LES GRANDS ARTISTES

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Les Deux

Canaletto

Par Octave UZANNE

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LES GRANDS ARTISTES

Les Deux Canaletto

LES GRANDS ARTISTES

COLLECTION D'eNSEIGNEMENT ET DE \"I"LGARlSATION

Placée sous le Haut Patronage

Il I

L'ADAUNISTRATIOX DES BEAIX-ARTS

Volumes parus:

Boucher, par Gustave Kahn.

Carpeaux, par Léon Riotor.

Chardin, par Gaston Schéfer.

Louis David, par Charles Saunier.

Eugène Delacroix, par Maurice Tourneux.

Donatello, par Arsène Alexandre.

Douris et les peintres de vases grecs, par E. Pottier.

Albert Durer, par Auguste Marguillier.

Fragonard, p:ir Camille Mauclair.

Gainsborough, par Gabriel .Mourey

Gros, par Henry Le.monnier.

Hogarth, par François Benoit.

Ingres, par Jules Momméja.

Jordaëns, par Fierens-Gevaert.

La Tour, par .Maurice Tourneux.

Léonard de Vinci, par Gabriel Séailles.

Claude Lorrain, par Raymond Bouyer.

Luini, par Pierre Gauthiez.

Lysippe, par Maxime Collignon.

J.-F. Millet, p r Henry Marcel

Percier et Fontaine, par Maurice Fouché.

Poussin, par Paul De-jardins.

Praxitèle, par Georges Perrot.

Pierre Puget, par Philippe Auquier.

Raphaël, par Eugène Muntz.

Rembrandt, par Emile Vephaeren.

Rubens, par Gustave Geffroy.

Ruysdaël, par Georges Riat.

Titien, par Maurice Hamel.

Van Dyck, par Fierens-Gevaert.

Velazquez, par Élie Faure.

Watteau, par Gabriel Séailles.

Volumes à paraître :

Fra Angelico, par André Pératé.

Jean Goujon, par Paul Vitry.

Meissonier, par Léonce Bénédite.

Michel-Ange, par Marcel Reymond.

Paul Potter, nar Emile Michel.

Puvis de Chavannes, par Paul Desjardins.

7243-06. CoRBEiL. Imprimerie Kd. Crété.

LES CxRANDS ARTISTES

LEUR VIE LEUR ŒUVRE

Les Deux

Canaletto

PAR

OCTAVE UZANNE

BIOGRAPHIE CRITIQUE

ILLUSTRÉE DE VINGT-QUATRE REPRODUCTIONS HORS TEXTE

PARIS

LIBRAIRIE RENOUARD

HENRI LAURKNS, ÉDITEUR

6, RUE DE TOURNON (VI«)

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LES DEIX CANALETTO

ANTONIO CANAL (ioot-itus). - BERNARDO BELLOTTO (I7yi-1780)

LA VEiMSE OL ILS PKl(;MRE?sT

Le Canalello! Ce nom unique quilhistrèrcnt, ensemble et successivement, à un degré variable, dont il est malaisé de dilTércncier la valeur, deux peintres dévoués à l'architecture, aux aspects et perspectives dune incomparable cité, ce nom évoque magiquement, depuis deux siècles et plus, la Venise souveraine de l'Adriatique, son palais des Doges, ses Procuraties, sa Piazza avec son campanile dominateur et ses pili aux piédestaux de bronze, aux étendards llottanis à l'extrémité des mâts, San Marco, le grand Canal, ainsi que nombre d'églises, de Palais, de vues générales exprimant en des suites d'estampes, de somptueuses cérémonies peuplées de patriciens en fête, de gondoles de gala, de cortèges pompeux et de masques é(juipés pour l'intrigue.

Quicon([ue a visité les galeries d'art de Dresde, de Var- sovie, de Londres, de Windsor, de Vienne, du Louvre à Paris, ef combien d'autres collections publiques ou parti- culières des deux continents, ne peut oublier l'œuvre pré-

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cieuse et variée de ces deux Vénitiens également épris de la beauté monumentale de leur pairie, à ce point de l'avoir peinte infatigablement sous tous ses aspects arcbitecturaux au cours d'existences laborieuses. On peut dire qu'ils sentirent et rendirent, grâce à une rare subtilité dart, toute la féerie d'atmosphère privilégiée et tout l'enchan- tement de ses perspectives entre ciel et eau, de cette admirable Venise qui est demeurée, malgré ses ruines, la cité du rêve, de l'amour et de l'idéal.

Combien d'artistes voyageurs à travers les musées d'Europe ont pris plaisir à regarder, à admirer, à étudier les œuvres de Canaletto qui y sont exposées en plus ou moins grand nombre et à se familiariser, ici et là, .avec l'art et la technique de ces peintures, sans se préoccuper d'une attribution à Antonio Canal ou à Bernardo Bellotto, son neveu et disciple. Fût-ce dans les brouillards de Londres ou dans les neiges de Saint-Pétersbourg, la vision des toiles si habilement perspectivées des Cana- letto, contribue merveilleusement à faire surgir dans le souvenir l'apparition de la douce et accueillante cité indolemment couchée dans le rayonnement solaire, - telle une princesse d'Orient, sur les rives de la glauque lagune, dont les eaux frémissantes mirent ses inoubliables parures de marbre, de mosaïque et d'or.

Devant ces toiles si captivantes aujourd'hui dispersées sur tous les points du globe et qui souvent sont catalo- guées inditTéremment : Le Canaletto, qu'il s'agisse ou non de l'oncle ou du neveu; - devant ces tableaux d'une

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rigoiirouso exacliliidc de détail, ceux qui savourèrent l'ivresse d'aimer, de senlir, de comprendre Venise, j'elrouvent en nn moment comme nn passionnel rappel de tont ce qui les y charma.

C'est qu'à vrai dire, la Venise pittoresque du xvui', celle que chantèrent nos voyageurs, nos philosophes et nos poètes, eùl ('té en partie ignorée des temps futurs, si Antonio Canal et Bernardo Bellotto n'avaient pris soin de retracer, pour nous en conserver le caractère avec une méticu- leuse exactitude, le portrait de cette incomparahle cité faite de nobles et sereines architectures et qui fut si incroyablement favorisée à la fois dans sa topographie et dans son décor prestigieux, en grande partie oriental.

Ce n'est point tant seulement pour l'image réelle qu'ils nous retracent des choses du passé que nous devons savoir gré de leur immense effort aux Canaletto. Leurs toiles consignent, à vrai dire, la physionomie ouverte et les nroin- dres traits souriants de ce que fut la Venise décadente, mais, ce qui est surtout précieux, à notre sens, c'est que ce lidèlc et consciencieux portrait est le plus souvent extraordinairement animé de pensée et de vie, c'est qu'il traduit a nos yeux tous les mouvements, qu'il résume à souhait l'expression d'une époque et que, loin d'être monotone et impassible, il rellète pour ainsi dire, dans la beauté de leurs ligues, l'esprit capricieux des monu- ments, la transparence fantasmagori(|ue des canaux, l'image et la solennité des places oii le bruit, la gai té, le plaisir lirent palpiter les l'ouïes.

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Le grand Canal, le Riallo, la Sainte, Saint-Gérômc, la Giudecca, la Dogana, le palaisdes Doges, le palais Grimani, maints autres aspects de Venise, dans leur noble plastique nous y sont tour à tour précieusement révélés. Nous y voyons également le Vénitien aller, venir, monter en gon- dole, descendre les perrons d'églises, promener son ombre sur les dallages de la Piazzetta, aux jours calmes de l'hiver, sinon dans le clair rayonnement du soleil printanier. Nous y retrouvons, selon les circonstances, la populace massée avec curiosité au-devant du Bucen- taure, alors que s'exerçaient les rites de la République sérénissime, ou bien nous y voyons ce même Bucentaure fixé à la Riva et couvert de sa bâche préservatrice.

C'est précisément ce qui donne à l'œuvre des deux Ganaletto, en dehors même de sa supérieure valeur tech- nique, sa plus haute signification historique. Par d'autres moyens, mais avec une intensité d'expression au moins égale, ces peintres ont collaboré en quelque sorte avec les auteurs de mémoires, les librettistes, les archivistes, qui, à l'exemple de Zanetti, s'efTorçaient d'exprimer les mœurs et les événements de leur temps. Ils ont situé à vrai dire le décor des faits et précisé les perspectives des grandes artères de celte ville ondoyante et pittoresque dont le dernier siècle de splendeur eut tant de vitalité, d'expression et de caractère.

Ce qui double le plaisir qu'on peut trouver devant un Ganaletto, ce n'est point qu'on y puisse reconnaître tel décor préféré, tel coup de lumière vive sur une façade,

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tel jeu d'ombres puissantes et paisibles, telles silbouelles (le Irtitures ou de dômes sur le ciel alliqiie, c'est cette myslérieuse présence de la vie, cette délinilive survivance d'un passé disparu.

Pendant la presque lotalilé du xviii'' siècle, Antonio Canal et son élève, neveu et continuateur, Bernardo Bellotto, assistèrent à l'ultime évolution de la Venise répu- blicaine.

Ils la connaissaient déjà lorsqu'elle tremblait sous le régime soupçonneux de son terrible Conseil des Dix et il s'en fallut de peu qu'ils n'assistassent à son délinitif déclin. Ils eurent au moins le privilège d'y vivre avec assez de suite pour en posséder toute l'essence caractéris- tique, comme des amants qui n'ignorent rien de toutes les beautés secrètes de leur maîtresse cbérie. Ils assistèrent à l'heure la plus émouvante et la plus aimable <!c sa déca- dence, entre cette année 1097 qui marqua la naissance d'Antonio Canal et l'an 17S0 (jui vit mourir Bernardo Bellotto, bien loin de sa ville rose et bleue, dans les frimas de Varsovie.

En effet, ces deux maîtres artistes ne purent écouler paisiblement leurs jours dans la sécurité et les honneurs que leur réservaient leurs concitoyens ni consacrer tout leur talent à la peinture exclusive des monuments véni- tiens, doubb'S par le rellet moiré des eaux. Ils crurent devoir chercher à l'étranger, ils étaient appelés, une vie plus large, de nouveaux motifs d'architecture, l'éclairage d'autres ciels, peut-cire aussi des succès plus

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généreusement rémunérés. Venise toutefois servit, à l'oncle surtout, de principal thème à peintures et de port d'attache à une existence vagabonde. L'un et l'autre ne quit- tèrent leur alclier, leurs amis, la belle lumière ambiante d'entre ciel et eau que pour y revenir souvent plus épris de la beauté nacrée et de l'orient cliarmeur de la perle de l'Adriatique.

Dans les voyages, auraient-ils pu dire tour à tour, il y a, surtout pour des Yénitieas, une joie indicible, pro- londe, inoubliable, celle du retour à la Lagune.

Venise, telle qu'ils la connurent et peignirent, la Venise des Canalelto, celle qu'ils exprimèrent sur leurs toiles et gravures était, au milieu duxvui' siècle, singulièrementdif- férente de ce qu'on la vit depuis. Ce fut alors la nourrice berceuse de Piétro Longhi, de la Rosalba, de Guardi, des deux Tiepolo, de Goldoni, de Gozzi, du cynique BafFo, de l'obscène Buraltiou du tendre et galant Giacomo Mazzola. Cette ville captivante distillait comme une sirène, à ses citoyens charmés, une ivresse de joie paresseuse et aussi une morbidesse portanfaux plaisirs nonchalants, aux labeurs capricieux, qui rendaient son séjour précieux entre tous.

Le peuple vénilien était alors, pour ainsi dire, lout à la poésie. Il composait ou récilait des stances à chaque occasion, se pressait au théâtre et aimait à ce point le spectacle qu'à défaut d'autre régal, il écoutait avec délices les boniments des charlatans juchés sur les tréteaux des places. Toujours prêt à mêler avec une même ardeur le

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profane au sacré, il interrom[)ait, à riicure do l'angôlus, le jeu de ses acteurs favoris pour dire à haute voix el dovotieusemcnt un Ave Maria. Le Vénitien n'ouliliait ni la date des régates sur le grand Canal, ni celle des fian- çailles du Doge, ni les magnifiques réceptions d'ambassa- deurs près laSérénissismo République, ni les solennelles processions au parvis de Saint-Georges-TVIajeur, toutes superbes fêtes de belle allure décorative dont Antonio Canal montra souvent <lans ses toiles ou gravures l'extra- ordinaire animation et la rare somptuosité.

11 suffit de porter les yeux sur les compositions des deux Canaletto, sur celles de Piétro Longhi, de (luardi et de Locatelli, qui fut également savant «architeclurisle », pour se convaincre que Venise connaissait également, et môme le plus souvent, des jours d'apaisement, de quié- tude monacale, d'assoupissement. Dans le calme et le silence relatif des êtres et des choses, il y avait alors comme une placidité provinciale, comme une torpeur de béguinage, comme une accalmie sur les canaux qui sem- blait délicieuse aux penseurs, aux amoureux et aux peintres.

11 semblerait, à notre avis, ([u'Antonio Canal et Ber- nardo Hellotto aient pris plus particulièrement plaisir à exprimer souventes fois sur leurs toiles cet aspect pai- sible, recueilli, aimable, cette saisissante sérénité des places ofi l'homme n'appai-aît dans le cadre des monu- ments que pour en donner en quelque sorte l'échelle exacte. Ils aimaient l'un et l'autre cet apaisement de vie

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sur Teau, alors que les gondoles n'étaionl plus des nids d'intrigues amoureuses, et cette paix silencieuse des places traversées par les petits abbés allant sagement à l'église, à celte heure oii les masques inquiétants demeu- raient aux vestiaires des coureurs d'aventures.

La Piazza, centre de toutes les fêtes ve'nitiennes, qu'à certains jours" envaliissait le peuple carnavalesque, apparaît le plus souvent, dans leurs œuvres de froides perspectives, ainsi qu'une vaste esplanade à peu près déserte que se partagent, en une heure de méridienne, un pan de soleil et une nappe d'ombre, et circulent, d'un pas mesuré et assagi, quelques rares citadins, campés à la façon des personnages de Callot et de Sébastien Leclerc qui, selon toute vraisemblance, se rendent h leur rendez-vous bourgeois ou à leurs alïaires.

Le cri professionnel des gondoliers, l'écho d'un chant d'église passant les portes des sanctuaires, les abois des chiens errants, le tintement d'une cloche lointaine et le heurt d'un marteau de bronze à la petite porte d'un palais, c'est à cela, sans doute, que devait se réduire, en certaines heures du jour, surtout en temps de carême, le bruit coutumier de la ville.

Antonio Canal et Bernardo Bcllotto purent donc aisément camper tour à tour leurs chevalets sur les ponts, les rives, les perrons des palais, sans y être bousculés par une cohue indiscrète et gênante. C'est dans cette quiétude ordinaire de leur nonchalante Venise, dans une sorte de sérénité ambiante qu'il leur fut loisible de

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l'cproiluire cette vue du Rialto ([u'on retrouve aujoui'd'liui ;i Florence, ces Santa Maria dclla Salale et ces Grand Canal tout «le paisible harmonie qui figurent au Musée Gorrer, à la Galerie Liechtenstein ou dans la Gol- lection Wallace ; ces douze Vue^ de Venise qui sont à Naples, cette merveilleuse Place Saint-Marc et cette exquise Piazzetta ([\\\ se rencontrent à Vienne, ce Palais ducal dont s'honore le Louvre et tant d'autres visions des canaux, de l'Arsenal, du quai des Esclavons, de l'École de San Rocco, duGanale Ueggio, de San Pietro de Gastillo dont les spécimens sont répartis à ^Yindso^ dans les galeries du château royal, à la National Gallery de Londres, à Modène, à Bergame, à Naples, à Grenoble, à Berlin et dans nombre de collections et galeries privées des grandes villes de l'Univers entier. La ju'oduction des deux Canaletto et de leurs imitateurs fut considérable en vérité, et c'est assurément au-dessus (fun millier de peintures que s'élève le total de leurs vues vénitiennes et allemandes.

La fortune commerciale de Venise, sa puissance maritime n'étaient alors certes pas encore abolies. Si cette ville douairière des cités nobles ne comptait plus, pour sa gloire, sur les nefs audacieuses des Marco Polo et des Martin Sanuto, si son dernier héros, Morosini, avait été emporté à iSauplie, elle guerroyait encore sur mer contre le Turc et parfois lui inlligeait de cruels échecs. Delà des céré- monies impr(n'is'''es, des fêtes somptueuses et fort déco- ratives (jui exaltaient la vie populaire et attisaient la

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verve de coloriste d'Antonio Canal et de son noven.

Ponr se consoler de ne pins conrir d'extraordinaires aventures, Venise, d'autre part, recevait chez elle les plus brillants et fastueux aventuriers. On les rencontrait surtout, non loin de San Moïse, dans une petite rue tumultueuse qui existe encore et se trouvait le Ridottu, maison de jeu l'on faisait sauter la corne aux dés, dans des réunions ultra-mélangées et galantes et qui sont restées célèbres. On revoyait ces joueurs de P/mraon, ces redresseurs de la fortune, à l'auberge Pellegrino, au « Cavaletto » sous les Procuraties, sinon aux petites tables du café Florian, coudoyant les honnêtes bourgeois et vidant des coupes de café à la santé des Vénitiennes aima- bles que connut le président Desbrosses et qu'on nommait alors Marion la Housse, Zabe/ta, Louise la BomahiP, etc.

En ce qui concerne les quartiers plus excentriques de Venise, les délicieuses petites estampes d'Antonio Canal sont pour nous retracer leur aspect désordonné, théâtralement décoratif, tout de contrastes pittoresques et de valeurs amusanles à l'œil. Ces eaux-fortes sont conçues avec une habileté, une saveur de facture d'un véritable précurseur ; oserait-on, que l'on dirait qu'elles semblent d'un Méryon vénitien. Le peintre, cependant, parait avoir eu une prédilection pour l'imposante mise en scène du Banco di /liera. Là, des sénateurs passaient dans leurs amples manteaux, des artisans traversaient la place, des sculpteurs, des peintres, des graveurs, des écrivains y flânaient, c'était un va-et-vient de privilégiés qui for-

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maicnl comme un Déeameron clioisi d'cimoureux do Venise.

Le peuple, tout alentour, vivait sa vie placide et non- chalante, professant, avec le vague orientalisme de l'absolu lazzaronisme, la théorie du moindre elTort et se montrant si ennemi de tout ce qui pouvait troubler sa quiétude qu'il redoutait môme le plaisir de la querelle ou celui de l'invective plaisante vis-à-vis des compatriotes ou des étrangers.

La « calle » ou ruelle, soit qu'elle fût silencieuse, soit qu'elle s'encombrât de cohue populacière, offrait à tout instant à la vision des artistes un spectacle rare et piquant avec ses ambulants marchands de tous comes- tibles, ses « frittureries » alléchantes, ses types de misé- reux; et de vaniteux paradeurs, ses tilles et ses baladins.

Les gravures d'Antonio Canal revit la luminosité de ses tableaux, mais qui expriment davantage d'intimité, nous montrent Venise ainsi que ses cours intérieures, ses carrefours, ses canaux, ses motifs indigènes qui déjà, avant lui, avaient tenté la verve du peintre vénitien Pia/- zetta.

Venise constituait en elfet, à l'époque y vécurent les deux Canaletto, un éternel spectacle en plein vent avec ses chanteurs et musiciens, ses diseuses de bonne aven- ture, ses montreurs d'animaux, qui tant de fois posèrent devant la joyeuse fantaisie de Pielro Longbi. Ce spec- tacle se magniliait à l'approche du symbolique navire, de ce Bucentaure amarré toute l'année ;ui pied du palais

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ducal et qui se trouvait poussé sur la moire de l'Adria- tique, le jour fameux du mariage dogal.

Tout portait à la composition de brillantes scènes au milieu de décors cliatoyants et divers. La ville seule, la cité monumentale y suffisait amplement, eût-elle été privée d'habitants. Les architectures aux formes et aux styles multiples apparaissaient comme de fiers poèmes de la ligne oîi, dans une perspective harmonieuse, les palais coudoyant les palais se juxtaposaient jusqu'à des arrière-plans brumeux et fins dans la blondeur d'une atmosphère impondérable. M. P. -G. Molmenti, dans son ouvrage de La Vie privée à Venise^ a retracé un croquis lapidaire de la ville alors ([ue s'y évertuait le talent magistral des deux peintres dont nous essayons la difficile monographie.

« L'architecture, dit-il, se laisse alors aller à toutes les extravagances. Tantôt elle déchiquette la pierre, tantôt elle entasse les ornements, voulant, selon le mot de Tiraboschi, introduire jusque dans les bâtiments les métaphores et les concetti.

(( Parmi les architectes à l'imagination confuse, le plus fameux fut Balthasar Lenghena qui, dans ses ouvrages, au milieu des entablements sans élé- gance, des tympans brisés et des arcs à paraphe, déploie encore une puissance grandiose. Les nombreux édifices religieux et civils de ce temps montrent à quel point les talents passèrent toute mesure dans l'extrava- gance et l'étrangcté. Sur le portail de la Santa Maria del

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(li^iio, bâti par Sardi, avcd'argcntde la famille Barbaro, se pavanent des statnes coi liées d'immenses perruqnes, et snr les piédestaux des colonnes s'étalent les plans topographiques des villes de Rome, de (Candie, de Padoue, de Corfon, de Spalato et de Pavie. Le faux goût dépare également 1 église de Saint-Mo'i^e d'Alexandre Trémignan, celle des Scalzi, riche en marbres et folies, et plus encore celle de l'Ospedaletto, u'uvre absolument dépravée de Longhene. »

La sculpture contribuait encore à la corruption du goût architectonique en la surchargeant à l'excès.

« Cinquante types de gothique se succédaient au lil des canaux, dit encore Molmenti, apportés |)ar des inliltrations du goût venues de tous les points de l'hori- zon. » Les Ganaletto y trouvaient à reproduire le gothique déjà sévère de lîavenne, l'étonnante somi)tuosité du gothico-byzantin, et des amalgames de gothiques indé- hnis et de mauresques indéniables, ainsi que toute la llore de la Renaissance, et, dans une unité parfaite, le composite le plus inextricable des architectures (jui, à la suite de voyages ou de conquêtes, avaient tour à tour pris leur droit de cité en cette Venise aussi accueillante aux styles qu'aux hommes de tous les pays.

« Un écusson à la cassure d'un mur, les cheminées iiottées, les hauts perrons, la colonne de granit ofi le Lion de Saint-Marc, assagi, rentrait ses grilfes, l'élan de pierre du Campanile, les parvis d'églises, l'eau Irisée et écaillée des canaux, tel était le milieu uiii(|ueoù, avec des

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poses liorenicnt iiaLurcllcs et des élégances nées, so campaient les gens de peu el les personnes de qualité.»

Tous d'ailleurs, et quelle que fût leur culture, parti- cipaient à la vie intellectuelle de la cité. Il n'était pas jusqu'aux; marchands qui dressaient leurs tentes devant Saint-Marc, jusqu'aux gondoliers et aux portefaix, qui ne prissent intérêt aux choses de l'esprit. Si Venise était, à coup sûr, le tripot de l'Europe, elle était par contre l'une des villes les plus cérébrales de son temps. Le peuple ne se désintéressait point des conllits homériques de l'abbé Chiari, fidèle au vers martellien de quatorze pieds, de Goldoni, ennemi du masque et des improvisations de la Commpjlia clcll'arlo, et de Go/zi, champion de l*anta- leone, de Trufîaldin ou de Brighella le moustachu. Pas- sionnément on sifllait, on acclamait la Teodora Ricci, prima donna que s'arrachèrent les théâtres de San Sal va- dure, de San Samuel et de Sant'Angelo. Quant à l'œuvre des Canaletto, elle était louée et estimée généralement. On racontait avec plaisir qu'Antonio Canal se trouvait justement honoré de la puissante protection d'un Algaroti, ami d'Auguste III, roi de Pologne, de Frédéric de Prusse et de Voltaire; on semblait lier de l'estime universel- lement attachée au talent de peinture des derniers Véni- tiens. Ne pouvant plus conquérir le monde par les armes, on était ravi de le dominer encore par l'esprit et le talent. Cependant les artistes voyagaient : Sébastien Ricci parlait pour Londres, la Rosalba Carriera venait à Paris, An- tonio Canal débarquait en Angleterre, Bernardo Bellotto

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s'arrêtait à Varsovie ou à Vienne, et tous réussissaient iiors (le leur clière Venise abandonnée ils revenaient avec joie convertir en ducats d'ior les pelites fortunes acquises au dehors.

Antonio Canal était membre de l'Académie des Argo- nautes fondée à la fin du xvii'' siècle par Marc Vincent Coronelli pour le progrès des sciences géographiques, avec la devise : Plus ultra. Apostolo Zeno et Pietro l'ariali créaient Y Academia degli Animosi (audacieux) pour faire la guerre au mauvais goût ; Gozzi présidait un cénacle illustre, tandis que le salon de sa femme Luisa Bergalli, poète, traductrice de Térence, était fort fréquenté par de beaux esprits disciples de l'abbé de Bernis, de Voltaire, de Jean-Jacques et des nombreux lettrés français qui fré- quentaient la Sérénissime République.

Jean-Baptiste Brustolone gravait alors d'après Antonio Canal trente-deux planches demeurées célèbres. Tiepolo éprouvait un vif plaisir à crayonner au cours de ses pro- menades les types, les costumes, les attitudes de la foule en des croquis spirituels, délicieux et précis qui sont encore conservés à Udine. Pietro Longhi, qui peut fort bien, lui aussi, avoircollaboré à certaines œuvres d'Anto- nio Canal, notamment aux vivantes peintures des fêtes du Couronnement du Doge, imaginait en dehors de ses œuvres religieuses jle gracieuses évocations galantes de masca . rades pour répondre aux multiples commandes dont il était assailli. Le comte Zanotti, enfin, perfectionnait en ces heureux temps l'art de la gravure et publiait ses Auluhe

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statue greche e romane^ tandis que Marc- Antoine Forccl- lini composait son ouvrage sur Le festetrimgianecV Amorc. Aux jours de grandes fêtes, des architectes et des sculp- teurs improvisaient des édifices éphémères de charpentes et de toiles peintes décorées de colonnades et de guir- landes dont Antonio Canal nous conserva quelques spé- cimens.

Telle lut en quelques lignes l'atmosphère morale et pit- toresque de Venise au temps des deux Canaletto.

Aujourd'hui, privée d'un grand nomhre de ses anciens palais, dépouillée à tout jamais de sa gloire guerrière, incapahle de se reconstituer cette àme de plaisir qu'on lui connaissait encore il y a plus d'un siècle, Venise conserve toujours le charme mélancolique d'uneaïeule àqui l'âge a gardé, malgré les signes indéniables de la décrépitude, une expression toujours jeune et, tel le cristal limpide d'un regard, elle nous offre l'exquis et troublant miroir de ses eaux.

II

LES DEUX CANALETTO.

Le décor nécessaire étant posé, abordons enfin les per- sonnages eux-mêmes.

Il peut paraître singulier qu'un artiste aussi exception- nel qu'Antonio Canal, ayant pour disciple et imitateur un type d'homonyme dénominatif aussi intéressant que son neveu Bernardo Bellotto, tous deux encore si proches

LKS DI]UX CANALETTO. -"{o

(lo notre t(Mii|)s, n'aient point laissé, dans la hibliogra- phie (les maîtres de l'art, nnc empreinte pins prolonde, des traces pins uombrenses et pins fré([nemment suivies et étudiées.

Les brèves notices de l'abbé Lnigi Lan/i, ex-jésnite, antenr d'une Histoire de la peinlure en Italie depuis la Renaissance (Florence, 1792; ouvrage traduit en l'ran- (•ais vers lS2i par Mme Diendé), -la mention som- maire d'Horace Walpolc enregistrant sans commentaires dans ses Mémoires l'arrivée d'Antonio Canal à Londres, sont de bien minces et imparfaites références en ce qui concerne l'existence et l'u'uvre de tels peintres à qui Ve- nise, vouée, hélas ! à une lente mais fatale destruction, devra sans doute de se survivre en ei'ligie magistrale dans les âges futurs.

C'est à peine si ces documents secondaires permet- tent à l'historien de composer, par approximation, une sérieuse étude consacrée à x\ntonio Canal et à son neveu.

Si l'on songe que ces probes et méticuleux artistes s'appliquèrent, dès l'origine ^\\\ wiii' siècle et jusqu'en 1780, à reproduire sur la toile et le cuivre les plus pitto- resques perspectives palatiales de leur maternelle cité, on ne peut assez regretter une telle disette de renseignements valables et précis. Alors que les vies d'un Giacomo Casa- nova de Seingalt, d'un Loreuzo d'AiJonte et de (|uelqiies autres savoureux aventuriers vénitiens du xviii' siècde ga- lant et cosmopolite nous sont minutieusement racontées,

36 LES DEUX CAN'ALETTO.

il semble incompréhensible querexistenccdedenx peintres de même famille, essentiellement originaux dans leur art, dont l'œuvre contribue éloquemment à nous faire voir, telle qu'elle fut. la Venise de la Sérénissime Répu- blique décadente, il est inexplicable que le curricuhim vitfc d'Antonio Canal et de son neveu nous demeure caché aussi complètement que s'ils avaient été l'un et l'autre contemporains d'un Jacobello del Fiore ou d'un Andréa da iMurano.

En 187S, un écrivain allemand, M. lUulolf Meyer de Dresde, composa une intéressante brochure : Die heiden Caudlctfo lies deux Canaletto). Heureusement servi par les facilités qu'il eut d'observer les chcfsHJ'œuvre des deux artistes exposés à la galerie de peinture de Dresde, ce critique allemand apporte à la petite monographie lie ces deux reproducteurs de villes et de palais une curieuse contribution. C'est le premier opuscule sur les « Canaletto » qui ait une valeur d'ensemble.

En France, nous devons citer, à une date plus tardive, une publication faite à la Librairie de l'Art, en 189i, par M. Adrien Moureau et qui forme un volume très rationnellement ordonne. Tout en respectant, avec une louable })robité, les sources historiques il puisait, ce consciencieux critique sut adjoindre aux faits authen- tiqués par des textes antérieurs, une part de jugements personnels etunsens d'évocation et de reconstitution qui font honneur à sa sagacité et à son érudition.

Toutefois, avouons qu'à notre avis un livre sur ce sujet

LES DEUX CANALETTO. :î7

captiva lit l'cslorait oncorc à composer. Nous enten- dons une (l'iivre collective complète, dij^^nt' dos deux tidèles moiteurs en scone des « Pierres de Venise » ; un livre (jui, par la doulde ressource des abondants com- mcntairos et do 1 illustration, analyserait et rappro- cherait, — avec l'importance qui revient à chacun «Toux, tous les témoignages qui intéressent la per- sonnalité d'Antonio Canal et celle de Hornardo IJollotto. Si la France et l'Allemagne ont préludé, par des essais que nous signalons, à cette histoire encore si obscure des « Canalotto n, l'Italie, chose étrange, tarde encore à se souvenir qu'elle doit un monument littéraire à ces deux grands artistes qui, dans leur œuvre, ont su lixer la plus glorieuse expression do cette noble cité vénitienne dont la possession, grâce à Napoléon III, retourna à la cou- ronne il y a environ ([uarante ans.

La seule documentation graphique, à défaut do notes biographiques qu'on n'ose plus espérer, suffirait presque à constituer un incomparable rci-ucil oi'i la gloire i\o la Venise encore fastueuse duxviii' siècle ressusciterait tout entière, grâce au génie décoratif du grand Canaletto, do son disciple et aussi, disons-le. probablement d'obscurs imitateurs et continiuitours inconnus.

L'omvro peint do l'un et de l'autre a été <mi effet pres- que totalement et su[)érieurement gravé. Pour nousresli- tuer l'image effacée de ce que fut, au moment (die perdait Chypre (d Candie, cetl(ï ville (ju'on put nommer « |)erlo de l'Adriatique », lalbuin serait sans égal (|ui réunirait

38 LES DEUX CANALETTO.

les gravures signées, d'abord par Antonio (1) et par Bellolto, puis les trente-huit planches de A. Yincentini groupées en 1742, sous le titre : Urbis Venetiarum Pros- pectus celebriores ex Tahidis 38 aère expressi ab Antonio Vicentini in partes très, distributi. A ces premiers docu- ments s'ajouteraient les plancJtes des Canalello jointes^ en 177o, par Boydell, à certaines gravures de Raphaël, de Giiido Reni, parmi les quatorze volumes consacrés à l'Italie et qui sont intitulés : Etcltinr/s afterthe Original designs of Raphaël^ Parmegrano, etc.

Ce vaste recueil élevé à la mémoire du nom réputé de Ganaletto comprendrait encore les travaux du graveur anglais Fletscher, les planches d'Antonio ligurant aux Riche Minière de Boschini, parues à Venise en 1733, et réu- nissant « tutte le opère che uscirono da 1674 sino al présente anno ».

Enfin, touchant Antonio, le premier des « Ganaletto », il y aurait encore à faire, dans ledit hypothétique recueil, une place d'honneur aux superbes gravures de Jean- Baptiste Brustolone, qui, d'après les plus belles toiles du peintre, faussement attribuées, selon nous, à Francesco Guardi, a produit une prestigieuse suite de douze pièces représentant les Cérémonies du Couronnement du Doge. Puis, pour terminer, les gravures de Bernardo Bellotto, Vediita délia cita diPresda., dessinées de 1747 à 1752, pour- raient achever l'ouvrage. En frontispice, il serait néces-

(1) Vedula (dire prese da i Inoglii (titre idéale da Antuinu L'anale e da es.so intcKjliale. 30 pièces.

r.h:S DEUX GANALKTTO. 39

sairc de |)I;u'(M' l'aliégoric de .l.-H. PiazzcKa uîi, dans un médaillon llan(|U('' de deux li<j;Mircs drapées à l'anliquo et conronn('' d'anionrs ailôs, nous voyons apparaître le vir /J///sfr/ssi?ni/s : Antonio (Ian;il, fin, distingué, de noble mine, semblant accorder un dernier et mélancolique regard au panorama de sa chéri» Venise qui, chaque jour, s'estompe, s'émiette, se meurt davantage, s'elïace et s'en va dans une Italie expression de grandeur et de lierté sou- veraine.

l*our nous résumer, nous ne [)ouvons prétendre, au cours de cette présente (Uude, développer autant qu'il en serait digne le thème séduisant fourni à l'écrivain parla physionomie et l'œuvre des deux Ganaletto.

Les limites de cet ouvrage nous auront permis (oui au plus de réunir en une gerbe synthétique tous les docu- ments dont nous connaissons aujourd'hui les origines et les références autorisées et, comme aurait écrit Montaigne, nous n'aurons, en vérité, fourni (jue le fil à la lier.

Dans tout ce xvui' siècle, qui, d'année en année, de défaillance en défaite, vit s'accentuer son cruel détdiii, Venise, sur le miroitement de ses eaux et sur r(''cdat lim- pide de son ciel, vit briller les derniers rayons de l'art italien, avec Tiepolo, les deuxCanaletto,(juardi, laKosalba- Carriera et ce délicieux I Métro Longhi qui eut les grâces de notre Lancret et quelques-uns des charmes de notre Watteau.

Tour à tour, Anl(jiiio (lanal, compositeur ibîs scènes du Carnaval et metteur en scène des Vues de ce canal

40 LES DEUX CANALEÏTO.

(le la llrenta que suivait le coche d'eau ou Burchiello conduisant les voyageurs à Padoue, et Bernard Bellotto aspirèrent le parfum de cette Venise défaillante. Tous deux virent insensiblement dépérir de consomption lalière et robuste ville qui avait vu naître Morisini et qui, de leur temps, enfantait plus d'artistes, d'épicuriens, d'aventuriers, de patriciens efféminés et amoureux du [daisir que de guerriers et de vaillants marins.

La solidarité des deux Canaletto fut si intense de leur vivant, qu'il nous paraît difficile de les séparer logique- ment devant la postérité, qui souvent attribue au seul nom de Canaletto ce qui est ru:'uvre d'Antonio Canal, sinon cellede son neveu Bellotto. Nous les présentons donc ici réunis en une même étude, ainsi (ju'ils mériteraient , IV' Ire groupés.

La tâche de cette présentation en partie double n'est pas toujours des plus facile. C'est ainsi qu'on vit, à Venise, l'oncle et le neveu exécuter tour à tour les mêmes motifs. Il paraît donc souvent assez malaisé de faire le juste par- tage ou l'équitable distinction de leur production, bien que, par l'éclat de la couleur, la vigueur de l'exécution, la netteté des ombres, la transparence des ciels, l'éclat non truqué des eaux, il semble relativement aisé à démon- trer que Antonio Canal, en tant que coloriste, se soit montré, presque toujours, incomparablement supérieur à son disciple.

La similitude des sujets crée toutefois un doute fréquent ; il convient alors de se reporter à la caractéristique des

Li:S DEUX CANALETTO. ^3

{\c\\\ racliiros légèrement dissemblables elde savoir l'aire ('lai (lu coloris drlicat et clair d'Antonio Canal. Il faut aussi se souvenii* qu'on aecusa Bellotto de peindre sans ])oésie, sans légèreté, sans àme, pour ainsi dire, de n'avoir qu'une routine de main, qu'un métier habile mais froid et monotone. Opinions d'aiUeurs discutables, comme nous le verrons par la suite.

Nous ne pouvions oublier ({u'autourde ces deux peintres d'architectures, dont l'un est le génie inné, l'autre le talent acquis, évoluait toute une petite famille d'artistes qui, avec recueillement, travaillait à décorer les murailles des églises, à parer les demeures des patriciens, à com- poser de belles allégories légendaires ou mythologiques à la façon de leurs aïeux. Nous voulons citer Jeau-Baptiste Tiepolo, décorant, sur le (.anareggio, le palais Labia de fresques remarquables et ornant Santa Maria délia Pieta d'un plafond délicat, frais et pimpant; Pietro Longhi illus- trant de ses compositions claires et gaies le palais Grossi; Francesco Guardi, Sébastien Ricci et son neveu Marc, déco- rateurs intéressants, ainsi que nombre d'autres aujour- d'hui oubliés ou méconnus. Ils devaient, ces artistes, se connaître, s'estimer, rarement se jalouser, car ils avaient conservé les mœurs simples des anciennes corporations ancestrales, lesquelles avaient leur mariegola. Ils s'appe- laient entre eux familièrement, presque maçonni(|ue- ment : très chcrs frrrcs^ et ne dédaignaient point de s'associer, bien que peintres de premier ordre, aux do- reurs, ornemanistes et môme aux moindres barbouil-

M LES DEUX CANALETÏO.

leurs (le chaises et Je volets qui avaient mêmes titres

queux.

Certains collaboraient fraternellement, sans s'attribuer un mérite supérieur à celui de leurs aides les plus mé- diocres ; d'autres, désespérant de réussir à'Venise, mon- traient une facilité singulière à franchir les frontières latines pour s'en aller chercher fortune en d'autrescapilalcs leurs talents étaient vite appréciés et leur qualité de citoyen de la noble République attirait sur eux la bien- veillance et le succès.

Nous considérons avant tout de notre devoir de signa- ler ici les sources principales oli nous avons puisé l'essence documentaire de notre travail.

Ceux qui désireraient prolonger au delà de notre but forcément limité une étude sur Antonio Canal et Bernardo Bellotto, consulteront avec intérêt les ouvrages déjà connus : Histoire des Peintres de lotîtes les écoles, de Charles Blanc, la Cyclopedia of Painters and Paint ings oii tigure un portrait d'Antonio Canal et une notice intéressante et détaillée; le Cicérone, guide de l'art antique et de l'ait moderne en Italie, publié parJ. Burckhart, l'éminent pro- fesseur d'histoire de l'Université de Bàle ; le Dictionnaire des Peintres de Siret, qui comporte des prix de ventes célèbres, le Dictionnaire des Arts de Heineke, relatant, au lomelll, la liste des estampes gravées d après Antonio Canal, les Mémoires et Anecdotes of Paintinr/ in England d'Horace Walpole, un article paru au volume 63 du Col- burn'' s New Montldy Magazine, la Gazette des Beaux- Arts

W -SI

LKS DEUX CANAr.l^nTO. 47

i/x/ssrm), enfin les deux publications signalées plus liaul.

Ou trouvera, eu outre, certaines indications de détail dans le Cala/o(//tr du Louvre de Villot, le Dictionnaire de Ttco::/, et les (Catalogues des musées de Venise, de Komc, de Florence, de l.ondres, de Dresde, de Munich, de Vienne, de Berlin, de Darmstadt, de Bergame, de Saint-Péters- bourg, etc., ainsi ([ue de la galerie Bicliard Wallace et du Musée et de la galerie Liechtenstein.

11 l'aut toujours remettre loyalement, au seuil de tout ouvrage accompli, les ciels du chanlier de ses mati'riaux.

ElForçons-nous maintenant, avec le minimum tle docu- ments connus, de tracer un double essai biographique d'Antonio Canal et de son neveu et élève Bellolto.

III

la vik et les oeuvres dam'omo caxal. ses v0ya(ies a

l'éthangeh.

De la, vie d'Antonio Canal, avons-nous dit, on sait fort peu de chose. Les explorations savantes, curieuses et tenaces, souvenles lois essayés par ses biographes, n'ont pu jusqu'ici l'aire apparaître aucune indication valable du passé de cet aduiirable artiste vénitien, ni déterminer les principales étapes de sou existence qui échappe à toutes recherches.

Les grands et modestes laborieux dont la vie s'écoula sans ambition n'eurent généralement point d'histoire.

48 LES DEUX CANALETTO.

Antonio Canal fut sans doute un simple artisan aussi sou- cieux de parachever son travail et de répandre son œuvre que de cacher la simplicité de ses mœurs privées.

Les chroniques vénitiennes, parcimonieusement révéla- trices sur l'àgc mûr et la vieillesse d'Antonio Canal, se montrent encore plus ahsolument muettes sur la jeunesse même de cet enfant de la ville des Doges.

Alors que la renommée du peintre commençait à pren- dre quelque éclat, le comte Antonio Zanetti croit, dans sa correspondance, devoir lui attrihuer une naissance illustre, ou, tout au moins, le faire descendre d'une honorable famille patricienne. Pour honorer les mérites de son brillant compatriote, il ne semble point apporter le moindre scrupule à le rattacher à la noble lignée des Da Canal, qui dans leurs armoiries portaient d'argent au chevron d'azur. 11 faut penser cependant que cette descendance, qui ne relèverait aucunement la valeur individuelle de l'artiste, serait plutôt discutable, car Pia/zelta, quelques années plus tard, voulant, à son tour, anoblir le premier des Canaletto, dessina, dans le cartouche du portrait qu'il lit de lui, un nouveau blason d azur au chevron d'or. Des armoiries aussi vaguement délinies et sur lesquelles deux contemporains se trouvent déjà en désaccord, créent à l'historien d'aujourd'hui le devoir de ne se point prononcer.

Nous constaterons seulement que rien ne vient con- firmer que le maître de CalH. a Canall puisse sérieuse- ment revendiquer une ascendance qui ait été inscrite au

A. ('.AN AI..

r.OUU ET POKIIUUK 1) t'N l'AlAIS.

(Pioy.-ile Académie, Venise )

LES DEUX CANALETTO. 51

livre d'or des patriciens do la Sérénissime République.

La seule vérité solidement contrôlée est celle de sa naissance. Antonio Canal naquit à Venise, le 1 S octobre 1G97. L'auteur de ses jours, noble ou vilain, peu nous importe, était peintre, non point à la façon des maîtres de tableaux de chevalet, mais peintre dans les grandes surfaces, peintre d'illusoires décors de théâtre pour les diverses scènes vénitiennes de San Moïse, de Sant'Apollinare, de Ganale Regio, de Santa Marina, d'Altieri ou de San Fantino.

Le personnage fort ell'acé de ce Renardo ou Bernardo CanaL père d'Antonio, était peut-être quehjue peu inté- ressant. De ce qu'il avait limité son ambition à brosser des décors de théâtre, on aurait tort d'en conclure qu'il fût une manière d'artisan médiocre, un barbouilleur sans . caractère personnel, ou talent appréciable. Pour que la mémoire de son nom ait été consignée dans les anciennes biographies, on peut bien admettre qu'il i)résenla les qualités d'un artiste au-dessus de la moyenne, dont les travaux sans doute furent estimés de ses compatriotes.

Le qualilicatif « décorateur de théâtre » évoque dans nos esprits l'idée peu élevée d'un collaboraleur d'impré- sario. Le décorateur ne laisse derrière lui, non plus (jue l'acteur, aucun témoignage réel de son talent. C'est le malheur du métier. Au théâtre, quels que soient les rôles qu'on y joue, on est essentiellement, en quelque sorte, un viager de la gloire.

Il faut faire état surtout qu'en ces heures ordonnées du xviii" siècle, le peintre de tableaux était encore un

55 LES DEUX CANALETTO.

artisan faisant partie de corporations qui l'assimilaient avec les professionnels de la décoration des bâtiments, et que la tradition du moyen âge persistait, selon laquelle le mot œuvre et le mot ouvrier gardaient encore la même étymologie.

En outre, comme il est démontré que Bcrnardo da Canal travailla longtemps avec Luc Carie varis, surnommé Luca di Zenobio, lequel, en 1GG5, mourut en 1731, nous sommes amené à penser que l'état civil du père d'Antonio Canal, à dix ans près, devait répondre à ces mêmes dates.

Carlevaris fut un peintre graveur àl'eau-forte apprécié. A ses travaux délicats sur toile et à ses œuvres burinées, il ajouta des peintures pour la décoration théâtrale. Une partie de son œuvre nous a été conservée et à considérer le précieux recueil en lequel cet artiste réunit, en 170(), les cent vues de Venise, gravées au burin, on est excusable de présumer que Luc Carlevaris fut probablement le maître d'Antonio da Canal. Il aurait été en outre, et ceci importe, rinitiateiir de cet art suprême de la mise en perspective par quoi se recommande et se perpétue l'œuvre d'Antonio Canal et de son neveu Bellotto.

Pour l'écrivain d'art, il existe dans ce fait de la colla- boration suivie de Carlevaris et de Bernardo da Canal un document intéressant permettant d'établir par déduc- tion, que les décors auxquels s'employait Bernardo étaient certainement des œuvres sérieusement établies et ingé- nieusement produites en trompe-l'œil, à l'aide de plans

LES DEUX GANALETÏO. 5-t

arcliitectiiraux bien combinés, qui ne sont pas sans ana- logie avec IVeuvre des Ganaletlo, qui fort probablement (bjit dériver de tels enseignements par l'art du décor.

Bernardo, ami d'un « arcbitecturiste » et peintre de perspectives, dut, lui aussi, orienter principalement sa production vers la transcription des plus beau,x monu- ments de sa ville natale.

Ces constatations permettent de concevoir vaguement quel put (Hre le milieu d'art oîi grandit et prit conscience de soi-même le jeune Antonio Canal. Elles expliquent aussi la vocation qui lentement se forma en lui pour la peinture de perspectives, sans autre idée d'adaptation, au début, qu'à la profession paternelle. Ce fut sans doute en raison d'une lassitude de l'art un peu grossier des toiles de fonds et portants de théâtre, et à la suite d'iniluences telles que celles qu'on peut attribuer à Jean-l*aul Pannini, qu'Antonio Canal, vers la vingtième année, abandonnant l'art du décor, se consacra entièrement à des techniques toutes dévouées à la précision des lignes architecturales, s'elforçant de traduire en des cadres moindres les admi- rables théories de palais, les silhouettes des fac^ades et les éclairages incomparables de cette Venise rose et blanche toujours occupée à mirer ses sourires et sa beauté dans l'eau glauque de ses canaux.

Avant d'être le Nofjt/is Vcnctm du portrait que lit de lui par la suite, avec plus ou moins d'exactitude, Jean- Baptiste Piazzetta, le jeune // Tottlno (ce fut le pre- mier surnom diminutif décerné à Antonio Canal) suivit

56 LES DEUX CANALETJT».

son père dans les coulisses et assista à la confection de ces vastes peintures de scène qui servaient d'entourage et situaient sur des places de villes les interminaljles que- relles de Pantaleonc, de Tartaglia et d'Arlequin, proto- types de la CommeiUa dcIFarte.

D'esprit pratique et pondéré, autant qu'on en peut juger par le cours d'une existence l'on n'entrevoit aucun incident passionnel, aucune aventure galante, aucune frasque juvénile, Antonio Canal vécut à ses débuts, aux côtés de son père, de la confection des illu- soires figurations de palais, de vues de villes ou de forets qui représentaient alors les»principalcs décorations théâtrales.

Tout jeune, il dut feuilleter chez son père l'ouvrage récemment paru son maître Carlevaris avait réuni ses cent planches sur les physionomies de Venise. On peut supposer qu'il en fut frappé et non moins que par ce détail, rapporté en famille, que l'heureux (Jarlevaris était protégé par la famille Zenobio, d'où il tirait son surnom. La faveur d'un tel patronage avait bien son poids en un temps tout Vénitien, reprenant l'antique tradition des clientes romains, cherchait à s'attirer la bienveillance d'un grand seigneur, autant pour se créer un apj)ui et un moyen de défense contre le pouvoir mystérieux du Conseil des Dix, que pour recueillir en toute occasion les bénéfices matériels divers qui découlaient de ce privilège. Fut-il également influencé par Giambattista Tiepolo qui n'était son aîné que de quatre ans et qui, dès l'âge de seize

LES DEUX CANALETTO. 5î)

ans, étonnait Venise par la rare personnalité de son pres- tigieux talent? C'est fort possible.

On sait, Zanetti l'alTirme, que son rêve de sortir de la médiocrité se réalisa de très bonne beure. En fort peu de temps, Antonio Canal acquit une « réputation brillante ». On lui prête notamment une singularité de pensée, un sens nouveau d "arrangements qui lirent promptement reconnaître et apprécier ses œuvres de début.

Après peu d'années dans le métier théâtral aux côtés de son père et de Carlevaris, aussitôt ses études achevées pour assurer son dessin, le premier des Canaletto, à peine âgé de vingt-deux ans, partait pour Rome et s'y rencon- trait avec Panniui, partisan de la composition paysagée avec ruines monumentales et figures, ordonnance riche et recherches d'ombres précieusement découpées. Ce peintre enseigna à son nouvel élève le respect desmolifs et de la nature en lui léguant son génie d'architecturiste que le disciple devait largement accroître et modifier dans l'exactitude des lignes, la chaleur des colorations, la science du |)inceau, l'imitation des motifs et l'harmonie des proportions de l'ensemble.

Antonio Canal ne faisait d'ailleurs que suivre le courant des esprits. Marco Boschini, élève de Palma le Jeune, préparait alors les Riclœ Minière^ Tomasso Fontana réu- nissait des documents pour son précieux ouvrage : Il fiorc (il Vcneziaossiai quadri^ imonumentï^ le vedute e i costumi vcneziani rappresentali 191 due cenlo incisloni e scgiate da

60 LES DELX CANALETTO.

abili artisll di Vcnezia (1); enfin, les deux volumes do : // gran leatro délia pilturf e perspettive di Vvnczia (2j étaient sur le point de paraître.

Antonio Canal, lorsqu'il quitta Venise pour Rome en 1719, était donc déjà en bonne voie dans l'art pictural qui assura sa réputation et prêt à << excommunier les cou- lisses », selon sa propre expression. Il arriva, un beau matin, dans la Ville sacrée, au seuil du logis de l*annini, à peu près du même âge que lui et qui avait également débuté dans le décor de théâtre. Pannini avait su réussir et ne regrettait poinl d'avoir abandonné Plaisance, sa patrie. Il avait formé une assez brillante école décorative que fréquentaient les Romains et il enseignait la « science de la perspective». Son plaisir le plus sincère consistait surtout dans les promenades à travers les ruines de l'ancienne Rome, qui lui permettaient de travailler pour son compte et de crayonner, de-ci, delà, la statue de Marc-Aurèle, l'intérieur de Saint-Pierre ou le Colos- seum qu'il reconstituait après à l'atelier.

Fier à juste raison de son titre d'élève de Locatelli et de R. Luti, Giampolo Pannini ne se glorifiait pas moins de ses succès chaque jour grandissants, bien que ses produc- tions fussent souvent taxées d'inexactes ou d'imaginaires.

Membre de l'Académie de San Luca, de Rome, il aimait emprisonner son ingénieux talent dans des cadres de

(1) « Leslleursde Venise ou; les tableaux, les monuments, les vues et les costumes vénitiens représentés en deux cents planches gravées par les meilleurs artistes de Venise ».

(2) « Le grand théâtre des peintures et perspectives de Venise ».

LES DEUX CANALirrïO. 61

motlostcs dimensions et faire tenir la grandeur tragique du vieux forum sur le ciiamp de minuscules toiles.

11 eul vite fait de comprendre le sons artistique d'Anlo- nio Canal, son nouveau compaguon ; il lui inculqua qucdque peu de la vénération qu'il professait à l'égard de Salvator Uosa et sut lui exposer ses conceptions de peinture nou- velle qui s'accommodaient si bien du genre archaïque de la campagne romaine.

Travaillant en plein air en compagnie de son ami Pan- nini, Canal we consentait jamais à exécuter les « mo- saïques » de motifs composés d'emprunts et de raccords hasardeux qui séduisaient son compagnon, lorsqu'il se voyait impuissant à le convaincre que la vérité est assez belle pour cire peinte toute nue. Il en venait cependant à s'avouer (jue Home ne parlait guère qu'à ses yeux ; son cœur était demeuré au pays des lagunes et il regrettait de ne pouvoir y peindre le Lion de Saint-Marc sur sa stèle de marbre ou le toit de cuivre du Campanile, sinon la merveilleuse ordonnance du palais ducal accolé à la majesté de la basilique la plus glorieusement Ijclle de l'univers.

Entre temps, il se remettait à son métier de décorateur, mais il lui semblait que l'œuvre naissait sous ses doigts moins vite et moins heureuse qu'aux jours où, dans l'ate- lier paternel, il traçait, d'une règle assurée, la fuite des corniches, lidèlrment doul)lée d'un angle pareil, dans le })lan des places et des calli.

l/idéc de retourner à Venise l'obsédait à ce point (|u'il

62 LES DEUX CANALETTO.

acheva en une semaine une vue du Colisée iqui est actuel- lement à Londres), afin de pouvoir ({uitter Rome dont l'atmosphère ne lui convenait guère, il ne devait jamais plus revenir par la suite. Combien y était-il resté en compa|ïnie de Pannini ? Ce point demeure obscur. Nous estimons cependant que son séjour dans la Ville sacrée dut dépasser deux années, car les études de Rome sont nombreuses dans l'œuvre du Canaletto (il primo) et, bien qu'il ait peint par la suite sur croqnis, on peut croire qu'étant donnée la lenteur relalive de son labeur, il ne dut revenir à Venise qu'au milieu de 1721, sinon en 1722. Le jeune artiste emportait dans ses cartons tous les élé- ments des nombreux tableaux de Rome qu'il devait exécuter par la suite, soit à Venise, soit au cours de voyages à l'étranger.

Son séjour à Rome lui avait révélé sa voie. 11 revenait aux visions marmoréennes du grand Canal avec la con- science de ce qu'il pouvait tirer de la splendeur artistique de la grande Venise, la cité flamboyante, colorée, toujours nouvelle et captivante comme une maîtresse aux attraits sans cesse renaissants.

11 ne songeait plus à établir des décors éphémères pour les théâtres oii allaient rivaliser Gozzi et Goldoni; il ne se sentait point davantage la mission de peindre après Pan- nini les nécroses monumentales de YUrbs antique. 11 était Vénitien, et Venise vivait glorieuse sous ses yeux amou- reux. Son talent serait dorénavant consacré à la beaulé alanguio de cette doiuiirière, reine-mère de l'Adriatique.

LES DEUX GANALETTO. <'»3

Il vivrait pour elle cl par elle. Il s'inimorlaliscraiL [);ir elle coinmo elle se glorilierait par lui.

Hontré à Venise, il y Iravailla de façon assurée pour lAlgarotti et pour le consul anglais .1. Suiith. Il y demeura sans plus la quitter durant environ vingt-cinq ans. Sur celte période de sa vie règne un rigoureux silence. Les musées parlent seuls en son nom, mieux que les mémoires, nouvelles à la main et chroniques. Ils démontrent (|ue ce peintre ne cessa de se perfectionner en accumulant une OHivre annuelle d'environ vingt à trente tableaux, ce qui est considérable pour une époque le travail se faisait méthodiquement et lentement, et également sur- prenant en raison du soin très méticuleux, de la délica- tesse du détail, du fini, en un mol, dont témoignent les loiles peintes par Antonio Canal.

Son œuvre, entre 1722 et 1740, dut être constante, car elle forme un total qui, d'après nos calculs approximatifs, doit dépasser neuf cents tableaux pour le moins. A peine, de ci, de-là, une date vient préciser un point de sa vie. Par exemple, on sait (jue dans cette même année I7I}0, les verriers vénitiens déléguaient chez les verriers de Bohème le meilleur d'entre eux, Briati, pour y prendre des leçons, à cette date Dorigny, le Français, termi- nait sa grande fresque à l'église des Jésuites, Antonio Canal exécuta son chef-d'œuvre peut-être le plus parfait, celte toile de Santa Maria délia, Salulo qui fut, plus lard, avec quatre autres tableaux sans importance, achetée 180(10 francs par Louis XVIII et qui se trouve actuelle-

64 LES DEUX CANALETTO.

mont au musôe du Louvre. 11 travailla : c'est à peu près tout ce que l'on peut dire d'Antonio Canal avec certitude. Entre l'époque il revint de Rome et le temps il partit pour Londres, aux premiers jours de 174G, rien ne révèle sa présence à Venise en dehors de ses œuvres.

Londres! Paris! les cours du Nord! Autant de mirages lointains qui scintillaient et attiraient hors de leur sol sur pilotis les peintres vénitiens I En une époque les courriers partaient mal et n'arrivaient pas toujours, les postillons, conducteurs de la chaise, manquaient les relais et se couchaient dans l'ornière, il est surprenant de constater avec quelle aisance les artistes, les musi- ciens, les hommes de lettres, les aventuriers se dépla- çaient. En quelque manière, ils étaient relativement moins casaniers que les Français de notre heure qui, malgré les moyens de locomotion ultra-rapides dont ils disposent, sont peu faciles à mobiliser vers l'étranger.

Il n'est point étonnant de rencontrer, de 1746 à 1748, le Vénitien Antonio Canal sur les bords de la Tamise, et un peu plus tard à Munich, alors que son neveu Bellotto, parti déjà depuis quelque temps, témoigne en ses lettres qu'il réussit à merveille à la cour de Dresde, à Vienne, et dans les jardins de Varsovie.

Constatons, ne serait-ce que pour mémoire, cette facilité du voyage : dès 1700, l'orfèvre français Thomas Germain est célèbre à Rome. L'année suivante le landgrave de Hesse appelle Paul du Ry, lui commande un château, un parc merveilleux pour Wilhemshoehe, près Cassel.

LES DEUX CANALETTO. ()7

Presque au nièuio moment, à Paris, meurt l'Anversois Corneille Vermeulen ((ui y avait fixé ses pénates depuis longtemps.

L'électeur Jean Guillaume, prince palatin, va chercher chez lui Jean Weenix pour peindre des chasses dans les galeries du château de Bensherg. D'autre part, alors que Cayart bâtit une église protestante à Berlin et qu'un second Français, Laguerre, décore à Londres le palais de Marlborough, Berlin attire de Bodt en ITOli; il y bâtit un arsenal et on le nomme général. Un de ses com- patrioles vient sculpter les quatre grandes statues de la porte monumentale; Frédéric- Guillaume applaudit à l'œuvre de ces artistes de France.

Haendel s'ennuie en Allemagne, le voilà parti deux ans en Angleterre. De Troy salue une dernière fois l'Italie. Le Trévisan Bellucci, qui se rend à Vienne, appelé par Joseph V% s'y fixe et s'y trace, d'un coup, une bril- lante carrière. Est-ce tout?... non point :

Benoît Coiiïre va en Danemark peindre des plafonds à Frederiksborg ; Jean Baoux décore un portique de l'hôtel de Justiniano Loi Uni, à Venise. Tout le septen- trion jette un charme, exerce une attirance irrésistible sur les hommes d'Italie. Calliéri meurt en France après y avoir vécu depuis 1()60. M. Bicci s'en va, lui aussi, en Angleterre. J.-B. Van Loo retourne en France.

C'est le moment Antonio Canal se dirigeait à Rome. Ce n'est plus qu'un va-et-vient extraordinaire d'artistes à travers l'Europe. J.-M. Nattier accompagne certains

68 LES Di:CX CANALETTO.

ouvriers des Gobelins jusque chez Pierre le Grand; Paler vient à Paris: Parrocel descend à Vienne pour travailler au Belvédère. Watteau court à Londres oii le suit Jean Raoux. La Rosalba Carrièra vient en France, se fait recevoir membre de l'Académie Royale et se voit porter aux nues tour à tour par les grands amateurs d'alors : Mariette, Caylus, l'abbé de Marolles e!; autres.

Des pages et des pages ne suffiraient point pour éta- blir ce que furent, de la fin du xvu' au xviii' siècle, les voyages d'artistes à travers le monde. Il y avait un courant donné, presque une tradition acquise, et l'on ne doit poiut s'étonner du départ du premier des Canaletto au pays de ( iainsborough, de Reiburn et de Hogarth.

Canaletto a déjà trente-sept ans. Tous ces artistes en voyage lui prêchent l'exemple. 11 apprend la nouvelle de la mort de ce Philippe jNleusnier, peintre d'architectures, qu'il dut, cela est fort probable, connaître à Venise, car il s'y affirma fameux maître de perspective avantde décorer des voussures à la chapelle de Versailles.

Antonio Canal allant en Angleterre sur les conseils du consul Smith, croise presque Reynolds qui va en Italie, etTiepolo, son ami et collaborateur, qui revient détermi- nera Wurtzbourg les fresques qu'on y peut voir encore aujourd'hui. Notre Vénitien arrive à Londres au moment des grands succès d'Haendel dont le J (/(/as Machabee x'ionl d'être célébré. 11 y apprend que son neveu Bellotto, qui est alors en Pologne, est en passe de se faire un nom estimé dans la grande et riche société de Varsovie.

LES DKUX CANA[.ETTO. (i'->

('anal ari'ivc à l^ondros et ne larde pas à y fréquenter tous les artistes du temps. Les lords rinviteut à la ville et à la campagne, il devient peu à peu célèbre dans la haute société l'on. apprécie son incomparable maîtrise dans la reproduction des palais, des jardins, des châteaux, et même des pavillons de chasse. Il sait rendre Lame et la physionomie morale des architectures qu'il établit eu harmonieux accord avec les paysages. Les Anglais raf- folent de son talent, et les travaux lui arrivent en masse. Il triomphe, pour tout dire, jusqu'à faire oublier le grand Marco Ricci dont Londres, précisément, avait hautement apprécié la valeur. Déjà âgé de plus de cinquante ans, il n'a plus qu'à se laisser vivre de son travail, qu'à proliter de ses qualités acquises, à jouer de sa virtuosité de peintre dont il sent toute la puissance. Il ne tâtonne plus, il apprécie d'un coup d'œil décisif le motif à traiter et d'une main rapide et sûre il accomplit son « œuvre anglaise » si intéressante, dans l'admiration générale.

II retournerait volontiers vers sa chère Venise, oîi l'Académie des Argonautes fêterait si magnihquement son retour, dont le climat convient mieux à son âge et dont il n'a pas encore épuisé les motifs innom- brables. Mais, le moyen de résister aux séductions et aux llatteries d'une ville inliniment plus artiste, plus fortunée, plus luxueuse dans son hospitalité et tant de travail racca|)are !

L'iniluence anglo-saxonne s'a[)|)esantit sur ce Vénilien comme elle avait métamorphosé le graveur |)aysagiste fran-

70 LES DEUX GANALETTO.

çais Joseph Goupy,imitatour deSalvator Rosa, le peintre verrier Joseph Rice, les graveurs Bernard Baron et Louis Boitard, le paysagiste Lambert, fidèle mais pâle conti- nuateur du Poussin, et tant d'autres peintres, statuaires et graveurs, Antonio Canal prolongea donc durant deux années son séjour à Londres il put connaître Angelico KautTmann, Gainsborough, le paysagiste Tuccarelli, sou compatriote, l'architecte G. Dance, le graveur Barlholozzi et quelques autres encore, qui, peu d'années après, devaient figurer parmi les membres de la naissante Académie des Beaux-Arls d'Angleterre. Canaletto reve- nait aux rives du grand canal après avoir, dans les demeures princières de la capitale anglaise, rec^^u l'accueil le plus sympathique et composé ces remarquables planches du jardiu de Vauxhall, ces vues de Whitehall, de Northumberland House, de Eton Collège et de la Tamise, qui, aujourd'hui, marquent son passage en Angle- terre en figurant dans les galeries de Windsor, de Dudley House, de Devonshire House, de Soane Muséum, de Mon- tagne House, de Sion House, de Hampton Court et de la National Gallery.

Déjà plus que quinquagénaire. Antonio Canal aurait pu se fixer définitivement dans une ville quil avait j)ar deux fois abandonnée; mais sa destinée devait l'en éloigner de nouveau. 11 retourna à Londres. Quelle raison l'y décida? Ce fut vraisemblablement vers 1751, si l'on en croit le millésime qui figure sur deux planches signées de Muller : » Vues de Londres; Jardins du Vaux-

LKS DKUX CANAUrnO. 71

Hall et WestminsLcr vu du jardin de Somerset ». Il n'avait plus alors les inèuies intérêts à défendre que lors de son premier voyage. Il ne redoutait plus le mercanlilisme de cet ingénieux Joseph Smith, (|ui, consul anglais à Venise, avait, pendant trop d'années, accaparé ses toiles, sous façon de mécénisme, et en avait tiré de beaux deniers en les revendant fort cher à ses compatriotes londoniens.

Canaletto n'avait plus à répudier un protecteur aussi businessman. Il avait rompu avec Smith, n'admettait plus d'intermédiaire entre les amateurs et lui. Les tran- sactions directes lui étaient devenues faciles.

Peut-être faut-il attribuer cette seconde station sur les rives de la Tamise au seul désir de revoir des amis accueillants, qui, tel le duc de Richmond, avaient été |)onr lui de si généreux protecteurs dans les hautes classes de Londres et des comtés voisins.

C'était d'ailleurs l'époqueoîi son neveu Bellotto arrivait à son tour à Londres et, avec son esprit imitateur, ses manières insinuantes, cherchait à exploiter dans la plus grande proportion possible les inlluences dont disposait son cher maître et oncle. Nul doute que Canaletto, le premier, n'ait noué à Londres des relations avec cet Horace Walpole qui y était alors tout-puissant par le pétil- lant de son esprit et l'originalité de son attitude d'écri- vain gentilhomme. Bernardo Bellotto ne dut pas manquer l'occasion de se faire patronner par un oncle si parfai- tement désigné pour appuyer ses prétentions à la célé- brité. Par la suite, Antonio Canal poussa la bonté jusqu'à

72 LES DEUX CANALETTO.

accompagner ou à rejoindre en Pologne son ambitieux neveu et disciple, alors devenu « le comte Belloito ». Fort probablement, une lettre d'Algarotti, ami d'Antonio Canal, accrédita Bellotto auprès du roi de Pologne, Auguste III, qui s'honorait de ramilié du grand collectionneur vénitien.

Le contraste des naUires d'Antonio et de Beruardo incite l'historien à déduire que loncle débonnaire fut, à l'égard du neveu impétueux, ce que plus tard le grand Beethoven se montra vis-cà-vis de son neveu Charles, ori- gine de tous ses chagrins.

Mais au moins cette fois, Bernardo Bellotto méritait rela- tivement la tendresse (|ue lui portait son parent. Nous verrons qu'il fut le digne continuateur de l'architecluriste, son maître familial, qui lui avait révélé sa voie.

Il y atout lieu de croire que les deux Canaletto se dirent un suprême adieu, en Allemagne; peut-être en cette ville de Munich dont Anloaio peignit une vue d'ensemble qui figure aujourd'hui à la Pinacothèque. L'un devait remonter vers le nord, alin d'y poursuivre sa carrière de peintre de rois, avec des alternatives de grandeur et de détresse, dans les principautés allemandes. L'autre redes- cendit vers Venise, en faisant quelques détours par Vérone et Padoue oîi, aux premières heures de sa vie, dans sa jeunesse, il avait être mis en nourrice les enfants ne pouvant être élevés à Venise et où, plus tard, il revint fréquemment peindre divers motifs.

Venise l'attendait pour lui rendre cette tendresse que.

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LES DEUX CANALKTTO. 15

loulo sa vie, il avait ni()nli'(''e puni' cllo. Si clic iic logea pas son grand Canaloltoaiix Procuratics, conimo elle avait l'ait jadis pour Sébastiano llicci, si elle ne Ini permit pas d(» vivre «.à la grande », si enlinellele laissa mourir dans la modeste contrada di San Leonr, du moins fut-elle accueillante à son peintre illustre et lui accorda-t-elle de terminer ses jours dans la quiétude et le bien-être.

Malgré l'âge, x\ntonio Canal continua son œuvre, lit de nouvelles toiles que les amateurs lui payaient au poids des ducats d'or. Encore qu'il soit assez diflicile de faire une distinction caractéristique entre ses premières prodnctions de jeunesse et celles (jui datent de ses retours de Rome et d'xVngleterre, on peut dire qne les années n'affaiblirent pas plus sa vision quelles ne ralentirent son courage. Les gondoles noires et capricieusement drapées, lecortège des barques accompagnant le Bucentaure au matin de l'Ascension, la perspective (jui s'enfonce au delà dn Hialto sur le grand Canal, lorsqu'on est placé entre le palais Labiaetle palais Foscari, le commerce de la Piaz/a, son pittoresque désordre de tissus, de dentelles et de cristaux, les promeneurs des Procuratics, l'église de San (îemi- niano encore debout, lâchasse prodigieuse deSaint-Marc, l'escalier des Géants, la Sainte qu'il aimait à copier à toutes les lieares du jour et dans toutes les lumières, le Marché aux herbes, les quartiers [)auvres de Saint-xXicolas et de la place des Apôtres, le peuple des vanniers, des joueurs de boules, des lazzaroni, des matrones, des nobles en perruque et en hoUd, tout lui redevint prétexte à

70 LES DEUX GANALETTO.

peindre et à graver, (l'une morsure énergique et person- nelle, le décor favori son infatigable génie se com- plaisait.

A de certains jours, il seuiblait que le maître eûtépuisé les thèmes qu'ollrait à son pinceau la Venise multiforme et polychromatique de son temps. Tempérant sur le tard les rigueurs de son jugement à l'égard des procédés du vieux Pannini qui restait lidèle à la Rome des Césars, Antonio Canal brodait, comme ïurner et Ziem devaient le faire par la suite, des variantes imaginaires sur la Venise des Doges. 11 samusaità composer des toiles de pure fantaisie faites d'eaux frémissantes et d'architectures superbes, oii se dressaient des palais inexistants, des pers- pectives profondes empruntées à des décors de rêve.

Des décors! Oui, certes, c'étaient des décors conçus et peints avec cette liberté d'invention qui avait présidé soixante ans auparavant aux premiers travaux d'Antonio Canal, architecturant des villes inconnues des géographes sur les toiles de fond du tiiéàtre San Salvador 1

En ces travaux qui le reposaient des scrupuleuses transcriptions de Venise, le vieux peintre retrouvait le retïetdes âgestlisparusoù. plein de fougue et d'espérances, il regardait avec convoi lise le célèbre Carlevaris descendre de sa gondole au perron des Zenobio.

C'était notamment dans le uiétier de l'eau-forte qu'il s'appliquait à exprimer d'un trait cursif et sans reprises, ces conceptions de son caprice, réalisées avec une telle sûreté que l'on hésitait, devant elles, à y reconnaître,

LES DliUX CANALETTO. "!)

|)liil(H (|ii(' l;i V(''ril('' (le la nature, la lanlaisic (lune l'ooricjiio vision d'artiste. Quoi maître aquaforliste ce lui!

Tel un Piianese, mais avec moins d'indépendance car il restai L uialgré lui l'esclave de son œuvre passée éprise de réalité, il « arrangeait » des paysages de cités Venise encore collaborait. A l'encre de Chine, à la plume, au hurin, il improvisait follement sur un thème d'archi- tecture aussi aisément que le faisait, à Leipzig, Jean- Sébastien Bach, sur la donnée carrée d'une fugue.

Restée longtemps sous l'inlluence de Mantegna, deBel- lini et du Titien, l'école vénitienne de gravure sur cuivre et sur bois se montrait alors d'une assez plate médiocrité. Antonio Canal lui redonua son génie. Sa méthode de graver était des plus simples et pai'lici[)ait de cette mémo recherche de la lumière qui toujours commanda sa tech- nique de peintre. Son principe, peut-on dire, était « l'éco- nomie des travaux ». Jamais de secondes tailles, la préoc- cupation déménager les fonds jusque dans les ombres, un souvenir manifeste des procédés de Campagnola et de la faconde traiter en dentelles les feuillages des arbres, façon familière au grand « Zorzi » dont la gloire per- durait sur Venise, fière, depuis 1478, d'avoir donné le jour au peintre de La tempête apaisée par saint Marc.

Un rapp(d des ligures de Callot, avec cependant moins de mordant, mais pourtant assez de souplesse et de vérité pour permettre à l'écrivain d'aujoiirdhui de nn'ttrei au moins en doute que l'auxiliaire de Tie])olo lut indispensable à Canaletto pour tout ce (|ui a trait au type drapé, à la ligu-

80 LES DEUX CANALETTO.

lalioii (le SOS ianombrables mises en scène vénitiennes.

Lhonime qui a su dessiner les sillioueltes deTAlbertine de Vienne et celles qu'on voit à Windsor et à Chcintilly (Miiit suflisamment figuriste pour peindre les foules et les cortèges qu'on rencontre sur ses toiles.

« Les jolies eaux-fortes de Canaletto, écrit (Charles Blanc, dans son Hisfoire des peintres de toutes les Eco 'es, sont remplies de lumière; le travail en est large ; les tailles écartées laissent transparaître le blanc du papier, c'est-à-dire la lumière même de la gravure. Le peintre se plaît et s'entend fort bien à rendre, par des travaux tremblés, mais sans exagération, ces murailles des vieilles maisons de Venise et de Padoue, les briques disjointes que laisse voir çà et le crépi tombé. Les ciels sont traités simplement par des travaux conduits dans le sens horizontal, mais d'une main libre et souple qui ne s'astreint pas à des hachures froidement régulières, et s'interrompt de temps à autre pour suivre de capricieuses iutlcxions, indiquant de légers nuages... En revanche, Canaletto est un vrai modèle pour la manière de graver l'architecture et de rendre le clapotement des eaux. On sait combien il est difficile d'exprimer en gravure ce cla- potement. Beaucoup d'artistes, et particulièrement Brus- tolone, ont tiguré des petits Ilots superposés comme le seraient des pièces de monnaie : Canaletto, par un jeu de pointe spirituel, reproduit ces petits brillants que pré- sente une eau légèrement ridée, sans en effacer la trans- parence générale. »

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LES DEUX CANALETTO. 83

C'ost ainsi ((iie (lanal lô^ua à la poslérilé iino suite do tronto et uno eaux-fortes de diverses grandeurs, vues d'Italie et (i(^ Venise, dont deux portent son monogramme A. C, suite que nous avons relatée d'autre part sous le titre de : Vediite altre prese du i liioghi altrc idcaie da Antonio C anale p da c^^c iiUagliate. D'autre part, l'artiste avait déjà réuni en recueil spécial douze planches dédiées à son dangereux bienfaiteur Smith en signe « d'estime et d'obéissance ». Ce groupement comprenait diverses fan- taisies, des vues de Vérone, de Padoue et de petites vues des alentours de Venise.

Un soir d'avril ITinS, alors que Venise se parait de cette atmosphère rose dont tant de fois Antonio Canal avait dt'composé les valeurs subtiles, dans cette « chaïubre noire » dont il fut le premier peintre à savoir se servir, nous ne devons omettre de le signaler, on apprit sur la IMaz- zetta, chez Florian, au Lido, au café des artistes prés du pont des Barettieri, il fréquentait, (ju'on ne reverrait plus le laborieux vieillard flâner, crayon en main, en sa gondole-atelier, sur VS du grand Canal. Il venait de clore ses yeux qui avaient tant rellété la beauté de son idole, et avec lui s'était éteint un peu de la gloire linissante de la vieille République.

On a prétendu qu'Antonio Canal serait mort à Londres âgé de quatre-vingt-un ans, c'est-à-dire en 1778. Rien ne peut témoigner de cette assertion.

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LES DEUX GANALETTO.

IV

LA Vir: KISRAMF, ET LHCUVRE JJE BE[{NARDO lîELLO TTO IJIT

CANAEETTO.

Lorsque Bernardo Bellotto vint au inonde, à Venise, en 1724, la condition sociale de la famille des Canal se trou- vait déjà moins obscure qu'au temps naissait l'oncle Antonio, fils du décorateur Renardo ou Bernardo da Canal.

A cette dale de 1721, l'oncle Antonio Canal était, depuis deux ans environ, de retour de Rome et déjà consi- déré par le talent de premier ordre que révélaient ses premières œuvres. Il s'était fait un nom et ne désespérait pas de « (diasser du nid » selon l'expression de Lanzi, qui l'emprunta lui-même à Dante l'arcliitecturiste Marco Ricci, dont la renommée était encore assez persis- tante pour porter ombrage à sa jeune gloire. Quels liens de parenté unissaient exactement Antonio et Bellotto? Nous savons seulementquecelui-ciétait neveu de celui-là. Quelle était la famille du jeune Bernard? Est-ce (comme il est piobat)le par suite du mariage de la sœur d'Antonio Canal avec un « Bellotto » que Bernard se trouvait appa- renté au premier des Canaletto ? Quel rang occupait la famille Bellotto à Venise ? Quelle était la profession ou la situation de fortune du père ? Quels atavismes d'art pouvait-il revendiquer de ses ascendants ? Autant de questions qui restent sans réponse et qu'il semble impos-

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LES ni:UX CANALKTTO. «7

sible (rôclaij'cif à l'aide des registres de l'etal civil de Venise. II y aurait matière à gloses sans lin.

Admettons donc comme plausible rhy[)othèse de Ber- iiardo IJellotto enfant légitime de la sœnr d'Antonio Canal et concevons, dès lors, que Ganalettole Vieux se soit éver- tué, par intérêt pour son neveu, de lui enseigner son art et d'en faire son disciple et son continuateur.

Les premiers essais sérieux du jeune Bernardo Bellotto eurent lieu, suppose-t-on, vers l'àge de quinze ans.

En cette année 1739, Antonio Canal, âgé de quarante- deux ans, élait dans toute la puissancede sa production. II n'avait pas encore, on s'en souvient, visité l'Angleterre, mais son nom y était depuis longtemps connu, en raison des œuvres qu'il avait pu y envoyer par l'entremise de Joseph Smith, le consul anglais auprès de la Sérénissime République. Bellotto rencontra à l'atelier de son oncle le condisciple FrancescoGuardi qui avait alors environ vingt- huit ans et préludait déjà avec un rare bonheur à cet art de peindre où, dans la science de la coloration, du per- sonnage et de l'harmonie d'ensemble, il surpassa son maître, selon l'opinion de quelques critiques.

Pietro Longhi, qui venait souvent chez Antonio Canal, avait trente-sept ans ; il composait brillamment alors des œuvres religieuses très orthodoxes avant d'aborder ses sujets galants et carnavalesques (jui sont les seuls (|ui vraiment vaillent à nos yeux comme tableaux évocateurs du tem|)s. Ilotari y apparaissait également avant <|iril ne (juittàt Venise.

88 LES DEUX CANALETTO.

Bellotto grandil auprî'S île son oncle, très amliilieux de bonne heure, très convaincu de ses succès prochains, car son caractère semble avoir été plutôt présomptueux et la modestie ne fut certes point pour entraver sa carrière.

Pourtant Bellotto ne pouvait espérer trouver en Antonio Canal nu oncle semblable à ce quavait été pour Marco Uicci cet extraordinaire voyageur que lut toute sa vie Sebas- liano Ricci. Cet « ambnlant » infatigable avait parcouru l'Italie entière, copié les Carrache du palais Farnèse à Rome pour le duc Ranucciode Parme, était parti en Alle- magne, puis à Vienne, il avait ilécoré Scbu'ubrunn ; on lavait ensuite revu à Florence, travaillant pour le grand-duc de Toscane, puis en Angleterre pour la reine Anne, puis dans le frivole Paris de la Régence l'Aca- démie royale de peinture l'avait chaleureusement accueilli. Enlin, il était revenu mourir à Venise, comblé d'hon- neurs. Dès (juil lavait pu, son neveu Marco, perspecti- viste et graveur, s"('tait attaché à lui, dans sa course à travers le monde, pour lui peindre ses architectures.

Bellotto, qui son avenir le prouva aimait également les voyages, n'eut point à se montrer l'écuyer de son oncle à Londres, car il quitta Venise auparavant, cette Venise dont il s'exila volontairement la plus grande partie de sa vie. Fidèle à la tradition selon laquelle tout peintre d'Ita- lie devait alors préluder dans sa carrière par une visite à Rome, débordante de grands enseignements, il partit.

Ni la vie prenante de la lagune, ni les passionnantes querelles qui déjà y mettaient aux prises, sur les planches.

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LES DEUX GANALETTO. 91

(iul(l(tiii, ài;(' (le trculo-ileiix ans, et (lliiari, i\o sept années plus vieux, ni peut-être l'accueil (|u"il trouvait aux salons de la brillante l.uiza Bergaili, épouse de Gozzi, ni l'amitié qu'on peut lui supposer de J.-H. Tiepolo le lils, son cadet de deux ans, ne le retinrent. 11 s'en fut à Rome où, sans doute, il arriva avec une lettre de son oncle le recommandant à l'ami Pannini,de plus en plus féru alors des paysages semés de ruines, peuplés de pâtres et de solitaires guerriers.

A Rome, il mit en relief sa vanité quelque peu tapa- geuse, son goût de paraître partout, son orgueil de grand peintre se croyant sincèrement gentilhomme, si l>ien qu'il n'hésita pas à s'anoblir du titre de comte^ peu de temps après, dès qu'il fut en Allemagne.

Une curiosité l'appelait d'ailleurs de tous côtés : à Vérone (1), à Rrescia, à Pavie, à Turin, à Milan il séjourna tour à tour, dessinant, peignant, cherchant opiniâtrement à se procurer de hautes protections et à deviner le chemin tie traverse qui aboutit, avec un minimum de fatigue, aux portes des palais royaux, aux titres et aux pensions.

Entre temps, Antonio Canal était j)arti à Londres, il devait rester de IT'iG à ITi.S. Si l'on en juge d'après les documents qui nous sont [)arvenus et suivant lesquels Rellotto s'établiten Saxe vers 1747, si l'on tient en considé- ration qu'avant ce moment il vécut en Angleterre assez

(1) Vue (lu /lo/i/ i/i's vdisscdu.r. à Vérone. AcluelUiinenL au Musée (II- Diosdc

92 LES DEUX CANALETTO.

longtemps pour s'altiror ramiliô d'Horace Walpole et travailler pour le (•('l('l)re «écrivain sans le savoir «, on doit en conclure qu'il y a toute vraisemijlancc pour que l'oncle et le neveu se soient rencontrés à Londres et y aient collaboré. 11 n'y aurait même ancune impossibilili' à ce que le second Canaletlo, avec tont l'entregent qu'on doit lui reconnaître, ait organisé la vennc d'Antonio Canal à Londres, dans le but de s'y faire chaperonner et d'y par- tager les bénélices de son maître et collaborateur. Toutes les suppositions sont permises.

11 ne s'attarda poiut à Londres, en tout cas. En plein succès, il part à Vienne et, aux portes de la capitale, modilie avantageusement son état civil. C'est maintenant sons le titre de comte Bellotlo, peintre d'architecture, neven et émule du célèbre Canaletlo, qu'il se fait annon- cer. Ricci avait peint à Schœnbrunn, Bellotto voulut siuivre ses traces. Il se dépense, va à ^lunicli, son oncle vient en passant l'embrasser et constater le beau chemin qu'il a lait dans la vie. Le neveu prohte de la circonstance. Il se souvient qu'Antonio est fort estimé du célèbre ama- teur et collectionneur Algarotti et que ce dernier est en re- lalions épistolaires avec le roi de Pologne, et il fait agir tant et si bien que le grand Electeur de Saxe, navré de n'avoir pu atlii'cr l'onide à sa cour. a[)pelle à Dresde le neveu.

En cette extravagante Cour dresdoise, le prodigue et fantasque Auguste lll, qui fut un si plaisant souverain, n'avait pas convoqué que des peintres. Ivre de musique et de tableaux, il s'entourait, depuis son accession au

LKS DEUX GANALETTO. 93

Irôiio, (runc suilc darlisles empressés à lui plaii-c, et I>ell()ll() vint l'orl à propos compléter une académie de protéines oi^i brillaient au premier rang ses deux compa- triotes, le ténor Aunibali et la chanteuse Minzolli.

L'atmosphère lui convenait à merveille de cette cour frivole, mais cultivée, où, tout de suite, il put se parer de l'épithète tant convoitée de Peintre du Ho//. Il venait d'atteindre sa trentième année : ce devait être un brillant cavalier et son séjour près du grand l']lecteur dut être le temps le plus heureux de sa vie.

Dresde était alors une cité de plaisir et d'arl. ]']lle s'était undamorphosée depuis le règne d'Auguste 11, prince idéal, amateur de Ijelles choses et organisateur de fêles théâtrales et somptueuses. Ne fallait-il pas vraiment que les citoyens saxons fussent de bon caractère pour avoir trouvé ex(}uis et du meilleur goût que leur monarque ait, un jour, échangé son plus beau régiment de dragons contre douze superbes potiches de porcelaine? Le lils, Auguste III, n'était pas moins gcuiéreux à l'égard des artistes. Son seul souci était de faire argent de tout pour orner à son gré ses résidences, sa capitale et ses Etats : « Ai-jeencore de l'argent? » disait-il à son ministreBruhl, chargé des linances de cet heureux i)ays. On en trouvait par tous les moyens. Pour l'art et la beauté, le gas- pillage des fonds d'I^^tat était merveilleusement organisé.

Bellotto ne tarda guère à se faire du généreux Bruhl un ami et un protecteur. Le ministre l'employa pour décorer les galeries du prince, mais, étant lui-même d'un

94 LES DKUX CANALETTO.

goût très raffiné, il ne manqua point l'occasion de préle- ver, dans l'œuvre de l'artiste architecturiste, des toiles la reconnaissance avait stimulé le pinceau, mais dont le paiement restait différé d'année en année.

Ce fut le temps Bellotto parcourut en tous sens ce Dresde d'autrefois, disparu en grande partie aujourd'hui, mais qui revit sur les tableaux évocateurs dont se sont notamment enrichies les galeries d'Allemagne.

Quartiers riches décorés de palais, quartiers pauvres sur qui planaient les clochers finement découpés des églises, Bellotlo peignit tout cela avec une facilité qui fait honneur à sa nature d'artiste, maître de sa technique et fervent de son art.

Parfois, le souvenir ih^ la Venise natale le hantait. 11 en profitait pour monnayer la fidélité de sa mémoire. 11 com- posait des toiles la patrie revivait en beaut('' à ses yeux d'exilé volontaire.

Peut-être s'aidait-il de croquis conservés, ou de gravures anciennes, ou même des gravures faites d'aprf^s l'œuvre de son oncle. Toujours est-il que, bien que ce fût un travail d'atelier, les toiles qui sortaient de ces nostalgies vénitien- nes sont fort estimables et restituent avec une exactitude presque rigoureuse la vérité des plans et des colorations. A peine, de temps en temps, une façade est-elle plus large sur le tableau que dans la réalité, une île plus reportée vers la gauche, un bras de canal plus large (1 ). Bernardo Bellotto,

{[] La l'iazzella. Musée de Lille.

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LES DRUX CANALETTO. 95

Drosilois par oplion, élail rostô Vrnition dans son Cd'ur.

Au surplus, il siiflit d'observer ses ciels d'Allemagne pour y retrouver le rellet indéniable des grandes coulées de lumière qui, aux beaux jours, inondent la lagune et ses horizons, h^t il n'est pas jusqu'aux façades de ses palais allemands ne réapparaissent l(>s tonalités fraîches de la Venise marmoréenne oii ses yeux s'étaient ouverts à la splendeur de l'art.

Dans le même temps, Bellolto poursuivait, burin en main, son œuvre de graveur. Sa technique est directe- ment héritée d'Antonio Canal. JMéme procédé de réserve des blancs, mêmes habiletés, mêmes simplicités, môme parti pris d'éviter les contretailles. De nombreuses pièces furent ainsi apostillées par lui de son monogramme B. B. Les plus célèbres sont connues sous le titre : Vedutr délia città di Dresda (sans lieu ni date), réunies en un in-folio. Ce sont treize eaux- fortes dessinées et gravées par l'artiste de 1748 à \11V2. D'autres gravures de Bellotto, portant le monogramme II. />., accompagne cette fois de la mention « dclio il Crnialctto », représentent dos vues de Varsovie et des paysages.

Si, dans ces œuvres diverses, Bernardo continua le tour de main de celui qui avait été son maître, on ne peut toutefois lui accorder sans réserves le talent, qu'avait au suprême degré son oncle Antonio, de disposer d'impor- tantes masses d'ombres même au premier plan sans se montrer lourd, compact et empâté. L'habileté prodi- gieuse que montrait Canal, lorsqu'il s'agissait de jouer

96 LES DEUX CANALETTO.

avec ces difficultés, le neveu ne la retrouva pas souvent. Il traita les masses d'ombres d'une façon plus opaque, et ce manque de lumière dans les contre-jours, cette absence de limpidité dans les gris et les pénombres, lui ont été fort justement reprochés devant ses tableaux eux-mêmes.

D'un autre point de vue. s'il pouvait, par impossible, être prouvé qu'Antonio Canal faisait faire ses figures par Tiepolo, on pourrait en déduire que ni l'architecturiste vénitien ni le peintre d'Auguste 111 n'étaient faits pour animer leurs toiles d'une figuration qui leur fût propre.

En effet, Bellolto empruntait le pinceau du Bolonais Stefano Torelli pour animer ses perspectives de palais et d'églises. Cette collaboration, au moins, est assurée et reste indéniable. Le Torelli était, lui aussi, un Italien transfuge. Dresde lui était devenue une seconde pairie depuis 1740, et, non sans mérite, il y peignait tour à tour des tableaux pour les dessus d'autels et des plafonds pour les nobles résidences. Ces dernières umvres ne devaient point durer. Les incendies et les ruines qui furent, dans ce pays, les tristes conséquences de la guerre de Sept ans, entraînèrenl la dcstruclion presque totale du patient fal)eur (|u'avait voulu parfaire Torelli, avant que d'aller mourir, en 1783, à Saint-Pétersbourg.

Bellotlo lui-même et en ceci, il montre des qualités que n'eut point son oncle s'essaya avec succès à la gravure de personnages de grande dimension. On connaît de lui, tout particulièrement, une grande planche dite du Turc fj('nrrrux,vQ^vo^\\\c[\o\\ d'une œuvre que Vaiidcr Ilyden

Li:S DKUX CANALKTTO. 99

coniposii à propos d'un balict-pantomiiue moulé à Vienne,

en i7r;s.

Hnoi qu'il en soit, la i^ravure de Bernanio ncllollo, dans son ensemble, doit céder le pas à celle d'Antonio Canal qui « reste dans l'art, selon l'expression de M. G. Duplessis (1), comme une manifestation isolée », quels (ju'aient été les efTorts des autres gravenrs vénitiens de la lin du win' siècle qui, tels queGiacomo Leonardis, Pietro Monaco, Francesco Bartolozzi, cherchaient à dépasser le maître en évitant sa manière.

Nous retrouvons Bernardo Bellotto continuant à Dresde sa brillante existence de peintre favori, aussi indilïérent aux événements du temps que put se montrer lui-même le monnrqiu' dont il s'honorait de jiosséder l'amitié.

Cepentlaut tous les petits Etats d'Allemafine sont aux prises. Le prince a décidé que l'on s'en irait à Pirna. Un fait des caisses de tous les tableaux et, dans la hâte du départ, on oublie d'emporter les archives du gouver- nement.

A IMrna, Bellotto trouve de uouveaux motifs : il peint la ville sons six aspects difTérents et suit encore son maître à la forteresse de Sonnensteiu dont il fait un grand tableau.

Mais il faut fuir encore, les ai'mes étant contraires, avec une cruelle obstination, aux vœux pacifistes d'Auguste 111. Le roi, son ministre Bruhl, son peintre

(1) Geoiges \)u\<\i'»s\^, Ili.shii)r i/c la (/raviire. \\iir\\f\[v. 1880: Canule (Anlnnio). l'agcs 70, 71. 72.

100 LES DEUX GANALEÏTO.

BelloUo échouoiit à Varsovie el, en peu de lemps, l'artiste reste seul, ses deux généreux prolecteurs étant morts coup sur coup, en ]7(».3. Alors, il songe, un peu tard, à se faire payer les toiles qu'il put confectionner pendant huit ans pour Bruhl toujours à court d'argent. La famille l'évincé. Il parvient à reprendre ses toiles et, pressé par le besoin, cède le tout pour 4 200 écus.

Comme il nélail [)as homme à se laisser désarçonner par l'adversité, l'ex-peintre du Roi rentre à Dresde, se montre partout en public et, six mois après son retour, en 17G4, il parvient à se faire élire membre de l'Académie de peinture.

Pendant quatre années, il complète sa série des toiles dresdoises qui, aujourd'hui, au nombre de trente-sept, sont réunies dans la galerie de cette ville. Sa carrière a été rapide. Il a quarante-quatre ans le 30 janvier 17()(S. Moins de deux mois après, la nouvelle arrive d'Italie que l'oncle Antonio est mort.

Il n'existe donc plus désormais qu'un seul Canaletto dans le monde : il convient que cela soit reconuu par un honneur éclatant. Aussi bien le désir de Bernardo Bellotto se voit-il réalisé en quelques semaines. Le roi Stanislas Poniatowsky appelle à Varsovie l'artiste en lui offrant le titre de peintre de.cour.

Ce fut qu'il vécut dans la paix et les honneurs jus- qu'en 1780, année il mourut le 17 octobre sans que rien dans sa vie, sauf son œuvre, n'ait paru digne d'être retenu par l'histoire. Cette vie du second Canaletto, toute-

LES DEUX CANALETTO. 1<>1

fois, pivte (lavanlage au roman (ravcnliirc, on en con- vioiulra, (|ii(' collo dn probo et sévère Antonio Canal, le premier des Canaletto.

r (]Jl VRK PKIM' Kr (UtAVI': DES DEUX CA.NALETTO.

1^'oljscurilé ([ni règne sur la vie des deux (lanaletto s'étend également sur l'orthographe exacte de leur nom et même sur les dates précises furent exécutées leurs œuvres. Ni l'un ni l'autre ne signaient leurs toiles. 11 faut tenir pour de véritables exceptions les cas ces artistes apostillaient leurs vues italieniu's ou allemandes du monogramme A. C. ou 13. B. qui, plus fréquemment tracé, eût pourtant permis d'éviter bien des erreurs d'attribution, l ne seule fois, à notre connaissance, Bernardo BcUotto eut la fantaisie de peindre, dans un cartouche qui figure sur une vue de Dresde, son nom en toutes lettres, orthographié : licntardo lirlloto et suivi de la mention dcito Caudldo. On n'en pourrait formel- lement déduire, d'ailleurs, (|ue ce soit une indication définitive en ce ([ui concerne la façon exacte d'écrire le nom de l'artiste. Ses contemporains hésitaient et, dans le doute, adoptaient des orthographes dont jamais, au surplus, aucun acte officiel ne vient garantir Iti viniscm- blance.

INiur h' uom d'Aiilonio C;iii;tl, il en est de même.

10-2 LES DEUX CAXALETTO.

Piazzetta, dans le portrait gravé qu'il lit ilo l'architoc- tiiriste, inscrit au pourtour du cadre le nom d" c Antonio Canal >;, d'accord en ceci avec Brustolone qui souligne ses eaux-fortes de la mention « Antouius Canal fecit ». lleineke, dans son Dictionnaire des Artistes, paru à Leipzig en 1778, s'en réfère aux indications des deux artistes et donne sur Canal, « peintre vénitien, appelé quelquefois Ganaletto », d'importantes explications.

Le portrait par Vizentini, œuvre exécutée vers la fin de la carrière du maître, s'en tient à la forme " A. Canal », alors que Y Ahecedario Pittorico de P. Arlandi, qui fut plus tard corrigé par Mariette, et réédité par les soins de MM. de Chennevières et de Montaiglon, suggère que le perspectiviste de la Sainte pouvait bien s'appeler <la Canal. Cela est fort plausible et nous y souscririons volontiers. Zanetli, dans son ouvrage Délia piltïira Veneziana, commente l'œuvre du Canalelto avec la va- riante AWntonio Cana'e.

A l'étranger, et pendant l'existence même de l'artiste, l'Anglais Horace Walpole parle du peintre vc-niticn Canal, une première fois poursignalersa venue à Londresen 17i8. et, bien plus tard, dans ses Anecdotes of joainting , pour dire à propos d'une vente publique : c.. Des tableaux venus de Flandre (Londres 1771 j comprenaient deux belles vues de Venise par A. Canal de 53 pouces de haut sur 90 pouces de large. EHes furent vendues 525 livres » fl3 025 francs).

Au XIX' siècle, le Diclionarij of Painters and Engravers publie les œuvres principales de Cft;/rt/, alors que la Cyclo-

LKS DEUX CANALETTO. 103

prdia nf fi(ii)iler>< <uvl [xihil'in'i^ ailoplo, oxclusi vcmeiit, lo (liialilicalif Cdiiali'lli» (iiTcllo acc(jiii|)ai:,n(> «l'une notice l)ioi;rai)lii([iie iniporlaiile.

Va\ xVUemagne, Burkliardl, dans le Cic('vtm(\ adopte le nom de Canal^ alors (|ue H. iMeyer, à Dresde, se fixe, avec le gont gerniani(|ne pour la dt'sinence, au nom Ca- iKiii' dans sa brochure : Dip heideti Canaletto.

Siret en France, comme Charles Blanc, et comme aussi M. Adrien Moureau, préfèrent Canal ^ tandis (|u'en 18()1, le baron de Corcy, au Dictioimaire de la con- rrrsatii/n, adopte Canalc. Pourtant Charles Blanc nest pas absolu, car il écrit : " On peut se faire une idée de la splen- deur des cérémonies auxquelles assistait le Doge, non seulement par les tableaux de Canaleltl et de Guardi, mais par les descriptions écrites de témoins oculaires, entre autres de Saint-Didier, qui fut attaché à lambas- sade du comte d'Avaux, en 1072. »

l*lus loin, il varie encore, en citant : « ... les vues et les cér(''nionies éldouissautes de Canaletto... ».

Ainsi, les désignations vont-elles variant d'un volume à l'autre, du bictiotuiairr drs Graveurs de Basau qui fut édité au lendemain de la mort d'Antonio, jusqu'au volume publié en 18SII par M. Georges l)u|)lessis, sur V Hisloire de la (iraruro.

Pour Carlevaris, mômes hésitations; il est tour à tour (^arlcvari ou Carlevariis; Brustolone devient, de-cide-là, Brustoloni, et nous verrons Bidlollo s'appeler, selon lo caprice des auteurs : Belotto, Belotti, Belloti ou Belloto.

104 LES DEUX CANALETTO.

Yraisemblablemeiil, on ne peut être fixé que sur le diminutif sous lequel il est assez généralement désigné : le Canaletlo (le petit Canal), après avoir été dans sa jeu- nesse « Il totlino » (le petit Antoine). Pas davantage, nous ne pourrions dire si ces surnoms lui furent altribués pour le (lilTérencier, dans les premiers temps, de son père Bernard da Canal, qui était évidemment Canale ou Canal et s'en était tenu à son prénom, ou bien encore par allusion à la petite taille de l'artiste, sans que nous puissions affirmer qu il fût malingre ou gringalet. Toujours est-il que Canaletlo avec le double / est plus grammatical et plus logique que Canaleto avec un t unique.

Au résumé, il semble assuré que les deux Canaletlo ne savaient point exactement eux-mêmes comment s'écri- vaient leurs noms de famille.

S'il fut un temps les noms propres n'eurent pas d'orthographe, ce fut bien au xviu' siècle, les efforts mômes du monde lettré et des grands esprits, des acadé- mies et des écrivains s'appliquaient à apporter quelque méthode dans la façon de traduire graphiquement la pensée. Si, de fait, on songeait à fixer des orthographes pour chaque mot, les avis étaient encore partagés et, en attendant la règle, chacun n'écoutait guère que la fan- taisie.

C'est ainsi que, pour en venir à Bellollo, il se baptisa lui-même « il conte Uellollo » 1 ) alors que, fort peu d'années après, changeant d'avis, il moulait en lettres capitales^

(1) AdiJL'ii ^luuiraLi, Aiiloiiiu ('(iiiu/, (/'iiprès Zaïulll et Heiiielu'.

fcj «

LES DEUX (:anaij:tto. iot

sur le laMcim de Dresde doiil nous avons parl(' il ) a qii(d(jiios pages, son nouveau nom de Bernardo Bellolto. Les Ilaliens s'en liennenl j^(''U('i'aleni(Mil à Brllolto, imités par les Anglais. .

L'Allemand Heineke se lixe à l'x'lotli ^ dello il Canalclo. L'encyclopédie allemande donne an nom du peintre deux / et deux t. Rudolf Meyer l'écrit, justement, Hrl/ollo.

Cette argumentation philologique aboutit à une impasse. La vérité est que, pour déterminer son choix, on en est réduit à prendre la moyenne des opinions et à subir l'orien- tation de la logique : c'estcequenousavons fait en adoptant les noms de Canal ci de liclluUo.

Si nous aboi'dons maintenant le [)roblème de composer un tableau chronologique des œuvres de l'un et de l'autre, nous retrouvons de nouv(dles diflicult(''s, au moins en ce qui concerne Antonio Canal.

Si le neveu courut les routes, l'oncle, nous l'avons vu, fut plutôt d'une nature sédentaire, et s'il est permis (\o suivre à peu près pas à pas daus son œuvre ce pèlerin de la beauté que fut 13ernardo Bellolto, il est inliniment plus diflicilede fixer nue date sur chacune d(»s toiles que com- posa dans cette Venise, à la(|u<db' il fut si peu inlidèlc, l'hon- ncte Antonio Canal.

Pointde dates, ettoutau long de cette carrière de labeur assidu, une perfection tecdinique, une égalité d'expression, une similitude de facture telles que le criti(|ue le plus

108 LES DEUX CANALETTO-

attentif no pourrait sérieusement inférer d'une défaillance de pinceau. Le premier Canaletto n'aflicha pas trente-six manières successives de peindre, de vient la difficulté de situer une œuvre avant une autre et de dresser, d'année en année, de progrès en progrès, une table de la production du «maître des architectures ».

Pour tout ce qui est vénitien, on ne peut guère user, à ce sujet, que d'empirisme ou de perspicacité.

Relativement aux autres œuvres, la tâche serait plus aisée. C'est ainsiqu'on peut admettre que la Vue du cliâteuu r/eA^rt^j/es figurant aujourd'liui dans le musée de Rome est contemporaine des années 171!) et suivantes, pendant lesquelles A. Canal résida et voyagea autour de la Ville sacrée. Du même temps sont le Colisce do la National Gallery, et un autre Colisée du palais de Hampton Court, Une scê?ie de F Académie de San Luca^ conservée à Rome, et les diverses Vues l'ornaines du château de Windsor.

Pour tout ce qui a trait au séjour à Londros(lG4G-1648), les attributions de dates ne tolèrent aucun doute, avec toutefois la réserve que le Canaletto revint deux fois aux rives de la Tamise et que l'on ne connaît pas exactement le moment de son deuxième voyage (supposons l*7oI).

llest, quoi qu'il on soit, trèsprécieuxde vériiier ce qu'était à cette époque de sa vie, quarante-neuf ans, le talent de l'artiste dans ses œuvres anglaises telles que la Vue de Norlhumherland House (Sion House à Isloworth), le Elon Collège (National Gallery), la Vue de 11 7/ //rA^?//( Montagne House, Londres) et les « Tamise» du château de W indsor.

IJ:S DKliX CANALKTTU. 111

De mémo iMiliii csl-il facile de dater })ar appioximalion la \'//c de Miudc/i du coté de tEs.t qui est à la l'iiiaco- Ihèqiie de laciLc bavaroise, et les Vues de laScliottenklrche conservées an ((Belvédère ^), à N ieniie.

(juant au reste de l'œuvre du (ianal, il l'auL renoncer à eu déterminer les dates et consentir à n'y voir qu un seul tableau, qu'une immense toile couverte pendant toute une longue existence, pour lixer le panorama de la plus somptueuse des cités occidentales.

Sur la question délicate des collaborations, que pour- rions-nous aflirmer? Une opinion généralementacceptée contribue à faire penser qu'Antonio Canal aurait employé l'auxiliaire de J.-l>. Tiepolo pour le groupement, au milieu de ses architectures vénitiennes, des élégantes et typiques ligures qu'on y voit. Nous avons même suggéré l'idée d'un apport de Pietro Longlii et parlé du concours de Guardi, le disciple. La proportion de ces interventions dun figuriste dans les tableaux du Canal est impossible à préciser. On peut tout au plus douter du jugement de l'histoire et le trouver quel(|ne peu jtrécipité en ce qui a rapport à rinca])acité desdeux artistes à dessiner la figure humaine, si l'on considère surtout telles de leurs pro- ductions oîi des cortèges, des groupes, des foules môme sont établis merveilleusement de leur main. D'autre part, comment furent composés les personnages des toiles exécutées à Londres, et comment expliquer la col- laboration de .l.-B. Tiepolo (jui fut si longtemps absent de Venise, occupé à Wurzbourg et à Madrid ?

11-2 LES DEUX CANALETTO.

Un point des plus intéressants, nous oserons même dire des plus troublants, se rattache à une collaboration pos- sible, sinon certaiue, du CanalcUo et de son élève Guardi.

Au Louvre, autour de la Sainte que peignit le Maître, sont groupés divers tableaux portant le cartel: Guardi / 7 l'-2-I7iK). et représentant entre autres le Cou- ronnement du dofje de Venue au sommet de l'escalier des Géauls, les Fêtes du Jeudi gras à Venise, 2ine Céré- monie à la Sainte. Le catalogue du Louvre est affirmatif sans aucune restriclion sur la paternité accordée à celte suite de toiles oi^i s'agite, dans un grouillement de foule joyeuse, la Venise des cérémonies symboliques.

Aucune mention touchant les architectures très impor- tantes qui apparaissent dans ces œuvres attribuées à Guardi. Rien qui vienne dénoncer une collaboration.

Or, avant même de rechercher si cette fantaisie dans l'indication de la ligure humaine est compatible avec cette probité linéaire dans letracé des architectures, voilà qu'un fait singulièrement suggestif se rencontre qui, sans que nous puissions rien affirmer, invaliderait, pour tout ou partie, l'attribution à Guardi des tableaux du Louvre ci- dessus désignés.

Le graveur Brustolone a exécuté en effet une série de planches qui ont été conservées etqui, représentant exac- tement, trait pour trait, la suite des fêtes vénitiennes qu'on prête à Guardi, sont accompagnées de la mention « Antonius Canal pinxit » gravée à l'angle gauche infé- rieur de chacune de ces estampes originales.

^

LKS DEUX CANALIiTTO. H.»

Il semble hicii élonaaiit (jnc Driistolonc. (nii coniiul Ciiial, ail l'ait (MTciir ilaus celte série exécutée à Venise, poiii' ainsi «lire sous les yeux de (îuardi et du premier Canalello.

A vrai dire, dans ces tableaux déconcertants, les ligures sont bien dans le caractère de celles que dessinait l'élève, mais les architectures sont de la famille directe du Pdla/s ducitl exposé à Florence, du Palais des Doges qu'on voit à Berlin, des Vues de Venise' de la collection Liochtenslein, toutes œuvres oîi le génie de perspectiviste d'Antonio Canal s'affirme puissant et infaillible.

Selon nous, Hruslolone attribuant ces toiles au pinceau du Canalello cl le Louvre les ratlachant au bagage de (îuardi ont peut-être l'un et l'autre raison.

Au temps le graveur des Cch^émonles de Sélection du Dor/e à Venise et de son manoye avec la mer achevait ses douze grandes planches, le nom de Guardi, sans doute, n'i'lait point encore réputé. Les tableaux qu'il avait repor- tés sur cuivre avaient été exécutés i)ar Antonio Canal, dans le même moment (|ue le jeune ligurisle dont il avait di- rigé les pas se consacrait à dessiner les personnages, suivant en ceci la ponte naturelle de son talent.

C'est ainsi que Brustolone avait donné au graveur de lettres de ses planches la mention : Anlonins Canal pinxit, oubliantde mentionner la part de Cuardi, car naguère, le collaborateur élève disparaissait toujours et volontair(»- ment dans la personnalité du Maître.

Dans la suite, Guardi poursuivant sa voie, acquit, comme

116 LES DEUX CANALETTO.

figiiriste, une célébrité mondialo ot la postérité fut plus équitable envers l'artiste que ne lavaient été ses contem- porains. Elle estima fort «à propos que ces toiles étaient, d'abord et avant tout, comme autant d'images de la vie vénitienne dans la seconde moitié du xviii" siècle. Elle comprit enfin que les architectures n'y créaient que l'atmosphère alors que lame môme de l'œuvre palpitait dans ces foules ivres de plaisir et de poésie.

Le témoignage de Heineke, dans son Dictionnaire des artistes (1878), vient à l'appui île notre thèse. L'auteur a connaissance des gravures de Brustolone et au chapitre Antonio Canal, il les inscrit à la suite de celles de Vizeji- tini (1742), de Fletscher et Boitartl, de Berardi et de Wagner, de Pars, de Hulet, de S. MuUer, de Stevens, de E. Bookes et de J. Bowles (série anglaise).

La célébrité posthume d'Antonio Canal nuisit à son neveu Bellotlo. 11 advint (|ii(' la gloire de l'aîné gran<lit d'année en année, alors que la réputation de son disciple, encore que fort estimable, recula au second plan. Cette particularité justifie assez logiquement le fait que, depuis la mort du dernier des Canaletto, beaucoup de toiles de Bernardo Bellotto aient été attribuées à son oncle.

Pourtant, il est plus aisé de saisir la vérité en ce qui concerne le peintre favori d'Auguste lll. Pour les aspects de Venise, la confusion reste possible. Dans le temps qu'il les peignit, Bellotto était à l'école de Canal, et,

LES DKUX CANAF.ETTO. 110

servi par une merveilleuse facilité, travaillant en ([uelque sorte dans l'ombre de son maître, il est naturel qu'il lui ait alors emprunté sa technique, ses motifs, sa lumière (^t tous les secrets de sa palette. Mais il ne peut plus exister d'hésitation |)0ur les u'uvres postérieures à ces années de collaboration. Les vues de Pologne de 17(10 attestent d'un /«/re évolué, d'un tour de main (jni n'est plus celui dn Bellotto de 172.'). L'introduction, dans son œuvre, de thèm(?s(jui restèrent presqne absolument étrangers à Canal, les arbres et les verdures uidamment, ont évidem- ment contraint l'artiste à se créer une technique propre, personnelle, (jui, tout en conservant les caractères de minutie et d'exactitude (|ui furent les premiers principes de sa grammaire artistique, lui favorisait l'occasion de se libérer de la discipline du Vénitien, strictement hdèle à ses j>ierres et à ses eaux miroitantes. La com[)araison est très pi(jnante à étaldir entre le pi'océdé de l'oncle et celui du neveu, lors(ju'il s'agit ponr eux de traiter les feuillages et les bouquets d'arbres.

A Lontlres, dans les jardins de \\ hitehall, (^anal eut parfois à dessiner et à peindre des avenues ombreuses, des perspectives de hêtres assez peu familières à son pinceau. Il les traita pourtant avec lacililé, déchique- tant sur sa toile la silhouette des cimes et l'enchevêtre- ment des branchages, selon la façon capricieuse que l'on retrouve dans Vindh-iûionc/ente/ce de ses gravures à l'eau- forte, ligurent assez fréquemment des arbres parmi des décors d'imagination.

120 LES DEUX CANALETTO.

Bellotto au contraire pciiinit, à Dresde, quelques viies l'on voil ]:i rivière eonler au pied dun rempart que domine, au premier plan, un long taillis de beaux arbres constiluaul probaltlement la lisière d'un pare de ville. Mais iei, le pinceau })rocède différemment, par masses pleines, par larges plans : c est la main d'un homme oublieux des techniques de son maître : c'est Bellotto qui, dans cette occasion, décline l'honneur d'être un Canalello.

Voyez-le restituant limage des perspectives architectu- rales des cités du Xord, faites de ponis, de dômes, de fossés militaires, de tîilus surplombant les rivières et char- gés des denrées du négoce ; observez l'artiste transplanté sous des cicux assombris et dessinant, avec une loyauté qui n'épargne aucun détail, le Nouveau Marché à Dresde (1), traversé par des carrosses à laquais poudrés et à chevaux fringants. Voyez-le, reproduisant les petites et les grandes places publiques, et parmi toutes, la Place du Vievx-Marcké^ la Fraaenkirche^ la Citadelle de Pir?ia, le le Marché de Pirna (2), \g?> Faubourgs de Pirna^ l'étonnante vue de la Ruine de rE'jlise de la Croix de Dresde (3), qui est, dans son œuvre, comme une gageure d'un virtuose triomphant au pari de peindre et de transcrire en beauté un amoncellement informe de pierres éboulées, partout vous y retrouverez le métier transmis à son disciple par le grand Canaletto qui com[)ta les dalles de sa Piazza et les pavés de marbre rose du palais des Doges. La chronologie de l'important œuvre de Bellotto dt'Coule du

(I) (2) et (3) Galeiic Royal(_' de Dresde.

LKS DKUX CANALI^]TTO. 1^23

maigre faisceau de détails eonmis sur la vie et les voya!;es de larliste. Cciiîiiucs loilcs, par rériprofjue, nous iustruiseut sur des iucidciils de sa cariàère que les bio- graphes nont pas cru à propos d'enregistrer. C'est ainsi que la Vue dn l^Vro/jy, conservée à Dresde, nous apprend le passage de Bellotlo sur les rives de l'Ailige (Malt j('t('', vers 1720, uu [)ittor(>s(|iie pont de bateaux dont un autre tablean, également à Dresde, nous conserve le souvenir.

Une vue de la l>reu/u, au mus(''e de Bruxelles, nous redit le goût qu'avait Antonio Canal de chercher ses motifs aux environs de sa ville natale, sur les rives de ce cours tl'eau qni, descendant du T\ roi, lui suggéra peut-être l'idée de remonter lui-niénu' vers les capitales on fré([ueu- taiimt Cri m m et Holbach,

L'importance de son labeur, à Venise, éclate dans des toiles maîtresses, au musée de iîerlin, avec cette admirable Vue (lu l*alais ilucal (jui provient de la collection Suer- mondt, dans la si'rie de V ucs de la galerie de Cass(d, de la National Callery, de l'hj'initage à Saint-Pétersbonrg, de Dannstadt et de la galei'ie Sliuhd de b'rancl'orl.

Cest la Calerie lioNale (|e Saxe qni détient l'ensemble de tableaux le [)lns i-e|)résentatif du lalent de Bernardo Bellotlo. Ignoi'àt-on le i-este de sa proilmlion, (|u'il serait loisible au seul Musée de Dri>sde de se créer, à son égard, une opinion et aussi une ad ni ira lion délinitivesetcomplètes.

A répo([ue ofi il composa ces toiles, l'artiste était en pleine possession de sa personnalité. D'un tcilent mnri et rompu aux })érils niulliples d'un art lait d'exactitude an-

1^4 LES DEUX CANALEÏTO.

tant que de brio, Bernardo devait, si Ion en jniio par la ligne générale de son caractère, travailler, stimulé par le double désir de plaire aux grands, de qui lui venaient des commandes, et aussi de satisfaire ses personnelles exi- gences d'artiste, sévère crili(|ae de soi-même.

L'impression qui se dégage de ses travaux de Dresde, de IMrna, de Kœnigstein et de Varsovie, est celle d'une facilité et d'une joyeuse facture de bon ouvrier, sur de sa matière, de son tour de main et de ses outils, et conscient de ce que cbacune de ses productions réunit limpeccabi- lilc (le la technique au respect de la vérité.

C'est peut-être le mèmejugement que porterasur Bernardo Bellotto la postérité lorsqu'un écrivain artiste aura pris le soin de composer le recueil intégral auquel nous faisions ap- pel, dans les premières pages de cette publicationrcstreinte.

(Juui qu'il en soit, Antonio (Janal et Bernardo Bellotto auront, nous l'espérons, été présentés ici avec autant de clarté que le permettaient les rares lumières projetées du fond de l'histoire sur ces originales figures de bourgeois vénitien et de gentilhomme cosmopolite, portraitisles de villes et historiens à la pointe du pinceau.

Ce lurent, disons-le ])onr terminer, les premiers pcinircs qui. dans l'histoire de l'art, en raison de l'emploi constant de la chambre obscure, nous apportèrent la pri- mitive sensation du « rendu » photographique déformé et souvent monotone des monuments et des perspectives de cités.

F 1 N

TABLE DES G RAYURE S

A. Canal. Ll'^glisi' Xolrr-Duine de la Salulc à N'cnise (Musée

(lu Louvre) 9

A. Canal. L'école de San llocco (Kii^uies de (Wo lîaplista

Tiepolo) (National (iallery, Londres) 13

l>. Iiellollo. La PiazzclLa el le {|uai di's Lsclavuns, vus do la

lagune (Musée de Mnnirli 17

A. Canal. UégaUss sur le Crand Canal à N'enise (Nalional

Callery) 21

A. Canal. La place et l'église Sainl-Marc à NCnise (Calerie

Liechtenstein à N'iennei. 2"1

A. (^^anal. Inlérieui' de la rotonde du Itanelagli à Londres

(National Gallery) 29

A. (îanal. Le parvis de l'église Saint-Jean et Saiiil-t'aul à

Venise (Musée Iioyal de Dresde : ..... '.V.\

A. ('anal. |{écepti(ui du rnnile Ceigi à N'enise Musée d('

rLi'mitage, Sain! Pi'l ers lu m ni; il

A. Canal. Lue vue du C.rand Canal à N'enise (National

Callery) Wi

A. Canal. Cnur el pnrti(|ue d'un palais (IJoyale Académie,

Venise) 41»

A. Canal. Canal de la Ciudecca, avec la douane, à Venise

(Galerie Lieclitenslein, \ ieiine i ."Il}

120 tablp: des GRAYUHES.

A. Cianul. \ uimIu Ciand Canal à Wni-t' '(lalciic [Jcrlilciisloin

à Vienne) ^jT

A. Canal. \ ne de la IMazzcKa el dn iiori Caleiie Liel-lilcnslcin

à Vienne) 65

A. Canal. \'ue de \enise (dessin) (Musée de CJianlIlly) .... 'i'^ A. Canal. Les abords dnne ville 'd'ajirès la .m'avilre orii^i-

nale à l'eau-t'orte 77

A. Canal. Le quai des Esclavons et son marelié d'apivs la

gravure originale à Leau-forte 81

A. Canal. Les céiénionies du mariage du Oo.ye avee la nier

(Le départ du Burenlaure) .d'après la gravure de Hrustolone). 85 A. Canal. La grande allée du Vaux-Hall à Londres (d'après

la gi'axure de E. Rookes) 89

n. l>ellotlo. Vue de Dresde (.Musée Royal de Dresde 97

IL Rellollo. Plare du Marché Neuf à Dresde f. Musée Royal de

Dresde) 105

R. RelloKo. La tour écroulée de 1 Ei:ii>'' «le la Croix à Dresde

(.Musée Royal de Dresde 1U9

R. RelloUo. Le château l'oyal de Sçhienl)runn colé <'oui-

(Muséi' de \ienne) 113

I). RelloUi». \'ue des pavillons et. galeries du château iSurn-

gerholes; à Dresde, 1758 (.Musée Royal de Dresde) 117

R. Rellolto. La place du Marché à Pirna (.Musée de Rerlin). 121

TABLK DES MATIKUES

IV.

v.

La X'onisc (luc iiciuiiiiciit les Deux Caïuiletlo '.'t

Les Doux (lanalcdo .îi

La vio (■( les d'iivrcs d'Aiildiiio Canal. Sos Nuyancs

à réliaiii^cr 47

La vie errante cl l'œuvir de Itcriiaidu i'.cllolli), dil (iaiia-

Irllo . 84

L'u'in rc nriiilcl L:ia\ c ilf~- Deux ( '.aiialcl Id 101

32^(03

COHBEIL. I M 1' It I M f; Il I E El). CKETE.

Dote Due

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