac- tions organiques concomitantes.

les travaux de James, a exposé la même doctrine, en 1885, dans un livre intitulé : Ueber die Gemûtsbewegungen. Dans les Annales de la Société linnéenne de Lyon, t. LVIII, 1911, M. Nayrac montre que vers 1830 deux médecins français, Ph. Dufour et P. Blaud, avaient esquissé une théorie analoa-ue.

LA PSYCHOLOGIE 41

Il est visible que James construit et défend sa théorie sans se demander un instant si elle prouve ou infirme la vérité du matéria- lisme. Il cherche une explication conforme à l'expérience, et il ne cherche pas autre chose. C'est le propre de la science moderne de trouver des explications instructives et utiles au moyen de causes prochaines, sans avoir besoin d'aborder les questions rela- tives aux principes.

Il ne s'ensuit nullement, d'ailleurs, que William James, comme philosophe, se désintéresse de la question métaphysique soulevée par sa théorie. Tout au contraire, réfléchissant par après sur l'explication de l'émotion par les courants afférents, il se demande si cette vue peut être taxée de matérialisme. Rien, selon lui, n'autorise une telle appréciation. D'abord, il ne s'agit pas ici de toute espèce d'émotion, mais des émotions grosses et violentes. Peut-être cer- taines émotions délicates, telles que les

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émotions esthétiques et morales, se pro- duisent-elles d'une autre manière. Ensuite, la valeur d'une émotion réside en elle- même, et non dans son mode de produc- tion. Si quelque émotion est, en soi, un fait profond, pur, noble, spirituel, elle demeure telle, soit qu'elle consiste ou non dans le sentiment de certaines modifica- tions viscérales. Expliquer l'apparition d'un phénomène n'est pas le supprimer.

Mais ce n'est pas tout. La théorie ph3'sio- logique de l'émotion part de certains phéno- mènes somatiques, et n'a pas besoin, quant à elle, de rechercher si ces phénomènes ont, à leur tour, une cause exclusivement corpo- relle. Il lui suffit de constater que, ils sont présents, l'émotion apparaît. Mais tous les phénomènes ps^^chologiques ne peuvent pas, de la sorte, être expliqués, sans que soit soulevée la question de l'origine, mécanique ou extra-mécanique, de leurs conditions somatiques. Le phénomène de l'attention,

LA PSYCHOLOGIE 43

par exemple, si on l'approfondit, conduit le psychologue à tenir pour possible que l'ac- tion psychique, comme telle, ajoute quelque chose de nouveau aux forces actuellement présentes dans l'individu. Il se peut donc que, dans certains cas, la conscience con- tribue elle-même à produire et déterminer le substratum physiologique qui conditionne son opération.

*

•^ La psychologie déborde la physiologie. La matière de celle-ci, qui, au physiologiste, semblait un tout complet et absolu, n'est plus qu'une partie, non isolable, aux yeux du psychologue, qui la voit se formci', par une différenciation et une fixation contin- gentes, d'une réalité plus vaste et plus mou- vante, fournie par la conscience. Est-ce à dire, maintenant, que la psychologie atteigne la réa- lité ultime et pleinement réelle, les choses se montrent exactement telles qu'elles sont?

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Si la physiologie avait ses postulats, les- quels trouvent un fondement dans la psy- chologie, celle-ci, à son tour, ne peut se flatter de n'admettre que ce qu'elle-même prouve et comprend au moyen de ses don- nées propres. La psychologie est, en somme, dans une situation analogue à celle des autres sciences. Elle se construit à l'aide d'éléments dont elle a tout d'ahord une intel- ligence suffisante, étant donné les tâches qui les premières s'imposent à elle. Ses postulats ont, en ce sens, toute la clarté et toute la certitude nécessaires. C'est ainsi qu'un astronome peut s'avancer jusqu'à un certain point dans l'explication des phéno- mènes célestes en admettant que le soleil tourne autour de la terre. Mais, à mesure que s'étend le cercle des recherches, il devient visible que tel axiome reçu n'était qu'un postulat, et que le sens même de ce postulat doit se modifier, si l'on veut qu'il s'applique à une réalité plus profonde et plus large.

LA PSYCHOLOGIE 45

^ Les data de la psycIiolo;^ie sont, en der- nière analyse, les deux suivants : l'exis- tence effective de pensées et de sentiments, selon les termes dont nous nous servons pour désigner nos états de conscience tran- sitoires; 2° la connaissance, à l'aide de ces f états de conscience, de certaines réalités, autres que ces états eux-mêmes.

Or, s'il n'est pas douteux que le psycho- logue puisse cultiver une portion considé- rable de son domaine sans scruter ces pos- tulats, et en se contentant d'en posséder une définition sensiblement claire, sinon distincte, il arrive, d'autre part, que l'in- vestigateur résolu à suivre la réalité par- tout où elle le mène, se voit, quelque jour, en face de questions telles que : la relation de la conscience au cerveau, la relation des états mentaux à leurs objets, le caractère mouvant de la conscience, la relation des états de conscience à un sujet connaissant. Or, non seulement il ne peut résoudre ces

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problèmes à l'aide des seules ressources que lui offrent les données physiologiques et psychologiques proprement dites; mais les solutions mêmes qu'il a obtenues dans les matières plus directement accessibles ne lui apparaissent plus que comme abs- traites et relatives.

La condition de la psychologie est, ainsi, analogue à celle de la physiologie. Si celle-ci pousse suffisamment loin ses recherches, elle voit, à un certain moment, se dresser devant elle des énigmes qui la surpassent. Pareillement, la psychologie fournit, sans doute, une vaste carrière comme science purement naturelle. Mais au cours de son progrès une heure vient, où, si elle veut expliquer les faits dans ce qu'ils ont précisément de spécifique, elle se voit obligée d'élargir ses cadres, et d'aborder des questions supérieures : les questions dites métaphysiques. Il faut avoir le cou- rage de le dire : le Galilée ou le Lavoisier

LA PSYCHOLOGIE 47

de la psychologie, l'homme qui en dévoilera le principe véritablement fondamental, s'il doit apparaître un jour, sera un méta- physicien.

L'expérience, seule source de notre con- naissance, peut-elle suffire à une telle évo- lution?

II

LA PSYCHOLOGIE RELIGIEUSE

Le savant qui n'a pratiqué d'autre forme d'expérience que l'expérience physique s'imagine aisément que cette forme est la seule possible. Mais le psychologue qui, sans s'embarrasser a ^jnori de recherches sur les conditions de la connaissance, résout par le fait, comme Diogène, le problème de la possibilité, et pratique, d'emblée, l'expé- rience psychologique, s'aperçoit, s'il vient à réfléchir par après sur cette expérience, qu'en cela même qu'elle présente de dis- tinct et d'original, elle n'est pas moins réelle que l'expérience physique, qu'elle y est liée naturellement, et que, d'autre part, elle y est irréductible. Il y a donc,

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certainement, deux sortes d'expériences : pourquoi n'y en aurait-il pas trois? La seconde, jointe à la première, épuise-t-elle la réalité?

Parmi l'infinie variété de contenus que peut offrir la conscience de l'iiomme, il en est un qui apparaît comme particulièrement paradoxal : c'est ce qu'on appelle l'altéra- tion de la personnalité. Comment la con- science, dont le trait distinctif est l'unité et la continuité, peut-elle se transformer ou se subdiviser en plusieurs moi plus ou moins hétérogènes, simultanés, successifs, ou alter- natifs? Prétendre s'en tenir, quoi que l'on constate, ù la claire et commode doctrine d'une conscience personnelle toujours iden- tique avec elle-même, circonscrite et fermée, serait se condamner à considérer les altéra- tions de la personnalité comme des appa- rences purement illusoires. L'évidence des faits a, sur ce point, fait pâlir celle des définitions; et la psychologie s'est résignée

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à admettre, au delà du moi nettement conscient de lui-même, une masse plus ou moins considérable d'éléments psychiques, susceptibles, soit de graviter autour de ce moi, soit de s'organiser eux-mêmes en con- sciences plus ou moins distinctes de la con- science première.

Or. tant qu'il ne s'agit que de certains phénomènes pathologiques, la personna- lité apparaît surtout comme diminuée et morcelée, l'hypothèse d'une simple désagré- gation de la conscience peut sembler suf- fisante ; et les psychologues attachés au prin- cipe de la conscience claire ne désespèrent pas de dériver, de celle-ci même, tout le contenu de la conscience obscure et margi- nale. A vrai dire, on peut se demander si ceux qui prétendent tenir cette gageure ne s'abusent pas parfois sur la valeur de leurs explications, comme il arrive au physio- logiste qui croit réduire entièrement au mécanisme les réflexes inférieurs. Mais il

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devient, semble-t-il, tout à fait impossible de se contenter d'une explication tirée de la psychologie normale, ou analyse de la con- science personnelle, lorsque l'on a affaire à certaines altérations de la personnalité, celle-ci se montre, non seulement modi- fiée, mais démesurément agrandie et trans- figurée, ainsi qu'il arrive dans l'évolution des âmes religieuses. Et l'on est réduit, si l'on veut tenter l'explication de ces phé- nomènes par les seuls principes dont dis- pose la psychologie normale, soit à nier les faits, soit à les mutiler ou à les déformer. Or, de même que le psychologue, étouf- fant dans la prison l'enfermait la phy- siologie, s'est ouvert un champ d'études immense on posant délibérément l'existence d'une expérience spécifiquement psycholo- gique; de même il se peut qu'en s'installant au cœur de la vie religieuse, au lieu de la regarder du dehors, comme l'anatomiste qui dissèque un cadavre, le philosophe se

4

i

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rende compte de l'existence distincte d'une troisième sorte d'expérience : l'expérience proprement religieuse.

Il importe de considérer que tel phéno- mène ps3xhique. que l'on ne réussit pas à construire avec la multitude discrète des éléments qui le conditionnent, s'explique immédiatement, si l'on admet la réalité de cette forme spéciale d'existence que l'on appelle la conscience : tout de même que le simple phénomène physique du mouvement, qu'on est réduit à nier si l'on n'admet que le discontinu arithmétique, devient aussitôt possible et réel, si l'on pose comme valable l'intuition expérimentale du continu. Etant donné ces exemples, il serait antiphiloso- phique, rencontrant des phénomènes que les principes de nos sciences constituées ne suffisent pas à expliquer, de se refuser à chercher des voies nouvelles, et à risquer de nouvelles hypothèses.

Les altérations de la personnalité que nous

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offre la vie religieuse seront donc, à leur tour, étudiées par William James directe- ment, du point de vue de l'àrae religieuse elle-même. C'est ce qui a lieu dans le célèbre ouvrage : The Varieties of ReUgious Expé- rience, A Studij in Human Nature, publié en 1902.

La pathologie, qui souvent éclaire l'étude de l'être normal, en isolant et exagérant quelqu'une de ses fonctions, a, de plus en plus nettement, mis en lumière une étrange faculté de la conscience humaine : la possi- bilité, chez certains sujets, d'entrer en com- munication avec d'autres consciences, les- quelles se mêlent plus ou moins, parfois même se substituent, à leur conscience pre- mière. La conscience, dans ces phénomènes, ne perçoit plus des objets extérieurs, comme elle fait dans l'expérience physique; elle n'est plus enfermée dans les limites d'un moi donné, comme il arrive dans l'expé- rience psychologique pure et simple : elle

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pénètre dans d'autres moi, et elle s'ouvre à leur influence.

Cette propriété, qu'apparemment la mala- die ne crée pas, mais qu'elle développe et détermine, de manière à la rendre mani- feste, est, selon James, la base ps3xliique de la vie religieuse. Non que la religion ait, en soi. rien de morbide. Dira-t-on que l'attention est un phénomène morbide, pour cette raison que certaines maladies ner- veuses la surexcitent et en font ressortir certaines propriétés? Le terrain n'est pas la plante. Ses productions dépendent de la semence qu'il reçoit. Mais il est clair que, si la religion doit devenir une forme de la vie humaine, il faut que l'homme en soit capable. Selon James, la propriété de l'âme humaine qui la rend propre à recevoir l'im- pression religieuse est celle-là même que font ressortir, en la grossissant, les faits pathologiques d'altération de la personna- lité, à savoir l'abolition possible de l'irapé-

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nélrabilité qui, clans la vie ordinaire, carac- térise la conscience de l'individu.

La religion, considérée, non plus seule- ment dans sa condition psychologique, mais en elle-même, est essentiellement une cer- taine forme de vie de la conscience indivi- duelle, où le moi se sent modifié jusque dans son fond. C'est une expérience, au sens anglais du verbe to expérience, lequel veut dire, non pas constater, d'un regard sec, une chose qui se passe toute en dehors de nous, mais éprouver, sentir, vivre soi- même telle ou telle manière d'être : sens qui répond assez exactement à celui de l'alle- mand erleben. C'est une expérience qui varie essentiellement avec les individus, et dont l'élément individuel ne peut être retranché sans que le caractère religieux en dispa- raisse du même coup. Si l'action synthé- tique d'un moi présent tout entier en cha- cune de ses manifestations caractérise la conscience psychologique, la modification

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radicale d'une personnalité donnée est de l'essence du phénomène religieux. Par suite, il n'existe pas une expérience religieuse en soi, susceptible d'apparaître identique chez tous les hommes, comme l'expérience scientifique. Ce qui est effectivement, ce qui seul compte pour une philosophie qui part des réalités et non de concepts abstraits, ce sont les variétés individuelles de l'expé- rience, c'est-à-dire de la vie. religieuse.

Parmi les thèmes propres à cette expé- rience on peut noter : la joie essentielle et inébranlable de i'àme: la guérison de maladies morales et physiques, obtenue par l'abandon de soi-même à la toute-puis- sante bonté divine ; le sentiment du péché et de la souffrance morale, comme déterminés par des causes sur lesquelles, malgré tous nos efforts, nous n'avons aucune prise; la division intérieure de l'âme, sentant se com- battre en elle des personnalités contraires, qu'elle ne peut accorder; la conversion,

LA PSYCHOLOGIE RELIGIEUSE 57

qui, brusque ou progressive, substitue, à une personnalité donnée, une personnalité tout autre, incomparablement supérieure; la sainteté, qui fait paraître, dans l'homme, une perfection surhumaine et permanente; la vie mystique spirituelle, dans laquelle l'homme, tout en restant lui-même, a con- i science de vivre la vie môme de Dieu ; la prière, qui, par des voies surnaturelles, modifie le cours de nos sentiments et des choses.

Dans ces divers phénomènes, l'individu a conscience d'entrer en relation avec des puis- sances, conscientes et personnelles comme lui-même, mais incommensurablement supé- rieures à sa nature. Il constate que, tandis ^ qu'il éprouve l'émotion religieuse, sa vie est transformée, élargie, ennoblie, animée d'un enthousiasme, d'une faculté d'héroïsme et d'une confiance dans le succès, dont, par lui-même, il était incapable. Et il est natu- rellement conduit à tenir pour une con-

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science et une personne véritable et parente de la sienne l'être qui, de la sorte, l'entend, le comprend, le secourt, le guérit, et crée en lui une personnalité nouvelle.

Telle est la conscience religieuse : c'est la conscience humaine, ayant l'impression qu'elle communique avec Dieu.

Du même coup elle communique avec les autres consciences. Incapables de se connaître entre eux, de se comprendre et de s'unir véritablement, tant qu'ils ne croient qu'à eux-mêmes, les hommes qui se sont une fois tournés vers Dieu peuvent, en lui, s'aimer et se pénétrer les uns les autres. L'univers, à ceux que n'a pas touchés la grâce divine, n'offre que des étrangers, des gens à qui l'on dit : Vous. Toute créature, pour l'âme religieuse, est un ami à qui, comme à Dieu, on dit : Tu. Car la religion nous fait entrer dans l'intérieur des âmes, nous rend fami- liers avec elles; et. en leur fond, les êtres veulent Dieu, le bien te l'amour.

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Si donc l'expérience psychologique a déjà un champ de perception singulièrement plus large que l'expérience physique, Texpérience religieuse, à son tour, déhorde l'expérience psychologique. Celle-ci ne s'étendait qu'au contenu total d'un moi fini, d'une personna- lité repliée sur elle-même : l'expérience reli- gieuse voit cette personnalité s'agrandir et s'enrichir à l'infini, grâce à un rapport de pénétration et de communion qui s'étahlit entre elle et des personnalités supérieures.

Irréductihle à l'expérience psychologique, l'expérience religieuse en est elle proprement séparée? S'y superpose-t-elle du dehors, comme un étage à un étage; ou ces deux expériences s'emhoîtent-elles, en quelque sorte, l'une dans l'autre, comme les tuhes d'un télescope?

Il en est, semble-t-il, du rapport de l'ex- périence religieuse à l'expérience psycholo- gique comme du rapport de celle-ci à l'expé-

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rience physique : ces deux expériences se recouvrent en partie. De même que l'action réflexe est, au fond, un phénomène à la fois phj'siologique et psychique, de même la conscience, qui s'apparaît à elle-même comme une sphère close, possède, en réalité, une région mitoyenne entre le moi de l'individu et les autres moi.

Depuis longtemps on a reconnu l'exis- tence, autour du centre ou foyer de la con- science, d'une marge, impossible à délimiter, flottent des éléments de moins en moins conscients, susceptibles d'être amenés, par l'attention, au plein jour de la conscience focale. Mais ne se borne pas aujourd'hui notre connaissance du moi. On doit considérer comme capitale la découverte, définitivement établie en 1886, d'un champ de conscience situé en dehors même de cette marge de la conscience personnelle. Le savant et profond psychologue Myers a nommé conscience subliminale cette conscience hors de la con-

LA PSYCHOLOGIE RELIGIELSE 61

science, qui se relie au moi central par l'intermédiaire de la région marginale. L'existence de ce moi subliminal est attestée par nombre de données que le moi central rencontre dans son champ d'obser- vation, et qu'il ne peut, d'aucune manière, rattacher à son expérience personnelle. Telles les intuitions du génie; tels les pos- tulats métaphysiques de notre expérience physique ou psychologique; telles, par exemple, la notion d'une réalité véritable, répondant à nos états d'àme subjectifs, la notion d'une correspondance entre nos idées et les choses, permettant d'ériger nos idées en connaissances.

Or ce moi subliminal est très propre à expliquer les particularités de la conscience religieuse. En lui s'efface, peut-on dire, réduit peu à peu à des ondulations expi- rantes, le cercle, fixe à première vue, que le moi individuel trace autour de soi, et au dedans duquel il prétend se suffire et

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s'isoler de l'univers. Et, dans cette région ouverte et hospitalière, des consciences diverses peuvent se pénétrer, des con- sciences inférieures peuvent s'unir à des con- sciences plus hautes, à la conscience divine elle-même.

Considérons, dès lors, tel phénomène religieux, dont on serait tenté de nier la réalité, parce qu'on le juge, non supérieur, mais contraire à la nature du moi humain : le phénomène de la conversion. Pour qui admet l'existence du moi subliminal, ce phé- nomène, sans cesser d'être surnaturel, devient compatible avec les conditions natu- relles de notre existence psychique. La con- version religieuse est, en ce sens, soit l'ir- ruption brusque, soit l'infiltration lente, à travers la partie centrale de la conscience, d'une masse d'impressions, nées dans la région subliminale, et parvenues, par leur intensité ou par l'abandon confiant du moi, à rompre les barrières celui-ci s'était

LA PSYCHOLOGIE RELIGIEUSE 03

enferme. De un déplacement du foyer de l'âme, un changement d'orientation de la volonté et du sentiment.

Il y a, d'ailleurs, selon cette doctrine, une transition continue, de l'expérience pro- prement psychologique à l'expérience reli- gieuse, comme de l'expérience ph3'sique à l'expérience psychologique. Et l'expérience psychologique s'emboîte dans l'expérience religieuse, comme l'expérience physique dans l'expérience psychologique.

Parvenus ainsi, en suivant le progrès même d'un mode d'expérience déterminé, à la découverte d'une expérience plus pro- fonde, nous apercevons le premier sous un jour nouveau. Le physiologique devient, pour le psychologue, une portion, artificiel- lement séparée et figée, du courant infini- ment complexe et mouvant de la con- science : pareillement, le psychique pur et simple, l'expérience au sein d'une conscience

64 WILLIAM JAMES

impénétrable, devient, pour qui se place au centre de la conscience religieuse, la mani- festation encore accidentelle et superficielle d'un moi qui, selon son essence véritable, est capable d'entrer dans la vaste et sympa- thique communion des personnes. Sous l'apparence des lois fixes et de la détermi- nation rigide de la matière il y a le flux de la conscience : sous les consciences, séparées entre elles, des individus, il y a la pénétra- tion mutuelle des consciences, coexistant avec leur individualité dans la sphère du spirituel et du divin.

III

LE PRAGMATISME

Il semble qu'en nous confiant à cette troisième sorte d'expérience, à ce contact avec la réalité profonde que nous procure la religion, il nous serait possible d'aborder les problèmes métaphysiques impliqués, malgré qu'on en ait, dans les postulats des sciences physiques et dans ceux de la psychologie comme science naturelle. Mais est-il permis de s'engager d'emblée dans une pareille recherche?

La philosophie de James s'est, jusqu'ici, distinguée de la plupart des systèmes de philosophie moderne par ce trait fort remarquable : contrairement à l'injonction de Kant, elle s'est refusée à débuter par la

WILLIAM JAMES. 5

Ob WILLIAM JAMES

critique de nos moyens de connaître. Elle s'est jetée, directement, in médias res. Elle a prétendu prouver la possibilité de la science en la faisant. A vrai dire, elle déterminait sa tâche, en chaque domaine, de telle manière, qu'elle n'avait guère à craindre le reproche de témérité. Que la physiologie, malgré les postulats qu'elle implique, puisse être traitée comme science positive, c'est ce que nul, aujourd'hui, ne voudrait contester. Pareillement, semble-t-il, une psychologie qui soigneusement s'interdit toute incursion dans le domaine de la métaphysique, et qui, écartant la recherche des causes proprement dites, ne vise qu'à être hypothétiquement explicative, ne peut guère soulever d'objec- tions. Dans la psychologie religieuse elle- même, telle que la présente, abstraction faite du post-scriptum, le livre sur les variétés de l'expérience religieuse indivi- duelle, l'ambition de l'auteur ne va qu'à analyser et expliquer empiriquement les

LE PRAGMATISME 67

phénomènes, du point de vue de la con- science religieuse elle-même. Qui pourrait nier la légitimité de telles recherches? Saisir, fixer, décrire, coordonner l'expé- rience comme telle, sans se prononcer sur son rapport à la réalité en soi ne peut être une témérité inadmissible.

Mais est-ce bien encore de constatation pure et simple qu'il s'agit, si, à la lumière de l'expérience religieuse, nous entrepre- nons de découvrir ce qu'il 3^ a au fond des postulats de la psychologie et de la physio- logie; si, non contents de saisir le rapport des faits entre eux, nous abordons ces redoutables problèmes de la cause généra- trice et de la valeur des phénomènes, que les sciences écartent comme transcendants et insolubles? D'ailleurs, est-il rigoureuse- ment exact que la psychologie religieuse, la psychologie normale, la physiologie ne pré- tendent qu'à décrire et coordonner les appa- . rences, sans se piquer aucunement de certi-

68 WILLIAM JAMES

tude objective? La ph3'siologie, quant à elle, entend bien être une connaissance dans toute la force du terme, c'est-à-dire, véritablement, savoir et expliquer. Et la psychologie, non seulement naturelle, mais même religieuse, confiante, elle aussi, dans ses postulats, n'admet pas sérieusement que ses des- criptions et explications n'aient, à la lettre, qu'une valeur subjective. Quoi qu'il en soit, chercher, comme le philosophe, tôt ou tard, est amené à le faire, ce que peuvent bien signifier et valoir ces postulats eux-mêmes, c'est s'obliger, si l'on veut procéder avec méthode et circonspection, à traiter du rap- port de nos conceptions à l'être et à la vérité, c'est-à-dire du problème critique. Il n'est donc plus possible, au point nous en sommes, d'esquiver ce problème. La philo- sophie de l'expérience voit, comme les autres, en un certain point de sa course, cette pierre d'achoppement, comme l'appe- lait Kant, lui barrer la route.

LE PRAGMATISME 69

L'attitude que prit William James en cette matière a été désignée par lui d'un nom qu'avait employé, en i878, dans ce même ordre d'idées, le philosophe améri- cain Charles Sanders Peirce : le nom de

pragmatisme, ^jon que William James considère le pragmatisme comnifijuiiaiiixeû- tion moderne. Son ouvrage sur cette doctrine est intitulé : Pragmatism, a New Name for some Old Ways of Thinklng : Pragmatisme, nom nouveau désignant de vieilles méthodes de penser. Et c'est sous le patronage de Socrate, d'Aristote, de Locke, de Berkeley, de Hume et de John Stuart Mill qu'il place, à cet égard, les travaux de ses compagnons d'armes Dewey et F. C. S. Schiller, et les siens propres. Mais ce qui, dit-il, chez ces précurseurs, n'était que fragmentaire, est devenu, ou tend à devenir, une orientation générale de la pensée philosophique.

La question de la valeur de l'expérience

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est fort embarrassante. Quand il s'agit de l'expérience physique, on se comprend suffisamment soi-même, étant donné l'objet, matériellement pratique, que l'on vise dans ce domaine, en disant que la valeur en est établie par la comparaison de nos assertions avec les faits, comme avec une mesure existant en dehors de nous. Mais déjà, s'il s'agit des données psychologiques de la conscience, il n'en est plus de même. est ici la dualité de l'idée et du fait, du sujet et de l'objet, qui paraît impliquée dans la notion de connaissance vraie? On allègue volontiers que l'identité du sujet et de l'objet qui caractérise la conscience donne précisé- ment à son témoignage une valeur unique et inattaquable. Mais c'est se moquer que d'attribuer un caractère proprement scien- tifique à une affirmation invérifiable; et, en somme, nous ne savons à aucun degré ce que sont, en soi et effectivement, les états dont nous avons conscience. Le terme de

LE PRAGMATISME 71

conscience {coiisciousness)^ qui siguitie con- naissance de soi, et qui suppose encore un sujet connaissant correspondant à l'objet connu, n'exprime, en réalité, qu'un pos- tulat. C'est escience* (sciousness) qu'il fau- drait dire pour désigner correctement le phénomène : escience , c'est-à-dire modi- fication du sujet pensant, saisie de façon purement subjective. Or qui prouve qu'une telle connaissance ait une valeur véritable? A plus forte raison la conscience reli- gieuse ne porte-t-elle pas en soi la preuve de la réalité de ses objets. Comment vérifier, c'est-à-dire comparer avec une perception immédiate des choses, l'idée que se fait le croyant de la cause de sa transformation intérieure, alors que cette cause ne peut, à aucun degré, être disjointe du sentiment subjectif de cette transformation? La distinc-

1. Traduction de sciousness proposée par MM. Baudin et Bertier dans leur traduction française de Psychology, Briefer Course.

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tion de trois formes d'expérience répond, sans doute, aux apparences phénoménales. ; Mais est-elle autre chose que l'indication de problèmes de plus en plus compliqués qui se posent devant la science, problèmes que celle-ci peut se juger actuellement inca- pable d'aborder, mais qui, pour difficiles qu'ils soient, ne doivent pas l'induire à un abandon de la méthode d'explication méca- niste, qui serait un véritable suicide.

Non seulement donc la question de la valeur de l'expérience est inéluctable ; mais il semble qu'elle ne puisse se résoudre clai- rement que par la réduction de la seconde et de la troisième expériences à la première, l'expérience physique.

William James procède, en cette matière, comme dans toutes les autres : il va du connu à l'inconnu, du facile au difficile, ces mots étant pris, d'ailleurs, dans leur accep- tion commune et vulgaire.

LE PRAGMATISME 73

Quelle est, dans l'ordre physique, la con- dition nécessaire et suffisante pour qu'une idée soit reçue pour vraie? Depuis que la science est foncièrement expérimentale, une idée scientifiquement vraie n'est plus une idée considérée comme le portrait ressem- blant de la chose qu'elle représente : c'est la conception d'une formule qui nous dit à quoi nous devons nous attendre, lorsque nous constatons que tel phénomène se produit. La loi de la chute des corps signifie que, si je lâche ce corps que je tiens dans ma main, je le verrai à terre au bout d'un certain temps, déterminable a priori. Comment s'opère intrinsèquement le phénomène, de quelles actions est-il le résultat, quelle en est proprement la cause? La science ne répond à ces questions que jusqu'à un cer- tain point, et même en apparence seule- ment. Tôt ou tard elle se trouve en présence d'une loi qui ne rentre plus dans quelque loi plus générale, et qui n'a d'autre signi-

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ficationque d'indiquer une certaine conjonc- tion constante de perceptions sensibles. En quoi donc consiste, au juste, selon la \ science, la vérité d'une idée? Elle est toute j dans la propriété d'adapter la pensée de l'homme à la réalité. Une idée est une prédiction. Elle dit : Si vous êtes placé dans tel ensemble de conditions, vous verrez tel phénomène se produire. L'idée vraie est celle qui prédit juste, qui, mise à I l'épreuve, tient sa promesse. L'idée vraie est celle qui paie, selon le sens du mot anglais to pay : qui rend, qui garantit un travail rémunérateur, qui, appliquée, nous donne, sur la réalité, la prise que nous désirons. La vérité d'une idée, dès lors, ne se déter- mine pas d'après son origine, sensible ou rationnelle, non plus que d'après son rapport logique à tel ou tel principe : elle ne dépend que de ses effets. The truth of an idea is con- stituted hy its workings. Vrai signifie vérifié ou vérifîable, rien de moins, rien de plus.

LE PRAGMATISME 75

Et comme la vérification est nécessaire- ment une action, l'action de quelqu'un, la vérité n'est pas une entité suspendue dans le vide : c'est une constatation aue font ou

peuvent faire des individus; c'est une cer- tainesatisiaclion, susceptible d'être res- sentie par des êtres tels que la personne humaine.

Divers sont d'ailleurs les objets à propos desquels l'homme peut désirer cette satis- faction. Il peut souhaiter de s'adapter aux choses à un point de vue physique : l'idée vraie, dans ce cas, vise une modification matérielle des choses, et nous dit quelle perception sensible doit être donnée pour que telle autre se produise. L'homme peut encore souhaiter de se représenter plus facilement et commodément, d'une manière plus conforme aux tendances de son intel- ligence, les rapports d'un certain ensemble de phénomènes les uns avec les autres : il ce désir répondent les théories scien-

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j tifîques. On résumerait assez fidèlement les / conditions nécessaires et suffisantes de l'idée vraie, en définissant celle-ci : une idée qui a la propriété de nous adapter, mentalement ou physiquement, à quelque réalité : What meaning, indeed, can an ideas truth hâve save ils power of adapting us either mentally or physically to a reality^?

Si l'on veut, d'un mot, désigner la doc- ' trine de la connaissance qui, pour le philo- sophe, se dégage de l'examen de la science, lil semble, estime James, qu'il convienne de I l'appeler pragmatisme (de TpâYijLa, action), par opposition à conceptualisme, ou ratio- nalisme abstrait. La science, en effet, subor- donne les idées aux faits, et non les^ faits aux idées. Pour elle, la réalisé ^'est pas fonction de la vérité, mais c'est la vérité qui est fonction de la réalité. Or les faits proprement réels se ramènent toujours, en

1. The Journal of Philosophy, Psychology and Scientijîc Methods, 3 déc. 1908, p. 692.

LE PRAGMATISME

dernière analyse, aux manifestatiops ohspr- j vables de quelque action humaine.

Si tel est le critérium de l'idée vraie, peut-on dire que celle-ci trouve place dans l'expérience psychologique et religieuse, comme elle se réalise incontestablement dans le domaine de l'expérience physique?

De bonne heure l'attention de William James s'était portée sur ce problème capital. L'un de ses premiers écrits philosophiques fut une lettre qu'il adressa en français aux rédacteurs de la Critique philosophique ^ en 1878, sous ce titre : Quelques considéra- tions sur la méthode objective. Il s'y inscrit en faux contre la prétention de juger de la vérité d'après quelq^ue concept abstrait, et non d'aj3rès l'expérience vivante et réelle de l'homme lui-mùiiu'. Il se rapprochait, en cela, disait-il, des principes philosophi-

78 WILLIAM JAMES

ques professés par ses bons amis Renou- vier et Pillon ; et il se plut à manifester cette affinité lorsqu'il publia ses Principes de psychologie (1890), en inscrivant au frontis- pice de l'ouvrage la dédicace suivante : To my dear friend François Pillon as a token of affection and an acknowledgment of what 1 owe to the Critique philosophique (A mon cher ami François Pillon, en gage d'affection, comme de reconnaissance pour ce que je dois à la « Critique philosophique »).

Les vues que James proposait en 1878 furent de plus en plus confirmées à ses yeux par sa réflexion. Pourquoi, demande-t-il, l'idée vraie, telle que le pragmatisme la définit, serait-elle exclue de l'expérience psy- chique et de l'expérience religieuse comme telles ? En fait, l'emploi de certains moyens psychiques ou religieux peut tout aussi bien conduire à tel résultat cherché que l'emploi de moyens purement physiques. Un mouve- qj^nX^jàgut^etre produit par un autre mouve-

LE PRAGMATISME 79

ment; mais, H'nntrp, pnrtj iinp. JHéft p-t fl^gjQ^p. un mouvement peuvent, selon ce que nojis enseigne l'expérience, être produits par une idée. Nous n'avons nul besoin, pour savoir

si telle idée peut être efficace, de remonter aux conditions physiques, sans doute indé- terminables dans leur totalité^ de la produo- tion de cette idée : il nous suffit de la consi- dérer en elle-même. cette idée est présente, tel phénomène se produit; ou elle est absente, le phénomène n'a pas lieu : que faut-il de plus pour reconnaître dans l'idée la cause du phéromène? L'idée de telle fin à poursuivre^ éveille en moi des activités qui, si cette idée n'était pas inter- venue, seraient demeurées endormies. Telle croyance religieuse grandit et hausse extra- ordinairement mon énergie, ou même guérit une maladie de mon corps. Ne sont-ce pas des faits, précisément comparables au service que rend une formule de physique à qui veut effectuer un travail matériel?

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Il y a même cette différence, en faveur de l'idée religieuse, que, tandis que l'idée scien- tifique ne saurait être que la constatation d'un rapport préexistant dans la nature, l'idée religieuse peut créer elle-même la con- nexion qu'elle affirme. La foi est une force : elle guérit, exalte, engendre, par sa vertu propre, alors qu'échouent tous les moyens physiques. Il y a des cas l'idée se vérifie, par cela seul qu'elle est.

On ne saurait donc réserver à l'expérience physique le monopole de l'idée vraie. Si l'on entend le mot de vérité dans son sens réelle- ment scientifique, l'idée vraie se rencontre pareillement dans l'expérience psycholo- gique, et même dans l'expérience religieuse.

Certains font, toutefois, une objection. Il est, disent-ils, illégitime d'identifier la véri- fication dont l'idée est susceptible en matière psychologique et religieuse avec celle qu'elle reçoit en matière scientifique. Ici, c'est l'expérience de tous qui constate la fi<lé-

LE PRAGMATISME 81

lité de l'idée à ses promesses et son loya- lisme; là ce n'est qu'une expérience plus ou moins particulière et individuelle. La science, c'est nous; la conscience, la reli- gion, ce n'est que moi. Comment attribuer la même valeur à l'expérience universelle et à l'expérience individuelle? L'expérience scientifique , c'est l'expérience objective , l'expérience en soi. Elle se fait et se fixe, grâce à un travail critique, qui, des impres sions individuelles, dégage un ensemble de connaissances subsistant désormais par soi comme une réalité distincte, et s'impo- sant aux consciences individuelles. L'expé- rience, religieuse, au contraire, c'est l'expé- rience purement et irrémédiablement sub- jective; c'est l'expérience, non comme substantif, mais comme verbe : to expé- rience; c'est l'individu, éprouvant actuel- lement telle ou telle impression, que lui- même, peut-être, n'éprouvera plus, ne pourra plus éprouver demain. L'une, en un

WILLIAM JAMES.

82 WILLIAM JAMES

''■■■ mot, est connaissance, l'autre n'est que sen-

timent.

Sous l'argumentation pragmatique, d'ail- leurs, ajoute-t-on, un sophisme se cache. Une idée vraie, selon le pragmatisme, c'est une idée qui se vérifie. Rien de plus juste que cette définition. Mais l'idée se vérifie parce qu'elle est vraie, elle n'est pas vraie parce qu'elle se vérifie. La vérification est le signe, non la cause, de la vérité. Le prag- matisme confond l'ordre des choses avec l'ordre des opérations que nous accomplis- sons pour les connaître. Certes, une idée, pour nous, ne devient vraie qu'après que nous avons pu la vérifier. Mais, en soi, elle était, avant tout examen, intrinsèquement vraie ou fausse. Les rayons du cercle n'ont pas attendu, pour être égaux, que nous les connussions tels. La vérification n'a pu que mettre en lumière une qualité de l'idée qui préexistait en elle. Et tout l'effort de la science tend à découvrir et dégager la vérité,

LE PRAGMATISME 83

éternellement existante, non à composer, des éléments subjectifs de l'expérience, une vérité toujours également relative et illu- soire. Ou le pragmatisme, donc, est sans valeur, ou il suppose la théorie même de la vérité qu'il a la prétention de remplacer.

Telles sont les objections que plusieurs élèvent contre le pragmatisme. Des préoccu- pations métaphysiques s'y trahissent visible- ment, en même temps que des habitudes d'esprit, contractées, plus passivement peut- être que nécessairement, sous l'influence de la recherche scientifique. ^v Vérité, estime-t-on, implique une valeur, non subjective, mais objective. Une idée vraie n'est pas seulement vraie pour moi, elle est vraie en soi. Et en quoi pourrait bien consister cette propriété, sinon dans le rapport de l'idée à un objet fixe et absolu, objet^qui peut résider au dedans de l'idée ou en dehors d'elle, mais qui, nécessairement, se distingue de l'idée en tant que mienne, et

84 WILLIAM JAMES

même de l'idée en tant que vérifiée par mon expérience ou par rexné_rience de tous les hommes? L'idée vraie, conclut-on, ne peut tenir sa vérité que de sa conformité à son objet.

Le pragmatisme de William James ne fait pas difficulté d'accepter cette formule; mais, pour lui, il en est de cette définition comme du concept général de vérité : elle repré- sente, non un dogme à souscrire, mais un problème à résoudre, et à résoudre expéri- mentalement.

En quoi consiste précisément l'objet,

norme de l'idée vraie? Il peut être conçu de

-f deux manières. Selon certains philosophes,

qui s'intitulent volontiers intelle ctujilistes ou

rationalistesj cet objet serait quelque chose

éternel,} d'absolument défini, d'immuable.

d'intelligible en soi et par soi. En d'autres termes, ce serait la vérité elle-même, comme chose en soi. En sorte que la doctrine intel- lectualiste peut être résumée en ces termes :

LE PRAGMATISME 85

l'idée vraie est < pUc qui est conforme à la vérité. Affirmation irréprochable ! Mais d'où savons-nous qu'il existe une vérité statique et morte, comme celle que suppose cette maxime si elle n'est pas une pure tauto- logie, et quel moyen avons-nous d'en vérij^ fier Texistence? Le genre de science que l'on vise ici, en tout cas, ne saurait être fourni par l'expérience ^et James fait proTesT^-T^ Tsion de ne croire qu'àrexfLérience— J

Il convient donc de se demander si l'objet que suppose nécessairement l'idéa vraie -ûe- pourrait pas être autre chose que la vérité transcendante des intellectualistes.

De fait, une autre conception est possible, à savoir celle du sens commun, pour qui l'objet auquel nos idées doivent se trouver conformes, ce n'est pas une vérité exté- rieure aux choses, insaisissable et problé- matique, c'est le réel lui-même, en tant que donné dans l'expérience. C'jest à ce réel j)roprement dit que s'attache le pragma-

86 WILLIAM JAMES

jisme de James : c'est dans la réalité pure et simple qu'il trouve la source et de l'exis- tence, et des propriétés de . l'idéie, sans excepter sa capacité d'être vraje. La connais- sance (knowledge), au sens précis du mot, n'est pas, pour lui, quelque chose de tout fait et de préexistant, dont notre expérience n'offrirait qu'une copie plus ou moins gros- sière et infidèle. L'expérience vivante est, elle-même, le contact premier et direct de l'esprit avec la réalité. Ce qu'on nomme proprement connaissance ne vient qu'après : c'est le résultat d'un travail opéré par l'esprit sur l'expérience, d'après les sugges- tions de l'expérience elle-même. A moins de nous laisser duper par les formules que nous inventons pour résumer cette expé- rience, nous ne pouvons chercher le réel que dans ce qui nous est le plus immédia- tement donné.

Or, si c'est bien ce réel, et non je ne sais quel fantôme de vérité en soi, qui constitue

LE PRAGMATISME 87

l'objet auquel nos idées doivent se rapporter pour être vraies, il n'est pas douteux que nos croyances morales et religieuses ne puissent être vraies, au même titre que les affirma- tions de la science. La science est un moyen certain et puissant d'action sur le réel; mais les forces psychiques, morales et religieuses ne nous permettent pas moins de nous mesurer avec lui et de le faire nôtre. La science a donné au genre humain la télé- graphie, l'électricité, la diagnose et la guéri- son de quelques maladies. La religion donne à certains hommes la sérénité, la paix, la force morale, la guérison de maux, même physiques, rebelles au traitement scienti- fique; ou bien encore, une foi, une ardeur et un enthousiasme, qui transforment la per- sonnalité jusque dans son fond, et qui lui confèrent une puissance extraordinaire sur elle-même et sur l'âme des autres hommes.

Arrivé à ce point de sa réflexion, William

88 WILLIAM JAMES

James prit connaissance de la philosophie d'Henri Bergson; et il fut frappé de l'appui que certaines parties de cette philosophie pouvaient prêter à sa propre théorie. Il professait que la connaissance intellectuelle et conceptuelle, dont la science positive est le plus parfait exemplaire, n'est pas primitive, et adéquate au réel, mais dérivée et relative. ^Comment, toutefois, s'opérait cette dériva- tion ? Question importante, car une explica- tion proposée devient bien plus probable, quand elle montre, non seulement que deux termes sont liés, mais comment se fait le passage de l'un à l'autre.

Or, tandis que William James avait laissé ce problème dans l'ombre, Bergson, partant de ce principe que les données immédiates de la conscience sont essentiellement con- tinues, indistinctes et mouvantes, et, par conséquent, ne peuvent être représentées adéquatement par des concepts dont l'essence est la discontinuité et la fixité, expliquait.

LE PRAGMATISME 89

précisément, comment, pour satisfaire à nos besoins pratiques dans un monde spatial, l'entendement compose, en appliquant aux données purement qualitatives de la con- science les formes de quantité, d'homogé- néité et d'immutabilité qu'il porte en lui, un ensemble d'objets d'un maniement com- mode, qui sont précisément ceux que la science s'applique à saisir, définir et classer.

Ainsi, parti d'un autre point et préoccupé d'autres problèmes, Henri Bergson arrivait, sur une question capitale, à des vues ana- logues à celles de James, et, par le dévelop- pement qu'il leur donnait, complétait fort utilement la théorie du professeur améri- cain. Quoi de plus éloquent qu'une telle rencontre! William James en fut heureux et fier, et se plut à la signaler dans les con- férences Hibbert qu'il fit à Manchester Col- lège, à Oxford, en 1909.

La pensée de James n'en suit pas moins son cours, qui ne se confond pas avec la

90 WILLIAM JAMES

marche de la philosophie de Bergson. Pour ce dernier, si l'entendement déforme l'être donné dans rexpérience immédiate, c'est qu'il travaille pour la pratique. Chez James, si la connaissance intellectuelle est inadé- quate, c'est qu'accommodée aux conditions d une pratique d'ordre purement matériel, elle est mal propice à la pratique pure, qui serait laction directe des âmes sur les âmes. En outre, si la connaissance intellec- tuelle est, pour Bergson, dérivée et non pri- ■■^piitive, c'est qu'elle contient des éléments «-^ îqui apparaissent comme étrangers aux don- [nées immédiates et purement intuitives de •la conscience : celles-ci, en effet, se réduisent à la durée en soi. dégagée, non seulement de l'espace, mais du temps lui-même. Pour James, c'est proprement le degré de com- plexité et de richesse de l'expérience qui en mesure le degré d'authenticité. L'expérience absolument immédiate et intuitive serait l'expérience totale.

LE PRAGMATISME 91

En ce sens s'achève la doctrine de William

I James sur le rapport de la réalité à l'expé-

I rience. Notre expérience diffère du réel, son

j objet, tant qu'il s'agit d'une expérience

niorcelée et incomplète, au delà de laquelle

nous pouvons viser une expérience à la fois

plus profonde et plus large. Mais à mesure

que nous embrassons plus de choses, nous

sommes mieux à même de mettre chacune

d'elles à sa place, de la considérer dans

toutes ses relations, et, par là, de nous en

faire une idée juste; ce qui revient à dire

que nous sommes davantage situés au point

de vue du réel lui-même.

L'expérience religieuse, qui est, de toutes les expériences, la plus profonde, la plus large et la plus riche, nous fait entrevoir ce réel par excellence. Pleinement concret, le réel véritable est une relation existant, non seulement entre des concepts, mais entre des personnes, non seulement entre des choses, extérieures les unes aux autres et se

92 WILLIAM JAMES

poussant entre elles comme des billes, mais entre des êtres libres, communiant intérieu- rement entre eux par l'action : Im Anfang luar die Tat *. Mais s'il est vrai que, seule entre tous nos modes de connaissance, cette expérience totale, dont l'expérience religieuse tend à se rapprocher, coïncide avec le réel véri- table, il s'ensuit que l'objectivité dont jouissent les autres formes de l'expérience n'est, au fond, que leur rapport à l'expé- rience religieuse. C'est en tant que la con- science personnelle et relativement fermée trouve, dans une conscience ouverte à l'action d'autres consciences, l'explication de sa nature, qu'elle se considère légitime- ment comme une réalité. Et c'est en tant que les sciences de la matière reçoivent de l'expérience psychologique des principes qui rendent compte de leur propre expé- rience, qu'elles sont autre chose qu'un clas-

1. Au commencement était l'action. Gœthe. Faust, I.

LE PRAGMATISME 93

sèment abstrait d'images sans originaux. L'objectivité des sciences et celle de la psychologie dépendent donc de l'objectivité de l'expérience religieuse, bien loin que la première puisse être conçue comme seule effective et véritable. Et le monde réel, vu sous son aspect véritable, s'il est conforme à l'idée que s'en font les sciences, est sur- tout, et dans son fond même, tel que l'expérimente, et tel que le fait, la vie morale et religieuse des âmes. L'âme est liberté, et cette liberté est la racine de l'être et de l'expérience. L'expérience saisit ce qui est, ce qui arrive. Or rien, dans l'univers, n'est iout fait pour Véioxxûié {ready-made). Partout et toujours l'univers est en voie de création {in the making). La plus humble conscience qui, par la con- fiance et la sympathie, s'unit à d'autres consciences dans la recherche du mieux collabore avec Dieu, pour faire, au monde dont il est citoyen, des destinées plus hautes.

IV

LES VUES MÉTAPHYSIQUES

James appelle empirisme radical la doc- trine à laquelle aboutit son pragmatisme. Il ne prétend pas que cette conséquence y soit nécessairement contenue. Le pragma- tisme est essentiellement une méthode, consistant à interpréter tout concept en termes d'action : la doctrine philosophique à laquelle conduira l'emploi de cette méthode n'est pas prédéterminée. Chez notre auteur le résultat obtenu est la conception d'une expérience qui, tout en demeurant vivante et individuelle, devient de plus en plus compréhensive, et qui, à mesure qu'elle est plus large, tend davantage à constituer, à elle seule, l'être lui-même. Expérience totale

VUES MÉTAPHYSIQUES 95

immédiate et réalité véritablement objective ne font qu'un : tel est le principe.

Il suit de que les problèmes métaphy- siques impliqués dans les théories des sciences positives ne dépassent pas néces- sairement notre faculté de connaître. L'expé- rience elle-même, bien conduite, nous permet d'aborder la métaphysique.

C'est donc en parfait accord avec ses re- cherches expérimentales que James, après, surtout, qu'il eut médité sur les conditions de la connaissance, s'appliqua à l'étude de plusieurs problèmes qui. de l'aveu général, ressortissent à ce genre de spéculation.

Ayant été, en 1897, chargé de faire à l'Université Harvard la conférence sur l'im- mortalité humaine instituée par Miss Caro- line Haskell Ingersoll, le professeur James traita ce sujet d'après sa méthode largement

96 WILLIAM JAMES

empirique, et y apporta des idées originales.

Quelle est, se demande-t-il, la grande objection que l'on élève contre la possibi- lité de l'immortalité bumaine? C'est que la pensée est fonction du cerveau. Rien de plus vrai, reconnaît sans peine le physio- logiste William James. Mais que veut dire ici le mot fonction?

L'une des idées par lesquelles on définit ce mot est celle de production. Quand on dit que la lumière est une fonction du circuit électrique, ou qu'une chute d'eau a pour fonction de fournir de la force, on entend par que l'un des deux phénomènes pro- duit l'autre. Dans les cas de ce genre, il n'est pas douteux que la disparition de la cause n'entraîne celle de l'effet. Mais ce sens du mot fonction est-il le seul que nous connaissions?

Le monde physique lui-même nous offre une foule de cas la fonction d'un organe est, non productive, mais simplement trans-

VUES MÉTAPHYSIQUES 97

missive. Telle la fonction d'une lentille par rapport à la lumière. Or qui nous empêche de croire que le cerveau, au lieu de crépr, la pensée, est simplement le canal par elle se transmet d'un monde spirituel dans notre monde matériel? Rien, d'ailleurs, ne s'oppose à ce que, dans ce monde spirituel lui-même, notre individualité ait son fon- dement propre et durable. Or, s'il en était ainsi, peu importerait que le cerveau fût dissous : l'individualité spirituelle ne serait pas atteinte par là, mais elle subsisterait dans le monde elle a ses racines, non, apparemment, sans conserver quelque chose des modifications reçues durant son exis- tence terrestre.

La physiologie ne peut prouver ces choses, mais elle ne peut, non plus, les contredire. Sa seule conclusion légitime, en ces matières, est Ylynorabimus de Dubois-Reymond.

En revanche, un grand nombre de faits d'expérience psychologique, tels qu'en tout

WILLIAM JAMES.

98 WILLIAM JAMES

temps les hommes en ont remarqué, notam- ment ceux qu'a exposés, avec la circon- spection du savant, le profond psychologue Frédéric W. H. Myers, dans ses articles des Proceedings of the Society for Psychical Researchy et dans son livre célèbre : Human Personality and its survival of bodily death, 1903, tendent à montrer que_notre vie psychique est effectivement susceptible^ de déborder la capacité de notre cerveau^ et que, dans certains cas au moins, cet organe n'est proprement qu'un instrument de transmission, et non un agent de pro- duction. C'est ainsi que certains cas de con- version religieuse, de direction providen- tielle en réponse à une prière, de guérison instantanée, de prémonition, d'apparition au moment de la mort, de visions ou impres- sions clairvoyantes, de puissance médiani- mique , inexplicables par les propriétés intrinsèques du cerveau, deviennent intelligi- bles, si le cerveau est un organe de communi-

VUES MÉTAPHYSIQUES 99

cation entre notre monde et un autre monde. Si donc l'immortalité de l'individu humain ne peut être considérée comme démontrée, il faut reconnaître que, pour un homme qui ne se fie qu'à l'expérience, mais qui la suit partout elle le mène, la principale objec- tion qu'on y oppose n'est pas valable.

Le célèbre ouvrage sur les Variétés de V expérience religieuse (1902) nous montre James se risquant, dans un post-scriptum ou appendice, sur la foi de sa plus intime et profonde expérience personnelle, à cou- ronner ses croyances proprement scienti- fiques par des sur-croyances d'un caractère religieux et métaphysique. Telles, la croyance à la réalité de l'être puissant et bon que les religions appellent Dieu; la croyance à un rapport spirituel entre cet être et nous; la croyance même à une action directe de cet

^Tuicr A

g!?.LICTHîC

100 WILLIAM JAMES

être, et des puissances spirituelles en général, sur les détails comme sur l'en- semble des phénomènes de notre Univers.

L'avant-dernier ouvrage publié par Wil- liam James, A Pluralistic Universe, 1909, traite de l'idéalisme moniste, de Hegel, du panthéisme empiriste de Fechner, du rap- port de l'un et du multiple selon Bergson, de la continuité de l'expérience, de Dieu comme être fini, de nos croyances comme éléments de la réalité : tous sujets d'un caractère métaphysique.

D'un bout à l'autre de cet ouvrage se marque un sentiment très précis de l'identité foncière de l'expérience et du réel, et, en même temps, le souci d'amener l'individu à briser les cloisons qui séparent sa propre conscience de la conscience des autres êtres.

La philosophie, y lisons-nous, est plutôt

VUES MÉTAPHYSIQUES 4 01

affaire de vision passionnée que de logique ; car la logique ne fait que trouver, après coup, des raisons pour expliquer les don- nées de la vision.

James s'applique à convaincre d'impuis- sance et de néant l'Absolu des idéalistes, qui n'est pas senti et vécu, mais dialectique- ment construit par notre entendement. En quoi ce concept artificiel, vide de réalité, peut-il influer sur notre conduite et sur notre condition?

En revanche, il recueille cordialement, dans la philosophie du célèbre psycho- physicien Theodor Fechner, la doctrine concrète d'une âme du monde, comme substitut pragmatique de l'Un abstrait des idéalistes. Réduites à leurs seules forces, enseigne Fechner, nos consciences ne sau- raient s'ouvrir les unes aux autres. L'indi- vidu, dans sa condition première, est impé- nétrable à l'individu. Mais, par l'action des puissances supérieures, unies elles-mêmes,

102 WILLIAM JAMES

au fond, à la conscience divine, nos con- sciences individuelles peuvent entrer en rela- tion les unes avec les autres, se pénétrer, s'aimer, se comprendre. Fechner a bien vu que le nécessaire, au point de vue moral, et l'inintelligible, au point de vue physique, c'est qu'un homme soupçonne le dedans d'un autre homme et s'y intéresse. La relation respective des individus divers à une con- science supérieure apporte la solution de cet obsédant problème.

Sommes-nous, toutefois, se demande James, dans la vie terrestre elle-même, aussi complètement étrangers les uns aux autres que le croit Fechner? Mourons-nous, en ce monde, vivons-nous nécessairement seuls? Nous sommes seuls, il est vrai, irrémédiablement, si nous ne consentons à penser qu'avec nos sens et notre intellect. Mais, comme l'a bien vu Henri Bergson, il y a en nous une autre manière d'aborder la réalité que l'expérience sensible et la

VUES MÉTAPHYSIQUES 103

dialectique : il existe une intuition, l'un et l'autre, au lieu de s'enfermer respective- ment dans leur individualité comme des atomes épicuriens, se pénètrent sans s'iden- tifier. « Tout est un, disait Pascal, l'un est l'autre, comme les trois Personnes. » Le Dieu en qui nous pouvons nous unir les uns aux autres, qui a la puissance de guérir la cécité naturelle de notre ame à l'égard du dedans des autres âmes, ce Dieu d'amour et d'intelligence n'est pas loin de nous, il est en nous. La liaison que vainement les idéa- listes intellectualistes espèrent, du dehors, imposer aux choses au moyen de formules abstraites et inertes, nous la trouvons, ébau- chée, imitée, dans les choses elles-mêmes, si, derrière leurs rapports apparents de pure juxtaposition, nous savons, par une expé- rience plus profonde, plus directe, saisir leur rapport d'emboîtement, de participa- tion mutuelle, finalement de fusion intime. Déjà le courant continu de la conscience.

104 WILLIAM JAMES

attentivement observé, nous offre tout autre chose que des éléments fixes et respective- ment homogènes, juxtaposés les uns aux autres. C'est lorsque, séparée plus ou moins du sentiment, et comme détendue, elle ralentit son mouvement naturel, ainsi qu'il arrive surtout dans l'expérience scientifique, que la pensée voit devant elle des semblants de substances discrètement multiples. Dans sa vie réelle et normale, elle est senti- ment autant qu'intelligence, la conscience est animée d'un mouvement rapide; et elle perçoit, non des substances, mais de per- pétuelles et changeantes transitions, une combinaison intime de qualités, et non des entités distinctes. La multiplicité arithmé- tique ne se trouve que dans les choses inertes imaginées par un esprit qui se borne à penser : elle est absetite de l'esprit concret, dont l'être réel, en somme, ne se distingue pas.

Plus nous nous efforçons de voir les

VUES MÉTAPHYSIQUES 105

choses d'une vue naturelle, et non en usant de nos yeux comme de grossiers micro- scopes ou télescopes, plus nous voyons les êtres ne faire qu'un avec leurs rapports : rapports qui, au fond, sont de nature méta- physique, qui unissent sans assimiler, et qui permettent à l'individualité et à la pluralité, conditions indispensables de notre expérience et de notre existence, de subsister conjointe- ment avec la tendance vers l'harmonie et l'union vivante, qui appartiennent à l'exis- tence parfaite.

Le pluralisme essentiel des choses est ainsi plus vraisemblable que leur absolue réduction à l'unité. Dieu lui-même doit être conçu comme une personne qui n'exclut pas l'existence d'autres personnes.

Faut-il dire, maintenant, que ces choses sont purement et simplement, c'est-à-dire que, dans leur fond, elles sont, une fois pour toutes, éternellement et immuablement, tout ce qu'elles peuvent et doivent être? La for-

106 WILLIAM JAMES

mule suprême, principe de nécessité, c'est-à- dire d'identité universelle, que rêve la science serait-elle la mesure de l'être véritable?

A en juger par l'expérience concrète et réelle, une telle doctrine est inadmissible. Car, selon cette expérience, l'être est essen- tiellement vivant, il se fait, il se crée; il n'est pas exposé à nos regards, de toute éternité, comme un objet tout fait dans un magasin. Nos croyances mêmes et nos efforts sont des facteurs de son histoire, qui est sa substance. Nous sommes les amis et les collaborateurs de Dieu. Il dépend de nous, dans une certaine mesure, de rendre habitable ou inhabitable le monde nous vivons. Et, dans la mesure même nous aurons fait triompher le principe de la sym- pathie, de la compréhension des sentiments et des idées d'autrui, de la justice rendue à toutes les intentions, du désintéressement, de la beauté, de l'héroïsme et du dévoue- ment aux causes idéales, ce principe sera..

PÉDAGOGIE

Tout système de philosophie, explicite- ment ou implicitement, aboutit à une doctrine d'éducation. William James, quant à lui, jugerait vide et futile une assertion qui ne signifierait pas une certaine direc- tion imprimée à la conduite humaine. Mais il semble que, pour notre philosophe, la question de l'éducation présente une impor- tance particulière. L'éducation est propre- ment le phénomène se fait le pacage de la théorie à la pratique. C'est en modi- fiant les hommes que les idées peuvent déterminer des changements dans le cours des choses. Or, si les Américains en général ont, par-dessus tout, l'ambition de n'être pas

108 WILLIAM JAMES

esclaves du donné, de ne point se borner à s'y adapter, mais de s'en servir, cette disposition d'esprit est, à plus forte raison, I celle de William James, puisque sa philo- sophie conclut à l'inachèvement éternel des choses et à la possibilité, pour la croyance et la volonté humaine, de jouer un rôle dans leur histoire.

Le problème de l'éducation n'est pas, pour James, une simple application de la science théorique : c'est la suite naturelle et logique, mais originale, de la théorie. En effet, le résultat général aboutit sa philosophie, c'est la valeur effective assurée à la notion de possibilité. Il y a dans l'homme, selon lui, et il y a hors de l'homme, une infinité de possibilités véritables. Le pro- blème se pose, dès lors, pour une intelli- gence, de savoir, d'une part, comment il faut s'y prendre pour éveiller, développer et rendre efficaces ces possibilités, en elles- mêmes latentes ; d'autre part, quelles possibi-

PÉDAGOGIE 409

lités, parmi cette multitude infinie, il con- vient d'élire, et dans quel sens il convient d'en orienter le développement. Or, l'homme étant l'être en qui, pour nous, commence ce passage du possible au réel, ce problème est, avant tout, le problème de l'éducation humaine.

La raison même qui, chez James, fait naître le problème pédagogique des conclu- sions de la recherche philosophique, déter- mine le rapport précis de la pédagogie aux connaissances théoriques sur lesquelles elle s'appuie.

Dans la plupart des systèmes, malgré qu'on en ait, la pédagogie tend à se réduire à une application mécanique des principes posés par les sciences théoriques correspon- dantes. En vain disserte-t-on sur la différence de la science et de l'art. Faute de principe propre, celui-ci, en fait, se voit ballotté entre le hasard et la tyrannie des règles. Chez James, l'art, foncièrement, est autre chose

110 WILLIAM JAMES

que la science : il contient plus qu'elle. Toute connaissance théorique, tout concept, est un extrait, une partie, plus ou moins déformée, de quelque réalité : le produit de l'art est une réalité. Au regard des formules qui indiquent quelques conditions de sa réalisa- tion, l'œuvre vivante contient quelque chose de réellement nouveau, d'irréductible, d'in- connaissable a |>non' pour la théorie pure. Et elle ne se réduit pas non plus à un mélange fortuit de concepts, à une réussite, vaine hypothèse imaginée pour conférer un sem- blant de vertu créatrice au mécanisme, et, par ainsi, le rendre capable de donner à certaines choses un air d'originalité. Il existe des êtres véritables, effectivement indivi- duels et actifs, qui, en réalisant leurs puis- sances au moyen des choses, franchissent les cadres de la science sans, pour cela, s'abandonner aux caprices du hasard.

D'autre part, il n'y a pas conflit entre l'ordre idéal poursuivi par le sujet agissant

PÉDAGOGIE 111

et l'ordre réel, doit s'insérer l'action origi- nale. Les lois naturelles sont des barrières que le sujet ne saurait sans folie vouloir enfreindre, mais en deçà desquelles une place demeure toujours disponible pour l'action libre. X Si donc la pédagogie repose sur la science, J particulièrement sur la psychologie, ni elle n'est une simple application de la science, ni elle n'est une pratique livrée, pour ce qui la distingue, à la fantaisie et au caprice : elle est, au sens propre du mot, un art, usant de la science avec intelligence, et avec liberté.

La pédagogie de William James a ce caractère remarquable, de ne point se poser tout d'abord le problème des fins. Savons- nous a priori si notre être a quelque desti- nation, si quelque devoir s'impose à notre volonté? Pour qui ne croit qu'à l'expérience,

112 WILLIAM JAMES

le seul point de départ légitime, c'est la réalité qui frappe tout d'abord nos regards. Et cette réalité, dans l'ordre de la vie psy- chique, c'est la dépendance de notre âme à l'égard du mécanisme corporel. Tandis que Platon et Aristote mettaient au premier plan , dans l'âme humaine, la partie rationnelle, la psychologie de James donne cette place à la partie active, et, par suite, fait de la bio- logie la base de la psychologie.

L'éducation humaine doit donc être, avant tout, mécanique. Elle consiste, en ce sens, à développer, chez l'individu, certaines habi- tudes, en employant, d'après les enseigne- ments de la science, tous les moyens appro- priés.

Les habitudes dont l'acquisition est le plus nécessaire sont évidemment celles qui se rapportent à la conservation et au déve- loppement normal de l'organisme et des fonctions psychiques.

Mais il importe de remarquer que l'homme

PÉDAGOGIE 113

a la faculté d'acquérir une foule d'habitudes dont tout d'abord il ne possédait aucun rudiment. Or il est utile qu'il se donne une grande variété d'habitudes. Chaque habitude est une force; et plus l'homme aura de forces à sa disposition, plus il sera capable d'actions diverses, plus il existera. On peut donc poser cette maxime fondamentale : pas de réception sans réaction; pas d'impression sans expression corrélative. Tout ce que l'on enseij?ne à l'élève doit être, pour l^KTfT point de départ d'une certaine habitude^ doit, te rminer, dans son org^anisme, un certain dépl^jp^fy^j; f^'ftyfivitp..

Mais, d'autre part, il importe que ces habitudes soient des possibilités, des puis- sances au service de l'homme, non des fata- lités qui le tyrannisent. L'éducateur veillera donc à maintenir dans l'âme la souplesse, la puissance d'adaptation, de changement, d'acquisition, d'essai, qui est son privilège. La multiplicité même et la diversité des

WILLIAM JAMES. 8

114 WILLIAM JAMES

habitudes contribuera déjà a les rendre plus dociles.

En voyant James commencer ainsi par dresser l'automate, afin de susciter en lui, grâce à l'influence du physique sur le psy- chique, certaines déterminations mentales, on pense à Pascal et à l'exhortation fameuse : Faites tout comme si vous croyiez; prenez de l'eau bénite et faites dire des messes : naturellement cela vous fera croire et vous abêtira.

Mais, à travers la ressemblance, la diffé- rence est grande. Pascal considère le cas d'un homme que sa raison porte à croire, et qui, néanmoins, ne le peut. L'obstacle, selon lui, est dans les passions, qui empêchent le cœur d'obéir à la raison. Il cherche donc le moyen de dompter les passions, et de rendre à lui-même cet esprit, qui s'est laissé duper par leur séduction. Il utilise, en ce sens, l'influence des actes sur les senti- ments. L'habitude de l'obéissance matérielle,

PEDAGOGIE 115

réagissant sur les dispositions du cœur, rendra celui-ci docile, et, du même coup, arrachera l'esprit, qu'il aveuglait, au sot contentement de soi-même et de ses préten- tieuses subtilités.

A la différence de Pascal, James, dans cette première phase de l'éducation, ne connaît de l'homme que l'automate. Il ne lui indique pas le moyen d'employer l'automate à faire exécuter par le cœur le commande- ment de la raison : il ne vise qu'à donner à l'automate humain toute la plasticité, puissance et perfection qu'il comporte, pré- cisément en tant qu'automate. Il y a en lui des virtualités, des forces latentes. La seule question, jusqu'ici, est de savoir comment ces virtualités seront tirées de leur sommeil, et amenées à l'état de forces organiques immédiatement capables d'effets psychiques. Il s'agit de créer des facultés psychiques, aussi nombreuses et variées que possible. Quelles déterminations morales doivent, par

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ailleurs, être recherchées; la vie humaine a-t-elle un autre but que sa propre conser- vation et le déploiement sans frein de ses puissances? A cette heure ces problèmes ne se posent pas encore, et James ne les posera que si l'expérience l'y conduit.

1 Le dressage mécanique de l'organisme et ' de l'activité n'est, d'ailleurs, que le premier stade de l'éducation.

En effet, un dressage qui vise l'âme humaine n'est ni ne peut être une opéra- tion toute mécanique, constituant, à elle seule, quelque chose d'achevé et de fini. Qui dit conscience, dit élection, choix en vue d'une adaptation; et à peine un phé- nomène prend-il la forme psychologique, qu'il contient autre chose que la résultante mécanique de ses conditions matérielles. Mais par cela même que la conscience, dès qu'elle s'exerce, choisit, elle tend à choisir

PÉDAGOGIE 117

d'une façon de plus en plus convenable. Or elle dispose, à cet égard, d'un instrument autre que la pratique et l'instinct pur et simple. Cet instrument, c'est l'idée. Grâce à l'idée, ou représentation mentale d'un état de conscience déterminé et de ses suites habi- tuelles, le moi peut transporter, par asso- ciation, à tel acte utile, qui le laisse indiffé- rent, l'intérêt qui présentement s'attache pour lui à quelque autre acte, et ainsi pro- curer à sa faculté de choisir une souplesse et une habileté nouvelles.

Or, rencontrant ainsi, dans l'âme humaine, par delà le mécanisme, l'idée, un éduca- teur docile aux suggestions de l'expérience se servira de cet instrument d'un autre genre, pour accroître la puissance et l'excel- lence de l'être humain.

L'idée rend possible des opérations très remarquables. Elle permet : de conserver la trace du passé; de se représenter quelque phénomène nouveau qui n'est

118 WILLIAM JAMES

. encore que possible ; d'employer les

I ressources que nous a léguées le passé à

\ réaliser cette nouveauté.

L'idée est ainsi le trait d'union entre l'an- cien et le nouveau, entre la conservation et la création. Par elle, l'homme, affranchi de la fatalité physiologique, fait servir le méca- nisme psychique, ce premier stade de la vie consciente, à la réalisation d'une forme d'existence supérieure. Ce qui était obstacle se tourne en moyen.

C'est ainsi qu'en considérant la puissance, non seulement de l'organisme, mais de l'idée, c'est-à-dire en élargissant son champ d'observation, en allant de la partie vers le tout, on voit celui-ci réagir sur la partie, et l'on est amené à corriger la conception de l'âme humaine que la considération exclu-

^ sive de la partie avait pu suggérer. Le rôle que joue l'idée dans notre vie nous apprend que le mécanisme physiologique n'est nulle-

I ment inflexible, qu'il présente, au contraire.

PÉDAGOGIE 119

une certaine souplesse, et qu'il peut, en quelque mesure, se modifier, de manière à offrir les conditions matérielles requises pour une vie plus large et plus haute.

Ainsi s'ajoute, naturellement, à l'édu- cation physiologique et machinale, l'édu- cation raisonnée et intellectuelle. Celle-ci apprend à l'homme à dominer le mécanisme physique. Elle doit aussi lui apprendre à maintenir la liberté de son intelligence à l'égard d'un nouveau mécanisme, propre- ment intellectuel, qui, selon le cours spon- tané des choses, tend à se constituer et à opprimer cette liberté.

William James appelle old-fogyism, quel- que chose comme encroûtement, la maladie spontanée de l'intelligence qu'il importe de prévenir ou de combattre, si l'on veut que cette faculté remplisse effectivement sa fonc- tion d'intermédiaire entre la conser\'ation et le progrès.

Les concepts dont est meublée, à un

i20 WILLIAM JAMES

moment donné, notre intelligence sont autant de moules qui lui permettent de rece- A'oir et de comprendre les objets qui lui sont offerts. Mais pour que nous voyions, en quelque mesure, tels qu'ils sont, les objets, nouveaux pour nous, qui nous sont offerts, et pour que nous soyons capables de tirer de ce que nous voyons des idées nouvelles, il faut, non seulement que nous choisissions les concepts les mieux appropriés aux objets donnés, mais encore, que nous fassions subir à ces concepts eux-mêmes les modifications que requièrent des objets pour lesquels ils n'ont pas été construits. Lold fogy est un homme qui a perdu l'empire sur ses con- cepts : il ne sait plus les assouplir et les adapter; il les applique tels quels aux objets qu'il veut saisir; et, dès lors, il ne comprend le nouveau qu'en le ramenant à l'ancien, c'est-à-dire en le niant. S'il fait, avec con- séquence, la théorie philosophique de son état d'esprit, il aboutit à n'admettre comme

I

PÉDAGOGIE 121

légitime, dans Tordre de la connaissance, que la science proprement dite, ou réduc- tion de l'inconnu au connu, du possible au donné, de l'avenir au passé; et il tient pour illusoire l'existence de l'art et de l'action, qui impliquent la création de quelque chose d'irréductible au donné. Lold-fogyism, dit James, est la tournure d'esprit que l'on raille chez les vieillards : ils ne compren- nent qu'eux et ils ne parlent que d'eux. Mais, à y regarder de près, il peut se pro- duire à tout âge. 11 y a de jeunes et tendres fogies qui ne le cèdent nullement aux vieil- lards racornis, quant à l'inaptitude à entendre ce qui dérange leurs idées.

L'éducation intellectuelle est essentielle- ment le traitement préventif du fogyism : elle apprend à garnir l'esprit du plus grand nombre possible de concepts largement utiles; et, en même temps, à maintenir intacte et vierge, autant que possible, la faculté d'adapter les concepts, expression du

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passé, aux objets nouveaux, qui font l'intérêt de l'avenir.

Tel est le second moment de l'éducation : il ajoute, à la possibilité de se déterminer d'après ce qui est déjà réalisé, celle de se déterminer d'après des fins purement idéales. Cette extension des possibilités est le fruit de l'idée, dont la nature est inter- médiaire entre ce qui est et ce qui peut être.

Ce second moment est-il le dernier? S'il l'était, nous devrions nous contenter de chercher du nouveau pour l'amour du nouveau comme tel, sans essayer de faire un choix entre les nouveautés. L'idée, en elle-même, est indifférente aux fins qu'on lui confie : elle jette dans le moule du donné et apprend à réaliser le mauvais comme le bon, le bizarre comme le génial, le juste comme l'injuste. Mais l'action pour l'action est-elle la fin suprême? Ne pouvons-nous

PÉDAGOGIE 123

pas, ne devons-nous pas chercher à déter- miner les objets vers lesquels l'action doit tendre, si elle aspire à posséder la perfec- tion que, chez l'homme, elle comporte?

A ce problème, que l'éducation intellec- tuelle elle-même nous induit à poser, se rap- porte une notion que nous trouvons pré- sente dans notre conscience, à propos de chacune de nos actions : la notion de valeur. Diriger la volonté vers les choses qui ont une valeur vraie, c'est le troisième et der- nier moment de l'éducation humaine : c'est proprement l'éducation de l'action, ou édu- cation morale.

Le point de départ de cette éducation, c'est l'effort pour guérir une sorte de maladie congénitale de la nature humaine : la cécité de chaque conscience à l'égard de ce qui se passe dans la conscience d'autrui. C'est un sujet qui tenait fort à cœur à William James, et qu'il a traité avec une émotion communicative dans sa célèbre

124 WILLIAM JAMES

conférence aux étudiants : On a certain Blindness in Human Beings (Talks to Teach- erSf etc., p. 229). Nous jugeons des autres par nous-mêmes : nous ne les comprenons pas. Nous méconnaissons les motifs de leurs actions, la manière dont ils conçoivent la vie, l'idéal qu'ils honorent et qu'ils rêvent de mettre dans leur existence. Nous suppo- sons qu'ils sont tout entiers dans les phrases qu'ils débitent pour dire comme nous, ou pour s'affirmer devant le monde, selon le barbarisme à la mode, comme si eux-mêmes osaient révéler, ou même voyaient claire- ment, les secrets mouvements de leur cœur. L'homme est pire et meilleur qu'il ne se dit. Ce serait chose plus intéressante qu'on ne pense, de se mettre parfois à la place d'autrui. Songeons, d'ailleurs, que la vérité, que le bien sont des objets trop grands, trop riches d'éléments divers, pour pouvoir être embrassés par un seul individu; et qu'ainsi il peut se trouver une valeur réelle dans

PÉDAGOGIE 125

des sentiments et dans des conceptions qui s'écartent des nôtres. La tolérance que nous devons à nos semblables n'est pas une con- descendance, un délai indulgemment accordé à ceux qui ne pensent pas comme nous, pour qu'ils se corrigent : c'est un devoir strict, et une nécessité. La tolérance est mal nommée : c'est sympathie qu'il faut dire; c'est dessille- ment des yeux de la conscience; c'est reconnaissance de la valeur qui appartient à la personnalité d'autrui, en cela même par elle diffère de la nôtre; c'est, enfin, com- munion des consciences dans l'effort com- mun pour réaliser un idéal qui dépasse la puissance d'un seul, et qui demande le plus d'ouvriers possible. Le point de vue moniste, chez de petits individus tels que nous, est étrange : l'univers nous vivons et il nous est donné, non seulement de nous développer, mais de nous enrichir, de nous grandir, d'agir et de créer, est un univers pluralistique.

126 WILLIAM JAMES

Qu'est-ce toutefois, proprement, que nous devons rechercher, aimer et seconder dans la conscience d'autrui? Car il ne suffit pas de vouloir autre chose que soi pour bien vouloir. Est-il possible de déterminer avec quelque précision ce qui vraiment constitue la valeur morale, ce qui donne du prix à la vie humaine? Décrire d'une façon adéquate l'objet proposé à notre activité est une entreprise contradictoire, puisqu'une telle opération suppose que l'objet en ques- tion ne contiendra rien que de déjà vu, et, par conséquent, sera un objet, non d'action, mais d'intellection pure et simple. Mais il doit être possible d'en tracer quelque crayon, si notre liberté est autre chose que caprice et hasard.

Or deux choses sont certaines. Pour qu'une vie humaine soit appréciée par une conscience qui se place précisément au point de vue de la valeur, il faut que cette vie présente, en premier lieu, ce qu'on appelle

PEDAGOGIE 127

vertu, à savoir : courage, abnégation, pureté d'intention, persévérance, bonne volonté. En second lieu, il faut qu'elle soit consacrée à la poursuite d'un idéal digne de ce nom.

Et à ces deux conditions il en faut joindre une troisième : c'est que ces deux condi- tions elles-mêmes soient intimement unies. Ni l'une ni l'autre, prise séparément, ne fait une vie grande. Ni la vertu sans idéal ne peut prétendre au nom d'héroïsme : l'ambi- tieux pur et simple déploie des vertus, et certains scélérats sont capables d'abnéga- tion; ni la pure conception d'un idéal ne suffit à ennoblir l'homme : quelle distance n'y a-t-il pas entre penser et faire; et nos pensées ne sont-elles pas en nous, plutôt qu'elles ne sont nous-mêmes?

Ce qui confère k la vie une valeur, c'est la vertu en tant qu'elle s'emploie à servir une grande cause; c'est l'homme, se donnant, se dévouant, pour réaliser quelque chose de vraiment supérieur à lui.

128 WILLIAM JAMES

Et maintenant, continuera-t-on à demander en quoi consiste précisément cette forme supérieure d'existence que nous appelons l'idéal, et quelles sont, au juste, les modes d'activité que nous appelons vertus? Certes, on aura raison de continuer à poser ces questions ; mais il n'appartient pas à une philosophie de l'expérience et de l'action de chercher à y répondre une fois pour toutes, comme ferait un rationalisme scien- tiste. La vie est et demeure un problème, infini comme elle-même, et qu'elle seule peut progressivement résoudre.

CONCLUSION

Tandis qu'il se préparait ù faire ce voyage d'Europe, son espoir suprême, d'où il ne devait revenir, hélas! que pour mourir, William James achevait la préface d'un résumé de sa philosophie, à l'usage des étu- diants, qui lui avait été demandé de toutes parts, et qu'il songeait à intituler : Introduc- tion to Philosophy. Je lis dans l'excellent article du professeur Perry [The Harvard Graduâtes Magazine, décembre 1910), qu'à travers les cruelles souffrances, les émotions terribles qui ont signalé ce voyage, le pro- fesseur James, qui avait emporté les papiers relatifs à cet ouvrage, y a travaillé sans

WILLIAM JAMES. ^

130 WILLIAM JAMES

relâche, et qu'il est rentré chez lui l'ayant à peu près terminé. Et j'apprends de Harvard que l'ouvrage va paraître ce printemps 1911, sous le titre : Some Problems in Philosophy ; « Problèmes de Philosophie ». Il contient six chapitres : l'être, l'un et le multiple, le per- cept et le concept, l'infini, la cause, la foi religieuse. Le style, malgré la hâte de la rédaction, est, plus que jamais, franc, simple et beau. Que la mémoire du maître soit remerciée pour ce dernier bienfait; car lui seul pouvait écrire ce résumé universelle- ment désiré.

Quant à nous, le moindre article du génial écrivain nous paraît si riche de faits et de suggestions, si directement puisé, en toutes ses parties, dans le commerce des choses elles-mêmes, si chargé de pensées et d'expressions curieuses, sur lesquelles on voudrait méditer à loisir, que, contraints de faire un choix, nous nous demandons à chaque pas si les vues que nous laissons de

CONCLUSION 1 3 1

coté ne sont pas plus intéressantes encore que celles que nous relevons. L'étudiant qui, rudement, rappelait à l'ordre le profes- seur James, parce que celui-ci oubliait de le chauffer en vue de l'examen, avait raison. James ignorait, ou plutôt il condamnait l'art de transformer l'activité de l'esprit, per- sonnelle et incessante de sa nature, en pro- duits industriels que l'on achète tout faits, et que l'on cède à d'autres sans y avoir touché que du bout des doigts. Il appelait bald-headed and bald-hearled : chauves de tète et de cœur ces étudiants sans vie inté- rieure, sans sève et sans enthousiasme, qui ne pensent pas, qui ne cherchent pas, et qui, pour faire figure au baccalauréat, s'appliquent sur le cerveau quelques lam- beaux de science, comme une perruque sur un crâne stérile.

C'est le premier trait, fort remarquable, de la philosophie de James : elle est anti-acadé- mique, anti-officielle, anti-scolastique ; elle

132 WILLIAM JAMES

s'adresse à tous, elle parle la langue de tous.

Ce caractère extérieur est lui-même l'effet d'un important caractère interne. William James ne prend pas son point de départ dans les concepts élaborés par les philoso- phes antérieurs, pour les soumettre à une élaboration nouvelle et en former quelque combinaison inédite. Plus encore que dans les livres des philosophes il lit dans le livre de la nature et des sciences, et dans le grand livre du monde, et en lui-même. « Con- cret, solide, épais », c'est-à-dire plein de réalité vivante : c'étaient les mots qu'il employait pour désigner des conceptions dignes d'intérêt. c< Abstrait » emportait, dans son langage, l'idée de factice, d'acadé- mique, d'inutile.

En ce temps il semble que la philo- sophie traverse une période critique, notam- ment par suite de son commerce de plus en plus étroit avec les sciences positives, l'écla- tant exemple donné par James d'une pensée

CONCLUSION 133

qui, persuadée qu'elle ne se suffit pas, se plonge avidement dans la réalité elle-même, dans la science et dans la vie, pour s'y retremper et s'y rajeunir, est propre, semble- t-il, à frapper les intelligences.

Il est visible, d'ailleurs, que William James, critique irrévérencieux des grands systèmes, ne se propose pas, quant à lui, de créer un système nouveau. Je n'ose dire qu'il aurait signé le mot superbe d'Emerson : With consistency a great soûl fias simply nothing fo do : a Une grande àme n'a que faire de la consistance logi- que ». Mais à coup sur une contradiction logique le scandalisait moins qu'une idée sous laquelle il lui paraissait impossible de mettre un fait. Au fond, il ne méprisait nul- lement l'unité logique, mais il la plaçait devant l'esprit, comme un but, et non der- rière, comme une chose donnée. Nous ne savons pas a priori, estimait-il, si l'unité logique existe dans les choses, mais nous

134 WILLIAM JAMES

cherchons à l'y voir et à l'y mettre. L'événe- ment seul montrera dans quelle mesure l'univers la réalise ou la peut réaliser. D'ail- leurs, il est bien difficile d'affirmer que ce qui apparaît comme contradictoire lorsque l'on est placé à un certain point de vue, demeurerait tel, pour qui saurait s'élever à un point de vue supérieur. Il semble contradic- toire que l'esprit agisse sur la matière et la matière sur l'esprit. Cette vue, pourtant, répond assez fidèlement à notre expérience première, et il convient de l'admettre, au moins proA^isoirement. Mais peut-être une expérience plus profonde est-elle capable d'atténuer, de dissoudre même cette appa- rente contradiction.

La philosophie de James est essentielle- ment ouverte. Il va devant lui hardiment, avec l'expérience pour unique guide. Le résultat de son investigation est fort remar- quable.

CONCLUSION 135

Il part de la science, comme si elle était, à elle seule, tout le savoir. Et le développe- ment même de la science ramène finale- ment, à ses yeux, un genre de spéculation qui, d'abord, paraissait exclu par sa mé- thode même : la métaphysique. La psycho- logie fait la transition.

De une conception originale des rap- ports de la métaphysique et de la science. La métaphysique ne saurait se passer de la science : elle en vit. Mais la science ne sau- rait abolir ni absorber la métaphysique : celle-ci possède, en face de la science, son principe et sa réalité propre, comme le vivant en face des substances dont il se nourrit. Individualité respective et solidarité tout ensemble : telle est, de part et d'autre, en des sens divers, la condition de la science et de la métaphysique.

L'idée essentielle de la métaphysique de James est l'identification de la réalité avec l'expérience la plus large, la plus complète,

136 ^VILLIAM JAMES

la plus profonde et la plus directe, à savoir avec la vie la plus intime de la concience.

Die Geisierwelt ist nicht verschlossen, Dein Sinn ist zu, dein. Herz ist /o/* :

Cette doctrine swedenborgienne circule, semble-t-il, à travers toute l'œuvre de James. Le problème métaphysique est celui des rela- tions, non de phénomène à phénomène, ou de concept à concept, mais d'être à être. La cécité dont nous sommes affligés en ce monde à l'égard de la personnalité intérieure des autres hommes n'est pas incurable. Il y a, pour qui sait ouvrir les yeux de son esprit, des relations autres que la relation externe et mécanique d'atomes impénétra- bles. Il y a des relations véritablement internes. L'expérience religieuse saisit cette communauté profonde.

La métaphysique consiste à prendre une

i. Le monde des esprits n'est pas fermé : c'est ton intelligence qui est fermée, c'est ton cœur qui est mort. Goethe, Faust, I.

CONCLUSION 137

conscience croissante du monde, dit surna- turel, où l'individualité participe de la soli- darité; et à y relier, de plus en plus étroite- ment, ce monde prochain et matériel, le sentiment de nos besoins immédiats pour- rait nous faire croire que notre destinée se déroule tout entière. Et, tandis qu'elle con- sidère les choses sous cet aspect, la métaphy- sique contribue à faire qu'elles soient telles.

Philosophie très cohérente, en somme, et de plus en plus claire, à mesure qu'elle se développe. Sur un point peut-être, toutefois, la pensée de James était-elle encore en train de se définir.

Si, visiblement, il prend pour devise la formule de Faust : Im Anfang ivar die Tat : « Au commencement était l'action », qu'é- taitr-ce, au juste, ta ses yeux, demanderons- nous, que cette action, origine des choses?

138 WILLIAM JAMES

Que sont ces relations spirituelles entre con- sciences, fonds ultime et modèle inimitable des relations physiques que perçoit notre conscience sensible? N'y entre-t-il que de l'amour et de la volonté, à l'exclusion de l'intelligence? S'il en était ainsi, ne faudrait- il pas dire qu'elles-mêmes ne sont encore que des faits, dont toute la supériorité sur les faits physiques se réduit à être plus inté- rieurs et plus primitifs? Ces relations sont- elles simplement données, c'est-à-dire, en définitive, fortuites et irrationnelles?

Il les faudrait tenir pour telles, si la puis- sance de coordination que nous appelons raison n'avait d'autre mode d'existence que cet entendement statique dont James a com- battu les prétentions dominatrices avec tant de vigueur. A en juger par son langage, on pourrait croire parfois qu'il réduit la raison même, dans la totalité de ses manifesta- tions et jusque dans son essence, à n'avoir d'autre objet que l'absolu, l'un et l'immobile.

CONCLUSION 139

La raison serait, dès lors, exclusivement abstraite; et, prise pour norme d'une pensée qui veut saisir le concret, elle ne pourrait être qu'une maîtresse d'erreur.

Il est remarquable, toutefois, que, mal satisfait, comme philosophe, des rapports se confine la science, en tant que ces rap- ports ne lient les choses que du dehors, et, par suite, ne sont encore, eux-mêmes, que des faits bruts, James a cherché, de plus en plus curieusement, sous ces solidarités méca- niques, des solidarités comprises, consen- ties, appelées, voulues par la pensée inté- rieure et consciente des êtres, donc, en somme, plus véritablement intelligibles. Il ne serait donc pas, semble-t-il, contraire à sa tendance profonde d'admettre, derrière la raison statique des dialecticiens, liste toute faite de catégories immuables, une raison vivante et concrète, ayant affaire, non à des concepts vides, mais aux êtres mêmes, et jalouse, non seulement d'unité, d'immuta-

140 WILLIAM JAMES

bilité et de nécessité, mais aussi, et par- dessus tout, de libre harmonie et de com- munauté interne.

Interprétation qui ferait, finalement, ren- trer la philosophie de James dans la grande tradition classique. Car c'était bien une raison supérieure au pur entendement logique, ou ô'.àvo'.a, que ce vgj; de Platon et d'Aristote, auquel appartenait, avec l'intelligibilité, l'in- telligence, la causalité et la vie. Certes, la philosophie grecque a surtout pour objet de fixer le changeant et de rassembler le mul- tiple, en les soumettant à des fins détermi- nées et stables. Dans cette philosophie, tou- tefois, une initiative et une activité de l'es- prit s'éveillent, qui, tout en se distinguant de l'un logique et vide, ne se confondent nullement avec le devenir fortuit et automa- tique de la matière. Et c'est en développant ces vues, à la suite du néo-platonicien Plotin, que les modernes, sous l'action du christia- nisme, dégagèrent et exaltèrent de plus en

CONCLUSION 1 4 1

plus la puissance créatrice qui domine les fins mêmes du monde, et à laquelle ces fins empruntent leur existence, leur cohésion, leur liaison en quelque sorte mathéma- tique, leur nécessité et leur fixité relatives. Or, si cette puissance créatrice doit être conçue comme supérieure à la raison logique, laquelle, comme tout ce qui est fixe, ne représente qu'un moment de la vie des choses, vu du dehors et fixé artificiellement, rien n'empêche qu'elle-même soit raison encore, raison souple et vivante, analogue, éminemment, à la raison, à la fois théo- rique et pratique, spontanée et réglée, que nous trouvons en nous. Si la raison, dis- tinguée de l'action en un sens purement logique, selon les seuls principes d'identité et de contradiction, n'est plus qu'une table de catégories inertes; et si l'action, réduite, elle aussi, en pur concept, dégénère en changement aveugle, fortuit et matériel : la raison et l'activité, conçues, ainsi qu'elles

4 42 WILLIAM JAMES

nous sont données dans notre propre expé- rience, comme pénétrables l'une à l'autre et susceptibles de ne faire qu'un, participent essentiellement de la nature l'une et l'autre. Comme la raison est parente de l'activité, ainsi l'activité est parente de la raison.

Dès lors, dire avec William James : Im Anfang icar die Tat, ce n'est pas signifier : Au commencement était l'action, à l'exclu- sion de la raison. Tout en admettant cette formule, rien ne nous empêche de maintenir le grand principe de ce Descartes, qui, lui aussi, professait la libre création de la vérité : « Nous ne devons concevoir aucune préférence ou priorité entre l'entendement de Dieu et sa volonté ^ »

1. Lettre à un R. P. Jésuite, 15 mars 1664.

TABLE DES MATIERES

Introduction 1

Vie et personnalité de William James. ... 5

Philosophie de William James 23

I. La Psychologie 23

II. La Psycholop-ie religieuse 48

IH. Le Pragmatisme ùo*

IV. Les vues métaphysiques 94

V. Pédagogie 107

Conclusion 129

310-11. Couloramiers. Inip. Paul BRODARD. 4-11.

A

Ur

La ElbtlotkQ.qaQ. Université d'Ottawa Echéance

Tho, LlbKo

University of

Date Due

SEP 29 '8

1

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B 945 .02465 1911

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