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Full text of "Essai philosophique concernant l'entendement humain : ou l'on montre quelle est l'etendue de nos connoissances certaines, et la maniere dont nous y parvenons"

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y:-! 


EX 

LIBRIS     ^ 


FEEIHERR  MAXMILIAN 

w  GOLDSCHWIDT-^OTHSCHIL]) 


^^'6' 


ESSAI  PHILOSOPHIQUE 

CONCERNANT 

L'ENTENDEMENT 

HUMAIN, 

OU  L'ON  MONTRE  QUELLE  EST  L'ETENDUE  DE  NOS 

CONNOISSANCES  CERTAINES ,  ET  LA  MANIERE 

DONT  NOUS  Y  PARVENONS. 

Traduit  de  l'Anglois  de  Mr.  LOCKE, 
Par     PIERRE     G  O  S  T  E, 

Sur  la  Quatriéijje  Edition  ,  revûë,  corrigée,  &  augmentée  par  l'Auteur. 

Quam  hélium  e(t  velle  confiteri  potitts  nefcire  t^uod  nefcias ,  quant 

ijîa  ejfutientem  naufeare ,  atqne  ipfum  fibi  difplicere  ! 

Cic.  deNat.  Deor.  Lib.  I. 


A    L  A    H  A  Y  E, 
Chez     PIERRE     HUSSON. 


M.    D  ce.    XIV.      , 

Avec  PrhUége  d*  Nofeignem  ks  Etats  de  Hollande  &  de  IVeJl.Fnfe. 


A    MONSEIG  NE  U  R 

L  E     C  O  M  T  E 

D  E 

PEMBROKE  ET  MONTGOMERY, 

Baron  Herbert  de  Cardiff ,   Seigneur  Rofs  de  Kendal  ,  Par, 

Fitzhugh ,  Marmion ,  St.  Quintin ,  Se  Shurland  j  Prefident 

du  Confetl  Privé  de  fa  Majefié ,  c^  Lieutenant  de  Roy 

dans  le  Comté  de  Wilts  ^  de  la  Province  de 

Galles  Méridionale. 


ONSEIGNEUR, 


CET  Ouvrage  qui  s^eft  formé  feus  vos  yeux  &  que 
'foi  bazardé  de  donner  au  Ttiblic  par  vôtre  ordre ,  vient 
Je  mettre  préfentement  ,  par  une  ejpéce  de  Droit  na- 
turel ,  fetis  la  Proteâion  que  Vous  luy  avez  promis  de- 
puis  quelques  années.  Ce  n''ejl  pas  que  je  croye  qu^ au- 
cun Nom.,  quelque  grand qtûtl [oit  t  mis  d  la  tête  d'un 
Livre  y  fott  capable  de  couvrir  les  fautes  qtii  peuvent  s'*y 
rencontrer.  Les  Ouvrages  qui  paroi f^ent  une  fois  au  jour  y 
doivent  fe  foiitenir  ou  tomber  félon  leur  propre  mérite  ou 
/a  fan  t  ai  fie  du  Leâeur.  Al  ai  s  comjne  la  Vérité  ne  deman- 
de autre  chofe  que  d''être  écoutée  fine erement  &  avec  un 
Efprit  libre  de  préjugez  y  perfbnne  Jt'ejl plus  en  état  de  me 
procurer  cet  avantage  que  Vous ,  qui  avez ,  comme  on  fait  ^ 
une  fi  étroite  familiarité  avec  Elle  &  qui  êtes  entré  dans 
les  plus Jecrets  recoins  du  Sanâuaire  qiCRlle  habite.  Guy , 

*  3  MON- 


E     P    I     T     R     E. 

MONSEIGNEUR,  rVy?  unechofe  connue  que  Vorisavei 
pénétré  fi  avant  dans  lacomwijfance  deschojes  les  plus  ab- 
firaites-^au  delà  des  Veûes  &  des  Aîéthodes  ord'waires^que^fi 
Vous  approuvez  le  defjein  de  cet  Ouvrage ,  une  telle  appro- 
bation empêchera  du  moins  qu^on  le  condamne  fans  le  lire , 
&  fera  que  bien  des  chofes  qui  y  Jont  traitées ,  feront  con- 
fiderées  avec  quelque  foin  ,  au  lieu  qu^ autrement  on  les 
aur oit  peut-être  crues  indignes  de  la  moindre  attention  y 
parce  qii'  elles  fnt  un  peu  éloignées  du  chemin  battu.  D  ac- 
cu fation  de  Nouveauté  efl  d'une  terrible  conféquence  au^ 
prl'sde  ceux  qui  jugeant  de  la  tête  des  hommes  comme  de 
leurs  Terruc[ues ,  par  l'autorité  de  la  Mode ,  ne  peuvent 
reconnoître  aucune  Doêîrine  pour  vraye  que  celles  qui  font 
déjà  reçue  s  dans  le  Monde.  Cependant  a  peine  trouvera-t- 
on que  ,  lorfque  la  Vérité  a  commencé  de  fe  faire  voir ,  Elle 
ait  eu  le  defms  quelque  part  a  la  pluralité  des  fujfrages. 
Les  Opinions  nouvelles  font  toujours  fufpeêf  es ,  &  combat- 
tues ordinairement  ^  par  cette  feule  raifon  quelles  ne  font 
pas  encore  communément  établie  s.  Mais  la  Vérité^  femblable 
a  l'Or  y  n"*  efl  pas  moins  Vérité ,  pour  avoir  été  nouvellement 
tirée  de  la  Mine.  Oefl  l'examen  ,  c'^efl  la  coupelle ,  fi  fofe 
ainfidire ,  qui  en  doit  fixer  le  prix ,  e^  non  une  certaine 
forme  ancienne  :  &  quoy  qu'acné  n'ait  pas  encore  cours  en 
vertu  d^une  empreinte  publique ,  Elle  ne  laiffe  pûi  d'être 
auffi  ancienne  que  la  Nature ,  &n^enefi  pas  moins  de  bon 
aîloy.  Ceft  dequoy ,  MONSEIGNEUR  ,  Vous  pouvez  don- 
ner des  exemples  illuftres  &  fenfibles-,  quand  il  Vous  plair- 
ra  défaire  pré/ent  au  Public  de  quelques-unes  de  ces  vajles 
é"  importantes  découvertes  que  Vous  avez  fait  .^  deVérf 
tez  inconnues  jufqu'ici ,  hormis  a  ceux  a  qui  Vous  avez  eu 
la  bonté  de  ne  les  pas  cacher  entièrement.  Cette  feule  rai- 

fin 


E     P     I     T     R     E. 

fon  auroit  pu  fufjire  1  fi  je  n'en  avois  point  d'autre ,  pour 
nC obliger  a  vous  dédier  cet  Eflai.     Davantage  qu'il  a 
d'avoir  quelque  rapport  avec  quelques  parties  de  ce  vafle 
Syflêrne  de  Sciences  dont  Vous  avezfor?né  un  plan  fi  nou- 
veau^ fi  exafl  &  ji  inftruâif  ^   cet  avantage  ,   dis  je  ^ 
m'efl  a  fiez  glorieux^  pour  que  je  prenne  la  liberté  de  pu- 
blier fous  votre  bon  plaifir ,  que  j'ai  eu  ça  ér  la  quelques 
penfées  qui  ne  font  pas  tout-d-f ait  différentes  des  Vôtres. 
Putfque  Vous  voulez  bien  ?n' encourager  a  dominer  cet  Ou- 
vrage au  Public  ,  j'e/pére  qu'un  jour  ce  pourra  être  un 
motifs  pour  Vous  engager  a  aller  plus  avajit  ;  &  Vous  me 
permettrez  de  dire  qu'ici  Vous  donnez  au  Monde  un  gage 
de  quelque  chofe  qui  fera  certainement  bien  digne  de  fon 
attente ,  s'il  fait  un  accueil  tant  foit  peu  favorable  a  cet 
Ouvrage.  Vous  voyez  par  Pa^  MONSEIGNEUR  ,  quel 
Tréfent  je  vous  fais.  Il  reffemblejuflement  a  celui  qu'un 
pauvre  homme  fait  a  un  grand  Seigneur  ,    qui  ne  laifle 
pas  de  recevoir  avec  plaijtr  de  fes  mains  un  Panier  de 
Fleurs  ou  de  Fruits.,  quoy  qu'il  en  ait  dans  fes  Terres  de 
plus  beaux  &  en  plus  grande  quantité  que  luy.  Les  moin- 
dres chofes  ont  leur  prix  quand  elles  font  offertes  avec  des 
fentimens  de  refpeH ,  cî'ejlime ,  c^  de  reconnoijjance.  Vout 
m'avez  fourni ,  M  O  N  S  E I G  N  E  U  R  ,  ^/^-^  raifons  fi  impor- 
tantes ér  fi  particulières  d'avoir  pour  Vous  ces  fentimens 
dans  leur  plus  haut  point  ^  que  ^  s'ils  peuvent  ajouter  d  ce 
qui  les  accompagne  un  prix  proportionné  d  leur  granaeur  y 
jepuis  dire  hardiment  que  je  vous  faà  le  plus  riche  Préfent 
que  vous  ayiez  jamais  reçu  de  perfonne.    Mais  une  chofe 
dont  je  fuis  fortement  per/uadé ,  c'e/l  que  je  fuis  dans  une 
obligation  indijpen fable  dechercher  toute  forte  d'occafions 
de  reconnoîîre  cette  longue  fuite  de  faveurs  dont  vous  m'a- 
vez 


E     P     I    T     R     E. 

vez  comblé  ;  faveurs  qui ,  que/que  grandes  &  importantes 
qu'elle  s  [oient  en  elles-mêmes^  k  font  encore  beaucoup  plm 
par  l'emprefiement  ,  l'honnêteté ,  l'afeâion  &  p/ujieurs 
autres  circon fiances  obligeantes  dont  Vous  ne  manquez  ja- 
mais de  les  cifaifonner.  A  tout  cela  Vous  avez  la  honte  d'a- 
jouter ce  qui  donne  encore  plus  de  poids  &  d'agrément  à  tout 
le  reflète' efl  que  Vous  continuez  de  m' accorder  quelque  pla- 
ce dans  votre  Eflime  ér  dans  vos  bonnes penfées ,  j'ay  pref 
que  dit  dans  votre  ^;«/>/V.CV/?,MONSElGNEUR,r^  que 
vos  Paroles  &  vos  Aâionsfont  voir  fie  onfl  amènent  en  toutes 
rencontres ,  même  a  d'autres  perfonnes  en  mon  ahfence , 
que  ce  n'efipas  vanité  en  moy  de  publier  ce  que  chacun  fait 
déjà.  Ily  auroit  au  contraire  de  l'Incivilité  a  ne  pas  recon» 
noître  une  chofe  dont  tant  de  perfonnes  font  témoinsjufqu'a 
médire  a  moy-même  chaque  jour  co?nbien  je  vom  enfuii 
obligé.  'Je  fouhaiterok  que  ces  Perfonnes  pujfent  rn  aider 
au§i  facilement  a  Vous  témoigner  ma  reconnoiffance ,  qu'il 
leur  efiaifé  de  me  convaincre  combien  je  vomfuk  redeva- 
ble pour  tant  de  grâces  que  Vous  m'avez  fait  &  que  Vom 
me  faites  tous  les  jour  s.  Et  ilfaudroit  queje  fufje  deftitué 
d'entendemetit  dans  le  ternps  même  que  f  écrirois  fur  /'En- 
tendement, fi  ]e  n' êtoh  extrêmement  fenfihle  d  toutes  cei 
faveurs ,  &  îieprofitois  de  cette  occafion  de  témoigner  pu- 
bliquement combien  je  fuis  obligé  d'être  avec  autant  de 
refpeâ  que  je  fuis  efedivement , 


MONSEIGNEUR, 


Vôtre tiès-luimble ,  très-obcïflant 
Se  très-obligé  Serviteur. 

JEAN     LOCKE. 


AVERTISSEMENT 

D     U 

TRADUCTEUR. 

I  j'allois  faire  un  long  Difcours  :i  la  tête  de 
ce  Livre  pour  étaler  tout  ce  que  j'y  ai  re- 
marqué d'excellent  ,  je  ne  craindrois  pas 
le  reproche  qu'on  fait  à  la  plupart  des  Tra- 
dufteurs  ,  qu'ils  relèvent  un  peu  trop  le 
mente  de  leurs  Originaux  ,  pour  faire  va- 
loir le  foin  qu'ils  ont  pris  de  les  publier  dans  une  autre 
Langue  j  car  je  fuis  affûré  que  tout  ce  que  je  dirois  fur  ce 
fujetj  feroit  confirmé  par  le  fuffrage  des  plus  favans  hom- 
mes de  l'Europe.  Mais  outre  que  j'ai  été  prévenu  dans 
ce  deflein  par  les  plus  illuftres  Ecrivains  Anglois,  qui  tous 
les  jours  font  gloire  d'admirer  la  jufteflé  ,  la  profondeur 
6c  la  netteté  d'Efprit  qui  paroît  dans  cet  Ouvrage ,  un  E- 
loge  de  ma  part  ne  feroit  d'aucun  poids  dans  la  Républi- 
que des  Lettres ,  où  mon  nom  n'eft  pas  même  connu. 
J'aurois  beau  dire  ,  que  je  n'ai  jamais  lu  aucun  Livre  oii 
■  il  y  ait  plus  à  profiter,  Se  que  plus  je  le  lis ,  plus  je  l'ad- 
mire, l'on  ne  s'en  rapporteroit  pas  à  moy  :  &  s'il  faut  di- 
re la  vérité, dans  des  matières  de  cette  nature  Ton  ne  doit 
en  croire  que  fon  propre  jugement  ,  comrne  Monsieur 
Locke  nous  le  recommande  luy-même  dans  cet  Ouvra- 
ge, oii  il  remarque  plufieurs  fois,  que  la  foûmijfion  aveu- 
gle  aux  fentimens  des  plus  grands  hommes  ,  a  plus  arrêté  U 

**  pro- 


AVERTISSEMENT 

progrès  de  la  Connotjlance  qu' ancum  autre  chofe.  Je  me  con- 
tenterai donc  de  dire  un  mot  de  ma  Traduftion ,  &:  de  la 
difpofition  d'Efprit  où  doivent  être  ceux  qui  voudront  re- 
tirer quelque  profit  de  la  leftiire  de  cet  Ouvrage. 

Ma  pUi>  grande  peine  a  été  de  bien  entrer  dans  la  pen- 
fée  de  l'Auteur  j  £c  malgré  toute  mon  application,  je  fe- 
rois  fouvent  demeuré  court  fans  l'afllftance  de  Mr.  Locke 
qui  a  eu  la  bonté  de  revoir  ma  Traduction.  Fort  fouvent 
après  m'être  bien  tourmenté ,  je  croyois  enfin  avoir  attra- 
pé le  véritable  fens  d'un  paflage ,  &:  il  fe  trouvoit  au  bout 
du  compte  que  fçn  étois  fort  éloigné.  Je  ne  djute 
pas  qu'une  partie  de  ces  difficultez  ne  doivent  être  attri- 
buées à  la  petitefle  de  mon  génie.  Mais  il  eft  pourtant 
certain  que  le  fujet  de  ce  Livre  &:  la  manière  profonde  & 
exacte  dont  il  eft  traité  ,  demandent  un  Le£teur  fort  at- 
tentif. Ce  que  je  ne  dis  pas  tant  pour  obliger  le  Lecteur 
à  excufer  les  fautes  qu'il  trouvera  dans  ma  Traduction, 
que  pour  luy  faire  fentir  la  nécellité  de  le  lire  avec  appli- 
cation, s'il  veut  en  retirer  du  profit.  Sur  quoy  je  croy 
qu'on  fera  bien  aife  d'apprendre  une  petite  Hiftoire  qui 
eft  venue  à  ma  connoifl'ance.  Lorfque  cet  Ouvrage  pa- 
rut pour  la  première  fois, un  des  Amis  de  l'Auteur, hom- 
me d'Efprit, l'ayant  lu  d'un  bout  à  l'autre  comme  un  Ro- 
man Philofophique ,  le  trouva  fort  à  fon  goût.  Mais  quel- 
que temps  après  ,  l'ayant  voulu  relire  ,  il  y  vit  quantité 
de  chofcs  qu'il  n'entendoit  point.  Il  fe  fit  alors  une  affai- 
re plus  ferieufe  de  la  lefture  de  cet  Ouvrage.  Il  le  lut  & 
relut  jufqu'à  trois  fois  avec  toute  l'application  dont  il  é- 
toit  capable,  &  il  découvrit  enfin  toute  la  beauté  de  ce 
merveilleux  Edifice  dont  il  n'avoit  d'abord  vu  que  la  fa- 
ce èc  les  ornemens  extérieurs.  Ceux  qui  voudront  pro- 
fiter de  la  le*Sture  de  ce  Livre ,  ne  feront  pas  mal  d'imiter 
cet  exemple. 

Mais  on  doit  faire  encore  deux  chofes  ,   à  mon  avis, 
pour  retirer  quelque  fruit  de  cette  ledture.     La  première 
eft  de  laiflér  à  quartier  toutes  les  Opinions  dont  on  eft 
prévenu  fur  les  Quefl"ions  qui  font  traitées  dans  cet  Ou- 
vrage, 


DU    TRADUCTEUR. 

vrâge,&:Ia  féconde  de  juger  des  raifonnemens  de  l'Auteur 
par  rapport  à  ce  qu'on  trouve  en  foy-méme  ,  fans  fe  met- 
tre en  peine  s'ils  font  conformes  ou  non  à  ce  qu'a  dit  F/tf- 
torii  Ariftote ,  Gajpndii  Defcartes,  ou  quelque  autre  cé- 
lèbre Philofophe.  C'eft  dans  cette  difpofition  d'Efprit 
que  Mr.  Locke  a  compofé  cet  Ouvrage.  Il  eft  tout  vifi- 
ble  qu'il  n'avance  rien  que  ce  qu'il  croit  avoir  trouvé  con- 
forme à  la  Vérité  ,  par  l'examen  qu'il  en  a  fait  en  luy- 
méme.  On  diroit  qu'il  n'a  rien  appris  de  perfonne,  tant 
il  dit  les  chofes  les  plus  communes  d'une  manière  origi- 
nale }  de  forte  qu'on  eft  convaincu  en  lifant  fon  Ouvrage 
qu'il  ne  débite  pas  ce  qu'il  a  appris  d'autruy  comme  l'a- 
yant appris ,  mais  comme  autant  de  veritez  qu'il  a  trou- 
vées par  (a  propre  méditation.  Je  croy  qu'il  faut  nécef- 
fairement  entrer  dans  cet  Efprit  pour  découvrir  toute  la 
ftrufture  de  cet  Ouvrage  &c  voir  fi  les  Idées  de  l'Auteur 
font  conformes  à  la  nature  des  chofes. 

Une  autre  Raifon  qui  nous  doit  obliger  à  ne  pas  lire 
trop  rapidement  cet  Ouvrage ,  c'eft  l'accident  qui  eft  ar- 
rivé à  quelques  perfonnes  d'attaquer  des  Chimères  en  pré- 
tendant attaquer  les  fentimens  de  l'Auteur.  On  en  peut 
voir  un  exemple  dans  la  Préface  même  de  Mr.  Locke. 
Cet  avis  regarde  fur  tout  ces  Avanturiers  qui  toujours 
prêts  à  entrer  en  lice  contre  tous  les  Ouvrages  qui  ne  leur 
plaifent  pas,  les  attaquent  avant  que  de  fe  donner  la  pei- 
ne de  les  entendre.  Semblables  au  Héros  de  Cervantes  , 
ils  ne  penfent  qu'à  fignaler  leur  valeur  contre  tout  venanti 
ôcaveugles  par  cette  paillon  démefurée5il  leur  arrive  quel- 
quefois, comme  à  ce  défaftreux  Chevalier  ,  de  prendre 
des  Moulins-à-vent  pour  des  Géans.  Si  les  Anglois,  qui 
font  naturellement  fi  circonfpe£ts  ,  font  tombez  dans  cet 
inconvénient  à  l'égard  du  Livre  de  Mr.  Locke ,  on  pour- 
ra bien  y  tomber  ailleurs  ,  &c  par  confequent  l'avis  n'eft 
pas  inutile.     En  profitera  qui  voudra. 

Pour  les  Déclamateurs  qui  ne  fongent  ni  à  s'inftrufre 
ni  à  inftruire  les  autres  ,  ils  n'ont  pas  befoin  de  cet  avis, 
parce  qu'ils  ne  cherchent  pas  la  Vérité.    On  ne  peut  leur 

**  2  fou- 


AVERTISSEMENT 

ibuhaiter  que  le  mépris  du  Public  ;  jufte  recompenfe  de. 
leurs  travaux  qu'ils  ne  manquent  guère  de  recevoir  tôt  ou 
tard!  Je  mets  dans  ce  rang  ceux  qui  s'aviferoient  de  pu- 
blier j  pour  rendre  odieux  les  Principes  de  Mr.  Locke  ,. 
que,  félon  luy ,  ce  que  Dieu  nous  a  révélé  n'eft  pas  cer- 
tain ,  parce  que  Mr.  Locke  diftingue  la  Certititde  d'avec 
la  Foy  &  qu'il  n'appelle  certain  que  ce  qui  nous  paroît  vé- 
ritable par  des  raifons  évidentes  &:  que  nous  voyons  de 
nous-mêmes.  Il  eft  vifible  que  ceux  qui  feroient  cette 
Objeftionjlé  fonderoient  uniquement  fur  l'équivoque  du 
mot  de  Certitude  qu'ils  prendroient  dans  un  fens  populai- 
re ,  au  lieu  que  Mr.  Locke  l'a  toujours  pris  dans  un  fens 
Philofophique  pour  une  Connoiflance  évidente  ,  c'eft  à 
dire  pour  la  perception  de  lu  convenance  ou  de  la  difconve- 
nance  qui  ejl  entre  deux  Idées ,  ainfi  que  Mr.  Locke  le  dit 
luy-méme  plufieurs  fois  ,  en  autant  de  termes.  Comme 
cette  Objection  a  été  imprimée  en  Anglois  ,  j'ai  été  bien 
aife  d'en  avertir  les  Lecteurs  François  pour  empêcher, 
s'il  fe  peut  ,  qu'on  ne  barbouille  inutilement  du  Papier 
en  la  renouvellant.  Car  apparemment  elle  feroit  fififlée  ail- 
leurs ,  comme  elle  l'a  été  en  Angleterre.  Je  ne  puis  m'einpê- 
cher  de  dire  ici  que  bien  des  gens  ont  fait  reflexion  fur  ce 
déchaînement  d'Ecrivains  qui  ont  paru  tout  d'un  coup 
fur  les  rangs  pour  attaquer  le  Livre  de  Mr.  Locke,  après 
l'avoir  laifie  jouir  plufieurs  années  d'une  approbation  gé- 
nérale. Cela  leur  a  paru  d'autant  plus  furprenant  qu'on 
n'a  rien  \û  de  folide  dans  toutes  ces  attaques  redoublées. 
* Htfrrtto Epift.  Ne  feroit-ce  point,  difent-ils,  ce  qu'a  remarqué  *  un  bel 
Lib.  II.  Epift.  £fpi-]j;  (3e  la  Cour  d'ylî/gu/le  ,  que  dès  que  quelqu'un  ex- 
celle dans  quelque  art  ,  il  devient  infupportable  à  certai- 
nes pevfonnts ,  Ùrit  enim  fulgore  juo ,  qui  priCgravat  Artes 
infrafe  pofitas  ?  S'il  étoit  ainfi  ,  je  ne  ferois  pas  difficul- 
té d'a/^oûter ,  Extintîns  {iniabitur  Idem  ,  &:  on  l'aimera 
quand  il  ne  fera  plus  -,  quelle  foiblelfe  :  Qiioy  qu'il  en 
foit,  voici  ce  que  vient  de  dire  fur  cela  Mr.  Bold^  favant 
Théologien  de  l'Eglife  Anglicane  ,  qui  joint  à  une  gran- 
de pénétration  d'Efprit  un  amour  ardent  £c  finccre  pour 

la 


DU    TRADUCTEUR. 

la  Vérité.  Après  avoir  déclaré  en  termes  exprès  ,  qu'il 
j,  ne  croit  point  rabairter  les  Ouvrages  de  qui  que  ce  foit, 
3,  ni  relever  VEjfai  de  Mr.  Locke  au  delà  de  ce  qu'il  nic- 
5, rite  5  en  difant  que  c'eft  le  Livre  le  plus  propre  qu'il 
jjconnoifléj  à  avancer  les  intérêts  de  la  Vérité,  Naturcl- 
jjle,  Morale  &c  Divine,  ôc  que  c'eft  le  meilleur  6c  le  plus 
55  important  Ouvrage  qu'il  ait  jamais  lu  ,  excepté  ceux 
„  qui  ont  été  écrits  par  des  perfonnes  divinement  infpi- 
j,rées  ,  il  ajoute  ,  -f  Cet  excellent  Traité  ayant  été  publié 
depuis  pUiJîetirs  années  ■,  ô'  ayant  été  reçu  avec  une  très- 
grande  approbation  parmi  tous  les  Savans  qui  entendent 
l'Anglais,  on  l'a  enfin  attaqué  tout  d'un  coup  à  grand  bruit 
dans  nôtre  Ile.  C'a  été  fans  doute  pour  quelque  Raifon  par- 
ticulière que  tant  de  perfonnes  ont  été  employées  juftement 
dans  le  même  temps  a,  àrejler  leurs  batteries  dé  ce  côté-ll, 
quoy  que  peut-être  ce  puijfant  motif  qui  les  a  ainfi  mis 
tous  en  mouvement ,  continuera  d'être  un  fccret  pendant 
long-temps. 

Pour  revenir  à  ma  Tradudion ,  je  n'ai  point  fongé  à 
difputer  le  prix  de  l'élocution  à  Mr.  Locke,  qui  eft,  dit- 
on,  une  des  meilleures  Pkimes  d'Angleterre.  Ce  n'eft 
point  en  traduifant  des  Ouvrages  comme  celui-ci  qu'il 
faudroit  tenter  d'enchérir  fur  fon  Original.  Cela  fied 
bien  dans  des  Harangues  &  des  Pièces  d'Eloquence  dont 
la  plus  grande  beauté  confifte  dans  la  noblefle  &;  la  viva- 
cité des  expreflîons.  C'eft  ainfi  que  Ciceron  en  ufa  en 
traduifant  les  Harangues  qu'  Efchme  &z  Démo/lhene  avoient 
prononcées  l'un  contre  l'autre:  Je  les  ai  traduites  en  O- 
rateuri  *dk-il,  â-  non  en  Interprète,     Dans  ces  fortes  Ncc  converti  ut 


*■*    2  (J'Q^j.  Iiiterprcs,  fediit  ■ 

Oraror.Dcff/)/.--  ■ 


■f  This  eîccllent  Treatjfc  having  bcen 
published  fcvcral  yearî  ,  and  rectived 
through  ail  thc  Lcarned  World  with  ve- 
ly  grcat  Approbation,  by  thoiè  who  un- 
derrtood  Eiiglish  ,  a  mighty  Out-cry  was 
at  laft  ,  ail  on  the  fuddcn  ,  raifed  againft 
it  hete  at  Home.  Thtrewas,  no  doubr, 
fome  rcafcn  or  other  why  (b  many  hands 
should  be  eniploycd  ,  juit  at  the  lame  ti- 


me,to  Artack  and  Batter  this  £%.  tho'  ""> ^.'"''"   <'"-' 
what    was    the    weigh  y    confidetation  ,*''""''''       P^'   '^' 
wiiich  put  thcra   ail  in  motion  ,     may  , 
pcrhaps  ,    continue  a  long  time  a  Sccrer. 

îo.HS  confideriitwiii  on  thi  Prhicip.zl  Objc- 
tliom  and  yirgiinients  ■ujhich  hâve  luii 
pubbih'd  aj^awjï  Mr.  LOCK'S  KjJ'n. 
P-U.  1,1, 


Arte  Pocticà. 
V.  i49ii5'5 


AVERTISSEMENT 

d'Ouvrages,   un  Tradudbeur  ajoute  bien  des  chofes ,  & 
*jj,yat.  De     cu  retranche  d'autres  ,   qu'il  ne  peut  faire  valoir  -,  *  qiia 
dejfcrat  traaata  mtejcere  pojje  ,   rclinqnit.     Mais  qui  ne 
voit  que  cette  liberté  feroit  fort  mal  placée  dans  un  Ou- 
vrage de  pur  raifonnement  comme  celui-ci  ,   où  une  ex- 
preliîon  trop  foible  ou  trop  forte  déguifela  Vérité  6c  l'em- 
pêche de  fe  montrer  à  l'Efprit  dans  ù  pureté  naturelle  ? 
Je  me  fuis  donc  fait  une  affaire  de  fuivre  fcrupuleufement 
mon  Auteur  (Ixns  m'en  écarter  le  moins  du  monde  ;    &:  fi 
j'ai  pris  quelque  liberté  (^car  on  ne  peut  s'en  pafler)  c'a 
toujours  été  fous  le  bon  plaifir  de  Mr.  Locke  qui  entend 
affez  bien  le  François  pour  juger  quand  je  rendois  exacte- 
ment fa  penfée  ,  quoy  que  je  prifl'c  un  tour  un  peu  diffé- 
rent de  celui  qu'il  avoit  pris  dans  fa  Langue.     Sans  cette 
permiffion  je  n'aurois  ofé  en  bien  des  endroits  prendre  des 
libertez  qu'il  falloit  prendre  néceffairement  pour  bien  re- 
préfentcr  la  penfée  de  l'Auteur.     Sur  quoy  il  me  vient 
dans  l'Efprit  qu'on  pourroit  comparer  un  Tradufteur  a- 
vec  un  Plénipotentiaire.     La  Comparaifoii  eft  magnifi- 
que, 6c  je  crains  bien  qu'on  ne  me  reproche  de  faire  un 
peu  trop  valoir  un  métier  qui  n'cft  pas  en  grand  crédit 
dans  le  Monde.    Qiioy  qu'il  en  foit ,  il  me  femble  que  le 
Tradufteur  6c  le  Plénipotentiaire  ne  fauroient  bien  pro- 
fiter de  tous  leurs  avantages,  fi  leurs  Pouvoirs  font  trop 
limitez.     Je  n'ai  point  à  me  plaindre  de  ce  côté-là. 

La  feule  liberté  que  je  me  fuis  donné  fins  aucune  re- 
ferve  ,  c'eft  de  m'exprinier  le  plus  nettement  qu'il  m'a 
été  poffiblc.  J'ai  mis  tout  en  ufage  pour  cela  fans  me  met- 
tre beaucoup  en  peine  de  la  mefure  Se  de  l'harmonie  des 
Périodes  ,  j'ai  répété  le  même  mot  toutes  les  fois  qu'il 
pouvoit  fauver  la  moindre  apparence  d'équivoque,  Se  je 
me  fuisfervi,  autant  que  j'ai  pu  m'en  reflbuvenir  ,  de 
tous  les  cxpcdiens  que  nos  Grammairiens  ont  inventé  pour 
éviter  les  faux  rapports.  Toutes  les  fois  que  je  n'ai  pas 
bien  compris  une  penfée  en  Anglois  ,  parce  qu'elle  ren- 
fermoit  quelque  rapport  douteux  (car  les  Anglois  ne  font 
pas   fi  fcrupuleux  que  nous  fur  cet  article)  j'ai  tâché  , 

a- 


DU    TRADUCTEUR. 

après  l'avoir  compriTe  ,  de  la  déterminer  Ci  nettement  en' 
François ,  qu'on  ne  pût  éviter  de  l'entendre.  C'eft  prin- 
cipalement par  la  netteté  que  la  Langue  Françoife  em- 
porte le  prix  fur  toutes  les  autres  Langues  ,  fans  en  ex- 
cepter les  Langues  Savantes  ,  autant  que  j'en  puis  juger. 
Et  c'efi:  pour  cela ,  dit  *  le  P.  Lamy ,  qu'elle  eft  phis  propre  *D,%m  Çr.  Rhe 
qnaucnm  autre  pour  traiter  les  Sciences  parce  quelle  le  fait ""?"-ou  -" 

•'  J  n        1       ^  '      1  r    ■  r  ■  '     ,     de  Parler.  Via,. 

avec  tme  aannrable  clarté.   Je  ne  luis  pas  ii  vam  pour  pre-  ^9.  Edmon 
tendre  que  ma  Tradu£lion  en  foit  une  preuve  ,    mais  je  d'Am/ierdmi, 
puis  dire  que  je  n'ai  rien  épargné  pour  me  faire  enten-  '^^^° 
dre. 

Cependant,  comme  il  n'y  a  point  de  Langue  qui  par 
quelque  endroit  ne  foit  inférieure  à  quelque  autre  ,  j'ai- 
éprouvé  dans  cette  Traduction  ce  que  je  ne  favois  autre- 
fois que  par  ouï-dire  ,  que  la  Langue  Angloife  eft  beau- 
coup plus  abondante  en  termes  que  la  Françoife  ,&  qu'el- 
le s'accommode  beaucoup  mieux  des  mots  tout-à-fait  nou- 
veaux. Malgré  les  Régies  que  nos  Grammairiens  ont  pref- 
crit  fur  cet  article,  je  croy  qu'ils  ne  défapprouveront  pas 
la  liberté  que  J'ai  prife  d'employer  des  mots  qui  ne  font 
pas  fort  connus  dans  le  Monde  ,  pour  pouvoir  exprimer 
de  nouvelles  Idées.  Je  n'ai  guère  pris  cette  liberté  que 
je  n'en  aye  fait  voir  la  nécelllté  dans  une  petite  Note.  Je 
ne  fai  fi  l'on  fe  contentera  de  mes  raifons.  Je  pourrois 
m'appuyer  de  l'autorité  du  plus  favant  des  Romains  ^  quij 
quelque  jaloux  qu'il  fut  de  la  pureté  de  fa  Langue,  com- 
me il  paroit  par  fes  Difcours  de  l'Orateur  ,  ne  put  fe  dif- 
penfer  de  faire  de  nouveaux  mots  dans  fes  Traitez  Philo- 
îbphiques.  Mais  un  tel  exemple  ne  tire  point  à  confé- 
quence  pour  moy,  j'en  tombe  d'accord.  Ciceron  avoir  le 
fecret  d'adoucir  la  rudefle  de  ces  nouveaux  fons  par  le  char- 
me de  fon  Eloquence.  Il  dédommageoit  bientôt  fon  Le-  ' 
£leur  par  mille  beaux  tours  d'exprellion  qu'ilavoitàcom-  ■ 
mandement.  Mais  11  la  Modellie  ne  me  permet  pas  d'au-  ■ 
torifer  la  liberté  que  j'ay  prife ,  par  l'exemple  de  cet  illu- 
ftre  Romain  5  qu'on  me  permette  d'imiter  en  cela  nos  Phi- 
lofophes  Modernes  qui  ne  font  aucune  difficulté  de  faire 


AVERTISSEMENT  DU  TRADUCTEUR. 

de  nouveaux  mots  quand  ils  en  ont  befoin,  comme  il  me 
leroit  aifé  de  le  prouver,  fi  la  chofe  en  valoit  la  peine. 

Je  ne  veux  pas  finir  fans  apprendre  au  Le£teur  que  le 
petit  Abrégé  de  cet  Ouvrage  qui  fut  traduit  en  François 
.*  tm:.  nii.  par  Monsieur  Le  Clerc,  fie  inféré  dans  la  *  Bi- 
P-'S-  49.  hlolhcp/e  Univerfèllc ,  m'a  été  d'un  grand  feccurs.  J'en  ay 
trnnfcrit  des  paragraphes  entiers  au  commencement  du 
Chapitre  X.  du  Qiiatriéme  Livre.  Il  feroit  à  fouhaircr 
que  toute  la  Traduction  fut  de  la  même  main ,  pour  que 
cet  Ouvrage  pût  paroître  en  François  dans  toute  fa  fleur. 
Au  refte,  quoy  que  Mr.  Locke  ait  l'honnêteté  de  té- 
moigner publiquement  qu'il  approuve  ma  Traduftion,  je 
déclare  que  je  ne  prétens  pas  me  prévaloir  de  cette  Ap- 
probation. Elle  fignifie  tout  au  plus  qu'en  gros  je  fuis  en- 
tré dans  fon  fens,mais  elle  ne  garantit  point  les  fautes  par- 
ticulières qui  peuvent  m'étre  échappées.  Qiioy  que  xMr. 
Locke  ait  oui  lire  ma  Traduction  avant  qu'elle  ait  été  en- 
v^oyée  à  l'Imprimeur,  comme  j'ai  déjà  dit  ,  cela  n'empê- 
che pas  qu'il  n'ait  pu  laiflerpailér  bien  des  expreflîonsqui 
ne  rendent  pas  exactement  fa  penfée.  V Errata  en  efl:  une 
bonne  preuve.  Les  fautes  que  j'y  ai  marquées  ,  fie  dont 
quelques-unes  doivent  être  mifes  fur  le  compte  de  l'Im- 
primeur ,  ne  font  pas  toutes  également  confiderablcs  > 
mais  il  y  en  a  qui  gâtent  entièrement  le  fens.  C'eftpour- 
quoy  l'on  fera  bien  de  les  corriger,  avant  que  de  lire  l'Ou- 
vrage ,  pour  n'être  pas  arrêté  inutilement.  Je  ne  doute 
pas  qu'on  n'en  découvre  plufieurs  autres.  Mais  enfin  quoy 
qu'on  penfe  de  cette  Traduction,  je  croy  que  j'y  trouve- 
ray  plus  de  défauts  que  bien  des  LeCteurs  ,  plus  éclairez 
que  moy  j  parce  qu'il  n'y  a  pas  apparence  qu'ils  s'avifcnt 
de  l'examiner  avec  autaat  de  foin  que  j'ay  refolu  de  faire. 


MON- 


MONSIEUR  LOCKE 

A  U 

LIBRAIRE. 

LA  netteté  d'Efprit  à"  la  connoijpince  de  In  Langue  Fran-' 
çoife,dont  Mr.  Coile  a  déjà  donné  au  Public  des  preu- 
ves Jï  vt/wles  ,  pouvaient  vous  être  un  aj/ez  bon  garant  de 
l'excellence  defon  travail  fur  mon  Eflai  ,  fans  qu'il  fut  né- 
ce  ffaire  que  vous  m'en  demand^ffiesi  mon  jcntiment.    Si  j'é- 
îois  capable  déjuger  de  ce  qui  ejt  écrit  pi  oprejnent  éf  élégam- 
ment en  François ,  je  tne  croirais  obligé  de  vous  envoyer  un 
grtind  éloge  de  cette  Traduélion  dont  fai  ouï  dire  que  quel- 
ques  perforines  yplus  habiles  que  moy  dans  la  Langue  Fr an çoi- 
fe,  ont  ajjuré quelle  pouvait  p^ijjer  pour  un  Original.  Mais 
ce  que  je  puis  dire  a,  l'égard  du  point  fur  lequel  vous  fouhai- 
tez  de  f avoir  tnon  [entiment  y  c'eft  que  Mr.  Cofie  m'a  là  cet- 
te Verfion  d'un  bout  a  l'autre  avant  que  de  vous  l'envoyer, 
€^  que  tous  les  endroits  que  j'ai  remarqué  s'éloigner  de  mes 
^enfées,  on:  été  ramenez  a/tfens  de  l'Original ,  ce  qui  «V- 
ton  pas  facile  dans  des  Notions  aufji  abflraites  que  le  font 
qudques-unes  de  mon  Effai  ,  les  deux  Langues  n'ayant  pas 
toujours  des  mots  c^  des  expre (fions  qutfe  répondent  fi  jufle 
l'une  à  f  autre  qu'elles  remplirent  toute  l'exaéiitude  Philo- 
fophique  ;  mais  la  jujlejje  d'if  prit  de  Mr.  Cofie  éf  lafouplef~ 
fe  de  Jd  Plume  luy  oui  fait  trouver  les  moyens  de  corriger  tou- 
tes ces  fautes  que  fay  découvert  a  me  fur  e  qu'il  me  lifoit  ce 
qu'il  avoit  traduit.     De  forte  que  je  puis  dire  au  Le6feur 
que  je  préfvme  qu'il  trouvera  dans  cet  Ouvrage  touUs  les 
qualités;  qu'on  peut  dejîrer  dans  une  bonne  Tradu5îion. 


***  PRE- 


PREFACE 


D   E 

L'  A  U  T  E  U  R. 

JO  1  c  I ,  cher  Lc6teur  ,  ce  qui  a  fait  le  divertillcment 
de  quelques  heures  de  loilîr  que  je  n'étois  pas  d'hu- 
meur d'employer  à  autre  chofc.  Si  cet  Ouvrage  a  le 
bonheur  d'occuper  de  la  même  manière  quelque  pe- 
tite partie  d'un  t^mps  oii  vous  ferez  bien  aife  de  vous 
relâcher  de  vos  atfaircs  plus  importantes,  6c  que  vous 
preniez  feulement  la  moitié  tant  de  plaifir  à  le  lire  que  j'en  ai  cû 
a  le  compofcr ,  vous  n'aurez  pas  ,  je  croy  ,  plus  de  regret  à  vôtre 
argent  que  j'en  ai  eii  à  ma  peine.  N^allcz  pas  prendre  ceci  pour 
un  Eloge  de  mon  Livre  ,  m  vous  figurer  que  ,  puilque  j'ay  pris 
du  plaiiir  à  le  faire  je  l'admire  à  préfent  qu'il  eft  fait.  Vous  au- 
riez tort  de  m'attribucr  une  telle  pcnfée.  Quoy  que  celui  qui  chaf- 
fe  aux  Alouettes  ou  aux  Momeaux.  n'en  puiflc  pas  retirer  un  grand 
profit,  il  ne  fe  divertit  pas  moins  que  celui  qui  court  un  Cerf  ou 
un  Sanglier.  D'ailleurs ,  il  faut  avoir  fort  peu  de  connoillance  du 
fujet  de  ce  Livre,  je  veux  dire  l'E  n  t  e  n  d  e  m  e  n  t  ,  pour  ne  pas 
favoir,  que,  comme  ceft  la  plus  fublime  Faculté  de  l'Ame, il  n'y 
en  a  point  auffi  dont  l'exercice  foit  accompagné  d'une  plus  grande 
&  d'une  plus  confiante  fatisfaélion.  Les  recherches  où  l'Enten- 
dement s'engage  pour  trouver  la  Vérité  ,  font  une  efpéce  de  chaf- 
fc,  oii  la  pourfuite  même  fut  une  grande  partie  du  plaifir. 

Chaque  pas  que  PEfprit  fait  dans  la  Connoin'ance  ,  cii  une  ef- 
péce de  découverte  qui  eil  non  feulement  nouvelle  ,  mais  aufll  h 
plus  parfaite,  du  moins  pour  le  préfent.  Car  l'Entendement,  pa- 
reil à  l'Oeuil  ,  ne  jugeant  des  Objets  que  par  ù  propre  vcûc  ,  ne 
peut  que  prendre  plaifir  aux  découvertes  qu'il  fait ,  moins  inquiet 
pour  ce  qui  luy  eft  échappé  ,   parce  qu'il  luy  eft  inconnu.  Ainfi, 

qui- 


PREFACE  DE   L'AUTEUR. 

quiconque  ayant  formé  le  généreux  deflèin  de  ne  pas  vivre  d'au- 
mône ,  je  veux  dire  de  ne  pas  fe  repofcr  nonchalamment  fur  des 
Opinions  empruntées  au  hazard ,  met  fes  propres  pcnlécs  en  œu- 
vre pour  trouver  &  emSralîèr  la  Vérité ,  goûicra  du  contentement 
dans  cette  Chaflc ,  quoy  que  ce  foit  qu'il  rencontre  :  chaque  mo- 
ment  qu'il  employé  à  cette  recherche  ,  le  recompenfcra  de  fa  pei- 
ne par  quelque  plaifir  ,  &  il  aura  fujet  de  croire  fon  temps  bien 
employé,  quand  bien  même  il  ne  pourroit  pas  fe  glorifier  d'avoir 
fait  de  grandes  acquifitions. 

Tel  ell  le  contentement  de  ceux  qui  laiflcnt  agir  librement  leur 
Efprit  dans  la  Recherche  de  la  Vérité  ,  ôc  qui  en  écrivant  fuivent 
leurs  propres  penfccs^  ce  que  vous  ne  devez  pas  leur  envier, puif- 
qu'ils  vous  fourniflcnt  l'occafion  de  goûter  un  femblable  plaifir,  fi 
en  lifant  leurs  Produélions  vous  voulez  auffi  faire  uhigedc  vos  pro- 
pres pensées.  C'eft  à  ces  pcnfées,  fi  elles  viennent  uj  votre  fonds, 
que  j'en  appelle.     Mais  fi  elles  font  empruntées  au  hazard  des  au- 
tres hommes ,  elles  ne  méritent  pas  d'entrer  en  ligne  de  compte  , 
puifque  ce  n'efl:  pas  la  Venté  ,    mais  quelque  confideration  plus 
badc  qui  les  met  en  mouvement.    A  quoy  bon  fe  mettre  en  peine 
de  favoir  ce  que  dit  ou  penfe  un  homme  qui  ne  dit  ou  ne  penfc 
que  ce  qu'un  autre  luy  fuggere?  Si  vous  jugez  par  vous-même,  je 
fuis  aflûrc  que  vous  jugerez  finceremcnti  &  en  ce  cas-là, quelque 
cenfure  que  vous  faffiez  de  mon  C)uvrage  ,    ie  n'en  ferai  nullement 
choqué.  Car  encore  quil  foit  certain  qu'il  n'y  a  rien  dans  ce  Trai- 
té dont  je  ne  fois  pleinement  pei-fuadé  qu'il  cil  conforme  à  la  Vé- 
rité, cependant  je  me  regarde  comme  aullfî  fujet  à  erreur  qu'aucun 
de  vous  ;  &  je  fai  que.  c'eft  de  vous  que  dép-^nd  le  fort  de  mon  Li- 
vre, qu'il  doit  fe  foûtenir  ou  tomber,  félon  l'opinion  que  vous  en 
aurez  &  non  félon  celle  que  j'en  ai  moy-même.     Si  vous  y  trou- 
vez peu  de  chofcs  nouvelles  ou  inftruétives  à  vôtre  égard,  vous  ne 
devez  pas  vous  en  prendre  à  moy.    Cet  Ouvrage  n'a  pas  été  com- 
pofé  pour  ceux  qui  font  maîtres  fur  le  fujet  qu'on  y  traite,  6c  qui 
connoiflint  à  fonds  leur  propre  Entendement  ,  mais  pour  ma  pro- 
pre inlb-uéfcion,  &  pour  contenter  quelques  Amis  qui  confeflbienc 
qu'ils  n'étoient  pas  entrez  affez  avant  dans  l'examen  de  cette  im- 
portante matière.    S'il  étoit  à  propos  de  vous  faire  l'Hiftoirc  de 
cet  Ejfai,]c  vous  dirois  que  cinq  ou  fix  de  mes  Amis  s'étantaflcm- 
bleï  chez  moy  6c  venant  à  diicourir  lur  un  point  fort  différent  de 
celui  que  je  traite  dans  cet  Ouvrage, fe  trouvèrent  bientôt  pouflêz 
à  bout  par  les  difficultez  qui  s'élevèrent  de  difïerens  cotez.     Après 
nous  être  fatiguez  quelque  temps,  fans  nous  trouver  plus  en  état 
de  réfoudre  les  doutes  qui  nous  embarrafibient  ,    il  me  vint  daiis 
l'Efprit  que  nous  prenions  un  mauvais  chemin  i&  qu'avant  que  de 


P^   R    E    F    A    C    E 

nous  engager  dans  ces  fortes  de  recherches,  il  écoit  néceflairc  d'exr* 
miner  nôtre  propre  capacité  ,  &  de  voir  avec  qu^ls  objets  nôtre 
Entendement  peut  ou  ne  peut  pas  avoir  à  faire.  Je  propofai  cela 
à  la  compagnie  ,  Sc  tous  l'approuvèrent  auffi-tôt.  Sur  quoy  l'oiî 
convint  que  ce  feroit  là  le  fujet  de  nos  premières  recherches.  II 
me  vint  alors  quelques  pcnfées  indigertes  fur  cette  matière  que  je 
n'avois  jamais  examinée  auparavant.  Je  les  jcttai  fur  le  papier;  8c 
ces  penfées  formées  à  la  hâte  que  j'écrivis  pour  les  montrer  à  mes 
Amis, à  nôtre  prochaine  entrevue, fournirent  la  première  occafon 
de  ce  Difcours,  qui  ayant  ainlî  commencé  par  ha>aid,6c  concmué 
à  la  follicitation  de  ces  mêm^s  pcrfonnes,  fut  écrit  par  pièces  dé- 
tachées 6c  après  avoir  été  long-temps  négligé,  fur  repris  félon  c]ue 
mon  humeur  ou  l'occafion  me  le  pcrmcttoit.  Et  enfin  pcndanc 
une  retraite  que  je  fis  pour  le  bieni  de  ma  fanté,  je  le  mis  dans  l'é- 
tat oïl  vous  le  voyez  préfentement. 

En  compofant  ainfi  à  diverils  reprises,  je  puis  être  tombé  dans 
deux  défauts  oppofez,  outre  quelqu':-s  autres ,  c^elt  que  j'aurai  é- 
crit  trop  ou  trop  peu  fur  divers  fujcts  que  je  traite  dans  cet  Ou- 
vrage, Si  vous  y  trouvez  qu'il  y  manque  quelque  chofc  ,  je  ferai 
bien  aife,  que  ce  que  j'ai  écrit  vous  fille  fouhaiter  que  j'eulîé  été 
plus  avant.  Et  fi  mon  Livre  vous  paroît  trop  gros  ,  vous  dever 
vous  en  prendre  au  fujet;  car  lorfquc  je  commençai  de  prendre  la 
plume  ,  je  crus  que  tout  te  que  i  avois  à  dire  fur  cette  matière  , 
pourroit  être  renfermé  Jam  une  f.uiUe  de  Papier.  Mais  à  mefure 
que  j'avanyai,  je  dèc.juvris  toujours  plus  de  pais.  Les  nouvelles 
découvertes  que  je  fis,  me  firent  aller  toujours  plus  avant ,  de  forte 
que  l'Ouvrage  parvint  infei-'iblementà  la  grofTeur  où  vous  le  voyez 
à  préilnt.  Je  ne  veux  pas  nier  qu'on  ne  pût  le  réduire  peut-être 
à  un  plus  petit  Volume, &  en  abréger  quelques  parties  ;  parce  que 
la  manière  dont  il  a  été  écrit,  par  parcelles  ,  à  ciiverfes  reprifcs  6c 
en  differens  intervalles  de  te-ips  ,  a  pu  m'entrainer  dans  quelques 
répétitions.  Mais  à  vous  parler  franchement,  je  n'ai  préfentement 
ni  le  courage  ni  le  loifir  de  le  fiire  plus  court. 

Je  n'ignore  pas  à  quoi  j'cxpyle  ma  propre  réputation  en  mettant 
au  jour  mon  Ouvrage  avec  un  défaut  fi  propre  à  dégoûter  les 
Leéleurs  le.s  plus  iuelicieux  qui  font  toujours  les  plus  délicats. 
Mais  ceux  qui  lavent  que  la  Parefîc  fe  paye  aifèment  des  moindres 
cxcuils,  me  pardonneront  fi  je  luy  ai  laiifé  prendre  de  l'empire 
fur  moy  dans  cette  oecafion,  où  je  pcnfc  avoir  une  fort  bonne  rai- 
fon  de  ne  pas  la  combattre.  Je  n'alléguerai  donc  pas  pour  ma  dè- 
fenfe,  que  la  même  Notion  fl\ant  differens  rapports  ,  peut  être 
propre  ou  nèccfiairc  à  prouver  ou  liéelaircir  différentes  pr./:irsLrun 
sûême  Difcours,  Se  c]ue  c'cll  là  ce  qui  eft  arrivé  en  pkuieurs  en- 
droits 


DE      L'  A  U  T  E  U  R. 

droits  de  celui  que  je  donne  préfentement  au  Public.  Sans,  dis-je,  ap- 
puyer fur  cela,  j'avouerai  franchementquc  j'ai  fouvent  infifté  long- 
temps fur  le  même  Argument-,  6c  que  je  l'ai  exprimé  endiv^rfes  ma- 
nières dans  des  vcûës  tout-à-fait  différentes.  )e  ne  prétens  pas  publier 
cet  Eifai  pour  inftruirc  ces  perfonncs  d'une  vailc  comprchcnfion,  dont 
l'Efprit  vif  &  pénétrant  voit  auili-tot  le  fond  des  chofes  ijeme  rc- 
connois  un  fimplc  Ecolier  auprès  de  ces  grands   Maîtres.     C'cll- 
pourquoy  je  les  avertis  par  avance  de  ne  s'attendre  pas  à  voir  ici- 
autre  chofe  que  des  penfécs  communes  que  mon  Efprit  m'a  four- 
nies, &  qui  font  proportionnées  à  des  Éfprits  de  la  même  portée 
qui  ne  trouveront  peut-êrre  pas  mauvais  que  j'aye  pris  quelque  pei- 
ne pour  leur  fiire  voir  clairement  certaines  veritcz  que  des  Préju- 
gez établis,  ou  ce  qu'il  y  a  de  trop  abftrait  dans  les  Idées  mêmes, 
peuvent  avoir  rendu  difficiles  à  comprendre.     Certains  Objets  ont 
befoin  d'être  tournez  de  tous  cotez  pour  pouvoir  être  vus  diftin- 
ftemcnt;  Sc  lorfqu'une  Notion  eft  nouvelle  à  l'Efprit,  comme  ]e, 
confclfe  que  quelques-unes  de  celles-ci  le  font  à  mon  égard,    ou 
qu'elle  eft  éloignée  du  chemin  battu  ,  comme  je  m'imagine  que 
plufieurs  de  celles  que  je  propofe  dans  cet  Ouvrage,  le  paroîtronc. 
aux  autres,  une  fimple  veûë  ne  fuffit  pas  pour  la  faire  entrer  dans 
l'Entendement  de  chaque  perfonne,  ou  pour  l'y  fixer  par  une  im- 
preflîon  nette  6c  durable.     Il  y  a  peu  de  gens  ,  à  mon  avis  ,  qui 
n'ayent  obfervé  en  eux-mêmes,  ou  dans  les  autres,  que  ce  qui  propo- 
fe d'une  certaine  manière,  avoit  été  fort  obicur  ,  eft  devenu  fort 
clair  8c  fort  intelligible,  exprimé  en  d'autres  termes  ;    quoy  que 
dans  la  fuite  l'Efprit  ne  trouvât  pas  grand'  différence  dans  ces  dif- 
férentes phrafes,  6C  qu'il  fut  furpris  que  l'une  eut  été  moins  aiféa 
à  entendre  que  l'autre.     Mais  chaque  chofe  ne  frappe  pas  égale, 
ment  l'imagination  de  chaque  homme  en  particulier.     Il  n'y  a  pas 
moins  de  différence  dans  l'Entendement  des  hommes  que. uiuis  leur. 
Palais;  §c  quiconque  fe  figure  que  la  même  vérité  fera  également; 
goiJtéc  de  tous  ,    étant  propofée  à  chacun  de  la  ménîe  manière  y 
peut  cfpérer  avec  autant  de  fondement  de  régler  tous  les  hommes 
avec  le  même  ragoût.  Le  mets  peut  être  le  même  êc  d'un  bon  fbc  fans 
être  pourtant  au  goût  de  chacun  lorfqu'il  eft  ainfi  affailbnné;  de  forte 
qu'il  doit  être  apprêté  d'une  autre  manière,  fi  vous  voulez  que  cer-- 
taines  gens ,  qui  ont  d'ailleurs  l'eftomac  fort  bon ,  puifîént  le  différer. 
La  vérité  eft  que  les  mêmes  perfonncs  qui  m'ont  exhorté  àpiiblier 
cet  Ouvrage,  m'ont  conleillé  par  cette  raifbn  de  le  publier  tel  qu'i\ 
c-ft;  ce  que  je  fuis  bien  aife  d'apprendre  à  quiconque  fè  donner» 
la  peine  de  le  lire,puifque  je  me  fuis  laiffé  perfuadorà.le'.k)nnt;r-aa 
Public,  j'ai  !i  peu  d'eiTvie  d'être  imprimé,  que  fi  je  ne  me  ^lucois-- 
t^ue  cet  Ellai  pourroit-  être  de  quelque  ufige  aux  autres^  cotî^me.: 


PREFACE 

je  croy  qu'il  l'a  été  à  moy  ,  je  me  fcrois  contenté  de  le  faire  voir 
à  ces  mêmes  Amis  qui  m'ont  fourni  la  première  occafion  dr  le 
compofer.  Mon  defllin  ayant  donc  été,cn  publiant  cetOu\M-age,d'ctre 
autant  utile  qu'il  dépend  de  moy,  j'ai  crû  que  je  devois  néccilaire- 
mcnt  rendre  ce  que  j'avois  à  dire  ,  auffi  clair  6c  auffi  intelligible 
que  je  pourrois  ,  à  toute  forte  de  Leéteurs.  J'aime  bien  mieux 
que  les  Efprits  fpeculatifs  ficpénétrans  fe  plaignent  que  je  les  ennuyé 
en  quelques  endroits  démon  Livre,  que  fi  d'autres  perfbnnes  qui 
ne  font  pas  accoutumées  à  des  fpcculations  abftraites,  ou  qui  font 
prévenues  de  notions  différentes  de  celles  que  je  leur  propofc ,  n'cn- 
troicnt  pas  dans  mon  fcns  ou  ne  pouvoient  abfolument  point  com- 
prendre mes  penfécs. 

On  regardera  peut-être  comme  l'effet  d'une  vanité  ou  d'une  in- 
folence  infupporrable,  que  je  prétende  infl;ruire  un  fiécle  auîîi  é- 
clairé  que  le  nôtre,  puifque  c'efb  à  peu  près  à  quoy  fe  réduit  ce 
43UC  je  viens  d'avoûër.que  je  publie  cet  Eflai  dans  l'efpérance  qu'il 
pourra  être  utile  à  d'autres.  Mais,  s'il  eil  permis  de  parler  libre- 
ment de  ceux  qui  par  ime  feinte  modeftic  publient  que  ce  qu'ils 
écrivent  n'eff:  d'aucune  utilité,  je  croy  qu'il  y  a  beaucoup  plus  de 
vanité  6c  d'infolence  de  fe  propofcr  aucun  autre  but  que  l'utilité 
publique  en  mettant  un  Livre  au  jour  ;  de  forte  que  qui  fait  impri- 
mer un  Ouvrage  où  il  ne  prétend  pas  que  les  Lcéteurs  trouvent 
rien  d'utile  ni  pour  eux  ni  pour  les  autres,  pèche  vifiblemcnt con- 
tre le  refpeét  qu'il  doit  au  Public.  Quand  bien  ce  Livre  fcroit 
effèétivement  de  cet  ordre,  mon  deffein  ne  lailîéra  pas  d'être  loua- 
ble, &  j'efpére  que  la  bonté  de  mon  intention  exculêra  le  peu  de 
valeur  duPréfent  que  je  fais  au  Public.  C'ell  là  principalement  ce 
qui  me  raflure  contre  la  crainte  des  Cenfures  auxquelles  je  n'attens 
pas  d'échapper  pliîtôt  que  de  plus  cxccllcns  F.crivains.  Les  Prin- 
cipes, les  Notions  &  IcsGoiJts  des  hommes  font  fi  différens, qu'il 
eft  mal-aifé  de  trouver  un  Livre  qui  plaife  ou  déplaifc  à  tout  le 
monde.  Je  rcconnois  que  le  Siècle  où  nous  vivons  n'eH  pas  le 
moins  éclairé,  &  qu  il  n'cft  pns  par  conicqucnt  le  plus  facile  à 
contenter.  Si  je  n'ai  pas  le  bonheur  de  plairre  ,  perfonne  ne  doit 
s'en  prendre  à  moy.  Je  déclare  naïvement  à  tous  mes  Leéteurs 
qu'excepté  une  demi-douzaine  de  perfonncs ,  ce  n'étoit  pas  pour 
eux  que  cet  Ouvrage  avoit  d'abord  été  delliné,  Se  qu'ainfi  il  n'efi: 
pas  néceflairc  qu'ils  fe  donnent  la  peine  de  fe  ranger  dans  ce  pe- 
tit nombre.  Mais  fi ,  malgré  tout  cela  ,  quelqu'un  juge  à  pro- 
pos de  critiquer  ce  Livre  avec  un  Efprii  ti'aigreur  6c  de  médi- 
fince,il  peut  le  faire  hardiment  ;  car  je  trouverai  le  moyen  d'em- 
ployer mon  temps  à  quelque  chofe  de  meilleur  qu'à  un  tel  dcbac. 
j'auray  toujours  la  fatisfaction  d'avoir  eu  pour  but  de  chercher  la 

Vc« 


DE      L'  A  U  T  E  U  R. 

Vérité  8c  d'être  de  quelque  utilité  aux  hommes  ,  quoy  que  par  un 
moyen  fort  peu  coniîderable.    La  République  des  Lettres  ne  man- 
que pas  préfentement  deflimeux  Archite6tes,  qui, dans  les  grands- 
deffein?  qu'ils  fc  propofcnt  pour  l'avancement  des  Sciences ,  laifleronc 
des  Monuincns  admirez  de  la  Pofteritc  la  plus  reculée  j  mais  tout 
le  Monde  ne  peut  pas  cfpércr  d'ttrc  un  BojU  ,    ou  un  Sydenbam  ; 
&  dans  un  Siècle  qui  produit  d'aufll  grands  Maîtres  que  l'illuftre 
H-:\g'ns  &  l'incomparable  Mr.  Is^ewton  avec  quelques  autres  de  k 
même  volée,  c'eft  un  ulîbz  grand  honneur  que  d'être  employé  en 
qualité  de.  fimple  ouvrier  à  nettoyer  un  peu  le  terrain  6c  à  écarter  une 
partie  des  vieilles  ruïnesqui  le  rencontrent  dans  le  chemin  de  laCon- 
noiflànce,  qui  lans  doute  auroit  fait  de  plus  grands  progrès  dans 
le  Monde,  fi  les  recherches  de  bien  des  gens  pleins  d'Efprit  ôc  la- 
borieux  n'euflènt  été  cmbarraflecs  par  un  favant  mais  frivole  ufli- 
ge  de  termes  barbares,  afîèél:ez&  inintelligibles,  qu'on  a  introdiiic 
dans  les  Sciences,  6c  qu'on  a  réduit  en  Art,  de  forte  que  laPhilo- 
fophie  ,    qui  n'eft  autre  chofe  que  la  véritable  Connoilîance  des 
Choies,  a  été  jugée  indigne  ou  incapable  d'être  admife  dans  les 
Converfations  des  gens  polis  6c  bien  élevez.     II  y  a  fi  long-temps 
que  l'abus  du  Langage,  6c  certaines  façons  de  parler  vagues  6c  de 
nul  fens ,  paflènt  pour  des  Myftércs  de  Science ,  6c  que  de  «rrands 
mots  ou  des  termes  mal  appliquez  qui  fignifient  fort  peu  de  chofe 
ou  qui  ne  fignifient  abfolument  rien,  fe  font  acquis ,  par  prefcrip- 
tion,  un  tel  droit  de  paiïer  faulferaent  pour  le  Savoir  le  plus  pro- 
fond 6c  le  plus  abftrus,  qu'il  ne  fera  pas  ficile  de  perfuader  à  ceux 
qui  parlent  ce  Langage,  ou  qui  l'entendent  parler,  que  ce  n'eft  au- 
tre chofe  qu'un  moyen  de  couvrir  l'Ignorance  6c  d'arrêter  le  pro^ 
grès  de  la  vraye  Connoilîance.     Ainfi  ,  je  m'imagine  que  ce  (êra 
rendre  fervice  a  l'Entendement  humain,  de  faire  quelque  brèche 
à  ce  Sanftuaire  d'Ignorance  6c  de  Vanité.     Quoy  qu'il  y  ait  fore 
peu  de  gens  qui  s'avifent  de  foupçonner  que  dans  l'ufage  des  mots 
ils  trompent  ou  foient  trompez  ,   ou  que  le  Langage  de  la  Scéte 
qu'ils  ont  embraflce  ait  aucun  défaut  qui  mérite  d'être  examiné    ' 
ou  corrigé,  j'efpére  pourtant  qu'on  m'excufera  de  m'être  fi  forr 
étendu  fur  ce  fujet  dans  leTroifiémc  Livre  de  cet  Ouvrage  j6c  d'a- 
voir tâché  de  faire  voir  fi  évidemment  cet  abus  des  Mots  que  la' 
longueur  invétérée  du  mal ,  ni  l'empire  de  la  Coutume  nepuilîènt 
fervir  d'excufe  à  ceux  qui  ne  voudront  pas  fe  mettre  en  peine  da 
fens  qu'ils  attachent  aux  mots  dont  ils  fe  fervent ,  ni  permettra 
qu'on  recherche  la  fignification  de  leurs  exprefiions. 

Ayant  fait  imprimer  un  petit  Abrégé  de  cetEllài  en  i688.  deux 
ans  avant  la  publication  de  tout  l'Ouvrage  ,  j'ouïs  dire  qu'il  fur 
condamne  par  quelques  perfonnes  avant  qu'elles  fe  fuHent  donné 


PREFACE 

la  peine  de  le  lire,  par  la  raifon qu'on  y  nioit  les  Idées  »»«w, con- 
cluant avec  un  peu  trop  de  précipitation  que  fi  l'on  ne  fuppolbit 
•pas  des  làces  innées^  il  rcllcroit  à  peine  quelque  notion  des  Efprits 
ou  quelque  preuve  de  leur  exiilencc.  Si  quelqu'un  conçoit  un 
pareil  préjufTc  à  l'entrée  de  ce  Livre  ,  je  le  prie  de  ne  laiflér  pas 
de  le  lire  d'un  bout  à  l'autre  ;  après  quoy  j'cfpére  qu'il  fera  con- 
vaincu qu'en  renvcrfant  de  faux  Principes  on  rend  fervice  à  la 
Vérité  bien  loin  de  luy  faire  aucun  tort,  la  Vente  n'étant  jamais 
fi  fort  bicflce  ou  expofée  à  de  fi  grands  dangers  que  lorfque  la 
l'auflèté  eft  mêlée  avec  elle  ou  qu'elle  eft  employée  à  luy  fervir  de 
fundement. 

foicl  ce  ejHe  f  Ajoutai  dam  la  frconde  Edition. 

L  E  Libraire  ne  me  le  pardonneroit  pas ,  fi  je  ne  difois  rien  de  cet- 
te Nouvelle  Edition  ,  qu'il  a  promis  de  purger  de  tant  de  fautes 
qui  d'^liguroient  la  Première.  11  fouhaite  auflî  qu'on  fâche  qu'il 
y  a  dans  cette  fccondc  Edition  un  nouveau  Chapitre  touchant  1'/- 
defitite,  &  quantité  d'additions  &  de  corrcétions  qu'on  a  fut  en 
d'autres  endroits.  A  l'égard  de  ces  Additions ,  je  dois  avertir  le 
Leéleur  que  ce  ne  font  pas  toujours  des  chofcs  nouvelles,  mais 
que  la  plupart  font  ou  de  nouvelles  preuves  de  ce  que  j'ai  déjà  dit, 
ou  des  explications  ,  pour  prévenir  les  faux  fcns  qu'on  pourroic 
donner  à  ce  qui  avoit  été  publié  auparavant,  £c  non  des  rctrafta- 
tions  de  ce  que  j'avois  déjà  avancé.  J'en  excepte  feulement  le  chan- 
gement que  j'ai  fait  au  Chapitre  21.  du  fécond  Livre. 

Je  crus  que  ce  que  j'avois  écrit  en  cet  endroit  fur  la  Liberté'  & 
la  Volonté ^  meritoit  d'être  revu  avec  toute  l'exaftitudedont  j'étois 
capable,  d'autant  plus  que  ces  Matières  ont  exercé  les  Savans  dans 
tous  les  fiécles ,  &  qu'elles  fe  trouvent  accompagnées  de  Queftions 
Se  de  .iifficultez  qui  n'ont  pas  peu  contribué  à  embrouiller  la  Mo- 
rale 6c  la  Théologie,  deux  parties  de  k  Connoiflance  fur  lefquel- 
Ics  l':s  hommes  font  le  plus  interefléz  à  avoir  des  idées  claires  6c  di- 
ili'.ctes.  Après  avoir  donc  confideré  de  plus  jM-ès  la  manière  dont 
l'£;prit  de  l'Honmie  agit,  6c  avoir  examine  avec  plus  d'exaftiiu- 
de  quels  lont  les  motifs  6c  les  vcûès  qui  le  déterminent,  j'ai  trou- 
ve que  j'avois  raifon  de  faire  quelque  changement  aux  peufccs  que 
j'avois  eues  auparavant  fur  ce  qui  détermine  la  Volonté  en  dernier 
refibrt  dans  toutes  les  aétions  volontaires.  Je  ne  pu-s  m'empècher 
d'en  faire  un  aveu  public  avec  autant  de  facilité  6c  de  franchiic 
que  je  publiai  d'abord  ce  qui  me  parut  alors  le.  plus  raifonnabie, 
me  croyant  plus  l'bligc  de  renoncer  à  une  de  mes  Opinions  lorfque 
la  Vérité  luy  paroît  contraire,  que  de  combattre  celle  d'une  autre 
pcrfcnne.  Car  je  ne  cherche  autre  chofe  que  la  Vérité,  qui  fera 
roû'iours  bien- venue  chez  moy  ,  en  quelque  temps  6c  de  quelque 
lieu  qu'elle  vienne.  Mais 


DE      L'  AUTEUR. 

Mais  quelque  penchant  que  j'aye  à  abanJonner  mes  opinions  8c 
à  corriger  ce  que  j'ai  écrit  ,  dès  que  j'y  trouve  quelque  chofe  à 
reprendre  ,  je  lliis  pourtant  obligé  de  dire  que  je  n'ai  pas  eu  le 
bonheur  de  retirer  aucune  lumière  de  toutes  les  Objc£bions  qu'on 
a  publié  contre  difFérens  endroits  de  mon  Livre  ,  &  que  je  n'ai 
point  cû  lujct  de  changer  de  penlcc  fur  aucun  des  articles  quiayent 
été  mis  en  queftion.  Soit  que  le  fujet  que  je  traite  dans  cet  Ou- 
vrage, exige  ibuvent  plus  d'attention  Se  de  méditation  quedes Le- 
cteurs trop  hâtez  ou  du  moins  déjà  préoccupez  d'autres  Opinions, 
ne  ibnt  d'humeur  d'en  donner  à  une  telle  leéture  ,  foit  que  mes 
exprcffions  répandent  des  ténèbres  fur  la  matière  même  &  que  la 
manière  dont  je  traite  de  ces  Notions  empêche  les  autres  de  les 
comprendre  facilement  ;  je  trouve  que  fouvcnt  on  prend  mal  le 
léns  de  mes  paroles  &  que  je  n'ay  pas  le  bonheur  d'être  entendu 
par  tout  comme  il  faut. 

C'eft  dequoy  l'ingénieux  *  Auteur  d'un  Difcoars  fur  la  Nature  de   *  Mr.  Uwiie, 
f  Homme,  m'a  fourni  depuis  peu  un  exemple  fenfible ,  pour  ne  par-  Êfcler»tftique 
1er  d'aucun  autre.    Car  l'honnêteté  de  fes  expreffions  8c  la  candeur  ■^"g'.°'s  ■  mort 
qui  convient  aux  perfonnes  de  Ion  Ordre ,  m'empêchent  de  penfer  ^l^^l  *^"^  '^"^ 
qu'il  ait  voulu  iniinuer  fur  la  fin  de  (à  Préfiice  que  par  ce  que  j'ai 
dit  au  Chapitre  XXVIIl.  du  fécond  Livre  j'ai  voulu  changer  U 
FertH  en  Vtce  &  le  Vice  en  Vertu,  à  moins  qu'il  n'ait  mal  pris  ma 
penfée^  ce  qu'il  n'auroit  pu  faire,  s'il  le  fut  donné  la  peine  de  con- 
fîderer  quel  étoit  le  fujet  que  j'avois  alors  en  main  ,    6c  le  deflein 
principal  de  ce  Chapitre  qui  ell  aflcz  nettement  expofè  dans  *  le  *Pa£'.4i«,^tf 
quatrième  Paragraphe  &  dans  les  fuivans.    Car  en  cet  endroit  mon 
but  n'étoit  pas  de  donner  des  Règles  de  Morale, mais  de  montrer 
l'origine  &  la  nature  des  Idées  Morales,  £c  de  défigner  les  Règles 
dont  les  hommes  fe  fervent  dans  les  Relations  morales  ,    foit  que 
ces  Régies  foient  vrayes  ou  fauflés  ;  en  vertu  dequoy  je  dis  ce  que 
c'eft  qu'on  nomme  Vertu  Sc  Vice  en  divers  endroits  du  Monde ,  ce 
qui  ne  change  point  la  nature  des  chofes  ,   quoy  qu'en  général  les 
hommes  jugent  de  leurs  aétions  félon  l'eftime  6c  les  coutumes  du 
Pais  ou  de  la  Seéte  oii  ils  vivent ,  6c  que  ce  foit  fur  cette  eftime 
qu'ils  leur  donnent  telle  ou  telle  dénomination. 

Si  cet  Auteur  avoit  pris  la  peine  de  réfléchir  fur  ce  que  j'ai  dit 
f'-ig.  ^6.  §.  i8.  (^45^.  $.  15,  14,  if-  &  440-  §.  2o.  il  auroit  appris 
ce  que  je  penlê  de  la  nature  éternelle  6c  inaltérable  du  jufte  6c  de 
l'Injufte,  6c  ce  que  c'eft  que  je  nomme  Vertu  6c  Vtce  :  6c  s'il  eût 
pris  garde  que  dans  l'endroit  qu'il  cite ,  je  rapporte  feulement  com- 
me un  point  de  fait  ,  ce  que  c'eft  que  d'autres  appellent  Vertu  6c 
Vice,  il  n'y  auroit  pas  trouvé  matière  à  aucune  cenfure  confidera- 
ble.  Car  je  ne  croy  pas  me  mécompter  beaucoup  en  difant  qu'une 
*  *  *  *  des 


PREFACE 

des  Régies  qu'on  prend  dans  ce  Monde  pour  fondement  ou  mefu- 
rc  d'une  Relation  Morale  ,  c'cfl:  l'ellime  &  la  réputation  qui  eft 
attachée  à  diverfes  forces  d'aftions  endiflerentes  Sociéccz  d'hommes 
en  conféqucnce  dcquoy  ces  aétions  font  appellées  F'ertus  ou  P'tcej: 
&C  quelque  fonds  que  le  fàvant  Mr.  Lowde  fafle  fur  fon  -vieux  Di- 
Bionnaire  ty^ttglois  ,  j'ofe  dire  (fi  j'étois  obligé  d'en  appeller  à  ce 
Diélionnaire)  qu'il  ne  luy  enfeignera  nulle  part  ,  que  la  même  a- 
ftion  n'eft  pas  autorifée  dans  un  endroit  du  Monde ,  fous  le  nom 
de  ^erttt ,  6c  diffamée  dans  un  autre  endroit  oîi  elle  paflé  pour  f^ice 
&  cft  défignée  par  ce  nom-là.  Tout  ce  que  j'ai  fait  ,  ou  qu'on 
peut  mettre  fur  mon  compte  pour  en  conclurre  que  je  change  le 
l^tce  en  Venu  Se  U  Ferta  en  Ftce  ,  c'efl  d'avoir  remarqué  que  les 
hommes  impofent  les  noms  de  Vertu  &  de  Vice  félon  cette  régie  de 
réputation.  Mais  le  bon  homme  fait  bien  d'être  aux  aguets  fur 
ces  fortes  de  matières.  C'eil  un  employ  convenable  à  fa  Vocation. 
11  a  raifon  de  prendre  l'allarme  à  la  Icule  veiië  des  expreffions  qui 
prifes  à  part  ÔCen  elles-mêmes  peuvent  être  fufpeétes  Sc  avou- quel- 
que chofe  de  choquant. 

C'eft  en  confidcration  de  ce  zèle  permis  àunhommedefaProfcf- 
fion  que  je  l'excufe  de  citer,  comme  il  fait  ,  ces  paroles  de  mon 
Livre  ( p'ig-  451.  §•  1I-)  î»-^^-'  Doreurs  infpirez  n^ont  pas  même  fait 
„ difficulté'  dans  leurs  exhortations  d'en  appeller  à  la  commune  rcpu- 
„  taticn  ;,  Que  toutes  les  chofes  qui  font  aimables ,  dit  S.  Paul,  que  tou- 
„  tes  les  chofes  qui  font  de  bonne  renommée ,  s'il  y  a  quelque  vertu  8c 
„  quelque  louange ,  penfèz  à  ces  chofes,  Phtl.  Ch.  IV.^î'.S.  fans  prendre 
connoiiTance  de  celles-ci  qui  précèdent  immédiatement  6c  qui  leur 
fervent  d'introduélion ,  Ce  ijut  fit  ejtte  parmi  la  dépravation  même  des 
mœurs ,  les  véritables  homes  de  la  Loy  d.e  la  Nature  ejui  doit  être  la  1{e. 
^le  de  la  Vertu  &  du  Vice ,  furent  aj]èz.  bien  confervées  ;  de  forte  que  les 
DoïlcHrs  inffirez.  n'ont  pas  même  fait  difficulté  ^c.  Paroles  qui  mon- 
trent vifiblement ,  auffi  bien  que  le  refte  du  Paragraphe  ,  que  je 
n'ai  pas  cité  ce  palîage  de  S.Paul ,  pour  prouver  que  la  réputation 
&  la  coiitume  de  chaque  Société  particulière  confiderée  en  elle- 
même  foit  la  régie  générale  de  ce  que  les  hommes  appellent  Vertu 
&  Vice  par  tout  le  Monde  ,  mais  pour  faire  voir  que  ,  fi  cette 
coutume  étoit  cffèclivement  la  régie  de  la  Vertu  6c  du  Vice ,  ce- 
pendant pour  les  raifons  que  je  propofedans  cet  endroit,  les  hom- 
mes pour  l'ordinaire  ne  s'élcHgneroient  pas  beaucoup  dans  les  dé- 
nominations qu'ils  donncroient  à-lcurs  aélions  ronfidcrées  dans  ce 
rapport ,  de  la  Loy  de  la  Nature  qui  eft  la  Régie  conftante  S<. 
inaltwi-able,  par  laquelle  ils  doivent  juger  de  la  rectitude  morale  6c 
de  la  dépravation  ,  pour  leur  donner  en  conféquence  de  c<^  juge- 
ment, les  dénominations  de  Venu  ou  de  Vice.   Si  Mi"  Lowde  eut 

ton» 


DE      L' AUTEUR. 

confideré  cela  ,  il  auroit  vu  qu'il  ne  pou  voit  pas  tirer  un  grand 
avantage  de  citer  ces  paroles  dans  un  fêns  que  je  ne  leur  ai  pas 
donné  moy  même;  &  lans  doute  qu'il  le  feroit  épargné  l'explica- 
tion qu'il  y  ajoute  qui  n'étoit  pas  fort  néceflaire.  Mais  j'cfpére 
que  cette  féconde  Edition  le  fatisfera  fur  cet  article,  6c  quelacho- 
lè  eft  préfentement  exprimée  de  telle  manière  qu'il  ne  pourra  s'em- 
pêcher de  voir  qu'il  n'avoit  aucun  fujet  d'en  prendre  oml)rage. 

Quoy  que  je  fois  contraint  de  m'éloigncr  de  fon  fentimcnt  fur 
le  fujet  de  ces  apprehenfions  qu'il  étale  fur  la  fin  de  fa  Préface,  à  ^ 

l'égard  de  ce  que  j'ai  dit  de  la  Fertu  &  du  ^/f^,  nous  fommcs  pour- 
tant mieux  d'accord  qu'il  ne  penfe,  fur  ce  qu'il  dit  dans  fon  Cha- 
pitre troifiéme  p'tg.  78.    faj    De  finfcription  tiatmelle  &  des  noiiont 
innées.     Je  ne  veux  pas  luy  refufer  le  privilège  qu'il  prétend  {p'tg, 
52  )  de  pofcr  la  Qutftion  comme  il  le  trouvera  à  propos ,  &  fur 
tout  puifqu'il  la  pofe  de  telle  manière  qu'il  n'y  met  rien  de  con- 
traire à  ce  que  j'ai  dit  moy-même  ;  car  fuivant  luy,  les  Notions  in- 
nées font  des  chofes  conditionnelles  ejm  dépendent  du  concours  de  plufieurs 
antres  circonftances  pour  <fue  l'Ame  les  *  fafe  paraître  :    tout  ce  qu'il  *  Exer,xt^m  La- 
dit  en  faveur  des  Notions  innées  ,  imprimées  ,  gravées  (car  pour  ""     Nousn'a- 
les  Idées  innées  il  n'en  dit  pas  un  feul  mot)  fe  réduit  enfin  à  dire,  J,°q^  ^°'""^  'j* 
Qu'il  y  a  certaines  Propofitions  qui,  quoy  qu'inconnues  à  l'Ame  mot  François 
dans  le  commencement,  des  que  l'Homme  irft  né,  peuventpour-  qui  exprime  ex- 
tant  venir  à  fa  connoiflànce  dans  la  fuite  par  PajJîjlancecjH'elle  tire  des  ^^^"^'^"^  '»  ^- 

Sens  extérieurs  &  de  quelque  culture  précédente  ,   de  forte  Qu'elle  foit  8'""""°"  ^^,   . 
^     /r«    '      j     I  •.  '  5  '1  "  terme  Latin, 

certamement  ailuree  de  leur  vente,  ce  qui  n'emporte  pas  davan-Les  Anelois 

tage  que  ce  que  j'ai  avancé  dans  mon  Premier  Livre.  Car  je  fup-  l'ont  adopté 

pofe  que  par  cet  aéte  qu'il  attribue  à  l'Ame  de  -^  faire  paroitre  ces  «^^ns  kur  Lan- 

Koituns,  il  n'entend  autre  chofe  que  commencer  de  les  connoître  ;  p^'  "l  ''^  ^ 

autrement,  ce  fera,  à  mon  égard  ,  une  expreffion  tout-à-fait  in- /"/,"qui"v^nt 

intelligible,  £c  du  moins  très-peu  propre,  à  mon  avis,  dans  cette  du  mot  Latin 

occafion,  où  elle  nous  donne  le  change  en  nous  infinuant  en  quel- '""''"■'' &fig"i- 

quc  manière ,  que  ces  Notions  étoient  dans  l'Efprit  avant  qu'il  les  f^  pre'cilc'ment 

fAjfe  paraître  ,    c'eft-à-dire   avant  qu'elles  luy  foicnt  connues;  au  (^  ""^"  " 

lieu  qu'avant  que  ces  Notions  foient  connues  â  l'Efprit  ,  il  n'y  a  -fExe 

cfFeétivement  dans  l'Efprit  rien  autre  chofe  qu'une  capacité  de  les 

connoître  ,  lorfque  le  concours  de  ces  circonflances  que  cet  ingénieux 

Auteur  juge  nècelTaire  ,  pour  que  l' Ame  fajfe  paroitre  ces  Notions, 

nous  les  fait  connoître. 

=K^  4f=  #  #     ly  Tp 

(a)  11  y  a  dans  l'Anglois,  Katural  in-  '  l'Auteur  de   cette   Objedlion  n'cntendoit 

fcription.     fe  croy  qu  II   eft  bon  de  con-  pas  trop  bien  ce  qu'il  vouloit  dire  parla, 

fervcr  en  François  cette  expreinon,  quel-  je  ne  dois  pas  l'exprimer  plus  nettement 

que  étrange   qu'elle  patoifle.     Comme  1  que  luy. 


la  même    cho- 


PREFACE 

Je  trouve  qu'il  s'exprime  ainfi  à  la  page  fl-  Ces  Notions  tiaturdles 

•  Siipf»!  tm-    „g  fçfii  p,ij  imprimées  de  telle  forte  d.tns  l''Ame   (jn'elles  *  fe  prodt'.ifent 
'■*"*•  tUes-mêmes  nécejfiirement  (même  dans  les  Enfans  (^  les  Imbealles]  fws 

aucune  aptftance  des  Sens  extérieurs ,  ou  fans  le  fecours  de  quelcjue  culinre 
précédente.  Il  dit  ici  qu'elles  fe  prodiufcnt  elles-mêmes  ,  fie  à  la  pao;e 
78.  que  c'eft  l'Ame  qui  \cs  fait  paraître.  Qiiand  il  aura  explique  à 
luy-même  ou  aux  autres  ce  qu'il  entend  par  cet  aâ:e  de  l'Ame  qui 
fait  paraître  les  Notions  innées,  ou  par  ces  Notions  c\ui  fe produi/ènt 
0  elles-mêmes  ,    6c  ce  que  c'eft  que  cette  culture  précédente  6c  ces 

*  Sutrantur.     circonftances  requifcs  pour  que  les  Notions  innées  *  Joient  produites, 

il  trouvera,  je  penfc,  qu'excepté  qu'il  appelle  produire  des  Notions 
ce  que  je  nomme  dans  un  ftile  plus  commun  connaître ,  il  y  a  fi 
peu  de  difiércnce  entre  Ton  fentiment  6c  le  mien  fur  cet  article , 
que  j'ai  raifon  de  croire  qu'il  n'a  inféré  mon  nom  dans  fon  Ouvra- 
ge que  pour  avoir  le  plaiiir  de  parler  honnêtement  de  moy  ,  ce  que 
j'avoûë  avec  des  léntimens  d'une  véritable  reconnoUlance  qu'il  a  fait 
par  tout  où  il  a  parlé  de  moy,  en  me  donnant,  aufîî  bien  que  d'au- 
tres Ecrivains,  un  titre  fur  lequel  je  n'ai  aucun  droit. 

Qiie  fi  quelques  autres  Auteurs  pour  ne  pgs  perdre  aucune  de 
leurs  bonnes  pcnfées ,  ont  publié  des  critiques  fur  mon  Ejfii  en 
luy  faifant  l'honneur  de  ne  vouloir  pas  permettre  qu'il  pafl'e  pour 
un  Elfai,  je  lailîé  au  Public  le  ibin  de  leur  témoigner  l'obligation 

Îiu'il  leur  a  d'avoir  pris  la  plume  pour  cenfurer  mon  Ouvrage, 
ans  engager  mon  Lecteur  à  perdre  fon  temps  à  me  voir  employé 
à  un  foin  aufiî  frivole  ou  aufiî  malicieux  que  le  feroit  celui  de  di- 
minuer le  plaifir  qu'un  Auteur  goûte  en  luy-même  ou  qu'il  donne 
aux  autres  dans  une  réfutation  précipitée  de  ce  que  j'ai  mis  au 
jour. 

C^efl  la  ce  que  je  jugeai  ne'cejfaire  de  dire  fur  U  féconde  Edition 

de  cet  Ouvrage ,  &  voici  ce  que  je  fuis  obligé  d'ajouter  pre- 

fentement. 

L  E  Libraire  fe  difpofîint  à  publier  cette  Qiiatriéme  Edition  de 

mon  Effdty  m'en  donna  avis,  afin  que  je  puilè  fliire  les  Additions 

ou  les  Correétions  que  je  jugerois  à  propos,  fi  j'en  avois  le  loifir. 

Sur  quoy  il  ne  fera  pas  inutile  d'avertir  le  Leéteur,  qu'outre  plu- 

fieurs  correftions  que  j'ai  fiiit  çà  &  là  dans  tout  l'Ouvrage  ,  il  y  a 

un  changement  dont  je  croy  qu'il  eft  néceflaire  de  dire  un  mot 

dans  cet  endroit ,  parce  qu'il  fe  répand  fur  tout  le  Livre  8c  qu'il 

importe  de  le  bien  comprendre. 

On  parle  fort  fou  vent  à^ Idées  claires  &  diJlinBes,  rien  n'cft  plus 
ordinaire  que  ces  termes  ;  mais  quoy  qu'ils  foient  communément 
dans  la  bouche  des  hommes ,  j'ay  raifon  de  croire  que  tous  ceux 
qui  s'en  fervent,  ne  les  cutcudent  pas  parBùtemcnt.   Et  peut-être 

n'y 


DE      L'  AUTEUR. 

n'y  a-t-il  que  quelque  perfonne  çà  6c  li  qui  prenne  la  peine  d'exa- 
miner ces  termes ,  jufqucs  à  connoîtrc  ce  que  Uiy  ou  les  autres 
entendent  précifémcnt  par  là.  C'eilpourquoy  j'ai  mieux  aimé  met- 
tre ordinairement  au  lieu  des  mots  cl,w  &  dijhn^i  celui  de  daer- 
mtué ,  comme  plus  propre  à  faire  comprendre  à  mes  Lecteurs  ce 
que  je  penle  fur  cette  matière.  J'entcns  donc  par  une  ide'c  de'ter- 
minée  un  certain  Objet  dans  l'Efprit,  &  par  conféquent  un  <Jb\et 
détermine,  c'eft-à-du-e , tel  qu'il  y  eil  vu  &  aftucUcment  apperçu. 
C'eft  là,  je  penfc,  ce  qu'on  peut  commodément  appeller une/^/tf 
déterminée ,  lorfqiie  telle  qu'elle  eft  cbjeiiivemtnt  dans  l'Efprit  en 
quelque  temps  que  ce  foit,  &  qu'elle  y  eft,  par  conféquent,  dé- 
termmée ,  elle  eft  attachée  &  fixée  fuis  aucune  variation  à  un  cer- 
tain nom  ou  fon  articule  qui  doit  être  conftamment  le  figne  de  ce 
même  objet  de  l'Efprit,  de  cette  Idée  précil'e  6c  d  terminée. 

Pour  expliquer  ceci  d'une  manière  un  peu  plus  particulière  ; 
lorlquece  mot  déterminé  t'a  appliqué  à  une  Idée  fimple ,  j'cntenspar 
là  cette  fimple  apparence  que  l'Efprit  a  ,  pour  ainfi  dire  ,  devant 
les  yeux  ,  ou  qu'il  apperçoit  en  ioy-mèmc  lorfque  cette  Idée  eft 
dite  être  en  luy.  Par  le  même  terme ,  appliqué  à  une  Idée  com- 
flexe ,  i'entens  une  Idée  compofée  d'un  nombre  déterminé  de  cer- 
taines Idées  fimples,  ou  d'Idées  moins  complexes,  unies  dans  cet- 
te prtfportion  &  fituation  où  l'Efprit  la  confidere  préfente  àfaveuë, 
ou  la  voit  en  luy-mêmc,  lorfque  cette  Idée  y  eft  ou  devroity  être 
prélènte  quand  on  luy  donne  un  certain  noxndéterminé.  Jedis  qu'el- 
le ^ewo/>  être  fréfente ,  parce  que,  bien  loin  que  chacun  ait  foin  de 
n'employer  aucun  terme  avant  que  d'avoir  vu  dans  fon  Efprit  l'i- 
dée précile  8c  déterminée  dont  il  veut  qu'il  foit  le  figne  ,  il  n'y  a 
prefque  perfonne  qui  dcfcende  dans  cette  grande  exaftitude.  C'eft 
pourtant  ce  défaut  d'exaélitude  qui  répand  tant  d'obfcurité  6c  de 
confufion  dans  les  penfécs  &  dans  les  difcours  des  hommes. 

Je  fai  qu'il  n'y  a  pas  aflcz  de  mots  dans  aucune  Langue  pour  ex- 
primer toute  cette  variété  d'Idées  qui  entrent  dans  les  Dilcours  ^ 
les  raifonncmens  des  hommes.  Mais  cela  n'empêche  pas  que  lorf- 
qu'un  homme  employé  un  mot,  il  ne  puiflé  avoir  dans  fon  Efprit 
une  Idée  diiermtnée  dont  il  le  faflc  figne,  &  à  laquelle  il  dcvroit  le 
tenir  conftamment  attaché  pendant  ce  préfent  dilcours.  Et  lorf- 
qu'il  ne  le  fait  pas  ou  qu'il  ne  peut  le  faire  ,  c'eft  en  vain  qu'il 
prétend  à  des  Idées  claires  &  diftinélcs.  Il  eft  vifiblc  que  les  fien- 
nes  ne  le  font  pas,  8c  par  conféquent  par  tout  où  l'on  employé  de 
ces  fortes  de  termes  auxquels  on  n'a  point  attaché  de  telles  idées 
déterminées,  on  ne  peut  attendre  que  confufion  8c  obfcurité. 

Sur  ce  fondement  ,  j'ai  ctû  que  de  donner  aux  Idées  l'épithete 
de  déterminées ,    ce  feroit  une  exprcfilon  moins  fujcttc  à  être  mal 


PREFACE  DE   L'AUTEUR. 

entendue  que  fi  je  les  appellois  cLures  &  diftinEles  ;  8c  lorfque  les  hom- 
mes auront  acquis  de  telles  Idées  déterminées  fur  toutes  les  chofes 
qui  font  le  fujet  de  leurs  raifonnemens  ,  de  leurs  recherches  Se  de 
leurs  difputcs  ,  ils  trouveront  k  fin  d'une  grande  partie  de  leurs 
doutes  &  de  leurs  démêlez  j  car  la  plupart  des  Queftions  8c  des 
Controverfcs  qui  erabarraOcnt  l'Efprit  des  hommes  dépendent  de 
l'ufage  douteux  Sc  incertain  qu'on  fuit  des  mots,  ou  (ce  qui  eft  la 
même  chofe)  des  Idées  inâéurmmees  qu'ils  leur  font  fignificr.  j'ai 
choifi  ce  terme  pour  donner  à  entendre  ,  premièrement,  quelque 
Objet  immédiat  de  l'Efprit  qu'il  apperçoit  8c  qu'il  a  devant  luy 
comme  diftinét  dufon  qu'il  employé  pour  en  être  le  figne  \  8c  en 
fécond  lieu,  que  cette  Idée  ainfi  déterminée  ,  c'ell  à  dire  que  l'Ef- 
prit a  en  luy-même,  qu'il  connoit  8c  voit  comme  y  étant  actuelle- 
ment, eft  attachée  fans  aucun  changement,  à  un  tel  nom,  Se  que 
ce  nom  eft  déterminé  à  cette  idée  précife.  Si  les  hommes  avoicnt 
de  telles  Idées  déterminées  dans  leurs  Difcours  Sc  dans  les  Recherches 
oîi  ils  s'engagent ,  ils  verroient  juiqu'où  s'étendent  leurs  recher- 
ches 8c  leurs  découvertes,  Se  en  même  temps  ils  éviteroientlaplus 
grande  partie  des  Difputes  8c  des  Querelles  qu'ils  ont  avec  les  au- 
tres hommes. 

Outre  cela,  le  Libraire  trouve  à  propos  que  j'avertifle  le  Leéteur 
que  cette  Edition  eft  augmentée  de  deux  Chapitres  tout-à-fait  nou- 
*Pag.'48  5,îS'f.  veaux,  dont  l'un  traite  de  *  V  ^'IJfoctanon  des  Idées  8c  l'autre  de -|- 1'£«- 
tPag-903»^''-  thoufi^ime.  Du  refte,  afin  que  ces  Additions  Se  quelques  autres  %(- 
fez  étendues  qui  n'ont  pas  encore  vu  le  jour,  ne  foient  pas  perdues 
pour  ceux  qui  les  voudront  avoir  fins  acheter  encore  ce  Livre,  le 
Libraire  s'eft  engagé  de  les  imprimer  à  part ,  comme  il  avoic  fait 
en  publiant  la  féconde  Edition. 


TABLE 


TABLE 


DES 


MAT     1ERE 

Contenues  dans  chaque  Chapitre ,  article 
par  article. 


AVANT-PROPOS. 


Deffein  de  l'^Atiteur  dans  cet  Ouvrage. 


G 


Ombien  il  eft  agréable  &  uti- 
le de    connoîtrc  l'Entende- 
ment Humain. 
,  DefTein  de  cet  Ouvrage. 
Méthode  qu'on  y  obierve. 
Combien  il  eft  utile  de  connoître  l'é- 
tendue de  nôtre  Comprehenfion. 
L'Etendue  de  nos  Connoi{Iànces  eft 
proportionnée  à  nôtre  état  dans  ce 


Monde  &  à  nos  befoins. 

6.  La  connoiflance  des  forces  de  nôtre 
Efprit  fufEt  pour  guérir  du  Scepticifme 
&  de  la  négligence  où  l'on  s'abandon- 
ne lorfqu'on  doute  de  pouvoir  trou- 
ver la  Vérité. 

7.  Quelle  a  été  l'occafion  de  cet  Ou» 
vrage. 

8.  Ce  que  fignifie  le  fnot  à'Idée. 


LIVRE      PREMIER. 


Des  Notions  Innées. 


CHAR    I. 

§iu^il  ny  a  point  de  Principes 
j'pecîilatifs ,  i7mez  dans  l' Ef- 
prit de  l'homme. 

I.  T   A  manière  dont  les  hommes  ac- 
I  j     qniérent    leurs    connoifi'ances 
prouve  qu'elles  ne  font  point  innées. 
4.  On  dit  que  ceitains  Principes  font 


reçus  d'un  confentement  univerfêî 
Principale  raifon  par  laquelle  on  pré- 
tend prouver  que  ces  Principes  ibnî 
innez. 

3 .  Le  Confentement  «niverfel  ne  prou- 
ve rien. 

4.  Ce  qui  ejl,  efl  :  &  //  ejl  impofflble 
qu'une  chofe  [oit  ^  ne  foit  pas  en  mê- 
me temps  ;  deux  Piopofitions  qui  ne 
font  pas  unJverrellement  reçues. 

5.  Elles  ne  font  pas  gravées  naturelle- 

mear 


ment  dans  l'Ame,  puifqu'elles  ne  font 
pas  connues  des  Enfans  ,    des  Imbe- 
cilles ,  is'i:- 
6,  7.  Réfutation  d'une  féconde  raifon 
qu'on  employé  pour  prouver  qu'il  y 
a  des  veritez  inn.^es  ,  qui  eft  que  les 
liommes  connoifTent  ces    veritez  dès 
qu'ils  ont  l'ufage  de  la  Raifon.' 
8.  Suppofé  que  la  Raiibn  ûécouvre  ces 
premiers  Principes,  il  ne  s'enfuit  pas 
delà  qu'ils  fuient  innez. 
o-ii.  11  ell  faux  que  la  Raifon  décou- 
vre ces  Principes. 
T.«i.  Qiiand  on  commence  à  faire  ufage 
de  la  Raifon  ,  on  ne  commence  pas 
à  connoître  ces  Maximes    générales 
qu'on  veut  faire  pafler.pour  innées. 
15.  On  ne  peut  point  les  diftinguer  p ru- 
là  de  plufieurs  autres  Veritez  qu'on 
peut  connoître  dans  le  même  temps. 

14.  Quand  on  commenceroit  à  les  con- 
noître, dès  qu'on  vient  à  faire  ufage 
'de  la  Raifon  ,  cela  ne  prouveroit  point 
qu'elles  foient  innées. 

15,  16.  Par  quels  dégrez  l'Efprit  vient 
à  connoître  plufieurs  veritez. 

17.  De  ce  qu'on  reçoit  ces  Maximes 
dès  qu'elles  font  propofées  &  con- 
çues, il  ne  s'enfuit  pas  qu'elles  foient 
innées. 

i8.  Ce  confcntement  prouveroit  que 
ces  Propofitions  ,  l/«  is"  deux  {ont  c- 
gaux  à  trois  ,  Lf  doux  n'cfi  poiat  T'a- 
mer ,  &  mille  autres  femblables  ,  fe- 
roient  innées. 

19, 10.  De  telles  Propofitions  moins  gé- 
nérales ,  font  plutôt  connues  que  les 
Maximes  uni verfelles  qu'on  veut  faire 
pafler  pour  it^nees. 

il.  Ce  qui  piouve  que  les  Propofitions 
qu'on  appelle  innées  ne  le  font  pas, 
c'eil  qu'elles  ne  font  connues  qu'après 
qu'on  les  a  propofées. 

il.  Si  l'on  dit  qu'elles  font  connues  im- 
plicitement avant  que  d'être  propo- 
fées ,  ou  cela  i'igniine  que  l'Efprit  elt 
cafiable  de  les  comprendre,  ou  il  ne 
fignifie  rien. 

i}.  La  conféquerce  qu'on  prétend  tirer 
de  ce  qu'on  reçoit  ces  Propofitions 
dès  qu'on  les  entend  dire  ,  eu  fondée 


Table  des  Matières 

fur  cette  faulTe  fuppodtion  qu'en  ap- 
prenant ces  Prcpofitions  on  n'apprend 
rien  de  nouveau. 

4.  Les  Propofitions  qu'on  veut  faire 
paflèr  pour  innées ,  ne  le  font  point , 
parce  qu'elles  ne  font  pas  univerfelle- 
ment  reçues. 

L5.  Elles  ne  font  pas  connues  avant  tou- 
te autre  chofe. 

16.  Par  conféquent  elles  ne  font  point 
innées. 

17,  i8.  Elles  ne  font  point  innées  parce 
qu'elles  paroidèi  t  moins  où  elles  de- 
vroient  fe  montrer  avec  plus  d'éclat. 


C  H  A  P.     II. 

Glue  nuls  Principes  de  pratique 
ne  font  mnez. 

I.  TL  n'y  a  point  de  Principe  de  Mo- 
_L  raie  fi  clair  ni  fi  généralement 
reçu  que  les  Maximes  ipeculatives 
dont  on  vient  de  parler. 

1.  Tons  les  hommes  re  regardent  pas 
la  Fidélité  &  la  Juftice  comme  des 
Principes. 

} .  On  objefte  que  les  hommes  démentent 
par  leurs  avions  ce  qu^ils  cruycnt  dans 
leur  ame  ,  réponfe  à  cette  Ôbjeétion. 

4.  Les  Régies  de   Morale  ont   befoin 
d'être  prouvées  ,    donc  elles  ne  font  . 
point  innées. 

5.  Exemple  tiré  des  raifons  pourquoy 
il  faut  obferver  les  Contrads. 

6.  7.  La  Vertu  efl  généralement  approu- 
vée, non  pas  à  caufe  qu'elle  efl:  »»»tr, 
mais  parce  qu'elle  ell;  utile. 

8.  La  Confcience  ne  prouve  pas  qu'il 
y  ait  aucune  Régie  de  Morale  ,  »'»- 
■née. 

9.  Exemples  de  plufieurs  aârions  énor- 
mes, commifes  fans  aucuns  remords 
de  confcience. 

10.  Les  hommes  ont  des  Principes  de 
pratique  ,  oppofez  les  uns  aux  au- 
tres. 

11-13.  Des  Nations  entières  rejettent 
plulieurs  régies  de  Murale. 

14. 


^es  Chapitres 

3(4.  Ceux  qui  foûtiennent  qu'il  y  a  des 
Principes  de  pratique  innez ,  ne  nous 
difenc  pas  quels  font  ces  Principes. 

15-19.  Examen  des  Principes  innez  que 
propofe  Mylord  Herbert. 

10.  On  objeàe  y^e  h^i  Principes  innez. 
fcHvent  être  corrompis.  Réponfe  à 
cette  objeftion. 

zi.  On  reçoit  dans  le  Monde  des  Prin- 
cipes qui  fe  détruifent  les  uns  les  au- 
tres. 

ii-z^.  Par  quels  dégrez  les  hommes 
viennent  communément  à  recevoir 
certaines  chofes  pour  Principes. 

z6.  Comment  les  hommes  viennent  pour 
l'ordinaire  à  fe  faire  des  Principes. 

iy.  Les  Principes  doivent  être  exami- 
nez. 


C  H  A  P.    m. 

^lil  ny  a  point  de  Principes 
mnes:. 

i.  "TnEs  Principes  ne  fauroient  être 
JL/  innez ,  à  moins  que  les  Idées 
dont  ils  font  compofez  ,  ne  le  foicnt 
auffi. 

2.  Les  Idées  &  fur  tout  celles  quicom- 
pofent  les  Propofitions  qu'on  appel- 
le Principes ,  ne  font  point  nées  avec 
les  Enfans. 

;.  Preuve  de  la  même  vérité. 


.     Liv.  IL 

4, 5.  L'Idée  de  V Identité'  n'eft  point  in- 
née. 

6.  Les  idées  de  To^u  &  de  Partie  ne 
font  point  innées. 

7.  L'idée  à'adoratwn  n'eft  pas  innée. 
8-n.   L'idée  de  Dieu  n'eft  point  innée. 
iz.  Il  eft  convenable  à  la  bonté  de  Dieu, 

que  tous  les  homnies  ayent  une  idée  de 
cet  Etre  fuprcme  :  Donc  Dieu  a  gravé 
eetti  id^e  dans  Carne  de  tons  les  hommes. 
Réponfe  à  cette  Objeftion. 
13-16.  Les  idées  de  Dieu  font  difleren- 
tes  en  différentes  perfonnes. 

17.  Si  l'idée  de  Dieu  n'eft  pas  innée  ," 
aucune  autre  idée  ne  peut  être  regar- 
dée comme  innée. 

18.  L'idée  de  la  Sulflance  n'eft  pas  in- 
née. 

19.  Nulles  Propofitions  ne  peuvent  être 
innées ,  parce  qu'il  n'y  a  point  d'idées 
innées. 

zo.  Il  n'y  a  point  d'idées  innées  dans  la 
Mémoire. 

zi.  Les  Principes  qu'on  veut  faire  paf- 
fer  pour  innez. ,  ne  le  font  pas  ,  par- 
ce qu'ils  font  de  peu  d'ufage,ou  d'u- 
ne évidence  peu  lénfible. 

2,z.  La  différence  des  découvertes  que 
font  les  hommes ,  dépend  du  différent 
ufage  qu'ils  font  de  leurs  Facultez. 

Z3.  Les  hommes  doivent  penfenSc  con- 
noîtie  les  chofes  par  eu.x-mêmes. 

14.  D'où  vient  l'opinion  qui  polè  des 
Principes  innez. 

ij.  Conclufion  du  Premier  Livre. 


LIVRE      SECOND. 

Des  Idées. 


c  H  A  P.     I. 

Del'Origine  des  Idées-,  1^  fi  l'A- 
me de  V  fjomme  penfe  toiîjoiirs. 

I.  /^E  qu'on  nomme  Idée,  c'eft  l'objet 
^^    de  I4  Penfée. 


z.  Toutes  les  Idées  viennent  par  Senfa- 
tion  ou  par  Reflexion. 

3.  Objets  de  la  i'<r»/«;/5«,  première  four-' 
ce  de  nos  Idées. 

4.  Les  Opérations  de  nôtre  Efprit,  au- 
tre fource  de  nos  Idées. 

5.  Toutes  nos  Idées  viennent  de  l'une 
de  ces  deux  fources. 

*****  ^ 


Table  des  Matures 


6.  Ce  qu'on  pcnt  obfcrver  dans  les  En- 
fans. 

7.  Les  hommes  reçoivent  plusoa  moins 
de  ces  Idées,  félon  que  differens  Ob- 
jets fe  prélentent  à  eux. 

8.  Les  Idées  qui  viennent  par  Reflexion, 
font  plus  tard  dans  l'Êfprit  ,  parce 
qu'il  faut  de  l'attention  pour  les  dé- 
couvrir. 

9.  L'Ame  commence  d'avoir  des  Idées 
lorfqu'elle  commence  d'appercevoir. 

10.  L'Ame  ne  penfe  pas  toujours. 

n.  L'Ame  ne  lent  pas  toujours  qu'elle 

penfe. 
I  i.  Si  un  homme  endormi  penfe  fans  le 

favoir,  un  homme  qui  dort  ,    &  qui 

enfuite  veille  ,  ce  font  deux  perfon- 

nes. 

13.  Il  eft  impcffible  de  convaincre  ceux 
qui  dorment  fans  faire  aucun  fonge  , 
qu'ils  pe.ifent  pendant  leur  fommeil. 

14.  C'eft  en  vain  qu'on  oppofe  que  les 
hommes  font  des  fonges  dont  ils  nefe 
reflbuviennent  point. 

15.  Selon  cette  Hypothéfe,  les  penfées 
d'un  homme  endormi  devroient  être 
plus  conformes  à  la  Raifon. 

16.  Suivant  cette  Hypothéfe  ,  l'Ame 
doit  avoir  des  idées  qui  ne  viennent 
ni  pnr  Senfation  ni  par  Reflexion,  à 
quoy  il  n'y  a  nulle  apparence. 

17.  Si  je  penfe  fans  le  favoir  moy-mê- 
me ,  nulle  autre  perfonne  ne  peut  le 
favoir. 

18.  19.  Perfonne  repeut  connoîtreque 
l'Ame  penfe  toujours  ,  fans  en  avoir 
des  preuves  ,  paice  que  ce  n'eft  pas 
une  Propofition  évidente  par  elle- 
même. 

io.  L'Ame  n'a  aucune  idée  que  par  Sen- 
fation ou  par  Retlexion. 

ii-13.  C'eft  ce  que  nous  pouvons  ob- 
ferver  évidemment  dans  les  Enfans. 

2-4-  Quelle  cft  l'origine  de  toutes  nos 
ConnoifTances. 

i5  L'Entendement  eft  pour  l'ordinaire 
paflif  dans  la  réception  des  Idées  fim- 
ples. 


C  H  A  P.     II. 

Des  Idées /impies. 

1.  "I  Dées  qui   ne  font    pas    compo- 

Jl     fées. 
1, } .  L'Efprit  ne  peut  ni  faite  ni  détrui- 
re des  Idées  fimples. 


C  H  A  P.    III. 

Des  Idées  qui  nous  viennent  par 
iinfeul  Sens. 

I.  T~Xlyifion  des  Idées  fimples.  Idées 
Xj  qui  viennent  dans  l'Efprit  par 
un  feul  Sens. 

1.  Il  y  a  peu  d'Idées  fimples  qui  ayent 
des  noms. 


C  H  A  P.    IV. 

T>e  la  Solidité. 

I.  /~^'Eft  par  l'attouchement  que  nous 

^^     recevons  l'idée  de  la  Solidité, 
i.  La  Solidité  remplit  l'Efpace. 

3.  La  Solidité  eft  différente  de  l'Efpa- 
ce. 

4.  En  quoy  la  Solidité  diifére  de  la  Du- 
reté. 

5.  De  la  Solidité  dépend  l'impulfion  mu- 
tuelle des  Corps ,  leur  refiftance  &  leur 
fimplc  impuliion. 

6.  Ce  que  c'eft  que  la  Solidité. 


C  H  A  P.    V. 

Des  Idées  fimples  qui  nous  vien- 
nent par  divers  Sens. 


CHAP. 


des  Chapitres.     Liv.  II. 


C  H  A  P.    VI. 

Des  Idées  Jimples  qui  viennent 
par  Rejlexion. 

1.  /^Es  Idées  font  les  Opérations  de 
^     l'Efprit  fur  Tes  autres  Idées. 

2.  Les  Idées  de  la  Perception  &  de  la 
Volonté  nous   viennent   par  Reflc- 


C  H  A  P.    VII. 

Des  Idées  /impies  qui  viennent 
par  Senfation  &  p^r  Re- 
jlexion. 

1—6.  "pvU   Piaifir   &   de   la   Dou- 
\_J     leur. 

7,  Comment  on  vient  à  fe  former  des 
Idées  de  l'Exiftence  &  de  l'Unité. 

8.  La  Puiflance,  autre  Idée  fimple  qui 
nous  vient  par  Senfation  &  par  Re- 
flexion. 

g.  L'Idée  de  la  Succeffion  comment  in- 
troduite dans  l'Efprit. 

10.  Les  Idées  fimples  font  les  matériaux 
de  toutes  nos  Connoiflances. 


C  H  A  P.     VIII. 

entres  confiderations  fur  les 
Idées  Jimpîes. 

I — 6.  TDécs  pofitivesqui  viennent  de 

X     caufes  privatives. 
7,  8.  idées  dans  l'Èlprit  à  l'occafion  des 

Corps   &  Qualitez  dans  les  Corps  , 

deux  chofes  qui  doivent  être  diftin- 

guées. 
9,  10.  Premières  &  fécondes  Qualitez 

dans  les  Corps- 
II,  II.  Comment  les  Premières  Qualitez 

produifeiit  des  Idées  en  nous. 


15,  14.  Comment  les  fécondes  Qualités 
excitent  en  nous  des  Idées. 

15-11.  Les  Idées  des  Premières  Qualitez 
reflêmblent  à  ces  Qualitez  ,  8c  celles 
des  fécondes  ne  leur  reflêmblent  en 
aucune  manière. 

13.  On  diftingue  trois  fortes  de  Qualitez 
dars  les  Corps. 

24,15".  Les  premières  Qualitez  font  dans 
les  Corps  :  Les  fécondes  Ibnt  jugées 
y  être  &  n'y  font  point  :  Les  troillé- 
mes  n'y  font  p.ns  ,  &  ne  font  pas  ju- 
gées y  être. 
26.  Diftinftion  qu'on  peut  mettre  entre 
les  fécondes  Qualitez, 


,     C  H  A  P.     IX. 

De  la  Perception. 

I.  T   A  Perception    efl:   la    première 
l_j     Idée   iirnple   produite   par  la 
Reflexion. 

2-4.  II  n'y  a  de  la  Perception  que  lors- 
qu'il fe  fait  une  impreflîon  fur  l'Ef- 
prit. 

5,6.  De  ce  que  les  Enfans  ont  des  Idées 
dans  le  foin  de  leur  Mère,  il  ne  s'en- 
fuit pas  qu'ils  ayent  des  Idées  innées. 

7.  On  ne  peut  favoir  évidemment  quel- 
les font  les  premières  Idées  qui  en- 
trent dans  l'Efprit. 

8-10.  Les  Idées  qui  viennent  par  Senfa- 
tion font  fouvcnt  altérées  par  le  Ju- 
gement. 

II- 14.  C'eft  la  perception  qui  diflin- 
gue  les  Animaux  d'avec  les  Etres  in- 
térieurs. 

15.  C'eft  par  la  Perception  que  l'Efprit 
commence  à  acquérir  des  ConnoiA 
fances. 


C  H  A  P.    X. 

De  la  Rétention. 


I.  T    A  Contemplation. 
..  J_,La-- 


Mémoire. 


Table  des  Matières 


^.  L'Attention  ,  la  Répétition^  ,  le 
Plaifir  &  la  Douleur  fervent  à  fixer 
les  idées  dans  l'Efprit. 

4, 5.  Les  Idées  s'effacent  de  la  Mémoi- 
re- 

6,  7.  Des  Idées  conftamment  répétées 
peuvent  à  peine  fe  perdre. 

S,  9.  Deux  défauts  dans  la  Mémoire, 
un  entier  oubli  ,  &  une  grande  len- 
teur à  rappeller  les  Idées  qu'elle  a  en 
dépôt. 

10.  Les  Bêtes  ont  de  la  Mémoire. 


C  H  A  P.    XI. 

De  la  Faculté  de  dijlingucr  les 

Idées  CT"  de  quelques  autres 

Opérations  de  l'Efprit. 

-\.  TL  n'y  a  point  de  connoifTance  fans 

X     difcernement. 
i,  3.  Différence  entre  l'Efprit  &  le  Ju- 
gement. 


C  H  A  P.     XII. 

Des  Idées  complexes. 

I.  T"  Es  Idées  «w/ï/^A-w  font  celles  que 
1  j     l'Efprit  compofe  des  Idéeijiy»- 

pks. 
2."  C'eft  volontairement  qu'on  fait  des 

Idées  complexes. 

3.  Les  Idées  complexes  font  ou  des  Mo- 
des ,  ou  des  Subftances  ou  des  Rela- 
tions. 

4.  Des  Modes. 

5.  Deux  fortes  de  Modes,  les  uns  fim- 
ples,  &  les  autres  Mixtes. 

6.  Subftances  fingulieres  ou  colleétives. 

7.  Ce  que  c'eft  que  ReJatto^t. 

8.  Les  Idées  les  plus  abftrufes  ne  vien- 
nent que  de  deux  fources  ;  la  Senfation 
ou  la  Reflexion. 


De  la  faculté  que  nous  avons  de  com- 
parer noo  Idées. 
j.  Les  Bêtes  ne  comparent  des   Idées 
que  d'une  manière  imparfaite. 

6.  Autre  Faculté  qui  confifte  à  compo- 
fer  des  Idées. 

7.  Les  Bêtes  font  peu  de  compofitions 
d'Idées. 

8.  Donner  des  noms  aux  Idées. 
9. .  Ce  que  c'eft  qu'abftradlion. 
10,11.  Les  Bêtes  ne  forment  point  d'ab- 

ftraftions. 

1  i.  Défaut  des  Imbecilles. 

1 5, 14.  Différence  entre  les  Imbecilles  & 
les  Fous. 

J5.  Source  des  Connoiffances  Humai- 
nes. 

16.  Sur  quoy  on  en  appelle  à  l'Expé- 
rience. 

17.  Nôtre  Entendement  comparé  à  une 
Chambre  obfcure. 


C  H  A  P.     XIII. 

Des  Modes  Simples  ;  e^  premiè- 
rement de  ceuxdeVEfpace. 

1.  X-,  Es  Modes  fimples. 
i, }.  Idée  de  l'Efpace. 
4.  L'Immenfité. 
j,6.  La  Figure. 
7-10.  Le  Lieu. 

1 1-14.  Le  Coyps  8f  VEtenJue  ne  font  pas 
la  même  chofe. 

15.  La  Définition  de  l'Etendue  ne  prou- 
ve point  qu'il  ne  fauroit  y  avoir  de 
l'Elpace  fans  Corps. 

16.  La  Divifion  des  Etres  en  Corps  & 
Efpritï  ,  ne  prouve  point  que  l'Efpa- 
ce &  le  Corps  foient  la  même  choie. 

i-,i8.  LaSubftance,  que  nousne  con- 
noiilbns  pas,  ne  peut  fervir  de  preu- 
ve contre  1  exiftence  d'un  Efpace  fans 
Corps. 

19,  io.  Les  mots  de  Snhflancc  Sià^/lcci-^ 
dent  font  de  peu  d'ufage  dans  la  Phi- 
iofophie. 


il.  Qu'il  y  a  un  vuide  au  delà  desder 
nieres  bornes  des  Corps. 

il.  La  puifTance  d'annihiler  prouve  le 
Vuide. 

23.  Le  Mouvement  prouve  le  Vuide. 

i4.  Les  Idées  de  l'Efpaee  &  du  Corps 
font  diftinâ-es  l'une  de  l'autre. 

i{,  z6.  De  ce  que  l'étendue  eft  infépa- 
rsble  du  Corps  il  ne  s'enluit  pas  que 
l'Efpaee  &  le  Corps  foient  une  feula 
&  même  chofe. 

17.  Les  Idées  de  l'Efpaee  &  de  la  Soli- 
dité différent  l'une  de  l'autre. 

î8.  Les  liomnics  différent  peu  entr'eux 
fur  les  Idées  qu'ils  conçoivent  claire- 
ment. 


f  C  H  A  P.    XIV. 

De  la  Durée ,  c^  defes  Modes 
fimples. 

i.  V—'E  que  c'eft  que  la  Durée. 

2,-4.  L'idée  que  nous  en  avons  ,  nous 
vient  de  la  reflexion  que  nous  faifons 
fur  la  fuite  des  Idées  qui  fe  fuccedent 
dans  nôtre  Efprit. 

y.  Nous  pouvons  appliquer  l'idée  de  la 
Durée  a  des  chofes  qui  exiftent  pen- 
dant que  nous  dormons. 

6-8.  L'Idée  de  la  Succeffion  ne  nous  vient 
pas  du  Mouvement. 

9-11.  Nos  Idées  fe  fuccedent  dans  nô- 
tre Efprit  ,  dans  un  certain  degré  de 
vîtcflè. 

11.  Cette  fuite  de  nos  Idées  eft  la  me- 
fure  des  autres  Succeffions. 

13-15.  Nôtre  Efprit  re  peut  fe  fixer 
long-temps  fur  une  feule  idée  qui  re- 
fte  purement  la  même. 

16,  De  quelque  manière  que  f;os  Idées 
foient  produites  en  nous  ,  elles  n'en- 
ferment aucune  fenfation  de  mouve- 
ment. 

17.  Le  Temps  efl:  une  Durée  diftinguée 
par  certaines  mefures. 

e8.  Une  bonne  tnefure  du  Temps  doit 
mefurer  toute  fa  Durée  en  Périodes 
égales, 


des  Chapitres.     Liv.  II. 


19.  Les  Révolutions  du  Soleil  &  de  la  ' 
Lune  Ibnt  les  mefures  du  Temps  les 
plus  commodes. 
io.  Ce  n'eft  pas  par  le  mouvement  du 
Soleil  &  de  la  Lune  que  le  Temps  efl: 
mefuré  ,    mais  par  leurs  apparences 
périodiques, 
il.  On  ne  peut  point  connoître  certai- 
nement que  deux  parties  de   Durée 
foient  égales. 
22.  Le  Temps  n'eft  pas  la  mefure  diî 

Mouvement. 
25.  Les  Minutes  ,  les  Heures ,  les  ÂK' 
ne'es  ne  font  pas  des  mefures  necefiai- 
res. 
24-26.  Nôtre  mefure  du  Temps  peut 
être  appliquée  à  la  Durée  qui  a  exifté 
avant  le  Temps. 
27-50.  Comment  nous  vient  l'Idée  de 
VEterKtté. 


C  H  A  P.    XV. 

De  la  Durée  ^  de  V ExpanJIûfs 
conjlderées  enfemble. 

1.  T   A  Durée  &  l'Expanfion  capables 
8   ,,     du  plus  &  du  moins. 

2.  L'Expanfion  n'eft  pas  bornée  par  la 
Matière. 

3.  La  Durée  n'eft  pas  bornée  non  plus 
par  le  Mouvement. 

4.  Pourquoy  on  admet  plus  aifément 
une  Durée  infinie  ,  qu'une  Expanfion 
infinie. 

5.  Le  Temps  eft  à  la  Durée  ce  que  le 
Lieu  eft  a  l'Expânfion. 

6.  Le  Temps  &  le  Lieu  f  )nt  pris  pour 
autant  de  portions  de  Durée  &  d'Ef- 
pace  qu'on  en  peut  defigner  par  l'exi- 
ftence  &  le  mouvement  des  Corps. 

7.  Quelquefois  pour  tout  autant  deDu> 
rée  &  d'Efpace  que  nous  en  defignons 
par  des  mefures  prifes  de  la  groflèat 
oU  du  mouvement  des  Corps. 

8.  Le  Lieu  &  le  Temps  appartiennent  * 
à  tous  les  Etres  finis. 

9.  Chaque  partie  de  rExtenfion,eftex'-" 

*****   <  tenfion»' 


Table  des 

tcnfion,  &  chaque  pai  tiède  la  Durée, 
eft  durée. 

10.  Les  parties  de  l'ETpanfion  ,  &  de 
la  Durée  font  infeparables. 

11.  La  Durée  eft  comme  une  Ligne,  & 
l'Expanfion  comme  un  folide. 

li.  Deux  parties  de  la  Durée  n'exiftent 
jr.mais  enfemblc  ,  &  les  parties  de 
TExpai  fion  exiftent  toutes  enfemble. 


C  H  A  P.     XVI. 

Du  Nombre. 

1.  -r   E  Ncmbre  eft  la  plus  fimple  & 
Lr     la  plus  univerlelle   de  toutes 

ne  s  Idée?, 
i.  Les  Modes  du  Nombre  fe  fcnt  par 

voye  d'Addition. 
5.  Chaque  Mode    exaftement  diftincl 

dans  le  Nombre. 

4.  Les  Demonftratiors  dans  les  Nom- 
bres font  plus  précifes. 

5.  Combien  il  eft  nécelTaire  de  donner 
des  Noms  aux  Nombres. 

6.  Autre  railbn  pour  établir  cette  né- 
ce  flké. 

7.  Pourquoy  les  Enfans  ne  cornptent 
pas  plîitôt ,  qu'ils  n'ont  accoutumé 
de  faire. 

8.  Le  Nombre  mefure  tout  ce  qui  eft 
capable  d'être  raefuré. 


C  H  A  P.     XVII. 

I)e  l'Infnité. 

,.  "7^"TOu3  attribuons  immédiatement 
J^  l'idée  de  \' Infinité  à  l'Efpace, 
à  la  Durée  &  au  Nombre. 

1. 5.  L'Idée  du  FiTii  nous  vient  aifément 
dans  l'Efprit. 

4.  Nôtre  Idée  de  l'Efpace  eft  fans  bor- 
nes. 

j.  Nôtre  Idée  de  la  Durée  eft  aulli  fans 
bornes. 

6.  Pourquoy  d'autres  Idées  ne  font  pas 
capables  d'Infinité. 


Matières 

7.  Différence  entre  l'infinité  de  l'Efpace, 
&  un  Efpace  infini. 

8.  Nous  n'avons  pas  l'idée  d'un  Efpace 
infini. 

9.  Le  Nombre  nous  donne  la  plus  nette 
idée  de  l'Infinité. 

10.  Nous  concevons  difteremment  l'in- 
finité du  Nombre,  celle  de  la  Durée  & 
celle  de  l'Expanfion. 

11.  Comment  nous  concevons  l'Irifinité 
de  l'Elpace. 

II.  11  y  a  une  infinie  divifibilité dansia 

Matière. 
I).  14.  Nous  n'avons  point  d'idée  pofi- 

tive  de  l'Infini. 
15.  Ce  qu'il  y  a  de  pofitif  &  de  négatif 

dans  nôtre  idée  de  l'Infini. 
i6. 17.   Nous  n'avons  point  d'idée  pofi- 

tive  d'une  Durée  infinie. 

18.  Nous  n'avons  point  d'idée  pofitive 
d'un  Efpace  infini. 

19.  Ce  qu'il  y  a  de  pofitif,  &  de  négatif 
dans  nôtre  Idée  de  l'Infini. 

10.  Il  y  a  des  gens  quicroyent  avoir  une 

idée  pofitive  de  \' Eternité.,  &  non  de 

X'Rfpace. 
11.11.  Les  idées  pofitives  qu'on  fuppofe 

avoir  de  r/»/î»//t''caufentdesméprifes 

fur  cet  article. 


C  H  A  P.    XVIII. 

T>e  quelques  autres  Modes 
fiw^les. 

1. 1.  iVJLO'-les  du  Mouvement. 
5.  Modes  des  Sons. 
4.  Modes  des  Couleurs. 
5.6.  Modes  des  Saveurs  &:  des  Odeurs. 
7.  Pourquoy  quelques    Modes  ont  des 
noms  ;  &  d'autres  n'en  ont  pas. 


CHAP. 


des  Chapitres.     L  i  v.  II. 


CHAP.   XIX. 

T>es  Modes ,  qui  regardent  la 
Fenfe'e. 

j.  2.  T~vlvers  Modes  de  penfer ,  la  Sen- 
_L/     fation,  laRcminifcence,  la 
Contemplation ,  &c. 

3.  Différens  dégrez  d'attention  dans 
l'Efprit,  lors  qu'il  penfe. 

4.  Il  s'enfnit  probablement  de  là,  que  la 
Penfée  cft  l'aftion  &  non  l'eflènce  de 
l'Ame. 


CHAP.    XX. 

Des  Modes  du  Flaijir  é^  de  la 
Douleur. 

I.  T  E  Plaifir  &  la  Douleur  font  des 
■*-'    Idées  (impies. 

£.  Ce  quec'eft  que  le  Bien  &  le  Mal. 

3.  Le  Bien  &  le  Mal  mettent  nos  Paf- 
fions  en  mouvement. 

4.  Ce  que  c'efl:  que  l'Amour. 

5 .  La  Haine. 

6.  Le  Defir. 

7.  La  Joye. 

8.  LaTriftefTe. 

9.  L'Efperance. 
ïo.  La  Crainte. 

II.  Le  Defefpoir. 
II.  la  Colère. 

13.  L'Envie. 

14.  Quelles  Pallions  fe  trouvent  dans 
tous  les  Hommes. 

15. 16.  Ce  que  c'cft  que  le  Plaifir  &  la 
Douleur. 

17.  La  Honte. 

1%.  Ces  Exemples  peuvent  fervirâmon- 
tier  comment  les  Idées  des  Paillons 
nous  viennent  par  Senfation  &  par  Re- 
flexion. 


CHAP.    XXI. 

De  la  Puijfance. 

I.  comment  nous    acquérons   l'Idée 

^-^     de  la  Piiiffatice. 
z.  Puiflance  aftive  &  pafllve. 

3-  La  Puiflance  renferme  quelque  Re- 
lation. 

4-  La  plus  claire  idée  de  la  Puiflance 
aflrive  nous  vient  de  l'Efprit. 

5.6.  La  Volonté  &  l'Entendement  fonC 
deux  Puifiànces. 

7.  D'où  nous  viennent  les  Idées  de  la 
Liberté  &  de  la  Neceffué. 

8.  Ce  que  c'eft  que  la  Liberté. 

9.  La  Liberté  fuppofe  l'Entendement, 
&  la  Volonté. 

*o.  1 1.  La  Liberté  n'appartient  pas  à  la 

volition. 
II.  Ce  que  c'efl:  que  la  Liberté. 

13.  Ce  quec'eft  que  laNecelIité. 

14.  La  Liberté  n'appartient  pas  à  la  Vo- 
lonté. 

ij.  De  la  Volition. 

16-19.  La  Puiflance  n'appartient  qu'à 
des  Agents. 

20.  La  Liberté  n'appartient  pas  à  la  Vo- 
lonté. 

ii.^  La  Liberté  appartient  uniquement 
à  l'Agent  ou  à  l'Homme. 

ii-14.  L'Homme  n'eft  pas  Libre  par 
rapport  à  l'aftion  de  vouloir. 

25-17.  La  Liberté  déterminée  par  quel- 
que cbofe  qui  eft  hors  d'elle-même. 

i8.  Ce  que  c'eH  que  Vulttion. 

~9-  Qj'eft-ce  qui  détermine  la  Volonté. 

30.  La  Volonté  &  le  Defir  ne  doivent 
pas  être  confondus. 

31.  C'efl  V Jaquiétude  qui  détermine  la 
Volonté. 

31.  Que  le  Defir  e^Ifiquiétnde. 
3  3-  L'Inquiétude  caUfée  par  le  Defir  ell 
ce  qui  détermi.ne  la  Volonté. 

34.  Et  qui  nous  porte  à  l'aïftion. 

35.  Ce  n'eft  pas  le  grand  Bien  pofitif, 
mais  V  Inquiétude  qui  décerjaioe  la  Vo-' 
îoncé. 

3&"« 


Table  des  Matières 


<>,6.  L'éloignement  de  la  Douleur  cfl  le 
prémiei-'dégré  vers  le  bonheur. 

37.  Parce  que  c'ell  la  feule  chofe  qui 
nous  eft,  prélente. 

38.  Parce  que  tous  ceux  qui  reconnoif- 
fent  iapolfibilité  d'un  Bonlieur  après 
cette  Vie,  ne  le  recherchent  pas. 
On  ne  néglige  pourtant  jamais  une 
orande  inquiétude. 

3^7  Le  Dellr  accompagne  toute  itiquié- 
iude. 

40.  Vifiquiétade  la  plus  preflante  déter- 
mine la  Volonté. 

41.  Tous  les  hommes  défirent  le  bon- 
heur. 

41.45.  Ce  quec'eft  que  le  Bonheur. 
.44.   Ponrquoy  l'on  ne  defire  pas  tou- 
jours le  plus  grand  Bien. 

45.  Pourquoy  le  plus  grand  Bien  n'é- 
meut pas  la  Volonté,  lors  qu'il  n'eft 
pas  defiré. 

46.  Deux  confiderations  excitent  le  dé- 
fi r  en  nous. 

47.  La  puiflance  que  nous  avons  defuf- 
pendre  chacun  de  nos  defirs  ,  nous 
fournit  le  moyen  d'examiner  ,  avant 
que  de  nous  déterminer  à  agir. 

48.  Etre  déterminé  par  Ton  propre  Ju- 
-    gement,  n'eft  pas  une  chofe  qui  dé- 

truife  la  Liberté. 

49.  Les  Agents  les  plus»  libres  font  dé- 
terminez de  cette  manière. 

jo.  Une  conllante  détermination  vers 
le  Bonheur  ne  diminue  point  la  Li- 
berté. 

51.  La  néceffité  de  rechercher  le  véri- 
table Bonheur  eft  le  fondement  de  la 
Liberté. 

52.  Pourquoy. 

55.  La  grande  perfeétion  de  la  Liberté 
confille  à  maitrifer  fes  propres  paf- 
fions. 

54,  ^5.  Comment  il  arrive  que  tous  les 
hommes  ne  tiennent  pas  tous  la  mê- 
me conduite. 

56.  Cequi  efigage  les  horamcs  à  faire  de 
mauvais  choix. 

57.  I  Les  Douleurs  du  Corps. 

1  Les  Defirs  caufez  par  de  faux  Ju- 
gemens. 
j3-62.  Le  Jugement  préfent  que  nous 


faifors  du  Bien  ou  du  Mal  eft  toujours 

droit. 
61,62.  Idée  plus  particulière  des  faux 

Jugemens  des  Hommes. 
6j.  i.Faux  Jugement  dans  la  compa- 

raifon  du  préfent  &  de  l'avenir. 
64,65.  Quelles  en  font  Ie>  caufes. 

66.  IL  Faux  Jugement  qu'on  fait  du 
Bien  &  du  Mal  conficerez  dans  leurs 
cor.féquences. 

67.  Quelles  font  les  caufes  de  cette  cf- 
péce  de  faux  Jugemens. 

68.  Nous  jugeons  mal  de  ce  qui  eft  né- 
cefl'aire  à  nôtre  Bonheur. 

69.  Nous  pouvons  clianger  l'agrément 
ou  le  defagrément  que  nous  trouvons 
dans  les  chofes. 

70  73.  Préférer  le  Vice  à  la  Vertu,  c'eft 
vifiblement  mal  juger. 


C  H  A  P.    XXII. 

Des  Modes  Mixtes. 

I.  f^E  que  c'eft  que  les  Modes  Mix- 
^     tes. 

I.  Ils  font  formez  par  l'Efprit. 

5.  On  les  acquiert  quelquefois  par  l'ex- 
plication des  termes  qui  fervent  à  les 
exprimer. 

4.  Les  noms  attachent  les  parties  des 
Modes  mixtes  à  une  feule  Idée. 

5.  Pourquoy  les  hommes  font  des  Mo- 
des mixtes.^ 

6.  Comment  dars  une  Langue  ,  il  y  a 
des  mots  qu'on  ne  peut  exprimer  dans 
une  autre  par  des  mots  qui  leur  répon- 
dent. 

7.  Pourquoy  les  Langues  changent? 

8.  Où  exiftent  les  Modes  mixtes. 

9.  Comment  nous  acquérons  les  idées 
des  Modes  mixtes. 

10.  Les  idées  qui  ont  été  les  plus  mo- 
difiées ,  font  celles  du  Mouvement , 
de  la  Penfée  &  de  la  Puillance. 

I I .  Plufieurs  mots  qui  femblent  exprimer 
quelque  aftion  ne  fignifient  que  l'Effet. 

12.  Modes  mixtes  corapofez  d'autres 
idées. 

C  H  A- 


des  Chapitres.     Liv.  II. 


C  H  A  P.     XXIII. 

De  nos  Idées  Complexes  des  Sub- 
Jiances, 

I.  "TDées  des  Subftances  ,    comment 
J.     formée^;. 

i.  Quelle  eft  nôtre  idée  de  laSiibllance 

en  général. 
}.  De   différentes  Efpéces  de  Subftan- 

ces. 

4.  Nous  n'avons  aucune  idée  claire  de 
la  Subftance  en  général. 

5.  Nous  avons  une  Idée  aufli  claire  de 
l'Elprit  que  du  Corps. 

6.  Des  différentes  fortes  de  Subftances. 

7.  Les  Puiflances  font  une  grande  par- 
tie de  nos  Idées  complexes  des  Sub- 
ftances. 

8.  Et  comment. 

9, 10.  Trois  ibrtes  d'Idées  conflituent 
nos  Idées  complexes  des  Subftances. 

II.  Les  fécondes  Qualitez  que  nous  re- 
marquons préfentement  dans  les 
Corps  ,  difparoitroient  fi  nous  ve- 
nions à  découvrir  les  premières  Qua- 
litez de  leurs  plus  petites  parties. 

3  1.  Les  Facultez  qui  nous  fervent  à  con- 
noitre  les  choies  font  proportionnées 
à  nôtre  état  dans  ce  Monde. 

15.  Conjedure  touchant  les  Elprits. 

14.  Idées  complexes  des  Subftances. 

15.  L'Idée  complexe  des  Subllancesfpi- 
rituelles  eft  aullî  claire  que  celle  des 
Subftances  corporelles. 

16.  Nous  n'avons  aucune  idée  delà  Sub- 
ftance abftraite. 

tj.  La  Cohéfion  de  parties  folides  & 
l'impulfion,  font  les  idées  originales 
du  Corps. 

i8.  -La  penfée  &  la  puiffance  dedonner 
du  mouvement  ,  font  les  idées  origi- 
nales de  l'Efprit. 

19-  21 .  Les  Efprits  font  capables  de  mou- 
vement. 

il.  Comparaifon  entre  l'idée  du  Corps 
&  celle  d^  l'Ame. 

2^-27,  La  cgliéfion  de  parties  folides 


dans  le  Corps,  aufli  difficile  à  conce- 
voir que  la  penfée  dans  l'Ame. 

28,19.  La  communication  du  mouve- 
ment par  l'impulfion  ou  par  la  pen- 
fée également  inintelligible. 

50.  Comparaifon  des  Idées  que  nous  a- 
vons  du  Corps  &  de  l'Ame. 

31.  La  notion  d'un  Efprir  n'enferme 
pas  plus  de  ditficulté  que  celle  du 
Corps. 

3 1.  Nous  ne  connoiflbns  rien  au  delà 
de  nos  Idées  ilniples. 

33-35.  Idée  de  Dieu. 

36.  Dans  les  Idées  complexes  que  nous 
avons  des  Efprits ,  il  n'y  en  a  aucune 
que  nous  n'ayions  reçue  de  la  Ssnfa- 
tion  ou  de  la  Reflexion. 

37.  Recapitulation. 


C  H  A  P.     XXIV. 

Des  Idées  Colleéîives  des  Snb- 
Jlduces. 

1.  "T  TNe  feule  idée  faite  de  l'aflem- 
V»J      blage  de  plufieurs  idées. 

2.  Ce  qui  fe  fait  par  la  Puiflànce  qu'a 
l'Efprit  de  compofer  ScrafTembler  des 
Idées. 

3 .  Toutes  les  chofes  artificielles  font  de? 
Idées  colleétives. 


C  H  A  P.     XXV. 

De  la  Relation. 

1.  ^E  que  c'efl:  que  Relation. 

2.  ^On  n'apperçoit  pas  aifément  les 
Relations  qui  manquent  de  termes  cor- 
relatifs. 

5,  Quelques  termes  d'une  fignification 
abloluë  en  apparence  font  eft'eétive- 
ment  relatifs. 

4.  La  Relat'cn  diffère  des  chofes  qui 
font  le  f  ijet  de  la  Relation. 

5,  Il  pgut  y   avoir  un  changement  de 

******  Re- 


Table  des  Matières 


Relation  fans  qu'il  arrive  aucun  chan- 
gement dans  le  fujet. 

6.  La  Relation  n'ett  qu'entre  deux  cho- 
fes. 

7.  Toutes  chofes  font  ca.pables  de  Re- 
lation. 

8.  Les  idies  des  Relation?  font  fouvent 
plus  claires  que  celles  des  choies  qui 
font  les  fujets  des  Relations. 

9.  Toutes  les  Relations  fe  terminent  à 
des  idées  fimples. 

»o.  Les  Termes  qui  conduifent  l'Efprit 
au  delà  du  fujet  de  la  dénomination, 
font  Relatifs. 

II.  Conclufion. 


C  H  A  P.    XXVI. 

De  la  Caufe  &  de  /'Effet  -,  & 
de  quelques  antres  Rela- 
tions. 

\.  T\'Où  nous  viennent  les  Idées  de 
iJ      Caufe  &  à'Effa. 

*.  Ce  que  c'cft  que  Création ,  Généra- 
tion, Faire,  &  Altération. 

3,  if.  Les  Relations  fondées  far  le 
Temps. 

) .  Les  Relations  du  Lieu  &  de  \' Eten- 
due. 

6.  Des  termes  ahft!ns  fignifient  fouvent 
des  Rclatuns. 


C  H  A  P.    XXVII. 

Ce  que  c'efi  ^«'Identité  c^  Di- 
verfitc. 

I .  in  N  quoy  confifte  Vldeutité. 
i.  Jti  Identité  des  Subftances. 
Identité  des  Modes. 

3.  Ce  que  c'eft  qu'on  nomme  dans  les 
Ecoles  Principium  Individuatioms. 

4.  Identité  des  Végétaux. 

5.  Identité  des  Animaux. 

6.  Identité  de  l'Homme. 


7.  L'Identjté  répond  à  l'idée  qu'on  fe 
fait  des  chofes. 

8.  Ce  qui  fait  le  rusme  Homme. 

9.  En  quoy  confifte  \' Identité  perfon- 
ttelle. 

10.  La  Con-fcience  fait  \' Identité  per- 
fonMelle. 

11.  L'Identité  perfonnelle  fuhfifte  dans 
le  changement  des  Subftances. 

11-15.  Si  elle  fubfifte  dans  le  change- 
ment des  Subftances  penfantes. 

16.  La  Con-fcience  fait  la  mcme  fer- 
[onne. 

17  Le  Soy  dépend  de  la  con-fcience. 

i8-io.  Ce  qui  eft  l'objet  des  Récom- 
penfes  &  des  Châtimens. 

11,  li.  Différence  entre  l'identité  d'/:»»"»- 
me  &  celle  de  perfon/ie. 

23-15.  La  Con-fcience  feule  conftituë 
le  Soy. 

16  19.  Le  mot  de  Perfonne  eft  un  ter- 
me de  Barreau. 


C  H  A  P.     XXVIII. 

T)e  quelques  autres  Relations, 

é-  fur  tout  des  Relations 

Morales. 

1 .  T\  Elations  proportionnelles. 

2.  ix  Relations  naturelles. 

3.  Rapports  d'inftitution. 

4.  Relations  Morales. 

5.  Ce  que  c'eft  que  Bien  moral,  Si  Mal 
moral. 

6.  Régies  Morales. 

7.  Combien  de  fortes  de  Loix.' 

8.  La  Loy  Divine  régie  ce  qui  eft  p/ché 
ou  devoir. 

9.  La  Loy  Civile  eft  la  régie  du  Crime 
&  de  \' Inm(ence . 

i»,  II.  La  Loy  Philofophiqueeft  lame- 

fure  du  l^ne  &  de  la  Fertu. 
1  z.  Ce  qui  fait  valoir  cette  dernière  L07 

c'eft  la  louange  &  le  blâme. 
13,14   Trois  régies  du  Bien  moral  &  du 

Mal  moral. 
15.   Ce  qu'il   y  a  de  moral  dans  les 
Ac- 


des  Chapitres. 

Adionseft  un  rapport  des  Adions  à 
ces  Régies-là. 
i6.  La  dénomination  des  Adioiis  nous 
trompe  fouvent. 

17.  Les  Relations  font  innombrables. 

18.  Toutes  les  Relations  le  terminent 
à  des  Idées  fimples. 

19.  Nous  avons  ordinairement  une  no- 
tion auffi  claire  ou  plus  claire  de  la 
Relation  que  de  fou  fondement. 

10.  La  notion  de  la  Relation  eft  la  mê- 
me ,  foit  que  la  régie  à  laquelle  une 
aftion   eft   comparée   foit   vraye  ou 
fauflè. 
. -.  I 

C  H  A  P.    XXIX. 

Des  Idées  claires  &  objcures  ,    ^ 
dijlin^es  ér  confufes.  4 

I.  T  L  y  a  des  Idées  claires  &  diftin- 

1.     ftes,  d'autres  obfcures  &  con-      5 
fiifes. 

2..  La  clarté  &  l'obfcurité  des  idées  ex- 
pliquée par  comparaifon  à  la  veijë. 

}.  Quelles  font  les  caufes  de  l'obfcurité 
des  Idées. 

4.  Ce  que  c'eft  qu'une  idée  diftinde  & 
confufe. 

5.  Objeébion. 

6.  La  confufion  des  Idées  fe  rapporte 
aux  noms  qu'on  leur  donne. 

7.  Défauts  qui  caufent  la  confufion  des 
idées.  Premier  défaut  :  Les  Idées 
complexes  compofées  de  trop  peu 
d'idées  fimples. 

8.  Second  défaut:  Les  idées  fimples  qui 
forment  une  Idée  complexe  ,  brouil- 
lées &  confondues  enfemble. 

9.  Troifiéme  caufe  de  la  confufion  de 
nos  Idées  ,  elles  font  incertaines  & 
indéterminées. 

10.  Il  eft  difficile  de  concevoir  de  la  con- 
fufion dans  les  Idées  fans  aucun  rap- 
port aux  noms. 

II,  li.  La  confufion  regarde  toiijours 
deux  Idées. 

13.  Nos  Idées  complexes  peuvent  être 
claires  d'un  côté,  &  confufes  de  l'au- 
tre. 


Lrv.  II. 

14.  Il  peut  arriver  bien  du  défordre  dans 
nos  raifonnemens  pour  ne  pas  prendre 
garde  à  cela. 

I  <, .  Exemple  de  cela  dans  l'Eternité. 

16.  Autre  exemple  dans  la  divifibilité 
de  la  Matière. 


C  H  A  P. 

Des  Idées  réelles 
ques. 


XXX. 

&  chimeri- 


T    Es  Idées  réelles  font  conformes 

\_j     à  leurs  Archétypes. 

Les  Idées  fimples  font  toutes  réelles. 

Les  Idées  complexes  font  des  con»- 
binaifons  volontaires. 

Les  Modes  mixtes  corapofez  d'Idées 
qui  peuvent  compatir  enfemble,  font 
réels. 

Les  Idées  desSubftances  font  réelles, 
lors  qu'elles  conviennent  avec  l'exi- 
ftence  des  chofes. 


C  H  A  P.    XXXI. 

Des  Idées  complètes  ^  incom- 
plètes. 

I.  T  Es  Idées  complètes  rcpréfentent 
J_,  parfaitement  leurs  Archéty- 
pes. 

2  •  Toutes  les  Idées  fimples  font  com- 
plètes. 

3.  Tous  les  Modes  font  complets. 

4,5.  Les  Modes  peuvent  être  incom- 
plets ,  par  raport  à  des  noms  qu'on 
leur  a  attaché. 

6,  7.  Les  Idées  des  Subftances  entant 
qu'elles  fe  rapportent  à  des  Eflcnce? 
réelles ,  ne  font  pas  complètes. 

8-1 1 .  Entant  que  des  colledions  de  leurs 
Qualitez,  elles  font  toutes  incomplè- 
tes. 

li.  Les  Idées  fimples  font  complètes, 
quoy  que  ce  foient  des  copies. 

13.  Les  Idées  des  Subftances  font  des 


Table  des  Matières 


copies,  &  incomplètes. 
14.  Les  Idées  des  Modes  &  des  Rela- 
tions font  des  Archétypes  &  ne  peu- 
vent qu'être  complètes. 

C  H  aX  XXXll. 

Des  Frayes  &  des  Fanjfes  Idées. 


toujours  affirmation  ou  négation. 
19.  Les  Idées  confiderées  en  elles-mêmes 

ne  font  ni  vrayes  ni  faufles. 
II.  En  quel  cas  elles  font  faufles. 

Premier  cas. 
il.  Second  cas. 
zf.  Troiiléme  cas. 
24.  Quatrième  cas. 
c.  T  A  /W&  la  FauffetJ  appartien-     M-  Cinquième  cas. 

-L    nent  proprement  aux  Propofi-     ^6.  On  pourro.t  plus  proprement  ap- 
jj     g  peller  les  Idées ,7;.^/<?;  ou /.varrtvj, que 

z.  Ce  qu'on  nomme  vérité  Metapliyfi-         vrayes  ou  faxjfes. 

que  contient  une  proportion  tacite.  '  ' 

}.  Nulle  idée  n'cfl:  vraye  ou  far.fle  en- 
tant qu'elle  ed:  une  apparence  dans 
l'Efprit. 

4.  Les  Idées  entant  qu'elles  font  rappor- 
tées à  quelque  chofe  peuvent  être 
vrayea  ou  faufles. 

5.  Les  Idées  des  autres  hommes,  l'exi- 
Pcence  réelle,  les  exiftences  fuppofées 
réelles  ,  font  les  chofas  à  quoy  les 
hommes  rapportent  ordinairement 
leurs  Idées. 

6-8.  La  caufe  de  ces  fortes  de  rapports. 

9.  Les  Idées  fimples  peuvent  être  faufles 
par  rapport  à  d'autres  qui  portent  le 
même  nom  ,  mais  elles  font  moins  fu- 
jettes  à  l'être  en  ce  fens  qu'aucune 
autre  elpéce  d'Idées. 

10.  Les  Idées  des  Modes  mixtes  font 
les  plus  fujettes  à  être  faufles  en  ce 
fens-là. 

11.  Ou  du  moins  à  pafler  pour  faufl"cs. 
I  i.  Pourquoy  cela  ? 
13.  Il  n'y  a  que  les  Idées  des  Subftances 

qui  puilfent  être  faufles  par  rapport  à 

l'exiftence  réelle. 
«4.  Les  Idées  fimples  ne  peuvent  l'être  à 

cet  égard  .  &  pourquoy. 
15.  Quand  bien  l'idée  qu'un  homme  a 

du  piHue    feroit   difterente   de  celle 

qu'un  autre  en  a. 
■t6.  Les  Idées  fimples  ne  peuvent  être 

faufles  par  rapport  aux  choies  exté- 
rieures, &  pourquoy. 
17.  Les  Idées  des  Modes  ne   peuvent 

l'être  non  plus. 
■»8.  Qiiand  c'eft  que  les  Idées  des  Sub- 

ftances  peuvent  être  faufles. 
t<^.   La  Vérité  é\;  la  Pauflèté  fuppofent 


C  H  A  P.     XXXllI. 

De  l'Afiociation  des  Idées. 

I.  TJ  Izarre  aflbrtiment  d'Idées  qu'on 
J)  découvre  dans  les  difcours  ou 
lesaftionsd'autrui. 

I.  Ne  vient  point  abfolument  de  l'A- 
mour propre. 

}.  Il  ne  fufiit  pas,  pour  expliquer  ce  dé- 
faut ,  d'en  attribuer  la  caufe  à  l'Educa- 
tion &  aux  préjugez. 

4.  Pourquoy  on  luy  donne  le  nom  àe folie. 

5.  Ce  défaut  vient  d'une  liaifon  d'idées 
non-naturelle. 

6.  Comment  fe  forme  cette  liaifon  ? 

7.  Elle  efl  la  caufe  de  la  plijpart  des 
fympatliies  &  antipathies  qui  paflent 
pour  naturelles. 

8.  9.  Combien  il  importe  de  prévenir  de 
bonne  heure  cette  bizarre  connexion 
d'Idées. 

10,  Exemple  de  cette  liaifon  d'idées. 

II.  Autre  exemple. 

1 1.  Troifiéme  cxsmple. 

13.  Quatrième  exemple. 

14.  Cinquième  exemple  bien  remarqua- 
ble. 

I  ç .  Autres  exemples. 

16.  Exemple  qu'on  ajoute  pourfafingu- 
larité. 

17.  On  contrafte  de  la  même  manière 
des  habitudes  intelleftuelles. 

18.  Ces  combinaifons  d'idées  contraires 
à  la  nature  produilent  tant  de  divers 
fentimens  extravagans  dans  la  Philofo- 
phie  &  dans  la  Religion. 

19.  Conclufion  de  ce  lecond  Livre. 


LIVRE 


des  Chapitres]    Liv.  III. 


LIVRE     TROISIEME. 
Des  Mots. 

CHAR    I. 


Des  Mots  ou  du  Langage  en 
gênerai. 


L' 


I Homme  a  des  organes  pro- 
pres à  former  des  Ions  ar- 
ticulez. 
Afin  de  fe  fervir  des  cesfons 
pour  être  fignes  de  fes  idées. 
,  4.  Les  mots  fervent  aufli  de  fignes  gé- 
néraux. 
.  Les  mots  tirent  leur  première  origi- 
ne d'autres  mots  qui    fignifient    des 
Idées  fenfibles. 

.  Divifion  générale  de  ce    Troifiéme 
Livre. 


C  H  A  P.     II.  , 

De  la  Jîgnificaîmi  des  Mots. 

i.  T   Es  Mots  font  des  fignes  fenfibles 
i  j     néceflaires  aux  hommes  pour 

s'entre-communiquer  leurs  penfécs. 
i-6.  Ils  font  des  fignes  fenfibles  des  I- 

dées  de  celui  qui  s'en  fert. 

7.  On  fe  fert  fouvent  de  Mots  aux- 
quels on  n'attache  aucune  fignifica- 
tion. 

8.  La  fignification  des  mots  eft  parfai- 
tement arbitraire. 


C  H  A  P.    III. 
Des  Termes  généraux. 

I.  1*  A  plus  grande  partie  des  Mots 
.!__/     font  généraux. 

i.  Il  eft  impoflible  que  chaque  chofe 
particulière  ait  un  nom  particulier  ik. 
diftindl. 

3,4.  Cela  feroit  inutile. 

5 .  A  quoy  c'eft  qu'on  a  donné  des  nom? 
propres. 

6-8.  Comment  fe  font  les  termes  géné- 
raux. 

9.  Les  Natures  générales  ne  font  autre 
chofe  que  des  Idées  abftraites. 

10.  Pourquoy  on  fe  fert  ordinairement 
du  Genre  dans  les  Définitions. 

11.  Ce  qu'on  appelle  Général  ,  &  Uni- 
verfel^  eft  un  Ouvrage  de  l'Entende- 
ment. 

li.  Les  Idées  abftraites  font  les  efîènccs 
des  Gemei  &  des  Efpéccs. 

13.  Les  Efpéces  font  l'ouvrage  de  l'En- 
tendement ,  mais  elles  font  fondées 
fur  la  reflemblance  des  Chofes. 

14.  Chaque  Idée  abftraite  diftinfte  eft 
une  Efiènce  diftindre. 

ij.  Il  y  a  une  Ellènce  réelle  &  une  no- 
minale. 

16.  Il  y  a  une  confiante  liaifon  entre  le 
nom  Si.  l'cflence  nominale. 

17.  La  fuppofition ,  que  les  Efpéces  font 
diftinguees  par  leurs  eflènces  réelles, 
eft  inutile. 

18.  L'efTence  réelle  &  nominale  la  mê- 
me dans  les  Idées  fimples  &  dans  les 
Modes  ;  difierente  dans  les  Subllances. 


»*•»>« 


19. 


Tahle  des  Matières 


19.  EfTences  ingân'rahks  &  incorrupti- 
bles. 
10.  Recapitulation. 


C  H  A  P.    IV. 

Des  Noms  des  Idées  Jïm^les. 

r.  1*  Es  noms  des  Idées  fimples  ,  des 
L     Modes ,  &  des  Subftances  ont 

chacun  quelque  chofe  de  particulier, 
i.  I.  Les  noms  des  Idées  (Impies  &  des 

Subfiances  donnent  à   entendre  une 

exifience  réelle. 
j.   II.  Les    noms  des  Idées  fimples  & 

des  Modes  fignifient  toujours  l'eflen- 

ce  réelle  &  nominale. 

4.  III.  Les  noms  des  Idées  fimples  ne 
peuvent  être  définis. 

5 .  Si  tous  pou  voient  être  définis  cela  iroit 
à  l'ii-fini. 

6    Ce  que  c'eft  qu'une  définition. 

7.  Les  Idées  fimples  pourquoy  ne  peu- 
vent être  définies. 

8,  9.  Exemple  tiré  du  MouveweKt. 

10.  Autre  exemple  tiré  de  la  Lumière. 

11.  On  continue  d'expliquer  pouiquoy 
les  Idées  fimples  ne  peuvent  être  de- 
finies. 

11,13.  Le  contraire  paroit  dans  les  I- 
dées  complexes  par  les  exemples  d'une 
Statue  &  de  l'Arc-en-Ciel. 

14.  Quand  les  noms  des  Idées  comple- 
xes peuvent  être  rendus  intelligibles 
par  le  fecours  des  Mots. 

!<,.  IV.  Les  noms  des  Idées  fimples  font 
les  moins  douteux. 

16.  V.  Les  Idées  fimples  ont  très-peude 
fubordination  dans  ce  que  les  Logi- 
ciens nomment  Linea  pncdkamoita- 
Hs. 

17.  VI.  Les  noms  des  Idées  fimples  em- 
portent des  idées  qui  ne  font  nnlle- 
ment  arbitraires. 


C  H  A  P.     V. 

Des  Noms  des  Medes  Mixtes , 
^  des  Relations. 

1.  r  Es  noms  des  Modes  mixtes  figni- 
\_j  fient deî  Idées abftraites, com- 
me les  autres  noms  généraux. 

1.  I.  Les  Idées  qu'ils  fignifient  font  for- 
mées par  l'Entendement. 

3.  II.  Elles  font  formées  arbitrairement 
&  fans  modelles. 

4.  Comment  cela. 

5.  Il  paroit  évidemment  qu'elles  font 
arbitraires  en  ce  que  l'idée  d'un  Mo- 
de mixte  efl;  fouvent  avant  l'exiften- 
ce  de  la  chofe  qu'elle  repréfente. 

6.  Exemples  tirez  àvi^Meurtr* ,  de  l'/w- 
cefle .,  &c. 

7,.  Les  Idées  des  Modes  mixtes  quoy 
qu'arbitraires  font  pourtant  propor- 
tionnées au  but  qu'on  fe  propofe  dans 
le  Langage. 

8.  Autre  preuve,  que  les  Idées  des  Mo- 
des mixtes  fe  forment  arbitrairement, 
tirée  de  ce  que  pluûeurs  mots  d'une 
Langue  ne  peuvent  être  traduits  dans 
une  autre. 

9.  On  a  formé  des  Efpéces  de  Modes 
mixtes  pour  s'entretenir  commodé- 
ment. 

10,11.  Dans  les  Modes  mixtes  c'eft  le 
nom  qui  lie  enfemble  la  combiraifon 
de  diverfes  Idées  &  en  fait  voir  une 
Elpece. 

1 1.  Nous  ne  confiderons  point  les  Ori- 
ginaux des  Modes  mixtes  au  delà 
de  l'Efprit  ,  ce  qui  prouve  encore 
qu'ils  font  l'Ouvrage  de  l'Entende- 
ment. 

13.  La  raifon  pourquoy  ils  font  fi  com- 
pofez,  c'eft  parce  qu'ils  font  former 
par  l'Entendement  fans  modelles. 

14.  Les  noms  des  Modes  mixtes  figni- 
fient toujours  leurs  Eifenccs  réelles. 

15.  Pourquoy  l'on  apprend  d'ordinaire 
leurs  noms  avant  les  Idées  qu'ils  ren- 
ferment. 

16.  Pourquoy  je  m'étends  fi  fort  fur  ce 
fujet.  CHAP. 


des  Chapitres.     Liv.  III. 


C  H  A  P.    VI. 

Des  Noms  des  Subjlances. 

I.  TT  Es  noms  communs  des  Subftan- 
\_j     c;s  emportent  l'idée  de  Sorte. 

z.  L'eflence  de  chaque i'or/e,c'eft l'Idée 
abftraite. 

3.  Dificrence  entre  Veffence  réelle  &  Yef- 
fcnce  nominale. 

4-6.  Rien  n'eft  eflcntiel  aux  Indivi- 
dus. 

7,  8.  L'EfTence  nominale  détermine  l'Ef- 
péce- 

9.  Ce  n'eft  pas  VEjpme  réelle  qui  dé- 
termine l'Efpece  ;  puis  que  cette  Ef- 
fcnce  nous  eft  inconnue. 

10.  Ce  n'eft  pas  non  plus  les  Formes 
fitbflaKtielU's  que  nous  connoiflôns  en- 
core moins. 

1 1 .  Par  les  Idées  que  nous  avons  des  Ef- 
prits  il  paroit  encore  quec'eftparl'f/^ 

Jence  nominale  que  nous    diftinguons 
les  Efpeces. 
II.  Il  eft  probable  qu'il  y  a  un  nombre 

innombrable  d'Efpeces  d'Efprits. 
13.  Il  paroit  par  VEau  &  par  la  GUce 
que  c'cft  l'Éflence  nominale  qui  con- 
ftituë  l'Efpece. 

14-18.  Difficultcz  contre  le  fentiment 
qui  établit  un  certain  nombre  déter- 
miné d'Eflences  réelles. 

19,  io.  Nos  eftences  nominales  des  8ub- 
ftances  ne  font  pas  de  parfaites  col- 
lerions de  toutes  leurs  propriétez. 

21.  Mais  elles  renferment  telle  coUedion 
qui  eft  fignifiée  par  le  nom  que  nous 
leur  donnons. 

il.  Les  Idées  abftraitcs  que  nous  nous 
formons  des  Subftances  font  les  mefu- 
res  des  Efpeces  par  rapport  à  nous  : 
Exemple  dans  l'idée  que  nous  avons 
de  l'Homme. 

23.  Les  Efpeces  ne  font  pas  diftinguées 
par  la  Génération. 

14.  Ni  par  les  Formes  fubftantielles. 

25.  Les  ElTences  fpecifiques  font  faites 
par  l'Efprit. 

z6j  27.  C'eft  pour  cela  qu'elles  font  fort 


di»erfes  &  incertaines. 

28.  Les  Eflences  nominales  des  Subftan- 
ces ,  ne  font  pas  formées  fi  arbitrai- 
rement que  celles  des  Modes  mixtes. 

29.  Quoy  qu'elles  foient  fort  imparfai- 
tes. 

0.  Elles  peuvent  pourtant  fervir  pou/ 
la  convcrfation  ordinaire. 

1.  Les  Eflences  des  Efpeces  font  fort 
différentes  fous  un  même  nom. 

1.  Plus  nos  Idées  font  générales,  plus 
elles  font  incomplètes. 

5 .  Tout  cela  eft  adapté  à  la  fin  du  Lan- 
gage-     , 

4.  Exemple  dans  les  Caffio^varis. 

5.  Ce  font  les  hommes  qui  détermi- 
nent les  Efpeces  des  Choies. 

6,37.  La  Nature  fait  la  refièmblance 
des  chofes. 
8.  Chaque  Idée  abftraiteeft  une  Enèt:- 


La  formation  des  Genres  &  des  Ej- 
fèces  fe  rapporte  aux  noms  géné- 
raux. 

40.  Les  Efpeces  des  chofes  artificielles 
font  moins  confufes  que  celles  des  na- 
turelles. 

41.  Les  chofes  artificielles  font  de  di- 
verfes  Efpeces  diftindes. 

41.  Les  feules  Subftances  ont  des  noms 

propres. 
4  3 .  Difficulté  qu'il  y  a  à  traiter  des  Mots. 
44,  45.  Exemple  de  Modes  mixtes  dans 

les  mots  Kinneah  &  Niouph. 
46, 47.  Exemple  des  Subftances  dans  le 

mot  Zahab. 

48.  Les  Idées  des  Subftances  font  im- 
parfaites ,  &  à  canfe  de  cela ,  diver- 
fcs. 

49.  Pour  fixer  leurs  Efpeces  onfuppofe 
une  eflènce  réelle. 

50.  Cette  fuppofition  n'eft  d'aucun  u» 
fage. 

51.  ConclufioD. 

C  H  A  P.     VIL 

Des  Particules. 

I.  1"  Es  Particules  lient  les  parties  des 
JL   Propoûtions  ou  les  Propsfitions 


Table  des  Matières 


i.  C'eft  dans  lebonufage  cks  Particules 

(]ue  conlifte  l'art  de  bien  parler. 
^,4.  Les  Particules  fervent  à  montrer 

quel  rapport  l'Efprit  met  entre  fes 

Penlees. 
^.  Exemple  tiré  de  la  Particule  Mais. 
6.  On  n'a  touché  cette  matière  que  fort 

légèrement. 


C  H  A  P.     VIII. 

Des  Termes  abjlraiîs  à"  con- 
crets. 

1.  T   Es  termes  abftraits  ne  peuvent 
X_/     être  aifirmez  l'un  de  l'autre  , 

6>:  pourquoy. 
i.  Ils   montrent  la  différence   de   nos 

Idées. 


C  H  A  P.     IX. 

"De  l' ImperfeÛion  des  Mots. 

X .  "V  "T  Ous  nous  fervons  des  Mots  pour 
XN|      enregîtrer  nos  propres  pen- 
fées  &  pour  les  communiquer  aux  au- 
tres. 

2.  Tout  mot  peut  fervir  à  enregîtrer 
nos  penfées. 

3.  11  y  a  une  double  communication  par 
paroles,  l'une  eft  Civile  &  l'autre  Phi- 
loropiiique. 

4.  L'imperfedion  des  Mots  c'eft  l'ambi- 
guiré  de  leurs  fignifications. 

5.  Quelles  font  les  caufes  de  leur  imper- 
fection. 

6.  Les  noms  des  Modes  mixtes  font  dou- 
teux :  I.  à  caufe  que  les  Idées  qu'ils 
lignifient,   font  fort  complexes. 

7.  II.  Parce  qu'elles  n'ont  point  de  mo- 
delles. 

"è.  La  propriété  du  Langage  ne  fuffit  pas 
pour  remédier  à  cet  inconvénient. 

j).  La  manière  dont  on  apprend  les  noms 
des  Modes  mixtes  contribue  encore  à 
leur  incertitude. 

iOj  II.  C'eft  ce  qui  rend  les  Anciens 


Auteurs  inévitablement  obfcurs. 

1 1.  Les  noms  des  Subllances  fe  rappor- 
tent premièrement  à  des  Eflcnces  réel- 
les qui  ne  peuvent  être  connues. 

i),i4.  Secondement  à  des  Qualitez  qui 
coëxiftentdans  les  Subftances  &  qu'on 
ne  connoît  qu'imparfaitement. 

1 5 .  Malgré  cette  imperfedion  ces  noms 
peuvent  fervir  dans  la  converfation 
ordinaire,  mais  non  pas  dans  desDif- 
cours  Phrlofophiques. 

\6.  Exemple  remarqu.^ble  fur  cela. 

I-.  Exemple  tiré  du  mot  Or. 

18.  Les  noms  des  Idées  fimples  font  les 
moins  douteux. 

19.  Et  après  cela  ceux  des  Modes  Am- 
ples. 

i3.  Les  noms  les  plus  douteux  font  ceux 
des  Modes  mixtes  fort  complexes  & 
des  Subftances. 

II.  Pourquoy  l'on  rejette  cette  imper- 
fedion  lur  les  Mots. 

il,  23.  Cette  incertitude  des  Mots  nous 
devroit  apprendre  à  être  modérez, 
quand  il  s'agit  d'impofer  aux  autres 
le  fens  que  nous  attribuons  aux  An- 
ciens Auteurs. 


C  H  A  P.     X. 

jDe  l'Abus  des  Mots. 

I.       A  Bus  des  Mots. 

il  J  ■  XA.  I-  On  fe  fert  de  mots  auxquels  on 

n'attache  aucune  idée  ,  ou  du  moins 

aucune  idée  claire. 

4.  Cela  vient  de  ce  qu'on  apprend  les 
mots  avant  que  d'apprendre  les  idées 
qui  leur  appartiennent. 

5.  II.  On  appliquelesmotsd'unemanie- 
re  inconftante. 

6.  IIL  Obfcurité  afiedée  pardcmauvai- 
fes  applications  qu'on  fait  des  mots. 

7.  La  Logique  iSc  les  Difputes  ont  beau- 
coup contribué  à  cet  abus. 

8.  Cette  obfcurité  cft  fauflement  appel- 
McfubtilitJ. 

9.  Ce  Savoir  ne  fait  pas  grand  bien  à  la 
Soeieté. 

10.  Il  détruit  au  contraire  les  inftru- 

inens 


des  Chapitres.    L  i  v.  III. 


mens  de  l'infiruftion  &  de  la  conver- 
fation. 

II.  II  efl  aufTi  utile  que  le  feroit  l'art  de 
cdhfondre  les  carafteres. 

I  i.  Cet  art  d'oblcurcir  les  mots  a  em- 
brouillé la  Religion  &  la  Juftice. 

13.  Il  ne  doit  pas  pafler  pour  Savoir. 

14.  IV.  Autre  abus  du  Langage;  pren- 
dre les  mots  pour  des  chofes. 

I  ^ .  Exemple  fur  le  mot  de  Matière. 

16.  C'eft  ce  qui  perpétue  les  Erreurs. 

17.  V.  On  prend  les  mots  pourcequ'ils 
ne  fignifient  en  aucune  manière. 

18.  Comme  ,  lors  qu'on  les  met  pour 
les  eilences  réelles  des  Subftances. 

19.  Ce  qui  fait  que  nous  ne  croyons  pas 
que  chaque  changement  qui  arrive 
dans  nôtre  idée  d'une  Subftance  n'en 
change  pas  l'Efpéce. 

20.  La'caufe  de  cet  abus  ,  c'eft  qu'on 
fuppofe  que  la  Nature  agit  toujours 
régulièrement. 

21.  Cet  abus  eft  fondé  fur  deux  fauflès 
fuppofitions. 

21.  VI.  On  abufe  encore  des  mots  en 
fuppofant  qu'ils  ont  une  fignification 
certaine  &  évidente. 

2}.  Les  fins  du  Langage  font,  i.de  fai- 
re entrer  nos  Idées  dans  l'Elprit  des 
autres  hommes. 

24.  2.  De  le  faire  promptement. 

25.  j.De  leur  donner  par  là  laconnoif- 
fance  des  Chofes- 

26  5 1 .  Comment  les  mots  dont  fe  fer- 
vent les  hommes  manquent  à  remplir 
ces  trois  fins. 

}  2.  Comment  à  l'égard  des  Subftances. 

33.  Comment  à  l'égard  des  Modes  & 
des  Relations. 

34.  VII.  Les  termes  figurez  doivent  ê- 
tre  comptez  pour  un  abus  du  Lan- 
gage- 


C  H  A  P.     XI. 

Des  Remèdes  qu'on  peut  appor- 
ter aux  imperfeBions ,  ^ 
aux  abus  dont  on  vient 
de  parler. 

1.  1^ 'Eft  une  cihofe  digne  de  nos  foins 
V_^  de  chercher  les  moyens  de  re- 
médier aux  abus  dont  on  vient  de 
parler. 

2.  Ils  ne  font  pas  faciles  à  trouver. 

3.  Mais  ils  font  nécellàires  en  Pbilofo- 
phie. 

4.  L'abus  des  mots  caufe  de  grandes 
Erreurs. 

5.  Comme  l'opiniâtreté. 

6.  Les  Difputes. 

7.  Exemple  tiré  d'une  Chauve-fouris  & 
d'un  Oifeau. 

8.  I.  Remède  ,  n'employer  aucun  mot 
fans  y  attacher  une  idée. 

9.  II.  Remède  ,  avoir  des  idées  diftin- 
â:es  attachées  aux  mots  qui  expriment 
des  Modes. 

10.  Et  des  idées  diftindtes  &  conformes 
aux  chofes  à  l'égard  des  Mots  qui  ex- 
priment des  Subftances. 

11.  III  Remède  ,  fe  fervir  de  tenues 
propres. 

II.  IV.  Remède,  déclarer  en  quel  fens 
on  prend  les  mots. 

1 3 .  Ce  qu'on  peut  faire  en  trois  maniè- 
res. 

14.  I.  A  l'égard  des  Idées  fimples,  par 
des  termes  fynonymes  ,  ou  en  mon- 
trant la  choie. 

1  j.  2.  A  J'égard  des  Modes  mixtes  par 

des  définitions. 
16.  Que  la  Morale  eft  capable  de  Dé- 

monftration. 
17.^  Les   matières  de   Morale  peuvent 

être  traitées  clairement  par  le  moyen 

des  définitions. 

18.  Et  c'eft  le  feul  moyen. 

19.  ) .  A  l'égard  des  Subftances  le  moyen 
de  faire  connoitre  en  quel  fens  on 

«?  w  TT  ^  w  *  *  nrtnc^ 


Jabk  des  Matières 


prend  leurs  noms ,  c'eft  de  montrer  la 
Chofe  &  de  définir  le  nom. 

lo,  il.  On  ncquiert  mieux  les  idées  des 
qualitez  fciilibles  des  Sabftances  par 
la  prélentation  des  Subftances  mê- 
mes. 

21.  On  acquiert  mieux  les  idées  de  leurs 
puilTances  par  des  définitions. 

i3.  Reflexion  fur  la  manière  dont  les 
purs  Efprits  connoiflent  les  chofes  cor- 
porelles. 


2,4.  Les  Idées  des  Subfiances  doivent  é- 

tre  conformes  aux  Chofes. 
i<.  Il  n'eft  pas  aifé  de  les  rendre  tel- 

'les. 

16.  V.  Remède  ,  employer  conflam- 
ment  le  même  terme  dans  le  même 
fens. 

17.  Quand  on  change  la  fignification 
d'un  mot,  il  faut  avertir  en  quel  fens 
on  le  prend. 


LIVRE     a,U  A  T  R  I  E  M  E. 

De  la  ConnoifTance. 


C  H  A  P.     I. 

De  la  Comoiffance  en  géné- 


X. 


T 


rai. 

Oute  nôtre  connoiffance  rou- 
le fur  nos  Idées. 

La  connoiflance  eft  la  percep- 
tion de  la  convenance  ou 
t\e  la  difconvenance  de  deux  Idées.  ^ 

3.  d'être  convenance  eft  de  quatre  efpé- 

4.  La  première  efi:  de  V Identité  ou  de  la 
Dtverflté. 

j.  La  féconde  peut  être  appellée  Rela- 
tive. , 

6.  La  troifie'me  eft  une  convenance  ue 
coëxiftence. 

7.  La  quatrième  eft  celle  d'une  exiften- 
ce  réelle. 

8.  Il  y  a  une  connoiffance  aSuelle  &  ha- 
bituelle. 

ç.  Il  y  a  une  double  connoiflance  habi- 
tuelle. 


C  H  A  P.    IL 

Des  Végres  de  nôtre  Connoif- 
fance. 

1.  /^E  que  c'eft  que  la  Connoiflance 
^     intuitive. 

2.  Ce  que  c'eft  que  la  Connoiflance  dé- 
monftrative. 

3.  Elle  dépend  des  preuves. 

4.  Elle  n'eft  pas  fi  facile  à  acquérir. 

5.  Elle  eft  précédée  de  quelque  doute. 

6.  Elle  n'en:  pas  fi  claire  que  laConnoil- 
fance  intuitive. 

7.  Chaque  degré  de  la  déduflion  doit 
être  connu  intuitivement, &  par  luy- 
mème. 

8.  De  là  vient  le  frux  fens  qu'on  don- 
ne à  cet  Axiome  que  tout  raifonne- 
meyit  vient  de  cbojes  dc'/.i  connues  l^ 
d/ja  accordées. 

j).  La  Connoiflance  démonftrative  n'eft 

pas  bornée  à  la  Qi^iantité. 
10-15.  Pourquoy  on  l'a  ainfi  crû. 
14.  La    Connoiflance    fenfitive    établit 

l'exiftence  des  Erres  particuliers. 
J5.  La  Connoiflance  n'eft  pas  toujours 
claire,  quoy  que  les  Idées  le  loient. 
CHAP. 


des  Chapitres. 


C  H  A  P.    m. 

De  V Etendue  de  la  Connoijfan- 
ce  humaine. 


L^Otre 


ConnoifTànce  ne  va 
point  au  delà  de  nos  Idées. 
II.  Elle  ne  s'étend  pas  plus  loin  que 
la  perception  de  la  convenance  ou 
de  la  difconvenance  de  nos  Idées. 

3.  III.  Nôtre  connoiflance  intuitive  ne 
s'étend  point  à  toutes  les  Relations 
de  toutes  nos  Idées. 

4.  IV.  Ni  nôtre  connoiflance  démon- 
ftrative. 

5.  V.  La  Connoiflance  fenfitive  eft 
moins  étendue  que  les  deux  préce^ 
dentés. 

6.  VI.  Par  conféquent,  nôtre  Connoif- 
fance  eft  plus  bornée  que  nos  Idées. 

7.  Jufqu'où  s'étend  nôtre  Connoiflàn- 


8.  I.  Nôtre  connoiflance  d'Identité  & 
de  Diverfité  va  aiifll  loin  que  nos  I- 
dées. 

9.  II.  Celle  de  la  convenance  ou  dif- 
convenance de  nos  idées  par  raport  à 
leur  coSxiftence ,  ne  s'étend  pas  fort 
loin. 

10.  Parce  que  nous  ignorons  la  conne- 
xion qui  eft  entre  la  plupart  des  idées 
fimples. 

11.  Et  fur  tout  celle  des  Secondes Qua- 
litez. 

11- 14.  Parce  que  nous  ne  faurions  dé- 
couTrir  la  connexion  qui  efl:entreau- 
cune  Seconde  Qualité  &  les  Premiè- 
res Qualitez. 

15.  La  connoifl!ance  de  l'incompatibili- 
té des  Idées  dans  un  même  lujet ,  s'é- 
tend plus  loin  que  celle  de  leur  coe- 
xifl:er,ce. 

16.  Celle  de  la  coexiflence  des  Puiflan- 
ces  ne  s'étend  pas  fort  avant. 

17.  La  connoiflance  que  nous  avons  des 
Efprits  eft  encore  plus  bornée. 

18.  III.  Il  n'eft  pas  aifé  de  marquer  les 
bornes  de  nôtre  Connoiflance  des  au» 


Liv.  IV. 

très  Relations.  La  Morale  eft  capa- 
ble de  Démonftration. 

19.  Deux  chofes  pourquoy  on  a  cru  les 
Idées  Morales  incapables  de  Démon- 
ftration. 

I  Parce  qu'elles  ne  peuvent  être  re- 
préfentées  par  des  marques  fenfibles  ; 
&  1.  parce  qu'elles  font  fort  com- 
plexes. 

10,  Moyens  pour  remédier  à  ces  difli- 
cultez. 

21.  IV.  A  l'égard  de  l'exiftence  réelle, 
nous  avons  une  connoiflance  intuiti- 
ve de  nôtre  Exiftence  ,  une  démon- 
ftrative  de  l'exiftence  de  Dieu  ,  & 
une  connoiflance  fenfitive  de  quelque 
peu  d'autres  chofes. 

il.  Combien  grande  eft  nôtre  Igno- 
rance. 

23.  I.  Une  des  caufes  de  nôtre  Igno- 
rance, c'ert  que  nous  manquons  d'i- 
dées ^ou  de  celles  qui  font  au  defliis 
de  nôtre  comprehenllon  ou  de  celles 
que  nous  ne  connoifibns  point  en  par- 
ticulier. 

24.  Parce  que  les  Objets  font  trop  é- 
loignez  de  nous. 

25.  Parce  qu'ils  font  trop  petits. 

26.  D'où  il  s'enfuit  que  nous  n'avons 
aucune  connoiflance  [cicntifique  tou- 
chant les  Corps. 

27.  Encore  moins  touchant  les  Ef- 
prits. 

28.  II.  Autre  foiirce  de  nôtre  Ignoran- 
ce ,  c'eft  que  nous  ne  pouvons  pas 
trouver  la  connexion  qui  eft  entre  les 
Idées  que  nous  avons. 

29.  Exemples. 

30.  III.TroJiiéme  caufe  d'ignorance  ^ 
nous  ne  liiivons  pas  nos  idées. 

31  Aune  étendue  de  nôtre  connoif- 
fance  par  rapport  à  fon  univerfalité. 


C  H  A  P.    IV. 

De  la  Rc'aiité  de  nôtre  Connoif- 
Jance. 

I.   /^Bjeftion  :  Si  nôtre  connoifl^n- 
Vy     ce  eft  placée  dans  nos  Idées, 


Table  des  Matières 


elle  peut  être  toute  chimérique. 
'%,  5.    Réponfc   :     Nôtre   connoiflance 
n'eft   pas  chimérique  ,    par  tout  ou 
nos  Idées  s'accordent  avec  les  cho- 
(es. 

4.  Et  premièrement  de  ce  nombre  font 
toutes  les  Idées  fimples. 

5.  Secondement,  toutes  les  Idées  com- 
plexes ,  excepté  celles  des  Subftan- 
ees. 

6.  C'eft  fur  cela  qu"eft  fondée  la  réali- 
té des  ConnoifTances  Mathématiques. 

7.  Et  la  réalité  des  ConnoifTances  Mo- 
rales. 

%.  L'Exiftence  n'eft  pas  requife  pour 
rendre  cette  connoiflnnce  réelle. 

9.  Notre  ConnoifFance  n'eft  pas  moins 
veiitable  ou  certaine  ,  parce  que  les 
idées  de  Morale  font  de  nôtre  propre 
invention  &  que  c'eft  nous  qui  leur 
donnons  des  noms. 

10.  Des  noms  mal  impofez  ne  confon- 
dent point  la  certitude  de  nôtre  Con- 
noifi'ance. 

11.  Les  Idées  des  Subftances  ont  leurs 
Archétypes  hors  de  nous. 

II.  Autant  que  nos  Idées  conviennent 
avec  ces  Archétypes  ,  autant  nôtre 
ConnoifFance  eft  réelle. 

13.  Dans  nos  recherclies  fur  les  Subftan- 
ces, nous  devons  confidererjes Idées, 
&  ne  pas  borner  nos  penlées  à  des 
noms  ou  à  des  Efpéces  qu'on  fuppofe 
établies  par  des  noms. 

84,  15.  Objeétion  contre'ce  que  je  dis, 
qu'un  Innocent  eft  quelque  chofe  en- 
tre l'Homme  &  la  Bête.     Képonfe. 

»6.  De  ce  qu'on  nomme  Monftre. 

17.  Les  Mots  &  la  diftinétion  des  chû- 
fes  en  Efpeces  nous  impofent. 

18.  Récapitulation. 

C  H  A  P.    V. 

!De  la  Vérité  en  général. 

ï.  Ç^Y.  que  c'eft  que  la  Vérité. 

X.  ^  Une  jufte  conjonélion  ou  fepara- 

tion  des  fignes  ,    e'eft  à  dire  des  I- 

dées  ou  des  Mots. 


5.  Ce  qui  fait  les  Propofitions  Mentales 
&  Verbales. 

4.  Il  eft  fort  difficile  de  traiter  des  Pro- 
pofitions mentales. 

5.  Elles  ne  font  que  des  Idées  jointes 
ou  feparées  fans  l'intervention  des 
mots. 

6.  Quand  c'eft  que  les  Propofitions  men- 
tales &  verbales  contiennent  quelque 
vérité  réelle. 

7.  Objedion  contre  la  vérité  verbale  , 
que  i'uivant  ce  que  j'en  dis,  elle  peut 
être  entièrement  chimérique. 

8.  Réponfe  à  cette  Objeftion.  La  Vé- 
rité réelle  regarde  les  Idées  conformes 
aux  chofes. 

9.  La  FaufTetéconlIfte  à  joindre  les  noms 
autrement  que  leurs  Idées  ne  convien- 
nent. 

io.  Les  Propofitions  générales  doivent 

être  traitées  plus  a-i  long. 
II.  Vérité  Morale  &  Metaphyfique. 


C  H  A  P.     \  I. 

Des  Propofitions  itniverfelles  , 

de  leur  Venté  y  à-  de  leur 

Certitude. 

I.  TL  eft  neccffaire  de  parler  de?  Mots 
X     en  traittant  de'  la  ConnoifFance. 

1.  11  eft  difficile  d'entendre  des  veritez 
générales  fi  elles  ne  font  exprimées 
par  des  Propoiltions  verbales. 

3.  Il  y  a  une  double  Certitude  ,  l'une 
de  Vérité  ,  &  l'autre  de  Connoif^ 
fance. 

4.  On  ne  peut  être  afFuré d'aucune  Pro- 

Iiofition  générale  qu'elle  eft  véritable 
ors  que  "l'Eflènce  de  chaque  Efpece 
dont  il  y  eft  parlé  ,  n'eft  pas  con- 
nut. 

5.  Cela  regarde  plus  particulièrement 
les  Subftances. 

6^  11  n'y  a  que  peu  de  Propofitions  uni- 
verfelles  fur  les  Subftances  ,  dont  \a 
vérité  foit  connue 

7.  Parce  t^u'on  ne  peut  connoitre  qu'ctr 

pca 


des  Chapitres. 

peu  de  rencontres  la  coëxiftence  de 
leurs  Idées. 
8,  g.  Exemple  dans  VOr. 

10.  Jufqu'où  cette  coëxiftence  peut  être 
connue  ,  jufque-là  les  Propofiticns 
univerfelles  peuvent  être  certaines. 
Mais  cela  ne  s'étend  pas  fort  loin. 

11,  II.  Parce  que  les  Qualitezquicom- 
pofent  nos  idées  complexes  des  Sub- 
ftances,  dépendent,  pour  la  plupart, 
des  caufes  extérieures  ,  éloignées  , 
&  que  nous  ne  pouvons  apperccvoir. 

13.  Le  Jugement  peut  s'étendre  plus 
avant  ,  mais  ce  n'eft  pas  Connoif- 
fancc. 

14.  Ce  qui  efl:  néceflaire  pour  que  nous 
puifTions  connoitre  les  Subftances. 

15.  Tandis  que  nos  Idées  des  Subftan- 
ces  ne  renferment  point  leurs  confti- 
tutions  réelles ,  nous  ne  pouvons  for- 
mer fur  leur  fujet ,  que  peu  de  Pro- 
jwfitions  générales ,  certaines. 

16.  En  quoy  confifte  la  certitude  géné- 
rale des  Propofitions. 


C  H  A  P.     VII. 

Des  Proportions  qu'on  nomme 
'  Maximes  ou  Axiomes. 

1.  ■¥"   Es  Axiomes  font  évidens  par  eux- 
X_^     mêmes. 

2.  En  quoy  confifte  cette  évidence  im- 
médiate. 

3.  Elle  n'eft  pas  particulière  aux  Pro- 
portions qui  pafient  pour  Axiomes. 

4.  I.A  l'égard  de  l'Identité  &  de  la 
Diverfité  toutes  les  Proportions  Ibnt 
également  évidentes  par  elles -mê- 
mes. 

j.  II.  Par  rapport  à  la  coëxiftence,  nous 
avons  fort  peu  de  Proportions  évi- 
dentes par  elles-mêmes. 

6.  III.  Nous  en  pouvons  avoir  dans  les 
autres  Relations. 

7.  IV.  Touchant  l'exiftence  réelle  nous 
n'en  avons  aucune. 

%.  Les  Axiomes  n'ont  pas  beaucoup 
d'influence  fur   les  autre?  parties  de 


Liv.  IV. 

nôtre  Connoiflance. 

9,  10.  Parce  que  ce  ne  forjt  pas  'es  vc- 
ritez,  les  premières  connues. 

II.  De  quel  ufage  font  ces  Maximes 
générales. 

t^,  I}.  Si  l'on  ne  prend  pas  gardeàl'ts- 
fage  qu'on  fait  des  mots  ,  ces  Maxi- 
mes peuvent  prouver  des  contradi- 
étions.     Exemple  dans  le  Viiide. 

14.  Ces  Maximes  ne  prouvent  point, 
l'exiftence  des  chofes  hors  de  nous. 

iç.  Leur  ufage  eft  dangereux  à  l'égard 
des  Idées  complexes. 

i6-i8.  Exemple  dans  VHoynme. 

19.  Combien  ces  Maximes  fervent  peu 
à  prouver  quelque  chofe  ,  lors  que 
nous  avons  des  idées  claires  &  di- 
ftinétes. 

io.  Leur  ufage  eft  dangereux  ,  lorfque 
nos  idées  ibnt  confufes. 


C  H  A  P.     VIII. 

Des  Propojitwns  Frivoles. 

I.  /^Ertaines  Propofitions  n'ajoiitenir 
^-^     rien  à  nôtre  ConnoifTance. 

1, 3.  I.  Les  Propofitions  Identiques. 

4.  II.  Lors  qu'on  affirme  une  partie- 
d'une  Idée  complexe  du  nom'  du 
Tout. 

5.  Comme  lors  qu'une  partie  de  la  Dé' 
finition  eft  affirmée  du  mot  défini. 

6.  Exemples,  Homme  &  fakfroy. 

7.  On  n'apprend  par  là  que  la  lignifica- 
tion des  mots. 

8.  Et  non  aucune  connoifTance  réelle. 

9.  Les  Propofitions  générales  concer- 
nant les  Subftances ,  font  fouvent  fri- 
voles. 

10.  Et  pourquoy. 

II.  III.  Employer  les  mots  en  diverj 
fens ,  c'eft  fe  jouer  fur  des  fons. 

iz.  Marques  des  Propofitions  verbales. 

I.  Lors  qu'elles   font   compofécs  de 

deux  termes  abftraits  affirmez  l'un  de 

l'autre. 
13.   1.  Lors  qu'une  partie  de  la  définition 

eft  affirmée  du  terme  défini: 

*4?*ft*»*  ,  CHAP.- 


Table  des  Matières 


C  H  A  P.     IX. 

De  la  Connoijfance  que  noits.a- 
vons  de  notre  Exijtence. 

I.  T"  Es  Propofitions  générales  Srcer- 
i  ^     raines  ne  fe  rapportent  pas  à 

l'exiftence. 
1.  Triple  connoiflance  de  l'exiftence. 
3.  La  Connoiflance  de  nôtre  exiftence 

ett  inutile. 


C  H  A  P.    X. 

De  la  Connoijfance  que  nous 

avons  de  l'Extfience  de 

Dieu. 

i.  ^70us  fommes  capables  de  con- 
XN  noitre  certainement  qu'il  y  a 
un  Dieu. 

a.  L'homme  connoit  qu'il  eft  lui-mê- 
me. 

3.  Il  connoit  auflî  que  le  Néant  ne  fau- 
roit  produire  quelque  chofe  ;  Donc  il 
y  a  quelque  chofe  d'éternel. 

4.  Cet  Etre  éternel  doit  être  tout-puif- 
fant. 

.5.  Tout  intelligent. 

6.  Et  par  conféquent  ,  Dieu  lui-même. 

•;.  L'Idée    que    nous    avons  d'un   Ktie 

tout  parfait  n'eft  pas  la  feule  preuve 

de  l'exiftence  d'un  Dieu. 

8.  Quelque  chofe  exifte  de  toute  éter- 
nité. 

9.  Il  y  a  deuK  fortes  d'Etres  ,  les  uns 
penfans  &  les  autres  non-penfans. 

10.  Un  Etre  iion-penfant  ne  fauroit 
produire  un  Etre  penfant. 

j  I,  II.  11  y  3  donc  eu  un  Etre  fage  de 
toute  éternité. 

13.  S'il  eft  matériel  ou  non. 

14.  Il  n'eft  pas  matériel,  I.  parce  que 
chaque  partie  de  Matière  eft  iion- 
penfantc. 


15.  II.  Parce  qu'une  feule  partie  de  Ma- 
tière ne  peut  être  penfaiite. 

i  6.  III.  Parce  qu'un  certain  amas  de  Ma- 
tière non-penfante  ne  peut  être  pen- 
fant. 

1 7.  Soit  qu'il  foit  en  mouvement  ou  en 
repos. 

18,19.  La  Matière  ne  peut  pas  être 
coêternelle  avec  un  Efprit  éternel. 


C  H  A  P. 


:i. 


De  la  Connoijfance  que  nous  a- 
'vons  de  l' exijtence  des  au- 
tres Chofes. 

i.  /^N  ne  peut  avoir  une  connoiflan- 
V_y  ce  des  autres  chofes  que  par 
voye  de  Senfation. 

i.  Exemple  ,  la  blancheur  de  ce  Pa- 
pier. 

3 .  Quoi  que  cela  ne  foit  pas  fi  certain 
que  les  Démonftrations  ,  il  peut  être 
appelle  du  nom  de  connoiflance  ,  & 
prouve  l'exiftence  des  chofes  hors  de 
nous. 

4.  I.  Parce  que  nous  ne  pouvons  en  a- 
voir  des  idées  qu'à  la  faveur  des  Sens. 

5.  II.  Parce  que  deux  Idées  dont  l'une 
vient  d'une  Senfation  aftuelle  ,  & 
l'autre  de  la  Mémoire ,  font  des  Per- 
ceptions fort  diftinftes. 

6.  III.  Parce  que  le  Plaifir  ou  la  Dou- 
leur qui  accompagnent  une  fenfation 
aétuelle  ,  n'accompagnent  pas  le  re- 
tour de  ces  Idées ,  lors  que  les  Objets 
extérieurs  font  abfens. 

7.  IV.  Nos  Sens  fe  rendent  témoignage 
l'un  à  l'autre  fur  l'exiftence  des  Cho- 
fes extérieures. 

8.  Cette  certitude  eft  aufli  grande  que 
nôtre  état  le  requiert. 

9.  Mais  elle  ne  s'étend  point  au  delà 
de  la  fenfation  aduelle. 

13.  C'eft  une  folie  d'attendre  une  Dé- 
monftration  fur  chaque  chofe. 

II.  L'exiftence  paflL'e  eft  connue  par  le 
moyen  de  la  Mémoire. 


des  Chapitres.     Liv.  IV. 


II.  L'exirtence  des  Efpfics  ne  peut  nous 
être  connue  par  c!le-m-3me. 

13.  Il  y  a  des  Propi'fitiors  particuliè- 
res fur  l'exiflence  qu'on  peut  connoî- 
tre. 

14.  On  peut  connoître  aufll  des  Propo- 
fitions  générales  touchant  les  Idées 
abrtraites. 


C  H  A  P.     XII. 

Des  Moyens  d'augmenter  nôtre 
ConnoiJJ'ance. 

I.  T   A  ConnoilTance  ne  vient  pas  des 
I  y     Maximes. 

i.  De  l'occafion  de  cette  opinion. 

3.  La  connoifFance  vient  de  la  compa- 
raifon  des  Idées  cl  tires  &  diftinftes. 

4.  Il  eft  dangereux  de  bâtir  fur  des  Prin- 
cipes gratuits. 

5.  Ce  n'eft  point  un  moyen  certain  de 
trouver  la  Vérité. 

6.  Mais  ce  moyen  confifte  à  comparer 
des  Idées  claires  &  complètes  fous 
des  noms  fixes  &  déterminez. 

7.  La  vraye  méthode  d'avancer  la  con- 
noiflance  ,  c'ell:  en  confiderant  nos 
Idées  abftraites. 

8.  Par  cette  méthode  la  Morale  peut 
être  portée  à  un  plus  grand  degré 
d'évidence. 

9.  Pour  la  connoiflance  des  Corps ,  on 
ne  peut  y  faire  des  progrès  que  par 
l'Expérience. 

10.  Cela  peut  nous  procurer  des  com- 
moditez  ,  &  non  une  connoiflance 
générale. 

II.  Nous  fommes faits  pour  cultiver  les 
ConnoifTances  Morales  ,  &  les  Arts 
néceflaires  à  cette  vie. 

11.  Nous  devons  nous  garder  des  Hy- 
potheles  &  des  faux  Principes. 

13.  Véritable  ufage  des  Hypothefes. 

14.  Avoir  des  idées  claires  &:  didinftes 
avec  des  noms  fixes  &  trouver  d'au- 
tres Idées  qui  puiflent  montrer  leur 
convenance  ou  leur  difconvenance  , 
ce  font  les  moyens  d'étendre  nos  Con- 
noifl'ances. 


15.  Les  Mathématiques  en  font  un  exem- 
ple. 


C  H  A  P.     XIIL 

Autres  Conjîderations  fur  nôtrt 
Connoijjance. 

I.  ^^T^i^''^  Connoiflance  eft  en  par- 
J.>l      tie  necefllaire  &  en  partie  vo- 
lontaire. 

1.  L'application  efl:  volontaire  ,  mais 
nous  connoiflôns  les  cliofes  comme 
elles  font ,  &  non  comme  il  nous 
plaît. 

3 .  Exemple  dans  les  Nombres. 
Et  dans  la  Religion  naturelle. 


C  H  A  P.     XIV. . 
Du  Jugement. 

1.  ^TOtre  Connoiflance   étant    fore 
i_\|      bornée  ,    nous  avons  befoin 

de  quelque  autre  chofe. 

2.  Quel  ufage  on  doit  faire  de  ce  crc- 
pufcule  où  nous  fommes  dans  ce  Mon- 

■  de. 

3 .  Le  Jugement  fupplée  au  défaut  de  la 
Connoiflance. 

4.  Le  Jugement  confifte  à  préfumer  que 
les  chofes  font  d'une  certaine  maniè- 
re, fans  l'appercevoir  certainement. 


C  H  A  P.    XV. 

De  la  Probabilité, 

1.   1"   A  Probabilité  efl:  l'apparence  de 
I  A     la  convenance  fur  des  preuves 
qui  ne  font  pas  infaillibles. 
i.  La  Probabilité  fupplée  au  défaut  de 

Connoiffance. 
3.  Parce  qu'elle  nous  fait  préfumer  que 
les  chofes  font  véritables,  avant  que 
noi» 


nous  connoiflîons  qu'elles  le  foient. 

4.  Il  y  a  deux  fondemens  de  probabi- 
lité ;  I.  la  confoi-mité  d'une  chofe 
avec  nôtre  Expérience  ,  ou  i-  le  té- 
moignage de  l'Espérierxe  des  au- 
tres. 

5.  Sur  quoy  il  faut  examiner  toutes  les 
convenances  pour  &  contre  ,  avant 
que  de  juger. 

6.  Car  tout  cela  eft  capable  d'une  gran- 
de variété. 


C  H  A  P.     XVI. 

Des  Degrés:  d'JJJentiment. 

ï.  "TVTOtre  Aflentiment  doit  être  ré- 
_[_\  glé  par  les  fondemens  de  Pro- 
babilité. 

!..  Tous  ne  fauroient  être  toujours  a- 
(fbuellement  préfens  à  l'Efprtt  ;  nous 
devons  nous  contenter  de  nous  fou- 
venir  que  nous  avons  vu  une  fois  un 
fondement  fuffifant  pour  un  tel  degré 
d'aficntiment. 

3.  Dangereufe  conféquence  de  cette 
conduite,  fi  nôtre  premier  Jugement 
n'a  pas  été  bien  fondé. 

^.  Le  véritable  uinge  qu'on  en  doit  fai- 
re c'eft  d'avoir  de  la  charité  &  de  la 
tolérance  les  uns  pour  les  autres. 

5.  La  Probabilité  regarde  ou  des  points 
de  fait,  ou  de  fpcculation. 

6.  Lors  que  les  expJ.iences  de  tous  les 
autres  hommes  s'accordent  avec  les 
nôtres  ,  il  en  nait  une  aflurance  qui 
approche  de  la  Connoiflance. 

7.  Un  Témoic'.nage  &  une  Expérience 
qu'on  ne  peut  révoquer  en  doute  pro- 
duit pour  l'ordinaire  la  confiance. 

■8.  Un  Témoignage  non-fufpeéb  &  la 
nature  de  la  chofe  qui  eli  indifieren- 
te  ,  produit  aulli  une  ferme  croyan- 
ce. 

3.  Des  Expériences  &  des  Témoigna- 
ges qui  fe  contredifent  diverfihent  à 
rinfini  les  dégrez  de  Probabilité. 

10.  Les  Témoignages  connus  par  Tra- 
dition ,  plus  "ils  ibnt  éloignez  ,   plus 


Table  des  Matières 

foible  eft  la  preuve  qu'on  en  peut  ti- 


II.  L'Hiftoire  eft  d'un  grand ufage. 

1 1.  Dans  les  chofes  qu'on  ne  peut  dé- 
couvrir par  les  Sens  ,  Y  Analogie  eft 
la  grande  Régie    de  la  Probabilité. 

13.  Il  y  a  un  cas  où  l'Expérience  con- 
traire ne  diminue  pas  la  force  du  té- 
moignage. 

14.  Le  fimple  Témoignage  delà  Révé- 
lation exclut  tout  doute  ,  auifi  par- 
faitement que  la  Connoiflance  la  plus 
certaine. 


C  H  A  P.     XVII. 

De  la  Raifon. 

i.  T^Ifterentes  fignifications  du  mot 

J_^     Raifon. 
z.  En  quoy  confiftc  le  Raifonnement. 

3.  Ses  quatre  parties. 

4.  Le  Syllogifme  n'eft  pas  le  grand  In- 
ftrument  de  la  Raifon. 

j.  Le  Syllogifme  n'eft  pas  d'un  grand 
fecours  dans  la  Démonftration  ,  moins 
encore  dans  les  Probabilitez. 

6,  7.  Il  ne  fert  point  à  augmenter  nos 
connoiflànces  ,  mais  à  chamailler  a- 
vec  celles  que  nous  avons  déjà. 

8.  Nous  raifonnons  fur  des  chofes  par- 
ticulières. 

9.  Pourquoy  la  Raifon  vient  à  nous 
manquer  en  certaines  rencontres. 

I.   Parce  que  les  Idées    nous   man- 
quent. 

10.  II.  Parce  que  nos  Idées  fontobfcu- 
res  &  imparfaites. 

ir.  III. Parce  que  les  Idées  moyennes 
nous  manquent. 

iz.  IV.  Parce  que  nous  fommes  imbus 
de  faux  Principes. 

15.  V.  A  caufe  des  termes  douteux  & 
incertains. 

14.  Le  plus  haut  degré  de  nôtre  Con- 
noiflance elT;  l'intuition  fans  rail'on- 
nement. 

rj.  Le  fuivant  eft  la  Démonftration  par 
voye  de  raifonricment, 

«6. 


ï6.  Pour  fuppléer  à  ces  bornes  étroites 
de  la  Raifon  ,  il  ne  nous  refte  que  ic 
Jugement  fondé  fur  des  raifonnemens 
probables. 

17.  Intuition  ,  Démonftration  ,  Juge- 
ment. 

18.  Conféquences  déduites  des  paroles, 
&  conféquences  déduites  des  Idées. 

19.  Quatre  fortes  d'Arguraens. 
Le  premier  ad  verccundiam. 

10.  Le  fécond  ad  Ignoranttam. 
il.   Le  txox'îiimz  lid  hommem. 

11.  Le  quatrième  ad  Juâicium. 

2}.  Ce  que  c'tft  que  ,  Selon  la  Raifon, 
Ah  dejfus  de  la  Ratfo»  ,  &  Contraire  à 
U  Raifon. 

24.  La  Raifon  &  la  Foy  ne  font  point 
deux  chofes  oppofées. 


C  H  A  P.    XVIII. 

De  la  Foy  ér  de  la  Raifon;  ér 
de  leurs  bornes  dijlin£îes. 

ï.   TL  eft  neceflàire  de  connoître  les 

X   bornes  de  la  Foy  &  de  la  Raifon. 

1.  Ce  que  c'efl:  que  la  Foy&  la  Raifon, 

entant  qu'elles  font  diftmdes    l'une 

de  l'autre. 

3.  Nulle  nouvelle  Idée  fimple  ne  peut 
être  introduite  dans  l'Efprit  par  une 
Révélation  Traditionale. 

4.  La  Révélation  Traditionale  peut 
nous  faire  connoître  des  Propofitions 
qu'on  peut  connoître  par  le  fecours 
de  la  Raifon,  mais  non  pas  avec  au- 
tant de  certitude  que  par  ce  dernier 
moyen. 

5.  La  Révélation  ne  peut  être  reçue 
contre  une  claire  évidence  de  la  Rai- 
fon. 

6.  Moins  encore  la  Révélation  Tradi- 
tionale. 

7.  Les  chofes  qui  font  au  deffus  de  la 
Raifon. 

8.  Ou  non  contraires  à  la  Raifon ,  fi  el- 
les font  révélées ,  font  des  Matières 
de  Foy. 

9.  Il  faut  écouter  la  Révélation  dans  des 


des  Chapitres.    Liv.  IV. 


matières  où  la  Raifon  ne  faaroit  ja- 
gcr  ou  dont  elle  ne  peut  porter  que 
des  Jugemens  probables. 

10.  Il  faut  écouter  la  Raifon  dans  des 
matières  où  elle  peut  fournir  une  Con- 
noiflance  certaine. 

11.  Si  l'on  n'établit  pas  des  bornes  en- 
tre la  Foy  &  la  Raifon,  il  n'y  a  rien 
de  fi  fanatique  ou  de  fi  extravagant 
en  matière  de  Religion  qui  puiflè  être 
refuté. 


CHAP.  XIX. 

De  l'Enîhoufiafme. 

1,  ^Ombien  il  eft  néceffaire  d'aimer 
^^     la  Vérité. 

2.  D'où  vient  le  penchant  que  les  hom- 
mes ont  d'impofer  leurs  opinions  aux 
autres. 

).  La  force  de  l'Enthoufiafme. 

4.  Ce  que  c'efl:  que  la  Raifon  &  la  Ré- 
vélation. 

5.  Source  de  l'Enthoufiafme. 

6, 7.  Ce  que  c'ell:  que  l'Enthoufiafme'. 
8,  9.    L'Enthoufiafme    pris    fauflèmcnt 
pour  une  veûe  &  un  fentiment. 

10.  Comment  on  peut  découvrir  l'En- 
thoufiafme. 

1 1 .  L'Enthoufiafme  ne  fauroit  prouver 
qu'une  Propofition  vient  de  Dieu. 

1 2.  La  force  de  la  perfuafion  ne  prouve 
point  qu'une  Propofition  vienne  de 
Dieu. 

1}.  Une  lumière  dans  l'Efprit,  ce  que 

c'eft. 
14.  C'eft  la  Raifon  qui  doit  juger  de  la 

vérité  de  la  Révélation. 
15,16.  La  Croyance  ne  prouve  pas  la 
j.  Révélation. 


CHAP.    XX. 

De  l'Erreur. 

I.  T   Es  Caufes  de  l'Erreur, 
i.    \  A I.  Le  manque  de  preuves. 

3)  4- 


Table  des  Matières  des  Chapitres-.    L  i  v.  IV. 

5,4.  Of>ieâio»  ,   que  deviendront  ceux  17    4.  Fauflè  mefure   de  Probabilité, 

qui  manquent  de  preuves  ? /Ji'/'asi/ê.  l'Autorité. 

5.  II.  Caufe  de  l'Erreur,  défaut  d'adrefTe  i».  Les  Hommes  ne  font  pas  engagez- 
pour  faire  valoir  les  preuves.  dans  un  fi  grand   nombre  d'Erreur* 

6.  IlI.Caufe,  défaut  de  volonté.  qu'on  s'imagine. 

7.  IV.  Came,  faulfes mefures  de  Proba- 
bilité. "                                                    ■ 

8-10.    I.  Propofitions  douteufes  prifes 

pour  Principes. 
II.    i.Embraflèr  certaines  Hypothefes. 
li.    j.Des  partions  dominantes. 
ij.  Moyens  d'échapper  aux  Probabili- 

tez ,  I.  Sophiftiquerie  fuppofée. 

14.  II.Argumens  fuppofez  pour  le  Parti 
contraire. 

15.  Quelles    probabilitez    déterminent 
l'AÏTentiment. 

16.  Quand  c'eft  qu'il  eft  en  nôtre  pou- 
voir de  fufpendre  nôtre  Aflèntiment. 


CHAP.    XXI. 

De  la  Vivifion  des  Sciences. 

I .  TT  Es  Sciences  divifées  en  trois  Ef- 

X_/     peces. 
1.  I.  Fhyfique. 

3.  II.  Pratique. 

4.  IIT.  Connoiflance  des  fignes. 

5.  C'efl:  là  la  première  divifiondes  Ob- 
jets de  nôtre  Connoiflance. 


Fin  de  la  Table  des  Chapitres. 


fag.: 

Lig. 

iV. 

M- 

?)• 

4- 

ih. 

14. 

M- 

10. 

ih. 

z  1. 

3r- 

18,19. 

38. 

37- 

39- 

II. 

61. 

4. 

ib. 

17- 

107. 

i.î- 

ib.  10. 


114. 

19- 

l%i. 

II. 

147. 

»5- 

157- 

»5- 

171. 

10. 

ERRA 

p»g. 

effacez,  farce ijiie ce. 

leurs  fecours.  ///.  leur  fècours.  189. 

ne  les  défendent.  Itf.  ne  le  défendent.  1 98. 

aux  Idiots.  Itf.  aux  Imbecilles. 

des  Idiots.  /;/.  des  Imbecilles.  170. 

.des.lHiots  lif.  des  Imbecilles. 

ainfi  à.  lif  atfifî  les  uns  à.  408. 

Les  biens,  lif.  Les  liens.  431. 

par  Icfciucls.  lif  parmi  lefc]Uels.  441. 

leur  paroître.  li(.  fe  montrer  à  eux.  444, 

l'Ame  doit  la  faculté' de  penicrraifon-  4^0. 

nablement  au  Corps    lif  l'Ame 

tient  du  Corps  la  faculté  de  penfcr  f  45. 

raifonnablement.  SU- 
être;   fi.   Mettetunefimf  le  virgule, 

être,  fi.  <j6%. 

deftituc'e.  Itf.  exempte.  601. 
peut,  lif  pût. 
a.^it  &  confidere.  lif.  agit ,  &  qu'il 

confidere. 

dans  le  même  temps  qu'elle,  lif  en  64$-. 

même  temps ,  qu'elle.  788. 

qu'elles  raiionneiu.  /;/!  qu'il  y  en  a  ^7. 

quelques-unes  qui  laifouucut  eu  8^5. 


T    A. 

Lig. 


certaine»  rencontres. 

15.  enclins,  lif.  fujets. 

16.  font  toutes  femblables. /;y!  coirvie»- 

nent  enfcmble. 

17.  Douleur  contentement,   lif.  don- 

leur,   par  contentement. 
5.  immatérielles,  ajoiitet  qui  pen{cBt. 
II.  après.  Qu'il,  lif.  après,  qu'il. 
8.  l'impulfion.  ///.  la  preflîon. 
4.  voir.  lif.  juger. 
II.  exifle;  que  mettex.  une  fim^U  vir- 

gule ,  exifte,  que. 
;î.  l'obfeivet    /:/.  s'obferver. 
14.  tetrcfbes  &  aquatiques,  lif.  terre- 

lires  ,  &  des  aquatiques. 
34.  incertaines    lif  ceriaims. 
I,  qu'on  employé   dans  l'ufnge   ordi- 
naire pour  exprimer   la  même. 
lif,  qu'on  luy  donne  dans  l'ufjge 
ordinaire,  la  même. 
10.  trompeurs.  /;/."  e'quivoqucs. 
10,  Il   un  homme,  tif.  une  femme. 

4    union    lif  juxta-fojitio». 
xj.  Il  eu  eil  même,  lif.  Il  eu  eR  de  même. 


ESSAI 


f^g- 1. 


ESSAI  PHILOSOPHIQUE 

CONCERNANT 

L'ENTENDEMENT  HUMAIN. 


A  VAN  T  -  PROPO  S. 

Deffeîn  de  P  Auteur  dans  cet  Ouvrage, 

%.  I.  fPiijgaei^iaig^^jUisQUE  rEntendement  élevé THom-  Com^jgnilcit 
me  au  defliis  de  tous  les  Etres  fenfi-  af c^nokre" 
blés ,  &  luy  donne  cette  fupériorité  i  Entcndemenc 
^  cette  efpéce  d'empire  qu'il  a  fur  ^"™*"'' 
eux ,  c'efl  lans  doute  un  fujet  qui  par 
fon  excellence  mérite  bien  que  nous 
nous  appliquions  à  le  connoître  autant 
que  nous  en  fommes  capables.    L'Entendement,  comme 
rOeuil ,  nous  fait  voir  êc  comprendre  toutes  les  autres  cho- 
fes,maisilnes'apperçoitpas  luy-même.  C'eftpourquoy  i\ 
faut  de  l'art  6c  des  foins  pour  le  placer  à  une  certaine  diftan- 
ce,  Se  faire  en  forte  qu'il  devienne  l'Objet  de  fes  propres 
contemplations.  Mais  quelque  difficulté  qu'il  y  ait  à  trou- 
ver le  moyen  d'entrer  dans  cette  recherche,  &  quelle  que  foit 
lachofe  qui  nous  cache  fi  fort  à  nous-mêmes  ;  je  fuis  afTu ré 
néanmoins,  que  toute  la  lumière  que  cet  examen  peut  ré- 

A  pandre; 


2  AVANT- PROPOS. 

pandre  dans  nôtre  Efprit ,  que  toute  la  connoiflance  que 
nous  pouvons  acquérir  de  nôtre  Entendement ,  nous  donne- 
ra non  feulement  beaucoup  de  plaifir ,  mais  nous  fera  d'une 
grande  utilité  pour  nous  conduire  dans  la  recherche  de  plu- 
fieurs  autres  chofes. 
DciTcindecet  §  2.  Dans  Ic  deflcin  que  j'ai  formé  d'examiner  la  certi- 
*^'  tude  &  l'étendue  des  Connoiflances  humaines ,  aufli  bien 
que  les  fondemcns  6c  les  dégrez  de  Foy ,  d'Opinion ,  & 
d'AfTentiment  qu'on  peut  avoir  par  rapport  aux  differens 
fujets  qui  fe  préfentent  à  nôtre  Efprit  >  je  ne  m'engagerai 
pomt  à  confiderer  cnPhyficien,  la  nature  de  l'Ame  ;  à  voir 
ce  qui  en  conftituë  l'eflénce,  quels  mouvemens  doivent 
s'exciter  dans  nos  Efprits  animaux ,  ou  quels  changemens 
doivent  arriver  dans  nôtre  Corps ,  pour  produire ,  à  la  fa- 
veur de  nos  Organes,  certaines  fenfations  ou  certaines  idées 
dans  nôtre  Entendement  >  Se  û  quelques-unes  de  ces  idées, 
ou  toutes  enfemble  dépendent ,  dans  leur  principe ,  de  la 
Matière  ,  ou  non.  Qiielque  curieufes  &  inftruftives  que 
foient  ces  fpéculations ,  je  les  éviterai ,  comme  n'ayant  au- 
cun rapport  au  but  que  je  me  propofe  dans  cet  Ouvrage. 
Il  fuffira  pour  le  defléin  que  j'ai  préfentement  en  veûë  , 
d'examiner  les  différentes  Facultez  de  connoître ,  qui  fe 
rencontrent  dans  l'Homme,  entant  qu'elles  agiflent  fur  les 
divers  Objets  qui  fe  préfentent  à  fon  Efprit  :  &c  je  croi  que 
je  n'aurai  pas  tout-à-fait  perdu  mon  temps  à  méditer  fur 
cette  matière ,  fi  en  examinant  pié-à-pié  ,  d'une  manière 
claire,  ôchiftorique,  toutes  ces  Facultez  de  nôtre  Efprit, 
je  puis  faire  A'oir  en  quelque  forte ,  par  quels  moyens  nôtre 
Entendement  vient  à  fe  former  les  idées  qu'il  a  des  chofes, 
&  que  je  puifle  marquer  les  bornes  de  la  certitude  de  nos 
ConnoifTances ,  èc  les  fondemens  des  Opinions  qu'on  voit 
régner  parmi  les  Hommes  j  Opinions  fi  différentes,  fiop- 
poiees,  &  qui  fecontredifent  directement  ;  mais  qu'on  foû- 
tient  néanmoins  dans  un  endroit  du  Monde,  ou  dans  l'au- 
tre, avec  une  fi  grande  confiance,  que  qui  prendra  la  peine 
de  confiderer  les  divers  featimens  du  Genre  Humain ,  d'exa- 
miner l'oppofition  qu'il  y  a  entre  cesfentimens,  &  d'obfer- 

ver 


AVANT. PROPOS.  j 

rer  en  même  temps ,  avec  combien  peu  de  fondement  on 
les  embrafle,  mais  avec  quel  zélé  &  avec  quelle  chaleur  on 
les  défend,  aura  peut-être  fujet  de  foupçonner  l'une  de  ces 
deux  chofesj  ou  qu'il  n'y  a  rien  d'abfolument  vrai,  ou  que 
les  Hommes  n'ont  aucun  moyen  fur  pour  arriver  à  la  con- 
noi {Tance  certaine  de  la  Vérité. 

§.  3.  C'eft  donc  une  chofe  bien  digne  de  nos  foins,  de  Méthode  qu'on 
chercher  les  bornes  qui  féparent  l'Opinion  d'avec  la  Con-  ^  °  "'"'' 
noiflance,  8c  d'examiner  quelles  régies  il  faut  obferver  pour 
déterminer  exactement  les  dégrez  de  nôtre  perfuafion  à  l'é- 
gard des  chofes  dont  nous  n'avons  pas  une  connoiflance  cer- 
taine. Pour  cet  effet,  voici  la  Méthode  que  j'ai  réfolude 
fuivre  dans  cet  Ouvrage. 

I.  J'examinerai  premièrement,  quelle  eftl'origine  desl- 
dées,  Notions,  ou  comme  il  vous  plairra  de  les  appeller, 
que  l'Homme  apperçoit  dans  fonAme,  &  que  fon  propre 
fentiment  l'y  fait  découvrir  -,  êc  par  quels  moyens  l'Enten- 
dement vient  à  recevoir  toutes  ces  idées. 

II.  En  fécond  lieu,  je  tâcherai  de  montrer  quelle  efl:  la 
connoifTance  que  l'Entendement  acquiert  par  le  moyen  de 
CCS  Idées ,  &c  quelle  eft  la  Certitude ,  l'Evidence ,  &  l'E- 
tendue de  cette  connoifTance. 

III.  Je  rechercherai  en  troifiéme  lieu ,  la  nature  &■  le» 
fondemensde  la  Foy ,  owOpinion ;  par  où  j'entens  cet  Jlf' 
fentiment  que  noMS  donnons  a  jme  Fropofuion  entant  que  vé' 
ritable  ,  mais  de  la  vente  de  laquelle  nous  n  avons  pas  une 
connoiffance  certaine.  Et  de  là  je  prendrai  occafion  d'exa- 
miner les  raifons  Se  les  dégrez  du  confentement  que  l'on 
donne  à  différentes  Propofitions. 

§.4.  Si  en  examinant  la  nature  de  l'Entendement  félon  Combien ileft 
cette  Méthode,  je  puis  découvrir,  quelles  font  fes  princi-  ""'f ^Jeconnoî- 
pales  propriétez  -,  quelle  en  eft  l'étendue  -,  ce  qui  efl  de  nôtrrcompre-" 
leur  compétence  ;  jufques  à  quel  degré  elles  peuvent  nous  hcnfion. 
aider  à  trouver  la  vérité,  &  où  c'eft  que  leur  fecours  vient 
à  nous  manquer  -,  je  m'imagine  que ,  quoy  que  nôtre  Efprit 
foit  naturellement  a6tif&  plein  de  feu,  cet  examen  pourra 
fervir  à  régler  cette  activité  immodérée,  en  nous  obligeant 
A  2  à 


•4  AVANT-PROPOS. 

à  prendre  garde  avec  plus  de  circonfpe£tion  que  nous  n'a- 
vons accoutumé  de  faire,  de  ne  pas  nous  occuper  à  descho- 
fes  qui  partent  nôtre  comprehenfion  j  à  nous  arrêter,  lors 
que  nous  avons  porté  nos  recherches  jufqu'au  plus  haut 
point  où  nous  foyons  capables  de  les  porter  >  &c  à  vouloir 
bien  ignorer  ce  que  nous  voyons  être  au  defllis  de  nôtre 
conception,  après  l'avoir  bien  examiné.  Si  nous  enulîons 
de  la  forte,  nous  ne  ferions  peut-être  pas  fi  emprefTez,  par 
un  vain  defir  de  connoître  toutes  chofes,  à  exciter  inceffam- 
ment  de  nouvelles  Qiicftions ,  &:  à  nous  embarrafler  nous- 
mêmes  &:  les  autres  dans  des  Difputes  fur  des  fujets  qui  font 
tout-à-fait  difproportionnez  à  nôtre  Entendement ,  &  dont 
nous  ne  fçaurions  nous  former  une  idée  claire  &c  diftin6te , 
ou  même  (ce  qui  n'eft  peut-être  arrivé  que  tropfouvent} 
dont  nous  n'avons  abfolument  aucune  idée.  Si  donc  nous 
pouvons  découvrir  jufqu'où  nôtre  Entendement  peut  por- 
ter fa  veûë  -,  jufqu'où  il  peut  fe  fervir  de  fes  Facultez ,  pour 
connoître  les  chofes  avec  certitude  ;  &:  en  quels  cas  il  ne 
peut  juger  que  par  de  fimples  conjectures  ,  nous  appren- 
drons à  nous  contenter  de  la  connoiflance  des  chofes ,  où 
nôtre  Efprit  eft  capable  d'atteindre ,  dans  l'état  où  nous  nous 
trouvons  dans  ce  Monde. 
LVtcnduëdc  §■")■  Et  en  effet ,  quoy  qu'il  y  ait  Une  infinité  de  chofès 
Bosconnoidan-  que  nôttc  Efprit  ne  fçauroit  comprendre  j  la  portion  Scies 
ces  cit  propor-   (j^crrez  de  connoifi^ancc  que  Dieu  nous  a  accordez  avec  beau- 

tionncc  a  notre        t>  r   r      ^       ,  tti-  j  t. 

^tatdansce       coup  plus  de  proruuon  qu  aux  autres  Habitans  de  ce  bas 

Mondcac  à  nos  Monde ,  cette  portion  de  connoiflance  qu'il  nous  a  départie 

fi  libéralement,  nous  fournit  un  aflez  ample  fujet  d'exalter 

la  Bonté  de  cet  Etre  fuprême ,  de  qui  nous  tenons  nôtre 

propre  exiftence.  Ouy ,  quelque  bornées  que  foient  les  con- 

noi fiances  des  Hommes ,  ils  ont  raifon  d'être  entièrement  fa- 

tisfaits  des  grâces  que  Dieu  ajugé  à  propos  de  leur  faire ,  puis 

•nivT«T/w?   qu'il  leur  a  donné,  commedit  *St. Pierre,  toutes  les  chofes 

<uv;v  Mai  eùjé-  _,^^  regardent  la  vie  &  la  piété  ;  les  ayant  mis  en  état  de  dé- 

ck.  1.  3.         couvrir  par  eux-mêmes  ce  qui  leur  elt  necellaire  pour  les 

befoins  de  cette  vie  ,   êc  leur  ayant  montré  le  cliemin  qui 

peut  les  conduire  à  un  état  beaucoup  meilleur  que  celui  où 

ils 


AVANT-PROPOS.  f 

ils  fe  trouvent  dans  ce  Monde.  Qiielque  éloignez  qu'ils 
foient  d'avoir  une  connoiflance  univerfelle  &  parfaite  de  tout 
cequiexiftcj  lalumiére  qu'ils  ont,  leur  fuffit  pour  démêler 
ce  qu'il  leur  importe  abfolument  de  fçavoir  ;  puifqu'àla  fa- 
veur de  cette  Lumière  ils  peuvent  parvenir  à  la  connoiflance 
de  Celui  qui  les  a  faits ,  6c  des  Devoirs  fur  lefquels  ils  font  o- 
bligez  de  régler  leur  vie.  Les  Hommes  trouveront  toujours 
le  moyen  d'exercer  leurs  Efprits,  &  d'occuper  leurs  Mains 
à  des  chofes  également  agréables  par  leur  diverfité,  Se  par  le 
plaifir  qui  les  accompagne  ;  pourvu  qu'ils  ne  s'amufent  point 
à  former  des  plaintes  contre  leur  propre  nature,  &c  à  rejet- 
ter  les  thréfors  dont  leurs  mains  font  pleines,  fous  prétexte 
qu'il  y  a  des  chofes  qu'elles  ne  fçauroient  embraffer.  Et  ja- 
mais nous  n'aurons  fujet  de  nous  plaindre  du  peu  d'étendue 
de  nos  connoiflfances ,  fi  nous  appliquons  uniquement  nôtre 
Efprit  à  ce  qui  peut  nous  être  utile,  car  en  ce  cas-là  il  peut 
nous  rendre  de  grands  fervices.  Qiiefi,  loin  d'en  u fer  de  la 
forte,  nous  venons  à  ravaler  l'excellence  de  cette  Faculté 
que  nous  avons  d'acquérir  certaines  connoiflfances ,  Se  à  né- 
gliger de  la  perfectionner  par  rapport  au  but  pour  lequel  elle 
nous  a  été  donnée ,  fous  prétexte  qu'il  y  a  des  chofes  qui 
font  au  delà  de  fafphére  ;  c'eft:  un  chagrin  puéril ,  Se  tout-à- 
fait  inexcufable.  Car ,  je  vous  prie ,  un  Valet  parefleux  & 
opiniâtre  qui  pouvant  travailler  de  nuit  à  la  chandelle ,  n'au- 
roit  pas  voulu  le  faire ,  auroit-il  bonne  grâce  de  dire  pour 
excufe  que  le  Soleil  n'étant  pas  levé,il  n'avoit  pas  pu  jouir  de 
l'éclatante  lumière  de  cet  Aftre?  Non  fans  doute.  Il  en  efl: 
de  même  à  nôtre  égard ,  fi  nous  négligeons  de  nous  fervir 
des  lumières  que  Dieu  nous  a  données.  Nôtre  Efprit  efl: 
comme  une  Chandelle  que  nous  avons  devant  les  yeux ,  6c 
qui  répand  aflez  de  lumière  pour  nous  éclairer  dans  toutes 
nos  affaires.  Nous  devons  être  fatisfaits  des  découvertes  que 
nous  pouvons  faire  par  fon  moyen  j  &:  nous  ferons  toujours 
un  bon  ufage  de  nôtre  Entendementjfi  nous  confiderons  tous 
les  Objets ,  entant  que  proportionnez  à  nos  Facultez ,  êc  que 
nous  fuppofions  qu'ils  ne  peuvent  nous  être  propofez  que 
lur  ce  foudement  3  6c  fi,  au  lieu  de  demander  abfblument& 

A  3  pac 


6  AVANT- PROPOS. 

par  un  excès  de  délicatefle ,  une  Démonftration  &  une  certi- 
tude entière ,  nous  nous  contentons  d'une  fimple  probabili- 
té ,  Icrs  que  nous  ne  pouvons  obtenir  qu'une  probabilité  i 
puifque  cette  efpéce  de  connoiflance  fumt  pour  régler  tous 
nos  intérêts  dans  ce  Monde.  Qiie  fi  nous  voulons  douter  de 
chaque  chofe  en  particulier ,  parce  que  nous  ne  pouvons  pas 
les  connoître  toutes  avec  certitude ,  nous  ferons  aufTi  dérai- 
fonnables  qu'un  homme  quinevcudroit  pasfefervir  de  fes 
jambes  pour  fe  tirer  d'un  lieu  dangereux,  mais  s'opiniâtreroit 
à  y  demeurer  ôcyperirmiierablement,  fous  prétexte  qu'il 
n'auroit  pas  des  ailes  pour  s'enfuir  avec  plus  de  vîtefle. 

la  connoilTancc  g^  ^j  j^^^^  COnnoiflonS  UnC  foîs  UOS  proprCS  forces  ,  cet- 
nôtre  El^rit  te  connoiflance  ferviraàncus  faire  d'autant  mieux  fentir  ce 
fuffit  pour  guc-  que  nous  pouvons  entreprendre  avec  fondement  :  &c  lors 
[!ic .  &  dda  ne-  ^"^  ^lous  aurons  examiné  foigneufcment  ce  que  nôtre  Efprit 
g!  grnc<-  où  Ion  eft  Capable  de  faire ,  &:  que  nous  aurons  vu ,  en  quelque  ma- 
s'abanHonne      j^i^j-e ,  cc  Quc  ucus  eu  Douvous  attendre ,  nous  ne  ferons  por- 

lors  c]U  on  don-  ■  v    ,  ^  ,        ^         ,  ,    ,  -r  '    o     j  ■  ' 

fc  de  pouvoir  tez  ni  a  demeurer  dans  une  lâche  oiuvete ,  &  dans  une  entière 
trouver  la  Vcn-  fnaftion ,  ccmme  fi  nous  défefperions  de  jamais  connoître 
quoy  que  ce  foit ,  ni  à  mettre  tout  en  quefticn ,  &  à  décrier 
toute  forte  de  connoiflances ,  fous  prétexte  qu'il  y  a  certaines 
chofes  que  l'Efprit  Humain  ne  fçauroit  comprendre.  Il  en 
eft  de  nous,  à  cet  égard,  comme  d'un  Pilote  qui  voyage  fur 
mer.  Il  luy  eft  extrêmement  avantageux  de  fçavoir  quelle  eft 
la  longueur  du  cordeau  de  fa  fonde ,  quoy  qu'il  ne  puifle  pas 
toujours  reconnoître ,  par  le  moyen  de  la  fonde,  toutes  les 
différentes  profondeurs  de  l'Océan.  Il  fuffit  qu'il  fçache  , 
que  le  cordeau  eft  aflcz  long  pour  trouver  fend  en  certains 
endroits  de  la  Mer ,  qu'il  luy  importe  de  connoître  pour  bien 
diriger  fa  courfe ,  &  pour  éviter  les  Bas-fonds  qui  pourroient 
le  faire  échouer.  Nôtre  affaire  dans  ce  Monde  n'eft  pas  de 
connoître  toutes  chofes ,  mais  celles  qui  regardent  la  condui- 
te de  nôtre  vie.  Si  donc  nous  pouvons  trouver  ces  Régies, 
fur  lefquelles  une  Créature  Raifonnable ,  telle  que  THom- 
me  confideré  dans  l'état  où  il  fe  trouve  dans  ce  Monde  , 
peut  &:  doit  conformer  fes  fentimens ,  &  les  adions  qui  en 
dépendent  i  fi,  dis-jc,  nous  pouvons  enTenij  là,  nous  ne 
•...'•»■{■    .  '  ■  de- 


AVANT-PROPOS.  7 

devons  pas  ncus  inquiéter  de  ce  qu'il  y  a  plufieurs  autres 
chofes  qui  échappent  à  nôtre  connoiflance. 

§.  7.  Ce  font  là  les  confiderations  qui  me  firent  venir  la  Q,uc"f  acf= 
première  penfée  de  travailler  à  cet  Effaiconcernant  l' Enten-  ounaec" 
f/fwfw/'î  lequel  je  donne  préfentement  au  Public.  Carjefon- 
geois  en  moy-même ,  que  le  premier  moyen  qu'il  y  auroit  de 
fatisfaire  rÈfprit  de  l'Homme  fur  plufieurs  Recherches, 
dans  lesquelles  il  eft  fort  porté  à  s'engager ,  ce  feroit  de  pren- 
dre, pour  ainfi  dire,  un  état  des  Facultezde  nôtre  propre 
Entendement,  d'examiner  l'étendue  de  ks  forces ,  Se  de  voir 
quelles  font  les  chofes  qui  font  proportionnées  à  fa  capaci- 
té. Je  foupçonnois,  que  jufqu'à  ce  que  nous  eufîions  pris 
ces  précautions ,  nous  prendrions  la  chofe  tout-à-fait  à  con- 
tre-fens ,  ^  que  nous  chercherions  en  vain  cette  douce  fatis- 
faftion,  que  nous  pourroit  donner  la  pofTefîîon  tranquille 
6c  affurée  des  veritez  qui  nous  font  les  plus  néceffaires ,  tan- 
dis que  nous  nous  fatiguerions  à  courir  après  la  recherche  de 
toutes  les  chofes  du  Monde  fans  diflinftion,  comme  fi  toutes 
ces  chofes,  dont  le  nombre  efl  infini,  étoient  l'objet  naturel 
de  nôtre  Entendement ,  &:  que  l'homme  pût  en  acquérir  une 
connoifTance  certaine  >  de  forte  qu'il  n'y  eut  abfolument  rien, 
dont  il  ne  fut  capable  déjuger ,  ou  qui  fut  au  defTus  de  fa 
portée.  En  effet ,  lors  que  les  hommes  infatuez  de  cette  pen- 
fée, viennent  à  pouffer  leurs  recherches  plus  loin  que  leur 
capacité  ne  leur  permet  de  faire ,  &  à  s'abandonner  fur  ce 
vafte  Océan  ,  où  ils  ne  trouvent  ni  fond  ni  rive  >  il  ne  faut 
pas  s'étonner  qu'ils  faffentdes  QueftionsSc  multiplient  des 
difîîcultez ,  qui  ne  pouvant  jamais  être  terminées  d'une  ma- 
nière claire  &:  diftinfte,  nefçrvent  qu'à  perpétuer  6c  aug- 
menter leurs  doutes  ,  ^  enfin  à  les  confirmer  eux-mêmes 
dans  un  parfait  Scepticifme.  Mais,  fi  au  lieu  de  fuivre  cette 
dangereufe  méthode,  les  hommes  commençoient  par  exa- 
miner avec  foin  quelle  eft  la  capacité  de  leur  Entendement , 
s'ils  venoient  à  découvrir  jufques  où  peuvent  aller  leurs  con- 
noiffances ,  6c  qu'ils  trouvafîent  les  bernes  qui  féparent  la 
partie  lumineufe  des  difFerens  Objets  de  leurs  connoifTances, 
d'avec  la  partie  obfcure  &:  entièrement  impénétrable  ,  ce 

qu'ils 


8  AVANT- PROPOS. 

qu'ils  peuvent  concevoir  d'avec  ce  qui  pafle  leur  intelligen- 
ce j  peut-être  qu'ils  auroient  beaucoup  moins  de  peine  à 
reconnoître  leur  ignorance  fur  ce  qu'ils  ne  peuvent  point 
comprendre ,  &  qu'ils  tourneroient  leurs  penfées  &  leurs 
raifonnemens  avec  plus  de  fruit  &:  de  fatisfaftion ,  du  côté 
des  chofes  qui  font  proportionnées  à  leur  capacité. 
k'mo^d-'ij'ét'^  §.8.  Voilà  ce  que  j'ai  jugé  néceflaire  de  dire  touchant 
l'occailon  qui  m'a  fait  entreprendre  cet  Ouvrage  fc»«rfr«^«f 
V Entendement  Humain.  Mais  avant  que  de  toucher  à  ce  que 
j'ai  médité  fur  cette  matière ,  je  prierai  mon  Leftcur  d'excu- 
fer  le  fréquent  ufage  que  j'ai  fait  du  mot  d'Idée  dans  le  Traité 
fuivant.  Comme  ce  terme  eft ,  ce  me  femble ,  le  plus  propre 
qu'on  puifTe  employer  pour  lignifier  tout  ce  qui  efl  l'objet 
de  nôtre  Entendement  lors  que  nous  penfons  -,  je  m'en  fuis 
fervi  pour  exprimer  tout  ce  qu'on  entend  par  phantôme ,  no- 
îion ,  efpéce ,  ou  quoy  que  ce  puifle  être  qui  occupe  nôtre  ef- 

prit  lors  qu'il  penfe }  &  je  n'aurois  pu  éviter  de  m'enfervir 

auflî  fouventque  j'ai  fait. 

Je  croi  qu'on  n'aura  pas  de  peine  à  m'accorder  qu'il  y  a 

de  telles  idées  dans  l'Efprit  des  Hommes.  Chacun  les  fent 

en  foy-même ,  &;  peut  s'aflurer  qu'elles  fe  rencontrent  dans 

les  autres  Hommes,  s'il  prend  la  peine  d'examiner  leurs  dif- 

cours  Se  leurs  a£tions. 

Nous  allons  voir  préfentement  de  quelle  manière  ces  I- 

dées  viennent  dans  l'Efprit. 


ESSAI 


l'ag.^ 


ESSAI  PHILOSOPHIQUE 

CONCERNANT 

L'ENTENDEMENT  HUMAIN. 

^^  ««^So»  ««^So»  *îfie»  ««^fio»  ^So»  ^^  ««ÎSo»  ««^îo»  ^^ 

LIVRE      PREMIER. 

Des  Notions  Innées. 


CHAPITRE      I. 

C^u'il  n'y  a  point  de  Principes  inne^  dans  l'Efpriû 
de  l'Homme. 

§•  !'•  ^^)^^^*^^Êii  L  y  a  des  gens  qui  fuppofent  comme     La  manière 
une  Venté  inconteftable.  Qu'il  v  a  ^°'''  '"  "°'"- 

Tt    .       ■  ^        .  •'        mes  acquièrent 

certams  Principes  mnez  ,   certaines  leurs  connoif- 
Notions  primitives  ,  autrement  ap-  f^"f«>  prouve 
pellées  *  Notions  communes, ç^xùioni  Z^lTt^t 
gravées,  pour ainfl dire,  dans  nôtre  p 
Ame  ,    qui  les  reçoit  dès  le  premier  moment  de  fon  exi-  * 
ftence,  Se  les  apporte  au  monde  avec  elle.  Sij'avois  à  fai- 
re à  des  Lefteurs  dégagez  de  tout  préjugé  ,  je  n'aurois  , 
pour  les  convaincre  de'la  faufTeté  de  cette  Suppofition , 

B  qu'à 


poiiit  innées. 

MOiCtl. 


lo  ^i''il  n'y  a  point 

Chap.I.  qu'à  leur  montrer  ,  (comme  j'cfpere  de  le  faire  dans  les 
autres  Parties  de  cet  Ouvrage)  que  les  Hommes  peuvent 
acquérir  toutes  les  connoifîances  qu'ils  ont,  par  lefimple 
ufage  de  leurs  Facaltez  naturelles,  fans  lefecoursd'aucu- 
ne  imprcflîon  innée  -,  &  qu'ils  peuvent  arriver  à  une  entiè- 
re certitude  de  certaines  chofes,  fans  avoir  befoin  d'aucu- 
ne de  ces  Notions  naturelles  ou  Principes  innés;.  Car  je 
croi  que  tout  le  Monde  tombera  aifément  d'accord ,  qu'il 
feroit  ridicule  tie  fuppofer  ,  par  exemple  ,  que  les  idées 
des  Couleurs  ont  été  imprimées  dans  l'Ame  d'une  Créa-- 
ture,  à  qui  Dieu  a  donné  la  veûë  &:  la  puilîlmce  de  rece- 
voir ces  idées  par  l'impreilion  que  les  Objets  extérieurs 
feroient  fur  fes  yeux.  Or  il  ne  feroit  pas  moins  abfurde 
d'attribuer  à  des  imprellîons  naturelles  8c  à  des  caractères 
innés;  la  connoiflance  que  nous  avons  deplufieurs  veriteZi 
lî  nous  pouvons  remarquer  en  nous-mêmes  des  Facultez, 
propres  à  nous  faire  connoître  ces  veritez  avec  autant  de 
facilité  &de  certitude,  que  il  elles étoient originairement 
gravées  dans  nôtre  Ame. 

Mais  parce  qu'un  limple  particulier  ne  peut  éviter  d'ê- 
tre cenfure  lors  qu'il  cherche  la  Venté  par  un  chemin 
qu'il  s'eft  tracé  luy-même,  fi  ce  chemin  l'ecarte  le  moins 
du  monde  de  la  route  ordinaire  >  je  propoferai  les  raifons 
qui  m'ont  fait  douter  de  la  vérité  du  Sentiment  qui  fup- 
pofe  des  idées  innées  dans  l'Efprit  de  l'Homme  ,  afin 
que  ces  raifons  puiffent  fervir  à  excufer  mon  erreur  ,  fi 
tant  eft  que  je  fois  eifectivement  dans  Terreur  fur  cpt  ar- 
ticle ;  ce  que  je  laiflé  examiner  à  ceux  qui  font  comme 
moy  difpofez  à  recevoir  la  Vérité  par  tout  où  ils  la  ren- 
contrent. 
Onditqueccr-  §.  2.  11  n'y  a  pas  d'Opinion  plus  communément  reçue 
taius  Principes  q,^,g  ^elle  qui  établit ,  QiTil  Y  a  de  certains  Principes ,  tant 

loin  reçus  d'un  ^,r,fi-  i-d..-  r 

confciKèraciit  pout  U  Spccitlûîlon  quc  pour  la  trafique ,  (car  on  en  compte 
iniivcifci.  Triii-  de  CCS  deux  fortes}  de  la  vérité  defquels  tous  les  hommes 
^ucii"i"pre'' conviennent  généralement  >  d'où  l'on  infère qu'iltaut que 
tend  prouver,  CCS  Principcs-Ià  foicut  autant  d'impreflions  ,  que  nos  Ef- 
KsVonïia  P^^f ^  reçoivent  avec  l'exiftencej  6c  qu'ils  apportent  au  Mon- 
'  de 


univer(èl 

ve  rien. 


de  Principes  innejt.  Lrv.  I.  ii 

de  avec  eux  ;   impreflions  qui  leur  font  communiquées  Chap.  I 
d'une  manière  aufîi  nécefTaire  &:  aufîi  réelle  qu'aucune  des 
Facultez  inhérentes  qui  fe  rencontrent  dans  tous  les  hom- 
mes. 

§.3.  Je  remarque  d'abord  que  cet  Argument  ,  tiré  du  Ceconfcme 
confentement  imiuerfel,  eft  fujet  à  cet  inconvénient,  c'ell  que,  "'^"'""""  "" 
quand  le  rait  leroit  certam,  je  veux  dire  qu  11  y  auroit  ef- 
fectivement des  veritez  fur  lefquelles  tout  le  Genre  Hu- 
main feroit  d'accord,  ce  confentement  univerfel  ne  prouve- 
roit  point  que  ces  veritez  fiiflent  innées  ;  fi  l'on  peut  mon- 
trer une  autre  voye ,  par  laquelle  les  Hommes  ont  pu  arri- 
ver à  cette  uniformité  de  fentiment  fur  les  chofes  dont  ils 
conviennent  ;  &c  c'elt  ce  qu'on  peut  faire  ,  fi  je  ne  me 
trompe. 

§.  4.  Mais,  ce  qui  eft  bien  pis,  la  raifon  qu'on  tire  du  ce^,iiejf,cj}:S:, 
Confentement  univerfel,  pour  faire  voir  qu'il  y  a  des  Prin-  ^'f^  ""pos/ihu 

n  /-       t  1  1  '  /i  au  nne  cho  e  sii 

cipes  tnne:::;  elt,  ce  me  lemble,  une  preuve  demonftrative  ^n,  fin  pas  en 
qu'il  n'y  a  point  de  femblable  Principe  j  parce  qu'il  n'y  a  '" '"'  '""P'  ■' 
eifedivement  aucun  Principe  fur  lequel  tous  les  hommes  tiom  cfuT^nJ' 
s'accordent  généralement.    Et  pour  commencer  par  les  no-  '""f  p^s  univer- 
tions  fpeciilatives  ,   voici  deux  de  ces  Principes  célèbres,  '^l'.'^"'"^"'  ^^' 
auxquels  on  donne,  prererablement  a  tout  autre,  la  qua- 
lité de  Principes  innez  :  Tout  ce  qui  ejl ,  ejl-,  ^,  Ilejiim- 
foffihle  qu'une  chofe  foit  (ér  ne  foit  pas  en  même  temps.     Ces 
Propofitions  ont  paife  fi  conilamment  pour  des  Âlaximes 
univerfellement  reçues ,  qu'on  trouvera,  fans  doute,  fort 
étrange,  que  qui  que  ce  foit  ofe  mettre  cela  en  queftion. 
Cependant  je  prendrai  la  liberté  de  dire  ,  que  ,    tant  s'en 
faut  qu'on  donne  un  confentement  général  à  ces  deux  Pro- 
pofitions, qu'il  y  a  une  grande  partie  du  Genre  Humain  à 
qui  elles  ne  font  pas  même  connues. 

§.5,  Car  premièrement, il  eft  clair  quelesEnfans&Ies  Eii«ncfontpaç 
Idiots  n'ont  pas  la  moindre  idée  de  ces  Principes  &-  qu'ils  ^^ravecsnnurei- 

,  r  -  ■  ■  r^  ■    {•    rr  i--     lemc"t    dans 

n  y  penient  en  aucune  manière.  Ce  qui  fuffitpourdetrui-  v,  me  ,  puis 
fê  ce  Confentement  univerfel  ,  qtfe  toutes  les  inritez  in-  q^'^' «'^  "c  font 
nées  doivent  produire  néceflairement.  Car  dé  dire,  qu'il  Enfans"'des'^i! 
y  a  des  veritez  imprimées  dans  l'Ame  qu'elle  n'apperçoit  diocs,  cv. 

B  2  pour- 


T2:  ^''il  n'y  à  point 

Chap.I.  pourtant  point-,  c'eft,  ce  me  femble,  une  véritable  con- 
tradiftion,  ou  peu  s'en  faut;  l'aftion  d'imprimerne pou- 
vant marquer  autre  chofe  (fuppofé  qu'elle  lignifie  quel- 
que chofe  de  réel  en  cette  rencontre)  que  faire  apperce- 
voir  certaines  veritez.  Carileft,  à  mon  fens ,.  bien  diffici- 
le de  comprendre ,  que  quelque  chofe  puiffe  être  impri- 
mée dans  l'Ame ,  fans  que  l'Ame  l'apperçoive.  Si  donc  ces 
fortes  d'imprelllons  ont  ete  faites  fur  les  Ames  des  Enfans 
&  des  Idiots ,  il  faut  néceflairement  que  les  Enfans  &:  les 
Idiots  apperçoivcnt  ces  impreflions,  qu'ils  connoiflent  les 
veritez  qui  font  gravées  dans  leur  Efprit,  Se  qu'ils  y  don- 
nent leur  confentement.    Mais  comme  cela  n'arrive  pas  >il 
eft  évident  qu'il  n'y  a  point  de  femblables  impreflions.  Op 
il  ce  ne  font  pas  des  Notions  imprimées  naturellement  dans 
l'Ame,  comment  peuvent-elles  être  innées  ?  Et  fi  elles  y 
font  empreintes ,  comment  peuvent-elles  luy  être  incon-^ 
nues?  Dire  qu'une  Notion  eft  gravée  dans  l'Ame ,  ôcfoû- 
tenir  en  même  temps  que  l'Ame  ne  la  connoît  point  ,   & 
qu'elle  n'en  a  eii  encore  aucune  connoifiance  , ,  c'eft  faire 
de  cette  impreflîon  un  pur  néant.    On  ne  peut  point  aflu- 
rer  qu'une  certaine  Propoiition  foit  dans  l' Efprit,  lors  que 
r Efprit  ne  l'a  point  encore  apperçuë ,  &  qu'il  n'en  a  dé- 
couvert aucune  idée  en  luy-même.    Car  fi  on  peut  le  dire 
de  quelque  Propofition  en  particulier  ;  on  pourra  foûtenir 
par  la  même  raifon  ,  que  toutes  les  Propollrions  qui  font 
véritables  &  que  l'Efprit  pourra  jamais  regarder  comme 
telles,  font  deja  imprimées  dans  l'Ame.    Puis  que ,  fi  l'on 
peut  dire  qu'une  chofe  eft  dans  l'Ame  ,  quoy  que  l'Ame 
ne  l'ait  pas  encore  connue  ,    ce  ne  peut  être  qu'à  caufe 
qu'elle  a  la  capacité  ou  la  faculté  de  la  connoîtrej  facul- 
té qui  s'étend  fur  toutes  les  veritez  qui  pourront  venir  à 
fa  connoifiance.    Bien  plus  ;  à  le  prendre  de  cette  maniè- 
re,, on  peut  dire  qu'il  y  a  des  veritez  gravées  dans  l'Ame, 
que  l'Ame  n'a  pourtant  jamais  connues  Se  qu'elle  ne  con- 
noîtra  jamais.     Car  un  homme  peut  vivre  long-tems ,  & 
mourir  enfin  dans  l'ignorance  de  plufieurs  veritez  que  fon 
Efprit  étoit  capable  de  connoître  ,  6c  même  avec  une  en- 

tiéic 


de  Principes  inne:^.  Liv.  I.  13 

ri  ère  certitude.  De  forte  que  11  par  ces  imprejjiom  naturel-  Chaf-.1^ 
les  qu'on  foûtient  être  dans  l'Ame,  on  entend  la  capacité 
que  l'Ame  a  de  connoître  certaines  veritez ,  il  s'enfuivra 
de  ce  fentiment  ,  que  toutes  les  veritez  qu'un  homme 
vient  à  connoître ,  font  autant  de  veritez  innées  :  &  ainfi 
cette  grande  Qiieftion  fe  réduira  uniquement  à  dire,  que 
ceux  qui  parlent  de  Principes  innez  ,  parlent  très-impro- 
prement ,  mais  que  dans  le  fonds  ils  croyent  la  même  chofe 
que  ceux  qui  nient  qu'il  y  en  ait.  Car  je  ne  penfe  pas  que 
perfonne  ait  jamais  nié ,  que  l'Ame  fut  capable  de  connoîtra 
plufieurs  veritez.  C'eft  cette  capacité,  dit-on,  qui  eft 
innée  y  &:  c'eft  laconnoiïïance  de  telle  ou  telle  vérité  qu'on 
doit  appeller  acquife.  Mais  fi  cela  eft  ainfi,.  à  quoy  bon 
s'échauffer  à  foûtenir  qu'il  y  a  certaines  maximes  innées? 
Que  s'il  y  a  des  veritez  qui  puiflént  être  imprimées  dans 
l'Entendement,  fans  qu'il  les  apperçoive  ,  je  ne  vois  pas 
comment  elles  peuvent  différer ,  par  rapport  à  leur  origi- 
ne ,  d'avec  les  veritez  que  l'Efprit  elt  capable  de  con- 
noître. Il  faut  ou  que  toutes  foient  innées ,  ou  bien  qu'el- 
les viennent  toutes  d'ailleurs  dans  l'Ame.  G'eft  en  vain 
qu'on  prétend  les  diftinguer  à  cet  égard.  Et  par  confé-r 
quent ,  quiconque  parle  de  Notions  innées  dans  l'Enten- 
dement, ne  fçauroit  imaginer,  (^s'il  entend  par-là  certai- 
nes veritez  particulières)  que  ces  Notions  foient  dans 
l'Entendement  de  telle  manière  que  l'Entendement  ne  les 
ait  jamais  apperçuës  &:  qu'il  n'en  ait  effectivement  aucu-- 
ne  connoiffance.  Car  fi  ces  mots ,  être  dans  l'Entende- 
ment,  emportent  quelque  chofe  de  pofitif,  ilsfignifient, . 
être  apperçù  &:  compris  par  l'Entendement.  De  forte  que 
iî  l'on  foûtient,  qu'une  chofe  eft  dans  l'Entendement,  & 
qu'elle  n'eft  pas  conçue  par  l'Entendement  ,  qu'elle  eft 
dans  l'Efprit  fans  que  l'Efprit  l'appcrçoive  ,  c'eft  autant 
que  fi  l'on  difoit,  qu'une  chofe  eft  Se  n'eft  pas  dans  l'Ef-, 
prit  ou  dans  l'Entendement.  Si  donc  ces  deux  Propofî- 
tions.  Ce  qui  eft,  e/i;  6c,  Il  ejl  impoffible  qu  tint  chofe  foie 
^  ne  [oit  pas  en  même  temps,  étoient  gravées  dans  l'Ame 
des  hommes  parla  Nature,  les  Enfans  ne  pourroient  pas 

B  X  ks. 


î4  Çhùl  7î'y  apoint 

CiiAp.I.  les  ignorer;  les  petits  Enfans  ,  dis-je',  &■  tous  ceux  qui 
ont  une  Ame  ,  dcvroient  les  avoir  néceflairement  dans 
l'Efprit,  en  reconnoîrre  la  vérité,  &  y  donner  leur  con- 
fcntement. 

■  Réfutation  d'u-  g;.  5.  Pour  éviter  Cette  Difficulté ,  les  Défenfeurs  des 
fon  dmlÈ  onlé  ^'^^'^^  Innécs  Ont  accoûtumé  de  répondre  ,  Qiie  les  Honi- 
fcrt  pour  prou-  mcs  conuoiflent  CCS  vcritcz  èc  y  donnent  leur  confcntemint , 
verc|n  iiyades  ^Xj,  ^.^-^/^  Viennent  à  avoir  lufape  de  leur  Rai  fon  :   Ce  qui 

■  quiefi,  {]ueicslumt,  Iclon jLux ,  pour  taire  vo-ir quc  cesventez  lont  in- 

Jionimes    con-  ripgc 

ritcz  àz-.  qu'ils      §•   7-  Je  répons  à  cela  ,  Qiie  des  exprefllons  ambiguës 
ont  Tufage  de  qyj  ne  fisinifient  prefque  rien  ,  paflent  pour  des   raifons 
évidentes  dans  1  hlpnt  de  ceux  qui  pleins  de  quelque  pré- 
jugé j  ne  prennent  pas  la  peine  d'examiner  avec  aflez  d'ap- 
plicâtion  ce  qu'ils  difent  pour  défendre  leur  propre  fen- 
timent.     C'eft  ce  quiparoît  évidemment  dans  cette  occa- 
fion.    Car  pour  donner  à  la  Réponfe  que  je  viens  de  pro- 
pofer  ,   un  fens  tant  floit  peu  raifonnable  par  rapport  à 
la  Qiicftion  que  nouj  aA'ons  en  main ,  on  ne  peut  luy  fai- 
re fignificr  que  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  chofes  ,  fça- 
voir,  qn'auiîi-tôç  que  les  Hommes  viennent  à  fiiireufage 
de  la  Raifon  ,    i's  apperçoivent  ces  Principes  qu'on  fup- 
■     pofe  être  imprimez  uaturellement dans  l'Efprit  ;  ou  bien, 
que  l'ufage  de  la  Raifon  les  leur  fait  découvrir  &  connoî- 
tre  avec  certitude.     Or  ceux  à  qui  j'ai  à  faire  ,   ne  fçau- 
roient  montrer  par  aucune  de  ces  deux  chofes  qu'il  y  ait 
des  Principes  imie«. 
Soppofc  que  la      §•   8.  Et  pour  Commencer  par  la  dcmiérc  ;  S'ils  difent, 
Raifon  décou-  q^^g  c'eft  par  l'ufage  de  la  Raifon,  que  les  Hommes  peu- 
i'i'innpcr,"ii"e  vcut  découvrir  ces  Principes ,  &  que  cela  faffitpour  prou- 
6  enfuit  pa5  de  ver  qu'ils  font  m«?^,  leur  riifonnement  fe  réduira  à  ceci  $ 
la  qu'ils  loicHt  Q     tontes  les  vérités  que  la  Raifon  peut  nous  faire  connoU 
tre  &  recevoir  comme  autant  de  i-entez  certaines  (y-  indu- 
bitahles  ,   font  naturellement  gravées  dans  notre  Efprit. 
Puis  que  1:  confcntement  univerfcl  qu'on  a  voulu  faire 
regarder  comme  le  fceau  auquel  on  peut  reconnoître  que 
certaines  veritez  font  innées,  ne  fignifiedans  le  fonds  au- 
tre 


de  Principes  inncz.   Liv.  I.  i^ 

tre  cliofe  fi  ce  n'eft  qu'en  faifant  ufage  de  la  liaifcn ,  nous  Chap.I, 
fomnies  capables  de  parvenir  à  une  connoiilance  certaine 
de  ces  verittz  ,  &  d'y  donner  nôtre  conlentement.  De 
forte  que ,  fuivant  cette  Régie ,  il  n'y  aura  aucune  diffé- 
rence entre  les  Axiomes  des  Mathématiciens  &  les  Théo- 
rèmes qu'ils  en  déduifent.  Principes  &:  Concluions ,  tout 
fera  également  inné  -,  puis  que  toutes  ces  chofes  font  des 
découvertes  qu'on  fait  par  le  moyen  de  la  Raifon,  &:  que 
ce  font  des  ventez  qu'une  Créature  Raifonnable  peutcon- 
noître  certainement  fi  elle  s'applique  comme  il  faut  à  les 
rechercher. 

§.  9.  Mais  comment  peut-on  penfer  j  c[\\cV  ufage  delà  iieft  faux  que 
Raifon  foit  nécelîaire  pour  découvrir  des  Principes  qu'on  couwccsPna- 
fuppcfe  imie^  -,  puis  que  la  Ra-fon  n'eft  autre  chofe ,  (s'il  cipes. 
en  faut  croire  Ceux  contre  qui  je  difpute}  que  la  Faculté 
de  tirer  de  Principes  déjà  connus  des  veritez  inconnues  ? 
Certainement  ,  on  ne  pourra  jamais  regarder  comme  un 
Principe  in?iéi  ce  qu'on  ne  fçaurcit  découvrir  que  par  le 
moyen  de  la  Raifon ,  à  moins  qu'on  ne  reçoive  ,  comme 
je  l'ai  déjà  tiitj  toutes  les  veritez  certaines  que  la  Raifon 
peut  nous  faire  connoître,  pour  autant  de  -veritez  innées. 
Nous  ferions  aulîî  bien  fondez  à  dire  ,  que  l'ufage  de  la 
Raifon  eft  néceflaire  pour  difpofer  nos  yeux  à  difcerner  ' 
les  Objets  vifibles  ;  qu'à  foùtenir  que  ce  n'eft  que  par  la 
Raifon  ou  par  l'ufage  de  la  Raifon  que  l'Entendement 
peut  voir  ce  qui  eft  originairement  imprimé  dansTEnten- 
dçment  luy-même  j  &:  qui  ne  fçaurcit  y  être  avant  qu'il 
l'apperçoive.  De  forte  que  de  donner  à  la  Raifon  la  char- 
ge de  découvrir  des  veritez  ,  qui  font  imprimées  dans 
î'Efprit  de  cette  manière  ,  c'eft  dire  ,  que  l'ufage  de  la 
Raifon  fait  voir  à  l'Homme  ce  qu'il  fçavoit  déjà  ;  &  par 
conféquent  l'Opinion  de  ceux  qui  cfent  avancer  que  ces 
A'eritez  font  innées  dans  I'Efprit  des  Hommes ,  qu'elles  y 
font  origmairement  empreintes  avant  l'ufage  de  la  Raifon  s 
mais  que  cependant  ils  les  ignorent  toujours  ,  jufqu'à  ce 
qu'ils  viennent  à  fe  fervir  de  la  Raifon  ,  cette  Opinion  3 
dis-je,  revient  proprement  à  ceci  3  Qiie  les  Hommes  con- - 

noiflfent: 


r6  ^i'il  nj  a  point 

Ch  A  P.  I.    noifleiit  &:  ne  comioiflent  pas  en  même  temps  ct^  forfes  de 
veritez. 

§.  lo.  On  répliquera  peut-être  ,  que  les  Démonftra- 
tions  Mathématiques  &  plufieurs  autres  veritez  qui  ne 
font  point  innées  ,  ne  trouvent  pas  créance  dans  nôtre 
Efprit,  dès  que  nous  les  entendons  propofer  ;  ce  qui  les 
diftingue  de  ces  Premiers  Principes  que  nous  ATnons  de 
voir,  &  de  toutes  les  autres  veritez  innées.  J'aurai  bien- 
tôt occafion  de  parler  d'une  manière  plus  précife  du  con- 
fentcment  qu'on  donne  à  certaines  Propofitionsdès  qu'on 
les  entend  prononcer.  Je  me  contenterai  de  reconnoître 
ici  franchement,  que  les  Maximes  qu'on  nomme  innées  y 
£c  les  Démonftrations  Mathématiques  différent  en  ce  que 
celles-ci  ont  befoin  du  fecours  de  la  Raifon,  qui  les  ren- 
de fenllbles  &  nous  les  fafle  recevoir  par  le  moyen  de  cer- 
taines preuves  ;  au  lieu  qu'à  l'égard  des  Maximes  qu'on 
veut  faire  regarder  comme  autant  de  Principes  innés:  ^  on 
les  rcconnoît  pour  véritables  dès  qu'on  les  comprend, 
fans  qu'on  ait  befoin  pour  cela  du  moindre  raifonnement. 
Mais  qu'il  me  foit permis  en  même  temps  de  remarquer, 
que  cela  même  fait  voir  clairement  le  peu  de  folidité 
qu'il  y  a  à  dire  ,  comme  font  les  Partifans  des  Idées  in- 
nées ^  que  l'ufage  de  la  Raifon  cft  néceflaire  pour  décou- 
vrir ces  veritez  générales  ;  puifqu'on  doit  avouer  de  bon- 
ne foy  qu'il  n'eft  befoin  d'aucun  raifonnement  pour  en 
reconnoître  la  certitude.  Et  en  effet ,  je  ne  penfe  pas  que 
ceux  qui  ont  recours  à  cette  réponfe  ,  ofent  foûtenir  par 
exemple  ,  que  la  connorfîance  de  cette  Maxime ,  //  eji 
impo^ible  qu'une  chofe  foit  (^  ne  foit  pas  en  même  temps ^ 
foit  fondée  fur  une  conféquence  tirée  par  le  fecours  de  nô. 
tre  Raifon.  Car  ce  fcroit  détruire  la  Bonté  qu'ils  préten- 
dent que  Dieu  a  eii  pour  les  Hommes  en  gravant  dans 
leurs  Ames  ces  fortes  de  Maximes  -,  ce  feroit ,  dis-je ,  ané- 
antir tout-à-tait  cette  grâce  dont  ils  paroiflent  fi  jaloux, 
que  de  faire  dépendre  la  connoifTance  de  ces  Premiers 
Principes ,  d'une  fuite  de  pcnfecs  déduites  avec  peine  les 
unes  des  autres.  Comme  tout  raifonnement  fuppofe  quel- 
que 


de  Principes  innez.  Ljv.  I.  ij 

xiiie  recherche  ,  il  demande  du  foin  &  de  l'application,  Chap.I. 
cela  cil  inconteftable.  D'ailleurs,  en  quel  fens  rant  foit 
peu  raifonnable  peut-on  foûtenir  ,  qu'afin  de  découvrir 
ce  qui  a  été  imprimé  dans  nôtre  Ame  par  la  Nature,  pour 
fervir  de  guide  Se  de  fondement  à  nôtre  Raifon ,  il  faille 
faire  ufage  de  cette  même  Raifon? 

§.  II.  Tous  ceux  qui  voudront  prendre  la  peine  de 
réfléchir  avec  un  peu  d'attention  fur  les  opérations  de 
l'Entendement  ,  trouveront  que  ce  confentement  que 
l'Efprit  donne  fans  peine  à  certaines  veritez  ,  ne  dépend 
en  aucune  manière  ni  de  l'impreflion  naturelle  qui  en  ait 
été  faite  dans  l'Ame  ,  ni  de  î'ufage  de  la  Raifon  ;  mais 
d'une  Faculté  de  l'Efprit  Humain  ,  qui  ell  tout-à-fait 
différente  de  ces  deux  chofes ,  comme  nous  le  verrons  dans  la 
iliite.  Puis  donc  que  la  Raifon  ne  contribue  du  tout 
point  à  nous  faire  recevoir  ces  Premiers  Principes ,  il  Ceux 
qui  foùtiennent  que  les  Hoînnies  les  connoiffent  à^  y  donnent 
leur  confentement ,  des  qu'ils  viennent  à  faire  t/pi^e  de  leur 
Raifon  ,  veulent  dire  par-là  ,  que  l'IJfage  de  la  Raifon 
nous  conduit  à  la  connoiffance  de  ces  Principes ,  cela  eft 
entièrement  faux  -,  6c  quand  il  feroit  véritable ,  il  ne  prou- 
veroit  point  que  ces  Maximes  foient  innées. 

§.  12.  Mais  loi'S  qu'on  dit  que  nous  connoiffons  ces  Qys'K'oncom- 
veritez  &  que  nous  y  donnons  nôtre  confentement  ,  des  ."^lac  jela  ali- 
que  nous  venons  k  faire  ufage  de  la  Raifon  -,  fi  l'on  entend  ronron necm- 
par-là,  que  c'eft  dans  ce  temps  que  l'Ame  s'appercoit  de  """"'^,  p^'  ^ 

o  '       /V   ..  «  1        r-     r  ■  ^        »    -    comioitre      ces 

ces  ventez  ,  &  qu  aulii-tot  que  les  Enfans  viennent  a  fo  viaximesgâié- 
fervir  de  la  Raifon  ,  ils  commencent  aufli  à  connoître  &:  "'^'^  qu  on  veut 
à  recevoir  ces  Premiers  Principes;  cela  eft  encore  faux&  î'n^cs'"^'^''" 
inutile.     Je  dis  premièrement  que  cela  eft  faux  ;    parce 
qu'il  eft  évident,  que  ces  fortes  de  Maximes  ne  font  pas 
connues  à  l'Ame,  dans  le  même  temps  qu'elle  commen- 
ce à  avoir  I'ufage  de  la  Raifon ,  6>r  par  confequent  qu'il 
n'eft  point  vray  ,   que  le  temps  auquel  on  commence  à 
faire  ufage  de  la  Raifon  ,  foit  le  même  que  celui  auquel 
on  commence  à  découvrir  ces  Maximes.  Car  je  vous  prie, 
combien  de  marques  de  Raifon  n'obferve-t-on  pas  dans 

C  les 


iS  ^i^il  fi^y  a  point 

Chap.  I.  les  Enflms  ,  long-temps  avant  qu'ils  ayant  aucune  con- 
noifîlmce  de  cette  Maxime  ,  //  c/i  impojfiblc  qu'une  chofs 
fait  cj-ne  foit  pas  en  même  temps  ?  Combien  y  a-t-il  de  gens 
fans  Lettres ,  èc  de  Peuples  Sauvages  qui  étant  parvenus 
à  rà2;e  de  raifon  ,  paflent  une  bonne  partie  de  leur  vie 
(uns  faire  aucune  réflexion  à  cette  Maxime  &  aux  autres 
Propolltions  générales  de  cette  nature?  Je  conviens  que 
les  hommes  n'arrivent  point  à  la  connoiflance  de  ces  veri- 
tez  générales  &:  abftraites  qu'on  croit  innées  ,  avant  que 
de  fiire  ufage  de  leur  Raifon-,  mais  j'ajoute  qu'ils  ne  les 
connoifTent  pas  même  alors.  Et  cela,  parce  qu'avant  que 
de  faire  ufage  de  la  Raifon ,  les  idées  générales  Se  abftrai- 
tes, d'oii  réfultent  ces  Maximes  générales  qu'on  prend 
mal-à-propos  pour  des  Principes  inne.z  ,  ne  font  pas  for- 
mées dans  l'Efprit,  mais  parce  que  ce  font  effectivement 
des  connoiflances  ëc  des  veritez  qui  s'introduifent  dans 
l'Efprit  par  la  même  voye ,  6c  parles  mêmes dégrez  ,  que 
pluileurs  autres  Propofitions  que  l'on  nefçauroit  regarder 
comme  innées.  C'eft  ce  que  j'efpére  faire  voir  dans  la 
fuite  de  cet  Ouvrage.  Je  reconnois  donc  qu'il  faut  né- 
ceilairemcnt  que  les  Hommes  faiîent  ufxgc  de  leur  Rai- 
fon ,  avant  que  de  parvenir  à  la  connoiiTimce  de  ces  A^eri- 
tez  générales  j  mais  encore  un  coup,  je  nie  que  le  temps 
auquel  ils  commencent  à  fe  fervir  de  leur  Raifon  ,  foit 
juftement  celui  auquel  ils  viennent  à  découvrir  ces  veri- 
tez. 
On  ne  peut      §.   i^.    Cependant  il  eft  bon  de  remarquer,    que  ce 

P°'|«'" '^'j^'"- qu'on  dit,  aue ,  dès  an' on  fait  iifas^e  de  la  Raifon,  ons'ap- 

sucr  par  la  de    •'•  i        ^  -k  ^       ■       ^     ,      ^  ,        •'  "^        ■   r  ■>  j 

piufieurs  autres  perçoit  de  ces  Maximes  &  qu  on  y  acqiiiejce ,  n  emporte  dans 
veritez  cjuon  Ig  fonds  autrc  chofc  quc  ceci  ;  fçavoir,  qu'on  ne  connoît 
d'ns  k'méme  i^"wis  CCS  Maximes  avant  l'ufige  de  la  Raifon,  quoyque 
temps.  peut-être  on  n'y  donne  un  confentement  aftiiel  que  quel- 

que temps  après  ,  durant  le  cours  de  la  vie;  &:  du  refte, 
le  temps  auquel  on  vient  à  les  connoître&rà  les  recevoir, 
eft  tout-à-fait  incertain.  D'où  il  paroît  qu'on  peut  dire 
la  même  chofe  de  toutes  les  autres  veritez  qui  peuvent 
être  connues ,  auffi  bien  que  de  ces  Maximes  générales. 

Et 


de  Pnncifes  innez.  Liv.  I.  19 

Et  par  conféquent  il  ne  s'enfuit  point,  de  ce  qu'on  con-  Chap.L 
noît  ces  Maximes  lors  qu'on  vient  â  faire  ufage  de  h  Rai- 
fon ,  qu'elles  ayent ,  à  cet  égard ,  aucune  prérogative  qui 
les  dillingue  des  autres  veritez  ;  Se  bien  loin  que  ce  foit 
une  marque  qu'elles  foient  mnees  ,  c'eft  une  preuve  du 
contraire. 

§.   14.  Mais  en  fécond  lieu,  quand  il  feroit  vrai,  qu'on  CHiand  on  com' 
viendroit  à  connoître  ces  Maximes  &:  à  v  acquiefcer,  ju-  "enccroita  les 

_     •/  1  -'    j        conuoitrc  >   des 

ftement  dans  le  temps  qu'on  vient  à  faire  ufage  de  la  Rai-  qu'on  vient  à 
fon,  cela  neprouveroit  point  encore  qu'elles  foient /««m.  [^'■'^  "^='2'^  'j^ 
Ce  raifonnement  eft  aufli  frivole  ,  que  la  fuppofition  fur  ,,e^  ptou'veroit 
laquelle  il  eft  fonde ,  eft  faufîc.  Car  par  quelle  régie  de  P"i»t  qu'elles 
Logique  peut-on  conclurre  qu'une  certaine  Maxime  a  été  °"^'"'"""^- 
imprimée  originairement  dans  l'Ame  auffi-tôt  que  l'Ame 
a  commencé  à  exifter,  de  ce  qu'on  vient  à  s'appercevoir 
de  cette  Maxime  &  à  l'approuver  ,  dès  qu'une  certaine 
Faculté  de  l'Ame,  qui  eft  appliquée  à  toute  autre chofe, 
vient  à  fe  déployer  ?  Suppofé  que  le  temps  auquel  on 
vient  à  recevoir  ces  Maximes ,  fut  le  même  que  celui  au- 
quel on  commence  à  parler,  (qui  peut  l'être  avec  autant 
de  fondement ,  que  celui  auquel  on  commence  à  faire  u- 
fage  de  la  Raifon)  on  feroit  tout  aulTi  bien  fondé  à  dire 
que  ces  Maximes  font  innées  ,  parce  qu'on  les  reçoit  dès 
qu'on  commence  à  parler  ,  qu'à  foûtenir  qu'elles  font 
innées  i  parce  que  les  Hommes  y  donnent  leur  confente- 
ment  lors  qu'ils  viennent  à  fe  fervir  de  leur  Raifon.  Je 
conviens  donc  avec  les  Partifans  des  Principes  mnez, ,  que 
l'Ame  n'a  aucune  connoiiîance  de  ces  Maximes  générales 
qui  font  évidentes  par  elles-mêmes  ,  jufqu'à  ce  qu'elle 
commence  à  faire  ufage  de  la  Raifon  j  mais  je  nie  que  le 
temps ,  auquel  on  commence  à  faire  cet  ufage  ,  foit  pré- 
cifément  celui  auquel  on  commence  à  s'appercevoir  de 
Ces  Maximes,  &:  quand  cela  feroit,  je  nie  qu'il  s'enfuivit 
de  là  ,  qu'elles  foient  innées.  Lors  qu'on  dit ,  que  les 
Hommes  donnent  leur  consentement  à  ces  veritez,  des  qu'ils 
viennent  à  faire  ufage  de  la  Raifon  -,  tout  ce  qu'on  peut  fai- 
re lignifier  raifonnablement  à  cette  Propofition  ,   c'eft 

C  2  que 


20  ^t'il  «7  ^  point 

Chap.I.  que  l'Efprit  venant  à  fe  former  des  idées  générales'  &  a6- 
ftraires ,  &:  à  comprendre  les  noms  généraux  qui  les  re- 
préfentent ,  dans  le  temps  que  la  Faculté  de  raifonner 
commence  à  fe  déployer,  &:  tous  ces  matériaux  fe  multi- 
pliant à  mcfure  que  cette  Faculté  fe  perfectionne,  il  arri- 
ve d'ordinaire  que  les  Enfans  n'acquièrent  point  ces  idées' 
générales  &  n'apprennent  point  les  noms  qui  fervent  à 
les  exprimer,  jufqii'à  ce  qu'ayant  exercé  leur  ivaifon  pen- 
dant un  alTez  long-temps  fur  des  idées  familières  &  plus' 
particulières  ,  ils  foient  devenus  capables  d'un  entretien 
raifonnable  par  le  commerce  qu'ils  ont  eu  avec  d'autres 
perfonnes.  Si  l'on  peut  dire  dans  un  autre  fens ,  que  les 
Hommes  reçoivent  ces  Maximes  générales  lors  qu'ils  vien- 
nent à  faire  ufage  de  leur  Raifon  ,  c'efl:  ce  que  j'ignore, 
ôc  je  voudrois  bien  qu'on  prit  la  peine  de  le  faire  voir, 
ou  du  moins  qu'on  me  montrât  ,  (^quelque  fens  qu'on' 
donne  à  cette  Fropofition,  celui-là  ,  ou  quelque  autre) 
comment  en  en  peut  inférer  ,  que  ces  Maximes  font  in- 
nées. 
Patquelsde'-  §•  15-  D'abord  Ics  fens  remplirent  ,  pour  ainll  dire, 
grcz  l'Efprit  nôtre  Efprit  de  diverfes  idées  qu'il  n'avoit  point  -,  & 
«cTlufierve'  l'Efprit  fe  familiarifmt  peu-à-peu  ces  idées  ,  les  place 
mez.  dans  fa  Mémoire,  &  leur  donne  des  Noms.     Enfuite,  il 

vient  à  fe  repréfenter  d'autres  idées,  qu'il  abflrait  de  cel- 
les-là,  6c  il  apprend  l'ufige  des  noms  généraux.  De  cet- 
te manière  l'Efprit  prépare  des  matériaux  d'idées  &:  de 
paroles,  fur  lefquels  il  exerce  fi  Faculté  de  raifonner  j&r 
l'ufige  de  la  Raifon  devient ,  chaque  jour,  plus  fenfible, 
à  mefure  que  ces  matériaux  fur  lefquels  elle  s'exerce, 
s'augmentent.  Mais  quoy  que  toutes  ces  chofes,  c'eft  à 
dire,  l'acquifition  des  idées  générales  ,  l'ufage  des  noms 
généraux  qui  les  repréfentent  ,  &  l'ufage  de  la  Raifon, 
croiflént,  pour ainfi  dire,  ordinairement  enfemble ,  je  ne 
vois  pourtant  pas  que  cela  preuve  en  aucimc  manière  que 
ces  idées  foient  innées.  J'avoûë  qu'il  y  a  certaines  veri- 
tez,  dont  la  connoiflance  eil  dans  l'Efprit  de  fort  bonne 
heure,  mais  c'elt  d'une  manière  qui  fait  voir  que  ces  ve^ 

ritez- 


de  Principes  innés:.  Liv.  I.  ji 

rirez  ne  font  point  innées.  En  eiFet ,  fi  nous  y  prenons  gàr-  Chap.  I,' 
de,  nous  trruverons  que  ces  fortes  de  veritcz  font  com- 
poféesd'  décs  qui  ne  font  nullement  innées,  nuis  acqui- 
fes  j  car  ces  premières  idées  qui  occupent  l'Efprit  des  En- 
fans  ,  font  celles  qui  leur  viennent  par  l'imprellion  des 
chofes  extérieures  ,  qui  font  les  premiers  objets  dont  ils 
font  frappez  ,  ôc  qui  font  de  ^us  fréquentes  impreflîons 
fur  leurs  fens.  C'eft  en  reflêchiflant  fur  ces  idées,  acqui- 
fes  par  cette  voye,  que  l'Efprit  juge  du  rapport  ,  ou  de 
la  différence  qu'il  y  a  entre  les  unes  &  les  autres  -,  Se  cela 
apparemment ,  dès  qu'il  vient  à  faire  ufage  de  la  iMémoi- 
re,  &  qu'il  eft  capable  de  recevoir  &:  de  retenir  diverfes 
idées  dillinftes.  Mars  que  cela  fe  faiTe  alors  ou  non  ;  il 
eft  certain  du  moins  ,  que  les  Enfiuis  apperçoivent  cette 
différence  long-tems  avant  qu'ils  ayent  appris  à  parler , 
6c  qu'ils  foient  parvenus  à  ce  que  nous  appelions  l'âge  de. 
Rtîifon.  Car  un  Enfant  connoît  auiîl  certainement ,  avant 
que  de  fçavoir  parler,  la  différence  qu'il  y  a  entre  les  idées 
du  dou:ii  &■  de  Vamer ,  c  eft  à  dire,  qu'il  connoît  auiîî  fû- 
rement  que  le  doux  n'eft  point  l'amer,  qu'il  fçait  dans  la 
fuite  quand  il  vient  à  parler ,  que  l'abfinthe  &  les  dragées 
ne  font  pas  la  même  chofe. 

§.  1 6 .  Un  Enfant  ne  vient  à  connoître  q ue  trois  ô"  qua^ 
tre  font  égaux  àfept ,  que  lors  qu'il  eft  capable  de  compter 
jufques  à  fept  ,  qu'il  a  acquis  l'idée  de  ce  qu'on  nomme 
égalité i  &  qu'il  fçait  comment  on  la  nomme.  Du  refte , 
quand  il  en  eft  venu  là  ;  dès  qu'on  luy  dit  ,  que  trois  à^ 
quatre  font  égaux  à.  fept ,  il  n'a  pas  plutôt  compris  le  fens 
de  ces  paroles  qu'il  donne  fon  confentement  à  cette  Pro- 
pofition ,  ou  pour  mieux  dire  ,  qu'il  en  apperçoit  la  vé- 
rité. Mais  s'il  y  acquiefce  fi  facilement  alors  ,  ce  n'eft 
point  à  caufe  que  c'eft  une  'uerité  innée  :  &c  s'il  avoit  dif- 
féré jufqu'à  ce  temps-là  à  y  donner  fon. confentement ,  ce 
n'étoit  pas  non  plus  ,  à  caufe  qu'il  n'avoit  pas  encore  l'u- 
fage  de  la  Raifon.  Mais  plutôt,  il  reçoit  cette  Propofi- 
tion,  parce  qu'il  reconnoît  la  vérité  de  ces  paroles,  trois 
&  quatre  font  égaux  a  fept ,  dès  qu'il  a  mis  dans  fon  Ef,- 

Ç  3  prit: 


2  2  Ciu'il  n'y  a  point    . 

Chap.  I.  prit  les  idées  claires  &c  diftinftes  qu'elles  llgnifîent.  Par 
confëquent ,  il  coiinoît  la  vérité  de  cette  Propofition  fur 
les  mêmes  fondemens,  6c  de  la  même  manière,  qu'il  fça- 
voit  auparavant ,  ^ue  la  Verge  c^  7ine  Cerife  fie  font  pas  la  mê- 
me choje  :  Se  c'eft  encore  fur  les  mêmes  fondemens  qu'il 
peut  venir  à  connoître  dans  la  fuite  ,  Cluil  e(l  impofftble 
qu'une  chofe  foit  é^  ne  foit  pans  en  même  temps ,  comme  nous 
le  ferons  voir  plus  amplement  dans  la  fuite.  De  forte  que 
plus  tard  on  vient  à  connoître  les  idées  générales  dont  ces 
Maximes  font  compofées,ou  à  fçavoir  la  fignifi  cation  des 
termes  généraux  dont  on  fe  fert  pour  les  exprimer  ,  ou  à 
rafTembler  dans  fon  Efprit  les  idées  que  ces  termes  repré- 
fentent  j  plus  tard  aullî  l'on  donne  fon  confentement  à  ces 
Maximes,  dont  les  termes  aufli  bien  que  les  idées  qu'ils 
repréfentent ,  n'étant  pas  plus  innez  que  ceux  de  C/;^?  ou 
de  Belette ,  il  faut  attendre  que  le  temps  &;  les  reflexions 
que  nous  pouvons  faire  fur  ce  qui  fe  pafle  devant  nos  yeux, 
nous  en  donnent  la  connoiflance  :  &:  c'eil  alors  qu'on  fera 
capable  de  connoître  la  vérité  de  ces  Maximes ,  dès  la  pre- 
mière occafion  qu'on  aura  de  joindre  ces  idées  dans  fon 
Efprit  ,  &:  de  remarquer  fi  elles  conviennent  ou  ne  con- 
viennent point  enfemble  ,  félon  qu'elles  font  exprimées 
dans  ces  Propofitions.  D'oîi  il  s'enfuit  qu'un  homme  fçair, 
que  dix-huit  é^  dix-neuf  font  égaux  k  trente-fept ,  avec  la 
même  évidence  qu'il  fçait  c^w'  un  O'  d'eux  font  t'gaux  a  trois -, 
mais  que  pourtant  un  Enfant  ne  connoît  pas  la  première 
Propofition  fi-tôt  que  la  féconde  ;  ce  qui  ne  vient  pas  de 
ce  que  l'ufage  de  la  Raifon  luy  manque,  mais  de  ce  qu'il 
n'a  pas  fi-tôt  formé  les  idées  que  les  mots  dix-huit ,  dix- 
neuf  y  6c  trente-fept  figni  fient  ,  que  celles  qui  font  expri- 
mées par  les  mors  un ,  deux ,  6c  trois. 
De  ce  qu'on  §•  I  /•  La  raifon  qu'on  tire  du  confentement  général 
fcçoitcesMaxi- pour  faire  voir  qu'il  y  a  des  veritez  innées  ,    ne  pouvant 

mcsdcs  qu'elles  „     -.r-vi  c  ^       ^  .iiT' 

font  propofees  po^i^t  Icrvir  a  le  prouver,  èc  ne  mettant  aucune  ditrerence 
&  conçues  ,ii  ne  entre  les  veritez  qu'on  fuppofe  innées ,  6c  plufieurs  autres 
qn'cit'sfoknt  *^°"^  ^^  acquiert  la  connoiflance  dans  la  fuite  ,  cette  rai- 
inntfes.  fon ,  dis-je  ,  Venant  à  manquer  -,   les  Défenfeurs  de  cette 

Hy. 


de  Principes  inne:^.    Liv.  I.  25 

Hypothefe  ont  prérendu  conferver  aux  Maximes  qu'ils  Chap.I, 
nomment  innées  y  le  privilège  d'être  reçues  d'unconfente- 
ment  général ,  en  ibùtenant ,  que,  dès  que  quelqu'un 
propoYe  ces  Maximes,  &"  qu'on  entend  lafignificariondes 
termes  qu'on  employé  pour  les  exprimer  ,  on  s'y  rend. 
Voyant,  dis-je,  que  tous  les  hommes  ,  &  même  les  En- 
fans,  donnent  leur  confentementàcesPropofitionSjaullî- 
tôt  qu'ils  entendent  Se  comprennent  les  mots  dont  on  fe 
fert  pour  les  exprimer  j  ils  s'imaginent  que  cela  fuffit  pour 
prouver  que  ces  Propofitions  font  innées.  Comme  les 
hommes  ne  manquent  jamais  de  les  reconnoître  pour  des 
veritez  indubitables  dès  qu'ils  en  ont  compris  les  termes , 
les  Defenfeurs  des  idées  innées  voudroient  conclurre  de 
là,  qu'il  eft  évident  que  ces  Propofitions  étoient  aupara- 
vant imprimées  dans  l'Entendement,  puis  qu'à  la  premiè- 
re ouverture  qui  en  eft  faite  à  l'Efprit  ,  il  les  comprend 
fans  que  perfonne  les  luy  cnfeigne,  6c  ydonnefoaconfen- 
tement  fans  les  révoquer  jamais  plus  en  doute. 

§.  18.  Pour  répondre  à  cette  Difficulté ,  je  demande  à  Ce  confcme- 
ceux  qui  défendent  de  la  forte  les  idées  innées ,  fi  ce  con-  "o^Leces'prô- 
fentement  que  l'on  donne  à  une  Propofition  ,  dès  qu'on  poiîtions,  u«  e;? 
l'a  entendue,  eft  un  caractère  certain  d'un  Princir>e;«w//'  '''■'«/''"' y""^ 

c;-i      jT  >    n  •  )-i  1  a  trou,  ^e  Poux 

b  lis  dilent  que  non ,  c  eit  en  vam  qu  ils  employcnt  cette  »\jipmt  I'a- 
preuvej  6c  s'ils  répondent  qu'oui  ,   ils  feront  obligez  de  "'"  '  ^  '"',"'= 

«  73  1         n  /-    •  autres  fembla- 

reconnoitre  pour  rrmcipes  inne^  toutes  les  rropolitions  L,ies ,  icroien-. 
dont  on  reconnoît  la  vérité  dès  qu'on  les  entend  pronon- 
cer, c'eft  à  dire  un  très-grand  nombre.  Car  s'ils  pofent 
une  fois  que  les  veritez  c]u'on  reçoit  dès  qu'on  les  entend 
dire,  èz  t|u'on  les  comprend,  doivent  palier  pour  autant 
de  Principes  imiez ,  il  faut  qu'ils  reconnoiflènt  en  même 
temps  que  plufieurs  Propofitions  qui  regardent  les  nom- 
bres font  innées  y  comme  celles-ci ,  Un  ô'  deux  font  égaux 
a  trois  ,  'Deux  cr  deux  /ont  égaux  a  quatre  ,  6c  quantité 
d'autres  femblablcs  Propofitions  d'Arithmétique,  que  cha- 
cun reçoit  dès  qu'il  les  entend  dire,  6c  qu'il  comprend  les 
termes  dont  on  fe  fert  pour  les  exprimer.  Et  ce  n'ell  pas 
là  un  privilège  attache  aux  Nombres  &  aux  differens  Axio- 
mes 


iHuees, 


2 4  CliiU  ny  a  point 

Chap.  I.  mes  qu'on  en  peut  ccmpofer  ,  on  rencontre  auflî  dans  la 
Phyfique  &:  dans  toutes  les  autres  Sciences  ,  des  Pr(;pofi- 
tions  auxquelles  on  acquiefce  infailliblement  dès  qu'on  les 
entend.  Par  exemple,  cette  Propofition ,  Deux  Corps  ne 
peuvent  pûs  être  en  un  même  heu  a  la  fois  ,  eft  une  vérité 
dont  on  n'eil  pas  autrement  perfuadé  que  des  Maximes 
Suivantes,  //  ejt  impojjiole  qu'une  chofe  foit  cr  ne foit  pas  en 
wême  temps;  Le  hlanc  n'eft  pas  le  rouge .;  Un  Onarré  n'eji 
p/js  un  Cercle;  La  couleur  jaune  n'eJi  pas  la  douceur.  Ces 
Propofitions  5  dis-je  ,  S<  un  million  d'autres  femblables, 
-ou  du  moins  toutes  celles  dont  nous  avons  des  idées  diftin- 
.£tes  j  font  du  nombre  de  celles  que  tout  homme  de  bon 
fens  &:  qui  entend  les  termes  dont  on  fe  fert  pour  les  ex- 
primer, doit  recevoir  neceilairement ,  dès  qu'il  les  entend 
dire.  Si  donc  les  Partifans  des  Idées  innées  veulent  s'en 
tenir  à  leur  propre  Régie  ,  6c  pofer  pour  marque  d'une 
-vérité  innée  le  conjentement  qu'on  luy  donne  ,  des  qu'on 
l'entend  cr  qu'on  comprend  les  termes  qu  on  employé  pour  l' ex- 
primer,  ils  feront  obligez  de  reconnoître  ,  qu'il  y  a  non 
feulement  autant  de  Propofitions /««m  que  d'idées  diftin- 
£tes  dans  l'Efprit  des  Hommes,  mais  même  autant  que  les 
Hommes  peuvent  faire  de  Propofitions ,  dont  les  idées  dif- 
férentes foient  niées  l'une  de  l'autre.  Car  chaque  Propo- 
lition  ,  qui  ell  compofée  de  deux  différentes  idées  dont 
Pune  eft  niée  de  l'autre,  fera  auili  certainement  reçue  com- 
me indubitable  ,  dès  qu'on  l'entendra  pour  la  première 
fois  fie  qu'on  en  comprendra  les  termes ,  que  cette  Maxi- 
me générale,  //  ejl  impojjible  qu'une  chuje  Joiî  cr  ne  foit  pas 
en  même  temps ,  ou  que  celle-ci,  qui  en  eft  le  fondement, 
fie  qui  eft  encore  plus  aifee  à  entendre.  Ce  qui  efi  la  même 
chofe,  71  ejt  pas  differetit  :  &c  à  ce  compte  ,  il  faudra  qu'ils 
reçoivent  pour  \critez  innées  un  nombre  infini  de  Propo- 
fitions, de  cette  feule  efpece,  fms  parler  des  autres.  A- 
joûtez  à  cela,  qu'une  Propofition  ne  pouvant  é:re  innée, 
à  moins  que  les  idées  dont  elle  eft  compofce,  ne  le  foient 
aulîi ,  il  faudra  fuppofcr  que  toutes  les  idées  que  nous  avons 
■des  Couleurs ,  des  Sons,  des  Goûts ,  des  Figures ,  c^f.  font 

innées  ; 


de  Principes  inntz.  Liv.  I.  25 

innées-,  ce  qui  feroit  la  chofe  du  monde  la  plus  contraire  Chap.  I. 
à  la  Raifon  -Se  à  l'Expérience.  Le  confentement  qu'on 
donne  fans  peine  à  une  Propofition  dès  qu'on  l'entend 
prononcer  Se  qu'on  en  comprend  les  termes  ,  eft  ,  fans 
doute  ,  une  marque  que  cette  Propcfition  ell  évidente 
par  elle-même  j  mais  cette  évidence ,  qui  ne  dépend  d'au- 
cune imprefllon  innée  ,  mais  de  quelque  autre  chofe  , 
comme  nous  le  ferons  voir  dans  la  faite,  appartient  àplu- 
lîeurs  Propofiticns ,  que  perfonne  n'a  été  encore  fi  dérai- 
fonnable  que  de  vouloir  les  faire  paiTer  pour  des  veritez 
innées. 

§.   10.  Et  qu'on  ne  dife  pas,  que  ces Propofitions par-    Deteiiespro- 

.,..■'  n       ■     ■  ^  ir  »  1  politions  moins 

ticulieres,  &  évidentes  par  elles-mêmes  ,  dont  on  recon-  ^e'néraif<;,  font 
noît  la  vérité  dès  qu'on  les  entend  prononcer  ,    comme  p'ùiôt  connues 
Qii'//«  c^  àetix  font  égaux  k  trois  ,  Qiie  le  Vaà  n'efi  pas  ^^"^5  univ'wreî- 
roîtge  y  Ôcc.  font  reçues  comme  des  conféquences  de  ces  les ,  nu'on  veut 
autres  Propofitions  plus  génei'ales  qu'on  regarde  comme  faire  pafler  peut 
autant  de  Principes  innez,  :  Car  tous  ceux  qui  prendront 
la  peine  de  réfléchir  fur  ce  qui  fe  pafle  dans  l'Entende- 
ment i   lors  qu'on  commence  à  en  faire  quelque  ufage , 
trouveront  infailliblement  que  ces  Propofitions  particuliè- 
res, ou  moins  générales  ,   font  reconnues  &  reçues  com- 
me des  veritez  indubitables  par  des  gens  qui  n'ont  aucu- 
ne connoiflance  de  ces  Maximes  plus  générales.     D'où  il 
s'enfuit  évidemment,  que,  puis  que  ces  Propofitions  par- 
ticulières fe  rencontrent  dans  leur  Efprit  plutôt  que  ces 
Maximes  qu'on  nomme  premiers  Principes  ,  ils  ne  pour- 
roient  les  recevoir  comme  ils  font  ,  dès  qu'ils  les  enten- 
dent prononcer  pour  la  première  fois ,  s'il  étoit  vrai  que  ce 
ne  fulTent  que  des  conféquences  de  ces  premiers  Prin- 
cipes. 

§..20.  Mais  fi  l'on  ajoute,  que  ces  Propofitions,  D^7/x 
C^  deux  font  égaux  k  quatre  .^  Le  Rouge  neft  pas  bleu,  Sec. 
ne  font  pas  des  Maximes  générales ,  èc  dont  on  puifTe  fai- 
re un  fort  grand  ufage  -,  je  répons  ,  que  cette  inftance  ne 
touche  en  aucune  manière  l'argument  qu'on  veut  tirer  du 
Confentement  univerfel  qu'on  donne  à  une  Propofition 

D  dès 


2$  Çlu'il  n'j  a  point 

Chap.I.  dès  qu'on  l'entend  dire  &:  qu'on  en  comprend  lefens.  Car 
fi  ce  Confentement  cil  une  marque  afîurce  d'une  Pr.  po- 
{ition  innée,  toute  Propofition  qui  eft  généralement  reçue 
dès  qu'on  l'entend  dire  &:  qu'on  la  comprend ,  doitpafler 
pour  une  Propofition  innée ,  tout  auiîi  bien  que  cette  Ma- 
xime ,  //  ejl  imp-)(/ijtc  qunne  chofe  joit  à'  ne  j oit  pas  en 
nicme  temps-,  puis  cu'^  cet  égard  elles  font  dans  une  par- 
faite égalité.  Qiiant  à  ce  que  cette  dernière  Maxime  eft 
plus  générale,  tant  s'en  faut  que  cela  la  rende  plutôt  in- 
née,  qu'au  contraire  c'eft  pour  cela  même  qu'elleeftplus 
éloignée  de  l'être  ;  Car  les  idées  générales  èc  abftraites 
;'  •  étant  d'abord  plus  étrangères  à  nôtre  Efprit  que  les  idées 
:,  des  Propofitions  particulières,  qui  font  évidentes  par  el- 

les-mêmes, elles  entrent  par  confequent  plus  tard  dans  un 
Efprit  qui  commence  à  fe  former.     Et  pour  ce  qui  eft  de 
l'utilité  de  ces  Maximes  tant  vantées,  on  verra  peut-être 
qu'elle  n'eft  pas  fi  conilderable  qu'on  fe  l'imagine  ordi- 
nairement ,  lors  que  nous  examinerons  plus  particulière- 
ment en  fon  lieu,  quel  eft  le  fruit  qu'on  en  peut  recueuil- 
lir. 
Ce  qui  prouve     §-2  1.  Mais  il  rcfte  encore  une  chofe  à  remarquer  fui 
f)uc  les  Propo-  ^e  confcntcment ,  qu'on  donne  À  certaines  PropoJitions,dés 
a'ppeiTeTniu4s,^^''<'»  ^^^  entend  prononcer  éf  qnon  en  comprend  le  fens-, 
ne  le  font  pa'!,  c'cft ,  quc ,  bien  loin  que  ce  confentement  fiiffe  voir  que 
fomcomiûls'"'  ces  Propofitious  foient  innées,  c'eft  juftement une  preuve 
ciu'après  qu'on  du  Contraire;  car  cela  fuppofe  que  des  gens,  qui  fontin- 
ks  a  propokes.  ftruits  de  diverfcs  chofes  ,   ignorent  ces  Principes  jufqu'à 
ce  qu'on  les  leur  ait  propofez  ,   &  que  pcrfonne  ne  les 
fçait  avant  que  d'en  avoir  oui  parler.     Or  fi  ces  veritez 
étoient  innées,  quelle  néceflite  y  auroit-il  de  les  propo- 
fer,  pour  les  faire  recevoir  ?  Car  étant  déjà  gravées  dans 
l'Entendement  par  une  imprellion  naturelle  5c  originale, 
(fuppofe  qu'il  y  eut  une  telle  imprellîon  ,  comme  on  le 
prétend}  elles  ne  pourroient  qu'être  deja  connues.    Dira- 
t-on  qu'en  les  propofant  on  les  imprime  plus  nettement 
dans  r  Efprit  que  la  Nature  n'avoit  fçu  faire?  Mais  ficela 
eit  i  il  s'enfuivra  de  là  ,   qu'un  homjaie  connoit  mieux 

CCS 


de  Principes  innez.  L  i  v.  I.  27 

ces  veritez  ,  après  qu'on  les  luy  a  enfeignées ,  qu'il  ne  Chap.  L 
faiibit  auparavant.  D'où  il  faudra  concliirre-,  que  nous 
pouvons  connoître  ces  Principes  d'une  manière  plus  évi- 
dente ,  lors  qu'ils  nous  font  expofez  par  d'autres  hom- 
mes ,  que  lors  que  la  Nature  feule  les  avoit  imprimez 
dans  nôtre  Efprit  ;  ce  qui  s'accorde  mal  avec  ce  qu'on 
dit  qu'il  y  a  des  Principes  innez  ,  rien  n'étant  plus  pro- 
pre à  en  diminuer  l'autorité  ;  car  dès-là  ,  ces  Principes 
deviennent  incapables  de  fervir  de  fondement  à  toutes 
nos  autres  connoiflances  ,  quoy  qu'en  veuillent  dire  les 
Partiûns  des  Idées  innées ,  qui  leur  attribuent  cette  préro- 
gative. A  la  vérité ,  l'on  ne  peut  nier  que  les  Hommes 
ne  connoilTent  d'abord  plufieurs  de  ces  veritez  ,  éviden- 
tes par  elles-mêmes  ,  dès  qu'elles  leur  font  propofées  ; 
mais  il  n'eft  pas  moins  évident  ,  que  tout  homme  à  qui 
cela  arrive  ,  eft  convaincu  en  luy-même  que  dans  ce  mê- 
me temps-là  il  commence  à  connoître  une  Propofition 
qu'il  ne  connoiflbit  pas  auparavant  ,  &  qu'il  ne  révoque 
plus  en  doute  dès  ce  moment.  Durefte,  s'il  y  acquiefce 
Il  promptement,  ce  n'elt  point  à  caufe  que  cette  Propo- 
fition étoit  gravée  naturellement  dans  fon  Efprit  ,  mais 
parce  que  la  confideration  même  de  la  nature  des  chofes 
exprimées  par  les  paroles  que  ces  fortes  de  Propofitions 
renferment,  ne  luy  permet  pas  d'en  juger  autrement,  de 
quelque  manière  &:  en  quelque  temps  qu'il  vienne  à  y  ré- 
fléchir. Que  fi  l'on  doit  regarder  comme  un  Principe 
inné ,  chaque  Propofition  à  laquelle  on  donne  fon  con- 
fentement,  dès  qu'on  l'entend  prononcer  pour  la  premiè- 
re fois ,  èc  qu'on  en  comprend  les  termes  ;  toute  obfer- 
vation  qui ,  fondée  légitimement  fur  des  expériences  par- 
ticulières ,  fait  une  règle  générale ,  devra  donc  paflerpour  ■• 
innée.  Cependant  il  eft  certain  que  ces  obfervations  ne 
font  pas  d'abord  connues  de  tous  les  hommes  ,  mais  feu- 
lement de  ceux  qui  ont  le  plus  d'efpnt  ,  5c  qui  fçavent 
les  réduire  à  certaines  Propofitions  générales,  qui  ne  font 
nullement  innées  ,  mais  qui  découlent  de  quelque  con- 
noiffance  précédente  ,   &:  des  reflexions  qu'on  a  fait  fur 

D  2  des 


2  8  ^{'il  n'y  a  point 

Chap.  I.    des  exemples  particuliers.     Mais  ces  obfervations  ayanr 

été  une  fois  faites  par  d'habiles  gens  de  la  manière  que  je 

viens  de  dire  ,   fi  on  les  propofe  aux  autres  hommes  qui 

ne  penfent  à  rien  moins  qu'à  cette  efpécede  recherche,  ils 

ne  peuvent  refuier  d'y  donner  leur  confentement. 

Sironditqu'ei-      §.  2  2.    Les  Partifans  dcs  Z^m />/«m  diront  pcut-être, 

i"^?'",'"'""""  que  l'Entendement  n'avoit  pas  une  connoiflance  explici- 

avant  que  d  être  tc  de  CCS  Principcs  j  mais  Iculcment  implicite,  avant  qu'on 

propofecs  ,  ou  [^^  |^y  proposât  pour  la  première  fois  ,    comme  ils  font 

ïECpm  eft  ca-  oDugcz  de  le  loutcnir  necellairement  ,   puis  qu  ils  dilent 

pibie  de  les     q^ig  qq^  Principes  font  dans  l'Entendement  avant  qued'ê- 

comprendicou  a  *    ■      -i      n    i   •         jn-     -i        i  ■  > 

il  ne  Cemfie     ^^^  connus.  Mais  il  clt  biendirncile  de  concevoir  ce  qu  on 
ïicn.    '  entend  par  un  Principe  grave  dans  l'Entendement  d'une 

manière  implicite  ,  à  moins  qu'on  ne  veuille  dire  par-là, 
Qiie  l'Ame  eil  capable  de  comprendre  ces  fortes  de  Pro- 
pcfitions  Se  d'y  donner  un  entier  confentement.     Auquel 
cas ,  il  faudra  reconnoître  toutes  les  Démonftrations  Ma- 
thématiques pour  autant  de  veritez  gravées  naturellement 
dans  rEfprit,  au fTi  bien  que  les  premiers  Principes.  Alais 
je  crains  bien,  que  les  Mathématiciens  auront  de  la  peine 
à  mettre  au  rang  des  Principes  inne.z  ,    ces  fortes  de  Dé- 
monftrations,  Eux  qui  voyent  par  expérience  qu'il  eft  plus 
difficile  de  démontrer  une  Propofition  ,    que  d'y  donner 
fon  confentement,  &:  il  s'en  trouvera  peu  qui  puilfent  fe 
perfuader,  que  toutes  les  Figures  qu'ils  ont  tracées  ,    ne 
foient  que  des  copies tfe  ces  Carafteres  innez ,  que  laNa-^ 
ture  a  gravez  dans  leur  Ame. 
La  confequence      §.   23.    Il  y  a  un  fccond  défaut ,    fi  je  ne  me  trompe, 
quon  veut  tirer  ^^^^  ^ct  Argument  par  lequel  on  prétend  prouver  ,   que 
çoirceTpTôpo- i^s  Maximes  que  les  Hommes  reçoruent  des  quelles  leur  foîit 
•filions  ,  des    pfopofe'es  doivent  pajjer  pour  innées  ,   parce  que  ce  font  des 
^"Tdrc^"  ef>  P^'opofttions  auxquclUs  ils  donnent  leur  confentement  fans 
fondée  fur  cctre /?.f  ûvoir  appTifes  auparavant ,   cf  fans  avoir  été  porter  a. 
fauiTe  fuppofi-  /^j.  Yece'^mr  par  la  force  d'au  eu  fie  preuve  ou  de'mofiflration 
^l°"n3\TJ"vio- précédente ,  mais  par  la  /impie  explication  ou  intelligence  des 
pofiti'  ns  on     termes.     Il  me  femble ,  dis-je ,  que  cet  Argument  eft  ap- 
l^nou'v'èau.""'  P"Yé  fur  UHC  fauflé  fuppofition  y  qui  eft  que  ceux  à  qui 

oa 


de  principes  inne'.z.  Liv.  I.  29 

on  propofe  ces  Maximes  pour  la  première  fois' n'appren-  Chap.I, 
nent  quoy  que  ce  foit  qui  leur  foit  entièrement  nouveau  : 
bien  qu'on  leur  enfeigne&:  qu'ils  apprennent  effedivement 
des  chofes  qu'ils  ignoroient  tout-à-fait  avant  que  de  lesa^ 
voir  apprifes.  Car  premièrement  ,  il  eft  clair  qu'ils  ont 
appris  les  noms  des  chofes  que  ces  Propofitions  expriment, 
&  leur  figniiîcation  i  6;^  par  conféquent  les  termes  dont  on 
fe  fert  pour  exprimer  ces  chofes  n'étoient  point  nez  avec 
euXj  non  plus  que  leur  figniiîcation.  Mais  ce  n'eft  pas 
encore  là  toute  la  connoiiîance  qu'ils  acquièrent  en  cette 
cccafion>  les  Idées  mêmes  que  ces  Maximes  renferment, 
ne  font  point  nées  avec  eux,  non  plus  que  les  termes  dont 
on  fe  fert  pour  les  exprimer,  mais  ils  les  ont acquifcs dans 
la  fuite.  Puis  donc  que  dans  toutes  les  Propcfitions  aux- 
quelles les  hommes  donnent  leur  confentement  dès  qu'ils 
les  entendent  dire  pour  la  première  fois,  il  n'yariend'/«- 
né  ,  ni  les  termes  dont  on  fe  fert  pour  exprimer  la  Pro- 
pofition,  ni  la  fignification  des  idées  qu'ils  prèfentent  à 
l'Efprit  ,  ni  enfin  les  idées  mêmes  que  les  termes  repré- 
fentent  j  je  ne  fçaurois  voir  ce  qui  relie  d'/w«/dans  ces  for- 
tes de  Propofitions.  Qiie  fi  quelqu'un  peut  trouver  une 
Propofition  dont  les  termes  ou  les  idées  foient  innées  , 
qu'il  me  la  nomme,  il  ne  fçauroit  me  faire  un  plus  grand 
plaifir. 

C'eft  par  dégrez  que  nous  acquérons  des  Idées  ,  que 
nous  apprenons  les  termes  dont  on  fe  fert  pour  les  expri- 
mer, &  que  nous  venons  à  connoître  la  véritable  liaifon 
qu'il  y  a  entre  ces  Idées.  Après  quoy,  nous  n'entendons 
pas  plutôt  les  Propofitions  exprimées  par  les  termes  dont 
nous  avons  appris  la  fignification  ,  &  dans  lefquelles  pa- 
roît  la  convenance  ou  la  difconvenance  qu'il  y  a  entre  nos 
idées  lors  qu'elles  font  jointes  enfemble ,  que  nous  y  don- 
nons nôtre  confentement  -,  quoy  que  dans  le  même  temps 
nous  ne  foyons  du  tout  point  capables  de  recevoir  d'autres 
Propofitions  qui  font  en  elles-mêmesauflî  certaines  Se  aufil 
évidentes  que  celles-là,  mais  qui  font  compofées d'idées, 
q^u'on  n'acquiert  pas  de  fi  bonne  heure  ,   ni  avec  tant  de 

D  3  fa= 


^o  ^«'/7  ?ï'j'  a  point 

Chap.  I.  facilité.  Ainfi ,  quoy  qu'un  Enfant  commence  bientôt  â 
donner  fon  confentement  à  cette  Propofition  ,  Une  Pom- 
me ncji  pas  du  Feu;  fçavoir,  dès  qu'il  a  acquis,  par  l'u- 
flige  ordinaire  ,  les  idées  de  ces  deux  différentes  chofes, 
gravées  dillinctement  dans  fon  Efprit ,  &:  qu'il  a  appris 
les  noms  de  Pomme  &"  de  Feu  qui  fervent  à  exprimer  ces 
idées:  cependant  ce  même  Enfant  ne  donnera  peut-être 
fon  confentement ,  que  quelques  années  après ,  à  cette  au- 
tre Propofition,  //  cfl  impojjible  rpiiine  chofe  [oit  ér  ne  foi  f 
pas  en  même  temps.  Parce  que ,  bien  que  les  mots  qui  ex- 
priment cette  dernière  Propofition,  foient  peut-être  au  ili 
faciles  à  apprendre  que  ceux  de  Pomme  Se  de  Feu  ;  cepen- 
dant comme  la  fignification  eneft  plus  étendue  Ôc  plus  ab- 
ftraite  que  celle  des  noms  deftinez  à  exprimer  ces  chofes 
fenfibles  qu'un  Enfimt  a  occafîon  de  connoître  ,  il  n'ap- 
prend pas  fi-tôt  le  fens  précis  de  ces  termes  abftraits  ,  6c 
il  luy  faut  effectivement  plus  de  temps  pour  former  clai- 
rement dans  fon  Efprit  les  idées  générales  qui  font  expri- 
mées par  ces  termes.  Jufque-là  ,  c'eft  en  vain  que  vous 
tacherez  de  fliire  recevoir  à  un  Enfant  une  Propofition 
compofée  de  ces  fortes  de  termes  généraux  j  car  avant  que 
d'avoir  acquis  la  connoilTance  des  idées  qui  font  renfermées 
dans  cette  Prcpolîtion,  Sz  qu'il  ait  appris  les  noms  qu'on 
donne  à  ces  idées  5  il  ignore  abfolument  cette  Propoiition, 
aufli  bien  que  cette  autre  dont  je  viens  de  parler ,  Une  Pom- 
me n'efl  pas  du  Feu  ;  fuppofé  qu'il  n'en  connoiffe  pas  non 
plus  les  termes  ni  les  idées  :  il  ignore  ,  d;s-je  ,  ces  deux 
Propofitions  également  ,  6c  cela  ,  par  la  même  raifon, 
c'eft  à  dire  parce  que  pour  porter  un  jugement  il  faut  qu'il 
trouve  que  les  idées  qu'il  a  dans  l'Efprit,  conviennent  ou 
ne  conviennent  pas  entre  elles  ,  félon  que  les  mots  qui 
ibnt  employez  pour  les  exprimer  ,  font  affirmez  ou  niez 
l'un  de  Tautre  dans  une  certaine  Propofition.  Or  fi  on  luy 
donne  à  confiderer  des  Propofitions  conçues  en  àcs  ter- 
mes ,  qui  expriment  des  Idées  qui  ne  foient  point  encore 
dans  fon  Efprit  ^  il  ne  donne  ni  ne  refufe  fon  confentement 
à  ces  fortes  de  Propofitions ,   foit  qu'elles  foient  évidem- 

ment 


de  Principes  inné :z.    Liv.  I.  51 

'  ment  vrayes  ou  évidemment  faufles,mais  il  les  ignore  en-  Chap.I. 
tierement.  Car  comme  les  mots  ne  font  que  de  vains  fons 
pendant  tour  le  temps  qu'ils  ne  font  pas  des  lignes  de  nos 
idées ,  nous  ne  pouvons  les  recevoir  qu'entant  qu'ils  ré- 
pondent aux  idées  que  nous  avons  dans  l'Efprit ,  fans  quoy 
nous  ne  fçaurions  leur  donner  nôtre  confentement.  Il  fuf- 
iît  d'avoir  dit  cela  en  paflant  comme  une  raifon  qui  m'a 
porté  à  révoquer  en  doute  les  Principes  qu'on  appelle  in- 
nez;  car  du  refte  je  ferai  voir  plus  au  long,  dans  le 
Livre  fuivant  ,  quelle  eft  l'origine  de  nos  connoiflan- 
ces  ,  par  quelle  voye  nôtre  Efprit  vient  à  connoître  les 
chofes ,  Se  quels  font  les  fondemens  des  dilTerens  dégrez 
à' ajlfentiment  que  nous  donnons  aux  diverfes  véritez  que 
nous  embraflbns. 

§.  24.  Enfin  pour  conclurre  ce  que  j'aiàpropofercon-     Les  Propoû- 
tre  l'i^rgument  qu'on  tire  du  Confentement   ">iiverfel /^^""JpYfrcrVour 
pour  établir  des  Principes  innez  ,  je  conviens  avec  ceux  innées,  ne  le 
qui  y  ont  recours.  Que  fi  ces  Principes  font /y^wé"^ ,  il  faut  '"';f  po'nt.parcc 

^  ,       V,,   .  ,.,     7r   .  ^,  r  ■     quelles  lie  lonc 

neccllairement  qu  ils  loient  reçus  d  un  conlentement  uni-  pas  univerfdlc- - 
verfel.  Car  qu'une  vérité  foit  innée  ■,  &  que  cependant  on  ment  reçues. 
n'y  donne  pas  fon  confentement  -,  c'efl  à  mon  égard  une 
chofe  aulîî  difiîcile  à  entendre  que  de  concevoir  qu'un  hom- 
me connoifî'e  &  ignore  une  certaine  vérité  dans  le  même 
temps.  Mais  cela  pofé  ,  les  Principes  qu'ils  nomment 
innez  ,  ne  fçauroient  être  innez  ,  de  leur  propre  aveu  j 
puisqu'ils  ne  font  pas  reçus  de  ceux  qui  n'entendent  pas  les 
termes  qui  fervent  à  les  exprimer,  ni  par  une  grande  par- 
tie de  ceux  qui ,  bien  qu'ils  les  entendent  ,  n'ont  jamais 
oui  parler  de  ces  Propofitions  ,  6c  n'y  ont  jamais  fongé  > 
ce  qui ,  je  penfe  ,  comprend  pour  le  moins  la  moitié  du 
Genre  Humain.  Mais  quand  le  nombre  de  ceux  qui  ne 
connoifTent  point  ces  fortes  de  Propofitions ,  feroit  beau- 
coup moindre ,  quand  il  n'y  auroit  que  les  Enfans 
qui  les  ignoraflent ,  cela  fuffiroit  pour  détruire  ce  con- 
fentement univerfel  dont  on  parle  ,  &  pour  faire  voir 
par  conféquent,  que  ces  Propofitions  ne  foat  nullement 
innées. 

§.•  2.5. . 


5^  ^i'il  »y  à  point 

Chap.I.         §•  25.    Mais  afin  qu'on  ne  m'accufe  pas  de  fonder  des' 
Elles  ne  ibnt  raifonncmens  fur  les  penfées  des  Enfans  qui'  nous  font  in- 
v'inroute  autre  connuës  ,    &■  de  tirer  des  conclufions  de  ce  qui  fe  pafle 
ciiofe.  dans  leur  Entendement  ,    avant  qu'ils  faffent  connoître 

eux-mêmes  ce  qui  s'y  paffe  efFeftivement  >  j'ajouterai  que 
*  Il  eji  im^ff-  CCS  deux  *  Proportions  «générales  dont  nous  avons  parlé 

ble  qu'une  choie  j    n"  r  •     *"  j  •  •    r  1 

fuit, -d  ne  fou  cy-delius  ,  ne  lont  pomt  des  veritez  qui  le  trouvent  les 
pas  en  même  premières  dans  l'Efprit  des  Enfans  ,  ôc  qu'elles  ne  préce- 
temp!,sc,ce>jn!  j^^^j.  pQJj^^  toutcs  les  uotious  acouifes,  &■  qui  viennent  de 

fp  l.i  même  choje  r  _  _      _^  T.  '  _  T.  ^ 

7i'eftpaniiffe-  dehots i ce  qui  .devroit  etre,fi  elles  eto-ent  innces.  Dcfça- 
«/«£.  voir  fi  on  peut ,  ou  fi  on  ne  peut  point  déterminer  le  temps 

auquel  les. Enfans  commencent  à  penfer  ,  c'eft  deqiioy  il 
ne  s'agit  pas  prefentement  ;  mais  il  ert  certain  qu'il  yaun 
temps  auquel  les  Enfans  commencent  à  penfer:  leurs  dif- 
. tours  fie  leurs  actions  nous  en  affûrent  inconteftablement. 
Or  fi  les  Enf^ms  font  capables  de  penfer  ,  d'acquérir  dts 
connoiflances  &  de  donner  leur  confentement  à  différen- 
tes veritez  ;  peut-on  fuppofer  raifonnablement  ,  qu'ils 
puiflent  ignorer  les  Notions  que  la  Nature  a  gravées  dans 
leur  Efprit,  fi  ces  Notions  y  font  efïé£livement  emprein- 
tes ?  Peut-on  s'imaginer  avec  quelque  apparence  de  raifon, 
qu'ils  reçoivent  des  iniprelfions  des  chofes  extérieures,  ^ 
qu'en  même  temps  ils  méconnoilfent  ces  caractères  que  la 
Nature  elle-même  a  pris  foin  de  graver  dans  leur  Ame  ? 
Eft-il  pollible  que  recevant  des  Notions  ,  qui  leur  vien- 
nent de  dehors,  &r  y  donnant  leur  confentement,  ilsn'a- 
yent  aucune  connoiflance  de  celles  qu'on  fuppt^fe  être  nées 
avec  eux.  Se  faire  comme  partie  de  leur  Efprit  ,  où  elles 
font  empreintes  en  carafteres  ineffaçables  prair  fervir  de 
fondement  &■  de  régie  à  toutes  leurs  connoiffances  acqui- 
fes ,  &  à  tous  les  raifonncmens  qu'ils  feront  dans  la  fuite 
de  leur  vie?  Sicelaétoit,  la  Nature  fe  feroit  donné  delà 
peine  fort  inutilement,  ou  du  moins  Elle  auroit  mal  gra- 
vé ces  caractères,  puis  qu'ils  ne  fçauroient  être  apperçûs 
par  des  yeux,  qui  voyent. fort  bien  d'autres  chofes.  Ain- 
îî  c'eil:  fort  mal  à  propos  qu'on  fuppofe  que  ces  Princi- 
pes qu'on  veut  faire  paflér  pour  mnez  3   font  les  rayons 

les 


de  Principes  innêz.    Liv.  I.  35 

ks  plus  lumineux  de  la  Vérité ,  Se  les  vrais  fondemens  de  Chap.I. 
toutes  nos  connoiflances  ,  puis  qu'ils  ne  font  pas  connus 
avant  toute  autre  chofe ,  £c  que  l'on  peut  acquérir ,  fans 
leurs  fecours  ,  une  connoiflance  indubitable  de  plufieurs 
autres  veritez.  Un  Enftmt  ,  par  exemple  ,  connoit  fort 
certainement,  (\UG.(zNotirriie  n'eft  point  le  Chat  avec  le- 
quel il  badine,  ni  le  Negrc  dont  ita  peur.  Il  fçait  fort 
bien,  que  le  Semencontra  ou  Xi  Moutarde  dont  il  refufede 
manger,  n'eft  point  la  Pomme  ouïe  J'wav  qu'il  veut  avoir. 
Il  fçait  ,  dis-je  ,  cela  très-certainement  ,  &  en  eft  forte- 
ment perfuadé,  fans  en  douter  le  moins  du  monde.  Mais 
qui  oferoit  d  re,  que  c'eft  en  vertu  de  ce  Principe,  //  ejl 
tmpojjible  qu'une  chofe  [oit  ^  ne  foit  pas  en  mime  temps  ^ 
qu'un  Enfant  connoît  fi  fûrement  ces  chofcs  Se  toutes  les 
autres  qu'il  fçait  ?  Se  trouveroit-il  même  quelqu'un  qui 
ofat  foûtenir,  qu'un  Enfant  ait  aucuns  idée  ,  ou  aucune 
connoiflance  de  cette  Propofition  dans  un  âge,  oii  cepen- 
dant on  voit  évidemment  qu'il  connoit  plufieurs  autres 
veritez?  Qiie  s'il  y  a  des  gens  qui  ofent  affûrer  que  les  En- 
fans  ont  des  idées  de  ces  Maximes  générales  &  abftraires 
dans  le  temps  qu'ils  commencent  à  connoître  leurs  Joaits 
&:  leurs  Poupées ,  on  pourroit  peut-être  dire  d'eux  ,  fans 
leurfure  grand  tort, qu'à  la  venté  ils  font  fort zélez pour 
leur  fentiment ,  mais  qu'ils  ne  les  défendent  point  av^ec 
cette  aimable  fincerité  qu'on  découvre  dans  les  Enfans. 

§.26.  Donc  ,  quoy  qu'il  y  ait  plufieurs  Propofitions  Par  confc'quent 
générales  qui  font  toujours  reçues  avec  un  entier  confen- '^""  "^ '°'" 

r^  ^j^>l  r^j  r  ■  r  point  innées. 

tement  des  qu  on  les  propole  a  des  perfonnes  qui  font  par- 
venues  à  un  âge  raifonnable,  &  qui  étant  accoutumées  à 
des  idées  abftraites  &c  univerfelles,fçavent  les  termes  dont 
on  fe  fert  pour  les  exprimer  ;  cependant  ,  comme  ces  ve- 
ritez font  inconnues  aux  Enfans  dans  le  temps  qu'ils  con- 
noiflent  d'autres  chofes  ,  on  ne  peut  point  dire  qu'elles 
foient  reçues  d'un  confentement  univerfel  de  tout  ce  qui  a 
intelligence,  6c  par  conféquent  on  nefçauroitfuppoferen 
aucune  manière ,  qu'elles  foient  innées.  Car  il  eft  impof- 
fible  qu'une  vérité  mnce  (s'il  y  en  a  de  telles)  puifle  être 

E  in- 


54*.  ^l'il  n^y  a  point 

ChAP.  I.  inconnue ,  du  moins  à  une  perfonne  qui  connoît  déjà  quel- 
que autre  chofe  ;  parce  que  s'il  y  a  des  veritcz  innées  ,  il 
faut  qu'il  y  ait  des  penfées  innées  ■,  car  on  ne  fçauroit  con- 
cevoir qu'une  vérité  foit  dans  l'Efprit,  fi  l'Efprit  n'a  ja- 
mais penfé  à  cette  vérité.  D'où  il  s'enfuit  évidemment, 
que  s'il  y  a  des  veritcz  innées  ,  il  faut  de  neceilite  que  ce 
foient  les  premiers  Objets  de  la  penfée ,  la  première  chofe 
qui  paroilfe  dans  l'Efprit. 
Eiicsnefont  §.  27.  Or  quc  ccs  Maximes  générales ,  dont  nous  avons 
parce  !""eiTcs  P^''^'^  jufqucs  ici ,  foicnt  incounués  aux  Enfans ,  aux  Idiots, 
paroiiîcnt  &  à  uuc  grande  partie  du  Genre  Humain  ,  c'eft  ce  que 
moins,  ou  elles  j^^^^^^  avons  déjà  fuffifamment  prouve  ;  d'oii  il  paroit  évj- 
moiitreravec  Qemment ,  quc  ces  fortes  de  Maximes  ne  iont  pas  reçues 
j.iusd'cdat.  ^\\n  confentement  univerfel,  de  qu'elles  ne  font  point  na- 
turellement gravées  dans  l'Efprit  des  Hommes.  Maison 
peut  tirer  de  là  une  autre  preuve  contre  le  fentiment  de 
Ceux  qui  prétendent  que  ces  Maximes  font  innées  ,  c'eil 
que ,  fi  c'etoient  autant  d'imprellions  naturelles  &c  origi- 
nales, elles  devroient  paroître  avec  plus  d'éclat  dans  l'Ef- 
prit de  certaines  Perfonnes ,  oii  cependant  nous  n'en  voyons 
aucune  trace.  Ce  qui  ell,  à  mon  avis,  une  forte  prefomp- 
rion  que  ces  Caractères  ne  font  point  mne^  ,  puis  qu'ils 
font  moins  connus  de  ceux  en  qui  ils  devroient  fe  faire 
voir  avec  plus  d'éclat  ,  s'ds  etoient  effectivement  imiex. 
Je  veux  parler  des  Enfans,  des  Idiots,  des  Sauvages,  & 
des  gens  fans  Lettres  j  car  de  tous  les  hommes  ce  font  ceux 
qui  ont  l'Efprit  moins  altéré  &:  corrompu  par  la  coutume 
Se  par  des  opinions  étrangères.  Le  fçavoir  &  l'éducation 
n'ont  point  fait  prendre  une  nouvelle  forme  à  leurs  pre- 
mières penfées,  ni  brouillé  ces  beaux  cara£téres ,  gravez 
dans  leur  Axwc  par  la  Nature  même  ,  en  les  mêlant  avec 
des  Doctrines  étrangères  6c  acquifes  par  art.  Cela  pofé  , 
l'on  pourroit  croire  raifonnablement,  que  ces  Notions  ;«- 
nées  devroient  fe  faire  voir  aux  yeux  de  tout  le  monde 
dans  ces  fortes  de  perfonnes  ,  comme  il  efl:  certain  qu'on 
s'apperçoit  fans  peine  des  penfées  des  Enfans.  Ondevroit 
fur  tout  s'attendre  à  reconnoître  diftindement  ces  Princi- 
pes 


de  Principes  innéiz.  Lrv.  I.  Jf 

pes  dans  ces  pauvres  ïnnocens  qui  font  deftitnez  d'efpntj  Chap.L 
car  comme  ces  cara£téres  font  immédiatement  gravez  dans 
i'Ame,firon  en  croit  les  Parti  fans  des  Idées  innées  -,  ils  ne 
dépendent  point  de  la  conftitution  du  Corps  ou  de  la  dif- 
férente difpofition  de  fes  organes  ,  en  quoy  çonfifte  ,  de 
leur  propre  aveu,  toute  la  différence  qu'il  y  a  entre  ces 
premières  Maximes  ,  6c  les  autres ,  dont  la  connoiflance 
n'eft  point  innée.  On  croiroit ,  dis-je  ,  à  raifonner  fur  ce 
Principe,  que  tous  ces  rayons  de  lumière ,  tracez  naturel- 
lement dans  l'Ame,  (fuppofé  qu'il  y  en  eût  de  tels)  de- 
Vroient  paroître  avec  tout  leur  éclat  dans  ces  perfonnes  qui 
n'employent  aucun  déguifement  ni  aucun  art  à  cacher  leurs 
penfées}  de  forte  qu'on  devroit  découvrir  plus  aifément 
en  eux  ces  premiers  rayons ,  qu'on  ne  s'apperçoit  du  pen- 
chant qu'ils  ont  au  plaifir,  èc  de  l'averfion  qu'ils  ont  pouf 
la  douleur.  Mais  il  s'en  faut  bien  que  cela  foit  ainfi  :  câf 
je  vous  prie ,  quelles  Maximes  générales ,  quels  Principe* 
univerfels  découvre-t-on  dans  l'Efprit  des  Enfans ,  des  I- 
diots,  des  Sauvages,  &  des  gens  grcfliers  &fans  Lettres? 
•On  n'en  voit  aucune  trace.  Leurs  idées  font  en  petit  nom- 
bre, &■  fort  bornées.  Se  c'eft  uniquement  à l'occafion des 
Objets  qui  leur  font  le  plus  connus  &:  qui  font  de  pi  us  fré- 
quentes oc  de  plus  fortes  impreffions  fur  leurs  fens ,  que 
ces  idées  leur  viennent  dans  l'Efprit.  Un  Enfant  connort 
fa  Nourrice  &c  fon  Berceau  ,  Se  infenfiblement  il  vient  â 
connoître  les  différentes  choies  qui  fervent  à  fes  jeux  ,  à 
lîiefure  qu'il  s'avance  en  âge.  De  même  un  jeime  Sauvage 
a  peut-être  la  tête  remplie  d'idées  d'Amour  &  deChafie, 
félon  que  ces  chofes  font  en  ufage  parmi  ùs  femblab'es. 
Mais  fi  l'on  s'attend  à  voir  dans  l'Efprit  d'un  jeune  En- 
fant fans  inftruftion  ,  ou  d'un  groflier  habitant  des  Bois , 
ces  Maxmies  abftraites  &  ces  premiers  Principes  des  Scien- 
ces, on  fera  fort  trompé,  à  mon  avis.  On  ne  parle  guère 
de  ces  fortes  de  Propofttions  générales  dans  tes  Cabanes 
des  Indiens  ;  &  elles  entrent  encore  moins  dans  l'Efprit 
des  Enfans ,  &:  dans  l'Ame  de  ces  bons  ïnnocens  en  qiu  il 
ne  paroïï  atîciine  étincelle  d'efprit.  Mais  où  elles  font  con- 

E  2  nues 


36  Giv' il  n'y  a  f  oint  de  Principes  innez. 

Chap.I.  nues  ces  Maximes,  c'eft  dans  les  Ecoles  &  dans  les  Acade- 
niies  où  l'on  fait  profeflion  de  fcience ,  Se  où  l'on  efl  accou- 
tumé à  ces  frrtes  d'enrretiens  6c  à  cette  efpéce  de  fçavoir 
qui  coniille  à  dilputer  fur  des  matières  abftraites.  C'eft, 
dis-je,  dans  ces  lieux-là  qu'on  ccnncît  ces  Maximes,  parce 
qu'on  peut  s'^n  fervir  à  argumenter  dans  les  formes ,  Ôc  à 
réduire  au  filence  ceux  contre  qui  l'on  difputCj  quoy  que 
dans  le  fends  elles  ne  contribuent  pas  beaucoup  à  décou- 
vrir la  Vérité ,  ou  à  faire  faire  des  progrès  dans  la  connoif- 
•  Vof.  i/f.  fance  des  chofes.  Mais  j'aurai  occafion  de  montrer  *  ail- 
'  ''  ''^'  leurs  plus  au  Icng,  combien  ces  fortes  de  Maximes  fervent 
peu  à  faire  connoiire  la  Vérité. 

§.  28.  Au  refte  ,  je  ne  fçai  quel  jugement  porteront  de 
mes  raifons  ceux  quif^^nt  exercez  dans  l'art  de  démontrer, 
une  vérité.  Je  ne  fçai,  dis-je,  fi  elles  leur  paroitront  ab- 
furdes.  Apparemment,  ceux  qui  les  entendront  pour  la 
première  fois  ,  auront  d'abord  de  la  peine  à  s'y  rendre. 
C'ellpourquoy  je  les  prie  de  fufpendre  un  peu  leur  juge- 
ment, &  de  ne  pas  me  condamner  avant  que  d'avoir  oui 
ce  que  j'ai  à  dire  dans  la  fuite  de  ce  Difcours.  Comme  je. 
n'ai  d'autre  veûè  que  de  trouver  la  Vérité,  je  ne  ferai  nul- 
lement fâché  d'être  convaincu  d'avoir  fait  trop  de  fonds 
fur  mes  propres  rai  fonnemens  i  inconvénient,  dans  lequel 
je  reconnois  que  nous  pouvons  tous  tomber,  lors  que  nous 
nous  échauffons  la  tête  à  force  de  penfcr  à  quelque  fujct 
avec  trop  d'application. 

QLioy  qu'il  en  foit,  je  ne  fçaurois  voir  ,  jufqu'ici,  fur 
quel  fondement  on  pourroit  faire  paifer  pour  des  Maxi- 
mes innées  ces  deux  célèbres  Axiomes  fpéculatifs  ,  Tout 
ce  qui  ejl,  ejl,  &c  i  II  ejl  tmpoffible  qu'une  chofefott  cr  ne 
foit  pas  en  même  temps:  puis  qu'ils  nefontpasunivcrfelle- 
ment  reçus  ,  6c  que  le  confentement  général  qu'on  leur 
donne,  n'efl  en  rien  différent  de  celui  qu'on  donne  à  plu- 
ficurs  autres  Propofitions  qu'on  convient  n'être  point  ;«- 
nées  ;  6c  enfin  puis  que  ce  confentement  eft  produit  par 
une  autre  voye,  ^  nullement  par  une  impreffion  naturel- 
le ,  comme  j'efpere  de  le  faire  voir  dans  le  fécond  Livre. 

Or. 


^e  nuls  Principes  de  pratiefue  ne  font  inne^.  L  i  v.  I.    37 
Or  fixes  deux  célèbres  Principes  fpécularifs  ne  font  point  Chap.L 
;>/«?« ,  je  fuppofe ,  fans  qu'il  foit  néceffaire  de  le  prouver, 
qu'il  n'y  a  point  d'autre  Maximede  pure  fpéculation  qu'on 
ait  droit  de  faire  palfer  pour  inne£. 


C  H  A  P  I  T  R  E     IL 

^l'tl  n'y  a  point  de  Principes  de  pratique  qui  Chap.  IL 

foient  innez. 

§.   I.    Ç I  les  Maximes  fpéculatives ,   dont  nous  avons  11  n'y  a  point  de 
O  parlé  dans  le  Chapitre  précèdent  ,    ne  font  pas  mÔ"X  (î'^daic 
reçues  de  tout  le  Monde  ,    par  un  confentement  aftuel ,  m  a  generaic- 
comme  nous  venons  de  le  prouver  ;  il  eft  beaucoup  plus  ,'^^"',  ^'^5"  ^"^ 
évident  à  l'égard  des  Principes  de  pratique  ,    Qu'il  s'en  fpéculatives 
fûttt  bien  qu'ils  ne  foient  reçus  d'un  confentement  //«/"y^;^.  dont  on  vient  de 
fel.     Et  je  croy   qu'il   feroit  bien  difficile   de  produire  ^^^  "' 
une  Régie  de  Alorale  ,    qui   foit    de  nature  à  être  re- 
çue d'un  confentement  auffi  général  S:  auili  prompt  que 
cette  Maxime  ,    Ce  qui  cjî  ,   e/i  ;    ou  qui  puifTe  pafler 
pour  une  vérité  auffi  manifefte  que  ce  Principe  ,   //  c/i 
tmpoffible  qiiune  chofe  foit  ^  m  foit  pas  en  mcme  temps. 
D'où  il  paroît  clairement  que  le  privilège  d'être  inné  con- 
vient  beaucoup  moins  aux  Principes  de  pratique  qu'à 
ceux  de  fpéculation  ,  &  qu'on  eft  plus  en  droit  de  dou- 
ter que  ceux-là  foient  imprimez  naturellement  dans  l'A- 
me que  ceux-ci.     Ce  n'eft  pas  que  ce  doute  contribue  en 
aucune  manière  à  mettre  en  queftion  la  vérité  de  ces  dif- 
férens  Principes.     Ils  font  également  véritables  ,   quoy 
qu'ils  ne  foient  pas  également  évidens.     Pour  les  Maxi- 
mes fpéculatives  que  je  viens  d'alléguer  ,   elles  font  évi- 
dentes par  elles-mêmes  ;  mais  il  n'en  eft  pas  de  même  des 
Principes  de  Morale.  Ce  n'eft  que  par  des  raifonnemens  5 
par  des  difcours ,  &  par  quelque  application  d'efprit  qu'on 
peut  s'afTûrer  de  leur  vérité.     Ils  ne  paroiflent  point  com- 
me autant  de  caradéres  gravez  naturellement  dans  l'Ame;, 

E  3  car.- 


5  8  ^le  nids  Principes 

Chap.  II.  car  s'ils  y  étoient  effefti vement  empreints  de  cette  ma- 
nière, il  faudroit  néceflairement  que  ces  caradéres  feren- 
diflent  vifibles  par  eux-mêmes,  &  que  chaque  homme  les 
pût  reconnoître  certainement  par  les  propres  lumières. 
Mais  en  rcfufant  aux  Principes  de  Morale  la  prérogative 
d'être  inncjs ,  qui  ne  leur  appartient  point,  on  n'afFoiblit 
en  aucune  manière  leur  vérité  ni  leur  certitude  ,   comme 
on  ne  diminue  en  rien  la  vérité  ôc  la  certitude  de  cette 
Propofition,  Les  trois  Angles  d'un  Trtangle  font  égaux  i 
deux  droits  ,   lors  qu'on  dit  qu'elle  n'eft  pas  fi  évidente 
que  cette  autre  Propofition ,  Le  tout  ejl  plus  grand  que  fa 
pûrtte,  &  qu'elle  n'eft  pas  fi  propre  à  être  reçue  dès  qu'on 
l'entend  pour  la  première  fois.     Suffit  ,   que  ces  Règles 
de  Morale  loicnt  capables  d'être  démontrées  ;   de  forte 
que,  fi  nous  ne  venons  pas  à  nousaffùrer  certainement  de 
leur  vérité ,  c'eft  nôtre  faute.     Mais  de  ce  que  pluficurs 
perfonnes  ignorent  abfolument  ces  Régies  ,  &  que  d'au- 
tres les  reçoivent  d'un  confentement  foible  Se  chancelant, 
il  paroît  clairement  qu'elles  ne  font  rien  moins  qii' mnees, 
èc  qu'il  s'en  fiut  bien  qu'elles  fepréfentent  d'elles-mêmes 
à  leur  veiië  ,   fans  qu'ils  fe  mettent  en  peine  de  les  cher- 
cher. 
Tons  les  hom-     §•  2  •  Pour  favoir  s'il  y  a  quelque  Principe  de  Morale 
mes  ne  regar-  dont  tous  Ics  hommcs  Conviennent  ,    j'en  appelle  à  ceux 
dcii[c''&  la  jù-  ^"^  <^nt  quelque  connoiffance  de  l'Miftoire  du  Genre  Hu- 
ftice  comme    main ,  Sc  qui  ont ,  pour  ainfi  dire ,  perdu  de  veûë  le  clo- 
siPnucipes.    ^^^^  j^  ^^^^^  village ,  pour  aller  voir  ce  qui  fc  pafile  hors 
de  chez  eux.     Car  oii  eft  cette  vérité  de  pratique  quifoit 
univerfellement  reçue  fans  aucune  difficulté,  comme  elle 
doit  l'être  ,  fi  elle  eft  inne'e  ?    La  Juftice  Se  l'obfervation 
des  conrra(fïs  eft  le  point  fur  lequel  la  plûpa<rt  des  hom- 
mes fcmblent  s'accorder  entr'eux.     C'eft  un  Principe  qui 
eft  reçu ,  à  ce  qu'on  croit  ,   dans  les  Cavernes  même  des 
Brigans  &:  parmi  les  Sociétez  des  plus  grands  fcékrats  -, 
de  forte  que  ceux  qui  détruifenf  le  plus  l'humanité ,  foîit 
iîdéles  les  uns  aux  autres  &  obfervcnt  entr'eux  les  régies 
de  la  Juftice.     Je  conviens  que  les  Bandits  en  ufent  ainfi 

i 


de  pratique  ne  font  irmez.  Liv.  I.  39 

à  l'égard  des  autres,  mais  c'eft fans confiderer  ces  Régies  Chap.  II, 
de  juftice  qu'ils  gardent  entr'eux  ,  comme  des  Principes 
innez  èc  comme  des  Loix  que  la  Nature  ait  gravées  dans 
leur  Ame.  Ils  les  obfervent  feulement  cornme  des  régies 
de  convenance  dont  la  pratique  elt  abfolument  nécelfiire 
pour  conferver  leur  Société  >  car  il  eft  impoffible  de  con- 
cevoir qu'un  homme  regarde  la  Juftice  comme  un  Princi- 
pe de  pratique,  fi  dans  le  même  temps  qu'il  en  obferve 
les  régies  avec  fes  Compagnons  voleurs  de  grand  chemin , 
il  dépouille  ou  tuë  le  premier  homme  qu'il  rencontre.  La 
Juftice  &  la  Vérité  font  les  biens  communs  de  toute  fo- 
ciété  i  c'eftpourquoy  les  Bandits  &c  les  Voleurs  qui  ont 
rompu  avec  tout  le  refte  des  hommes  ,  font  obligez  d'a- 
voir de  la  fidélité  &c  de  garder  quelques  régies  de  juftice 
entr'eux  ,  fans  quoy  ils  ne  pourroient  vivre  enfemble. 
Mais  qui  oferoit  conclurre  de  là  ,  qwe  ces  gens  ,  qui  ne 
vivent  que  de  fraude  &  de  rapine  ,  ont  des  Principes  de 
Vérité  éc  de  Juftice  ,  gravez  naturellement  dans  l'Ame, 
auxquels  ils  donnent  leur  confentement  ? 

§.  3.  On  dira  peut-être,  Qiie  la  conduite  desBrigans  efi  Onobjeûe.que 
contraire  à  leurs  lumières  ^  qiCils  approuvent  tacitement  dans  ^'^  *"»"«'■«  i'- 

7  .  T   t       1  /  I  r-i  ■  T'  mentent    par 

leur  Ame  ce  qu  us  démentent  par  leurs  actions,     je  répons  /„,«  atiiim  « 
premièrement,  que  j'avois  toujours  crû  qu'on  ne  pouvoit  i"''^'  ""y"'' 
mieux  connoître  les  penfées  des  hommes  que  par  leurs  Re-ponTàTetis 
a£tions.     Mais  enfin  puis  qu'il  eft  évident  parla  pratique  ObjcaioH. 
de  la  plupart  des  hommes  £c  par  la  profeflion  ouverte  de 
quelques-uns  d'entr'eux ,  qu'ils  ont  mis  en  queftion ,  ou 
même  nié  la  vérité  de  ces  Principes  ,  il  eft  impoftlble  de 
foûtenir  qu'ils  foient  reçus  d'un  confentement  univcrfel, 
fans  quoy  l'on  ne  fauroit  conclurre  qu'ils  foient  innez  -,  & 
d'ailleurs  il  n'y  a  que  des  hommes  faits  qui  donnent  leur 
confentement  à  ces  fortes  de  Principes.     En  fécond  lieu  , 
c'eft  une  chofe  bien  étrange  &  tout-à-fait  contraire  à  la 
Raifon ,  de  fuppofer  que  des  Principes  de  pratique ,  qui 
fe  terminent  en  fimple  fpéculation ,  foient  mnez.     Si  la 
Nature  a  pris  la  peine  de  graver  dans  nôtre  Ame  des  Prin- 
cipes de  pratique  ,   c'eft  fans  doute  afin  qu'ils  foient  mis 


4,0  Çltie  nuls  Principes 

Chap.  II.  en  œuvre  ;  &  par  conféquent  ils  doivent  produire  des 
aftions  qui  leur  foient  conformes  -,  &c  non  pas  un  llmple 
confentement  qui  les  faffe  recevoir  comme  véritables.  Au- 
trement ,  c'eft  en  vain  qu'on  les  diftingue  des  Maximes 
de  pure  fpcculation.  J'avoûë  que  la  Nature  a  mis ,  dans 
tous  les  hommes,  l'envie  d'être  heureux,  &c  une  forte  a- 
verfion  pour  la  mifére.  Ce  font  là  des  Principes  de  pra- 
tique, véritablement /««f-s,  6c  qui,  félon  la  deftination 
de  tout  Principe  de  pratique,  ont  une  influence  continuel- 
le fur  toutes  nos  aftions.  On  peut,  d'ailleurs,  les  remar- 
quer dans  toutes  fortes  de  pcrftjnnes  ,  de  quelque  âge 
qu'elles  foient,  en  qui  ils  paroiffcnt  conftaniment  &  fans 
difcontinuation :  mais  cefont-là  des  inclinations  de  nôtre 
Ame  vers  le  bien,  &c  non  pas  des  imprelTions  de  quelque 
vérité,  qui  foit  gravée  dans  nôtre  Entendement.  Je  con- 
viens qu'il  y  a  dans  l'Ame  des  Hommes  certains  pcnchans 
qui  y  font  imprimez  naturellement,  èc  qu'en  conféquen- 
ce  des  premières  impreflions  que  les  hommes  reçoivent 
par  le  moyen  des  fens  ,  il  fe  trouve  certaines  chofes  qui 
leur  plaifent ,  &  d'autres  qui  leur  font  désagréables,  cer- 
taines chofes  ,  pour  lefquelles  ils  ont  du  penchant,  & 
d'autres  ,  dont  ils  s'éloignent  6c  qu'ils  ont  en  averfion. 
Alais  cela  ne  fert  de  rien  pour  prouver  qu'il  y  ait  naturel- 
lement dans  l'Ame  des  Principes  de  connoifTance,  qui  é- 
tant  des  Principes  de  pratique  ,  doivent  régler  a>ituelle- 
ment  nôtre  conduite.  Bien  loin  qu'on  puifle  établir  par- 
là  l'exiftence  de  ces  fortes  de  cara£tcres  ,  on  peut  en  in- 
férer au  contraire,  qu'il  n'y  en  a  point  du  tout  :  car  s'il 
y  avoit  dans  nôtre  Ame  certains  caractères  qui  y  fiifl'ent 
gravez  naturellement ,  comme  autant  de  Principes  de 
connciflance  -,  nous  ne  pourrions  que  les  appercevoir  a- 
giflant  en  nous,  comme  nous  fentons  rinfl.uence  que  ces 
autres  imprelîions  naturelles  ont  actuellement  fur  nôtre 
volonté  6c  fur  nos  defirs,  je  veux  dire  l'envie  d'être  heu- 
reux, 6c  la  crainte  d'être  miferable  ,  deux  Principes  qui 
agiflent  conftammcnt  en  nous,  qui  font  les  rcfibrts  6c  les 
motifs  inféparables  de  toutes  nos  adions ,  auxquelles  nous 

fen- 


de  pratique  ne  font  innés:.  Liv.  I.  41 

fentons  qu'ils  nous  pouffent  ôc  nous  déterminent  inceffam-  Chap.  II. 
ment. 

§.  4.  Une  autre  railon  qui  me  fait  douter  s'il  y  a  aucun   Les  Règles  Je 

r>   •       •  1  '         ■>    n         ■>  r  J^      ^    r        Morale  ont  bc- 

rrmcipe  de  pratique  mnc  ^  c  elt  qu  on  ne  jmtroit  propûjer ,  ,-„  j-^„e 
à  ce  que  je  croi,  aucune  Régie  de  Morale  dont  on  ne  pniffe  prouvées,  donc 
demander  la  raifon  avec  jujîice.  Ce  qui  feroit  tout-à-fait  !,'ôint,>^„[°"^ 
ridicule  &:  abfurde,  s'il  y  en  avoit  quelques-unes  quifuf- 
fent  innées ,  ou  même  évidentes  par  elles-mêmes  ;  car  tout 
Principe  mné  doit  être  11  évident  par  luy-même  ,  qu'on 
n'ait  befoin  d'aucune  preuve  pour  en  voir  la  vérité  ,  ni 
d'aucune  raifon  pour  les  recevoir  avec  un  entier  confente- 
ment.  En  effet ,  on  croiroit  deftituez  de  fens  commun 
ceux  qui  demanderoient  ,  ou  qui  effiyeroient  de  rendre 
raifon ,  pourquoy  //  ejl  impojjlble  qu'une  chofe  fait  et  ne 
fuit  pas  en  même  temps.  Cette  Fropofition  porte  ayec  elle 
fon  évidence,  6c  n'a  nul  befoin  de  preuve  ,  de  forte  que 
celui  qui  entend  les  termes  qui  fervent  à  l'exprimer  ,  la 
reçoit  tout  auffi-tôt ,  en  vertu  de  la  lumière  qu'elle  a  par 
elle-même  ,  ou  rien  ne  fera  capable  de  la  luy  faire  rece- 
voir. Mais  fi  l'on  propofoit  cette  Régie  de  Morale ,  qui 
eft  la  fource  &  le  fondement  inébranlable  de  toutes  les  ver- 
tus qui  regardent  la  Société,  Ne  faites  k  autrui  que  ce  que 
vous  voudriez  qui  vous  fut  fait  à.  vous-même  ;  fi ,  dis-je, 
on  propofoit  cette  Régie  à  une  perfonne  qui  n'en  auroit 
jamais  ouï  parler  auparavant ,  majs  qui  feroit  pourtant  ca- 
pable d'en  comprendre  le  fens ,  ne  pourroit-elle  pas ,  fans 
abfurdité,  en  demander  la  raifon?  Et  celui  qui  la  prppo- 
feroit  ,  ne  feroit-il  pas  obligé  d'en  faire  voir  la  vérité  ? 
D'oii  il  s'enfuit  clairement  ,  que  cette  Loy  n'eft  pas  née 
avec  nous ,  puifque ,  fi  cela  étoit ,  elle  n'auroit  aucun  be- 
foin d'être  prouvée,  &:  ne  pourroit  être  mife  dans  un  plus 
grand  jour,  mais  devroit  être  reçue  comme  une  vérité  in- 
conteffable  qu'on  ne  fauroit  révoquer  en  doute,  dès  lors, 
au  mo.ns,  qu'on  l'entendroit  prononcer  S>:  qu'on  en  com- 
prendroit  le  fens.  D'oii  il  paroît  évidemment  que  la  véri- 
té des  Régies  de  Morale  dépend  de  quelque  autre  vérité 
antérieure,  d'oîi  elles  doivent  être  déduites  par  voye  de 

F  rai- 


4^  êll^^  w''^-^  Principes 

Chap.  II.  raifonnement  -,   ce  qui  ne  poUrroit  être  fl  ces  Régies  é- 
toient  innées ,  ou  même  évidentes  parelles-mêmes. 
Exemple  tire      §.  ^.    L'ôblcrvation  dcs  Contracts  &:  des  Traitez  eft 
pourquof'ii     f^ns -Contredit  un  des  plus  grands  &  des  plus  incontella- 
fiutobrerverics  blcs  Dévoirs  dc  la  Morale.     Mais  li  vous  demandez  à  un 
G)ntradts.        Chrétien  qui  croit  des  recompenfes  5c  des  peines  après 
cette  vie  ,   Pourquoy  un  homme  doit  tenir  fa  parole,  il 
en  rendra  cette  raiibn,  c'ell  que  Dieu  qui -eft  l'arbitre  du 
bonheur  &  du  malheur  éternel ,  nous  le  commande.     Un 
Difciple  à'Hobbcs  à  qui  vous  ferez  la  même  demande, 
vous  dira  que  le  Public  leveutanifi,  &  que  le  Leviathan 
vous  punira,  fi  vous  faites  le  contraire.     Enfin,  un  Phi- 
lofophe  Payen  auroit  répondu  à  cette  Qiicftion  ,  que  de 
violer  fa  promeflé  ,   c'etoit  faire  une  chofe  deshonnéte, 
indigne  de  l'excellence  de  l'homme  Se  contraire  à  la  Ver- 
tu, qui  élevé  la  Nature  humaine  au  plus  haut  point  de 
perfection ,  oii  elle  foit  capable  de  parvenir. 
La  Vertu  eft      ^'  ^"  C'cft  de  CCS  différcns  Principes  que  découle  na- 
généraicmenc    turcUement  Cette  grande  diverfite  d'Opinions  qui  fe  ren- 
apptouve'e  non  contre  parmi  les  hommes  à  l'égard  des  Régies  de  Morale, 
c]ireifecft/Wc,  félon  les  différentes  efpeccs  de  bonheur  qu'ils  ont  en  vue  , 
mais    parce    OU  dont  ilslé  propofcnt  l'acquifition.     Cequi  nepourroit 
t]ue  ecft  uak.  ^^ j.^ ^  ^'jj  y  avoitdes  Principes  de  pratique  qui  fuflent  in- 
né z  &  gravez  immédiatement  dans  nôtre  amepar  ledoisjt 
de  Dieu.  Je  conviens  que  l'exiftence  de  Dieu  paroît  par 
tant  d'endroits ,  &:  que  l'obeillance  que  nous  devons  à  cet 
Etre  fupréme,  eft  li  conforme  aux  lumières  de  la  Raifon, 
qu'une  grande  partie  du  Genre  Humain  rend  témoignage 
à  la  Loy  de  la  Nature  fur  cet  important  article.     Mais 
d'autre  part ,  on  doit  reconnoître ,  à  mon  avis ,  que  tous 
les  hommes  peuvent  s'accorder  à  recevoir  plufieurs  Ré- 
gies de  Morale  ,  d'un  confentement  univerfcl  ,  fins  con- 
noître  ou  recevoir  le  véritable  fondement  de  la  Morale, 
lequel  ne  peut  être  autre  chofe  que  la  volonté  ou  la  Loy 
de  Dieu,  qui  voyant  toutes  les  attions  des  hommes,  &:  pé- 
nétrant leurs  plus  fecretes  penfées,  tient,  pour ainfi dire, 
entre  ies  mains  les  peines  Se  les  recompenfes ,  6c  a  afléz  de 
'  •  pou- 


de  pratique  ne  font  innez.  Liv.  I.  43 

pouvoir  pour  faire  venir  à  compte  tous  ceux  qui  violent  Chap.  II. 
infolemment  fes  ordres.  Car  Dieu  ayant  mis  une  liaifon 
inféparable  entre  la  Vertu  &:  la  Félicité  publique,  &  ayant 
rendu  la  pratique  de  la  Vertu  necelîaire  pour  la  conferva- 
tion  de  la  Société  humaine,  &:  vifiblement  avantagèufe  à 
tous  ceux  avec  qui  les  gens-de-bien  ont  cà  fiiire,  il  ne  faut 
pas  s'étonner  que  chacun  veuille  non  feulement  approuver 
ces  Régies,  mais  aulîî  les  recommander  aux  autres,  puif- 
qu'il  elt  perfuadé  que  s'ils  les  obfervent,  il  luy  en  revien- 
dra à  luy-même  de  grands  avantages.  Il  peut,  dis-je,être 
porté  par  intérêt  ,  auili  bien  que  par  conviftion  ,  à  faire 
regarder  ces  Régies  comme  ficrees  ,  parce  que  fi  elles 
viennent  à  être  profanées  &  foulées  aux  pies ,  il  n'ell  plus 
en  fureté  luy-même.  Quoy  qu'une  telle  approbation  ne 
diminué  en  rien  l'obligation  morale  &  éternelle  que  ces 
Régies  emportent  évidemment  avec  elles ,  c'eft  pourtant 
une  preuve  que  le  confentement  çxterieur  ôc  verbal  que 
les  hommes  donnent  à  ces  Régies  ,  ne  prouve  point  que 
ce  foient  des  Principes  inyiez.  Que  dis-je  ?  Cette  appro- 
bation ne  prouve  pas  même  ,  que  les  hommes  les  reçoi- 
vent intérieurement  comme  des  Régies  inviolables  de  leur 
propre  conduite  ;  puifqu'on  voit  tous  les  jours ,  que  l'in- 
térêt particulier  oc  labienféance  obligent  plufieursperfon- 
nes  à  s'attacher  extérieurement  à  ces  Règles  &  à  les  ap- 
prouver publiquement,  quoy  que  leurs  actions  flifléntaf- 
fez  voir  qu'ils  ne.fongent  pas  beaucoup  au  Legiflateurqui 
les  leur  a  prefcrites,  ni  à  l'Enfer  qu'il  a  deitine  à  la  puni- 
tion de  ceux  qui  les  violeroient. 

§.  7.  Eneffet,  fi  .nous  ne  voulons  par  civilité  attribuer 
à  la  plupart  des  hommes  plus  de  lincerité  qu'ils  n'en  ont 
effectivement  ,  mais  que  nous  regardions  leurs  actions 
comme  les  interprètes  de  leurs  penfées  ,  nous  trouverons 
qu'en  eux-mêmes  ils  n'ont  point  tant  de  refpe£t  pour  ces 
fortes  de  Régies  ,  ni  une  fort  grande  perfuafion  de  leur 
certitude  &  de  l'obligation  oîi  ils  font  de  les  obferver. 
Par  exemple,  ce  grand  Principe  de  Morale,  qui  nous  or- 
donne de  faire  aux  autres  ce  que  nous  voudrions  qm  nous 

F  2  fut 


44-  §lîfi  ^tils  Principes 

Chap.  11.  fut  fait  à  nous-mêmes  i  eft  beaucoup  plus  recommandé  que 
pratiqué.  Mais  l'infraftion  de  cette  Kégle  ne  fauroit  être  fi 
crmiinelle,  que  la  folie  de  celui  qui  enfeigneroit  aux  au- 
tres hommes  que  ce  n'ell  pas  un  Précepte  de  Morale  qu'on 
foit  obligé  d'obferver,  paroitroit  abfurde  &■  contraire  à  ce 
même  intérêt  qui   porte   les    hommes  à  violer  ce  Pré- 
cepte. 
La  confcience      §.  g.    On  dira  peut-être  ,   que  puifque  la  confcience 
qu->i7auaucu!  Hous  rcprochc  l'uifraftiou  de  ces  Règles,  il  s'enfuit  delà 
ne  Règle  de   que  uous  cureconnoiffons  intérieurement  la  juftice&ro- 
Morak,  '«"«^' bligation.  ■  A  cela  je  répons  ,   que  ,  fans  que  la  Nature 
ait  rien  gravé  dans  le  cœur  des  hommes  ,  je  fuis  afluré 
qu'il  y  en  a  plufieurs  qui  par  la  même  voye  qu'ils  par- 
viennent à  la  connoiflance  de  plufieurs  autres  veritez ,  peu- 
vent venir  à  connoître  plufieurs  Régies  de  Morale  5c  être 
convaincus  qu'ils  font  obligez  de  les  mettre  en  pratique. 
D'autres  peuvent  en  être  inftruits  par  l'éducation  ,   par 
les  Compagnies  qu'ils  fréquentent  Se  par  les  coutumes  de 
leur  Pais  :  &  cette  perfuallon  une  fois  établie  met  en  action 
leur  Confcience  ,   qui  n'eft  autre  chofe  que  VOpinion  que 
nous  devons  nous-mêmes  de  ce  que  nous  jaifons.     Or  fi  la 
Confcience  étoit  une  preuve  de  l'exiftence  des  Principes 
%nnez-)  ces  Principes  pourroient  être  oppofez  les  uns  aux 
autres  ;  puifque  certaines  perfonnes  font  par  principe  de  . 
confcience  ce  que  d'autres  évitent  par  le  même  motif. 
Exemples  lîc      §.  Cf.  D'aillcurs,  fi  CCS  Régies  de  Morale  étoicnt /««w 
viufieurs  a-    g^  empreintes  naturellement  dans  l'Ame  des  hommes  ,  je 

ttioiis  énormes,  ^    ^     .  .,  .  -ni 

coma,i(b  fai.s  ne  laurois  comprendre  comment  ils  pourroient  venir  a  les 
aucun  remords  y  ioiej.  tranquillement,  &  avec  une  entière  confiance. 
Confidercz  une  Ville  prife  d'aflaut  ,  &:  voyez  s!il  paroit 
dans  le  cœur  des  foldats,  animez  au  carnage &:  au  butin, 
quelque  égard  pour  la  Vertu,  quelque  Principe  de  Mo- 
rale, &  quelque  remords  de  confcience  pour  toutes  les 
injullices  qu'ils  commettent.  Rien  moins  qtie  cela.  Le 
brigandage  ,  la  violence  ,  &"  fe  meurtre  ne  font  que  des 
jeux  pour  des  gens  qui  peuvent  s'abandonner-  à  ces  crimes 
fans  craindre  d'en  être  cenfurcz  ni  punis.     Et  en  effet  n'y 

a- 


de  pratique  ne  font  innez.  Liv.  I.  45 

a-t-il  pas  eu  des  Nations  entières  &  même  des  plus  polies  3  Chap.  II. 
qui  ont  crû  qu'il  leur  étoit  aulli  bien  permis  d'expofer 
leurs  Enfans  pour  les  laiiler  mourir  de  faim  ,  ou  dévorer 
par  les  bêtes  farouches,  que  de  les  mettre  au  Monde?  Il 
y  a  encore  aujourd'hiiy  des  Pais  où  l'on  enfevelit  les  Eiï- 
fans  tout  vifs  avec  leurs  Mères  ,  s'il  arrive  qu'elles  meu- 
rent dans  leurs  couches;  ou  bien  on  les  tuë ,  fiunAftro- 
logue  affûre  qu'ils  font  nez  fous   une  mauvailê  Etoile. 
Dans  d'autres  Lieux,  les  Enfans  tuent  ou  expofent  leurs 
propres  Parens,  fans  aucun  remords ,  lorsqu'ils  font  par- 
venus à  un  certain  âge.     Dans  (rî)  un  endroit  de  VA  fie ,  C')  ^'«'yfr  apud 
dès  qu'on  defefpêre  de  la  fanté  d'un  Malade  ,    on  le  met  \'Cvi^'\î^^^' 
dans  une  fofTe  creufée  en  terre,  &  là  expofé  au  vent  &  à 
toutes-les  injures  de  l'air,  on  le  laifTe  périr  impitoyable- 
ment ,  fans  luy  donner  aucun  fecours.     C'eft  une  chofe 
ordinaire  Qb~)  parmi  les  Mingrelie?is ,  qui  font  profelîîon  dii  W  Lambert  a- 
Chriftianifme  ,    d'enfevelir  leurs  Enflins  tout  vifs  ,   fans  ^ "f   f'"^"""- 
aucun  fcrupule.  Ailleurs,  les  Pérès  (^f)  mangent  leurs  pro-  (cf  rasjim  jc 
près  Enfans.     Les  Caribes  (d)  ont  accoutumé  de  les  châ-  '^'''     ""'g^ne» 
rrer,  pour  les  engraiflèr  &les  manger.     Et  GarciUa[?o  de  ('/)  'p^ucm. 
la  Fega  rapporte  (?)  que  certains  Peuples  du  Pérou  a-  ^^'^-  '• 
voient  accoutumé  de  garder  les  femmes  qu'ils  prenoient  ['Las'.Uy'^i . 
prifonniéres ,  pour  en  faire  des  Concubines  ,  &  nourrif- c'i- 'î- 
îbient  aufîi  délicatement   qu'ils  pouvoient ,    les:  Enfans 
qu'ils  en  avoient,  jufqu'à  l'âge  de  treize  ans  ;  après  quoy 
ils  les  mangeoicnt ,  Sctraitoient  de  même  leurs  Mères  dès 
qu'elles  ne  faifoient  plus  d'Enfans..  Les  Toupmamhons  (  fj  (/)i^7>cii.i^.' 
ne  connoiflbient  pas  de  meilleur  chemin  pour  aller  en  Pa- 
radis que  de  fe  vanger  cruellement  de  leurs  Ennemis  ,  & 
d'en  manger  le  plus   qu'ils  pourroient.     Ceux  que  les 
Turcs  canonifent  &c  mettent  au  nombre  des  Saints,  mè- 
nent une  vie  qu'on  ne  fam'oit  rapporter  fans  blefièr  la  pu- 
deur.    Il  y  a ,  fur  ce  fujet ,  un  endroit  fort  remarquable 
dans  leyoyage  de  Banmgûrten.  Comme  ce  Livre  eil  affez 
rare,  je  tranfcrirai  ici  le  pafiage  tout  au  long  dans  la  mê- 
me Langue  qu'il  a  été  pubhe.     Ibi  (fcil.  prope  Belbes  in 
iEgypto)  "vidimus  [aniiiim  tintim  Saracemcum  intèr  arc-  ■ 

F  3.  na-' 


4.6  §ltte  nuls  Principes 

Chap.  il  nâruw  cmmdos--,  ita  jit  ex  titero  matris  proâiit ,  nudmn  fe- 
dctitem.  Mos  ejt ,  ut  didi:imns  Nhbotnetifiis  ,  tit  eos  ,  qui 
amentes  ^  fine  ratione  Junt ,  profaucîis  calant  ^  veneren- 
tv.r.  InÇiiper  ô"  eos  qui  cum  dm  vitam  egerint  inqmrhxtif- 
Jimam  ,  voluntariam  demum  pœmtentiam  ô"  pdvperta- 
tcm ,  ÇanBitate  venerûndos  députant.  Ejufmodi  vcro  genus 
boinininn  liber tatem  quand a^n  ejfranem  habent  ^  domosqnas 
uolHnt  jntrandi)  edcndi,  bibendi,  cr  quod  majus  eji ,  con- 
cumbefidi;  ex  quo  concvbitu  ■,  fi  proies  fec  ut  a  fuent ,  fdnÛa 
Jlnnliter  habetur.  Hisergohomimbus ,  dum'vivmit ymagnos 
exhibent  honores  -,  mortuis yer'o  vel  templa  vel  mo7inmenta 
extruunt  ampliffima  ,  eofque  conttngere  ac  fepelire  maxima; 
fortuna  ducnnt  loco.  Anài"Jimns  hac  àiBa  i^  dicenda  per 
interpretem  à.  Mucrelo  nojlro.  Infv.per  fantîum  illum ,  quem 
eo  loci  -vidimus  ,  publicités  apprime  commenduri  ,  eum  ejje 
honunem  fancium ,  divmum  ac  integritate  pracipuum  ;  eo 
quod ,  fiec  fœminarum  unqnam  ejjet  nec  puerorum  ,Jed  tan- 
tnmmodo  afellarum  concubitor  atque  mularum.  Peregr. 
Baumgartenj  Lib.2.  cap.  i. -ç-Jt,.  Où  font,  je  vous  prie, 
ces  Principes  mnesn  de  fuftice,  de  piété,  de reconnoi fian- 
ce, d'équité  &:  de  chaiteté  ,  dans  ce  dernier  exemple  &: 
dans  les  autres  que  nous  venons  de  rapporter  ?  Et  ou  eft 
ce  confentement  univerfel  qui  nous  montre  qu'il  y  a  de 
tels  Principes,  gravez  naturellement  dans  nos  Ames  ?  Lors 
que  la  mode  avoir  rendu  les  Duels  honorables  ,  on  com- 
mettoit  des  meurtres  fans  aucun  remords  de  confcicnce  > 
&:  encore  aujourd'huy.,  c'eft  un  grand  deshonneur  en  cer- 
tains Lieux  que  d'être  innocent  fur  cet  article.  Enfin ,  lî 
nous  jettons  les  yeux  hors  de  chez-nous,  pour  voir  ce  qui 
fe  paÛé  dans  le  refte  du  Monde,  6c  confiderer  les  hommes 
tels  qu'ils  font  effectivement  ,  nous  trouverons  qu'en  un 
Lieu  ils  font  fcrupule  de  faire  ,  ou  de  négliger  certaines 
chcfes,  pendant  qu'ailleurs  d'autres  croyent  mériter  re- 
corapenfe.en  s'abftenant  des  mêmes  chofes  que  ceux-là  font 
par  wn  motif  de  confcicnce,  ou  en  failant  ce  que  ces  pre- 
miers n'oferoient  fiiire. 
Les  Hommes      §.  lo.  Qui  prendra  la  peine  de  lire  avec  foin  l'Hiftoirc 

ont  lies  Pniici-  j  . 


de  pratique  7ie  font  inné z.    Liv.  I.  47 

du  Genre  Humain  Se  d'examiner  d'un  œuil  indilïerent  Ja  Chap.  IL 
conduite  des  Peuples  de  la  Terre  ,  pourra  fe  ccnvaincre  pes(3e  pratique, 
luv-méme  ,   qu'excepté  les  Devoirs  qui  font  abfolument  ^ppo''^^  '"  ""* 

/     ^.  .  ,    ,^  ^   ^        .  1      1       o        •       '    1  ■  /-         •  aux  autres. 

neceflau-es  a  la  conlervation  de  la  bociete  nuniauie  (  qui 
ne  font  même  que  trop  fouventviolez.par  des  Sociétez  en- 
tières à  l'égard  des  autres  Sociétez}  on  ne fauroit  nommer 
aucun  Principe  de  Morale,  ni  imaginer  aucune  Régie  de 
vertu  qui  dans  quelque  endroit  du  Monde  ne  foit  mépri- 
fée  ou  contredite  par  la  pratique  générale  de  quelques 
Sociétez  entières  ,  gouvernées  par  des  Maximes  de  prati- 
que ,  &:  par  des  régies  de  conduite  tout-à-fait  oppofées  à . 
celles  de  quelque  autre  Société. 

§.  1 1.  On  objeftera  peut-être  ici ,  qu'il  ne  s'enfuit  pas  DcsNationsen- 
qu'une  régie  foit  inconnue ,  de  ce  qu'elle  eft  violée.  L'Ob-."|"^'.y7f  "J"|"jj 
jeftion  eft  bonne ,  lors  que  ceux  qui  n'obfervent  pas'la  ré-  de  Morale.  ° 
gle,  ne  laillcnt  pas  de  la  recevoir  en  qualité  de  Loy  j  lors, 
dis-je,  qu'on  la  regarde  avec  quelque  refpeft  par  la  crain- 
te qu'on  a  d'être  deshonoré,  cenfuré  ,  ou  châtié  ,  fi  on 
vient  à  la  négliger.  Mais  il  eft  impolîîble  de  concevoir 
qu'une  Nation  entière  rejettât  publiquement  ce  que  cha- 
cun de  cz\y%.  qui  la  compofent,  connoîtroit  certainement 
&  infailliblement  être  une  véritable  Loy  ,  car  telle  eft  la 
connoiflance  que  tous  les  hommes  doivent  néceflairemcnt 
avoir  des  Loix  dont  nous  parlons  ,  s'il  eft  vrai  qu'elles 
foient  naturellement  empreintes  dans  leur  Ame.  On  con- 
çoit bien  que  des  gens  peuvent  reconnoître  quelquefois 
certaines  Régies  de  Morale  comme  véritables ,  quoy  que 
dans  le  fonds  de  leur  ame ,  ils  les  croyent  faufles  >  il  peut 
être,  dis-je,  que  certaines  perfonnes  en  ufentainfi  en  cer- 
taines rencontres ,  dans  la  feule  veûë  de  conferver  leur  ré- 
putation &"  de  s'attirer  l'eftime  de  ceux  qui  croyent  ces 
Régies  d'une  obligation  indifpenfable.  Mais  qu'une  So- 
ciété entière  d'hommes  rejette  &  viole,  publiquement  & 
d'un  commun  accord,  une  Régie  qu'ils  regardent  chacun 
en  particulier  comme  une  Loy  ,  de  la  vérité  &  de  laju- 
ftice  de  laquelle  ils  font  parfaitement  convaincus ,  &  dont 
ils  font  perfuadez  que  tous  ceux  à  qui  ils  ont  à  faire ,  por- 
tent 


^Jè  Oue  nuls  Principes 

Chap.  II.  tent  le  même  jugement,  c'eft  une  chofe  qui paiïe l'imagi- 
nation. Et  en  effet,  chaque  Membre  de  cette  Société  qui 
viendroit  à  méprifer  une  telle  Loy,  devroit  craindre  né- 
ceflairement  de  s'attirer,  de  la  part  de  tous  les  autres,  le 
mépris  &•  l'horreur  que  méritent  ceux  qui  font  profeffion 
d'avoir  dépouillé  l'humanité  ;  car  une  perfonne  qui  con- 
noîtroit  les  bornes  naturelles  du  Jufte  &  de  rinjufte  ,  èc 
ne  laifleroit  pas  de  les  confondre  enfemble  ,  ne  pourroit 
être  regardé  que  comme  l'ennemi  déclaré  du  repos  Se  du 
bonheur  de  la  Société  dont  il  fait  partie.  Or  tout  Princi- 

■  pe  de  pratique  qu'on  Tuppcfe  mnc ,  ne  peut  qu'être  con- 
mi  d'un  chacun  comme  julte  ôc  avantageux.  C'eft  donc 
une  véritable  contradiction  ou  peu  s'en  faut,  que  de  fup- 
pofer.  Que  des  Nations  entières  puflent  s'accorder  à  dé- 
mentfr  tant  par  leurs  difcours  que  par  leur  pratique, d'un 
confentement  unanime  &  univerlel,  une  chofe,  de  la  vé- 
rité, de  la  juftice  fie  de  la  bonté  de  laquelle  chacun  d'eux 
feroit  convaincu  avec  une  évidence  tout-à-fait  irréfraga- 
ble. Cela  fuffit  pour  faire  voir,  que  toute  Règle  de  pra- 
tique qiii  ert  violée  univerfellement  &  avec  l'approbation 
publique,  dans  un  certain  endroit  du  Monde  ,    ne  peut 

■  pafler  pour  mnee.  Mais  j'ai  quelque  autre  chofe  à  répondre 
à  l'objeftion  que  je  viens  de  propofer. 

§.  12.  Il  ne  s'enfuit  pas  ,  dit-on  ,  qu'une 'Loy  foit  in- 
connue de  ce  qu'elle  eft  violée.  Soit  -,  j'en  tombe  d'ac- 
cord. Mais  je  foûtiens  qu'une  fcrmijfton  publique  de  la  vio- 
ler ,  prouve  que  cette  Loy  neji  pas  muée.  Prenons,  par 
•  exemple,  quelques-unes  de  ces  Règles  que  moins  de  gens 
ont  eu  l'audace  de  mer,  ou  l'imprudence  de  révoquer  en 
•doute ,  comme  étant  des  confequences  qui  fe  prefentent 
le  plus  aifément  à  la  Raifon  humaine,  &  qui  font  le  plus 
conformes  à  l'inclination  naturelle  de  la  plus  grande  par- 
tie des  hommes.  S'il  y  a  quelque  régie  qu'on  puifle  re- 
garder comme  innée 3  il  n'y  en  a  point,  ce  me  fcmble.,  à 
qui  ce  privilège  doive  mieux  convenir  qu'à  celle-ci,  /V- 
res  é^  Mères ,  atmez^  zTConjervez,  vosLnfans.  Si  l'on  dit, 
cjue  cette  Régie  eu  innée  ,   on  doit  entendre  par  là  l'une 

de 


àe  pratiqué  m  [ont  irmtz.  Liv.  I.  49 

de  ces  deux  chofes,  ou  que  c'eft  un  Principe  conftamment  Chap.  IL 
obfervé  de  tous  les  hommes  j  ou  du  moins,  que  c'eft  une 
venté  gravée  dans  l'Ame  de  tous  les  hommes  ,  qui  leur 
eft ,  par  conféquent ,  connue  à  tous  j  Se  qu'ils  reçoivent 
tous  d'un  commun  confentement.  Or  cette  Régie  n'eft 
innée  en  aucun  de  ces  deux  fens.  Car  premièrement  ce 
n'eft  pas  un  Principe  que  tous  les  hommes  prennent  pour 
règle  de  leurs  aftions  ,  comme  il  paroît  par  les  exemples 
que  nous  venons  de  citer  ;  Se  fans  aller  chercher  en  Min- 
grelie  êc  dans  le  Pérou  des  preuves  du  peu  de  ibinquedes 
Peuples  entiers  ont  de  leurs  Enfans  ,  jufques  à  les  fau-e 
mourir  de  leurs  propres  mains  ;  fans  recourir ,  dis-je ,  à  la 
cruauté  de  quelques  Nations  Barbares  qui  furpafte  celle 
■des  Bêtes  mêmes,  qui  ne  fait  que  c'étoit  une  coutume  or- 
dinaire 6c  autorifée  parmi  les  Grecs  6c  les  Romains ,  d'ex- 
pofer  impitoyablement  &:  fans  aucun  remords  de  confcien- 
ce ,  leurs  propres  Enfans ,  lors  qu'ils  ne  vouloient  pas  les 
élever  ?  Il  eft  faux ,  en  fécond  lieu ,  que  ce  foit  une  véri- 
té innée  èc  connue  de  tous  les  hommes  >  car  tant  s'en  faut 
qu'on  puifte  regarder  comme  une  vérité  innée  ces  paro- 
les, Pérès,  (ér  Mères,  ayez  foin  de  confcrver  vos  Enfans  y 
qu'on  ne  peut  pas  même  leur  donner  le  nom  de  vérité, 
car  c'eft  un  commandement  èz  non  pas  une  Propofition  j 
■&r  par  conféquent  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  emporte  vérité 
ou  fauffeté.  Pour  faire  qu'il  puifte  être  regardé  comme 
vrai  ,  il  faut  le  réduire  à  une  Propofition  ,  comme  eft 
celle-ci ,  Cefl  le  devoir  des  Pérès  ér  des  Mères  de  confer,' 
ver  leurs  Enfans.  Mais  tout  Devoir  emporte  l'idée  de 
Loy  ;  &  une  Loy  ne  fauroit  être  connue  ou  fuppofée  fans 
un  Legiflateur  qui  l'ait  prefcrite  ,  ou  fans  recompenfe;  & 
fans  peine  ;  de  forte  qu'on  ne  peut  fuppofer  ,  que  cette 
Régie ,  ou  quelque  autre  Régie  de  pratique  que  ce  foit , 
puifte  être  innée  ,  c'eft  à  dire  imprimée  dans  l'Ame  fous 
l'idée  d'un  Devoir,  fans  fuppofer  que  les  idées  d'un  Dieu, 
d'une  Loy  ,  d'une  vie  à  venir  ,  &  de  ce  qu'on  nomme 
obligation  oc  peine  ,  foient  auiTi  innées  avec  nous.  Car 
parmi  les  Nations  dont  nous  venons  de  parler  ,  il  n'y  a 

G  point 


50  §lite  nids  Principes         ' -. 

Chap.  II.  point  de  peine  à  craindre  dans  cette  vie  pour  ceux  qui 
violent  cette  Régie  >  &:  par  conféquent ,  elle  ne  fauroit  a- 
voir  force  de  Loy  dans  les  Pais  oîi  l'ufage  généralement 
établi  ,  y  eft  direftement  contraire.  Or  ces  idées  qui 
doivent  toutes  être  néceflairement  innées  ,  fi  rien  eft  inné 
en  qualité  de  'Devoir  -,  font  fi  éloignées  d'être  gravées  na- 
turellement dans  l'efprit  de  tous  les  hommes,  qu'elles  ne 
paroiflent  pas  même  fort  claires  &:  fort  diftinftes  dans 
l'efprit  de  plufieurs  perfonnes  d'étude  &:  qui  font  profef- 
fiôn  d'examiner  les  chofes  avec  quelque  exactitude  ;  tant 
s'en  faut  qu'elles  foient  connues  de  toute  créature  humai- 
ne. Et  parmi  ces  idées  dont  je  viens  de  faire  l'énumera- 
tion,  je  prouverai  en  particulier  dans  le  Chapitre  fuivant 
qu'il  y  en  a  une  qui  femble  devoir  être  innée  preferable- 
ment  à  toutes  les  autres  ,  qui  ne  l'eft  pourtant  point  ,  je 
veux  parler  de  l'idée  de  Dieu  :  ce  que  j'efpére  faire  voir 
avec  la  dernière  évidence  à  tout  homme  qui  eft  capable  de 
fuivre  un  raifonnement. 
Des  Nations  §•  i?-  De  ce  que  je  viens  dédire ,  je  croypouvoircon- 
eiitie'res  rejet-  clurrc  fûremcnt ,  qu'fiw^  Rcgle  de  pratique  qui  e/i  violée  en 
R"v!«"dc"Mo  ^^'^^P^^  endroit  du  Monde  d'un  confentement  général  a- fans 
raie!  ducune  oppo/ition  ,  ne  fattroiî  pajj'er  pour  innée.     Car  il  eft 

impofllble  ,  que  des  hommes  puflent  violer  fans  crainte 
ni  pudeur,  de  lang  froid,  &  avec  une  entière  confiance , 
xme  Règle  qu'ils  iauroient  évidemment  6c  fans  pouvoir 
l'ignorer  ,  que  c'eft  un  Devoir  que  Dieu  leur  a  prefcrit, 
&:  dont  il  punira  certainement  les  infracteurs  ,  d'une  ma- 
nière à  leur  faire  fentir  qu'ils  ont  pris  un  fort  mauvais  par- 
ti en  la  violant.  Or  c'eft  ce  qu'ils  doivent  reconnoître 
néceflairement ,  fi  cette  Régie  eft  née  avec  eux  ;  &  fins 
une  telle  connoiflance  ,  l'on  ne  peut  jamais  être  aflïiré 
d'être  obligé  à  une  chofe  en  qualité  de  Devoir.  Ignorer 
la  Loy  ,  douter  de  fon  autorité  ,  efpérer  d'échapper  à  la 
connoiflance  du  Legiflateur  ,  ou  de  fe  fouftraire  à  Ion 
pouvoir  ;  tout  cela  peut  fervir  aux  hommes  de  prétexte 
pour  s'abandonner  à  leurs  partions  prefentes.  Mais  fi  l'on 
fuppofe  qu'on  voit  le  péché  6c  la  peine  l'un  près  de  l'au- 
tre. 


de  pratique  ne  font  innez.  Liv.  I.  ^% 

tre  ,  le  fupplice  joint  au  crime  ,  un  feu  toujours  prêt  à  Chap.  IL 
punir  le  coupable  -,  &c  qu'en  confiderant  d'un  côté  le  plai- 
fir  qui  follicite  à  mal  faire ,  on  découvre  en  même  temps 
la  main  de  Dieu  levée  &c  en  état  de  châtier  celui  qui  s'a- 
bandonne à  la  tentation  ;  (car  c'efl:  ce  que  doit  produire 
un  Devoir  qui  eft  gravé  naturellement  dans  l'Ame,}  cela, 
dis-je,  étant  pofé,  concevez-vous  qu'il  foit  polTibleque 
des  gens  placez  dans  ce  point  de  veùë  ,  6c  qui  ont  une 
connoilfance  fi  diftin<£te  5c  fi  alfùrée  de  tous  ces  objets, 
puiflent  enfraindre  hardiment  6c  fans  fcrupule  ,  une  Loy 
qu'ils  portent  gravée  dans  leur  Ame  en  cara£téres  ineffa- 
çables, 6c  qui  fe  préfente  à  eux  toute  brillante  de  lumiè- 
re à  mefure  qu'ils  la  violent  ?  Pouvez-vous  comprendre 
que  des  hommes  qui  lifent  au  dedans  d'eux-mêmes  les  or- 
dres d'un  Legiflateur  tout-puiffant  ,  foient  capables  dans 
ce  même  temps  de  méprifer  ,  6c  fouler  aux  pieds  avec 
confiance  6c  avec  plaifir ,  fes  commandemens  les  plus  fa- 
crez  ?  Enfin  ,  eft-il  bien  pofîlble  que  ,  pendant  qu'un 
homme  fe  déclare  ouvertement  contre  une  Loy  innée ,  èc 
contre  le  fouverain  Legiflateur  qui  l'a  gravée  dans  fon  a- 
me ,  eft-il  poiTible  ,  dis-je  ,  que  tous  ceux  qui  le  voyent 
faire  fans  avoir  aucun  intérêt  à  fon  crime  ,  que  les  Gou- 
verneurs même  du  Peuple  qui  ont  la  même  idée  de  la 
Loy  Si:  de  Celui  qui  en  eft  l'Auteur  ,  la  laifient  violer 
fans  faire  femblant  de  s'en  appercevoir,  fans  rien  dire, 6c 
fans  en  témoigner  aucun  déplaifir  ,  ni  jetter  le  moindre 
blâme  fur  une  telle  conduite  ? 

A  la  vérité  ,  les  Principes  qui  nous  font  agir ,  font 
dans  nôtre  volonté ,  mais  ils  font  fi  éloignez  de  pouvoir 
pafl^er  pour  Principes  de  Morale  ,  gravez  naturellement 
dans  nôtre  Ame ,  que  fi  nous  lâchions  la  bride  à  nos  de- 
firs,  ils  nous  feroient  violer  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  fa- 
cré  dans  le  Monde.  Les  Loix  font  comme  une  digue 
qu'on  oppofe  à  ces  defirs  déréglez  pour  en  arrêter  le 
cours;  ce  qu'elles  ne  peuvent  faire  que  par  le  moyen  des 
recompenfes  6c  des  peines  qui  contre-balancent  la  fatisfa- 
ftion  que  l'çn  pourroit  trouver  à  fe  laiifer  emporter  à  fes 

G  2  de- 


5 2  Gine  nuls  Principes 

Chap.  Il.defirs.  Si  donc  quelque  chofe  étoit  gravée  dans  rEfprit 
de  l'Homme  ,  en  qualité  de  Loy  ,  il  faudrait  que  tous 
les  hommes  fiiflcnt  aflurez  d'une  manière  certaine  èc  à 
n'en  pouvoir  jamais  douter,  qu'une  peine  inévitable  fera 
le  partage  de  ceux  qui  violeront  cette  Loy.  Car  fi  les 
hommes  peuvent  ignorer  ou  révoquer  en  doute  ce  qui  eft 
inne'i  c'elt  en  vain  qu'on  nous  parle  de  Principes  innez, 
ôc  qu'on  en  veut  faire  voir  la  nécefllté.  Bien  loin  qu'ils 
puiflent  fervir  à  nous  inftruire  de  la  vérité  &:  de  la  certi- 
tude des  chofes ,  comme  on  le  prétend ,  nous  nous  trou- 
vons dans  le  même  état  d'incertitude  avec  ces  Principes , 
que  s'ils  n'étoient  point  en  nous.  Une  Loy  innée  doit 
être  accompagnée  d'une  connoifTance  claire  5c  indubita- 
ble d'une  punition  aflurée  ,  &  allez  grande  pour  faire 
qu'on  ne  puiflé  être  tenté  de  violer  cette  Loy  fi  l'oncon- 
fulte  fes  véritables  intérêts  j  à  moms  qu'en  fuppofantunc 
Loy  imic'e ,  on  ne  veuille  fuppofer  aulîi  un  Evangile /««/. 
Du  refte  ,  on  auroit  tort  de  conclurre  de  ce  que  je  nie 
qu'il  "y  ait  aucune  Loy  innée,  que  je  croi  qu'il  n'y  a  que 
des  Loix  pofitives.  Ce  feroit  prendre  tout-à-fait  mal  ma 
penfée.  Il  y  a  une  grande  différence  entre  une  Loy  in- 
née, Se  une  Loy  de  Nature,  entre  une  vérité  gravée  ori- 
ginairement dans  l'Ame ,  Se  une  vérité  que  nous  ignorons , 
mais  dont  nous  pouvons  acquérir  la  connoiffance  en  nous 
fervant  comme  il  faut  des  Facultez  que  nous  avons  reçu 
de  la  Nature.  Et  pour  moy ,  je  croy  que  ceux  qui  don- 
nent dans  les  extrémitez  oppofées  ,  fe  trompent  égale- 
ment, je  veux  dire  ,  ceux  qui  pofent  une  Loy  innée  ,  & 
ceux  qui  nient  qu'il  y  ait  aucune  Loy  qu i  pu iiïe  être  con- 
nue par  la  lumière  de  la  Nature,  c'elt-ù-dire ,  fans  le  fe- 
cours  d'une  Révélation  pofitive. 
Ceuxquifoû-  §.14.  Il  eft  fi  évident ,  que  les  hommes  ne  s'accordent 
aTs^Prmc^pcs  P'^^  ^"''  '^^  Principcs  de  pratique  ,  que  je  ne  penfc  pas , 
de  prati<]uc  m-  qu'il  foit  néceflaire  d'en  dire  davantage  pour  faire  voir 
nez  ,  ne  nous  qi,'i[  n'^j^  p^^  poilîble  de  prouver  par  leconfentemcntçé- 
font  CCS  Trinci-  ncral  qu  il  y  ait  aucune  Kegle  de  Morale,  tnnee ;  èc  cela 
P«-  fuiîit  pour  faire  foupçonner  que  la  fuppofition  de  ces  for- 

tes 


de  pratique  ne  font  innez.  Liv.  I.  53 

tes  de  Principes  n'eft  qu'une  opinion  inventée  à  plaifiri  Chap.  II. 
puifque  ceux  qui  parlent  de  ces  Principes  avec  tant  de  con- 
fiance, font  fi  réfervez  à  nous  les  marquer  en  détail.  C'eft 
pourtant  ce  qu'on  auroit  droit  d'attendre  de  ceux  qui  font 
tant  de  fonds  fur  cette  opinion  >  &:  leur  refus  nous  donne 
fujet  de  nous  défier  de  leurs  lumières  ou  de  leur  charité , 
puifque  foûtenant  d'un  côté  que  Dieu  a  imprimé  dans  l'A- 
me des  hommes ,  les  fondeniens  de  leurs  connoifîances ,  & 
les  régies  néceflaires  à  la  conduite  de  leur  vie,  ils  ont  pour- 
tant il  peu  d'ardeur  pour.l'inftruftion  de  leurs  prochains, 
&  pour  le  repos  de  tout  le  Genre  Hiunain  qui  eft  partaj^é 
fur  ce  fujet ,  qu'ils  négligent  de  leur  montrer  quels  font 
ces  Principes  de  fpéculation  &:  de  pratique.  Mais  à  dire 
vrai,  s  il  y  avoir  de  tels  Principes,  il  ne  feroit  pas  nécef- 
faire  de  les  indiquer  à  perfonne.  Si  les  honmies  les  trou- 
voient  gravez  dans  leur  anie  ,  ils  poiu-roient  aifément  les 
diftinguer  des  autres  veritez  qu'ils  apprendroient  dans  la 
fuite ,  &  qu'ils  déduiroient  de  ces  premières  connoifian- 
ces  j  de  forte  qu'il  n'y  auroit  rien  de  fi  facile  que  de  con- 
noître  quels  feroient  ces  Principes ,  &  combien  il  y  en  au- 
roit. Nous  ferions  aufll  aflurez  de  leur  nombre  que  nous; 
le  foriimes  du  nombre  de  nos  doigts  >  &:  il  y  a  apparence 
que,  quelque  fyftéme  qu'on  embraflat  ,  on  pourroit  les 
marquer  un  par  un.  Mais  comme  perfonne  n'a  encore  en^ 
trepris,  que  je  fâche,  de  nous  donner  un  Catalogue  exa6t 
de  ces  Principes  qu'on  fuppofe  mnez  ,  on  ne  fauroit  blâ- 
mer ceux  qui  doutent  de  la  vérité  de  cette  fuppofition , 
puifque  ceux-là  même  qui  veulent  impofer  aux  autres  la 
néceflité  de  croire  qu'il  y  a  des  Propofitions  innées  ,  ne 
nous  difent  point  quelles  font  ces  Propofitions.  Ileftaifé 
de  prévoir,  que  fi  différentes  perfonnes ,  attachées  à  diffé- 
rentes Sedes,  entreprenoient  de  nous  donner  une  lifte  des 
Principes  de  pratique  qu'ils  regardent  com^me  innez  ,  ils 
ne  mettroient  dans  ce  rang  que  ceux  qui  s'accorderoient 
avec  leurs  hypothefes ,  &  qui  feroient  propres  à  défendre 
les  opinions  qui  régnent  dans  leurs  Ecoles,  ou  dans  leurs 
Eglifes  particulières:  preuve  évidente  qu'il  n'yapointde 

G   3  telles 


54  §ll'^  ^"^^  Principes 

Chap.  II.  telles  veritez  innées.  Bien  plus ,  une  grande  partie  des 
hommes  font  fi  éloignez  de  trouver  en  eux-mêmes  de  tels 
Principes  de  Morale  innez  ,  que  dépouillant  les  hommes 
de  leur  Liberté,  èc  les  changeant  par-là  en  autant  de  Ma- 
chines, ils  détruifent  non  feulement  les  Régies  de  Morale 
qu'on  veut  faire  paffer  pour  innées ,  mais  toutes  les  autres, 
quelles  qu'elles  foient ,  fans  laifler  aucun  moyen  de  croire 
qu'il  y  en  ait  aucune,  à  tous  ceux  qui  ne  fauroient  conce- 
voir qu'une  Loy  puifTe  convenir  à  autre  chofe  qu'à  un  A- 
gent  libre, fie  qui  fur  ce  fondement  font  néceflairement o- 
bligez  de  rejetter  tout  Prmcipe  de  vertu ,  pour  ne  pouvoir 
allier  la  Morale  avec  la  nécellké  d'agir  en  Machine  j  deux 
chofes  qu'il  n'eft  pas  effectivement  fort  aifé  de  concilier, 
ou  de  faire  fubfifter  enfemble. 
Examen  des  §.15.  Après  avoir  écrit  ccci ,  j'appris  que  Mil ordH^r- 
que  propoir  "'  ^^^^  avoit  indiqué  ces  Principes  qu'on  prétend  être /wwf^r, 
UûotdHerétrt.  dans  fou  Ouvrage  intitulé.  De  Feritate,  touchant  la  Vé- 
rité. J'allai  d'abord  le  confulter,  efpérant  qu'un  homme 
d'un  fi  grand  efprit ,  auroit  dit  quelque  chofe  qui  pour- 
roit  me  fatisfaire ,  &  terminer  toutes  mes  recherches  fur 
cet  article.  Dans  le  chapitre  où  il  traite  de  l'inftiniSl  na- 
turel. De  injlmctu  naturali  i  pag.  76.  Edit.  1656.  voici 
les  fix  marques  auxquelles  il  dit  qu'on  peut  reconnoître  ce 
c\}.\'i\  ?iY>^c\\c  Notions  communes ,  i.  Priorittis ,  ou  l'avan- 
tage de  précéder  toutes  les  autres  connoifl'anccs.  2.  Inde- 
pendentia,  l'indépendance.  i-Univerfalitas ,  l'uni verfali- 
té.  ^.Certitude,  la  certitude.  ^.Necejfitas,  lanécefllté, 
c'eft  à  dire,  comme  il  l'explique  luy-mêmc  ,  ce  qui  fert 
à  la  confervation  de  l'homme,  qua  facnmt ad hommiscon- 
fervationem.  6.  Modiis  conformationis  ,  ideft,  Af^enftis 
ntiltâ  interpofitâ  morâ ,  la  manière  dont  on  reçoit  une  cer- 
taine vérité  ,  c'eft  à  dire  un  prompt  confentement  qu'on 
donne  Hms  héfiter  le  moms  du  monde.  Et  fur  la  fin  de  fon 
*Df/4Rf/(j;o«  petit  Traité  *  De  Religione  Laici,  ilparleainfideccsPrin- 
duLaïqui.  cipes  innez  ,  pag.  3.  Jdco  ut  non  uniufcujuf'vis  Religionis 
confinio  artfenîur  qna  nbiqiie  'vigent  veritates.  Sunt  enim 
in  ipfâ  mente  cœlitàs  defcripta ,  nulhfque  traditionibus  ,five 

Jcriptis , 


de  pratique  ne  font  inne^.    Liv.  I.  t^e 

fcriptiSi  Jïve  non  fcriptis  obnoxia :  C'eftàdire,  «Ainfi  ces  Chap.  IL 
„  Vcritez  qui  font  reçues  par  tout  ,   ne  font  point  refler- 
„rées  dans  les  bornes  d'une  Religion  particulière  ,  car  é- 
„  tant  gravées  dans  l'Ame  même  par  le  doigt  de  Dieu , 
5,  elles  ne  dépendent  d'aucune  Tradition  ,   écrite  ou  non 
écrite.    Et  un  peu  plus  bas ,  il  ajoute ,  Ver  liâtes  noftra:  Ca- 
îholicat  qiia  tanqnam  indnbia  T)ei  ejfata-,  in  for o  intcriori 
defcriptiC  -,  c'eft  à  dire ,  „  nos  veritez  catholiques ,  qui  font 
j,  écrites  dans  la  Confcience,  comme  autant  d'Oracles  in- 
„  faillibles  émanez  de  Dieu.     Milord  Herbert  ayant  ainii 
propofé  les  cara£téres  des  Principes  innez  ou  notions  com- 
munes 5  &  ayant  afliiré  que  ces  Principes  ont  été  gravez 
dans  l'Ame  des  hommes  par  le  doigt  de  Dieu  ,   il  vient  à 
les  propofer ,  Se  les  réduit  à  ces  cinq  :  *  Le  premier  eft , 
qu'/Zj  a  un  Dieu  fitprême  :    Le  fécond  j  que  ce  Dieu  doit 
être  J'ervi:  Le  troifiéme,  que  la  'vertu  jointe  aïKc  la  piété 
eji  le  culte  le  plus  excellent  qu'on  puijfe  rendre  à  la  Divini- 
té: Le  quatrième  j  i\i\'il  faut  fe  repentir  de  fis  pèches^:  Le 
cinquième,  c^u'ily  a  des  peines  ou  des  recompenfes  après  cet- 
te vie  i  filon  qu'on  aura  bien  ou  mal  vécu.     Quoy  (que  je 
tombe  d'accord  que  ce  font  là  des  veritez  évidentes  ,   èc 
d'une  telle  nature  qu'étant  bien  expliquées ,  une  créature 
raifonnable  ne  peut  guère  éviter  d'y  donner  fon  confente- 
menti  je  croi  pourtant  qu'il  s'en  faut  beaucoup  que  cet 
Auteur  fafle  voir  que  ce  font  autant  d'impreflîons  innées , 
naturellement  gravées  dans  la  confcience  de  tous  les  hom- 
mes, in  Foro  mterion  defcripta.  Je  me  fonde  fur  quelques 
obfervations  que  j'ai  pris  la  liberté  de  faire  contre  fon  hy- 
pothefe. 

§.  1 6 .  Je  remarque ,  en  premier  lieu ,  que  ces  cinq  Pro- 
portions ne  fauroient  être  toutes  des  Notions  commîmes, 
gravées  dans  nos  Ames  par  le  doigt  de  Dieu ,  ou  bien  qu'il 
y  en  a  beaucoup  d'autres  qu'on  devroit  mettre  dans  ce 
rang  ,   Il  l'on  etoit  fondé  à  croire  qu'il  y  en  eût  aucune 

d'innée. 

*  1.  Ejfe  aliquod  fapremmn  Nume>i.  j.  N/imea  illnd  coli  ilebere.  3.  Virtatem 
ctim  fiieiale  torijaridiim  cpnmam  ejp  raÙDuem  ctiltîis  divini.  4.  Re/ipifcen- 
dttm  cffe  à  peccatis.     J.  D.in pramium  vel  j/œnam  poji   banc  vitam  tranf- 


<^é  *  ^e  nuls  Principes 

Chap.  II.  d'innée.  En  effet,  il  y  a  d'autres  Propofitions ,  qui, 
fuivant  les  propres  Régies  de  Milord  Herbert ,  ont  pour 
le  moins  Autant  de  droit  à  une  telle  origine ,  &  peuvent 
aufll  bien  paflér  pour  innées  ,  que  quelques-unes  de  ces 
cinq  qu'il  rapporte  ,  comme  par  exemple  ,  cette  Régie 
de  Morale  ,  Faites  comme  vous  voudrie.z  qu'il  vous  fut 
fait ,  Se  peut-être  cent  autres  ,  fi  l'on  prenoit  la  peine  de 
les  chercher. 

§.17.  En  fécond  lieu ,  toutes  les  marques  qu'il  donne 
d'un  Principe  inrie  ,  ne  fauroient  convenir  à  chacune  de 
ces  cinq  Propofitions.  Ainfi,  la  première,  la  féconde  èc 
la  troifiéme  de  ces  marques  ne  conviennent  pas  parfaite- 
ment à  aucune  de  ces  Propofitions  :  Scia  première,  la  fé- 
conde, la  troifiéme,  la  quatrième ,&: la fixiéme quadrent 
fort  mal  à  la  troifiéme  Propofition ,  à  la  quatrième  &:  à  la 
cinquième.  On  pourroit  ajouter ,  que  nous  favons  certai- 
nement par  l'Hilloire  ,  non  feulement  que  plufieurs  per- 
fonnes ,  mais  des  Nations  entières  regardent  quelques-unes 
de  ces  Propofitions ,  ou  même  toutes  ,  comme  douteufes 
ou  comme  fauffes.  Mais  cela  mis  à  part ,  je  ne  faurois  voir 
comment  on  peut  mettre  au  nombre  des  Principes  irme^ 
la  troifiéme  Propofition  ,  dont  voici  les  propres  termes, 
La  Vertu  jointe  avec  la  pie'tc  ,  eji  le  culte  le  plus  excellent 
qu'on  fîiiffe  rendre  a  la  Divinité:  tant  le  mot  de  Vertu  eft 
difficile  à  entendre, tant  la  lignification  eneil  équivoque, 
&:  la  chofe  qu'il  exprime ,  difputée  &:  mal-aifee  à  connoi- 
tre.  D'où  il  s'enfuit  qu'une  telle  Règle  de  pratique  ne 
peut  qu'être  fort  peu  utile  à  la  conduite  de  nôtre  vie, 
&;  que  par  conféquent  elle  n'eft  nullement  propre  à  être 
mife  au  nombre  des  Principes  de  pratique  qu'on  prétend 
être  innées. 

§.  18.  Confiderons,  pour  cet  effet ,  cette  Propofition 
félon  le  fens  qu'elle  peut  recevoir  j  car  ce  qui  conftituè 
&  doit  conftituer  un  Principe  ou  une  Notion  commune, 
c'eft  le  fens  de  la  Propofition  £c  non  pas  le  fon  des  termes 
qui  fervent  à  l'exprimer.  Voici  la  Propofition  :  La  Ver- 
tu eJi  le  culte  le  plus  excellent  qu'on  puijje  rendre  à  Dieu , 

c'eft- 


de  pratique  ne  font  innez.  Liv.  I.  57 

c'eft-à-dire 5  qui  luy  eft  le  plus  agréable.  Or  fi  on  prend  Chap.  II. 
le  mot  de  Vertu  dans  le  fens  qu'on  luy  donne  le  plus  com- 
munément, je  veux  dire  pour  les  a£tions  qui  pafTent  pour 
louables  félon  les  différentes  opinions  qui  régnent  en  dif- 
férens  Pais ,  tant  s'en  faut  que  cette  Propofition  foit  évi- 
dente, qu'elle  n'eft  pas  même  véritable.  Que  fi  on  appelle 
Vertu  les  aftions  qui  font  conformes  à  la  Volonté  de  Dieu, 
ou  à  la  Régie  qu'il  a  prefcrite  luy-mcme,  qui  eft  le  véri- 
table 6c  le  feul  fondement  de  la  Vertu,  à  entendre  parce 
terme  ce  qui  eft  bon  8c  droit  en  luy-même;  en  ce  cas-là, 
rien  n'eft  plus  vrai  ni  plus  certain  que  cette  Propofition , 
La  Vertu  ejl  le  culte  le  plus  e:^ccllent  qu'on  piiiffe  rendre  à 
Dieu.  Mais  elle  ne  fera  pas  d'un  grand  ufige  dans  la  vie 
humaine,  puifqu'elle  ne  fignifiera  autre chofe ,  finonque 
Dieu  fe  plaît  à  voir  pratiquer  ce  qu^il  commande  :  vérité 
■dont  un  homme  peut  être  entièrement  convaincu  fans  fa- 
voir  ce  que  c'eft  que  Dieu  commande  ,  fie  fe  trouver  par 
conféquent  aulîl  éloigné  d'avoir  aucune  règle  ou  aucun 
principe  de  fes  actions ,  que  lors  que  cette  vérité  luy  étoit 
tout-à-fait  inconnue.  Or  je  ne  penfe  pas  qu'une  Propo- 
fition qui  n'emporte  autre  chofe  finon  c|ue  Dieufe  plaît  à. 
voir  pratiquer  ce  qu'il  commande  ,  foit  reçue  de  bien  des 
gens  pour  un  Principe  de  Morale  ,  gravé  naturellement 
dans  l'Efprit  de  tous  les  hommes  ,  quelque  véritable  8c 
quelque  certaine  qu'elle  foit}  puis  qu'elle enfeigne  fi  peu 
de  chofe.  Mais  quiconque  luy  attribuera  ce  privilège, 
fera  en  droit  de  regarder  cent  autres  Propofitions  comme 
des  Principes  innez,  car  il  y  en  a  plufieurs  que  perfonne 
ne  s'eft  encore  avifé  de  mettre  dans  ce  rang ,  qui  peuvent 
y  être  placées  avec  autant  de  fondement  que  cette  premiè- 
re Propofition. 

§.-19.  La  quatrième  Propofition  ,  qui  porte  que  ?<?/«  o„  continue 
les  hommes  doivent  Je  repentir  de  leurs  péchez-  ,  n'eft  pas  d'examiner  les 
plus  inftruaive  ,  jufqu'à  ce  qu'on  ait  expliqué  quelles  pro'poftz'""par 
font  les  aârions  qu'on  appelle  àcs  Péchez.  Carie  mot  Miiord  «er^erf. 
de  péché  étant  pris  (comme  il  l'eft  ordinairement)  pour 
fignifier  en  général  de  mauvaifes  actions  qui  attirent  quel- 

H  que 


5  8  ^te  nuls  Principes 

Chap.  il  que  châtiment  fur  ceux  qui  les  commettent  -,  nousdonne- 
t-on  un  grand  Principe  de  Morale  ,  en  nous  difant  que 
nous  devons  être  affligez  d'avoir  commis  ,  6c  que  nous 
devons  céder  de  commettre  ce  qui  ne  peut  que  nous  ren- 
dre malheureux;  û  nous  ignorons  quelles  font  cesaclions 
particulières  que  nous  ne  pouvons  commettre  fans  nous 
réduire  dans  ce  trille  état?  Cette  Propoiltioneit  fans  dou- 
te très-veritable.  Elle  ell  aulll  très-propre  à  être  incul- 
quée dans  l'efprit  de  ceux  à  qui  on  fuppofe  qu'on  a  fait 
connoître  les  acbions  qui  dans  les  différentes  circonllan- 
ces  de  la  vie  font  des  péchez  ,  &:  elle  doit  être  reçue  de 
ceux  qui  ont  ces  connoiffances.  Mais  on  ne  fauroit  con- 
cevoir que  cette  Propdfition  ni  la  précédente,  foientdes 
Principes  imicz.,  ni  qu'elles  foient  d'aucun  uiage,  quand 
bien  elles  feroicnt  innées  -,  à  moins  que  la  mefure  6c  les 
bornes  précifes  de  toutes  les  Vertus  6c  de  tous  les  Vices 
n'euflcntauili  été  gravées  dans  l'Ame  des  hommes,  6c  ne 
fuflént  autant  de  Principes  innez  jdequoy  rona,jepenfe,. 
grand  fujet  de  douter.  D'où  je  conclus  qu'il  ne  femble 
prefque  pas  pcfiible ,  que  Dieu  ait  imprimé  dans  l'Ame 
des  hommes  ,  des  Prmcipes  ,  conçus  en  termes  vagues, 
tels  que  ceux  de  l^ertn  &c  de  Pèche  ,  qui  parmi  différen- 
tes perfonnes  flgnifient  des  chofes  fort  différentes.  On 
ne  fauroit,  dis-je  ,  fuppofer  que  ces  fortes  de  Principes 
puifiént  être  attachez  à  certains  mots  ,  parce  qu'ils  font 
pour  la  plupart  compofez  de  termes  généraux  qu'on  ne 
fauroit  entendre,  avant  que  de  connoitre  les  idées  parti- 
culières qu'ils  renferment.  Car  dans  les  exemples  de  pra- 
tique, on  doit  fe  conduire  parlaconnoifTancedes  aftions 
mêmes ,  6c  des  réglés  f\ir  lefquellés  ces  agirions  font  fon- 
dées ;  6c  cela  ,  independemment  des  mots  ,  6c  avant  la 
connoiflance  des  termes:  de  forte  qu'un  homme  doit  con- 
noître ces  régies,  quelque  Langage  qu'il  apprenne,  l'An- 
glois  ,  le  François  ,  ou  le  Japonnois  >  quoy  qu'il  n'ap- 
prenne même  aucun  Langage  ,  te  qu'il  ne  vienne  jamais 
à  entendre  l'ufiige  des  mots  ,  comme  il  arrive  aux  fourds 
6c  aux  muets.  Quand  on  aura  fait  voir  j  que  des  hom- 
mes 


de  pratique  ne  font  innez.  Liv.  I.  59 

mes  qui  n'entendent  aucun  Langage  ,  &  qui  n'ont  pas  Chap.  IL 
appris  par  le  moyen  des  Loix  &  des  coutumes  de  leur 
Pais ,  Qu'une  partie  du  Culte  de  Dieu  confifte  à  ne  tuer 
perfonne,  à  n'avoir  de  commerce  qu'avec  une  feule  fem- 
me, à  ne  pas  faire  périr  des  Enfans  dans  le  ventre  de  leur 
Mère ,  à  ne  pas  les  expofer  ,  à  n'ôter  point  aux  autres  ce 
qui  leur  appartient,  quoyque  nous  en  ayons  befoin  nous- 
mêmes,  mais  au  contraire  à  les  fecourir  dans  leurs  nécef- 
fitez ,  &:  lors  que  nous  venons  à  violer  ces  règles  ,  à  en 
témoigner  du  repentir,  à  en  être  affligez  &:  à  prendre  une 
ferme  refolution  de  ne  pas  le  faire  une  autre  fois  -,  quand , 
dis-je,  on  aura  prouvé  que  ces  gens-là  connoifTent  &  re- 
çoivent a£tuellement  pour  régie  de  leur  conduite  tous  ces 
Préceptes  &:  mille  autres  femblables  qui  font  compris  fous 
ces  deux  mots  Vertu  &c  Pèche  ,  l'on  fera  mieux  fondé  à 
regarder  ces  Régies  Se  autres  femblables ,  comme  des  No- 
tions communes  Se  des  Principes  de  pratique.  Mais  avec 
tout  cela  ,  quand  il  feroit  vrai  ,  que  tous  les  hommes 
s'accorderoient  fur  les  Principes  de  Morale ,  ce  confente- 
ment  univerfel  donné  à  des  veritez  qu'on  peut  connoître 
autrement  que  par  le  moyen  d'une  imprelllon  naturelle, 
ne  prouveroit  pas  bien  que  ces  verijtez  fuflént  efFe£ti- 
vement  innées  ;  &c  c'eft  là  tout  ce  que  je  prétens  foûte- 
nir. 

§.  20.    Ce  feroit  inutilement  qu'on  oppoferoit  ici  ce     On  objcac, 
qu'on  a  accoutumé  de  dire,  Ghie  la  Coutume,  l'éducation  1"^ ''* P"»"?" 

>      1  '     /      1        j  ■    1,  f  uiux.      peuvent 

(y  les  opinions  générales  de  ceux  avec  qui  l  on  con-verfe  peu-  ife  conompus. 
vent  objcurcir  ces  Principes  de  Morale  qu'on  fuppofe  innez^  Reponfeà  cette 
(ér  enfin  les  effacer  entièrement  de  l'efprit  des  hommes.    Car  *-'^''^'^^'°"' 
fi  cette  réponfe  eft  bonne  ,   elle  anéantit  la  preuve  qu'on 
prétend  tirer  du  confentement  univerfel ,   en  faveur  des 
Principes  innez  ;  à  moins  que  ceux  qui  parlent  ainii ,  ne 
s'imaginent  que  leur  opinion  particulière  ,    ou  celle  de 
leur  Parti,  doit  pafTer  pour  un  confentement  général  j  ce 
qui  arrive  alTez  fouvent  à  ceux  qui  fe  croyant  les  feuls  ar- 
bitres du  vray  &  du  faux ,  ne  comptent  pour  rien  les  fuf- 
frages  de  tout  le  relie  du  Genre  Humain.     De  forte  que 

H  2  le 


6o  ^le  nuls  Principes 

Chap.  II.  le  raifonnement  de  ces  gens-là  fe  réduit  à  ceci  :  3,  Les 
„  Principes  que  tout  le  Genre  Humain  reconnoît  pour 
j, véritables,  ïonx.  innez  :  ceux  que  les  perfonnes  de  bon 
5,fens  reconnoifient ,  font  admis  par  tout  le  Genre  Hu- 
„  main  :  Nous  &  ceux  de  nôtre  Parti  fommes  des  gens 
,,debonfens;  Donc  nos  Principes  font  innez.  Plaifm- 
te  manière  de  raifonner  ,  qui  va  tout  droit  à  l'infciillibi- 
litéi  Cependant,  Il  l'on  ne  prend  la  chofe  de  ce  biais,  il 
fera  bien  difficile  de  comprendre  comment  il  y  a  certains 
Principes  que  tous  les  hommes  reconnoifTent  d'un  commun 
confentement ,  quoy  qu'il  n'y  ait  aucun  de  ces  Principes 
que  la  CoiUmne  ou  l'Éducation  n'ait  ejfacé  de  l'efprit  de 
bien  des  gens  :  car  c'cil  comme  fi  l'on  difoit  que  tous  les 
hommes  reçoivent  ces  Pi-incipes ,  mais  que  cependant  plu- 
fieurs  perfonnes  les  rejettent  ,  &:  refufent  d'y  donner  leur 
confentement.  D'ailleurs  ,  la  fuppoiition  de  ces  fortes 
de  premiers  Principes  ne  fauroit  nous  être  d'un  grand  ufa« 
ge  ;  car  que  ces  Principes  foient  innez  ou  non  ,  nous  fe- 
rons dans  un  égal  embarras ,  s'ils  peuvent  être  altérez ,  ou 
entièrement  effacez  de  notre  Efprit  par  quelque  moyen 
humain,  comme  par  la  volonté  de  nos  Maîtres  &:  par  les 
fentimens  de  nos  Amis ,  &■  tout  l'étalage  qu'on  nous  fait 
de  ces  premiers  Principes  &  de  cette  lumière  m«/i?, n'em- 
pêchera pas  que  nous  ne  nous  trouvions  dans  des  ténèbres 

■    \  auffi  epaiflés,  &  dans  une  auili  grande  incertitude  que  s'il 

n'y  avoit  point  de  femblable  lumière.  Il  vaut  autant  n'a- 
voir aucune  Règle,  que  d'en  avoir  une  qui  peut  fe  cour- 

a      ■  berpar  quelque  voye,  ou  que  de  ne  pas  connoître  parmi- 

plufieurs  Règles  différentes  ,  &  contraires  les  unes  aux 
autres ,  quelle  eft  celle  qui  eft  droite.  Mais  je  voudrois 
bien ,  que  les  Partifans  ties  idées  innées  me  diifent ,  fi  ces 
Principes  peuvent  ,  ou  ne  peuvent  pas  être  effacez  par 
l'Education  &r  par  la  Coutume.  S'ils  ne  peuvent  l'être, 
nous  devons  les  trouver  dans  tous  les  hommes ,  &:  il  faut 
qu'ils  paroiffent  clairement  dans  l'Efprit  de  chaque  hom- 
me en  particulier.  Qiie  s'ils  peuvent  être  altérez  par  des 
Notions  étrangères ,  ils  doivent  paroître  plus  diftinde- 

ment 


de  pratique  ne  font  innez.  Liv.  I.  Gi 

ment  ôcavec  plus  d'éclat,  lors  qu'ils  font  plusprèsdeleur  Chap.  II. 
fource  ,  je  veux  dire  dans  les  Enfans  8c  les  Ignorans  fur 
qui  les  opinions  étrangères  ont  fait  le  moins  d'impreflion. 
Qii'ils  prennent  tel  parti  qu'ils  voudront,  ils  verront  clai- 
rement qu'il  eft:  démenti  par  des  faits  conftans  6c  par  une 
continuelle  expérience. 

§.  2  1.   J'avoûë  que  des  perfonnes  de  différent  Pais,  O"  reçoit  dans 
d'un  tempérament  différent,  &  qui  n'ont  pas  été  élevées  rrma'es '^'^*  r 
de  la  même  manière ,  reçoivent  quantité  d'Opinions  com-  dcttuifait  les 
me  autant  de  premiers  Principes,  qu'on  ne  peut  révoquer  ""«'"autres. 
en  doute;  quoy  que  plufieurs  de  ces  Opinions  ne  puifîent 
être  véritables,  pour  être  abfurdes  en  elles-mêmes  &  di- 
reftement  contraires  les  unes  aux  autres.     Mais  quelque 
oppofées  qu'elles  foient  à  la  Raifon ,  elles  ne  laifîent  pas 
d'être  reçues  dans  quelque  endroit  du  Monde  avec  un  fi 
grand  refpeft ,  qu'il  fe  trouve  des  gens  de  bon  fens  en  tou- 
te autre  chofe  qui  aimeroient  mieux  perdre  la  vie  6c  tout 
ce  qu'ils  ont  de  plus  cher,  que  de  les  révoquer  en  doute, 
ou  de  permettre  à  d'autres  de  les  contefler. 

§.22.  Qiielque  étrange  que  cela  paroifîe,  c'efb  ce  que  l'arqneisdc- 
l'expérience  confirme  tous  les  jours  ;  6c  l'on  n'en  fera  pas  meTi^emie^c' 
fi  fort  furpris  ,    fi  l'on  conlidére  par  quels  dégrez  il  peut  communcmenî 
arriver  que  des  Doftrines  qui  n'ont  pas  de  meilleures  four-  areccvoircer- 

ir  /L--  jj-NT  •  1,  ■'!■>       taincs  choies 

ces  que  fa  luperftition  d  une  JNourrice,  ou  lautonted  u-  pour  Principes- 
ne  vieille  femme,  peuvent  devenir  ,  par  la  longueur  du 
temps  èc  le  confentement  des  voifins ,  autant  de  Principes 
de  Keligion  6c  de  Morale.  Car  ceux  qui  ont  foin  de  don- 
ner ,  comme  ils  parlent ,  de  bons  Principes  à  leurs  Enfans, 
(èc  il  y  en  a  peu  qui  n'ayent  fait  provifion  pour  eux-mê- 
mes de  ces  fortes  de  Principes  qu'ils  regardent  comme  au- 
tant d'articles  de  Foy)  leur  infpirent  les  fentimens  qu'ils 
veulent  leur  faire  retenir  6c  profefler  durant  tout  le  cours 
de  leur  vie.  Et  les  Efprits  des  Enfans  étant  alors  fans  coii- 
noiffance ,  èc  indifférens  à  toute  forte  d'opinions  ,  reçoi- 
vent les  impreflions  qu'on  leur  veut  donner  ,  femblables 
à  du  Papier  blanc  fur  lequel  on  écrit  tels  cara£téres  qu'on 
veut.   Etant  ainfi  imbus  de  ces  Doctrines,  dès  qu'ils  cora- 

H  3  mencent 


62  ^e  nuls  Principes 

Chap.  il  mcnccnt  à  entendre  ce  qu'on  leur  dit  ,  ils  y  font  con- 
firmez dans  la  fuite,  à  mefure  qu'ils  avancent  en  âge,  foit 
par  la  profeflion  ouverte  ou  le  confentement  tacite  de  ceux 
par  Icfquels  ils  vivent,  foit  par  l'autorité  de  ceux  dont  la 
fagelîc ,  la  fcience  ,  èc  la  piété  leur  eft  en  recommanda- 
tion, fie  qui  ne  permettent  pas  que  l'on  parle  jamais  de  ces 
Doârrines  que  comme  des  fondemens  de  la  Religion  &  des 
bonnes  mœurs.  Et  voilà  comment  ces  fortes  dePrinxripes 
pajlént  enfin  pour  des  veritez  inconteftables,  évidentes  & 
nées  avec  nous. 

§.23.  A  quoy  nous  pouvons  ajouter ,  que  ceux  qui  font 
inftruits  de  cette  manière  venant  à  faire  reflexion  fur  eux- 
mêmes  lors  qu'ils  font  parvenus  à  l'âge  de  raifon  ,  ôc  ne 
trouvant  rien  dans  leur  Efprit  de  plus  vieux  que  ces  opi- 
nions, avant  que  leur  Mémoire  tint ,  pour  ainfi dire,  re- 
gîtrc  de  leurs  actions ,  &  marquât  la  datte  du  temps ,  au- 
.qucl  quelque  chofc  de  nouveau  commençoit  de  leur  pa- 
roitre  ,  ils  s'imaginent  que  ces  penjc'es  dont  ils  ne  peuvent 
d€Cou"jrir  en  eux  la  prcmure  fonrce ,  fotit  ajfurc ment  des  im- 
prejjions  de  Dieti  &  de  la  Nature  ,  c^  non  des  chofes  que 
à' mitres  hommes  leur  ayentapprifes.  Prévenus  de  cette  pen- 
fee,  ils  confervent  ces  opinions  dans  leur  Efprit  ,  ôc  les 
reçoivent  avec  la  même  vénération  que  pluiieurs  ont  ac- 
coutumé d'avoir  pour  leurs  Parens  ;  non  que  cette  véné- 
ration foit  l'etïet  d'une  impreffion  naturelle,  (car  en  cer- 
tains Lieux  ou  les  Enfans  font  élevez  d'une  autre  manière 
elle  leur  eft  inconnue)  mais  feulement  paixe  qu'ayant  re- 
^u  une  autre  éducation,  ^  ne  fe  fouvenant  plus  du  temps 
auquel  ils  ont  commencé  de  concevoir  ce  refpect ,  ils 
croyent  qu'il  eft  naturel. 

§.  24..  C'eft  ce  qui  paroîtra  fort  vraifemblable ,  6cpref- 
que  inévitable ,  fi  l'on  fait  reflexion  fur  la  nature  de  l'hom- 
me 6c  fur  la  conftitution  des  aff^aires  de  cette  vie.  En  effet, 
de  la  manière  que  les  chofes  font  établies  dans  ce  Monde^ 
la  plupart  des  hommes  font  obligez  d'employer  prefque 
tout  leur  temps  à  travailler  à  leur  profeflion ,  pour  gagner 
leur  vie,  fie  ne  fauroient  néanmoins  joûïr  de  quelque  re- 
pos 


de  pratique  ne  font  innez.   L  i  v .  1 .  65 

pos  ct'efprit ,  fans  avoir  des  Principes  qu'ils  regardent  com-  Chap.  Il, 
me  indubitables ,  Se  auxquels  ils  acquiefcent  entièrement. 
Il  n'y  a  perfonne  qui  foit  d'un  efprit  fi  fuperficiel  ou  11  flot- 
tant, qu'il  ne  fe  déclare  pour  certaines  JPropofitions  qu'il 
tient  pour  fondamentales ,  fur  lefquelles  il  appuyé  fes  rai- 
fonnemens,  6c  qu'il  prend  pour  régie  du  Vrai  &  du  Faux, 
du  Julie  &  de  l'Injufte.  Les  uns  n'ont  ni  aflez  d'habileté, 
ni  aflez  de  loillr  pour  les  examiner;  les  autres  en  font  dé- 
tournez par  la  parefle;  &:  il  y  en  a  qui  s'en  abftiennent  par- 
ce qu'on  leur  a  dit ,  depuis  leur  enfance  ,  qu'ils  fe  cie- 
voient  bien  garder  d'entrer  dans  cet  examen:  de  forte  qu'il 
y  a  peu  de  perfonnes  que  l'ignorance  ,  la  foiblefle  d'ef- 
prit ,  les  diilraftions ,  la  parefle  ,  l'éducation  ou  la  légè- 
reté n'engagent  à  embrafler  les  Principes  qu'on  leur  a  ap- 
pris, fur  la  bonne  foy  de  ceux  qui  les  ont  propofez. 

§.25.  C'efl:-là,  villblement,  l'état  où  fe  trouvent  tous 
les  Enfans  ,  Se  tous  les  jeunes  gens  ;  Se  la  Coutume  plus 
forte  que  la  Nature,  ne  manquant  guère  de  leur  faire  a- 
dorer  comme  autant  d'Oracles  émanez  de  Dieu  ,  tout  ce 
qu'elle  a  fait  entrer  une  fois  dans  leur  El'prit ,  poiu*  y  être 
reçu  avec  un  entier  acquiefcement  ;  il  ne  faut  pas  s'éton- 
ner fi  dans  un  âge  plus  avancé,  ou  ils  font  ou  embarraflez 
des  aftaires  indifpenfables  de  cette  vie  ,  ou  engagez  dans 
les  plaiflrs,  ils  ne  penfent  jamais  ferieufement  à  examiner 
les  opinions  dont  ils  font  prévenus  ,  particulièrement  fi 
l'un  de  leurs  Principes  efl: ,  que  les  Principes  ne  doivent 
pas  être  mis  en  qnejiion.  Mais  fuppofé  même  que  l'on  ait 
du  temps,  de  l'efpritScde  l'inclination  pour  cette  recher- 
che j  qui  efl:  afléz  hardi  pour  entreprendre  d'ébranler  les 
fondemens  de  tous  fes  raifonnemens  Se  de  toutes  fes  actions 
paflées  ?  Qiii  peut  foûtenir  une  penfee  auiîi  mortifiantes 
qu'eft  celle  cie  foupçonner  que  l'on  a  été  ,  pendant  long-- 
temps,  dans  l'erreur?  Combien  de  gens  y  a-t-il qui ayent 
afléz  de  hardiefl^e  Se  de  fermeté  pour  envifager  fans  peur." 
les  reproches  que  l'on  fait  à  ceux  qui  ofent  s'éloigner  du. 
fentiment  de  leur  Païs  ,  ou  du  Parti  dans  lequel  ils  f  ,nn 
nez  r  Et  où  eft  l'homme  qui  puiflTe  fe  réfoudre  patiemmcnc 

a: 


64  §Ï3(  ftif^s  Principes 

Chap.  II.  à  porter  les  noms  odieux  de  Pyrrhonien, de Deïfte^c d'A- 
thée, dont  il  ne  peut  manquer  d'être  régalé  s'il  témoigne 
feulement  qu'il  doute  de  quelqu'une  des  opinions  com- 
munes? Ajoutez  qu'il  ne  peut  qu'avoir  encore  plus  de  ré- 
pugnance à  mettre  en  queftion  ces  fortes  de  Principes ,  s'il 
croit  j  comme  font  la  plupart  des  hommes  ,  que  Dieu  a 
gravé  ces  Principes  dans  fon  Ame  pour  être  la  régie  &:  la 
pierre  de  touche  de  toutes  fes  autres  opinions.  Et  qu'eft- 
ce  qui  pourroit  l'empêcher  de  regarder  ces  Principes  com- 
me facrez  ,  puifque  de-  toutes  les  penfées  qu'il  trouve  en 
luy,  ce  font  les  plus  anciennes  ,  6c  celles  qu'il  voit  que 
les  autres  hommes  reçoivent  avec  le  pkis  de  refpeft  ? 
Comraentles  §.26.  11  cft  aifé  de  s'imagmcr,  après  cela,  comment  il 
hommes  vien-  ^^ùv^     que  Ics  hommcs  viennent  à  adorcr  Ics  Idoles  qu'ils 

nciit  pour  l'or  r  ■  ■  •■    r  n-  J        ■  J  '  >-1 

dmaircàiefaircont  fait  eux-memcs,  a  le  paliionner  pour  des  idées  qu  ils 
des  Piincipes.  fe  font  renduës  familières  pendant  long-temps ,  &c  à  regar- 
der comme  des  véritez  divines ,  des  erreurs  &:  de  pures  ab- 
furditeZi  zélez  adorateurs  de  finges  &  de  veaux  d'or,  je 
veux  dire  de  vaines  Se  ridicules  opinions,  qu'ils  regardent 
avec  un  fouverain  refpeft,  jufques  à  difputer  ,  fe  battre, 
6c  mourir  pour  les  défendre , 

TuvenaiisSflf  -    -    -    *  quum  folos  crcdat  habenàos 

XV.  i!.  iT.'-d  E/^e  Deos,  qttos  ipfe  colit  : 

38. 

Chacun  s'imaginant  que  les  Dieux  qu'il  fert  ,  font  feuls 
dignes  de  l'adoration  des  hommes.  Car  comme  les  Facul- 
tez  de  raifonner  ,  dont  on  fait  prefque  toujours  quelque 
ufage,  quoy  que  prefque  toujours  fans  aucune  circonfpe- 
ftion,  ne  peuvent  être  mifcs  en  aftion  ,  faute  de  fonde- 
ment &:  d'appui  ,  dans  la  plupart  des  hommes  ,  qui  par 
parelfe  ou  par  diftradiion  ne  découvrent  point  les  vérita- 
bles Principes  de  nos  connoiffances,  ou  qui  faute  de  temps, 
ou  de  bons  fecours ,  ou  pour  quelque  autre  raifon  que  ce 
foit ,  ne  peuvent  point  les  découvrir  pour  aller  chercher 
eux-mêmes  la  Vérité  jufque  dans  fa  foiirce  ;  il  arrive  na- 
turellement 6c  d'une  manière  prefque  inévitable,  que  ces 
fortes  de  gens  s'attachent  à  certains  Principes  qu'ils  em- 

braffent 


de  pratique  ne  font  intiez.   Liv.  I.     •  .65 

-brâflent  fur  la  foy  d'autruy}  de  forte  que  venant  à  les  re-  Chap.  IL 
garder  comme  des  preuves  de  quelque  autre  chofe ,  ils  s'i- 
maginent que  ces^Principes  n'ont  aucun  befoin  d'être  prou- 
vez. Or  quiconque  a  admis  une  fois  dans  fon  Efprit  quel- 
ques-uns de  ces  Principes ,  &:  les  y  conferve  avec  tout  le 
refpeâ:  qu'on  a  accoutumé  de  rendre  à  des  Principes ,  c'eft 
à  dire  fans  fe  hazarder  jamais  de  les  examiner ,  mais  en  fe 
faifant  une  habitude  de  les  croire  parce  qu'il  faut  les  croi- 
re ;  une  perfonne  ,  dis-je  ,  qui  ett  dans  cette  difpofition 
d'efpritj  peut  fe  trouver  engagé  par  l'éducation  Se  par  les 
coûtivmes  de  fon  Pais  à  recevoir  pour  des  Principes,  innez 
les  plus  grandes  abfurditez  du  Monde  ;  &:  à  force  d'avoir 
les  yeux  long-temps  attachez  fur  les  mêmes  objets,  il  peut 
s'offufquer  la  veûë  jufques  à  prendre  des  Monftres  qu'il 
a  forgez  dans  fon  propre  Cerveau,  pour  des  images  de  la 
Divinité  &  pour  l'œuvre  de  fcs  mains. 

§.27.  On  peut  voir  aifément  par  ce  progrès  infenfible.  Les  Principes 
comment  dans  cette  grande  diveriîté  de  Principes  oppo-  ^°^'^^^^ç^^ 
{ez  que  des  gens  de  tout  ordre  &c  de  toute  profelllon  re- 
çoivent oc  défendent  comme  inconteftables ,  il  y  en  a  tant 
qui  paffent  pour  mnez.  Qiie  fi  quelqu'un  prétend  nier 
que  ce  foit  là  le  moyen  par  oii  la  plûpartdes  hommes  vien- 
nent à  s'aflurer  de  la  vérité  ôc  de  l'évidence  de  leurs  Prin- 
cipes, il  aura  peut-être  bien  de  la  peine  à  expliquer  d'u- 
ne autre  manière  comment  ils  embraffent  des  opinions 
tout-à-fait  oppofées , qu'ils  croyent  fortement,  qu'ilsfoù- 
tiennent  avec  une  extrême  confiance,  &:  qu'ils  font  prêts, 
pour  la  plupart  ,  de  féeller  de  leur  propre  fang.  Et  dans 
le  fonds,  fi  c'eft  là  le  privilège  des  Principes  inne^à'èx.xc 
reçus  fur  leur  propre  autorité ,  fans  aucun  examen  ,  je  ne 
vois  pas  qu'il  y  ait  rien  qu'on  ne  puiffe  croire  ,  ni  com- 
ment les  Principes  que  chacun  s'ell  choifi  en  particulier, 
pourroient  être  révoquez  en  doute.  Mais  fi  l'on  dit,  qu'on 
peut  &"  qu'on  doit  examiner  les  Principes  Se  les  mettre , 
pour  ainli'dire,  à  l'épreuve,  je  voudrois  bien favoir com- 
ment de  premiers  Principes  ,  des  Principes  gravez  natu- 
Tellement  dans  l'ame  ,  peuvent  être  mis  à  l'épreuve  :   ou 

I  du 


66  ^'ii  n'y  a  point 

Chap.  II.  du  moins  qu'il  foit  permis  de  demander  par  quelles  mar- 
ques &c  par  quels  caraftércs  on  peut  dillinguer  les  vérita- 
bles Principes ,  les  Principes  innez  ,  d'avec  ceux  qui  ne 
le  font  paSi  afin  que  parmi  le  grand  nombre  de  Principes 
aufquels  on  attribue  ce  privilège ,  je  puifîe  être  à  l'abri  de 
Ferreur  dans  un  point  aulîî  important  que  celui-là.  Cela 
fait,  je  ferai  tout  prêt  à  recevoir  avec  joye  ces  admirables 
Propofitions  qui  ne  peuvent  être  que  d'une  grande  utili- 
té. Mais  jufque-là ,  je  fuis  en  droit  de  douter  quil  y  ait 
aucun  Principe  véritablement  inné,  parce  que  j'apprehen- 
de  que  le  confentement  univerlel ,  qui  eft  le  feul  carafté- 
re  qu'on  ait  encore  produit  pour  difcerner  les  Principes 
im2e:s  ,  ne  foit  pas  une  marque  allez  fùre  pour  me  déter- 
miner en  cette  occalîon  ,  ôc  pour  me  convaincre  de  l'exi- 
ftence  d'aucun  Principe  inné.  De  tout  ce  que  je  viens  de 
dire,  il  paroit  clairement  ,  à  ce  que  )e  croy  ,  qu'il  n'y  a 
point  de  Principe  de  pratique  dont  tous  les  liommes  con- 
viennent, &"  qu'il  n'y  en  a,  par  confequent ,  aucun  qu'on 
puiflé  appeller  inné. 


CHAPITRE      III. 

Chap.      Autres  confiderations  touchant  les  Principes  inné.::: ,  tant . 
m  ceux  cfui  regardent  la  fpecnlaticn  que  ceux  qui 

appartiennent  a  la  pratique. 

Des  Principe';    §.   I.   Ql  ccux  qui  nous  Veulent  perfuader  qu'il  y  a  des 
r.e  fauroiciit  e-  O  Pnncipes  inuez  ,    ne  les  euflént  pas  confiderez 

moinsciutics    en  gtos,  mais  eullent  examine  a  part,  lesdiverles  parties 
idées  dont  ils     dout  font  compofées  ces   Proportions   qu'ils  <iomment 

font  compof.'Z,  -y-,  i        »  •  -  »         ,- 

neicioient  âui-  Principes  innez  y  lis  n  auroient  pas  ete  peut-être  ii prompts 
(i-  à  croire  que  ces  Propofitions  font  effectivement  innées. 

Parce  que  fi  les  idées  dont  ces  Propofitions  ibnt  compo- 
fées, ne  font  pas  innées,  il  eft  impoiîible  que  les  Propo- 
fitions elles-mêmes  foient  innées ,  ou  que  la  connoiflance 
que  nous  en  avons ,  foit  née  avec  nous.     Car  fi  ces  idées 

ne 


de  Principes  innez-  Liv.  I.  (,y 

-ne  font  point  innées,  il  y  a  eu  un  temps  auquel  l'Amené    C  h  a  p. 
connoiflbit  point  ces  Principes  ,    qui  ,   par  confcquent  j       III. 
ne  font  point  innez,  mais  viennent  de  quelque  autre  four- 
ce.     Or  oii  il  n'y  a  point  d'idées  ,   il  ne  peut  y  avoir  au- 
cune connoiflance,  aucun  aflentiment,  aucunes  Propor- 
tions mentales  ou  verbales  concernant  ces  idées. 

§.2.  Si  nous  conilderons  avec  foin  les  Enfans  nouvel.- Les ide«  Sf  fut 
lement  nez,  nous  n'aurons  pas  grand  fuiet  de  croire  qu'ils  t°"f"i!«qui 

1  j;-J  ■  n  *  corn pulent  les 

apportent  beaucoup  d  idées  avec  eux  en  venant  au  Mon-  rropofinons 
de.     Car  excepté,  peut-être,  quelques  foibles  idées  de  ^".'<^".^pp^"c 
faim,  de  foif,  de  chaleur  ,   6c  de  douleur  qu'ils  peuvent  ZlT^linL 
avoir  fenti  dans  le  fein  de  leur  Mère,  il  n'y  a  nulle  appa-  avec  les  Enfans, 
rence  qu'ils  ayent  aucune  idée  établie,  &  fur  tout  de  cel- 
les qui  répondent  aux  ternies  dont  font  compofées  ces 
Propofitions  générales  ,    qu'on  veut  faire  paflér  pour  in- 
nées.    On  peut  remarquer  comment  différentes  idées  leur 
viennent  enfuite  par  dégrez  dans  l'Efprit  ,  &  qu'ils  n'en 
acquièrent  juftement  que  celles  que  l'expérience,  Scl'ob- 
fervation  des  chofes  qui  fe  préfententàeux,  excitent  dans 
leur  Efprit;  ce  qui  peut  fuffire  pour  nous  convaincre  que 
ces  idées  ne  font  point  des  cara£téres  gravez  originairement 
•dans  l'Ame. 

§.3.  S'il  y  a  quelque  Principe /«w/,  c'efl,  fans  Contre- Preuve  de  u 
dit ,  celui-ci ,  //  ejl  impojjible  qu'une  chofefoit  &  ne  fat  ™'^'™e  vente, 
pas  en  même  temps.  Mais  qui  pourra  fe  perfuader,  ou  qui 
ofera  foûtenir  ,  que  les  idées  à'impojjibilité  èc  d'identité 
foient  innées  ?  Eft-ce  que  tous  les  hommes  ont  ces  Idées , 
Se  qu'ils  les  portent  avec  eux  en  venant  au  Monde  ?  Se 
trouvent-elles  les  premières  dans  les  Enfans,  &  précèdent- 
elles  dans  leur  Efprit  toutes  leurs  autres  connoiflanccs , 
car  c'eft  ce  qui  doit  arriver  néceflairement ,  fi  elles  font 
innées?  Dira-t-on  qu'un  Enfant  ait  les  idées  à'impojjibilité 
&c  d'identité,  avant  que  d'avoir  celles  du  blanc  ou  du.  noir, 
du  doux  ou  de  Vamer  ,  &c  que  c'eft  de  la  connoiflance  de 
ce  Principe  qu'il  conclut  ,  que  l'abfinthe  dont  on  frotte 
le  bout  des  mammelles ,  n'a  pas  le  même  goût  que  celui 
<[u'il  avoit  accoiitumé  de  fentir  auparavant,  lors  qu'il  tet- 

I  2  toit? 


68  §lu'il  n'y  a  point 

Ghap.   toit?  Eft-ce  la  connoiflance  qu'il  a  ,  qu^tine  chofeNepeM' 
m.      pas  être  &  n'être  pas  en  même  temps  ,   eft-ce  ,   dis-je  ,   k^ 
connoiflance  aftuelle  de  cette  Maxime  qui  fait  qu'il  di-- 
ftingue  fa  Nourrice  d'avec  un  Etranger,  qu'il  aime  celle- 
là.  Se  évite  l'approche  de  celui-ci?  Ou  bien,  eft-ce  que 
l'Ame  régie  fa  conduite.  Se  la  détermination  de  fes  juge- 
mens ,  fur  des  idées  qu'elle  n'a  jamais  eues  ?  Et  l'Enten- 
dement tire-t-il  des  Conclufions  de  Principes   qu'il  n'ct' 
point  encore  connus  ni  compris?  Ces  mots  à'impojfibilité' 
èc  d'identité  marquent  deux  idées  ,   qui  font  û  éloignées' 
d'être  innées  èc  gravées  naturellement  dans  nôtre  Âme, 
que  nous  avons  befoin  ,   à  ce  que  je  croy  ,    d'une  grande- 
attention  pour  les  former  comme  il  faut  dans  nôtre  En- 
tendement ;  fie  bien  loin  de  naître  avec  nous  ,   elles  font 
fi  fort  éloignées  des  penfées  de  l'Enfance  fie  de  laprémié- . 
re  Jeuneflé,  que  fi  l'on  y  prend  bien  garde  ,   on  trouve- . 
ra,  je  penfe  ,    qu'il  y  a  bien  des  hommes  faits  à  qui  elles 
font  inconnues. 
L'idée  de  17-        §-4-  Si  l'idée  de  l'Identité  ("pour  ne  parier  que  dé  cd-- 
jentiteneO.      Ic-ci}  cft  naturelle,  fie  par  conféquent  fi  évidente  fie  fi  pré- 
fomtmnee.      {^j^^g  à  nôtrc  Efprit ,    que  nous  devions  la  connoître  dèS' 
le  berceau  -,    je  voudrois  bien  qu'un  Enfiint  de  fept  ans  j- 
ou  même  un  homme  de  foixante-dix  ans  ,  me  dit  ,    il  un 
homme  qui  eft  une  Créature  compofée  de  corps  fie  d'ame,.. 
eft  le  .même ,  lorfque  fon  Corps  eft  changé  ?    fi  Euphorbe 
fie  Pythngore  qui  avoient  eu  la  même  Ame ,  n'étoient  qu'un  ■ 
même  homme  quoy  qu'ils  eulTent  vécu  éloignez  de  plu- 
fieurs  fiécles  l'un  de  l'autre  ?    Et-,   fi  le  Coq  dans  lequel 
cette  même  Ame  pafla  enfuite ,  étoit  le  même  qu'Euphor- 
be fie  que  Pythagore?  Il  paroîtra  peut-être  par  l'embarras 
oii  il  fera  tie  refoudre  cette  Qiieftion ,  que  l'idée  A'Identi-> . 
te  n'eft  pas  fi  établie,  ni  i\  claire  ,  pour  mériter  de  pafler. 
pour />/«fV.     Or  fi  ces  idées  ,    qu'on  prétend  éxrcmHées  ^ 
ne  font  ni  aflez  claires  ni  afl'ez  diftinftes  ,   pour  être  uni— . 
verfellement  connues,  fie  reçues  naturellement  ,    elles  ne* 
fauroient  fervir  de  fondement  à  des  veritez  univerfellesfiC: 
indubitables ,    mais  elles  feront  au  contraire  une  occafiorv 

cer-  . 


de  Prinvipes  innez.  Liv.  I.  69 

certaine  d'une  perpétuelle  incertitude.  Car  fuppofë  que  C  h  a  p. 
rout  le  Monde  n'ait  pas  la  même  idée  de  V identité  que  III. 
Pythagore,  £c  mille  de  fes  Seftaîeurs  en  ont  eii  ;  quelle 
eft  donc  la  véritable  idée  de  Vidcnîite,  celle  qui  nous  eft 
naturelle ,  <3c  qui  eft  proprement  née  avec  nous  ?  ou  bien, 
y  a-t-il  deux  idées  à'idcnîitc ,  différentes  l'une  de  l'autre, 
qui  font  pourtant  toutes  deux  innées  ? 

§.5.  C'eft  en  vain  qu'on  repliqueroit  à  cela  ,  que  les 
Queftions  que  je  viens  depropoiér  fur  V  identité  àç.Vhora- 
me,  ne  font  que  de  vaines  fpéculations  ;  car  quand  cela 
feroit,  on  ne  laiileroit  pas  d'en  pouvoir- conclurre,  qu'il 
n'y  a  aucune  idée  innée  dcV  identité  dans  l'Efprit  des  hom- 
mes. D'ailleurs,  quiconque  confiderera  ,  avec  un  peu 
d'attention  ,  la  Refurreftion  des  Morts  ,  où  Dieu  fera 
fortir  du  Tombeau  les  mêmes  hommes  qui  feront  morts 
auparavant,  pour  les  juger  &:  les  rendre  heureux  ou  mal- 
heureux félon  qu'ils  auront  bien  ou  mal  vécu  dans  cette 
viej  quiconque,  dis-je,  fera  quelque  reflexion  fur  ce  qui 
doit  arriver  alors  à  tous  les  hommes,  avira  peut-être  aflez 
de  difficulté  à  déterminer  en  luy-même  ee  qui  fait  le  mê- 
me homme  ,  ou  en  quoy  confille  V identité,  &c  n'aura  gar- 
de de  s'imaginer  que  luy  ou  quelque  autre  que  ce  foit,  & 
les  Enfans  eux-mêmes ,  en  ayent  naturellement  une  idée 
claire  Ôcdiftintlre. 

§.  6.    Examinons  ce  Principe  de  Mathématique,    L^  i^"  ^dca  Je 
tout  efi  plus  grand  que  fa  partie.     Je  fuppofe  qu'on  le  met  ]Z^r^ti  Join^ 
au  nombre  des  Principes  innez ,  êc  je  fuis  afliiré  qu'il  peut  umcss. 
y  être  mis  avec  autant  de  railon  ,  qu'aucun  autre  Princi- 
pe que  ce  foit.     Cependant  perfonne  ne  peut  regarder  ce 
Principe  com.me  inné,  s'il  confidéreque  les  idées  dcTout 
&  de  Partie  qu'il  renferme,  font  parfaitement  relatives, 
&  que-  les  idées  pofitives  auxquelles  elles  fe  rapportent 
proprement  &  immédiatement ,    font  celles  à' Extenfiort 
&  de  Nombre  ,   dont  ce  qu'on  nomme  Tout  &  Partie  ne 
font  que  de  fimples  relations.     De  forte  que ,  fi  les  idées 
de  Tout  &  de  Partie  étoient  innées ,  il  faudroit  que  celles 
d'^xtenlion  6c  de  Nombre  le  fullént  aulll ,  car  il  eft  im> 

1-3  polîl- 


jnnec. 


70  §lu'il  n'y  a  point 

'C  H  A  p.  poiïible  d'avoir  l'idée  d'une  Relation  ,  fans  eri  avoir  au- 
III.  cunc  de  la  chofc  même  à  laquelle  cette  Relation  appar- 
tient, 6c  fur  quoy  elle  eft  fondée.  Du  relie,  je  lailTe  à 
examiner  aux  Partifans  des  Principes  innez  ,  û  les  idées 
d'Extenfion  &  de  Nombre  font  naturellement  gravées  dans 
l'Ame  de  tous  les  hommes. 

L'idc'e  ilMo-      §■   7-    Une  autre  vérité  qui  eft  ,  fans  contredit,  l'une 

ration  n'cil:  pas  Jes  plus  importantes  qui  puifi'ent  entrer  dans  l'Efprit  des 
Hommes  &c  qui  mérite  de  tenir  le  premier  rang  parmi 
tous  les  Principes  de  pratique ,  c'eft ,  Otie  Dieu  doit  être 
adore.  Cependant  elle  ne  peut  en  aiicune  manière  pafler 
pour  innée ,  à  moins  que  les  idées  de  Dieu  &  (X adoration 
ne  foient  aufll  innées.  Or  que  l'idée  ilgniliée  par  le  ter- 
me d'adoration  ,  ne  foit  pas  dans  l'Entendement  des  En- 
fans,  comme  un  caractère  originairement  empreint  dans 
leur  Ame ,  c'ell:  dequoy  l'on  conviendra  ,  je  penfe  ,  fort 
aifément ,  fi  l'on  conlldere  qu'il  fe  trouve  bien  peu  d'hom- 
mes faits  qui  en  ayent  une  idée  claire  6c  diftincVe.  Cela 
pofé,  je  ne  vois  pas  qu'on  puifle  imaginer  rien  de  plus  ri- 
dicule que  de  dire,  que  les  Enfans  ont  une  connoifTance 
innée  de  ce  Principe  de  pratique  ,  Dieu  doit  être  adore  ; 
mais  que  pourtant  ils  ne  favent  point  quelle  eft  cette  ado- 
ration qu'il-faut  rendre  à  Dieu,  en  quoy  conlifte  tout  leur 
devoir.  Mais  fans  appuyer  davantage  fiu-  cela  ,  pafTons 
outre. 

L'iiice  ie  Dieu  §.  g.  Si  aucunc  idée  peut  être  regardée  comme  innée ^ 
pw'"  '"'on  doit  pour  plufieurs  raifons  recevoir  en  cette  qualité 
l'idée  de  Dieu  ,  préferablement  à  toute  autre  ;  car  il  eft 
difficile  de  concevoir  comment  il  pourroit  y  avoir  des 
Principes  de  Morale  mnez  fans  une  iciee  innée  de  ce  qu'on 
nomme  Divinité  ;  parce  qu'ôté  l'idée  d'un  Legiflateur, 
il  n'eft  plus  pofîible  d'avoir  l'idée  d'une  Loy  ,  6c  de  fe 
croire  obligé  de  l'obferver.  Or  fans  parler  des  Athées 
dont  les  Anciens  ont  fait  mention ,  6c  qui  font  flétris  de 
ce  titre  odieux  fur  la  foy  de  l'Hiftoire  ,  n'a-t-on  pas  dé- 
couvert ,  dans  ces  derniers  fiécles ,  par  le  moyen  de  la 
Navigation  ,   des  Nations  entières  qui  n'avoient  aucune 


ne 


de  Principes  innsz.  Liv.  I.  71 

id€e  de  Dieu ,  à  (rt)  la  Baye  de  Soldanie ,  dans  (ù)  leBre-    C  h  a  p. 
iH,  6c  dans  les  (c)  Iles  Caribes ,  Sec.    Voici  ks  propres       III. 
termes  de  Nicolas  àd  Tccho  dans  les  Lettres  qu'il  écrit  {^iJ^J^'"  ^P"*^ 
*du  Paraguai  touchant  la  Converllon  dçs  Caaigues:  Rc-  rm^'^^î'&'o* 
pen  eamgentem  (à)  nulinm  nomen  habere  qitod  Deum  ,  ^  vm^ton  jif. 
Honnnis  animatn  fignificet ^  7tiillafacra  haljet ,  nullâidola;  ^^^'j^^^'^'^^'^' 
c'elt-à-dire  3   „  )'ai  trouvé  que  cette  Nation  n'a  aucun  (0  pansleB«- 
„niot  qui  fignifie  Dieu  &  TAme  de  l'Homme  ;    qu'elle  2^^p'--^^^^ 
„  n'obferve  aucun  culte  religieux  ,  &  n'a  aucune  idole,  trionlux  par  le 
Et  peut-être  que  H  nous  examinions  avec  foin  la  vie  Scies  ^^-/-^^  1^1  Mam- 
difcoUrs  de  bien  des  gens  qui  ne  font  pas  fi  éloignez  y  T'ExFÙaqM- 
nous  n'aurions  que  trop  de  fujet  d'appréhender  que  dans  ''"^  <^'  caaigaa- 
les  Pais  les  plus  civilifez  il  ne  fe  trouve  plufieurs  perfon-  ^'"'--'-.V"'"^- 
nes  qui  ont  des  idées  fort  roibles  oc  tort  obicures  cl  une  piex  de  rcbus 
Divinité ,  Se  que  les  plaintes  qu'on  fait  en  chaire  du  pro-  |^"''"^'^  *^^//- 
grès  de  l'Atheifme  ,   ne  font  pas  fans  fondement.     De  "        *  '"' 
forte  que  ,   bien  qu'il  n'y  ait  que  quelques  fcélerats  en- 
tièrement corrompus  qui  ayent  l'impudence  de  l'avoùèr, 
nous  en  entendrions ,  peut-être ,  beaucoup  plus  qui  tien- 
droient  le  même  langage,  fi  la  crainte  de  l'Epée  du  Ma- 
giftrat  j  ou  les  cenfures  de  leurs  voifins  ne  leur  fermoient 
la  bouche  -,   tout  prêts  d'ailleurs  à  publier  auffi  ouverte- 
ment leur  Atheïfme  par  leurs  difcours ,  qu'ils  le  font  par 
les  déreglemens  de  leur  vie  ,   s'ils  étoient  délivrez  de  la 
crainte  du  châtiment ,  6c  qu'ils  euflent  étouifé  toute  pu- 
deur. . 

§.  9.  Mais  fuppofé  que  tout  le  Genre  Humain  eut 
quelque  idée  de  Dieu  dans  tous  les  endroits  du  Monde, 
(quoy  que  l'Hiftoire  nous  enfeigne  dire£lement  le  con- 
traire) il  ne  s'enfuivroit  nullement  de  là  que  cette  idée 
fut  tnnee.  Car  bien  qu'il  n'y  eut  aucune  Nation  qui  ne 
defignât  Dieu  par  quelque  nom  ,  6c  qui  n'eut  quelques 
notions  obfcures  de  cet  Etre  fuprême  ,  cela  ne  prouve- 
rtoit  pourtant  pas  que  ces  notions  fu lient  autant  de  carac- 
tères gravez  naturellement  dans  l'Ame  >  non  plus  que  les- 
mots  de  Feu  ,  de  Soleil,  de  chaleur  ,  ou  de  nombre  ,  ne 
prouvent  point  que  les  idées  que.  ces  mots  fignifient , 

foienc 


•p.  Gît'il  n'y  a  point 

Chap.  {oient  innées ,  parce  que  les  hommes  connoiffent &:  reçoi- 
IIL       vent  univerfellement  les  noms  Sz  les  idées  de  ces  chofes. 
•Comme  au  contraire,  de  ce  que  les  Hommes  ne  défignent 
Dieu  par  aucun  nom,  &c  n'en  ont  aucune  idée  ,  on  n'en 
peut  rien  conclurre  contre  l'exiftence  de  Dieu  ,  non  plus 
que  ce  ne  feroit  pas  une  preuve  ,    qu'il  n'y  a  pomt  d'Ai- 
mant dans  le  Monde,   parce  qu'une  grande  partie    des 
hommes  n'ont  aucune  idée  d'une  telle  chofe  ,    ni  aucun 
nom  pour  la  déilgner  >  ou  bien,  qu'il  n'y  a  point  d'Efpé- 
ces  différentes ,  &:  diftindes  d'Anges  ou  d'Etres  Intelli- 
gens  au  delfus  de  nous  ,   par  la  raifon  que  nous  n'avons 
point -d'idée  de  ces  Efpéces  diftinftes  ,  ni  aucuns  noms 
pour  en  parler.     Comme  c'eft  par  le  langage  ordinaire 
de  chaque  Pais  que  les  hommes  viennent  à  faire  provi- 
fion  de  mots  ,   ils  ne  peuvent  guère  éviter  d'avoir  quel- 
que efpéce  d'idée  des  chofes  dont  ceux  avec  qui  ils  con- 
verfent ,  ont  fouvent  occafion  de  les  entretenir  fous  cer- 
tiiiias  noms:  &  fi  c'eft  une  chofe  qui  emporte  avec  elle  l'i- 
dée d'excellence  ,   de  grandeur  ,   ou  de  quelque  qualité 
extraordinaire,  qui  interefle  par  quelque  endroit ,  ècqm 
s'imprime  dans  l'efprit  fous  l'idée  d'une  puillance  abfoluë 
&:  irréfillible  qu'on  ne  puifTe  s'empêcher  de  craindre ,  une 
relie  idée  doit  ,    fuivant  toutes  les  apparences,  faire  de 
plus  fortes  imprellions  Se  fe  répandre  plus  loin  qu'aucune 
autre,  fur  tout  fi  c'eft  une  idée  qui  s'accorde  avec  les  plus 
fimples  lumières  de  la  Raifon  ,   èc  qui  découle  naturelle- 
ment de  chaque  partie  de  nos  connoiflances.     Or  telle  eft 
Vidée  de  Dien  -,  car  les  marques  éclatantes  d'une  fagefié  &: 
d'une  puiflance  extraordinaires  paroiflent  fi  vifiblemcnt 
dans  tous  les  Ouvrages  de  la  Création  ,   que  toute  Créa- 
ture raifonnable  qui  voudra  y  faire  une  ferieufe  reflexion, 
ne  fauroit  manquer  de  découvrir  l'Auteur  de  toutes  ces 
merveilles  :  &c  l'imprellion  que  la  découverte  d'un  tel  E- 
tre  doit  fliire  necefiairement  fur  l'Ame  de  tous  ceux  qui 
en  ont  entendu  parler  une  feule  fois  ,    eft  fi  grande  &  en- 
traîne avec  elle  une  fuite  de  penfees  d'un  fv  grand  poids, 
&:  fi  propres  à  fe  répandre  dans  le  Monde  ,    qu'il  me  pa- 

roit 


de  Principes  innêz.  L  i  v.  I.  73 

roît  tout-à-fait  étrange ,  qu'il  puifîe  fe  trouver  fur  la  Ter-    C  h  a  p.. 
re  une  Nation  entière  d'hommes,  affez  flupides  pour  n'a-       III. 
voir  aucune  idée  de  Dieu  >  cela,  dis-je,    me  femble  aulli 
furprenant  que  d'imaginer  des  hommes  qui  n'auroient  au- 
cune idée  des  Nombres ,  ou  du  Feu. 

§.  10.  Le  nom  de  Dieu  ayant  été  une  fois  employé  en 
quelque  endroit  du  Monde  pour  lignifier  un  Etre  fuprê- 
me,  tout-puiiTant ,  tout-fige,  &:inviiible>  la  conformi- 
té qu'une  telle  idée  a  avec  les  Principes  de  la  Raifon ,  6c 
l'intérêt  des  hommes  qui  les  portera  toujours  à  faire  fou- 
vent  mention  de  cette  idée ,  doivent  la  répandre  nécefîai- 
rement  fort  loin ,  &  la  faire  paifer  dans  toutes  les  Géné- 
rations fuivantes.  Mais  fuppofé  que  ce  mot  [oit  générale- 
ment connu  j  &  que  cette  partie  du  Genre  Humain  ,  qui 
eft  peu  accoutumée  à  penfer  ,  y  ait  attaché  quelques  idées 
imparfaites  c^  chancelantes  ,  il  ne  s'enfuit  nullement  de  là 
que  l'idée  de  Dieu  fait  innée.  Cela  prouveroit  tout  au 
plus,  que  ceux  qui  auroient  fait  cette  découverte,  fe  fe- 
roient  fervis  comme  il  faut  de  leur  Raifon ,  qu'ils  auroient 
fait  des  réflexions  ferieufes  fur  les  Caufes  des  chofes  Se  les 
auroient  rapportées  à  leur  véritable  origine  >  de  forte  que 
cette  importante  notion  ayant  été  communiquée  par  leur 
moyen  à  d'autres  hommes  moins  fpéculatifs  ,  6c  ceux-ci 
l'ayant  une  fois  reçue ,  il  ne  pouvoir  guère  arriver  qu'elle 
lie  perdit  jamais  plus. 

§.  1 1.  C'eft  là  tout  ce  qu'on  pourroit  conclurre  de  l'i-  QyeliJceJc 
dée  de  Dieu,  s'il  étoit  vrai  qu'elle  fe  trouvât  univerfelle-  p*-'^  "'«ft  P°'n'' 
ment  répandue  dans  l'Efprit  de  tous  les  hommes ,  ôrqu'el- 
le  fi-it  généralement  reçue ,  dans  tous  les  Pais  du  Monde, 
de  tout  homme  qui  feroit  parvenu  à  un  dge  mûr  ;  car  le 
confentement  général  de  tous  les  hommes  à  reconnoître 
un  Dieu ,  ne  s'étend  pas  plus  loin ,  à  mon  avis.  Qiie  fi 
l'on  foûtient  qu'un  tel  confentement  fuffit  pour  prouver 
que  l'idée  de  Dieu  eft  innée ,  on  en  pourra  tout  aiifîi  bien 
conclurre  que  l'idée  du  Feu  eft  innée  j  parce  qu'on  peut, 
à  ce  que  je  croy ,  affùrer  pofitivement  qu'il  n'y  a  perfon- 
iie  dans  le  Monde,  qui  ait  quelque  idée  de  D/>«,  qui  n'ait 

K  aulîi 


74  ^''i^  «'y  ^  point 

C  H  A  P.    aufli  l'idée  du  Feif.    Or  je  fuis  certain  qu'une  Colonie  de 

III.      jeunes  Enfans  qu'on  enverroit  dans  une  lie  oii  li  n'y  au- 

roit  point  de  feu ,  n'auroient  abfolument  aucune  idée  du 

feu,  ni  aucun  nom  pour  le  dëfigner,  quoy  quccefutune 

ch(.fe  généralement  connue  par  tout  ailleurs.  Et  peut-être 

ces  Enfans  feroient-ils  aullî  éloignez  d'avoir  aucun  nom 

ou  aucune  idée  pour  exprimer  la  Divinité,  jufqu'à  ce  que 

quelqu'un,  d'entr'eux  eût  appliqué  fonEfprità  laconlide- 

ration  de  ce  Monde  &  des  caufes  de  tout  ce  qu'il  contient, 

par  oii  il  parviendroit  aifément  à  l'idée  d'un  Dieu.  Après 

quoy,  il  n'auroit  pas  plutôt  fait  part  aux  autres  de  cette 

découverte,  que  la  Raifon  de  le  penchant  naturel  qui  les 

porteroit  à  occuper  leurs  penfees  d'un  tel  Objet,  la  repan- 

droient  enfuite,  6c  la  provigneroient,  pour  ainli  dire,  au 

milieu  d'eux. 

iieftconvena-        §.  12.  Mais  OU  réplique  à  Cela  quc  c'cft  unc  cliofc cou- 

cLu'.^quTLfy^^'^^'^l^  à  la  Bonté  de  Dieu  ,   d'imprimer  dans  l'Ame  des 

les  hommes  a^int  kommcs  y  dcs  caYaBércs  éf'  des  idées  de  Itiy-meme  ,  pour  ne 

uneidéedtcet    jgg  «^^  laifîcr  dans  les  ténèbres  &  dans  l'incertitude  à  l'é- 

votscDierut      gatcl  cl  uu  article  qui  les  touche  de  li  près  ,    comme  aulli 

granii  cette  Me  pour  s'aflurcr  à  luy-même  les  refpeds  &  les  hommages 

tZlusZlnmts.'^^'^^'^^  Créature  intelligente,  telle  que  l'homme, eilobli- 

Reponfeà  cette  gce  de  luy  tendre.    D'où  l'on  conclut  qu'il  n'a  pas  man- 

ohjca.ou.       q^^^  j^  jg  ^^j^^ 

Si  cet  Argument  a  quelque  force ,  il  prouvera  beaucoup 
plus  que  ceux  qui  s'en  fervent  en  cette  occalion  ,    ne  fe 
•  l'imaginent.     Car  fi  nous  pouvons  conclurre  que  Dieu  a 

fait  pour  \^i  hommes  ,  tout  ce  que  les  hommes  jugeront 
leur  être  le  plus  avantageux  ,  parce  qu'il  ell  convenable 
à  fa  Bonté  cî'en  ufer  ainfi  ;  il  s'enfuivra  de  là ,  non  feule- 
ment que  Dieu  a  imprimé  dans  l'Ame  des  hommes  une 
idée  de  Luy-même,  mais  qu'il  y  a  empreint  nettement  6c 
en  beaux  caractères  tout  ce  que  les  hommes  doivent  i"a  voir 
ou  croire  de  cet  Etre  fuprême  ,  tout  ce  qu'ils  doivent 
faire  pour  obéir  à  fes  ordres ,  6c  qu'il  leur  a  donné  une  vo- 
lonté 6c  des  afleîlions  qui  y  font  entièrement  conformes  > 
car  tout  le  Monde  conviendra  fans  peine  ,  qu'il  ell  beau- 
coup 


àe  Principes  innez.  Liv.  I.  75 

coup  plus  avantageux  aux  hommes  de  fe  trouver  dans  cet  C  h  a  p, 
état,  que  d'être  dans  les  ténèbres  j  à  chercher  la  lumière  III. 
êc  la  connoifTance  comme  à  tâtons, ainfi  que  S.  Paid nous 
repréfente  tous  les  Gentils  ,  yl^-.  XVII.  27.  &  que  d'é- 
prouver une  perpétuelle  oppofition  entre  leur  Volonté  &: 
leur  Entendement  ,  entre  leurs  Paillons  &  leur  Devoir. 
Je  croy  pour  moy  ,  que  c'efl  raifonner  fort  jufte  que  de 
dire.  Dieu  qui  ejl  infiniment  [âge  ,  a  fait  une  chofe  d'une 
telle  manière  ;  'Donc  elle  efi:  trh-bien  faite.  Mais  il  me  fem- 
ble  que  c'eft  préfumer  un  peu  trop  de  nôtre  propre  figef- 
fe,  que  de  dire,  Je  croy  qtte  cela  feroit  mieux  ainfi ;  Donc 
Dieu  l'a  ainfi  fait.  Et  à  l'égard  du  point  en queftion, c'eft 
en  vain  qu'on  prétend  prouver  fur  ce  fondement  ,  que 
Dieu  a  gravé  certaines  idées  dans  l'Ame  de  tous  les  Hom- 
mes ;  puifque  l'expérience  nous  montre  clairement  qu'il 
ne  l'a  point  fait.  Mais  Dieu  n'a  pourtant  pas  néglige  les 
hoiîimes,  quoy  qu'il  n'ait  pas  imprimé  dans  leur  Ame  ces 
idées  &:  ces  caraftéres  originaux  de  connoiflance  -,  parce 
qu'il  leur  a  donné  d'ailleurs  des  Facultez  qui  fuffifent 
pour  leur  faire  découvrir  toutes  les  chbfes  néceflaires  à  un 
Etre  tel  que  l'Homme  ,  par  rapport  à  fa  véritable  dcfti- 
nation.  Et  je  me  fais  fort  de  montrer  ,  qu'un  homme 
peut ,  fans  le  fecours  d'aucuns  Principes  innez  ,  parvenir 
a  la  connoiflance  d'un  Dieu  Se  des  autres  chofes  qu'il  luy 
importe  de  connoître ,  s'il  £iit  un  bon  ufage  de  fes  Facul- 
tez naturelles.  Dieu  ayant  doué  l'Homme  des  Facultez 
de  connoître  qu'il  poflede  ,  n'étoit  pas  plus  obligé  par  fa 
Bonté  ,  à  graver  dans  fon  Ame  les  Notions  innées  dont 
nous  avons  parlé  jufqu'ici ,  qu'à  luy  bâtir  des  Ponts,  ou 
des  Maifons,  après  luy  avoir  donné  la  Raifon,  des  mains 
&  des  matériaux.  Cependant  il  y  a  des  Peuples  dans  le 
Mond£,  qui  quoy  qu'ingénieux  d'ailleurs,  n'ont  ni  Ponts 
ni  Maifons  ,  ou  qui  en  font  fort  mal  pourvus  >  comme 
il  y  en  a  d'autres  qui  n'ont  abfolument  aucune  idée  de 
Dieu  ni  aucuns  Principes  de  Morale  ,  ou  qui  du  moins 
n'en  ont  que  de  fort  mauvais.  La  raifon  de  cette  igno- 
rance, dans  ces  deux  rencontres,  vient  de  ce  que  les  uns 

K  2  & 


7^  ^i'il  ny  a  point' 

C  H  A  p.  &  lies  autres  n'ont  pas  employé  leur  Efprit ,  leurs  Facu^ 
m.  tez,  &  leurs  for  ces,  avec  toute  l'induftrie  dont  ils  étoient 
capables ,  mais  qu'ils  fe  font  contentez  des  opinions ,  des 
coutumes  &  des  ufages  établis  dans  leurs  Païs  fans  regar- 
der plus  loin.  Si  vous  ou  moy  étions  nez  dans  la  Baye  de 
Soldaîiie ,  nos  penfées  Se  nos  idées  n'auroient  pas  été  peut- 
être  plus  parfaites  ,  que  les  idées  &  les  penfées  grolîîéres 
des  Hottentots  qui  y  habitent  ;  èc  fi  Apochauca7ia  Roy 
de  la  Virginie  ,  eût  été  élevé  en  Angleterre  ,  peut-être 
auroit-il  été  aufli  habile  Théologien  &"  auffi  grand  Ma- 
thématicien que  qui  que  ce  foit  dans  ce  Royaume.  Tou- 
te la  dilférence  qu'il  y  a  entre  ce  Roy ,  6c  un  Angloisplus 
intelligent,  conîlilc  limplement  en  ceci,  c'eil  que  l'exer- 
cice de  fes  Facultez  a  été  borné  aux  manières ,  aux  ufages 
&r  aux  idées  de  fon  Pais  ,  fans  que  fon  Efprit  ait  été  ja- 
mais pouffé  plus  loin  ,  m  appliqué  à  d'autres  recherchesj 
de  forte  que  s'il  n'a  eu  aucune  idée  de  Dieu ,  ce  n'eft  que 
pour  n'avoir  pas  fuivi  le  fil  des  penfées  qui  l'y  aiuoient 
conduit  infailliblement. 
jLcsidcesdc  §-i3-  Jecouvicns,  que  s'il  y  avoit  aucune  idée,  natu- 

Dicufon:  diffe-  rellemcut  empreinte  dans  l'Arne  des  Hommes  ,    nous  au- 

leutes  en  diftc-     .  .^        J  .  *      .-        •     i,-j'      j      /->   i     • 

rentes  ferfon-   Tions  railou  de  croire  ,    que  ce  leroit  1  idée  de  Celui  qux 
«>«•  les  a  faits  ,   laquelle  feroit  comme  une  marque  que  Dieu 

auroit  imprimé  luy-même  fur  fon  propre  Ouvrage,  pour 
faire  fouvenir  les  hommes  qu'ils  font  dans  fa  dépendance, 
èc  qu'ils  doivent  obéir  à  fes  ordres.  C'eft  par  là ,  dis-je, 
que  devroient  éclatter  les  premiers  rayons  de  la  connoif- 
fance  humaine.  Mais  combien  fe  pafle-t-il  de  temps  ,  a- 
vant  qu'une  telle  idée  puiflé  paroître  dans  les  Enfans?  Et 
lors  qu'on  vient  à  la  découvrir  ^  qui  ne  voit  qu'elle  ref- 
femble  beaucoup  plus  à  une  opinion  ou  à  une  idée  qui 
vient  du  Maître  de  l'Enfant,  qu'à  une  notion  qui  repre- 
fente  direftement  le  véritable  Dieu  ?  Qiiiconque  obferve- 
ra  le  progrès  par  lequel  les  Enfans  parviennent  à  la  con- 
noiflance  qu'ils  ont,  ne  manquera  pas  de  rcconnoître , 
que  les  Objets  qui  fe  préfentent  premièrement  à  eux  ,  &c. 
avec  qui  ils  ont ,  pour  ainfi  dire  ,  le  plus  de  familiarité  y 

font 


de  Principes  itmez.   Liv.  T.  77 

font  les  premières  imprcllions  dans  leur  Entendement  ,  C  h  a  p. 
fans  qu'on  puifle  y  trouver  la  moindre  trace  d'aucime  au-  III. 
tre  impreflion  que  ce  foit.  Il  eft  aifé  de  remarquer ,  ou- 
tre cela  j  comment  leurs  penfées  ne  s'augmentent  qu'à 
mefure  qu'ils  viennent  à  connoître  une  plus  grande  quan- 
tité d'Objets  fenfibles  ,  à  en  confervcr  les  idées  dans  leur 
Mémoire,  &  à  lé  faire  une  habitude  de  les  aflémbîer,  de 
les  étendre  &c  de  les  combiner  en  différentes  manières.  Te 
montrerai  dans  la  fuite, comment  par  ces différens  moyens 
ils  viennent  à  former  dans  leur  Efprit  l'idée  d'un  Dieu. 

§.'  14.  Peut-on  fe  figurer  que  les  idées  que  les  Hom- 
mes ont  de  Dieu,  foient  autant  de  caractères  de  cet  Etre 
fupréme  qu'il  ait  gravez,  dans  leur  Ame,  de  fon  propre 
doigt ,  quand  on  voit  que  dans  un  même  Pais ,  les  hom- 
mes qui  le  délignent  par  un  feul  &  même  nom  ,  ne  laif- 
fent  pas  d'en  avoir  des  idées  fi  différentes  >  fouvent  con- 
traires, &  entièrement  incompatibles?  Dira-t-on  qu'ils 
ont  une  idée  innée  de  Dieu,  dès-là  feulement  qu'ils s'ac- 
cordentfurle  nom  qu'ils luy  donnent  ? 

§.  1'^.  Mais  quelle  vraye  ©u  même  fupportable  idée, 
de  Dieu  pourroit-on  trouver  dans.  l'Efprit  de  ceux  c|ui. 
reconnoi {foient  &  adoroient  deux  ou  trois  cens  Dieux? 
Dès-là  qu'ils  en  reconnoiflbient  .plus  d'un  ,  ils  faifoient 
voir  d'une  manière  claire  &  inconteftable ,  que  Dieu  leur 
étoit  inconnu ,  &  qu'ils  n'avoient  aucune  véritable  iô.cQ 
de  cet  Etre  fuprême,  puifqu'ils  luy  ôtoient  ft/w^V/,  Vln- 
jinité y  èc  V Eternité.  Si  nous  ajoutons  à  cela  les  idées 
grolîiéres  qu'ils  avoient  d'un  Dieu  corporel,  idées  qu'ils^, 
exprimoient  par  les  Images  Se  les  repréfentations  qu'ils 
Êiifoient  de  leurs  Dieux  ;  il  nous  confidcrons  les  amours , 
les  mariages,  les  impudicitez  ,  les  débauches  ,  les  que- 
relles ,  &  les  autres  baflelfes  qu'ils  attribuoient  à  leurs 
Dieux  ;  quelle  raifon  pourrons-nous  avoir  de  croire  que. 
le  Monde  Payen  ,  c'elt  à  dire  ,  la  plus  grande  partie  da 
Genre  Humain  ,  ait  eu  dans  l'Efprit  des  idées  de  Dieu  s, 
que  Dieu  luy-même  ait  eu  foin  d'y  graver,  de  peur  qu'ils.  ' 
ne  tonibaiTent  dans  l'erreur  fur  fon  fujet  ?   Que  fi  ce  con- 

K  3  fea=»- 


78  §U*'il  ny  a  point 

C  H  A  p.  fcntement  univerfel  qu'on  prefle  fi  fort,  prouve  qu'il  y  a 
111.  quelque  idée  innée  de  Dieu ,  elle  ne  lignifiera  autre  cho- 
fej  finon  que  Dieu  a  grave  dans  l'Ame  de  tous  les  hom- 
mes qui  parlent  le  même  Langage  ,  un  nom  pour  le  dé- 
flgner ,  mais  fans  attacher  à  ce  nom  aucune  idée  de  Luy- 
mcme  -,  puifque  ces  Peuples  qui  conviennent  du  nom , 
ont  en  même  temps  des  idées  fort  différentes  touchant  la 
chofe  iignifiée.  Si  l'on  m'oppofe,  que  par  cette  diverilté 
de  Dieux  que  les  Payens  adoroient,  ils  n'avoientcnveûé 
que  d'exprimer  figurément  les  différens  attributs  de  cet 
Etre  incomprehenfible  ,  ou  les  différens  emplois  de  fa 
Providence,  je  répons  ,  que  fans  m'amufer  ici  à  recher- 
cher ce  qu'étoient  ces  différens  Dieux  dans  leur  première 
origine  ,  je  ne  crois  pas  que  perfonne  ofe  dire  ,  que  le 
Vulgaire  les  ait  regardez  comme  delimples  attributs  d'un 
feul  Dieu.  Et  en  effet ,  fans  recourir  à  d'autres  témoi- 
gnages,  on  n'a  qu'à  confulter  le  Voyage  de  l'Evéque  de 
Beryte  fchap.  13.}  pour  être  convaincu  que  la  Théologie 
des  Siamois  admet  ouvertement  la  pluralité  des  Dieux , 
ou  plutôt,  comme  le  remarque  judicieufement  V Abbé  de 
Choify  dans  fon  *  Journal  du  Voyage  de  Stam  ,  qu'elle 
confifte  proprement  à  ne  reconnoître  aucun  Dieu. 

§.  lé.  Si  l'on  dit  ,  que  parmi  toutes  les  Nations  du 
Monde  les  fages  ont  eii  de  véritables  idées  de  VL'nité & 
^cVInfniîé  de  DieUi  j'en  tombe  d'accord.  Mais  fur  cela 
je  remarque  deuxchofcs. 

La  première,  c'eft  que  cela  exclut  l'univerfalitédecon- 
fentement  en  tout  ce  qui  regarde  Dieu,  excepté  le  nom  -, 
car  ces  fages  étant  en  fort  petit  nombre ,  un  peut-être  entre 
mille,  cette univerfalité  fe  trouve  refferréedans  des  bornes 
fort  étroites. 

Je  dis  en  fécond  lieu  ,  qu'il  s'enfuit  clairement  de  là 
que  les  idées  les  plus  parfaites  que  les  Hommes  ayent  de 
Dieu,  n'ont  pas  été  naturellement  gravées  dans  leur  Ame, 
mais  qu'ils  les  ont  acquifcs  par  leur  méditation  ,  S>:  par 
un  légitime  ufage  de  leurs  Facultez  ,  puilqu'en  différens 
Lieux  du  Monde  les  perfonnes  fages  &c  appliquées  à  la  re- 

cher- 


•P,-- 


àe  Principes  innez.  Liv.  I.  y^ 

cherche  de  la  Vérité  ,  fe  font  fiiit  des  idées  juftes  fur  ce  C  h  a  p. 
point  ,  aulîl  bien  que  fur  pkifieurs  autres  ,  par  le  foin  111, 
qu'ils  ont  pris  de  faire  un  bon  ufage  de  leur  Raifon  ;  pen- 
dant que  d'autres  croupifîant  dans  une  lâche  négligence, 
Q>c  c'a  toujours  été  le  plus  grand  nombre)  ont  formé 
leurs  idées  au  hazard  j  fur  la  commune  tradition  ,  &  fur 
les  notions  vulgaires  ,  fans  fe  mettre  fort  en  peine  de  les 
examiner.  Ajoutez  à  cela  ,  que  fi  l'on  a  droit  de  con- 
clurre  que  Vidée  de  Dieu  foit  innée  ,  de  ce  que  tous  les 
gens  fages  ont  eu  cette  idée  ;  la  Vertu  doit  aufli  être  innée, 
parce  que  les  gens  figes  en  ont  toujours  eu  une  véritable 
idée. 

Tel  étoit  vifiblement  le  cas  où  fe  trouvoient  tous  les 
Payens  :  &c  quelque  foin  qu'on  ait  pris  parmi  les  Juifs, 
les  Chrétiens  Se  les  Mahometans  ,  qui  ne  reconnoiffent 
qu'un  feul  Dieu,  de  donner  de  véritables  idées  de  ce  Sou- 
verain Etre  ,  cette  Doctrine  n'a  pas  fi  fort  prévalu  fur 
l'Efprit  des  Peuples,  imbus  de  ces  différentes  Religions, 
pour  faire  qu'ils  ayent  uneveritable  idée  de  Dieu  8c  qu'ils 
en  ayent  tous  la  même  idée.  Combien  trouveroit-on  de 
gens,  même  parmi  nous  ,  qui  fe  rcpréfentent  Dieu  aihs 
dans  les  Cieux  fous  la  figure  d'un  homme  ,  &z  qui  s'en 
forment  plufieurs  autres  idées  abfurdes  &  tout-à-fait  in- 
dignes de  cet  Etrefouverainement  parfait?  Il  y  a  eu  par- 
mi les  Chrétiens  ,  aulîî  bien  que  parmi  les  Turcs  ,  des 
Se£tes  entières  qui  ont  foûtenu  fort  lérieufement  que  Dieu 
étoit  corporel,  &  de  forme  humaine}  &c  quoy  qu'àpré- 
fent  on  ne  trouve  gueres  de  perfonnes  parmi  nous  ,  qui 
faffent  profellion  ouverte  d'être  Anthropomorphites ,(j'Qn 
ai  pourtant  vu  qui  me  l'ont  avoué}  je  croy  que  qui  vou- 
droit  s'appliquer  à  le  rechercher  ,  trouveroit  parmi  les 
Chrétiens  ignorans  6c  malinftruits,  bien  des  gens  de  cet- 
te opinion.  Vous  n'avez  qu'à  vous  entretenir  fur  cet  ar- 
ticle avec  le  fimple  Peuple  de  la  campagne,  fans  prefque 
aucune  diflindtion  d'âge,  êc  avec  les  jeunes  gens  fans  fai- 
re prefque  aucune  différence  de  condition.  Se  vous  trou- 
verez que  ,   bien  qu'ils  ayent  fort  fouvent  le  nom  de 

Dl£U 


8o  C^n'il  ny  a  point 

C  H  A  p.  Dieu  dans  la  bouche  ,  les  idées  qu'ils  attachent  à  ce 
III.  mot ,  font  pourtant  fi  étranges  ,  H  grotefques  ,  Il  baflés 
&  û  pitoyables  ;  que  perfonne  ne  pourroit  fe  figurer  qu'ils 
les  ayent  apprifes  d'un  homme  railbnnable ,  tant  s'en  faut 
que  ce  foient  des  caraftéres  qui  ayent  été  gravez  dans 
leur  Ame  par  le  propre  doigt  de  Pieu.  Et  dans  le  fonds, 
je  ne  vois  pas  que  Dieu  déroge  plus  à  fa  Bonté,  en  n'ayant 
point  imprimé  cians  nos  Ames  des  idées  de  Lu  y-même  , 
qu'en  nous  envoyant  tout  nuds  dans  ce  Monde  fins  nous 
donner  des  habits ,  ou  en  nous  faifant  naître  fans  la  con- 
noiffance  innée  d'aucun  Art.  Car  étant  douez  des  Fa- 
cultez  néceflaires  pour  apprendre  à  pourvoir  nous- 
mêmes  à  tous  nos  befoins  ,  c'eft  faute  d'induftrie  6c 
d'application,  de  nôtre  part,  &  non  im  défaut  de  Bonté, 
de  la  part  de  Dieu ,  li  nous  en  ignorons  les  moyens.  Il 
ell  au  m  certain  qu'il  y  a  un  Dieu  ,  qu'il  eft  certain  que 
les  Angles  oppofez  qui  fe  font  par  l'interfeftion  de  deux 
lignes  droites,  Jont  égaux.  Et  il  n'y  eut  jamais  de  créa- 
ture raifonnable  qui  fe  foit  appliquée  fincerement  à  exa- 
miner la  vérité  de  ces  deux  Propolitions  qui  ait  manqué 
d'y  donner  fon  confentement.  Cependant  il  eft  hors  de 
doute ,  qu'il  y  a  bien  des  hommes  qui  n'ayant  pas  tour- 
né leurs  penfées  de  ce  côté-là  ,  ignorent  également  ces 
.  deux  veritez.     Qiie  fi  quelqu'un  juge  à  propos  de  don- 

ner à  cette  difpofitionoii  font  tous  les  hommes  de  décou- 
vrir un  Dieu ,  s'ils  s'appliquent  à  rechercher  les  preuves 
de  fon  exiftencc,  le  nom  de  Confentement  univerfel ,  qui 
fûrement  n'emporte  autre  chofe  dans  cette  rencontre,  je 
ne  m'y  oppofe  pas.  Mais  un  tel  Confentement  ne  fert 
non  plus  à  prouver  que  l'idée  de  Dieu  foit  innée  ,  qu'il 
le  prouve  à  l'égard  de  l'idée  de  ces  Angles  dont  je  viens 
de  parler. 

Si  l'idcc  de  §.  17.  Puis  donc  que  ,  quoy  que  la  connoifiance  de 
•Dieu  ii'eft  pas  j)-  ^^  ç^^^  p^^j^     j      découvertes  qui  fe  prcfcntent  le  plus 

ïiinee,    aucune  v     1      tt,     • ,-         i  •  li-  •  1  r- 

autre   idée  ne  naturellement  a  la  Kailon  humanie  ,   1  idée  de  cet  htre 
peut  être  rcgar-  fi,prême  n'cft  pourtant  pas  innée  ,   comme  je  viens  de  le 

.dce  en  cette  ^  i  i  ■  j  ^ 

.qiuiiK.  montrer  évidemment,  u  je  ne  me  trompe ^  je  croyqu  on 

aura 


C  H  ,V  p. 
111. 


de  Trinci^es  innez.  Lrv.  I.  8i 

aura  de  la  peine  à  trouver  aucune  autre  idée  qu'on  ait 
droit  de  faire  paiïer  pour  innée.  Car  fiDieu  eût  imprimé 
quelque  caradére  dans  l'Efprit  des  hommes  ,  il  eiî  plus 
raifonnable  de  penfer  que  ç'auroit  été  quelque  idée  claire 
&:  uniforme  de  Luy-même  ,  qu'il  auroit  gravée  profon- 
dément dans  nôtre  Ame,  autant  que  nôtre  foible  Enten- 
dement elt  capable  de  recevoir  TimpreHion  d'un  Objet  in- 
fini &  qui  eft  fi  fort  au  deffus  de  nôtre  portée.  Puis  donc 
que  nôtre  Ame  fe  trouve ,  d'abord ,  fans  cette  idée ,  qu'il 
nous  importe  le  plus  d'avoir,  c'eft  là  une  forte préfomp- 
tion  contre  tous  les  autres  caraftéres  qu'on  vcudroit  fau-e 
paflér  pour  innés:;.  Et  pour  moy ,  je  ne  puis  m'empêcher 
de  dire  que  je  n'en  faurois  voir  aucun  de  cette  eipéce  , 
quelque  foin  que  j'aye  pris  pour  cela  ,  &  que  je  ferois 
bien  aife  que  quelqu'un  voulut  m'apprendre  fur  ce  point, 
ce  que  je  n'ai  pu  découvrir  de  moy-même. 

§.  i8.  T'avoue  qu'il  v  a  une  autre  idée  qu'il  feroit  o-é- L■idc'^c^eIa/■»#- 
neralement  avantageux  aux  nommes  d  avoir  ,  parce  quCi^nee, 
c'eft  le  fiijet  général  de  leurs  difcours  ,  oîi  ils  font  entrer 
cette  idée  comme  s'ils  la  connoiflbient  efte£tivement  ;  je 
veux  parler  de  l'idée  de  Izfiibjlance ,  que  nous  n'avons  ni 
ne  pouvons  avoir  par  voye  de  fenfation  ,  ou  de  re flexion. 
Si  la  Nature  fe  chargeoit  du  foin  de  nous  donner  quelques 
idées,  nous  aurions  fujet  d'efperer,  que  ce feroient celles 
que  nous  ne  pouvons  point  acquérir  nous-mêmes  par  l'u- 
fage  de  nos  Facultez.  Mais  nous  voyons  au  contraire  , 
que  ,  '  parce  que  cette  idée  ne  nous  vient  pas  par  les  mê- 
mes voyes  que  les  autres  idées ,  nous  ne  la  connoifTons  du 
tout  point,  d'une  manière  diftinftej  de  forte  que  le  mot 
de  ftibjiânce  n'emporte  autre  chofe  à  nôtre  égard  ,  qu'un 
certain  fujet  indéterminé  que  nous  ne  connoifibns  point , 
c'eft  à  dire ,  quelque  chofe  ,  dont  nous  n'avons  aucune 
idée  particuhére,  diftincte&pofitive,  mais  que  nous  re- 
gardons comme  le  *yô«f/>»  des  idées  que  nous  coniK)iffons. 

L  §.19. 


*  '^uhjlramm  :  L'Auteur  a  employé  ce 
mot  Litin  Jans  cet  endroit ,  ne  croyant  pas 
trouver  un  mot  Angloi'î  qui  exprimât  fi 
bien  fa  peule'e.  Le  îiançois  n'eu  fournit 


pas  non  plus  de  fi  propre,  à  mon  avis  ;  c'eft- 
pourquoy  je  le  conferve  ici  pour  faire  mieux 
comprendre  ce  que  j'ai  mis  dans  le  Texte. 


82  Gin' H  n-y  a  point 

C  H  A  p.        §-19.  Qiioy  qu'on  dife  donc  des  Prinripes  inm^ ,  tant 

III.       de  ceux  qui  regardent  la.  fpécnlation  que  de  ceux  qui  ap- 

Nuiks  propofi-  partiennent  à  la  pratique  ;  on  feroit  aufli  bien  fondé  à  foù- 

tions  ne  peuvent  fenir  qu'un  homme  auroit  cent  francs  dans  flx  poche  ,  ar- 

errc  innées  par-  '■  ,  a  ,.,  „'■.,. 

ce  qu'il  n'y  a  g^nt  Comptant ,  quoy  qu  on  mat  qu  il  y  eut  m  denier , 
point  d'idces  ni  fou ,  ni  écu,  ni  aucune  pièce  de  monnoyc  qui  pûtflii- 
n^ès.°'^"'  '"  ^^  cette  fomme ,  on  feroit  ,  dis-je  ,  tout  aulTi  bien  fondé 
à  dire  cela,  qu'à  fe  figurer,  que  certaines  Propolltions 
font  innées  y  quoy  qu'on  ne  puille  fuppofer  en  aucune  ma- 
nière, que  les  idées  dont  elles  font  compofées,  foient/«- 
nées.  Du  relie  ,  le  confentement  général  qu'on  donne 
à  ces  Propofitions  ,  ne  prouve  nullement  que  les  idées 
qu'elles  contiennent ,  foient  innées ,  car  en  plufieurs  ren- 
contres d'oii  que  viennent  les  idées ,  on  reçoit  néceflaire- 
ment  des  Propofitions  qui  expriment  la  convenance  ou  la 
difcom'enance  de  certaines  idées.  Qtiiconque  a  ,  par  exem- 
ple ,  une  véritable  idée  de  Dieu  fie  du  culte  qu'on  lu  y 
doit  rendre ,  donnera  fon  confentement  à  cette  Propofi- 
tipn,  Dieu  doit  être  fer'vi ,  fi  elle  eft  exprimée  dans  un 
Langage  qu'il  entende  :  &  tout  homme  raifonnable  qui 
n'y  a  pas  fait  reflexion  aujourd'huy  ,  fera  prêt  à  la  rece- 
voir demain  fins  aucune  difficulté.  Or  nous  pouvons  fort 
bien  fuppofer  qu'un  million  d'hommes  ,  manquent  au- 
jourd'huy de  l'une  de  ces  idées  ou  de  toutes  deux  enfem- 
ble.  Car  pofé  le  cas  que  les  Sauvages  5c  la  plus  grande 
partie  des  Pailans  ayent  effeclivement  des  idées  de  Dieu 
ik:  du  culte  qu'on  luy  doit  rendre  ,  ("ce  qu'on  n'ofera  ja- 
mais foûtenir  ,  fi  on  entre  en  converfition  avec  eux  lur 
ces  matières)  je  croy  du  moins  qu'on  ne  fauroit  fuppofer 
qu'il  y  ait  beaucoup  d'Enfans  qui  ayent  ces  Idées.  Cela 
étant,  il  faut  que  les  Enfans  commencent  à  les  avoir  dans 
\\x\  certain  temps,  quel  qu'il  foitj  &  ce  feraalors,  qu'ils 
commenceront  aulîl  à  donner  leur  confentement  à  cette 
PtopolTtion  ,  &:  à  n'en  douter  jamais  plus.  Mais  un  tel 
confentement  donne  à  une  Propofition  dès  qu'on  l'entend 
pour  la  première  fois ,  ne  prouve  pas  plus ,  que  les  idées 
qu'elle  contient ,  font  mnéis  ^  qu'il  prouve  qu'un  aveugle 

de 


de  Principes  inne^.  Liv.  I.  8^ 

de  naifîance  à  qui  on  lèvera  demain  les  cataracl'cs  ,  avoit  C  h:  A  p, 
des  idées  innées  du  Soleil,  de  la  Lumière,  du  Saffran  ,  ou  III. 
du  Jaune,  parce  que  dès  que  fa  veûë  fera  éclaircie,  il  ne 
manquera  pas  de  donner  fon  confentement  à  ces  deux  Pro- 
pofitions ,  Le  Soleil  ejî  Inmineux ,  Le  Sfifprnn  ejl  jaune.  Or 
Il  un  tel  confentement  ne  prouve  point,  que  les  idées  dont 
ces  Propofitions  font  compofées ,  foient/w«m,  il  prouve 
encore  moins  que  les  Propofitions  le  fuient.  Qiie  fi  quel- 
qu'un a  des  idées  innées  ,  je  ferois  bien  aife  qu'il  voulut 
prendre  la  peine  de  me  dire  ,  quelles  font  ces  Idées  ,  6c 
combien  il  en  connoit  de  cette  efpéce. 

§.  20.  A  quoy  j'ajouterai,  que  s'il  y  a  des  Idées  innées  y  iin'yapomc 
qui  foient  dans  l'Efprit  fms  que  l'Efprit  y  penfea£tuelle-  j^'î^^f  ?!'"'  ■ 
ment ,  il  fiut ,  du  moins ,  qu'elles  foient  dans  la  Memoi-  re. 
re  d'où  elles  doivent  être  tirées  par  voye  de  .ieminifcen- 
ce,  c'eft  à  dire,  être  connues,  lors  qu'on  en  rappelle  le 
fouvenir,  comme  autant  de  perceptions  qui  ayent  été  au- 
paravant dans  l'Ame  -,  à  moins  que  la  Reminifcence  ne 
puiffe  fubfilter  fans  reminifcence.  Car  fe  reflbuvenir  d'u- 
ne chofe  ,  c'eil  l'apperccvoir  par  mémoire  ou  par  une 
convittion  intérieure  qui  nous  perfuade  cjue  nous  avons 
eii  auparavant  une  connoifîance  ou  une  perception  par- 
ticulière de  cette  chcfe.  Sans  cela,  toute  idée  qui  vient 
dans  l'Efprit  ,  eft  nouvelle  ,  &  n'eft  point  apperçuë 
par  voye  de  reminifcence  ,  car  cette  perfuafion  où  Ton 
eft  intérieurement  qu'une  telle  idée  a  été  auparavant 
dans  nôtre  Efprit,  eft  proprement  ce  qui  diftingue  la  re- 
minifcence de  toute  autre  voye  de  penfer.  Toute  idée 
que  l'Efprit  n'a  jamais  apperçué,  n'a  )amais  été  dans  l'Ef- 
prit ;  &  route  idée  qui  eft  dans  l'Efprit  ,  eft  ou  une  per- 
ception atluelle  ,  ou  bien  ayant  été  adluellement  apper- 
çué, elle  eft  en  telle  forte  dans  l'Efprit,  qu'elle  peut  re- 
devenir une  perception  a£tuelle  par  le  moyen  de  la  Mé- 
moire. Lors  qu'il  y  a  dans  l'Efprit  une  perception  aftuel- 
le  de  quelque  idée  fans  mémoire  ,  cette  idée  paroît  tout- 
à-fait  nouvelle  à  l'Entendement  :  èc  lorfque  la  Mémoire 
rend  quelque  idée  ai^uellement  préfente  à  l'Efprit ,  c'eft 

L  2  en 


84-  ^n'^l  ny  a  point 

C  H  A  p.    en  faifaiit  fentir  intérieurement ,  que  cette  idée  a  été  aèluef- 
III.       lement  dans  l'Efpiit  ,    &  qu'elle  ne  luy  etoit  pas  tout-à- 
fiiit  inconnue,     j'en  appelle  à  ce  que  chacun  obferve  en- 
foy-même  ,  pour  favoir  11  cela  n'eft  pas  ainfi  ;    fie  je  vou- 
drois  bien  qu'on  me  donnât  un  exemple  de  quelque  idée, 
prétendue  innée  ,   que  quelqu'un  pût  rappeller  dans  fon 
Efprit  comme  une  idée  qu'il  auroit  déjà  connue  avant  que 
d'en  avoir  reçu  aucune  impreOl'jn  par  les  voyes  dont  nous 
parlerons  dans  la  fuite  ;  car  encore  im  coup  ,  fans  ce  fen- 
timent  intérieur  d'une  perception  qu'on  ait  déjà  eùë  ,    il 
n'y  a  point  de  reminifcence ,  &:on  ne  fauroit  dire  d'aucu- 
ne idée  qui  vient  dans  TEfpritflms  cette  conviftion,  qu'on 
s'en  refTouvienne  ,    ou  qu'elle  forte  de  la  Mémoire  ,   ou' 
qu'elle  foit  dans  l'Efprit  avant  qu'elle  commence  de  fe 
montrer  actuellement  à  nous.    Lors  qu'une  idée  n'eft  pas 
actuellement  prefente  à  l'Efprit ,  oucnreferve,  pourain- 
iî  dire  ,    dans  la  Mémoire  ,   elle  n'eft  du  tout  point  dans 
l'Efprit,  &  c'eft  comme  il  elle  n'y  avoit  jamais  été.  Sup- 
pofons  un  Enfant  qui  ait  l'ufage  de  fes  yeux  jufqu'à  ce 
qu'il  connoifle  &  diltingue  les  Couleurs  ,    mais  qu'alors. 
les  cataractes  venant  à  fermer  l'entrée  à  la  lumière,  il  foit 
quarante  ou  cinquante  ans,  fans  rien  voir  abfolument,  & 
que  pendant  tout  ce  temps-là  il  perde  entièrement  le  fou- 
venir  des  idées  des  couleurs  qu'il  avoit  eues  auparavant. 
C'etoit  là  juftement  le  cas  ou  fe  trouvoit  un  aveugle  au- 
quel j'ai  parle  une  fois,  qui  dès  l'enfance  avoit  ete  privé 
de  la  veûë  par  la  petite  vérole,  &:n'avoit  aucune  idée  des 
Couleurs,   non  plus  qu'un  Aveugle-né.    Je  demande fi un 
homme  dans  cet  etat-là ,  a  dans  l'Efprit  quelque  idée  des 
Couleurs,  plutôt  qu'un  Aveugle-né  ?   Et  je  ne  croy  pas 
que  perfonne  d'fe  que  l'un  ou  l'autre  en  ayent  abfolument 
aucune.     Mais  qu'on  levé  les  cataractes  de  celui  qui  eft 
devenu  aveugle  ,   il  aura  de  nouveau  des  idées  des  Cou- 
leurs, qu'il  ne  fe  fouvient  nullement  d'avoir  ci'iés,&:  que 
la  veùè  qu'il  vient  de  recouvrer  ,    fait  paflér  dans  fbn  Ef- 
prit, fans  qu'il  foit  convaincu  en  luy-mcme  d'avoir  con- 
nu auparavant  ces  fortes  d'idées,     A  prcfcnt  il  peut  les 

rap- 


(le  Printipes  injîcz.  Erv.  I.  85 

rappeller  Ce  fe  les  rendre  comme  préfentes  à  rEfprit  au  Chap;. 
milieu  des  ténèbres.  Et  c'eft  dans  ce  cas-là  qu'on  dit  de  IIl. 
toutes  ces  idées  des  Couleurs  qu'on  peut  rappeller  dans 
fon  Efprit  quoy  qu'elles  ne  foient  p.is  prefentes  aux  yeuxj 
qu'étant  dans  la  Mémoire  elles  font  aulli  dans  l'Efprit. 
D'où  je  conclus,  Que  toute  idée  qui  eil  dans  l'Efprit  ians 
être  aduellement  préfente  à  l'Efprit  ,  n'y  elt  qu'entant 
qu'elle  eft  dans  la  Mémoire  :  Qiie  "fi  elle  n  eft  pas  dans  la 
Mémoire,  elle  n'eft  point  dans  l'Efprit}  6c  Qiieficlleell 
dans  la  Mémoire,  elle  ne  peut  devenir  actuellement  pre- 
fente  à  l'Efprit  ,  fans  une  perception  qui  fliflé  connoîrrc 
que  cette  idée  procède  de  la  Mémoire,  c'eft  à  dire  qu'on 
l'a  auparavant  connue  ,  &:  qu'on  s'en  reflbuvient  préfen- 
tement.  Si  donc  il  y  a  des  idées  innées  3  elles  doivent  ê- 
tre  dans  la  Mémoire  ,  ou  bien  on  ne  fiuroit  dire  qu'elles 
foient  dans  l'Efprit;  &:  fi  elles  font  dans  la  Mémoire, el- 
les peuvent  être  retracées  à  l'Efprit  fans  qu'aucune  im- 
preilion  extérieure  précède  ;  &:  toutes  les  fois  qu'elles  fe 
préfentent  à  l'Efprit ,  elles  produilént  un  fentiment  de 
reminifcence  ,  c'eft-à-dire  qu'elles  portent  avec  elles  une 
perception  qui  convainc  intérieurement  l'Efprit,  qu'elles 
ne  luy  font  pas  entièrement  nouvelles.  Telle  étant  la 
différence  qui  fe  trouve  conilamment  entre  ce  qui  eil  & 
ce  qui  n'eit  pas  dans  la  Mémoire  ou  dans  l'Efprit  ;  tout 
ce  qui  n'eft  pas  dans  la  Mémoire,  eft  regardé  comme  une 
choie  entièrement  nouvelle,  &quiétoit  auparavant  tout- 
à-fait  inconnue,  lors  qu'il  vient  à  fe  préfenter  à  l'Efprit: 
au  contraire,  ce  qui  eft  dans  la  Mémoire  ou  dans  l'Efprit, 
ne  paroit  point  nouveau  ,  lors  qu'il  vient  à  paroître  par 
l'intervention  de  la  Mémoire  ,  mais  l'Efprit  le  trouve  en 
luy-méme,  &  connoit  qu'il  y  etoit  auparavant.  On  peut 
éprouver  par  là  s'il  y  a  aucune  idée  dans  l'Efprit  avant 
l'impreflion  faite  par  Senjation  ,  ou  par  Réflexion.  Du 
refte,  je  voudrois  bien  voir  un  homme,  qui  étant  parve- 
nu à  l'âge  de  raifon  ,  ou  dans  quelque  autre  temps  que 
cefoit,  fe  reftbuvint  de  quelqu'une  de  ces  Idées  qu'on 
prétend  èixc  innées  ;  ôc  auquel  elles  n'auroientjarriais  paru 

L  3  nou- 


86  §ln'il  n'y  a  point 

C  H  A  p.    nouvelles  depuis  fa  naidance.  Qiie  fi  quelqu'un  veutfoù- 

III.       tenir  qu'il  y  a  dans  l'Efprit  des  Idées  qui  ne  font  pas  dans 

la  Mémoire,  je  le  prierai  de  s'expliquer  ,  6c  de  me  faire 

comprendre  ce  qu'il  veut  dire. 

Le5 Principes      §.  2  I .  Outre  cc  quc  j'ai  déjà  dit,  il  y  a  une  autre  rai- 

qu'on  veut  faire  f^^       •  ^^^  £^jj  doutcr  fi  ccs  Principcs  Que  je  viens  d'exa- 

pallcr  pour  ;n-        .    T  r    ■  /-  •      i  i 

!Hi,,  neieionc  miner,  OU  quelque  autre  que  ce  loit,  iont  véritablement 
pas, parce qiiMs^^j^f^      Etant  pleinement  convaincu  que  Dieu  qui  eft 

font  de  peu  d'u-   .     ^     .  ^        '■  ,        ■  r   ■  ■  r     ^  C   ■ 

fat;e,  ou  d'une  infiniment  lage  ,  n  a  rien  rait  qui  ne  foit  parraitement 
ëv'idcncc  peu  couformc  à  fon  infinie  fageffe  ,  je  ne  faurois  voir  pour- 
lîuiibk.  quoy  l'on  devroit  fuppofer  ,  que  Dieu  imprime  certains 

Principes  univerfels  dans  l'Ame  des  hommes  ;  puifque 
les  Principes  de  fpccnlation  qu'on  prétend  être  innez  ,  ne 
font  pas  d'un  fort  grand  ufage,  &  que  ceux  qui  concernent 
la  pratique ,  ne  font  point  évidens  par  eux-mêmes  -,  cr  que 
les  uns  ni  les  autres  ne  peuvent  être  difiinguez  de  quelques 
autres  veritez  qui  ne  font  pas  reconnues  pour  innées.  Car 
pourquoy  Dieu  auroit-il  gravé  de  fon  propre  doigt  dans 
l'Ame  des  Hommes,  des  caratteres qui  n'y  paroifîent pas 
plus  nettement  ,  que  ceux  qui  y  font  introduits  dans  la 
fuite  ,  ou  qui  même  ne  peuvent  être  diftinguez  de  ces 
derniers  ?  Que  fi  quelqu'un  croit  qu'il  y  a  effectivement 
des  Idées  &:  des  Propofitions  innées,  qui  par  leur  clarté 
fie  leur  utilité  peuvent  être  diftinguées  de  tout  ce  qui 
vient  de  dehors  dans  l'Efprit ,  &  dont  on  a  une  connoif- 
fance  acquife  ;  il  n'aura  pas  de  peine  à  nous  dire  quelles 
font  ces  Propofitions  &:  ces  Idées  -,  &c  alors  tout  le  mon- 
de fera  capable  de  juger  ,  fi  elles  font  véritablement  /«- 
nées  ou  non.  Car  s'il  y  a  de  telles  idées  qui  foient  vifi- 
blement  différentes  de  toute  autre  perception  ou  connoif- 
fance,  chacun  pourra  s'en  convaincre  par  Uiy-même.  J'ai 
deja  parlé  de  l'évidence  des  Maximes  qu'on  fiippofc  in- 
nées, &:  j'aurai  occafion  de  parler  plus  au  long  de  leur  u- 
tilité. 
LadifFc'rence  §-22.  Pout  conclurre  ;  il  y  a  quclqucs  Idées  qui  fe 
des  découvertes  prtffentent  d'abord  comme  d'e'les-mêines  à  l'Entende- 
LoLmè" ,  "de-  ment  de  tous  les  Hommes ,   &:  certaines  véritez  qui  re- 

ful- 


de  Principes  itmez.   Liv.  I.  87 

Inltent  de  quelques  Idées  dès  que  l'Efprit  joint  ces  idées  C  h  a  p. 
enfemble  pour  en  faire  des  Propofirions.  Il  y  a  d'autres  III. 
véritez  qui  dépendent  d'une  fuite  d'idées  ,  difpofées  en  P""d  ^^  '^'ff^'- 
ordre ,  de  Icxadte  comparailon  qu  on  en  fait  ,  6c  de  cer-  f,„„  ^%  'i,^,^ 
taines  déductions  faites  avec  application  ,  fins  quoy  l'on  Ficuitez. 
ne  peut  les  découvrir  ni  leur  donner  fon  corifentement. 
Certaines  véritez  de  la  première  efpéce  ont  été  regar- 
dées mal  à  propos  comme  innées  ,  parce  qu'elles  font  re- 
çues généralement  &  fuis  nulle  peine.  Mais  la  vérité  eft , 
que  les  Idées ,  quelles  qu'elles  ibient  ,  ne  font  pas  plus 
nées  avec  nous,  que  les  Arts  &c  les  Sciences  j  quoy  qu'il 
y  en  ait  effedlivement  quelques-unes  qui  fe  préfcntcnt 
plus  aifément  à  nôtre  Efprit  que  d'autres  ,  &  qui  par 
conféquent  font  plus  généralement  reçues  ,  bien  qu'au 
refte  elles  ne  viennent  à  nôtre  connoiflance  ,  qu'en  con- 
féquence  de  l'ufage  que  nous  faifons  des  Organes  de  nô- 
tre Corps  Se  des  Facultez  de  nôtre  Ame  :  Dien  ayant 
donne  aux  hommes  des  facilitez  ér  des  moyens ,  four  décoii- 
vrir ,  recevoir  (ér  retenir  certaines  veritez,  jelon  qiCils  fe 
fervent  de  -ces  facultez  cr  de  ces  moyens  dont  il  les  a  pour- 
vus. L'extrême  différence  qu'on  trouve  entre  les  idées 
des  hommes,  vient  du  différent  ufagc  qu'ils  font  de  leurs 
Facultez ,  les  uns  recevant  les  chofes  fur  la  foy  d'autrui , 
(^&  ceux-là  font  le  plus  grand  nombre}  abufent  de  ce  pou- 
voir qu'ils  ont  de  donner  leur  confentement  à  telle  ou  à 
telle  chofe ,  en  foûmettant  lâchement  leur  Efprit  à  l'autori- 
té des  autres  dans  des  points  qu'il  cft  de  leur  devoir  d'exa-' 
miner  eux-mêmes  avec  foin,  au  lieu  de  les  recevoir  aveu- 
glément avec  une  foy  implicite  :  d'autres  n'appliquent 
leur  Efprit  qu'à  un  certain  petit  nombre  de  chofes  dont 
ils  acquièrent  une  alfez  grande  connoifîance  ,  mais  ils 
ignorent  toutes  les  autixs  chofes  ,  pour  n'avoir  jamais  a- 
bandonné  leurs  penfées  à  d'autres  recherches.  Ainfi,  rien 
n'eil  plus  certain  que  cette  vérité , Trois  angles  d'iinTrian- 
gle  font  e'gnux  k  deux  droits-,  cette  vérité,  dis-je,  eftnon 
feulement  très-certaine  ,  mais  même  plus  évidente  ,  à: 
mon  avis,  que  plulieurs  de  ces  Propofirions  qu'on  regar- 
de 


88  ^l'il  n'y  a  point 

C  H  A  p.  de  comme  des  Principes.  Cependant  il  y  a  des  millions 
UI.  d'hommes  ,  qui  ,  quoy  qu'habiles  en  d'autres  chofcs  , 
ignorent  entièrement  celle-là  ,  parce  qu'ils  n'ont  jamais 
appliqué  leur  Efprit  à  l'examen  de  ces  fortes  d'Angles. 
D'ailleurs  j  celui  qui  connoit très-certainement  cette Pro- 
pofition  ,  peut  néanmoins  ignorer  entièrement  la  venté 
de  pluiieurs  autres  Propofitions  de  Mathématique  ,  qui 
font  aulli  claires  ^  aulîi  évidentes  que  celles-là  ;  parce 
qu'il  n'a  pas  pouflé  fcs  recherches  jufques  à  l'examen  de 
ces  véritez  de  Mathématique.  La  même  chofe  peut  ar- 
river à  l'égard  des  idées  que  nous  avons  de  Dieu  >  car 
quoy  qu'il  n'y  ait  point  de  vérité  que  l'homme  puifle 
connoître  plus  évidemment  par  luy-méme,  que  l'exiften- 
cc  de  Dieu  ,  cependant  quiconque  regardera  les  chofes 
de  ce  Monde  ,  félon  qu'elles  fervent  à  fes  plaifirs  &:  au 
contentement  de  fes  pallions,  fans  fe  mettre  autrement  en 
peine  d'en  rechercher  les  caufesj  les diverfes fins,  &: l'ad- 
mirable difpofition  ,  pour  s'attacher  avec  foin  à  en  tirer 
les  conféquences  qui  en  naiflént  naturellement  ,  un  tel 
homme  peut  vivre  long-temps  fans  avoir  aucune  idée  de 
Dieu  }  &  s'il  s'en  trouve  d'autres  qui  viennent  à  mettre 
cette  idée  dans  leur  tête  pour  en  avoir  oui  parler  en  con- 
verfation ,  peut-être  croiront-t-ils  l'exiftence  d'un  tel  E- 
tre  :  mais  s'ils  n'en  ont  jamais  examiné  les  fondemcns  ;  la 
connoilTance  qu'ils  en  auront  ne  fera  pas  pUis  parfaite  que 
celle  qu'une  perfonne  peut  avoir  de  cette  vérité  ,  Les 
trois  angles  d'un  Triangle  font  égaux  à  deux  droits ,  s'il  la 
reçoit  fur  la  foy  d'autruy  ,  par  la  feule  raifon  qu'il  en  a 
oui  parler  comme  d'une  vente  certaine ,  fans  en  avoir  ja- 
mais examiné  luy-même  la  démonftration.  Auquel  cas 
ils  peuvent  regarder  l'exiftence  de  Dieu  comme  une  opi- 
nion probable  ,  mais  ils  n'en  voyent  pas  la  vérité,  quoy 
qu'ils  ayent  des  Facultez  capables  de  leur  en  donner  une 
connoilTance  claire  &  évidente;  s'ils  les  employcnent  foi- 
gneufement  à  cette  recherche.  Mais  cela  ioit  dit  en  paf- 
iiint ,  pour  montrer  ,  co?nbien  nos  ccnnoijjances  dépendent 
4u  bon  iijage  des  l-acnlte:z  que  la  Nature  nous  a  données , 


de  Principes  innés;.   Liv.  I.  89 

•  Se  combien  peu ,  de  ces  Principes  qu'on  fuppofe  lans  rai-  C  h  a  p. 
fon  avoir  été  imprimez  dans  l'Ame  de  tous  les  hommes  III. 
pour  être  la  régie  de  leur  conduite  :  Principes  que  tous 
les  hommes  connoîtroient  néceflairement ,  s'ils  étoient 
dans  leur  Efprit ,  ou  bien  ,  qui  y  feroient  inutilement. 
Or  puifque  tous  les  hommes  ne  les connoiflent  pas,  ôcne 
peuvent  même  les  diftinguer  des  autres  véritez  ,  dont  la 
connoiflance  leur  vient  certainement  de  dehors  ,  nous 
fommes  en  droit  de  conclurre  qu'il  n'y  a  point  de  tels. 
Principes. 

§.  23.  Je  ne  faurois  dire^  quelles cenfures  je  puis m'ê-  Leshommo* 
tre  expofé  ,  en  doutant  qu'il  y  ait  des  Principes  innez ,  & 'conno'urc fcs 
&  fi  on  ne  dira  point  que  je  renverfe  par  là  les  anciens  chofes  par  cm- 
fondemens  de  la  connoiflance  ôc  de  la  certitude  ;  mais  je  "^"'"■ 
croy  du  moins  que  la  méthode  que  j'ai  fuivie,  étant  con- 
forme à  la  Vérité  ,  rend  ces  fondemens  plus  inébranla- 
bles. Une  autre  chofe  dont  je  fuis  fortement  perfuadé, 
c'eft  que  dans  le  Difcours  fuivant  je  ne  me  fuis  point  fait 
une  affaire  ,  d'abandonner  ou  de  fuivre  l'autorité  de  qui 
cjue  ce  foit.  La  Vérité  a  été  mon  unique  but.  P.ar  tout 
oîi  Elle  a  paru  me  conduire ,  je  l'ai  fuivie  fans  aucune  pré- 
vention ,  &  fans  me  mettre  en  peine  fi  quelque  autre  a- 
voit  fuivi  ou  non  le  même  chemin.  Ce  n'eft  pas  que  je 
n'aye  beaucoup  de  refpeft  pour  les  fentimens  des  autres 
hommes  ,  mais  la  Vérité  doit  être  refpe6tée  par  defliis 
tout  ;  &c  j'efpére  qu'on  ne  me  taxera  pas  de  vanité,  fi  je 
dis  ,  que  nous  ferions  peut-être  de  plus  grands  progrès 
dans  la  connoiflance  des  chofes ,  fi  nous  allions  à  la  four- 
ce  ,  je  veux  dire  à  l'examen  des  chofes  mêmes ,  Ôc  que 
BOUS  nous  fifllons  une  affaire  de  chercher  la  Vérité  en  fui- 
vant nos  propres  penfées  ,  plutôt  que  celles  des  autres 
hommes.  Car  je  croy  que  nous  pouvons  efpérer  avec  au- 
tant de  fondement  de  voir  par  les  yeux  d'autruy  que  de 
connoître^les  chofes  par  l'Entendement  des  autres  hom- 
mes. Plus  nous  connoiffons  la  Vérité  Se  la  Raifon  par 
nous-mêmes ,  plus  nos  connoiffances  font  réelles  Se  vérita- 
bles. Pour  les  opinions  des  autres  hommes ,  fi  elles  vien- 

M  nent 


90  §lliil  «'y  ^  point 

Ch  AP.  nent  à  rouler  ôc  flotter,  pour  ainfi  dire  ,  dans  nôtre  £f- 
III.  prit  ,  elles  ne  contribuent  en  rien  à  nous  rendre  plus  in- 
telligens ,  bien  que  d'ailleurs  elles  foient  conformes  à  la 
Vérité.  Tandis  que  nous  n'embralTons  ces  opinions  que 
par  refpett  pour  le  nom  de  leurs  Auteurs  ,  &:  que  nous 
n'employons  point  nôtre  Raifon  ,  comme  eux  ,  à  com- 
prendre ces  veritez  ,  dont  la  connoiflance  les  a  rendus  fi 
iliuftres  dans  le  Monde  >  ce  qui  en  eux  étoit  véritable 
jfcience,  n'eft  en  nous  que  pur  entêtement.  Anjiote  étoit 
fans  doute  un  très-habile  homme  ;  mais  perfonne  ne  s'eft 
encore  avifé  de  le  juger  tel  ,  parce  qu'il  embraflbit  aveu- 
glément 6c  foùtenoit  avec  confiance  les  fentimensd'autruy. 
Et  s'il  n'eft  pas  devenu  Philofophe  en  recevant  fans  exa- 
men les  Principes  des  Savans  qui  l'ont  précédé,  je  ne  vois 
pas  que  perfonne  puilîé  le  devenir  par  ce  moyen-là.  Dans 
les  Sciences,  chacun  ne  pofléde  qu'autant  qu'il  a  de  con- 
noifiances  réelles  ,  dont  il  comprend  luy-méme  les  fon- 
demens.  C'eft  là  fon  véritable  tréfor  ,  le  fonds  qui  luy 
appartient  enpropre^c  dont  il  fe  peut  dire  le  maître.  Pour  • 
cequieft  des  choies  qu'il  croit,  &:  reçoit  ilmpicment  fur  la 
foy  d'autruy ,  elles  ne  fiuroient  entrer  en  ligne  de  compte} 
ce  ne  font  que  des  lambeaux,  entièrement  inuriles  à  ceux 
qui  les  ramuflént  ,  quoy  qu'ils  vaillent  leur  prix  étant 
joints  à  la  pièce  d'où  ils  ont  été  détachez.  Monnoye 
d'emprunt,  toute  pareille  à  ces  pièces  enchantées  qui  font 
d'or  entre  les  mains  de  celui  dont  on  les  reçoit,  mais  qui 
fe  changent  en  feuilles  &:  en  cendres  dès  qu'on  vient  à  s'en 
fervir. 
LVoùvientio-  §.  2^  Lcs  hommcs  ayant  une  fois  trouvé  certaines 
pimoii  qui  éta  p         jjj^j         crénérales  ,    qu'on  ne  fauroit   révoquer  en 

blit  des  Prmci-  r  t->  '     n  .  ...  K  , 

pcs  imiix.,  doute ,  des  qu  on  les  comprend ,  je  vois  bien  que  rien  n  e- 
toit  plus  court  6c  plus  aifè  que  deconclurre  que  ces  Pro- 
polltions  font /;wm.  Cette  conclufion  une  fois  reçue, 
délivre  les  parcffeux  de  la  peine  de  faire  des  rgcherches  , 
fur  tout  ce  qui  a  été  déclaré  inné ,  6c  empêche  ceux  qui 
doutent,  de fonger à  s'en  inftruire  par  eux-mêmes.  D'ail- 
leiiFS,  ce  n'eft  pas  un  petit  avantage  pour  ceux  qui  font 

les 


de  Principes  innez.  Liv.  I.  91 

les  Maîtres  &  les  Dodreurs  ,  de  pofer  pour  Principe  de  Ch  a  p, 
tous  les  Principes  ,  que  les  Principes  ne  doivent  point  être  III. 
mis  en  qnejlton  >  car  ayant  une  fois  établi  qu'il  y  a  des 
Principes  mnez  ,  ils  ont  mis  leurs  Sedlateurs  dans  la  né- 
celîité  de  recevoir  certaines  Doctrines ,  comme  innées,  Se 
leur  ont  ôté  parce  moyen  l'ufage  de  leur  propre  Raifon, 
en  les  engageant  à  croire  ôc  à  recevoir  ces  Dodtrines  fur  la 
foy  de  leur  JVlaître  ,  fans  aucun  autre  examen  ;  de  forte 
que  devenus  efclaves  de  cette  aveugle  crédulité  ,  ils  font 
bien  plus  aifez  â  gouverner,  6c  peuvent  beaucoup  mieux 
être  à  l'ufage  de  certaines  gens  ,  qui  ont  l'adrelle  êc  la 
charge  de  leurdi£ter  des  Principes  &:  de  fe  rendre  maîtres 
de  leur  conduite.  Or  ce  n'eft  pas  un  petit  pouvoir  que 
celui  qu'un  homme  prend  fur  un  autre,  lors  qu'il  a  l'au- 
torité de  luy  inculquer  tels  Principes  qu'il  veut,  comme 
autant  de  veritez  qui  ne  doivent  point  être  mifcs  en  que- 
ftion  ,  &c  de  luy  faire  recevoir  comme  un  Principe  inné 
tout  ce  qui  peut  fervir  à  (es  propres  fins.  Mais  fi  au  lieu 
d'en  ufer  ainfi  ,  l'on  eût  examiné  les  moyens  par  oîi  les 
hommes  viennent  à  la  connoiflance  de  plulieurs  véritez 
univerfelles  ,  on  auroit  trouvé  qu'elles  fe  forment  dans 
l'Efprit  par  la  conlldération  exafte  des  chofes  mêmes ,  &c 
qu'on  les  découvre  par  l'ufage  de  ces  Facultez ,  qui  par 
leur  propre  deilination  font  très-propres  à  nous  fan-e  en- 
trer dans  l'examen  de  ces  chofes,  &:  à  nous  en  faire  juger 
droitement ,  fi  nous  les  appliquons  comme  il  faut  à  ce'tte 
recherche. 

§.  25.  Tout  le  defléin  queje  me  propofe  dans  le  Livre  condufion. 
fuivant  ,  c'efl:  de  montrer  comment  l'Entendement  pro- 
cède dans  cette  alfaire.  Mais  j'avertirai  auparavant,  qù'a- 
fin  de  me  frayer  le  chemin  à  la  découverte  de  ces  fonde- 
mens,  .qui  font  les  feuls,  à  ce  que  je  croy  ,  fur  lefquels 
les  notions  que  nous  pouvons  avoir  de  nos  propres  con- 
noilîances,  puiflent  être  folidement  établies , j'ai  été  obli- 
gé détendre  compte  des  raifons  que  j'avois  de  douter  qu'il 
y  ait  des  Principes  mnez.  Et  parce  que  parmi  les  Argu- 
mens  qui  combattent  ce  fentiment  ,   il  y  en  a  quelques- 

M  3  uns 


92  ^i'tl  n'y  a  point  de  Principes  innées;. 

Ghàp.  uns  qui  font  fondez  fur  les  opinions  vulgaires ,  j'ai  été 
111%  contraint  de  fuppofer  plurieurs  chofes  -,  ce  qu'on  ne  peut 
guère  éviter,  lors  qu'on  s'attache  uniquement  à  montrer 
la  fauflêté  ou  l'inconfiftence  de  quelque  fentiment  parti- 
culier. Dans  les  controverfes  il  arrive  la  même  chofe  que 
dans  le  fiége  d'une  Ville,  oii,  pourvu  que  la  terre  fur  la- 
quelle on  veut  drefler  les  batteries  ,  foit  ferme ,  on  ne  fe 
met  point  en  peine  d'où  elle  eft  prife  ,  ni  à  qui  elle  ap- 
partient }  fuffit ,  qu'elle  ferve  au  befoin  préfent.  Mais 
comme  je  me  propofe  dans  la  fuite  de  cet  Ouvrage,  d'é- 
lever im  Bâtiment  uniforme  ,  8c  dont  toutes  les  Parties- 
foient  bien  jointes  enfemble,  autant  que  mon  expérience 
&  les  obfervations que  j'ai. £iites,.  mêle  pourront  permet- 
tre, j'efpére  de  le  conftruire  en  telle  forte  fur  fes  propres- 
fondemens ,  qu'il  ne  faudra  ni  piliers ,  ni  arc-boutans  pour 
le  foûtenir.  Que  fi  l'on  montre  ea  le  minant  ,  que  c'eft 
un  Château  bâti  en  l'air,  je  ferai  du  moins  en  forte  qu'il 
foit  tout  d'une  pièce  ,  ôc  qu'il  ne  puifTe  être  enlevé  que 
tout  à  la  fois.  Au  relie  ,  j'avertirai  ici  mon  Lcfteur  de 
ne  pas  s'attendre  à  des  Démonftrations  inconteftablcs ,  à 
moins  qu'on  ne  m'accorde  le  privilège,  que  d'autres  s'at- 
tribuent affez  fouvent  ,  de  fuppofer  mes  Principes  com- 
me autant  de  véritez  reconnues  j  auquel  cas  je  ne  ferai  pas 
en  peine  de  faire  aulîides  Démonftrations.  Tout  ce  que 
j'ai  à  dire  en  faveur  des  Principes  fur  lefquels  je  vais  fon- 
der mes  raifonnemens,  c'eft  que  j'en  appelle  uniquement 
à  l'expérience  &:  aux  obfervations  que  chacun  peut  faire 
par  foy-méme  ians  aucun  préjugé  ,  pour  fivoir  s'ils  font 
vrais  ou  faux:  fie  cela  fuiÎTt  pour  uneperfonne  qui  ne  fait 
profellion  que  d'expofer  fincerement  Se  librement  fes  pro- 
pres conjectures  fur  un  fujet  afléz  obfcur  ,  fans  autre  def- 
feîn  que  de  chercher  la  Vérité  fans  aucune  préoccupation, . 

Fm  Ju  Premier  Livre 


ESSAI 


Pag.  ^3' 


ESSAI  PHILOSOPHIQ.UE 

GONCERNANT 

L'ENTENDEMENT  HUMAIN. 

«ôf  S^  «0^50»  *î£ô^  «OÎS*  «oîSo»  *îfi*  *?So»  «oSSo»  -o^io»  ^^is^  ■ 
LIVRE      SE  GOND» 
Des  Idées. 


CHAPITRE      I. 

Où  l'on  traite  àes  Idées  en  général ,  o"  àe  leur  Origine  ; 

O-  on  Von  examine  par  occafion  fi  l'Ame  de 

l'Homme-penfe  toujours. 

H  A  QUE  homme  étant  convaincu  err  Ce  qu'on  nom- 
luy-même  qu'il  penfe,  Se  ce  quieft  ??'^J'''j\  '^ 
dans  ion  Llpnt  lors  qu  il  penle  ,  e-  penfee. 
tant  des  Idées  qui  l'occupent  aftuel- 
Icnient ,  il  eft  hors  de  doute  que  les 
hommes   ont   plulleurs   Idées   dans 
l'Eiprit  3  comme  celles  qui  font  exprimées  par  ces  mors , 
blancheur  •>  dureté  i  douceur^  penfée,  mouvement  y  h  otnme, 
éléphant  3 , armée  i  meurtre  y  S<  plulleurs  autres.    Cela  po- 

M  3  fé. 


c)^,  De  l'Origine  des  Idées. 

Chap.   I.  le,  la  première  chofe  qui  fe  préfente  à  examiner  ,   c'eft , 
Comment  l'Homme  vient  k  avoir  tontes  ces  Idées  ?    Je  fai 
que  c'eft  un  fenriment  généralement  établi,  que  tous  les 
hommes  ont  des  Idées  innées ,  certains  caradéres  originaux 
qui  ont  été  gravez  dans  leur  Ame  ,    dès  le  premier  mo- 
ment de  leur  exiftence.    J'ai  déjà  examiné  au  long  ce  fen- 
tinient;  &:  je  m'imagine  que  ce  que  j'ai  dit  dans  le  Livre 
précèdent  pour  le  réfuter  ,   fera  reçu  avec  beaucoup  plus 
de  facilité,  lorfque  j'aurai  fliit  voir,  d'où  l'Entendement 
peut  tirer  toutes  les  idées  qu'il  a  ,   par  quels  moyens  &; 
par  quels  dégrez  elles  peuvent  venir  dans  l'Efprit  ;    fur 
quoy  j'en  appellerai  à  ce  que  chacun  peut  obferver  fie  é- 
prouver  en  foy-même. 
Toutes  les  Idées      §.  2.  Suppofons  donc  qu'au  commencement  l'Ame  eft 
viennent  par     (-g  qu'on  appelle  Tabula  rafa  ,   vuide  de  tous  caraftéres  , 
RetoTou!"  ''''^  ^iris  aucune  idée  ,    quelle  qu'elle  foit  -,    Comment  vient- 
elle  à  recevoir  des  Idées  r    Par  quel  moyen  en  acquiert- 
elle   cette   prodigieufe  quantité   que   l'Imagination   de 
l'homme ,  toujours  agiflante  fie  uns  bornes ,  luy  préfente 
avec  une  variété  prefque  inlinie  ?    D'où  puife-t-elle  tous 
ces  matériaux  qui  font  comme  le  fonds  de  tous  fesraifon- 
nemens  fie  de  toutes  fes  connoifîlmces  ?    A  cela  je  répons 
en  un  mot,  De  V  Expérience  :  c'eft-là  le  fondement  de  tou- 
tes nos  connoiflances  ,   fie  c'eft  de  là  qu'elles  tirent  leur 
première  origine.     Les  obfervations  que  nous  faifons  fur 
les  Objets  extérieurs  cfjcnjiblesi  ou  fur  les  opérations  inté- 
rieures de  nôtre  Ame  ■>  que  nous  appercevans  ô'fur  le/quel- 
les nous  reflechiffons  nous-mêmes ,  fournijjent  à  nôtre  Ef prit 
les  matériaux  de  toutes  /es  penfées.     Ce  font-là  les  deux 
fources  d'oii  découlent  toutes  les  Idées,  que  nous  avons, 
ou  que  nous  pouvons  avoir  naturellement. 
Objets  de  la  fen.      §.  ^.  Ef  premièrement  nos  Sens  étant  frappez  par  cer- 
ll'Se'nosi-  t^i"s  Objets  extérieurs ,    font  entrer  dans  nôtre  Ame  plu- 
dees.  fieurs  perceptions  diftinftes  des  chofcs ,  félon  les  diverfes 

manières  dont  elles  agilfent  fur  nos  Sens.  C'eft  ainfique 
nous  acquérons  les  idées  que  nous  avons  du /'/</w,  du  jaune, 
du  chaud  i  du  froid,  du  dur,  du  mou ,  du  doi:  x ,  dcV  amer. 


De  l'Origine  des  Idées.   Liv.  II.  95^ 

&  de  tout  ce  que  nous  appelions  qualitez  fenfibîes.  Nos  Chap.I, 
fenSi  dis-je,  font  entrer  toutes  ces  idées  dans  nôtre  Ame, 
par  où  j'entens  qu'étant  frappez  par  les  Objets  extérieurs, 
ils  excitent  dans  l'Ame  ce  qui  y  produit  ces  fortes  de  per- 
c épions.  Et  comme  cette  grande  fource  de  la  plupart  des 
Idées  que  nous  avons  ,  dépend  entièrement  de  nos  Sens, 
&:  fe  communique  à  l'Entendement  par  leur  moyen  ,  je 
l'appelle  Sensation. 

§.  4.  L'autre  fource  d'où  l'Entendement  vient  à  rece-  Les  Opérations 
voir  des  Idées ,  c'cft  la  uerception  des  Opérations  de  nô-  ^"^  ""r^  ^'^"^  ' 

.  r       1       TJ'  ^'11  ••  1        r-  '    autre  fource 

tre  Ame  lur  les  Idées  qu  elle  a  reçues  par  les  bens ,  ope-  didces. 
rations  qui  devenant  l'Objet  dés  reflexions  de  l'Ame ,  pro- 
duifent  dans  l'Entendement  une  autre  efpéce  d'idées, que 
les  Objets  extérieurs  n'auroient  pûluy  fournir;  telles  que 
font  les  idées  de  ce  qu'on  appelle  appercevoir  ,  penfer  , 
douter,  croire,  rûifomicr,  connoiîre  ,  vouloir  ,  &c  toutes 
les  différentes  aârions  de  nôtre  Ame  ;  de  l'exiftence  def- 
quelles  étant  plemement  convaincus  parce  que  nous  les 
trouvons  en  nous-mêmes  ,  nous  recevons  par  leur  moyen 
des  idées  aulli  diltinftes  ,  que  celles  que  les  Corps  pro- 
duifent  en  nous  ,  lors  qu'ils  viennent  à  frapper  nos  Sens. 
C'eft-la  une  fource  d'idées  que  chaque  homme  a  toujours 
en  luy-mêmc;  Se  quoy  que  cette  Faculté  ne  foit  pas  un 
Sens,  parce  qu'elle  n'a  rien  à  faire  avec  les  Objets  exté- 
rieurs, elle  en  approche  beaucoup,  &  le  nom  de  Sens  in- 
térieur ne  luy  conviendroit  pas  mal.  Mais  comme  j'ap- 
pelle l'autre  fource  de  nos  Idées  Senfation ,  je  nomme  cel- 
le-ci R  E  F  L  E  X  1  ON,  parce  que  l'Ame  ne  reçoit  par  fon 
moyen  que  les  Idées  qu'elle  acquiert  en  reflechiflant  fur 
Tes  propres  Opérations.  C'eftpourquoy  je  vous  prie  de 
remarquer,  que  dans  la  fuite  de  ceDifcours,  j'entens  par 
Réflexion  la  connoiffance  que  l'Ame  prend  de  fes  pro- 
pres opérations,  &  de  leurs  diff'érences  ,  par  où  l'Enten- 
dement vient  à  recevoir  des  idées  de  ces  opérations.  Ce 
font-là,  à  mon  avis  ,  les  feuîs  Principes  d'où  toutes  nos 
Idées  tirent  leur  origine  ;  favoir  ,  les  chofes  extérieures 
Se.  matérielles  qui  font  les  Objets  de  la  Sensation, 


■v  H  A  p. 


Toutes  nos  I- 
dées  viennent 
de  l'une  de  CCS 
iaux  touices. 


Ce  qu'on  peut 
obferver  dans 
ks  Enfaos. 


de 
re- 
de 


96  De  V Origine  des  Idées. 

I-  &  les  Opérations  de  nôtre  Efprit ,  qui  font  les  Objets  de 
la  Reflexion,  {'employé  ici  le  mot  d'opération  dansun 
fens  étendu ,  non  feulement  pour  fignifier  les  aftions  de 
l'Ame  concernant  fes  Idées ,  mais  encore  certaines  Pallions 
qui  font  produites  quelquefois  par  ces  Idées,  telle  que  le 
plaillr  ou  la  douleur  que  caufc  quelque  penfeequecefoit. 
§.5.  L'Entendement  ne  me  paroît  avoir  abfolument 
aucune  idée  ,  qu'elle  ne  reçoive  de  l'un  de  ces  deux 
Principes.  Les  Objets  extérieurs  fournijfent  à.  l' Efprit 
les  idées  -des  qualités:  fc^tijibles  ,  c'eil  à  dire  ,  toutes  ces 
différentes  perceptions  que  ces  qualitez  produifent  en 
nous  :  &■  f  Efprit  fournit  à  l'Entetidement  les  idées 
fes  propres  Opérations.  Si  nous  faifons  une  .  cxafte 
veùë  de  toutes  ces  idées  6c  de  leurs  differens  modes ., 
Leurs  combinaifons  fie  relations,  nous  trouverons  quec'eft 
à  quoy  fe  reduifent  toutes  nos  idées,  6c que  nous  n'avons 
rien  dans  l'Efprit  qui  n'y  vienne  par  l'une  de  ces  deux 
voyes.  Qiie  quelqu'un  prenne  feulement  la  peine  d'exa- 
miner fes  propres,  penfées  6c  de  fouiller  exactement  dans 
fon  Efprit  pour  confiderer  tout  ce  qui  s'y  paffe  >  &c  qu'il 
me  dife  après  celajfi  toutes  les  Idées  originales  qui  y  font, 
viennent  d'ailleurs  que  des  Objets  de  fes  Sens,  ou  desO- 
pérations  de  fon  Ame  ,  confiderées  comme  des  objets  de 
\â.  Reflexion  qu'elle  fait  fur  les  idées  qui  liiy  font  i^enuës 
par  les  Sens.  Q^ielque  grand  amas  de  connoiflances  qu'il 
y  découvre,  il  verra,  je  m'affùre, après  y  avoir  bienpcn- 
fé,  qu'il  n'a  d'autre  idée  dans  l' Efprit ,  que  celles  qui  y  ont 
été  produites  par  ces  deux  voyes-,  quoy  que  peut-être  com- 
binées ^  étendues  par  l'Entendement  ,  avec  ime  variété 
infinie ,  comme  nous  le  verrons  dans  la  fuite. 

§.  6.  Qiiiconque  confiderera  avec  attention  Vctzx.  oùfe 
trouve  un  Enfant ,  dès  qu'il  vient  au  Monde ,  n'aura  pas 
grand  fujet  de  fe  figurer  qu'il  ait  dans  l'Efprit  ce  grand 
nombre  d'Idées  qui  font  la  matière  des  connoiflances  qu'il 
a  dans  la  fuite.  C'eft  par  dégrez  qu'il  acquiert  toutes  ces 
Idées  }  &  quoy  que  celles  des  qualitez  c[ui  font  le  plus 
.«xpofées  à  fa  veùë  ôcqui  luy  font  le  pkis  familières, s'im- 
priment 


De  l'Origine  des  Idées.    Liv.  II.  97 

^priment  dans  fon  Efprit,  avant  que  la  Mémoire  commcn-  Chap.  I, 
ce  de  tenir  regître  du  temps  &  de  l'ordre  des  chofes  ,  il 
arrive  néanmoins  aflez  fouvent  ,  que  certaines  qualitez 
peu  communes  fe  préfentent  fi  tard  à  l'Efprit  ,  qu'il  y  a 
peu  de  gens  qui  ne  puilTent  rappeller  lefouvenirdutemps 
auquel  ils  ont  commencé  à  les  connoître  :  &  fi  cela  en 
valloit  la  peine ,  il  eft  certain ,  qu'un  Enfiint  pourroit  é- 
tre  conduit  en  telle  forte  ,  qu'il  auroit  fort  peu  d'idées , 
même  des  plus  communes,  avant  que  d'être  homme  fait. 
Mais  tous  ceux  qui  viennent  dans  ce  Monde  ,  étant  d'a- 
bord environnez  de  Corps  qui  frappent  leurs  fens  conti- 
nuellement &  en  différentes  manières,  une  grande  diverfi- 
té  d'Idées  fe  trouvent  gravées  dans  l'Amedes  Enfans,foit 
qu'on  prenne  foin  de  leur  en  donner  la  connoilTance  ,  ou 
non.  La  Lumière  &  les  Couleurs  font  toujours  en  état 
de  faire  impreflion  p.ar  tout  où  l'Oeuil  eft  ouvert  pour  leur 
donner  entrée.  Les  fons  ,  5c  certaines  qualitez  qui  con- 
cernent l'attouchement  ,  ne  manquent  pas  non  plus  d'a- 
gir fur  les  Sens  qui  leur  font  propres  ,  èc  de  s'ouvrir  un 
paffage  dans  l'Ame.  Je  croy  pourtant  qu'on  m'accordera 
fans  peine,  que  fi  un  Enfant  étoit  retenu  dans  un  Lieuoii 
il  ne  vit  que  du  blanc  &;  du  noir ,  jufqu'à  ce  qu'il  devint 
homme  fait ,  il  n'auroit  pas  plus  d'idée  de  l'écarlate  ou 
du  vert,  que  celui  qui  dès  fon  Enfance  n'a  jamais  goûté 
ni  huitre  ni  pomme  de  pin  ,  connoit  le  goût  particulier 
de  ces  deux  chofes. 

§.  7.  Par  confèquent  les  hommes  reçoivent  de  dehors  Les  hommes  re- 
plus ou  moins  d'idées  fimples  ,   félon  que  les  Objets  qui  Ç"'^^'"  p'"s  ou 

K  r  -  1  r  n-  j-         ;-     '     1        moins  de  ces  X- 

fe  prelentent  a  eux,  leur  en  rournilient  une  diverliteplus  dces,  rdonquc 
ou  moins  grande  ,    comme  ils  en  reçoivent  aufli  plus  ou  4'^"™,s  obj^s 
moins  en  eux-mêmes ,  par  les  Opérations  de  leur  Efprit,  eux^*^'""^"'  * 
félon  qu'ils  reflechiflent  plus  ou  moins  fur  ces  premières 
idées  que  les  objets  extérieurs  ont  produit  en  eux.     Car 
quoy  que  celui  qui  examine  les  opérations  de  fon  Efprit, 
ne  puifle  qu'en  avoir  des  idées  claires  6c  diftinftes,  il  eft 
pourtant  certain  ,  que  ,   s'il  ne  tourne  pas  fes  penfées  de 
ce  côté-là  pour  faire  une  attention  particulière  fur  ce  qui 

N  fe 


^8  De  l'Origine  àerTdets. 

Ch  AP.  I.  fe  pafle  dans  fon  Ame  ,  il  fera  aiifli  éloigné  d'avoir  des 
idées  diftinftes  de  toutes  les  opérations  de  fon  Efprit, 
que  celui  qui  prétendroit  avoir  toutes  les  idées  particu- 
lières qu'on  peut  avoir  d'un  certain  Paiiage,  ou  des  par- 
ties èz  des  divers  mouvemens  d'une  Horloge  ,  fans  avoir 
jamais  jette  les  yeux  fur  ce  Paifage  ou  fur  cette  Horloge , 
pour  en  conlklerer  exadtement  toutes  les  parties.  L'Hor- 
loge ou  le  Tableau  peuvent  être  placez  d'une  telle  ma- 
nière, qu'ils  peuvent  fe  rencontrer  tous  les  jours  fur  fon- 
chemin;  &:  cependant  il  n'aura  que  des  idées  fort  confu- 
fes  de  toutes  leurs  Parties,  jufqu'à  ce  qu'il  fe  foit  appli- 
qué avec  attention  à  les  confiderer  chacune  en  particu- 
lier. 
Leside'csqui  §'  ^-  Et  dc  là nous  voyous poutquoy  il fc  pafTebien du 
•viennent  par  tcmps avant quc  la  plupart  desEnfans  ayent  des  idées  des 
Reflexion,  font  Opérations  de  leur  propre  Efprit,  &:  pourquoy  certaines 

plus  tsru    u3ns       ■*■  -  .  .  ^-  '  c  i    ■  *  tr  /*  • 

l'Efprir .  parce  pcrfouncs  n  en  connoilient  m  tort  clairement,  m  tort  parrai- 
cju'ii  faut  de  temcut ,  la  plus  grande  partie  pendant  tout  le  cours  de  leur 
ks'd^comnr."'  ^ic.  La  raifon  de  cela  crt:,que  quoy  que  ces  Opérations  foient 
continuellement  excitées  dans  l'Ame ,  elles  n'y  paroiffent 
que  comme  des  viilons  flottantes ,  &:  n'y  font  pas  d'affez 
fortes  imprellions  pour  en  laifler  dans  l'Ame  des  idées 
claires,  diftindles  ,  &  durables  ,  jufqu'à  ce  que  l'Enten- 
dement vienne  à  fe  replier,  pour  ainfi  dire  ,  fur  foy-mê- 
me,  à  réfléchir  fur  fes  propres  opérations;  &:  àfepropo- 
fer  luy-mênie  pour  l'Objet  de  fcs  propres  Contemplations. 
Les  Enfans  ne  font  pas  plutôt  au  Monde ,  qu'ils  fe  trou- 
vent environnez  d'une  infinité  de  chofcs  nouvelles,  qui 
par  l'imprelllon  continuelle  qu'elles  font  lur  leurs  fens , 
attirent  à  elles  l'Ame  de  ces  petites  Créatures  ,  que  leur 
penchant  porte  à  connoître  tout  ce  qui  leur  eft  nouveau , 
&  à  prendre  du  plaifir  à  la  diverfité  des  Objets  qui  les 
frappent  en  tant  de  différentes  manières.  Ainfi ,  ils  em- 
ployent  ordinairement  leurs  premières  années  à  voir  ce 
qui  fe  fait  au  dehors  ,  &:  à  en  prendre  connoilTlxnce  >  de 
forte  que  perfiftant  dans  cette  application  continuelle  à 
tour  ce  qui  frappe  les  fens ,  il  arrive  rarement  qu'ils  faf- 

fent 


Les  Hommes  ne  penfent  pas  toujours.  L  i  v.  IL      99 

fent  aucune  ferieufe  reflexion  fur  ce  qui  fe  pafle  au  de-  C  h  a  p.  T; 
dans  d'eux-mêmes  5  julqu'à  ce  qu'ils  foient  parvenus  à  un 
âge  plus  avancé  -,   &  il  s'en  trouve  même  qui  s'avifent 
à  peine  de  donner  quelque  moment  de  leur  vie  à  ces  for- 
tes de  penfées. 

§.  9.  Du  relie  ,  demander  en  ^ud  temps  l'homme  com-  L'Ame  com- 
mence à' avoir  quelque  Idée,  c'eft  demander  en  quel  temps  jç5"y^^f''][°|^ 
il  commence  d'^/^^ÉTf^rm' ;  car  avoir  des  idées ,  6c  avoirqueiie     com- 
des  perceptions  ,   c'eil  une  feule  «k  même  chofe.     Je  fai™*^"'^^  à-af^er. 
bien  qu'il  y  a  une  Opinion  qui  pofe  ,    Glue  l'Ame  penfe  '"''"' 
toujours,  &:  qu'elle  a  conftamment  en  elle-même  une  per- 
ception aftuelle  de   certaines  idées  ,   auili   long-temps 
qu'elle  exifte ,  Se  que  la  pcnfce  aftuellc  efl  aulîi  infépara- 
ble  de  l'Ame  que  l'extenfion  adhielle  eft  inféparable  du 
Corps  ;  de  forte  que ,  fi  cela  eft  vrai ,  rechercher  en  quel 
temps  un  homme  commence  d'avoir  des  idées  ,  c'eft  la 
même  chofe  ,  que  de  rechercher  quand  fon  Ame  a  com- 
mencé d'exifter.     Car,  à  ce  compte,  l'Ame  &  fes  Idées 
commencent  à  exifter  dans  le  même  temps  ,  tout  de  mê- 
me que  le  Corps  6c  fon  étendue. 

§.  10.  Mais  foit qu'on  fuppofe  que  l'Ame  exifteavant,  i/Ame  nepei>- 
après  ,  ou  dans  le  même  temps  que  le  Corps  commence  '^  P*''  toujours, 
d'être  grollîerement  organife,  ou  d'avoir  les  principes  de  nu7\T°"  "' 
la  vie  ,    (ce  que  je  lailTe  difcuter  à  ceux  qui  ont  mieux  ver.  ' 

médité  fur  cette  matière  que  moy)  quelque  fuppofttion , 
dis-je,  qu'on  faffe  à  cet  égard  ,  j 'avoué  c|u'il  m'eft  tom- 
bé en  partage  une  de  ces  Ames  pefanres  qui  ne  fe  fent  pas 
toiijours  appliquée  à  quelque  idée,  6c qui  ne  fiuroit con- 
cevoir qu'il  foit  plus  nécellaire  à  l'Ame  de  penfer  toujours , 
qu'au  Corps  d'être  toujours  en  mouvement  ;  la  perception 
des  idées  étant  à  l'Ame,  comme  je  croy,  ce  que  le  mou- 
vement eft  au  Corps  ,  favoir  une  de  fes  Opérations  ,  6c 
non  pas  ce  qui  en  conftitué  l'effence.  D'où  il  s'enfuit 
que,  quoy  que  la  penfée  foit  regardée  comme  l'aélion  la 
plus  propre  à  l'Ame  ,  il  n'eft  pourtant  pas  néceftaire  de 
fuppofer  que  l'Ame  penfe  toujours  ,  6c  qu'elle  foit  tou- 
jours en  aâion.     C'eft:-là  peut-être  le  privilège  de  l'Au- 

N  2  teur 


loo  Les  Hommes  ne  penfent  pns  toujours: 

ChAp,  I.  teur  &  du  Confervareur  de  toutes  chofes,  qui  étant  inrfi- 
ni  dans  fes  perfeftions  ne  dort  ni  ne  fommeiUe  jamais  -,  ce 
qui  ne  convient  point  à  aucun  Etre  fini,  ou  du  moins,  à  un 
Etre  tel  que  l'Ame  de  l'Homme.  Nous  ûvons  certaine- 
ment par  expérience  que  nous  penfons  quelquefois  ;  d'où 
nous  tirons  cette  Conclufion  infaillible  ,  qu'il  y  a  en 
nous  quelque  chofe  qui  a  la  puifTimce  de  penfer.  Mais 
de  favoir,  fî  cette  liibftance  penfe  continuellement ,  ou 
non ,  c'eft  dequoy  nous  ne  pouvons  nous  alTùrer  qu'au- 
tant que  l'Expérience  nous  en  inftruit.  Car  de  dire,  que 
c'eft  une  propriété  eflentielle  à  l'Ame ,  &■  qui  ne  peut  en 
être  feparée,  de  penfer  aftuellement,  c'eft  pofer  vifible- 
ment  ce  qui  cft  en  queftion  fins  en  donner  aucune  preu- 
ve; ce  qu'on  ne  fiuroit  pourtant  fe  difpenfer  de  faire  ,  fl 
ce  n'eft  pas  une  Propofition  évidente  par  elle-même.  Or 
j'en  appelle  à  tout  le  Genre  Humain  ,  pour  favoir  s'il  eft 
vrai  que  cette  Propofition  ,  l'Âme  penje  toujours ,  foit  é- 
vidente  par  elle-même ,  en  forte  que  chacun  y  donne  fon 
confentement  ,  dès  qu'il  l'entend  pour  la  première  fois. 
Je  doute  fi  j'ai  penfé  la  nuit  précédente,  ou  iion.  Com- 
.  '  me  c'eft  une  queftion  de  fait  ,   c'eft  la  décider  gratuite- 

ment êc  fans  raifon ,  que  d'alléguer  en  preuve  une  fuppo- 
iîtion  qui  eft  la  chofe  même  dont  on  difpute.  11  n'y  a 
rien  qu'on  ne  puiflé  prouver  par  cette  méthode.  Je  n'ai 
qu'à  fuppofer  ,  que  toutes  les  Pendules  pcnlént  tandis 
que  le  balancier  eft  en  mouvement  ,  ?<.  dés-là  j'ai  prou- 
vé fuffifamment  6c  d'une  manière  incontcftable  que 
ma  Pendule  a  penfé  durant  toute  la  nuit  précéden- 
te. Mais  quiconque  veut  éviter  de  fe  tromper  foy-mé- 
me,  doit  établir  fon  hypothefe  fur  une  matière  de  tait, 
&"  en  montrer  la  vérité  par  des  expériences  fenfibles  , 
bc  non  pas  juger  d'un  fait  par  fon  hyporhéfc  ,  c'eft  à 
dire  ,  juger  de  la  vérité  d'un  fait  fur  ce  qu'il  le  fup- 
pofe  véritable  :  manière  de  prouver  qui  fe  réduit  à  ceci. 
Il  faut  néceflairement  que  j'aye  penfé  pendant  toute  la 
nuit  précédente,  parce  qu'un  autre  a  fuppofé  que  je  pen- 
fé toujours  j  quoyqueje  ne  puifle  pas  appercevoir  moy- 

niê- 


Les  Hommes  n?  penfent  pas  toujours.  Liv.  II.      lor 

même   que  je   penfe   effeftivement   toujours.  Chap,  ï. 

Je  ne  puis  m'empccher  de  remarquer  ici,  que  des  gens 
paffionnez  pour  leurs  fentimens  font  non  feulement  capa- 
bles d'alléguer  en  preuve  une  pure  fuppofition  de  ce  qui 
eft  en  queftion ,  mais  encore  de  faire  dire  à  ceux  qui  ne 
font  pas  de  leur  avis ,  toute  autre  chofe  que  ce  qu'ils  ont 
dit  effe£tivement.  C'eft  ce  que  j'ai  éprouvé  dans  cette 
occafion  ;  car  il  s'eft  trouvé  un  Auteur  qui  ayant  lu  la 
première  Edition  de  cet  Ouvrage,  Se  n'étant  pas  fatisfixit 
de  ce  que  je  viens  d'avancer  contre  l'opinion  de  ceux  qui 
foûtiennent  que  VAme  penfe  toujours ,  me  fait  dire,  qu'u- 
ne choie  cejfe  d'exijler  parce  que  nous  ne  [entons  pas  qu'elle 
exifte pendant  nôtre  fommcil.  Etrange  conféquence,  qu'on 
ne  peut  m'attribuer  fans  avoir  l'Efprit  rempli  d'une  aveu- 
gle préoccupation  !  Car  je  ne  dis  pas ,  qu'il  n'y  ait  point 
d'Ame  dans  l'Homme  ,  parce  que  ciurant  le  fommeil  , 
l'Homme  n'en  a  aucun  fentiment  ;  mais  je  dis  que  l'Hom- 
me ne  fiuroit  penfer  ,  en  quelque  temps  que  ce  foit  , 
qu'il  veille  ou  qu'il  dorme  ,  fans  s'en  apperccvoir.  Ce 
fentiment  n'eft  néceffaire  à  l'égard  d'aucune  chofe  ,  ex- 
cepté nos  penfees  ,  auxquelles  il  eft  &  fera  toujours  né- 
celfairement  attaché  ,  jufqu'à  ce  que  nous  puiflions  pen- 
fer, fans  être  convaincus  en  nous-mêmes  que  nous  pen- 
fons. 

§.  1 1.  Je  tombe  d'accord  que  l'Ame  n'eft  jamais  fans  LAme  ne  fem: 
penfer  dans  un  homme  qui  veille,  parce  que  c'eft  ce  qu'em-  ^^^  toujours,.. 
porte  l'état  d'un  homme  éveillé  ;  mais  de  favoir  s'il  ne 
peut  pas  convenir  à  tout  l'Homme,  y  compris  l'Ame  au  (îi 
bien  que  le  Corps,  de  dormir fansavoir aucun fonge,  c'eft 
une  queftion  qui  vaut  la  peine  d'être  examinée  par  un  hom- 
me qui  veille  ;  car  il  n'eft  pas  aifé  de  concevoir  qu'une 
chofe  puiffe  penfer,  &:  ne  point  fentir  qu'elle  penfe.  Qiie 
Û  l'Ame  penîé  dans  un  homme  qui  dort  fans  en  avoir  une 
perception  aftuelle  ,  je  demande  fi  pendant  qu'elle  penfe 
de  c^tte  manière ,  elle  fent  du  plaifir  ou  de  la  douleur ,  fi 
elle  eft  capable  de  félicité  ou  de  mifére?  Pour  l'homme, 
je  fuis  alTûré  qu'il  n'en  eft  pas  plus  capable  dans  ce  temps- 

N  3  là 


102  Les  Hommes  ne  penfent  pas  toujours. 

Chap.  I.  là  que  le  Licb  ou  la  Terre  où  il  cil  couché.  Car  d'être 
heureux  ou  malheureux  (ans  en  avoir  aucun  fentiment , 
c'eft  une  chofe  qui  me  paroit  tout-à-fait  incompatible. 
Qiie  fi  l'on  dit,  qu'il  peut  être,  que,  tandis  que  le  Corps 
efl;  accablé  de  fommeil  ,  l'Ame  a  fes  penfees  ,  fes  fenti- 
mens ,  fes  plaiilrs ,  ce  fes  peines ,  feparément  &c  en  elle-mê- 
me, fans  que  l'Homme  s'en  apperçoive&y  prenne  aucu- 
ne part  ;  il  eft  certain  ,  que  Socrate  dormant ,  £c  Socrate 
éveillé  n'eft  pas  la  même  perfonne  ,  &:  que  l'Ame  de  So- 
crate lors  qu'il  dort  ,  &:  Socrate  qui  ell  un  homme  com- 
pofé  de  Corps  &  d'Ame  lors  qu'il  veille,  font  deux  per- 
sonnes; parce  que  Socrate  éveillé  n'a  aucune  connoifTiince 
du  bonheur  ou  de  la  mifére  de  fon  Ame  ,  qui  y  participe 
toute  feule  pendant  qu'il  dort  ,  auquel  état  il  ne  s'en  ap- 
perçoit  point  du  tout ,  oc  n'y  prend  pas  plus  de  part  qu'au 
bonheur  ou  à  la  mifére  d'un  homme  qui  efl  aux  Indes  & 
qui  luy  eft  abfolument  inconnu.  Car  fi  nous  fjparons  de 
nos  aftions  &  de  ncs  fenfations  ,  Se  fur  tout  du  plaifir  & 
de  la  douleur  ,  le  fentiment  intérieur  que  nous  en  avons 
&:  l'intérêt  qui  l'accompagne,  il  fera  bien  mal-aife  de  fa- 
voir  ce  qui  fait  la  même  perfonne. 
sîunUomme  §•   1.2-  L'Ame  penfc  ,  difent  ces  gens-là ,  pendant  le 

endormi  peiiiè  pi^s  profond  f  )rameil.  Mais  lors  que  l'Ame  penfe  ,  & 
uiriionime'qùi  qu'cllc  a  dcs  perceptions,  elle  eft  ,  fans  doute  ,  aulli  ca- 
dort,  &  qui  en  pablc  de  rcccvoir  des  idées  de  plaifir  ou  de  douleur  qu'au- 
fuue  veille ,  ce  ^^j^g  autrc  idée  que  ce  foit ,  &:  elle  doit  néceftairement 
fonues.  fentir  en  elle-même  fes  propres  perceptions.     Cependant 

fi  l'Ame  a  toutes  ces  perceptions  à  part,  ileft  vifible,que 
l'homme  qui  eft  endormi,  n'en  a  aucun  fentiment  enluy- 
même.  Suppofons  donc  que  Cajlor  étant  endormi,  Ibn 
Ame  eft  feparée  de  fon  Corps  pendant  qu'il  dort:  fuppo- 
fition ,  qui  ne  doit  point  paroître  impolTible  à  ceux  avec 
qui  j'ai  préfentement  à  faire  ,  lefquels  accordent  fi  libre- 
ment la  vie  à  tous  les  autres  Animaux  difterens  de  l'Hom- 
me, fans  leur  donner  une  Ame  qui  connoilTc  Se  L]ui penfe. 
Ces  gens-là  ,  dis-je  ,  ne  peuvent  trouver  aucune  impofîi- 
bilité  ou  cooti-adidion  à  dire  que  le  Corps  puiffe  vivre 

fans 


hcs  "Hommes  m  fenfent  pas  toujours.  Liv.  II.  103 
làns  Ame ,  ou  que  l'Ame  puilTe  fiiblifter  ,  penfcr  ,  ou  a-  C  H  A  p.  T. 
voir  des  perceptions  ,  même  celles  de  pUiillr  ou  de  dou- 
leur, fans  être  |ointe  à  un  Corps.  Cela  étant,  fuppofons 
que  l'Ame  de  Cajior ,  feparée  de  fon  Corps  pendant  qu'il 
dort  ,  a  ks,  penfées  à  part.  Suppofons  encore ,  qu'elle 
choifit  pour  théâtre  de  fes  penfées  ,  le  Corps  d'un  autre 
homme  y  celui  de  Pollnx,  par  exemple,  qui  dort  fans  A- 
me  ;  car  fi ,  tandis  que  Caftor  ell  endormi ,  fon  Ame  peut 
avoir  des  penfées  dont  il  n'a  aucun  fentiment  en  luy-mê- 
me  ,  n'importe  quel  lieu  fon  Ame  choififTe  pour  penfer. 
Nous  avons  par  ce  moyen  les  Corps  de  deux  hommes , 
qui  n'ont  entr'eux  qu'une  feule  Ame ,  Se  que  nous  fuppo- 
fons être  endormis  &"  éveillez  tour  à  tour  ,  de  forte  que 
l'Ame  penfe  toujours  dans  celui  des  deux  qui  eft  éveillé , 
dequoy  celui  qui  eft  endormi  n'a  jamais  aucun  fentiment 
en  luy-même  ,  ni  aucune  perception  quelle  qu'elle  foit. 
Je  demande  préfentement  ,  fi  Cûjlor  &:  Pollvx  n'ayant 
qu'une  feule  Ame  qui  agit  en  eux  par  tour ,  de  forte  qu'el- 
le a,  dans  l'un,  des  penfées  Se  des  perceptions,  dont  l'au- 
tre n'a  jamais  aucun  fentiment  ,  èc  auxquelles  il  ne  prend 
jamais  aucun  intérêt,  je  demande,  dis-je  ,  fi  en  ce  cas-là 
Cûjlor  &  Pollîtx  ne  font  pas  deux  perfonnesaulîidiftin£tes, 
que  Cajlor  &z  Hercule ,  ou  que  Socrate  Se  FU  fon-,  fie  fi  l'un 
d'eux  ne  pourroit  point  être  fort  heureux  ,&  l'autre  tout- 
à-fait  miferable  ?  C'eft  juftement  par  la  même  raifon  que 
ceux  qui  difent ,  que  l'Ame  a  en  elle-même  des  penfées 
dont  l'homme  n'a  aucun  fentiment,  feparent  l'Ame  d'avec 
l'Homme,  &:  divifent  l'Homme  même  en  deux  perfonnes 
diftintles  ;  car  je  fuppofe  qu'on  ne  s'avifera  pas  de  faire 
confifter  Videnlitc  des  perfonnes  dans  l'union  de  l'Ame  avec 
certaines  particules  de  matière  qui  foient  les  mêmes  en 
nombre;  parce  que  fi  cela  étoit  nécefTairepourconftituer 
Videntité ,  il  feroit  impoflible  dans  ce  flux  perpétuel  où 
font  les  particules  de  nôtre  Corps,  qu'aucun  homme  pût 
être  la  même  perfonne  ,  deux  jours ,  ou  même  deux  mo- 
mens  de  fuite. 
§.  13.  Ainfi  le  moindre  afibupilTement  où  nous  jette  le  ^l^^  impofflbie  .• 

fom-*^"°"^'''""*- 


I04  Le  Hommes  ne  penfent  pas  toujours. 

Chap.I.  fommeil,  fuffit,  ce  me  femble,  pour  renverfer  la  doftri* 
ceux  qui  Jor-     j-^e  ^q  QQ^^y^  q^i  foûtienneiit  que  l'Ame  penfe  toujours.  Du 

ment  lans  faire  •  i-l   •!  ^    •  ■       •  ^     i  •     r 

aucun  fon^e,    Hioms  clt-il  Certain,  que  ceux  qui  viennent  a  dormir  fans 
qu'ils  pcnicnt    faire  aucun  fonge,  ne  peuvent  jamais  être  convaincus  que 
îainmciL"'      Icurs  pciiiees  Ibient  en  aîtion  ,    quelquefois  pendant  qua- 
tre heures ,  fans  qu'ils  en  ayent  aucune  connoiflance  ;    6c 
fî  on  vient  à  les  éveiller  au  milieu  de  cette  contemplation 
dormante,  li  j'ofe  m'exprimer  ainfi ,   &c  qu'on  les  prenne 
juftement  dans  ce  point,  ils  ne  peuvent  en  aucune  maniè- 
re rendre  compte  de  ces  prétendues  contemplations. 
Ccftcnvain         §.   14.  On  dira  peut-être  ,    que  dans  le  plus  profend 
quoiioppofe     fommeil  l'Ame  a  des  penfées,  que  la  Mémoire  ne  retient 

que  les  hommes         .  -\  t    ■     ■<  i-  iT-^ 

font  d«  l'oiigc-;  point.  Mais  il  paroit  bien  mal-aile  a  concevoir  que  dans 
dontiisnc(e  cc  moment  l'Ame  penfe  dans  uu  homme  endormi ,  &  le 
^oint.  moment  luivant  dans  un  homme  éveille  ,    lans  quelle  le 

rcflbuvienne  ni  qu'elle  foit  capable  de  rappcllcr  la  mé- 
moire de  la  moindre  circonftance  de  toutes  les  penfées 
qu'elle  vient  d'avoir  en  dormant  :  6c  pour  perfuader  une 
chofe  qui  paroit  h  inconcevable  ,  il  faudroit  la  prouver 
autrement  que  par  une  fimple  affirmation.  Car  qui  peut 
fe  figurer ,  fans  en  avoir  d'autre  raifon  que  l'affertion  ma- 
giltrale  delà  pcrfonne  qui  le  dit,  qui  peut,  dis-je,  fe  per- 
fuader fur  un  aulii  foible  fondement ,  que  la  plus  grande 
partie  des  hommes  penfent  durant  toute  leur  vie  ,  plu- 
lleurs  heures  chaque  jour,  à  quelque  chofe  ,  fur  laquelle 
étant  interrogez ,  dans  le  même  temps  que  leur  Efprit  en 
eft  occupé,  pour  favoir  ce  que  c'eft,  ils  ne  lauroieuts'en 
relfouvenir  le  moins  du  monde  ?  Je  croy  que  la  plupart 
des  hommes  paflent  une  grande  partie  dç  leur  fommeil 
fans  fonger  -,  6c  j'ai  fù  d'un  homme  qui  dans  fa  jeunefle 
s'étoit  appliqué  à  l'étude ,  6:  avoit  la  mémoire  afléz  hcu- 
reufe,  qu'il  n'avoit  jamais  fiit  aucun  fonge  ,  avant  que 
d'avoir  eu  la  fièvre  dont  il  venoit  d'être  guéri  dans  le  temps 
qu'il  me  parloit  ,  âgé  pour  lors  de  vingt-cinq  ou  vingt- 
fix  ans.  Il  y  a  apparemment  plufieurs  exemples  fembla- 
bles  dans  le  Monde,  6c  du  moins  ,  il  n'y  a  perf>nnc  qui 
parmi  ceux  de   fa    connoiflance   n'en   trouve   afléz  qui 

paf- 


Les  Hommes  ne  penfent  pas  toujours.  L  i  v .  IL     1 05" 
"pafTent   la   plus    grande  partie   des  nuits    fans   fonger.    C  h  A  p.  I. 
<S.   i<.  D'ailleurs,  penfer  fouvent ,  &  ne  pas  conferver  ^'='';'"  "»«  ^^y- 

■^ .      ,  '  ,      r  ■       ^  y  r  in.  pothcle,lespcii- 

•xm  feul  moment  le  fouvenir  de  ce  qu  on  penle,  c  eltpen-fces  d'unhom- 
fer  d'une  manière  bien  inutile  ,  6c  l'Ame  dans  un  tel  état  me  endormi  dc- 

/-■i-  iirnï  -^  r  A/f    "vroieiu  être  plus 

fait  bien  peu  de  chofe.  Se  n  a  aucun  avantage  lur  un  Mi-^o,,^,^^  l  ,j 
roir  qui  reçoit  conftamment  une  grande  diverfité  d'ima-  Raifon. 
ges,  fans  en  retenir  aucune,  les  objets  qui  s'y  impriment, 
n'ayant  pas  plutôt  difparu  qu'il  n'en  refte  plus  aucune 
trace }  de  forte  que  ,  comme  le  Miroir  n'acquiert  aucu- 
ne perfection  en  recevant  ces  images  ,  l'Ame  ne  fauroit 
non  plus  devenir  plus  parfaite  par  de  telles  penfées.  On 
dira  peut-être  ,  que  dans  un  homme  éveillé  qui  penfe , 
fon  Corps  y  efl  pour  quelque  chofe  ,  6c  que  le  fouvenir 
de  {es  penfées  fe  conferve  par  le  moyen  des  impreillons 
qui  fe  font  dans  le  Cerveau  Se  des  traces  qui  y  relient  a- 
près  qu'on  a  penfé  ,  mais  qu'à  l'égard  des  penfées  que 
l'homme  n'apperçoit  point  lors  qu'il  dort ,  l'Ame  les  rou- 
le à  part  en  elle-même,  fans  faire  aucun  ufagedes  organes 
du  Corps ,  c'eftpourquoy  elle  n'y  laiffe  aucune  imprellîon  , 
ni  par  conféquent  aucun  fouvenir  de  ces  fortes  de  pen- 
fées. Mais  fans  repeter  ici  ce  que  je  viens  de  dire  de 
l'abfurdité  qui  fuit  d'une  telle  fuppoiltion ,  favoir  que  le 
même  homme  fe  trouve  par  là  divifé  en  deux  perfonnes 
diftiniftes  -,  je  répons  outre  cela  ,  que  quelques  idées  que 
l'Ame  puiiTe  recevoir  èc  confiderer  fans  l'intervention  du 
Corps,  il  ell  raifonnable  de  conclurre,  qu'elle  peutaufli 
en  conferver  le  fouvenir  fans  l'intervention  du  Corps ,  ou 
bien,  la  faculté  de  penfer  ne  fera  pas  d'un  grand  avanta- 

fe  à  l'Ame  &c  à  tout  autre  Efprit  feparé  du  Corps.  Si 
Ame  ne  fe  fouvient  pas  de  fes  propres  penfées ,  fi  elle  ne 
peut  point  les  mettre  en  referve,  ni  les  rappeller  pour  les 
employer  dans  l'occafion  ;  fi  elle  n'a  pas  le  pouvoir  de  ré- 
fléchir furie  pafTe  Se  de  fe  fcrvir  des  expériences,  des  rai- 
fonnemens  &  des  reflexions  qu'elle  a  fait  auparavant  ,  à 
quoy  luy  fert  de  penfer  ?  Ceux  qui  reduifent  l'Ame  à 
penfer  de  cette  manière  ,  n'en  font  pas  un  Etre  beaucoup 
plus  excellent ,  que  ceux  qui  ne  la  regardent  que  comme 

O  un 


io6  Les  Hommes  ne  penfent  pas  toujours. 

Chap.  I.  un  aflemblage  des  parties  les  plus  fubtiles  de  la  Matière, 
gens  qu'ils  condamnent  eux-mêmes  avec  tant  de  hauteur. 
Car  enfin  des  caractères  tracez  fur  la  poulllére  que  le  pre- 
mier foufBe  de  vent  efface,  ou  bien  des  imprelllons  faites 
fur  un  amas  d'atomes  ou  d'Efprits  animaux  ,  font  aullî 
utiles  &:  rendent  le  fujet  auflî  excellent  que  les  penfées  de 
l'Ame  qui  s'évanoûiflent  à  mefure  qu'elle  penfe  ,  n'étant 
pas  plutôt  hors  de  fa  veûë  ,  qu'elles  font  difîipées  pour 
jamais,  fans  laifler  aucun  fouvenir  après  elles.  La  Natu- 
re ne  fait  rien  en  vain  ,  ou  pour  des  fins  peu  confidera- 
bles  :  &  il  eft  bien  mal-aifé  de  concevoir  que  nôtre  divin 
Créateur  dont  la  iageflé  eft  infinie  ,  nous  ait  donné  la  fli- 
culte  de  penfer,  qui  ell  fi  admir.ible,  £c  qui  approche  le 
plus  de  l'excellence  de  cet  Etre  incomprehenfible  ,  pour 
être  employée  ,  d'une  manière  fi  mutile  ,  la  quatrième 
partie  du  temps  qu'elle  eft  en  a£tion  ,  pour  le  moins  ;  en 
forte  qu'elle  penfe  conftamment  durant  tout  ce  temps-là  y 
fans  fe  fouvenir  d'aucune  de  fes  penfées  ,  fans  en  retirer 
aucun  avantage  pour  elle-même  ,  ou  pour  les  autres ,  &: 
fans  être  par  là  d'aucune  utilité  à  quoy  que  ce  foit  dans 
ce  Monde.  Si  nous  penfons  bien  à  cela  ,  nous  ne  trou- 
verons pas ,  je  m'afiiire  ,  que  le  mouvement  de  la  Matiè- 
re, toute  brute  &  infcnfible  qu'elle  eft,  puifiè  être,  nul- 
le part  dans  le  Monde  ,  fi  inutile  (Se  fi  abfolumcnt  hors 
d'œuvrc. 
Suivant  cefe  §•  i6.  A  la  vcrité ,  nous  avons  quelquefois  des  exem- 
Hypothcfci'A  pies  de  certaines  perceptions  c|ui  nous  viennent  en  dor- 
des  iHe'esquMie  "1''^'^^  '  &  dont  nous  confcrvoiis  Ic  fouveuir  j  mais  quoy 
viennent  ni  par  de  plus  extravagant  &  dc  plus  mal  lié,  que  la  plupart  de 
Rcflexi'on"'r^  ces  pcufècs  ?  coiubien  pcu  de  rapport  ont-elles  avec  lapcr- 
»]uoy  il  n-'y  a  fettiou  qui  doit  convcuir  à  un  Etre  raifonnable?  C'cftce 
Biiik apparence,  ç^^q  favcnt  fort  bien  tous  ceux  qui  font  accoiitumez  à 
faire  des  fonges,  fans  qu'il  foit  nèceffaire  de  les  en  aver- 
tir. Sur  quoy  je  voudrois  bien  qu'on  me  dit,  fi  lorsque 
l'Ame  penfe  ainfi  à  part  ,  &  comme  fcparèe  du  Corps, 
elle  agit  moins  raifonnablement  que  lors  c[u'clle  agit  con- 
jointement avec  le  Corps ,  ou  non.     Si  les  penfées  qu'elle 

a 


Les  Hommes  ne  penfent  pas  toujours.  Liv.  II.      107 

a  dans  ce  premier  état,   font  moins   raifbnnables  ,    cesCiiAP.  I. 

gens-là  doivent  donc  dire  ,    que  l'Ame  doit  la  faculté  de 

penfer  raifonnablement  au  Corps.     Qiie  lî  fes  penfées  ne 

font  pas  alors  moins  raifonnables  que  lors  qu'elle  agit  a- 

vec  le  Corps,  c'eft  une  chofe  étonnante  que  nos  fonges 

foient  pour  la  plupart  fi  frivoles  &  fi  abfurdes ,  &:  que 

l'Ame  ne  retienne  aucun  de  ces  Soliloques  ni  aucune  de 

ces  Méditations  raifonnables  qu'elle  a  en  elle-même,  fans 

l'intervention  du  Corps. 

§.  17.  Je  voudrois  auiîi  que  ceux  qui  aflurent  avec  si  je  peufc  fins 
tant  de  confiance  ,  que  l'Ame  penfe  aftuellement  toù-  '^/^"o"^  '""r- 
jours  ,  nous  diflent  quelles  font  les  idées  qui  font  dans  autre  perfounc 
l'Ame  d'un  Enfant,  avant  que  d'être  unie  au  Corps,  ou  "^  P'^"'  '«  ^*- 
juftement  dans  le  temps  de  fon  union  ,  avant  qu'elle  ait  ''°"^" 
reçu  aucune  idée  par  voye  de  Senfation.  Les  fonges  d'un 
homme  endormi  ne  font  compofez,  à  mon  avis,  que  des 
idées  que  cet  homme  a  eu  en  veillant,  quoy  que  pour  la 
plupart  jointes  bizarrement  enfemble.  Si  l'Ame  a  des 
idées  par  elle-même,  qui  ne  luy  viennent  niparfenfation 
ni  par  réflexion ,  comme  cela  doit  être  ;  fi  elle  penfe  a- 
vant  que  d'avoir  reçu  aucune  impreflîon  par  le  moyen  du 
Corps ,  c'eft  une  chofe  bien  étrange  ,  que  plon2;ée  dans 
ces  méditations  particulières ,  qui  le  font  à  tel  point  que 
l'homme  luy-même  ne  s'en  apperçoit  pas  ,  elle  ne  puifle 
jamais  en  retenir  aucune  dans  le  même  moment  qu'elle 
vient  à  en  être  retirée  par  le  dégourdiflcment  du  Corps , 
pour  donner  par  là  à  l'homme  le  plaifir  d'avoir  fait  quel- 
que nouvelle  découverte.  Et  qui  pourroit  trouver  la 
raifon  pourquoy  pendant  tant  d'heures  qu'on  pafi*e  dans 
le  fommeil ,  l'Ame  recueuillie  en  elle-même  Se  ne  ceflànt 
de  penfer  durant  tout  ce  temps-là,  ne  rencontre  pourtant 
jamais  aucune  de  ces  idées  qu'elle  n'a  reçu  ni  par  fenfa- 
tion  ni  par  reflexion  ,  ou  du  moins  ,  n'en  conferve  dans 
fi  Mémoire  abfolument  aucune  autre,  que  celles  qui  luy 
viennent  à  l'occafion  du  Corps  ,  &  qui  dès-là  doivent 
néceffairement  être  moins  naturelles  à  l'Efprit?  C'eft  une 
chofe  bien  furprenante,  que  pendant  la  vie  d'un  homme, 

O  2  fon 


io8  Les  Hommes  ne  pcnfent  pttstoâjonrs. 

C  H  A  p.  I.  fon  Ame  ne  puifîe  pas  rappeller  ,  une  feule  fois  ,  quel- 
qu'une de  ces  penfees  pures  oc  naturelles ,  quelqu'une  de 
ces  idées  qu'elle  a  eues  avant  que  d'en  emprunter  aucune 
du  Corps ,  &  que  jamais  elle  ne  luy  prefente  ,  lors  qu'il 
ell  éveillé,  aucunes  autres  idées  que  celles  qui  retiennent 
l'odeur  du  vafe  où  elle  eil  renfermée  ,  je  veux  dire  qui 
tirent  manifellement  leur  origine  de  l'union  qu'il  y  a  en* 
tre  l'Ame  &:  le  Corps.  Si  l'Ame  penfe  toiîjom-s  ,  & 
qu'ainfi  elle  ait  eii  des  idées  avant  que  d'avoir  été  unie 

X  '  '  au  Corps,  ou  que  d'en  avoir  reçu  aucune  par  le  Corps, 

on  ne  peut  s'empêcher  de  fuppofer  ,    que  durant  le  fom- 

•  ■'..■l  meil  elle  ne  rappelle  fes  idées  naturelles,  8c  que  pendant 

cette  efpece  de  fcparation  d'avec  le  Corps  ,   il  n'arrive, 
,  au  moins  quelquefois  ,   que  parmi  toutes  ces  idées  dont 

elle  eft  occupée  en  fe  recueuillant  ainfi  en  elle-même  ,  il 
s'en  préfente  quelques-unes  purement  naturelles  fie  qui 
foient  juftement  du  même  ordre  que  celles  qu'elle  avoit 
eues  autr^ement  que  par  le  Corps  ,  ou  par  fes  reflexions 
fur  les  idées  qui  luy  font  venues  des  Objets  extérieurs. 
Or  comme  jamais  homme  ne  rappelle  le  fouvenir  d'aucu- 
ne de  ces  fortes  d'idées  lors  qu'il  ell  éveille  ,  nous  devons 
conclurre  de  cette  hypothefe  ,  ou  que  l'Ame  fe  reflbit- 
vient  de  quelque  chofe  dont  l'Homme  ne  fauroit  fe  ref- 
fouvenu- ,  ou  bien  que  la  Mémoire  ne  s'étend  que  fur  les 
idées  qui  viennent  du  Corps,  ou  des  Opérations  de  l'Ame 
fur  ces  idées. 
PctfoiincBe  §.  i8.  Je voudrois  bien  auifi  que  ceux  qui  foûtienneat 
peut  conroure^^.g^  tant  de  confiance  ,  que  l'Ame  de  l'Homme  ,  ou  ce 

quel  Ame  peu-  n    \  /■  ^      r  imt  r  '■ 

fe  toûiours,  laiis  qui  clt  la  mcmc  choie  ,  que  1  Homme  penle  toujours  , 
tii  avoir  des    jj-^^  diflént ,  Comment  ils  le  lavent ,  &  par  quel  mo)en  ils 

preuves  ,  parce  ^  ,  ,.,  ^  •/ 

\\xm  v^'Â  ^ii'vicnmnt  a  comioitre  qu  ils  penjent  eux-metnes ,  lors  même 
uncPropoficion  ^;/'//_f  j^^  _j'^;;  apfer çoïvcnt  point.     Pour  moy  ,  je  crains 
^c-méisr'^     fort  que  ce  ne  foit  une  affirmation  deltituée  de  preuves , 
&:  une  connoillance  fans  perception,  ou  plutôt,  une  no- 
tion très-confufe  qu'on  s'eft  formée  pour  défendre  une 
.    hypothefe ,  bien  loin  d'être  une  de  ces  véritez  claires  que 
leiir  propre  évidence  nous  force  de  recevoir,  ou  qu'on  ne 

peut 


Les  Hommes  ne  penfent  pas  toujours.  Lrv.  II.  109  . 
peut  nier  fans  contredire  groiliérement  la  plus  commune  Cktà  p.  îi 
expérience.  Car  ce  qu'on  peut  dire  tout  au  plus  fur  cet 
article,  c'eft, qu'il  eft  poflible  que  l'Ame  penfe  toujours, 
mais  qu'elle  ne  conferve  pas  toujours  le  fouvenir  de  ce 
qu'elle  penfe:  &  moy,  je  dis  qu'il  eil  aufli  polîible,  que 
l'Ame  ne  penfe  pas  toujours  ;  &:  qu'il  eft  beaucoup  plus 
probable  qu'elle  ne  penfe  pas  quelquefois  ,  qu'il  eft  pro- 
bable qu'elle  penfe  fouvcnt&  pendant  un  allez  long-temps 
tout  de  fuite,  fans  pouvoir  être  convamcuè,  un  moment 
après,  d'avoir  eu  aucune  penfée. 

§.  19.  Suppofer  que  l'Ame  penfe  &:  que  THomme  ne 
s'en  apperçoit  point  ,  c'eft  ,  comme  j'ai  déjà  dit  ,  faire 
deux  perfonnes  d'un  feul  homme  -,  &  c'eft  dequoy  l'on 
aura  fujet  de  fou'pçonner  ces  Meilleurs  ,  fi  on  prend  bien 
garde  à  la  manière  dont  ils  s'expriment  en  cette  occafion. 
Car  il  ne  me  fouvient  pas  d'avoir  remarqué ,  que  ceux  qui 
nous  difent,  que  VAmc  penfe  toujours .,  difent jamais,  que 
Y  Homme  penfe  toujours.  Or  TAme  peut-elle  penfer,  fans 
que  l'Homme  penfe?  ou  bien,  l'Homme  pej,it-il  penfer  j 
fans  en  être  convaincu  en  luy-même  ?  Cela  pafferoit  ap^ 
paremment  pour  galimathias ,  fi  d'autres  le  diibient.  Qiie 
s'ils  viennent  à  foûtcnir  que  l'Homme  penfe  toujours  , 
mais  qu'il  n'en  eft  pas  toujours  convaincu  en  liiy-mêmej 
ils  peuvent  tout  aulli  bien  dire  ,  que  le  Corps  eft  étendu 
fans  avoir  des  parties.  Car  de  dire  que  le  Corps  eft  éten- 
du fans  avoir  des  parties,  &:  qu'une  chofe  penie  fans  con- 
noître  &:  fans  s'appercevoir  qu'elle  penfe  ,  ce  font  deux 
aflértions  également  inintelligibles.,  Et  ceux  qui  parlent 
ainfi  ,  feront  tout  auili  bien  fondez  à  foiitenir  ,  fi  cela 
peut  fervir  à  leur  hypothefc  ,  que  l'Homme  a  toujours 
faim,  mais  qu'il  ne  le  fent  pas  toujours)  puifque  la  Faim 
confifte  dans  ce  fentiment,  comme  la  penfée  confifte  àê- 
tre  convaincu  qu'on  penfe.  S'ils  difent  ,  que  l'Homme 
eft  toujours  convaincu  en  luy-même  qu'il  penfe  ,  je  de- 
mande, D'où  le  favcnt-ils  ?  Cette  conviftion  n'eft  autre 
chofe  que  la  perception  de  ce  qui  fe  pafle  dans  l'Ame  de 
l'iHomme.     Or  un  autre  Homme  peut-il  s'aflïirer  que  js 

O  3.  £ens- 


1 10  Le  Hommes  m  fenfent  pas  toujours. 

Chap.  I.  fens  en  moy  ce  que  je  n'apperçois  pas  moy-niême  ?  C'cft 
ici  que  la  connoiirance  de  l'Homme  ne  fauroit  s'étendre 
au  delà  de  'fa  propre  expérience.  Reveillez  un  homme 
d'un  profond  fommeil ,  6c  demandez  luy  à  quoy  il  pen- 
foit  dans  ce  moment.  S'il  ne  fent  pas  luy-méme  qu'il  ait 
penfe  à  quoy  que  ce  foit  dans  ce  temps-là  ,  il  faut  être 
grand  Devin  pour  le  pouvoir  aflurer  qu'il  n'a  pas  laiflede 
penfer  effeftivement.  Ne  pourroit-on  pas  luy  foùtenir  a- 
vec  plus  de  raifon ,  qu'il  n'a  point  dormi  ?  C'eft  là  fans 
doute  une  affaire  qui  padé  la  Philofophie  :  oc  il  n'y  a 
qu'une  Révélation  exprefîe  qui  puiffc  découvrir  à  un  au- 
tre ,  qu'il  y  a  dans  mon  Ame  des  penfées ,  lors  que  je  ne 
puis  point  y  en  découvrir  moy-même.  Il  faut  que  ces 
gens-là  ayent  la  veûë  bien  perçante  pour  voir  certaine- 
ment que  je  penfe ,  lorfque  je  ne  le  faurois  voir  moy-mé- 
me ,  &  que  je  déclare  expreflement  que  je  ne  le  vois  pas  ; 
&  ce  qu'il  y  a  de  plus  admirable  ,  des  mêmes  yeux  qu'ils 
pénétrent  en  moy  ce  que  je  n'y  faurois  voir  moy-même, 
ils  voyent  que  les  Chiens  6c  les  Elephans  ne  penfent  point, 
quoy  que  ces  Animaux  en  donnent  toutes  les  démonllra- 
tions  imaginables  ^  excepté  qu'ils  ne  nous  le  difent  pas 
eux-mêmes.  Il  y  a  en  tout  cela  plus  de  myftére  ,  au  ju- 
gement de  certaines  perfonnes  ,  que  cians  tout  ce  qu'on 
rapporte  des  Frères  de  la  Rofe-Croix  -,  car  enfin  il  paroit 
plus  aifé  de  fe  rendre  invifible  aux  autres  ,  que  de  faire 
que  les  penfees  d'un  autre  me  foient  connues  j  tandis  qu'il 
ne  les  connoit  pas  luy-même.  Mais  pour  cela  il  ne  faut 
„que  définir  ,  que  l'Ame  eft  une  Çubjiance  qui  petife  ton- 
jours,  6c  l'affaire  eft  faite.  Si  une  telle  définition  eft  de 
quelque  autorité,  je  ne  vois  pas  qu'elle  puiffe  fervir  à  au- 
tre chofe  qu'à  faire  foupçonner  à  plufieiirs  perfonnes  , 
qu'ils  n'ont  point  d'Ame  ,  puifqu'ils  éprouvent  qu'une 
bonne  partie  de  leur  vie  fe  paffe  fans  qu'ils  ayent  aucune 
penfee.  Car  je  ne  connois  point  de  définitions  ni  de  fup- 
pofitions  d'aucune  Sede  qui  foient  capables  de  détruire 
une  expérience  conftante  ;  6c  c'eft  fans  doute  une  pareil- 
le aftedation  de  vouloir  lavoir  plus  que  nous  ne  pouvons 

com- 


De  lOrigine  des  Idées.    Liv.  II.  m 

comprendre  qui  caulc  tant  de  bruit  &:  tant  de  vaines  dif-  Chap.I.v 
putes  dans  le  Mcnde. 

§.  20.  Je  ne  vois  donc  aucune  raifon  de  croire,  que  L'Amen'aau- 
l'Ame  penfe  avant  que  les  Sens  luy  avent  fourni  des  idées  '^""^'^^«1"= 
pour  être  1  objet  de  les  penlees  ;    èc  comme  le  nombre  de  ou  parRefic- 
ces  idées  augmente  ,    &:  qu'elles  fe  confcrvent  dans  l'Ef-  '^'°"- 
prit  j  il  arrive  que  l'Ame  perfectionnant  ,  par  l'exercicej 
ïx  faculté  de  penfer  dans  ies  différentes  parties  ,  en  com- 
binant diverfement  ces  idées  ,   &:  en  retlechiflant  fur  fcs 
propres  opérations,  augmente  le  fonds  de  fes  idées,  aulli 
bien   que   la   facilité  d'en  acquérir  de  nouvelles  par   le 
moyen  de  la  mémoire  ,    de  l'imagination  ,    du  raifonne- 
ment,  &  des  autres  manières  de  penfer. 

§.21.  Qiuconque  voudra  prendre  la  peine  de  s'inftrui-  Ceftceque 
re  par  obfervation  &  par  expérience  ,    au  lieu  d'aflujettir  oblè'vTJvT 
la  conduite  de  la  Nature  à  fes  propres  hypothéfes  ,    n'a  <iemmeiudan? 
q.u'à  confiderer  un  Enfant  nouvellement  ne,  &:  il  ne  trou-  '"^"^^"5. 
vera  pas ,  je  m'afllire ,  que  ion  Ame  donne  beaucoup  de 
marques  d'être  accoutumée  à  penfer  beaucoup  ,  &  moins 
encore  à  former  aucun  raifonnement.     Cependant  il  eft 
bien  mal-aifé  de  concevoir, qu'une  Ame  raiibnnable  puif- 
fe  penfer  beaucoup  ,    fans  raifonner  en  aucune  manière. 
D'ailleurs,  qui  confiderera  que  les  Enfans  nouvellement 
nez ,  paffent  la  plus  grande  partie  du  temps  à  dormir ,  8c 
qu'ils  ne  font  guère  éveillez  que  lorfque  la  faim  leur  fait 
fouhaitter  le  tetton,  ou  que  la  douleur ,    (qui  eft  la  plus- 
importune  de  nos  Senfations)  ou  quelque  autre  violente 
im-preffion ,   faite  fur  le  Corps ,  forcent  l'Ame  à  en  pren- 
dre connniOance,  &  à  y  fliire  attention  :  quiconque,  dis- 
je,  confiderera  cela, aura  fans  doute  raifon  de  croire, que 
le  Fœtus  dans  le  'ventre  de  la  Me're ,  ne  dijfere  pas  beanconù- 
de  l'état  d'un  vegetable  ;   &  qu'il  pafle  la  plus  grande  par- 
tie du  temps  fans  perception  ou  penfée  ,   ne  fliifant  guère 
autre  chofe  que  dormir  dans  un  Lieu ,  où  il  n'a  pas  befoin 
de  tetter  pour  fe  nourrir,  &:  oii  il  eft  environné  d'une  li- 
queur, toujours  également  fluide,  &:  prefque  toujours é- 
galemeut  tempérée  3  où  les  yeux  ne  font  frappez  d'aucu- 
ne 


112  T)î  l'Origine  des  Idées. 

Chap.  I.  ne  lumière  ;  où  les  oreilles  ne  font  guère  en  état  de  rece- 
voir aucun  fon,  &  où  il  n'y  a  que  peu, ou  pomtdechan- 
-gement  d'objets  qui  puiflent  émouvoir  les  Sens. 

§.  2  2.  Suivez  un  Enfant  depuis  fil  naiiïance,  obfervez 
les  changemens  que  le  temps  produit  en  luy ,  8c  vous  trou- 
verez que  l'Ame  venant  à  fe  fournir  de  plus  en  plus  d'i- 
dées par  le  moyen  des  Sens ,  fe  reveille  ,  pour  ainfi  dire, 
de  plus  en  plus  ,  &  penfe  davantage  à  mefure  qu'elle  a 
plus  de  matière  pour  penfer.  Qiielque  temps  après ,  elle 
commence  à  connoître  les  objets  qui  ont  fait  fur  elle  de 
fortes  imprelFions  à  mefure  qu'elle  s'eft  plus  familiarifée 
avec  eux.  C'eft  ainfi  qu'un  Enfant  vient ,  par  dégrez ,  à 
connoître  les  perfonnes  avec  qui  il  eft  tous  les  jours,  &:  à 
les  diftingucr  d'avec  les  Etrangers  ;  ce  qui  montre  en  effet, 
qu'il  commence  à  retenir  &  à  dillinguer  les  idées  qui  luy 
:  viennent  par  les  Sens.     Nous  pouvons  voir   par  même 

moyen  comment  l'Ame  fe  perfeftionne  par  degrez  de  ce 
côté-là,  auill  bien  que  dans  l'exercice  des  autres  Facultez 
qu'elle  a  d'étendre  fes  idées,  de  les  compofer ■>  d'en  former 
des  abftraBiom  ,  de  raifonner  &  de  réfléchir  fur  toutes 
h^  idées,  dequoy  j'aurai  occadon  de  parler  plus  particu- 
lièrement dans  la  fuite  de  ce  Livre. 

§.23.  Si  donc  on  demande,  §luand  ejt-ce  quel' Homme 
commence  d'avoir  des  idées  ?  Je  croy  que  la  véritable  ré- 
ponfe  qu'on  puiffe  faire ,  c'eft  cie  dire  ,  Dès  qu'il  a  quel- 
que fenfatton.  Car  puifqu'il  ne  paroit  aucune  idée  dans 
l'Ame,  avant  que  les  Sens  y  en  ayent  introduit  ,  je  con- 
çois que  l'Entendement  commence  à  recevoir  des  Idées :, 
'  juftement  dans  le  temps  qu'il  vient  à  recevoir  des  fenfa- 

tions,  &:  par  confequent  que  les  idées  commencent  d'y 
être  produites  dans  le  même  temps  que  la  fenfation  ,    qui 
eft  une  impreffion  ,   ou  un  mouvement  excite  dans  quel- 
que partie  du  Corps  ,    qui  produit  quelque  perception 
dans  l'Entendement. 
Quelle  "eft  l'ori-        §•  24.  Voici  donc  ,  à  mon  avis  ,  les  deux  fources  de 
giiie  de  tomes    ^outcs  nos  connoiffances  ,    VImpreJJion  que  les  Objets  ex- 
noscomioi       çérieurs  font  fiu"  nos  Sens ,    &  les  propres  Opérations  de 

l'Ame 


De  l'Origine  des  Idées.    Liv.  II.  1 1  ^ 

i'i^me  concernant  ces  Imprellions  ,  fur  lefquelles  elle  re-  Chap.  I. 
fléchit  comme  fur  les  véritables  Objets  de  fes  Contempla- 
tions. Ainfi  la  première  capacité  de  l'Entendement  Hu- 
main conllfte  en  ce  que  l'Ame  eft  propre  à  recevoir  les 
imprefilons  qui  fe  font  en  elle  ,  ou  par  les  Objets  exté- 
rieurs à  la  faveur  des  Sens  ,  ou  par  fes  propres  Opérations 
lors  qu'elle  réfléchit  fur  les  idées  qu'elle  a  par  le  moyen 
des  Sens.  C'eft-là  le  premier  pas  que  l'Homme  fait  vers 
la  découverte  des  chofes  quelles  qu'elles  foient.  C'efl:  fur 
ce  fondement  que  font  établies  toutes  les  notions  qu'il  au- 
ra jamais  naturellement  dans  ce  Monde.  Toutes  ces  pen- 
fées  fublimes  qui  s'élèvent  au  deflus  des  nues  &:  pénétrent 
jufque  dans  les  Cieux,  tirent  de  là  leur  origine  ;  &  dans 
toute  cette  grande  étendue  que  l'Ame  parcourt  par  fesva- 
fl:es  fpéculations  ,  qui  femblent  l'élever  fi  haut  ,  elle  ne 
pafie  point  au  delà  des  Idées  que  la  Senfation  ou  la  Refle- 
xion luy  préfentent  pour  être  les  objets  de  ks  contempla- 
tions. 

§.2^.  L'Efprit  eft:,  àcetés;ard,  purement  pailif ,  gc  L'Entendement 

.1     •)    n  r  j->  ■  J         '  •  elt  pour  l'ordi- 

il  n  elt  pas  en  Ion  pouvou"  d  avoir  ou  de  n  avoir  pas  ces  nair' paffif dans 
rudimens ,  &: ,  pour  ainfi  dire ,  ces  matériaux  deconnoif- 1"!  réception  des 
fance.  Car  les  idées  particulières  des  Objets  des  Sens  ' '^" '"^  "' 
s'introduifent  dans  nôtre  Ame  ,  foit  que  nous  veuiliions 
ou  que  nous  ne  veuiliions  pas  ;  &  les  Opérations  de  nô- 
tre Entendement  nous  laiflènt  pour  le  moins  quelque  no- 
tion obfcure  des  Idées  que  les  Sens  excitent  en  nous ,  per- 
fonne  ne  pouvant  ignorer  abfolument  ce  qu'il  fait  lors 
qu'il  penfe.  Lors ,  dis-je  ,  que  ces  idées  particulières  fe 
préfentent  à  l'Efprit  ,  l'Entendement  n'a  pas  la  puiftfan- 
ce  de  les  refufer  ,  ou  de  les  altérer  lors  qu'elles  ont  fait 
leur  imprellîon ,  de  les  effacer  ,  ou  d'en  produire  de  nou- 
velles en  luy-même  ,  non  plus  qu'un  Miroir  ne  peut 
point  refufer,  altérer  ou  effacer  les  images  que  les  Ob- 
jets tracent  fur  la  Glace  devant  laquelle  ils  font  pla- 
cez. Comme  les  Corps  qui  nous  environnent ,  frap- 
pent diverfement  nos  Organes  ,  l'Ame  eft:  forcée  d'en 
recevoir  les  impreflions  ,   èc  ne  fauroit  s'empêcher  d'a- 

P  voir 


114  T>cs  Idées  f^inplcs.. 

Chap.I.    voir  la  perception  des  idées  qui  font  attachées  à  ces  int- 
prelîions-là. 

CHAPITRE      IL 

Chap.  II.  Des  Idées fim^les. 

ideesquiiie      §•   I-  "DO u R  ttiicux  Comprendre  (quellc  eft  la  nature  fie 

foiupascompo-  ■*■     l'ctenduë  de  nos  connoiflances ,  il  y  a  une  cho- 

*^"'  fe  qui  concerne  nos  idées  à  laquelle  il  faut  bien  prendre 

garde;  c'eft  qu'il  y  a  de  deux  fortes  d^tdées,  les  unes  Jim- 

fies ,  &  les  autres  compofées. 

Bien  que  les  Qiialitez  qui  frappent  nos  Sens  ,  foient  fl 
fort  unies,  &  fi  bien  mêlées  enfemble  dans  les chofes mê- 
mes, qu'il  n'y  ait  aucune  feparation  ou  diftance  entre  el- 
les; il  eft  certain  néanmoins,  que  les  idées  que  ces diver- 
fes  Qiialitcz  produifent  dans  l'Ame,  y  entrent  par  les  Sens, 
d'une  manière  fimple  &  fans  nul  mélange.  Car  quoy  que 
la  Veùé  &  l'Attouchement  excitent  fouvent  dans  le  même 
temps  différentes  idées  par  le  même  objet ,  comme  lors 
qu'on  voit  le  mouvement  &  la  couleur  tout  à  la  fois  ,.  fie 
que  la  Main  fent  la  mollefle  fie  la  chaleur  d'un  même  mor- 
ceau de  cire  ;  cependant  les  idées  fimplcs  qui  font  ainlî 
réunies  dans  le  même  fujet,  font  aulll  parfaitement  diftin- 
£tes  que  celles  qui  entrent  dans  l'Efprit  par  divers  Sens. 
Par  exemple,  la  froideur  8c  la  dureté  qu'on  fent  dans  un 
morceau  de  Glace,  fcmt  des  Idées  auffi  diftinctes  dans  l'A- 
me, que  l'odeur  fie  la  blancheur  d'une  Fleur  de  Lis  ,  ou 
que  la  douceur  du  Sucre  fie  l'odeur  d'une  R.cfe  ::  ^  rien 
n'eft  plus  évident  à  un  homme  que  la  perception  claire  fie 
diftinfte  qu'il  a  de  ces  idées  fimplcs  ,  dont  chacune  prife 
à  part,  eft  deftituée  de  toute  compofition  èc  ne  produit 
par  conféquent  dans  l'Ame  qu'une  conception  entièrement 
uniforme ,  qui  ne  fauroit  être  diftinguéeen  différentes  idées. 
rEfpritnepeiit  g  j.  Or  CCS  idées  fimples  ,  qui  font  les  matériaux  de 
miifedcs  idcct  toutes  Hos  connoiflaHces ,  ne  font  fuggerecs  à  l'Ame,  que 
fimplcs.  par 


Des  Idées /impies.   Liv.  IL  ii^ 

par  tes  deux  voyes  dont  nous  avons  parlé  cy-defliis ,  jcChap.  IL 
veux  dire  ,  par  la  Senfation  ,  &  par  la  Reflexion.  Lors 
que  l'Enrendement  a  une  fois  reçu  ces  idées  fimples,  il  a 
la  puiflance  de  les  repeter,  de  les  comparer  ,  de  les  unir 
enlbmble  ,  avec  une  variété  prefque  infinie  ,  &  de  faire 
par  ce  moyen  de  nouvelles  idées  complexes  ,  félon  qu'il 
le  trouve  à  propos.  Mais  il  n'eft  pas  au  pouvoir  des  Ef- 
prits  les  plus  fublimes,  &  les  plus  vaftes  ,  quelque  viva- 
cité &:  quelque  fertilité  qu'ils  puiffent  avoir  ,  de  former 
dans  leur  Entendement  aucune  nouvelle  idée  fimple  qui 
ne  vienne  par  l'une  de  ces  deux  voyes  que  je  viens  d'indi- 
quer ;  S>:  il  n'y  a  aucune  force  dans  l'Entendement  qui 
foit  capable  de  détruire  celles  qui  y  font  déjà.  L'Empire 
que  l'homme  a  fur  ce  petit  Monde ,  je  veux  dire  fur  fon 
propre  Entendement ,  eft  le  même  que  celui  qu'il  exerce 
dans  ce  grand  Monde  d'Etres  vifibles.  Comme  toute  la 
puilTance  que  nous  avons  fur  ce  Monde  Matériel  ,  ména- 
gée avec  tout  l'art  ^  toute  l'adreffe  imaginable,  ne  s'étend 
dans  le  fonds  qu'à  compofer  &  à  divifer  les  Matériaux  qui 
font  à  nôtre  difpofition ,  fans  pouvoir  faire  la  moindre  par- 
ticule de  nouvelle  matière,  ou  détruire  un  feul  atome  de 
celle  qui  exifte  déjà  ;  nous  ne  pouvons  non  plus  former 
dans  nôtre  Entendement  aucune  idée  fimple,  qui  ne  nous 
vienne  par  les  Objets  extérieurs  à  la  faveur  des  Sens  ,  ou 
par  les  reflexions  que  nous  faifons  fur  les  propres  opéra- 
tions de  nôtre  Efprit.  C'eft  ce  que  chacun  peut  éprouver 
par  luy-même.  Et  pour  moy,  je  ferois  bien  ai fe  que  quel- 
qu'un voulut  elTayer  de  fe  donner  l'idée  de  quelque  Goût, 
dont  fon  Palais  n'eut  jamais  été  frappé  ,  ou  de  fe  former 
l'idée  d'une  odeur  qu'il  n'eut  jamais  fentie  :  ôc  lors  qu'il 
pourra  le  faire,  j'en  conclurrai  tout  aufli-tôt  qu'un  Aveu- 
gle a  des  idées  des  Couleurs ,  6c  un  Sourd  des  notions  di- 
ftindes  des  Sons. 

§.  3.  Ainfi  ,  bien  que  nous  ne  puiilîons  pas  nier  qu'il 
ne  foit  auilî  poflible  à  Dieu  de  faire  une  Créature  qui  re- 
çoive dans  fon  Entendement  la  connoiffance  des  chofes 
corporelles  par  des  organes  différens  de  ceux  qu'il  a  don- 

P   3  nez 


1 1 6  Des  Idées /impies. 

Chap.  II.  nez  à  l'Homme,  &  en  plus  grand  nombre  que  ces  derniers 
qu'on  nomme  les  Sens  ,    &  qui  font  au  nombre  de  cinq, 
félon  l'opinion  vulgaire;  je  croy  pourtant  que  nousnefiu- 
rions  imaginer  ni  connoître  dans  les  Corps  ,    de  quelque 
manière  qu'ils  foient  difpofez  ,    aucunes  qualitez  ,    dont 
nous  puilllons  avoir  quelque  connoiflance,  qui  foient  dif- 
férentes des  Sons,  des  Goûts,  des  Odeurs,    &c  des  Qiia- 
lirez  qui  concernent  la  Veûe  Se  l'Attouchement.     Par  la 
même  raifon ,  fi  l'Homme  n'avoit  reçu  que  quatre  de  ces 
Sens,  les  Qiialitez  qui  font  les  Objets  du  cinquième  Sens, 
auroient  été  aulîi  éloignées  de  nôtre connoiflance,  imagi- 
nation &  conception,  que  le  font  prefentemcntlesQLiali- 
tez  qui  appartiennent  au  llxiéme  ,   feptieme  ou  huitième 
Sens,  que  nous  fuppofons  pollibles ,  ik:  dont  onnefauroit 
dire,  fans  une  grande  préfomption  ,   que  quelques  autres 
Créatures  ne  peuvent  être  enrichies  ,   dans  quelque  autre 
partie  de  ce  vafte  Univers.     Car  quiconque  n'aura  pas  la 
vanité  ridicule  de  s'élever  au  delfus  de  tout  ce  qui  c{\  for- 
ti  de  la  main  du  Créateur  ,    mais  confiderera  rimmenfité 
de  ce  prodigieux  Edifice  qu'on  nomme  le  Monde  ,    &  la 
grande  variété  qui  paroît  dans  cette  petite  &  fi  peu  confi- 
dcrable  Partie  où  il  fe  trouve  placé  ,    quiconque  ,   dis-je , 
examinera  fcrieufement  ces  chofes,  fera  porté  à  croire  que 
dans  d'autres  Habitations  de  cet  Univers  ,  il  peut  y  avoir 
d'autres  Etres  Intelligens  dont  les  facuUez  luy  font  auflî 
peu  connues  ,  que  les  Sens  ou  l'Entendement  de  l'Hom- 
me font  connus  à  un  ver  cache  dans  le  fonds  d'un  cabinet. 
Une  telle  variété  &  une  telle  excellence  dans  les  Ouvra- 
ges de  Dieu ,  conviennent  à  la  lagefle  &  à  la  puiffance  de 
ce  granci  Ouvrier.    Au  relie,  j'ai  fuivi  dans  cette  occafion 
le  fentiment  commun  qui  ne  donne  que  cinq  Sens  à  l'Hom- 
me, quoy  que  peut-être  on  eût  droit  d'en  compter  davan- 
tage.  Mais  ces  deux  fuppofitions  fervent  également  à  mon. 
delfein. 


CHA.- 


"Des  Idées  qui  viennent  par  tinfcttl  Sc?is.  L  i  v .  1 1 .    117 

CHAPITRE       III. 

Des  Idées  qui  nous  "jiennent  par  unfeul  Sens. 

§.   I.  1")  Ou  R  mieux  connoître  les  Idées  c[ue  nous  re-  Divifion  des 
X    cevons  par  les  Sens,  il  ne  fera  pas  inutile  de  les ^''"^^""P'*^- 
confiderer  par  rapport  aux  différentes  voyes  par  où  elles 
entrent  dans  l'Ame ,  &  fe  font  connoître  à  nous. 

I.  Premièrement  donc  il  y  en  a  quelques-unes  qui  nous 
viennent  parun  feul  Sens. 

II.  En  fécond  lieu,  il  y  en  a  d'autres  qui  entrent  dans. 
l'Efprit  par  plus  d'un  Sens. 

III.  D'autres  y  viennent  par  la  feule  Réflexion. 

IV-  Et  enfin  il  y  en  a  d'autres  que  nous  recevons  par 
toutes  les  voyes  de  la  Senfation,  auiîi  bien  que  par  la  Ré- 
flexion- 

Nous  allons  les  ccnfidercr  à  part  fous  ces  diffcrens 
chefs. 

Premièrement,  il  y  a  des  Idées  qui  n'entrent  dansl'Ef-  ^'''^'«  1"'  ^jen- 
prit  que  par  unfeul  Sens,  qui  efl:  particulièrement  difpofépt'"p^^'"'unld. 
aies  recevoir.    Ainfi ,  la  Lumière  &  les  Couleurs,  comme  Sens, 
le  Blanc,  le  Rcuge,  le  Jaune,  &  le  B'eu  avec  leurs  mé- 
langes Se  leurs  différentes  nuances  qui  ferment  le  vert, 
l'ecarlate ,  le  pourpre,  le  vert  de  mer  &  le  refte  ,   entrent 
uniquement  par  les  yeux  -,  toutes  les  fortes  de  bruits,  de 
fons  6c  de  tons  diflérens  ,   entrent  par  les  Oreilles  -,    les' 
diiférens  Goûts  par  le  Palais,  &  les  Odeurs  par  le  Nez. 
Et  fi  les  Organes  ou  Nerfs,  qui  après  avv  ir  reçu  ces  im- 
preflions  cie  dehors  ,    les  portent  au  Cerveau  ,  qui  eft  3^ 
pour  ainfi  dire  ,   la  Chambre  d'audience,,  ou  elles  fe  pré-- 
fentent  à  l'Ame,  pour  y  caufer  dift^èrentes  fenûtions,  fij, 
dis-je ,  quelques-uns  de  ces  Organes  viennent  à  être  dé- 
traquez ,   en  forte  qu'ils  ne  puiflent  point  exercer  leur; 
fcndion  ,   ces  fenfations  ne  fauroient  y  être  admifes  par 
quelque  faufle porte,  elles  ne  peuvent  plus  fe  préfenter  à . 
l'Entendement  ôc  en  être  appercuës  par  aucune  autre  voye. 
P  3.  Les 


T 1 8        Des  Idées  qui  l'iennent  par  unfeul  Sens, 
C  H  A  p.        Les  plus  confidérables  des  Qualitez  tatiiles  ,   font  le 
III.       froid i  le  chavd  &  l^foliditc.     Pour  toutes  les  autres,  qui 
ne  confiftent  prefque  en  autre  chofe  que  dans  la  configu- 
ration des  parties  fenfibles  ,    comme  ell  ce  qu'on  nomme 
foli  èz  riide  y  ou  bien  ,  dans  l'union  des  parties ,  plus  ou 
moins  forte  ,    comme  eft  ce  qu'on  nomme  compaBa  ,  de 
mon,  dur,  &c  fragile-,  elles  fe  prefentent  affez d'elles-mê- 
mes. 
H  y  a  peu  d'i-      §•  2.  Je  nccroypas  qu'il  foit  neceffaire  de  faire  ici  une 
dc'tsfimpiesqm  énumcratiou  de  toutes  les  idées  fimples  qui  font  les  Ob- 

ayciit  des  noms.  .  ■       i-  i       n  t-  ^   •  a 

jets  particuliers  des  bens.  Lt  on  nepourroit  même  en  ve- 
nir à  bout  quand  on  voudroit  -,  parce  qu'il  y  en  a  beau- 
coup plus,  que  nous  n'avons  de  noms  pour  les  exprimer. 
Les  (3deurs  ,  par  exemple  ,  qui  font  peut-être  en  auJÏÏ 
grand  nombre  ,  ou  même  en  plus  grand  nombre  q-.ie  les 
différentes  Efpéces  de  Corps  qui  font  dans  le  Monde, 
manquent  de  nom  pour  la  plupart.  Nous  nous  fervons 
communément  des  mots  dejenîir  bon,  ou  fentir mauvais, 
pour  exprimer  ces  idées  -,  par  où  nous  ne  difons ,  dans  le 
fonds  ,  autre  chofe  ,  fmon  qu'elles  nous  font  agréables , 
ou  désagréables  ;  quoy  que  l'odeur  de  la  Rofe  ,  &  celle 
de  la  Violette,  par  exemple,  qui  font  agréables  l'une  & 
l'autre  ,  foient  fans  doute  des  idées  fort  diftinftcs.  On 
n'a  pas  eu  plus  de  foin  de  donner  des  noms  aux  différens 
Goûts ,  dont  nous  recevons  les  idées  par  le  moyen  du  Pa- 
lais. Le  doux  ,  l'amer  ,  Maigre  ,  l'âpre  ,  èc  le  fale  font 
prefque  les  feuls  termes  que  nous  ayions  pour  défigner  ce 
nombre  infini  de  faveurs  qui  fe  peuvent  remarquer  diftin- 
^ement ,  non  feulement  dans  prefque  toutes  les  Efpéces 
d'Etres  fenfibles,  mais  dans  les  différentes  parties  de  la 
même  Plante  ,  ou  du  même  Animal.  On  peut  dire  la 
même  chofe  des  Couleurs  &:  des  Sons.  Je  me  contente- 
rai donc  fur  ce  que  j'ai  à  dire  des  idées  fimples  ,  de  ne 
propofer  que  celles  qui  font  le  plus  à  mon  deffein  ,  ou 
qui  font  en  elles-mêmes  de  nature  à  être  moins  connues , 
quôy  que  fort  fxivent  elles  faffent  partie  de  nos  idées 
complexes.     Parmi  ces  Idées  fimples,  auxquelles  on  fait 

peu 


L'Idée  de  la  Sûltdite.     Liv.  II.  rr^f 

peu  d'attention  ,  il  me  femble  qu'on  peut  fort  bien  met-   Chap. 
tre  la  Solidité,  dont  je  parlerai  pour  cet  eiïet  dans  le  Cha-       III. 
pitre  fuivant. 


CHAPITRE      IV. 

De  la  Solidité.  Chap, 

IV. 
|.   I.  T    'Ide'e  delà  J'o//^/V/ nous  vient  par  l'Attouche-  c'cftpariAt- 
L  ment  -,   &  elle  eft  caufee  par  la  refiftance  que  'Z^'^^IZZ. 
nous  trouvons  dans  un  Corps  jufqu'à  ce  qu'il  ait  quitté  !''//<•£■  ^e  usoh- 
le  lieu  qu'il  occupe  ,   lors  qu'un  autre  Corps  y  entre  a- ''"'■' 
ftuellcment.     De  toutes  les  Idées  qui  nous  viennent  par 
Senfution ,  il  n'y  en  a  point  que  nous  recevions  plus  con- 
ftamment  que  celle  de  la  Solidité.     Soit  que  nous  foyons 
en  mouvement  ou  en  repos  ,   dans  quelque  fituation  que 
nous  nous  rencontrions  ,   nous  Tentons  toujours  quelque- 
chofe  qui  nous  foiiticnt  &:  qui  nous  empêche  d'aller  plus 
bas  ;   èc  nous  éprouvons  tous  les  jours  en  maniant  des 
Corps,  que,  tandis  qu'ils  font  entre  nos  mains  ,  ils  em- 
pêchent ,    par  une  force  invincible  ,   l'approche  des  par- 
ties de  nos  mains  qui  les  preffent.     Or  ce  qui  empêche 
ainfl  l'approche  de  deux  Corps  lors  qu'ils  fe  meuvent  l'un 
vers  l'autre,  c'eft  ce  que  j'appelle  J'o//W/Yf.     Je.  n'exami- 
ne point  fi  le  mot  de  Solide ,  employé  dans  ce  fens  ,  ap- 
proche plus  de  fa  figniiîcation  originale,  que  dans  le  fens 
auquej  s'en  fervent  les  Mathématiciens  ;  fuffit  que  la  no- 
tion ordinaire  de  la  Solidité  doive ,  je  ne  dis  pas  juftifier ,. 
mais  autonfer  l'ufage  de  ce  mot ,  au  fens  que  je  viens  de 
marquer  i  ce  que  je  ne  croy  pas  queperfonne  veuille  nier. 
Mais  fi  quelqu'un  trouve  plus  à  propos  d'appeller  impéné- 
trabilité, ce  que  je  viens  de  nommer  Solidité ,  j'y  donne 
les  mains.  Pour  moy,  j'ai  crû  le  terme  de  Solidité ,  beau- 
coup plus  propre  à  exprimer  cette  idée  ,   non  feulement 
à  caufe  qu'on  l'employé  communément  en  ce  fens-là,mais 
aufli  parce  qu'il  emporte  quelque  chofe  de  plus  pofitif 

que 


120  L'Idée  de  la  Solidité'. 

C  H  A  p.  que  celui  d'in^penetrabilite  ,  qui  eft  purement  négatif,  & 
ly.  qui ,  peut-être  ,  eft  plutôt  un  effet  de  la  folidité ,  que  la 
folidité  elle-même.  Du  refte  ,  c'eft  de  toutes  les  idées, 
celle  qui  paroît  la  plus  eflêntielle  &z  la  plus  étroitement 
unie  au  Corps ,  en  forte  qu'on  ne  peut  la  trouver  ou  ima- 
giner ailleurs  que  dans  la  Matière  :  Se  quoy  que  nos  Sens 
ne  la  remarquent  que  dans  des  amas  de  matière  d'une 
groficur  capable  de  produire  en  nous  quelque  fenfation , 
cependant  l'Ame  ayant  une  fois  reçu  cette  idée  par  le 
moyen  de  ces  Corps  grofllers  ,  la  porte  encore  plus  loin, 
la  confiderant ,  auiîi  bien  que  la  Figure ,  dans  la  plus  pe- 
tite partie  de  matière  qui  puifle  exifter  ,  &c  la  regardant 
comme  infeparablemcnt  attachée  au  Corps ,  où  qu'il  foit, 
&  de  quelque  manière  qu'il  foit  modifié. 
La  folidité  rem-  §•  2.  Or  par  Cette  idée  qui  appartient  au  Corps ,  nous 
^lurEfpace.  coucevons  que  le  Corps  remplit  VL/pace  :  autre  idée  qui 
emporte,  que  par  tout  où  nous  imaginons  quelque  efpa- 
ce  occupé  par  une  fubftance  folide  ,  nous  concevons  que 
cette  fubftance  occupe  de  telle  forte  cet  efpace  ,  qu'elle 
en  exclut  toute  autre  fubftance  folide  ,  ôc  qu'elle  empê- 
chera à  jamais  deux  autres  Corps  qui  fe  meuvent  en  ligne 
droite  l'un  vers  l'autre  ,  de  venir  à  fe  toucher  ,  fi  elle  ne 
s'éloigne  d'entr'eux  par  une  ligne  qui  ne  foit  point  paral- 
lèle à  celle  fur  laquelle  ils  fe  meuvent  aftuellement.  C'eft 
là  une  idée  qui  nous  eft  fuffifamment  fournie  par  les  Corps 
que  nous  manions  ordinairement. 
(LaSoUdi'.ecft  §.  3.  Or  cette  réfiftance  qui  empêche  que  d'autres 
diftcVente  de  Corps  n'occupeut  l'Efpacc  dont  un  Corps  eft  a£luelle- 
ment  en  poflcilion,  cette  rcfiftance,  dis-}c^  eft  fi  grande 
qu'il  n'y  a  point  de  force  ,  quelque  grande  qu'elle  foit, 
qui  puilTe  la  vaincre.  Que  tous  les  Corps  du  Monde 
preflént  de  tous  cotez  une  goutte  d'eau  ,  ils  ne  pourront 
jamais  furmcnter  la'réfiftance  qu'elle  fera,  quelque  'rriolle 
qu'elle  foit,  jufqu'à  s'approcher  l'un  de  l'autre;  fi  aupa- 
ravant ce  petit  Corps  n'eft  ôté  de  leur  chemin.  En  quoy 
nôtre  idée  de  h  Solidité  c{\:  difterente  de  celle  de  V Efpace 
/>wr,(qui  n'eft  capable  ni  de  réfiftance  ni  de  mouvement) 

& 


U Idée  de  la  Solidité.     Liv.  II.  121 

&.  de  l'idée  ordinaire  de  la  Dureté.  Car  un  homme  peut  con-  C  h  a  p, 
cevoir  deux  Corps  éloignez  l'un  de  l'autre  qui  s'approchent  IV. 
fans  toucher  ni  déplacer  aucune  chofe  folide ,  jufqu'à  ce  que 
leurs  furfaces  viennent  à  fe  rencontrer.  Et  parla  nous  avons,à 
cequejecroy,  une  idée  nette  de  l'Efpace  fans  Solidité  j  car 
fans  recourir  à  l'annihilation  d'aucun  Corps  particulier,  je 
demande ,  fi  un  homme  ne  peut  point  avoir  l'idée  du  mouve- 
ment d'un  feul  Corps  fans  qu'aucun  autre  Corps  fuccede  im- 
médiatement à  fi  place  ?  Il  efl  évident ,  ce  me  femble ,  qu'il 
peut  fort  bien  fe  former  cette  idée  ;  parce  que  l'idée  de  mou- 
vement dans  un  certain  Corps,  ne  renferme  pas  plutôt  l'idée 
de  mouvement  dans  un  autre  Corps ,  que  l'idée  d'une  figure 
•quarrée  dans  un  Corps ,  renferme  l'idée  de  cette  figure  dans 
un  autre  Corps.  Je  ne  demande  pas  fi  les  Corps  exillent  de  tel- 
le manière  que  le  mouvement  d'un  feul  Corps  ne puifle exi- 
fler  réellement  fans  le  mouvement  de  quelque  autre  rdéter- 
mniercela,  c'eft  foûtenir  ou  combattre  l'exiftence  aftuelle 
du  Vuide  >  à  quoyje  nefonge  pas  préfentement.  Je  demande 
feulement ,  fi  on  ne  peut  pomt  avoir  l'idée  d'un  Corps  parti- 
culier qui  foit  en  mouvement,  pendant  que  les  autres  font 
en  repos  ?  Je  ne  croy  pas  que  perfonne  le  nie.  Cela  étant, 
la  place  que  le  Corps  abandonne  en  fe  mouvant  ,  nous 
donne  l'idée  d'un  pur  efpace  fans  folidité,  dans  lequel  un 
autre  Corps  peut  entrer  fans  qu'aucune  chofe  s'y  oppofe, 
ou  l'y  pouffe.  Lors  qu'on  tire  le  pifton  d'une  Pompe, 
l'efpace  qu'il  remplit  dans  le  tube ,  eft  vifiblement  le  mê- 
me, foit  qu'un  autre  Corps  fuive  le  pifton  à  mefure  qu'il 
fe  meut  ,  ou  non  :  &  lors  qu'un  Corps  vient  à  fe  mou- 
voir, il  n'y  a  point  de  contradiftion  à  fuppofer  qu'un  au- 
tre Corps  qui  luy  eft  feulement  contigu  ,  ne  le  fuive  pas. 
La  nécelîîte  d'un  tel  mouvement  n'eft  fondée  que  fur  la 
fuppofition  ,  Qiie  le  Monde  eft  plein  -,  mais  nullement, 
fur  l'idée  diftinfte  de  l'Efpace  &  de  la  Solidité,  qui  font 
deux  idées  auflî  diflxrentes  que  la  réfiftance  ôc  la  non-ré- 
fiftance ,  l'impulfion  &  la  non-impulfion.  Les  Difputes  mê- 
mes que  les  hommes  ont  fur  le  vuide,  montrent  clairement 
qu'ils  ont  des  idées  d'un  Efpace  fans  corps ,  comme  je  le  ferai 
voir  ailleurs.  Q_  §.4,. 


iit  L'Idée  de  la  SoUâité'. 

Ch  A  p.  §•  4-  Il  s'enfuit  encore  de  là,  que  la  Solidité  diffère  de 
IV.  laDrfrete,  en  ce  que  la  Solidité  d'un  Corps  n'emporte  au- 
Enquoyia5<)/;-  tre  chofc ,  fi  cc  n'eft  que  ce  Corps  remplit  l'Efpace  qu'il 
c«w!f"'^'^^'*  occupe,  de  telle  forte  qu'il  en  exclut  abfolument  tout  au- 
tre Corps  ;  au  lieu  que  la  Dureté  confifte  dans  une  forte 
union  de  certaines  parties  de  matière,  qui  compofent  des 
amas  d'une  grofleur  fcnfible  ,  de  forte  que  toute  la  mafle 
ne  change  pas  aifément  de  figure.  Et  en  effet  ,  le  dur  &c 
le  mou  font  des  noms  que  nous  donnons  aux  chofes  ,  feu- 
lement par  rapport  à  la  conft itution  particulière  de  nos 
Corps  ;  ainii  nous  donnons  généralement  le  nom  de  dur  à 
tout  ce  que  nous  ne  pouvons  fans  peine  faire  chane;er  de 
figure  en  le  preflant  de  quelque  partie  de  nôtre  Corps  ;  & 
au  contraire  ,  nous  appelions  mon  ce  qui  change  la  fitua- 
tion  de  fes  parties,  lors  que  nous  venons  à.  le  toucher  fans 
faire  aucun  effort  confiderable  6c  pénible. 

Mais  la  difficulté  qu'il  y  a  à  faire  changer  de  fituation 
aux  différentes  parties  fénfibles  d'un  Corps,  ou  à  changer 
la  figure  de  tout  le  Corps  ,  cette  difficulté  ,  dis-je  ,  ne 
donne  pas  plus  de  Solidité  aux  parties  les  plus  dures  de  la 
Matière  qu'aux  plus  molles  ;  &c  un  Diamant  n'eft  point 
plus  folide  que  l'Eau.  Car  quoy  que  deux  plaques  de 
Marbre  foient  plus  aifément  jointes  l'une  à  l'autre  ,  lors 
qu'il  n'y  a  que  de  l'eau  ou  de  l'air  entre  deux  ,  que  s'il  y 
avoir  un  Diamant  ,  ce  n'eft  pas  à  caufe  que  les  parties  du 
Diamant  font  plus  folides  que  celles  de  l'Eau  ,  ou  qu'el- 
les rcilftent  moins  ,  mais  parce  que  les  parties  de  l'Eau 
pouvant  être  plus  aifément  feparees  les  unes  des  autres , 
elles  font  écartées  plus  facilement  par  un  mouvem.ent  o- 
blique,  6c  laiflént  aux  deux  pièces  de  Marbre  le  moyen 
de  s'approcher  l'une  de  l'autre.  Mais  fi  les  parties  de  l'Eau 
pouvoient  n'être  point  chaffées  de  leur  place  par  ce  mou- 
vement oblique,  elles  empêcheroient  éternellement  l'ap- 
proche de  ces  deux  pièces  de  Marbre,  tout  aulfi  bien  que 
le  Diamant;  ec  il  feroit  aufiî  impolfible  defurmonterleur 
refiftance  par  quelque  force  que  ce  fut,  que  de  vaincre  la 
réfillance  des  parties  diL  Diamant.     Car  que  les  parties  de 

ma- 


L'Idée  delà  Solidité.     Liv.  II.  123 

matière  les  plus  molles  &  les  plus  pliables  qu'il  y  ait  au  Chap, 
Moiide  ,  foient  entre  deux  Corps  quels  qu'ils  foient ,  lî  IV. 
on  ne  les  chaiïe  point  de  là  ,  fie  qu'elles  relient  toujours 
entre  deux,  elles  réiifterontaullî  invinciblement  à  l'appro- 
che de  ces  Corps  que  le  Corps  le  plus  dur  qu'on  puifle 
trouver  ou  imaginer.  On  n'a  qu'à  bien  remplir  d'eau  ou 
d'air  un  Corps  louple  &  mou  ,  pour  fentir  bientôt  de  la 
réfiftance  en  le  preflant  :  &  quiconque  s'imagine  qu'il  n'y 
a  que  les  Corps  durs  qui  puifïent  l'empêcher  d'approcher 
fes  mains  l'une  de  l'autre,  peut  fe  convaincre ailement du 
contraire  par  le  moyen  d'un  Ballon  rempli  d'air.  L'Expé- 
rience que  j'ai  oui  dire  avoir  été  faite  à  Florence  ,  avec, 
un  Globe  d'or  concave ,  qu'on  remplît  d'eau  Se  qu'on  re- 
ferma exaftement ,  fait  voir  la  Solidité  de  l'eau ,  toute  li- 
quide qu'elle  eft.  Car  ce  Globe  ainfi  rempli  étant  mis 
fous  une  Preffe  ,  qu'on  ferra  à  toute  force  autant  que  les 
vis  le  purent  permettre  ,  l'eau  fe  fit  chemin  elle-même  à 
travers  les  pores  de  ce  Métal  fi  compafte  ;  èc  comme  fes 
particules  ne  trouvoient  point  de  place  dans  le  creux  du 
Globe  pour  fe  reflerrer  davantage  ,  elles  fe  firent  jour  par 
le  dehors ,  où  elles  s'exhalèrent  en  forme  de  rofée ,  ôc  tojii- 
bérent  ainfi  goutte  à  goutte, avant  qu'on  peut  faire  céder 
les  cotez  du  Globe  à  l'effort  de  la  Machine  qui  les  prelToit 
avec  tant  de  violence. 

§.  5.  Selon  cette  idée  de  la  Solidité,  V étendue  du  Corps 
eft  diftinfte  de  V étendue  de  l'Efpace.  Car  l'étendue  du  Corps 
n'eft  autre  chofe  qu'une  union  ou  continuité  de  parties  foli- 
des,divifibles,8c  capables  de  mouvement}  au  lieu  que  l'é- 
tendue de  l'Efpace  eft  une  continuité  de  parties  non  folidos, 
indivifibles,  &  immobiles.  C'eft  d'ailleurs  de  la  Solidité. des 
Corps  que  dépend  leur  impulfion  mutuelle ,  leur  réfiftan- 
ce &:  leur  llmple  impulfion.  Cela  pofé ,  il  y  a  bien  des  gens, 
au  nombre  defquels  je  me  range  ,  qui  croyent  avoir  des 
idées  claires  Se  diftin£tes  du  pur  Efpace  &  de  la  Solidité  j 
&  qui  s'imaginent  pouvoir  penfer  à  l'Efpace  fans  y  conce- 
voir aucune  chofe  qui  refifte,  ou  qui  foit  poufTee  par  au- 
cun Corps.  C'eft-là ,  dis-je ,  l'idée  de  VEjpace  /^^/r,  qu'ils 
Q^  2  croyent 


IV. 


124  L'Idée  de  U  Solidité. 

C  H  A  p.   croyent  avoir  aufil  nettement  dans  l'Efprit  ,    que  nd'éé' 
qu'on  peut  fe  former  de  l'érendiië  du  Corps  ;  car  l'idée  de 
la  dillance  qui  eft  entre  les  parties  oppnlees  d'une  liirface 
concave,  eft  tout  aufll  daire ,  félon  eux,  fans  l'idée  d'au- 
cune partie  folide  qui  foit  entre  deux,  qu'avec  cette  idée. 
D'un  autre  côté,  ils  fe  perfuadcnt  qu'outre  l'idée  der£','^  . 
face  pur  t  ils  en  ont  une  au'-rc  tout-a-fait  différente  de  quel- 
que choft  qui  rempîit  cet  Efpace,&:qui  peut  enêtrechaf- 
fé  par  l'impulfion  de  quelque  autre  Corps  ,  ou  rcfifteràce- 
mouvement.     Qiie  s'il  fe  trouve  d'autres  gens  qui  n'ayent 
pas  ces  deux  idées  diftinttes  ,   mais  qui  les  confondent  &: 
des  deux  n'en  faffent  qu'une  ,  je  ne  vois  pas  que  des  per- 
fcnnes  qui  ont  la  même  idée  fous  différens  noms  ,  ou  qui 
donnent  le  même  nom  à  des  idées  différentes  ,    puiffenr 
non  plus  s'entretenir  enfemble,  qu'un  homme  qui  n'étant 
ni  aveugle  ni.  fourd  6c  ayant  des  idées  diftuiftcs  de  la  cou- 
leur nommée  Ecarlatc,  &:  du  fon  de  la  Trompette,  vou- 
droit  difcourir  de  l'écarlate  avec  cet  Aveugle,    dont  je' 
parle  ailleurs  ,    qui  s'étoit  figuré  que  l'idée  de  l' Ecarlatc 
reffembloit  au  fon  d'une  Trompette. 

§.  6.  Si,  après  cela,  quelqu'un  me  demande,  ce  qxie 
e'eft  que  la  Solidité ,  je  le  renverrai  à  fes  Sens  pour  s'en= 
inftruire.  Qii'iî  mette  entre  fes  mains  un  caillou  ou  un 
ballon;  qu'il  tache  de  joindre  fes  mains  ,  &  il  connoîtra 
bientôt  ce  que  c'eft  que  la  Solidité.  S'il  croit  que  cela  ne 
fuflit  pas  poiu-  expliquer,  ce  que  c'eft  que  la  Scjlidité, Se 
en  quoy  elle  confifte  ,  je  m'engage  de  le  luy  dire  ,  lors 
qu'il  m'aura  appris  ce  que  c'eft  que  la  Penfée  &:  en  quoy 
elle  confifte,  ou,  ce  qui  eft  peut-être  plus  aifé,  lorsqu'il 
m'aura  expliqué  ce  que  c'eft  que  l'étendue  ,  ou  le  mou- 
vement. Les  idées  fimples  font  telles  précifément  que 
l'expérience  nous  les  fait  connoître  }  mais  fi  non  con- 
tens  de  cela  ,  nous  voulons  nous  en  former  des  idées 
plus  nettes  dans  l'Efprit,  nous  n'^avancerons  pas  davan- 
tage, que  fi  nous  entreprenions  de  diffiper  par  de  fim- 
ples paroles  les  ténèbres  dont  l'Ame  d'un  Aveugle  eft 
environnée,    &  d'y  produire  par  le  difcours  des  idées 

de 


Des  Idées /impies  ô'C.   Liv.  II.  12^ 

de  la  Lumière  &:  des  Couleurs.     J'en  donnerai  la  rai-    Chap; 
fon  dans  un  autre  endroit.  IV. 


CHAPITRE      V. 

Des  Idées  fimples  qui  nous  viennent  par  divers  Sens.       Chap.  V. 

LE  s  Id  £'e  s  qui  viennent  à  rEfprit  par  plus  d'un  Sens, 
font  celles  de  VEjpace  ou  de  V Etendue ,  de  la  Figure 3 
du  Mouvement  &  du  Repos.  Car  toutes  ces  chcfes  font 
des  unprellîons  fur  nos  yeux  &  fur  les  organes  de  l'attou- 
chement j  de  forte  que  nous  pouvons  également  ,  par  le 
moyen  de  la  veûë  &  de  l'attouchement ,  recevoir  Se  faire 
entrer  dans  nôtre  Efprit  les  idées  de  l'Etendue,  de  la  Fi- 
gure ,  du  Mouvement ,  ôc  du  Repos  des  Corps.  Mais 
comme  j'aurai  occafion  d'en  parler  ailleurs  plus  au  long  , 
je  me  contente  d'en  avoir  fait  ici  l'énumeration. 

CHAPITRE      VI. 

Des  Idées  Simples  qui  viennent  par  Reflexion.  Chap 

VI. 
§.   I.  T  Es  Objets  extérieurs  ayant  fourni  à  TEfprit  les 

*-•  Idées  dont  nous  avons  parlé  dans  les  Chapitres 
précedens  ,  l'Efprit  faifant  reflexion  fur  luy-même  ,  & 
confiderant  fes  propres  opérations  par  rapport  aux  idées 
qu'il  vient  de  recevoir  ,  rire  de  là  d'autres  Idées  qui  font 
aufli  propres  à  être  les  Objets  de  fes  contemplations  qu'au-? 
cune  de  celles  qu'il  reçoit  de  dehors. 

§.  2.  Il  y  a  deux  grandes  &  principales:  aftions  de  nôtre  Lesidccstkia 
Ame  dont  on  parle  le  plus  ordmairement ,  &:  qui  font  en  effet  b  vol'om"  itoî 
fifréquentes,que  chacun  peut  les  découvrir  aifément  en  lu  y-  viennent  par  k. 
même,  s'il  veut  en  prendre  la  peme.  Et  ces  deux  adions  font  ^'^"^°^" 

La  Perception  ou  la  Puiffance  de  penfer ,  6c 

hâVolontéj  ou  la  Puiffance  de  vouloir. 

ÇL3  ^    La 


T2^  Des  làc'es  [Impies  qui  viennent 

î  H  A  p.  La  Puiflance  de  penfer  eft  ce  qu'on  nomme  VEntenâe- 
yi.  ment ,  &:  la  Puiflance  de  vouloir  eft  ce  qu'on  nomme  la 
Volonté;  deux  Puiffances  ou  difpciitions  de  l'Ame  .aux- 
quelles on  donne  le  nom  de  Facultés:.  J'aurai  occafion 
de  parler  dans  la  fuite  de  quelques-uns  des  modes  de  ces 
idées  fimples  produites  par  la  iCétiexion  ,  comme  efty^ 
rejfouvenir  des  idées  ,  les  dt [cerner  ou  dijlmguer  ,  raifon- 
ner,  juger»  connaître)  croire  y  6zc. 


CHAPITRE     VII. 

Ch  AP.  Des  Idées Jîm pies  qui  viennent  par  Senfation  cr 

yil.  par  Réflexion. 

§.   I.  TL  y  a  d'autres  Idées  fimples  qui  s'introduifent 
J.  dans  l'Efprit  par  toutes  les  voyes  de  la  Senfa- 
tion ,  &  par  la  Réflexion ,  favoir 

Le  Tlaifir ,  &  fon  contraire , 

La  Douleur  )  ou  l'incommodité, 

La  Puijfancc  i 

h' Exigence ,  vc 

UUntté. 
DuPUiGr&dc  §-2.  Le  Plai[îr  Se  la  Douleur  font  deux  Idées  dont 
U  Douleur.  l'une  ou  l'autre  fe  trouve  jointe  à  prefque  toutes  nos  I- 
dées,  tant  celles  qui  nous  viennent  par  fenfation  que  cel- 
les que  nous  recevons  par  reflexion  >  »k:  à  peine  trouve- 
roit-on  quelque  perception  caufée  fur  nos  Sens  par  des 
Objets  extérieurs,  ou  aucune  penfee  renfermée  dans  nô- 
tre Efprit ,  qui  ne  foit  capable  de  produire  en  nous  du 
plaifir  ou  de  la  douleur,  j'entens  par  ces  mots  de  plaillr 
£c  de  douleur  tout  ce  qui  nous  plait  ou  nous  incommo- 
de ;  foit  qu'il  procède  des  penfées  de  nôtre  Efprit  ,  ou 
de  quelque  chofe  qui  agiife  fur  nos  Corps.  Car  foit  que 
nous  l'appellions  d'un  côté  fattsfaÛion  ,  contentement  » 
plaiflry  bonheur.  Sec.  ou  de  l'autre,  incommodité  »  peine, 
douleur  3  tourment ,  ajjliéiim  ,  mij'ére  j   &:c.    ce  ne  font 

dans 


far  Senfaîion  é^  par  Réflet<ion.  L  i  v.  II.         127 
dans  le  fonds  que  difîerens  dégrezde  la  même  chofe,  Icf-    Ch  a  r 
quels  fe  rapportent  aux  idées  de  plaifir  ,    &  de  douleur,      VII. 
de  contentement ,  ou  d'incommodité  ;  termes  dont  je  me 
fervirai  le  plus  ordinairement  pour  defigncr  ces  deux  for- 
tes^ d'Idées. 

§.3.  Le  fouverain  Auteur  de  nôtre  Etre  ,  dont  la  fa- 
gefle  eft  infinie  ,  nous  a  donné  la  puiflance  de  mouvoir 
différentes  parties  de  nôtre  Corps ,  ou  de  les  tenir  en  re- 
pos j  comme  il  nous  plaît  ,  &  par  ce  mouvement  que 
nousleur  imprimons,  de  nous  mouvoir  nous-mêmes,  8c 
de  mouvoir  les  autres  Corps  contigus  ,  en  quoy  confi- 
ftcnc  toutes  les  aftions  de  nôtre  Corps.  Il  a  aulîl  accor- 
dé à  nôtre  Efprit  le  pouvoir  de  chi  ihr  en  différentes  ren- 
contres, entre  fes  idées,  celle  qu'il  veut  faire  le  fujet  de 
fes  penfées,  &  de  s'appliquer  avec  une  attention  particu- 
lière à  la  recherche  de  tel  ou  tel  fujet.  Et  afin  de  nous 
porter  à  ces  mouvemens  &  à  ces  penfées,  qu'il  eft  en  nôtre 
pouvoir  de  produire  quand  nous  voulons ,  il  a  eii  la  bon- 
té d'attacher  un  fentiment  de  plaifir  à  différentes  penfées, 
&  à  diverfes  fenfations.  Rien  ne  pouvoit  être  plus  fage- 
ment  établi  j  car  fi  ce  fentiment  étoit  entièrement  déta- 
che de  toutes  nos  fenfations  extérieures  ,  &  de  toutes  les 
penfées  que  nous  avons  en  nous-mêmes  ,  nous  n'aurions 
aucun  fajet  de  préférer  une  penfée  ou  une  a£lion  à  une 
autre ,  la  nonchalance  par  exemple  ,  à  l'attention ,  6c  le 
repos  au  mouvement.  Et  ainfi  nous  ne  fongerions  point 
à  mettre  nôtre  Corps  en  mouvement,  ou  à  occuper  nôtre 
Efprit ,  mais  nous  laifferions  aller  nos  penfées  au  hazard , 
fans  les  diriger  vers  aucun  but  particulier,  nous  ne  ferions 
aucune  attention  fur  nos  idées  ,  qui  femblables  à  de  vai- 
nes ombres  viendroient  fe  montrer  à  nôtre  Efprit  ,  fuis 
que  nous  nous  en  millions  autrement  en  peine.  Or  l'Hom- 
me réduit  dans  cet  érat ,  quoy  que  doué  des  facilitez  de 
l'Entendement  &:  de  la  Volonté  ,  ne  feroit  qu'une  Créa- 
ture inutile ,  plongée  dans  une  parfaite  inaftion  ,  paffant 
toute  fa  vie  dans  une  lâche  6c  continuelle  léthargie.  Il  a 
donc  plu  à  nôtre  fage  Créateur  d'attacher  à  plufieurs 

Ob- 


128  Des  Idées  Jîmpks  qui  'viennent 

Chap.  Objets,  5c  aux  Idées  que  nous  recevons  par  leur  moyen, 
VII.  aufli  bien  qu'à  la  plupart  de  nos  penfées  ,  certain  plaifir 
qui  les  accompagne,  ôc  cela  en  différens  dégrez  félonies 
diffcrens  Objets  dont  nous  femmes  frappez  ,  afin  que 
nous  ne  lailîions  pas  ces  Facultez  dont  il  nous  a  enrichis, 
dans  une  entière  oifiveté,  &  fans  en  faire  aucun  ufage. 

§.  4.  La  Douleur  n'eft  pas  moins  propre  à  nous  met- 
tre en  mouvement  a  que  le  Plaifir}  car  nous  fommestout 
aulll  prêts  à  employer  nos  Facultez  à  éviter  la  Douleur 
qu'à  rechercher  le  Plaifir.  La  feule  chofe  qui  mérite  d'ê- 
tre rerîiarquée  en  cette  occalion  ,  c'ell:  que  la  Douleur  eji 
fonvcfit  produite  par  les  mêmes  Objets  ô"  par  les  mêmes 
Idées  qui  nous  caufent  du  Plaifir.  L'étroite  liaifon  qu'il 
y  a  entre  l'un  Se  l'autre  ,  &  qui  nous  caufe  fouvent  de  la 
douleur  par  les  mêmes  fenfaticns  d'où  nous  attendons  du 
plaifir,  nous  fournit  un  nouveau  fujet  d'admirer  lafagefle 
&  la  bonté  de  nôtre  Créateur  qui  pour  la  confervation 
de  nôtre  Etre  a  établi  que  certaines  chofes  venant  à  agir 
fur  nos  Corps ,  nous  cauiaflent  de  la  douleur ,  pour  nous 
avertir  par  là  du  mal  qu'elles  nous  peuvent .  faire  ,  afin 
que  nous  fongions  à  nous  en  éloigner.  Mais  comme  il  n'a 
pas  eu  feulement  en  veûë  la  confervation  de  nos  perfon- 
nes  en  général ,  mais  la  confervation  entière  de  toutes  les 
parties  &:  de  tous  les  organes  de  nôtre  Corps  en  particulier , 
il  a  attaché ,  en  plulleurs  occafions ,  un  fentiment  de  dou- 
leur à  ces  mêmes  idées  qui  nous  font  du  plailir  en  d'au- 
tres rencontres.  Ainli  la  Chaleur  ,  qui  dans  un  certain 
degré  nous  eft  fort  agréable  ,  venant  à  s'augmenter  un 
peu  plus,  nous  caufe  une  extrême  douleur.  La  Lumière 
elle-même  qui  eft  le  plus  charmant  de  tous  les  Objets 
•fenfibles  ,  nous  incommode  beaucoup  fi  elle  frappe  nos 
yeux  avec  trop  de  force  &  au  delà  d'une  certaine  pn  por- 
tion. Or  c'eft  une  chofe  fagement  &:  utilement  établie 
par  la  Nature,  que,  lors  que  quelque  Objet  met  cndés- 
.  ordre ,  par  la  force  de  fes  imprelîions ,  les  organes  du  fen- 
timent, dont  la  ftrufture  ne  peut  qu'être  fort  délicate, 
rHous  pu  i fiions  êtr£  avertis  ,  par  la  douleur  que  ces  fortes 

d'im- 


par  Senfation  ér  far  Re'Jlexion.  L  i  v.  IL  129 
d'impreffions  produifent  en  nous  ,  de  nous  éloigner  de  C  h  a  p. 
cet  objet ,  avant  que  l'organe  foit  entièrement  déréglé ,  VII. 
^  hors  d'état  de  fiiire  fes  fondions  à  l'avenir.  Il  ne  Faut 
que  réfléchir  fur  les  Objets  qui  caufent  de  tels  fentimens , 
pour  être  convaincu  que  c'eft  là  elfeftivement  la  fin  ou 
l'ufage  de  la  douleur.  Car  quoy  qu'une  trop  grande  Lu- 
mière foit  infupportable  à  nos  yeux ,  cependant  les  ténè- 
bres les  plus  obfcures  ne  leur  caufent  aucune  incommodi- 
té ,  parce  que  la  plus  grande  obfcurité  ne  produifant  au- 
cun mouvement  déréglé  dans  les  yeux  ,  laifle  cet  excel- 
lent Organe  de  la  veûé  dans  fonétat  naturel  fans  leblefler 
en  aucune  manière.  D'autre  part ,  un  trop  grand  Froid 
nous  caufe  de  la  douleur  aulll  bien  que  le  Chaud  -,  parce 
que  le  Froid  eft  également  propre  à  détruire  le  tempéra- 
ment qui  eft  nécefiliire  à  la  confervation  de  nôtre  vie ,  &  . 
à  l'exercice  des  fondions  différentes  de  nôtre  Corps  -, 
tempérament  qui  confifte  dans  un  degré  modéré  de  cha- 
leur, ou  fi  vous  voulez  ,  dans  le  mouvement  des  parties 
infenfibles  de  nôtre  Corps ,  réduit  à  certaines  bornes. 

§.  5.  Outre  cela,  nous  pouvons  trou  ver  une  autre  rai- 
fon  pourquoy  Dieu  a  répandu  différens  dégrez  de  plaifir 
&:  de  peine ,  dans  toutes  les  chofes  qui  nous  environnent 
&:  qui  agiffent  fur  nous ,  &:  pourquoy  il  les  a  joints  enfem- 
ble  dans  la  plupart  des  chofes  qui  frappent  nôtre  Efprit 
êc  nos  Sens.  C'eft  afin  que  trouvans  dans  tous  les  plai- 
firs  que  les  Créatures  peuvent  nous  donner  ,  quelque  a- 
mertume  ,  une  fatisfa£tion  imparfaite  &  éloignée  d'une 
entière  félicité,  nous  foyons  portez  à  chercher  nôtre  bon- 
heur dans  la  pofreflîon  de  celui  en  qui  il  y  a  un  rajjajlement 
àe joye  ,  ^  Ha  droite  duquel  il  y  a  des  ^laijlrs  four  tou- 
jours. 

§.  6.  Quoy  que  ce  que  je  viens  de  dire  ne  puiiTe  peut- 
être  de  rien  fervir  à  nous  faire  connoître  les  idées  du  plai- 
fir 6c  de  la  douleur  plus  clairement  que  nous  les  connoif- 
fons  par  nôtre  propre  expérience  ,  qui  eft  la  feule  voye 
par  laquelle  nous  pouvons  avoir  ces  Idées  j  cependant 
comme  en  confiderant  la  raifon  pourquoy  ces  Idées  fe 

R  trou^ 


130  Des  Idées  flrapJes  qui  viennent 

C  H  A  p.   trouvent  attachées  à  tant  d'autres  ,   nous  femmes  portez 
VU.      p^t  là  à  concevoir  de  juftcs  fentimens  de  la  fagefl'e  &  .de 
la  bontc  du  fouverain  Conducteur  de  toutes  chofes  >  cet- 
te confideration  convient  aflez  bien  au  but  principal  de 
ces  Recherches  ;  car  la  connoiflance  6c  l'adoration  de  cet 
Etre  Suprême  ,    eft  la  principale  fin  de  toutes  nos  pen- 
fces  ,    &:    la  véritable   occupation   de   nôtre   Entende- 
ment. 
Commnn  OH      §.   7.  L'^A^/yïfWf f  &  l'C/w/Y/ fout  dcux  autrcs  Idécs ,  qui 
nurd^idë'cs'dê  ^'^"^   communiquees  à  l'Entendement  par  chaque  objet 
Vex.flemc  &.  de  extérieur  &  par  chaque  idée  que  nous  appercevons  en 
VUmie.  nous-mêmes.     Lors  que  nous  avons  des  idées  dans  l'Ef- 

prit,  nous  les  confiderons  comme  y  étant  actuellement, 
tout  ainfi  que  nous  confiderons  les  chofes  comme  étant 
actuellement  hors  de  nous  ,    c'eft:  à  dire  comme  actuelle- 
ment exijianies  en  elles-mêmes.     D'autre  part  ,   tout  ce 
que  nous  confiderons  comme  une  feule  chofe  ,   foit  que 
ce  foit  un  Etre  réel  ,  ou  une  fimple  idée  ,    fuggere  à  nô- 
tre Entendement  l'idée  de  VUmte. 
La  PiiifT.vue,      §.8.    La  Pui(fûnce  eft  encore  une  de  ces  Idées  fimples 
pïerqurnMs  1"^  '^^"^  rcccvons  par  Senfation  êc  par  Réflexion.     Car 
vient  parSenfa.  Venant  à  obfeîvcr  en  nous-mêmes  ,    que  nous  penfons  Se 
non  &  par  Rc-  ^^^  nous  pouvons  pcnfct  ,   que  nous  pouvons  ,    quand 
nous  voulons ,  mettre  en  mouvement  certames  parties  de 
nôtre  Corps  qui  font  en  repos ,  &  d'ailleurs  les  effets  que  les 
Corps  naturels  font  capables  de  produire  les  uns  liir  les 
autres ,  fe  préfentant ,  à  tout  moment ,  à  nos  Sens ,  nous 
acquérons  par  ces  deux  voyes  l'idée  de  la  Puiffancc. 
L'idc'e  de  la      §.  Cf.  Outtc  CCS  Idées ,  il  y  en  a  unc  auttc ,  qui,quoy 
"^"ennn'roXré  'l'-*^^^^  "^^-'^  ^^^^  proprement  communiquée  par  les  Sens  , 
daiislEtiuit.     nous  eft  néanmoins  offerte  plus  conftamment  par  ce  qui 
fe  paftê  dans  nôtre  Efprit  -,    &c  cette  Idée  eft  celle  de  la 
SucceJJlon.     Car  fi  nous  nous  confiderons  immédiatement 
nous-mêmes  j  èc  que  nous  reflechillions  fur  ce  qui  peut  y 
être  obferve ,  nous  trouverons  toujours ,  que ,  tandis  que 
nous  fommes  éveillez  ,   ou  que  nous  avons  quelque  pen- 
fée  3  nos  Idées  paflênt  j   pour  airJl  dire  ,  en  revcùë  de- 
vant 


par  S  en  fat  ion  &  par  "Réflexion.    Liv.  II.         131 
vant  nôtre  Eijprit ,  l'une  allant  j   &:  l'autre  venant ,   fans   C  h  a  p. 
aucun  relâche.  VII. 

§.  10.  Voilà,  à  ce  que  je  croy ,  les  plus  confidérables,  L«Wcesfim- 
pour  ne  pas  dire  les  feules  Idées  fimples  que  nous  ayions,  Matcruurdc 
defquelles  nôtre  Efprit  tire  toutes  fes  autres  connoiflances,  toutes  nos  co«- 
&  qu'il  ne  reçoit  que  par  les  deux  voyes  de  Senfation  6c  de  "°''*""^- 
Reflexion  dont  nous  avons  déjà  parlé.  • 

Et  qu'on  n'aille  pas  fe  figurer  que  ce  font  là  des  bornes 
trop  étroites  pour  fournir  à  la  valte  capacité  de  l'Enten- 
dement Humain  qui  s'élève  au  dcffus  des  Etoiles  ,  Se  ne 
pouvant  être  renferme  dans  les  limites  du  Monde  ,  fe 
tranfporte  quelquefois  bien  au  delà  de  l'étendue  matériel- 
le, &fait  des  courfes  jufques  dans  ces  Efpaces  incompre- 
henfibles  qui  ne  contiennent  aucun  Corps.  Telle  eft  l'e- 
tenduë  &  la  capacité  de  l'Ame,  j'en  tombe  d'accord;  mais 
avec  tout  cela  ,  je  voudrois  bien  que  quelqu'un  prit  la 
peine  de  marquer  une  feule  idée  fimple  ,  qu'il  n'ait  pas 
reçue  par  l'une  des  voyes  que  je  viens  d'indiquer,  ou  quel- 
que idée  complexe  qui  ne  foit  pas  compofée  de  quelqu'u- 
ne de  ces  Idées  fimples.  Du  refi:e,  on  ne  fera  pas  fi  fort 
furpris  que  ce  petit  nombre  d'idées  fimples  fuffife  à  exer- 
cer l'Efprit  le  plus  vif  &  de  la  plus  vafte  capacité  ,  &  à 
fournir  les  matériaux  de  toutes  les  diverfes  connoifTances, 
des  opinions  &:  des  imaginations  les  plus  particulières  de 
tout  le  Genre  Humain ,  fi  nous  conliderons  quel  nombre 
prodigieux  de  mots  on  peut  faire  par  le  différent  afi^^mbla- 
ge  des  vingt-quatre  Lettres  de  l'Alphabet ,  oc  fi  avançant 
plus  loin  d'un  degré  nous  faifons  reflexion  fur  ladiverfité 
des  combinaifons  qu'on  peut  faire  par  le  moyen  d'une 
feule  de  ces  idées  fimples  que  nous  venons  d'indiquer ,  je 
veux  dire  le  nombre  ;  combinaifons  dent  le  fonds  eft  iné- 
puifable  &:  véritablement  infini.  Qiie  dirons-nous  de  l'é- 
tendue ?  Qiiel  large  &;  vafte  champ  ne  fournit-elle  pas  aux 
Mathématiciens  f 


R  2  CHA- 


1^2  Autres  Confiàerations 


CHAPITRE      VIII. 

Autres  C  onfidérations  fur  les  Idées  Jlmples. 


idcespofitives    §•   I.    A    L'égard  dcs  Idécs  fimplcs  qui  Viennent  par  Scn- 
qui  viennent  de  X>   fation ,  il  faut  confidcrer  ,  que  tout  ce  qui  en  • 

cauesptnai-  ^^^^^^  ^ç,  l'inftitution  de  la  Nature  eft  capable  d'exciter 
quelque  perception  dans  l'Efprit  ,  en  frappant  nos  Sens, 
produit  par  même  moyen  dans  l'Entendement  une  idée 
fimple }  qui  par  quelque  caufe  extérieiu:e  qu'elle  foit  pro- 
duite ,  ne  vient  pas  plutôt  à  nôtre  connoiflance  3  ,que  nô- 
tre Efprit  la  regarde  &  la  coniidere  dans  l'Entendement 
comme  une  Idée  aullî  réelle  Se  aulTi  pofitive  ,  que  quel- 
que autre  idée  que  ce  foit  ;  quoy  que  peut-être  la  caufe 
qui  la  produit ,  ne  foit  dans  le  fujet  qu'une  fimple  priva- 
tion. 

§.2;  Ainfi  les  idées  dû  Chaud  &  du  Froid,  de  la  Lu- 
mière &  des  Ténèbres,  du  Blanc  &:  du  Noir,  du  Mou- 
vement Se  du  Repos  ,  font  des  idées  également  claires  5c 
pofitives  dans  l'Efprit  >  bien  que  quelques-unes  des  cau- 
ics  qui  les  produifent,  ne  foient,  peut-être  ,  que  de  pu- 
res privations  dans  les  fujers  ,  d'oii  les  Sens  tirent  ces  I- 
dées.  Lors,  dis-je  ,  que  l'Entendement  voit  ces  Idées, 
il  les  confidére  toutes  comme  dillinftes  &:  p::lîtives,  fans 
fonger  à  examiner  les  caufcs  qui  les  produifent  ;  examen 
qui  ne  regarde  point  l'idée  entant  qu'elle  eft  dans  l'En- 
tendement; mais  la  nature  même  des  chofes  qui  exillent 
hors  de  nous.  Or  ce  font  deux  chofes  bien  différentes ,  & 
qu'il  faut  diftinguer  exaftement j  car  autre  chofeeftjd'ap- 
percevoir  &:  de  connoître  l'idée  du  Blanc  ou  du  Noir ,  oc 
autre  chofe,  d'examiner  quelle  efpéceôc  quel  arrangement 
de  particules  doivent  fe  rencontrer  fur  la  furtacc  d'un  Corps 
pour  faire  qu'il  paroiflé  blanc  ou  noir. 

§.  3,  Un  Pemtre  ou  un  Teinturier  qui  n'a  jamais  re- 
cherché les  caufes  des  Couleurs ,  a  dans  Ion  Entendement 

les 


fur  les  Idées ^mples.   Lrv.  II.  135 

les  Idées  du  Blanc  Se  du  Noir  ,  &  des  autres  couleurs ,  Cha?^^ 
d'une  manière  aufll  claire,  aufli  parfaite  6c  auflî  diftinde,  VIIL 
qu'un  Philofophe  qui  a  employé  bien  du  temps  à  exami- 
ner la  nature  de  toutes  ces  différentes  Couleurs  ,  &  qui 
penfe  connoître  ce  qu'il  y  a  précifément  de  politif  ou  de 
privatif  dans  leurs  Caufes.  Ajoutez  à  cela ,  que  Xidée  dti 
Noir  n'eft  pas  moins  pofitive  dans  l'Efprit ,  que  celle  du, 
Blanc  i  quoy  que  la  caitfe  du  Noir  ,  confideré  dans  l'Ob- 
jet extérieur,  pnfje  n'être  qu'une  Jimple  pivation. 

§.  4.  Si  c'étoit  ici  le  lieu  de  rechercher  les  caufes  na- 
turelles de. la  Perception,  jeprouverois  par  làqu'««ef«K- 
fe  privative  peut ,  du  moms  en  certaines  rencontres ,  pro~- 
duire  une  idée  po/itive  :  je  veux  dire  ,  que,  comme  toute- 
fenfation  efl:  produite  en  nous  ,  feulement  par  diiférens 
dégrez  &  par  dilférentes  déterminations  de  mouvement 
dans  nos  Efprits  animaux,  diverfement  agitez  par  les  Ob- 
jets extérieurs ,  la  diminution  d'un  mouvement  qui  vient 
d'y  être  excité  ,  doit  produire  auiîi  néceflairement  une 
nouvelle  fenfation  ,  que  la  variation  ou  l'augmentation 
de  ce  mouvemcnt-là  ,  Se  introduire  par  conféquent  dans 
nôtre  Efprit  une  nouvelle  idée  ,  qui  dépend  uniquement 
d'un  mouvement  différent  des  Efprits  animaux  dans  l'or- 
gane defliné  à  produire  cette  fenfation. 

§.  5.  Mais  que  cela  foit  ainfl  ou  non  ,  c'eft  ce  que  je; 
ne  veux  pas  déterminer  préfentement.  Je  me  contenterai 
d'en  appeller  à  ce  que  chacun  éprouve  en  fo y-même , 
pour  favoir  fi  l'Ombre  d'un  homme  ,  par  exemple  ,  (la-  - 
quelle  ne  confifte  que  dans  l'abfence  de  la  lumière  ,  en 
forte  que  moins  la  lumière  peut  pénétrer  dans  le  lieu  où 
l'Ombre  paroit  ,  plus  l'Ombre  y  paroit  diftinftement)  fi 
cette  Ombre,  dis-je,  ne  caufe  pas  dans  l'Efprit  de  celui 
qui  la  regarde  une  idée  auili  claire  &  aufïï  pofitive  ,  que- 
le  Corps  même  de  l'Homme,  quoy  que  tout  couvert  des 
rayons  du  Soleil  ?  La  peinture  de  l'Ombre  eft  de  même 
quelque  chofe  de  pofitif.  A  la  vérité  ,  nous  avons  des 
Noms  négatifs  qui  ne  fignifient  pas  direftement  des  idées 
pçlitiyes ,  mais  l'abfence  de  ces  idées  5  tels  font  ces  mots,. 

R  3  inf-'  ^ 


134  Autres  Confîderatiom 

Ch^\p.   infipiâe ,  Jilcnce -,  rien.  Sec.  lefquels  défîgnent  des  idées 
VIII.     politives,  comme  celles  du  ^0//^  ,   du /o«  ,  ècdcVEtre, 
avecunefignificacionde  rabfence  de  ces  chofes. 
idc'es  pofitives      §.  6.  Onpeutdoiic  dire  avec  vérité  qu'un  hommevoit 
«lîfa  "prl'vau!  ^^^  ténèbres.  Cir  fuppofons  un  trou  parfaitement  obfcur, 
v«.  d'où  il  ne  reflechifle  aucune  lumière,  il  eft  certain  qu'on 

en  peut  voir  la  figure  ou  la  reprefenter  j  &  je  ne  lai  il  l'i- 
dée produite  par  l'ancre  dont  j'écris,  vient  par  une  autre 
voye.     En  propoiant   ces  privations  comme   des  caufes 
d'idées  pofitives j  j'ai  fuivi  l'opinion  vulgaire;  mais  dans 
le  fonds  il  fera  mal-aifé  de  déterminer  s'il  y  a  effective- 
ment aucune  idée  ,   qui  vienne   d'une  caufe  privative  , 
jufqu'à  ce  qu'on  ait  déterminé  ,  Ji  le  Repos  e[t  piâtk  une 
privation  que  le  Mouvement. 
Tdees<3ans  TEf-      §.  7.    Mais  afin  de  mieux  découvrir  la  nature  de  nos 
des'ïrp?''&  ^^^^^■>  ^  d'en  difcourir  d'une  manière  plus  intelligible, 
Quaiitez   dans  il  clt  néccflaire  de  les  diftinguer  entant  qu'elles  font  des 
les  Corps,  deux  pej-cepf  ions  &c  dcs  idées  de  nôtre  Efprit,  èc  entant  qu'el- 
vent être diflin- les  font,  dans  Ics  Corps  ,   dcs  modifications  de  matière 
guces.  qui  produifent  ces  perceptions  dans  l' Efprit.     Il  faut  , 

dis-je ,  diftinguer  exactement  ces  deux  chofes  ,  de  peur 
que  nous  ne  nous  figurions  (comme  on  n'eft  peut-être  que 
trop  accoutumé  à  le  faire)  que  nos  Idées  font  de  vérita- 
bles images  ou  reflemblances  de  quelque  chofe  d'inhérent 
dans  le  fujet  qui  les  produit;  car  la  plupart  des  Idées  de 
Senfation  qui  font  dans  nôtre  Efprit ,  ne  rcflémblent  pas 
plus  a  quelque  chofe  qui  exifte  hors  de  nous  ,  que  les 
noms  qu'on  employé  pour  les  exprimer,  reflemblent  à  nos 
Idées,  quoy  que  ces  noms  ne  lailfent  pas  de  les  exciter  en 
nous ,  dès  que  nous  les  entendons. 

§.8.  J'appelle  idée  tout  ce  que  l'Efprit  apperçoit  en 
luy-mém€  ,  toute  perception  qui  eft  dans  nôtre  Elprit 
lors  qu'il  penfe:  Se  j'appelle  qualité  du  lujet  ,  la  puiflan- 
ce  ou  faculté  qu'il  a  ,  de  produire  une  certaine  idée  dans 
l'Efprit.  Ainfi  j'appelle /^cVj,  la  blancheur,  la  froideur 
&:  la  rondeur,  entant  qu'elles  font  des  perceptions  ou  des 
fcnfations  qui  font  dans  l'Ame  :    Se  entant  qu'elles  font 

dans 


fur  les  Idées Jîmples.  L  i  v.  II.  15^ 

dans  une  balle  de  neige  ,    qui  peut  produire  ces  idées  en    C  h  a  p. 
nous ,  je  les  appelle  qualité^.     Qiie  fi  je  parle  quelque-      VllI. 
fois  de  ces  idées  comme  fi  elles  étoient  dans  les  chofes 
mêmes,  on  doit  fiippofer  que  j'entens  par  là  les  qualitez 
qui  fe  rencontrent  dans  les  Objets  qui  produifent  ces  idées 
en  nous. 

<S.  0.  Cela  pofé  ,  l'on  doit  diftino;uer  dans  les  Corps  Premières  & 
deux  fortes  de  Qiialitez.  rremierement ,  celles  qui  font  li^ez  dans  le? 
entièrement  infeparables  du  Corps ,  en  quelque  état  qu'il  Corps, 
foit  j  de  forte  qu'il  les  conferve  toujours  ,  quelques  alté- 
rations 6c  quelques  changemens  que  le  Corps  vienne  à 
fouffrir.  Ces  qualitez  ,  dis-je  ,  font  de  telle  nature  que 
nos  fens  les  trouvent  toujours  dans  chaque  partie  de  ma- 
tière, qui  eft  allez  grofle  pour  être  apperçuë,  S<.  l'Efprit 
les  regarde  comme  infeparables  de  chaque  partie  de  ma- 
tière, lors  même  qu'elle  eft  trop  petite  pour  que  nos  fens 
puiflent  l'appercevoir.  Prenez  ,  par  exemple ,  un  grain  de 
blé ,  Ôc  le  divifez  en  deux  parties  }  chaque  partie  a  tou- 
jours de  V étendue  i  de  la  foUdiîc  ,  une  certaine  figure ,  &c 
de  la  mobilité.  Divifez-le  encore  ,  il  retiendra  toijjours 
les  mêmes  qualitez }  6c  fi  enfin  vous  le  divifez  jufqu'à  ce 
que  fes  parties  deviennent  infenfibles  ,  toutes  ces  quali- 
tez refteront  toujours  dans  chacune  des  parties.  Car  une 
divifion  qui  va  à  réduire  un  Corps  en  parties  infenfibles  * 
(^qui  eft  tout  ce  qu'une  meule  de  moulin  ,  un  pilon  ou 
quelque  autre  Corps  peut  faire  fur  un  autre  Corps,}  une 
telle  divifion  ne  peut  jamais  ôter  à  un  Corps  la  folidité  5 
l'étendue ,  la  figure  &  la  mobilité  ,  mais  feulement  faire 
plufieurs  amas  de  matière ,  diftin£ts  6c  feparez  de  ce  qui 
n'en  compofoit  qu'un  auparavant ,  lefquels  étant  regar- 
dez dès-là  comme  autant  de  Corps  diftin6ts  ,  font  un 
certain  nombre  déterminé ,  après  que  la  divifion  eft  finie- 
Ces  qualitez  du  Corps  qui  n'en  peuvent  être  feparèes,  je 
les  nomme  qualitez  originales  6c  premières  ,  qui  font  la 
folidité,  l'étendue,  la  figure, le  nombre  ,1e  mouvement 
ou  le  repos,  6c  qui  produifent  en  nous  des  idées  fimples^ 
comme  chacun  peut  5  à  mon  avis  3.  s'en  afliirer  par  foy- 
même.  §,  io.> 


136  Autres  ConJIderations 

C  H  AP.        §.  10.  Il  y  a  ,  en  fécond  lieu  ,  des  qualitez  qui  dans 
VIII.     les  Corps  ne  font  effectivement  autre  chofe  que  la  puif- 
fânce  de  produire  diverfes  fenfations  en  nous  par  le  moyen 
de  leurs  premières  qualitez  ,   c'eft:  à  dire  par  la  grofleur, 
figure ,  contexture  &:  mouvement  de  leurs  parties  infen- 
flbles,  comme  font  les  Couleurs  ,  les  Sons,  les  Goûts, 
&c.  Je  donne  à  ces  qualitez  le  nom  àt  fécondes  qualitez -y 
auxquelles  on  peut  ajouter  une   troilléme  efpéce  ,    que 
tout  le  monde  s'accorde  à  ne  regarder  que  comme  une 
puilTance  que  les  Corps  ont  de  produire  tels  8c  tels  effets, 
quoy  qtie  ce  foient  des  qualitez  aulli  réelles  dans  le  fujet 
que  celles  que  j'appelle  qualitez,  pour  m'accommoder  à 
Tufage  communément  reçu,  mais  que  j^  nomme  fécondes 
qualitez  pour  les  diftingucr  de  celles  qui  font  réellement 
dans  les  Corps,  Se  qui  n'en  peu  vent  être  feparées.  Car  par 
exemple  la  puiffance  qui  eft  dans  le  Feu ,  de  produire  par 
le  moyen  de  fes  premières  qualitez  une  nouvelle  couleur 
ou  une  nouvelle  confiftence  dans  la  cire  ou  dans  la  boûë , 
eft  autant  une  qualité  dans  le  Feu,  que  la  puiffance  qu'il 
a  de  produire  en  moy,  par  les  mêmes  qualitez  ,  c'eft-à- 
dire  par  la  groffeur ,    la  contexture  &  le  mouvement  de 
fes  parties  infenfibles ,  une  nouvelle  idée  ou  fenfation  de 
chaleur  ou  de  brûlure  que  je  ne  fentois  pas  auparavant. 
-CoTnmtnt  les  ,   §•   1 1  •    Ce  que  l'on  doit  confiderer  après  cela  ,   c'eft 
premières  fii'i- la  manière  dont  les  Corps  agiffent  les  uns  fur  les  autres.j 
dérilc'w^cn"'  Il  eft  vifible,  du  moins  autant  que  nous  pouvons  le  con- 
mouj.  cevoir ,  que  c'eft  par  impuljïon  ,   fie  non  autrement.    Car 

il  nous  eft  impoffible  de  comprendre  que  le  Corps  puiffe 
agir  fur  ce  qu'il  ne  touche  point,  (ce  qui  eft  autant  que 
d'imaginer  qu'il  puiffe  agir  où  il  n'eft  pas)  &  comment  ve- 
nant à  toucher  un  autre  Corps  ,  il  pourroit  agir  fur  luy 
fans  fe  mouvoir. 

§.  12.  Si  donc  les  Corps  ne  peuvent  agir  que  par  con- 
tait i  ôc  fi  les  Objets  extérieurs  ne  s'uniffent  pas  immé- 
diatement à  l'Ame  lors  qu'ils  y  excitent  des  idées,  6c  que 
cependant  nous  appercevions  ces  §lualitez  originales  dans 
;Ceux  de  ces  Objets  qui  viennent  à  tomber  fous  nos  Sens , 

il 


fur  les  Idées /impies.   Liv.  II.  137 

ri  eft  vifible  qu'il  doit  y  avoir ,  dans  les  Objets  extérieurs,  C  h  a  p. 
un  certain  mouvement  ,  qui  agiflant  fur  certaines  parties  VIII. 
de  nôtre  Corps,  foit  continué  par  le  moyen  des  Nerfs  ou 
des  Efprits  animaux,  jufques  au  Cerveau,  ou  au  fiégede 
nos  Senfations,  afin  d'exciter  dans  nôtre  Efprit  les  idées 
particulières  que  nous  avons  de  ces  Premières  Çlualites:. 
Ainfi ,  puifque  l'Etendue  ,  la  figure  ,  le  nombre  &  le 
mouvement  des  Corps  qui  font  d'une  grofleur  propre  à 
frapper  nos  yeux  ,  peuvent  être  apperçus  par  la  veûë  à 
une  certaine  diftance ,  il  e(l  évident  ,  que  certains  petits 
Corps  imperceptibles  doivent  venir  de  l'Objet  que  nous 
regardons  ,  jusqu'aux  yeux  ,  &"  par  là  communiquer  au 
Cerveau  certains  mouvemens  qui  produifent  en  nous  les 
idées  que  nous  avons  de  ces  différentes  Qiialitez. 

§.  15.  Nous  pouvons  concevoir  par  même  moyen.  Gommait  les 
comment  les  idées  des  Seconàes  GluaUtez  font  produites  ['^"^.^1^^^^^ 
en  nous ,  je  veux  dire  par  i'aftion  de  quelques  particules  nous  des  idées. 
infenfibles  fur  les  Organes  de  nos  Sens.  Car  il  eft  évident 
qu'il  y  a  un  grand  amas  de  Corps  dont  chacun  eft  fi  petit, 
"  que  nous  ne  pouvons  en  découvrir,  par  aucun  de  nos  Sens,  la 
grofleur ,  la  figure  Se  le  mouvement ,  comme  il  paroît  par  les 
particules  de  l'Air  Se  de  l'Eau,  &:  par  d'autres  beaucoup  plus 
déliées ,  que  celles  de  l'Air  &:  de  l'Eau ,  &:  qui  peut-être  le 
font  beaucoup  plus ,  que  les  particules  de  l'Air  ou  d  j  l'Eau 
ne  le  font,  en  comparaifon  des  pois,  ou  de  quelque  autre 
grain  encore  plus  gros.  Cela  étant ,  nous  fommes  en  àxoix.  de 
fuppofer  que  ces  fortes  de  particules ,  différentes  en  mou- 
vement, en  figure,  en  groffeur  ,  &  en  nombre  ,  venant 
à  frapper  les  differens  organes  de  nos  Sens,  produifent  en 
nous  ces  différentes  fenfations  que  nous  caufent  les  Cou- 
leurs Se  les  Odeurs  des  Corps  j  qu'une /^(?to/f,  par  exem- 
ple, produit  en  nous  les  idées  de  la  couleur  bleuâtre  ,  & 
de  la  douce  odeur  de  cette  Fleur  ,  par  l'impulfion  de  ces 
fortes  de  particules  infenfibles,  d'une  figure  &  d'une  grof- 
feur particulière ,  qui  diverfement  agitées  viennent  à  frap- 
per les  organes  de  la  veùë  &  de  l'odorat.  Car  il  n'eft  pas 
plus  difficile  de  concevoir  ,    que  Dieu  peut  attacher  de 

S  tel- 


î38  Autres  Confiderations 

C  H  A  p.   telles  làècs  à  des  mouvemeiis  avec  lefquels  elles  n'ont  au^ 
VIII.      ciine  refTeniblance ,  qu'il  efl  difficile  de  concevoir  qu'il 
a  attaché  l'idée  de  la  douleur  au  mouvement  d'un  mor- 
ceau de  fer  qui  divife  notre  Chair  ,    auquel  mouvement 
la  douleur  ne  refTemble  en  aucune  manière. 

§.  14..  Ce  que  je  viens  de  dire  ties  Couleurs  &  des  O- 
deurs ,  peut  s'appliquer  aufll  aux  Sons,  aux  Goûts,  &  à 
toutes  les  autres  Qiialitez  fenfibles  ,  qui  (quelque  réalité 
que  nous  leur  attribuyions  faufTement}  ne  font  dans  le 
fonds  autre  chofe  dans  les  Objets  que  la  puiflance  de  pro- 
duire en  nous  diverfes  fenfations  par  le  moyen  de  leurs 
Fremie'res  Clualitez,  qui  font ,  comme  j'ai  dit  ,  la  grof- 
feur  j  la  figure  ,  la  contexture  &  le  mouvement  de  leurs 
Parties. 
Lesidéesdes  §•  If-  Il  cft  aifé  j  je  pcnfe  j  de  tirer  de  là  cette  conclu- 

p^^mûresQuit-  ^jQj^  ^  qj^jg  j^g  idées  des  premières  Giitalitez  des  Corps  ref- 
bieiu  à  cesqua-  femblcut  à  CCS  Qiialitez ,   &:  que  les  exemplaires  de  ces  i- 
litez,  &  celles  dgcs  cxiftcnt  réellement  dans  les  Corps ,    mais  que  les  I- 
kurrdTèm-'  "'dées,  produitcs  en  nous  par  \cs  fécondes  ^lalit es ,  ne  leur 
Menten  aucune  reiïemblent  en  aucune  manière  ,    &  qu'il  n'y  a  rien  dans 
manière.         j^^  Corps  ménies  qui  ait  de  la  conformité  avec  ces  idées. 
Il  n'y  a ,  dis-je  ,   dans  les  Corps  auxquels  nous  donnons 
certaines  dénominations  fondées  fur  les  fenllitions  produi- 
tes par  leur  préfence  j  rien  autre  chofe  que  la  puilVance  de 
produire  en  nous  ces  mêmes  fenfitions  ;    de  forte  que  ce 
qui  eft  Doux ,  Bleu ,  ou  Chaud  dans  l'idée  ,    n'eft  autre 
chofe  dans  les  Corps  auxquels  on  donne  ces  noms ,  qu'une 
certaine  groffeur  ,  figure  &;  mouvement  des  particules  in- 
fenfibles  dont  ils  font  compofez. 

§.  16.  Ainfi  ,  l'on  dit  que  le  Feu  eft  chaud  Se  lumi- 
neux ,  la  neige  blanche  &  froide ,  &:  la  Manne  blanche  2c 
douce ,  à  caufe  de  ces  différentes  idées  que  ces  Corps  pro- 
duifent  en  nous.  Et  l'on  croit  communément  que  ces 
Qiialitez  font  la  même  chofe  dans  ces  Corps ,  que  ce  que 
ces  idées  font  en  nous ,  en  forte  qu'il  y  ait  une  parfaite 
relTemblance  entre  ces  Qiialitez  &  ces  Idées  ,  telle  qu'en- 
tre un  Corps  j  ôc  fou  Image  repréfentée  dans  un  Miroir. 

On 


fur  les  Idées ^mple s.     Liv.  II.  139 

On  le  croit ,  dis-je ,  fi  fortement ,  que  qui  voudroit  dire  C  h  a  p. 
le  contraire  ,  palleroit  pour  extravagant  dans  l'Efprit  de  VIII. 
la  plupart  des  hommes.  Cependant,  quiconque  prendra 
la  peine  de  conilderer  ,  que  le  même  Feu  qui  à  certaine 
diftance  produit  en  nous  la  fenfation  de  la  chaleur  ,  nous 
caufe ,  fi  nous  en  approchons  de  plus  près ,  une  fenûtion 
bien  différente, je  veux  dire  celle  de  la  Douleur,  quicon- 
que ,  dis-je ,  fera  reflexion  fur  cela  ,  doit  fe  demander  à 
luy-même ,  quelle  raifon  il  peut  avoir  de  foûtenir  que  l'i- 
dée de  Chaleur  i  que  le  Feu  a  produit  en  luy,  eft  a£tuel- 
lement  dans  le  Feu,  6c  que  lldée  de  Dof/Zi'wr,  que  le  mê- 
me Feu  fait  naître  en  luy  par  la  même  voye  ,  n'eft  point 
dans  le  Feu  ?  Par  quelle  raifon  la  blanchenr  &c  la  froideur 
eft  dans  la  Neige-,  &:  non  la  douleur,  puifquec'eft  la  Nei- 
ge qui  produit  ces  trois  idées  en  nous  ;  ce  qu'elle  ne  peut 
faire  que  par  la  grofl'eur ,  la  figure ,  le  nombre  Se  le  mou- 
vement de  fes  parties  ? 

§.  17.  Il  y  a  réellemeîit  dans  le  Feu  ou  dans  la  Neige 
des  parties  d'une  certaine  grofléur, figure, nombre &: mou- 
vement, foit  que  nos  Sens  les  apperçoivent,ounon jc'eft- 
pourquoy  ces  qualitez  peuvent  être  appellées  réelles ,  par- 
ce qu'elles  exiftent  réellement  dans  ces  Corps.  Mais  pour 
la  Lumière,  la  Chaleur  ,  ou  la  Froideur  ,  elles  n'y  font 
pas  plus  réellement  que  la  langueur  ou  la  douleur  dans  la 
Manne.  Otez  le  fentiment  que  nous  avons  de  ces  quali- 
tez ,  fiiites  que  les  yeux  ne  voyent  point  la  lumière  ou  les 
couleurs,  que  les  oreilles  n'entendent  aucun  fon  ,  que  le 
palais  ne  foit  frappé  d'aucun  goût ,  ni  le  nez  d'aucune  o- 
deur  ;  &r  dès-lors  toutes  les  Couleurs  ,  tous  les  Goûts , 
toutes  les  Odeurs,  Se  tous  les  Sons ,  entant  que  ce  font 
telles  ôc  telles  Idées  particulières  ,  s'évanouiront,  &  ceù 
feront  d'exifter ,  n'étant  autre  chofe  que  les  caufes  mêmes 
de  ces  idées,  c'eft  à  dire  certaine groffeur ,  figure 6c mou- 
vement des  parties  des  Corps  qui  produifent  toutes  ces 
idées  en  nous. 

§.  18.  Prenons  un  morceau  de  A/rfww  d'une  groffeur 
fenfible  >   il  eft  capable  de  produire  en  nous  l'idée  d'une 

S  2  figure 


140  Autres  Confiderations 

Chap.  figure  ronde  ou  quarrée  ,  &:  fi  elle  eft  tranfportée  d'un; 
VIII.  lieu  dans  un  autre ,  l'idée  du  mouvement.  Cette  derniè- 
re Idée  nous  repréfente  le  mouvement  comme  étant  réel- 
lement dans  la  Manne  qui  fe  meut  :  La  figure  ronde  ou 
quarrée  de  la  Manne  eft  aufll  la  même,,  foit  qu'on  la  con- 
fidere  dans  l'idée  qui  s'en  préfente  à  l'Efprit  ,  foit  entant 
qu'elle  exifte  dans  la  Manne  ;  de  forte  que  le  mouvement 
ôc  la  figure  font  réellement  dans  la  Manne ,  foit  que  nous 
y  fongions,  ou  que  nous  n'y  fongions  pas  ;  c'eft  dequoy 
tout  le  monde  tombe  d'accord.  Mais  outre  cela ,  la  Man- 
ne a  la  puiflance  de  produire  en  nous  ,  par  le  moyen  de 
la  grofifeur ,  figure ,  contexture  &c  mouvement  de  fes  par- 
ties, des  fenfations  de  douleur,  &  quelquefois  de  violen- 
tes tranchées.  Tout  le  monde  convient  encore  fans  pei- 
ne ,  que  ces  Idées  de  douleur  ne  font  pas  dans  la  Manne , , 
mais  que  ce  font  des  effets  de  la  manière  dont  elle  opère 
en  nous,  &  que  ,  lors  que  nous  n'avons  pas  ces-percep- 
tions, elles  n'exiftent  mille  part.  Mais  que  U  'Douceur 
ér  la  Blancheur  ne  j'oient  pas  non  plus  réellement  dans  la 
Manne ,  c'eft  ce  qu'on  a  de  la  peine  à  fe  perfuader ,  quoy 
que  ce  ne  foient  que  des  effets  de  la  manière  dont  la  Man- 
ne agit  fur  nos  yeux  &  fur  nôtre  palais  ,.  par  le  mouve- 
ment ,  la  fltuation  &  la  figure  de  fes  particules  ,  tout  de 
même  que  la  douleur  caufee  par  la  Manne  ,  n'cft  autre 
chofe ,  de  l'aveu  de  tout  le  monde  ,  que  l'effet  que  la 
Manne  produit  dans  l'eftomac  6c  dans  les  inteftins  par  la 
contexture ,  le  mouvement ,  ôc  la  figure  de  fes  parties  in- 
fenfibles;  car  un  Corps  ne  peut  agir  par  aucune  autre  cho- 
fe, comme  je  l'ai  déjà  prouvé.  On  a,  dis-je,  de  la  pei- 
ne à  fe  figurer  que  la  Blancheur  ôc  la  Douceur  ne  foient 
pas  dans  la  Manne  ;  comme  11  la  Manne  ne  pou  voit  pas 
agir  fur  nos  yeux  èc  fur  nôtre  palais  ,  &:  produire  par  ce. 
moyen ,  dans  nôtre  Efprit ,  certaines  idées  diftindes  qu'elle 
n'a  pas  elle-même  ,  tout  aufll  bien  qu'elle  peut  agir  ,  de 
nôtre  propre  aveu ,  fur  nos  inteftins  6c  fur  nôtre  cftomac, 
&  produire  par  là  des  idées  diftinttes  qu'elle  n'a  pas  en 
dle-mênie.     Puif que.  toutes  ces  idées  font  des  eftets  de  la 

mar 


fîir  les  Idées  Jirnples.  L  i  v.  II.  141. 

manière  dont  la  Manne  opère  fur  différentes  parties  de  no-    C  h  a  p, 
tre  Corps  ,   par  la  fitiiation  ,   la  figure  ,   le  nombre  &  le      VIII. 
mouvement  de  fes  parties ,  il  feroit  iiécefTaire  d'expliquer,  ^ 

quelle  raifon  on  pourroit  avoir  de  penfer  que  les  idées  y 
produites  par  les  yeux  &  par  le  palais,  exiftent  réellement 
dans  la  Manne  ,  plutôt  que  celles  qui  font  caufees  par 
l'eftomac  &  les  inteftms  ,  ou  bien  fur  quel  fondement  on 
pourroit  croire ,  que  la  douleur  6c  la  langueur  ,  qui  font 
des  idées  caufees  par  la  Manne ,  n'exiftent  nulle  part ,  lors 
qu'on  ne  les  fent  pas,  &:  que  pourtant  la  douceur  &  la 
blancheur :q;ji  font  des  effets  de  la  même  Manne ,  agiffant 
fur  d'autres  parties  du  Corps  par  des  voyes^  également  in- 
connues exiftent  a£tuellement  dans  la  Manne  ,  lorfqu'on 
n'en  a  aucune  perception  ni  par  le  goût  ni  par  la  veûé. 

§.  19.  Contlderons  la.  couleur  rouge  &  blanche  dans  le 
Porphyre:  Faites  que  la  lumière  ne  donne  pas  deffus  ,  fa 
couleur  s'évanouit ,  &  le  Porphyre  ne  produit  plus  de  tel- 
les idées  en  nous.  La  lumière  revient-elle  ,  il  fait  renaî- 
tre en  nous  l'idée  de  ces  couleurs.  Peut-on  fe  figurer  qu'il 
foit  arrivé  aucune  altération  réelle  dans  le  Porphyre  par  la 
préfence  ou  l'abfence  de  la  Lumière  ,  ik  que  ces  idées  de 
blanc  &  de  rouge  foient  réellement  dans  le  Porphyre ,  lors 
qu'il  eft  expofé  à  la. lumière  ,  puifqu'il  eft  évident  qu'il 
n'a  aucune  couleur  dans  les  ténèbres  ?  A  la  vérité  ,  ii  a , 
de  jour  6c  de  nuit,  telle  configuration  de  parties  qu'il  faut, 
pour  que  les  rayons  de  lumière  réfléchis  de  quelques  par- 
ties de  ce  Corps  dur ,  produifent  en  nous  l'idée  du  rouge, 
&c  qu'étant  réfléchis  de  quelques  autres  parties  ,  ils  nous 
donnent  l'idée  du  blanc  ;  cependant  la  blancheur  ou  la 
rougeur  n'eft  jamais  dans  le  Porphyre  ,  mais  feulement 
l'arrangement  des  parties  ,  qui  eft  propre  à  produire  une 
telle  fenfation  en  nous. 

§.  20.  Autre  expérience  qui  confirme  vifiblement  que 
[qs  fécondes  qualitez  ne  font  point  dans  les  Objets  mêmes 
qui  en  produifent  les  idées  en  nous  :  Prenez  une  amande, 
&C  la  pilez  dans  un  mortier  ,  fa  couleur  nette  6:  blanche 
fera  aufîi-tôt  changée  en  une  couleur  plus  chargée  6c  plus 

S  3  ob- 


142  Autres  Confiderntions 

Ch  A  p.  obfciire,  &:  le  goût  de  douceur  qu'elle  avoit ,  fera  changé 
Vlil.  en  un  goût  fade  &  huileux.  Or  en  froiflant  un  Corps  a- 
vec  le  pilon,  quel  autre  changement  réel  peut-on  y  pro- 
duire que  celui  de  la  contexture  de  fes  parties? 

§.  21.  Les  Idées  étant  ainfi  diftinguees,  entant  que  ce 
font  des  Senfations  excitées  dans  l'Efprit,  &"  des  effets  de 
,  la  configuration  &:  du  mouvement  des  parties  infenfibles 
du  Corps  j  il  eft  aifé  d'expliquer  comment  la  même  Eau 
peut  en  même  temps  produire  l'idée  du  froid  par  une 
main,  fie  celle  du  chaud  par  l'autre  ;  au  lieu  qu'il  feroit 
impofllble  ,  que  la  même  Eau  pût  être  en  même  temps 
froide  &  chaude  ,  fi  ces  deux  Idées  étoient  réellement 
dans  l'Eau.  Car  fi  nous  imaginons  que  la  chaleur  telle 
qu'elle  eft  dans  nos  mains  ,  n'eft  autre  chofe  qu'une  cer- 
taine efpéce  de  mouvement  produit ,  en  un  certain  degré, 
dans  les  petits  filets  des  Nerfs  ou  dans  les  Efprits  Ani- 
maux, nous  pouvons  comprendre  comment  il  fe  peut  fai- 
re que  la  même  Eau  produit  dans  le  même  temps  le  fen- 
timent  du  chaud  dans  une  main  ,  5c  celui  du  froid  dans 
une  autre.  Ce  que  la  Figure  ne  fait  jamais  ;  car  la  même 
Figure  qui  appliquée  à  une  main  ,  a  produit  l'idée  d'un 
Globe,  ne  produit  jamais  l'idée  d'unQiiarré  étant  appli- 
quée à  l'autre  main.  Mais  fi  la  Senfation  du  chaud  6c  du 
froid  n'eft  autre  chofe  que  l'augmentation  ou  la  diminu- 
tion du  mouvement  des  petites  parties  de  nôtre  Corps , 
caufée  par  les  corpufcules  de  quelque  autre  corps ,  il  eft 
aifé  de  comprendre,  Qiie  fi  ce  mouvement  eft  plus  grand 
dans  une  main  que  dans  l'autre ,  6c  qu'on  applique  fur  les 
deux  mains  un  Corps  dont  les  petites  parties  foient  dans 
Un  plus  grand  mouvement  que  celles  d'une  main  ,6c  moins 
agitées  que  les  petites  parties  de  l'autre  main  ,  ce  Corps 
augmentant  le  mouvement  d'une  main  6c  diminuant  celui 
de  l'autre,  caufera  par  ce  moyen  les  diftcrentcs  fenfations 
de  chaleur  ?^  de  froideur  qui  dépendent  de  ce  diff"érent 
degré  de  mouvement. 

§.  22.  Je  viens  de  m'engager  peut-être  un  peu  plus  que 
je  n'avois  rélblu  ,  dans  des  recherches  Phyfiques.     Mais 

comme 


fur  les  Idées Jimphs.   Liv.  II.  1^5 

comme  cela  eft  néce flaire  pour  donner  quelque  idée  de  la  C  h  a  p. 
nature  des  Senfations  ,  ôc  pour  faire  concevoir  diftintSte-  VIIL 
ment  la  différence  qu'il  y  a  entre  les  Qiialitez  qui  font 
dans  les  Corps ,  &c  entre  les  Idées  que  les  Corps  excitent 
dans  l'Efpritjfans  quoy  il  feroit  impoiîlble  d'en  difcourir 
d'une  manière  intelligible,  j'elpére  qu'on  me  pardonnera 
cette  petite  digrelîion  >  car  il  ell  d'une  abfoluë  néceflîté  pour 
nôtre  defléin  de  diftinguer  les  §lualitesz  réelles &:  originales 
des  Corps,  qui  font  toujours  dans  les  Corps  6c  n'en  peu- 
vent être  feparées,  favoir  {■xfolidite\  V étendue  ,  la  figure^ 
le  nombre ,  &  le  mouvement ,'  ou  le  repos  -,  qualitez  que 
nous  appercevons  toujours  dans  les  Corps  lorfque  pris  à 
part  ils  font  aflez  gros  pour  pouvoir  être  difcernez  ;  il  eft, 
dis-je ,  abfolunient  néceflaire  de  diftinguer  ces  fortes  de 
qualitez  d'avec  celles  que  je  nomme  jec ondes  Gïnalites:, 
qu'on  regarde  fauflément  comme  inhérentes  aux  Corps  , 
&*  qui  ne  font  que  des  eftets  de  différentes  combinaiions 
de  ces  premières  Qiialitez,  lors  qu'elles  agiffent  fans  qu'on 
les  difcerne  diftin£temenr.  Et  par  là  nous  pouvons  par- 
venir à  connoître  ce  que  font  les  Idées  ,  &  quelles  font 
celles  qrn  ne  relfemblent  point  à  quelque  chofe  qui  exif- 
te  réellement  dans  les  Corps  auxquels  on  donne  des  noms 
tirez  de  ces  Idées. 

§.  23.  Il  s'enfuit  de  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  ,  Ontiiftingue- 
qu'à  bien  examiner  les  Oitalites  des  Corps  on  peut  les  di-  ""is/""""^*: 
ftmguer  en  trois  efpeces.  ]7s  c^^ps. 

Premièrement ,  il  y  a  la  grolfeur ,  la  figure ,  le  nombre, 
la  fituation ,  &c  le  mouvement  ou  le  repos  de  leurs  parties 
folides.  Ces  Qualitez  font  dans  les  Corps,  foit  que  nous 
les  y  appercevions  ou  non  j  &  lors  qu'elles  font  telles  que 
nous  pouvons  les  découvrir  ,  nous  avons  par  leur  moyen 
une  idée  de  la  chofe  telle  qu'elle  eft  en  eire-même,  com- 
me on  le  voit  dans  les  chofes  artificielles.  Ce  font  ces 
Qualitez  que  je  nomme  Çimlit^sn  ûriginales ^  ou  f  rémé- 
rés. 

En  fécond  lieu ,  il  y  a  dans  chaque  Corps  la  piiifTance 
d'agir  d'une  manière  particulière  fur  quelqu'un  de  nos  Sens 

par 


ijj,;^  Autres  Confiàerations 

CïîAP.    par  le  moyen  de  fes  premières  Qiialitez  imperceptible.^ 
VIII.     &  par  là  de  produire  en  nous  les  différentes  idées  des  Co«- 
leurs  i  des  Sons  ,  des  Odeurs  ,  des  Goâts  ,  &cc.     C'eft  ce 
qu'on  appelle  communément  les  §luaUte.z  fenfibles . 

On  peut  remarquer  ,  en  trcifiéme  lieu  ,  dans  chaque 
Corps  la  puiffance  de  produire  en  vertu  delaconftitution 
particulière  de  fes  premières  Qiialitez  .,  de  tels  change- 
mens  dans  la  grofleur ,  la  figure-,  la  contexture  &:  le  mou- 
vement d'un  autre  Corps ,  qu'il  le  fafTe  agir  fur  nos  Sens 
d'une  autre  manière  qu'il  ne  faifoit  auparavant.  Ainfi,  le 
Soleil  a  la  puifiance  de  blanchir  la  Cire  ;  &  le  Feu  celle 
de  rendre  le  plomb  fluide. 

Te  croy  que  les  premières  de  ces  Qualitez  peuvent  être 
proprement  appellèes  des  ^tahte^  réelles  ,  originales  èc 
premières i  comme  il  a  été  déjà  remarqué,  parce  qu'elles 
exiftent  dans  les  chofes  mêmes ,  foit  qu'on  les  apperçoive 
ou  non  ;  èc  c'eft  de  leurs  différentes  modifications  que  dé- 
pendent les  fécondes  Qiialitez. 

Pour  les  deux  autres  ,  ce  n'eft  qu'une  puiffance  d'agir 
en  différentes  manières  fur  d'autres  chofes  >  puiffance  qui 
refulte  des  combinaifons  différentes  des  premières  Qtia- 
litez. 
iesprcmiercs        §•  24.  Mais  quoy  quc  CCS deux demiércs fortcs de  Qua- 
Qualitczfont    ^fez ,  foicnt  de  pures  puiffances ,  qui  fe  rapportent  à  d'au- 
Sondesfont  trcs  Corps  &  qui  refultent  des  différentes  modifications 
jugées  y  être  &  des  premières  Qualitez  ,   cependant  on  en  juge  generale- 
ny  font  point  :  j^ent  d'unc  manière  toutc  différente.     Car  à  l'égard  des 
n-y"ontpTs"&  Qualitcz  de  la  fecojade  efpèce  ,    qui  ne  font  autre  chofe 
refont  pas  ju-  n^Q  \a  puiflance  de  produire  en  nous  différentes  idées  par 
gcesyctrc.      j^  moyen  des  Sens  ,   on  les  regarde  comme  des  Glualitesi 
qui  exiftent  réellement  dans  les  chofes  qui  nous  caufent  tels 
&  tels  fentimens:  Mais  pour  celles  de  latroifièmeefpéce, 
on  les  appelle  de  [impies  Puijfances  ,   êc  on  ne  les  regarde 
pas  autrement.    Ainfi,  les  Idées  de  chaleur  ou  de  lumiè- 
re que  nous  recevons  du  Soleil  par  les  yeux  ,  ou  par  l'at- 
touchement ,    font  regardées  communément  comme  des 
qualitez  réelles  qui  exiftent  dans  le  Soleil ,   6c  qui  y  font 


fitr  les  làécsfimplts.     L i v .  II.  r 45 

autrement  que  comme  de  fimples  puiiïances.  Mais  lors  C  h  a  p. 
que  nous  confiderons  le  Soleil  par  rapport  à  la  Cire  qu'il  VHI. 
amollit  ou  blanchit ,  nous  jugeons  que  la  blancheur  &:  la 
mollefle  font  produites  dans  la  Cire  non  comme  des  Qua- 
litez  qui  exiftent  actuellement  cians  le  Soleil,  mais  com- 
me des  effets  de  la  puilîance  qu'il  a  d'amollir  Se  de  blan- 
chir. Cependant  à  bien  confiderer  la  chofe  ,  ces  quali- 
tez  de  lumière  &  de  chaleur  qui  font  des  perceptions  en 
moy  lors  que  je  fuis  échauîïe  ou  éclairé  par  le  Soleil,  ne 
font  point  dansleSoleil  d'une  autre  manière  que  leschan- 
gemens  produits  dans  la  Cire  lorfqu'elle  eft  blanchie  ou 
fondue  ,  font  dans  cet  Aftre.  Les  unes  &  les  autres  font 
également,  dans  le  Soleil,  des  Puiflances  qui  dépendent 
de  fes  premières  Qualitez  ,  par  lefquelles  il  eil  capable 
en  certain  cas  d'altérer  en  telle  forte  la  groffeur,  la  figu- 
re ,  la  contexture  de  quelques-unes  des  parties  infenfibles 
de  mes  yeux  ou  de  mes  mains,  qu'il  produit  en  moy  , 
par  ce  moyen  ,  des  idées  de  lumière  ou  de  chaleur,  &:en 
une  autre  rencontre,  de  changer  de  telle  manière  la  grof- 
feur  ,  la  figure ,  la  contexture  8c  le  mouvement  des  par- 
ties infenfibles  de  la  Cire ,  qu'elles  deviennent  propres  à 
exciter  en  moy  les  idées  diflinctes  du  Blanc  Se  du  Fluide. 

§.  25.  La  raifon  pourquoy  les  anus  font  regardées  com- 
munément comme  des  ^/ahte^  réelles  ,  ^  les  autres  com- 
me de  /Impies  puijjances ,  c'eft,  ce  me  femble,  parce  que 
les  idées  que  nous  avons  des  Couleurs  ,  des  Sons ,  ^-c. 
ne  contenant  rien  en  elles-mêmes  qui  tienne  de  la  grof- 
feur,  figure,  &  mouvement  des  parties  de  quelque  Corps, 
nous  ne  fommes  point  portez  à  croire  que  ce  foient  des 
effets  de  ces  premières  Qiialitez ,  qui  ne  paroiflént  point 
à  nos  Sens  comme  ayant  part  à  leur  production  ôc  avec 
qui  ces  Idées  n'ont  eifedtivement  aucun  rapport  apparent, 
ni  aucune  liaifon  concevable.  De  là  vient  que  nous  a- 
vons  tant  de  penchant  à  nous  figurer  que  ce  font  des  ref- 
fcmblânces  de  quelque  chofe  qui  exifte  réellement  dans 
les  Obiets  mêmes  ;  parce  que  nous  ne  faurions  découvrir 
par  les  Sens,  que  la  groffeur,  la  figure  ou  le  mouvement 

T  des 


146  Autres  Confidcrations  fur  les  Idéésfimples. 
C  H  A  p.  des  parties  contribue  à  leur  produftion ,  &  que  d'ailleurs 
VIII.  la  Raifon  ne  peut  faire  voir  comment  les  Corps  peuvent 
produire  dans  l'Efprit  les  idées  du  Bleu ,  ou  du  jaune ,  e;>^c. 
parle  moyen  de  la  grofleur,  figure,  &:  mouvement  de 
leurs  parties.  Au  contraire  ,  dans  l'autre  cas  ,  je  veux 
dire  dans  les  opérations  à\\n  Corps  fur  un  autre  Corps, 
dont  ils  altèrent  les  Qiialitez  ,  nous  voyons  clairement 
que  la  Qualité  qui  eft  produite  par  ce  changement  ,  n'a 
ordinairement  aucune  reficmblance  avec  quoy  que  ce  foit 
qui  exiils  dans  le  Corps  qui  vient  de  produire  cette  nou- 
velle qualité.  C'eftpourquoy  nous  la  regardons  comme 
un  pur  effet  de  la  puiffance  qu'un  C(;rps  a  fur  un  autre 
Corps.  Car  bien  qu'en  recevant  du  Soleil  l'idée  de  la 
chaleur ,  ou  de  la  lumière  ,  nous  foyons  portez  à  croire 
que  c'eil  une  perception  &:  une  reiïemblance  d'une  pareil-^ 
le  qualité  qui  exiîte  dans  le  Soleil ,  cependant  lorfque 
nous  voyons  que  la  Cire  ou  un  beau  vifage  reçoivent  du 
Soleil  un  changement  de  couleur,  nous  ne  faurions  nous 
figurer,  que  ce  foit  une  émanation,  ou  reflémblance d'u- 
ne pareille  chofe  qui  foit  a£tuellement  dans  le  Soleil, par- 
ce que  nous  ne  trouvons  point  ces  différentes  couleurs 
dans  le  Soleil  même.  Comme  nos  Sens  font  capables  de 
remarquer  la  reffemblance  ou  la  diflémblancc  des  qualitez 
fenfibles  qui  font  dans  deux  diffcrens  Objets  extérieurs , 
nous  ne  faifons  pas  difficulté  de  ::x)nc]urre,  que  la  produ- 
ction de  quelque  qualité  fenfible  dans  un  fujet  ,  n'eft 
que  l'effet  d'ime  certaine  puillance  ,  &c  non  la  com- 
munication d'une  qualité  qui  exifte  réellement  dans 
celui  qui  la  produit.  Mais  lors  que  nos  Sens  ne  font 
pas  capables  de  découvrir  aucune  difléinblance  entre 
l'idée  qui  eft  produite  en  nous.  Se  la  qualité  de  l'Ob- 
jet qui  la  produit  ,  nous  fommes  portez  à  croire  que 
nos  Idées  font  des  rcflemblances  de  quelque  chofe  qui 
exifte  dans  les  Objets  ,  fie  non  les  effets  d'une  certaine 
puifîiince,  qui  confifte  dans  la  modification  de  leurs  pre- 
mières qualitez ,  avec  qui  les  Idées,  produites  en  nous, 
n'ont  aucune  refl'erablance. 


De  la  Perception.     L  i  v.  II.  147 

%.  26.  Enfin ,  excepté  ces  premières  Qualitcz  qui  font    C  H  A  p. 
réeliement  dans  les  Corps  ,  je  veux  dire  îa  grofieur  ,  la      VIII. 
figure,  l'étendue  5  le  nombre  &:  le  mouvement  de  leurs    piftiniiion 
'  parties  foiides ,  tout  lereftepar  où  nous  ccnnoiflbns  les  ^^""l'^eTs^- 
Corps  &  les  difcinguons  les  uns  des  autres  ,   n'eft  autre  «ndes  Quali- 
chofe  qu'un  différent  pouvoir  qui  cil  «en  eux  ,    &  qui  dé-  '"^" 
pend  de  ces  premières  qualitez  y  par  le  moyen  defqueiles 
ils  font  capables  de  produire  en  nous  plufieurs  différentes 
Idées ,  en  agiffant  immédiatement  fur  nos  Corps ,  ou  d'a- 
gir fur  d'autres  Corps  en  changeant  leurs  premières  qua- 
litez &  par  là  de  les  rendre  capables  de  taire  naître  en 
nous  des  idées  différentes  de  celles  £ue  cq.s  Corps  y  cy^cï- 
toient  auparavant.     On  peut  appeîler  les  premières  de 
ces  deux  puiillinces ,  des  j'econdcs  §hL%litcz  qu'on  r^pperçoit 
immediaieuicnt  ,  &  les  dernières  3   des  fécondes  0nahte^ 
qtiOii  apperçoit  mediatemcnt. 


tioii 

ic're 


CHAPITRE       IX. 

T)e  la  Perception.  C  h  a  p. 

IX. 

§.  I.  T  A  Parf/J/w/  eft  la  première  Faculté  de  l'Ame  Li  Perccptic 
J_^  qui  efl  occupée  de  nos  Idées.  C'efl  aullî  la  '^^^}^  prcfmiâ 
première  &  la  plus  fimple  idée  que  nous  recevions  par  le  produilê"p!ï  fa 
moyen  de  la  Réflexion.  Qiîelques-uns  la  dèilgnent  par  Rcflcxion. 
le  nom  général  de  pcr:fce.  Mais  comme  ce  dernier  mot 
fignifle  fouvent  l'opération  del'Efprit  fur  fes  propres  I- 
dées  lors  qu'il  agit  ôc  confidere  une  chofe  avec  un  certain 
degré  d'attention  volontaire ,  il  vaut  mieux  employer  ici 
le  terme  de  Perception  y  qui  fait  mieux  comprendre  la  na- 
ture de  cette  Faculté.  Car  dans  ce  qu'on  nomme  fim- 
^\&xa&\\x.  Perception  y  l'Efpriteuj  pour  l'ordinaire,  pure- 
ment pafîif,  ne  pouvant  éviter  d'appercevoir  ce  qu'il  ap- 
perçoit  aftuellement. 

§.  2.    Chacun  peut  mieux  ccnnoître  ce  que  c'efl  que     nn'yadeiâ 
Derception  i   en  reliechilîant  fur  ce  qu'il  fait  Iny-méme,  r^'^'^P'"'"  1"^ 

T    2  ^^^g_  lors  que  r™- 


14,8  De  ht  Perception. 

Chap.   loriqu'il  voit,  qu'il  entend  ,    qu'il  fent  >  S>zc.    on  qu'il 
IX.       pcnfe,  que  par  tout  ce  que  je  luy  pourrois  dire  fur  ce  fu- 
prefilon  agit  fur  jej.      Qi.iiconque  réfléchit  fur  ce  qui  fe  paffe  dans  fon  Ef- 
'^"'"  prit ,  ne  peut  éviter  d'en  être  inftruit  ;  &:  s'il  n'y  fiiit  au- 

cune reflexion ,  tous  les  difcours  du  Monde  ne  fauroicnt 
luy  en  donner  aucune  idée. 

§.  3.  Ce  qu'il  y  a  de  certain  ,  c'efl:  qu'il  n'y  a  point 
de  perception,  quelques  changenicns  qui  arrivent  dans  le 
Corps,  Il  l'Elprit  n'cw  efl:  point  frappé  ;  comme  il  n'y 
en  a  point  non  plus,  quelques  inipreilions  qui  fe  faffent 
fur  les  parties  extérieures  du  Corps,  fi  ces  imprelîîons  ne 
parviennent  point  jufque  dans  l'intérieur  de  l'Ame.  Le 
Feu ,  par  exemple  ,  peut  brûler  nôtre  Corps ,  fans  pro- 
duire pas  plus  d'effet  fur  nous ,  que  s'il  confumoit  une 
pièce  de  bois  ;  à  moins  que  le  mouvement  caufé  dans  nos 
Corps  par  le  moyen  du  Feu  ,  ne  foit  continué  jufqu'au 
Cerveau ,  &:  que  le  fentiment  de  chaleur  ou  l'idée  de  la 
douleur  ne  vienne  à  frapper  nôtre Efprit, en quoyconfifte 
l'aftuelle  perception. 

§.  4.  Chacun  a  pu  obferverfouvent  en  foy-même,que 
lorfque  fon  Efprit  eft:  fortement  appliqué  à  contempler 
certains  Objets  &  à  réfléchir  fur  les  Idées  qu'ils  excitent 
en  luy ,  il  ne  s'apperçoit  en  aucune  manière  àc  l'impref- 
fion  que  certains  Corps  font  fur  l'organe  de  l'ouïe,  quoy 
qu'ils  y  caufcnt  les  mêmes  changemcns  qui  fe  font  ordi- 
nairement pour  la  produitioji  de  l'idée  du  fon.  Bien  que 
l'impreflion  qui  fe  fait  fur  l'organe  ,  foit  aflcz  forte  ,  il 
n'en  provient  aucune  perception  ,  fi  l'Ame  n'en  prend 
aucune  connoiflance  ;  èz  quoy  que  le  mouvement  qui  a 
accoutumé  de  produire  l'Idée  du  fon  ,  vienne  à  frapper 
aftuellement  l'oreille  ,  on  n'entend  pourtant  aucun  fon. 
Dans  ce  cas,  le  manque  de  fentiment  ne  vient  ni  d'aucun 
défont  dans  l'organe  ,  ni  de  ce  que  l'oreille  de  Thomme 
eft  moins  frappée  que  dans  d'autres  temps  oîi  il  entend, 
mais  de  ce  que  le  mouvement  qui  a  accoutumé  de  pro- 
'  duire  cette  Idée,  quoy  qu'introduit  par  le  même  organe, 
n'étant  point  obfervé  par  rEntendcmentj  6c  n'excitant 

par 


De  la  Perception.    L  i  v.  II.  149 

par  conféquent  aucune  Idée  dans  l'Ame,  il  n'en  provient    C  h  a  p. 
aucune  fenfation.     De  forte  que  par  tout  où  il  y  a  fcnîi-       IX. 
ment ,  ou  perception  ,  il  y  a  (quelque  idée  atTuelkment  pro- 
duite ,  ^  pre fente  à  l'Entendement. 

§.  5.  C'eftpourquoy ,  je  ne  doute  pas  que  les  Enfens,     r)ccec]uelcs 

■1  A  11'  ,-%■*  liiitiins   ont  Qcs 

avant  que  de  naître  ,   ne  reçoivent  par  1  imprellion  que  uces  dans  le 
certains  Objets  peuvent  faire  fur  leurs  Sens  dans  le  fein  de  fcuiHdcurMc- 
leurMére,  quelque  petit  nombre  d'idées,    comme  des '^^  l^^^îl",,  "g" '",1^ 
effets  inévitables  des  Corps  qui  les  environnent,  ou  bien  des ijc'cs umccs. 
des  befoins  oîi  ils  fe  trouvent ,  6c  des  incommoditez  qu'ils 
fouffrent.     Je  compte  parmi  ces  Idées  ,  (s'il  eft  permis 
de  conjefturer  dans  des  chofes  qui  ne  font  guère  capables 
d'examen}  celles  de  la  faim  Se  de  la  chaleur  ,   qui  félon 
toutes  les  apparences  font  des  premières  que  les  Enfans 
ayent,  &:  qu'à  peine  peuvent-ils  jamais  perdre. 

§.  6.  Mais  quoy  qu'on  ait  raifon  de  croire  ,  que  les 
Enfans  reçoivent  certaines  Idées  avant  que  de  venir  au 
Monde,  ces  Idées  ilmples  font  pourtant  fort  éloignées 
d'être  du  nombre  de  ces  Principes  mnes; ,  dont  certaines 
gens  fe  déclarent  les  défenfeurs  ,  quoy  que  fans  fonde- 
ment ,  ainfi  que  nous  l'avons  déjà  montré.  Car  les  Idées 
dont  je  parle  en  cet  endroit ,  étant  produites  par  voye  de 
fenfation,  ne  viennent  que  de  quelque  impreiîion  faite 
fur  le  Corps  des  Enfans  lors  qu'ils  font  encore  dans  le 
fein  de  leur  Mère ,  Se.  par  conféquent  elles  dépendent  de 
quelque  chofe  d'extérieur  à  l'Ame  ,  de  forte  que  dans 
leur  origine  elles  ne  différent  en  rien  des  autres  Idées  qui 
nous  viennent  par  les  Sens ,  que  par  rapport  à  l'ordre  du 
temps.  Ce  qu'on  ne  fauroit  dire  des  Principes  innez 
qu'on  fuppofe  d'une  nature  tout-à-fait  différente  ,  puis- 
qu'ils ne  viennent  point  dans  l'Ame  à  l'occafion  d'aucun 
changement  ou  d'aucune  opération  qui  fe  faffe  dms  le 
Corps  ,  mais  que  ce  font  comme  autant  de  carailréres 
gravez  originairement  dans  l'Ame  dès  le  premier  moment 
qu'elle  commence  d'exiffer. 

§.  7.    Comme  il  y  a  des  idées  que  nous  pouvons  rai-   OiuicpentQ- 
fonnablement  fuppofcr  pouvoir  être  introduites  dans  l'Ef-  '""■  ^'''"'«"y 

^  ^  ^  r^  .    nient    quelles 

T  3  prit 


l'fo  De  laTcrception. 

G  H  A  p.    prit  des  Enfims  lorfqu'ils  font  encore  dans  le  fein  de  leur  Mé- 
IX.       re,  je  veux  dire  celles  qui  peuvent  fervir  à  la  confervation  de 
fonticsprciy.il'- l^iii-  yic ,  &  à  Icurs  dilFérens  befoins,  dans  Tctat  où  ils  (c 
l?emdL?rvEC-  trcuvcnc  aîorà  :  De  même  les  Idées  des  Qualitez  fenllbles, 
prit.  qui  le  préfentent  les  premières  à  eux  dès  qu'ils  font  nez , 

font  celles  qui  s'impriment  le  plutôt  dans  leur  Efprit: 
;  defquelles  la  Lumière  n'eil  pas  une  des  moins  confidera- 

bles,  ni  des  moins  puiflantes.     Et  l'on  peut  conjefturer 
en  quelque  fcrte  avec  quelle  ardeur  l'Ame  defire  d'acqué- 
rir toutes  les  idées  dont  les  impreilions  ne  îay  caufent  au- 
cune douleur  ,    par  ce  qu'on  remarque  dans  les  Enfans 
nouvellement  nez  ,   qui  de  quelque  manière  qu'on  les 
place,  tournent  toujours  les  yeux  du  côté  de  la  Lumiè- 
re.    Mais  parce  que  les  premières  idées  qui  deviennent 
familières  aux  Enfans  ,  font  différentes  félon  les  diverfes 
circonltances  dont  on  les  conduit  dès  leur  entrée  dans  ce 
Monde  ;  l'ordi'e  dans  lequel  plufieurs  Idées  commencent 
à  s'introduire  dans  leur  Efprit,  ell  fort  différent.  Se  fort 
incertain.     C'eft  d'ailleurs  une  chofe  qu'il  n'importe  pas 
beaucoup  de  fxvoir. 
Les  idées  qui      §.  8.  Une  autre  obfervation  que  nous  devons  faire  à 
séXToii  ^'font  ^'égard  de  la  Perception ,  c'eft  que  les  Idées  qui  viennent 
louvciu altérées  par  voye  de  Seniation,  font  fouvent  altérées  par  le  Juge- 
par  le  Juge-     j^-ient  dans  l'Efprit  des  perfonnes  faites,  fans  qu'elles  s'en 
apperçoivent.     Ainil  ,  lorfque  nous  plaçons  devant  nos 
yeux  un  Corps  rond  d'une  couleur  uniforme  ,   d'or  par 
exemple,  d'albâtre  ou  de  jaiet  ,  il  eft  certain  que  l'Idée 
-qui  s'imprime  dans  notre  Efprit  à  la  veûc  de  ce  Globe, 
•  repréfente  un  cercle  plat  ,  divcrfement  ombragé  ,   avec 

■diffèrens  dégrez  de  lumière  dont  nos  yeux  fe  trouvent 
frappez.  Mais  comme  nous  fommes  accoutumez  parl'u- 
iage  à  diftinguer  quelle  forte  d'image  les  Corps  convexes 
produifent  ordinairement  en  nous  ,  êc  quels  changcniens 
iirrivent  dans  la  reflexion  de  la  lumière  félon  la  dilferen- 
ce  des  figures  fenfibles  des  Corps  ,  nous  mettons  auili- 
•tôt,  à  la  place  de  ce  qui  nous  paroît  ,  la  caufc  même  de 
l'image  que  nous  voyons,  6c  cela  ^  en  vertu  d'un  juge- 
ment 


De  h  Perception.     Ltv.  II.  151 

ment  que  la  coutume  nous  a  rendu  habituel  j  de  forte  que    C  h  a  Pi 
joignant  à  la  viilon  un  jugement  que  nous  confondons  a-       IX. 
vec  elle,  nous  nous  formons  l'idée  d'une  figure  convexe- 
&  d'une  couleur  uniforme,  quoy  que  dans  le  foijds  nos. 
yeux  ne  nous  reprefentent  qu'un  plain  ombragé  ôc  coloré, 
cliverfement,  comme  il  paroît  dans  la  peinture.     A  cette 
occaficn-,  j'mfererai  ici  un  Problême  du  favant  Mr.  Alo- 
linetix  qui  employé  fi  utilement  fon  beau  génie  à  l'avant 
cernent  des  Sciences.     Le  voici  tel  qu'il  me  l'a  commu- 
niqué luy-méme  dans  une  Lettre  qu'il  m'a  fait  l'honneuc 
de  m'écrire  depuis  quelque  temps  :  Suppofes  un  aveugle 
de  r.aijjhnce ,  qui  foit  préjentement  homme  fait ,  auquel  on 
ait  appris  k  difinigner  par  l'attouchement  un  Cube  z^  un 
Globe ,  du  même  métal ,  &■  à  peu  près  de  la  même  groffenr, 
en  forte  que  lors  qu'il  touche  fun  Cf  l'autre  ,  il  puijje  dire 
quel  efl  le  Cube ,  ér  quel  cjl  le  Globe.     Suppofe^  que  le  C71- 
be  cr  le  Globe  étant  pofe^  fur  une  Table,  cet  Aveugle  vien- 
ne à  jouïr  de  la  veilé.     On  demande  Jl  en  les  voyant  fans  les 
toucher,  il pourroit  les  difcerner,  ér  dire  quel  efi  le  Globe 
&  quel  efl  le  Cube.     Le  pénétrant  Se  judicieux  Auteur  de 
cette  Qiiellion,  répond  en  même  temps,  que  non  j  car j 
ajoûte-t-il ,  bien  que  cet  Aveugle  ait  appris  par  expérience 
de  quelle  m.tniére  le  Glcbe  ^  le  Cube  ajfecient  fon  attouche-  ' 
ment ,  il  ne  fait  pourtant  pas  encore  ,  que  ce  qui  ajfeBe  fon 
attouchement  de  telle  ou  de  telle  manière  ^doive  frapper  fis  yeux 
dételle  ou  de  telle  manière ,  ni  que  l'Angle  avancé  d'un  Cube 
quipreffefa  mam  d'une  manière  inégale  ■>   doive  paroître  à. 
fis  yeux,  tel  qu'il  par  oit  dans  le  Cube.     Je  fuis  tout-à-fait 
du  fentiment  de  cet  habile  homme  ,   que  j'ai  pris  la  li- 
berté d'appeller  mon  ami ,  quoy  que  je  n'aye  pas  eu  en- 
core le  bonheur  de  le  voir.     Je  croy,  dis-je,  que  cet  A^ 
veugle  ne  feroit  point  capable  ,   à  la  première  veûë  ,  de 
dire  avec  certitude,  quel  feroit  le  Globe  &  quel  feroit  le 
Cube  ,  s'il  fe  contentoit  de  les  regarder  >  quoy  qu'en  les 
touchant ,  il  put  les  nommer  &  les  diftinguer  fûrement  par 
la  différence  de  leurs  figures  qu'il  appercevroit  par  l'ac- 
touchement.     J'ai  voulu  propofer  ceci  à  mon  Ledbeur, 

pour. 


î^i  Delà  Perception. 

C  H  A  p.  pour  liiy  fournir  une  occafion  d'examiner  combien  il  eft: 
IX.  redevable  à  l'expérience  3  de  quantité  d'idées  acquifes, 
dans  le  temps  qu'il  ne  croit  pas  en  faire  aucun  ufage  ,  ni 
en  tirer. aucun  fecours  >  d'autant  plus  que  Mr.  Molmeux 
ajoute  dans  la  Lettre  où  il  me  communique  ce  Problème, 
Ght'aynnt  p'opofe ,  à  l'occâfion  de  mon  Livre  ,  cette  §liie- 
ftion  k  diverjes  fer  formes  d'un  efprit  fort  pénétrant ,  à  pei- 
ne en  d-t-il  trouvé  une  qui  d'ûhord  lity  ait  répondu  fur  cela 
comme  il  croit  qu'il  faut  répondre-,  qnoy  qu'ils  ayent  été  con- 
vaincus de  leur  niéprife  après  avoir  oui  Jes  raifons. 

§.  9.  Du  relie  ,  je  ne  croy  pas  qu'excepté  les  Idées 
qui  hoils  viennent  par  la  Vêùéj  la  mémechofe  arrive  or- 
dinàirernent  à  l'égard  d'aucune  autre  de  nos  Idées  ,  je 
veux  dire,  que  le  Jugement  change  l'idée  de  laSenfation, 
Se  nous  la  reprefente  autre  qu'elle  eft  en  elle-même.  Mais 
cela  eft  ordinaire  dans  les  Idées  qui  nous  viennent  par  les 
yeuX;  parce  que  la  Veùë,  qui  eft  le  plus  étendu  de  tous 
nos  Sens  ,  venant  à  introduire  dans  notre  Elprit ,  avec 
les  idées  de  la  Lumière  Se  des  Couleurs  qui  appartiennent 
uniquement  à  ce  Sens,  d'autres  idées  bien  difterentes,  je 
veux  dire  celles  de  l'Efpace  ,  de  la  figure  Se  du  mouve- 
ment, dont  la  variété  change  les  apparences  de  la  Lumiè- 
re &:  des  Couleurs ,  qui  foiit  les  propres  objets  de  la  Veùë, 
il  arrive  que  parl'ufige  nous  nous  faifons  une  habitude  de 
juger  de  l'un  par  l'autre.  Et  en  pluficurs  rencontres,  ce- 
la fe  fait  par  une  habitude  formée  ,  dans  des  chofes  dont 
nous  a^  ons  de  fréquentes  expériences  ,  d'une  manière  fl 
conftante  &  fi  prompte,  que  nous  prenons  pour  une  per- 
ception des  Sens  ce  qui  n'eft  qu'une  idée  formée  par  le 
J'-'g^^'^^nt  ;  en  forte  que  l'une,  c'eft  à  dire  la  perception 
qui  vient  des  Sens,  ne  fert  qu'à  exciter  l'autre  ,  Se  eft  à 
peine  obfervèe  elle-même.  Ainfi,  un  homme  qui  lit,  ou 
écoute  avec  attention  ,  &"  comprend  ce  qu'il  voit  dans 
lin  Livre,  ou  ce  qu'un  autre  luy  dit  ,  fonge  peu  aux 
caraftéres  ou  aux  fons  ,  5c  donne  toute  fou  attention 
aux  Idées  que  ces  fons  ou  ces  caractères  excitent  en 
luy. 

§•   10. 


De  la  Perception.     L  i  v.  II.  153 

§.  10.  Nous  ne  devons  pas  être  furpris ,  que  nous faf- 
fions  il  peu  de  réflexion  à  des  chofes  qui  nous  frappent 
d'une  manière  Ç\  intime ,  fi  nous  confiderons  combien  les 
aftions  de  l'Ame  font  fubites.  Car  on  peut  dire  ,  que, 
comme  on  croit  qu'elle  n'occupe  aucun  efpace,  6c  qu'el- 
le n'a  point  d'étendue ,  il  femble  auflî  que  fes  actions  n'ont 
bcfoin  d'aucun  intervalle  de  temps  pour  être  produites, 
&  qu'un  inftant  en  renferme  plufieurs.  Je  dis  ceci  par 
rapport  aux  actions  du  Corps.  Qiiiconque  voudra  pren- 
dre la  peine  de  réfléchir  fiir  fes  propres  penfees  pourra  s'en 
convaincre  aifément  luy-méme.  Comment  ,  par  exem- 
ple, l'Efprit  voit-il  dans  un  inftant,  &:  pour  ainfidire, 
dans  un  clin  d'œuil  ,  toutes  les  parties  d'une  Démon- 
ftration  qui  peut  fort  bien  pafler  pour  longue  fi  nous 
confiderons  le  temps  qu'il  faut  employer  pour  l'exprimer 
par  des  paroles ,  6c  pour  la  faire  comprendre  pié-à-pié  à 
une  autre  pcrfonne  ?  En  fécond  lieu ,  nous  ne  ferons  pas 
fi  fort  furpris  que  cela  fe  pafl'e  en  nous  fans  que  nous  en 
ayions  prefque  aucune  connoiflance  ,  fi  nous  confiderons 
combien  la  facilité  que  nous  acquérons  par  habitude  de 
faire  certaines  chofes  ,  nous  les  fait  faire  fort  fouvent , 
fans  nous  en  appercevoir  nous-mêmes.  Les  habitudes  ^ 
fur  tout  celles  qui  commencent  de  bonne  heure  ,  nous 
portent  enfin  à  des  avions  que  nous  faifons  fowvent  fans  y 
prendre  garde.  Combien  de  fois  dans  un  jour  nous  arri- 
ve-t-il  de  fermer  les  paupières ,  fans  nous  appercevoir 
que  nous  fommes  tout-à-fait  dans  les  ténèbres  ?  Ceux  qui 
fe  font  fait  une  habitude  de  fe  fervir  de  certains  *  mots 
hors  d'oeuvre,  fi  j'ofe  ainfi  dire,  prononcent  à  tout  pro- 
pos des  fons  qu'eux-mêmes  n'entendent  ou  ne  remarquent 
point  j  quoy  que  d'autres  y  prennent  fort  bien  garde , 
jufqu'à  en  être  entêtez.     11  ne  faut  donc  pas  s'étonner, 

V  que 

*    C'eft  ce  qu'on  appelle  en  Anglois  terme  propre  pour  exprimer  cela.     C'cfl: 

By-word,  c'eft  à  dire,  uii  niùt    qui  vient  pour  l'apprendre  de  mes  amis  ou  de  ceux 

A  la  traverfe  dnni  le  Difcours  oli  l'on  lin-  cjui  me  voudront  dire  leur  fentiment  fut 

fére  à  tout  propos  fans  ancum  nécesfit'e.  cette  Tradudlion  ,   que  je  fais  cette  Re- 

Je  doute  que  nous  ayions  en  François  un  marque. 


Ch  AP 

IX. 


154  De  la  Perception. 

Chap.   que  nôtre  Efprit  prenne  fouvent  l'idée  d'un  Jugement 
IX.       qu'il  forme  luy-même ,  pour  l'idée  d'une  fenfation  dont 
il  ell  aftucllement  frappé,  Se  que,  fans  s'en  appercevoir, 
il  ne  fe  fcrve  de  celle-ci  que  pour  exciter  l'autre. 
Ceft  h  Pcrrep-     §.   II.  Au  reftc  ,  ccttc  Faculté  d'^ppprcevoir  eft  ,  ce 
non  qui  diftiii-  j.^^g  femble  ,  ce  qui  diftin2;ue  les  Animaux  d'avec  les  E- 
d'avec  les  Etres  très  d  uuc  clpece  mrerieure.     Car  quoy  que  la  plupart 
lufeneurs.        ^q^  J^egetaux  aycut  quelques  dégrez  de  mouvement ,  6c 
que  par  la  différente  manière  dont  d'autres  Corps  font  ap- 
pliquez fur  eux,  ils  changent  promptement  de  figure  fie  de 
mouvement,  de  forte  que  le  nom  de  Plantes  fe  njit  ive  s  \cut 
ait  été  donné  en  conféquence  d'un  mouvement  qui  a  quel- 
que reflemblance  avec  celui  qui  dans  les  Animaux  eft  une 
fuite  de  la  fenfition  ;    cependant  tout  cela  n'cft  ,    à  mon 
avis,  qu'un  pur  mechanifme,  ëc  ne  fe  fait  pas  autrement 
que  ce  qui  arrive  à  la  Barbe  qui  croît  au  bout  de  l'avoine 
fauvage  ,  que  l'humidité   fait  tourner   aufli-tôt   fur  elle 
même  ,   ou  que  le  raccourcifiement  d'une  corde  qui  fe 
gonfle  par  le  moyen  de  l'eau  dont  on  la  mouille.    Ce 
qui  fe  fait,  fans  que  le  fujct  foit  frappé  d'aucune  fen- 
fation, &  fins  qu'il  ait,  ou  reçoive  aucune  Idée. 

§.  12.  Dans  toute  forte  d'Animaux  il  y  a  ,  à  mon  a- 
vis ,  de  la  Perception  dans  un  certain  degré  ,  quoy  que 
dans  quelques-uns  les  avenues  que  la  Nature  a  formées 
pour  la  réception  des  Senfations  ,  foient  ,  peut-être  ,  en. 
il  petit  nombre ,  &  la  perception  qui  en  provient  fi  foi- 
ble  &c  fi  grofliére,  qu'elle  diffère  beaucoup  de  cette  viva- 
cité &:  de  cette  cfiverfité  de  fenfations  qui  fe  trouve  dans 
d'autres  Animaux.  Mais  telle  qu'elle  eft ,  elle  eft  ûge- 
ment  proportionnée  à  l'état  de  cette  efpécc  d'Animaux 
qui  font  ainfi  fliits,  de  forte  qu'elle  fuffit  à  tous  leurs  be- 
foins  >  en  quoy  la  fagefle  Se  la  bonté  de  l'Auteur  de  la 
Nature,  éclattent  vifiblement  dans  toutes  les  parties  de 
cette  prodigieufe  Machine,  Se  dans  tous  les  dilférens  or- 
dres de  créatures  qui  s'y  rencontrent. 

§.  13.  De  la  manière  dont  eft  faite  une  Huître  ou  un 
Moule  ,   nous  en  pouvons  raifonnablcmenc  inférer  ,   à 

mon 


De  la  Perception.     L  i  v.  II.  155 

mon  avis,  que  ces  Animaux  n'ont  pas  les  fens  fi  vifs  ,  ni  C  h  a  p. 
en  fi  grand  nombre  que  l'Homme  ou  que  plufieurs  autres  IX. 
Animaux.  Et  s'ils  avoient  précifément  les  mêmes  Sens , 
je  ne  vois  pas  qu'ils  en  fuflent  mieux  ,  demeurans  dans 
le  même  état  où  ils  font ,  &"  dans  cette  incapacité  de  fe 
tranfporter  d'un  lieu  dans  un  autre.  Quel  bien  feroit  la 
veûé  &:  l'ouïe  à  une  créature  qui  ne  peut  fe  mouvoir  vers 
les  Objets  qui  peuvent  luy  être  agréables  ,  ni  s'éloigner 
de  ceux  qui  luy  peuvent  nuire  ?  A  quoy  ferviroient  des 
Senfations  vives  qu'à  incommoder  un  animal  comme  ce- 
lui-là ,  qui  eft  contraint  de  demeurer  toujours  dans  le 
lieu  où  le  hazard  l'a  placé,  6c  où  il  eft  arrofé  d'eau  froi- 
de ou  chaude  ,  nette  ou  file  ,  félon  qu'elle  vient  à 
luy  ? 

§.  14.  Cependant,  je  ne  faurois  m'empêchcr  de  croi- 
re que  dans  ces  fortes  d'animaux  il  n'y  ait  quelque  foi- 
ble  perception  par  où  ils  font  diftinguez  des  Etres  parfai- 
tement infenfibles.  Et  que  cela  puifie  être  ainfi  ,  nous 
en  avons  des  exemples  vifibles  dans  les  hommes  mêmes. 
Prenez  un  de  ces  vieillards  décrépits  à  qui  l'âge  a  fait 
perdre  le  fouvenir  de  tout  ce  qu'il  a  jamais  fçu  :  il  ne  luy 
refte  plus  dans  l'Efprit  aucune  des  idées  qu'il  avoit  au- 
paravant }  l'âge  luy  a  fermé  prefque  tous  les  pafi'ages  à 
de  nouvelles  Senfations,  en  le  privant  entièrement  de  la 
veùë,  de  l'ouie  &  de  l'odorat ,  ëc  en  luy  étant  prefque 
tout  fentiment  du  Goût  j  ou  fi  quelques-uns  de  ces  paifa- 
ges  font  à  demi-ouverts ,  les  impreflions  qui  s'y  font ,  ne 
font  prefque  point  apperçuës  ,  ou  s'evanouïflent  en  peu 
de  temps.  Cela  pofe  ,  je  laiflé  à  penfer,  (malgré  tout 
ce  qu'on  publie  des  Principes  innez}  en  quoy  un  tel  hom- 
me eft  au  deflus  de  la  condition  d'une  Huître  ,  par  fes 
connoiflances  Se  par  l'exercice  de  fes  facultez  intellectuel- 
les. Qiie  fi  un  homme  avoit  pafle  foixante  ans  dans  cet 
état,  (ce  qu'il  pourroit  aulîl  bien  faire  que  d'y  paf- 
fer  trois  jours)  je  ne  faurois  dire  quelle  différence  il  y 
auroit  eu  ,  à  l'égard  d'aucune  perfeftion  intelleâruelle , 
entre  luy  ôc  les  Animaux  du  dernier  ordre. 

V  2  §.  15. 


156  De  la  Rétention^ 

Chap.        §.   15.    Puis  donc  que  la  Ferception  e fi  le  premier  de-. 

IX.      gre  vers  la  connoijjancc  à"  quelle  efi  Ventrée  k  tout  ce  qui, 

C'cft  par  la  en  fait  le  fnjet  ;  li  un  homme  ,  ou  quelque  autre  Créature. 

rErpnt'°com-^  ^"-^^  ^^  ^^^^  '  '^'^  P'^^  ^^^^^  ^^^  ^-^^  ^'^^^  ^^^^  ^^^^^^  cft  enri- 
menceà  acque-  clii  j  II  les  imprelllons  que  les  Sens  ont  accoutumé  de  pro- 
ûnce"  """°'''  duire  font  en  plus  petit  nombre  &  plus  foibles ,  &  que 
les  facultez  que  ces  impreilîons  mettent  en  œuvre,  Ibient 
moins  vives,  plus  cet  homme,  &  quelque  autre  Etre  que 
ce  foit ,  font  inférieurs  par-là  à  d'autres  hommes  ,  plus, 
ils  font  éloignez  d'avoir  les  connoiiïances  qui  fe  trouvent 
dans  ceux  qui  les  furpaffent  à  l'égard  de  tous  ces  points. Mais 
comme  il  y  a  en  tout  cela  une  grande  diverfité  de  dégrez, 
(ainli  qu'on  peut  le  remarquer  parmi  les  hommes}  on  ne. 
lauroit  le  démêler  certainement  dans  les  diverfes  efpéces, 
d'Animaux,  &  moins  encore  dans  chaque  Individu.  Il 
me  fuiîît  d'avoir  remarqué  ici  ,  que  la  Perception  eil:  \x 
première  Opération  de  toutes  nos  Facultez  mtelle£tuel- 
îes,  &  l'entrée  à  toutes  les  connoiflancesque  nôtre  Efprit 
peut  acquérir.  J'ai  d'ailleurs  beaucoup  de  penchant  à 
croire ,  que  c'eft  la  Perception  ,  conliderée  dans  le  plus 
bas  degré,  qui  diftingue  les  Animaux  d'avec  les  Créatu- 
res du  dernier  rang.  Mais  jq  ne  donne  cela  que  comme 
une  fmiple  conje£ture,  faite  en  paflanti  car  quelque  par- 
ti que  les  Savans  prennent  fur  cet  article  ,  peu  importe 
eu  égard  au  fujet  que  j'ai  préfentement  en  main.. 


CHAPITRE       X. 
Ghap.  X.  T^s  l^  Rétention. 

LaContsm-§.   I.   T    ' A  u  T  R  E  Faculté  tie  l'Efprit,  par  laquelle  il 

P'^"°"'  \_j  avance  plus  vers  la  connoiflance  des  chofcsque 

par  la  fimple  Perception,  c'eft  ce  que  je  nomme  ReteH" 

tion:  Faculté  par  laquelle  l'Efprit  conlérve  les  Idées fim- 

ples  qu'il  a  reçues  par  la  Senfation  ou  par  la  .Reflexion. 

* .  •  Ce  qui  fe  fait  en  deux  manières.     La  première  j  en  conr 

fer- 


De  h  Rétention.     Liv.  IL  157 

ifervant  l'idée  qui  a  été  introduite  dans  l'Efprit  ,   aituel-    C  h  a  p. 
lement  préfente  pendant  quelque  temps,  ce  que  j'appelle        X. 
Contemplation. 

§.  2.  L'autre  voye  de  retenir  les  Idées  eit  la  puiflance  ^•'^^^«n^o'f^' 
de  rnppeller  &:  de  ramener  devant  l'Efprit  ces  Idées  qui 
après  y  avoir  été  imprimées ,  avoient  disparu ,  &  avoient 
été  entièrement  éloignées  de  fa  veûë.     C'eft:  ce  que  nous 
faifons ,  quand  nous  concevons  la  chaleur  ou  la  Iwniére , 
lejatme ,  ou  le  doux ,  lorfque  l'Objet  qui  produit  ces  Sen- 
fations,  eft  abfent  j  Se  c'eft  ce  qu'on  appelle  la  Memoirey 
qui  eft  comme  le  refervoir  de  toutes  nos  idées.    Car  l'Ef- 
prit étroit  de  l'Homme  n'étant  pas  capable  de  confidercr 
plufieurs  idées  tout  à  la  fois  ,  il  étoit  nécelTaire  qu'il  eut 
un  refervoir  oii  il  mit  les  Idées, dont  ilpourroit  avoir be- 
foin  dans  un  autre  temps.    Mais  comme  nos  Idées  ne  font 
rien  autre  chofe  que  des  Perceptions  qui  font  actuelle- 
ment dans  l'Eiprit  j  lefquelles  ceifent  d'être  quelque  cho- 
fe dès  qu'elles  ne  font  point  aftuellement  apperçuës,dire 
qu'il  y  a  des  idées  en  referve  dans  la  Mémoire  ,    cela  ne 
fignifie  dans  le  fonds  autre  chofe  fi  ce  n'eft  que  l'Ame  a , 
en  plufieurs  rencontres  ,  la  puiffance  de  réveiller  les  per- 
ceptions qu'elle  a  déjà  eues  ,   avec  un  fentiment  qui  la 
convainc  dans  le  même  temps  qu'elle  a  eu  ,   auparavant, 
ces  fortes  de  perceptions.     Et  c'eft  dans  ce  fens  qu'on 
peut  dire  que  nos  Idées  font  dans  la  Mémoire,  quoy  qu'à 
parler  proprement ,   elles  ne  foient  nulle  part.     Tout  ce 
qvi'on  peut  dire  là-defliis  ,  c'eft  que  l'Ame  a  la  puiffance 
de  reveiller  ces  idées  lorfqu'elle  veut ,    6c  de  fe  les  pein- 
dre ,  pour  ainfi  dire  ,   de  nouveau  à  elle-même  ,    ce  que 
quelques-uns  font  plus  aifément ,  &  d'autres  avec  plus  de 
peine  ,   quelques-uns  plus  vivement ,  6c  d'autres  d'une 
manière  plus  foible  S<.  plus  obfcure.     C'eft  par  le  moyen 
de  cette  Faculté  qu'on  peut  dire  que  nous  avons  dans  nô- 
tre Entendement,  toutes  les  Idées  que  nous  pouvons rap- 
peller  dans  nôtre  Efprit,  S<  faire  redevenir  l'objet  de  nos 
penfées,  fans  l'intervention  des  Qiialitez  feniibles  qui  les 
ont  premièrement  imprimées  dans  l'Ame. 

V  3,  §,  3..         . 


1^8  Delà  Rétention. 

Ohap.        §■   3-  L'Attention,  oc  la  Répétition  fervent  beaucoup 
X.        à  fixer  les  Idées  dans  la  Mémoire.     Mais  les  Idées  qui 
L'Attei.tion,  h  naturellement  font  d'abord  les  plus  profondes  &c  les  plus 
riaifTr  &°i'l  '  '^  durables  imprefîlcns  ,   ce  font  celles  qui  font  accompa- 
Douicur fervent  guécs  dc  pla;fir  OU  de  doulcur.    Comme  la  fin  principale 
àfiïcr  les  idccs  des  Sens  confiile  à  nous  fiiire  connoître  ce  qui  fait  du  bien 
ptic.     ^^^  ^^^  ^^^^^  ^  nôtre  Corps  ,    la  Nature  a  fagcmcnt  établi 
(comme  nous  l'avons  déjà  montre)  que  la  Douleur  dût 
accompagner  l'impreilion  de  certaines  idées  ,   parce  que 
tenant  la  place  du  raifonnement  dans  les  Enfans  ,  6c  agif- 
fant  dans  les  hommes  faits  d'une  manière  bien  plus  prom- 
pte que  le  raifonnement,  elle  oblige  lesjeuncs  8c  les  Vieux 
à  s'éloigner  des  CJbjets  nuifibles  avec  toute  la  promptitu- 
de qui  eft  néceflaire  pour  leur  confervation  ,  £v  par  le 
moyen  de  la  mémoire  elle  leur  infpire  de  la  précaution 
pour  l'avenir. 
LesideVss'efFa-        §•  4-  Mais  pour  ce  qui  cft  de  la  différence  qu'il  y  a 
"Î^L'l^'*^'^'    ^^^^  ^^  durée  des  Idées  qui  ont  été  gravées  dans  la  Mé- 
moire ,    nous  pouvons  obferver  ,    que  quelques-unes  de 
ces  idées  ont  été  produites  dans  l'Entendement  par  un 
Objet  qui  n'a  affedé  les  Sens  qu'une  feule  fois,  que  d'au- 
tres ayant  agi  plus  d'une  fois  fur  les  Sens  ,   on  n'y  a  pas 
fait  grand'  reflexion ,  foit  par  nonchalance ,  comme  dans 
les  Enfans  ,   foit  à  caufe  que  l'Ame  cil  occupée  ailleurs, 
comme  dans  les  perfonnes  actuellement  appliquées  à  au- 
tre chofe  ,    ce  qui  empêche  que  ces  Objets  y  faficnt  de 
profondes  impreilions.    D'autres  perfonnes  en  qui  les  Ob- 
jets ont  été  gravez  avec  foin  Se  par  des  impreilions  fou- 
vent  réitérées  ,    oiit  la  mémoire  fort  foible  ,   foit  à  caufe 
du  tempérament  de  leur  Corps  ,   ou  pour  quelque  autre 
défaut.     Et  dans  tous  ces  cas ,  les  Idées  qui  s'impriment 
dans  l'Ame  ,    fe  diilipent  bientôt  ,   êc  fouvent  s'effacent 
pour  toujours  de  l'Entendement,  fans  laificr  aucunes  tra- 
ces ,    non  plus  que  l'ombre  qu'un  Oifeau  fait  en  volant 
fur  la  Terre;  de  forte  qu'elles  ne  font  pas  plus  dans  l'Ef- 
prit,  que  fi  elles  n'y  avoient  jamais  été. 
§.  5.  Ainfi,  plufieurs  des  Idées  qui  ont  été  produites 

dans 


moire. 


De  la  Rétention.     Lrv.  IL  i^c) 

dans  rEfprif  des  Enfans ,   dès  qu'ils  ont  commencé  d'à-    Ch  ap, 
voir  des  Senfations  (quelques-unes  delqueUes  ,    comme        X. 
celles  qui  confiftent  en  certains  pîairiis&  en  certaines  dou- 
leurs ,   ont  peut-être  été  excitées  en  eux  avant  leur  naif- 
fanccj  &:  d'autres  pendant  leur  Enfance)  piufieurSjdis-je, 
de  ces  Idées  fe  perdent  entièrement ,  lans  qu'il  en  relie  le 
moindre  veftige  3  fi  elles  ne  font  pas  renouvellees  dans  la 
fuite  de  leur  vie.     C'eft  ce  qu'on  peut  remarquer  dans 
ceux  qui  par  quelque  malheur  ont  perdu  la  veûè  ,   lorf- 
qu'iis  étoient  fort  jeunes  ;    car  comme  ils  n'ont  pas  fait 
grand'  retlexion  fur  les  couleurs  ,    ces  idées  n'étant  plus 
renouvellees  dans  leur  Efpnt  3  s'effacent  entièrement  j  de 
forte  que  ,    quelques  années  après  ,   il  ne  leur  relie  non 
plus  d'idée  ou  de  foiivenir  des  Couleurs  qu'à  des  aveugles 
de  naiffance.     Il  y  a,  à  la  vérité  ,   des  gens  dont  la  Mé- 
moire eft  heureufejufqu'au  prodige  i  cependant  ilmefem- 
ble  qu'il  arrive  toujours  du  déchet  dans  toutes  nos  Idées , 
dans  celles-là  même  qui  font  gravées  le  plus  profondé- 
ment, &:  dans  les  Efprits  qui  les  confervent  le  plus  long- 
temps j  de  forte  que  fi  elles  ne  font  pas  renouvellees  quel- 
quefois par  le  moyen  des  Sens  ,    ou  par  la  reflexion  de 
l'Efprit  fur  cette  efpece  d'(3bjets  qui  en  a  été  la  première 
occafion ,  l'empreinte  s'efface  ,  &  il  n'en  relie  plus  enfin 
aucune  image.     Ainfi  les  Idées  de  nôtre  Jeuneffe  ,   auiîi 
bien  que  nos  Enfans  ,  meurent  fouvent  avant  nous  j   en 
quoy  nôtre  Efprit  reffemble  à  ces  tombeaux  dont  la  ma- 
tière fubfifte  encore  :  on  voit  l'airain  &  le  marbre  ,   mais 
le  temps  a  effacé  les  Infcriptions  &  réduit  en  poudre  tous 
les  cara£léres.   Les  Images  tracées  dans  nôtre  Efprit ,  font 
peintes  avec  des  couleurs  légères  -,    i\  on  ne  les  rafraichit 
quelquefois  j  elles  paffent  &  difparoiffent  entièrement.  De 
favoir  quelle  part  a  à  tout  cela  la  conftitution  de  nos  Corps 
&  l'action  des  Efprits  animaux  ,   &  fi  le  tempérament  du 
cerveau  produit  cette  différence  ,    en  forte  que  dans  les 
uns  il  conferve,  comme  le  Marbre  ,   les  traces  qu'il  a  re- 
çues, en  d'autres  comme  une  pierre  de  taille,  &:  en  d'au- 
tres à  peu  près  comme  une  couche  de  fable  ,  c'eft  ce  que 

je 


i6o  'Delà  Rétention. 

C  H  A  p.  je  ne  prétens  pas  examiner  ici;  quoy  qu'il  puifle  paroitre 
X.  alVez  probable  que  la  conftitution  du  Corps  a  quelquefois 
de  l'influence  fur  la  Mémoire  ,  puifque  nous  voyons  fou- 
vent  qu'une  Maladie  dépouille  l'Ame  de  toutes  fes  idées, 
6c  qu'une  Fièvre  ardente  confond  en  peu  de  jours  &:  ré- 
duit en  poudre  toutes  ces  images  qui  fembloient  devoir 
durer  auili  long-temps  que  Ci  elles  euifent  été  gravées  fur 
le  Marbre. 
Deside'escon-  g.  6.  Mais  par  rapport  aux  Idécs  niémes ,  ileftaiféde 
tc^rpTuveiuT'  remarquer ,  que  celles  qui  par  le  fréquent  retour  des  Ob- 
ptine  fe  perdre,  jets  OU  dcs  adîions  qui  les  produifent,  font  le  plus  fouvent 
renouvellées,  comme  celles  qui  font  introduites  dans  l'A- 
me par  plus  d'un  Sens ,  s'impriment  auilî  plus  fortement 
dans  la  Mémoire  6c  reftent  plus  long-temps  6c  d'une  ma- 
nière plus  diftinfte.  C'eftpourquoy  les  Idées  des  quali- 
tés originales  des  Corps  ,  je  veux  dire  la  Solidité  ,  l'é- 
'  tendue,  la  figure,  le  mouvement  &c  le  repos  ;  celles  qui 
alfeftent  prefque  inceflamment  nos  Corps ,  comme  le  froid 
6c  le  chûîid  ;  6c  celles  qui  font  des  affedlions  de  toutes  les 
fortes  d'Etres,  comme  Vext/lence  ,  la  durée  6c  le  nombre i 
que  prefque  tous  les  Objets  qui  frappent  nos  Sens  ,  &z 
toutes  les  penfées  qui  occupent  nôtre  Efprit,  nous  four- 
niffent  à  tout  moment  ;  toutes  ces  Idées  ,  dis-je  ,  6c  au- 
tres femblables  ,  s'effacent  rarement  tout-à-f-iit  de  la  me- 
moircj  tandis  que  nôtre  Efprit  en  conferve  encore  quel- 
ques-unes. 

§.  7.  Dans  cette  féconde  Perception ,  ou,  fij'ofcainfi 
parler  ,  dans  cette  revillon  d'Idées  placées  dans  la  Mé- 
moire, V Efprit  pjl  fouvent  autre  chofe  que  purement  pajjifi 
car  la  repréfentation  de  ces  peintures  dormantes  ,  dépend 
quelquefois  de  la  Volonté.  L'Efprit  s'applique  fort  fou- 
vent  à  découvrir  une  certaine  Idée  qui  eft  comme  enfe- 
velie  dans  la  Mémoire  ,  6c  tourne  ,  pour  ainll  dire  ,  les 
yeux  de  ce  côte-là.  D'autres  fois  aulli  ces  Idées  fe  pré- 
fentent  comme  d'elles-mêmes  à  nôtre  Entendement  ,  êc 
bien  fouvent  elles  font  reveillées ,  6c  tirées  de  leurs  cachet- 
tes pour  être  expofées  au  grand  joiu-,  par  quelque  violen- 
te 


De  la  Rétention.    Liv.  IL  i6i 

fe  pafllon  ;  car  nos  affcftions  oÛTent  à  nôtre  mémoire  des  C  h  a  p. 
idées  qui  fans  cela  auroient  été  enfevelies  dans  un  parfait  X. 
^ubli.  11  faut  obferver,  d'ailleurs,  à  l'égard  des  Idées 
qui  font  dans  la  mémoire  ,  &  que  nôtre  Efprit  reveille 
par  occafion  j  que  ,  félon  ce  qu'emporte  ce  mot  de  re- 
'veiller ,  non  feulement  elles  ne  font  pas  du  nombre  des 
Idées  qui  font  entièrement  nouvelles  à  l'efprit  ,  mais  en- 
core que  l'Efprit  les  confidére  comme  des  effets  d'une 
imprelfion  précédente,  &  qu'il  recommence  à  les  con- 
noître  comme  des  Idées  qu'il  avoir  connues  auparavant. 
De  forte  que ,  bien  que  les  Idées  qui  ont  été  déjà  impri- 
mées dans  l'Efprit,  ne  foient  pas  conftamment  préfentes 
à  l'Efprit,  elles  font  pourtant  connues  ,  à  l'aide  de  la 
R&minifcence ,  comme  y  ayant  été  auparavant  emprein- 
tes ,  c'eft-à-dire  comme  ayant  été  actuellement  apperçuës 
&c  connues  par  l'Entendement. 

§.  8.  La  A/f?/7C/W  eft  néceflaire  à  une  Créature  raifon-     i^euxde'fàuts 
nable,  immédiatement  après  la  Perception.     Elle  elld'u-  "^^'^ '^  Memoi- 

f  ,      ■  ^  /-       1 1  •  V  re  ,   un    entier 

ne  il  grande  importance  ,   que  ii  elle  vient  a  manquer ,  oubli  ,  &  une 
toutes  nos  autres  Facuitez  font,  pour  la  plus  grande  par- S^'^^-^i^nteur  à 
ÛQ ,  inutiles  ;   car  nos  penfées  ,  nos  raifonnemens  &  nos  Tàéll  "n'dù  » 
connoiffances  ne  peuvent  s'étendre  au  delà  des  objets  pré-  endf'pôt. 
fens  fans  le  fecours  de  la  Mémoire  ,  qui  peut  avoir  ces 
deux  défauts. 

Le  premier  eil ,  de  laifTer  perdre  entièrement  les  idées, 
ce  qui  produit  une  parfaite  ignorance.  Car  comme  nous 
ne  faurions  connoître  quoy  que  ce  foit  qu'autant  que 
nous  en  aA^ons  l'idée }  dès  que  cette  idéeeft  effacée, nous 
fommes  dans  une  parfaite  ignorance  à  cet  égard. 

Un  fécond  défaut  dans  la  Mem^oire  ,  c'eft  d'être  trop 
lente  ,  &  de  ne  pas  reveiller  affez  prom.ptement  les  idées 
qu'elle  a  en  dépôt ,  pour  les  fournir  à  l'Efprit  à  point 
nommé  lorfqu'il  en  a  befoin.  Si  cette  lenteur  vient  à  un 
grand  degré,  c'eft  (tnpidité.  Et  celui  qui  pour  avoir  ce 
défaut ,  ne  peut  rappeller  les  idées  qui  font  actuellement 
dans  fa  Mémoire ,  juftement  dans  le  temps  qu'il  en  a  be- 
foin, feroit  prefque  aufli  bien  fans  ces  idées,  puifqu'elle.<î 

X  ne 


ïSî  10e  la  Rétention. 

C  H  A  p.  ne  liiy  font  pas  d'un  grand  ufagc;  car  un  homme  naturel- 
X.  lement  pefant,  qui  venant  à  chercher  dans  fon  Efprit  les 
idées  qui  hiy  font  neceflaires  ,  ne  les  trouve  pas  à  point 
nomme,  n'eft  guère  plus  heureux  qu'un  homme  entière- 
ment ignorant.  C'ell  donc  l'affaire  de  la  Mémoire  de 
fournir  à  l'Efprit  ces  idées  dormantes  dont  elle  eft  la  de- 
pofitaire,  dans  le  temps  qu'il  en  a  befoin  ;  Se  c'ell  à  les 
avoir  toutes  prêtes  dans  l'occafion  que  confifte  ce  que 
nous  appelions  invention ,  imagination  ,  6c  iivacité  d'ef- 
frtt. 

§.  9.  Tels  font  les  défauts  que  nous  obfervons  dans  la 
Mémoire  d'un  homme  comparé  à  un  autre  homme.  Mais 
il  y  en  a  un  autre  que  nous  pouvons  concevoir  dans  la 
Mémoire  de  l'Homme  en  gênerai,  comparé  avec  d'au- 
tres Créatures  intelligentes  d'une  nature  fuperieure  qui 
peuvent  exceller  en  ce  point  au  deffus  de  l'homme  juf- 
qu'à  avoir  conftamment  un  fentiment  aftuel  de  toutes 
'  leurs  aftions  précédentes  ,  en  forte  qu'aucune  des  pen- 
fées  qu'ils  ayent  jamais  eues,  ne  difparoiflent  à  leur  veùë. 
Qiie  cela  foit  poffible,  nous  en  pouvons  être  convaincus 
par  la  confideration  de  la  Toute-fcience  de  Dieu  qui  con- 
noit  toutes  les  chofes  préfentes  ,  paflêes ,  &:  à  venir  ,  & 
devant  qui  toutes  les  penfées  du  cœur  de  l'homme  font 
toujours  à  découvert.  Car  qui  peut  douter  que  Dieu 
ne  puifie  communiquer  à  ces  Efprits  Glorieux  ,  qui  font 
immédiatement  à  fa  fuite  ,  quelques-unes  de  fes  perfe- 
ctions ,  en  telle  proportion  qu'il  veut  ,  autant  que  des 
Etres  créez  en  font  capables.  On  rapporte  de  Mr.  Pafcali 
dont  le  grand  efprit  tenoit  du  prodige,  que  jufqu'à  ce 
que  le  déclin  de  i\\  lanté  eût  affoibli  fa  mémoire  ,  il  n'a- 
voit  rien  oublié  de  tout  ce  qu'il  avoit  fait ,  lu  ou  pcnfé 
depuis  l'âge  de  raifon.  C'eft  là  un  privilège  i\  peu  coa- 
mi  de  la  plupart  des  hommes ,  que  la  chofe  paroît  pref- 
que  incroyable  à  ceux  qui ,  félon  la  coutume ,  jugent  de 
tous  les  autres  par  eux-mêmes }  cependant  la  confidera- 
tion d'une  telle  Faculté  dans  Mr.  Pafcal  peut  fervir  à  nous 
rcpréfenter  de  plus  grandes  perfections  de  cette  efpéce 

dans 


De  Ja  Rétention.     Liv.  IL  163 

dans  des  Efprits  d'un  rang  fiipërieur.  Car  enfin  cette  Chat». 
qualité  de  Mr.  Pafcal  étoit  réduite  aux  bornes  étroites  où  X. 
l'Efprit  de  l'Homme  lé  trouve  reflérré  ,  je  veux  dire  à 
n'avoir  une  grande  diverfité  d'idées  que  par  fucceflion , 
&  non  tout  à  la  fois  :  au  lieu  que  différens  ordres  d'An- 
ges peuvent  probablement  avoir  des  veûës  plus  éten- 
dues ,  6c  quelques  -  uns  d'eux  être  aâruellement  enri- 
chis de  la  Faculté  de  retenir  &  d'avoir  conitamment  & 
tout  à  la  fois  devant  eux ,  comme  dans  un  Tableau ,  tou- 
tes leurs  connoiflances  précédentes.  Il  eft  aife  de  voir 
que  ce  ferait  un  grand  avantage  à  un  homme  qui  cultive 
fon  Efprit ,  s'il  avoit  toujours  devant  les  yeux  toutes  \ts 
penfées  qu'il  a  jamais  eues,  &  tous  les  raifonnemens  qu'il 
a  jamais  faits.  D'où  nous  pouvons  conclurre  en  forme 
de  fuppofition ,  que  c'eft  là  un  des  moyens  par  lefquels 
la  connoiffance  des  Efprits  feparez  peut  être  exceilivement 
fuperieure  à  la  notre. 

§.  10.  Ilfemble,  au  relie,  que  cette  Faculté  de  raf- LeîPca-îomdc 
fembler  &:  de  conferver  les  Idées  fe  trouve  en  un  grand '^'''^^™'^'''^' 
degré  dans  pluiieurs  autres  Animaux ,  auflî  bien  que  dans 
l'Homme.  Car  fans  rapporter  plufieurs  autres  exemples> 
de  cela  feul  que  les  Oifeaux  apprennent  des  Airs  de  chan- 
fon,  &"  s'appliquent  vifiblement  à  en  bien  marquer  les 
notes ,  je  ne  faurois  m'empécher  d'en  conclurre  que  ces 
Oifeaux  ont  de  la  perception ,  &:  qu'ils  confervent  dans 
leur  Mémoire  des  Idées  qui  leur  fervent  de  modèle  :  car 
il  me  paroit  impoilîble  qu'ils  puflént  s'appliquer  (comme 
il  eft  clair  qu'ils  le  font}  à  conformer  leurs  voix  à  des 
tons  dont  ils  n'auroient  aucunes  idées.  Et  en  effet  quand 
bien  j'accorderois  que  le  fon  peut  exciter  mechaniquement 
un  certain  mouvement  d'Efprits  animaux  dans  le  cerveau 
de  ces  Oifeaux  tandis  qu'on  leur  joué  aftuellement  un  air 
de  chanfon  ,  &  que  ce  mouvement  peut  être  continué 
jufqu'au  mufcle  des  aîles ,  en  forte  que  l'oifeau  foit  pouf- 
fe mechaniquement  par  certains  bruits  à  prendre  la  fuite , 
parce  que  cela  peut  contribuer  à  fa  confervation  >  on  ne 
îauroit  pourtant  fuppofer  cela  comme  uneraifonpourquoy 

X  2  en 


164  "De  la  Faculté  que  nous  avom 

C  H  A  p.  en  joîiant  un  Air  à  un  Oifeau  ,  6c  moins  encore  après  a* 
X.  voir  cefTé  de  le  jouer ,  cela  devroit  produire  mechaniquc-  ■ 
ment  dans  les  organes  de  la  voix  de  cet  Oifeau  un  mou- 
vement qui  l'obligeât  à  imiter  les  notes  d'unfon  étranger;, 
dont  l'imitation  ne  peut  être  d'aucun  ufage  à  la  conferva- 
tion  de  ce  petit  Animal.  Mais  qui  plus  eft ,  on  ne  fau- 
roit  fuppofer.  avec  quelque  apparence  de  raifon,  &:  moins 
encore  prouver,  que  des  Oifeaux  puiiïent  fans  fentimene 
ni  mémoire  conformer  peu  à  peu  Se  par  dégrez  les  in- 
flexions de  leur  voix  à  un  Air  qu'on  leur  joua  hier,  puif-' 
que  s'ils  n'en  ont  aucune  idée  dans  leur  Mémoire,  iln'eft 
préfentement  nulle  part ,  Se  par  confequent  ils  ne  peuvent 
avoir  aucun  modelle,  pour  l'imiter,  ou  pour  en  appro- 
cher plus  près  par  des  eflais  réitérez.  Car  il  n'y  a  point? 
de  raifon  pourquoy  le  fon  du  flageolet  laifleroit  dans  leur 
Cerveau  des  traces  qui  ne  devroient  point  produire  d'a- 
bord de  pareils  fons,  mais  feulement  après  certains  efforts 
que  les  Oifeaux  font  obligez  de  faire  lorfqu'ils  ont  oui 
le  flageolet  ;  fie  d'ailleurs  il  eft  impoflible  de  concevoir- 
pourquoy  les  fons  qu'ils  rendent  eux-mêmes ,  ne  feroient 
pas  des  traces  qu'ils  dcvroient  fuivre  aulîl  bien  que  celles 
que  produit  le  fon  du  flageolet. 


CHAPITRE       XI. 

C  H  A  p.   De  la  Faculté  de  difiinguer  les  Idées ,  ô'  de  quelques  autres  ■ 
XL  Operatmjs  de  l'Efprit. 

Il  n'y  a  point  g_   i_  T  TNe  autre  Faculté  que  nous  pouvons  remar-- 
iTdiicèLT  VJ    quer  dans  nôtre  Efprit ,  c'eft  celle  de  difcer- 

ment,  ner  ou  diftinguer  fes  diflerentes  idées.     Il  ne  fufifit  pas 

que  l'Efprit  ait  une  perception  confufe  de  quelque  chofc! 
en  général:  s'il  n'avoit  pas  ,  outre  cela,  une  perceptioa 
diftinfte  de  divers  ObjetsSc  de  leurs  différentes  Qualitez, 
il  ne  feroit  capable  que  d'une  très-petite  connoiflarrce  , 
quand  bien  les  Corps  qui  nous  aftedent ,  feroient  auflî 

actifs 


de  dijiingner  les  Idées.     Liv.  II.  165 

attifs  autour  de  nous  qu'ils  le  font  préientcmentj  &:quoy  C  h  A  p, 
que  l'Efprit  fut  continuellement  occupé  à  penfer.  C'èll  XL 
de  cette  Faculté  de  diftiiiguer  une  chofe  d'avec  une  autre 
que  dépend  l'évidence  &  la  certitude  de  plulicurs  Propo- 
fitions,  de  celles-là  même  qui  font  les  plus  générales,  & 
qui  ont  pafîe  pour  des  ^fnV^^/;i!;//t'j,  parce  que  les  hom- 
mes ne  confiderant  pas  la  véritable  caufe  qui  fait  recevoir 
ces  Propofitions  avec  un  confentement  univerfel ,  l'ont 
entièrement  attribuée  à  une  imprelîion  naturelle  &  uni- 
forme, quoy  que  dans  le  fonds  ce  confentement  depejide 
■proprement  de  cette  Faculté  qîte  l'Efprit  a  d^  difcerner  nette- 
jnent  les  Objets  ,  par  oli  il  apperçoit  que  deux  Idées  font 
les  mêmes,  ou  différentes  entr'elles.  Mais  c'eft  dequoy 
nous  parlerons  plus  au  long  dans  la  fuite. 

§.  2 .  Je  n'examinerai  point  ici  combien  l'imperfeftion  Difffrence  en- 
dans  la  Faculté  de  bien  diftineuer  les  idées,  dépend  de  la  "'^''E'pf" &  !e 

n'  '  ^       ^    C  ^  i  i  /      /     jugement. 

grollierete  ou  du  deraut  des  organes,  ou  du  manque  de  péné- 
tration, d'exercice  £c  d'attention  du  côté  de  l'Entendement, 
ou  d'une  trop  grande  précipitation,  naturelle  à  certains  tem- 
peramens.    Il  fuffit  de  remarquer  que  cette  Faculté  eftune 
des  Opérations  fur  laquelle  l'Amepeutreflechir,  oc  qu'el- 
le peut  obferver  en  elle-même.    Elle  ell,  au  refte,  d'une 
telle  conféquence  par  rapport  à  nos  autres  connoi fiances, 
que  plus  cttte.  Faculté  cil  grofîîére  ,   ou  mal  employée  à 
marquer  la  diftindtion  d'une  chofe  d'avec  une  autre ,  plus 
nos  Notions  font  confiifes  ,  &:  plus  nôtre  Raifon  s'égare. 
Si  la  vivacité  de  l'Efprit  confifteàrappellerpromptement 
&  à  point  nommé  les  idées  qui  font  dans  la  Mémoire  ; 
c'eft  à  fe  les  reprefenter  nettement  ,   &:  à  pouvoir  les  di- 
ftinguer  exaftement  l'une  de  l'autre  ,    lorfqu'il  y  a  de  la 
différence  entr'elles  ,    quelque  petite  qu'elle  foit ,    que 
eonfifte,  pour  la  plus  grand'  part ,   cette  juftefTe  Se  cette 
netteté  de  Jugement ,    en  quoy  l'on  voit  qu'un  homme 
excelle  au  defllis  d'un  autre.  Et  par  là  on  pourroit ,  peut- 
être,  rendre  raifon  de  ce  qu'on  obferve  communément. 
Que  les  perfonnes  qui  ont  le  plus  d'efprit  ,   èz  la  memoi- 
XQ.  h.  plus  prompte ,  n'ont  pas  toujours  le  jugement  le  plus 

X  3  nc£ 


i66  Delà  Faculté  que  nous  avons 

C  H  \  p.   net  &  le  plus  profond.    Car  au  lieu  que  ce  qu'on  appelle 
XL       Efprit,  conilfte  pour  Tcrdinaire  à  aflembler  des  idées ,  8c 
à  joindre  promptementéc  avec  une  agréable  variété  celles 
en  qui  on  peut  obferver  quelque  reflemblance  ou  quelque 
rapport,  peur  en  faire  de  belles  peintures  quidivertiffent 
£c  frappent  agréablement  l'imagination:  le  Jugement  con- 
fifle  j   au  contraire  ,  à  diilinguer  foigncufement  une  idée 
d'avec  une  autre,  fi  l'on  peut  y  trouver  la  moindre  difl'é- 
rence,  afin  d'éviter  qu'une  llmilitude  ou  quelque  affini- 
té ne  nous  donne  le  change  en  nous  faifant  prendre  une 
chofe  pour  l'autre.     11  faut,  pour  cela,  faire  autre  chofe 
que  chercher  une  métaphore  &:  une  allufion  ,    en  quoy 
confiilerit ,  pour  l'ordinaire  ,  ces  belles  &  agréables  pen- 
fces  qui  frapent  fi  vivement  l'imagination, fie  qui  plaifent 
fi  fort  à  tout  le  Monde,  parce  que  leur  beauté  paroit d'a- 
bord ,   fie  qu'il  n'cft  pas  néceflliire  d'une  grande  applica- 
tion d'efprit  pour  exammer  ce  qu'il  y  a  de  vray  ,   ou  de 
raifonnable.     L'Efprit  ell  fitisfait  de  la  beauté  de  la  pein- 
ture fie  de  la  vivacité  de  l'imagination  ,   fans  fonger  à  re- 
garder plus  avant.     Et  c'eft  en  effet  choquer  en  quelque 
manière  ces  fortes  de  pcnfées  fpirituelles  que  de  les  exa- 
miner par  les  règles  levéres  de  la  Vérité  Se  du  bon  raifon- 
nement  -,    d'où  il  paroit  que  l 'efprit  confifle  en  quelque 
chofe  qui  n'ell  pas  tout-à-fait  ci'accord  avec  la  Vérité  fiç 
la  Raifon. 

§.  3.  Bien  diftinguer  nos  Idées,  c'eft  ce  qui  contribue 
le  plus  à  faire  qu'elles  foient  claires  <^  déterminées  ;  fie  fi 
elles  ont  une  fois  ces  qualitez  ,  nous  ne  nfquerons  point 
de  les  confondre,  ni  de  tomber  dans  aucune  erreur  à  leur 
occafion ,  quoy  que  nos  Sens  nous  les  repréfentent  de  la 
part  du  même  objet  divcrfement  en  différentes  rencontres, 
(comme  il  arrive  quelquefois)  fie  qu'ainfi  ils  femblcntêtre 
dans  l'erreur.  Car  quoy  qu'un  homme  reçoive  dans  la 
fiéA'rc  un  goût  amer  par  le  moyen  du  Sucre,  qui  dans  un 
autre  temps  auroit  excité  en  luy  l'idée  de  la  douceur  j  ce- 
pendant l'idée  de  Vamer  dans  l'Efprit  de  cet  homme  ,  eft 
une  idée  auill  diftincte  de  celle  du  doux  que  s'il  eut  goûté 

du 


de  difiingîter  les  Idées.     Liv.  II.  167 

diT  Fiel.  Et  de  ce  que  le  même  Corps  produit ',  parle  C  h  a  p. 
moyen  du  Goût,  l'idée  du  doux  dans  un  temps  ,  ^  celle  XI. 
de  Vamer  dans  un  autre  temps ,  il  n'en  arrive  pas  plus  de 
confufion  entre  ces  deux  Idées  ,  qu'entre  les  deux  Idées 
de  blanc  &  de  doux  ,  ou  de  bUnc  &  de  rond  que  le  même 
morceau  de  Sucre  produit  en  nous  dans  le  même  temps. 
Ainfi,  les  idées  de  couleur  citrine  &  d'azur  qui  font  ex- 
citées dans  rEfprit  par  la  même  infulion  du  Bois  qu'on 
nomme  communément  Ligniim  Nephriticttm ,  ne  font  pris 
des  idées  moins  diftmdles ,  que  celles  de  ces  Couleurs  , 
produites  par  deux  diiférens  Corps. 

§.  4.  Une  autre  opération  de  l'Efprit  à  l'égard  de  fes  De  la  Facuitd 
Idées ,  c'eft  la  comparcilon  qu'il  fait  d'une  idée  avec  l'au-  ^"^"""sa^o'is 

V   HT-  t  -r\  '  r^  de  comparer  nos 

tre  par  rapport  a  1  Etendue  ,   aux  Uegrez  ,    au  Temps ,  idées. 
au  Lieu ,  eu  à  quelque  autre  circonftance  ;  &:  c'eft  de  là 
que  dépend  ce  grand  nombre  d'Idées  qui  font  comprifes 
fous  le  nom  de  Relation.     Mais  j'aurai  occafion  dans  la 
fuite  d'examiner  quelle  en  eft  là  vafte  étendue. 

§5.  Il  n'eft  pas  aifé  de  déterminer  jufqu'à  quel  point  LesBêtesne 
cette  Faculté  fe  trouve  dans  les  Bêtes,     le  crov  ,    pour  ^''':'''P»renrdes 

.11  1  rr   Si  j  î:  1    iV       ,     laces  que  dune 

moy,  quelles  ne  la  polledent  pas  clans  un  tort  grand  degré;  mametc  impar- 
car  quoy  qu'il  foit  probable  qu'elles  ont  plulieurs  Idées  af-  f*"^- 
fez  diftin6tes,  il  me  femble  pourtant  que  c'eft  un  privi- 
lège particulier  de  l'Entendement  humain  ,  lors  qu'il  a 
fuiïifamment  diftingué  deux  Idées  jufqu'à  reconnoître 
qu'elles  font  parfiiitement  différentes  ,  &  à  s'aflurcr  par 
conféquent  que  ce  font  deux  Idées ,  c'eft ,  dis-je ,  une  de 
fes  prérogatives  de  voir  Se  d'examiner  en  quelles  circon- 
ftances  elles  peuvent  être  comparées  enfemble.  C'eft- 
pourquoyje  croi  que  les  Bêtes  ne  comparent  leurs  Idées - 
que  par  rapport  à  quelques  circonftances  fenfibles ,  atta- 
chées aux  (3bjets  mêmes.  Mais  pouf  ce  qui  eft  de  l'au- 
tre puiflance  de  comparer  qu'on  peut  obfervef  dans  \ç^s 
hommes,  qui  roule  fur  les  Idées  générales,  &"  ne  fertque 
pour  les  raifonnemens  abftraits  ,  nous  pouvons  conjectu- 
rer probablement  qu'elle  ne  fe  rencontre  pas  dans  les  Bê- 
tes. 

§.  6. 


i68  Delà  Faculté  que  nous  avons 

Chap.  §.6.  Une  autre  opération  que  nous  pouvons  remar- 

XI.       quer  dans  l'Efprit  de  l'Homme  par  rapport  à  fes  Idées  , 
AutK  Ï3c\ikc  c'eû  la.  Compofùion ,  par  laquelle  l'Efprit  joint  enfemble 
Tmp°jfrdcs'^    plufieurs  Idées  limples  qu'il  a  reçues  par  le  moyen  de  la 
Idées.  Senfation  &  de  la  Réflexion ,  pour  en  faire  des  Idées  com- 

plexes. On  peut  rapporter  à  cette  Faculté  de  compofer 
des  Idées ,  celle  de  les  étendre  ;  car  c^noy  que  dans  cette 
dernière  opération  ,  la  compofition  ne  paroifle  pas  tant, 
que  dans  l'aflemblage  de  plufieurs  Idées  complexes ,  c'eft 
pourtant  joindre  plufieurs  idées  enfemble  ,  mais  qui  font 
de  la  même  efpéce.  Ainfi,  en  ajoutant  plufieurs  unirez 
enfemble,  nous  nous  formons  l'idée  d'une  âoitz:xine  ,  & 
en  joignant  enfemble  des  idées  répétées  de  pluûeurstoifeSy 
nous  nous  formons  l'idée  d'un  fiade- 
LcsBctesfont  g_  y_  jg  fuppofe  cucore  ,  que  dans  ce  point  les  Bêtes 
uoLd'id(fcs°'fo"t  inférieures  aux  Hommes.  Car  quoy  qu'elles  reçoi- 
vent 6c  retiennent  enfemble  plufieurs  combinaifons  d'Idées 
fimples  ,  comme  lors  qu'un  Chien  regarde  fon  Maître, 
dont  la  figure,  l'cdeur,  Scia  voix  forment  peut-être  une 
idée  complexe  dans  le  Chien,  ou  font,  pour  mieux  dire, 
plufieurs  marques  diftinftes  auxquelles  il  le reconnoîtj  ce- 
pendant je  ne  croi  pas  que  jamais  les  Bêtes  aflemblent  d'el- 
les-mêmes ces  idées  pour  en  faire  des  Idées  complexes. 
Et  peut-être  que;  dans  les  occafions  oii  nous  penfons  re- 
connoître  que  les  Bêtes  ont  des  Idées  complexes  ,  il  n'y 
a  qu'une  feule  idée  qui  les  dirige  vers  la  connoifTance  de 
plufieurs  chofcs  qu'elles  diftinguent  beaucoup  moins  par  la 
veùë,  que  nous  ne  croyons.  Car  j'ai  appris  de  gens  di- 
gnes de  foy,  qu'une  Chienne  nourrira  de  petits  Renards, 
badinera  avec  eux,  &  aura  pour  eux  la  même paflion que 
pour  fes  Petits,  fi  l'on  peut  fitire  en  forte  que  les  Renar- 
deaux la  tettent  tout  autant  qu'il  faut  pour  que  le  lait  fe 
répande  par  tout  leur  Corps.  Et  il  ne  paroît  pas  que  les 
Animaux  qui  ont  quantité  de  Petits  à  la  fois  ,  aycnt  au- 
cune connoiflance  de  leur  nombre  ;  car  quoy  qu'ils  s'in- 
téreffcnt  beaucoup  pour  un  de  leurs  Petits  qu'on  leur  en- 
levé en  leur  préfcncc  ou  lors  qu'ils  viennent  à  l'entendre  ; 

ce- 


de  difiitigner  les  Idées.     L  i  v.  IL  169 

•cependant  fi  on  leur  en  dérobe  un  ou  deux  en  leur  abfen-    C  h  a  p, 
ce,  ou  fans  faire  du  bruit,  ils  ne  femblent  pas  s'en  met-        XL 
tre  fort  en  peine ,  ou  même  s'appercevoir  que  le  nombre 
ait  été  diminué. 

§.  8.  Lorfque  les  Enfans  ont  acquis ,  par  des  Senfa-  Donner  des 
tions  réitérées,  des  idées  qui  fe  font  imprimées  dans  leur  "°'"'*"''  *■"• 
Mémoire;  ils  commencent  à  apprendre  par  dégrez  l'ufa- 
ge  des  fignes.  Et  quand  ils  ont  plié  les  organes  de  la  pa- 
role à  former  des  fons  articulez ,  ils  commencent  à  fe  fer- 
vir  de  mots  pour  faire  comprendre  leurs  idées  aux  autres. 
Et  ces  Jignes  nominaux  ,  ils  les  apprennent  quelquefois 
des  autres  hommes ,  &  quelquefois  ils  en  inventent  eux- 
mêmes  ,  comme  chacun  peut  le  voir  par  ces  mots  nou- 
veaux 6c  inufitez  que  les  Enfans  donnent  fouvent  auxcho- 
fes  lors  qu'ils  commencent  à  parler. 

§.  9.  Or  comme  on  n'employé  les  mots  que  pour  être     Ce  que  c'cft 
des  fignes  extérieurs  des  idées  qui  font  dans  l'Efprit ,  Se  <]""2'^ft"'^'°n- 
que  ces  Idées  font  prifes  des  chofes  particulières  ,  fi  cha- 
que Idée  particulière  que  nous  recevons ,  devoit  être  mar- 
quée par  un  terme  diftind:,  le  nombre  des  mots  feroit  in- 
fini.    Pour  prévenir  cet  inconvénient,  l'Efprit  rend  gé- 
nérales les  Idées  particulières  qu'il   a  reçu   par  l'entre- 
mife  des  Objets  particuliers  ;   ce  qu'il  fait  en  confide- 
rant  ces  Idées  comme  des  apparences  feparéesde  toute  au- 
tre Chofe,  Se  de  toutes  lescirconfi:ancesqui  font  qu'elles 
repréfentent  des  Etres  particuliers  aftuellement  exiftans, 
comme  font  le  temps  ,  le  lieu  &:  autres  Idées  concomitan- 
tes.    C'eft  ce  qu'on  uppeWc  j4b fi fû Si i en,  par  où  des  Idées 
tirées  de  quelque  Etre  particulier  devenant  générales,  re- 
préfentent tous  les  Etres  de  cette  efpéce  ;  de  forte  que 
les  noms  généraux  qu'on  leur  donne,  peuvent  être  appli- 
quez à  tout  ce  qui  dans  les  Etres  actuellement  exiftans 
convient  à  ces  Idées  abftraites.     Ces  Idées  fimples  &:pré- 
cifes  que  l'Efprit  fe  repréfente,  fans  conllderer  comment» 
d'où  &:  avec  quelles  autres  Idées  elles  luy  font  venues  j 
l'Entendement  les  met  à  part  avec  les  noms  qu'on  leur 
donne  communément ,  comme  autant  de  modèles  j  aux- 

Y  quels 


I yo  De  la  Faculté  que  nous  avons 

C  H  A  p.    quels  on  puifle  rapporter  les  Etres  réels  fous  différentes 
XL       efpéces  félon  qu'ils  correfpondent  à  ces  exemplaires ,  en 
les  defignant  fuivant  cela  par  différens  noms.     Ainfi,  re* 
marquant  aujourd'huy,  dans  de  lacraye  ou  dans  la  neige, 
la  même  couleur  que  le  lait  excita  hier  dans  mon  Efprit, 
je  confidére  cette  idée  unique ,  je  la  regarde  comme  une 
repréléntation  de  toutes  les  autres  de  cette  efpéce,  &  luy 
ayant  donné  le  nom  de  blancheur  ,  je  fignifie  par  ce  fon 
la  même  qualité,  en  quelque  endroit  que  je  puiffe  l'ima- 
giner ,  ou  la  rencontrer  :    &  c'eft  ainli  que  fe  forment  les 
idées  univerfelles ,  &c  les  termes  qu'on  employé  pour  les 
défigner. 
Les  Bétes  ne      §.   lo.  Si  l'on  pcut  doutct  que  Ics  Bêtes  compofent  ôc 
Khftîaaionr  étendent  leurs  Idées  de  cette  manière,  à  un  certain  degré  j 
je  crois  être  en  droit  de  fuppofer  que  la  puiflance  de  for- 
mer des  abftraftions  ne  leur  a  pas  été  donnée ,  &  que  cet- 
te Faculté  de  former  des  idées  générales  eft  ce  qui  met 
une  parfaite  diflinftion  entre  l'Homme  ôc  les  Brutes,  ex- 
cellente qualité  qu'elles  ne  f-iuroient  acquérir  en  aucune 
manière  par  le  fecours  de  leurs  Facultez.     Car  il  eft  évi- 
dent que  nous  n'obfervons  dans  les  Bêtes  aucunes  preu- 
ves qui  nous  pui fient  faire  connoître  qu'elles  fe  fervent 
de  fignes  généraux  pour  défigner  des  Idées  univerfelles  j 
S>c  puifqu'elles  n'ont  point  l'ufage  des  mots  ni  d'aucuns 
autres  ilgnes  généraux,  nous  avons  raifonde  penfer  qu'el- 
les n'ont  point  la  Faculté  de  faire  des  abftradions,  ou  de 
former  des  idées  générales. 

§.  II.  Or  on  ne  fauroit  dire,  que  c'eft  faute  d'organes 
propres  à  former  des  fons  articulez  qu'elles  ne  font  aucun 
ufage  ou  n'ont  aucune  connoiflance  des  mots  généraux} 
puifque  nous  en  voyons  plufieurs  qui  peuvent  rendre  de 
tels  fons,  6c  prononcer  des  paroles  aflez  diftindcmcnt  j 
mais  qui  n'en  font  jamais  une  pareille  application.  D'au- 
tre part,  les  hommes  qui  par  quelque  défaut  dans  les  or- 
ganes ,  font  privez  de  l'ufage  de  la  parole  ,  ne  laifîént 
pourtant  pas  d'exprimer  leurs  idées  univerfelles  par  des 
lignes  qui  leur  tiennent  lieu  de  termes  généraux  i  Faculté 

que 


de  diflinguer  les  Idées.     L  i  v.  IL  171 

que  nous  ne  découvrons  point  dans  les  Bêtes.  Nous  pou-  C  H  A?, 
vons  donc  fuppofer  ,  à  mon  avis ,  que  c'eft  en  cela  que  XI. 
les  Bétes  différent  de  l'Homme.  C'eft-là  ,  dis-je  ,  la 
propre  différence,  à  l'égard  de  laquelle  ces  deux  fortes 
de  Créatures  font  entièrement  diftinftes  ,  èc  qui  met  en- 
fin une  11  vafte  diftance  entre  elles.  Car  fi  les  Bêtes  ont 
quelques  idées ,  &  ne  font  pas  de  pures  Machines  ,  com- 
me quelques-uns  le  prétendent  ,  nous  ne  faurions  nier 
qu'elles  n'ayent  de  la  raifon  dans  un  certain  degré.  Et 
pour  moy ,  il  me  paroit  auiTi  évident  qu'elles  raiibnnent , 
qu'il  me  paroit  qu'elles  ont  du  fentimentj  mais  c'eft  feu- 
lement fur  des  idées  particulières  qu'elles  raifonnent ,  fé- 
lon que  leurs  Sens  les  leur  préfentent.  Les  plus  parfaites 
d'entre  elles  font  renfermées  dans  ces  étroites  bornes ,  n'a- 
yant point,  à  ce  que  jecroy,  la  Faculté  de  les  étendre  par 
aucune  forte  d'abftrattion. 

§.  12.  Si  l'on  examinoit  avec  foin  les  divers  égaremens  Défaut  des  Im- 
des  Imbecilles ,  on  découvriroit  ians  doute  jufqu'à  quel  ^"  "• 
point  leur  imbécillité  procède  du  manque  ou  delafoiblef- 
fede  quelqu'une  desFacultez  donnions  venons  déparier, 
ou  de  ces  deux  chofes  enfemble.  Car  ceux  qui  n'apper- 
çoivent  qu'avec  peine,  6c  qui  ne  retiennent  qu'imparfai- 
tement les  idées  qui  leur  viennent  dansl'Efprir,  &:  qui  ne 
fauroient  les  rappel  1er  ou  affembler  promptement  ,  n'ont 
que  très-peu  de  penfées.  Ceux  qui  ne  peuvent  diftinguer, 
comparer  &  abjlrairc  des  idées ,  ne  fauroient  être  fort  ca- 
pables de  comprendre  les  chofes,  de  faire  ufage  des  ter- 
mes, ou  déjuger  8-r  de  raifonner  paffablement  bien,  mais 
fort  peu  oc  d'une  manière  imparfaite  fur  des  chofes  pré- 
fentes &:  qui  font  f  )rt  flmiiliéres  à  leurs  Sens.  Et  en  effet, 
qu'une  de  ces  Facultez  dont  j'ai  parlé  ci-deffus,  vienne  à 
manquer  ou  ?.  fe  dérégler  ,  elle  produit  dans  l'Entende- 
ment de  l'Homme  des  défauts,  qui  dépendent  de  l'abfen- 
ceou  du  dérèglement  de  cette  Faculté. 

§.  13.  Enfin,  il  me  fembleque  le  défaut  des  Imbecil-  Différence en- 
les  vient  de  manque  de  vivacité ,  d'a6tivité  &:  de  mouve-  jes& ksFous.'  ' 
ment  dans  les  Facultez  intelleftuelles ,  par  oîi  ils  fe  trou- 

Y  2  vent 


1/2  De  la  Fâculte  que  nous  avons 

C  H  A  p.  vent  privez  de  l'ufage  de  la  Raifon.  Les  Fous,  au  con- 
XI.  traire,  femblent  erre  dans  rcxtremité  oppofée.  Car  il 
ne  me  paroît  pas  que  ces  derniers  ayent  perdu  la  faculté 
de  raifonner  >  mais  ayant  joint  mal  à  propc  s  certaines  Idées, 
ils  les  prennent  pour  des  veritez,  &  fe  trompent  de  la  mê- 
me manière  que  ceux  qui  raifonncnt  juftefur  de  faux  Prin- 
cipes. Après  avoir  converti  leurs  propres  fantaifies  en 
réalitez  par  la  force  de  leur  imagination,  ils  en  tirent  des 
conclurions  fort  raifonnables.  Ainfi,  vous  verrez  un  Fou 
qui  s'imaginant  être  Roy,  prétend,  par  une  jufte  confé- 
qucnce,  être fervi, honoré  &  obei  félon  la  dignité.  D'au- 
tres qui  ont  crû  erre  de  verre ,  ont  pris  toutes  les  précau- 
tions néceflV.ires  p.Hir  empêcher  leur  Corps  de  fe  cafler. 
De  là  vient  qu'un  homme  fort  fige  &  de  très-bon  fcns  en 
toute  autre  chc^fe,  peut  être  auiîî  fou  fur  un  certain  arti- 
cle qu'aucun  de  ceux  qu'on  renferme  dans  les  Petites^ 

,  i  >  '  ;         Maifons,  fi  par  quelque  violente  imprelîlon  qui  fe  foit 
'  faite  fubitement  dans  fon  Efprit,  ou  par  une  longue  ap- 

plication à  une  efpéce  particulière  de  penfees  ,  il  arrive 
que  des  Idées  incompatibles  foient  jointes  fi  fortement  en- 
femble  dans  fon  Efprit,  qu'elles  y  demeurent  unies.  Mais 
il  y  a  des  dégrez  de  folie  aufli  bien  que  d'imbécillité  >  cet- 
te union  déréglée  d'Idées  étant  plus  ou  moins  forte  dans 
les  uns  que  dans  les  autres.  En  un  mot  ,  il  me  femble 
que  ce  qui  fait  la  différence  qu'il  y  a  entre  les  Imbecilles 
&  les  Fous,  c'efl:  que  les  Fous  joignent  enfemble  des  idées 
mal-afîbrties ,  &  font  ainfi  des  Propofitions  extravagan- 
tes, fur  lefquelles  néanmoins  ils  raifonnent  jufte:  au  lieu 
que  les  Imbecilles  font  très-peu  ou  point  de  Propofitions, 
&  ne  raifonnent  prefque  point. 

§.  14.  Ce  font  là,  je  croy,  les  premières  Facultez  & 
opérations  de  l'Efprit ,  par  lefquelles  l'Entendement  eft 
mis  en  aftion.  Qiioy  qu'elles  regardent  toutes  fes  Idées 
en  général  ,  cependant  les  exemples  que  j'en  ai  donné 
jufqu'ici ,  ont  principalement  roulé  fur  des  Idées  fimples. 
Qiie  fi  j'ai  joint  l'explication  de  ces  Facultez  à  celle 
des  Idées  fimples  3  avant  que  de  propofer  ce  que  j'^i 

à. 


de  dijlingner  les  Idées.     Liv.  II.  175 

à  dire  fur  les  Idées  complexes ,  c'a  été  pour  les  raifons  fui-    Ch  a  f,. 
vantes.  XL 

Premièrement  j  à  caufe  que  plufieurs  de  ces  Facukez 
ayant  d'abord  pour  objet  les  Idées  fimples ,  nous  pouvons, 
en  fuivant  l'ordre  que  la  Nature  s'eft  prefcrit  ,  fuivre  & 
découvrir  ces  Facultez  dans  leur  fource  ,  dans  leurs  pro^ 
grès  &  dans  leurs  accroiflemens. 

En  fécond  lieu,  parce  qu'en  obfervant  de  quelle  ma-r 
niére  ces  Facultez  opèrent  à  l'égard  des  Idées  fimples  j 
qui  pour  l'ordinaire  font  plus  nettes,  plus  precifes  &  plus 
diilmftes  dans  l'Efprit  de  la  plupart  des  hommes  ,  que 
les  Idées  complexes  ,  nous  pouvons  mieux  examiner  & 
apprendre  comment  l'Efprit  fait  des  abftraftions  ,  com- 
ment il  compare, diftingue  Se  exerce  fes autres  opérations 
à  l'égard  des  Idées  complexes  >  fur  quoy  nous  fommes 
plus  fujers  à  nous  méprendre. 

En  troifièmc  lieu  ,  parce  que  ces  mêmes  Opérations 
de  l'Efprit  concernant  les  Idées  qui  viennent  par  voye  de 
Senfation  ,  font  elles-mérnes  ,  lors  que  l'Efprit  en  fait 
l'objet  de  fes  reflexions  ,  une  autre  efpéce  d'Idées  ,  qui 
procèdent  de  cette  féconde  fource  de  nos  connoifTances 
que  je  nomme  Réflexion  -,  lefquelles  il  étoit  à  propos  ,  à 
caufe  de  cela,  de  confiderer  en  cet  endroit  ,  après  avoit 
parlé  des  Idées  fimples  qui  viennent  par  Senfation.  Du 
relie,  je  n'ai  fait  qu'indiquer  en  pafTant  ces  Facultez  de 
compofer  des  Idées ,  de  les  comparer ,  de  faire  des  abilra- 
dtions,  é^c.  parce  que  j'aurai  occafion  d'en  parler  plus  au 
long  en  d'autres  endroits. 

§.  15.  Voilà  en  abrégé  une  véritable  hiftoire  ,  fi  je  ne5o'if«<J«  con-i 
me  trompe ,  des  premiers  commencemens  des  connoiflan-  maines'"  ^*"" 
ces  humaines.  Par  oii  l'on  voit  d'où  l'Efprit  tire  les  pre- 
miers objets  de  fes  penfées ,  &  par  quels  dégrez  il  vient  à 
faire  cet  amas  d'Idées,  qui  compofent  toutes  les  connoif- 
fances  dont  il  eft  capable.  Sur  quoy  j'en  appelle  à  l'ex- 
périence Se  aux  obfervations  que  chacun  peut  faire  enfoy- 
même,  pour  fivoir  fi  j'ai  raifon  ;  car  le  meilleur  moyen 
de  trouver  la  Vérité  j   c'eit  d'examiner  les  chofes  comme  - 

Y  3  elles 


t74  2^^  ^^  Facilite  que  nous  avons  Sec. 

C  H  A  p.   elles  font  réellement  en  elles-mêmes  ,  ôc  non  pas  de  con- 
XI.       clurre  qu'elles  font  telles  que  nôtre  propre  imagmation 
ou  d'autres  perfonnes  nous  les  ont  repréfentées. 
surquoyoncn      §.   i6.  Quant  à  nioy ,  je  déckre  fmcerement  quc  c'cft 
appciieàiex-    j^  \.^  feule  voyc  par  où  je  puis  découvrir  que  les  Idées  des 
pcnence.         chofes  entrent  dans  l'Entendement.    Si  d'autres  perfonnes 
ont  des  Idées  innées  ou  des  Principes  infus  ,  je  conviens 
qu'ils  ont  raifon  d'en  jouir  ;    8c  s'ils  en  font  pleinement 
allurez,  il  eft  impofllble  aux  autres  hommes  de  leur  refu- 
for  ce  privilège  qu'ils  ont  par  defllis  leurs  Voifms.    Je  ne 
faurois  parler,  à  cet  égard  ,   que  de  ce  que  je  trouve  en 
moy-méme ,  Se  qui  s'accorde  avec  ces  notions ,  lefquelles 
fomblent  dépendre  des  fondemens  que  j'ai  pofez  ,    &■:  s'y 
rapporter  dans  toutes  leurs  parties  &:  dans  tous  leurs  dif- 
ftrerïs  dcgrez ,  félon  la  méthode  que  je  viens  d'expofer  , 
comme  on   peut  s'en  convaincre  en  examinant  tout   le 
cours -de  la  vie  des  hommes  dans  leurs  differens  âges,  dans 
leurs  differens  Païs ,  &  par  rapport  à  la  différente  maniè- 
re dont  ils  font  élevez, 
jsîôtre Entende-        §.   I /.  Je  ne  prétens  pas  enfeigner  ,   mais  chercher  la 
mentcomparc   Yerifé.     C'ellpourouoy  )e  ne  puis  m'empêcher  de  décla- 

■a  une  chambre  \^    .      ^       •'  - ,       c^       r  -  •  •  o     • 

cbfcuie.  rer  encore  une  rois,  que  les  benlations  extérieures  oc  in- 

térieures font  les  foules  voyes  par  où  je  puis  voir  que  la 
connoiffance  entre  dans  l'Entendement  Humain.  Ce  font 
là,  dis-je,  autant  que  je  puis  m'en  appercevoir,  les  fouis 
pafîages  par  lefquels  la  lumière  entre  dans  cette  Chambre 
,  obfoure.     Car,  à  mon  avis,  l'Entendement  ne  reflcmble 

pas  mal  à  un  Cabinet  entièrement  obfour  ,  qui  nauroit 
que  quelques  petites  ouvertures  pour  laiffei  entrer  par  de- 
hors les  images  extérieures  &  vifibles,  eu,  pour  ainfi  di- 
re ,  les  idees^  des  chofos  ;  de  forte  que  fi  ces  images  venant 
à  fo  peindre  dans  ce  Cabiitet  obfour  ,  pouvoient  y  reder, 
&-  y  être  placées  en  ordre,  en  forte  qu'on  put  les  trouver 
dans  l'occafion,  il  y  auroit  une  grande  rcflémblance  en- 
tre ce  Cabinet  6c  rÈntendemcnt  humain  ,  par  rapport  à 
tous  les  Objets  de  la  veûé  ,  6c  aux  Idées  qu'ils  excitent 
dans  rEfprit. 

Ce 


cm- 
celles- 


Des  Idées  coMpïexes.     Liv.  II.  ïjf 

Ce  font  là  mes  conjeftures  touchant  les  moyens  par  lef-    Chap; 
quels  l'Entendement  vient  à  recevoir  &  à  conferver  les       XI. 
Idées  fimples  &  leurs  differens  Modes ,  avec  quelques  au- 
tres Opérations  qui  les  concernent.    Je  vais  préfentement 
examiner ,  avec  un  peu  plus  de  precilîon  j  quelques-unes 
de  ces  Idées  fimples  avec  leurs  Modes. 


CHAPITRE      XII. 

Des  Idées  complexes.  C  h  a  p. 

XII- 
§.   I,  ^jOus  avons  confideré  jufques  ici  les  Idées  ,  Les  idées  ^ 

•*-^  dans  la  réception  defquelles  l'Efprit  eft  pure- /''"*''! '""' 
ment  paflîf ,  c'eft-à-cUre  ,  ces  Idées  fimples  qu'il  reçoit  compofl^des 
par  la  Senfation  &:  par  la  Reflexion  ,  en  forte  qu'il  n'eft  idéesjim^ies. 
pas  en  fon  pouvoir  d'en  produire  en  luy-même  aucune 
nouvelle  de  cet  ordre  ,  ni  d'en  avoir  aucune  qui  ne  foit 
pas  entièrement  compcfee  de  celles-là.  Mais  quoy  que 
l'Efprit  foit  purement  pallif  dans  la  réception  de  toutes 
fes  Idées  fimples ,  il  produit  néanmoins  de  luy-même  plu- 
fieurs  aftes  par  lefquels  il  forme  d'autres  Idées  ,  fondées 
fur  les  Idées  fimples  qu'il  a  reçues  &c  qui  font  les  maté- 
riaux &c  les  fondemens  de  toutes  fes  penfées.  Voici  en 
qtioy  confiftent  principalement  ces  aftes  de  l'Efprit  j  i.  à 
combiner  plufieurs  Idées  fimples  en  une  feule  ;  &c  c'eft 
par  ce  moyen  que  fe  font  toutes  les  Idées  complexes  :  2 .  à 
joindre  deux  Idées  enfemble  ,  foit  qu'elles  foient  fimples 
ou  complexes  3  &:  à  les  placer  l'une  près  de  l'autre  ,  en 
forte  qu'on  les  voye  tout  à  la  fois  fans  les  combiner  en  une 
feule  idée  :  c'eft  par  là  que  l'Efprit  fe  forme  toutes  les 
Idées  des  Relations.  3 .  Le  troifiéme  de  ces  a£tes  confi- 
fte  à  feparer  des  Idées  d'avec  toutes  les  autres  qui  exiftent 
réellement  avec  elles  >  c'eft  ce  qu'on  nomme  ai/JlraÛion  ; 
&  c'eft  par  cette  voye  que  l'Efprit  forme  toutes  fes  Idées 
générales.  Ces  differens  a6tes  montrent  quel  eft  le  pouvoir 
de  l'Homme  ,  ôc  que  fes  opérations  font  à  peu  près  les . 

mêmes 


1/6  Des  Idées  complexes, 

C  H  A  p.  mêmes  dans  le  Monde  matériel  èc  dans  le  Monde  intel-  . 
XII.  leftuel.  Car  les  matériaux  de  ces  deux  Mondes  font  de 
telle  nature,  que  l'Homme  ne  peut  ni  en  faire  de  nou- 
veaux ,  ni  détruire  ceux  qui  exiftent  ;  toute  fa  puiffance 
fe  terminant  uniquement  ou  à  les  unirenfemble,  ou  aies 
placer  les  uns  auprès  des  autres ,  ou  à  les  feparer  entièrement. 
Dans  le  deflein  que  j'ai  d'examiner  nos  Idées  complexes  ,]& 
commencerai  par  le  premier  de  ces  a£bes  ,  6v  je  parlerai 
des  deux  autres  dans  un  autre  endroit.  Corome  on  peut 
obferver  que  les  Idées  fimples  exiftent  en  différentes  com- 
binaifons,  l'Efprit  a  la  puifl'ance  de  confidercr  comme  u- 
ne  feule  idée  plufieurs  de  ces  idées  jointes  enfemble  ,  6c 
cela,  non  feulement  félon  qu'elles  font  unies  dans  les 
Objets  extérieurs ,  mais  félon  qu'il  les  a  jointes  luy-mê- 
me.  Ces  Idées  formées  ainfi  de  plufieurs  idées  fimples 
mifes  enfemble,  je  les  nomme  complexes,  telles  font  la 
Beauté,  larecoiinoifjance ,  itn  homme  ,  une  arm/e  ,  VUni- 
'uers.  Et  quoy  qu 'viles  foient  compofees  de  différentes 
Idées  fimples ,  ou  d'Idées  complexes  formées  d'Idées 
fmiples  ,  l'Efprit  confidere  pourtant  ,  quand  il  veut, 
chacune  d'elles  par  elle-même,  comme  une  chofe  unique 
qui  fait  un  tout,  qu'on  défigneparunfeulnom. 
C'fft  volontai-  §.  2.  Par  cctte  faculté  que  l'Efprit  a  de  repeter  &  de 
&iTdesidc°"  joindre  enfemble  fes  Idées,  il  peut  varier  &:  multiplier 
■complexes.  à  l'infini  les  Objets  de  fes  penfées ,  au  delà  de  ce  qu'il 
reçoit  par  Senfation  ou  par  Reflexion  ;  mais  toutes  ces 
Idées  fe  reduifent  toujours  à  ces  Idées  fimples  que  l'Efprit 
a  reçu  de  ces  deux  Sources,  &  qui  font  les  matériaux 
auxquels  fe  refolvent  enfin  toutes  les  compofitions  qu'il 
peut  faire.  Car  les  Idées  fimples  lont  toutes  tirées  des 
chofes  mêmes,  &i  l'Efprit  n'en  peut  avoir  d'autres  que 
celles  qui  Luy  font  fuggerées.  Il  ne  peut  fe  former  d'au- 
tres Idées  des  qualitez  fenfibles  que  celles  qui  luy  vien- 
nent de  dehors  par  les  Sens,  ni  celles  d'aucune  autre  for- 
te d'opération  d'une  Subftance  qui  penfc,  que  celles  qu'il 
trouve-en  luy-même.  Mais  lors  qu'il  a  une  fois  acquis 
ces  Idées  fimples,  il  n'eft  pas  réduit  à  une  fimple  con- 

tem. 


ï)e!!  Idées  complexes.    Liv.  II.  177 

tcmplation  des  objets  extérieurs  qui  fe  préfentent  à  luy  -,    C  h  a  p. 
il  peut  encore,  parla  propre  puiflance,  joindre  enfemble      XIL 
Iqs  Idées  qu'il  a  acquifes  &  en  faire  des  Idées  complexes, 
toutes  nouvelles  ,  en  forte  qu'il  ne  les  ait  jamais  reçues 
ainli  unies. 

§.  3.   De  quelque  manière  que  les  Idées  complexes  Les  Wcs  com- 
foient  compofées  &  divifées ,  quoy  que  le  nombre  en  foit  derModé"°ou 
infini,  &  qu'elles  occupent  les  penfées  des  hommes  avec  des  subftances, 
une  diverfite  fans  bornes ,  elles  peuvent  pourtant  être  re-  °"  "^^  ^^'** 
duites  à  cqs  trois  chefs  : 

1.  Les  Modes: 

2.  Les  Sîîbfiances: 

3.  Les  Relations.. 

§.  4.  Et  premièrement  j'appelle  Modes ,  ces  Idées  com-  Des  Modes. 
plexes,  qui,  quelques  compofces  qu'elles  foient,  ne  ren- 
ferment point  la  fuppofition  de  fubfifter  par  elles-mêmes, 
mais  font  confiderées  comme  des  dépendances  ou  des  af- 
feftions  des  Subftances  ;  telles  font  les  idées  fignifices  par 
les  mox.s  àc  Triangle ,  de  gratitude,  de  meurtre ,  &cc.  Que 
fi  j 'employé  dans  cette  occafion  le  terme  de  Mode  dans  un 
fens  un  peu  différent  de  celui  qu'on  a  accoutumé  de  luy 
donner  ,  je  prie  mon  Lefteur  de  me  pardonner  cette  li- 
berté, car  c'eft:  une  nécelfité  inévitable  dans  desDifcours 
où  l'on  s'éloigne  des  notions  communément  reçues  ,  de 
faire  de  nouveaux  mots ,  ou  d'employer  les  anciens  ter- 
mes dans  une  fignification  un  peu  nouvelle  >  Se  ce  dernier 
expédient  ell,  peut-être,  le  plus  tolerable  dans  cette  ren- 
contre. 

§.  5 .  Il  y  a  de  deux  fortes  de  ces  Modes ,  qui  méritent  Deuxfoitesde 
d'être  confiderez  à  part,   i .  Les  uns  ne  font  que  des  com-  ^°^il^^  '^""3 
binaifons  d'Idées  fimplesde  la  même  efpece,  fans  mêlan-  autres  Mutes. 
ge  d'aucune  autre  idée  ,  comme  une  douzaine  ,   une  vin- 
taine ,  qui  ne  font  autre  chofe  que  des  idées  d'autant  d'u- 
nitez  dillinftes  jointes  enfemble.     Et  ces  Modes  je  les 
nomme  Modes  Simples  ,  parce  qu'ils  font  renfermez  dans 
les  bornes  d'une  feule  idée  fimple.     2.  Il  y  en  a  d'autres 
qui  font  compofez  d'idées  fimplcs  de  différentes  efpéces, 

Z  qui 


I  T'S  I^es  Idées  complexes. 

C  H  A  p.  qui  jointes  enfcmble  n'en  font  qif  une  ;  par  exemple  î'fcFée 
XII.  de  la  Béante  ,  qui  eft  un  certain  LifTenTolage  de  ccatleurs 
&:  de  traits,  qui  fait  du  plaifir  à  voir  .  ainii  le  Fol ,  qxii 
eft  un  tranfport  fecret  de  la  pcfTellion  d'une  chofe  ,  fans 
le  confentement  du  propriétaire  ,  contient  vifiblement 
une  combinaifon  de  plufieiirs  idées  de  différentes  efpécesj 
&  c'eft  ce  que  j'appelle  Modes  mixtes. 
subftances  Cn-  §•  6.  En  fccond  lieu,  les  Idées  des Stibji^nces  font  cer- 
■^"l'rX"'""  taines  combinaifons  d'Idées  iîmples  ,  qu'on  fuppofe  re- 
préfenter  des  chofes  particulières  &  diftin£tes,  qui  fubfr- 
ftent  par  elles-mêmes  ;  parmi  lefquelles  idées  on  confidé- 
re  toujours  la  notion  obfcure  de  Snbftnnce  ,  comme  la  pre- 
mière 6c  la  principale  ,  qu'on  fuppofe  fans  la  connoître , 
quelle  qu'elle  foit  en  elle-même.  AinlI  ,  en  joignant  à 
l'idée  de  Subftance  celle  d'une  certame  couleur  blanchâ- 
tre, avec  certains  dégrez  de  pefanteur  ,  de  dureté  ,  de 
malléabilité  &:  de  fuiibilité,  nous  avons  l'idée  du  Plomb: 
Se  une  combinaifon  d'idées  d'une  certaine  efpéce  de  figu- 
re, avec  la  puiilance  de  fe  mouvoir ,  de  penfer,  &rde  rai- 
fonner ,  jointes  avec  l'idée  de  la  Subftance  ,  forme  l'idée 
ordinaire  d'un  homme. 

Or  à  l'égard  des  Sjfbjîances ,  il  y  a  aufli  d'eux  fortes  d'I- 
dées ,  l'une  des  Subftanccs  ftnguliéres  entant  qu'elles  exi- 
ftent  feparément  ,    comme  celle  d'un  Ho-mme  ou  d'une 
Brebis ,  Se  l'autre  de  plufieursSubrtances  jointes  enfenible, 
comme  une  armée  d'hommes ,  ècfinfrovfeau  de  brchu  ;  car 
ces  Idées  cnlleâives  deplufieurs  Subftances  jointes  de  cette 
manière,  forment  aufli  bien  une  feule  idée  que  celle  d'un 
homme ,  ou  d'une  nnite. 
€equec'eftque        §•   /•  La  troiffcme  efpéce  d'Idées  complexes  ,  eft  ce 
Kehtmi.        qi^e  nous  nommons  Relation,  qui  confifte  dans  la  ccmpa- 
raifon  d'une  idée  avec  une  autre,  comparaifon  qui  f.\itque 
l'a  confideration  d'une  chofe  enferme  en  elle-même  la  con- 
fideration  d'une  autre.     Nous  traiterons  par  ordre  de  ces 
trois  différentes  efpéces d'Idées. 
Us  Idées  les  §.  8.    Si  uous  prcuons  la  pcinc  dc  fuivrc  pïé-à-pié  Ics 

piusabitrufcs    progrès  de  nôtre  Efprit  ,  Ôc  que  nous  nous  appliquions  à 

ne  vicuncnt  que*^»-'  xr        ^         ^  i.  i.      x 

OD- 


icxion. 


Des  Modes  Simples  de  l'Efpace.     L  i  v.  IL         1 79 

obferverj  aaiiment  il  répète,  ajoute  &  unit  enfemble  les   Ch  ap, 
idées  iin.p'es  qu'il  reçoit  par  le  moyen  de  la  Senfationou      XU. 
•de  la  Keflexion ,  cet  examen  nous  conduira  plus  loin  que  fJ^dcux  fources; 

A  1      ,-  1,11       -V-     'a  Sfiilanon  ou 

nous  ne  poumons  peut-être  nous  le  figurer  d  abord.  Lt  URefle 
û  nous  obfervons  foigneufement  les  ongmes  de  nos  Idées, 
nous  trouverons ,  à  mon  avis ,  que  les  idées  même  les  plus 
abftrufes,  quelque  éloignées  qu'elles  parciflent  des  Sens 
ou  d'aucune  opération  de  nôtre  propre  Entendement ,  ne 
font  pourtant  que  des  notions  que  l'iintendement  fe  for- 
me en  répétant  8c  comoinant  les  Idées  qu'il  avoit  reçues 
des  Objets  des  Seus  ,  eu  de  fes  propres  Opérations  con- 
cernant les  Idées  qui  luy  ont  été  fournies  par  les  Sens.  De 
forte  que  les  idées  les  plus  étendues  ér  les  phis  ahjirûitts 
nous  Viennent  par  la  Scnfation  ou  par  la  Reflexion  ;  car 
l'Efprit  ne  connoit  8c  ne  fkuroit  connoitre  que  par  l'ufa- 
ge  ordinaire  de  fes  facultez ,  qu'il  exerce  fur  les  Idées  qui 
luy  viennent  par  les  Objets  extérieurs,  ou  par  les  Opéra- 
tions qu'il  obferve  en  luy-même  concernant  celles  qu'il  a 
reçues  par  les  Sens.  C'ell  ce  que  je  tâcherai  de  fiiire  voir 
à  l'égard  des  Idées  que  nous  avons  deVEfpace  ,duTempSy 
de  l'Infinité  y  &c  de  quelques  autres  qui  paroifTent  les  plus 
éloignées  de  ces  deux  fomrces. 


CHAPITRE       XIII. 

Des  Mfides  Simples  ;   ^  prémi-érement  ,  de  ceux  C  h  a  p 

deTE/pace.  XIII.' 

§.    I .  Ç\  U  0  Y  QU  E  j*aye  déjà  parlé  fort  fouvent  des  Les  Modes 

^^-^Idées  fimples ,  qui  font  les  matériaux  de  tou-  i»"!!?'". 
tes  nos  connoiflances  -,  cependant  comme  je  les  ai  plutôt 
confiderées  par  rapport  à  la  manière  dont  elles  font  intro- 
duites dans  î'Efprit ,  qu'entant  qu^elles  font  diftindes  des 
autres  Idées  plus  compofées ,  il  ne  fera  peut-être  pas  hors 
de  propos  d'en  examiner  encore  quelques-unes  fous  ce 
dernier  rapport ,  &  de  voir  ces  di#érentes  modifications 

Z  2  de 


i8o  T>es  Modes  Simples  àe  V Efface. 

C  H  A  p.   de  la  même  Idée ,  que  l'Efprit  trouve  dans  les  chofesmé- 
XIII.      mes  ,   ou  qu'il  eft  capable  de  former  en  luy-méme  fans  le 
fecQurs  d'aucun  objet  extérieur ,  ou  d'aucune  caufe  étran- 
gère. 

Ces  Modifications  d'une  Idée  Simple  ,  quelle  qu'elle 
foit,  auxquelles  je  donne  le  nom  de  Modes  Simples  ^zom}- 
me  il  a  été  dit  ,  font  des  Idées  auill  parfaitement  diftin- 
ftes  dans  l'Efprit  que  celles  entre  lefquelles  il  y  a  le  plus 
de  diftance  ou  d'oppofition.  Car  l'idée  de  «^f /a"  par  exem- 
ple ,  eft  auilî  différente  6c  aulfi  diftinde  de  celle  d'un  j 
que  l'idée  du  Bleu  diffère  de  celle  de  la  Chaleur  ,  ou  que 
l'une  de  ces  idées  eft  diftindte  de  celle  de  quelque  autre 
nombre  que  ce  foit>  &:  cependant  deux  n'eft  compofeque 
de  l'idée  Simple  de  l'unité  répétée  ;  &:  ce  font  ces  répéti- 
tions d'idées  de  la  même  efpecejomtesenfemble,  c[uifont 
les  idées  diftinctes  ou  les  modes  fimples  d'une  Dou^zame, 
d'une  Gmjfe ,  d'un  Million  y  &cc. 
idc'cderEfpa-  §.  2.  ^c  commencerai  pAY  Vid/e /impie  de  l'Efpace.  J'ai 
'•'  déjà  montré  dans  le  Chapitre Qiiatriéme  de  ce  Second  Li- 

vre, que  nous  acquérons  l'idée  de  l'Efpace  Se  parlaveûë 
&€  par  l'attouchement  >  ce  qui  eft ,  ce  me  femble  ,  d'une 
telle  évidence  ,  qu'il  feroit  aulli  inutile  de  prouver  que 
les  hommes  apperçoivcnt  ,  par  la  veùé  ,  la  diftance  qui 
eft  entre  des  Corps  de  diverfes  couleurs,  ou  entre  les  par- 
ties du  même  Corps  ,  que  de  prouver  qu'ils  voyent  les 
couleurs  mêmes.  Il  n'eft  pas  moins  aifé  de  fe  convaincre, 
que  l'on  peut  appercevoir  î'efpace  dans  les  ténèbres  par  le 
moyen  de  l'attoucTiement. 

§.  5.  L'Efpace  confideré  fimplement  par  rapport  â  la 
longueur  qui  fepare  deux  Corps  fans  confiderer  aucime 
autre  chofe  entredeux  ,  s'appelle  Dijlance  -,  s'il  eft  confi- 
deré par  rapport  à  la  longueur,  à  la  largeur  Se  à  la  profon- 
deur ,  on  peut ,  à  mon  avis  ,  le  nommer  capacité.  Pour 
le  terme  d'Etendue  ^  on  l'applique  ordinairement  à  l'Efpa- 
ce de  quelque  manière  qu'on  le  confideré. 
L'immenfit^.  4.  Chaque  diftance  diftindte  eft  une  différente  modifi- 
cation de  l'Efpace  3  6c  chaque  Idée  d'une  diftance diftinfte 

ou 


Des  Modes  Simples  de  VEfpace.  L  i  v.  IL  i  Si 
ou  d'un  certain  Efpace ,  eft  un  Mode  Simple  de  cette  Idée.  C  h  A  p; 
Les  hommes  ont  établi  dans  leur  efpritj  pourl'ufage,  6c  XIII. 
par  la  coiftume  de  mefurer,  les  idées  de  certaines  longueurs 
déterminées,  comme  font  un  ponce  ,  un  pie  ,  une  aune  , 
xmjlade,  un  mille,  le  Di^meire  de  la  Terre  ,&zc.  qui  font 
tout  autant  d'Idées  diftinftes  qui  ne  font  compofées  que 
de  l'Efpace.  Lors  que  ces  fortes  de  longueurs  ou  mefures 
de  l'Efpace  ,  nous  font  devenues  familières  ,  nous  pou- 
vons les  repeter  dans  nôtre  Efprit  aulli  fouvent  qu'il  nous 
plaît,  fans  y  joindre  ou  mêler  l'idée  du  Corps  ou  d'aucu- 
ne autre  chofe  ;  èc  par  cette  répétition  nous  pouvons  nous 
former  à  nous-mêmes  les  idées  de  la  longueur,  d'unquar- 
ré,  ou  d'un  cube,  d'un  pié,  d'une  aune,  ou  d'un  llade: 
idées  que  nous  pouvons  rapporter  dans  cet  Univers  aux 
Corps  qui  y  font. ,  ou  tranfporter  au  delà  de  cette  vafte 
étendue  qui  renferme  tous  les  Corps  ;  èc  en  multipliant 
ainfi  ces  idées  par  de  continuelles  additions ,  étendre  celle 
de  l'Efpace  autant  que  nous  voulons.  Par  cette  puiflan- 
ce  de  repeter  ou  doubler  l'idée  que  nous  avons  d'une  cer- 
taine diftanee,  &  de  l'ajouter  à  la  précédente  aulîî  fou- 
vent  que  nous  voulons  ,  fans  pouvoir  être  arrêtez  nulle 
part  ,  nous  nous  formons  l'idée  de  Vimmenfité. 

§.5.  Il  y  a  une  autre  modification  de  cette  Idée  de  LaPigu 
l'Efpace,  qui  n'eft  autre  chofe  que  la  relation  qui  eil  en- 
tre les  parties  qui  terminent  l'étendue.  C'eil  ce  que  l'at- 
touchement découvre  dans  les  Corps  fenfibleslorfque  nous 
en  pouvons  toucher  les  extremitez ,  ou  que  l'œuil  apper- 
çoit  par  les  Corps  mêmes  &  par  leurs  couleurs ,  lors  qu'il 
en  voit  les  bornes  >  auquel  cas  venant  à  oblérver  comment: 
les  extremitez  fe  terminent  ou  par  des  lignes  droites  qui 
forment  des  angles  diftin£ts  ,  ou  par  des  lignes  courbes  > 
où  l'on  ne  peut  appercevoir  aucun  angle  ,  ëc  les  confide- 
rant  dans  le  rapport  qu'elles  ont  les  unes  avec  les  autres, 
dans  toutes  les  parties  des  extremitez  d'un  Corps  ou  de 
l'Efpace,  nous  nous  formons  l'idée  qvie  nous  appelions 
Figure,  qui  fe  multiplie  dans  l'Efprit  avec  une  infinie  va- 
riété.    Car  outre  le  nombre  prodigieux  de  figures  diffé- 

Z  3  rente» 


îure,' 


ïSî  Des  Modes  Simples  de  V Efface. 

C  H  A  p.  rentes  qui  exiftent  réellement  en  diverfes  mafles  de  matié- 
XIII.  re ,  l'Efprit  en  a  un  fonds  abfolument  inépuifable  par  la 
puiflance  qu'il  a  de  diverfifier  l'idée  de  l'Lfpace  ,  &  d'en 
faire  par  ce  moyen  de  nouvelles  compoiltions  en  répé- 
tant fes  propres  idées  ,  &:  les  affemblani  comme  il  luy 
plaît.  C'ell  ainlî  qu'il  peut  multiplier  les  Figures  à  l'in- 
fini. 

§.  6.  En  eifet  ,  TEfprit  ayant  la  puiiTance  de  repeter 
l'idée  d'une  certaine  ligne  droite  ,  6c  d'y  en  joindre  une 
autre  toute  femblablc  fur  le  même  plan  ,  c'eil  à  dire  de 
doubler  la  longueur  de  cette  ligne  ,  oa  bien  de  la  joindre 
à  une  autre  avec  telle  inclination  qu'il  juge  à  propos  ,  & 
ainli  de  faire  telle  forte  d'angle  qu'il  veut  ;  nôtre  Efprit, 
dis-je  ,  pouvant  outre  cela  accourcir  une  certaine  ligne 
qu'il  imagine ,  en  en  ôtant  la  moitié  ,  un  quart  ou  telle 
partie  qu'il  luy  plait,  fans  pouvoir  arriver  à  'a  fin  de  .ces 
fortes  de  divi fions  ,  il  peut  faire  un  angle  de  telle  gran- 
deur qu'il  veut.  Il  peut  faire  aulli  les  lignes  qui  encon- 
ftituent  les  cotez  ,  de  telle  longueur  qu'il  le  juge  à  pro- 
pos, &:  les  joindre  encore  à  d'autres  lignes  de  différentes 
longueurs,  &  à  differens  angles  ,  jufqu'à  ce  qu'il  ait  en- 
tièrement ferme  un  certain  cfpace  ;  d'où  il  s'enfuit  évi- 
demment que  nous  pouvons  multiplier  les  Figures  à  l'in- 
fini tant  à  l'égard  de  leur  particulière  configuration, qu'à 
l'égard  de  leur  capacité  ;  Se  toutes  ces  Figures  ne  font  au- 
tre chofe  que  des  Modes  Simples  de  l'Efpace  ,  ditfercns 
les  uns  des  autres. 

Ce  qu'on  peut  faire  avec  des  lignes  droites ,  on  peut  le 
faire  au ill  avec  des  lignes  courbes, ou  bien  avec des.l ignés 
courbes  &:  droites  mélces  tout  enfemble:&'  ce  qu'on  peut 
faire  fur  des  lignes  ,  on  peut  le  faire  fur  des  furfaces  ^  ce 
qui  peut  nous  conduire  dans  la  connoiflance  d'une  diver- 
fite  infinie  de  Figures  que  l'Efprit  peut  fe  former  à  luy- 
mérae  6c  par  où  il  devient  capable  de  multiplier  fi  fort 
les  Modes  Simples  de  l'Eipace. 
Le  Lieu.  §.  7.  Une  autre  Idée  qui  fe  rapporte  àcet  article,  c'eft 
ce  que  nous  appelions  la  pièce,  ou  le  ke».     Cooîime  dans 

le 


Des  Menées  Simples  de  VEfpace.  Lrv.  IL  i%^ 
le  {impie  Efpace  n-ous  confiderons  le  rapport  de  diftance  C  h  a  p.l 
qiu  eft  entre  deux  Corps  ,  ou  deux  Points  -,  dans  l'idée  XIIL 
que  nous  avons  du  Lien  ,  nous  confiderons  le  rapport  de 
diftance  qui  eft  entre  une  certaine  chofe  ,  &:  deux  Points 
ou  plus  encore  ^  qu'on  regarde  comme  gardant  la  même 
diftance  l'un  à  l'égard  de  l'autre  &:  qu'on  fuppofeparcon- 
féquent  en  repos  :  car  lorfque  nous  trouvons  aujourd'huy 
une  chofe  à  la  même  diftance  qu'elle  étoit  hier,  de  certains 
Points  qui  depuis  n'ont  point  change  de  fituation  les  uns 
à  l'égard  des  autres  ,  8c  avec  lefquels  nous  la  comparions 
alors,  nous  difons  qu'elle  a  garde  la  même  place.  Mais  fî 
fa  diftance  à  l'égard  de  l'un  de  ces  Points  ,  a  changé  fen- 
fiblement ,  nous  difons  qu'elle  a  changé  de  place.  Cepen- 
dant à  parler  vulgairement ,  èc  félon  la  notion  commune 
de  ce  qu'on  nomme  le  lien  ,  ce  n'eft  pas  toujours  de  cer- 
tains points  précis  qiie  nous  prenons  exaftement  la  diftan- 
«e  5  mais  de  quelques  parties  confiderables  de  certains  Ob- 
jets fenfrbles  auxquels  nous  rapportons  la  chofe  dont  nou-s 
obfervons  la  place  èc  dont  nous  avons  quelque  raifon  de 
remarquer  la  diftance  qui  eft  entre  elle  Se  ces  Objets. 

§.  8.  Ainfi  dans  le  jeu  des  Echecs  quand  nous  trou- 
vons toutes  les  Pièces  placées  fur  les  mêmes  cafés  de  l'E- 
ehiqiiier  oii  nous  les  avions  laiflees  ,  nous  difons  qu'elles 
font  toutes  dans  la  même  place  ,  fans  avoir  été  remuées; 
quoy  que  peut-être  l'Echiquier  ait  été  tranfporté  ,  dans 
le  même  temps  ,  d'une  chambre  dans  une  autre  :  parce 
que  nous  ne  confiderons  les  Pièces  que  par  rapport  aux 
parties  de  l'Echiquier  qui  gardent  la  même  diftance  entre 
ell'es.  Nous  difons  aulfi  ,  qive  l'Echiquier  eft  dans  le 
même  lieu  qu'il  étoit,  s'il  refte  dans  le  même  endroit  de 
la  Chambre  d'un  Vaiftéau  oîi  l'on  l'avoit  mis  ,  quoy  que 
le  Vaifleau  ait  flxit  voile  pendant  tout  ce  temps-là.  On 
dit  auili  que  le  Vaifleau  eft  dans  le  même  lieu  ,  fuppoféc-, 
qu'il- garde  la  même  diftance  à  l'égard  des  parties  des 
Païs  voifins,  quoy  que  la  Terre  ait  peut-être  tourné  tout 
autour  j  &  qu'ainfi  les  Echecs  j  l'Echiquier  &:  le  Vaifleau 
ayent  changé  de  place  par  rapport  à  des  Corps  plus  éloignez 

qui 


ï  64,  Des  Modes  Simples  de  VEfpace. 

Châp.    qui  ont  gardé  la  même  diftancel'un  à  l'égard  de  l'autre.  ! 

XIII.  Cependant  comme  la  place  des  Echecs  eft  déterminée  par 
leur  dillance  de  certaines  parties  de  l'Echiquier  ;  comme 
la  diftance  oîi  font  certaines  parties  fixes  de  la  Chambre 
d'un  VaifTeati  à  l'égard  de  l'Echiquier  ,  fert  à  en  déter- 
miner la  place ,  &z  que  c'eft  par  rapport  à  certaines  parties 
fixes  de  la  Terre  que  nous  déterminons  la  place  du  Vaif- 
feau  ,  on  peut  dire  à  tous  ces  differens  égards  ,  que  les 
Echecs  3  l'Echiquier  ,  &  le  VaifTeau  font  dans  la  même 
place,  quoy  que  kur  diftance  de  quelques  autres  chofes, 
auxquelles  nous  ne  faifons  aucune  reflexion  dans  ce  cas  , 
ayant  changé  ,  il  foit  indubitable  qu'ils  onr  aulîl  changé 
de  place  à  cet  égard  >  Se  c'ell:  ainfi  que  nous  en  jugeons 
nous-mêmes ,  lorfque  nous  les  comparons  avec  ces  autres 
chofes. 

§.  9.  Mais  comme  les  Hommes  ont  inflitué  pour  leur 
ufage,  cette  modification  de  Diftance  qu'on  nomme  L;>«i 
afin  de  pouvoir  défigner  la  polition  particulière  des  cho- 
fes, lorsqu'ils  ont  befoin  d'une  telle  dénotation,  ils  con- 
fidérent  &  déterminent  la  place  d'une  certaine  chofe  par 
rapport  aux  chofes  adjacentes  qui  peuvent  le  mieux  fervir 
à  leur  préfent  deifein  ,  fans  fonger  aux  autres  chofes  qui 
dans  une  autre  veûé  feroient  plus  propres  à  déterminer  le 
lieu  de  cette  même  chofe.  Ainfi  ,  l'ufage  de  la  dénota- 
tion de  la  place  que  x:haque  Echec  doit  occuper  ,  étant 
déterminé  par  les  différentes  cafés  tracées  fur  l'Echiquier, 
ce  feroit  s'embarraflér  inutilement  par  rapport  à  cet  ufage 
particulier  que  de  mefurer  la  place  des  Echecs  par  quel- 
que autre  chofe.  Mais  lorfque  ces  mêmes  Echecs  font 
dans  un  Sac,  fi  quelqu'un  dcraandoit  où  eft  le  Roy  noir t 
il  faudroit  en  déterminer  le  lieu  par  certains  endroits  de  la 
Chambre  où  il  feroit,  &:  non  pas  par  rEchit|uier  j  parce 
que  l'ufage  pour  lequel  on  défigne  la  place  qu'il  occupe 
prefentement,efl  différent  de  celui  qu'on  en  tire  en  jouant 
îorfqu'il  eft  fur  l'Echiquier,  &:  par  conféquent ,  la  place 
€n  doit  être  déterminée  par  d'autres  Corps.  De  même, 
j  j  l'on  deniandoit  oii  font  les  Vers  qui  contiennent  l'avan- 

turc 


T>es]Modes  Simples  de  VEfpace.    Liv,  II.         185 

tiire  de  Nifit-s  Se  à'Enrialus  -,  ce  feroit  en  déterminer  fort  C  h  A  p. 
mal  l'endroit  que  de  dire  qu'ils  font  dans  un  tel  lieu  delà  XIII. 
Terre ,  ou  dans  la  Bibliothèque  du  Roy  ;  mais  la  vérita- 
ble détermination  du  lieu  où  font  ces  Vers  ,  devroit  être 
prife  des  Ouvrages  de  l^irgile-,  de  forte  que  pour  bien  ré- 
pondre à  cette  Qiieftion  ,  il  faudroit  dire  qu'ils  font  vers 
le  milieu  du  Neuvième  Livre  de  fon  Enéide  ,&c  qu'ils  ont 
toujours  été  dans  le  même  endroit ,  depuis  que  Virgile  a 
été  imprimé,  ce  qui  eft  toujours  vrai,quoy  que  le  Livre 
luy-même  ait  changé  mille  fois  de  place  ,  l'ufage  qu'on 
fait  en  cette  rencontre  de  l'idée  du  Lieu  ,  confiilant  feu- 
lement à  connoître  en  quel  endroit  du  Livre  fe  trouve 
cette  Hiftoire,  afin  que  dans  l'occafîon  nous  puiffionsfi- 
voir  où  la  trouver ,  pour  y  recourir  quand  nous  en  aurons 
befoin. 

§.  10,  Qiie  l'idée  que  nous  avons  du  LieUi  ne  f  jit  Du  Lieu, 
qu'une  telle  pofition  d'une  chofe  par  rapport  à  d'autres , 
comme  je  viens  de  l'expliquer ,  cela  eft ,  à  mon  avis ,  tout- 
à-fïit  évident  ;  6c  nous  le  reconnoîtrons  fans  peine  ,  fi 
nous  confiderons  que  nous  ne  faurions  avoir  aucune  idée 
de  la  place  de  VUnivers  ,  quoy  que  nous  puiiîîons  avoir 
une  idée  de  la  place  de  toutes  fes  parties;  parce  qu'au  de- 
là de  l'Univers  nous  n'avons  point  d'idée  de  certains  E- 
tres  fixes  ,  diftinfts  ,  &  particuliers  auxquels  nous  puif- 
fions  juger  que  l'Univers  ait  aucun  rapport  de  diftance, 
n'y  ayant  au  delà  qu'un  Efpace  ou  Etendue  uniforme,  où 
l'Efprit  ne  trouve  aucune  variété  ni  aucune  marque  dedi- 
ftindtion.  Que  fi  l'on  dit  que  l'Univers  eft  quelque  part, 
cela  n'emporte  dans  le  fonds  autre  chofe ,  fi  ce  n'eft  que 
l'Univers  exiftc;  car  cette  expreflion,  quoy  qu'emprun- 
tée du  Lieu,  fignifie  fimplement  fon  exiftence,  &  non  fa 
fituation  ou  location,  s'il  m'eft  permis  de  parler  ainfi.  Et 
quiconque  pourra  trouver  8c  fe  repréfenter  nettement  Se 
diftinftement  la  place  de  l'Univers,  pourra  fort  bien  nous 
dire  fi  l'Univers  eft  en  mouvement  ou  dans  un  continuel 
repos  ,  dans  cette  étendue  infinie  du  Vuide  où  l'on  ne 
iaiiroit  concevoir  aucune  diftinclion.   Il  eft  pourtant  vrai, 

A  a  que 


i86  "Des  Modes  Simples  de  VEfpace. 

Cha  p.    que  le  mot  de  place  ou  de  lieu  fe  prend  fouvent  d-\ns  un 
XIII.      Sens  plus  confus,  pour  cet  efpice  que  chaque  Corps  oc- 
cupe ;    &c   dans  ce  (eus ,    l'Univers  eft  dans  un  certain 
lieu. 

Il  ell  donc  certain  que  nous  avons  l'idée  du  Lieu  parles 
mêmes  moyens  que  nous  acquérons  celle  de  l'Efpacedont 
le  Lieu  n'eft  qu'une  confideration  particulière,  bornée  à 
certaines  parties  ;  je  veux  dire  par  la  veûë  &  l'attouche- 
ment qui  font  les  deux  moyens  par  lefqucls  nous  re- 
cevons ks  idées  de  ce  qu'on  nomme  étendue  ou  diilan- 
ce. 
LiCerps  &  ]'E-  §.  II.  Il  y  a  des  gens  qui  voudrcient  nous  perfuader> 
tendue  ne  font  Qj^g  ig  Qoyps  (h"  V Etcndiie  (ûTit  Une  même  chofe.     Mais  ou 

pas  la  mcme     f>     ,  '     i      r        •  r         •         j  j  ■ 

chofe.  ils  changent  la  lignincation  des  mots ,  dequoy  je  ne  vou- 

drois  pas  les  foupçonner  ,  eux  qui  ont  fi  féverement  con- 
damné la  Philofcphie  qui  étoit  en  vogue  avant  eux, pour 
être  trop  fondée  fur  le  fens  incertam  ou  fur  l'obfcurité 
illufoire  de  certains  termes  ambigus  ou  qui  ne  figniiioient 
rien;  ou  bien  ils  confondent  deux  Idées  fort  diiférentcs, 
fi  par  le  Corps  &c  ['Etendue  ils  entendent  la  même  chofe 
que  les  autres  hommes  ,  favoir  par  le  Corps  ce  qui  ell  fo- 
lide  &  étendu ,  dont  les  parties  peuvent  être  divifées  & 
meuës  en  différentes  m.aniéres  ,  &:  par  V Etendue  ,  feule- 
ment l'efpace  qui  eft  entre  les  extremitez  de  ces  parties 
folides  jointes  enfemble  ,  qu'elles  occupent.  Car  j'en 
appelle  à  ce  que  chacun  juge  en  foy-méme  ,  pour  favoir 
fi  l'Idée  de  l'Efpace  n'ell  pas  auili  diftinfte  de  celle  de  la 
fohdité  que  de  l'Idée  même  de  la  Couleur  du  Feu  ?  Il 
eft  vray  que  lu  fûlidité  ne  peut  fubfiftcr  fans  l'étendue, 
mais  la  couleur  du  Feu  ne  fauroit  exifter  non  plus  fins 
l'étendue,  ce  qui  n'empêche  pas  que  la  folidite  &c  V éten- 
due ne  foient  des  Idées  différentes.  Flufieurs  Idées  ont 
abfolument  befoin  d'autres  Idées  pour  exifter  ,  ou  pour 
pouvoir  être  conçues  ,  dont  elles  font  pourtant  fort  dif- 
férentes. Le  Mouvement  ne  peut  être  ,  ni  être  conçu 
fans  l'Efpace  ;  &  cependant  le  Mouvement  n'eft  point 
l'Efpace,  ni  l'Efpace  le  Mouvement  j  l'Efpace  peut  exi- 
fter 


Des  Modes  Simples  de  VEfpace.  L  i  v.  IL  187 
fier  fans  le  Mouvement ,  Se  ce  font  deux  Idées  fort  diftin-  C  h  a  p^ 
£les.  11  en  eft  de  même  ,  à  ce  que  je  croy  ,  de  l'Efpace  XIII.. 
&:  de  la  folidité.  la  Solidité  eft  une  idée  fi  inféparable 
du  Corps,  que  c'cft  parce  que  le  Corps  eft  folide,  qu'il 
remplit  l'Efpace,  qu'il  touche  un  autre  Corps  ,  qu'il  le 
pouffe,  &;  par  là  luy  communique  du  mouvement.  Qiie 
fi  Ton  peut  prouver  que  l'Efprit  eft  différent  du  Corps j 
parce  que  ce  qui  penfe,  n'enferme  point  l'idée  de  l'éten- 
due ;  fi  cette  raifon  eft  bonne  ,  elle  peut ,  à  mon  avis  , 
fervir  tout  aulli  bien  à  prouver qucV Efpace n'ejl p^s Corps^ 
parce  qu'il  n'enferme  pas  l'idec  de  la  Solidité  ,  l'Efpace 
&c  h  Solidité  étant  des  Idées  auili  différentes  entr'elles 
que  la  Penfée  &  l'Etendue  ,  en  forte  que  l'Efprit  peut 
les  feparer  entièrement  l'une  de  l'autre.  Il  eft  donc  évi- 
dent que  le  Corps  Se  VEtendué  font  deux  Idées  diftin- 
ftes. 

§.  12.  Car  premièrement ,  l'Etendue  n'enferme  ni  So- 
lidité ni  refiftance  au  mouvement  d'un  Corps  ,  comme 
fait  le  Corps. 

§.  13.  En  fécond  lieu  ,  les  Parties  de  l'Efpace  pur 
font  inféparables  l'une  de  l'autre  ,  en  forte  que  la  conti- 
nuité n'en  peut  être  ni  réellement  ni  mentalement  feparée. 
Car  je  detîe  qui  que  ce  foit  de  pouvoir  écarter  ,  même 
par  la  penfée  ,  une  partie  de  l'Efpace  d'avec  une  autre. 
Divifer  6c  feparer  actuellement ,  c'eft  ,  à  ce  que  je  croy , 
faire  deux  fuperficies  en  écartant  des  parties  qui  faifoient 
auparavant  une  quantité  continue;  Se  divifer  mentalement, 
c'eft  imaginer  deux  fuperficies  oii  auparavant  il  y  avoit 
continuité  ,  Se  les  confiderer  comme  éloignées  l'une  de 
l'autre  >  ce  qui  ne  peut  fe  faire  que  dans  les  chofes  que 
l'Efprit  confidére  comme  capables  d'être  divifées  ,  Se  de 
recevoir  i  par  la  divifion ,  de  nouvelles  furfiices  diftin  Aes, 
qu'elles  n'ont  pas  alors ,  mais  qu'elles  font  capables  d'à-, 
voir.  Or  aucune  de  ces  fortes  de  divifions  ,  foit  réelle  , 
ou  mentale,  ne  fiuroit  convenir,  ce  me  femble  ,  à  l'Ef- 
pace pur.  A  la  vérité,  un  homme  peut  confiderer  autant 
d'un  tel  efpace ,  qui  réponde  ou  foit  commenfurable  à  un 

Aa  2  pié, 


i88  Des  Modes  Simples  de  VEfpace. 

Ch  A  p.  piéj  uns  penfer  au  refte  -,  ce  qui  efl:  bien  une  confidera- 
XIII.  tion  de  certaine  portion  de  l'Efpace  ,  mais  ce  n'eil  point 
une  diviiion  même  mentale  ,  parce  qu'il  n'eft  pas  plus 
pollible  à  un  homme  de  faire  une  divifion  par  l'Efprit 
ians  réfléchir  fur  deux  furfaces  feparées  l'une  de  l'autre  , 
que  de  divifer  aituellement  ,  fans  faire  deux  furfaces  ,  é- 
cartées  l'une  de  l'autre.  Mais  confiderer  des  parties ,  ce 
n'eft  point  les  divifer.  Je  puis  confiderer  lalumiéredans 
le  Soleil,  fans  faire  reflexion  à  fi  chaleur  ,  ou  la  mobili- 
té dans  le  Corps ,  fans  penfer  à  fon  étendue ,  mais  par  là 
je  ne  fonge  point  à  feparer  la  lumière  d'avec  la  chaleur  , 
ou  la  mobilité  d'avec  l'étendue.  La  première  de  cescho- 
fes  n'eft  qu'une  fimple  conilderation  d'une  feule  partie  , 
au  lieu  que  l'autre  eft  une  confideration  de  deux  parties^ 
entant  qu'elles  exiftent  feparément. 

§.  14.  En  troifiéme  lieu  ,  les  parties  de  VEfpace  pur 
font  immobiles  }  ce  qui  fuit  de  ce  qu'elles  font  indivifi- 
bles,  car  comme  le  mouvement  n'eft  qu'un  changement 
de  diftance  entre  deux  chofes,  un  tel  changement  ne  peut 
arriver  entre  des  parties  qui  font  infeparables  ,  car  il  f;uit 
qu'elles  foient  par  cela  même  dans  im  perpétuel  repos  l'u- 
ne à  l'égard  de  l'autre. 

Ainfi  l'Idée  déterminée  de  VEfpace  pur  le  diftingue  é* 
videmment  &  fuffifamnient  du  Corps,  puifque  fcs  parties 
font  infeparables,  immobiles.  Se  fans  refiftance  au  mou- 
vement du  Corps. 
La  Définition        §•   15-  Qiie  fi  quelqu'un  me  demande  ,   ce  que  c'eft 
dePEtenduë  ne  que  Cet  Efpacc y  dont  je  parle  ;  je  fuis  prêt  à  le  luy  dire, 
^u°hK(Ét   q"^nd  il  me  dira  ce  que  c'eft  que  V Etendue.    Car  de  dire- 
yavoir  de  l'Ef-  commc  on  fait  ordinairement  ,   que  l'Etendue  c'eft  d'a- 
pace fans Cor^s.  -y-Qj-j.  partes  e>:tra  partes,  c'eft  dire  fimplement  que  l'Eten- 
due eft  étendue.     Car,  je  vous  prie  ,   fuis-je  mieux  in- 
ftruit  de  la  nature  de  l'Etendue  lorfqu'on  me  dit  qu'elle 
confifte  à  avoir  des  parties  étendues  ,    extérieures  à  d'au-- 
très  parties  étendues  >  c'eft  à  dire  que  l'Etendue  eft  com- 
pofée  de  parties  étendues  ,   fuis-je  mieux  inftruit  fur  ce 
point,  que  celui  qui  me  demandant  ce  que  c'eft  qu'une 

Fibre  y 


Des  Modes  Simples  de  VEfpace.  Liv.  II.  189 
Fibre i  recevroit  pour  réponfe ,  que  c'efl  une  chofe  com-  Chap, 
pofée  de  plufieurs  Fibres  ?  Entendroit-il  mieux  ,  après  XIII 
une  telle  réponfe,  ce  que  c'eft  qu'une  Fibre,  qu'il  ne  l'en- 
tendoit  auparavant?  ou  plutôt  ,  n'auroit-il  pas  raifon  de 
croire  que  j'aurois  bien  plus  en  veûëdememcquerdeluy, 
que  de  l'inflruire  ? 

§.   16.  Ceux  qui  foûtiennent  que  l'Efpace  &C  le  Corps  LaDivifion  des 
font  une, même  chofe  ,    fe  fervent  de  ce  Dilemme  :    Ou  I'e^';"^'^"',^' 
l'Efpace  eft  quelque  chofe  ,   ou  ce  n'eft  rien.     S'il  n'y  a  prouve  point 
rien  entre  deux  Corps  ,    il  faut  néceffairement  qu'ils  fe^"^i'EfF':e& 

-   1,  1-  i)T-r  /-L  1  1      r      le  Corps  loicut 

touchent:  &  li  Ion  dit  que  1  Elpace  elt  quelque  choie ,  h  même  choie. 
ils  demandent  fi  c'eft  Corps  ,  ou  Efprit  ?  A  quoy  je  ré- 
pons par  une  autre  Qiieftion  >  Qiii  vous  a  dit  ,  qu'il  n'y 
a,  ou  qu'il  n'y  peut  avoir  que  des  Etres  Solides  qui  ne 
peuvent  peafer  ,  de  des  Etres  penfans  qui  ne  font  point 
étendus  ?  Car  c'eft  là  tout  ce  qu'ils  entendent  par  les  ter- 
mes de  Corps  &:  à'Efprit. 

§.   17.  Si  l'on  demande  j  comme  on  a  accoutumé  deiaSubdance, 
faire  ,  fi  l'Efpace  fans  Corps  eft  Subftance  ou  Accident,  1"="°^»= 

,      .    f         ,    ,r  yx  5         r         ■  o      ■        •>  coniioiflons 

je  répondrai  lans  heliter ,  Que  je  n  en  lai  rien  j  oc  je  n  au-  pas,  ne  peut  fer- 
rai point  de  honte  d'avoiiër  mon  ignorance  ,    iufqu'à  ce  ^'^'e  preuve 

■  c      ^  ^/^/L-  J  .l'j'     contre  l'exiftcn- 

que  ceux  qui  font  cette  Qiieltion  me  donnent  une  idee^çj^j^^fp^^ç 
claire  Se  diftin£be  de  ce  qu'on  nomme  Subjtance.  fans  Corps. 

§.  18.  Je  tâche  de  me  délivrer  ,  autant  que  je  puis, 
de  ces  illufions  que  nous  fommes  enclins  à  nous  faire  à 
nous-mêmes ,  en  prenant  des  mots  pour  des  chofes.  11  ne 
nous  fert  de  rien  de  faire  femblant  de  favoir  ce  que  nous 
ne  favons  pas,  en  prononçant  certains  fons  qui  ne  ligni- 
fient rien  de  diftinft  Se  de  pofitif.  C'eft  battre  l'air  inu- 
tilement j  car  des  mots  faits  à  plaifir  ne  changent  point 
la  nature  des  chofes  5  6c  ne  peuvent  devenir  intelligibles 
qu'entant  que  ce  font  des  fignes  de  quelque  chofe  de  po- 
fitif, ôc  qu'ils  expriment  des  Idées  diftinctes  £c  détermi- 
nées. Je  fouhaiterois  au  refte,  que  ceux  qui  appuyent  fi 
fort  fur  le  fon  de  ces  trois  fyllabes,  Suhjiance ,  priifentla 
peine  de  confiderer  li  l'appliquant  ,  comme  ils  font  ,  à 
Dieu  3  cet  Etre  infini  ôc  incomprehenfible ,  aux  Efpritsfi- 

Aa  3  nisj; 


Ï90  Di'j  Modes  Simples  de  VEfpace. 

C  H  A  p.  nis ,  &  au  Corps,  ils  le  prennent  dans  le  même  fens  ,  & 
XIII.  fi  ce  mcjt  emporte  la  même  idée  lorfqu'on  ledonnc  à  cha- 
cun de  ces  trois  Etres  fi  différens?  S'ils  difent  qu'oui,  je 
les  prie  de  voir  s'il  ne  s'enfuivra  point  de  là.  Que  Dieu, 
les  Efprits  finis,  &:  les  Corps  participans  en  commun  à  la 
même  nature  de  Siihfiance  ,  ne  différent  point  autrement 
que  par  la  différente  modification  de  cette  Subftance  , 
comme  un  Arbre  &  un  Caillou  qui  étant  Corps  dans  le 
même  fens  &  participant  également  à  la  nature  du  Corps, 
ne  différent  que  dans  la  (impie  modification  de  cette  ma- 
tière commune  dont  ils  font  compofez  ;  ce  qui  feroit  un 
dogme  bien  difficile  à  digérer.  S'ils  difent  qu'ils  appli- 
quent le  mot  de  Subftance  à  Dieu  ,  aux  Efprits  finis  Se  à 
la  Matière  en  trois  différentes  fignifications  ;  que  ,  lors 
qu'on  dit  que  Dieu  eft  une  Subftance  ,  ce  mot  marque 
une  certaine  idée;  qu'il  en  fignifie  une  autre  lors  qu'on  le 
donne  à  l'Ame  ,  Sz  une  troifiéme  lors  qu'on  le  donne  au 
Corps  ;  fi ,  dis-je ,  le  terme  de  Subftance  a  trois  différen- 
tes idées,  abfolument  diftinâres,  ces  Meilleurs  nous  ren- 
droient  un  grand  fervice  s'ils  prenoient  la  peine  de  nous 
faire  connoître  ces  trois  idées  ,  ou  du  moins  de  leur  don- 
.  ner  trois  noms  diftinfts ,  afin  de  prévenir  ,   dans  un  fujer 

fi  important ,  la  confufion  Se  les  erreurs  que  caufera  natu- 
rellement l'ulhge  d'un  terme  fi  ambigu  ,  fi  on  l'applique 
indifféremment  &:  fans  diftinftion  à  des  ch^fcs  fi  différen- 
tes; puifqu'ii  a,  à  peine,  une  feule  fignification  claire  6c 
déterminée,  tant  s'en  faut  que  dans  l'ufage  ordinaire  on 
foupçonne  qu'il  en  renferme  trois.  Et  du  refte,  s'ils  peu- 
vent attribuer  trois  idées  diftin£tes  à  la  Svbft:r.nre  ,  qui 
peut  empêcher  qu'un  autre  ne  luy  en  donne  une  qua- 
trième ? 
Les  mots  (3e  §.   19.  Ceux  qui  les  premiers  fe  font  avifez  de  regarder 

suhflatusSi      les  y^fr/i^c;?^  comme  une  efpéce  d'Etres  réels  qui  ont  be- 

â' Jiccideiit  lom  r    ■        t  i  t/-.-ir'  t  '/ 

depeud'ufage   loiu  de  qucIquc  choic  a  quoy  ils  loient  attachez  ,  ont  ete 

dans  la  Phiiofo- contraints  d'inventer  le  mot  de  Svbflnncf  ,  pour  fervir  de 

^  foûtien  aux  Accidcns.    Si  un  pauvre  Pbilo/ophe  Indien  qui 

s'imagine  que  la  Terre  a  auflî*befoin  de  quelque  appuy, 

fc 


Des  Modes  Simples  de  V'Effjace .     L  i  v .  I ï .         191 

fe  fut  avifé  feulement  du  mot  de  Subfiance  ,  il  n'auroit  C  h  a  p.' 
pas  eu  rembarras  de  chercher  un  Eléphant  pour  fbûtenir  XllI, 
la  Terre,  &  une  Tcrtuë  pour  foûtenir  fon  Eléphant  -,  le 
mot  de  Snhftance  auroit  entièrement  fait  fon  affaire.  Et 
quiconque  demanderoit  après  cela ,  ce  que  c'eft  qui  foù- 
tient  la  Terre  ,  devroit  être  aullî  content  de  la  réponfe 
d'un  Ph'lofcphe  Indien  qui  luy  diroit ,  que  c'eft  la  Sub- 
(lance ,  lims  f.ivoir  ce  qu'emporte  ce  mot  ,  que  nous  le 
fommes  d'un  Philof^phe  Européen  qui  nous  dit ,  que  la 
Siibflance y  terme  dont  il  n'entend  pas  non  plus  la  lignifi- 
cation, eft  ce  qui  foùtient  les  Acciàens.  De  forte  que 
toute  l'idée  que  nous  avons  de  la  Subftance ,  eft  une  idée 
obfcure  de  ce  qu'elle  fait  ,  8c  non  une  idée  de  ce  qu'elle 
eft. 

§.  20.  Qiioy  que  pût  faire  un  Savant  en  pareille  ren- 
contre, je  necroy  pas  qu'un  Américain  d'un  efprit  un  peu 
pénétrant  qui  voudroit  s'inftruire  de  la  nature  des  choies, 
fut  fatisfait ,  fi  délirant  d'apprendre  nôtre  manière  de  bâ- 
tir ,  en  luy  difoit  ,  qu'un  Pdier  eft  une  chofe  foùrenuë 
par  une  Bafe,  &  qu'une  Bafe  eft  quelque  chcfe  qui  foù- 
tient un  Pilier.  Ne  croiroit-il  pas  qu'en  luy  tenant  un  tel 
difcours  ,  on  auroit  envie  de  fe  moquer  de  luy ,  au  lieu  de 
fbnger  à  l'inftruire  ?  Et  fi  un  Etranger  qui  n'auroitjamais 
vu  des  Livres,  vouloit  apprendre  exaftement ,  comment 
ils  font  faits  &  ce  qu'ils  contiennent ,  ne  feroit-ce  pas  un 
plaifant  moyen  de  l'en  mftruire  que  de  luy  dire,  que  tous 
les  bons  Livres  font  compofez  de  Papier  &  de  Lettres  , 
que  les  Lettres  font  des  chofes  inhérentes  au  Papier ,  &:  le 
Papier  une  chofe  qui  foùtient  les  Lettres? N'auroit-il pas,, 
après  cela  ,  des  Idées  fort  claires  des  Lettres  &  du  Pa- 
pier? Mais  11  les  mots  Latins ,  mharentia  Se  fitbjianîia  ,, 
étoient  rendus  nettement  en  François  par  des  termes  qui 
exprimaflent  \'a5îion  de  s'attacher  èc  l'avion  de  foûtenir  >, 
(^car  c'eft  ce  qu'ils  fignifient  proprement}  nous  ver- 
rions bien  mieux  le  peu  de  clarté  qu'il  y  a  dans  tout 
ce  qu'on  dit  de  la  Subjlance  &:  des  yîccidens  ,  &c  de 
quel  ufage  ces  mots  peuvent  être  en  Philofophie  piDUt 

dé- 


1^2  T)cs  Modes  Simples  de  V Efface. 

Chap.  décider  les  Queftions  qui  y  ont  quelque  rapport. 
XIII.  §-  2  1.  Mais  pour  revenir  à  nôtre  Idée  de  l'Efpace.  Si 
Qu'iiyauii  l'on  ne  fuppofe  pas  le  Corps  infini,  ce  que  perfcnne  n'o- 
dcsdermVxes'^  fera  fdirc ,  à  ce  que  je  croy  ,  je  demande  ,  fi  un  homme 
bornes  des  que  Dicu  auroit  place  à  l'extrémité  des  Etres  Corporels» 
^°^i"-  ne  pourroit  point  étendre  fa  main  au  delà  de  fon  Corps. 

S'il  le  pouvoit,  il  niettroit  donc  fon  bras  dans  un  endroit 
où  il  y  avoit  auparavant  de  l'Efpace  fans  Corps  -,  &  fi  fa 
main  étant  dans  cet  Efpace,  il  venoit  à  écarter  les  doigts, 
il  y  auroit  encore  entredeux  de  l'Efpace  fans  Corps.  Qiie 
s'il  ne  pouvoit  étendre  fa  main ,  ce  devroit  être  à  caufe  de 
quelque  empêchement  extérieur  ,  car  je  fuppofe  que  cet 
homme  eft  en  vie  ,  avec  la  même  puifl'ance  de  mouvoir 
les  parties  de  fon  Corps  qu'il  a  préfentement  ,  ce  qui  de 
foy  n'eft  pas  impollible ,  fi  Dieu  le  veut  ainfi  ;  ou  du  moins 
eft-il  certain  que  Dieu  peut  le  mouvoir  en  ce  fens  :  &:  alors 
je  demande  fi  ce  qui  empêche  fa  main  de  fe  mouvoir  en 
dehors  ,  efl:  fubftance  ou  accident  ,  quelque  chofe  ,  ou 
rien  ?  Quand  ils  auront  fatisfait  à  cette  queftion  ,  ils  fe- 
ront capables  de  déterminer  d'eux-mêmes  ce  que  c'eft  qui 
fans  être  Corps  6c  fans  avoir  aucune  Solidité ,  eft ,  ou  peut 
être  entre  deux  Corps  éloignez  l'un  de  l'autre.  Du  refl:e, 
dire  qu'un  C(  rps  en  mouvement  ,  petit  fe  mouvoir  vers 
où  rien  ne  peut  s'oppofer  à  fon  mouvement ,  comme  au 
delà  de  l'Efpace  qui  borne  tous  les  Corps  ,  c'eft  raifon- 
ner  pour  le  moins  aulli  conféquemment  que  ceux  qui  di- 
fent,  que  deux  Corps  entre  lefquels  il  n'y  a  rien  , doivent 
fe  toucher  necefiairement.  Car  au  lieu  que  l'Efpace  qui 
eft  entre  deux  Corps,  fuffit  pour  empêcher  leur  contatt 
mutuel  ,  l'Efpace  pur  qui  fe  trouve  fur  le  chemin  d'un 
Corps  qui  fe  meut,  ne  fuifit  pas  pour  en  arrêter  le  mou- 
vemait.  La  vérité  eft,  qu'il  n'y  a  que  deux  partis  à  pren- 
dre pour  ces  Meilleurs,  ou  de  déclarer  que  les, Corps  font 
infinis,  quoy  qu'ils  ayent  de  la  répugnance  à  le  dire  ou- 
vertement, ou  de  reconnoître  de  bonne  foy  que  l'Efpace 
n'eft  pas  Corps.  Car  je  voudrois  bien  trouver  quelqu'un 
de  ces  Efpnts  profonds  qui  par  la  peiifce  put  plutôt  met- 
tre 


T>es  Modes  Simples  de  VEfpace.  L  i  \ .  II.  19^ 
tre  des  bornes  à  l'Efpace  qu'il  n'en  peut  mettre  à  la  Du-  C  h  a  p. 
rée,  ou  qui,  à  force  de  penfer  à  l'étendue  de  l'Elpace &:  XIII. 
de  la  Durée,  pût  les  épuifer  entièrement  &:  arrivera  leurs 
dernières  bornes.  Que  fi  fon  Idée  de  V Eternité e?c  infi- 
nie ,  celle  qu'il  a  de  Vimmenftté  l'eft  auiîi  ,  toutes  deux 
étant  également  finies,  ou  infinies. 

§.  22.  Bien  plus,  non  feulement  il  fliut  que  ceux  quiLapu'^'^n^ 
foùtiennent  que  l'exiflence  d'un  Efpacc  fans  matière  efl  pro"ûve'icVtii- 
impoflible,  reconnoifTent  que  le  Corps  ell  infini  j  il  faut,  de- 
outre  cela,  qu'ils  nient  que  Dieu  ait  la  puiifance  d'anni- 
hiler aucune  partie  de  la  Matière.  Je  fuppofe  que  perfon- 
ne  ne  me  niera  que  Dieu  ne  puifle  faire  cefler  tout  le  mou- 
vement qui  eft  dans  la  Matière  ,  ôc  mettre  tous  les  Corps 
de  l'Univers  dans  un  parfait  repos  ,  pour  les  laiflér  dans 
cet  état  tout  auill  long-temps  qu'il  voudra.  Or  quicon- 
que tombera  d'accord  que  durant  ce  repos  univerfel  Dieu 
peut  annihiler  ce  Livre,  ou  le  Corps  de  celui  qui  le  lit, 
ne  peut  éviter  de  reconnoître  la  poiîibilité  du  Vnide.  Car 
il  ell  évident  que  l'Efpace  qui  étoit  rempli  par  les  parties 
du  Corps  annihilé  ,  reliera  toujours  ,  &  fera  un  efpace 
fans  corps  j  parce  que  les  Corps  qui  font  tout  autour,  é- 
tant  dans  un  parfait  repos ,  font  comme  une  muraille  de 
Diamant ,  &  dans  cet  état  mettent  tout  autre  Corps  dans 
une  parfaite  impolfibilité  d'aller  remplir  cet  Efpace.  Et 
en  effet  ,  ce  n'ell  que  de  la  fuppolltion  ,  que  tout  eft 
plein ,  qu'il  s'enfuit  qu'une  partie  de  matière  doit  nècef- 
fairement  prendre  la  place  qu'une  autre  partie  vient  de 
quitter.  Mais  cette  fuppofition  devroit  être  prouvée  au- 
trement que  par  un  fait  en  queilion,  qui  bien  loin  de  pou- 
voir être  démontré  par  l'expérience ,  eft  vifiblcment  con- 
traire à  des  Idées  claires  &"  diftincles  qui  nous  convain- 
quent évidemment  qu'il  n'y  a  point  de  liaifon  néceffaire 
entre  VEfpace  &c  la  Solidité  ,  puifque  nous  pouvons  con- 
cevoir l'un  fans  fonger  à  l'autre.  Et  par  conféquent  ceux 
qui  difputent  pour  ou  contre  le  î^uide ,  doivent  reconnoî- 
tre qu'ils  ont  des  idées  diftinftes  du  J-^tnde  &c  du  Plein  , 
c'cft  a  du'c  qu'ils  ont  une  idée  de  l'Etendue  exempte  de 

Bb  fo- 


194'  ^^^  Mcdcs  Simples  de  V Efface. 

C  H  A  p.  folidité  >  quoy  qu'ils  en  nient  l'exiftence  ;  otr  bien  ily 
XIII.  difputent  fur  le  pur  né:\nt.  Car  ceux  qui  changent  fi  fort 
la  lignification  des  mots  qu'ails  dionncnt'iV Etendiielcnonx 
de  Corps,  &c  qui  reduifent ,  par  conféquent  ,  toute  l'ef- 
fence  du  Corps  à  n'être  rien  autre  choie  qu'une  pure  éten- 
due Hms  lolidité  ,  doivent  parler  d'une  manière  bien  ab- 
furde  lorfqu'ils  raifonnent  du  Vuide,  puifqu'ileftimpof- 
fible  que  l'Etendue  foit  uns  étendue.  Car  enfin  ,  qu'on 
reconnoiflé  ou  qu'on  nie  l'exillence  du  Vuide,  il  eft  cer- 
tain que  le  Vuide  fignifie  un  Efpace  llins  Corps  dontper- 
fonne  ne  peut  désavouer  la  polîibilité  ,  s'il  ne  veut  éta- 
blir que  la  Matière  eit  infinie  ,  èc  s'il  fait  difficulté  d'ô- 
ter  à  Dieu  la  puiffance  d'en  annihiler  quelque  parti- 
cule. 

^'oîÏÏc vm-"'      §•  - 3-  ^^'^'^  ^^"^  ^^^^^^  ^^  l'Univers  pour  aller  au  delà 
d:.  des  dernières  bornes  des  Corps, 6c fans  recourir  àlatoute- 

puiiïance  de  Dieu  pour  établir  le  Vuide, il  melémbleque 
le  mouvement  des  Corps  que  nous  voyons  &  dont  nous 
fommes  environnez ,  en  démontre  clairement  l'exiftence. 
Car  je  voudrois  bien  que  quelqu'un  eflayât  de  divilér  un 
Corps  folide ,  de  telle  dimenfion  qu'il  voudroit  ,  en  for- 
te qu'il  fit  que  ces  parties  folides  puflent  fe  mouvoir  li- 
brement en  haut ,  en  bas  ,  èc  de  tous  cotez  dans  les  bor- 
nes de  la  fupcrfîtie  de  ce  Corps  ,  quoy  que  dans  l'éten- 
due de  cette  fuperficie  il  n'y  eut  point  d'efpace  vuide 
aulîi  grand  que  la  moindre  partie  dans  laquelle  il  a  di vifé 
ce  Corps  folide.  Qiie  II  lorfque  la  moindre  partie  du. 
Corps  divilé  eft  auHi  grofle  qu'un  grain  de  fcmence  de 
moutarde,  il  faut  qu'il  y  ait  un  efpace  vuide  qui  foit  é- 
gol  à  la  groflèur  d'un  grain  de  moutarde,  pour  faire  que 
les  parties  de  ce  Corps  ayent  de  la  place  pour  fe  mouvoir 
librement  dans  les  bornes  de  fa  fuperficie  >  il  fliut  aulîi  ,. 
que  lorfque  les  parties  de  la  Matière  font  cent  millions  de 
fois  plus  petites  qu'un  grain  de  moutarde ,  ii  y  ait  un  ef- 
pace, vuide  de  matière  folide,  qui  foit  aulll  grand  qu'une 
partie  de  moutarde ,  cent  millions  de  fois  plus  petite  qu'un 
grain  de  cette  fcuicnce.    Et  fi  ce  Vuide  proportionnel  eft 

ne- 


Des  Modes  Simples  de  VEfpace.  L  r  v.  IL  195 
néceflaire  dans  le  premier  cas  ,  il  doit  l'être  dans  le  fe-  C  h  A  p. 
cond,  ëc  ainfi  à  l'infini.  Or  que  cet  Efpace  vuide  foit  XÏII. 
fi  petit  qu'on  voudra,  cela  fi.iffit  pour  détruire  l'hypothe- 
fe  qui  établit  que  tout  eft  plein.  Car  s'il  peut  y  avoir 
un  Efpace,  vuide  de  Corps,  égal  à  la  plus  petite  partie 
diftinàe  de  matière  qui  exifte  préfentement  dans  le  Mon- 
de, c'eil  toujours  un  Efpace  vuide  de  Corps,  &:  qui  met 
une  auiîî  grande  différence  entre  l' Efpace  pur ,  &:  le  Corps, 
que  fi  c'étoit  un  Vuide  immenfe,  i^yx.  ')^<^\j^.  Par  con- 
féquent,  fi  nous  fuppofons  que  l'Efpace  vuide  qui  eft  né- 
ceflâire  pour  le  mouvement  ,  n'eft  pas  égal  à  la  plus  pe- 
tite partie  de  la  Matière folide, actuellement divifee, mais 
à  Vs  ou  à  Tô'33  de  cette  partie  ,  il  s'enfuivra  toujours  égale- 
ment qu'il  y  a  de  l'Efpace  fans  matière. 

§.  24.  Mais  comme  ici  la  Qiieftion  eft  de  fa  voir  ,    fi  LeUdcesde 
l'idée  de  l'Efpace  ou  de  l'Etendue  eft  la  même  que  celle  '^F-fp-''ce ^  f'" 
du  Corps  ,    il  n  eit  pas  necellaire  de  prouver  1  exiftence  ftii.des  l'une  de 
réelle  du  Vuide,  mais  feulement  de  montrer  qu'on  peut  ^'*""^- 
avoir  l'idée  d'un  Efpace  fans  Corps.     Or  je  dis  qu'il  eft 
évident  que  les  hommes  ont  cette  idée  ,  puifqu'ils  cher- 
chent &  difputent  s'il  y  a  du  Vuide  ,   ou  non.     Car  s'ils 
n'avoient  point  l'idée  d'un  Efpace  fans  Corps,  ils  ne  pour- 
roient  pas  mettre  en  queftion  fi  cet  Efpace  exifte  j  Se  Ç\. 
l'idée  qu'ils  ont  du  Corps,  n'enferme  pas  en foy  quelque 
chofe  de  plus  que  l'Idée  fimple  de  l'Efpace  ,    ils  ne  peu- 
vent plus  douter  que  tout  le  Monde  ne  foit  parfaitement 
plein  j  &  en  ce  cas-là,  il  feroit  aufti  abfurde  de  demander 
s'il  y  auroit  un  Efpace  fans  Corps  ,  que  de  demander  s'il 
y  auroit  un  Efpace  fans  efpace  ,  ou  un  Corps  fans  corps , 
puifque  ce  ne  feroient  que  différens  noms  d'une  même 
Idée. 

§.  25.  Il  eft  vray  que  l'Idée  de  l'Etendue  eft  fi  infepa-  Dcceciael'c- 
rablement  jointe  à  toutes  les  Qiialitez  vifibles,&:  àlapiû-  'en^fui^eft  i"^*- 
part  des  Qualitez  taftiles,  que  nous  ne  pouvons  voir  au-  CoTpsHnes'en- 
cun  Objet  extérieur  ,  ni  en  toucher  fort  peu  ,    fans  rece-  fuit  pas  que 
voir  en  même  temps  quelque  impreftionde  l'Etendue.  Or  co'rpsfoknc^ 
parce  que  l'Etendue  lé  vient  mêler  fi  conftamment  avec  une  feule  & 

Bb    2  J'^^,.  même  chofc. 


196  Des  Modes  Simples  de  VEfpâce. 

C  H  A  p.    d'autres  Idées,  je  conjefture  que  c'eft  ce  qui  a  donné oc- 

XllI.  calion  à  certaines  gens  de  déterminer  que  toute  l'cflence 
du  Corps  conlifte  dans  l'étendue.  Ce  n'eft  pas  une  chofe 
fort  étonnante  j  puifque  quelques-uns  fefont  fifort  rem- 
pli TEfprit  de  l'idée  de  l'Etendue  par  le  moyen  de  la 
veùë  &  de  l'attouchement,  (les  plus  occupez  de  tous  les 
Sens}  qu'ils  ne  fauroient  donner  de  l'exiilence  à  ce  qui 
n'a  point  d'étendue,  cette  Idée  ayant  occupé,  pourain- 
û  dire  ,  toute  la  capacité  de  leur  Ame.  Je  ne  prétens 
pas  difputer  prcfentement  contre  ces  perfonnes,  qui  ren- 
ferment la  mefure  &  la  poffibilité  de  tous  les  Etres  dans 
les  bornes  étroites  de  leur  Imagination  groilîére.  Mais 
comme  je  n'ai  à  faire  ici  qu'à  ceux  qui  concluent  que  l'ef- 
fence  du  Corps  confifte  dans  l'Etendue,  parce  qu'ils  ne 
fauroient,  difent-ils,  imaginer  aucune  qualité  fenfible de 
quelque  Corps  que  ce  foit  fans  étendue  ,  je  les  prie  de 
confiderer,  que,  s'ils  euflent  autant  réfléchi  fur  les  Idées 
qu'ils  ont  des  Goûts  &:  des  Odeurs,  que  fur  celles  de  la 
Veiië  &  de  l'Attouchement  ,  ou  qu'ils  euffent  examiné 
les  idées  que  leur  caufe  la  faim ,  la  foif  ,  5c  plufieurs  au- 
tres incommoditez,  ils  auroient  compris  que  toutes  ces 
idées  n'enferment  en  elles-mêmes  aucune  idée  d'étendue, 
qui  n'eft  qu'une  affe£lion  du  Corps,  comme  tout  le  re- 
fte  de  ce  qui  peut  être  découvert  par  nos  Sens ,  dont 
la  pénétration  ne  peut  guère  aller  jufqu'à  voir  la  pure  ef- 
fence  des  choies. 

§.  26.  Que  fi  les  Idées  qui  font  conftamment  jointes 
à  toutes  les  autres,  doivent  pafler  dès-là  pour l'efTence des 
chofes  auxquelles  ces  Idées  fe  trouvent  jointes  ,  &  dont 
elles  font  inféparables ,  l'Unité  doit  donc  être,  fans  con- 
tredit ,  l'cn'ence  de  chaque  chofe.  Car  il  n'y  a  aucun 
Objet  de  Senfation  ou  de  Reflexion  ,  qui  n'emporte 
l'idée  de  l'unité.  Mais  c'eft  une  forte  de  raifonne- 
ment  dont  nous  avons  déjà  montré  fuffifamment  la  foi- 
■^  blefle. 

Les  Mecs  de      §•  2/.  Enfin,  qucUcs  quc  foicut  Ics  penfécs  des  hom- 
rEipacc&de  la  mej  fLij-  l'exiftence  du  Vuide,  il  me  paroît  évident ,  que 

nous 


Des  Modes  Simples  de  VEfpace.  L  i  v.  II.  197 
nous  avons  une  idée  auiïï  claire  de  l'Efpace  ,  diftinft  de  C  h  a  p. 
la  Solidité  ,  que  nous  en  avons  de  la  Solidité  ,  diflinfte  XIII. 
du  Mouvement ,  ou  du  Mouvement  diftinft  de  l'Efpace.  ^l^f^f^^f 
Il  n'y  a  pas  deux  Idées  plus  diftinftes  que  celles-là  ,  &:  rautre. 
nous  pouvons  concevoir  auflî  aifément  l'Efpace  fans  fo- 
lidité ,  que  le  Corps  ou  l'Efpace  fans  mouvement  ;  quoy 
qu'il  foit  très-certain,  que  le  Corps  ou  le  Mouvement  ne 
fauroient  exifter  fans  l'Elpace.  Mais  foit  qu'on  ne  regar- 
de l'Efpace  que  comme  une  Relation  qui  refulte  de  l'exi- 
ftence  de  quelques  Etres  éloignez  les  uns  des  autres  ,  ou 
qu'on  croye  devoir  entendre  littéralement  ces  paroles  du 
fage  Roy  Salomon  ,  Les  deux  &  ^es  deux  des  Cienx  ne 
te  peuve}ît  contenir,  ou  celles-ci  de  St.  Pailla  ce  Philofo- 
phe  infpiré  de  Dieu  ,  lefquelles  font  encore  plus  empha- 
tiques,* C'f/?  en  lîty  que  nous  aiwns  la  -vie,  te  ?)iôuvement, 
ér  l''ê(re,je  laiiTe  examiner  ce  qui  en  efb  à  quiconque  vou- 
dra en  prendre  la  peine  ,  Se  je  me  contente  de  dire  ,  que 
l'idée  que  nous  avons  de  l'Efpace,  eft,  à  mon  avis,  telle 
que  je  viens  de  la  repréfenter,  &  entièrement  diftinfte  de 
celle  du  Corps.  Car  foit  que  nous  confiderions  dans  la 
Matière  même  la  diftance  de  fes  parties  folides,  jointes 
enfemble.  Se  que  nous  luy  donnions  le  nom  d'étendue  par 
rapport  à  ces  parties  folides ,  ou  que  confiderant  cette  di- 
ftance comme  étant  entre  les  extrcmitez  d'un  Corps  ,  fé- 
lon fes  diflerentes  dimenfions,  nous  l'appellions  longueur, 
largeur,  Se  profondeur ,  ou  foit  que  la  confiderant  comme 
étant  entre  deux  Corps,  ou  deux  Etres  pofitifs,fans  pen- 
fer  s'il  y  a  entredeux  de  la  Matière, ou  non, nous  la  nom- 
mions dijtance  :  quelque  nom  qu'on  luy  donne  ,  ou  de 
quelque  manière  qu'on  la  confidére ,  c'eil  toujours  la  mê- 
me idée  fimple  6c  uniforme  de  l'Efpace,  qui  nous  efb  ve- 
nue par  le  moyen  des  Objets  dont  nos  Sens  ont  été  occu- 
pez ,  de  forte  qu'en  ayant  établi  des  idées  dans  nôtre  Ef- 

Bb  3  prit. 


*  ^(i.  xvn.ven.  18.  Ev  «ùtî!  ÇwMf»  , 
lî:  )t(ï(iu'ftEf«!  KKi  eVftsv.  Ces  paroles  de  l'O 
riginal  expriment,  ce  me  femble,  quelque 
chofc  de  plus  que  la  traduftion  Fiançoife  , 


ou  du  moins  elles  reprcrentcnt  la  même 
chofè  plus  vivement  &:  plus  nettement,  je 
m'en  rapporte  à  ceux   qui  entendent  ks 
I  deux  Langues  mieux  que  moy. 


198  Ves  Modes  Simples  de  VEfpaee. 

Ch  A  p.   prit,  nous  pouvons  les  reveiller ,   les  repeter  Se  les  ajoû- 
XIII.      ter  l'une  à  l'autre  aufli  fouvent  que  nous  voulons  ,&  ainfl 
confiderer  l'Efpacç  ou  la  diftance  ,   foit  comme  remplie 
de  parties  foUdes  en  forte  qu'un  autre  Corps  n'y  puifle 
point  venir,  fans  déplacer  &  chaffer  le  Corps  qui  y  étoit 
auparavant»  ou  bien  comme  vuide  d'aucune  chofe  îolidej 
en  forte  qu'un  Corps  d\ine  dlmenfion  égale  à  ce  pur  Ef-, 
pace,  puiiTe  y  être  placé  ,  fans  en  éloigner  ou  chafler  au- 
cune chofe  qui  y  foit  déjà.      Mais  pour  éviter  la  confu- 
fion  en  traitant  cette  matière ,  il  feroit  peut-être  à  fouhai- 
ter  qu'on  n'appliquât  le  nom  à' Etendue  qu'à  la  Matière 
ou  à  la  diflance  qui  ell;  entre  les  extremitez  des  Corps  par- 
ticuliers, &  qu'on  donnât  le  nom  à' Expanjïon  à  l'Efpace 
en  général,  foit  qu'il  fut  plein  ou  vuide  de  matière  foli- 
dej  de  forte  qu'on  dît  ,   l'Efpace  a  de  VexpAtifion  ,  6c  le 
Corps  eft  étendu.     Mais  en  ce  point  ,   chacun  eft  maître 
d'en  ufer  comme  il  luy  plairra.     Je  ne  propofe  ceci  que 
comme  un  moyen  de  s'exprimer  plus  clairement  &:  plus 
diflinftement. 
Les  hommes        §.  28.  Pour  nioy  ,  je  m'imagine  que  dans  cette  occa- 
emr'^'ai'"  fuHcs  ^^°"  auilî  bien  que  dans  plufieurs  autres  ,  toute  la  difpute 
iJecsfimpies    feroit  bientôt  terminée  fi  nous  avions  une  connoiflance 
qu'ils  conçoi-    précife  &:  diftinfte  de  la  fiofnification  des  termes  dont  nous 

vent  clairement.  ^  r  ^r-^-v- 

nous  lervons.  Car  je  luis  porte  a  croire  que  ceux  qui  vien- 
nent à  réfléchir  fur  leurs  propres  penfées ,  trouvent  qu'en 
général  leurs  idées  fimples  font  toutes  femblables  ,  quoy 
que  dans  les  difcours  qu'ils  ont  enfemble  ,  ils  les  confon- 
dent par  difFerens  noms  :  de  forte  que  ceux  qui  font  ac- 
coutumez à  faire  des  abftra£lions  ,  Se  qui  examinent  bien 
les  idées  qu'ils  ont  dans  l'Efprit ,  ne  fauroient  penfer  fort 
différemment;  quoy  que  peut-être  ils  s'embarraffent  par 
des  mots ,  en  s'attachant  aux  façons  de  parler  des  Acadé- 
mies ou  des  Se£tes  dans  lefquelles  ils  ont  été  élevez.  Au 
contraire  ,  je  comprens  fort  bien  ,  que  les  difputes ,  les 
criailicries  &:  les  vains  galimathias  doivent  durer  lans  fin 
parmi  les  gens  qui  n'écant  point  accoutumez  à  penfer,  ne 
fe  font  point  une  affiiire  d'examiner  fcrupuleufement  Se 

avec 


De  la  Durée )  ècc.    Liv.  II.  199 

avec  foin  leurs  propres  Idées ,  &  ne  les  dïffingitënt  point   C  m  a  p. 
d'arec  les  fignes  que  les  hommes  employent  pour  les  fai-     XIIL 
re  connoître  aux  autres  ,   &  fur  tout  ,   11  ce  font  des  Sa- 
vans  de  profeflion  ,   chargez  de  le£ture  ,  dévouez  à  cer- 
taines Seftes,  accoutumez  au  langage  qui  y  eft  en  ufage, 
&  qui  fe  font  fait  une  habitude  de  parler  après  les  autres 
fans  favoir  pourquoy.     Mais  enfin  ,   s'il  arrive  que  deux 
perfonnes  qui  font  des  reflexions  fur  leurs  propres  pen- 
fécsj  ayent  des  Idées  diffcrentes , je  ne  vois  pas  comment 
ils  peuvent  difcourir  ou  raifonner  enfemble.     Au  refte  , 
ce  fcroit  prendre  fort  mal  ma  penfee  que  de  croire  que 
toutes  les  vaines  imaginations  qui  peuvent  entrer  dans  le 
cerveau  des  hommes ,  foient  précisément  de  ecîre  efpéce 
d'Idées  dont  je  parle.     Il  n'eft  pas  facile  à  l'Efprit  de  fe 
débarraffer  des  notions  confufes  &  des  préjugez  dont  il  a 
été  imbu  par  la  coutume  ,    par  inadvertance  ou  par  les 
Gonverfations  ordinaires.    Il  faut  de  la  peine  ^  &  une  lon- 
gue èc  férieufe  application  pour  examiner  fes  propres  I- 
dées  ,  jufqu'à  ce  qu'on  les  ait  réduites  à  toutes  les  idées 
fimples,  claires  &  diftinctes  dont  elles  font  compofées, 
&  pour  démêler  parmi  ces  idées  fimples  ,   celles  qui  ont 
ou  qui  n'ont  point  de  liaifon  éc  de  dépendance  néceflaire 
entre  elles.     Car  jufqu'à  ce  qu'un  homme  en  foit  venu 
aux  notions  premières  6c  originales  des  chofes,  il  ne  peut 
Mtir  qife  fur  des  Principes  incertains  3  &  tombera  fouvent 
dans  de  grands  mécomptes. 


CHAPITRE      XIV. 

De  la  Ditrée ,  &  de  fes  Modes  Simples.  C  h  a  p. 

XIV. 

§.  I.  T  L  y  a  une  autre  efpéce  de  Diflance  ou  de  Lon- Cetiucc-cft^ue 

1.  gueur,  dont  l'idée  ne  nous  eft  pas  fournie  par'*^""^' 
les  parties  permanentes  de  l'Efpace,  mais  par  les  change- 
mens  perpétuels  de  la  fuccejfion  ,   dont  les  parties  déperif-- 
fent  inceflamment.     C'eft  ce  que  nous  appelions  Durée  y. 

Se: 


200  De  la  Vitrée , 

C  H  A  p.   &  les  Modes  ilmples  de  cette  durée  font  toutes  fes  diffé- 
XIV.     rentes  parties ,  dont  nous  avons  des  idées  di{lin£tes, com- 
me les //£7/rf-T ,  \<zs  Jours i  las  Années 3  &:c.  le  Temps,  &c 
VEternité. 
L'iîce que  nous        §.  2.   La  rcponfe  qu'un  grand  homme  fit  à  celui  qui 
vi-m'dè b l'eHc-  ^"^  demaudoit  ce  que  c'étoit  que  le  Temps,  Si  non  rogas, 
xioii  que  poiis  intelligo,  je  comprens  ce  que  c'eil:,  lors  que  vous  ne  me 
faifous  (ur  la    jg  demandez  pas  ,    c'ell  à  dire  ,    plus  je  m'applique  à  en 

luiK  des  Idf  es ,,,  .     ,      ^       ^  ..,'■  •'  ^  '^      '^     , 

duifc  fucccdciit  découvrir  la  nature,  moms  je  la  comprens  ;  cette  repon- 
dans  nôtre  El- fe ,  dis-je,  poutroit  peut-être  faire  croire  à  certaines  per- 
f "^"  fonnes ,  Qiie  le  Temps ,  qui  découvre  toutes  chofes  ,    ne 

iauroit  être  connu  luy-mème.  A  la  vérité  ,  ce  n'eft  pas 
fans  raifon  qu'on  regarde  la  Durée,  le  Temps,  &:  l'Eter- 
nité ,  comme  des  chofes  dont  la  nature  eil  ,  à  certains  é- 
gards ,  bien  difficile  à  pénétrer.  Mais  quelque  éloignées 
qu'elles  paroilîcnt  être  de  nôtre  conception ,  cependant  iî 
nous  les  rapportons  à  leur  véritable  origine  ,  je  ne  cioute 
nullement  que  l'une  des  fources  de  toutes  nos  connoiflan- 
ces ,  qui  font  la  Senfation  &c  la  Reflexion  ,  ne  puifTe  nous 
en  fournir  des  idées  ,  tout  aufll  claires  Se  diftinîtes  ,  que 
plufieurs  autres  qui  paffent  pour  beaucoup  moins  obfcu- 
resj  &  nous  trouverons  que  l'idée  de  V Eternité  elle-mê- 
me découle  de  la  même  fource ,  d'oii  viennent  toutes  nos 
autres  Idées. 

§.  3.  Pour  bien  comprendre  ce  que  c'efl:  que  le  Temps 
fie  l'Eternité  ,  nous  devons  confiderer  avec  attention 
quelle  eft  l'idée  que  nous  avons  de  la  Durée ^^  comment 
elle  nous  vient.  11  eft  évident  à  quiconque  voudra  ren- 
trer en  foy-même  èc  remarquer  ce  qui  fe  pafle  dans  Ion 
Efprit,  qu'il  y  a,  dans  fon  Entendement  ,  une  fuite  d'I- 
dées qui  fe  fucccdent  conftamment  les  unes  aux  autres  , 
pendant  qu'il  veille.  Or  la  Reflexion  que  nous  faifons 
fur  cette  fuite  de  différentes  Idées  qui  paroiflent  l'une  a- 
près  l'autre  dans  nôtre  Efprit ,  eft  ce  qui  nous  donne  l'i- 
tiée  de  la  Succeffion  -,  &:  nous  appelions  Durée  la  diftance 
qui  eft  entre  quelque  partie  de  cette  fuccelîion  ,  ou  entre 
les  apparences  de  deux  Idées  qui  fe  prefentcat  à  notre  Ef- 
prit. 


é'  àe [es  Modes  Simples,   Liv.  IL  201 

prit.  Car  tandis  que  nous  penfons  ,  ou  que  nous  rece-  C  h  a  p. 
vons  fucceflivement  plufieurs  idées  dans  nôtre  Efprit ,  XIV. 
nous  connoiffons  que  nous  exilions  ,  &:  ainiî  nous  pou- 
vons appeller  nôtre  exiftence  ,  ou  la  continuation  de  nô- 
tre Etre,  ou  de  toute  autre  chofe  qui  foit  commenfurable 
à  la  fucceflîon  des  Idées  qui  paroiflent  i>:  difparoiflent 
dans  nôtre  Efprit,  durée  de  nous-mêmes,  ou  de  toute  au- 
tre chofe  qui  coëxifte  avec  nos  penfées. 

§.  4.  Qiie  la  notion  que  nous  avons  de  la  Succeflion 
&  de  la  Durée  nous  vienne  de  cette  fource,  je  veux  dire, 
de  la  Reflexion  que  nous  faifons  fur  cette  fuite  d'Idées 
que  nous  voyons  paroître  l'une  après  l'autre  dans  nôtre 
Efprit ,  c'eft  ce  qui  me  femble  fiuvre  évidemment  de  ce 
que  nous  n'avons  aucune  perception  de  la  Durée  ,  qu'en 
confiderant  cette  fuite  d'Idées  qui  fe  fuccedent  les  unes 
aux  mitres  dans  nôtre  Entendement.  En  effet  ,  dès  que 
cette  fucceflion  d'Idées  vient  à  cefler  ,  la  perception  que 
nous  avions  de  la  Durée,  ceffe  aulll  ,  comme  chacun  l'é- 
prouve clairement  par  luy-méme  lorfqu'il  vient  à  dormir 
profondément  5  car  qu'il  dorme  une  heure  ,  ou  un  jour, 
un  mois,  ou  une  année,  il  n'a  aucune  perception  de  la 
durée  des  chofes  tandis  qu'il  dort  ,  ou  qu'il  ne  fonge  à 
rien.  Cette  durée  eft  alors  tout-à-fiiit  nulle  à  fon  égard , 
&  il  luy  femble  qu'il  n'y  a  aucune  diftance  entre  le  mo- 
ment qu'il  a  cefle  de  penfer  en  s'endormant  ,  &:  celui  au- 
quel il  s'eft  reveillé.  Et  je  ne  doute  pas  ,  qu'un  homme 
éveillé  n'éprouvât  la  même  chofe  ,  s'il  luy  étoit  polllblc 
de  n'avoir  qu'une  feule  idée  dans  l'Efprit  ,fans  qu'il  y  ar- 
rivât aucun  changement ,  &:  qu'aucune  autre  ne  s'y  vint 
joindre.  Nous  voyons ,  tous  les  jours ,  que ,  lors  qu'une 
perfonne  fixe  fes  penfées  avec  une  extrême  application 
fur  une  feule  chofe,  en  forte  qu'il  ne  fonge  prefque  point 
à  cette  fuite  d'idées  qui  fe  fuccedent  les  unes  aux  autres 
dans  fon  Efprit ,  il  laifle  échapper ,  fans  y  faire  reflexion, 
une  bonne  partie  de  la  Durée  qui  s'écoule  pendant  qu'il 
eft  dans  cette  forte  contemplation  ,  s'imaginant  que  ce 
temps  eft  beaucoup  plus  court  ,  qu'il  n'eft  effed'ivement. 

Ce  Qiie 


202  VelaTiure'e , 

C  H  A  p.    Qvie  fi  le  foiTuneil  nous  fait  regarder   ordinairement  les 
XIV.      parties  diftrantes  de  la  Durée  comme  un  feul  point  ,  c'ell 
parce  que  ,   tandis  que  nous  dormons  ,    cette  fuccellion 
d'idées   ne  fe  prefente  point  à  nôtre  Efprit.     Car  fi  un 
homme  vient  à  fonger  en  dormant  ,   èc  que  fcs  fonges  luy 
préfentent  une  fuite  d'idées  différentes,  il  a  pendant  tout 
ce  temps-là  une  perception  de  la  Durée  ôc  de  la  longueur 
de  cette  durée.      Ce  qui  ,    à  mon  avis  ,   prouve  évidem- 
ment, que  les  hommes  tirent  les  idées  qu'ils  ont  de  la  Du- 
rée ,    de  la  Rc'dcxion  qu'ils  font  fur  cette  fuite  ti' Idées 
dont  ils  obfervent  la  fucceillon  dans  leur  propre  Entende- 
ment, fins  quoy  ils  ne  fauroient  avoir  aucune  idée  de  la 
Durée ,  quoy  c]u'il  put  arriver  dans  le  Monde. 
NoiispotiTOns        §.  ^.  En  effet  ,  dès  qu'un  homme  a  une  fois  acquis 
^c',7^';/;f|  l'idée  de  k  Durée  par  la  reflexion  qu'il  a  fait  fur  la  fuc- 
des  chofcs  qui  ceflion  &:  le  nombre  de  fes  propres  penfées  ,   il  peut  ap- 
exineat pendant  pjjqj^j^j.  ç^q^^q  notiou  à  dcs  cliofcs  QUI  cxiltent  tandis  qu'il 

<iuc   nous   dor-  '•^^  .  ,  '■        .     .    ^  .   ,  .^ 

Hions.  ne  pente  point  j  tout  de  même  que  celui  a  qui  la  veué  ou 

l'attouchement  ont  fourni  l'idée  de  l'Etendue  ,  peut  ap- 
pliquer cette  idée  à  différentes  diflances  ou  il  ne  voit  ni 
ne  touche  aucun  Corps.  Ainli ,.  quoy  qu'un  hf)rame  n'ait 
aucune  perception  de  la  longueur  de  La  durée  qui  s'ecou- 
le  pendanj:  qu'il  dort  ou  qu'il  n'a  aucune  penfee  -,  cepen- 
dant comme  il  a  obfervé  la  révolution  des  Jours  &:  des 
Nuits  ,  fie  qu'il  a  trouvé  que  la  longueur  de  cette  durée 
eit  ,  en  apparence  ,  régulière  6c  conitante  ,  dès  là  qu'il 
fuppofe  que  ,  tandis  qu'il  a  dormi, ou  qu'il  a  pcnfe  à  au- 
tre chofe,  cette  Révolution  s'efl  faite  comme  à  l'ordinai- 
re,il  peut  juger  de  la  longueur  de  la  durée  qui  s'eft  écou- 
lée pendant  fon  fonimeil.  Mais  \ox{^\x' Adam  £c  Eve  e- 
toient  feulsjfi  au  lieu  de  ne  dormir  que  pendant  le  temps 
qu'on  employé  ordinairement  au  fommeil,ils  eufîbnt dor- 
mi vingt-quatre  hcure,s  fans  interruption  ,  cet  efpace  de 
vingt-quatre  heures  auroitérc  aLfolumcnt  perdu  pour  eux, 
&:  ne  feroit  jamais  entré  dons  le  compte  qu'ils  faiibient  du 
temps. 
ïU-îi  dî  la     §-6.  C'cft  ainfi  qu'f«  refiechi^ant  fur  cette  fuite  de  nou- 

iclies 


é-  défis  Modes  Simples.     Li  v.  II.  205 

'velles  Idées  qui  fe  préfintent  a.  nous  Vtme  après  Vautre ,  nous    C  h  a  p. 
acquérons  Vidée  de  la  Succeffion.   Qiie  fi  quelqu'un  fe  figu-     XIV. 
re  qu'elle  nous  vienr  plutôt  de  la  reflexion  que  nous  fai-  ^"cccflion  ne 
fons  fur  le  Mouvement  par  le  moyen  des  Sens,  il  change- duM^i^vènferl 
ra ,  peut-être ,  de  fentiment  pour  entrer  dans  ma  penfée , 
s'il  confidere  que  le  Mouvement  même  excite  dans  fou 
Efprit  une  idée  defiiccejjion ,  juftement  de  la  même  maniè- 
re qu'il  y  produit  une  fuite  continue  d'Idées  diftinâres  les 
unes  des  autres.  Car  un  homme  qui  regarde  un  Corps  qui  fe 
meut  actuellement  n'y  appcrçoit  pourtant  aucun  mouve- 
ment ,    à  moins  que  ce  mouvement  n'excite  en  luy  une 
fuite  confiante  d'Idées  fHCceJJi'ves  :    Par  exemple  ,   qu'un 
homme  foit  fur  la  Mer  lorfqu'elle  eft  calme ,  par  im  beau 
jour  &  hors  de  la  veùë  des  Terres  ,  s'il  jette  les  yeux  \trs 
le  Soleil ,  fur  la  Mer ,  ou  fur  fon  Vaifl^eau ,  une  heure  de 
fuite ,  il  n'y  appercevra  aucun  mouvement ,    quoy  qu'il 
foit  afluré  que  deux  de  ces  Corps ,  Se  peut-être ,  tous  trois 
ayent  fait  beaucoup  de  chemin  pendant  tout  ce  temps-là: 
que  s'il  apperçoit  que  l'un  de  ces  trois  Corps  ait  changé 
de  diftance  à  l'égard  de  quelque  autre  Corps ,  ce  mouve- 
ment n'a  pas  plùt-ôt  produit  en  luy  une  nouvelle  idée , 
qu'il  reconnoit  qu'il  y  a  eu  du  mouvement.     Mais  quel- 
que part  qu'un  homme  fe  trouve,  toutes  chofes  étant  en 
repos  autour  de  luy  ,    fans  qu'il  apperçoive  le  moindre 
mouvement  durant  l'efpace  d'une  heure  ;  s'il  a  etl  despen- 
fées  pendant  cette  heure  de  repos  ,   il  appercevra  les  dif- 
férentes idées  de  fes  propres  penfées ,  qui  tour  d'une  fuite 
ont  paru  les  unes  après  les  autres  dans  fon  Elprit  ,   Se  par 
là  il  obfervera  &:  trouvera  de  la  fucceflion  ou  il  ne  fauroit 
remarquer  aucun  mouvement. 

§.  7.  Et  c'eft  là  ,  je  croy  ,  la  raifon  pourquoy  nous 
n'appercevons  pas  des  mouvemens  fort  lents  ,  quoy  que 
conftans  ;  parce  qu'en  paflant  d'une  partie  fenfible  à  une 
autre,  le  changement  de  diftance  cft  fi  lent , qu'il  ne  cau- 
fe  aucune  nouvelle  idée  en  nous  ,  que  long-temps  l'un  a- 
près  l'autre.  Or  comme  ces  mouvemens  fuccelîifs  ne  nous 
frappent  point  par  une  fuite  conftante  de  nouvelles  idées 
Ce  2  qui 


204  De  la  Durée, 

C  H  A  p.  qui  fc  fuccedenc  immcdiatement  l'une  à  l'autre  dans  nô- 
XIV.  tre  Efprit ,  nous  n'avons  aucune  perception  de  mouve- 
ment ;  car  comme  le  Mouvement  conlîtle  dans  une  fuc- 
cefllon  continue  ,  nous  ne  l'aurions  appercevoir  cette  fuc- 
celllon ,  fans  une  iuccenion  conftante  d'idées  qui  en  pro- 
viennent. 

§.  8.  On  n'apperçoit  pas  non  plus  les  chofes,  qui  fe 
meuvent  fi  vite  qu'elles  n'afi'ectent  point  les  Sens  ;  parce 
que  les  différentes  diftances  de  leur  mouvem.ent  ne  pou- 
vant frapper  nos  Sens  d'une  manière  diftin£l:c  ,  elles  ne 
produifent  aucune  fuite  d'idées  dans  l' Efprit.  Car  lors 
qu'un  Corps  fe  meut  en  rond  ,  en  moins  de  temps  qu'il 
n'en  faut  a  nos  Idées  pour  pouvoir  fe  fucceder  dans  nôtre 
Efprit  les  unes  aux  autres  ,  il  ne  paroit  pas  être  en  mou- 
vement, mais  femble  être  un  cercle  parfait  &  entier  ,  de 
la  même  matière  ou  couleur  que  le  Corps  qui  eft  en  mou- 
vement ,  &  nullement  une  partie  d'un  Cercle  en  mouve- 
ment. 
Kosidc'csfe  §.  ^_  Qii'on  juge  après  cela  ,  s'il  n'eft  p.is  fort  proba- 
liôueEipritT  ^^^'  que  pendant  que  nous  fommes  éveillez,  nos  Idées 
dans  un  certain  fe  fuccedcnt  Ics  uucs  aux  auttcs  daus  nôtre  Efprit ,  à  peu 
^tgre  de  vKcfle.  pj.^g  de  la  même  manière  que  ces  Figures  difpofées  en 
rond  au  dedans  d'une  Lanterne,  que  la  chaleur  d'une  bou- 
gie fait  tourner  fur  un  pivot.  Or  quoy  que  ces  Idées  fe 
ïiiivcnt  peut-être  quelquefois  un  peu  plus  vite  6c  quel- 
quefois un  peu  plus  lentement  ,  elles  vont  pourtant ,  à 
mon  avis,  prefque  toujours  du  même  train  dans  un  hom- 
me éveillé  ;  &:  il  me  femble  même  ,  que  la  vîtede  6c  la 
lenteur  de  cette  fuccelîion  d'idées  ,  ont  certaines  bornes 
qu'elles  ne  fauroient  palier. 

§.  lo.  La  raifon  pourquoy  je  fais  cette  conjefturc,  eft 
fondée  fur  ce  que  j'obferve  que  nous  ne  faurions  apper- 
cevoir de  la  fucceflion  dans  les  imprellions  qui  fc  font  fur 
aucun  de  nos  Sens  ,  que  lorfqu'elles  fe  font  dans  un  cer- 
tain degré  de  vîteflé  ou  de  lenteur  j  fi  par  exemple.  Tira- 
preflton  eft  extrêmement  prompte  ,  nous  n'y  fentons  au- 
cune fuccelîion  ,   dans  les  cas  mêmes ,   où  il  cil  évident 

qu'il 


C^  ^efes  Modes  Shnples.  Liv.  II.  205 

<^u'il  y  a  une  fucceflîon  réelle.  Qii'un  Boulet  de  canon  Chap. 
palîc  au  travers  d'une  Chambre  ,  &  que  dans  fon  chemin  XIV. 
Il  emporte  quelque  membre  du  Coi-ps  d'un  homme ,  c'efl: 
une  chofe  aufli  évidente  qu'aucune  Démonllration  puifle 
l'être ,  que  le  boulet  doit  percer  fucccllîvement  les  deux 
cotez  oppofez  de  la  Chambre.  Il  n'eft  pas  moins  certain 
qu'il  doit  toucher  une  certaine  partie  de  la  Chair  avant 
l'autre  ,  Se  ainfi  de  fuite  ;  &c  -cependant  je  ne  penle  pas 
qu'aucun  de  ceux  qui  ont  jamais  iénti  ou  entendu  un  tel 
coup  de  canon  ,  qui  ait  percé  deux  murailles  éloignées 
l'une  de  l'autre  ,  ait  pu  obferver  aucune  fuccellîon  dans 
la  douleur ,  ou  dans  le  fon  d'un  coup  fi  prompt.  Une 
telle  partie  de  Durée  en  qui  nous  ne  remarquons  aucune 
fuccellion  ,  c'eft  ce  que  nous  appelions  un  infta?it  ;  qui 
rioccnpe  jtiftement  que  le  temps  auquel  une  feule  idée  eH 
dans  notre  Ej^rit ,  fans  qu'une  autre  luy  fuccede ,  &;  en 
qui ,  par  conféquent  3  nous  ne  remarquons  abfolument 
aucune  fucceflîon. 

§.  II.  La  même  chofe  arrive  ,  lorfque  le  Mouvement 
eft  li  lent,  qu'il  ne  fournit  point  à  nos  Sens  une  fuite  con- 
fiante de  nouvelles  idées  ,  dans  le  degré  de  vîtefle  qui  efl 
requis  pour  taire  que  l'Efprit  foit  capable  d'en  recevoir 
de  nouvelles.  Et  alors  comme  les  Idées  de  nos  propres 
penfées  trouvent  de  la  place  pour  s'introduire  dans  nôtre 
Efprit  entre  celles  que  le  Corps  qui  eft  en  mouvement 
prefente  à  nos  Sens  ,  le  fentiment  de  ce  mouvement  fe 
perd ,  &:  le  Corps ,  quoy  que  dans  un  mouvement  a£tuel, 
îémble  être  toujours  en  repos  ,  parce  que  fa  diftance  d'a- 
vec quelques  autres  Corps  ne  change  pas  d'une  manière 
vifible,  auHî  promptement  que  les  idées  de  nôtre  Efprit 
fe  fuivent  naturellement  Tune  l'autre.  C'eft  ce  qui  paroit 
évidemment  par  l'éguille  d'une  Montre,  par  l'ombre  d'un 
Cadran  à  Soleil ,  &  par  plufieurs  autres  mouvemens  con- 
tinus, mais  fort  lents  ;  où  après  certains  intervalles, nous 
appercevons  par  le  changement  de  diftance  qui  arrive  au 
Corps  en  mouvement ,  qu'il  s'eft  mû ,  mais  fans  que  nous 
ayions  aucune  perception  du  mouvement  luy-même. 

Ce  3  §.  12. 


2o6  De  la  Durée  ^i 

Chap,       §.  12.  C'eftpourquoy  il  me  femble  ,  qu'âne  covjî^jnte 
XIV.      ^-  régulière  fncceffion  d'Idées  dans  un  homme  éveillé  ,  cB 
Cette  fuite  d.-  conwic  la  rnefnre  &  la  régie  de  toutes  les  autres  fucce(jions. 
xnefuie  dis  an-  Amii ,  lonquc  ccrtamcs  choies  le  uiccedcnt  puis  vite  que 
msiucceflioiis.  nos  Idées,  comme  quand  deux  Sons,  ou  deux  Senfations 
de  douleur,  éfC.  n'enferment  dans  leur  fuccelïïon  que  la 
durée  d'une  feule  idée ,  ou  lorfqu'un  certam  r.iouvcment 
elt  il  lent  qu'il  ne  va  pas  d'un  pas  égal  avec  les  idées  qui 
roulent  dans  nôtre  Efprit ,  je  veux  dire  avec  la  même  vî- 
teflé,que  cc%  Idées  fe  luccedent  les  unes  aux  autres  , com- 
me lorfque  dans  le  cours  ordinaire,  une  ou  plufieurs  idées 
viennent  dans  l'Efprit  entre  celles  qui  s'offrent  à  la  veùé 
par  les  dilFérens  changemens  de  diftance  qui  arrivent  à  un 
Corps  en  mouvement ,  ou  entre  des  Sons  ôc  des  Odeurs 
dont  la  perception  nous  frappe  fuccclîivement  ;  dans  tous 
ces  cas  3  le  fentiment  d'ime  confiante  »?c  continuelle  fuc- 
ceilion  fe  perd  -,    de  forte  que  nous  ne  nous  en  apperce- 
vons  qu'à  certains  intervalles  de  repos  qui  s'écoulent  en- 
tre deux. 
KotrcErpiit  lie    .  §.   13.  Mais ,  dira-t-on  i    „  s'il  eft  vrai ,  que,  tandis 
pcm  fe  fixer     „  qu'il  y  a  des  idées  dans  notre  Efprit ,   elles  fe  fuccedent 
luîlffcuk  iJcc  «continuellement,   il  eft  impolîible  qu'un  homme  penfc 
c]ui  leftepure-  „  long-tcmps  à  uuc  fcule  chofc  ".     Si  l'on  entend  par  là 
ment  a  même,  ç^^y^^^  hommc  peut  avoir  dans  l'Efprit  une  feule  idée  qui 
y  refte  long-temps  purement  la  même,  fans  qu'il  y  arrive 
aucun  changement ,  je  croy  pouvoir  dire  qu'en  effet  cela 
ji'eil  pas  polllble.     Mais  comme  je  ne  fai  pas  de  quelle 
manière  fe  forment  nos  idées ,  dequoy  elles  font  compo- 
sées, d'oîi  elles  tirent  leur  lumière  &c  comment  elles  vien- 
nent à  paroître ,  je  ne  faurois  rendre  d'autre  raifon  de  ce 
Fait  que  l'expérience  ,    £c  je  fouhaitcrois  que  quelqu'un 
voulut  eflayer  de   fixer  fon  Efprit ,    pendant  un  temps 
-confiderable  fur  une  feule  idée  qui  ne  fut  accompagnée 
d'aucune  autre,  5c  fans  qu'il  s'y  fit  aucun  changement. 

§.  14,.  Qis'il  prenne  par  exemple ,  une  certaine  figure, 
un  certain  degré  de  lumière  ou  de  blancheur, ou  telle  au- 
tre idce  qu'il  voudra  ,    t-c  il  aura  je  m'alîure  ,    bien  de 

la 


O'  de/es  Modes  Simples.   L  i  v.  II.  207 

la.  peine  à  tenir  fon  Efprit  vuide  de  toute  autre  idée  ,  C  h  a  p. 
ou  plutôt  j  il  éprouvera  qu'efFeftivement  d'autres  idées  XIV. 
d'une  cfpcce  différente  ,  ou  diverfes  confiderations  de  la 
même  idée,  (chacune  defquelles  ell:  une  idée  nouvelle) 
viendront  fe  prefenter  inceflamment  à  fon  Efprit  les  unes 
après  les  autres,  quelque  foin  qu'il  prenne  pour  fe  fixer  à 
une  feule  idée. 

§.  15.  Tout  ce  qu'un  homme  peut  faire  en  cette  ocea- 
flon,  c'efl,  je  croy,  de  voir  &:  de  confiderer  quelles  font 
les  idées  qui  fe  fuccedent  dans  fon  Entendement,  ou  bien 
de  diriger  ion.  Efprit  vers  une  certaine  efpéce  d'Idces  ,  & 
de  rappeller  celles  qu'il  veut ,  ou  dont  il  a  befoin.  Mais 
d'empêcher  une  conllante  fucceflion  de  iiouveUes  idées  , 
e'eft,  à  mon  avis,  ce  qu'il  ne  fauroit  fiiii-e  ,  quoy  qif'or- 
dinairement  il  foit  en  fon  pouvoir  de  fe  déterminer  à  les 
confiderer  avec  application,  s'il  le  trouve  à  pH-opos. 

§.  16.  De  fa  voir  fi  ces  différentes  Idées  que  nous  avons  d?  m^i^zz 
dans  r Efprit ,    font  produites  par  certains  raouven^ens,  "'^"'^'f  ^ae 

,,-.  '  ,  '^  ^...  .  ^  nos  Idées  CmaM 

C  elt  ce  que  je  ne  pretens  pas  examiner  ici  ;  mais  une  cho-  proAnrcs  fn 
fe  dont  le  fuis  certain  ,    c'eft  qu'elles  n'enferment  aucune  "ous.eiksn'e]!- 

•11  r  ^         ^  ^  n  1-   tcnneiit  aucune 

idée  de  mouvement  en  le  montrant  a  nous  ,  &r  que  celui  ih^k-Aou  a? 
qui  n'auroit  pas  l'idée  du  Mouvement  par  quelque  autre  mouvcmair, 
voye,  n'en  auroit  aucune,  à  mon  avis  j  ce  qui  fufHt  pour 
le  deffcin  que  j'ai  préfentement  en  veùé  ,  comme  auÛi  ,, 
pour  faire  voir  que  c'ell  par  ce  changement  perpétuel  d'i- 
dées que  nous  remarquons  dans  nôtre  Efprit ,  6c  par  cet- 
te fuite  de  nouvelles  apparences  qui  fe  préfentent  à  luy, 
que  nous  acquérons  les  idées  de  la  Succejjlon  &z  de  la  Du- 
rée y  fans  quoy  elles  nous  feroient  abfolument  inconnues. 
Ce  n'eil  d®nc  pas  le  Mowvenient ,  mais  une  fuite  conlL-m- 
te  d'idées  qui  fe  préfentent  à  nôtre  Efprit  pendant  que 

BOUS  veillons,  qui  nous  donne  Vidée  de  la  Durée  j.  que  le  A 

Mouvement  ne  nous  fait  appercevoir  qu'entant  qu'il  pro-  )| 

diiit  dans  nôtre  Elprit  une  con liante  fucceflion  d'idées»  |l 

comme  je  l'ai  déjà  montré  ;  de  forte  que  fans  l'idée  d'au-  {| 

£un  mouvement  cous  avons  une  idée  aufù  claire  de  la  fuc- 
ceiîioa  &  de  la  Durée  par  cette  fuite  d'idées  qui  fe  pre- 

fentenc 


I 


2o8  De  la  Durée  i 

C  H  A  p.    fcntent  à  nôtre  Efprit  les  unes  après  les  autres ,  que  par 
XIV.     une  fuccenion  d'Idées  produites  par  un  changement  fen- 
fible  &  continu  de  diftance  entre  deux  Corps,  c'eft  à  di- 
re par  des  idées  qui  nous  viennent  du  Mouvement.  C'eft- 
pourquoy  nous  aurions  l'idée  de  la  Durée  ,  quand  bien 
nous  n'aurions  aucune  perception  du  Mouvement. 
LcTenipstflu-      §.   i/.   L'Efptit  ayant  ainil  acquis  l'idée  de  la  Durée, 
ncDurccdi-     j^  première  chofe  qui  fe  préfente  naturellement  à  faire  a- 

Itiiinucc  p.ir  f  ,  1    n     ^  r  j 

cerraincs  mefu-  pres  Cela,  C  clt  de  ttouvcr  une  melure  de  cette  commune 
«■«*•  Durée,  par  laquelle  on  puiflc  juger  de  fes  ditférentes  lon- 

gueurs, &:  voir  l'ordre  diftin£t  dans  lequel  plufieurs  cho- 
fes  exiftentj  car  fans  cela  ,  la  plupart  de  nos  connoiflan- 
ces  tomberoient  dans  la  confiillon  ,  &  une  grande  partie 
de  l'Hiftoire  deviendroit  entièrement  mutile.  La  Durée 
ainfi  diftinguée  en  certaines  Périodes ,  6c  défignée  par  cer- 
taines mefures  ou  Epoques,  c'eft,  à  mon  avis,  ce  que  nous 
appelions  plus  proprement  le  Temps. 
Une  bonne  me-  §.  i8.  Pour  mcfurcr  l'Etenduë  ,  il  ne  faut  qu'appli- 
furedu Temps   g^^^j.  ^^  mefure  dont  nous  nous  fervons  ,   à  la  chofe  dont 

doit  mclurer         i  .         .,,,  t     ■■        n  t    ■        ■>    n. 

toute  fa  durée  nous  voulous  lavoir  1  etcndue.  Mais  c  elt  ce  qu  on  ne 
en  Périodes  cga- peut  faire  pour  mefurer  la  Durée  j  parce  qu'on  ne  fauroit 
joindre  enfemble  deux  dijflerentes  parties  de  fucceflîon 
pour  les  faire  fervir  de  mefure  l'une  à  l'autre.  Comme  la 
Durée  ne  peut  être  mefurée  que  par  la  Durée  même, non 
plus  que  l'Etenduë  par  autre  chofe  que  par  l'Etendue  , 
nous  ne  fiurions  retenir  auprès  de  nous  une  mefure  con- 
fiante &:  invariable  de  la  Durée  ,  qui  confifte  dans  une 
perpétuelle  fucceflîon  ,  comme  nous  pouvons  garder  des 
mefures  de  certaines  longueurs  d'étendue  ,  telles  que  les 
pouces,  les  pics,  les  aunes,  c^C  qui  font  corfipofees  de 
parties  permanentes  de  matière.  Aufll  n'y  a-t-il  rien  qui 
puiflc  fervir  de  règle  propre  a  bien  mefurer  le  Temps ,  que 
ce  qui  a  divife  toute  la  longueur  de  fa  durée  en  parties  ap- 
paremment égales  ,  par  des  Périodes  qui  fe  fuivent  con- 
llamment.  Pour  ce  qui  eft  des  parties  de  la  Durée  qui  ne 
font  pas  diftinguées,  ou  qui  ne  font  pas  confiderées  com- 
me ddhnftes  ccmcfurées  par  de  femblables Périodes, elles 

ne 


(^  de  fes  Modes  Simples.     Liv.  II.  209 

ne  peuvent  pas  être  comprifes  fi  naturellement  fous  la  no-    C  h  a  p, 
tion  du  temps  ,   comme  il  paroît  par  ces  fortes  de  pîira-      XIV. 
fes ,  avant  tous  les  temps  ,   oc  lorjqu'il  n'y  aura  plus  de 
temps. 

§.  19.  Comme  les  Revolufions  diurnes  8c  annuelles  du  LcsKevoiutmns 
Soleil  ont  été, depuis  le  commencement  du  Monde, con-  ^"Soieiiscdda 
Itantes  ,  régulières  ,  généralement  oblervees  de  tout  le  mefurcs  du 
Genre  Humain,  &  fuppofécs  égales  entr'elles  ,  on  a  cù  '^'^"''P'  '"  r'"' 
raifon  de  s'en  fervir  pour  raefurer  la  Durée.  Mais  parce  """^^"^  "' 
que  la  diftinftion  des  Jours  &  des  Années  a  dépendu  du 
mouvement  du  Soleil,  cela  a  donné  lieu  à  une  erreur  fort 
commune,  c'eft  qu'on  s'eft  imaginé  que  le  Mouvement 
^  la  Durée  étoit  la  mefure  l'un  de  Fautre.  Car  les  hom- 
mes étant  accoutumez  à  fe  fervir,  pour  mefurer  la  lon- 
gueur du  Temps ,  des  idées  de  Minutes  ,  d'Heures  ,  de 
Jours j  de  Mois,  d'Années,  SjCc.  qui  fe  préfentant  àl'Ef- 
prit  dès  qu'on  vient  à  parler  du  Temps  ou  de  la  Durée, 
&  ayant  mefuré  différentes  parties  du  Temps  par  le  mou- 
vement des  Corps  Célelles ,  ils  ont  été  portez  à  confon- 
dre le  Temps  &:  le  Mouvement  ,  ou  du  moins  à  penfer 
qu'il  y  a  une  liaifon  néceflaire  entre  ces  deux  chofes.  Ce- 
pendant ,  toute  autre  apparence  périodique  ,  ou  altéra- 
tion d'Idées  qui  arriveroit  dans  des  Efpaces  de  Durée 
équidiftans  en  apparence;,  &  qui  feroit  conftamment  &:u- 
niverfellement  obfervée,ferviroit  auffibienà  diflinguer les 
intervalles  du  Temps  ,  qu'aucun  des  moyens  qu'on  ait 
employé  pour  cela.  Suppofons  par  exemple,  que  le  So- 
leil, que  quelques-uns  ont  regardé  comme  un  Feu  ,  eût 
été  allumé  à  la  mémediftance  de  temps  qu'il  paroit  main- 
tenant chaque  jour  fur  le  même  Méridien,  qu'il- s'éteignit 
enfuite  douze  heures  après  ,  &:  que  dans  l'Efpace  d'une 
Révolution  annuelle ,  ce  Feu  augiPiCntât  fenfiblement  en 
éclat  Se  en  chaleur  ,  &  diminuât  dans  la  même  propor- 
tion; une  apparence  ainfi  réglée  ne  ferviroit-elle  pas  à  tous 
ceux  qui  pourroient  l'obferver,  à  mefurer  les  dillancesde 
la  Durée  fans  mouvement  tour  aulli  bien  qu'ils  pourroient 
le  faire  à  l'aide  du  mouvement  ?    Car   fi   ces  apparences 

Dd  é- 


2  10  De  la  Durée  3 

C  H  A  p.    ctoient  conftiiiites  ,   à  pofcée  d'être  littiverfellemeiit  ob- 

XIV.      fervées  ,   &r  dans  des  Périodes  éqnidtftanîes  ,  elles  fervi- 

roient  également  au  Genre  Humain  à  mefurer  le  Temps  > 

quand  bien  il  n'y  auroic  aucun  Mouvement. 

r    '  n.  Ç.  2  0.  Car  fi  la  selée  j  ou  une  certaine  efpece  de  Fleurs 

le  mouveniciit  rcvenoient  règlement  dans  toutes  les  parties  de  la  Terre , 

^11  Soleils  de  la  ^  certaines  Périodes  éqtnâifiantes  ^  les  hommes  pourroient 

l'Une   OIÎC    le  -,  I  J  y. 

Temps  eft  me-  auili  bicH  s'cn  fcrvir  pour  compter  les  années  que  desRe- 
fure,  mais  par  yolutions  du  Solcil.  Et  en  effet  ,  il  y  a  ^fs,  Peuples  en 
cB^peuodiqucs.  Amniqv.e  qui  comptent  leurs  années  par  la  venue  de  cer- 
tains Oifeaux  qui  dans  quelques-unes  de  leurs  faifons  pa- 
roiflent  dans  leur  Pais ,  &:  dans  d'autres  fe  retirent.  De 
même,  lui  accès  de  fî'évre  ,  un  fentiment  de  faim  ou  de 
foif,  une  odeur,  une  certaine  faveur,  ou  quelque  autre 
idée  que  ce  fut ,  qui  revint  conftamment  dans  des  Pério- 
des/^?/i^//?.2«/w,  &  fe  fit  univerfellement  fentir ,  tout  ce- 
la feroit  également  propre  à  mefurer  le  cours  de  la  fuccef- 
fion  &:  à  diftinguer  les  diitances  du  Temps.  Ainfi,  nous 
voyons  que  les  Aveugles-nez  comptent  aflez  bien  par  an- 
nées ,  dont  ils  ne  peuvent  pourtant  pas  diftinguer  les  ré- 
volutions par  des  Mouvemens  qu'ils  ne  peuvent  appcce- 
voir.  Sur  quoy  je  demande  fi  un  homme  qui  diftingue 
les  Années  par  la  chaleur  de  l'Eté  &:  par  le  froid  de  P Mi- 
ver,  par  l'odeur  d'une  Fleur  dans  le  Printemps,  ou  par 
le  goût  d'un  Fruit  dans  l'Automne,  je  demande, fi  un  tel 
homme  n'a  point  une  meilleure  mefure  du  Temps,  que 
les  Romains  avant  la  reforniation  de  leur  Calendrier  par 
Jules  Cefar  -,  ou  que  plufieurs  autres  Peuples  dont  les  an- 
nées font  fort  irréguliéres  maigre  le  mouvement  du  Soleil 
dont  ils  prétendent  faire  ufage.  Et  ce  qui  ne  caufe  pas 
pai  d'embarras  dans  la  Chronologie ,  c'eft  qu'il  n'eft  pas 
aifé  de  trouver  exadVement  la  longueur  que  chaque  Na- 
tion a  donné  à  fes  Années  ,  tant  elles  différent  les  unes 
des  autres,  &:  toutes  enfemble,  du  mouvement  précis  du 
Soleil,  comme  je  croi  pouvoir  l'affùrer  hardiment.  Qiie 
û  depuis  la  Création  jufqu'au"  Déluge  ,  le  Soleil  s.'efl  mû 
conftamment  fur  l'Equateur  ,  &  qu'il  ait  ainfi  répandu 

e^a.>. 


e^  de  fes  Modes  Simples.   L  i  v.  II.  211 

également  fa  chaleur  Se  fa  lumière  fur  toutes  les  Parties    C  h  a  p. 
habitables  de  la  Terre,  faifant  tous  les  Jours  d'une  même     XIV.    . 
longueur,  fans  s'écarter  vers  les  Tropiques  dans  unje  Ré- 
volution annuelle,  comme  l'a  fuppofé  un  favant  &  ingé- 
nieux* Auteur  de  ce  temps,  je  ne  vois  pas  qu'il  foit  fort  *  Mr.  Bmnn 
aifé  d'imaginer,  msilsré  le  mouvement  du  Soleil,  queks  ^^^f  m'V»"^^ 

t>  ■'"^    O  -^    T;  ,  intitule,  Tf//.-<m 

hommes  qui  ont  vécu  avant  le  Déluge  aycnt  compte  par  Thoua  saa-a.- 
années  depuis  le  commencement  du  Monde  ,   ou  qu'ils 
ayent  mefurë  le  Temps  par  Périodes,  puifque  dans  cette 
fuppolîtion  ils  n'ayoient  point  de  marques  fort  naturelles 
pour  les  diftinguer. 

§.  2  1'.   Mais,  dira-t-on  peut-être ,  le  moyen  que  fuis     Ou  ne  peut 
un  mouvement  régulier  comme  celui  du  Soleil,  ou  quel-  po"'t connokrc 

A^  ■  ■  A  j  ,,       T-,      •        cert.iuiement 

que  autre,  on  put  jamais  connoitre  que  de  telles  Perio-  que deus parties 
des  fallent  égales  î  A  quoy  je  répons  que  l'égalité  de  tou-  ^,^  ^"f^''-'  '^'<^'" 
te  autre  appareijce  qui  reviendroit  à  certains,  intervalles,  '^^^"° 
pourroit  être  connue  de  la  même  manière  qu'au  commen- 
cement on  connut,  ou  qu'on prefuma  de  connoître  l'éga- 
lité des  Jours  ;  ce  qu'on  ne  fit  qu'en  jugeant  de  leur  lon- 
gueur par  cette  fuite  d'Idées  qui  durant  les  intervallespaf- 
férent  dans  l'Efprit  des  hommes.  Car  venant  à  remarquer 
par  là  qu'il  y  avoit  de  l'inégalité  dans  les  Jours  artificiels,, 
&:  qu'il  n'y  en  avoit  point  dans  les  Jours  naturels  qui 
comprennent  le  jour  èc  la  nuit,  ils  ont  conjecturé  que  ces- 
derniers  étoient  égaux,  ce  qui  fuffifoit  pour  les  faire  fer?^ 
virdemefure,  quoy  qu'on  ait  découvert  après  une  ex- 
afte  recherche,  qu'il  y  a  effectivement  de  l'inégalité dans; 
les  Révolutions  diurnes  du  Soleil  ;  Se  nous  ne  fivons  pas 
fi  les  Révolutions  annuelles  ne  font  point  aulli  inéo-ales; 
Cependant  par  leur  égalité  fuppofée  Se  apparente  elles 
fervent  tout  auffi  bien  à  mefurer  le  ïenips  ,  que  fi  l'on; 
pouvoir  prouver  qu'elles  font  exactement  égales,  quoy./ 
qu'au  refte  elles  ne  puilTent  point  mefurer  les  parties  de 
la  Durée  darft  la  dernière  exaftitude.     Il  faut  donc  prenr 
dre  garde  à  diftinguer  foigneufement  entre  la  Durée  en 
elle-même,  Se  entre  les  mefures  que  nous  employons  pour 
juger  de  fa  longueur.     La  Durée  en  elle-même  doit  être 

Dd  2  con- 


212  Vc  la  Durée , 

Chap.    confidcrée  comme  allant  d'un  pas  condamment  égal ,  8c 
.  XIV.      tout-à-foit  un. forme.    Mais  nous  ne  pouvons  point  favoir 
qu'aucune  des  mefures  de  la  Durée  ait  la  même  proprié- 
té ,  ni  être  aflurez  que  les  parties  ou  Périodes  qu'on  leur 
afribuë  foient  égales  en  durée  l'une  à  l'autre  ;  car  on  ne 
peut  jamais  démontrer  ,   que  deux  longueurs  fucceflîves 
de'Durée  foient  égales,  avec  quelque  foin  qu'elles  ayent 
été  mefurées.     Le  mouvement  du  Soleil ,  dont  le  Monde 
s'eft  fervi  û  long-temps  &  avec  tant  d'adùrance  comme 
d'une  mefure  de  Durée  parfaitement  exacte,  s'eft  trouvé- 
inégal  dans  fes  diifércntes  parties  ,  comme  je  viens  de  di- 
re.    Et  quoy  que  depuis  peiî  Ton  ait  employé  le* Pendu- 
le comme  un  mouvement  plus  confiant  &c  plus  régulier 
que  celui  du  Soleil ,  ou,  pour  mieux  dire,  que  celui  de 
la  Terre  ;  cependant  11  l'on  demandoit  àquelqu-'un ,  com- 
ment il  fait  certainement  que  deux  vibrations  fuccellives 
d'un  Pendule  font  égales  ,  il  auroit  bien  de  la  peine  à  fe 
convaincre  luy-méme  qu'elles  le  font  indubitablement, 
parce  que  nous  ne  pouvons  point  être  afl'ûrez  que  la  cati- 
fe  de  ce  Mouvement,  c]ui  nous  eft  inconnue,  opère toii- 
jours  également ,  &:  nous  favons  certainement  que  le  mi- 
lieu dans  lequel  le  Pendule  fe  meut ,   n'eft  pas  conftam- 
ment  le  même.     Or  l'une  de  ces  deux  chofes  venant  ;r 
varier,  l'égalité  de  ces  Périodes  peut  changer,  &  par  ce 
moyen  la  certitude  éc  la  juftefle  cie  cette  mefure  du  Mou- 
vement peut  être  tout  auili  bien  détruite  que  la  juftefle  des 
Périodes  de  quelque  autre  apparence  que  ce  foit.     Du 
refte,  la  notion  de  la  Durée  demeure  toii)ours  claire  &: 
diftin£te,quoy  que  parmi  Icsmefures  que  nous  employons 
pour  en  déterminer  Jes  parties,  il  n'y  en  ait  aucune  dont 
on  puilTe  démontrer  qu'elle  eft  parfaitement  exa£te.    Puis 
donc  que  deux  parties  de  fuccellion  ne  fauroient  être  join- 
tes enfemble,  il  eft  impoUlble  de  pouvoir  jamais  s'afTùrer 
qu'elles  font  égales.     Tout  ce  que  nous  pouvons  faire,, 
pour  mefui-er  le  Temps,  c'eft-  de  prendre certainespai-ties 
qui  femblent  fe  fuccedcr  conftamment  à  diftances  égales  > 
égalité  apparente  dont  nous  n'avons  point  d'autre  mefure- 

qiie. 


à^  de  fes  Moiies  Simples.   Liv.  II.  213 

que  celle  que  la  fuite  de  nos  propres  idées  a  placé  dans  Chap. 

nôtre  Mémoire  -,  ce  qui  avec  le  concours  de  quelques  au-  XI  V. 
très  raifons  probables  nousperfuade  que  ces  Périodes  font 


effeîïivement  égales  entre  elles. 


§.  22.  Une  chofe  qui  me  paroit  bien  étrange  dans  cet  LcTcmp?  n'eflr 
article,  c'eft  que  pendant  que  tous  les  hommes  mefurent  ^^'J"^  '"'^'"'^^ 
vifiblemcnt  le  Temps  paï  le  mouvement  des  Corps  Céle- 
ftes,  on  ne  laifTe  pas  de  définir  le  Temps  ,  la  mejure  dn 
Mowvement  ;  au  lieu  qu'il  cft.  évident  à  quiconque  y  fait 
la  moindre  reflexion,  qile  pour  mefurer  le  mouvement  il 
n'eft  pas  moins  néceflairc  de  confidercr  l'Efpacc  ,  que  le 
Temps  :  &  cetrx  qui  porteront  leur  veûë  un  peu  plus 
loin ,  trouveront  encore ,  que  pour  bien  juger  du  mouve- 
ment d'un  Corps,  &  en  faire  une  jufte  ellimation , il  fliut 
néceilaircment  faire  entrer  en  compte  la  grofleur  de  ce 
Corps.  Et  dans  le  fonds  le  Mouvement  ne  fert  point 
autrement  à  mefurer  la  Durée ,  qu'entant  que  dans  le  re- 
tour de  certaines  Idées  fenfibles,  il  ramené  conftamm.ent 
par  des  Périodes  qui  paroifTent  également  éloignées  l'une 
cie  l'autre.  Car  fi  le  mouvement  du  Saleil  étoit  auiîi  in- 
égal que  celui  d'un  VaifTeau  pouffé  par  des  vents,  tantÔE 
foiblcs  ,  &  tantôt  impétueux  ,  &:  toujours  fort  irré- 
guliers dans  leur  courfe  :  ou  fi  étant  conilamment  d'unfe 
égale  vîteiTe,  il  n'étoit  pourtant  pas  circulaire  ,&  nepro- 
d:uifoit  pas  les  mêmes  apparences ,  nous  ne  pourrions  non 
plus  nous  en  fervir  à  mefurer  le  Temps  que  du  mouve- 
ment des  Comètes,  qni  efl  inégal  en  apparence. 

§.  23.  Les  Minutes  ,  les  Heures,  l^sjorns  S>i  \cs  An-u-,M^,ntes,\is 
nées-,  ne  font  pas  plus  tiécejfaires  a  mefurer  le  Temps  ,  ou  ^^""^  >!«.-<«- 
la  Durée  ,  que  le  Pouce  ,  le  Pic  ,  Y  Anne  ,  ou  la  Lieûc  ZZS^- 
qu'on  prend  fur  qtielque  portion  de  Matière,  font  necef-  ceiTaircs  de  la- 
fàires  à  nîefurer  l'Etendue.     Car  quoy  que  par  l'ufage  ^"'"^' 
que  nous  en  faifons  conftamment  dans  cet  endroit  du 
Monde ,  comme  d'autant  de  Périodes  ,  déterminées  par 
les  Révolutions  du  Soleil ,   ou  comme  de  portions  con- 
nues de  ces  fortes  de  Périodes,  nous  ayions  fixé  dans  nô- 
tre Efprit  les  idées  de  ces  différentes  longueurs  de  DuréCy 

Dd  3  que 


2  14  De  la  purée, 

C  H  A  p.  que  nous  appliquons  à  toutes  les  parties  du  temps  dont 
XIV.  nous  vculons  confiderer  la  longueur  ,  cependant  il  peut 
y  avoir  d'autres  Parties  de  l'Univers  oîi  l'on  ne  fe  fert 
rion  plus  de  ces  fortes  de  mefures  ,  qu'on  fe  fert  dans  le 
Tapcn  de  lîos  ponces ,  de  nos  pies  ,  ou  de  nos  Ueûés.  Il 
ïaut  pourtant  qu'on  employé  jpar  tout  quelque  chofe  qui 
ait  du  rapport  à  ces  niefures.  C^r  fins  quelques  retours 
périodiques  &  réguliers  ,  nous  ne  faurions  mcfurer,  ni 
faire  conhoître  aux  autres,  la  longueur  d'aucune  Durée; 
qiioy  qu'il  y  eut ,  dans  le  même  temps ,  autant  de  mou- 
vement dans  le  Monde  qu'il  y  en  a  prefentement ,  Se  que 
cependant  aucune  partie  de  ce  Mouvement  ne  fut  difpo- 
fée  de  manière  à  faire  des  révolutions  régulières  &  appa- 
remment éqmdifiuntes.  Du  refte ,  les  diîfcrentes  mefures 
dont  on  peut  fe  fervir  pour  compter  le  Temps ,  ne  chan- 
gent en  aucune  manière  la  notion  de  la  Durée,  qui  eft  la 
chofe  à  mefurer  j  non  plus  que  les  différens  modèles  du 
Pie  &  de  la  Coudée  n'altèrent  point  l'idée  de  l'Eten- 
•    •  due ,  à  l'égard  de  ceux  cpi  employent  ces  différentes  me- 

fures. 
Nôtre  mcfure  §■  24-  L'Efpnt  ayant  une  fois  acquis  l'idée  d'une  me- 
^u  Temps  peut  fure  du  Tcmps,  telle  que  la  révolution  annuelle  du  So- 
î Ta  Durl'e'^qm  ^^il  >  pcut  ^ppliquct  Cette  mclure  à  une  certaine  durée, 
aexiftcavaiit  kavec  laquelle  cette  mefure  ne  coesijie  point,  &:  avec  qui 
Temps.  çije  jj'^  aucun  rapport  ,  confidcrée  en  elle-même.     Car 

dire,  par  exemple,  <\u' Abraham  naquit  l'an  2712.  de  la 
Période  Julienne  i  c'efl  parler  au fîî  intelligiblement,,  que 
fi  l'on  comptoit  du  commencement  du  Monde;  bien  que 
dans  une  diilance  fi  éloignée  il  n'y  eût  ni  mouvement  du 
Soleil,  ni  aucun  autre  mouvement.  En  effet, quoy qu'on 
fuppofe  que  la  Période  Julienne  a  commencé  plulîeurs 
centaines  d'années  ,  avant  qu'il  y  eût  des  Jours  ,  des 
Nuits  ou  des  Années ,  défjgnecs  par  aucune  révolution 
jSolaire  ,  nous  ne  laiflbns  pas  de  compter  &  de  mefurer 
aufll  bien  la  Durée  par  cette  Epoque,  que  fi  le  Soleileût 
riéçllement  exifté  dans  ce  temps-là,  &  qu'il  eût  gardé  Iç 
iniênje  mouvement  qu'il  a  prefentement.     L'Idée  d'une 

Du- 


cr  àefes  Moàe^  Simples.  Liv.  IL  21^ 

Durée  égale  à  une  révolution  annuelle  du  Soleil,  peut  Chap. 
être  auffi  aifément  appliquée  dans  nôtre  Efprit  à  la  Du-  }CIV. 
rée,  quand  il  n'y  auroit  ni  Soleil  ni  Mouvement  ,  que 
l'idée  d'un  pié  ou  d'une  aune ,  prife  fur  les  Corps  que 
nous  voyons  fur  la  Terre ,  peut  être  appliquée  par  la  pen- 
fée  à  des  DifLonces  qui  foient  au  delà  des  limites  du  Mon- 
de, où  il  n'y  a  aucun  Corps. 

§.  25.  Car  fuppofé  que  de  ce  Lieu  jufqu'au Corps  qui 
borne  l'Univers  il  y  eut  5639.  Lieûës  ,  ou  millions  de 
Lieùës,  (^car  le  Monde  étant  fini ,  (qs  bornes  doivent  ê- 
tre  à  une  certaine  diftance}  comme  nous  fuppofons  qu'il 
y  a  5639. années  depuis  le  temps  préfent  jufques  à  la  pre- 
mière exiHence  d'aucun  Corps  dans  le  conimencementdu 
Monde,  nous  pouvons  appliquer  dans  nôtre  Efprit  cette 
mefure  d'une  année  à  la  durée  qui  a  exifté  avant  la  Créa- 
tion ,  au  delà  de  la  Durée  des  Corps  ou  du  Mouvement, 
tout  de  même  que  nous  pouvons  appliquer  la  mefure  d'u- 
ne lièûê  à  l'Efpace  qui  eft  au  delà  des  Corps  qui  termi- 
nent le  Monde  ;  &z  ainfi  par  l'une  de  ces  idées  nous  pou- 
vons aulll  bien  mefurer  la  durée  là  où  il  n'y  avoit  point 
dé  mouvement  ,  que  nous  pouvons  par  l'autre  mefu- 
rer ért  nous-mêmes  l'Efpace  la  oii  il  n'y  a  point  de 
Corps. 

§^.  26.  Si  l'on  ni'objefte  ici,  que  dé  la  manière  dont 
j'explique  le  Temps ,  je  fuppofe  ce  que  je  n'ai  pas  droit 
de  fuppofér  ,  favoir.  Que  le  Monde  n'eft  ni  éternel  ni 
infini,  je  répons  qu'il  n'eft  pas  néceflaire  pour  mon  def- 
fein ,  de  prouver  en  cet  endroit  que  le  Monde  eft  fini, 
tant  à  l'ég^ird  de  fx  durée  que  de  foh  étendue.  Mais  com- 
me cette  dernière  fuppofition  eft  pour  le  moins  aulll  faci- 
le à  concevoir  que  celle  qui  luy  eft  oppofée  ,  j'ai  fans 
contredit  la  liberté  de  m'en  fervir  auffi  bien  qu'un  autre 
a  celle  de  pofer  le  contraire)  &:  je  ne  doute  pas  que  qui- 
conqvte  voudra  faire  reflexion  fur  ce  point  ,  ne  puiife  ai- 
fément concevoir  en  luy-même  le  commencement-  du 
Mouvement,  quoy  qu'il  ne  puifle  comprendre  celai  de 
ia  Durée  prife  dans  route  fon  étendue.     11  peut  auffi ,  en 

eoa.^ 


2i6  Delà  Durée, 

Chap.  confiderant  le  Mouvement,  venir  à  un  dernier  point, 
XIV.  fans  qu'il  luy  foit  pofllble  d'aller  plus  avant.  Il  peut  de 
même  donner  des  bernes  au  Corps  &:  à  l'Etendue  qui  ap- 
partient au  Corps  >  mais  c'eft  ce  qu'il  ne  fauroit  faire  à 
l'égard  de  l'Efpace  vuide  de  Corps ,  parce  que  les  derniè- 
res limites  de  l'Efpace  &  de  la  Durée  font  au  deiTus  de 
nôtre  conception,  tout  ainfi  que  les  dernières  bornes  du 
Nombre  paiîent  la  plus  vall;e,capacité  de  l'Efprit  >  ce  qui 
eft  fondé ,  à  l'un  &  à  l'autre  égard ,  fur  les  mêmes  raifons , 
comme  nous  le  verrons  ailleurs. 
Corament  nous  §•  2/.  Aiufi  dc  la  même  fource  qvic  nous  vient  Vidée 
vient  ride'c  de  ^^  T tmp iWows  vicut  aufll  celle  que  nous  nommons  Eter- 
\BHmHi.  ^■^^,^  ^^^  ayant  acquis  l'idée  de  la  Succellion  &  de  la  Du- 
rée en  reflechiflant  fur  cette  fuite  d'idées  qui  fe  fuccedenc 
en  nous  les  unes  aux  autres ,  laquelle  eft  produite  en  nous, 
ou  par  les  apparences  naturelles  de  ces  Idées  qui  d'elles- 
mêmes  viennent  fe  préfenter  conftamment  à  nôtre  Efprit 
pendant  que  nous  veillons ,  ou  par  les  Objets  extérieurs 
qui  affeftent  fucceflivement  nos  Sens ,  ayant  d'ailleurs  acr 
quis,  par  le  moyen  des  Révolutions  du  Soleil ,  les  idées 
de  certaines  longueurs  de  Durée  ,  nous  pouvons  ajouter 
dans  nôtre  Efprit  ces  fortes  de  longueurs  les  unes  aux  au- 
tres, aullî  fouvent  qu'il  nous  plait  >  &  après  les  avoir 
ainfi  ajoutées  ,  nous  pouvons  les  appliquer  à  des  durées 
paffécs  ou  à  venir  ,  ce  que  nous  pouvons  continuer  de 
faire  fans  jamais  arriver  à  aucun  bout ,  pouflant  ainfi  nos 
penfées  à  l'infini,  &  appliquant  la  longueur  d'une  révo- 
lution annuelle  du  Soleil  à  une  Durée  qu'on  fuppofe  a- 
voir  été  avant  l'exiftence  du  Soleil,  ou  de  quelque  autre 
Mouvement  que  ce  foit.  Il  n'y  a  pas  plus  d'abfurditeou 
de  difficulté  à  cela,  qu'à  appliquer  la  notion  que  j'ai  du 
mouvement  que  fait  l'Ombre  d'un  Cadran  pendant  une 
heure  du  jour ,  à  la  durée  de  quelque  chofe  qui  foit  arri- 
vé la  nuit  paflee,  par  exemple  à  la  flamme  d'une  chan- 
delle qui  aura  été  brûlée  pendant  ce  temps-là  ;  car  cette 
flamme  étant  prefentement  éteinte,  eft  entièrement  fepa- 
r«e  de  tout  mouvement  acl:ucl ,  &^  il  eft  autli  impolîible 

que 


ér  àe  fis  Modes  Simples.   L  i  v.  II.  217 

que  la  durée  de  cette  flamme,  qui  a  paru  pendant  une  Chap. 
heure  la  nuit  paiTée ,  coëxifie  avec  aucun  mouvement  qui  XIV. 
exifte  préfentement  ou  qui  doive  exifter  à  l'avenir  ,  qu'il 
ell  impoilible  qu'aucune  portion  de  durée  qui  air  exifte 
avant  le  commencement  du  Monde,  coëxifte  avec  le  mou- 
vement prcfent  du  Soleil.  Mais  cela  n'empêche  pourtant 
pas ,  que  fi  j'ai  l'idée  de  la  longueur  du  mouvement  que 
l'ombre  fiiit  fur  un  Cadran  en  parcourant  l'efpace  qui  mar- 
que wnc  heure  ,  je  ne  puifle  mefurer  auflî  dillin£tcment 
en  moy-mcme  la  durée  de  cette  chandelle  qui  a  brûlé  la 
nuit  paflee,  que  je  puis  mefurer  la  durée  de  quoy  que  ce 
foit  qui  exifte  préfentement  :  &  ce  n'eft  faire  dans  le  fonds 
autre  chofe  que  d'imaginer  que,  fi  le  Soleil  eût  éclairé  de 
fes  rayons  un  Cadran  ,  &  qu'il  fe  fut  mû  dans  la  même 
proportion  qu'à  cette  heure  ,  l'Ombre  auroit  paifé  fur  ce 
Cadran  depuis  une  de  ces  divifions  qui  marquent  les  heu- 
res jufqu'à  l'autre,  pendant  le  temps  que  la  chandelle  au- 
roit continué  de  brûler. 

§.  28.  La  notion  que  j'ai  d'une  Heure,  d'un  jour,  ou 
d'une  Année,  n'étant  que  l'idée  que  je  me  fuis  formé  de 
la  longueur  de  certains  mouvemens  réguliers  &:  périodi- 
ques ,  dont  il  n'y  en  a  aucun  qui  exifte  tout  à  la  fois , 
mais  feulement  dans  les  idées  que  j'en  conferve  dans  ma 
Mémoire  ,  &  qui  me  font  venues  par  voye  de  Senfation 
ou  de  Reflexion ,  je  puis  avec  la  même  facilité  ,  &:  par 
la  même  raifon  appliquer  dans  mon  Efprit  la  notion  de 
toutes  ces  dift^érentes  Périodes  à  une  durée  qui  ait  précé- 
dé toute  forte  de  mouvement  ,  tout  aufll  bien  qu'à  une 
chofe  qui  n'ait  précédé  que  d'une  minute  ou  d'un  Jour  , 
le  mouvement  où  fe  trouve  le  Soleil  dans  ce  moment-ci. 
Toutes  les  chofes  paflees  font  dans  un  égal  &  parfait  re- 
pos ;  &■  â  les  confiderer  dans  cette  veûë ,  il  eft  indifférent: 
qu'elles  ayent  exifte  avant  le  commencement  du  Monde 
ou  feulement  hier  j  car  pour  mefurer  la  durée  d'une  chofe 
par  un  mouvement  particulier  ,  il  n'eft  nullement  nécef- 
làire  que  cette  chofe  coëxifte  réellement  avec  ce  mouve- 
ment-là ,   ou  avec  quelque  autre  révolution  périodique  , 

Ee  mais 


2 1 8  Delà  Durée , 

C  H  A  p.    mais  feulement  que  j'aye  dans  mon  Efprit  une  idée  clairede 
XIV.      la  longueur  de  quelque  mouvement  périodique  ,  ou  de 
quelque  autre  intervalle  de  durée  ,   Se  que  je  l'applique  à 
la  durée  de  la  chofe  que  je  veux  mefurer. 

§.  29.  Aulîi  voyons-nous  que  certaines  gens  comptent 
que  depuis  la  première  exiftence  du  Monde  julqu'à 
l'année  1689.  il  s'elï  écoule  56:9.  années,  ou  que  la  du- 
rée du  Monde  cft  égale  à  5639.  Révolutions  annuelles  du 
Soleil  j  8c  que  d'autres  l'etendent  beaucoup  plus  loin  , 
comme  les  anciens  Egyptiens ,  qui  du  temps  à' Alexandre 
comptoient  23000.  années  depuis  le  Règne  du  Soleil ,  &: 
lesChiriois  d'aujourd'huy  , qui  donnent  au  Monde  3,269, 
000.  années,  ou  plus.  Qiioy  que  je  ne  croye  pas  que  les 
Egyptiens  6c  les  Chinois  ayent  raifon  d'attribuer  une  û. 
longue  durée  à  l'Univers  ,  je  puis  pourtant  imaginer  cet- 
te durée  tout  aulîl  bien  qu'eux,  &  dire  que  l'une  eft  plus 
grande  que  l'autre ,  de  la  même  manière  que  je  comprens 
que  la  vie  àcMathufalcm  a  été  plus  longue  que  celle  d'£- 
noch.  Et  iuppofé  que  le  calcul  ordinaire  de  5639.  années 
foit  véritable ,  qui  peut  l'être  auffi  bien  que  tout  autre ,  cela 
ne  m'empêche  nullement  d'imaginer  ce  que  les  autres  pen- 
fent  lorfqu'ils  donnent  au  Monde  mille  ans  de  plus  ;  parce 
que  chacun  peut  aulll  aifément  imaginer,  Ç]q  ne  dis  pas 
croire}  que  le  Monde  a  duré  50000.  ans  ,  que  5639.  an- 
nées ,  par  la  raifon  qu'il  peut  aufli  bien  concevoir  la  durée 
de  50000.  ans  que  de  5639.  années.  D'où  il  paroit  que 
pour  mefurer  la  durée  d'une  chofe  par  le  Temps ,  il  n'eft 
pas  néceflaire  que  la  chofe  foit  coexiftanle  au  mouvement, 
ou  à  quelque  autre  Révolution  Périodique  que  nous  em- 
ployions pour  en  mefurer  la  durée.  11  fuffit  pour  cela  que 
nous  ayions  l'idée  de  la  longueur  de  quelque  apparence 
régulière  6c  périodique,  que  nous  puillions  appliquer  en 
nous-mêmes  à  cette  durée  ,  avec  laquelle  le  mouvement , 
ou  cette  apparence  particulière  n'aura  pourtant  jamais 
exifté. 
De  l'iJc'e  de      §.  30.  Car  commc  dans  l'Hiftoire  de  la  Création  telle 

Bwmu.        qjjg  ^f^y^  uQj^jj;  pj  rapportée, je  puis  imaginer  que  la  Lu- 
mière 


^  defes  Modes  Simples.  Liv.  II.  219 

miere  a  exifté  trois  jours  avant  qu'il  y  eût  ni  Soleil  ni  au-  C  h  a  p. 
cun  Mouvement,  &  cela  lîmplement  en  me  repréfentant  XIV. 
que  la  durée  de  la  Lumière  qui  fut  créée  avant  le  Soleil , 
fut  fi  longue  qu'elle  auroit  été  égale  à  trois  révolutions 
diurnes  du  Soleil  ,  fi  alors  cet  Aftre  fe  fut  mû  comme  à 
préfent  -,  je  puis  avoir  par  le  même  moyen  ,  une  idée  du 
Chaos  ou  des  Anges ,  comme  s'ils  avoient  été  créez  une 
minute,  une  heure,  un  jour,  une  année,  ou  mille  an- 
nées, avant  qu'il  y  eût  ni  Lumière, ni  aucun  mouvement 
continu.  Car  fi  je  puis  feulement  confiderer  la  durée 
comme  égale  à  une  minute  avant  l'exiftence  ou  le  mou- 
vement d'aucun  Corps  ,  je  puis  ajouter  une  minute  de 
plus,  &:  encore  une  autre  ,  jufqu'à  ce  que  j'arrive  à  60. 
minutes ,  &  en  ajoutant  de  cette  forte  des  minutes  ,  des 
heures  ou  des  années,  c'eft  à  dire,  telles  ou  telles  parties 
d'une  Révolution  folaire  ,  ou  de  quelque  autre  Période , 
dont  j'aye  l'idée  ,  je  puis  avancer  à  l'infini  ,  &:  fuppofer 
une  Durée  qui  excède  autant  de  fois  ces  fortes  de  Pério- 
des ,  que  j'en  puis  compter  en  les  multipliant  aufli  fou- 
vent  qu'il  me  plaît  j  &:  c'eft  là  ,  à  mon  avis  ,  l'idée  que 
nous  avons  de  V Eternité ,  dont  l'infinité  ne  nous  paroit 
point  différente  de  l'idée  que  nous  avons  de  V infinité  des 
Nombres  ,  auxquels  nous  pouvons  toujours  ajouter,  fans 
jamais  arriver  au  bout. 

§.  51.  Il  eft  donc  évident  ,  à  mon  avis  ,  que  les  idées 
&  les  mefures  de  la  Dilrée  nous  viennent  des  deux  four- 
ces  de  toutes  nos  connoiflances  dont  j'ai  déjà  parlé  ,  fa- 
voir,  la  Reflexion  Se  la  Senfaticn. 

Car  premièrement ,  c'eft  en  obfervant  ce  qui  fe  pafie 
dans  nôtre  Efprit,  je  v^ux  dire  cette  fuite  conftante  d'I- 
dées dont  les  unes  paroîflent  à  mefure  que  d'autres  vien- 
nent à  difparoître  ,  que  nous  nous  formons  l'idée  de  la 
Succeflion. 

Nous  acquérons ,  en  fécond  lieu  ,  l'idée  de  la  T)nrée 
en  remarquant  de  la  diftance  dans  les  parties  de  cette  Suc- 
ceflion.       • 

En  troifiéme  lieu  ,   venant  à  obferver  ,   par  le  moyen 
Ee  2  des 


120  De  la  Dur  ce ,   c^  de  fes  Modes  Simples. 

Chap.    des  Sens  ,  certaines  apparences  ,  diftinguées  par  certaines 
XIV.      Périodes  régulières  ,  &:  en  apparence  cqmàifianîes  ,    nous 
nous  formons  l'idée  de  certaines  longueurs  ou  mefures  de 
durée,  comme  font  les  Minutes,  les  Heures,  les  Jours  , 
les  Années,  6cc. 

En  quatrième  lieu  ,  par  la  Faculté  que  nous  avons  de 
repeter  aulîi  fouvent  que  nous  voulons  ,  ces  mefures  du 
Temps ,  ou  ces  idées  de  longueurs  de  durée  déterminées 
dans  nôtre  Efprit,  nous  pouvons  venir  à  imaginer  de  la 
durée  là-même  oii  rien  n'exifte  réellement.  C'eft  ainfi 
que  nous  imaginons  ^ewï^o/ ,  Vannée  (nivante  -,  on  fept  an- 
nées qui  doivent  fucceder  au  temps  préfent. 

En  cinquième  lieu  ,  par  ce  pouvoir  que  nous  avons 
de  repeter  telle  ou  telle  idée  d'une  certaine  longueur  de 
temps ,  comme  d'une  minute  ,  d'une  année  ou  d'un  fié- 
cle ,  aufli  fouvent  qu'il  nous  plaît ,  en  les  ajoutant  les  u- 
nes  aux  autres ,  fans  jamais  approcher  plus  près  de  la  fin 
d'une  telle  addition  ,  que  de  la  fin  des  Nombres  aux- 
quels nous  pouvons  toujours  ajouter,  nous  nous  formons 
à  nous-mêmes  l'idée  de  V Eternité ,  qui  peut  être  aufll 
bien  appliquée  à  l'éternelle  durée  de  nos  Ames, qu'à  l'E- 
ternité de  cet  Etre  infini  qui  doit  néceflairement  avoir 
toujours  exifté. 

6.  Enfin,  en  confiderant  une  certaine  partie  de  cette 
Durée  infinie  entant  que  défignée  par  des  mefures  pério- 
diques ,  nous  acquérons  l'idée  de'ce  qu'on  nomme  géné- 
ralement le  Temps. 


eu  A' 


VelaVurée  &  deVExpanJîoni  6cc.  Liv.  II. 


221 


CHAPITRE       XV. 

De  la  Durée  &  de  fExpanJion  ,  conjidere'es  C  h  a  p. 

cnfembk.  XV. 


§.   I. 


a' 


U  o  Y   Qju  E  dans  les  Chapitres  précedens  je  La  Durée  & 
me  fois  arrêté  allez  long-temps  à  confiderer  pfbrs'''i,','Xs*^^" 


l'Efpace  &:  \x  Durée  ;  cependant  comme  ce  du  moins. 
font  des  Idées  d'une  importance  générale  ,  Se  qui  de  leur 
nature  ont  quelque  chofe  de  fort  abilrus  &  de  fort  parti- 
culier, il  fera  ,  peut-être  ,  de  quelque  ufagc  de  les  com- 
parer l'une  avec  l'autre ,  pour  les  fiiire  mieux  connoître , 
perfuadé  que  nous  pourrons  avoir  des  idées  plus  nettes  fie 
plus  diftinftes  de  ces  deux  chofes  en  les  examinant  jointes 
enfemble.  Pour  éviter  la  confufion  ,  je  donne  à  la  Di- 
ftance  ou  à  l'Efpace  confideré  dans  une  idée  fimple  &  ab- 
flraite,  le  nom  d'Exp^nfîoji,  afin  de  le  diftinguer  de  VE- 
tendtie  5  terme  que  quelques-uns  n'employent  que  pour 
exprimer  cette  diftance  entant  qu'elle  eft  dans  les  parties 
folides  de  la  Matière ,  auquel  fens  il  renferme ,  ou  défigne 
du  moins  l'idée  du  Corps  ;  au  lieu  que  l'idée  d'une  pure 
diftance  n'enferme  rien  de  femblable.  Je  préfère  aufli  le 
mot  à" Expanjion  à  celui  à'Efpace  ,  parce  que  ce  dernier 
eft  fouvent  appliqué  à  la  diftance  des  parties  fuccellives 
&  tranfitoires  qui  n'exiftent  jamais  enfemble  ,  aulli  bien 
qu'à  celles  qui  font  permanentes. 

Pour  venir  maintenant  à  la  comparaifon  de  l'Expan- 
fion  &  de  la  Durée  ,  je  remarque  d'abord  que  l'Efprit  y 
trouve  l'idée  commune  d'une  longueur  contmuée  ,  capa- 
ble du  plus  ou  du  moins  ,  car  on  a  une  idée  auHl  claire 
de  la  différence  qu'il  y  a  entre  la  longueur  d'une  heure  êc 
celle  d'un  jour,  que  de  la  différence  qui  eft  entre  un  pou- 
ce &  un  pié. 

§.  2.  L'Efprit  s'étant  formé  l'idée  de  la  longueur  d'u-  L'Expanfion 
ne  certaine  partie  de  V Expânfion ,  d'un  empan,  d'un  pas,  "'^ft  pas bonn/^e 

Ee    3  *^^^^parlaMaàére. 


2  2  2  De  la  Durée  &  de  V Espanfion 

•C  H  A  p.  ou  de  telle  longueur  que  vous  voudrez  ,   il  peut  repeter 
XV.      cette  idée,  comme  il  a  été  dit,  &:  ainfi  en  l'ajoutant  à  la 
première ,  étendre  l'idée  qu'il  a  de  la  longueur  6c  l'égaler 
à  deux  empans,  ou  à  deux  pas, fie  cela  auili  fouvent  qu'il 
veut,  jufqu'à  ce  qu'il  égale  la  diftance  de  quelques  par- 
ties de  la  Terre  qui  foient  à  tel  éloignement  qu'on  vou- 
dra l'une  de  l'autre  ,    6c  continuer  ainfi  jufqu'à  ce  qu'il 
parvienne  à  remplir  la  diftance  qu'il  y  a  d'ici  au  Soleil, 
ou  aux  Etoiles  les  plus  éloignées.     Et  par  une  telle  pro- 
greflîon ,  dont  le  commencement  foit  pris  de  l'endroit  où 
nous  fommes  ,    ou  de  quelque  autre  que  ce  foit  ,   nôtre 
Efprit  peut  toujours  avancer  6c  paflér  au  delà  de  toutes 
ces  diftances  ;en  forte  qu'il  ne  trouve  rien  qui  puifTe  l'em- 
pêcher d'aller  plus  avant ,  foit  dans  le  lieu  des  Corps ,  ou 
dans  l'Efpace  vuide  de  Corps.  Il  eft  vray,que  nous  pou- 
vons aifément  parvenir  à  la  fin  de  l'Etendue  fclide,  6c 
que  nous  n'avons  aucune  peine  à  concevoir  l'extrémité  S<. 
les  bornes  de  tout  ce  qu'on  nomme  Corps  :  mais  lors  que 
l'Efprit  eft  parvenu  à  ce  terme ,  il  ne  trouve  rien  qui  l'em- 
pêche d'avancer  dans  cette  Expanfion  infinie  qu'il  imagi- 
ne au  delà  des  Corps ,    &  où  il  ne  fauroit  ni  trouver  ni 
concevoir  aucun  bout.     Et  qu'on  n'oppofe  point  à  cela, 
qu'il  n'y  a  rien  du  tout  au  delà  des  limites  du  Corps  ,    à 
moins  qu'on  ne  prétende  renfermer  Dieu  dans  les  bornes 
de  la  Matière.    Salomon ,  dont  l'Entendement  étoit  rem- 
pli d'une  fagefle  extraordinaire  ,   qui  en  avoir  pcrfeilion- 
né  Se  étendu  les  lumières  ,   femble  avoir  d'autres  penfées 
lorfqu'il  dit  en  parlant  à  Dieu,  Les  deux  ér  les  Cteux  des 
deux  ne  peuvent  te  contenir  ;  6c  je  croy  pour  moy  que  ce- 
lui-là fe  fixit  une  trop  haute  idée  de  la  capacité  de  fon  pro- 
pre Entendement  qui  fe  figure  de  pou  voir  étendre  fes  pen- 
fées plus  loin  que  le  lieu  où  Dieu  exifte,  ou  imaginer  une 
expanfion  où  Dieu  n'eft  pas. 
i-iDurtcii'cft      §.  3.  Ce  que  )e  viens  de  dire  de l'Expanfion,  convient 
pas  LWc  non  parfaitement  à  la  Durée.  L'Efprit  ayant  conçu  l'idée  d'u- 
iiouvcmem.     ne  Certaine  durée,  peut  la  doubler  ,   la  multiplier  6c  l'é- 
tendre non  feulement  au  delà  de  fa  propre  exiftence ,  mais 

au 


C07if!derées enfemble.     Liv.  II.  22 j 

an  delà  de  celle  de  tous  les  Etres  corporels  ,  &  de  toutes  C  h  a  p, 
les  mefures  du  Temps, prifes  fur  les  Corps  Céleftes  &fur  XV. 
leurs  mouvemens.  Mais  quoy  que  nous  fafllons  la  Durée 
infinie  ,  comme  elle  l'eft  certainement ,  perfonne  ne  fait 
difficulté  de  reconnoître  que  nous  ne  pouvons  pourtant 
pas  étendre  cette  Durée  au  delà  de  tout  Etre  ,  car  Dieu 
remplit  l'Eternité  ,  comme  chacun  en  tombe  aifément 
d'accord.  On  ne  convient  pas  de  même  que  Dieu  rem- 
plifTe  rimmenfité,  mais  il  eft  mal-iaifé  de  trouver  la  rai- 
ion  pourquoy  l'on  douteroit  de  ce  dernier  point ,  pendant 
qu'on  aflure  le  premier,  car  certainement  fon  Etre  infini 
eft  aufli  bien  fins  bornes  à  l'un  qu'à  l'autre  de  ces  égards  ; 
&  il  me  femble  que  c'eft  donner  un  peu  trop  à  la  Matiè- 
re que  de  dire  ,  qu'il  n'y  a  rien  ,  là  où  il  n'y  a  point  de 
Corps. 

§.  4<.  De  là  nous  pouvons  apprendre  ,  à  mon  avis  ,  Pourquoy  on 
pourquoy  l'on  parle  communément  d'une  Eternité ,  dont  niènpjncDur^'c 
on  fuppofe  l'exiftence  fans  hefiter  le  moins  du  monde,  &  mfinie,  qu'une 
pourquoy  l'on  ne  fait  aucune  difficulté  d'attribuer  l'infi-  E'^pau-lon  mh- 
nité  à  la  Durée,  pendant  que  ceux  qui  admettent  ou  fup- 
pofent  l'infinité  de  l'Efpace,  le  font  avec  plus  de  rcferve, 
ôc  d'une  manière  beaucoup  moins  affirmative.  La  raifon 
de  cette  différence  vient  ,  ce  me  femble  ,  de  ce  qu'étant 
accoutumez  à  employer  la  Dur  ce  8c  V  Etendue  comme  des 
noms  de  qualitez  qui  appartiennent  à  differens  Etres ,  nous 
concevons  fans  peine  une  durée  infinie  en  Dieu,  &:  nous 
ne  fauricns  même  nous  empêcher  de  le  faire.  Mais  com- 
me nous  n'attribuons  pas  de  l'étendue  à  cet  Etre  infini  , 
mais  feulement  à  la  Matière  qui  eft  finie,  nous  avons  plus 
de  penchant  à  douter  de  l'exiftence  d'une  Expanfion  fans 
Matière,  de  laquelle  feule  nous  fuppofons  ordinairement 
que  l'Expanfion  eft  un  attribut.  C'eftpourquoy  ,  lors 
que  les  hommes  fuivent  les  penfees  qu'ils  ont  de  l'Efpace, 
ils  font  portez  à  leur  donner  les  mêmes  bornes  qui  termi- 
nent les  Corps,  comme  fi  l'Efpace  finiffoit  là  fans  s'éten- 
dre plus  loin  ;  ou  fi  en  examinant  la  chofe  de  plus  près  , 
leurs  idées  les  engageât  à  porter  leurs  penfèes  encore  plus 

avant , 


2  24*  De  la  Durée  c^  ^e  V Expanfion 

C  H  A  p.    avant ,  ils  ne  laiflent  pas  d'appcller  tout  ce  qui  eO;  au  delà 
XV.      des  bornes  de  l'Univers  j    Èfpace  imaginaire  ,    comme  11 
cet  Efpace  n'etoit  rien  ,    dès  là  qu'il  ne  contient  aucun 
Corps.     Mais  à  l'égard  de  la  Durée  qui  précède  tous  les 
Corps  &  les  mouvemens  par  lefquels  on  la  mefure  jilsrai- 
Ibnncnt  tout  autrement  ,    car  ils  ne  la  nomment  jamais 
imaginaire,  parce  qu'elle  n'eft  jamais  fuppofée  vuide  de 
quelque  lujet  qui  exifte  réellement.     Qiie  fi  les  noms  des 
chofes  peuvent  nous  conduire  en  quelque  manière  à  l'ori- 
gine des  idées  des  hommes,  (^comme  je  fuis  tenté  de  croi- 
re qu'elles  y  peuvent  contribuer  beaucoup)  lemotdeZ)«- 
rée  peut  donner  fujet  de  penfer  ,  que  les  hommes  crurent 
qu'il   y   avoit  quelque  analogie  entre   une  continuation 
d'exiftence  qui  enferme  comme  une  efpéce  de  rcfiftance  à 
toute  force  clcilruftive ,  ôc  entre  une  continuation  de  foli- 
dité ,  (propriété  des  Corps  qu'on  ell  fou  vent  porté  à  con- 
fondre avec  la  dureté ,    &:  qu'on  trouvera  effectivement 
n'en  être  pas  fort  ditferente ,  lî  l'on  confidere  les  plus  pe- 
tits atomes  de  la  Matière,}  &:  que  cela  donna  occafion  à 
la  formation  des  mots  durer ,  &:  être  dur-,  qui  ont  une  fi 
étroite  affinité  enfemble.     Cela  paroit  fur  tout  dans   la 
Langue  Latine  d'où  ces  mots  ont  pafle  dans  nos  Langues 
Modernes  ;  car  le  mot  Latin  dvrare  ell  aulîl  bien  emplo- 
yé pour  fignifier  l'idée  tie  la  dureté  proprement  dite, que 
l'idée  d'une  cxiltence  continuée,  comme  il  paroit  par  cet 
endroit  à' Horace  ,    (Epod.  xv  i .}  fcrro  duraz-it  facula. 
Qiioy  qu'il  en  foit ,    il  eft  certain  ,    que  quiconque  fuit 
fes  propres  penfées ,  trouvera  qu'elles  fe  portent  quelque- 
fois bien  au  delà  de  l'étendue  des  Corps  ,   dans  l'infinité 
de  l'Efpace  ou  de  l'Expanfion  ,   dont  l'idée  eft  diftinde 
du  Corps  6c  cie  toute  autre  chofe  >  ce  qui  peut  être  le  fu- 
jet d'une  plus  ample  méditation  à  qui  voudra  s'y  appli- 
quer. 
LeTempsea  à      §•  f  •  E"  général ,  le  Temps  eft  à  la  Durée ,  ce  que  le 
la  Durée  ce  que  Lieu  eft  à  l'Expanfion.     Ce  font  autant  de  portions  de 
ï%>ts!^nLu      ^^^  deux  Océans  infinis  à^ Eternité  à'  d' bnmcnfité  ,  diftin- 
guées  du  rcftc  comme  par  autant  de  Ecornes  ;  fie  ainll  elles 

fervent 


conjldere'es  ênfemble.     Liv.  II.  225 

fervent  à  marquer  la  pofition  des  Etres  réels  &  finis ,  félon  C  h  a  p. 
le  raport  qu'ils  ont  entr'eux  dans  cette  vafte  Se  infinie  é-  XV. 
tendue  de  Durée  &  d'Efpacc.  Ainfi  ,  à  bien  confidcrer 
le  Temps  &  le  Lieu ,  ils  ne  font  rien  autre  chofe  que  des 
idées  de  certaines  diftances  déterminées, prifes  de  certains 
points  connus  &  fixes  dans  les  chofes  fenfibles  ,  capables 
d'être  diftinguées  &  qu'on  fuppofe  garder  toujours  la  mê- 
me diftance  les  unes  à  l'égard  des  autres.  C'eft  de  ces 
points  fixes  dans  les  Etres  fenfibles  que  nous  comptons  la 
durée  particulière  &  que  nous  mefurons  la  dillance  dedi- 
vcrfes  portions  de  ces  Qiiantitcz  infinies  j  &:  ces  diftin- 
£tions  obfervées  font  ce  que  nous  appelions  le  Temps  &: 
le  Lieu.  Car  la  Durée  &c  l'Efpace  étant  en  elles-mêmes 
uniformes  j  fi  l'on  ne  jettoit  la  veûë  fur  ces  fortes  de  points 
fixes ,  on  ne  pourroit  point  obferver  dans  la  Durée  &  dans 
l'Efpace,  l'ordre  Se  la  pofition  des  chofes,  Se  tout  feroit 
dans  un  confus  entaflément  que  rien  ne  feroit  capable  de 
débrouiller. 

§.  6.  Mais  à  confiderer  le  Temps  ic  le  L/>«  comme  Le  Temps  &  k 
autant  de  portions  déterminées  de  ces  Abymcs  infinis  L'cu  lont  pris 
d'Efpace  Se  de  Durée ,  qu'on  défigne ,  ou  qu'on  fappofe  pomûmTDu! 
être  diftinguées  du  refte  ,  par  des  marques  Se  des  bornes  r^^e  &  d'Efpace 
connues,  on  peut  leur  donner  à  chacun  deux  fens  diffé- 1",^"  ""  P'^'"' 

■^  dciii;iicr   par 

renS.  Icx.ftcnce  &:  le 

Et  premièrement  ,   le  Temps  confideré  en  général  fe  '""uvcnunt 
prend  communément  pour  cette  portion  de  Durée  infi-  ""'  ^^^^' 
nie,  qui  eft  mefurée  par  l'exiftence  àc  le  mouvement  des 
Corps  Céleftes,  Se  qui  coèxifte  à  cette  exiftence  Se  à  ce 

mouvement,  autant  que  ces  Corps  nous  font  connus.    A  H 

prendre  la  chofe  de  cette  manière  ,    le  Temps  commence  M 

Se  finit  avec  la  formation  de  ce  Monde  fenfible  ,  Se  c'eft 
le  fens  qu'il  faut  donner  à  ces  exprelîîons  que  j'ai  déjà 
citées,  ava7ît  tons  les  temps  ,  ou  lorfqu'd  n'y  âttra  plus  de 
temps.  Le  Lieu  fe  prend  aufil  quelquefois  pour  cette  por- 
tion de  l'Efpace  infini  qui  eft  comprifc  dans  le  Monde 
matériel,  Se  qui  par  là  eft  diftinguée  du  refte  de  V  Expan- 
fion  ;  quoy  que  ce  fut  parler  plus  proprement  de  donner 

Ff  à 


2  20  DelaDuree  é"  deVExp'anfiott 

C  H  A  p.    à  une  telle  portion  de  l'Efpace ,  le  nom  d'Etendue  plutôt 
XV.      que  celui  de  Lien.     C'efl  dans  ces  bornes  que  font  ren- 
fermez le  Temps  èz  le  Lieu ,  pris  dans  le  fens  que  je  viens 
d'expliquer  j  oc  c'eft  par  leurs  parties  capables  d'être  ob- 
fervées,  qu'on  mefiire  ^  qu'on  détermine  le  temps  ou  la 
durée  particulière  de  tous  les  Etres  corporels,  aulTi  bien 
que  leur  étendue  &  leur  place  particulière. 
Quelquefois      §.  /.     En  fccond  licu ,  le  !rc;?;/)j  fe  prend  quelquefois 
r°"^  ^'°"'  .^'""dans  un  fens  plus  étendu,  5c  cft  applique  aux  parties  de 
dTfpace  que     1^  Duréc  infinie,  non  à  celles  qui  font  réellement  diftin- 
iious  cil  de-     guées  &:  mefurées  par  l'exiftence  réelle  &:  par  les  mouve- 
nfcfurcs^^iirs  Tiens  penodiqucs  des  Corps,  qui  ont  été  deftinez  dès  le 
de  la  groiicur  Commencement  *  à  fervir  de  figne  ,  êc  à  marquer  les  fai- 
i°i«KdcsC°o"T  ^""^ '  les  jours  (Se  les  années,  6c  qui  fuivant  cela  nous  fer- 
vent à  mcfurcr  le  Temps  ;    mais  à  d'autres  portions  de 
i-^Tm.'*^  ^^  cette  Durée  infinie  6c  uniforme  que  nous  fuppofons  éga- 
les ,  dans  quelques  rencontres ,  à  certaines  longueurs  d'un 
temps  précis  ,    6c  que  nous  confiderons  par  conféquent 
comme  déterminées  par  certaines  bornes.     Car  fi  nous 
fuppofions  par  exemple  ,   que  la  création  des  Anges  ou 
leur  chute  fut  arrivée  au  commencement  de  la  Feriode 
Julienne  i  nous  parlerions  aflez  proprement,  èc  nous  nous 
ferions  fort  bien  entendre  ,    lî  nous  difions  que  depuis  la 
création  des  Anges  il  s'eft  écoulé  764.  ans  de  plus,  que 
depuis  la  Création  du  Monde.     Par  où  nous  defigncrions 
tout  autant  de  cette  Durée  indiftin£te  ,  que  nous  fuppo- 
ferions  égaler  764.  Révolutions  annuelles  du  Soleil  ,  de 
forte  qu'elles  auroient  été  renfermées  dans  cette  portion, 
fuppofé  que  le  Soleil  fe  fut  mû  félon  les  mêmes  propor- 
tions qu'à  prèfent.     De  même,  nous  fuppofons  quelque- 
fois de  la  place,  de  la  diftance  ou  de  la  grandeur  dans  ce 
Vuide  immenfe  qui  eft  au  delà  des  bornes  de  l'Univers, 
lorfquc  nous  confiderons  tout  autant  de  cet  Efpace,  qui 
foit  égal  à  un  Corps  d'une  certaine  dimenfion  déterminée, 
comme  d'un  pié  cubique,  ou  qui  foit  capable  de  le  rece- 
voir ,   ou  lors  que  dans  cette  vafte  Expanfion  ,   vuide 
de  Corps ,    nous  concevons  un  Point ,   à  une  diftance 

pré- 


confiâerées  enfemble.  Liv.  II.  227 

précife   d'une   certaine   partie  de   l'Univers.  Chap. 

§.  8.  Oh  &  Giv.anà  font  des  Qiieftions  qui  appartien-     XV. 
nent  à  toutes  les  exiftences  finies,   dont  nous  deduifons     LcLieu&ic 
toujours  le  temps  &;  le  lieu,  de  quelques  parties  connues  tienne,^:  âToJt 
de  ce  Monde  fenfible,  &:  de  certaines  Epoques  qui  nous  i«  Etres  fims. . 
font  marquées  par  les  mouvemens  qu'on  y  peut  obierver. 
Sans  ces  fortes  de  Périodes  ou  Parties  fixes  ,   l'ordre  des 
cliofes  fe  trouveroit  anéanti  par  rapport  à  nôtre  Entende- 
ment borné  ,  dans  ces  deux  valles  Océans  de  Durée  &: 
d'Expanfion  ,    qui  invariables  &  fans  bornes  renferment 
en  eux-mêmes  tous   les   Etres  finis  ,   &  ne  conviennent 
dans  toute  leur  étendue  qu'à  la  Divinité.  Il  ne  faut  donc  pas 
s'étonner  que  nous  nepuilllons  nous  former  une  idéecom- 
plette  de  la  Durée  6c  de  l'Expanfion ,  &:  que  nôtre  Efprit 
ié  trouve,  pour  ainfi  dire,  fi  fouvent  hors  de  route, lorf- 
que  nous  venons  à  les  confiderer,  on  en  elles-mêmes  par 
voye  d'abftraftion ,  ou  comme  appliquées  en  quelque  ma- 
nière à  l'Etre  fupréme  &  incomprehenfible.     Mais  lorf- 
que  l'Expanfion  &  la  Durée  font  appliquées  à  quelque 
Etre  fini ,   l'Etendue  d'un  Corps  eft  tout  autant  de  cet 
Efpace  infini,  que  la  grofléur  de  ce  Corps  en  occupe  >  & 
ce  qu'on  nomme  le  hieu  ,  c'eft  la  pofition  d'un  Corps 
conlideré  à  une  certaine  diltance  de  quelque  autre  Corps. 
Et  comme  l'idée  de  la  durée  particulière  d'une  chofe,  eft 
l'idée  de  cette  portion  de  durée  infinie,  qui  paflé  durant 
l'exiftence  de  cette  chofe }  de  même  le  temps  pendant  le- 
quel une  chofe  exifte ,  eft  l'idée  de  cet  Efpace  de  durée 
qui  s'écoule  entre  quelques  périodes  de  durée  ,    connues 
&  déterminées ,  &  entre  l'exiftence  de  cette  chofe.     La 
première  de  ces  Idées  montre  la  diftance  des  extremitez 
de  la  grandeur  ou  des  extremitez  de  l'exiftence  d'une  feu- 
le &  même  chofe ,  comme  que  cette  chofe  eft  d'un  pîé 
en  quatre ,  ou  qu'elle  dure  deux  années  ;  l'autre  fait  voir 
la  diftance  de  fa  location ,  ou  de  fon  exiftence  d'avec  cer- 
tains autres  points  fixes  d'Efpace  ou  de  Durée  ,  comme 
qu'elle  exifte  au  milieu  de  la  Flace  Royale  ,   ou  dans  le 
premier  degré  du  Taureau  ,  ou  dans  l'année  167 1.  ou 

F  f  2  l'an 


228  Delà  Dur  ce  c3"  de  l'ExpanJîon 

Chap.  l'an  iooo.de  la  Période  Julienne-,   toutes  diftances  qtic 
XV.      nous  mefurons  par  les  idées  que  nous  avons  conçues  au- 
paravant de  certaines  longueurs  d'Efpace  ou  de  Durée, 
comme  font,  à  l'égard  de  rEfpace,des  pouces, des  piés, 
des  lieûés,  des  dégrez  ;  &c  à  l'égard  de  la  Durée, des  Mi- 
nutes, des  Jours,  Se  des  Années,  crf. 
Chaque  partie      §•  9.  11  y  a  Une  autrc  chofe  fur  quoy  l'Efpace  Se  la 
dei'Exîciifion,  Di^jj-ée  out  enfcmble  une  grande  conformité  ,    c'eft  que 
chaque  partie  <;e  quoy  quc  uous  Ics  mcttions  avec  railon  au  nombre  de  nos 
la  Durée,  efl  Jdc'es Jimph'S i  Cependant  de  toutes  les  idées  diflinctcs  que 
^"''^^'  nous  avons  de  l'Efpace  &  de  la  Durée  ,  il  n'y  en  a  aucu- 

ne qui  n'ait  quelque  forte  de  compofition.  Telle  eft  la 
nature  de  ces  deux  chofes  d'être  compofccs  de  parties. 
Mais  comme  ces  parties  font  toutes  de  la  même  efpece, 
&  fans  mélange  d'aucune  autre  idée  ,  elles  n'empêchent 
pas  que  l'Efpace  6c  la  Durée  ne  foient  du  nombre  des  I- 
dées  llmples.  Si  l'Efprit  pouvoit  arriver  ,  comme  dans 
les  Nombres,  à  une  fi  petite  partie  de  l'Etendue  ou  de 
la  Durée,  qu'elle  ne  pût  être  divifee  ,  ce  feroit  ,  pour 
ainfi  dire,  une  idée,  ou  une  unité  indivillble,  par  la  ré- 
pétition de  laquelle  l'Efprit  pourroit  fe  former  les  plus 
vaftes  idées  de  l'Etendue  &:  de  la  Durée  qu'il  puiflé  avoir. 
Mais  parce  que  nôtre  Efprif  n'efl:  pas  capable  de  fe  repré- 
fenter  l'idée  d'un  Efpace  fans  parties ,  on  fe  fcrt ,  au  lieu 
de  cela,  des  mefures  communes  qui  s'impriment  dans  la 
mémoire  par  l'uilige  qu'on  en  fait  dans  chaque  Pais ,  com- 
me font  à  l'égard  de  l'Efpace  ,  les  pouces  ,  les  piés  ,  les 
coudées  &  les  parafanges  ;  6c  à  l'égard  de  la  Durée ,  les  fé- 
condes ,  les  minutes,  les  heures,  les  jours  6c  les  années } 
nôtre  Efprit ,  dis-ie ,  regarde  ces  idées  ou  autres  fcmbla- 
bles  comme  des  idées  Ihnples  dont  il  fe  fert  pour  compo- 
fer  des  idées  plus  étendues  ,  qu'il  forme  dans  l'occafion 
par  l'addition  de  ces  fortes  de  longueurs  qui  luy  font  de- 
venues familières.  D'un  autre  cote  ,  la  plus  petite  me- 
fure  ordinaire  que  nous  ayons  de  l'un  6c  de  l'autre,  eft  re- 
gardée comme  l'Unité  dans  les  Nombres  jlorfque  l'Efprit 
veut  réduire  l'Efpace  ou  la  Durée  en  plus  petites  fraftions, 

par 


conjidere'es  enfembk.   L  i  v.  II.  229 

par  voye  de  divifion.  Du  refte  ,  dans  ces  deux  opéra-  C  h  a  p. 
tions ,  je  veux  dire  dans  l'addition  Se  la  divifion  de  l'Ef-  XV. 
pace  ou  de  la  Durée ,  lorfque  l'idée  en  queftion  devient 
fort  étendue ,  ou  extrêmement  reiTerrée ,  fa  quantité  pré- 
cife  devient  fort  obfcure  &  fort  confufc  ;  &;  il  n'y  a  plus 
que  le  nombre  de  ces  additions  ou  divifions  répétées  qui 
foit  clair  &:  diftinft.  C'cft  dequoy  l'on  fera  aifément 
convaincu ,  fi  l'on  abandonne  fon  EÏprit  à  la  contempla- 
tion de  cette  vafte  expanfion  de  l'Efpace,  ou  de  la  divi- 
fibilité  de  la  Matière.  Chaque  partie  de  la  Durée  ,  eft 
durée,  Se  chaque  partie  de  l'Extenfion,  eft  extenfion  j  & 
l'une  &;  l'autre  font  capables  d'addition  ou  de  divifion  à 
l'infini.  Mais  il  eft,  peut-être,  plus  à  propos  que  nous, 
nous  fixions  à  la  confideration  des  plus  petites  parties  de 
l'une  6c  de  l'autre,  dont  nous  ayions  des  idées  claires  & 
diftiniStes  ,  comme  à  des  idées  fimples  de  cette  efpece, 
defquelles  nos  Modes  complexes  de  l'Efpace  ,  de  l'Eten- 
due &  de  la  Durée ,  font  formez  ,  &:  auxquelles  ils  peu- 
vent être  encore  diftin£tement  réduits.  Dans  la  Durée  , 
cette  petite  partie  peut  être  nommée  un  moment ,  6c  c'eft; 
le  temps  qu'une  Idée  refte  dans  nôtre  Efprit  ,  dans  cette 
perpétuelle  fucceflîon  d'idées  qui  s'y  fait  ordinairement. 
Pour  l'autre  petite  portion  qu'on  peut  remarquer  dans 
l'Efpace,  comme  elle  n'a  point  de  nom,  je  ne  fai  fi  l'on 
me  permettra  de  l'appeller  Pw;? /f«/?<&/É' ,  par  oùj'entens 
la  plus  petite  particule  de  Matière  ou  d'Efpace  ,  que 
nous  puillions  difcerner,  6c  qui  eft  ordinairement  environ 
une  minute,  ou  aux  yeux  les  plus  pénétrans  ,  rarement 
moins  que  trente  fécondes  d'un  cercle  dont  l'Oeuil  eft  le 
centre. 

§.   10.  L'Expanfion  ^  la  Durée  conviennent  dans  cet     Lespamcsie 
autre  point}  c'eft  que ,  bien  qu'on  les  confidere  l'une  8c ','£"'P»"^°",  & 

i>     ,^  ■"■     j  ■  j  ,  .       de   la  Durée 

1  autre  comme  ayant  des  parties  3  cependant  leiirs  parties  font  mfepara- 
ne  peuvent  être  feparées  Tune  de  l'autre  ,  pas  même  par  t'es- 
la  penfée  ;  quoy  que  les  parties  des  Corps  d'où  nous  ti- 
rons la  mefure  de  l'Expanfion,  ?^  celles  du  Mouvement, 
ou  plutôt ,  de  la  fucceflion  des  Idées  dans  nôtre  Efprit , 

Ff  3  d'où 


230  De  la  "Durée  éf  àe  V Expnnfion 

'C  H  A  p.    d'où  nous  empruntons  la  mefure  de  la  Durée  ,  pulHent 

XV.      <^tre  divifées  5c  interrompues  -,  ce  qui  arrive  aflez  fouvcnt , 

le  Mouvement  étant  terminé  par  le  Repos,  &:  lafuccellîon 

de  nos  idées  parle  fommeil,  auquel  nous  donnons  auflîle 

nom  de  repos. 

LaDurJecft      §.    II.     Il  y  a  pourtant  cette  différence  vifible  entre 

Xi^ieT&l'Ex-  l'Efp^ce  &  la   Durée  ,    que   les  idées  de  longueur  que 

panfion  comme  nous  avons  de  l'Expanilou,  font  appliquées  de  tous  côtes: ^ 

uu Solde.        ^  £qj^j.  ^jj^pj  ^g  qijg  j^Q^jg  nommons  figure  ,   largeur  &  é- 

paifleur;  au  lieu  que  la  Durée  n'eft  que  comme  une  lon- 
gueur continuée  à  l'infini  en  ligne  droite  j  qui  n'cft  capa- 
ble de  recevoir  ni  multiplication  ni  figure  ,  mais  eft  une 
commune  nielure  de  tout  ce  quiexifte,  de  quelque  natu- 
re qu'il  foit,  8c  à  laquelle  toutes  chofes  participent  éga- 
lement pendant  leur  exiftence.  Car  ce  moment-ci  eft 
commun  à  toutes  les  chofes  qui  exiftent  preléntement ,  &: 
renferme  également  cette  partie  de  leur  exiftence  ,  tout 
de  même  que  fi  toutes  ces  chofes  n'etoient  qu'un  feul  E- 
trC}  de  forte  que  nous  pouvons  dire  avec  vérité,  que  tout 
ce  qui  eft,exille  dans  un  feul  &:  même  moment  de  temps. 
De  favoir  fi  la  nature  des  Anges  &:  des  Efprits  a  ,  de  mê- 
me, quelque  analogie  avec  l'Expanfion,  c'eft  ce  qui  eflr 
au  defl'us  de  ma  portée  :  &  peut-être  que  par  rapport  à 
nous,  dont  l'Entendement  ell  tel  qu'il  nous  le  fiiut  pour 
la  confervation  de  nôtre  Etre ,  &  pour  les  fins  auxquelles 
nous  fommes  deftincz  ,  &:  .non  pour  avoir  une  véritable 
&  parfaite  idée  de  tous  les  autres  Etres ,  il  nous  eft  pref- 
que  aufll  difficile  de  concevoir  quelque  exiftence  ,  ou 
d'avoir  l'idée  de  quelque  Etre  réel,  entièrement  privé  de 
toute  forte  d'Expanfion,  que  d'avoir  l'idée  de  quelque 
exiftence  réelle  qui  n'ait  abfolument  aucune  efpece  de 
durée.  C'eftpourquoy  nous  ne  favons  pas  quel  rapport 
les  Efprits  ont  avec  l'Efpace  ,  ni  comment  ils  y  partici- 
pent. Tout  ce  que  nous  favon*;,  c'eft  que  chaque  Corps 
pris  à  part  occupe  fi  portion  paiticuliére  de  l'Efpace, 
lelon  l'étendue  de  fes  parties  lolidcs,  &;  que  par  là  il 
empêche  tous   les  autres   Corps   d'avoir  aucune   place 

dans 


confiderées  enfemble.  Liv.  II.  251 

dans  cette  portion  particulière  ,  pendant  qu'il  en  eft  en    C  h  a  p, 
ponefllon.  XV. 

§.   12.  La  Durée  eft  donc  ,   aufli  bien  que  le  Temps  Deux  parties  Je 
qui  en  fait  partie,  l'idée  que  nous  avons  d'une  diftan-  ç^çm\lm^\%ln. 
ce  qui  périt  ,    &  dont  deux  parties  n'exiftcnt  jamais  en-  fembie.  &  les 
femble,  mais  fe  fuivent  fuccellîvement  l'une  l'autre  ;    &  ^3",^" '^^  '7''' 
l'Expanfion  eft  l'idée  d'une  diftance  durable  dont  toutes  mutes   enfcm- 
les  parties  cxiftent  enfemble  ,   &  font  incapables  de  fuc-  '^'^• 
ceiîion.     C'eft  pour  cela  que,  bien  que  nous  ne  puiifions 
concevoir  aucune  Durée  fans  fuccelîion  ,    ni  nous  mettre 
dans  l'Efprit, qu'un  Etrecoéxifte  préfentement à  Demain, 
ou  poffede  à  la  fois  plus  que  ce  moment  prefent  de  Du- 
rée, cependant  nous  pouvons  concevoir  que  la  Durée  é- 
ternelle  de  l'Etre  infini  eft  fort  différente  de  celle   de 
l'Homme,  ou  de  quelque  autre  Etre  fini.     Parce  que  la 
connoilîance  ou  lapuiflance  de  l'Homme  ne  s'étend  point 
à  toutes  les  chofes  paflees  &:  à  venir  j  fes  penfées  ne  font  , 
pour  ainfi  dire,  que  d'hier  ,   &:  il  ne  fait  pas  ce  que  le 
jour  de  demain  doit  mettre  en  évidence.     Il  ne  fauroit 
rappeller  le  pafle  ,  ni  rendre  prefent  ce  qui  eft  encore  à 
venir.     Ce  que  je  dis  de  l'Homme ,  je  le  dis  de  tous  les 
Etres  finis,  qui,  quoy  qu'ils  puiflént  être  beaucoup  au 
deflus  de  l'Homme  en  connoiflance  6c  en  puiflance ,  ne 
font  pourtant  que  de  foibles  Créatures  en  comparaifonde 
Dieu  luy-méme.     Ce  qui  eft  fini ,   quelque  grand  qu'il 
foit ,  n'a  aucune  proportion  avec  l'Infini.     Comme  la 
durée  infinie  de  Dieu  eft  accompagnée  d'une  connoiflance 
5c  d'une  puiflance  infinies ,  il  voit  toutes  les  chofes  paf- 
fées  ôc  a  venir  ;  en  forte  qu'elles  ne  font  pas  plus  éloignées 
de  fa  connoifl'ance  ,  ni  moins  expofées  à  fa  veûë  que  les 
chofes  préfentes.     Elles  font  toutes  également  fous  fes 
yeux,  ^-  il  n'y  a  rien  qu'il  ne  puifle  faire  exifter ,  chaque 
moment  qu'il  veut.     Car  l'exiftence  de  toutes  chofes  dé- 
pendant uniquement   de  fon  bon-plaifir  ,  elles  exiftent 
toutes  dans  le  même  moment  qu'il  juge  à  propos  de  leur 
donner  l'exiftence.     Enfin  l'Expanfion  &:  la  Durée  font 
renfermées  l'une  dans  l'autre,  chaque  portion  d'Efpace 

étant 


232  Vn  Nombre. 

C  H  AP.  étant  dans  chaque  partie  de  la  Durée,  Se  chaque  portion 
XV.  de  Durée  dans  chaque  partie  de  l'Expanfion.  Je  croy 
que  parmi  toute  cette  grande  variété  d'idées  que  nous 
concevons  ou  pouvons  concevoir  ,  on  trouveroit  à  peine 
une  telle  combinaifon  de  deux  Idées  diftinctes  ;  ce  qui 
peut  foiurnir  matière  à  de  plus  profondes  fpeculations. 


CHAPITRE      XVI- 

C  II  A  p.  I^tL  Nombre. 

XVI. 

Le  Nombre  cft  §•   I-  /"^  Omme  parmi  toutcs   Ics   Idécs  que  nous  a- 
hpiusilmpie&  \^   VOUS,  il  n'y  en  a  aucune  qui  nous  foit  fugge- 

rcirde"iorc"s  rée  par  plus  de  voyes  que  celle  de  VUmté ,  aulll  n'y^en 
tiosidccs.        a-t-il  point  de  plus  llmple.     Il  n'y  a,  dis-je,  aucune  ap- 
parence de  variété  ou  de  compofition  dans  cette  Idée,  ôc 
elle  fe  trouve  jointe  à  chaque  Objet  qui  frappe  nos  Sens, 
à  chaque  idée  quife  préfente  à  nôtre  Entendement,  Se  à 
chaque  penfée  de  nôtre  Efprit:  C'eftpourquoy  il  n'y  en 
a  point  qui  nous  foit  plus  familière,  comme  c'cfl  aulîila 
plus  univerfelle  de  nos  Idées  dans  le  rapport  qu'elle  a  a- 
vec  toutes  les  autres  chofes  ,  car  le  Nombre  s'applique 
aux  Hommes  ,  aux  Anges  ,   aux  aftions  ,   aux  penfees , 
en  un  mot,  à  tout  ce  qui  exille  ,   ou  qui  peut  être  ima- 
giné. 
Les  Modes  du      §•  2-  En  répétant. ccttc  idée  de  l'Unité  dans  nôtre  Ef- 
Kombre refont  prit  j  &  ajoutant  CCS  répétitions  enfemble  ,  nous  venons 
£ion?^  ^^^'  à  former  les  Modes  ou  Idées  complexes  du  Nombre.     Ainli 
en  ajoutant  un  à  r/;/,nous  avons  l'idée  complexe  de  deux-, 
en  mettant   enfemble  douze  unitez  ,   nous  avons  l'idée 
complexe  d'une  douzaine  ,   5c  ainfi  d'une  centaine  ,  d'ua 
million  i  ou  de  tout  autre  nombre. 
châqaeMode     5-  3.  De  tous  les  Modcs  fimplcs  il  n'y  en  a  point  de 
exaftemcnt  di-  p^^j  diftiuds  quc  ccux  du  Nombre  -,  chaque  variation-, 
^■olnbre.         tant  petite  foit  elle,  c  elt  a  dire  pour  le  plus  d  une  unité, 
fait  une  combinaifon  aulll  clairement   dillincte  de  celle 

qui 


Du  Nombre.   Liv.  IL  255 

qui  en  approche  de  plus  près ,  que  de  celle  qui  en  eft  le  C  h  a  p, 
plus  éloignée  ,  deux  étant  aulli  diftmâ:  d'«»  ,  que  de  XVI. 
deux  cens  ■•,  Se  l'idée  de  deiM  auiîl  diftinfte  de  celle  de 
trots  y  que  la  grandeur  de  toute  la  Terre  eft  diftinfte  de 
celle  d'un  Ciron.  Il  n'en  eft  pas  de  même  à  l'égard  des 
autres  Modes  Simples ,  dans  lefquels  il  ne  nous  eft  pas  G. 
aifé ,  ni  peut-être  polîible  de  mettre  de  la  diftinftion  en- 
tre deux  idées  approchantes  ,  quoy  qu'il  y  ait  une  diffé- 
rence réelle  entre  elles.  Car  qui  voudroit  entreprendre 
de  trouver  de  la  diff^érence  entre  la  blancheur  de  ce  Pa- 
pier &  celle  qui  en  approche  d'un  degré ,  ou  qui  pourroit 
former  des  idées  diftinftes  du  moindre  excès  de  grandeur 
en  différentes  portions  d'Etendue  ? 

§.  4.  Or  de  ce  que  chaque  Mode  du  Nombre  paroît  LcsDemonftta- 
fi  clairement  diftin£l:  de  tout  autre, de  ceux-là  même  qui  x,°"^u^"V'" 

,,  ,        .      ~    .  ,   ^  T-       Nombres  (orK 

en  approchent  de  plus  près  ,je  luis  porte  a  conclurre  que,  plus  précifes, 
fi  les  Démonftrations  dans  les  Nombres  ne  font  pas  plus 
évidentes  &:  plus  exaftes  que  celles  qu'on  fait  fur  l'Eten- 
due-, elles  font  du  moins  plus  générales  dans  l'ufage  ,  Se 
plus  déterminées  dans  l'application  qu'on  en  peut  faire. 
Parce  que ,  dans  les  Nombres ,  les  idées  font  Se  plus  pré- 
cifes &  plus  propres  à  être  diftinguées  les  unes  des  autres, 
que  dans  l'Etendue  ,  où  l'on  ne  peut  point  obferver  ou 
mefurer  <:haque  égalité  &  chaque  excès  de  grandeur  aufli 
aifément  que  dans  les  Nombres  ,  par  la  raifon  que  dans 
l'Efpace  nous  ne  faurions  arriver  par  la  penfée  à  une  cer- 
taine petiteflé  déterminée  au  delà  de  laquelle  nous  ne  puif- 
fions  aller  ,  telle  qu'eft  l'unité  dans  le  Nombre.  C'eft- 
pourquoy  l'on  ne  fauroit  découvrir  la  quantité  ou  la  pro- 
portion du  moindre  ^xcès  de  grandeur ,  qui  d'ailleurs  pa- 
roît fort  nettement  dans  les  Nombres  ,  où  ,  comme  il  a 
été  dit,  91.  eft  aufll  aifé  à  diftinguer  de  90.  que  de 9000, 
quoy  que  91.  excède  immédiatement  90.  Il  n'en  eft  pas 
de  même  dans  l'Etendue,  où  tout  ce  qui  eft  quelque  cho- 
ie de  plus  qu'un  pié  ou  un  pouce  ,  ne  peut  être  diftingué 
de  la  mefure  jufte  d'un  pié  ou  d'un  pouce  ;  ainfi  dans  des 
lignes  qui  paroiflent  être  d'une  égale  longueur  ,  une  peut 

Gg  être 


Chap. 
XVI. 


Combien  il  cft 
nccefTaire  de 
donner  des 
noms  aux 

Nombres. 


ii4,  Du  Nombre'. 

être  plus  Ibrigiie  que  l'autre  par  des  parties  innombrable*;? 
&  il  n'y  a  perfonne  qui  puifle  donner  Un  Angle  qui  com- 
paré â  im  Droit ,  foit  immédiatement  le  plus  grand  ,  en* 
forte  qu'il  n'y  en  ait  point  d'autre  plus  petit  qui  fe  trou- 
ve plus  grand  que  le  Droit. 

■  §.  5 .  En  répétant ,  comme  nous  avons  dit ,  l'idée  de 
l'Unité,  8c  la  joignant  à  une  autre  unité,  nous  en  faifons. 
une  Idée  colleiîive  que  nous  nommons  Deux.  Et  quicon- 
que peut  faire  cela, Se  avancer  en  ajoutant  toujours  un  de 
plus  à  la  dernière  idée  colleftive  qu'il  a  d'un  certain  nom- 
bre quel  qu'il  foit ,  6c  à  laquelle  il  donne  un  nom  parti- 
culier, quiconque,  dis-je,  fait  cela  ,  peut  compter,  ou 
avoir  des  idées  de  différentes  coUeârions  d'Unitez,  di- 
flinftes  les  unes  des  autres ,  tandis  qu'il  a  une  fuite  de 
noms  pour  défigner  les  nombres  fuivans ,  &:  aflez  de  mé- 
moire pour  retenir  cette  fuite  de  nombres  avec  leurs  dif- 
férens  noms  j  car  compter  n'cft  autre  chofe  qu'ajouter  tou- 
jours une  unité  de  plus,  &  donner  au  nombre  total  regar- 
dé comme  compris  dans  une  feule  idét ,  un  nom  ou  un 
ligne  nouveau  ou  diftin£t ,  par  où  l'on  puiflé  le  difeemer 
de  ceux  qui  font  devant  6c  après,  6c  le  diftinguer  de  cha- 
que multitude  d'Unitez  qui  eft  plus  petite  ou  plus  gran- 
de. De  forte  que  celui  qui  fait  ajouter  un  à  un  6c  ainfi  à 
deux ,  6c  avancer  de  cette  manière  dans  fon  calcul ,  mar- 
quant toujours  en  luy-même  les  noms  diftinftsqui  appar- 
tiennent à  chaque  progrefllon  ,  6c  qui  d'autre  part  ôtant 
une  unité  de  chaque  collection  peut  les  dimmuer  autant 
qu'il  veut ,  celui-là  eft  capable  d'acquérir  toutes  les  idées 
des  nombres  dont  les  noms  font  en  ufige  dans  fa  langue 
ou  qu'il  peut  nommer  luy-même  ,  quoy  que  peut-être  il 
n'en  puifle  pas  connoître  davantage.  Car  comme  les  dif- 
férens  Modes  des  Nombres  ne  font  dans  nôtre  Efprit  que 
tout  autant  de  combinaifons  d'uniteZ  ,  qui  ne  cliangent 
point,  èc  ne  font  capables  d'aucune  autre  différence  que 
du  plus  ou  du  moins,  il  fembk  que  des  noms  ou  des  li- 
gnes particuliers  font  plus  neceflaires  à  chaque  combinai- 
k>n  diftinde  qu'à  aucune  autïe  efpéce  d'Idées,.    La  raifon 

de 


Vu  Nombre.  L;v.  IL  tif 

de  cela  cft ,  que  fans  de  tels  noms  ou  fignes  à  peine  pou-  C  h  a  p.' 
vons-nous  faire  ufage  des  Nombres  en  comptant, fur  tout  XVI.. 
lorfque  la  combinaifon  eft  compofée  d'une  grande  multi- 
tude d'Unitez,  car  alors  il  eft  difficile  d'empêcher  ,  que 
de  ces  unitez  jointes  enfemble  fans  qu'on  ait  diftingué 
cette  collection  particulière  par  un  nom  ou  un  figne  pré- 
cis ,  il  ne  s'en  faffe  un  parfait  cahos. 

§.  6.  C'eft  là  ,  je  croy  ,   la  raifon  pourquoy  certains  Autre  raifon 
Américains  avec  qui  je  me  fuis  entretenu  ,  ^  qui  avoient  1°^^  ^'^eiuic 
d'ailleurs  l'efprit  aflez  vif  &;  aflez  raifonnable  ,   ne  pou- 
voient  en  aucune  manière  compter  comme  nous  jufqu'à 
mille  5   n'ayant  aucune  idée  difl:in£be  de  ce  nombre  quoy 
qu'ils  pufTent  compter  jufqu'à  vingt.  C'eft  que  leur  Lan- 
gue étant  peu  abondante,  &  uniquement  accommodée  au 
peu  de  befoins  qu'exige  une  pauvre  èc  fimple  vie,  Se  n'a" 
yant  d'ailleurs  aucune  connoifTance  du  Négoce  ou  des  Ma- 
thématiques, ils  n'avoient  point  de  mot  quifignifiâtwi//fi 
de  forte  que  lorfqu'ils  étoient  obligez  de  parler  de  quel- 
que grand  nombre ,  ils  montroient  les  cheveux  de  leur  tê- 
te, pour  marquer  en  général  une  grande  multitude  qu'ils 
ne  pouvoient  nombrerj  incapacité  qui  venoit ,  fi  je  ne  me 
trompe,  de  ce  qu'ils  manquoient  de  noms.   Un  *  Voya-?M>j  de lerf, 
geur  qui  a  été  chez  les  Tonpinamôous ,  nous  apprend  qu'ils  ^'^°^re<J'un 
n'avoient  point  de  noms  de  nombres  au  defllis  de  cinq ,  &c  hrlneàl^c. 
que  lorfqu'ils  vouloient  exprimer  quelque  nombre  au  de-  '''>  '''■  io-i"'i. 
là  ,    ils  montroient  leurs  doigts  ,   Se  les  doigts  des  autres  j^^. 
perfonnes  qui  étoient  avec  eux.     Leur  calcul  n'alloit  pas 
plus  loin  :  Se  je  ne  doute  pas  que  nous-mêmes  ne  puflions 
compter  diftm£tement  en  paroles  ,    une  beaucoup  plus 
grande  quantité  de  nombres  que  nous  n'avons  accoutumé 
de  faire  ,   Il  nous  trouvions  feulement  quelques  dénomi- 
nations propres  à  les  exprimer;  au  lieu  que  fuivantletouf 
que  nous  prenons  de  compter  par  millions  de  millions  , 
de  millions ,  ë<c.  il  eft  fort  difficile  d'aller  fans  confulion 
au  delà  de  dix-huit  ,  ou  pour  le  plus  ,  de  vingt-quatre 
progreffions  décimales.     Mais  pour  faire  voir  ,   combien 
des  noms  dijlmds  nous  peuvent  fervir  à  bien  compter, 
Gg  2  ou 


2^6  Du  N'ombre. 

C  H  A  p.    ou  à  avoir  des  idées  utiles  des  Nombres  ,  je  vais  ranger 
XVI.      toutes  les  figures  fuivantes  dans  une  feule  ligne  ,   comme 
fî  c'étoient  des  fignes  d'un  feul  nombre  : 

Tiemlntti.Oéliliens.  StftiUmts,  Stxiititni.  ^Inintilleni. §iHsJrilitn:.TTiliens,  Bitims.  Miltiint.XJuitez- 
85731^.    162-186.34^896.    457916.      4231.17.       248106.     235421.261734.368149.613157. 

La  manière  ordinaire  de  compter  ce  nombre  *  en  Fran- 
çois, feroit  de  repeter  fouvent  de  millions  ,  de  millions, 
de  millions,  dé  millions  ,  &:c.  Or  millions  eft  la  propre 
dénomination  de  la  féconde  fizaine  -,  368149.  Selon  cet- 
te manière ,  il  feroit  bien  mal-aifé  d'avoir  aucune  notion 
diftinfte  de  ce  nombre  ;  mais  qu'on  voye  Ç\  en  donnant  à 
chaque  fis^atne  une  nouvelle  dénomination  félon  l'ordre 
dans  lequel  elle  feroit  placée,  l'on  ne  pourroit  point  com- 
pter fans  peine  ces  figures  ainfi  rangées ,  oc  peut-être  plu- 
ileurs  autres ,  en  forte  qu'on  s'en  formât  plus  aifément  des 
idées  diltin£bes  à  foy-même  ,  &  qu'on  les  fît  connoître 
plus  clairement  aux  autres.  Je  n'avance  cela  que  pour 
faire  voir,  combien  des  noms  diftinfts  font  néceflaires 
pour  compter ,  fans  prétendre  introduire  de  nouveaux  ter- 
mes de  ma  façon. 
?cBrquoy  les  §.  7.  Ainfi  les  Enfans  commencent  afTez  tard  à  compter^ , 
ïnfansnecom-  ^  ^^  comptent  point  fott  avaut ,    ni  d'une  manière  fort 

pteiit  pas  plu-        _.,     ,  ^  1         ^  V  5-i  i>i-r     •  1-1 

iôr,quiis n'ont  afluree  que  long-temps  après  qu  ils  ont  1  blprit  rempli  de 
^coûtuffljfde  quantité  d'autres  idées  i  foit  que  d'abord  il  leur  manque 
des  mots  pour  marquer  les  différentes  progreflions  des 
Nombres,  ou  qu'ils  n'ayent  pas  encore  la  faculté  de  for- 
mer des  idées  complexes  ,  de  plufieurs  idées  fimples  &: 
détachées  les  unes  des  autres ,  de  les  difpofer  dans  un  cerT 
tain  ordre  régulier  ,  Se  de  les  retenir  ainfi  dans  leur  Mé- 
moire, comme  il  eft  néceflaire  pour  bien  compter.  Qiioy 
qu'il  en  foit ,  on  peut  voir  ,  tous  les  jours  ,  des  Enfans 
qui  parlent  èc  raifonnent  aflez  bien  ,  &  ont  des  notions 
fort  claires  de.  bien  des  chofes  ,    avant  que  de  pouvoir 

compter 

"On  fe  fett  bien  dans  les  Livres  d'A-  mais  ces  termes    Çont  inronnus   dans  I» 

riihmctique  du  mot  de  Milliard  pour  fi-  Monde.    On  ne  les  trouve  point  dans  h 

eniCct  mille  millions  ,  comme  audi  de  ceux  Diîlwrm.jirt  de  l'^iadcmie  Frnnçi>ije  ,    ni. 

'is  BjLous  f  Jriliios  ^  gff^drili>ris  t  £((•  daus  Eclui  «le  funutre. 


Dît  Nomire.     L  i  v.  II.  a'37 

compter  jufqu'à  vingt.  Et  il  y  a  des  perfonnes  qui  faute  C  h  a  p. 
de  mémoire  ne  pouvant  retenir  différentes  combinaifons  XVI. 
de  Nombres ,  avec  les  noms  qu'on  leur  donne  par  rapport 
aux  rangs  diftinfts  qui  leur  font  afïïgnez ,  ni  la  dépendan- 
ce d'une  fi  longue  fuite  de  progreffions  numérales  dans  la 
relation  qu'elles  ont  les  unes  avec  les  autres,  font  incapa>- 
bles  durant  toute  leur  vie  de  compter,  ou  de  fuivre  régu- 
lièrement une  affez  petite  fuite  de  nombres.  Gar  qui  veut 
compter  Vingt ,  ou  avoir  une  idée  de  ce  nombre  ,  doit 
favoir  que  Dix-neuf  le  précède  ,  &  connoîrre  iè  nom  ou 
le  flgne  dé  ces  deux  nombres  ,  félon  qu'ils  font  marquez 
dans  leur  ordre  -,  parce  que  dès  que  cela  vient  à  manquer  \ 
il  fe  fairime  brèche,  la  chaine  fe  rompt ,  &  il  n'y  a  plus 
aucune  progreffion.  De  forte  que  ,  pour  bien  compter', 
il  eft  néceffaire  ,  i.  Qiie  l'Efprit  diftingue  exadement 
deux  Idées,  qui  ne  différent  l'une  de  l'autre  que  par  l'ad- 
dition ou  la.fouftra£tion  d'une  Unité.  2.  Qii'il  confcrve 
dans  fa  mémoire  les  noms  ,  ou  les  fignes  des  différentes 
combinaifons  depuis  l'unité  jufqu'à  ce  Nombre  ,  ôccela, 
non  d'une  manière  confufe  èc  fans  régie  ,  mais  félon  cet 
ordre  exaft  dans  lequel  les  Nombres  fe  fuivent  les  uns  les 
autres.  Qiie  s'il  s'égare  dans  l'un  ou  l'autre  de  ces  points, . 
tout  le  calcul  eft  co^ifondu  ,  &  il 'ne  refte  plus  qu'une 
idée  confufe  de  multitude  ,  fans  qu'il  foit  pofflble  d'at- 
trapper  les  idées  qui  font  néceffaires  pour  compter  diftin- 
ûement. 

§. .  8-  Une  autre  chofè  qu'il  faut  remarquer  dans  le  ^-^  ^^'^'^r» 
Nombre,  c'eft  que  l'Efprit  s'en  fert  pour  mefurer  toutes  JJ,f"ft  capabte: 
les  chofcs  que  nous  pouvons  mefurer  ,  qui  font  principa-  d'ôue  mefuK 
lement  VExpanJïon  &:•  la  Durée  ,   Se  que  l'idée  que  nous 
avons  de  l'Infini.,  lors  même  qu'on  l'applique  à  l'Efpace 
&  à. la  Durée,  ne  femble  être  autre  chofe  qu'une  infinité 
de  Nombres.     Car  que  font  nos  idées  de  l'Eternité  &  de 
Flmnienfité  ,   fmon  des  additions  de  certaines  idées  de 
parties  imaginées  dans  la  Durée  &c  dans  l'Expanfion  que 
nous  repetons  avec  l'infinité  du  Nombre  qui  fournit  à  de 
continuelles  additions  fans  que  nous  en  puilîions  jamai* 
Gg  3  trouver. 


2^8  .     'DeVInfinitt*. 

C  H  A  p.  trouver  le  bout  ?  Chacun  peut  voir  fans  peine  que  le 
XVI.  Nombre  nous  fournit  ce  fonds  inépuifable  plus  nettement 
que  toutes  nos  autres  Idées  -,  car  qu'un  homn\e  affemble  , 
en  une  feule  fomme ,  un  aulîi  grand  nombre  qu'il  voudra, 
cette  multitude  d'Unitez  ,  quelque  grande  qu'elle  foit  , 
ne  diminue  en  aucune  manière  la  puiflance  qu'il  a  d'y  en 
ajouter  d'autres  ,  ni  ne  l'approche  plus  près  de  la  fin  de 
•ce  fonds  intariflable  de  nombres  ,  auquel  il  relie  toujours 
autant  à  ajouter  que  fi  l'on  n'en  avoir  ôté  aucun.  Et  c'eft 
de  cette  addition  infinie  de  nombres  qui  fe  préfente  fi  na- 
turellement à  l'Efprit  ,  que  nous  vient ,  à  mon  avis  j  la 
plus  nette  6c  la  plus  diftinfte  idée  que  nous  puilîîons  a- 
voir  de  V Infinité ,  dont  nous  allons  parler  plus  au  long 
•dans  le  Chapitre  fuivant. 


CHAPITRE      XVIL 


Nousattri-      5-   I-  f^  Ui  voudta  favoir  de  quelle  efpéce  eft  l'idée 
buousimme-  Il      à  QUI  nous  donnons  le  nom  à' Infinité ,  ne 

diatenicntl  i.ice  ■  ^'^-  ^  -  -  -' 


Chap.    ,  De  V Infinité. 

XVII. 

de  vutfimté  à  ^^  peut  mieux  parvenu-  a  cette  connoiflance 

lEfpacc,  à  !a  qvi'en  eonfiderant  à  quoy  c'elt  que  nôtre  Efprit  attribué" 
Kombre.  *"     P^"^  immédiatement  l'Infinité,  &:  comment  il  vient  à  fe 
former  cette  idée. 
f.'r.. ' ■         Il  me  femble  que  le  Fini  6c  V Infini  font  regardez  com- 
me des  Modes  de  la  §lnantité  ,   ^  qu'ils  ne  font  attribuez 

, ,  .    originairement  Se  dans  leur  première  dénomination  qu'aux 

çhofcs  qui  ont  des  parties  6c  qui  font  capables  du  plus  ou 
du  moins  par  l'addition  ou  la  fouftradtion  de  la  moindre 
partie.  Telles  font  les  idées  de  l'Efpace  ,  de  la  Durée  6c 
du  Nombre  ,  dont  nous  avons  parlé  dans  les  Chapitres 
précedens,  A  la  vérité ,  nous  ne  pouvons  qu'être  perfua- 
dez ,  que  Dieu  cet  Etre  fuprême,  de  qui  6c  par  qui  font 
toutes  chofcs,  eft  inconcevable  ment  infini;  cependant  lorf- 
que  nous  appliquons ,  dans  nôtre  Entendement,  dont  les 
:  „  ,  vcùcs 


De  V Infinité.  '  t'i  v.  IL  759 

reûes  font  fi  foibles  &  lî  bornées ,  nôtre  Idée  de  V  Infini  à  C  h  a>, 
ce  Premier  Etre,  nous  le  faifons  originairement  par  rap-  XV U 
port  à  fa  Durée  &:  à  fon  Ubiquité  ,  Se  plus  figurément ,  à 
mon  avis,  à  l'égard  de  fa  puiflance  ,  de  (a  fagefle  ,  de  fa 
bonté  êc  de  ks  autres  Attributs  qui  font  efl'eftivement  in>- 
épuifables  &c  incomprehenllbles.  Car  lorfque  nous  appel- 
Ions  ces  attributs, infinis,  nous  n'avons  aucune  autre  idée 
de  cette  Infinité,  que  celle  qui  porte  l'Efprit  à  fairequel- 
que  forte  de  reflexion  fur  le  nombre  ou  l'étendue  des  A- 
Ûes  ou  des  Objets  de  la  Puiflance  ,  de  la  Sagefle  6c  de  la 
Eonté  de  Dieu  j  A£tes  ou  Objets  qui  ne  peuvent  jamais 
être  fuppofez  en  fi  grand  nombre  que  ces  Attributs  ne 
foient  toujours  bien  au  delà,  quoy  que  nous  les  multipli- 
yons  en  nous-mêmes  avec  wne  mfinité  de  nombres  multi*- 
pliez  fans  fin.  Du  reft:e,  je  ne  prétens  pas  expliquer  com- 
ment ces  Attributs  font  en  Dieu  ,  cet  Etre  fuprême  qui 
eft  infiniment  au  deflus  de  la  foible  capacité  de  nôtre  Ef« 
prit,  dont  les  veûès  font  fi  courtes.  Ces  Attributs  con- 
tiennent fans  doute  en  eux-mêmes  toute  perfection  pofll- 
ble,  mais  telle  cfl:  la  manière  dont  nous  les  concevons,  & 
telles  font  les  idées  que  nous  avons  de  leur  infinité.  C'efl: 
là  tout  ce  que  j'ai  voulu  dire. 

§.  z.  Après  avoir  donc  établi ,  que  l'Efprit  regarde  le  L"Wce  tîu  f/«; 
Fini  6c  l'Infini  comme  des  Modifications  de  l'Expanfion  mTnt  dalllrkK 
•&  de  la  Durée,  il  faut  commencer  par  examiner  comment  pt't 
l'Efprit  vient  à  s'en  former  des  idées.    Pour  ce  qui  eft:  de 
l'Idée  du  Finif  la  chofe  eft:  fort  aifée  à  comprendre  j   car 
des  portions  bornées  d'Etendue  venant  à  frapper  nos  Sens,, 
introduifent  dans  l'Efprit  l'idée  du  Fini  >    èc  les  Périodes 
ordinaires  de  Succelilon ,  comme  les  Heures,  les  Jours  & 
Ifes  Années  ,   qui  font  autant  de  longueurs  bornées,  par 
lefquelles  nous  mefurons  le  Temps  Ôc  la  Durée,    nous 
fourniflent  encore  la  même  idée.     La  difliculté  confifte  à 
favoir  comment  nous  acquérons  ces  idées  infinies  d^Etef" 
Ttité  ôc  à! Immenfité;  puifque  les  Objets  qui  nous  environ- 
nent font  fi  éloignez  d'avoir  aucune  aifinité  ou  propor^ 
tion  av«c  cette  étendue  infinie. 

-    ■  §-3' 


240  T)e  V Infinité. 

"Chap.  §.  3.  Quiconque  a  l'idée  de  quelque  longueur  déter- 
XVII.  minée  d'Efpace,  comme  d'un  Fié  ,  trouve  qu'il  peut  re- 
peter cette  idée,  ôc  en  la  joignant  à  la  précédente  former 
l'idée  de  deux  pies,  6c  enfuite  de  trois  par  l'addition  d'u- 
ne troifiéme  ,  &c  avancer  toujours  de  même  fans  jamais 
venir  à  la  fin  des  additions  ,  foit  de  la  même  idée  d'un 
pié,  ou  s'il  veut,  d'une  double  de  celle-là  ,  ou  de  quel- 
que autre  idée  de  longueur  ,  comme  d'un  Mille  ,  ou  du 
Diamètre  de  la  Terre  ,  ou  de  VOrbù  Mignus  -,  car  la- 
quelle de  ces  idées  qu'il  prenne,  &:  combien  de  fois  qu'il 
les  double,  ou^de  quelque  autre  manière  qu'il  les  multi- 
plie ,  il  voit  qu'après  avoir  continué  ces  additions  en  luy- 
Jiiême,  ôc  étendu  aufll  fouvent  qu'il  a  voulu  ,  l'idée  fur 
laquelle  il  a  d'abord  fixé  fon  Efprit ,  il  n'a  aucune  raifon 
de  s'arrêter  ,  &  qu'il  ne  fe  trouve  pas  d'un  point  plus 
près  de  la  fin  de  ces  fortes  de  multiplications  ,  qu'il  étoit 
îorfqu'il  les  a  commencées.  Ainfi  ,  la  puiflance  qu'il  a 
d'étendre  fans  fin  fon  idée  de  l'Efpace  par  de  nouvelles 
additions,  étant  toujours  la  même  ,  c'eil:  de  là  qu'il  tire 
i^idée  d'un  Efface  infini. 
Nôtre  idée  de  §.  4..  Tel  eft  ,  à  mon  avis ,  le  moyen  par  où  l'Efprit 

Wpacecftiansfg  fQj.j^g  l'idée  d'un  Efpace  infini.  Mais  parce  que  nos 
idées  ne  font  pas  toujours  des  preuves  de  l'exiftencc  des 
chofes ,  examiner  après  cela  d  un  tel  Efpace  fans  bornes 
dont  l'Efprit  a  l'idée,  exirte  aâruellement ,  c'eft  uneQiie- 
flion  tout-à-fait  différente.  Cependant  ,  puis  qu'elle  fe 
préfente  ici  dans  nôtre  chemin  ,  je  penfe  être  -en  droit  de 
dire ,  que  nous  fommes  portez  à  croire ,  qu'effectivement 
l'Efpace  eft  en  luy-même  aftuellement  infini}  &  c'eft  l'i- 
dée même  de  l'Efpace  qui  nous  y  conduit  naturellement. 
En  effet  foit  que  nous  eonfiderions  l'Efpace  comme  l'é- 
tendue du  Corps,  ou  comme  exiftant  par  luy-même  fans 
contenir  aucune  matière  folide  ,  (car  non  feulement  nous 
avons  l'idée  d'un  tel  Efpace  vuidc  de  Corps ,  mais  je  pen- 
fe avoir  prouvé  la  nécellîté  de  fon  exiftence  pour  le  mou- 
-vcment  des  Corps , }  il  eft  impollible  que  l'Efprit  y  puifTe 
jamais  trouver  ou  fiippofcr  des  bornes ,    ou  être  arrêté 

jiullc 


De  l'Infinité.    Liv.  II.  241 

nulle  part  en  avançant  dans  cet  Efpace ,  quelque  loin  qu'il  C 11  a  p> 
porte  fes  pen fées.  Tant  s'en  faut  que  des  bornes  de  quel-  XVII» 
que  Corps  folide  ,  quand  ce  feroient  des  murailles  de 
Diamant,  puifTent  empêcher  l'Efprit  de  porter  fes  pen- 
fées  plus  avant  dans  l'Efpace  6c  dans  l'Etendue  ,  qu'au 
contraire  cela  luy  en  facilite  les  moyens.  Car  aulîi  loin 
que  s'étend  le  Corps ,  aullî  loin  s'étend  l'Etendue  ,  c  cft 
dequoy  perfonne  ne  peut  douter  -,  mais  lorfque  nous  fom- 
mes  parvenus  aux  dernières  extremitez  du  Corps ,  qu'y 
a-t-il  là  qui  puiffe  arrêter  l'Efprit,  &:  le  convaincre  qu'il 
cft  arrivé  au  bout  de  l'Efpace  ,  puifque  bien  loin  d'ap- 
percevoir  aucun  bout ,  il  eft  perfuadé  que  le  Corps  luy- 
même  peut  fe  mouvoir  dans  l'Efpace  qui  efb  au  delà  ?  Car 
s'il  eft  néceffaire  qu'il  y  ait  parmi  les  Corps  de  l'Efpace 
vuide,  quelque  petit  qu'il  foit,  pour  que  les  Corps  puif- 
fent  fe  mouvoir,  ôc  par  conféquent,  fi  les  Corps  peuvent 
fe  mouvoir  à  travers  un  Efpace  vuide ,  ou  plutôt ,  s'il  eft 
impoflible  qu'aucune  particule  de  Matière  fe  meuve  que 
dans  un  Efpace  vuide,  il  eft  tout  vifible  qu'un  Corps 
doit  être  dans  la  même  pollîbilité  de  fe  mouvoir  dans  un 
Efpace  vuide,  au  delà  des  dernières  bornes  des  Corps, 
que  dans  un  Vuide  *  difperfé  parmi  les  Corps.  Car  l'i-  ^v'ummdijfèr 
dée  d'un  Efpace  vuide ,  qu'on  appelle  autrement  pur  Ef-  "'''"'"''"'-. 
face  eft  exaftement  la  même,  foit  que  cet  Efpace  foit  en- 
tre les  Corps,  ou  au  delà  de  leurs  dernières  limites.  C'eft 
toujours  le  même  Efpace.  L'un  ne  difFéro  point  de  l'au- 
tre en  nature,  mais  en  expanfion,  &:  il  n'y  arien  qui 
empêche  le  Corps  de  s'y  mouvoir  >  de  forte  que  partout 
où  l'Efprit  fe  tranfporte  par  la  penfée,  parmi  les  Corps, 
ou  au  delà  de  tous  les  Corps,  il  ne  fauroit  trouver , nulle 
part,  des  bernes  &  une  fin  à  cette  idée  uniforme  de  l'Ef- 
pace j  ce  qui  doit  l'obliger  à  conclurre  néceffairement  de 
la  nature  èc  de  l'idée  de  chaque  partie  de  l'Efpace  ,  qu'il 
eft  actuellement  infini. 

§.  5.     Comme  nous  acquérons  l'idée  de  l'Immenfité  Nôtre  idce  de 
par  la  puiflance  que  nous  trouvons  en  nous-mêmes  de  re-  '■^  ^^"'^^  ^ 
peter  l'idée  de  l'Elpace,  aulli  fouvent  que  nous  voulons;  ncs.'  "^  ^' 

H  h  nous 


242  De  V Infinité. 

C  H  A  p.  nous  venons  aiiflî  à  nous  former  Vidée  de  l'Eternité  par  le 
XVII.  pouvoir  que  nous  avons  de  repérer  l'idée  d'une  longueur 
particulière  de  Durée,  avec  ime  infinité  de  nombres,  a- 
joutez  fans  fin.  Car  nous  fentons  en  nous-mêmes  que 
nous  ne  pouvons  non  plus  arriver  à  la  fin  de  ces  répéti- 
tions, qu'à  la  fin  des  nombres  ,  ce  que  chacun  eft  con- 
vaincu qu'il  ne  fauroit  faire.  Mais  de  favoir  s'il  y  a  quel- 
que Etre  réel  dont  la  durée  foit  éternelle  ,  c'eft  une  que- 
ftion  toute  diflerente  de  ce  que  je  viens  de  pofer  ,  que 
nous  avons  une  idée  de  l'Eternité.  Et  fur  cela  je  dis,  que 
quiconque  confidere  quelque  chofe  comme  actuellement 
exiflant  ,  doit  venir  néceflairement  à  quelque  chofe  d'é- 
ternel. Mais  comme  j'ai  prefle  cet  Argument  dans  un 
autre  endroit  ,  je  n'en  parlerai  pas  davantage  ici,  &  je 
pafîérai  à  quelques  autres  reflexions  fur  l'idée  que  nousa- 
vons  de  l'Infinité. 
Pourquoyd'au-  §■  6.  S'il  eft  vray  que  nôtre  idée  de  l'Infinité  nous 
trcs  Idées  ne    vienne  de  cc  Douvoit  quc  nous  remarquons  en  nous-mê- 

font   035  capa-  i  r  r  •  j  -  1 

bicsd'iufiiiiie.  mes,  de  repeter  lans  nn  nos  propres  idées  ,  on  peut  de- 
mander, Fotirqnoy  nous  n'' attribuons  pas  l'Infinité  à  d'au- 
tres idées  i  anffii  bien  qiiW  celles  de  l'Efpace  ér  de  laDure'e-, 
puifque  nous  les  pouvons  repeter  aulTi  aifément  &:  aufll 
fouvent  dans  nôtre  Efprit  que  ces  dernières  -,  &z  cepen- 
dant perfonne  ne  s'eft  encore  avifé  d'une  douceur  infi- 
nie ,  ou  d'une  infinie  blancheur,  quoy  qu'on  puifle  repe- 
ter l'idée  du  Doux  ou  du  BLinc  aufil  fouvent  que  celles 
d'une  Aune,  ou  d'un  Jour  ?  A  cela  je  répons,  que  la  ré- 
pétition de  toutes  les  idées  qui  font  confiderées  comme 
ayant  des  parties  8c  qui  font  capables  d'accroiffement 
par  l'addition  de  parties  égales  ou  plus  petites ,  nous  four- 
nit Vidée  de  l'Infinité-,  parce  que  par  cette  répétition  fans 
fin,  il  fe  fait  un  accroiifement  continuel  qui  ne  peut  a- 
voir  de  bout.  Mais  dans  d'autres  Idées  ce  n'eft  plus  la 
même  chofe;  car  que  j'ajoute  la  plus  petite  partie  qu'il 
loit  poflible  de  concevoir,  à  la  plus  valteidée  d'Etendue 
ou  de  Durée  que  j'aye  préfentement ,  elle  en  deviendra 
plus  grande  j  mais  fi  à  la  plus  parfaite  idée  que  j'aye  du 

Blanc 


De  V Infinité.  Liv.  IL  2^5 

Blanc  le  plus  éclatant,  j'y  en  ajoute  une  autre  d'un  BLmc    C  h  a  p, 
égal  ou  moins  vif,  (^car  je  ne  fîiurois  y  joindre  l'idée  d'un     XVII, 
plus  blanc  que  celui  dont  j'ai  l'idée  ,   que  je  fuppofe  le 
plus  éclatant  que  je  conçoive  aduellement)  cela  n'aug- 
mente ni  n'étend  mon  idée  en  aucune  manière  }   c'eft- 
pourquoy  on  nomme  degrés ,  les  différentes  idées  de  blan- 
cheur, &:c.  A  la  vérité,  les  idées  compofées  de  parties, 
font  capables  de  recevoir  de  l'augmentation  par  l'addition 
de  la  moindre  partie  ;   mais  prenez  l'idée  du  Blanc  qui 
fut  hier  produit  en  vous  par  la  veùê  d'un  morceau  de  nei- 
ge, 6c  une  autre  idée  du  Blanc  qu'excite  en  vous  un  au- 
tre morceau  de  neige  que  vous  voyez  préfentement  ;   fi 
vous  joignez  ces  deux  idées  enfemble ,  elles  s'incorporent, 
pour  ainfi  dire  ,   &  fe  reiinilTent  en  une  feule  ,   fans  que 
l'idée  de  Blancheur  en  foit  augmentée  le  moins  du  mon- 
de.   Qiie  fi  nous  ajoutons  un  moindre  degré  de  blancheur 
à  un  plus  grand  ,    bien  loin  de  l'augmenter  ,  c'efl  jufte- 
ment  par  là  que  nous  le  diminuons.     D'où  il  s'enfuit  vi- 
fiblement  que  toutes  ces  Idées  qui  ne  font  pas  compofées 
de  parties ,  ne  peuvent  point  être  augmentées  en  telle  pro- 
portion qu'il  plaît  aux  hommes ,  ou  au  delà  de  ce  qu'el- 
les leur  font  repréfentées  par  leurs  Sens.     Au  contraire, 
comme  l'Efpace  ,   la  Durée  &c  le  Nombre  font  capables 
d'accroiffement  par  voye  de  répétition,  ils  laiffent  à  l'Ef- 
prit  une  idée  à  laquelle  il  peut  toujours  ajouter  fans  jamais 
arriver  au  bout  j  en  forte  que  nous  ne  faurions  concevoir 
un  terme  qui  borne  ces  additions  ou  ces  progreflions  ;  Se 
par  conféquent ,  ce  font  là  les  feules  idées  qui  conduifent 
nos  penfées  vers  l'Infini. 

§.  7.  Mais  quoy  que  nôtre  Idée  de  l'Infinité  procède  DifFcrence  en- 
de  la  confideration  de  la  Qiiantité ,  &  des  additions  que  [•Ef'a"c''" &  '^^ 
l'Efprit  eft  capable  d'y  faire  par  des  répétitions  fans  fin  Efpace  infim. 
réitérées  de  telles  portions  qu'il  veut  -,  cependant  je  croy 
que  nous  mettons  une  extrême  confufion  dans  nos  penfées, 
lorfque  nous  joignons  l'Infinité  à  quelque  idée  précife  de 
Quantité,  qui  puifle  être  fuppofée  prélênte^à  l'Efprit,  6c 
qu'après  cela  nous  difcourons  iur  la  Quantité  infinie,  corn- 

Hh  2  me 


244-  ^'  VInfnité. 

C  H  A  p.    me  fur  un  Efpace  infini  ou  une  Durée  infinie  ;  car  mtrs 
^Vll.    Idée  de  V Infinité  étant  ,    à  mon  avis,  une  idée  qui  s'aug- 
mente fans  fin,  &:  l'idée  que  l'Efprit  a  de  quelqueQiian- 
tité  étant  alors  terminée  à  cette  idée  ,  parce  que  quelque 
grande  qu'on  la  fuppofe ,  elle  ne  fauroit  être  p'us  grande 
qu'elle  eft  actuellement ,  joindre  l'mfinité  à  cette  derniè- 
re idée  ,    c'eft  appliquer  une  mefure   déterminée  à  une 
grandeur  indéterminée  6c  qui  va  toujours  en  augmentant. 
C'eftpourquoy  je  ne  penfe  pas  que  ce  foit  une  vaine  fub* 
tilité  de  dire  qu'il  faut  diltinguer  foigneufement  entre  l'i- 
dée de  l'Infinité  de  l'Efpace,  &:  l'idée  d'un  Efpace  infini. 
La  première  n'eft  autre  chofe  qu'une  progrefiîon  fans  fin , 
qu'on  fuppofe  que  l'Efprit  fait  par  des  répétitions  de  tel- 
les idées  de  l'Efpace  qu'il  luy  plait  de  choifir.     Mais  de 
fuppofer  qu'on  ait  actuellement  dans  l'Efprit  l'idée  d'un 
Efpace  infini ,  c'eft  fuppofer  que  l'Efprit  a  déjà  parcouru 
&  qu'il  voit  actuellement  toutes    ces  idées  répétées  de 
l'Efpace,  qu'une  répétition  à  l'infini  ne  peut  jamais  luy 
repréfenter  totalement  -,  ce  qui  renferme  en  foy  une  ma- 
nifefte  contradiction. 
Nous  n'avons        §.  8.     Cela  fera  peut-être  un  peu  plus  clair,  fi  nous 
frpace wfini."" ^'^PP^^'î"^"^   aux   Nombres.     L'infinité  des  Nombres, 
auxquels  tout  le  monde  voit  qu'on  peut  toujours  ajou- 
ter, fans   pouvoir  approcher  de  la  fin  de  ces  additions, 
paroit  fans  peine  à  quiconque  y  fait  reflexion.  Mais  quel- 
que claire  que  foit  cette  Idée  de  l'infinité  des  Nombres , 
rien  n'eft  pourtant  plus  fenfible  que  l'abfurdité  d'une  idée 
actuelle  d'un  Nombre  infini.     Qiielques  idées  pofitives 
que  nous  ayions  en  nous-mêmes  d'un   certain  Efpace, 
Nombre  ou  Durée,  de  quelque  grandeur  qu'elles  foicnt, 
ce  feront  toujours  des  idées  finies.  Mais  lorfque  nous  fup- 
pofons  un  refte  inépuiflible  en  qui  nous  ne  concevons  au- 
cunes bornes  >  de  forte  que  l'Efprit  y  trouve  dequoy  faire 
des  progrcfilons  continuelles  fans  en  pouvoir  jamais  rem- 
plir toute  l'idée,  c'eft  là  que  nous  trouvons  nôtre  idée  de 
l'Infini.     Or^laiert  qu'à  la  confiderer  dans  cette  veûë  ,  je 
.veux,  dire  3  à 'n'y  concevoir  autre  chofe  qu'une  négation 

de. 


I 


TieV Infinité.  Liv.  If.  z^,^" 

de  limites,,  elle  nous  paroifle  fort  claire  ;  cependant  lorf-  C  h  a  p; 
que  nous  voulons  nous  former  l'idée  d'une  Expanfion,  XVH. 
ou  d'une  Durée  infinie,  cette  idée  devient  alors  fort  obf- 
cure  &  fort  embrouillée ,  parce  qu'elle  eft  compofée  de 
deux  parties  fort  différentes  ,  pour  ne  pas  dire  entière- 
ment mcompatibles.  Car  luppofons  qu'un  homme  for- 
me dans  fon  Eiprit  l'idée  de  quelque  Efpace  ou  de  quel- 
que Nombre,  aufll  grand  qu'il  voudra,  il  ell  vifiblequo 
l'Efprit  s'arrête  5c  fe  borne  à  cette  idée  ;  ce  qui  eft  dire- 
ftement  contraire  à  l'idée  de  V Infinité  qui  ccnfifte  dans 
une  progreflion  qu'on  fuppofe  fans  bornes.  De  là  vient , 
à  mon  avis,  que  nous  nous  brouillons  fiaifément  lorfque 
nous  venons  à  raifonner  fur  un  Efpace  infini,  ou  fur  une 
Durée  infinie;  parce  que  voulant  combiner  deux  Idées 
qui  ne  fauroienr  fubfifttr  enfemble,  bien  loin  d'être  deu:c 
parties  d'une  même  idée,  comme,  je  l'ai  dit  d'abord  pour 
m'accommodera  la  fuppofition  de  ceux  qui  prétendent' 
avoir  une  idéepofitive  d'un  Efpace  ou  d'un  Nombre  infi- 
ni, nous  ne  pouvons  tirer  des  conféquences  de  l'une  à- 
l'autre  fans  nous  engager  dans  des  difficulrez  infurmonta- 
bles  &  toutes  pareilles  à  celles  où  fe  jetteroit  celui  qui 
voudroit  raifonner  du  Mouvement  fur  l'idée  d'un  mou-- 
vement  qui  n'avance  point  ,  c'efl:  à  dire  ,  fur  une  idée 
aulîi  chimérique  &:  auiîi  frivole  que  celle  d'un  Mouve- 
ment en  repos.  D'oii  je  crois  être  en  droit  deconclurre, 
que  l'idée  d'un  Efpace,  ou,  ce  qui  ell  la  même  chofe, 
d'un  Nombre  infini  ,  c'eft  à  dire  ,.d'un  Efpace  ou  d'un 
Nombre  qui  foit  actuellement  préfent  à  l'Efprit  ,  &:  fur' 
lequel  il  fixe  é^c  termine  fa  veûë  ,  eft  différente  de  l'idée. 
d'un  Efpace  ou  d'un  Nombre  qu'on  ne  peut  jamais  épui- 
fer  par  la  penfee,  quoy  qu'on  l'étende  hns  ceffe  par  des. 
additions  &  des  progreiTions ,  continuées  fans  fin.  Car- 
de quelque  étendue,  que  foit  l'idée  d'un  Efpace  que  j'ai 
actuellement  dans  l'Efprit,  fa  grandeur  ne  furpaffe  point 
la  grandeur  qu'elle  a  dansl'inftant  même  qu'elle  eft  pré- 
fente à  mon  Efprit,  bien  que  dans  le  moment  fuivant  je: 
puilTe  l'étendre  au  double,  &  ainfi  j  à  l'infini  3  car  enfin  : 

Hh  3  rieEi 


246  De  V Infinité. 

C  H  A  P.    rien  n'eft  infini  que  ce  qui  n'a  point  de  bornes ,  &  telle 
XVII.    eft  cette  idée  de  V Infinité  à  laquelle  nos  penfees  ne  fau- 

roient  trouver  aucune  fin. 
Le  Nombre      §.  9.  Mais  entre  autres  idées  qui  nous  fourni iTent  l'i- 
nous  '^o""is  la^j^ig  de  l'Infinité,  telle  que  nous  fommes  capables  de  l'a- 

phis  nette  idce         .  ,  ^  -1,1  ^       ,        1         i- 

de  l'iuiiiiuc.  voir ,  rien  ne  nous  en  donne  une  idée  fins  nette  e?'  plus  di- 
ftinlte  que  le  Nombre  ,  comme  nous  l'avons  déjà  remar- 
qué. Car  lors  même  que  l'Efprit  applique  l'idée  de  l'in- 
finité à  l'Efpacc  Se  à  la  Durée ,  il  fe  fert  d'idées  de  nom- 
bres répétez,  comme  de  millions  de  raillions  de  Lieûës 
ou  d'Années,  qui  font  autant  d'idées  diftindes,  que  le 
Nombre  empêche  de  tomber  dans  un  confus  entaflement 
où  l'Efprit  ne  peut  éviter  de  fe  perdre.  Mais  quand  nous 
avons  ajouté  autant  de  millions  qu'il  nous  a  plù,  de  cer- 
taines longueurs  d'Efpace  ou  de  Durée  ,  l'idée  la  plus 
claire  que  nous  nous  puillîons  former  de  l'Infinité  ,  c'eil 
ce  refle  confus  &  incomprchenfible  de  nombres, qui  mul- 
tipliez fms  fin  ne  laiflent  voir  aucun  bout  qui  termine  ces 
additions. 
Nous  coiice-      §.   10.     Pour  pénétrer  plus  avant  dans  cette  idée  que 

vous  diffejcm-  nous  avons  de  l'Infinité,  &  nous  convaincre  que  ce  n'eft 

ment   1  inhnuc  ■     ,•     ■    '     j      t^t         1  i- 

du  Nombre,  auttc  chole  qu  UHC  mfinitc  de  iN  ombres  que  nous  apph- 
^i^*^  ^^  'm°"'.  qiions  à  des  parties  déterminées  dont  nous  avons  des  idées 
|'£xpanfioD. °^  diftinftes  dans  l'Efprit,  il  ne  fera  peut-être  pas  inutile  de 
confidercr  qu'en  général  nous  ne  regardons  pas  le  Nombre 
comme  infini,  au  lieu  que  nous  fommes  portez  à  attacher 
cette  idée  à  la  Durée  fie  à  l'Expanfion  -,  ce  qui  vient  de 
ce  que  dans  le  Nombre  nous  trouvons  une  fin  >  car  comme 
il  n'y  a  rien  dans  le  Nombre  qui  foit  moindre  que  l'Uni- 
té, nous  nous  arrêtons  là, 6c y  trouvons,  pour  ainfidire, 
le  bout  de  nos  comptes.  Du  reftc  ,  nous  ne  pouvons 
mettre  aucunes  bornes  à  l'addition  ou  à  l'augmentation 
des  Nombres:  nous  fommes  à  cet  égard  comme  à  l'extré- 
mité d'une  ligne  qui  peut  être  continuée  de  l'autre  côté 
au  delà  de  tout  ce  que  nous  pouvons  concevoir.  Mais  il 
n'en  eft  pas  de  même  à  l'égard  de  l'Efpace  Se  de  la  Du- 
rée j  car  dans  la  Durée,  nous  confiderons  cette  ligne  de 

nom- 


De  V Infinité.     Liv.  IL  247 

nombres  ,  comme  étendue  de  deux  côrez  ,  à  une  Ion-  C  h  a  p. 
gueur  inconcevable  ,  indéterminée  ,  &:  infinie.  Ce  qui  XVII, 
parcîtra  évidemment  à  quiconque  voudra  réfléchir  fur  l'i- 
dée qu'il  a  de  l'Eternité,  qui,  je  croy,  ne  luy  paroîtra 
autre  chofe  ,  que  cette  Inlinité  de  nombres  étendue  de 
deux  cotez,  à  l'égard  de  la  Durée  paflée,  &:de  celle  qui 
eft  à  venir,  à  parte  ante,  &c  à  parte  po/ly  comme  on  par- 
le dans  les  Ecoles.  Car  lorfque  nous  voulons  confiderer 
l'Eternité  à  parte  antC)  que  faifons-nous  autre  choie, que 
repeter  dans  nôtre  Efprit  en  commençant  par  le  temps 
préfent  où  nous  exilions  ,  les  idées  des  Années  ,  ou  des 
Siècles ,  ou  de  quelque  autre  portion  que  ce  foit  de  la 
Durée  paflee ,  convaincus  en  nous-mêmes  que  nous  pou- 
vons continuer  ces  additions  avec  une  infinité  dénombres 
qui  ne  peut  jamais  nous  manquer  ?  Et  lorfque  nous  con- 
fiderons  l'Eternité  À  parte  poji  ,  nous  commençons  aufii 
par  nous-mêmes ,  précifément  de  la  même  manière  ,  en 
étendant,  par  périodes  à  venir  multipliées  fans  fin,  cette 
ligne  de  nombres  que  nous  continuons  toujours  comme 
auparavant)  fie  ces  deux  Lignes  jointes  enfemble  font  cet- 
te Durée  que  nous  nommons  Eternité  ;  laquelle  paroît 
infinie  de  quelque  côté  que  nous  la  confiderions,  ou  de- 
vant, ou  derrière;  parce  que  nous  appliquons  toiijours 
au  côté  que  nous  envifagéons  l'infinité  de  nombres ,  c'eft 
à  dire,  la  puiflance  d'ajourer  toujours  plus,  fans  jamais 
parvenir  à  la  fin  de  ces  Additions. 

§.   II.  La  même  chofe  arrive  dans  l'Efpace  ,  oii  nous  Comment fioas 
nous  confiderons  comme  placez  dans  un  Centre  ,  d'oii  fi*^iiiTdè"i£fpa- 
nous  pouvons  ajouter  de  tous  cotez  des  lignes  indéfinies  ce. 
de  nombre ,  comptant  vers  tous  les  endroits  qui  nous  en- 
vironnent, une  aune,  une  lieiié,un  Diamètre  de  la  Ter- 
re ,  ou  de  ÏOrbis  Magmis  que  nous  multiplions  par  cette 
infinité  de   nombres  aufli   fouvent   que   nous  voulons  j 
&   comme   nous   n'avons   pas   plus   de   raifon   de  don- 
ner des  bornes  à  ces  Idées   répétées  ,   qu'au  Nombre , 
nous  acquérons  par  là  l'idée  indéterminée  de  Vlmmenfi- 
te, 

§■   12- 


248  De  VInjînite'. 

Chap.       §.   12.  Et  parce  que  dans  quelque  mafle  de  Matière 
XV II.     que  ce  foit ,  nôtre  Efprit  ne  peut  jamais  arriver  à  la  dernié- 
II  y  a  une  in-  ^z  divifibilite  ■,  il  fe  trouvc  aufli  en  cela  une  infinité  à  nô- 
dràsbMàSîc':  tre  égard,  £c  qui  eft  aulîi  une  infinité  de  Nombre  ,  mais 
avec  cette  différence  que  dans  l'infinité  qui  regarde  l'Ef- 
pace  oc  la  Durée ,  nous  n'employons  que  l'addition  des 
nombres  ,   au  lieu  que  la  divifibilité  de  la  Matière  eft 
femblable  à  la  divifion  de  l'Unité  en  (ts  fractions,  où 
r Efprit  trouve  à  fiiire  des  additions  à  l'infini  ,   aufli  bien 
que  dans  les  additions  précédentes ,  cette  divifion  n'étant 
en  effet  qu'une  continuelle  addition  de  nouveaux  nom- 
bres.    Or  dans  l'addition  de  l'un  nous  ne  pouvons  non 
plus  avoir  l'idée  pofitive  d'un  Efpace  infiniment  grand, 
que  par  la  divifion  de  l'autre  arriver  à  l'idée  d'un  Corps 
infiniment  petite  nôtre  idée  de  l'Infinité  étant  à  tous  é- 
gards,  une  idée  fugitive,  êcqui,  pour  ainfi  dire,  groflît 
toujours  par  une  progreilion  qui  va  à  l'infini  fans  pouvoir 
être  fixée  nulle  part. 
Nous  n'avons        §•   13.     H  feroit  ,  je  penfe  ,  bien  difficile  de  trouver 
pointdidee  po-  quelqu'un  aflcz  extravagant  pour  dire  qu'il  a  une  idée 

ûLivcde l'Infini.        r  ai        -v        i  o.      11  _  •    c    •  ^        ■    a    ■    ' 

pofitive  d  un  Nombre  actuellement  inhni,  cette  inhnite 
ne  confillant  que  dans  le  pouvoir  d'ajouter  quelque  com- 
binaifon  d'unitez  au  dernier  nombre  quel  qn'il  foit  ,  èc 
cela  auffi  long-temps  6c  autant  qu'on  veut.  Il  en  .eft  de 
même  à  l'égard  de  l'Infinité  de  l'Efpace  èc  de  la  Durée, 
où  ce  pouvoir  dont  je  viens  de  parler  ,  laiffe  toujours  à 
l'Efprit  le  moyen  d'ajouter  fins  .fin.  Cependant  il  y  a 
des  gens  qui  fc  figurent  d'avoir  des  idées  pofitives  d'une 
Durée  infinie,  ou  d'un  Efpace  infini.  Mais  pour  anéan- 
tir une  telle  idée  pofitive  de  l'Infini  que  ces  perfonncs 
prétendent  avoir ,  je  croy  qu'il  fiiffit  de  leur  demander 
s'ils  pourroient  ajouter  quelque  chofe  à  cette  idée  ,  ou 
non}  ce  qui  montre  fans  peine  le  peu  de  fondement  de 
cette  prétendue  idée.  En  effet,  nous  ne  fuirions  avoir, 
ce  me  femble  ,  aucune  idée  pofitive  d'un  certain  Efpace 
ou  d'une  certaine  Durée  qui  né  foit  compcféc  d'un  cer- 
tain nombre  de  pies  ou  d'aunes,  de  jours  ou  d'années,  ou 

qui 


T>e  VInfinite.     L  i  v.  II.  149 

qui  ne  folt  commenfurable  aux  nombres  répétez  de  ces  C  h  a  p. 
communes  mefurcs  dont  nous  avons  des  idées  dans  l'Ef-  XVII. 
prit ,  &  par  lefquelles  nous  jugeons  de  la  grandeur  de  ces 
fortes  de  quantitez.  Puis  donc  que  l'idée  d'un  Efpace  in- 
fini ou  d'une  Durée  infinie  doit  être  nécefTairement  coni- 
pofée  de  parties  infinies  ,  elle  ne  peut  avoir  d'autre  infi- 
nité ,  que  celle  des  nombres  capables  d'être  multipliez 
fans  fin,  &c  non,  une  idée  pofitive  d'un  nombre  adluelle- 
ment  infini.  Car  il  eft  évident  ,  à  mon  avis  que  l'addi- 
tion des  chofes  finies  (comme  font  toutes  les  longueur* 
dont  nous  avons  des  idées  pofitives}  ne  fauroit  jamais  pro- 
duire l'idée  de  l'Infini  qu'à  la  manière  du  Nombre  ,  qui 
étant  compofé  d'unitez  finies  ,  ajoutées  les  unes  aux  au- 
tres,  ne  nous  fournit  l'idée  de  l'Infini  que  par  la  puiflan- 
ce  que  nous  trouvons  en  nous-mêmes  d'augmenter  fans 
cefTe  la  fomme,&:de  faire  toujours  de  nouvelles  additions 
de  la  même  efpéce ,  fans  approcher  le  moins  du  monde  de 
la  fin  d'une  telle  progreflion. 

§.  14.  Ceux  qui  prétendent  prouver  que  leur  idée,  de 
l'Infini  eft  pofitive,  fe  fervent  pour  cela 5  d'un  Argument 
qui  me  paroît  bien  frivole.  Us  le  tirent  cet  Argument  de 
la  négation  d'une  fin ,  qui  eft ,  difent-ils  ,  quelque  chofe 
de  négatif,  mais  dont  la  négation  eft  pofitive.  Mais  quicon- 
que confiderera  que  la  fin  n'eft  autre  chofe  dans  le  Corps 
que  l'extrémité  ou  la  fuperficie  de  ce  Corps  ,  aura  peut- 
être  de  la  peine  à  concevoir  que  la  fin  foit  quelque  chofe 
de  purement  négatif  -,  &c  celui  qui  voit  que  le  bout  de  fa 
plume  eft  noir  ou  blanc  ,  fera  porté  à  croire  ,  que  la  Fin 
eft  quelque  chofe  de  plus  qu'une  pure  négation  :  &c  en  ef- 
fet lorf qu'on  l'applique  à  la  Durée  ,  ce  n'eft  point  une 
pure  négation  d'exiftence  ,  mais  c'eft  ,  à  parler  plus  pro- 
prement ,  le  dernier  moment  de  l'exiftence.  Qiie  fi  ces 
gens-là  veulent  que  la  fin  ne  foit,  par  rapport  à  la  Durée, 
qu'une  pure  négation  d'exiftence,  je  fiiis  afl'ùré  qu'ils  ne 
fauroient  nier  que  le  Commencement  ne  foit  le  premier 
inftant  de  l'exiftence  de  l'Etre  qui  commence  à  exifter, 
^  jamais  perfonne  n'a  imaginé  que  ce  fût  une  pure  ncga- 

1 1  tien. 


2^0  De  V Infinité'^ 

C  H  A  p.  tion.   D'où  il  s'enfuit ,  par  leur  propre  raifonnement ,  que 

XVII.     l'idée  de  l'Eternité  a  parte  ante  ,    ou  d'une  Durée  fans 

commencement  n'elt  qu'une  idée  négative. 

Ce  qu'il  y  a  de      §.   15 .   L'Idée  de  l'Infini  a,  je  l'avoué ,  quelque  chofe 

pofitif  &denc-^ç  pofitif  dans  les  chofes  mêmes  que  nous  appliquons  à 

gatif  dans  notre  ^     .  ,  ,  -,        ^  ,  '■  r       ^  rr 

&c'e de  iiiifîiii.  ccttc  idée,  Lorlque  nous  voulons  penier  a  un  Lipace  m- 
fini  ou  à  une  Durée  infinie  ,  nous  nous  repréfentons  d'a- 
bord une  idée  fort  étendue ,  comme  vous  diriez  de  quel- 
ques millions  de  iiécles  ou  de  lieues  ,  que  peut-être  nous 
doublons  &  multiplions  plufieurs  fois.  Et  tout  ce  que 
nous  aflemblons  ainfi  dans  nôtre  Efprit ,  eft  pofitif}  c'eflr 
l'amas  d'un  grand  nombre  d'idées  pofitives  d'Efpace  ou 
de  Durée  j  niais  ce  qui  refte  toujours  au  delà  ,  c'efl:  de- 
quoy  nous  n'avons  non  plus  de  notion  pofitive  &c  diftin- 
fte  qu'un  Pilote  en  a  de  la  profondeur  de  la  Mer,  lorfqu'y 
ayant  jette  un  cordeau  de  quantité  de  brafles  ,  il  ne  trou- 
ve aucun  fond.  Il  connoît  bien  par  là  >  que  la  profondeur 
eft  de  tant  de  braffes  6c  au  delà,  mais  il  n'a  aucune  notion 
diftindte  de  ce  furplus.  De  forte  que  s'il  pouvoit  ajouter 
toujours  ime  nouvelle  ligne ,  Se  qu'il  trouvât  que  le  Plomb 
avançât  toujours  fans  s'arrêter  jamais,  il  feroit  à  peu  près 
dans  l'état  où  fe  rencontre  nôtre  Efprit  lorfqu'il  tâche 
d'arriver  à  une  idée  complette  6c  pofitive  de  l'Infini  :  &: 
dans  ce  cas,  que  le  cordeau  foit  de  dix  brafles,  ou  de  dix 
mille >  il  fert  également  à  faire  voir  ce  qui  eft  au  delà,  je 
veux  dire  en  nous  découvrant  fort  confulemcnt  &  par 
Yoye  de  comparaifon ,  que  ce  n'eft  pas  là  tout ,  Ôc  qu'on 
peut  aller  encore  plus  avant.  L' Efprit  a  une  idée  pofiti- 
ve d^autant  d'Efpace, qu'il  en  conçoit  acbuellement  j  mais 
dans  les  efforts  qu'il  fait  pour  rendre  cette  idée  infinie,  il 
a  beau  l'étendre  &  l'augmenter  fansceffe,  elle  eft  toujours; 
incomplette.  Autant  d'Efpace  que  l'Efprit  fe  reprefente 
4  luy-meme  dans  l'idée  qu'il  fe  forme  d'une  certaine  gran- 
deur ,  c'eft  tout  autant  d'étendue  nettement  Se  réellement 
tracée  dans  l'Entendement  >  mais  Tlnfim  eft  encore  plus 
grand.  D'où  j'infére,  i.  §lne  Vidée  d'autant  eji  claire  cr 
fojltivc  :    2.  §l^e  l'idée  de  quelque  chofe  de  2liis  grand  f/? 

aujjl. 


De  V Infinité.  Liv.  II.  2fï 

aujji  claire ,  mais  que  ce  n'ejl  qu'tine  idée  comparative  :  C  h  a  p. 
^.^ie  ridée  d'une  ^tantité,  qui  pajfe  d'autant  toute gran-  XVII. 
deur  qu'on  ne  faurott  le  comprendre  ,  efi  une  idée  purement 
négative ,  qui  n'a  abfolument  rien  de  pofitif  >  car  celui 
qui  n'a  pas  une  idée  claire  èc  pofitive  de  la  grandeur  d'une 
certaine  Etendue  (^ce  qu'on  cherche  précifément  dans  l'idée 
de  l'Infini}  ne  fauroit  avoir  une  idée  comprchenfive  des  di- 
menfions  de  cette  Etendue  >  6c  je  ne  penfe  pas  qUe  perfonne 
prétende  avoir  une  telle  idée  par  rapport  à  ce  qui  eft  infi- 
ni. Car  de  dire  qu'un  homme  a  une  idée  claire  6c  pofiti- 
ve d'une  Qiiantité  fans  lavoir  quelle  en  eft^la  grandeur  , 
c'eft  raifonner  aufil  jufte  ,  que  de  dire  que  celui-là  a  une 
idée  claire  6c  pofitive  des  grains  de  fable  qui  font  fur  \t 
Rivage  de  la  Mer  ,  qui  ne  fait  pas  à  la  vérité  ,  combien 
il  y  en  a,  mais  qui  fait  feulement  qu'il  y  en  a  plus  de  vingt. 
Or  c'eft  juftement  là  l'idée  parfaite  6c  pofitive  que  nous 
avons  d'un  Efpace  ou  d'une  Durée  infinie,  lorfque  nous  di- 
fons  de  l'un  6c  de  l'autre,  qu'ils  furpafl'ent  l'étendue  ou  la 
durée  de  lo,  loo,  looo,  ou  de  quelque  autre  nombre  de 
Lieûës  ou  d'Années,  dont  nous  avons,  ou  dont  nous  pou- 
vons avoir  une  idée  pofitive.  Et  c'eft  là,  je  croy,  toute 
l'idée  que  nous  avons  de  l'Infini.  De  forte  que  tout  ce 
qui  eft  au  delà  de  nôtre  idée  pofitive  à  l'égard  de  l'Infini, 
eft  environné  de  ténèbres  j  èc  n'excite  dans  l'Efprit  qu'u- 
ne confufion  indéterminée  d'une  idée  négative  ,  où  je  ne 
puis  voir  autre  chofe  fi  ce  n'eft  que  je  ne  comprens  point 
ni  ne  peux  comprendre  tout  ce  que  j'y  voudrois  conce- 
voir ,  6c  cela  parce  que  c'eft  un  Objet  trop  vafte  pour  une 
capacité  foible  èc  bornée  comme  la  mienne.  Ce  qui  ne 
peut  être  que  fort  éloigné  d'une  idée  complette  6c  pofiti- 
ve ,  puifque  la  plus  grande  partie  de  ce  que  je  voudrois 
comprendre ,  eft  à  l'écart  fous  la  dénomination  vague  de 
quelque  chofe  qui  eft  toujours  plus  grand.  Car  de  dire 
qu'après  avoir  mefuré  autant ,  ou  avoir  été  fi  avant  dans 
une  Qiiantité,  on  n'en  trouve  pas  le  bout,  c^eft  dire  feu- 
lement ,  que  cette  Qiiantité  eft  plus  grande.  De  forte 
que  nier  d'une  certaine  Quantité  qu'elle  ak  onefiii  3  figni- 

li  z  fie 


ree 


2:^2:  De  V  Infinité. 

C  H  A  P.    fie  feulement  en  d'autres  termes  ,   qu'elle  eft  plus  grande  ;■ 
XVU.     &:  la  totale  négation  d'une  fin  n'emporte  autre  chofe  que 
l'idée  d'une  Qiiantitë  toujours  plus  grande,  que  vous  re- 
tenez en  vous-même  pour   l'appliquer  à  toutes  les  pro- 
grelllons  que  vôtre  Efprit  fera  fur  la  Qiiantité  ,  en  l'ajou- 
tant à  toutes  les  idées  de  Qiiantité  que  vous  avez,  ou 
qu'on  peut  fuppofer  que  vous  ayiez.      Qii'on  juge  à  pré- 
fent  fi  c'eft  là  une  idée  pofitive. 
Nous  n'avons      §.   i6.  Je  voudrois  bicn  que  ceux  qui  prétendent  avoir 
T.°^'^'^'^}'^^^^°'  une  Idée  po/Itive  de  r Eternité  ,  me  difTent  fi  l'idée  qu'ils 
■ec  infime.       ont  de  la  Durée  enferme  de  la  fucceilion ,  ou  non  ?  Si  elle 
n'enferme  aucune  fucceilion,  ils  font  obligez  de  faire  voir 
la  différence  qu'il  y  a  entre  la  notion  qu'ils  ont  de  la  Du- 
rée, lorfqu'elle  eft  appliquée  à  un  Etre  éternel ,   Se  à  un 
Etre  fini  ;  parce  qu'ils  trouveront  peut-être  d'autres  per- 
fonnes  que  moy ,  qui  leur  faifans  un  libre  aveu  de  la  foi- 
blefle  de  leur  Entendement  dans  ce  point ,   déclareront 
que  la  notion  qu'ils  ont  de  la  Durée  ,  les  oblige  à  conce- 
voir, que  de  tout  ce  qui  a  de  la  Durée,  la  continua- 
tion en  a  été  plus  longue  aujourd'huy  ,    qu'hier.     Que 
fi  pour  éviter  de  mettre  de  la  fucceilion  dans  l'exiftenec 
éternelle,  ils  recourent  à  ce  qu'on  appelle  dans  les  Ecoles 
Punâîtim  fians  y,  Point  fixe  Se  permanent  j  je  croy  que  cet 
expédient  ne  leur  fervira  pas  beaucoup  à  éclaircir  la  cho- 
fe, ou  à  nous  donner  une  idée  plus  claire  &  plus  pofitive 
d'une  Durée  infinie  ,    rien  ne  me  paroiflant  plus  inconce- 
vable qu'une  Durée  fans  fucceflion.  Et  d'ailleurs,  fuppo-- 
fé  que  ce  Point  permanent  fignifie  quelque  chofe,  comme 
•*xfl»  eft  qu.m-  il  n'a  aucune  *  quantité  de  durée,  finie  ou  infinie,  on  ne 
'"?"'  ft.^""  '"  peut  l'appliquer  à  laDurée  infime  dom  nous  parlons.  Mais 
fi  nôtre  foible  capacité  ne  nous  permet  pas  de  feparer  la 
fucceilion  d'avec  la  Durée  quelle  qu'elle  foit ,  nôtre  idée 
de  l'Eternité  ne  peut  être  compofée  que  d'une  fucceflion 
infinie  de  Momens  ,   dans  laquelle  toutes  chofes  exiftent. 
Que  fi  quelqu'un  a,  ou  peut  avoir  une  idée  pofitive  d'un 
Nombre  a6buellcment  infini  ,  je  m'en  rapporte  à  luy-mê- 
mcj  Qii'il  voye  quand  eft-ce  que  ce  Nombre  infini, dont 

il- 


De  V Infinité.  Liv.  IL  25^ 

S  prétend  avoir  l'idée ,  eft  aflez  grand  pour  qu'il  ne  puifle    Chai-, 
y  rien  ajouter  luy-même;  car  tandis  qu'il  peut  l'augmen-     XVH: 
ter ,  je  m'imagine  qu'il  fera  convaincu  en  luy-méme ,  que 
l'idée  qu'il  a  de  ce  nombre ,  eft  un  peu  trop  refîerrée  pour 
faire  une  infinité  pofitive. 

§.  17.  Je  croy  qu'une  Créature  raifonnable  ,  qui  fai- 
fant  ufage  de  fon  Efprit  ,  veut  bien  prendre  la  peine  de 
faire  reflexion  fur  fon  exiftence  ,  ou  fur  celle  de  quelque 
autre  Etre  que  ce  foit,  ne  peut  éviter  d'avoir  l'idée  d'un. 
Etre  tout  fagCjqui'n'a  eii  aucun  commencement:  &:pour 
moy,  je  fuis  affûréd^ avoir  une  telle  idée  d'une  Durée  in- 
finie. Mais  cette  Négation  d'un  commencement  n'étant 
qu'une  négation  d'une  chofe  pofitive,  ne  pcutgueres  me 
donner  une  idée  pofitive  de  l'Infinité  ,  à  laquelle  je  ne 
fauroi s  parvenir,  quelque  eflbr  que  je  donne  à  mes  pen- 
fées  pour  m'en  former  une  notion  claire  &:  complette.. 
J'avoûë ,  dis-je,  que  mon  Efprit  fe  perd  dans  cette  pour- 
fuite,  &:  qu'après  tous  mes  efforts,  je  me  trouve  toujours  5 
au  deçà  du  but,  bien  loin  de  l'atteindre. 

§.  18.  Qiiiconque  penfe  avoir  une  idée  pofitive  d'un  Nous  n'ayons 
Efpace  infini,  trouvera,  je  m'aflure,  s'il  y  fait  un  peu  de  ^°|vcd'unEf!" 
reflexion  ,  qu'il  n'a  pas  plus  d'idée  dû  plus  grand  que  du  pace  infini. . 
plus  petit  E^ace.  Gar  pour  ce  dernier  ,  qui  des  deux 
femble  le  plus  aifé  à  concevoir,  &  le  plus  proportionné  a 
nôtre  portée,  nous  ne  pouvons,  au  fonds  ,  y  découvrir 
autre  chofe  qu'une  idée  comparative  de  petitefl^e ,  qui  fe- 
ra toujours  plus  petite  qu'iîucunc  de  celles  dont  nous  a- 
vons  une  idée  pofitive.  Toutes  les  Idées  pofitives  que 
nous  avons  de  quelque  Quantité  que  ce  foit  ,  grande  ou 
petite,  ont  toujours  des  bornes  >  quoy  que  nos  idées  de 
comparaifon ,  par  où  nous  pouvons  toujours  ajouter  à  .l'u- 
ne ,  6c  ôter  de  l'autre  ,  n'en  ayent  point  -,  car  ce  qui  re- 
lie, foit  grand  ou  petit ,  n'étant  pas  compris  dans  l'idée 
pofitive  que  nous  avons ,  eft  dans  les  ténèbres ,  &  ne  con- 
fifte,à  nôtre  égard, que  dans  la  puifl.ance  que  nous  avons 
d'étendre  l'une,  §c  de  diminuer  l'autre  fms  jamais  ceflér. 
Un  Pilon  ôc  un  Mortier  réduiront  tout  auili-tôt  une  partie- 

li  2,,  ds,: 


2  54  De  V Infinité. 

C  H  A  p.  de  Matière  à  VinàivifibiUté  ,  que  l'Efprit  du  plus  fubtîl 
XVII.  Mathématicien;  Se  un  Arpenteur  pourrait  aulTi-tôtmefu- 
rer  à  la  Perche  l'Efpace  infini, qu'un Philofophe  s'en  for- 
mer l'idée  par  la  pénétrante  vivacité  de  fon  Êfprit ,  ou  le 
concevoir  par  la  penfée  ,  ce  qui  eft  en  avoir  une  idée  po- 
fitive.  Celui  qui  penfe  à  un  Cube  d'un  pouce  de  Diamè- 
tre, en  a  dans  fon  Efprit  une  idée  claire  &;  poiltive.  Il 
peut  de  même  fe  former  l'idée  d'un  Cube  d'un  \  pouce, 
d'un  i  ou  d'un  \  de  pouce,  ôc  toujours  en  diminuant,  juf- 
qu'à  ce  qu'il  ne  luy  refte  dans  l'Efprit  que  l'idée  de  quel- 
que chofe  d'extrêmement  petit  ,  mais  qui  cependant  ne 
parvient  point  à  cette  petitefTe  incomprehenfible  ,  que  la 
Divifion  peut  produire.  Son  Efprit  eft  aufli  éloigné  de 
ce  refte  de  petitefTe  ,  que  lorfqu'il  a  commencé  la  divi- 
fion j  c'eftpourquoy  il  ne  vient  jamais  à  avoir  une  idée 
claire  &  pofitive  de  cette  petitefTe  qui  eft  la  fuite  d'une 
infinie  Divifibilité. 
Gc  qu'il  y  a  de  §.  19.  Quiconquc  jette  les  yeux  vers  l'Infinité,  fe  fait 
pofîtif ,  &de  d'abord  une  idée  fort  étendue  de  la  chofe  à  quov  il  l'ap- 

ncganf dans  110-     ,.  r         t- r  i->.        -  o  «  /-    r     ■  -i 

trc  Idée  de  iiu- phque ,  loit  Elpace  ou  Uureej  ce  peut-être  le  ratigue-t-il 
£ui.  luy- même  à  force  de  multiplier  en  fon  Efprit  cette  pre- 

mière Idée.  Cependant ,  après  tous  ces  efforts  ,  il  ne  fe 
trouve  pas  plus  près  d'avoir  une  idée  pofitive  &:  diftinde 
de  ce  qui  refte ,  pour  faire  un  Infini  pofitif,  que  ce  Païfan 
en  avoir  de  l'Eau  qui  devoitpafler  dans  le  Canal  d'un  Fleu- 
ve qu'il  trouva  fur  fon  chemin  ; 

*  Ce  pauvre  fût  que  l'Eau  du  Fleuve  arrête^ 
Porn'  pouvoir  à.  pie'fec  plus  aife'ment  pajfer^ 

Va  fe  mettre  dans  la  tête 

De  la  voir  écouler. 
Il  attend  ce  moment  ^  mais  le  Fleuve  rapide 

Continué  afuivrefon  cours  y 

Et  lefuivra  toujours. 

§.  20. 

"*  Ru]}kii!  expellat  dum  dfjla.n  Miwis ,   |   Labitw-,    'i^  !abetur  in  «mne  vtlubtlis  *■ 
at  Uie  I  vum^ 

îiom.EpiJl.  Lib.  I.  Epift.  i.  I 


J.ue, 


T)e  l'Infinité.     Lrv.  II.  25 f 

§.  20.  J'ai  vu  quelques  perfonnes  qui  mettent  une  fi    Ch  a  v-. 
grande  différence  entre  une  Durée  infinie  ,   &  un  Efpace     XVII. 
infini,  qu'ils  fe  perfiiadent  à  eux-mêmes  qu'ils  ont  une  ^' y  ^ ''^  8f"s 
idée  pofitive  de  l'Eternité  ,    mais  qu'ils  n'ont  ni  ne  peu-  voir"nr^c'e' 
vent  avoir  aucune  idée  d'un  Efpace  infini.  Voici,  à  mon  poiltiyede  ve. 
avis ,  d'où  vient  cette  erreur  ,   c'eft  que  ces  gens-là  trou-  [■^J,"'^  "°"  ^"^ 
vant  par  les  reflexions  folides  qu'ils  font  fur  les  caufes  & 
les  effets ,  qu'il  eft  néceffaire  d'admettre  quelque  Etre  é- 
ternel,  oc  ainfi  de  regarder  l'exiftence  réelle  de  cet  Etre, 
comme  correfpondante  à  l'idée  qu'ils  ont  de  l'Eternité  y 
&  d'autre  part  ne  voyant  pas  qu'il  foit  néceiïlure  ,    mais 
jugeant  au  contraire  qu'il  eft  apparemment  abfurde  que 
le  Corps  foit  infini, ils  concluent  liardiment  qu'ils  nefau- 
roient  avoir  l'idée  d'un  Efpace  infini  ;  parce  qu'ils  ne  fui- 
roient  imaginer  la  Matière  infinie:  Conféquence  fort  mat 
tirée  ,    à  mon  avis  ,   parce  que  l'exiftence  de  la  Matière 
n'eft  non  plus  néceflaire  à  l'exiftence  de  l'Efpace  ,    que 
l'exiftence  du  Mouvement  ou  du  Soleil  l'eft  à  la  Durée,, 
quoy  qu'on  foit  accoutumé  de  s'en  fervir  pour  lamefurerj 
&  je  ne  doute  pas  qu'un  homme  ne  puiffe  auffi  bien  avoir 
l'idée  de  loooo.  Lieùês  en  quarré  fans  penfer  à  un  Corps 
de  cette  étendue,  que  l'idée  de^  loooo.  années  fans  fon- 
ger  à  un  Corps  qui  ait  exifté  auffi  long-temps.  Pour  moy,. 
il  ne  me  femble  pas  plus  mal-aifé  d'avoir  l'idée  d'un  Ef- 
pace vuide  de  Corps  ,.    que  de  penfer  à  la  capacité  d'un 
Boiffeau  vuide  de  ble ,  ou  au  creux  d'une  Noix  fans  Cer- 
neaux.    Car  de  ce  que  nous  avons  une  idée  de  l'Infinité 
de  l'Efpace,  il  ne  s'enfuit  pas  plus  néceffairement  qu'il  y 
a  un  Corps  folide  infiniment  étendu  ,    qu'il  eft  néceffaire 
que  le  Monde  foit  éternel  ,    parce  que  nous  avons  l'idée 
d'une  Durée  infinie.     Et  pourquoy  ,   je  vous  prie  ,  nous 
irions-nous  figurer  que  l'exiftence  réelle  de  la  Matière 
foit  néceffaire  pour  foûtenir  nôtre  Idée  d'un  Efpace  infi- 
ni ,   puifque  nous  voyons  que  nous  avons  une  idée  claire 
d'une  Durée  infinie  à  venir,  tout  de  même  que  d'une  Du- 
rée infinie  déjà  paffée,  quoy  qu'il' n'y  ait  perfonne,    à  ce 
que  je  croy ,  qui  s'imagine  qu'on  puiffe  concevoir  qu'une- 

chofa.' 


256  DeVInJîmte, 

Ch  A  p.  chofe  exlfte  ou  ait  exifté  dans  cette  Durée  à  venir  ?    Car 
XVII.    il  eft  aufli  inipofllble  de  joindre  l'idée  que  nous  avons 
d'une  Durée  à  venir  à  une  exiftence  préfente  ou  paflee  , 
que  de  faire  que  l'idée  du  Jour  d'hier  foit  la  même  que 
celle  d'aujourd'huy  ou  de  demain  ,    ou  que  d'aflémbler 
des  fiécles  paffez  &  à  venir ,  èc  les  rendre ,  pour  ainfi  dire, 
contemporains.     Mais  fi  ces  p.erfonnes  fe  figurent  d'avoir 
des  idées  plus  claires  d'une  Durée  infinie,  que  d'unEfpa;- 
ce  infini ,  parce  qu'il  eft  certain  que  D  r  e  u  a  exifté  de 
toute  éternité,  au  lieu  qu'il  n'y  a  point  de  Matière  réelle 
qui  remplifle  l'étendue  de  l'Efpace  infini,  cependant  com- 
me il  y  a  des  Philofophes  qui  croyent  que  l'Efpace  infini 
eft  occupé  par  l'infinie  omnipréfence  de  Dieu,  tout  de 
même  que  la  Durée  infinie  eft  occupée  par  l'exiftence  é- 
ternelle  de  cet  Etre"fuprême,il  faudra  qu'ils  conviennent 
que  ces  Philofophes  ont  une  idée  aufîi  claire  d'un  Efpace 
infini  que  d'une  Durée  infinie  >    quoy  que  dans  l'un  ou 
l'autre  de  ces  cas  ils  n'ayent ,  à  mon  avis ,  ni  les  uns  ni  les 
autres  aucune  idée  pofitive  de  X Infinité.  Car  quelque  idée 
pofitive  de  Qiiantité  qu'un  homme  ait  dans  fon  Efprit  , 
il  peut  repeter  cette  idée  ,   t<  l'ajouter  à  la  précédente  a- 
vec  autant  de  facilité  qu'il  peut  ajouter  enfembleaulîi  fou- 
vent  qu'il  veut,  les  idées  de  deux  Jours  ou  de  deux  Pas , 
qui  font  des  idées  pofitives  de  longueurs  qu'il  a  dans  fon 
Efprit.     D'où  il  s'enfuit  que  fi  un  homme  avoit  une  idée 
pofitive  de  l'Infini  ,    foit  Durée  ou  Efpace  ,  il  pourroit. 
joindre  deux  Infinis  cnfemble  ,    Se  même  fiiire  un  Infini , 
infiniment  plus  grand  que  l'autre  j    abfurditez  trop  grof- 
Ceres  pour  devoir  être  refutées. 
S,csiacespofiti-      §•  2  1.  Si  Cependant  aprc'S  tout  cc  quc  je  Viens  de  dite, 
ves  qu'on  fup-  il  fe  ttouvc  des  gcus  gui  ie  perfuadent  à  eux-mêmes  qu'ils 
r°5.„'rfcau'   ont  des  idées  claires  .Se  pofitives  de  V Infinité ,   il  eft  jufte 
lent  des  mépri-  qu'ils  jouifiént  de  ce  rare  privilège  :  6c  je  fcrois  bien  aife , 
les  fur  cet  arti-  /^m,]}]  \,\q,\\  que  d'autres  perfonnes  que  je  connois  ,    qui 
confcflenr  ingemiment  que  ces  idées  leur  manquent)  qu'ils 
vouluflent  me  faire  part  de  leurs  découvertes  fur  cette  ma- 
nérCj  car  je  me  fuis  figure  jufqu'ici  ,    que  ces  grandes  6c 

iii- 


"De  V Infinité.   Liv.  IL  257 

inexplicables  difficultez  qui  ne  ceflent  d'embrouiller  tous  C  h  a  p. 
les  difcours  qu'on  fait  fur  l'Infinité  foit  del'Efpace,  de  XVII. 
la  Durée,  ou  de  la  Divifibilité,  étoient  des  preuves  cer- 
taines des  Idées  imparfaites  que  nous  nous  formons  de  l'In- 
fini, fie  de  la  difproportion  qu'il  y  a  entre  l'Infinité  6c  la 
comprehenfion  d'un  Entendement  aufiî  borné  que  le  nô- 
tre. Car  tandis  que  les  hommes  parlent  &:  difputent  fin- 
un  Efpace  infini,  ou  une  Durée  infinie  ,  comme  s'ils  en 
avoient  une  idée  aufll  complette  &:  auili  pofitive,  que 
i\çs  noms  dont  ils  fe  fervent  pour  les  exprimer ,  ou  de  l'i- 
dée qu'ils  ont  d'une  aune  ,  d'une  heure  ,  ou  de  quelque 
autre  Qiiantité  déterminée}  ce  n'eft  pas  merveille  que  la 
nature  incomprehenfible  de  la  chofe  dont  ils  difcourent , 
les  jette  dans  des  embarras  ôc  des  contradictions  perpé- 
tuelles, ôc  que  leur  Efprit  fe  trouve  accablé  par  un  Objet 
qui  eft  trop  vafte  Se  trop  au  deffus  de  leur  portée ,  pour 
qu'ils  puilîent  l'examiner,  ôc  le  manier,  pour  ainfi  dire, 
à  leur  volonté. 

§.  22.  Si  je  me  fuis  arrêté  affez  long-temps  à  confide- 
rer  la  Durée,  l'Efpace,  le  Nombre,  ôc  l'Infinité  qi^i  dé- 
rive de  la  contemplation  de  ces  trois  chofes  ,  ce  n'a  pas 
été  peut-être  au  delà  de  ce  que  la  matière  exigeoit  -,  car 
il  y  a  peu  d'Idées  fimples  dont  les  Modes  donnent  plus 
d'exercice  aux  penfées  des  hommes  que  celles-ci.  Te  ne 
prétens  pas  ,  au  refte  ,  traiter  de  ces  chofes  dans  toute 
leur  étendue  >  il  fuffit  pour  mon  defléin  ,  de  montrer 
comment  l'Efprit  les  reçoit,  telles  qu'elles  font,  de  la 
Senfatton  ôc  de  la  Re flexion ,  ôc  comment  l'idée  même  que 
nous  avons  de  V Infinité, quelque  éloignée  qu'elle  paroiffe 
d'aucun  Objet  des  Sens  ou  d'aucune  opération  de  l'Efprit, 
ne  laifle  pas  de  tirer  de  là  fon  origine  aulîi  bien  que 
toutes  nos  autres  idées.  Peut-être  fe  trouvera-t-il  quel- 
ques Mathématiciens  qui  exercez  à  de  plus  fubtiles  fpe- 
culations,  pourront  introduire  dans  leur  Efprit  les  idées 
de  l'Infinité  par  d'autres  voyes  ;  mais  cela  n'empêche 
pas  ,  qu'eux-mêmes  n'ayent  eu  ,  comme  le  refte  des 
hommes ,  les  premières  idées  de  l'Infinité  par  la  Sen- 

K  k  fation 


258  De  quelques  autres  Modes  Simples. 

C  H  A  p.    fation  &;  la  Reflexion ,  de  la  manière  que  je  viens  del'ex- 

XVII.  pliquer. 

CHAPITRE       XVIII. 

Cnki\  ^^  quelques  autres  Modes  Simples. 

XVIII.  .      r  ■       . 

§.   I.   T'A  I  fait  voir  dans  les  Chapitres  précedens ,  com- 

Jf  ment  l'Efprit  ayant  reçu  des  Idées  /impies  par  le 
moyen  des  Sens  ,  s'en  icrt  pour  s'élever  jufqu'à  l'idée 
même  de  V Infinité,  qui,  bien  qu'elle  paroifTe  plus  éloi- 
gnée d'aucune  perception  fenfible,  que  quelque  autre 
idée  que  ce  foit  ,  ne  renferme  pourtant  rien  qui  ne  foit 
compofé  d'idées  fimples  qui  nous  font  venues  par  voye  de 
Senfation,  &C  que  nous  avons  enfuite  joint  enfemble  par 
le  moyen  de  cette  Faculté  que  nous  avons  de  repeter  nos 
propres  Idées.  Mais  quoyque  les  exemples  que  j'ai  don- 
nez jufqu'ici ,  de  Modes  fimples  ,  formez  d'idées  lîmples 
qui  nous  font  venues  par  les  Sens ,  puffent  fuffire  pour 
montrer  comment  l'Efprit  vient  à  connoître  ces  Modes  i 
cependant  en  confideration  de  l'ordre,  je  parlerai  encore 
de  quelques  autres ,  mais  en  peu  de  mots  ;  après  quoy,  je 
pafTerai  aux  Idées  plus  compofées. 
Modes  du  §.2.  Il  ne  faut  qu'entendre  le  François  pour  comprcn- 
Mouvcmeat.  dre  ce  que  c'eft  c\uc  glifier  ,  rouler,  pirouetter,  ramper  y 
fe  promener ,  courir ,  danjcr ,  fauter ,  voltiger ,  Se  plufieurs 
autres  termes  qu'on  pourroit  nommer  -,  car  dès  qu'on  les 
entend,  on  a  dans  l'Efprit  tout  autant  d'idées  diftinftes 
de  différentes  modifications  du  Mouvement.  Or  les  Mo- 
des du  Mouvement  répondent  à  ceux  de  l'Etendue  j  car 
vite  Se  lent  font  deux  différentes  idées  du  Mouvement, 
dont  les  mefures  font  prifes  des  diftances  du  Temps  &  de 
l'Efpace  jointes  enfemble,  de  forte  que  ce  font  des  Idées 
complexes  qui  comprennent  Temps,  &  Efpace  avec  du 
Mouvement. 
ModcsdcsScns.       §.  ^,    La  mémc  diverfité  fe  rencontre  dans  les  Sons. 

Cha- 


Ve  quelques  autres  Modes  Simples.  Liv.  II.       259 

Chaque  mot  articulé  eft  une  différente  modification  du  C  h  a  p. 
Son  ;  d'où  il  paroît  qu'à  la  faveur  de  ces  Modifications  XVIH 
l'Ame  peut  recevoir  ,  par  le  Sens  de  l'Ouïe,  des  idées 
diftinftes  dans  une  quantité  prefque  infinie.  Outre  les 
cris  diftinfts  qui  font  particuliers  aux  Oifeaux  5c  aux  au- 
tres Eétes,  les  Sons  peuvent  être  modifiez  par  le  moyen 
de  diverfes  Notes  de  différente  étendue  ,  jointes  enfem- 
ble ,  ce  qui  fait  cette  Idée  complexe  que  nous  nommons 
\\n  Air  ,  5c  qu'un  Muficien  peut  avoir  préfente  à  l'Ef- 
pnt,  lors  même  qu'il  n'entend  ni  ne  forme  aucun  fon , 
en  reflêchiffant  fur  les  idées  de  ces  fons  qu'il  affem- 
ble  ainfi  tacitement  en  luy-même  6c  dans  fa  propre  ima- 
gmation. 

§.  4.  Les  Modes  des  Couleurs  font  auffifort  différens.  moJk  de* 
Il  y  en  a  quelques-uns  que  nous  regardons  fimplement  ^'^'^""• 
comme  divers  dégrez,  ou  pour  parler  en  termes  de  l'Art, 
comme  des  ombres  d'une  même  Couleur.  Mais  parce  que 
nous  faifons  rarement  des  affemblages  de  Couleurs  foit 
pour  l'ufage  ou  pour  le  plaifir ,  fans  que  la  figure  y  ait 
quelque  part,  comme  dans  la  Peinture ,  dans  les  Ouvra- 
ges de  Tapifferie  ,  de  Broderie  ,  &:c.  ceux  qui  font  le 
plus  connus  appartiennent  pour  l'ordinaire  aux  Modes 
Mixtes,  parce  qu'ils,  font  compofcz  d'idées  de  différentes 
efpéces  ,  favoir  de  figure  6c  de  couleur,  comme  font  la 
Beauté^  VArc-en-Ciet,  &cc. 

§.  5.    Toutes  les  Saveurs  ér  les  Odeurs  compofées  font   Modes  des  Sa- 
aufli  des  Modes  compofez  des  Idées  fimples  de  ces  deux  ^"'^  ^  '^« 
Sens.     Mais  on  y  fait  moins  de  reflexion  ,  parce  qu'en  °  '^""' 
général  on  manque  de  noms  pour  les  exprimer}  6c  par  la 
même  raifon  il  n'eft  pas  poffible  de  les  défigner^n  écri- 
vant.    C'eftpourquoy  je  m'en  rapporte  aux  penfées  6c  à 
l'expérience  de  mes  Lefteurs  ,   fans  m'arrêter  à  en  faire 
l'énumeration. 

§.  6.  Mais  il  eft  bon  de  remarquer  en  général ,  que 
ces  Modes/impies  qui  ne  font  regardez  que  comme  diffé- 
rens dégrez  de  la  même  Idée  fimple  ,  quoy  qu'il  y  en  ait 
plufieurs  qui  en  eux-mêmes  font  des  idées  fort  diftinftes 

Kk  2  de 


26o  De  quelques  antres  Modes  Simples. 

C  H  A  p.  de  tout  autre  Mode  ,  n'ont  pourtant  pas  ordinairement 
XVIII.  des  noms  diftincts,  fie  ne  font  pas  fort  confiderez  comme 
des  idées  diftindes,  lorlqu'il  n'y  a  entr'eux  qu'une  très- 
petite  différence.     De  favoir  fi  les  hommes  ont  négligé 
de  prendre  connoiffance  de  ces  Modes  &:  de  leur  donner 
des  noms  particuliers ,  pour  n'avoir  pas  des  mefures  pro- 
pres à  les  diftinguer  exactement  >  ou   bien   parce   qu'a- 
près  qu'on   les  auroit  ainfi  diftinguez  ,   cette  connoif- 
fance n'auroit  pas  été  fort  néceffaire  ni  d'un  ufage  géné- 
ral, j'en  laifle  la  déciilon  à  d'autres.     11  fuffit  pour  mon 
deflein,  que  je  fafle  voir  que  toutes  nos  idées  Hmples  ne 
nous  viennent  dans  l'Efprit  que  par  Senlation  6c  par  Re- 
flexion, &:  que,  lorfqu'elles  y  ont  été  introduites,  nôtre 
Efprit  peut  les  repeter  6c  combiner  en  différentes  maniè- 
res ,   6c  faire  ainll  de  nouvelles  idées  complexes.     Mais 
quoy  que  le  Blauc ^  le  Ronge  ,  ou  le  Doux,  6cc.   n'ayent 
pas  été  modifiez  ,  ou  réduits  à  des  Idées  complexes  par 
différentes  combinaifons   qu'on  ait  defigné  par  certains 
noms  6c  rangé  après  cela  en  différentes  Efpeces  ,  il  y  a 
pourtant  quelques  autres  Idées  /impies ,  comme  VUiufe^la. 
Durée  ,  le  Mouvement  dont  nous  avons  déjà  parlé  ,   la 
Pmjfance  ^  la  Penfée  ;  defquelles  on  a  forme  une  grande 
diverfité  d'Idées  complexes  qu'on  a  eu  foin  de  diftinguer 
par  différens  noms. 
Pourquoyquci-      §•  /•  Et  voici ,  à  ttion  avis ,  la  raifon  pourquoy  on  en 
cucsModcsoiit  a  ufé  ainfi,  c'eft  que,  comme  le  grand  intérêt  des  hom- 
j",„'r^r!!vn ^  nies  roule  fur  la  focieté  qu'ils  ont  entr'eux  ,  rien  n'étoit 
eut  ps.  plus  néceffiire  que  de  connoitre  les  hommes  ^  leurs  a- 

d:ions,  afin  qu'ils  puffent  s'en  donner  l'intelligence  les 
uns  aux  autres.  C'eft  pour  cela  qu'ils  ont  diftingué  ces 
Adtions,  en  différentes  idées ,  modifiées  avec  une  extrê- 
me précifion,  èz  qu'ils  ont  donné  à  chacune  de  ces  idées 
complexes  ,  des  noms  particuliers  ,  afin  de  pouvoir  fe 
fouvcnir  plus  aifement  de  ces  chofes  qui  fe  prefentoient 
tous  les  jours  à  leur  Efprit  6c  de  pouvoir  s'en  entretenir 
fans  recourir  à  de  grands  détours  6c  à  de  longues  circon- 
locutions. Se  afin  qu'elles  fuffcnt  plus  facilement  6c  plus 

prom- 


De  quelques  autres  Modes  Simples.  Liv.  IL      261 
promptement  entendues,   puis  qu'ils  dévoient  à  toute    Chap. 
heure  en  inftruire  les  autres  6c  en  être  inftruits  eux-mê-    XVIIL 
mes.     Qiie  les  Hommes  ayent  eu  cela  en  veûë  ,  je  veux 
dire  qu'ils  ayent  été  principalement  portez  à  former  dif- 
férentes Idées  complexes  y  &c  à  leur  donner  des  noms,  par 
le  but  général  du  Langage,  l'un  des  plus  prompts  6c  des 
plus  courts  moyens  qu'on  ait  pour  s'entre-communiquer 
fes  penfées  ,  c'elt  ce  qui  paroît  évidemment  par  les  noms 
que  les  hommes  ont  inventez  dans  plufieurs  Arts  ou  Mé- 
tiers, qu'ils  ont  appliquez  à  différentes  Idées  complexes 
de  certaines  Aftions  compofées  qui  regardent  leurs  diffé- 
rens  Métiers ,  &:  cela  pour  abréger  lorfqu'ils  en  parlent , 
6c  en  veulent  inftruire  les  autres  :    lefquelles  Idées  ne  fe 
trouvent  point  en  général  dans  l'Efprit  de  ceux  à  qui  ces 
occupations  font  étrangères,  de  forte  que  les  Mots  qui 
expriment  ces  Aftions-là  font  inconnus  à  la  plupart  des 
hommes  qui  parlent  la  même  Langue  ,   comme  font  les 
mots  de  *frtjjer ,  -f  aynalgamer  -,  fublimation,  cohobation;  *  Terme  d'fm- 
car  étant  employez  pour  défigner  certaines  idées  com-  F'iierie. 
plexes  qui  font  rarement  dans  l'Efprit  d'autres  perfonnes  cinnii'i'" 
que  de  ceux  à  qui  elles  font  fuggerées  de  temps  en  temps 
par  leurs  occupations  particulières  ,   ils  ne  font  entendus 
en  général  que  des  Imprimeurs  ,   ou  des  Chymiftes ,  qui 
ayant  formé  dans  leur  Efprit  les  idées  complexes  que  ces 
mots  fignifîent,  6c  leur  ayant  donné  des  noms  ou  ayant 
reçu  ceux  que  d'autres  avoient  déjà  inventez  pour  les  ex- 
primer ,   ne  les  entendent  pas  plutôt  prononcer  par  les 
perfonnes  de  leur  Métier  que  ces  Idées  fe  préfentent  à 
leur  Efprit.     Ainfi ,  les  Chymiftes  à  l'ouïe  du  terme  de 
Cohobatioti  ont  dans  l'Efprit  toutes  les  idées,  limples  de 
Diftillation  6c  le  mélange  qu'on  fait  d'une  liqueur  avec 
la  matière  dont  elle  a  été  extraite  pour  la  diftiller  de  nou- 
veau.    Nous  voyons  par-là  qu'il  y  a  une  grande  diverfité 
d'Idées  fimples,  comme  de  Goûts  &c  d'Odeurs,  qui  n'ont 
point  de  nom  :  6c  quantité  d'autres  Modes  ,    foit  qu'ils 
n'ayent  pas  été  aflez  généralement  remarquez  ,  ou  qu'ils 
ne  foient  pas  d'un  grand  ufage  dans  les  Affaires  6c  dans 

Kk  3  les 


202  Des  Modes  qui  regardent  la  Tenfee. 

Chap.  les  Entretiens  des  hommes  pour  mériter  qu'on  en  prenne 
XVIII.  connoiflance  ,  n'ont  pas  été  non  plus  défignez  par  des 
noms  particuliers,  &:  ne  font  pas  ,  par  conféquent  ,  re- 
gardez comme  différentes  Efpéces.  Mais  j'aurai  occafion 
dans  la  fuite  d'examiner  plus  au  long  cette  matière,  lorf- 
que  je  viendrai  à  parler  des  Mois. 


CHAPITRE      XIX. 

Chai».  Des  Modes  qui  regardent  la  Penfee. 

XIX. 
Divers  Modes  g.   i.  T    O  R  S  Qju  E  l'Efprit  vicut  à  réfléchir   fur  foy- 
Se[iiitio",'ia*  i_>  même,   &  à  contempler  fes  propres  a£tions , 

Rcmiiiifcence ,  la  Penfcc  cft  la  première  chofe  qui  fc  préîénte  à  luy  -,  &: 
tion^&r"^'*' ^^  y  remarque  une  grande  variété  de  Modifications  ,  qui 
luy  fourniflént  différentes  idées  diftinftes.  Ainfi,  la  per- 
ception ou  penfée  qui  accompagne  actuellement  les  im- 
prelîîons  faites  fur  le  Corps,  &:  y  eft  comme  attachée, 
cette  perception ,  dis-je  ,  étant  dillin£te  de  toute  autre 
modification  de  la  Penfee,  produit  dans  l'Efprit  une  idée 
diftindte  de  ce  que  nous  nommons  Senfaîion  ,  qui  eft  , 
pour  ainfi  dire,  l'entrée  a£tuelle  des  Idées  dans  l'Enten- 
dement par  le  moyen  des  Sens.  Lorfque  la  même  Idée 
revient  dans  l'Efprit,  fans  que  l'Objet  extérieur  qui  l'a 
d'abord  fait  naître,  agiflé  fur  nos  Sens,  cet  A£te  de  l'Ef- 
prit fe  nomme  Reminifcence.  Si  l'Efprit  tâche  de  la  rap- 
peller,  6c  qu'enfin  après  quelques  efforts  il  la  trouve  & 
fêla  rende  préfente, c'eft  Recueuillemcnt.  Si  l'Efprit  l'en- 
vifige  long-temps  avec  attention  ,  c'efl  Contemplation. 
Lorfque  l'Idée  que  nous  avons  dans  l'Efprit  ,  y  flotte  i 
pour  ainfi  dire  ,  fans  que  l'Entendement  y  fade  aucune 
attentioiî,  c'eft  ce  qu'on  appelle i^evfn^.  Lorfqu'on ré- 
fléchit fur  les  idées  qui  fe  préfcntent  d'elles-mêmes  (car 
comme  j'ai  remarqué  ailleurs ,  il  y  a  toujours  dans  nôtre 
Efprit  une  fuite  d'Idées  qui  fe  fucccdent  les  unes  aux  au- 
tres tandis  que  nous  veillons)  6:  qu'on  les  enrcgître,  pour 

ainfi 


Des  Modes  qui  regardent  la  Penfe'e.  L  i  v.  II.  263 
ainfi  dire,  dans  fa  Mémoire,  c'eft  Attention  ;  &  lorlque  Ch  a  p, 
l'Efprit  fe  fixe  fur  une  Idée  avec  beaucoup  d'application,  XIX, 
qu'il  la  confidere  de  tous  cotez ,  Se  ne  veut  point  s'en  dé- 
tourner malgré  d'autres  Idées  qui  viennent  à  la  traverfe, 
c'eft  ce  qu'on  nomme  Etude  ou  Contention  d'Efprit.  Le 
Sommeil  qui  n'eft  accompagné  d'aucun  fonge  ,  eft  une 
cefTation  de  toutes  ces  chofes  ;  &  fonger  c'eft  avoir  des 
idées  dans  l'Efprit  pendant  que  les  Sens  extérieurs  font 
fermez  ,  en  forte  qu'ils  ne  reçoivent  point  l'impreiîion 
des  Objets  extérieurs  avec  cette  vivacité  qui  leur  eft  or- 
dinaire j  c'eft,  dis-je  ,  avoir  des  idées  fans  qu'elles  nous 
foient  fuggerées  par  aucun  Objet  de  dehors  ,  ou  par  au- 
cune occafion  connue  ,  ^  fans  être  choifies  ni  détermi- 
nées en  aucune  manière  par  l'Entendement.  Qiiant  à  ce 
que  nous  nommons  Extafe ,  je  laifie  juger  à  d'autres  fi  ce 
n'eft  ^oint  fonger  les  yeux  ouverts. 

§.  2.  Voilà  un  petit  nombre  d'exemples  de  divers  Mo- 
des de  penfer ,  que  l'Ame  peut  obferver  en  elle-même,  &: 
dont  elle  peut,  par  conféquent,  avoir  des  idées  aufli  di- 
ftindes  que  celles  qu'elle  a  du  Blatic  &c  du  Rouge,  d'un 
Cluarré  eu  d'un  Cercle.  Je  ne  prétens  pas  en  faire  une 
énumeration  complette ,  ni  traiter  au  long  de  cette  fuite 
d'idées  qui  nous  viennent  par  la  Refc.xion.  Ce  fcroit  la 
matière  d'un  Volume.  Il  me  fuffit  pour  le  deifein  que  je 
me  propofe  préfentemcnt  ,  d'avoir  montré  par  ce  peu 
d'exemples,  de  quelle  cfpéce  font  ces  Idées, &:  comment 
l'Efprit  vient  aies  connoître  j  d'autant  plus  que  j'aurai 
occafion  dans  la  fuite  de  parler  plus  au  long  de  ce  qu'on 
nomme  Raifonner  ,  Juger  ,  Vouloir  ,  &  Conno'itre  ,  qui 
tiennent  un  des  premiers  rangs  parmi  les  Modes  de  peyijer  y 
ou  Opérations  de  l'Efprit. 

§.  3.  Mais  peut-être  m'excufera-t-on  fi  je  fais  ici  en  Diffcrens  dc- 
paflTant  quelque  reflexion  fur  le  différent  état  okfe  trouve  m^- à' m^mion 
notre  Ame  lorfau'elle  penfe.     C'eft  uneDigreflîon  quifem-  ^^"r  ',^'r"^'- 

11  ■        rr  ^  v         ^  'ri<Y--^„  iùdqu  il   penis. 

Die  avoir  aflez  de  rapport  a  notre  prêtent  deflein  -,  6c  ce 
que  je  viens  de  dire  de  l'Attention ,  de  la  Rêverie  &  des 
Songes,  &CC.  nous  y  conduit  aflez  naturellement.    Qii'un 

Hom- 


264  Ves  Modes  qui  regardent  la  Penfée. 

C  H  A  p.    Homme  éveillé  ait  toujours  des  idées  préfentes  à  l'Efprir , 
XIX.     quelles  qu'elles  foient ,  c'elt  dequoy  chacun  ell  convain- 
cu par  fa  propre  expérience,  quoy  que  l'Efprit  les  con- 
temple avec  diflerens  dégrez  d'attention.     En  effet, l'Ef- 
prit s'attache  quelquefois  à  confiderer  certains  Objets  a- 
vec  une  fi  grande  application ,  qu'il  en  examine  les  idées 
de  tous  cotez ,  en  remarcjue  les  rapports  &:  lescirconftan- 
ces,  &  en  obfcrve  chaque  partie  11  exa£tement  &  avec 
une  telle  contention  qu'il  écarte  toute  autre  penfee,&ne 
prend  aucune  connoillance  des  imprelllons  ordinaires  qui 
îé  font  alors  fur  les  Sens  &:  qui  dans  d'autres  temps  lu  y 
auroient  communiqué  des  perceptions  extrêmement  fenfi- 
blcs.     Dans  d'autres  occafions  il  obferve  la  fuite  des  Idées 
qui  fe  fuccedent  dans  fon  Entendement ,  fans  s'attacher 
particulièrement  à  aucune  ;  &  dans  d'autres  rencontres  il 
les  laifle  pafler  fans  prefque  jetter  la  veùé  deflus ,  comme 
autant  de  vaines  ombres  qui  ne  font  aucune  imprelllon 
fur  lu  y. 
11  s'enfuit  pro-      §.  4.  Je  croy  que  chacun  a  éprouvé  en  foy-même  cet- 
babiement  de   (-g  contention  OU  cc  relâchement  de  l'Efprit  lorfqu'il  pen- 
cft  laaion  &   16 5  iclon  ccttc  divcrlite  de  degrez  qui  le  rencontre  entre 
lion  idiéiiccde  la  plus  forte  application  Se  un  certain  état  où  il  eft  fort 
'  "^'^^  près  de  ne  penfer  à  rien  du  tout.     Allez  un  peu  plus  a- 

vant ,  &  vous  trouverez  l'Ame  cians  le  fommeil ,  éloignée , 
pour  ainC  dire ,  de  toute  fenfation  ,  &:  à  l'abri  des  mou- 
vemens  qui  fe  font  fur  les  organes  des  Sens  ,  &  qui  luy 
caufent  dans  d'autres  temps  des  idées  11  vives  &■  fi  fenfi- 
bles.  Je  n'ai  pas  befoin  de  citer  pour  cela ,  l'exemple  de 
ceux  qui  durant  les  nuits  les  plus  orageufes  dorment  pro- 
fondément fans  entendre  le  bruit  du  Tonnerre  ,  fans  voir 
les  éclairs  ou  fentir  le  fecoùement  de  la  Maifon  ;  toutes 
chofes  fort  fenfibles  à  ceux  qui  font  éveillez.  Mais  dans 
cet  état  oia  l'Ame  fe  trouve  aliénée  des  Sens,  elle  confer- 
ve  fouvent  une  manière  de  penfer  ,  foible  &:  flins  liaifoa 
que  nous  nommons /owger;  &  enfin  un  profond  fommeil 
ferme  entièrement  la  fcene,  &  met  fin  ;\  toute  forte  à^ap- 
parenc.es.  C'eil ,  je  croy ,  ce  que  prelque  tous  les  hom- 
mes 


Des  Modes  du  Plaifi' ècc.  Liv.  II.  265 

mes  ont  éprouvé  en  eux-mêmes  ,  de  forte  que  leurs  pro- 
pres obfervations  lesconduifcnt  fans  peine  jufques-là.  11 
me  refte  à  tirer  de  là  une  conféquence  qui  me  paroît  aflez 
importante:  car  puifque  l'Ame  peut  fenfiblement  fe  faire 
dilterens  dégrez  de  penfée  en  divers  temps  ,  ôc  quelque- 
fois fe  détendre  ,  pour  ainlî  dire  ,  même  dans  un  homme 
éveille ,  à  un  tel  point  qu'elle  n'ait  que  des  penfécs  foi- 
bles  ôc  obfcures ,  qui  ne  font  pas  fort  éloignées  de  n'être 
rien  du  tout  ,  &  qu'enfin  dans  le  ténébreux  recueuille- 
ment  d'un  profond  fommeil  ,  elle  perd  entièrement  de 
veûë  toutes  fortes  d'idées  quelles  qu'elles  foient  j  puis  , 
dis-je  ,  que  tout  cela  ell:  évidemment  confirmé  par  une 
confiante  expérience,  je  demande,  s'il  n'eft  pas  fort  pro- 
bable, §lue  la  Penfée  ejl  fanion  ,  dr  non  l'ejfence  de  i'A- 
tne  ;  par  la  raifon  que  les  Opérations  des  Agents  font  ca- 
pables du  plus  &  du  moins ,  mais  qu'on  ne  peut  conce- 
voir que  les  Eifences  des  chofes  foient  fujettes  à  une  telle 
variation.  Et  cela  foit  dit  en  paflant }  continuons  d'exa- 
miner quelques  autres  Modes  Simples. 


Chap. 
XIX. 


CHAPITRE      XX. 


Des  Modes  du  Plaijir  &  de  la  Douleur. 


Chap. 

XX 

§.   I .  T^  N  T  R  E  les  Idées  Simples  que  nous  recevons  Le  rhifir  &  la 

Ci  par  voye  de  Senfation  &:  de  Reflexion ,  celles  ?°"1?5  ""'^ 
du  Plaijîr  6c  de  la  Douleur  ne  font  pas  des  moins  confide-  pk,. 
râbles.  Comme  parmi  les  Senfations  du  Corps  il  y  en  a 
qui  font  purement  indifférentes ,  Se  d'autres  qui  font  ac- 
compagnées de  plaifir  ou  de  douleur  ,  de  même  les  pen- 
fées  de  l'Efprit  font  ou  indifférentes,  ou  fuivies  de  plaifir 
ou  de  douleur ,  de  fatisfaftion  ou  de  trouble  ,  ou  comme 
il  vous  plairra  de  l'appeller.  On  ne  peut  décrire  ces  Idées, 
non  plus  que  toutes  les  autres  idées  limples,  ni  donner  au- 
cune définition  des  mots  dont  on  fe  fert  pour  lesdéfigner. 
La  feule  chofe  qui  puiffe  nous  les  faire  connoître  ,  aufli 

L  l  bien 


2  66  Des  Modes  du  Plaijïr 

C  H  A  p.  bien  que  les  Idées  fimples  des  Sens  ,    c'efl:  l'Expérience. 
XX.      Car  de  les  définir  par  la  préfence  du'  Bien  ou  du  Mal ,  c'eft 
feulement  nous  faire  refléchir ,  fur  ce  que  nous  fentons  en 
nous-mêmes ,   à  l'occafion  de  diverfes  opérations  que  le 
Bien  ou  le  Mal  font  fur  nos  Ames  ,  félon  qu'elles  agif- 
fenc  différemment  fur  nous  ,   ou  que  nous  les  confiderons 
nous-mêmes. 
Cequec'cftciuê        §.  2.  Donc  Ics  chofcs  ne  font  bonnes  ou  mauvaifes 
Mal'^"  '^  ''^     ^^^  P^''  r^PPOî't  3U  Plaiilr,  ou  à  la  Douleur.    Nous  nom- 
mons Bien,  tout  ce  qui  eft  propre  à  produire  é'  ^  aug- 
menter le  plaijir  en  nous  ,  ou  à  diminuer  cr  abréger  quelfjue 
douleur  ,  ou  bien  ,  k  nous  procurer  ou  confer'ver  la  pojfef- 
fion  de  quelque  autre  Bien,  ou  l'abfence  de  quelque  Mal.  Au 
contraire,  nous  appelions  Mal,  ce  c^n  cÇt.  propre  a  pro- 
-...  duire  ou  augmenter  la  douleur  en  nous ,  ou  a  diminuer  quel- 

que plaifir-,  ou  bien,  à  nous  eau  fer  quelque  mal,  eu  à  nous 
priver  de  quelque  bien.   Au  relie ,  je  parle  du  Plaifir  fie  de 
la  Douleur  du  Corps  &  de  l'Ame  félon  qu'on  les  diftin- 
gue  ordinairement  ,   quoy  que  dans  la  vérité  ce  ne  foient 
que  différentes  conftitutions  de  l'Ame  ,    qui  font  quel- 
quefois caufées  par  le  défordre  qui  arrive  dans  le  Corps, 
6c  quelquefois  par  les  penfées  de  l'Efprit. 
Le  Bien  &  le        §.  3.  Le  Pldifir  Sc  la  Douleur ,tz  ce  qui  les  produit, fa- 
110s  Partions  en  ^°"'  >  ^^  ^i^n  &c  le  Mal  ,  font  les  pivots  fur  lefquels  rou- 
niouvcmen:.     lent  toutes  nos  Paifions  :    fie  11  nous  entrons  en  nous-mê- 
mes fie  que  nous  obfervions  comment  ces  chofes  agiflént 
en  nous  fous  differens  égards  ,   quelles  modifications  ou 
difpolitions  d'Efprit,  fie,  fi  )'ofe  ainfi  parler,  quelles  fen- 
Hitions  intérieures  elles  produifent  en  nous,  parla  nous  pour- 
rons nous  former  à  nous-mêmes  des  idées  de  nos  Pallions. 
Ce  (]ue  c'efl  c]U((      §.  ^.  Ainfi,    quiconque  vicut  à  réfléchir  fur  la  pcnféc 
™'"''*         qu'il  a  du  plaifir  ,  que  quelque  chofe  préfente  ou  abfente 
peut  produire  en  luy,a  l'idée  que  nous  appelions  Amour. 
Car  lorfque  quelqu'un  dit  en  Automne ,  quand  il  y  a  des 
Raifins,  ou  au  Printemps  qu'il  n'y  en  a  point  ,   qu'il  les 
aime  ,   il  ne  veut  dire  autre  chofe  finon  que  le  goût  des 
Raifins  luy  donne  du  phiifir.     Mais  fi  l'altération  de  fa 

fanté 


^  de  la  Doiiïem\     Lrv.  II.  26  f 

fanté  ou  de  (x  conflitution  ordinaire  luy  ôte  le plaifir  qu'il   C  H  a  p. 
trouvoit  à  manger  des  Raiilns ,  on  ne  pourra  plus  dire  de      XX. 
luy  qu'il  les  aime. 

§.  5.  Au  contraire  la  penfée  de  trillefle  ou  de  douleur  La  Haine, 
qu'une  chofe  préfente  ou  abfente  peut  produire  en  nous, 
c'eft  ce  que  nous  appelions  Hai-ae.  Si  c'étoit  ici  le  lieu 
de  porter  mes  recherches  au  delà  des  lîmples  idées  des 
Pallions,  entant  qu'elles  dépendent  des  dift'érentes  modi- 
fications du  Plaifir  &:  de  la  Douleur,  je  remarquerois  que 
l'Amour  &:  la  Haine  que  nous  avons  pour  les  chofes  ina- 
nimées 6c  infenfibles,  font  ordinairement  fondées. fur  le 
plaifir  de  la  douleur  que  nous  recevons  de  leur  ufage  ,  & 
de  l'application  qui  en  eft  faite  fur  nos  Sens  de  quelque 
manière  que  ce  foit,  bien  que  ces  chofes  foient  détruites 
par  cet  ufage  même.  Mais  la  Haine  ou  l'Amour  qui  fe 
rapportent  à  des  Etres  capables  de  bonheur  ou  de  mal- 
heur ,  eft  fouvent  un  déplaifir  ou  un  contentement  que 
nous  fentons  être  produit  en  nous  par  la  confideration  de 
leur  exiftence  ou  du  bonheur  dont  ils  jouiiîent.  Ainfi  , 
l'exiftence  &:  la  profperité  de  nos  Enfans  ou  de  nos  Amis, 
nous  donnant  conftamment  du  plaifir  ,  nous  difons  que 
nous  les  aïtnoyis  conftamment.  Mais  il  fuffit  de  remarquer 
que  nos  idées  à' ylnjor/r  S:  de  Haine  ne  font  que  des  difpo- 
fitions  de  l'Ame  par  rapport  au  Plaifir  &  à  la  Douleur  en 
général  ,  de  quelque  manière  que  ces  difpofitions  foient 
produites  en  nous. 

§.  6.  *  L'/«^?//Vî//^^  qu'un  homme  reflent  en  luy-mê- Le  Defir. 
Ll  2  me 


"*  Unea/meff:  c'cft  le  mot  Anglois  dont 
l'Autcui  fe  fcrt  dans  cet  endroit  &  que  je 
rends  par  celui  d'tiiqrà'etniie ,  qui  n'cxpii- 
me  pas  prc'cife'mcnt  ia  même  idée.  Mais 
nous  n'avons-point  ,  à  mon  avis,  d'au- 
tre terme  en  François  qui  en  approche  de 
plus  près.  Par  tineafineff  l'Auteur  entend 
ï'etat  d'un  homme  ijtii  n'ejl  p.is  à  jon  aife, 
le  manque  (i'ailc  {3  de  tranquillité  d.iiis 
l'Jme  ,  qui  à  cet  e'gard  eft  putcment  paf- 
five.  De  (brte  que  (î  l'on  veut  bien  en- 
trer dans  la  penfee  de  l'Auteur  ,  il  faut 
ncccfiairement    attacher   toujours    cette 


idce  au  mot  à' inquiétude  lorlqu'on  le 
verra  imprime'  en  Italique  ,  car  c'elt  ainfi 
que  j'ai  eu  foin  de  l'c'ctire,  toutes  les  fois 
qu'il  fe  prend  dans  le  feus  que  je  viens 
d'expliquer.  Cet  Avis  efl;  fur  tout  ne'ceC- 
faire  par  rapport  au  chapitre  fuivant,  où 
l'Auteur  railonnc  beaucoup  fur  cette  efpé- 
ce  d'Inquiétude  ;  car  fi  l'on  n'attachoit 
pas  à  ce  mot  l'ide'c  que  je  viens  de  niai- 
quer,  il  ne  feroit  pas  poffible  de  comprendre 
exaélemcnt  les  matières,  qu'on  traite  dans 
ce  chapitre,  &  qui  (ont  des  plus  importan- 
tes &  des  plus  délicates  de  tout  l'Ouvrage. 


268  Des  Modes  du  Plaijïr 

C  H  A  p,  me  pour  l'abfence  d'une  chofe  qui  luy  donneroit  du  plai- 
XX.  fir  fi  elle  étoit  préfente ,  c'eft  ce  qu'on  nomme  Defir ,  qui 
eft  plus  ou  moins  grand  ,  félon  que  cette  inquiétude  eft 
plus  ou  moins  ardente.  Et  ici  il  ne  fera  peut-être  pas  in- 
utile de  remarquer  en  paiïiint ,  que  V Inquiétude  eft  le  prin- 
cipal ,  pour  ne  pas  dire  le  feul  aiguillon  qui  excite  l'indu- 
ftrie  &  l'aftivité  des  hommes.  Car  quelque  Bien  qu'on 
propofe  à  l'Homme  ,  fi  l'abfence  de  ce  Bien  n'eft  fuivie 
d'aucun  déplaifir  ,  ni  d'aucune  douleur  &:  que  celui  qui 
en  eft  privé ,  puifle  être  content  &  à  fon  ailé  fans  le  pof- 
feder  ,  il  ne  s'avife  pas  de  le  defirer  &c  moins  encore  de 
faire  des  efforts  pour  en  jouir.  Il  ne  fent  pour  cette  efpé- 
ce  de  Bien  qu'une  pure  velleïté ,  terme  qu'on  employé 
pour  fignifier  le  plus  bas  degré  du  Vcfir  ^èc  ce  qui  appro- 
che le  plus  de  cet  état  oîi  fe  trouve  l'Ame  à  l'égard  d'une 
chofe  qui  luy  eft  tout-à-fait  indifférente  ,  6c  qu'elle  ne 
defire  du  tout  point,  lors  que  le  déplaifir  que  caufe  l'ab- 
fence d'une  chofe  eft  fi  peu  confiderable  ,  èc  fi  mince  , 
pour  ainii  dire,  qu'il  ne  porte  celui  qui  en  eft  privé,  qu'à 
former  quelques  foibles  fouhaits  fans  s'engager  en  aucune 
manière  à  fe  fervir  àçs  moyens  d'en  obtenir  la  pofleifion. 
Le  Defir  eft  encore  éteint  ou  rallcnti  par  l'opinion  ou  l'on 
eft,  que  le  Bien  fouhaité  ne  peut  être  obtenu,  à  propor- 
tion que  V inquiétude  de  l'Ame  eft  guérie  ou  diminuée  par 
cette  confideration  particulière.  Cette  reflexion  pour- 
roit  porter  nos  penfées  plus  loin  ,  fi  c'en  étoit  ici  le 
lieu. 
La  joyc.  §.  -j ,  La  Joje  eft  un  plaifir  que  l'Ame  rcflcnt ,  lorfqu'el- 
le  conlidere  la  pofleifion  d'un  Bien  préfentou  futur,  com- 
me alfùréc}  &:  nous  fommes  en  pofleifion  d'un  Bien ,  lorf- 
qu'il  eft  de  telle  forte  en  nôtre  pouvoir  ,  que  nous  pou- 
vons en  jouir  quand  nous  voulons.  Ainfi  un  homme  à 
dcmi-mcrt  rcflént  de  la  joye  lorfqu'il  luy  arrive  du  fe- 
cours,  avant  même  qu'il  ait  le  plaifir  d'en  éprouver  l'ef- 
fet. Et  un  Père  à  qui  la  profperité  de  fes  Enfans  donne 
de  la  joye,  eft  en  pofleifion  de  ce  Bien,  aulîi  long-temps 

que 


ér  de  la  Douleur.     Liv.  II.  269 

que  (çs  Enfans  font  dans  cet  état  ;    car  il  n'a  befoin  que    Ch  ap. 
d'y  pcnfer  pour  fentir  du  plaifir.  XX. 

§.  8.  La  Triftejfe  eft  une  inquiétude  de  l'Ame ,  lorfqu'el-  ^^  TriftefTe. 
le  penfe  à  un  Bien  perdu  ,   dont  elle  auroit  pu  jouir  plus 
long-temps ,  ou  quand  elle  eft  tourmentée  d'un  mal  a£tuel- 
lement  préfent. 

§.  9.  \J Efperance  eft  ce  contentement  de  l'Ame  que  L'Efperance. 
chacun  trouve  en  fo y-même  lorfqu'il  penfe  à  la  jouïflance 
qu'il  doit  probablement  avoir  ,   d'une  chofe  qui  eft  pro- 
pre à  luy  donner  du  plaifir. 

§.    10.    La   Crainte  eft    une  inquiétude  de   l'Ame  ,LaCraintc, 
lorfqu'elle  penfe  à   un   Mal  futur  qui  peut  nous   arri- 
ver. 

§.   II.  Le  Defefpoir  eft  la  penfée  qu'on  a  qu'un  Bien  Le  Dcfefpoir, 
ne  peut  être  obtenu  ,  penfée  qui  agit  diff^éremment  dans 
l'Efprit  des  hommes  ,     car  quelquefois   elle  y  produit 
Vtnquiétude  ,  &  l'afîlidion  ,   Se  quelquefois  le  repos  Se 
l'indolence. 

§.    12.    La   Colère  eft  cette  inquiétude  ou  ce  défor- La  Coiere, 
dre  que  nous  reffentons  après  avoir  reçu  quelque  inju- 
re, Se  qui  eft  accompagné  d'un  dellr  préfent  de  nous  van- 
ger. 

§.   13.  L'Envie  eft  une  inquiétude  de  l'Ame,  caufée  L'Envie, 
par  la  confideration  d'un  Bien  que  nous  defirons  ,   Se  qui 
eft  polîcdé  par  un  autre j  qui,  à  nôtre  avis  ,   n'auroit  pas 
dû  l'avoir  préférablement  à  nous. 

§.   14.  Comme  ces  deux  dernières  Pafîions  ,   VEnvie  Quelles  Paf- 
&  la  Colcre  ,   ne  font  pas  Amplement  produites  en  elles-  ''°"M^  "?"' 
mêmes  par  Ja  Douleur  ou  le  rlailir,  mais  qu  elles  renfer-  les  Hommes. 
ment  certaines  confiderations  de  nous-mêmes  Se  des  au- 
tres, jointes  enfemble,  elles  ne  fc  rencontrent  point  dans 
tous  les  Hommes ,  parce  qu'ils  n'ont  pas  tous  cette  eftime 
de  leur  propre  mérite ,  ou  ce  dellr  de  vangeance ,  qui  font 
partie  de  ces  deux  Paillons.     Mais  pour  toutes  les  autres 
qui  fe  terminent  purement  à  la  Douleur  Se  au  Plaifir  ,  je 
croy  qu'elles  fe  trouvent  dans  tous  les  hommes  ;  car  nous 
aimons 3 nous  dejirons,nous  nous  réjouijfons ,  nous  efperonst 

Ll  3.  feu- 


Je  Plaifir  & 
Douk-ur, 


2  70        Des  Modes  du  Plaijir  ér  de  la  Douleur. 

Chap.  feulement  par  rapport  au  Plaifu*  ;  au  contraire  c'eft  uni- 
XX.  qucment  en  veùë  de  la  Douleur  que  nous  ha'tJJ'ons  ,  que 
nous  craignons ,  Se  que  nous  nous  affligeons  -,  6c  ces  Paillons 
ne  font  excitées  que  par  les  chofes  qui  paroiflent  être  les 
caufcs  du  Plaifir  &:  de  la  Douleur  ,  en  forte  que  le  Plaifir 
ou  la  Douleur  s'y  trouvent  joints  d'une  manière  ou  d'au- 
tre. Ainfi ,  nous  étendons  ordinairement  nôtre  haine  fur 
le  fujet  qui  nous  a  caufé  de  la  douleur  ,  du  moins  fi  c'eft 
un  Agent  fenfible  ,  ou  volontaire  ,  parce  que  la  crainte 
qu'il  nous  laille,  cil:  une  douleur  conftante.  Mais  nous 
n'aimons  pas  fi  conftaniment  ce  ejiii  nous  a  fait  du  bien  , 
parce  que  le  Plaifir  n'agit  pas  fi  fôi^tement  fur  nous  que  la 
Douleur ,  6c  parce  que  nous  ne  fomnies  pas  fi  difpoîez  à 
cfperer  qu'il  agira  une  autre  fois  fur  nous  }  mais  cela  foit 
dit  en  paflant. 
Ceque c'eft  que  §.  15.  Je  prie  encore  un  coup  mon  LedVeur  de  remar- 
quer, que  i'entens  toujours  par  Piciifir  6c  Douleur ,  con- 
tentement 6c  inquiétude  ,  non  feulement  un  plaifir  6c  une 
douleur  qui  viennent  du  Corps  ,  mais  quelque  efpéce  de 
fatisfiiclion  6c  d'inqnictude  que  nous  fentions  en  nous-mê- 
mes ,  foit  qu'elles  procèdent  de  quelque  Senfition  ,  ou 
de  quelque  Réflexion ,  agréable  ou  delagréable. 

§.  i6.  Il  faut  confiderer  ,  outre  cela,  que  par  rapport 
aux  Paillons,  l'éloignement  ou  la  diminution  de  la  Don- 
leur  eft  confideré  èc  agit  effevStivcmcnt  comme  le  Plailir, 
6c  que  la  privation  ou  la  diminution  d'un  plaifir  eft  con- 
fiderée  6c  agit  comme  la  douleur. 

§.  17.  On  peut  remarquer  aulli  ,  que  la  plupart  des 
Paflions  font  en  plufieurs  pcrfonnes  des  imprellions  fur  le 
Corps  Sz  y  caufcnt  divers  changemens.  Mais  comme  ces 
changemens  ne  font  pas  toujours  fenfibles  ,  ils  ne  font 
point  une  partie  néceflaire  de  l'Idée  de  chaque  Paillon  , 
car  par  exemple,  la  Hontes  qui  eft'  une  inmtiétude  de  l'A- 
me ,  qu'on  refTcnt  quand  on  vient  à  confiderer  qu'on  a 
fait  quelque  chofc  d'indécent  ,  ou  qui  peut  diminuer  l'e- 
ftime  que  les  autres  font  de  nous ,  n'eft  pas  toujours  ac- 
compagnée de  rougeur. 

§.  18. 


La  Honte. 


De  la  Puijfance.     Liv.  IL  271 

§.   r8.  Je  ne  voudrois  pas  au  refte  qu'on  allât  s'imagi-   Chap.' 
ner  que  je  donne  ceci  pour  un  Traité  des  Paffions.     Il  y      XX. 
en  a  beaucoup  plus  que  celles  que  je  viens  dénommer,  &c  c«  Exemple* 
chacune  de  celles  que  j'ai  indiquées,  auroit  be  foin  d'être  ^^^l'I^"^^^-^"^* 
expliquée  plus  au  long  èc  d'une  manière  beaucoup  plus  mène  le?  idé« 
exa£le.     Mais  ce  n'eft  pas  mon  delTein.     Te  n'ai  propofé  ^"  ^^f^'oas 

....  ,  .  j^.  1^1       "ous    viennent 

ICI  celles  qu  on  vient  de  voir  ,  que  comme  des  exemples  parSenfation&: 
de  Modes  du  Plaifir  &  de  la  Douleur  ,  qui  refultent  en  par  Reflexion. 
nous  de  différentes  confiderations  du  Bien  6c  du  Mal. 
Peut-être  aurois-je  pii  propofer  d'autres  Modes  de  PlaiiTr 
êc  de  Douleur  plus  fimples  que  ceux-là,  comme  l'inquié- 
tude que  caufe  la  faim  &  la  foif ,  ôc  le  plaifir  de  manger 
Se  de  boire  qui  fait  cefîer  ces  deux  premières  Senfations, 
la  douleur  qu'on  fent  quand  on  a  les  dents  agacées,  le 
charme  de  la  Mufique ,  le  chagrin  que  caufe  un  ignorant 
chicanneur  ,  &:  le  plaifir  que  donne  la  converfation  rai- 
fonnable  d'un  Ami ,  ou  une  étude  bien  réglée  qui  tend  à 
la  recherche  &  à  la  découverte  de  la  Vérité.  Alais  com- 
me les  Paillons  nous  intereflent  beaucoup  plus,  j'ai  mieux 
aimé  prendre  de  là  des  exemples  ,  pour  faire  voir  com- 
ment les  idées  que  nous  en  avons  ,  tirent  leur  origine  de 
la  Senfation  6c  de  la  Reflexion.. 


CHAPITRE      XXI. 


De  la  Pifijfance.  C  h  a  p. 

XXL 
§.   I.  T   'Esprit  étant  inftruit  tous  les  jours  ,  par  le  Comment  nous 
JL  moyen  des  Sens,  de  l'altération  qui  arrive  aux  j^J''|"p^',j^^^^^^ 
Idées  fimples  ,   qu'il  remarque  dans  les  chofes  extérieu- 
res} 6c  obfervant  comment  une  chofe  vient  à  finir  6ccefi!er 
d'être ,  6c  comment  une  autre  ,  qui  n'étoit  pas  aupara^- 
vant,  commence  d'exifter  >    reflêchiflant  ,   d'autre  part  3- 
fur  ce  qui  fe  paflTe  en  luy-méme  ,  &c  voyant  un  perpétuel 
changement  de  fes  propres  Idées  ,   caufé  quelquefois  par 
l'impreiTion  des  Objets  extérieurs  fur  fes  Sens  ,  Se  quel'- 

qiiefoia. 


272  De  la  Pvijfancs. 

C  H  A  p.  quefois  par  la  détermination  de  fon  propre  choix ,  &:  con- 
XXI.  cluant  de  ces  changemens  qu'il  a  vu  arriver  fi  conftam- 
ment,  qu'il  y  en  aura ,  à  l'avenir,  de  pareils  dans  les  mê- 
mes chofes,  produits  par  de  pareils  Agents  oc  par  de  fem- 
blables  voyes ,  il  vient  à  confiderer  dans  une  chofe  ,  la 
polfibilité  qu'il  y  a  qu'une  de  les  Idées  fimples  foit  chan- 
gée, &  dans  une  autre,  lapollibilité  de  produire  ce  chan- 
gement >  &:par  là  l'Efprit  fe  forme  l'idée  que  nous  nom- 
mons Fmjpriice.  Ainfi,  nous  diions,  que  le  Feu  a  la  puif- 
lîuKC  de  fondre  l'Or  ,  c'eft  i  dire,  de  détruire  l'union  de 
{es  parties  infenfibles  ,  &:  par  confequenc  fa  dureté  ,  &: 
par  là  de  le  rendre  fluide  ;iSc  que  TOr  a  la  puiflance  d'être 
fondu:  Qiie  le  Soleil  a  la  puiflance  de  blanchir  la  Cire, 
èc  que  la  Cire  a  la  puiflance  d'être  blanchie  par  le  Soleil, 
qui  fait  que  la  Couleur  Jaune  efl:  détruite,  &;  que  la  Blan- 
cheur exifte  à  fa  place.  Dans  ces  cas  &c  autres  femblables, 
nous  confiderons  la  Pmjpince  par  rapport  au  changement 
des  Idées  qu'on  peut  appercevoir  >  car  nous  ne  faurions 
découvrir  qu'aucune  altération  ait  été  fliite  dan»^  une  cho- 
fe, ou  que  rien  y  ait  opéré  fi  ce  n'eft  par  un  changement 
remarquable  de  fes  Idées  fenfibles  ;  Se  nous  ne  pouvons 
comprendre  qu'aucune  altération  arrive  dans  une  chofe, 
qu'en  concevant  un  changement  de  quelques-unes  de  {es 
Idées. 
ruKTinceaaive  §.  2.  La  Pw/j/T^/ïwr^  ainfi  confideréc  cft  de  dcux  fortcs , 
*;  pafTivc.  entant  qu'elle  efl:  capable  de  produire  ,  ou  de  recevoir 
quelque  changement.  L'une  peut  être  appel loe  Puif- 
fance  Acîi'i}e ,  Se  l'autre  Piiijpince  Pajfive.  De  favoir  Si  la 
Matière  n'efl  pas  entièrement  defl:ituée  de  Puiffance  a^i- 
ve i  tout  ainfi  que  Dieu,  qui  l'a  créée,  efl:  fans  doute 
au  defllis  de  toutcPuiJ^dnce paffive ,^Si  les  Efprits créez , 
qui  tiennent  comme  le  milieu  entre  la  Matière  ôc  cet  Etre 
fuprêmc  ,  ne  font  pas  les  feuls  qui  foient  capables  de  la 
Pinjfance  a£îive  Se  pnjfive  ^  c'efl.  une  chofe  qui  meriteroic 
afléz  d'être  examinée.  Je  ne  toucherai  pourtant  pas  à  cet- 
te Qiieftion  ;  car  mon  deflein  n'efl  pas  à  prcfent  de  cher- 
cher l'origine  de  la  Pmjfance ,  mais  de  voir  comment  nous  M  j 


ve- 


De  la  Pui(Jance.     Liv.  II.  273 

venons  à  en  acquérir  l'idée.  Cependant  ,  comme  les  C  h  a  p. 
Puiffances  avives  font  une  grande  partie  des  Idées  com-  XXI. 
plcxes  que  nous  nous  formons  des  Subftances  naturelles , 
(^ainfi  que  nous  verrons  dans  la  fuite}  &  que  je  les  propo- 
le  comme  telles,  pour  m'accommoder  aux  notions  qu'on 
en  a  communément ,  quoy  qu'elles  ne  foient  peut-être 
pas  des  Pjiiffances  afîivcs  auili  certainement  que  nôtre 
Efprit  décifif  eft  prompt  à  fe  le  figurer, je croy  qu'il n'eft 
pas  mal  à  propos ,  pour  cela  même  ,  de  porter  nos  pen- 
fées  à  la  conlîderation  de  D  i  e  u  oc  des  Efprits,  afin  d'a- 
voir une  idée  plus  claire  de  ce  qu'on  nomme  Pmjjance 
aEîive. 

§.  3.  J'avoiië  que  la  Puiffance  renferme  en  foy  quel-  Li  PuiiTance 
que  efpéce  de  relation  à  l'adtion ,  ou  au  changement  :  &  '^u"/7e^t^ou"^'' 
dans  le  fonds  à  examiner  les  chofes  avec  foin ,  quelle  idée 
avons-nous,  de  quelque  forte  qu'elle  foit,  qui  n'enferme 
quelque  relation  ?  Nos  Idées  de  l'Etendue,  delà  Durée 
ôc  du  Nombre ,  ne  contiennent-elles  pas  toutes  en  elles- 
mêmes  un  fecret  rapport  de  parties  ?  La  même  chofe  fe 
remarque  d'une  manière  encore  plus  vifible  dans  la  Figu- 
re &:  le  Mouvement.  Et  les  Qiialitez  fenfibles,  comme 
les  Couleurs  ,  les  Odeurs  ,  ficc.  que  font-elles  que  des 
Pmjfances  de  diiférens  Corps  par  rapport  à  nôtre  Percep- 
tion ,  &c  .'  Qiie  fi  l'on  les  confidere  dans  les  chofes  mê- 
mes, ne  dépendent-elles  pas  de  la  grofleur,  de  la  figure, 
de  la  contexture,  &  du  mouvement  des  parties,  ce  qui 
met  une  efpece  de  rapport  entre  elles  ^  Ainfi ,  nôtre  Idée 
de  la  Pniffance  peut  fort  bien  être  placée  ,  à  mon  avis , 
parmi  les  autres  Idées  fimples ,  &  être  confiderée  comme 
de  la  même  efpéce  >  puifqu'cUe  eft  une  de  celles  fur  qui 
nos  Idées  complexes  des  Subftances  ,  font  principale- 
ment fondées ,  comme  nous  aurons  occafion  de  le  faire 
voir  dans  la  fuite. 

§.  4.  Il  n'y  a  prefque  point d'Efpéce  d'Etres  fenfibles,    lapius  dairc 
qui  ne  nous  fournifle  amplement  l'idée  de  la  Piti(rance^r'^'^^'^^\^'^'^' 
fajjive  -,  car  nous  ne  laurions  éviter  de  remarquer  dans  la  nous  vient  Je 
plupart,  que  leurs  Qiialitez  fenfibles  ôc  leurs  Subftances '"^'F"- 

M  m  mê- 


2  74  ^^  ^^  Puiffance. 

C  H  A  p.  mêmes  font  dans  un  JIux  continuel  j  Se  par  conféquent 
XXI.  c'eit  avec  raifon  que  nous  regardons  ces  Etres  comme 
encore  l'iiiets  au  même  changement.  Nous  n'avons  pas 
moins  d'exemples  de  la  Puiffance  a[îive  ,  qui  eft  ce  que 
le  mot  de  Piiiffûnce  emporte  plus  proprement  ;  car  quel- 
que changement  qu'on  oblerve,  l'Efprit  en  doit  conclur- 
re  qu'il  y  a,  quelque  part,  une  Puiflance  capable  de  fai- 
re ce  changement  ,  aulli  bien  qu'une  difpolition  dans  la 
chofe  même  à  le  recevoir.  Cependant ,  fi  nous  y  prenons 
bien  garde  ,  les  Corps  ne  nous  fourniflent  pas  ,  par  le 
moyen  des  Sens  ,  une  idée  fi  claire  &:  fi  diftinde  de  la 
Piiijfânce  active ,  que  celle  que  nous  en  avons  par  les  re- 
flexions que  nous  faifons  fur  les  opérations  de  notre  Ef- 
prit.  Car  comme  toute  Puiflance  a  du  rapport  à  l'Aftion, 
&  qu'il  n'y  a,  je  croy ,  que  deux  fortes  d'Aftions  dont 
nous  ayions  d'idée  ,  fa  voir  P  enfer  &c  Mouvoir  ,  voyons 
d'où  nous  avons  l'idée  la  plus  diftinfte  des  Pui/^ances  qui 
produifent  ces  Adions.  I.  Pour  ce  qui  efl:  de  la  Penfâi 
le  Corps  ne  nous  en  donne  aucune  idée  ;  &  ce  n'efl  que 
par  le  moyen  de  la  Reflexion  que  nous  l'avons.  II.  Nous 
n'avons  pas  non  plus ,  par  le  moyen  du  Corps ,  aucune 
idée  du  commencement  du  Mouvement.  Un  Corps  en 
repos  ne  nous  fournit  aucune  idée  d'une  Puiff^ance  aBive 
capable  de  produire  du  Mouvement }  6c  quand  le  Corps 
luy-même  eft  en  mouvement ,  ce  mouvement  eft  dans  le 
Corps  une  Paflîon  plutôt  qu'une  Aftion  }  car  loifqu'u- 
ne  boule  de  billard  cède  au  choc  duBùton,  ce  n'eft  point 
une  action  de  la  boule,  mais  une  fimplc  paflion.  De  mê- 
me ,  lorfqu'elle  vient  à  poulVcr  une  autre  boule  qui  fe 
trouve  fur  fon  chemin  ^  8c  la  met  en  mouvement,  elle  ne 
fait  que  luy  communiquer  le  mouvement  qu'elle  avoir 
reçu,  fie  en  perd  tout  autant  que  l'autre  en  reçoit  -,  ce  qui 
ne  nous  donne  qu'une  idée  fort  obfcure  d'une  Puiffance 
cMive  de  mouvoir  qui  foit  dans  le  Corps,  tandis  que 
nous  ne  voyons  autre  chofe  finon  que  le  Corps  transfère 
le  mouvement ,  mais  fans  le  produire  en  aucune  manière. 
C'eftjdis-jejuncidée  bien  obfcure  de  la  Puiflance  que  cel- 
le 


De  la  Pmjfance.     Liv.  II.  275 

Te  qui  ne  s'étend  point  jufqu'à  la  produiStion  de  l' Aftion ,    C  h  a  p. 
mais  eil  une  fîmple  continuation  de  Palîion.     Or  tel  eft      XXI. 
le  Mouvement  dans  un  Corps  poufle  par  un  autre  Corps , 
car  la  continuation  du  changement  qui  eft  produit  en  luy 
du  repos  au  mouvement  n'ell  pas  plutôt  une  a£tion ,  que 
la  continuation  du  changement  de  figure  qui  eft  produit 
en  luy  par  l'imprefTion  du  même  coup.     Qiiant  à  l'idée 
du  commencement  du  Mouvement ,  nous  ne  l'avons  que 
par  le  moyen  de  la  reflexion  que  nous  fliifons  fur  ce  qui 
fe  pafle  en  nous-mêmes ,  lorfque  nous  voyons  par  expé- 
rience qu'en  voulant  Amplement  mouvoir  des  parties  de 
nôtre  Corps ,  qui  étoient  auparavant  en  repos ,  nous  pou- 
vons les  mouvoir.     De  forte  qu'il  me  femble  que  l'obfer- 
vation  que  nous  faifons  par  nos  Sens  fur  l'opération  des 
Corps,  n'eft  qu'une  idée  fort  imparfaite  &  fort  obfcure 
d'une  Pnijfance  aSive  ;  puifque  les  Corps  ne  fauroient 
nous  fournir  aucune  idée  en  eux-mêmes  de  la  puiiïànce 
de  commencer  aucune  action  ,   foit  penfée  ,   ou  mouve- 
ment.    Que  fi  quelqu'un  penfe  avoir  une  idée  claire  de 
la  Pitijpifjce ,  par  le  moyen  de  l'impulfion  qu'il  obferve 
que  les  Corps  reçoivent  les  uns  des  autres ,  cela  fert  éga- 
lement à  mon  deflein  ;    puifque  la  Senfation  eft  une  des 
voyes  par  où  l'Efprit  vient  à  s'en  former  l'idée.     Du  re- 
fte,  j'ai  crû  qu'il  étoit  important  d'examiner  ici  en  paf- 
. faut,  11  l'Efprit  ne  reçoit  point  une  idée  plus  claire &: plus 
diftinde  de   la  Ptnffance  aBive   par   la   reflexion   qu'il 
fait  fur  (ts  propres  opérations ,  que  par  aucune  fenfation 
extérieure. 

§.  5 .  Une  chofe  qui  du  moins  eft  évidente  ,  à  mon  a-  La  Voiomc'  & 
vis  ,  c'eft  que  nous  trouvons  en  nous-mêmes  la  puiflance  ''E'"end<--menc 

j  j  1  •  'ont  deux  Puif- 

de  commencer  ou  de  ne  pas  commencer,  de  contmuerou  fances. 
de  terminer  plufieurs  actions  de  nôtre  Ame  &:  plufieurs 
mouvemens  de  nôtre  Corps ,  6c  cela  fimplement  par  une 
penfée  ou  un  choix  de  nôtre  Efprit ,  qui  détermine  & 
commande,  pour  ainfi  dire ,  que  telle  ou  telle  aftion  par- 
ticulière foit  faite ,  ou  ne  foit  pas  faite.  Cette  Puiflance 
que  nôtre  Efprit  a  de  difpofer  ainfi  de  la  préfence  ou  de 

Mm  2  l'ab- 


276  De  la  Puijpaîice. 

C  H  A  p.  l'abfence  d'une  idée  particulière ,  ou  de  préférer  le  mou- 
XXI.  vement  de  quelque  partie  du  Corps  au  repos  de  cette  mê- 
me partie,  ou  de  faire  le  contraire,  c'eft  ce  que  nous  ap- 
pelions Volonté.  Et  l'ufage  aftuel  que  nous  faifons  de 
cette  Puiflance,  en  produifant  ou  ceflant  de  produire  tel- 
le ou  telle  a£tion  ,  c'efl:  ce  qu'on  nomme  VoUrion.  La 
celTation  ou  la  production  de  l'adion  qui  fuit  d'un 
tel  commandement  de  l'Ame  ,  s'appelle  volontaire  -,  & 
toute  a£tion  qui  cil  faite  fans  une  telle  direftion  de  l'A- 
me ,  fe  nomme  involontaire.  La  PuilTance  d'appcrcevoir 
eft  ce  que  nous  appelions  Entetidement  -,  &c  la  Perception 
que  nous  regardons  comme  un  A£te  de  l'Entendement  eft 
de  trois  fortes,  i.  11  y  a  la  Perception  des  Idées  dans 
nôtre  Efprit.  2.  La  Perception  de  la  fignification  des 
Signes.  3.  La  Perception  de  la  liaifon  ou  oppofition  ,de 
la  convenance  ou  difconvenance  qu'il  y  a  entre  quelqu'u- 
ne de  nos  Idées.  Toutes  ces  différentes  Perceptions  font 
attribuées  à  l'Entendement  ou  à  la  PuilTance  d'apperce- 
voir  que  nous  fentons  en  nous-mêmes,  quoy  quel'Ufage 
ne  nous  permette  pas  d'appliquer  le  mot  d'entendre  qu'aux 
deux  dernières  feulement. 

§.  6.  Ces  Puiflances  que  l'Ame  a  d'appercevoir,  &de 
préférer  une  chofe  à  une  autre  ,  font  ordinairement  déli- 
gnées par  d'autres  nomsi  Se  Ton  dit  communément,  que 
l'Entendement  &:  la  Volonté  font  deux  Facnltesi  de  l'A- 
me >  terme  aflez  commode,  fi  l'on  s'en  fervoit,  comme 
on  devroit  fe  fervir  de  tous  les  mots  ,  en  prenant  garde 
qu'ils  ne  fiffent  naître  aucune  confufion  dans  les  penfécs 
des  hommes,  comme  je  foupçonne  qu'on  a  fait  dans  cette 
rencontre,  en  fuppofant  que  V Entendement  Se  la  Volonté 
fignifient  quelques  Etres  réels  dans  l'Ame  qui  produifent 
les  a£les  d'entendre  &c  de  vouloir.  Car  lorfque  nous  di- 
fons  que  la  Volonté  efl  cette  l'acuité  fupe'rieure  de  VArne 
qui  régie  ér"  ordonne  toutes  chofcs ,  qu'elle  efl  ou  n'ejl  pas 
libre  ,  qu'elle  détermine  les  Facultez  inférieures ,  quelle 
fuit  le  didamcn  de  ^Entendement  ,  é^c.  quoy  que  ces 
exprelUons   fie  autres  fcmblables  puiflent  être  entendues 

en 


De  la  Pîtijjfancè.     Liv.  IL  277 

en  un  fens  clair  &:  dillin£t  par  ceux  qui  examinent  avec  C 11  a  p. 
attention  leurs  propres  Idées,  ^  règlent  plutôt  leurs  pen-  XXI. 
iees  fur  l'évidence  des  chofes  que  fur  le  fon  des  mots;  je 
crains  pourtant  que  cette  manière  de  parler  des  Facultez 
de  l'Ame,  n'ait  fait  venir  àpluficursperfonnes  l'idée con- 
fufe  d'autant  d'Agents  qui  exiflent  diftindlement  en  nous , 
qui  ont  différentes  fondions  &  différens  pouvoirs ,  Se  qui 
commandent,  obeifîent  ,  Se  exécutent  diverfes  chofes, 
comme  autant  d'Etres  dillinfts  ;  ce  qui  a  caufé  quantité 
de  vaines  difputes ,  de  difcours  obfcurs  Se  pleins  d'incer- 
titude fur  les  Qiiellions  qui  fe  rapportent  à  cqs  différens 
Pouvoirs  de  l'Ame. 

§.  7.  Chacun,  je  penfe,  trouve  en  foy-même  la  Puif.  Doùnousvien- 
fance  de  commencer  différentes  actions,  ou  de  s'en  abfte-  '!^".'  '"  î^^« 
nir,  de  les- continuer  ou  de  les  terminer.     Et  c'eft  lacon-  delà nilsfue. 
fideration  de  l'étendue  de  cette  Ptiijfance  que  l'Ame  a  fur 
les  Actions  de  l'Homme,  Se  que  chacun  trouve  en  foy- 
même  ,  qui  nous  fournit  l'idée  de  la  Liberté  Se  de  la 
NéceJJité. 

§.  8.  Toutes  les  Aftions  dont  nous  avons  quelque  i-  Ceoucc'cftque 
dée ,  fe  reduifent  à  ces  deux ,  mouvoir ,  èc  penjer  ,  com-  '^  ^'^"''^■ 
me  nous  l'avons  déjà  remarqué.  Tant  qu'un  Homme  a 
la  puilîance  de  penfer  ou  de  ne  pas  penfer,  de  mouvoir 
ou  de  ne  pas  mouvoir,  conformément  à  la  préférence  ou 
au  choix  de  fon  propre  Efprit ,  jufque-là  il  eft  Libre.  Au 
contraire  ,  lorfqu'il  n'eft  pas  également  au  pouvoir  de 
l'Homme  d'agir  ou  de  ne  pas  agir,  tant  que  l'un  Se  l'au- 
tre ne  dépend  pas  également  de  la  préférence  de  fon  Ef- 
prit, à  cet  égard  l'Homme  n'eft  point  Libre;  quoy  que 
peut-être  l'aftion  qu'il  fait ,  foit  'volontaire.  De  forte 
que  l'idée  de  la  Liberté  eft  l'idée  d'une  Puiffance  dans  un 
certain  Agent  de  faire  ou  de  s'abftenir  de  faire  une  certai- 
ne aîtion ,  conformément  à  la  détermination  de  fon  Ef- 
prit en  vertu  de  laquelle  il  préfère  l'une  à  l'autre.  Mais 
lorfque  l'Agent  n'a  pas  le  pouvoir  de  faire  l'une  de  ces 
deux  chofes  en  conféqucnce  de  la  détermination  aftuelle 
de  fa  Volonté ,  que  je  nomme  autrement  volition  3  il  n'y 

M  m  3  a 


2/8  De  la  Ptiijfance. 

C  H  A  p.    a  plus  de  Liberté  ,   Se  l'Agent  eft  nécefiîté  à  cet  égard. 

XXI.      D'où  il  s'enfuit  que  là  où  il  n'y  a  ni  penfce  ,   ni  voli- 

tion-,  ni  volûfjte,  il  ne  peut  y  avoir  de  L/^fr//;  mais  que 

la  penfée,  la  "volonté  6c  la  "jolition  peuvent  fe  trouver  où 

il  n'y  a  point  de  Liberté.  11  ne  faut  que  faire  un  peu  de 

reflexion  fur  un  ou  deux  exemples  familiers, pour  en  être 

convaincu  d'une  manière  évidente. 

laLibrrtc  fup-        §.  9.    Perfounc  ne  s'cft  encorc  avifé  de  prendre  pout 

pofe  lEmendc-  ^j^  Agent  Libre  une  Balle  ,  foit  qu'elle  foit  en  mouve- 
ment &  la  Vo-  ^       ^  ■      '    '  rr  r  ,   % 

lontc.  ment  après  avoir  ete  pouliee  par  une  raquette,  ou  qu  el- 

le foit  en  repos,  Si  nous  en  cherchons  la  raifon,  nous 
trouverons  que  c'eft  parce  que  nous  ne  concevons  pas 
qu'une  Balle  penfe,  ni  qu'elle  ait ,  par  conféquent,  au- 
cune volition  qui  lu  y  fafle  préférer  le  mouvement  au  re- 
pos ,  ou  le  repos  au  mouvement.  D'où  nous  concluons 
qu'elle  n'a  point  de  Liberté ,  qu'elle  n'eft  pas  un  Agent 
Libre  -,  c'eftpourquoy  nous  regardons  fon  mouvement  5c 
fon  repos  fous  l'idée  d'une  chofe  nécejfairCi  Se  nous  l'ap- 
pelions ainfi.  De  même  ,  un  Homme  venant  à  tomber 
dans  l'Eau, parce  qu'un  Pont  fur  lequel  il  marchoit,s'eft 
rompu  fous  luy ,  n'a  point  de  liberté  &:  n'eft  pas  un  Agent 
libre  à  cet  égard.  Car  quoy  qu'il  ait  la  volition  ,  c'eft  à 
dire  qu'il  préfère  de  ne  pas  tomber  à  tomber  ,  cependant 
comme  il  n'eft  pas  en  fa  puiffance  d'empêcher  ce  mouve- 
ment ,  la  ceflation  de  ce  mouvement  ne  fuit  pas  fa  voli' 
non -y  c'eftpourquoy  il  n'eft  point  libre  dans  ce  cas-là.  Il 
en  eft  de  même  d'un  homme  qui  fe  frappe  luy-méme  ou 
qui  frappe  fon  Ami,  par  un  mouvement  convulfif  defon 
Bras,  qu'il  n'eft  pas  en  fon  pouvoir  d'empêcher  ou  d'ar- 
.rêter  par  la  direftion  de  fon  Efprit  >  perfonne  ne  s'avife 
de  penfer  qu'un  tel  homme  foit  libre  à  cet  égard ,  mais 
on  le  plaint  comme  agiflanç  par  néceflîté  èc  par  con- 
trainte. 
La  Liberté  n'jp-  §•  lo.  Auttc  exemple  :  Suppofons  qu'on  portc  Un  Hom- 
partient  pas  à  la  nie ,  pendant  qu'il  eft  dans  un  profond  fommcil,  dansu- 
voiition.  j^g  Chambre  où  il  y  ait  une  perfonne  qu'il  luy  tarde  fort 
de  voir  &  d'entretenir,  6c  que  l'on  ferme  à  clef  la  porte 

fur 


De  la  Piiijfance.  Liv.  IL  279 

fur  luy ,  en  forte  qu'il  ne  foit  pas  en  fon  pouvoir  de  for-  C  h  a  p. 
tir.  Cet  homme  s'éveille  ,  £c  eft  charmé  de  fe  trouver  XXI. 
avec  une  perfonne  dont  il  fouhaitoit  fi  fort  la  compagnie, 
Se  avec  qui  il  demeure  avec  plaifir,  aimant  mieux  être  là 
avec  elle  dans  cette  Chambre  que  d'en  fortir  pour  aller 
ailleurs  :  je  demande  s'il  ne  refte  pas  volontairement  dans 
ce  Lieu-là  ?  Je  ne  penfe  pas  que  perfonne  s'avife  d'en 
douter.  Cependant,  comme  cet  homme  eft  enfermé  à 
clef,  il  eft  évident  qu'il  n'eft  pas  en  liberté  de  ne  pas  de- 
meurer dans  cette  Chambre,  Se  d'en  fortir  s'il  veut.  Et 
par  conséquent ,.  la  Liberté  n'ejl  pas  une  idée  qui  appar- 
tienne à  la  voUticn ,  ou  à  la  préférence  que  nôtre  Ëfprit 
donne  à  une  aftion  plutôt  qu'à  une  autre  ,  mais  à  la  Per- 
fonne qui  a  la  puiiTance  d'agir  ou  de  s'empêcher  d'agir, 
félon  que  fon  Efprit  fe  déterminera  à  l'un  ou  à  l'autre  de 
ces  deux  partis.  Nôtre  Idée  de  la  Liberté  s'étend  aulîi 
loin  que  cette  Puiflance  ,  mais  elle  ne  va  point  au  delà. 
Car  toutes  les  fois  que  quelque  obftacle  arrête  cette  Puif- 
fance ,  &:  que  quelque  force  vient  à  détruire  cette  indif- 
férence d'agir  ou  de  n'agir  pas,  il  n'y  a  plus  de  Liberté , 
&  la  notion  que  nous  en  avons  ,  difparoit  tout  auiîi- 
tôt. 

§.  II.  C'eft  dequoy  nous  avons  allez  d'exemples  dans 
nôtre  propre  Corps  ,  &:  fouvent  plus  que  nous  ne  vou- 
drions. Le  Cœur  d'un  homme  bat,  vS:  fon  fang  circule, 
fans  qu'il  foit  en  fon  pouvoir  de  l'empêcher  par  aucune 
penfee  ou  volition  particulière  >  il  n'eft  donc  pas  un  Agent 
libre  par  rapport  à  ces  mouvemens  dont  la  ceflation  ne 
dépend  pas  de  fon  choix  ôc  ne  fuit  point  la  détermination 
de  fon  Efprit.  Des  mouvemens  convulfifs  agitent  fes 
jambes  ,  de  forte  que  ,  quoy  qu'il  vetiifle  en  arrêter  le 
mouvement ,  il  ne  peut  le  faire  par  aucune  puiflance  de 
fon  Efprit ,  mais  eft  contraint  de  danfer  incefl!amment , 
comme  il  arrive  dans  la  maladie  qu'on  nomme  Chorea 
SanEît  Viti  ;  il  eft  vifible  qu'il  n'eft  pas  en  liberté  à  cet  é- 
gard,  mais  qu'au  contraire  il  eft  dans  une  auiîi  grande  né- 
cefllté  de  fe  mouvoir,  qu'une  pierre  qui  tombe,  ou  une 

Bal- 


2  8o  Delà  Ptnjfance. 

C  H  A  p.  Balle  pouflee  par  une  Raquette.  D'un  autre  côté ,  la  Para- 
XXI.  lyfie  empêche  que  fes  Jambes  n'obeiflent  à  la  détermina- 
tion de  Ton  Efprit ,  s'il  veut  s'en  fervir  pour  porter  fon 
Corps  dans  un  autre  Lieu.  La  Liberté  manque  dans  tous 
ces  cas.,  quoy  que  dans  un  Paralytique  même  ce  foit  une 
choie  volontaire  de  demeurer  allls  ,  tandis  qu'il  préfère 
d'être  affis  à  changer  de  place.  J^olontatre  n'cft  donc  pas 
oppofé  à  Nécej[airc ,  mais  à  Involontaire  ;  car  un  homme 
peut  préférer  ce  qu'il  veut  faire  ,  à  ce  qu'il  n'a  pas  U 
puiflancc  de  faire  j  il  peut  préférer  l'état  oîi  il  eft,  àl'ab- 
ience  ou  au  changement  de  cet  état ,  quoy  que  dans  le 
fonds  la  nécefilte  l'ait  réduit  à  ne  pouvoir  changer. 
Cequec'cfl:  §■  i^-  Il  en  cfl  dcs  pcnfée*  de  l'Efprit  commc  des 
.^iielaLiberti:.  mouvemens  du  Corps.  Lorfqu'une  peniée  eft  te' le  que 
nous  avons  la  puifTance  de  l'éloigner  ou  de  la  conferver, 
conformément  à  la  préférence  de  nôtre  Efprit ,  nous  fom- 
mes  en  liberté  à  cet  égard.  Un  homme  éveillé  étant  dans 
la  néceiîlté  d'avoir  conftamment  quelques  idées  dansl'Ef- 
prit  5  n'eft  non  plus  libre  de  penlér  ou  de  ne  pas  pcnfer, 
qu'il  eft  en  liberté  d'empêcher  ou  de  ne  pas  empêcher  que 
fon  Corps  touche  ou  ne  touche  point  aucun  autre  Corps. 
Mais  de  tranfporter  fes  penfées  d'une  idée  à  l'autre,  c'eft 
ce  qui  eft  fouvent  en  fa  difpofition  -,  &:  en  ce  cas-là  ,  il 
eft  autant  en  liberté  par  rapport  à  (es  Idées,  qu'il  y  eft 
par  rapport  aux  Corps  fur  lefquels  il  s'appuye  ,  pouvant 
îé  tranfporter  de  l'un  fur  l'autre  comme  il  luy  vient  en 
fantaifie.  Il  y  a  pourtant  des  Idées,  qui  comme  certains 
Mouvemens  du  Corps ,  font  tellement  fixées  dans  l'Ef- 
prit,  que  dans  certaines  circonftances  on  ne  peut  les  éloi- 
gner quelque  eftbrt  qu'on  fafle  pour  cela.  Un  homme  a 
la  torture  n'eft'pas  en  liberté  de  n'avoir  pas  l'idée  de  la 
douleur  &c  de  l'éloigner  en  s'attachant  à  d'autres  contem- 
plations; èc  quelquefois  une  violente  paflîon  agit  fur  nô- 
tre Efprit,  comme  le  vent  le  plus  furieux  agit  fur  nos 
Corps  ,  fins  nous  laifler  la  liberté  de  pcnfer  à  d'autres 
chofes  auxquelles  nous  aimerions  bien  mieux  pcnfer.  Mais 
lorfque  l'Eiprit  reprend  la  puifl'ance  d'arrêter  ou  de  con- 
tinuer j 


De  la  Puijfance.     Liv.  IL  281 

tinuer  j  de  commencer  ou  d'éloigner  quelqu'un  des  mou-    C  h  a  p. 
vemens  du  Corps  ou  quelqu'une  de  fes  propres  penfccs ,      XXI. 
félon  qu'il  juge  à  propos  de  préférer  l'un  à  l'autre  ,    dès- 
lors  nous  le  confiderons  comme  un  Agent  libre. 

§.  13.  La  Nécejjiîé  -x  lieu  par  tout  où  la  penfée  n'a  au-  Ce q-^e c'eft que 
cune  part,  ou  bien  la  puiflance  d'agir  ou  de  n'agir  pas  ^  *""  "'^' 
ielon  la  direction  particulière  de  l'Efprit.  Et  lorfq\ie  cet- 
te nécefllté  fe  trouve  dans  un  Agent  capable  de  volUion  , 
&:  que  le  commencement  ou  la  continuation  de  quelque 
Aftion  eft  contraire  à  cette  Préférence  de  fon  Efprit ,  je 
la  nomme  Contrainte  ,  6c  lorfque  l'empêchement  ou  la 
celîation  d'une  Action ,  eft  contraire  à  la  volitwîi  de  cet 
Agent  ,  qu'on  me  permette  de  l'appellcr  *  Cvhibitïon. 
Quant  aux  Agents  qui  n'ont  abfolument  ni  penfée  ni  vo- 
Ittion ,  ce  font  des  Agents  néceffaires  à  tous  égards. 

§.  14.  Si  cela  eft  ainll ,  comme  je  le  croy  j  qu'on  voye,  ta  Liberté 
fi,  en  prenant  la  chofe  de  cette  manière,  l'on  ne  pourroit  "'•'PP""f"f,ras 
point  terminer  la  Qiieition  agitée  depuis  li  long-temps , 
mais  qui  eft,  à  mon  avis,  fort  deraifonnable,  puifqu'el- 
le  eft  inintelligible.  Si  la  volonté  de  l'homme  eft  libre  ,  011, 
non.  Car  de  ce  que  je  viens  de  dire ,  il  s'enfuit  nettement, 
fi  je  ne  me  trompe,  que  cette  Queftion  confiderée  en  elle- 
même,  eft  très-mal  conçue,  &:  que  demander  à  un  hom» 
me  jîfa  volonté  eft  libre  ^  c'eft  tomber  dans  une  aufli  gran- 
de abfurditè  ,  que  de  luy  dcmcLndcr  Jî fon  fommeil  eji  ra- 
pide ^  ou  fa  vertu  quarree  ;  parce  que  la  Liberté  peut  ê- 
tre  aulîi  peu  appliquée  à  la  Volonté,  que  la  rapidité  du 
mouvement  au  fommeil  ,  ou  la  figure  quarrée  à  la  vertu. 
Tout  le  monde  voit  l'abfurdité  de  ces  deux  dernières  Qiie- 
ftions,  èc  qui  les  entendroit  propofer  ferieufement  ,  ne 
pourroit  s'empêcher  d'en  rire;  parce  que  chacun  voit  fins 
peine ,  que  les  modifications  du  Mouvement  n'appartien- 
nent point  au  fommeil ,  ni  la  difterence  de  figure  à  la  Ver- 

Nn  tu. 

*  Ce  mot  n'cft  pas  Fratiiçois  ,  mais  je  ]  Jaiis  Ibii  Dictionnaire  Laiin  &  François  n'a 

m'en  fers  faute  d'autre,  car,  il  je  ne  me  I  pu  bien  expliijner  le  terme  latin  cohibttioy 

iroinpe,  nou5  n'en  avons  aucun  pour  ex-  |  que  par  cette  pcriphrare,  r.-/iii<)a^'fHjf)«i!'>' 

primer  cette  idée.  En  effet ,  le  P.  TitdniTt  '  ipim  ne  f.tjj'e  ijmli/ae  chofe. 


282  De  la  PuiJIdTice. 

C  H  A  p.   tu.   Je  croy  de  même  j   que  quiconque  voudra  examiner 
XXI.      la  chofe  avec  foui ,  verra  tout  auflî  clairement,  que  la  Li- 
berté qui  n'eft  qu'une  Puiflance  ,  appartient  uniquement 
à  des  Agents,  &:  ne  fauroit  être  un  attributouune  modi- 
fication de  la  Folonîi' )  qui  n'elt  elle-même  rien  autre  ckofe 
qu'une  Pui(Tl:nce. 
Dc!ar»/<(.w.        §.15-  La  difficulté  d'exprimer  par  des  fons  les  Aftions 
intérieures  de  l'Lfprit  ,    pour  en  donner  par  là  des  Idées 
claires  aux  autres ,  eft  il  grande  ,   que  je  dois  avertir  ici 
mon  Lecteur ,  que  les  mots  ordonner  ,    diriger  ,    choijïr  , 
préférer,  &c.  dont  je  me  fuis  fervi  dans  cette  rencontre  , 
n'expriment  pas  allez  diftinftement  ce  qu'on  entend  par 
volition  ,    à  moins  que  chacun  ne  retlêchifîé  fur  ce  qu'il 
fait  luy-même ,  quand  il  veut.     Par  exemple  ,  le  mot  de 
préférence  qui  femble  peut-être  le  plus  propre  à  exprimer 
l'afte  de  la  voUtion  ,  ne  l'exprime  pourtant  pas  precifé- 
ment  -,    car  quoy  qu'un  homme  préférai  de  voler  à  mar- 
cher, cependant  qui  peut  dire  qu'il  l'emlle  jamais  voler  ? 
La  Volition  eft  viiiblement  un  Acîe  de  l'Efprit  faifant  pa- 
roître  avec  connoifUnce  lempire  qu'il  fuppofe  avoir  Jur  queU 
mie  partie  de  V Homme  pour  l'appliquer  i  quelque  aâion par- 
ticulière, on  pour  l'en  détourner.     Et  qu'eft-ce  que  la  f^o- 
lonté  finon  la  Faculté  de  produire  cet  Ade?  Or  cette  Fa- 
culté, qu'eft-elle  dans  le  fonds  autre  chofe  ,  que  la  Puif- 
fance  que  l'Efprit  a  de  déterminer  fes  penfees  à  la  produ- 
ftion ,  à  la  continuation  ou  à  la  cedation  d'une  Action  , 
autant  qu'il  dépend  de  nous  ?   Car  peut-on  nier  que  tout 
Agent  qui  a  la  puiflance  de  penfer  à  fes  propres  actions  , 
éc^de  préférer  l'exécution  d'une  chofe  à  l'omilïïon  de  cet- 
te chofe ,  ou  au  contraire ,  peut-on  nier  qu'un  tel  Agent 
n'ait  la  Faculté  qu'on  nomme  Volontés  Soit  donc  conclu 
que  la  Volonté  n'elt  autre  chofe  que  cette  puiflance.    La 
Liberté ià'm\.ïç.  part,  elt  la  puiflance  qu'un  Homme  a  de 
faire  ou  de  ne  pas  faire  quelque  Adion  particulière,  con- 
formément à  la  préférence  aftucUe  que  nôtre  Efprit  a  don- 
née à  l'adion  ou  à  la  ceflation  de  l'action,  ce  qui  efl:  autant 
que  fi  l'on  dibitj  conformément  à  ce  qu'il i;e«/^  luy-même. 

§.  16. 


De  la  Pmjpince.     Liv.  II.  283 

§.   16.  II  eft  donc  évident  ,  que  la  ^/<?«//n'e{l:  autre    ChAk 
chofe  qu'une  PuifTance  ou  Faculté,  &:  que  la  Liberté  ell      XXI. 
une  autre  Puiflance  ou  Faculté  ;   de  forte  que  demander  ^^  Pu'i'ancc 
fi  la  Volonté  a  de  la  Liberté,  c'eft  demander  fi  unePuif-  "c^A^^'t 
fance  a  une  autre  Puiflance,  6c  fi  une  Faculté  a  une  autre §«'"• 
Faculté  :  Qiiefticn  qui  paroît ,  dès  la  première  veûë ,  trop 
groflierement  abfiirde,  pour  devoir  être  agitée  ,  ou  avoir 
befoin  de  réponfe.  Car  qui  ne  voit  que  les  Pnijfan ces  n'ap- 
partiennent  qu'à  des  Agents  ,&:  font  tniiqnement  des  Attri^ 
buts  des  Subjtances  (y-  nullement  de  quelque  autre  Pjiijf/rnee? 
De  forte  que  de  pofer  ainfi  la  Queftion  ,    La  Volonté  eff- 
elle  libre  ?    c'eft  demander  en  eft^et ,    fi  la  Volonté  cû  une 
Subftance,  êc  un  Agent  proprement  dit,    ou  du  moins 
c'eft  le  fuppofer  réellement  ;    puifque  ce  n'eft  qu'à  un  A- 
gent  que  la  Liberté  peut  être  proprement  attribuée.    Que 
fi  l'on  peut  appliquer  la  Liberté  à  quelque  Puiflance,  fans 
parler  improprement ,  on  pourra  l'attribuer  à  la  puiflance 
que  l'Homme  a  de  produire  ou  de  s'empêcher  de  produi- 
re du  mouvement  dans  les  parties  de  fon  Corps,  par  choix 
ou  par  préférence  ;    ce  qui  fait  qu'on  le  nomme  Libre  &t 
qui  eft  la  Lî/'^r/^/ même.     Mais  fi  quelqu'un  s'avifoit  de 
demander,  Jî  la  Liberté  ejt  libre  ,    on  le  regarderoit  fans 
doute  comme  un  homme  qui  ne  fait  luy-même  ce  qu'il 
ditj  6c  on  le  jugeroit  digne  d'avoir  des  oreilles  femblables 
à  celles  du  R.oy  Midas,  qui  fâchant  que  la  pofléflion  des 
Richeflés  donne  à  un  homme  la  dénomination  de  Riche  , 
demanderoit  fi  les  Richeflés  elles-mêmes  font  riches. 

§.  17.  Qiioy  que  le  nom  de  Faculté  c^wq  les  Hommes 
ont  donné  à  cette  Puifllince  qu'on  appelle  Volonté ^  Se  qui 
les  a  conduit  à  parler  de  la  Volonté  comme  d'un  fujet  a- 
giflTant,  puiflfe  un  peu  fervir  à  pallier  cette  abfurditéj  à  ïà 
faveur  d'une  adaptation  qui  en  déguife  le  véritable  fens  , 
il  eft  pourtant  vray  que  dans  le  fonds  la  Volonté  ne  figm- 
fie  autre  chofe  qu'une  puifl!ance  ,  ou  capacité  de  préférer 
ou  choifir  ;  £c  par  conféquent  ,  (i  fous  le  nom  de  faculté 
l'on  la  regarde  fimplement  comme  une  capacité  de  faire 
quelque  chofe,  ainfi  qu'elle  eft  eftectivement ,   on  verra 

Nn  2  fans 


284  De  la  Pmjfance. 

C  H  A  p.    fans  peine  combien  il  eft  abfurde  de  dire  qu'elle  eft  ,   oit 
XXI.     n'eft  pas  libre.    Car  s'il  peut  être  raifonnable  de  fuppofer 
les  Facultez  comme  autant  d'Etres  diftinfts  qui  puiffent 
agir,  Se  d'en  parler  fous  cette  idée  ,   comme  nous  avons 
accoutumé  de  faire  ,  lorfque  nous  difons  que  la  Volonté 
ordonne,  que  la  Volonté  eft  libre,  crc.  il  faut  que  nous 
établirons  aulîi  une  Faculté  parlante  ,   une  Faculté  mar- 
chante ■>  fie  une  Faculté  danjante  ■,  par  lefquelles  foient  pro- 
duites les  a£tions  de  parler  ,    de  marcher  ,    &:  de  danfer  , 
qui  ne  font  que  différentes  Modifications  du  Mouvement, 
tout  de  même  que  nous  faifons  de  la  Volonté  &:  de  l'En- 
tendement des  Facultez  par  qui  font  produites  les  a£tions 
de  choifir  &:  d'appercevoir  qui  ne  font  que  différens  Mo- 
des de  la  Penfee.    De  forte  que  nous  parlons  aulli  propre- 
ment en  difant ,  que  c'elt  la  Faculté  chantante  qui  chante, 
fie  la  Faculté  danjante  quidanfe,que  lors  que  nous  difons, 
que  c'ejl  la  Volonté  qui  choifit ,  ou  l' Entendement  qui  con- 
çoit ^  ou,  comme  on  a  accoutumé  de  s'exprimer  ,   que  la 
Volonté  dirige  l'Entendement ,  ou  que  r Entendement  obéît 
ou  yi^ obéit  pas  à  la  Volonté.     Car  qui  diroit ,    que  la  puif- 
fance  de  paVler  dirige  la  puiflance  de  chanter  ,   ou  que  la 
puiflance  de  chanter  obéit  ou  défobeit  à  la  puiflance  de 
parler  ,   s'exprimeroit  d'une  manière  aufll  propre  &c  aulîi' 
intelligible. 

§.  18.  Cependant  cette  façon  de  parler  a  prévalu  ,  oc 
caufé,  fi  je  ne  me  trompe  ,  bien  du  defordrej  car  toutes 
ces  chofes  n'étant  que  diflérentes  Puiflances  ,  dans  l'Ef- 
prit ,  ou  dans  l'Homme ,  de  faire  diverfes  Actions ,  l'Hom- 
me les  met  en  œuvre  félon  qu'il  le  juge  à  propos.  Mais  la 
puiflance  de  faire  une  certaine  A£tion  ,  n'opère  point  fur. 
la  puifllance  de  faire  une  autre  Action  -,  car  la  puiflance  de 
penfer  n'opère  non  plus  fur  la  puiflance  de  choifir  ,  ni  la 
puiflance  de  choifir  fur  celle  de  penfer  ,  que  la  puiflance 
de  danfer  opère  fur  la  puiflance  de  chanter,  ou  la  puif- 
fance  de  chanter  fur  celle  de  danfer  ,  comme  tout  hom- 
me qui  voudra  y  faire  reflexion  ,  le  reconnoîtra  fans  pei- 
ne.   C'eft  poLU-tant  là  ce  qiie  nous  difons  ,   lorfque  nous 

nous 


Delà  Puijfance.     Liv.  II.  285 

nous  fbrvons  de  ces  façons  de  parler  ,  La  Volonté  agit  fur    C  h  a  p. 
V Entendement ,  ou  f  Entendement  fur  la  Volonté.  XXI. 

§.  19.  Je  conviens  que  telle  ou  telle  Penfée  actuelle 
peut  donner  lieu  à  la  Volnion  ,  ou  pour  parler  plus  nette- 
ment ,  fournir  à  l'homme  une  occalion  d'exercer  la  puif- 
fance  qu'il  a  de  choifir  ;  Se  d'autre  part  ,  le  choix  aftuel- 
de  l'Efprit  peut  être  caufe  qu'il  penle  a£tuellement  à  telle 
ou  à  telle  chofe  ,  de  même  que  de  chanter  aftuellement 
un  certain  Air  peut  être  l'occalion  de  danfer  une  telle  Dan- 
fe ,  6c  qu'une  certaine  Danfe  peut  être  l'occafion  de  chan- 
ter un  tel  Air.  Mais  en  tout  cela  ce  n'eft  pas  une  Puilîan- 
ce  qui  agit  fur  l'autre  ,  mais  c'eft  l'Efprit  ou  l'Homme 
qui  met  en  œuvre  ces  différentes  Puiffancesj  car  les  Puif- 
fances  font  des  Relations  Se  non  des  Agents.  C'eft  celui 
qui  fait  l'Aftion  qui  a  la  puiffance  ou  la  capacité  d'agir. 
Et  par  conféquent  ,  ce  qui  a ,  ou  qui  n'a  pas  ta  puiffance 
d'agir  i  c'ejl  cela  [eut  qui  eji  ou  qui  n'eji  pas  libre  ,  èc  non 
la  Puiflance  elle-même  >  car  la  Liberté  ou  l'abfence  de  la. 
Liberté  ne  peut  appartenir  qu'à  ce  qui  a  ,  ou  n'a  pas  k' 
puiflance  d'agir. 

§.  20.  L'erreur  qui  a  fait  attribuer  aux  Facultez  ce  La Libcrtc'n'ap- 
qui  ne  leur  appartient  pas  ,  a  donné  lieu  à  cette'  façon  de  p^""^"' P*^  à  h 
parler  ;  mais  la  coutume  qu  on  a  pris  en  dilcourant  de 
l'Efprit  ,  de  parler  de  {es  différentes  opérations  fous  le 
nom  de  faculté  y  cette  coutume,  dis-je,  a ,  je  croy ,  auflr 
peu  contribué  à  nous  avancer  dans  la  connoiffance  de  cet-- 
te  partie  de  nous-mêmes,  que  le  grand  ufige  qu'on  a  fait 
des  Facultés  ,  pour  defigner  les  opérations  du  Corps ,  a 
fervi  à  nous  perfectionner  dans  la  connoiffance  de  la  Mé- 
decine. Je  ne  nie  pourtant  pas  qu'il  n'y  ait  des  Facultez 
dans  le  Corps  &:  dans  l'Efprit.  Ils  ont ,  l'un  &  l'autre , 
leurs  Puiflances  d'opérer  >  autrement  ,  ils  ne  pourroienc 
opérer  ni  l'un  ni  l'autre  ;  car  rien  ne  peut  opérer  ,  qui 
n'eft  pas  capable  d'opérer  ,  &  ce  qui  n'a  pas  la  puiffance 
d'opérer ,  n'eft  pas  capable  d'opérer.  Tout  cela  eft  in- 
Gonteftable.  Je  ne  nie  pas  non  plus  que  ces  mots  &  autres 
femblables  ne  doivent  avoir  lieu  dans  l'ufage  ordinaire  des 

Nn  3  Lan- 


2  86  Ve  la  PuijJ'ance. 

Chap.  Langues,  où  ils  font  communément  reçus.  Ce  fe'roif  iirtê 
XXI.  trop  grande  afteftation  de  les  rejetter  ablblument.  La 
Philofophie  elle-même  peut  s'en  fervir  ;  car  quoy  qu'elle 
ne  s'accommode  pas  d'une  parure  extravagante,  cepen- 
dant quand  elle  fe  montre  en  public  ,  elle  doit  avoir  la 
complaifance  de  paroître  ornée  à  la  mode  du  Pais,  je  veux 
dire  fe  fervir  des  termes  ulltez ,  autant  que  la  vérité  &:  la 
clarté  le  peuvent  permettre.  Mais  la  faute  qu'on  a  com- 
mis dans  cet  ufage  des  Facultez  ,  c'eft  qu'on  en  a  parlé 
comme  d'autant  d'Agents  &  qu'on  les  a  repréfentées  effé- 
ftivement  ainfi i  car  qu'on  vint  à  demander.  Ce  que  c'é- 
toit  qui  digeroit  les  viandes  dans  l'Eftomac.  C'étoit,  di- 
foit-on  ,  une  Faculté  digejlive.  La  réponfe  étoit  toute 
prête  6t  fort  bien  reçue.  Si  l'on  demandoit,  ce  que  c'é-» 
toit  qui  faifoit  fortir  quelque  chofe  hors  du  Corps  >  on  ré- 
pondoit,  Une  Faculté  expuljîve.  Qii'eft-ce  qui  y  caufoit 
du  mouvement?  L^ne  Faculté  motive.  De  même  à  l'égard 
de  l'Efprit,  on  difoit  que  c'étoit  la  Faculté  intelle [îuelle 
ou  V Entendement  -,  qui  entendoit ,  Se  la  Faculté  éleéfive 
ou  la  Volonté  qui  vouloit  ou  ordonnoit  :  Ce  qui  en  peu 
de  mots  ne  fignifie  autre  chofe  fmon  que  la  Capacité  de 
digérer,  digère  ,  que  la  Capacité  de  mouvoir,  meut,  & 
que  la  Capacité  d'entendre  ,  entend.  Car  ces  mots  dé 
Faculté ,'  de  Capacité  &c  de  Puiffance  ne  font  que  difFé- 
rens  noms  qui  fignifient  purement  les  mêmes  chofes.  De 
forte  que  ces  façons  de  parler,  exprimées  en  d'autres  ter- 
mes plus  intelligibles  ,  n'emportent  autre  chofe  ,  à  mon 
avis  ,  fmon  que  la  Digeftion  eft  faite  par  quelque  chofë 
qui  eft  capable  de  digérer, que  le  Mouvement  eft  produit 
par  quelque  chofe  qui  eft  capable  de  mouvoir  ,  &:  l'En- 
tendement par  quelque  chofe  ,  capable  d'entendre.  Et 
dans  le  fonds  il  feroit  bien  étrange  ,  que  cela  fut  autre- 
ment, èc  tout  autant  qu'il  le  feroit,  qu'un  homme  fut  li- 
bre fans  être  capable  d'être  libre. 
Le  Liberté  ap-  §.21-  Pour  revenir  maintenant  à  nos  recherches  tou- 
partieiu  unique-  (^j^aut  la  Liberté ,   la  Oueftion  ne  doit  pas  être  ,  à  mon 

mental  A<;ciit,        .  xr  /      .  /      nti  >    rL  i         j> 

ouàiHomme. avis  ,  //  la  Folonte  ejt  libre i  car  c  elt  parler  dune  ma- 
nière 


De  la  PuiJJance.     Liv.  II.  287 

niére  fort  impropre  ,  mais ,  Jî  V Homme  efi  libre.  Chap. 

Cela  pofé,  je  dis  ,  I.Qiie,  tandis  que  quelqu'un  peut  XXI. 
par  la  direction  ou  le  choix  de  fon  Efprit ,  préférer  l'éxi- 
ftence  d'une  aftion  à  la  non-exiftence  de  cette  aftion  ,  & 
au  contraire,  c'eft  à  dire  ,  tandis  qu'il  peut  faire  qu'elle 
exifte  ou  qu'elle  n'exifte  pas,  félon  qu'il  le  i;fw? ,  jufque- 
là  il  eft  Libre.  Car  fi  par  le  moyen  d'une  penfée  qui  di- 
rige le  mouvement  de  mon  Doigt  ,  je  puis  faire  qu'il  fe 
meuve  lorfqu'il  eft  en  repos  ou  qu'il  celle  de  fe  mouvoir, 
il  eft  évident  qu'à  cet  égard-là  je  fuis  libre.  Et  fi  en  con- 
féquence  d'une  femblable  penfée  de  mon  Efprit  préférant 
une  chofe  à  une  autre  ,  je  puis  prononcer  des  mots  ou 
n'en  point  prononcer ,  il  eft  vifible  que  je  fuis  en  Liberté 
de  parler  ou  de  me  taire  ;  Se  par  conféquent ,  Anjfi  loin 
que  s^ étend  cette  Puiffance  d'ttgir  ou  de  ne  pas  agir  ,  confor- 
mément à  la  préférence  que  l' Efprit  donne  a,  l'un  ou  k  l'au- 
tre,  jitfque-lk  l'Homme  efi  Libre.  Car  que  pouvons-nous 
concevoir  de  plus  ,  pour  faire  qu'un  homme  foit  Libre  , 
que  d'avoir  la  puiflance  de  faire  ce  qu'il  veut  ?  Or  tandis 
qu'un  homme  peut  en  préférant  la  préfence  d'une  Aftion 
à  fon  abfence ,  ou  le  Repos  à  un  mouvement  particulier , 
produire  cette  Aftion  ou  le  Repos  ,  il  eft  évident  qu'il 
peut  à  cet  égard  faire  ce  qu'il  veut  -,  car  préférer  de  cette 
manière  une  a£tion  particulière  à  fon  abfence  ,  c'eft  vou- 
loir faire  cette  a£tion,&  à  peine  pourrions-nous  direcom» 
ment  il  feroit  poiîible  de  concevoir  un  Etre  plus  libre 
qu'entant  qu'il  eft  capable  de  faire  ce  qu'il  veut  ;  de  forte 
que  l'Homme  femble  être  aufli  libre,  par  rapport  aux  A- 
ftions  qui  dépendent  de  ce  pouvoir  qu'il  trouve  en  luy- 
même,  qu'il  eft  polllble  à  la  Liberté  de  le  rendre  libre, 
fi  j'ofe  m'exprimer  ainfi. 

§.  22.  Les  Hommes  naturellement  curieux,  &:  qui^-'i^oni'^fu'cft 
aiment  à  éloigner  autant  qu'ils  peuvent  de  leur  Efprit  la  [ jppof/4  p^^ 
penfée  d'être  coupables,  quoy  que  ce  foit  en  fe  reduifant  ftiondevou 
dans  un  état  pire  que  celui  d'une  fatale  néceflîté ,  ne  font  ^°"^' 
pourtant  pas  fatisfaits  de  cela.     A  moins  que  la  Liberté 
ne  s'étende  encore  plus  loin  ,  elle  n'eft  pas  à  leur  gré  -,  ^ 

c'eft. 


2S8  De  la  Ptiijpince. 

C  H  A  p.  c'eft ,  à  leur  avis,  une  fort  bonne  preuve ,  que  l'Homme 
XXI.  n'eft  du  tout  point  libre  ,  s'il  n'a  auili  bien  la  liberté  de 
vouloir,  que  celle  de  faire  ce  qu'il  veut.  C'cftpourquoy 
l'on  fait  encore  cette  autre  Qiieftion  fur  la  Liberté  de 
l'Homme ,  fi  l'Homme  cjl  libre  de  'vouloir  ;  car  c'eft  là ,  je 
penfe,  ce  qu'on  veut  dire,  lorfqu'on  difpute  ,  Ji  la  Vo- 
lonîé  efi  libre  on  non. 

§.23.  Sur  quoy  je  croy  ,  II.  Qiie  vouloir  ou  choijir 
étant  une  A£tion  ,  &  la  Liberté  confiftant  dans  le  pou- 
voir d'agir  ou  de  n'agir  pas  ,  un  Homme  ne  faiiroit  ctre  li- 
bre far  rapport  à,  cet  Acie  particulier  de  "vouloir  une  aBion 
qui  ejî  en  fa  puijfance  y  lorfque  cette  Atfion  a  été  une  fois 
propffée  k  fon  Kfprtt.  La  raifon  en  eft  toute  vifible  -,  car 
l'Aftion  dépendant  de  fa  Volonté ,  il  faut  de  toute  nécef- 
fité  qu'elle  exifte  ou  qu'elle  n'exifte  pas  ,  Se  fon  exiften- 
ce  ou  fa  non-exirtence  ne  pouvant  manquer  de  fuivre  exa- 
ftement  la  détermination  &  le  choix  de  fa  Volonté  ,  il 
ne  peut  éviter  de  vouloir  l'exiftence  ou  la  non-exiftence 
de  cette  Action,  il  eft,  dis-je,  abfolument  néceffaire qu'il 
veuille  l'un  ou  l'autre  ,  c'eft  à  dire  ,  qu'il  préfère  l'un  à 
l'autre ,  puifque  l'un  des  deux  doit  fuivre  néceflairement, 
&c  que  la  choie  qui  fuit,  procède  du  choix  Se  de  la  déter- 
mination de  fon  Efprit  ,  c'eft  à  dire  de  ce  qu'il  la  veut  y 
car  s'il  ne  la  vouloit  pas ,  elle  ne  feroit  point.  Par  con- 
fequent,  l'Homme  n'eft  point  libre  par  rapport  à  l'afte 
même  de  vouloir ,  la  Liberté  confiftant  dans  la  puiffance 
d'agir  ou  de  ne  pas  agir,  puiflance  que  l'Homme  n'a  pas 
par  rapport  à  la  *  Folition.  Car  un  Homme  eft  dans  une 
néceflité  inévitable  de  choifir  de  faire  ou  de  ne  pas  faire 
une  Aftion  qui  eft  en  fa  puiftance  lorsqu'elle  a  été  une 
fois  propofée  à  fon  Efprit.  Il  doit  néceflairement  vouloir 
l'un  ou  l'autre > 6c fur  cette  préférence  ou  volitton,V-:!i9:ion 
«u  Vabjlinence  de  cette  aftion  fuit  certainement ,  êc  ne  laifle 

pas 

*  Pour  bien  entrer  Jans  le  (èns  de  |  >' ,  comme  il  l'a  expliciuc  cy  delTus  §.  5. 
l'Auteur,  il  faut  toujours  avoir  dans  l'Ef-  1  &  J.  i/.  Cela  foit  dit  une  fois  pour  tou- 
pii:  ce  qu'il  cutciid  pat  l'olmsn  ySifûlcn-  '   tes. 


De  la  Puiffance.     Liv.  II.  289 

pas  d'être  abfolument  volontaire.  Mais  l'acte  de  vouloir  C  h  a  p. 
ou  de  préférer  l'un  des  deux  étant  une  chofe  qu'il  ne  fau-  XXL 
roit  éviter,  il  eft  néceillté  par  rapport  à  cette  aftion,  & 
ne  peut,  par  conféquent ,  être  libre  à  cet  égard;  à  moins 
que  la  Necelîîté  &  la  Liberté  ne  puiflént  fubfifter  enfem- 
ble,  &:  qu'un  honime  ne  puifTe  être  libre  &:  lié  tout  à  la 
fois.  D'ailleurs,  en  faifant  l'Homme  libre  de  cette  for- 
te, je  veux  dire  en  faifant  que  l'aftion  de  'vouloir  dépen- 
de de  fa  Volonté ■)  il  faut  qu'il  y  ait  une  autre  Volonté  ou 
Faculté  de  vouloir  antécédente, pour  déterminer  les  ades 
de  cette  Volonté ^  &:  une  autre  pour  déterminer  celle-là*, 
&:  ainfi  à  l'infini.  Car  où  qu'on  s'arrête  ,  les  Actions  de 
la  dernière  Volonté  ne  fauroient  être  libres.  Enfin  autant 
que  je  puis  concevoir  les  Etres  qui  font  au  defîus  demoy, 
il  n'y  en  a  aucun  qui  foit  capable  d'une  telle  Liberté  de 
Volonté i  qu'il  puilfe  s'empêcher  de  vouloir  ,  c'efb  à  dire 
de  préférer  l'exiftenceou  la  nou-exiftence  d'une  chofe  qui 
eft  en  fa  puiflance,  lorfqu'il  l'a  une  fois  confiderée  com- 
me étant  en  fa  puiflance. 

§.24.  Il  eft  donc  évident  ,  qu'««  Homme  ri  eft.  pas  en 
liberté  de  vouloir  ou  de  ne  pas  vouloir  une  chofe  qiu  efl  en  fa 
fuiffance ,  quand  une  fois  il  y  fait  réflexion  ,1a.  Liberté  con- 
fiftant  dans  la  puiflance  d'agir  ou  de  ne  pas  agir  ,  8c  en 
cela  feulement.  Car  un  homme  qui  eft  alîis,  eft  dit  être 
en  liberté,  parce  qu'il  peut  fe  promener  s'il  veut.  Un 
homme  qui  fe  promené  ,  eft  aufiî  en  liberté  ,  non  parce 
qu'il  fe  promené  5c  fe  meut  lu  y-même  ,  mais  parce  qu'il 
peut  s'arrêter's'il  veut.  Au  contraire ,  un  homme  qui  é- 
tant  aflis ,  n'a  pas  la  puiflance  de  changer  de  place ,  n'eft  pas 
en  liberté.  De  même  ,  un  homme  qui  vient  à  tomber 
dans  un  Précipice ,  quoy  qu'il  foit  en  mouvement ,  n'eft  pas 
en  liberté, parce  qu'il  ne  peut  pas  arrêter  ce  mouvement, 
s'il  veut  le  faire.  Cela  étant  ainfi  ,  il  eft  évident  qu'un 
homme  qui  fe  promenant ,  fe  propofe  de  ceffer  de  fe  pro- 
mener, n'eft  plus  en  liberté  de  vouloir -z/ow/o/r,  (permet- 
tez-moy  cette  exprellion}  car  il  faut  néceflairement  qu'il 
choilifle  l'un  ou  l'autre ,  je  veux  dire  de  fc  promener  ou 

O  o  de 


tc)o  DelaTuiJfame. 

C.HA  p.  de  ne  pas  fe  promener.  Il  en  eft  de  même  par  rapport  à 
XXI.  toutes  fes  autres  aftions  qui  font  en  fa  puiflance  :  dès 
qu'elles  luy  font  propofëes  ,  l'Efprit  n'a  plus  le  pouvoir 
d'agir  ou  de  ne  pas  agir  ,  en  quoy  confitte  la  Liberté, 
l'Efprit,  dis-je  5  n'a  point,  en  cecaSjlapuiiTancede  s'empê- 
cher de  vouloir  i  il  ne  peut  éviter  de  fe  déterminer  d'une 
manière  ou  d'autre  à  l'égard  de  fes  aftions.  Qiie  la  reflexion 
foit  aufli  courte,  &  lipenlee  aulli  rapide  qu'on  voudra, 
ou  elle  laiffe  l'Homme  dans  l'état  où  il  etoit  avant  que 
de  penfer,  ou  elle  le  fait  changer  >  ou  il  continue  l'action, 
ou  il  la  termine:  d'où  il  paroit  clairement,  qu'il  ordonne 
&  choifit  l'un  preferablement  à  l'autre  ,  fie  que  par  là  ou 
la  continuation  ou  le  changement  devient  inévitablement 
volontaire. 
La  Volonté  dé-  §.  25.  Piùs  donc  qu'il  eft  évident  qu'un  Homme  n'cft 
terminée  par  ^^^  ^^  liberté  de  vouloir  vouloir  y  ou  non  ;  (car  lorfqu'u- 
qm  eii  hoTs*^  ne  aftion  qui  eft  en  la  puiflance,  fe  préfente  à  fon  Efprit, 
celle  même,  il  ne  peut  s'cmpécher  de  vouloir  ,  il  fi.xut  qu'il  fe  déter- 
mine d'une  manière  ou  d'autre;)  la  première  chofe qu'on- 
demande  après  cela  ,  c'eft  ,  fl  V Homme  ejl  en  liberté  de 
vouloir  lequel  de  deux  tl  luy  plaît ,  le  Mouvement  ou  le  Re- 
pos. Cette  Queftion  eft  fl  viflblement  abfurde  en  elle- 
même,  qu'elle  peut  fuffire  à  convaincre  quiconque  y  fera 
reflexion ,  que  la  Liberté  ne  concerne  dans  aucun  cas  la 
volonté.  Car  demander  fl  un  homme  eft  en  liberté  de 
vouloir  lequel  il  luy  plait  du  Mouvement  ou  du  Repos,  de 
parler  ou  de  fe  taire,  c'eft  demander  fl  un  homme  peut  vou- 
loir ce  qu'il  veut ,  ou  fe  plaire  à  ce  à  quoy  il  fe  plaît  : 
Queftion  qui  ,  à  mon  avis  ,  n'a  pas  befoin  de  reponfe. 
Qiiiconque  peut  mettre  cela  en  queftion,  doit  fuppofer 
qu'une  Volonté  détermine  les  Aftes  d'une  autre  Volonté, 
&  qu'une  autre  détermine  celle-ci,  &  ainfl  à  l'infini  j  ab- 
*î-*5-       fsrdité  qui  a  été  ren'uirquée*cy-dcfliis. 

§.  26.  Pour  éviter  ces  abfurditez  fie  autres  femblable-s, 
rien  ne  peut  être  plus  utile,  que  d'établir  dans  nôtre  Ef- 
prit des  Idées  diftincles  èc  déterminées  des  chofes  en 
queftion.  Ciu:  fl  les  Idées  de  Liberté  fit  de  î^oUtiou  étoient 

bien 


De  la  PuiJJance.     Liv.  II.  291 

bien  fixées  dans  nôtre  Entendement ,  Se  que  nous  les  euf-  C  h  a  p. 
■fions  toujours  préfentes  à  l'Efprit  telles  qu'elles  font,  XXI. 
pour  les  appliquer  à  toutes  les  Qiieftions  qu'on  a  excitées 
îiir  ces  deux  articles,  je  croy  que  la  plupart  des  difficul- 
tez  qui  embarraflént  bc  brouillent  l'Efprit  des  Hommes 
fur  cette  matière  ,  feroient  beaucoup  plus  aifément  refo- 
luëSi  &  par  là  nous  verrions  où  c'eft  que  l'obfcurité  pro- 
cederoit  de  la  fignitkation  confufe  des  termes ,  ou  de  la 
nature  même  de  la  cliofe. 

§.  27.  Premièrement  donc, il  faut  fe  bien  reflbuvenir,  Cequccvftquc 
Qiie  la  Liberté  confijle  dans  la  dépendance  de  l'exijîcnce  ou  ^'^'~''- 
de  la  ncn-exijlence  d'une  ABion  d'avec  la  préférence  de  nô- 
tre Efprit  felen  cjii'il  veut  agir  ou  n'agir  pas  ,  ^  non  dans 
la  dépendance  d'une  Aâion   ou  de  celle  qui  luy  efl  oppofée 
d'avec  nôtre  préférence.     Un  homme  qui  eft  fur  un  Ro- 
clier,  eft  en  liberté  de  iauter  vingt  braflés  en  bas  dans  la 
Mer,  non  pas  à  caufe  qu'il  a  la  puifîance  de  faire  le  con- 
traire, qui  eft  de  fauter  vingt  braflés  en  haut  ,  car  c'eft 
ce  qu'il  ne  fauroit  faire  j  mais  il  eft  libre  ,  parce  qu'il  a 
la  puifîance  de  fauter  ou  de  ne  pas  fauter.     Qiie  fi  une 
plus  grande  force  que  la  fienne  le  retient  ,   ou  le  poufle 
en  bas,  il  n'eft  plus  libre  à  cet  égard,  par  la  raifon  qu'il 
n'eft  plus  en  fa  puiflance  de  faire  ou  de  s'empêcher  de  fai- 
re cette  aftion.     Un  Prifonnier  enfermé  dans  une  Cham- 
bre de  vingt  pies  en  quarré  ,  lorfqu'il  eft  au  Nort  de  la 
Chambre,  eft  en  liberté  d'aller  l'efpace  de  vingt  pies  vers 
le  Midi,  parce  qu'il  peut  parcourir  tout  cet  Efpaceoune 
le  pas  parcourir.     Mais  dans  le  même  temps  il  n'eft  pas 
en  liberté  de  faire  le  contraire,  je  veux  dire  d'aller  vingt 
pies  vers  le  Nort. 

Voici  donc  en  quoy  confifte  la  Liberté,  c'eft  en  ce  que 
nous  fomrnes  capables  d'agir  on  de  ne  pas  agir  ■,  en  conféquen- 
ce  de  nôtre  choix,  <?«  volition. 

^    §.28.  Nous  devons  nous  fouvenir,Tw/^fo«^ //>«,  que  Ce  que  c'eft  rue 
la  Fb/iY/ow  eft  un  a£te  de  l'Efprit,  dirigeant  fes  penfées  à'"^'"""- 
la  produftion  d'une  certaine  action ,  &:  par  là  mettant  en 
œuvre  fa  puiflance  de  la  produire.     Pour  éviter  une  en- 
Oo  2  nuveufc 


292  De  la  Pnijfance. 

CiîAP.  nuycufe  multiplication  de  paroles,  je  demanderai  ici  la 
XXI.  permiilion  de  comprendre  fous  le  terme  à'  Aftiuti,  Vabfli- 
nence  même  d'une  action  que  nous  nous  propofons  en 
nous-mêmes,  coxmwz  être  ajjis  ^  o\\  demeurer  à  ans  le  fdm- 
ce,  lorfque  l'adion  de 7^  promener , ou  de  parler  font  pro- 
poféesj  car  quoy  que  ce  foient  de  pures  abftinences  d'u- 
ne certaine  aftion  ,  cependant  comme  elles  demandent 
aulll  bien  la  détermination  de  la  Volonté,  &  font  fouvent 
auiîi  importantes  dans  leurs  fuites  ,  que  les  Actions  con- 
traires, on  efl:  allez  autorifé  par  ces  confiderations-là,  à 
les  regarder  auilî  comme  des  Avions.  Ce  que  je  dis  pour 
empêcher  qu'on  ne  prenne  point  mal  le  fensde  mes  paro- 
les, fi  pour  abréger  je  parle  quelquefois  ainfi. 

Quvft  ce  qui      §.  29.  En  troifïcme  lieu ,  comme  la /-^/ow// n'eft  autre 
dctcrmiiie  la     ç]^q{q  g^g  cQHc  Puillance  que  l'Efprit  a  de  dirieer  les  Fa- 

Volonte;  T  1     i,iT      ^  \ii  ^  T^ 

ciiltez,  operatii'es  de  1  Homme ,  au  Mouvement  ou  au  Re- 
pos ,  autant  qu'elles  dépendent  d'une  telle  direftion  ;  lorf- 
qu'on  demande  ,  ^l'cjl-ce  qui  détermine  la  f^olonte  ?  la 
véritable  réponfe  qu'on  doit  faire  à  cette  Qi^ieilion  ,  con- 
fifte  à  dire,  que  c'elT:  l'Efprit  qui  détermine  la  Volonté. 
Car  ce  qui  détermine  la  puiflance  générale  de  diriger  à 
telle  ou  telle  direction  particulière ,  n'eft  autre  chofe  que 
l'Agent  luy-même  qui  exerce  fa  puiflance  de  cette  maniè- 
re particulière.  Si  cette  Réponié  ne  fatisfait  pas  ,  il  eft 
vifible  que  le  fens  de  cette  Qiieftion  fe  réduit  à  ceci, 
Clueji-ce  qui  pouffe  L'Efprit ,  dans  chaque  occafion  particu- 
lière ,  k  de'termwer  k  tel  mouvement  on  à  tel  repos  particu- 
lier la  pui(fance générale  qu'il  a  de  diriger  fes  facultez  vers 
le  Mouvement  on  vers  le  Repos  ?  A  quoy  je  répons,  que 
le  motif  qui  nous  porte  à  demeurer  dans  le  même  état  ou 
à  continuer  la  même  aftion  ,  c'eil  uniquement  la  iatisfa- 
£Vion  prefente  qu'on  y  trouve.  Au  contraire  ,  le  motif 
qui  incite  à  changer  c'eft  toujours  (\\.\c\c^\.\c*  inquiétude , 

rien 

*  Vm.ffinef'.  C'cfl  le  mot  Angloisquc  l'ETprit  ce  qui  a  ctJ  remarque  (i.ins  cet 

;             If  terme  d'hii/riietiide  ne  rend  qu'impar-  endroit,  pour  bien  entendre  ce  que  l'Au- 

faitemcut     Voyez  ce  que  nous  avons  di:  teur  va  dire  dans  le  rcftc  de  cç  Chapitre 

cy-dcflus  dans  une  Noie  fur  ce  mot)  pag.  fur  ce  qui  nous  de'termine  à  cette  fuite 

167.  Il  inipone  fur  tout  ici  d'avoir  dans  d'adions  dout  nôtre  vie  cil  compore'e. 


De  la  Pmjfance.  L  i  v.  II.  295 

rien  ne  nous  portant  à  changer  d'état,  ou  à  quelque nou-    Ch  a  p. 
velle  aftion  ,  que  quelque  inqmc'nidc.     C'eft  là,  dis-je,      XXL 
le  grand  motif  qui  agit  fur  l'Efprit  pour  le  porter  à  quel- 
que Aftion,  ce  que  je  nommerai  ,  pour  abréger  ,  déter- 
ifjhier  la  volonté.  Se  que  je  vais  expliquer  plus  au  long 
dans  ce  même  Chapitre. 

§.  30.  Pour  entrer  dans  cet  examen  ,  il  eft  néceHaire  L.iVoiontc'& 
de  remarquer  avant  toutes  chofes  ,  que,  bien  que  j'ayc '*^i^f''r  "5  dor- 
tâché  d'exprimer  l'afte  de  voUîion  par  les  termes  de  'choi-  confondus"'' 
Jïr ,  f  référer ,  Se  autres  femblables  qui  fignifientauni  bien 
le  De/ir  que  la  P^olition ,  &:  cela  faute  d'autres  mots  pour 
marquer  cet  Afte  de  l'Efprit  dont  le  nom  propre  c^  Fou- 
loir  ou  VoUtion  ;  cependant  comme  c'eft  un  Aiite  fort  fim- 
ple,  quiconque  fouhaite  de  concevoir  ce  que  c'eft,  le' 
comprendra  beaucoup  mieux  en  refléchifîant  fur  fon  pro- 
pre Efprit,  Se  obfervant  ce  qu'il  fait  lorfqu'il  tient ,  que 
par  tous  les  difterens  fons  articulez  qu'on  peut  employer 
pour  l'exprimer.  Et  d'ailleurs,  il  eft  à  propos  de  fe pré- 
cautionner contre  l'erreur  où  nous  pourroient  jetter  des 
exprellions  qui  ne  marquent  pas  aftéz  la  différence  qu'il 
y  a  entre  la  Volonté  &  divers  Adcs  de  l'Efprit  qui  font 
tout-à-fait  difterens  de  la  Volonté.  Cette  précaution, 
dis-je,  eft  d'autant  plus  néceflaire,  à  mon  avis,  que  j'ob- 
ferve  que  la  Volonté  eft  fouvent  confondue  avec  diff'é- 
rentes  Afteftions  de  l'Efprit,  fie  fur  tout,  avec  le  Defir-, 
de  forte  que  l'un  eft  fouvent  mis  pour  l'autre  ,  &  cela 
par  des  gens  qui  feroient  fâchez  qu'on  les  foupçonnât  de 
n'avoir  pas  des  idées  fort  diftin£les  des  chofes  &:  de  n'en- 
avoir  pas  écrit  avec  une  extrême  clarté.  Cette  méprife 
n'a  pas  été,  jepenfe,une  des  moindres  occafions  del'obf- 
curité  èc  des  egaremens  oii  l'on  eft  tombé  fur  cette  matiè- 
re. Il  faut  donc  tâcher  de  l'éviter  autant  que  nous  pour- 
rons. Or  quiconque  réfléchira  en  luy-même  fur  ce  qui 
fe  pafle  dans  fon  Efprit  lorfqu'*!  -veut ,  trouvera  que  la 
Volonté  ou  la  puiflance  de  vouloir  ne  fe  rapporte  qu'à  nos 
propres  Actions,  qu'elle  fe  termine  là,  fans  aller  plus 
loin  6c  que  la  Vchtion  n'eft  autre  chofe  que  cette  déter- 

Oo  3  mi- 


2^4  ^^  ^^  Ptiijfance. 

Chap.  mination  particulicre  de  l'Efprit  par  laquelle  il  tâche, 
XXI.  par  un  fimple  eftet  de  la  penfee  ,  de  produire ,  continuer , 
ou  arrêter  une  aârion  qu'il  fuppoie  être  en  fon  pouvoir. 
.Cela  bien  confideré  prouve  évidemment  que  la  Volonté 
eft  parfaitement  diftintte  du  Defir  ^  qui  dans  la  même  A- 
£tion  peut  avoir  un  but  tout-à-fait  différent  de  celui  où 
nous  porte  nôtre  Volonté.  Par  exemple ,  un  Homme  que 
je  ne  faurois  refufer  ,  peut  m'obliger  à  me  fervir  de  cer- 
taines paroles  pour  perfuader  un  autre  homme  fur  l'Ef- 
•  .  prit  de  qui  je  puis  fouhaiter  de  ne  rien  gagner  ,  dans  le 
même  temps  que  je  luy  parle.  11  eft  vifible  que  dans  ce 
cas-là  la  Volonté  &c  le  Ùejir  fe  trouvent  en  parfaite  oppo- 
fitioui  carje  veux  une  aftion  qui  tend  d'un  côté,  pen- 
dant que  mon  Vejîr  tend  d'un  autre  qui  eft  direftement 
contraire.  Un  homme  qui  par  une  violente  attaque  de 
Goûte  aux  mains  ou  aux  pies  ,  fe  fent  délivré  d'une  pe- 
fanteur  de  tête  ou  d'un  grand  dégoût  ,  dcfirc  d'être  aufli 
foulage  de  la  douleur  qu'il  fent  aux  pies  ou  aux  mains  , 
(car  par  tout  oii  fe  trouve  la  Douleur, il  y  a  un  dellr  d'en 
être  délivré;}  cependant  s'il  vient  à  comprendre  que  l'é- 
loignement  de  cette  douleur  peut  caufer  le  tranfport  d'u- 
ne dangereufe  humeur  dans  quelque  partie  plus  vitale  j  fa 
volonté  ne  fauroit  être  déterminée  à  aucune  Action  qui 
puifle  fervir  à  dilîiper  cette  douleur  ;  d'où  il  paroit  évi- 
demment 5  que  dcjlrer  Se  vouloir  font  deux  A£tes  de  l'Ef- 
prit, tout-à-fait  diftinclrs ,  6c  par  conféquent ,  que  la  Z^- 
bnté  qui  n'eft  que  lapuilfance  de  vouloir  ^cû  encore  beau- 
coup plus  diftincte  du  Dejir. 
Cïft  \',„^tiu.  §.31.  Voyons  préfentement  Ce  que  c'ejl  qui  détermint 
tKde  qui  dtrter-  /^  VoloTité  tar  rapport  à.  nosABions.  Pour  moy ,  après  avoir 

mine  u  Volon-  •      ■  i        i      r  r  j     r    ■        ■     r   ■  •    ^ 

t4  examine  la  choie  une  Icconde  rois,  je  luis  porte  a  croire, 

que  ce  qui  détermine  la  Volonté  à  agir ,  n'eft  pas  h  plus 
grand  Bien ,  comme  on  le  fuppofe  ordinairement  ,  mais 
plutôt  quelque /«^///V/A'^^aftuelle,  &,  pour  l'ordinaire, 
celle  qui  eft  la  plus  preflante.  C'eft  là,  dis-je,  ce  qui 
détermine  fuccelîîvcment  la  Volonté  ,  &  nous  porte  à 
faire  les  aâtions  que  nqus  faifons.     Nous  pouvons  donner 

à 


De  U  Pîiiffance.     Liv.  IL  295' 

à  cette  inquiétude  le  nom  de  Dcflr  qui  eft  effeAivement    C  h  a  p, 
une  inquiétude  de  l'Efprit ,  caufée  par  la  privation  de  quel-     XXJ. 
que  Bien  abfent.  Toute  douleur  du  Corps,  quelle  qu'el- 
le foit,  &  tout  mécontentement  de  l'Efprit  ,  eft  une  in- 
quiétude ^  à  laquelle  eft  toujours  joint  un  Defir  propor- 
tionné à  la  douleur  ou  à  Vinqmétude  qu'on  reflent  ,   & 
dont  il  peut  à  peine  être  diftingué.     Car  le  Deflr  n'étant 
que  Vinquiétude  que  caufe  le  manque  d'un  Bien  abfent 
par  rapport  à  quelque  douleur  qu'on  reiTent  actuellement, 
le  foulagement  de  cette  inquiétude  eft  ce  Bien  abfent  ,  ôc 
jufqu'à  ce  qu'on  obtienne  ce  foulagement  ou  cette  *  quié- 
tude,  on  peut  donner  à  cette  inquiétude  le  nom  de  dejîr  y 
parce  que  perfonne  ne  fcnt  de  la  douleur  qui  ne  fouhaitte- 
d'en  être  délivré,  avec  un  defir  égal  à  cette  douleur  ,  &&' 
qui  en  eft  inféparable.     Mais  outre  le  defir  d'être  délivre 
de  la  douleur,  il  y  a  un  autre  defir  d'un  bien  pofitif  qui 
eft  abfent ,   &:  encore  à  cet  égard  le  dejii'  &c  Vmquiétndé 
font  dans  une  égale  proportion  j  car  autant  que  nous  de- 
firons  un  bien  abfent  ,  autant  eft  grande  Vinqmétude  que- 
nous  caufe  ce  defir.     Mais  il  eft  à  propos  de  remarquer 
ici,  que  tout  bien  abfent  ne  produit  pas  une  douleur  pro- 
portionnée au  degré  d'excellence  qui  eft  en  luy,  ou  que 
nous  y  reconnoiffons,  comme  toute  Douleur  caufe  un  ^^r 
égal  à  elle-même  i  parce  que  l'abfence  du  Bien  n'eft  pas 
toujours  un  mal  ,   comme  eft  la  préfence  de  la  Douleur. 
C'eftpourquoy  l'on  peut  confiderer  Se  envifager  un  Bien 
abfent  fans  defir.     Mais  à  proportion  qu'il  y  a  du  defir 
quelque  part,  autant  y  ix-t-'\\  à' inquiétude . 

§.  32.     Qiiiconque  réfléchit  fur  foy-même  trouvera  Que  le  DeCrefV 
bientôt  que  le  Defir  eft  un  état  à' inquiétude  ;  car  qui  eft-  ""i""""'^' 
ce  qui  n'a  point  fenti  dans  le  Defir  ce  que  le  Sage  dit 

de 


*  Eitfe  :  c'cft  le  mot  Anglois  dont  (è 
fert  l'Auteur  pour  exprimer  cet  Btat  de 
r  Ami:  lorfijit'tlle  efl  d  fan  aife.  Le  mot 
de  quieiHiU  ne  finnifie  peut-être  pas  ex- 
aÛemciit  cela  ,  non  plus  que  celui  à'in- 
Qiuemde  l'état  contraire.     Maisjenepnis 


faire  autre  chofe  qjied'en  avertir  le  Ledcur, 
afin  qu'il  y  attache  l'icVc  que  je  viens  de 
marquer.  C'cft  dequoy  je  le  prie  de  fe  hiefi" 
reflouvenir  ,  s'il  veut  entrer  cxaôcmeBî 
dans  la  pcnfe'e  de  l'AutcvK. 


29e  De  la  Puijptnce. 

.Chap.   de  VEfperance  ,   qui  n'eft  pas  fort  différente  du  Dehr, 
XXI.     *  qu'étant  àijferée  elle  fait  lanitnr  le  cœur ,  &  cela  d'une 

*^"'^-'*'""- manière  proportionnée  à  la  grandeur  du  de/îr^  qui  quel- 
quefois porte  V  inquiétude  à  un  tel  point,  qu'elle  fait  crier 

'Gcn.y.^x.1.  ^vcc*  Rachel,  Donnez-moy  des  Enfans  ,  donnez- moy  ce 
quejedefire,  ou  je  "vais  mourir?  La  Vie  elle-même  avec 
tout  ce  qu'elle  a  de  plus  délicieux,  feroit  un  fardeau  in- 
fupportable,  fi  elle  étoit  accompagnée  du  poids  accablant 
d'une  inquiétude  qui  fe  fît  fentir  fans  relâche,  &:  fans  qu'il 
fut  pofllblc  de  s'en  délivrer. 
vi'iqmctude        §•  33-    11  eft  vrai  que  le  Bien  Se  le  Mal,  préfent  &: 

D^fi^eft  ce^     abfent,  agiifent  fur  l'Efprit)  mais  ce  qui  de  temps  à  au- 

ddtcrmine  U     ttc  détermine  immédiatement  la  J^olonté  à  chaque  action 

Voijiuc.  volontaire,  c'eilV  inquiétude  du  Dejîr  ,  fixé  Jur  quelque 
Bien  abfent ,  quel  qu'il  foit  ,  ou  riegatif  ,  comme  la  pri- 
vation de  la  Douleur  à  l'égard  d'une  perfonne  qui  en  efl 
aftuellement  atteinte,  ou  pofitif ,  comme  lajouïflance 
d'un  plaifir.  Qiie  ce  foit  cette  inquiétude  qui  détermine 
la  Volonté  aux  allions  volontaires  ,  qui  fe  fuccedent  en 
nous  les  unes  aux  autres  ,  qui  occupent  la  plus  grande 
partie  de  notre  vie  ,  Se  par  lefquelles  nous  fommes  con- 
duits à  -différentes  fins  par  des  voyes  différentes  ,  c'eft  ce 
que  je  tâcherai  de  fiire  voir,  &  par  l'expérience,  6c  par 
l'examen  de  la  chofe  même, 
it  qui  nous      §•  34"  Lorfquc  l'Honime  cfl:  parfaitement  ûtisfait  de 

portciradion.  l'ctat  où  il  eft ,  ce  qui  arrive  lorfqu'il  eft  abfolument  libre 
de  toute  inquiétude-,  quel  foin  , quelle  P^olonté  luy  peut-il 
refter,  que  de  continuer  dans  cet  état  ?  Iln'a  vifiblement 
autre  chofc  à  faire ,  comme  chacun  peut  s'en  convaincre 
par  fa  propre  expérience.  Ainli  nous  voyons  que  le  fage 
Auteur  de  notre  Etre  ayant  égard  à  nôtre  conftirution,&: 
fichant  ce  qui  détermine  nôtre  Volonté  ,  a  mis  dans  les 
Hommes  l'incommodité  de  la  faim  Se  de  la  foif  Se  des 
autres  defirs  naturels  qui  reviennent  dans  leur  temps, afin 
d'exciter  Se  de  déterminer  leurs  Volontez  à  leur  propre 
Gonfervation  Se  à  la  continuation  de  leur  Efpéce.  Car  fi 
la  fimple  contemplation  de  ces  deux  fins  auxquelles  nous 

fom- 


T>e  la  PîiiJJance.    Liv.  II.  297 

fommes  portez  par  ces  difFérens  defirs ,  eût  fufR  pour  dé-   C  h  a  p. 
terminer  nôtre  Volonté  &  nous  mettre  en  action ,  on  peut,      XXI. 
à  mon  avis ,    conclurre  fùrement  ,   qu'en  ce  cas-Là  nous 
n'aurions  été  fujets  à  aucunes  de  ces  douleurs  naturelles  , 
&:  que  peut-être  nous  n'aurions  fenti  dans  ce  Monde  que 
fort  peu  de  douleur  ,    ou  que  même  nous  en  aurions  été 
entièrement  exempts.     *  Il  vaut  mieux  ,   dit  S.  Paul  ,  fe  *"  i.c»r.vii.». 
marier  que  brûler  ;    par  ou  nous   pouvons  voir  ce  que 
c'efl:  qui  porte  principalement  les  Hommes  aux  plaifirsde 
la  vie  Conjugale.    Tant  il  ei\  vrai ,  que  le  fentmient  pré- 
fent  d'une  petite  brûlure  a  plus  de  pouvoir  fur  nous  que 
les  attraits  des  plus  grands  plaifirs  confiderez  en  éloigne- 
ment. 

§.  35.  C'efl:  une  Maxime  fi  fort  établie  par  le  confen-  Ce  «'cft  pas  le 
tement  général  de  tous  les  hommes  ,  ^te  c'ejl  le  Bien  &  loCnfr"maT 
le  plus  grand  Bien  qui  détermine  la  Folonté y  que  je  ne  fuis  VLnqwétude  qm 
nullement  furpris  d'avoir  fuppofé  cela  comme  indubita-  yji"";^'"^  '* 
ble,  la  première  fois  que  je  publiai  mes  penfées  fur  cette 
matière ,  6c  je  penfe  que  bien  des  gens  m'excuferont  plutôt 
d'avoir  d'abord  adopté  cette  Maxime,  que  de  ce  que  je  me 
hazarde  préfentement  à  m'éloigner  d'une  opinion  li  gé- 
néralement reçue.  Cependant ,  après  une  plus  exafte  re- 
cherche, je  me  fens  forcé  de  conclurre,  que  le  Bien  &  le 
plus  grand  Bien  ,  quoy  que  jugé  &:  reconnu  tel  ,  ne  dé- 
termine point  la  Volonté;  à  moins  que  venans  à  le  defirer 
d'une  manière  proportionnée  à  fon  excellence  ,  ce  defir 
ne  nous  rende  inquiets  de  ce  que  nous  en  fommes  privez. 
En  effet,  perfuadez  à  un  Homme,  tant  qu'il  vous  plair- 
ra  ,  que  l'abondance  eft  plus  avantageufe  que  la  pauvre- 
té, faites  luy  voir  £c  confefler  que  les  agréables  commo- 
ditez  de  la  vie  font  préférables  à  une  fordide  indigence  j 
s'il  efl:  fatisfait  de  ce  dernier  état  ,  Se  qu'il  n'y  trouve  au- 
cune incommodité ,  il  y  perfifl:e  malgré  tous  vos  difcoursj 
fa  Volonté  n'eft  déterminée  à  aucune  aftion  qui  le  porte 
à  y  renoncer.  Qu'un  homme  foit  convaincu  de  l'utilité 
de  la  Vertu ,  jufqu'à  voir  qu'elle  efl:  auflî  néccflaire  à  qui- 
conque fe  propoîe  quelque  chofe  de  grand  dans  ce  Mon- 

Pp  de, 


298  De  la  Tttijfancc. 

C  H  A  p.  de ,  ou  efpére  d'être  heureux  dans  l'autre  ,  que  la  nourrr 
XXI.  ture  eft  neceflaire  au  Ibûticn  de  nôtre  vie  -,  cependant  juf- 
qu'à  ce  que  cet  homme  foit  â-ffnmé  <^  altère  de  la  Jiifticc, 
jufqu'à  ce  qu'il  fe  fente  mqtuet  de  ce  qu'elle  luy  manque , 
fa  volonté  ne  fera  jamais  déterminée  à  aucune  action  qui 
le  porte  à  la  recherche  de  cet  excellent  Bien  dont  ilrecon- 
noit  l'utilité  j  mais  quelque  autre  inquiétude  qu'il  fent  en 
luy-même  ,  venant  à  la  travcrfe  entraînera  fa  Volonté' z 
d'autres  chofes.  D'autre  part,  qu'un  Homme  adonné  au 
vin  confidere  ,  qu'en  menant  la  vie  qu'il  mené  ,  il  ruine 
fa  fanté ,  difllpe  ion  Bien ,  qu'il  va  le  deshonorer  dans  le 
Monde,  s'attirer  des  maladies ,  &  tomber  enfin  dans  l'in- 
digence jufques  à  n'avoir  plus  dequoy  fatisfaire  cette  paf- 
fion  de  boire  qui  le  poflede  il  fort ,  cependant  les  retours 
de  V inquiétude  qu'il  fent  à  être  abfent  de  fes  compagnons 
de  débauche ,  l'entraînent  au  cabaret  aux  heures  qu'il  eft 
accoutumé  d'y  aller ,  quoy  qu'il  ait  alors  devant  les  yeux 
la  perte  de  fi  fanté  &:  de  îbn  Bien  ,  Se  peut-être  même 
celle  du  Bonheur  de  l'autre  Vie  :  Bonheur  qu'il  ne  peut 
regarder  comme  un  Bien ,  peu  confiderable  en  luy-même, 
puifqu'il  avoué  au  contraire  qu'il  eft  beaucoup  plus  ex- 
cellent que  le  plaifir  de  boire  ,  ou  que  le  vain  babil  d'une 
troupe  de  Débauchez.  Ce  n'eft  donc  pas  faute  de  jetter 
les  yeux  fur  le  fouverain  Bien  qu'il  periîfte  dans  ce  dérè- 
glement ,  car  il  Tenvifage  bc  en  reconnoît  l'excellence  , 
jufque-là  que  durant  le  temps  qui  s'écoule  entre  les  heu- 
res qu'il  employé  à  boire  ,  il  refout  de  s'appliquer  à  le 
rechercher  ce  fouverain  Bien,  mais  quand  V  inquiétude  d'ê- 
tre privé  du  plaifir  auquel  il  eft  accoutumé ,  vient  le  tour- 
menter ,  ce  Bien  qu'il  reconnoît  être  plus  excellent  que 
celui  de  boire ,  n'a  plus  de  force  fur  fon  Efprit  -,  Se  c'eft 
cette  inquiétude  aftuelle  qui  détermine  fa  Volonté  à  l'A- 
£bion  à  laquelle  il  eft  accoutumé ,  &  qui  par  là  faifant  de 
plus  fortes  impreflîons  prévaut  encore  à  la  première  occa- 
fion  ,  quoy  que  dans  le  même  temps  il  s'engage,  pour 
ainfi  dire,  à  luy-même  par  de  fecretes  promeflés  à  ne  plus 
faire  la  même  chofe  ,    6c  qu'il  fe  figure  que  ce  fera  là  la 

der- 


De  la  Piiijfance.     Liv.  II.  299 

dernière  fois  qu'il  agira  contre  fon  plus  grand  intérêt.    Chap. 
Ainfi  il  fe  trouve  de  temps  en  temps  réduit  dans  l'état  de     XXI. 
cette  miferable  perfonne  qui  foûmife  à  une  paflîon  impe- 
rieufe  difoit 

—        —    *  Video  meliora  i  proboque  i  *ovM.  Meta- 

Détériora  fequor:  vntfl^ 

II. 
Je  vois  le  meilleur  parti ,  je  l'approuve  ,  ér  je  prens  le  pi- 
re. Cette  fentence  qu'on  reconnoit  véritable  ,  &  qui 
n'eft  que  trop  confirmée  par  une  confiante  expérience  , 
eft  aifée  à  comprendre  par  cette  voye-là ,  &:  ne  l'eft  peut- 
être  pas  j  de  quelque  autre  fens  qu'on  la  prenne. 

§.  36.  Si  nous  recherchons  la  raifon  de  ce  que  l'Expe- LVioigncment 
rience  fait  voir  fi  évidemment  par  des  faits  incontefta- ^^ ',*  p  °-'^^;"^^ 
blesj  &  que  nous  examinions  comment  cette  inquiétude  dégié  vm  k 
opère  toute  feule  fur  la  Volonté  ,  &  la  détermine  à  pren-''°"^^"^- 
dre  tel  ou  tel  parti ,  nous  trouverons ,  que ,  comme  nous 
ne  fommes  capables  que  d'une  feule  détermination  de  la 
Volonté  vers  une  feule  aftion  à  la  fois  ,   V inquiétude  pré- 
fente qui  nous  preffe ,  détermine  naturellement  la  Volon- 
té en  veùë  de  ce  bonheur  auquel  nous  tendons  tous  dans 
toutes  nos  Aftions.    Car  tant  que  nous  fommes  tourmen- 
tez de  quelque  inquiétude  j  nous  ne  pouvons  nous  croire 
heureux  ou  dans  le  chemin  du  bonheur  ,   parce  que  cha- 
cun regarde  la  douleur  &:  *  V inquiétude  comme  des  chofes  *  Vtienjinfjr. 
incompatibles  avec  la  félicité ,  Se  qui  plus  eft  ,   on  en  eft 
convaincu  par  le  propre  fentiment  de   la   Douleur   qui 
nous  ôte  même  le  goût  des  Biens  que  nous  pofledons  a- 
ftuellement ,  car  une  petite  Douleur  fuffit  pour  corrom- 
pre tous  les  plaifirs  dont  nous  jouïfl'ons.     Par  conféquent 
ce  qui  détermine  inceflamment  le  choix   de   nôtre  Vo- 
lonté à  l'adtion  fuivante  ,     fera  toujours   l'éloignement 
de  la  Douleur  ,     tandis    que   nous  en  fentons  quelque 
atteinte  ,   cet  éloignement  étant  le  premier  degré  vers 
le  bonheur  &  fans  lequel  nous  n'y  fiurions  jamais  par- 
venir. 

Pp  2  §.  37. 


3O0  De  la  Ptiijpmce. 

ChAp.  §•  37-  Une  autre  raifon  pourquoy  l'on  peut  dire  que 
XXI.  Vinqméttidc  détermine  feule  la  Volonté  ,  c'eft  qu'il  n'y  a 
?arcequecVft  q^e  Cela  de  préfent  à  l'Efprit  ,  Se  que  c'cft  contre  la  na- 
l]m''nôus'df''  t"fe  des  chqfes  que  ce  qui  efl:  abfenc  ,  opère  où  il  n'eft 
prefcnte.  pas.  On  dira  peut-être  ,  qu'un  Bien  abfent  peut  être  of- 
fert à  l'Efprit  par  voye  de  contemplation  &;  y  être  com- 
me préfent.  11  efl  vrai  que  l'idée  d'un  Bien  abfent  peut 
être  dans  l'Efprit  Se  y  être  confiderée  comme  préfente  , 
cela  eft  inconteftable  ;  mais  rien  ne  peut  être  dans  l'Ef- 
prit comme  un  Bien  préfent  en  forte  qu'il  foit  capable  de 
contrebalancer  l'éloignement  de  quelque  inquiétude  dont 
nous  fommes  actuellement  tourmentez ,  jufqu'à  ce  que  ce 
Bien  excite  quelque  defir  en  nous  :  Se  Vinqiiic'tude  caufée 
par  ce  Dejïr  eft  juftement  ce  qui  prévaut  pour  détermi- 
ner la  Volonté,  jufque-là,  l'idée  d'un  Bien  quel  qu'il  foit, 
fuppofee  dans  l'Efprit,  n'y  eft,  tout  ainli  que  d'autres  I- 
dées ,  que  comme  l'Objet  d'une  fimple  fpéculation  tout- 
à-fait  inaftive,  qui  n'opère  nullement  fur  la  Volonté  & 
n'a  aucune  force  pour  nous  mettre  en  mouvement  -,  de- 
quoy  je  dirai  la  raifon  tout  à  l'heure.  En  effet ,  combien 
y  a-t-il  de  gens  à  qui  l'on  a  repréfenté  les  joyes  indicibles 
du  Paradis  par  de  \i\ts  peintures  qu'ils  reconnoifTent  pof- 
fiblcs  Se  probables  ,  qui  cependant  fe  contenteroient  vo- 
lontiers de  la  félicité  dont  ils  jouïflént  dans  ce  Monde  ? 
C'eft  que  les  inquiétudes  de  leurs  préfens  dcflrs  venant  à 
prendre  le  defîu.s  ^  ^  (ç^  porter  rapidement  vers  les  plai- 
firs  de  cette  Vie,  déterminent,  chacune  à  fon  tour,  leurs 
voîontez  à  rechercher  ces  plaifirs  j  Se  durant  tout  ce  temps- 
là  ils  font  entièrement  infenfibles  aux  Biens  de  l'autre  Vie, 
quelque  excellens  qu'ils  fc  les  repréfentcnt ,  Se  ne  font 
pas  le  moindre  pas  pour  les  acquérir. 
Pifce  f]iic  tou<;  §.  ;8.  Si  la  Volonté  czoiz  déterminée  par  la  vcûë  du 
«ux  qmrfcoii  gig^  felou  qu'il  paroît  plus  ou  moins  important  à  l'En- 

noilTcnt  I,i  roi-  -,  i       r       ii       •  •    i  i  -ni 

libiiirc  d'en  tendemcnt  lorfqu  il  vient  a  le  contempler  ,  ce  qui  efl  le 
Bonheur  aprt-:  cas  OU  fe  ti'ouve  tout  Bicn  abfcnt ,  par  rapport  ù  nous  ;  fi , 
rechmhair''^'^^''^'  la  Volouté  s'y  portoit  Se  y  etoit  entraînée  par  la 
pas.  confideration  du  plus  ou  du  moins  d'excellence  ,  comme 

on 


De  la  Puijfance.     Liv.  II.  ^oï 

on  le  fuppofe  ordinairement ,  je  ne  vois  pas  que  la  Volon-  C  h  a  p. 
té  pût  jamais  perdre  de  veûë  les  délices  éternelles  &  infî-  XXI. 
nies  du  Paradis,  lorfque  l'Efprit  les  auroit  une  fois  con- 
templées &  confiderées  comme  polîlbles.  Car  fuppofé 
comme  on  croit  communément  que  tout  Bien  abfent  pro- 
pofé  &  repréfenté  à  l'Efprit  ,  détermine  par  cela  feule- 
ment la  Volonté  &  nous  mette  en  aftion  par  même  mo- 
yen, comme  tout  Bien  abfent  ell:  feulement  polllble  ,  6c 
non  infailliblement  allure  ,  il  s'enfuivroit  inévitablement 
de  là,  que  le  Bien  poilible  qui  feroit  infiniment  plus  ex- 
cellent que  tout  autre  Bien,  devroit  déterminer  conftam- 
ment  la  Volonté  par  rapport  :1  toutes  les  Aftions  fuccef- 
fives  qui  dépendent  de  fa  direction  ,  &  qu'ainfi  nous  de- 
vrions conftamment  porter  nos  pas  vers  le  Ciel ,  fans  nous 
arrêter  jamais,  ou  nous  détourner  ailleurs,  puifque  l'état 
d'une  éternelle  félicité  après  cette  vie  eft  infiniment  plus 
con-fiderable  que  l'efpérance  d'acquérir  des  Richeflés,  des 
Honneurs  ,  ou  quelque  autre  Bien  dont  nous  puilîions 
nous  propofer  la  jouïlîance  dans  ce  Monde  ,  quand  bien 
la  poÎTelfion  de  ces  derniers  avantages  nous  paroîtroit  plus 
probable.  Car  rien  de  ce  qui  eft  à  venir  ,  n'eft  encore 
poflédé  ,  &  par  conféquent  nous  pouvons  être  trompez 
dans  l'attente  même  de  ces  Biens.  Si  donc  il  étoit  vrav 
que  le  plus  grand  Bien ,  offert  à  l'Efprit  ,  déterminât  en 
même  temps  la  volonté  -,  un  Bien  aullî  excellent  que  ce- 
lui qu'on  attend  après  cette  vie ,  nous  étant  une  fois  pro- 
pofé ,  ne  pourroit  que  s'emparer  entièrement  de  la  Volon- 
té &  l'attacher  fortement  à  la  recherche  de  ce  Bien  infini- 
ment excellent,  fans  luy  permettre  jamais  plus  de  s'en  é- 
loigner.  Car  comme  la  Volonté  gouverne  &  dirige  les 
penfées  auffi  bien  que  les  autres  aftions,elle  fixeroit  l'Ef- 
prit à  la  contemplation  de  ce  Bien  ,  s'il  étoit  vray  qu'el- 
le fut  nécelTairement  déterminée  vers  ce  qui  eft  confideré 
&  envifagé  comme  le  plus  grand  Bie*. 

Tel  feroit ,   en  ce  cas-là ,  l'état  de  l'Ame  Se  la  pentç  On  ne  néglige 
régulière  de  la  Volonté  dans  toutes  its  déterminations.  P'^j^f'antjamais 
Mais  c'eft  ce  qui  ne  paroît  pas  fort  clairement  par  l'expé-  ,""L^«1", 
Pp  3  riencc; 


30Z  De  la  Puijfance. 

C  H  A  p.  rience  j  puifqu'au  contraire  nous  négligeons  fou  vent  ce 
XXI.  Bien,  qui,  de  nôtre  propre  aveu  ,  ell  infiniment  au  def- 
fus  de  tous  les  autres  Biens  ,  pour  contenter  des  defirs  in- 
quiets qui  nous  portent  fucceflivement  à  de  pures  baga- 
telles. Mais  quoy  que  ce  fouverain  Bien  que  nous  recon- 
noiflbns  d'une  durée  éternelle  &  d'une  excellence  indici- 
ble, &  dont  même  nôtre  Efprit  a  quelquefois  été  touché, 
ne  fixe  pas  pour  toujours  nôtre  Volonté  ,  nous  voyons 
pourtant  qu'une  grande  &;  violente  inojuiétude  s'étant  une 
fois  emparée  de  la  Volonté  ,  ne  luy  donne  aucun  répit } 
ce  qui  peut  nous  convaincre  que  c'efl:  ce  fentimcnt-lâ  qui 
détermine  la  Volonté.  Ainfi  quelque  véhémente  douleur 
du  Corps ,  l'indomptable  paflîon  d'un  homme  fortement 
amoureux  ,  ou  un  impatient  defir  de  vengeance  arrêtent 
&  fixent  entièrement  la  Volonté-,  Se  la  Volonté  ainfi  dé- 
terminée ne  permet  jamais  à  l'Entendement  de  perdre  fon 
objet  de  vcûe ,  mais  toutes  les  penfees  de  l'Efprit  &  tou- 
tes les  puiflances  du  Corps  font  portées  fans  interruption 
de  ce  côté-là  par  la  détermination  de  la  Volonté ,  que 
cette  violente  inquiétude  met  en  a£tion  pendant  tout  k 
temps  qu'elle  dure.  D'où  il  paroit  évidemment  ,  ce  me 
femble,  que  la  Volonté,  ou  la  puilîance  que  nous  avons 
de  nous  porter  à  une  certame  aftion  preferablement  à  tou- 
te autre,  eft  déterminée  en  nous  par  ce  que  j'appelle  in- 
quiétude ;  fur  quoy  je  fouhaite  que  chacun  examine  en 
iby-même  fi  cela  n'eft  point  ainfi. 
leDcfirac-  §•  39-  Jufqu'ici  je  me  fuis  particulièrement  attaché  à 
compagne  tou-  confidcrcr  VincjUiétude  qui  naît  du  Defïr  ,  comme  ce  qui 
te  u>q,MtH4e.  détermine  la  Volonté;  parce  que  c'en  eft  le  principal  &:  le 
plus  fenfible  reflbrt.  En  effet ,  il  arrive  rarement  que  la 
Volonté  nous  pouflé  à  quelque  aftion  ,  ou  qu'aucune  a- 
ition  volontaire  foit  produite  en  nous  ,  fans  que  quelque 
defir  l'accompagne ,  &;  c'eft  là ,  je  penfe ,  la  raifon  pour- 
quoy  la  Volonté  &:  le  Dejir  font  fi  fouvent  confondus  en- 
femble.  Cependant  il  ne  faut  pas  regarder  Vinqiiiétude 
qui  fait  partie  ,  ou  qui  eft  du  moins  une  fuite  de  la  plu- 
part des  autres  Pallions ,  comme  entièrement  exclue  de 

cet 


De  la  Pitîjpifjce.  Liv.  IL  503 

cet  article.  Car  Ij.  Haine,  Xz  Crainte,  Iz  Colère  ,  VEn-  Ctïap. 
vie,  h  Honte,  Sec.  ont  chacune  leurs  inquiétudes  &:  par  XXI. 
là  opèrent  fur  la  Folontc.  Je  doute  que  dans  la  vie  &  dans 
la  pratique  aucune  de  ces  Pallions  exifte  toute  feule ,  dans 
une  entière  llmplicitéjfans  être  mêlée  avec  d'autres  ;  quov 
que  dans  le  Difcours  èc  dans  nos  Reflexions  nous  ne  nom- 
mions 6c  ne  conlidenons  que  celle  qui  agit  avec  plus  de 
force  ,  &  qui  paroît  le  plus  par  rapport  à  l'état  préfent 
de  l'Ame.  Je  croy  même  qu'on  auroit  de  la  peine  à  trou- 
ver quelque  Paillon  qui  ne  foit  accompagnée  de  Defir. 
Du  relie  je  fuis  afliiré  que  par  tout  où  il  y  a  de  V inquiétu- 
de,  il  y  a  du  delir  -,  car  nous  délirons  inceflamment  le  bon- 
heur ,  &:  autant  que  nous  fentons  d' inquiétude  ,  il  eft  cer- 
tain que  c'elt  autant  de  bonheur  qui  nous  manque  j  félon 
nôtre  propre  opinion  ,  dans  quelque  état  ou  condition 
que  nous  foyons  d'ailleurs.  Et  comme  outre  cela  nôtre 
Eternité  ne  dépend  pas  du  moment  préfent  où  nous  exi- 
lions, nous  portons  nôtre  veûé  au  delà  du  temps  préfent, 
quels  que  foient  les  plaifirs  dont  nous  jouiflions  actuelle- 
ment >  ôc  le  defir  accompagnant  ces  regards  anticipez  fur 
l'avenir ,  entraîne  toujours  la  Volonté  à  fa  fuite.  De  for- 
te qu'au  milieu  même  de  \-xjoye  ,  ce  qui  foûtient  l'aftioii 
d'où  dépend  le  plaiilr  préfent,  c'ell  le  defir  de  continuer 
ce  plaifir  èc  la  crainte  d'en  être  privé  ;  ôc  toutes  les  fois 
qu'une  plus  grande  inquiétude  que  celle-là  ,  vient  à  s'em- 
parer de  l'Efprit,  elle  détermine  aulll-tôt  la  Volonté  à 
quelque  nouvelle  aftion  ,  è<.  le  plaifir  préfent  eft  né- 
gligé- 

§.  40.  Mais  comme  dans  ce  Monde  nous  fommes  cif-  VmqmetHiie  \i 
fiégez  de  diverfes  inquiétudes  ,    èc  diftraits  par  différens  •,''"'  prenante 

j    P  ■  r  r  11  ^  1  I  détermine  na- 

deiirs ,  ce  qui  le  prelente  naturellement  a  rechercher  a-  tureiiemem  u 
près  cela,  c'eft  laquelle  de  ces  inquiétudes  e/i  la  première  Volonté, 
à  déterminer  la  Volonté  a  l'avion  fuivante  ?  A  quoy  l'on 
peut  répondre  qu'ordinairement  c'eft  la  plus  prefTante  de 
toutes  celles  dont  on  croit  être  alors  en  état  de  pouvoir 
fe  délivrer.  Car  la  Volonté  étant  cette  puiflance  que  nous 
avons  de  diriger  nos  Facultez  operatives  à  quelque  aftion 

pour 


504  J^^  ^^  Puiffance'. 

C  H  A  p.  pour  une  certaine  fin ,  elle  ne  peut  être  mue  vers  une  cho- 
XXI.  ië  dans  le  temps  même  que  nous  jugeons  ne  pouvoir  ab- 
folument  point  l'obtenir.  Autrement,  ce  lëroit  fiippofer 
qu'un  Etre  intelligent  agiroit  de  deflein  formé  pour  une 
certaine  fin  dans  la  feule  veùé  de  perdre  ix  peine  ,  car  a- 
gir  pour  ce  qu'on  juge  ne  pouvoir  nullement  obtenir , 
n'emporte  prccifëment  autre  chofe.  C'eft  pour  cela  aufii 
que  de  fort  grandes  inquicîitdes  n'excitent  pas  la  Volonté, 
quand  on  les  juge  incurables.  On  ne  fait  en  ce  cas-là  au- 
cun eifort  pour  s'en  délivrer.  Mais  celles-là  exceptées  , 
Vtnquie'tttde  la  plus  confiderable  &  la  plus  prefiànte  que 
nous  fentons  a£tuellement ,  eft  ce  qui  d'ordinaire  détermi- 
ne fucceflivement  la  Volonté  ,  dans  cette  fuite  d' Actions 
volontaires  dont  nôtre  Vie  eft  compofée.  La  plus  gran- 
de inquiétude  ,  actuellement  prefentc  ,  eft  l'aiguillon  à 
l'aftion,  lequel  on  fent  toujours  le  plus  èc  qui  pour  l'or- 
dinaire détermine  la  Volonté  au  choix  de  i'adtion  immé- 
diatement fuivante.  Car  nous  devons  toujours  avoir  ceci 
devant  les  yeux ,  Que  le  propre  &:  le  feul  objet  de  la  frô- 
lante c'eft  quelqu'une  de  nos  aftions  ,  &:  rien  autre  cho- 
fe. Et  en  effet  par  nôtre  Vohtion  nous  ne  produifons  au- 
tre chofe  que  quelque  aftion  qui  eft  en  nôtre  puifiance. 
C'eft  à  quoy  fe  termine  nôtre  f-^olonte  3  fans  aller  plus 
loin. 

Tous  les  hom-      §.  4,1.  Si  OH  demande ,  outre  cela,  Ce  que  c\Jl  qui  ex- 

TTies  défirent  le  ç^^^  [^  defÏT ,  je  répons  que  c'eft  le  Bonheur  ,  &:  rien  autre 
chofe.  Le  Bonheur  &:  la  Mifcre  font  des  noms  de  deux 
cxtrémitez  dont  les  dernières  bornes  nous  font  inconnues: 

*,i.or.ii.9.  *  C'eji  ce  que  Vœuil  nn  foint  'vâ  ,  que  l'oreille  na  point  en- 
tendu ,  cr  que  le  cœur  àe  V Homme  n'a  jamais  compris: 
Mais  il  fe  fait  en  nous  de  vives  imprefiions  de  l'un  &"  de 
l'autre,  par  difterentes  efpéces  de  fatisfaftion  &:  de  joye, 
de  tourment  &c  de  chagrin  ;  que  je  comprendrai  ,  pour 
abréger,  fous  le  nom  de  Flaijir  6c  de  Douleur  ,  qui  con- 
viennent, l'un  6c  l'autre, à  l'Efprit  audi  bien  qu'au  Corps, 
ou  qui  ,  pour  parler  exadcment  ,  n'appartiennent  qu'à 
l'Ecrit,  quoy  que  tantôt  ils  prennent  leur  origine  dans. 

TEljprit 


De  la  Pitijjhnce.     Liv.  II.  305 

ï'Efprit  à  l'occafion  de  certaines  penfées  ,  &  tantôt  dans   C  H  A  p. 
le  Corps  à  Toccafion  de  certaines  modifications  du  mou-     XXI. 
vemcnt. 

§.  42.  Ainfi,  \c  Bonheur  pris  dans  toute  fon  étendue  Ce  que  c'cit 
eft  le  plus  grand  plaifir  dont  nous  foyons  capables,  com-'^""^ 
me  la  Mifcrc  confiderée  dans  la  même  étendue,  eft  la  plus 
grande  douleur  que  nous  puiilîons  rcflentiri  &  le  plus  bas 
degré  de  ce  qu'on  peut  appeller  Bonheur  ,  c'eft  cet  état , 
ou  délivré  de  toute  douleur  on  jouit  d'une  telle  mefi.ire 
de  plaifîr  préfent  ,  qu'on  ne  fauroit  être  content  avec 
moins.  Or  parce  que  c'ell:  l'impreflion  de  certains  Objets 
fur  nos  Efprits  ou  fur  nos  Corps  qui  produit  en  nous  le 
Plaifir  ou  la  Douleur,  en  différents  dégrez  j  nous  appel- 
ions Bien,  tout  ce  qui  eft  propre  à  produire  en  nous  du 
Plaifir  ,  &  au  contraire  nous  appelions  Mal ,  ce  qui  eft 
propre  à  produire  en  nous  de  la  Douleur;  &  nous  ne  les 
nommons  ainfi  qu'à  caufe  de  cette  propriété  que  ces  cho- 
fesont,  de  nous  caufer  du  plaifir  ou  de  la  douleur,  en 
quoy  confifte  nôtre  bonheur  &  nôtre  mijc're.  Du  refte  , 
quoy  que  ce  qui  eft  propre  à  produire  quelque  degré  de 
plaifir,  foit  bon  en  luy-même,  ^  que  ce  qui  eft  propre  à 
produire  quelque  degré  de  ciouleur  foit  mauvais  ;  cepen- 
dant, il  arrive  fouvent  que  nous  ne  le  nommons  pas  ain- 
fi, lorfque  l'un  ou  l'autre  de  ces  Biens  ou  de  ces  Maux 
fe  trouvent  en  concurrence  avec  un  plus  grand  Bien  ou  un 
plus  grand  Mal ,  car  alors  on  donne  avec  raifon  la  préfé- 
rence à  ce  qui  a  plus  de  dégrez  de  bien  ou  de  mal.  De 
forte  qu'à  juger  exactement  de  ce  que  nous  appelions  fi/(?« 
&:  Mal,  on  trouvera  qu'il  confifte  pour  la  plupart  en  i- 
dées  de  comparaifon,  car  la  caufe  de  chaque  diminution 
de  douleur  aufii  bien  que  de  chaque  augmentation  de 
plaifir,  participe  de  la  nature  du  Bieyi  ,  êc  au  contraire, 
on  regarde  comme  Mal  la  caufe  de  chaque  augmentation 
de  douleur  ^  de  chaque  diminution  de  plaifir. 

§•  43-  Qiioy  que  ce  foit  là  ce  qu'on  nomme  Bien  èc 
Malt  &c  que  tout  Bien  foit  le  propre  objet  du  Defir  en 
général;  cependant  tout  Bien ,  celui-là  même  qu'on  voit 

0.4  ^^ 


30(3  De  la  Pniffance. 

C  fi  A  p.  &  qu'on  reconnoit  erre  tel  ,  n'émeur  pas  néceiïliirement 
XXI.  le  defir  de  chaque  homme  en  particulier  ,  mais  feulement 
chacun  délire  tout  autant  de  ce  Bien  qu'il  regarde  Comme 
foilaatune  partie ncceflaire de fon  bonheur.  Tous  lesautres 
Biens,  quelque  grands  qu'ils  foient  ,  réellement  ou  en 
apparence  ,  n'excitent  point  les  deiirs  d'un  homme  qui 
dans  la  difpofition  prcfente  de  fcn  Efprit  ne  les  conlidere 
pas  comme  fliifant  partie  du  Bonheur  dont  il  peut  fe  con- 
tenter. Le  Bonheur  conlideré  dans  cette  veûe  ,  eft  le 
but  auquel  chaque  homme  vife  conftamment  Se  fans  au- 
cune interruption  j  Se  tout  ce  "qui  en  fait  partie,  eft  l'ob- 
jet de  fes  Defirs.  Mais  en  même  temps  il  peut  regarder 
d'un  œuil  indiffèrent  d'autres  chofes  qu'il  rcconnoit  bon- 
nes en  elles-mêmes.  Il  peut,  dis-je,  ne  les  point  defirer, 
les  négliger,  &:  être  farisfait  ,  fans  en  avoir  la  jouiflance. 
Il  n'y  a  perfonne,je  penle,  qui  foit  affez  deftitué  de  fens 
pour  nier  qu'il  n'y  ait  du  plaifir  dans  la  connoiffance  de 
la  Vérité;  6c  quant  aux  plaifirs  des  Sens  ,  ils  ont  trop  de 
feftateurs  pour  qu'on  puiffe  mettre  en  queftion  fi  les 
Hommes  les  aiment  ou  non.  Cela  étant ,  fuppofons  qu'un 
homme  mette  fon  contentement  dans  la  joûifTance  des 
plaifirs  fenfuels,& un  autre  dans  les  charmes  de  la  Science, 
quoy  que  l'un  des  deux  ne  puifTc  nier  qu'il  n'y  ait  du 
plaifir  dans  ce  que  l'autre  recherche  ,  cependant  comme 
nul  des  deux  ne  fait  une  partie  de  fon  bonheur  de  ce  qui 
plaît  à  l'autre  ,  l'un  ne  defire  point  ce  que  l'autre  aime 
pafllonnément,  mais  chacun  eft  content  fans  jouir  de  ce 
que  l'autre  pôfTede,  &:  ainfi  Hi  Volonté  n'cft  point  déter- 
minée à  le  rechercher.  Cependant  ,  fi  l'homme  d'étude 
vient  à  être  préfixe  de  la  faim  &  de  la  foif ,  luy  dont  la 
Volonté  n'a  jamais  été  déterminée  à  chercher  la  bonne 
chère,  les  faufles  piquantes  ,  ou  les  vins  délicieux,  par 
le  goût  agréable  qu'il  y  ait  trouvé  ,  il  eft  d'abord  déter- 
miné à  manger  iSc  à  boire  ,  par  Vuiptieti/de  que  luy  cau- 
fent  la  faim  êc  la  foif;  &:  alors  quelque  bonne  nourvinire 
qui  fe  préfente  à  luy  ,  il  s'en  repaît,  quoy  que  peut-être 
avec  beaucoup  d'indifterencc.  D'un  autre  côte,  l'Epi- 
curien 


De  la  Pm'lptnce.  Liv.  IL  207 

curien  fe  donne  tout  entier  à  l'étude ,  lorfque  la  honte  de    Ç  h  a  p, 
pailcr  peur  ignorant,  ou  le  defir  de  fe  flxire  eftimcr  de  fa      XXL 
Maîfrefic,  peuvent  luy  faire  regarder  avec  inquiétude  le 
défaut  de  connoifîance.     Ainfi   avec  quelque  ardeur  ôc 
quelque  perfcverance  que   les  hommes  courent  après  le 
bonheur,  ils  peuvent  néanmoins  fe  reprcfenter  clairement 
un  Bien  qui  i'oii  excellent  en  foy-méme  6c  qu'ils  recon- 
noiiïent  pour  tel,  fans  s'y  intcreHcr  ou  y  être  aucunement 
fenfibles  s'ils  croyent  pouvoir  être  heureux  fans  luy.     II 
n'en  eft  pas  de  même  de  la  Douleur.     Elle  interefle  tous  *u>,,^,/;e,ccii 
les  Hommes,  car  ils  ne  fiuroient  fentir  aucune  inquiétude  à  duc"',  «»«  à 
fans  en  être  émus  >  d'oii  il  s'enfuit  que  le  manque  de  tout  ^î'^-^  "rmis'dc 
ce  qu'ils  jugent  nécelTairc  à  leur  bonheur,   les  rendant  parier  ainfi ,  ou 
*  inquiets,  un  Bien  ne  paroît  pas  plutôt  faire  partie  de '"'^'"^'^' '""?' 
leur  bonheur,  qu  ils  commencent  a  le  deiirer.  autrefois. 

§.  44.  Je  croy  donc  que  chacun  peut  obferver  en  foy^  rovzc.uoy  loti 
même  éc  dans  les  autres ,  que  le  pins  ër and  Bien  vi/îùle"^..'^^^'^'^  pa' 
n  excite  pas  toujours  les  dejirs  des  hommes  a.  proportion  de  ..raud  Bien. 
VexceUence  qu'il  paro'it  a-voir  çt  qu'on  ■y  reconnaît  ,  quoy 
que  le  moindre  petit  trouble  nous  émeuve  fie  nous  porte 
aéVucllcment  à  nous  en  délivrer.  La  raifon  de  cela  fe  dé- 
duit évidemment  de  la  nature  même  de  nôtre  bonheur  & 
de  nôtre  mijére.  Tcute  douleur  aéiuelle,  quelle  qu'elle 
foitj  fait  partie  de  nôtre  zw//^V^  préfente.  Mais  tout  Bien 
abfent  n'eft  jamais  confKieré  comme  devant  fliirc  une  par- 
tie nécefiaire  de  nôtre  préfent  Bonheur  ;  ^  l'abfence  de 
toute  forte  de  Bien  n'cll  pas  regardée  non  plus  comme 
une  partie  de  nôtre  mifére.  Si  cela  étoit ,  nous  ferions 
conftamment  &:  infiniment  mifcrables  ;  parce  qu'il  y  aune 
infinité  de  dégrez  de  bonheur  ,  dont  nous  ne  joûifTons 
point.  Ceftpourquoy  toute  inquiétude  écartée,  une  por- 
tion médiocre  de  Bien  fuffit  pour  donner  aux  hommes 
une  fatisfaftion  préfente  -,  de  forte  que  peu  de  dégrez  de 
plaifirs  qui  fe  fuccedent  les  uns  aux  autres  ,  conllituenC 
une  félicité  dont  ils  peuvent  être  contens.  Sans  cela  ,  il 
ne  pourroit  point  y  avoir  de  place  pour  ces  a(3:iQns  indif- 
férentes èc  vifiblement  frivoles  ,  auxquelles  nôtre  volon- 

Qjq  2  té 


goS  De  îa  Piiijfûrice. 

Chap.  té  fe  trouve  fouvent  déterminée  jufqu'à  y  confumer  vo- 
XXI.  lontairement  une  bonne  partie  de  nôtre  vie.  Ce  relâche- 
ment, dis-je,  ne  fauroit  s'accorder  en  aucune  manière  a- 
vec  une  confiante  détermination  de  la  Volonté  ou  duDe- 
fir  vers  le  plus  grand  Bien  apparent.  C'eft  dcquoy  il  eft 
aifé  de  fe  convaincre  ;  &  il  y  a  fort  peu  de  gens  ,  à  mon 
avis,  qui  ayent  befoin  d'aller  bien  loin  de  chez  eux  pour 
en  être  perfuadez.  En  effet  ,  il  n'y  a  pas  beaucoup  de 
perfonncs  ici-bas  ,  dont  le  bonheur  parvienne  à  un  tel 
point  de  perfeftion  qu'il  luy  fourniffe  une  fuite  confiante 
de  plaifirs  médiocres  fans  aucun  mélange  à' inquiétude  ;  Se 
cependant  ,  ils  feroient  bien  aifes  de  demeurer  toujours 
dans  ce  Monde  ,  quoy  qu'ils  ne  puiflént  nier  qu'il  eft 
poffible  qu'il  y  aura  ,  après  cette  vie  ,  un  état  éternelle- 
ment heureux  Se  infiniment  plus  excellent  que  tous  les 
Biens  dont  on  peut  joûïr  fur  la  Terre.  Ils  ne  fauroient 
même  s'empêcher  de  voir,  que  cet  état  efl  plus  poilible, 
que  l'acquifition  (k  la  confervation  de  cette  petite  por- 
tion d'Honneurs,  de  Richeflés  ou  de  Plaiiïrs,  après  quoy 
ils  foûpirent  &c  qui  leur  fait  négliger  cette  éternelle  féli- 
cité. Mais  quoy  qu'ils  voyent  diftinftement  cette  diiTé- 
rence  ,  &:  qu'ils  foient  perfuadez  de  la  poflîbilité  d'un 
bonheur  parfait ,  certain  &:  durable  dans  un  état  à  venir ,  & 
convaincus  évidemment  qu'ils  ne  peuvent  s'en  aflurer  ici- 
bas  la  poffelTion  tandis  qu'ils  bornent  leur  fehciré  à  quel- 
que petit  plaillr,  ou  à  ce  qui  regarde  uniquement  cette 
vie,  èc  qu'ils  excluent  les  déUccs  du  Paradis  du  rang  des 
chofes  qui  doivent  faire  une  partie  néccflaire  de  leur  bon- 
heur, cependant  leurs  defirs  ne  font  point  émus  par  ce 
plus  grand  Bien  apparcnt,  ni  leurs  volontez  déterminées 
à  aucune  aélion  ou  à  aucun  effort  qui  tende  à  le  leur  faire 
obtenir. 
Poiirquoy  le  §.  45.  Lcs  néceflltcz  ordinaires  de  la  Vie,  en  rem- 
r'.",'S""'^^'^"pliflcnt  une  grande  partie  par  les  inqitu'tudes  de  la  faim  y 
voîome^,  brs  de  \x  foify  du  Chaud  y  du  Froid,  de  la  lajjitude  cauft^  par 
^u'ii  ueft  F^'î  le  travail ,  de  Venvie  de  dormir ,&:c.  lefquelles  reviennent 
conftamment  à  certains  temps.     Qiie  fi ,  outre  les  maux 

d'ac- 


Vc  la  Ptiijfance.     Liv.  IL  509 

d'accident ,  nous  joignons  ,  à  cela  les  inpiie'tudes  chime-  C  h  A  p-. 
riques ,  (comme  la  démangeaifon  d'acquérir  des  honneurs ,  XXL 
du  crédit  ou  des  richejfes  ,  &:c.)  que  la  Mode  ,  l'Exem- 
ple ou  l'Education  nous  rendent  habituelles,  &c  mille  au- 
tres defirs  irréguliers  qui  nous  font  devenus  naturels  par 
la  coutume ,  nous  trouverons  qu'il  n'y  a  qu'une  très-pe- 
tite portion  de  nôtre  Vie  qui  foit  afTez  exempte  de  ces 
fortes  d' inquiétudes  pour  nous  laifler  en  liberté  d'être  at- 
tirez par  un  Bien  abfent  plus  éloigné.  Nous  fomnics  ra- 
rement dans  une  entière  quiétude  ,  &c  afléz  dégagez  de  la 
follicitation  des  defirs  naturels  ou  artificiels  ;  mais  ces 
inquiétudes  qui  fe  fuccedcnt  conftammcnt  en  nous ,  6c  qui 
émanent  de  ce  foads  que  nos  befoins  naturels  ou  nos  ha- 
bitudes ont  fi  fort  grolli,  fe  faififlcnt  par  tour  de  la  Vo- 
lonté >  de  forte  que  nous  n'avons  pas  plutôt  terminé  l'a- 
£tion  à  laquelle  nous  avons  été  engagez  par  cette  particu- 
lière détermination  de  la  Volonté  ,  qu'une  autre  inquié- 
tude eft  prête  à  nous  mettre  en  œuvre ,  fi  j'ofe  m'exprimer 
ainfi.  Car -comme  c'cfl:  en  éloignant  les  maux  que  nous 
fentons,  Se  dont  nous  fommes  aftuellement  tourmentez  , 
que  nous  nous  délivrons  de  la  Mifére  ,  éc  que  c'eft  là  , 
par  conféquent  ,  la  première  chofe  qu'il  faut  faire  pour 
parvenir  au  bonheur  ,  il  arrive  de  là  ,  qu'un  Bien  ab- 
fent, jugé,  reconnu,  &c  paroiflant  un  vrai  Big n  ,  niais 
dont  i'abfence  ne  fait  pas  actuellement  partie  de  nô- 
tre Mifére ,  s'éloigne  infenfiblement  de  nôtre  Efprit 
pour  faire  place  au  foin  d'écarter  les  inquiétudes  a£tuel- 
les  que  nous  fentons,  jufqu'à  ce  que  confiderant  de  nou- 
veau ce  Bien  comme  il  le  mérite  ,  cette  reflexion  l'ait , 
pour  ainfi  dire,  approché  plus  près  de  nôtre  Efprit, nous 
en  ait  donné  quelque  goût,  &  infpiré  quelque  dcfir ,  qui 
commençant  alors. à  faire  partie  de  nôtre  préfente  inquié- 
tude,  eft  plus  en  état  d'être  fatisfait  ainfi  que  nos  autres 
defirs,  6c  détermine  effectivement  nôtre  Volonté  à  fon 
tour,  félon  fa  véhémence  &:  l'impreflion  qu'il  fait  fur  nous. 

§.46.  Ainfi  en  confiderant  &  examinant  comme  il  faut,  Dchx  conWe- 
un  Bien  qui  nous  eft  propofé  ,   il  eft  en  nôtre  puifi^ance  ""°"'  excircnt 

Qjq.  ?  d  ex- 


3IÔ  T>e  la  Puijj'arjce. 

CiiA  P.    d'exciter  nos  defirs  d'une  manière  proportionnée  à  l'cx- 
XXI.     cellencc  de  ce  Bien  j  &  par  là  il  peut  à  Ton  tour  &ren  fon 
lieu  opérer  fur  nôtre  Volonté  6c  devenir  aituellement  l'ob- 
jet de  nos  recherches.     Car  un  Bien  ,  pour  grand  qu'on 
le  rcconnoifié  ,  ne  p:irvient  pourtant  pas  julqu'a  émou- 
voir nôtre  Volonté  ,  avant  que  d'avoir  excité  des  defirs 
dans  nôtre  El'prit  &:  de  nous  en  avoir  fait  fupporter  la 
privation  avec  mqmétuàe.     Jufque-là   nous   ne   iommes 
point  dans  la  fphcrc  de  fon  aârivité  ,  nôtre  Volonté  n'é- 
tant foùmife  qu'à  la  détermination  de  ces  mquîetndes  qui 
fe  trouvent  aftuellement  en  nous ,  qui ,  tant  qu'il  en  reiîe, 
ne  ceflént  de  nous  prcflcr  ^  de  fournir  à  la  Volonté  le 
fujet  de  fa  prochaine  détermination.     Quant  à  l'incerti- 
tude, lors  qu'il  s'en  trouve  dans  l'Efprit,  comme  elle  ne 
fc  réduit  qu'à  favoir  quel  delir  doit  être  le  premier  fatis- 
fiiit,  i^ucWc  inquiétude  doit  ctrc  la  première  éloignée,  il 
arrive  de  là  ,    qu'auiîl  long-temps  qu'il  refte  dans  l'Ef- 
prit quelque  inqme'înde ^  quelque  deîlr  particulier,  il  n'y 
a  aucun  Bien  ,    conlîderé  fimplcmcnt  comme  tel  qui  ait 
lieu  d'atteindre  à  la  Volonté  ou  de  la  déterminer  en  au- 
cune manière.     Parce  que,  comme  nous  avons  déjà  dit, 
le  premier  pas  que  nous  faifons  vers  le  Bonheur  étant  de 
nous  délivrer  entièrement  de  la  mifére  Se  d'en  éloigner 
tout  fentimcnt,  la  Volonté  ne  peut  foagcr  à  lUitre  chofe, 
avant  que  chaque  inquic'titde  que  nous  léntons  ,   foit  par- 
faitement diilipée:  6c  dans  la  multitude  de  bcfoins  6c  de 
defirs  dont  nous  fommes  coaime  afllégez  vu  l'état  d'ini- 
f)erfed:ion  oli  nous  vivons,  il  n'y  a  pas  apparence  que 
dans  ce  Monde,  nous  nous  trouvions  jamais  entièrement 
libres  à  cet  égard. 
La  puifiancc      §.  47.  Comme  donc  il  fe  rencontre  en  nous  un  grand 
cjuc  nous  avons  nombre  à'inûTiietudes  qui  nous  preiïent.fans  celle  ,  6c  qui 
chacun  de  nos lont  coujours  cn  ctat  de  déterminer  la  Volonté,  il  elt  na- 
dcfirs ,  nous     furcl ,  commc  j'ai  déjà  dit ,  que  celle  qui  ell  la  plus  con- 
nioy'cn  d'/xa-  fidcrabic  6c  la  plus  veliementc  détermine  la  f-^olonté  à  l'A- 
niinex  >  avant  Qc[ot\  ptocliaine.     C'cft  là  cn  effet  ce  qui  arrive  pourl'or- 
Knr.tieTTâ^iT.  ^^''^♦'^^'"^  '  na;us  noH  pas  toujours.    Car  l'Ame  ayant  le  pou- 
voir 


T)e  la  PuiJJance.     Liv.  II.  ^n 

voir  de  fufpendre  l'accompliflement  de  quelqu'un  de  its  C  h  a  p. 
defirs  ,   comme  il  paroîr  évidemment  par  l'expérience  ,      XXL 
elle  eft,  par  conféquenr,  en  liberté  de  les  confiderer  tous 
l'un  après  l'autre  j  d'en  examiner  les  Objets  ,   de  les  ob- 
ferver  de  tous  cotez  &:  de  les  comparer  les  uns  avec  les 
autres.    C'eft  en  cela  que  confifte  la  liberté  de  l'Homme  j 
&:  c'eft  du  mauvais  ufage  qu'd  en  fait  que  procède  toute 
cette  diverfité  d'égaremens  ,   d'erreurs  ,    8c  de  fautes  où 
nous  nous  précipitons  dans  la  conduite  de  nôtre  Vie  &: 
dans  la  recherche  que  nous  faifons  du  Bonheur  -,    lorfque 
nous  déterminons  trop  promptement  nôtre  Volonté  & 
que  nous  nous  engageons  trop  tôt  à  agir,  avant  que  d'a- 
voir bien  examiné  quel  parti  nous  devons  prendre.    Pour 
prévenir  cet  inconvénient  ,   nous  avons   la  puiflance  de 
fufpendre  l'exécution  de  tel  ou  tel  defir ,  comme  chacun 
le  peut  éprouver  tous  les  jours  en  foy-méme.     C'eft  là  , 
ce  me  femble,  la  fource  de  toute  Liberté,   &  c'eft  en 
quoy  confifte  ,   fi  je  ne  me  trompe  ,    ce  que  nous  nom- 
mons, quoy  qu'improprement,  à  mon  avis  ,   Libre  Ar. 
biîre.     Car  en  fufpendant  ainfi   nos  defirs  avant  que  la 
Volonté  foit  déterminée  à  agu* ,   &  que  l'action  qui  fuie 
cette  détermination,  foit  faite,  nous  avons,  durant  tout 
ce  temps-là  ,  la  commodité  d'examiner,  de  confiderer, 
6c  de  juger  quel  bien  ou  quel  mal  il  y  a  dans  ce  que  nous 
allons  faire;  éc  lorfque  nous  avons  jugé  après  un  légiti- 
me examen  ,  nous  avons  fait  tout  ce  que  nous  pouvons 
ou  devons  faire  en  veûé  de  nôtre  Bonheur  ;  &:  ce  n'eft 
plus  après  cela  nôtre  faute  de  defirer,  de  vouloir,  ^  d'a- 
gir conformément  au  dernier  refultatd'un  finoére  examenj 
c'eft  plutôt  une  perfeftion  de  nôtre  Nature. 

§.  48.  Tant  s'en  faut,  dis-je,  que  ce  foit  là  ce  qui  Ecred«crmine 
étouffe  ou  abrège  la  Liberté  ,  que  c'eil  ce  qu'elle  a  àç.  P"  'on  propre 
plus  parfait  gc  de  plus  avantageux.  C'eft  la  fin  &  Tufa-'I^f  r"'';'f 
ge  de  la  Liberté  ,  bien  loin  d  en  être  la  diminution  ;  &  mil  dctnnie  i» 
plus  nous  fommcs  éloignez  de  nous  déterminer  de  cette  ^'''="^'- 
manière,  plus  nous  fommes  près  de  la  mifére  Se  de  l'ef- 
elavage.     Eneifet,  fuppofez  dans  l'Efprit  une  parfaite  &: 

ab- 


312  De  la  Puijfânce. 

C  H  A  p.  abfoluë  indifférence  qui  ne  puiiïe  être  déterminée  par  le 
XXI.  dernier  Jugement  qu'il  fait  du  Bien  6c  du  Mal  dont  il 
croit  que  fon  choix  doit  être  fuivi  >  une  telle  indifféren- 
te fcroic  fi  éloignée  d'être  une  belle  &  avantagcufe  quali- 
té dans  une  Nature  Intelligente  ,  que  ce  feroit  un  état 
auili  imparfait  que  celui  où  fe  trouvcroit  cette  même  Na- 
ture, fi  elle  n'avoir  pas  l'indilTé'-cnce  d'agir  oj  de  ne  pas 
agir,  jufqu'à  ce  qu'elle  fut  déterminée  par  fli  Volonté. 
Un  Homme  eft  en  liberté  de  porter  (x  main  fur  fa  tête, 
ou  de  la  laiflér  en  repos,  il  eft  parfaitement  indifférent  à 
l'égard  de  l'une  &  de  l'autre  de  ces  chofes  ,  &  ce  feroit 
une  imperfection  en  luy  fi  ce  pouvoir  luy  manquoit ,  s'il 
etoit  privé  de  cette  indifférence.  Mais  ce  feroit  uneauilî 
grande  imperfe£tion  s'il  avoit  la  même  indifférence  ,  ibit 
qu'il  voidut  lever  fa  main  ou  la  lailfcr  en  repos,  lorfqu'il 
voudroit  défendre  fa  tête  ou  fes  yeuK  d'un  coup  dont  il 
fe  verroit  prêt  d'être  frappé.  Ccft  donc  une  aulfi  grande 
perfeiStion,  que  le  dellr  ou  la  puiifance  de  préférer  une 
chofe  à  l'autre  foit  déterminée  par  le  Bien,  qu'il  efl avan- 
tageux que  la  puiifance  d'agir  foit  déterminée  par  la  Vo- 
lonté j  &  plus  cette  détermination  eft  fondée  fur  de  bon- 
nes raifons ,  plus  cette  perfeftion  etl  grande.  Bien  plus  -, 
û  nous  étions  déterminez  par  aiitre  chofe ,  que  par  le  der- 
nier refultat  que  nous  avons  formé  dans  nôtre  propre  Ef- 
prit  félon  que  nous  avons  jugé  du  Bien  ou  du  Mal  d'une 
certaine  Aifion,  nous  ne  ferions  point  libres. 
Lc5  Agents  les  §-  49-  Si  nous  jcttons  les  yeux  fur  ces  Etres  fupcrieiirs 
plus  libres  font  qui  font  au  deflus  de  nous  &  qui  jouiifcnt  d'une  parfiitc 
'mc"mrnieK!  i'elïcité ,  nous  aurons  fujet  de  croire  qu'ils  font  plus  forte- 
ment déterminez  au  choix  dn  Bien  ,  que  nous  ;  Se  cepen- 
dant nous  n'avons  pas  raifon  de  nous  figurer  qu'ils  foient 
moins  heureux  ou  moins  libres  que  nous.  Et  s'il  conve- 
noit  à  de  pauvres  Créatures  finies  comme  nous  fommes, 
de  juger  de  ce  que  pourroit  faire  une  fageOeSc  une  Bonté 
infinie,  je  croyque  nous  pourrions  dire  ,  Qiie  Dieu  luy- 
même  ne  fauroit  choifir  ce  qui  n'cft  pas  bon,  &:  que  la 
Liberté  de  cet  Etre  tout-puiflant  ne  l'empêche  pas  d'être 
4crerraixié  par  ce  qui  clt  le  meilleur.  §.  f^o. 


Delà  Puijfdnce.  Liv.  IL  313 

§.  50.  Mais  pour  faire  connoître  exa£tement  en  quoy  Chap. 
confifte  l'erreur  où  l'on  tombe  fur  cet  article  particulier  XXI. 
de  la  Liberté  ,  je  demande  s'il  y  a  quelqu'un  qui  voulut  "^,"^  conftante 
être  Imbecille  ,  par  la  raifon  qu'un  Imbecille  eft  moins  vcis^iT'boii'hè'uc 
déterminé  par  de  fages  reflexions  ,  qu'un  homme  de  bon  ne  diminue 
fens  ?  Donner  le  nom  de  Liberté  a.\\  pouvoir  de  faire  le  P°'"''*'^"''""=* 
fou  &  de  fe  rendre  le  jouet  de  la  honte  oc  de  la  mifére  , 
n'eft-ce  pas  ravaler  un  fi  beau  nom  ?  Si  la  Liberté  confifte 
à  fecouér  le  joug  de  la  Raifon  6c  à  n'être  point  fournis  à  la 
nécefiité  d'examiner  8c  de  juger, par  oii  nous  fommes  em- 
pêchez de  choifir  ou  de  faire  ce  qui  eft  le  pire  ;  Il  c'eft- 
là ,  dis-je  j  la  véritable  Liberté  ,  les  Fous  Oc  les  Infenfez 
feront  les  feuls  Libres  >  mais  je  ne  croy  pourtant  pas,  que 
pour  l'amour  d'une  telle  Liberté  perlbnne  voulut  être 
fou,  hormis  celui  qui  l'cft  déjà.  Pcrfonne,  je  penfe,  ne 
regarde  le  defir  conftant  d'être  heureux  &;  la  nécelllt^qui 
nous  eft  impofée  d'agir  en  veiié  du  bonheur,  comme  une 
diminution  de  fa  Liberté,  ou  du  moms  comme  une  dimi- 
nution dont  il  s'avife  de  fe  plaindre.  Dieu  luy-même  eft 
foûmis  à  la  nécelfité  d'être  heureux  ;  &z  plus  un  Etre  in- 
telligent eft  dans  une  telle  néccfllté  ,  plus  il  approche 
d'une  perfe£tion  Se  d'une  félicité  infinie.  Afin  que  dans 
l'état  d'ignorance  oii  nous  nous  trouvons  ,  nous  puiiîlons 
éviter  de  nous  méprendre  dans  le  chemin  du  véritable 
Bonheur,  foibles  comme  nous  fommes  Se  d'un  efprit  ex- 
trêmement borné  >  nous  avons  le  pouvoir  de  fufpendre 
chaque  defir  particulier  qui  s'excite  en  nous  ,  &  d'empê- 
cher qu'il  ne  détermine  la  Volonté  &c  ne  nous  porte  à  a- 
gir.  Ainfi ,  fufpendre  un  defir  particulier  ,  c'eft  comme 
s'arrêter  où  nous  ne  fommes  pas  affez  bien  afturez  du  che- 
min. Examiner  c'eft  confulter  un  guide  ;  &  Déterminer 
fa  volonté  après  un  folide  examen ,  c'cïifuivre  la  dire£fion 
de  ce  guide:  &  celui  qui  a  la  puifiance  d'agir  ou  de  ne  pas 
agir  félon  qu'il  eft  dirigé  par  une  telle  détermination,  c'eft 
un  Agent  libre ,  &  cette  détermination  ne  diminue  en  au- 
cune manière  ce  pouvoir  en  quoy  confifte  la  Liberté.  Un 
Prifonnier  dont  les  chaînes  viennent  à  fe  détacher  Se  à  qui 

Rr  les 


Ch  AP. 

XXI. 


L.T  Ntcedite  de 


314,  Delà  Ptiijfance. 

les  portes  de  la  Prifon  font  ouvertes  ,  eft  parfaitement  en 
liberté  ,  parce  qu'il  peut  s'en  aller  ou  demeurer  félon 
qu'il  le  trouve  à  propos  ;  quoy  qu'il  puifle  être  détermi- 
ne à  demeurer,  par  l'obfcurité  de  la  nuit,  ou  par  le  mau- 
vais temps ,  ou  faute  d'autre  Logis  oii  il  put  fe  retirer.  Il 
ne  cefTe  point  d'être  libre  ,  quoy  que  le  defir  de  quel- 
que commodité  qu'il  peut  avoir  en  prifon  l'engage  à 
y  refter  &  détermine  abfolument  fon  choix  de  ce  cô- 
té-là. 

§.51.  Comme  donc  la  plus  haute  perfection  d'un 
Trrkah!e'"BÔn-  ^^^'^  Intelligent  confiftc  à  s'appliquer  foigncufcmcnt  & 
heur  eft  le  fou-  conitammcnt  à  la  recherche  du  véritable  &:  du  folide  Bon- 
demeiK  de  la  hcur ,  de  même  le  foin  que  nous  devons  avoir,  de  ne  pas 
prendre  pour  une  félicité  réelle  celle  qui  n'eft  qu'imagi- 
naire ,  ell  le  fondement  néceflaire  de  nôtre  Liberté.  Plus 
nou5  fommes  liez  à  la  recherche  invariable  du  Bonheur  en 
général  qui  eft  nôtre  plus  grand  Bien  ,  &  qui  comme  tel 
ne  celle  jamais  ci'être  l'objet  de  nos  defirs ,  plus  nôtre  Vo- 
lonté fe  trouve  dégagée  de  la  néceflité  d'être  déterminée 
à  aucune  aftion  particulière  6c  cie  complairrc  au  dcilr  qui 
nous  porte  vers  quelque  Bien  particulier  qui  nous  paroit 
alors  le  plus  important  -,  jufqu'à  ce  que  nous  ayions  exa- 
miné avec  toute  l'application  néceflaire  fi  effectivement 
ce  Bien  particulier  fe  rapporte  ou  s'oppofe  à  nôtre  vérita- 
ble Bonheur.  Et  jufqu'à  ce  que  par  cette  recherche  nous 
foyons  autant  inftruits  que  l'importance  de  la  matière  &: 
la  nature  de  la  chofe  le  demande  ,  nous  fommes  obligez 
de  fufpcndre  la  fatisfaftion  de  nos  defirs  dans  chaque  cas 
particulier,  6c  cela  par  la  nécelllté  qui  nous  eft  impofée 
de  préférer  Se  de  rechercher  le  véritable  Bonheur  comme 
nôtre  plus  grand  Bien. 

§.52.  C'eft  fur  cela  que  roule -toute  la  Liberté  des  E- 
tres  Intelligens  dans  les  continuels  etforts  qu'ils  emplo- 
yent  pour  arriver  à  la  véritable  félicité,  &:  dans  la  vigou- 
reufe  6c  conftante  recherche  qu'ils  en  font  ;  je  veux  dire 
fur  ce  qu'ils  peuvent  fufpendre  cette  recherche  dans  les 
cas  particuliers,  jufqu'à  ce  qu'ils  ayent  regardé  devant  eux, 

& 


rcurouoy. 


T>e  la  Puijjance.     Liv.  II.  315 

&:  reconnu  fi  la  chofe  qui  leur  eft  alors  propofée  ou  qu'ils  C  h  a  p. 
défirent ,  peut  les  conduire  à  leur  principal  but  ,  Se  faire  XXI. 
une  partie  réelle  de  ce  qui  eft  leur  plus  grand  Bien.  Car 
cette  pente  qu'ils  ont  de  leur  nature  \  ers  le  Bonheur ,  leur 
ell  une  obligation  Se  un  motif  de  prendre  foin  de  ne  pas 
méconnoître  ou  manquer  ce  Bonheur,  Se  par  là  les  enga- 
ge néceffairement  à  fe  conduire, dans  la  direction  de  leurs 
actions  particulières,  avec  beaucoup  de  retenue ,  de  pru- 
dence, 6c  de  circonfpection.  La  même  nécellite  qui  dé- 
termine à  la  recherche  du  vrai  Bonheur  ,  emporte  auUî 
une  obligation  indifpenfable  de  fufpendre  ,  d'examiner  & 
de  confiderer  avec  circonfpedtion  chaque  defir  qui  s'élève 
fuccellivement  en  nous  ,  pour  voir  11  l'accompliiTemenc  • 
n'en  eft  pas  contraire  à  nôtre  véritable  bonheur  ,  en  forte 
qu'il  nous  en  éloigne  au  lieu  de  nous  y  conduire.  C'eil 
là,  ce  me  femble  ,  le  grand  privilège  d'un  Etre  fini  qui 
eft  doué  d'intelligence;  Se  je  voudrois  bien  qu'on  prit  la 
peine  d'examiner  avec  foin  ,  fi  le  premier  5c  le  plus  con- 
liderable  exercice  de  toute  la  liberté  qu'ont  les  hommes  , 
qu'ils  font  capables  d'avoir,  ou  qui  peut  leur  être  de  quel- 
que ufage ,  celle  d'où  dépend  la  conduite  de  leurs  actions, 
ne  confifte  point  en  ce  qu'ils  peuvent  fufpetid^'e  leurs  de- 
firs  Se  les  empêcher  de  déterminer  leur  volonté  à  aucune 
action  ,  jufqu'à  ce  qu'ils  en  ayent  deùement  Se  fincere- 
ment  examiné  le  bien  Se  le  mal ,  autant  que  l'importance 
de  la  chofe  le  requiert.  C'eft  ce  que  nous  fommes  capa- 
bles de  faire;  Se  quand  nous  l'avons  fait,  nous  avons  fait 
nôtre  devoir,  tout  ce  qui  eft  en  nôtre  puifiance  ,  Se  dans 
le  fonds  tout  ce  qui  eft  néceflaire  ;  car  puifqu'on  fuppofe 
que  c'eft  la  connoiflance  qui  régie  le  choix  delà  Volonté, 
tout  ce  que  nous  pouvons  faire  ,  c'eft  de  retenir  nos  vo- 
lontez  indéterminées  jufqu'à  ce  que  nous  ayions  examiné 
le  bien  Se  le  mal  de  ce  que  nous  defirons.  Ce  qui  fuit  a- 
près  cela,  vient  par  une  fuite  de  conféquences  enchiinées 
l'une  à  l'autre,  qui  dépendent  toutes  de  la  dernière  déter- 
mination du  Jugement,  laquelle  eft  en  nôtre  pouvoir  foit 
qu'elle  foit  formée  fur  un  examen  fait  à  la  hâte  Se  d'une 
Kr  3  n]a- 


5 1 6  De  la  Pnijfance. 

Ch  A  p.    manière  précipitée,  ou  mûrement  &  avec  toutes  les  pré- 

XXI.     cautions  rcquifes,  l'expérience  nous  fiiifant  voir  que  dans 

la  plupart  des  cas  nous  fommes  capables  de  fufpendre  l'ac- 

compliflement  prefentdes  defirs particuliers  qui  s'excitent 

au  dedans  de  nous. 

La  grande  per-      §.  53.  Mais  fi  quelquc  ttouble  exccfTif  vient  à  s'empa- 

fcdion  de  la  Li-  j.gj.  entièrement  de  nôtre  Ame,  ce  qui  arrive  quelquefois, 

Inerte  coMiiit"  A  1/"  111  1)  11 

inaîtrifer  Tes     comme  lorlque  la  douleur  d  une  cruelle  torture ,  un  mou- 
proprcspaf-      yemcnt  impétueux  d'amour,    de  colère  ou  de  quelque 
°"*'  autre  violente  paillon ,  nous  entraînent  avec  rapidité  &:  ne 

nous  donnent  pas  la  liberté  de  penfer  ,  en  forte  que  nous 
ne  fommes  pas  allez  maîtres  de  nôtre  Efprit  pour  conllde- 
rer  êc  examiner  les  chofes  à  fonds  &  fans  préjugé  >  en  ce 
cas-là  Dieu  qui  connoit  nôtre  fragilité  ,  qui  compatit  à 
nôtre  foibleflé ,  qui  n'exige  rien  de  nous  au  delà  de  ce  que 
nous  pouvons  faire ,  &  qui  voit  ce  qui  étoit  &  n'étoit  pas 
en  nôtre  pouvoir,  nous  jugera  comme  un  Père  tendre  &: 
plein  de  compallion.  Mais  comme  la  jufte  direftion  de 
nôtre  conduire  par  rapport  au  véritable  bonheur,  dépend 
du  foin  que  nous  prenons  de  ne  pas  fatisfaire  trop  prom- 
ptement  nos  defirs,  de  modérer  6c  de  reprimer  nos  Paf- 
fions,  en  forte  que  nôtre  Entendement  puiflè  avoir  la  li- 
berté d'examiner.  Se  la  Raiion  ,  celle  déjuger  fans  aucu- 
ne prévention  >  c'eft  à  quoy  nous  devons  nous  attacher 
principalement.  Et  c'efb  en  cette  rencontre  que  nous  de- 
vrions tâcher  de  faire  prendre  à  nôtre  Efprit  le  goût  du 
bien  ou  du  mal ,  réel  &:  effectif ,  qui  fe  trouve  dans  les 
chofes,  6c  de  ne  pas  permettre  qu'un  Bien  excellent  6c  con- 
fiderable,  reconnu  tel,  ou  fuppofé  poillble ,  nouséchap- 
.  •;  pedel'Efprit,  fans  en  confcrver  quelque  goût,   6c  juf- 

qu'à  ce  que  par  \\n^  jufte  confideration  de  fon  véritable 
prix  j  nous  enfilons  excité  en  nous  des  defirs  proportion- 
nez à  fon  excellence, de  forte  que  fon  abfcnce  ne  nous  fut 
pas  indifférente  ,  mais  qu'elle  nous  rendit  inquiets  aulli 
bien  que  la  crainte  de  le  perdre  lorfque  nous  en  jouïfTons. 
11  eft  aife  à  chacun  en  particulier  d'éprouver  jufqu'où  ce- 
la eft  en  fon  pouvoir  ,  en  formant  en  luy-méme  les  réfo- 

lutions 


De  la  Pîiijpince.     Liv.  II.  317 

lutions  qu'il  eft  capable  d'accomplir.     Et  que  perfonne    C  h  a  p. 
ne  dile  ici  qu'il  ne  fauroit  maîrrifer  fes  paillons  ,  ni  empê-     XXI. 
cher  qu'elles  ne  fe  déchaînent  &  ne  le  forcent  d'agir  ;  car 
ce  qu'il  peut  faire  devant  un  Prince  ou  quelque  grand 
homme,  il  peut  le  faire,  s'il  veut  ,   lorfqu'il  eil  feul  ou 
en  la  préfencc  de  Dieu. 

§.  54,.  Par  ce  que  nous  venons  de  dire  ,il  eft  aifé  d'ex-  Comment  iUr- 
pliquer  comment  il  arrive,  que,  quoy  que  tous  les  hom- '^^^^"^5 "^ 
mes  défirent  d'être  heureux,    cependant  leurs  volontezriennciupas 
les  entraînent  à  des  choies  fi  oppoîées  ,   ^  qu'ainfi  qucl-'""','^  ™^'"^ 

,,  ,  r  '^^^  •       n  >  conduite. 

ques-uns  d  entr  eux  font  portez  a  ce  qui  elt  mauvais  en 
foy-même.  En  eifet  ,  tous  ces  dilférens  choix  que  les 
Hommes  font  dans  ce  Monde  ,  quelque  oppofez  qu'ils 
foient,  ne  prouvent  point  que  les  Hommes  ne  vifent  pas 
tous  à  la  recherche  du  Bien ,  mais  feulement  que  la  même 
chofe  n'eft  pas  également  bonne  pour  chacun  d'eux.  Cette 
variété  de  recherches  montre  que  chacun  ne  place  pas  le 
bonheur  dans  la  jouiilance  de  la  même  chofe,  ou  qu'il  ne 
choifit  pas  le  même  chemin  pour  y  parvenir.  Si  les  in- 
térêts de  l'Homme  ne  s'étendoient  point  au  delà  de  cette 
Vie,  la  raifon  pourquoy  les  uns  s'appliqueroient  à  l'Etu- 
de, &c  les  autres  à  la  ChaiTe  ,  pourquoy  ceux-ci  fe  plon- 
geroient  dans  le  luxe  &c  dans  la  débauche.  Se  ceux-là  pré- 
férant la  tempérance  à  la  Volupté  ,  fe  feroient  un  plaiilr 
d'amaiîér  des  richeflés ,  la  raifon  ,  dis  je  ,  de  cette  diver- 
lité  d'inclinations  ne  procederoit  pas  de  ce  que  chacun 
d'eux  n'auroit  pas  en  veûë  fon  propre  bonheur,  mais  feu- 
lement de  ce  qu'ils  placeroient  leur  bonheur  dans  des  cho- 
fes  différentes.  C'eilpourquoy  cette  réponfe  qu'un  Me-  - 
decin  fit  un  jour  à  un  homme  qui  avoit  mal  aux  yeux,  é- 
toit  fort  raifonnable  ,  Si  vous  prenez;  plus  de  plaifrr  au 
goât  du  vin  qu'a  l'iifage  de  la  Veàe ^  U  vm  vous  ejt  fort 
bon  j  mais  fi  le  platfiv  de  voir  vous  paroit  plus  grand 
que  celui  de  boire  ,  le  vin  vous  eft.  fort  mauvais. 

§.55.  L'Ame  a  diiFérens  Goûts  auffi  bien  que  le  Pa- 
lais j  &  fi  vous  prétendiez  faire  aimer  à  tous  les  Hommes 
la  gloire  ou  les  richeflés  ,    auxquelles  pourtant  certaines 

Rr  3  per- 


5 1 8  Delà  Piiijpince. 

C  H  A  p.  perfonnes  attachent  entièrement  leur  Bonheur  ,  vous  y 
XXI.  travailleriez  aufll  inutilement  que  il  vous  vouliez  fatisfai- 
re  le  goût  de  tous  les  hommes  en  leur  donnant  du  froma- 
ge ou  des  huîtres,  qui  font  des  mets  fort  exquis  pour  cer- 
taines gens,  mais  extrêmement  dégoutans  pour  d'autres  > 
de  forte  que  bien  des  perfonnes  prei'ercroient  avec  raifort 
les  incommoditez  de  la  fliim  la  plus  piquante  à  ces  mets 
que  d'autres  mangent  avec  tant  de  plaifir.  C'etoit  là,  je 
croy,  la  raifon  pourquoy  les  Anciens  Philof^phes  cher- 
choient  inutilement  il  le  Souverain  Bien  coniiftoit  dans 
les  RichefTes ,  ou  dans  les  Voluptez  du  Corps  ,  ou  dans 
la  Vertu  ,  ou  dans  la  Contemplation.  Ils  auroient  pu 
difputer  avec  autant  de  raifon,  s'il  falloir  chercher  le  goût 
le  plus  délicieux  dans  les  Pommes  ,  les  Prunes  ,  ou  les 
Abricots ,  &:  fe  partager  fur  cela  en  différentes  fectes.  Car 
comme  les  Goûts  agréables  ne  dépendent  pas  des  chofcs 
mêmes ,  mais  de  la  convenance  qu'ils  ont  avec  tel  ou  tel 
Palais,  en  quoy  il  y  a  une  grande  diverilté  -,  de  même  le 
plus  grand  bonheur  conilfte  dans  la  jouïflance  des  chofes 
<\m  produifent  le  plus  grand  plailir,  fie  dans  l'abfence  de 
celles  qui  caufent  quelque  trouble  &  quelque  douleur  : 
chofes  qui  font  fort  diiférentes  par  rapport  à  différentes 
perfonnes.  Si  donc  les  hommes  n'avoient  d'efpérance  &: 
ne  pouvoient  goûter  de  plaifir  que  dans  cette  vie  ,  ce  ne 
feroit  point  une  chofe  étrange  ni  deraifonnable  qu'ils  fîf- 
fent  confifter  leur  félicité  à  éviter  toutes  les  chofes  qui 
leur  caufent  ici  bas  quelque  incommodité  ,  &  à  recher- 
cher tout  ce  qui  leur  donne  du  plaifir;  &  l'on  ne  devroit 
point  être  furpris  de  voir  fur  tout  cela  une  grande  variété 
d'inclinations.  Car  s'il  n'y  a  rien  à  efperer  au  delà  du 
Tombeau ,  la  coniéquence  eft  fans  doute  fort  jnlle,  Man- 
geons cr  buvons  ,]o\\ïÇ[ons  de  tout  ce  qui  nous  fait  plaifir} 
car  demain  nous  mourrons.  Et  cela  peut  fervir  ,  ce  me 
femble,  à  nous  faire  voir  la  raifon  pourquoy  ,  bien  que 
tous  les  hommes  défirent  d'être  heureux, ils  ne  font  pour- 
tant pas  émus  par  le  même  Objet.  Les  hommes  pour- 
roient  choifir  différentes  chofes  ,   6:  cependant  taire  tous 

un 


De  la  PiiiJSunce.     Liv.  II.  ^lo 

un  bon  choix,  fiippofé  que  femblables  à  une  troupe  de  Ci?a^ 
ehetifs  Infeûes,  quelques-uns  comme  les  Abeilles  aimaf-  XXL 
fent  les  Fleurs  &  le  doux  fuc  que  ces  Animaux  en  re- 
cueillent ,  &  d'autres  comme  les  Efcarbots  fe  pluflent 
à  quelque  autre  chofe,  Se  qu'après  avoir  pafle  une  cer- 
taine faifon  ils  ceflalfent  d'être  ,  pour  n'exifter  jamais 
plus. 

§.  56.    Ce  que  je  viens  de  dire  fuffit  pour  montrer  Cc-imengsg» 
comment  les  Hommes  fe  déterminent  dans  ce  Monde  à  ["  ^^"""';' "* 
difFérenres  chofes,  &  recherchent  le  bonheur  par  desche-  vaTs^hoiT" 
mins  oppofez.     Mais  comme  ils  ont  conftamment  ôc  fe- 
rieufement  les  mêmes  penfées  à  l'égard  du  Bonheur  &  de 
la  Mifére,  il  refte  toujours  à  examiner,  Comment  il  arri- 
ve que  les  Hommes  préfèrent  fouvent  le  pire  à  ce  quiejl  meil' 
leur  ,   Se  choififTent  ce  qui ,   de  leur  propre  aveu  ,  les  a 
rendus  miferables  ? 

§.  57.  Pour  rendre  raifon  de  tous  les  Chemins  diffé- 
rens  &  oppofez  que  les  Hommes  prennent  dans  ce  Mon- 
de, quoy  que  tous  afpirent  également  au  Bonheur,  il  faut 
confidererd'où  c'eft  que  les  diverfes  inquiétudes  qui  déter- 
minent la  Volonté  au  choix  de  chaque  adion  volontaire, 
tirent  leur  origine. 

I.  Qiielques-unes  font  produites  par  des  caufes  qui  ne  Les  Douleurs 
font  pas  en  nôtre  puiflHnce,  comme  font  fort  fouvent  les  'lu Corps. 
Douleurs  du  Corps,  qui  procèdent  de  quelque  chofe  qui 
nous  manque  ,  de  quelque  maladie  ou  de  quelque  vio- 
lence extérieure,  comme  la  torture,  ôcc.  lefquelles  a^if- 
fant  actuellement  &:  d'une  manière  violente  fur  l'Efprit 
des  hommes  forcent  pour  l'ordinaire  leur  volonté  ,  les 
détournent  du  chemin  de  la  Vertu  ,  leur  font  abandon- 
ner le  parti  de  la  Piété  6c  de  la  Religion ,  6c  renoncer 
à  ce  qu'ils  croyoient  auparavant  propre  à  les  rendre 
heureux  j  5c  cela  ,  parce  que  tout  homme  ne  tâche  pas 
ou  n'eft  pas  capable  d'exciter  en  foy  même  ,  par  la  con- 
templation d'un  Bien  éloigné  ôc  à  venir,  des  defirs  de  ce 
Bien  qui  foient  aflez  puiffans  pour  contrebalancer  1'/»- 
quiciude  que  luy  caufent  ces  toiurmens  corporels ,  &c  pour 


coa- 


520  De  la  PniJ^ance. 

C  H  A  p.   conferver  fa  Volonté  conftamment   fixée  au   choix  des 
XXI.      aftions  qui    conduifent   au  Bonheur  qu'il  attend  après 
cette  vie.     C'eft  dequoy   le  Monde   nous   fournit  une 
infinité  d'exemples,  fie  l'on  peut  trouver  dans  tous  les 
Pais  £c  dans  tous  les  temps  affez   de   preuves  de  cette 
commune  obfervation   "  Qiie  la  Necellité  entraine  les 
j,  hommes  à  des  a^Stions  honteufes  ,   Necejjitas  cogit  ad 
tt.rpta.     C'eftpourquoy  nous  avons  grand  fujet  de  prier 
»wj»;;.vi.  i;. Dieu,  *  Clu'il  m  nous  induife  point  en  tentation. 
LcsDefirscau-      H.    H  y  a  d'autres  inquiétudcs  qui  procèdent  des  de- 
jagcme^l^^"'  ^''^  l"^^  "^"^  avons   d'uu    Bien  abfent  ,   lefquels   defirs 
font  toujours  proportionnez  au  jugement  que  nous  for- 
mons de  ce  Bien  abfent}  de  forte  ^que  c'eft  de  là  qu'ils 
dépendent  aulîî  bien  que  du  goût  que  nous  en  conce- 
vons :  fie  à  ces  deux  occafions  nous  fommes  fujets  à  tom- 
ber  en   divers   égaremens  ,   fie   cela  par   nôtre    propre 
faute. 
Le  Jugement      §.58.  Confidcrous  avant  toutes  chofes ,  les  faux  ju- 
ml^faifon^s  du  g^niens  que  les  Hommes  font   du    Bien   &:   du  Mal  à 
Bien  ou  du  Mal  venir  ,   par  oii    leurs   defirs   font    feduits  >    car  pour  ce 
eft  toujours      q^i  gf]-  ^^  |.^  félicité  6c  de  la  mifére  prefentc,  lorfque  la 
reflexion  ne  va  pas  plus  loin  ,   fie  que  toutes  confequen- 
ces  font  entièrement  mifes  à  quartier,  l' Homme  ne  choi- 
Jit  jamais   mal.     Il  connoit    ce  qui  luy  plaît  le  plus  , 
fie  s'y  porte  a£tuellement.     Or  les  chofes  confiderées  en- 
tant qu'on  en  jouit  actuellement  ,   font  ce  qu'elles  fem- 
blentétre;  dans  ce  cas-là ,  le  bien  apparent  fie  réel  font 
toujours  une  feule  fie  même  chofc.     Car  la  Douleur  ou 
le  Plaifir   étant  juftement  aufli   confiderables  qu'on   les 
fent ,  ?i^  pas  davantage  ,   le  Bien  ou  le  Mal  préfent  eft 
réellement  aufli  grand  qu'il  paroit.     Et  par  conféquent , 
fi  chacune  de  nos  A£tions  étoit  renfermée  en  elle-même, 
fans   traîner   aucune    conféquence  après   elle  ,    nous   ne 
pourrions  jamais  nous  méprendre  dans  le  choix  que  nous 
ferions  du  Bien  ,    mais  infailliblement   nous  prendrions 
toujours  le  meilleur  parti.     Que  dans  le  même  temps  la 
peine    qui    fuit   un  honnête  travail  le  prefentât   à  nous 

d'un 


De  la  Pt'.ijfance.     Liv.  IL  321 

d'un  côté ,  &  de  l'autre  la  nécellité  de  mourir  de  faim  &:  C  h  a  p. 
de  froid,  perfonne  ne  balanceroit  à  choifir.  Si  l'on  of^  XXI. 
froit  tout  à  la  fois  à  un  homme  le  moyen  de  contenter 
quelque  pafllon  prefente,  &:  la  jouïlTance  aftuelle  des  Dé- 
lices du  Paradis  ,  il  n'auroit  garde  d'héfiter  le  moins  du 
monde,  ou  de  fe  méprendre  dans  la  détermination  de  fon 
choix. 

§.  59.  Mais  parce  que  nos  Actions  volontaires  ne  pro- 
duifent  pas  juftemcnt  dans  le  temps  de  leur  éxecution 
tout  le  Bonheur  &:  toute  la  Mifére  qui  en  dépend,  mais 
qu'elles  font  des  caufes  antécédentes  du  Bien  &  du  Mal, 
qu'elles  entraînent  après  elles  &  attirent  fur  nous  après 
même  qu'elles  ont  cefle  d'exifter;  par  cette  raifon  nosde- 
firs  s'étendent  au  delà  du  plaifir  préfent  &:  obligent  nôtre 
Efprit  à  jettcr  les  yeux  fur  le  Bien  abfent ,  félon  que  nous 
le  jugeons  nécefiaire  pour  faire  ou  pour  augmenter  nôtre 
Bonheur.  C'eft  cette  opinion  que  nous  avons  de  fa  né- 
cellîté  qui  nous  attire  à  luy.  Se  fans  cela,  un  Bien  abfent 
ne  nous  touche  point.  Car  dans  cette  petite  mefure  de 
capacité  que  nous  éprouvons  en  nous-mêmes  &  à  quoy 
nous  fommes  tout  accoutumez  ,  nous  ne  jouiffons  que 
d'un  feul  plaifir  à  la  fois  ,  qui  tandis  qu'il  dure  ,  fuffit 
pour  nous  pcrfuader  que  nous  fommes  heureux  ,  fi  dans 
ce  même  temps  nous  fommes  libres  de  toute  inojttiétnde. 
C'eltpourquoy  tout  Bien  qui  eft  éloigné ,  ou  même  qui 
nous  eft  actuellement  offert  ,  ne  nous  émeut  point  ,  par- 
ce que  l'indolence  &  la  jouïlfance  aftuelle  de  quelque  au- 
tre Bien  fuiîîfant  à  nôtre  Bonheur  préfent ,  nous  ne  nous 
foncions  pas  de  courir  le  hazard  du  changement,  par  la 
raifon  qu'étant  contens  nous  nous  croyons  déjà  heureux, 
ce  qui  îliftit,  car  qui  eft  content ,  eft  heureux.  Mais  dès 
que  quelque  nouvelle  mquictude  vient  à  la  traverfe,  le 
Bonheur  eft  interrompu  ,  èc  nous  nous  trouvons  réduits 
de  nouveau  à  nous  mettre  en  quête  pour  l'obtenir. 

§.  60.  Par  confcquent ,  une  des  grandes  occafionspour- 
quoy  les  Hommes  ne  font  pas  excitez  à  defirer  le  plus 
grand  Bien  abfent,  c'eft  ce  penchant  qu'ils  ont  à  conclurre 


S  f  qu'ils 


32  2  T>e  la  Fuijptnce. 

Chap.    qu'ils  peuvent  être  heureux  fans  en  jouir.     Car   tandis 
XXI.     qu'ils  font  préoccupez  de  cette  pcnlee  ,  les  Délices  d'un 
état  à  venir  ne  les  touchent  point  ,    ils  n'y  prennent  pas 
grand'  part  èc  ne  s'en  mettent  pas  fort  en  peine;  de  forte 
que  la  Volonté  n'étant  point  déterminée  par  ces  fortes  de 
defirs ,  eft  abandonnée  au  foin  de  rechercher  de  plaifirs 
plus  prochains  Se  à  éloigner  les  inquiétudes  que  luy  caufe 
alors  l'abfence  de  ces  plaifu-s  ou  l'envie  de  les  pofîeder. 
Mais  que  ces  chofes  fe  préfentent  à  l'Homme  dans  ua 
autre  point  de  veùé  ;  qu'il  voye  que  la  Vertu  &:  la  Reli- 
gion font  nécefTaires  à  fon  Bonheur  ;    qu'il  jette  les  yeux 
fur  cet  état  à  venir  qui  doit  être  accompagné  de  bonheur 
ou  de  mifére  félon  la  fage  difpenfation  de  Dieu  ;  &:  qu'il 
fe  rcpréfente  ce  jufte  Juge  prêt  k  rendre  à  chacun  félon  fes 
œuvres  ,   en  donnant  la  vie  éternelle  X  ceux  qui  par  leur 
fcrjcverance  à  bien  faire ,  cherchent  la  gloire  ■,  l'honneur  ô" 
l'immortalité ,  &  en  répandant  fur  VAmc  de  tout  homme 
qui  fait  le  tnal  les  effets  de  fon  indignation  &  de  fa  fureur , 
l'affli^ion  &  rangoiffe  ;  qu'un  homme  ,  dis-je ,  fe  forme 
unejufte  idée  de  ce  différent  état  de  Bonheur  ou  de  Mi- 
fére, deftiné  aux  hommes  après  cette  vie  félon  qu'ils  fe 
feront  conduits  dans  ce  Monde,  ôc  dès-lors  les  Régies  du 
Bien  ou  du  Mal  qui  déterminent  fon  choix  ,   feront  tout 
autres  à  fon  égard.     Car  puifque  les  plailirs  &  les  peines 
de  ce  Monde  ne  peuvent  avoir  aucune  proportion  avec  le 
Bonheur  éternel  ou  la  Mifére  extrême  que  l'Ame  doit 
fouffrir  après  cette  vie ,  un  tel  homme  ne  réglera  pas  les. 
aftions  qui  font  en  fx  puiiTlmce  par  rapport  aux  plaifirs 
paflagers  ou  à  la  douleur  dont  elles  font  accompagnées  ou 
fuivies  ici-bas,  mais  félon  qu'elles  peuvent  contribuer  à 
luy  aflurer  la  poflénion  de  cette  parfaite  &:  éternelle  féli- 
cité qu'il  attend  après  cette  vie. 
jdce  piii';  parti-     _§.  6i.    Mais  pout  tendre  plus  particulièrement  taifou 
cuiièredcs  faux  ^^  j^  Mifcrc  oii  Ics  Homnics  fe  précipitent  fouvent  d'eux- 

Tuyeniens  des  ,  ,.,  ,  ,  '  i       n       i 

Hommes.        memcs  ,   quoy  qu  ils  rech-erchent  tous  le  bonheur  avec 
une  entière  fincerité  ,  il  faut  confiderer  comment  les  cho- 
fes viennent  à  êtrcreprefentées  à  nos  Defirs  fous  des  appa- 
rences 


De  la  TuiJJance.    L  i  v.  II.  325 

rences  trompeufes  ,  ce  qui  vient  du  faux  Jugement  que  C  h  A  p. 
nous  portons  de  ces  chofes.     Pour  voir  jufqu'où  cela  s'é-      XXÎ. 
tend ,  fie  quelles  font  les  caufes  de  ces  faux  Jugemens  ,  il 
faut  fe  reftouvenir  que  les  chofes  font  jugées  bonnes  ou 
mauvaifes  en  deux  fens. 

Et  premièrement ,  §lHe  ce  qui  ejl  proprement  bon  ou 
mauvais ,  n'efi  autre  choje  que  le  Plaijïr  ou  la  Douleur. 

Mais  en  fécond  lieu  ,  parce  que  ce  qui  efl  le  propre 
objet  de  nos  delirs ,  ^  qui  eft  capable  de  toucher  une 
Créature  douée  de  prévoyance,  n'eft  pas  feulement  la  fa- 
tisfadion  èc  la  douleur  préfente  ,  mais  encore  ce  qui  par 
fon  efficace  ou  par  fes  fuites  eft  propre  à  produire  ces  fen- 
timens  en  nous  ,  à  une  certaine  diitance  de  temps  ;  on 
conildére  aulli  comme  bonnes  (^  mauvaifes  les  chofes  qui 
entraînent  le  plaifr  é^  la  douleur  après  elles. 

§.  62.  Le  faux  Jugement  qui  nous  feduit  ,  Se  qui  dé- 
termine fouvent  la  Volonté  au  plus  méchant  parti  ,  con- 
fifte  à  faire  un  mauvais  rapport  fur  les  diverfes  '  comparai- 
fons  du  Bien  6c  du  Mal  confidcrcz  dans  les  chofes  capa- 
bles de  nous  caufer  du  plaifir  &:  de  la  douleur.  Or  ce 
faux  Jugement  dont  je  parle  en  cet  endroit  ,  n'eft  point 
ce  qu'un  homme  peut  penfer  de  la  détermination  d'un 
autre  homme,  mais  ce  que  chacun  doit  confeflér  en  foy- 
même  être  déraifonnable.  Car  après  avoir  pofé  pour  fon- 
dement indubitable  ,  Que  tout  Etre  Intelligent  cherche 
réellement  le  Bonheur,  qui  confifte  dans  la  jouïflance  du 
Plaifir  fins  aucun  mélange  conlîderable  d'inquiétude  ,  il 
eft  impoflible  que  perfonne  pût  rendre  volontairement  fa 
condition  plus  malheureufe  ,  ou  négliger  une  chofe  qui 
feroit  en  fon  pouvoir  &  contribueroit  à  fa  propre  latisfa- 
£tion  &  à  l'accompliflément  de  fon  bonheur, s'il  n'yétoit 
porté  par  un  faux  Jugement.  Je  ne  prétens  point  parler 
ici  de  ces  fortes  de  méprilés  qui  font  des  fuites  d'une  er- 
reur invincible,  6c  qui  méritent  à  peine  le  nom  de  faux 
Jugement:  je  ne  parle  que  de  ce  faux  Jugement  qui  eft  tel 
par  la  propre  confciîion  que  chaque  Homme  en  doit  faire 
en  luy-même. 

Sf2  §.63. 


524  De  la  Piiijfance. 

Ch  A  p.        §.63.  Premièrement  donc,  pour  ce  qui  eft  du  Plaifir 
XXI.     &  de  la  Douleur  que  nous  Tentons  aftiiellement  ,    l'Ame 
_       '  ne  fe  méprend  jamais  dans  le  jugement  qu'elle  fait   du 

dans  la  Tompa  Bien  OU  du  Mal  réel ,  comme  *  nous  avons  déjà  dit  >  car 
raifon  du  prc- cg  q,^,;  gft  Ic  plus  grand  plaifir  ,   ou  la  plus  grande  dou- 
pjr.     ^^  ^"^'leur,  eft  jufbement  tel  qu'il  paroît.     Mais  quoy  que  la 
*  Voyez  cy-     différence  &  les  dégrez  du  Plaifir  préfent  &  de  la  Dou- 
3„"'j^  ^^      ^^^^^  préfente  foient  fi  vifibles  qu'on  ne  puifle  s'y  mépren- 
dre, cependant  lorfque  nous  comparons  ce  Phijîr  on  cette 
Douleur  avec  un  Flaifir  ou  une  Douleur  a.  venir  ,  (Se  c'eft 
pour  l'ordinaire  fur  cela  que  roulent  les  plus  importantes 
déterminations  de  la  Volonté)  nous  faifons  fouvent  de  faux 
Jugetnens ,  en  ce  que  nous  mefurons  ces  deux  fortes  de 
plaifirs  6c  de  douleurs  par  la  différente  diftance  oli  elles  fe 
trouvent  à  nôtre  égard.    Comme  les  Objets  qui  font  près 
de  nous,  paffent  aifément  pour  être  plus  grands  que  d'au- 
tres d'une  plusvafte  circonférence  qui  font  plus  éloignez, 
de  même  à  l'égard  des  Biens  6c  des  Maux  ,    le  préfent 
prend  ordinairement  le  deflus  ,    6c  dans  la  comparaifon 
ceux  qui  font  éloignez  ,    ont  toujours  du   défavantage. 
Ainfi  la  plupart  des  Hommes,  femblables  à  des  Héritiers 
prodigues,  font  portez  à  croire  qu'un  petit  Bien  préfent 
eft  préférable  à  de  grands  Biens  à  venir;  de  forte  que  pour 
la  poffeifion  préfente  de  peu  de  chofe  ils  renoncent  à  un 
grand  héritage  qui  ne  pourroit  leur  manquer.     Or  ,  que 
ce  foit  là  un  faux  Jugevierit  chacun  doit  le  rcconnoître, 
en  quoy  que  ce  foit  qu'il  f:iffc  confiftcr  fon  plaifir,  parce 
que  ce  qui  eft  à  venir,  doit  certainement  devenir  préfent 
un  jour,  6c  alors  ayant  le  même  avantage  de  proximité, 
il  fe  fera  voir  dans  fa  jufte  grandeur  6c  mettra  en  jour  la 
prévention  déraifonnablc  de  celui  qui  a  jugé  de  fon  prix 
par  des  mcfures  inégales.  Si  dans  le  même  moment  qu'un 
homme  prend  un  verre  en  main  ,    le  plaifir  qu'il   trouve 
à  boire  étoit  accompagné  de  cette  douleur  de  tête  6c  de 
ces  maux  d'eftomac  qui  ne  manquent  pas  d'arriver  à  cer- 
taines gens ,  peu  d'heures  après  qu'ils  ont  trop  bû  ,  je  ne 
croy  pas  que  jamais  pcrfonne  voulut  à  ces  couditions  goû- 
ter 


De  la  PuiJpiNCC.  Liv.  II.  315 

ter  du  vin  du  bout  des  lèvres  ,  quelque  plaifir  qu'il  prit  C  h  a  p^ 
à  en  boire  -,  &c  cependant ,  ce  même  homme  fe  remplit  XXL 
tous  les  jours  de  cette  dangereufe  liqueur  ,  uniquement 
déterminé  à  choifir  le  plus  mauvais  parti  par  la  feule  illu- 
iîon  que  luy  fait  une  petite  différence  de  temps.  Mais  fi  le 
Plaifir  ou  la  Douleur  diminué  fi  fort  par  le  feul  éloigne- 
mcnt  de  peu  d'heures  ,  à  combien  plus  forte  raifon  une 
plus  grande  difbance  produira-t-elle  le  même  effet  dans 
i'Efprit  d'un  homme  qui  ne  fait  point,  par  un  jufte  exa- 
men de  la  chofe  même,  ce  que  le  temps  l'obligera  de  fai-  , 
re  en  la  luy  mettant  aftuellement  devant  les  yeux,  c'eft 
à  dire  qui  ne  la  confidére  pas  comme  préfente  pour  en 
connoître  au  jufte  les  véritables  dimenilons  ?  C'eft  ainfi 
que  nous  nous  trompons  ordinairement  nous-mêmes  par 
rapport  au  Plaifir  &  à  la  Douleur  confidérez  en  eux-mê- 
mes ,  ou  par  rapport  aux  véritables  dégrez  de  Bonheur 
ou  de  Mifére  que  les  chofes  font  capables  de  produire. 
Car  ce  qui  eft  à  venir  perdant  flx  juûc  proportion  à  nôtre 
égard,  nous  préferons  le  préfent  comme  plus  confidera- 
ble.  Je  ne  parle  point  ici  de  ce  faux  Jugement  par  lequel 
ce  qui  eft  abfcnt  n'eft  pas  feulement  diminué,  mais  tout- 
à-fait  anéanti  dans  I'Efprit  des  hommes  ;  quand  ils  jouïf- 
fent  de  tout  ce  qu'ils  peuvent  obtenir  pour  le  préfent,  &; 
s'en  mettent  en  poffellîon  ,  concluant  fauflement  qu'il 
n'en  arrivera  aucun  mal  ;  car  cela  n'eft  pas  fonde  fur  la 
comparaifon  qu'on  peut  faire  de  la  grandeur  d'un  Bien&; 
d'un  Mal  à  venir  ,  dequoy  nous  parlons  préfentement, 
mais  fur  une  autre  efpéce  de  faux  Jugement  qui  regarde 
le  Bien  ou  le  Mal  confidérez  comme  la  caufe&:  l'occafion 
du  plaifir  &  de  la  douleur  qui  en  doit  provenir. 

§.  64.  C'eft,  ce  me  fcmble  ,  la  foihle  e^r  c'troite  capa-Q}-^e\]c^  f^^arx 
cite  de  nôtre  Efprit  qm  ejt  la  caiife  des  Faux  Jiigemens  que  '"  ""'^'' 
nous  faifons  en  comparant  le  Plaifir  préfent  ou  la  Dou- 
leur préfente  avec  un  Plaifir  ou  une  Douleur  à  venir. 
Nous  ne  faurions  bien  jouir  de  deux  Plaifirs  à  la  fois  ,  &: 
moins  encore  pouvons-nous  guère  jouir  d'aucun  plaifir 
dans  le  temps  que  nous  fommes  obfedez  par  la  Douleur. 

Sf  3  Le 


5  2  (3  DelaPtiiJJ^ance. 

C  H  A  p.  Le  Plaifir  préfent ,  s'il  n'eft  extrêmement  foible ,  jufqu'à 
XXI.  n'être  prefque  rien  du  tout ,  remplit  l'étroite  capacité  de 
nôtre  Ame  ,  &  par  là  s'empare  de  tout  nôtre  Efprit  en 
forte  qu'il  y  laifle  à  peine  aucune  penfée  de  chofes  abfen- 
tes.  Ou  H  parmi  nos  Plaifirs  il  s'en  trouve  quelques-uns 
qui  ne  nous  frappent  point  afléz  vivement  pour  nous  dé- 
tourner de  la  confideration  des  chofes  éloignées  ,  nous  a- 
vons  pourtant  une  telle  averfion  pour  la  Douleur,  qu'une 
petite  douleur  éteint  tous  nos  plaiHrs.  Un  peu  d'amer- 
tume mêlée  dans  la  coupe  ,  nous  empêche  d'en  goûter 
la  douceur}  6c  de  là  vient  que  nous  defirons  à  quelque 
prix  que  ce  foit  d'être  délivrez  du  Mal  prefent  ^que  nous 
fommes  portez  à  croire  plus  rude  que  tout  autre  Mal  ab- 
fent  ;  parce  qu'au  milieu  de  la  Douleur  qui  nous  prcfle 
aftuellement  ,  nous  ne  nous  trouvons  capables  d'aucun 
degré  de  Bonheur.  Les  plaintes  qu'on  entend  faire  tous 
lesjours  aux  Hommes,  en  font  une  bonne  preuve,  car  le 
Mal  que  chacun  fent  actuellement ,  eft  toujours  le  plus 
rude  de  tous ,  témom  ces  cris  qu'on  entend  fortir  ordi- 
nairement de  la  bouche  de  ceux  qui  fouftrcnt,  Ab  !  toute 
antre  douleur  plutôt  que  celle-ci:  Rien  ne  peut  être  plus  in- 
fupportable  que  ce  que  j'endure  préfcntement.  C'efl  pour 
cela  que  nous  employons  tous  nos  efforts  &:  toutes  nos 
penlees  à  nous  délivrer  avant  toutes  chofes  du  mal  pré- 
lent j  confiderans  cette  délivrance  comme  la  première 
condition  abfolument  néceflaire  pour  nous  rendre  heu- 
reux ,  quoy  qu'il  en  puifle  arriva*.  Dans  le  fort  de  la 
paillon  nous  nous  figurons  que  rien  ne  peut  furpailér  ou 
prefque  égaler  Vinquiétude  qui  nous  prefle  fi  violemment. 
Et  parce  que  l'abftinence  d'un  plaifir  prefent  qui  s'offre  à 
nous,  eft  une  douleur. ,  &:  qui  même  eft  fouvcnt  très-ai- 
gué,  à  caufe  de  la  violence  du  deilr  qui  eft  enflamme  par 
la  proximité  &  par  les  attraits  de  l'Objet  ;  il  ne  faut  pas 
s'étonner  qu'un  tel  fentiment  agifle  de  la  même  manière 
que  la  douleur,  qu'il  diminué  dans  notre  Efprit  l'idée  de 
ce  qui  eft  à  venir  ,  &"  que  par  confequcnt  il  nous  force, 
pour  ainfi  dire,  à  l'embrafler  aveuglement. 

§•  65. 


De  la  Pmjfmce.     Liv.  IL  527 

§.  6«^.  Ajoutez  à  cela  qu'un  Bien  abfent,  ou  ce  qui  C  H  A  p. 
efl:  la  même  chofe  ,  un  plailir  à  venir  ,  &  fur  tout ,  s'il  XXI. 
eft  d'une  efpéce  de  plaifirs  qui  nous  foient  inconnus,  eft 
rarement  capable  de  contrebalancer  une  inquiétude  caufée 
par  une  douleur  ou  un  delir  actuellement  préfent.  Car  la 
grandeur  de  ce  plaifir  ne  pouvant  s'étendre  au  delà  du 
goût  qu'on  en  recevra  réellement  quand  on  en  aura  la 
jouilfance.,  les  Hommes  ont  aflez  de  penchant  à  dimi- 
nuer ce  plaifir  à  venir  ,  pour  luy  faire  céder  la  place 
à  quelque  defir  prefent  ,  &  à  conclurre  en  eux-mêmes, 
que  quand  on  en  vicndroit  à  l'épreuve  ,  il  ne  répondroit 
peut-être  pas  à  l'idée  qu'on  en  donne  ,  ni  à  l'opinion 
qu'on  en  a  généralement,  ayant  fouvent  trouvé  par  leur 
propre  expérience  que  non  feulement  les  plaifire  que  d'au- 
tres ont  exalté ,  leur  ont  paru  fort  infipides ,  mais  que  ce 
qui  leur  a  caufé  à  eux-mêmes  beaucoup  de  plaifir  dans  un 
temps,  lésa  choqué  &  leur  a  déplu  dans  un  autre,  & 
qu'ainfi  ils  ne  voyent  rien  dans  ce  Bien  avenir  pourquoy 
ils  devroient  renoncer  à  un  plaifir  qui  s'otfre  actuellement 
à  eux.  Mais  que  cette  manière  de  juger  foit  deraifonna- 
ble,  étant  appliquée  au  Bonheur  que  Dieu  nous  promet 
après  cette  vie,  c'eft  ce  qu'ils  ne  fauroient  s'empêcher  de 
reconnoître,  à  moins  qu'ils  ne  difcnt  que  Dieu  ne  fauroit 
rendre  heureux  ceux  qu'il  a  defléin  de  rendre  tels  effecti- 
vement. Car  comme  c'ell:  là  ce  qu'il  fe  propofe  en  les 
mettant  dans  l'état  du  bonheur  ,  il  faut  néceflairement 
que  cet  état  convienne  à  chacun  de  ceux  qui  y  auront 
part;  de  forte  que  fuppofé  que  leurs  goûts  foient  là  auflî 
différens  qu'ils  font  ici-bas,  cette  Manne  celefte  convien- 
dra au  Palais  de  chacun  d'eux.  En  voilà  affez  fur  lefujet 
des  Faux  Jiigemens  que  nous  faifons  du  Plaifir  &  de  la 
Douleur,  à  les  confidercr  comme  prefens  6c à  venir, lorf- 
que  les  comparant  enfemble,on  regarde  ce  qui  eft  abfent, 
comme  à  venir. 

§.  66.  Pour  ce  qui  eil,  en  fécond  lieu,  deschofes  bon-  ^^x  luaénienj 
ncs  ou  mauvaifes  dans  leurs  conféquences  ,  &  par  l'^pr/- qu'on  t^r  «iu 
îude  qu'elles  ont  à  nous  procurer  du  Bien  ou  du  Mal  à  ^^^||;j^'^^^  ^^^J^ 

l'a- 


52S  De  laPuiffance. 

C  H  A  p.   l'avenir ,  nous  en  jugeons  fauflement  en  différentes  ma- 
XXI.     niéres. 
leurs  conië-         I.  Lorfque  nous  jugcons  qu'cllcs  ne  font  pas  capables 
<jucnces.  ^jg  j^^j^jj  f^^-^g  réellement  autant  de  mal  qu'elles  le  font 

effeftivement. 

2.  Lorfque  nous  jugeons ,  que ,  bien  que  la  conféquen- 
ce  foit  fi  importante  ,  il  n'eft  pourtant  pas  fi  afluré  que 
h  chofe  ne  puifle  arriver  autrement ,  ou  du  moins  qu'on 
ne  puifle  l'éviter  par  quelques  moyens ,  comme  par  indu- 
Une,  paraddrefle,  par  un  changement  de  conduite,  par 
la  repentance ,  c^c.  Il  feroit  aife  de  montrer  en  dérail  que 
■ce  font  là  tout  autant  de  Jugcmens  deraifonnables  ,  fi  je 
les  voulois  examiner  au  long  un  par  un  -,  mais  je  méconten- 
terai de  remarquer  en  général ,  Qiie  c'eft  agir  direîVement 
contre  la  Raifon  que  de  hazardcr  un  plus  grand  Bien  pour 
un  plus  petit ,  fur  des  conjectures  incertaines  ,  6c  avant 
que  d'être  entré  dans  un  jufle  examen  ,  proportionné  à 
l'importance  de  la  matière  ôc  à  l'intérêt  que  nous  avons 
de  ne  pas  nous  méprendre.  C'cll,  à  mon  avis,  ce  que 
chacun  eft  obligé  d'avoùër,  &  fur  tout  s'il  confidere  les 
caufes  ordinaires  de  ce  faux  Jvgemcnî ,  dont  voici  quel- 
ques-unes. 
Quelles  font  les  §.  6/.  I.  Premièrement  ,  VIgnorance  ;  car  celui  qui 
caufes  de  cette ^^^g  ç.^^^  s'inftruire  autant  qu'il  en  ell  capable  ,  ne  peut 

clpece  de  mux-  ,  '^  i  i   ■ 

jijgcmcijs.       S  exempter  de  mal  juger. 

II.  La  féconde  eft  V Inadvertance  ;  quand  un  homme 
ne  fiiit  aucune  reflexion  fur  cela  même  dont  il  eft  inftruit. 
C'eft  une  ignorance  afteftee  &:  prelente  qui  feduit  le  Ju- 
gement autant  que  l'autre.  Juger,  c'eft,  p  air  ainfi  dire, 
balancer  un  compte ,  &:  déterminer  de  quel  coté  eft  la 
différence.  Si  donc  on  affcmble  confafémentSc  à  la  hâte 
l'un  dis  cotez  ,  Se  qu'on  laifle  échapper  par  négligence 
plufieurs  forames  qui  doivent  faire  partie  du  compte , 
,:  cette  précipitation  ne  produit  pas  moins  de  faux  Juge- 

ment 3  que  fi  c'étoit  une  parfaite  ignorance.  Or  la  caufc 
la  plus  ordmaire  de  ce  défaut,  c'eft  la  force  prédominan- 
te de  quelque  fcntimeiit  préfent  de  plaifir  ou  de  douleur, 

ans- 


De  la  Puijjance.     Liv.  II.  329 

augmentée  par  nôtre  Nature  foible  &  palîionnée  ,  fur  Chap, 
qui  le  préient  fait  de  fi  fortes  imprelTions.  L'Entende-  XXI. 
ment  &  la  Raifon  nous  ont  été  donnez  pour  arrêter  cette 
précipitation  ,  fi  nous  en  voulons  faire  un  bon  ufage ,  en 
confiderant  Jes  chofes  en  elles-mêmes,  éc  jugeant  alors 
fur  ce  que  nous  aurons  vu.  L'Entendement  fans  Liberté 
ne  feroit  d'aucun  ufage,  &  la  Liberté  fans  l'Entendement 
(fuppofé  que  cela  pût  être}  ne  fignifieroit  rien.  Si  un 
homme  voit  ce  qui  peut  luy  faire  du  bien  ou  du  mal,  ce 
qui  peut  le  rendre  heureux  ou  malheureux  ,  mais  que  du 
relie  il  ne  foit  p.as  capable  de  faire  un  pas  pour  s'avancer 
vers  l'un  ou  s'éloigner  de  l'autre  ,  en  eft-il  mieux  pour  a- 
voir  l'ufage  de  la  vetiê  ?  Et  celui  qui  eft  en  liberté  de  cou- 
rir çà  &  là  au  milieu  d'une  parfaite  obfcurité  ,  en  quoy 
cette  Liberté  luy  eft-clle  plus  avantageufe  que  s'il  étoit 
balotté  au  gré  du  vent  comme  ces  bouteilles  qui  fe  for- 
ment fur  la  furface  de  l'Eau?  Qii'on  foit  entraîné  par  une 
impulfion  aveugle  qui  vienne  de  dedans  ou  de  dehors ,  la 
différence  n'eft  pas  fort  grande.  Ainll  ,  le  premier  6c  le 
plus  grand  ufage  de  la  Liberté  conilile  à  reprimer  ces  pré- 
cipitations aveugles ,  &  fa  principale  occupation  doit  être 
de  s'arrêter,  d'ouvrir  les  yeux ,  de  regarder  autour  de  foy 
èc  de  pénétrer  dans  les  conféquences  de  ce  qu'on  va  faire, 
autant  que  l'importance  de  la  matière  le  requiert.  Je  n'en- 
trerai point  ici  dans  un  plus  grand  examen  pour  faire 
voir  combien  la  parcfle,  la  négligence  ,  lapaflîon,  l'em- 
portement ,  le  poids  de  la  coutume  ,  ou  des  habitudes 
qu'on  a  contractées ,  contribuent  ordinairement  à  produi- 
re ces  faux  Jugemens.  Je  me  contenterai  d'ajouter  un 
autre  faux  Jugement  dont  je  croy  qu'il  eft  néceffaire  de 
parler,  parce  qu'on  n'y  fait  peut-être  pas  beaucoup  de  re- 
flexion j  quoy  qu'il  ait  une  grande  influence  fur  la  con- 
duite des  hommes. 

§.  68.  Tous  les  hommes  défirent  d'être  heureux,  cela  Nous  jugeons 
eft  inconteftable  ;    mais  ,    comme  nous  avons  déjà  remar-  '"f'^l^feciuicft 
que ,  loriqu  ils  lont  exempts  de  douleur  ,    ils  font  iujets  tre  bonheur 
à  prendre  le  premier  plaifir  qui  leur  vient  fous  la  main  , 

Tt  ou 


33°  Vêla  Puijfance. 

C  H  A  p.  ou  que  la  coutume  leur  a  rendu  agréable ,  &;  à  en  demeu- 
XXI.  rer  fatisfaits  j  de  forte  qu'erant  heureux  ,  jufqu'à  ce  que 
quelque  nouveau  deilr  les  rendant  inquiets  vienne  troubler 
cette  félicité  6c  leur  faire  fentir  qu'ils  ne  font  point  heu- 
reux, ils  ne  regardent  pas  plus  loin,  Se  leur  v.olonté  n'eft 
point  déterminée  à  aucune  action  qui  tende  à  la  recher- 
che de  quelque  autre  connoifl'ance,  ou  de  quelque  autre 
Bien  apparent.  Car  étant  convaincus  par  expérience  > 
que  nous  ne  faurions  jouir  de  toute  forte  de  Biens  ,  mais 
que  la  poflélîion  de  l'un  exclut  la  jouilfance  de  l'autre  , 
nous  ne  fixons  point  nos  defirs  fur  chaque  Bien  qui  paroît 
le  plus  excellent,  à  moins  que  nous  ne  le  jugions  nécef- 
faire  à  nôtre  Bonheur  ;  de  forte  que ,  Il  nous  croyons  pou- 
voir être  heureux  fans  en  jouir ,  il  ne  nous  touche  point, 
C'eil  encore  là  une  occafion  aux  hommes  de  mal  juger  , 
lorfqu'ils  ne  regardent  pas  comme  néceflaire  à  leur  Bonheur 
ce  qui  l'eft  efl'eftivement:  Erreur  qui  nous  feduit,  &;  par 
rapport  au  choix  du  Bien  que  nous  avons  en  veûë ,  &  fort 
fouvent  par  rapport  aux  moyens  que  nous  employons 
pour  l'obtenir,  lorfque  c'eft:  un  Bien  éloigné.  Mais  de 
quelque  manière  que  nous  nous  trompions  ,  foit  en  met- 
tant nôtre  bonheur  oii  dans  le  fonds  il  nelauroitconfifter, 
foit  en  négligeant  d'employer  les  moyens  néccffaires  pour 
nous  y  conduire, comme  s'ils  n'y  pouvoient  fcrvirderienj 
il  efl  hors  de  doute  que  quiconque  manque  fon  principal 
but,  qui  eft  fa  propre  félicité,  doit  reconnoître  qu'il  n'a 
pas  jugé  droitement.  Ce  qui  contribué  à  cette  Erreur, 
c'eft  le  défagrément  ^  réel  ou  fuppofé  ,  des  actions  qui 
conduifent  au  Bonheur  ^  car  les  hommes  s'imaginent  qu'il 
eft  fi  fort  contre  l'ordre  de  fe  rendre  malheureux  foy-mé- 
me  pour  parvenir  au  Bonheur ,  qu'ils  ont  beaucoup  de  pei- 
ne à  s'y  réfoudre. 
Nous  poiivcn^;  §.  69.  Ainfi ,  la  dernière  chofe  qu'il  refte  à  examiner 
memouiid'cfi-^'-"^  Cette  matière,  c'eft,  s'il  eji  an  pouvoir  d'un  homme  de 
grcment  que  changer  V agrément  ou  le  défagrément  qui  accompagne  quel- 
iioiis  trouvons  ^^^^  a^ictt  particulière?  &c  il  eft  vifible  qu'on  peut  le  faire 

uâns  les  Ciîolci» 

en  plufieurs  rencontres.  Les  Hommes  peuvent  6c  doivent 

cor- 


De  la  Pttijfance.     Liv.  IL  531 

corriger  leur  Palais  ,    Se  luy  faire  prendre  du  goût  pour   C  h  a  p, 
des  choies  qui  ne  luy  conviennent  point ,   ou  qu'ils  fup-      XXJ 
pofent  ne  luy  pas  convenir.     Le  Goût  de  l'Ame  n'ell  pas 
moins  divers  que  celui  du  Corps ,  £c  l'on  peut  y  faire  des 
changemens  auili  bien  qu'à  ce  dernier.     C'eft  une  erreur 
de  s'imaginer,  que  les  Hommes  ne  fauroient  changer  leurs 
inclinations  jufqu'à   trouver  du  plaifir  dans   des  actions 
pour  lefquelles  ils  ont  du  dégoût  6c  de  l'uidilférence ,  s'ils 
veulent  bien  faire  tout  ce  qui  eft  en  leur  pouvoir.     En 
certains  cas  un  jufte  examen  de  la  chofe produira  ce  chan- 
gement, 6c  dans  la  plupart,  la  pratique,  l'application  Se 
la  coutume  feront  le  même  effet.    Quoy  qu'on  ait  oui  di- 
re que  le  Pain  ou  le  Tabac  font  utiles  à  la  iante,  on  peut 
en  négliger  l'ufage  à  caufe  de  l'indifférence  ou  du  dégoût 
qu'on  a  pour  ces  deux  chofes  i    mais  la  raifon  ôc  la  réfle- 
xion venant  à  nous  les  rendre  recommandables  ,  on  com- 
mence à  en  faire  l'épreuve,  6c  l'ufage  ou  la  coutume  nous 
les  fait  trouver  agréables.     Il  efl  certain  qu'il  en  eft  de 
même  à  l'égard  de  la  Vertu.     Les  Aftions  font  agréables 
ou  défagréables ,  confiderées  en  elles-mêmes  ,  ou  comme 
des  moyens  pour  arriver  à  une  fin  plus  excellente  6c  plus 
défirable.     Qii'un  homme  mange  d'une  viande  bien  alfai- 
fonnée  &z  tout  à  fait  à  fon  goût ,   fon  Ame  peut  être  tou- 
chée du  plailir  même  qu'il  trouve  en  mangeant ,    fans  a- 
voir  égard  à  aucune  autre  fin  ;    mais  la  confideration  du 
plaifir  que  donne  la  fanté  Se  la  force  du  Corps  ,    à  quoy 
cette  viande  contribue,  peut  y  ajouter  un  nouveau  goût, 
capable  de  nous  faire  avaler  une  potion  fort  défagréable. 
A  ce  dernier  égard,  une  a£tion  ne  devient  plus  ou  moins 
agréable  que  par  la  confideration  de  la  fin  qu'on  fe  pro- 
pofe,  Se  par  la  perfuafion  plus  ou  moins  forte  où  l'on  eft, 
que  cette  aftien  y  conduit  ,   ou  qu'elle  a  une  liaifon  né- 
ceffaire  avec  elle.    Pour  ce  qui  eft  du  plaifir  qui  fe  trouve 
dans  l'Aftion  même  ,    il  s'acquiert  ou  s'augmente  beau- 
coup plus  par  l'ufige  6c  par  la  pratique.    En  elFet  l'expé- 
rience nous  rend  f  uvent  agréable  ce  que  nous  regardions 
de  loin  avec  averfion  ,  Si.  nous  fait  aimer  ,  par  la  repeti- 
Tt  2  tion 


3^2  Vêla  Pitijfdncc. 

C  H  A  p.  tion  des  mêmes  aftes  ,  ce  qui  peut-être  nous  avoit  déplu 
XXI.  au  premier  cilay.  Les  habitudes  font  de  puiflans  char- 
mes, &:  attachent  un  fi  grand  plaifir  à  ce  que  nous  nous 
accoutumons  de  faire,  que  nous  ne  faurions  nous  en  ab- 
llenir  ,  ou  du  moins  omettre  fans  inquiétude  ces  Aftions 
qu'une  pratique  habituelle  nous  a  rendues  propres  êc  fa- 
milières ,  èz  par  même  moyen  recommandables.  Qvioy 
que  cela  foit  de  la  dernière  évidence  ,  &  que  chacun  foit 
convaincu  par  fa  propre  expérience  ,  qu'il  en  peut  venir 
là  ;  c'eft  néanmoins  un  Devoir  que  les  Hommes  négli- 
gent fi  fort  dans  la  conduite  qu'ils  tiennent  par  rapport 
au  Bonheur,  qu'on  regardera  peut-être  comme  un  Para- 
doxe fi  je  dis ,  que  les  hommes  peuvent  faire  que  des  cho- 
fes  ou  des  actions  leur  foient  plus  ou  moins  agréables  ,  &: 
par  là  remédier  à  cette  difpofition  d'efprit  ,  à  laquelle  on 
peut  juftcment  attribuer  une  grande  partie  de  leurs  égare- 
mens.  La  Mode  &  les  Opinions  communément  reçues 
ayant  une  fois  établi  de  fauffes  idées  dans  le  Monde ,  &: 
l'Education  fc  la  Coutume  ayant  formé  de  mauvaifes  ha- 
bitudes, on  perd  enfin  l'idée  du  iufi:e  prix  des  chofes,  &: 
le  goût  des  hommes  fe  corrompt  entièrement.  Il  fliudroit 
donc  prendre  la  peine  de  le  rectifier  &  de  contracVer  des 
habitudes  oppofées  qui  puflent  changer  nos  Plaifirs  6c  nous 
faire  aimer  ce  qui  eft  necefiaire,  ou  qui  peut  contribuer 
à  nôtre  félicité.  Chacun  doit  avouer  que  c'efl:  là  ce  qu'il 
peut  faire;  &"  quand  un  jour  ayant  perdu  le  Bonheur  il 
fe  verra  en  proye  à  la  Mifére,  il  confefiTera  qu'il  a  eu  tort 
de  le  négliger,  6c  fe  condamnera  luy-même  pour  cela.  Je 
demande"  à  chacun  en  particulier  s'il  ne  luy  cil  pas  fou- 
vent  arrivé  de  fe  reconnoître  coupable  à  cet  égard  ? 
Prcferet  le  vice  §•  jo.  Je  ne  m'étendrai  pas  préfentement  davantage 
à  la  Vertu, c'eft  fur  les  faux  Jvgemcm  des  Hommes,  ni  lur  leur  négligen- 
yifiblemeut  mal  ^  l'égard  de  cc  qui  eft  en  leur  pouvoir  ;  deux  grandes 
fourccs  des  egaremens  ou  ils  le  précipitent  malheureufe- 
ment  eux-mêmes.  Cet  examea  pourroit  fournir  la  ma- 
tiére  d'un  Volume  ,  6c  ce  n'cft  pas  mon  affiiire  d'entrer 
dans  une  telle  difcullion.    Mais  quelque  faulles  que  foient 

les 


Ve  la  Puijfance.     Liv.  II.  333 

les  notions  des  hommes  ,  ou  quelque  honteufe  que  foit  C  h  a  p. 
leur  négligence  à  l'égard  de  ce  qui  eft  en  leur  pouvoir  ;  XXI. 
&:  de  quelque  manière  que  ces  faullés  notions  èz  cette  né- 
gligence contribuent  à  les  mettre  hors  du  chemin  du  Bon- 
heur, èc  à  leur  faire  prendre  toutes  ces  différentes  routes 
où  nous  les  voyons  engagez  ,  il  eft  pourtant  certain  que  ^ 
la  Morale  établie  fur  fes  véritables  fondemens  ne  peut  que  ' 
déterminer  à  la  Vertu  le  choix  de  quiconque  voudra  pren- 
dre la  peine  d'examiner  fes  propres  aftions  :  &:  celui  qui 
n'eft  pas  raifonnable  jufqucs  à  fe  faire  une  affaire  de  réflé- 
chir ferieufement  fur  un  Bonheur  &:  un  Malheur  infini , 
qui  peut  arriv^er  après  cette  vie  ,  doit  fe  condamner  luy- 
méme  ,  comme  ne  faifant  pas  l'ufage  qu'il  doit  de  fon 
Entendement.  Les  recompenfes  oc  les  peines  d'une  au- 
tre Vie  que  Dieu  a  établies  pour  donner  plus  de  force 
à  fes  Loix,  font  d'une  affez  grande  importance  pour  dé- 
terminer nôtre  choix  j  contre  tous  les  Biens ,  ou  tous  les 
Maux  de  cette  Vie  >  lors  même  qu'on  ne  confidére  le  Bon- 
heur ou  le  Malheur  à  venir  que  comme  poiTible;  dequoy 
perfonne  ne  peut  douter.  Qiiiconque  ,  dis-je  ,  voudra 
convenir  qu'un  Bonheur  excellent  5c  infini  peut  être  une 
fuite  de  la  bonne  vie  qu'on  aura  mené  fur  la  Terre  ,  ou 
qu'un  Etat  oppofe  peut  être  le  châtiment  d'une  conduite 
déréglée,  un  tel  homme  doit  néceflairement  avouer  qu'il 
juge  très-mal,  s'il  ne  conclut  pas  de  là, qu'une  bonne  vie 
jointe  à  l'attente  certaine  d'une  éternelle  félicité  qui  peut 
arriver,  eft  préférable  à  une  mauvaife  vie  ,  accompagnée 
de  la  crainte  de  cette  affreufe  mifére  ,  dans  laquelle  il  eft 
fort  poflible  que  le  Méchant  fe  trouve  un  jour  envelop- 
pé ,  ou  pour  le  moins ,  de  l'épouvantable  6c  incertaine  ef- 
pérance  d'être  annihilé.  Tout  cela  eft  de  la  dernière  évi- 
dence ,  quand  même  les  gens  de  bien  n'auroient  que  des 
maux  à  efluyer  dans  ce  Monde  ,  &  que  les  Méchans  y 
goùteroient  une  perpétuelle  félicité  ,  ce  qui  pour  l'ordi- 
naire eft  tout  autrement ,  de  forte  que  les  Méchans  n'ont 
pas  grand  fujèt  de  fe  glorifier  de  la  différence  de  leurEtar, 
par  rapport  même  aux  Biens  dont  ils  jouilfent  aftuelle- 
Tt  3  ment: 


534  De  la  Puijfance. 

C  H  A  p.  ipent  :  ou  plutôt ,  à  bien  confiderer  toutes  chofes ,  ils  ont, 
XXI.  je  croy ,  la  plus  mauvaile  part  même  dans  cette  vie.  Mais 
lorfqu'on  met  en  balance  un  Bonheur  infini  avec  une  in- 
finie Mifére  ,  fi  le  pis  qui  puilTe  arriver  à  l'Homme  de 
bien,  fuppofé  qu'il  fe  trompe,  eft  le  plus  grand  avantage 
que  le  Méchant  puifle  obtenir  ,  au  cas  qu'il  vienne  à  ren- 
-  ..  contrer  jufte,  qui  eft  l'homme  qui  peut  en  courir  le  ha- 

zard,  s'il  n'a  tout-à-fait  perdu  l'Efprit  ?  Qiii  pourroit , 
dis-je,  être  aftez  fou  pour  rëfoudrc  en  foy-même  de  s'ex- 
pofer  à  un  danger  poflible  d'être  infiniment  malheureux  , 
en  forte  qu'il  n'y  ait  rien  à  gagner  pour  luy  que  le  pur 
néant,  s'il  vient  à  échapper  à  ce  danger  ?  L'Homme  de 
bien,  au  contraire,  hazarde  le  néant  contre  un  Bonheur 
infini  dont  il  doit  jouir  fi  le  fuccès  fuit  fon  attente.  Si 
fon  efpérance  fe  trouve  bien  fondée  ,  il  eft  éternellement 
heureux;  6c  s'il  fe  trompe  ,  il  n'eft  pas  malheureux,  il 
ne  fent  rien.  D'un  autre  côté,  fi  le  Méchant  a  raifon,  il 
n'eft  pas  heureux;  &  s'il  fe  trompe,  il  eft  infiniment  mi- 
ferable.  N'eft-ce  pas  un  des  plus  vifibles  déréglemens 
d'efprit  ,  où  les  hommes  puiflént  tomber,  que  de  ne  pas 
voir  du  premier  coup  d'œuil  quel  parti  doit  être  préféré 
dans  cette  rencontre?  J'ai  évité  de  rien  dire  de  la  certitu- 
de ou  de  la  probabilité  d'un  Etat  à  venir  ;  parce  que  je 
n'ai  d'autre  defléin  en  cet  endroit  que  de  montrer  le  faux 
Jugement  dont  chacun  doit  fe  rcconnoîrre  coupable  félon 
its  propres  Principes ,  quels  qu'ils  puiflcnt  être  ,  lorfque 
pour  quelque  confideration  que  ce  foit  on  s'abandonne 
aux  courtes  voluptez  d'une  vie  déréglée  ,  dans  le  temps 
qu'il  fait  d'une  manière  à  n'en  pouvoir  douter  ,  qu'u- 
aie  Vie  après  celle-ci  eft  ,  tout  au  moins ,  une  chofe 
pofilble. 

§.  71.  Pour  conclurre  cette  difcuifion  fur  la  Liberté 
de  l'Homme,  je  ne  puis  m'empêcher  de  dire, que  '«a  pre- 
mière fois  que  ce  Livre  vit  le  jour ,  je  commençai  à  crain- 
dre qu'il  n'y  eût  quelque  méprife  dans  ce  Chapitre  tel 
qu'il  étoit  alors.  Un  de  mes  Amis  eîit  la  même  penfée 
après  la  publication  de  l'Ouvrage ,  quoy  qu'il  ne  pût  m'in- 

diquer 


Delà  Pnijfûnce.  Liv.  II.  33^ 

diquer  précifément  ce  qui  liiy  etoit  fufpect.  C'eft  ce  qui  C  h  A  p. 
m'obligea  à  revoir  ce  Chapitre  avec  plus  d'exa£titude  ;  &  XXL 
ayant  jette  par  hazard  les  yeux  fur  une  mépriie  prefque 
imperceptible  que  j'avois  faite  en  mettant  un  mot  pour 
un  autre,  ce  qui  ne  fembloit  être  d'aucune  conféquence  j 
cette  découverte  me  donna  les  nouvelles  ouvertures  que 
je  foûmets  préfentement  au  jugement  des  Savans ,  &  dont 
voici  l'abrégé.  La  Liberté  ell  une  puiflance  d'agir  ou  de 
ne  pas  agir  ,  félon  que  nôtre  Elprit  fe  détermine  à  l'un 
ou  à  l'autre.  Le  pouvoir  de  diriger  les  Facvltez  Operati- 
•ves  au  mouvement  c  u  au  repos  dans  les  cas  particuliers  , 
c'eft  ce  que  nous  appelions  la  yolonté.  Ce  qui  dans  le 
cours  de  nos  A£tions  volontaires  détermine  la  Volonté  à 
quelque  changement  d'opération  ,  eft  quelque  inquiétude 
prefente,  qui  confifte  dans  le  Defir  ou  qui  du  moins  en 
eft  toujours  accompagnée.  Le  Velîr  eft  toiijours  excité 
par  le  Mal  en  veûë  de  le  fuir  j  parce  qu'une  totale  exem- 
ption de  douleur  fait  toujours  une  partie  nécefûiire  de  nô- 
tre Félicité.  Mais  chaque  5/f«  5  m  même  chaque  5if« 
fins  excellent  n'émeut  pas  conftamment  le  Defir  ,  parce 
qu'il  peut  ne  pas  faire  ou  être  confideré  comme  ne  faifant 
pas  une  partie  néceflaire  de  notre  Bonheur  ;  Se  tout  ce  que 
nous  defirons  ,  c'eft  uniquement  d'être  heureux.  Mais 
quoy  que  ce  Defir  général  d'être  heureux  agiffe  conftam- 
ment &c  invariablement  dans  l'Homme  ,  nous  pouvons 
fufpcndre  la  fatisfaftion  de  chaque  defir  particulier  &  em- 
pêcher qu'il  ne  détermine  la  Volonté  à  faire  quoy  que  ce 
foit  qui  tende  à  cette  fatisfa£tion  ,  jufqu'à  ce  que  nous 
ayions  examiné  mûrement  ,  fi  le  Bien  particulier  qui  fe 
montre  à  nous  6c  que  nous  -defirons  dans  ce  temps-là  j 
fait  partie  de  nôtre  Bonheur  réel  ,  ou  bien  s'il  y  eft 
contraire  ,  ou  non.  Le  réfutent  de  nôtre  Jugement  en 
conféquence  de  cet  examen  eft  ce  qui,  pour  ainfi  di- 
re ,  détermine  en  dernier  reflbrt  l'Homme ,  qui  ne  fau- 
roit  être  Libre ,  fi  fa  Volonté  étoit  déterminée  par  au- 
tre chofe  que  par  fon  propre  Dejir  guidé  par  fon  pro- 
pre Jugement. 


5^5  T)^  ^^  PiiijJ'ance. 

Ch  A  p.  §.  72.  Il  eft  d'une  fi  grande  importance  d'avoir  de  ve- 
XXI.  ritables  notions  fur  la  nature  &:  l'étendue  de  la  Liberté , 
que  j'efpére  qu'on  me  pardonnera  cette  Digreflîon  où  m'a 
engagé  le  defir  d'éclaircu-  une  matière  Ç\  abftrufc.  Les  I- 
dces  de  Folonté  ^  de  Volition  ,  de  Liberté  &:  de  Néceffité 
ié  préiéntoient  naturellement  dans  ce  Chapitre  de  \xPuiJ- 
fance.  J'expofai  mes  penfées  l'ur  toutes  ces  chofes  dans  la 
Première  Edition  de  cet  Ouvrage  ,  fuivant  les  lumières 
que  j'avois  alors;  mais  en  qualité  d'amateur  fincére  delà 
Vérité  qui  n'adore  nullement  fes  propres  conceptions  , 
j'avoue  que  j'ai  fait  quelque  changement  dans  mon  opi- 
nion ,  croyant  y  être  fuffifamment  autorife  par  des  raifons 
que  j'ai  découvertes  depuis  la  première  publication  de  ce 
Livre.  Dans  ce  que  j'écrivis  d'abord  >  je  fuivis  avec  une 
entière  indifférence  la  Vérité  ,  où  je  croyois  qu'elle  me 
conduifoit.  Mais  comme  je  ne  fuis  pas  aflèz  vain  pour 
prétendre  à  l'Infaillibilité,  ni  11  entête  d'un  faux  honneur 
pour  cacher  mes  fautes  de  peur  de  ternir  ma  réputation , 
je  n'ai  pas  eu  honte  de  publier  ,  dans  le  même  dcflein  de 
fuivre  ilncerement  la  Vérité  ,  ce  qu'une  recherche  plus 
exa£te  m'a  fait  connoître.  11  pourra  bien  arriver  ,  que 
certaines  gens  croiront  mes  premières  notions  plus  jufteSj 
que  d'autres,  comme  j'en  ai  dej a  trouvé  ,  approuveront 
les  dernières >  &:  que  quelques-uns  ne  trouveront  ni  les  u- 
nes  ni  les  autres  à  leur  gré.  Je  ne  ferai  nullement  furpris 
d'une  telle  diverfitè  de  fentimens;  parce  quec'cltunecho- 
fe  aflez  rare  parmi  les  hommes  que  deraifonner  flms  aucu- 
ne prévention  fur  des  points  controverfez ,  &  que  d'ailleurs 
iln'ell  pas  fort  aife  de  faire  des  déductions  exaftes  dans  des 
fujets  abftraitsj  &  fur  tout  lorfqu'elles  font  de  quelque  é- 
tenduè.  C'eflpourqupy  je  me  croirai  fort  redevable  à  qui- 
conque voudra  prendre  la  peine  d'cclaircir  iincercment 
les  difficultez  qui  peuvent  relier  dans  cette  matière  de  la 
Liberté; ,  foit  en  raifonnant  fur  les  fondemens  que  je  viens 
de  pofer,  ou  fur  quelques  autres  que  ce  foient.  Du  relie, 
-avant  que  de  finir  ce  Chapitre  ,  je  croy  que  ,  pour  avoir 
des  Idées  plus  dillind'cs  de  la  Fuifpince ,  il  ne  fera  ni  hors 

de 


DelaPnijJ'ance.  Liv.  II.  337 

de  propos  ni  inutile  de  prendre  une  plus  exafte  conaoif-  C  ha  p, 
fance  de  ce  qu'on  nomme yi<J7?c;^z.  J'ai  déjà  dit* au  com-  XXI. 
mencement  de  ce  Chapitre,  qu'il  n'y  a  que  deux  fortes •^a.s^i?-}- !>•< 
à.'A£tiGî2s  dont  nous  ayions  d'idée  ,  lavoir  ,  le  Mouve- 
ment Scia  Pen  fée.  Or  quoy  qu'en  donne  à  ces  deuxcliofes 
le  nom  à'A5fion  ,  &  qu'on  les  confidére  comme  telles , 
on  trouvera  pourtant,  à  les  confiderer  de  près,  que  cette 
(^lalité  ne  leur  convient  pas  toujours  parfaitement.  Et 
iî  je  ne  me  trompe,  il  y  a  des  exemples  de  ces  deux  efpé- 
ces  de  chofcs  ,  qu'on  reconnoîtra  après  les  avoir  exami- 
nées exa£tement ,  pmir  des  P^/yî(??w  plutôt  que  pour  des 
Atliotis-,  &  par  conféquent  ,  pour  de  fimples  effets  de 
puiflances  pallives  dans  des  fujets  qui  pourtant  paflent  à 
leur  occafion  pour  véritables  Agents.  Car  dans  ces  exem- 
ples, la  fubftance  en  qui  fe  trouve  le  mouvement  ou  la 
penfée  ,  reçoit  purement  de  dehors  l'impreiïïon  par  où 
l'action  luy  eft:  communiquée  j  &  ainfi  ,  elle  n'agit  que 
par  la  feule  capacité  qu'elle  a  de  recevoir  une  telle  im- 
prellion  de  la  part  cie  quelque  Agent  extérieur  ;  de  forte 
qu'en  ce  cas-là ,  la  Puijfance  n'eft  pas  proprement  dans  le 
fujet  une  Puiflance  aftive,  mais  une  pure  capacité  pafîi- 
ve.  Qvielquefois,  la  Subftance  ou  l'Agent  fe  met  en  a- 
clion  par  fa  propre  puifl^mce,  &:  c'efl:  là  proprement  une 
Pnijfance  a5îive.  On  appelle  yf<5?/ow,  toute  modification 
qui  fe  trouve  dans  une  fubftance  Se  par  laquelle  clic  pro- 
duit quelque  effet  >  par  exemple,  qu'une  fubftance  foli- 
de  agifle  par  le  moyen  du  mouvement  fur  les  Idées  fenlî- 
bles  de  quelque  autre  fubftance  ,  ou  y  caufe  quelque  al- 
tération ,  nous  cionnons  à  cette  modilîcation  du  mouve- 
ment le  nom  à'ABion.  Cependant,  à  bien  conilderer  la 
chofe  ,  ce  mouvement  n'eft  dans  cette  fubftance  folide 
qu'une  fimple  paillon  ,  li  elle  le  reçoit  uniquement  de 
quelque  Agent  extérieur.  Et  par  conféquent ,  la  Fuijfan- 
ce  a[five  de  mouvoir  ne  fe  trouve  dans  aucune  fubftance, 
qui  étant  en  repos  ne  fuuroit  commencer  le  mouvement 
en  elle-même ,  ou  dans  quelque  autre  fubftance.  De  mê- 
me, à  l'égard  de  la  Penjee  ,  la  puiflance  de  recevoir  des 

V  V  idées 


538  De  la  Piiijfance. 

C  H  A  p.  idées  ou  des  penfées  par  l'opération  de  quelque  fubftance 
XXI.  extérieure,  s'appelle  Ptuffance  de  penfer  ,  mais  ce  n'eft 
dans  le  fonds  qu'une  puijjarice  pafjlve  ,  ou  une  fimple  ca- 
pacité. Mais  le  pouvoir  que  nous  avons  de  rappeller  des 
Idées  abfentes ,  à  nôtre  choix ,  &c  de  comparer  enfemble 
celles  que  nous  jugeons  à  propos  ,  eft  véritablement  un 
Pûwvoir  a^if.  Cette  réflexion  peut  nous  empêcher  de 
tomber, à  l'égard  de  ce  qu'on  nomme Puijfance  ik Action, 
dans  des  erreurs  ,  où  la  Grammaire  &:  le  tour  ordinaire 
des  Langues  peuvent  nous  engager  facilement,  parce  que 
ce  qui  eft  fignifie  par  les  verbes  que  les  Grammairiens 
nomment  AHifs  ^  ne  fignifie  pas  toujours  VA^ion:  Par 
exemple,  ces  Propofitions ,  Je  'vois  la  Lvtie  y  ou  une  E- 
toile ,  Je  fens  la  chaleur  du  Soleil  ,quoy  qu'exprimées  par 
un  verbe  aftif ,  ne  fignifient  en  moy  aucune  aftion  par 
où  i'opére  fur  ces  fubftances,  mais  feulement  la  réception 
des  idées  de  lumière,  de  rondeur  &c  de  chaleur}  en  quoy 
je  ne  fi,ùs  point  aftif,  mais  purement  paflif}  de  forte  que, 
pofé  l'état  ou  font  mes  yeux  ou  mon  Corps,  je  ne  faurois 
éviter  de  recevoir  ces  Idées.  Mais  lorfque  je  tourne  mes 
yeux  d'un  autre  côté  ,  ou  que  j'éloigne  mon  Corps  des 
rayons  du  Soleil,  je  fuis  proprement  adif,  parce  que  par 
mon  propre  choix ,  &c  par  une  puiffance  que  j'ai  en  moy- 
méme,  je  me  donne  ce  mouvement-là  >  fie  une  telle  adlion 
eft  la  production  d'une  Puijfance  A£iive. 

§.  73.  Voilà  préfentement  en  racourci  un  extrait  de 
nos  Idées  Originales,  d'où  toutes  les  autres  viennent,  & 
dont  elles  font  compofées.  De  forte  que ,  fi  je  voulois 
exammer  ces  dernières  en  Philofophe ,  &:  voir  quelles  en 
font  les  caufes  &  la  matière ,  je  croy ,  qu'on  pourroit  les 
réduire  à  ce  petit  nombre  à' Idées  p'imittves  &  originales , 
(avoir, 

L'Etenduëy 

La  Solidité' i 

La  Mobilité  ou  la  Puiflance  d'être  mù  > 
Idées  que  nous  recevons  du  Corps  par  le  moyen  des 
Sens: 

La 


De  la  Pmjpince.    Liv.  II.  559 

La  Pcrceptivite  ,  ou  la  PuifTance  d'appercevoir  ou   C  h  a  i>. 
penfcr,  .  XXI. 

La  Mûiiviie,  ou  la  Puiflance  de  mouvoir.  (Qu'on 
me  permette  *  de  me  fervir  de  ces  deux  mots  nouveaux, 
de  peur  qu'on  ne  prit  mal  ma  penfée  i\  j'cmployois 
les  termes  ufitez  qui  font  équivoques  dans  cette  rencou- 
tre.) 

Ces  deux  dernières  Idées  nous  viennent  dans  l'Efprit 
par  voye  de  Re flexion.  Si  nous  leur  joignons 

UExiJlence , 

La  Durée , 

6c  Le  Nombre , 
qui  nous  viennent  par  les  deux  voycs  de  Sensation  &:  de 
Reflexion ,  nous  aurons  peut-être  toutes  les  Idées  Origi- 
nales, d'où  dépendent  toutes  les  autres.  Car  par  ces  I- 
dées-là,  nous  pourrions  expliquer,  fi  je  ne  me  trompe  , 
la  nature  des  Couleurs,  des  Sons, des  Goûts,  des  Odeurs 
Se  de  toutes  les  autres  Idées  que  nous  avons  >  Ci  nos  Fa- 
cultez  étoient  allez  fubtiles  pour  appercevoir  les  différen- 
tes modifications  d'étendue.  Se  les  divers  mouvemensdes 
petits  Corps  qui  produifent  en  nous  toutes  ces  différen- 
tes fenfations.  Mais  comme  je  n'ai  préfentement  en  veûë 
que  d'examiner  quelle  eft  la  connoiffance  que  l'Efprit  a 
des  chofes  par  le  moyen  des  Idées  ou  apparences  qu'elle 
en  reçoit  félon  que  Dieu  l'en  a  rendue  capable  ,  &:  com- 
ment l'Ame  vient  à  acquérir  cette  connoiffance  ,  plutôt 
que  de  rechercher  les  caufes  de  ces  Idées  Sz  la  manière 
dont  elles  font  produites  -,  je  ne  m'engagerai  point  contre 
le  but  que  je  me  fuis  propofé  dans  cet  (Xivrage  ,  à  confi- 
derer  en  Phyficien  la  forme  particulière  des  Corps  6c  la 

Vv  2  con- 

*  si  Mr.  Locl^e  s'cxcufc  à  fês  Lecteurs  '  ci  ,   rempli  de  difquifîrions  fi  cxaftes  , 

Je  ce  qu'il  employé    ces  deux  mots,  je  ;  l'on  nepcutc'vitcrde  faire  des  mots ,  pour 

<!ois  le  faire  à  plus   forte  raifoii  ,    parce  ,  pouvoir  exprimer  de  nouvelles  idc'es.  Nos 

c]ue  la  Langue  Fr.inçoifc  permet  beaucoup  ;  plus   grands    Purifies  conviendront    fans 

moins  (]ue  l'Angloife  qu'on  fabrique  de  i  doute    que   dans   un     tel    cas   c'eft    une 

nouveaux  termes.     Mais  dans  un  Ouvra-  i  liberté  qu'on  doit  prendre,  fans  craindre 

ec  de  pur  raifonnement  ,  comme  ctlui.  '  de  choquer  leur  délicarcfre. 


340  D^^  Modes  Mixtes. 

C  H  A  p.  configuration  des  parties ,  par  où  ils  ont  le  pouvoir  de 
XXI.  produire  en  nous  les  Idées  de  leurs  Qualitez  fenfibles.  Je 
n'entrerai  pas  plus  avant  dans  cette  recherche  ;  car  il  fuf- 
fit ,  pour  mon  delTein ,  d'cbfervcr  par  exemple ,  que  l'Or 
ou  le  Sajfran  ont  la  puifl'ance  de  produire  en  nous  l'idée 
de  la  Couleur  Jaune ,  Se  la  Neige  ou  le  Latcl  celle  du 
Blanc  ;  idées  que  nous  pouvons  avoir  feulement  par  le 
moyen  de  la  Veùë  j  fans  que  je  fois  obligé  d'cxammer  la 
contexture  des  parties  de  ce  Corps  ,  non  plus  que  les  fi- 
gures particulières  ou  les  mouvemens  des  particules  qui 
font  retléchies  de  leur  furface  pour  caufer  en  nous  ces 
Senfations  particulières  ;  quoy  qu'au  fonds  ,  Ç\  fans  nous 
arrêter  aux  fimples  Idées  qui  font  dans  nôtre  Efprit  juous 
voulons  en  rechercher  les  Caufes ,  nous  ne  faurions  con- 
cevoir qu'il  y  ait  aucune  autre  chofe  dans  chaque  Objet 
fenfible,  par  où  il  produife  différentes  idées  en  nous, que 
la  différente  grolTeur  ,  figure  ,  nombre  3  contexture  & 
mouvement  de  fes  parties  infenfibles. 


CHAPITRE      XXII. 

C  H  A  p.  2)f  J  Modes  Mixtes. 

XXII. 

Ccquccvftqre  §.   I .     A    P  R  E"s  avoir  traité  des  Modes  Simples  dans  les 
]« Modes  Ml!.-  j-^    Chapitres  précedens  ,  &  donné  divers  exem- 

ples de  quelques-uns  des  plus  confiderables  ,  pour  faire 
voir  ce  qu'ils  font ,  6c  comment  nous  venons  à  les  acqué- 
rir, il  nous  faut  examiner  enfuite  les  Modes  que  nous  ap- 
pelions Mixtes  ,  comme  font  les  Idées  complexes  que 
nous  defignons  par  les  noms  d" Oblige tio?i ,  âCyhnitie,  de 
MenÇonge  ,  6cc.  qui  ne  font  que  diverfes  combinaifons 
d'Idées  /impies  de  différentes  efpéces.  Je  leur  ai  donné  le 
nom  de  Modes  Mixtes , pour  les  diftinguer  des  Modes  plus 
fimples,  qui  ne  font  compofez  que  d'idées  fimples  de  la 
même  efpece.  Et  d'ailleurs  ,  comme  ces  Modes  Mixtes 
font  de  certaines  combinaifons  d'Idées  fimples,  qu'on  ne 

re- 


Vcs  Modes  Mixtes.    Liv.  II.  34Ï 

regarde  pas  comme  des  marques  cara£teriftiques  d'aucun    C'o.ap. 
Etre  réel  qui  ait  une  exiftence  fixe  ,  mais  comme  des  I-     XXII. 
dées  détachées  &: indépendantes, que  l'Efprit  joint enfem- 
blcj  elles  font  par  là  dillinguées  des  Idées  complexes  des 
Subftances. 

§.  2.  L'Expérience  nous  montre  évidemment,  que  Us  ^om  formez 
l'Efprit  eft  purement  paflîf  à  l'égard  de  fes  Idées  fimples,  P"  '  ^'P"^' 
&:  qu'il  les  reçoit  toutes  de  l'exiftence  &  des  opérations 
des  chofes  ,  fclon  que  la  Senfation  ou  la  Reflexion  les 
luy  préfente,  fans  qu'il  foit  capable  d'en  former  aucune 
de  luy-méme.  Mais  il  nous  examinons  avec  attention  les 
Idées  que  j'appelle  Modes  Mixtes  &c  dont  nous  parlons 
préfentement ,  nous  trouverons  qu'elles  ont  une  autre  ori- 
gine. En  effet,  l'Efprit  agit  fouvent  par  luy-même  en 
faifant  ces  différentes  combinaifons  >  car  ayant  une  fois 
reçu  des  Idées  fimples  ,  il  peut  les  joindre  Se  combiner 
en  diverfes  manières, &  faire  par  là  différentes  Idées  com- 
plexes, fans  confiderer  fi  elles  exiftent  ainil  réunies  dans 
la  Nature.  Et  de  là  vient,  à  mon  avis,  qu'on  donne  à 
ces  fortes  d'idées  le  nom  de  Notion;  comme  fi  leur  origi- 
ne &:  leur  continuelle  exiftence  étoient  plutôt  fondées 
fur  les  penfées  des  honimcs  que  fur  la  nature  même  des 
chofes  ,  Se  qu'il  fuffit  ,  pour  former  ces  Idées-là  ,,  que 
l'Efprit  joignît  cnfemble  leurs  différentes  parties  ,  Se 
qu'elles  fubfiftaffent  ainfi  réunies  dans  l'Entendement, 
làns  examiner  fi  elles  avoient ,  hors  de  là  ,  aucune  exi- 
ftence réelle.  Je  ne  nie  pourtant  pas  ,  que  plufieurs  de 
ces  Idées  ne  puiffent  être  déduites  de  l'obfervation  Se  de 
l'exiftence  de  plufieurs  idées  fimples  ,  combinées  de  la 
même  manière  qu'elles  font  réunies  dans  l'Entendement. 
Car  celui  qui  le  premier  forma  l'idée  de  V  Hypo  en  fi  e ,  peut 
l'avoir  reçue  d'abord  ,  de  la  reflexion  qu'il  fit  fur  quel- 
que perfonne  qui  faifoit  parade  de  bonnes  qualitez  qu'il 
n'avoit  pas  ,  ou  avoir  formé  cette  idée  dans  fon  Efprit. 
fans  avoir  eu  un  tel  patron  devant  fes  yeux.  En  effet,  il 
eft  évident ,  que  lorfque  les  hommes  commencèrent  à. 
difcourir  entr'eux  ,  Se  à  entrer  en  focieté  ,  plufieurs  de 
Vv  3  CCS. 


34^  Des  Modes  Mixtes. 

•C  H  A  p.    ces  idées  complexes  qui  étoient  des  fuites  des  rc2;lcmens 
XXII-     établis  parmi  eux  j   ont  été  nécelîairement  dans  l'Efprtt 
des  hommes ,  avant  que  d'exiiter  nulle  autre  part ,  &  que 
pluiieurs  noms  qui  fignifîoient  ces  fortes  d'idées  comple- 
xes ,  étoient  en  ufage  ,   &  que  par  conféqueut  ces'idées 
étoient  formées  avant  que  les  combinaifons  qu'elles  re- 
préfentent,  euflent  jamais  exiilé. 
On  le-:  acquiert      g.  5.  A  la  vcrité ,  préfentcment  quc  les  Langues  font 
TCvpliou^on''^^  formées  èc  qu'elles  abondent  en  termes  qui  expriment  ces 
des  termes  ciui  Combinaifous,  le  moycH  ordmatre  d' acqim ir  ces  Idées  com- 
feryent  a  les    plgxes  s  c'efl  par  l'expliCdtioH  des  termes  même;  ani  fervent 
a  les  exprimer.     Car  comme  eues  lont  compolees  d  un 
certain  nombre  d'Idées  fimples  combinées  enfemble, elles 
peuvent ,  par  le  moyen  des  mots  qui  expriment  ces  Idées 
llmples,  être  préfentées  à  l'Efprit  de  celui  qui  entend  ces 
mots,  quoy  que  l'exiftence  réelle  des  chofes  n'eût  jamais 
fait  naître  dans  fon  Efprit  une  telle  combinaifon  d'Idées 
fimples.     Ainfi  un  homme  peut  venir  à  fe  rcprefenter  l'i- 
dée de  ce  qu'on  nomme  Meurtre  ,  ou  Sacrilège ,  fi  l'on 
luy  fait  une  énumeration  des  Idées  fimples  que  ces  deux 
mots  fignifient,fans  qu'il  ait  jamais  vu  commettre  ni  l'un 
ni  l'autre  de  ces  crimes. 
Les  nomsarta-      §.  4.  Chaque  Modc  mixte  étant  compofé  de  plufieurs 
tierdcl^^Modes  l'^'^cs  fimplcs  ,   diftinftcs  les  unes  des  autres  ,  il  femble 
mixtes  à  une   raifonnablc  de  rechercher  d'où  c'efl  qu'il  tire  fon  Utiité,  & 
kuic  idtc.       comment  une  telle  multitude  particulière  d'Idées  vient  à 
faire  une  feule  Idée,  puis  que  cette  combinaifon  n'exifte 
pas  toujours  réellement  dans  la  nature  des  chofes  ?    Il  eft 
évident,  que  l'Unité  de  ces  Modes  vient  d'un  A£le  de 
,  l'Efprit  qui  combine  enfemble  ces  différentes  Idées  fim- 

plcs ,  &:  les  confidére  comme  une  feule  Idée  complexe 
cjui  renferme  toutes  ces  diverfes  parties  :  &  ce  qui  elt  la 
marque  de  cette  union  ,  ou  qu'on  regarde  en  général 
comme  ce  qui  la  détermine  exactement ,  c'eft  le  nom 
qu'on  donne  à  cette  combinaifon  d'idées.  Car  c'eft  fur 
les  noms  que  les  hommes  règlent  ordinairement  le  compte 
qu'ils  font  d'autant  d'efpéces  diflindles  de  Modes  mix- 
tes. 


Des  Modes  Mixtes.    Liv.  II.  343 

tes,  5c  rarement  ils  reçoivent  ou  confiderent  aucun  nom-  C  n  a  p. 
bre  d'Idées  fimples  comme  faifant  une  idée  complexe,  XXII. 
excepté  les  colle£tions  qui  font  dellgnées  par  certains 
noms.  Ainfi  ,  quoy  que  le  crime  de  celui  qui  tué  un 
Vieillard,  foit,  de  îa  nature,  auflî  propre  à  former  une 
idée  complexe,  que  le  crime  de  celui  qui  tué"  fon  PérCj 
cependant  parce  qu'il  n'y  a  point  de  nom  qui  fignifîe 
précifément  le  premier,  comme  il  y  a  le  mot  de  Parrici- 
de pour  défigner  le  dernier,  on  ne  regarde  pas  le  premier 
comme  une  particulière  Idée  complexe  ,  ou  comme  une 
efpéce  d'adion  diftinde  de  celle  par  laquelle  on  tué  un 
jeune  homme,  ou  quelque  autre  homme  que  ce  foit. 

§.  5.  Si  nous  pouflons  un  peu  plus  loin  nos  recherches    Pourquoy  les 
pour  voir  ce  que  c'eft  qui  donne  occafion  aux  hommes  ^,°^VT'^l  *°"* 

K  ■      ^■         r  1   ■       ■/■  j'-j  -         r         i  des  Modes miï- 

de  convertir  diverles  combinauons  a  idées  iimples  en  au- tes? 
tant  de  Modes  diftinfts,  pendant  qu'ils  en  négligent  d'au- 
tres ,  qui ,  à  confiderer  la  nature  même  des  chofes  ,  font 
aufli  propres  à  être  combinées  5c  à  former  des  idées  di- 
Itinftes,  nous  en  trouverons  la  raifon  dans  le  but  même 
du  Langage.  Car  les  hommes  l'ayant  inftitué  pour  fe 
faire  connoître  ou  fe  communiquer  leurs  penfées  les  uns 
aux  autres,  aufli  promptement  qu'ils  peuvent,  ils  font 
d'ordinaire  de  ces  fortes  de  collerions  d'idées  qu'ils  con- 
vertiflént  en  Modes  complexes  auxquels  ils  donnent  cer- 
tains noms ,  félon  qu'ils  en  ont  befoin  par  rapport  à  leur 
manière  de  vivre  6c  à  leur  converfation  ordinaire.  Pour  les 
autres  idées  qu'ils  ont  rarement  occafion  de  faire  entrer 
dans  leurs  difcours,  ils  les  laiflent  détachées,  &  fans  noms 
qui  les  puiflent  lier  cnfemble  ,  aimant  mieux  ,  lorfqu'iîs 
en  ont  befoin ,  compter  l'une  après  l'autre  toutes  les  idées 
qui  les  compofent,  que  de  fe  charger  la  mémoire  d'idées 
complexes  &  de  leurs  noms ,  dont  ils  n'auront  que  rare- 
ment ,  6c  peut-être  jamais  aucune  occafion  de  fe  fer- 
vir. 

§.  6.  Il  paroît  de  là  comment  il  arrive,  §lu''ily  a  dans  Comment  dans 
chaque  Langue  des  termes  particuliers  qiCon  ne  peut  rendre  ""'^^fi^^^  '  '' 
mot  pour  mot  dans  une  autre-     Car  les  Coutumes  ,   les  qu^on  "e  p°ît 

Moeurs , 


34+  ï^^-f  Modes  Mixtes. 

Chap.    Mœurs,  &:  les  Ufages  d'une  Nation  faifaat  tout  autant 
XXII.     de  combinaifons  d'idées,  qui  font  familières  Se  néccflai- 
cxptinicr  dans  j.^^  ^  ^^j^  Peuple,  &:  ou'un  autre  Peuple  n'a  jamais  eu  oc- 
une   autre    par        ,  i      r  •  *  •  11 

des  mors  qui   calion  de  romier ,  m  peut-être  même  d  en  prendre  aucu- 
leur  répondeur,  j^g  connoiflance ,  on  i'c  fait  une  habitude  d'y  attacher  des 
nomsj  pour  éviter  de  longues  periphrafcs  dans  des  cho- 
fes  dont  on  parle  tous  les  jours ,  6c  par  ce  moyen  elles  de- 
viennent dans  leur  Efprit  tout  autant  à' Idées  complexes, 
f' oç^a-.i^fik.  entièrement  diftinftcs.  Ainfi  *VOjîrr<ciftne  parmi  les  Grecs 
t  Profiuftio.    Se  la  -j-  Frofcripfion  parmi  les  Romains ,  étoient  des  mots 
que  les  autres  Langues  ne  pouv'oient  exprimer  par  d'au- 
tres termes  qui  y  repondifTent  exactement,  parce  que  ces 
mots  fignifioient  parmi  les  Grecs  &:  les  Romains  des  idées 
complexes  qui  ne  fe  rencontroient  pas  dans  l' Efprit  des 
autres  Peuples.     Où  de  telles  Coutumes  n'étoient  point 
en  ufage,  on  n'y  avoit  aucune  notion  de  ces  fortes  d'a- 
ctions 6c  l'on  ne  s'y  fervoit  point  de  femblables  combinai- 
fons d'Idées,  jointes,  6c,  pour  ainfi  dire  ,    liées  enfem- 
ble  par  ces  termes  particuliers  >    &:  par  conféqucnt ,  dans 
d'autres  Païs  il  n'y  avoit  point  de  noms  poiir  les  expri- 
mer. 
Ponrquoy  les      g    -    p^j.  |^  j^(^^,ç,  pouvons  voir  aufii  la  raifon  potirquoy 
ccur?  «^-^  Langues  Jontjv.jettes  a.  de  continuels  chatigemens,  pour- 

quoy  elles  adoptent  des  mots  nouveaux  &  en  abandon- 
nent d'autres  qui  ont  été  en  ufage  depuis  long  temps. 
C'eft  que  le  changement  qui  arrive  dans  les  Coutumes 
£c  dans  les  Opinions  ,  inrroduilcnt  en  même  temps  de 
nouvelles  Combinaifons  d'idées  dont  on  eft  fouvent  obli- 
gé de  s'entretenir  en  foy-mémc  &:  avec  les  autres  hom- 
mes ,  on  leur  donne  des  noms  pour  éviter  de  longues 
periphrafes  ;  8c  ainfi  ,  elles  deviennent  de  nouvelles  ef- 
péces  de  Modes  complexes.  Pour  être  convaincu  com- 
bien d'idées  différentes  font  comprifes  par  ce  moyen 
dans  un  feul  mot ,  &;  combien  on  épargne  par  là  de 
temps  tz  d'haleine  ,  il  ne  faut  que  prendre  la  peine  de 
faire  une  énumeration  de  toutes  les  Idées  qu'emportent 
<:es  deux  termes  de  Palais ,  Siirjéiwce  o\\  ylppcl ,  6c  d'em- 
ployer 


Des  Modes  Mixtes.     L  i  v.  II.  345 

ployer  à  la  place  de  l'un  de  ces  mots  itne  periphrafe  pour   C  h  a  p. 
en  faire  comprendre  le  fens  à  un  autre.  XXII. 

§.  8.  Qiioy  que  je  doive  avoir  occafion  d'examiner  où  exiOcnt  !« 
cela  plus  au  long  ,  quand  je  viendrai  à  traiter  des  *  i^/(!?/j^'^i'"j['j''""- 
&  de  leur  ufage,  je  ne  pouvois  pourtant  pas  éviter  de  fai- 
re quelque  réflexion  en  paflant  fur  les  noms  des  Modes 
mixtes,  qui  étant  des  combinaifons  d'Idées  fimples  pure- 
ment tranfitcires  ,  qui  n'exiftent  que  peu  de  temps  ,  & 
cela  fimplement  dans  l'Efprit  des  Hommes  ,  oîi  même 
leur  exiftence  ne  s'étend  point  au  delà  du  temps  qu'elles 
font  l'objet  aftuel  de  la  penfee  ,  nont  par  conféquent  V  ap- 
parence d'une  cxijlence  confiante  e^  durable  ,  nulle  autre 
part  que  dans  les  mots  dont  on  fe  fert  pour  les  exprimer  ; 
qui  par  cela  même  font  fort  fujets ,  dans  ces  fortes  d'I- 
dées 5  à  être  pris  pour  les  Idées  mêmes  qu'ils  fignilient. 
En  effet ,  fi  nous  examinons  oîi  exifte  l'idée  d'un  Triom- 
phe ou  d'une  Apotheofe  ,  il  eft  évident  qu'aucune  de  ces 
Idées  ne  fiuroit  exiiler  nulle  part  tout  à  la  fois  dans  les 
chofes  mêmes ,  parce  que  ce  font  des  actions  qui  deman- 
dent du  temps  pour  être  exécutées  ,  &  qui  ne  pourroient 
jamais  exifter  toutes  enfemble.  Pour  ce  qui  cit  de  l'Efprit 
des  hommes  ,  oii  l'on  fuppofe  que  fe  trouvent  les  idées 
de  ces  Actions,  elles  y  ont  aullî  une  exiltcnce  fort  incer- 
taine }  c'eftpourquoy  nous  fommes  portez  à  les  attacher 
à  des  noms  qui  les  excitent  en  nous. 

§.  9.  C'eft  donc  ^^r  trois  moyens  que  nous  acquérons  Commcat  mus 
ces  Idées  complexes  de  jModes  mixtes:    I.  par  l'Expérience ï'î'^"",°"»I"j 

ouïr  ■  j  ^      r  />  a       ,-'■    '  ^        -,  "^'■'^5  °'^^  Modes 

6c  1  oblervation  des  choies  mêmes.  Ainfi ,  en  voyant  deux  mixtes. 
hommes  luter ,  ou  fliire  des  armes ,  nous  acquérons  l'idée 
de  ces  deux  fortes  d'exercices.  II.  Par  V invention  ,  ou 
l'aflémhlage  volontaire  de  diflrerentes  idées  fimples  que 
nous  joignons  enfemble  dans  notre  Efpritj  ainfi  celui  qui 
le  premier  inventa  l'Imprimerie  ou  la  Gravure  ,  en  avoit 
l'idée  dans  l'Efprit  ,  avant  qu'aucun  de  ces  Arts  eut  ja- 
mais exifté.  III.  Le  troifiéme  moyen  par  ou  nous  acqué- 
rons plus  ordinairement  des  idées  de  Modes  mixtes  ,  c'eft 
par  l'explication  qu'on  nous  donne  des  termes  qui  expri- 

Xx  menr 


54.6  Dûs  Modes  Mixtes. 

C  H  A  p.    ment  des  Actions  que  nous  n'avons  jamais  vues ,    ou  des 
XXII.    Notions  que  nous  ne  fauriôns  voir  ;    fie  nous  préfentant 
une  à  une  toutes  les  Idées  dont  ces  Adtions  doivent  être 
compofces,  &:  les  peignant,  pour  ainll  dire,  à  nôtre  pro- 
pre imagination.     Car  après  avoir  reçu  des  idées  fimples 
dans  l'Efprit  par  voye  de  Senllition  6c  de  Reflexion  ,    &c 
avoir  appris  par  l'ufage  les  noms  qu'on  leur  donne  ,    nous 
pouvons  par  le  moyen  de  ces  noms  repréfenter  à  un  autre 
l'idée  complexe  que  nous  voulons  luy  faire  concevoir  , 
pourvu  qu'elle  ne  renferme  aucune  idée  fmiple  qui  ne  luy 
foit  connue  ,    fie  qu'il  n'exprime  par  le  même  nom  que 
nous.     Car  toutes  nos  Idées  complexes  peuvent  être  ré- 
duites aux  Idées  Amples  dont  elles  font  originairement 
compofées ,  quoy  que  peut-être  leurs  parties  immédiates 
foient  aulîi  des  Idées  complexes.     Ainfi  ,  le  Mode  mixte 
exprimé  par  le  mot  de  Mcnfonge  ,    comprend  ces  Idées 
fimples:      i.  des  fons  articulez  :     2.  certaines  idées  dans 
l'Efprit  de  celui  qui  parle:   3. des  mots  qui  font  les  flgnes 
de  ces  idées:  4.  l'union  de  ces  fignes  par  affirmation  ou 
par  négation,  différente  dans  l'Efprit  de  celui  qui  parle, 
de  celle  qui  eft  entre  les  idées  mêmes  qu'ils  repréfentent. 
Je  ne  croi  pas  qu'il  foit  néceffaire  de  pouffer  plus  loin  l'a- 
nalyfe  de  cette  Idée  complexe  que  nous  appelions  Men- 
fonge.  Ce  que  je  viens  de  dire  fuffit ,  pour  faire  voir  qu'el- 
le efl:  compofée  d'Idées  fimples  ;  fie  il  ne  pourroit  être  que 
fort  ennuyeux  à  mon  Lefteur  11  j'allois  luy  fiiire  un  plus 
grand  détail  de  chaque  Idée  fimple  qui  fait  partie  de  cet- 
te Idée  complexe  ;  ce  qu'il  peut  aifement  déduire  par  luy- 
mêmc  de  ce  que  nous  venons  de  dire.  Nous  pouv^ons  fai- 
re la  même  chofe  à  l'égard  de  toutes  nos  Idées  comple- 
xes, fans  exception,  car  quelque  complexes  qu'elles  foient, 
elles  peuvent  enfin  être  réduites  à  des  Idées  fimples  ,   qui 
font  tous  les  matériaux  des  connoiffances  ou  des  penfées 
que  nous  avons  ou  que  nous  pouvons  avoir.    Et  il  ne  fiiut 
pas  appréhender,  que  par  là  nôtre  Efprit  fe  trouve  réduit 
à  un  trop  petit  nombre  d'Idées  ,  fi  nous  confidcrons  quel 
fonds  inépuifable  de  Modes  fimples  nous  eft  fourni  par  le 

Nombre 


Des  Modes  Mixtes.    Liv.  II.  347 

Nombre  6c  la  figure  feulement.  Par  où  nous  pouvons  ai-  C  h  a  p. 
fément  imaginer,  que  les  Modes  mixtes  qui  contiennent  XXII. 
diverfes  combinaifons  de  différentes  Idées  fimples  6v  de 
leurs  Modes  dont  le  nombre  eft  infini ,  font  bien  éloignez 
d'être  en  petit  nombre  &  renfermez  dans  des  bojaes  fort 
étroites.  Nous  verrons  même  ,  avant  que  de  finir  cet 
Ouvrage,  que  perfonne  n'a  fujet  de  craindre  de  n'avoir 
pas  un  champ  aifcz  vafte  pour  donner  eflbr  à  fes  penféesj 
quoy  qu'à  mon  avis  elles  fe  reduifent  toutes  aux  Idées  fim- 
ples que  nous  recevons  de  la  Senfation  ou  de  la  Rejîexi07îy 
ôc  de  leurs  différentes  combmaifons. 

§.  10.  Une  chofe  qui  mérite  d'être  examinée,  c'eft ,  Les  idces  c|ai 
lefquelles  de  totites  nos  Idées  (Impies  ont  été  le  plus  moâi-fiées ,  °"'  f'?',''^  ?!"* 
C^  ont  fervi  a  compojer  le  plus  de  Modes  mixtes  ,  qu  on  ait  celles  du  Mou- 
■déjïgné par  des  noms  particuliers.  Ce  font  les  trois  fuivan-  Tcmem  ,  de  la 
tes,  laPenfée,  le  Mouvement ,  deux  Idées  auxquelles  fe  p^'i',£j,^'^_  *■"  ^ 
reduifent  toutes  les  acl:ions,&  la  Puijfance , d'où  l'on  con- 
çoit que  ces  Actions  découlent.  Ces  Idées  fimples  de 
Penfée,  de  Mouvement,  Se  de  Puiflance  ont ,  dis  je,  re- 
çu plus  de  modifications  qu'aucune  autre  ;  èc  c'eft  de 
leurs  modifications  qu'on  a  formé  plus  de  Modes  com- 
plexes, défignez  par  des  noms  particuliers.  Car  comme 
la  grande  affaire  du  Genre  Humain  confifte  dansl'Aftion, 
&:  que  c'eft  à  VAdùon  que  fe  rapporte  tout  ce  qui  fait 
le  fujet  des  Loix,  il  ne  faut  pas  s'étonner  qu'on  ait  pris 
connoiffance  des  differens  Modes  de  penfer  &c  de  mou- 
voir, qu'on  en  ait  obfervé  les  idées ,  qu'on  les  ait  com- 
me enregîtrées  dans  la  Mémoire,  &  qu'on  leur  ait  donné 
des  noms  -,  fans  quoy  les  Loix  n'auroicnt  pu  être  faites  , 
ni  le  vice  ou  le  dérèglement  reprimé.  Il  n'auroit  guère 
pu  y  avoir,  rton  plus,  de  commerce  entre  les  hommes  , 
îans  le  fêcours  de  telles  idées  complexes ,  exprimées  par 
certains  noms  particuliers  ;  c'eftpourquoy  ils.  ont  établi 
des  noms ,  &  fuppofé  dans  leur  Efprit  des  idées  fixes  de 
Modes  de  dfverfes  Aftions,  diftinguées  par  leurs  Caufes, 
Moyens,  Objets,  Fins,  Inftrumens,  Temps,  Lieu,  & 
autres  Circonftances ,  comme  aulli  des  Idées  de  leurs  dif- 

Xx  2  fc- 


Î14S  Des  Modes  Mixtes. 

C  H  A  p.    ferentes  Vv.ijfances  qui  fe  rapportent  à  ces  Aclions  ,    telle 
XXII.     eft  la  Hardicjfe  qui  eft  la  Puilîancê  de  faire  ou  dire  ce  qu'on 
veut,  devant  les  autres,  fans  craindre,  ou  fe  décontenan- 
cer en  aucune  manière  -,  confiance  qui  par  rapport  à  cette 
dernière  partie  qui  regarde  le  difcours ,  avoir  un  nom  par- 
*  waiirM'--  ticulier  *  parmi  les  Grecs.     Or  cette  Puiflance  ou  aptitu- 
de qui  fe  trouve  dans  un  homme  de  faire  une  chofe,  con- 
ftituè  l'idée  que  nous  nommons  Habit Jide ,\oïÏ(]u' on  a  ac- 
•     quis  cette  puiflance  en  faifant  fouvxnt  la  même  chofe  >  &: 
quand  on  peut  la  réduire  en  acVe  ,   à  chaque  occafion  qui 
s'en  préfente ,  nous  l'appelions  Dijpofàiou  -,   ainfi  la  Ten- 
dreté eft  une  difpofition  à  Vamitic  ou  à  V amour. 

Qu'on  examine  enfin  tels  Mocies  d'Aftion  qu'on  vou- 
dra ,    comme  la  Contemplation  Se  Y Ajjentimcnt  qui  font 
des  Aftions  de  l'Efprit,  le  Marcher  èc  le  Parler  qui  font 
des  Allions  du  Corps  ,    la  Vengeance  &c  le  Meurtre  qui 
font  des  Actions  du  Corps  Se  de  l'Efprit  -,  &  l'on  trouve- 
ra que  ce  ne  font  autre  chofe  que  des  Colleftions  d'Idées 
fimples  qui  jointes  enfcmble  conftituent  les  Idées  comple- 
xes qu'on  a  defignées  par  ces  noms-là. 
riufieiirs  mots        §.   II.  Commc  la  Piiijjance  eft  la  fource  d'oirproce- 
1'"  (êmbient     ^gj^j-  toutes  Ics  A6Vions ,  on  donne  le  nom  de  Caufe  aux 
eue"  Aûion  ne  fubftanccs  OÙ  ces  Piiijfances  refident  ,    lorfqu'elles  rcdui- 
fignificnti]ue    fent  Icut  puiflTance  en  a£te  ;  &;  on  nomme  Efets  les  fub- 
'  ftances  produites  par  ce  moyen ,    ou  plutôt  les  Idées  fim- 

ples qui,  par  l'exercice  de  telle  ou  telle  Puilfance,  font 
introduites  dans  un  fujet.  Ainfi  ,  V Efficace  par  laquelle 
une  nouvelle  Subftance  ou  Idée  eft  produite  ,  s'appelle 
A^ion  dans  le  fujet  qui  exerce  ce  pouvoir,  6c  on  la  nom- 
me PaJJion  dans  le  fujet  ou  quelque  Idée  fimplc  eft  alté- 
rée ou  produite.  Mais  quelque  diverfe  que  foit  cette  ef- 
ficace ,  6c  quoy  que  les  eftets  qu'elle  produit ,  foient  pref- 
que  infinis  ,  nous  pouvons  cependant  rcconnoître  à  mon 
avis,  que  dans  les  Agents  Intellectuels  ce  n'eft  autre  cho- 
fe que  différens  Modes  de  penfer  &  de  vouloir  ,  6c  dans 
les  Agents  corporels ,  que  diverfes  modifications  du  Mou- 
vement 5  nous  ne  pouvons  ,  dis-jc  ,   concevoir  ,   à  mon 

a- 


Des  Modes  Mixtes.     Lrv.  IL  549 

avis ,  que  ce  foit  autre  chofe  que  cela  -,  car  s'il  y  a  quel-  C  h  A  p. 
que  autre  forte  d'A6tion  ,  outre  celles-là  ,  qui  produife  XXIL 
quelques  effets,  j'avoûë  ingénument  que  je  n'en  ai  ni  no- 
tion ni  idée  quelconque  ,  Se  que  c'eft  une  chofe  tout-à- 
fait  éloignée  de  mes  conceptions  ,  de  mes  penfées  6c  de 
ma  connoiflance ,  &  qui  m'eft  aulfi  obfcure  que  la  notion 
de  cinq  autres  Sens  ditférens  des  nôtres,  ou  que  les  Idées 
des  Couleurs  font  inconnues  à  un  Aveugle.  D'où  il  s'en- 
fuit ,  que  flttfienrs  mots  ^ui  femblent  exprimer-  quelque  a- 
ifion,  nejigfiificnt  rien  de  l'j^èJio?!)  ou  de  la  manière  d'o- 
pérer, mais  limplement  la  Caufe  opérante  ,  ou  bien  V effet 
avec  quelques  circonllances  du  fujet  qui  reçoit  l'aftion  : 
par  exemple,  la  Création  fie  V  Jyinihilation  ne  renferment 
aucune  idée  de  l'action  ,  ou  de  "la  manière  ,  par  où  ces 
deux  chofes  font  produites,  mais  frmplcment  de  la  caufe, 
&  de  la  chofe  même  qui  cil  produite.  Et  lorfqu'un  Pay- 
fan  dit  que  le  Froid  glace  l'Eau  ,  quoy  que  le  terme  de 
glacer  femble  emporter  quelque  aftion,il  ne fignifie pour- 
tant autre  choie  que  V effet  ;{x\'o\x  que  l'Eau  qui  étoit  au- 
paravant fluide,  cft  devenue  dure  fie  confiilante,  fans  que 
ce  mot  emporte  dans  fa  bouche  aucune  idée  de  l'aftion- 
par  laquelle  cela  fe  fait. 

§.  12.  Je  ne  croy  pas  ,  au  refte  ,  qu'il  foit  néceflaire Modes  Mivtc? 
de  remarquer  ici,  que,  quoy  que  la  PuifTance  fie  l'Aftion  "^^["jî^,^ ''•*"' 
conflituent  la  plus  grande  partie  des  Modes  mixtes  qu'on 
a  déilgnez  par  des  nonis  particuliers  èc  qui  font  le  plus 
fouvent  dans  l'Eiprit  fie  dans  la  bouche  des  hommes  ,  il 
ne  faut  pourtant  pas  exclurre  les  autres  Idées  fimples  avec 
leurs  différentes  combinaifons.  Il  efl  ,  je  penfe  ,  encore 
moins  neceflaire  de  faire  une  énumeratioVi  de  tous  les  Mo- 
des mixtes  qu'on  a  fixez  èc  défîgnez  par  des  noms  parti- 
culiers. Ce  feroit  vouloir  faire  un  Didionnaire  de  la  plus 
grande  partie  des  Mots  qu'on  employé  dans  la  Théolo- 
gie, dans  la  Morale,  dans  la  Jurifprudence  ,  dans  la  Po- 
litique fie  dans  diverfes  autres  Sciences.  Tout  ce  qui  fait 
à  mon  préfent  deffein ,  c'eft  de  montrer  ,  quelle  efpéce 
d'Idées  font  celles  que  je  nomme  Modes  Mixtes  ,  com- 

X  X  3  ment 


C  H  A  P. 

XXII. 


55  o  De  nos  Idées  Complexes 

ment  l'Efprit  vient  à  les  acquérir  ,  6c  que  ce  font  des 
combinaifbns  d'Idées  fimples  qu'on  acquiert  par  la  Sen- 
fation  6c  par  la  Reflexion;  6c  c'cll  là,  à  mon  avis ,  ce  que 
j'ai  déjà  fait. 


C  H  A  P  I  T  Pv  E     XXIII. 


C  H  A  p.  De  nos  Idées  Complexes  des  Subftances. 

XXIII. 
i.k'cs  des  Sub-  §.   I.   y    'Esprit  étant  fourni,    comme  j'ai  déjà  re- 
u'cM  Vormê'cs.  '  -L  marque  ,  d'un  grand  nombre  d'Idées  limples 

qui  luy  font  venues  par  les  Sens  félon  les  diverfes  impref- 
lions,qu'ils  ont  reçu  des  Objets  extérieurs,  ou  par  la  Re- 
flexion qu'il  fait  fur  fes  propres  opérations,  remarque  ou- 
tre cela ,  qu'un  certain  nombre  de  ces  Idées  fimples  vont 
conflamment  enfemble  ,  qui  étant  regardées  comme  ap- 
partenantes à  une  feule  chofe  ,  font  deiignées  par  un  feul 
nom  lorfqu'elles  font  ainfi  réunies  dans  un  feul  fujet ,  par 
la  raifon  que  le  Langage  eft  accommode  aux  communes 
conceptions  6c  que  fon  principal  ufage  eft  de  marquer 
promptement  ce  qu'on  a  dans  l'Eiprit.  De  là  vient,  que 
quoy  que  ce  foit  véritablement  un  amas  de  pluficurs  idées 
jointes  enfemble  ,  dans  la  fuite  nous  fommes  portez  par 
inadvertance  à  en  parler  comme  d'une  feule  Idée  fimple, 
6c  à  les  confiderer  comme  n'etJnt  eiïeftivement  qu'une 
feule  Idée;  parce  que  ,  comme  j'ai  déjà  dit  ,  ne  pouvant 
imaginer  comment  ces  Idées  fimples  peuvent  fubfifter  par 
elles-mêmes ,  nous  nous  accoutumons  à  fuppofer  quelque 
*  chofe  qui  les  foûticnne,  où  elles  fubfiftent  S^  d'où  elles 
refultent,  à  qui  pour  cet  effet  on  a  donné  le  nom  de  15"//^- 

c'rc  faite  fur  ce   [Idfjce. 

o°\'i''"'a  -'"         §•  2-   De  forte  que  qui  voudra  prendre  la  peine  de  fe 

Quelle  eft  no:tc  /  ^  ri  •  '1         J      i  ri 

idccdesubftan-coniulter  loy-meme  lur  la  notion  qu  li  a  ae  la  ptire  (ui;- 

cecngcncui.  Jîafice  Cri géfiéml ,  trouvera  qu'il  n'en  a  abfolument  point 

d'autre  que  de  je  ne  ilii  quel  fiijct  qui  luy  eft  tout-à-fait 

inconnu  ;,    6c  qu'il  fuppofe  être  le  foùtien  des  Qiialitcz 

qui 


Voyez  la  re- 
marque qui  a 


des  Snbjlances.     Lxv.  II.  q|^i 

qui  font  capables  d'exciter  des  Idccs  fimples  dans  nôtre    Chap. 
Efprit,  Qiialitez  qu'on  nomme  communément  des  Acci-   XXIII. 
dents.    En  effet ,  qu'on  demande  à  quelqu'un  ce  que  c'eft 
que  le  fujet  dans  lequel  la  Couleur  ou  le  Poids  exiftent, 
il  n'aura  autre  chofe  à  dire  finon  que  ce  font  des  parties 
folides  &:  étendues.     Mais  fi  on  luy  demande  ce  que  c'eft 
que  la  chofe  dans  laquelle  la  folidité  &:  l'étendue  font  in- 
hérentes, il  ne  fera  pas  moins  en  peine  que  l'Indien  dont 
*  nous  avons  déjà  parlé,  qui  ayant  dit  que  la  Terre  étoit  '^■î.'î-  '9*. 
foùtenuë  par  un  grand  Eléphant,  répondit  à  ceux  qui  luy  ^''''^"'"•^'^ 
demandèrent  fur  quoy  s'appuyoit  cet  Eléphant  ,  que  c'e- 
toit  fur  une  grande  Tortue ,  6c  qui  étant  encore  preflc  de 
dire  ce  qui  foûtenoit  la  Tortue,  répliqua  que  c'étoit  quel- 
que chofe  ,    un  je  ne  ùi  quoy  qu'il  ne  connoifibit  pas. 
Dans  cette  rencontre  aufîi  bien  que  dans  plufieurs  autres 
où  nous  employons  des  mots  fans  avoir  des  idées  claireS 
&■  diftincVes  de  ce  que  nous  voulons  dire  ,    nous  parlons 
comme  des  Enfans,  à  qui  l'on  n'a  pas  plutôt  demandé  ce 
que  c'eft  qu'une  telle  chofe  qui  leur  eft  inconnue  y  qu/ils 
font  cette  réponfe  fort  fatisfaifante  à  leur  gré  ,   que  c'cfi 
quelque  chofe;  mais  qui  employée  de  cette  manière  ou  par 
des  Enfans  ou  par  des  Hommes  faits  ,   fignifie  purement 
&:  ilmplement  qu'ils  ne  favent  ce  que  c'eft, Se  que  la  cho- 
fe dont  ils  prétendent  parler  fie  avoir  quelque  connoiflan- 
ce,  n'excite  aucune  iâ.éc  dans  leur  Efprit  ,  &:  leur  eft  par 
confequent   tout-à-fait   inconnue.     Comme   donc  toute 
l'idée  que  nous  avons  de  ce  que  nous  deftgnons  par  le  ter- 
me général  de  Snbftance ,  n'eft  autre  chofe  qu'un  fujet  que 
nous  ne  connoiflons  pas  ,  que  nous  fuppofons  être  le  foû- 
tien  des  Qiialitez  dont  nous  découvrons  l'exiftenceuc  que 
nous  ne  croyons  pas  pouvoir fubiifterj^w^  re  fa bjîûnte,  {ans 
quelque  chofe  qui  les  foii tienne  ,   nous  donnons  à  ce  fou- 
tien  le  nom  de  Subjlance  qui  rendu  nettement  en  François 
félon  fa  véritable  fignification  veut  dire  ce  qui  efl  àeffous 
ou  qui  foûtient. 

§.  3.  Nous  étant  ainfi  fait  une  idée  obfcure  &  relative  ^f'^iffcVcnrcs 
de  laSubftance  en  général ,  nous  venons  àsnous  fermer  des^l^^^^l^^  ^'^^' 

idées 


3^2  De  tios  Idées  Complexes 

Chap.  idées  d'cfpcces  particulières  de  fubJîanceSi  en  aflemblant  ces 
XXIII.   Combinailbns  d'Idées  fimples  ,    que  rExpériencc  Se  les 
Obfcrvations   que  nous  faifons  par  le  moyen  des  Sens, 
nous  font  remarquer  exiftant  enfemble  ,  6c  que  nous  fup- 
polbns  pour  cet  effet  émaner  de  l'interne  &c  paj-ticuliére 
conftitution  ou  effence  inconnue  de  cette  fubftance.  C'eft 
ainfi  que  nous  venons  à  avoir  les  idées  d'un  Homme  ,d\m 
Cheval,  de  l'Or,  AnPlcnib.,  de  V Eau,  &:c.     defquelles 
fubllances  fi  quelqu'un  a  aucune  autre  idée  que  celle  de 
certaines  Idées  limples  qui  exiftent  enfemble, je  m'en  rap- 
porte à  ce  que  chacun  éprouve  en  foy-même.     Les  Qiia- 
litez  ordinaires  qui  fe  remarquent  dans  le  Fer  ou  dans  un 
Diamant,  conllituent  la  véritable  idée  complexe  de  ces 
deux  Subftances  qu'un  Serrurier  ou  un  JouaiUier  connoit 
communément  beaucoup  mieux  qu'un  Philofophe  ,  qui  , 
quoy  qu'il  dife  des  formes  fnbftantielles ,  n'a  dans  le  fonds 
aucune  autre  idée  de  ces  Subftances  que  celle  qui  eft  for- 
mée par  la  coUeftion  des  Idées  fimples  qu'on  y  trouve. 
Nous  devons  feulement  remarquer ,  que  nos  Idées  com- 
plexes des  fubftances,  outre  toutes  les  Idées  fimples  dont 
elles  font  compofecs  ,  emportent  toujours  une  idée  con- 
fufe  de  quelque  chofe  à  quoy  elles  appartiennent  &:  dans 
quoy  elles  fubfiftent.     C'eft  pour  cela  que  ,  lorfque  nous 
parlons  de  quelque  cfpéce  de  fubftance  ,  nous  difons  que 
c'eft  une  Chofe  qui  a  telles  ou  telles  Qualitez  ;    comme  , 
que  le  Corps  eft  une  Chofe  étendue  ,   figurée  ,   &c  capable 
de  Mouvement ,    que  VEfprit  eft  une  Chofe  capable  de 
penfer.     Nous  difons  de  même  que  la  Dureté  ,   la  friabi- 
lité èc  la  puiflance  d'attirer  le  Fer  ,    font  des  Qiialitez 
qu'on  trouve  dans  l'Aimant.     Ces  façons  de  parler  6c  au- 
tres fcmblablcs  donnent  à  entendre  que  la  fubftance  eft 
toujours  fuppofec  comme  quelque  chofe  de  diftindl  de 
l'Etendue  ,    de  la  Figure  ,   de  la  Solidité  ,    du  Mouve- 
ment ,  de  la  Penfée  &  des  autres  Idées  qu'on  peut  ob- 
ferver,  quoy  que  nous  ne  fâchions  ce  que  c'eft. 
Koiis  n'avons      §•  +■  C)^'^  ^icnt ,  que  lorfque  quelque  Efpécc  parti- 
ancune  idée     culiérc  dc  iubftauccs  corporelles  comme  un  Cheval,  une 

Pierre , 


àes  Sttbjlames.    Liv.  IL  353 

Pierre i  &:c.  vient  à  faire  le  fujet  de  nôtre  entretien  Se  de  Ch  a  p. 
nos  penfées,  quoy  que  l'idée  que  nous  avons  de  l'une  ou   XXIII. 
de  l'autre  de  ces  chofes  ne  foit  qu'une  combinaifon  ou  «^'^'re  <^e  la  fub- 
coUeftion  de  différentes  Idées  fimples  des  Qiialitez  fenfi-^^''^^"'^'^'"^" 
blés  que  nous  trouvons  unies  dans  ce  que  nous  appelions 
Cheval  ou  Pierre  ,   cependant  comme  nous  ne  fau rions 
concevoir  que  ces  Qiialitez  fubfiftent  toutes  feules ,  ou  l'une 
dans  l'autre,  nous  fuppofons  qu'elles  exiftent  dans  quel- 
que fujet  commun  qui  en  eft  Icfoûtien-,  ôc  c'eft  cefo/itien 
que  nous  défignons  par  le  nom  de  fnbjlance ,  quoy  qu'au 
fonds  il  foit  certain  que  nous  n'avons  aucune  idée  claire 
6c  diftinfte  de  cette  Chofe  que  nous  fuppofons  être  le  loû- 
tien  de  ces  Qiialitez  ainlî  combinées. 

§.  5.    La  même  chofe  arrive  à  l'égard  des  Opérations  ^;°"=^^°"5 une 
del'Efprit,  fa  voir,  h  Penfee ,  \c  Raifor/nement  ,hCrain-àell"^,^^^"^l 
te,  S<c.  Car  voyant  d'un  côté  qu'elles  ne  fubfiftent  point  du  Corps. 
par  elles-mêmes ,  £c  ne  pouvant  comprendre,  de  l'autre, 
comment  elles  peuvent  appartenir  au  Corps  ou  être  pro- 
duites par  le  Corps,  nous  fommes  portez  à  pcnfer  que  ce 
font  des  Aftions  de  quelque  autre  fubftance  que  nous  nom- 
mons £/pr7/i  d'oîi  il  paroit  pourtant  avec  la  dernière  é- 
vidence  ,  que,  puifque  nous  n'avons  aucune  autre  idée 
ou  notion  de  la  Matière  que  comme  de  quelque  chofe 
dans  quoy  fubfiftent  plufieurs  Qiialitez  fenllbles  qui  frap- 
pent nos  fens,  nous  n'avons  pas  plutôt  fuppofé  un  fujet 
dans  lequel  exifte  la  penfee ,  la  connoijfânce ,  le  doute  &  la 
fuijfance  de  mouvoir  ,  Sec.   que  nous  avons  une  idée  aujji 
claire  de  lafubjlance  de  VEfprit  que  de  celle  du  Corps  j  celle- 
ci  étant  fuppofée  le  *  foâtien  des  Idées  fimples  qui  nous* Snijimum, 
viennent  de  dehors  ,   fans  que  nous  connoilîîons  ce  que 
c'eft  que  ce  foûtien-là  ;  &  l'autre  étant  regardée  comme 
\e  foâtien  des  Opérations  que  nous  trouvons  en  nous-mê- 
mes par  expérience  ,   6c  qui  nous  eft  aulli  tout-à-fait  in- 
connu.    Il  eft  donc  évident,  que  l'idée  d'une  fubftance 
corporelle  dans  la  Matière  eft  auftî  éloignée  de  nos  con- 
ceptions ,   que  celle  de  la  fubftance  fpirituelle  ,   ou  de 
l'Efprit.     Et  par  conféquent  ,  de  ce  que  nous   n'avons 

Y  y  au- 


Des  différentes 
fortes  de  fuli- 
ftaiices. 


554  De  nos  Idées  Complexes 

C  H  A  p.  aucune  notion  de  la  fabftance  fpirituelle ,  nous  ne  fonimcs 
XXIII.  pas  plus  autorifcz  à  conclurre  la  non-cxillcace  des  Ef- 
prits  qu'à  nier  par  la  même  raifon  l'exiftcnce  des  Corps; 
car  il  eft  aullî  raifonnablc  d'aflïirer  qu'il  n'y  a  point  de 
Corps  parce  que  nous  n'avons  aucune  idcc  de  la  fubftan- 
ce  de  la  Matière,  que  de  dire  qu'il  n'y  a  point  d'Efprits 
parce  que  nous  n'avons  aucune  idée  de  la  fubitance  d'un 
EJ'prit. 

§.  6.  Ainfi  >  quelle  que  foit  la  nature  abllraite  de  la 
Siibjiance  en  général,  toutes  les  idées  que  nous  avons  des 
efpéces  particulières  &  diftmdtes  des  fubllances  ,  ne  font 
autre  chofe  que  différentes  combinaifons  d'Idées  iimples 
qui  cocxiftent  par  une  union  à  nous  inconnue,  qui  en  fait 
\\n  Tout  exiftant  par  luyméme.  C'eft  par  de  telles  com- 
binaifons d'idées  iimpks  ,  &:  non  par  autre  chofe  ,  que 
nous  nous  repréfentons  à  nous-mêmes  des  efpéces  particu- 
lières de  fubltances.  C'ell  à  quoy  fe  reduifent  les  Idées 
que  nous  avons  dans  l'Efprit  de  différentes  efpéces  de 
fubftances,  6c  celles  que  nous  fuggerons  aux  autres  en  les 
leur  défignant  par  ties  noms  fpécifiqucs  y  comme  font  ceux 
d' Homme  ,  de  Cheval  ,  de  Soleil ,  d'Enn  ,  de  Fer ,  Sec. 
Car  quiconque  entend  le  François  fc  forme  d'abord  à 
l'ouïe  de  ces  noms  ,  une  combinaifon  de  diverfes  idées 
fimples  qu'il  a  communément  obfervé  ou  imaginé  cxifter 
enfemble  fous  telle  ou  telle  dénomination; toutes  lefquel- 
les  idées  il  fuppofe  fubfifter,  6c  être,  pour  ainfi  clire,  at- 
tachées à  ce  commun  fujct  inconnu  ,  qui  n'cll  pas  inhé- 
rent luy-même  dans  aucune  autre  chofe;  quoy  qu'en mc- 
•■'••'  me  temps  il  foit  manifelle  ,  comme  chacun  peut  s'en 
convaincre  en  reflêchiflant  fur  fes  propres  penlécs,  que 
nous  n'avons  aucune  autre  idée  de  quelque  fubltance  par- 
ticulière, comme  de  l'Or  ,  d'un  Cheval,  dw  Fer ,  d'un 
Homme  ,  du  Vitriol ,  du  Pam  ,  6cc.  que  celle  que  nous 
avons  des  Qiialitez  fenfibles  que  nous  iuppofons  jointes 
enfemble  par  le  moyen  d'un  certain  fujet  qui  fert  ,  pour 
*siti'firatiim.  ainfi  dire  ,  de  *  j'oûtien  à  ces  Qiialircz  ou  Idées  fmiples 
qu'on  a  obfervé  cxiller  jointes  enfemble.     Ainfi,  qu'eft- 

ce 


des  Subfiances.    Liv.  II.  355 

ce  que  le  Soleil,  linon  un  alTemblage  de  cts  difFcrenres  Chap. 
Idées  finiples  ,  favoir  ,  la  lumière  ,  la  chaleur  ,  la  ron-  XXIII. 
deur,  un  mouvement  confiant  &c  régulier  qui  eft  à  une 
certaine  diftance  de  nous  ,  &  peut-être  quelques  autres, 
félon  que  celui  qui  réfléchit  fur  le  Soleil  ou  qui  en  par- 
le ,  a  été  plus  ou  moins  exact  à  obferver  les  Qualitez , 
Idées  ,  ou  Propriétez  fenfibles  qui  font  dans  ce  qu'il 
nomme  Soleil? 

§.  7.  Car  celui-là  a  l'idée  la  pltis  parfaite  de  quelque  Les  PuitTanccs 
fubftance  particulière  qui  a  joint  &:  raflemblé  un  plus  f'""."";^r.^andc 
grand  nombre  d  Idées  lunples  c|ui  exiltent  dans  cette  fub-  Uecs complexes 
fiance  ,  parmi  lefquelles  il  faut  compter  fes  Puijfances  '^"  fi^iî^ances. 
a^îives  &c  fes  capacité^::;  pajjives  ;  car  quoy  qu'à  parler  à  la 
rigueur,  ce  ne  foient  pas  des  Idées  lîmples,  néanmoins 
pour  abréger  on  peut ,  à  cet  égard ,  les  mettre  affez  com- 
modément dans  ce  rang-là.  Ainfi ,  la  puifTance  d'attirer 
le  Fer  eft  une  des  Idées  de  la  fubftance  que  nous  nom- 
mons Aimant .)  6c  la  puiflance  d'être  ainfi  attiré,  fait  par- 
tie de  l'idée  complexe  que  nous  nommons  Fer:  deux  for- 
tes de  Puiffances  qui  paiîent  pour  autant  de  Qiialitez  in- 
hérentes dans  l'Aimant ,  cc  dans  le  Fer.  Car  chaque  fub- 
ftance étant  aufll  propre  à  changer  certaines  QLialitez  fen- 
fibles dans  d'autres  fujcts  par  le  moyen  de  diverfes  Puif- 
fances qu'on  y  obferve  ,  qu'elle  eft  capable  d'exciter  en 
nous  les  idées  fimples  que  nous  en  recevons  irmnédiate- 
ment ,  elle  nous  fait  voir  par  le  moyen  de  ces  nouvelles 
Qiialitez  fenfibles  produites  dans  d'autres  fujets ,  ces  for- 
tes de  Puiffances  qui  par  là  frappent  mediatement  nos 
Sens,  &  cela  d'une  manière  aulTi  régulière  que  les  Quali- 
tez fenfibles  de  cette  fubftance  ,  lorfqu'elles  agiflént  im- 
médiatement fur  nous.  Dans  le  Fen ,  par  exemple ,  nous 
y  appercevons  immédiatement  ,  par  le  moyen  des  Sens, 
de  h.  cbaletir  èi  de  \^  couleur i  qui,  à  bien  conftderer  la 
chofe ,  ne  font  dans  le  Feu  ,  que  des  Puijfances  de  pro- 
duire ces  Idées  en  nous.  De  même  ,  nous  appercevons 
par  nos  Sens  la  couleur  Se  la  friabilité  du  Charbon  ,  par 
où  nous  venons  à  connoître  une  autre  Puiflance  du  Feu 
Yy  2  qui 


556  Ve  nos  Idées  Complexes 

C  H  A  p.    qui  confifte  à  changer  la  couleur  &:  la  confidence  du  Bois. 
XXIII.    Ces  différentes  Puiilances  du  Feu  fe  découvrent  à  nous 
immédiatement  dans  le  premier  cas  ,   &  mcdiatement  dans 
le  fécond  j  C'eftpourquoy  nous  les  regardons  comme  fai- 
fant  partie  des  Qiialitcz  du  Feu  ,    &:  par  conféquent,  de 
l'idée  complexe  que  nous  nous  en  formons.     Car  comme 
toutes  ces  Piii([anccs  que  nous  venons  à  connoîrre  ,   fe 
terminent  uniquement  à  l'altération  qu'elles  font  de  quel- 
ques Qiialitez  fenfibles  dans  les  fujcts  fur  qui  elles  exer- 
cent leur  opération ,  &:  qui  par  là  excitent  de  nouvelles 
idées  fenfibles  en  nous,  je  mets  ces  Pmjfances  au  nombre 
des  Idées  fimples  qui  entrent  dans  la   compofition  des 
efpéces  particulières  des  Subftances  >    quoy  que  ces  Puif- 
fances  confiderées  en  elles-mêmes  foient  effcftivement  des 
Idées  complexes.     Je  prie  mon  Le£teur  de  m'accorder  la 
liberté  de  m'exprimer  ainfi  ,  &:  de  fe  fouvenir  de  ne  pas 
prendre  mes  paroles  à  la  rigueur  ,  lorfque  je  range  quel- 
qu'une de  ces  Potentialités  parmi  les  Idées  fimples  que 
nous  rafi!cmblons  dans  nôtre  Efprit ,  toutes  les  fois  que 
nous  venons  à  pcnfer  à  quelque   fubftance  particulière. 
Car  fi  nous  voulons  avoir  de  vrayes  Se  diftinftes  notions 
des  Subftances,  il  eft  abfolument  néceiTaire  de  confiderer 
les  différentes  Puiffances  qu'on  y  peut  découvrir. 
Et  comment.        §.   8.  Au  rcfte ,  nous  ne  devons  pas  être  furpris  ,  que 
les  Pitijfances  fajjeut  une  grande  partie  des  Idées  complexes 
que  nous  avons  desSuhftances ;  puifque  ce  qui  dans  la  plu- 
part des  Subftances  contribué  le  plus  à  les  diftingucr  l'u- 
ne de  l'autre  ,  êc  qui  fait  ordinairement  une  partie  con- 
fiderable  de  l'Idée  complexe  que  nous  avons  de  leurs  dif- 
*Voy«z  cy-    fércntcs  efpéces,  ce  font  leurs  ^fécondes  Qiialitez.     Car 
deiTus  ^^^'^j^^  nos  Sens  ne  pouvant  nous  faire  appercevoir  la  groffeur, 
pitre  vui   où  la  contcxture  &  la  figure  des  petites  parties  des  Corps 
l'Auteur  e^T''-d'où  dépendent  leurs  conftitutions  réelles  &:  leurs  verira- 
qu'^ii^au"ii'<rr.ir  blés  différences,  nous  fomines  obligez  d'employer  leurs 
fccmiAts  Qji^ii-  fécondes   Gh'alitez  comme  des  marques  caraileriftiques, 
"^"  par  lefqucllcs  nous  puiffions  nous   en  former  des  idées 

dans  l'Efprit ,  £c  les  diftiuguer  les  uiîcs  des  autres.     Or 

tou- 


des  Sitbjiances.     Liv.  II.  357 

toutes  ces  fécondes  Qualitez  ne  font  que  de  lîmpics  Puif-   C  h  a  p. 
fanceSi  comme  nous  l'avons  *  déjà  montré.     Car  la  cou-    XXIIÏ. 
leur  êv  le  goût  de  VOpium  font  auflî  bien  que  fa  vertu  fo-'^-^i-  137-  '^ 
porifique  ou  anodyne,  de  pures  PvijJ^ances  qui  dépendent '^"'^' 
de  fes  Premières  0ualitez. ,  par  lefquelles  il  eft  propre  à 
produire  ces  différentes  Opérations  fur  diverfes  parties  de 
nos  Corps. 

§.  9.   Il  y  a  trois  fortes  d'Idées  qui  forment  les  idées    Trois  fortes 
complexes  que   nous  avons   des  fubftances  corporelles.'*'''^^"  'T/"" 

T->''  I  TJ-  1  Tl       '        ■   '  ^  l^  tU'^"f  "°5  Mecs 

rremierement  ,  les  Idées  des  Ircmieres  GriaUte^  que  complexes  doi 
nous  appercevons  duns  les  chofcs  par  le  moyen  des  Sens ,  '"u^'^-^'i^s- 
&  qui  y  font  lors  même  que  nous  ne  les  y  appercevons 
pas ,  comme  font  la  grofleur  ,  la  figure  ,  le  nombre ,  la: 
Situation  6c  le  mouvement  des  parties  des  Corps  qui  exi- 
ftent  réellement ,  foit  que  nous  les  appercevions  ou  non. 
Il  y  a ,  en  fécond  lieu ,  les  fécondes  0nalitez  qu'on  appel- 
le communément  §^ialite^  fenfïbles  ,  qui  dépendent  de 
ces  Premières  §luditeZi  '&c  ne  font  autre  chofe  que  diffé- 
rentes Pmffances  que  ces  Subftances  ont  de  produire  di- 
verfes idées  en  nous  à  la  fiiveur  des  Sensj  idées  qui  ne 
font  dans  les  chofes  mêmes  que  de  la  même  manière  qu'u- 
ne chofe  cxifte  dans  la  caufe  qui  l'a  produite.  Il  y  a,  en 
troifiéme  lieu  ,  VaptitvJe  que  nous  obfervons  dans  une 
fubftancc,  de  produire  ou  de  recevoir  tels  Se  tels  change- 
mens  de  fes  Premières  §naUtez;  de  forte  que  la  Subftan- 
ce  ainfi  altérée  excite  en  nous  des  idées  ,  différentes  de 
celles  qu'elle  y  produifoit  auparavant ,  Se  c'eft  ce  qu'on 
nomme  Pmffance  aBive  &  Puijfnnce  pnfflve  ;  deux  Pmf~ 
fances ,  qui ,  autant  que  nous  en  avons  quelque  percep- 
tion ou  connoillance,  fe  terminent  uniquement  à  des  I- 
dées  fimples  qui  tombent  fous  les  SenSj  car  quelque  alté- 
ration qu'un  Aimant  ait  pu  produire  dans  les  petites  par- 
ticules du  Fer ,  nous  n'aurions  jamais  aucune  notion  de 
cetite  puiffance  par  laquelle  il  peut  opérer  fur  le  Fer,  fî 
le  mouvement  fenfible  du  Fer  ne  nous  le  montroit  ex- 
prelTément  -,  Se  je  ne  doute  pas  que  les  Corps  que  nou3 
manions  tous  les  joars ,  n'ayent  la  puiffance  de  produire 

Yy  3  l'un 


r5'8  De  nos  Idées  Complexes 

C  H  A  p.    l'un  dans  l'autre  mille  changemens  auxquels  nous  ne  fon- 
XXIII.    geons  en  aucune  manière  ,  parce  qu'ils  ne  paroilTent  ja- 
mais par  des  effets  fenhbles. 

§.   lo.  Il  eft  donc  vrai  de  dire ,  que  lesF////7^î«rw  font 
une  grande  partie  de  nos  Idées  complexes  des  Subftances. 
Qj-iiconque  réfléchira,  par  exemple,  fur  l'idée  complexe 
qu'il  a  de  l'Or,  trouvera  que  la  plupart  des  Idées  dont 
elle  eft  compofée  ,  ne  font  que  des  Paiffânces  ;  ainfi  la 
puifiance  d'être  fondu  dans  le  Feu  mais  fans  rien  perdre 
de  fa  propre  matière  ,   &:  celle  d'être  diflbus  dans  V Eau 
Regale i  (ont  des  Idées  qui  compofent  auliî  nécefiairenient 
l'idée  complexe  que  nous  avons  de  l'Or  ,  que  fa  couleur 
&  fa  pefmteur  ,   qui ,   à  le  bien  prendre  ,  ne  font  aufll 
-que  différentes  Putjjûuces.     Car  à  parler  exadement  ,  la 
Couleur  jaune  n'eft  pas  aftuellcment  dans  l'Or ,  mais  c'eft 
une  Puiffance  que  ce  Métal  a  d'exciter  cette  idée  en  nous 
par  le  moyen  de  nos  yeux ,  lorfqu'il  eft  dans  fon  véritable 
jour.     De  même ,  la  chaleur  que  nous  ne  pouvons  fépa- 
rer  de  l'idée  que  nous  avons  du  Soleil  ■>  n'eft  pas  plus  réel- 
lement dans  le  Soleil  que  la  blancheur  que  cet  Aftre  pro- 
duit dans  la  Cire.     L'une  éc  l'autre  font  également  de 
lîmples  Piiijfances  dans  le  Soleil ,  qui  par  le  mouvement 
&  la  figure  de  fes   parties  infenfibles  opère  tantôt  fur 
l'Homme  en  luy  faifmt  avoir  l'idée  de  la  Chaleur , Se  tan- 
tôt fur  la  Cire  en  la  rendant  capable  d'exciter  dans  l'Hom- 
me l'idée  du  Blanc. 
les  fcfondis      §.   II.  Si  nous  avions  Ics  Scns  affez  vifs  pour  difcemcr 
Qiiai)icz  que    j^g  pctitcs  particulcs  des  Corps  ,   &:  la  conftitution  réelle 
^p),sp[^J(èntc-  d'où  dépendent  leurs  Qiialitez  fenfibles  ,  je  ne  doute  pas 
ment  dans  les  qu'ils  ne  produififfcnt  de  tout  autres  idées  en  nous  ;  que 
fo"t'^oiciit  'fi^'  1^  couleur  jaune,  par  exemple,  qui  eft  prefentement  dans 
nous  venions  à  l'Or,  uc  difparùt ,  &c  qu'au  lieu  de  cela,  nous  ne  vilîlons 
«k'couvnr  les  admirable  contexture  de  parties,  d'une  certaine  c^rof- 

inn  de  knrs  Icur  &  hgure,     C  clt  cc  qui  paroit  évidemment  par  les 
plus  petites  par  jfvlicrofcopcs }  Car  cc  quï  vu  fimplemcnt  des  yeux  ,  nous 
donne  l'idée  d'une  certaine  couleur  ,  fé  trouve  tout  au- 
tre chofe,  lorfque  nôtre  veûc  vient  à  s'augmenter  par  le 

moyen 


des  Snbfîances.     Liv.  II.  ^59 

moyen  d'un  Microfcope  ;  de  forte  que  cet  Inftrument  C  h  a,  p. 
changeant ,  pour  ainfi  dire  ,  la  proportion  qui  eft  entre  XXI'II. 
la  grolTeur  des  particules  de  l'Objet  coloré  &  nôtre  veûë 
ordinaire,  nous  fait  avoir  des  idées  différentes  de  celles 
que  le  même  Objet  excitoit  auparavant  en  nous.  Ainfi , 
le  fable  ,  ou  le  verre  pile  ,  qui  nous  paroit  opaque  Se 
blanc ,  eft  tranfparent  dans  un  Microfcope  >  &  un  che- 
veu que  nous  regardons  à  travers  cet  Inftrument ,  perd 
aulîi  fa  couleur  ordmaire  ,  Ôc  paroit  tranfparent  pour  la 
plus  grande  partie  ,  avec  un  mélange  de  quelques  cou- 
leurs brillantes  ,  femblables  à  celles  qui  font  produites 
par  la  rcfraftion  d'un  Diamant  ou  de  quelque  autre  Corps 
pelltictck.  Le  Sar{^  nous  paroît  tout  rouge,  mais  par  le 
moyen  d'un  bon  Microfcope  qui  nous  découvre  (es  plus 
petites  parties,  nous  n'y  voyons  que  quelques  Globules 
rouges  en  fort  petit  nombre,  qui  nagent  dans  une  liqueur 
tranfparente  ;  &  l'on  ne  fait  de  quelle  manière  paroî- 
troient  ces  Globules  rouges  ,  fi  l'on  pouvoir  trouver  des 
Verres  qui  les  puffent  g;-ofîir  mille  ou  dix  mille  fois  da- 
vantage. 

§.   12.  Dieu  qui  par  fa  fageffe  infinie  nous  a  fait  tels     Les  Facuhez 
que  nous  fommes,  avec  toutes  les  chofés  qui  font  autour  T^H'^'l'^irJTl 
de  nous ,  a  difpofé  nos  Sens ,  nos  Facultez  èc  nos  Orga-  thoics ,  font 
nés  de  telle  forte  qu'ils  puflent  nous  fervir  aux  néceflltez  piopo'^""';""» 
de  cette  vie,  &  a  ce  que  nous  avons  a  faire  dans  ce  Mon-  dans  «  Monde. 
de.     Ainfi ,  nous  pouvons  par  le  fecours  des  Sens ,  con- 
noître  6c  difiinguer  les  chofes  ,  les  examiner  autant  qu'il 
eft  néceffaire  pour  les  appliquer  à  nôtre  ufage  Se  les  em- 
ployer, en  difl'érentes  manières,  à  nos  befoins  dans  cette 
vie.     Et  en  efî^et,  nous  pénétrons  affez  avant  dans  leur 
admirable  conformation  (3c  dans  leurs  effets  furprenans, 
pour  reconnoitre  &  exalter  la  fageffe,  la  puiffance,  .6c  la 
bonté  de  Celui  qui  les  a  faites.     Une  telle  connoifTance 
convient  à  l'état  ou  nous  nous  trouvons  dans  ce  Monde, 
Se  nous  avons  toutes  les  Facultez  néceffaires  pour  y  par- 
venir.    Mais  il  ne  paroit  pas  que  Dieu  ait  eu  en  veûë  de 
faire  que  nous  paillons  avoir  une  connoifTance  parfliite,. 

claire 


500  De  nos  Idées  Complexes 

Chap.  claire  &:  abfoluë  des  Chofes  qui  nous  environnent  -,  & 
XXllI.  peut-être  même  que  cel  i  eft  bien  au  deflus  de  la  portée 
de  tout  Etre  fini.  Du  refte,  nos  Facultez ,  toutes  groillé- 
res  6c  foibles  qu'elles  font ,  fufïîfent  pour  nous  faire  ccn- 
noître  le  Créateur  par  la  connoifTancc  qu'elles  nous  don- 
nent de  la  Créature  ,  &:  pour  nous  inllruire  de  nos  de- 
voirs ,  comme  aufll  pour  nous  faire  trouver  les  moyens 
de  pourvoir  aux  nécellitez  de  cette  vie.  Et  c'elt  à  quoy 
fe  réduit  tout  ce  que  nous  avons  à  faire  dans  ce  Monde. 
Mais  fi  nos  Sens  recevaient  quelque  altération  conildera- 
ble,  &  devenoient  beaucoup  plus  vifs  &:  plus  pénétrans, 
l'apparence  &  la  forme  extérieure  des  chofes  fcroit  toute 
autre  à  nôtre  égard  ;  Se  je  fuis  tenté  de  croire  que  dans 
cette  partie  de  l'Univers  que  nous  habitons,  un  tel  chan- 
gement feroit  incompatible  avec  nôtre  nature  ,  ou  du 
moins  avec  un  état  aufll  commode  &  aulll  agréable  que 
celui  où  nous  nous  trouvons  prei'cntement.  En  effet, 
qui  confiderera  combien  par  nôtre  conftitution  nous  fom- 
ines  peu  capables  de  fubfifter  dans  un  endroit  de  l'Air  un 
peu  plus  haut  que  celui  où  nous  refpirons  ordinairement, 
aura  raifon  de  croire  que  fur  cette  Terre  qui  nous  a  été 
aflignée  pour  demeure >  le  fage  Architecte  de  l'Univers  a 
mis  de  la  proportion  entre  les  organes  Se  les  Corps  dont 
ils  doivent  être  afFedez.  Si  par  exemple,  nôtre  Sens  de 
VOuie  étoit  mille  fois  plus  vif  qu'il  n'eft  ,  combien  fe- 
rions-nous diftraits  par  ce  bruit  qui  nous  battroit  incef- 
famment  les  oreilles  ,  puis  qu'en  ce  cas-là  nous  ferions 
moins  en  état  de  dormir  ou  de  méditer  dans  la  plus  tran- 
quille retraite  que  parmi  le  fracas  d'un  Combat  de  Mer? 
11  en  eft  de  même  à  l'égard  de  la  "jcitë  ^  qui  eft  le  plus  in- 
ftruftif  de  tous  nos  Sens.  Si  un  homme  avoit  la  vcùë 
mille  ou  dix  mille  fois  plus  fubtile,  qu'il  ne  l'a  par  le 
fecours  du  meilleur  Microfcopc,  il  verroit  avec  les  yeux 
fans  l'aide  d'aucun  Microfcopc  des  chofes ,  pluficurs  mil- 
lions de  fois  plus  petites  ,  que  le  plus  petit  objet  qu'il 
puifle  difcerner  préfentemcnt  -,  &c  il  fcroit  ainii  plus  en 
état  de  découvrir  la  contcxture  fie  le  mouvement  des  pe- 
tites 


des  Subfîdnces.    Liv.  IL  561 

tites  particules  dont  chaque  Corps  eft  compofé.  Mais  C  h  A  p. 
dans  ce  cas  il  feroit  dans  un  Monde  tout  différent  de  ce-  XXIII. 
lui  où  fe  trouve  le  refte  des  hommes.  Rien  ne  paroîtroit 
le  même  à  luy  Se  aux  autres  ,  mais  les  idées  vifiblcs  de 
chaque  chofe  leroient  tout  autres  à  fon  égard  que  ce  qu'el- 
les paroiffcnt  au  refte  du  Monde.  C'eftpourquoy  je  dou- 
te qu'il  pût  difcourir  avec  les  autres  hommes  des  Objets 
de  la  veîië  ou  des  Couleurs  dont  les  apparences  feroient  • 
en  ce  cas-là  iî  fort  différentes.  Peut-être  même  qu'une 
veûë  il  perçante  Se  fi  fiibtile  ne  pourroit  pas  foùtenir  l'é- 
clat des  rayons  du  Soleil,  ou  même  la  Lumière  du  Jour, 
ni  appercevoir  à  la  fois  qu'une  très-petite  partie  d'un  Ob- 
jet, &  feulement  à  une  fort  petite  diftance.  De  forte  que. 
Il  par  le  fecours  de  ces  fortes  de  Microfcopes,  (^qu'on  me 
permette  cette  expreffion)  un  homme  pou  voit  pénétrer 
plus  avant  qu'on  ne  fait  d'ordinaire  ,  dans  la  contexture 
radicale  des  Corps  ,  il  ne  gagneroit  pas  beaucoup  à  ce 
changement  ,  fi  une  veûé  fi  perçante  ne  pouvoit  fervir  à 
le  conduire  au  Marché  ou  à  la  Bourfe  ;  s'il  ne  pouvoit 
point  voir  à  une  jufte  diftance  les  chofes  qu'il  luy  impor- 
teroit  d'éviter^  ni  diftingucr  celles  dont  il  auroit  befoin  , 
par  le  moyen  des  Qualitcz  fenfibles  qui  les  font  connoi- 
tre  aux  autres.  Celui  qui  auroit  les  yeux  affez  pénétrans 
pour  voir  la  configuration  des  petites  parties  du  reffort 
d'une  Horloge,  &  pour  obferver  quelle  en  eft  la  ftra£tu- 
re  particulière,  êc  la  jufte  impulfion  d'où  dépend  fon 
mouvement  élaftique  ,  découvnroit  fans  doute  quelque 
chofe  de  fort  admirable.  Mais  fi  avec  des  yeux  ainfi  faits 
il  ne  pouvoit  pas  voir  tout  d'un  coup  l'aiguille  Scies  nom- 
bres du  Cadran,  &:  par  là  connoitre  de  loin,  quelle  heu- 
re il  eft  ,  une  veûé  fi  perçante  ne  luy  feroit  pas  dans  le 
fonds  fort  avantageufe  ,  puis  qu'en  luy  découvrant  la 
configuration  fecrete  des  parties  de  cette  Machine  ,  elle 
luy  en  feroit  perdre  l'ufage. 

§.   13.  Permettez  moy  ici  de  vous  propofer  une  Con- Conjecluretoa- 
jefturc  bizarre  qui  m'eft  venue  dans  l'Efprit.  Si  l'on  peut  '''•""  '"^'' 
ajouter  foy  au  rapport  des  chofes  dont  nôtre  Philofophie 

Zz  ne 


7,62  De  noi  Idées  Complexes 

C  H  A  p.  ne  fauroit  rendre  raifon ,  nous  avons  quelque  fujet  de  croi- 
XXIII.  re  que  les  Efprits  peuvent  s'unir  à  des  Corps  de  différen- 
te grofleur,  figure,  Se  conformation  de  parties.  Cela  é- 
tant ,  je  ne  fai  fi  l'un  des  grands  avantages  que  quelques- 
uns  de  ces  Efprits  ont  fur  nous  ,  ne  confifte  point  en  ce 
qu'ils  peuvent  fe  former  &  fe  façonner  à  eux-mêmes  des 
organes  de  fenfation  ou  de  perception  qui  conviennent  ju- 
ftemcnt  à  leur  préfent  deflein  ,  6c  aux  circonftances  de 
l'Objet  qu'ils  veulent  examiner.  Car  combien  un  hom- 
me furpaflcroit-il  tous  les  autres  en  connoiiïance,  qui  au- 
roit  feulement  la  faculté  de  changer  de  telle  forte  la  ftru- 
£ture  de  fes  yeux  ,  que  le  Sens  de  la  veûë  devint  capable 
de  tous  les  différcns  dégrez  de  vifion  que  le  fccours  des 
Verres  au  travers  defquels  on  regarda  au  commencement 
par  hazard  j  nous  a  fait  connoître  ?  Quelles  merveilles 
ne  découvriroit  pas  celui  qui  pourroit  proportionner  fes 
yeux  à  toute  forte  d'Objets,  jufqu'à  voir,  quand  il  vou- 
droit,  la  figure  &:  le  mouvement  des  petites  particules  du 
fixng  £c  des  autres  liqueurs  qui  fe  trouvent  dans  le  Corps 
des  Animaux,  d'une  manière  aulîi  dillinfte  qu'il  voit  la 
figure  6c  le  mouvement  des  Animaux  mêmes  ?  Mais  dans 
l'état  où  nous  fommes  prefentement ,  il  ne  nous  fcroit 
peut-être  d'aucun  ufage  d'avoir  des  organes  invariables , 
façonnez  de  telle  forte  que  par  leur  moyen  nous  pullîons 
découvrir  la  figure  6c  le  mouvement  des  petites  particules 
des  Corps  ,  d'où  dépendent  les  Qualitcz  fenfibles  que 
nous  y  remarquons  prefentement.  Dieu  nous  a  faits  fans 
doute  de  la  manière,  qui  nous  cft  la  plus  avantageufe  par 
rapport  à  nôtre  condition  ,  6c  tels  que  nous  devons  être 
à  l'égard  des  Corps  qui  nous  environnent  6c  avec  qui  nous 
avons  à  faire.  Ainfi  ,  quoy  que  nos  Facultez  ne  puiffenc 
nous  conduire  à  une  parfaite  connoiffance  des  chofcs ,  el- 
les peuvent  néanmoins  nous  être  d'un  affez  grand  ufage 
par  rapport  aux  fins  dont  je  viens  de  parler,  en  quoycon- 
fifte  nôtre  grand  intérêt.  Encore  une  fois  ,  je  demande 
pardon  à  mon  Le*fteur  de  la  liberté  que  j'iai  pris  de  luy 
propofer  une  pcnfee  fi  étrange  touchant  la  manière  dont 

ks 


des  Subfiances.     Liv.  II.  365   . 

les  Etres  qui  font  au  deflus  de  nou?,  peuvent  appercevoir   C  h  a  p. 
les  chofcs.     Mais  quelque  bizarre  qu'elle  foit  ,  je  doute    XXIII. 
que  nous  puillions  imaginer  comment  les  Anges  viennent 
à  connoître  les  chofes,  autrement  que  par  cette  voye,  ou 
par  quelque  autre  femblable,  je  veux  dire  qui  ait  quelque 
rapport  à  ce  que  nous  trouvons  &  obfervons  en  nous-mê- 
mes.    Car  bien  que  nous  ne  puiilions  nous  empêcher  de 
reconnoître  que  Dieu  qui  eft  infiniment  puiflant  &  infi- 
niment fage ,  peut  faire  des  Créatures  qu'il  enrichifle  de 
mille  facultez ,  Se  manières  d'appercevoir  les  cliofes  exté- 
rieures, que  nous  n'avons  pas  j  cependant  nos  penfées  ne 
fauroient  fe  repréfenter  d'autres  facultez  que  celles  que 
nous  trouvons  en  nous  mêmes ,  tant  il  nous  eft  impofilble 
d'étendre  nos  conjeftures  mêmes  ,    au  delà  des  Idées  qui 
nous  viennent  par  la  Senfation  &  par  la  Reflexion.    Il  ne 
faut  pas  5  du  moins,  que  ce  qu'on  fuppolé  que  les  Anges 
s'umflent  quelquefois  à  des  Corps,  nous  furprenne,  puif- 
qu'il  femble  que  quelques-uns  des  plus  anciens  &  des  plus 
favans  Pérès  de  l'Eglife  ont  crû  ,    que  les  Anges  avoient 
des  Corps.    Et  ce  qu'il  y  a  de  certain  ,  c'eft  que  leur  é^ 
tat  8c  leur  manière  d'éxillcr  nous  eft  tout-à  fait  incon- 
nue. 

§.   14.  Mais  pour  revenir  à  nôtre  fujet ,  je  veux  dire  ,  idées  comfWc- 
aux  Idées  que  nous  avons  des  Subftances,  &:  aux  moyens  '■"desTubiba- 
par  lefquels  nou-s  venons  à  les  acquérir  ,   je  dis  que  les  I-"^" 
dées  fpecifiques  que  nous  avons  des  Subftances  ,    ne  font 
autre  chofe  qu'?/«e  colleûion  d'un  certain  nombre  d'Idées 
■Jimples,  confiderées  comme  unies  en  une  feule  chofe.     Qiioy 
qu'on  appelle  communément  ces  idées  de  fubfiances  Jim- 
ples  apprehcn/ions,  6c  les  noms  qu'on  leur  donne  ,  Termes 
/impies,  elles  font  pourtant  complexes  dans  le  fonds.  Ain- 
fi  ,    l'idée  qu'un  François  fignifie  par  le  mot  de  Cigne  , 
c'eft  une  couleur  blanche ,  un  long  cou  ,   un  bec  rouge  , 
des  jambes  noires ,  un  pié  uni ,  fie  tout  cela  d'une  certaine 
grandeur,  avec  la  puiflance  de  nager  dans  l'eau  Se  de  fai- 
re un  certain  bruit  ;    à  quoy  un  homme  qui  a  long-temps 
obfervé  ces  fortes  d'Oifeaux  ,   ajoute  peut-être  quelques 

Zz  2  au- 


3^4  ^^  '^"^  ^^^'^^  Complexes 

C  H  A  p.  autres  propriétez  qui  fe  terminent  toutes  à  des  Idées  fim- 
XXllI.  pies,  unies  dans  un  commun  fujet. 
L'Idée  des  fuiv  §•  15-  Outre  Ics  Idecs  Complexes  que  nous  avons  des 
fiances  fpiri-  fubllanccs  matérielles  èc  fenfibles  dont  je  viens  de  parler, 
cUi'r'rnuc  cdk"0"s  pouvons  cncore  nous  former  Vidée  complexe  d'un  Ef- 
dcs  fubftances  prit  immatériel ,  par  le  moyen  des  Idées  fimples  que  nous 
corporelles.  ^vons  déduites  des  opérations  de  nôtre  propre  Efprit ,  que 
nous  fentons  tous  les  jours  en  nous-mêmes  ,  comme  pen- 
fer  ,  entendre  ,  -vouloir  ,  connaître  &c  pouvoir  mettre  des 
Corps  en  mouvement ,  6cc.  qualitez  qui  coèxiilent  dans 
une  même  fubftance.  De  forte  qu'en  joignant  cnfemble 
les  idées  de  pcnfee ,  de  perception ,  de  Liberté  Se  de  pmjfance 
de  mouvoir  nôtre  propre  Corps  fie  des  Corps  étrangers,  nous 
avons  une  notion  auiîi  claire  des  fubftances  immatérielles 
que  des  matérielles.  Car  en  conilderant  les  idées  de  Penfer,de 
Vouloir  i  ou  de  pouvoir  exciter  ou  arrête^'  le  mouvement  des 
Corps  iCommQ  inhérentes  dans  une  certaine  fubftance  dont 
nous  n'avons  aucune  idée  diftindlejnous  avons  l'idée  d'un 
Efprit  immatériel  :  (Se  de  même  en  joignant  les  idées  de 
folidiiéy  de  cohejion  de  parties  avec  la  puijpince  d'être  mû , 
&  fuppofant  que  ces  chofes  coéxiftent  dans  une  fubftance 
dont  nous  n'avons  non  plus  aucune  idée  pofitive,  nous  a- 
vons  l'idée  de  la  Matière.  L'une  de  ces  Idées  eft  au  fli  clai- 
re &  aufli  diftinfte  que  l'autre;  car  les  Idées  de  pcnfcr  &: 
de  mouvoir  un  Corps  peuvent  être  conçues  aulll  nette- 
ment &  auHl  diftinftenicnt  que  celles  d'etenduë  ,  de  foli- 
dité  &  de  mobilité  >  &:  dans  l'une  6c  l'autre  de  ces  cho- 
fes, l'idée  dQfubJlance  eft  également  obfcure  ,  ou  plutôt 
n'eft  rien  du  tout  à  nôtre  égard  ,  puifqu'elle  n'eft  qu'un 
je  ne  fai  quoy,  que  nous  fuppofons  être  le  foùtien  tie  ces 
Idées  que  nous  nommons  /Jccidens.  C'eft  donc  faute  de 
reflexion  que  nous  fommes  portez  à  croire ,  que  nos  Sens 
ne  nous  prefententquedes  chofes  matérielles.  Chaquea<3:e 
de  Senfation ,  à  le  confiderer  exatlrement  ,  nous  fait  éga- 
lement envifager  les  chofes  corporelles  &:  fpirituelles.  Car 
dans  le  temps  que  voyant  ou  entendant  ,  c^f.  je  connois 
qu'il   y  a  quelque  Etre  corporel  hors  de  nioy  qui  ell 

l'ob- 


des  Siibjlances.     L  i  v.  II.  365 

l'objet  de  cette  fenfation  ,  je  fai  d'une  manière  encore  C  h  a  p. 
plus  certaine  qu'il  y  a  au  dedans  de  moy  quelque  Etre  XXIII. 
fpirituel  qui  voit  ëc  qui  entend.  Jenefaurois,  dis-je,  é- 
viter  d'être  convaincu  en  moy-même  que  ce  n'eft  point 
là  l'aftion  d'une  matière  purement  infenfible  ,  &c  que  ce- 
la ne  pourroit  jamais  fe  faire  fans  un  Etre  penfant  &  im- 
matériel. 

§.   16.  Par  ridée  complexe  d'étendue  ,  de  figure  ,   de  Nou;  n'avons 
couleur,  6c  de  toutes  les  autres  Qiialitez  fenfibles,:!  quov  f'","^  ''^^  ^ 
le  réduit  tout  ce  que  nous  connoiflons  du  Corps  ,    nous  abrtraitc. 
fommes  aulîi  éloignez  d'avoir  quelque  idée  de  la  fubftan- 
ce  du  Corps,  que  fi  nous  ne  le  connoillions  point  du  tout. 
Et  quelque  connoifTance  particulière  que  nous  penfions 
avoir  de  la  Matière,  &:  malgré  ce  grand  nombre  de  Qiia- 
litez  que  les  hommes  croyent  appercevoir  &  remarquer 
dans-  les  Corps  -,   on  trouvera  ,    peut-être  ,  après  y  avoir 
bien  penfe ,  que  les  idc'es  originales  qu'ils  ont  du  Corps  ,  ne 
font  m  en  plus  grand  nombre  m  plus  claires ,  que  celles  qu'ils 
ont  des  Efprits  immatériels. 

§.  1 7.  Les  Idées  originales  que  nous  avons  du  Corps ,  u  cohefion  de 
comme  lu  y  étant  particulières  ,   entant  qu'elles  fervent  à  P3"'"'''iiJes& 
le  dirtinguer  de  l'Efprit,  font  la  cohejîon  de  parties  folides^Zklw^so. 
^  par  conféquent  feparables  ,    c^  ta  puijfance  de  communia  rigmaies  du 
quer  le  mouvement  par  voye  d'impul/Jon.     Ce  font  là  ,  dis-^°'P^' 
je,  à  mon  avis,  les  idées  originales  du  Corps  qui  hiy  font 
propres  &:  particulières ,    car  la  Figure  n'eft  qu'une  fuite 
d'une  Extenfion  finie. 

§.   18.  Les  Idées  que  nous  confiderons  comme  parti- Li  pcnfe'e  &  Vi 
culieres  à  l'Efprit,  font  la  Penfee ,  la  Volonté ^  ou  la  puif- ^ij"'*^^""  ^« 
fance  de  mettre  un  Corps  en  mouvement  par  la  penfèe,'ëmon,rom°es 
&:  la  Liberté  qui  eft  une  fuite  de  ce  pouvoir.     Car  corn-  '  ^"^'^^  orii;iiiaies 
me  un  Corps  ne  peut  que  communiquer  fon  mouvement '^'^  i£%:c. 
par  voye  d'impulfion  à  un  autre  Corps  qu'il  rencontre  en 
repos  j  de  même  l'Efprit  peut  mettre  des  Corps  en  mou'- 
vement,  ou  s'empêcher  de  le  faire,  félon  qu'il  luy  plaîr. 
Quant  aux  idées  d'Exiftence  ,   de  Durée  &:  de  Mobilité, 
elles  font  communes  à  l'une  &  à  l'autre, 

2z  3  §•  191- 


366  De  nos  Idées  Complexes 

C  H  A  p.  §■   19-  On  ne  doit  point  ,   au  refte  ,   trouver  étrange 

XXIII.    quej'attnbuë  la  Mobilité  à  l'Efprit  ;    car  comme  je  ne 
''^^  ^,^P"f'°'"cor.'nois  le  mouvement  que  fous  l'idée  d'un  changement 
mouvcniait.     de  diitance  par  rapport  2  a  autres  btres  qui  (ont  conlide- 
rez  en  repos  ,    £c  que  je  trouve  que  les  Eiprits  non  plus 
que  les  Corps  ne  fuiu-oient  opérer  qu'où  ils  font ,   èc  que 
les  Eiprits  opèrent  en  divers  temps  dans  differens  lieux  , 
je  ne  puis  qu'attribuer  le  changement  de  place  à  tous  les 
Efprits  finis  ;   car  je  ne  parle  point  ici  de  l'Efprit  Infini. 
...:        En  effet ,    mon  Ëfprit  étant  \\\\  Etre  réel  aulli  bien  que 
mon  Corps,  il  eft  certainement  aulli  capable  que  le  Corps 
même ,    de  changer  de  dillancc  par  rapport  à   quelque 
Corps  ou  à  quelque  autre  Etre  que  ce  foit  ,    &:  par  con- 
féquent  il  eft  capable  de  mouvement.     De  forte  que  ,    li 
un  Mathématicien  peut  confiderer  une  certaine  diftance  , 
ou  un  changement  de  diftance  entre  deuK  points  ;  qui  que 
ce  foit  peut  concevoir  fans  doute  une  diftance  &  un  chan- 
gement de  diftance  entre  deux  Efprits  ,   &:  concevoir  par 
ce  moyen  leur  mouvement,  l'approche  ou  l'éloignemenc 
-  •        de  l'un  à  l'égard  de  l'autre. 

§.  20.  Chacun  fent  en  luy-même  que  fon  Ame  peut 
penfer,  vouloir,  &;  opérer  fur  fon  Corps ,  dans  le  Lieu 
où  il  eft,  mais  qu'elle  ne  fauroit  opérer  fur  un  Corps  ou 
dans  un  Lieu  qui  feroit  à  cent  lieûés  d'elle.  Ainli  ,  per- 
fonne  ne  peut  s'imaginer  que,  tandis  qu'il  eft  à  Londres ^ 
fon  Ame  puifTe  penler  ou  remuer  un  Corps  à  Cambridge , 
&  ne  pas  voir  que  fon  Ame  étant  unie  à  fon  Corps  ,  elle 
change  continuellement  de  place  durant  tout  le  chemin 
qu'il  fait  de  Cambridge  à  Londres ,  de  même  que  le  Car- 
,  ; ,  rollé  ou  le  Cheval  qui  le  porte.  D'où  l'on  peut  fùrcment 
conclurrc,  à  mon  avis,  que  fon  Ame  eft  en  mouvement 
pendant  tout  ce  temps-là.  Que  11  l'on  fait  difficulté  de 
reconnoître  que  cet  exemple  nous  donne  une  idée  aflez 
claire  du  mouvement  de  l'Ame  ;  il  ne  faut  que  refléchir, 
à  ce  que  je  croy  ,  fur  fa  feparation  du  Corps  par  la  Mort , 
pour  être  convaincu  de  ce  mouvement  ;  car  confiderer 
l'Ame  comme  fortam:  du  Corps  &  abandonnant  le  Corps, 

fans 


des  Stibjlances.     L  i  v.  II. 


5^7 


fans  avoir  pourtant  aucune  idée  de  fbn  mouvement ,  c'eft,    C  h  a  p. 
ce  me  femble ,  une  chofe  entièrement  impoilible.  XXIII. 

§.2  1.  C^ie  11  quelqu'un  dit ,  Que  l'Ame  ne  fauroit 
changer  de  lieu,  parce  qu'elle  n'en  occupe  aucun, les  Ef- 
prits  Ji'étant  pas  *  in  loco  ,  fed  nbi  ;  je  ne  croy  pas  que 
bien  des  gens  flificnt  maintenant  beaucoup  de  fonds  fur 
cette  façon  de  parler,  dans  un  fiécle  où  l'on  n'eft  pas  fort 
difpofé  à  admirer  ,  ou  à  fe  laifler  tromper  par  ces  fortes 
d'expreflions  inintelligibles.  Mais  fi  quelqu'un  s'imagi- 
ne que  cette  diftin£lion  peut  recevoir  un  fens  raifonnable, 
&  qu'on  peut  l'appliquer  à  nôtre  préfente  Qucftion  ,  je 
le  prie  de  l'exprimer  en  François  intelligible  ,  te  d'en  ti- 
rer, après  cela, une  raifon  qui  montre  que  les  Efprits  im- 
matériels ne  font  pas  capables  de  mouvement.  On  ne  peut, 
à  la  vérité,  attribuer  du  mouvement  à  Dieu,  non  pas 
parce  qu'il  eft  un  Efprit  immatériel ,  mais  parce  qu'il  eft 
un  Efprit  infini. 

§.2  2.  Comparons  donc  l'idée  complexe  que  nous  a- Comparaiton 
vons  de  V Efprit  avec  l'idée  complexe  que  nous  avons  du  ^""^  '"^'^^  IJ"" 
Corps,  &  voyons  s'il  y  a  plus  d'obfcurité  dans  l'une  que dc'^î'Ame/ 
dans  l'autre,  &:  dans  laquelle  il  y  en  a  davantage.    Nôtre 
idée  du  Corps  emporte,  à  ce  que  je  croy,  une  lubilance 
étendue  ,    folide  &  capable  de  communiquer  du  mouve- 
ment par  impulllon  ;    &  l'idée  que  nous  avons  de  nôtre 
Ame  confiderée  comme  un  Efprit  immatériel  ,    eft  celle 
d'une  fubftance  qui  penfe  &:  a  la  puifîance  de  mettre  un 
Corps  en  mouvement  par  la  volonté  ou  la  penfee.  Telles 
font,  à  mon  avis ,  les  idées  complexes  que  nous  avons  de 
l'Efprit  £c  du  Corps  entant  qu'ils  font  diftincts  l'un  de 

l'au- 


*  Comme  ces  mots  emplovei  de  cette 
manicic ,  ne  lïgniHent  licii  ,  il  n'cft  pas 
pcflîble  de  les  traduite  en  François.  Les 
Scholaftiques  ont  cette  ccmmoditd  de 
fe  fervir  de  mots  auxquels  ils  n'attachent 
aucune  idc'e-,  &  à  la  faveur  de  ces  termes 
barbares  ils  foûtiennent  tout  ce  qu'ils  veu- 
lent ,  ce  qu'ils  n'entendent  pas  auiïl  bien 
îjiic  ce  c^u'ils  entendent.    Mais  quand  on 


les  oblige  d'expliquer  ces  termes  pat 
d'autres  qui  ibicnt  ufitez  dans  une  Lan- 
gue vulgaire  ,  l'impodibilite'  oii  ils  font 
de  le  faire  ,  montre  nettement  qu'ils  ne 
cachent  fous  ces  mots  que  de  vains  gali- 
mathias,  &  un  jargon  niyftérieux  par  le- 
quel ils  ne  peuvciK  tromper  que  ceux  qui 
font  alTez  fots  pour  admirer  ce  qu'ils  n'eu- 
teadent  point. 


I 


5^6'8  De  nos  Idées  Complexes 

Ch  A,p.    l'autre.     Voyons  prefcntement  laquelle  de  ces  deux  idée 
XXIII.    eft  la  plus  obfcure  &  la  plus  difficile  à  comprendre.     Je 
fai  que  certaines  gens  dont  les  penlces  font ,  pour  ainil  di- 
re, enfoncées  dans  la  matière  ,   6v  qui  ont  ii  fort  aflervi 
leur  Efprit  à  leurs  Sens ,  qu'ils  élèvent  rarement  leurs  pen- 
fées  au  delà,  font  portez  :i  dire  ,  qu'ils  ne  fauroient  con- 
cevoir une  chofe  qui  penfe  >  ce  qui  eft  ,   peut-être  ,  fort 
véritable.     Maisje  foûtiens  que  s'ils  y  fongent  bien,   ils 
trouveront  qu'ils  ne  peuvent  piis  mieux  concevoir  une  cho- 
fe étendue. 
La  coliefion  àc      §.   23.  Si  quclqu'un  dit  à  ce  propos  ,  Qii'il  ne  flxit  ce 
parties  foiides    q^,g  (.'^{^  q,^,j  penfe  en  luy  ,   il  entend  par  la  qu'il  ne  fait 
auir'  difîraFe'à'  quelle  eft  la  fubftance  de  cet  Etre  penfant.    Il  ne  connoit 
concevoir  que  la  pas  nou  plus ,  repondrai-jc ,  quelle  eft  la  fubftance  d'une 
TaIuc^  ^^''^     chofe  folide.     Et  s'il  ajoute  qu'il  ne  fait  point  comment 
il  penfe ,  je  répliquerai  ,    qu'il  ne  fiit  pas  non  plus  com- 
ment il  eft  étendu  >  comment  les  parties  folides  du  Corps 
font  unies  ou  attachées  enfemble  pour  faire  un  tout  éten- 
du.    Car  quoy  qu'on  puifl'e  attribuer  à  la  preftion  des 
particules  de  l'Air,  la  cohefion  des  différentes  parties  de 
Matière  qui  font  plus  groftes  que  les  parties  de  l'Air  ,    6c 
qui  ont  des  pores  plus  petits  que  les  corpufcules  de  l'Air} 
cependant  la  preffion  de  l'Air  ne  fauroit  fervir  à  expliquer 
la  cohefion  des  particules  de  l'Air  mcme,puifqu'elle  n'en 
fauroit  être  la  caufe.     Qiie  fi  la  prellîon  de  VEther  ou  de 
quelque  autre  matière  plus  fubtile  que  l'Air,  peut  unir  & 
tenir  attachées  les  parties  d'une  particule  d'Air  auiTi  biea 
que  des  autres  Corps,  cette  Maticre  fubtile  ne  peut  fervir 
de  lien  à  elle-même  ,    £c  tenir  unies  les  parties  qui  com- 
pofcnt  l'un  de  fes  plus  petits  corpufcules.    Et  ainiî,  quel- 
que ingenieufement  qu'on  explique  cette  Hypothci'e,  en 
faifant  voir  que  les  parties  des  Corps  fenfibles  font  unies 
par  la  prellîon  de  quelque  autre  Corps  infenfible ,  elle  ne 
Icrt  de  rien  pour  expliquer  l'union  des  parties  de  V Ether 
même;  &:  plus  .elle  prouve  évidemment  que  les  parties 
des  autres  Corps  font  jointes  enfemble  par  la  preiîion  ex- 
:té,ricure  de  V Ether ^^  qu'elles  ne  peuvent  avoir  une  autre 

caufe 


des  Snbjiances.    Liv.  II.  569 

caufe  intelligible  de  leur  coliéfion  ,  plus  elle  nous  laiflc  Chap. 
dans  robfcunté  par  rapport  à  la  cohefion  des  parties  qui  XXIII. 
compofent  les  corpufcules  de  V Ether  luy-même;car  nous 
ne  ùurions  les  concevoir  fans  parties  ,  puifqu'ils  font 
Corps  &  par  conféquent  divifibles  ,  ni  comprendre  com- 
ment leurs  parties  font  unies  les  unes  aux  autres  ,  puif- 
qu'il  leur  manque  cette  caufe  d'union  qui  fert  à  expliquer 
la  coheilon  des  parties  des  autres  Corps. 

§.  24.  Mais  dans  le  fonds  on  ne  fauroit  concevoir  que 
Ja  preflîon  d'un  Ambiant  tluide  ,  quelque  grande  qu'elle 
foit,  puille  être  la  caufe  de  la  cohefion  des  parties  folides 
de  la  Matière.  Car  quoy  qu'une  telle  preiîîon  puifTe 
empêcher  qu'on  n'éloigne  deux  furfaces  polies  l'une  de 
l'autre  par  une  ligne  qui  leur  foit  perpendiculaire  ,  com- 
me on  voit  par  l'expérience  de  deux  Marbres  polis,  po- 
fez  l'un  fur  l'autre  3  elle  ne  fauroit  du  moins  empêcher 
qu'on  les  fcpare  par  un  mouvement  parallèle  à  ces  furfa- 
ces. Parce  que  ,  comme  V /Imbiant  fluide  a  une  entière 
liberté  de  fucceder  à  chaque  point  d'efpace  qui  eft:  aban- 
donné par  ce  mouvement  de  côté,  il  ne  refifte  pas  davan- 
tage au  mouvement  des  Corps  ainfi  joints  ,  qu'il  refifte- 
roit  au  mouvement  d'un  Corps  qui  feroit  environné  de 
toiis  cotez  par  ce  Fluide  ,  &  ne  toucheroit  aucun  autre 
Corps.  C'eft  pour  cela  que  s'il  n'y  avoir  point  d'autre 
caufe  de  la  cohefion  des  Corps  ,  il  feroit  fort  aifé  d'en 
feparer  toutes  les  parties  3  en  les  faifant  ainfi  glifTer  de 
côté.  Car  fi  laprelîion  de  V Ether  eft  la  caufe  abfoluc  de 
la  cohefion ,  il  ne  peut  y  avoir  de  cohefion  ,  là  où  cette 
caufe  n'opère  point.  Et  puifque  la  prelfion  de  V Ether 
ne  fauroit  agir  contre  une  telle  feparation  de  côté  ,  ainfi 
que  je  viens  de  le  faire  voir  ,  il  s'enfuit  de  là  qu'à  pren- 
dre tel  plain  qu'on  voudroit ,  qui  coupât  quelque  mafle 
de  Matière  ,  il  n'y  auroit  pas  plus  de  cohefion  qu'entre 
deux  furfaces  polies ,  qu'on  pourra  toujours  faire  glifler 
aifément  l'une  de  deflus  l'autre  ,  quelque  grande  qu'on 
imagine  la  prelfion  du  Fluide  qui  les  environne.  De 
forte  que, quelque  claire  que  foit  l'idée  que  nous  croyons 

A  a  a  avoir 


5  70  T^s  nos  Idées  Complexes 

Ch  AP.  avoir  de  l'ctenduë  du  Corps,  qui  n'cft  autre  chofe  qu'u- 
XXIII.  ne  cohefion  de  parties  Iblidcs  ,  peut-être  que  qui  confi- 
derera  bien  la  chofe  en  luy-mcme,  aura  iliiet  de  conclur- 
re  qu'il  luy  eft  aufll  flicile  d'avoir  une  idée  claire  de  la 
manière  dont  l'Ame  penfe  ,  que  de  celle  dont  le  Corps 
eft  étendu.  Car  comme  le  Corps  n'cft  point  autrement 
étendu  que  par  l'union  &  la  cohefion  de  les  parties  foli- 
des,  nous  ne  pouvons  jamais  bien  concevoir  l'étendue  du 
Corps ,  fans  voir  en  quoy  confifte  l'union  de  ks  parties  j 
ce  qui  me  paroit  aufll  incomprehenfible  que  la  penfée  bc 
la  manière  dont  elle  fe  forme. 

§.  25 .  Je  fai  que  la  plupart  des  gens  s'étonnent  de  voir 
qu'on  trouve  de  la  difficulté  dans  ce  qu'ils  croyent  obfer- 
ver  chaque  jour.  Ne  voyons-nous  pas  ,  diront-ils  d'a- 
bord ,  les  parties  des  Corps  fortement  jointes  enfemble  ? 
Y  a-t-il  rien  de  plus  commun  ?  Qiiel  doute  peut-on  avoir 
là-deflus  ?  Et  moy,  je  dis  de  même  à  l'égard  de  la  Pen- 
fée 6c  de  la  Puiftance  de  mouvoir  ,  ne  fentons-nous  pas 
ces  deux  chofes  en  nous-mêmes  par  de  continuelles  expé- 
riences, &"  ainfi, le  moyen  d'en  douter?  De  part  &:  d'au- 
tre le  fait  eft  évident,  j'en  tombe  d'accord.  iMais  quand 
nous  venons  à  l'examiner  d'un  peu  plus  près ,  6c  a  confi- 
derer  comment  fe  fait  la  chofe  ,  je  croy  qu'alors  nous 
fommes  hors  de  route  à  l'un  ôc  à  l'autre  égard.  Car  je 
comprens  aufli  peu  comment  les  parties  du  Corps  font 
jointes  enfemble,  que  de  quelle  manière  nous  penfons  ou 
produifons  le  mouvement  j  ce  font  pour  moy  deux  énig- 
mes également  obfcures.  Et  je  voudrois  bien  que  quel- 
qu'un m'expliquât  d'une  manière  intelligible  ,  comment 
les  parties  de  l'Or  6c  du  Cuivre  qui  venant  d'être  fon- 
dues tout  à  l'heure  ,  étoient  aufll  dcfunics  les  unes  des 
autres  que  les  particules  de  l'Eau  ou  du  lable  ,  ont  èté> 
quelques  momens  après,  fi  fortement  jointes  6c  attachées 
l'une  à  l'autre,  que  toute  la  force  des  bras  d'un  homme 
ne  fauroit  les  feparer.  Je  croy,  que  toute  perfonne  qui  eft 
accoutumée  à  faire  des  reflexions  ,  fe  verra  ici  dans  l'ini- 
poflibilité  de  trouver  quelque  chofe  qui  puiflc  le  latisfai- 
re  luy  ou  quelque  autre.  §.  26- 


des  Subjlances.     Liv.  II.  571 

§.  26.  Les  petits  corpufcules  qui  compofent  ce  Flui-  Chap. 
<ie  que  nous  appelions  Eau,  font  d'une  li  extraordinaire  XXIII. 
petiteffe  ,  que  je  n'ai  pas  encore  oui  dire  que  perfonne 
ait  prétendu  appercevoir  leur  grofleur,  leur  figure  diftin- 
6te  ou  leur  mouvement  particulier  ,  par  le  moyen  d'au- 
cun Microfcope  ,  quoy  qu'il  y  en  ait ,  à  ce  qu'on  m'a 
dit,  qui  ont  fait  voir  les  Objets, dix  mille  &:  même  cent 
mille  fois  plus  grands  qu'ils  ne  nous  paroiflent  naturelle- 
ment. D'ailleurs ,  les  particules  de  l'Eau  font  fi  fort  dé- 
tachées les  unes  des  autres ,  que  la  moindre  force  les  fe- 
pare  d'une  manière  fenfible.  Bien  plus  ;  fi  nous  confide- 
rons  leur  perpétuel  mouvement  ,  nous  devons  reconnoî- 
tre  qu'elles  ne  font  point  attachées  l'une  à  l'autre.  Ce- 
pendant, qu'il  vienne  un  grand  froid,  elles  s'unifient  &: 
deviennent  folides  -,  ces  petits  atomes  s'attachent  les  uns 
aux  autres,  6c  ne  fauroient  être  feparezque  par  une  gran- 
de force.  Qui  pourra  trouver  les  liens  qui  attachent  fi 
fortement  enfemble  les  amas  de  ces  petits  corpufcules  qui 
étoient  auparavant  feparez }  quiconque,  dis-je,  nous  fe- 
ra connoître  le  ciment  qui  les  joint  fi  étroitement  l'un  à 
l'autre,  nous  découvrira  un  grand  fecret,  jufqu'à  cette 
heure  entièrement  inconnu.  Mais  quand  on  en  feroit 
venu  là,  l'on  feroit  encore  aflez  éloigné  d'expliquer  d'u- 
ne manière  intelligible  l'étendue  du  Corps  ,  c'eft  à  dire , 
la  cohefion  de  fes  parties  folides  ,  jufqu'à  ce  qu'on  put 
faire  voir  en  quoy  confifte  l'union  ou  la  cohefion  des  par- 
ties de  ces  liens ,  ou  de  ce  ciment ,  ou  de  la  plus  petite 
partie  de  Matière  qui  exille.  D'oii  il  paroit  que  cette 
première  qualité  du  Corps  qu'on  fuppofe  fi  évidente ,  fe 
trouvera,  après  y  avoir  bien  penfé,  tout  aulli  incompre- 
henfible  qu'aucun  attribut  de  l'Efprit;  on  verra  ,  dis-je, 
qu'une  fubftance  folide  &:  étendue  efi:  aulîî  difficile  à  con- 
cevoir qu'une  fubftance  qui  penfe  ,  quelques  difficultez 
que  certaines  gens  forment  contre  cette  dernière  fubftan- 
ce. 

§.  27.  En  effet,  pour  poufler  nos  penfccs  un  peu  plus  La  cohefion  de? 
loin,  cette  preiiion  qu'on  propofe  pour  expliquer  'a  co-  P"""    '^^''J" 
A  a  a  2  hefion  ' 


^j2  De  nos  Idées  Complexes 

Chap.    hefion  des  Corps,  eft  auni  inintelligible  que  k  cohefion- 
XXIII.    elle-même.     Car  il  la  Matière  eit  regardée  comme  finie, 
aiiiTi  difficile  à  ainfi  qu'elle  ell  fans  doute  ;  que  quelqu'un  ie  tranfporte 
îrperfdc'^daiis  en  efprit  jufqu'aux  extremitez  de  l' Univers, &:  qu'il  voye 
i'Anîc.  là  quels  cerceaux ,  quels  crampons  il  peut  invaginer  qui 

retiennent  cette  mafle  de  matière  dans  cette  étroite  union, 
d'où  V  Acier  tire  toute  la  folidiré  ,  èc  les  parties  du  Dia- 
mant leur  dureté  &;  leur  indijfohibilité  ,  fi  j'ofe  me  fervir 
de  ce  terme  ;  car  fi  la  Matière  ell  finie  ,  elle  doit  avoir 
fes  limites,  &  il  faut  que  quelque  chofe  empêche  que  fes 
parties  ne  fe  dillîpent  de  tous  cotez.  Qiie  fi  pour  éviter 
cette  difficulté,  quelqu'un  s'aviié  de  fuppofer  la  Matière 
infinie,  qu'il  voye  à  quoy  luy  fervira  de  s'engager  dans 
cet  abyme,  quel  fecours  il  en  pourra  tirer  pour  expliquer 
la  cohefion  du  Corps,  &:  s'il  fera  plus  en  état  de  la  ren- 
dre intelligible  en  l'établiflant  fur  la  plus  abfurde  &  la 
plus  incomprchenfible  fuppofition  qu'on  puiffe  faire  j 
tant  il  eft  vray  que  fi  nous  voulons  rechercher  la  nature, 
la  caufe  Se  la  manière  de  l'Etendue  du  Corps  ,  qui  n'elt 
autre  chofe  que  la  cohefion  de  parties  folides ,  nous  trou- 
verons qu'il  s'en  faut  de  beaucoup  que  l'idée  que  nous 
en  avons  foit  plus  claire  que  l'idée  de  la  Penfi'e. 
La  commiiiii-  §.  2,8.  Une  autte  idée  que  nous  avons  du  Corps,  c'eft 
cation  du  mou-  j_j  puiffance  de  communiquer  le  mouvement  par  irnpulfion , 

Tcment     par  '       w  •'  j     i>  /i  >    n.  i  /r 

rimpulfioii  ou  cv  une  autre  que  nous  avons  de  1  Ame  ,  c  eit  la  puijjance 
parla  pcnree  ^g  produire  du  mouvement  par  la  peu  fée.  L'expérience 
àu^euî^^bic.'"  î^oi-is  fournit  chaque  jour  ces  deux  Idées  d'une  manière  e- 
vidente  j  mais  {\  nous  voulons  encore  rechercher  com- 
ment cela  fe  fait,  nous  nous  trouvons  également  dans  les 
ténèbres.  Car  à  l'égard  de  la  communication  du  mou- 
vement ,  par  où  un  Corps  perd  autant  de  mouvement 
qu'un  autre  en  reçoit  ,  qui  eft  le  cas  le  plus  ordinaire, 
nous  ne  concevons  par  là  rien  autre  chofe  qu'un  mouve- 
ment qui  pafie  d'un  Corps  à  un  autre  Corps  ,  ce  qui  eft, 
je  croy ,  aulli  obfcur  6c  aufll  inconcevable,  que  la  maniè- 
re dont  nôtre  Efprit  met  en  mouvement  ou  arrête  nôtre 
Corps  par  la  penfce  ,   ce  que  nous  voyons  qu'il  fait  à 

tout 


dfs  Subllanccs.     L  i  v.  IL  372 

tout  moment.     Et  il  eft  encore  plus  mal-aiïé  d'expliquer   Chap 
l'augmentation  du   mouvement   par  voye  d'impuUlon  ,    XXIII* 
qu'on  cbferve,  ou  qu'on  croit  arriver  en  certaines  ren- 
contres.    L'expérience  nous  fait  voir  tous  les  jours  des 
preuves  évidentes  du  mouvement  produit  par   l'impul- 
fion  j    &    par   la   penfée  ;   mais  nous  ne   pouvons  guè- 
re comprendre   comment  cela   fe  fait.     Dans  ces  deux 
cas  notre  Efprit  cft  également  à  bout.     De  forte  que  de 
quelque  manière  que  nous  conllderions  le  mouvement , 
6c  fa  communication  ,  comme  des  effets  du  Corps  ou 
de  l'Efprit ,  l'idée  qui  fc  rapporte  à  V Efprit ,  efi  pour  le 
moins  avjji  claire  ,   qve   celle  qui  appartient   au   Corps. 
Et  pour  ce  qui  eft  de  la  Puiffance  adive  de  mouvoir , 
ou  de  la  motiviîé,  fi  j'ofe  me  fervir  de  ce  terme  3  elle 
eft  beaucoup  plus  claire  dans  l'Efprit  que  dans  le  Corps  j 
parce  que  deux   Corps  en   repos  ,   placez   l'un   auprès 
de  l'autre,  ne  nous  fourniront  jamais  *  l'idée  d'une  Puif-  k  voy.  cy-def- 
fance  qui  foit  dans  l'un  de  ces  Corps  pour  remuer  l'autre  ^"s ,  ch.  xxi. 
autrement  que  par  un  mouvement  emprunté;  au  licuque  ^^^'j.^^'i^''"*" 
l'Efprit  nous  prefentc  chaque  jour  l'idée  d'une  Puiflance  prouva!  plus  au 
a£tive  de  mouvoir  les  Corps.     C'eftpLOurquoy   ce   n'eft '°"°" 
pas  une  cliofe  indigne  de  nôtre  rechercTie  de  voir  fi  la 
Puiffance  a^îive  eft  l'attribut  propre  des  Efprits  ,    6c  la 
Puîjjance  pa/Jive  celui  des  Corps.     D'où  l'on   pourroit 
conjedurer,  que  les  Efprits  créez  étant  aûifs  &  pa^ffs 
ne  font  pas  totalement  feparez  de  la  Matière.     Car  l'Ef- 
prit pur,  c'eft  à  dire  Dieu,  étant  feulement  ^r^?//",  6c 
la  pure  Matière  fimplement  paj/ive  ,  on  peut  croire  que 
ces  autres  Etres  qui  font  aÛifs  &c  paj/ifs  tout  enfcmble, 
participent  de  l'un  &c  de  l'autre.  Mais  quoy  qu'il  en  ibit, 
les  idées  que  nous  avons  de  l'Efprit,  lont,  je  penfe,  en 
aufïï  grand  nombre  ccaulFi  claires  que  celles  que  nous  avons 
du  Corps  ,   la  fubftance  de  l'un  6c  de  l'autre  nous  étant 
également  inconnue  ,    &c  l'idée  de  la  penfee   que  nous 
trouvons  dans  l'Efprit    nous   paroiffant  auifi   claire  que 
celle  de  l'étendue  que  nous  remarquons  dans  le  Corps  j 
6c  la  communication  du  mouvement  qui  fe  fait  par  la 
Aaa  3  pen- 


^y^  De  nos  Idées  Complexes 

C  H  A  p.  penfée  Se  que  nous  attribuons  à  l'Efprit ,  eft  aufli  évi'den- 
XXIII.  te  que  celle  qui  fe  fait  par  impuUion  &:  que  nous  attri- 
buons au  Corps.  Une  confiante  expérience  nous  fait 
voir  ces  deux  communications  d'une  manière  fcnfible  , 
qnoy  que  la  foible  capacité  de  nôtre  Entendement  ne 
puifle  les  comprendre  ni  l'un  ni  l'autre.  Car  dès  que 
l'Efprit  veut  porter  fa  veûë  au  delà  de  ces  Idées  origina- 
les qui  nous  viennent  par  Senfation  ou  par  Reflexion  ,  &: 
pénétrer  dans  leurs  caufes  &c  dans  la  manière  de  leur  pro- 
duftion,  nous  trouvons  que  cette  recherche  ne  fert  qu'à 
nous  faire  fentir  combien  font  courtes  nos  lumiè- 
res. 

§.  29.  Enfin  pour  conclurre  ce  Parallèle  ,  la  Sejifation 
nous  fait  connoitre  évidemment,  qu'il  y  a  des  fubftances 
folides  &  étendues  ,  8c  la  Reflextofi  ,  qu'il  y  a  des  fub- 
ftances qui  penfent.  L'Expérience  nous  perfuade  de 
l'exiftence  de  ces  deux  fortes  d'Etres  ,  fie  que  l'un  a  la 
Puifiance  de  mouvoir  le  Corps  par  impulfion,  fie  l'autre 
par  la  penfée  -,  c'eft  dequoy  nous  ne  fau rions  douter. 
L'Expérience,  dis-je,  nous  fournit  à  tout  moment  des 
idées  claires  de  l'un  6c  de  l'autre  >  mais  nos  Facultez  ne 
peuvent  rien  ajouter  à  ces  Idées  au  delà  de  ce  que  nous 
y  découvrons  par  la  Senfation  ou  par  la  Reflexion.  Que 
û  nous  voulons  rechercher,  outre  cela,  leur  nature, leurs 
caufes ,  é^c.  nous  appercevons  bientôt  que  la  nature  de 
l'Etendue  ne  nous  eft  pas  connue  plus  nettement  que 
celle  de  la  Penfèe.  Si ,  dis-je  ,  nous  voulons  les  expli- 
quer plus  particulièrement,  la  facilité  eft  égale  des  deux 
cotez  ,  je  veux  dire  que  nous  ne  trouvons  pas  plus  de 
difficulté  à  concevoir  comment  une  fubftance  que  nous 
-ne  connoiffons  pas ,  peut  par  la  penfèe  mettre  un  Corps 
en  mouvement,  qu'à  comprendre  comment  une  fubftan- 
ce que  nous  ne  connoiffons  pas  non  plus ,  peut  remuer  un 
Corps  par  voye  d'impulfion.  De  forte  que  nous  ne  fom- 
mes  p.is  plus  en  état  de  découvrir  en  quoy  confiftent  les 
Idées  qui  regardent  le  Corps,  que  celles  qui  appartien- 
nent à  l'Efprit.     D'où  il  paroit   fort  probable  que  les 

Idées 


des  Suhjlances.     Liv.  II.  575" 

Idées  fimples  que  nous  recevons  de  la  Senfation  &:  de  la  C  h  a  p. 
Réflexion  font  les  bornes  de  nos  penfécs ,  au  delà  defquel-  XXIII. 
les  nôtre  Efprit  ne  fauroit  avancer  d'un  feul  point ,  quel- 
que effort  qu'il  foffe  pour  cc\i;  Se  par  conféquent,  c'eft 
en  vain  qu'il  s'attacheroit  à  rechercher  avec  foin  la  natu- 
re &:  les  caufes  fecretes  de  ces  idées  ,  il  ne  peut  jamais  y 
faire  aucune  découverte. 

§.  30.     Voici  donc  en  peu  de  mots  à  quoy  fc  réduit    Comparaifon 
l'idée  que  nous  avons  de  l'Efprit  comparée  à  celle  que, ^"yj'^^^'^j'lj^ 
nous  avons  du  Corps.     La  fubllance  de  l'Efprit  nous  eft  Corps  &  de 
inconnue  5  &:  celle  du  Corps  nous  l'eft  tout  autant.  Nous'^'P"^ 
avons  des  idées  claires  &   ditlinftes  de  deux  Premières 
§lnalitez  ou  propriétez  du  Corps  ,  qui  font  la  cohefion 
de  parties  folides  è<.  l'impuUion  ;  de  m-ême  nous  connoif- 
fons  dans  l'Efprit  deux  premières  Qiialitez  ou  propriétez 
dont  nous  avons  des  idées  claires  &  diftinctes  ,  favoir  la 
penfée  &  la  puiflance  d'agir  >  c'eft  à  dire  ,  de  commen- 
cer ou  d'arrêter  différentes  penfées  ou  divers  mouvemens. 
Nous  avons  aulH  des  idées  claires  &  diftinftes  de  plu- 
fîeurs  Qualitez  inhérentes  dans  le  Corps  j    lefquelles  ne 
font  autre  chofe  que  différentes  modifications  de  l'éten- 
due de  parties  folides ,  jointes  enfemble  &  de  leur  mou- 
vement.    L'Efprit  nous  fournit  de   même  des  idées  de 
plufieurs  Modes  de  penfer  3  comme  croire  ,  douter  ,  être 
npplicjué,  craindre  y  efperer  ,&cc.  nous  y  trouvons  aufîl  les 
idées  de  Vouloir  y  &c  de  mouvoir  le  Corps  en  conféquencc 
de  la  volonté ,  Se  avec  le  Corps  de  fe  mouvoir  luy-même  j 
car  l'Efprit  eft  capable  de  mouvement ,  comme  nous  l'a-  #  p^^    ^^ 
vons  *  déjà  montré.  S.i^lio.  li. 

§.   31.  Enfin,  s'il  fe  trouve  dans  cette  notion  de  l'Ef- La  notion  d'un 
prit  quelque  difficulté  ,  qu'il  ne  foit  peut-être  pas  facile  ^'f""^  ""cnfer- 
d'expliquer  ,  nous  n'avons  pas  pour  cela  plus  de  raifondifficuiic  cjue^ 
de  nier  ou  de  révoquer  en  doute  l'exifterice  des  Efprits,«"e  du  Corps. 
que  nous  en  aurions  de  nier  ou  de  révoquer  en  doute 
l'exiftence  du  Corps  ,   fous  prétexte  que  la  notion  du 
Corps  eft  embarralîee  de  quelques  difficultez   qu'il   eft 
fort  difficile  &  peut-être  inipoilible  d'expliquer  ou  d'en- 
tendre. 


3  7^  De  nos  Idées  Complexes 

C  H  A  p.  tendre.  Car  je  youdrois  bien  qu'on  me  montrât  dans  la 
XXIII.  notion  que  nous  avons  de  l'Elpric,  quelque  chofedcplus 
embrouille  ou  qui  approche  plus  de  la  contradiction  , 
que  ce  que  renferme  la  notion  même  du  Corps ,  je  veux 
parler  de  la  Divifîbilité  k  l'inftn  d'une  étendue  finie  -,  car 
îbit  que  nous  recevions  cette  divifibilité  à  l'infini, ou  que 
nous  la  rejettions,elle  nous  engage  dans  des  conféquences 
qu'il  nous  eft  impoiîlble  d'expliquer  ou  de  pouvoir  conci- 
lier, &:  qui  entraînent  de  plus  grandes diflicukez  8c  des  ab- 
furditez  plus  apparentes  que  tout  ce  qui  peut  fuivre  de  la 
notion  d'une  fubftance  immatérielle  douce  d'intelligence. 
Nousnecon-  §.  ^2.  Et  c'eft  dequoy  nous  ne  devons  point  être  fur- 
dciàT"iios*"p''^s,  puifque  n'ayant  que  quelque  petit  nombre  d'Idées 
Idées  fimples,  fiiperficielles  des  cliofes ,  qui  nous  viennent  uniquement 
ou  des  Objets  extérieurs  à  la  faveur  des  Sens  ,  ou  de  nô- 
tre propre  Efprit  reflechiflant  fur  ce  qu'il  éprouve  en 
luy-mêmcj  nôtre  connoiffance  ne  s'étend  pas  plus  avant, 
tant  s'en  faut  que  nous  puillîons  pénétrer  dans  la  confti- 
tution  intérieure  &  la  vraye  nature  des  chofes  ,  étant  de- 
llituez  des  Facultez  néceflaircs  pour  parvenir  jufque-là. 
Puis  donc  que  nous  trouvons  en  nous-mêmes  de  la  con- 
noiffance, Se  le  pouvoir  d'exciter  du  mouvement  en  con- 
féquence  de  nôtre  volonté  ,  &:  cela  d'une  manière  auilî 
certaine  que  nous  découvrons  dans  des  chofes  qui  font 
hors  de  nous,  une  cohefion  Se  une  divifion  de  parties  fo- 
lides  ,  en  quoy  confide  l'étendue  èc  le  mouvement  des 
Corps ,  Î20US  avons  autant  de  rai  (on  de  nous  contenter  de 
l'Idée  que  nous  avons  d'un  Efprit  immatériel ,  que  de  celle 
que  nous  avons  du  Corps,  c^  d'être  également  convaincus  de 
rexiftcncc  de  tous  les  deux.  Car  il  n'y  a  pas  plus  de  con- 
tradiftion  que  la  Penfée  exifte  fcparée  hc  indépendante 
(\c\^ Solidité  1  qu'il  y  en  a  que  la  Solidité  exillc  fcparée  &: 
indépendante  de  la  Penfée;  \â.  folidite  èz  la  penfée  n'étant 
que  des  Idées  fimples, indépendantes  l'une  de  l'autre.  Et 
comme  nous  trouvons  d'ailleurs  en  nous-mêmes  des  idées 
audi  claires  6c  auill  diftinftes  de  la  Penfcc  que  de  la  Soli- 
dité, je  ne  vois  pas  pourquoy  nous  ne  pourrions  pas  ad- 
mettre 


des  Siibflancts.     Liv.  II.  577 

mettre  aufil  bien  l'exiftence  d'une  chofe  qui  penfe  fans  é-  C  h  a  p. 
trefolide,  c'eft  à  dire  ,  qiu  {oit  immatérielle  ^  que  l'exi-  XXIII. 
ftence  d'une  chofe  folide  qui  ne  penfe  pas  ,  c'eft  à  dire, 
de  la  Matière;  ôc  fur  tout ,  puifqu'il  n'eft  pas  plus  diffi- 
cile de.  concevoir  comment  la  peniee  pourroit  exifter  fans 
Matière  ,  que  de  comprendre  comment  la  Matière  pour- 
roit penfer.  Car  dès  que  nous  voulons  aller  au  delà  des 
Idées  Simples  qui  nous  viennent  par  la  Senfation  ou  parla 
Réflexion^  &c  pénétrer  plus  avant  dans  la  nature  des  Cho- 
fes  ,  nous  nous  trouvons  aulll-tôt  dans  les  ténèbres  ,  & 
dans  un  embarras  de  difficultez  inexplicables  ,  &:  ne  pou- 
vons après  tout  découvrir  autre  chofe  que  nôtre  ignoran- 
ce &  riôtre  propre  aveuglement.  Mais  quelle  que  foit  la 
plus  claire  de  ces  deux  Idées  complexes  ,  celle  du  Corps 
ou  celle  de  l'Efprit  ,  il  eft  évident  que  les  Idées  fimples 
qui  les  compofent  ne  font  autre  chofe  que  ce  qui  nous 
vient  par  Senfation  ou  par  Reflexion.  Il  en  eft  de  même 
de  toutes  les  autres  Idées  de  Subjlances  fans  en  excepter 
celle  de  Dieu,  luy-méme. 

•§.  33.  En  effet,  fi  nous  examinons  l'Idée  que  nous  a- W^'eJeDicw. 
vons  de  cet  Etre  fupréme  fie  incompréhenfible,nous  trou- 
verons que  nous  l'acquérons  par  la  même  voye  ,  &  que 
les  Idées  complexes  que  nous  avons  de  Dieu  ôc  des  Ef- 
*pritspurs,  (om  com^oiécs  des  Idées  Jimples  ç\ne  nous  re- 
cevons de  la  Reflexion.  Far  exemple  ,  après  avoir  formé 
par  la  confideration  de  ce  que  nous  éprouvons  en  nous- 
mêmes,  les  idées  d'exiflence  èc  de  durée  y  de  connoijfance , 
de  pitiffance^  de  plaifir ,  de  bonheur  &c  de  plufieurs  autres 
Qiialitez  &  Puiflances  ,  qu'il  eft  plus  avantageux  d'avoir 
que  de  n'avoir  pas ,  lorfque  nous  voulons  former  l'idée  la 
plus  convenable  à  l'Etre  fuprême  ,  qu'il  nous  eft  poflîble 
d'imaginer  ,  nous  étendons  chacune  de  ces  Idées  par  le  *  Dont  il  eft 
moyen  de  celle  que  nous  avons  cie  *  V Infini  ,   &:  joignant  P^"^'*^  cy-<iciTus 

■'  Tj-rii  c  ^  T1'  dans  tout  le 

toutes  ces  idées  eniemble,  nous  formons  notre  idée  com-  r :  ?.p,trc  xvii. 
plexe  de  D  1  E  u.  Car  que  l'Efpnt  ait  cette  pu'flAp.ce  d'é-  «f^Liv-  n.  pag, 
tendre  quelques-unes  de  fcs  Idées ,  qui  luy  font  veniës  par  \\>^,y,  \6î.-^,- 
Scnfntionow  par  Reflexion,  c'eft  ce  que  nous  avons  -f  déjà  dup-xi.  ^.e. 

§•3+-" 


montré.  B  b  b  «c  -,  .  2» 


378  T>e  nos  Idées  Complexes 

C  H  A  p.  §.  54.  Si  je  trouve  que  je  connois  un  petit  nombre  de 
XXIII.  chofes,  &  quelques-unes  de  celles-là,  ou,  peut-être,  tou- 
tes ,  d'une  manière  imparfiiite  ,  je  puis  former  une  idée 
d'un  Etre  qui  en  connoit  deux  fois  autant  ,  que  je  puis 
doubler  encore  auflî  fouvent  que  je  puis  ajouter  au  nom- 
bre ,  &  ainfi  augmenter  mon  idée  de  connoiflance  en  é- 
tendant  llx  comprehenfion  à  toutes  les  chofes  qui  exiftent 
ou  peuvent  exifter.  J'en  puis  faire  de  même  à  l'égard  de 
la  manière  de  connoître  toutes  ces  chofes  plus  parfaite- 
ment ,  c'eft  à  dire  ,  toutes  leurs  Qualitez  ,  Puiflances, 
Caufes,  Conféquences ,  Se  Relations,  ^c.  jufqu'à  ce  que 
tout  ce  qu'elles  renferment  ou  qui  peut  y  être  rapporté 
en  quelque  manière ,  foit  parfaitement  connu  :  Par  où  je 
puis  me  former  l'idée  d'une  connoiffance  infinie  ,  ou  qui 
n'a  point  de  bornes.  On  peut  faire  la  même  chofe  à  l'é- 
gard de  la  Puiflance  que  nous  pouvons  étendre  jufqu'à  ce 
que  nous  foyons  parvenus  à  ce  que  nous  appelions  Infîm , 
comme  aufll  à  l'égard  de  la  Durée  d'une  exillencc  fans  com- 
mencement ou  fans  fin  ,  &:  ainfi  former  l'idée  d'un  Etre 
Eternel.  Les  dégrez  ou  l'étendue  dans  laquelle  nous  at- 
tribuons à  cet  Etre  fuprême  que  nous  appelions  Dieit  , 
l'exiftence ,  la  puiflance  ,  la  fagefle  ,  Se  toutes  les  autres 
Perfections  dont  nous  pouvons  avoir  quelque  idée,  ces 
dégrez  ,  dis-je  ,  étant  infinis  &:  fans  bornes  ,  nous  nous^ 
formons  par  là  la  meilleure  idée  que  nôtre  Efprit  foit  ca- 
pable de  fe  faire  de  ce  Souverain  Etre  5  6c  tout  cela  fe  fait, 
comme  je  viens  de  dire  ,  en  élargiflant  ces  Idées  fimples 
qui  nous  viennent  des  opérations  de  nôtre  Efprit  par  la 
Réflexion,  ou  des  choies  extérieures  par  le  moyen  des 
Sens,  jufqu'à  cette  prodigieufe  étendue  où  l'Infinité  peut 
les  porter. 

§.  35.  Car  c'eft  Vlnfnite  qui  jointe  à  nos  Idées  d'exi- 
ftence  ,  de  puiflance  ,  de  connoiflance  ,  é^c.  conftituë 
cette  idée  complexe ,  par  laquelle  nous  nous  reprefentons 
l'Etre  fuprême  le  mieux  que  nous  pouvons.  Car  quoy 
que  Dieu  dans  fa  propre  eflence,qui  certainement  nous 
çft  inconnue  à  nous  qui  ne  connoiflbns  pas  même  l'eflcnce 

d'un 


des  Subjlances.     Liv.  IL  579 

d'un  Caillou ,  d'un  Moucheron  ou  de  nôtre  propre  per-  C  h  a  p. 
fonne,foit  fimple  Se  fans  aucune  compofition;  cependant  XXIII. 
je  croy  pouvoir  dire  que  nous  n'avons  de  Luy  qu'une  idée 
complexe  d'exiftence,  de  connoiflance ,  de  puiflancejde 
félicité ,  &c.  infinie  &  éternelle  :  toutes  idées  diftincles 
&  dont  quelques-unes  étant  relatives,  font  compofées  de 
quelque  autre  idée.  Et  ce  font  toutes  ces  Idées ,  qui  pro- 
cédant originairement  de  la  Senfation  &;  de  la  Retiexion  , 
comme  on  l'a  déjà  montré  ,  compofent  l'idée  ou  notion 
que  nous  avons  de  D  i  e  u. 

§.  26.  Il  faut  remarquer,  outre  cela,  qu'excepté  l'/w-D'^''^ '«W«s 

/./-,,  j  .  ^^   -,  K    |->..  complexes   que 

mte ,  il  n  y  a  aucune  igee  que  nous  attribuyons  a  Dieu ,  nous  avons  des 

qui  ne  foit  aufîî  une  partie  de  l'Idée  complexe,  que  nousEi'prits  ,  il  n'y 
avons  des  autres  Efprits.  Parce  que  n'étant  capables  de  ^^g^j^^^fj"^ 
recevoir  d'autres  Idées  fimples  que  celles  qui  appartien- reçut- delà seu- 
nent  au  Corps  ,•  excepté  celles  que  nous  recevons  de  1^!^^"°".°" ''*^''* 
Kejlexton  que  nous  railons  lur  les  Opérations  de  notre  pro- 
pre Efprit ,  nous  ne  pouvons  attribuer  d'autres  idées  aux 
Efprits  que  celles  qui  nous  viennent  de  cette  fource  j  & 
toute  la  différence  que  nous  pouvons  mettre  entre  elles  en 
les  rapportant  aux  Efprits  ,  confifte  uniquement  dans  la 
différente  étendue,  éc  les  divers  dégrez  de  leur  Connoif- 
fance  ,  de  leur  Puiffance  ,  de  leur  Durée  ,  de  leur  Bon- 
heur, c^r.  Car  que  les  Idées  que  nous  avons  tant  des  Ef- 
prits que  des  autres  Chofes  ,  fe  terminent  à  celles  que 
nous  recevons  de  la  Senfation  &:  de  la  Reflexion  ,  c'eft  ce 
qui  fuit  évidemment  de  ce  que  dans  nos  idées  des  Efprits, 
à  quelque  degré  de  perfection  que  nous  les  portions  au 
delà  de  celles  des  Corps  ,  même  jufqu'à  celle  de  l'Infini, 
nous  ne  fiurions  pourtant  avoir  aucune  idée  de  la  maniè- 
re dont  les  Efprits  fe  découvrent  leurs  penfées  les  uns  aux 
autres  ;  quoy  que  nous  ne  puifiions  éviter  de  conclurre, 
que  les  Efprits  feparez  ,  qui  ont  des  connoiflances  plus 
parfaites  6c  qui  font  dans  un  état  beaucoup  plus  heureux 
que  nous  ,  doivent  avoir  aufii  une  voye  plus  parfaire  de 
s'entre-communiquer  leurs  penfées,  que  nous  qui  fommes 
obligez  de  nous  fervir  de  fignes  corporels, Ôcparticuliere- 
B  b  b   2  ment 


380  Ve  nos  Idées  Complexes  des  Sub fiances. 

Chap.  ment  de  fons,  qui  font  de  l'iifige  le  plus  général  comme 
XXIII.  les  moyens  les  plus  conmiodes  &:  les  plus  prompts  que 
nous  puîllions  employer  pour  nous  communiquer  nos  pen- 
fées  les  uns  aux  autres.  Mais  parce  que  nous  n'avons  en 
nous-mêmes  aucune  expérience  Se  par  conféquent ,  aucu- 
ne notion  d'une  communication  immédiate  ,  nous  n'a- 
vons point  aulH  d'idée  de  la  manière  dont  les  Efprits  qui 
n'ufent  point  de  paroles  >peuventfe communiquer  promp- 
îement  leurs  penfées  ,  fie  moins  encore  comprenons-nous 
comment  n'ayant  pomt  de  Corps  ils  peuvent  être  maîtres 
de  leurs  propres  penfees  6c  les  faire  connoître  ou  les  ca- 
cher comme  il  leur  plaît  ,  quoy  qjue  nous  devions  fuppo- 
fer  néceflairement  qu'ils  ont  une  telle  PuilTance. 
Récapitulation.  §•  37-  Voilà  donc  préfentcment ,  quelles  fortes  d'Idées 
nous  avons  de  toutes  les  différentes  efpéces  de  Subfiances  , 
en  quoy  elles  confiftent  ,  ôc  comment  nous  les  acqué- 
rons. E)'où  je  croy  qu'on  peut  tirer  évidemment  ces  trois 
confequences. 

La  première ,  que  toutes  les  Idées  que  nous  avons  des 
différentes  Efpeces  de  fubftances  ,  ne  font  que  des  Colle- 
ctions d'Idées  fimples  avec  la  fuppolltion  ci'un  Sujet  au- 
quel elles  appartiennent  &:  dans  lequel  elles  fubiiilent  > 
quoy  que  nous  n'ayons  point  d'idée  claire  6c  diilinde  de 
ce  Sujet. 

La  féconde, que  toutes  les  Idées  fîmples  quî  ainfi  unies 
^ stibiîratmn.  dans  un  commun  *  fujet  compofent  les  Idées  complexes 
que  nous  avons  de  différentes  fortes  cie  fubllances ,  ne  font 
autre  chofe  que  des  idées  qui  nous  font  venues  par  Scnf'a- 
tion  ou  par  Reflexion.  De  forte  que  dans  les  chofes  mê- 
mes que  nous  croyons  connoître  de  la  manière  la  plus  in- 
time, 6c  comprendre  avec  le  plus  d'exaclitude  ,  nos  plus 
vaftes  conceptions  ne  fauroient  s'étendre  au  delà  cie  ces  I- 
dées  fimples.  De  même  ,  dans  les  chofes  qui  paroilTent. 
les  plus  éloignées  de  toutes  les  autres  que  iious  connoif- 
fons  te  qui  furpaffent  infiniment  tout  ce  que  nous  pou- 
vons appercevoir  en  nous-mêmes  par  la  Reflexion  ou  dé- 
couvrir dans  les  autres  chofes  par  \cm.o^cnàc\xScnJation:i 

nous 


I 


Des  Idées  Colle ^ives  de  Subfiances.  Liv.  II.       581 
nous  ne  faurions  y  rien  découvrir  que  ces  Idées  fimples    Cha?. 
qui  nous  viennent  originairement  de  !a  Senfatmi  ou  de  la   XXIII. 
Réflexion  ,    comme  il  paroit  évidemment  dans  les  Idées 
complexes  que  nous  avons  des  Anges  &  en  particulier  de 
Dieu  luy-même. 

Ma  troifiéme  confequence  eft,que  la  plupart  des  Idées 
fimples  qui  compofent  nos  Idées  complexes  des  Subflan- 
ces,  ne  font,  à  les  bien  conllderer  ,  que  des  Puifiances, 
quelque  penchant  que  nous  ayions  à  les  prendre  pour  des 
Qiialitez  pofitives  ;  par  exemple  ,  la  plus  grande  partie 
des  Idées  qui  compofent  l'idce  complexe  que  nous  avons 
de  l'Or,  font  la  Couleur  jaune,  une  grande  pefanteur,  la 
àvÈîdUé,  hfnflbilite  ,  la  capacité  d'être  fondu  par  l'Eau 
Regale,  &c.  toutes  lefquelles  idées  unies  enfemble  dans 
un  fujet  inconnu  qui  en  eft  comme  *  le  foâtien  ,  ne  font  *^"¥ '■•""'"- 
qu'autant  de  rapports  à  d'autres  Subflances  ,  &c  n'exiftent 
pas  réellement  dans  l'Or  confideré  purement  en  luy-mê- 
me, quay  qu'elles  dépendent  des  Qiialitez  originales  Se 
réelles  de  fa  conftitution  intérieure  ,  par  ou  il  ell  capable 
d'opérer  diverfement ,  £c  de  recevoir  différentes  impref- 
fions  de  la  part  de  plufieurs  autres  fubftances. 


CHAPITRE     XXIV. 

Des  Idées  CoUeÛtves  de  Suhfiances.  C  h  a  p 

.^  TT  T,  xxiy. 

§■  I-   /^Utre   ces  idées  complexes  de   différentes  uncfcuic idée 
Vy   fabftoinccs  finguliéres  ,  comme  d'un //^;;/îw:j?,  [-'"'^'^^''a'ifm- 
d\m  Cheval,  de  VGr,  d'une  Roje  ,    d'nne  Pomme  ,    ficc.Sfde'ï' 
l'Efprit  a  auill  des  Idées  collcéiives  de  fîihft,inces.     Je  les 
nomme- ainfi,  parce  que  ces  fortes  d'idées  f  nt  compofees 
de  plufieurs  fubftances  particulières ,  confiderees  enfemble 
comme  jointes  en  une  feule  Idée  ,    &  qui  ainiî  unies  ne 
font  efFeftivement  qu'une  idée  :  par  exemple  ,    l'idée  de 
cet  amas  d'iiommes  qui  compofe  une  Armce ^e^  aulîibiea 
une  feule  idée  que  celle  d'un  homme  ,  quoy  qu'elle  foit 

B  b  b  3  corn- 


582  Dis  Idées  ColkEîives  de  Subjlances. 

C  H  A  p.   compofée  d'un  grand  nombre  de  fubftances  diftinctes.  De 
XXiy.    même  cette  grande  idée  collective  de  tous  les  Corps  qu'on 
défigne  par  le  terme  âJ Univers  ,    e(l  auill  bien  une  feule 
idée,  que  celle  de  la  plus  petite  particule  de  Matière  qui 
foit  dans  le  Monde  >    car  pour  faire  qu'une  idée  foit  uni- 
que ,   il  fuffit  qu'elle  foit  confiderée  comme  une  feule  i- 
mage  ,  quoy  que  d'ailleurs  elle  foit  compofée  du  plus 
grand  nombre  d'Idées  particulières  qu'il  foit  poUible  de 
concevoir. 
Ce  qui  fc  fait       §.  2.  UEfprit  fomic  CCS  Idces  collcâives  de  Siiù/iauces 
par  la  Puiflaiice  p^j.  j^  Puiflance  qu'il  a  de  compofer  &:  de  réunir  diverfe- 

quci  Elprit.adc  1  i         t  1  -         J-         1  1  r      1      -J  ' 

compofer  &     iticnt  dcs  Idccs  limplcs  ou  complexes  en  une  leule  idée, 
raiTembler  des  ^{j^{[  qu'il  fe  forme,  par  la  même  faculté,  des  idées  com- 
'""*  plexes  des  fubftances  particulières  ,    qui  font  compcfées 

d'un  aflémblage  de  diverfcs  idées  ilmples  ,  unies  dans  une 
feule  fubftance.  Et  comme  l'Efprit  enjoignant  enfcmble 
des  idées  répétées  à'nmté,  fait  les  modes  colleftifs  ou  l'i- 
dée complexe  de  quelque  nombre  que  ce  foit ,  comme 
d'une,  douzaine ,  d\inc  vnigtaine ,  d\mc  G fojfe ,  Sec.  de 
même  en  joignant  enfemble  diverfes  fubftances  particuliè- 
res, il  forme  des  idées  colleftives  de  fubftances  ,  comme 
une  Troupe  ,  une  Armée ,  un  Ejjain  ,  une  J^iUe  ,  une 
Flotte  ;  car  il  n'y  a  perfonne  qui  n'éprouve  en  luy-même 
qu'il  fc  repréfente  ,  pour  ainfi  dire  ,  d'un  coup  d'œuil 
chacune  de  ces  Idées  en  particulier  par  une  feule  idée  >  6c 
qu'ainfi  fous  cette  notion  il  confidére  auili  parfaitement 
ces  difterens  amas  de  chofes  comme  une  feule  chofe ,  que 
lorfqu'il  fe  repréfente  un  Vaiffeau  ou  un  atome.  En  eftet, 
il  n'eft  pas  plus  mal-aifé  de  concevoir  comment  une  Ar- 
mée de  dix  mille  hommes  peut  faire  une  feule  idée  ,  cjue 
comment  un  homme  peut  nous  être  repréfente  fous  une 
feule  idée;  car  il  eft  aullI  facile  à  l'Efprit  de  réunir  l'idée 
d'un  grand  nombre  d'hommes  en  une  feule ,  Se  de  la  con- 
fidérer  comme  une  idée  effetStivemcnt  unique,  que  défor- 
mer une  idée  finguliére  de  toutes  les  idées  diftinftes  qui 
entrent  dans  la  compofition  d'un  homme  ,  6c  les  regarder 
routes  enfemble  comme  une  feule  idée. 

§•  3- 


De  la  Relation.    Liv.  II.  385 

§.3.     Il  faut  mettre  au  nombre  de  ces  fortes  d'/^fW    Chap. 
CoUeâives  ,  la  plus  grande  partie  des  Chofes  artificielles,   XXIV. 
ou  du  moins  celles  de  cette  nature  qui  font  compofées  del^°"'^''''''^'^°" 
fubftances  diftinctesi  &c  dans  le  fonds  ,    à  bien  confiderer  fonrdès'^idecs 
toutes  ces  Idées  colleftives,  comme  une  Armée,  une Cc«- '^""'^'^tives. 
Jiellation  ,   VUnivcrs  ,    nous  trouverons  qu'entant  qu'elles 
forment  autant  d'Idées  finguliéres ,  ce  ne  font  que  des  Ta- 
bleaux artificiels  que  l'Efprit  trace  ,    pour  ainii  dire  ,   en 
aflemblant  dans  un  point  de  veûé  des  chofes  fort  éloignées, 
6c  indépendantes  les  unes  des  autres  ,    afin  de  les  mieux 
contempler  ,    Se  d'en  difcourir  plus  commodément  lorf- 
qu'elles  font  ainfi  réunies  fous  une  feule  conception  ,    & 
défignces  par  un  feul  nom.    Car  il  n'y  a  rien  de  il  éloip-né 
ni  de  fi  contraire  que  l'Efprit  ne  puiflé  rafîembler  en  une 
feule  idée  par  le  moyen  de_  cette  Faculté,    comme  il  pa- 
roît  vifiblement  par  ce  que  fignifie  le  mot  d'Univers  qui 
n'emporte  qu'une  idée  ,    quelque  compofé  qu'il  puilfe 
être. 


CHAPITRE       XXV. 

De  la  Relation.  Chap. 

XXV. 

§.   I.   /^U'^^'^  l^s  Idées  fimples  ou  complexes  que  Ce que c'eft que 

Vy  l'Efprit  a  des  Chofes  confiderées  en  clles-mé-  ^'^'"""' 
mes ,  il  y  en  a  d'autres  qu'il  forme  de  la  comparaifon  qu'il 
fait  de  ces  chofes  entre  elles.  Lors  que  l'Entendement 
confidére  une  chofe ,  il  n'eft  pas  borné  précifement  à  cet 
Objet  5  il  peut  tranfporter,  pour  ainfi  dire  ,  chaque  idée 
hors  d'elle-même ,  ou  du  moins  regarder  au  delà ,  pour  voir 
quel  rapport  elle  a  avec  quelque  autre  idée.  Et  lorfque 
l'Efprit  envifage  ainfi  une  chofe ,  en  forte  qu'il  la  conduit 
&:  la  place,  pour  ainfi  dire,  auprès  d'une  autre  ,  &:  jette 
les  yeux  de  l'une  fur  l'autre  ,  c'eft  une  Relation  ou  rap- 
port y  félon  ce  qu'emportent  ces  deux  mots  -,  les  dénomi- 
nations qu'on  donne  aux  chofes  pofitives ,   pour  défigner 


ee 


3S4  ^^  ^'^  Relation. 

C  H  A  p.    ce  rapport  &:  être  comme  autant  de  marques  qui  ferrent 
XXV.     à  porter  nos  penfées  au  dz\i  du  fiijet  même  qui  reçoit  la 
dénomination  vers  quelque  chofe  quienfoitdiitinft,  c'eit 
ce  qu'on  nomme  termes  Relatifs ,  6c  pour  les  chofes qu'on 
•  Rc'.u.u     approche  ainli  l'une  de  l'autre  ,  on  les  appelle  *  fyets  de 
la  Relation.  Ainil,  lorfque  l'Efpnt  coniidere  T/^/z/j  com- 
me un  certain  Etre  pofitif ,  il  ne  renferme  rien  dans  cette 
idée  que  ce  qui  exille  réellement  dans  Titius  :    par  exem- 
ple, lors  que  je  le  conlldere  comme  un  homme ,  je  n'ai  au- 
tre chofe  dans  l'Efprit  que  l'idée  complexe  de  cette  efpéce 
Ho7time  ;  de  même  quand  je  dis  que  Titius  eil  un  homme 
blanc  5  je  ne  me  repréfente  autre  chofe  qu'un  homme  qui 
a  cette  couleur  particulière.     Mais  quand  je  donne  à  Ti- 
îins  le  nom  de  Mari  ,  je  defigne  en  même  temps  quelque 
autre  perfonne,  favoir,  L\  femme-,  &  lorfque  je  dis  qu'il 
eft  plus  blanc  ,  je  déligne  aulli  quelque  autre  chofe  ,    par 
exemple  l'yvo/rf ,  car  dans  ces  àci\x  cas  ma  penfée  elt  con- 
duite à  quelque  chofe  au  delà  de  Titius ,  de  forte  qu'il  y 
a  deux  ob|ets  préfents  à  l'Efprit.  Et  comme  chaque  idée 
foit  fimple  ou  complexe,  peut  fournir  à  l'Efprit  une  oc- 
cafion  de  mettre  ainfi  deux  chofes  enfemble,  &:  de  les  en- 
vifager  en  quelque  forte  tout  à  la  fois ,  quoy  qu'il  ne  laif- 
fe  pas  de  les  confiderer  comme  diilindes  ,    c'etl  pour  cela 
que  chacune  de  nos  idées  peut  ferv'ir  de  fondement  à  un 
rapport  :    ainfi  dans  l'exemple  que  je  viens  de  propofer, 
le  contracl  &  la  cérémonie  du  mariage  de7//z«5avec<5'^»/- 
f  renia  eft  l'occaiion  de  la  dénomination  ou  de  laR^elation 
de  Mari  -,    Se  la  couleur  blanche  eft  l'occafion  pourquoy 
je  dis  qu'il  eft  phts  blanc  que  Vyvoire. 
On  n'apperçoit      §.  2.  Ccs  K.elations-là  &  autrcs  femblables  exprimées 
pasaifémciitics  p,^^  ^^^^  temics  iielutifs  auxqucls  il  y  a  d'autres  termes  qui 
manquent  H:     répondent  réciproquement ,    comme  rere  bc  tas  ;   plus 
termes  corrda-  gratid  6c  plus  pctit  j    Caiije  6c  tffet  ;    toutes  ces  fortes  de 
^■^'  Relations  fe  préfentent  aifement  à  l'Efprit ,  6c  chacun  dé- 

couvre aulll-tot  le  rapport  qu'elles  renferment.     Car  les 
mots  de  Pe're  S<  de  fils  .,   de  Mari  6c  de  Femme  ,    &  tels 
autres  termes  corrélatifs  paroiflent  avoir  une  fi  étroite  liai- 
fou 


De  la  Relation.    Liv.  II.  585 

Ion  l'un  avec  l'autre  ,  &c  par  coutume  fe  répondent  fi  Chap. 
promptement  l'un  à  l'autre  dans  l'Efprit  des  hommes,  XXV. 
que  dès  qu'on  nomme  un  de  ces  termes,  lapenlée  fe  por- 
te d'abord  au  delà  de  la  chofe  nommée  ;  de  lorte  qu'il 
n'y  a  perfonne  qui  manque  de  s'appercevoir  ou  qui  doute 
€n  aucune  manière  d'un  rapport  qui  eft  déligne  avec  tant 
d'évidence.  Mais  lorfque  les  Langues  ne  fourniflent point 
de  noms  corrélatifs  ,  j  on  ne  s'apperçoit  pas  toujours  fi 
facilement  de  la  Relation.  CoîKubine  eft  fans  doute  un 
terme  relatif  aullî  bien  que  femme  -,  mais  dans  les  Langues 
où  ce  mot  &  autres  femblablcs  n'ont  point  de  terme  cor- 
relatif,  on  n'eft  pas  fi  porté  à  les  regarder  fous  cette  idéc> 
parce  qu'ils  n'ont  pas  cette  marque  évidente  de  relation 
qu'on  trouve  entre  les  termes  corrélatifs  ,  qui  femblent 
s'expliquer  l'un  l'autre  ,  ôc  ne  pouvoir  exifter  que  tout 
à  la  fois.  De  là  vient  que  plufieurs  de  ces  termes  ,  qui , 
à  les  bien  confidérer,  enferment  des  Rapports  évidents, 
ont  pafle  fous  le  nom  de  dénominations  extérieures  Mais 
tous  les  noms  qui  ne  font  pas  de  vains  fons,  doivent  ren- 
fermer néceflairement  quelque  idée-,  &:  cette  idée  eft,  ou 
dans  la  chofe  à  laquelle  le  nom  eft  appliqué  ,  auquel  cas 
elle  eft  pofitive,  6c  eft  confidérée  comme  unie  &:  exiftan- 
te  dans  la  chofe  à  laquelle  on  donne  la  dénomination,  ou 
bien  elle  procède  du  rapport  que  l'Efprit  trouve  entre 
cette  idée  &"  quelque  autre  chcfe  qui  en  eft  diftinft  ,  a- 
vec  quoy  il  la  confiderc  j  6c  alors,  cette  idée  renferme  u- 
ne  relation. 

§.   3.  Il  y  a  une  autre  forte  de  tcrtacs  relatifs  qu'on  ne  Quciqn«  ter- 
regarde  point  fous  cette  idée,  ni  mémccomme  des  deno-  !^"ficat]oiT ab- 
minations  extérieures,  6c  qui  paroiflant  fignifier  quelque  îoiuë  en  arpa- 
chofe  d'abfolu  dans  le  fujet  auquel  on  les  applique,  ca-  ^"^^  fomcfTc- 
chent  pourtant  fous  la  forme  de  termes  pofilifs  une  rela-  tifs. 
tion  tacite  ,   quoy  que  moins  remarquable  ;    tels  font  les 
termes  en  apparence  pofitifs  de  vieux,  grand ,  imparfait, 
&:c.  dont  j'aurai  occafion  de  parler  plus  au  long  dans  les 
Chapitres  fuivans. 

§.  4.  On  peut  remarquer  ,   outre  cela  ,   Que  les  idées     ^»  Relation 

CCC  ^g  diffère  des  cho- 


5 86  De  la  Relation. 

C  H  A  p.    de  Relation  peuvent  être  les  mêmes  dans  l'Efprit  de  cer- 
XXIII.    taines  perfonnes  qui  ont  d'ailleurs  des  idées  fort  différentes 
ffs  <iiii  font  le  des  chofcs , fut  lefouelles la  Relation  eft  fondée, ou  qu'on 
tiou.  fait  entrer  amli  en  comparaiion.  Ceux  qui  ont,  par  exem- 

ple, des  idées  extrêmement  différentes  dcV Homme ,  peu- 
vent pourtant  s'accorder  fur  la  notion  de  Pe're,  qui  eft 
une  notion  ajoutée  à  cette  Subftance  qui  conftituë  l'hom- 
me ,  Se  fe  rapporte  uniquement  à  un  a£te  particulier  de  la 
chofe  que  nous  nommons  Homme ,  par  lequel  cet  homme 
contribué  à  la  génération  d'un  Etre  de  fon  Efpeccj  que 
l'Homme  foit  d'ailleurs  ce  qu'on  voudra. 
Il  peut  y  avoir      §.  ^.  \\  s'enfuit  de  là  que  la  nature  de  la  Relation  con- 
deReia'wn^fans  ^'^^  ^^"S  1-^  comparaifou  qu'on  fait  d'une  chofe  avec  une 
<]u'ii  arrive  au-  autrc  j    de  laquelle  comparaifon  l'une  de   ces  chofes  ou 
cun  change-    joutes   dcux  teçoivcnt    une   dénomination   particulière. 

ment  dans  le  ,  ,,  n^     ■  r     -^  ^■,  >  /»-     j)  *  i      r>    i      ■ 

fijjet.  Qiie  11  1  une  eft  mife  a  lecart  ou  cefle  d  être,  la  Relation 

celle,  aufîi  bien  que  la  dénomination  qui  en  eft  une  fui- 
te j  quoy  que  l'autre  ne  reçoive  par  là  aucune  altération 
en  elle-même  ;  ainil  Titins  que  je  confidére  aujourd'huy 
comme  P^W,  cefle  de  l'être  demain  ,  fans  qu'il  fe  faflé 
aucun  changement  en  luy,par  cela  feul  que  fon  Fils  vient 
à  mourir.  Bien  plus ,  la  même  chofe  eft  capable  d'avoir 
des  dénominations  contraires  dans  le  même  temps ,  dès 
là  feulement  que  l'Efprit  la  compare  avec  un  autre  objet  ; 
par  exemple,  en  comparant  ^ltliis  à  différentes  perfonnes 
on  peut  dire  avec  vérité  qu'il  eft  ^lus  vieux  &:  fins  jeune , 
plus  fort ,  &c  plus  foible ,  5cc. 
La  Relation  §.  6.  Tout  cc  qui  cxifte ,  qui  peut  cxifter  OU  être  con- 
n'cft  qu'entre  fideré  coHime  uue  fculc  chofc ,  clt  polltif,  &:  par  confe- 
"*'  ■  quent,  non  feulement  les  Idées  fimples  6c  les  Subftanccs 
font  des  Etres  pofitifs ,  mais  aufll  les  Modes  ;  car  quoy 
que  les  parties  dont  ils  font  compofez  ,  foient  fort  fou- 
vent  relatives  l'une  à  l'autre  ,  le  tout  pris  enfemble  eft 
confideré  comme  une  feule  chofe  ,  &  produit  en  nous 
Vidc'e  complexe  d'une  feule  chofe  ;  laquelle  idée  eft  dans 
nôtre  Efprit  comme  un  feul  Tableau  ,  bien  que  ce  foit 
un  aflémblagede  diverfes' parties, &  nous  préfente  fous  un 

feul 


De  la  Relation.     Liv.  II.  387 

Teul  nom  une  chofe  ou  une  idée  pofitive  &:  abfoluê.  Ain-  Chap. 
il,  quoy  que  les  parties  d'un  Triangle  ,  comparées  l'une  XXV. 
à  l'autre  foient  relatives  ,  cependant  l'idée  du  tout ,  eft 
une  idée  pofitive  Se  abfckië.  On  peut  dire  la  même  cho- 
fe d'une  Famille ,  d'un  ylir  fie  chanfon^bac.  car  il  ne  peut 
y  avoir  de  Relation  qu'entre  deux  chofes  confiderées  com- 
me deux  chofes.  Un  rapport  fuppofe  neceflairement  deux 
idées  ou  deux  chofes  ,  réellement  feparées  l'une  de  l'au- 
tre ou  confiderées  comme  diftincles,  &:  qui  par  là  fervent 
de  fondement  ou  d'occafion  à  la  comparaifon  qu'on  en 
fait. 

§.  7.  Voici  quelques  obfervations  qu'on  peut  faire  tou- 
chant la  Relation  en  général. 

Premièrement ,  §}u'il  n'y  a  aucune  chofe ,  foit Idée  fim-  Toutes  chofes 
pie,  fubftance.  Mode,  foit  Relation ,  ou  dénomination  d'au-  rSuI''"  '^*' 
cune  de  ces  chofes , fur  laquelle  on  ne  puijfe  faire  un  nombre 
prefque  infini  de  confiderations  par  rapport  à  d'autres  cho- 
fes. Ce  qui  fait  une  grande  partie  des  penfées  &  des 
paroles  des  hommes  >  un  homme  ,  par  exemple  ,  peut 
foûtenir  tout  à  la  fois  toutes  les  Relations  fuivantes,  Pè- 
re,  Frère,  Fils,  Grand-pére ,  Pctit--fils,Beau-pcre , Beau- 
fils ,  Mari ,  Ami ,  Ennemi,  Sujet,  Général,  Juge,  Pa- 
tron, Profeffeur ,  Européen,  Anglois  ,  Infulaire  ,  Valet , 
Maître  ,  Pojjeffeur  ,  Capitaine  ,  Supérieur  ,  Inférieur  , 
Plus  grand.  Plus  petit.  Plus  vieux.  Plus  jeune ,  Contem- 
porain ,  Semblable,  Dijfemblable ,  &:c.  Un  homme,  dis- 
je,  peut  avoir  tous  ces  différens  rapports  Se  plufieurs  au- 
tres dans  un  nombre  prefque  infini ,  étant  capable  de  re- 
cevoir autant  de  relations ,  qu'on  trouve  d'occafions  de  le 
comparer  à  d'autres  chofes,  eu  égard  à  toute  forte  de  con- 
venance, de  difconvenance,  ou  de  rapport  qu'il  eft  pof- 
fible  d'imaginer  ;  car  ,  comme  il  a  été  dit  ,  la  Relation 
eft  un  moyen  de  comparer  ,  ou  confiderer  deux  cho- 
fes enfemble  ,  en  donnant  à  l'une  ou  à  toutes  deux 
quelque  nom  tiré  de  cette  comparaifon  ;  fie  quelque- 
fois en  défignant  la  Relation  même  ,  par  un  nom  parti- 
culier. 

Ccc  2  §.8. 


388  De  la  Relation. 

Chap.  §.  8.  On  peut  remarquer,  en  fécond  lieu ,  que,  quoy 
XXV.  que  la  Relation  ne  foit  pas  renfermée  dans  l'exiftence 
Les  idées  des  réelle  des  chofes,  mais  que  ce  foit  quelque  chofe  d'exté- 

RebtiODS    font     .  .  ../^,--  3  \       j  a  '       r        ■ 

foiiveiic  plus  rieur  ce  comme  ajoute  au  lujet,  cependant  les  Idées  ligni- 
ciaires  que  cci-  fiécs  pat  dcs  termes  relatifs ,  font  fouvent  plus  claires  6c 
cui  font  les"'"  P^"^  dilliuftes  quc  celles  des  Subftances  à  qui  elles  appar- 
jets  des  Rcij-  tiennent.  Ainfi ,  la  notion  que  nous  avons  d'un  Père  ou 
tions.  ^^^^^  Fre're  i  eft  beaucoup  plus  claire  6c  plus  diftincte  que 

celle  que  nous  avons  d'un  Homme ^  ou  fi  vous  voulez, 
la  paternité  eft  une  chofe  dont  il  eft  bien  plus  aifé  d'avoir 
une  idée  claire  que  de  Y  humanité.  Je  puis  de  même  con- 
cevoir beaucoup  plus  facilement  ce  que  c'eft  qu'un  Ami , 
que  ce  que  c'eft  que  Dieu.  Parce  que  la  connoiflance 
d'une  aftion  ou  d'une  fimple  idée  fuffit  fouvent  pour  me 
donner  la  notion  d'un  Rapport  -,  au  lieu  que  pour  connoî- 
tre  quelque  Etre  Subjiantiel ,  il  faut  faire  néceflairement 
une  collection  exacte  de  difterentes  idées.  Lors  qu'un  hom- 
me compare  deux  chofes  enfemble,  on  ne  peut  gueres  fuppo- 
fer  qu'il  ne  connoit  point  ce  qu'eft  la  chofe  fur  quoy  il  les 
compare;  de  forte  qu'en  comparant  certaines  chofes  enfem- 
ble, il  ne  peut  qu'avoir  une  idée  fort  nette  de  ce  rapport.  Et 
par  conféquentj/i'j  Idées  des  Relations  font  tout  au  moins  ca- 
pables d'être  plus  parfaites  c^plusd//lin0es  dans  nôtre  Efprit 
que  les  Idées  des  Stib/lances;  pince  qu'il  eft  difficile  pourl'or- 
dinaire  deconnoître  toutes  les  Idées  /impies  qui  (ont  réelle- 
ment dans  chaque  fubftance.  Se  qu'il  eft  au  contraire  aflez  fa- 
cile laplûpart  du  temps  de  connoitre  les  Idées  fimplcs  qui 
conftituent  un  Rapport auquelje  penfe,ouqueje  puis  ex- 
primer par  un  nom  particulier.  Ainfi  en  comparant  deux 
hommes  par  rapport  à  un  commun  Père,  il  m'eft  fort  ai- 
fé de  former  les  idées  de  Frères,  fans  avoir  pourtant  une 
idée  parfaite  d'un  Homme.  Car  comme  les  termes  rela- 
tifs qui  renferment  quelque  fens  ,  ne  fignifient  que  des 
idées,  non  plus  que  les  autres >  6c  ces  Idées  étant  toutes, 
ou  fimplcs,  ou  compofées  d'autres  Idées  fimplcs  ;  pour 
connoitre  l'idée  précife  qu'un  terme  relatif  fignifie  ,  il 
ûiffit  de  concevoir  nettement  ce  qui  eft  le  fondement  d'^ 


De  la  Relation.     Liv.  IL  389 

la  Relation  ;  ce  qu'on  peut  faire  fans  avoir  une  idée  clai-    C  h  a  p. 
re  &  parfaite  de  la  chofe  à  laquelle  cette  Relation  ell  at-    XXV. 
tribuée.     Ainil  ,    lorfque  je  fai  qu'un  oifeau   a   pondu  *^^ '°'". '''"* 
l'Oeuf  d'où  eft  éclos  un  autre  oifeau,  j'ai  une  idée  claire  nus"nEu'rope[ 
de  la  Relation  de  Mère  &  de  Petit  ^  qui  eft  entre  les  deux  qui  apparem- 
*  Cajfiovaris  qu'on  voit  dans  le-f  Parc  de  S  t.  J  âmes  iquoy  ^Jj"^^  j'.^"'';^ 
que  je  n'aye peut-être  qu'une  idée  fort  obfcureôc  fort  im-  nom  en  Fum- 
parfaite  de  ces  deux  Oifeaux.  i°''-    ,    „ 

r  ,.  ,  .  t  [^Jfc  au  Roy 

§.  9.     Ln  troilieme  lieu  ,  quoy  qu  il  y  ait  un  grand  d'Angleterre,  à 
nombre  de  confiderations  qui  puifl'ent  fervir  à  comparer  Londres. 

1      r  ^  o  >-i  ^..  Toutes  les  Re- 

une  choie  avec  une  autre  ,    ce  qu  u  y  ait  par  ce  moyen  étions  fetcrmi- 
quantité  de  Relations,  elles  fe  terminent  pourtant  toutes  "^nt  àdes idées 
à  des  Idées  fimples  qui  tirent  leur  origine  de  la  Senfation  ""'P'"- 
ou  de  la  Reflexion  ,  &  qui  font  ,   à  mon  avis  ,  les  feuls 
matériaux  de  toutes  nos  connoiflances.     C'eft  ce  que  je 
ferai  voir,  pour  mieux  éclaircir  cette  matière  ,  dans  les 
plus  confidérables  Relations  qui  nous  foient  connues  ,  Se 
dans  quelques-unes  qui  femblcnt  les  plus  éloignées  des 
Sens  ou  de  la  Rejlexion  ,  dont  on  verra  pourtant  qu'elles 
tirent  leur  origine,  en  forte  qu'il  n'y  aura  aucun  lieu  de 
douter,  que  les  notions  que  nous  en  avons  ,  foient  autre 
chofe  que  certaines  Idées  fimples ,  6c  que  par  conféquent 
elles  viennent  originairement  de. la  Senfation  ou  de  l'a  Ré- 
flexion. 

§.  10.  En  quatrième  lieu,   comme  la  Relation  cï^  la  L-';  Termes  qni 
confideration  d'une  chofe  par  rapport  à  une  autre,  ce  qui  conduiientiEf- 

I  n  '■    r  ■  ■  -1       r>  •  1  1       prit  au  delà  du 

luy  elt  tout-a-rait  exteneur,   il  elt  évident  que  tous  les  aijcidciadcuo. 
Mots  qui  conduifent  néceflairement  l'Efprit   à  d'autres  ""'^'"O" > '°'" 
Idées  qu'à  celles  qu'on  fuppole  exifter  réellement  dans  la  ^'  '"'^'' 
chofe  à  laquelle  le  mot  eft  appliqué ,  font  des  termes  re- 
latifs.    Par  exemple,  quand  je  dis  un  homme  noir ,  gui , 
pen/ifj  altère ,  chagrin  ,  étendu  -,   ces  termes  &  plufieurs 
autres  femblable«  font  tous  termes  abfolus,  parce  qu'ils  ne 
fignifient  ni  ne  défignent  aucune  autre  chofe  que  ce  qui 
exifte  ou  qu'on  fuppofe  exifter  réellement  dans  l'Hom- 
me, à  qui  l'on  donne  ces  dénominations.     Mais  les  mots 
fiuvans,  Père  3  Frère,  Roy,  Mari,  Plus  noir ,  Plus  gai , 

CCC    3  wCG- 


Chap. 
XXV. 


Conclufioii. 


590  De  la  Caufe  à"  de  V Effet  i 

Sec.  font  des  mots  qui  ,  outre  la  chofe  qu'ils  dénotent , 
renferment  auili  quelque  autre  chofe  de  feparé  de  l'exi- 
ftence  de  cette  chofe-là  cc  qui  luy  eft  tout-à-fait  exté- 
rieur. 

§.  II.  Après  avoir  propofé  ces  Remarques  préliminai- 
res touchant  la  Relation  en  général,  je  vais  montrer  pré- 
fentement  par  quelques  exemples  ,  comment  toutes  nos 
Idées  de  Relation  ne  font  compoféesque  d'Idées  fimplcs, 
aufli  bien  que  les  autres,  6c  fe  terminent  enfin  à  des  Idées 
fimples,  quelque  déliées,  &  éloignées  des  Sens  qu'elles 
paroiflent.  Je  commencerai  par  la  Relation  qui  eft  de  la 
plus  vafte  étendue  ,  Se  à  laquelle  toutes  les  chofes  qui 
exiftent  ou  peuvent  exifter  ,  ont  part  ,  je  veux  dire  la 
Relation  de  la  Caufe  Se  de  V Effet  :  idées  qui  découlent 
des  deux  fources  de  nos  coimoiiTances  ,  la  Setifatwn  &  la 
Réflexion }  comme  je  le  ferai  voir  dans  le  Chapitre  fui- 
vant. 


CHAPITRE       XXVI. 


Chap. 
XXVI. 


De  la  Caufe  ^  de  /'Effet  ;  é"  àe  quelques  autres 
Relations. 

EN  confiderant,  par  le  moyen  des  Sens,lacon- 
ftante  viciffitude  des  chofes  ,    nous    ne  pou- 


D*où  nous  vien-  S  •    ^  • 

tient  les  Idées  de  

caHfe&.d-£ff^t.  y^^^^  ,^Qys  empêchcr  d'obferver  que  plufieurs  chofes  par- 
ticulières ,  foit  Qiialitez  ou  Subfiances ,  conimenccnt 
d'cxifter  ,  Se  reçoivent  leur  exiftence  de  l'application  Se 
opération  légitime  de  quelque  autre  Etre.  Et  c'elt  par 
cette  obfervarion  que  nous  acquérons  les  Idées  de  Caufe 
Se  à' Effet.  Nous  défignons  par  le  terme  général  de  Cau- 
fe ^  ce  qui  produit  quelque  idée yZwp/^  ou  fow/».'f.v?  j  Se  ce 
qui  eft  produit ,  par  celui  d'Effet.  Ainfi  ,  après  avoir 
vii  que  dans  la  fubftance  que  nous  appelions  Cire  ,  la 
Fluidité  qui  eft  une  idée  fimple,  qui  n'y  étoit  pas  aupa- 
ravant, y  eft  conftamment  produite  par  l'application  d'un 

cer- 


^  de  quelques  autres  Relations.  Liv.  II.        591 

certain  degré  de  chaleur  ,  nous  donnons  à  l'idée  11 mple  Chap. 
de  chaleur  le  nom  de  Caufe,  par  rapport  à  la  fluidité  qui  XXVI. 
eft  dans  la  Cire  &c  celui  d'Effet  à  cette  fluidité.  De  mê- 
me ,  éprouvant  que  la  Subftance  que  nous  appelions 
Bois  i  qui  eft  une  certaine  colle£tion  d'Idées  llmples  à  qui 
l'on  donne  ce  nom, eft  réduite  par  le  moyen  du  Feu  dans 
une  autre  Subftance  qu'on  nomme  Cendre  ,  autre  idée 
complexe  qui  confifte  dans  une  colleftion  d'Idées  [impies y 
entièrement  différente  de  cette  Idée  complexe  que  iious ap- 
pelions Boù  ;  nous  confidérons  le  Feu  par  rapport  aux 
Cendres ,  comme  Caufe  Se  les  cendres  comme  un  Effet. 
Ainfi  ,  tout  ce  que  nous  confidérons  comme  contribuant 
à  la  production  de  quelque  idée  fimple  ou  de  quelque 
collection  d'Idées  fimples,  foit  fubftance  ou  Mode  qui 
n'exiftoit  point  auparavant ,  excite  par  là  dans  nôtre  Ef- 
prit  la  relation  d'une  Caufe  ,  &;  nous  luy  en  donnons  le 
nom. 

§.  2.  Après  avoir  ainfi  acquis  la  notion  de  Va.  Caufe  Se    Ce  que  cv-fl 
de  V Effet  y  par  le  moyen  de  ce  que  nos  Sens  font  capa- ?,".'^ '^'""°"' 

Il         j       j  '  •       J  1         r\  ■  1         ^  1,      ^    ^   Génération, 

bles  de  découvrir  dans  les  Opérations  des  Corps  lun  a  Faire,  &Alte- 
l'égard  de  l'autre,  c'eft-à-dire,  après  avoir  compris  que""°"' 
la  Caufe  eft  ce  qui  fait  qu'une  autre  chofe,  foit  idée  fim- 
ple, fubftance,  ou  Mode, commence  à  exifterj  ôc qu'un 
Effet  eft  ce  qui  tire  fon  origine  de  quelque  autre  chofe  j 
l'Éfprit  ne  trouve  pas  grand'  difficulté  à  diftinguer  les 
différentes  origines  des  Chofes  en  deux  efpéces. 

Prejriiérement ,  lorfque  la  chofe  eft  tout-à-fait  nouvel- 
le ,  de  forte  qu'aucune  de  fes  parties  naît  encore  jamais 
exifté ,  comme  lorfqu'une  nouvelle  particule  de  Matière 
qui  n'avoit  eu  auparavant  aucune  exiftence,  commence  à 
paroître  dans  la  nature  des  Chofes  >  &  c'eft  ce  que  nous 
appelions  Création. 

En  fécond  lieu  i  quand  une  chofe  eft  compofée  de  par- 
ticules qui  exiftoient  toutes  auparavant  ;  quoy  que  la 
chofe  même  ainfi  formée  de  parties  préexiftantes  ,  qui 
confiderées  dans  cet  aflemblage  compofent  une  telle  col- 
leftton  d'Idées  fimpks ,  n'eût  point  encore  exifté ,  comme 

cet 


39t  De  la  Caufe  ér  de  l'Efet, 

Chap.   cet  homme,  cet  œuf ^  cette  ro[e ,  cette  cerife ,  Sec   Et  lorf- 

XXVI.  que  cetrc  efpéce  de  formation  fe  rapporte  à  une  fubftan- 
ce,  produite  fclon  le  cours  ordinaire  de  la  Nature,  par 
un  Principe  intcrns  qui  eft  mis  en  œuvre  par  quelque  A- 
î^ent  ou  quelque  Caufe  extérieure ,  d'où  elle  reçoit  fa  for- 
me par  des  voyes  que  nous  n'appercevons  pas ,  nous  la 
nommons  Génération.  Lorfque  la  Caufe  eft  extérieure, 
6c  que  l'Eiïet  eft  produit  par  une  feparation  ou  jnxtnpo- 
Jîtion  fenfible  de  parties  qui  peuvent  être  difcernées,  nous 
appelions  cela  faire,  &  dans  ce  rang  font  toutes  les  Cho- 
ies artificielles'.  Et  lorfqu'une  idée  fimplc ,  qui  n'étoit 
pas  auparavant  dans  un  fiijet ,  y  eft  produite  ,  c'eft  ce 
qu'on  nomme  jilteration.  Ainfi  ,  un  homme  eft  engeu- 
4re,  un  Tableau  fait  ,  Se  l'une  ou  l'autre  de  ces  chofes 
eft  altcrce  lorfque  dans  l'une  ou  l'autre  il  fe  fait  une  pro- 
duction de  quelque  nouvelle  Qiialité  fenfible  ,  ou  Idée 
fimple,  qui  n'y  etoit  pas  auparavant;  Se  les  Chofes  qui 
reçoivent  ainfi  une  ex:iftence  qu'elles  n'avoient  pas  aupa- 
ravant, font  des  Lfets  ,  celles  qui  procurent  cette  exi- 
ftence  ,  font  des  Caufes.  Nous  pouvons  obferver  dans 
ce  cas-là  Se  dans  tous  les  autres,  que  la  notion  de  Caufe 
&■  dCEifet  tire  fon  origine  des  Idées  qu'on  a  reçu  par  Scn- 
Cation  ou  par  Rc flexion,  &  qu'ainfi  ce  Rapport,  quelque 
étendu  qu'il  foit  ,  fe  termine  enfin  à  ces  fortes  d'Idées. 
Car  pour  avoir  les  idées  de  Caufe  &  à' Effet ,  il  fuffit  de 
confidcrer  quelque  idée  fimple  ou  quelque  fubftance 
comme  commençant  d'exifter  par  l'opération  de  quelque 
autre  chofe  ,  quoy  qu'on  ne  connoifle  point  la  manière 
dont  fe  fait  cette  opération. 

LesRei-tions      §.   3.  Le  Temps  éc  le  Lieu  fervent  aullî  de  fondement  à 
fondées  fur  U' ^es  Relations  fort  étendues,  auxquelles  ont  part  tous  les 

cmps.  Etres  finis  pour  le  moins.     Mais  comme  j'ai  de)a  montré 

ailleurs,  de  quelle  manière  nous  acquérons  ces  Idées,  il 
fuffira  de  faire  remarquer  ici,  que  la  plupart  des  dénomi- 
nations des  chofes,  fondées  fur  le  temps,  ne  font  que  de 
pures  Relations.  Ainfi  ,  quand  on  dit ,  que  la  Reine 
Elis^abeth  a  vécu  foixante  neuf  ans  6c  en  a  règne  quaran- 
te 


ir  de  quelques  autres  Relations.  L  i  v.  IL  5^^ 
te  cinq,  ces  mots  n'emportent  autre  chofe  qu'un  rapport  Ch  A  p. 
de  cette  Durée  avec  quelque  autre  Durée jêc  fignifie  fim-  XXVI. 
plement ,  que  la  Durée  de  l'exiftencc  de  cette  Princefle 
étoit  égale  à  foixante  neuf  Révolutions  annuelles  du  So- 
leil ,&;  la  Durée  de  fon  Gouvernement  à  quarante  cinq  de 
ces  mêmes  Révolutions  ;  &:  tels  font  tous  les  mots  par 
lefquels  on  répond  à  cette  Qiieftion  ,  Combien  de  temps  i 
De  même,  quand  je  dis,  G;/z//^ï/we  le  Conquérant  enva- 
hit l'Angleterre  environ  l'an  1070.  cela  fignifie  qu'en  pre- 
nant la  Durée  depuis  le  temps  de  nôtre  Sauveur  jufqu'à  • 
préfent  pour  une  longueur  entière  de  temps ,  il  paroit  à 
quelle  dillance  de  ces  deux  extrémitez  fut  fiiite  cette  Ifj- 
'vafion.  11  en  eft  de  même  de  tous  les  termes  deftinez  à 
marquer  le  temps,  qui  répondent  à  la  Quellion,  G)uanà? 
lefquels  montrent  feulement  la  diftance  d'un  certain  point 
de  temps,  d'avec  une  Période  d'une  plus  longue  Durée, 
d'où  nous  mefurons  ,  &  à  laquelle  nous  confiderons  que 
cette  diftance  a  du  rapport  par  ce  moyen-là. 

§.  4.  Outre  ces  termes  Relatifs  qu'on  employé  pour 
défigner  le  Temps,  il  y  en  a  d'autres  qu'on  regarde  ordi- 
nairement comme  ne  lignifiant  que  des  Idées  pofitives, 
qui  cependant,  à  les  bien  confiderer  ,  font  efFeftivcment 
Relatifs ■,  comme,  jeune,  vieux,  &:c.  qui  renferment  & 
fîgnifient  le  rapport  qu'une  chofe  a  avec  une  certaine  lon- 
gueur de  Durée  ,  dont  nous  avons  l'idée  dans  l'Efprit. 
Ainfi,  après  avoir  pofé  en  nous-mêmes  ,  que  l'idée  de  la 
Durée  ordinaire  d'un  homme  comprend  foixante-dix  ans, 
lorfque  nous  difons  qu'un  homme  c{\i  jeune  ,  nous  enten- 
dons par  là,  que  fon  âge  n'eft  encore  qu'une  petite  partie 
de  la  Durée  à  laquelle  les  hommes  arrivent  orclinaircmenti 
&  quand  nous  difons  qu'il  eft  w//a',  nous  voulons  donner 
à  entendre  que  fa  Durée  eft  prefque  arrivée  à  la  fin  de 
celle  que  les  hommes  ne  paflént  point  ordinairement.  Et 
par  là  on  ne  fait  autre  chofe  que  comparer  l'âge  ou  la  du- 
rée particulière  de  tel  ou  tel  homme  avec  l'idée  de  la  Du- 
rée que  nous  jugeons  appartenir  ordinairement  à  cette  cf- 
péce  d'Animaux.     C'ell  ce  qui  paroit  évidemment  dans 

Ddd  l'ap- 


394  Ve  la  Caufe  é"  àe  l'Effet  y 

C  H  A  p.   l'application  que  nous  faifons  de  ces  noms  à  d'autres  cho- 
XXVI.    fes.     Car  un  Homme  eft:  appelle  jeune  à  l'âge  de  vingt 
ans ,  Se  fort  jeune  à  l'âge  de  lept  ans  ;  cependant  nous  ap- 
pelions Vieux,  un  Cheval  qui  a  vingt  ans ,    &  un  Chien 
qui  en  a  fept  ;  parce  que  dans  chacun  de  ces  Animaux ,  nous 
comparons  leur  âge  à  différentes  idées  de  Durée  que  nous 
avons  fixé  dans  nôtre  Efprit  ,    comme  appartenant  à  ces 
diverfes  efpéces  d'Animaux,  félon  le  cours  ordmaire  de  la 
Nature.     Car  quoy  que  le  Soleil  6c  les  Etoiles  ayent  du- 
ré depuis  quantité  de  générations  d'hommes,  nous  ne  di- 
fons  pas  que  ces  Affres  foient  vieux  ,    parce  que  nous  ne 
favons  pas  quelle  durée  D  i  e  u  a  afiîgné  à  ces  fortes  d'E- 
tres. Ainfi ,  ce  terme  de  vieux  appartient  proprement  aux 
chofes  dont  nous  pouvons  obferver  fuivant  le  cours  ordi- 
naire, que  dcperiffant  naturellement  elles  viennent  à  finir 
dans  une  certaine  période  de  temps  >  6c  par  là  nous  avons 
dans  l'Efprit  une  efpéce  de  mefure  à  laquelle  nous  pou- 
vons comparer  les  différentes  parties  de  leur  Durée,  ôc  en 
vertu  de  la  Relation  fondée  là-deffus  ,  les  appeller  jeunes 
ou  vieilles-,  ce  que  nous  ne  faurions  faire  par  conféquent 
à  l'égard  d'un  Rubis  ou  d'un  Diamant , parce  que  nous  ne 
connoifTons  pas  les  périodes  ordinaires  de  leur  Durée. 
Les  Relations      §•  5-  Il  eft  aufli  fort  aifé  d'obfcrver  le  rapport  que  les 
t|u  LieH&c  de   chofes  ont  l'une  à  l'autre  à  l'égard  des  Lieux  qu'elles  oc- 
£te»  ae.        cupcnt  5c  de  leurs  diflances,  comme  quand  on  dit  qu'une 
chofe  eft  en  haut ,   en  bas ,  à  une  liciié  de  Verfailles ,   en 
Angleterre ,  à  Londres,  &c.    Mais  il  y  a  certaines  Idées, 
à  l'égard  de  V Etendue  6c  de  la  Grandeur  ,  aufli  bien  qu'à 
l'égard  de  la  Durée ,  qui  font  Relatives  ,   quoy  que  nous 
les  exprimions  par  des  termes  qui  paffent  pour  pofitifs. 
Ainfi^r^w^  6c  petit  font  des  termes  effectivement  Relatifs. 
Car  ayant  aufll  fixé  dans  nôtre  Efprit  des  idées  de  la  gran- 
deur de  différentes  efpéces  de  chofes  que  nous  avons  fou- 
vent  obfervees,  6c  cela,  par  le  moyen  de  celles  de  chaque 
efpéce  qui  nous  font  le  plus  connues  ,   nous  nous  fervons 
de  ces  Idées  comme  d'une  Mefure  pour  défigner  la  gran- 
deur de  toutes  les  autres  de  la  même  efpéce.   Ainfi,  nous 


ér  de  quelques  autres  Relations.  L  i  v.  IL        59^ 

appelions  une  grojfe  Pomme  celle  qui  eft  plus  grofle  que  Chap. 
rEfpécc  ordinaire  de  celles  que  nous  avons  accoutumé  de  XXVL 
voir:  nous  appelions  de  même  un. p^?/Y  Cheval  celui  qui 
n'égale  pas  l'idée  que  nous  nous  fommes  faite  de  la  gran- 
deur ordinaire  des  Chevaux  >  &c  un  Cheval  qui  fera  grand 
félon  l'idée  d'un  Gallois,  paroît  fort  petit  à  un  Fiivnnnd y 
parce  que  les  différentes  races  de  Chevaux  qu'on  nourrit 
dans  leurs  Pais, leur  ont  donné  différentes  idées  de  ces  A- 
nimaux, auxquelles  ils  les  comparent,  &: à  l'égard defquel- 
les  ils  les  appellent  grands  &  petits. 

§.  6.  Les  mots  ,  fort  i-c  foible  ,  font  auilî  des  (^/«(jw/- 1^«  termes  «b- 
nations  relatives  de  Puilfance  ,  comparées  à  quelque  idée({'|^'4nf"jj5^^ 
que  nous  avons  alors  d'une  Puiffance  plus  ou  moins  gran- /«/»«;. 
de.  Ainfi  ,  quand  nous  difons  d'un  homme  qu'il  efl  foi- 
ble,  nous  entendons  qu'il  n'a  pas  tant  de  force,  ou  de  puif- 
fance de  mouvoir,  que  les  hommes  en  ont  ordinairement, 
ou  que  ceux  de  fa  taille  ont  accoutumé  d'en  avoir  ;  ce  qui 
eft  comparer  fa  force  avec  l'itiée  que  nous  avons  de  la  for- 
ce ordinaire  des  hommes,  ou  de  ceux  qui  font  de  la  même 
grandeur  que  luy.  Il  en  eft  de  même  quand  nous  difons, 
que  toutes  les  Créatures  font  foibles  ;  car  le  "terme  de  foi- 
ble eft  purement  relatif  dans  cette  occafion,  &  ne  fignifîe 
autre  chofe  que  la  difproportion  qu'il  y  a  entre  la  Puiffan- 
ce de  D  I  E  u  &  fes  Créatures.  Ainfi  dans  le  Difcours  or- 
dinaire, quantité  de  mots  ,  (&:  peut-être  la  plus  grande 
partie}  ne  renferment  autre  chofe  que  de  fimples  Rela- 
tions, quoy  qu'à  la  première  veûë  ils  ne  paroiffent  point 
avoir  une  fignification  relative  :  ainfi  quand  on  dit  qu'un 
VaifTeau  a  les  provifions  néceffaires ,  les  mots  nécejfaire  &C 
provtjion  font  tous  deux  relatifs  ;  car  l'un  fe  rapporte  à  l'exé- 
cution du  Voyage  qu'on  a  deffein  de  faire  ,  Se  l'autre 
à  l'ufage  à  venir.  Du  refte,  il  eft  fi  aifé  de  voir  coniinent 
toutes  ces  Relations  fe  terminent  à  des  Idées  qui  viennent 
par  Senfation  ou  par  Reflexion  qu'il  n'eft  pas  neceftaire  de 
l'expliquer. 


Ddd  2  CHA- 


396  Ce  que  c\fl.  qu'' Liait iîe\ 


CHAPITRE     XXVir. 

Qn  ^^,  Ce  que  c'ejl  ^?^'Idcntité  ,  é^  Diverfité. 

XXVII. 

En  ciuoy  confi-  §.   I .  "I"  T  N  E  autrc  occafion  que  nous  avons  fouvent 
fte  Xiieutiû.  y^    ^Q  fjjj-e  ^£5  comparaifons  ,   c'eft:  l'exiftence 

même  des  chofes,  lorfque  venant  à  confidérer  une  chofe 
comme  exiftant  dans  un  tel  temps  ^  dans  un  tel  lieu  dé- 
terminé, nous  la  comparons  avec  elle-même  exiftant  dans 
un  autre  temps,  &:  par  là  nous  formons  les  Idées  d'Iden- 
tité &c  de  Diverfité.  Qiiand  nous  voyons  qu'une  chofe  eft 
dans  une  telle  place  durant  un  certain  moment ,  nous  fom- 
raes  affûrez  (quoy  que  ce  puifle  être}  que  c'eft  la  chofe 
même  que  nous  voyons ,  &  non  une  autre  qui  dans  le 
même  temps  exifte  dans  un  autre  lieu  ,  quelques  fembla- 
bles  &:  difficiles  à  diftinguer  qu'elles  foient ,  à  tout  autre 
égard.  Et  c'eft  en  cela  que  confifte  V Identité  ^  je  veux 
dire  en  ce  que  les  Idées  auxquelles  on  l'attribué  ,  ne  font 
en  rien  différentes  de  ce  qu'elles  étoient  dans  le  moment 
que  nous  confiderons  leur  première  exiftence  ,  &  à  quoy 
nous  comparons  leur  exiftence  préfente.  Car  ne  trouvant 
jamais  Se  ne  pouvant  même  concevoir  qu'il  foit  pollible , 
que  defix  chofes  de  la  même  efpéce  exiftent  en  même 
temps  dans  le  même  lieu  ,  nous  avons  droit  de  conclur- 
re  ,  que  tout  ce  qui  exifte  quelque  part  dans  un  certain 
temps  ,  en  exclut  toute  autre  chofe  de  la  même  efpéce  > 
fie  exifte  là  tout  feul.  Lors  donc  que  nous  demandons  , 
Jï  une  chofe  ejl  la  même ,  ou  non ,  cela  fe  rapporte  toujours 
à  une  chofe  qui  dans  un  tel  temps  exiftoit  dans  une  telle 
place,  &  qui  dans  cet  inftant  étoit  certainement  la  mcrae 
avec  elle-même,  &:  non  avec  une  autre.  D'où  il  s'enfuit, 
qu'une  chofe  ne  peut  avoir  deux  commencemens  d'cxi- 
ftence,  ni  deux  chofes  un  feul  commencement, étant  ini- 
pofllble  que  deux  chofes  de  la  même  efpéce  fuient  ou  exi- 
ftent, dans  le  même  inftant ,  dans  un  feul  &:  même  lieu, 

ou 


CT-  Viverfîte.     L  i  v.  IL  ^^y 

ou  qu'une  feule  6c  même  chofe  cxifte  en  différens  lieux.  C  h  a  p. 
Par  conféquent ,  ce  qui  a  un  même  commencement  par  XX  VII. 
rapport  au  temps  &:  au  lieu,  elt  h  même  chofe ,&:  ce  qui 
à  ces  deux  égards  a  un  commencement  différent  de  celle- 
là  ,  n'eft  pas  la  même  chofe  qu'elle  ,  mais  en  eft  diffé- 
rent. Ce  qui  a  caufé  de  l'embarras  dans  cette  forte  de 
Relation  ,  c'a  été  le  peu  de  foin  qu'on  a  pris  de  fe 
faire  des  notions  précifes  des  chofes  auxquelles  on  l'at- 
tribué. 

§.  2.  Nous  n'avons  d'idée  que  de  trois  fortes  de  fub- ^''«"ti-e  <<« 
fiances,  qui  font,  i.  D  i  e  u  >  2.  les  Intelligences  Finies;  ^"^'i^"""'- 
3.  &  les  Corps. 

Premièrement ,  Dieu  eft  fans  commencement ,  éter- 
nel ,  inaltérable  ,  6c  préfcnt  par  tout  j  c'eftpourquoy 
l'on  ne  peut  former  aucun  doute  fur  fon  Identité. 

En  fécond  lieu  ,  les  Efprits  finis  ayant  eu  chacun  im 
certain  temps  6c  un  certain  lieu  qui  a  déterminé  le  com- 
mencement de  leur  exiftence  ,  la  relation  à  ce  temps  6c  à 
ce  lieu  déterminera  toujours  Vldentitc  de  chacun  d'eux  , 
aufli  long  temps  qu'elle  fubfiftera. 

En  troifiéme  lieu,  l'on  peut  dire  de  même  à  l'égard  de 
chaque  particule  de  Matière,  que,  tandis  qu'elle  n'eft  ni 
augmentée  ni  diminuée  par  l'addition  ou  la  fouftradtion 
d'aucune  matière,  elle  eft  la  même.  Car  quoy  que  ces 
trois  fortes  de  fvbjlances ,  comme  nous  Içs  nommons  ,  ne 
s'excluent  pas  l'une  l'autre  du  même  lieu ,  cependant  nous 
ne  pouvons  nous  empêcher  de  concevoir  ,  que  chacune 
d'elles  doit  néceflairement  exelurre  du  même  lieu  une  au- 
tre qui  foit  de  la  même  efpéce.  "  Autrement  ,  les  notions 
6c  les  noms  à' Identité  Sz  de  Z)wfr//>f' feroient  inutiles  j  6c 
il  ne  pourroityavoir  aucune  diftinftion  entre  des  fubftan- 
ces  ou  deux  autres  chofes  de  même  efpéce.  Par  exemple,. 
fi  deux  Corps  pouvoient  être  dans  un  même  heu  tout  à 
la  fois,  deux  particules  de  Matière  fcroient  une  feule  6c 
même  particule,  foit  que  vous  les  fuppof^ez  grandes  on 
petites i  ou  pliàtôt,  tous  les  Corps  ne  feroient  qu'un  feul 
6c  même  Corps.  Car  par  la  même  raifon  que  deux  par- 
Ddd  3  ticuks 


598  Ce  que  c^ejl  qu'Identité"  i 

C  H  A  p.   ticulcs  de  Matière  peuvent  être  dans  un  feul  lieu  ,    tous 
XXVJI.  les  Corps  peuvent  être  aufli  dans  un  feul  lieu  :    fuppofi- 
tion  qui  étant  une  fois  admife  détruit  toute  diftin£lion  en- 
tre V Identité  Se  la  Diverfité  y   entre  un  hc  plufieurs  ,  6c 
la  rend  tout-à-fait  ridicule.     Or  comme  c'eft  une  contra- 
diction ,  que  deux  ou  plus  d'un  ne  foient  qu'un,  V Identi- 
té &r  la    'Diverjité  font   des  rapports  <Sc  des  moyens  de 
comparaifon  très-bien  fondez  ôc  de  grand  ulage  à  l'En- 
tendement. 
iJcnriie  des      Toiitcs  Ics  autres  chofes  n'étant  ,   après  les  fubftances , 
y.dfi.  ^^  ^^g  Modes,  ou  des  Relations  qui  fe  terminent  aux  Sub- 

ftances ,  on  peut  déterminer  encore  par  la  même  voye  l'/- 
dentité  &c  la  Diverfîté  de  chaque  exiftence  particulière  qui 
leur  convient.  Seulement  à  l'égard  des  chofes  dont  l'exi- 
flence  confille  dans  une  perpétuelle  fucceflion  ,  comme 
font  les  aftions  des  Etres  finis ,  le  Moin-ement  6c  la  Pen- 
fée  ,  qui  confil^ent  Fun  Se  l'autre  dans  une  continuelle 
fucceflion ,  on  ne  peut  douter  de  leur  diverfîté  -,  •  car  cha- 
cune periflant  dans  le  même  moment  qu'elle  commence, 
elles  ne  fauroient  exiller  en  diifèrens  temps  ,  ou  en  diffé- 
rens  lieux,  ainii  que  des  Etres  permanens  peuvent  en  di- 
vers temps  cxitler  dans  des  lieux  diffcrens  -,  &c  par  confé- 
qucnt,  aucun  mouvement  ni  aucune  penfèe  qu'on  confi- 
dere  comme  dans  differens  temps  ,  ne  peuvent  être  les 
mêmes  ,  puifquf  chacune  de  leurs  parties  a  un  différent 
commencement  d' exiftence. 
Ce  que  c'ca  §•  3-  Par  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  il  eft  aife  de 
qu'on  nomme  yoir  cc  quc  c'cft  qui  conftituè  un  Individu  6c  le  diftingue 
p'ijLw"  de  tout  autre  Etre  ;  ce  qu'on  nomme  Frtnciptum  Indivi- 
in-utnau»ns.  duationis  dans  les  Ecoles,  oii  l'on  fe  tourmente  11  fort  pour 
favoir  ce  que  c'eft >  il  eft,  dis-je,  évident,  que  ce /^a7«- 
cipe  confifte  dans  l'exiftcnce  même  qui  fixe,  chaque  Etre , 
de  quelque  forte  qu'il  foit,  à  un  temps  particulier  ,  &c  z 
un  lieu  incommunicable  à  deux  Etres  de  la  même  e(péce. 
Qiioy  que  cela  paroiflc  plus  aifé  à  concevoir  dans  \c'sSub- 
Jtances ,  ou  Modes  les  plus  fimplesi  on  trouvera  pourtant, 
il  l'on  y  fait  reflexion  qu'il  n'cft  pas  plus  diliicile  de  le 

com- 


^  Diverjïte.    Liv.  II.  59c) 

comprendre  dans  les  Subftances  ou  Modes  les  plus  com-  C  h  a  p. 
plexes,  fi  l'on  prend  la  peine  de  confiderer  ,  à  quoy  ce  XXV II. 
Principe  eft  précifément  appliqué.  Suppofons  par  exem- 
ple un  Atome  ,  c'eft  à  dire  ,  un  Corps  continu  fous  une 
furface  immuable  ,  qui  exifte  dans  un  temps  &  dans  un 
lieu  déterminé}  il  eft  évident  ,  que  dans  quelque  inftant 
de  fon  exiftence  qu'on  le  confidere,  il  eft  dans  cet  inftant 
le  même  avec  luy-même.  Car  étant  dans  cet  inftant  ce 
qu'il  eft  efFe£tivement  &:  rien  autre  chofe  ,  il  eft  le  même 
&  doit  continuer  d'être  tel ,  aulîi  long-temps  que  fon  exi- 
ftence eft  continuée  ;  car  pendant  tout  ce  temps  il  fera  le 
même,  fie  non  un  autre.  Qiie  'îv  deux,  trois,  quatre  A- 
tomeSi  &c  davantage,  font  joints  enfemble  dans  une  même 
Majfe  i  chacun  de  ces  Atomes  fera  le  même  ,  par  la  règle 
que  je  viens  de  pofer  j^  pendant  qu'ils  exiftent  joints  en- 
femble ,  la  ffjalje  qui  eft  compofée  des  mêmes  Atomes , 
doit  être  la  même  wajfe,  ou  le  même  Corps ,  de  quelque 
manière  que  les  parties  foient  anémblccs.  Mais  fi  on  ote 
un  de  ces  Atomes  ,  ou  qu'on  y  en  ajoure  un  nouveau,  ce 
n'eft  plus  la  même  majfe ,  ou  le  même  corps.  Qiiant  aux 
créatures  vivantes, leur Zj/m^/Y/ ne  dépend  pas  d'une  m^ffe 
compofée  des  mêmes  particules ,  mais  de  quelque  autre  cho- 
fe. Car  en  elles  un  changement  de  grandes  parties  de  ma- 
tière ne  donne  point  d'atteinte  à  V Identité.  Un  Chêne 
qui  d'une  petite  plante  devient  un  grand  arbre  ,  &  qu'on 
vient  d'émonder  j  eft  toujours  le  même  Chêne;  ôc  un  Pou- 
lain devenu  Cheval ,  tantôt  gras  ,  ôc  tantôt  maigre  ,  eft 
durant  tout  ce  teinps-là  le  même  cheval  ;  quoy  que  dans 
ces  deux  cas  il  y  ait  un  manifefte  changement  de  parties  i 
de  forte  que  ni  l'un  ni  l'autre  n'eft  une  même  majfe  de 
matière  ,  quoy  qu'ils  foient  véritablement  l'un  le  même 
chêne i  6c  l'autre  le  même  cheval.  La  raifon  de  cela,  c'eft 
que  lorfqu'on  confidere  une  fimple  mafle  de  matière ,  ou 
un  corps  vivant ,  V Identité  dans  ces  deux  cas  n'eft  pas  ap- 
pliquée à  la  même  chofe. 

§.  4.  Il  refte  donc  de  voir  en  quoy  un  r^^w^  diffère  Mf"t'te  <?« 
d'une  mafle  de  Matière  5    6c  c'eft  ,  ce  me  fembk  ,  en  ce  '^^^R"^"''- 

que 


400  €•£  que  c\jl  qiClâentite  i 

C II A  P.  que  la  dernière  de  ces  chofes  n'eft  que  la  coliéfion  de  cer- 
XXVII.  taincs  particules  de  Matière,  de  quelque  manière  qu'elles 
foienc  unies,  au  lieu  que  l'autre  eft  une  telle  difpofitioii 
de  CCS  particules  qui  eil  requilc  pour  conftituer  les  parties 
d'un  chêne  ,  Se  une  telle  organt-zation  de  ces  parties  qui 
foit  propre  à  recevoir  S:  à  diltribuer  la  nourriture  nècef- 
Hure  pour  former  le  bois,  l'ecorce,  les  feuilles,  c^f- d'un 
chêne  y  en  quoy  conlîftc  la  vie  des  Végétaux.  Puis  donc 
que  ce  qui  conllituë  Vnnité  d'une  Plante  ,  c'efl:  d'avoir 
une  telle  organization  de  parties  dans  un  feul  Corps  qui 
participe  à  une  commune  vicj  une  Plante  continue  d'être 
la  même  Fiante  aufli  long-temps  qu'elle  a  part  à  la  même 
vie,  quoy  que  cette  vie  vienne  à  être  communiquée  à  de 
«ouvciles  parties  de  matière,  unies  vitalement  à  la  Plante 
déjà  vivante  ,  félon  une  pareille  organijzation  continuée  , 
fie  convenable  à  cette  efpéce  de  Plante.  Car  cette  orga- 
nization  ne  ceflant  d'être  dans  un  certain  amas  de  Matiè- 
re, ell:  diilinguée  de  toute  autre  orgamzation  dans  cette 
mafle  particulière,  &:  conllituë  cette  vie  individuelle ,  qui 
dès-lors  cxiftant  par  une  continuelle  circulation  dans  la 
même  continuité  de  parties  infenlîbles  qui  fc  fuccedent 
les  unes  aux  autres  ,  unies  au  Corps  vivant  de  la  F/tf«?f , 
poflede  cette  Identité  qui  conllituë  la  même  Plante  ,  Se 
qui  fait  que  toutes  (es  parties  font  les  parties  d'une  même 
Plante,  pendant  tout  le  temps  qu'elles  exillent  jointes  à 
cette  organisation  continuée  ,  qui  eft  propre  à  tranfmet- 
îre  cette  commune  vie  à  toutes  les  parties  ainil  unies. 
,.,-,,  <s.  <.    Le  cas  n'eit  pas  fi  diflerent  dans  les  Brutes  que 

Identité  des  ^      '  ,  r  ^  1 

Animaux.  chacun  ne  puille  conclurre  de  la ,  que  leur  identité  conn- 
ue dans  ce  qui  conllituë  un  Animal  Se  le  fait  continuer 
d'être  le  même.  Il  y  a  quelque  chofe  de  pareil  dans  les 
Machines  artificielles  ,  &  qui  peut  fervir  à  éclaircir  cet 
article.  Car  par  exemple  ,  qu'eft-ce  qu'une  Montre.'  Il 
eft  évident  que  ce  n'ell  autre  chofe  qu'une  organization 
ou  conftru6lion  de  parties  ,  propre  à  une  certaine  fin, 
qu'elle  eft  capable  de  remplir,  lorfqu'elle  reçoit  l'impref- 
ilon  d'une  force  fuiîifantc  pour  cela.  De  forte  que  ii  nous 

fup- 


é"  "Diva- flic.     Liv.  II.  401 

fuppofions  que  cette  Machine  fut  un  fcul  Corps  continu,  C  h  a  p. 
dont  toutes  les  parties  organizëcs  fuflent  reparées  ,  au^-  XXVII. 
mentées,  ou  diminuées  par  une  confiante  addition  ou  Ic- 
paration  de  parties  infenilbles  par  le  moyen  d'une  com- 
mune vie  qui  entretint  toute  la  machine  ,  nous  aurions 
quelque  chofe  de  fort  femblable  au  Corps  d'un  Animal , 
avec  cette  différence,  Que  dans  un  Animal  la  juflefîe  de 
l'organization  &  du  mouvement,  en  quoy  confifle  la  vie, 
commence  tout  à  la  fois  ,  le  mouvement  venant  de  de- 
dans) au  lieu  que  dans  les  Machines  la  force  qui  les  fait 
agir,  venant  de  dehors,  manque  fouvent  lorfque l'organe 
efi  en  état  &:  bien  difpofé  à  en  recevoir  les  impreflions. 

§.  6.  Cela  montre  encore  en  quoy  confifte  VIdenfite  du  Wemitc'  <!e 
même  hommes  favoir,  en  cela  feul  qu'il  jouit  de  la  même  ''^"'"™'^- 
vie,  continuée  par  des  particules  de  Matière  qui  font  dans 
im  flux  perpétuel,  mais  qui  dans  cette  fucceffion  font  vi- 
tûlement  unies  au  même  Corps  organizé.    QLiiconque  at- 
tachera V Identité  de  fHotmne  à  quelque  autre  chofé  qu'à 
ce  qui  conftitué  celle  des  autres  Animaux,  je  veux  dire  à 
un  Corps  bien  organizé  dans  un  certain  inftant,  6c  qui 
dès  lors  continué  dans  cette  orgamzation  vitale  par  une 
fuccefîlon  de  diverfes  particules  de  Matière  qui  luy  font 
unies,  aura  de  la  peine  à  faire  qu'un  Embryon,  un  hom- 
me âgé ,  un  fou  &:  un  fage  foient  le  même  homme  en  vertu 
d'une  fuppofition  d'oîi  il  ne  s'enfuive qu'il  eft  poilibleque 
Sethf  IJ'maël,  Socrate  y  Filâtes   St.  Auguftmy  &:  Céfar 
Borgia  font  un  feul  Se  même  homme.     Car  li  \  Identité  de 
l'Ame  fait  toute  feule  qu'un  homme  eft  le  même ,  &:  qu'il 
n'y  ait  rien  dans  la  nature  de  la  Matière  qui  empêche 
qu'un  mcmeEfprit  individuel  nepuifle  être  uni  àdilFérens 
Corps,  il  fera  fort  pollible  que  ces  hommes  qui  ont  vécu 
en  différens  fiécles  6c  ont  été  d'un  tempérament  difî'érent,   ' 
ayent  été  un  fcul  6c  même  homme  :  façon  de  parler  qui 
feroit  fondée  fur  l'étrange  ufage  qu'on  feroit  du  mot  hom- 
me en  l'appliquant  à  une  idée  dont  on  exclurroit  le  Corps 
6v'  la  forme  extérieure.  Cette  nianiére  de  parler  s'accorde- 
loit  encore  plus  mal  àwcc  les  notions  de  ces  Philofophcs 

Eec  qui 


402  Ce  que  c^ejl  qu'' Identité , 

C  H  A  p.    qui  reconnoifleiit  la  Tranfmigration  ,  ôc  croyent  que  les 
XXVII.   Ames  des  hommes  peuvent  être  envoyées  pour  punition 
de  leurs  déreglemcns ,  dans  des  Corps  de  Bêtes,  comme 
dans  des  habitations  propres  à  l'adouvinement  de  leurs 
paillons  brutales.    Car  je  ne  croy  pas  qu'une  perfonne  qui 
feroitaffùrëe  que  l'Ame  à'  Heliogabûlc  exiftoit  dans  l'un  de 
fes  Pourceaux iVonXwt  dire  que  ce  Pourceau  étoitun  hom- 
me ^  ou  le  même  homme  qu.' Heliogabale. 
L'idemité  ré-       g    -;    Qq  n'eft  donc  pas  l'unité  de  fubftance  qui  com- 
qu'on  fe  faitd'cs  prend  toute  forte  d'Identité  ou  qui  la  peut  déterminer 
chofcs.  dans  chaque  rencontre.  Mais  pour  la  bien  concevoir  cette 

identité,  &  en  juger  fainement,il  faut  voir  quelle  idéeeft 
fignifiée  par  le  mot  auquel  on  l'applique  ;  car  être  lamê- 
mcfub/iance ,  le  même  homme,  &  la  même  perfonne  font 
trois  chofes  différentes ,  s'il  eft  vray  que  ces  trois  termes , 
Perfonne,  homme, Se  fubjiance  emportent  trois  différentes 
idées  ;  parce  que  telle  qu'eft  l'idée  qui  appartient  à  un  cer- 
tain nom ,  telle  doit  être  V identité.  Cela  confideré  avec 
un  peu  plus  d'attention  vc  d'exaftitude  auroit  peut-être 
prévenu  une  bonne  partie  des  embarras  oii  l'on  tombe  fou- 
vent  fur  cette  matière,  &c  qui  font  fuivis  de  grandes  diffi- 
cultez  apparentes,  principalement  à  l'égard  de  l'Identité 
ferfoîinelle  que  nous  allons  examiner  pour  cet  effet  avec 
un  peu  d'application. 
Gc  qui  fait  le  §.  8.  Un  Animal  eft  un  Corps  vivant  organizé  ;  Se  par 
mime  Homme,  conféqucnt ,  U  mêmc  Animal  ell,  comme  nous  avons  déjà 
remarqué ,  la  même  vie  continuée ,  qui  eft  communiquée 
à  différentes  particules  de  Matière  ,  félon  qu'elles  vien- 
nent à  être  fucceilivemcnt  unies  à  ce  Corps  organizé  qui 
a  de  la  vie  :  6c  la  notion  que  nous  avons  de  l'Homme , 
quelles  que  foient  les  autres  définitions  qu'on  en  donne, 
n'enferme  dans  le  fonds  qu'une  cfpéce  particulière  d'Ani- 
mal. C'eft  dequoy  je  ne  doute  en  aucune  manière  ;  car 
je  croy  pouvoir  avancer  hardiment,  que  qui  de  nousver- 
roit  une  Créature  faite  &  formée  comme  (oy-mcme ,  quoy 
qu'elle  n'eût  jamais  fait  paroître  plus  de  raifon  qu'un 
Chat  ou  un  Perroquet ,  ne  laifferoit  pas  de  l'appcUer /^aot- 

mc  ; 


c^  Viver^té.    Liv.  IL  405 

fMi  ;  ou  que  j  s'il  entendoit  un  Perroquet  difcourîr  raifon-  C  h  a  p- 
nablernent  6c  en  Fhilofophe  ,  il  ne  l'appelleroit  ou  ne  leXX  VU- 
croiroit  que  Perroquet  ^  &:  qu'il  diroit  du  premier  de  ces 
Animaux  que  c'eft  un  Homme  grolîler,  lourd  &:  deftitué 
de  raifon, &  du  dernier  que  c'ell  un  Perroquet  plein  d'ef- 
prit  &  de  bun  fens.  Car  je  m'imagine,  que  ce  n'eft  pas  la 
feule  Idée  d'un  Etre  penflinr  &  raifonnable  qui  conftituë 
l'idée  d'un  homme  dans  l'Efprit  de  la  plupart  des  gens, 
mais  celle  d'un  Corps  formé  de  telle  &  de  telle  manière 
qui  eft  joint  à  cet  Etre.  Or  fi  c'eft  là  l'idée  d'un  Homme  y 
le  même  Corps  formé  de  parties  fucccllives  qui  ne  fe 
diflipent  pas  toutes  à  la  fois  ,  doit  concourir  au  (Il  bien 
qu'un  même  Efprit  Immatériel  à  fixire  le  même  homme. 

§.  9.  Celapofé,  pour  trouver  en  quoy  confiftel'/^^/z- En  quoy  confi- 
tite  perfonnelle,  il  faut  voir  ce  qu'emporte  le  mot  deP^r-  ^'^  }'''^''""' 
jonne.  C  elt,  a  ce  que  je  croy,  un  Etre  penlant  oc  intel- 
ligent ,  capable  de  raifon  &  de  reflexion ,  &  qui  fe  peut 
confiderer  foy-même  comme  le  même ,  comme  wnc  même 
cliofe  qui  penfe  en  difterens  temps  èc  en  difFérens  lieux; 
ce  qu'il  fait  uniquement  par  le  fentiment  qu'il  a  de  fes 
propres  a£tions ,  lequel  efl:  infeparable  de  la  penfce,  ôc 
îuyeft,  cemefemble,  entièrement  eflentiel  ,  étant  im- 
poflible  à  quelque  Etre  que  ce  foit  d'appercevoir  ,  fans 
appercevoir  qu'il  apperçoit.  Lorfque  nous  voyons,  que 
nous  entendons,  que  nous  flairons  ,  que  nous  goûtons, 
que  nous  fentons ,  que  nous  méditons ,  ou  que  nous  voulons 
quelque  chofe ,  nous  le  connoiflbns  à  raefure  que  nous  le 
faifons.  Cette  connoiflancc  accompagne  toujours  nos 
Senfations  &  nos  perceptions  préfentes  ;  Se  c'eft  par  là 
que  chacun  eft  à  luy-même  ce  qu'il  appelle  Çoy-mhne-.,  on 
ne  confidére  pas  dans  cette  rencontre  fi  le  même  *  Soy  eft 
Eee  2  con- 


*  Le  Ho)  de  Mr.  P.j/^a/  m'nutorifc  en 
quelque  manie're  à  me  fervir  du  mot  /i)' , 
foy-mcme  ,  pour  eiprincr  ce  fentiment 
que  chacun  a  en  luy  même  qu'il  eft  /• 
même;  ou  peur  mieux  dire,  j'y  fùisobli 
ge'  par  une  iie'celTitt  i.^d.fpcnUblej  car  je 


ne  faurois  exprimer  autrement  le  (eus  do 
mon  Auteur  qui  a  pris  la  même  liberté' 
dans  fa  Laiit»ue.  Les  Periphralès  que  je 
pourrois  employer  dans  cette  orcalîon  , 
cmbarrafTeroient  le  Difcnius  ,  &  le  ren- 
dtoiciit  peut  être  tcutà-fait  ir.inteliinibic. 


404  Ce  qne  c^cjt  qii' Identité  , 

C  H  A  p.    continué  dans  la  même  fiibftance  ,  ou  dans  diverfes  fiib- 
XXVII.    fiances.     Car  puifque  la  *  con-fcience  accompagne  tou- 
jours la  penfce,  &:  que  c'cft  là  ce  qui  fait  que  chacun  eft 
ce  qu'il  nomme  foj-mêmc  ,  2c  par  où  il  fe  diftingue  de 

tou- 


*  Le  mot  Anç^lois  cfl  confcisumefs 
qu'on  pourroit  exprimer  en  Latin  par  ce- 
lui de  iOiijae/iii.t ,  j:  (iimAUir  projiluilli) 
homiriis  qno  filn  eji  ca'nfims.  Et  c'cfl  en 
ce  Cens  que  les  Latins  on:  fouvent  em- 
ployé ce  mot,  témoin  cet  endroit  de  Ci- 
teren  (Efifï,  sd  Famil.  Lib.VL  Epijl.  4.J 
Confciemiii  yeiiti  •volitnt.itis  m.ixhna  con- 
jiLitio  f/î  rer/im  incônim^.i.irum.  En  Fran- 
çois nous  n'avons  à  mon  avis  que  les 
mots  de  Jhiiiment  &  de  convitlion  qui 
répondent  en  quelque  forte  à  cette  idée. 
Mais  en  plufieurs  endroits  de  ce  Chapitre 
ils  ne  peuvent  qu'exprimer  fort  niiparfai- 
tcment  la  penfée  de  Mr.  Locl^e  qui  fait 
abfolument  dépendre  l'Llentii'e  per/mitiei/e 
de  cet  aifle  de  1  Homme  quo  fihi  efl  cnii- 
fcitts.  J'ai  appréhendé  que  tous  les  rai- 
fonnemens  que  l'Auteur  fait  fur  cette  ma- 
tière ,  ue  fullcnt  cnticrcment  perdus,  fi 
je  me  lervois  en  certaines  rencontres  du 
mot  àe  jentiment  pour  exprimer  ce  qu'il 
entend  par  corifiinrunefs  ii  que  je  viens 
d'expliquer.  Après  avoir  fongé  quelque 
temps  aux  moyens  de  remédier  à  cet  in- 
convénient ,  je  n'en  ai  point  trouve'  de 
meilleur  que  de  me  (crvir  du  terme  de 
Corifuence  pour  exprimer  cet  afte  même. 
C'cftpourqiioy  j  autai  foin  de  le  faire  im- 
primer en  Italique  ,  afin  que  le  Ledeur 
k  (ouvienne  d'y  attacher  toiijours  cette 
idée.  Et  pour  faire  qu'on  diflinj;ue  en 
core  nvieux  cette  lignification  d'avec  celle 
qu'on  donne  ordinairement  à  ce  mot  ,  il 
ni'cft  venu  dans  l'Efprit  un  expédient  qui 
paroîtra  d'abord  ridrcule  à  bien  des  gens, 
mais  qui  lera  au  goiit  de  plufieurs  autres 
fi  je  ne  me ttompe, c'cft  d'écrire  canfucn- 
ci  en  deux  mots  joints  par  un  tirer,  de 
cette  manière,  cûn-picuer.  Mais,  d'r.i  t  on  > 
voila  une  étrange  licence  ,  de  détourner 
tm  mot  de  fi  figinficttion  ordinaire  ,  pour 
hiy  en  aitribucrunc  qu'on  ne  Itiy  a  j.imais 
donnée  dans  nôtre  Langue.  A  cela  je 
n'ai  tien  àrcpoiiJre.  Je  '"i^  clioquémoy- 


même  de  la  liberté  que  je  prens ,  &  peut- 
être  (êrois  je  des  premiers  à  condamner 
un  autre  Ecrivain  qui  auroit  eu  recours  à 
un  tel  expédient.  MjIs  j'aurois  tort,  ce 
me  (emblc ,  fx  après  m'être  mis  à  la  pla- 
ce de  cet  Ecrivain  .  je  trouvois  enfin  qu'il 
ne  pouvoir  fc  tirer  autrement  d'affaire. 
C'eft  à  quoy  je  fouhaite  qu'on  falTe  re- 
flexion ,  avant  que  de  décider  li  j'ai  bien 
ou  mal  fait,  .l'avoué  que  dans  un  Ou- 
vrage qui  ne  fcroit  p.is  comme  celui  ci, 
de  par  raifonnement,  une  pareille  liberté 
feroit  tout-à  fâir  iiiexcufable.  Mais  dans 
un  L")ifcours  Philofophiquc  non  feulement 
on  peut ,  mais  on  doit  employer  des  mots 
nouveaux  ,  ou  hors  d'ufage  ,  lorfqu'oii 
n'en  a  point  qui  expriment  l'idée  pr'ecife 
de  l'Auteur.  Se  faire  un  fcrupuk  d'ulèt 
de  cette  liberté  dans  un  pareil  cas,  ce  (c- 
roit  vouloir  perdre  ou  atloiblir  un  raifon- 
nement de  gayeté  de  coeur  ;  ce  qui  (croit , 
à  mon  avis ,  une  dél;catelle  forr  mal  ph- 
cée.  J'entens,  lorfqii'ony  efl  réduit  pat 
une  néceflité  indifpcnfabic  ,  qui  ciT:  le  cas 
oii  je  me  trouve  dans  cette  occafion  ,  fi 
je  ne  me  trompe.  Je  viens  de  voir  au  telle 
une  Bible  de  la  Traduction  de  Gencvt  où 
l'on  s'irt:  fcrvi  du  mot  de  ConfdeNte  dans 
le  fens  qi>e  je  viens  de  marquer.  C'eft 
dans  la  Première  Epîtrc  aux  Corinthiens. 
Cb.ip.  Vlll.vers.  7.  Il  ti'y  a  pas  connoifjan- 
cc  tn  tous  ,  car  qiitlqucs-nns  en  maii'^cnt 
(de  ces  viandes  facrifécs).i;iv  conlciencc 
de  l'Idole,  c'ellà  dire  ,  quoy  qu'ils  (tii- 
tent,  qu'ils  croyent  en  eux-mêmes  que 
l'Idole  à  qui  ces  vianJcs  font  oftcttcs.eû 
quel  'uc  chofc,&qn'illeut  a  communiqué 
quelque  vertu,  te  ne  rapporte  pas  cet 
endroit  pour  confirmer  l'ulage  du  mot  de 
coit/citnce  en  ce  (eus  là  ,  car  je  (ai  que  la 
Vrrfion  de  Genève  n'eft  d'aucune  autori- 
té dans  nôtre  Langue  ,  mais  feulement 
pour  faire  voir  le  beloin  que  iwus  ci>  a.- 
vons. 


é^Di-vcrfité.    Liv.  II.  405 

toute  autre  chofc  pcnflmte  ,  c'eft  auilî  en  cela  feul  que  C  h  a  p. 
coni'ï'àe  Vldentite  pcrfonnelle  ,  ou  ce  qui  fait  qu'un  Etre  XX  VU. 
raifonnable  eft  toujours  le  mènic.  Et  auiîl  loin  que  cette 
con-fcience  peut  s'étendre  fur  les  aftions  ou  les  penfées  dé- 
jà paflees,  aulli  loin  s'étend  l'Identité  de  cette  Perfonne  j. 
le  foy  elt  préfentement  le  même  qu'il  étoit  alors,  6c  cette 
aciion  pafTée  a  été  faite  par  le  même  foy  que  celui  qui  fe 
la  remet  à  prefent  dans  l'Efprit. 

§.  10.  Mais  on  demande  outre  cela,  fi  c'efl:  précifé-  "Li  cen-fc^me 
ment  &  abfolumcnt  la  même  fiibftance.  Peu  de  genscroi-  perVomitns."^ 
roient  être  en  droit  d'en  douter  ,  fi  les  perceptions  avec 
la  cofi-fcience  qu'on  en  a  en  foy-même  ,  fe  trouvoient  tou- 
jours préfentes  à  l'Efprit,  par  où  la  niême  Chofe  penfûnte 
feroit  toujours  fclemtnent  prélénte,6c  à  ce  qu'on  cron-oit, 
évidemment  la  même  à  elle-même.  Mais  ce  qui  femble 
fixire  de  la  peine  dans  ce  point,  c'eft  que  cette  con-fcience 
eft  toujours  interrompue  par  l'oubli  ,  n'y  ayant  aucun, 
moment  dans  nôtre  vie,  auquel  toute  l'enchaînure  des 
aftions  que  nous  avons  jamais  faites  ,  fort  préfente  à  nô- 
tre Efprit,  c'eft  que  ceux  qui  ont  le  plus  de  mémoire  per- 
dent de  veùë  une  partie  de  leurs  actions  ,,  pendant  qu'ils 
confiderent  l'autre  ,  c'eft  que  quelquefois  ,  ou  plutôt  la 
plus  grande  partie  de  nôtre  vie,  au  lieu  de  réfléchir  fur 
nôtre  foy  pafle  ,  nous  fommcs  occupez  de  nos  penfées. 
prefentes,  &  qu'enfin  dans  un  profond  fommeil  ,.  noua 
n'avons  abfolument  aucune  penfée  ,  ou  aucune  du  moins, 
qui  foit  accompagnée  de  cette  con-fcicme  qui  eft  attachée, 
aux  penfées  que  nous  avons  en  veillant.  Comme, dis-je> 
dans  tous  ces  cas  le  fentiment  que  nous  avons  de  nous- 
mêmes  eft  interrompu ,  S>c  que  nous  nous  perdons  notiS'^ 
mêmes  de  veùë  par  rapport  au  palfé  ,  on  peut  douter  fi 
nous  fommes  toûiours  la  même  Choje  penfante  ,  c'eft  à 
dire,  la  même  fubftance,  ou  non.  Leqiiel  doute,  quel- 
que raifonnable  ou  deraifonnable qu'il  foit,  n'interefle  en 
aucune  manière  V Identité perfonnelle.  Car  il  s'agit  de  fa-^ 
voir  ce  qui  fait  la  mèwe  pcrfonne ,  &c  non  il  c'eft  précifé- 
ment  la  même  fubftance  qui  penfe  toujours  dans  la  même 

Eee  3  per- 


4o6  Ce  que  c\'Jl  qu'Identité^ 

Gh  AP.  perfonnej  ce  qui  ne  fait  rien  dans  ce  cas;  parce  que  dif- 
XXVII-  férentcs  fubilances  peuvent  erre  unies  dans  une  feule  per- 
fonne  par  le  moyen  de  la  même  con-fcience  à  laquelle  ils 
ont  part ,  tout  ainfi  que  diflerens  Corps  font  unis  par  la 
même  vie  dans  un  feul  animal  j  dont  Vldentite  eft  confer- 
vee  parmi  le  changement  de  fublbances  ,  à  la  faveur  de 
l'unité  d'une  même  vie  continuée.  En  effet  ,  comme 
c'cft  la  même  con-fcience  qui  fait  qu'un  homme  eft  le  mê- 
me à  luy-même  ,  V Identité  perfonnelle  ne  dépend  que  de 
li ,  foit  que  cette  con-fcience  ne  foit  attachée  qu'à  une  feu- 
le fubftance  individuelle,  ou  qu'elle  puiflé  être  continuée 
dans  difterentes  fubftances  qui  fe  fuccedent  l'une  à  l'au- 
tre. En  effet ,  tant  qu'un  Etre  inteUigent  peut  repeter 
en  foy-même  l'idée  d'une  aftion  paffée  avec  la  même  con- 
fcience  qu'il  en  avoit  eu  premièrement,  &:  avec  la  même 
qu'il  a  d'une  aftion  préfente,  jufque-là  il  eft  le  même  foy. 
Car  c'eft  par  la  con-fcience  qu'il  a  en  luy-même  de  fes 
penfées  &  de  fes  actions  prefentes  qu'il  eft  dans  ce  mo- 
ment le  même  à  luy-même  ;  &:  par  la  même  raifon  il  fera 
Je  même yè}',  aulfi  long-temps  que  cette  con-fcience  peut 
s'étendre  aux  actions  paflees  ou  à  venir  :  de  forte  qu'il  ne 
fauroit  non  plus  être  deux  perfonnes  par  la  diftance  des 
temps,  ou  par  le  changement  de  fubftance,  qu'un  hom- 
me être  deux  hommes,  parce  qu'il  porte  aujourd'huy  un 
habit  qu'il  ne  portoit  pas  hier  ,  après  avoir  dormi  entre- 
deux pendant  un  long  ou  un  court  cfpace  de  temps.  Cet- 
te même  con-fcience  réunit  dans  la  même  perfonne  ces 
a£tions  qui  ont  exifté  en  ditfcrens  temps  ,  quelles  que 
foient  les  fubftances  qui  ont  contribué  à  leur  produ- 
£tion. 
vidniiits  pey  §.  II.  Qiie  ccla  foit  ainfi  ,  nous  en  avons  une  efpéce 
y^««f//f  (ubfirte  jjg  démonftration  dans  nôtre  propre  Corps  ,  dont  toutes 

dans  le  change- ,  -ir  ^-J  '  ^    n.        i-         j 

rient  des  l'ub-  '^s  patticulcs  tont  partie  de  nous-mêmes,  c  elt-a-dire,de 

Jtanccs.  cet  Etre  penfant  qui  fe  rcconnoit  intérieurement  le  même , 

tandis  qu'elles  font  vitalement  unies  à  ce  mcmcfoy  penfant, 

de  forte  que  nous  fcntons  le  bien  ou  le  mal  qu  i  leur  arrive  par 

l'attouchement  ou  par  quelque  autre  Aoye  que  ce  foit.  Ainfi 

les 


ér  Diverfité.     Liv.  II.  407 

les  Membres  du  Corps  de  chaque  homme  font  une  partie  de  C  h  a  p. 
luy-même;  il  prend  part  Se  eft  interefle  à  ce  qui  \qs  tou-  XXVII. 
che.  Mais  qu'une  main  vienne  à  être  coupée ,  &c  par  là 
feparée  du  fentiment  que  nous  avions  du  chaud ,  du  froid, 
èc  des  autres  afFeftions  de  cette  main  ;  dès  ce  moment  elle 
n'eft  non  plus  une  partie  de  ce  que  nous  appelions  nous- 
mêmes ,  que  la  partie  de  Matière  qui  eft  la  plus  éloignée 
de  nous.  Ainfi  nous  voyons  que  la  fubftance  qui  dans 
un  temps  appartenoit  au/oy  pcrfonnel ,  peut  varier  dans  un 
autre  temps,  fans  qu'il  arrive  aucun  changement  à  V Iden- 
tité ferfonnelle ,  car  on  ne  doute  point  de  la  continuation 
de  la  même  perfonne ,  quoy  que  les  membres  qui  en  fai- 
foient  partie  il  n'y  a  qu'un  moment  ,  viennent  à  être  re- 
tranchez. 

§.  12.  Mais  la  Queftion  eft  ,  /7  Z^  même  fubjiance  qui  si  dic  fubfiilc 
penfe ,  étant  changée ,  la  Perfonne  peut  être  la  même  ,  ou  îl^^cnt'defrùb-^' 
Jl  cette  fubjiance  demeurant  la  même ,  il  peut  y  avoir  di-ffé-  fiances  penQn- 
rentes  Perfonnes.  '"• 

A  quoy  je  répons  en  premier  lieu  ,  que  cela  ne  fauroit 
être  une  Qiieftion  pour  ceux  qui  font  confifter  la  penfée 
dans  une  conftitution  animale  ,  purement  matérielle  ,  fans 
qu'une  fubftance  immatérielle  y  ait  aucune  part.  Car  que 
leur  fuppofition  foit  vraye  ou  fauffe ,  il  eft  évident  qu'ils 
conçoivent  que  l'Identité  perfonnelle  eft  confervée  dans 
quelque  autre  chofe  que  dans  l'Identité  de  fubftance, 
tout  de  même  que  l'Identité  de  l'Animal  eft  confervée 
dans  une  Identité  de  vie  &  non  de  fubftance.  Et  par  con- 
féquent  ,  ceux  qui  n'attribuent  la  penfée  qu'à  une  fub- 
ftance immatérielle ,  ne  doivent  point  s'engager  avec  ces 
premiers ,  avant  que  d'avoir  montré  comment  V Identité 
perfonnelle  ne  peut  être  confervée  dans  un  changement  de 
fubftances  immatérielles ,  ou  dans  la  variété  de  ces  fub- 
ftances,  tout  auffi  bien  que  V Identité  animale  fe  conferve 
dans  un  changement  de  fubftances  matérielles  ,  ou  dans 
une  variété  de  Corps  particuliers  >  à  moins  qu'ils  ne  veuil- 
lent dire  qu'un  feul  Efprit  mimateriel  fait  la  même  vie 
dans  les  Brutes ,  comme  un  feul  Efprit   immatériel  fait 

la 


40 8  Ce  que  c^ejl  qu'Identité, 

Chap.    la  même  pcrfonne  dans  les  Hommes,  ce  que  les  Crfr- 
XXVII.   te/îcns  au  moins  n'admettront  pas,  de  peur  d'ériger  aufli 
les  Bêtes  Brutes  en  Etres  penfans. 

§.  13.  Mais,  fuppofe  qu'il  n'y  ait  que  des  fubftances 
immatérielles  -,  je  dis  fur  ia  première  partie  de  la  Qiie- 
iHon,  qui  eft,  jî  la.  même  Çiibftance  qui  penfc ,  étant  chan- 
gea ,  la  Pcrfoîmc  peut  être  la  même  >  je  répons ,  dis-je  , 
qu'elle  ne  peut  être  refoluê  que  par  ceux  qui  favent  quel- 
le eft  l'efpéce  de  fubftance  qui  penfe  en  eux ,  &  fi  la  con- 
fcience  qu'on  a  de  fes  aftions  paflees ,  peut  ^tre  transférée 
d'une  fubftance  penfante  à  l'autre.  Je  conviens,  que  ce- 
la ne  pourroit  fe  faire,  Il  4;ette  con-Jdence  étoit  une  feule 
êc  même  a£lion  individuelle.  Mais  comme  ce  n'eft  qu'u- 
ne rcprcfentation  aftuclle  d'une  aftion  paflee  j  il  refte  à 
prouver  comment  il  n'eft  pas  poflible  que  ce  qui  n'a  ja- 
mais été  réellement  ,puifl"e  être  rcpréfenté  à  l'Efprit  com- 
me ayant  été  véritablement.  C'eftpourquoy  nous  aurons 
*  confàoumfs.  <ie  la  peine  à  déterminer  jufques  où  le  *  fentiment  des 
aftions  paffées  eft  attaché  à  quelque  Agent  individuel, en 
forte  qu'un  autre  Agent  ne  puifte  l'avoir  ;  il  nous  fera  , 
dis-je,  bien  difficile  de  déterminer  cela  ,  jufqu'à  ce  que 
nous  connoiftlons  quelle  efpéce  d'Aftions  ne  peuvent  être 
faites  fans  un  Afte  réfléchi  de  perception ,  qui  les  accom- 
pagne ,  &  comment  ces  fortes  d 'allions  font  produites 
par  àts  fîibjîances  penfajites  qui  ne  fauroient  penfer  fans  en 
être  convaincues  en  elles-mêmes.  Mais  parce  que  ce  que 
nous  appelions  la  même  con-fcience  n'eft  pas  un  mêmeAfte 
individuel  5  il  n'eft  pas  facile  de  s'aflurer  par  la  nature 
des  chofes,  comment  une  fubftance  intellectuelle  ne  fau- 
Toit  recevoir  la  repréfentation  d'une  chofe  comme  fliite 
par  elle-même,  qu'elle  n'auroit  pas  faite,  mais  qui  peut- 
■ètre  auroit  été  faite  par  quelque  autre  Agent  ,  tout  aullî 
bien  que  pluileurs  repréfcntations  en  fonge,  que  nous  re- 
gardons comme  véritables  pendant  que  nous  fongcons. 
Et  jufques  à  ce  que  nous  connoiflions  plus  clairement  la 
nature  des  fubftances  penfantes  ,  nous  n'aurons  point  de 
.meilleur  moyen   pour  nous  aflurcr  que   cela  n'eft  point 

.ain- 


crDivcrfite.     Liv.  II.  ^09 

ainfi ,  que  de  nous  en  remettre  à  la  Bonté  de  Dieu  ;  car  C  h  a  p. 
autant  que  la  félicité  ou  la  miferc  de  quelqu'une  de  fes  X X  V II. 
créatures  capables  de  fentiment  ,  fe  trouve  interelîee  en 
cela  ,  il  faut  croire  que  cet  Etre  fuprcme  dont  la  Bonté 
eft  infinie,  ne  tranfportera  pas  de  l'une  à  l'autre  en  con- 
féquence  de  l'erreur  où  elles  pourroient  être ,  le  fentiment 
qu'elles  ont  de  leurs  bonnes  ou  de  leurs  mauvaifesa£lions, 
qui  entraine  après  luy  la  peine  ou  la  rccompenfe.  Je  laiflc 
à  d'autres  à  juger  jufqu'ou  ce  raifonnement  peut  êtrepref- 
fé  contre  ceux  qui  font  conlifter  la  Penfée  dans  un  aflem- 
blage  d'Efprits  Animaux  qui  foient  dans  un  flux  conti- 
nuel. Mais  pour  revenir  à  la  Qiieftion  que  nous  avons  en 
main  ,  on  doit  reconnoître  que  il  la  même  con-fcietice , 
qui  eft  une  chofe  entièrement  différente  de  la  même  figu- 
re ou  du  même  mouvement  numérique  dans  le  Corps, 
peut  être  tranfportée  d'une  fubftance  penfante  à  une  au- 
tre j  il  fe  pourra  faire  que  deux  fubftances  penfantes  ne 
conftituent  qu'une  feule  perfonne.  Car  V Identité  perfon- 
nelle  eft  confervée,  dès  là  que  la  même  con-fctence  eft  pré- 
fèrvée  dans  la  même  fubftance  j  ou  dans  des  fubftances 
différentes. 

§.  14.  Quant  à  la  féconde  partie  de  la  Qiieftion  ,  qui 
eft ,  St  la  même  ftibjlance  immatérielle  re fiant  ,  il  peut  y  a- 
voir  deux  Perfùnnes  difim^es  ;  voici  ^  cerne  femble,  fur 
quoy  elle  eft  fondée  ,  c'eft  fi  le  même  Etre  immatériel 
convaincu  en  luy-même  de  (es  aftions  paftees  ,  peut  être 
tout-à-fait  dépouillé  de  tout  fentiment  de  fon  exiftence 
pafl'ée  J  6c  le  perdre  entièrement ,  fans  pouvoir  jamais  plus 
le  recouvrer  ;  de  forte  que  commençant ,  pour  ainfi  dire , 
un  nouveau  compte  depuis  une  nouvelle  période  ,  il  ait 
une  con-fcience ,  qui  ne  puiffe  s'étendre  au  delà  de  ce  nou- 
vel état.  -  Tous  ceux  qui  croyent  la  préexiftence  des  A- 
mes,  font  vifiblement  dans  cette  penfée,  puifqu'ils  re- 
connoiftent  que  l'Ame  n'a  aucun  refte  de  connoiilànce  de 
ce  qu'elle  a  fait  dans  l'état  où  elle  a  préexifté  ,  ou  entiè- 
rement feparée  du  Corps  ,  eu  dans  un  autre  Corps.  Et 
s'ils  faifoient  difficulté  de  l'avoûër  ,    l'Expérience  feroit 

Fff  VI. 


410  Ce  que  c*cjl  qu^  Identité  y 

Chap.  vifiblement  contre  eux.  Ainfi ,  V Identité  perfonnelle  ne 
XX  VII.  s'étendant  pas  plus  loin  que  le  fentiment  intérieur  qu'on 
a  de  fa  propre  exiftencc,un  Efprit  préexiltant  qui  na  pas 
paffé  tant  de  fiécles  dans  une  parfaite ;w/f«/,'^////t'j  doit  ne- 
ceflairement  conftituer  différentes  pcrfonncs.  Suppofez 
un  Chrétien  Platonicien  ou  Pythgoncien  qui  fe  crut  en 
droit  de  conclurre  de  ce  que  Dieu  auroit  terminé  le  fep- 
tiéme  jour  tous  les  Ouvrages  de  la  Création  ,  que  fon  A- 
me  a  exifté  depuis  ce  temps-là,  &:  qu'il  vint  à  s'imaginer 
qu'elle  auroit  paffe  dans  difterens  Corps  Humains,  com- 
me un  homme  que  j'ai  vu  ,  qui  étoit  perfuadé  que  fon 
Ame  avoit  été  l'Ame  de  Socrate  ;  je  n'examinerai  point  fi 
cette  prétenfion  étoit  bien  fondée  ,  mais  ce  que  je  puis 
afsûrer  certainement  ,  c'eft  que  dans  le  pofte  qu'il  a  rem- 
pli, &  qui  n'étoit  pas  de  petite  importance  ,  il  a  paflé 
pour  un  homme  fort  raifonnablej  &;  il  a  paru  par  fes  Ou- 
vrages qui  ont  vu  le  jour  ,  qu'il  ne  manquoit  ni  d'efprit 
ni  de  favoir.  Cet  homme  ou  quelque  autre  qui  crut  la 
Tranfmigration  des  Ames,  diroit-il  qu'il  peut  être  la  mê- 
me perfonne  que  Socrate,  s'il  ne  trouve  en  luy-même  au- 
cun fentiment  des  actions  ou  des  penfées  de  Socrate?  Qu'un 
homme,  après  avoir  réfléchi  fur  foy-même, conclue  qu'il 
a  en  luy-même  un  Efprit  immatériel ,  qui  eft  ce  qui  penfe 
en  luy,  &  le  fait  être  le  même,  dans  le  changement  con- 
tinuel qui  arrive  à  fon  Corps  ,  Se  que  c'eft  là  ce  qu'il  ap- 
pellefoy-même  •  Qu'il  fuppofe  encore  que  c'eft  la  même 
Ame  qui  étoit  dans  Nejtor  ou  dans  Therfite  au  fiege  de 
l'roye  ;  car  les  Ames  étant  indiff"érentes  à  l'égard  de  quel- 
que portion  de  Matière  que  ce  foit ,  autant  que  nous  le 
pouvons  connoître  par  leur  nature ,  cette  fuppofition  ne 
renferme  aucune  abfurdité  apparente  ,  èc  par  confcquent 
cette  Ame  peut  avoir  été  alors  aufll  bien  celle  de  A'ejior 
ou  de  Tberjïte  i  qu'elle  eft  prefentement  celle  de  quelque 
autre  homme.  Cependant  celui  qui  à  prefcnt  n'a  aucun 
•oa.c»n-j'iime.*  fentiment  de  quoy  que  ce  foit  que  AV//(7r  ou  Jher/ite 
ait  jamais  fiiit  ou  penfé;  conçoit-il,  ou  peut-il  concevoir 
qu'il  eft  la  même  perfonne  que  Nejtor  ou  'Iherjite^.  Peut-il 

preaJre 


^Diverfité.     Liv.  II.  411 

prendre  part  aux  adtions  de  ces  deux  anciens  Grecs  ?  Peut-  C  h  a  p. 
il  fe  les  attribuer,  ou  penfer  qu'elles  foient  plutôt  fespro-XX  VII. 
près  Actions  que  celles  de  quelque  autre  homme  qui  ait 
jamais  exifté  ?  D'où  il  paroît  que  le  fentiment  qu'il  a  de 
fa  propre  exiftence  ,  ne  s'étendant  point  à  aucune  des  a- 
ârions  de  Neftor  ou  de  Therfite  ,  il  n'eft  pas  plus  une 
même  perfonne  avec  l'un  des  deux,  que  fi  l'Ame  ou  l'Ef- 
prit  immatériel  qui  ell  préfentement  en  luy  ,  avoit  été 
créé,  &  avoit  commencé  d'exifter  ,  lorfqu'il  commença 
d'animer  le  Corps  qu'il  a  préfentement  j  quelque  vray 
qu'il  fut  d'ailleurs  que  le  même  Efprit  qui  avoit  animé  le 
Corps  de  Neftor  ou  de  Therfite ,  étoit  le  même  en  nom- 
bre que  celui  qui  anime  le  fien  préfentement.  Cela ,  dis- 
je,  ne  contribueroit  pas  davantage  à  le  faire  la  même  per- 
fonne  que  Neftor,  que  fi  quelques-unes  des  particules  de 
matière  qui  une  fois  ont  fait  partie  de  Neftor  ,  étoient  à 
préfent  une  partie  de  cet  homme-là  >  car  la  même  fubftan- 
ce  immatérielle  fans  la  même  con-fcience ,  ne  fait  non  plus 
la  même  perfonne  pour  être  unie  à  tel  ou  tel  Corps,  que 
les  mêmes  particules  de  matière  unies  à  quelque  Corps 
fans  une  con-fcience  commune  ,    peuvent  faire  la  même  , 

perfonne.     Mais  que  cet  homme  vienne  à  trouver  en  luy- 
mêmc  que  quelqu'une  des  adtions  de  Neftor  luy  appartient    ^ 
comme  émanée  de  luy-même  ,  il  eft  alors  la  même  per- 
fonne que  Neftor. 

§.  15.  Et  par  là  nous  pouvons  concevoir  fans  aucune 
peine  ce  qui  à  la  Refurreftion  doit  faire  la  même  perfon- 
ne, quoy  que  dans  un  Corps  qui  n'ait  pas  exactement  la 
même  forme  6c  les  mêmes  parties  qu'on  avoit  dans  ce 
Monde,  pourvu  que  la  même  con-fcience  fe  trouve  jointe 
à  l'Efprit  qui  l'anime.  Cependant  l'Ame  toute  feule,  le 
Corps  étant  changé ,  peut  à  peine  fuffire  pour  faire  le  mê- 
me homme }  horfmis  à  l'égard  de  ceux  qui  attachent  toute 
l'effence  de  l'Homme  à  l'Ame  qui  eft  en  luy.  Car  que 
l'Ame  d'un  Prince  accompagnée  d'un  fentiment  intérieur 
de  la  vie  de  Prince  qu'il  a  déjà  menée  dans  le  Monde, 
vint  à  entrer  dans  le  Corps  d'un  Savetier  ,    auffitôt  que 

F  f f  2  l'A- 


413  Ce  qne  c'eji  qu^ Identité  ^ 

C  H  A  p.  l'Ame  de  ce  pauvre  homme  auroit  abandonné  fon  Corps , 
XXVII.  chacun  voit  que  ce  feroit  la  même  perfonne  que  le  Prin- 
ce, uniquement  refponfabîe  des  a£tions  qu'elle  auroit  fait 
étant  Prince.  Mais  qui  voudroit  dire  que  ce  feroit  le 
même  homme  ?  Le  Corps  doit  donc  entrer  aulîi  dans  la 
compofition  de  l'Homme  ;  Se  je  m'imagine  qu'il  déter- 
mineroit  VHomme  dans  ce  cas-là  ,  au  jugement  de  tout  le 
monde,  &  que  l'Ame  accompagnée  de  toutes  les  penfées 
de  Prince  qu'elle  avoit  autrefois  ,  ne  conftitueroit  pas  un 
autre  homme.  Ce  feroit  toujours  le  même  Savetier,  dans 
l'opinion  de  chacun  ,  luy  feul  excepté.  Je  fai  que  dans 
le  Langage  ordinaire  la  même  perfonne  &:  le  même  hom- 
me fignifient  une  feule  &  même  chofe.  A  la  vérité  ,  il 
fera  toujours  libre  à  chacun  de  parler  comme  il  voudra  , 
&  d'appliquer  tels  fons  articulez  à  telles  idées  qu'il  juge- 
ra à  propos, éc de  les  changer  aulîi  fouvent  qu'il  luyplair- 
ra.  Mais  lorfque  nous  voudrons  rechercher  ce  que  c'eft 
qui  fait  le  même  Efprit ,  le  même  homme ,  ou  la  même  per- 
jonne ,  nous  ne  faurions  nous  difpeafer  de  fixer  en  nous- 
mêmes  les  idées  à' Efprit ,  àH Homme  Ce  de  Personne  ;  6c 
,  après  avoir  ainfi  établi  ce  que  nous  entendons  par  ces  trois 

mots ,  il  ne  fera  pas  mal-ailé  de  déterminer  à  l'égard  d'au- 
cune de  ces  chofes  ou  d'autres  femblables ,  quand  c'eft 
qu'elle  eft ,  ou  n'eft  pas  la  même. 
Ucon-fciettct  §.  i6.  Mais  quoy  quc  la  même  fubftaoce  immatérielle 
fcic  la  mtmi  Qy  j^  même  Ame  ne  fuffife  pas  toute  feule  pour  conftituer 
FHomme,  où  qu'elle  foit ,  6c  dans  quelque  état  qu  elle 
exifte}  il  eft  pourtant  vifible  que  la  con-fcience ,  aulliloin 
qu'elle  peut  s'étendre  ,  quand  ce  feroit  jufqu'aux  fiécles 
paflez ,  réunit  dans  une  même  perfonne  les  exi/lences  6c  les 
actions  les  plus  éloignées  par  le  temps  ,  tout  de  même 
qu'elle  unit  l'exiftence  6c  les  aftions  du  moment  immé- 
diatement précèdent  -,  de  forte  que  quiconque  a  une  con- 
fcience  ,  un  fentim.ent  intérieur  de  quelques  actions  pré- 
fentes 6c  paflees,  eft  la  même  perlonne  à  qui  ces  acbions 
appartiennent.  Si  par  exemple,  je  fentois  également  en 
moy-même  ,    que  j'ai  vu  l'Arche  6c  le  Déluge  de  AVj 

com- 


perjonne. 


éf  Tiiverfité.    Liv.  IL  41^ 

comme  je/?«j  que  j'ai  vu ,  l'hy  ver  pafle ,  l'inondation  de  la  C  h  a  p. 
Tamife,  ou  que  j'écris  préfentement  ,  je  ne  pourrois  non  XXVII. 
plus  douter,  que  le  Moy  qui  écrit  dans  ce  moment  ,  qui 
a  vu,  l'hy  ver  paiïe,  inonder  la  Tamife,  &c  qui  a  été  pré- 
fent  au  Déluge  Univerfel ,  ne  fut  le  même  foj ,  dans  quel- 
que fubfiance  que  vous  mettiez  ce  foy ,  que  je  fuis  certain, 
que  moy  qui  écris  ceci ,  fuis  ,  à  préfent  que  j'écris  ,  le 
même  moj  que  j'étois  hier  ,  foit  que  je  fois  tout  compofé  9 

ou  non  de  la  même  fubfiance  matérielle  ou  immatérielle. 
Car  pour  être  le  même  foy  ,  il  eft  mdiiférent  que  ce  mê- 
me foy  foit  compofé  de  la  même  fubftance  ,  ou  de  diffé- 
rentes fubftances}  car  je  fuis  autant  interefle  ,  &  auiîl  ju- 
ftement  refponfable  pour  une  aftion  faite  il  y  a  mille  ans, 
qui  m'eft  préfentement  adjugée  par  cette  * con-faence  c^\c*seif-cor,fci(,nf- 
j'en  ai  comme  ayant  été  faite  par  moy-même  ,  que  je  Ie"^-^"^°|  "* 
fuis  pour  ce  que  je  viens  de  faire  dans  le  moment  préce-  giois  t^u  on  ne 

^Jgj^f  _  faiiroit  rendre 

§t       r         n  1      r  r  ■        ,    .  en  François 

.  1 7.  Lejoy  eit  cette  choie  penlante  ,  mteneurement  dans  toute  fa 

convaincue  de  fes  propres  aftions  (de  quelque  fubilance  for"-.  J<:  ■« 

qu'elle  foit  formée,  foit  fpirituelle  ou  matérielle,  iimple^^y^j^'^^y/^' 

ou  compofée,  il  n'importe}  qui  fent  du  plailir  &c  de  la  qm  entendent 

douleur ,  qui  eft  capable  de  bonheur  ou  de  mifére ,  t<  par  '"'^"8'°'*; , 

IV      n.  ■     '    ^rr  '  ^  r  '  /r  t    •  '        r         Le  Soy  dépend 

la  elt  mtereliee  pour  loy-meme  ,  auiu  lom  que  cette  con-deUcon-jhence. 
fcience  peut  s'étendre.  Ainfi  chacun  éprouve  tous  les 
jours  ,  que  ,  tandis  que  fon  petit  doigt  eft  compris  fous 
cette  con-fcience  ,  il  fait  autant  partie  de  foy-même  ,  que 
ce  qui  y  a  le  plus  de  part.  Et  fi  ce  petit  doigt  venant  à 
être  feparé  du  refte  du  Corps ,  cette  con-fcience  accompa- 
gnoit  le  petit  doigt ,  Se  abandonnoit  le  refte  du  Corps ,  il 
eft  évident  que  le  petit  doigt  feroit  la  perfonne  ,  la  même 
perfonne ,  &z  qu'alors  le  foy  n'auroit  rien  à  démêler  avec  le 
refte  du.  Corps.  Comme  dans  ce  cas  ce  qui  fait  la  même 
perfonne  &c  conftituë  ce  foy  qui  en  eft  inféparable  ,  c'eft 
la  con-fcience  qui  accompagne  la  fubftance  lorfqu'une  par- 
tie vient  à  être  feparée  de  l'autre  >  il  en  eft  de  même  par 
rapport  aux  fubiîances  qui  font  éloignées  par  le  temps. 
Ce  à  quoy  la  con-fcience  de  cette  prefente  chaje  penjanîe 
Fff  2  fe 


414.  Ce  que  c\'Jî  qu'* Identité'  i 

C  H  A  p.  fii  peut  joindre ,  fait  la  même  perfonne  Se  le  même  foy  avec 
XXVII  elle,  Se  non  avec  aucune  autre  chofejSc  ainfi  il  reconnoit 
&  s'attribue  à  luy-même  toutes  les  aftions  de  cette  chofe 
comme  des  attions  qui  luy  font  propres ,  autant  que  cette 
con-fcience  s'étend  ,  6c  pas  plus  loin  ,  comme  l'apperce- 
vront  tous  ceux  qui  y  feront  quelque  reflexion. 
Ceciiiieft  lot-  §.  18.  C'ciï  (ur  cette  Identité  perfonnelle  qu'eft  fondé 
jet  d(|f  Recom-  j^^^j^.  j^  Jroit  &  toutc  la  juftice  des  pemes  &c  des  recom- 
chitimcns.  pcnfes,  du  bonheuf  &c  de  la  mifére ,  puifque  c'eft  fur  cela 
que  chacun  efl:  interefle  pour  luy-même ,  ians  fe  mettre  en 
peine  de  ce  qui  arrive  d'aucune  fubitance  qui  n'a  aucune 
liaifon  avec  cette  con-faence  ,  ou  qui  n'y  a  point  de  part. 
Car  comme  il  paroit  nettement  dans  l'exemple  que  je  viens 
de  propofer,  fi  la  con-fctence  fuivoit  le  petit  doigt  ,  lorf- 
qu'il  vient  à  être  coupé  ,  ce  feroit  le  même  foy  qui  hier 
étoit  intereffé  pour  tout  le  Corps ,  comme  failant  partie 
de  ce  foy  dont  il  ne  peut  s'empêcher  de  regarder  les  avions 
qui  furent  faites  hier,  que  comme  des  actions  qui  luy  appar- 
tiennent préfentement.  Et  cependant,  fi  le  même  Corps 
continuoit  de  vivre  &  d'avoir,  immédiatement  après  la 
feparation  du  petit  doigt  ,  fa  con-fcience  particulière  à  la- 
quelle le  petit  doigt  n'eut  aucune  part  ,  il  n'auroit  garde 
d'y  prendre  aucun  intérêt  comme  à  une  partie  de  luy-mê- 
me ■,  il  ne  pourroit  avouer  aucune  de  fes  a£tions  oc  l'on  ne 
pourroit  non  plus  luy  en  imputer  aucune. 

§.  19.  Nous  pouvons  voir  par  là  en  quoy  confifle  1'/- 
dentite  perfonnelle  i  Se  que  ce  n'eft  pas  dans  l'Identité  de 
fubftance  ,  mais  comme  j'ai  dit ,  dans  l'Identité  de  row- 
fcience  -,  de  forte  que  fi  Socrate  Se  le  préfent  Roy  de  Mogol 
participent  à  cette  dernière  Identité  ,  Socrate  &  le  Roy 
de  Mogol  font  une  même  perfonne.  Qiie  fi  le  même  So- 
crate veillant  Se  dormant  ne  participe  pas  à  une  feule  & 
même  con-fctence ,  Socrate  veillant  &  dormant  n'eft  pas  la 
-même  perfonne.  Et  il  n'y  auroit  pas  plus  de  juftice  à  pu- 
nir Socrate  veillant  pour  ce  qu'auroit  penfe  Socrate  dor- 
mant, 6c  dont  Socrate  veillant  n'auroit  jamais  eu  aucun 
fentiment,  qu'à  punir  un  Jumeau  pour  ce  qu'auroit  fait 

fon 


ô"  Tiiverjite.     Liv.  II.  4.15 

fon  frère  &  dont  il  n'auroit  aucun  fentiment  ;   parce  que    C  h  a  p. 
leur  extérieur  feroit  fî  femblable  qu'on  ne  pourroit  les  XXVII. 
diftinguer  l'un  de  l'autre  >     car  on  a  vu  de  tels  Ju- 
meaux. 

§.  20.  Mais  voici  une  Obje£tion  qu'on  fera  peut-être 
encore  fur  cet  article  :  Suppofe  que  je  perde  entièrement 
le  fouvenir  de  quelques  parties  de  ma  vie  ,  fans  qu'il  foit 
polîible  de  le  rappeller  ,  de  forte  que  je  n'en  aurai  peut- 
être  jamais  plus  aucune  connoiilance  ;  ne  fuis-je  pourtant 
pas  la  même  perfonne  qui  a  fait  ces  aftions  ,  qui  a  eu  ces 
penfées,  dont  j'ai  eu  une  fois  en  moy-même  un  fentiment 
politif ,  quoy  que  je  les  aye  oubliées  prefentement  ?  Je 
répons  à  cela ,  Qiie  nous  devons  prendre  garde  à  quoy  ce 
mot  j  E  eft  appliqué  dans  cette  occafion.  11  eftvifibleque 
dans  ce  cas  il  ne  deligne  autre  chofe  que  l'homme.  Et 
comme  on  préfume  que  le  même  homme  eft  la  même  per- 
fonne j  on  fuppofe  aifément  qu'ici  le  mot  j  e  fignifie  aulîi 
la  même  perfonne.  Mais  s'il  ell  pollible  à  un  même  hom- 
me d'avoir  en  différens  temps  une  con-fcie7ice  diftin£le  & 
incommunicable ,  il  eft  hors  de  doute  que  le  même  hom- 
me doit  conftituer  différentes  perfonnes  en  différens  tempsi 
6c  il  paroit  par  des  Déclarations  folemnelles  que  c'eft  là 
le  fentiment  du  Genre  Humain  ,  car  les  Loix  Humaines 
ne  punilfent  ^^zsV  homme  fou  ^o\\x\cs2.^ioTis  qwcïzitV  hom- 
me de  fens  rajjis  ,  ni  l'homme  de  fens  rafîls  pour  ce  qu'a 
fait  l'homme  fou  -,  par  où  elles  en  font  deux  perfonnes: 
ce  qu'on  peut  expliquer  en  quelque  forte  par  une  façon 
de  parler  dont  on  fe  fert  communément  en  François ,  quand 
on  dit,  nn  Tel  n^eji  plus  le  même  ,  ou  ,  Il  ejl  hors  de  luy- 
wm^.-expreffions  qui  donnent  à  entendre  en  quelque  ma- 
nière que  ceux  qui  s'en  fervent  prefentement,  ou  du  moins 
qui  s'en  font  fervis  au  commtnccment ,  ont  crû  que  le 
joy  étoit  changé,  que  ce  foy ,  dis-je,  qui  conftituë  la  mê- 
me perfonne ,  n'étoit  plus  dans  cet  homme. 

§.  21.  11  eft  pourtant  bien  difficile  de  concevoir  que  DifTerenceen- 
Socrate ,  le  même  homme  individuel ,   foit  deux  perfon-  'f^  i''<^e""te 

T)  -1  A  -    ,-         1  "^^  c  hrmmt-  &  celle- 

nés.     rour  nous  aider  un  peu  nous-mêmes  a  foudre  cette  deperjhmt. 

dif- 


41 6  Cî  que  c'eft  qu'Identité , 

Cn  A  p.    difficulté  ,    nous  devons  confiderer  ce  qu'on  peut  enten- 
XXVII.  drc  par  Socrate ,  ou  par  le  même  homme  individuel. 

On  ne  peut  entendre  par  là  que  ces  trois  chofes: 

Premièrement,  la  même  fubftance  individuelle,  im- 
matérielle &  penfante,  en  un  mot,  la  même  Ame  en  nom- 
bre ,  fie  rien  autre  chofe. 

Ou,  en  fécond  lieu  ,  le  même  Animal  fans  aucun  rap- 
port à  l'Ame  immatérielle. 

Ou ,  en  troifiéme  lieu ,  le  même  Efprit  immatériel  uni 
au  même  Animal. 

Qiron  prenne  telle  de  ces  fuppofitions  qu'on  voudra, 
il  eft  impollîble  de  faire  conCiQicr  V IJent it é perfonne lie  dins 
autre  chcfe  que  dans  la  con-fcience,  ou  même  de  la  port^ 
au  delà. 

Car  par  la  première  de  ces  fuppofitions  on  doit  recon- 
noître  qu'il  eil  polîible  qu'un  homme  né  de  différentes 
femmes  6c  en  divers  temps  ,  foit  le  même  homme.  Fa- 
çon de  parler  qu'on  ne  fauroit  admettre  fans  avouer  qu'il 
eft  poflîble  qu'un  même  homme  foit  aulli  bien  deux  di- 
ftinftes  perfonnes,  que  deux  hommes  qui  ont  vêcuendif- 
férens  fiecles  fans  avoir  eu  aucune  connoiflance  mutuelle 
de  leurs  penfées. 

Par  la  féconde  &  la  troifiéme  fuppofition,  Socrate  dans 
cette  vie  ,  &  après  ,  ne  peut  être  en  aucune  manière  le 
même  homme  qu'à  la  faveur  de  la  même  con-fcience  ;  & 
ainfi  en  faifant  confifter  V Identité  humaine  dans  la  même 
chofe  à  quoy  nous  attachons  V Identité  perfonnelle  ,  il  n'y 
aura  point  d'inconvénient  à  reconnoître  que  le  même  hom- 
me eft  la  même  perfonne.  Mais  en  ce  cas-là  ,  ceux  qui 
ne  placent  V Identité  humaine  que  dans  la  cofi-Jaence  ,  fie 
non  dans  aucune  autre  chofe,  s'engagent  dans  un  fâcheux 
défilé}  car  il  leur  relie  à  voir  comment  ils  pourront  faire 
que  Socrate  Enfant  foit  le  même  homme  que  Socrate  a- 
près  la  refurre£tion.  Mais  quoy  que  ce  foit  qui  ,  félon 
certaines  gens  ,  conftituc  l'homme  èc  par  conféquent  le 
même  homme  individuel ,  fur  quoy  peut-être  il  y  en  a 
peu  qui  foient  d'un  même  avis  -,    il  eft  certain  que  nous 

ne 


^  Diverjlte.     Liv.  IL  4.17 

ne  faurions  placer  l'Identité  perfonnelledans  aucune  autre    C  h  a  p. 
chofe  que  dans  la  con-fcience  ,  qui  feule  fait  ce  qu'on  ap-   XXV II. 
pelle  (oy-mêtne ,  fans  s'embarrafler  dans  de  grandes  abfur- 
ditez. 

§.  22.  Mais  fi  un  homme  qui  eft  yvre.  Se  qui  enfuite 
n'ell  plus  yvre  ,  n'eft  pas  la  même  perfonne  ,  pourquoy 
le  punit-on   pour  ce  qu'il  a  fait  étant  yvre,  quoy  qu'il 
n'en  ait  jamais  plus  aucun  fenriment  ?  Je  répons  à  cela 
qu'il  eft  tout  autant  la  même  perfonne  qu'un  homme  qui 
pendant  fon  fommcil  marche  6c  fait  plufieurs  autres  cho- 
ieSi  &c  qui  eft  refponfable  de  tout  le  mal  qu'il  vient  à 
faire  dans  cet  état.     Les  Loix  humaines  puni  fient  l'un  & 
l'autre  par  une  juftice  conforme  à  la  manière  dont  les  hom- 
mes connoiflent  les  chofesj  parce  que  dans  ces  fortes  de 
cas  ils  ne  fauroient  diftinguer  certainement  ce  qui  eft  réel 
&  ce  qui  eft  contrefait  -,  ainfi  l'ignorance  n'eft  pas  reçue 
pour  excufe  de   ce  qu'on  a  fait   étant  yvre  ou  endormi. 
Car  quoy  que  la  punition  foit  attachée  à  la  perfonalite , 
&  la  perfonalité  à  la  con-fcience  ,   &  qu'un  homme  yvre 
n'ait  peut-être  aucune  con-fcience  de  ce  qu'il  fait  >  il   eft 
pourtant  puni  devant  les  Tribunaux  humains,  parce  que 
le  fait  eft  prouvé  contre  luy,  6c  qu'on  ne  fauroit  prouver 
pour  luy  le  défaut  de  con-fcience.     Mais  au  grand  6c  re- 
doutable Jour  du  Jugement ,   où  les  fecrets  de  tous  les 
cœurs  feront  découverts,  on  a  droit  de  croire  que  perfon- 
ne n'aura  à  repondre  pour  ce  qui  luy  eft  entièrement  in- 
connu ,  mais  que  chacun  recevra  ce  qui  luy  eft  dû ,  étant 
accufé  ou  excufé  par  fa  propre  Confcience. 

§.  23.  Il  n'y  a  que  la  con-fcience  qui  puifl'e  réunir  dans  La  con-faena 
une  même  perfonne  des  exijiences  éloignées.     L'Identité  [^"'^  conftituë 
de  fubftance  ne  peut  le  faire.     Car  quelle  que  foit  la  fub-  *"  "'' 
ftance,  de  quelque  manière  qii'elle  foit  formée  ,  il  n'y  a 
point  de  perfonalité  (ans  con-fcience  i  Se  un  Cadavre  peut 
au  111  bien  être  une  perfonne,  qu'aucune  forte  de  fubftan- 
ce peut  l'être  fans  con-fcience. 

Si  nous  pouvions  fuppofer  deux  Con-fcicnces  diftin£lcs 
8c  incommunicables,  qui  agiroient  dans  le  même  Corps j 

Ggg  l'une 


41 8  Ce  que  c'ejl  qu'Identité , 

C  H  A  p.    l'une  conftamment  pendant  le  jour ,  Se  l'autre  durant  la 
XXVII.  nuit,  &:  d'un  autre  côté  la  même  cori-Jcience  a^[(Çznt  par 
intervalle  dans  deux  Corps  différens  ;  je  demande  fi  dans 
le  premier  cas  l'homme  de  jour  Se  l'homme  de  nuit ,  fi 
j'oie  m'exprimer  de  la  forte,  neferoient  pas  deux  perfon- 
nes  aufll  diftinftes  que  Socrate  Se  Platon  ,   Se  fi  dans  le 
fécond  cas  ce  ne  feroit  pas  une  feule  Perfonne  dans  deux 
Corps  diftinfts ,   tout  de  même  qu'un  homme  eft  le  mê- 
me homme  dans  deux  différens  habits? Et  il  n'importe  en 
rien  de  dire,  que  cette  même  con-fcience  qui  affefte  deux 
différens  Corps  &•  ces  con-fciences  diftinftes  qui  afïedent 
le  même  Corps  en  divers  temps,  appartiennent  l'une  à  la 
même  fubftance  immatérielle  ,   Se  les  deux  autres  à  deux 
diftinftes  fubftances  immatérielles  qui  introduifent  ces  di- 
verfes  con-fciences  dans   ces  Corps-là.     Car  que  cela  foit 
vray  ou  faux ,  le  cas  ne  change  en  rien  du  tout  ;  puifqu'il 
eft  évident  que  V Identité  perfonnelle  feroit  également  dé- 
terminée par  la  con-fcience ,  foit  que  cette  con-fcience  fut 
attachée  à  quelque  fubftance  individuelle  immatérielle ,  ou 
non.     Car  après  avoir  accordé  que  la  fubftance  penfante 
qui  eft  dans  l'Homme,  doit  êtrefuppofée  néceffairement 
immatérielle  ,   il  eft  évident  qu'une  chofe  immatérielle 
qui  penfe ,  doit  quelquefois  perdre  de  veùë  fa  con-fcience 
pafTée  Se  la  rappellcr  de  nouveau,  comme  il  paroit  en  ce 
que  les  hommes  oublient  fouvent  leurs  aftions  paflees ,  6c 
que  plufieurs  fois  l'Efprit  fe  remet  des  chofes  qu'il  avoit 
faites  Se  dont  il  avoit  perdu  le  foiivenir  depuis  l'efpacede 
vingt  années.  Suppofez  que  ces  intervalles  de  mémoire  &: 
d'oubli  reviennent  par  tour  ,   le  jour  Se  la  nuit  ,  dès-là 
vous  avez  deux  Personnes  avec  le  même  Efprit  immaté- 
riel ,  tout  ainfi  que  dans  l'Exemple  que  je  viens  de  pro- 
pofer  ,   on  voit  deux  Perfonnes  dans  un  même   Corps. 
D'oii  il  s'enfuit  que  le  foy  n'eft  pas  déterminé  par  l'Iden- 
tité ou  la  Diverfité  de  Subftance  ,   dont  on  ne  peut  être 
afTiiré,  mais  feulement  par  l'Identité  de  con-fcience. 

§.  24.  A  la  vérité,  le  foy  peut  concevoir  que  la  fub- 
ftance dont  il  eft  préfentement  compofé,  a  exifté  aupa- 
ravant 


^  Dii'erjitc.    Liv.  II.  4,19 

ravant}  uni  au  même  Etre  qui  fe  fent  le  même.  Mais  Chap. 
feparez-en  la  con-fcietîce,  cette  fubftance  ne  conftituc  non  XXVII. 
plus  le  même  foy  ,  on  n'en  fait  non  plus  une  partie  que 
quelque  autre  fubftance  que  ce  foit ,  comme  il  paroit  par 
l'exemple  que  nous  avons  déjà  donné ,  d'un  Membre  re- 
tranché du  refte  du  Corps,  dont  la  chaleur,  la  froideur, 
ou  les  autres  affedtions  n'étant  plus  attachées  au  fentiment 
intérieur  que  l'Homme  a  de  ce  qui  le  touche  ,  ce  Mem- 
bre n'appartient  pas  plus  au  foy  de  l'Homme  qu'aucune 
autre  matière  de  l'Univers.  11  en  fera  de  même  de  tou- 
te fubftance  immatérielle  qui  eft  deftituée  de  cette  con- 
fcience  par  laquelle  je  fuis  moj-mème  à  moy-même;  car 
s'il  y  a  quelque  partie  de  fon  exiftence  dont  je  ne  puifle 
rappeller  le  fouvenir  pour  la  joindre  à  cette  con-Jcience 
préfente  par  laquelle  je  fuis  préfentement  moy-même ,  elle 
n'eft  non  plus  moy-même  par  rapport  à  cette  partie  de 
fon  exiftence ,  que  quelque  autre  Etre  immatériel  que  ce 
foit.  Car  qu'une  fubftance  ait  penfé  ou  fait  des  chofes 
que  je  ne  puis  rappeller  en  moy-même,  ni  en  faire  mes 
propres  penfées  &  mes  propres  aftions  par  ce  que  nous 
nommons  con-fcience ,  tout  cela  ,  dis-je,  a  beaa  avoir  été 
fait  ou  penfé  par  une  partie  de  moy ,  il  ne  m'appartient 
pourtant  pas  plus  ,  que  fi  un  autre  Etre  immatériel  qui 
eût  exiftéen  tout  autre  endroit, l'eût  fait  ou  penfé. 

§.  25.  Je  tombe  d'accord  que  l'opinion  la  plus  proba- 
ble, c'eft,  que  ce  fentiment  intérieur  que  nous  avons  de 
nôtre  exiftence  èc  de  nos  actions,  eft  attaché  à  une  feule 
fubftance  individuelle  &:  immatérielle. 

Mais  que  les  Hommes  décident  ce  point  comme  ils 
voudront  félon  leurs  difterentes  hypothefes,  chaque  Etre 
Intelligent  fenfible  au  bonheur  ou  à  lamifére,  doit  re- 
connoître  qu'il  y  a  en  luy  quelque  chofe  qui  eft  luy-mê- 
me  y  à  quoy  il  s'interefTe  &c  dont  il  defire  le  bonheur  ;  que 
ce  foy  a  exifté  dans  une  durée  continué  plus  d'un  inftant, 
qu'ainfi  il  eft  pollible  qu'à  l'avenir  il  exifte  comme  il  a 
déjà  fait,  des  mois  Se  des  années,  fans  qu'on  puifle  met- 
tre des  bornes  précifes  à  fa  durée  ,   6c  qu'il  foit  le  mê- 

Ggg  2  me 


42  o  Ce  que  c'ejl  qiî' Identité  y 

C  H  A  p.  me  foy  ,  à  la  faveur  de  la  même  con-fcience  j  continuée 
XXVII.  pour  l'avenir.  Et  ainfi  par  le  moyen  de  cette  coti-fcience 
,  il  fe  trouve  être  le  même  foy  qui  fit  ,    il  y  a  quelques  an- 

nées, telle  ou  telle  aftion  ,  par  laquelle  il  eft  préfente- 
ment  heureux  ou  malheureux.  Dans  cette  expofition  de 
ce  qui  conftituë  \c  foy  ,  on  n'a  point  d'égard  à  la  même 
fubftance  numérique  comme  conftituant  le  même  foy  yvaivs 
à  la  même  con-fcicnce  continuée  ,  à  laquelle  différentes 
fubftances  peuvent  avoir  été  unies ,  6c  en  avoir  été  enfui- 
te  feparées,  mais  qui  cependant  ont  fait  partie  de  ce  mê- 
mejoy,  tandis  qu'elles  ont  p;rfifté  dans  une  union  vitale 
avec  le  fujet  oii  refidoit  alors  cette  con-fcience.  Ainfi  cha- 
que partie  de  nôtre  Corps  qui  eft  vitalement  unie  à  ce 
qui  agit  en  nous  avec  con-fcience ,  fait  une  partie  de  notis- 
WJcmes  ;  mais  dès  qu'elle  vient  à  être  feparéc  de  cette  union 
vitale  5  par  laquelle  cette  con-fcience  luy  eft  communiquée, 
ce  qui  etoit  partie  de  nous-mêmes  il  n'y  a  qu'un  moment, 
ne  l'eft  non  plus  à  préfent,  qu'une  portion  de  matière  u- 
nie  vitalement  au  Corps  d'un  autre  homme  eft  une  partie 
de  mcy-mème-,  &:  il  n'eft  pas  impolTible  qu'elle  puiflé  de- 
venir en  peu  de  temps  une  partie  réelle  d'une  autre  per- 
fonne.  Voilà  comment  une  même  fubftance  numérique 
vient  à  faire  partie  de  deux  dillerentes  Perfonnes ,  &  com- 
ment une  même  Pcrfonne  eft  confervée  parmi  le  change- 
ment de  différentes  fubftances.  Si  l'on  pouvoit  fuppolér 
un  Efprit  entièrement  privé  de  tout  fouvenir  &  de  toute 
con-fcience  de  fes  actions  paftecs  ,  comme  nous  éprouvons 
que  les  nôtres  le  font  à  l'égard  d'une  grande  partie,  Se 
quelquefois  de  toutes  ,  l'union  ou  l'éloigncment  d'une 
telle  fubftance  fpirituelle  ne  feroit  non  plus  de  change- 
ment à  V Identité  perfomielle  que  celle  que  fait  quelque 
particule  de  Matière  que  ce  puifte  être.  Toute  fubftan- 
ce vitalement  unie  à  ce  préfent  Etre  pcnfant,  eft  une  par- 
tie de  ce  même/oy  qui  exifte  préfcntement  ;  &  toutefub- 
ftance  qui  luy  eft  unie  parla  con-fcience  des  aftions  paflees, 
fait  auilî  partie  de  ce  mèvac  foy  ,  qui  eft  le  même  alors  6v 
préfentement. 

§.   26. 


ô-  Diverjite.    L  i  v.  II.  421 

§.  26.  Je  regarde  le  mot  de  Perfonne  comme  un  nom    C  h  a  p. 
qu'on  a  employé  pour  défigner  ce  qu'on  entend  par/£?y-  XXVII. 
même.     Partout  où  un  homme  trouve  ce  qu'il  appelle  Le  mot  de  ptr- 
foy-même^  je  croy  qu'un  autre  peut  dire  que  là  refide  laf^l'^g  j^g""^ 
même  Perfonne.     Le  mot  de  rerfonne  ell  un  terme  dereau. 
Barreau,  qui  eft  approprié  aux  aurions  &:  à  leur  déméri- 
te, &  qui  par  conléquent  n'appartient  qu'à  des  Agents 
Intelligens  ,   capables  de  Loy  ,  &  de  bonheur  ou  de  mi~ 
fére.     Cette  ^•fr/i'w.î//// s'étend  au  delà  de  l'exiftence  pré- 
fente, jufques  à  ce  qui  eft  paiïe  ,    par  le  feul  moyen  de 
la  con-fcience,  par  où  elle  prend  intérêt  à  des  actions  paf- 
fées,  en  devient  refponfable,  les  reconnoit  &:fe  les  impu- 
te fur  le  même  fondement  &:  pour  la  même  raifon  qu'elle 
s'applique  les  adions  préfentes.     Et  tout  cela  eft  fondé 
fur  l'intérêt  qu'on  prend  au  bonheur  qui  eft  inévitable- 
ment attaché  à  la  con-fcience  ;  car  qui  fe  fent  capable  de 
plaifir  &  de  douleur,  defire  que  ce  foy  qu'il  fent  en  luy- 
méme  foit  heureux.    C'eftpourquoy  il  ne  peut  s'intcreftér 
aux  actions  paflees   qu'il  ne  peut  adapter  ou  approprier 
par  la  con-fcience  à  ce  préfent  (oy ,  non  plus  que  s'il  ne  les 
avoit  jamais  faites;  de  forte  que  s'il  venoit  à  recevoir  du 
plaifir  ou  de  la  douleur,  c'eft-à-dire,  des  recompenfesou 
des  peines  en  vertu  d'aucune  telle  a£tion,  ce  feroit  autant 
que  s'il  devenoir  heureux  ou  malheureux  dès  le  premier 
moment  de  fon  exiftence  fans  l'avoir  mérité  en  aucune 
manière.     Car  fuppofons  un  homme  puni  préfentement 
pour  ce  qu'il  a  fait  dans  une  autre  vie  ,   &:  dont  on  ne 
puiffe  luy  faire  avoir  abfolument  aucune  con-fcience ,  quel- 
le différence  y  a-t-il  entre  un  tel  traitement ,  &c  celui  qu'on 
luy  feroit  en  le  créant  miferablePEn  confequence  dequoy 
S.  Paul  nous  dit,  qu'au  Jour  du  Jugement  où  Dieu  ren- 
dra à  chacun  feîon  jes  œuvres ,  les  Jecrets  de  tous  les  cœurs 
feront  mamfejiez.     La  fentence  fera  juftifiée  par  la  convi- 
ction même  où  feront  tous  les  hommes,  que  dans  queL 
que  Corps  qu'ils  paroiffent ,  ou  à  quelque  fuhftance  que 
ce  fentiment  inférieur   foit  attaché  ,   ils  ont  eux-mêmes 
commis  telles  eu  telles  actions  &:  qu'ils  méritent  le  châtir 
Ggg  3  iiicnt 


42  2  Ce  que  c'ejl  qu'Identité  t 

C  H  A  p.  ment  qui  leur  efl:  inflige  pour  les  avoir  commifes. 
XXVII.  §.  27.  Te  n'ai  pas  de  peine  à  croire  que  certaines  fup- 
pofitions  que  j'ai  faites  pour  éclaircir  cette  matière  ,  pa- 
roîtront  étranges  à  quelques-uns  de  mes  Lefteurs  -,  &c  peut- 
être  qu'elles  le  font  eftedivement.  Elles  font  pourtant 
pardonnables ,  à  mon  avis ,  vu  l'ignorance  oîi  nous  fom- 
mes  à  l'égard  de  la  nature  de  cette  Chofe  penfante  quieft 
en  nous  ôc  que  nous  regardons  comme  nous-mêmes.  Si 
nous  favions  ce  que  c'elt  que  cet  Etre  ,  comment  il  efl 
uni  à  un  certain  aflémblage  d'Efprits  Animaux  qui  font 
dans  un  flux  continuel ,  ou  s'il  pourroit  ou  ne  pourroit 
pas  penfer  ôc  fereflbuvenir  hors  d'un  Corps  organizé  com- 
me font  les  nôtres ,  ôc  fi  Dieu  a  jugé  à  propos  d'établir 
qu'un  tel  Efprit  ne  fut  uni  qu'à  un  tel  Corps ,  en  forte 
que  fa  faculté  de  retenir  ou  de  rappellerles  Idées  dépendit 
de  la  Julie  conHitution  des  organes  de  ce  Corps  j  fi,  dis- 
je,  nous  étions  une  fois  bien  inftmits  de  toutes  ces  cho- 
fes ,  nous  pourrions  voir  l'abfurdité  de  quelques-unes  des 
fuppofitions  que  je  viens  de  faire.  Mais  fi  dans  les  ténè- 
bres où  nous  fommes  fur  ce  fujet ,  nous  prenons  l'Efprit 
de  l'homme  ,  comme  on  a  accoutumé  de  faire  préfente- 
ment ,  pour  une  fubilance  immatérielle  ,  indépendante 
de  la  Matière  ,  à  l'égard  de  laquelle  il  efl:  également  in- 
différent, il  ne  peut  y  avoir  aucune  abfurdité ,  fondée  fur 
la  nature  des  chofes  à  fuppofer  que  le  même  Efprit  peut 
en  divers  temps  être  uni  à  différens  Corps  ,  ôc  compofer 
avec  eux  un  feul  homme  durant  un  certain  temps  j  tout 
ainfi  que  nous  fuppofons  que  ce  qui  étoit  hier  ime  partie 
du  Corps  d'une  Brebis  peut  être  demain  une  partie  du 
Corps  d'un  homme,  Se  faire  dans  cette  union  une  partie 
vitale  de  Mehbée  aufli  bien  qu'il  faifoit  auparavant  une 
partie  de  fon  Bélier. 

§.  28.  Enfin,  toute fubft:ance  qui  commence  à exifl:er, 
doit  néceflfaircment  être  la  même  durant  fon  exiflence  i 
de  même,  quelque  compofition  de  fubflanccs  qui  vienne 
à  exifter,  le  compofé  doit  ctre.  le  même  pendant  que  ces 
fubftances  font  ainfi  jointes  enfemble  ,   ôc  tout  Mode  qui 

corn- 


é' Diverfite.     Liv.  II.  425 

commence  à  exifter ,  eft  auflî  le  même  durant  tout  le  Chap. 
temps  de  fon  exiftence.  Enfin  la  même  Régie  a  heu ,  fi  X X  V II 
la  compofition  renferme  des  fubftances  diftin£tes  &:  difFé- 
rens  Modes.  D'où  il  paroît  que  la  difficulté  ou  l'obfcu- 
rité  qu'il  y  a  dans  cette  matière  vient  plutôt  des  Mots 
mal  appliquez  ,  que  de  l'obfcurité  des  Chofes  mêmes. 
Car  quelle  que  ibit  la  chofe  qui  conftituë  une  idée  fpeci- 
fique,  defignée  par  un  certain  nom ,  fi  cette  Idée  eft  con- 
ftamment  attachée  à  ce  nom  ,  la  diftindion  de  l'Identité 
ou  de  la  Divcrfité  d'une  chofe  fera  fort  aifée  à  concevoir, 
fans  qu'il  puifi^e  naître  aucun  doute  fur  ce  fujet. 

§.  29.  Suppofons  par  exemple  qu'un  Efprit  raifonna- 
ble  conftituë  Vidée  d'un  Homme ,  il  eft  aifé  de  favoir  ce 
que  c'eft  que  le  même  Homme  ;  car  il  eft  vifible  qu'en  ce 
cas-là  le  même  Efprit ,  feparé  du  Corps ,  ou  dans  le 
Corps,  fera  le  même  homme.  Qiie  fi  l'on  fuppofe  qu'un 
Efprit  raifonnable ,  vitalement  uni  à  un  Corps  d'une  cer- 
taine configuration  de  parties,  conftituë  un  homme, 
l'homme  fera  le  même ,  tandis  que  cet  Efprit  raifonnable 
reftera  uni  à  cette  configuration  vitale  de  parties  ,  quoy 
que  continuée  dans  un  Corps  dont  les  particules  fe  fucce- 
dent  les  unes  aux  autres  dans  un  flux  perpétuel.  Mais  fi 
d'autres  gens  ne  renferment  dans  leur  idée  de  l'Homme 
que  l'union  vitale  de  ces  parties  avec  une  certaine  forme 
extérieure,  un  Homme  reftera  le  même  aufli  long-temps 
que  cette  union  vitale  &  cette  forme  refteront  dans  un  com-  * 

pofé ,  qui  n'eft  le  même  qu'à  la  faveur  d'une  fuccefiîon 
de  particules  ,  continuée  dans  un  flux  perpétuel.  Car 
quelle  que  foit  la  compofition  dont  une  Idée  complexe 
eft  formée ,  tant  que  l'exiftence  la  fait  une  chofe  particu- 
lière fous  une  certaine  dénomination  ,  la  même  exiftence 
continuée  fait  qu'elle  continue  d'être  le  même  individu 
fous  la  même  dénomination. 


CHA- 


^2^  T>es  Relations  Morales. 


CHAPITRE      XXVIII. 

C  H  A  p.  ^^  quelques  autres  Relations ,  c^  fur  tout ,  des 

XXVIII.  Relations  Morales. 

Reijiions  pro-  §.   I .    /'^  U  T  R  E  Ics  occafîons  de  Comparer  ou  de  rap- 

poiuoniiciics.  y^  porter  les  chofes  l'une  à  l'aurre,  dont  je  viens 

de  parler ,  êc  qui  font  fondées  fur  le  temps ,  le  lieu  Se  la 

caufalite,  il  y  en  a  une  infinité  d'autres,  comme  j'ai  déjà 

dit ,  dont  je  vais  propofer  quelques-unes. 

Je  mets  dans  le  premier  rang  toute  Idée  Jïmple  qui 
étant  capable  de  parties  &:  de  dégrez  ,  fournit  une  occa- 
fion  de  comparer  les  fujets  où  elle  fe  trouve ,  l'un  avec 
l'autre  ,  par  rapport  à  cette  Idée  fimple  }  par  exemple, 
■plus  blanc ,  plus  doux ,  plus  gros  ,  égal ,  davantage  ,  ccc. 
Ces  Relations  qui  dépendent  de  l'égalité  &  de  l'excès  de 
la  même  idée  fimple  ,  en  difFérens  fujets  ,  peuvent  être 
appellées,  fi  l'on  veut,  proportionnelles.  Orque  ces  for- 
tes de  Relations  roulent  uniquement  fur  les  Idées  fimples 
que  nous  avons  reçues  par  la  Senfation  ou  par  la  Re- 
fiexion  ,  cela  eft  fi  évident  qu'il  feroit  inutile  de  le  prou- 
ver. 
Relations  natu-  §.  2.  En  fecond  lieu ,  une  autre  occafion  de  comparer 
icU«.  ^£5  chofes  enfemble ,  ou  de  confidercr  une  chofc  en  forte 

qu'on  renferme  quelque  autre  chofe  dans  cette  confide- 
ration  ,  ce  font  les  circonftances  de  leur  origine  ou  de 
leur  commencement  qui  n'étant  pas  altérées  dans  la  fuite, 
fondent  des  relations  qui  durent  auilî  long-temps  que  les 
fujets  auxquels  elles  appartiennent,  par  exemple,  Pe're 
■U  Enfant.,  Frères,  -Confins-germains,  &rc.  dont  les  Re- 
lations font  établies  fur  la  communauté  d'un  même  fang 
auquel  ils  participent  en  diifcrens  dégrez  ,  compatriotes , 
c'eîl-à-dire ,  ceux  qui  font  nez  dans  un  même  Pais.  Et 
ces  Relations  je  les  nomme  Naturelles.  Nous  pouvons 
obferver  à  ce  propos  que  les  Hommes  ont  approprié  leurs 

no- 


Des  Relations  Morales.     Lrv.  IL  42^' 

notions  &  leur  langage  à  l'ufage  de  la  vie  commune  ,    &    C  h  a  p, 
non  pas  à  la  vérité  &  à  l'étendue  des  chofes.      Car  il  eft  XXVIII. 
certain  que  dans  le  fonds  la  Relation  entre  celui  qui  pro- 
duit Se  celui  qui  eft  produit ,   elt  la  même  dans  les  diffé- 
rentes races  des  autres  Animaux  que  parmi  les  Hommes  ; 
cependant  on  ne  s'avife  guère  de  dire,  ce  Taureau  eft  le 
grand-Pére  d'un  tel  Veau,  ou  que  deux  Pigeons  font  cou- 
fms-germains.  II  eft  fort  néceftaire  que  parmi  les  hommes 
ces  Kelations  foient  obfervées ,  &  dcfignées  par  des  noms 
diftinfts,  parce  que  dans  les  Loix  &  dans  d'autres  liaifons 
qu'ils  ont  entr'eux  ,  on  a  occallon  de  parler  des  Hommes 
èc  de  les  délîgner  fous  ces  fortes  de  relations.  Mais  il  n'en 
eft  pas  de  même  des  Bêtes.  Comme  les  hommes  n'ont  que 
peu  ou  point  du  tout  de  fujet  de  leur  appliquer  ces  rela- 
tions,ils  n'ont  pas  jugé  à  propos  de  leur  donner  des  noms 
diftinds  &  particuliers.  Cela  peut  fervir  en  paflantànous 
donner  quelque  connoilTance  du  différent  état  S<  progrès 
des  Langues  qui  ayant  été  uniquement  formées  pour  la 
commodité  de  communiquer  enfemble ,  font  proportion- 
nées aux  notions  des  hommes  &  au  defir  qu'ils  ont  de  s'en- 
tre-communiquer  des  penfées   qui  leur  font  familières;, 
mais  nullement  à  la  realité  ou  à  l'étendue  des  chofes ,   ni 
aux  divers  rapports  qu'on  peut  trouver  entr'ellcs  ,    non 
plus  qu'aux  différentes  confiderations  abftraites  dont  elles 
peuvent  fournir  le  fujet.  Oii  ils  n'ont  point  eu  de  notions 
Philofophiques  ,    ils  n'ont  point  eu  non  plus  de  termes 
pour  les  exprimer:  &:  l'on  ne  doit  pas  être  furpris  que  les 
hommes  n'ayent  point  inventé  de  noms  pour  exprimer  des 
penfées  ,    dont  ils  n'ont  point  occafion  de  s'entretenir. 
D'oîi  il  eft  aifé  de  voir  pourquoy  dans  certains  Païs  les 
hommes  n'ont  pas  même  un  mot  pour  défigner  un  Che- 
val ,  pendant  qu'ailleurs  moins  curieux  de  leur  propre  gé- 
néalogie que  de  celle  de  leurs  Chevaux  ,  ils  ont  non  feu- 
lement des  noms  pour  chaque  cheval  en  particulier,  mais         ■  • 
aufli  pour  les  differens  dégrez  de  parentage  qui  fe  trouvent 
entre  eux. 

§.  3.  En  troifiéme  lieu,  le  fondement  fur  lequel  on'^^rF*^'"'^''"- 

Hi    I  ■'•  ftitiuion. 

rilî  con- 


4,2  0  Des  Relations  Morales. 

Ch  AP.  confidere  quelquefois  les  chofcs,  l'une  par  rapport  àTait- 
XXyiIL  tre,  c'eft  un  certain  afte  par  lequel  on  vient  à  faire  quel- 
que chofe  en  vertu  d'un  droit  moral  ,  d'un  certain  pou- 
voir, ou  d'une  particulière  obligation.  Ainli  un  G^w/ra/ 
cft  celui  qui  a  le  pouvoir  de  commander  une  Armée  ;  êc 
ime  Armée  qui  eft  fous  le  commandement  d'un  General , 
eft  un  amas  d'hommes  armez  ,  obligez  d'obéir  à  un  feul 
homme.  Un  Citoyen  ou  un  Bourgeois  eft  celui  qui  a  droit 
à  certains  privilèges  dans  tel  ou  tel  Lieu.  Toutes  ces  for- 
tes de  Relations  qui  dépendent  de  la  volonté  des  hommes 
ou  des  accords  qu'ils  ont  fait  entr'eux,je  les  appelle i?tfj!?- 
forts  d'injlitiition  ou  volontaires -y^Von^cwt  les  diftinguer 
des  Relations  naturelles  en  ce  q  ue  la  plûpart,pour  ne  pas  dire 
toutes  ,  peuvent  être  altérées  d'une  manière  ou  d'autre  6c 
feparées  des  perfonnes  à  qui  elles  ont  appartenu  quelque- 
fois ,  fans  que  pourtant  aucune  des  fubftances  qui  font  le 
fujet  de  la  Relation  vienne  à  être  détruite.  Mais  quoy 
qu'elles  foient  toutes  réciproques  auiîi  bien  que  les  autres 
êc  qu'elles  renferment  un  rapport  de  deux  chofes  ,  l'une 
à  l'autre;  cependant  parce  que  fouvent  l'une  des  deux  n'a 
point  de  nom  relatif  qui  emporte  cette  mutuelle  corref- 
pondance,  les  hommes  n'en  prennent  aucune  connoiflan- 
ce  pour  l'ordinaire  ,  &  ne  penfent  point  à  la  Relation 
qu'elles  renferment  effectivement.  Par  exemple,  on  re- 
Gonnoit  fans  peine  que  les  termes  de  Patron  hz  de  Client 
font  relatifs;  mais  dès  qu'on  entend  ccwy.  à^  Di dateur 
ou  de  Chancelier  ,  on  ne  fe  les  figure  pas  fi  prompte- 
ment  fous  cette  idée;  parce  qu'il  n'y  a poinc  de  nom  par- 
ticulier pour  défigner  ceux  qui  font  fous  le  commande- 
ment d'un  Dictateur  ou  d'un  Chancelier,  Se  qui  exprime 
un  rapport  à  ces  deux  fortes  de  Magiftrats  ;  quoy  qu'il 
foit  indubitable  que  Tun  &  l'autre  ont  certain  pouvoir  fur 
quelques  autres  perfonnes  par  oii  ils  ont  relation  avec  eux, 
tout  aufli  bien  qu'un  Patron  avec  fon  Client ,  ou  un  Gé- 
néral avec  fon  Armée. 

Relations  Mo-  §•  4.  Il  y  a ,  en  quatrième  lieu ,  unc  autrc  forte  de  Rc- 
•^"î  lation,  qui  eft  la  convenance  ou  la  difconvenance  qui  fe 

trouve 


Des  Relations  Morales.     Liv.  IL  427 

trouve  entre  les  Allions  volontaires  des  hommes  5  &  une  C  h  a  p. 
Régie  à  quoy  on  les  rapporte  6c  par  où  l'on  en  juge  j  ceXXVlH' 
qu'on  peut  appeller ,  à  mon  avis,  Relation  morale  ;  par- 
ce que  c'eft  de  là  que  nos  actions  morales  tirent  leur  dé- 
nomination: fujet  qui- mérite  bien  ians  doute  d'être  exa- 
miné avec  foin,  puifqu'il  n'y  a  aucune  partie  de  nos  coa- 
rroiffances  fur  quoy  nous  deviens  être  plus foigneux  de  fer- 
mer des  idées  déterminées ,  &  d'éviter  la  confufion  &  l'obl- 
curité  ,  autant  qu'il  eft  en  nôtre  pouvoir.  Lcrfque  les 
Adtions  humaines  avec  leurs  difterens  objets ,  leurs  diver- 
jfes  fins,  manières  &  circonftances  viennent  à  former  des 
Idées  diftinâres  ^  complexes ,  ce  font  ,  comme  j'ai  déjà 
montré ,  autant  de  Modes  Mixtes  dont  la  plus  grande  par- 
tie ont  leurs  noms  particuliers.  Ainfi,  fuppofant  que  la 
Gratitude  eft  une  difpofition  à  recomioître  éc  à  rendre  les 
honnêtetez  qu'on  a  reçues  ,  que  la  Polygamie  eft  d'avoic 
plus  d'une  femme  à  la  fois  -,  lors  que  nous  formons  ainii 
ces  notions  dans  nôtre  Efprit ,  nous  y  avons  autant  d'I- 
dées déterminées  de  Modes  Mixtes.  Mais  ce  n'eft  pas  à 
quoy  fe  terminent  toutes  nos  actions  ;  il  ne  fuffit  pas  d'en 
avoir  des  Idées  déterminées  ,  6c  de  favoir  quels  noms  ap- 
partiennent à  telles  &  à  telles  conibinaifons  d'Idées  qui 
compofent  une  Idée  complexe,  défignée  par  un  tel  nom  > 
nous  y  avons  un  intérêt  qui  va  plus  loin  ôc  qui  eft  d'une 
beaucoup  plus  grande  importance  ,  c'eft  de  favoir  ii 
ces  fortes  d'Aftions  font  moralement  bonnes  ou  mauvai- 
fes. 

§.  5.  Le  Bien  &c  le  M^/ n'eft  ,  comme  *  nous  avons  Ce  que  c'eft  qot 
montré  ailleurs,  que  le  Plaifir  ou  la  Douleur,  ou  bien  ce  l',"l ,^J',''f/  ^ 
qui  eft  l'occafion  ou  la  caufe  du  Plaifir  ou  de  la  Douleur  *c%.  xx-.  §. 
que  nous  fentons.    Par  confequent  le  Bien  6c  le  Mal  con-  '■■  ^.  '*'/'• 
fideré  moralement  ,    n'eft  autre  chofe  que  la  conformité 
ou  l'oppofition  qui  fe  trouve  entre  nos  actions  volontaires 
&c  une  certaine  Loy  :  conformité  &c  oppofition  qui  nous 
attire  du  Bien  ou  du  Mal  par  la  Volonté  6c  la  Puiflance 
du  Legiflateur  j  6c  ce  Bien  &c  ce  Mal  qui  n'eft  autre  cho- 
fe que  le  plaifir  on  la  douleur  qui  par  la  détermination  du 
Hhh  2  Le- 


428  Des  Relations  Morales. 

C  H  A  p.    Legiflateur  accompagnent  l'obfervation  ou  la   violation 

XXVIII.  de  la  Loy^  c'eft:  ce  que  nous  appelions  recompenfe  ôc  pu- 
nition. 

Règles  Morales.  §.  é.  H  y  a,  cc  me  fcmble  ,  trois  fortes  de  telles  Re. 
gles,  ou  Loix  Morales  auxquelles  les  Hommes  rappor- 
tent généralement  leurs  Allions ,  &c  par  où  ils  jugent  fi 
elles  font  bonnes  ou  mauvaifesj  &c  ces  trois  fortes  de  Loix 
font  foûtenués  par  trois  différentes  efpéces  de  recompenfe 
&  de  peine  qui  leur  donnent  de  l'autorité.  Car  comme  il, 
feroit  entièrement  inutile  de  fuppofer  une  Loy  impofée 
aux  Aftions  libres  de  l'Homme  fans  être  renforcée  par 
quelque  Bien  ou  quelque  Mal  qui  pût  déterminer  la  Vo- 
lonté ,  il  faut  pour  cet  effet  que  par  tout  où  l'on  fuppofe, 
une  Loy  ,  l'on  fuppofe  auili  quelque  peine  ou  quelque 
recompenfe  attachée  à  cette  Loy.  Ce  feroit  en  vain  qu'un 
Etre  Intelligent  prétendroit  foûmettre  les  a£tions  d'un  au- 
tre à  une  certaine  régie, s'il  n'eft  pas  en  fon  pouvoir  de  le 
recompenfer  lorfqu'il  fe  conforme  à  cette  régie  ,  &:  de  le 
punir  lorfqu'il  s'en  éloigne ,  &  cela  par  quelque  Bien  ou 
par  quelque  Mal  qui  ne  foit  pas  la  production  Se  la  fuite 
naturelle  de  l'action  même  ;  car  ce  qui  eft  naturellement 
commode  ou  incommode  agiroit  de  luy-même  fans  le  fe- 
cours  d'aucune  Loy.  Telle  eft  ,  û  je  ne  me  trompe , 
la  nature  de  toute  Loy ,  proprement  ainfi  nommée. 
Combien  de         §.  7.  Voici ,  cc  me  femblc  j   les  trois  fortes  de  Loix 

fortes  de  Loix  ?  ^yjjqygjlgj  jg^  Hommcs  rapportent  en  général  leurs  A- 
ftions ,  pour  juger  de  leur  droiture  ou  de  leur  obliquité  : 
I.  la  Loy  Divine:  2.  la  Loy  Civile:  ^.la  Loy  d'opinion 
ou  de  réputation,  fi  j'ofe  l'appeller  ainfi.  Lorfque  les 
hommes  rapportent  leurs  aftions  à  la  première  de  ces 
Loix  ,  ils  jugent  par  là  fi  ce  font  des  Pèches  ou  des 
Devoirs;  en  les  rapportant  à  la  féconde  ils  jugent  fi  elles 
font  criminelles  ou  innocentes  y  &  à  la  troifieme,  fi  ce  font 
des  vertus  ou  des  vices. 

LaLoy  Divine      §.  g.  Il  y  a,  premièrement,  la  Loy  Divine,   par  où 

/L^o"  l^votr.  j'entens  cette  Loy  que  Dieu  a  prefcrite  aux  hommes  pour 
régler  leurs  aftions ,  foit  qu'elle  leur  ait  été  notifiée  par  la 

Lu- 


Des  Relations  Morales.    Lrv.  IL  4,29 

Lumière  de  la  Nature  ,  ou  par  voye  de  Révélation.  Je  C  h  a  p. 
ne  penfe  pas  qu'il  y  ait  d'homme  afîez  groflier  pour  nier  XXVIiL 
que  Dieu  ait  donné  une  telle  régie  par  laquelle  les  hom- 
mes devroient  fe  conduire.  Il  a  droit  de  le  faire,  puifque 
nous  fommes  fes  créatures.  D'ailleurs  ,  fa  bonté  &  fa  fa- 
geflé  le  portent  à  diriger  nos  aftions  vers  ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  >  ôc  il  eft  Puiffant  pour  nous  y  engager  par  des 
recompenfes  6c  des  punitions  d'un  poids  6c  d'une  durée 
infinie  dans  une  autre  vie  ;  car  perfonne  ne  peut  nous  en- 
lever de  fes  mains.  C'eft  la  feule  pierre-de-touche  par  oii 
l'on  peut  juger  de  la  Reâitude  Morale  ,  6c  c'eft  en  com- 
parant leurs  aftions  à  cette  Loy ,  que  les  hommes  jugent 
du  plus  grand  bien  ou  du  plus  grand  mal  moral  qu'elles 
renferment ,  c'eft-à-dire  ,  fi  en  qualité  de  Devoirs  ou  de 
■  Péchez  elles  peuvent  leur  procurer  du  bonheur  ou  du  mal- 
heur de  la  part  du  Tout-puiffant. 

§.  9.  En  fécond  lieu ,  la  Loy  Civile  qui  eft  établie  par  La  loy  Civile 
la  Société  pour  diriger  les  aiStions  de  ceux  qui  en  font  par-  ov^.  &dd'-f«- 
tie ,  eft  une  autre  Régie  à  laquelle  les  hommes  rapportent  m^ertce. 
leurs  aftions  pour  juger  fi  elles  font  criminelles  ou  non. 
Perfonne  ne  méprife  cette  Loy  -,    car  les  peines  8c  les  re- 
compenfes qui  luy  donnent  du  poids  font  toujours  prêtes, 
&c  proportionnées  à  la  Puilfance  d'où  cette  Loy  émane , 
c'eft  à  dire ,  à  la  force  même  de  la  Société  qui  eft  engagée 
à  défendre  la  vie  ,    la  liberté  S<:  les  biens  de  ceux  qui  vi- 
vent conformément  à  ces  Loix,  6c  qui  a  le  pouvoir  d'ô- 
ter  à  ceux  qui  les   violent  ,   la  vie  ,   la  liberté  ou  les 
biens }    ce  qui  eft   le   châtiment  des  offenfes  commifes 
contre  cette  Loy. 

§.  10.  Il  y  a,  en  troifiéme  lieu  ,   la  hoy  d'opinion  ouLaLoyPhilofo- 
àe  réputation.  On  prétend  Se  on  fuppofe  pa'r  tout  le  Mon-  ^^^"^^  ^^  '^.^^ 
de  que  les  mots  de  f^erin  6c  de  F'ice  fignifient  des  a£tions  &  de  la  -.«;«, 
bonnes  6c  mauvaifes  de  leur  nature  ;    6c  tant  qu'ils  font 
réellement  appliquez  en  ce  fens ,  la  l^ertu  convient  parfai- 
tement avec  la  Loy  Divine  dont  je  viens  de  parler  ,   6c  le 
f^ice  eft  tout-à-fait  la  même  chofe  que  ce  qui  eft  contrai- 
re à  cette  Loy.     Mais  quelles  que  foient  les  prétenfions 
Hhh  3  des 


^30  Ves  Relations  Morales. 

C  H  A  p.  des  hommes  fur  cet  article,  il  efl;  vifible  que  ces  noms  de 
XXVIII-  Fertu  &:  de  Vtce  ,  coniiderez  dans  les  applications  parti- 
culières qu'on  en  fait  parmi  les  diverfes  Nations  ,  &c  les 
différentes  Sociétez  d'hommes  répandues  fur  la  Terre ,  font 
conftamment  &  uniquement  attribuez  à  telles  ou  telles  a- 
£tions  qui  dans  chaque  Pais  &  dans  chaque  Société  font 
réputées  honorables  ou  honteufes.  Et  il  ne  faut  pas  trou- 
ver étrange  que  les  hommes  en  ufent  ainfi  ,  je  veux  dire 
que  par  tout  le  Monde  ils  donnent  le  nom  de  vertu  aux 
adions  qui  parmi  eux  font  jugées  dignes  de  louange  ,  ôc 
qu'ils  appellent  vice  tout  ce  qui  leur  paroit  digne  de  blâ- 
me. Car  autrement,  ils  fe  condamneroient  eux-mêmes  , 
s'ils  jugeoient  qu'une  chofe  ell  bonne  &:  jufte  fans  l'ac- 
compagner d'aucune  marque  d'efî:ime,6c  qu'une  autre  efl 
mauvaife  fans  y  attacher  aucune  idée  de  blâme.  Ainfi ,  la 
mefure  de  ce  qu'on  appelle  vertu  èc  vice  &c  qui  paffepour 
tel  dans  tout  le  Monde ,  c'eft  cette  approbation  ou  ce  mé- 
pris, cette  eftime  ou  ce  blâme  qui  fe  forme  par  un  fecret 
&  tacite  confentement  parmi  les  différentes  Sociétez  ,  5c 
Aflemblecs  d'hommes  ;  par  oii  difl'érentes  Aftions  font  e- 
flimées  ou  méprifées  parmi  eux  ,  félon  le  jugement  ,  les 
maximes  éc  les  coutumes  de  chaque  Lieu.  Car  quoy  que 
les  hommes  reiinis  en  Sociétez  politiques  ,  ayent  reflgné 
entre  les  mains  du  Public  la  difpofition  de  toutes  leurs 
forces  ,  en  forte  qu'ils  ne  peuvent  pas  les  employer  con- 
tre aucun  de  leurs  Concitoyens  au  delà  de  ce  qui  eft  per- 
mis par  la  Loy  du  Pais  ,  ils  retiennent  pourtant  toujours 
la  puiflance  de  penfer  bien  ou  mal  ,  d'approuver  ou  de 
défapprcuver  les  aftions  de  ceux  avec  qui  ils  vivent  6c  en- 
tretiennent quelque  liaifon  -,  &c  c'eft  par  cette  approbation 
&■  ce  defiveu  qu'ils  etabliffent  parmi  eux  ce  qu'ils  veu- 
lent appellcr  Fertu  &z  Ficc. 

§.  II.  Que  ce  foit  là  la  mefure  ordinaire  de  ce  qu'on 
nomme  Vertu  Se  Vice,  c'eft  ce  qui  paroitra  à  quiconque 
confiderera,  que,  quoy  que  ce  qui  palTe  pour  vice  dans 
un  Pais  foit  regardé  dans  un  autre  comme  une  vertu,  ou 
du  moins  comme  une  aftion  indifférente  ,    cependant  \x 

vertu 


Des  Relations  Morales.   Liv.  II.  4,31 

vertu  &  la  louange ,  le  vice  &  le  blâme  vont  par  tout  de    C  h  à  p. 
compagnie.     En  tous  lieux  ce  qui  pafle  pour  vertu  ,   eit  XXVIIL 
cela  même  qu'on  juge  digne  de  louange  ,  Se  l'on  ne  don- 
ne ce  nom  à  aucune  autre  chofe  qu'à  ce  qui  remporte  l'e- 
ftime  publique.     Qiie  dis-je  ?  La  vertu  &  la  louange  font 
unies  li  étroitement  enfemble  ,   qu'on  les  défigne  Ibuvent 
par  le  même  nom  :   *  Sunt  hic  etiamfua  frarma  laudi, dit  *>««"'•'•  Lij. 
f^ngile;  &  Ciceron,  .Nihil  habet  natura  pr^cjiautius  <?«'«/»  iieftlitkciK 
honefiatem ■)  qv.îim  tandem,  quhn  âigmtatem  ,  qv.am  decnsJi"^'OtLa,is(\,\xi 
Quxlt.  Tufculanarum  Lih.  1.  cap.  20.  à  quov  il  ajoute ini-''"'"'^^f"^"'^'' 
mediatement  après,  -f  (411  li  ne  prétend  expruner  par  tous  hanonduc  a  ia 
CCS  noms  d' honnêteté ,  de  lo/ïar/ge ,  de  dignité ,  èz  d'honneur,  ^""^  '  '^  ?'^"^ 
qu'une  feule  Se  même  chofe.     Tel  étoit  le  langage  des  tumémef'*^"" 
Philofophes  Payens  qui  favoient  fort  bien  en  quoy  confi-  t  H'J^e  ego  pu-.- 
floient  les  notions  qu'ils  avoient  de  la  Vertu  &  du  Vice.  tnrJ'reTd"' 
Et  bien  que  le  divers  tempérament ,  l'éducation ,  les  coû-  culûm  voh. 
tûmes ,  les  maximes ,  &  les  intérêts  de  différentes  fortes 
d'hommes  fuffent  peut-être  caufe  que  ce  qu'on  eftimoit 
dans  un  Lieu,  étoit  cenfuré  dans  un  autre,  &  qu'ainfi  les 
vertus èz  les  vices  changeaient  en  différentes Sociétez, ce- 
pendant quant  au  principal ,  c'étoient  pour  la  plupart  les 
mêmes  par  tout.     Car  comme  rien  n'eft  plus  naturel  que 
d'attacher  l'efbime  &  la  réputation  à  ce  que  chacun  recon- 
noit  être  avantageux  à  foy-même  ,  &:  de  blâmer  6c  de  dé- 
erediter  le  contraire  î  l'on  ne  doit  pas  être  furpris  que  l'e- 
flime  Se  le  deshonneur  ,   la  vertu  &:  le  vice  fe  trouvaffent 
par  tout  conformes,  pour  l'ordinaire,  à  la  Régie  invaria- 
ble du  Jufte  &  de  rinjuffe  ,    qui  a  été  établie  par  la  Loy 
de  Dieu  -,  car  rien  dans  ce  Monde  n'affùre  &  n'avance  le 
Bien  général  du  Genre  Humain  d'une  manière  fi  dire£te 
6c  fi  vifible  que  l'obeiffaiice  aux  Loix  que  Dieu  a  impo- 
fées  à  l'Homme  ,   6c  rien  au  contraire  n'y  caufe  tant  de 
maux  6c  tant  de  défordre  que  la  négligence  de  ces  mêmes 
Loix.     C'eftpourquoy  à  moins  que  les  hommes  n'euffent 
renoncé  tout-à-fait  à  la  Raifon  ,   au  fens  commun  ,  6c  à 
leurs  propres  intérêts .  auxquels  ils  s'attachent  fi  conftam- 
mentjils  nepouvoientpas  en  gênerai  fe  méprendre  jufques 


43  2  T>es  Relations  Morales. 

C  H  A  p.   à  ce  point  que  de  faire  tomber  leur  eftime  Se  leur  mépris 
X XVII ï.  fur  ce  qui  ne  le  mérite  pas  réellement.     Ceux-là  même 
dont  la  conduite  étoit  contraire  à  ces  Loix  ,   ne  laiflbienC 
pas  de  bien  placer  leur  eftime  ,    peu  étant  parvenus  à  ce 
degré  de  corruption  ,   de  ne  pas  condamner  ,    du  moins 
dans  les  autres ,  les  fautes  dont  ils  étoient  eux-mêmes  cou- 
pables :    ce  qui  fit  que  parmi  la  dépravation  même  des 
mœurs ,    les  véritables  bornes  de  la  Loy  de  Nature  qui 
doit  être  la  Régie  de  la  ï-^ertu  &  du  Vice  ,    furent  afiez 
bien  confervées  ;  de  forte  que  les  Docteurs  infpirez  n'ont 
pas  même  fait  difficulté  dans  leurs  exhortations  d'en  ap- 
peller  à  la  commune  réputation  :  §)uc  tentes  les  chofes  qui 
font  aimables  ■)  dit  S.  Paul,  que  toutes  les  chofes  qui  font  de 
bonne  renommée ,  s'il  y  a  quelque  vertu  ^  quelque  loûangcy 
fenfez  à  ces  chofes.  Philip,  ch.  IV.  y.  8. 
Ce  qui  fait  va-      §•   12.  Je  nc  fai  11  quelqu'un  ira  fe  figurer  que  j'ai  ou- 
loir  cette  dcr-  \^\[q  \^  notion  quc  je  vicus  d'attacher  au  mot  de  Loy ,  lorf- 
îâ"oûaii"e  ^ic  que  je  dis  que  la  Loy  par  laquelle  les  hommes  jugent  de 
blâme.  ia  Vertu  &"  du  /7fé',n'eft  autre  chofe  que  le  confentenient 

de  fimpies  Particuliers  ,  qui  n'ont  pas  aflez  d'autorité 
pour  faire  une  Loy,  &  fur  tout,  puifque  ce  qui  eft  fi  né- 
celfaire  &z  fi  effentiel  à  une  Loy  leur  manque,  je  veux  di- 
re la  puiflance  de  la  faire  valoir.  Mais  je  croy  pouvoir 
dire  que  quiconque  s'miagine  que  l'approbation  &c  le  blâ- 
me ne  font  pas  de  puifians  motifs  pour  engager  les  hom- 
mes à  fe  conformer  aux  opinions  &:  aux  maximes  de  ceux 
avec  qui  ils  converfcnt  ,  ne  paroît  pas  fort  bien  inftruit 
de  l'Hift'oire  du  Genre  Humain  ,  ni  avoir  pénétré  fort  a- 
vant  dans  la  nature  des  hommes  ,  dont  il  trouvera  que  la 
plus  grande  partie  fe  gouverne  principalement  ,  pour  ne 
pas  dire  uniquement,  par  la  Loy  de  la  Coutume  >  d'où 
vient  qu'ils  ne  penfent  qu'à  ce  qui  peut  leurconferverl'e- 
ftime  de  ceux  qu'ils  fréquentent ,  fans  fe  mettre  beaucoup 
en  peine  des  Loix  de  Dieu  ou  de  celles  du  Magiftrat. 
Pour  les  peines  qui  font  attachées  à  l'infraclion  des  Loix 
de  Dieu,  quelques  uns  &  peut-être  la  plupart  y  font  ra- 
rement de  ferieufes  rciiexions  ;  ik  parmi  ceux  qui  y  penfent, 

il 


Des  Relations  Morales.     Liv.  IL  4:53 

il  y  en  a  plufieurs  qui  fe  figurent  à  mefure  qu'ils  violent  C  h  a  p. 
cette  Loy,  qu'ils  fe  réconcilieront  un  jour  avec  celui  qui  en  XXVHI. 
eft  l'Auteur  -,  &c  à  l'égard  des  chatimens  qu'ils  ont  à  craindre 
de  la  part  des  Loix  de  l'Etat,  ils  fe  flattent  fou  vent  de  l'ef- 
perance  de  l'impunité.  Mais  il  n'y  a  point  d'homme  qui 
venant  à  faire  quelque  chofe  de  contraire  à  la  coutume 
&  aux  opinions  de  ceux  qu'il  fréquente,  6c  à  qui  il  veut 
fe  rendre  recommandable,  puifle  éviter  la  peine  de  leur 
cenfure  &  de  leur  dédain.  De  dix  mille  hommes  il  ne 
s'en  trouvera  pas  un  feul  qui  ait  afl"ez  de  force  &:  d'infen- 
fibilité  d'efprit ,  pour  pouvoir  fupporter  le  dédain  &  le 
mépris  continuel  de  fa  propre  Cotterie.  Et  celui  qui 
peut  être  fatisfait  de  vivre  fans  réputation  &c  dans  une 
perpétuelle  difgrace  parmi  ceux-là  même  avec  qui  il  eft 
en  focieté ,  doit  avoir  une  difpofition  d'efprit  fort  étran- 
ge, &c  bien  différente  de  celle  des  autres  hommes.  Il  y 
a  eii  bien  des  gens  qui  ont  cherché  la  folitude  ,  &c  qui  s'y 
font  accoutumez ,  mais  perfonne  à  qui  il  foit  refté  quel- 
que fentiment  de  fa  propre  nature  ,  ne  peut  vivre  en  fo- 
cieté, conftamment  dédaigné  Se  méprifé  par  £es  Amis  &c 
par  ceux  avec  qui  il  converfe.  Un  fardeau  fi  pefant  eft 
au  deffus  des  forces  humaines  ;  èc  quiconque  peut  pren- 
dre plaifir  à  la  compagnie  des  hommes,  &c  fouffrir  pour- 
tant avec  infenfibilité  le  mépris  &c  le  dédain  de  fes  com- 
pagnons doit  être  un  compofé  bizarre  de  contradictions 
tout-à-fait  incompatibles. 

§.   13.  Voilà  donc  les  trois  Loix  auxquelles  les  Hom-  Trois Regiesdu 
mes  rapportent  leurs  adions  en  différentes  manières,  la^'^"  ™°''*'  ^ 
Loy  de  Dieu,  la  Loy  des  Sociétez  Politiques,  Scia  Loy  '^    ^  ™"'^'' 
de  la  Coutume  ou  la  Cenfure  des  Particuliers.     Et  c'eft 
par  la  conformité  que  les  actions  ont  avec  l'une  de  ces 
Loix  que  les  hommes  fe  règlent  quand  ils  veulent  juger 
de  leur  rectitude  morale ,  &  les  qualifier  bonnes  ou  mau- 
vaifes. 

§.  14.  Soit  que  la  Régie  à  laquelle  nous  rapportons 
nos  aftions  volontaires  comme  à  une  pierre-de-touchc  par 
oii  nous  puilîions  les  examiner  ,  juger  de  leur  bonté  ,  &c 

I  i  i  leur 


434  ^^^  Relations  Morales. 

C  H  A  p.  leur  donner ,  en  conféquence  de  cet  examen  ,  un  certain 
XXVIII.  nom  qui  elt  comme  la  marque  du  prix  que  nous  leur  af- 
fignons  ,  foit ,  dis-je  ,  que  cette  régie  foir  prife  de  la 
Coutume  du  Pais  ou  delà  volonté  d'un  Legiflateur , l'Ef- 
prit  peut  obferver  aifément  le  rapport  qu'une  action  a 
avec  cette  Régie,  Se  juger  fi  l'aftion  luy  eft  conforme  ou 
non.  Et  par  là  il  a  une  notion  du  Bien  ou  du  Mal  moral 
qui  eft  la  conformité  ou  la  non-conformité  d'une  a£tion 
avec  cette  Régie ,  qui  pour  cet  effet  eft  fouvent  appellée 
Re5iitude  morale.  Or  comme  cette  Régie  n'eft  qu'une 
collection  de  différentes  Idées  [impies ,  s'y  conformer  n'eft 
autre  chofe  que  difpofer  l'aâtion  de  telle  forte  que  les 
Idées  fimples  qui  la  compofent ,  puiftent  correfpondre  à 
celles  que  la  Loy  exige.  Par  où  nous  voyons  comment 
les  Etres  ou  Notions  morales  fe  terminent  à  ces  Idées  (im- 
pies que  nous  recevons  par  Senfation  ou  par  Reflexion ,  6c 
qui  en  font  le  dernier  fondement.  Confiderons  par  exem- 
ple l'idée  complexe  que  nous  exprimons  par  le  mot  de 
Meurtre.  Si  nous  l'épluchons  exactement  Se  que  nous 
examinions  toutes  les  idées  particulières  qu'elle  renfer- 
me j  nous  trouverons  qu'elles  ne  font  autre  chofc  qu'un 
amas  d'Idées  fimples  qui  viennent  de  la  Reflexion  ou  de 
la  Senfation ,  car  premièrement  par  la  Reflexion  que  nous 
faifons  fur  les  opérations  de  nôtre  Efprit  nous  avons  les 
Idées  de  vouloir, de  délibérer, de  réfoudre  par  avance, de 
fouhaiter  du  mal  à  un  autre ,  d'être  mal  intentionné  con- 
tre luy,  comme  aufli  les  idées  de  vie  ou  de  perception  & 
de  faculté  de  fe  mouvoir.  La  Senfation  en  fécond  heu 
nous  fournit  un  affemblagc  de  toutes  les  idées  fimples  & 
fenfibles  qu'on  peut  découvrir  dans  un  homme,  &c  d'une 
action  particulière  par  où  nous  détruifons  la  perception 
8c  le  mouvement  d'un  tel  homme  j  toutes  lefquelles  idées 
fimples  font  compnfes  dans  le  mot  de  Meurtre.  Selon 
que  je  trouve  que  cette  collc£tion  d'Idées  fimples  s'accor- 
de ou  ne  s'accorde  pas  avec  l'eftime  générale  dans  le  Païs 
où  j'ai  été  élevé  ,  êc  qu'elle  y  eft  jugée  par  la  plupart 
digne  de  louange  ou  de  blâme,  je  la  nomme  une  aftion 

ver- 


Des  Relations  Morales.     Liv.  II.  435 

vertueufe  ou  vitieufe.  Si  je  prens  pour  régie  la  Volonté  C  h  a  p. 
d'un  fuprême  &  invifible  Legiflateur,  comme  je  fuppofe  XXVIII. 
en  ce  cas-là  que  cette  aftion  eft  commandée  ou  défendue 
de  Dieu  j  je  l'appelle  bonne  ou  mauvaife  ,  un  Péché  ou 
un  Devoir i  &  fi  j'en  juge  par  rapport  à  la  Loy  Civile, 
à  la  Régie  établie  par  le  pouvoir  Legillatif  du  Pais  ,  je 
dis  qu'elle  eft  permife  ou  non  permife,  qu'elle  eft  crimi- 
nelle, ou  non  criminelle.  De  forte  que  d'où  que  nous 
prenions  la  régie  des  Avions  Morales  ,  de  quelque  me- 
fure  que  nous  nous  fervions  pour  nous  former  des  Idées 
des  Vertus  ou  des  Vices ,  les  A£tions  morales  ne  font  com- 
pofées  que  de  collerions  d'Idées  fimples  que  nous  rece- 
vons originairement  de  la  Senfation  ou  de  la  Réflexion  , 
&  leur  reftitude  ou  obliquité  confifte  dans  la  convenan- 
ce ou  la  dtfconvenance  qu'elles  ont  avec  des  modelles 
préfcrits  par  quelque  Loy. 

§.  15.  Pour  avoir  des  idées  juftes  des  Adbions  Morales ,  Cc  qu'il  y  a  de 
nous  devons  les  confiderer  fous  ces  deux  égards.   Prémié-  "^°"'  ''^"'  '« 

,   11        r  1  K    "         „  11       Attions  eft  un 

rement ,  entant  qu  elles  font  chacune  a  part  &  en  elle-  rapport  des 
même  compofées  de  telle  ou  telle  collection  d'Idées  fim-  Avions  à  ces 
pies.  Ainfi,  VTvrognerie  on  le  Menfonge  renfermçnt  tel  *-^"'*' 
ou  tel  amas  d'Idées  fimples  que  j'appelle  Modes  Mixtes; 
&  en  ce  fens  ce  font  des  Idées  tout  autant  pofltives  Se  aù- 
foluës  que  l'adbion  d'un  Cheval  qui  boit  ou  d'un  Perro- 
quet qui  parle.  En  fécond  lieu ,  nos  aftions  font  conii- 
derées  comme  bonnes  ,  mauvaifes  ,  ou  indifférentes  ,  oc  à 
cet  égard  elles  font  relatives  -,  car  c'eft  leur  convenance 
ou  difconvenance  avec  quelque  Régie ,  qui  les  rend  régu- 
lières ou  irreguliéres ,  bonnes  ou  mauvaifes  ;  fc  ce  rap- 
port s'étend  aufîi  loin  que  s'étend  la  comparaifon  qu'on 
fait  de  ces  Aftions  avec  une  certaine  Régie  ,  6c  que  la 
dénomination  qui  leur  eft  donnée  en  vertu  de  cette  com- 
paraifon. Ainfi  l'aftionde  défier  6c  de  combattre  un  hom- 
me, confiderée  comme  un  certain  Mode  pofitif,  ou  une 
certaine  efpéce  d'a£tion  diftinguée  de  toutes  les  autres  par 
des  idées  qui  luy  font  particulières ,  s'appelle  Duel  -,  la- 
quelle aftion  confiderée  par  rapport  à  la  Loy  de  Dieu  , 

lii  2  me- 


4.36  T>es  Relations  Morales. 

C  H  A  p.  mérite  le  nom  de  pe  he,  par  rapport  à  la  Loy  de  la  Coû- 
XXVIII-  tume  pafle  en  certains  Pais  pour  une  aftion  de  valeur  5c 
de  vertu  ,6c  par  rapport  aux  Loix  municipales  de  certains 
Gouvernemens  efl  un  crime'capital.  Dans  ce  cas,  lorf- 
que  le  Mode  pofitif  a  différens  noms  félon  les  divers  rap- 
ports qu'il  a  avec  la  Loy ,  la  diftinction  efl  auffi  facile  à 
obferver  que  dans  les  fubftances  ,  où  un  feul  nom,  par 
exemple  celui  d'homme, eCx  employé  pour  fignilîer  la  cho- 
fe  même ,  Se  un  autre  comme  celui  de  Père  pour  exprimer 
la  Relation. 
La  dcnomina-  §■  i6.  Mais  parcc  quc  fort  fouvcnt  l'idée  pofitive  d'u- 
tioii  des  adions  ne  Aftiou  &c  ccUc  de  fa  relation  morale  ,  font  comprifes 
îbu"vent°"^^  fous  un  feul  nom ,  &:  qu'un  même  terme  eft  employé  pour 
exprimer  le  Mode  ou  l'Aftion  ,  &c  fa  rectitude  ou  fon 
obliquité  morale  ;  on  réfléchit  moins  fur  la  Relation  mê- 
me, &  fort  fou  vent  on  ne  met  aucune  diftin£tion  entre 
l'idée  pofitive  de  l'Adion  6c  le  rapport  qu'elle  a  à  une 
certaine  Régie.  En  confondant  ainfi  fous  un  même  nom 
ces  deux  confiderations  diftincles  ,  ceux  qui  fe  laiffent 
trop  aifément  préoccuper  par  l'impreilion  des  fons ,  cc  qui 
font  accoutumez  à  prendre  les  mots  pour  des  chofes ,  s'é- 
garent fouvent  dans  les  jugemens  qu'ils  font  des  Avions. 
Par  exemple,  boire  du  vin  ou  quelque  autre  liqueur  for- 
te jufqu'à  en  perdre  Tufage  de  la  Raifon  ,  c'efl  ce  qu'on 
appelle  proprement  s'enyvrer  -,  mais  comme  ce  mot  figni- 
lîe  auili  dans  l'ufage  ordinaite  la  turpitude  morale  qui  ell 
dans  l'aftion  par  oppofition  à  la  Loy  ,  les  hommes  font 
portez  à  condamner  tout  ce  qu'ils  entendent  nommer 
jvre(fe,  comme  une  aftion  mauvaife  &:  contraire  à  la  Loy 
"Moralîy.  Cependant  fi  un  homme  vient  à  avoir  le  cerveau 
troublé  pour  avoir  bu  une  certaine  quantité  de  vin  qu'un 
Médecin  luy  aura  prefcrit  pour  le  bien  de  fa  fante,  qnoy 
qu'on  puiffe  donner  proprement  le  nom  d'yvrejje  à  cette 
a£tion  ,  à  la  confiderer  comme  le  nom  d'un  tel  Mode 
Mixte,  il  efl  viilble  que  coniideréc  par  rapport  à  la  Loy 
de  Dieu  Se  dans  le  rapport  qu'elle  a  avec  cette  fouveraine 
Régie,  ce  n'ell  point  un  péché  ou  une  transgreilion  de 

la 


Des  Relations  Morales.   Liv.  II.  457 

la  Loy  5  bien  que  le  mot  d'yvrejfe  emporte  ordinairement    C  h  a  p. 
une  telle  idée.  "  XXVIII. 

§.  17.  En  voilà  aflez  fur  les  actions  humaines  confide-  l«  Relations 
rées  dans  la  relation  qu'elles  ont  à  la  Loy  ,  oc  que  je  nom-  ^"1";  "'"'^'"'^''^ 
me  pour  cet  effet  des  Relations  morales. 

Il  faudroit  un  Volume  pour  parcourir  toutes  les  efpc- 
ces  de  Relations.  On  ne  doit  donc  pas  attendre  que  je 
les  étale  ici  toutes.  Il  fuffit  pour  mon  préfent  deilein  de 
montrer  par  celles  qu'on  vient  de  voir  ,  quelles  font  les 
Idées  que  nous  avons  de  ce  qu'on  nomme  Relattoti,  ou 
Rapport:  confideration  qui  eft  d'une  fi  vafte  étendue,  fi 
diverfe  ,  &c  dont  les  occafions  font  en  fi  grand  nombre 
Ccar  il  y  en  a  autant  qu'il  peut  y  avoir  d'occafions  de 
comparer  les  chofes  l'une  à  l'autre)  qu'il  n'eil  pas  fort 
aifé  de  les  réduire  à  des  régies  précifes ,  ou  à  certains  chefs 
particuliers.  Celles  dont  j'ai  fait  mention ,  font,  jecroy, 
des  plus  confiderables  Se  peuvent  fervir  à  faire  voir  d'où 
c'eft  que  nous  recevons  nos  idées  des  Relations  ,  &  fur 
quoy  elles  font  fondées.  Mais  avant  que  de  quitter  cet- 
te matière,  permettez-moy  de  déduire  de  ce  que  je  viens 
de  dire,  les  obfervations  fuivantes. 

§.   i8.    La  première  eft  ,   qu'il  eft  évident  que  toute  Toutes  les  Re- 
Relation  fe  ternune  à  ces  Idées  fimples  que  nous  avons  '*''°"'  '*;  \'^'^' 

c      r  ^  ■  Tt    n       ■  1  ,n    .        1  rnincnt  a  des 

reçu  par  ùenjation  ou  par  Reflexion,  que  c  en  eft  le  der-  id^'cs  fimples. 
nier  fondement}  de  forte  que  ce  que  nous  avons  nous- 
mêmes  dans  l'Efprit  en  penfant,  (fi  nous  penfons  eftedi- 
vement  à  quelque  chofe,  ou  qu'il  y  ait  quelque  fens  à  ce 
que  nous  penfons)  tout  ce  qui  eft  l'objet  de  nos  propres 
penfées  ou  que  nous  voulons  faire  entendre  aux  autres 
lorfque  nous  nous  fervons  de  mots,  &qui  renferme  quel- 
que relation  ,  tout  cela  ,  dis-je  ,  n'eft  autre  chofe  que 
certaines  Idées  fimples ,  ou  un  affemblage  de  quelques 
Idées  fimples,  comparées  l'une  avec  l'autre.  Cela  eft  Ç\ 
vifible  dans  cette  efpéce  de  Relations  que  j'ai  nommé 
proportionnelles  i  que  rien  ne  peut  l'être  davantage.  Car 
lorsqu'un  homme  dit ,  Le  Miel  efl  pins  doux  qtie  la  Cire , 
il  eft  évident  que  dans  cette  relation  fes  penfées  fe  termi- 

ïii  3  nent 


43  s  ^^^  Re^^t^ons  Morales. 

C  H  A  p.  nent  à  l'idée  fimple  de  douceur-.  Se  il  en  eft  de  même  de 
XXVIII-  toute  autre  relation,  quoy  que  peut-être  quand  nos  pen- 
fées  font  extrêmement  compliquées  ,  on  faflc  rarement 
reflexion  aux  Idées  Amples  dont  elles  font  compofées. 
Par  exemple,  quand  on  met  en  avant  le  terme  de  Pe're, 
premièrement  on  entend  par  là  cette  Efpéce  particulière, 
ou  cette  idée  colledtive  fignifiée  par  le  mot  homme  ;  fe- 
condement,  les  idées  fimples  6c  îenfibles ,  fignifiées  par 
le  terme  de  génération  -,  fie  en  troifiéme  lieu  ,  fes  effets , 
&:  toutes  les  idées  fimples  qu'emporte  le  mot  d' Enfant. 
Aind  le  mot  d'Ami  étant  pris  pour  un  homme  qui  aime 
un  autre  homme  ér  ejl  prêt  à  luy  faire  du  bien  ,  contient 
toutes  les  Idées  fuivantes  qui  le  compofent  ;  première- 
ment,  toutes  les  idées  fimples  comprifes  fous  le  mot  Hom- 
me j  ou  Etre  Intelligent  -,  en  fécond  lieu ,  l'idée  d'amour  -, 
en  troifiéme  lieu ,  l'idée  de  dijpofition  à  faire  quelque  cho- 
fe  j  en  quatrième  lieu  l'idée  d'avion  qui  doit  être  quel- 
que efpéce  de  penfée  ou  de  mouvement  ,  fie  enfin  l'idée 
de  Bien,  qui  fignifie  tout  ce  qui  peut  luy  procurer  du 
Donheur,  Se  qui  à  l'examiner  de  près  ,  fe  termine  enfin  à 
des  idées  fimples  Se  particulières,  dont  chacune  eft  ren- 
fermée fous  le  terme  de  Bien  en  général ,  qui  s'il  eft  en- 
tièrement feparè  de  toute  idée  fimple ,  ne  fignifie  rien  du 
tout.  Voilà  comment  les  termes  de  Morale  fe  terminent 
enfin  à  une  colle£bion  d'Idées  fimples  ,  quoy  que  peut- 
être  de  plus  loin  ;  puifque  la  fignification  immédiate  des 
termes  Relatifs  contient  fort  fouvent  des  relations  qu'on 
fuppofe  connues,  qui  étant  conduites  comme  à  la  trace 
de  l'une  à  l'autre  ne  manquent  pas  de  fe  terminer  à  des 
Idées  fimples. 
Nous  avons  or-  §.  19.  La  feconde  chofe  que  j'ai  à  remarquer,  c'eft 
dinairement  in  q^jç  ^^^^^  [ç^  Relations  uous  avons  pour  l'ordinaire,  fi  ce 

ne  notion  aulli    ^,    „  .  ,  .  ...  .t      i    •       j 

claire  ou  plus  u  cit  poiut  toujours ,  unc  idcc  aulii  claire  du  rapport,  que 

claire  delà  Re- ^jej  Idècs  fimplcs  fur  lefquellcs  il  eft  fondé,  la  convenan- 

iron°fondemcm.  ^^  OU  la  difcowvenance  d'où  dépend  la  Relation  étant  des 

chofes  dont  nous  avons  communément   des   idées   aufli 

claires  que  de  quelque  autre  que  ce  foit,  parce   qu'il  ne 

faut 


"Des  Relations  Morales.    Liv.  IL  439 

faut  pour  cela  que  diftinguer  les  idées  fimples  Tune  de   C  h  A  p. 
l'autre  ,   ou  leurs  difFérens  dégrez  ,   fans  quoy  nous  ne  XXVIII. 
pouvons  abfolument  point  avoir  de  connoiflance  diftin- 
fte.     Car  11  j'ai  une  idtfe  claire  de  douceur  i  de  lumière  ou 
ai  étendue ,  j'ai  aufll  une  idée  claire  d'autant,  de  plus,  ou 
de  moins  de  chacune  de  ces  chofes.     Si  je  fai  ce  que  c'eft 
à  l'égard  d'un  homme  d'être  né  d'une  femme ,  comme 
de  Sempronia  ,je  fai  ce  que  c'eft  à  l'égard  d'un  autre  hom- 
me d'être  né  de  la  même  Sempronia ,  6c  par  là  je  puis  avoir 
une  notion  auflî  claire  de  la  fraternité  que  de  la  naijfaricc , 
ôc  peut-être  plus  claire.     Car  fi  je  croyois  que  Sempronia 
a  pris  Titus  de  delTous  un  Chou ,  comme  *  on  a  accoû-*  Te  ne  fai  a 
tumé  de  dire  aux  petits  Enfans,  6c  que  par  là  elle  eft  de-'""  '^  'f" 

n  5       r   •  Il  ^     y      •         11  A         communément 

venue  fa  Mere>  ôc  qu  enluite  elle  a  eu  Lajus  de  la  même  en  France  de  ce 
manière,  j'aurois  une  notion  aufll  claire  de  la  relation  de'°"/  '  p""^  ^^^ 

/cr ^         c       /-•  r      j  ■  1       r         •     tistaire  lacuno- 

rere  entre  Ittus  ôc  Lajus  ,  que  li  j  avois  tout  le  lavoir  Hnf  des  Enfans 

des  fages-femmes }  parce  que  tout  le  fondement  de  cette  f"f<:«  anide. 
relation  roule  fur  cette  notion  ,   que  la  même  femme  a  p^^  ^^^  dans  cet'- 
également  contribué  à  leur  naiflance  en  qualité  de  Mère  te  veuë.  Quoy 
Cquov  que  je  fufl!e  dans  l'ignorance  ou  dans  l'erreur  à  l'é-T''-^".  a"''* 
gard  de  la  manierej  oc  que  la  nailiance  de  ces  deux  En- jecroy.degran- 
fans  convient  dans  cette  circonftance  ,   en  quoy  que  ce^  importance. 
foit  qu'elle  confifte  effe6tivement.   Pour  fonder  la  notion  Angiois '^dun 
de  fratertiite  qui  eft  ou  n'eft  pas  entr'eux,  il  me  fufllt  de 'o"'' ""  P<^'-"^'f- 
les  comparer  fur  l'origine  qu'ils  rirent  d'une  même  per-  n'ÙT'revicnt^a'u 
fonne,  fans  que  je  connoifl^e  les  circonftances  particulié- même  compte. 
res  de  cette  origine.     Mais  quoy  que  les  idées  des  Rela- 
tions particulières  puiflent  être  aufll  claires  &:  aufll  diftin- 
ftes  dans  l'Efprit  de  ceux  qui  les  confiderent  dûement, 
que  les  idées  des  Modes  mixtes ,  6c  plus  déterminées  que 
celles  des  Subftances  -,    cependant  les  noms  de  Relation 
font  fouvent  aufll  ambigus  ,   6c  d'une  figniflcation  aufll 
incertaine  que  ceux  des  Subftances  ou  des  Modes  mixtes, 
6c  beaucoup  plus  que  ceux  des  Idées  fimples.     La  raifan 
de  cela ,  c'eft  que  les  termes  relatifs  étant  des  figncs  d'u- 
ne comparaifon   qui   fe  fait  uniquement  par  les  penfees 
des  hommes,  S>c  eft  une  idée  qui  n'exifte  que  dans  leur 

Efprit  3 


44^  -Dé-j  Idées  claires  é^  ohfcures , 

C  H  A  p.    Efprit ,  les  hommes  appliquent  fouvent  ces  termes  à  dif- 
XXVIII.  férentes  comparaifons  de  chofes  par  rapport  à  leurs  pro- 
pres imaginations  ,    qui   ne   correfpondent  pas   toujours 
à  l'imagination  d'autres  perfonnes  qui  fe  fervent  des  mê- 
mes noms. 
La  notion  (5e  la      §.  20.   Je  remarque  en  troifiéme  lieu,    que  dans  les 
Rchtion  cil  la  Relations  que  je  nomme  morales  ,   j'ai  une  véritable  no- 

meme,  loit  que     .  ,       ,^     ■*■         -^  i,    riS- 

la  rcgic  à  la-  tion  du  Rapport  en  comparant  i  aètion  avec  une  certai- 
t]iiciie  une  a-  ne  Régie ,  foit  que  la  Régie  foit  vraye ,  ou  fauflc.  Car 
par^'è  foi:  v°^c  ^^  j^  mcfurc  une  chofe  avec  une  Aune ,  je  fai  fi  la  chofe 
ou  fauffe.  que  je  mefure  eft  plus  longue  ou  plus  courte  que  cette 
aune  prétendue ,  quoy  que  peut-être  l'Aune  dont  je  me 
fers,  ne  foit  pas  exactement  jufte  ,  ce  qui  à  la  vérité  eft 
ime  Qiieftion  tout-à-fait  différente.  Car  quoy  que  la 
Régie  foit  fauffe  &:  que  je  me  méprenne  en  la  prenant 
pour  bonne  ,  cela  n'empêche  pourtant  pas  ,  que  la  con- 
venance  ou  la  difconvenance  qui  fe  remarque  dans  ce  que 
J€  compare  à  cette  Régie,  ne  me  faffe  voir  la  relation. 
A  la  vérité  en  me  fervant  d'une  fauffe  régie,  je  ferai  en- 
gagé par  là  à  mal  juger  de  la  rectitude  morale  de  l'adbionj 
parce  que  je  ne  l'aurai  pas  examinée  par  ce  qui  eft  la  vé- 
ritable Régie  ;  mais  pourtant  je  ne  me  trompe  point  dans 
le  rapport  que  cette  aftion  a  avec  la  Régie  à  laquelle  je 
la  compare  ,  ce  qui  fait  la  convenance  ou  la  difconve- 
nance. 


CHAPITRE      XXIX. 

C  H  A  p.  Des  Idées  claires  &  obfcitres  ,  dijli}t5ïes  é" 

XXIX.  confiifes. 

Il  y  a  des  Idées  ^.  I.  A  F  R  ES  avoir  montré  l'origine  de  nos  Idées  & 
SsTS";  ^  />  faitunereveûë  de  leurs  différentes  efpécesi 
obfcutcs&coii-  après  avoir  confideréla  différence  qu'il  y  a  entre  les  Idées 
faics.  flmples  6c  complexes ,  Se  avoir  obfervé  comment  les  Com- 

plexes fe  reduifent  à  ces  trois  forces  d'Idées ,  les  Modes ,  les 

Sub- 


dijlmcîes  o-  confit fes.     Liv.  II.  441 

Sïibftances  êc  les  Relations  :  examen  où  doit  entrer  necef-    C  h  a  p. 
fairement  quiconque  vent  connoirre  à  fonds  les  progrès    XXIX, 
de  fon  Efprit  dans  fii  manière  de  concevoir  èz  de  connoï- 
tre  les  chofes  :  on  s'imaginera  peut-être  qu'ayant  parcou-    ' 
ru  tous  ces  chefs,  j'ai  traité  alfcz  amplement  des  Idées.  Il 
faut  pourtant  que  je  prie  mon  Lecleur  ,  de  me  permettre 
de  luy  propofer  encore  un  petit  nombre  de  reflexions  qu'il 
me  refte  à  faire  fur  ce  fujet.    La  première  eft,  que  certai- 
nes Idées  font  claires  &  d'autres  obfcures  ,   quelques-unes 
diJimSîes  èc  d'autres  conftifes. 

S.   2.  Comme  rien  n'explique  plus  nettement  la  per- La  clarté  & 

•  j     l'T^r      •  1  '  -  t     -if    '  ■■    l'obfcuritc  des 

ception  de  1  bfpnt  que  les  mots  qui  ont  rapport  a  la  V  eue,  ,jg'„  expliquée 
nous  comprendrons  mieux  ce  qu'il  faut  entendre  par  la  par  comparai- 
clarté  &  l'obfcurité  dans  nos  Idées  ,  û  nous  faifons  refle-  '°"  *  ''*  ''^"''" 
xion  fur  ce  qu'on  appelle  clair  6c  obfctir  dans  les  Objets 
de  la  Veûë.  La  Lumière  étant  ce  qui  nous  découvre  les 
Objets  vilibles  ,  nous  nommons  obfcur  ce  qui  n'eft  pas 
expofé  à  une  lumière  qui  fuffife  pour  nous  faire  voir  exa- 
ftement  la  figure  &:  les  couleurs  qu'on  y  peut  obferver  , 
&  qu'on  y  difcerneroit  dans  une  plus  grande  lumière.  De 
même  nos  Idées  fimples  font  claires  lorfqu'elles  font  tel- 
les, que  les  Objets  mêmes  d'oii  l'on  les  reçoit  ,  les  pré- 
fentent  ou  peuvent  les  préfenter  avec  toutes  les  circon- 
flances  requifes  à  une  fenfation  ou  perception  bien  ordon- 
née. Lorfque  la  Mémoire  les  conferve  de  cette  manière , 
&:  qu'elle  peut  les  exciter  ainfi  dans  l'Efprit  toutes  les  fois 
qu'il  a  occafion  de  les  confiderer,  ce  font  en  ce  cas-là  des 
Idées  claires.  Et  autant  qu'il  leur  manque  de  cette  exa- 
ftitude  originale,  ou  qu'elles  ont,  pour  ainil  dire, perdu 
de  leur  première  fraîcheur ,  &  qu'elles  (ont  comme  ternies 
êc  flétries  par  le  temps ,  autant  font-elles  obfcures.  Qiiant 
aux  Idées  complexes ,  comme  elles  font  compofées  d'idées 
fimples,  elles  font  claires  quand  les  Idées  qui  en  font  par- 
tie ,  font  claires  ,  6c  que  le  nombre  ic  l'ordre  des  Idées 
iîmples  qui  compofent  chaque  idée  complexe,  ell  certai- 
nement fixé  6c  déterminé  dans  l'Efprit. 

§.  3.  La  caufe  de  l'obicuritè  des  Idées  fimples  ,  c'ell  Qiciies  font  les 
Kkk  eu 


443  î^c-f  Idc'cs  claires  à-  obfciires , 

C  H  A  p.   ou  des  organes  groiliers ,  ou  des  imprelfions  foibles  Se  tr^ii- 
XXIX.    fitoires  faites  par  les  Objets, ou  bien  la  foibleffe  delà  Me- 
""v ^^  '"'^'^  moire  qui  ne  peut  les  retenir  comme  elle  les  a  reçues.  Car 
(j^js_  pour  revenir  encore  aux  Objets  viilbles  qui  peuvent  nous 

aider  à  comprendre  cette  matière-,  fi  les  organes  ou  les  fa- 
cultez  de  la  Perception  ,  iemblablcs  à  de  la  Cire  durcie 
par  le  froid,  ne  reçoivent  pas  l'imprellion  du  Cachet,  en 
confequence  de  l'impulllon  qui  fe  fait  ordinairement  pour 
en  tracer  l'empreinte  ,  ou  û  ces  organes  ne  retiennent  pas 
bien  l'empreinte  du  cachet ,  quoy  qu'il  foit  bien  appli- 
qué ,  parce  qu'ils  reflemblent  à  de  la  Cire  trop  molle  où 
l'impreflion  ne  fe  conlerve  pas  long-temps  ,  ou  enfin  par- 
ce que  le  feau  n'eft  pas  appliqué  avec  toute  la  force  né- 
ceflaire  pour  faire  une  imprellion  nette  Se  diftinfte,  quoy 
que  d'ailleurs  la  Cire  foit  difpofée  comme  il  faut  pour  re- 
cevoir tout  ce  qu'on  y  voudra  imprimer  ;  dans  tous  ces 
cas  l'imprellion  du  feau  ne  peut  qu'être  obfcurc.  Je  ne 
croy  pas  qu'il  foit  néceflaire  d'apphcation  pour  rendre  ce- 
la plus  évident. 
Ce  qi!c  c'cfc  §.  4.  Commc  une  Idée  claire  eft  celle  dont  l'Efprit  a 
t,u-uiic idée di-  ^^.jg  pleine  ^  évidente  perception,  telle  qu'elle  eft  quand 
fufè.  il  la  reçoit  d  un  Objet  extérieur  qui  opère  duementlurun 

organe  bien  difpofé  ;  de  même  une  idc'e  dijiinûc  eft  celle 
oîi  l'Efprit  apperçoit  une  différence  qui  la  diftingue  de 
toute  autre  idée  :  &:  wnc  idée  confufe  eft  celle  qu'on  ne  peut 
pas  fuffifamment  diftinguer  d'avec  une  autre  ,  de  qui  elle 
doit  être  différente. 
oi>jcaion.  §.  ^.  Mais,  dira-t-on,  s'il  n'y  a  d'Idée  confufe  que 

celle  qu'on  ne  peut  pas  fullifamment  diftinguer  d'avec  une 
autre  de  qui  elle  doit  être  différente,  il  fera  bien  difficile 
de  trouver  aucune  idée  confufe  ;  car  quoy  que  puiffe  être 
une  certaine  idée  ,  elle  ne  peut  être  (\\\-z  telle  qu'elle  eft 
apperçué  par  l'Efprit  ;  £c  cette  même  perception  la  di- 
ftingue fuffifamment  de  toutes  autres  Idées  qui  ne  peu- 
vent être  autres,  c'eft  à  dire  différentes,  fins  qu'on  s'ap- 
perçoive  qu'elles  le  font.  Par  confequent  ,  nulle  idée  ne 
peut  être  dans  l'incapacité  d'être  diRinguéc  d'une  autre 
^  '  de 


I 


dijlitj^es  é- confnfes.  Liv.  II.  44.3 

de  qui  elle  doit  ctre  différente,  à  moins  que  vous  ne  Chap. 
la  veuilliez  fuppofcr  différente  d'elle-même  ;  car  clic  XXIX. 
cft  évidemment  différente  de  foute  autre. 

§.  6.  Pour  lever  cette  difficulté  &  trouver  le  moyen  de  ^^  ^j"/"*^"" 
concevoir  au  jufte  ce  que  c'eit  qui  fait  la  confufion  qu'on  poncj"-  noms 
attribue  aux  Idées,  nous  devons  confidercr  que  les  chofes q^'o" i*;"f 'ion- 
rangées  fous  certains  noms  diftindts  font  fuppofées  affez  '"^" 
différentes  pour  être  dillinguées,  en  forte  que  chaque  ef- 
pece  puiffe  être  défignée  par  fon  nom  particulier,  Retrai- 
tée à  part  dans  quelque  occafion  que  ce  foit  :  &:  il  cft  de 
la  dernière  évidence  qu'on  fuppofe  que  la  plus  grande  par- 
tie des  noms  differens  lignifient  des  chofcs  différentes.  Or 
chaque  Idée  qu'un  homme  a  dans  l'Efprit ,  étant  vifible- 
ment  ce  qu'elle  cft  ,  6z  dillinfte  de  toute  autre  Idée  que 
d'elle-même  ,  ce  qui  la  rend  confufe  ,  c'eft  lorfqu'elle 
eft  telle,  qu'elle  peut  être  auffi  bien  délîgnée  par  un  au- 
tre nom  que  par  celui  dont  on  s'ell  fervi  pour  l'exprimer, 
&  cela  parce  qu'on  a  négligé  de  marquer  la  différence  qui 
conferve  entre  les  chofes  toute  la  diftinftion  requife  pour 
qu'elles  foient  rangées  fous  deux  differens  noms  &"  qui  fait 
que  l'un  de  ces  noms  convient  plutôt  à  quelques-unes  & 
l'autre  à  quelques  autres  ;  d'où  il  arrive  que  la  diftin- 
â:ion  qu'on  s'étoit  propofé  de  conferver  par  le  moyen 
de  ces  divers  noms  cft  entièrement  perdue. 

§.  7.  Voici,  à  mon  avis  ,    les  principaux  défauts  qui  Dcf;iut<:  nui 
caufent  ordinairement  cette  confufion:  «iifcnt  h  con- 

T  '-nir  1  -1'  1  /■  tiidon  des  iikfs. 

JLe  premier  eff ,  iorique  quelque  idée  complexe,   (car  prcmicrdcfiur; 
ce  font  les  Idées  complexes  qui  font  leplusfujettesàtom-  ï«  id'^'"  com- 
ber  dans  la  confufion)  eft  compofée  d'un  trop  petit  nonv  fées  dVrrop^cu 
bre  d'Idées  fimples  ,    &;  de  ces  Idées  feulement  qui  font  d  idées  (impies. 
communes  à  d'autres  chofes  ,    par  oîi  les  différences  qui 
font  que  cette  Idée  mérite  un  nom  particulier  ,  font  laif- 
fees  à  l'écart.     Ainfi  ,   celui  qui  a  une  idée  uniquement 
compofée  des  Idées  fimples  d'une  Bête  tachetée,  n'a  qu'u- 
ne idée  confufe  d'un  Léopard,  qui  n'eft  pas  fuffifammcnt 
diftingué  par  là  d'un  Lynx  6c  de  plufieurs  autres  Bêtes 
qui  ont  la  peau  tachetée.  De  forte  qu'une  telle  idée,  bien 
Kkk  2  que 


44+  -^^■^  ^^-'^^^  claires  ô-  obfctms , 

C  H  A  p.  que  défignée  par  le  nom  particulier  de  I^eopard,  ne  peut 
XXIX.  être  diftinguée  de  celles  qu'on  dellgne  par  les  noms  de 
Ly)ix  ou  de  Panthère ,  èc  ell^  peut  aulli  bien  recevoir  le 
nom  de  Lynx  que  celui  de  Léopard.  Je  laifle  voir  à  d'au- 
tres combien  la  coutume  de  définir  les  mots  par  des  ter- 
mes généraux,  contribue  à  rendre  confufes  6c  indétermi- 
nées les  idées  qu'on  veut  exprimer  par  ces  mots-là.  Il  ell 
évident  que  les  Idées  confufes  rendent  l'ufage  des  mots 
incertain  ,  &  détruifent  l'avantage  qu'on  peut  tirer  des 
noms  diftincts.  Et  lorfque  les  Idées  que  nous  défignons 
par  différens  termes,  n'ont  point  de  différence  qui  ré- 
ponde aux  noms  diftinfts  qu'on  leur  donne  ,  &:  qu'ainlî 
l'on  ne  peut  les  diftmguer  par  ces  noms-là,  elles  font  dans 
ce  cas  véritablement  confufes. 
Second  ik'faut:  §.  8.  Un  autre  Défaut  qui  rend  nos  Idées  confufes  , 
Lesidccs  fim-    ^'gfj.  jqj.^  qu'cncore  que  les  Idées  particulières  qui  com- 

pics  OUI  ror-  ^  .  ^  ,  ■*■  -  -^ 

ment  uncidce  pofcnt  quclquc  idée  complexe ,  foient  en  aflez  grand  nom- 
compicxc,       bre,  elles  font  pourtant  fi  fort  confondues  enfenible  qu'il 

brouillées  &  ,    r,  -r      ^       ac  r  i'' 

confondues  "  ^^^  P^s  aile  de  dilcerncr  li  cet  amas  appartient  plutôt  au 
sufcaibk.  nom  qu'ou  donne  à  cette  idée  qu'à  quelque  autre.  Rien 
n'eft  plus  propre  à  nous  faire  comprendre  cette  confufion 
que  certaines  Peintures  qu'on  montre  ordinairement  com- 
me ce  que  l'Art  peut  produire  de  plus  furprenant,  où  les 
couleurs  de  la  manière  qu'elles  font  appliquées  parle  pin- 
ceau fur  la  Toile  même  ,  repréfentent  des  figures  fort  bi- 
zarres &:  fort  extraordinaires  ,  &:  paroiflent  pofées  au  ha- 
zard  6c  fans  aucun  ordre.  Un  tel  Tableau  compofé  de 
parties  oii  il  ne  paroit  ni  ordre  ni  fymmetrie ,  n'eft  pas  en 
luy-même  plus  confus  que  le  Portrait  d'uu  Ciel  couvert 
de  nuages,  que  perfonnenes'avifede  regarder  comme  con- 
fus quoy  qu'on  n'y  remarque  pas  plus  de  fymmetrie  dans 
les  figures  ou  dans  l'application  des  couleurs.  Qii'eft-ce 
donc  qui  fliit  que  le  premier  Tableau  pafle  pour  confus  , 
fi  le  manque  de  fymmetrie  n'en  eft  pas  la  caufe  ,  comme 
il  ne  l'elt  pas  certainement  ,puifqu'un  autre  Tableau ,  fait 
fimplemcnt  à  l'imitation  de  celui-là ,  ne  feroit  point  ap- 
pelle confus  ?  A  cela  je  répons  ,    que  ce  qui  le  fair  pafler 

pour 


dijlin^es  lér  confiifes.  Liv.  II.  445 

pour  confus  ,  c'eft  de  luy  appliquer  un  certain  nom  qui  C  H  A  f. 
ne  luy  convient  pas  plus  dillinftement  que  quelque  au-  XXIX. 
tre.  Ainfij  quand  on  dit  que  c'eft  le  Portrait  d'un  Hom- 
me ou  de  CéJ'nr  ,  on  le  regarde  dès-lors  avec  raifon  com- 
me quelque  chofe  de  confus  ,  parce  que  dans  l'état  qu'il 
paroit,  on  ne  fauroit  connoitre  que  le  nom  d'homme  ou 
de  CéJar  luy  convienne  mieux  que  celui  de  Singe  ou  de 
Pompée;  deux  noms  qu'on  fuppofe  fignifîer  des  idées  dif- 
férentes de  celles  qu'emportent  les  mots  d'homme  ou  de 
Céfar.  Mais  lorfqu'un  Àliroir  Cylindrique  placé  comme 
il  fiiut  par  rapport  à  ce  Tableau ,  a  fait  paroître  ces  traits 
irreguliers  dans  leur  ordre,  &  dans  leur  jufte  proportion , 
la  confiifion  difparoît  dès  ce  moment  j  &  l'Oeuil  apper- 
çoit  aulli-tôt  que  ce  Portrait  eftun  homme  ou  G^^r ,  c'eft- 
à-dire  que  ces  noms-là  luy  conviennent  6c  qu'il  eft  fuffi- 
famment  diftingué  d'un  Smge  ou  de  Pompée  y  c'eft  à  dire, 
des  idées  que  ces  deux  noms  fignifient.  Il  en  eft  jufte- 
ment  de  même  à  l'égard  de  nos  Idées  qui  font  comme  les 
peintures  des  chofes.  Aucune  de  ces  peintures  mentales, 
fi  j'ofe  m'exprimer  ainfi ,  ne  peut  être  appellée  confufe ,  de 
quelque  manière  que  leurs  parties  foient  jointes  enfem- 
ble  j  car  telles  qu'elles  font  ,  elles  peuvent  être  diftin- 
guées  évidemment  de  toute  autre  ,  jufqu'à  ce  qu'elles 
foient  rangées  fous  quelque  nom  ordmaire  auquel  on  ne 
fiuroit  voir  qu'elles  appartiennent  plutôt  qu'à  quelque 
autre  nom  qu'on  reconnçit  avoir  une  lignification  dif- 
férente. 

§.   9.   Un  troifiéme  défaut  qui  fait  fouvent  regarder  Tmificme  cau- 
nos  Idées  comme  confufes  ,   c'eft  quand  elles  font  incer-  ^  '^^^  '^  "^""r^*^" 
.tames  &  mdctermmees.  Amiî  l  on  peut  voir  tous  les  jours  décs,  elles  font 
des  gens  qui  ne  faifmt  pas  difficulté  de  fe  fervir  des  mots  '"rç/'amcs  & 

r  ^  t  r  M  j>  •    iiidetcrminces^ 

uiitez  dans  leur  Langue  maternelle,  avant  que  d  en  avoir 
appris  la  figniiication  précife,  changent  l'idée  qu'ils  atta- 
chent à  tel  ou  tel  mot  ,  prefque  auÛi  fouvent  qu'ils  le 
font  entrer  dans  leurs  difcours.  Suivant  cela  ,  l'on  peut 
dire,  par  exemple,  qu'un  homme  a  une  idée  confufe  di:, 
VEgliJe  &:  de  V Idolâtrie  ,    lorfque  par  l'incertitude  oii  il 

Kkk  5  eft 


4,4,6  T>es  Idées  claires  &  obfcnres , 

C  H  A  p.    eft  de  ce  qu'il  doit  exclurre  de  l'idée  de  ces  deux  mots ,  ou 
XXIX.   de  ce  qu'il  doit  y  faire  entrer  toutes  les  fois  qu'il  penfe  à 
l'une  ou  à  l'autre,  il  ne  fe  fixe  point  conftamment  à  une 
certaine  combinaifon  précife  d'Idées  qui  compofent  cha- 
cune de  ces  Idées  ;  &  cela  pour  la  même  raifon  qui  vient 
d'être  propofée  dans  le  Paragraphe  précèdent,    fàvoir, 
parce  qu'une  Idée  changeante  (Il  l'on  veut  la  faire  pafler 
pour  une  feule  idée)  ne  fauroit  appartenir  à  un  feul  nom} 
&c  par  là  elle  perd  la  diftinftion  pour  laquelle  les  nomsdi- 
ftintSts  ont  été  inventez. 
iicftaifficicHc        §.   10.  On  peut  voir  par  tout  ce  que  nous  venons  de 
"'!rT"^ d ^ '"^  *^'^^  '  combien  les  Noms  contribuent  ù  cette  dénomina- 
ks'idifcsiàiir  tion  d'iàecs  dijiin^es  èc  confufes,  fi  l'on  fuppofe  que  ce 
aucun  rapport  font  autant  de  fignes  fixes  des  chofes^qui  félon  qu'ils  font 
aux  uonis.       Jifférens  fignifient  des  chofes  diftindes ,  &:  confervent  de 
la  dillinftion  entre  celles  qui  font  efFeftivement  différen- 
tes ,    6c  cela  par  un  rapport  fecret  6c  imperceptible  que 
l'Efprit  met  entre  fes  Idées  &c  ces  noms-là.     C'eft  ce  que 
l'on  comprendra  peut-être  mieux  après  avoir  lu  6c  exami- 
né ce  que  je  dis  des  Mots  dans  le  Troifiéme  Livre  de  cet 
Ouvrage.     Du  refte  ,    fi  l'on  ne  réfléchit  fur  ce  rapport 
que  les  Idées  ont  à  des  noms  diftinfts  confiderez  comme 
des  fignes  de  chofes  diftinftes ,  il  fera  bien  mal-aifé  de  dire 
ce  que  c'efl:  qu'une  Idée  confufe.     C'ellpourquoy  lorf- 
qu'un  homme  défigne  par  un  certain  nom  une  efpéce  de 
chofes  ou  une  certaine  chofe  particulière  diftinfte  de  tou- 
te autre,  Tidée  complexe  qu'il  attache  à  ce  nom , ell: d'au- 
tant plus  diftinfte  que  les  Idées  font  plus  particulières ,  6c 
que  le  nombre  6c  l'ordre  des  Idées  dont  elle  eft  compofee, 
eft  plus  grand  Sz  plus  déterminé.    Car  plus  elle  renferme 
de  ces  Idées  particulières,  plus  elle  a  de  différences  fenfi- 
bles  par  où  elle  fe  conferve  diftinfte  èc  feparée  de  toutes 
les  idées  qui  appartiennent  à  d'autres  noms  ,    de  celles-là 
même  qui  luy  font  le  plus  femblables  ,    6c  avec  qui  elles 
ne  font  plus  en  danger  d'être  confondues. 
Licoiifiifioiirc-      §.   II.   La  confnJioHy  qui  rend  difficile  la  feparation  de 
srardctoCiiours  ^Q^y^  cliofes  QUI  devtoient  être  feparèes,  concerne  toitjours 
^^"""'-  "  deux 


diflm^es  ir  confufcs.  L  i  v.  II.  44,7 

deux  Idées  ,  &  celles-là  fur  tout  qui  font  le  plus  appro-  C  h  a  p. 
chantes  l'une  de  l'autre.  C'eftpourquoy  toutes  les  fois  XXIX. 
que  nous  foupçonnons  que  quelque  Idée  foit  confufe  , 
nous  devons  examiner  quelle  e(l  l'autre  idée  qui  peut  être 
confondue  avec  elle  ,  ou  dont  elle  ne  peut  être  aifément 
feparée,  &:  l'on  trouvera  toujours  que  cette  autre  Idée  eft 
defignée  par  un  autre  nom  ,  &:  doit  être  par  conféquent 
une  chofe  différente  ,  dont  elle  n'eft  pas  encore  aflez  di- 
ftinâ:e  parce  que  c'eft  ou  la  même, ou  qu'elle  en  fait  par- 
tie, ou  du  moins  qu'elle  eft  auHî  proprement  défignée  par 
le  nom  fous  lequel  cette  autre  eil:  rangée ,  Se  qu'ainfi  elle 
n'en  eft  pas  tant  différente  que  leurs  divers  noms  le  don- 
nent à  entendre. 

§.  12.  C'eft  là  ,  je  penfe  ,  la  confufion  qui  convient 
aux  Idées,  &  qui  a  toujours  un  fecret  rapport  aux  noms. 
Qiie  s'il  y  a  quoique  autre  confufion  d'Idées ,  celle-là  du 
moins  jette  le  defordre  plus  qu'aucune  autre  dans  les  pen- 
fees  &  dans  les  difcours  des  hommes  ;  car  la  plupart  des 
idées  dont  les  hommes  raifonnent  en  eux-mêmes  ,  &  cel- 
les qui  font  le  continuel  fujet  de  leurs  entretiens  avec  les 
autres  hommes, ce  font  celles  à  qui  on  a  donné  des  noms. 
C'eftpourquoy  toutes  les  fois  qu'on  fuppofe  deux  Idées 
différentes ,  défignées  par  deux  difterens  noms,  mais  qu'on 
ne  peut  pas  diftinguer  11  facilement  que  les  fons  mêmes 
qu'on  employé  pour  les  déilgner  ;  dans  de  telles  rencon- 
tres il  ne  manque  jamais  d'y  avoir  de  la  confufion  :  &:  au 
contraire  lorfque  deux  Idées  font  aullî  diftinâ:es  que  les 
Idées  des  deux  fons  par  lefquels  on  les  déngne,il  ne  peut 
y  avoir  aucune  confulion  entre  elles.  Le  moyen  de  pré- 
venir cette  confufion ,  c'eft  d'affembler  &  de  réunir  dans 
nôtre  Idée  complexe  ,  d'une  manière  auffi  précife  qu'il 
eft  pofllble  ,  tout  ce  qui  peut  fervir  à  la  fliire  diftinguer 
de  toute  autre  idée,  &:  d'appliquer  conftamment  le  même 
nom  à  cet  amas  d'idées, ainll  unies  en  nombre  fixe 6c dans 
un  ordre  déterminé.  Mais  comme  cela  n'accommode  ni 
la  pareffe  ni  la  vanité  des  hommes  ,  Se  qu'il  ne  peut  fer- 
vir à  autre  chofe  qu'à  la  découverte  6c  à  la  défenfe  de  la 

Ve- 


44.8  Des  Idées  claires  &  ohfciires , 

C  H  A  p.  Vérité,  qui  n'eft  pas  toujours  le  but  qu'ils  fe  propofcnt , 
XXIX.  une  telle  exallitude  eft  une  de  ces  chofes  qu'on  doit  plu- 
tôt fouhaitcr  qu'elperer.  Car  comme  l'application  vague 
des  noms  à  des  idées  indéterminées  ,  variables  Se  qui  l'ont 
prefquc  de  purs  néants  ,  fert  d'un  côté  à  couvrir  nôtre 
propre  ignorance  ,  &  de  l'autre  à  confondre  &:  embarraf- 
lér  les  autres,  ce  qui  pafle  pour  véritable  favoir  &  pour 
marque  de  fupériorité  en  fait  de  connoifîance  ,  il  ne  faut 
pas  s'étonner  que  la  plupart  des  hommes  faflent  un  tel 
ufage  des  mots  ,  pendant  qu'ils  le  blâment  en  autruy. 
Mais  quoy  que  je  croye  qu'une  bonne  partie  de  l'obf- 
curité  qui  fe  rencontre  dans  les  notions  des  hommes  , 
pourroit  être  évitée  il  l'on  s'attachoit  à  parler  d'une  ma- 
nière plus  exafte  &  plus  fincére  ;  je  fuis  pourtant  fort  é- 
loigne  de  conclurre  que  tous  les  abus  qu'on  commet  fur 
cet  article  foient  volontaires.  Certaines  Idées  font  fi  com- 
plexes, Se  compofées  tie  tant  de  parties,  que  la  Mémoire 
ne  fauroit  aifément  retenir  au  jufte  la  même  combinaifon 
d'Idées  fimples  fous  le  même  nom; moins  encore fomnies- 
nous  capables  de  deviner  conllammcnt  quelle  elt  précifé- 
ment  l'Idée  complexe  qu'un  tel  nom  {îgnilîe  dans  l'ufage 
qu'en  fait  une  autre  perfonne.  La  première  de  ces  choies 
met  de  la  confufion  dans  nos  propres  fentimensScdansles 
raifonnemens  que  nous  faifons  en  nous-mêmes.  Se  la  der- 
nière dans  nos  difcours  èc  dans  nos  entretiens  avec  les  au- 
tres hommes.  Mais  comme  j'ai  traite  plus  au  long ,  dans 
le  Livre  fuivant ,  des  Mots  éc  de  l'abus  qu'on  en  fait ,  je 
n'en  dirai  pas  davantage  dans  cet  endroit. 
•Kosidéescom-  §.  13.  Comme  nos  Idccs  complcxes  conuftent  en  au- 
plexes  peuvent  ^^  combinaifous  de  diverfes  Idées  fimples ,  elles  peu- 

etrc  claires  du  11  ^  i-n-     r»  t.  '      -         n       r 

cotc,&  confu-  vent  être  fort  claires  ^^  fort  diltinctes  d  un  cote  ,  Se  fort 
fesderautrc.  obfcures  Sc  fort  confulés  de  l'autre.  Par  exemple,  lî  un 
homme  parle  d'une  figure  de  mille  cotez,  l'idée  de  cette 
figure  peut  être  fort  obfcurc  dans  Ion  Efprit  ,  quoy  que 
celle  du  Nombre  y  foit  fort  diftinfte  >  de  forte  que  pou- 
vant difcourir  èz  faire  des  dcmonftrations  fur  cette  partie 
de  fon  Idée  complexe  qui  roule  fur  le  nombre  de  mille  ,  il 

eft 


I 


àifiin^es  éf  confufes.     L  i  v.  IL  449 

eft  porté  à  croire  qu'il  a  auflî  une  idée  diftinâre  d'une  Fi-  C  h  a  p. 
gure  de  mille  cotez  j  quoy  qu'il  foit  certain  qu'il  n'en  a  XXIX. 
point  d'idée  précife,  de  forte  qu'il  puilTe  diftinguer  cette 
Figure  d'avec  une  autre  qui  n'a  que  neuf  cens  nouante 
neuf  cotez.  11  s'eft  introduit  d'alîez  grandes  erreurs  dans 
les  penfées  des  hommes ,  fie  beaucoup  de  confufion  dans 
leurs  difcours  ,  faute  d'avoir  obfervé  cela. 

§.   14.  Qiie  fi  quelqu'un  s'imagine  avoir  une  idée  di-  H  peut  arriver 
ftindre  d'une  Figure  de  mille  cotez  >    qu'il  en  fafîé   l'e- S^^dt  S°" 
preuve  en  prenant  une  autre  partie  de  la  même  matière  raifomiement 
uniforme,  comme  d'or  ou  de  cire  ,   qui  foit  d'une  é^ale  f°"^"'^  ^^S 

/r  0  'I  £•  /r  Ci  c  °         prendre     garde 

grolleur,  ce  qu  il  en  ralle  une  hgure  de  neuf  cens  nonan-a  «la. 
te  neuf  cotez.  Il  eft  hors  de  doute  qu'il  pourra  diftin- 
guer ces  deux  idées  l'une  de  l'autre  par  le  nombre  des  co- 
tez. Se  raifonner  diftinftement  fur  leurs  difl^érentes  pro- 
prietez,  tandis  qu'il  fixera  uniquement  fes  penfées  bc  fes 
raifonnemens  fur  ce  qu'il  y  a  dans  ces  Idées  qui  regarde 
le  nombre,  comme  que  les  cotez  de  l'une  peuvent  être 
divifez  en  deux  nombres  égaux  ,  &:  non  ceux  de  l'autre, 
é^c.  Mais  s'il  veut  venir  à  diftinguer  ces  idées  par  leur 
figure  ,  il  fe  trouvera  d'abord  hors  de  route  ,  Se  dans 
l'impuiflance  ,  à  mon  avis  ,  de  former  deux  idées  qui 
foient  diftinftes  l'une  de  l'autre,  par  la  fimple  figure  que 
ces  deux  pièces  d'or  préfentent  à  fon  Efprit ,  comme  il 
feroit,  fi  les  mêmes  pièces  d'or  étoient  formées  l'une  en 
Cube  &■  l'autre  dans  une  figure  de  cinq  cotez.  Du  refte, 
nous  fommes  fort  fujcts  à  nous  tromper  nous-mêmes ,  &: 
à  nous  engager  dans  de  vaines  difputes  avec  les  autres  au 
fujet  de  ces  idées  incomplètes  ,  6c  fur  tout  lorfqu'elles 
ont  des  noms  particuliers  6c  généralement  connus.  Car 
étant  convaincus  en  nous-mêmes  de  ce  que  nous  voyons 
de  clair-  dans  une  partie  de  l'Idée  >  6c  le  nom  de  cette 
idée,  qui  nous  eft  familier, étant  appliqué  à  toute  l'idée, 
à  la  partie  imparfaite  S>c  obfcure  auill  bien  qu'à  celle  qui 
eft  claire  6c  diftinfte,  nous  fommes  portez  à  nous  fervir 
de  ce  nom  pour  exprimer  cette  partie  confufe  ,  6c  à  en 
tirer  des  conclufions  par   rapport  à  ce  qu'il  ne  fignifie 

LU  que 


450  Des  Idées  claires  ér  obfciiresj 

C  H  A  p.    que  d'une  manière   obfcure  ,   avec  autant  de  confiance 
XXIX.    que  nous  le  faifons  à  l'égard  de  ce  qu'il   fignifie  clai- 
rement. 
Exemple  de  ce-      §•   i5-  Ainfi ,  commc  nous  avons  fouvcnt  dans  la  bou- 
la  dans  l'Eter-  ^he  le  mot  d' Eternité ,  nous  fommes  portez  à  croire, que 
""^'  nous  en  avons  une  idée  politive  &:  complète  j  ce  qui  eft 

autant  que  fi  nous  difions ,  qu'il  n'y  a  aucune  partie  de 
■'"  '  ■  ■  "  cette  durée  qui  ne  foit  clairement  contenue  dans  nôtre 
" .,  idée.     Il  eft  vray  que  celui  qui  fe  figure  une  telle  cliofe, 

peut  avoir  vme  idée  claire  de  la  Durée.     Il  peut  avoir  j 
outre  cela,  une  idée  fort  évidente  d'une  très-grande  éten- 
due de  durée  ,   comme  auflî  de  la  comparaifon  de  cette 
grande  étendue  avec  une  autre  encore  plus  grande.    Mais 
comme  il  ne  luy  eft  pas  poflible  de  renfermer  tout  à  la 
fois  dans  fon  idée  de  la  Durée, quelque  vafte  qu'elle  foit, 
toute  l'étendue  d'une  durée  qu'il  fuppofe  fans  bornes , 
cette  partie  de  fon  idée  qui  eft  toujours  au  delà  de  cette 
vafte  étendue  de  durée,  6c  qu'il  fe  repréfente  en  luy-mê- 
me  dans  fon  Efprit,  eft  fort  obfcure  8c  fort  indéterminée. 
De  là  vient  que  dans  les  difputes  6c  les  raifonnemens  qui 
regardent  l'Eternité ,  ou  quelque  autre  Infini ,  nous  fom- 
mes fujets  à  nous  embrouiller  nous-mêmes  dans  de  mani- 
feftes  abfurditez. 
Autre  Exem-      §.   i^.  Dans  la  Matière  Hous  n'avons  gucrc  d'idée clai- 
pie,  dans  la di-  ^^  ^^  |^  petitcffe  de  fes  parties  au  delà  de  la  plus  petite 

vifibilitc   de  la         .         ■  J.     r  ,  ^  ,  ,  c  o       '    A. 

Matière.  qui  puilïe  frapper  quelqu  un  de  nos  bens  ;  6c  c  elt  pour 

cela  que  lorfque  nous  parlons  de  la  Divifibilité  de  la  Ma- 
tiére  à  Vmfim ,  quoy  que  nous  ayions  des  idées  claires  de 
divijïon  6c  de  divtfïbilité ^  aufli  bien  que  de  parties  déta- 
chées d'un  Tout  par  voye  de  divifion ,  nous  n'avons  pour- 
tant que  des  idées  fort  obfcures  6c  fort  confufes  des  cor- 
pufcules  qui  peuvent  être  ainfi  divifez  ,  après  que  par 
des  diviilons  précédentes  ils, ont  été  une  fois  réduits  à 
une  petiteflè  qui  va  beaucoup  au  delà  de  la  perception 
de  nos  Sens.  Ainfi,  tout  ce  dont  nous  avons  des  idées 
claires  èz  diftindes  ,  c'eft  de  ce  qu'eft  la  divifion  en  gé- 
néral ou  par  abftraction ,  ^  le  rapport  de  Tout  &:  de  Par- 
tic* 


àijlin^es  c^'  confufes.     L  i  v.  II.  45'  ï 

tie.  Mais  pour  ce  qui  eft  de  la  grofleur  du  Corps  en-  C  h  a  p-. 
tant  qu'il  peut  être  ainfi  divifé  à  l'infini  après  certaines  XXIX- 
progrelîlons  5  c'eft  dequoy  je  penfe  que  nous  n'avons 
point  d'idée  claire  &diftinâ:e.  Car  je  demande  fi  un  hom- 
me prend  le  plus  petit  Atome  de  poufllere  qu'il  ait  jamais 
vu ,  aura-t-il  quelque  idée  diftin£te  Q'excepte  toujours  le 
nombre,  qui  ne  concerne  point  l'Etendue}  entre  la  100, 
000"=  &  la  I,  000,  000™=  particule  de  cet  Atome  ?  Et 
s'il  croit  pouvoir fuùtdifer  fes  idées  jufqu'à  ce  point,  fans 
perdre  ces  deux  particules  de  veûéj  qu'il  ajoute  dix  chif- 
fres à  chacun  de  ces  nombres.  La  fiippofition  d'un  tel 
degré  de  pctitefle  ne  doit  pas  paroîfrederaifonnable,puif- 
que  par  une  telle  divifion ,  cet  Atome  ne  fe  trouve  pas 
plus  près  de  la  fin  d'une  Divifion  infinie  que  par  une  di- 
vifion en  deux  parties.  Pour  moy,  j'avoue  ingénument 
que  je  n'ai  aucune  idée  claire  6c  diftin£te  de  la  différente 
grofleur  ou  étendue  de  ces  petits  Corps  ,  puifque  je  n'en 
ai  même  qu'une  fort  obfcure  de  chacun  d'eux  pris  à  part 
ôc  confideré  en  luy-même.  Ainfi,  je  croy  que,  lorfque 
nous  parlons  de  la  Divifion  des  Corps  à  l'infini  ,  l'idée 
que  nous  avons  de  leur  grofleur  diftin£te,  qui  eft  le  fiijet 
&  le  fondement  de  la  divifion ,  fe  confond  après  une  pe- 
tite progreflion  &c  fe  perd  prefque  entièrement  dans  une 
profonde  obfcurité.  Car  une  telle  idée  qui  n'eftdeftinée 
qu'à  nous  repréfenter  la  grofleur  ,  doit  être  bien  obfcure 
êc  bien  confufe  ,  puifque  nous  ne  faurions  la  diftinguer 
d'avec  l'idée  d'un  Corps  dix  fois  aufii  grand ,  que  par  le 
moyen  du  nombre  ;  en  forte  que  tout  ce  que  nous  pou- 
vons dire ,  c'eft  que  nous  avons  des  idées  claires  £c  diftin- 
£tes  d'Un  &c  de  Dix ,  mais  nullement  de  deux  pareilles 
Etendues.  Il  s'enfuit  clairement  de  là,  que  lorfque  nous 
parlons-de  l'infinie  divifibilité  du  Corps  ou  de  l'Etendue, 
nos  idées  claires  &  diftinftes  ne  tombent  que  fur  les  nom- 
bres, mais  que  les  idées  claires  Se  diftin£tes  d'Etendue  fe 
perdent  entièrement  après  quelques  dégrez  de  divifion , 
ôc  que  nous  n'avons  aucune  idée  diftinfte  de  ces  fortes  de 
petites  parcelles  ;  de  forte  que  ces  Idées  fe  terminent  com- 

Lll  2  me 


45  2  Des  Idées  claires  ér  obfcures , 

Chap.  me  toutes  celles  que  nous  pouvons  avoir  de  l'Infini  ,  à 
XXIX.  l'idée  du  Nombre  fufcepriblc  de  continuelles  additionsj 
mais  par  là  elles  n'arrivent  jamais  à  une  idée  diftinfte  de 
parties  aftuellement  infinies.  Nous  avons  ,  ileltvrai, 
une  claire  idée  de  la  Divifion  aulfi  fouvent  que  nous  y 
voulons  penfer,  mais  par  là  nous  n'avons  non  plus  d'idée 
claire  de  parties  infinies  dans  la  Matière  ,  que  nous  en  a- 
vons  d'un  Nombre  infini  dès-là  que  nous  pouvons  ajou- 
ter de  nouveaux  nombres  à  tout  nombre  donné  qui  eft 
préfent  à  nôtre  Efprit ,  car  la  dhifibilite  a  l'mfim  ne  nous 
donne  pas  plutôt  une  idée  claire  &:  diftinfte  départies 
actuellement  infinies,  que  cette  addîbilitc  fûtis  fn,  fi  j'o- 
fe  m'exprimer  ainfi,nousdonneune  idée  claire  6cdift:in£te 
d'un  nombre  aftuellement  infini  ;  puifque  l'une  &:  l'autre 
n'eft  autre  chofe  qu'une  capacité  de  recevoir  fans  cefle  une 
augmentation  de  nombre  ,  que  le  nombre  foitdéja  fi  grand 
qu'on  voudra.  De  forte  que  pour  ce  qui  relie  à  ajouter  (en 
quoy  confifte  l'infinité}  nous  n'en  avons  qu'une  idée  obf- 
cure  j  imparfiiite  &:  confufe  ,  fur  laquelle  nous  ne  fau- 
rions  non  plus  raifonner  avec  aucune  certitude  ou  clarté 
que  nous  pouvons  raifonner  en  Arithmétique  fur  un  nom- 
bre dont  nous  n'avons  pas  une  idée  aullî  diftincte  que  de 
quatre  ou  de  cent ,  mais  feulement  une  idée  obfcurc  & 
purement  relative  qui  eft  que  ce  nombre  comparé  à  quel- 
que autre  que  ce  foit ,  eft  toujours  plus  grand  ;  car  lorf- 
que  nous  difons  ou  que  nous  concevons  qu'il  eft  plus 
grand  que  400,  000,  coo,  nous  n'en  avons  pas  une  idée 
plus  claire  éc  plus  pofitiveque  fi  nous  difions  qu'il  eft  plus 
grand  que  40,  ou  que  4:  parce  que  400,000,  ooo  n'a  pas 
une  plus  prochaine  proportion  avec  la  fin  de  l'Addition  ou 
du  Nombre, que  4.  Car  celui  qui  ajoûtefculemcnt  4  à4, 
fie  avance  de  cette  manière ,  arrivera  aufll-tôt  à  la  fin  de 
toute  Addition  que  celui  qui  ajoute  400,000,000  à  400, 
000,  000.  Il  en  eft  de  même  à  l'égard  de  V Eternité:  ce- 
lui qui  a  une  idée  de  4  ans  feulement,  a  une  idée  de  l'E- 
ternité auili  pofitive  fie  aufii  complète,  que  celui  qui  en 
a  une  de  400,000,000  d'années  >  car  ce  qui  refte  de  l'E- 

ter- 


dijîin^es  ^  confîifes.    Liv.  II.  455 

ternité  au  delà  de  l'un  Se  de  l'autre  de  ces  deux  nombres    C  h  a  p. 
d'Années,  eft  audî  clair  à  l'égard  de  l'une  de  ces  perfon-    XXIX. 
nés  qu'à  l'égard  de  l'autre  ,  c'efl  à  dire  que  nul  d'eux 
n'en  a  abfolument  aucune   idée  claire  &  pofitive.     En 
effet,   celui  qui   ajoute   feulement  4  à  4,  ôc  continue 
ainfi  ,  parviendra  aulli-tôt  à  l'Eternité  ,    que  celui  qui 
ajoute  400,  000,  000  d'années  ôc  ainfi   de    fuite,   ou 
qui  ,   s'il  le  trouve  à  propos  ,   double  le  produit  aufli 
fouvent   qu'il   luy  plairra  :    l'Abyme   qui   relie   à  rem- 
plir ,  étant  toujours  autant  au  delà  de  la  fin  de  toutes 
CCS  progreflions  qu'il  furpafle  la  longueur  d'un  jour  ou 
d'une  heure.     Car  rien  de  ce  qui  eft  fini  ,    n'a  aucune 
proportion  avec  l'Infini  ,    £c   par  conféquent  elle  ne  fe 
trouve   point  cette  proportion  dans  nos  Idées  qui  font 
toutes  finies.     Ainfi,  lorfque  nous  augmentons  nôtre  I- 
dée  de  l'Etendue  par  voye  d'addition  6c  que  nous  vou- 
lons comprendre  par  nos  penfées   un  Efpace  infini  ,   il 
nous  arrive  la  même  chofe  que, lorfque  nous  diminuons 
cette  idée  par  le  moyen  de  la  divifion.     Après  avoir  dou- 
blé peu  de  fois  les  idées  d'étendue  les  plus  vaftes  que 
nous  ayions  accoutumé  d'avoir  ,  nous  perdons  de  veûe 
l'idée  claire  6c   diftinfte  de  cet   Efpace  ,   ce  n'eft  plus 
qu'une  grande  étendue  que  nous  concevons  confufément 
avec  un  refte  d'étendue  encore  plus  grand  fur  lequel  tou- 
tes les  fois  que  nous  voudrons  raifonner ,  nous  nous  trou- 
verons toujours  déforientez  6c  tout  à  fait  hors  de  route  ,, 
J.es  idées  confufes  ne  manquant  jamais  d'embrouiller  les 
raifonnemens  S<.  les  conclufions  que  nous  voulons  déduire 
du  côté  confus  de  ces  Idées. 


LU  ?  CHA- 


45+  î^^^  -^^^'^^  réelles,  ir  chimériques. 


CHAPITRE       XXX. 

C  j^  ^  p  Des  Idées  réelles ,  éf  chimériques. 

XXX 

Les  rdccs  rcci-  §.   I.  T  L  rcftc  encore  quelques  réflexions  à  faire  fur  les 
ics  foiitconfor-  1    Jdées  ,  par  rapport  aux  chofcs  d'où  elles  font 

mes  a  leurs  Ar-    ^  ,  -,     ■  ,  '■     r  r  in  '  r 

cheiypes.  dcduites ,  OU  qu  On  pcut  luppoler  quelles  reprelentent, 
&  à  cet  égard  je  croy  qu'on  les  peut  confiderer  fous  cette 
triple  diftinftion  : 

Premièrement,  comme  Réelles  ou  Chimériques: 
En  fécond  lieu,  comme  Complètes  ou  Incomplètes: 
Et  en  troifiéme  lieu ,  comme  Vraies  ou  Fauffcs. 
Et  premièrement  :   par  Idées  réelles  j'entens  celles  qui 
ont  du  fondement  dans  la  Nature  >  qui  font  conformes  à 
un  Etre  réel,  à  l'exiftence  des  Cliofes,  ou  à  leurs  Arche- 
types.     Et  j'appelle   Idées  pbatitajliques  ou  chimériques 
celles  qui  n'ont  point  de  fondement  dans  la  Nature ,  ni 
aucune  conformité  avec  la  réalité  des  chofes  auxquelles 
elles  fi  rapportent  tacitement  comme  à  leurs  Archéty- 
pes. 
Les  Idées  fini-      §.  2.  Si  nous  examinons  les  différentes  fortes  d'Idées 
pies  font  toutes  jQfjj.   ^ous  avons  parlé  cy-devant  ,   nous  trouverons  en 
premier  lieu ,  ^le  nos  Idées  [impies  font  toutes  réelles  c^ 
conviennent  toutes  avec  la  réalité  des  chofes.     Ce  n'eft  pas 
qu'elles  foient  toutes  des  Images  ou   repréfentations  de 
*  c%.  viiLce  quiexiftc}  nous  avons  déjà  *  fait  voir  le  contraire  à 
p.i^.ij5.  §.  9'  l'égard  de  toutes  ces  Idées,  excepté  les  premières  Ghiali- 

10-,  -éj'iiv.  ^y        ^  -KM    ■  in/r  o      1 '^      • 

jiifqu'à  la  fin  tez  des  Corps.  Mais  quoy  que  la  Blancheur  Sz  la  Irot- 
du  Chapitre,  ^gf/y  j^q  foient  nou  plus  dans  la  neige  que  la  Douleur;  ce- 
pendant comme  ces  Idées  de  blancheur,  de  froideur,  de 
douleur,  c^c.  font  en  nous  des  effets  d'une  Puiiîance  at- 
tachée aux  chofes  extérieures  ,  établie  par  l'Auteur  de 
nôtre  Etre  pour  nous  faire  avoir  telles  &  telles  fenfitions, 
ce  font  en  nous  des  Idées  réelles  par  oii  nous  diftinguons 
les  Qiialitez  qui  font  réellement  dans  les  chofes  mêmes. 

Car 


Des  Idées  réelles ,  &  chimériques.  Liv.  II.       455 

Car  ces  diverfes  apparences  étant  deftinées  à  être  les  mar-  C  h  a  p. 
ques  par  où  nous  puiflîons  connoître  oc  diftinguer  les  XXX. 
chofes  dont  nous  avons  à  faire  ,  nos  Idées  nous  fervent 
également  pour  cette  fin, 6c  font  des  cara£téres  également 
propres  à  nous  faire  diftinguer  les  chofes ,  foit  que  ce  ne 
îbient  que  des  effets  conftans  ou  bien  des  images  exa£tes 
de  quelque  chofe  qui  exifte  dans  les  chofes  mêmes  j  la 
réalité  de  ces  Idées  confiftant  dans  cette  continuelle  & 
variable  correfpondance  qu'elles  ont  avec  les  conftitu- 
tions  diftin-Sbes  des  Etres  réels.  Mais  il  n'importe  qu'el- 
les répondent  à  ces  conftitutions  comme  à  des  caufes  ou 
à  des  modèles)  il  fuffit  qu'elles  foient  conftamment  pro- 
duites par  ces  conftitutions.  Et  ainfi  nos  Idées  fimples 
font  toutes  réelles  ôc  véritables ,  parce  qu'elles  répondent 
toutes  à  ces  Puiflances  que  les  chofes  ont  de  les  produire 
dans  nôtre  Efpritj  car  c'eft  là  tout  ce  qu'il  faut  pour  fai- 
re qu'elles  foient  réelles ,  6c  non  de  vaines  fiftions  forgées 
à  plaifir.  Car  dans  les  Idées  fimples,  l'Efprit  eft  unique- 
ment borné  aux  opérations  que  les  chofes  font  fur  luy , 
comme  nous  l'avons  déjà  montré ,  6c  il  ne  peut  fe  pro- 
duire à  foy-même  aucune  idée  fimple  au  delà  de  celles 
qu'il  a  reçues. 

§.  3.    Mais  quoy  que  l'Efprit  foit  purement  paflîf  à  Les  idées  com- 
l'é^ard  de  (ts  Idées  fimples,  nous  pouvons  dire  ,  à  mon  P'""  '"'"  '^^ 

y  ,  ,  ij    rL  VU'  j      1       r        T  1  '  I  combinailons 

avis,  qu  il  ne  1  eft  pas  a  1  égard  de  les  Idées  complexes,  volontaires. 
Car  comme  ces  dernières  font  des  combinaifons  d'Idées 
fimples,  jointes  enfemble  S>c  unies  fous  un  feul  nom  gé- 
néral, il  eft  évident  que  l'Efprit  de  l'homme  prend  quel- 
que liberté  en  formant  ces  Idées  complexes.  Autrement 
d'oii  vient  que  l'idée  qu'un  homme  a  de  l'or  ou  de  la  Ju- 
ftice  eft  difterente  de  celle  qu'un  autre  fe  fait  de  ces  deux 
chofes,  fi  ce  n'eft  de  ce  que  l'un  admet  ou  n'admet  pas 
dans  fon  Idée  complexe  des  Idées  fimples  que  l'autre  n'a 
pas  admis  ou  qu'il  a  admis  dans  la  fienne  ?  La  Queftion 
eft  donc  de  favoir ,  quelles  de  ces  combinaifons  font  réelles 
ôc  quelles  purement  imaginaires  ;  quelles  colleitions  font 
conformes  à  la  réalité  des  chofes ,  6c  quelles  n'y  font  pas 
conformes?  §.4. 


45^  T^^s  Idées  réelles ,  ér  chimériques. 

C  HAP.  §.  4.  A  cela  je  dis ,  en  fécond  lieu  ,  Que  les  Modes' 
XXX.  mixtes  Se  les  Relations  n'ayant  d'autre  réalité  que  celle 
Les    Modes  qu'ils  ont  dans  l'Efprit  des  hommes  ,   tout  ce  qui  eft  re- 

mixtts   co:npo-    '■     ■  ,-   .  "^  ^  jit  j  r  -m  ,    n 

fez  d  Idées  qui  1"-"S  pour  tairc  que  ces  lortes  d  idées  loient  réelles ,  c  eft 
peuvent  com-  la  poilibilité  d'exiftcr  Se  dé  compatir  enfemble.  Comme 
Foma'ch™  '^' CCS  idées  font  elles-mêmcs  des  Arclict y pcs ,  elles  ne  fau- 
roient  différer  de  leurs  originaux ,  &  par  confequent  être 
chimériques  ;  à  moins  qu'on  ne  leur  afVocie  des  Idées  in- 
compatibles. A  la  vérité ,  comme  ces  Idées  ont  des  noms 
iiiitez  dans  les  Langues  vulgaires  ,  qu'on  leur  a  alîlgnez 
&:  par  lefquels  celui  qui  a  ces  idées  dans  l'Efprit ,  peut 
les  faire  connoître  à  d'autres  perfonncs,  une  fimple  polfi- 
bilité  d'exifter  ne  fuflit  pas  ,  il  faut  d'ailleurs  qu'elles 
ayent  de  la  conformité  avec  la  fignification  ordinaire  du 
nom  qui  leur  eft  donné,  de  peur  qu'on  ne  les  croye  chi- 
mériques ,  comme  on  feroit ,  par  exemple ,  fi  un  homme 
donnoit  le  nom  de  Jnjiice  à  cette  vertu  qu'on  appelle 
communément  Libéralité;  mais  ce  qu'on  appelleroit  chi- 
mérique en  cette  rencontre,  fe  rapporte  plutôt  à  la  pro- 
priété du  Langage  qu'à  la  réalité  des  Idées.  Car  être 
tranquille  dans  le  danger  pour  confidérer  de  fang  froid  ce 
qu'il  eft  à  propos  de  fliire  ,  &:  pour  l'exécuter  avec  fer- 
meté, c'eft  un  Mode  mixte  ou  une  idée  complexe  d'une 
Aftion  qui  peut  exifter.  Mais  de  fe  troubler  dans  le  pé- 
ril fans  faire  aucun  ufage  de  fa  raifon ,  de  fes  forces  ou  de 
fon  induftrie  ,  c'eft  aulfi  une  chofe  fort  poflible,  &:  par 
confequent  une  idée  aulll  réelle  que  la  précédente.  Ce- 
pendant la  première  étant  une  fois  défignée  par  le  nom 
de  Courage  qu'on  luy  donne  communément  ,  peut  être 
une  idée  jufte  ou  faufle  par  rapport  à  ce  nom-là  j  au  lieu 
que  fi  l'autre  n'a  point  de  nom  commun  6c  ullté  dans 
quelque  Langue  connue,  elle  ne  peut  être  ,  durant  tout 
ce  temps-là,  fufceptible  d'aucune  difformité  ,  puifqu'el- 
le  n'eft  formée  par  rapport  à  aucune  autre  chofe  qu'à  elle- 
même. 
Lesidifcs  des  §.  5.  III.  Pour  nos  Idées  complexes  des  fubftances, 
t2dJcs""'ior'r-  comme  elles  font  coûtes  formées  par  rapport  aux  chofes 

qui 


"Des  làéis  complètes  éf  incomplètes.   L  i  v.  II.      45  7 
qui  font  hors  de  nous  ,    6c  pour  reprefenter  les  fubftances    C  h  A  p. 
telles  qu'elles  exiftent  réellement  ,    elles  ne  font  réelles     XXX. 
qu'entant  que  ce  font  des  combinaifons  d'Idées  fimples,  q"'fil«  co"- 
reellement  unies  &;  coexiftantes  dans  les  chofes  qui  exi-  [^Tiftencrdcs 
Itent  hors  de  nous.    Au  contraire  ,  celles-là  font  chimen-  chofes. 
ques  qui  font  compofées  de  telles  colle£tions  d'Idées  fim- 
ples qui  n'ont  jamais  été  réellement  unies  ,  qu'on  n'a  ja- 
mais trouvé  enfemble  dans  aucune  fubftance  ,  par  exem- 
ple une  Créature  raifonnable  avec  une  tête  de  cheval,  join- 
te à  un  corps  de  forme  humaine,  ou  telle  qu'on  reprefen- 
te  les  Centaures  ,  ou  bien  ,  un  corps  jaune  ,  fort  malléa- 
ble ,    fufible  6c  fixe  ,   mais  plus  léger  que  l'Eau  j  ou  un 
Corps  uniforme,  nonorganizé,  toutcompofé,  à  en  ju- 
ger par  les  Sens,  de  parties  fimilaires  ,  qui  ait  de  la  per- 
ception 6c  une  motion  volontaire.     Mais  quoy  qu'il  en 
foit ,    ces  Idées  de  fubftances  n'étant  conformes  à  aucun 
Patron  aftuellement  exiftant  qui  nous  foit  connu, 6c étant 
compofées  de  tels  amas  d'Idées  qu'aucune  fubftance  ne 
nous  a  jamais  fait  voir  jointes  enfemble;  elles  doivent  paf- 
fer  dans  nôtre  Efprit  pour  des  Idées  purement  imaginai- 
res }    mais  ce  nom  convient  fur  tout  à  ces  Idées  comple- 
xes qui  font  compofées  de  parties  incompatibles  ou  con- 
tradiftoires. 


CHAPITRE     XXXI. 

Des  Idées  complètes  (^  incomplètes.  C  h  a  p. 

XT  TJ    '  '11  XXXl. 

§.  I.  T2  Ntre  nos  Idées  réelles  quelques-unes   font  l«  idées  com, 
jOj   *  complètes  &c  quelques  autres  -f  mcompletes.  r'«"  reprciin- 
j'appelle  Idées  complètes  celles  qui  repréfentent  parfai- n,cm^kii''rrAt- 
tement  les  Originaux  d'où  l'Efpnt  fuppofe  qu'elles  font  cheiypcs. 
tirées  ,   qu'il  prétend  qu'elles  repréfentent  ,    6c  auxquels 
il  les  rapporte.     Les  Idées  incomplètes  font  celles  qui  ne 
M  m  m  re- 

*  En  Latin  attu'qrtat.e,  ■^   Iit.id.ejiMt.e, 


4-5  8  Des  Idées  complètes  ér  incomplètes. 

C  H  A  p.    repréfentent  qu'une  parrie  des  Originaux  auxquels  elles  fc 
XXXI.    rapportent. 
Toutes  its  idc'cs      g_  2.  Cela  pofé ,  il  e(l  évident  en  premier  lieu,   ^«e 
comyetesT     îoutes  tios  Idées  /Impies  font  complètes.     Parce  que  n'étant 
autre  chofe  que  des  effets  de  certaines  Puiflances  que  Dieu 
a  mifes  dans  les  Chofes  pour  produire  telles  Se  telles  fen- 
fations  en  nous, elles  ne  peuvent  qu'être  conformes ëccor- 
refpondre  entièrement  à  ces  PuilTances  ;    &:  nous  fommes 
afsûrez  qu'elles  s'accordent  avec  la  réalité  des  chofes.  Car 
fi  le  fucre  produit  en  nous  les  idées  que  nous  appelions 
blancheur  &c  douceur ,  nous  fommes  afsûrez  qu'il  y  a  dans 
le  fucre  une  puiifance  de  produire  ces  Idées  dans  nôtre  Ef- 
prit  ,   ou  qu'autrement  le  fucre  n'auroit  pu  les  produire. 
Ainfi  chaque  fenfation  répondant  à  la  puiflance  qui  opère 
fur  quelqu'un  de  nos  Sens ,  l'idée  produite  par  ce  moyen 
efl:  une  Idée  réelle  ,    6c  non  une  fiction  de  nôtre  Efprit  , 
car  il  ne  fauroit  fe  produire  à  luy-méme  aucune  idée  fim- 
ple,  comme  nous  l'avons  déjà  prouve  :  ôc  cette  Idée  ne 
peur  qu'être  complète  ,    puifqu'il  iufiît  pour  cela  qu'elle 
réponde  à  cette  Puiflance  >    d'où  il  s'enluit  que  tontes  les 
Idées  Jîmples  fotit  complètes.     A  la  vérité  ,   parmi  les  cho- 
fes qui  produifent  en  nous  ces  Idées  fimples ,  il  y  en  a  peu 
que  nous  défignions  par  des   noms  qui  nous  les  faflent  re- 
garder comme  de  fimples  caufes  de  ces  Idées  ;    nous  les 
confiderons  au  contraire  comme  des  fujets  où  ces  Idées 
font  inhérentes  comme  autant  d'Etres  réels.     Car  quoy 
»  Qui  caiifo  //f  que  nous  difions  que  le  Feu  eft  *  douloureux  lorfqu'on  le 
ladanieur     ^  fouche , par  où  nous  défignons  la  puiflance  qu'il  a  de pro- 
Mis.  de Vacj-  duirc  en  nous  une  idée  de  douleur  j  on  l'appelle auflic/?,^//^ 
«lermcFraiçoiic  ^  lummcux ,  commc  fi  la  chaleur  ,   6c  la  lumière  éroient 
mot^dl'n'sXur  ^^"s  le  fcu  des  chofes  réelles  ,  différentes  de  la  puiflance 
Didioniiaire, &  d'excitct  CCS  idccs  en  nous  j  d'où  vient  qu'on  les  nomme 
ff  je'rcm!"' ^^s  Qiialitcz  du  Feu  ou  qui  exirtent  dans  le  Fcu.     Mais 
ployé  en  cet      commc  cc  ne  font  elfeftivcment  que  des  Puifl'anccs  de  pro- 
eudioic.  duire  en  nous  telles  Se  telles  Idées  ,    on  doit  fe  fouvenir 

que  c'etl  ainfi  que  je  Tcntens  lorfquc  je  parle  des  fécondes 
Çlualites^i  comme  fi  elles  exiftoicnt  dans  les  chofes  j   ou 

de 


Des  Idées  complètes  é"  incomplètes.  Lrv.  II.  4,59 
de  leurs  Idées,  comme  fi  elles  étoient  dans  les  Objets  qui  C  h  a  p, 
les  excitent  en  nous.  Ces  façons  de  parler  quoy  qu'ac-  XXXL 
commodées  aux  notions  vulgaires ,  fans  lefquelles  on  ne 
fauroit  fe  faire  entendre  ,  ne  fignifient  pourtant  rien  dans 
le  fonds  que  cette  puiffance  qui  eft  dans  les  chofes ,  d'ex- 
citer certaines  fenfations  ou  idées  en  nous.  Car  s'il  n'y  a- 
voit  point  d'organes  propres  à  recevoir  les  imprclîions  du 
Feu  fur  la  Veûé  &:  fur  l'Attouchement,  èc  qu'il  n'y  eut 
point  d'Ame  unie  à  ces  organes  pour  recevoir  des  idées 
de  Lumière  &:  de  Chaleur  par  le  moyen  des  impreffions 
du  Feu  ou  du  Soleil ,  il  n'y  auroit  non  plus  de  lumière 
ou  de  chaleur  dans  le  Monde  ,  que  de  douleur  s'il  n'y  a- 
voit  aucune  créature  capable  de  la  fcntir,  quoy  que  le  So- 
leil fut  précifément  le  même  qu'il  cil  à  préfent  &c  que  le 
mont  Gibel  vomit  des  flammes  plus  haut  &:  avec  plus  d'im- 
petuofité  qu'il  n'a  jamais  fait.  Pour  hfoUdtte\  Vétenducy 
lafgure,  le  mouvement  &c  le  repos  ,  toutes  chofes  dont 
nous  avons  des  idées ,  elles  exiftcroient  réellement  dans 
le  Monde  telles  qu'elles  font ,  foit  qu'il  y  eût  quelque  ê- 
tre  capable  de  fentiment  pour  les  appercevoir  ou  qu'il  n'y 
en  eût  aucun}  c'eftpourquoy  nous  avons  raifon  de  les  re- 
garder comme  des  modifications  réelles  de  la  Matière,  & 
comme  les  caufes  de  toutes  les  diverfes  fenfations  que  nous 
recevons  des  Corps.  Mais  fans  m'engager  plus  avant 
dans  cette  recherche  qu'il  n'eft  pas  à  propos  de  pourfui- 
vre  dans  cet  endroit  ,  je  A'ais  continuer  de  faire  voir 
quelles  Idées  complexes  font,  ou  ne  font  pas  complè- 
tes. 

§.  3.  En  fécond  lieu  ,  comme  nos  Idées  complexes  dessous  IcsMoJcs 
Modes  font  des  aflcmblages  volontaires  d'Idées  fimples'"'"*^"'"^''"* 
que  l'Efprit  joint  enfemble  ,  fans  avoir  égard  à  certains 
Archétypes  ou  Modèles  réels  &  actuellement  exiftans ,  el- 
les font  complètes ,  &  ne  peuvent  être  autrement.  Parce 
que  n'étant  pas  regardées  comme  des  copies  de  chofes  réel- 
lement exiftantes ,  mais  comme  des  Archétypes  que  l'Ef- 
prit forme  pour  s'en  fervir  à  ranger  les  choies  fous  certai- 
nes dénominations,  rien  ne  (auroit  kurmanquer ,puifqiie 
M  m  m  2  cha- 


460  Des  Idées  complètes  à-  incomplètes. 

Chap.  chacune  renferme  telle  combinaifon  d'Idées  que  l'Efprit 
XXXI.  a  voulu  former  &:  par  conféqucnt  telle  perfection  qu'il  a 
eu  deffein  de  luy  donner;  de  forte  qu'il  en  elt  fatisfait  Se 
n'y  peut  trouver  rien  à  dire.  Ainfi  ,  lorfque  j'ai  l'idée 
d'une  figure  de  trois  cotez  qui  forment  trois  angles  ,  j'ai 
une  idée  complète,  où  je  ne  vois  rien  qui  manque  pour 
la  rendre  parfaite.  Que  l'Efprit,  dis-je,  foit  content  de 
la  perfedion  d'une  telle  idée ,  c'eft  ce  qui  paroit  évidem- 
ment en  ce  qu'il  ne  conçoit  pas  que  l'Entendement  de 
qui  que  ce  foit  ait  ou  puilfe  avoir  une  idée  plus  complè- 
te ou  plus  parfaite  de  la  Chofe  qu'il  défigne  par  le  mot 
de  Triangle  fuppofe  qu'elle  exille;  que  celle  qu'il  trouve 
dans  cette  idée  complexe  de  trois  cotez  &de  trois  angles, 
dans  laquelle  eft  contenu  tout  ce  qui  eft  ou  peut  être  ef- 
fentiel  à  cette  idée,  ou  qui  peut  être  néceflaire  à  la  ren- 
dre complète ,  dans  quelque  lieu  ou  de  quelque  manière 
qu'elle  exille.  Mais  il  en  ell  autrement  de  nos  Idées  des  Sub- 
ftances.  Car  comme  par  ces  Idées  nous  nous  propofons 
de  copier  les  chofcs  telles  qu'elles  exiftent  réellement,  ôc 
de  nous  repréfenter  à  nous-mêmes  cette conftitution, d'où 
dépendent  toutes  leurs  Propriétez ,  nous  appercevons  que 
nos  Idées  n'atteignent  point  la  perfection  que  nous  avons 
en  veùë;  nous  trouvons  qu'il  leur  manque  toujours  quel- 
que chofe  que  nous  ferions  bien  aifes  d'y  voir>  6c  par  con- 
féquent  elles  font  toutes  incomplètes.  Mais  les  Modes 
mixtes  Se  les  Rapports  étant  des  Archétypes  fins  aucun  mo- 
delle,  ils  n'ont  à  repréfenter  autre  chofe  qu'eux-mêmes, 
&"  ainfi  ils  ne  peuvent  être  que  complets  ^  car  chaque  cho- 
fe ell  complète  à  l'égard  d'elle-même.  Celui  qui  aflem- 
bla  le  premier  l'idée  d'un  Danger  qu'on  apperçoit,  l'exem- 
ption du  trouble  que  produit  la  peur  ,  une  confideration 
tranquille  de  ce  qu'il  feroit  raifonnable  de  faire  dans  une 
telle  rencontre  ,  &■  une  applicaticni  aftuelle  à  l'exécuter 
fans  fe  défaire  ou  s'épouvanter  par  le  péril  ou  l'on  s'enga- 
ge, celui-là,  dis-je,  qui  réunit  le  premier  toutes  ces  cho- 
fes,  avoit  fins  doute  dans  fon  Efprit  une  idée  complexe, 
compofée  de  cette  combinaifon  d'idcc?  >   5c  comme  il  ne 

vou- 


Des  Idées  complètes  é' incomplètes.  Liv.  II.      461 
vouloit  pas  que  ce  fut  autre  chofe  que  ce  qu'elle  efl ,    ni    C  H  A  p. 
qu'elle  contuit  d'autres  idées  fimples  que  celles  qu'elle    XXXI. 
contient,  ce  ne  pouvoit  être  qu'une  idée  complète  >    de 
forte  que  la  confervant  dans  fa  mémoire  en  luy  donnant 
le  nom  de  Courage  pour  la  dellgner  aux  autres  &  pour  s'en 
fervir  à  dénoter  toute  aiStion  qu'il  verroit  être  conforme  à 
cette  idée  ,    il  avoit  par  là  une  Règle  par  oii  il  pouvoit 
mefurer  &:  défigner  les  actions  qui  s'y  rapportoient.    Une 
iàé&  ainll  formée,  &"  établie  pour  fervir  de  modelle,  doit    . 
néceflairement  être  complète  ,   puifqu'elle  ne  fe  rapporte 
à  aucune  autre  chofe  qu'à  elle-même, &:  qu'elle  n'a  point 
d'autre  origine  que  le  bonplailir  de  celui  qui  forma  le  pre- 
mier cette  combinaifon  particulière. 

§.  4.  A  la  vérité, fi  après  cela  un  autre  vient  à  appren-  LesModcspeu- 
dre  de  luy  dans  la  converfation  le  mot  de  cour  âge, i\  peut  compietr,  par 
former  une  idée  qu'il  déligne  aufll  par  ce  nom  de  courage)  rapor:  àdc^ 
qui  foit  différente  de  ce  que  le  premier  Auteur  marque  par  ""^^^^'^'^""''^"'^ 
ce  terme-là  &  qu'il  a  dans  l'Efprit  lorfqu'il  l'employé.  Et 
dans  ce  cas  s'il  prétend  que  cette  idée  qu'il  a  dans  l'Efprit, 
foit  conforme  à  celle  de  cette  autre  perfonne  ,  ainfi  que 
le  nom  dont  il  fe  fert  dans  le  difcours,ell:  conforme,  quant 
au  fon,  à  celui  qu'employé  la  perfonne  dont  il  l'a  appris, 
en  ce  cas-là,  dis-je,  fon  idée  peut  être  très-fauffe  &  très- 
incomplete.  Parce  qu'alors  prenant  l'idée  d'un  autre  hom- 
me pour  le  patron  de  l'idée  qu'il  a  luy-même  dans  l'Ef- 
prit, tout  ainfi  que  le  mot  ou  le  fon  employé  par  un  autre 
luy  fert  de  modelle  en  parlant  ,  fon  idée  eft  autant  defc- 
tînenfc  8c  incomplète,  qu'elle  eft  éloignée  de  l'Archétype 
&:  du  modelle  auquel  il  la  rapporte  &  qu'il  prétend  ex- 
primer &  faire  connoitre  par  le  nom  qu'il  employé  pour 
cela-,  l<  qu'il  voudroit  faire  paflcr  pour  un  figne  de  l'idée 
de  cette  autre  perfonne  (à  laquelle  idée  ce  nom  a  été  ori- 
ginairement attache)  &  de  fa  propre  idée  qu'il  prétend  luy 
être  conforme.  Mais  11  dans  le  fonds  fon  idée  ne  s'accor- 
de pas  exactement  avec  celle-là ,  elle  eft  dès-là  défeftueu- 
fe  &  incomplète. 

§.  5 .  Lors  donc  que  nous  rapportons  dans  nôtre  Efprit 
M  m  m  3  ces 


46  2  Des  Idées  complètes  ér  incomplètes. 

C  H  A  p.   ces  idées  complexes  des  Modes  à  des  Idées  de  quelque  aii- 
XXXI.    tre  Etre  Intelligent ,  exprimées  par  les  noms  que  nous  leur 
appliquons,  prétendant  qu'elles  y  repondent  exadement, 
elles  peuvent  être  en  ce  cas-là  très-défe^tueufes ,  fauflésSc 
incomplètes  j    parce  qu'elles  ne  s'accordent  pas  avec  ce 
que  l'Efpnt  fe  propofe  pour  leur  Archétype  ou  modelle. 
Et  c'cll  à  cet  égard  feulement  qu'une  idée  de  Modes  peut 
être  faufle,  imparfaite  ou  incomplète.    Sur  ce  pié-là  nos 
Idées  des  Modes  mixtes  font  plus  fujettes  qu'aucune  au- 
tre à  être  faufles  ôc  defe£tueufes  ;    mais  cela  a  plus  de 
rapport  à  la  propriété  du  Langage  qu'à  lajufteiTedescon- 
noi  fiances. 
LesWccsdes        §.  6.  J'ai  déjà  montré  *  quelles  Idées  nous  avons  des 
yubftanccsen-  f^i  bilan  CCS ,  il  me  reite  à  remarquer  ,    en  troifiéme  lieu  , 

tant  quelles   le  '  111-/-  t 

rapportent  à  des  que  CCS  Idccs  out  un  doublc  rapport  ciaus  1  Efprit.  i.Quel- 
tiicnccs  rcciics,  q^,£fQJ5  g^gg  {"^  rapportent  à  une  eflence,  fuppofée  réelle, 
Complètes.       de  chaquc  Efpece  de  chofcs.    2.  Et  quelquefois  elles  font 
•chapxxiii.  uniquement  regardées  comme  des  peintures  &  des  repré- 
F»S-  350-       fentations  des  chofes  qui  cxillent  ,    peintures  qui  fe  for- 
ment dans  l'Efprit  par  les  idées  des  Qiialitez  qu'on  peut 
découvrir  dans  ces  chofes -là.     Et  dans  ces  deux  cas  , 
les  copies  de  ces  originaux  font  imparfaites  Se  incom- 
plètes. 

Je  dis  en  premier  lieu ,  que  les  hommes  font  accoutu- 
mez à  regarder  les  noms  des  fubftances  comme  des  chofes 
qu'ils  fuppofent  avoir  certaines  eflences  réelles  qui  les  font 
être  de  telle  ou  de  telle  efpéce  :  &  comme  ce  qui  eft  (i- 
gnifié  par  les  noms,n'efl:  autre  chofe  que  les  idées  qui  font 
dans  l'Efprit  des  hommes  ,  il  faut  par  conféquent  qu'ils 
rapportent  leurs  idées  à  ces  eflences  réelles  comme  à  leurs 
Archétypes.  (3r  que  les  hommes  Se  fur  tout  ceux  qui  ont 
été  imbus  de  la  doctrine  qu'on  enfeigne  dans  nos  Ecoles, 
fuppofent  certaines  ElTences  fpécifiques  des  fubftances, 
auxquelles  les  Individus  le  rapportent  Se  participent,  cha- 
cun dans  fon  Efpéce  ditférente  ,  c'cft  ce  qu'il  eft  11  peu 
néccflaire  de  prouver  ,  qu'il  paroitra  étrange  que  quel- 
qu'un parmi  nous  veuille  s'éloigner  de  cette  méthode. 

Ainfi , 


Des  Idées  complètes  à' incomplètes.   Liv.  II.      463 

Ainfi,  l'on  applique  ordinairement  les  noms  fpécifîques  Chap, 
fous  lefquels  on  range  les  fubftances  particulières  ,  aux  XXXI. 
chofes  entant  que  didinguées  en  Efpéces  par  ces  fortes 
d'eflences  qu'on  fuppofe  exifter  réellement  Et  en  effet 
on  auroit  de  la  peine  à  trouver  un  homme  qui  ne  fut  cho- 
qué de  voir  qu'on  doutât  qu'il  fe  donne  le  nom  d'hom- 
me fur  quelque  autre  fondement  que  fur  ce  qu'il  a  l'efîen- 
cc  réelle  d'un  Homme.  Cependant  fi  vous  demandez , 
quelles  font  ces  Eflences  réelles  ,  vous  verrez  clairement 
que  les  hommes  font  dans  une  entière  ignorance  à  cet  é- 
gard,  &  qu'ils  ne  fivent  abfolument  point  ce  que  c'eft. 
D'oii  il  s'enfuit  que  les  Idées  qu'ils  ont  dans  l'Efprit  ,  é- 
tant  rapportées  à  des  effences  réelles  comme  à  des  Arche- 
types  qui  leur  font  inconnus  ,  doivent  être  fi  éloignées 
d'être  complètes ,  qu'on  ne  peut  pas  même  fuppofer  qu'el- 
les foient  en  aucune  manière  des  repréfentations  de  ces 
Effences.  Les  Idées  complexes  que  nous  avons  des  fub- 
ftances, font,  comme  j'ai  déjà  montré  ,  certaines  colle- 
ftions  d'Idées  fimples  qu'on  a  obfervé  ou  fuppoié  exifter 
conftamment  enfemble.  Mais  une  telle  idée  complexe  ne 
fauroit  être  l'efTence  réelle  d'aucune  fubUancCi  car  fi  cela 
étoit ,  les  proprietez  que  nous  découvrons  dans  tel  ou  tel 
Corps,  dépendroient  de  cette  idée  complexe}  elles  en 
pourroient  être  déduites, &:  l'on  connoîtroit  la  connexion 
néceffaire  qu'elles  auroient  avec  cette  idée ,  ainil  que  tou- 
tes les  proprietez  d'un  Triangle  dépendent  ,  &  peu- 
vent êire  déduites,  autant  qu'on  peut  les  connoître  ,  de 
l'idée  complexe  de  trois  lignes  qui  enferment  un  Efpace. 
Mais  il  efl:  évident  que  nos  Idées  complexes  des  fubllan- 
ces  ne  renferment  point  de  telles  idées  d'oii  dépendent  tou- 
tes les  autres  Qiialitez  qu'on  peut  rencontrer  dans  les  fub- 
ftances. Par  exemple  ,  l'idée  commune  que  les  hommes 
ont  du  Fer ,  c'efl  un  Corps  d'une  certaine  couleur  ,  d'un 
certain  poids  &  d'une  certaine  dureté  :&  une  des  proprie- 
tez qu'ils  regardent  appartenir  à  ceCorps, c'efl  la  malléa- 
bilité. Cependant  cette  propriété  n'a  point  de  liaifon  ns- 
cclVairc  avec  une  telle  idée  complexe  ,  ou  avec  aucu- 
ne 


4.64-  T>es  Idées  complètes  cf  incomplètes. 

C  H  A  p.  ne  de  fes  parties  -,  car  il  n'y  a  pas  plus  de  raifon  de  juger 
XXXI.  que  la  malléabilité  dépend  de  cette  couleur  ,  de  ce  poids 
&  de  cette  ciureté,  que  de  croire  que  cette  couleur  ou  ce 
poids  dépendent  de  (a  malléabilité.  Mais  quoy  que  nous  ne 
connoiflions  point  ces  Eilences  réelles ,  rien  n'ell  pourtant 
plus  ordmaire  que  de  voir  des  gens  qui  rapportent  les  dif- 
férentes cfpéces  des  chofes  à  de  telles  eflénces.  Ainfi  la 
plupart  des  hommes  fuppofent  hardiment  que  cette  partie 
particulière  de  Matière  dont  efb  compofe  l'Anneau  que 
j'ai  au  doigt,  a  une  eflence  réelle  qui  le  fait  être  de  Vor y 
&  que  c'ell  de  là  que  procèdent  les  Qiialitez  que  j'y  re- 
marque ,  favoir  ,  fa  couleur  particulière  ,  fon  poids,  fa 
dureté,  ù  fnfihilité,  (afixité,  comme  parlent  les  Chymi- 
fl:cs,8c  le  changement  de  couleur  qui  luy  arrive  des  qu'el- 
le elt  touchée  légèrement  par  du  Mercure  ;  ^c.  Mais  quand 
je  veux  entrer  dans  la  recherche  de  cette  Eflence  ,  d'où 
découlent  toutes  ces  proprietez ,  je  vois  nettement  que  je 
ne  faurois  la  dé^couvrir.  Tout  ce  que  je  puis  faire,  c'elt 
de  préfumer  que  cet  Anneau  n'étant  autre  chofe  que  corps, 
fon  eflence  réelle  ou  fa  conftitution  intérieure  d'où  dépen- 
dent ces  Qiialitez ,  ne  peut  être  autre  chofe  que  la  figure, 
la  grofleiir  ôc  la  liaifon  de  fes  parties  folides>  mais  comme 
je  n'ai  abfolument  point  de  perception  diftincte  de  nulle 
de  ces  chofes ,  je  ne  puis  avoir  aucune  idée  de  fon  eflence 
réelle  ,  qui  fait  que  cet  Anneau  a  une  couleur  jaune  qui 
luy  eft  particulière,  une  plus  grande  pefanteur  qu'aucune 
chofe  que  je  connoiflé  d'un  pareil  volume,  &:  une  difpo- 
fition  à  changer  de  couleur  par  l'attouchement  de  l'argent 
vif.  Qi^ie  fi  quelqu'un  dit  que  l'eflénce  réelle  èc  la  con- 
flitution  intérieure  d'où  dépendent  ces  proprietez  ,  n'eft 
pas  la  figure  ,  la  grofleur  &■  l'arrangement  ou  la  contcxtu- 
re  de  fes  parties  folidcs  ,  mais  quelque  autre  chofe  qu'il 
nomme  L\  forme  particulière  ,  je  me  trouve  plus  éloigné 
d'avoir  aucune  idée  de  fon  eflence  réelle  ,  que  je  n'etois 
auparavant.  Car  j'ai  en  général  une  idée  de  figure,  de 
grofleur,  fie  de  fituation  de  parties  folides  ,  quoy  que  je 
n'en  aye  aucune  en  particulier  de  la  figure, de  la  grofleur, 

ou 


Des  Idées  complètes  c^  incomplètes.  Liv.  II.  465 
ou  de  la  liaifon  des  parties  ,  par  où  les  Qualitez  dont  je  C  h  A  p. 
viens  de  parler ,  font  produites  :  Qualitez  que  je  trouve  XXXI. 
dans  cette  portion  particulière  de  Matière  que  j'ai  au 
doigt,  èc  non  dans  une  autre  portion  de  Matière  dont  je 
me  fers  pour  tailler  la  Plume  avec  quoy  j'écris.  Mais 
quand  on  me  dit  que  fon  efl'ence  eft  quelque  autre  chofe 
que  la  figure  ,  la  groffeur  &:  la  fituation  des  parties  foli- 
des  de  ce  Corps  ,  quelque  chofe  qu'on  nomme  Forme 
Jubftantielle  ,  c'eft  dequoy  j'avoûè  que  je  n'ai  abfolument 
aucune  idée,  excepté  celle  du  fon  de  ces  deux  fyliabes, 
forme  ;  ce  qui  eft  bien  loin  d'avoir  une  idée  de  fon  eflen- 
ce  ou  conftitution  réelle.  Je  n'ai  pas  plus  de  connoiiïan- 
ce  de  l'eiîénce  réelle  de  toutes  les  autres  fubftances  natu- 
relles, que  j'en  ai  de  celle  de  l'or  dont  je  viens  de  parler. 
Leurs  effences  me  font  également  inconnues  ,  je  n'en  ai 
aucune  idée  diftinfte,  &  je  fuis  porté  à  croire  que  les  au- 
tres fe  trouveront  dans  la  même  ignorance  fur  ce  point, 
s'ils  prennent  la  peine  d'examiner  leurs  propres  connoif- 
fances. 

§.  7.  Celapofé,  lorfque  les  hommes  appliquent  à  cet-  Les  idées  des 
te  portion  particulière  de  Matière  que  j'ai  au  doigt,  un  t^anf^u'^-eiiJ"' 
nom  général  qui  eft  déjà  en  ufage  ,  ôc  qu'ils  l'appellent  font  rapportées 
Or,  ne  luy  donnent-ils  pas,  ou  ne  fuppofe-t-on  pas  or-  ^  '^.f  «:"«"=« 

d-*  ,  ,      ,  /  '■  '■  *•  réelles  ne  font 

mairement  qu  ils  luy  donnent  ce  nom  comme  apparte-  pas  complètes. 

nant  à  une  Efpéce  particulière  de  Corps  qui  a  une  elTcn- 
ce  réelle  &:  intérieure  ,  en  forte  que  cette  fubftance  par- 
ticulière foit  rangée  fous  cette  efpece,  &:  défignée  par  ce 
nom-là,  parce  qu'elle  participe  à  l'Eflence  réelle  6c  in- 
térieure de  cette  Efpéce  particulière  ?  Qiie  fi  cela  eft  ain- 
fi ,  comme  il  l'eft  vifiblement ,  il  s'enfuit  de  là  que  les 
noms  par  lefquels  les  chofes  font  défignées  comme  ayant 
cette  efiTence ,  doivent  être  originairement  rapportez  à  cette 
eflence  6c  par  conféquent  que  l'idée  à  laquelle  ce  nom  eft 
attribué ,  doit  être  aullî  rapportée  à  cette  Eflence, 6c  regar- 
dée comme  en  étant  la  reprefentation.  Mais  comme  cette 
Eflence  eft  inconnue  à  ceux  qui  fe  fervent  ainfi  des  noms, 
il  eft  vifible  que  toutes  leurs  idées  des  fubftances  doivent 

N  n  n  être 


4-66  Des  Idées  complètes  cr  incomplètes. 

C  H  A  p.    être  incomplètes  à  cet  égard  ,  puifqu'au  fonds  elles  ne 
XXXI.    renferment  point  en  elles-mêmes  l'eflence  réelle  quel'Ef- 
prit  fuppofe  y  être  contenues. 
Enrant  que  des      §.  8.  En  fccond  licu ,  d'auttcs  ncgllgeans  ccttc  fiippo- 
coiicaions   de  fidon  inutile  d'eflénces  réelles  inconnues,  par  où  font  di- 
elie"  fonrcou-  ftinguées  les  différentes  Efpéces  des  fubftances  ,  tâchent 
Ks  incomplètes,  de  fc  rcpréfentcr  les  fubftances  en  aflemblant  les  idées  des 
Qiialitez  fenfibles  qu'on  y  trouve  exifter  enfemble.    Bien 
que  ceux-là  foient  beaucoup  plus  près  de  s'en  faire  de  ju- 
ftes  images,  que  ceux  qui  fe  figurent  je  ne  fai  quelles  ef- 
fences  fpecifiques  qu'ils  ne  connoiflént  pas  ,   ils  ne  par- 
viennent pourtant  point  à  fe  former  des  idées  tout-à-fait 
complètes  des  fubftances  dont  ils  voudroient  fe  faire  par 
là  des  copies  parfaites  dans  l'Efpritj  &:  ces  copies  ne  con- 
tiennent pas  pleinement  êcexaftement  tout  ce  qu'on  peut 
trouver  dans  leurs  originaux      Parce  que  les  Qj-ialitez  & 
Pinjfances  dont  nos  Idées  complexes  des  fubftances  font 
compofées ,  font  fi  diverfes  &  en  fi  grand  nombre ,  que 
perfonne  ne  les   renferme  toutes  dans  l'idée   complexe 
qu'il  s'en  forme  en  luy-même. 

Et  premièrement,  que  nos  Idées  abftraites  des  fubftan- 
ces ne  contiennent  pas  toutes  les  idées  fimples  qui  font 
unies  dans  les  chofes  mêmes,  c'eft  ce  qui  paroit  vifible- 
ment  en  ce  que  les  hommes  font  entrer  rarement  dans 
leur  idée  complexe  d'aucune  fubftance  ,  toutes  les  idées 
fimples  qu'ils  favent  exifter  aftuellement  dans  cette  fub- 
ftance: parce  que  tâchant  de  rendre  la  fignification  des 
noms  fpecifiques  des  fubftances  aullî  claire  6c  aulfi  peu 
embarraflee  qu'ils  peuvent  ,  ils  compofent  pour  l'ordi- 
naire les  idées  fpecifiques  qu'ils  ont  de  diverfes  fortes  de 
fubftances,  d'un  petit  nombre  de  ces  Idées  fimples  qu'on 
y  peut  remarquer.  Mais  comme  celles-ci  n'ont  originai- 
rement aucun  droit  de  paffer  devant  ni  de  compofér  l'i- 
dée fpécifique  plutôt  que  les  autres  qu'on  en  exclut  ^  il 
cft  évident  qu'à  ces  deux  égards  nos  Idces  des  fubftances 
font  défeftueufes  &  incomplètes. 

D'ailleurs,  fi  vous  exceptez  dans  ccrtaiaes  E  p:ces  de 

fub- 


Des  Idées  complètes  cr  incomplètes.   L  i  v.  II.      4,67 

fubftances  la  figure  ôc  la  groflcur,  toutes  les  Idées  dm-  Çhap. 
pies  dont  nous  formons  nos  Idées  complexes  des  lubftan-  XXXI. 
ces,  font  de  pures  Puiflances  ;  &  comme  ces  Puiffances 
font  des  Relations  à  d'autres  fubftances, nous  ne  pouvons 
jamais  être  aflurez  de  connoître  toutes  ks  puiflances  qui 
font  dans  un  Corps  jufqu'à  ce  que  nous  ayions  éprouvé 
quels  changemens  il  eft  capable  de  produire  dans  d'au- 
tres fubftances  ,  ou  recevou-  de  leur  part  dans  les  diffé- 
rentes applications  qui  en  peuvent  être  faites.  C'eft  ce 
qu'il  n'eft  pas  pofliblc  d'eflaycr  fur  aucun  Corps  en  parti- 
c-ulier,  moins  encore  fur  tous  ;  &:  par  conféquent  il  nous 
eft  impolîible  d'avoir  des  idées  complètes  d'aucune  fub- 
ftance,  qui  comprennent  une  colle£tion  parfaite  de  tou- 
tes leurs  Propriétez. 

§.  9.  Celui  qui  le  premier  trouva  une  pièce  de  cette 
efpéce  de  fubftance  que  nous  défignons  par  le  mot  d'Or , 
ne  put  pas  fuppofer  raifonnablement  que  la  grofleur  6c  la 
figure  qu'il  remarqua  dans  ce  morceau  ,  dépendoient  de 
fon  eflence  réelle  ou  conftitution  intérieure.  C'eftpour- 
quoy  ces  chofes  n'entrèrent  point  dans  l'idée  qu'il  eût  de 
cette  efpéce  de  Corps  ;  mais  peut-être  ,  ù  couleur  parti- 
culière &  fon  poids  furent  les  premières  qu'il  en  déduifit 
pour  former  l'idée  complexe  de  cette  Efpéce  :  deux  cho- 
ies qui  ne  font  que  de  fimples  Puiflances  ,  l'une  de  frap- 
per nos  yeux  d'une  telle  manière  &  de  produire  en  nous 
l'idée  que  nous  appelions  jaune  ,  &:  l'autre  de  faire  tom- 
ber en  bas  un  autre  Corps  d'une  égale  grofleur  ,  fi  l'on 
les  met  dans  les  deux  baflins  d'une  balance  en  équilibre. 
Un  autre  ajouta  peut-être  à  ces  Idées ,  celles  de  fjiflbiUté 
èc de Jîxité,deuxautTes Pui(fances pâjïves qui  fe  rapportent 
à  l'opération  du  Feu  fur  l'or.  Un  autre  y  remarqua  la  (:^.'<(î?/- 
lité  èc  la  capacité  d'êtrediflfout  dans  de  l'Eau  Regale ,  deux 
autres  Puiflances  quife  rapportent  à  ce  que  d'autres  Corps 
opèrent  en  changeant  fa  figure  extérieure,  ou  en  le divifant 
en  parties  infenfibles.  Ces  Idées,  ou  une  partie  jointes 
enfemble  forment  ordinairement  dans  l'Efprit  des  hom- 
mes l'idée  complexe  de  cette  efpéce  de  Corps  que  nous 
appelions  Or.  Nnn  2  §10. 


468  Des  Idées  complètes  éf  incomplet  es. 

Chap.  §.  10.  Mais  quiconque  a  fait  quelques  reflexions  fur 
XXXI.  les  propriétez  des  Corps  en  général  ,  ou  fur  cette  efpéce 
en  particulier  ,  ne  peut  douter  que  ce  Corps  que  nous 
nommons  Or,  n'ait  une  infinité  d'autres  propriétez,  qui 
ne  font  pas  contenues  dans  cette  idée  complexe,  Qiielques- 
uns  qui  l'ont  examine  plus  exactement ,  pourroient  com- 
pter, je  m'aflure,  dix  fois  plus  de  propriétez  dans  l'or, 
toutes  aufîi  inféparables  de  fa  conftitution  intérieure  que 
fa  couleur  ou  fon  poids.  Et  il  y  a  apparence  que  fi  quel- 
qu'un connoiflbit  toutes  les  propriétez  que  différentes  per- 
fonnes  ont  découvert  dans  ce  Meta! ,  il  entreroit  dans  l'i- 
dée complexe  de  l'or  cent  fois  autant  d'idées  qu'un  hom- 
me ait  encore  admis  dans  l'idée  complexe  qu'il  s'en  eft 
formé  en  luy-méme:  &c  cependant  ce  ne  feroit  peut-être 
pas  la  millième  partie  des  propriétez  qu'on  peut  décou- 
vrir dans  l'orj  car  les  changemens  que  ce  feul  Corps  eft 
capable  de  recevoir  ,  &c  de  produire  fur  d'autres  Corps 
furpaffent  de  beaucoup  non  feulement  ce  que  nous  en 
connoiflbns  ,  mais  tout  ce  que  nous  faurions  imaginer. 
C'eft  ce  qui  ne  paroîtra  pas  un  fi  grand  paradoxe  à  qui- 
conque voudra  prendre  la  peine  de  confiderer  ,  combien 
les  hommes  font  encore  éloignez  de  connoitre  toutes  les 
propriétez  du  Triangle ,  qui  n'eft  pas  une  figure  fort  com- 
pofee;  quoy  que  les  Mathématiciens  en  ayent  déjà  dé- 
couvert un  grand  nombre. 

§.  II.  Soit  donc  conclu  que  toutes  nos  Idées  com- 
plexes des  fubftances  font  imparfaites  &  incomplètes.  Il 
en  feroit  de  même  à  l'égard  des  Figures  de  Mathémati- 
que fi  nous  n'en  pouvions  acquérir  des  idées  complexes 
qu'en  raffemblant  leurs  propriétez  par  rapport  à  d'autres 
Figures.  Combien  par  exemple,  nos  idées  d'une  Ellipfe 
feroient  incertaines  &:  imparfaites,  fi  l'idée  que  nous  en 
aurions,  fe  reduifoit  à  quelques-unes  de  fcs  propriétez .^ 
Au  lieu  que  renfermant  toute  l'eflence  de  cette  Figure 
dans  l'idée  claire  6c  nette  que  nous  en  avons,  nous  endé- 
duifons  ces  propriétez ,  èc  nous  voyons  demonllrativement 
comnient  elles  en  découlent  &  y  font  infcparablement  at- 
tachées. §.12. 


Des  Idées  complètes  éf  wcompletes.   L  i  v.  II.      4,69 

§.   12.  Ainfi  l'Efprit  a  trois  fortes  d'Idées  abftraites  ou    C  h  a  p. 
effences  nominales.  XXXI. 

Premièrement  des  Idées  fimples  qui  font  certainement  ^«  W«s  ^"i- 
completes,  qiioy  que  ce  ne  foient  que  des  copies,  parce  p!etes?quoy°q^é 
que  n'étant  deftinées  qu'à  exprimer  la  puiflance  qui  eft  ccfoiencdcsco- 
dans  les  chofes  de  produire  une  telle  fenfation  dans  l'Ef-  '""* 
prit  ,  cette  fenfation  une  fois  produite  ne  peut  qu'être 
î'eiFet  de  cette  puiflance.     Ainfi  le  Papier  fur  lequel  j'é- 
cris, ayant  la  puiflance  ,  étant  expofé  à  la  lumière  ,  Qe 
parle  de  la  lumière  félon  les  notions  communes}  de  pro- 
duire en  moy  la  fenfation  que  je  nomme  blanc ,  ce  ne  peut 
être  que  l'eflet  de  quelque  chofe  qui  eft  hoi's  de  l'Efprit  -, 
puifque  l'Efprit  n'a  pas  la  puiflance  de  produire  en  luy-mê- 
me  aucune  femblable  idée:  de  forte  que  cette  fenfation  ne 
fignifîant  autre  chofe  que  l'eflxît  d'une  telle  puifl^ance,  cette 
idée  fimple  efl:  réelle  &c  complète.     Car  la  fenfation  du 
hlanc  qui  fe  trouve  dans  mon  Efprit,  étant  l'effet  de  la 
Puifl^ance  qui  eft  dans  le  Papier,  de  produire  cette  fenfa- 
tion, *  répond  parfaitement  à  cette  Puiflance,  ou  autre- 
ment cette  puiflance  produiroit  une  autre  idée. 

§.   13.    En  fécond  lieu,  les  Idées  complexes  des  fub-  Les  idées  dfs 
ftances  font  aufll  des  copies ,  mais  qui  ne  font  point  en- j"j'\^"pi^e^j '°^ 
tierement  complètes.    C'eft  dequoy  l'Efprit  ne  peut  dou-  incomplètes. 
ter,  puifqu'il  apperçoit  évidemment  que  de  quelque  a- 
mas  d'idées  fimples  dont  il  compofe  l'idée  de  quelque 
fubflance  qui  exiftie  ,   il  ne  peut  s'afliirer  que  cet  amas 
contienne  exaftement  tout  ce  qui  efl:  dans  cette  fubftan- 
ce.     Car  comme  il  n'a  pas  éprouvé  toutes  les  opérations 
que  toutes  les  autres  fubftances  peuvent  produire  lur  cel- 
le-là, ni  découvert  toutes  les  altérations  qu'elle  peut  rece- 
voir des  autres  fubflances  ,  ou  qu'elle  y  peut  caufer,il  ne 
fauroit  fe  faire  une  colleftion  exa£te  &  complète  de  tou- 
Nnn  3  tes 


*  Unie  pot'iitix  perftîlè  aiUqit.ittt  efï  , 
c'tft  ce  qu'emporte  l'Anglois  mot  pour 
mot.  S:  qu'on  ne  fauroit ,  je  cro)"  ,  tra- 
duire en  François  que  comme  je  l'ai  tra- 
duit dans  le  Texte.  Je  pourtois  me  trom- 


per ;  &  j'aurai  obligation  à  quiconque 
voudra  prendre  la  pcnie  de  m'en  convain- 
cre en  me  Iburniffant  une  tradudion  plus 
direûe  &  plus  juRc  de  cette  cxprcflîou 
LaiMie. 


470  Des  Idées  complètes  ér  incomplètes. 

C  H  A  p.    tes  fcs  capacités  aHi'vts  &  pafjives ,  ni  avoir  par  conféquent 
XXXI.    une  idée  complète  des  PuifTances  d'aucune  fubftance  exi- 
llante  &:  de  fes  Relations  ,    à  quoy  le  réduit  l'idée  com- 
plexe que  nous  avons  des  fubftances.  Mais  après  tout  fi  nous 
pouvions  avoir,  &:  fi  nous  avions  aâruelkment  dans  nôtre 
idée  complexe  une  colleftion  exatte  de  toutes  ies  fécondes 
Gludttez  ou   PuifTances   d'une  certaine  fubftance  ,   nous 
n'aurions  pourtant  pas  par  ce  moyen  une  idée  de  Teflence 
de  cette  chofe.     Car  puifque  les  PuifTances  ou  Qualitez 
que  nous  y  pouvons  oblcrver,  ne  font  pas  l'efTence  réelle 
de  cette  Tubftance  ,   mais  en  dépendent  &  en  découlent 
comme  de  leur  Principe  ;  un  amas  de  ces  qualitez  ;  quel- 
que nombreux  qu'il  foit,  ne  peut  être  l'efTence  réelle  de 
cette  chofe.  Ce  qui  montre  évidemment  que  nos  Idées 
des  Subftances  ne  font  point  complètes,  qu'elles  ne  font 
pas  ce  que  l'Efprit  fe  propofe  qu'elles  foient.     Et  d'ail- 
leurs ,  l'Homme  n'a  aucune  idée  de  la  fubftance  en  géné- 
ral ,  &:  ne  fait  ce  que  c'eft  que  lnfub/iance  en  elle-même. 
Lesidcesdcs      §.   14.  En  troifiénic  lieu  ,   les  Idées  complexes  des  Mo- 
Tvhdes  &  des   ^j,^  ^  ^g^  Relations  font  des  Archétypes  ou  originaux.     Ce 
dcVArchctyi-«,  Hc  fout  point  des  copics  >  elles  ne  font  point  formées  d'a- 
sc  ne  peuvent  p^ès  le  pati'on  de  quelque  exiftence  réelle  ,    à  quoy  l'Ef- 
''ïetcr  *^°"'    P^^^  ^^^  ^"  veùë  qu'elles  foient  conformes  &  qu'elles  ré- 
pondent  exaftement.     Comme  ce  font   des  colleftions 
d'Idées  fimples  que  l'Efprit  afTemble  luy-méme  ,   &  des 
colleftions   dont  chacune  contient  précifément  tout  ce 
que  l'Efprit  a  defTein  qu'elle  renferme  ,  ce  font  des  Ar- 
chétypes 6c  des  EfTences  de  Modes  qui  peuvent  exifterj 
&  ainii  elles  font  uniquement  deftinées  à  reprefenter  ces 
fortes  de  Modes ,  elles  n'appartiennent  qu'à  ces  Modes  qui 
lorfqu'ils  exiftent ,   onx  une  exafte  conformité  avec  ces 
Idées  complexes.  Par  conféquent,  les  Idées  des  Modes  & 
des  Relations  ne  peuvent  qu'être  complètes. 


CHA- 


Des  Frayes  à'  des  Faujfes  làées.     L  i  v.  IL      471 


CHAPITRE       XXXII. 

Des  Vrcijes  é'  àcs  Fanges  Idées.  C  h  a  p. 

XXXII. 

§.   I.    /"^UoY  qu'a' parler  exa£tement,  la  Vérité  &   u  Tenté  &  h 
y)    la  Fauffeté  n'appartiennent  qu'aux  Propofi-  ^-^'^^'^^  "P^'J^ 
^^  tions  ,   on  ne  laifTe  pourtant  pas  d'appeller  ptemenc  aux 
fouvent  les  Idées,  vrayes  6c  fauffes  ;   &"  ou  font  les  mots  Propofuions. 
qu'on  n'employé  dans  un  fcns  fort  étendu ,  8c  un  peu  éloi- 
gné de  leur  propre  &  jufle  fignification?  Je  croy  pourtant 
que,  lorfque  les  Idées  font  nommées  vrayes  ou  fatiffes,  il 
y  a  toujours  quelque  propofition  tacite ,  qui  eft  le  fonde- 
ment de  cette  dénomination ,  comme  on  le  verra,  fi  l'on 
examine  les  occafions  particulières  011  elles  viennent  à  ê- 
tre  ainfi  nommées.     Nous  trouverons,  dis-je  ,  dans  tou- 
tes ces  rencontres  ,   quelque  efpéce  d'affirmation  ou  de 
négation  qui  autorife  cette  dénomination-là.     Car  nos  I- 
dées  n'étant  autre  chofe  que  de  fimples  apparences  ou  per- 
ceptions dans  nôtre  Efprit,  on  ne  fauroit  dire,  à  lescon- 
fiderer  proprement  &  purement  en  elles-mêmes  ,  qu'elles 
foient  vrayes  ou  faufres,non  plus  que  le  fimple  nom  d'au- 
cune chofe  ne  peut  être  appelle  vray  ou  faux. 

§.  2.  On  peut  dire,  à  la  vérité,  que  les  Idées  ôc  les  Cf  qu'on  nom- 
Mots  font  véritables  à  prendre  le  mot  de  venté  dans  un^^^^"^]^^^^^ 
fens  metaphyfique  ,   comme  on  dit  de  toutes  les  autres  tien:  uue  pro- 
chofes  ,    de  quelque  manière  qu'elles  exiftent ,   qu'elles  P°^'"°"  ""^ 
font  véritables  ,   c'eft  à  dire  qu'elles  font  véritablement 
telles  qu'elles  exiftent  :    quoy  que  dans  les  chofes  que 
nous  appelions  véritables  même  en  ce  fens,  il  y  ait  peut- 
être  un  fecret  rapport  à  nos  Idées  que  nous  regardons 
comme  la  mefure  de  cette  efpéce  de  vérité  >  ce  qui  revient 
à  une  Propofition  mentale  ,   encore  qu'on  ne  s'en  apper- 
çoive  pas  ordinairement. 

§.  ^.    Mais  ce  n'eft  pas  en  prenant  le  mot  de  i/enY/ Nui'e  i<J«  n'^ft 
dans  ce  fens  metaphyfique  ,  que  nous  examinons  fi  nos  entant°qu'e!j/^ 

Idées. 


472  T>es  Frayes  ér  des  Faujjes  Idées. 

Chap.    Idées  peuvent  erre  vrayes  ou  fauffes ,   mais  dans  le  fens 
XXXII.  qu'on  donne  le  plus   communément  à  ces  mots.     Cela 
eftunejpp.ircii  pofé ,  je  dis  QUC  Ics  Idccs  n'étant  dans  l'Efprit  qu'autant 

ce  dans  lECprit    j,  ^  '■        ■,  ^-  i'  j^jrr 

^     d  apparences  ou  de  perceptions ,  il  n  y  en  a  point  de  raul- 
fc.     Ainfi  l'idée  d'un  Centaure  ne  renferme  pas  plus  de 
fLiuiïetc  lorfqu'elle  fe  préfente  à  nôtre  Efpritj  que  le  nom 
de  Centaure  en  a  loriqu'il  eil:  prononcé  ou  écrit  fur  le 
papier.     Car  la  vérité  ou  la  fauffete  étant  toujours  atta- 
chées à  quelque  affirmation  ou  négation,  mentale  ou  ver- 
•         baUi  nulle  de  nos  Idées  ne  peut  être  faufle,  avant  que 
l'Efpric  vienne  à  en  porter  quelque  jugement,  c'eft  à  di- 
re,  à  en  affirmer  ou  nier  quelque  chofc. 
Les idieç entant      §.  ^.   Toutcs  Ics  fois  quc  l'Efprit  rapporte  quelqu'une 
ra'pponecs'"â     ^^  ^^^  Idécs  à  quelquc  chofe  qui  leur  eft  extérieur  ,  elles 
quelque  chofc  pcuvcnt  être  nommccs  vrayes  ou  fauffes  >  parce  que  dans 
peuvent  ctre    ^-^  rapport  l'Efprit  fait  une  fuppofition  tacite  de  leurcon- 

vrayes  ou  riul-  /•  *■ 

f«.  forrmté  avec  cette  chofe-là:^  félon  que  cette  fuppofition 

vient  à  être  vraye  ou  fauffe  ,   les  Idées  elles-mêmes  font 
nommées  vrayes  ou  fauffes.     Voici  les  cas  les  plus  ordi- 
naires où  cela  arrive. 
Les  Idées  des     §.    e^ .     Premièrement,   lorfque  l'Efprit  fuppofe   que 
?,""n''°"'Tf  quelqu'une  de  (es  idées  efl  conforme  à  une  idée  qui  eft 
le.iescxiftencesdans  1  Efprit   d  uuc  auttc  perlonne  lous  un  même  nom 
iuppofc'es  rcei- ^■Qj^.jj^-jm^ .   quand  par  exemple  l'Efprit  s'imagine  ou  juge 
les  à"  quoy  les  q^c  fcs  Idécs  de  Jujlicei  de  Tempérance , de  Religion,  (ont 
hommes    rap- les  mêmcs  quc  celles  que  d'autres  hommes  defignent  par 

portent  ordinal-  1/ 

reracnt  leurs      ^^^  nomS-U. 

Uc'cs.  En  fécond  lieu  ,   lorfque  l'Efprit  fuppofe  qu'une  Idée 

qu'il  a  en  luy-même  eft  conforme  à  quelquc  chofe  qui 
exifte  réellement.  Ainfi, l'Idée  d'un  homme  6c  celle  d'un 
Centaure  étant  fuppofées  des  Idées  de  deux  fubftances 
réelles,  l'une  eft  véritable  &  l'autre  fauffe  ,  l'une  étant 
conforme  à  ce  qui  a  cxifté  réellement ,  &:  l'autre  ne  l'é- 
tant pas. 

En  troifiéme  lieu,  lorfque  l'Efprit  rapporte  quelqu'u- 
ne de  fes  Idées  à  cette  eflence  ou  conftitution  réelle  d'où 
dépendent  toutes  fes  proprietcz  ;   «k  en  ce  fens  ,  la  plus 

grande 


Des  Vrâyes  c^  àes  FatiJJes  Idées.  L  r  v.  II.        473 

grande  partie  de  nos  Idées  des  fubftances ,  pour  ne  pas  di-    C  h  a  p. 
re  toutes,  font  fliufles.  XXXII. 

§.6.  L'Elprit  eft  fort  porté  à  faire  tacitement  ces  for-  ^^  ""''^  ^^  "' 
tes  de  fuppofitions  touchant  fcs  propres  Idées.  Cepen-  p"""  ^  "^' 
dant  à  bien  examiner  la  chofe,on  trouvera  que  c'eft  prin- 
cipalement, ou  peut-être  uniquement  à  l'égard  àc(cs Idées 
complexes  ,  confiderées  d'une  manière  abllraite  qu'il  en 
ufe  ainfi.  Car  l'Efprit  étant  comme  entraîné  par  un  pen- 
chant naturel  à  favoir  &:  à  ccnnoître,  &  trouvant  que  s'il 
ne  s'appliquoit  qu'à  la  connoiffance  des  chofcs  particu- 
lières, fes  progrès  feroient  fort  lents  ,  &  fon  travail  infi- 
ni }  pour  abréger  ce  chemin  &:  donner  plus  d'étendue  à 
chacune  de  ics  perceptions  ,  la  première  chofe  qu'il  fait 
6c  qui  luy  fert  de  fondement  pour  augmenter  fes  connoif- 
fances  avec  plus  de  facilité,  foit  en  confiderant  les  chofes 
mêmes  qu'il  voudroit  connoître  ,  ou  en  s'en  entretenant 
avec  les  autres,  c'eft  de  les  lier,  pour  ainfidire,en  autant 
de  faifceaux  ,  &  de  les  réduire  ainfi  à  certaines  efpéces  , 
pour  pouvoir  par  ce  moyen  étendre  fùrement  la  connoif- 
fance qu'il  acquiert  de  chacune  de  ces  chofes  ,  fur  toutes 
celles  qui  font  de  cette  efpéce  ,  &  avancer  ainfi  à  plus 
grands  pas  vers  la  Connoiflance  qui  eft  le  but  de  tou- 
tes fes  recherches.  C'eft  là  ,  comme  j'ai  montré  ail- 
leurs ,  la  raifon  pourquoy  nous  reduifons  les  chofes  à 
des  Idées  d'une  certaine  comprehenfion  auxquelles  nous 
attachons  des  noms ,  &  que  nous  diftribuons  en  Genres  vc 
en  Efpéces. 

§.  7.  C'eftpourquoy  fi  nous  voulons  faire  une  ferieufe 
attention  fur  la  manière  dont  nôtre  Efprit  agit ,  &  confi- 
dcrer  quel  cours  il  fuit  ordinairement  pour  aller  à  la  con- 
noiflance, nous  trouverons,  fi  je  ne  me  trompe,  que  l'Ef- 
prit ayant  acquis  une  idée  dont  il  croit  pouvoir  faire  quel- 
que uiage,  foit  par  la  confideration  des  chofes  mêmes  ou 
par  le  difcours,  la  première  chofe  qu'il  fait  ,  c'eft  de  fe 
la  reprèfenter  par  abftradion  ,  &  alors  de  luy  trouver  un 
nom  &  la  mettre  ainfi  en  referve  dans  ia  Mémoire  comme 
une  idée  qui  renferme  l'eilènce  d'une  efpéce  de  chofes 

Ooo  dont 


474-  î^^î  Vrâyîs  ^  dts  Fanjfes  Idées. 

C  H  A  p.  dont  ce  nom  doit  toujours  être  la  marque.  De  là  vient 
XXXII.  que  nous  remarquons  fort  fouvcnt  ,  que  ,  lorfque  quel- 
qu'un voit  une  chofe  nouvelle  d'une  efpéce  qui  luy  eft in- 
connue, il  demande  aulîi-tôt  ce  que  c'eft  ,  ne  fongeant 
par  cette  Qiicftion  qu'à  en  apprendre  le  nom  ,  comme  fi  le 
nom  d'une  chofe  emportoitavec  luy  la  connoifiance  de  fon 
efpéce,  ou  de  fon  Eflence  dont  il  cft  effeftivement  regar- 
dé comme  le  figne  ;  de  forte  qu'on  fe  fert  généralement 
du  nom  en  fuppofant  que  l'eflence  de  la  chofe  y  eft  atta- 
chée. 

§.    8.    Mais  cette  Idée  abftraite  étant  quelque  chofe 
dans  l'Efprit  qui  tient  le  milieu  entre  la  chofe  qui  exifte 
&•  le  nom  qu'on  luy  donne,  c'eft  dans  nos  Idées  que  con- 
fifte  la  juftefle  de  nos  connoiflances  ëc  la  propriété  ou  la 
netteté  de  nos  exprelllons.     De  là  vient  que  les  hommes 
font  fi  enclins  à  fuppofer  que  les  Idées  abftraites  qu'ils 
ont  dans  l'Efprit  s'accordent  avec  les  chofes  qui  exiftent 
hors  d'eux-mêmes, &  auxquelles  ils  rapportent  ces  Idées, 
^  qu'elles  font  les  mêmes  auxquelles  les  noms  qu'ils  leur 
donnent ,  appartiennent  félon  l'ufage  &:  la  propriété  des 
Langues  dont  ils  fe  fervent  ;  car  fi  cette  double  conformi- 
té ne  fe  trouve  point  dans  leurs  idées  ,  ils  trouvent  qu'ils 
n'ont  point  de  juftes  penfées  des  chofes,  &:  qu'ils  en  par- 
lent inintelligiblement  aux  autres. 
Les  Idées  fim-       §.  9.  Je  dis  donc  cn  premier  lieu ,  Qiie  lorfque  nous  ju- 
pics  peuvent  c- gcons  de  la  vcfiîé  de  nos  Idées  par  la  conformité  qu^ elles  ont 
r'appon'rd'ïu'-  ^'^^'^  ^^^^^^  ^'"  fi  trouvcnt  dafis  l'Efprit  des  autres  hommes  y 
très  qui  portent  ^  qti'Hs  défïgnent  Communément  par  le  même  nom  ,  ;/  n'y 
Je  même  nom ,         fttf/«;  qhi  ne  piiisfcnt  être  faillies  dans  ce  fens-là.     Ce- 

mais  elles  font  f        ,^   tj'       r         1       f  u       f  "T  n. 

moinsfujettcsà  pendant  les  Idées  Innples  iont  celles  lur  qui  l  on  eit  moins 
l'être  en  ce  feus  jj^^j^j-  X  fç  niéprcndrc  cn  cette  occafion,  parce  qu'un  hom- 

qu'aucune  au-         -  .^.*  .  ^  i^  o  1 

u-e  efpc'ce  d  I-  nic  peut  ailement  connoitre  par  les  propres  bens  te  par  de 
^«s.  continuelles  obfervations  ,    quelles  font  les  Idées  fimples 

qu'on  defigne  par  des  noms  particuliers  autonfezparl'U- 
fage,  à  caufc  que  ces  noms  font  en  petit  nombre,  6c  tels, 
que  s'il  en  doute  ou  s'il  s'y  méprend  effeftivement,  il  peut 
fc  redrcfser  facilement  par  le  moyen  des  Objets  auxquels 

ils 


Des  Vrayes  éf  des  Faujfes  Idées.   L  i  v.  II.        475 

ils  ont  été  attachez.  C'eftpourquoy  il  efl:  rare  que  quel-  C  h  a  p. 
qu'un  fe  trompe  dans  le  nom  de  fes  Idées  llmples  ,  qu'il  XXXU. 
applique  le  nom  de  rouge  à  l'idée  du  "vat ,  ou  le  nom  de 
doux  à  l'idée  de  Vamer  :  moins  encore  les  hommes  font-ils 
fujets  à  confondre  les  noms  qui  appartiennent  à  des  Sens 
difFérens,  qu'ils  donnent  le  nom  d'un  Goût  à  une  Cou- 
leur ,  à'^-  Ce  qui  montre  évidemment  que  les  Idées  fim- 
ples  qu'on  défigne  par  certains  noms ,  font  ordinairement 
les  mêmes  que  celles  que  les  autres  ont  dans  l'Efprit  quand 
ils  employent  les  mêmes  noms, 

§.  10.  Lfj  Idées  complexes  yî?«/  beaucoup  plus  ftijettes  i--^  Wces  des 
à  être  faujfes  a  cet  égard,  à-  les  Idées  complexes  ^^/ Modes  fo"t'^^es"iu''/fu- 
Mixtes  beaucoup  plus  que  celles  des  fubftances.  Parce  que  jettes  à  être 
dans  ks  fubjlances y  &  fur  tout  celles  qui  font  défignees ':''"''"  «" '^^ 
par  des  noms  communs  Se  ufitez  dans  quelque  Langue  que 
ce  foit ,  il  y  a  toujours  quelques  qualitez  fenfibles  qu'on 
remarque  fans  peine  &c  qui  fervant  pour  l'ordinaire  à  di- 
ftinguer  une  Eipéce  d'avec  une  autre  ,  empêchent  facile- 
ment que  ceux  qui  apportent  quelque  exaftitudedansl'u- 
fage  de  leurs  mots,  ne  les  appliquent  à  des  efpéces  de  fub- 
ftances auxquelles  ils  n'appartiennent  du  tout  point.  Mais 
nous  nous  trouvons  dans  une  plus  grande  incertitude  à  l'é- 
gard des  Modes  mixtes  }  parce  qu'il  n'eft  pas  fi  facile  de 
déterminer  fur  bien  des  actions  ,  s'il  faut  leur  donner  le 
nom  dejujlice  ou  de  Cruauté,  de  Libéralité  ou  de  Pro- 
digalité. Ainfi  en  rapportant  nos  idées  à  celles  des  autres 
hommes  qui  font  défignées  par  les  mêmes  noms ,  nos  Idées 
peuvent  être  faufses,  ôc  l'idée  que  nous  avons  dans  l'Ef- 
prit 6c  que  nous  exprimons  par  le  mot  de  Jujiice  repré- 
fente  peut-être  une  chofe  qui  devroit  porter  un  autre 
nom. 

§.  II.  Mais  foit  que  nos  Idées  des  Modes  mixtes  foient  Oudu  moins  i 
plus  ou  moins  fujettes  qu'aucune  autre  efpéce  d'idées  à  ê-  ^^^yf^^j''""^ 
tre  difterentes  de  celles  des  autres  hommes  qui  font  défi- 
gnées par  les  mêmes  noms ,  il  eft  du  moins  certain  que 
cette  efpéce  de  faufseté  eft  plus  communément  attribuée 
à  nos  Idées  des  Modes  mixtes  qu'à  aucune  autre.  Lorfqu'on 
Ooo  2  juge 


4/6  Des  Vïâjcs  à"  àa  Fanjfes  Idées. 

C  H  A  p.  juge  qu'un  homme  a  une  fauffe  idée  de  "Jnflice ,  de  Recon- 
XJXXII.  noiffance  ou  de  Gloire ,  c'ell:  uniquement  parce  que  fon  I- 
«  dée  ne  s'accorde  pas  avec  celle  que  chacun  de  ces  noms 

defit^nent  dans  rEfprit  des  autres  hommes. 
Poiirquoy  cela?        §.   12.  Et  voici  ,  ce  me  feuible  ,  quelle  en  eft  la  rai- 
fon  ,  c'eft  que  les  Idées  abftraites  des  Modes  mixtes  étant 
des  combinaifons  volontaires  que  les  hommes  font  d'un 
tel  amas  d'Idées  limples  ,    Se  ainfi  l'cflence  de  chaque  ef- 
péce  de  ces  Modes  étant  uniquement  formée  par  les  hom- 
mes ,  en  forte  que  nous  n'en  pouvons  a\oir  d'autre  mefu- 
re  fenfible  qui  exifte  nulle  part ,  que  le  nom  même  d'une 
telle  combinaifon ,  ou  la  définition  de  ce  nom  ,    nous  ne 
pouvons  rapporter  les  idées  que  nous  nous  faifons  de  ces 
Modes  mixtes  à  aucune  autre  régie  à  laquelle  nous  puif- 
fions  vouloir  les  conformer,    qu'aux;  idées  de  ceux  qu'on 
croit  employer  ces  noms  dans  leur  plus  jufte  &:  plus  pro- 
pre fignification.    De  cette  manière  ,  félon  que  nos  Idées 
font  conformes  à  celles  de  ces  gens-là,  ou  en  font  "différen- 
tes, elles  paflént  pour -T^r^yw  ou /iî// //(?.$'•     En  voilà  affez 
fur  la  vente  6c  la  faufleté  de  nos  Idées  par  rapport  à  leurs 
noms. 
iin-y  a  que  les        §■   1 3.    Pour  cc  qui  eft  ,    en  fécond  lieu  ,  de  la  vérité 
itiecsHcsiub-    ^7-  faufleté  de  nos  Idées  par  rapport  à  l'exiftence  réelle  des 
puiTsent'a're    chofcs ,  lorfquc  c'cfl  Cette  cxillence  qu'on  prend  pour  ré- 
fiufses  par  rap  gle  de  Icur  vcrité  ,   il  n'y  a  que  nos  Idées  complexes  de 
^""^y|  "'^^"' îubftanccs  qu'on  puiflx;  nommer  faufses. 
Les  Idées  fim-       §■   14-  Et  premièrement,  comme  nos  Idées  fimples  ne 
pics  ne  peuvent  font  quc  dc  putcs  perceptions ,  telles  c|ue  Dieu  nousaren- 
catdV&^mT  *^"^  capables  de  les  recevoir,  par  la  puiflance  qu'il  a  don- 
fluoy.  né  aux  Objets  extérieurs  de  les  produire  en  nous ,  en  ver- 

tu de  certaines  Loix  ou  moyens  conformes  à  fa  figeffe  ôc 
à  fa  bonté  ,  quoy  qu'incomprehenfibles  à  nôtre  égard  , 
toute  la  vérité  de  ces  Idées  fimples  ne  confifte  en  aucune 
autre  chofe  que  dans  ces  apparences  qui  font  produites  en 
nous  &:  qui  doivent  répondre  à  cette  puiflance  que  Dieu 
a  mis  dans  les  Objets  extérieurs,  fans  quoy  elles  ne  pour- 
roient  être  produites  dans  nos  Efprits^ôcainfi dès-là  qu'el- 
les 


Des  Vraycs  à^  àes  Fatifses  Idées.  L  i  v.  ÎI.  477 
les  répondent  à  ces  piii([ariccs  ,  elles  font  ce  qu'elles  doi-  Ch  A  p. 
vent  être,  de  véritables  Idées.  Qiie  fi  l'Efprit  juge  que  XXXII. 
ces  Idées  font  dans  les  chofes  mêmes,  (ce  qui  arrive,  com- 
me je  croy  ,  à  la  plupart  des  hommes)  elles  ne  doivent 
point  être  taxées  pour  cela  d'aucune  faufleté.  Car  Dieu 
ayant  par  un  effet  de  fa  fageffe,  établi  ces  idées  ,  comme 
autant  de  marques  de  dillmftion  dans  les  chofes  ,  par  où 
nous  puffions  être  capables  de  difcerner  une  chofe  d'avec 
une  autre,  &  ainfi  de  choifir  pour  nôtre  propre  ufage, 
celles  dont  nous  avons  befoin  ;  la  nature  de  nos  Idées  lim- 
ples  n'eft  point  altérée,  foit  que  nous  jugions  que  l'idée 
de. jaune  eft  dans  le  fond  même,  ou  feulement  dans  nôtre 
Efprit,  en  forte  qu'il  n'y  ait  dans  le  foitci  que  la  puifl'an- 
ce  de  produire  cette  idée  par  la  contexture  de  fes  parties 
en  reflêchifllint  les  particules  de  lumière  d'une  certaine  ma- 
nière. Car  dès-là  qu'une  telle  contexture  de  l'objet  pro- 
duit en  nous  la  même  idée  dej^f/wf  par  une  opération  con- 
fiante &  régulière  ,  cela  fuffit  pour  nous  faire  diftinguer 
par  les  yeux  cet  Objet  de  toute  autre  chofe ,  foit  que  cet- 
te marque  diftmtTi've  qui  cil:  réellement  dans  le  fouci  ,  ne 
foit  qu'une  contexture  particulière  de  fes  parties, ou  bien 
cette  même  couleur  dont  l'idée  que  nous  avons  dansl'Ei- 
prit,  ell  une  exade  reffemblance.  C'eft  cette  apparence , 
qui  luy  donne  également  la  dénomination  de  jaune  ,  foit 
que  ce  foit  cette  couleur  réelle,  ou  feulement  une  contex- 
ture particulière  du  fouci  qui  excite  en  nous  cette  idée  ; 
puifque  le  nom  de  jaune  ne  défigne  proprement  autre  cho- 
fe que  cette  marque  de  diftindtion  qui  eil  dans  wnfouci  & 
que  nous  ne  pouvons  difcerner  que  par  le  moyen  de  nos 
yeux,  en  quoy  qu'elle  confifte,  ce  que  nous  ne  fommes 
pas  capables  de  connoîrre  diftindement,  6c  qui  peut-être 
nous  *  feroit  moins  utile,  fi  nous  avions  des  facultez  ca- *  Voy.  q  àd~ 
pables  de  nous  faire  difcerner  la  contexture  des  parties  d'où  xxnî^riî.. 
dépend  cette  couleur. 

§.   15.  Nos  Idées  fimpks  ne  devroient  pas  non  plus  ê-  Quand  bien li. 
tre  foupçonnées  d'aucune  fiuffctè ,  quand  bien  il  feroit é-  f'^  qu'un 

11-  11        1     -1- -  n        r}  1  /-\  nomme  a  du 

tabli  eu  vertu  de  la  oïlierente  liructure  ae  nos  Organes,;,,,,,» («ou di& 
Ooo  3  §lue. 


4.78  Des  Vra)ti  ér  àts  Faufjfs  Idées. 

Chap.    §lue  le  même  Objet  dût  produire  en  même  temps  dijfc'rentes 
XXXII.  idc'cs  dans  fEfprtt  de  différentes  perfonnes;  Il  par  exemple, 
ferenre  de  celle  l'idife  qu'unc  P^ioUtte  produîC  par  les  yeux  dans  l'Efprit 
^uun  autxc<n  ^,^^^  homiTic,  étoit  là  mêmc  que  celle  qu'un  fouet  excitç 
dans  rEfprit  d'un  autre  homme,    &c  au  contraire.     Car 
comme  cela  ne  pourroit  jamais  être  connu,  parce  que  l'A- 
me d'un  homme  ne  fauroit  pafler  dans  le  Corps  d'un  au- 
tre homme  pour  voir  quelles  apparences  font  produites 
par  ces  organes  ,    les  Idées  ne  feroient  point  confondues 
par  là,  non  plus  que  les  noms  ,    Se  il  n'y  auroit  aucune 
fauffeté  dans  l'une  ou  l'autre  de  cas  chofes.     Car  tous  les 
Corps  qui  ont  la  contexture  d'une  J^iolette  venant  à  pro- 
duire conftamment  l'idée  qu'il  appelle  ^/?«.îVre&:  ceux  qui 
ont  la  contexture  d'un  fouci  ne  manquant  jamais  de  pro- 
duire l'idée  qu'il  nomme  aufli  conftamment  j(7««e  ,  quel- 
les que  fuflent  les  apparences  qui  font  dans  fon  Efprit ,  il 
feroit  en  état  de  diftinguer  aulîi  régulièrement  les  chofes 
pour  fon  ufage  par  le  moyen  de  ces  apparences  ,  de  com- 
prendre &  defigner  ces  diftinftions  marquées  par  les  noms 
de  bien  &  àc  jaune  ^  que  fi  les  apparences  ou  idées  que  ces 
deux  Fleurs  excitent  dans  fon  Efprit,  étoient  exaftement 
les  mêmes  que  les  idées  qui  fe  trouvent  dans  l'Efprit  des 
autres  hommes.    J'ai  néanmoins  beaucoup  de  penchant  à 
croire  que  les  Idées  fenfibles  qui  font  produites  par  quel- 
que objet  que  ce  foit,  dans  l'Efprit  de  différentes  perfon- 
nes, font  pour  l'ordinaire  fort  femblables.     On  peut  ap- 
porter ,    à  mon  avis,   plufieurs  raifons  de  ce  fentiment > 
mais  ce  n'eft  pas  ici  le  lieu  d'en  parler.     C'eftpourquoy 
fans  engager  mon  Le£teur  dans  cette  difcuffion,je  mécon- 
tenterai de  luy  faire  remarquer  ,    que  la  fuppofition  con- 
traire n'eft  pas  d'un  grand  ufage  ,    foit  pour  l'avancement 
de  nos  connoiffances,  ou  pour  la  commodité  de  la  vie» 
quand   bien  elle  pourroit   être  prouvée  ,    &:  qu'ainfi  il 
n'eil  pas  néceflaire  que  nous  nous  tourmentions  à  l'exa- 
miner. 
Les  Wces  fim-        §.    16.   De  tout  cc  quc  nous  vcuons  de  dire  fur  nos  I- 
pics  ne  peuvent  ^^'     fi,^pigs     ■{[  s'cnfuit  évidemment,  à  mon  Ci\iS)Ghi'au- 

ctre  faulici  par  i  '  '  ''^^ 

cune 


Des  Frayes  ér  àes  Fatijfes  Idées.     L  i  v.  II.      479 

Cîfne  de  nos  Idées /impies  ne  peut  être  faîijfe  par  rapport  aux   C  u  a  p. 
chofes  qui  exijlent  hors  de  nous.    Car  la  vérité  de  ces  appa-  XXXII. 
renées  ou  perceptions  qui  font  dans  nôtre  Efprit,  ne  con- "pp°"  ="",'' 

r  CL       ^  -l'-j-  j  >ii       diufcscxccncu- 

Iiltant,  comme  u  a  ete  dit  ,  que  dans  ce  rapport  qu  elles  ^es,  &pout- 
ont  à  la  puiflance  que  Dieu  a  donné  aux  Objets  extérieurs  f]upy- 
de  produire  de  telles  apparences  en  nous  par  le  moyen  de 
nos  Sens, éc  chacune  de  ces  apparences  étant  dans  l'Efprit, 
telle  qu'elle  ell,  conforme  à  la  puiflance  qui  la  produit, 
6c  qui  ne  repréfente  autre  chofe  ,  elle  ne  peut  être  faufle 
à  cet  égard ,  c'eft  à  dire  entant  qu'elle  fe  rapporte  à  un 
tel  Patron.  Le  bleti  ou  le  jaune ,  le  doux  ou  Varner  ne  fau- 
roient  être  des  Idées  faulfes  ;  ce  font  des  perceptions  dans 
l'Efprit  qui  font  juftement  telles  qu'elles  y  paroiflent,  &; 
qui  répondent  aux  puiflances  que  Dieu  a  établies  pour 
leur  production;  £c  ainfi  elles  font  véritablement  ce  qu'el- 
les font  &  qu'elles  doivent  être  félon  leur  deftination  na- 
turelle. L'on  peut  à  la  vérité  appliquer  mal-à-propos  les 
noms  de  ces  idées,  comme  fi  un  homme  qui  n'entend  pas 
bien  le  François  donnoit  à  la  Pourpre  le  nom  VEcarla- 
te-,  mais  cela  ne  met  aucune  fauflété  dans  les  Idées  mê- 
mes. 

§.  17.  En  fécond  lieu  ,  nos  Idées  complexes  des  Modes'^^^'^^^^^  ^'^^ 
ne  Jaur oient  non  plus  être  jau(fes  par  rapport  a  l'ejfence  d'u-  ^^.tmiJ^a 
ne  chofe  réellement  exilante.  Parce  que  quelque  idée  com- plus, 
plexe  que  je  me  forme  d'un  Mode ,  il  n'a  aucun  rapport  à 
un  modelle  exiftant  &:  produit  par  la  Nature.  Il  n'eftfup- 
pofé  renfermer  en  luy-même  que  les  idées  qu'il  renferme 
a\3:uellement ,  ni  repréfenter  autre  chofe  que  cette  combi- 
naifon  d'Idées  qu'il  repréfente.  Ainfi  ,  quand  j'ai  l'idée 
de  l'aftion  d'un  homme  qui  refufe  de  fe  nourrir,  de  s'ha- 
biller, &:  de  jouir  des  autres  commoditez  de  la  vie  félon 
que  fon  Bien  &  ics  richeffes  le  luy  permettent  ,  &:  que  fa 
condition  l'exige,  je  n'ai  point  une  faufle  idée,  mais  une 
idée  qui  repréfente  une  aftion ,  telle  que  je  la  trouve,  ou 
que  je  l'imagine;  6c  dans  ce  fens  elle  n'eft  capable  ni  de 
vérité  ni  de  fauflété.  Mais  lorfque  je  donne  à  cette  aiSbion 
le  nom  àc  frugalité  ow  de  -zw/// ,  elle  peut  alors  être  appel- 

lée 


Tes, 


4,80  T>es  Vrayes  c^  des  Faufses  Idées. 

C  H  A  p.  lée  une  faufle  idée  ,  fi  je  fuppofe  par  là  qu'elle  s'accorde 
XXXII.  avec  l'idée  qu'emporte  le  nom  de  frugalité  félon  la  pro- 
priété du  langage  ,  ou  qu'elle  ell  conforme  à  la  Loy  qui 
ell  la  mefure  de  la  vertu  Ôc  du  vice. 
Quand c'cH: que  §.  18.  En  trolfiémc  lieu ,  nos  Idecs  coDjplcxcs  dcs  fttb- 
fubfhiKCï"  ^_ft(inces  peuvent  être  faufses  ,  parce  qu'elles  fe  rapportent 
veut  êtie iâuf-  toutes  à  des  modcUesexiftans  dans  les  chofes  mômes.  Qii'el- 
les  foient  faufîés,  lorfqu'on  les  confidére  comme  des  re- 
pré Tentations  des  Effences  inconnues  des  chofes  ,  cela  eil 
fi  évident  qu'il  n'eft  pas  néceflaire  de  perdre  du  temps  à 
le  prouver.  Sans  donc  m'arrêter  à  cette  fuppofition  chi- 
mérique, je  vais  confidérer  les  fubftances  comme  autant 
de  coUcftions  d'Idées  fimples,  formées  dans  l'Efprit  qui 
les  déduit  de  certaines  combinaifons  d'Idées  fimples  qui 
exiftcnt  conftamment  enfemble  dans  les  chofes  mêmes  , 
combinaifons  qui  font  les  originaux  dont  on  fuppofe  que 
ces  collections  formées  dans  l'Efprit ,  font  des  copies.  Or 
à  les  confidérer  dans  ce  rapport  qu'elles  ont  à  l'exiftence 
des  Chofes,  elles  font  faufîes  ,  1.  Lorfqu'elles  réuniffent 
des  idées  fimples  qui  ne  fe  trouvent  point  enfemble  dans 
les  chofes  actuellement  exiftantes, comme  lorfqu'à  la  for- 
me &  à  la  grandeur  qui  exiftent  enfemble  dans  un  Cheval, 
on  joint  dans  la  même  idée  complexe  la  puilfance  à'abbo-' 
yer  qui  fe  trouve  dans  un  Chien  ;  trois  Idées  qui ,  quoy 
que  réunies  dans  l'Efprit  en  une  feule,  n'ont  jamais  été 
jointes  enfemble  dans  la  Nature.  On  peut  donc  appeller 
cette  Idée  complexe, une  faufle  idée  d'un  Cheval.  II.  Les 
Idées  des  fubftances  font  encore  faufles  à  cet  égard  ,  lorf- 
que  d'une  colleftion  d'Idées  fimples  qui  exiilent  toujours 
enfemble,  on  en  fepare  par  une  négation  directe  &  for- 
melle ,  quelque  autre  idée  fimple  qui  leur  ell  conftam- 
ment  unie.  Si  par  exemple,  quelqu'un  joint  dans  fonEf- 
prit  à  l'étendue,  à  la  folidité,  à  la  fufibilitc,  à  la  pefan- 
teur  particulière  fie  à  la  couleur  jaune  de  l'Or,  la  négation 
d'un  plus  grand  degré  de  Jîxitc,  que  dans  le  Plomb  ou  le 
Cuivre  ,  on  peut  dire  cp'il  a  une  fauffe  idée  complexe  , 
tout  ainfi  que  lorfqu'il  joint  .1  ces  autres  idées  fimples  l'idée 

d'une 


Des  P'î-ûyes  é^  des  Fan (fes  Idées.  Liv.  IL  481 
d'uncTf-wV/ parfaite  &:  abfoluë.  Car  l'idée  complexe  de  Chaï>. 
l'or  étant  compofée,  à  ces  deux  égards  ,  d'Idées  fimples  XXXII. 
qui  ne  fe  trouvent  point  enfemble  dans  la  Nature  ,  on 
peut  l'appeller  une  faudc  idée.  Mais  s'il  exclut  entière- 
ment de  l'idée  complexe  qu'il  fe  forme  de  ce  Métal, cel- 
le de  la  fixité,  (oit  en  ne  l'y  joignant  pas  aftiiellemcnt , 
ou  en  la  féparant,  dans  fon  Efpnt,  de  tout  le  relie  ;  on 
doit  regarder,  à  mon  avis,  cette  idée  complexe  plutôt 
comme  incomplète  &:  imparfaite  que  comme  fauflé:  puif- 
que,  bien  qu'elle  ne  contienne  point  toutes  les  Idées  fim- 
ples qui  font  \mies  dans  la  Nature,  elle  ne  joint  enfemble 
que  celles  qui  exiftcnt  réellement  enfemble. 

§.   19.  Qiioy  que  pour  m'accommoder  au  Langage  or-  La  Veritc  &  b 
dinaire-,  j'aye  montré  en  quel  fens  fie  fur  quel  fondement  fem'^toùjouT' 
nos  Idées  peuvent  être  quelquefois  vrayes  ou  faufj^s  ;  co-  affirmation  ou 
pendant  fi  nous  voulons  examiner  la  chofe  de  plus  près  "^S^"""- 
dans  tous  les  cas  où  quelque  idée  eft  appellée  vraye  ou 
faujfe  ,   nous  trouverons  que  c'eft  en  vertu  de  quelque 
jugement  que  l'Efprit  fait,  ou  eft  fuppofe  faire  ,  qu'elle 
eft  vraye  ou  faufie.  Car  la  vérité  ou  la  faufiété  n'étant  ja- 
mais fans  quelque  affirmation  ou  négation  ,   exprefle  ou 
tacite,  elle  ne  fe  trouve  qu'oîi  des  lignes  font  joints  ou 
féparez  ,   félon   la  convenance  ou   la  difconvenance  des 
chofes  qu'ils  repréfentent.    Les  figncs  dont  nous  nous  fer- 
vons  principalement,   font  ou  des  Idées  ou  des   Mots, 
avec  quoy  nous  formons  des   Propofitions   tnentales  ou 
verbales.  La  vérité  confifte  à  unir  ou  à  féparer  ces  fignes, 
félon  que  les  chofes  qu'ils  repréfentent  ,  conviennent  ou 
difconviennent  entre  elles  ;  &:  la  Fauflété  confifte  à  faire 
tout  le  contraire ,  comme  nous  le  ferons  voir  plus  au  long 
dans  la  fuite  de  cet  Ouvrage. 

§.  20.  ■  Donc ,  nulle  idée  que  nous  ayons  dans  l'Efprit ,  Les  idées  conri- 
foit  qu'elle  foit  conforme  ou  non  à  l'exiftence  réelle  des  |^J^.^"  '^'^  '^J.'"" 
chofes,  ou  à  des  Idées  qui  font  dans  l'Efprit  des  autres  ni  vrayes  i,i 
hommes ,  ne  fauroit  pour  cela  feul  être  proprement  ap-  f^"""- 
pellée  faufle.     Car  fi  ces  repréfentations  ne  renferment 
rien  que  ce  qui  exifte  dans  les  chofes  extérieures ,   elles 

Ppp  ne 


^Î2  Ves  Vrayes  cr  des  Fauffes  Idées. 

C  H  A  p.    ne  fauroient  paiïer  pour  faufTes ,  puifque  ce  font  de  juftes 

XXXII.  repréfentations  de  quelque  chofe:  &  fi  elles  contiennent 
quelque  chofe  qui  diffère  de  la  réalité  des  Chofes  ,  on 
ne  peut  pas  dire  proprement  que  ce  font  de  faufles  repré- 
fentations ou  idées  de  Chofes  qu'elles  ne  repréfentent 
point.  Qiiand  eft-ce  donc  qu'il  y  a  de  l'erreur  &:  de  la 
fauflété?  Le  voici  en  peu  de  mots. 
En  quel  cas      §.  2 1 .  Premièrement  ,  lorfque  l' Efprit  ayant  une  idée  y 

elles  font  hui- j^^g  ^  concliit  qu'elle  eji  la  même  que  celle  qui  efl  dans 

Premier  «as.  l' Ëfprit  des  autfcs  hommes  ,  exprimée  par  le  même  nom  ; 
ou  qu'elle  répond  à  la  fignification  ou  définition  ordinai- 
re &:  communément  reçue  de  ce  Mot  ,  lorfqu'elle  n'y 
répond  pas  efFeftivemcnt ,  méprife  qu'on  commet  le  plus 
ordinairement  à  l'égard  des  Modes  mixtes ,  quoy  qu'on  y 
tombe  aufli  à  l'égard  d'autres  Idées. 

Second  cas.  §.  22.  En  fecoud  licu  ,  quaud  l'Efprit  s' étant  formé 
une  idée  complexe,  compofée  d'une  telle  colleftion  d'I- 
dées fimples  que  la  Nature  ne  mit  jamais  enfemble,  il 
juge  ç^yCelle  s'accorde  avec  une  efpe'ce  de  Créatures  réelle- 
ment e XI fiantes  ,  comme  quand  il  joint  la  pefanteur  de 
l'Etain  ,  à  la  couleur,  à  la  fufibilité,  ôc  à  la  fixité  de 
l'Or. 

Troificmc  CM.  §.  23.  En  troifiémc  licu  j  lorfqu'ayant  réuni  dans  fon 
Idée  complexe  ,  un  certain  nombre  d'idées  fimples  qui 
exiftent  réellement  enfemble  dans  quelques  efpéccs  de 
créatures,  6c  en  ayant  exclu  d'autres  qui  en  font  autant 
infeparables  ,  il  juge  que  c''efi  l'idée  parfaite  cf  complète 
d'une  efpe'ce  de  chofes  ,  ce  qui  n'ejl  point  efe£fiz-ement  : 
comme  l'i  venant  à  joindre  les  idées  d'une  fubftance  jau- 
ne, malléable,  fort  pefmte  5c  fufible  ,  il  fuppofe  que 
cette  Idée  complexe  eft  une  idée  complète  de  l'Or,  quoy 
qu'une  certaine  fixité  èc  la  capacité  d'être  dilfout  dans 
VEau  Recale  foient  aulli  infeparables  des  autres  idées  ou 
qualitez  de  ce  Corps,  que  celles-là  le  font  l'une  de  l'au- 
tre, 

Qiuttiône  cas.  §.  2^.  En  quatrième  licu  ,  la  mcprifc  eft  encore  plus 
grande  ,   quand  je  juge  que  celte  Idée  complexe  renferme 

l'ef- 


Des  Vrayes  ér  des  Faujfes  Idées.   L  i  v.  II.        483 

Veffence  réelle  d'aticf/n  Corps  exiftant  ;  puifqu'il  ne  con-  C  h  a  p, 
tient  tout  au  plus  qu'un  petit  nombre  de  propriétez  qui  XXXII. 
découlent  de  fon  eflence  Se  conftitution  réelle.  Je  dis  un 
petit  nombre  de  ces  propriétez  ,  car  comme  ces  proprié- 
tez confident ,  pour  la  plupart  ,  en  PuiJJ'ances  avives  êc 
pajfives  que  tel  ou  tel  Corps  a  par  rapport  à  d'autres  cho- 
fesj  toutes  celles  qu'on  connoit  communément  dans  un 
Corps,  6c  dont  on  forme  ordinairement  l'idée  complexe 
de  cette  efpéce  de  chofes,  ne  font  qu'en  très-petit  nom- 
bre en  comparaifon  de  ce  qu'un  homme  qui  l'a  examiné 
en  différentes  manières,  connoit  de  cette  efpéce  particu- 
lière j  &  toutes  celles  que  les  plus  habiles  connoiiîént  , 
font  encore  en  fort  petit  nombre,  en  comparaifon  de  cel- 
les qui  font  réellement  dans  ce  Corps  &:  qui  dépendent  de 
fa  conftitution  intérieure  ou  effentielle.  L'eflence  d'un 
Triangle  eft  fort  bornée:  elle  confifte  dans  un  très-petit 
nombre  d'idées  >  trois  lignes  qui  terminent  un  Efpace  , 
compofent  toute  cette  eflence.  Mais  il  en  découle  plus 
de  propriétez  qu'on  n'en  fuiroit  connoître  ou  nombrer. 
Je  m'imagine  qu'il  en  eft  de  même  à  l'égard  des  fubftan- 
ces }  leurs  efl^ences  réelles  fe  reduifcnt  à  peu  de  chofe  >  oc 
les  propriétez  qui  découlent  de  cette  conftitution  inté- 
rieure, font  infinies. 

§.  25.  Enfin,  comme  l'Homme  n'a  aucune  notion  de 
quoy  que  ce  foit  hors  de  luy  ,  que  par  l'idée  qu'il  en  a 
dans  fon  Efprit,&:  à  laquelle  il  peut  donner  tel  nom  qu'il 
voudra,  il  peut  à  la  vérité  former  une  idée  qui  ne  s'ac- 
corde ni  avec  la  réalité  des  chofes  ni  avec  les  Idées  expri- 
mées par  des  mots  dont  les  autres  hommes  fe  fervent  com- 
munément, mais  il  ne  fauroit  fe  faire  une  faufl'e  idée  d'u- 
ne chofe  qui  ne  luy  eft  point  autrement  connue  que  par 
l'idée  qu'il  en  a.  Par  exemple,  lorfque  je  me  forme  une 
idée  des  jambes ,  des  bras  8c  du  corps  d'un  Homme,  &; 
que  j'y  joins  la  tête  Se  le  cou  d'un  Cheval,  je  ne  me  fais 
point  de  faufle  idée  de  quoy  que  ce  foit  >  parce  que  cet- 
te idée  ne  repréfente  rien  hors  de  moy.  Mais  lorfque  je 
nomme  cela  un  homme  ou  un  Tartare  ,  &  que  je  me  k- 

Ppp  2  gure 


4^844  "Des  Pirayes  éf  des  Faujfes  Idées. 

C  H  AP.  gure  qu'il  repréfente  quelque  Etre  réel  hors  de  moy,  oir 
XXXII.  que  c'eft  la  même  idée  que  d'autres  défignent  par  ce  mê- 
me nom ,  je  puis  me  tromper  en  ces  deux  cas.  Et  c'eft 
dans  ce  fens  qu'on  l'appelle  une  faufle  idée  ,  quoy  qu'à 
parler  eîiactement ,  la  fauHeté  ne  tombe  pas  fur  Vidée  y 
mais  fur  une  Propofîtion  tacite  é^  mentale  ,  dans  laquelle 
on  attribue  à  deux  cliofes  une  conformité  &  une  reiïem- 
blance  qu'elles  n'ont  point  effectivement.  Cependant  , 
fi  après  avoir  formé  une  telle  idée  dans  mon  Efprit,  fans 
penfer  en  moy-méme  que  l'exiftence  ou  le  nom  ô-'homme 
ou  de  Tartare  luy  convienne  ,  je  veux  la  dellgner  par  le 
nom  d'homme  ou  de  Tartare  ,  on  aura  droit  de  juger- 
qu'il  y  a  de  la  bizarrerie  dans  l'impolltion  d'un  tel  nom, 
mais  nullement  que  je  me  trompe  dans  mon  Jugement, 
6c  que  cette  Idée  eft  fauffe. 
On  poutroit  §.  26.  Enuumot,  je  croy  que  nos  Idées,  confide- 
plus  propre-    j-^gs  par  l'Efprit  ou  par  rapport  à  la  fignification  propre 

ment  appcHer      ,         ^  \         ,        '^  ,  ^  '        _  *-      _   v    ,        ■    1  •     '   j 

ksidees,;«îï«^'^s  noms  qu  on  leur  donne  ou  par  rapport  a  la  réalité  des. 

o-a  fautives,    cliofcs ,  pcuvcnt  être  fort  bien  nommées  idées  *jujles  ou. 

J^tiTa'^^^'  ^^f^titives  ,  félon  qu'elles  conviennent  ou  difconviennent 
aux  Modèles  auxquels  on  les  rapporte.  Mais  qui  voudra, 
les  appeller  véritables  ou  fauffes  ,  peut  le  faire.  Il  eft 
jufte  qu'il  jouïfle  de  la  liberté  que  chacun  peut  prendre, 
de  donner  aux  chofes  tels  noms  qu'il  juge  leur  convenir 
le  mieux,  quoy  que  félon  la  propriété  du  Langage  ,  la 
vérité  &  la  fauflété  ne  puifient  guère  convenir  aux  Idées,, 
ce  me  femble,  finon  entant  que  d'une  manière  ou  d'autre 
elles  renferment  virtuellement  quelque  Fropofition  men- 
tale. Les  Idées  qui  font  dans  l'Efprit  d'un  homme,  con- 
fiderécs  fimplement  en  elles-mêmes, ne f:uiroient être fauf- 
fcs,  excepte  les  Idées  complexes  dont  les  parties  font, 
inconipatibles.     Toutes  les  autres  Idées  font  droites  ea 

elles- 


*  Il  n'y  a  point  de  mots  en  Ihwçois 
r.ui  répondent  mieux  aux  deux  mots  An- 
£;lois  right  or  'Mreiig  ,  dont  l'Auteur  le 
(crt  en  cette  orcafon.     On  entend  c;  que 


vons  point  ,  à  ce  rue  je  croy  ,  de  teritic 
oppofc  à  fitih  ,  pris  en  ce  l'ens  11  ,  cjut 
(bit  plus  propre  que  celui  de  y.i.-';./',  qui 
l'eft  pour:ant  pas  trop  bon  ,  mais  dont 


.'eft   q«.'une    idée,  jnjlc  >    &   nous    n'a-  |  il  faut  ("c  létvir,  fau.e  d'autre. 


DeVAJ^ociation  des  Idées.     Liv.  II.  485 

elles-mêmes ,  Se  la  connoiflance  qu'on  en  a,  eft  une  con-    C  h  A  p. 
noiflance  droite  Se  véritable.     Mais  quand  nous  venons  à  XXXIL 
les  rapporter  à  certaines  chofes  ,  comme  à  leurs  Model- 
les  ou  Archétypes  ,   alors  elles  peuvent  être  faufles  ,   au- 
tant qu'elles  s'éloignent  de  cesx^rchetypes. 


r 


CHAPITRE       XXXIIL 

De  VÂf^ociation  des  Idces.  r^  ^,  , 

-^  v^  H  A  p. 

,        ,  r  r  ■  .         XXXIIL 

L  N  Y  A  prelque  perlonne  qui  ne  remarque  dans  v,\zxk  afTom- 
les  opinions  ,  dans  les  raifonnemens  Se  dans  les  "■'l"'^    d'idées 
aftions  des  autres  hommes  quelque  chofe  qui  luy  paroit  da'nî"es''diA"* 
bizarre  Se  extravagant  ,  S>z  qui  l'eft  en  effet.     Chacun  a  cours  on  les 
la  veùë  allez  perçante  pour  obferver  dans  un  autre  le  a*^^'»'"  d  autnir, 
moindre  défaut  de  cette  efpéce  s'il  eft  différent  de  celui 
qu'il  a  luy-même,  SiC  il  ne  manque  pas  de  fe  fervir  de  fa 
Raifon  pour  le  condamner  j  quoy  qu'il  y  ait  dans  fes  opi- 
nions Se  dans  fa  conduite  de   plus  grandes  irrégularitez 
dont  il  ne  s'apperçoit  jamais  ,   Se  dont  il  feroit  difficile , 
pour  ne  pas  dire  impolfible  de  le  convaiacre. 

§.  2.     Cela  ne  vient  pas  abfolument  de  TAmour  pro- Ne  v;e„t  point 
pre ,  quoy  que  cette  paflion  y  ait  fouvent  beaucoup  de  j',''^'°'"'^^"^  «^^ 
part.     On  voit  tous  les  jours  des  gens  coupables  de  ce  dé-  pre. 
faut  qui  ont  le  cœur  bien  fait, Se  ne  font  point  fottement 
entêtez  de  leur  propre  mérite.     Et  fouvent  une  perfonne 
écoute  avec  furprife  les  raifonnemens  d'un  habile  homme 
dont  il  admire  l'opiniâtreté  ,  pendant  que  luy-mêmc  re- 
fiile  à  des  raifons  de  la  dernière  évidence  qu'on  luy  pro- 
pofe  fort  diftindement. 

§.  3.  On  eft  accoutumé  d'imputer  ce  défaut  de  raifon.  If  ne  fuffit  paj, 
à  l'Education  Se  à  la  force  des  préiuErez  ;  Se  ce  n'eft  pas  p°'";  «*p''i"cr 

r  r  \->        ^■       ■  \  ■>    ■^^  f^  ^    ^'^  défaut  d'en 

lans  lujet  pour  1  ordinaire  5  quoy  que  cela  n  aille  pas  juf- attribuer  la  eau- 
qu'à  la  racine  du  mal,  Se  ne  montre  pas  afléz  nettement  '^  ^  l'Educa- 
d'où  il  vient  Se  en  quoy  il  confifte.     On  eft  fouvent  très-  ll°olï.  ^"^  ^"^' 
bien  fondé  à  en  attribuer  la  caufe  à  V Education -,  Se  le    '^ 

Ppp  3  ter- 


4.86  Ve  l'Jffoctation  des  Tdces. 

C  H  A  p.    terme  de  Préjugé  eft  un  bon  mot  général  pour  défigner  la 
XXXllI.  chofe  même.'   Cependant  je  croy  que  qui  voudra  condui- 
re cette  efpéce  de  folie  jufques  à  lafource,  doit  porter 
la  veiie  un  peu  plus  loin  ,   &c  en  expliquer  la  nature  de 
telle  forte  qu'il  fafle  voir  d'où  ce  mal  procède  originaire- 
ment dans  des  Efprits  fort  raifonnables ,  6c  en  quoy  c'eft 
qu'il  confille  prccifément. 
Pourquoy  on      §.  ^_  Quelque  rudc  que  foit  le  nom  de  folie  que  je 
Iwm'dc'M''  •'  ^"y  donne,  on  n'aura  pas  de  peine  à  me  le  pardonner,  fi 
l'on   confidére  que  l'oppofition   à  la  Raifon   ne  mérite 
point  d'autre  titre.     C'ell  effeftivement  une  folie,  Se  il 
n'y  a  prefque  perfonne  qui  en  foit  fi  exempt ,  qu'il  ne  fat 
jugé  plus  propre  à  être  mis  aux  Petites- Maifons  qu'à  être 
reçu  dans  la  compagnie  des  honnêtes  gens ,  s'il  raifonnoit 
&  agiflbit  toujours  &  en  toutes  occafions,  comme  il  fait 
conftamment  en  certaines  rencontres.     Je  ne  veux  pas  di- 
re ,  lors  qu'il  eft  en  proye  à  quelque  violente  paflion, 
mais  dans  le  cours  ordinaire  de  fa  vie.    Ce  qui  fervira  en- 
core plus  à  excufer  l'ufage  de  ce  mot  ,   6c  la  liberté  que 
je  prens  d'imputer  une  chofe  fi  choquante  à  la  plus  gran- 
^Pag.  171.  &  de  partie  du  Genre  Humain  ,   c'eft  ce  que  j'ai  *  déjà 
J72,.chap.  XI.  jjjj.  çpj  paflant  ,    &c  en  peu  de    mots  fur  la  nature  de 
^■'''  la  Folie.     J'ai   trouvé  que   la  folie  découle  de   la  mê- 

me fource  ,  èc  dépend  de  la  même  caufe  que  ce  dé- 
faut dont  nous  parlons  préfentement.  La  confidera- 
tion  des  chofes  mêmes  me  fuggera  tout  d'un  coup  cette 
penfée  ,  lorfque  je  ne  fongeois  à  rien  moins  qu'au  fujet 
que  je  traite  dans  ce  Chapitre.  Et  fi  c'eft  effeftivenient 
une  foiblefi'e  à  laquelle  tous  les  hommes  foient  fi  fort  fu- 
jetSj  fi  c'eft  une  tache  fi  univerfellement  répandue  fur  le 
Genre  Humain,  il  faut  prendre  d'autant  plus  de  foin  de 
la  faire  connoîtrc  par  fon  véritable  nom  ;  afin  d'engager 
les  hommes  à  s'appliquer  plus  fortement  à  prévenir  ce 
défaut,  ou  à  s'en  défaire  lorfqu'ils  en  font  entachez. 
Ce  défaut  vkiit  §.  5.  QLielc]ues-unes  de  nos  Idées  ont  entr'elles  une 
I.T^ ''?,'""     corrcfpondancc  6c  une  liaifon  naturelle.     Le  devoir  Se  la 

d  idées  non-  r  r   il.-         j  «  i>      r  rn.      -   J- 

«atuicile-        plus  grande  perrection  de  notre  Kai  Ion  conu (te  a  décou- 
vrir 


De  VAjfociation  des  Idées.     L  i  v.  II.  487 

vrir  ces  Idées  &  à  les  tenir  enfemble  dans  cette  union  Se  C  h  a  p. 
dans  cette  correfpondance  qui  eft  fondée  fur  leur  exiften-  XXXIIL 
ce  particulière.  Il  y  a  une  autre  liaifon  d'idées  qui  dé- 
pend uniquement  du  hazard  ou  de  la  coi'itume  ;  de  forte 
que  des  Idées  qui  d'elles-mêmes  n'ont abfolument  aucune 
connexion  naturelle  ,  viennent  à  être  fi  fort  unies  dans 
l'Efprit  de  certaines  perfonnes  ,  qu'il  ell  fort  difficile  de 
les  féparcr.  Elles  vont  toujours  de  compagnie  ,  &  l'une 
n'eft  pas  plutôt  préfente  à  l'Entendement ,  que  celle  qui 
luy  eft  aflbciée,  paroit  auffitôt  ;  &c  s'il  y  en  a  plus  de 
deux  ainfi  unies,  elles  vont  auiVi  toutes  enfemble,  fans  fe 
féparer  jamais. 

§.  6.  Cette  forte  combinaifon  d'Idées  qui  n'eft  pas  ci-  Comment  fc 
mentée  par  la  Nature,  l'Efprit  la  forme  en  lu  y-même,  f°"I"^/'^"'^ 
ou  volontairement,  ou  par  hazard;  &  de  là  vient  qu'el- 
le eft  fort  difi'érente  en  diverfes  perfonnes  félon  la  diverfi- 
té  de  leurs  inclinations,  de  leur  éducation  ôc  de  leurs  in- 
térêts. La  coutume  forme  dans  l'Entendement  des  ha- 
bitudes de  penfer  d'une  certaine  manière, tout  ainfi  qu'el- 
le produit  certaines  déterminations  dans  la  Volonté  ,  &: 
certains  mouvemens  dans  le  Corps  :  toutes  chofes  qui 
lemblent  n'être  que  certains  mouvemens  continuez  dans 
les  Efprits  animaux  qui  étant  une  fois  portez  d'un  cer- 
tain côté,  coulent  dans  les  mêmes  traces  auxquelles  ils 
ont  été  accoutumez ,  6c  qui  par  le  cours  fréquent  des  Ef- 
prits animaux  deviennent  comme  autant  de  chemins  bat- 
tus, de  forte  que  le  mouvement  y  eft  produit  d'une  ma- 
nière fort  aifée,  Se  pour  ainfi  dire  naturelle.  Il  me  fem- 
ble,  dis-je,  que  c'eft  ainfi  que  les  Idées  font  produites 
dans  nôtre  Efprit,  autant  que  nous  fommes  capables  de 
comprendre  ce  que  c'eft  que  f  enfer.  Et  fi  elles  ne  font 
pas  produites  de  cette  manière,  cela  peut  fervirdu  moins 
à  expliquer  comment  elles  fe  fuivent  l'une  l'autre  dans  un 
cours  habituel,  lorfqu'elles  ont  pris  une  fois  cette  route, 
comme  il  fert  à  expliquer  de  pareils  mouvemens  du  Corps. 
Un  Muficien  accoutumé  à  chanter  im  certain  Air ,  le 
trouve  dès  qu'il  l'a  une  fois  commencé.     Les  idées  des 

di- 


488  De  VAjJociatmt  des  Idées. 

Chap.     cliverfes  notes  fe  fuivent  l'une  l'autre   dans  fon  Efprit, 
XXXIII.  chacune  à  fon  tour  ,    fans  aucun  effort  ou  aucune  altéra- 
tion, aufli  régulièrement  que  fes  doigts  fc  remuent  fur  le 
clavier  d'une  Orgue  pour  joûer  l'air  qu'il  a  commencé  , 
quoy  que  fon  Efprit  diftrait  promené  fespenfées  fur  toute 
autre  chofe.  Je  ne  détermine  point,  fi  le  mouvement  des 
Efprits  animaux  eft  la  caufe  naturelle  de  fes  idées  ,  aufli 
bien  que  du  mouvement  régulier  de  fes  doigts  ,  quelque 
probable  que  la  chofe  paroiffc  par  le  moyen  de  cet  exem- 
ple.   Mais  cela  peut  fervir  un  peu  à  nous  donner  quelque 
notion  des  habitudes  intelledluelles,  &  de  la  liaifon  des 
Idées. 
Jîiie  cil:  la  caufe      §.  j .  Qu'il  y  ait  de  tcllcs  afTociations  d'Idécs  ,  que  la 
dL^m^p^ithies  coutume  ait  produit  dans  l'Efprit  de  la  plupart  des  hom- 
&  aiiiipth.cs,  mes,  c'eft  dequoy  je  ne  croy  pas  que  perfonne  qui  ait  fait 
<iui    pafsciit    ^    fericufes  réflexions  fur  foy-méme  &:  fur  les  autres  hom- 

pout  iiaturdlcs.  ,       -r      i       i  t-         ?    n.  ->  >         i  -, 

mes,  s  avife  de  douter.  Et  c  eit  peut-être  a  cela  qu  on 
peut  juftement  attribuer  la  plus  grande  partie  des  fympa- 
thies  &:  des  antipathies  qu'on  remarque  dans  les  hommes , 
£-:  qui  agiflent  auili  fortement  &  produifent  des  effets  aufli 
réglez,  que  fi  elles  étoient  naturelles,  ce  qui  fait  qu'on 
les  nomme  ainfij  quoy  que  d'abord  elles  n'ayent  eu  d'au- 
tre origine  que  la  liaifon  accidentelle  de  deux  Idées ,  que 
la  violence  d'une  première  imprelfion  ,  ou  une  trop  gran- 
de indulgence  a  fî  fort  unies  qu'après  cela  elles  ont  tou- 
jours étéenfemble  dans  l'Efprit  de  l'Homme  comme  fi  ce 
n'étoit  qu'une  feule  iàce.  je  dis  la  plupart  des  antipa- 
thies Se  non  pas  toutes  >  car  il  y  en  a  quelques-unes  véri- 
tablement naturelles  ,  qui  dépendent  de  nôtre  conftitu- 
tion  originaire ,  &  font  nées  avec  nous.  Mais  fi  l'on  ob- 
fervoit  exa£bement  la  plupart  de  celles  qui  paflént  pour 
naturelles ,  on  reconnoitroit  qu'elles  ont  été  caufées  au 
commencement  par  des  imprefllons  dont  on  ne  s'cft  point 
apperçu  ,  quoy  qu'elles  ayent  peut-être  commence  de 
fort  bonne  heure,  ou  bien  par  quelques  fantaifies  ridicu- 
les. Un  homme  fait  qui  a  été  incommodé  pour  avoir 
trop  mangé  de  miel  3   n'entend  pas  plutôt  ce  mot ,  que 

fon 


De  VAJSociation  des  Idées.     Liv.  II.  489 

fou  imagination  luy  caufe  des  foulevemens  de  cœur.  Il  Chap, 
n'en  fauroic  fupporter  la  feule  idée.  D'autres  idées  de  dé-  XXXIII. 
goxit,  &  des  maux  de  cœur  ,  accompagnez  de  vomifle- 
ment,  fuivent  auflî-tôt,  6c  Ton  edoniLic  eft  tout  en  défor- 
dre.  Mais  il  lait  à  quel  temps  il  doit  rapporter  le  com- 
mencement de  cette  foibleiTe,  &  comment  cette  indifpo- 
fition  luy  efl:  venue.  Qiie  fi  cela  luy  fut  arrivé  pour  a- 
voir  mangé  une  trop  grande  quantité  de  miel ,  lorfqu'il 
étoit  Enfant ,  tous  les  mêmes  effets  s'en  feroient  enfui- 
vis,  mais  on  fe  feroit  mépris  fur  la  caufe  de  cet  accident 
qu'on  auroit  regardé  comme  une  antipathie  naturelle. 

§.  8.  Je  ne  rapporte  pas  cela  ,  comme  s'il  étoit  fort  Comiien  n im. 
néceflaire  en  cet  endroit  de  diftinguer  exaftement  entre  P""J  '^^  P"""^' 
les  antipathies  naturelles  &:  acquifes  >   mais  j'ai  fait  cette  heure  c«"e"^b^- 
remarque  ckns  une  autre  veûë,  favoir,  afin  que  ceux  qui  zi"ecomiciion 
ont  des  Enfans,  ou  qui  font  chargez  de  leur  éducation  ,    '  "'' 
voyent  parla  que  c'eft  une  chofe  bien  digne  de  leurs  foins 
d'obferver  avec  attention  &  de  prévenir  foigneufement  cet- 
te irréguliére  liaifon  d'Idées  dans  l'Efprit  des  jeunes  gens. 
C'eft  le  temps  le  plus  fufceptible  des  impreilions  dura- 
bles.    Et  quoy  que  les  perfonnes  ralfonnables  faffent  re- 
flexion à  celles  qui  fe  rapportent  à  la  ianté  &  au  Corps 
pour  les  combattre,  je  fuis  pourtant  fort  tente  de  croire, 
qu'il  s'en  faut  bien  qu'on  ait  eu  autant  de  foin  que  la  cho- 
fe le  mérite,  de  celles  qui  fe  rapportent  plus  particulière- 
ment à  l'Ame  ,    &:  qui  fe  terminent  à  l'Entendement  ou 
aux  Pallions  :  ou  plutôt ,  ces  fortes  d'impreflions  ,    qui 
fe  rapportent  purement  à  l'Entendement ,  ont  été,  je  pen- 
fe  ,   entièrement  négligées  par  la  plus  grande  partie  des 
hommes. 

§.  9.  Cette  connexion  irréguliére  qui  fe-fait  dans  nô- 
tre Efprit ,  de  certaines  Idées  qui  ne  font  point  unies  par 
elles-mêmes  ,  ni  dépendantes  l'une  de  l'autre  ,  a  une  11 
grande  influence  fur  nous  ,  oc  eft  fi  capable  de  mettre  du 
travers  dans  nos  a£lions  tant  morales  que  naturelles,  dans 
nos  Pallions,  dans  nos  raifonnemens  &  dans  nos  Notions 

Q.qq  mê- 


Chap. 
XXXIII. 


Exemple  de  cet- 
te liailoii  d'i- 
dées. 


Autie  exemple. 


Ttoifie'me 
eiemple. 


Quatrième 
exemple. 


490  De  rjffociation  des  Idées. 

mêmes  ,  qu'il  n'y  a  peut-être  rien  qui  merit ^davantage 
que  nous  nous  appliquions  à  le  conhderer  pour  le  préve- 
nir ou  le  corriger  le  plutôt  que  nous  pourrons. 

§.  10.  Les  Idées  des  Efpnts  ou  des  Phantomes  n'ont 
pas  plus  de  rapport  aux  ténèbres  qu'à  la  lumière  -,  mais  (i 
une  fervante  étourdie  vient  à  inculquer  fouvent  ces  ditFé- 
rentes  idées  dans  l'Efprit  d'un  Enfant.,  &  les  y  exciter 
comme  jointes  enfemble,  peut-être  que  l'Enfant  ne  pour- 
ra jamais  plus  les  féparer  durant  tout  le  refte  de  fa  vie  , 
mais  l'obfcurité  luy  paroîtra  toujours  accompagnée  de  ces 
effrayantes  Idées;  &c  ces  chofes  feront  fi  étroitement  join- 
tes dans  fon  Efprit  qu'il  ne  fera  non  plus  capable  de  fouf- 
frir  l'une  que  l'autre. 

§.  II.  Un  homme  reçoit  une  injure  fenfible  de  la  part 
d'un  autre  homme,  il  penfe  Se  repenfe  à  la  petfonne  Se  à 
l'aftion;  &:  en  y  penfant  ainll  fortement  ou  pendant  long- 
tems,  il  cimente  fi  fort  ces  deux  Idées  enfemble  qu'il  le.s 
réduit  prefque  à  une  feule,  ne  fongeant  jamais  à  cet  hom- 
me, que  le  mal  qu'il  luy  a  fait  ,  ne  luy  vienne  dans  l'Ef- 
prit ;  de  forte  que  diftinguant  à  peine  ces  deux  chofes  il 
a  autant  d'averfion  pour  l'une  que  pour  l'autre.  C'eft 
ainfi  qu'il  naît  fouvent  des  haines  pour  des  fujets  fort  lé- 
gers &c  prefque  innoccns,  &  que  les  querelles  s'entretien- 
nent 6c  fe  perpétuent  dans  le  Monde. 

§.  12.  Un  homme  a  fouffert  de  la  douleur  ,  ou  a  été 
malade  dans  un  certain  Lieu  ;  il  a  vu  mourir  fon  ami  dans 
une  telle  chambre.  Qiioy  que  ces  chofes  n'ayent  naturel- 
lement aucune  liaifon  l'une  avec  l'autre  ,  cependant  l'im- 
preffion  étant  une  fois  faite,  lorfque  l'idée  de  ce  Lieu  (c 
préfente  à  fon  Efprit,  elle  porte  avec  elle  une  idée  de  dou- 
leur &  de  déplaifir;  il  les  confond  enfemble, 6c  peut  aufli 
peu  fouffrir  l'une  que  l'autre. 

§.  13.  Lorfque  cette  combinaifon  efl:  formée  ,  6c  du- 
rant  tout  le  temps  qu'elle  fubfifte ,  il  n'eft  pas  au  pouvoir 
de  la  Raifon  d'en  détourner  les  effets.  Les  Idées  qui  font 
dans  nôtre  Efprit,  ne  peuvent  qu'y  opérer  tandis  qu'elles 

y 


De  V AJ^ociation  des  Idées.   L  i  v.  II.  49 1 

y  font  j  félon  leur  nature  &:  leurs  circonftances  :  d'où  nous  C  h  a  p. 
pouvons  connoître  pourquoy  le  temps  guérit  certaines  XXXIII. 
paflîons  que  la  Raifon ,  quelque  bien  fondée  qu'elle  foit 
&  qu'on  la  reconnoifle,  ne  fauroit  vaincre  j  foible  &:  im- 
puifTante  en  cette  occafion  fur  ceux  qui  font  portez  à  la 
fuivre  dans  d'autres  rencontres.  La  mort  d'un  Enfant 
qui  faifoit  le  plaifir  continuel  des  yeux  de  fa  Mère  &  la 
plus  grande  fatisfaftion  de  fon  Ame ,  bannit  la  joye  de  fon 
cœur  &  la  privant  de  toutes  les  douceurs  de  la  vie  luy 
caufe  tous  les  tourmens  imaginables.  Employez  ,  pour 
la  confoler,  les  meilleures  raifons  du  monde  ,  vous  avan- 
cerez tout  autant  que  fi  vous  exhortiez  un  homme  quieft 
à  la  queftion  ,  à  être  tranquille  ,  Se  que  vous  prétendif- 
fiez  adoucir  par  de  beaux  difcours  la  douleur  que  luy  cau- 
fe la  contorfion  de  fes  membres.  Jufqu'à  ce  que  le  temps 
ait  infenfiblement  diffipé  le  fentiment  que  produit  ,  dans 
l'Efprit  de  cette  Mère  affligée  ,  l'idée  de  fon  Enfant  qui 
luy  revient  dans  la  mémoire  ,  tout  ce  qu'on  peut  luy  re- 
préfenter  de  plus  raifonnable ,  cfl:  abfolument  inutile.  De 
là  vient  que  certaines  perfonnes  en  qui  l'union  de  ces  I- 
dées  ne  peut  être  diUipée,  paflent  leur  vie  dans  le  deuil 
ôc  portent  leur  triilefle  jufque  dans  le  tombeau. 

§.  14.  Un  de  mes  Amis  a  connu  un  homme  qui  ayant  cinquicme 
été  parfaitement  guéri  de  la  rage  par  une  opération  extre-  exemple  bien 
mement  lenlibic  ,  le  reconnut  oblige  toute  fa  vie  a  celui 
qui  luy  avoit  rendu  ce  fervice  qu'il  rcgardoit  comme  le 
plus  grand  qu'il  pût  jamais  recevoir.  Mais  malgré  tout 
ce  que  la  reconnoiflance  &  la  raifon  pouvoient  luy  fugge- 
rer,  il  ne  put  jamais  fouffrir  la  veûë  de  l'Operateur.  Son 
image  luy  rappelloit  toujours  l'idée  de  l'extrême  douleur 
qu'il  avoit  enduré  par  fes  mains  :  idée  qu'il  ne  luy  écoit 
pas  poffible  de  fupporter,tant  elle  faifoit  de  violentes  im- 
prelîlons  fur  fon  Efprit. 

§.   15.  Plufieurs  Enfans  imputant  les  mauvais  traite- Autres  «em- 
mens  qu'ils  ont  endurez  dans  les  Ecoles  ,    à  leurs  Livres  P'"- 
qui  en  ont  été  l'occafion  ,  joignent  fi  bien  ces  idées  qu'ils 
Qjqq  2  rc- 


49  2  "De  VAJfociaîion  des  Idées. 

C  H  A  p.  regardent  un  Livre  avec  averfion  ,  &  ne  peuvent  jamais 
XXX m.  plus  concevoir  de  l'inclination  pour  l'étude  6c  pour  les 
Livres }  de  forte  que  la  lecture,  qui  autrement  auroit  peut- 
être  fait  le  plus  grand  plaifir  de  leur  vie  ,  leur  devient  un 
véritable  fupplice.  Il  y  a  des  Chambres  affez  commodes 
où  certaines  perfonnes  ne  fauroient  étudier  ,  Se  des  V'aif- 
feaux  d'une  certaine  forme  où  ils  ne  fauroient  jamais  boi- 
re, quelque  propres  &  commodes  qu'ils  foient  ;  &  cela» 
à  caufe  de  quelques  idées  accidentelles  qui  y  ont  été  at- 
tachées,  6c  qui  leur  rendent  ces  Chambres  &  cesVaifleaux 
défagréables.  Et  qui  elt-ce  qui  n'a  pas  remarqué  certai- 
nes gens  qui  font  atterrez  à  la  prefence  ou  dans  la  com- 
pagnie de  quelques  autres  perfonnes  qui  ne  leur  font  pas' 
autrement  fuperieures,  mais  qui  ont  une  fois  pris  de  l'af- 
cendant  fur  eux  en  certaines  occafions  ?  L'idée  d'autorité 
&  de  refpeft  fe  trouve  il  bien  jointe  avec  l'idée  de  la  per- 
fonne,  dans  l'Efprit  de  celui  qui  a  été  une  fois  ainfi  fou- 
rnis ,  qu'il  n'eft  plus  capable  de  les  féparer. 
îiempie  qu'on  §.  i6.  On  trouvc  par  tout  tant  d'cxcmplcs  dc  ccttc cf- 
ajoùte  pour  la  ^^qq  q^g  fi  j'^n  ajoùte  un  autre ,  c'eft  feulement  pour  fa 
'^  planante  Imgularite.     C  elt  d  un  jeune  homme  qui  avoit 

appris  à  danfer,  &r  cela  dans  une  grande  perfe£tion.  Mais- 
étant  arrivé  que  dans  la  Chambre  où  il  apprit ,  il  y  avoit 
un  vieux  cofre,  l'idée  de  ce  cofre  fe  combina  de  telle  ma- 
nière avec  les  tours  èc  les  pas  de  toutes  fes  Danfes  ,  que 
quoy  qu'il  pût  fort  bien  danfer  dans  cette  Chambre  ,  il 
ne  pouvoit  le  faire  que  lorfquc  ce  vieux  Cofre  y  étoit  ;  & 
il  ne  pouvoit  danfer  ailleurs  fi  ce  cofre  ou  quelque  autre 
femblable  n'avoit  dans  la  Chambre  fa  jufte  pofition.  Si 
l'on  foupçonne  que  cette  hilloire  n'ait  pas  été  rapportée 
dans  toute  fa  fimplicité  ,  mais  qu'on  l'ait  embellie  de 
quelques  plaifantes  cuxonllanceSjje  répons  pour moy que 
je  la  tiens  depuis  quelques  années  d'un  homme  d'honneur, 
plein  de  bon  fens  ,  qui  a  vu  luy-méme  la  chofe  telle  que 
je  viens  de  la  raconter.  Et  j'ofe  dire  que  parmi  les  per- 
fonnes accoutumées  à.  faire  des  réflexions ,  qui  liront  ceci. 


'DeVAjJ'ociâtiûn  d(s  Idées.   L/v.  II.  493 

ri  y  en  a  peu  qui  n'ayent  oui  raconter  ou  même  vu  des    Chap, 
exemples  de  cette  nature ,  qui  peuvent  être  comparez  à  XXXIIL 
celui-ci,  ou  du  moins  le  jullitier. 

§.   17.  Les  habitudes  intelleftuelles  qu'on  a  contracte  On  contrade, 
de  cette  manière,  ne  font  pas  moins  fortes  ni  moins  frc- ,i' j.;'e"deT habt 
quentes ,  pour  être  moins  obfervées.     Qiie  les  Idées  de  tuJcs  imelle- 
l'Etre  &  de  la  Matière  foient  fortement  unies  enfemble  '-'^"'^''"• 
ou  par  l'Education  ou  par  une  trop  grande  application  à 
ces  deux  idées  pendant  qu'elles  font  ainfi  combinées  dans 
l'Efprit, quelles  notions  &:  quels  raifonnemens  ne  produi- 
ront-elles pas  touchant  les  Efprits  feparez  ?   Qii'une  cou- 
tume contraftée  dès  la  première  Enfance,  ait  une  fois  at- 
taché une  forme  &:  une  figure  à  l'Idée  de  Dieu,  dans  quel- 
les abfurditez  une  telle  penfée  ne  nous  jettera-t-elle  pas  à 
l'égard  de  la  Divinité  ? 

§.   18.  On  trouvera,  fans  doute,  que  ce  font  de  pareil-  Ces combinai- 
les  combinaifons  d'Idées ,  mal  fondées  Se  contraires  à  la  ^'^"'  "^  '^'''■? 

■KT  •  j    -r  r    ■  ■  -i-   I  I       eo'itraircs  a  la 

JNature  ,    qui  produilent  ces  oppolitions  irréconciliables  nature  pioaui- 
qu'on  voit  entre  différentes  Seftes  de  Philofophie  &  de  ^'"^'j?"^'''^  ^'- 

■j-^     ,.     .  ^        .  .  .  ^.  vers  leiuinieiis 

Keligiouj  car  nous  ne  laurions  imagmer  que  chacun  decxtrava^ans 
ceux  qui  fuivcnt  ces  différentes  Seftes  ,  fe  trompe  volon-  '^^'" ';t ■'iiiofo- 
tairement  foy-même,  &  rejette  contre  fa  propre  confcien- Rcli^mn/"^  ^ 
ce  la  Vérité  qui  luy  eft  offerte  par  des  raifons  évidentes. 
Quoy  que  l'Intérêt  ait  beaucoup  de  part  dans  cette  affai- 
re, on  ne  fauroit  pourtant  fe  perfuader  qu'il  corrompe  fi 
univerfellement  desSociétez  entières  d'hommes, que  cha- 
cun d'eux  jufqu'à  un  feul  foûtienne  la  fauflétè  contre  fes 
propres  lumières-.  On  doit  reconnoitre  qu'il  y  en  a  au. 
moins  quelques-uns  qui  font  ce  que  tous  prétendent  fai- 
re, c'eil  à  dire  qui  cherchent  fincerement  la  Vérité.  Et 
par  conféqueht  ,  il  faut  qu'il  y  ait  quelque  autre  chofe 
qui  aveugle  leur  Entendement ,  Se  les  empêche  de  voir 
la  fauffeté  de  ce  qu'ils  prennent  pour  la  Vérité  toute  pu- 
re. Si  l'on  prend  la  peine  d'examiner  ce  que  c'eft  qui 
captive  ainfi  la  Raifon  des  perfonnes  les  plus  fincères  ,  & 
quL  leur  aveugle  l'Efprit  jufqu'à  les  faire  agir  contre  le 
dqq  3  fens 


494'  ^^  VAffociation  des  Idées. 

C  H  A  p.  fens  commun ,  on  trouvera  que  c'eft  cela  même  dont  nous 
XXXIII.  parlons  préfentement,  je  veux  dire  quelques  Idées  indé- 
pendantes qui  n'ont  aucune  liaifon  entre  elles  ,  mais  qui 
font  tellement  combinées  dans  leur  Efprit  par  l'éducation, 
par  la  coutume  &:  par  le  bruit  qu'on  en  fait  inceflamment 
dans  leur  Parti ,  qu'elles  s'y  montrent  toujours  enfem- 
blc;  de  forte  que  ne  pouvans  non  plus  les  féparer  en  eux- 
mêmes,  que  fi  ce  n'étoit  qu'une  feule  idée  ,  ils  prennent 
l'une  pour  l'autre.  C'eft  ce  qui  fait  paffer  le  galimathias 
pour  bon  fens  ,  les  abfurditez  pour  des  démonftrations, 
&  les  difcours  les  plus  incompatibles  pour  des  raifonne- 
mens  folides  &:  bien  fuivis.  C'eft  le  fondement,  j'ai  pen- 
fé  dire ,  de  toutes  les  erreurs  qui  régnent  dans  le  Monde , 
mais  fi  la  chofe  ne  doit  point  être  pouilée  jufque-là ,  c'eft 
du  moins  l'un  des  plus  dangereux,  puifque  par  tout  où  il 
s'étend,  il  empêche  les  hommes  de  voir  &  d'entrer  dans 
aucun  examen.  Lorfque  deux  chofes  a£tuellement  fépa- 
rées  paroiifent  à  la  veûë  conftamment  jointes  ,  fi  l'Ocuil 
les  voit  comme  colées  cnfemble  quoy  qu'elles  foient  fé- 
parées  en  effet ,  par  où  commencerez- vous  à  re£tifier  les 
erreurs  attachées  à  deux  Idées  que  des  perfonnes  qui  vo- 
yent  les  objets  de  cette  manière  font  accoutumées  d'unir 
dans  leur  Efprit  jufqu'à  fubftituer  l'une  à  la  place  de  l'au- 
tre, fie  fi  je  ne  me  trompe,  fans  s'en  appercevoir  eux-mê- 
mes ?  Pendant  tout  le  temps  que  les  chofes  leur  paroifTent 
ainfi  ,  ils  font  dans  l'impuiflance  d'être  convaincus  de 
leur  erreur,  &■  s'applaudiflent  eux-mêmes  comme  s'ils  é- 
toient  de  zelez  défenfeurs  de  la  Vérité  ,  x^uoy  qu'en  ef- 
fet ils  foûtiennent  le  parti  de  l'Erreur  ;  Se  cette  confufion 
de  deux  Idées  différentes ,  que  la  liaifon  qu'ils  ont  accou- 
tumé d'en  faire  dans  leur  Efprit ,  leur  tait  prefque  regar- 
der comme  une  feule  idée  ,  leur  remplit  la  tête  de  fauf- 
fes  veûës ,  fie  les  entraîne  dans  une  infinité  de  méchans  rai- 
fonnemens. 
ConciuGon  de  §•  19-  Après  avoir  expofé  tout  ce  qu'on  vient  de  voir 
«(econd Livre. fur  l'origine,  les  différentes  efpéces  Se  l'étendue  de  nos 


De  V Affociation  des  Idées.  L  i  v.  IL  4,0 ^ 

Idées ,  avec  plufieurs  autres  confiderations  fur  ces  inftru-  C  h  a  p. 
mens  ou  matériaux  de  nos  connoiflances ,  Qe  ne  fai  la-  XXXIIL 
quelle  de  ces  deux  dénominations  leur  convient  le  mieux) 
après  cela ,  dis-je  ,  je  devrois  en  vertu  de  la  méthode  que 
je  m'étois  propofé  d'abord ,  m'attachera  fiiire  voir  quel 
eft  l'ufage  que  l'Entendement  fait  de  ces  Idées,  &:  quelle 
eft  la  connoiflance  que  nous  acquérons  par  leur  moyen. 
Mais  venant,  à  confiderer  la  chofe  de  plus  près  ,  j'ai  trou- 
vé qu'il  y  a  une  11  étroite  iiaifon  entre  les  Idées  &  les 
Mots,  &:  que  les  Idées  abftraites  &  les  Termes  généraux 
ont  un  rapport  fi  conftant  l'un  à  l'autre  ,  qu'il  eil  impof- 
fible  de  parler  clairement  &:  diftinftement  de  nôtre  Con- 
noijfance  qui  confiile  toute  en  Propolitions ,  fans  exami- 
ner auparavant ,  la  nature,  l'uûge  &  la  fignification  du 
Langage  :  ce  fera  donc  le  fujet  du  Livre  fuivant. 

Fin  du  Second  Livre. 


m 

"h  r^ 


ESSAI 


Fag,  496 


ESSAI  PHILOSOPHIQUE 

CONCERNANT 

L'ENTENDEMENT  HUMAIN. 

•CÎS^  ^^  ««î^  '^è»  oî£*  ^£o»  «o^Sc  ^^  •oî:^^  «oJc^ 

LIVRE      TROISIEME. 
Des  Mots. 


CHAPITRE      I. 

Des  Mots  on  du  Langage  en  général. 


X'homme  ades  §. 
organes  propres 
à  former  des 
ions  articulez. 


z^;"-;  I E  u 


ayant  fait  l'Homme  pour  é- 
trc  une  créature  fociable  ,  luy  a  non 
feulement  infpiré  le  defir ,  Se  l'a  mis 
dans  la  nécellité  de  vivre  avec  ceux 
defon  Efpéce5mais  luy  a  donné  auiîl 
la  faculté  de  parler,  qui  devoit  être 
le  grand  inftrument  Se  le  lien  commun  de  cette  Société. 
C'eftpourquoy  l'Homme  a  naturellement  fes  organes  fa- 
çonnez de  telle  manière  qu'ils  font  propres  à  former  des 
fons  articulez-  que  nous  appelions  des  Mots.  Mais  cela  ne 
f.iffifoit  pas  pour  faire  le  Langage  -,    car  on  peut  dreller 

les 


Ves  Mots  ou  du  Lang/tge  en  gênerai.  Liv.  III.    497 
les  Perroquets  6c  plufieurs  autres  Oifeaux  à  former  des  C  h  a  p.  I, 
fons  articulez  Se  aflez  diftinfts  :  cependant  ces  Animaux 
ne  font  nullement  capables  de  Langage. 

§.  2.  Il  étoit  donc  néceffaire  qu'outre  les  fons  arricu-  Afindefcrervit 
lez ,  l'Homme  fut  capable  de  fe  fen'ir  de  ces  fons  comme  ^<:  "Y^^ns  pout 
de  Jignes  de  concertions  intérieures  ,  ^  de  les  établir  com-  fcs^iddwT^ 
me  autant  de  marques  des   Idées  que  nous  avons  dans 
l'Efpritjafin  que  par  là  elles  puffent  être  manifeftées  aux 
autres,  6c  qu'ainfi  les  hommes  puffent  s'entre-communi- 
quer  les  penfées  qu'ils  ont  dans  l'Efprit. 

§.  3.  Mais  cela  ne  lliffifoit  point  encore  pour  rendre  Les  mots  fer- 
les Mots  aulll  utiles  qu'ils  doivent  être.  Ce  n'eft  pas  af-  rane/Sc-'^' 
fez  pour  la  perfeftion  du  Langage  que  les  fons  puiffent  wu.^T  ' 
devenir  fignes  des  Idées ,  à  moins  qu'on  ne  puiffe  fe  fer- 
vir  de  ces  fignes  en  forte  qu'ils  comprenent  plufieurs  cho- 
fes  particulières  i  car  la  multiplication  des  Mots  en  auroit 
confondu  l'ufage,  s'il  eût  flillu  un  nom  diftinft  pour  dé- 
figner  chaque  chofe  particulière.  Afin  de  remédier  à  cet 
inconvénient ,  le  Langage  a  été  encore  perfectionné  par 
l'ufage  des  termes  généraux ,  par  où  un  feul  Mot  eft  de- 
venu le  figne  d'une  multitude  d'exiftences  particulières  : 
Excellent  ufage  des  fons  qui  a  été  uniquement  produit 
par  la  différence  des  Idées  dont  ils  font  devenus  les 
lignes  }  ceux-là  devenans  généraux  qu'on  a  établi  pour 
lignifier  des  Idées  générales,  6c  ceux-là  demeurans  par- 
ticuliers dont  les  idées  qu'ils  expriment ,  font  particu- 
lières. . 

§.  4.  Outre  ces  noms  qui  fignifient  des  Idées  ,  il  y  a 
d'autres  mots  que  les  hommes  employent,non  pourfigni- 
ficr  quelque  idée, mais  le  manque  ou  l'abfcnce  d'une  cer- 
taine idée  fimple  ou  complexe,  ou  de  toutes  les  idées  en- 
femble,  "comme  font  les  mots  ,  Rien  ,  ignorance  ,  ^  Jié- 
rtlité.  On  ne  peut  pas  dire  que  tous  ces  mots  négatifs  ou 
privatifs  n'appartiennent  proprement  à  aucune  idée, eu  ne 
ilgnifient  aucune  idée;  car  en  ce  cas-là  ce  fcroient  des  funs 
qui  ne  fignifiéroient  abfolurnent  rien  >  mais  ils  fe  rappor- 
tent à  des  Idées  pofitives  6c  en  dèfignent  l'abfence. 

Rrr  §.5. 


498  T>es  Mots  on  au  Langage  en  général. 

C  H  A  p.  I.  §.  5 .  Une  autre  chofe  qui  nous  peut  approcher  un  peu 
L.s Mots  tirent  plus  de  l'origine  de  toutes  nos  notions  &  connoiiïances , 
cneine  dTu't"^s  ^'^^  d'obferver  combien  les  mots  dont  nous  nous  fer- 
mots  qui  figni.  vous ,  dépendent  des  Idées  fenfibles ,  6c  comment  ceux 
fient  des  Idées  qu'on  emolove  pour  fienifier  des  actions  &;  des  notions 
tout-a-rait  éloignées  des  bens  ,  tirent  leur  origine  de  ces 
mêmes  Idées  fenfibles ,  d'où  ils  font  transferez  à  des  figni- 
fications  plus  abftrufes  pour  exprimer  des  Idées  qui  ne 
tombent  point  fous  les  Sens.  Ainfi,  les  mots  fuivans  ima- 
giner,  comprendre  ■)  s^ attacher  ,  concevoir  ^  injiilier  ,  dé- 
goûter, trouble i  tranquillité ,  Sec.  font  tous  empruntez 
des  opérations  de  chofes  fenfibles  ,  &  appliquez  à  cer- 
tains Modes  de  penfer.  Le  mot  Efprit  dans  fa  première 
fignification  ,  c'eft  le  fouffle  ,  &:  celui  à' Auge  fignifie 
MeJJager.  Et  je  ne  doute  pas  que,  fi  nous  pouvions  con- 
duire tous  les  mots  jufqu'à  leur  fource  ,  nous  ne  trouvaf- 
fions  que  dans  toutes  les  Langues  ,  les  mots  qu'on  em- 
ployé pour  fignifier  des  chofes  qui  ne  tombent  pas  fous 
les  Sens,  ont  tiré  leur  première  origine  d'Idées  fenfibles. 
D'oîi  nous  pouvons  conjecturer  quelle  forte  de  notions 
avoient  ceux  qui  les  premiers  parlèrent  ces  Langues-là  , 
d'oii  elles  leur  venoient  dans  l'Efprit,  &:  comment  la  Na- 
ture fuggera  inopinément  aux  hommes  l'origine  &z  le 
principe  de  toutes  leurs  connoiflances,  par  les  noms  mê- 
mes qu'ils  donnoient  aux  chofes  ;  puifque  pour  trouver 
des  noms  qui  puflent  faire  connoitre  aux  autres  les  opé- 
rations qu'ils  fentoient  en  eux-mêmes  ,  ou  quelque  autre 
idée  qui  ne  tombât  pas  fous  les  Sens  ,  ils  furent  obligez 
d'emprunter  des  mots  ,  des  idées  de  fenfaticn  les  plus 
connues ,  afin  de  fliire  concevoir  par  là  plus  aifement  les 
opérations  qu'ils  éprouvoient  en  eux-mêmes  ,  6c  qui  ne 
pouvoient  être  reprefentées  par  des  apparences  fenfibles 
è:  extérieures.  Après  avoir  ainfi  trouvé  des  noms  con- 
nus &c  dont  ils  convenoient  mutuellement ,  pour  fignifier 
ces  opérations  intérieures  de  l'Efprit,  ils  pouvoient  fans 
peine  faire  connoître  par  des  mots  toutes  leurs  autres  i- 
dées,  puifqu'elles  ne  pouvoient  confiltcr  qu'en  des  per- 
ceptions 


Des  Mots  ou  du  Langage  en  général.  Liv.  III,  499 
ceptions  extérieures  6c  fenfibles  ,  ou  en  des  opérations  Chap.  I. 
intérieures  de  leur  Efprit  fur  ces  perceptions  ;  car  com- 
me il  a  été  prouvé ,  nous  n'avons  abfolument  aucune  idée 
qui  ne  vienne  originairement  des  Objets  fenlibîes  3c  ex- 
térieurs, ou  des  opérations  intérieures  de  l'Efprit ,  que 
nous  fcntons,  &:  dont  nous  fommes  intérieurement  con- 
vaincus en  nous-mêmes. 

§.  6.    Mais  pour  mieux  comprendre  quel  eft  rufage  Diviiîon  Rnit- 
&  la  force  du  Langage  ,   entant  qu'il  fert  à  l'inftruftion  ^Î^Ji^.V'"' 
&  a  la  connciliance  ,  il  elt  a  propos  de  voir  en  premier 
lieu  ,   Â  qnoj  c'cji  que  les  noms  font  immédiatement  appli- 
quez dans  l'ufûge  qu'on  fait  du  Langage. 

Et  puifque  tous  les  noms  (excepté  les  noms  propres) 
font  généraux  ,  oc  qu'ils  ne  fignifient  pas  en  particulier 
telle  ou  telle  chcfe  fmguliérejmais  les  efpéces  des  chofes; 
il  fera  néceflaire  de  confidérer  ,  en  fécond  lieu  ,  Ce  que 
c'efl  que  les  Efpéces  ^  les  Genres  des  Chofes ,  en  quoy  ils 
confiftent ,  éf  comment  ils  viennent  à  être  forme.?;.  Après 
avoir  examiné  ces  chofes  comme  il  faut ,  nous  ferons 
mieux  en  état  de  découvrir  le  véritable  ufage  des  mots, 
les  perfections  &  les  imperfeftions  naturelles  du  Langa- 
ge, &  les  remèdes  qu'il  faut  employer  pour  éviter  dans 
la  lignification  des  mots  l'cbfcurité  ou  l'incertitude  j  fans 
quoy  il  eft  impoflible  de  difcourir  nettement  ou  avec 
ordre  de  la  connoiflance  des  chofes,  qui  étant  comprife 
dans  des  Propofitions ,  pour  l'ordinaire  univerfelles ,  a 
plus  de  liaifon  avec  les  mots  qu'on  n'eft  peut-être  porté 
à  fe  l'imaginer. 

Ces  confiderations  feront  donc  le  fujet  des  Chapitres 
faivans. 


Rrr  2  CHA- 


500  T>e  la  fignif  cation  des  Mots. 

CHAPITRE      II. 

Çj^^p  jj  De  la  Jîgnification  des  Mots. 


Les Mof;  font  §.  I-    /~\  U  o  Y  Q^u  E   l'Homme  SIC  Une  grandc  diver- 
des  figues  icnfi-  V^    ^^^^  ^^  penfécs ,  qui  font  telles  que  les  autres 

res"urhom-  ^^  honimcs  en  peuvcnt  recueuillir  aufli  bien  quc 

mes  pour  s'en-  kiy ,  bcaucoup  de  plaifir  £c  d'utilité  ;  elles  font  pourtant 
tre  -  comnuini-  j-Qm-^g  renfermées  dans  fcn  Efprit  ,  invifibles  &  cachées 

quer  leurs  pcn-  .  «jjn  «  ^^ 

fe'es.  aux  autres ,  oc  ne  lauroient  paroitre  d  elles-mêmes.  Com- 

me on  ne  fauroit  jouir  des  avantages  fie  des  commoditez 
de  la  Société,  fans  une  communication  de  penfées,  il  é- 
toit  néceffaire  que  l'Homme  inventât  quelques  fignes 
extérieurs  6c  fenfibles  par  lefquels  ces  Idées  invifibles 
dont  fes  penfées  font  compofées,  puflént  être  manifeftées 
aux  autres.  Rien  n'étoit  plus  propre  pour  cet  effet,  foit 
à  l'égard  de  la  fécondité  ou  de  la  promptitude  ,  que  ces 
fons  articulez  qu'il  fe  trouve  capable  de  former  avec  tant 
de  facilité  &:  de  variété.  Nous  voyons  par  là,  comment 
les  Mots  qui  étoient  fi  bien  adaptez  à  cette  fin  par  la  Na- 
ture ,  viennent  à  être  employez  par  les  hommes  pour 
être  fignes  de  leurs  Idées  ,  6c  non  par  aucune  liaifon  na- 
turelle qu'il  y  ait  entre  certains  fons  articulez  6c  certaines 
idées,  (car  en  ce  cas-là  il  n'y  auroit  qu'une  Langue  par- 
mi les  hommes)  mais  par  une  inftitution  arbitraire  en 
vertu  de  laquelle  un  tel  mot  a  été  fait  volontairement  le 
figne  d'une  telle  Idée.  Ainfi ,  l'ufage  des  Mots  confifte 
à  être  des  marques  fenfibles  des  Idées  ;  6c  les  Idées  qu'on 
défigne  par  les  Mots,  font  ce  qu'ils  fignifient  proprement 
6c  immédiatement. 
Us  font  des  §•  2.  Comme  les  hommes  fe  fervent  de  ces  fignes,  ou 
fignes  feniibics  pour  enrcgîtrer,  fi  j'ofe  ainfi  dire  ,  leurs  propres  penfées 
jm^^  y^j.ç^'^'afin  de  foulager  leur  mémoire  ,  ou  pour  produire  leurs 
fert.  Idées  6c  les  expofer  aux  yeux  des  autres  hommes  ,  les 

Mots  ne  fignifient  autre  chofe  dans  leur  première  &z  im- 
médiate 


De  la  lignification  des  Mots.  Liv.  III.  501 
médiate  fignification,  que  les  idées  qui  font  dans  l'Efpnt  Chap.  IÏ. 
de  celui  qui  s'en  fert,  quelque  imparfaitement  ou  négli- 
gemment que  ces  Idées  foient  déduites  des  chofes  qu'on 
fuppofe  qu'elles  repréfentent.  Lorfqu'un  homme  parle 
à  un  autre,  c'eft  afin  de  pouvoir  être  entendu  ,  &  le  but 
du  Langage  efl:  que  ces  fons  ou  marques  puiflént  faire 
connoître  les  idées  de  celui  qui  parle,  à  ceux  qui  l'écou- 
tent.  Par  conféquent  c'eft  des  Idées  de  celui  qui  parle 
que  les  Mots  font  des  fignes ,  6c  perfonne  ne  peut  les  ap- 
pliquer comme  fignes  à  aucune  autre  chofe  qu'aux  idées 
qu'il  a  luy-même  dans  l'Efprit  ;  car  ce  feroit  les  faire 
fignes  de  fes  propres  conceptions  &:  les  appliquer  cepen- 
dant à  d'autres  idées,  c'eft  à  dire,  établir  en  même  temps 
qu'ils  feroient  des  fignes  fie  qu'ils  ne  feroient  pas  des  fi- 
gnes de  fes  idées,  &:  par  là  faire  qu'ils  ne  fignifiaflent  ef- 
feftivement  rien  du  tout.  Comme  les  Mots  font  des 
fignes  arbitraires  par  rapport  à  celui  qui  s'en  fert  ,  ils  ne 
fauroient  être  des  fignes  arbitraires  appliquez  par  luy  à 
des  chofes  qu'il  ne  connoît  point.  Ce  feroit  vouloir  les 
rendre  fignes  de  rien  ,  de  vains  fons  deftituez  de  toute  fi- 
gnification. Un  homme  ne  peut  faire  que  fes  Mots  foient 
fignes,  ou  des  Qiialitez  qui  font  dans  les  chofes,  ou  des 
conceptions  qui  fe  trouvent  dans  l'Efprit  d'une  autre 
perfonne,  s'il  n'en  a  luy-même  aucune  idée  dans  l'Efprit. 
Jufqu'à  ce  qu'il  ait  quelques  idées  de  fon  propre  fonds, 
il  ne  fauroit  fuppofer  qu'elles  font  conformes  aux  con- 
ceptions d'une  autre  perfonne  ni  fe  fervir  d'aucuns  fignes^ 
pour  les  exprimer;  car  alors  ce  feroient  des  fignes  de  ce 
qu'il  ne  connoîtroit  pas,  c'eft  à  dire  des  fignes  d'un  Rien. 
Mais  lorfqu'il  fe  repréfente  à  luy-mcme  les  idées  des  au- 
tres hommes  par  celles  qu'il  a  luy-méme  ,  s'il  confent  de 
leur  donner  les  mêmes  noms  que  !<  s  autres  hommes  leur 
donnent  ,  c'eft  toujours  à  fes  propres  idées  qu'il  donne 
ces  noms  ,  aux  idées  qu'il  a  j  &  non  à  celtes  qu'il  n'a 
pas. 

§.   5.    Cela  eft  fi  néceflaire  dans  le  Langage  ,  qu'à  cet 
égard  l'homme  habile  &  l'ignorant ,   le  favant  8c  l'idiot 

Rrr  3  fe 


502  De  la  Jîgnif  cation  des  Mots. 

Chah.  11.  fe  fervent  des  mots  de  la  même  manière  ,  lorfqu'ils  y  at- 
tachent quelque  fignification.  Je  veux  dire  que  les  mots 
fi^nitient  dans  la  bouche  de  chaque  homme  les  idées  qu'il 
a'dans  l'Efprit,  6c  qu'il  voudroit  exprimer  par  ces  mots- 
là.  Ainfi  ,  un  Enfant  n'ayant  remarqué  dans  le  Métal 
qu'il  entend  nommer  Or  ,  rien  autre  chofe  qu'une  bril- 
lante couleur  jaune  ,  applique  feulement  le  mot  d'Or  à- 
l'idée  qu'il  a  de  cette  couleur  ,  Se  à  nulle  autre  chofe  > 
c'efcpourquoy  il  donne  le  nom  d'Or  à  cette  même  cou- 
leur qu'il  voit  dans  la  queùë  d'un  Paon.  Un  autre  qui 
a  mieux  obfervé  ce  métal,  ajoute  à  la  couleur  jaune  une 
grande  pefanteur  -,  &  alors  le  mot  d'Or  ilgnifie  dans  fa 
bouche  une  idée  complexe  d'un  Jaune  brillant,  &  d'une 
fubftance  fort  pefante.  Un  troiiiemc  ajoute  à  ces  Qiia- 
litez  la  ftifibihte  3  &c  dès-là  ce  nom  fignitîe  à  fon  égard  un 
Corps  brillant ,  jaune,  fufible,  6c  fort  pefant.  Un  au- 
tre ajoute  la  malléabilité.  Chacune  de  ces  perfonnes  fe 
fervent  également  du  mot  d'Or  ,  lorfqu'ils  ont  occafion 
d'exprimer  l'idée  à  laquelle  ils  l'appliquent  ;  mais  il  eft 
évident  que  chacun  peut  l'appliquer  uniquement  à  fa 
propre  idée,  6c  qu'il  ne  fauroit  le  rendre  ligne  d'une  idée 
complexe  qu'il  n'a  pas  dans  l'Efprit. 

§.  4.  Mais  encore  que  les  Mots  ,  confiderez  dans  l'u- 
fage  qu'en  font  les  hommes,  ne  puiflent  lignifier  propre- 
ment &<:  immédiatement  rien  autre  chofe  que  les  idées  qui 
font  dans  l'Efprit  de  celui  qui  parle;  cependant  les  hom- 
•mes  leur  attribuent  dans  leurs  pcnfées  un  fecret  rapport  à 
deux  autres  chofes. 

Premièrement,  ils fuppofent  que  les  Mots  dont  ilsfe  fer- 
l'ent  i  font  /ignés  des  idées  qui  fe  trouvent  au(fi  dans  i'Ef- 
prit  des  autres  hommes  avec  qui  ils  s''entretiennent.  Car 
autrement  ils  parleroient  en  vain  6c  ne  pourroient  être  en- 
tendus, fi  les  fons  qu'ils  appliquent  à  une  idée  ,  étoient 
attachez  à  une  autre  idée  par  celui  qui  les  écoute ,  ce  qui 
feroit  parler  deux  Langues.  Mais  en  cette  occafion  ,  les 
hommes  ne  s'arrêtent  pas  ordinairement  à  examiner  il  l'i- 
dée qu'ils  ont  dans  l'Efprit  ,  eft  la  même  que  celle  qui 

cil 


DelaJîgniJîcatîonàesMots.  Lrv.  III.  503 

èft  dans  l'Efprit  de  ceux  avec  qui  ils  s'entretiennent,  lis  Chap.  II. 
eroyent  qu'il  leur  fuffit  d'employer  le  mot  dans  le  fens 
qu'il  a  communément  dans  la  Langue  qu'ils  parlent  ,  ce 
qu'ils  eroyent  faire  -,  &c  dans  ce  cas  ils  fuppofent  que  l'i- 
dée dont  ils  le  font  ligne  ,  elV  précifément  la  même  que 
les  habiles  gens  du  Pais  attachent  à  ce  nom-là. 

§.  5.  En  fécond  lieu,  parce  que  les  hommes  feroient 
fâchez  qu'on  crût  qu'ils  parlent  limplement  de  ce  qu'iis 
imaginent,  mais  qu'ils  veulent  auiH  qu'on  s'imagine  qu'ils 
parlent  des  chofes  félon  ce  qu'elles  font  réellement  en  el- 
les-mêmes ,  ils  fuppofent  fouvent  à  caufe  de  cela  ,  que 
leurs  paroles  fîgnijîent  aujfi  la  réalité  des  chofes.  Mais  com- 
me ceci  fc  rapporte  plus  particulièrement  aux  Snbfiances 
&c  à  leurs  noms  ,  ainli  que  ce  que  nous  venons  de  dire 
dans  le  Paragraphe  précèdent  fe  rapporte  peut-être  aux 
Idées  /impies  êc  aux  Modes  ,  nous  parlerons  plus  au  long 
de  ces  deux  différens  moyens  d'appliquer  les  Mots,  lorf- 
que  nous  traiterons  en  particulier  des  noms  des  Modes 
Mixtes  &  des  Subftances.  Cependant ,  permettez-moy 
de  dire  ici  en  paffant  que  c'eft  pervertir  l'ufage  des  Mots, 
ôc  embarrafîer  leur  fignification  d'une  obfcurité  &  d'une 
confufion  inévitable ,  que  de  leur  faire  tenir  lieu  d'aucune 
autre  chofe  que  des  Idées  que  nous  avons  dans  l'Efprit. 

§.  6.  Il  faut  confiderer  encore  à  l'égard  des  Mots ,  pre- 
mièrement qu'étant  immédiatement  les  fignes  des  Idées 
des  hommes  &:  par  ce  moyen  les  inftrumens  dont  ils  fe 
fervent  pour  s'entre-communiquer  leurs  conceptions,  & 
exprimer  l'un  à  l'autre  les  penfées  qu'ils  ont  dans  l'Efprit, 
il  fe  fait,  par  un  confiant  ufage,  une  telle  connexion  en- 
tre certains  fcns  &  ks  idées  défignées  par  ces  fons-là ,  que 
les  noms  qu'on  entend  excitent  dans  l'Efprit  certamcs 
idées  avec  prefque  autant  de  promptitude  Se  de  facilité , 
que  fi  les  Objets  propres  à  les  produire,  affectoient  actuel- 
lement les  Sens.  C'eit  ce  qui  arrive  évidemment  à  l'égard 
de  toutes  les  Qualirez  fenfibles  les  plus  communes,  ficde 
toutes  les  fubftances  qui  fe  préfentent  fouvent  &  familiè- 
rement à  nous. 

§•  7. 


504.  De  UJïgnificationdes  Mots.  ■ 

Chap.  II.      §.  7.    Il  faut  remarquer,  en  fécond  lieu  ,  que  ,    quoy 
On  (e  ("crt  (ou-  q^g  \q^  jVIots  ne  fisnifient  proprement  5c  immédiatement 

vent  He  mots  ,i'ii-  i  j 

2Mxnueis  on  q^c  Ics  idees  de  celui  qui  parle  ;  cependant  parce  que 
n'attache  aucu-  par  uu  ufdgc  qui  uous  devient  familier  dès  le  berceau  , 
nciignihation,  ^^^^^  apprcnoHS  très-parfixitement  certains  fons  articulez 
qui  nous  viennent  promptement  fur  la  langue  ,  &  que 
nous  pouvons  rappeller  à  tout  moment ,  mais  dont  nous 
ne  prenons  pas  toujours  la  peine  d'examiner  ou  de  fixer 
exadlement  la  fignification,  d  ariive  fouveni  que  les  hom- 
mes appliquent  daiiantnge  leurs  penfées  aux  mots  qu'aux 
chofes ,  lors  même  qu'ils  voudroient  s'appliquer  à  confi- 
derer  attentivement  les  chofes  en  elles-mêmes.  Et  parce 
qu'on  a  appris  la  plupart  de  ces  mots,  avant  que  de  con- 
noître  les  idées  qu'ils  fignifient,  il  y  a  non  feulement  des 
Enfans,  mais  des  hommes  faits, qui  parlent  fouvent com- 
me des  Perroquets  ,  fe  fervant  de  plufieurs  mots  par  la 
feule  raifon  qu'ils  ont  appris  cqs  fons  &  qu'ils  fe  font  fait 
une  habitude  de  les  prononcer.  Du  refte  ,  tant  que  les 
Mots  ont  quelque  fignification  ,  il  y  a  ,  jufque-là,  une 
conitante  liaifon  entre  le  fon  6c  l'idée, ôc  une  marque  que 
l'un  tient  lieu  de  l'autre.  Mais  fi  Ton  n'en  fait  pas  cet 
ufage ,  ce  ne  font  plus  que  de  vains  fons  qui  ne  fignifient 
rien. 
La  fignification  §.  8.  LesMots,  par  un  long  &  familier  ufagc  ,  exci- 
desMotscft  tent,  comme  nous  venons  de  dire,  certaines  Idées  dans 
arbitraire.  lEfpnt  11  règlement  6c  avec  tant  de  prompfritude  ,  que 
les  hommes  font  portez  à  fuppofer  qu  il  y  a  une  liaifon 
naturelle  entre  ces  deux  chofes.  Mais  que  les  mots  ne 
fignifient  autre  chofe  que  les  idées  particulières  des  hom- 
mes ,  6c  cela  par  une  inftitution  tout-à-fait  arbitraire, 
c'efl:  ce  qui  paroit  évidemment  en  ce  qu'ils  n'excitent  pas 
toujours  dans  l'Efprit  des  autres,  (  lors  même  qu'ils  par- 
lent le  même  Langage)  les  mêmes  idées  dont  nous  (up- 
pofons  qu'ils  font  les  fignes.  Et  chacun  a  une  fi  invio- 
lable liberté  de  faire  fignifier  aux  Mots  telles  idées  qu'il 
veut,  que  perfonne  n'a  le  pouvoir  de  faire  que  d'autres 
ayent  dans  l'Efprit   les  mêmes  idées  qu'il  a  luy-même 

q  uand 


Des  Termes  généraux.  Liv.  III.  50^ 

quand  il  fe  fert  des  mcmes  Mots.  C'eftpourquoy  Avgvfte  C  h  a  p. 
luy-mcme  élevé  à  ce  haut  degré  de  puiflance  qui  le  ren-  II. 
doit  maître  du  Monde,  reconnut  qu'jl  n'étoit  pas  en  fon 
pouvoir  de  faire  un  nouveau  mot  Latin  }  ce  qui  vouloit 
dire  qu'il  ne  pouvoit  pas  établir  par  fa  pure  volonté  ,  de 
quelle  idée  un  certain  fon  devroit  être  le  ligne  dans  la  bou- 
che &:  dans  le  langage  ordinaire  de  fes  Sujets.  A  la  vérité, 
dans  toutes  les  Langues  l'Ufage  approprie  par  un  confen- 
tement  tacite  certains  fons  à  certaines  idées  ,  &:  limite  de 
telle  forte  la  fignification  de  ce  fon  ,  que  quiconque  ne 
l'applique  pas  juftcment  à  la  même  idée,  parle  impropre- 
ment: à  quoy  j'ajoute  qu'à  moins  que  les  Mots  dont  un 
homme  fe  ferc  ,  n'excitent  dans  l'Efprit  de  celui  qui  l'é- 
coute, les  mêmes  idées  qu'il  leur  fait  fignifîer  en  parlant, 
il  ne  parle  pas  d'une  manière  intelligible.  Mais  quelle  que 
foit  la  conféquence  que  produit  l'ufage  qu'un  homme  fait 
des  mots  dans  un  fens  différent  de  celui  qu'ils  ont  généra- 
lement, ou  de  celui  qu'y  attache  en  particulier  la  perfon- 
ne  à  qui  il  addreffe  fon  difcours  ,  il  eft  certain  que  leur 
fignification  eft  limitée,  par  rapport  à  celui  qui  s'en  fert, 
aux  idées  qu'il  a  dans  l'Efprit  ,  ôc  qu'ils  ne  peuvent  être 
fignes  d'aucune  autre  chofe. 


CHAPITRE     III. 

Des  Termes  généraux.  C  h  a  p. 

III. 


§.   I.  'T"'  O  u  T  ce  qui  exifte,  étant  des  chofes  particu-  La  plus  grande 
I      liéres,on  pourroit  peut-être  s'imaginer,  qu'il  {^""^  d«  Mots 
raudroit  que  les  Mots  qui  doivent  être  conrormes  aux 


chofes,  fuflent  aufli  particuliers  par  rapport  à  leur  figni- 
fication. Nous  voyons  pourtant  que  c'eft  tout  le  contrai- 
re }  car  la  plus  grande  partie  des  mots  qui  compofent  les 
diverfes  Langues  du  Monde  ,  font  des  termes  généraux  ; 
ce  qui  n'eft  pas  arrivé  par  négligence  ou  par  hazard ,  mais 
par  raifon  6c  par  néceflité. 

Sff  §.  2. 


^  o 6  Ves  Tnmes  généraux: 

Chap.        §.2.  Premièrement,   il  e(l  tmpoJfMe  quê  chaque  chofe 
III.       particulière  pût  ûvoir  iiti  nom  particulier  à^  dijbnèf.     Car 
iieii  Importable  la  figiiification  &  l'ufage  des  mors  dépendant  de  la  con- 
irpamcuiietr  "cxion  que  l'Efprit  met  entre  les  Idées  6c  les  fons  qu'il 
ait  un  iinm  par- employé  pour  en  être  les  fignes  ,    il  ell  nécefl'aire  qu'en 
ftuidî"  ^  "^^     appliquant  les  noms  aux  chofes  l'Efprit  ait  des  idées  di- 
ftm£tes  des  chofes,  6c  qu'il  retienne  aufli  le  nom  particu- 
lier qui  appartient  à  chacune  avec  l'adaptation  particuliè- 
re qui  en  ell  faite  à  cette  idée.     Or  il  eft  au  defTus  de  la 
capacité  humaine  de  former  6c  de  retenir  des  idées  diftin- 
£tes  de  toutes  les  chofes  particulières  qui  fe  prèfentent  à 
nous.     Il  n'elt  pas  poiîible  que  chaque  Oifeau  ,    chaque 
Bête  que  nous  voyons,  que  chaque  Arbre  6c  chaque  Plan- 
te qui  frappent  nos  Sens,  trouvent  place  dans  le  plus  va- 
ille Entendement.     Si  l'on  a  regardé  comme  un  exemple 
d'une  mémoire  pro'digieufe,  que  certains  Généraux  ayent 
pu  appeller  chaque  foldat  de  leur  Armée  par  fon  propre 
nom  ,    il  eft  aifé  de  voir  la  raifon  pourquoy  les  hommes 
n'ont  jamais  tenté  de  donner  des  noms  à  chaque  Brebis 
dont  un  Troupeau  eft  compofé  ,    ou  à  chaque  Corbeau 
qui  vole  fur  leurs  têtes,  6c  moins  encore  de  défigner  par 
un  nom  particulier,  chaque  feuille  des  Plantes  qu'ils  vo- 
yent ,  ou  chaque  grain  de  fable  qui  fe  trouve  fur  leur  che- 
min. 
Cela  feroit  in-      §.   5.  En  feccnd  licu ,  fi  ccla  pouvoit  fe  faire ,  ilferoit 
""'^'  pourtant  mutile  ,    parce  qu'il  ne  ferviroit  point  à  la  fin 

principale  du  Langage.  C'eft  en  vain  que  les  hommes  en- 
tafferoicnt  des  noms  de  chofes  particulières  ,  cela  ne  leur 
feroit  d'aucun  ufage  pour  s'entre-communiqucr  leurs  pen- 
fées.  Les  hommes  n'apprennent  des  mots  &c  ne  s'en  fer- 
vent dans  leurs  entretiens  avec  les  autres  hommes  ,  que 
pour  pouvoir  être  entendus  ;  ce  qui  ne  fe  peut  faire  que 
lorfque  par  l'ufage  ou  par  un  mutuel  confentemcnt ,  les 
fons  que  je  forme  par  les  organes  de  la  voix,  excitent  dans 
l'Efprit  d'un  autre  qui  l'écoute,  l'idée  que  j'y  attache  en 
moy-mcme  lorfque  je  le  prononce.  Or  c'eil  ce  qu'on  ne 
pourroit  faire  par  des  noms  appliquez  à  des  chofes  parti- 

cu- 


Des  Termes  généraux.   Liv.  III.  ço/ 

culiéres ,  dont  les  idées  fe  trouvant  uniquement  dans  mon   C  h  a  p, 
Efprit,  les  noms  que  je  leur  donnerais  ,  ne  pourroient  ê-       III. 
tre  intelligibles  à  une  autre  perfonne  ,  qui  ne  connoîtroit 
pas  précifement  toutes  les  mêmes  chofes  qui  font  venues 
à  ma  connoiflance. 

§.  4.  Mais  en  troifiéme  lieu  ,  fuppofé  que  cela  pût  fe 
faire,  (ce  que  je  ne  croy  pas}  cependant  w«  nom  dijlinli 
pour  chaque  chofe  particulière  ne  Jeroit  pas  d'un  grand  uja- 
ge  pour  l'avancement  de  nos  connoifjances  ,  qui  ,  bien  que 
fondées  fur  des  chofes  particulières  ,  s'étendent  par  des 
veûës  générales  qu'on  ne  peut  former  qu'en  reduifant  les 
chofes  à  certaines  efpéces  fous  des  noms  généraux.  Ces 
Efpéces  font  alors  renfermées  dans  certaines  bornes  avec 
les  noms  qui  leur  appartiennent,  &c  ne  fe  multiplient  pas 
chaque  moment  au  delà  de  ce  que  l' Efprit  efl:  capable  de 
comprendre,  ou  que  l'ufage  le  requiert.  C'eft  pour  cela 
que  les  hommes  fe  font  arrêtez  pour  l'ordinaire  à  ces  con- 
ceptions générales}  mais  non  pas  pourtant  jufqu'à  s'abfte- 
nir  de  diftinguer  les  chofes  particulières  par  des  noms  di- 
ftin£ts,  lorfque  la  néceflîté  l'exige.  C'eftpourquoy  dans 
leur  propre  Efpéce  avec  qui  ils  ont  le  plus  à  faire,  Se  qui 
leur  fournit  fouvent  des  occafions  de  faire  mention  de  per- 
fonnes  particulières,  ils  fe  fervent  de  noms  propres ,  cha- 
que dillinâ:  Individu  étant  défigné  par  une  particulière  & 
diftinfte  dénomination. 

§.  5.  Outre  les  perfonnes  ,  on  a  donné  communément  a  quoy  c'eft 
des  noms  particuliers  aux  Pais ,  aux  Villes  ^  aux  Rivières ^  3"°"  ^  ''°"'"^ 
aux  Montagnes-,  &  a  d  autres  telles  diltmthons  de  Lieu  ,  prcs. 
&  cela  par  la  même  raifonj  je  veux  dire  ,  à  caufe  que  les 
hommes  ont  fouvent  occafion  de  les  défigner  en  particu- 
her ,  6c  de  les  mettre  ,    pour  ainfi  dire  ,   devant  les  yeux 
des  autres  dans  les  entretiens  qu'ils  ont  avec'  eux.     Et  je 
ne  doute  pas ,  que ,  fi  nous  étions  obligez  de  faire  men- 
tion de  Chevaux  particuliers  aufli  fouvent  que  nous  avons 
occafion  de  parler  de  différens  hommes  en  particulier  , 
nous  aurions  pour  défigner  les  Chevaux  des  noms  pro- 
pres ,    qui  nous  feroient  auflî  familiers ,  que  ceux  dont 

Sff  2  nous 


^o8  Des  Termes  généraux. 

C  H  A  p.  "°"s  '"^°"^  fervons  pour  défigner  les  hommes  ;  que  le  mot 
|jj_  de  Biicephale  par  exemple  feroit  d'un  uflige  aufli  commun 
que  celui  d'Alexandre.  Aulll  voyons-nous  que  les  Ma- 
quignons donnent  des  noms  propres  à  leurs  chevaux  aufll 
communément  qu'à  leurs  valets  ,  pour  pouvoir  les  con- 
noitre  ,  6c  les  diftinguer  les  uns  des  autres  ,  parce  qu'ils 
ont  fouvent  occafion  de  parler  de  tel  ou  tel  cheval  parti- 
culier, lorfqu'il  eft  éloigné  de  leur  veûë. 
Comment  fe  §■  6.  Une  autre  chofe  qu'il  faut  confiderer  après  cela, 
foin  les  terni«c'ell,  Comment  fc  font  les  termes  généraux.  Car  tout  ce 
généraux.  ^^  exille ,  étant  particulier, comment  eft-ce  que  nous  a- 
vons  des  termes  généraux ,  &■  ou  trouvons-nous  ces  natu- 
res univerfelles  que  ces  termes  figni fient  ?  Les  A'Iots  de- 
viennent généraux  lorfqu'ils  font  inllituez  lignes  d'Idées 
générales  j  &"  les  Idées  deviennent  générales  lorfqu'on  en 
fépare  les  circonftances  du  temps,  du  lieu  &  de  toute  au- 
tre idée  qui  peut  les  déterminer  à  telle  ou  telle  exiftence 
particulière.  Par  cette  forte  d'abitraftion  elles  font  ren- 
dues capables  de  repréfenter  également  plufieurs  chofes 
individuelles,  dont  chacune  étant  en  elle-même  conforme 
à  cette  idée  abfl:raite,efl:  par  là  de  cette  cfpéce  de  chofes, 
comme  on  parle. 

§.  7.  Mais  pour  expliquer  ceci  un  peu  plus  diftinfte- 
ment,  il  ne  fera  peut-être  pas  hors  de  propos  de  confide- 
rer nos  notions  à'  les  noms  que  nous  leur  donnons  dès  leur 
origine  ,  6c  d'obferver  par  quels  degrez  nous  venons  à 
former  6c  à  étendre  nos  Idées  depuis  nôtre  première  En- 
fance. 11  eft  tout  vifible  que  les  idées  que  les  Enfans  fe 
font  des  perfonnes  avec  qui  ils  converfent  (pour  nous  ar- 
rêter à  cet  exemple}  font  femblables  aux  perfonnes  mê- 
mes, 6c  ne  font  que  particulières.  Les  Idées  qu'ils  ont 
de  leur  Nourrice  ^  de  leur  Mère  ,  font  fort  bien  tracées 
dans  leur  Efprit,  £c  comme  autant  de  fidelles  tableaux  y 
repréfentent  uniquement  ces  Individus.  Les  noms  qu'ils 
leur  donnent  d'abord,  fe  terminent  aulll  à  ces  Individus; 
ainfi  les  noms  de  Nourrice  &c  de  Maman ,  dont  fe  fervent 
les  Enfans ,    fe  rapportent  uniquement  à  ces  perfonnes. 

Qii  and 


Des  Termes  généraux.  Liv.  III.  509 

Qiiand  après  cela  le  temps  Se  une  plus  grande  connoiflan-  C  h  A  p. 
ce  du  Monde  leur  a  fait  obferver  qu'il  y  a  plu fieurs  autres  III. 
Etres,  qui  par  certains  communs  rapports  de  figure  &  de 
plufieurs  autres  qualitez  reflemblent  à  leur  Père  ,  à  leur 
Mère,  &:  aux  autres  perfonnes  qu'ils  ont  accoutumé  de 
voir, ils  forment  une  idée  à  laquelle  ils  trouvent  que  tous 
ces  Etres  particuliers  participent  également  ,  &"  ils  luy 
donnent  comme  les  autres  le  nom  à' homme  ,  par  exemple. 
Voila  comment  ils  viennent  à  avoir  un  nom  général  6c  une 
idée  générale.  En  quoy  ils  ne  forment  rien  de  nouveau, 
mais  écartant  feulement  de  l'idée  complexe  qu'ils  avoient 
de  Pierre  &c  de  Jaques  ,  de  Marie  &c  d'Elisabeth  ce  qui 
eft  particulier  à  chacun  d'eux  ,  ils  ne  retiennent  que  ce 
qui  leur  eft  commun  à  tous. 

§.  8.  Par  la  même  voye  qu'ils  acquièrent  le  nom  &c 
l'idée  générale  d'Homme  ,  ils  acquièrent  aifément  des 
noms,&  des  notions  plus  générales.  Car  venant  à  obfer- 
ver que  plufieurs  chofes  qui  différent  de  l'idée  qu'ils  ont 
de  V homme i&c  qui  ne  fauroient  par  conféquent  êtrccom- 
prifes  fous  ce  nom  ,  ont  pourtant  certaines  qualitez  en 
quoy  elles  conviennent  avec  l'Homme, ils  fe  forment  une 
autre  idée  plus  générale  en  retenant  feulement  ces  Oiiali- 
tez  6c  les  rèùniffant  dans  une  feule  idée  ;  6c  en  donnant 
un  nom  à  cette  idée,  ils  font  un  terme  d'une  comprehen- 
fion  plus  étendue.  Or  cette  nouvelle  Idée  ne  fe  fait  point 
par  aucune  nouvelle  addition  ,  mais  feulement  comme  la 
précédente  ,  en  étant  la  figure  Se  quelques  autres  pro- 
priétez  défignées  par  le  mot  d'homme,  6c  en  retenant  feu- 
lement un  Corps,  accompagné  de  vie,  de  fentiment, 
èi  de  motion  fpontanee ,  ce  qui  eft  compris  fous  le  nom 
di  Animal. 

§.  9.  -Qiie  ce  foit  là  le  moyen  par  où  les  hommes  for-  l«  Natures 
ment  premièrement  les  idées  générales  6c  les  noms  gêné-  p"="'"  "^ 

'    ,.,     ,  .  ,    r\         ■  1      r^    y     lotit  autre  choie 

raux  qu  ils  leur  donnent,  c  eit  ,  je  croy  ,  une  chofe  fi  e-  que  des  idées 
vidente  qu'il  ne  faut  pour  la  prouver  que  confiderer  ce  ^bitraitcs. 
que  nous  faifons  nous-mêmes  ,  ou  ce  que  les  autres  font, 
Ôc  quelle  eft  la  route  ordinaire  que  leur  Efprir  prend  pour 

Sff3  ar- 


5  lo  Des  Termes  généraux. 

C  H  A  p.  arriver  à  la  Connoiflance.  Que  fi  l'on  fe  figure  que  les 
III,  natures  ou  notions  générales  font  autre  chofe  que  de  tel- 
les idées  abfirattes  &z  partiales  d'autres  Idées  plus  comple- 
xes qui  ont  été  premièrement  déduites  de  quelque  exi- 
llence  particulière,  on  fera,  je  penfe  ,  bien  en  peine  de 
favoir  ou  les  trouver.  Car  que  quelqu'un  reflêchifle  en 
foy-méme  fur  l'idée  qu'il  a  de  V Homme ,  Se  qu'il  me  dife 
enfuite  en  quoy  elle  diffère  de  l'idée  qu'il  a  de  Pierre  &c 
de  Paul ,  &c  en  quoy  fon  idée  de  Cheval  eft  différente  de 
celle  qu'il  a  de  Encéphale ,  fi  ce  n'eft  dans  l'éloignement 
de  quelque  chofe  de  particulier  à  chacun  de  ces  Individus, 

6  dans  la  confervation  d'autant  de  particulières  Idées  com- 
plexes qu'il  trouve  convenir  à  plufieursexillences  particu- 
lières. De  même,  enôtant,  des  Idées  complexes ,  figni- 
fiees  par  les  noms  d'homme  Se  de  cheval ,  les  feules  idées 
particulières  en  quoy  ils  diffèrent, en  ne  retenant  que  cel- 
les dans  lefquelles  ils  conviennent  ,  &  en  faifant  de  ces 
idées  une  nouvelle  èc  diftindte  Idée  complexe ,  à  laquelle 
on  donne  le  nom  à' Animal ^  on  a  un  terme  plus  général, 
qui  avec  l'Homme  comprend  plufieurs  autres  Créatures. 
Otez  après  cela  ,  de  l'idée  à' Animal  le  fentiment  6c  le 
mouvement  fpontanéej  dès-là  l'idée  complexe  qui  reflie, 
compofée  d'idées  fimples  de  Corps  ,  de  vie  &:  de  nutri- 
tion ,  devient  une  idée  encore  plus  générale  ,  qu'on 
défigne  par  le  terme  Fivant  qui  eft  d'une  plus  grande  é- 
tenduë.  Et  pour  ne  pas  nous  arrêter  plus  long-temps  fur 
ce  point  qui  eft  fi  évident  par  luy-mêmc,c'eft  par  la  mê- 
me voye  que  l'Efprit  vient  à  fe  former  l'idée  deCor/)j,de 
Siéftance,  &:  enfin  d'Etre^  de  Chofe  &c  de  tels  autres  ter- 
mes univerfels  qui  s'appliquent  à  quelque  idée  que  cefoit 
que  nous  ayions  dans  l'Efprit.  En  un  mot,  tout  ce  my- 
ftère  des  Genres  6c  des  Efpeces  dont  on  fait  tant  de  bruit 
dans  les  Ecoles  ,  mais  qui  hors  de  là  eft  avec  raifon  fi 
peu  confideré  ,  tout  ce  myftère  ,  dis-je  ,  fe  réduit  uni- 
quement à  la  formation  d'Idées  abftraites,  plus  ou  moins 
étendues  ,  auxquelles  on  donne  certains  noms.  Sur  quoy 
ce  qu'il  y  a  de  certain  Se  d'invariable  ,    c'eft  que  chaque 

terme 


tions. 


T>es  Termes  généraux.     Liv,  III.  511 

terme  plus  général   fignifîe  une  certaine  idée  qui  n'eft    C  h  a  p, 
qu'une  partie  de  quelqu'une  de  celles  qui  font  contenues       III. 
fous  elle. 

§.  10.  Nous  pouvons  voir  par  là  quelle  eft:  la  raifon  Pourqnoy  on fe 
pourquoy  en  defîniflant  les  mots,  ce  qui  n'ell  autre  cho-  m"„rdù"Gr«« 
îe  que  faire  connoitre  leur  fignification ,  nous  nous  fervons  Hjus  ics  Dcfiw- 
du  Genre  i  ou  du  terme  général  le  plus  prochain  fous  le- 
quel eft  compris  le  mot  que  nous  voulons  définir.  On  ne 
fait  point  cela  par  nécelîité ,  mais  feulement  pour  s'épar- 
gner la  peine  de  compter  les  différentes  idées  limples  que 
le  prochain  terme  général  fignifie  ,  ou  quelquefois  peut- 
être  pour  s'épargner  la  honte  de  ne  pouvoir  faire  cette  é- 
numeration.  Mais  quoy  que  la  voye  la  plus  courte  de  dé- 
finir foit  par  le  moyen  du  Genre  vc  de  h  Différence ,  com- 
me parlent  les  Logiciens  ,  on  peut  douter  ,  à  mon  avis , 
qu'elle  foit  la  meilleure.  Une  chofe  du  moins  ,  dont  je 
fuis  afiuré,  c'eft  qu'elle  n'eft  pas  l'unique  ,  ni  par  confé- 
quent  abfolument  nécelfaire.  Car  définir  n'étant  autre 
chofe  que  faire  connoître  à  un  autre  par  des  paroles  quel- 
le eft  l'idée  qu'emporte  le  mot  qu'on  définit,  la  meilleu- 
re définition  confifte  à  faire  le  dénombrement  de  ces  idées 
fimples  qui  font  renfermées  dans  la  fignification  du  terme 
défini;  &  fi  au  lieu  d'un  tel  dénombrement  les  hommes 
fe  font  accoiitumez  à  fe  fervir  du  prochain  terme  général, 
ce  n'a  pas  été  par  néceflité  ,  ou  pour  une  plus  grande 
clarté,  mais  pour  abréger.  Car  je  ne  doute  point  que, 
fi  quelqu'un  defiroit  de  connoître  quelle  idée  eft  fignifiée 
par  le  mot  homme, Se  qu'on  luy  dit  que  l'Homme  eft  une 
fubftance  folide,  étendue,  qui  a  de  la  vie, du  fentiment, 
un  mouvement  fpontanée ,  6c  la  faculté  de  raifonner  ,  je 
ne  doute  pas  qu'il  n'entendit  aufli  bien  le  fens  de  ce  mot 
homme ,  -  £c  que  l'idée  qu'il  fignifie  ne  luy  fût  pour  le 
moins  aufll  clairement  connue  ,  que  lorfqu  on  le  définit 
un  Animal  raifonnable  ,  ce  qui  par  les  différentes  défini- 
tions d'Animal,  de  Vivant ,  &  de  Corps  ,  fe  réduit  à  ces 
autres  idées  dont  on  vient  de  voir  le  dénombrement.  Dans 
l'explication  du  mot  homme  je  me  fuis  attaché ,  en  cet  en- 
droit 3 


Chap. 
UL 


Ce  qu'on  appel- 
le General  ,  & 
V>:;verjtl  cil  un 
Ouvrage  de 
rEiucndement. 


*  Mot5 .  idc'eî 
»u  chofes. 


^  1 2  T>is  Termes  généraux. 

droit,  à  la  définition  qu'on  en  donne  ordinairement  dans 
les  Ecoles ,  qui  quoy  qu'elle  ne  foit  peut-être  pas  la  plus 
exafte  ,  fert  pourtant  afTez  bien  à  mon  préfent  deiïein. 
On  peut  voir  par  cet  exemple  ,  ce  qui  a  donné  occafion 
à  cette  régie ,  §ji'une  Définition  doit  être  compofée  de  Gen- 
re &  de  iJijférence  .:  &c  cela  fuffit  pour  montrer  le  peu  de 
nécelllté  d'une  telle  Régie,  ou  le  peu  d'avantage  qu'il  y 
a  à  rcbferver  exaftement.  Car  les  Définitions  n'étant, 
comme  il  a  été  dit,  que  l'explication  d'un  Mot  par  plu- 
ficurs autres, en  forte  qu'on  puifle  connoitre  certamemenc 
le  fens  ou  l'idée  qu'il  fignifie  ,  les  Langues  ne  font  pas 
toujours  formées  félon  les  régies  de  la  Logique  ,  de  forte 
que  la  fignification  de  chaque  terme  puifTe  être  exa£te- 
mcnt  fie  clairement  exprimée  par  deux  autres  termes.  L'ex- 
périence nous  fait  voir  fuffifamment  le  contraire;  ou  bien 
ceux  qui  ont  fait  cette  Régie  ont  eu  tort  de  nous  avoir 
donné  fi  peu  de  définitions  qui  y  foient  conformes.  Mais 
nous  parlerons  plus  au  long  des  Définitions  dans  le  Chapi- 
tre fuivant. 

§.  II.  Pour  retourner  aux  termes  généraux ,  il  s'enfuit 
évidemment  de  ce  que  nous  venons  de  dire ,  que  ce  qu'on 
aTppeWc général  6c  univcrfel  n'appartient  pas  à  l'exiftence 
réelle  des  choies,  mais  que  c'eÙ  an  Ouvrage  de  V Entende- 
ment qu'il  fait  pour  fon  propre  ufage  ,  &"  qui  fe  rapporte 
uniquement  aux  figncs  ,  foit  que  ce  foient  des  Mots  ou 
des  Idées.  Les  Mots  font  généraux,  comme  il  a  été  dit, 
lorfqu'on  les  employé  pour  être  des  fignes  d'Idées  géné- 
rales ;  ce  qui  fait  qu'ils  peuvent  être  indifféremment  ap- 
pliquez à  plufieurs  chofes  particulières  :  Se  les  Idées  font 
générales  ,  lorfqu'elles  font  formées  pour  être  des  repré- 
fcntations  de  plufieurs  chofes  particulières.  Mais  l'uni- 
verfalité  n'appartient  pas  aux  chofes  mêmes  qui  font  tou- 
tes particulières  dans  leur  exificnce  ,  fans  en  excepter  les 
mots  &c  les  idées  dont  la  fignification  efi:  générale.  Lors 
donc  que  nous  laiffons  à  part  les  *  Particuliers  ;  les  Gé- 
néraux qui  relient ,  ne  font  que  de  fimplcs  productions 
de  nôtre  Efprit,  dont  la  nature  générale  n'cft  autre  chofe 

que 


Des  Termes  généraux.  Liv.  IIl.  513 

que  la  capacité  que  l'Entendement  leur  communique,  de    C  h  a  p. 
lignifier  ou  de  repréfenter  plufieurs  Particuliers.     Car  la        III. 
fignification  qu'ils  ont ,    n'eft  qu'une  relation  ,  qui  leur 
eft  attribuée  par  l'Elprit  de  l'Homme. 

§.  12.  Ainfi,  ce  qu'il  faut  confiderer  immédiatement ^"H"^^''- 
après,  c'eft  quelle  forte  de  fignif cation  appartient  aux  Mots  Jc^cL^°2ls'^^ 
généraux.  Car  il  eft  évident  qu'ils  ne  fignifient  pas  fim-c  w^j  &  des 
plement  une  feule  chofe  particulière,  puifqu'en  ce  cas-là  ^-^^''""" 
ce  ne  feroient  pas  des  termes  généraux  ,  mais  des  noms 
propres.  D'autre  part  il  n'eft  pas  moins  évident  qu'ils 
ne  fignifient  pas  une  pluralité  de  chofes,  car  fi  cela  étoit, 
homme  &  hommes  fignifieroient  la  même  chofe  ;  &  la  di- 
ftinftion  des  nombres,  comme  parlent  les  Grammairiens, 
feroit  fuperfluë  8c  inutile.  Ainfi,  ce  que  les  termes  gé- 
néraux fignifient  c'eft  une  efpéce  particulière  de  chofes-, 
&  chacun  de  ces  termes  acquiert  cette  fignification  en 
devenant  figne  d'une  Idée  abftraite  que  nous  avons  dans 
l'Efprit,  &  à  mefure  que  les  chofes  exiftantcs  fe  trouvent 
conformes  à  cette  idée ,  elles  viennent  à  être  rangées  fous 
cette  dénomination ,  ou  ce  qui  eft  la  même  chofe ,  à  être 
de  cette  efpéce.  D'où  il  paroit  clairement  que  les  Eflen- 
ces  de  chaque  Efpéce  de  chofes  ne  font  que  ces  Idées  ab- 
ftraites.  Car  avoir  l'eflence  d'une  Efpéce  étant  ce  qui 
fait  qu'une  chofe  eft  de  cette  Efpéce ,  6c  la  conformité  à  l'i- 
dée à  laquelle  le  nom  fpécifique  eft  attaché,  étant  ce  qui 
donne  droit  à  ce  nom  de  défigner  cette  idée,  il  s'enfuit  né- 
ceffairement  de  là ,  que  d'avoir  cette  eflénce  &  cette  oon- 
formité ,  c'eft  une  feule  &  même  chofe  ;  puifqu'être  d'u- 
ne telle  Efpéce,  6c  avoir  droit  au  nom  de  cette  Efpéce, 
c'eft  une  feule  S<  même  chofe,  comme  par  exemple,  c'eft 
la  même  chofe  d'être  un  homme  ou  de  l' Efpéce  d^ homme  ^ 
6c  d'avoir  droit  au  nom  à.' homme.  De  même,  être  un 
homme  ,  ou  de  l'Efpéce  d'homme  ,  6c  avoir  l'efTence 
d'un  homme,  c'eft  la  même  chofe.  Or  comme  rien  ne 
peut  être  un  homme  ,  ou  avoir  droit  au  nom  d'homme 
que  ce  qui  a  de  la  conformité  avec  l'idée  abftraite  que 
le  nom  d'homme  fignifie ,  8c  qu'aucune  chofe  ne  peut  être 

Ttt  un 


514-  Des  Termes  généraux. 

C  H  A  p.   un  homme  ou  avoir  droit  à  l'Efpéee  d'homme,  que  ce 

III.       qui  a  l'efTence  de  cette  Efpéce ,  il  s'enfuit  que  l'idée  ab- 

ftraite  que  ce  nom  emporte ,  &:  l'eflenee  de  cette  Efpéce, 

c'eft  une  feule  &  même  chofe.     Par  où  il  eft  aifé  de  voir 

que  les  eflences  des  Efpéces  des  Chofes  6c  par  conféquent 

la  réduction  des   Chofes  en   efpeces  eft  un  ouvrage  de 

l'Entendement  qui  forme  luy-même  ces  idées  générales 

par  abftraftion. 

Les  Efpccfs      g.   15.   Je  ne  voudrois  pas  qu'on  s'imaginât  ici,   que 

di'VÈmendT  J'°"^^^^'  ^  ^loins  cncorc  que  je  nie  que  la  Nature  dans 

ment,  mais ei- la  production  dcs  Chofcs  en   l'ait  plufieurs   femblables. 

les  font  fondées  Rjcn  n'cft  plus  Ordinaire  fur  tout  dans  les  races  des  Ani- 

lur  la    re(sem-  ni  i  \      r  •   r  r 

hiancc des  cho-  maux  ,  6c  dans  toutes  les  choies  qui  le  perpétuent  par  fe- 
i'«-  mence.     Cependant ,  je  croy  pouvoir  dire  que  la  rédu- 

ction de  ces  Chofes  en  efpéces  fous  certaines  dénomina- 
tions, eft  l'Ouvrage  de  l'Entendement  qui  prend  occa- 
fion  de  la  reffembtance  qu'il  remarque  entre  elles  de  for- 
mer des  idées  abftraites  ôc  générales ,  6c  de  les  fixer  dans 
l'Efprit  fous  certains  noms,  qui  font  attachez  à  ces  idées 
dont  ils  font  commp  autant  de  modelles  auxquels  à  me- 
fure  que  les  chofes  particulières  actuellement  exiftantes  fe 
trouvent  conformes ,  elles  viennent  à  être  de  cette  Efpé- 
ce ,  à  avoir  cette  dénomination  ,  ou  à  être  rangées  fous 
cette  Clafle.  Car  lorfque  nous  difons ,  c'eft  un  homme  i 
c'eft  un  cheval  i  c\ci\ijujlice ,  c'eft  rr«^«//,  c'eft  mie  mon- 
tre, c'ctt.  fine  bouteille  i  que  faifons-nous  par  là  que  ran- 
ger ces  chofes  fous  différens  noms  fpecifiqucs  entant 
qu'elles  conviennent  à  ces  idées  abftraites  dont  nous  a- 
vons  établi  que  ces  noms  feroient  les  fignes  ?  Et  que  font 
les  Eflences  de  ces  Efpéces ,  diftinguées  èc  défignccs  par 
certains  noms ,  finon  ces  idées  ,  formées  par  abftraCtion 
dans  l'Efprit,  qui  font  comme  des  liens  qui  attachent  les 
chofes  particulières  actuellement  exiftantes  aux  noms  fous 
lefquels  elles  font  rangées  ?  En  effet ,  lorfque  les  termes 
généraux  ont  quelque  liaifon  avec  des  Etres  particuliers, 
ces  Idées  abftraites  font  comme  le  médium  qui  les  unit  > 
de  forte  que  les  Eflences  des  Efpéces,  félon  qu'elles  font 

diftia- 


Des  Termes  généraux.     Liv.  III.  ^i^ 

diftînguées  Se  nommées  par  nous ,  ne  font  &:  ne  peuvent    C  h  a  p. 
être  autre  chofe  que  ces  Idées  precifcs  &:   abftraires  que        III, 
nous  avons  dans  l'Efprit.    C'eftpcurquoy  fi  les  Eflenccs, 
fuppofées  réelles  5  des  fiabltances ,  l'ont  différentes  de  nos 
Idées  abflraites  ,  elles  ne  fauroient  être  les  Eflences  des 
Efpéces  fous  lefquelles  nous  les  rangeons.     Car  deux  Ef. 
péces  peuvent  être  avec  autant  de  fondement  une  feule 
Efpéce,  que  deux  différentes  Effences  peuvent  être  l'ef- 
fence  d'une  feule  Efpéce:  écje  voudrois  bien  qu'on  me 
dît  quelles  font  les  altérations  qui  peuvent  ou  ne  peuvent 
pas  être  faites  dans  un  Cheval  ou  dans  le  Plomb  ,  fans 
faire  que  l'une  de  cqs  deux  chofes  foit  d'une  autre  Efpé- 
ce. Si  nous  déterminons  les  Efpéces  des  Chofes  par  nos 
Idées  abftraites ,  il  eft  aifé  de  réfoudre  cette  Qiieftion  j 
mais  quiconque  voudra  fe  borner  en  cette  occafion  à  des 
Effences  fuppofées  réelles,  fera,  je  m'affûre,  tout-à-fait 
défonenté,&:  ne  pourra  jamais  connoître  quand  une  Cho- 
fe ceffe  précifément  d'être  de  ï'Efpéce  d'un  Cheval,  ou 
du  Plomb. 

§.  14.  Perfonne,  au  refte,  ne  fera  furpris  de  m'enten-  chaque  îdee 
dre  dire  ,  que  ces  Effences  ou  Idées  abftraites  qui  font  ae'^eft'unfÉf- 
les  mefures  des  noms  &  les  bornes  des  Efpéces  foient  fence  diftinélc. 
l'Ouvrage  de  l'Entendement,  fi  l'on  confidére  qu'il  y  a 
du  moins  des  Idées  complexes  qui  dans  l'Efprit  de  diver- 
fes  perfonnes  font  fouvent  différentes  colleftions  d' Idées 
fîmples,  &  qu'ainfi  ce  qui  eft  Avance  dans  l'Efprit  d'un 
homme  ne  l'eft  pas  dans  l'Efprit  d'un  autre.  Bien  plus , 
dans  les  fubftances  dont  les  Idées  abftraites  femblent  être 
tirées  des  Chofes  mêmes  ,  on  ne  peut  pas  dire  que  ces 
Idées  foient  conftamment  les  mêmes,  non  pas  même  dans 
TEfpéce  qui  nous  eft  la  plus  familière,  &  que  nous  con- 
noifîbns  de  la  manière  la  plus  intime;  puifqu'on  a  douté 
plufieurs  fois  fi  le  fruit  qu'une  femme  a  mis  au  Monde 
étoit  homme,  jufqu'à  difputer  fi  l'on  devoit  le  nourrir 
oc  le  baptifer:  ce  qui  ne  pourroit  être,  fi  l'Idée  âbftraite 
ou  l'Effence  à  laquelle  appartient  le  nom  d'homme,  étoit 
l'ouvrage  de -la  Nature  ,  &  non  une  diverfe  &  incertaine 

Ttt  1  col- 


ç  1 6  Des  Termes  généraux. 

C  H  A  p.  coUeftion  d'Idées  fimples  que  l'Entendement  joint  en- 
111.  femble  &:  à  laquelle  il  attache  un  nom  après  l'avoir  ren- 
due générale  par  voye  d'abftraftion.  De>.^jfo.rte  que  dans 
le  fonds  chaque  Idée  diflinfte  formée  par  abftraftion  eft 
une  eflence  diflindbe  ;  6c  les  noms  qui  fignifient  de  telles 
Idées  diftinftes  font  des  noms  de  Chofes  eflentiellement 
différentes.  Ainfi,  un  Cerr/^  diffère  auiÏÏ  eflentiellement 
d'un  Ovale  ,  qu'une  Brebis  d'une  Chèvre  ;  6c  la  Pluye 
eilr  auflî  effentiellement  différente  de  la  Neige ,  que  l'Eau 
diffère  de  la  Terre  ;  puifqu'il  eft  impoflible  que  l'Idée 
abftraite  qui  eft  l'effence  de  l'une  ,  foit  communiquée  à 
l'autre.  Et  ainfi  deux  Idées  abftraites  qui  différent  entre 
elles  par  quelque  endroit  Se  qui  font  défignées  par  deux 
noms  diftinds,  conftituent  deux /^r/M  ou  efpeces  diftin- 
ftes,  qui  font  auffi  effentiellement  différentes  ,  que  les 
deux  Idées  les  plus  éloignées  6c  les  plus  oppofées  du 
monde. 
II  y  a  une      g.   i^.  Mais  parce  qu'il  y  a  des  gens  qui  croyent ,  & 

tnc^omfllief  """  ^^"^  raifon ,  que  les  Effences  des  Chofes  nous  font 
entièrement  inconnues,  il  ne  fera  pas  hors  de  propos  de 
confiderer  les  différentes  fignifications  du  mot  Ejjence. 

Premièrement,  l'Eflénce  peut  fe  prendre  pour  la  pro- 
pre exiftence  de  chaque  chofe.  Et  amfi  dans  les  fubftan- 
ces  en  général ,  la  conftitution  réelle,  intérieure  6c  incon- 
nue des  chofes  ,  d'où  dépendent  les  Qualitez  qu'on  y 
peut  découvrir,  peut  être  appellée  leur  f//'^«f?.  C'eft  la 
propre  èc  originaire  fignification  de  ce  mot,  comme  il 
paroit  par  fa  formation ,  le  terme  d.'e(fence  fignifiant  pro- 

*  Ab  tJP  ejfen-  premcut  *  l'Etre,  dans  fa  première  denotation.    Et  c'eft 

"'*•  dans  ce  fens  que  nous  l'employons  encore  quand  nous 

parlons  de  l'eflénce  des  chofes  particulières  fans  leur  don- 
ner aucun  nom. 

En  fécond  lieu ,  la  doftrine  des  Ecoles  s'ètant  fort  ex- 
ercée fur  le  Genre  ôc-  VEfpece  qui  y  ont  ère  le  fujet  de 
bien  des  difputes ,  le  mot  d'ejfeuce  a  prefque  perdu  fa  pre- 
mière fignification  ,  6c  au  lieu  de  défigner  la  conftitu- 
tion réelle  des  chofes  ,  il  a  prefque  été  entièrement  ap- 

pli- 


DesTefwes  ge'ne'raux..  Liv.  III.  517 

pliqué  à  la  conftitution  artificielle  du  Genre  &  de  VEfpe-  C  h  A  p, 
ce.  Il  eft  vray  qu'on  fuppofe  ordinairement  une  confti-  III. 
tution  réelle  de  l'Efpéce  de  chaque  chofe  -,  &c  il  eft  hors 
de  doute  qu'il  doit  y  avoir  quelque  conftitution  réelle , 
d'où  chaque  amas  d'Idées  fimples  coexijiantes  doit  dépen- 
dre. Mais  comme  il  eft  évident  que  les  Chofes  ne  font 
rangées  en  Sortes  ou  Efpeces  fous  certains  noms  qu'entant 
qu'elles  conviennent  avec  certaines  Idées  abftraites ,  aux- 
quelles nous  avons  attaché  ces  noms-là  ,  VeJJence  de  cha^ 
que  Genre  ou  Efpece  vient  ainfi  à  n'être  autre  chofe  que 
l'idée  abftraite  ,  fignifiée  par  le  nom  général  ou  fpécifi- 
que.  Et  nous  trouverons  que  c'eft  là  ce  qu'emporte  le 
mot  d'ejfence  félon  l'ufage  le  plus  ordinaire  qu'on  en  fait. 
Il  ne  feroit  pas  mal,  à  mon  avis  ,  de  défigner  ces  deux 
fortes  d'eflences  par  deux  noms  difFérens  ,  &  d'appeller 
la  première  ejfence  réelle ,  Se  l'autre  efience  fiominale. 

§.  lé.  Il  y  a  une  Ci  étroite  liaifon  entre  l'effence  nomina- 1' y  a  une  con- 
le  O"  le  nom ,  qu  on  ne  peut  attribuer  le  nom  d  aucune  ^^^^^^  \^,  „o,„  5^ 
forte  de  chofes  à  aucun  Etre  particulier  qu'à  celui  qui  a  l'efseuce  nomi- 
cettéeflence  par  qù  il  répond  à  cette  Idée  abftraite ,  dont  "^'^^ 
le  nom  eft  le  figne. 

§.17.    A  l'égard  des  Eflences  réelles  des  Subftances  Lafuppofition, 
corporelles  pour  ne  parler  que  de  celles-là,  il  y  a  daix  fom d^ftinju^es 
opinions ,  fi  je  ne  me  trompe.     L'une  eft  de  ceux  qui  fe  par  leurs  cf- 
fervant  du  mot  effence  fans^favoir  ce  que  c'eft,  fuppofent  eft"nuti'ic^""' 
un  certain  nombre  de  ces  Efl'ences ,  félon  lefquelles  tou^ 
tes  les  ohofes  naturelles  font  formées,  &  auxquelles  cha- 
cune d'elles  participe  exaftement,  par  où  elles  viennent 
à  être  de  telle  ou  de  telle  Efpéce.     L'autre  opinion  qui 
eft  beaucoup  plus  raifonnable,  eft  de  ceux  qui  reconnoif- 
fent  que  toutes  les  Chofes  naturelles  ont  une  certaine  con- 
ftitution réelle,  mais  inconnue  de  leurs  parties  infenfibles, 
d'où  découlent  ces  Qiialitezfeniibles  qui  nous  fervent  àdi- 
ftinguer  ces  Chofes  l'une  de  l'autre,  félon  que  nous  avons 
occafion  de  les  diftinguer  en  certaines y2)r/w,  fous  de  com- 
munes dénominations.   La  première  de  ces  Opinions  qui 
fuppofe  ces  Eflences  comme  autant  de  moules  où   font 

Ttt  3  jet- 


5 1 8  Des  Termes  généraux. 

Chap.  jettées  toutes  les  chofes  naturelles  qui  exiftent  8c  aux- 
ni.  quelles  elles  ont  également  part,  a  ,  je  penfe,  fort  em- 
brouille la  connoiilance  des  Chofes  naturelles  Les  fré- 
quentes produftions  de  Monftres  dans  toutes  les  Efpéces 
d'Animaux,  la  naiflance  des  Imbecilles  ,  &  d'autres  fui- 
tes étranges  des  tnfantemens  forment  des  difficultez 
qu'il  n'eft  pas  polllble  d'accorder  avec  cette  hypothefc; 
ptrifqu'il  eft  aufli  impoflible  que  deux  chofes  qui  partici- 
pent exactement  à  la  même  eflence  réelle  ayent  différen- 
tes propriétez ,  qu'il  efl  impoflible  que  deux  figures  par- 
ticipant à  la  même  efl'ence  réelle  d'un  Cercle  ayent  dif- 
férentes propriétez.  Mais  quand  il  n'y  auroit  point  d'au- 
tre raifon  contre  une  telle  hypothefe  ,  cette  fuppolltion 
d'Efl"ences  qu'on  ne  fauroit  connoître  ,  Se  qu'on  regarde 
pourtant  comme  ce  qui  diftingue  les  Efpéces  des  Chofes, 
eft  fi  fort  inutile,  êc  fi  peu  propre  à  avancer  aucune  par- 
tie de  nos  connoifTances ,  que  cela  feul  fuffiroit  pour  nous 
la  faire  rejetter,  6c  nous  obliger  à  nous  contenter  de  ces 
Efl^ences  des  Efpéces  des  Chofes  ,  que  nous  fommes  ca- 
pables de  concevoir  ,  &  qu'on  trouvera  ,  après  y  avoir 
bien  penfé ,  n'être  autre  chofe  que  ces  Idées  abftraites  6c 
complexes  auxquelles  nous  avons  attaché  certains  noms 
généraux. 
L'efsence  rceik  §.  jg.  Lcs  Elfenccs  étant  ainfi  diftinguées  en  M0w;«/7- 
niêmTd'anUcs  ^"  ^  ^'éellcs ,  nous  pouvous  remarquer  outre  cela  ,  que 
Idées  (impies  &  dans  les  Efpéces  des  Idées  Jimples  &  des  Modes  ^  elles  font 
clans  les  Mode?  ;  ;^,%-^^^^.^  /«  mèmes y  mais  que  dans  les  fubftances  elles  font 

ditterente  dans        /.  .  , ..,  A  \-    r  i-" 

ksSubftjiiccs.  toujours  entièrement  difterentes.  Amii,  une  1^  igure  qui 
termine  un  Efpace  par  trois  lignes ,  c'cft  l'eflénce  d'un 
Triangle,  tant  réelle  que  nommai  le  ;  car  c'eft  non  feule- 
ment l'idée  abftraite  à  laquelle  le  nom  général  eft  atta- 
ché, mais  l'eflénce  ou  l'Etre  propre  de  la  chofe  même, 
le  véritable  fondement  d'où  procèdent  toutes  fes  proprié- 
tez. Se  auquel  elles  font  infeparablement  attachées.  Mais 
il  en  eft  tout  autrement  à  l'égard  de  cette  portion  de  ma- 
tière qui  compofe  l'Anneau  que  j'ai  au  doigt,  dans  la- 
quelle ces  deux  eflences  font  viliblement  différentes.  Car 

c'eft 


Des  Termes  généraux.    Liv.  IIL  519 

c*eft  de  la  conftitution  réelle  de  fes  parties  infenfiblesque  C  h  a  p. 
dépendent  toutes  fes  propriétez  de  couleur ,  de  pefan-  111. 
teur,  de  fufibilité  ,  àc  fixité ,  &zc.  qu'on  y  peut  ob fer- 
ver.  Et  cette  conftitution  nous  eft  inconnue  -,  de  forte 
que  n'en  ayant  point  d'idée,  nous  n'avons  point  de  nom 
qui  en  foit  le  ligne.  Cependant  c'eft  fa  couleur  ,  fon 
poids ,  fa  fufibilité  ,  &:  fa  fixité  ,  ^c.  qui  la  font  être 
de  l'or,  ou  qui  luy  donnent  droit  à  ce  nom,  qui  eft  pour 
cet  effet  fon  ejfence  nominale  ;  puifque  rien  ne  peut  avoir 
le  nom  d'or  que  ce  qui  a  cette  conformité  de  qualitez  a- 
vec  l'idée  complexe  &z  abftraite  à  laquelle  ce  nom  eft  at- 
taché. Mais  comme  cette  diftin£tion  d'eftences  appar- 
tient principalement  aux  Subftances ,  nous  aurons  occa- 
fion  d'en  parler  plus  au  long ,  quand  nous  traiterons  des 
noms  des  Subftances. 

§.  19.  Une  autre  chofe  qui  peut  faire  voir  encore  que  EfTcnces »■«??- 
ces  Idées  abftraites ,  défignées  par  certains  noms,  font  "ôjju''4te '"" 
les  Eflences  que  nous  concevons  dans  les  Chofes  ,  c'eft 
ce  qu'on  a  accoutumé  de  dire,  qu'elles  font  mgenérables 
6c  incorruptibles.  Ce  qui  ne  peut  être  véritable  des 
Conftitutions  réelles  des  chofes ,  qui  commencent  &  pe- 
riflent  avec  elles.  Toutes  les  chofes  qui  exiftent,  ex- 
cepté leur  Auteur,  font  fujettes  au  changement ,  6c  fur 
tout  celles  qui  font  de  nôtre  connoiffance  ,  &c  que  nous 
avons  réduit  à  certaines  Efpéces  fous  des  noms  diftinfts. 
Ainfi ,  ce  qui  hier  étoit  herbe ,  eft  demain  la  chair  d'une 
Brebis ,  &:  peu  de  jours  après  fait  partie  d'un  homme. 
Dans  tous  ces  changemens  6c  autres  femblables  l'Eflence 
réelle  des  Chofes,  c'eft  à  dire  ,  la  conftitution  d'où  dé- 
pendent leurs  dift^érentes  propriétez ,  eft  détruite  S>c  périt 
avec  elles.  Mais  les  Eflences  étant  prifes  pour  des  Idées 
établies  dans  l'Efpnt  avec  certains  noms  qui  leur  ont  été 
donnez ,  font  fuppofées  refter  conftarnment  les  mêmes  , 
à  quelques  changemens  que  foient  cxpofées  les  fubftances 
particulières.  Car  quoy  qu'il  arrive  d'Alexandre  6c  de 
Bucephale  ,  les  idées  auxquelles  on  a  attaché  les  noms 
à' homme  6c  de  cheval  font  toujours  fuppofées  demeurer 

les 


^  2 o  Ves  Termes  généraux; 

C  H  A  p.  les  mêmes  ;  &:  par  conféquent  les  efTences  de  ces  Efpéces 
liX.  *  font  confervées  dans  leui  entier  ,  quelques  changemens 
qui  arrivent  à  aucun  Individu,  ou  même  à  tous  les  Indi- 
vidus de  ces  Efpeces.  C'eft  ainll  ,  dis-je  ,  que  reflence 
d'une  Efpéce  relie  en  fureté  &:  dans  fon  entier,  fans  l'exi- 
ftence  même  d'un  feul  Individu  de  cette  Efpéce.  Car 
bien  qu'il  n'y  eût  prefentement  aucun  Cercle  dans  le 
Monde  (comme  peut-être  cette  Figure  n'exifte  nulle 
part  tracée  exadement)  cependant  l'idée  qui  efl:  attachée 
à  ce  nom  ,  ne  cefferoit  pas  d  être  ce  qu'elle  eft  ,  6c  de 
fervir  comme  de  modelle  pour  déterminer  quelle  des  Fi- 
gures particulières  qui  fe  préfentent  à  nous ,  ont  ou  n'ont 
pas  droit  à  ce  nom  de  Cercle ,  &  pour  faire  voir  par  mê- 
me moyen  laquelle  de  ces  Figures  feroit  de  cette  Efpéce 
dès-là  qu'elle  auroit  cette  elTence.  De  même, quand  bien 
il  n'y  auroit  prefentement,  ou  n'y  auroit  jamais  eu  dans 
la  Nature  aucune  Bête  telle  que  la  Licorne  ,  ni  aucun 
PoifTon  tel  que  la  Sirène  ,  cependant  fi  l'on  fuppofe  que 
ces  noms  fignifient  des  idées  complexes  6c  abftraites  qui 
ne  renferment  aucune  impolVibilité ,  l'eflence  d'une  Sirè- 
ne eft  auffi  intelligible  que  celle  d'un  homme  >  6c  l'idée 
d'une  Licorne  eft  aufli  certaine  ,  aufli  conftante  6c  auflî 
permanente  que  celle  d'un  Cheval.  D'où  il  s'enfuit  évi- 
demment que  les  Eflences  ne  font  autre  chofe  que  des  i- 
dées  abftraites ,  par  cela  même  qu'on  dit  qu'elles  font 
immuables;  que  cette  doftrine  de  l'immutabilité  des  Ef- 
fences  eft  fondée  fur  la  Relation  qui  eft  établie  entre  ces 
Idées  abftraites  6c  certains  fons  confiderez  comme  lignes 
de  ces  idées ,  6c  qu'elle  fera  toujours  véritable  ,  pen- 
dant que  le  même  nom  peut  avoir  la  même  fignifica- 
tion. 

Récapitulation.  §.  20,  Pour  conclurre  j  voici  en  peu  de  mots  ce  que 
j'ai  voulu  dire  fur  cette  matière,  c'eft  que  tout  ce  qu'on 
nous  débite  à  grand  bruit  fur  les  Genres  ,  fur  les  Efpéces 
&  fur  leurs  Eflences,  n'emporte  dans  le  fonds  autre  cho- 
fe que  ceci,  favoir,que  les  hommes  venant  à  former  des 
idéçs  abftraites ,  Se  à  les  fixer  dans  leur  Efprit  avec  des 

noms 


Des  Noms  des  Idées  Jimples.   Liv.  III.         521 

noms  qu'ils  leur  affignent  ,  fe  rendent  par  là  capables  de  C  h  a  p.' 
confiderer  les  chofes  &  d'en  difcourir  ,  comme  fi  elles  é-  III. 
toient  affemblees  ,  pour  ainfi  dire  ,  en  divers  faiflcaux  , 
afin  depouvoirplus  commodément, plus  promptement  &; 
plus  facilement  s'entrc-communiquer  leurs  penfées,  &;  a- 
vancer  dans  la  connoiffance  des  chofes  ,  où  ils  ne  pour- 
roient  faire  que  des  progrès  fort  lents  ,  fi  leurs  mots  ôc 
leurs  penfées  etoient  entièrement  bornées  à  des  chofes  par- 
ticulières. 


CHAPITRE     IV. 

Ves  No  m  s  des  Idées  Jimples.  C  h  a  p . 

IV. 

§.   I.  {~\  UoY  Qjj  E  les  Mots  ne  fignifîent  rien  im- Les  noms dc$ 

\}    mediatement  que  les  idées  qui  font  dans  l'Ef-  '/'^'"  ''^p'". 

^^»^  -1  1  ■^    •  1  ^  .,,.,,.     des  Mode;  ,  & 

^"  prit  de  celuy  qui  parie  ,    comme  je  1  ai  de)a  des  fubftanccs 
montré  5  cependant  après  avoir  fait  une  reveûè  plus  exa- "'"^  «^i'^cun 
Sec  ,  nous  trouverons  que  les  noms  des  Idées  (impies ^  ^'^^T^^^aclïKt. 
Modes  mixtes  (fous  lefquels  je  comprens  aulfi  les  Rela- 
tions^ &  des  Jiibjlances  ont  chacun  quelque  chofe  de  par- 
ticulier, par  cil  ils  différent  les  uns  des  autres. 

§.  2.  Et  premièrement,  les  noms  des  Idées  fi  m  pies  Se         i- 
des  fubftances  marquent ,  outre  les  idées  abftraites  qu'ils  [d^euim  f"'^: 
lignifient  immédiatement ,  quelque  exiftence  réelle ,  d'oii  des  fabibnces 
leur  patron  original  a  été  tiré.    Mais  les  noms  des  Modes  ^«"."^''^  ^  «'•- 

/      r    ^  •  ^   1)    1  '  •      n.     j  i.T-r      •  n  tcntire  une  cxi- 

mixtes  le  terminent  a  i  idée  qui  elt  dans  lEfprit  ,    &:  ne  ficncc  iid\z. 
portent  pas  nos  penfées  plus  avant  ,  comme  nous  verrons 
dans  le  Chapitre  fuivant. 

§.  3.  En  fécond  lieu  ,   les  noms  des  Idées  fimples  &c         n. 
des  Modes  fignifient  toujours  VefTcnce  réelle  de  leurs  Ef-  \?,  """"^ ,''"' 

rt'  L-  1  /  A/i    •     I  1,-1      laces  (impies  &• 

peces  aulli  bien  que  la  nominale.-     Mais  les  noms  des  lub-  des  Modes  dgni- 
ftances  naturelles  ne  fignifient  que  rarement ,  pour  ne  pas  j^,^"'  toujours 
dire  jamais  ,    autre  chofe  que  l'efiTence  nominale  de  leurs  &  Mmindl'^ 
Efpéces,  comme  on  verra  dans  le  Chapitre  011  nous  trai- 
tons *  des  Noms  des  fiibjlances  en  particulier.  *chap.  vi.  du 

Vvv  §.  ^..^''•"^- 


52  2  Des  Noms  àes  Idées  fîmpîes. 

Chap.        §.  4.  En  troifiéme  lieu  ,    les  noms  des  Idées  Jîm  pi  es  ne 
IV.       peuvcnr  être  définis,  &:  ceux  de  toutes  les  Idées  complexes 
III-        peuvent  l'être.    Jufqu'ici  perfonne,  que  je  fâche,  n'a  re- 
idirîimpi'crne  "larqué  quels  font  les  ternies  qui  peuvent, ou  ne  peuvent 
f.enve.it  être    pas  être  définis  ;    &:  je  fuis  tenté  de  croire  qu'il  s'élève 
defims.  îbuvent  de  grandes  difputes  ëc  qu'il  s'introduit  bien  du 

galimathias  dans  les  Difcours  dcshommespour  ne  pas  fon- 
ger  à  cek},  tandis  que  les  uns  demandent  cju'on  leur  défi- 
nifîe  des  termes  qui  ne  peuvent  être  définis,  £c  que  d'au- 
tres croyent  devoir  fe  contenter  d'une  explication  qu'on 
leur  donne  d'un  mot  par  un  autre  plus  général,  £c  par  ce 
qui  en  reftraint  le  {ens,ou  pour  parler  en  termes  de  l'Art, 
par  un  Genre  8c  une  Différence  ,  quoy  que  fouvent  ceux 
qui  ont  ouï  cette  définition  régulière  n'ayent  pasunecorr- 
noifilince  plus  claire  du  fens  de  ce  mot  qu'ils  avoient  au- 
paravant. Je  croy  du  moins  qu'il  ne  fera  pas  tout-à-fait 
hors  de  propos  de  montrer  en  cet  endroit  quels  mots  peu- 
vent  &  quels  ne  peuvent  pas  être  définis,  ^  en  quoy  con:- 
fifte  une  bonne  Définition >  ce  qui  fervira  peut-être  fi  fort 
à  faire  connoitre  la  nature  de  ces  fignes  &  de  nos  Idées, 
qu'il  vaut  la  peine  d'être  examiné  plus  particulièrement 
qu'on  n'a  encore  fait, 
s»  tous  pou  §.  5.    Je  ne  m'arrêterai  pas  ici  à  prouver  que  tous  les 

finfs'"«U  iiou  Mots  ne  peuvent  point  être  définis,  par  la  railon  tirée  du 
à  riufini.        progrès  à.  l'infini ,  où  noivs  nous  engagerions  vifiblement, 
fi  nous  reconnoilllons  que  tous  les  Mots  peuvent  être  dé- 
finis.    Car  où  s'arrêter  ,  s'il  falloit  définir  les  mots  d'une 
Définition  par  d'autres  mots  ?    Mais  je  montrerai  par  la 
nature  de  nos  Idées  y  Se  par  la  fignification  de  nos  paro- 
les, pourquoy  certains  noms  peuvent  6c  pourquoy  d'au- 
tres ne  peuvent  pas  éts'e  définis,  ôc  quels  ils  font 
Ce  cjuec'cft        g    ^    Qfj  convient  ,  je  pcnfe  ,  que  Définir  n'eji  autre 
c|u  mie  dcfim-   ^^^^  ^^^^  ^^,^.^  comioUve  k  feus  d'iiH  Mot  par  le  moyen  de 
plufieurs  autres  mots  qui  n&  foient  pas  fynonymes.    Or  com- 
me le  fens  des  mors  n'ell  autre  chofc  que  les  idées  mêmes- 
dont  ils  font  établis  les  fignes  par  celui  qui  les  employé  , 
.  ■       •  la.  fignification  d'un  mot  cft  connue  ,  ou  le  mot  eft  défini 

de? 


I 


Des  Noms  des  Idées  Jîtnpîes.    Liv.  III.  523 

dès  que  l'idée  dont  il  eft  rendu  ligne  ,  &:  à  laquelle  il  efl:  C  h  a  p. 
attaché  dans  l'Efprit  de  celui  qui  parle  ,  efl ,  pour  ainfi  IV. 
dire,  repréfentée  fie  comme  expofée  aux  yeux  d'une  au- 
tre perfonne  par  le  moyen  d'autres  termes,  &:  que  par  là 
la  fignification  en  eft  déterminée.  C'eft  là  le  feul  ufage 
&  l'unique  fin  des  Définitions  ,  ôc  par  conféquent  l'uni- 
que régie  par  où  l'on  peut  juger  fi  une  définition  eft  bon- 
ne ou  mauvaife. 

§.  7.  Cela  pofé ,  je  dis  que  les  noms  des  Idées  fimples  Les  idées  (im 
ne  peuvent  être  définis  ,    &:  que  ce  font  les  feuls  qui  ne  P'"P°'^'^fi""r 

■rr         M»  tr  •    ■  I  r  /^'    n.  i         j-.-i--    "^  Peuvent  être 

puiflent  1  être,  hn  voici  la  railon.  C  eft  que  les  diff^e-  définies. 
rens  termes  d'une  Définition  fignifiant  différentes  idées  , 
ils  ne  fauroient  en  aucune  manière  repréfenter  une  idée 
qui  n'a  aucune  compofition.  Et  par  conféquent,  une  Dé- 
finition ,  qui  n'eft  proprement  autre  chofe  que  l'explica- 
tion du  fens  d'un  Mot  par  le  moyen  de  plulieurs  autres 
Mots  qui  ne  fignifient  point  la  même  chofe  ,  ne  peut  a- 
voir  lieu  dans  les  noms  des  Idées  fimples. 

§.  8.  Ces  célèbres  vétilles  dont  on  fait  tant  de  bruit  ^«"'p's  "'«^ 
dans  les  Ecoles,  font  venues  de  ce  qu'on  n'a  pas  pris  gar-  '^^"''^""'"'■ 
de  à  cette  différence  qui  fe  trouve  dans  nos  Idées  6c  dans 
les  noms  dont  nous  nous  fervons  pour  les  exprimer ,  comme 
il  eft  aifé  de  voir  dans  les  définitions  qu'ils  nous  donnent  de 
quelque  peu  d'Idées  fimples.  Car  les  plus  grands  Maî- 
tres dans  l'art  de  définir,  ont  été  contraints  d'en  laifîér  la 
plus  grande  partie  fans  les  définir  ,  par  la  feule  impoflibi- 
lité  qu'ils  y  ont  trouvé.  Le  moyen  ,  par  exemple  ,  qu€ 
l'Efprit  de  l'homme  pût  inventer  un  plus  fin  galimathias 
que  celui  qui  eft  renfermé  dans  cette  Définition,  UA&e 
d'un  Etre  en  puijfance  entant  qu'il  ejl  en  puijfance  ?  Un 
homme  raifonnable  ,  à  qui  elle  ne  feroit  pas  connue  d'a- 
vance par  fon  extrême  abfurditéqui  l'a  rendue  fi  fameufe, 
feroit  fans  doute  fort  embarraffé  de  conjefturer  quel  mot 
on  pourroit  fuppofer  qu'on  ait  voulu  expliquer  parla.  Si, 
par  exemple ,  Ciceron  eut  demandé  à  un  Flamand  ce  que 
c'étoit  que  bClDC(Stl1Q[^  ^  'I"^  le  Flamand  luy  en  eut  don- 
né cette  explication  en  Latin ,  EJi  ABus  Entis  tn  potentii 
Vvv  2  qiia- 


^24  ^^-f  ^oms  des  Idées  fimplcs. 

C  H  A  p.    qnateuiis  in  poîcntiû ,  je  demande  fi  Ton  pourroit  fe  figurer 
IV.       que  Ciccron  eût  entendu  par  ces  paroles  ce  que  fignifioic 
le  mot  de  belVfCgingC/  ou  qu'il  eût  même  pu  conjecturer 
quelle   étoit  l'idée  qu'un  Flamand  avoir  ordinan-emenc 
dans  l'Efprit)  £c  qu'il  vouloit  faire  conncitre  à  une  autre 
*Qui  fii^nifie   perfonne,  lorfqu'il  prononçoit  ce  *  mot-là. 
Cl)  Flamand  ce        §.  C).    Nos  Philofophes  modcmes  qui  ont  taché  de  fc 
peiio'iT».'.««t''-  défiiire  du  jargon  des  Ecoles  6c  de  parler  intelligiblement, 
tn!!t,ea  Ftan-  n'ont  pas  mieux  réuiîi  à  définir  les  idées  fimplesjpar  l'ex- 
^°^  plication  qu'ils  nous  donnent  de  leurs  caufes  ou  par  quel- 

que autre  voye  que  ce  foit.  Ainlî  les  Partilans  des  Ato- 
mes qui  défîniflent  le  Mouvement  ,  L  »  p^fpige  d'un  lieu 
dans  lin  autre ,  ne  font  autre  chofe  que  mettre  un  mot  fy- 
nonyme  à  la  place  d'un  autre.  Car  qu'eft-ce  qu'un  p^jf^- 
ge  fmon  un  Mouvement  ?  Et  fi  l'on  leur  demandoit  jceque 
c'eil  que  p^ffage  ,  comment  le  pourroient-i!s  mieux  défi- 
nir que  par  le  terme  de  mouvement.^  En  effet, dire  qu'un 
pûjsûge  e/i  un  moîivetnent  d'un  heu  dans  un  autre  j  n'eft-ce 
'•  pas  s'exprimer  pour  le  moins  d'une  manière  aufll  propre 

ôcaulli  fignificative  que  de  dire,  Le  Mouvement  eji  unpaf- 
fûge  d'un  heu  dans  un  autre?  C'eft  traduire  &;  non  pas  dé- 
finir, que  de  mettre  ainfi  deux  mots  de  la  même  fignifi- 
carion  l'un  à  la  place  de  l'autre.  A  la  vérité,  quand  l'un 
elt  mieux  entendu  que  l'autre, cela  peut  fervir  àfairecon- 
noitre  quelle  idée  elt  fignifiée  par  le  terme  inconnu  ;  mais 
il  s'en  faut  pourtant  beaucoup  que  ce  foit  une  défijiition, 
à  moins  que  nous  ne  difions  que  chaque  mot  François 
qu'on  trouve  dans  unDi«£tionnaireeft  la  définition  du  mot 
Latin  qui  luy  répond  ,  te  que  le  mot  de  mouvement  eft 
une  defijiition  de  celui  de  motus.  Que  fi  l'on  examine  bien 
la  définition  que  les  Cartcfiens  nous  donnent  du  Mouve- 
ment ^  qiumd  ils  difent  que  c'ell  l'apphcation  fucceffive  des 
parties  de  la  fur  face  d'un  Corps  aux  parties  d'un  autre  CorpSy 
on  trouvera  qu'elle  n'eft  pas  meilleure. 
Autre  exemple-  §.  lo.  L'ylÛe  du  Tranfparent  entant  que  tranfparent  y 
{iré  de  1*  Lu-  q(]-  ^j^e  nutrc  définition  que  lesPeripateticiensont  préten- 
du donner  d'une  Idée  fimple  ,  qui  n'eft  pas  dans  Ig  fonds 

plus 


T^es  Noms  des  Idées  flmpJes.    L  i  v.  III.  525 

plus  abfurde  que  celle  qu'ils  nous  donnent  du  Mouve-  Chap, 
ment  ,  mais  qui  paroit  plus  vifiblement  inutile,  &  ne  fi-  IV. 
gnifier  abfolument  rien  ;  parce  que  l'expérience  convaincra 
ailement  quiconque  y  fera  réflexion  ,  qu'elle  ne  peut  fai- 
re entendre  à  un  Aveugle  le  mot  de  lumière  dont  on  veut 
qu'elle  foit  l'explication.  La  définition  du  Mouvement 
ne  paroît  pas  d'abord  fi  frivole  ,  parce  qu'on  ne  peut  pas 
la  mettre  à  cette  épreuve.  Car  cette  Idée  fimple  s'intro- 
duifant  dans  l'Efprit  par  l'attouchement  auili  bien  que 
par  la  veûë,  il  eft  impolllblc  de  citer  quelqu'un  qui  n'ait 
point  eu  d'autre  moyen  d'acquérir  l'idée  du  Mouvement 
que  par  la  fimple  définition  de  ce  Mot.  Ceux  qui  difent 
que  la  Lumière  eil  un  grand  nombre  de  petits  globules 
qui  frappent  vivement  le  fonds  cie  l'œuil  ,  parlent  plus 
intelligiblement  qu'on  ne  parle  fur  ce  fujet  dans  les  £4^0- 
les  :  mais  que  ces  mots  foient  entendus  avec  la  dernière  é- 
vidence,  ils  ne  fauroient  pourtant  jamais  faire  que  l'idée 
fignifiée  par  le  mot  de  Lumière  foit  plus  connue  à  un  hom- 
me qui  ne  l'entend  pas  auparavant  ,  que  fi  on  luy  difoit 
que  la  Lumière  n'eft  autre  choie  qu'un  amas  de  petites 
balles  que  des  Fées  pouflent  tout  le  jour  avec  des  raquet- 
tes contre  le  front  de  certains  hommes  ,  pendant  qu'elles 
négligent  de  rendre  le  même  fervice  à  d'autres.  Car  fup- 
pofe  que  l'explication  de  la  chofe  foit  véritable  ,  cette 
idée  de  la  caufe  de  la  Lumière  auroit  beau  nous  être  con- 
nue avec  toute  l'exaftitude  poflîble ,  elle  ne  ferviroit  non 
plus  à  nous  donner  l'idée  de  la-  Lumière  même  ,  entant 
que  c'eft  une  perception  particulière  qui  ell  en  nous,  que 
l'idée  de  la  figure  èc  du  mouvement  d'une  épingle  nous 
pourroit  donner  l'idée  de  la  douleur  qu'une  épingle  eft 
capable  de  produire  en  nous.  Car  dans  toutes  les  Idées 
fimples.qui  nous  viennent  par  un  feul  Sens,  la  caufe  de  la 
fenfation,  &c  la  fenfation  elle-même  font  deux  idées  ,  Se 
qui  font  fi  diifèrentes  Se  fi  éloignées  l'une  de  l'autre ,  que 
deux  Idées  ne  fauroient  l'être  davantage.  C'eftpourquoy 
les  Globules  de  Defcartes  auroient  beau  frapper  la  rétine 
d'un  homme  que  la  maladie  nommée  Gutta  JèreKa  auroit 

Y  v  V  3  ren.- 


526  Des  Noms  des  Idées  Jînipîes. 

•Chaj?.  rendu  aveugle ,  jamais  il  n'auroit  ,  par  ce  moyen  ,  aucu- 
JV-  ne  idée  de  lumière  m  de  quoy  que  ce  foit  d'approchant, 
encore  qu'il  comprît  à  merveille  ce  que  font  ces  petits 
Globules  ,  6c  ce  que  c'ell:  que  frapper  un  autre  Corps. 
Pour  cet  eflet  les  Cartcllens  qui  ont  fort  bien  compris  ce- 
la ,  diftinguent  exaftement  entre  cette  lumière  qui  eft  la 
caufe  de  la  fenfation  qui  s'excite  en  nous  à  la  veùë  d'un 
Objet,  &:  entre  l'idée  qui  eft  produite  en  nous  par  cette 
caufe.  Se  qui  eft  proprement  la  Lumière. 
On  coxiiinuc  §.   II.  Lcs  Idecs  fmiples  ne  nous  viennent ,  comme 

poum'iilTies    °^  ^  ^^''^  ^'•^  '    ^"^  P^"*  '^  moyen  des  impreflions  que  les 
idccsfimpiesiie  Objcts  font  fut  nôtre  Efprit ,  par  les  organes  appropriez 
peuvent  cttc     ^  chaque  efpéce.  Si  nous  ne  les  recevons  pas  de  cette  ma- 
niere,  tous  les  mots  qu  on  empoter  oit  pour  expliquer  ou  de- 
fimr  quelqu'un  des  noms  qu'on  donne  a  ces  Idées  ,    ne  pour- 
roient  jamais  produire  en  nous  l'idée  que  cenom  figmfie.  Car 
les  mots  n'étant  que  des  fons ,  ils  ne  peuvent  exciter  d'au- 
tre idée  fimple  en  nous  que  celle  de  ces  fons  mêmes ,    ni 
nous  faire  avoir  aucune  idée  qu'en  vertu  de  la  liaifon  vo- 
lontaire qu'on  reconnoit  être  entre  eux  êc  ces  idées  fim- 
ples  dont  ils  ont  été  établis  lignes  par  l'ufage  ordinaire. 
Qiie  celui  qui  penfe  autrement  fur  cette  matière  ,   éprou- 
ve s'il  trouvera  des  mots  qui  puiffent  luy  donner  le  goût 
*  L'un  des       des  *  Ananas  ^  &  luy  fiure  avoir  la  vraye  idée  de  l'exqui- 
ri-Amcrï"  fe  faveur  de  ce  Fruit.    Qiie  fi  l'on  luy  dit  que  ce  goût  ap- 
comniccn parle  ptoclie  de  quclquc  auttc  goût  ,  dont  il  a  déjà  l'idée  dans 
lAutcur  de  "a  f^  Mémoire  où  elle  a  été  imprimée  par  des  Objets  fenfî- 
voyaiedeMrje  oles  qui  nc  iont  pas  inconnus  a  ion  palais,  il  peut  appro- 
G<«n«,pag.79.  cher  dc  ce  goût  en  luy-même  félon  ce  dégre  de  relTem- 
-dWfterdam?"  blancc.     Mais  ce  n'eft  pas  nous  faire  avoir  cette  idée  par 
le  moyen  d'une  définition.     C'eft  feulement  exciter  en 
nous  d'autres  idées  fimples  par  leurs  noms  connus  >  ce  qui 
fera  toujours  fort  différent  du  véritable  goût  de  ce  Fruit. 
Il  en  eft  de  même  à  l'égard  dc  la  Lumière  ,  des  Couleurs 
fie  de  toutes  les  autres  Idées  fimples  ;    car  la  fignification 
<ies  fons  n'eft  pas  naturelle,  mais  impofée  par  une  inftitu- 
tion  arbitraire.     C'cftpourquoy  il  n'y  a  aucune  définition 

de 


Des  Noms  des  Idées /impies.   L  i  v.  III.  5-27 

de  la  Lumière  ou  de  la  Rongeur  qui  foit  plus  capable  d'ex-    C  h  a  p-. 
cirer  en  nous  aucune  de  ces  Idées  ,  que  le  fon  du  mor  lu-        IV. 
mure  i  o\\  rougeur  "^owxxoix.  le  faire  par  luy-méme.     Car 
efpérer  de  produire  une  idée  de  lumière  ou  de  couleur 
par  un  fon,  de  quelque  manière  qu'il  foit  formé,  c'eft  fe 
iigurer  que  les  ions  pourront  être  vus  ou  que  les  couleurs 
pourront  être  ouïes  ;  &:  attribuer  aux  oreilles  la  fonftion 
de  tous  les  autres  Sensj  ce  qui  eft  autant  que  fi  l'ondifoir 
que  nous  pouvons ^fl«/fr  ,  flairer  ,   &:  "voir  par  le  moyen 
des  oreilles;  efpéce  de  Philofophie  qui  ne  peut  convenir 
qu'à  Sancho  Pança  qui  avoit  la  faculté  de  voir  Dulcinée 
par  ouï-dire.  Soit  donc  conclu  que  quiconque  n'a  pas  dé- 
jà reçu  dans  fon  Efpnt  par  la  porte  naturelle  ,  l'idée  fim- 
ple  qui  eft  fignifîée  par  un  certain  mot,  ne  fauroit  jamais 
venir  à  connoître  la  lignification  de  ce  Mot  par  le  moyen 
d'autres  mots  ou  fons  quels  qu'ils  puiflent  être  ,  de  quel- 
que manière  qu'ils  foient  joints  eniémblc  par  aucunes  ré- 
gies de  Définition  qu'on  puiflé  jamais  imaginer.     Le  feul 
moyen  de  la  luy  faire  connoître,  c'eil  de  frapper  fes  Sens 
par  l'objet  qui  leur  eft  propre  ,    &:  de  produire  ainfi  en 
luy  l'idée  dont  il  a  déjà  appris  le  nom.    Un  homme  aveu- 
gle qui  aimoit  l'étude,  s'étant  fort  tourmenté  la  tête  fur 
les  (Jbjets  vifibles,  &  ayant  confulré  ks  Livres  6c  fes  A- 
mis  pour  pouvoir  comprendre  les  mots  de  lumière  fie  de 
eouleur  qu'il  rencontroit  fouvent  dans  fon  chemin  ,  dit  un 
jour  avec  une  extrême  confiance  ,  qu'il  comprenoit  enfia 
ce  que  fignifîoit  VEcarlate.    Sur  quoy  fon  Ami  luy  ayant 
demandé  ce  que  c'étoit  que  l'Ecarlate  ,  c'eft  ,   répondit- 
il  ,  quelque  chofe  de  femblable  au  fon  de  la  Trompette. 
Qiùconque  prétendra  découvrir  ce  qu'emporte  le  nom  de 
quelque  autre  Idée  Imiple  par  le  feul  moyen  d'une  Défi- 
nition ,  .  ou  par  d'autres  termes  qu'on  peut  employer 
pour  l'expliquer,  fe  trouvera  juftement  dans  le  cas  de  cet 
Aveugle. 

§.  12.  Il  en  eft  tout  autrement  à  l'égard  des  Idées  com-Ltamtnhepi- 
plexes.  .  Comme  elles  font  compofées  de  plufieurs  Idées  '.''''  '^-"'^  ''"^  '- 
fimples>  les  Mots  qui  fignificnt  les  difterentes  idées  qui  parkscx'^ud" 


528  Des  Noms  des  Idées  Jîmples. 

C  H  A  p.    entrent  dans  cette  compofition  ,   peuvent  imprimer  dans 

■I^'^.       l'Efprir  des  Idées  complexes  qui  n'y  avoient  jamais  été  , 

d'une  5f,.f?«  &  2c  en  rendre  par  là  les  noms  intelligibles.     C'ell  dans  de 

de  1  Arc  en-  1 1     -.  •  j  ;  t  j  '  j  -  r        '  ri  > 

Ciel.  telles  collections  d  idées,  deiignees  par  un  leul  nom  qu  a 

lieu  la  définition  ou  l'explication  dlin  Mot  par  plufieurs 
autres  ,  &c  qu'elle  peut  nous  faire  entendre  les  noms  de 
certaines  choies  qui  n'étoient  jamais  tombées  fous  nos 
Sens ,  &:  nous  engager  à  former  des  Idées  conformes  à  cel- 
les que  les  autres  hommes  ont  dans  l'Efprir  ,  lorfqu'ils  fe 
fervent  de  ces  noms-là;  pourvu  que  nul  des  termes  de  la 
Définition  ne  fignifie  aucune  idée  llmplc,  que  celui  à  qui 
on  la  propofe,  n'ait  encore  jamais  eu  dans  l'Efprit.  Ain- 
fi ,  le  mot  de  Statue  peut  bien  être  expliqué  à  un  Aveugle 
par  d'autres  mots,  mais  non  pas  celui  de  peinture ,  fesSens 
luy  ayant  fourni  l'idée  de  la  figure,  èz  non  celle  des  cou- 
leurs ,  qu'on  ne  fauroit  pour  cet  effet  exciter  en  luy  par 
le  fecours  des  mots.  C'efl:  ce  qui  fit  gagner  le  prix  au 
Peintre  fur  le  Statuaire.  Etant  venus  à  difputer  de  l'ex- 
cellence de  leur  Art,  le  Statuaire  prétendit  que  la  fculptu- 
re  devoit  être  préférée  à  caufe  qu'elle  s'étendoit  plus  loin, 
&"  que  ceux-là  mêmes  qui  étoient  privez  de  laveûë,pou- 
voient  encore  s'appercevoir  de  fon  excellence.  Le  Pein- 
tre convint  de  s'en  rapporter  au  jugement  d'un  Aveugle. 
Celui-ci  étant  conduit  oii  etoit  la  Statué  du  Sculpteur  fie 
Je  Tableau  du  Peintre  ,  on  luy  préfenta  premièrement  la 
Statué  ,  dont  il  parcourut  avec  fes  mains  tous  les  traits  du 
vifjge  6c  la  forme  du  Corps  ;  6c  plein  d'admiration  il  ex- 
alta l'addrefle  de  l'Ouvrier.  Mais  étant  conduit  auprès 
du  Tableau,  on  luy  dit,  à  mefure  qu'il  etendoit  la  main 
deilus,  que  tantôt  il  touchoit  la  tête,  tantôt  le  front,  les 
yeux,  le  nez,  o^c.  à  mefure  que  fa  main  fe  mouvoir  fur 
les  différentes  parties  de  la  peinture  qui  avoir  été  tirée  fur 
la  Toile,  fans  qu'il  y  trouvât  la  moindre  diftinîtion;  fur 
quoy  il  s'écria  que  ce  devoit  être  fans  contredit  un  Ou- 
vrage tout-à-fait  admirable  ,  6c  divin  ,  puifqu'il  pouvoir 
leur  repréfenter  toutes  ces  parties  où  il  n'en  pouvoit  ni 
fentir  ni  appercevoir  la  moindre  trace. 

§.  13. 


Des  Noms  des  Idées  JiînpUs.  Liv.  III.  ^29 
§.  13.  Celui  qui  fe  ferviroic  du  mot  Ârc-en-ciel,  en  Chai», 
parlant  à  une  peiionne  qui  connoîtroit  toutes  les  couleurs  IV. 
dont  il  eft  compoié  ,  mais  qui  a'auroit  pourtant  jamais 
vu  ce  Fhénoméne ,  déflniroit  li  bien  ce  mot  en  reorefen- 
tant  la  ligure,  la  grandeur  ,  la  pofition  &  l'arrangement 
des  Couleurs,  qu'il  pourroit  le  luy  faire  tout-à-fait  bien 
comprendre.  Mais  quelque  exafte  &  parfaite  que  fut 
cette  définition  ,  elle  ne  feroit  jamais  entendre  à  un  A- 
veugle  ce  que  c'eft  que  l'Arc-en-ciel ,  parce  que  plufieurs 
des  Idées  fimples  qui  forment  cette  Idée  complexe, étant 
de  telle  nature  qu'elles  ne  luy  ont  jamais  été  connues  par 
fenfxtion  &  par  expérience,  il  n'y  a  point  de  paroles  qui 
puiflént  les  exciter  dans  fon  Efpnt. 

§.   14..  Comme  les  Idées  fimples  ne  nous  viennent  que     Q»?^à     i« 
de  l'expérience  par  le  moyen  des  Objets  qui  font  propres  comp!c''xeVpeu! 
à  produire  ces  perceptions  en  nous  ,   dès  que  nôtre  Ef-  ^f»  être  ren- 
prit  a  acquis  par  ce  moyen  une  certaine  quantité  de  ces  '^"^  ""='|igii^'« 
Idées,  avec  la  connoiflance  des  noms  qu'on  leur  donne,  des  MotJ*^""^* 
nous  fommes  en  état  de  définir  6c d'entendre,  à  la  faveur 
des  définitions,  les  noms  des  Idées  complexes  qui  font 
compofées  de  ces  Idées  fimples.     Mais  lorfqu'un  terme 
fignifie  une  idée  fimple,  qu'un  homme  n'a  point  eu  en- 
core dans  l'Efprit,  il  efl:  impofiîble  de  luy  en  faire  com- 
prendre le  fens  par  des  paroles.  Au  contraire ,  fi  un  terme 
fignifie  une  idée  qu'un  homme  connoit  déjà  ,  mais  fans 
favoir  que  ce  terme  en  foit  lefigne,  on  peut  luy  faire  en- 
tendre  le  fens  de  ce  mot  par  le  moyen  d'un  autre  qui 
fignifie  la  même  idée  &  auquel  il  efl:  accoutumé.     Mais 
il  n'y  a  abfolument  aucun  cas  oh.  le  nom  d'aucune  idée 
fimple  puifi^e  êcre  défini. 

§.   15.  En  quatrième  lieu,  quoy  qu'on  ne  puifle  faire         ^^• 
concevoir  la  fignification  précife  des  noms  des  Idées  fim-  idcVs  "Zpies" 
pies  en  les  dcfiniifant,cela  n'empêche  pourtant  pas  qu'en  '""  '"  ">""" 
général  ils  ne  foient  moins   douteux  6c  incertains  que**"^"'^"^" 
ceux  des  Modes  Mixtes  S>c  des  Subjtances.     Car  comme 
ils  ne  fignifient  qu'une  fimple  perception  ,   les  hommes 
pour  l'ordinaire  s'accordent  facilement   &:  parfaitement 

X  X  X  fur 


5  3<3  Des  Xoms  S.cs  Idées  [Impies.  ■ 

C-H  A  p.  fur  leur  fignification  ;  &:  ainfi,  l'on  n'y  trouve  pas  grand 
IV.  fujet  de  fe  méprendre  ,  ou  de  dii'puter.  Celui  qui  fait 
une  fois  que  la  blancheur  eft  le  nom  de  la  Couleur  qu'il 
a  obfervee  dans  la  Neige  ou  dans  le  Lait ,  ne  pourra  guè- 
re fe  tromper  dans  l'application  de  ce  mot,  tandis  qu'il 
conferve  cette  idée  dans  l'Efprit  ;  ^  s'il  vient  à  la  perdre 
entièrement,  il  n'eft  plus  fujet  à  n\n  pas  prendre  le  vray 
fens  ,  mais  il  apperçoit  qu'il  ne  l'entend  abfolumcnt 
point.  Il  n'y  a,  dans  ce  cas,  ni  multiplicité  d'Idées  fim- 
pies  qu'il  faille  joindre  enfemble  ,  ce  qui  rend  douteux 
les  noms  des  Modes  mixtes  ;  ni  une  eflénce  ,  fiippofée 
réelle,  mais  inconnue,  accompagnée  de  propriétez  qui 
en  dépendent  6c  dont  le  jufte  nombre  n'eft  pas  moins 
inconnu  ,  ce  qui  met  de  l'obfcurité  dans  les  noms  des 
Subftances.  Au  contraire  dans  les  Idées  fimples  toute  la 
lignification  du  nom  eft  connue  tout  à  la  fois,  6c  n'eft 
point  compofée  de  parties  dont  un  plus  grand  ou  un  plus 
petit  nombre  étant  mis  enfemble  ,  l'idée  peut  varier  ,  5c 
par  conféquent  la  fignification  du  nom  qu'on  luy  donne, 
être  obfcure  &c  incertaine, 
y.  §.   i6.  On  peut  obferver, en  cinquième  lieu , touchant 

^ll^^^^l  très-  '^"^5  Idées  fimples  Se  leurs  noms  ,  qu'ils  n'ont  que  très- 
peu  de  fubordi-  peu  de  fubordinations  dans  ce  que  les  Logiciens  appellent 
nations  dans  ce  [^if^g^  pr^dicawentalis  ,   depuis  la  *  dernière  Efpéce  iuf- 

que    les  Logi-  f  r        ^  r     \  c  >    n.  i      J         ■  ' 

ciepsnommeut  qu  au  -f  Genre  jupreme.  Lt  la  railon,  c  eft  que  la  dernie- 
x»»M  prxdica-  re  Efpéce  n'étant  qu'une  feule  Idée  fimple,  on  n'en  peut 
mentais.         ^-^^  retrancher  pour  faire  que  ce  qui  diftingue  des  autres 

*Species  irihma.   ,  r-     •  \\  ■  rf  •  1  ir 

'^        -'       étant  ote,  elle  punie  convenir  avec  quelque  autre  choie 
là.-*»».  P^'"  "'^'^  ^^^^  *î"^  ^^"'"  ^^^^  commune  a  toutes  deux  ,  5c 

qui  n'ayant  qu'un  nom  ,  foit  le  genre  des  deux  autres: 
par  exemple  ,  on  ne  peut  rien  retrancher  de  l'idée  du 
Bbuc  Se  du  Rouge  pour  faire  qu'elles  conviennent  dans 
une  commune  apparence.  Se  qu'ainfi  elles  ayent  un  feul 
nom  général ,  comme  lorfque  la  faculté  de  raifonner  é- 
tant  retranchée  de  l'idée  complexe  d'Homme  y  la  fait  con- 
venir avec  celle  de  Br^^",  dans  l'idée  &"  la  dénomination 
plus  générale  d' Animal.     C'cft  pour  cela  que  ,    lorfque 

les 


Des  Noms  de;  Idées  fimpïcs.     Liv.  III.  531 

les  hommes  fouhaitant  d'éviter  de  longues  Se  ennuyeufes  Ch  ap. 
énumerations  ont  voulu  comprendre  le  Blanc  &:  le  Ronge  IV. 
6c  plufieurs  autres  femblables  Idées  fimples  fous  un  feul 
nom  général,  ils  ont  été  obligez  de  le  faire  par  un  mot 
qui  exprime  uniquement  le  moyen  par  où  elles  s'intro- 
duifent  dans  l'Efprit.  Car  lorfque  le  Bbnc ,  le  Roi/ge  Se 
le  Jaune  font  tous  compris  fous  le  Genre  ou  le  nom  de 
Couleur ,  cela  ne  défigne  autre  chofe  que  ces  Idées  entant 
qu'elles  font  produites  dans  l'Efprit  uniquement  par  la 
veûë,  &:  qu'elles  n'y  entrent  qu'à  travers  les  yeux.  Et 
quand  on  veut  former  un  terme  encore  plus  général  qui 
comprenne  les  Couleurs ,  les  Sons  &c  femblables  Idées 
fimples,  on  fe  fert  d'un  mot  qui  fignifie  toutes  ces  fortes 
d'Idées  qui  ne  viennent  dans  l'Efprit  que  par  un  feul 
Sens  ;  &c  ainfi  fous  le  terme  général  de  ^/alné  pris  dans 
le  fens  qu'on  luy  donne  ordmairement  on  comprend  les 
Couleurs,  les  Sons,  les  Goûts,  les  Odeurs  &:  les  Quali- 
tez  taftiles,  pour  les  diftinguer  de  l'Etendue,  du  Nom- 
bre, du  Mouvement,  du  Plaifir  Se  de  la  Douleur  qui  a- 
giflént  fur  l'Efprit  &:  y  introduifent  leurs  idées  par  plus 
d'un  Sens. 

§.  17.  En  fixiéme  lieu,  une  différence  qu'il  y  a  entre        vi. 
les  noms  des  Idées  fimples ,  des  Subftances  ôc  des  Modes  uéL"°7iL  1" 
mixtes,  c'eft  que  ceux  des  Modes  mixtes  défignent  des  Idées  emportent  des 
parfaitement  arbitraires  ,   qu'//  n'en  e(l  pas  tont-à-fait  de  r^"  ''",',  "^ 

'     t         j  j        V    I  a  T      5-1      c  N   '°"t  nullement 

même  de  ceux  des  ôuùjtances  y  puilqu  ils  le  rapportent  à  arbiciaites. 
un  modelle,  quoy  que  d'une  manière  un  peu  vague  ,  8c 
enfin  que  les  noms  des  Idées  /impies  font  entièrement  pris  de 
l'exifience  des  chofes  cr  ne  font  nullement  arbitraires.  Nous 
verrons  dans  les  Chapitres  fuivans  quelle  différence  naît 
de  là  dans  la  fignification  des  noms  de  ces  trois  fortes  d'I- 
dées. 

Quant  aux  noms  des  Modes  fimples ,  ils  ne  différent 
pas  beaucoup  de  ceux  des  Idées  fimples. 


X  X  X  2  CHA- 


5  3  -  ^f-f  Noms  des  Modes  Mixtes. 


CHAPITRE     V. 

C  H  A  p.  ^^^  Noms  des  Modes  Mixtes ,  ér  des  Relations. 

V.   ' 

Les  noms  des  §.   I.    T    Es  noms  dcs  Modcs  mixtes  étant  généraux,  ils 
Memïs'"  L  lignifient,  comme  il  a  été  dit,   des  ïlfpéces 

Idées  abarinc?,  de  chofcs  dont  chacune  a  Ton  eflence  particulière.    Et  les 
comme  les  au-  eflénces  de  ces  El'péces  ne  font  que  des  Idées  abitraites, 

très  noms  scne-  ,,  '  ,    ,  ■  *■  -,     ^  .s, 

rjux.  auxquelles  on  a  attache   certams   noms.     Julque-la   les 

noms  &:  les  effences  des  Modes  mixtes  n'ont  rien  qui  ne 
leur  foit  commun  avec  d'autres  Idées  ^  mais  11  nous  les 
examinons  de  plus  près,  nous  y  trouverons  quelque  cho- 
fe  de  particulier  qui  peut-être  mérite  bien  que  nous  y 
falllons  attention. 

-    ,,^      .,         §.2.    La  première  chofe  que  je  remarque,  c'cft  que 

Les  Idces  quils  1         y,.  ,   n'^    ■  r  i  i        r  ,v 

iîgnifîent ,  font  ^£S  Idccs  abltraites  ,   ou  ,  Il  vous  voulez  ,    les  Ellenccs 
formées  par     dcs  différentes  Efpéces  de   Modes  mixtes  font  formées 
Entendement,  par  l'Entendement ,  en  quoy  elles  difl'erent  de  celles  des 
Idées  fimples,  car  pour  ces  dernières  l'Efprit  n'en  fauroit 
produire  aucune)  il  reçoit  feulement  celles  qui  lu  y  font 
offertes  par  l'exiftence  réelle  des  chofes  qui  agifient  fur 
lu  y. 
IL  §.   3-  Je  remarque  ,   après  cela  ,  que  les  Eflénces  des 

mde^s  '^"bitrai-  ^^P^'^cs  dcs  Modcs  mixtcs  fout  nou  feulement  formées 
rement  &  fans  par  l'Entendement  ,  mais  qu'elles  font  formées  d'une 
raodelics.  manière  purement  arbitraire  ,  fans  modelle  ,  ou  rapport 
à  aucune  exiftence  réelle.  En  quoy  elles  différent  de 
celles  des  Subftances  qui  fuppofent  quelque  Etre  réel, 
d'oîi  elles  font  tirées  ,  &■  auquel  elles  font  conformes. 
Mais  dans  les  Idées  complexes,  que  l'Efprit  fe  forme  des 
Modes  mixtes, il  prend  la  liberté  de  ne  pas  fuivre  exacte- 
ment Texillence  des  Chofes.  llafl"emble,  &  retient  cer- 
taines combinaifons  d'idées,  comme  autant  d'Idées  fpeci- 
■jïqnes  S<  diftinctcs, pendant  qu'il  en  laiifc  à  quartier  d'au- 
tres qui  fe  prcfenrent  auiîi  fouvcnt  dans  la  Nature  ,  & 

qui 


T>es  Noms  des  Modes  Mixtes.  Liv.  III.  535 
qui  font  auni  clairement  fuggerées  par  les  chofes  exté-  C  h  a  p.. 
rieures,  fans  les  déllgner  par  des  noms  ,  ou  des  fpécifîca-  V, 
tions  diftinftes.  L'Efpnt  ne  fe  propofe  pas  non  plus 
dans  les  Idées  àts  Modes  mixtes,  comme  dans  les  Idées 
complexes  des  fubflances  de  les  examiner  par  rapport  à 
l'exillence  réelle  des  Chofes  ,  ou  de  les  vérifier  par  des 
modelles  qui  exiftent  dans  la  Nature  ,  compofez  de  tel- 
les idées  particulières.  Par  exemple,  fi  un  homme  veut 
favoir  fi  fon  idée  de  Vadultere  ou  de  Vmcejte  eft  exafte  , 
ira-t-il  la  chercher  parmi  les  chofes  a£tuellemcnt  exiftan- 
tes?  Ou  bien,  ell-ce  qu'une  telle  idée  eft  véritable,  par- 
ce que  quelqu'un  a  été  témoin  de  l'aftion  qu'elle  fuppo- 
fe.'  Nullement.  Il  fuffit  pour  cela  que  les  hommes  ayent 
réuni  une  telle  Collection  dans  une  feule  Idée  complexe, 
qui  dès-là  devient  modeîle  original  &:  idée  fpecifique  , 
foit  qu'une  telle  aftion  ait  été  commife,  ou  non. 

§.  4.  Pour  bien  comprendre  ceci,  il  nous  faut  voir  en  Comment  cc'a; 
quoy  confifte  la  formation  de  ces  fortes  d'Idées  com- 
plexes. Ce  n'eft  pas  à  faire  quelque  nouvelle  Idée, mais 
à  joindre  enfemble  celles  que  l'Efprit  a  déjà.  Et  dans 
cette  occafion ,  l'Efprit  fait  ces  trois  chofes:  Première- 
ment, il  choifit  un  certain  nombre  d'Idées  >  en  fécond 
lieu,  il  met  une  certaine  liaifon  entre  elles,  &  les  réunie 
dans  une  feule  idée  j  enfin  il  les  joint  enfemble  par  un 
feul  nom.  Si  nous  examinons  comment  l'Efprit  agit, 
quelle  liberté  il  prend  en  cela  ,  nous  verrons  fans  peine 
comment  les  Eflences  des  Efpéces  des  Modes  mixtes  font 
un  ouvrage  de  l'Efprit,  &:  que  par  conféquent  les  Efpé- 
ces même  font  de  l'invention  des  hommes. 

§.  5.  Qiiiconque  confidercra  qu'on  peut  former  cette  ''  P^"^''  '■"" 
forte  d'Idées  complexes  ,  les  abftraire  ,  leur  donner  des  le^Tbluarburai^ 
noms,  &  qu'ainfi  l'on  peut  conliituer  une  Efpéce  diftin-resencequeii- 
fte  avant  qu'aucun  Individu  de  cette  Efpéce  ait  jamais  ^"tt  eft îbu-" 
exifté,  quiconque, dis-ie, fera  reflexion  à  cela,  ne  pour-  ventavaiurcn- 
ra  douter  que  ces  Idées  de  Modes  mixtes  ne  {oiem  faites  1^",-^  '^^,1? 
par  une  combinaifon  volontaire  d'Idées  réiinies  dans  l'Ef-icprcièm*, 
prit.     Qiu  ne  voir ,  par  exemple ,  que  les  hommes  peu- 

Xxx  5  ysnt 


^5^  T>es  Noms  des  Modes  Mixtes. 

Qn  Kv    ^^'"^  former  en  eux-mêmes  les  idées  de  fiurilcge  ou  dV- 
Y        dultére  ,   6c  leur  donner  des  noms  ,   en  forte  que  par  là 
ces  Efpéces  de  Modes  mixtes  pourroient  erre  établies  a- 
vant  que  ces  chofes  ayent  été   commifes  ,    &  qu'on  en 
pourroit  difccurir  aufli  bien  ,  6c  découvrir  fur  leur  fujet 
des  vcritez  auilî  certaines  ,    pendant  qu'elles  n'exiftoient 
que  dans  l'Entendement ,  qu'on  fauroit  le  faire  à  préfent 
qu'elles  n'ont  que  trop  fouvent  une  exiftence  réelle  PD'oli 
il  paroît  évidemment  que  les  Efpéces  des  Modes  mixtes 
font  un  Ouvrage  de  l'Entendement  ,  où  ils  ont  une  exi- 
ftence  aufll  propre  à  tous  les  ufages  qu'on  en  peut  tirer 
pour  l'avancement  de  la  Venté  ,   que  lorfqu'ils  exiftent 
réellement.     Et  l'on  ne  peut  douter  que  les  Legiflateurs 
n'ayent  fouvent  fait  des  Loix  fur  des  efpéces  d'Adions 
qui  n'étcient  que  des  Ouvrages  de  leur  Entendement, 
c'eft-à-dire ,  des  Etres  qui  n'exiftoient  que  dans  leur  Ef- 
.1:  ir.5  ni.     prit.     Je  ne  croy  pas  non  plus  que  perfonne  nie  ,   que  la 
Refiirrecîiou  ne  fut  une  Efpéce  de  Mode  mixte ,  qui  exi- 
ftoit  dans  l'Efprit  avant  que  d'avoir  hors  de  là  une  exi- 
ftence  réelle. 
Exemples  tirez        §.  6.   Pour  voir  avcc  quelle  liberté  ces  Effences  des 
.AaMamriy  de  ^jodes  mixtcs  font  formées  dans  l'Efprit  des  hommes,  il 
ne  faut  que  )etter  les  yeux  lur  la  plupart  de  celles  qui 
nous  font  connues.  Un  peu  de  reflexicn  que  nous  ferons  fur 
leur  nature  nous -convaincra  que  c'eft  l'Efprit  qui  combi- 
ne en  une  feule  Idée  complexe  différentes  Idées  difper- 
fées  ,  Se  indépendantes  les  unes  des  autres  ,  &:  qui  par  le 
nom  commun  qu'il  leur  donne,  les  fait  être  l'effence  d'u- 
ne certaine  Efpéce,  fans  fc  régler  en  cela  fur  aucune  liai- 
fon  qu'elles  ayent  dans  la  Nature.     Car  comment  l'Idée 
d'un  homme  a-t-elle  une  plus  grande  liaifon  dans  !a  Natu- 
re que  celle  d'une  Brebis  avec  l'idée  de  tuer  ,  pour  que 
celle-ci  jointe  à  celle  d'un  homme  devienne  l' Efpéce  par- 
ticulière d'une  adion  fignifîée  par  le  mot  de  Meurtre ^  & 
-,  non  quand  elle  eft  jointe  avec  l'idée  d'une  Brebis  ?  Ou 

bien,  quelle  plus  grande  union  l'idée  de  la  relation  de 
Pm  a-t-elle  ,  dans  la  Nature  ,  avec  celle  de  tuer,  que 

cette 


Des  Noms  àes  Modes  Mixtes.  Liv.  III.        535 

cette  dernière  idée  n'en  a  avec  celle  de  Fils  ou  de  voifin, 
pour  que  ces  deux  premières  Idées  foient  combinées  dans 
une  feule  Idée  complexe  ,  qui  devient  par-là  l'eflence  de 
cette  Efpéce  diftinfte  qu'on  nomme  Fiima^é', tandis  que 
les  autres  ne  conftituent  pomt  d'Efpéce  diftinfte  ?  Mais 
quoy  qu'on  ait  fait  de  l'aition  de  tuer  fonPére  ou  fa  Mè- 
re une  efpéce  diftinûe  de  celle  de  tuer  fon  Fils  ou  fa  Fil- 
le ,  cependant  en  d'autres  cas  ,  le  Fils  ôc  la  Fille  font 
combinez  avec  la  même  aftion  auilt  bien  que  le  Père  Se 
la  Mère  ,  tous  étant  également  compris  dans  la  même 
Efpéce,  comme  dans  celle  qu'on  nomme  Incejle.  C'eft 
ainfî  que  dans  les  Modes  mixtes  l'Efprit  réunit  arbitraire- 
'ment  en  Idées  complexes  telles  Idées  fimples  qu'il  trou- 
ve à  propos  j  pendant  que  d'autres  qui  ont  en  elles-mê- 
mes autant  de  liaifon  enfemble  ,  font  laiflees  défunies  , 
fans  être  jamais  combinées  en  une  feule  Idée,  parce  qu'on 
n'a  pas  befoin  d'en  parler  fous  une  feule  dénomination.  Il 
efl",  dis-je,  évident  que  l'Efprit  réunit  par  une  libre  dé- 
termination de  fa  Volonté  ,  un  certain  nombre  d'Idées 
qui  en  elles-mêmes  n'ont  pas  plus  de  liaifon  enfemble  que 
les  autres  dont  il  néglige  de  former  de  femblables  combi- 
naifons.  Et  fi  cela  n'étoit  ainfi  ,  d'où  vient  qu'on  fait 
attention  à  cette  partie  des  Armes  par  où  commence  la 
blefliire,  pour  conftituer  cette  Efpéce  d' Action  diftinde 
de  toute  autre ,  qu'on  appelle  en  Anglois  *  Stabbmg ,  pen- 
dant 


Chap. 
V. 


*  Rien  ne  prouve  mieux  le  raifonne- 
mcnt  de  Mr.  Lockf  fur  ces  fortes  d'Idées 
e]u'il  nomme  Mottes  mixtes  (]ue  l'importî- 
bilité  qu'il  y  a  de  traduire  en  François  ce 
moi  àe  Stabbing,  dont  l'ulage  efl  fonde' 
fur  une  Loy  d'Angleterre  .  par  laquelle 
celui  qui  tuç  un  homme  en  le  frappant 
d'efloc  cft  condamne'  à  la  mort  fans  el^é- 
rance  de  pardon  ,  au  lieu  que  ceux  qui 
tuent  en  frappant  du  tranchant  de  l'e'pe'e, 
peuvent  obtenir  grâce.  La  Loy  ayant  con- 
fidete'  différemment  ces  deux  atflions  ,  on 
a  e'te'  oblige'  de  faire  de  cet  aiîle  de  tuer 
tu  frappant  d'ejioc  une  Efpe'ce  particuliè- 
re, &  de  la  de'figner  par  ce  mot  de  Stab- 


hing.  Le  terme  François  qui  en  appro- 
che le  plus,  cft  celui  àc  psigimrdir  ;  mais 
il  n'exprime  pas  prc'cifc'ment  la  même  i- 
dee.  Car  poignardeT  lignifie  feulement 
bleffer  ,  tner  avec  un  poign,xrd  ,  Jortcd'  Jr- 
nte  penr  frapper  de  la  pointe  ,  plus  cvmie 
qu'une  epee  :  au  lieu  due  le  mot  Anglois 
Stab  fïgnifie,  tuer  en  frappant  de  la  poin- 
te d'une  Arme  propre  à  cela.  De  forte 
que  la  feule  chofe  qni  conftiiuë  cette  Ef- 
pe'ce d'ailion  ,  c'ell  de  tuer  de  la  pointe 
d'une  ArmCi  courte  ou  longue,  il  n'im- 
porte; ce  qu'on  ne  peut  exprimer  en  Fran- 
çois par  un  feul  mot  ,  fî  je  ne  me  trom- 
pe. 


536  Des  Noms  des  Modes  Mixtes. 

C  H  A  p.  dant  qu'on  ne  prend  garde  ni  à  la  figure  ni  à  la  matière 
V.  de  l'Arme  même?  Je  ne  dis  pas  que  cela  fe  fafle  fans  rai- 
l'on.  Nous  verrons  le  contraire  tout  à  l'heure.  Je  dis  feu- 
lement que  cela  fe  fait  par  un  libre  choix  de  l'Eiprit  qui 
va  par  là  à  fes  fins, 6c  qu'ainfi  les  Efpéces  des  Modes  mix~ 
?(■.?  font  r(3uvrage  de  l'Entendement i  &:  il  eft  vifibleque 
dans  la  formation  de  la  plupart  de  ces  Idées  l'Efprit  n'en 
cherche  pas  les  modelles  dans  la  Nature ,  6c  qu'il  ne  rap- 
porte pas  ces  Idées  à  l'exiftence  réelle  des  chofes  ,  mais 
aflemble  celles  qui  peuvent  le  mieux  fervir  à  fon  deflein^ 
fans  s'obliger  à  une  jufte  &:  précife  imitation  d'aucune 
chofe  réellement  exiftante. 
les  idtesdfs  g  ^  Mais  quoy  que  ces  Idées  complexes  ou  Eflences 
quoy  c]u"arbi-  des  Modcs  mixtcs  dépendent  de  l'Efprit  qui  les  forme  a- 
uaircî  font  ycc  unc  grande  liberté, elles  ne  font  pourtant  pas  formées 
porc?oiinées°âu  ^^^  hazard ,  iSc  eutaflees  enfemble  fans  aucune  raifon.  En- 
but  ciuon  fe  corc  qu'cUcs  ne  foient  pas  toujours  copiées  d'après  natu- 
lanwî'^e'^^"^'^  ^^  '  elles  font  toujours  proportionnées  à  la  fin  pour  la- 
quelle on  forme  des  Idées  abllraites  -,  &  quoy  que  ce 
foient  des  combinaifons  compoiees  d'Idées  qui  font  natu- 
rellement aflez  défunies  &  qui  ont  entre  elles  aulll  peu  de 
liaifon  que  plufieurs  autres  que  l'Efprit  ne  combine  ja- 
mais dans  une  feule  idée,  elles  font  pourtant  toujours  u- 
nies  pour  la  commodité  de  l'entretien  qui  cfl:  la  principa- 
le fin  du  Langage.  L'ufage  du  Langage  efl:  de  marquer 
par  des  fons  courts  d'une  manière  fiicile  S^  prompte  des 
conceptions  générales  ,  qui  non  feulement  renfern'ient 
quantité  de  chofes  particulières ,  mais  aufli  une  grande 
variété  d'idées  indépendantes,  raflemblées  dans  une  feule 
Idée  complexe.  C'eftpourquoy  dans  la  formation  des 
différentes  Efpéces  de  Modes  mixtes  ,  les  hommes  n'ont 
•eu  égard  qu'à  ces  combinaifons  d(>nt  ils  ont  occafion  de 
s'entretenir  enfemble.  Ce  font  celles-là  dont  ils  ont  for- 
mé des  Idées  complexes  diftindtes,  &  auxquelles  ils  ont 
donné  des  noms,  pendant  qu'ils  en  laifient  d'autres  déta- 
chées qui  ont  une  liaifon  aufli  étroite  dans  la  Nature  , 
fans  fonger  le  moins  du  monde  à  les  réunir.    Car  pour  ne 

par- 


Des  Noms  des  Modes  Mixtes.   L  i  v.  III.         537 

parler  que  des  Adtions  humaines ,  s'ils  vouloient  former  Chap. 
des  idées  diftin£tes  &  abltraites  de  toutes  les  varierez  qu'on  V. 
y  peut  remarquer,  le  nombre  de  ces  Idées  iroit  à  l'infini j 
&;  la  Mémoire  feroit  non  feulement  confondue  par  cette 
grande  abondance,  mais  accablée  fans  néceffité.  Il  fuffit 
que  les  hommes  forment  &  deilgnent  par  des  noms  parti- 
culiers autant  d'Idées  complexes  de  Modes  mixtes ,  qu'ils 
trouvent  qu'ils  ont  befoin  d'en  nommer  dans  le  cours  or- 
dinaire des  affaires.  S'ils  joignent  à  l'idée  de  tuer  celle  de 
Père  ou  de  Mère ,  &:  qu'ainli  ils  en  faflent  une  Efpéce  di- 
llin6be  du  meurtre  de  fon  Enfant  ou  de  fon  voifin  ,  c'eft 
à  caufe  de  la  différente  atrocité  du  crime  ,  &:  du  fupplice 
qui  doit  être  infligé  à  celui  qui  tué  fon  Père  ou  fa  Mère, 
différent  de  celui  qu'on  doit  faire  Ibuffrir  à  celui  qui  tuë 
fon  Enfant  ou  fon  voifin.  Et  c'elt  pour  cela  auffi  qu'on 
a  trouvé  néceffaire  de  le  défigner  par  un  nom  diltind:,  ce 
qui  eft  la  fin  qu'on  fe  propofe  en  faifant  cette  combinai- 
fon  particulière.  Mais  quoy  que  les  Idées  de  Mère  &c  de 
Fille  foient  traitées  fi  différemment  par  rapport  à  l'idée 
de  tuer  3  que  l'une  y  eft  jointe  pour  former  une  idée  di- 
ftinfte  &c  abftraite,  défignée  par  un  nom  particulier  ,  & 
pour  conftituer  par  même  moyen  une  Efpéce  diftin6le  , 
tandis  que  l'autre  n'entre  point  dans  une  telle  combinai- 
fon  avec  l'idée  de  meurtre  ,  cependant  ces  deux  Idées  de 
Me're  &  de  Fille  confiderees  par  rapport  à  un  commerce 
illicite  font  également  renfermées  fous  Vincefle  ,  &:  cela 
encore  pour  la  commodité  d'exprimer  par  un  même  nom 
&  de  ranger  fous  une  feule  Efpéce  ces  conjonftions  impu- 
res qui  ont  quelque  chofe  de  plus  infâme  que  les  autres  j 
ce  qu'on  fait  pour  éviter  des  circonlocutions  choquan- 
tes ,  ou  des  defcriptions  qui  rendroient  le  difcours  ennu- 
yeux. 

§.  8.  Il  ne  faut  qu'avoir  une  médiocre  connoiffance  de  Autre  preuve, 
différentes  Langues  pour  être  convaincu  fins  peine  de  la  q"f'"idcesdes 
vérité  de  ce  que  je  viens  de  dire,  que  les  hommes  forment  feformauarbi- 
arbitrairement  diverfes  Efpéces  de  Modes  mixtes  ,    car '?'^^'^'^"f>  t"- 
rien  n'eft  plus  ordinaire  que  de  trouver  quantité  de  mots  dans  p^ufîturT  '^"^ 

Y  y  y  une 


mots 


^  3  8  Des  Noms  des  Modes  Mixtes. 

Chap.    une  Langue  auxquels  il  n'y  en  a  aucun  dans  nne^autre  Lan- 
V.       gve  qui  leur  réponde.     Ce  qui  montre  évidemment ,    que 
d'une  Langue    ceux  d'im  même  Pais  ont  eîi  befoin  en  conféqucnce  de 
uadSanf''  le^rs  coiitumes  Se  de  leur  manière  de  vivre  ,    de  former 
une  autre.       plulkurs  Idées  complexes  &  de  leur  donner  des  noms , 
que  d'autres  n'ont  jamais  réuni  en  Idées  fpécifiques.     Ce 
qui  n'auroit  pu  arriver  de  la  forte ,  fi  ces  Efpéces  étoient 
un  confiant  ouvrage  de  la  Nature,  &  non  des  combinai- 
fons  formées  ôc  abfiraites  par  TEfprit  pour  la  commodité 
de  l'entretien,  après  qu'on  les  a  dèfignèes  par  des  noms 
difl:in£ts.     Ainfi  l'on  auroit  bien  de  la  peine  à  trouver  en 
Italien  ou  en  Efpagnol  qui  font  deux  Langues  fort  abon- 
dantes ,    des  mots  qui  rèpondiflent  aux  termes  de  nôtre 
Jurifprudence  qui  ne  font  pas  de  vains  fons;  moins  enco- 
re pourroit-on,  à  mon  avis,  traduire  ces  termes  en  Lan- 
gue Caribe  ou  dans  les  Langues  qu'on  parle  dans  les  Iles 
Occidentales..'    Il  n'y  a  point  de  mots  dans  d'autres  Lan- 
gues qui  répondent  au  mot  verfura  ullté  parmi  les  Ro- 
mains, ni  à  celui  de  ror^^w  ,    dont  fe  fervoient  les  Juifs. 
Il  eft  aifè  d'en  voir  la  raifon  par  ce  que  nous  venons  de 
dire.     Bien  plus>  fi  nous  voulons  examiner  la  chofe  d'un 
peu  plus  près ,  &  comparer  exaftement  diverfes  Langues, 
nous  trouverons  que  quoy  qu'elles  ayent  des  mots  qu'on 
*  Sans  aller  plus  fuppofe  ^j^ns  Ics  *  Tradudions  ôc  dans  les  Dictionnaires 
duaion"i7eft  fe  répondre  l'un  à  l'autre  ,   à  peine  y  en  a-t-il  un  entre 
une  preuve,      dix ,  parmi  les  noms  des  Idées  complexes  ,   &:  fur  tout  > 
îevora°"  ud'  ^^^  Modes  mixtcs ,  qui  fignifie  précifement  la  même  idée 
quKRaMr-    que  Ic  mot  par  lequel  il  eft  traduit  dans  les  Diftionnaires. 
(]uesquejaiete'  j^  j^>y  ^  point  d'idécs  plus  communcs  6c moins  compofécs 
poïf en  avenu  que  cellcs  dcs  mefures  du  Temps  ,    de  l'Etendue  &:  du 
icLeacui.       Poids  i  6c  l'on  rend  hardiment  en  François  les  mors  La- 
tins, horUi  peSi  6c  hbra  par  ceux  à' heure  ,  de  pie  6c  de 
livre  ;    cependant  il  eft  évident  que  les  idées  qu'un  Ro- 
main attachoit  à  ces  mots  Latins  étoient  fort  différentes 
de  celles  qu'un  François  exprime  par  ces  mots  François. 
Et  qui  que  ce  fut  des  deux  qui  viendroit  à  fe  fcrvir  des 
mefures  que  l'autre  défigne  par  des  noms  ulïtez  dans  fa 

Lan- 


T>es  Noms  des  Modes  Mixtes.  Liv.  III.  539 
Langue,  fe  méprendroit  infailliblement  dans  fon  calcul,  Chap. 
s'il  les  regardoit  comme  les  mêmes  que  celles  qu'il  expri-  V. 
me  dans  la  fienne.  Les  preuves  en  font  trop  fenfibles 
pour  qu'on  puifle  le  révoquer  en  doute  ,  &  c'eft  ce  que 
nous  verrons  beaucoup  mieux  dans  les  noms  des  Idées 
plus  abftraites  &  plus  compofées  ,  telles  que  font  la  plus 
grande  partie  de  celles  qui  compofent  les  Difcoursde  Mo- 
rale} car  fi  l'on  vient  à  comparer  exaftement  les  noms  de 
ces  Idées  avec  ceux  par  lefquels  ils  font  rendus  dans  d'au- 
tres Langues  ,  on  en  trouvera  fort  peu  qui  correfpon- 
dent  exadement  dans  toute  l'etenduë  de  leurs  fignifica- 
tions. 

§.  o.   La  raifon  pourquov  j'examine  ceci  d'une  manié-  Onaformcde* 

^^.,..  ^  ^    n.^  r  ^  ^  ^  ■  Efpcces  de  Mo- 

re fi  particulière  ,   c  elt  afin  que  nous  ne  nous  trompions  jj^jj^te;  p^^j 

point  fur  les  Genres  ,  les  Efpeces  &  leurs  ElTences,  com-  sanretcmc 
me  fi  c'étoienr  des  chofes  formées  régulièrement  &:  con-  ««'"modcment. 
ftamment  par  la  Nature, Se  qui  euflent  une  exiftence réel- 
le dans  les  chofes  mêmes  ;  puifqu'il  paroît ,  après  un  exa- 
men un  peu  plus  cxa£t ,  que  ce  n'ell  qu'un  artifice  dont 
l'Efprit  s'eft  avifé  pour  exprimer  plus  aifément  les  colle- 
ftions  d'Idées  dont  il  avoit  fouvent  occafion  de  s'entrete- 
nir ,  par  un  feul  terme  général ,  fous  lequel  diverfes  cho- 
fes particulières  peuvent  être  comprifes ,  autant  qu'elles 
conviennent  avec  cette  idée  abftraite.  Que  fi  la  fignifica- 
tion  douteufe  du  mot  Efpe'ce  fait  que  certaines  gens  font 
choquez  de  m'entendre  dire  que  les  Efpéces  des  Modes 
mixtes  font  formées  par  l'Entendement ,  je  croy  pourtant 
que  perfonne  ne  peut  nier  que  ce  ne  foit  l'Efprit  qui  for- 
me ces  idées  complexes  6c  abftraites  auxquelles  les  noms 
fpécifiques  ont  été  attachez.  Et  s'il  eft  vray  ,  comme  il 
l'eft  certainement ,  que  l'Efprit  forme  ces  modelles  pour 
réduire  les  Chofes  en  Efpéces ,  ôc  leur  donner  des  noms , 
je  laiffe  à  penfer  qui  c'eft  qui  fixe  les  limites  de  chaque 
Sorte  ou  Efpece ,  car  ces  deux  mots  font  chez  moy  tout-à- 
fait  fynonymes. 

§.   10.  L'étroit  rapport  qu'il  y  a  entre  les  Efpe'ces  y  les  Dans  les  Modes 
Ejjences  &  leurs  noms  généraux  ^  du  moins  dans  les  Modes  ™i^'qu-  f^ll. 

Yyy  2  mix- 


5  ^o  Des  Noms  des  Modes  Mixtes. 

C  H  A  p.    mixtes  y    paroîrra  encore  davantage  ,    fi  nous  confiderons 

V.         que  c'eft  le  nom  qui  fenible  preferver  ces  Eflences  &  leur 

fcmMe  lacom-  afsûrcr  unc  perpétuelle  durée.     Car  l'Efprit  ayant  mis  de 

binaifon  de  di-  j^  ijaifou  cuttc  Ics  parties  détachées  de  ces  Idées  comple- 

verles   idées  &  .  '  .  r       j  •       i  ■         i 

en  fait  une  Ef- xes ,  cettc  union  qui  n'a  aucun  rondement  particulier  dans 
P"«-  la  Nature,  cefleroit  ,  s'il  n'y  avoit  quelque  chofe  qui  la 

maintint  ,  fie  qui  empêchât  que  ces  parties  ne  fe  difper- 
faflent.  Ainii  ,  quoy  que  ce  foit  l'Efprit  qui  forme  cet- 
te combinaifon  ,  c'eft  le  nom  ,  qui  eft  ,  pour  ainfi  dire  , 
le  nœud  qui  les  tient  étroitement  liez  enfemble.  QLielle 
prodigieufe  variété  de  différentes  idées  le  mot  Latin  Trnim- 
fhns  joint-il  pas  enfemble  ,  8c  nous  prcfente  comme  une 
Efpece  unique  i  Si  ce  nom  n'eut  jamais  été  inventé  ou 
eût  été  entièrement  perdu,  nous  aurions  pu  fans  doute  a- 
voir  des  defcriptions  de  ce  qui  fe  paflbit  dans  cette  folem- 
nité ,  mais  pourtant  je  croy  que  ce  qui  tient  ces  dift'éren- 
tes  parties  jointes  enfemble  dans  l'unité  d'une  Idée  com- 
plexe ,  c'eft  ce  même  mot  qu'on  y  a  attaché ,  fans  lequel 
on  ne  rcgarderoit  non  plus  les  différentes  parties  de  cette 
-v  folemnite  comme  faifant  une  feule  Chofe  ,   qu'aucun  au- 

tre fpe£tacle  qui  n'ayant  paru  qu'une  fois  n'a  jamais  été 
>•  réuni  en  une  feule  idée  complexe  fous  une  feule  dénomi- 

nation. Qii'on  voye  après  celajufques  à  quel  point  l'u- 
nité nécefTaire  à  l'efl'ence  des  Modes  mixtes  dépend  de 
l'Efprit,  &•  combien  la  continuation  fie  la  détermination 
de  cette  unité  dépend  du  nom  qui  luy  eft  attaché  dans 
l'ufage  ordinaire  j  je  laifle  ,  dis-je  ,  examiner  cela  à  ceux 
qui  regardent  les  Eflences  fie  les  Efpéces  comme  des  cho- 
fes  réelles  &:  fondées  dans  la  Nature. 

§.  II.  Conformément  à  cela  ,  nous  voyons  que  les 
hommes  imaginent  6c  confidérent  rarement  aucune  autre 
idée  complexe  comme  une  Efpece  particulière  de  Modes 
mixtes,  que  celles  qui  font  diftinguées  par  certains  noms> 
parce  que  ces  Modes  n'étant  formez  par  les  hommes  que 
pour  recevoir  une  certaine  dénomination  ,  l'on  ne  prend 
point  de  connoiflancc  d'aucune  telle  Efpece,  l'on  ne  fiip- 
pofe  pas  même  qu'elle  exifte  ,   à  moins  qu'on  n'y  attache 

un 


Des  Noms  des  Modes  Mixtes.   Liv.  III.         541 
un  nom  qui  foit  comme  un  figne  qu'on  a  combiné  plu-   C  h  a  p. 
fleurs  idées  détachées  en  une  feule,  &;  que  par  ce  nom  on        V. 
afsùre  une  union  durable  à  ces  parties  qui  autrement  cef- 
feroient  d'être  jointes  ,  dès  que  l'Efprit  laifleroit  à  quar- 
tier cette  idée  abftraite  ,    &:  dilcontinueroit  d'y  penfer  a- 
£tuellement.  Mais  quand  une  fois  on  y  a  attaché  un  nom 
dans  lequel  les  parties  de  cette  Idée  complexe  ont  une  u- 
nion  déterminée  éc  permanente,  alors  l'elîénce  eft,  pour 
ainfi  dire,  établie,  &  l'Efpéce  eft  conliderée  comme  com- 
plète.    Car  dans  quelle  veûë  la  Mémoire  fe  chargeroit- 
elle  de  telles  compofitions  ,    à  moins  que  ce  ne  fut  par 
voye  d'abftraârion  pour  les  rendre  générales;  6c  pourquoy 
les  rendroit-on  générales  fi  ce  n'étoit  afin  de  pouvoir  avoir 
des  noms  généraux  dont  on  put  fe  fervir  commodément 
dans  les  entretiens  qu'on  auroit  avec  les  autres  hommes? 
Amfi  nous  voyons  qu'on  ne  regarde  pas  comme  deux  Ef- 
péces  d'aftions  diftin£Vcs  de  tuer  un  homme  avec  une  épée 
ou  avec  une  hache  ,    mais  fi  la  pointe  de  l'épée  entre  la 
première  dans  le  Corps  ,   on  regarde  cela  comme  une  Ef- 
péce  diftinfte  dans  les  Lieux  où  cette  aftion  a  un  nom  di- 
ftin£t  comme  *  en  Angleterre.     Mais  dans  un  autre  Pais  *où  on  la 
où  il  eft  arrivé  que  cette  aftion  n'a  pas  été  fpécifiée  fous  "°™"^5, '""*- 
un  nom  particulier,  elle  ne  paflè  pas  pour  une  Efpéce  di-  c'y-deiius  plg. 
ftin£te.     Du  refte  ,    quoy  que  dans  les  Efpéces  des  Sub-  5n  "qui  aé- 
ftances  corporelles  ,    ce  foit  l'Efprit  qui  forme  l'Eflencel^^otli^  "^'^'^ 
nominale;  cependant  parce  que  les  Idées  qui  y  font  com- 
binées ,    font  fuppofées  être  unies  dans  la  Nature  ,    foit 
que  l'Efprit  les  joigne  enfemble  ou  non  ,    on  les  regarde 
comme  des  Efpéces  diftin£tes  ,    fans  que  l'Efprit  y  inter- 
pofe  fon  opération  ,   foit  par  voye  d'abftraftion  ,    ou  en 
donnant  un  nom  à  l'idée  complexe  qui  conftituë  cette  ef- 
fence. 

§.   12.  Une  autre  remarque  qu'on  peut  faire  en  confé-  Nous  ne  confi- 


d. 
péces  des  Modes  mixtes, qu'elles  font  produites  parl'En-  Modes  m 


qucnce  de  ce  que  je  viens  de  dire  fur  les  EfTences  des  £f.  ^™" po'"'  '" 

^,  •        ,  .     7-        -    .  .    ..        ^  ,     .  ..„        Oncuuuï  des 


rendement  plutôt  que  par  la  Nature,  c'eil  qtte  leurs  noms  =>". '^eià deiEC 
condinfenî  nos  penfees  à  ce  qui  eft  dans  l'Efprit ,   &  non  an  prouVc"  '^"' 


Yyy  3  deU. 


encore 


542  Des  Noms  des  Modes  Mixtes. 

C  H  A  p.   diU.    Lorfque  nous  parlons  de  Jtijîice  éc  de  Reconnoijfan- 

V.        ce,  nous  ne  nous  reprefentons  aucune  chofe exiftante  que 

cju'ii?  font       nous  (ongions  à  concevoir,  mais  nos  penfëes  fe  terminent 

l'£ntenl:mcii:.  âux  Idées  abllraitcs  de  ces  vertus,  6c  ne  vont  pas  plus  loin, 

comme  elles  font  quand  nous  parlons  d'un  Cheval  ou  du 

Fer  ,    dont  nous  ne  confiderons  pas  les  idées  fpëcitîques 

comme  exiftantes  purement  dans  l'Efprit ,    mais  dans  les 

chofes  mêmes,  qui  nous  fournirent  les  patrons  originaux 

de  ces  Idées.     Au  contraire  ,  dans  les  Modes  mixtes  ,   ou 

du  moins  dans  les  plus  confidérables  qui  font  les  Etres  de 

morale,  nous  confiderons  les  modelles  originaux  comme 

exiftans  dans  l'Efprit,  6c  c'eft  à  ces  modelles  que  nous  a- 

*  On  dit ,  /.»    vous  égard  pour  diftinguer  chaque  Etre  particulier  par 

Horion  de  la  ju-  dcs  uoms  diftiufts.  De  là  vient,  à  mon  avis,  qu'on  don- 

pccde  la  tem-  ^Q  aux  eflénccs  des  Efpéces  des  Modes  mixtes  le  nom 

iiedit  point,  /.!  plus  particulier  de  *  Notion,  comme  li  elles  appartenoient 

*""/*" '^  ""*"*'' à  l'Entendement  d'une  manière  plus  particulière  que  les 

val,a  une  pierre,  t  i  ' 

Sec.  autres  Idées. 

La  raifonpour-        §.    13.    Nous  pouvons  aulTi  apprendre  par  là,  pour- 

'î"°y  ''^  ^°";  îî  quoy  les  Idées  complexes  des  Modes  mixtes  font  communé- 

Conipolcz,ce(t  '      -'^       ,  ^/  11  1         r  1  n  n 

parcequ'iisfont  ^^«^  pl^is  compo/ecs  ,    que  celles  des  Jitb/iances  naturelles. 
loimez  par      C'cfl  parcc  quc  l'Entendement  qui  en  les  formant  par 
fans  modelles.  luy-meme  lans  aucun  rapport  a  un  original  preexutant , 
s'attache  uniquement  à  fon  but,  6c  à  la  commodité  d'ex- 
primer en  abrégé  les  idées  qu'il  voudroit  faire  connoître 
à  une  autre  perfonne  ,    réunit  fouvent  avec  une  extrême 
liberté  dans  une  feule  idée  abftraitc  des  chofes  qui  n'ont 
aucune  liaifon  dans  la  Nature  :  6c  par  là  il  affemble  fous 
un  feul  terme  une  grande  variété  d'Idées  diverfementcom- 
pofées      Prenons   pour  exemple  le  mot  de  Proceffion; 
.  quel  mélange  d'idées  indépendantes,  de  perfonncs, d'ha- 

bits ,  de  tapifferies  ,  d'ordre  ,  de  mouvemcns ,  de  fons , 
e^T.  ne  renferme-t-il  pas  dans  cette  idée  complexe  que 
l'Efprit  de  l'homme  a  formée  arbitrairement  pour  l'ex- 
primer par  ce  nom-là  ?  Au  lieu  que  les  Idées  complexes 
qui  conrtituent  les  Efpéces  des  Subilances  ,  ne  font  ordi- 
nairement compofécs  que  d'un  petit  nombre  d'idées  llmpleS} 

6c 


Des  Noms  des  Modes  Mixtes.  Liv.  III.        54,3 

&•  dans  les  différentes  Efpéces  d'Animaux,    l'Efprit  fe    Chap. 
contente  ordinairement  de  ces  deux  Idées,  {■x  figure  &z  la       V. 
voix ,  pour  conftituer  toute  leur  efîénce  nominale. 

§.   14.   Une  autre  chofe  que  nous  pouvons  remarquer  Les  noms  des 
à  propos  de  ce  que  je  viens  de  dire,  c'eft  aiie  les  noms  des r^°'H^  """'" 
Modes  mixtes  Jignijient  toujours  les  ejjences  réelles  de  leurs  jours  leurs  Ef- 
Efpéces  lorj qu'ils  ont  une  Jignifi cation  déterminée.     Car  ces '^"'^'^^ '^"""' 
Idées  abflraites  étant  une  produftion  de  l'Efprit  ,  &:  n'a- 
yant aucun  rapport  à  l'exillence  réelle  des  chofes  ,  on  ne 
peut  fuppofer  qu'aucune  autre  chofe  foit  lignifiée  par  ce 
nom  ,    que  la  feule  idée  complexe  que  l'Efprit  a  formé 
luy-méme,  &  qui  eft  tout  ce  qu'il  a  voulu  exprimer  par 
ce  nom-là  -,    &  c'eft  de  là  aulîi  que  dépendent  toutes  les 
propriétez  de  cette  Efpéce  ,    ëc  d'où  elles  découlent  uni- 
quement.    Par  conféquent  dans  les  Modes  mixtes  l'eflén- 
ce  réelle  ôc  nominale  n'eft  qu'une  feule  oc  même  cho- 
fe.     Nous   verrons   ailleurs   de  quelle  importance  cela 
eft   pour   la   connoiflance   certaine   des  veritez  généra- 
les. 

§.    15.    Ceci  nous  peut  encore  faire  voir  la  raifon,  Pourquoyion. 
ptirquoy  l'on  vient  a  apprendre  la  plupart  des  noms  des  ^/<?- î',a!'rc'ieufs°"^'' 
des  mixtes  avant  que  de  connoître  parfaitement  les  idées  noms  avant  le» 
qu'ils fignifient.     C'eft  que  n'y  ayant  point  d'Efpéces  Je  J.*^"- ''"''^ '^*"' 
ces  Modes  dont  on  prenne  ordinairement  connoiflance  ft".  ''™^"' 
non  de  celles  qui  ont  des  noms,  &  ces  Efpéces  ou  plutôt 
leurs  eflences  étant  des  Idées  complexes  ^  abftraites,  for- 
mées arbitrairement  par  l'Efprit,  il  eft  à  propos,  pour  ne 
pas  dire  néceflaire,  de  connoître  les  noms ,  avant  que  de 
s'appliquer  à  former  ces  Idées  complexes}   à  moins  qu'un 
homme  ne  veuille  fe  remplir  la  tête  d'une  foule  d'Idées 
complexes  &  abftraites  ,    auxquelles  les  autres  hommes 
n'ont  attaché  aucun  nom  ,&:  qui  luy  font  fi  inutiles  àluy- 
même  qu'il  n'a  autre  chofe  à  faire  après  les  avoir  formées 
que  de  les  laifl^er  à  l'abandon  &:  les  oublier  entièrement. 
J 'avoué  qu£  dans  les  commencemens  des  Langues, il  étoit 
néceflaire  qu'on  eût  l'idée,  avant  que  de  luy  donner  un 
certain  nom  ;   ôc  il  en  eft  de  même  encore  aiijourd'huy  , 

Lorf. 


544  •^^•^  Noms  des  Modes  Mixtes. 

C  H  A  p.  lorfque  l'Efprit  venant  à  faire  une  nouvelle  idée  comple- 
V.  xe  &  la  réunifiant  en  une  feule  par  un  nouveau  nom  qu'il 
lu  y  donne  ,  il  invente  pour  cet  effet  un  nouveau  mot. 
JViais  cela  ne  regarde  point  les  Langues  établies  qui  en 
général  font  fort  bien  pourvues  de  ces  idées  que  les  hom- 
mes ont  fouvent  occafion  d'avoir  dans  l'Efpnt  &;de  com- 
muniquer aux  autres.  Et  c'cft  fur  ces  fortes  d'Idées  que 
je  demande  ,s'il  n'eft  pas  ordinaire  que  les  Enfans  appren- 
nent les  noms  des  iModes  mixtes  avant  qu'ils  en  ayent  les 
idées  dans  l'Efprit?  De  mille  perfonnes  à  peine  y  en  a-t-il 
une  qui  forme  l'idée  abftraite  de  Gloire  ou  d'Ambition  a- 
vant  que  d'en  avoir  oui  les  noms  ?  Je  conviens  qu'il  en 
eft  tout  autrement  à  l'égard  des  Idées  fimples  6c  des  Sub- 
fiances ;  car  comme  ce  font  des  Idées  qui  ont  une  exi- 
ftence  &:  une  liaifon  réelle  dans  la  Nature, on  en  acquiert 
les  idées  ou  les  noms,  l'un  devant  l'autre  ,  comme  il  fe 
rencontre. 
Pourquoy  je      §•   i6.  Cc  quc  je  vicus  de  dire  des  Modes  mixtes  peut 

m'crcndsfi  fort  être  aullî  appliqué  aux  Relations  ,    fans  v  chaneer  grand' 

(ur  ce  (met.  x.    r        o  i  >  •     j      i 

choie  ;  u  parce  que  chacun  peut  s  en  appercevoir  de  uiy- 
même  ,  je  m'épargnerai  le  foin  d'étendre  davantage  cet 
article, &  fur  tout  à  caufe  que  ce  que  j'ai  dit  fur  les  Mots 
dans  ce  Troifiéme  Livre  ,  paroitra  peut-être  à  quelques 
uns  beaucoup  plus  long  que  ne  meritoit  un  fujet  de  fi  pe- 
tite importance.  On  auroit  pu  le  renfermer  dans  un  plus 
petit  efpace,  j'en  tombe  d'accord.  Mais  j'ai  été  bien  aife 
d'arrêter  mon  Lefteur  fur  une  matière  qui  me  paroit  nou- 
velle, &:  un  peu  éloignée  de  la  route  ordinaire  ,  (je  fuis 
du  moins  afsùré  que  je  n'y  avois  point  encore  penfé  , 
quand  je  commençai  à  écrire  cet  Ouvrage)  afin  qu'en  la 
creufantjufqu'au  fondement  ,  &:  en  la  tournant  de  tous 
cotez,  quelque  partie  puiffe  frapper  çà  ou  là  l'Efprit  de 
chacun  de  ceux  qui  liront  cet  Ouvrage  ,  &  donner  occa- 
fion aux  plus  opiniâtres  ou  aux  plus  negligens  de  réflé- 
chir fur  un  defordre  général  ,  dont  on  ne  s'apperçoit  pas 
beaucoup  ,  quoy  qu'il  foit  d'une  extrême  confequence. 
Si  l'on  confidére  quel  bruit  on  fait  touchant  les  Eflences, 

& 


Des  Noms  des  Modes  Mixtes.  Liv.  III.        54^ 

&  combien  on  embrouille  toutes  fortes  de  Sciences  ,  de  Chap. 
difcours  &:  de  convcrûtions  par  le  peu  d'exaftitude  Se  V. 
d'ordre  qu'on  employé  dans  l'ufage  &r  l'application  des 
mots ,  on  jugera  peut-être  que  c'elt  une  chofe  bien  digne 
de  nos  foins  d'approfondir  entièrement  cette  matière  6c 
de  la  mettre  dans  tout  fon  jour.  Ainfi  ,  j'efpére  qu'on 
m'excufera  de  ce  que  j'ai  traité  au  long  un  fujet  que  je 
croy  d'autant  plus  digne  d'être  inculqué  dans  l'Efprit 
des  hommes,  que  les  fautes  qu'ils  commettent  ordinaire- 
ment dans  ce  genre  ,  apportent  non  feulement  les  plus 
grands  obftacles  à  la  vraye  Connoilfance,  mais  font  dans 
une  telle  eftime  qu'on  les  regarde  comme  des  fruits  de 
cette  même  Connoilfance.  Les  hommes  s'appercevroient 
fouvent  que  dans  ces  Opinions  dont  ils  font  tant  les  fiers, 
il  y  a  bien  peu  de  raifon  Se  de  vérité ,  ou  peut-être  qu'il 
n'y  en  a  abfolument  point,  s'ils  vouloient  porter  leur  Ef- 
prit  au  delà  des  fons  qui  font  à  la  mode  ,  &■  confidérer 
quelles  idées  font  ou  ne  font  pas  comprifes  fous  ces  ter- 
mes, dont  ils  fe  muniflent  à  toutes  fins  &"  en  toutes  ren- 
contres &  dont  ils  fe  fervent  avec  tant  de  confiance  pour 
expliquer  toutes  fortes  de  matières.  Je  croirai  avoir  ren- 
du quelque  fervice  à  la  Vérité,  à  la  Paix,  &  à  la  vérita- 
ble Science,  fi  en  m'étendant  un  peu  fur  ce  fujet,  je  puis 
engager  les  hommes  à  réfléchir  fur  l'ufage  qu'ils  font  des 
mots  en  parlant  ,  &  leur  donner  occafion  de  foupçonner 
que  puifqu'il  arrive  fouvent  à  d'autres  d'employer  dans 
leurs  difcours  &:  dans  leurs  Ecrits  de  fort  bons  mots,  au- 
torifez  par  l'ufage,  dans  un  fens  fort  incertain  6c  qui  fe 
réduit  à  très-peu  de  chofe  ou  même  à  rien  du  tout ,  ils 
pourroient  bien  tomber  auflî  dans  le  même  inconvénient. 
D'oii  il  s'enfuit  évidemment  qu'ils  ont  grand'  raifon  de 
l'obferver  exaftement  eux-mêmes  fur  ces  matières, 6c  d'ê- 
tre bien-  aifes  que  d'autres  s'appliquent  à  les  examiner. 
C'eft  fur  ce  fondement  que  je  vais  continuer  de  propofer 
ce  qui  me  refte  à  dire  fur  cet  article. 


Zzz  CHA- 


54.6  Des  Noms  des  Subjlances. 


CHAPITRE    VI. 

Qnxv.  ^^^  Noms  des  Subjlances. 

VI. 


Lcsnomscoir,- §.   I.    T    Es  noms  communs  des  Subftances  emportent , 
muiis  des  Sub-  1^  auffi  bien  que  les  autres  termes  "enéraux,  l'i- 

itances  empor-    i/'-iir>  j-  t/- 

teiit  iidc'e  de   "ec  générale  de  dorte  ;  ce  qui  ne  veut  dire  autre  choie 
'«"'•  finon  qu'ils  font  faits  fignes  de  telles  ou  telles  Idées  com- 

plexes ,  dans  lefquelles  plufieurs  fubftances  particulières 
conviennent  ou  peuvent  convenir  ;  &  en  vertu  dequoy 
elles  font  capables  d'être  comprifes  fous  une  commune 
conception,  &r  fignifiées  par  un  feul  nom.  Je  dis  qu'el- 
les conviennent  ou  peuvent  convenir,  car  quoy  qu'il  n'y 
ait  qu'un  feul  Soleil  dans  le  Monde  ,  cependant  l'idée 
qu'on  en  forme  par  abftra£tion  ,  en  forte  que  d'autres 
fubftances  ,  s'il  y  en  avoit  plufieurs ,  peuvent  chacune  y 
participer  également,  eft  aulli  bien  une  Sorte  ou  Efpece ^ 
que  s'il  y  avoit  autant  de  Soleils  qu'il  y  a  d'Etoiles.  Et 
ce  n'eft  pas  fans  raifon  que  certaines  gens  croyent  qu'il  y 
en  a  tout  autant ,  &■  que  chaque  Etoile  fixe  répondroit  à 
l'Idée  que  le  nom  de  Soleil  fignifie,  à  l'égard  d'une  per- 
fonnc  qui  feroit  placée  à  une  jufte  diftanccj  ce  qui,  pour 
le  dire  en  paflant ,  nous  peut  faire  voir  combien  les  Sortes j 
ou  11  vpus  voulez ,  les  Genres  &:  les  Efpe'ces  des  Chofes 
(^car  ces  deux  derniers  mots  dont  on  fait  tant  de  bruit 
dans  les  Ecoles ,  ne  fignifient  autre  chofe  chez  moy  que 
ce  qu'on  entend  en  François  par  le  mot  de  Sorte^  dépen- 
dent des  Colleftions  d'idées  que  les  hommes  ont  faites , 
&:  nullement  de  la  nature  réelle  des  chofes  ;  puifqu'il  n'eft 
pas  impoflible  que  dans  la  plus  grande  exactitude  du  Lan- 
gage ,  ce  qui  eft  une  Etoile  à  l'égard  d'une  perfonne, 
puifle  être  un  Soleil  à  l'égard  d'une  autre. 
L'efseiice  de  §.  2.  La  mcfure  6c  les  bornes  de  chaque  Efpece  ou  Sor- 
'•'ftTiJ^'' 'b'  ^^»  P^"-  °^^  ^^^^  ^^  érigée  en  une  telle  Efpéce  particulière 
ftraitc.  6c  diftinguée  des  autres ,  c'eft  ce  que  nous  appelions  fon 

Efien- 


Des  Noms  des  Subjîances.    L  i  v.  III.  547 

Ej[ence  ;  qui  n'eft  autre  chofe  que  l'Idée  abftraite  à  la-  Ch  aï». 
quelle  le  nom  eft  attaché  ,  de  forte  que  chaque  chofe  VI. 
contenue  dans  cette  Idée  ,  eft  effentielle  à  cette  Efpéce, 
Qiioy  que  ce  foit  là  toute  l'eflence  des  Subftances  natu- 
relles qui  nous  eft  connue  ,  &  par  où  nous  diftinguons 
ces  Subftances  en  différentes  Efpéces ,  je  la  nomme  pour- 
tant efience  nominale  ,  pour  la  diftinguer  de  la  conftitu- 
tion  réelle  des  Subftances  ,  d'oii  dépendent  toutes  les  i- 
dées  qui  entrent  dans  VeJJence  nominale ,  &c  toutes  les  pro- 
priétez  de  chaque  Efpece  :  Laquelle  conftitution  réelle 
quoy  qu'inconnue  peut  être  appellée  pour  cet  effet  Vef- 
Jènce  réelle ,  comme  il  a  été  dit.  Par  exemple  ,  Veffence 
nominale  de  l'Or,  c'eft  cette  Idée  complexe  que  le  mot 
Or  fignifie,  comme  vous  diriez  un  Corps  jaune,  d'une 
certaine  pefanteur ,  malléable,  fufible  &  lixe.  MnxsVEf- 
fence  réelle  y  c'eft  la  conftitution  des  parties  infenfibles  de 
ce  Corps ,  de  laquelle  ces  Qualitez  &:  toutes  les  autres 
propriétez  de  l'Or  dépendent.  Il  eft  aifé  de  voir  d'un 
coup  d'œuil  combien  ces  deux  chofes  font  différentes 
quoy  qu'on  leur  donne  à  toutes  deux  le  nom  d'ejjèn- 
ce. 

§.  5.  Car  encore  qu'un  Corps  d'une  certaine  forme  ,  Différence  en- 
accompagné  de  fentiment ,  de  raifon  ,  Se  de  motion  vo-  "=  iv/r««i< 
iontaire  conftitué  peut-être  l'idée  complexe  à  laquelle  ^ritwf''' 
moy  ôc  d'autres  attachons  le  nom  d'^(3»/;??^ ,  ôcqu'ainfice 
foit  l'effence  nominale  de  l'Efpéce  que  nous  défignons 
par  ce  nom-là  j  cependant  perfonne  ne  dira  jamais  ,  que 
cette  Idée  complexe  eft  l'effence  réelle  &:  la  fource  de 
toutes  les  opérations  qu'on  peut  trouver  dans  chaque  In- 
dividu de  cette  Efpéce.  Le  fondement  de  toutes  ces 
Qualitez  qui  entrent  dans  l'Idée  complexe  que  nous  en 
avons ,  eft  tout  autre  chofe  ;  &  fi  nous  connoiilîons  cette 
conftitution  de  l'homme  ,  d'où  dérivent  ces  facultez  de 
mouvoir ,  de  fentir  ,  de  raifonner  ,  8c  fes  autres  puiflan- 
ces,  &  d'où  dépend  fa  figure  fi  régulière,  comme  peut- 
être  les  Anges  la  connoiffentaSc  comme  la  connoit  certai- 
nement celui  qui  en  eft  l'Auteur ,  nous  aurions  une  idée 

Zzz  2  de 


5  48  Des  Nom:  des  Stibjlances. 

C  H  A  p.  de  fon  eiïence  tout-à-fait  différente  de  celle  qui  eft  pré- 
VI.  fentemcnt  renfermée  dans  nôtre  définition  de  cette  Efpé- 
ce,  en  quoy  elle  confifte;  &:  l'idée  que  nous  aurions  de 
chaque  homme  individuel  feroit  auiîi  différente  de  celle 
que  nous  en  avons  à  préfent,  que  l'/dée  de  celui  qui  con- 
noit  tous  les  reflbrts,  toutes  les  roues  &  tous  les  mouve- 
mens  particuliers  de  chaque  pièce  de  la  fameufe  Horloge 
de  Strasbourg^  eft  différente  de  celle  qu'en  a  un  Paifan 
grofller  qui  voit  fimplement  le  mouvement  de  l'Aiguille, 
qui  entend  le  fon  du  Timbre,  6c  qui  n'obfcrve  que  les 
parties  extérieures  de  l'Horloge. 

Rien  n'eO  ef-  §.  4.  Cc  qui  fait  voit  que  VEjfcnce  fe  rapporte  aux 
divid^'s^""  ^"  Efpéces,  dans  l'ufage  ordinaire  qu'on  fait  de  ce  mot,  & 
qu'on  ne  la  confidére  dans  les  Etres  particuliers  qu'entant 
qu'ils  font  rangez  fous  certaines  Efpéces,  c'eil  qu'ôté  les 
Idées  abdraitcs  par  où  nous  reduifons  les  Individus  à  cer- 
taines fortes,  &  les  rangeons  fous  de  communes  dénom.i- 
nations,  dès-lors  rien  n'eft  plus  regardé  comme  leur  étant 
effentiel.  Nous  n'avons  point  de  notion  de  l'un  fans  l'au- 
tre, ce  qui  montre  évidemment  leur  relation.  Il  eft  né- 
ceflaire  que  je  fois  ce  que  je  fuis.  Dieu  &  la  Nature 
m'ont  ainfi  fait ,  mais  je  n'ai  rien  qui  me  foit  elfentiel. 
Un  accident  ou  une  maladie  peut  apporter  de  grands 
changemens  à  mon  teint  ou  à  ma  taille  ;  une  Fièvre  ou 
une  chute  peut  rn'ôter  entièrement  la  Raifon  ou  la  mémoi- 
re, ou  toutes  deux  enfemble,  &:  une  Apoplexie  peut  me 
réduire  à  n'avoir  ni  fentiment ,  ni  entendement,  ni  vie. 
D'autres  Créatures  de  la  même  forme  que  moy  peuvent 
être  faites  avec  un  plus  grand  ou  un  plus  petit  nombre 
de  facilitez  que  je  n'en  ai ,  avec  des  facultez  plus  excel- 
lentes ou  pires  que  celles  dont  je  fuis  doûéi  fie  d'autres 
Créatures  peuvent  avoir  de  la  Raifon  6c  du  fentiment 
dans  une  forme  8c  dans  un  Corps  fort  différent  du  mien. 
Nulle  de  ces  chofcs  n'eft  effentielle  à  aucun  Individu,  à 
celui-ci  ou  à  celui-là,  jufqu'à  ce  que  l'Efprit  le  rapporte 
à  quelque/ôr/f  ou  e(féce  de  Chofes;  mais  l'Efpéce  n'eft 
pas  plutôt  formée  qu'on  trouve  quelque  chofc  d'efléntiel 

par 


Des  Noms  des  Subjldnces.     Liv.  III.  549 

par  rapport  à  l'idée  abftraite  de  cette  Efpéce.  Que  cha-  C  H  A  p. 
cun  prenne  la  peine  d'examiner  fes  propres  peafées  ,  &:  il  VI. 
verra,  jem'afTùre,  que  dès  qu'il  fuppofe  quelque  chofe 
d'eflentiel,  ou  qu'il  en  parle,  la  confideration  de  quel- 
que Efpéce  ou  de  quelque  Idée  complexe  ,  fignifiée  par 
quelque  nom  général,  Te  préfente  à  fon  Efprit  ,  6c  c'eft 
par  rapport  à  cela  qu'on  dit  que  telle  ou  telle  QLialité 
cft  eiïentielle.  De  forte  que,  il  l'on  me  demande  s'il  eft 
eflentiel  à  moy  ou  à  quelque  autre  Etre  particulier  &  cor- 
porel d'avoir  de  la  Railbn  ,  je  répondrai  que  non  ,  6c 
qu'il  ne  l'efl:  non  plus  qu'il  ell  eflentiel  à  cette  Chofe 
blanche  fur  quoy  j'écris,  qu'on  y  trace  des  mots  defllis. 
Mais  lî  cet  Etre  particulier  doit  être  compté  parmi  cette 
Efpéce  qu'on  appelle  homme  6c  avoir  le  nom  d'homme , 
dès-lors  la  Raifon  luy  eft  eflentielle,  fuppofé  que  laRai- 
fon  faile  partie  de  l'Idée  complexe  qui  elî  lignifiée  par  le 
nom  d'homme,  comme  il  eft  eflentiel  à  la  Chofe  fur  quoy 
j'écris,  de  contenir  des  mots,  fi  je  luy  veux  donner  le 
nom  de  Traite  &z  le  ranger  fous  cette  Efpéce.  De  forte 
que  ce  qu'on  appelle  ejj'entiel  è^  non-ejfcntiel ,  fe  rapporte 
uniquement  à  nos  Idées  abitraites  èc  aux  noms  qu'on  leur 
donne >  ce  qui  ne  veut  dire  autre  chofe,  fmon  que  toute 
chofe  particulière  qui  n'a  pas  en  elle-même  les  Qiialitez 
qui  font  contenues  dans  l'idée  abftraite  qu'un  terme  gé- 
néral fignifie,  ne  peut  être  rangée  fous  cette  Efpéce  ni 
être  appellée  de  ce  nom,  puifque  cette  Idée  abftraite  eft 
la  véritable  efl^ence  de  cette  Efpéce. 

§.  5.  Cela  pofé  ,  Cl  l'idée  du  Corps  eft  ,  comme  veu- 
lent quelques-uns,  une  fimple  étendue,  ou  le  pur  Efpa- 
ce,  alors  la  folidité  n'eft  pas  effenîielle  au  Corps.  Si  d'au- 
tres établifl"ent  que  l'Idée  à  laquelle  ils  donnent  le  nom 
de  Corps ,  emporte  folidité  6c  étendue  ,  en  ce  cas  la  foli- 
dité eft  efl^entielle  au,  Corps.  Par  conféquent  ce  qui  fait 
partie  de  l'idée  complexe  que  le  nom  fignifie,  eft  la  cho- 
ie, 6:  la  feule  chofe  qu'il  faut  confiderer  comme  eflfen- 
tielle,  6c  fans  laquelle  nulle  chofe  particulière  ne  peut 
être  rangée  fous  cette  Efpéce  ni  être  défignée  par  cenom- 

Zzz  3  là 


550  T>es  Noms  des  Subjlances. 

C  H  A  p.  U.  Si  l'on  trouvoit  une  partie  de  Matière  qui  eût  toutes 
VI.  les  autres  qualitez  qui  fe  rencontrent  dans  le  Fer, excepte 
celle  d'être  attiré  par  l'Aimant  Se  d'en  recev^oir  une  dire- 
ction particulière,  qui  eft-cc  qui  s'aviferoit  de  mettre  en 
queftion  s'il  manqueroit  à  cette  portion  de  matière  quel- 
que chofe  d'eflentiel?  Qiii  ne  voit  plutôt  l'abfurdité  qu'il 
y  auroit  de  demander  s'il  manqueroit  quelque  chofe  d'ef- 
lentiel  à  une  chofe  réellement  exiftante?  Ou  bien,  pour- 
roit-on  demander  fi  cela  feroit  ou  non  une  différence  ef- 
fentielle  ou  fpécifique,  puifque  nous  n'avons  point  d'au- 
tre mcfure  de  ce  qui  conftituë  l'cffence  ou  l'Efpécc  des 
chofes  que  nos  Idées  abftraitesj  fie  que  parler  de  différen- 
ces fpécifiques  dans  la  Nature  ,  fans  rapport  à  des  Idées 
générales  êc  à  des  noms  généraux  ,  c'eft  parler  inintelli- 
giblement?  Car  je  voudrois  bien  vous  demander  ce  qui 
fuffit  pour  faire  une  différence  effentielle  dans  la  Nature 
entre  deux  Etres  particuliers  fans  qu'on  ait  égard  à  quel- 
que Idée  abftraite  ,  qu'on  confidére  comme  l'effence  6c 
le  patron  d'une  Efpéce.  Si  l'on  ne  fait  abfolument  point 
d'attention  à  tous  ces  Modelles ,  on  trouvera  fans  doute 
que  toutes  les  Qiialitez  des  Etres  particuliers ,  confiderez 
en  eux-mêmes,  leur  font  également  effentielles  -,  &c  dans 
chaque  Individu  chaque  chofe  luy  fera  ejfentielle,  ou  plu- 
tôt, rien  du  tout  ne  luy  fera  effentiel.  Car  quoy  qu'on 
puiffe  demander  raifonnablement  s'il  eft  effentiel  au  Fer 
d'être  attiré  par  l'Aimant;  je  croy  pourtant  que  c'eft  une 
chofe  abfurde  Se  frivole  de  demander  fi  cela  eft  effentiel  à 
cette  portion  particulière  de  matière  dont  je  me  fers  pour 
railler  ma  plume,  fans  la  confiderer  fous  le  nom  de  fer^ 
ou  comme  étant  d'une  certaine  Efpéce.  Et  fi  nos  Idées 
abftraites  auxquelles  on  a  attaché  certains  noms ,  font  les 
bornes  des  Efpcces,  comme  nous  avons  déjà  dit,  rien  ne 
peut  être  effentiel  que  ce  qui  eft  renfermé  dans  ces  I- 
dées. 

§  6.  A  la  vérité ,  j'ai  fou  vent  fait  mention  d'une  effen- 
ce  réelle  ,  qui  dans  les  Subftances  eft  diftinde  des  Idées 
abftraites  qu'on  s'en  fait  Se  que  je  nomme  leurs  efjences 

no- 


Des  Noms  des  Subjlances.   L  i  v.  III.  551 

nominales.     Et  par  cette  eflence  réelle,  j'entens  la  con-    Chap. 
ftitution  réelle  de  chaque  chofe  qui  eft  le  fondement  de        VI. 
toutes  les  proprietez ,  qui  font  combinées  6c  qu'on  trou- 
ve co'exifler  conftamment  avec  l'eflénce  nominale  ,   cette 
conftitution  particulière  que  chaque  chofe  a  en  elle-mê- 
me fans  aucun  rapport  à  rien  qui  luy  foit  extérieur.  Mais 
l'eflénce  prife  même  en  ce  fens-là  fe  rapporte  à  une  ccr- 
taine  forte ,  &:  fuppofe  une  Efpéce  j  car  comme  c'eft  la 
conftitution  réelle  d'où  dépendent  les  proprietez  ,  elle 
fuppofe  néceflairement  une  forte  de  chofes,  puifque  les 
proprietez  appartiennent  feulement  aux  Efpéces  ,  &:  non 
aux  Individus.     Suppofé,  par  exemple,  que  Veljence  no- 
minale de  l'Or  foit  d'être  un  Corps  d'une  telle  couleur, 
d'une  telle  pefanteur  ,  malléable  èc  fufible  ,   fon  eflence 
réelle  eft  la  difpofition  des  parties  de  matière  ,  d'où  dé- 
pendent ces  Qiialitez  &:  leur  union,  comme  elle  eft  aufli 
le  fondement  de  ce  que  ce  Corps  fe  diflbut  dans  VEatt 
Régale ,  &  des  autres  proprietez  qui  accompagnent  cette 
Idée  complexe.     Voilà  des  cflences  &c  des  proprietez  , 
mais  toutes  fondées  fur  la  fuppofition  d'une  Efpéce  ou 
d'une  Idée  générale  Se  abftraite  qu'on  confidere  comme 
immuable}  car  il  n'y  a  point  de  particule  individuelle  de 
Matière,  à  laquelle  aucune  de  ces  Qiialitez  foit  fi  fort 
attachée,  qu'elle  luy  foit  eflentielle  ou  en  foit  infepara- 
ble.  Ce  qui  eft  eflentiel ,  luy  appartient  comme  une  con- 
dition par  où  elle  eft  de  telle  ou  telle  Efpéce  j  mais  cefl!ez 
de  la  confiderer  cette  portion  de  matière  comme  rangée 
fous  la  dénomination  d'une  certaine  Idée  abftraite  ,  dès- 
lors  il  n'y  a  plus  rien  qui  luy  foit  nécefl!airement  attaché, 
rien  qui  en  foit  inféparable.  Il  eft  vray  qu'à  l'égard  desEf- 
fenccs  réelles  des  Subftances,  nous  fuppofons  feulement 
leur  exiftiïnce  fans  connoître  prècifément  ce  qu'elles  font. 
Mais  ce  qui  les  lie  toujours  à  certaines  Efpéces ,    c'eft 
VeJSence  nominale  dont  on  fuppofe  qu'elles  font  la  caufeôc 
le  fondement. 

§.7.  Il  faut  examiner  après  cela  par  quelle  de  ces  deux   LErsence  no- 
Eflences  on  range  les  Subftances  fous  diff'érentes  Efpéces.  mine'VEfp^ce' 

II  ^    ' 


^  ^  2  Des  Noms  des  Subjlances, 

Cha"p  11  eft  évident  que  c'eft  par  Vejjence  nominale.  Car  c'eft 
Yj  cette  feule  cflcnce  qui  eit  fignifiëe  par  le  nom  qui  eft  la 
marque  de  l'Efpéce.  Il  eft  donc  impoflible  que  les  Ef- 
pcces  des  Choies  que  nous  rangeons  fous  des  noms  géné- 
raux, foient  déterminées  par  autre  chofe  que  par  cette 
idée  dont  le  nom  efl  établi  pour  fignc}  &:  c'efl:  là  ce  que 
nous  appelions  ejfence  nominale ,  comme  on  l'a  déjà  mon- 
tré. Fourquoy  difons-nous,  c'ell:  un  Cheval ,  c'eft  une 
Mule,  c'eft  un  Animal,  c'eft  une  Herbe?  Comment  une 
chofe  particulière  vient-elle  à  être  de  telle  ou  telle  Efpé- 
ce,  fi  ce  n'eft  à  caufe  qu'elle  a  cette  eflence  nominale, ou 
ce  qui  revient  au  même,  parce  qu'elle  convient  avec  l'I- 
dée abftraiie  à  laquelle  ce  nom  eft  attache  ?  Je  fouhaite 
feulement  que  chacun  prenne  la  peine  de  refléchir  fur  fes 
propres  penfées,lorfqu'il  entend  tels  &  tels  noms  deSub- 
ilances,  ou  qu'il  en  parle  luy-méme  pour  favoir  quelles 
fortes  d'efTences  ils  fignifient. 

§.  8.  Or  que  les  Efpéces  des  Chofes  ne  foient  à  nôtre 
égard  que  leur  réduction  à  des  noms  diftin£ts  ,  félon  les 
idées  complexes  que  nous  en  avons,  &  non  pas  félon  les 
efîénces  precifes,  diftinftes  &  réelles  qui  font  dans  les 
Chofes,  c'eft  ce  qui  paroit  évidemment  de  ce  que  nous 
trouvons  que  quantité  d'Individus  rangez  fous  une  feule 
Efpéce,  défignez  par  un  nom  commun  6c  qu'on  confidé- 
re  par  conféquent  comme  d'une  feule  Efpéce  ,  ont  pour- 
tant des  Qiialitez  dépendantes  de  leurs  conftitutions  réel- 
les, aulll  dilïerentes  l'une  de  l'autre  qu'elles  le  font  d'au- 
tres Individus  dont  on  compte  qu'ils  différent  jpécifîque- 
ment.  C'eft  ce  qu'obfervent  fans  peine  tous  ceux  qui 
examinent  les  Corps  naturels  ;  &  en  particulier  les  Chy- 
miftes  ont  fouvent  occafion  d'en  être  convaincus  par  de 
fàcheufes  expériences  ,  cherchant  quelquefois  en  vain 
dans  un  morceau  de  fouphre,  d'antimoine,  ou  de  vitriol 
les  mêmes  Qiialitez  qu'ils  ont  trouvées  dans  d'autres  par- 
tics  de  ces  Minéraux.  Qiioy  que  ce  foient  des  Corps  de 
la  même  Efpéce  ,  qui  ont  la  même  ejfcttce  nominale  fous 

^  ,    ,  le  même  nom  >  cependant  après  un  rigoureux  examen  il 

y 


"Des  Noms  des  Subjlances.  Liv.  III.  553 

y  paroit  des  Qualitez  fi  difPérentes  l'une  de  l'autre  qu'ils  C  h  A  p. 
trompent  l'attente  &  le  travail  des  Chymiftes  les  plus  exacts.  VI. 
Mais  fi  les  Chofes  étoicnt  diftinguées  en  Efpeccs  félon 
Jeurs  eflences  réelles  j  il  feroit  aufli  impolTible  de  trouver 
différentes  propriétez  dans  deux  bubftances  individuelles 
de  la  même  Efpéce,  qu'il  l'eft  de  trouver  différentes  pro- 
priétez dans  deux  Cercle-;  ou  dans  deux  Triangles  équi- 
lateres.  C'efl:  proprement  l'effence,  qui  à  nôtre  égard  dé- 
termine chaque  chofe  particulière  à  telle  ou  à  telle  Claffe, 
ou  ce  qui  revient  au  même  ,  à  tel  ou  tel  nom  gênerai  ;  Se 
que  peut-elle  être  autre  chofe  que  l'idée  abftraite  à  laquel- 
le le  nom  eft  attaché  ?  D'où  il  s'enl'uit  que  dans  le  fonds 
cette  Effence  n'a  pas  tant  de  rapport  à  l'exiftence  des  cho- 
fes particulières  qu'à  leurs  dénominations  générales. 

§.  9.  Et  en  effet ,  nous  ne  pouvons  point  réduire  les  Ce  ned  pai 
chofes  à  certaines  Efpéces  ni  par  conféquent  leur  donner  '"^.^^'f  '«"« 
des  dénominations  (ce  qui  eit  le  but  de  cette  réduction}  rECpéce  •'^ûîs^ 
en  vertu  de  leurs  effences  réelles  ,    parce  que  ces  effences  i"*^  «:tf  L<sen- 
nous  font  inconnues      Nos  Facultez  ne  nous  conduifent  comîuë.  ^^  '" 
point,  pour  la  connoiffance  èc  la  diftinftipn  des  Subltan- 
ces  au  delà  d'une  collection  de  ces  Idées  fenfibles  que  nous 
y  obfervons  actuellement  ,  laquelle  collection  quoy  que 
faite  avec  la  plus  grande  exactitude  dont  nous  foyons  ca- 
pables, eft  pourtant  plus  éloignée  de  la  véritable  confti- 
tution  intérieure  d'où  ces  Qiialitez  découlent,  que  l'Idée 
qu'un  Païfan  a  de  l'Horloge  de  Strasbourg  n'eft  éloignée 
d'être  conforme  à  l'artifice  intérieur  de  cette  admirable 
Machine, dont  le  Paifan  ne  voit  que  la  figure  Se  les  mou- 
vemens  extérieurs.     Il  n'y  a  point  de  Plante  ou  d'Animal 
fi  peu  Gonfiderable  qui  ne  confonde  l'Entendement  de  la 
plus  valte  étendue.     Qiioy  que  l'ufage  ordinaire  des  cho- 
fes qui  font  autour  de  nous,  étouffe  l'admiration  qu'elles 
nous  cauferoient  autrement  >  cela  ne  guérit  pourtant  point 
nôtre  ignorance.  Dés  que  nous  venons  à  examiner  les  pier- 
res que  nous  foulons  aux  pieds ,  ou  le  Fer  que  nous  manions 
tous  les  jours  ,    nous  fommes  convaincus  que  nous  n'en 
connoiffons  point  la  fabrique  ,    6c  que  nous  ne  faunons 

Aaaa  ren- 


554  -^^-^  Noms  des  Snb[lances. 

Chap.     rendre  raifon  des  différentes  Qiialitez  que  nous  y  décou- 
VI,       vrons.    Il  eft  évident  que  la  conftitution  intérieure,  d'où 
dépendent  leurs  Qiulitez  nous  ell:  inconnue.     Car  pour 
ne  parler  que  des  plus  groffiéres  &  des  plus  communes 
que  nous  y  pouvons  obferver,  quelle  ell  la  contexture  de 
parties,  l'cflence  réelle  qui  rend  le  Plomb  &r  l'Antimoine 
fufibles ,  &:  qui  empêche  que  le  Bois  6c  les  Pierres  ne  fe 
fondent  point  ?  Qii'ell-ce  qui  fait  que  le  Plomb  &  le  Fer 
font  malléables  ,    ôc  que  l'Antimoine  èc  les  Pierres  ne  le 
font  pas?  Cependant  quelle  infinie  diftance  n'y  a-t-il  pas 
de  ces  Qiialitez  aux  arrangemens  fubtils  Seaux  inconceva- 
bles effences  réelles  des  Plantes  Se  des  Animaux  ?  C'eft  ce 
que  tout  le  Monde  reconnoir  fins  peine.     L'artifice  que 
Dieu  ,  cet  Etre  tout  fage  5c  tout  puiflant  a  employé  dans 
le  grand  Ouvrage  de  l'Univers  6c  dans  chacune  de  lés  par- 
ties ,   furpafle  davantage  la  capacité  Se  la  comprehenfion 
de  l'homme  le  plus  curieux  &  le  plus  pénétrant  ,   que  la 
plus  grande  fubtilité  cie  l'Efprit  le  plus  ingénieux  ne  (ur- 
pafle  les  conceptions  du  plus  ignorant  fie  du  plus  grolller 
des  hommes.     C'eft  donc  en  vain  que  nous  prétendons 
réduire  les  chofes  à  certaines  Efpéces  £c  les  ranger  en  di- 
verfes  claffes  fous  certains  noms  ,   en  vertu  de  leurs  eflen- 
ces  réelles,  que  nous  fommes  fi  éloignez  de  pouvoir  dé- 
couvrir ou  comprendre.     Un  Aveugle  peut  aulll-tôt  ré- 
duire les  Chofes  en  Efpéces  par  le  moyen  de  leurs  cou- 
leurs }     6c   celui    qui  a  perdu  l'odorat  peut  aulll  bien 
diftinguer   un    Lis   èz   une   Rofe   par  leurs  odeurs  que 
par   ces   conftitutions   intérieures   qu'il  ne  connoit  pas. 
Celui    qui    croit   pouvoir   diftinguer   les   Brebis   èc   les 
Chèvres  par  leurs  eflences  réelles,  qui  luy  font  incon- 
nues ,  peut  tout  aufll  bien  exercer  fi  pénétration  fur  ces 
fortes  de  bêtes  qu'on  nomme  CaJJio-ji'aris  hz  Querechtn- 
chio  ,   6c  déterminer  à  la  faveur  de  leurs  eflences  réelles 
6c  intérieures ,  les  bornes  de  leurs  Efpéces  fans  connoî- 
tre  les  Idées  complexes  des  Qiialitez  fenfibles  que  cha- 
cun de  ces  noms  fignifie  dans  les  Pais  oii  l'on  trouve  ces 
Animaux-là. 

§.    10. 


moins. 


Des  Noms  des  Subjlances.   Liv.  III.  555 

§.   10.  Ainfi,  ceux  à  qui  l'on  a  enfeigné  que  les  diffé-    Chap. 
rentes  Efpéces  de  Subftances  a  voient  leurs  formes  fubflan-       yi. 
t telles  diftinctes  &:  intérieures,  &  que  c'étoient  ces  formes  Ce n'eftp.is non 
qui  font  la  diftinftion  des  Subftances  en  leurs  vrais  Gen-  T'?!,  '«^j'""" 
7  es  &  leurs  véritables  hlpeces  ,   ont  ete  encore  plus  eloi-c]ue  nous  con- 
gnez  du  droit  chemin  ,    puifque  par  là  ils  ont  appliqué  "'"''o"s  encore 
leur  Efprit  à  de  vaines  recherches  ûir  des  formes  fub-'"" 
ftantielles  entièrement  inintelligibles  ,    cc  dont  à  peine 
avons-nous  quelque  obfcure  ou  confufe   conception  en 
général. 

§.  I  r.  Que  la  diftin£tion  que  nous  faifons  des  Subftan-  PjriesUcesque 
ces  naturelles  en  Efpéces  particulières  ,    confifte  dans  des  """'.  ^''°'"  <^« 
Eflences  nominales  étabhes  par  l'Efprit ,    ôc  nullement  a,corcque^c'eft 
dans  les  Eflences  réelles  qu'on  peut  trouver  dans  les  cho-  par  ^'ejjhr.e  „<,. 
fes  mêmes  -,  c'eft  ce  qui  paroit  encore  bien  clairement  par  '"oul'à^v^- 
les  Idées  que  nous  avons  des  Efprits.     Car  nôtre  Enten-  guons  les  Efp^ 
dément  n'acquérant  les  idées  qu'il  attribué   aux  Efprits"* 
que  par  les  reflexions  qu'il  fait  fur  fes  propres  opérations, 
il  n'a  ou  ne  peut  avoir  d'autre  notion  d'un  Efprit  ,  qu'en 
attribuant  toutes  les  opérations  qu'il  trouve  en  luy-même, 
à  une  forte  d'Etres, fans  aucun  égard  à  la  Matière.  L'idée 
même  la  plus  parfaite  que  nous  ayons  de  Dieu,    n'eft 
qu'une  attribution  des  mêmes  Idées  /impies  qui  nous  font 
venues  en  reflêchiflant  fur  ce  que  nous  trouvons  en  nous- 
mêmes  ,    &  dont  nous  concevons  que  la  poflélîion  nous 
communique  plus  de  perfection ,  que  nous  n'en  aurions  fi 
elles  éfoient  abfentesj  ce  n'eft,  dis-je,  autre  chofe  qu'u- 
ne attribution  de  ces  Idées  fimples  à  cet  Etre  fuprême , 
dans  un  degré  illimité.  Ainfi  après  avoir  acquis  par  la  re- 
flexion que  nous  faifons  fur  nous-mêmes  ,    l'idée  d'exi- 
ftence,  de  connoiflance,  de  puiflance  êc  de  plaifir  ,    de 
chacune  defquelles  nous  jugeons  qu'il  vaut  mieux  en  jouir 
que  d'en  être  privé  ,    &c  que  nous  fommes  d'autant  plus 
heureux  que  nous  les  pofliedons  dans  un  plus  haut  degré  , 
nous  joignons  toutes  ces   chofes  enfemble  en   attachant 
V Infinité  à.  chacune  en  particulier  ,    &:  par  là  nous  avons 
l'idée  complexe  d'un  Etre  éternel,  omnij'cient,  tout-puif- 

Aaaa  2  fant. 


55^  Des  Noms  des  Subjlances. 

Chap.  fane,  infiniment  fage,  6c  infiniment  heureux.  Or  quoy 
VI.  qu'on  nous  dife  qu'il  y  a  différentes  Efpéces d'Anges,  nous 
ne  f-ivons  pourtant  comment  nous  en  former  diverfes idées 
fpccifiqucs;  non  que  nous  foyons  prévenus  de  la  penfée 
qu'il  efi  impofllble  qu'il  y  ait  plus  d'une  Efpéce  d'Efprits, 
mais  parce  que  n'ayant  ic  ne  pouvant  avoir  d'autres  idées 
fimples  applicables  à  de  tels  Etres ,  que  ce  petit  nombre 
que  nous  tirons  de  nous-mêmes  &:  des  aftions  de  nôtre 
propre  Efprit ,  lorfque  nous  penfons ,  que  nous  reiïentons 
du  plaifir  ëc  que  nous  remuons  différentes  parties  de  nôtre 
Corps  ,  nous  ne  faurions  autrement  diftinguer  dans  nos 
conceptions, différentes  fortes  d'Efprits,  l'une  de  l'autre, 
qu'en  leur  attribuant  dans  un  plus  haut  ou  plus  bas  degré 
ces  opérations  8c  ces  puiflances  que  nous  trouvons  en  nous- 
mêmes  ;  Se  ainfi  nous  ne  pouvons  point  avoir  des  Idées 
fpecifiques  des  Efprits  ,  qui  foient  fort  diftindbes  ,  Dieu 
feul  excepté ,  à  qui  nous  attribuons  la  durée  &i  toutes  ces 
autres  Idées  dans  un  degré  infini,  au  lieu  que  nous  les  at- 
tribuons aux  autres  Efprits  avec  limitation.  Et  autant 
que  je  puis  concevoir  la  chofe,  il  me  femble  que  dans  nos 
Idées  nous  ne  mettons  aucune  différence  entre  Dieu  5c  les 
Efprits  par  aucun  nombre  d'idées  fimples  que  nous  ayons 
de  l'un  &:  non  des  autres,  excepté  celle  de  l'Infinité.  Com- 
me toutes  les  idées  particulières  d'exifbence  ,  de  connoif- 
fance  ,  de  volonté  ,  de  puiflance  ,  de  mouvement ,  éfC- 
procèdent  des  opérations  tie  nôtre  Efprit  ,  nous  les  attri- 
buons toutes  à  toutes  fortes  d'Efprits,  avec  la  feule  diffé- 
rence de  dégrez  jufqu'au  plus  haut  que  nous  puifilons  ima- 
giner, &:  même  jufqu'à  l'infinité  ,  lorfque  nous  voulons 
nous  former,  entant  qu'il  ert  en  nôtre  pouvoir,  une  idée 
du  Premier  Etre,  qui  cependant  eft  toujours  infiniment 
plus  éloigné,  par  l'excellence  réelle  de  fa  nature, du  plus 
élevé  &:  du  plus  parfait  de  tous  les  Etres  créez  ,  que  le 
plus  excellent  homme  ,  ou  ph'itôt  que  l'Ange  6:  le  Séra- 
phin le  plus  pur  cft  éloigne  de  la  partie  de  Matière  la  plus 
contemptible,  &  qui  par  conféquent  doit  être  infiniment 
au  deiTus  de  ce  que  nôtre  Entendement  borné  peut  conce- 
voir de  Luy.  §12 


Des  Noms  des  Suh fiances.     L  i  v.  III.  557 

§.   12.  Il  n'ell  ni  impollibîe  de  concevoir  ,    ni  contre    Chap. 
la  Raifon  qu'il  puifle  y  avoir  plulleurs  Efpéces  d'Efpnts,       VI. 
autant  différentes  l'une  de  l'autre  par  des  propriétez  di- " ^li^  P''"'^^'^''^ 
intrcs  dont  nous  n  avons  aucune  idée  ,    que  les  hlpeces  nombreinnom- 
des  chofes  fenfibles  font  diilinguces  l'une  de  l'autre  par '^'^^'^'^.''■'^'pe- 
des  Qiulitez  que  nous  connoiiïons  &:  que  nous  y  obfer-  "^       ^""' 
vons  aftuellement.      Sur  quoy  il  me  femble  qu'on  peut 
conclurre  probablement  de  ce  que  dans  tout  leJVIonde  vi- 
fible  &  corporel  nous  ne  remarquons  aucun  vuide  ,   qu'il 
devroit  y  avoir  plus  d'Êfpéces  dé  Créatures  Intelligentes 
au  deffus  de  nous  ,  qu'il  n'y  en  a  de  fenfibles  &  de  maté- 
rielles au  deflbus.     En  effet  en  commençant  depuis  nous 
jufqu'aux  chofes  les  plus  baffes,  c'eil  une  defcente  qui  fe 
fait  par  de  fort  petits  degrez ,  &:  par  une  fuite  continuée 
de  chofes  qui  dans  chaque  éloignement  différent  fort  peu 
l'une  de  l'autre.     Il  y  a  des  Poiffons  qui  ont  des  aîles,  &: 
à  qui  l'Air  n'eft  pas  étranger  ,    Se  il  y  a  des  Oifeaux  qui 
habitent  dans  l'Eau  ,  qui  ont  le  fang  froid  comme  les  Poif- 
fons Se  dont  la  chair  leur  reffemble  fi  fort  par  le  goût  qu'on 
permet  aux  fcrupuleux  d'en  manger  durant  les  jours  mai- 
gres. Il  y  a  des  animaux  qiii  approchent  fi  fort  de  l'Efpé- 
ce  des  Oifeaux  Se  des  Bêtes  qu'ils  tiennent  le  milieu  entre 
deux.     Les  Amphibies  tiennent  également  des  Bêtes  ter- 
reftres  &  aquatiques.     Les  Veaux  marins   vivent  fur  la 
Terre  S:  dans  la  Mer;  ^  les  Marfouins  ont  le  fang  chaud 
Se  les  entrailles  d'un  Cochon ,  pour  ne  pas  parler  de  ce 
qu'on  rapporte  des  Sirènes  ou  des  hommes  marins.    Il  y  a 
des  Bêtes  qui  femblent  avoir  autant  de  connoiffance  Se  de 
raifon  que  quelques  animaux  qu'on  appelle  hommes  ;   Se 
il  y  a  une  11  grande  proximité  entre  les  Animaux  Se  les 
Végétaux  ,   que  fi  vous  prenez  le  plus  imparfait  de  l'un 
6e  le  plus  parftiit  de  l'autre,  à  peine  remarquerez-vous au- 
cune différence  confiderable  entre  eux.    Et  ainfi  ,  jufqu'à 
ce  que  nous  arrivions  aux  plus  baffes  Se  moins  organifées 
parties  de  matière,  nous  trouverons  par  tout  que  les  dif- 
férentes Efpéces  font  liées  enfemble  ,   Se  ne  différent  que 
par  des  dégrez  prefque  infenfibles.  Et  lorfque  nous  confi- 
Aaaa  3  derons 


558  Des  Noms  des  Subjlances. 

C  H  A  p  derons  la  puifTance  6c  la  {\igefle  infinie  de  l'Auteur  de  tou- 
\\.  tes  chofes,  nous  avons  fujet  de  penfer  que  c'eft  une  choie 
conforme  à  la  fomptueufe  harmonie  de  l'Univers  ,  6c  au 
grand  deflein  ,  aulU  bien  qu'à  la  bonté  infinie  de  ce  fou- 
verain  Architecte  que  les  différentes  Efpeces  de  Créatures 
s'élèvent  aulli  peu-à-peu  depuis  nous  vers  fon  infinie  per- 
fection ,  comme  nous  voyons  qu'ils  vont  depuis  nous  en 
defcendant  par  des  degrez  prefque  infenfibles.  Et  cela 
une  fois  admis  comme  probable,  nous  avons  raifon  de  nous 
perfuader  qu'il  y  a  beaucoup  plus  d'Efpéces  de  Créatures 
au  defliis  de  nous  qu'il  n'y  en  a  au  deflbusj  parce  que  nous 
fommes  beaucoup  plus  éloignez  en  dégrez  de  perfection 
de  l'Etre  infini  de  D  i  e  u ,  que  du  plus  bas  état  de  l'Etre 
6c  de  ce  qui  approche  le  plus  prés  du  néant.  Cependant 
nous  n'avons  nulle  idée  claire  èc  diftinCte  de  toutes  ces 
différentes  Efpéces  ,  pour  les  raifons  qui  ont  été  propo- 
fées  cy-deffus. 
Il  paroit  par  §.   15.  Mais  pour  revenir  aux  Efpéces  des  Subftanccs 

Gu'quccVft  corporelles:  Si  je  demandois  à  quelqu'un  fi  la  Glace  6c 
rdicnce  nonii-  l'Eau  font  deux  diverfes  Efpéces  de  chofes  ,  je  ne  doute 
"'■Mp7^°"^'' P^s  qu'il  ne  me  répondit  qu'ouy  j  6c  l'on  ne  peut  nier 
qu'il  n'eût  raifou.  Mais  fi  un  Anglois  élevé  dans  la  Ja- 
maïque où  il  n'auroit  peut-être  jamais  vu  de  la  glace  ni 
ouï  dire  qu'il  y  eut  rien  de  pareil  dans  le  Monde ,  arrivant 
en  Angleterre  pendant  l'hyver  trouvoit  l'Eau  qu'il  auroit 
mife  dans  un  Ballîn,  gelée  le  matin  en  grande  partie  ,  6c 
que  ne  (lichant  pas  le  nom  particulier  qu'elle  a  dans  cet 
état,  il  l'appeilàt  de  VEau  durcie , je  demande  i\  ce  feroit 
à  fon  égard  une  nouvelle  Efpece  différente  de  l'Eau  ;  6c 
je  croy  qu'on  me  répondra  que  dans  ce  cas-là  ce  ne  feroit 
non  plus  une  nouvelle  Efpece  à  l'égard  de  cet  Anglois  , 
qu'un  fuc  de  viande  qui  fe  congelé  quand  il  eft  froid,  eft 
une  Efpece  diilinfte  de  cette  même  gelée  quand  elle  eft 
chaude  Se  fluide  ;  ou  que  l'or  liquide  dans  le  creufet  eft 
ime  Efpece  diltincte  de  l'or  qui  eft  en  confiltence  dans 
les  mains  de  l'Ouvrier.  Si  cela  eft  ainfi,  il  eft  évident  que 
nos  Efpéces  diftinCtes  ne  font  que  des  amas  diftincts  d'I- 
dées 


Des  Noms  des  Subfiances.   Liv.  III.  559 

dées  complexes  auxquels  nous  attachons  des  noms  di-  Chap, 
ftinfts.  Il  eft  vray  que  chaque  fubftance  qui  exifte,  a  fa  VI. 
conftitution  particulière  d'où  dépendent  lesQualitez  fen- 
fibles  &  les  Puiflances  que  nous  y  remarquons  ;  mais  la 
redudion  que  nous  faifons  des  chofes  en  Efpéces  qui  n'em- 
porte autre  chofe  que  leur  arrangement  fous  des  Efpéces 
particulières  défignées  par  certains  noms  diftinfts  ,  cette 
réduction ,  dis-je  ,  fe  rapporte  uniquement  aux  Idées  que 
nous  en  avons  -,  &c  quoy  que  cela  fuffife  pour  les  diftin- 
guer  par  des  noms  ,en  forte  que  nous  puifîions  en  difcou- 
rir  lorfqu'elles  ne  font  pas  devant  nous ,  cependant  fi  nous 
fuppofons  que  cette  diilinftion  foit  fondée  fur  leur  confti- 
tution réelle  6c  intérieure  ,  S:  que  la  nature  diftingue  les 
chofes  qui  exiftent  ,  en  autant  d'Efpéces  par  leurs  eflen- 
ces  réelles,  de  la  même  manière  que  nous  les  dirtinguons 
nous-mêmes  en  Efpéces  par  telles  6c  telles  dénomina- 
tions ,  nous  ferons  fujets  à  faire  de  grands  mécomptes. 

§.   14.    Pour  diftinguer  les  Etres  fubftantiels  en  Efpé-  Diflicuitezcon- 
ces  félon  la    fuppofition   ordinaire  qu'il   y  a  certaines^'"'^ '^/'i';"'"'^"' 

r-rr  ^  r       J  UT  ■  1        T        <lu'  établit  un 

hjjfnces  on  formes  preciles  des  choies,  par  ou  tous  les  In-  certain  nombre 
dividus  exiftans  font  diftinguez  naturellement  en  Efpé-^"'^^'"'"fY^^" 
ces  ,   voici  les  conditions  qui  font  neceffairement  requi- 
fes. 

§.  15.  La  première  eft  d'être  afsûré  que  la  Nature  fe 
propofe  toujours  dans  la  produ£tion  des  Chofes  de  les  fai- 
re participer  à  certaines  Effences  réglées  6c  établies  ,  qui 
doivent  être  les  modelles  de  toutes  les  chofes  à  produire. 
Cela  propofé  ainfi  cruement  comme  on  a  accoutumé  de 
-faire,  auroit  befoin  d'une  explication  plus  précife  avant 
qu'on  pût  le  recevoir  avec  un  entier  confentement. 

§.  i6.  Il  feroit  néceflaire,  en  fécond  lieu,  de  fa  voir  fi 
la  Nature  arrive  toujours  à  cette Ejpnce  qu'elle  a  en  veûë 
dans  la  produ£tion  des  Chofes.  Les  naiifarices  irrégulié- 
res  6c  monflrueufès  qu'on  a  obfervé  en  différentes  Efpé- 
ces d'Animaux,  nous  donneront  toujours  fuj et  de  dou- 
ter de  l'un  de  ces  articles  ou  de  tous  les  deux  enfem- 
ble. 

§•  17' 


5  6o  Des  Noms  des  Suhjlances. 

C  H  A  p.  §.  1 7.  Il  faut  déterminer,  en  troificme  lieu  ,  fi  ces  E- 
VI.  très  que  nous  appelions  des  Monftres  ,  font  réellement  u- 
ne  Efpéce  diftincte  félon  la  notion  fcholaftique  du  mot 
d'Efpc'ce  j  puifqu'il  e(l  certain  que  chaque  chofe  qui  exi- 
i\c,  a  fa  conftitution  particulière  ;  &  nous  trouvons  ce- 
pendant que  quelques-uns  de  ces  Monftres  n'ont  que  peu 
ou  point  de  ces  Qiialitez  qu'on  fuppofe  refulter  de  l'Ef- 
fence  de  cette  Efpece  d'où  elles  tirent  leur  origine  ,  &:  à 
laquelle  il  femble  qu'elles  appartiennent  en  vertu  de  leur 
nailfance. 

§.    18.  Il  faut  ,   en  quatrième  lieu  ,  que  les  Ef^ences 
réelles  de  ces  chofes  que  nous  diftinguons  en  Efpéces  6c 
auxquelles  nous  donnons  des  noms  après  les  avoir  ainfi 
dirtinguées  ,  nous  foient  connues  ,    c'eft  à  dire  que  nous 
devons  en  avoir  des  idées.     Mais  comme  nous  fommes 
dans  l'ignorance  fur  ces  quatre  articles,  les  effences  réelles 
des  Chofes  ne  nous  fer-vent  de  rien  à  dijlmguer  les  Siib/iances 
en  Efpéces. 
Nos  eiïcnccs      §■   19.  En  cinquicmc  licu  ,  le  feul  moyen  qu'on  pour- 
nominaies  des  j-Qit  imaginer  pour  l'eclairciffemeni  d.'  cette  Qiieftion,  ce 
font  pa^de  par- ^*^'^<^it  qu'après  avoir  formé  des  Idées  complexes  entière- 
faites  coiie-      ment  parfaites  des  Proprietez  des  Chofes  ,    qui  découle- 
Srpfopnr'^'oienr  de  leurs  différentes  clTences  reel'es,  nous  les  di'lin- 
tc2.  guaflions  par  là  en  Efpéces.     Mais  c'eft  encore  ce  qu'on 

ne  fauroit  faire  y  car  comme  TEfiencc  réelle  ne  nous  eft 
pas  connue,  il  eft  impoillble  de  connoît  e  toutes  ces  Pro- 
prietez qui  en  dérivent ,  6c  qui  y  font  fi  fort  attachées 
que  chacune  d'elles  en  étant  détachée, nous puiflîonscon- 
clurre  certainement  que  cette  Effence  n'y  eft  pas,  &:qu'ain- 
fi  la  chofe  n'eft  pas  de  cette  Efpéce.  Nous  ne  pouvons 
jamais  connoître  quel  eft  précifément  le  nombre  des  pro- 
prietez qui  dépendent  de  l'efl'ence  réelle  de  VOr ,  en  for- 
te que  chacune  d'elles  venant  à  manquer  dans  un  fujec  , 
l'eflénce  réelle  de  l'Or  Se  par  conféquent  l'Or  ne  s'y  trou- 
vât point,  à  moins  que  nous  ne  connufùons  l'elTcnce  de 
rOr  luy-méme,pour  pouvoir  par  là  déterminer  cette  Ef- 
péce.   Il  faut  fuppofer  qu'ici  par  le  mot  d'Or,  je  défignc 

une 


Des  Noms  des  Snbjlances.   L  i  v.  III.  561 

une  pièce  particulière  de  matière  comme  la  dernière*  G';//-    C  h  A  p. 
7iée  qui  a  ètè  frappée  en  Angleterre.     Car  fi  ce  mot  etoit       VI. 
pris  ici  dans  fa  figniiication  ordinaire  pour  l'idée  comple-  '  ^îoimoye 
xe  que  moy  ou  quelque  autre  appelions  Or  ,   c'efl  à  dire  ^oi,:^  cTi"a^i- 
pour  l'eflènce  nominale  de  l'Or,  ce  feroit  un  vrai  galtma-  sicxrre. 
thiasj  tant  il  eft  difficile  de  faire  voir  la  différente  figni- 
fication  des  Mots  &  leur  imperfeclion  ,    lorfque  nous  ne 
pouvons  le  fliire  que  par  le  lecours  même  des  mots. 

§.  20.  De  tout  cela  il  s'enfuit  évidemment  que  les  di- 
ftinftions  que  nous  faifons  des  Subllances  en  Efpèces  par 
différentes  dénominations,  ne  font  nullement  fondées  fur 
leurs  Ejjences  réelles  ,  &:  que  nous  ne  faunons  prétendre 
les  ranger  &:  les  réduire  exactement  à  certames  Efpèces 
en  confèquence  de  leurs  différences  cffentielles  &:  inté- 
rieures. 

§    21.  Mais  puifque  nous  avons  befoin  de  termes  gè-  ^i^'s  dUs  reu- 
néraux,  comme  il  a  été  remarqué  cy-deffus  ,    quoy  que  concd!oiT''m 
nous  ne  connoiffions  pas  les  e (Pences  rf>//w des  chofes;  tout  cft  iigmfiec  pat 
ce  que  nous  pouvons  faire,  c'eft  d'affembler  tel  nombre  ''^  """'  i"^ 

,,T  ,  -         /-         1  -    -  nous  leur  don- 

d  Idées  limples  que  nous  trouvons  par  expérience  unies  nous. 
enfemble  dans  les  Chofes  exi(l:antes,&:  d'en  faire  une  feu- 
le Idée  complexe.  Bien  que  ce  ne  foit  point  là  l'Effence 
réelle  d'aucune Subftance  qui  exifte,c'eff  pourtant  l'^z/cw- 
ce  fpccifîqne  à  laquelle  appartient  le  nom  que  nous  avons 
attaché  à  cette  Idée  complexe,  de  forte  qu'on  peut  pren- 
dre l'un  pour  l'autre  5  par  où  nous  pouvons  enfin  éprou- 
ver la  vérité  de  ces  Ejjences  nommalcs.  Par  exemple  ,  il 
y  a  des  gens  qui  difent  que  l'Etendue  eft  l'effencedu  Corps. 
S'il  eft  ainfi  ;  comme  nous  ne  pouvons  jamais  nous  trom- 
per en  mettant  l'effence  d'une  Chofe  pour  la  Chofe  mê- 
me, mettons  dans  le  difcours  V étendue  peur  le  Corps  ,  &: 
quand  nous  voulons  dire  que  le  Corps  fe  meut  ,  difons 
que  l'Etendue  fe  meut  ,&  voyons  comment  cela  ira.  Qlù- 
conque  diroit  qu'une  Etendue  met  en  mouvement  une  au- 
tre Etendue  par  voye  d'impulfion  ,  montrèrent  fuffifam- 
ment  l'abfurdité  d'une  telle  notion.  L'Efiénce  d'une 
Chofe  eft  ,  par  rapport  à  nous  ,  toute  l'idée  complexe  , 
B  b  b  b  corn- 


5^2  Des  Noms  des  Subjlances. 

C  H  A  p.   comprife  êc  défignée  par  un  certain  nom  ;  8c  dans  les  Sub- 
VI.       fiances  ,    outre  les  différentes  Idées  fimples  qui  les  com- 
pofent,  il  y  a  une  idée  confufe  de  fubftance  ou  d'un  foû- 
tien  inconnu  ,    6c  d'une  caufe  de  leur  union  qui  en  fait 
toujours  une  partie      C'eftpourquoy  l'Eflence  du  Corps 
n'efb  pas  la  pure  Etendue  ,   mais  une  Chofc  étendue  éf  fo- 
lide  ;  de  forte  que  dire  qu'une  chofe  étendue  &r  folide  en 
remue  ou  poufle  une  autre,  c'eft  autant  que  fi  l'on  difoit 
qu'un  Corps  remue  ou  pouflc  un  autre  Corps.     La  pre- 
mière de  ces  exprefllons  eft  autant  intelligible  que  la  der- 
nière.    De  même  quand  on  dit  qu'un  Animal  raifonna- 
ble  efb  capable  de  converfation  ,    c'eft  autant  que  fi  l'on 
difoit  qu'un  homme  en  eft  capable.     Mais  perfonne  ne 
s'avifera  de  dire  que  la  *  Raifonnabilité  eft  capable  de  con- 
verfation, parce  qu'elle  ne  conftituë  pas  toute  l'eflence  à 
laquelle  nous  donnons  le  nom  à^honnne. 
Les  Idées  ab-      §.22.  Il  y  a  dcs  Créatures  dans  le  Monde  qui  Ont  Une 
^ous"ourfor-  f'°rn^6  pareille  à  la  nôtre  ,  mais  qui  font  velues,  &:  n'ont 
nions  des  Sub-  point  l'ufagc  dc  la  parole  Se  de  la  raifon.     Il  y  a  parmi 
naiices  ^o"t  1^,'  nous  des  Imbecillcs  qui  ont  p.irfaitement  la  même  forme 
péce"par  rap-'  q"e  nous ,  mais  qui  font  deftituez  de  raifon, £c  quelques- 
port  à  nous:     uns  d'entre  eux  qui  n'ont  point  aulll  l'ufage  de  la  parole. 
nJc^'quc''n'ous  II  y  a  tles  Créatures,  à  ce  qu'on  dit,  qui  avec  l'ufage  de 
avons  de         la  parolc ,  de  la  raifon  ,    &  une  forme  femblable  en  toute 
l'Homme.       autre  chofe  à  la  nôtre  ont  des  queues  velues  >  je  m'en  rap- 
porte à  ceux  qui  nous  le  racontent ,  mais  au  moins  ne  pa- 
roit-il  pas  contradictoire  qu'il  y  ait  de  telles  Créatures.  Il 
y  en  a  d'autres  dont  les  Mâles  n'ont  point  de  barbe  6c  d'au- 
tres dont  les  Femelles  en  ont.     Si  l'on  demande  fi  toutes 
ces  Créatures  font  hommes  ou  non  j   fi  elles  font  d'Efpé- 

ce 

*  Ou  faculté  de  raifoiiner.  Quny  que  1  teur  n'auroit  pu  faire  comwître  la  meil- 
ces  fortes  de  mots  (oient  inconnu';  dans  le  Icure  partie  de  (es  penfces  ,  s'il  n'eut  jn- 
Monde  ,  l'on  doit  en  permettre  l'iilage  ,  |  vente  de  nouveaux  termes,  pour  pouvoir 
ce  me  femble  ,  dans  un  Ouvrage  cop."ime  (  exprimer  des  conceptions  toutes  nouvelles, 
celui-ci  Je  prcns  d  avance  cette  liberté'  &  i  Qui  ne  voit  rjue  je  ne  puis  me  dilpen(èr 
je  Ihai  fouvcnt  nbiirre  de  la  prendre  dans  ;  de  l'imiter  en  cela;  Ceci  (bit  du  une  fois 
Ja  fuite  de  ce  Ti.ïiiicmc  Livre  ,  où  l'Au.  '  pour  toutes. 


Des  Noms  des  Sithjlances.     Liv.  III.  56; 

ce  humaine  ,  il  eft  vifible  que  cette  Qiieftion  le  rapporte  C  h  a  p. 
uniquement  à  Y EJfctice  nominale  ;  car  entre  ces  Créatures-  VI. 
là  celles  à  qui  canvient  la  définition  du  mot  homme  ,  ou 
l'idée  complexe  fignifiée  par  ce  nom ,  font  hommes  >  6c 
les  autres  ne  le  font  point  à  qui  cette  définition  ou  cette 
idée  complexe  ne  convient  pas.  Mais  fi  la  recherche  rou- 
le fur  Veffence  fuppofée  réelle,  ou  que  l'on  demande  fi  la 
conftitution  intérieure  de  ces  différentes  Créatures  eft  fpe- 
cifiquement  différente  ,  il  nous  eft  abfolument  impoflîble 
de  répondre  ,  puifque  nulle  partie  de  cette  conftitution 
intérieure  n'entre  ààmnonrc Idée  fpecijique :k\x\ementno\\s 
avons  raifon  de  penfer  que  là  où  les  facultez  ou  la  figure 
extérieure  font  fi  différentes  ,  la  conftitution  intérieure 
n'eft  pas  exadlement  la  même.  Mais  c'eft  en  vain  que 
nous  rechercherions  quelle  eft  la  diftinftion  que  la  diffé- 
rence fpécifique  met  dans  la  conftitution  réelle  Se  intérieu- 
re, tandis  que  nos  mefures  des  Efpéces  ne  feront,  comme 
elles  font  à  préfent ,  que  les  Idées  abftraites  que  nous  con- 
noiffons ,  &:  non  la  conftitution  intérieure  qui  ne  fait  point 
partie  de  ces  Idées.  La  différence  de  poil  fur  la  peau 
doit-elle  être  une  marque  d'une  différente  conftitution  in- 
térieure &  fpécifique  entre  un  Imbecilleôcun Magot, lorf- 
qu'ils  conviennent  d'ailleurs  par  la  forme ,  fie  par  le  man- 
que de  raifon  8c  de  langage  ?  Le  défaut  de  raifon  fie  de 
langage  ne  nous  doif-il  pas  fervir  d'un  figne  de  différen- 
tes conftitutions  S>z  Efpéces  réelles  entre  un  Imbecille  èc 
un  homme  raifonnable  ?  Et  ainfi  du  refte  ,  fi  nous  pré- 
tendons que  la  diftinftion  des  Efpéces  foit  juftement  éta- 
blie fur  la  forme  réelle  fie  la  conftitution  intérieure  des 
Chofes. 

§.  23.  Et  qu'on  ne  dife  pas  que  dans  les  Animaux  la  Les  Efpi; 
propagation  par  l'accouplement  du  Mâle  fie  de  la  Eemel-  |J^"f  p-"'  ^f^^- 
le  ;  fie  dans  les  Plantes  par  le  moyen  des  femences  coiïfer-  Genc'tanou! 
ve  les  Efpéces  fuppofées  réelles ,  diftrinftes  fie  dans  leur  en- 
tier. Car  cela  fuppofé  véritable  ne  nous  ferviroit  à  fixer 
la  diftinftion  des  Efpéces  des  Chofes  qu'à  l'égard  des  A- 
nimaux  fie  des  Végétaux.  Que  faire  du  refte  ?  Mais  cela 
•Bbbb  2  ne 


ces  ne 


,^64  Des  Noms  des  Suhjlances. 

C  H  A  p.   ne  fiiffit  pas  même  à  l'égard  de  ceux-là  ;    car  s'il  en  faut 

VI.       croire  l'Hilloire  ,    des  temmes  ont  été  engroflees  par  des 

Magots, &:  voilà  une  nouvelle  Qiieftion  de  favoirdequel- 

le  Efpéce  doit  être  dans  la  nature  une  telle  produdion  en 

vertu  de  cette  Régie.     D'ailleurs  ,    nous  n'avons  aucun 

fujet  de  croire  que  cela  foit  impolTibk  ,  puifqu'on  voit  fi 

»  Voy.  fur  ce  fouvcnt  dcs  Mulcts  éc  dcs  *  Jumarts ,  les  premiers  engen- 

"°'''p?v?n7n  drez  d'un  Ane  &  d'une  Cavale,  &  les  derniers  d'un  tau- 

raire  Erymolo-  t»    •       ^  a     •        1  1     -     n 

gique  de  Mr.    reau  &"  d  une  Jument.     J  ai  vu  un  Animal  engendre  d  un 
Mai.i^e.  Chat  &  d'un  Rat  ,    &  qui  avoit  des  marques  vifibles  4e 

ces  deux  Bêtes  ;  en  qucy  il  paroifToit  que  la  Nature  n'a- 
voit  fuivi  le  modcUe  d'aucune  de  ces  Efpeces  en  particu- 
lier, mais  les  avoit  confondues  enfemble.  Et  qui  ajou- 
tera à  cela  les  productions  monilrueufes  qu'on  rencontre 
fi  fouvent  dans  la  Nature, trouvera  qu'il  eft  bien  mal-aifé 
à  l'égard  même  des  races  des  Animaux  de  déterminer  par 
la  génération  de  quelle  efpéce  eft  la  race  de  chaque  ani- 
mal ,  &:  fe  reconnoïtra  dans  une  parfaite  ignorance  tou- 
chant l'efTence  réelle  qu'il  croit  provignée  certainement 
par  le  moyen  de  la  génération,  ik  qu'elle  feule  a  droit  au 
nom  fpécitîque.  Mais  outre  cela,  Il  les  Efpéces  des  Ani- 
maux (Se  des  Plantes  ne  peuvent  être  diftinguées  que  par 
la  propagation  ,  dois-je  aller  aux  Indes  pour  voir  le  père 
&:  la  mère  de  l'un  ,  &  la  Plante  d'où  la  femence  a  été 
cueuillie  qui  produit  l'autre,  afin  de  fa  voir  fi  cet  Animal 
eft  un  Tigre  i  6c  fi  cette  Plante  eft  du  'Thé  ? 
KipariesPor-  §-24.  Enfin  il  eft  évident  que  c'eft  dcs  colle£tions  que  les 
mes lub^aiitici-  homnics  font cux-mêmes  des  Qiialitez  fenfibles,  qu'ils  com- 
'"■  pofent  les  Eflences  des  diftercntcs  fortes  de  lubftances  dont 

ils  ont  des  idées,  &■  que  la  plupart  ne  fongcnt  en  aucune 
.,  ._  manière  à  leur  ftrufture  intérieure  8c  réelle,  quand  ils  les 
reduifent  à  telles  ou  telles  Efpéces  :  moins  encore  aucun 
',,.,..  d'eux  a- t-il  jamais  penfe  à  certaines  formes  fh bjt.int telles  , 
fi  vous  en  exceptez  ceux  qui  dans  ce  feul  endroit  du  Mon- 
de ont  appris  le  Langage  de  nos  Ecoles.  Cependant  ces 
pauvres  ignorans  qui  fins  prétendre  pénétrer  dans  les  Ef- 
fences  réelles ,  ou  s'embarraffcr  l'Efprit  de  formes  fubftan- 

tielles 


Des  Noms  des  Subjiances.   L  i  v.  III.  565 

tielles  j  fe  contentent  de  connoître  les  chofes  une  à  une  Chap. 
par  leurs  Qiialitez  fenfibles  font  fouvent  mieux  inftruits  VI. 
de  leurs  ditïerences  ,  peuvent  les  dillinguer  plus  exafte- 
ment  pour  leur  ulagejSc  connoiflent  mieux  ce  qu'on  peut 
faire  de  chacune  en  particulier  que  ces  Docteurs  fubtils 
qui  s'appliquent  fi  fort  à  en  pénétrer  le  fonds  Se  qui  par- 
lent avec  tant  de  confiance  de  quelque  chofe  de  plus  ca- 
ché &:  de  plus  efîentiel  que  ces  Qiialitez  fenfibles  que  tout 
le  Monde  y  peut  voir  fins  peine. 

§.  25.  Mais  fuppofé  que  les  ElTences  réelles  des  fub-  Les  Eirences 
fiances  puiTent  être  découvertes  par  ceux  qui  s'applique-  [ji'jcf  \""Ef"' 
roient  foigneufement  à  cette  recherche  ,  nous  ne  faunons  pnt. 
pourtant  croire  raifonnablement  qu'en  rangeant  les  Cho- 
ies fous  des  noms  généraux  ,  on  fe  foit  réglé  par  ces  con- 
ftitutions  réelles  &:  ultérieures  ,  ou  par  aucune  autre  cho- 
fe que  par  leurs  apparences  qui  fe  prefentent  naturelle- 
ment; puifque  dans  tous  les  Pais,  les  Langues  ont  été 
formées  long-temps  avant  les  Sciences.  Cène  font  pas  des 
Philofophes,  des  Logiciens  ou  tels  autres  gens,  qm  après 
s'être  bien  tourmentez  à  penfer  aux  formes  &  aux  efien- 
ces  des  Chofes  ayent  formé  les  noms  généraux  qui  font 
en  ufage  parmi  les  différentes  Nations  ;  mais  plutôt  dans 
toutes  les  Langues,  la  plupart  de  ces  termes  d'une  exten- 
fion  plus  ou  moins  grande  ont  tiré  leur  origine  6c  leur  fi- 
gnification  du  Peuple  ignorant  6c  fans  Lettres ,  qui  a  ré- 
duit les  chofes  à  certaines  Efpéces  ,  6c  leur  a  donné  des 
noms  en  vertu  des  Qiialitez  fenfibles  qu'il  y  rencontroit , 
pour  pouvoir  les  défigner  aux  autres  lorfqu'elles  n'é- 
toient  pas  préfentes  ,  loit  qu'ils  euffent  befoin  de  p.irler 
d'une  Efpéce,  ou  d'une  feule  chofe  en  particulier. 

§.  26.  Puis  donc  qu'il  eft  évident  que  nous  rangeons  cvd  pour  cela 
les  Subftances   fous  différentes   Efpéces  èc  fous  diverfes  ^'^''^''^  '°"t 

j  ■•  1  rr  I         r,  1  ^"^"  diverfçs  & 

dénominations  par  leurs  efjences  nominales  -tOC  non  parleurs  insetunies. 
ejfences  réelles-,  ce  qu'il  faut  confiderer  enfuite,c'eil: com- 
ment 6c  par  qui  ces  Effences  viennent  à  être  faites.    Pour 
ce  qui  elt  de  ce  dernier  point ,  il  eft  vifible  que  c'eft  l'Ef. 
prit  qui  eft  auteur  de  ces  effences,  6:  non  la  Naturejpar- 

Bbbb  3  ic 


566  Des  Noms  des  Siibjlances. 

C  H  A  p.   ce  que  û  c'étoit  un  Ouvrage  de  la  Nature ,  elles  ne  pour- 
VI.       roient  point  être  fi  difFéientes  en  différentes  perfonnes,  com- 
me il  eft  vifible  qu'elles  font.  Car  fi  nous  prenons  la  peine  de 
l'examiner,  nous  ne  trouverons  point  que  l'Eiïence  nomi- 
nale d'aucune  EfpécedeSubftances  foitla  même  danstous 
les  hommes,  non  pas  même  celle  de  toutes  ,  qu'ils  con- 
noiffent  de  la  manière  la  plus  intime.     Il  ne  feroit  peut- 
être  pas  polîlble  que  l'Idée  abftraite  à  laquelle  on  a  don- 
né le  nom  d'homme  fut  différente  en  diiîerens  hommes , 
û  elle  étoit  formée  par  la  Nature  j  6c  qu'à  l'un  elle  fut 
un  Animal  raiformable  -.^  à  l'autre  un  Animal  fans  plume , 
à  deux  ptes  avec  de  larges  ongles.  Celui  qui  attache  le  nom 
d'homme  à  une  idée  complexe,  compofée  de  fentiment  Se 
de  motion  volontaire,  jointe  à  un  Corps  d'une  telle  for- 
me, a  par  ce  moyen,  une  certaine  eflence  de  l'Efpéce  qu'il 
appelle  homme ,  &  celui  qui  après  un  plus  profond  exa- 
men ,   y  ajoute  la  Raifonnabihté  ,  a  une  autre  eflence  de 
l'Efpéce  à  laquelle  il  donne  le  même  nom  d'homme-,  de 
forte  qu'à  l'égard  de  l'un  d'eux  le  même  Individu  fera 
par  là  un  véritable  homme,  qui  ne  l'eft  point  à  l'égard 
de  l'autre.     Je  ne  penfe  pas  qu'il  fe  trouve  à  peine  une 
feule  perfonne  qui  convienne  que  cette  flature  droite ,  fi 
connue ,  foit  la  différence  effentielle  de  l'Efpéce  qu'il  dé- 
figne  par  le  nom  d'homme.  Cependant  il  eft  vifible  qu'il 
y  a  bien  des  gens  qui  déterminent  plutôt  les  Efpèces  des 
Animaux  par  leur  forme  extérieure  que  par  leur  nai fian- 
ce ,  puifqu'on  a  mis  en  queftion  plus  d'une  fois  11  certains 
/c/?/.f  humains  dévoient  être  admis  au  Baptême  ou  non, 
par  la  feule  raifon  que  leur  configuration  extérieure  diffè- 
roit  de  la  forme  ordinaire  des  Enfans  ,   fans  qu'on  fçut 
s'ils  n'étoient  point  auili  capables  de  raifon  que  des  En- 
flms  jettez  dans  un  autre  moule;  dont  il  s'en  trouve  quel- 
ques-uns, qui,  quoy  que  d'une  forme  approuvée,   ne 
font  jamais  capables  de  faire  voir,  durant  toute  leur  vie, 
autant  de  raifon  qu'il  en  paroit  dans  un  Singe  ou  un  Elé- 
phant, &:  qui  ne  donnent  jamais  aucune  marque  d'être 
conduits  par  une  Ame  raifonnablc.     D'oîi  il  paroit  évi- 
demment , 


Des  Noms  des  Snb fiances.   L  i  v.  III.  567 

demment ,   que  la  forme  extérieure  qu'on  a  feulement    C  h  a  p. 
trouvé  à  dire  ,  êc  non  la  faculté  de  raifonner,  dont  per-       VI. 
fonne  ne  peut  favoir  fi  elle  devoir  manquer  dans  fon 
temps,  a  été  rendue  eflentielle  à  l'Efpéce  humaine.     Et 
dans  ces  occafions  les  Théologiens  &  lesjurifconfultes  les 
plu  s  habiles,  font  obligez  de  renoncer  à  leur  facrée  défini- 
tion d'Animal  raifonnable ,  ôc  de  mettre  à  la  place  quel- 
que autre  effence  de  l'Efpéce  humaine.   Mr.  Ménage  nous 
fournit  l'exemple  d'un  certain  Abbé  de  St.  Martin  qui 
mérite  d'être  rapporté  ici;  *  G^riand  cet  Abbé  de  St.  Mar-  *Meti.^iana, 
tin  ,  dit-il  ,  vint  au  monde  ,   //  avait  Ji  peu  la  fgiire  d'un  1°"^'}'^'^^ 
homme  qu'il  reffembloit  plutôt  k  un  Monjlre.     On  fut  quel-  non  de  Howin. 
que  temps  .i  délibérer  fi  on  le  batiferoit.  ■  Cependant  il  fut  <ic;aii.  1694. 
batiféi  (^  on  le  déclara  homme  par  provifion ,  c'ell:  à  dire, 
jufqu'à  ce  que  le  temps  eut  fait  connoitre  ce  qu'il  étoit. 
//  étott  fi  difgracié  de  la  Nature ,  qu'on  l'a  appelle  toute  fa 
vie  /'Abbé  Malotru.     //  étoit  de  Caén.    Voilà  un  Enf;jnt 
qui  fut  fort  près  d'être  exclus  de  l'Efpéce  humaine  fim- 
plement  à  caufe  de  fa  forme.     11  échappa  à  toute  peine 
tel  qu'il  étoit,  &:  il  eft  certain  qu'une  figure  un  peu  plus 
contrefaite ,  l'en  auroit  privé  pour  jamais ,  ïz  l'auroit  fait  pé- 
rir comme  un  Etre  qui  ne  devoir  point  pafler  pour  un  hom- 
me. Cependant  on  ne  fauroit  donner  aucune  raifon ,  pour- 
quoy  une  Ame  raifonnable  n'auroit  pu  loger  en  lu  y  fi  les 
traits  de  fon  vifage  euffent  été  un  peu  plus  altérez ,  pour- 
quoy  un  vifage  un  peu  plus  long  ,ou  un  nez  plus  plat ,  ou 
une  bouche  plus  fendue  n'auroient  pu  fubfifter,  auflî  bien 
que  le  refte  de  fa  figure  irreguliére  ,  avec  une  Ame  &:  des 
qualitez  qui  le  rendirent  capable  ,  tout  contrefait  qu'il 
étoit,  d'avoir  une  dignité  dans  l'Eglife. 

§.  27.  Pour  cet  effet ,  je  ferois  bien  aife  de  favoir  en 
quoy  CQiîfiftent  les  bornes  précifes  &:  invariables  de  cette 
Efpéce.  Il  eft  évident  à  quiconque  prend  la  peine  de 
l'examiner,  que  la  Nature  n'a  fait,  ni  établi  rien  defem- 
blable  parmi  les  hommes.  On  ne  peut  s'empêcher  de  voir 
que  l'Effence  réelle  de  telle  ou  telle  forte  de  Subftances 
nous  eft  inconnue,  6c  de  là  vient  que  nous  fommes  fi  in- 

dé- 


568  Des  Noms  des  Subfiances. 

C II  A  p  déterminez  à  l'égard  des  E/fences  nommales  que  nous  for- 
yj  mons  nous-mêmes,  que  il  l'on  interrogeoit  diverfes  per- 
fonncs  fur  certains  Fœins  qui  font  difformes  en  venant  au 
monde,  pour  lavoir  s'ils  les  croyent  hommes,  il  eft  hors 
de  doute  qu'on  en  recevroit  différentes  réponlcs  ;  ce  qui 
ne  pourroit  arriver ,  fi  les  Eflcnces  nominales  par  oîi  nous 
limitons  Se  diftinguons  les  Efpéces  des  Subftances,  n'é- 
toient  point  formées  par  les  hommes  avec  quelque  liber- 
ré,  mais  qu'elles  fun"entexa£tement  extraites  de  certaines 
bornes  précifes,  établies  par  la  Nature, qui  eût  diftingué 
.toutes  les  Subftances  en  certaines  Efpéces.  Qvii  voudroit, 
par  exemple,  entreprendre  de  déterminer  de  quelle  efpé- 
ce  étoit  ce  Monftre  dont  parle  Licetns^ÇL'w  1.  Chap.  3.) 
qui  avoit  la  tête  d'un  homme, ôc  le  corps  d'un  pourceau i 
ou  ces  autres  qui  fur  des  corps  d'hommes  avoient  des  tê- 
tes de  Bêtes,  comme  de  Chiens,  de  Chevaux,  6cc.  ?  Si 
quelqu'une  de  ces  Créatures  eut  été  confervée  en  vie  8c 
eiit  pu  parler,  la  difficulté  auroit  été  encore  plus  grande. 
Si  le  haut  du  Corps  jufqu'au  milieu  eut  été  de  figure  hu- 
maine, &:  que  tout  le  reile  eut  repréfenté  un  pourceau, 
auroit-ce  cté  un  meurtre  de  s'en  défaire?  Ou  bien  auroit- 
il  fallu  confulter  l'Evêque,  pour  favoir  fi  un  tel  Etre  é- 
toit  affez  homme  pour  devoir  être  préfenté  fur  les  fonts, 
ou  non,  comme  j'ai  ouï  dire  que  cela  eft  arrivé  en  Fran- 
ce il  y  a  quelques  années  dans  un  cas  à  peu  près  fembla- 
ble  ?  Tant  les  bornes  des  Efpéces  des  Animaux  font  in- 
certaines par  rapport  à  nous  qui  n'en  pouvons  juger  que 
par  les  Idées  complexes  que  nous  raflemblons  nous-mê- 
mes ;  Se  tant  nous  fommcs  éloignez  de  connoître  certai- 
nement ce  que  c'eft  qu'un  Homme.  Ce  qui  n'empêchera 
peut-être  pas  qu'on  ne  regarde  comme  une  grande  igno- 
rance d'avoir  aucun  doute  là-deflus.  Qiioy  qu'il  en  foit, 
je  penfe  être  en  droit  de  dire,  que,  tant  s'en  faut  que  les 
bornes  incertaines  de  cent  Efpéce  foient  déterminées,  Se 
que  le  nombre  précis  des  Idées  fimples  qui  conftituent 
rdlencc  nominale, foit  fixé  6c  parfaitement  connu, qu'on 
peut  encore  former  des  doutes  fort  unportans  fur  cela}  6c 

je 


Des  Noms  des  Subjtances.  Liv.  III,  569 

je  croy  qu'aucune  des  Définitions  qu'on  ait  données  juf-  C  h  a  p. 
qu'ici  du  mot  Homme  ,  ni  aucune  defcription  qu'on  ait  VI. 
faite  de  cette  efpéce  ci' Animal,  ne  font  aflez  parfaites  ni 
allez  exaftes  pour  contenter  une  perfonne  de  bon  fensqui 
approfondit  un  peu  les  chofes  ,  moins  encore  pour  être 
reçues  avec  un  confentement  général  ,  en  forte  que  par 
tout  les  hommes  vouluflent  s'y  tenir  dans  la  décifîon  de 
toute  forte  de  cas,  &:  pour  déterminer  s'il  faut  conferver 
la  vie  ou  donner  la  mort ,  accorder  ou  refufer  le  Baptê- 
me aux  Productions  qui  peuvent  naître. 

§.  28.  Mais  quoy  que  ces  Eflences  nominales  des  Sub- Les  EiTences 
fiances  foient  formées  par  l'Efprit,  elles  ne  font  pourtant  """a'"'"  ''" 
pas  formées  Ii  arbitrairement  que  celles  des  Modes  mixtes,  font  pas  for- 
Pour  faire  une  efîénce  nominale  il  faut  premièrement  que  '"'^'"  ''  ^'^'' 
les  Idées  dont  elle  eft  compofée  ,   ayent  une  telle  union  cé!ies'desAW« 
qu'elles  ne  forment  qu'une  idée,  quelque  complexe  qu'el-""^'"- 
le  foit  ;  &:  en  fécond  lieu ,  que  les  Idées  particulières  ain- 
fi  unies,  foient  exaftement  les  mêmes,   fans  qu'il  yen 
ait  ni  plus  ni  moins.     Pour  la  première  de  ces  chofes, 
lorfque  l'Efprit  forme  fes  idées  complexes  des  Subftan- 
ces,  il  fuit  uniquement  la  Nature  ,    &:  ne  joint  enfemblc 
aucunes  idées  qu'il  ne  fuppofe  unies  dans  la  Nature.  Per- 
fonne n'allie  le  beflement  d'une  Brebis  à  une  figure  de  Che- 
val, ni  la  couleur  du  Plomb  à  la  pefmteurSc  à  lu.  fixité  d& 
l'Or  pour  en  faire  des  idées  complexes  de  quelques  Sub- 
ftances  réelles,  à  moins  qu'il  ne  veuille  fe  remplir  la  tête 
de  chimères  ôc  embarrafler  fes  difcours  de  mots  inintel- 
ligibles.    Mais  les  hommes  obfervans  certaines  qualitez 
qui  toujours  éxiftent  &:  font  unies  enfemble,  en  ont  tiivé 
des  copies  d'après  Nature,  6c  de  ces  Idées  ainfi  unies  en 
ont  formé  leurs  Idées  complexes  des  Subftances.  Car  en- 
core que  les  hommes  puifTent  faire  telles  Idées  complexes 
qu'ils  veulent  &  leur  donner  tels  noms  qu'ils  jugent  a 
propos ,  il  faut  pourtant  que  ,    lorfqu'ils  parlent  de  cho- 
fes réellement  exiftantes  ils  conforment  jufqu'à  un  cer- 
tain degré  leurs  idées  aux  chofes  dont  ils  veulent  parler, 
s'ils  fouhaitent  d'être  entendus.     Autrement,  le  Langage 
Cccc  des 


parfaites. 


5  70  Des  Noms  des  Snbjlmices. 

Chap.  des  hommes  feroit  tout-à-fait  femblable  à  celui  de  Babel  > 
VI.  &:  les  mots  dont  chaque  particulier  fe  ferviroit  ,  n'étant 
intelligibles  qu'à  luy-même  ,  ils  ne  feroient  plus  d'aucua 
ufagc,  pour  la  converfation  &:  pour  les  affaires  ordinaires 
de  la  vie,  fi  les  idées  qu'ils  déllgnent,  ne  répondoient  en 
quelque  manière  aux  communes  apparences  &  conformi- 
tez  des  Subilancesj  confiderées  comme  réellement  exi- 
llantes. 
Qiioy  qu'elles  §.  29.  En  fccond  licu  ,  quoy  que  l'Efprit  de  l'Hom- 
foient  fort  im  ^^^  ^^  formant  fes  Idées  complexes  des  Subftanccs  ,  n'en 
réunifie  jamais  qui  n'exiftent  ou  ne  foient  fuppolees  exi- 
fter  enfemble,  &:  qu'ainfi  il  fonde  véritablement  cette  u- 
nion  fur  la  nature  même  des  chofes ,  cependant  le  nombre 
d'idces  qn''d  combine  ,  dépend  de  la  différente  application , 
indujlrie ,  on  fantaijie  de  celui  qui  forme  cette  Efpéce  de  com- 
binaison. En  général  les  hommes  fe  contentent  de  quel- 
que peu  de  qualitez  fenfibles  qui  fe  préfentent  fans  aucu- 
ne peine  -,  &  fouvent ,  pour  ne  pas  dire  toujours ,  ils  en 
omettent  d'autres  qui  ne  font  ni  moins  importantes  ni 
moins  fortement  unies  que  celles  qu'ils  prennent.  Il  y  a 
deux  fortes  deSubftances  fenfibles  >  l'une  des  Corps  orga- 
nifez  qui  font  perpétuez  par  femence ,  Se  dans  ces  Subftan- 
ces  la  forme  extérieure  eft  la  Qualité  fur  laquelle  nous 
nous  réglons  le  plus ,  c'ell  la  partie  la  plus  cara£terift:ique 
qui  nous  porte  à  en  déterminer  l'Efpéce.  C'efl:pourquoy 
dans  les  Végétaux  &c  dans  les  Animaux  ,  une  lubfl:ance  é- 
tendué  Se  folide  d'une  telle  ou  telle  figure  fert  ordinaire- 
ment à  cela  :  Car  quelque  eft:ime  que  certaines  gens  faf- 
fent  de  la  définition  d'Animal  raifonnabk  pour  défigner 
l'Homme  ,  cependant  fi  l'on  trouvoit  une  Créature  qui 
eût  la  faculté  de  parler  fie  l'ufage  de  la  Raifon  ,  mais  qui 
ne  participât  point  à  la  figure  ordinaire  de  l'Homme, elle 
auroit  beau  être  un  Animal  raifonnable  ,  l'on  auroit  ,  je 
croy,  bien  de  la  peine  à  la  reconnoitre  pour  un  homme. 
Et  fi  l'Aneffe  de  Balaam  eût  difcouru  tonte  (à  vie  auilirai- 
fonnablement  qu'elle  fit  une  fois  avec  fon  Maître, je  dou- 
te que  perfonne  l'eût  jugée  digne  du  nom  d'homme  ou 

re- 


Des  Noms  des  Subjîdnccs.     Liv.  III.  571 

reconnue  de  la  même  Efpéce  que  luy-même.     Comme    Chap, 

c'eft  fur  la  figure  qu'on  fe  régie  le  plus  fouvent  pour  dé-       VL 

terminer  l'Elpéce  des  Vcgetaux  &:  des  Animaux,  de  même 

à  l'égard  de  la  plupart  des  Corps  qui  ne  font  pas  produits 

par  femence  ,    c'elt  à  la  couleur  qu'on  s'attache  le  plus." 

Ainfi  là  où  nous  trouvons  la  couleur  de  l'Or  ,  nous  lom- 

mes  portez  à  nous  figurer  que  toutes  les  autres  Qiialitez 

comprifes  dans  nôtre  Idée  complexe  y  font  aulfi ,  de  forte 

que  nous  prenons  communément  ces  deux  Qiialitez  qui 

fe  préfentent  d'abord  à  nous ,  la  figure  &  la  couleur  j  pour 

des  Idées  Ç\  propres  à  défigner  ditFerentes  Efpéces ,   que 

voyant  un  bon  Tableau  ,   nous  difons  aullitôt  ,    CeH  un 

Liorii  c'ejl  une  Rofe ,  c'e/l  une  coupe  d'or  ou  d'argenl:  ;    £c 

cela  feulement  à  caufe  des  diverfes  figures  6c  couleurs  re- 

préfentées  à  l'Oeuil  par  le  moyen  du  Pinceau. 

§.  30.  Mais  quoy  que  cela  foit  aflez  propre  à  donner  Elles  peuvent 
des  conceptions  grofïïéres  Se  confufes  des  chofes  ,  ôc  à  p°""^'"  ^""""^ 
fournir  des  expreflions  8c  des  penfées  inexactes  ;  cepen-  fa°ion  ordinaire. 
dant  il  s'en  faut  bien  que  les  hommes  conviennent  du  nombre 
précis  des  Idées  fimples  ou  des  ^lalitez  qui  appartiennent  à 
une  telle  Efpéce  de  chofes  é^  qui  font  défignées  par  le  nom 
qu'on luy  donne.  Et  il  n'y  a  pasfujet  d'en  être  furpris,puif- 
qu'il  faut  beaucoup  de  temps,  de  peine,  d'addreffe,  une 
exafte  recherche  5c  un  long  examen  pour  trouver  quelles 
font  ces  Idées  fimples  qui  font  conftamment  6c  infepara- 
blement  unies  dans  la  Nature, qui  fe  rencontrent  toujours 
enfemble  dans  le  même  fujet ,  Se  combien  il  y  en  a.  La 
plupart  des  hommes  n'ayant  ni  le  temps  ni  l'inclination 
ou  l'addrefle  qu'il  faut  pour  porter  fur  cela  leurs  veùës 
jufqu'à  quelque  degré  tant  foit  peu  raifonnable  ,  fe  con- 
tentent de  la  connoiflance  de  quelques  apparences  com- 
munes, extérieures  6c  en  fort  petit  nombre  ,  par  oii  ils 
puiffent  les  diftinguer  aifément ,  &c  les  réduire  à  certaines 
Efpéces  pour  l'ufage  ordinaire  de  la  vie-.  Se  ainfi, fans  un 
plus  ample  examen ,  ils  leur  donnent  des  noms ,  ou  fe  fer- 
vent ,  po.ur  les  défigner  ,  des  noms  qui  font  déjà  en  ufa- 
ge.  Or  quoy  que  dans  la  converfation  ordinaire  ces  noms 
Cccc  2  paf- 


57^  ^^^  Noms  des  Subjlances. 

C  H  A  p.  paflent  aflez  aifément  pour  des  figncs  de  quelque  peu  de 
VI.  Qitalitez  communes  qui  coëxiftent  enfemble,  il  s'en  faut 
pourtant  beaucoup  qu'ils  comprennent  dans  unefignifica- 
tion  déterminée  un  nombre  précis  d'Idées  fimpleSjôc  en- 
core moins  toutes  celles  qui  font  unies  dans  la  Nature. 
Alalgré  tout  le  bruit  qu'on  a  fait  fur  le  Genre  &c  VEfpece, 
&  malgré  tant  de  difcours  qu'on  a  débitez  fur  les  Diffé- 
rences fpécifiques  ,  quiconque  confiderera  combien  peu 
de  mots  il  y  a  dont  nous  ayions  des  définitions  fixes  Se  dé- 
terminées, fera  fans  doute  en  droit  de  penfer  que  lesF^r- 
Pies  dont  on  a  tant  parlé  dans  les  Ecoles  >  ne  font  que  de 
pures  Chimères  qui  ne  fervent  en  aucune  manière  à  nous 
faire  entrer  dans  la  connoiflTance  de  la  nature  fpécifique 
des  Chofes.  Et  qui  confiderera  combien  il  s'en  faut  que 
les  noms  des  Subftances  ayent  des  fignificationsfurlcfquel- 
les  tous  ceux  qui  les  employent  foient  parfaitement  d'ac- 
cord, aura  fujet  d'en  conclurre  qu'encore  qu'on  fuppofe 
que  toutes  les  Eflences  nominales  des  Subftances  foient  co- 
piées d'après  nature,  elles  font  pourtant  toutes  ou  la  plu- 
part, très-imparfaites  ;  puifque  l'amas  de  ces  Idées  com- 
plexes eft  fort  différent  en  différentes  perfonnes,  6c  qu'ain- 
fi  ces  bornes  des  Efpéces  font  telles  qu'elles  font  établies 
par  les  hommes ,  6c  non  par  la  Nature ,  fi  tant  eft  qu'il  y 
ait  dans  la  Nature  de  telles  bornes  fixes  6c  déterminées. 
Il  eft  vray  que  plufieurs  Subftances  particulières  font  for- 
mées de  telle  forte  par  la  Nature  ,  qu'elles  ont  de  la  ref- 
femblance  Se  de  la  conformité  entre  elles.  Se  que  c'eft  là 
un  fondement  fuffifant  pour  les  ranger  fous  certaines  Ef- 
péces Mais  cette  réduction  que  nous  faifons  des  chofes 
en  Efpéces  déterminées,  n'étant  deftinee  qu'à  leur  don- 
ner des  noms  généraux  Se  à  les  comprendre  fous  ces  noms, 
je  ne  faurois  voir  comment  en  vertu  de  cette  reduftionon 
peut  dire  proprement  que  la  Nature  fixe  les  bornes  des 
Efpéces  des  Chofes.  Ou  fi  elle  le  fait  ,  il  eft  du  moins 
vifible  que  les  limites  que  nous  aflignons  aux  Efpéces, ne 
font  pas  exaftement  conformes  à  celles  qui  ont  été  éta- 
blies par  la  Nature.     Car  dans  le  bcfoin  que  nous  avons 

de 


Vts  Noms  des  Stibjîances.  Liv.  III.  575 

de  noms  généraux  pour  l'ufage  préfent ,    nous  ne  nous    C  h  a  pj 
mettons  point  en  peine  de  découvrir  parfaitement  toutes       VI. 
ces  Qiialitez  ,    qui  nous  feroient  mieux  connoître  leurs 
différences  &  leurs  cbnformitez  les  plus  eflentielles,mais 
nous  les  diftinguons  nous-mêmes  en  Efpéces,  en  vertu  de 
certaines  apparences  qui  frappent  les  yeux  de  tout  le  Mon- 
de, afin  de  pouvoir  par  des  noms  généraux  communiquer 
plus  aifément  aux  autres  ce  que  nous  en  penfons.     Car 
comme  nous  ne  connoillons  aucune  Subftancc  que  par  le 
moyen  des  Idées  fimples  qui  y  font  unies  ,    ôc  que  nous 
obfervons  plufieurs  chofes  particulières  qui  conviennent 
avec  d'autres  par  plufieurs  de  ces  Idées  fimples  j  nous  for- 
mons de  cet  amas  d'idées  nôtre  Idée  Jpccifïque  ,    ôc  luy 
donnons  un  nom  général  ,  afin  que  lorfque  nous  voulons 
enregîtrer,  pour  ainfi  dire,  nos  propres  penfées ,  &:  dif- 
counr  avec  les  autres  hommes  ,    nous  puillions  défigner 
'par  un  fon  court  tous  les  Individus  qui  conviennent  dans 
cette  Idée  complexe  ,    finis  faire  une  énumeration  des  I- 
dées  fimples  dont  elle  eil:  compofée  ,  pour  éviter  par  là 
de  perdre  du  temps  6c  d'ufer  nos  poumons  à  fiiire  de  vai- 
nes &  ennuyeufes  defcriptions  ;    ce    que   nous   voyons 
que  font  obligez  de  faire  tous  ceux  qui  veulent  parler 
de  quelque  nouvelle  efpéce  de  chofes  qui  n'ont  point  en- 
core de  nom. 

§.31.  Mais  quoy  que  ces  Efpéces  de  Subftances  puif-  LcsEflenccsdes 
fent  affez  bien  palier  dans  la  converfation  ordinaire  .    il  E'F'ces  font 

ftf    ■  ^  i>Tj'  I  j  I  11  '"'■^  différentes 

évident  que  1  Idée  complexe  dans  laquelle  on  remar-  fous  un  même 

que  que  plufieurs  Individus  conviennent,  efl  formée  dif-  "°™- 
féremment  par  différentes  perfonnes,parles  uns  plus  exa- 
ftement,  &  par  les  autres  moins ,  quelques-uns  y  com- 
prenant un  plus  grand,  &  d'autres  un  plus  petit  nombre 
de  qualitez,  ce  qui  montre  vifiblcment  que  c'eft  un  Ou- 
vrage de  l'Efprit.  Un  Jaune  éclattant  conflituë  l'or  à  l'é- 
gard des  Enfiins,  d'autres  y  ajoutent  la  pefanteur,la  mal- 
léabilité &  la  fufibilité,  &  d'autres  encore  d'autres  Qiia- 
litez  qu'ils  trouvent  aufli  conflamment  jointes  à  cette  cou- 
leur jaune,  que  fa  pefanteur  ou  fa  fufibilité.  Car  parmi 
Cccc  3  tou- 


5  74  -^^^  Noms  des  Snbftnnces. 

C  H  A  p.   toutes  ces  Qiialitez  6c  autres  femblables ,  l'une  a  autant  de 
VI.       droit  que  l'autre  de  faire  partie  de  l'Idée  complexe  de  cet- 
te Subllance ,  où  elles  font  toutes  réunies  enlemble.  C'eft- 
pourquoy  différentes  perfonnes  omettant  dans  ce  fujet  , 
ou  y  faifant  entrer  plufieurs  Idées  fimples,  félon  leur  dif- 
férente application  ou  addrcfl'e  à  l'examiner  ,    ils  fe  font 
par  là  diverfes  eflences  de  l'Or  ,    lefquelles  doivent  ê- 
tre  ,  par  conféquent,  une  produ£tion  de  leur  Efprit ,  ôc 
non  de  la  Nature. 
rius  nos  Wcis         g    ^2.  Si  le  nombre  des  Idées  fimples  qui  compofent 
plus  eiks"iLu '  l'efTence  nominale  de  la  plus  bafle  Efpéce,  ou  la  prémié- 
hicompictcs.     re  dillribution  des  Individus  en  Efpéces,  dépend  de  l'Ef- 
prit  de  l'Homme  qui  alTemble  diverfement  ces  idées,  il  eft 
bien  plus  évident  qu'il  en  eft  de  même  dans  lesClaflesles 
plus  étendues  qu'on  appelle  Genres  en  terme  de  Logique. 
En  effet ,  ce  ne  font  que  des  Idées  qu'on  rend  imparfaites 
à  deffeinicar  qui  ne  voit  du  premier  coup  d'ceuil  que  di- 
verfes qualitez  que  l'on  peut  trouver  dans  les  chofes  mê- 
mes )  font  exclues  exprès  des  Idées  génériques  ?    Comme 
l'Efprit  pour  former  des  Idées  générales  qui  puifTent  com- 
prendre divers  Etres  particuliers ,  en  exclut  le  temps  ,  le 
lieu  6c  les  autres  circonftances  qui  ne  peuvent  être  com- 
munes à  plufieurs  Individus  -,  ainfi  pour  former  des  Idées 
encore  plus  générales, 6c  qui  comprennent  différentes  Ef- 
péces, l'Efprit  en  exclue  les  Qiialitez  qui  diftinguerft  ces 
Efpéces  les  unes  des  autres,  6c  ne  renferme  dans  cette  nou- 
velle combinaifon  d'Idées  que  celles  qui  font  communes  à 
différentes  Efpéces.  La  même  commodité  qui  a  porté  les 
hommes  à  défigner  par  un  feul  nom  les  diverfes  parties  de 
cette  Matière  jaune  qui  vient  de  la  Guinée  ou  du  Pero», 
les   engage  auill  à  inventer  un  fcul  nom  qui  puifle  com- 
prendre l'Or ,  l'Argent  6c  quelques  autres  Corps  de  diffé- 
rentes fortes;  ce  qu'on  fait  en  omettant  les  qualitez  qui 
font  particulières  à  chaque  Efpéce  ,    6c  en  retenant  une 
idée  complexe  ,    formée  de  celles  qui  font  communes  à 
toutes  ces  Efpéces.     Ainfi  le  nom  de  Mei/jl  leur  étant  af- 
figné, voilà  un  Genre  établi, dont  l'eflenccn'eft autre cho- 

fe 


Des  Noms  des  Sub fiancés.   L  i  v.  III.  575 

fe  qu'une  Idée  abftraite  qui  contenant  feulement  la  mal-  C  H  A  p^ 
leabiliré  6c  la  fufibilité  avec  certains  dégrez  de  pefanteur  VI. 
6c  de  fixité,  en  quoy  quelques  Corps  de  différentes  efpé- 
ces  conviennent,  laifî'e  à  part  la  couleur  6c  les  autres  qua- 
litez  particulières  à  l'Or,  à  l'Argent  ^  aux  autres  fortes 
de  Corps  compris  fous  le  nom  de  Métal.  D'où  il  paroît 
évidemment,  que,  lorfque  les  hommes  forment  leurs /- 
dées  génériques  des  Subftances  ,  ils  ne  fuivent  pas  exa6te- 
ment  les  modelles  qui  leur  font  propofez  par  la  Nature  j 
puifqu'on  ne  fauroit  trouver  aucun  Corps  qui  renferme 
fimplement  la  malléabilité  ,  6c  la  fufibilité  fans  d'autres 
Qualitez  ,  qui  en  font  auffi  inséparables  que  celles-là. 
Mais  comme  les  hommes  en  formant  leurs  idées  générales, 
cherchent  plutôt  la  commodité  du  Langage,  6c  le  moyen 
de  s'exprimer  promptement ,  par  des  fignes  courts  &z  d'u- 
ne certaine  étendue ,  que  de  découvrir  la  vraye  6c  précife 
nature  des  chofes,  telles  qu'elles  font  en  elles-mêmes,  ils 
fe  font  principalement  propofé,  dans  la  formation  de  leurs 
Idées  abftraites,  cette  fin  ,  qui  confifte  à  faire  provifion 
de  noms  généraux  ,  6c  de  différente  étendue.  De  forte 
que  dans  cette  matière  des  Genres  &c  des  Efpéces,  le  Gen- 
re ou  l'idée  la  plus  étendue  n'eft  autre  chofe  qu'une  con- 
ception partiale  de  ce  qui  eft  dans  les  Efpéces,6c  VEfpéce 
n'eft  autre  chofe  qu'une  idée  partiale  de  ce  qui  eft  dans 
chaque  Individu.  Si  donc  quelqu'un  s'imagine  qu'un  hom- 
me, un  cheval,  un  animal,  6c  une  plante,  cf'C-  font  di- 
ftinguez  par  des  effences  réelles  formées  par  la  Nature ,  il 
doit  fe  figurer  la  Nature  bien  libérale  de  ces  effences  réel- 
les, fi  elle  en  produit  une  pour  le  Corps,  une  autre  pour 
l'Animal ,  6c  l'autre  pour  un  Cheval  ,  &c  qu'il  communi- 
que libéralement  toutes  ces  effences  à  Bucephale.  Mais  fi 
nous  confiderons  exaftement  ce  qui  arrive  dans  la  forma- 
tion de  tous  ces  Genres  àz  de  toutes  ces  Efpéces  ,  nous 
trouverons  qu'il  ne  fe  fait  rien  de  nouveau ,  mais  que  ces 
Genres  6c  ces  Efpéces  ne  font  autre  chofe  que  des  fîgnes 
plus  ou  moins  étendus ,  par  où  nous  pouvons  exprimer 
en  peu  de  mots  un  grand  nombre  de  chofes  particulières, 

en- 


576  Des  Noms  des  Subjlances. 

C  H  A  p.  entant  qu'elles  conviennent  dans  des  conceptions  plus  ou 
VI.  moins  générales  que  nous  avons  formées  dans  cette  veùë. 
Et  dans  tout  cela  nous  pouvons  obferver  que  le  terme  le 
plus  général  efl:  toujours  le  nom  d'une  Idée  moins  com- 
plexe, ôc  que  chaque  Genre  n'ell  qu'une  conception  par- 
tiale de  l'Elpéce  qu'il  comprend  fous  luy.  De  forte  que 
fi  ces  Idées  générales  èc  abltraites  paflent  pour  complètes, 
ce  ne  peut  être  que  par  rapport  à  une  certaine  relation  é- 
tablie  entre  elles  &:  certains  noms  qu'on  employé  pour  les 
défigner ,  Se  non  à  l'égard  d'aucune  chofe  exiflante  ,  en- 
tant que  formée  par  la  Nature. 
Tout  cela cft  a-  §•  ?3-  Ceci  cft  adapté  à  la  véritable  fin  du  Langage 
daptc  à  la  fin  qui  doit  être  de  communiquer  nos  notions  par  le  chemin 
"  ^'"S^g*^  le  plus  court  &c  le  plus  facile  qu'on  puifle  trouver.  Car 
par  ce  moyen  celui  qui  veut  difcourir  des  chofes  entant 
qu'elles  conviennent  dans  l'Idée  complexe  à' étendue  &c ^ç. 
jolidité ,  n'a  befoin  que  du  mot  de  Corps  pour  défigner 
teut  cela.  Celui  qui  à  ces  Idées  en  veut  joindre  d'autres 
fignifiées  par  les  mots  de  vie  ,  de  fentiment  &:  de  mouve- 
mmt  fpontanée ,  n'a  befoin  que  d'employer  le  mot  à.' Ani- 
mal pour  fignifier  tout  ce  qui  participe  à  ces  idées:  &  ce- 
lui qui  a  formé  une  idée  complexe  d'un  Corps  accompa- 
gné de  vie,  de  fentiment  £c  de  mouvement  ,  auquel  e(l 
jointe  la  faculté  de  raifonner  avec  une  certaine  figure,  n'a 
befoin  que  de  ce  petit  mot  homme  pour  exprimer  toutes 
les  idées  particulières  qui  répondent  à  cette  idée  comple- 
xe. Tel  eft  le  véritable  ufage  du  Genre  &  de  VEfpéce  ,  & 
c'eft  ce  que  les  hommes  font  fans  fongcr  en  aucune  maniè- 
re aux  e^èwre^- m//fj  ,  ou  formes  ptb/lûntielles  ,  qui  ne 
font  point  partie  de  nos  connoiflances  quand  nous  pen- 
fons  à  ces  chofes ,  ni  de  la  fignification  des  mots  dont 
nous  nous  fervons  en  nous  entjretenant  avec  les  autres 
hommes. 
f^'TÈ'^ns  ^'  ^4"  ^^  '^  veux  parler  à  quelqu'un  d'une  Efpéce 
'd'Oifeaux  que  j'ai  vu  depuis  peu  dans  le  Parc  de  S.  Ja- 
mes ,  de  trois  ou  quatre  pies  de  haut  ,  dont  la  peau  eft 
couverte  de  quelque  chofe  qui  tient  le  milieu   entre  la 

plume 


Des  Noms  des  Subjiances.     Liv.  III.  577 

plume  êc  le  poil ,  d'un  brun  obfcur ,  fans  aîles ,  mais  qui  au  C  h  a  p. 
lieu  d'ailes  a  deux  ou  trois  petites  branches  femblables  à  yi. 
des  branches  de  genêt  qui  luy  defcendentaubasduCorps, 
avec  de  longues  &  grofles  jambes  ,  des  pies  armez  feule- 
ment de  trois  griftes  ,  &:  fans  queue  j  je  dois  faire  cette 
defcription  par  oîi  je  puis  me  faire  entendre  aux  autres. 
Mais  quand  on  m'a  dit  que  CaJJio-ji'arts  eft  le  nom  de  cet 
Animal  ,  je  puis  alors  me  fervir  de  ce  mot  pour  deilgner 
dans  le  difcours  toutes  mes  idées  complexes  comprifes 
dans  la  defcription  qu'on  vient  de  voir,  quoy  qu'en  ver- 
tu de  ce  mot  qui  eft  prefentement  devenu  un  nom  fpéci- 
fique  je  ne  connoifl'e  pas  mieux  la  conftitution  ou  l'eifen- 
ce  réelle  de  cette  forte  d'Animaux  que  je  la  connoiflbis 
auparavant,  6c  que  félon  toutes  les  apparences  j'eulfe  au- 
tant de  connoifTance  de  la  Nature  de  cette  efpeced'oifeaux 
avant  que  d'en  avoir  appris  le  nom  ,  que  plufieurs  Fran- 
çois en  ont  des  Cignes  ou  des  Hérons  ,  qui  font  des  noms 
fpécifiques  ,  fort  connus ,  de  certaines  fortes  d'Oifeaux 
affez  communs  en  France. 

§.  35.  Il  paroit  par  ce  que  je  viens  de  àixQi(\\\tce  font  ce  font  les 
les  hommes  qui  forment  les  Efpe'ces  des  Chojes.   Car  comme  J^om^es  qui 
ce  ne  font  que  les  différentes  eflTences  qui  conftituent  les  J™s'deT  '" 
différentes  Efpéces,  il  eft  évident  que  ceux  qui  forment  Chofes. 
ces  idées  abftraites  qui  conftituent  les  effences  nominales , 
forment  par  même  moyen  les  Efpéces.     Si  l'on  trouvoit 
un  Corps  qui  eût  toutes  les  autres  qualitez  de  l'Or  excep- 
té la  malléabilité  ,  on  mettroit  fans  doute  en  queftion  s'il 
feroit  de  l'or  ou  non ,  c'eft  à  dire  s'il  feroit  de  cette  Efpé- 
ce.     Et  cela  [ne  ipourroit  être  détermine  que  par  l'idée 
abftraite  à  laquelle  chacun  en  particulier  attache  le  nom 
d'Or  ;  en  forte  que  ce  Corps-là  feroit  de  véritable  Or ,  èc 
appartiendroit  à  cette  Efpéce  par  rapport  à  celui  qui  ne 
renferme  pas  la  malléabilité  dans  l'eflence  nominale  qu'il 
défigne  par  le  mot  d'Or  ;    ôc  au  contraire  il  ne  feroit  pas 
de  l'or  véritable  ou  de  cette  Efpéce  à  l'égard  êe  celui  qui 
renferme  la  malléabilité  dans  l'idée  fpécifîque  qu'il  a  de 
l'or.    Qui  eft-ce,  je  vous  prie,  qui  fait  ces  diverfes  Efpé- 

Dddd  ces. 


578  Des  Noms  des  Snbjlances. 

Chap.  ces ,  même  fous  un  feul  Se  même  nom  ,  fmon  ceux  qui 
VI.  forment  deux  différentes  idées  abftraites  qui  ne  font  pas 
exaftement  compofees  de  la  même  colleftion  de  Qii ali- 
tez f  Et  qu'on  ne  dife  pas  que  c'ell  une  pure  fuppolltion , 
d'imaginer  qu'il  puifle  exifter  un  Corps,  dans  lequel,  ex- 
cepté la  malléabilité,  l'on  puifle  trouver  les  autres  quali- 
tez  ordinaires  de  l'Or^  puifqu'il  eft  certain  que  l'or  luy- 
niême  eft  quelquefois  11  ,^/^rf  (comme  parlent  les  Artifans} 
qu'il  ne  peut  non  plus  relifter  au  marteau  que  le  Verre. 
Ce  que  nous  avons  dit  que  l'un  renferme  la  malléabilité 
dans  l'idée  complexe  à  laquelle  il  attache  le  nom  d'or,  èc 
que  l'autre  l'omet,  on  peut  le  dire  de  fa  pefanteur  parti- 
culière, de  fa  fixité  &  deplufieurs  autres  femblables  Qiia- 
litez  j  car  quoy  que  ce  foit  qu'on  exclue  ou  qu'onadmet- 
te-,  c'eft  toujours  l'idée  complexe  à  laquelle  le  nom  eft 
attaché  qui  conftituë  l'Efpece  ,  &  dès-là  qu'une  portion 
particulière  de  matière  répond  à  cette  Idée  ,  le  nom  de 
î'Efpèce  luy  convient  véritablement ,  5c  elle  eft  de  cette 
efpéce.  C'eft  de  l'or  véritable  ,  c'eft  un  parfait  métal. 
Il  eft  vifible  que  cette  détermination  des  Efpéces  dépend 
de  l'Efprit  de  l'Homme  qui  forme  telle  ou  telle  idée  com- 
plexe. 
La  Nature  fait  §.36.  Voici  donc  en  un  mot  tout  le  myftére.  La  Na.' 
des'choTè'''^'"  ^^^""^  produit  pluficurs  chofes  particulières  qui  conviennent 
entre  elles  en  plufieurs  Qiialitez  fenfibles  ,  &"  probable- 
ment aullîjpar  leur  forme  &  conftitution  intérieure,  mais, 
ce  n'eft  pas  cette  eflence  réelle  qui  les  diftingue  en  Efpé- 
ces >  ce  font  les  hommes  qui  prenant  cccafion  des  quali- 
tez  qu'ils  trouvent  unies  dans  les  Chofes  particulières,  ^ 
auxquelles  ils  remarquent  que  plufieurs  Individus  parti- 
cipent également  ,  les  reduifent  en  Efpéces  par  rapport 
aux  noms  qu'ils  leur  donnent  -,  afin  d'avoir  la  commodi- 
té de  fe  fervr  de  fignes  d'une  certaine  étendue  ,  fous  lef- 
quels  les  Individus  viennent  à  être  rangez  comme  fous 
autant  d'E#ndards  ,  félon  qu'ils  font  conformes  à  telle 
ou  telle  Idée  abftraite  }  de  forte  que:  celui-ci  eft  du 
Régiment  bleu,  celui-là  du  Régiment  rouge,    ceci  eft 

un 


Des  Noms  des  Subjlmces.   Liv.  III.  579 

un  homme,  cela  un  linge.     C'eft-là  ,  dis-je,  à  quoy  fe    Chap. 
réduit ,    à  mon  avis  ,  tout  ce  qui  regarde  le  Genre  èc       VI. 
VEfpcce. 

§.  7,"/.  Je  ne  dis  pas  que  dans  la  confiante  produftion 
des  Etres  particuliers  la  Nature  les  falTe  toujours  nou- 
veaux Se  différens.  Elle  les  fait ,  au  contraire,  fort  fem- 
blables  l'un  à  l'autre,  ce  qui,  je  croy  ,  n'empêche  pour- 
tant pas  qu'il  ne  foit  vray  que  les  bornes  des  Efpeces  font  e- 
tahlies  par  les  hommes  ,  puifque  les  Eflences  des  Efpeces 
qu'on  diftingue  par  différens  noms  ,  font  formées  par  les 
hommes,  comme  il  a  été  prouvé  ,  6c  qu'elles  font  rare- 
ment conformes  à  la  nature  intérieure  des  chofes ,  d'oîi  el- 
les font  déduites.  Et  par  conféquent  nous  pouvons  dire 
avec  vérité ,  que  cette  réduction  des  chofes  en  certaines 
Efpeces ,  eft  l'Ouvrage  de  l'homme. 

§.  38.  Une  chofe  qui,  je  m'affùre,paroîtra  fort  étran- Chaque  Idée 
ge  dans  cette  Dodrine,  c'efl:  qu'il  s'enfuivra  de  ce  qu'on  ^b'^aiteertune 
vient  de  dire  ,  que  chaque  Idée  abflraite  qui  a  un  certain  ^"'^^' 
nom-,  forme  une  Efpéce  dijlin£ie.  Mais  que  faire  à  cela, 
fi  la  Vérité  le  veut  ainfi  ?  Car  il  faut  que  cela  refte  de  cet- 
te manière  ,  jufqu'à  ce  que  quelqu'un  nous  puifTe  mon- 
trer les  Efpeces  des  chofes ,  limitées  Se  diftinguées  par 
quelque  autre  marque  ,  &:  nous  faire  voir  que  les  termes 
généraux  ne  fignifient  pas  nos  Idées  ab'ftraites ,  mais  quel- 
que chofe  qui  en  eft  différent.  Je  voudrois  bien  fa  voir 
pourquoy  un  Bichon  Se  un  Lévrier  ne  font  pas  des  Efpe- 
ces auffi  diftinftes  qu'un  Epagneul  èc  un  Eléphant.  Nous 
n'avons  pas  autrement  d'idée  de  la  différente  effence  d'un 
Eléphant  &  d'un  Epagneul ,  que  nous  en  avons  de  la  dif- 
férente effence  d'un  Bichon  &  d'un  Lévrier  ,  puifque 
toute  la  différence  effentielle  par  où  nous  les  connoiffons 
&  les  diftinguons  l'un  de  l'autre  confifte  uniquement 
dans  le  différent  amas  d'idées  fimples  auquel  nous  avons 
donné  ces  différens  noms. 

§.  39.   Outre  l'exemple  de  la  Glace  Se  de  l'Eau  que  d/''^î!°™^^'°" 
nous  avons  rapporté  *  cy-deffus,  en  voici  un  fort  fami-  des  eipéds  k 
lier  par  où  il  fera  aifé  de  voir  combien  la  formation  des  "pporre  aux 

ddd  2  Gcn- *Pag.^y8.§  ij. 


580  Des  Noms  des  Subjiances. 

C  H  A  p.  Genres  6c  des  Efpéces  a  du  rapport  aux  noms  généraux  , 
YJ  6c  combien  les  noms  généraux  Ibnt  neceflaires,  fi  ce  n'eft 
pour  donner  l'exiilence  à  une  Efpece  ;  du  moins  pour  la 
rendre  complète,  6c  la  faire  pafler  pour  telle.  Une  Mon- 
tre qui  ne  marque  que  les  heures ,  6c  une  Montre  fonante 
ne  font  qu'une  feule  Efpece  à  l'égard  de  ceux  qui  n'ont 
qu'un  nom  pour  les  defigner  ;  mais  à  l'égard  de  celui  qui 
a  le  nom  de  Montre  pour  déiîgner  la  première  ,  èz  celui 
à.' Horloge  pour  fignifier  la  dernière,  avec  les  différentes 
idées  complexes  auxquelles  ces  noms  appartiennent  ,  ce 
font,  par  rapport  à  luy, des  Efpéces  différentes.  On  dira 
peut-être  que  la  difpolltion  intérieure  ell  différente  dans 
ces  deux  Machines  dont  un  Horloger  a  une  idée  fort  di- 
ftinfte.  Qii'importe?  11  eft  pourtant  vilible  qu'elles  ne 
font  qu'une  Efpece  par  rapport  à  l'Horloger, t.mdis  qu'il 
n'a  qu'un  feul  nom  pour  les  defigner.  Car  qu'eft-ce  qui 
fufïit  dans  la  difpofition  intérieure  pour  faire  une  nouvel- 
le Efpece?  Il  y  a  des  Montres  à  quatre  roûës,  6c  d'autres 
à  cinq;  eft-ce  là  une  différence  fpécifique  par  rapport  à 
l'Ouvrier  ?  Qiielques-unes  ont  des  cordes  Se  des  fufées, 
6c  d'autres  n'en  ont  point  i  quelques-unes  ont  le  balancier 
libre ,  S>c  d'autres  conduit  par  un  reflbrt  fait  en  ligne  fpi- 
,';•  raie,  èc  d'autres  par  des  foyes  de  Pourceau  :    quelqu'une 

i  de  ces  chofes  ou  toutes  enfemble  fufïifent- elles  pour  faire 

une  différence  fpécifique  à  l'égard  de  l'Ouvrier  qui  con- 
noit  chacune  de  ces  différences  en  particulier, 6c  plufieirs 
autres  qui  fe  trouvent  dans  la  conflitution  intérieure  des 
Montres.^  Il  eft  certain  que  chacune  de  ces  chofes  diffère 
réellement  du  refte  >  mais  de  favoir  11  c'eft  une  différence 
eiTentielle  6c  fpécifique,  ou  non, cela  fe  rapporte  unique- 
ment à  l'idée  complexe  à  laquelle  le  nom  de  montre  eft 
appliqué.  Tandis  que  toutes  ces  chofes  conviennent  dans 
l'idée  que  ce  nom  lignifie  ,  6c  que  ce  nom  ne  comprend 
pas  différentes  Efpeces  fous  luy  en  qualité  de  tcxmc géné- 
rique ,  il  n'.y  a  entre  elles  ni  difîerence  effcntielle,  ni  fpé- 
cifique. Mais  fi  quelqu'un  veut  faire  de  plus  petites  di- 
vifions  fondées  fur  les  différences  qu'il  connoit  dans  la 

con- 


Des  Noms  des  Subjlances.   L  i  v.  IIL  581 

configuration  intérieure  des  Montres ,  &  donner  des  noms  C  h  a  p. 
à  ces  idées  complexes,  formées  fur  ces  précifions, il  peut  VL 
le  faire;  8c  en  ce  cas-là  ce  feront  tout  autant  de  nouvelles 
Efpéces  à  l'égard  de  ceux  qui  ont  ces  idées  &  qui  leur  af- 
fignent  des  noms  particuliers:  de  forte  qu'en  vertu  de  ces 
différences  ils  peuvent  diilinguer  les  Montres  en  toutes 
ces  diverfes  Efpéces  ;  fie  alors  le  mot  de  Montre  fera  un 
terme  générique.  Cependant  ce  ne  fcroient  point  d'Efpé- 
ces  diftmiSbes  par  rapport  à  des  gens  qui  n'étant  point  hor- 
logers ignorent  la  compofition  intérieure  des  Montres, fie 
n'en  ont  point  d'autre  idée  que  comme  d'une  Machine 
d'une  certaine  forme  extérieure,  d'une  telle  groffeurjqui 
marque  les  heures  par  le  moyen  d'une  aiguille.  Tous  ces 
autres  noms  ne  feroient  à  leur  égard  qu'autant  de  termes 
fynonymes  pour  exprimer  la  même  idée  ,  6c  ne  fignifie- 
roient  autre  chofe  qu'une  Montre.  Il  en  eft  juftement  de 
même  dans  les  chofes  naturelles.  Il  n'y  a  perfonne  ,  je 
m'afliire,  qui  doute  que  les  Roues  ou  les  Reflbns  ÇÇ\.  j'o- 
fe  m'txprimer  ainfi}  qui  agiflent  intérieurement  dans  un 
h  mime  raifonnable  6c  dans  un  Imbecille  ne  foient'difte- 
rens  ,  de  même  qu'il  y  a  de  la  différence  entre  la  forme 
d'un  finge  6c  d'un  Imbecille.  Mais  de  favoir  fi  l'une  de 
ces  différences,  ou  routes  deux  font  elfentielles  ou  fpeci- 
fîques  ,  nous  ne  faurions  le  connoître  que  par  la  confor- 
mité ou  non-conformité  qu'un  Imbecille  6c  un  fmge  ont 
avec  l'idée  complexe  qui  efb  fignifîée  par  le  mot  homme  ; 
car  c'eft  uniquement  par  là  qu'on  peut  déterminer ,  fil'un 
de  ces  Etres  eft  hcmme ,  ou  tous  deux  ,  ou  b:en  fi  l'un  ni 
l'autre  ne  l'eft  pas. 

§.  40.  Il  eil  aifé  de  voir  par  tout  ce  que  nous  venons  Les  Efpt'ces 
de  dire,  la  raifon  pourquoy  dans  les  Efpéces  de  Chofes  ar-  <J" chofes  am- 

■ /-    •   1;        )  '     '      /  J  r   r  >      J<  .■         ncielles  font 

Jificiclles  tiy  a  en  gêner  al  moins  de  conjnjion  a-  dmcertitti-  ^oins  confufcs. 
de  qve  dans  celles  des  chofes  naturelles.     C'eft  qu'une  cho-  <]ue  cciks  dts 
fe  artificielle  étant  un  ouvrage  d'homme  que  l'Artifans'eft  "^'"'^^""• 
propofé  de  faire, Se  dont  par  conféquent  l'idée luy  eft  fort 
connue  ,    on  fuppcfe  que  le  nom  de  la  chofe  n'emporte 
point  d'autre  idée  ni  d'autre  effcnce  que  ce  qui  peut  être 

Dddd  3  eer- 


^82  Des  Noms  des  Stibjlances. 

C  KAP.  certainement  connu  &  qu'il  n'eftpas  fort  mal-aifé de com- 
VI.       prendre.     Car  l'idée  ou  l'eflence  des  différentes  fortes  de 
chofes  artificielles  ne  confiftant  pour  la  plupart  que  dans 
une  certaine  figure  déterminée  des  parties  fenfibles  ,    6c 
quelquefois  dans  le  mouvement  qui  en  dépend  ,  Tce  que 
l'Artifan  opère  fur  la  Matière  félon  qu'il  le  trouve  nécef- 
ûire  à  la  fin  qu'il  fe  propofe)  il  n'elt  pas  au  defliis  de  la 
portée  de  nosfacultez  de  nous  en  former  une  certaine  idée, 
6c  par  là  de  fixer  la  fignification  des  noms  qui  diftinguent 
les  différentes  Efpéces  des  chofes  artificielles,  avec  moins 
d'incertitude  ,    d'obfcurité  6c  d'équivoque  que  nous  ne 
pouvons  le  faire  à  l'égard  des  chofes  naturelles  ,  dont  les 
différences  6c  les  opérations  dépendent  d'un  mechanifme 
que  nous  ne  faurions  découvrir. 
Les  chofes  ar-        §•   4,1.     J'efpérc  qu'on  n'aura  pas  de  peine  à  me  par- 
tificidies  font    donner  la  penfée  où  je  fuis  ,    que  les  chofes  artificielles 
p^crsdiftiudcs.  font  de  diverfes  Efpéces  diltinftes  ,   aufli  bien  que  les  na- 
turelles; puifque  je  les  trouve  rangées  aufli  nettement  6c 
aufli  diftindlement  en  différentes  fortes  par  le  moyen  de 
différentes  itfées  abftraites  ,   6c  des  noms  généraux  qu'on 
leur  alfigne  ,    qui  font  aufli  diftinfts  l'un  de  l'autre  que 
ceux  qu'on  donne  aux  fubflances  naturelles.     Car  pour- 
quoy  ne  croirions-nous  pas  qu'une  Montre  &i  un  Pijlolet 
font  deux  Efpéces  diflinftes  l'une  de  l'autre  auflî  bien 
qu'un  Cheval  6c  un  Chien  ,    puifqu'elles  font  repréfen- 
tées  à  nôtre  Efprit  par  des  idées  diflinctes,  6c  aux  au- 
tres hommes  par  des  dénominations  diftinctes? 
Les  feules  fub-        §•  42;  U  faut  de  plus  remarquer  à  l'égard  des  Subflan- 
ftances  ont  des  ces ,  que  de  toutes  les  diverfes  fortes  d'idées  que  nous  a- 
noms propres,   y^^^^  ce  foHt  Ics  fculcs  qui  aycut  dcs  noms  propres,  par 
ovi  l'on  ne  défigne  qu'une  feule  chofe  particulière.     Et 
cela  ,   parce  que  dans  les  Idées  fimples  ,    dans  les  Modes 
&  dans  les  Relations  il  arrive  rarement  que  les  hommes 
ayent  occafion  de  faire  fouvent  mention  d'aucune  telle 
idée  individuelle  S<  particulière  lorfqu'elle  eft  abfénte. 
Outre  que  la  plus  grande  partie  des  Modes  mixtes  étant 
des  adions  qui  periffent  dès  leur  naiffance  ,    elles  ne  font 

pas 


Des  Noms  des  Siib fiances.   Liv.  III.  585 

pas  capables  d'une  longue  durée ,  ainfi  que  les  Subftances    C  h  A  p. 
qui  font  des  Agents  &  dans  lefquelles  les  Idées  fimples       VI. 
qui  forment  les  Idées  complexes,  défignées  par  un  nom 
particulier,  fubfiftent  long-temps  unies  enfemble. 

§.  43.   Je  fuis  obligé  de  demander  pardon  à  mon  Le-  Difficulté'  qu-i! 
£teur  pour  avoir  difcouru  fi  lonf^-temps  furcefuiet,  &  Y  ^  à  traiter  des 

/  1  1  r        •-»«••     I  •     ■'  .     Mots. 

peut-être  avec  quelque  oblcunte.  JVIais  )e  le  prie  en  mê- 
me temps  de  confidercr  combien  il  eft  difficile  de  faire  en- 
trer une  autre  perfonne  par  le  fecours  des  paroles  dans 
l'examen  des  chofes  mêmes  lorfqu'on  vient  à  les  dé- 
pouiller de  ces  diiférenccs  fpécifiques  que  nous  avons  ac- 
coutumé de  leur  attribuer.  Si  je  ne  nomme  pas  ces  cho- 
fes, je  ne  dis  rienj  &  fi  je  les  nomme,  je  les  range  par  là 
fous  quelque  Efpéce  particulière ,'  Ssz  je  fuggére  à  l'Efprit 
l'ordinaire  idée  abftraite  dé  cette  Efpéce-là,par  où  je  tra- 
verfe  mon  propre  deflein.  Car  de  parler  d'un  homme  &c 
de  renoncer  en  même  temps  à  la  fignification  ordinaire  du 
nom  d'homme  qui  eft  l'idée  complexe  qu'on 'y  attache 
communément, 6c de  prier  le  Lefteur  deconfidererl'/:?;?»/- 
me  comme  il  eft  en  luy-même  &  félon  qu'il  eft  diftingué 
réellement  des  autres  par  fa  conftitution  inférieure  ou  ef- 
fence  réelle,  c'eft  à  dire  par  quelque  chofe  qu'il  ne  con- 
noit  pas,  c'eft,  cefemble,  un  vray  badinage.  Et  cepen- 
dant c'eft  ce  que  ne  peut  fe  difpenfer  de  faire  quiconque 
veut  parler  des  Effences  ou  Efpéces  fuppofées  réelles,  en- 
tant qu'on  les  croit  formées  par  la  Nature  >  quand  ce  ne 
feroit  que  pour  faire  entendre  qu'une  telle  chofe  fignifiée 
par  les  noms  généraux  dont  on  fe  fert  pour  défigner  les 
fubftances,  n'exifte  nulle  part.  Mais  parce  qu'ileft  dif- 
ficile de  conduire  l'Efprit  de  cette  manière  en  fe  fervant 
de  noms  connus  &  familiers ,  permettez-moy  de  propofer 
encore  un  exemple  qui  falle  connoître  plus  clairement  les 
différentes  veûés  fous  lefquelles  l'Efprit  confidére  les  noms 
&:  les  idées  fpécifiques,  &  de  montrer  comment  les  idées 
complexes  des  Modes  ont  quelquefois  du  rapport  a  des 
Archétypes  qui  font  dans  l'Efprit  de  quelque  autre  Etre 
intelligent,  ou  ce  qui  eft  la  même  chofe  ,  à  la  fignifica- 
tion 


Exemple   de 
Modes  mixics 
dans  les  mots 
Kwiieah  & 


^8^  Des  Noms  des  Snbjîances. 

C  H  A  p.  tion  que  d'autres  attachent  aux  noms  dont  on  fefert  com- 
VI.  munement  pour  défigncr  ces  Modes  >  Ôc  comment  ils  ne 
le  rapportent  quelquefois  à  aucun  Archétype.  Permeftez- 
moy  aulîl  de  faire  voir  comment  l'Efprit  rapporte  toujours 
fes  idées  des  Suhjiances  aux  Subftances  mêmes,  ou  à  la  li- 
gnification de  leurs  noms  comme  à  leurs  Archétypes,  com- 
me aivHl  de  montrer  nettement  ,  quelle  efl:  la  nature  des 
Efpéces  ou  de  la  réduction  des  Chofes  en  efpeces  ,  félon 
que  nous  la  comprenons  6c  que  nous  la  mettons  en  ufagej 
6c  quelle  eft  la  nature  des  eflences  qui  appartiennent  à  ces 
Efpéces  }  ce  qui  eft  peut-être  d'une  plus  grande  impor- 
tance que  nous  ne  croyons  d'abord  ,  pour  nous  faire  voir 
l'étendue  &  la  certitude  de  nos  connoiOances. 

§.  4,4,.  Suppofons  ^^^w  dans  l'état  d'un  homme  fait, 
doué  d'un  Elprit  folide,  mais  dans  un  Pais  Etranger, en- 
vironné de  chofes  qui  luy  font  toutes  nouvelles  6c  incon- 
nues, fans  aucres  facultcz  pour  en  acquérir  la  connoilTan- 
ce  ,  que.  celles  qu'un  homme  de  cet  âge  a  préfentement. 
Il  voit  Lamcch  plus  trifte  qu'à  l'ordinaire  ,  6c  il  fe  figure 
que  ceU  vient  du  foupçon  qu'il  a  conçu  que  fa  femme  A- 
dab  qu'il  aime  palîîonnément  ,  n'ait  trop  d'amitie  pour 
un  autre  homme.  Adam  communique  ces  penfées-là  à 
Eve  i  6c  luy  recommande  de  prendre  garde  qu'Adah  ne 
fafle  quelque  folie  >  6c  dans  cet  entretien  qu'il  a  avec 
Eve  ,  il  fe  fert  de  ces  deux  mots  nouveaux  Kinneah  6c 
NiûHph.  Il  paroit  dans  la  fuite  qu'Adan\  s'eft  trompé  ; 
car  il  trouve  que  la  mélancolie  de  Lamech  vient  d'avoir 
tué  un  homme.  Cependant  les  deux  mots  Kinneah  èc 
Nioiiph  ne  perdent  point  leurs  fignifications  diftinctes ,  le 
premier  fignifiant  le  foupçon  qu'un  Mari  a  de  l'infidélité 
de  fa  femme,  6c  l'autre  l'afte  par  lequel  une  femme  com- 
met cette  infidélité.  Il  eft  évident  que  voilà  deux  diffé- 
rentes Idées  complexes  de  Modes  mixtes  ,  défignées  par 
des  noms  particuliers  ,  deux  efpéces  diftincbes  d'adions 
effcntiellement  différentes.  Cela  étant  ,  je  demande  en 
quoy  confiftoient  les  effences  de  ces  deux  Efpeces  diftin- 
ctes d'actions.    Il  eft  vifible  qu'elles  confiftoient  dans  une 

com- 


Des  Noms  des  SubjU7ices.     Liv.  III.  585 

combinaifon  précife  d'Idées  fimples, différente  dans  l'ime  C  h  a  p. 
ôc  dans  l'autre.  Mais  l'idée  complexe  qu'Adam avoit dans  VI. 
l'Efprit  Se  qu'il  nomme  Kinneah ,  étoit-elle  complète  j  ou 
non  ?  Il  eft  évident  qu'elle  ctoit  complète  ;  car  étant  une 
combinaifon  d'Idées  fimples  qu'il  avoit  afiemblées  volon- 
tairement fans  rapporta  aucun  Archétype,  fans  avoir  égard 
à  aucune  chofe  qu'il  prit  pour  modelle  d'une  telle  combi- 
naifon ,  l'ayant  formée  luy-même  par  abftradtion  fc  luy 
ayant  donné  le  nom  de  Kinneah  pour  exprimer  en  abrégé 
aux  autres  hommes  par  ce  feul  fon  toutes  les  idées  fimples 
contenues  &  unies  dans  cette  idée  complexe  ,  il  s'enfuit 
néceffairement  de  là  que  c'étoit  une  idée  complète.  Com- 
me cette  combinaifon  avoit  été  formée  par  un  pureffetde 
fa*volonté,ellerenfermoit  tout  ce  qu'il  avoit  deflein  qu'el- 
le renfermât  -,  Se  par  conféquent  elle  ne  pouvoit  qu'être 
parfaite  &:  complète,  puifqu'on  ne  pou  voit  fuppofer  qu'el- 
le fe  rapportât  à  aucun  autre  Archétype  qu'elle  dût  répré- 
fenter. 

§.  4.5.  Ces  mots /ù'wwc.^/:;  6c  A7(7«/)^  furent  introduits 
par  dégrez  dans  l'ufage  ordinaire  ,  5c  alors  le  cas  fut  un 
peu  différent.  Les  Enfans  d'Adam  avoicnt  les  mêmes  fa- 
cultez.  Se  par  conféquent,  le  même  pouvoir  qu'il  avoit> 
d'affembler  dans  leurEfprit  telles  idées  complexes  de  Mo- 
des mixtes  qu'ils  trouvoient  à  propos  ,  d'en  former  des 
abftraftions  &"  d'inflituer  tels  fons  qu'ils  vouloient  pour 
les  défigner.  Mais  parce  que  l'ufage  des  noms  confi lie  à 
faire  connoître  aux  autres  les  idées  que  nous  avons  dans 
l'Efprit,  on  ne  peut  en  venir  là  que  lorfque  le  même  flgne 
fignifîe  la  même  idée  dans  l'Efprit  de  deux  perfonnes  qui 
veulent  s'entre-communiquer  leurs  penféesScdifcouriren- 
femble.  Ainfi  ceux  d'entre  les  Enfans  d'Adam  qui  trou- 
vèrent ces  deux  mots ,  Kinneah  6c  Niouph  reçus  dans  l'u- 
fage ordinaire,  ne  pou  voient  pas  les  prendre  pour  de  vains 
fons  qui  ne  fignifîoient  rien,  mais  ils  dévoient  conclurre 
néceflairement  qu'ils  fignifîoient  quelque  chofe,  certaines 
idées  déterminées,  des  idées  abflraites,  puifque  c'étoient 
des  noms  généraux  -,  lefquelles  idées  abftraites  étoient  des 

Eeee  cf- 


5  86  Ves  Noms  des  Sîibfiances. 

Chap.    eflences  de  certaines  Efpéces  diftinguées  de  toute  autre 
VI.       par  ces  noms-là.     Si  donc  ils  vouloient  fe  fervir  de  ces 
Mois  comme  de  noms  d'Efpéces  déjà  établies  8c  reconnues 
d'un  commun  confentement  ,    ils  etoient  obligez  de  con- 
former les  idées  qu'ils  formoient  en  eux-mêmes  comme 
fignifiées  par  ces  noms-là  aux  idées  qu'elles  ilgn)fîoient 
dans  l'Elprit  des  autres  hommes,  comme  à  leurs  véritables 
niodelles.     Et  dans  ce  cas  les  idées  qu'ils  fe  formoient  de 
ces  Modes  complexes  étoient  fans  doute  fujettes  à  être  in- 
complètes, parce  qu'il  peut  arriver  facilement  que  ces  for- 
tes d'Idées  &  fur  tout  celles  qui  font  compofees  de  coni- 
binaifons  de  quantité  d'idées  ,    ne  répondent  pas  exacte- 
ment aux  idées  qui  font  dans  l'Efprit  des  autres  hommes 
qui  fe  fervent  des  mêmes  noms.     Mais  à  cela  il  y  a  pour 
l'ordinaire  un  remède  tout  prêt ,  qui  eft  de  prier  celui  qui 
fe  fert  d'un  mot  que  nous  n'entendons  pas  ,    de  nous  en 
dire  la  fignifîcation  >    car  il  eft  aulîl  impollible  de  fivoir 
certainement  ce  que  les  mots  de  jalou/îeècd'udiiltere  ,quiy 
»  nxjp  figiiifîe  je  croy ,  répondent  aux  mots  hébreux  *  Kinneah  &  Nioiiphy 
jaiùiijieSi  ^i^j   lignifient  dans  l'Efprit  d'un  autre  homme  avec  qui  je  m'en- 
"  "  '""'         tretiens  de  ces  chofes,  qu'il  étoit  impollible  dans  le  com- 
mencement du  Langage  de  fivoir  ce  que  Kinneah  6c  Niouph 
lîgnifioient  dans  l'Efprit  d'un  autre  homme  fans  en  avoir 
entendu  l'explication  ,  puifque  ce  font  des  fignes  arbitrai- 
res dans  l'Efprit  de  chaque  perfonne  en  particulier. 
Exemple  des         §.  46.  Coiifidcrons  prefcntement  de  la  même  manière 
subrtances  dans  jg^  noms  dcs  Subftauces ,  dans  la  première  application  qui 
en  rut  faite.     Un  des  Enrans  d  Adam  courant  ça  &:  la  (ur 
des  Montagnes  découvre  par  hazard  une  Subftancc  écla- 
tante qui  luy  frappe  agréablement  la  veûë.     11  la  porte  à 
Adam  qui,  après  l'avoir  confideree  ,    trouve  qu'elle  eft 
dure,  d'un  jaune  fort  brillant  &  d'une  extrême  pefanteur. 
Ce  font  peut-être  là  toutes  les  Qiialitez  qu'il  y  remarque 
d'abord,  &  formant  par  ai)ftra£bion  une  idée  complexe, 
compofée  d'une  Subftance  qui  a  cette  particulière  couleur 
jaune, &  une  très-grande  pefinteur  par  rapport  à  fa  maffe, 
il  luy  donne  le  nom  de  Zahab ,  pour  dellgner  par  ce  mot 

tou- 


"Des  Noms  àes  Subjlances.  Liv.  III.  587 

toutes  les  Subftances  qui  ont  ces  qualitez  fenfibles.  Il  eft  C  h  a  p. 
évident  que  dans  ce  cas  Adam  agit  d'une  toute  autre  ma-  VI. 
niére  qu'il  n'a  fait  en  formant  les  idées  de  Modes  mixtes 
auxquelles  il  a  donné  les  noms  de  Kinneah  Se  de  Niouph. 
Car  dans  ce  dernier  cas  il  joignit  enfemble,  par  le  feul  fe- 
cours  de  fon  imagination  ,  des  Idées  qui  n'étoient  point 
prifes  de  l'exiftence  d'aucune  chofe  ,  &  leur  donna  des 
noms  qui  puflént  fervir  à  défigner  tout  ce  qui  fe  trouve- 
roit  conforme  à  ces  idées  abllraitcs  qu'il  avoit  formées , 
fans  confiderer  fi  aucune  telle  chofe  exiftoit  ou  non.  Là 
le  modelle  étoit  purement  de  fon  invention.  Mais  lorf- 
qu'il  fe  forme  une  idée  de  cette  nouvelle  Subftance,  il  fuit 
un  chemin  tout  oppoié  ;  car  il  y  a  en  cette  occafion  un 
modelle  formé  par  la  Nature  ,  de  forte  que  voulant  fe  le 
repréfenter  à  luy-niême  par  l'idée  qu'il  en  a  lors  même 
que  ce  modelle  eft  abfent  ,  il  ne  fait  entrer  dans  fon  idée 
complexe  nulle  idée  fimple  dont  la  perception  ne  luy  vien- 
ne de  la  chofe  même.  11  a  foin  que  fon  idée  foit  confor- 
me à  cet  Archétype,  &  veut  que  le  nom  exprime  une  idée 
qui  ait  une  telle  conformité. 

§.  47.  Cette  portion  de  Matière  qu'Adam  défigna  ain- 
fi  par  le  terme  de  Zahab ,  étant  entièrement  difterente  de 
toute  autre  qu'il  eût  vu  auparavant,  il  ne  fe  trouvera,  je 
eroy ,  perfonne  qui  nie  qu'elle  ne  conftitué  une  Efpéce 
diftinfte  qui  a  fon  elTence  particulière,  &:  que  le  mot  de 
Zahab  ne  foit  le  figne  de  cette  Efpéce  ,  &:  un  nom  qui 
appartient  à  toutes  les  chofes  qui  participent  à  cette  Éf- 
fence.  Or  il  eft  vifible  qu'en  cette  occafion  l'eflence 
qu'Adam  défigna  par  le  nom  de  Zahab  ,  ne  comprenoit 
autre  chofe  qu'un  corps  dur  ,  brillant  ,  jaune  &:  fort  pe- 
fant.  Mais  la  curiofité  naturelle  à  l'Efprit  de  l'Homme 
qui  ne  fauroit  fe  contenter  de  la  connoiflance  de  ces  Qua- 
litez fuperficielles,  engage  Adam  à  confiderer  cette  Ma- 
tière de  plus  près.  Pour  cet  effet  ,  il  la  frappe  avec  un 
caillou  pour  voir  ce  qu'on  y  peut  découvrir  en  dedans. 
Il  trouve  qu'elle  cède  aux  coups,  mais  qu'elle  n'eft  pas 
aifement  divifée  en  morceaux  ,  &  qu'elle  le  plie  fans  fe 
Eeee  2  rompre. 


588  "Des  Noms  des  Siibjianccs. 

C  H  A  p.    rompre.     La  duftilité  ne  doit-elle  pas  ,  après  cela ,  erre 
YI.        ajoutée  à  fon  idée  précédente,  &  faire  partie  de  l'eflénce 
de  l'Efpéce  qu'il  défigne  par  le  terme  de  Zahnb?  De  plus 
particulières  expériences  y  découvrent   la  fufibilité  8c  la 
fixité.     Ces  propriétez  ne  doivent-elles  pas  entrer  auflî 
dans  l'idée  complexe  qu'emporte  le  mot  de  Zahab  ,   par 
la  même  raifon  que  les  autres  ,  qui  y  ont  été  première- 
ment admifes  ?  Si  l'on  dit  que  non  i  comment  fera-t-on 
voir  que  l'une  doit  être  préférée  à  l'autre?  Qiie  s'il  faut 
admettre  celles-là,  dès-lors  toutes  les  autres  propriétez 
que  de  nouvelles  obfervations  feront  connoître  dans  cette 
Matière,  doivent  par  la  même  raifon  faire  partie  de   ce 
qui  conftiruc  cette   idée  complexe  ,    fignifiée  par  le  mot 
de  Zahab  ,    &  être  par  conféquent  l'eflénce  de  l'Efpéce 
qui  eft  défignée  par  ce  nom-là;  &  comme  ces  propriétez 
font  infinies  ,    il  eit  évident  qu'une  idée  formée  de  cette 
manière  fur  un  tel  Archétype  ,   fera  toujours  incomplè- 
te. 
Lesidc'csdcî         §.   4,8.    Mais  cc  n'cft  pas  tout  ;  il  s'enfuivroit  encore 
subftances  font  ^^  ^^     ^^  j^^  nouis  dcs  Subltanccs  auroient  laon  feulement 
â  caufc  de  cela,  différentes  fignifications  dans  la  bouche  de  diverfcs  per- 
jiveries.  fonncs  (cc  qui  efl:  effectivement}  mais  qu'on  le  fuppofe- 

roitainfi,  ce  qui  répandroit  une  grande  confufion  dans 
le  Langage.  Car  fi  chaque  qualité  que  chacun  décou- 
vriroit  dans  quelque  Matière  que  ce  fut  ,  étoit  fuppofee 
faire  une  partie  neceffaire  de  l'idée  complexe  fignihéc 
par  le  nom  commun  qui  luy  ell  donné,  il  s'enfuivroit  né- 
ceffairement  de  là  que  les  hommes  doivent  fuppoier  que 
le  même  mot  fignifie  différentes  chofes  en  différentes per- 
fonnes,  puifqu'on  ne  peut  douter  que  diverfes  perfonnes 
ne  puiflént  avoir  découvert  plufieurs  qualitez  dans  des 
Subllances  de  la  même  dénomination  ,  que  d'autres  ne 
connoiffent  en  aucune  manière, 
■font  fixerieurs  §•  49"  I^our  éviter  cet  inconvénient,  certaines  gens  ont 
Efpi'ccs  onfup- fuppofé  une  effence  réelle,  attachée  à  chaque  Kfpece  , 
rokuiKciïencc^^'Q-j  découlent  toutes  ces  propriétez  ,  êc  ils  prétendent 
que  les  noms  dont  ils  fe  fervent  pour  défign;r  les  Efpe- 

ces-s 


Des  Noms  des  Sitbjlances.  Liv.III.  589 

ces,  flgnifîent  ces  fortes  d'Eflences.  Mais  comme  ils  Chap." 
n'ont  aucune  idée  de  cette  efFcnce  réelle  dans  les  Subftan-  VJ. 
CCS,  &  que  leurs  paroles  ne  fignifîent  que  les  Idées  qu'ils 
ont  dans  l'Efprit,  cet  expédient  n'aboutit  à  autre  chofe 
qu'à  mettre  le  nom  ou  le  fon  à  la  place  de  la  chofe  qui  a 
cette  eflénce  réelle,  fans  favoir  ce  que  c'eft  que  cette  ef- 
fence,  &:  c'eft  là  effedtivement  ce  que  font  les  hommes 
quand  ils  parlent  des  Efpéces  des  chofes  en  fuppofant 
qu'elles  font  établies  par  la  Nature  ,  Se  diftinguées  par 
leurs  eflences  réelles. 

§.  50.  Et  pour  cet  effet ,  quand  nous  difons  que  tout    Cette  fuppofî- 
Oreftfixe,  voyons  ce  qu'emporte  cette  affirmation.  Ou  """  "/^ '^'•i'»- 
cela  veut  dire  que  L\  fixité  eit  une  partie  de  la  Définition, 
une  partie  de  l'ElTence  nominale  que  le  mot  Or  fignifîe, 
&:  par  conféquent  cette  affirmation  ,  Tout  Or  e(l  fxe ,  ne 
contient  autre  chofe  que  la  fignification  du  terme  d'Or. 
On  bien  cela  lignifie  que  la  fixité  ne  faifant  pas  partie  de 
la  Définition  du  mot  Or  ,    c'eft  une  propriété  de  cette 
Subftance  mêmej  auquel  cas  il  eft  vifible  que  le  mot  Or 
tient  la  place  d'une  Subftance  qui  a  l'efténce  réelle  d'une 
Efpéce  de  chofes  ,   formée  par  la  Nature  :  fubftirution 
qui  donne  à  ce  mot.  une  fignification  fi  confufe  &  fi  in- 
certaine ,  qu'encore  que  cette  Propofition  ,  l'Or  efi  fxe , 
foit  en  ce  fens  une  affirmation  de  quelque  chofe  de  réel , 
c'eft  pourtant  une  vérité  qui   nous  échappera  toujours 
dans  l'application  particulière  que  nous  en  voudrons  fiii- 
re  ;  &  ainfi   elle  eft  incertaine  &:  n'a  aucun  ufage  réel. 
Mais  quelque  v,ay  qu'il  foit  que  tout  Or  ,   c'eft-à-dire 
tout  ce  qui  a  l'effence  réelle  de  l'Or  ,   eft  fixe,  à  quoy 
fert  cela,  puifqu'à  prendre  la  chofe  en  ce  fens,  nous  igno- 
rons ce  que  c'eft  qui  eft  ou  n'eft  pas  Or?  Car  fi  nous  ne 
connoifibns  pas  l'eflcncc  réelle  de  l'Or,  il  eft  impoffible 
que  nous  connoiffions  quelle  particule  de  Matière  a  cette 
tÇîcnce,  &  par  conféquent  fi  c'eft  du  véritable  Or,   ou 
non. 

§.51.  Pour  conclurre;  la  même  liberté  qu'Adam  eût  Concluden. 
au  commencement  de  former  telles  idées  complexes  de 
Eeee  3  Mo- 


590  Des  Noms  des  Snbftances, 

C  H  A  p.    Modes  mixtes  qu'il  vouloit",   fans  fuivre  aucun  autre  mo- 
VI.       délie  que  fes  propres  penfées ,  tous  lès  hommes  l'onr  eue 
depuis  ce  temps-là  >  Ôc  la  même  nécefllté  qui  fut  impofée 
à  Adam  de  conformer  fes  idées  des  Subftances  aux  chofes 
extérieures  ,   s'il  ne  vouloit  point  fe  tromper  volontaire- 
ment luy-méme  ,   cette  même  nécefllté  a  été  depuis  im- 
pofée à  tous  les  hommes.     De  même  la  liberté  qu'Adam 
avoit  d'attacher  un  nouveau  nom  à  quelque  idée  que  ce 
fut,  chacun  l'a  encore  aujourd'huy,  &  fur  tout  ceux  qui 
font  une  Langue,  fi  l'on  peut  imaginer  de  telles  perfon- 
nes  ;  nous  avons  ,  dis-je  ,  aujourd'huy  ce  même  droit  , 
mais  avec  cette  différence  que  dans  les  Lieux  ou  les  hom- 
mes unis  en  focieté  ont  deja  une  Langue  établie  parmi 
eux ,  il  ne  faut  changer  la  lignification  des  mots  qu'avec 
beaucoup  de  circonfpe£tion  6z  le  moins  qu'on  peut ,  par- 
ce que  les  hommes  étant  déjà  pourvus  de  noms  pour  dé- 
figner  leurs  idées  ,   &  l'ufage  ordinaire  ayant  approprié 
des  noms  connus  à  certaines  idées,    ce  feroit  une  chofe 
fort  ridicule  que  d'affefter  de  leur  donner  un  fens  diffé- 
rent de  celui  qu'ils  ont  deja.     Celui  qui  a  de  nouvelles 
notions ,  fe  hazardera  peut-être  quelquefois  de  faire  de 
nouveaux  termes  pour  les  exprimer  j  mais  on  regarde  ce- 
la comme  une  efpéce  de  hardieffe  ;  ôc  il  eft  incertain  lî 
jamais  l'ufage  ordmaire  les  autorifera.     Mais  dans  les  en- 
tretiens que  nous  avions  avec  les  autres  hommes,  il  faut 
néccffairement  faire  en  forte  que  les  idées  que  nous  dé- 
fignons  par  les  mots  ordinaires  d'une  Langue,  foient  con- 
formes aux  idées  qui  font  exprimées  par  ces  mots-là  dans 
leur  fignification  propre  &  connue  ,   ce  que  j'ai  deia  ex- 
plique au  long  i  ou  bien  il  faut  faire  connoître  diltinfte- 
ment  le  nQuveau  fens  que  nous  leur  donnons. 


CHA- 


Des  Particules.    Liv.  IIL  59  f 


CHAPITRE     VII. 

Des  Particules. 

§.  I.   •^XUtre  les  Mots  qui  fervent  à  nommer  les   Les Parricofe* 
V_^  idées  qu'on  a  dans  ]'Efprit,il  y  en  a  un  î^rand  ''e'"  ■c'  paries 
nombre  d'autres  ,    qu'on  employé  pour  fignifier  lançon-  JonsouTsp'ro- 
nexion  que  l'Efprit  met  entre  les  Idées  ou  les  Propofi-  pofitions  cmié- 
tions,  qui  compofent  le  Difcours.  Lorfque  l'Efprit  com- ^"' 
munique  fes  penfées  aux  autres,  il  n'a  pas  feulement  be- 
foin  de  flgnes  qui  marquent  les  idées  qui  fe  préfentent 
alors  à  luy  ,   mais  d'autres  encore  pour  défigner  ou  faire 
connoître  quelque  aftion  particulière  qu'il  fiait  luy-mê- 
me,&:  qui  dans  ce  temps-là  fc  rapporte  à  ces  idées.  C'eft 
ce  qu'il  peut  faire  en  diverfes  manières.     Cela  ejl ,  cela 
n'efl  pas ,  font  les  fignes  généraux  dont  l'Efprit  fe  fert  en 
affirmant  ou  en  niant.     Mais  outre  l'affirmation  &  la  né- 
gation j  fms  quoy  il  n'y  a  ni  vérité  ni  fauffeté  dans  les 
paroles  ;  lorfque  l'Efprit  veut  faire  connoître  fes  penfées 
aux  autres  ,   il  lie  non  feulement  les  parties  des  PropoU- 
tions,  mais  des  fenterices  entières  l'une  à  l'autre  ,  dans 
toutes  leurs  différentes  relations  &:  dépendances, afin  d'en 
faire  un  difcours  fuivi. 

§.  2 .  Or  ces  Mots  par  lefquels  l'Efprit  exprime  cette     cvftdansie 
liaifon  qu'il  donne  aux  différentes  affirmations  ou  nega-  ''°"  ^^^"^  ^^^ 

r   ■  T  •         '  Particules  que 

tions  pour  en  raire  un  rationnement  contmue  ,  ou  une  condftc  rare 
narration  fuivie,  on  les  appelle  en  général  des  Particules  ;  de  bien  parler, 
^r  c'eft  de  la  jufte  application  qu'on  en  fait ,  que  dépend, 
principalement  la  clarté  èc  la  beauté  du  ftile.  Pour  qu'un 
homme  penfe  bien  ,  il  ne  fuffit  pas  qu'il  ait  des  idées- 
claires  &  diftinftes  en  luy-méme,  ni  qu'il  obferve  la  con- 
venance ou  la  difconvenance  qu'il  y  a  entre  quelques-unes 
de  ces  Idées,  mais  il  doit  lier  fes  penfées,  &  remarquer 
la  dépendance  que  fes  raifonnemens  ont  l'un  avec  l'autre: 
£c  pour  bien  exprimer  ces  fortes  de  penfées  j  rangées  me-^ 

tho- 


592  Des  Particules. 

Chap.   thodiquement,  6<:  enchainées  l'ufle  à  l'autre  par  des  rai- 
VII.      fonnenicns  fiiivis,  il  luy  faut  des  termes  qui  montrent  la 
connexion ,  la  reflri[îton ,  la  dijiin^ion ,  Voppo/îtion ,  Vem- 
phûfc  ,  crc.  qu'il  attaehe  à  chaque  partie  refpcctive  de  fon 
Difcours.     Qiie  il  l'on  vient  à  fe. méprendre  dans  l'appli- 
cation de  ces  particules,  on  embarralle  celui  qui  écoute, 
bien  loin  de  l'inftruire.     Voilà  pourquoy  ces  Mots,  qui 
par  eux-mêmes  ne  font  point  effeîtivement  le  nom  d'au- 
tune  idée,  font  d'un  ufage  fi  confiant  &:  fi  indifpenfable 
dans  la  Langue  ,   &:  fervent  fi  fort  aux  hommes  pour  fe 
bien  exprimer. 
Les  Partiaiks       §.   3.  Cette  partie  de  la  Grammaire  qui  traite  des  Par- 
fcrvent  a  mon-  ficulcs  a  peut-étre  été  aulli  négligée  que  quelques  autres 
port  r'Efpnt'''  °'^^  ^té  cultivées  avec  trop  d'exaftitude.     Il  eft  aifé  d'é- 
mct  entre  fes    crire  l'uu  après  l'autre  des  Cas  &  des  Genres ,  des  Modes 
pcnees.  &c  dcs  Temps  y  des  Gérondifs  Se  des  Supins.     C'eft  à  quoy 

l'on  s'eft  attaché  avec  grand  foin  j  Se  dans  quelques  Lan- 
gues on  a  aufli  rangé  les  particules  fous  differens  chefs  a- 
vec  une  extrême  apparence  d'exaftitude.  Mais  quoy 
que  les  Prépojïtions  ,\cs  Cotîjon^ions  ,&zc.  foient  des  noms 
fort  connus  dans  la  Grammaire  ,  &z  que  les  Particules 
qu'on  renferme  fous  ces  titres,  foient  rangées  exactement 
fous  des  fubdivifions  diftinftes  ;  cependant  qui  voudra 
montrer  le  véritable  ufage  des  Particules  ,  leur  force  &; 
toute  l'étendue  de  leurs  lignifications  ,  ne  doit  pas  fe 
borner  à  parcourir  ces  Catalogues:  il  faut  qu'il  prenne  un 
peu  plus  de  peine  ,  qu'il  reflêchiile  fur  fes  propres  pen- 
lées,  &  qu'il  obferve  avec  la  dernière  exactitude  les  dif- 
férentes formes  que  fon  Efprit  prend  en  difcourant. 

§.  4.  Et  pour  expliquer  ces  Mots,  il  ne  fuiîit  pas  de 
les  rendre, comme  on  fait  ordmairement  dans  lesDièVion- 
naires,  par  des  Mots  d'une  autre  Langue  qui  approchent 
le  plus  de  leur  fignification  ,  car  pour  l'ordinaire  il  eft 
aufli  mal-aifé  de  comprendre  dans  une  Langue  que  dans 
l'autre  ce  qu'on  entend  précilément  par  ces  Mots-là.  Ce 
font  tout  autant  de  tnnrcjues  de  qneltjue  a^ion  de  V Efprit 
£i.u  de  quelque  cbofe  qu'il  vent  donner  à  entendre  :   ainfi  , 

pour 


Des  Particules.     Liv.  III.  595 

pour  bien  comprendre  ce  qu'ils  fignifient  ,  il  faut  confi-  C  h  a  p. 
derer  avec  foin  les  différentes  veùës,  poftures ,  fîtuations,  VII. 
tours,  limitations,  exception  s  ôc  autres  penfées  de  l'Efprit 
que  nous  ne  pouvons  exprimer  faute  de  noms  ,  ou  parce 
que  ceux  que  nous  avons  ,  font  très-imparfaits.  Il  y  a 
une  grande  variété  de  ces  fortes  de  penfées ,  &:  bien  au  de- 
là du  nombre  des  Particules  que  la  plupart  des  Langues 
fourniflent  pour  les  exprimer.  C'eftpourquoy  l'on  ne 
doit  pas  être  furpris  que  la  plupart  de  ces  Particules  ayent 
des  fignifications  différentes  ,  Se  quelquefois  prefque  op- 
pofées.  Dans  la  Langue  Hébraïque  il  y  a  une  particule 
qui  n'cft  compofée  que  d'une  feule  Lettre,  mais  dont  on 
compte  ,  s'il  m'en  fouvient  bien  ,  foixante-dix  ,  ou  cer- 
tainement plus  de  cinquante  fignifications  différentes. 

§.  5.  *  Mais  eft  une  des  particules  les  plus  communes  Excmpîet-téae 
dans  nôtre  Langue,  &  après  avoir  dit  que  c'eft  une  Con-  '•*  ''^"""'^ 
jonEiion  difcretive  qui  répond  au  Sed  des  Latins, on  penfe 
l'avoir  fuffifamment  expliquée.  Cependant  il  me  femble 
qu'elle  donne  à  entendre  divers  rapports  que  l'Efprit  at- 
tribué à  différentes  Propofitions  ou  parties  de  Propofi- 
tions  qu'il  joint  par  ce  Monofyllabe. 

Premièrement ,  cette  Particule  fert  à  marquer  contra- 
riété, exception,  différence.  Il  eft  fort  honnête  homme  ^ 
Mais  il  eft  trop  prompt.  Vous  pouvez  faire  un  tel  mar- 
ché 3  Mais  prene.z  garde  qu'on  ne  vous  trompe.  Elle 
n' eft  pas  fi  belle  qu'une  telle  y  Mais  enfin  elle  eft  jolie. 

II.  Elle  fert  à  rendre  raifon  de  quelque  chofe  dont  on 
fe  veut  excufer.  //  eft  vray ,  je  Vai  battu  ,  Mais  j'en  a- 
voisfujet. 

III.  Mais  pour  ne  pas  parler  davantage  fur  ce  fujet: 
Exemple  où  cette  Particule  fert  à  faire  entendre  que  l'Ef- 
prit 


*  En  Anglois  But.  Nôtre  Mais  ne 
repond  point  cxaûement  à  ce  mot  An- 
glois ,  comme  il  paroit  vifiblement  par 
les  divers  rapports  que  l'Auteur  remarque 
dans  cette  Particule  ,  dont  il  y  en  a  quel- 
(jues-uns  qui  ne  fautoienc  être  appliquez 


à  nôtre  M.I».  Comme  je  ne  pouTois  tra- 
duire ces  exemples  en  nôtre  Langue  ,  j'en 
ai  mis  d'autres  à  la  place ,  que  j'ai  tirez 
en  partie  du  Didlionnaire  de  ï'jlcadimie 
Françoife. 

Ffff 


Chap. 
VIL 


594  Des  Particules. 

prit  s'arrête  dans  le  chemin  où  il  alloit ,  avant  que  d'être 

arrivé  au  bout. 

IV.  Qa')  Fous  pries  Dieu ,  Mais  ce  n'eff  pas  ,  qu'il 
veuille  vous  amener  à.  la  connoifiance  de  la  vraye  Reli- 
gion-, 

V.  Mais  qu'il  vous  confirme  dans  la  vôtre.  Le  pre- 
mier de  ces  Mais  défigne  une  fuppofition  dans  l'Efprit  de 
quelque  chofe  qui  eft  autrement  qu'elle  ne  devroit  être  ; 
&  le  fécond  fait  voir ,  que  l'Efprit  met  une  oppofition 
directe  entre  ce  qui  fuit  &:  ce  qui  précède. 

VI.  Mais  fert  quelquefois  de  tranfition  Qb^  pour  reve- 
nir à  un  fujet ,  ou  pour  quitter  celui  dont  on  parloit. 
Mais  revenons  À  ce  que  nous  dijiotis  tantôt,  (r)  Mais 
laijfons  Chapelain  pour  la  dernière  fois. 

On  n'a  touché  §.  6.  A  CCS  fignificatioHS  du  mot  de  Mais  ,  j'en  pour- 
cette^matiere^  Tois  ajoûtcr  fans  doutc  pluficuts  autrcs ,  fi  je  me  faifois  u- 
ne  affaire  d'examiner  cette  Particule  dans  toute  fon  éten- 
due ,  &  de  la  confiderer  dans  tous  les  Lieux  où  elle  peut 
fe  rencontrer.  Si  quelqu'un  vouloit  prendre  cette  peine, 
je  doute  que  dans  tous  les  fens  qu'on  luy  donne,  elle  pût 
mériter  le  titre  de  difcretive  y  par  où  les  Grammairiens  la 
défignent  ordinairement.  Mais  je  n'ai  pas  deifein  de  don- 
ner une  explication  complette  de  cette  efpéce  de  fignes. 
Les  exemples  que  je  viens  de  propofer  fur  cette  feule  par- 
ticule, pourront  donner  occâfion  de  réfléchir  fur  l'ufage 

& 


c]ue 
meut. 


(a)  Cet  exemple  eft  dans  PAnglois. 

NosPutiftes  blâmeront  peut-être  ces  deux 
Mais  dans  une  même  période  ,  mais  ce 
n'eft  pas  dequoy  il  s'aj^it.  Suffit  qu'oo 
voye  pat  là  que  l'Efprit  marque  par  une 
feule  particule  deux  rapports  fort  diffé- 
rens  ;  &  je  ne  fai  même  ,  fi  malgré'  les 
régies  fcrupulculès  de  nos  Grammairiens, 
il  n'eft  pas  nécelTaire  d'employerquelque- 
fois  ces  deux  Mjij  ,  pour  marquer  plus 
vivement  &  plus  nettement  ce  qu'on  a 
daus  rEfprit.  Cela  (bit  dit  fans  décider. 

(i)    Une  chofc  bien    digne  de  rcmar- 
tjuc ,  c'cft  que  les  Latins  fe  fctvoicnt  quel- 


quefois de  nam  en  ce  (ênvIà.  Kam  rjuii 
eg)  Jicam  de  Pâtre  ,  dit  Teieice  ,  Andr. 
Ail.  I,  5(.VI.  V.  i8.  11  ne  faut  que  voir 
l'endroit  pour  être  convaincu  qu'on  ne  le 
peut  mieux  traduire  en  François  ijue  par 
ces  paroles  ,  M  a  i  s  ^'<.-  iltrai-je  ilc  mnn 
Père  ?  Ce  qui  ,  pour  le  dire  en  palFant , 
prouve  d'une  manière  bien  feiifible  ce  que 
vient  dédire  Mr.  Loi^t- ,  qu'il  ne  faut  pas 
chercher  dans  les  Dictionnaires  la  llgni- 
ficatton  <k  ces  Particules  .  mais  dans  la 
difpolitioK  d'cfpnt  où  le  trouve  celui  qui 
parle. 

(i)  Defpreauxt  Sat.  IX. 


Des  Termes  abjiraits  é"  concrets.  Liv.  III.  595 
&  fur  la  force  que  ces  Mots  ont  dans  le  Difcours ,  &  nous  C  h  A  p. 
conduire  à  la  confideration  de  plufieurs  aftions  que  nôtre  VIL 
Efprit  a  trouvé  le  moyen  de  faire  fentir  aux  autres  par  le 
fecoui  s  de  ces  Particules ,  dont  il  y  en  a  quelques-unes  qui 
renferment  conftamment  le  fens  d'une  Propofition  entiè- 
re,  6c  d'autres  lorfqu'elles  font  conftruites  d'une  certaine 
manière. 


p. 


CHAPITRE     VIII. 

Des  Termes  abjlraits  à"  concrets.  C  m  a 

VIII 

§.  I.  T    Es  Mots  communs  des  Langues, &  l'ufage  or- Les  termes' al» - 
i  j  dinaire  que  nous  en  faifons  ,  auroient  pu  nous  '^"''s  "«  pe"- 
fournir  des  lumières  pour  connoître  la  nature  de  nos  Idées,  mé"  Pund*'^ 
fi  l'on  eût  pris  la  peine  de  les  confiderer  avec  attention,  l'autre,  & 
L'Efprit ,    comme  nous  avons  fait  voir  ,    a  la  puifTance  P°"^^"°y- 
à'abjiraire  fes  idées ,  qui  par  là  deviennent  autant  d'eflcn- 
ces  générales  par  où  les  chofes  font  diftinguées  en  Efpè- 
ces.     Or  chaque  idée  abftraite  étant  diftinde  ,    en  forte 
que  de  deux  l'une  ne  peut  jamais  être  l'autre  ,    l' Efprit 
doit  appercevoir  par  fa  connoifTance  intuitive  la  différen- 
ce qu'il  y  a  entre  elles  j  6c  par  conféquent  dans  des  Pro- 
pofitions  deux  de  cts  Idées  ne  peuvent  jamais  être  affir- 
mées l'une  de  l'autre.  C'eft  ce  que  nous  voyons  dans  l'U- 
fage  ordinaire  des  Langues  ,    qui  ne  permet  pas  que  deux 
termes  abjlraits  ,  ou  deux  noms  d'Idées  abflraites  /oient  af- 
firmées l'un  de  l'antre.    Gar  quelque  affinité  qu'il  paroifîe 
y  avoir  entr'eux,  &c  quelque  certain  qu'il  foit,par  exem- 
ple ,  qu'un  homme  eft  un  Animal ,  qu'il  eft  raifonnable  , 
qu'il  eft  blanc  ,   ^c.   cependant  chacun  voit  d'abord  la 
faufleté  de  ces  Propofitions ,    V Humanité  ejl  Animalité ^ 
ou  Raifonnabilité ,   ou  Blancheur.     Cela  eft  d'une  aufïï 
grande  évidence  qu'aucune  des  Maximes  le  plus  généra- 
lement reçues.  Toutes  nos  affirmations  roulent  donc  uni- 
quement fur  des  idées  concrètes  ,  ce  qui  eft  affirmer  non 
Ffff  2  qu'une 


59^  ^^^  T^fi''*^^^  al^/îraits  à-  concrets. 

C  H  A  p  qu'une  idée  abftraite  eft  une  autre  idée ,  mais  qu'une  idée 
VIII.  abftraite  eft  jointe  à  une  autre  idée.  Ces  idées  abftraites 
peuvent  être  de  toute  Efpéce  dans  les  Subftances  ,  mais 
dans  tout  le  refte  elles  ne  font  guère  autre  chofe  que  des 
idées  de  Relations.  D'ailleurs  ,  dans  les  Subftances,  les 
plus  ordinaires  font  des  idées  de  Puiftance  j  par  exemple, 
îtn  homme  efi  blanc  ^  fignilie  que  la  Chofe  qui  a  l'eflencc 
d'un  homme,  a  aufli  en  elle  l'eflence  de  blancheur  ,  qui 
n'eft  autre  chofe  qu'un  pouvoir  de  produire  l'idée  de  blan- 
■^-  cheur  dans  une  perfonne  dont  les  yeux  peuvent  difccrner 

les  Objets  ordinaires  :  ou ,  un  homme  efi  raifonnable ,  veut 
dire  que  la  même  chofe  qui  a  l'effence  d'un  homme  a  aufli 
en  elle  l'effence  de  Raifonnabilit e  ^c'cR.  à  dire, la  puiflance 
de  raifonner. 
Ils  montrent  la      §•  2-  Cette  diftindion  des  Noms  fait  voir  auflî  la  dif- 
diffërencc  de    fércncc  de  nos  Idées  ;  car  fi  nous  y  prenons  garde  ,  nous 
nos  idccs.        trouverons  que  nos  Idées /impies  ont  toutes  des  noms  abfiraits 
'■  auljï  bien  que  de  concrets, dont  l'un  (pour  parler  en  Gram- 

mairien) eft  un  Subftantif,  &  l'autre  un  Adjeftif,  comme 
blancheur ,  blanc  ;  douceur  ,  doux.  11  en  eft  de  même  à 
l'égard  de  nos  Idées  des  Modes  &"  des  Relations  ,  comme 
Juftice ,  jii/le  -y  égalité i  égal  ;  mais  avec  cette  feule  diffé- 
rence, que  quelques-uns  des  noms  concrets  des  Relations, 
fur  tout  parmi  les  hommes ,  font  Subftantifs  ,  comme  pa- 
ternité ,  père  ;  de  quoy  il  ne  feroit  pas  difficile  de  rendre 
raifon.  Quant  à  nos  idées  des  Subftances  ,  elles  n'ont 
que  peu  de  noms  abftraits,  ou  plutôt  elles  n'en  ont  abfo- 
lument  point.  Car  quoy  que  les  Ecoles  ayent  introduit 
les  noms  à' Animalité ,  d'Humanité ,  de  Corporetté ,  Se 
quelques  autres  >  ce  n'eft  rien  en  comparaifon  de  ce  nom- 
bre infini  de  noms  de  Subftances  auxquels  les  Scholafti- 
ques  n'ont  jamais  été  aflez  ridicules  pour  joindre  des  noms 
abftraits }  6c  le  petit  nombre  qu'ils  ont  forgé,  6c  qu'ils  ont 
mis  dans  la  bouche  de  leurs  Ecoliers,  n'a  jamais  pu  entrer 
dans  l'Ufage  ordinaire  ,  ni  être  autorifé  dans  le  Monde. 
D'cii  l'on  peut  au  moins  conclurre  ,  ce  me  femble  ,  que 
tous  les  hommes  reconnoiffent  par  là  qu'ils  n'ont  point 

d'idée 


De  rifftperfeÛion  des  Mots.  Liv.  III.         597 

d'idée  des  eflences  réelles  des  Subftances ,  puifqu'ils  n'ont    C  h  a  p.  ' 
point  de  noms  dans  leurs  Langues  pour  les  exprimer,  dont     VIII. 
ils  n'auroient  pas  manqué  fans  doute  de  fe  pourvoir,  fi  le 
fentiment  par  lequel  ils  font  intérieurement  convaincus 
que  ces  Efîences  leur  font  inconnues  ,   n«  les  eût  détour- 
nez d'une  fi  frivole  entreprife.     Ainfi,  quoy  qu'ils  ayent 
aflez  d'idées  pour  diftinguer  l'Or  d'avec  une  pierre,  6c  le 
Métal  d'avec  le  Bois ,    ils  n'oferoient  pourtant  fe  fervir 
des  mots  *  Aureitas  ,  Saxeitas  ,  Metalleitas  ,  Ligneitas ,  *  Ces  Mots  qm 
éc  de  tels  autres  noms,  par  où  ils  prétendroient  exprimer  barbares"^ hl'^ 
les  effences  réelles  de  ces  Subftances  dont  ils  feroient  con-  tin,  paroîtroici.t 
vaincus  qu'ils  n'ont  aucune  idée.     Et  en  effet  ce  ne  fut  ^^  '*  fermeté 
que  la  Doftrine  des  Formes  Subjianttelles ,  &:  la  confiance  Ftançolsf""^" 
téméraire  de  certaines  perfonnes ,    deftituées  d'une  con- 
noifiance  qu'ils  prérendoient  avoir  ,   qui  firent  première- 
ment fabriquer  le  enfuite  introduire  les  mots  à' Animalité' 
&  d'Humanité i  &c  autres  femblables,  qui  cependant  n'al- 
lèrent pas  bien  loin  de  leurs  Ecoles ,   &c  n'ont  jamais  pii 
être  de  mife  parmi  les  gens  raifonnables.    Je  fai  bien  que 
le  mot  hnmanitas  étoit  en  ufage  parmi  les  Romains ,  mais 
dans  un  fens  bien  différent  -,  car  il  ne  fignifioit  pas  l'efTen- 
ce  abftraite  d'aucune  Subftance.     C'étoit  le  nom  ■\  ah-  t  De  même, 
ftrait  d'un  Mode-,  fon  concret  étoit  humanus  ,  Se  non  pas  «^'*''"""» """' 

,  '  ■»  r       avons  fait  hii- 

homO.  mamti. 


CHAPITRE    IX. 

T>e  l'Imperfection  des  Mots.  C  h  a  p 

IX. 

§.  I.  TL  eft  aifé  de  conclurre  de  ce  qui  a  été  dit  dans  Nous  nous  fcr^ 
■■■  les  Chapitres  précedens ,  quelle  imperfeftion  il  *°ns  <^« Mots 

j  1     T  o  1  A  ,       pour  enrcgitrer 

y  a  dans  le  Langage  ,   &  comment  la  nature  même  des  nos  propres 
Mots  fait  qu'il  eft  prefque  inévitable  que  plufieurs  d'en-  P'^"'"^"  & 

,  ,^  ^  ~     ^.  ^        .  ^  r      a       •  •  pour  les  com- 

tr  eux  n  ayent  une  lignification   douteule  &  mcertaine.  muniqucr  aux 
Pour  découvrir  en  quoy  confifte  la  perfe£t:ion  &  l'imper-  autres. 
feftion  des  Mots ,  il  eft  néceflaire ,  en  premier  lieu ,  d'en 
Ffff  3  con- 


598  De  l' Imperfection  des  Mots. 

C  H  A  p.    confidérer  l'ufage  6c  la  fin  >   car  felôn  qu'ils  font  plus  ou 
IX.       moins  proportionnez  à  cette  fin ,  ils  font  plus  ou  moins 
parfaits.     Dans  la  première  partie  de  ce  Difcours  nous 
avons  fou  vent  parlé  par  occafion  d'un  double  ufage  qu'ont 
les  Mots. 

1.  L'un  eft,  d'enregîtrer ,  pour  ainfi  dire ,  nos  propres 
penfées. 

2.  L'autre,  de  communiquer  nos  penfées  aux  autres. 
Tout  mot  peut      §.  2 .  Qiiant  au  premier  de  ces  ufages  qui  eft  d'enregî- 
u«'nos%^n-'  ^"^^^  "°^  propres  penfées  pour  aider  notre  Mémoire ,  qui 
fées.              nous  fait ,  pour  ainfi  dire  ,  parler  à  nous-mêmes  -,  toutes 

fortes  de  paroles ,  quelles  qu'elles  foient,  peuvent  fervir 
à  cela.  Car  puifque  les  fons  font  des  fignes  arbitraires  & 
indifFerens  de  quelque  idée  que  ce  foit ,  un  homme  peut 
employer  tels  mots  qu'il  veut ,  pour  exprimer  à  luy-mê- 
me  fes  propres  idées  j  &r  ces  mots  n'auront  jamais  aucune 
imperfection  ,  s'il  fe  fert  toujours  du  même  figne  pour 
défigner  la  même  idée ,  car  en  ce  cas  il  ne  peut  manquer 
d'en  comprendre  le  fens,  en  quoy  confifte  le  véritable  u- 
fage  &  la  perfeftion  du  Langage. 

11  y  a  unedou-      g.  ^.  En  fccond  lieu,  pour  la  communication  qui  fe 

citionpaTparo-  ^^^^  entre  les  hommes  par  le  moyen  des  paroles,  les  Mots 

les,  rmieeil    oot  auiîî  un  doublc  ufage: 

S-n^KiÔr      I-  L'un  eft  Cw/7, 

II.  Et  lautre  Fhilofophique. 

Premièrement,  par  l'ufage  civil  j'entens  cette  commu- 
nication de  penfées  &  d'idées  par  le  fecours  des  Mots, 
autant  qu'elle  peut  fervir  à  la  converfation  &:  au  com- 
.  ,  merce  qui  regarde  les  affaires  &c  les  commoditez  ordinai- 
res de  la  Vie  Civile  dans  les  différentes  Sociétez  qui  lient 
les  hommes  les  uns  aux  autres. 

En  fécond  lieu ,  par  ^ ufage  philofophique  des  Mots  j'en- 
tens l'ufage  qu'on  en  doit  faire  pour  donner  des  notions 
précifes  des  Chofes ,  &:  pour  exprimer  en  propofitions 
générales  des  veritez  certaines  &;  indubitables  fur  lefqiipl- 
les  l'Efprit  peut  s'appuyer  ,  êc  dont  il  peut  être  fatisrait 
dans  la  recherche  de  la  Vérité,     Ces  deux  Ufages  font 

lort 


De  l' Imperfection  des  Mots.     Liv.  III.         599 

fort  diftinfts  ;  Se  l'on  peut  fe  pafler  dans  l'un  de  beaucoup  C  h  a  p. 
moins  d'exaftitude  que  dans  l'autre ,  comme  nous  verrons      IX. 
dans  la  fuite. 

§.  4.    La  principale  fin  du  Langage  dans  la  communi-  L-imperfecfiion 
cation  que  les  hommes  font  de  leurs  penfées  les  uns  auxj!^'"  ^°''^^']^ 
autres ,  étant  d'être  entendu ,  les  Mots  ne  fauroient  bien  leuTs  ifg!i'[fica.^ 
fervir  à  cette  fin  dans  le  Difcours  Civil  ou  Philofophi-  "o"*- 
que,  lorfqu'un  mot  n'excite  pas  dans  l'Efprit  de  celui 
qui  écoute,  la  même  idée  qu'il  fignifie  dans  l'Efprit  de 
celui  qui  parle.     Or  puifque  les  fons  n'ont  aucune  liaifon 
naturelle  avec  nos  Idées ,  mais  qu'ils  tirent  tous  leur  figni- 
fication  de  l'impofition  arbitraire  des  hommes }  ce  qu'il  y 
a  de  douteux  &c  d'incertain  dans  leur  fignification  ,  en 
quoy  confifte  l'imperfeftion  dont  nous  parlons  préfente- 
ment,  vient  plutôt  des  idées  qu'ils  fignifient  que  d'au- 
cune incapacité  qu'un  fon   ait  plutôt  qu'un  autre,  de 
fignifier  aucune  idée  i  car  à  cet  égard  ils  font  tous  égale» 
ment  parfaits. 

Par  conféquent ,  ce  qui  rend  la  fignification  de  quel- 
ques Mots  plus  douteufe  &:  plus  incertaine  que  cel- 
le des  autres  ,  c'eft  la  différence  des  Idées  qu'ils  figni- 
fient. 

§.  5 .  Comme  les  Mots  ne  fignifient  rien  naturellement,  Quelles  font  («3 
il  faut  que  ceux  qui  veulent  s'entrecommuniquer  leurs""'" /^^  '^"* 
penfées,  &  lier  un  difcours  intelligible  avec  d'autres  per-  ""^'  ^  ""'' 
fonnes  en  quelque  Langue  que  ce  foit ,  apprennent  &  re- 
tiennent l'idée  que  chaque  mot  fignifie.  Ce  qui  eft  fort 
diâîcile  à  faire  dans  les  cas  fuivans. 

I.  Lorfque  les  idées  que  les  Mots  fignifient  ,font  extrê- 
mement complexes  ,  ôc  compofées  d'un  grand  nombre 
d'idées  jointes  enfcmble. 

II.  Lorfque  les  Idées  que  ces  Mots  fignifient ,  n'ont 
point  de  liaifon  naturelle  les  unes  avec  les  autres,  de  forte 
qu'il  n'y  a  dans  la  Nature  aucune  mefure  fixe  ,  ni  aucun 
modelle  pour  les  reftifier  &  pour  les  régler. 

III.  Lorfque  la  fignification  d'un  Mot  fe  rapporte  à 
un  modelle,  qu'il  n'eft  pas  aifé  de  connoître. 

IV. 


6oo  De  l'Imperfection  des  Mots. 

C  H  A  p.       IV.    Lorfque  la  fignification  d'un  Mot ,   &  l'eflence 
IX.       réelle  de  la  Chofe  ,   ne  font   pas  exadement  les  mê- 
mes. 

Ce  font  là  des  difficultez  attachées  à  la  fignification  de 
plulîeurs  Mots  qui  font  intelligibles.  Pour  les  Mots  qui 
font  tout-à-fait  inintelligibles ,  comme  les  Noms  qui  fi- 
gnifient  quelque  idée  fimple  qu'on  ne  peut  connoîtrc 
faute  d'organes  ou  de  facultez  propres  à  nous  en  donner 
la  connoiflance ,  tels  que  font  les  noms  des  Couleurs  a 
l'égard  d'un  Aveugle,  ou  les  Sons  à  l'égard  d'un  Sourd, 
il  n'eft  pas  néceffaire  d'en  parler  en  cet  endroit. 

Dans  tous  ces  cas ,  dis-je,  nous  trouverons  de  l'imper- 
fedion  dans  les  Mots  >  ce  que  j'expliquerai  plus  au  long , 
en  confidérant  les  Mots  dans  leur  application  particuliè- 
re aux  différentes  fortes  d'idées  que  nous  avons  dansl'Ef- 
prit  i  car  fi  nous  y  prenons  garde  ,  nous  trouverons  que 
les  noms  des  Modes  mixtes/b»/  le  plusfujets  à  être  douteux 
ér  imparfaits  dans  leurs  Jignifications  pour  les  deux  premiè- 
res raifons ,  &  les  noms  des  Subftances  pour  les  deux  der- 
nières. 
Les  noms  des  §.  6.  Je  dis  premièrement ,  que  les  noms  des  Modes 
Modes  mixtes  f^j^tes  font  la  plupart  fuiets  à  une  grande  incertitude  ,  & 

font  douteux  :     ,  i        i  /-        ■     '    i  i  r       •  r 

a  une  grande  oblcurite  dans  leurs  lignifications. 
I.  à  caufe  que       I.  A  caufe  de  l'extrême  compofition  de  ces  fortes  d'i- 
ics  idées  qu'ils  ^j^g^  complcxcs.     Pout  faire  que  les  Mots  fervent  au  but 

lienihent ,  loiit    ,  r  i      -i   r  -i         '    '    i-  vi 

fort  complexes,  d  un  entretien  mutuel ,  il  raut,  comme  il  a  ete  dit,  qu  ils 
excitent  exa£tement  la  même  idée  dans  celui  qui  écoute , 
que  celle  qu'ils  fignifient  dans  l'Efprit  de  celui  qui  par- 
le. Sans  quoy  les  hommes  ne  font  que  fe  remplir  les  uns 
les  autres  la  tête  de  vains  fons ,  fans  pouvoir  fe  communi- 
quer par  là  leurs  penfées,  éc  fe  peindre,  pour  ainfi  dire, 

i.  leurs  idées  les  uns  aux  autres ,  ce  qui  eft  la  fin  du  Difcours 

^  du  Langage.  Mais  lorfqu'un  mot  fignifie  une  idée  fort 
complexe  ,  compofce  de  différentes  parties  qui  font  el- 
les-mêmes compofées  de  plufieurs  autres ,  il  n'efl  pas  fa- 
cile aux  hommes  de  former  ^  de  retenir  cette  idée  avec 
une  telle  exactitude  qu'ils  faflént  fignifier  au  nom  qu'on 

em- 


'Derimperfe6Tioiides  Mots.  Liv.  III.  60 1 

employé  dans  l'iifage  ordinaire  pour  exprimer  la  même  Chap. 
idée  precife,  fans  la  moindre  variation.  Delà  vient  que  IX. 
les  noms  des  Idées  fort  complexes,  comme  font  pour  la 
plupart  les  termes  de  Morale,  ont  rarement  la  même  fi- 
gnifîcation  précife  dans  l'Efprit  de  deux  différentes  per- 
fonnes  -,  puifque  l'idée  complexe  d'un  homme  convient 
rarement  avec  celle  d'un  autre,  fie  qu'elle  diffère  fou  vent 
de  celle  qu'il  a  luy-même  en  divers  temps,  de  celle  par 
exemple  qu'il  avoit  hier,  &  qu'il  aura  demain. 

§.  7.  En  fécond  lieu,  les  noms  des  Modes  mixtes  font  11. p.ircc  quvi- 
fort  équivoques  ,  parce  qu'ils  n'ont  ,  pour  la  plupart  ,  '"  """"f  p°''" 
aucun  modelle  dans  la  Nature,  fur  lequel  les  hommes '^''"''"^'''"' 
puiffent  en  reftifîer  &  régler  la  fignifîcation.  Ce  font  des 
amas  d'Idées  mifes  enfemble  ,  comme  il  plaît  à  l'Efprit, 
qui  les  forme  par  rapport  au  but  qu'il  fe  forme  dans  le 
difcours  &  à  fes  propres  notions  ;  par  où  il  n'a  pas  en  veûë 
de  copier  aucune  chofe  qui  exifle  aftuellement,  mais  de 
nommer  6c  de  ranger  les  chofes  félon  qu'elles  fe  trouvent 
conformes  aux  Archétypes  ou  modelles  qu'il  a  faits  luy- 
même.  Celui  qui  le  premier  a  mis  en  ufage  les  mots 
^brtifquer-,  deùrutalifer ,  depicquer ,  ôcc.  a  joint  enfem- 
ble, comme  il  l'a  jugé  à  propos  ,  les  idées  qu'il  a  fait 
flgnifîer  à  ces  Mots  :  &:  ce  qui  arrive  à  l'égard  de  quel- 
ques nouveaux  noms  de  Modes  qui  commencent  préfen- 
tement  à  être  introduits  dans  une  Langue  ,  efl  arrivé  à 
l'égard  des  vieux  Mots  de  cette  Efpéce",  lors  qu'ils  ont 
commencé  d'être  mis  en  ufage.  Il  en  ell  de  ces  derniers 
comme  des  premiers.  D'où  il  s'enfuit  que  les  noms  qui 
fignifîent  des  colleârions  d'Idées  que  l'Efprit  forme  à 
plaifir  ,  doivent  être  néceffairement  d'une  fignifîcation 
douteufe,  lorfque  ces  collections  ne  peuvent  fe  trouver 
nulle  part,  constamment  unies  dans  la  Nature,  &c  qu'on 
ne  peut  montrer  aucuns  modelles  par  où  l'on  puifîe  les 

retti" 

*  Ce  font  des  termes /nouveaux  dans  1  être  que  plus  propres  à  faire  (èntir  le 
la  Langue  ;  &  par  cela  même  qu'ils  ne  raifonnement  queMr.  i^i^  fait  en  cet  cii- 
ibiit  pas  fort  eu  ufage,  ils  n'en  font  peut-  )  droit 

G  çy  <y  or 


6o2  De  V Imper fe5î ion  des  Mots. 

C  H  A  p.-   reftifîer.     Ainfi  ,  l'on  ne  fauroit  jamais  connoître  par  les 
IX.       chofes  mêmes  ce  qu'emporte  le  mot  de  Meurtre  ou  de  Sa- 
crilège ,  ^c.    11  y  a  plufieurs  parties  de  ces  Idées  comple- 
xes qui  ne  paroilTent  point  dans  l'aibion  même  ;   l'inten- 
tion de  l'Efprit  ,    ou  le  rapport  aux  chofes  faintes  ,    qui 
font  partie  du  Meurtre  ou  du  Sacrilège  n'ont  pas  une  liai- 
fon  necefl'aire  avec  l'aftion  extérieure  &c  vifible  de  celui 
qui  commet  l'un  ou  l'autre  de  ces  Crimes  :  &:  l'aftion  de 
tirer  à  foy  la  détente  du  Moufquet  par  où  l'on  commet 
un  meurtre  ,    6c  qui  cil  peut-être  la  feule  aftion  vifible  , 
n'a  point  de  liaifon  naturelle  avec  les  autres  idées  qui  com- 
pofent  cette  idée  complexe, nommée  meurtre;  lefquelles 
tirent  uniquement  leur  union  Scieur  combinaifon  de  l'En- 
tendement qui  les  aflemble  fous  un  fcul  nom.    Mais  com- 
me il  fiiit  cet  afTemblage  fins  régie  ou  modelle,il  faut  né- 
cefîairement  que  la  fignification  du  Nom  qui  defigne  de 
telles  collections  arbitraires  ,  fe  trouve  fouvent  différente 
dans  l'Efprit  de  différentes  perfonnes  qui  ont  à  peine  au- 
cun modelle  fixe  fur  lequel  ils  règlent  eux-mêmes  leurs 
notions  dans  ces  fortes  d'idées  arbitraires. 
Lapropricttdu      §•  8.   L'ou  pcut  fuppofcr  à  la  vctité  que  TUfage  com- 
LangûgetKfuf-  niun  qui  régie  la  propriété  du  Langage, nous  efl:  dequel- 
md!JrTcc:ni-  ^"^  fccours  en  ccttc  rencontre  pour  fixer  la  fignification 
tonvcnicnt.       dcs  Mots ,  èc  l'on  ne  peut  nier  qu'il  ne  le  faffe  en  partie. 
Il  eft  ,  dis-je  ,  hors  de  doute  que  TUfage  commun  régie 
affez  bien  le  fens  des  Mots  pour  la  converfation  ordinai- 
re i  mais  comme  perfonne  n'a  droit  d'établir  la  fignifica- 
tion précife  des  Mots  ,    ni  de  déterminer  à  quelles  idées 
chacun  doit  les  attacher,  l'Ufage  ordinaire  ne  fuffit  pas 
pour   nous  autorifer  à  les  adapter  à  des  Difcours  Phi- 
lofophiques  ;    car  à  peine  y  a-t-il  un  nom  d'aucune  Idée 
fort  complexe  (pour  ne  pas  parler  des  autres}  qui  dans 
l'Ufage  ordinaire  n'ait  une  fignification  fort  vague  èc  qui 
fans  devenir  impropre  ne  puifie  être  fait  figne  d'Idées  fort 
différentes.      D'ailleurs  ,  la  régie  &  la  mefurc  de  la  pro- 
priété des  termes  n'étant  déterminée  nulle  part, on  a  fou- 
vent occafion  de  difputer  fi  fuivant  la  propriété  du  Lan- 


De  VhnperfeEîion  dea  Mois.     Liv.  III.         603 

gage  on  peut  employer  un  mot  d'une  telle  ou  d'une  telle  C  h  a  p. 
manière.  Et  de  tout  cela  il  s'enluit  fort  vifiblement  que  IX. 
les  noms  de  ces  fortes  d'idées  fort  complexes  font  natu- 
rellement fujets  à  cette  imperfedion  d'avoir  une  lignifica- 
tion douteufe  &  incertaine ,  &  que  même  dans  l'Efprit  de 
ceux  qui  défirent  fincerement  de  s'entendre  l'un  l'autre  , 
ils  ne  fignifient  pas  toujours  la  même  idée  dans  celui  qui 
parle  &  dans  celui  qui  écoute.  Qiioy  que  les  noms  de 
Gloire  8c  de  Gratitude  foient  les  mêmes  dans  la  bouche 
de  chaque  homme  du  même  Pais,  cependant  l'idée  com- 
plexe que  chacun  a  dans  l'Efprit,  ou  qu'il  prétend  {\2,ni- 
fier  par  l'un  de  ces  noms,  eft  apparemment  fort  diiféren- 
te  dans  l'ufage  qu'en  font  des  hommes  qui  parlent  la  mê- 
me Langue. 

§.  9.   D'ailleurs,  la  manière  dont  on  apprend  ordinai-   Le  majiiere 
rement  les  noms  des  Modes  mixtes  ,  ne  contribué  pas  peu  '^°'"/'"  *P- 

/-•/-•         j  r         ^^       i~  rr         prend  lis  iioni$ 

à  rendre  leur  lignification  douteufe.    Car  fi  nous  prenons  des  uodes  mix. 
la  peine  de  confiderer  comment  les  Enfans  apprennent  les  f  contribué en- 

f    '■  .      ^  ^  i.  .  cote  a  leur  in- 

Langues,  nous  trouverons ,  que  ,  pour  leur  faire  enten-  certitude. 
dre  ce  que  fignifient  les  noms  des  Idées  fimplesScdesSub- 
ftances  ,  on  leur  montre  ordinairement  la  chofe  dont  on 
veut  qu'ils  ayent  l'idée  ,  &  qu'on  leur  dit  plufieurs  fois 
le  nom  qui  en  efl:  le  figne ,  blanc ,  doux ,  lait ,  fncre ,  chieri) 
chat,  &c.  M.^is  ^owT  ce  c[m  c^  des  Modes  mixtes ,  &  fur 
tout  les  plus  importans,  je  veux  dire  ceux  qui  expriment 
des  idées  de  Morale  ,  d'ordinaire  les  Enfans  apprennent 
premièrement  les  fons  jôcpour  favoir  enfiiite  quelles  idées 
complexes  font  fignifiées  par  ces  fons-là  ,  ou  ils  en  font 
redevables  à  d'autres  qui  la  leur  expliquent  ,  ou  Çcc  qui 
arrive  le  plus  fouvent)  on  s'en  remet  à  leur  induftrie  6c  à 
leurs  propres  obfervations  ;  Et  comme  ils  ne  s'appliquent 
pas  beaucoup  à  rechercher  la  véritable  &:  précife  lignifica- 
tion des  noms,  il  arrive  que  ces  ternies  de  Morale  ne  font 
guère  autre  chofe  que  de  fimples  fons  dans  la  bouche  de 
la  plupart  des  hommes  ;  ou  s'ils  ont  quelque  fignification, 
c'ell  pour  l'ordinaire,  une  fignification  fort  vague  Se  fort 
indéterminée.  Se  par  conféquent  très-obfcure  6c  très-con- 
Gggg  2  fufe. 


604.  De  VlmperfcFtion  des  Mots. 

C  H  A  p.  fufe.  Ceux-là  même  qui  ont  été  les  plus  exafts  à  déter- 
IX.  miner  le  fens  qu'ils  donnent  à  leurs  notions  ,  ont  pour- 
tant bien  de  la  peine  à  éviter  l'inconvénient  de  leur  faire 
lignifier  des  idées  complexes  ,  différentes  de  celles  que 
d'autres  perfonnes  habiles  attachent  à  ces  mêmes  noms. 
Où  trouver,  par  exemple  ,  un  difcours  de  Controverfe, 
ou  un  entretien  familier  fur  V Honneur ,  la  Foy  ^  la  Grâce, 
la  Religion,  V Eglife ,  &c.  où  il  ne  foit  pas  facile  de  re- 
marquer les  différentes  notions  que  les  hommes  ont  de 
ces  Chofes>  ce  qui  ne  veut  dire  autre  chofe,  finon  qu'ils 
ne  conviennent  point  fur  la  fignification  de  ces  Mots,  Se 
que  les  idées  complexes  qu'ils  ont  dans  l'Efprit  &:  qu'ils 
leur  font  rignifier,ne  font  pas  les  mêmes >  ce  qui  fait  que 
toutes  les  Difputes  qui  (nivtnx.  de  là  ,  ne  roulent  que  fur 
la  fignification  d'un  fon.  Aufii  voyons-nous  en  confé- 
quence  de  cela  qu'il  n'y  a  point  de  fin  auxmterpretations 
des  Loix  ,  divines  ou  humaines  :  un  Commentaire  pro- 
duit un  autre  Commentaire  ;  une  explication  fournit  de 
matière  à  de  nouvelles  explications  ;  ik;  l'on  ne  ceflé  ja- 
mais de  limiter  ,  de  didinguer  &  de  changer  la  fignifica- 
tion de  ces  termes  de  Morale.  Comme  les  hommes' for- 
ment eux-mêmes  ces  Idées,  ils  peuvent  les  multiplier  à 
l'infini  ,  parce  qu'ils  ont  toujours  le  pouvoir  de  les  for- 
mer. Combien  y  a-t-il  de  gens  qui  fort  fatisfaits  à  la  pre- 
mière le£ture,  de  la  manière  dont  ils  entcndoient  un  tex- 
te de  l'Ecriture,  ou  une  certaine  claufe  dans  le  Code,  en 
ont  tout-à-fait  perdu  l'intelligence  en  confultant  les  Com- 
mentateurs i  de  forte  que  ces  explications  n'ont  fcrvi  qu'à 
leur  faire  avoir  des  doutes ,  ou  à  augmenter  ceux  qu'ils  a- 
voient  déjà,  &  à  répandre  des  ténèbres  fur  le  partage  en 
queftiion.  Je  ne  dis  pas  cela  pour  donner  à  oitendrc  que 
je  croye  les  Commentaires  inutiles  ,  mais  feulement  pour 
faire  voir  combien  les  noms  des  Alodes  mixtes  font 
naturellement  incertains  ,  dans  la  bouche  même  de 
ceux  qui  vouloient  &:  pouvoient  parler  au (11  claire- 
ment que  la  Langue  etoit  capable  d'exprimer  leurs 
penfèes. 

§•   10.. 


De  VImperfe5îiondes  Mots.   Liv.  III.         605 

§.   10.    Il  feroit  inutile  de  faire  remarquer  quelle  obf-    C  H  A  p. 
curité  doit  avoir  été  inévitablement  répandue  par  ce  mo-       IX. 
yen  dans  les  Ecrits  des  hommes  qui  ont  vécu  dans  des  ^'^^}.'^^  ^"' 
temps  reculez.  Se  en  différens  Pais.     Car  le  grand  nom-  cicns  Auteurs 
bre  de  Volumes  que  de  favans  hommes  ont  écrit  pour  é-  '"cvitabkment 
claircir  ces  Ouvrages  ,    ne  prouve  que  trop  quelle  atten-  ° 
tion,  quelle  étude,  quelle. pénétration ,  quelle  force  de 
raifonnement  eft  néccflaire  pour  découvrir  le  véritable  fens 
des  Anciens  Auteurs.     Mais  comme  il  n'y  a  point  d'Ou- 
vrages dont  il  importe  extrêmement  que  nous  nous  met- 
tions fort  en  peine  de  pénétrer  le  fens  ,  excepté  ceux  qui 
contiennent  ou  des  veritez  que  nous  devons  croire  ,    ou 
des  Loix  auxquelles  nous- devons  obéir  ,  &  que  nous  ne 
pouvons  mal  expliquer  ou  tranfgreflér  fans  tomber  dans 
de  fâcheux  inconveniens ,  nous  fommes  en  droit  de  ne  pas 
nous  tourmenter  beaucoup  à  pénétrer  le  fens  des  autres 
Auteurs  qui  n'écrivent  que  leurs  propres  opinions  ;    car 
nous  ne  fommes  pas  plus  obligez  de  nous  inftruire  de  ces 
opinions  qu'ils  le  font  de  favoir  les  nôtres.     Comme  nô- 
tre bonheur  ou  nôtre  malheur  ne  dépend  point  de  leurs 
Décrets  ,   nous  pouvons  ignorer  leurs  notions  fans  courir 
aucun  danger.    Si  donc  en  lifant  leurs  Ecrits  nous  voyons 
qu'ils  n'employent  pas  les  mots  avec  toute  la  clarté  &  la 
netteté   requife  ,   nous   pouvons  fort  bien  les  mettre   à 
quartier  fans  leur  faire  aucun  tort  ,    Se  dire  en  nous-mê- 
mes, 

*  Pourcjuoy  fe  fatiguer  i  pouvoir  te  comprendre  ,         *si  nm  vis  in. 
Si  tu  ne  veux  te  faire  entendre?  teitigt^debssu:- 

§.  II.  Si  la  fignification  des  noms  des  Modes  mixtes  '' 
eft  incertaine ,  parce  qu'il  n'y  a  point  de  modelles  réels , 
exiftans  dans  la  Nature  ,  auxquels  ces  Idées  puiflent  être 
rapportées,  6c  par  où  elles  puiffent  être  réglées, les  noms 
des  Subftances  font  équivoques  par  une  raifon  toute  con- 
traire, je  veux  dire  à  caufe  que  les  idées  qu'ils  fignifient 
font  fuppofées  conformes  à  la  réalité  des  Chofes  &  qu'ils 
fe  rapportent  à  des  Modelles  formez  par  la  Nature.  Dans 
nos  Idées  des  Subftances  nous  n'avons  pas  la  liberté ,  conv 
Gggg  3  me 


éo6  De  l'Imperfecîion  des  Mots. 

C  Jî  A  p.  me  dans  les  Modes  mixtes ,  de  faire  telles  combinaifons 
-  IX.  que  nous  jugeons  à  propos ,  pour  être  des  fignes-caradbe- 
riftiques  par  lefqucls  nous  puillions  ranger  &:  nommer  les 
choies.  Dans  les  idées  des  Subftances  nous  fommes  obli- 
gez de  fuivre  la  Nature  ,  de  conformer  nos  idées  com- 
plexes à  des  exiftcnces  réelles, &:  de  régler  la  lignification 
de  leurs  noms  fur  les  chofes  mêmes ,  fi  nous  voulons  que 
les  noms  que  nous  leur  donnons  ,  en  l'oient  les  fignes ,  & 
fervent  à  les  expruner.  A  la  vérité  ,  nous  avons  en  cette 
occafion  des  modelles  à  fuivre,  mais  des  modelles  qui  ren- 
dront la  fignification  de  leurs  noms  fort  incertaine  j  car 
les  noms  doivent  avoir  un  fens  fort  incertain  6c  fort  di- 
vers, lorfque  les  idées  qu'ils  lignifient  ,  fe  rapportent  à 
des  modelles  hors  de  nous  ,  qu'on  ne  peut  abfolument  point 
eonno'itre )  ou  qu'on  ne  peut  connoître  que  d'une  manière  im- 
parfaite,  àr  incertaine. 
Les  noms  ikî  §.  12.  Lcs  noms  des  Subllances  ont  dans  l'ufage 
subftiiiccs  fe    ordinaire  un  double  rapport  ,   comme  on  l'a  déjà  mon- 

tapportcnt  prc-        ,  r  r  ■'  j 

miércment  à      trc. 

desEtTcnccs  Premièrement ,  on  fuppofe  quelquefois  qu'ils  fignifient 

pcuvciit^élre     la  conftitution  réelle  des  Chofes  ,   ôc  qu'ainfi  leur  fignifi- 
£onnuës.         cation  s'accorde  avec  cette  conftitution  ,  d'où  découlent 
toutes  leurs  propriétez  ,   6c  à  quoy  elles  aboutiflent  tou- 
tes.    Mais  cette  conftitution  i-éelle,  ou  (comme  on  l'ap- 
pelle communément}  cette  eflence  nous  étant  entièrement 
inconnue,  tout  fon  qu'on  employé  pour  l'exprimer  doit 
être  fort  incertain  dans  cet  ufage,  6c  il  fera  impollible  de 
favoir  quelles  chofes  font  ou  doivent  être  appellées  Che- 
val ou  Antimoine  ,   à  prendre  ces  mots  pour  des  eflences 
réelles  dont  nous  n'avons  abfolument  aucune  idée.    Com- 
me dans  cette  fuppofition  l'on  rapporte  les  noms  des  Sub- 
ftances à  des  Modelles  qui  ne  peuvent  être  connus ,  leurs 
lignifications  ne  peuvent  être  établies  6c  réglées  par  ces 
Modelles. 
sccoiidefnein  à        §.   13.  En  fccond  lieu  ,  ce  que  les  noms  des  Subftan- 
des  Quaiitcz    ^-gs  fignifient  immédiatement,  n'étant  autre  chofe  que  les 
dans  les  Sub-    Idees  Jimples  qu  on  trouve  coextjier  dans  les  bubftances , 

'  ces 


De  V Imperfection  des  Mots.     Liv.  III.         607 

ces  Idées  entant  que  réunies  dans  les  différentes  Efpéces  C  h  a  p, 
des  Chofes ,  font  les  véritables  modelles  ,  auxquels  leurs  IX. 
noms  fe  rapportent,  &  par  lefquels  on  peut  le  mieux  re-  lances &qu-on 
crifier  leurs  lignifications.  Mais  c  elt  a  quoy  ces  Arche-  qu'impaifaue- 
types  ne  ferviront  pourtant  pas  fi  bien  ,  qu'ils  puiiïent  ™ent. 
exempter  ces  noms  d'avoir  des  fignificationsfort  différen- 
tes &  fort  incertaines  ;  parce  que  ces  Idées  fimples  qui 
coexillent  êc  font  unies  dans  un  même  fujet,  étant  en  très- 
grand  nombre ,  .Se  ayant  toutes  un  égal  droit  d'entrer  dans 
l'idée  complexe  &:  Spécifique  que  le  nom  fpécifique  doit 
défigner,  il  arrive  qu'encore  que  les  hommes  ayent  def- 
fein  de  confiderer  le  même  fujet  ,  ils  s'en  forment  pour- 
tant des  idées  fort  différentes  -,  ce  qui  fait  que  le  nom 
qu'ils  employent  pour  l'exprimer  ,  a  infailliblement  dif- 
férentes fignifications  en  différentes  perfonnes.  Les  Qiia- 
litcz  qui  compofent  ces  Idées  complexes  ,  étant  pour  la 
plupart  des  Puiilances ,  par  rapport  aux  changemens  qu'el- 
les font  capables  de  produire  dans  les  autres  Corps  ,  ou 
de  recevoir  des  autres  Corps ,  font  prefque  infinies.  Qui 
confiderera  combien  de  divers  changemens  eff  capable  de 
recevoir  l'un  des  plus  bas  Métaux  ,  feulement  par  la  dif- 
férente application  du  Feu  ,  8c  combien  plus  il  en  reçoit 
entre  les  mains  d'un  Chymifte  par  l'application  d'autres 
Corps ,  ne  trouvera  nullement  étrange  de  m'entendre  di- 
re qu'il  n'eft  pas  aifé  de  raffenibler  les  propriétez  de  quel- 
que forte  de  Corps  que  ce  foit ,  &:  de  les  connoître  exa- 
ftement  par  les  différentes  recherches  oi^i  nos  facultez  peu- 
vent nous  conduire.  Comme  donc  ces  Propriétez  font 
du  moins  en  fi  grand  nombre  que  perfonne  ne  peut  en 
connoître  le  nombre  précis  fie  défini  ,  elles  font  diverfe- 
ment  découvertes  par  différentes  perfonnes  félon  la  diver- 
fité  qui  fe  trouve  dans  l'habileté ,  dans  l'attention  ou  dans 
les  moyens  qu'on  employé  à  manier  les  Corps  qui  en  font 
le  fujet  :  &  par  conféquent  ces  perfonnes  ne  peuvent  qu'a- 
voir différentes  i^ées  de  la  même  fubftance  ,  &:  rendre  la 
fignification  de  fon  nom  commun ,  fort  diverfe  &  fort  in- 
certaine;    Car  les  Idées  complexes  des  Subftances  étant 

com- 


écS  De  l'Lnperfeûion  des  Mots. 

C  H  A  p.  compofées  d'Idées  fimples  qu'on  fuppofe  co'éxijler  dans  \x 
IX.  Nature,  chacun  a  droit  de  renfermer  dans  fon  idée  com- 
plexe les  qualitez  qu'il  a  trouvées  jointes  enfemble.  En 
effet,  quoy  que  dans  la  fubllnnce  que  nous  nommons  Or, 
l'un  fe  contente  d'y  comprendre  la  couleur  &:  lapefanteur, 
un  autre  fe  làgurc  cjue  la  capacité  d'être  difl'outdans  V Eau 
Régale  doit  èuQ  auffi  néccfiairement  jointe  à  cette coukur, 
dans  l'idée  qu'il  a  de  l'Or,  qu'un  troifiéme  croit  être  en 
droit  d'y  fliire  entrer  la  fufibilité  ;  parce  que  la  capacité 
d'être  diflbut  dans  V Eau  Regale  eft  une  Qiialitéaufli  con- 
(ramment  unie  à  la  couleur  Se  à  la  pefanteur  de  l'Or,  que 
la  fufibilité  ou  quelque  autre  Qiialité  que  ce  foit.  D'au- 
tres y  mettent  la  ductilitc\  la  fxitc.  Sec.  félon  qu'ils  ont 
appris  par  tradition  ou  par  expérience  que  ces  propriétez 
fe  rencontrent  dans  cette  Subftance.  Qiii  de  tous  ceux- 
là  a  établi  la  vraye  lignification  du  mot  Or ,  ou  qui  choi- 
Tira-t-on  pour  la  déterminer?  Glîacun  a  fon  modelle  dans 
la  Nature,  auquel  il  en  appelle}  Se  c'eft  avec  raifon  qu'il 
croit  avoir  autant  de  droit  de  renfermer  dans  fon  idée  com- 
plexe lignifiée  par  le  mot  Or  ,  les  Qiialitez  que  l'expé- 
rience luy  a  fait  voir  jointes  enfemble  ,  qu'un  autre  qui 
n'a  pas  il  bien  examiné  la  chofe  en  a  de  lesexclurredefon 
Idée,  ou  un  troifiéme  d'y  en  mettre  d'autres  qu'il  y  a  trou- 
vées après  de  nouvelles  expériences.  Car  l'union  naturel- 
le de  ces  Qiialitez  étant  un  véritable  fondement  pour  les 
unir  dans  une  feule  idée  complexe  ,  l'on  n'a  aucun  fujet 
de  dire  que  l'une  de  ces  Qiialitez  doive  être  admife  ou  re- 
jettée  plutôt  que  l'autre.  D'oii  il  s'enfuivra  toujours  in- 
évitablement ,  que  les  idées  complexes  des  Subftances  , 
feront  fort  différentes  dans  l'Efprit  des  gens  qui  (c  fervent 
des  mêmes  noms  pour  les  exprimer  ,  &r  que  la  lignifi- 
cation de  ces  noms  fera  ,  par  conféquent ,  fort  incertai- 
ne. 

§.   14.  Outre  cela  à  peine  y  a-t-il  une  chofe  exiftante 
qui  par  quelqu'une  de  fes  Idées  fimples  n'ait  de  la  con- 
venance avec  un  plus  grand  ou  un  plus  petit  nombre  d'au- 
tres Etres  particuliers.  Qiu  déterminera  dans  ce  cas, quel- 
les 


De  l'Imperfe^ion  des  Mots.     Liv.  III,         609 

ks  font  les  idées  qui  doivent  conftitucr  la  colleftion  pré-  C  h  a  p. 
cifc  qui  efl  llgnificc  par  le  nom  fpécifiqucjou  qui  a  droit  IX. 
de  définir  quelles  qualirez  communes  &:  vifiblcs  doivent 
erre  exclues  de  la  fignilîcation  du  nom  de  quelque  Sub- 
ftance,ou  quelles  plus  lecretcs  &  plus,particuliére<;  y  doi- 
vent entrer?  Toutes  chofes  qui  confiderees  er.femble,  ne 
manquent  guère  ,  ou  plutôt  jamais  de  produire  dans  les 
noms  des  Subftances  cette  variété  &  cette  ambiguïté  de 
lignification  qui  caufe  tant  d'incertitude,  de  dil'puteSj  Se 
d'erreurs ,  loriqu'on  vient  à  les  employer  à  un  ulage  Phi- 
lofophique. 

§.   15.  A  la  vérité,  dans  le  commerce  civil  Ce  dans  la  Mal^^rc' cette 
converfation  ordinaire  ,   les  noms  généraux  des  Subllan-  '"'P^'^'^'^'p" 

,  ,  .  j  1  /-        •  r  I        •  1     "'  i^orwi  peu- 

ces,  determmez  dans  leur  lignihcation  vulgaire  par  quel-  veiitfervir  dam 

ques  qualitez  qui  fe  préfentent  d'elles-mêmes  ,  (^comme  '•"  comeiduov, 
par  la  figure  extérieure  dans  les  chofes  qui  viennent  par  non  "pàsdl""'^ 
une  propagation  feminale  &:  connue  ,  &;  dans  la  plupart  '^^\  Oifcours 
des  autres  Subftances  par  la  couleur  ,  jointe  à  quelques  qués°'°^'^' 
autres  Qualitez  fenfibles,}  ces  noms  ,  dis-je  ,  font  aOez 
bons  pour  défigner  les  chofes  dont  les  hommes  veulent 
entretenir  les  autres  ;  auili  conçoit-on  d'ordinaire  aflez 
bien  quelles  Subftances  font  fignifiées  par  le  mot  Or  ou 
Pomme  ,  pour  pouvoir  les  diftinguer  l'une  de  l'autre. 
Mais  dans  des  Recherches  Se  des  Controverfes  Philofo- 
phiques  ,  où  il  faut  établir  des  veritez  générales  6c  tirer 
des  confequences  de  certaines  pofitions  déterminées  ,  oa 
trouvera  dans  ce  cas  que  la  fignification  précife  des  noms 
des  Subftances  n'eft  pas  feulement  bien  établie, mais  qu'il 
eft  même  bien  difficile  qu'elle  le  foit.  Par  exemple,  ce- 
lui qui  fera  entrer  dans  fon  idée  complexe  de  l'Or  la  mal- 
léabilité ,  ou  un  certain  degré  de  fixité  ,  peut  faire  des 
propofitions  touchant  l'Or,  &c  en  déduire  des  confequen- 
ces qui  découleront  véritablement  &  clairement  de  cette 
fignification  particulière  du  mot  Or,  mais  qui  font  tel- 
les pourtant  qu'un  autre  homme  ne  peut  jamais  être  obli- 
gé d'admettre  ,  ni  être  convaincu  de  leur  vérité  ,  s'il 
ne  regarde  point  la  malléabilité  ou  le  même  degré  de 
H  h  h  h  fxîtc'j 


6 10  Vc  l'Impcrfe^ion  des  Mots. 

C  H  AP.  fixité ,  comme  une  partie  de  cette  idée  complexe  que  le 

IX.  mot  Or  lignifie  dans  le  fens  qu'il  l'employé. 
Exemple  re-  §.  i6.  C'cft  là  unc  imperfection  naturelle  6c  prcfquc 
majcjuabie  far  jf,évitablement  attachée  à  prefque  tous  les  noms  des  Sub- 
llances  dans  toutes. fortes  de  Langues  >  ce  que  les  hommes 
reconnoîtront  fans  peine  toutes  les  fois  que  renonçant  aux 
notions  confufes  ou  indéterminées  ils  defcendront  à  des  re- 
cherches plus  exaftes  &:  plus  précifes.  Car  alors  ils  ver- 
ront combien  ces  Mots  font  douteux  &:  obfcurs  dans  leur 
fignification  qui  dans  l'ufage  ordinaire  paroiflbit  fort  clai- 
re &  fort  expreflé.  Je  me  trouvai  un  jour  dans  une  Aflem- 
blée  de  Médecins  habiles  5c  pleins  d'efprit  ,  où  l'on  vint 
à  examiner  par  hazard  li  quelque  liqueur  paiToit  à  travers 
les  filamens  des  nerfs  :  les  fentimens  furent  partagez  ,  fie 
la  difpute  dura  affez  long-temps,  chacun  propofant  de 
part  éc  d'autre  différens  argumens  pour  appuyer  fon  opi- 
nion. Comme  je  me  fuis  mis  dans  l'Efprit  depuis  long- 
temps, qu'il  pourroit  bien  être  que  la  plus  grande  partie 
des  Difputes  roule  plutôt  fur  la  fignification  des  Mots  que 
fur  une  différence  réelle  qui  fe  trouve  dans  la  manière  de 
concevoir  les  chofes ,  je  m'avifai  de  demander  à  ces  Mef- 
lleurs  qu'avant  que  de  pouffer  plus  loin  cette  difpute,  ils 
vouluffent  premièrement  examiner  Se  établir  enrr'eux  ce 
que  fignifioit  le  mot  de  liqueur.  Ils  furent  d'abord  un 
peu  fu rpris  de  cette  propofition  ;  &  s'ils  euffent  été  moins 
honnêtes  ,  ils  l'auroient  peut-être  regardée  avec  mépris 
comme  frivole  Se  extravagante  ,  puifqu'il  n'y  avoit  per- 
fonne  dans  cette  Affemblee  qui  ne  crut  entendre  parfaite- 
ment ce  que  fignifioit  le  mot  de  liqueur  ,  qui  ,  je  croy  , 
n'eft  pas  effectivement  un  des  noms  des  Subitances  le  plus 
embarraffé.  Qiioy  qu'il  en  foit  ,  ils  eurent  la  complai- 
fance  de  céder  à  mes  inftancesj  &  ils  trouvèrent  enfin ,  a- 
près  avoir  examiné  la  chofe  ,  que  la  fignification  de  ce 
mot  n'étoit  pas  Çx  déterminée  ni  fi  certaine  qu'ils  l'avoient 
tous  crû  jufqu'alors,  &:  qu'au  contraire  chacun  d'eux  le 
faifoit  ligne  d'une  différente  idée  complexe.  Ils  virent  par 
là  que  le  fort  de  leur  difpute  rouloit  fur  la  fignification 

de 


Tie  VImperfe5îioH  des  Mots.  Liv.  III.  6i  i 

de  ce  terme ,  &  qu'ils  convenoient  tous  à  peu  près  de  Ui    C  H  A  p. 
même  chofe,  fa  voir  que  quelque  matière  fluide  &  fubtile       IX. 
paflbit  à  travers  les  pores  des  nerfs  ;  quoy  qu'il  ne  fut  pas 
fi  facile  de  déterminer  fi  cette  matière  devoit  porter  le  nom 
de  liqueur,  ou  nonj  chofe  qui  bien  confiderée  par  cha- 
cun d'eux  fut  jugée  indigne  d'être  mife  en  difpute. 

§.  17.  J'aurai  peut-être  occallon  de  faire  remarquer  E^f^^pie  liré 
ailleurs  que  c'efl  de  là  que  dépend  la  plus  grande  partie '"^^  mot  or. 
des  Difputes  où  les  hommes  s'engagent  avec  tant  de  cha- 
leur. Contentons-nous  de  ccnfiderer  un  peu  plus  exafte- 
ment  l'exemple  du  mot  Or  que  nous  avons  propofé  cy- 
deffus,  &:  nous  verrons  combien  il  eft  difficile  d'en  déter- 
miner précifément  la  figniftcation.  Je  croy  que  tout  le 
Monde  s'accorde  à  luy  faire  fignifier  un  Corps  d'un  cer- 
tain jaune  brillant  ;  ôc  comme  c'eft  l'idée  à  laquelle  les 
Enfans  ont  attaché  ce  nom-là,  l'endroit  de  la  queue  d'un 
Paon  qui  a  cette  couleur  jaune,  eft  proprement  Or  à  leur 
égard.  D'autres  trouvant  la  fujibilité  jointe  à  cette  cou- 
leur jaune  dans  certaines  parties  de  Matière  ,  en  font  une 
idée  complexe  à  laquelle  ils  donnent  le  nom  d'Or  pour 
défigner  une  forte  de  Subftance  ,  &  par  là  excluent  du 
privilège  d'être  Or  tous  ces  Corps  d'un  jaune  brillant  que 
le  Feu  peut  réduire  en  cendres ,  &  n'admettent  dans  cette 
efpèce,ou  ne  comprennent  fous  le  nomd'ÛA'  que  lesSub- 
ftances  qui  ayant  cette  couleurjaune  font  fondues  parle  fcu^  " 
au  lieu  d'être  réduites  en  cendres.  Un  autre  par  la  même 
raifon  ajoute  la  /?^y^«/f«r,  qui  étant  une  qualité  aufll  étroi- 
tement unie  à  cette  couleur  que  la  fufibilité  ,  a  un  égal 
droit ,  félon  luy ,  d'être  jointe  à  l'idée  de  cette  Subftan- 
ce ,  6c  d'être  renfermée  dans  le  nom  qu'on  luy  donne  } 
d'où  il  conclut  que  l'autre  idée  qui  ne  contient  qu'un 
Corps  d'une  telle  couleur  &  d'une  telle  fufibilité  eft  im- 
parfaite, Se  ainfi  de  tout  le  refte  -,  en  quoy  perfonne  ne 
peut  donner  aucune  raifon  ,  pourquoy  quelques-unes  des 
Qiialitez  infeparables  qui  font  toujours  unies  dans  la  Na- 
ture ,  devroient  entrer  dans  l'eflence  nominale  ,  &  d'au- 
tres en  devroient  être  exclues  ;  ou  pourquoy  le  mot  Or 


Hhhh  2 


qui 


6i2  De  l'Imper fe^ion  des  Mots. 

C  H  A  p.  qui  fignifie  cette  forte  de  Corps  dont  eft  compofé  l'an- 
IX.  neau  que  j'ai  au  doigt  ,  devroit  déterminer  cette  efpéce 
par  i\\  couleur  ,  par  fon  poids  &  par  fa  fufibilité  plutôt 
que  par  fa  couleur,  par  fon  poids  6c  par  ù  capacité  d'être 
diflbut  dans  VEau  Rcgnle  ipniÇquc  cette  dernière  proprié- 
té d'être  diflbut  dans  cette  liqueur  en  eftaufli  infeparable 
que  la  propriété  d'être  fondu  par  le  feu  :  proprietez  qui 
ne  font  toutes  deux  qu'un  rapport  que  cette  Subltance  a 
avec  deux  autres  Corps ,  qui  ont  la  puiflance  d'opérer  in- 
différemment fur  elle.  Car  de  quel  droit  la  fullbilité  vient- 
elle  à  être  une  partie  de  l'Effence,  fignifiéepar  le  mot  Or, 
pendant  que  cette  capacité  d'être  diffout  dans  l'Eau  Ré- 
gale n'en  eft  qu'une  propriété  ?  Ou  bien  ,  pourquoy  fa 
Couleur  fait-elle  partie  de  fon  effence,  tandis  que  fa  mal- 
léabilité n'eft  regardée  que  comme  une  propriété?  Je  veux 
dire  par  là, que  toutes  ces  chofes  n'étant  que  des  proprie- 
tez qui  dépendent  de  la  conftitution  réelle  de  ce  Corps , 
&c  ces  proprietez  n'étant  autre  chofe  que  des  puiffances 
aÛives  ou  paffives  par  rapport  à  d'autres  Corps ,  perfonnc 
n'a  le  droit  de  fixer  la  fignifîcation  du  mot  Or  ,  entant 
qu'il  fe  rapporte  à  un  tel  Corps  exiftant  dans  la  Nature, 
perfonne,  dis-ie,ne  peut  la  fixer  à  une  certaine  colleclion 
d'Idées  qu'on  peut  trouver  dans  ce  Corps  ,  plutôt  qu'à 
une  autre.  D'où  il  s'enfuit  que  la  lignification  de  ce  mot 
•  doit  être  néceffairement  fort  incertaine  jpuifque  differen- 
-tes  perfonnes  obfervent  différentes  proprietez  dans  la  mê- 
me Subftance,  comme  il  a  été  dit;  6c  je  croy  pouvoir  a- 
joùter  que  perfonne  ne  les  découvre  toutes.  Ce  qui  fait 
que  nous  n'avons  que  des  defcriptions  fort  imparfaites 
des  Chofes  ,  6c  que  la  fignification  des  Mots  eft  très- 
incertaine, 
les  noms  des        (C    jg    Qg  {.q^j^  ^c  qu'on  vient  de  dire  ,  il  eft  aifé  d'en 

Idées  liniples  ^  .  4     ,  ,  in-  /-i  ; 

font  les  moins  conclurre  ce   qui   a  ete   remarque   cy-dellus  ,    ^ie  les 

douteux.         jjoifjs  des  Idées  /impies  font  le  tnoitis  fujets  à  écfiiivoqiie  ,  & 

cela,  pour  les  raifons  fuivantes.    La  première,  parce  que 

chacune  des  idées  qu'ils  fignifient  n'étant  qu'une  fimple 

perception  ,   on  les  forme  plus  aifcmcnt  ,    6c  on  les  con- 

fcrvc 


De  l'Imperfe^îion  des  Mots.     L  i  v.  III.        6 1 3 

ferve  plus  diftinftement  que  celles  qui  font  plus  complc-    C  H  a  p, 
xes  ;    Se  par  confequent  elles  font  moins  fujettes  à  cette       IX. 
incertitude  qui  accompagne  ordinairement  les  idées  com- 
plexes des  Siibjiances  &c  des  Modes  mixtes  )  dans  lefquelles 
on  ne  convient  pas  fi  facilement  du  nombre  précis  des 
tdécs  Jirnples  dont  elles  font  compofées  ,   qu'on  ne  retient 
pas  non  plus  li  bien.     La  féconde  raifon  pourquoy  l'on 
cil  moins  fujet  à  fe  méprendre  dans  les  noms  des  Idées 
fimplesj  c'eil  qu'ils  ne  fe  rapportent  à  nulle  autre  eflence 
qu'à  la  perception  même  que  leschofesproduifentcnnous 
6c  que  ces  noms  fignifient  immédiatement  ;    lequel  rap- 
port ell  au  contraire  la  véritable  caufe  pourquoy  la  figni- 
iîcation  des  noms  des  Subfiances  ell  naturellement  fi  per- 
plexe, 6c  donne  occafion  à  tant  de  difputes.     Ceux  qui 
n'abufent  pas  des  termes  pour  tromper  les  autres  ou  pour 
fe  tromper  eux-mêmes,  fe  méprennent  rarement  dans  une 
Langue  qui  leur  eft  connue,  lur  l'ufage  6:  la  fignification 
des  noms  des  Idées  fimples  ;    Blanc  ,  doux,  jaune , amer ^ 
font  des  mots  dont  le  fensfe  préfente  fi  naturellement  que 
quiconque  l'ignore  èc  veut  s'en  inftruire  ,    le  comprend 
auili-tôt  d'une  manière  précile,  ou  l'apperçoit  fans  beau- 
coup de  peine.     Mais  il  n'cft  pas  fi  aife  de  favoir  quelle 
colleftion  d'Idées  fimples  eft  defignée  au  jufte  parles  ter- 
mes de  Modeflie  ou  de  Frugalité  ,    félon  qu'ils  font  em- 
ployez par  une  autre  perfonne.  Et  quoy  que  nous  foyons 
portez  à  croire  que  nous  comprenons  afîez  bien  ce  qu'on 
entend  par  Or  ou  par  /y'^  ;  cependant  il  s'en  faut  bien  que 
nous  connoifllons  cxa6tement  l'idée  complexe  dont  d'au- 
tres hommes  fe  fervent  pour  en  être  les  lignes  ;    Se  c'eft 
fort  rarement ,  à  mon  avis  ,  qu'ils  fignifient  précifément 
la  même  colleftion  d'idées  ,    dans  l'Efprit  de  celui  qui 
parle  ,    Se  de  celui  qui  écoute.     Ce  qui  ne  peut  que 
produire  des  mécomptes  Se  des  difputes  ,    lorfque  ces 
Mots  font  employez  dans  des  Difcours  où  les  htjmmes 
font  des  propofitions  générales  Se  voudroient  établir  dans 
leur  Efprit  des  veritez  univerfelles,  S:  confidcrer  les  con- 
féquences  qui  en  découlent. 

Hhhh  5  §.   19.. 


6 14-  T>ê  l'ImperfcBion  des  Mots. 

C  H  A  p.        §.  19.  Âprï's  les  noms  des  Idées  flrffples,  ceux  des  Modes 

IX.      Jimples font ,  par  la  même  régie,  le  "moins fnjets  a,  être  am- 

Et  après  cela,  bigf.s  ,  Sc  fur  tout  ccux  dcs  Fi^ures  Se  des  Nombres  dont 

ceux  des  MO.LS  ^^^^  .^  ^^^  -^^^^  ^^  ^^^j^^^  ^  ^-  diltiiiaes.     Car  qui  jamais  a 

mal  pris  le  lens  dcjept  ou  d'un  Triangle  ,  s'il  a  eii  deflein 
de  comprendre  ce  que  c'eft  ?    Et  en  général  on  peut  dire 
qu'en  chaque  Efpece  les  noms  des  Idées  les  moins  com- 
pofécs  (ont  le  moins  douteux. 
Les  noms  les  g.  20.  C'eftpourquoy  les  Modes  mixtes  qui  ne  font 

fj'nt  ceux  des    compofez  que  d'un  petit  nombre  d'Idées  limples  les  plus 
Modes  iiux-es ,   communes  ,    ont  ordinairement  des  noms  dont  la  fignifi- 
f°"^°'^P','-"f=^'  cation  n'eft  pas  fort  incertaine.     Mais  les  noms  des  Mo- 
ff;.  '^       ■*  '    des  mixtes-  qui  contiennent  un  grand  nombre  d'Idées  Am- 
ples, ont  communément  des  figniiîcations  fort  douteufes 
&:  fort  indéterminées,  comme  nous  l'avons  déjà  montré. 
Les  noms  des  Subftances  qu'on  attache  à  des  idées  qui  ne 
font  ni  des  Eflences  réelles  ni  des  reprefentations  exactes 
des  Modelles  auxquels  elles  fe  rapportent ,    font  encore 
fujets  à  une  plus  grande  incertitude,  fur  tout  quand  nous 
les  employons  à  un  ufige  Philofophique. 
Pourt^uoy  Ton      §•  2  1.  Comme  la  plus  grande  confufion  qui  fe  trouve 
rejette  cette im-  dans  Ics  noHis  dcs  Subftances  procède  pour  l'ordinaire  du 
îc^Mot""  ""^   défaut  de  connoiflance  5c  de  l'incapacité  où  nous  fommes 
de  découvrir  leurs  conftitutions  réelles, on  pourra  s'éton- 
ner avec  quelque  apparence  de  raifon,  que  j'attache  cette 
imperfection  aux  Mots  ,    plutôt  que  de  la  mettre  fur  le 
compte  de  nôtre  Entendement.  Et  cette  Objeîtion  paroît 
fi  jufte ,  que  je  me  crois  obligé  de  dire  pourquoy  j'ai  fui- 
vi  cette  méthode.     J 'avoué  donc  que  ,  lorfque  je  com- 
mençai cet  Ouvrage,  6c  long-temps  après,  il  ne  me  vint 
nullement  dans  l'Efprit  qu'il  fut  ilécefl;iire  de  faire  aucu- 
ne réflexion  fur  les  Mots  pour  traiter  cette  matière.  Mais 
quand  j'eus  parcouru  l'origine  6c  la  compofition  de  nos  I- 
dees  5  éc  que  je  commençai  à  examiner  letenduë  6c  la  cer- 
titude de  nos  Connoifl'ances  ,  je  trouvai  qu'elles  ont  une 
liaifon  fi  étroite  avec  nos  paroles, qu'à  moins  qu'on  n'eût 
confideré  auparavant  avec  exactitude  ,  quelle  efl:  la  force 

des 


T)e  VlmperfeHion  des  Mots.     L  i  v.  III.         615 

des  Mots, 8c  comment  ils  fignifient  les  chofesjon  ne  fau-  Chap. 
roit  guère  parler  clairement  Scraifonnablementde  laCon-  IX. 
noifîance,  qui' roulant  uniquement  fur  la  Vérité  eft  tou- 
jours renfermée  dans  des  Propoiîtions.  Et  quoy  qu'elle 
fe  termine  aux  Chofes,  je  m'apperçus  que  c'étoit  princi- 
palement par  l'intervention  des  Mots  ,  qui  par  cette  rai- 
fon  me  fembloient  à  peine  capables  d'être  feparez  de  nos 
Connoiflances  générales.  Il  eit  du  moins  certain  qu'ils 
s'interpofent  de  telle  manière  entre  nôtre  Efprit  &:  la  vé- 
rité que  l'Entendement  veut  contempler  6c  comprendre, 
que  femblables  au  Milieu  par  où  paflént  les  rayons  des 
Objets  vifibles,  ils  répandent  fouvent  des  nuages  fur  nos 
yeux  Se  impofent  à  nôtre  Entendement  par  le  moyen  de 
ce  qu'ils  ont  d'obfcur  &:  de  confus.  Si  nous  confiderons 
que  la  plupart  des  illufions  que  les  hommes  fe  font  à  eux- 
mêmes,  aulli  bien  qu'aux  autres,  que  la  plupart  des  mé- 
prifes  qui  fe  trouvent  dans  leurs  notions  Ôc  dans  leurs  Dif- 
putes  viennent  des  Mots  ,  &  de  leur  figniiîcation  incer- 
tame  ou  mal-entendué  ,  nous  aurons  tout  fujet  de  croire 
que  ce  défaut  n'eft  pas  un  petit  obftacle  à  la  vraye  &  fo- 
lide  ConnoifTance.  D'oîi  je  conclus  qu'il  efl:  d'autant 
plus  neceffaire,  que  nous  foyons  foigneufement  avertis  , 
que  bien  loin  qu'on  ait  regardé  cela  comme  un  inconvé- 
nient ,  l'art  d'augmenter  cet  inconvénient  a  fait  la  plus 
confiderable  partie  de  l'Etude  des  hommes  ,  6c  a  pafle 
pour  érudition ,  6c  pour  fubtilité  d'Efprit ,  comme  nous 
le  verrons  dans  le  Chapitre  fuivant.  Mais  je  fuis  tenté 
de  croire,  que,  fi  l'on  examinoit  plus  à  fonds  les  imper- 
fe£tions  du  Langage  confideré  comme  l'inftrument  de  nos 
connoiflances,  la  plus  grande  partie  des  Difputes  tombe- 
roient  d'elles-mêmes  ,  6c  que  le  chemin  de  la  Connoif- 
fance,6c  peut-être  de  la  Paix  feroit  beaucoup  plus  ouvert 
aux  hommes  qu'il  n'eft  encore. 

§.  22.   Une  chofe  au  moins  dont  je  fuis  afluré  ,  c'eft  Cette  incenitu. 
que  dans  toutes  les  Laneues  la  fienification  des  Mots  dé-  ^'^  ^^\  ^°'^ 

^       ,  ^  JP  .  .  nousdevroitap- 

pendant  extrêmement  des  penlees  ,    des  notions  6c  des  prendre  à  «rc 
idées  de  celui  qui  les  employé  ,   elle  doit  être  inévitable-  modérez, quaml 

ment 


tcurs 


6 1 6  Ve  l'Imperfediion  des  Mots. 

C  H  A  p.  ment  très-incertaine  dans  l'Efprit  de  bien  des  gens  du  mê- 
IX.  me  Pais  &  qui  parlent  la  même  Langue.  Cela  eft  il  vi- 
iis'aoitd'impo-  fibie  dans  les  Auteurs  Grecs  ,  que  quiconque  prendra  la 
fcnrq^rnnuV'^  pcinc  dc  fcuillctcr  Icurs  Ecrits  ,  trouvera  dans  prcfque 
artribuoiis  aux  chacun  d'cux  lui  Langage  différent  ,  quoy  qu'il  voye  par 
Aiiaciis  Au-  j-Q^^j  j^g  mêmes  Mots.  Que  fi  à  cette  difficulté  naturelle 
qui  fe  rencontre  dans  chaque  Pais  ,  nous  ajoutons  celles 
que  doit  produire  la  difterence  des  Pais,  &  l'éloignement 
des  temps  dans  lesquels  ceux  qui  ont  parlé  &  écrit  ont  eu 
différentes  notions,  divers  temperamens,  différentes  cou- 
tumes ,  alluilons  ,  &  figures  dc  Langage  ,  o-r.  chacune 
defquelles  chofes  avoit  quelque  influence  dans  la  lignifi- 
cation des  Mots, quoy  que  prefentemcnt  elles  nousibient 
tout-à-flut  inconnues  ,  la  raifon  nous  obligera  à  avoir  de 
l'indulgence  &:  de  la  charité  les  uns  pour  les  autres  à  l'é- 
gard des  interprétations  ou  des  faux  fens  que  les  uns  ou 
les  autres  donnent  à  ces  Anciens  Ecrits  ,  puifqu'encore 
qu'il  nous  importe  beaucoup  de  les  bien  entendre, ils  ren- 
ferment d'inévitables  diiiicultez  ,  attachées  au  Langage, 
qui  excepté  les  noms  des  Idées /impies  &c  quelques  autres 
fort  communs,  ne  fauroit  faire  connoitre  d'une  manière 
claire  Se  déterminée  le  fens  6c  l'intention  de  celui  qui  par- 
le, à  celui  qui  écoute  ,  ians  de  continuelles  définitions 
des  termes.  Et  dans  les  Difcours  de  Religion ,  de  Droit 
&c  de  Morale,  où  les  matières  font  d'une  plus  haute  im- 
portance i  on  y  trouvera  auiîl  de  plus  grandes  difficul- 
tez. 

§.23.  Le  grand  nombre  de  Commentaires  qu'on  a  é- 
crit  fur  le  Vieux  &:  fur  le  Nouveau  Teftament  ,  en  font, 
des  preuves  bien  fenflbles.  Qiioy  que  tout  ce  qui  eft  con- 
tenu dans  le  Texte  foit  infailliblement  véritable  ,  le  Le- 
fteur  peut  fort  bien  fc  tromper  dans  la  manière  dont  il 
l'explique,  ou  plutôt  il  ne  iauroit  éviter  de  tomber  fur 
cela  dans  quelque  méprife.  Et  il  ne  faut  pas  s'étonner 
que  la  Volonté  de  Dieu,  lorfqu'elle  çft  ainfi  revêtue  de 
paroles,  foit  fujette  à  des  ambiguitez  qui  font  inévitable- 
ment attachées  à  cette  manière  dc  communication  ,puifque 

fon 


Bil'Abtii  des  Mots.     Liv.  m.  617 

fon  Fils  même  étoit  fiijet  à  toutes  les  foiblefles  &:  à  ton-  Ch  a  p. 
tes  les  incommoditez  de  nôtre  Nature, excepté  le  péché,  IX. 
tandis  qu'il  a  été  revêtu  de  la  Chair  humaine.  Du  refte 
nous  devons  exalter  fa  bonté  de  ce  qu'il  a  daigné  expofer 
en  cara£téres  fi  lifibles  fes  Ouvrages  &  fa  Providence  aux 
yeux  de  tout  le  Monde,  Se  de  ce  qu'il  a  accordé  au  Gen- 
re Humain  une  afiez  grande  mefure  de  Raifon  pour  que 
ceux  qui  n'ont  jamais  entendu  parler  de  fa  Parole  écrite, 
ne  puiflent  point  douter  de  l'exiftence  d'un  Dieu  ,  ni  de 
l'obéïflance  qui  luy  eft  due  ,  s'ils  appliquent  leur  Efprit 
à  cette  recherche.  Puis  donc  que  les  Précseptes  de  la  Re- 
ligion Naturelle  font  clairs  Se  tout-à-fait  proportionnez  à 
l'intelligence  du  Genre  Humain  ,  qu'ils  ont  rarement  été 
mis  en  queilion ,  &  que  d'ailleurs  les  autres  Veritez  révé- 
lées qui  nous  font  inftillécs  par  des  Livres  6c  par  le  moyen 
des  Langues,  font  fujettes  aux  obfcuritez  &  aux  difficul- 
tez  qui  font  ordinaires  &  comme  naturellement  attachées 
aux  Mots,  ce  feroit,  cemefemble,  une  chofe  bienféan- 
te  aux  hommes  de  s'appliquer  avec  plus  de  foin  Se  d'exa- 
ftitude  à  l'obfervation  des  Loix  naturelles,  &:  d'être  moins 
impérieux  8c  moins  décillfs  à  impofer  aux  autres  le  fens 
qu'ils  donnent  aux  Veritez  que  la  Révélation  nous  pro- 
pofe. 


CHAPITRE     X. 

De  VAbus  des  Mots.  C  h  a  c 


§•  I 


X. 


OU  T  R  E  l'imperfeftion  naturelle  au  Langage  ,  Abus  des  Mots. 
Se  l'obfcurité  6c  la  confufion  qu'il  eft  fi  diffi- 
cile d'éviter  dans  l'ufage  des  Mots,  il  y  a  plufieurs  fautes 
6c  plufieurs  négligences  volontaires  que  les  hommes  com- 
mettent dans  cette  manière  de  communiquer  leurs  pen- 
fées  ,  par  où  ils  rendent  la  fignification  de  ces  fignes 
moins  claire.  6c  moins  diftinfte  qu'elle  ne  devroit  être  na- 
turellement. 

liii  §.  2. 


ne  idée  claire. 


6i8  T>eV Abus  des  Mots. 

C  H  A  p.        §.  2.  Le  premier  &  le  plus  vifible  abus  qu'on  commet 

X.        •en  ce  point,  c'efl:  qu'on  fe  fert  de  Mots  auxquels  on  n'at- 

I.  On  fe  fert  «3e  tachc  aucunc  idée  claire  &  diftinfte  ,    ou  ,    qui  pis  eft  , 

mots  auxquels  q^'q^  établit  fij^ncs ,  (ans  leur  faire  lignifier  aucune  chofe. 

on  11  attache  au-  t-  i-n-  x  ,r  j  /^i    rr 

cuneidc'e  ,  ou  On  pcut  diltmguer  ces  Mots  en  deux  Clalles. 

du  moins  aucu-  \  Chacuu  peut  remarquer  dans  toutes  les  Langues  > 
certains  Mots,  qu'on  trouvera  ,  après  les  avoir  bien  exa- 
minez,  ne  fignificr  dans  leur  première  origine  &:  dans  leur 
ufage  ordinaire  ,  aucune  idée  claire  &  déterminée.  La 
plupart  des  Seftcs  de  Philofophie  6c  de  Religion  en  ont 
introduit  quelq^ies-uns.  Leurs  Auteurs  ou  leurs  Promo- 
teurs affeftans  des  fcnrimens  finguliers  Se  au  delà  de  la 
portée  ordinaire  des  hommes  ,  ou  bien  voulans  foûtenir 
quelque  opinion  étrange  ou  cacher  quelque  endroit  foi- 
ble  de  leurs  Syitèmes,  ne  manquent  guère  de  fabriquer  de 
nouveaux  termes  qu'on  peut  juftcmcnc  appcllcr  de  vains 
/owj, quand  on  vient  à  les  examiner  de  près.  Car  ces  mots 
ne  contenans  pas  un  amas  déterminé  d'idées  qui  leur  ayent 
été  alHgnées  quand  on  les  a  inventez  pour  la  première 
fois  ,  ou  renfermans  du  moins  des  idées  qu'on  trouvera 
incompatibles  après  les  avoir  examinées  ,  il  ne  faut  pas 
s'étonner  que  dans  la  fuite  ce  ne  foient,dans  l'ufage  ordi- 
naire qu'en  fait  le  Parti  ,  que  de  vains  fons  qui  fignifîent 
peu  de  chofe, ou  plutôt  qui  ne  fignifient  rien  du  tour  par- 
mi des  gens  qui  fe  figurent  qu'il  fuffit  de  les  avoir  fouvent 
à  la  bouche  ,  comme  des  cara£téres  diltinftifs  de  leur  E- 
glife  ou  de  leur  Ecole  ,  fans  fe  mettre  beaucoup  en  peine 
d'examiner  quelles  font  les  idées  précifes  que  ces  Mots 
fignifient.  Il  n'efl:  pas  nécefl'aire  quej'entafle  ici  des  exem- 
ples de  ces  fortes  de  termes  ,  chacun  peut  en  remarquer 
un  affez  grand  nombre  dans  les  Livres  &  dans  la  Conver- 
fation,  ou  s'il  en  veut  faire  une  plus  ample  provifion  ,  je 
croy  qu'il  trouvera  dequoy  fc  contenter  pleinement  chez 
les  Scholaftiques  6c  les  Metaphyficicns,  parmi  lefquels 
on.  peut  ranger,  à  mon  avis,  les  Philofcphes  de  ces  der- 
niers fiecles  qui  ont  excité  tant  de  difpivtes  fur  la  Phyfi- 
que  6c  fur  la  Morale. 

§•  3- 


De  l'Jhis  des  Mots.    L  i  v.  III.  6  r^ 

§.  3.  II.  11  y  en  a  d'autres  qui  portent  cet  abus  enco-  Chap. 
re  plus  avant ,  prennns  fi  peu  garde  de  ne  pas  fe  fervir  des  X. 
Mots  qui  dans  leur  premier  ufage  font  à  peine  attachez  à 
quelque  idée  claire  &:  diftinfte  ,  que  par  une  négligence 
inexcufablcj  ils  employent  communément  des  Mots  que 
la  Langue  a  approprié  à  des  idées  fort  importantes  ,  fans 
leur  attacher  aucune  idée  dillinfte.  Les  mots  de  fagefje  ^ 
àc  gloire  ,  de  grâce  ,  &c.  font  fort  fouvent  dans  la  bou- 
che des  hommes  j  mais  parmi  ceux  qui  s'en  fervent, com- 
bien y  en  a-t-il  qui  ,  fi  l'on  leur  demandoit  ce  qu'ils  en- 
tendent par  là  ,  s'arrêteroient  fans  favoir  que  répondre  ? 
Preuve  évidente  qu'encore  qu'ils  ayent  appris  ces  fons  &c 
qu'ils  les  rappellent  aifément  dans  leur  Mémoire, ils  n'ont 
pourtant  pas  dans  l'Efprit  des  idées  déterminées  qui  puif- 
fent  être,  pour  ainfi  dh-e^exhibees  aux  autres  par  le  moyen 
de  ces  termes. 

§.  4..  Comme  il  eft  facile  aux  hommes  d'apprendre  éc  CcU vient  de  ce 
de  retenir  des  Mots ,  &:  qu'ils  ont  été  accoutumez  à  cela  ?"  °"  ^pp™"* 

1^      1      t  >j  rr  ,-i  «-        les  mots  avant 

des  le  berceau  avant  qu  ils  connullent  ou  qu  ils  euflentqued'.ipprcndre 
formé  les  idées  complexes  auxquelles  les  Mors  font  atta- '""^^'^ '!"'''•'"' 
chez  ou  qui  doivent  fe  trouver  dans  les  Chofes  dont  jj^ 'PP*'"'^""'^"^' 
font  regardez  comme  les  fignes,  ils  continuent  ordinaire- 
ment d'en  ufer  de  même  pendant  toute  leur  vie  j  de  forte 
que  fans  prendre  la  peine  de  fixer  dans  leur  Efprit  des  I- 
dées  déterminées  ,  ils  fe  fervent  des  Mots  pour  défigner 
les  notions  vagues  6c  confufes  qu'ils  ont  dans  l'Efprit, 
contens  des  mêmes  mots  que  les  autres  employent ,  com- 
me fi  conftamment  le  fon  même  de  ces  mots  devoit  ne- 
eeflairement  avoir  le  même  fens.  Mais  quoy  que  les  hom- 
mes s'accommodent  de  ce  défordre  dans  les  affaires  çrdi- 
naires  de  la  vie  où  ils  ne  laiflent  pas  de  fe  faire  entendre 
en  cas  de  befoin  ,  fe  fervans  de  tant  de  différentes  expref- 
fions  qu'ils  font  enfin  concevoir  aux  autres  ce  qu'ils  veu- 
lent dire  ;  cependant  lorfqu'ils  viennent  à,raifonner  fur 
leurs  propres  opinions ,  ou  fur  leurs  intérêts  ,  ce  défaut 
de  fignification  dans  leurs  mots  remplit  vifiblement  leur 
difcours  de  quantité  de  vains  fons  ,  &  principalement  fur 
liii  2  des 


6  2  o  Ve  l'Abus  des  Mots. 

C  H  A  p.  des  matières  de  Morale  ,  où  les  Mots  ne  fignifîans  pour 
X.  l'ordinaire  que  des  amas  nombreux  &  arbitraires  d'idées 
qui  ne  font  point  unies  régulièrement  &  conftamment 
dans  la  Nature  ,  il  arrive  fouvent  qu'on  ne  penfe  qu'au 
fon  des  Syllabes  dont  ces  Mots  font  compofez  ,  ou  du 
moins  qu'à  des  notions  fort  obfcures  6c  fort  incertaines 
qu'on  y  a  attachées.  Les  hommes  prennent  les  mots  qu'ils 
trouvent  en  ufage  chez  leurs  Voilins  ;  èc  pour  ne  pas  pa- 
roître  ignorer  ce  que  ces  mots  lignifient ,  ils  les  emplo- 
yent  avec  confiance  fans  fe  mettre  beaucoup  en  peine  de 
les  prendre  en  un  fens  fixe  Se  déterminé..  (3utre  que  cet- 
te conduite  eft  commode ,  elle  leur  procure  encore  cet  a- 
/  vantage,  c'eft  que  comme  dans  ces  fortes  de  difcours  il 

leur  arrive  rarement  d'avoir  raifon,  ils  font  aufli  rarement 
convaincus  qu'ils  ont  tort  -,  car  entreprendre  de  tirer  d'er- 
reur ces  gens  qui  n'ont  point  de  notions  déterminées,  c'eft 
vouloir  dépofiédcr  de  fon  habitation  un  Vagabond  qui  n'a 
point  de  demeure  fixe.     C'eft  ainfi  que  j'imagine  la  cho- 
fc}  &  chacun  peut  oblerver  en  luy-mêmc  &:  dans  les  au- 
tres, ce  qui  en  eft. 
ii.Onappliqne      §.  (^  _  Lu  fecond  licu ,  un  autrc  grand  abus  qu'on  com- 
nWre  mco.>  ^let  en  Cette  rencontre  ,    c'eft  Vujûge  mcouflant  qnon  fait 
ftaïue.  des  mots.     Il  eft  difi:cile  de  trouver  un  Difcours  écrit  fur 

quelque  fujetfic  particulièrement  de  Conrroverfe  où  celui 
qui  voudra  le  lire  avec  attention,  ne  s'apperçoive  que  les 
mêmes  mots  &  pour  l'ordinaire  ceux  qui  font  les  plus  ef- 
fentiels  dans  le  Difcours  6c  fur  lefquels  roule  le  fort  de  la 
Queftion,  y  font  employez  en  divers  fens  ,  tantôt  pour 
défigner  une  certaine  collection  d'Idées  fimples  ,  6c  tan- 
tôt pour  en  défigner  une  autre  ;  ce  qui  eft  un  parfait  a- 
bus  du  Langage.  Comme  les  Mots  font  deftmez  à  être 
fignes  de  mes  Idées,  pour  me  fervir  à  faire  connoitre  ces 
idées -aux  autres  hommes  ,  non  par  une  fignification  qui 
leur  foit  naturelle  ,  mais  par  une  inftitution  purement 
arbitraire  5  c'etl  une  manifefte  tromperie  que  de  faire  figni- 
£er  aux  Mots ,  tantôt  une  chofe ,  &  tantôt  une  autre  :  pro- 
cédé qu'on  ne  peut  attribuer,  s'il  eft  volontaire, qu'à  une 

ex- 


De  VAbus  des  Mots.    L  i  v.  III.  621 

extrême  folie ,  ou  à  une  grande  malice.  Un  homme  qui  C  h  a  p! 
a  un  compte  à  faire  avec  un  autre  ,  peut  aulîl  honnête-  X. 
ment  faire  fignifier  aux  cara£téres  des  nombres  quelque- 
fois une  certaine  collection  d'unitez  &  quelquefois  une 
autre,  prendre  par  exemple  ce  caraftére  3  ,  tantôt  pour 
trois,  tantôt  pour  quatre  6c  quelquefois  pour  huit,  qu'il 
peur  dans  un  Dil'cours  ou  dans  un  Raifonnement  emplo- 
yer les  mêmes  mots  pour  lignifier  différentes  colleitions 
d'idées  fimples.  S'il  fe  trouvoit  des  gens  qui  en  ufaflent 
ainll  dans  leurs  comptes,  qui  ,  je  vous  prie  ,  voudroit  a- 
voir  affaire  avec  eux  ?  Il  ell  vifible  que  quiconque  parle- 
roit  de  cette  manière  dans  les  affaires  du  Monde, donnant 
à  cette  figure  8 ,  quelquefois  le  nom  de  fepr  ,ëc  quelque- 
fois celui  de  neuf ,  félon  qu'il  y  trouveroit  mieux  fon 
compte  ,  iéroit  regardé  comme  un  fou  ou  un  méchant 
homme.  Cependant  dans  les  Difcours  &:  dans  les  Difpu- 
tes  des  Savans  cette  manière  d'agir  pafTe  ordinairement 
pour  fubtilité  &  pour  véritable  favoir.  Mais  pour  moy, 
je  n'en  juge  point  ainfi  ,  &  (i  j'oie  dire  librement  ma  pen- 
fée,  il  me  fenible  qu'un  tel  procédé  eft  auffi  malhonnête 
que  de  mal  placer  les  jettons  en  fupputant  un  compte,  & 
que  la  tromperie  eft  d'autant  plus  grande  que  la  Venté 
elt  d'une  bien  plus  haute  importance  ôc  d'un  plus  grand 
prix  que  l'Argent. 

§.  6.   Un  troifiéme  abus  qu'on  fait  du  Langage  ,  c'eft  "V  oK-nfitc 
une  obfcurtté  ûjfeBée  ,  foit  en  donnant  à  des  termes  d'ufa-  nf^u'îa^es^'^p-'^ 
ge  des  fignifications  nouvelles  &:  inufitées  ,  foit  en  intrô-  piicationsquon 
duiiant  des  termes  nouveaux  &  ambigus  fans  définir  ni  les  ^-"^  "^«m"". 
uns  m  les  autres  ,  ou  bien  en  les  joignant  enfemble  d'une 
manière  qui  confonde  le  fens  qu'ils  ont  ordinairement. 
Qiioy  que  la  PhdoJ'ophie  Péripatéticienne  fe  foit  rendue  re- 
marquable par  ce  défaut ,  les  autres  Seftes  n'en  ont  pour- 
tant pas  été  tout-à-fait  exemptes.    A  peine  y  en  a-t-il  au- 
cune, (telle  eft  rimperfe£bion  des  connoifl'ances  humai- 
nesj  qui  n'ait  été  embarraffée  de  quelques  difficultez  qu'on 
a  été  contraint  de  couvrir  par  l'obfcurité  des  termes  &c  en 
confondant  la  fignification  des  Mots,  afin  que  cette  obf- 
Iiii  3  curité 


$21  De  VAbîis  des  Mots. 

C  H  A  p.    çurité  fut  comme  vin  nuage  devant  les  yeux  du  Peuple 
X.        qui  put  l'empêcher  de  découvrir  les  endroits  foiblcs  de 
leur  Hyporhefe.     Qiiiconque  eft  capable  d'un  peu  de  re- 
flexion voit  fans  pemc  que  dans  l'ufage  ordmaire  ,   Corps 
£c  Extenfiou  lignifient  deux  idées  diftinctes>  cependant  il 
y  a  des  gens  qui  trouvent  nécelîaire  d'en  confondre  la  ligni- 
fication.    11  n'y  a  rien  qui  ait  plus  contribué  à  mettre  en 
vogue  le  dangereux  abus  du  Langage  qui  conillte  à  con- 
fondre la  fignification  des  termes,  que  la  Logique  &  les 
Sciences,  telles  qu'on  les  a  maniées  dans  les  Ecoles;    Se 
l'art  de  difputer,  qui  a  été  en  fi  grande  admiration,  a  auflî 
beaucoup  augmenté  les  imperfeilions  naturelles  du  Lan- 
gage, tandis  qu'on  l'a  fait  fcrvir  à  embrouiller  la  fignifi- 
cation des  Mots  plutôt  qu'à  découvrir  la  nature  éc  la  ve- 
nte des  Chofes.     En  effet  ,    qu'on  jette  les  yeux  fur  les 
favans  Ecrits  de  cette  efpéce  ,  &:  l'on  verra  que  les  Mots 
y  ont  un  fens  plus  obfcur,  plus  incertain  à:  plus  indéter- 
miné que  dans  la  Converfation  ordinaire. 
La  Logique  &        §.  7.  Cela  doit  éttc  néceifairement  aiufi ,  partout  où 
icsDiipmesoiit  ^qj^^  nxçrQ  de  l'Eforit  &  du  Savoir  des  hommes  par  l'ad- 

beaucoup  cou-      ,      rr      ^  ,■,  v     i-r  t-      1  1  •  o 

tiibué  à  cet  a-  drelle  t^u  ils  ont  a  diiputer.     Et  lors  que  la  réputation  ce 
^"5.  les  recompenfes  font  attachées  à  ces  fortes  de  conquêtes, 

r    ^  qui  dépendent  le  plus  fouvent  de  la  fubtilité  des  mots , 

ce  n'eft  pas  merveille  que  l'Efprit  de  l'homme  étant  tour- 
ne de  ce  côté-là,  confonde,  embrouille  8c  fubtilife  la  figni- 
fication des  fons  ,    en  forte  qu'il  luy  refte  toujours  quel- 
que chofe  à  dire  pour  combattre  ou  pour  défendre  quel- 
que Qiieftion  que  ce  foit  ,   la  Victoire  étant  adjugée  non 
à  celui  qui  a  la  Vérité  de  fon  côté  ,  mais  à  celui  qui  par- 
le le  dernier  dans  la  Difpute. 
Cette  obfcutitc      §.  8.  Quoy  quc  ce  foit  une  addrefle  bien  inutile  ,  6c  à 
cit  faun^meiu   j-qqj^  .^yis  ,   entièrement  propre  à  nous  détourner  du  che- 
appe  Leji.c.-i  ^_^^.^_^  ^^  ^^  Connoilfancc  ,    elle  a  pourtant  pafle  jufqu'ici 
pour  fubtilité  ik  pénétration  d'Efprit,&  a  remporte l'ap- 
plaudiffement  des  Ecoles  i?c  d'une  partie  des  Savans.    Ce 
qui  n'eft  pas  fort  furprenant  >    puifque  les  anciens  Fhilo- 
fophes  (j'entens  ces  Philofophcs  fubtils  tSc  chicaneurs  que 

Ln- 


De  V Abus  des  Mots.  Liv.  III.  613    • 

Lucien  tourne  fi  joliment  Se  fi  raifonnablement  en  ridicu-  Chap, 
le)  Se  depuis  ce  temps-là  les Scholaftiques, prétendant  ac-  X. 
quérir  de  la  gloire  &  gagner  l'eftime  des  hommes  par  une 
connoiflance  univerfelle  à  laquelle  il  eft  bien  plus  aifé  de 
prétendre  qu'il  n'eft  facile  de  l'acquérir  effectivement, 
ont  trouvé  par  là  un  bon  moyen  de  couvrir  leur  'gnoran- 
ce  par  un  tiil\i  curieux  mais  inexplicable  de  paroles  obf- 
cures  Se  de  fe  faire  admirer  des  autres  hommes  par  des  ter- 
mes inintelligibles ,  d'autant  plus  propres  à  caufer  de  l'ad- 
miration qu'ils  peuvent  être  moins  entendus  -,  bien  qu'il 
paroiffe  par  toute  l'Hiftoire  que  ces  profonds  Dofteurs 
n'ont  été  ni  plus  fages  ni  d'une  plus  grande  utilité  que 
leurs  Voifins,&  qu'ils  n'ont  pas  fait  grand  bien  aux  hom- 
mes en  général ,  ni  aux  Sociétez  particulières  dont  ils  ont 
fait  partie i  à  moins  que  ce  ne  foit  une  chofe  utile  à  la  vie 
humaine  ,  6c  digne  de  louange  5c  de  récompense  que  de 
fabriquer  de  nouveaux  mots  iàns  propofcr  de  nouvelles 
chofcs  auxquelles  ils  puiflent  être  appliquez  ,  ou  d'em- 
brouiller 6c  d'obfcurcir  la  fignification  de  ceux  qui  font 
déjà  ufitez  ,6c  par  là  de  mettre  tout  en  queftion  ôc  en  dif- 
pute.  • 

§.  9.  En  effet,  ces  favans  Dilputeurs,  ces  Dofteurs  fi  Ce savoir  ne 
capables  6c  fi  intelligens  ont  eu  beau  paroître  dans  le  Mon-  blènTii^socie, 
de  avec  toute  leur  fcience ,  c'eft  à  des  Politiques  qui  igno-  te. 
rent  cette  do£trine  des  Ecoles  que  les  Gouvernemens  du 
Monde  doivent  leur  tranquillité  ,  leur  défenfe  6c  leur  li- 
berté: 6c  c'eft  de  la  Mechanique  ,  toute  idiote  6c  mépri- 
fée  qu'elle  eft  (car  ce  nom  eft  difgracié  dans  le  Monde} 
c'eft  de  la  Mechanique ,  di^e ,  exercée  par  des  gens  fans 
Lettres  que  nous  viennent  ces  Arts  fi  utiles  à  la  vie ,  qu'on 
perfectionne  tous  les  jours.  Cependant  le  favoir  qui  s'eft 
introduit  dans  les  Ecoles  ,  a  fait  entièrement  prévaloir 
dans  ces  derniers  fiécles  cette  ignorance  artificielle,  6c  ce 
dode  jargon ,  qui  par  là  a  été  en  fi  grand  crédit  dans  le 
Monde  qu'il  a  engagé  les  gens  de  loifir  6c  d'efprit  dans 
mille  difputes  embarraffées  fur  des  mots  inintelligibles  j 
Labyrinthe  où  l'admiration  des  Ignorans  6c  des  Idiots  qui 

pren- 


62  4-  I^^  l'Abus  des  Mots. 

C  H  A  p    prennent  pour  favoir  profond  tout  ce  qu'ils  n'entendent 
V         pas  ,   les  a  retenus  ,   bon  gré  ,    malgré  qu'ils  en  eulTent. 
D'ailleurs,  il  n'y  a  point  de  meilleur  moyen  pour  mettre 
en  vogue  ou  pour  défendre  des  doctrines  étranges  &  ab- 
iiirdes  que  de  les  munir  d'une  légion  de  mots  obfcurs, 
douteux  &:  indeterminez.     Ce  qui  pourtant  rend  ces  re- 
traites bien  plus  femblables  à  des  Cavernes  de  Brigands 
ou  à  des  Tanières  de  Renards  qu'à  des  ForterefTes  de  gé- 
néreux Guerriers.     Qiie  s'il  eft  mal  aifé  d'en  chafler  ceux 
qui  s'y  réfugient,  ce  n'eft  pas  à  caufe  de  la  force  de  ces 
Lieux-là,  mais  à  cauié  des  ronces, des  épines  ôc  de  l'obf- 
curité  des  Builîbns  dont  ils  font  environnez.  Car  laFauf- 
feté  étant  defagréable  par  elle-même  à  l'Efprit  de  l'hom- 
me ,  il  n'y  a  que  l'obfcurité  qui  puiffe  fervir  de  defenfe  à 
ce  qui  eft  abfurde. 
Il  dciri'it  au      §.   lo.  C'eft  ainfi  que  cette  docle  Ignorance  ,  que  ctt 
contraire  les  in  ^ft  qui  ne  tend  qu'à  éloigner  de  la  véritable  connoiiîan- 
lïiXuaion  &:  ce  les  gens  mêmes  qui  cherchent  à  s'inftruire  ,  a  été  pro- 
dc  h  coiiverià- vipné  dans  le  Monde  6c  a  répandu  des  ténèbres  dansl'En- 
i^  tiou,  rendement ,   en  prétendant  l'éclairer.     Car  nous  voyons 

\  tous  les  jours  que  d'aiicres  perfonnes  de  bon  fens  qui  par 

\leur  éducation  n'ont  pas  ete  drefléz  à  cette  efpéce  de  fub- 
tilité,  peuvent  exprimer  nettement  leurs  penfées  les  uns 
\    ■  '  aux  autres  fie  fe  fervir  utilement  du  Langage  en  le  prc- 

\  nant  dans  fa  fimplicité  naturelle.  Mais  quoy  que  les  gens 

-  \  fans  étude  entendent  afléz  bien  les  mots  blatic  &  jioir ,  fie 

"^  qu'ils  ayent  des  notions  conftantes  des  idées  que  ces  mots 

fignifient,  il  s'eft  trouvé  des  Philofophes  qui  avoient  af- 
fez  de  favoir  fie  de  fubtilite  pour  prouver  que  la  Nage  eft 
»o/rf,  c'eft  à  dire,  que  le  bicnic  eft  noir  ;  par  ou  ils  avoient 
l'avantage  d'anéantir  les  inftrumens  du  Dilcours,  delà 
Converfation ,  de  l'inftruclion  fie  de  la  Société,  tout  leur 
art  fie  toute  leur  fubtilite  n'aboutillant  à  autre  chofe  qu'à 
brouiller  fie  confondre  la  lignification  des  Mots  fie  à  ren- 
dre ainfi  le  Langage  moins  utile  qu'il  ne  l'eft  par  fcs  dé- 
fauts réels:  admirable  talent,  qui  a  été  inconnu  jufqu'ici 


aux  gens  (Ims  lettres. 


§.ii. 


T)eV Abus  des  Mots.     Liv.  III.  625 

§.   II.   Ces  fortes  de  Savans  fervent  autant  à  éclairer    Chap, 
l'Entendement  des  hommes  &  à  leur  procurer  des  com-        X. 
moditez  dans  ce  Monde,  que  celui  qui  altérant  la  llgnifi-  "  d^anni  utile 
cation  des  Cara£téres  déjà  connus,  feroit  voir  dans  fes  E-  ['"^^tjg  cm°fon- 
crits  par  une  favante  fubtilité  fort  fuperieure  à  la  capacité  drc  les  caraû^- 
d'un  Efprit  idiot,  groiîier  &  vulgaire  ,  qu'il  peut  mettre  '^"^ 
un  A  pour  un  B,  &  un  D  pour  un  E  ,  6cc.   au  grand  é- 
tonnement  de  fon  Le£teur  à  qui. une  telle  invention  feroit 
fort  avantageufe;  car  employer  le  mot  de  noir  qu'on  re- 
connoit  univerfellement  lignifier  une  certaine  idée  fimple, 
pour  exprimer  une  autre  idée, ou  une  idée  contraire, c'ell 
à  dire  appeller  la  neige  noire ,  c'efl:  une  aufli  grande  extra- 
vagance que  de  mettre  ce  caradére  A  à  qui  l'on  eft  con- 
venu de  faire  fignifier  une  modification  de  fon  ,  faite  par 
un  certain  mouvement  des  organes  de  la  Parole  ,   pour  B 
à  qui  l'on  eft  convenu  de  faire  fignifier  une  autre  modifi- 
cation de  fon,  produite  par  un  autre  mouvement  des  mê- 
mes Organes. 

§.   12.    Mais  ce  mal  ne  s'eft  pas  arrêté  aux  pointillé-  Cet  art  d'obf- 
ries  de  Logique  ,  ou  à  de  vaines  Spéculations  ;  il  s'eft  in-  '^^'"^  i<.-s  mots 
finué  dans  ce  qui  interefle  le  plus  la  vie  &  la  fociéré  hu-  iJii!Tion"&b.* 
maine,  ayant  obfcurci  6c  embrouillé  les  veritez  les  plus  Juft*«- 
importantes  du  Droit  &:  de  la  Théologie,  oc  jette  le  défor- 
dre  &  l'incertitude  dans  les  affaires  du  Genre  Humain;  de 
forte  que  s'il  n'a  pas  détruit  ces  deux  grandes  Régies  des 
adlions  de  l'homme,  la  Religion  &c  la  Jujlice,  il  les  a  ren- 
dues en  grand'  partie  inutiles.     A  quoy  ont  fervi  la  plu- 
part des  Commentaires  6c  des  Çontroverfes  fur  les  Loix 
de  D  I  E  u  6c  des  hommes  ,    qu'à  en  rendre  le  fens  plus 
douteux  d<:  plus  embarraffé?  Combien  de  diftinftions  cu- 
rieufcs,  multipliées  fans  fin  ,  combien  de  fubtilitez  déli- 
cates a-t-on  inventé  ?  Et  qu'ont-elles  produit  que  l'obfcu- 
rité  &c  l'incertitude,  en  rendant  les  mots  plus  inintelligi- 
bles ,  6c  en  dépaifant  davantage  le  Lecteur  ?    Si  cela  n'é- 
toit ,    d'où  vient  qu'on  entend  fi  facilement  les  Princes 
dans  les  ordres  communs  qu'ils  donnent  de  bouche  ou 
par  écrit ,  &c  qu'ils  font  fi  peu  intelligibles  dans  les  Loix 
Kkkk  qu'ils 


626  De  l'Abus  des  Mots. 

C  H  A  p.  qu'ils  prefcrivent  à  leurs  Peuples  ?  Et  n'ari  ive-t-il  pas  fou- 
X.  vent,  comme  il  a  été  remarque  cy-deilus,  qu'un  homme 
d'une  capacité  ordmaire  lifant  un  pafl-ige  de  l'Ecriture  , 
ou  une  Loy,  l'entend  fort  bien,  jufqu'à  ce  qu'il  ait  con- 
fulté  un  Interprète  ou  un  Avocat, qui  après  avoir  emplo- 
yé  beaucoup  de  temps  à  expliquer  ces  endroits  ,  fait  en 
forte  que  les  Mots  ne  lignifient  rien  du  tout ,  ou  qu'ils 
fignifient  tout  ce  qu'il  luy  plaît? 
Il  ne  doit  pas  §.   1^.  Je  ne  prétcns  point  examiner ,  en  cet  endroit > 

pafict  pour  fa-  ç^  quelques-uns  de  ceux  qui  exercent  ces  Profefîîons  ont 
introduit  ce  défordre  pour  l'intérêt  du  Parti  -,  mais  je  laif- 
fe  à  penfer  s'il  ne  feroit  pas  avantageux  aux  hommes,  à 
qui  il  importe  de  connoitre  les  chofes  comme  elles  font 
oc  de  faire  ce  qu'ils  doivent,  êc  non  d'employer  leur  vie 
à  difcourir  de  ces  chofes  à  perte  de  veûë  ,    ou  à  fe  jouer 
fur  des  mots,  fi  ,  dis-je  ,  il  ne  vaudroit  pas  mieux  qu'on 
rendît  l'ufagc  des  mots  fimple  &  dire£t  ,   &  que  le  Lan- 
gage qui  nous  a  été  donné  pour  nous  perfcftionner  dans  la 
connoiflance  de  la  Vérité  ,    &:  pour  lier  les  hommes  en 
fociété  ,  ne  fût  point  employé  à  obfcurcir  la  Vérité  ,    à 
■    confondre  les  droits  des  Peuples ,   6c  à  couvrir  la  Morale 
&  la  Religion  de  ténèbres  impénétrables  ;    ou   que   du 
moins,  fi  cela  doit  arriver  ainfi,  on  ne  le  fit  point  pafler 
pour  connoiflance  &  pour  véritable  favoir  ? 
IV.  Autre  abus        §•   ^4-  En  quatrième  lieu ,  un  grand  abus  qu'on  fait 
du  Langage;    dcs  Mots ,   c'cft  qu'oti  Ics  prciid  poiiv  des  Chofes.     Qiioy 
prendre  les  |    j-gaarde  en  quclque  manière  tous  les  noms  en  j^è- 

mots  pour  des    1,  o.  T.        n  v    ti  •         j    j  ^ 

thofcs.  neral,  il  arrive  plus  particulièrement  a  1  égard  des  noms 

des  SubftanceSj  Se  ceux-là  font  fur  tout  fujets  à  commet- 
tre cet  abus  qui  renferment  leurs  penfees  dans  un  certain 
Syftême  ,  Se  fe  laiflènt  fortement  prévenir  en  faveur  de 
quelque  Hypothefe  reçue  qu'ils  croyent  fans  défauts  ;  par 
où  ils  viennent  à  fe  perfuader  que  les  termes  de  cette  Se- 
fte  font  fi  conformes  à  la  nature  des  chofes,  qu'ils  répon- 
dent parfaitement  à  leur  exiftence  réelle.  Qiii  eft-ce,  par 
exemple  ,  qui  ayant  été  élevé  dans  la  Philofophie  Péri- 
patéticienne ne  fe  figure  que  les  dix  noms  fous  lefquels 

font 


De  V Abus  des  Mots.    Liv.  III.  627 

font  rangez  les  dix  Prédicaments  font  exa£bement  confor-  C  h  a  p. 
mes  à  la  nature  des  Chofes  ?  Qiii  dans  cette  Ecole  n'eft  X. 
pas  perfuadé  que  les  Formes  Suùjiantielles,  les  Âmes  végé- 
tatives ,  V horreur  du  Vmde ,  les  Efpeces  intentionnelles ,  &c. 
font  quelque  chofe  de  réel  ?  Comme  ils  ont  appris  ces 
mots  en  commençant  leurs  Etudes  Se  qu'ils  ont  trouvé 
que  leurs  Maîtres,  &  les  Syftémes  qu'on  leur  mettoit  en- 
tre les  mains,  faifoient  beaucoup  de  fonds  fur  ces  termes- 
là  ,  ils  ne  fauroient  fe  mettre  dans  l'Efprit  que  ces  mots 
ne  font  pas  conformes  aux  chofes  mêmes,  èc  qu'ils  ne  re- 
préfentent  aucun  Etre  réellement  exiftant.  Les  Platoni- 
ciens ont  leur  Ame  du  Monde ,  &  les  Epicuriens  la  tendan- 
ce de  leurs  Atomes  vers  le  Mouvement  jdunsle  temps  qu'ils 
font  en  repos.  A  peine  y  a-t-il  aucune  Se£te  de  Philofo- 
phie  qui  n'ait  un  amas  diftinft  de  termes  que  les  autres 
n'entendent  point.  Et  enfin  ce  jargon  ,  qui,  vu  la  foi- 
blefle  de  l'Entendement  Humain  ,  eft  fi  propre  à  pallier 
l'ignorance  des  hommes  &c  à  couvrir  leurs  erreurs  ,  deve- 
nant familier  à  ceux  de  la  même  Se£te  ,  il  pafle  dans  leur 
Efprit  pour  ce  qu'il  y  a  de  plus  eflentiel  dans  la  Langue, 
6c  de  plus  exprellif  dans  le  Difcours.  Si  les  véhicules  aé- 
riens èc  éthenens  du  Dofteur  More  eu  fient  été  une  fois 
généralement  introduits  dans  quelque  endroit  du  Monde 
où  cette  Doftrine  eût  prévalu  ,  ces  termes  auroient  fait 
fans  doute  d'affez  fortes  imprelîlons  fur  les  Efprits  des  hom- 
mes pour  leur  perfuader  l'exiftence  réelle  de  ces  véhicu- 
les, tout  aufli  bien  qu'on  a  été  cy-devant  entêté  des  For- 
mes  fubjiantielles ,  &  des  Efpeces  intentionnelles. 

§.  15.  Pour  être  pleinement  convaincu,  combien  des  Exemple  fur  k 
noms  pris  pour  des  chofes  font  propres  à  jetter  l'Entende-  "lo'dcM.uwf. 
ment  dans  l'erreur ,  il  ne  faut  que  lire  avec  attention  les 
Ecrits  des  Philofophes.  Et  peut-être  y  en  verra-t-on  des 
preuves  dans  des  mots  qu'on  ne  s'avife  guère  defoupçon- 
ner  de  ce  défauj;.  Je  me  contenterai  d'en  propoferunfeul, 
Se  qui  eft  fort  commun.  Combien  de  difputes  embarraf- 
fées  n'a  t-on  pas  excité  fur  la  Matière  ,  comme  fi  c'étoit 
un  certain  Etre  réellement  exiftant  dans  la  Nature  ,  di- 
Kkkk  2  flinft 


628  De  l'Abus  des  Mots. 

C  H  A  p.  ftin£b  du  Corps  ,&c  cela  parce  que  le  mot  de  Matière  figni- 
'  X.  fie  une  idée  diftiniVe  de  celle  du  Corps  ,  ce  qui  eil  de  la 
dernière  évidence  ;  car  II  lés  idées  que  ces  deux  termes 
fignifient,  étoient  précifément  les  mêmes,  on  pourroit 
les  mettre  indifféremment  en  tous  lieux  l'une  à  la  place 
de  l'autre.  Or  il  eft  viiible  que,  quoy  qu'on  puiffe  dire 
proprement  qu'une  feule  Matière  compoje  tons  les  Corps  , 
on  ne  fauroit  dire  ,  que  le  Corps  compoje  toutes  les  Matiè- 
res. Nous  difons  ordinairement  ,  Un  Corps  ejt  plus  grand 
qu'un  antre ,  mais  ce  fcroit  une  façon  de  parler  bien  cho- 
quante Se  dont  on  ne  s'eft  jamais  avifé  de  fe  lervir  ,  à  ce 
que  je  croy  ,  que  de  dire  ,  Une  matière  efl  plus  grande 
qu'une  autre.  Fourquoy  cela  ?  C'eft  qu'encore  que  la 
Matière  &  le  Ccr/*J ne  Ibient pas  réellement  diil:in£ls,  mais 
que  l'un  foit  par  tout  oii  ell  l'autre  ,  cependant  la  Matu- 
re &■  le  Corps  lignifient  deux  différentes  conceptions,  dont 
l'une  eft  incomplète  ,  &:  n'eft  qu'une  partie  de  l'autre. 
Car  le  Corps  fignifie  une  fubftance  folide,  étendue,  6c  fi- 
gurée ,  dont  la  Matière  n'eft  qu'une  conception  partiale 
6c  plus  confufe  ,  qu'on  n'employé  ,  ce  me  femble  ,  que 
pour  exprimer  la  lubftance  6c  la  folidité  du  Corps  fans 
confiderer  fon  étendue  6c  fi  figure.  C'eft  pour  cela  qu'en 
parlant  de  la  Matière  .^  nous  en  parlons  comme  d'une  cho- 
ie unique  ,  parce  qu'en  effet  elle  ne  renferme  que  l'idée 
d'une  Subftance  folide  qui  eft  par  tout  la  même,  qui  eft 
par  tout  uniforme.  Telle  étant  nôtre  idée  de  la  Matiè- 
re, nous  ne  concevons  non  plus  différentes  Matières  dans 
le  Monde  que  différentes yî?//^/?fs  ,  nous  ne  parlons  non 
plus  de  différentes  Matières  que  de  différentes  foliditez  , 
■'  quoy  que  nous  imaginions  différcns  Corps  èc  que  nous 

en  parhons  à  tout  moment  ,  parce  que  l'étendue  6c  la  fi- 
gure font  capables  de  variation.  Mais  comme  la  fohditè 
ne  fauroit  exifter  fans  étendue  6c  fins  figure  ,  dès  qu'on 
a  pris  la  Matière  pour  un  nom  de  quelque  chofc  qui  exi- 
ftoit  réellement  fous  cette  précifion  ,  cette  penfee  a  pro- 
duit fans  doute  tous  ces  difcours  obfcurs  6c  inintelligibles! 
toutes  ces  Difputes  embrouillées  fur  la  Matière  première 

qui 


De  l'Abus  des  Mots.     Li  v.  III.  Gif) 

qui  ont  rempli  la  tête  &  les  livres  des  Philofophes.  Je  Chap. 
laifle  à  penî'er  jufqu'à  quel  point  cet  abus  peut  regarder  X. 
quantité  d'autres  termes  génériux.  Ce  que  je  croy  du 
moins  pouvoir  aflurerjc'elt  qu'il  yauroit  beaucoup  moins 
de  difputes  dans  le  Monde,  fi  les  Mots  étoient  pris  pour 
ce  qu'ils  font,  feulement  pour  des  flgnes  de  nos  Idées,  èc 
non  pour  les  Chofcs  mêmes.  Car  lori'que  nous  raifonnons 
lur  la  Matière  ou  fur  tel  autre  terme,  nous  ne  raifonnons 
eiïbftivement  que  fur  l'idée  que  nous  exprimons  par  ce 
fon,  foit  que  cette  idée  précife  convienne  avec  quelque 
chofe  qui  exifte  réellement  dans  la  Nature,  ou  non.  Et 
fi  les  hommes  vouloicnt  dire  quelles  idées  ils  attachent 
aux  Mots  dont  ils  fe  fervent,  il  ne  pourroit  point  y  avoir 
la  moitié  tant  d'obfcuritez  ou  de  difputcs  dans  la  recher- 
che ou  dans  la  défenfc  de  la  Vérité ,  qu'il  y  en  a. 

§.  i6.  Mais  quelque  inconvénient  qui  naifle  de  cet  Ccfl  ce  qm 
abus  des  Mots,  je  fuis  afTùré  que  par  le  confiant  &"  ordi-  Ferpf'"^  itsEr- 
naire  ufage  qu'on  en  fait  en  cefens,ils  entraînent  les  hom-  ''""' 
mes  dans  des  notions  fort  éloignées  de  la  vérité  des  Cho- 
its.  En  effet,  il  feroit  bien  mal-aifé  de  perfuader  à  quel- 
qu'un que  les  mots  dont  fe  fert  fon  Père, fon  Maître, fon 
Miniftre  ou  quelque  autre  vénérable  Do6teur  ne  fignifient 
rien  qui  exifte  réellement  dans  le  Monde  .Prévention  qui 
n'eft  peut-être  pas  l'une  des  moindres  raifons  pourquoy  il 
eft  fî  difficile  de  défabufcr  les  hommes  de  leurs  erreurs  , 
même  dans  des  Opinions  purement  Philofophiques  ,  èz 
où  ils  n'ont  point  d'autre  intérêt  que  la  Vérité.  Car  les 
mots  auxquels  ils  ont  été  accoutumez  depuis  long-temps, 
demeurans  fortement  imprimez  dans  leur  Efprit,  ce  n'eft 
pas  merveille  que  Ton  n'en  puiflé  éloigner  les  faufles  no- 
tions qui  y  font  attachées. 

§.   17.  Un  cinquième  abus  .qu'on  fait  des  Mots  ,   c'cil  v.  Oii  prend  iw 
de  les  mtttre  à  la  place  des  chofes  qii'ils  ncjJgwfient  ni  m  '"°"  P""!:  « 
peu-vent  Jigmfer  en  attcmie  mamne.     On  peut  obferver  à  fienTciTa'lfcmÎE 
r<^gard  des  noms  généraux  des  Subftances  ,  dent  nous  ne  manicre. 
connoiflbns  que  les  efTences  nominales  ,  comme  nous  l'a- 
vons dcja  prouvé,  que,lorfque  nous  en  formons  d<zs  pro- 
Kkkk  3  pofitions> 


630  De  l'Abus  des  Mots. 

C  H  A  p.    pofitions,  &  que  nous  affirmons  ou  nions  quelque  chofe 
X.        iur  leur  fujet ,  nous  avons  accoutumé  de  fuppofer  ou  de 
prétendre  tacitement   que  ces   noms   fignifient  l'eflencc 
réelle  d'une  certaine  efpece  de  Subftances.    Car  lorfqu'un 
homme  dit,  L'Or  ejl  malléable  ^    il  entend  &  voudroit 
donner  à  entendre  quelque  chofe  de  plus  que  ceci, Ce  •pie 
j'appelle  Or  y  ejl  mnllc'able  ■,   (quoy  que  dans  le  fonds  cela 
ne  fignifie  pas  autre  chofe}  prétendant  faire  entendre  par 
là ,  que  VOr ,  c'eft  à  dire  ,  ce  qui  a  Veffence  réelle  de  l'Or 
eft  malléable  -,  ce  qui  revient  à  ceci  ,   Que  la  Malléabilité 
dépend  ér  ejl  inféparable  de  l'effence  réelle  de  l'Or.    Mais  Ci 
un  homme  ignore  en  quoy  confifte  cette  eflence  réelle ,  la 
Malléabilité  n'eft  pas  jointe  efféftivement  dans  fon  Efprit 
avec  une  eflence  qu'il  ne  connoit  pas  ,  mais  feulement  a- 
vec  le  fon  Or  qu'il  met  à  la  place  de  cette  eflence.  Ainfi, 
quand  nous  difons  que  c'eft  bien  définir  V Homme  que  de 
dire  qu'il  eft  un  Animal  raifonnable  ,    &  qu'au  contraire 
c'eft  le  mal  définir  que  de  dire  que  c'eft  un  Animal  fans 
plume  ,   à  deux  piés  ,    avec  de  larges  ongles  ,    il  eft  vifible 
que  nous  {uppofons  que  le  nom  à' homme  fignifie  dans  ce 
cas-là  i'eflence  réelle  d'une  Efpéce  ,    Se  que  c'eft  autant 
que  fi  l'on  difoit ,  qu'un  Animal  raifonnable  renferme  une 
meilleure  defcription  de  cette  Eflence  réelle,  qu'un  Ani- 
mal a,  deux  piés  ,  fans  plume  ,   c^  ^"^ec  de  larges  ongles. 
Car  autrement,  pourquoy  Platon  ne  pouvoit-il  pas  faire 
fignifier  auili  proprement  au  niotat'9pM'7r(^ou  homme ,  une 
idée  complexe,  compofée  des  idées  d'un  Corps  diftingué 
des  autres  par  une  certaine  figure  Se  par  d'autres  apparen- 
ces extérieures  ,  qn'Ari/lote  a  pu  former  une  idée  com- 
plexe qu'il  a  nommée  avOfaTr©*  ou  homme  ,    compofée 
d'un  Corps  fie  de  la  faculté  de  raifonner   qu'il  a  joint 
enfemble  >     à  moins  qu'on  ne  fuppofe  que  le  mot  îLi- 
^fiCTti^  ou  homme  fignifie  quelque  autre  chofe  que  ce 
qu'il  fignifie,  &■  qu'il  tient  la  place  de  quelque  autre 
chofe  que  de  l'idée  qu'un  homme  déclare  vouloir  ex- 
primer par  ce  mot. 

Comme, lorf-         §•   18.  Alavcrité,  Ics  Homs  des  Subftances  feroient 

beau- 


De  l'Abus  des  Mots.    L  i  v.  III.  631 

beaucoup  plus  commodes,  &  les  Proportions  qu'on  for-    Chap. 
meroit  fur  ces  noms ,    beaucoup  plus  certaines  ,  fi  les  ef-        X. 
fences  réelles  des  Subftances  étoient  les  idées  mêmes  qucq"'°", '«!"" 

1  Di^r      •      o  r        •  r  r     Pour  leseflences 

nous  avons  dans  I  hlpnt  &  que  ces  noms  ngnihent.  Lt  relies  desSub- 
c'eft  parce  que  ces  eflences  réelles  nous  manquent ,  que  ftances. 
nos  paroles  répandent  fi  peu  de  lumière  ou  de  certitude 
dans  lesDifcours  que  nous  faifons  fur  les  Subftances.  C'eft 
pour  cela  que  l'Efprit  voulant  écarter  cette  imperfeftion 
autant  qu'il  peut,  fuppof^  tacitement  que  les  mots  figni- 
fient  une  chofe  qui  a  cette  eflence  réelle  ,  comme  fi  par 
là  il  en  approchoit  de  plus  près.  Car  quoy  que  le  mot 
homme  ou  Or  ne  fignifie  effectivement  autre  chofe  qu'une 
idée  complexe  de  proprietez  ,  jointes  enfemble  dans  une 
certaine  forte  de  Subftances  -,  cependant  à  peine  fe  trou- 
ve-t-il  une  perfonne  qui  dans  l'ufige  de  ces  Mots  ne  fup- 
pofe  que  chacun  d'eux  fignifie  une  chofe  qui  a  l'eflence 
réelle  ,  d'oîi  dépendent  ces  proprietez.  Mais  tant  s'en 
faut  que  l'imperfection  de  nos  Mots  diminue  par  ce  mo- 
yen ,  qu'au  contraire  elle  eft  augmentée  par  l'abus  vifible 
que  nous  en  faifons  en  leur  voulant  faire  fignifier  quelque 
chofe  dont  le  nom  que  nous  donnons  à  notre  idée  com- 
plexe ,  ne  peut  abfolunient  point  être  le  figne  i  parce 
qu'elle  n'eft  point  renfermée  dans  cette  idée. 

§.  19.  Nous  voyons  en  cela  la  raifon  pourquoy  à  l'é-  Ce  qui  fait  que 
gard  des  Modes  mixtes  dès  qu'une  des  idées  qui  entrent  pas"nue"haque 
dans  la  compofition  d'un  Mode  complexe,  eft  exclue  ou  changement  qui 
chaneée,  on  reconnoit  aufli-tôt  qu'il  eft  autre  chofe, c'eft  f"''^'^^"j."°' 

V   J-  >-l      n.  J'  T?r     -  -1  ,         .^     "e    idée   dune 

a  dire  qu  il  eft  d  une  autre  hlpece  ,  comme  il  paroit  viii-  subftance  n'en 
blement  par  ces  mots  *  meurtre .>  a jfajjinat , parricide ièKC.^^]^"?>^'i^^^'^- 
La  raifon  de  cela ,  c'eft  qive  l'idée  complexe  fignifiée  par  ^"^' 
le  nom  d'un  Mode  mixte  eft  l'eflTence  réelle  aufli  bien  que 

ia 

*  L'Auteur  propofe,  outre  le  mot  de  meurtre  commis  par  hazard  &  faiisaucun 
parricide  ,  trois  mots  qui  marquent  trois  delTein.  Le  ftcond  m,ïri  fau^hier  ,  meur- 
efpe'ces  de  meurtre  ,  bien  dilbndcs.  J'ai  tre  qui  n'a  pas  été  fait  de  ifeflcin  pre'mc- 
éte'  oblige'  de  les  omettre,  parce  qu'on  ne  dite  , quoy  que  volontairement.  Le  tioific- 
peut  les  exprimer  en  François  que  par  pe-  |  me  ,  muriher  ,  homicide  de  dellcm  pic- 
riphrafc.    Le  pic'micr   eft  chMice-medly  ,  I  médite'. 


632  De  l'Abns  des  Mots. 

C  H  A  p.  la  nominale,  Ce  qu'il  n'y  a  point  de  fecret  rapport  de  ce 
X.  nom  à  aucune  autre  cflence  qu'à  celle-là.  Mais  il 
n'en  cft  pas  de  même  à  l'égard  des  Subllances.  Car  quoy 
que  dans  celle  que  nous  nommons  Or  ,  Tua  mette  dans 
ion  idée  complexe  ce  qu'un  autre  omet  ,  5c  au  contraire  j 
les  hommes  ne  croyent  pourtant  pas  que  pour  cela  l'Efpé- 
ce  foit  changée  ,  parce  qu'en  eux-mêmes  ils  rapportent 
fecretement  ce  nom  à  une  efTence  réelle  fie  immuable  d'une 
Chofe  exiftante  ,  de  laquelle  efTence  ces  Propriétez  dé- 
pendent Se  à  laquelle  ils  fuppofent  que  ce  nom  cft  atta- 
ché. Celui  qui  ajoute  à  fon  idée  complexe  de  l'Or  celle 
de  fixité  on  de  capacité  d'être  diflbut  dans  VEaH  Regale  , 
qu'il  n'y  mettoit  pas  auparavant,  ne  paftc  pas  pour  avoir 
changé  rErpéce,mais  feulement  pour  avoir  une  idceplus 
parfaite  en  ajoutant  une  autre  idée  fimple  qui  eft  toujours 
adtuelîement  jointe  aux  autres  ,  dont  étoit  compofée  ix 
première  idée  complexe.  Mais  bien  loin  que  ce  rapport 
du  nom  à  une  chofe  dont  nous  n'avons  point  d'idée, nous 
foit  de  quelque  fecours  ,  il  ne  fert  qu'à  nous  jetter  dans 
de  plus  grandes  difficultez.  Car  par  ce  fecret  rapport  à 
l'eflence  réelle  d'une  certaine  efpéce  de  Corps ,  le  mot  Or 
par  exemple,  (qui  étant  pris  pour  une  coUeélion  plus  ou 
moins  parfaite  d'Idées  Timples  ,  fert  aflez  bien  dans  la 
Converfation  ordinaire  à  défigner  cette  forte  de  corps} 
vient  à  n'avoir  abfolument  aucune  fignification  ,  fi  on  le 
prend  pour  quelque  chofe  dont  nous  n'avons  nulle  idéej 
^  &  par  ce  moyen  il  ne  peut  fignifier  quoy  que  ce  foit,lorf- 

que  le  Corps  luy-même  eft  hors  de  veûë.  Car  bien  qu'on 
puifTe  fe  figurer  que  c'eft  la  même  chofe  de  raifonner  fur 
le  nom  d'Or,  £c  fur  une  partie  de  ce  Corps  même,  com- 
me fur  une  feiitUe  d'or  qui  eft  devant  nos  yeux  ,  &  que 
dans  le  Difcours  ordinaire  nous  foyons  obligez  de  mettre 
le  nom  à  la  place  de  la  chofe  même  ,  on  trouvera  pour- 
tant, fi  l'on  y  prend  bien  garde  ,  que  c'eft  une  chofe  en- 
tièrement différente. 
Lacaufcdecct  g.  20.  Ce  qui ,  je  croy ,  difpofe  fi  fort  les  hommes  à 
fuppofc  que°a  "lettre  les  noms  à  la  place  des  efiTenccs  réelles  des  Efpé- 

ces. 


De  V Abus  des  Mots.    Liv.  III.  633 

ces ,  c'eft  la  fuppofition  dont  nous  avons  déjà  parlé ,  que  C  H  a  p. 
la  Nature  agit  régulièrement  dans  la  produârion  des  cho-  X. 
fes ,  6c  fixe  des  bornes  à  chacune  de  ces  Efpéces  en  don-  Nature  agit 
nant  exa6tement  la  même  conftitution  réelle  &  intérieure  ]°erin,'e",t/^"' 
à  chaque  individu  que  nous  rangeons  fous  un  nom  géné- 
ral. Mais  quiconque  obferve  leurs  difFérentes  qualitez, 
ne  peut'guere  douter  que  plufieurs  des  Individus  qui  por- 
tent le  même  nom,  ne  foient  auiîi  diiférens  l'un  de  l'au- 
tre dans  leur  conftitution  intérieure,  que  plufieurs  de  ceux 
qui  font  rangez  fous  difFérens  noms  fpécifiques.  Cepen- 
dant cette  fuppofition  qu'on  fait ,  que  la  même  conftitu- 
tion intérieure  fuit  toujours  le  même  nom  fpécifique  ,  porte 
les  hommes  à  prendre  ces  noms  pour  des  repréfentations 
de  ces  eflences  réelles  jquoyquedans  le  fonds  ils  ne  figni- 
fient  autre  chofe  que  les  idées  complexes  qu'on  a  dans 
l'Efprit  quand  on  fe  fert  de  ces  noms-là.  De  forte  que 
fignifiant  ,  pour  ainfi  dire  ,  une  certaine  chofe  &:  étant 
mis  à  la  place  d'un  autre,  ils  ne  peuvent  qu'apporter  beau- 
coup d'incertitude  dans  les  Difcours  des  hommes,  &  fur 
tout,  de  ceux  dont  l'Efprit  a  été  entièrement  imbu  de  la 
doftrine  des  formes  fub/lantielles ,  par  laquelle  ils  font  for- 
tement perfuadez  que  les  difterentes  Efpéces  des  chofes 
font  déterminées  &  diftinguées  avec  la  dernière  exaftitu- 
de. 

§.21.  Mais  quelque  abfurdité  qu'il  y  ait  à  faire  figni-  Cet  abus  eft 
fier  aux  noms  que  nous  donnons  aux  chofes ,    des  idées  [3^'^^/"^  "^X- 
que  nous  n'avons  pas,  ou  (ce  qui  eft  la  même  chofe}  des  tions. 
efifences  qui  nous  font  inconnues ,  ce  qui  eft  en  eftet  ren- 
dre nos  paroles  fignes  d'un  Rien  ,  il  eft  pourtant  évident 
à  quiconque  réfléchit  un  peu  fur  l'ufage  que  les  hommes 
font  des  mots,  que  rien  n'eft  plus  ordinaire.     Qiiand  un 
homme  demande  fi  telle  ou  telle  chofe  qu'il  voit  ,   (que 
ce  foit  un  Magot  ou  un  Fœtus  monftrueux}  eft  un  hom- 
me ou  non ,  il  eft  vifible  que  la  queftion  n'eft  pas  fi  cette 
chofe  particulière  convient' avec  l'idée  complexe  que  cet- 
te perfonne  a  dans  l'Efprit  3c  qu'il  fignifie  par  le  nom 
d'homme ,  mais  fi  elle  renferme  refi"ence  réelle  d'une  Efpe- 

Llll  ce 


634  ^^  l'Abus  des  Mots. 

C  H  A  p.    ce  de  chofes  -,  laquelle  eflence  il  fuppofc  que  le  nom  à'hom- 
X.        fne  fignifie.    Manière  d'employer  les  noms  des  Subftances 
qui  contient  ces  deux  faulTes  fuppofitions. 

La  première,  qu'il  y  a  certaines  Eiïences  précifes  félon 
lefquelles  la  Nature  forme  toutes  les  chofes  particulières, 
&:  par  où  elles  font  dittinguées  en  Efpéces.  Il  eft  hors 
de  doute  que  chaque  chofe  a  une  conftitution  réelle  par 
où  elle  eft  ce  qu'elle  eft,  &;  d'où  dépendent  fes  Qiialitez 
fenfiblesj  mais  je  penfe  avoir  prouvé  que  ce  n'eft  pas  là 
ce  qui  fait  la  diftinftion  des  Efpéces ,  de  la  manière  que 
nous  les  rangeons ,  ni  ce  qui  en  détermine  les  noms. 

Secondement,  cet  ufage  des  Mots  donne  tacitement  à 
entendre  que  nous  avons  des  idées  de  ces  EfTences.     Car 
autrement ,    à  quoy  bon  rechercher  fi  telle  ou  telle  chofe 
a  l'eflence  réelle  de  l'Efpéce  que  nous  nommons  homme  y 
a  nous  ne  fuppofions  pas  qu'il  y  a  une  telle  eflence  fpéci- 
lîque  qui  eft  connue?  Ce  qui  pourtant  eft  tout-à-fait  fauXi 
d'où  il  s'enfuit  que  cette  application  des  noms  par  où  nous 
voudrions  leur  faire  fignifier  des  idées  que  nous  n'avons 
pas,  doit  apporter  nècefl'airement  bien  du  dèfordre  dans 
les  Difcours  &  dans  les  Raifonnemens  qu'on  tait  fur  ces 
noms-là,  6c  caufer  de  grands  inconveniens  dans  la  com- 
munication que  nous  avons  enfemble  par  le  moyen  des 
Mots. 
vi.Onabufe        §.   2  2.  En  fixiéme  lieu  ,  un  autre  abus  qu'on  fait  des 
cn'fuppofar"  Mots,  Sc  qui  eft  plus  général  quoy  que  peut-être  moins 
qu'ils  ont  une    remarqué  ,    c'eft  que  les  hommes  étant  accoutumez  par 
fignification      ^j^  \onor  gc  familier  ufase,  à  leur  attacher  certaines  idées, 

certaine  &  cvi-  ^  ^  •.  r     ,~  i  i  ;/-/--.  >       /■ 

dente.  lont  portez  a  le  hgurer  qu  il,  y  a  mie  uaijon  (i  étroite  &  Ji 

néceffaire  entre  les  noms  ^  la  fignification  qu'on  leur  donne  y 
gn^dsfuppofent  fans  peine  qu'on  ne  peut  qu'en  comprendre  le 
fenSi  &  qu'il  faut,  pour  cet  effet  ,  recevoir  les  mots  qui 
entrent  dans  le  difcours  fans  en  demander  la  fignification , 
comme  s'il  ètoit  indubitable  que  dans  l'ufage  de  ces  fons 
ordinaires  &:  ufitez  ,  celui  qiù  parle  &  celui  qui  écoute 
ayent  néceflairement  &:  prèciièment  la  même  idée  ;  d'où 
ils  concluent ,   que  ,   lorfqu'ils  fe  font  fervis  de  quelque 

terme 


De  V Abus  des  Mots.  Liv.  IIL  63-5 

terme  dans  leur  Dii'cours,  ils  ont  par  ce  moyen  mis,  pour  Chap. 
ainfi  dire,  devant  les  yeux  des  autres  la  choie  même  dont  X. 
ils  parlent.  Et  prenans  de  même  les  mots  des  autres  com- 
me fi  naturellement  ils  avoient  au  jufte  la  fignification. 
qu'ils* ont  accoutumé  eux-mêmes  de  leur  donner, ils  ne  fe 
mettent  nullement  en  peine  d'expliquer  le  lens  qu'ils  at- 
tachent aux  mors,  ou  d'entendre  nettement  celui  que  les 
autres  leur  donnent.  C'eft  ce  qui  produit  communément 
bien  du  bruit  &  des  difputes  qui  ne  contribuent  en  rien  à 
l'avancement  ou  à  la  connoiflance  de  la  Vérité  ,  tandis 
qu'on  fe  figure  que  les  Mots  font  des  fignes  conftans  Se  ré- 
glez de  notions  que  tout  le  Monde  leur  attache  d'un  com- 
mun accord ,  quoy  que  dans  le  fonds  ce  ne  foient  que  des 
fignes  arbitraires  &  variables  des  idées  que  chacun  a  dans 
l'Efprit.  Cependant ,  les  hommes  trouvent  fort  étrange 
qu'on  s'avife  quelquefois  de  leur  demander  dans  un  En- 
treaen  ou  dans  la  Difpute,  oii  cela  efl:  abfolument  nécef- 
faire  ,  quelle  eft  la  fignifîcation  des  mots  dont  ils  fe  fer- 
Vent,  quoy  qu'il  paroifle  évidemment  dans  les  raifonne- 
mens  qu'on  fait  en  converfation  ,  comme  chacun  peut 
s'en  convaincre  tous  les  jours  par  luy-mêrae,qu'ily  a  peu 
de  noms  d'Idées  complexes  que  deux  hommes  employent 
pour  fignifier  précifement  la  même  colledion.  Il  eft  dif- 
ficile de  trouver  un  mot  qui  n'en  foit  pas  un  exemple  fen- 
fible.  Il  n'y  a  point  de  terme  plus  commun  que  celui  de 
vie ,  6c  il  fe  trouveroit  peu  de  gens  qui  ne  priflent  pour 
un  affront  qu'on  leur  demandât  ce  qu'ils  entendent  par  ce 
mot.  Cependant,  s'il  eft  vray  qu'on  mette  en  queftion, 
fi  une  Plante  qui  eft  déjà  formée  dans  la  femence ,  a  de  la 
vie,  fi  le  Poulet  dans  un  œuf  qui  n'a  pas  encore  été  cou- 
vé ,  ou  un  homme  en  défaillance  fans  fentiment  ni  mou- 
vement, eft  en  vie  ou  non  >  il  eft  aifé  de  voir  qu'une  idée 
claire ,  diftinfte  &  déterminée  n'accompagne  pas  toujours 
l'ufage  d'un  Mot  aufli  connu  que  celui  de  vie.  A  la  vé- 
rité, les  hommes  ont  quelques  conceptions  groiliéres  & 
confufes  auxquelles  ils  appliquent  les  mots  ordinaires  de 
leur  Langue  i  &:  cet  ufage  vague  qu'ils  font  des  mots  leiur 
LUI  2  fert 


6^6  De  V Abus  des  Mots. 

C  H  A  p.    fert  aflez  bien  dans  leurs  difcours  &:  dans  'eiirs  affaires  or- 
,X.        dinaires.     Mais  cela  ne  fuffit  pas  dans  des  recherches  Phi- 
lofophiques.  La  véritable  connoinance&  le  raifonnement 
exa  demandent  des  idées  prccifcs  6:  déterminées.     Et 
quoy  que  les  hommes  ne  veuillent  pas  paroitre  fi  peu  in- 
teUigens  ôc  fi  importuns  que  de  ne  pouvoir  comprendre 
ce  que  les  autres  difent,  fans  leur  demander  une  explica- 
tion de  tous  les  termes  dont  ils  fc  fervent ,  ni  critiques  fi 
incommodes  pour  reprendre  fans  cefle  les  autres  de  l'ufa- 
ge  qu'ils  font  des  mots  -,    cependant  lorfqu'il  s'agit  d'un 
point  où  la  Vérité  eft  intéreffée  6c  dont  on  veut  s'inftrui- 
re  exad'ement ,  je  ne  vois  pas  quelle  faute  il  peut  y  avoir 
à  s'informer  de  la  fignification  des  Mots  dont  le  fens  pa- 
roît  douteux, ou  pourquoy  un  homme  devroit  avoir  hon- 
te d'avouer  qu'il  ignore  en  quel  fens  une  autre  perfonne 
prend  les  mots  dont  il  fe  fert,  puifque  pour  le  favoir  cer- 
tainement ,  il  n'a  point  d'autre  voye  que  de  luy  faire  dire 
quelles  font  les  idées  qu'il  y  attache  précifémcnt.     Cet 
abus  qu'on  fait  des  mots  en  les  prenant  au  hazard  fans  fa- 
voir exa£tement  quel  fens  les  autres  leur  donnent ,    s'eft 
répandu  plus  avant  «Se  a  eu  de  plus  dangereufes  fuites  par- 
mi les  gens  d'étude  que  parmi  le  refte  des  hommes.     La 
multiplication  &  l'opiniâtreté  des  Difputes  d'où  font  ve- 
nus tant  de  défordres  dans  le  Monde  Savant ,    ne  doivent 
leur  principale  origine  qu'au  mauvais  ufage  des  mots.  Car 
encore  qu'on  croye  en  général  que  tant  de  Livres  £c  de 
Difputes  dont  le  Monde  eft  accablé  ,    contiennent  une 
grande  diverfité  d'opinions,  cependant  tout  ce  que  je  puis 
voir  que  font  les  Savans  de  difterens  Partis  dans  les  rai- 
fonnemens  qu'ils  étalent  les  uns  contre  les  autres ,    c'eft 
qu'ils  parlent  difFérens  Langages  >  &  je  fuis  fort  tenté  de 
croire,  que,  lorfqu'ils  viennent  à  quitter  les  mots  pour 
penfer  aux  chofes  &:  confiderer  ce  qu'ils  penfent ,   il  arri- 
ve qu'ils  penfent  tous  la  même  choie, quoy  que  peut-être 
leurs  intérêts  foient  différens. 
lesfinsduian-      g    23.  Pour  conclurre  ces  confiderations  fur  l'imperfe- 
^e  cuiicruos  ftion  &  l'abus  du  Langage  i    comme  la  fin  du  Langage 

dans 


De  V Abus  des  Mots.    Liv.  III.  637 

dans  nos  entretiens  avec  les  autres  hommes ,  confifte  pria-    C  h  A  p. 
cipalement  dans  ces  trois  chofes  ,    premièrement ,   à  faire        X. 
connoître  nos  penlées  ou  nos  idées  aux  autres  ,  féconde-  idc'es  dans  l'Ef- 
ment ,  à  le  faire  avec  autant  de  facilité  èc  de  promptitude  f"'  '^^  *"''" 
qu  il  elt  poliible,  &c  en  troijicme  lieu  ,   a  faire  entrer  dans 
l'Efprit  par  ce  moyen  la  connoiflance  des  chofes  j  le  Lan- 
gage eft  mal  appliqué  ou  imparfait  ,  quand  il  manque  de 
remplir  l'une  de  ces  trois  fins. 

Je  dis  en  premier  lieu ,  que  les  mots  ne  répondenc  pas 
à  la  première  de  ces  fins ,  &:  ne  font  pas  connoître  les 
idées  d'un  homme  à  une  autre  perfonne  ,  premièrement , 
lorfque  les  hommes  ont  des  noms  à,  la  bouche  fans  avoir 
dans  l'Efprit  aucunes  idées  déterminées  dont  ces  noms 
foient  les  fignesj  ou  en  fécond  lieu,  lorfqu'ils  appliquent 
les  termes  ordinaires  Se  ufitez  d'une  Langue  à  des  idées 
auxquelles  l'ufage  commun  de  cette  Langue  ne  les  appli- 
que point  ;  &:  enfin  lorfqu'ils  ne  font  pas  conftans  dans 
cette  application  ,  faifant  fignifier  aux  mots  tantôt  une 
idée ,  &  bientôt  après  une  autre. 

§.  24.  En  fécond  lieu,  les  hommes  manquent  à  faire  1.  De  le  ûire 
connoître  leurs  penfées  avec  toute  la  promptitude  &  tou-  P^ompfemfi't. 
te  la  facilité  poliible,  lorfqu'ils  ont  dans  l'Efprit  des  idées 
complexes ,  fans  avoir  des  noms  diftin£ts  pour  les  défigner. 
C'eft  quelquefois  la  faute  de  la  Langue  même  qui  n'a 
point  de  terme  qu'on  puifle  appliquer  à  une  telle  lignifi- 
cation ,  &;  quelquefois  la  faute  de  l'homme  qui  n'a  pas 
encore  appris  le  nom  dont  il  pourroit  fe  fervir  pour  ex- 
primer l'idée  qu'il  voudroit  faire  connoître  à  un  au- 
tre. 

§.25.  En  troifiéme  lieu,  les  mots  dont  fe  fervent  les  j  De  leur  don- 
hommes  ne  fauroient  donner  aucune  connoiflance  des  Cho-  ""  P^'' '»  ^ 

c  ji  -J'  >  J  un  cûiinoilTance 

les,  quand  leurs  idées  ne  s  accordent  pas  avec  1  exiftence  des  chofo. 
réelle  des  Chofes.  Qiioy  que  ce  défaut  ait  fon  origine 
dans  nos  Idées  qui  ne  font  pas  fi  conformes  à  la  nature 
des  chofes  qu'elles  peuvent  le  devenir  par  le  moyen  de 
l'attention  ,  de  l'étude  6c  de  l'application  j  il  ne  laifl^e 
pourtant  pas  de  s'étendre  aulîi  fur  nos  Mots ,  lorfque  nous 

LUI  5  ks 


638  De  l'Abus  des  Mots, 

C  H  A  p    ^^^  employons  comme  fignes  d'Etres  réels  qui  n'ont  ja- 
■V-         mais  eu  aucune  réalité. 
Comment  les        §■  26.  Car  premièrement ,  quiconquc  retient  Ics  Mots 
mots  dont  le     d'une  Langue  fans  les  appliquer  a  des  idée^  diftinftes  qu'il 
hommes"man-  ^it  daus  l'Efprit,  ne  fait  autre  chofc,  toutes  les  fois  qu'il 
quem  à  remplir  lescmploye  dans  le  Difcours,  que  prononcer  des  fons  qui 
ces  trois  tins.    „£  f,g,-,ifient  tien.  Et  quelque  lavant  qu'il  paroifle  par  l'u- 
fage  de  quelques  mots  extraordinaires  ou  fcicntijîques  ,  il 
n'ell  pas  plus  avancé  par  là  dans  la  connoiifance  desCho- 
fes  que  celui  qui  n'auroit  dans  fon  Cabinet  que  deilmples 
titres  de  Livres ,  fans  favoir  ce  qu'ils  contiennent  ,  pour- 
roit  être  chargé  d'érudition.     Car  quoy  que  tous  ces  ter- 
mes foient  placez  dans  un  Difcours  ,    félon  les  régies  les 
plus  exades  de  la  Grammaire ,  6c  cette  cadence  harmo- 
nieufe  des  périodes  les  mieux  tournées  ,    ils  ne  renfer- 
ment pourtant  autre  chofe  que  de  (impies  fons ,  &:  rien 
davantage. 

§.  27.  En  fécond  lieu ,  quiconque  a  dans  l'Efprit  des 
idées  complexes  fans  des  noms  particuliers  pour  les  dé- 
llgner,  eft  à  peu  près  dans  le  cas  où  fe  trouveroit  un  Li- 
braire qui  auroit  dans  fa  Boutique  quantité  de  Livres  en 
feuilles  &  fans  titres  j  qu'il  ne  pourroit  par  conféquent 
faire  connoître  aux  autres  qu'en  leur  montrant  les  feuilles 
détachées,  &:  les  donnant  l'une  après  l'autre.  De  même, 
cet  homme  eft  embarrafle  dans  la  Converfation ,  faute  de 
mots  pour  communiquer  aux  autres  fes  idées  complexes 
qu'il  ne  peut  leur  faire  connoître  que  par  une  énumera- 
tion  des  idées  ilmples  dont  elles  font  compofees  >  de 
forte  qu'il  eft  fouvent  oblige  d'employer  vingt  mots  pour 
exprimer  ce  qu'une  autre  perfonne  donne  à  entendre  par 
un  feul  mot. 

§.  28.  En  troifiéme  lieu, celui  qui  n'employé  pas  con- 
ftamment  le  même  figne  pour  lignifier  la  même  idée ,  mais 
fe  fert  des  mêmes  mots  tantôt  dans  un  fens  &  tantôt  dans 
un  autre, doit  paflér  dans  les  Ecoles  &:  dans  les  Converfa- 
tions  ordinaires  pour  un  homme  aulli  ilncére  que  celui  qui 
au  Marche  &;  à  la  Bourfe  vend  différentes  chofes  fous  le 
même  nom.  §29. 


De  VAbîis  des  Mots.     Liv.  III.  639 

§.  29.  En  quatrième  lieu,  celui  qui  applique  les  mots  Chap. 
d'une  Langue  à  des  Idées  différentes  de  celles  qu'ils  figni-  X. 
iîent  dans  l'ufage  ordinaire  du  Pais,  a  beau  avoir  l'Enten- 
dement rempli  de  lumière,  il  ne  pourra  guère  éclairer  les 
autres  fans  définir  fes  termes.  Car  encore  que  ce  foient 
des  fons  ordinairement  connus  ,  &:  aifémcnt  entendus  de 
ceux  qui  y  font  accoutumez  ,  cependant  s'ils  viennent  à 
fignifier  d'autres  idées  que  celles  qu'ils  fignifient  commu- 
nément &:  qu'ils  ont  accoutumé  d'exciter  dans  l'Efprit 
de  ceux  qui  les  entendent  ,  ils  ne  fauroient  faire  con- 
noître  les  penfées  de  celui  qui  les  employé  dans  un  au- 
tre fens. 

§.  30.  En  cinquième  lieu  ,  celui  qui  venant  à  imagi- 
ner des  Subftances  qui  n'ont  jamais  exillc  &:  à  fe  remplir 
la  tête  d'idées  qui  n'ont  aucun  rapport  avec  la  nature 
réelle  des  Chofes  ,  ne  laiflé  pas  de  donner  à  ces  Subftan- 
ces 6c  à  ces  idées  des  noms  fixes  &  déterminez ,  peut  bien 
remplir  ks  difcours  &;  peut-être  la  tête  d'une  autre  per- 
fonne  de  fes  imaginations  chimériques  ,  mais  il  ne  fauroic 
faire  par  ce  moyen  un  feul  pas  dans  la  vraye  &  réelle  con- 
noiflance  des  Chofes. 

§.  31.  Celui  qui  a  des  noms  fans  idées  ,  n'attache  au- 
cun fens  à  ics  mots  &:  ne  prononce  que  de  vains  fons.  Ca- 
lui  qui  a  des  idées  complexes  fans  noms  pour  les  défigner, 
ne  fauroit  s'exprimer  facilement  ^  en  peu  de  mots,  mais 
eft  obligé  de  fe  fervir  de  périphrafe.  Celui  qui  employé 
les  mots  d'une  manière  vague  &  inconftante  ,  ne  fera  pas 
écouté ,  ou  du  moins  ne  fera  point  entendu.  Celui  qui 
applique  les  Mots  à  des  idées  différentes  de  celles  qu'ils 
marquent  dans  l'ufage  ordinaire  ,  ignore  la  propriété  de 
fa  Langue  Se  parle  jargon  :  &:  Celui  qui  a  des  idées 
des  Subftances  ,  incompatibles  avec  l'exiftence  réelle 
des  Chofes,  eft  deftitué  par  cela  même  des  matériaux 
de  la  vraye  connoiflance  ,  ôc  n'a  l'Efprit  rempli  que  de 
chimères. 

§.  32.     Dans  les  notions  que  nous  nous  formons  des  Commenta iv- 
Subftances ,    nous  pouvons  commettre  toutes  les  fautes  ^{l^^^^^^^  ^"^' 

dont 


640  De  l'Abus  des  Mots. 

Chap.  dont  je  viens  de  parler,  i.  Par  exemple,  celui  qui  fe 
X.  fert  du  mot  de  Tnrentule  fans  avoir  aucune  image  ou  idée 
de  ce  qu'il  fignifie,  prononce  un  bon  mot  ;  maisjufque- 
là  il  n'entend  rien  du  tout  par  ce  fon.  2.  Celui  qui  dans 
un  Pais  nouvellement  découvert,  voit  plufieurs  fortes  d'A- 
nimaux 6c  de  Végétaux  qu'il  ne  connoiflbit  pas  aupara- 
vant ,  peut  en  avoir  des  idées  aufli  véritables  que  d'un 
Cheval  ou  d'un  Cerf,  mais  i\  ne  fauroit  en  parler  que  par 
des  defcriptions ,  jufqu'à  ce  qu'il  apprenne  les  noms  que 
les  habitans  du  Pais  leur  donnent, ou  qu'il  leur  en  ait  im- 
pofé  luy-même.  3.  Celui  qui  employé  le  mot  de  Corp^, 
tantôt  pour  défigner  la  fimple  étendue  ,  6c  quelquefois 
pour  exprimer  l'étendue  ôc  la  folidité  jointes  enfemble  , 
parlera  d'une  manière  trompeufe  Se  entièrement  fophifti- 
que.  4.  Celui  qui  donne  le  nom  de  Cheval  à  l'idée  que 
l'Ufage  ordinaire  défigne  par  le  mot  de  Mule  ,  parle  im- 
proprement èc  ne  veut  point  être  entendu.  5.  Celui  qui 
fe  figure  que  le  mot  de  Centaure  fignifie  quelque  Etre 
réel,  fe  trompe  luy-même,  ôc  prend  des  mots  pour  des 
chofes. 
Comment  à  §•  33-  D^iis  les  Modcs  8c  dans  les  Relations  nous  ne 
l'cgard  des  A'«-fommes  fuiets  en  général  qu'aux  quatre  premiers  de  ces  in- 
lions.  conveniens.     Car  i.  je  puis  me  rellouvenir  des  noms  des 

Moâes^  comme  de  celui  àc gratitude  ou  de  chante, &z  ce- 
pendant n'avoir  dans  l'Efprit  aucune  idée  précife  ,  atta- 
chée à  ces  noms-là.  2.  Je  puis  avoir  des  idées,  Se  ne  fa- 
voir  pas  les  noms  qui  leur  appartiennent  -,  je  puis  avoir, 
par  exemple,  l'idée  d'un  homme  qui  boit  jufqu'à  ce  qu'il 
change  de  couleur  &:  d'humeur,  qu'il  commence  à  béga- 
yer ,  à  avoir  les  yeux  rouges  fie  à  ne  pouvoir  fe  foùtenir 
ifur  fcs  pies ,  &  cependant  ne  favoir  pas  que  cela  s'appelle 
yvrejje.  5.  Je  puis  avoir  des  idées  des  vertus  ou  des  vi- 
ces ficenconnoîtreles  noms,  mais  les  mal  appliquer,  com- 
me lorfque  j'applique  le  mot  de  frugalité  à  l'idée  que 
d'autres  appellent  avarice,  fie  qu'ils  defignent  par  ce  fon. 
4.  Je  puis  enfin  employer  ces  noms-là  d'une  manière  in- 
conftante  ,   tantôt  pour  être  fignes  d'une  idée  fie  tantôt 

d'une 


t 


De  l'Abus  des  Mots.     L  i  v.  IIÎ.  641 

d'une  autre.  5.  Mais  du  refte  dans  les  Modes  6c  dans  les  C  h  a  p. 
Relations  je  ne  faurois  avoir  des  idées  incompatibles  avec  X. 
l'exiftence  des  chofes  ;  car  comme  les  Modes  font  des 
Idées  complexes  que  l'Efprit  forme  à  plailir,  6c  que  la 
Relation  n'eft  autre  chofe  que  la  manière  dont  je  confidé- 
re  ou  compare  deux  chofes  enfemble ,  6c  que  c'eft  aulliune 
idée  de  mon  mvention ,  a  peine  peut-il  arriver  que  de  tel- 
les idées  ne  conviennent  pas  avec  aucune  chofe  exiftante, 
puifqu'elles  ne  font  pas  dans  l'Efprit  comme  des  copies 
de  chofes  faites  régulièrement  par  la  Nature ,  ni  comme  des 
propriétez  qui  découlent  iniéparablement  de  la  conibru- 
tion  intérieure  ou  de  l'ellénce  d'aucune  Subftance,  mais 
plutôt  comme  des  modelles  placez  dans  ma  Mémoire  a- 
vec  des  noms  que  je  leur  ailigne  pour  m'en  fervir  à  déno- 
ter les  actions  6c  les  relations,  à  mefure  qu'elles  viennent 
à  exifter.  La  niéprife  que  je  fais  communément  en  cette 
occalion ,  c'eft  de  donner  un  faux  nom  à  mes  conceptions} 
d'où  il  arrive  qu'employant  les  Mots  dans  un  fens  diffé- 
rent de  celui  que  les  autres  hommes  leur  donnent,  je  me 
rends  inintelligible,  6c  l'on  croit  que  j'ai  de  fauflés  idées 
de  ces  chofes  lorfque  je  leur  donne  de  fixux  noms.  Mais 
fi  dans  mes  idées  des  Modes  mixtes  ou  des  Relations  je 
mets  enfemble  des  idées  incompatibles  ,  je  me  remplirai 
aufll  la  tête  de  chimères;  puifqu'a  bien  examiner  de  tel- 
les idées ,  il  eft  tout  vifible  qu'elles  ne  fauroient  exifter 
dans  l'Efprit,  tant  s'en  faut  qu'elles  puiffent  fervir  à  dé- 
noter quelque  Etre  réel. 

§.  34..  Comme  ce  cp'on  appelle  efprit  6c  imagination  vir  Lesrermes 
cft  mieux  reçu  dans  le  Monde  que  la  Connoiffance  réelle  fisur^z  dnivaic 
6c  la  Vérité  toute  feche  ,   on  aura  de  la  peine  à  regarder  pour'^"u™abus 
les  termes  figurez  e^  les  alltijions  comme  une  u-npcrftftion  du  Langage. 
6v  un  véritable  abus  du  Langage.     J'avoiië  que  dans  des 
Difcours  où  nous  cherchons  plutôt  à  plairre  6c  à  divertir, 
qu'à  inftruire  6c  à  perfectionner  le  Jugement,  on  ne  peut 
guère  faire  pafter  pour  fautes  ces  fortes  d'ornemens  qu'on 
emprunte  des  figures.     Mais  fi  nous  voulons  repréfenter 
les  chofes  comme  elles  font  ,   il  faut  reconnoître  qu'ex- 

Mmmm  cepté 


642  De  l'Abus  des  Mots. 

C  H  A.p.  cepté  l'ordre  &:  la  netteté ,  tout  l'Art  de  la  Rhétorique-, 
X-  toutes  ces  applications  artificielles  &"  figurées  qu'on  fait 
des  mots,  fuivant  les  régies  que  l'Eloquence  a  inventées, 
ne  fervent  à  autre  chofe  qu'à  infinuer  de  faulTes  idées 
dans  l'Efprit,  qu'à  émouvoir  les  Paillons  &  à  feduire  par 
là  le  Jugement;  de  forte  que  ce  font  en  effet  de  parfaites 
fupercheries.  Et  par  conféquent  l'Art  Oratoire  a  beau 
faire  recevoir  ou  même  admirer  tous  ces  différens  traits, 
il  eil  hors  de  doute  qu'il  faut  les  éviter  abfolument  dans 
tous  les  Difcours  qui  font  deftinez  à  l'inftruftion ,  &  l'on 
ne  peut  les  regarder  que  comme  de  grands  défauts  ou 
dans  le  Langage  ou  dans  la  perfonne  qui  s'en  fert,  par 
tout  oii  la  Vérité  eft  intéreflée.  Il  feroit  inutile  de  dire 
ici  quels  font  ces  tours  d'éloquence,  £c  de  combien  d'ef- 
péces  différentes  il  y  en  a  ;  les  Livres  de  Rhétorique  dont 
le  JVIonde  eft  abondamment  pourvu,  en  informeront  ceux 
qui  l'ignorent.  Une  feule  chofe  que  je  ne  puis  m'empê- 
cher  de  remarquer  ,  c'eft  combien  les  hommes  prennent 
peu  de  foin  &c  d'intérêt  à  la  confervation  6c  à  l'avance- 
ment de  la  Vérité  ,  puifque  c'eft:  à  ces  Arts  fallacieux 
qu'on  donne  le  premier  rang  &:  les  recompenfes.  Il  eft, 
dis-je  ,  bien  vifible  que  les  hommes  aiment  beaucoup  à 
tromper  &  à  être  trompez  ,  puifque  la  Rhétorique ,  ce 
puifiant  inftrument  d'erreurs  &c  de  fourberie,  a  fes  Pro- 
feffeurs  gagez,  qu'elle  eft  enfeignée  publiquement,  & 
qu'elle  a  toujours  été  en  grande  réputation  dans  le  Mon- 
de. Cela  eft  fi  vray ,  que  je  ne  doute  pas  que  ce  que  je 
viens  de  dire  contre  cet  Art,  ne  foit  regardé  comme  l'ef- 
fet d'une  extrême  audace,  pour  ne  pas  dire  d'une  bruta- 
lité fans  exemple.  Car  VElocjueyice  ,  femblable  au  beau 
Sexe,  a  des  charmes  trop  puiflans  pour  qu'on  puiffe  être 
admis  à  parler  contre  elle  ;  &  c'eft  en  vain  qu'on  decou- 
vriroit  les  défauts  de  certains  Arts  décevans  par  lefqiiels 
les  hommes  prennent  plaifir  à  être  trompez. 


€HA.- 


Itemedes  contre  V Imperfection  j  é-c.    Liv.  III.    643 


CHAPITRE     XL 

Des  Remèdes  qii'on  petit  apporter  aux  imperfeBions , 
jér  aux  abus  dont  on  vient  de  parler. 

%.  I.    "^T  ^u  ^  venons  de  voir  au  long  quelles  font  les  Ccdune  d-.ofc 

]J\    imperfettions  naturelles  du  Langage,  Se  cel-  '%"ec'e"os 
les  que  les  hommes  y  ont  introduit  :  &  comme  le  Difcours  che'rie5''mo5ens 
eft  le  grand  lien  de  la  Société  humaine,  &  le  canal com-  de remcdieraus 
mun  par  où  les  progrès  qu'un  homme  fait  dans  la  Con-  vL"':  dc'park" 
noiflance  font  communiquez  à  d'autres  hommes,  ^  d'u- 
ne Génération  à  l'autre  ,   c'eft  une  chofe  bien  diçne  de 
nos  foins  de  confiderer  quels  remèdes  on  pourroit  appor- 
ter aux  inconveniens  qui  ont  été  propofez  dans  les  deux 
Chapitres  précedens. 

§.  2.  Je  ne  fuis  pas  aïïez  vain  pour  m'imaginer  que  qui  ils  ne  font  pas 
que  ce  foit  puiffe  fonger  à  tenter  de  reformer  parfaite-  *'"^''"  *  "°'*" 
ment,  je  ne  dis  pas  toutes  les  Langues  du  Monde,  mais  '" 
même  celle  de  fon  propre  Pais,  fans  fe  rendre  luy-même 
ridicule.     Car  exiger  que  les  hommes  employaflént  con- 
ftamment  les  mots  dans  un  même  fens  ,  &:  pour  n'expri- 
mer que  des  idées  déterminées  Se  uniformes  ,  ce  feroit  fe 
figurer  que  tous  les  hommes  devroient  avoir  les  mêmes 
notions, &  ne  parler  que  des  chofes  dont  ils  ont  des  idées 
claires  6c  diftinctes;  ce  que  perfonne  ne  doit  efpérer,  s'il 
n'a  la  vanité  de  fe  figurer  qu'il  pourra  engager  les  hom- 
mes à  être  fort  éclairez  ou  fort  taciturnes.     Et  il  faut  a- 
voir  bien  peu  de   connoiflance  du  Monde  pour   croire 
qu'une  grande  volubilité  de  Langue  ne  fe  trouve  qu'à  la 
fuite  d'un. bon  Jugement  ,  6c  que  la  feule  régie  que  les 
hommes  fe  font  de  parler  plus  ou  moins,  foit  fondée  fur 
le  plus  ou  fur  le  moins  de  connoiflance  qu'ils  ont. 

§.  5.  Mais  quoy  qu'il  ne  faille  pas  fe  mettre  en  peine    Mais  ils  fom 
de  reformer  le  Langage  du  Marché  6c  de  la  Bourfe,  6c  "j'^,"!^"^':'. "' 
d'ôter  aux  Femmelettes  leurs  anciens  privilèges  de  s'af-    ^'  °  °^  "^' 
M  mm  m  2  fembler 


64.4.  Remèdes  contre  l'ImperfeBinn 

C  H  A  p.    fembler  pour  caquetter  fur  tout  à  perte  de  veùe  ;  Se  quoy 
XL        qu'il  puifle  peut-être  fembler  mauvais  aux  Etudians  éc 
aux  Logiciens  de  profellion  qu'on  propofe  quelque  mo- 
yen d'abréger  la  longueur  ou  le  nombre  de  leurs  Difpu- 
teg ,  je  croy  pourtant  que  ceux  qui  prétendent  ferieufc- 
ment  à  la  recherche  ou  à  la  défenfe  de  la  Vérité  ,  de- 
vroicnt  fe   faire  une  obligation  d'étudier  comment   ils 
pourroient  s'exprimer  fans  ces  obfcuritez  &c  ces  équivo- 
ques auxquelles  les  Mots  dont  les  hommes  fc  fervent  j 
font  naturellement  fujets,  fi  l'on  n'a  le  foin  de  les  en  dé- 
gager. 
L'abusdesmots        g.  ^.    Car  qui  confidcrera  les  crreurs  ,  la  confufion  , 
Errelrs.^"'  "  ^^^  méprifes  &  les  ténèbres  que  le  mauvais  ufage  des  Mots 
a  répandu  dans  le  Monde, trouvera  quelque  fujet  de  dou- 
ter fi  le  Langage  confideré  dans  l'ufage  qu'on  en  a  fait ,  a 
plus  contribué  à  avancer  ou  à  interrompre  la  connoilîan- 
ce  de  la  Vérité  parmi  les  hommes.     Combien  y  a-t-il  de 
gens  qui ,  lorfqu'ils  veulent  penfer  aux  chofes  ,  attachent 
uniquement  leurs  penfées  aux  Mots  ,  &  fur  tout  ,  quand 
ils  appliquent  leur  Efprit  à  des  fujets  de  Morale  ?    Le 
moyen  de  s'étonner  après  cela  que  le  refultat  de  ces  con- 
templations ou  raifonnemens  qui  ne  roulent  que  fur  des 
fons ,  en  forte  que  les  idées  qu'on  y  attache  ,    font  très- 
confufes  ou  fort  incertaines ,  ou  peut-être  ne  font  rien  du 
tout,  le  moyen  ,  dis-je,  d'être  furpris  que  de  telles  pen- 
fées èc  de  tels  raifonnemens  ne  fe  terminent  qu'à  des  déci- 
fions  obfcures  6c  erronées  fans  produire  aucune  connoiflan- 
ce  claire  &c  raifonnée. 
Comme  l'opi-       §.  5.  Lcs  lîommes  foufFtent  de  Cet  inconvenient ,  cau- 
fé  par  le  mauvais  ufage  des  mots  ,  dans  leurs  Méditations 
particuliéreSjmais  les  défordres  qu'il  produit  dans  leur  Con- 
verlation,  dans  leurs  difcours  &:  dans  leurs  raifonnemens 
avec  les  autres  hommes  ,   font  encore  plus  vifibles.     Car 
le  Langage  étant  le  grand  canal  par  ou  les  hommes  s'en- 
tre-communiquent  leurs  découvertes ,  leurs  raifonnemens, 
&  leurs  connoiifances  -,  quoy  que  celui  qui  en  fait  un  mau- 
vais uftge  ne  corrompe  pas  les  fources  de  laConnoiflance 

qui 


niatrcii;. 


à-  l'Abus  des  Mots.     L  i  v.  III.  645 

qui  font  dans  les  Chofes  mêmes  ,  il  ne  laifle  pas  ,  autant  Chap. 
qu'il  dépend  de  luy,de  rompre  ou  de  boucher  les  tuyaux  XI. 
par  lefqiiels  elle  fe  répand  pour  l'ufage  &  le  bien  du  Gen- 
re Humain.  Celui  qui  fe  fert  des  mots  (luis  leur  donner 
un  fens  clair  &  déterminé, ne  fait  autre  chofe  quefetrom- 
per  luy-même  S:  induire  Jes  autres  en  erreur  ;  Se  quicon- 
que en  ufe  ainfi  de  propos  délibéré  ,  doit  être  regardé 
comme  ennemi  de  la  Vérité  6c  de  la  ConnoifTance.  L'on 
ne  doit  pourtant  pas  être  furpris  qu'on  ait  fi  fort  accablé 
les  Sciences  6c  tout  ce  qui  fait  partie  de  la  Connoiflance, 
de  termes  obfcurs  6c  équivoques,  d'expreOlons  douteufes 
6c  deftituées  de  fens  ,  toutes  propres  à  faire  que  l'Efprit 
le  plus  attentif  ou  le  plus  pénétrant  ne  foit  guère  plus  in- 
ftruit  ou  plus  orthodoxe,  ou  plutôt  ne  le  foit  pas  davan- 
tage que  le  plus  groflîer  qui  reçoit  ces  mots  fans  s'appli- 
quer le  moins  du  monde  à  les  entendre  ;  puifque  la  fubti- 
lité  a  pafle  fi  hautement  pour  vertu  dans  la  perfonne  de 
ceux  qui  font  profefllon  d'enfeigner  oudedéfendre  la  Vé- 
rité :  vertu  qui  ne  confiftant  pour  l'ordinaire  que  dans  un 
ufage  illufoire  de  termes  obfcurs  ou  trompeurs ,  n'eft  pro- 
pre qu'à  rendre  les  hommes  plus  vains  dans  leur  ignoran- 
ce, 6c  plus  obftinez  dans  leurs  erreurs. 

§.  6.  On  n'a  qu'à  jetter  les  yeux  fur  des  Livres  de  Les  Difpmcs. 
Controverfe  de  toute  efpéce  ,  pour  voir  que  tous  ces 
termes  obfcurs  ,  indéterminez  ou  équivoques ,  ne  pro- 
duifent  autre  chofe  que  du  bruit  èc  des  querelles  fur 
des  fons  ,  fans  jamais  convaincre  ou  éclairer  l'Efprit. 
Car  fi  celui  qui  parle  ,  6c  celui  qui  écoute  ,  ne  con- 
viennent point  entr'eux  de  l'idée  qu'un  mot  fignifîe  , 
le  raifonnement  ne  roule  point  fur  des  Chofes  ,  mais 
fur  des  noms.  Pendant  tout  le  temps  qu'un  mot  dont 
la  fignifieation  n'eft  point  déterminée  entr'eux  ,  entre 
dans  le  difcours  ,  il  ne  fe  préfente  à  leur  Efprit  au- 
cun autre  Objet  fur  lequel  ils  conviennent  qu'un  fim- 
ple  fon ,  les  chofes  auxquelles  ils  penfent  en  ce  temps- 
la  comme  exprimées  par  ce  mot,  étant  tout-à-fait  dif- 
férentes. 

Mmmm  3  §.  7. 


64.6  Remèdes  contre  V Imper feBion 

Chap.        §•  /•  Lorfqu'on  demande  fi  une  Chauve-fouris  eft  un 
XI.       Oifean  ou  non  ,  la  queftion  n'elt  pas  fi  une  Chauve-fouris 
Excn-.pic  tire    ell  autrc  chofc  que  ce  qu'elle  eft  effeftivement ,  ou  fi  elle 
/.>"'!'>  &  d'uii    ^  d'autres  qualitez  qu'elle  n'a  pas  véritablement ,  car  il  fe- 
oifcat.  roit  de  la  dernière  abfurdité  d'avoir  aucun  doute  là-defTus. 

Mais  la  Qiieftion  eft,  i.  ou  entre  ceux  qui  reconnoiflent 
n'avoir  que  des  idées  imparfaites  de  l'une  des  Efpéces  ou 
de  toutes  les  deux  Efpeces  de  chofes  qu'on  fuppofc  que 
ces  noms  ilgnifient  -,  6c  en  ce  cas-là  ,  c'eft  une  recherche 
réelle  fur  la  nature  d'un  Oifean  ou  d'une  Chuuvefouris  , 
\  par  où  ils  tachent  de  rendre  les  idées  qu'ils  en  ont  ,  plus 
complètes,  tout  imparfaites  qu'elles  font,  &c  cela  en  exa- 
minant, Il  toutes  les  idées  fimples  qui  combinées  enfem- 
ble  font  defignées  par  le  nom  à! oifean  ^  fe  peuvent  toutes 
rencontrer  dans  une  Chanve-fom  is  :  mais  ce  n'eft  point  là 
une  Queftion  de  gens  qui  difputent ,  mais  feulement  de 
perfonnes  qui  confidcrent  les  chofes  en  elles-mêmes,  qui 
examinent  fans  affirmer  ou  nier  quoy  quecefoit.  Ou  bien, 
en  fécond  lieu ,  cette  Qiieftion  fe  pafle  entre  des  gens  qui 
di(putent,dont  l'un  affirme  &:  l'autre  nie  qu'une  Chauve- 
fouris  foit  un  Oifean  ;  mais  alors  la  queftion  roule  fimple- 
inent  fur  la  fignification  d'un  de  ces  mots  ou  de  tous  les 
deux  enfemble ,  en  ce  que  n'ayant  pas  de  part  &:  d'autre 
les  mêmes  idées  complexes  qu'ils  dcfignent  par  ces  deux 
noms ,  l'un  foùtient  6c  l'autre  nie  que  ces  deux  nomspuif- 
fcnt  être  affirmez  l'un  de  l'autre.  Qiie  s'ils  étoient  d'ac- 
cord fur  la  fignification  de  ces  deux  noms,  il  feroit  impof- 
fible  qu'ils  y  puflcnt  trouver  un  fujet  de  difpute  ,  car  ce- 
la étant  une  fois  arrêté  entr'eux,  ils  verroient  d'abord  Se 
avec  la  dernière  évidence  ,  fi  toutes  les  idées  du  nom  le 
plus  général  c}ui  eft  Oifeau  ,  fe  trouveroient  dans  l'idée 
complexe  d'une  Chauve-fouris  ou  non  ,  &:  par  ce  moyen 
on  ne  fauroit  douter  fi  une  Chauve-fouris  feroit  un  Oifeau 
ou  non.  A  propos  dequoy  je  voudrois  bien  qu'on  confi- 
deràt,  &c  qu'on  examinât  foigneufement  fi  la  plus  grande 
partie  des  Difputes  qu'il  y  a  dans  le  Monde  ne  font  pas 
purement  verbales  j    6c  ne  roulent  point  uniquement  fur 

la 


é'  l'Abus  des  Mots.     L  i  v.  III.  647 

îa  fignification  àts  Mots,&:  s'il  n'eft  pas  vray  que,  fi  l'on  C  h  a  p. 
venoit  à  définir  les  termes  dont  on  Te  fert  pour  les  expri-  XL 
mer,  iSc  qu'on  les  reduifit  aux  colledrions  déterminées  des 
idées  fimples  qu'ils  fignifient,  (ce  qu'on  peut  faire,  lorf- 
qu'ils  fignifient  effeftivement  quelque  chofe}  ces  Difpu- 
tes  fîniroient  d'elles-mêmes  &  s'évanouïroient  aulTi-tôt. 
Qii'on  voye  après  cela  ,  ce  que  c'eft  que  l'Art  de  difpu- 
ter  5  &  combien  l'occupation  de  ceux  dont  l'étude  ne  con- 
fille  que  dans  une  vaine  oflentation  de  fons  ,  c'eft:  à  dire' 
qui  employent  toute  leur  vie  à  des  Difputes&:  à  desCon- 
troverfes,  tend  à  leur  propre  avantage  ou  à  celui  des  au- 
tres hommes.  Du  refte ,  quand  je  remarquerai  que  quel- 
qu'un de  ces  Difputeurs  écarte  de  tous  fes  fermes  l'équi- 
voque Se  l'obfcuritc,  (ce  que  chacun  peut  faire  à  l'égard 
des  Mors  dont  il  fe  fert  luy-même}  je  croirai  qu'il  com- 
bat véritablement  pour  la  Vérité  &  pour  la  Paix,  ôc  qu'il 
n'eft  point  cfclave  de  la  Vanité  j  de  l'Ambition  ,  ou  de 
l'Amour  de  Parti. 

§.  8.  Pour  remédier  aux  défauts  de  Langage  dont  on  a  i.RemcJe, 
parlé  dans  les  deux  derniers  Chapitres ,  Se  pour  prévenir  les  "un"  mot^aur' 
inconveniens  qui  s'en  enfuivent ,    je  m'imagine  que  l'ob-  attacha  une 
fervation  des  Régies  fuivantes  pourra  être  de  quelque  u-  ^^'^'^• 
fage  ,  jufqu'à  ce  que  quelque  autre  plus  habile  que  moy , 
veuille  bien  prendre  la  peine  de  méditer  plus  profondé- 
ment fur  ce  fujet,  &  faire  part  de  fes  penfées  au  Public. 

Premièrement  donc  ,  chacun  devroit  prendre  foin  de 
ne  fe  fervir  d'aucun  mot  fans  fignification  ,  ni  d'aucun' 
nom  auquel  il  n'attachât  quelque  idée.  Cette  Régie  ne 
paroitra  pas  inutile  à  quiconque  prendra  la  peine  de  rap- 
peller  en  luy-même,  combien  de  fois-  il  a  remarqué  des'- 
mots  de  cette  nature  ,  comme  inftin£i  ,  fympathie  ,  anti- 
fathie  y  'Scx:.  employez  de  telle  manière  dans  le  difcours 
des  autres  hommes,  qu'il  luy  ert  aifé  d'en  conclurre  que 
ceux  qui  s''en  fervent ,  n'ont  dans  l'Efprit  aucunes  idées 
auxquelles  ils  ayent  foin  de  les  attacher  ,  mais  qu'ils  lés 
prononcent  feulement  comme  de  fimples  fons ,-  qui  dans 
ces  rencontres  tiennent  pour  l'ordinaire  lieu  de  raifon.  Ce 

n'effi: 


648  Remèdes  contre  l' Imperfection 

C  H  A  p.    n'eft  pas  que  ces  Mots  &  aurres  fembîables  n'ayent  des  fi- 
XI.       gnifications  propres  dans  lefqucUes  on  peut  les  employer 
raifonnablement  ;    mais  comme  il  n'y  a  point  de  liaifon 
naturelle  entre  aucun  mot  Se  aucune  idée  ,  il  peut  arriver 
que  des  gens  apprennent  ces  mors-là  6c  quelques  autres 
que  ce  foient  par  routine  ,    6c  qu'ainfi  ils  les  prononcent 
ou  les  écrivent  fans  avoir  dans  l'Efprit  des  idées  auxquel- 
les ils  les  ayent  attachez  6c  dont  ils  les  rendent  fignes-,  ce 
qu'il  faut  pourtant  que  les  hommes  fiilîentnéceflairement, 
s'ils  veulent  fe  rendre  intelligibles  à  eux-mêmes. 
II.  Remède,  a-        §.  c>.  En  fccond  licu  ,    il  OC  fuffit  pas  qu'un  homme 
dii'4iacs"'atta-  employé  les  mots  comme  fignes  de  quelques  idées ,  il  faut 
chécs  aux  mots  cncorc  quc  Ics  idécs  qu'il  leur  attache  ,   Il  elles  font  iim- 
quiexprimem      j^      foient  claitcs  6c  diftindcs  ,    &  fi  elles  font  comple- 
xes ««./a.         r       '  .,  >n.-j-  »  1 
xcs ,  c|u  elles  loient  déterminées  ,  c  elt  a  dire  qu  une  col- 

leftion  précife  ti' Idées  fmiples  foit  fixée  dans  l'Efprit  avec 
un  fon  qui  luy  foit  attache  comme  ligne  de  cette  coUe- 
£lion  précife  fie  déterminée,  6c  non  d'aucune  autre  chofe. 
Ceci  eft  fort  nécefîaire  dans  les  noms  des  Modes  ,  6c  fur 
tout  dans  les  Mots  qui  n'ayant  dans  la  Nature  aucun  Ob- 
jet déterminé  d'oii  leurs  idées  foient  déduites  comme  de 
leurs  originaux, font  fujets  à  tomber  dans  une  grande con- 
fullon.  Le  mot  de  Jtijlice  eft  dans  la  bouche  de  tout  le 
monde,  mais  il  eft  accompagne  le  plus  fouvent  d'une  fi- 
gnification  fort  vague  èz  fort  indéterminée  >  ce  qui  fera 
toujours  ainfi,  à  moins  qu'un  homme  n'ait  dans  TEfprit 
une  colleftion  diftinfte  de  toutes  les  parties  dont  cette 
idée  complexe  eft  compofée  ;  5c  il  ces  parties  renferment 
d'autres  parties  j  il  doit  pouvoir  les  divifer  encore  ,  juf- 
qu'à  ce  qu'il  vienne  enfin  aux  Idées  fimples  qui  la  com- 
pofent.  Sans  cela  l'on  fait  un  mauvais  ufage  des  mots ,  de 
celui  de  Jiijlice  par  exemple,  ou  de  quelque  autre  que  ce 
foit.  Je  ne  dis  pas  qu'un  homme  foit  obligé  de  rappeller 
6c  de  faire  cette  analyfe  au  long  ,  toutes  les  fois  que  le 
nom  de  jiijiice  fe  rencontre  dans  fon  chemin  >  mais  il  faut 
du  moins  qu'il  ait  examiné  la  fignification  de  ce  mot  te 
qu'il  ait  fixé  dans  fon  Efprit  l'idée  de  toutes  fes  parties  , 

de 


ér  VAbus  des  Mots.     Liv.  III.  649 

de  telle  manière  qu'il  puifTe  en  venir  là  quand  il  luy  plaît.  C  h  a  p. 
Si,  par  exemple,  quelqu'un  fe  repréfente  la  Juftice  com-  XI. 
me  une  conduite  à.  l'égard  de  la  perfonne  éf  des  biens  d'au- 
truy  ,  qui  f oit  conforme  à.  la  Loy  ,  mais  que  cependant  il 
n'ait  aucune  idée  claire  Ôc  diftinde  de  ce  qu'il  nomme 
Loy  qui  fait  une  partie  de  fon  idée  complexe  de  Jujlice  y 
il  eft  évident  que  ion  idée  de  la  Juftice  même  fera  confu- 
fe  &  imparfaite.  Cette  exattitude  paroîtra  ,  peut-être  , 
trop  incommode  &  trop  pénible  ;  &  par  cette  raifon  la 
plupart  des  hommes  croiront  pouvoir  être  excufez  de  dé- 
terminer fi  précifément  dans  leur  Efprit  les  idées  comple- 
xes des  Modes  mixtes.  N'importe  ;  je  fuis  pourtant  obli- 
gé de  dire  que  jufqu'à  ce  qu'on  en  vienne  là  ,  il  n'y  a  pas 
lieu  de  s'étonner  que  les  hommes  ayent  l'Efpritrenipli  de 
tant  de  ténèbres  ,&  que  leurs  difcours  avec  les  autres  hom- 
mes foient  fujets  à  tant  de  difputes. 

§.   10.  Qiiant  aux  noms  des  Subftances ,  il  ne  fuffit  pas.  Et  des  idées  Ji- 
pour  en  faire  un  bon  ufage ,  d'en  avoir  des  idées  détermi-  ^'"'-'^"  ^  '^°"- 

"  ,  -,    c  1  r   •  r  formes  aux 

nées ,  il  raut  encore  que  les  noms  loient  conrormes  aux  chofes  à  l'egard 
chofes  félon  qu'elles  exiftent  j  mais  c'eft  dequoy  j'aurai  ^"  "^"'^  1"' 
bientôt  occafion  de  parler  plus  au  long.  Cette  exaftitu-  ^snl^^nw. 
de  eft  abfolument  nécelTiiire  dans  des  recherches  Philofo- 
phiques  &:  dans  les  Controverfes  qui  tendent  à  la  décou- 
verte de  la  Vérité.  Il  feroit  auflî  fort  avantageux  qu'elle 
s'introduifit  jufque  dans  la  Converfition  ordinaire  tScdans 
les  affaires  communes  de  la  vie  ,  mais  c'eft  ce  qu'on  ne 
peut  guère  attendre,  à  mon  avis.  Les  notions  vulgaires 
s'accordent  avec  les  difcours  vulgaires  ,  &:  quelque  con- 
fufion  qui  les  accompagne, on  s'en  accommode  affez  bien 
au  Marché  &  à  la  Promenade.  Les  Marchands ,  les  A- 
mans ,  les  Cuifiniers ,  les  Tailleurs  ,  ^c.  ne  manquent 
pas  de  mots  pour  expédier  leurs  affaires  ordinaires.  Les 
Philofophes ,  oc  les  Controverfiftes  pourroient  auflî  ter- 
miner les  leurs ,  s'ils  avoient  envie  d'entendre  nettement 
&  d'être  entendus  de  même. 

§.  II.  En  troifiéme  lieu  ,  ce  n'efl:  pas  affez  que  les  ni- Remède,  fe 
hommes  ayent  des  idées,  &  des  idées  déterminées  ,  aux-  prop'/j^ '"'"^ 
N  n  n  n  quelles 


65 o  Remèdes  contre  VlmperfeSiion 

C  H  A  p    quelles  ils  attachent  leurs  mots  pour  en  être  les  fignes  j  il 
Vf        faut  encore  qu'ils  prennent  foin  à'appropner  leurs  mots 
autant  qn'tl  ejl  pojjible ,  aux  idées  cjue  l'Ufage  ordinaire  leur 
a  ajjlgné.  Car  comme  les  Mots ,  &"  fur  tout  ceux  des  Lan- 
gues déjà  formées ,  n'appartiennent  point  en  propre  à  au- 
cun homme  ,   mais  font  la  régie  commune  du  commerce 
Se  de  la  communication  qu'il  y  a  entre  les  hommes  ,    il 
n'eft  pas  raifonnable  que  chacun  change  à  plaifir  l'em- 
preinte fous  laquelle  ils  ont  cours, ni  qu'il  altère  les  idées 
qui  y  ont  été  attachées  ;  ou  du  moins ,   lorfqu'il  doit  le 
faire  néccffairement ,  il  eft  obligé  d'en  donner  connoiflan- 
ce.     Quand  les  hommes  parlent ,   leur  intention  eft  ,   ou 
devroit  être  au  moins  d'être  entendus  ,   ce  qui  ne  peut  ê- 
tre,  lorfqu'on  s'écarte  de  l'Ufage  ordinaire,  fans  de  fré- 
quentes explications ,  des  demandes  &  autres  telles  inter- 
ruptions incommodes.  Ce  qui  fait  entrer  nos  penféesdans 
l'Éfprit  des  autres  hommes  de  la  manière  la  plus  facile  Se 
la  plus  avantageufe,  c'eft  la  propriété  du  Langage,  dont 
la  connoifTance  eft  par  conféquent  bien  digne  d'une  partie 
de  nos  foins  ^  de  nôtre  Etude,  &  fur  tout  à  l'égard  des 
Mots  qui  expriment  des  idées  de  Morale.     Mais  de  qui 
peut-on  le  mieux  apprendre  la  fignifîcation  propre  &  le 
véritable  ufage  des  termes  ?  C'eft  fans  doute  de  ceux  qui 
dans  leurs  Ecrits  ^  dans  leurs  Difcours  paroiflent  avoir 
cû  de  plus  claires  notions  des  Chofes  ,    6c  avoir  employé 
les  termes  les  plus  choifis  oc  les  plus  juftes  pour  les  expri- 
mer. A  la  vérité ,  malgré  tout  le  foin  qu'un  homme  prend 
de  ne  fe  fervir  des  mots  que  félon  l'exadte  propriété  du 
Langage,  il  n'a  pas  toujours  le  bonheur  d  être  entendu  } 
mais  en  ce  cas-là  ,   l'on  en  impute  ordinairement  la  faute 
à  celui  qui  a  fi  peu  de  connoifTance  de  fa  propre  Langue 
qu'il  ne  l'entend  pas ,  lors  même  qu'elle  paroît  telle  qu'el- 
le doit  être. 
iv.Remeae,         §.   12.  Mais  parcc  que  l'Ufage  commun  n'a  pas  fi  vifi- 
dcîdarer  en  quel  élément  attaché  des  fignifications  aux  Mots,  qu'on  puif- 

fcns  on  prend     r*-  k         "         ■  -,  y      ^^     ■  r 

ies  Mots.         ie  toujours  connoitre  certamement  ce  qu  ils  lignihent  au 
jufte  i    &  parce  que  les  hommes  en  perfeftionnant  leurs 

con- 


à- V Abus  des  Mots.  Liv.  III.  651 

connoiffances ,  viennent  à  avoir  des  idées  qui  ditlerent  C  h  a  p. 
des  idées  vulgaires ,  en  forte  que  pour  déiigner  ces  nou-  XL 
velles  idées  ,  ou  ils  font  obligez  de  faire  de  nouveaux 
mots ,  (à  quoy  l'on  fe  hazarde  rarement ,  de  peur  que  ce- 
la ne  pafle  pour  affeftation  ou  pourundefir  d'innover)  ou 
bien  il  faut  qu'ils  fe  fervent  des  termes  ufitez  ,  dans  un 
nouveau  fens  :  pour  cet  effet  après  avoir  obfervé  les  Ré- 
gies précédentes ,  je  dis  en  quatrième  lieu  ,  qu';/  ejl  quel- 
quefois nécejfaire  ,  pour  fixer  la  fignifi  cation  des  mots  ,  de 
déclarer  en  quel  fens  on  les  prend, lors  que  l'ufage  commun 
les  a  laifTez  dans  une  lignification  vague  Se  incertaine ,  com- 
me dans  la  plupart  des  noms  des  idées  fort  complexes ,  ou 
lorfqu'on  s'en  fert  dans  un  fens  un  peu  particulier  ,  ou 
que  le  terme  étant  fi  eflentiel  dans  le  Difcours  que  le  prin- 
cipal fujet  de  la  Quellion  en  dépende  ,  fe  trouve  fujet  à 
quelque  équivoque  ou  à  quelque  mauvaife  interpréta- 
tion. 

§.  13.  Comme  les  Idées  que  nos  mots  fignifient,  font  Cequon  prui 
de  différentes  Efpéces  ,  il  y  a  aufîi  différens  movens  de  ^^"^^';"  ""'' 
faire  connoitre  dans  1  occaiion  les  idées  qu  us  lignifient. 
Car  quoy  que  la  Définition  paffe  pour  la  voye  la  plus  com- 
mode de  faire  connoître  la  fignification  propre  des  Mots, 
il  y  a  pourtant  quelques  mots  qui  ne  peuvent  être  définis, 
comme  il  y  en  a  d'autres  dont  on  ne  fauroit  faire  connoî- 
tre le  fens  précis  que  par  le  moyen  de  la  Définition  j  &c 
peut-être  y  en  a-t-il  une  troifiéme  efpéce  qui  participe  un 
peu  des  deux  autres  ,  comme  nous  verrons  en  parcou- 
rant les  noms  des  Idées  fimples ,  des  Modes  &c  des  Subjian- 
ces. 

§.   14.  Premièrement  donc  ,   quand  un  homme  fe  fert  i-a  iL^garddes 
du  nom  d'une  idée  fimple  qu'il  voit  qu'on  n'entend.pas,  pardew^mes 
ou  qu'on  peut  mal  interpréter  ,    il  eft  obligé  dans  les  ré-  lynonynics .  ou 
gles  de  la  véritable  honnêteté  &:  félon  le  but  même  du  ''^  jpon^am  la 
Langage  de  déclarer  le  fens  de  ce  mot ,    &  de  faire  con- 
noître quelle  eft  l'idée  qu'il  luy  fait  fignifier.     Or  c'eft 
ce  qui  ne  fe  peut  faire  par  voye  de  définition  ,    comme  *  Liv.  ni.  ch. 
nous  l'avons  *  déjà  montré.  Et  par  conféquent,lorfqu'un  ^v.  ^.«j.y.s. 
XS  nnn  2  ter- 


652-  Remèdes  contre  V Imper fe^ion 

Chap.     terme  fynonyme  ne  peut  fervir  à  cela  ,   l'on  n'en  peut  ve- 
XI.       nir  à  bout  que  par  l'un  de  ces  deux  moyens.     Première- 
ment, il  fuffit  quelquefois  de  nommer  le  fujet  où  fe  trou- 
ve l'idée  limple  pour  en  rendre  le  nom  intelligible  à  ceux 
qui  connoiflent  ce  fujet,  6c  qui  en  favent  le  nom.    Ainfi ,. 
pour  faire  entendre  à  un  Païfan  quelle  efl  la  couleur  qu'on 
nomme  feuille-morte ,  il  fuffit  de  luy  dire  que  c'eft  la  cou- 
leur des  feuilles  féches  qui  tombent  en  Automne.     Mais 
en  fécond  lieu ,  la  feule  voye  de  faire  connoître  fûrement 
à  un  autre  la  fignification  du  nom  d'une  Idée  fimple,  c'eft 
de  préfenter  à  les  Sens  le  fujet  qui  peut  produire  cette  idée 
dans  fon  Efprit,  &  luy  faire  avoir  actuellement  l'idée  qui 
eft  fignifiée  par  ce  nom-là. 
2.  A  l'cWdtJes      §■   ^^'  Soyons  en  fécond  lieu  le  moyen  de  fxiire  enten- 
Modes  mixtes ,  drc  Ics  noms  des  Modes  mixtes.     Comme  les  Modes  mix- 
par  des  derim.  ^^^  ^  g,  ç^^^  ^^^^^  ^^^^^  ^^^-^  appartiennent  à  la  Morale ,  font 

pour  la  plupart  des  combinaifons  d'idées  que l'Efprit  joint 
'•■  •  enfemble  par  un  effet  de  fon  propre  choix,  &:  dont  on  ne 

.jj  trouve  pas  toujours  des  modelles  fixes  fie  actuellement  e- 
xiftans  dans  la  Nature,  on  ne  peut  pas  faire  connoître  la 
fignification  de  leurs  noms  comme  on  fait  entendre  ceux 
des  Idées  fimples  ,  en  montrant  quoy  que  ce  foit  -,  mais 
en  recompenfe,  on  peut  les  définir  parfaitement  S:  avec 
la  dernière  exactitude.  Car  ces  Modes  étant  des  combi- 
naifons de  différentes  idées  que  l'Efprit  a  affemblées  arbi- 
trairement fans  rapport  à  aucun  Archétype  ,  les  hommes 
peuvent  connoître  cxaétement  ,  s'ils  veulent  ,  les  diver- 
fes  idées  qui  entrent  dans  chaque  combinaifon  ,  fie  ainfi 
employer  ces  mots  dans  un  fens  fixe  fie  afiûré,  fie  déclarer 
parfaitement  ce  qu'ils  fignifient ,  lorfque  l'occafion  s'en 
préfente.  Cela  bien  obférvé  expoferoit  à  de  grandes  cen- 
'  fures  ceux  qui  ne  s'expriment  pas  nettement  fie  diitinfte- 

'"  ment  dans  leurs  difcours  de  Morale.     Car  puifqu'on  peut 

connoître  la  fignification  précife  des  noms  des  Modes  mix- 
tes, ou  ce  qui  efl:  la  même  chofe,  l'effence  réelle  de  cha- 
que Efpéce  ,    parce  qu'ils  ne  font -pas  formez  par  la  Na- 
"  ;  ■.;  ture,  mais  par  Jes  hommes  mêmes  ,   c'eft  une  grande  né- 

gligence 


é' fJbtts  des  Mots.   Liv.  ÏII  653 

gligence  ou  une  extrême  malice  que  de  difcourir  de  cho-    C  h  a  p. 
fes  morales  d'une  manière  vague  ôc  obfcure  -,    ce  qui  eft       XI, 
beaucoup  plus  pardonnable  lorsqu'on  traite  des  Subftan- 
ces  naturelles  ,    auquel  cas  il  eft  plus  difficile  d'éviter  les 
termes  équivoques ,  par  une  raifon  toute  oppofée ,  comme 
nous  verrons  tout  à  l'heure. 

§.   16.   C'eft  fur  ce  fondement  que  j'ofe  me  perfuader  Que  la  Moral» 
que  la  Morale  eft  capable  de  démonftration  auffi  bien  que  ^f^,"pal^'e  de 

/i      ,  ,      ,    ,  .  -ri  '  r  ■         Dcmonlcra- 

les  Mathématiques  ;  puiiqu  on  peut  connoitre  parfaite-  tion. 
ment&  précifément  l'eflence  réelle  des  chofes  que  les  ter- 
mes de  Morale  lignifient,  par  oii  l'on  peut  découvrir  cer- 
tainement, quelle  eft  la  convenance  ou  la  difconvenance 
des  chofes  mêmes  en  quoy  confifte  la  parfaite  Connoif- 
fance.  Et  qu'on  ne  m'objecte  pas  que  dans  la  Morale  on 
a  fouvent  occafion  d'employer  les  noms  des  Subftances 
aufli  bien  que  ceux  des  Modes,  ce  qui  y  caufera  de  Tobf- 
curité  :  car  pour  les  Subftances  qui  entrent  dans  les  Dif- 
cours  de  Morale,  on  en  fuppofe  les  diverfes  natures  plu- 
tôt qu'on  ne  fonge  à  les  rechercher.  Par  exemple,  quand 
nous  difons,  que  VhomTne  efl  fiijet  aux  Loïx  ,  nous  n'en- 
tendons autre  chofepar  le  mot  homme  qu'une  créature  cor- 
porelle 6c  raifonnable  ,  fans  nous  mettre  aucunement  en 
peine  de  favoir  quelle  eft  l'eflence  réelle  ou  les  autres  Qlu- 
litez  de  cette  Créature.  Ainfi  ,  que  les  Naturaliftes  dif- 
putent  tant  qu'ils  voudront  entr'eux,  fi  un  Enfant  ou  un 
Imbecille  eft  homme  dans  un  fens  Phyllque  ,  cela  n'in- 
tereflfe  en  aucune  manière  V homme  wor^/,  fi  j'ofe  l'appel  1er 
ainfi,  qui  ne  renferme  autre  chofe  que  cette  idée  immua- 
ble &  inaltérable  d'un  Etre  corporel  c^  raifonnable.  Car  fi 
l'on  trouvoit  un  Singe  ou  quelque  autre  Animal  qui  eût 
l'ufage  de  la  Raifon  jufqu'à  tel  degré  qu'il  fut  capable 
d'entendre  les  fignes  généraux  Se  de  tirer  des  conféquenr 
ces  des  idées  générales, il  feroit  fans  doute  fujet  aux  Loix 
Se  feroit  homme  en  ce  fens-là ,  quelque  différent  qu'il  fut , 
par  fa  forme  extérieure ,  des  autres  qui  portent  ce  nom.  Si 
les  noms  des  Subftances  font  employez  comme  il  faut  dans 
les  Difcours  de  Morale,  ils  n'y  cauferont  non  plus  de  défor- 
Nnnn  3  dre 


654.  Remèdes  contre  Vlm^erfeSîion 

C  H  \ p.    dre  que  dans  des  difcours  de  Mathématique, dans  lefquels 
XI.        Ti  les  Mathématiciens  viennent  à  parler  d'un  Cube  ou  d'un 
Globe  dor  ,    ou  de  quelque  autre  Corps  ,    l'idée  en  eft 
claire  &  déterminée ,  fans  varier  le  moins  du  monde,  quoy 
qu'elle  puifle  être  appliquée  par  erreur  à  un  Corps  parti- 
culier, auquel  elle  n'appartient  pas. 
Les  mati</tes  de      §.   ij  _  j'ai  propofé  Cela  en  pafTant  pour  faire  voircom- 
Moraie peuvent  ^-      ^^  importe  quc  daus  les  noms  que  les  hommes  don- 

ctrc  traitées  r  n  r-  j  1 

clairement  par  ncut  aux  Modcs  nilxtes  ^  &  par  conlequcnt  dans  tous  leurs 
le  moyen  des    difcours  de  Morale  ils  avent  foin  de  définir  les  mots  lorf- 

dcnnitioïK.  ,,  _  ,  ,^'  .(.  .s 

que  1  occafion  s  en  prelente  ,  puilque  par  la  on  peut  por- 
ter la  connoiflance  des  veritez  morales  à  un  fi  haut  point 
de  clarté  6c  de  certitude.  Et  c'eft  avoir  bien  peu  de  fin- 
cerité,  pour  ne  pas  dire  pis  ,  que  de  refufer  de  le  faire  j 
puifque  la  définition  eft  le  feul  moyen  qu'on  ait  de  faire 
connoîrre  le  fens  précis  des  termes  de  Morale  j  &  un  moyen 
par  où  l'on  peut  en  faire  comprendre  le  fens  d'une  maniè- 
re certaine  &  fans  laifler  fur  cela  aucun  lieu  à  la  difpute. 
C'eftpourquoy  la  négligence  ou  la  malice  des  hommes  eft 
inexcufable  ,  fi  les  Difcours  de  Morale  ne  font  pas  plus 
clairs  que  ceux  de  Phyfique  ;  puifque  ces  premiers  rou- 
lent fur  des  idées  qu'on  a  dans  l'Efprit  ,  &  dont  aucune 
n'eft  ni  faufle  ni  difproportionnée  ,  par  la  raifon  qu'elles 
ne  fe  rapportent  à  nuls  Etres  extérieurs  comme  à  des  Ar- 
chétypes auxquels  elles  doivent  être  conformes.  Il  eft 
bien  plus  facile  aux  hommes  de  former  dans  leur  Efprit 
une  idée,  pour  être  un  Modelle  auquel  ils  donnent  le  nom 
de  JujUcCi  de  forte  que  toutes  les  allions  qui  feront  con- 
formes à  un  Patron  ainfi  fait  ,  paflent  fous  cette  dénomi- 
nation ,  que  de  fe  former ,  après  avoir  vu  Arijlide  ,  une 
telle  idée  qui  en  toutes  chofes  reflemble  exaftemcnt  cette 
perfonne,  qui  eft  telle  qu'elle  eft,  fous  quelque  idée  qu'il 
plaife  aux  hommes  de  fe  la  repréfenter.  Pour  former  la 
première  de  ces  idées  ,  ils  n'ont  befoin  que  de  connoître 
la  combinaifon  des  idées  qui  font  jointes  enfemble  dans 
leur  Efprit ,  &:  pour  former  l'autre ,  il  faut  qu'ils  s'enga- 
gent dans  la  recherche  de  la  conftitution  cachée  Se  abftrufe 

de 


ér  VAbtii  des  Mots.    Liv.  III.  65^ 

de  toute  la  nature  èc  des  diverfes  qualitez  d'une  Chofe   C  h  a  p. 
qui  exifte  hors  d'eux-mêmes.  XI: 

§.  18.  Une  autre  raifon  qui  rend  la  définition  des  Mo-  Et  c'cft  k  ftul 
des  tnixtes  fi  néceflaire,  &  lur  tout  celle  des  mots  qui  ap-  """J"'- 
partiennent  à  la  Morale  ,  c'eft  ce  que  je  viens  de  dire  en 
paflant  ,  que  c'eft  la  feule  -voje  par  où  l'on  peut  connoHre 
certainement  la  plupart  de  ces  mots.  Car  la  plus  grande 
partie  des  idées  qu'ils  fignifient  ,  étant  de  telle  nature 
qu'elles  n'exiftent  nulle  part  enfemble  ,  mais  font  difper- 
fées  &:  mêlées  avec  d'autres;  c'eft  l'Efprit  feul  qui  les  af- 
femble  &  les  réunit  en  une  feule  idée;  6c  ce  n'eft  que  par 
le  moyen  des  paroles  que  venant  à  faire  l'énumerationdes 
différentes  idées  fimples  que  l'Efprit  a  joint  enfemble, 
nous  pouvons  faire  connoître  aux  autres  ce  qu'emportent 
les  noms  de  ces  Modes  mixtes-, car  les  Sens  ne  peuvent  en 
ce  cas-là  nous  être  d'aucun  fecours  en  nous  préfentant  des 
objets  fenfibles,  pour  nous  montrer  les  idées  que  les  noms 
de  cts  Modes  fignifient,  comme  ils  le  font  fouvent  à  l'é- 
gard des  noms  des  idées  fimples  qui  font  fenfibles ,  6c  à 
l'égard  des  noms  des  Subftances  jufqu'à  un  certain  dé- 

§.   19.  Pour  ce  qui  eft  en  troifiéme  lieu  des  moyens  î  a  iVgard  des 
d'expliquer  la  fignification  des  noms  des  Subftances ,  en-  mofen'dc  faire 
tant  qu'ils  fignifient  les  idées  que  nous  avons  de  leurs  Ef-connoitreen 
péces  diftinftes,  il  faut,  en  plufieurs  rencontres  ,  recou- 1"*^'  [^^^  °° 

■*.,—..  ,  '^  ,  ,     prend  leurs 

nr  necefiairement  aux  deux  voyes  dont  nous  venons  de  noms ,  c'eft  de 
parler  qui  eft  de  montrer  la  chofe  dont  on  veut  connoître  m^"""  'a 

c     Jl'C     ■     1  „  5  —     I  i>  ■  r^       Chofe  &  de  d<^- 

&  définir  les  noms  qu  on  employé  pour  lexprimer.  Car  ^mr  je  nom. 
comme  il  y  a  ordinairement  en  chaque  forte  de  Subftan- 
ces quelques  Qiialitez  dire6îricesy  fi  j'ofe  m'exprimer  ain- 
fi ,  auxquelles  nous  fuppofons  que  les  autres  idées  qui  com- 
pofent  nôtre  idée  complexe  de  cette  Efpéce  ,  font  atta- 
chées ,  nous  donnons  hardiment  le  nom  fpécifique  à  la 
chofe  dans  laquelle  fe  trouve  cette  marque  cara5iérijlique 
que  nous  regardons  comme  l'idée  la  plus  diftin£tive  de 
cette  Efpéce.  Ces  Qiialitez  directrices  ,  ou  ,  pour  ainfi 
dire ,  caraCferiftiques ,  font  pour  l'ordinaire  dans  les  difïe- 

reates 


656  Remèdes  contre  l'ImperfeSfion 

Çh  a  p.  rentes  Efpéces  d' Animaux  &c  de  Végétaux  la  figure, com- 
XI.       rne  *  nous  l'avons  déjà  remarqué,  &  la  couleur  dans  les 
*Liv.iii.  ch.  Corps  inanimez  i  Ce  dans  quelques-uns  ,   c'eft  la  couleur 
ci.v.ix.§.i5.  &  la  figure  tout  enlemble. 

On  acciuicrc        §.  2  0.  Ccs  Qiialitez  fcnfiblcs  que  je  uomme  </;>? c?n- 
niicux  les  idées  ^^^^  ^^^^^  ^  p^^j.  ^^j^^^  ^jjj.g  ^   j^g  priucipaux  ingrediens  de 

(é.iiibics  des     nos  Idées  fpécifiques  ,   Se  font  par  conféquent  la  plus  re- 
Siii-ftaïKcs  par  j-narquablc  Se  la  plus  immuable  partie  des  définitions  des 

la    prcicntacion  ■•■  ,  rr  r     '  j        o    1   n 

des  subftances   noms  que  nous  donnous  aux  hlpeces  des  bubitances  qui 
nicmcs.  viennent  à  nôtre  connoiflance.  Car  quoy  que  le  fon  hom- 

me foit  par  fa  nature  aufli  propre  à  fignifier  une  idée  com- 
plexe, compofée  d'^w/w^Z/^fSc  de  ratfonnabiUte  ,  unies 
dans  un  même  fujet  qu'à  fignifier  quelque  autre  combi- 
naifon,  néanmoins  étant  employé  pour  défigner  une  for- 
te de  créature  que  nous  comptons  de  nôtre  propre  Efpé- 
ce,  peut-être  que  la  figure  extérieure  doit  entrer  aufii  né- 
ceflaircment  dans  nôtre  idée  complexe  ,  fignifiee  par  le 
mot  homme  ,  qu'aucune  autre  qualité  que  nous  y  trou- 
vions. C'eftpourquoy  il  n'ell  pas  aife  de  faire  voir  par 
quelle  raifon  V  Animal  de  Platon /^wj  plume  ,  a  deux  pies  y 
avec  de  larges  ongles ,  ne  feroit  pas  une  aufli  bonne  défini- 
tion du  mot  homme  y  condàcxé  comme  fignifiant  cette  Ef- 
péce  de  créature  j  car  c'eft  la  figure  qui  comme  qualité 
dire^rice  femble  plus  déterminer  cette  Efpécc ,  que  la  fa- 
culté de  raifonner  qui  ne  paroît  pas  d'abord  ,  Se  même 
jamais  dans  quelques-uns.  Qiie  fi  cela  n'eft  point  ainfi, 
je  ne  vois  pas  comment  on  peut  exculer  de  meurtre  ceux 
qui  mettent  à  mort  des  produdions  monfiruettfes  (comme 
on  a  accoutumé  de  les  nommer) à  caufe  de  leur  formeex- 
traordinaire ,  fans  connoitre  fi  elles  ont  une  Ame  raifon- 
nable  ou  non  ;  ce  qui  ne  fe  peut  non  plus  connoitre  dans 
un  Enfant  bien  formé  que  dans  un  Enfant  contrefait  , 
lorfqu'ils  ne  font  que  de  naître.  Et  qui  nous  a  appris 
qu'une  Ame  raifonnable  ne  fauroit  habiter  dans  un  Logis 
qui  n'a  pasjuifcment  une  telle  forte  de  frontifpice  ,  ou 
qu'elle  ne  peut  s'unir  à  une  Efpéce  de  Corps  qui  n'a  pas 
précifément  une  telle  configuration  extérieure  ? 

§.  21. 


é-  l'Abus  des  Mots.     L  i  v.  III.  657 

§.21.  Or  le  meilleur  moyen  de  faire  connoître  ces  Chap. 
quahtez^  cara^enftiojnes  ,  c'eft  de  montrer  les  Corps  où  XI. 
elles  fe  trouvent  j  6c  à  grand'  peine  pourroit-on  les  faire 
connoître  autrement.  Car  la  figure  d'un  Cheval  ou  d'un 
CaJJio'-ji'ary  ne  peut  être  empremte  dans  l'Efprit  par  des 
paroles  ,  que  d'une  manière  fort  groiliére  &  fort  impar- 
faite. Cela  fe  fait  cent  fois  mieux  en  voyant  ces  Ani- 
maux. De  même,  on  ne  peut  acquérir  l'idée  de  la  cou- 
leur particulière  de  VOr  par  aucune  defcription ,  mais  feu- 
lement par  une  fréquente  habitude  que  les  yeux  fe  font 
de  confiderer  cette  couleur  ,  comme  on  le  voit  évidem- 
ment dans  ces  perfonnes  accoutumées  à  examiner  ce  Mé- 
tal, qui  diftinguent  fouvent  par  la  vcûë  le  véritable  or 
d'avec  le  faux ,  le  pur  d'avec  celui  qui  eft  flilfifié  ,  tandis 
que  d'autres  qui  ont  d'auili  bons  yeux  ,  mais  qui  n'ont 
pas  acquis  j  par  ufage,  l'idée  précife  de  cette  couleur  par- 
ticulière, n'y  remarqueront  aucune  différence.  On  peut 
dire  la  même  chofe  des  autres  idées  fimples ,  particulières 
en  leur  efpèce  à  une  certaine  Subftanccj  auxquelles  idées 
précifes  on  n'a  point  donné  de  noms  particuliers.  Ainfi  , 
le  fon  particulier  qu'on  remarque  dans  l'or,  te  qui  eft:  di- 
ftinft  du  fon  des  autres  Corps ,  n'a  été  défigné  par  aucun 
nom  particulier  ,  non  plus  que  la  couleur  jaune  qui  ap- 
partient à  ce  Métal. 

§.22.  Mais  parce  que  la  plupart  des  Idées  llmples  qui  On  acquiert 
compofent  nos  Idées  fpécifiques  des  Subftances,  font  des '?^'|'"^  icsidccs 
Puilfances  qui  ne  font  pas  prefentes  à  nos  Sens  dans  les  fa„c'es  pir  des 
chofes  confiderées  félon  qu'elles  paroiflent  ordinairement,  JCfinitions. 
il  s'enfuit  de  là  que  dans  les  noms  des  Subjtanccs  l'on  peut 
mieux  donner  a  connoître  une  partie  de  leur  Jigni fie ntion  en 
faifant  une  énumeration  de  ces  idées  frnples  qu'en  montrant 
In  Subfiance  même.     Car  celui  qui  outre  ce  jaune  brillant 
qu'il  a  remarqué  dans  l'or  par  le  moyen  de  la  veûé  ,    ac- 
querra les  idées  d'une  grande  duftilitè  ,  de  fufibilite ,  de 
fixité  ôc  de  capacité  d'être  diflbut  dans  VEau  Regale  ,  en 
confèquence  de  l'énumeration  que  je  luy  en  ferai ,    aura 

Oooo  une 


658  Remèdes  contre  V Imper fe^ion 

Chap.    une  idée  plus  parfaite  de  l'Or,    qu'il  ne  peut  avoir  en 
XI.        voyant  une  pièce  d'or  ,    par  ou  il  ne  peut  recevoir  dans 
l'Efprit  que  la  feule  empreinte  des  qualitez  les  plus  ordi- 
naires de  l'Or.     Mais  fi  la  conftitution  formelle  de  cette 
Chofe  brillante ,  pefante  ,  duftile  ,  éfC.   d'oii  découlent 
toutes  ces  propriétez ,  paroiflbit  à  nos  Sens  d'une  manière 
aufli  diftincte  que  nous  voyons  la  conftitution  formelle 
ou  l'eflénce  d'un  Triangle  ,  la  lignification  du  mot  Or 
pourroit  être  aulli  aifément  déterminée  que   celle  d'un 
Triangle. 
Reflexion  fur  la        §,  23.  Nous  pouvous  voir  par  là  combicn  le  foudc- 
ies^purs  Efprirs  ^ent  de  toute  la  connoiflance  que  nous  avons  des  Chofes 
connoiiTeut  ic5  corporcllcs  ,  dépend  de  nos  Sens.     Car  pour  ce  qui  eft 
chofes  corporel-  j^g  Efprits  féparcz  dcs  Corps,  la  connoiflance  &:  les  idées 
qu'ils  ont  de  ces  chofes,  font  certainement  beaucoup  plus 
parfaites  que  les  nôtres  ,   6c  nous  n'avons  abfolument  au- 
cune idée  ou  notion  de  la  manière  dont  elles  leur  font 
connues.  Mais  quant  à  nos  connoiflances  ou  imaginations, 
elles  ne  s'étendent  point  au  delà  de  nos  propres  idées  qui 
font  elles-mêmes  bornées  à  nôtre  manière  d'appercevoir 
les  chofes.     Qiioy  qu'on  ne  puilfe  point  douter  que  les 
Efprits  d'un  rang  plus  fublime  que  ceux  qui  font  comme 
plongez  dans  la  Chair  ,   ne  puiflcnt  avoir  d'aufll  claires 
idées  de  la  conftitution  radicale  des  Subftances  ,  que  cel- 
les que  nous  avons  de  la  conftitution  d'un  Triangle  ,    Se 
reconnoître  par  ce  moyen  comment  toutes  leurs  proprié- 
tez fie  opérations  en  découlent, il  eft  toujours  certain  que 
la  manière  dont  ils  arrivent  à  cette  connoiflance  ,    eft  au 
delà  de  nôtre  conception. 
Les  Wees  des        §.  24.  Mais  bien  que  les  Définitions  fervent  à  expli- 
Subibnces  doi-      gj.  y^^  noms  dcs  Subftances  entant  qu'ils  fignifient  nos 
formes^uT"    idécs ,  cllcs  Ics  laiflfent  pourtant  dans  une  grande  imper- 
Chofes.  feftion  entant  qu'ils  fignifient  des  Chofes.     Car  les  noms 

des  Subftances  n'étant  pas  fimplemenr  employez  pourdé- 
figner  nos  Idées  ,  mais  étant  aufli  deftinez  à  rcprefenter 
les  chofes  mêmes  >  6c  par  conféquent  à  en  tenir  la  place, 

leur 


&  l'Abus  des  Mots.    L  i  v.  III.  659 

leur  fignifîcation  doit  s'accorder  avec  la  vérité  des  chofes ,    G  h  a  p. 
aufli  bien  qu'avec  les  idées  des  hommes. C'eftpourquoy  dans       XI. 
les  Subftances  il  ne  faut  pas  toujours  s'arrêter  à  l'idée  com- 
plexe qu'on  s'en  forme  d'ordinaire,  &:  qu'on  regarde  com- 
munément comme  la  fignification  du  nom  qui  leur  a  été 
donné }  mais  nous  devons  aller  un  peu  plus  avant ,  recher- 
cher la  nature  Se  les  propriétez  des  Chofes  mêmes ,  &:  par 
cette  recherche  perfeftionner  ,  autant  que  nous  pouvons, 
les  idées  que  nous  avons  de  leurs  Efpéces  diftinftes ,   ou 
bien  apprendre  quelles  font  ces  propriétez  de  ceux  qui 
connoifTent  mieux  cette  Efpéce  de  chofes  par  ufageSc  par 
expérience.  Car  puifqu'on  prétend  que  les  noms  des  Sub- 
ftances doivent  lignifier  des  colleftions  d'idées  fimples  qui 
exiftent  réellement  dans  les  chofes  mêmes,  aulïï  bien  que 
l'idée  complexe  qui  eft  dans  l'Efprit  des  autres  hommes 
^  que  ces  noms  fignifient  dans  leur  ufage  ordinaire  $    il 
faut,  pour  pouvoir  bien  définir  ces  noms  des  Subftances, 
étudier  l'Hiftoire  naturelle  ,    &  examiner  les  Subftances 
mêmes  avec  foin,  pour  en  découvrir  les  propriétez.    Car 
pour  éviter  tout  inconvénient  dans  nos  difcours  &  dans 
nos  raifonnemens  fur  les  Corps  naturels  &:  fur  les  chofes 
fubftantiellesjil  ne  fuffit  pas  d'avoir  appris  quelle  eft  l'i- 
dée ordinaire,  mais  confufe,  ou  très-imparfaite  à  laquel- 
le chaque  mot  eft  appliqué  félon  la  propriété  du  Langa- 
ge, 5c  toutes  les  fois  que  nous  employons  ces  mots  ,    de 
les  attacher  conftamment  à  ces  fortes  d'idées  ;  mais  nous 
devons  acquérir,  outre  cela,  une  connoiflance  hiftorique 
de  telle  ou  telle  Efpéce  de  chofes  ,   afin  de  redifier  6c  de 
fixer  par  là  nôtre  idée  complexe  qui  appartient  à  chaque 
nom  fpécifique  :   &  dans  nos  entretiens  avec  les  autres 
hommes  (fi  nous  voyons  qu'ils  prennent  mal  nôtre  pen- 
fée}  nous  devons  leur  dire  quelle  eft  l'idée  complexe  que 
nous  faifons  fignifier  à  un  tel  nom.    Tous  ceux  qui  cher- 
chent à  s'inftruire  exaftement  des  chofes  ,   font  d'autant 
plus  obligez  d'obferver  cette  méthode  ,    que  les  Enfans 
apprenans  les  Mots  quand  ils  n'ont  que  des  notions  fort 
Oooo  2  im- 


é6o  B.emeàes  contre  V Imper feâ ion 

C  H  AP.    imparfaites  des  chofes,  les  appliquent  au  hazard,  &"  fans 
XL       fonger  beaucoup  à  former  des  idées  déterminées  que  ces 
mots  doivent  Cgmfier:  &  comme  cette  coutume  n'engage 
à  aucun  eftbrt  d'Elprit  &  qu'on  s'en  accommode  aflez 
bien  dans  la  Converiation  6c  dans  les  affaires  ordinaire-  de 
la  vie,  ils  font  fujets  à  continuer  de  la  fuivre  après  qu'ils 
font  hommes  faits;  &  ainfi,  ils  prennent  la  chofe  tout  à 
rebours  ,   commençant  premièrement  par  apprendre  par- 
faitement les  mots ,  iSv  formant  fort  grofliérement  les  no- 
tions auxquelles  ils  appliquent  ces  mots  dans  la  fuite.     Il 
arrive  par  là  que  des  gens  qui  parlent  la  Langue  de  leur 
Pais  proprement  ,    c'eft  à  dire  félon  les  régies  grammati- 
cales de  cette  Langue  ,   parlent  pourtant  fort  impropre- 
ment des  chofes  mêmes  j  de  forte  que  malgré  tous  les  rai- 
fonncmens  qu'ils  font  entr'eux  -,    ils  ne  découvrent  pas 
beaucoup  de  veritez   utiles  6c  n'avancent   que  fort  peu 
dans  la  connoiflancc  des  Chofes ,  à  les  confiderer  comme 
elles  font  en  elles-mêmes ,  &:  non  dans  nôtre  propre  ima- 
gination.    Du  refte  ,   il  n'importe  pas  beaucoup  ,    pour 
l'avancement  de  nos  connoiflances  j    que  nous  fâchions 
comment  on  les  appelle, 
il  n'cftpasaifc        §.25.  Pour  cet  eîfet  ,  il  feroit  à  fouhaiter  que  ceux 
de  icsrnidic     ^^jj  ^^  ç^^^  excrccz  à  dcs  Rccherches  Phyfiqucs6cqui  ont 
une  connoiflance  particulière  de  diverlés  fortes  de  Corps 
naturels  ,    vouluflént  propofer  les  idées  fimples  dans  lef- 
quelles  ils  obfervent  que  les  Individus  de  chaque  Elpece 
conviennent  conilammcnt.     Cela  remedieroit  en  grande 
partie  à  cette  confuiion  que  produit  l'ufage  que  différen- 
tes perfonnes  font  du  même  nom  pour  deligncr  unecolle- 
ftion  d'un  plus  grand  ou  d'un  plus  petit  nombre  de  Qi^ia- 
litez  fenfiblesj félon  qu'ils  ont  été  plus  ou  moins  indruits 
des   Qiialitez  d'une  telle  Efpéce  de  Chofes  qui  partent 
fous  une  feule  dénomination,  ou  qu'ils  ont  été  plus  ou 
moins  exacts  à  les  examiner.     Mais  pour  compofcr  un 
Didionnaire  de  cette  efpece  qui  contint,  pour  ainfi  dire, 
v.ue  Hiltoire  Naturelle  ,    il  fuulroit  trop  de  perfonnes ,. 

trop 


^l'Abus  des  Mots.     Liv.  III.  66 1 

trop  de  temps  ,  trop  de  dépenfe  ,  trop  de  peine  &  trop  C  h  a  ?. 
de.  fagacité  pour  qu'on  puifl'e  jamais  efpërer  de  voir  un.  XI. 
tel  Ouvrage  :  &  jufqu'à  ce  qu'il  foit  fait ,  nous  devons 
nous  contenter  des  définitions  des  noms  des  Subftances 
qui  expliquent  le  fens  auquel  ils  font  pris  par  ceux  qui 
s'en  fervent.  Et  ce  feroit  un  grand  avantage  ,  s'ils  vou- 
loient  nous  donner  ces  définitions  ,  lorfqu'il  eft  nécefTai- 
re.  C'eft  du  moins  ce  qu'on  n'a  pas  accoutumé  de  fai- 
re. Au  lieu  de  cela  les  hommes  s'entretiennent  &:  difpu- 
tent  fur  des  Mors,  dont  le  fens  n'cll  point  fixé  entr'eux  , 
s'imaginans  fauifement  que  la  fignification  des  Mots  com- 
muns eft  déterminée  mconteftablement ,  Se  que  les  idées 
précifes  que  ces  mots  fignifient  ,  font  parfaitement  con- 
nues, de  forte  qu'il  y  a  de  la  honte  à  les  ignorer.  Deux 
fuppofitions  entièrement  fauflés  ;  car  il  n'y  a  point  de 
noms  d'idées  complexes  qui  ayent  des  fignifications  fi  fi- 
xes &:  fi  déterminées  qu'ils  foient  conftamment  emplo- 
yez pour  fignifier  juftement  les  mêmes  idées  >  &:  un  hom- 
me ne  doit  pas  avoir  honte  de  ne  connoître  certainement 
une  chofe  que  par  les  moyens  qu'il  faut  employer  nécef- 
fairement  pour  la  connoître.  Par  conféquent ,  il  n'y  a 
aucun  deshonneur  à  ignorer  quelle  eft  l'idée  précife  qu'un 
certain  fon  fignifie  dans  l'Efprit  d'un  autre  homme  ,  s'il 
ne  me  le  déclare  luy-même  ,  d'une  autre  manière  qu'en 
employant  fimplement  ce  fon-là  ;  car  fans  une  telle  dé- 
claration ,  je  ne  puis  le  favoir  certainement  par  aucune 
autre  voye.  A  la  vérité  ,  la  néceflité  de  s'entre-commu- 
niquer  fes  penfées  par  le  moyen  du  Langage  ,  ayant  en- 
gagé les  hommes  à  convenir  de  la  fignification  des  mots 
communs  dans  une  certaine  latitude  qui  peut  aflez  bien 
fervir  à  la  converfation  ordinaire  ,  l'on  ne  peut  fuppofer 
qu'un  homme  ignore  entièrement  quelles  font  les  idées 
que  rUf-îge  commun  a  attachées  aux  Mots  dansune  Lan- 
gue qui  luy  eft  familière.  Mais  parce  que  l'Ulage  ordi- 
naire eft  une  Régie  fort  incertaine  qui  fe  réduit  enfin  aux 
idées  des  Particuliers ,   c'eft  fouvent  un  modelle  fort  va- 

Oooo  3  riable. 


66 1  ReMedes  contre  r Imperfection 

Chap.  riable.  Au  refte,  quoy  qu'un  Dictionnaire  tel  que  celui 
XL  dont  je  viens  de  parler ,  demandât  trop  de  temps ,  trop 
de  peine  &:  trop  de  dépenfe  pour  pouvoir  efpérer  de  le 
voir  dans  ce  fiécle  ,  il  n'eft  pourtant  pas  ,  je  croy  , 
mal  à  propos  d'avertir  que  les  mots  qui  fignifîent  des 
chofes  qu'on  connoit  Se  qu'on  diftingue  par  leur  figu- 
re extérieure  ,  devroient  être  accompagnez  de  petites 
tailles-douces  qui  rcpréfentaflfent  ces  chofes.  Un  Di- 
ctionnaire fait  de  cette  manière  enfeigneroit  peut-être 
plus  facilement  èc  en  moins  de  temps  la  véritable  fi- 
gnification  de  quantité  de  termes  ,  fur  tout  dans  des 
Langues  de  Pais  ou  de  fiécles  éloignez  ,  6c  fixeroit 
dans  l'Efprit  des  hommes  de  plus  juftes  idées  de  quan- 
tité de  chofes  dont  nous  lifons  les  noms  dans  les  An- 
ciens Auteurs  ,  que  tous  les  vaftes  6c  laborieux  Com- 
mentaires des  plus  favans  Critiques.  Les  Naturaliftes 
qui  traitent  des  Plantes  &c  des  Animaux ,  ont  fort  bien 
compris  l'avantage  de  cette  méthode  >  6c  quiconque  a 
eu  occafion  de  les  confulter  ,  n'aura  pas  de  peine  à  re- 
connoître  qu'il  a  ,  par  exemple  ,  une  plus  claire  idée 
*  jpimn.  de  *  VAche  ou  d'un  -f-  Bouquetin  j  par  une  petite  fi- 
le'bouc^ûuva-  B"''^  ^^  CQttQ  Hcrbc  OU  dc  cct  Animal ,  qu'il  ne  pour- 
ge.  roit   avoir   par   le   moyen   d'une  longue   définition  du 

nom  de  l'une  ou  de  l'autre  de  ces  Chofes.  De  mê- 
me ,  il  auroit  fans  doute  une  idée  bien  plus  diftin£te 
de  ce  que  les  Latins  appelloient  Strigilis  Se  Sijlrum  , 
fi  au  lieu  des  mots  Etrille  Se  Cymbale  qu'on  trouve 
dans  quelques  Dictionnaires  François  comme  l'explica- 
tion de  ces  deux  mots  Latins  ,  il  pouvoit  voir  à  la 
marge  de  petites  figures  de  ces  Inftrumens ,  tels  qu'ils 
étoient  en  ufage  parmi  les  Anciens.  On  traduit  fans 
peine  les  mots  toga ,  tnnica  Se  pallmm  par  ceux  de  ro- 
ue,  de  vejie  S>:  de  manteau  -,  mais  par  là  nous  n'avons 
non  plus  de  véritables  idées  de  la  manière  dont  ces 
habits  étoient  faits  parmi  les  Romains  que  du  vifage 
des  Tailleurs  qui  les  faifoient.     Les  figures  qu'on  tra- 

ceroit 


a-  l'Abus  des  Mots.    Liv.  III.  663 

ceroit  de  ces  fortes  de  chofes  que  l'Oeuil  diftingue  par   Chap. 
leur  forme  extérieure  ,   les  feroient  bien  mieux    entrer       XI. 
dans  l'Efprit ,   &  par  là  détermineroient  bien  mieux  la 
figniiîcation  des  noms  qu'on  leur  donne,  que  tous  les 
mots  qu'on  met  à  la  place  j  ou  dont  on  fe  fert  pour  les 
définir.     Mais  cela  foit  dit  en  paflant. 

§.  26.  En  cinquième  lieu,    fi  les  hommes  ne  veu- v.  RemeJe . 
lent  pas  prendre  la  peine  d'expliquer  le  fens  des  mots  n^'^'"^"?"' 
dont  ils  fe  fervent  ,     &:  qu'on    ne  puifle  les  obliger  à  même  terme 
définir  leurs  termes  ;    le  moins  qu'on  puifle  attendre  ,  ^^"^  '^  ^^""^ 
c'eft  que  dans  tous  les  Difcours  oii  un  homme  en  pré-  ""' 
tend  inftruire  ou  convaincre  un  autre  ,    il  employé  con- 
flamment  le  même  terme  dans  le  même  fens.     Si  l'on  en 
ufoit  ainfi  ,    (ce  que  perfonne  ne  peut  rcfufer  de  fai-, 
re  ,  s'il  a  quelque  fincerité}  combien  de  Livres  qu'on 
auroit  pu  s'épargner  la  peine   de  faire  ?     combien   de 
Controverfes  qui  malgré  tout  le  bruit  qu'elles  font  dans 
le  Monde  ,    s'en  iroient  en  fumée  ?    Combien  de  gros 
Volumes  ,    pleins  de  mots  ambigus  ,     qu'on  employé 
tantôt  dans  un  fens  &  bientôt  après  dans  un  autre,  fe- 
roient réduits  à  un  fort  petit  efpace  ?  Combien  de  Li- 
vres de  Philofophes  (pour  ne  parler  que  de  ceux-là} 
qui  pourroient  être  renfermez  dans  une  coque  de  noix 
aufll  bien  que  les  Ouvrages  du  Poète? 

§.  27.  Mais  après  tout  ,   il  y  a  une  fi  petite  provifion  Qiwndondun- 
de  mots  en  comparaifon  de  cette  diverfité  infinie  de  ?^  '■*  fignifio.- 
penfées  qui  viennent  dans  l'Efprit  ,     que  les   hommes  ii'fàuMvër'tTni 
manquant  de  termes  pour  exprimer  au  jufte  leurs  veri- qu<^i  ^«ns  on  !e 
tables  notions  ,   feront  fouvent  obligez  ,    quelque  pré-  ^'^'^°^' 
caution  qu'ils  prennent,  de  fe  fervir  du  même  mot  dans 
des  fens  un  peu  différens.     Et  quoy  que  dans  la  fuite 
d'un  Diicours  ou  d'un  Raifonnement ,  il  foit  bien  mal- 
aifé  de  trouver  l'occafion  de   donner  la  définition  par- 
ticulière d'un  mot  ,    aufll  fouvent  qu'on  en  change  la 
fignification  }     cependant  le  but  général  du  Difcours , 
fuffira  pour  l'ordinaire ,  fi  l'on  ne  s'y  propofe  rien  de 

fo- 


664  Remèdes  contre  V Imperfection  &  l'Abus  des  Mots. 
Chap.  fophiftique  ,  à  conduire  un  Lecteur  intelligent  &:  fin- 
XL  cére  dans  le  vrai  fens  de  ce  Mot.  Mais  lors  que  cela 
n'eft  pas  capable  de  guider  le  Lecteur  ,  l'Ecrivain  eft 
engagé,  dans  ce  cas  ,  à  expliquer  fa  penfée  6c  à  faire 
voir  en  quel  fens  il  employé  ce  terme  dans  cet  endroit- 
là.  , 

Fin  du  Troifiéme  Livre. 


ESSAI 


Pag.  66^ 


ESSAI  PHILOSOPHIQ.UE 

CONCERNANT 

L'ENTENDEMENT  HUMAIN. 

*0Q^  ^£o»  «05^  «e^So»  «oî^  -QîS^  «oî5o»  ^5«»  ««î^*  «oîfio» 

LIVRE     CLU  A  T  R  I  É  M  E. 

De  la  Connoilîànce. 


§.  I- 


CHAPITRE      I. 

De  la  Connoijfance  en  général. 


UisQUE  l'Efprit  n'a  point  d'autre  Toute  nôtre 


Objet  de  fes  pcnfées  &c  de  fes  rai-  '°""°i""^n^<= 


,  _  .  roule  fur  nos 

lonnemens  que  fes  propres  Idées  qui  idées. 
font  la  feule  chofe  qu'il  contemple 
ou  qu'il  puiflfe  contempler  ,  il  eft  é- 
vident  que  ce  n'eft  que  fur  nos  Idées 

que  roule  toute  nôtre  Connoiflance. 

§.  2.  Il  me  femble  donc  que  la  Connoijfance  n'efi  autre  LaconnoifTancc 

chofe  que  la  perception  de  la  liaifon  ô'  convenance  ,    ou  de  e^ 'a  perception 

1,  r  y       ,  r  r  i  i  OC  la  convcnan- 

/  oppojition  O"  difconvenance  qui  je  trouve  entre  deux  de  nos  ce  ou  de  ladir- 
Idees.   C'eft ,  dis-je,  en  cela  feul  que  confifte  la  Connoif-  convenance  de 

Tj .  f  deux  Idées. 

P  p  p  p  lance. 


Chap. 
I. 


Cette  conve- 
nance eft  de 
qaatreefpeces. 


666  De  la  Connoi[f(tnce  en  général. 

fance.  Par  tout  où  fe  trouve  cette  perception  ,  il  y  a  de 
la  Connoiflance,  êc  où  elle  n'eft  pas,  nous  ne  faurions  ja- 
mais parvenir  à  la  connoiflance,  quoy  que  nous  puifllons 
y  trouver  fujet  d'imaginer  ,  de  conjcùurer  ,  ou  de  croire. 
Car  lorfque  nous  connoiflbns  que  le  Blanc  n'ejl  pas  Noir , 
que  faifons-nous  autre  chofe  qu'appercevoir  que  ces  deux 
idées  ne  conviennent  point  enfemble?  De  même,  quand 
nous  fommes  fortement  convaincus  en  nous-mêmes,  Qiie 
hs  trois  Angles  d'un  Triangle  font  égaux  à  deux  Droits  , 
nous  ne  faifons  autre  chofe  qu'appercevoir  que  l'égalité  à 
deux  Angles  droits  convient  néceflTairement  avec  les  trois 
Angles  d'un  Triangle,  6c  qu'elle  en  eft  entièrement  infe- 
parable. 

§.  3 .  Mais  pour  voir  un  peu  plus  diftinftement  en  quoy 
coniîfte  cette  convenance  ou  difconvenance  ,  je  croy  qu'on 
peut  la  réduire  à  ces  quatre  Efpéces. 

1 .  Identité  ou  Diverjité. 

2.  Relation. 

3 .  Coexijiencc ,  ou  connexion  néce (faire. 

4.  Exigence  réelle. 
§.  4.  Et  pour  ce  qui  eft  de  la  première  efpéce  de  con- 

àeViTJuiéouVcnance  ou  de  difconvenance,  qui  eft  l'Identité  on  la  Di- 
deiiDive>j,té.  ijerfité;  le  premier  &  le  principal  afte  de  l'Efprit ,  lorf- 
qu'il  a  quelque  fentiment  ou  quelque  idée,  c'eft  d'apper- 
cevoir  les  idées  qu'il  a,  &:  autant  qu'il  les  apperçoit,  de 
voir  ce  que  chacune  eft  en  elle-même  ,  fie  par  là  d'apper- 
cevoir  aulîî  leur  difterence  ,  bz  comment  l'une  n'eft  pas 
l'autre.  C'eft  une  chofe  fi  fort  neceflaire  ,  que  fans  cela 
l'Efprit  ne  pourroit  ni  connoître,  ni  imaginer,  ni  raifon- 
ner,  ni  avoir  abfolument  aucune  penfée  diftinîte.  C'eft 
par  là,  dis-je,  qu'il  apperçoit  clairement  6c  d'une  maniè- 
re infaillible  que  chaque  idée  convient  avec  elle-même,  Se 
qu'elle  eft  ce  qu'elle  eft  j  6c  qu'au  contraire  toutes  les  i- 
dées  diftindes  difconvienncat  entre  elles,  c'eft  à  dire,  que 
l'une  n'eft  pas  l'autre  :  ce  qu'il  voit  fans  peine  ,  fans  ef- 
fort, fans  faire  aucune  déduction  ,  mais  dès  la  première 
Yeûë  par  la  puilïance  naturelle  qu'il  a  d'apperccvoir  6c  de 


La  premie're  eft 


"Delà  Connoijfance  en  gênerai.    Liv.  IV.  667 

diflringuer  les  chofes.  Qiioy  que  les  Logiciens  ayent  re-  Chap. 
duit  cela  à  ces  deux  Régies  générales,  Ce  ûjtii  rji-^  e(i ;  &:,  I. 
//  c(l  impoff[.}le  qn^iaie  même  chofe  foit  (^  ne  foU  pas  en  mê- 
me temps,  afin  de  les  pouvoir  promptement  appliquera 
tous  les  cas  où  l'on  peut  avoir  fujet  d'y  faire  reflexion,  il 
eft  pourtant  certain  que  c'eft  fur  des  idées  particulières 
que  cette  fjculré  commence  de  s'exercer.  Un  homme 
n'a  pas  plutôt  dans  l'E-fprit  les  idées  qu'il  nomme  bbnc 
&:  rond,  qu'il  connoit  infailliblement  que  ce  font  les  idées 
qu'elles  font  véritablement  ,  &  non  d'autres  idées  qu'il 
appelle  ronge  ou  quarré.  Et  il  n'y  a  aucune  Maxime  ou 
Propofition  dans  le  Monde  qui  puiffe  le  luy  faire  connoî- 
tre  plus  nettement  ou  plus  certainement  qu'il  ne  faifoit 
auparavant  fans  le  fecours  d'aucune  Régie  générale.  C'eft 
donc  là  la  première  convenance  ou  difconvenance  que  l'Ef- 
prit  apperçoit  dans  fes  Idées  ôc  qu'il  apperçoit  toujours 
dès  la  première  veûè.  Que  s'il  s'élève  jamais  quelque 
doute  fur  ce  fujet ,  on  trouvera  toujours  que  c'eft  fur  les 
noms  &  non  fur  les  idées  mêmes  ,  dont  on  appercevra 
toujours  l'Identité  Se  la  Diverfité  ,  auflitôt  &:  aufîi  clai- 
rement que  les  idées  mêmes.  Cela  ne  fauroit  être  autre- 
ment. 

§.  5.  La  féconde  forte  de  convenance  ou  de  difconve- La  fccondepem 
nance  que  l'Efprit  apperçoit  dans  quelqu'une  de  fes  idées,  ^"/.Jw.'" 
peut  être  appellée  Relative  ,  &:  ce  n'eft  autre  chofe  que 
la  perception  du  rapport  qui  eft  entre  deux  Idées ,  de 
quelque  efpèce  qu'elles  foient ,  Suhjtances  ,  Modes  ,  ou 
autres.  Car  puifque  toutes  les  Idées  diftinftes  doivent  ê- 
tre  éternellement  reconnues  pour  n'être  pas  les  mêmes  « 
ôc  ainfi  être  univerfellement  6c  conftamment  niées  l'une 
de  l'autre  ,  nous  n'aurions  abfolument  point  de  moyen 
d'arriver  à  aucune  connoiflance  pofitive  ,  fi  nous  ne  pou- 
vions appercevoir  aucun  rapport  entre  nos  idées  ,  ni  dé- 
couvrir la  convenance  ou  la  difconvenance  qu'elles  ont 
l'une  avec  l'autre  dans  les  différens  moyens  dont  l'Efprit 
fe  fert  pour  les  comparer  cnfemble. 

§.  6.  La  troifiéme  efpèce  de  convenance  ou  de  difcon- La troifîemc eft 
Pppp  2  venance 


66.8  "De  la  ConmiJJance  en  gênerai. 

C  H  A  p.  venance  qu'on  peut  trouver  dans  nos  Idées ,  &c  fur  laquel- 
le le  s'exerce  la  Perception  de  l'Efprit  c'eft  la  coexiftence  ou 
«ne  convenance  la  nou-coexiftence  dans  le  même  fujet  ;  ce  qui  regarde  par- 
de  cocïiftence.  j|^.yii(;rement  les  Subftances.  Ainii,  quand  nous  affirmons 
touchant  l'Or,  qu'il  eft  fixe,  la  connojfTance  que  nous  a- 
vons  de  cette  vérité  fe  réduit  uniquement  à  ceci  ,  que  la 
fixité  ou  la  puiflance  de  demeurer  dans  le  Feu  fans  fecon- 
funier  ,  eft  une  idée  c[ui  fe  trouve  toujours  jointe  avec 
cette  efpéce  particulière  de  jaune,  de  pefanteur,  de  fufî- 
bilité  ,  de  malléabilité  &  de  capacité  d'être  diflbut  dans 
VEati  Regale  ,c{m  compofe  nôtre  idée  complexe  que  nous 
défignons  par  le  mot  d'Or. 
La  quatrième  §•  J-  La  dernière  Se  quatrième  efpéce  de  convenance, 
eftceiiedune  c'cft  Celle  d'uue  cxifteuce  aftuelle  6c  réelle  qui  convient 
encerce  e.  ^  q^^giq^g  chofe  dont  uousavons l'idéedansl'Efprit.  Tou- 
te la  connoiflance  que  nous  avons  ou  pouvons  avoir  ,  eft 
renfermée,  fi  je  ne  me  trompe,  dans  ces  quatre  fortes  de 
convenance  ou  de  difconvenance.  Car.  toutes  les  recher- 
ches que  nous  pouvons  faire  fur  nos  Idées  ,  tout  ce  que 
nous  connoiflbns  ou  pouvons  affirmer  touchant  aucune  de 
ces  idées,  c'eft  qu'elle  eft  ou  n'eft  pas  la  même  avec  une 
autre  ,  qu'elle  coëxifte  ou  ne  coëxifte  pas  toujours  avec 
quelque  autre  idée  dans  le  même  fujet  j  qu'elle  a  tel  ou 
tel  rapport  avec  quelque  autre  idée  ;  ou  qu'elle  a  une  exi- 
ftence  réelle  hors  de  l'Efprit.  Ainfi  ,  cette  Propofition 
le  Bleu  neji  pas  le  Jaune  y  marque  une  difconvenance  d'I- 
dentité :  Celle-ci ,  Deux  triangles  dont  la  bafe  efi  égale 
^  qui  font  entre  deux  lignes  parallèles  ,  font  égaux ,  figni- 
iîe  une  convenance  de  rapport  :  Cette  autre  ,  le  Fer  eft 
fufceptible  des  impreffions  de  V Aimant ,  emporte  une  con- 
venance de  coexiftence  :  Et  ces  mots ,  Dieu  exifle  ,  ren- 
ferment une  convenance  d'exiftence  réelle.  Qiioy  que 
V Identité  èc  la  Cocxifience  ne  foient  effi^ftivement  que  de 
fimples  relations,  elles  fourniflént  pourtant  à  l'Efprit  des 
moyens  fi  particuliers  de  confiderer  la  convenance  ou  la 
difconvenance  de  nos  Idées,  qu'elles  méritent  bien  d'être 
confiderées  comme  des  chefs  diftinfts ,  &:  non  fimplement 

fous 


De  la  Connoifiance  tn général.     Liv.  IV.        669 

fous  le  titre  de  Relation  en  général j  puifque  ce  font  des  Chap. 
fondemens  d'affirmation  &  de  négation  fi  difFérens ,  com-  I. 
me  il  paroîtra  aifément  à  quiconque  prendra  feulement  la 
peine  de  réfléchir  fur  ce  qui  eft  dit  en  plufieurs  endroits 
de  cet  Ouvrage.  Je  devrois  examiner  préfentemeni  les 
différens  dégrez  de  nôtre  Connoiflance  >  mais  il  faut 
confiderer  auparavant  les  divers  fens  du  mot  Connoijfan- 
ce. 

§.  8.     Il  y  a  différens   états  dans  lefquels  l'Efprit  fe  l' y  »  une  con- 
trouve  imbu  de  la  VeritéjSc  auxquels  on  donne  le  nomdeaftucTic&ha- 
Connoiffance.  bitueiie. 

I.  Il  y  a  une  connoiflance  aftuelle  qui  efl:  la  percep- 
tion préfente  que  l'Efprit  a  de  la  convenance  ou  de  la 
difconvenance  de  quelqu'une  de  fes  Idées,  ou  du  rapport 
qu'elles  ont  l'une  à  l'autre. 

II.  On  dit ,  en  fécond  lieu  ,  qu'un  homme  connoit 
une  Propofition  lorfqu'ayant  été  une  fois  préfente  à  fon 
Efprit,  il  a  apperçu  évidemment  la  convenance  ou  la  dif- 
convenance des  Idées  dont  elle  eft  compofée ,  &  l'a  pla- 
cée de  telle  manière  dans  fa  Mémoire,  que  toutes  les  fois 
qu'il  vient  à  réfléchir  fur  cette  Propofition  ,  il  la  voit 
d'abord  par  le  bon  côté  fans  douter  ni  héfiter  le  moins  du 
monde  ,  il  l'approuve  &  eft  afsûré  de  la  vérité  qu'elle 
contient.  C'eft  ce  qu'on  peut  appeller,  à  mon  avis,  Con- 
noijfance  habituelle.  Suivant  cela  ,  l'on  peut  dire  d'un 
homme,  qu'il  connoit  toutes  les  veritez  qui  font  dans  fa 
Mémoire  ,  en  vertu  d'une  pleine  &:  évidente  perception 
qu'il  en  a  eu  auparavant  6c  fur  laquelle  l'Efprit  fe  repofe 
hardiment  fans  avoir  le  moindre  doute  ,  toutes  les  fois 
qu'il  a  occafion  de  réfléchir  fur  ces  veritez.  Car  un  En- 
tendement aulli  borné  que  le  nôtre  ,  n'étant  capable  de 
penfer  clairement  &  diftinftement  qu'à  une  feule  chofe  à 
la  fois  ,  fi  les  hommes  ne  connoiflbient  que  ce  qui  eft 
l'objet  aftuel  de  leurs  penfées  ,  ils  feroient  tous  extrême- 
ment ignorans  ;  èc  celui  qui  connoîtroit  le  plus  ,  ne 
connoîtroit  qu'une  feule  vérité  ,  car  il  n'eft  capable  d'en, 
confiderer  qu'une  feule  à  la  fois. 


bli    riHinoillan 
ce  habituelle 


670  De  la  Connoijfance  en  général. 

Chap.  §•  9-  llyaaLilH,  vulgairement  parlant,  deux  degrez 
I.  de  connoilTance  habituelle. 
iiyaiincdou  I.  L'un  regarde  ff^î  Preniez  mifes  comme  en  referve  dans 
la  Mémoire  qm  ne  fe  préjentent  pas  plutôt  a  l'Efprit  qu'il 
"joit  le  rapport  qui  efi  entre  ces  idées.  Ce  qui  fe  rencontre 
dans  toutes  les  Veritez  dont  nous  avons  une  connoiflan- 
ce  intuitive,  où  les  idées  mêmes  font  connoître  par  une 
veùc  immédiate  la  convenance  ou  la  difconvenance  qu'il 
y  a  entre  elles. 

II.  Le  fécond  degré  de  Connoiiïance  habituelle  appar- 
tient à  ces  f^eritex:;  ,  dont  l'E/prit  ayant  été  une  fois  con- 
vaincu ,  il  conferve  le  fouvenir  de  la  convi£}ion  fans  en  re- 
tenir les  preuves.  Amfi  ,  u'n  homme  qui  fe  fou  vient  cer- 
tainement qu'il  a  vu  une  fois  d'une  manière  démonftrati- 
ve  }  Qiie  les  trois  angles  d'un  Triangle  font  égaux  à  deux 
Droits,  eft  afsûré  qu'il  connoit  la  vérité  de  cette  Propo- 
rtion j  parce  qu'il  ne  fauroit  en  douter.  Qiioy  qu'un 
homme  puifle  s'imaginer  qu'en  adhérant  ainfi  à  une  véri- 
té où  la  Démonftration  qui  la  luy  a  fait  premièrement 
connoître  ,  a  échappé  de  fon  Efprit  ,  il  croit  plutôt  fa 
Mémoire,  qu'il  ne  connoit  réellement  la  venté  en  que- 
flion  y  £c  quoy  que  cette  manière  de  retenir  une  vérité 
m'ait  paru  autrefois  quelque  chofe  qui  tient  le  milieu  en- 
tre l'opinion  &  la  connoiflance  ,  une  efpéce  d'afsûrance 
qui  furpaffe  la  lîmple  croyance  qui  eft  fondée  fur  le  té- 
moignage d'autruy  ;  cependant  je  trouve  après  y  avoir 
bien  penfé,  que  cette  connoiflance  renferme  une  parfaite 
certitude,  Se  eft  en  effet  une  véritable  connoiflance.  Ce 
qui  d'abord  peut  nous  faire  illufion  fur  ce  fujet,c'eft  qu'en 
ce  cas-là  on  n'apperçoit  pas  la  convenance  ou  la  difcon- 
venance des  Idées  comme  on  avoit  fait  la  première  fois, 
par  une  veùè  actuelle  de  toutes  les  Idées  mtermediates  par 
le  moyen  defquellcs  la  convenance  ou  la  difconvenance 
des  idées  contenues  dans  la  Propofirion  avoit  été  apper- 
çuë  la  première  fois  ,  mais  par  d'autres  idées  moyennes 
qui  font  voir  la  convenance  ou  la  difconvenance  des  Idées 
renfermées  dans  la  Propofition  dont  la  certitude  nous  eft 

con- 


De  la  Connoijfance  tn général.  Liv.  IV.  é/i 
connue  par  voye  de  reminifcence.  Par  exemple  ,  dans  Chap. 
cette  Propofition ,  les  trois  Angles  d'un  Triangle  font  égaux  1. 
à  deux  Droits  ,  quiconque  a  vu  6c  apperçu  clairement  la 
démonftration  de  cette  vérité  ,  connoit  que  cette  Pro- 
pofition eft  véritable  lors  même  que  la  Démonftration 
luy  cft  fi  bien  échappée  de  l'Efprit,  qu'il  ne  la  voit  plus, 
&:  que  peut-être  il  ne  fixuroit  la  rappeller,  mais  il  le  con- 
noit d'une  autre  manière  qu'il  ne  faifoit  auparavant.  Il 
apperçoit  la  convenance  des  deux  Idées  qui  font  jointes 
dans  cette  Propofition ,  mais  c'cft  par  l'intervention  d'au- 
tres idées  que  celles  qui  ont  premièrement  produit  cette 
perception.  Il  fe  Ibuvient ,  c'eft  à  dire  ,  il  connoit  (car 
le  fouvenir  n'eft  autre  choie  que  le  renouvellement  d'une 
chofe  pafTée)  qu'il  a  été  une  fois  afsûré  de  la  vérité  de 
cette  Propofition,  Qiie  les  trois  Angles  d'un  Triangle  font 
égaux  X  deux  Droits.  L'immutabilité  des  mêmes  rapports 
entre  les  mêmes  chofes  immuables  ,  eft  préfentement  l'i- 
dée qui  fait  voir  ,  que  fi  les  trois  Angles  d'un  Triangle 
ont  été  une  fois  égaux  à  deux  Droits  ,  ils  ne  céderont  ja- 
mais d'être  égaux  à  deux  Droits.  D'où  il  s'enfuit  cer- 
tainement que  ce  qui  a  été  une  fois  véritable  ,  eft  tou- 
jours vray  dans  le  même  cas ,  que  les  Idées  qui  convien- 
nent une  fois  entre  elles ,  conviennent  toujours  ;  èc  par 
conféquent  que  ce  qu'il  a  une  fois  connu  véritable  ,  il  le 
reconnoîtra  toujours  pour  véritable  ,  aufll  long-temps 
qu'il  pourra  fé  refiTouvenir  de  l'avoir  une  fois  connu  com- 
me tel.  C'eft  fur  ce  fondement  que  dans  les  Mathéma- 
tiques les  Démonftrations  particulières  fourniflent  des 
connoifTances  générales.  En  effet  ,  fi  la  Connoiflance 
n'étoit  pas  fi  fort  établie  fur  cette  perception  ,  Qiie  les 
mêmes  idées  doivent  toujours  avoir  les  mêmes  rapports, 
il  ne  pourroit  y  avoir  aucune  connoifiTancedePropofitions 
générales  dans  les  Mathématiques  ;  car  nulle  Démon- 
ftration Mathématique  ne  feroit  que  particulière;  êclorf- 
qu'un  homme  auroit  démontré  une  Propofition  touchant 
un  Triangle  ou  un  Cercle,  fa  connoifTance  ne  s'ètendroit 
point  au  delà  de  cette  Figure  particulière.     S'il  vouloit 

l'é- 


éy  2  De  la  ConnoiJSance  en  général. 

C  H  A  p.    l'étendre  plus  avant ,  il  feroit  obligé  de  renouveller  fa  Dé- 
I.  monftration  dans  un  autre  exemple  ,  avant  qu'il  pût  être 

afsûre  qu'elle  ell  véritable  à  l'égard  d'un  autre  femblable 
Triangle  ,  6c  ainli  du  refte  -,  auquel  cas  on  ne  pourroit 
jamais  parvenir  à  la  connoiflance  d'aucune  Propolltion 
générale.  Je  ne  croy  pas  que  perfonne  puiflc  nier  que 
Mr.  Neizîon  ne  connoilîé  certainement  que  chaque  Pro- 
polltion qu'il  lit  préfentement  dans  fon  Livre  en  quelque 
temps  que  ce  foit,  efl  véritable  ,  quoy  qu'il  n'ait  pas  a- 
ftuellement  devant  les  yeux  cette  fuite  admirable  d'Idées 
moyennes  par  lefquelles  il  en  découvrit  au  commence- 
ment la  vérité.  On  peut  dire  fûrement  qu'une  Mémoi- 
re qui  feroit  capable  de  retenir  une  telle  enchainure  de 
veritez  particulières  ell:  au  delà  des  Facultez  humaines  ; 
puifqu'on  voit  par  expérience  que  la  découverte,  la  per- 
ception &:  l'afTemblage  de  cette  admirable  connexion  d'I- 
dées qui  paroit  dans  cet  excellent  Ouvrage  furpafle  la  com- 
prehenfion  de  la  plupart  des  Lefteurs.  11  eft  pourtant  vi- 
fible  que  l'Auteur  luy-même  connoit  que  telle  Se  telle 
Propolltion  de  fon  Livre  eft  véritable  ,  dès  là  qu'il  fe 
fouvient  d'avoir  vu  une  fois  la  connexion  de  ces  Idées 
aulîî  certainement  qu'il  fait  qu'un  tel  homme  en  a  blefle 
un  autre  ,  parce  qu'il  fe  fouvient  de  luy  avoir  vu  paflér 
fon  épée  au  travers  du  Corps.  Mais  parce  que  le  fimple 
fouvenir  n'eft  pas  toujours  fi  clair  que  la  perception  a- 
ttuelle,  &  que  par  fuccelllon  de  temps  elle  déchoit,  plus 
ou  moins,  dans  la  plupart  des  hommes,  c'eft  une  raifon, 
entre  autres ,  qui  fait  voir  que  la  Connoijfnnce  àémoyijlra- 
îive  eft  beaucoup  plus  imparfaite  que  la  Connoijfance  in- 
tuitive,  ou  de  limple  veûë,  comme  nous  allons  voir  dans 
le  Chapitre  fuivant. 


C  H  A- 


I 


Des  De'grez^  de  nôtre  Connoijfance .  L  i  v.  IV.      Sf^ 


CHAPITRE     IL 

Des  Dégrez  de  nôtre  Connoijfance. 

§.   I.    '~S~'OuTE  nôtre Connoinànce  confinant,  com-     Ce  que  ccft 
I       me  j'ai  dit  ,  dans  la  veûë  que  l'Efprit  a  de  5"'^  laCo.moif- 
les  propres  idées  ,  ce  qui  rait  la  plus  vive  lumière  Se  la 
plus  grande  certitude  dont  nous  foyons  capables  avec  les 
Facultez  que  nous  avons,  &  félon  la  manière  dont  nous 
pouvons  connoître  les  Chofes  ;   il  ne  fera  pas  mal  à  pro- 
pos de  nous  arrêter  un  peu  à  confiderer  les  difFerens  dé- 
grez  d'évidence  dont  cette  Connoiffanceeft  accompagnée. 
11  me  femble  que  la  différence  qui  fe  trouve  dans  la  clar- 
té de  nos  Connoiflances,  confifte  dans  la  différente  ma- 
nière dont  nôtre  Efprit  apperçoit  la  convenance  ou  la  dif- 
convenance  de  fes  propres  Idées.     Car  fi  nous  reflêchif- 
fons  fur  nôtre  manière  de  penfer ,  nous  trouverons  que 
quelquefois  l'Efprit  apperçoit  la  convenance  ou  la  dif- 
convenance  de  deux   Idées ,   immédiatement  par   elles- 
mêmes  ,   fans  l'intervention   d'aucune  autre  ,    ce  qu'on 
peut  appeller  une  Connoijjance  intuitive.     Car  en  ce  cas 
l'Efprit  ne  prend  aucune  peine  pour  prouver  ou  examiner 
la  vérité ,  mais  il  l'apperçoit  comme  l'Oeuil  voit  la  Lu- 
mière, dès-là  feulement  qu'il  eft  tourné  vers  elle.    Ainfi, 
l'Efprit  voit  que  le  Blanc  n'eft  pas  le  Noir  ,  qu'un  Cer- 
cle n'eft  pas  un  Triangle,  que  'Trois  ell  plus  que  Deux 
&  eft  égal  à  deux  ^  un.     Dès  que  l'Efprit  voit  ces  idées 
enfemble,  il  apperçoit  ces  fortes  de  veritez  par  une  fim- 
ple  intuition  ,   fans  l'intervention  d'aucune  autre   idée. 
Cette  efpèce  de  Connoiffance  eft  la  plus  claire  6c  la  plus 
certaine  dont  la  foibleffe  humaine  foit  capable.    Elle  agit 
d'une  manière  irrefijlible.     Semblable  à  l'éclat  d'un  beau 
Jour,  elle  fe  fait  voir  immédiatement  &;  comme  par  for- 
ce, dès  que  l'Efprit  tourne  la  veùé  vers  elle  ,  èc  fans  luy 
permettre  d'héfiter,  de  douter  ,  ou  d'entrer  dans  aucun 

Qjq  q  q  exa- 


6y4>  ^^^  Végrez  de  nôtre  Connoiffance', 

Chap.    examen,  elle  le  pénétre  auflî-tôt  de  fa  Lumière.     Ceff 
1 1.        fur  cette  fimple  veùé  qu'eft  fondée  toute  la  certitude  & 
toute  l'évidence  de  nos  Connoiffances  -,  &C  chacun  fent  en 
luy-même  que  cette  certitude  eft  il  grande  ,    qu'il  n'en 
fauroit  imaginer  ni   par  conféqucnt  demander  une  plus 
grande.     Car  perfonne   ne  fe  peut  croire  capable  d'une 
plus  grande  certiradCique  d«  connoître  qu'une  idée  qu'il 
a  dans  l'Efprit,  eft  telle  qu'il  l'apperçoit  ,   &c  que  deux 
Idées  entre  lefquelles  il  voit  de  la  différence  ,  font  diffé- 
rentes &  ne  font  pas  précifément  la  même      Qiiiconque 
demande  une  plus  grande  certitude  que  celle-là,    ne  fait 
ce  qu'il  demande  ,  &   fait  voir  feulement  qu'il  a  envie 
d'être  fceptique  fans  en  pouvoir  venir  à  bout.     La  certi- 
tude dépend  lî  fort  de  cette  intuition ,  que  dans  le  degré 
fùivant  de  Connoiffance  que  je  nomme  Demoriflratiotîy 
cette  intuition  eil  il  néceffaire  dans  toutes  les  connexions 
des  Idées  moyennes,  que  fans  elle  nous  ne  faurions  par- 
venir à  aucune  Connoiffance  ou  certitude. 
Ccquec'cftque      §.  2.  Ce  qui  conftitué  Cet  autre  degré  de  nôtre  Con- 
'?,^°"'r''^*"'^  noiffance  ,   c'eft  quand  nous  découvrons  la  convenance 
ou  la  difconvenance  de  quelques  idées,  mais  non  pas d  u- 
ne  manière  immédiate.     Qiioy  que  par  tout  ou  l'Efprit 
apperçoit  la  convenance  ou  la  difconvenance  de  quelqu'u- 
ne de  fes  Idées  ,   il  y  ait  une  Connoiffimce  certaine  >  il 
n'arrive  pourtant  pas  toujours  que  l'Efprit  voye  la  conve- 
nance ou  la  difconvenance  qui  eft  entre  elles ,  lors  même 
qu'elle  peut  être  découverte:  auquel  cas  il  demeure  dans 
l'ignorance ,  ou  ne  rencontre  tout  au  plus  qu'une  conje- 
£ture  probable.     La  raifon  pourquoy  l'Elprit  ne  peut  pas 
toujours  appercevoir  d'abord  la  convenance  ou  la  difcon- 
venance de  deux  Idées,  c'eft  qu'il  ne  peut  joindre  ces 
idées  dont  il  cherche  à  connoitre  la  convenance  ou  la  dif- 
convenance ,  en  forte  que  cela  feul  la  luy  faffe  connoître. 
Et  dans  ce  cas,  où  l'Eipfit  ne  peut  joindre  enfemble  fes 
idées ,  de  forte  qu'il  apperçoive  leur  convenance  ou  leur 
difconvenance  en  les  comparant  immédiatement  ,  6c  les 
appliquant,  pour  ainfi  dire,  l'une  à  l'autre,  il  eft  obligé 

de 


Des Dégrez  de  nôtre  Connoijpince.  Liv.  IV.  675 
•de  fe  fervir  de  l'intervention  d'autres  idées  (^d'iine  ou  de  C  H  A  p, 
pluficurs ,  comme  il  fe  rencontre}  pour  découvrir  la  con-  1 1, 
venance  ou  la  difconvenance  qu'il  cherche  >  &  c'eft  ce 
que  nous  appelions  rrf//tf»«^r.  Ainli,  dAnslo.  Grandeur  y 
l'Efprit  voulant  connoître  la  convenance  ou  la  difconve- 
nance qui  fe  trouve  entre  les  trois  Angles  d'un  Triangle 
&  deux  Droits  ,  il  ne  peut  le  faire  par  une  veûë  immé- 
diate &:  en  les  comparant  enfemble  ;  parce  que  les  trois 
Angles  d'un  Triangle  ne  fauroient  être  pris  tout  à  la  fois, 
&  comparez  avec  un  ou  deux  autres  Angles  ;  èc  par  con- 
féquent  l'Efprit  n'a  pas  fur  cela  une  connoiflance  immé- 
diate ou  intuitive.  C'eftpourquoy  il  eft  obligé  de  fe  fer- 
vir de  quelques  autres  angles  auxquels  les  trois  angles 
d'un  Triangle  foient  égaux  j  ôc  trouvant  que  ceux-là  font 
égaux  à  deux  Droits,  il  connoit  par  là  que  les  trois  an- 
gles d'un  Triangle  font  aufli  égaux  à  deux  Droits. 

§.   3.  Ces  Idées  qu'on  fait  intervenir  pour  montrer  la  Elle  dc'pend  d«i 
convenance  de  deux  autres,  on  les  nomme  des  preuves j  P""^"- 
&c  lorfejue  par  le  moyen  de  ces  preuves ,  on  vient  à  apper- 
cevoir  clairement  &  difbinftement  la  convenance  ou  la   . 
difconvenance  des  idées  que  l'on  confidére,  c'eft  ce  qu'on 
appelle  Démonjlration  ,   cette  convenance  ou  difconve- 
nance étant  alors  montrée  à  l'Entendement,  de  forte  que 
l'Efprit  voit  que  la  chofe  eft  ainli,  &:  non  autrement.  Au 
relie  ,    la  difpolîtion  que  l'Efprit  a  à  trouver  prompte- 
ment  ces  idées  moyennes  qui  montrent  la  convenance  ou 
la  difconvenance  de  quelque  autre  idée  ,  ôf  à  les  appli- 
quer comme  il  faut ,  c'eft ,  à  mon  avis ,  ce  qu'on  nomme 
Sagacité. 

§.  4.  Qiioy  que  cette  efpécede  ConnoilTmce  qui  nous  Eiien-efl  pas  fi 
vient  par  le  fecours  des  preuves,  foit  cénacle,  elle  ^'^  facile  à  acque- 
pourtant  pas  une  évidence  11  forte  ni  fi  vive  ,  &  ne  fe 
fait  pas  recevoir  fi  promptement  que  la  ConnoilTance  de 
fimple  veûë.  Car  quoy  que  dans  une  Démonftration  > 
l'Efprit  apperçoive  enfin  la  convenance  ou  la  difconve- 
nance des  idées  qu'il  confidére, ce  n'eft  pourtant  pas  fans 
peine  &  fans  attention  >  ce  n'eft  pas  par  une  feule  veûé 
Qqqq  2  pafta- 


(i-]G  Des  Degrez  de  nôtre  ConnoifJ'ance. 

C  H  A  p.    paflagére  qu'on  peut  la  découvrir  ,  mais  en  s'appliquant 
II_       fortement  &:  fans  relâche.     Il  faut  s'engager  dans  une  cer- 
taine progrelllon  d'Idées,  faite  peu  à  peu  Se  par  dégrez, 
avant  que  l'Efprit  puiife  arriver  par  cette  voye  à  la  Cer- 
titude &:  appercevoir  la  convenance  ou  l'oppofition  qui 
eft  entre  deux  idées  ,   ce  qu'on  ne  peut  reconnoître  que 
par  des  preuves  enchaînées  l'une  à  l'autre  ,  &  en  faifant 
ufage  de  iz  Raifon. 
Elle  eft prece-      §.  ^.  Une  autre  différence  qu'il  y  a  entre  la  Connoif- 
dcede  quelque  fance  Intuitive  Se  la  Démonftrative  ,  c'eft  (Qu'encore  qu'il 
ne  rejîe  aucun  doute  dans  cette  dernière  lorfque  par  Vinter- 
'vention  des  idées  moyennes  on  apperçoit  une  fois  la  conve- 
nance ou  la  dtfconvenance  des  idées  qu'on  confïdére  ,  il  y  en 
avoit  avant  la  Dérnonflraiton;  ce  qui  dans  laConnoiOan- 
ce  intuitive  ne  peut  arriver  à  un  Efprit  qui  pofTede  la  Fa- 
culté qu'on  nomme  Perception  dans  un  degré  affez  par- 
'  fait  pour  avoir  des  idées diftinctcs.   Cela,  dis-je,  ellaulll 

impoflible,  qu'il  eft  impolîlble  à  l'Oeuil  qui  peut  voir 
<3iftindement  le  blanc  Oc  le  noir,  de  douter  fi  cette  ancre 
&  ce  papier  font  de  la  même  couleur.    Si  la  Lumière  re- 
fléchie de  deiTus  ce  Papier ,  vient  à  le  frapper ,  il  apper- 
cevra  tout  aullî-tôt,  fans  héfiterle  moins  du  monde,  que 
les  mots  tracez  fur  le  Papier,  font  différens  de  la  Cou- 
leur du  Papier  ;  de  même  fi  l'Efprit  a  la  faculté  d'apper- 
cevoir  diftin£tement  les  chofes,  il  appercevra  la  conve- 
nance ou  la  dikonvenance  des  Idées  qui  produifent   la 
Connoiflance  intuitive.     Mais  fi  les  Yeux  ont  perdu  la 
faculté  de  voir,  ou  l'Efprit  celle  d'appercevoir,  c'eft  en 
vain  que  nous  chercherions  dans  les   premiers  une  veùë 
pénétrante,  &:  dans  le  dernier  une  *  Perception  claire  ôc 
diftinfte. 
EHen-eftpas  fi       §■  6-  Il  eft  vray  que  la  perception  qui  eft  produite  par 
claire  c]ue  la     yoyc  de  Démonftratiou ,  eft  au  m  fort  claire;  mais  cette 
imuui'vf.'"'"     évidence  eft  fouvent   bien   difterente  de  cette  Lumière 

écla- 

*  Ce  mot  fe  prend  ici  pour  uneF.KiiI     t   Liv.  II.  Cli.  IX""^.  intitule  ,  De  l,\  Ver- 
ts ,  à:  c'eft  dans  es  fens  qu'un  l'a  pris  au   I   ccjjujil. 


Des  Degrez  de  nôtre  Connoiffance.  L  i  v.  IV.    6jy 

éclatante  Se  de  cette  pleine  afïïirance  qui  accompagne  C  h  a  p, 
toujours  ce  que  j'appelle  Connoiflance  intuitive;  enquoy  IL 
cette  première  perception  peut  être  comparée  à  l'image 
d'un  Vifage  réfléchi  par  plufieurs  Miroirs  de  l'un  à  l'au- 
tre, qui  auffi  long-temps  qu'elle  conferve  de  la  reflem- 
blance  avec  l'Objet ,  produit  de  la  Connoiflance  ,  mais 
toujours  en  perdant ,  à  chaque  reflexion  fucceflive ,  quel- 
que partie  de  cette  parfaite  clarté  Se  difl:in6tion  qui  eflidans 
la  première  image,  jufqu'à  ce  qu'enfin  après  avoir  été  éloi- 
gnée plufieurs  fois,  elle  devient  fort  confufe,  Se  n'eft 
plus  d'abord  fi  reconnoiflable  ,  Se  fur  tout  par  des  yeux 
foiblcs.  Il  en  eft  de  même  à  l'égard  de  la  Connoifl'an- 
ce  qui  eft  produite  par  une  longue  fuite  de  preuves. 

§.  7.  Aurefte,  à  chaque  pas  que  la  Raifon  fait  dans   ci>aqiie  ikVrif 
ime  Démonftration ,  il  faut  qu'elle  apperçoive  par  une  ^^'*.''''J'i"^i'°n 
connoiflance  de  Ample  veùë  la  convenance  ou  la  difcon-  fnwniremTiu7 
venance  de  chaque  idée  qui  lie  enfemble  les  idées  entre  &  p"  luy-niô- 
lefquelles  elle  intervient  pour  montrer  la  convenance  ou  ™^' 
la  difconvenance  des  deux  idées  extrêmes.  Car  fans  cela, 
on  auroit  encore  befoin  de  preuves  pour  faire  voir  la  con- 
venance ou  la  difconvenance  que  chaque  idée  moyenne 
a  avec  celles  entre  lefquelles  elle  eft  placée  ;  puifque  fans 
la  perception  d'une  telle  convenance  ou  difconvenance, 
il  ne  fauroit  y  avoir  aucune  connoifl"ance.     Si  elle  eft  ap- 
perçuè  par  elle-même  ,  c'eft  une  connoiflance  intuitive} 
Se  fi  elle  ne  peut  être  apperçuë  par  elle-même  ,   il  faut 
quelque  autre  idée  qui  intervienne  pour  fervir,  en  qua- 
lité de  mefure  commune ,  à  montrer  leur  convenance  ou 
leur  difconvenance      D'où  il  paroit   évidemment,  que 
dans  le  raifonnement  chaque  degré  qui  produit  de  lacon- 
noiflfance,  a  une  certitude  intuitive,  que  l'Efprit  n'a  pas 
plutôt  apperçué  qu'il  ne  refte  autre  chofe  que  de  s'en 
reflbuvenir,  pour  faire  que  la  convenance  ou  la  difcon- 
venance des  Idées,  qui  eft  le  fujet  de  nôtre  recherche  , 
foit  viflble  Se  certaine.     De  forte  que  pour  faire  une  Dé- 
monftration, il  eft  néceflTaire  d'appercevoir  la  convenan- 
ce immédiate  des  idées  moyennes ,  fur  lefquelles  eft  fon- 
Q.qqq  3  dée. 


678  Des  Dégrez  de  notre  Connoijfance. 

Chap.    dée  la  convenance  ou  la  difconvenance  des  deux  idées 
I L        qu'on  examine ,  &:  dont  l'une  eft  toujours  la  première  ôc 
l'autre  la  dernière  qui  entre  en  ligne  de  compte.     L'on 
doit  auili  retenir  exactement  dans  l'Efprit  cette  perception 
intuitive  de  la  convenance  ou  difconvenance  des  idées 
moyennes,  dans  chaque  degré  delà  Démonftration,  Se 
il  faut  être  alTiiré  qu'on  n'en  omet  aucune  partie.     Mais 
parce  que,  lorfqu'il  faut  faire  de  longues  deduftions  & 
employer  une  longue  fuite  de  preuves  ,  la  Mémoire  ne 
conferve  pas  toujours  fi  promptement  êc  fi  exactement 
cette  liaifon  d'idées,  il  arrive  que  cette  connoiflance  où 
l'on  arrive  par  voye  de  Démonftration  eft  plus  imparfaite 
que  la  Connoiflance  intuitive,  £c  que  les  hommes  pren- 
nent fouvent  desfauflTetez  pour  des  Démonftxations. 
De  là  vient  le      §-8.  La  néceflîté  de  cette  connoiflance  de  fimpleveûê 
faux  fcns qu'on  à  l'égard  dc  chaque  degré  d'un  raifonnement  démonftra- 
Axlorne^  "^(/L  ^^^5  ^i  j^  pcufe  ,   donué  occafion  à  cet  Axiome,   que 
tout  rMfmnc  tout  raifonnement  vient  de  chofes  déjà  connues  6c  déjà 
7hoL Té'l cou-  ^-ccordées ,  ex  pracogmtis  cr  fraconceffis ,  comme  on par- 
nues  ^iteja  ac-  Ic  daus  Ics  Ecoks.     Mais  j'aurai  occafion  de  montrer  plus 
cordées.  ^^  j^j^g  ^-g  qu'il  y  a  dc  faux  dans  cet  Axiome,  lorfque  je 

traiterai  des  Propofitions,  Se  fur  tout  de  celles  qu'on  ap- 
pelle Maximes ,  qu'on  prend  mal  à  propos  pour  les  fon- 
demens  de  toutes  nos  Connoifl'ances  &:  de  tous  nos  Rai- 
fonnemens ,  comme  je  le  ferai  voir  au  même  endroit. 
la connoi (Tance  §•  9-  C'cft  uoe  Opinion  communément  reçue,  qu'il 
Demonftraiive  n'y  a  que  Ics  Mathématiques  qui  foient  capables  d'une 
\' iw^nw',""  certitude  démonftrative.  Ivlais  comme  je  ne  vois  pas  que 
ce  loit  un  privilège  attache  uniquement  aux  Idées  de 
Nombre,  d'Etendue  &  de  Figure,  d'avoir  une  conve- 
nance ou  difconvenance  qui  puiflé  être  apperçue  intui- 
tivement ,  c'eft  peut-être  faute  d'application  de  nôtre 
part,  &  non  d'une  afléz  grande  évidence  dans  les  chofes, 
qu'on  a  crû  que  la  Démonftration  avoit  il  peu  de  part 
dans  les  autres  parties  de  nôtre  Connoiflance  ,  6c  qu'à 
peine  qui  que  ce  foit  a  fongé  à  y  parvenir  ,  excepté 
les  Mathématiciens  :  car  quelques  idées  que  nous  ayons, 

où 


II 


Des  Degrez  de  nôtre ConnoiJJ'ance.  Liv.  IV.  6-j<^ 
où  l'Efprit  peut  appercevoir  la  convenance  ou  la  difcon-  C  h  a  p, 
yenance  immédiate  qui  eft  entre  elles,  l'Efprit  eft  capa-  II. 
ble  d'une  connoiflance  intuitive  à  leur  égard ,  Se  par  tout 
oia  il  peut  appercevoir  la  convenance  ou  la  difconvenance 
que  certaines  idées  ont  avec  d'autres  idées  moyennes  , 
l'Efprit  eft  capable  d'en  venir  à  la  Démonftration  qui  par 
conféquent  n'eft  pas  terminée  aux  feules  idées  d'Etendue, 
de  Figure,  de  Nombre  &  de  leurs  Modes. 

§.  lo.  La  raifon  pourquoy  l'on  n'a  cherché  la  Démon-  Pourqnoy  or 
ftration  que  dans  ces  dernières  Idées,  6c  qu'on  a  fuppofé  '*  *'"''  '^'"* 
qu'elle  ne  fe  rencontroit  point  ailleurs,  c'a  été,  je  croy, 
non  feulement  à  caufe  que  les  Sciences  qui  ont  pour  ob- 
jet ces  fortes  d'Idées ,  font  d'une  utilité  générale  ,  mais 
encore  parce  que  lorfqu'on  compare  l'égalité  ou  l'excès 
de  différens  nombres ,  la  moindre  différence  de  chaque 
Mode  eft  fort  claire  6c  fort  aifee  à  reconnoître.  Et  quoy 
que  dans  l'Etendue  chaque  momdre  excès  ne  foit  pas  Ci 
perceptible,  l'Efprit  a  pourtant  trouvé  des  moyens  pour 
examiner  ^  pour  faire  voir  démonftrativement  la  jufte  é- 
galité  de  deux  Angles,  ou  de  différentes  figures  ou  éten- 
dues: &c  d'arlleurs,  on  peut  décrire  les  Nombres  6f  les 
Figures  par  des  marques  vifibles  6c  durables  ,  par  où  les 
Idées  qu'on  confidére  font  parfaitement  déterminées ,  ce 
qu'elles  ne  font  pas  pour  l'ordinaire,  lorfqu'on  n'employé 
que  des  noms  6c  des  mots  pour  les  défigner. 

§  1 1 .  Mais  dans  les  autres  idées  fimples  dont  on  forme  6c 
dont  on  compte  les  Modes  6c  lesdifterences  par  des  dégrez. 
Se  non  par  la  quann  téj  nous  ne  diftinguons  pas  fi  exactement 
leurs  diftérences,que  nous  puilîlons  appercevoir  ou  trou- 
ver des  moyens  de  mefurer  leur  jufte  égalité  ,  ou  leurs 
plus  petites  différences}  car  comme  ces  autres  Idées  Am- 
ples font  des  apparences  ou  des  fenfations  produites  en- 
nous  par  la  groffeur ,  la  figure,  le  nombre  èc  le  mouve- 
ment de  petits  Corpufcules  qui  pris  à  part  font  abfolu- 
ment  imperceptibles  ,  leurs  différens  degrcz  dépendent 
auffi  de  la  variation  de  quelques-unes  de  ces  Caufes  ,.  ou 
de  toutes  enfemble  j  de  forte  que  ne  pouvant  obferver 

cette 


68o  Des  T)égrez  de  notre  Connoijfance. 

C  H  A  p,  cette  variation  dans  les  particules  de  Matière  dont  chacii- 
11.  ne  eft  trop  fubtile  pour  être  apperçuë  ,  il  nous  eft  impof- 
fi'ble  d'avoir  aucunes  mefures  exaftes  des  difFérens  dégrez 
de  ces  Idées  fimples.  Car  fuppofë  que  la  Senfation,  ou 
l'idée  que  nous  nommons  blancheur  foit  produite  en  nous 
par  un  certain  nombre  de  Globules  quipirouëttans  autour 
de  leur  propre  centre,  vont  frapper  la  rétine  de  l'Oeuil 
avec  un  certain  degré  de  tournoyement  6c  de  vitelfe  pro- 
grelîîve ,  il  s'enfuivra  aifément  de  là  que  plus  les  parties 
t|ui  compofent  la  furface  d'un  Corps  ,  font  difpofécs  de 
telle  manière  qu'elles  reflêchiflent  un  plus  grand  nombre 
de  globules  de  lumière,  &:  leur  donnent  ce  tournoyement 
particulier  qui  eft  propre  à  produire  en  nous  la  fenfation 
du  Blanc  ,  plus  un  Corps  doit  paroltre  blanc  ,  lorfque 
d'un  égal  efpace  il  poufîe  vers  la  rétine  un  plus  grand 
nombre  de  ces  Globules  avec  cette  efpéce  particulière  de 
mouvement.  Je  ne  décide  pas  que  la  nature  de  la  Lu- 
jniére  confifte  dans  de  petits  globules  ,  ni  celle  de  la 
blancheur  dans  une  telle  contexture  de  parties  qui  en  re- 
flêchiflant  ces  globules  leur  donne  un  certain  pirouètte- 
ment}  car  je  ne  traite  point  ici  enPhyficien  de  la  Lumiè- 
re ou  des  Couleurs i  mais  ce  que  je  croy  pouvoir  dire, 
c'efl  que  je  ne  faurois  comprendre  comment  des  Corps 
qui  exiftent  hors  de  nous  ,  peuvent  affeder  autrement 
nos  Sens,  que  par  le  contaft  immédiat  des  Corps  fenfi- 
bles,  comme  dans  le  Goût  &:  dans  l'Attouchement,  ou 
par  le  moyen  de  l'impulfion  de  quelques  particules  infen- 
fibles  qui  viennent  des  Corps  ,  comme  à  l'égard  de  la 
veùë  ,  de  l'ouïe,  &  de  l'odorat >  laquelle  impulfion  é- 
tant  différente  félon  qu'elle  eft  caufée  par  la  différen- 
te groffeur,  figure  Se  mouvement  des  parties  ,  produit 
en  nous  les  différentes  fenfations  que  chacun  éprouve 
en  foy-même.  Que  fi  quelqu'un  peut  faire  voir  d'une 
manière  intelligible  qu'il  conçoit  autrement  la  chofe  ,  il 
me  feroit  plaifir  de  m'en  inftruire. 

§.   12.  Ainfi,  qu'il  y  ait  des  globules,  ou  non,^  que 
ces  globules  par  un  certain  piroucttement  autour  de  leur 

pro- 


\ 


J)es  Ddgrez  de  n'otî'e  ConnoiJSance.   Liv.  IV.      68 1 

propre  centre,  produifent  en  nous  l'idée  de  la  blancheur  ;  C  H  A  p! 
ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'ell:  que  plus  il  y  a  de  particules  H. 
de  lumière  refléchies  d'un  Corps  difpofe  à  leur  donner  ce 
mouvement  particulier  qui  produit  la  fenfation  de  blnn- 
cheur  en  nousj  èc  peut-être  aulli,  plus  ce  mouvement 
particulier  eft  prompt ,  plus  le  Corps  d'où  le  plus  grand 
nombre  de  globules  efl  réfléchi  ,  paroit  blanc,  comme 
on  le  voit  évidemment  dans  une  feuille  de  papier  qu'on 
met  aux  rayons  du  Soleil ,  à  l'ombre ,  ou  dans  un  trou 
obicur;  trois  difterens  endroits  oîi  ce  Papier  produira  en 
nous  l'idée  de  trois  dégrez  de  blancheur  fort  difierens. 

§.  13.  Or  comme  nous  ignorons  combien  il  doit  y  a- 
voir  de  particules  &  quel  mouvement  leur  eft  néceflaire, 
pour  pouvoir  produire  un  certain  degré  de  blancheur 
quel  qu'il  foit ,  nous  ne  faurions  démontrer  la  jufte  égalité 
de  deux  dégrez  particuliers  de  blancheur,  parce  que  nous 
n'avons  aucune  régie  certaine  pour  les  mefurer,  ni  aucun 
moyen  pour  diftinguer  chaque  petite  différence  réelle, 
tout  le  fecours  que  nous  pouvons  efpérer  fur  cela  venant 
de  nos  Sens  qui  ne  font  d'aucun  ulage  en  cette  occafion. 
Mais  lorfque  la  différence  eft  fi  grande  qu'elle  excite  dans 
l'Efprit  des  idées  clairement  diftinftes  dont  on  peut  rete- 
nir parfaitement  les  différences  j  dans  ce  cas-là  ces  idées 
des  Couleurs,  comme  on  le  voit  dans  leurs  différentes 
efpeces  telles  que  le  Bleu  &  le  Rouge ,  font  auffi  capables 
de  demonftration  que  les  idées  du  Nombre  &  de  l'Eten- 
due. Ce  que  je  viens  de  dire  de  la  BLticheur  &  des  Cou- 
leurs, eft  ,  je  penfe  ,  également  véritable  à  l'égard  de 
toutes  les  fécondes  Qiialitez  &  de  leurs  Modes. 

§.   14..  Voilà  donc  les  deux  dégrez  de  nôtre  Connoif- La  CoimoiiTan- 
fance,  V Intuition  Se  la  Démonllration.     Pour  tout  le  refte  "''^."''''^^  ^''^' 
qui  ne  peut  ie  rapporter  a  l  un  des  deux ,  avec  quelque  des  Etres  parti- 
affùrance  qu'on  le  reçoive,  c'eft  foy  ou  opinion -,  &  non  ^"''«s- 
pas  connoiJJ'ance  j  du  moins  à  l'égard  de  toutes  les  véritez 
générales.  Car  l'Efprit  a  encore  une  autre  Perception  qui 
regarde  l'exiftcnce   particuHére  des   Etres  finis  hors  de 
nous  :  Connoiflance  qui  va  au  delà  de  la  fimple  probabi- 

Rrrr  lité. 


68 1  Des  Végress  de  notre  ComtoiJ^ance. 

C  H  A  p.  lité  ,  mais  qui  n'a  pourtant  pas  toute  la  certitude  des 
IX.  deux  dégrez  de  connoiflance  dont  on  vient  de  parler. 
Que  l'idée  que  nous  recevons  d'un  objet  extérieur  foit 
dans  nôtre  Efprit ,  rien  ne  peut  être  plus  certain ,  6c  c'eft 
une  connoiflance  intuitive.  Mais  de  favoir  s'il  y  a  quel- 
que chofe  de  plus  que  cette  idée  qui  eft  dans  nôtre  Ef- 
prit, &  fi  de  là  nous  pouvons  inférer  certainement  l'exi- 
ftence  d'aucune  chofe  hors  de  nous  qui  correfponde  à  cette 
idée,  c'eft  ce  que  certaines  gens  croyent  qu'on  peut  mettre 
en  queftion  -,  parce  que  les  hommes  peuvent  avoir  de  tel- 
les idées  dans  leur  Efprit  ,  lors  que  rien  de  tel  n'cxifte 
a£tuellement ,  &:  que  leurs  Sens  ne  font  affeftez  de  nul  ob- 
jet qui  correfponde  à  ces  idées.  Pour  moy ,  je  crois  pour- 
tant que  dans  ce  cas-là  nous  avons  un  degré  d'évidence 
qui  nous  élevé  au  defllis  du  doute.  Car  je  demande  à  qui 
que  ce  foit,  s'il  n'eft  pas  invinciblement  convaincu  en 
luy-même  qu'il  a  une  différente  perception ,  lorfque  de 
jour  il  vient  à  regarder  le  Soleil,  Se  que  de  nuit  il  penfe 
à,  cet  Aftre  -,  lorfqu'il  goûte  a£tuellement  de  l'abfynthe  5c 
qu'il  fent  une  Rofe,  ou  qu'il  penfe  feulement  à  ce  goût 
ou  à  cette  odeur?  Nous  lentons  auili  clairement  la  diffé- 
rence qu'il  y  a  entre  une  idée  qui  eft  renouvel lée  .dans- 
nôtre  Efprit  par  le  fecours  de  la  Mémoire,,  ou  qui  nous 
vient  actuellement  dans  TEfprit  par  le  moyen  des  Sens , 
que  nous  voyons  la  difterence  qui  eft  entre  deux  idées 
abfolument  diftinCtes.  Mais  II  quelqu'un  me  réplique 
qu'un  fonge  peut  faire  le  même  effet ,  &  que  toutes  ces 
Idées  peuvent  être  produites  en  nous  fans  l'intervention 
d'aucun  objet  extérieur;  qu'il  fonge,  s'il  luy  plait,  que 
je  luy  répons  ces  deux  chofes  :  Premièrement  qu'il  n'im- 
porte pas  beaucoup  que  je  levé  ou  non  ce  fcrupule ,  car 
îi  tout  n'eft  que  fonge,  le  raifonnement  &  tous  les  argu- 
mens  qu'on  pourroit  faire  font  inutiles,  la  Vérité  ôc  la 
Connoiflance  n'étant  rien  du  tout:  &  en  fécond  lieu, 
Qii'il  reconnoitra  ,  à  mon  avis,  une  difterence  tout  à 
fait  fcnfible  entre  fonger  d'être  dans  un  feu ,  6c  y  être 
aftuellemeat.     Que  s'il  periifte  à  vouloir  paroitre  fccpti- 

que 


Des  Degrez  de  nôtre  Conmifiance.  Liv.  IV.  685 
que  jufqu'à  foûtenir  que  ce  que  j'appelle  être  aéhielle-  Cha», 
ment  dans  le  feu  n'eft  qu'un  fonge,  &  que  par  là  nous  ne  II, 
(aurions  connoître  certainement  qu'une  telle  chofe  telle 
que  le  Feu  exifte  aftuellement  hors  de  nous  ;  je  répons 
que  comme  nous  trouvons  certainement  que  le  Plaifir  ou 
la  Douleur  vient  en  fuite  de  l'application  de  certains  Ob- 
jets fur  nous,  defquels  Objets  nous  appercevons  l'exi- 
ftence  aûuellement  ou  en  fonge ,  par  le  moyen  de  nos 
Sens ,  cette  certitude  eft  aufli  grande  que  nôtre  bonheur 
ou  nôtre  mifére ,  deux  chofes  au  delà  defquelles  nous  n'a- 
vons aucun  intérêt  par  rapport  à  nôtre  ConnoifTance, 
ou  à  nôtre  exiftence.  C'cft  pourquoy  je  croy  que  nous 
pouvons  encore  ajouter  aux  deux  précédentes  efpéces  de 
Connoiflance ,  celle  qui  regarde  l'exiftence  des  objets 
particuliers  qui  exiftent  hors  de  nous,  en  vertu  de  cette 
perception  6c  de  ce  fentiment  intérieur  que  nous  avons 
de  l'mtrodudtion  actuelle  des  Idées  qui  nous  viennent  de 
la  part  de  ces  Objets }  &  qu'ainfi  nous  pouvons  admettre 
ces  trois  fortes  de  connoiflances ,  favoir  V intuitive ,  la  dé- 
tnonfirative  y  S<.  lufenfitive,  entre  lefquelles  on  diftingue 
différens  dégrez  &  différentes  voyes  d'évidence  6c  de 
certitude. 

§.   15.  Mais  puifque  nôtre  Connoiflance  n'eft  fondée  ^a  Ç^nnoiflan; 
ôc  ne  roule  que  fur  nos  Idées,  ne  s'enfuivra-t-il  pas  de  là  [ours*ciaire'°°° 
qu'elle  eft  conforme  à  nos  Idées ,  6c  que  par  tout  oii  nos  quoy  que  les 
Idées  font  claires  6c  diftinftes ,  ou  obfcures  8c  confufes,''^"'''^"'*"' 
il  en  fera  de  même  à  l'égard  de   nôtre   Connoiflance? 
Nullement  i  car  nôtre  ConnoiflTance  n'étant  autre  chofe 
que  la  perception  de  la  convenance  ou  de  la  difconvenan- 
ce  qui  eft  entre  deux  idées,  fa  clarté  ou  fon  obfcurité 
confifte  dans  la  clarté  ou  dans  l'obfcurité  de  cette  Per- 
ception ,  6c  non  pas  dans  la  clarté  ou  dans  l'obfcurité  des 
Idées  mêmes:  par  exemple,  un  homme  qui  a  des  idées 
auflî  claires  des  Angles  d'un  Triangle  Se  de  l'égalité  à 
deux  Droits,  qu'aucun  Mathématicien  qu'il  y  ait  dans 
le  Monde ,  peut  pourtant  avoir  une  perception  fort  obf- 
cure  de  leur  convenance ,  6c  en  avoir  par  conféquent  une 
Rrrr  2  con- 


684  T^e  l'Etendue  de  la  Connoijjance  humaine. 

Chap.  connoiflance  fore  obfcure.  Mais  des  idées  qui  font  con- 
JI,  fufes  à  caufe  de  leur  obfcurité  ou  pour  quelque  autre  rai- 
fon ,  ne  peuvent  jamais  produire  de  connoifTance  claire 
&  diftindte,  parce  qu'à  niefure  que  des  idées  font  confu- 
kSi  l'Efprit  ne  fauroit  jufque-là  appercevoir  nettement  fi 
elles  conviennent  ou  non  ;  ou  pour  exprimer  la  même 
chofe  d'une  manière  qui  la  rende  moins  fujette  à  être  mal 
interprétée,  quiconque  n'a  pas  attaché  des  idées  déter- 
minées aux  Mots  j  dont  il  fe  fert ,  ne  fauroit  en  former 
des  Propofitions  de  la  vérité  defquelles  il  puifle  être  af- 
sûré. 


CHAPITRE     III. 

Chap.  T>e  l'Etendue  de  la  Connoiffance  humaine. 

m. 

I.  Nôtre      §•   I-  T   A  CoNNOi  S  S  ANC  E  confiltant,  comme  nous 
Connoiffaiice  J|___^  avons  déjà  dit ,  dans  la  perception  de  la  con- 
!ktàYe°D'os*"  venance  ou  difconvenance  de  nos  idées  ,  il  s'enfuit  de  là, 
idccs.            premièrement ,  Qiie  nous  ne  pouvons  avoir  aucune  con- 
noifTance oii  nous  n'avons  aucune  idée. 

II.  Eiiene        g    2.  En  fecond  lieu,  Oiie  nous  ne  faurions  avoir  de 

s'étend  pas  plus  .  ^  ,  ^ 

loinque  laper- connoilhmce  qu  autant  que  nous  pouvons  appercevoir 
ception  Hc  la  cette  convenance  ou  cette  difconvenance  :  Ce  qui  fe  fait , 
de'ïadif"onv°"  l-  OU  par  intuition i  c'eftàdire,  en  comparant  immedia- 
nancedenos  tement  deux  idees  j  II.  ou  par  raifon,  en  examinant  la 
idew.  convenance  ou  la  difconvenance  de  deux  idées ,  p.ir  l'in- 

tervention de  quelques  autres  idées }  III.  ou  enfin,  par 
fenfatton,  en  appercevant  l'exiftence  des  chofcs  particu- 
lières. 

III.  Nôtre        §.  3.  D'où  il  s'enfuit,  en  troifiéme  lieu,  Qiic  nous  ne 
connoiiTance     faurjons  avoir  une  connoiflance  intuitive  qui  s'ctende  à 

intuitive  ne  -in»  i  r         ■ 

s'étend  point  toutcs  nos  idccs ,  c<  u  tout  cc  que  nous  voudrions  lavoir 
atomes  icsRe-  f^.  |gy,.  fLijet}  parce  que  nous  ne  pouvons  point  examiner 

lacions  de  tou-   „  -^       ■    ^  ^,  ,      ■  ■    ,-    \ 

tcsuoside'es.     &  appercevoir  toutes  les  relations  qui  le  trouvent  entre 

elles  en  les  coipparant  immédiatement  lune  avec  l'autre. 

.3  '.'.-.  l'ar 


De  V Etendue  de  la  Conmijfance  humaine.  Liv.IV.  685 
Par  exemple,  fi  j'ai  des  idées  de  deux  Triangles,  l'un  Chap, 
oxygone  Se  l'autre  amblygone,  tracez  fur  une  baze  égale  IH» 
^  entre  deux  lignes  parallèles,  je  puis  appercevoir  par 
une  connoiflance  de  fimple  veùè  que  l'un  n'cft  pas  l'au- 
tre ,  mais  je  ne  faurois  connoître  par  ce  moyen  fi  ces  deux 
Triangles  font  égaux  ou  non  ;  parce  qu'on  ne  fauroit  ap- 
percevoir leur  égalité  ou  inégalité  en  les  comparant  im- 
médiatement. La  différence  de  leur  figure  rend  leurs  par- 
ties incapables  d'être  exaftement  6c  immédiatement  ap- 
pliquées l'une  fur  l'autre  >  c'eft  pourquoy  il  eft  néceflai- 
re  de  faire  intervenir  quelque  autre  quantité  pour  les  me- 
furer,  ce  (^n  c'a  démontrer ,  ou  connoître  par  raifon. 

§.  4.  En  quatrième  lieu,  il  s'enfuit  aufll  de  ce  qui  a     iv.  Ninûtre 
été  obfervé  cy-deflus,  que  nôtre  Connoiflance  raifonnée  comioidance 
ne  peut  point  embrafler  toute  l'étendue  de   nos   Idées.    '™''"  ""^^* 
Parce  qu'entre  deux  différentes  idées  que  nous  voudrions 
•examiner  ,   nous  ne  faurions  trouver  toujours  des  idées 
moyennes  que  nous  puiflions  lier  l'une  à  l'autre  par  une 
Gonnoiffance  intuitive  dans  toutes  les  parties  de  la  dédu- 
£lion:  &:  par  tout  où  cela  nous  manque,  la  connoiflance 
cc  la  démouftration  nous  manquent  aufll. 

§.  5.  En  cinquième  lieu,  comme  la  Connoiflancey?«-  v.  La  Con- 
fitive  ne  s'étend  point  au  delà  de  l'exiftience  des  cliofes  "O''^^"'^^  '«"fi- 
qui  frappent  a£tuellement  nos  Sens  ,  elle  eft  beaucoup  ctcnduë  que L 
moins  étendue  que  les  deux  précédentes.  '^'^"^  préce'den- 

§    6.  De  tout  cela  il  s'enfuit  évidemment  que  l'éten- 
due de  nôtre  Connoiflance  eft  non  feulement  au  defTous  de  fôquencnô'tre' 
la  réalité  des  chofes ,  mais  encore  qu'elle  ne  répond  pas  Connoiiiance 
à  l'étendue  de  nos  propres  idées.     Mais  quov  que  nôtre  ^"^^'"^ '??'"" 

■n'  r  ■  ^  •  1  '  1       r  ^     ,    11  quenosldees. 

connoiflance  le  termine  a  nos  idées,  de  lorte  quelle  ne 
puifle  les  furpafler  ni  en  étendue  ni  en  perfe£tion  ;  quoy 
que  ce  foient  là  des  bornes  fort  étroites  par  rapport  à  l'é- 
tendue de  tous  les  Etres  ,  &c  qu'une  telle  connoifl^ince 
foit  bien  éloignée  de  celle  qu'on  peut  juftement  fuppofer 
dans  d'autres  intelligences  créées,  dont  les  lumières  ne  fe 
terminent  pas  à  l'inftruftion  grolfiere  qu'on  peut  tirer  de 
quelques  voyes  de  perception ,  en  aufll  petit  nombre,  & 
Rrrr  3  aufll 


^86        De  VEtendu'é  de  la  Connoiffance  humaine. 

CsiA9.   auflî  peu  fubtiles  que  le  font  nos  Sens^  ce  nous  feroit 
IIL      pourtant  un  grand  avantage,  fi  nôrre  connoiflance  s'éten- 
doit  aufli  loin  que  nos  Idées ,  &  qu'il  ne  nous  reftât  bien 
des  doutes  ôc  bien  des  queftions  fur  le  fujet  des  idées  que 
flous  avons,  dont  la  folution  nous  eft  inconnue,  6c  que 
nous  ne  trouverons  jamais  dans  ce  Monde,  à  ce  que  je 
croy.     Je  ne  doute  pourtant  point  que  dans  l'état  Se  la 
conftitution  préfente  de  nôtre  Nature,    la  connoiflance 
humaine  ne  pût  être  portée  beaucoup  plus  loin  qu'elle  ne 
l'a  été  jufqu'ici,  fi  les  hommes  vouloient  s'employer  fin- 
cerement  &  avec  une  entière  liberté  d'efprit ,   à  perfe- 
ctionner les  moyens  de  découvrir  la  Vérité  avec  toute 
l'application  6c  toute  l'indullrie  qu'ils  employeur  à  colo- 
rer, ou  à  foûtenir  la  Faufleté  ,   à  défendre  un  Syftême 
pour  lequel  ils  fe  font  déclarez ,  certain  Parti ,  6c  certains 
Intérêts  où  ils  fe  trouvent  engagez.     Mais  après  tout  ce- 
la ,  je  croy  pouvoir  dire  hardiment ,  fans  faire  tort  à  la 
Perfeftion  humaine  ,   que  nôtre  connoiflfance  ne  fauroic 
jamais  embrafler  tout  ce  que  nous  pouvons  defirerdecon- 
noitre  touchant  les  idées  que  nous  avons ,  ni  lever  toutes 
les  difficultez  &c  réfoudre  toutes  les  Qiieftions  qu'on  peut 
faire  fur  aucune  de  ces  Idées.     Par  exemple ,  nous  avons 
éts  idées  d'un  G)uûrréy  d'un  Cercle ,  ôc  de  ce  qu'emporte 
égalité;  cependant  nous  ne  ferons,  peut-être,  jamais  ca- 
pables de  trouver  un  Cercle  égal  à  un  Quarré ,  6c  de  fa- 
yoir  certainement  s'il  y  en  a.    Nous  avons  des  idées  de  la 
Matière  &c  de  la  Penfee  ;  mais  peut-être  ne  ferons-nous 

*  jamais  capables  de  connoitre  fi  un  Etre  purement  maté- 

riel penfe  ou  non ,  par  la  raifon  qu'il  nous  eft  impofllble 
de  découvrir  par  la  contemplation  de  nos  propres  idées, 
fans  Révélation  ,  fi  Dieu  n'a  point  donné  à  quelques  amas 
de  Matière  difpofez  comme  il  le  trouve  à  propos,  la  puif- 
fance  d'appercevoir  6c  de  penfer;  ou  s'il  n'a  pas  uni  6c 
joint  à  la  Matière  ainfi  difpofée  une  fubftance  immatériel- 
le qui  penfe.  Car  par  rapport  à  nos  notions  il  ne  nous 
eft  pas  plus  mal  aifé  de  concevoir  que  Dieu  peut,  s'il 
luy  plait ,  ajouter  à  nôtre  idée  de  la  Matière  la  faculté  de 

pcn- 


•'^i 


De  V Etendue  de  la  Conmijfance  humaine.  Liv.IV.  687 

penfer,  que  de  comprendre  qu'il  y  joigne  une  autre  fub- 
ftance  avec  la  faculté  de  penfer ,  puifque  nous  ignorons 
en  quoy  confifte  la  penfée ,  &  à  quelle  efpéce  de  fubftan- 
ces  cet  Etre  tout-puiflant  a  trouvé  à  propos  d'accorder 
cette  puiffance  qui  ne  fauroit  être  dans  aucun  Etre  créé 
qu'en  vertu  du  bon  plaifir  &  de  la  bonté  du  Créateur.  Je 
ne  vois  pas  quelle  contradi£tion  il  y  a ,  que  Dieu  cet  E- 
tre  penfant,  éternel  &  tout-puiffant  donne,  s'il  veut, 
quelques  dégrez  de  fentiment ,  de  perception  &  de  pen- 
fée à  certains  amas  de  Matière  créée  6c  infenfible,  qu'il 
joint  enfemble  comme  il  le  trouve  à  propos  >  quoy  que 
j'aye  prouvé,  fi  je  ne  me  trompe,  ÇLiv.  If^.  Ch.  10.) 
que  c'eft  une  parfaite  concradi£tion  de  fuppofer  que  la 
iVIatiére  qui  de  (x  nature  eft  évidemment  deftituée  de  fen- 
timent &:  de  penfée,  puifle  être  ce  Premier  Etre  penfant 
qui  exifte  de  toute  éternité.  Car  comment  un  homme 
peut-il  s'afsùier,  que  quelques  perceptions,  comme  vous 
diriez  le  Plaifir  &  la  Douleur,  ne  fauroient  fe  rencontrer 
dans  certains  Corps,  modifiez  Se  mus  d'une  certaine  ma- 
nière, aulîî  bien  que  dans  une  fubllance  immatérielle  en 
conléquence  du  mouvement  des  parties  du  Corps  ?  Le 
Corps,  autant  que  nous  pouvons  le  concevoir,  n'eft  ca- 
pable que  de  frapper  uc  d'affeder  un  Corps,.  &  le  Mou- 
vement ne  peut  produire  autre  chofe  que  du  mouvement, 
lî  nous  nous  en  rapportons  à  tout  ce  que  nos  Idées  nous 
peuvent  fournir  fur  ce  fajet>  de  forte  que  lorfque  nous 
convenons  que  le  Corps  produit  le  Plaifir  ou  la  Douleur, 
ou  bien  l'idée  d'une  Couleur  ou  d'un  Son,  nous  fommes 
obligez  d'abandonner  nôtre  Raifon ,  d'aller  au  delà  de 
nos  propres  idées ,  &  d'attribuer  cette  produdion  au  feut 
bon  plaifir  de  nôtre  Créateur.  Car  puifque  nous  fommes 
contraints  de  reconnoître  que  Dieu  a  communiqué  au 
Mouvement  des  eifets  que  nous  ne  pouvons  jamais  com- 
prendre que  le  Mouvement  foit  capable  de  produire, 
quelle  raifon  avons-nous  de  conclurre  qu'il  ne  pourroit 
pas  ordonner  que  ces  effets  foient  produits  dans  un  fujet 
que  nous  ne  aurions  concevoir  capable  de  les  produire 

auflt 


III, 


688         De  V Etendue  de  la  Connoijfance  humaine. 
Çhap.    auflî  bien  que  dans  un  fujet  fur  lequel  nous  ne  faurions 
III.       comprendre  que  le  Mouvement  de  la  Matière  puifle  opé- 
rer en  aucune  manière?  Je  ne  dis  point  ceci  pour  dimi- 
nuer en  aucune  forte  la  créance  de  Vhnmaterialiré  de  l'A- 
me. |e  ne  parle  point  ici  de  probabilité,  mais  d'une con- 
noiffance  évidente  -,    &  je  croy  que  non  feulement  c'eft 
uJie  chofe  digne  de  la  modeftie  d'un  Philofophe  de  ne  pas 
prononcer  en  maître,  lorfque  l'évidence  requife  pour  pro- 
duire la  connoilîance ,  vient  à  nous  manquer,  mais  enco- 
re, qu'il  nous  eft  utile  de  diftinguer  jufqu'oii  peut  s'éten- 
dre nôtre  Connoifl'ance  j  car  l'état  où  nous  lommes  pré- 
fentement,  n' éza.nx.T^zs,  un  état  de  vifioUi  comme  parlent 
les  Théologiens,  la  Foy  &:  la  Probabilité  nous  doivent 
fuffire  fur  plufieurs  chofesi  &:  à  l'égard  de  V Immatenali- 
té  de  VAme  dont  il  s'agit  prefentement ,  fi  nos  Facultez 
ne  peuvent  parvenir  à  une  certitude  démonftrative  fur  cet 
article,  nous  ne  le  devons  pas  trouver  étrange.     Toutes 
les  grandes  fins  de  la  Morale  6c  de  la  Religion  font  éta- 
blies fur  d'affez  bons  fondemens  fans  le  fecours  des  preu- 
ves de  l'immatérialité  de  l'Ame  tirées  de  la  Philofophie; 
puifqu'il  eft  évident  que  celui  qui  a  commencé  à  nous 
faire  fubfifter  ici  comme  des  Etres  fenfibles  &:intelligens, 
Se  qui  nous  a  confervez  plufieurs  années  dans  cet  état, 
peut  &  veut  nous  fliire  jouir  encore  d'un  pareil  état  de 
lénfibilité  dans  l'autre  Monde,  &:  nous  y  rendre  capables 
de  recevoir  la  rétribution  qu'il  a  deftinée  aux  hommes  fé- 
lon qu'ils  le  feront  conduits  dans  cette  vie.     C'elt  pour- 
quoy  la  necellité  de  fe  déterminer  pour  ou  contre  l'im- 
niaterialité  de  l'Ame  n'eft  pas  fi  grande,    que  certaines 
gens   trop   pafilonnez   pour  leurs  propres  fentimens  ont 
voulu  le  perfuader:  dont  les  uns  ayant  l'Efprit  trop  en- 
fonce, pour  ainfi  dire,  dans  la  Matière,  ne  fauroient  ac- 
corder aucune  exiftence  à  ce  qui  n'eft  pas  matériel  ;  &  les 
Autres  ne  trouvant  point  que  la  perifee  foit  renfermée  dans 
les  fiicultcz  naturelles  de  la  Matière,  après  l'avoir  exa- 
minée en  tout  fens  avec  toute  l'application ,  dont  ils  font 
.Ciipables,  ont  l'afsùrance  de  conclurre  de  là,  que  Dieu 


I 


De  V Etendue  de  la  Connoijfanà  humaine.  Liv.IV.  689 
luy-même  ne  fauroit  donner  la  vie  6c  la  perception  à  une  C  h  a  p. 
fubftance  folide.  Mais  quiconque  conliderera  combien  111, 
il  nous  eft  difficile  d'allier  la  fenfation  avec  une  matière 
étendue,  &  l'exiftence  avec  une  chofe  qui  n'ait  abfolu- 
ment  point  d'étendue,  confeflera  qu'il  eft  fort  éloigné  de 
connoître  certainement  ce  que  c'eft  que  fon  Ame.  C'eft 
là,  dis-je,  un  point  qui  me  femble  tout- à-fait  au  deffus 
de  nôtre  Connoiflance.  Et  qui  voudra  fe  donner  la  pei- 
ne de  confiderer  êc  d'examiner  librement  les  embarras  &z 
les  obfcuritez  impénétrables  de  ces  deux  hypothefcs,  n'y 
pourra  guère  trouver  de  rai  Ions  capables  de  le  déterminer 
entièrement  pour  ou  contre  la  materialtîé àcV Amç-,  puif- 
que  de  quelque  manière  qu'il  regarde  l'Ame ,  ou  comme 
une  fubftance  non-etendué,  ou  comme  de  la  Matière  é- 
tenduè  qui  penfe ,  la  difficulté  qu'il  aura  de  comprendre 
l'une  ou  l'autre  de  ces  chofes,  l'entraînera  toujours  vers 
le  fentiment  oppofé  ,  lorfqu'il  n'aura  l'Efprit  appliqué 
qu'à  l'un  des  deux:  Méthode  deraifonnable  qui  eft  fuivie 
par  certaines  perfonnes ,  qui  voyant  que  des  chofes  confi- 
derées  d'un  certain  côté  font  tout-à-fait  incompréhenii- 
bles,  fe  jettent  tête  baiflee  dans  le  parti  oppofé,  quoy 
qu'il  foit  aufli  inintelligible  à  quiconque  l'examine  fans 
préjugé.  Ce  qui  ne  fert  pas  feulement  à  faire  voirlafoi- 
blefîé  &:  l'imperfeftion  de  nos  Connoiflances ,  mais  auilî 
le  vain  triomphe  qu'on  prétend  obtenir  par  ces  fortes  d'ar- 
gumens  qui  fondez  fur  nos  propres  veûës  peuvent  à  la 
vérité  nous  convaincre  que  nous  ne  faurions  trouver  au- 
cune certitude  dans  un  des  cotez  de  la  Queftion ,  mais 
qui  par  là  ne  contribuent  en  aucune  manière  à  nous  ap- 
procher de  la  Vérité ,  fi  nous  embraflbns  l'opinion  con- 
traire, qui  nous  paroitra  fiijette  à  d'auffi  grandes  difficul- 
tez,  dès  que  nous  viendrons  à  l'examiner  ferieufement. 
Car  quelle  fureté ,  quel  avantage  peut  trouver  un  hom- 
me à  éviter  les  abfurditez  &  les  difficultez  infurmonra- 
bles  qu'il  voit  dans  une  Opinion ,  fi  pour  cela  il  embrafle 
telle  qui  luy  eft  oppofèe  ,  quoy  que  bâtie  fur  quelque 
chofe  d'auffi  inexplicable,  £c  qui  eft  autant  éloigné  de  fa 

Sflf  com- 


690  J^n  l'Etendue  de  la  ConnoijJ'ance  humaine. 

Chap.  comprehenfion ?  On  ne  peut  nier  que  nous  n'ayions  en 
III.  nous  quelque  chofe  qui  penfe  j  le  doute  même  que  nous 
avons  fur  fa  nature,  nous  eft  une  preuve  indubitable  de 
la  certitude  de  fon  exiftence ,  mais  il  faut  fe  réfoudre  à 
ignorer  de  quelle  efpéce  d'Etre  elle  eft.  Du  refte,  c'eft 
en  vain  qu'on  voudroit  à  caufe  de  cela  douter  de  fon  exi- 
ftence ,  comme  il  eft  deraifonnable  en  plufieurs  autres 
rencontres  de  nier  pofitivement  l'exiftence  d'une  chofe, 
parce  que  nous  ne  faurions  comprendre  fa  nature.  Car 
je  voudrois  bien  favoir  quelle  eft  la  Subftance  actuelle- 
ment exiftante  qui  n'ait  pas  en  elle-même  quelque  chofe 
qui  pafte  vifiblement  les  lumières  de  l'Entendement  Hu- 
main. S'il  y  a  d'autres  Efpnts  qui  voyent  êc  qui  connoif- 
fent  la  nature  &■  la  conftitution  intérieure  des  Chofes, 
comme  on  n'en  peut  douter ,  combien  leur  connoiflance 
doit-elle  être  fuperieure  à  la  nôtre?  Et  fi  nous  ajoutons 
à  cela  une  plus  vafte  comprehenfion  qui  les  rende  capa- 
bles de  voir  tout  à  la  fois  la  connexion  &:  la  convenance 
de  quantité  d'idées ,  6c  qui  leur  fournifle  promptement 
les  preuves  moyennes,  que  nous  ne  trouvons  que  pié-à- 
pié,  lentement,  avec  beaucoup  de  peine ,  ëc  après  avoir 
tâtonné  long-temps  dans  les  ténèbres,  fujets  d'ailleurs  à 
oublier  une  de  ces  preuves  avant  que  d'en  avoir  trouvé 
une  autre,  nous  pouvons  imaginer  par  conjecture,  quel- 
le eft  une  partie  du  bonheur  des  Efprits  du  premier  Or- 
dre, qui  ont  la  veùè  plus  vive  &  plus  pénétrante,  &:  un 
champ  de  connoiflance  beaucoup  plus  vafte  que  nous. 
Mais  pour  revenir  à  notre  fujet,  nôtre  connoifi'ance  ne  fe 
termine  pas  feulement  au  petit  nombre  d'idées  que  nous 
avons,  &:  à  ce  qu'elles  ont  d'imparfait,  elle  refte  même 
en  deçà,  comme  nous  Talions  voir  à  cette  heure  en  exa- 
minant jufqu'ou  elle  s'étei>i. 
Jufqu'ou  se-      g    y    L^g  affirmations  ou  négations  que  nous  faifons 

iioiiUiicc.  'iii"  le  fujet  des  idées  que  nous  avons ,  peuvent  le  ré- 
duire comme  j'ai  déjà  dit  en  général  ,  ù  ces  quatre 
Efpcces  ,  Identité  ,  Cocxiftcnce  ,  Relation  ,  &:  Exijien- 
ce  rielle.    Voyons  jufqu'ou  nôtre  Connoift'ance  s'erend 

à 


Ve  VEtendué  de  la  Connoijfance  humaine.  Liv.IV.  691 

à  l'égard  de  chacun  de  ces  articles  en  particulier.  C  h  a  p. 

§.  8.  Premièrement ,   à  l'égard  de  l'Jdentité  &:  de  la       III. 
Diverfité  confiderées  comme  une  fource  de  la  convenan-     i.  Nôtre 
ce  ou  de  la  difconvenance  de  nos  Idées,  nôtre  connoif-j?jj"°||H"^^  j^ 
fance  de  fimple  veûë  eft  auflî  étendue  que  nos  Idées  mê-  Divetfué  v» 
meS}  car  l'Efprit  ne  peut  avoir  aucune  idée  qu'il  ne  voye  ='"''' '°'"  ^''^ 
aulîi-tôt  par  une  connoiflance  de  fimple  veûë  qu'elle  eft 
ce  qu'elle  eft ,  Se  qu'elle  eft  différente  de  toute  autre. 

§.9.  Qiiant  à  la  féconde  efpéce  qui  eft  la  convenance     n,  Cfiledc 
ou  la  difconvenance  de  nos  Idées  par  rapport  à  Itnrcoëxi-  '^  convenance 
Jlence ,  nôtre  connoiflance  ne  s'étend  pas  fort  loin  à  cet  °",^^  '^j^^'^'os 
égard ,  quoy  que  ce  foit  en  cela  que  confifte  la  plusgran-  idc'es  pu  u^- 
de  &  la  plus  importante  partie  de  nos  Connoiflânces  tou- P°^^|'J^"^ 
chant  les  Subftanccs.  Car  nos  Idées  des  Efpéces  des  Sub-  ne  sctcnd  pas 
ftances  n'étant  autre  chofe,  comme  j'ai  déjà  montré,  que^*'"'"'"- 
certaines  colledlions  d'Idées  fimples,  unies  en  un  fcul  fu- 
jet,  ôc  qui  par  là  coëxiftent  enfemble;  par  exemple,  nô- 
tre idée  de  la  i^/tf»?»î^  eft  un  Corps  chaud,  lumineux  &c 
qui  fe  meut  en  haut,  oc  celle  de  VOr  un  corps  pefant  juf- 
qu'à  un  certain  degré,  jaune,  malléable  &;  fulible>  ces 
deux  noms  de  différentes  fubftances ,  Flamme  Se  Or,  fi- 
gnifient  ces  idées  complexes  ou  telles  autres  qui  fe  trou- 
vent dans  l'Efprit  des  hommes.    Et  lorfque  nous  voulons 
connoître  quelque  chofe  de  plus  fur  ces  Subftances,  ou 
aucune  autre  efpéce  de  fubftances,  nos  recherches  ne  ten- 
dent qu'à  favoir  quelles  autres  Qiialitez  ou  Puiflànces  fe 
trouvent  ou  ne  fe  trouvent  pas  dans  ces  Subftances ,  c'eft- 
à-dire,  quelles  autres  idées  fimples  coëxiftent,  ou  ne  coëxi- 
ftent pas  avec  celles  qui  conftituent  nôtre  idée  complexe. 

§.   10.  Qiioy  que  ce  foit  là  une  partie  fort  importante  Parce  que  nous 
de  la  fcience  humaine,  elle  eft  pourtant  fort  bornée,  S<.'A"°^°"^^^ 
fe  réduit  prefque  à  rien.     La  raifon  de  cela  eft  que  ieSciTeiuR°i"^i'iCi- 
idées  fimples  qui  compofeiit  nos  idées complexesdes Sub-  p-'-t  des  idces 
ftances,  font  de  telle  nature,  qu'elles  n'emportent  avec     ''''"' 
elles  aucune  liaifon  vifible  6c  néceffaire  ou  aucune  incom- 
patibilité avec  aucune  autre  idée  llmple,  dont  nous  vou- 
drions connoître  la  çoëxiftence  avec  l'idée  complexe  que 
nçus  avons  déjà.  Sffl  2  §•  ii-  Les 


692  De  V Etendue  de  la  Connoiffance  humaine. 

Chap.        §.   II.   Les  Idées  dont  nos  idées  complexes  des  S'.ib- 
III.      llanccs  font  compofées ,  &  fur  quoy  roule  prefque  toute 
Et  fur  tout      la  connoiffance  que  nous  avons  des  Subftances,  font  cel- 
des'^QuaiKez!"*  ^^^  ^^^  Sccoudes  §lualitez.    Et  comme  toutes  ces  Secondes 
t  Liv.ii.    Qi-ialitez  dépendent,  ainfi  que  nous  l'avons  -f  déjà  mon- 
ch.viii.       fré,  des  Pr/«2/f>M  ^'/^î//rf«  des  particules  infenlibles  des 
Subftances,  ou  il  ce  n'eft  de  là,  de  quelque  chofe  enco- 
re plus  éloigne  de  nôtre  comprehenlion ,  il  nous  eil  im- 
poflible  de  connoitre  la  liaifon  ou  l'incompatibilité  qui 
le  trouve  entre  ces  Secondes  Qiialitez  ;  car  ne  connoiflant 
pas  la  fource  d'oii  elles  découlent ,  je  veux  dire  la  grof- 
îeur,  la  figure  £c  la  contexture  des  parties  d'oii  elles  dé- 
pendent, 6c  d'où  refultent,  par  exemple,  les  Qiialitez 
qui  compofent  nôtre  idée  complexe  de  l'Or,  il  efl:  im- 
poflible  que  nous  puillions  connoitre  quelles  autres  Qiia- 
litez  procèdent  de  la  même  conilitution  des  parties  infen- 
fibles  de  l'Or,  ou  font  incompatibles  avec  elle,  Se  doi- 
vent par  conféquent  coéxifter  toujours  avec  l'idée  com- 
plexe que  nous  avons  de  l'Or,  ou  ne  pouvoir  fubfifter 
avec  une  telle  idée. 
Parce  que  nous      §.  12.  Outre  Cette  ignorance  où  nous  fommes  à  l'égard 
rc  (aurions  de-  j     Trémieres  Qualités  des  parties  infenfibles  des  Corps 

couvrir  li  con     .,    ,      ,  ,  j      '^  1  V  j        r>       1  •  i  ^ 

iiexionquicft    d  OU  dépendent  toutes  leurs  lecondes  Qiiiiiitez ,  il  y  aune 
filtre  aucune     jiyf-^g  jg-norance  encore  plus  incurable,  6c  qui  nous  met 

lecoiide Qualité    ,  ^         .  ,       .^  ._.  ,  '■^ 

Se  les  Prémié-  dans  uuc  plus  grande  impuiliance  de  connoitre  certaine- 
les  Quaiiiez.    ment  la  coexiflence  ou  la  «(Jw-f<?fA'//?^wre  de  différentes  idées 
dans  un  même  fujet,  c'eft  qu'on  ne  peut  découvrir  au- 
cune liaifon  entre  une  féconde  Qualité  fie  \cs  premières 
Qiialitez  dont  elle  dépend. 

§•  ^3-  Qi'^  '^  groffeur  ,  la  figure  6c  le  mouvement 
d'un  Corps  caufent  du  changement  dans  la  grofleur ,  dans 
la  figure  èz  dans  le  mouvement  d'un  autre  Corps,  c'eft 
ce  que  nous  pouvons  fort- bien  comprendre.  Que  les  par- 
ties d'un  Corps  foient  divifées  en  conféquence  de  l'intra- 
fion  d'un  autre  Corps,  ^  qu'un  Corps  foit  transféré  du 
repos  au  mouvement  par  l'impulfion  d'un  autre  Corps, 
ces  chofes  ^  autres  femblables  nous  paroiirent  avoir  quel- 
que 


T>e  V Etendue  de  la  Connoifjance  humaine.  Liv.IV.  695 

que  liaifon  l'une  avec  l'autre:  Se  fi  nous  connoiflions  ces    Ch  Ap, 
premières  Qiialitez  des  Corps ,  nous  aurions  fujet  d'efpé-      III. 
rer  que  nous  pourrions  connoître  un  beaucoup  plus  grand 
nombre  de  ces  différentes  manières  dont  les  Corps  opè- 
rent l'un  fur  l'autre.     Mais  nôtre  Efprit  étant  incapable 
de  découvrir  aucune  liaifon  entre  ces  premières  Qt-ialitez 
des  Corps,  &:  les  fenfations  qui  font  produites  en  nous 
par  leur  moyen ,  nous  ne  pouvons  jamais  être  en  état  d'é- 
tablir des  règles  certaines  6c  indubitables  de  laconfèquen- 
ce  ou  de  la  coèxiftence  d'aucunes  fécondes   Qiialitez, 
quand  bien  nous  pourrions  découvrir  la  grolTeur,  la  figu- 
re ou  le  mouvement  des  Parties  infenfibles  qui  les  pro- 
duifent  immédiatement.     Nous  fommes  fi  éloignez  de 
connoître  quelle  figure,  quelle  grofîeur,  ou  quel  mou- 
vement de  parties  produit  la  couleur  jaune,  un  goût  de 
douceur,  ou  un  fon  aigu,  que  nous  ne  faurions  compren- 
dre comment  aucune  grofîeur,  aucune  figure,  ou  aucua 
mouvement  de  parties  peut  jamais  être  capable  de  pro- 
duire en  nous  l'idée  de  quelque  couleur  ,   de   quelque 
goût,  ou  de  quelque  fon  que  ce  foit.    Nous  ne  faurions, 
•dis-je,  imaginer  aucune  connexion  entre  l'une  6c  l'autre 
de  ces  chofes. 

§.  14..  Ainfi  quoy  que  ce  foit  uniquement  par  le  fe- 
cours  de  nos  Idées  que  nous  pouvons  parvenir  à  une 
connoiflance  certaine  6c  générale,  c'eft  en  vain  que  nous 
tâcherions  de  découvrir  par  leur  moyen  quelles  font  les 
autres  idées  qu'on  peut  trouver  conftamment  jointes  avec 
celles  qui  conftituent  nôtre  Idée  complexe  de  quelque 
fubftance  que  ce  foit  ;  puifque  nous  ne  connoiflbns  point 
la  conftitution  réelle  des  petites  particules  d'où  dépen- 
dent leurs  fécondes  Qiialitez ,  6c  que ,  fi  elle  nous  étoit 
connue ,  nous  ne  faurions  découvrir  aucune  liaifon  nécef- 
faire  entre  telle  ou  telle  conllitution  des  Corps  6c  aucune 
de  leurs  fécondes  Qiialitez ,  ce  qu'il  faudroit  faire  nécef- 
fairement  avant  que  de  pouvoir  connoître  leur  coèxiften- 
ce nccefiaire.  Et  par  confequent,  quelle  que  foit  nôtre 
idée  complexe  d'aucune  efpéce  de"  Subftances  ,  à  peine 
Sfff  3  pou- 


6ç}4>        ^^  l'Etendue  de  la  Cmnoiff'ame  humaine. 
Chap.   pouvons -nous  déterminer   certainement,   en   vertu  des 
m.       Idées  fimples  qui  y  font  renfermées,  la  coéxiftence  né- 
ceflaire  de  quelque  autre  Qiialité  que  ce  foit.     Dans  tou- 
tes ces  recherches  nôtre  Connoiflance  ne  s'étend  guère  au 
delà  de  nôtre  expérience.     A  la  vérité,  quelque  peu  des 
premières  Qiialitez  ont  une  dépendance  néceffaire  ôc  une 
vifible  liaifon  entr'ellesj  ainfi  la  figure  fuppofe  néceffai- 
rcment  l'étendue ,  &c  la  réception  ou  la  communication 
du  mouvement  par  voye  d'impulfion  fuppofe  la  folidité. 
Mais  quoy  qu'il  y  ait  une  telle  dépendance  entre  ces 
idées ,  &"  peut-être  entre  quelques  autres ,  il  y  en  a  pour- 
tant fi  peu  qui  ayent  une  connexion  vifible,  que  nous  ne 
fautions  découvrir  par  intuition  ou  pardémonftrationque 
la  coéxiftence  de  fort  peu  de  Qualitez  qui  fe  trouvent 
unies  dans  les  Subftances>  de  forte  que  pour  connoître 
quelles  Qualitez  font  renfermées  dans  les  Subftances,  il 
ne  nous  refte  que  le  fimple  fecours  des  Sens.   Car  de  tou- 
tes les  Qiialitez  qui  coéxiftent  dans  un  fujet  fans  cette 
dépendance  &  cette  évidente  connexion  de  leurs  idées, 
on  n'en  fauroit  remarquer  deux  dont  on  puifl'e  connoître 
certainement  qu'elles  coéxiftent,  qu'entant  que  l'Expé- 
rience nous  en  afsûre  par  le  moyen  de  nos  Sens.     Ainfi , 
quoy  que  nous  voyions  la  couleur  jaune  ,   &  que  nous 
trouvions,  par  expérience,  la  pefanteur,  la  malléabili- 
té, la  fufibilité  6c  la  fixité,  unies  dans  une   pièce  d'or-, 
cependant  parce  que  nulle  de  ces  Idées  n'a  aucune  dépen- 
dance vifible,  ou  aucune  liaifon  néceflaire  avec  l'autre, 
nous  ne  faurions  connoître  certainement  que  làoùfetrou- 
vent  quatre  de  ces  Idées,  la  cinquième  y  doive  étreaulîi, 
quelque  probable  qu'il  foit  qu'elle  y  eft  eftectivement} 
parce  que  la  plus  grande  probabilité  n'emportejamais  cer- 
titude, fans  laquelle  il  ne  peut  y  avoir  aucune  véritable 
Connoifi!ance.     Car  la  connoiflance  de  cette  coéxiftence 
ne  peut  s'étendre  au  delà  de  la  perception  qu'on  en  a ,  & 
on  ne  peut  l'appercevoir  dans  les  lujets  particuliers  que 
par  le  moyen  des  Sens ,  ou  en  général  que  par  la  conne- 
xion néceflaire  des  Idées  mêmes,. 

§.   15.  Qiiant 


De  VEtenduë  de  la  Conmijfance  humaine:  Liv.  IV.  695 
§.   15.    Qiiant  à  l'incompatibilité  des  idées  dans  un    Chap 
mémefujetj  nous  pouvons  connoître  qu'un  fujec  ne  fau-       jjj 
roit  avoir,   de   chaque   efpéce  de   premières  Qiialitez ,  La  connoiiiàncc 
qu'une  feule  à  la  fois.     Par  exemple,  une  étendue  parti-  <ie  rincompati- 
culiére,  une  certaine  figure ,  un  certain  nombre  de  par- dL"siinmcme 
ties,  un  mouvement  particulier  exclut  toute  autre  éten-  fujct,  sVtend 
due  .  toute  autre  fleure,  tout  autre  mouvement  Se  nom-  P',f  '?"]  ^""^ 

.  r*  •  celle  de  leur 

bre  de  parties.  Il  en  eft  certainement  de  même  de  toutes  cocxiftence. 
les  idées  fenfibles  particulières  à  chaque  Sens;  car  toute 
idée  de  chaque  forte  qui  eft  préfente  dans  un  fujet,  ex- 
clut toute  autre  de  cette  efpéce,  par  exemple,  aucun  fu- 
jet ne  peut  avoir  deux  odeurs,  ou  deux  couleurs  dans  un 
même  temps.  Mais,  dira-t-on  peut-être,  ne  voit-on  pas 
dans  le  même  temps  deux  couleurs  dans  une  Opale ,  ou 
dans  l'infufion  du  Bois,  nommé  Lignum  Nepbnticum? 
A  cela  je  répons  que  ces  Corps  peuvent  exciter  dans  le 
même  temps  des  couleurs  différentes  dans  des  yeuxdiver- 
fement  placez  j  mais  auffi  j'ofe  dire  que  ce  font  différen- 
tes parties  de  l'Objet,  qui  reflêchiflent  les  particules  de 
lumière  vers  des  yeux  diverfement  placez;  de  forte  que 
ce  n'eft  pas  la  même  partie  de  l'Objet,  ni  par  conféquent 
le  même  fujet  qui  paroit  jaune  6c  azur  dans  le  même 
temps.  Car  il  eft  aufll  impoffible  que  dans  le  même  temps 
une  feule  &:  même  particule  d'un  Corps  modifie  ou  reflê- 
chiflé  différemment  les  rayons  de  lumière,  qu'il  eft  im- 
poffible qu'elle  ait  deux  différentes  figures  &;  deux  diffé- 
rentes contextures  dans  le  même  temps. 

§.   i6.  Pour  ce  qui  eft  de  la  puiffance  qu'ont  les  Sub-  Ccjle  de  la 
ftances  de  changer  les  Qiialitez  fenfibles  desautres  Corps,  j"^''],'^,^!^^^^^.^^ 
ce  qui  fait  une  grande  partie  de  nos  recherches  fur  les  ne  sc'tend  pas 
Subftances,  ôc  qui  n'eft  pas  une  branche  peu  importante  ^°"  ^^'""'• 
de  nos  Connoiffances,  je  doute  qu'à  cet  égard  nôtre  Con- 
noiffance  s'étende  plus  loin  que  nôtre  expérience,  ou  que 
nous  puiffions  découvrir  la  plupart  de  ces  Puiffances  ^ 
être  aisùrez  qu'elles  font  dans  un  fujet  en  vertu  de  la  liai- 
fon  qu'elles  ont  avec  aucune  des  idées  qui  conilituentfon 
effence  par  rapport  à  nous.     Car  comme  les  Pmjfances 

aÛives 


696         De  V Etendue  de  la  Conmijfance  humnine. 

C  H  A  p.    actives  Se  pajjives  des  Corps ,  &c  leurs  manières  d'opérer 

III.       confiftcnt   dans  une   certaine   contexture  &C   un  certain 

mouvement  de  parties  que  nous  ne  fau rions  découvrir  en 

aucune  manière  ,   ce  n'eft  que  dans  fort  peu  de  cas  que 

nous  pouvons  être  capables  d'appercevoir  comment  elles 

dépendent  de  quelqu'une  des  idées  qui  conftituent  l'idée 

complexe  que  nous  nous  formons  d'une  telle  efpéce  de 

chofesj  ou  comment  elles  leur  font  oppofées.     J'ai  fuivi 

t  Qui  expii-  en  cette  occalion  l'hypothefe  des  Philofophes  "f  Matériau 

guem lei tjfets  /^.^^j    commc  ccllc  oui  nous  pcut  conduirc  plus  avant ,  à 

Ae  la  nature  '         '  1  i-^-  II-IIJ  /-»1 

farhfaiU  cc  qu  on  ctoit ,  dans  l  cxplication  mtelligible  dcs  (^iiali- 
conjiderat^n  ^ç^.  dcs  Cotps  :  &  jc  doutc  quc  l'Entendement  humain , 
JetlfiHrr/^foihlc  comme  il  eft  ,  puilTe  en  fubftituer  une  autre  qui 
du  mouvnntitt  nous  donnc  une  plus  ample  &:  plus  nette  connoiflance  de 
i"lZ""  ^'  la  connexion  nécefTaire  ik  de  la  coëxiftence  desPuiflances 
qu'on  peut  obferver  unies  en  différentes  fortes  de  Corps. 
Ce  qu'il  y  a  de  certain  au  moins ,  c'eft  que ,  quelle  que 
foit  l'hypothefe  la  plus  claire  &c  la  plus  conforme  à  la  vé- 
rité, (car  ce  n'eft  pas  mon  affaire  de  déterminer  cela  pré- 
fentement)  nôtre  Connoiffance  touchant  les  fubllances 
corporelles  ne  fera  pas  portée  fort  avant  par  aucune  de  ces 
hypothefes,  jufqu'à  ce  qu'on  nous  faffe  voir  quelles  Qiia- 
litez  fie  quelles  Puiffances  des  Corps  ont  une  liaifon  ou 
une  oppofition  néceffaire  entr'elleS)  ce  que  nous  ne  con- 
noiffons,  à  mon  avis,  que  jufqu'à  un  très-petit  degré  dans 
l'état  où  fe  trouve  prcfentement  la  Philofophie.  Et  je 
doute  qu'avec  les  facultcz  que  nous  avons,  nous  foyions 
jamais  capables  de  porter  plus  avant  fur  ce  point,  je  ne 
<lis  pas  l'expérience  particulière,  mais  nos  Connoiffances 
générales.  C'eft  de  l'Expérience  que  doivent  dépendre 
toutes  nos  recherches  en  cette  occafion  ;  &:  il  feroit  àfou- 
haiter  qu'on  y  eut  fait  de  plus  grands  progrès.  Nous 
voyons  tous  les  jours  combien  la  peine  que  quelques  per- 
sonnes gènèreules  ont  pris  pour  cela ,  a  augmente  le  fonds 
des  Connoiffances  Phyfiques.  Si  d'autres  perfonncs  6c 
iur  tout  les  Chymiftes,  qui  prétendent  perfeftionner  cet- 
te partie  de  nos  connoiffances  ,   avoient  été  aufli  exafts 

dans 


De  l'Etendue  de  la  Connoijfance  humaine.  Liv.  IV.  6^7 

dans  leurs  obfcrvations  6c  aufli  fincéres  dans  leurs  rapports    C  h  A  p. 
que  devroient  l'être  des  gens  qui  fe  difent  PhilojbpheSi      III. 
nous  connoîtrions  beaucoup  mieux  les  Corps  qui  nous 
environnent  ,  ôc  nous  pénétrerions  beaucoup  plus  avant 
dans  leurs  Puiflances  &;  dans  leurs  opérations. 

§.  17.  Si  nous  fommes  fi  peu  inftruits  des  Puiflances  &  LaconnoiiTaiice 
des  Opérations  des  Corps ,  je  croy  qu'il  eft  aifé  de  con-  5"^ ''°"^  *'"J"* 
clurre  que  nous  lommes  dans  de  plus  grandes  ténèbres  a  encore  plus 
l'égard  des   Efprits ,   dont  nous   n'avons   naturellement  ^aiwit. 
pomt  d'autres  idées  que  celles  que  nous  tirons  de  l'idée 
de  nôtre  propre  Efprit  en  refléchiflant  fur  les  opérations 
de  nôtre  Ame,  autant  que  nos  propres  obfcrvations  peu- 
vent nous  les  faire  connoître.     J'ai  propofé  ailleurs  en 
paflant  une  petite  ouverture  à  mes  Lecteurs   pour  leur 
donner  lieu  de  penfer  combien  les  Efpnts  qui  habitent  nos 
Corps,  tiennent  un  rang  peu  confiderable  parmi  ces  dif- 
férentes, &  peut-être  innombrables  Efpéccs  d'Etres  plus 
excellens ,  6c  combien  ils  font  éloignez  d'avoir  les  qua- 
litez.6c  les  perfections  des  Chérubins  6c  des  Séraphins  y  Se 
d'une  infinité  de  fortes  d'Efprits  qui  font  au  defl'us  de 
nous. 

§.   18.  Pour  ce  qui  efl:  de  la  troifiéme  efpéce  de  Con-    in.  \\  ncft 
noiffance,  qui  eft  la  convenance  ou  la  difconvenance  de  P^^2■'"'^',^<^"'«- 
quelqu'une  de  nos  idées,  confiderées  dans  quelque  autre  de  n'élue  côn- 
rapport  que  ce  foit  ;  comme  c'eft  là  le  plus  vafte  champ  noiiiancc  des 
de  nos  Connoifïïmces,  il  eft  bien  difficile  de  déterminer  j||,'[,"  La'Mo- 
jufqu'où  il  peut  s'étcftdre.     Parce  que  les  progrès  qu'on  «le  eii  <rap.ibic 
peut  faire  dans  cette  partie  de  nôtre  Connoiifance,  dépen-  ''.*  Demonftu- 
dent  de  nôtre  fugacité  à  trouver  des  idées  moyennes  qui 
puiflént  faire  voir  les  rapports  des  idées  dont  on  ne  confi- 
dére  pas  la  coëxiftence,  il  eft  mal-aifé  de  dire  quand  c'eft 
que  nous -fommes  au  bout  de  ces  fortes  de  découvertes, 
êc  que  la  Raifon  a  tous  les  fecours  dont  elle  peut  faire 
ufage  pour  trouver  des  preuves,  6c  pour  examiner  la  con- 
venance ou  la  difconvenance  des  iàécs  éloignées      Ceux 
qui  Ignorent  VAlgeire  ne  faurcient  fe  figurer  les  choies 
étonnantes  qu'on  peut  faire  en  ce  genre  par  le  moyeu  de 

Tttt  cet- 


698  De  l'Etendue  de  la  Connoiffance  humaine. 
C  H  A  p.  cette  Science  ;  &  je  ne  vois  pas  qu'il  foit  facile  de  déter- 
III.  miner  quels  nouveaux  moyens  de  perfedionner  les  autres 
parties  de  nos  Connoiflances  peuvent  être  encore  inven- 
tez par  un  Efprit  pénétrant.  Je  croy  du  moins  que  les 
Idées  qui  regardent  la  Qiiantité  ,  ne  font  pas  les  feules 
capables  de  demonftrationj  mais  qu'il  y  en  a  d'autres  qui 
font  peut-être  la  plus  importante  partie  de  nos  Contem- 
plations ,  d'où  l'on  pourroit  déduire  des  connoiflances 
certaines,  files  Vices,  les  Pallions,  &:  des  Intérêts  do- 
minans,  ne  s'oppofoient  dire£tement  à  l'exécution  d'une 
telle  entreprife. 

L'idée  d'un  Etre  fuprême  ,  infini  en  puifTance  ,  en 
bonté  &:  en  fagefl'e,  qui  nous  a  faits,  èc  de  qui  nous  dé- 
pendons >  &:  l'idée  de  Nous-mêmes  comme  de  Créatures 
Intelligentes  &  Raifonnables ,  ces  deux  Idées,  dis-je,  é- 
tant  une  fois  clairement  dans  notre  Efprit,  en  forte  que 
nous  les  confiderailions  comme  il  faut  pour  en  déduire 
les  confequences  qui  en  découlent  naturellement,  nous 
fourniroient ,  à  mon  avis ,  de  tels  fondemens  de  nos  De- 
voirs ,  &c  de  telles  régies  de  conduite  ,  que  nous  pour- 
rions par  leur  moyen  élever  la  Morale  au  rang  des  Scien- 
ces capables  de  Demonftration.  Et  à  ce  propos  je  ne  fe- 
rai pas  difficulté  de  dire,  que  je  ne  doute  nullement  qu'on 
ne  puiffe  déduire,  de  Propoiltions  évidentes  par  elles- 
mêmes,  les  véritables  mefures  du  Jufte  &:  de  l'Injufte  par 
des  confequences  néceflaires ,  6c  auffi  inconteftables  que 
celles  qu'on  employé  dans  les  Mathématiques  ,  fi  l'on 
veut  s'appliquer  à  ces  difcufllons  de  Morale  avec  la  mê- 
me indiiférence  6c  avec  autant  d'attention  qu'on  s'attache 
à  fuivre  des  raifonnemens  Mathématiques.  On  peut  ap- 
percevoir  certainement  les  rapports  des  autres  Modes  aufli 
bien  que  ceux  du  Nombre  &c  de  l'Etendue}  S>:  je  ne  fau- 
rois  voir  pourquoy  ils  ne  feroient  pas  auffi  capables  de 
demonftration ,  fi  on  fongeoit  à  fe  faire  de  bonnes  métho- 
des pour  examiner  pié-à-pié  leur  convenance  ou  leur  dif- 
convenance.  Par  exemple  ,  cette  Propofition ,  //  nefan- 
roit y  avoir  de  l'mjnjlice  oh  il  n'y  a  point  de  propriété  3  eft 

auffi 


on  a 

iàccs 


De  V Etendue  de  la  CoptoiJJ'ance  humaine.  Liv.IV.  699 
auflî  certaine  qu'aucune  Démonftration  qui  foit  dans  Eu-  C  h  a  p 
clide  ;  car  l'idée  de  propriété  étant  un  droit  à  une  certaine  III. 
chofc}  &  l'idée  qu'on  défigne  par  le  nom  d'injujlice  étant 
l'invafton  ou  la  violation  d'un  Droit,  il  eft  évident  que 
ces  idées  étant  ainfî  déterminées ,  &  ces  noms  leur  étant 
attachez,  je  puis  connoître  auiîi  certainernent  que  cette 
Propofition  eft  véritable  que  je  connois  qu'un  Triangle  a 
trois  angles  égaux  à  deux  Droits.  Autre  Propolition 
d'une  égale  certitude  ,  Nul  Gouvernement  n^ accorde  une 
abfolue  liberté;  car  comme  l'idée  du  Gouvernement  eft  un 
établiflement  de  fociété  fur  certaines  régies  ou  Loix  dont 
il  exige  l'exécution ,  &  que  l'idée  d'une  abfolué  liberté  eft 
à  chacun  une  puiflance  de  faire  tout  ce  qu'il  luy  plaît ,  je 
puis  être  aufîî  certain  de  la  vérité  de  cette  Propofition 
que  d'aucune  qu'on  trouve  dans  les  Mathématiques. 

§.   19.  Ce  qui  a  donné  à  cet  égard,   l'avantage  aux  Deux  ciH>rcs 
idées  de  Quantité  ,   &:  les  a  fait  croire  plus  capables  de  P°"-,^"'^T, 
certitude  &  de  démonftration,  c  eft,  Mor.i!cîiiic3pa 

Premièrement ,  qu'on  peut  les  repréfenter  par  des  mar-  ^'"  ^'=  ^'-''n<"«- 
ques  fenfibles  qui  ont  une  plus  grande  &  plus  étroite  cor-  i.'^pjr'c"  qu'elles 
refpondance  avec  elles,  que  quelques  mots  ou  fons  qu'on  ne  peuvent  être 
puifle  imaginer.    Des  figures  tracées  fur  le  Papier  font  au-  p7r  jcsm"ques 
tant  de  copies  des  idées  qu'on  a  dans  l'Efprit ,  6c  qui  ne  ibndbics  ;  & 
font  pas  fuiettes  à  l'incertitude  que  les  Mots  ont  dans  leur  f-  F^"  fi  "''•■'- 
lignmcation.   Un  Angle,  un  Cercle,  ou  un  Qiiarre  qu  on^compicies. 
trace  avec  des  lignes,  paroît  à  la  veùë,  fans  qu'on  puifle 
s'y  méprendre,  il  demeure  invariable ,  &  peut  être  con- 
ilderé  à  loifir  ;  on  peut  revoir  la  démonftration  qu'on  a 
faite  fur  fon  fujet ,  &  en  confiderer  plus  d'une  fois  toutes 
les  parties  fans  qu'il  y  ait  aucun  danger  que  les  idées  chan- 
gent le  moins  du  monde.     On  ne  peut  pas  faire  la  même 
chofe  à  l'égard  des  idées  Morales  -,  car  nous  n'avons  point 
de  marques  fenfibles  qui  les  repréfentent,  &  par  où  nous 
puiftions  les  expofer  aux  yeux.     Nous  n'avons  que  des 
mots  pour  les  exprimer  >  mais  quoy  que  ces  mots  reftent 
]es  mêmes  quand  ils  font  écrits  ,    cependant   les    idées 
qu'ils  lignifient,  peuvent  varier  dans  le  même  homme j 

Tttt  2  & 


700         "De  V Etendue  de  la  Conn^iJ^ance  humaine. 
C  H  A  p.    &  il  eft  fort  rare  qu'elles  ne  Ibient  pas  différentes  en  dif- 
111.       férentes  perfonnes. 

En  fécond  liea  ,  une  autre  chofe  qui  caufe  une  plus 
grande  difficulté  dans  la  Morale,  c'efl:  que  les  Idées  Mo- 
rales font  communément  plus  complexes  que  celles  des 
Figures  qu'on'  confidére  ordinairement  dans  les  Mathé- 
matiques. D'oii  il  naît  ces  deuK  inconveniens,  le  pre- 
mier que  les  noms  des  idées  morales  ont  une  fignification 
plus  incertaine,  parce  qu'on  ne  convient  pas  li  aifément 
de  la  coUeftion  d'Idées  fimples  qu'ils  fignifient  précifé- 
ment;  &:  par  conféquent  le  iigne  qu'on  met  toujours  à 
leur  place  lorfqu'on  s'entretient  avec  d'autres  perfonnes, 
&■  fouvent  en  méditant  en  foy-même,  n'emporte  pas  con- 
ftamment  avec  luy  la  même  idéej  ce  qui  caufe  le  même 
défordre  &:  la  même  méprife  qui  arrivcroit,  li  un  homme 
voulant  démontrer  quelque  chofe  d'un  Heptagone  omet- 
toit  dans  la  figure  qu'il  feroit  pour  cela  un  des  angles, 
on  donnoit  fans  y  penfer,  à  la  Figure  un  angle  de  plus 
que  ce  nom-là  n'en  défigne  ordinairement,  ou  qu'il  ne 
vouloit  luy  donner  la  première  fois  qu'il  penfa  à  fa  Dé- 
monftration.  Cela  arrive  fouvent  ,  ôc  à  peine  peut-on 
l'éviter  dans  chaque  idée  complexe  de  Morale,  où  en  re- 
tenant le  même  nom,  on  omet  ou  l'on  infère,  dans  un 
temps  plutôt  que  dans  l'autre,  un  Angle,  c'eft  à  dire  une 
idée  llmple  dans  une  Idée  complexe  qu'on  appelle  tou- 
jours du  même  nom.  Un  autre  inconvénient  qui  naît  de 
la  complication  des  Idées  morales,  c'eft  que  l'Efprit  ne 
fauroit  retenir  aifément  ces  combinaifons  précifes  d'une 
manière  aufll  exafte  £c  aulli  parfaite  qu'il  eft  néceflaire 
pour  examiner  les  rapports,  les  convenances,  ou  les  dif- 
convenances  de  plufieurs  de  ces  Idées  comparées  l'une  à 
l'autre.  Se  fur  tout  lorfqu'on  n'en  peut  juger  que  par  de 
longues  déductions,  &:  par  l'intervention  de  plufieursau- 
îres  Idées  complexes  dont  on  fc  fert  pour  montrer  la  con- 
venance de  deux  Idées  éloignées. 

Le  grand  fecours  que  les  Mathématiciens  ont  trouvé 
contre  cet  inconvénient  dans  les  Figures  qui  étant  une 

fois 


Ve  V  Etendue  delà  ConnoiJSance  humaine.  "Liv. TV.  70  r 

fois  tracées  reftent  toujours  les  mêmes,  eft  fort  vifiblej  Chap. 
&  en  effet  fans  cela ,  la  Mémoire  auroit  fouvent  bien  de  III. 
la  peine  à  retenir  ces  Figures  fi  exactement,  tandis  que 
l'Elprit  en  parcourt  les  parties  pié-à-pié,  pour  en  exami- 
ner les  différens  rapports.  Et  quoy  qu'en  aflemblant  une 
grande  femme  dans  Vjiddition ,  dans  la  Multiplication ,  ou 
dans  la  Divifion,  où  chaque  partie  n'eft  qu'une  progref- 
fion  de  l'Efprit  qui  envifage  fes  propres  idces,  Scquicon- 
fidére  leur  convenance  ou  leur  difconvenance,  la  refolu- 
tion  de  la  Qiieftion  ne  foit  autre  chofe  que  le  refultat  du 
Tout  compofé  de  nombres  particuliers  dont  l'Efprit  a 
une  claire  perception  -,  cependant  li  l'on  ne  défigne  les 
différentes  parties  par  des  marques  dont  la  fignification 
précife  foit  connue,  6c  qui  reftent  &  demeurent  en  veùë 
ïorfque  la  Mémoire  les  a  laifle  échapper,  il  feroit  pref- 
que  impollible  de  retenir  dans  l'Efprit  un  iî  grand  nom- 
bre d'idées  différentes,  fans  brouiller  ou  laiffer  échapper 
quelques  articles  du  Compte  ,  &  par  là  rendre  inutiles 
tous  les  raifonnemens  que  nous  ferions  fur  cela.  Dans  ce 
cas  les  chiffres  n'aident  en  aucune  manière  à  faire  apper- 
cevoir  à  l'Efprit  la  convenance  de  deux  ou  de  plufieurs 
nombres  ,  leurs  égalitez  ou  leurs  proportions  -,  ce  que 
l'Efprit  fait  uniquement  par  l'intuition  "des  idées  qu'il  a 
des  nombres  mêmes.  Les  cara6téres  numériques  fervent 
feulement  à  la  Mémoire  pour  cnregîtrer  Se  conferver  les 
différentes  idées  fur  lefquelles  roule  la  Démonftration;  & 
par  leur  moyen  un  homme  peut  connoître  jufqu'où  eft 
parvenue  fa  Connoiflance  intuitive  dans  l'examen  de  plu- 
fieurs de  ces  nombres  particuliers  >  afin  que  par  là  il  puif- 
fe  avancer  fans  confufion  vers  ce  qui  luy  eft  encore  in- 
connu. Se  avoir  enfin  devant  luy,  d'un  coup  d'œuil,  le 
refultat  de  toutes  fes  perceptions  &  de  tous  (es  raifonne- 
mens. 

§.  20.  Un  moyen  par  où  l'on  peut  beaucoup  remédier  Moyens  pour 
à  une  partie  de  ces  inconveniens  qui  fe  rencontrent  dans  j^™*^*^'"^"^ 
les  Idées  Morales  6c  qui  les  ont  fait  regarder  comme  in- 
capables de  démonftration ,  c'eft  d'expofer,  par  des  dé- 
Tttt  3  fini- 


70  2         De  l'Etendue  de  la  Conmijptnce  humaine. 

C  H  A  p.  finitions ,  la  colleftion  d'idées  fimples  que  chaque  terme 
III.  doit  fignifier,  &z  d'employer  enfuite  les  termes  pour  dé- 
figner  conftamment  cette  colle£tion  précife.  Du  relie, 
il  n'ell  pas  aifé  de  prévoir  quelles  méthodes  peuvent  être 
luggerées  par  VÂlgebre  ou  par  quelque  autre  moyen  de 
cette  nature ,  pour  écarter  les  autres  difficultez.  Je  fuis 
afsûré  du  moins  que,  fi  les  hommes  vouloient s'appliquer 
à  la  recherche  des  Veritez  morales  félon  la  même  métho- 
de,  ôc  avec  la  même  indifférence  qu'ils  cherchent  les  Ve- 
ritez Mathématiques  >  ils  trouveroient  que  ces  premières 
ont  une  plus  étroite  liaifon  l'une  avec  l'autre,  qu'elles 
découlent  de  nos  idées  claires  &  diftinâres  par  des  confe- 
quences  plus  nécefiaires ,  &c  qu'elles  peuvent  être  démon- 
trées d'une  manière  plus  parfaite  qu'on  ne  croit  commu- 
nément. Mais  il  ne  faut  pas  efpérer  qu'on  s'applique 
beaucoup  à  de  telles  découvertes,  tandis  que  le  defir  de 
l'Eftime  ,  des  Richefles  ou  de  la  Puiflance  portera  les 
hommes  à  époufer  les  opinions  autorifées  par  la  Mode, 
&  à  chercher  en  fuite  des  Argumens  ou  pour  les  faire  paf- 
fer  pour  bonnes,  ou  pour  les  farder,  &  pour  couvrir  leur 
difformité.  Car  comme  rien  n'eft  aufll  agréable  à  l'Oeuil 
que  la  Vérité  l'cft  à  l'Efprit ,  il  n'y  a  rien  de  fi  diftbrme, 
&  de  fi  incompatible  avec  l'Entendement  que  le  Mcn- 
fonge.  Un  homme  peut  bien  reconnoîtrc  pour  fa  femme 
avecaflcz  de  plaifir  une  perfonne  qui  ne  foit  pas  fort  bel- 
le }  mais  qui  eft  aHcz  hardi  pour  avouer  ouvertement 
qu'il  a  époufé  la  FaufTeté,  Se  reçu  dans  fon  fein  une  cho- 
fe  aullî  affreufe  que  le  Menfonge.'  Pendant  que  les  difFé- 
rens  Partis  font  recevoir  leurs  opinions  à  tous  ceux  qu'ils 
peuvent  avoir  en  leur  puiflance,  fans  leur  permettre  d'exa- 
miner fi  elles  font  fiuiflcs  ou  véritables ,  6c  qu'ils  ne  veu- 
lent pas  laifl'er ,  pour  ainfi  dire,  à  la  Vérité  fes  coudées 
franches,  ni  aux  hommes  la  liberté  de  la  chercher,  queis 
progrès  peut-on  efpérer  de  ce  côtè-là,  quelle  nouvelle 
lumière  pcur-on  efpérer  dans  les  Sciences  qui  appartien- 
nent à  la  Morale?  Cette  partie  du  Genre  Humain  qui  cû 
fous  le  joug,  devroit  attendre,  au  lieu  de  cela,  dans  la 

plû- 


De  V Etendue  de  la  Conmiffance  humaine.  Liv.IV.  703 
plupart  des  Lieux  du  Monde,  les  ténèbres  auflî  bien  que    C  h  a  p. 
l'efclavage  d'Egypte  ,   fi  la  Lumière  du  Seigneur  ne  fe       IIL 
trouvoit  pas  d'elle-même  préfente  à  l'Efprit  des  hommes  -, 
lumière  facrée  que  tout  le  pouvoir  des  hommes  ne  fauroit 
éteindre  entièrement. 

§.    21.   Qiiant  à  la  quatrième  forte  de  Connoiflance  ^^- A''^'g"<i 
que  nous  avons ,  qui  eft  de  Texiftence  réelle  &  aftuelle  t^eUf ^  iJ^^ 
des  chofesj  nous  avons  une  connoiflance  intuitive  de  nô- ■*'"'"  une con. 
tre  exiftence ,  &  une  connoiflance  dèmonftrative  de  l'exi-  "ivfdrnô"rr" 
flence  de  Dieu.     Pour  l'exiftence  d'aucune  autre  chofe  Exiftence ,  une 
nous  n'en  avons  point  d'autre  qu'une  connoifl^ance  fenfi-  fj^-°'^^^^^ 
tive  qui  ne  s'étend  point  au  delà  des  objets  qui  font  pré- de  Dieu,  &  une 

fens  à  nos  Sens.  'ci"fic°«^dT 

§.    22.   Nôtre  Connoifl^ance  étant  refl'errèe  dans  des  quelque  pj'^ 
bornes  fi  étroites,  comme  je  l'ai  montré  j   pour  mieux  ^'autres cho- 
voir  l'état  prèfent  de  nôtre  Efprit,  il  ne  fera  peur-être  pas  "' 
inutile  d'en  confidèrer  un  peu  le  côté  obfcur,  &  de  pren-  deTft'nôtf""' 
dre  connoifl'ance  de  nôtre  propre  Ignorance,  qui  étant  ignorance  » 
infiniment  plus  étendue  que  nôtre  Connoifl"ance,  peut  fer- 
vir  beaucoup  à  terminer  les  Difputes  &  à  augmenter  les 
connoiflanccs  utiles  ,   fi  après  avoir  découvert  jufqu'où 
nous  avons  des  idées  claires  Se  diftinftes,  nous  terminons 
nos  penfées  à  la  contemplation  des  chofes  qui  font  à  la 
portée  de  nôtre  Entendement,  &  que  nous  ne  nous  en- 
gagions point  dans  cet  abyme  de  ténèbres  (oîi  nos  Yeux 
nous  font  entièrement  inutiles  ,   &:  où  nos  Facultez  ne 
fauroient  nous  faire  appercevoir  quoy  que  ce  foit }  entê- 
tez de  cette  folle  penfée  que  rien  n'eft  au  deflîis  de  nôtre 
comprehenfion.  Mais  nous  n'avons  pas  befoin  d'aller  fort 
loin  pour  être  convaincus  de  l'extravagance  d'une  telle 
imagination.     Qiiiconque  fait  quelque  chofe ,  fait  avant 
toutes  chofes  qu'il  n'a  pas  befoin  de  chercher  fort  loin  des 
exemples  de  fon  Ignorance.     Les  chofes  les  moins  confi- 
derables  &  les  plus  communes  qui  fe  rencontrent  fur  nô- 
tre chemin ,  ont  des  cotez  obfcurs  où  la  Veûë  la  plus  pé- 
nétrante ne  fauroit  fe  faire  jour.     Les  hommes  accoutu- 
mez à  pesfer  ,  Ce  qui  ont  l'Efprit  le  plus  net  &  le  plus 

éten- 


•/oj^,  De  l'Etendue  de  la  Connoijfancé  humaine. 
Chap.  étendu,  fe  trouvent  enibarraflez  &c  hors  de  route,  dans 
III.  l'examen  de  chaque  particule  de  Matière.  C'eft  dequoy 
nous  ferons  moins  furpris ,  fi  nous  conllderons  les  Canf'es 
de  nôtre  Ignorance ,  lefquelles  peuvent  être  réduites  à  ces 
trois  principales,  Il  je  ne  me  trompe. 

La  première ,  que  nous  manquons  d'Idées. 
La  féconde,  que  nous  ne  faurions  découvrir  la  conne- 
xion qui  eft  entre  les  idées  que  nous  avons. 

Et  la  troifiéme,  que  nous  négligeons  de  fuivre  &  d'exa- 
miner exactement  nos  idées. 
I  Une  des        S.  2^.  Premièrement,  il  v  a  certaines  chofes,  &  qui 

caufes  de  notre        *V       -"  .  ,     •'  .  r 

Ignorance,      Hc  font  pas  cn  petit  nombre  ,   que  nous  ignorons  raute 

c'cft  que  nous    d'IdécS. 

d'e^es^oTde'^cê'!-  E"  premier  lieu  ,  toutes  les  Idées  fimples  que  nous 
les  qui  font  au  avons,  font  bornées  à  celles  que  nous  avons  par  les  Sens 
*^'^'^'' "^hen"'^  ou  par  Ics  opérations  de  nôtre  Efpritj  c'eft  dequoy  nous 
fo^^  ou  de  fommes  convaincus  en  nous-mêmes.  Or  ceux  qui  ne  font 
celles  que  nous  p^j  ailéz  dcftitucz  de  raifon  pour  fe  figurer  que  leurcom- 
point  en pacti-  prehenfioD  S  étende  a  toutes  choies,  n  auront  pas  de  pei- 
cniier.  ne  à  fe  convaincre  que  ces  chemins  étroits  £c  en  fi  petit 

nombre  n'ont  aucune  proportion  avec  toute  la  valle éten- 
due des  Etres.  Il  ne  nous  appartient  pas  de  déterminer 
quelles  autres  idées  fimples  peuvent  avoir  d'autres  Créa- 
tures dans  d'autres  parties  de  l'Univers,  par  d'autres  Sens 
êc  d'autres  Facultez  plus  parfaites  &:  en  plus  grand  nom- 
bre que  celles  que  nous  avons,  ou  ditferentes  de  celles 
que  nous  avons.  Mais  de  dire  ou  de  penfer  qu'il  n'y  a 
point  de  telles  facultez  parce  que  nous  n'en  avons  aucu- 
ne idée,  c'cft  raifcnncr  aufli  jufte  qu'un  Aveugle  qui  foù- 
ticndroit  qu'il  n'y  a  ni  Veùé  ni  Couleurs,  parce  qu'il 
n'a  abfolument  point  d'idée  d'aucune  telle  choie,  &: qu'il 
ne  fauroit  fe  reprefenter  en  aucune  manière  ce  que  c'eft 
que  voir.  L'ignorance  qui  eft  cn  nous,  n'cTiipéche  ni 
ne  borne  non  plus  la  connoiflance  des  autres,  que  le  dé- 
faut de  la  veùé  dans  les  Taupes  empêche  les  Aigles  d'a- 
voir les  yeux  i\  perçans.  Qiiiconquc  confidercra  la  puif- 
fance  infinie  j  la  fagcflé  ^  la  bontc  du  CrCvXtcur  de  tou- 
tes 


De  V Etendue  de  la  Connaiptnce  himaine.  Liv.IV.  70^ 
tes  chofes ,  aura  tout  fujct  de  penfer  que  ces  grandes  Ver-  C  h  a  p. 
tus  n'ont  pas  été  bornées  à  la  formation  d'une  Créature  HI. 
auffi  peu  confiderable  &  aufll  impuiflante  que  luy  paroî- 
tra  l'Homme  ,  qui  félon  toutes  les  apparences  tient  le 
dernier  rang  parmi  tous  le>  Etres  Intelle£tuels.  Amft 
nous  ignorons  de  quelles  facultez  ont  été  enrichies  d'au- 
tres Efpéces  de  Créatures  pour  pénétrer  dans  la  nature  6c 
dans  la  conltitution  intérieure  des  Chofes  ,  ôc  quelles 
idées  elles  peuvent  en  avoir,  entièrement  ditférentes  des 
nôtres.  Une  chofe  que  nous  favons  ôc  que  nous  voyons 
"certainement,  c'eft  qu'il  nous  manque  d'en  avoir  d'autres 
connoiffances  que  celles  que  nous  en  avons ,  pour  les  voir 
d'une  manière  plus  parfaite.  Et  il  nous  efl:  aifé  d'être 
convaincus ,  que  les  idées  que  nous  pouvons  avoir  par  le 
fecours  de  nos  Facultez ,  n'ont  aucune  proportion  avec 
les  Chofes  mêmes ,  puifque  nous  n'avons  pas  une  idée 
claire  èc  diftin£te  de  la  Subftance  même  qui  eft  le  fonde- 
ment de  tout  le  refte.  Mais  un  tel  manque  d'idées  étant 
une  partie  aufll  bien  qu'une  caufe  de  nôtre  Ignorance ,  ne 
fauroit  être  fpecilîé.  Ce  que  je  croy  pouvoir  dire  hardi- 
ment flir  cela,  c'eft  que  le  Monde  Intellectuel  &:  le  Mon- 
de Matériel  font  parfaitement  femblables  en  ce  point, 
Qiie  la  partie  que  nous  voyons  de  l'un  ou  de  l'autre  n'a 
aucune  proportion  avec  ce  que  nous  ne  voyons  pas,  6c 
que  tout  ce  que  nous  en  pouvons  découvrir  par  nos  yeux 
ou  par  nos  penfées ,  n'eft  qu'un  point ,  6c  prefque  rien  en 
comparaifon  du  refte. 

§.  24.  En  fécond  lieu ,  une  autre  grande  caufe  de  nô- Parce  que  !« 
tre  Ignorance ,  c'eft  le  manque  des  Idées  que  nous  fom-  J^p'^dioitu'cz 
mes  capables  d'avoir.    Car  comme  le  manque  d'idées  que  de  nous.'' 
nos  Facultez  font  incapables  de  nous  donner ,  nous  ôte 
entièrement  la  veûe  des  chofes  qu'on  doit  fuppofer  rai- 
fonnablément  dans  d'autres  Etres  plus  parfaits  que  nousi 
ainfi  le  manque  des  idées  dont  je  parle   préfentement, 
nous  retient  dans  l'ignorance  des  chofes  que  nous  conce- 
vons capables  d'être  connues  par  nous.     La  grojfeur  y  la 
fgtire  6c  le  mouvement  font  des  chofes  dont  nous  avons 

Vvvv  des 


7o6  De  l'Etendue  àe  la  Connoiffance  humainf. 
C  H  A  p.  des  idées.  Mais  quoy  que  les  idées  de  ces  premières  ^tit"^ 
111.  htez  des  Corps  ne  nous  manquent  pas;  cependant  C(>m- 
rne  nous  ne  connoiflbns  pas  ce  que  c'eft  que  la  groffeur 
particulière,  la  figure  6c  le  mouvement  de  la  plus  grande 
partie  des  Corps  de  l'Univers,  nous  ignorons  les  diffé- 
rentes puifl'ances ,  produftions  &  manières  d'opérer,  par 
où  font  produits  les  Effets  que  nous  voyons  tous  les 
jours.  Ces  chofes  nous  font  cachées  en  certains  Corps 
parce  qu'ils  font  trop  éloignez  de  nous,  &c  ert  d'autres 
parce  qu'ils  font  trop  petits.  Si  nous  confiderons  l'extrê-^ 
me  dilîance  des  parties  du  Monde  qui  font  expofées  à 
nôtre  veûè  &  dont  nous  avons  quelque  connoiflancç,  & 
les  raifons  que  nous  avons  de  penfer  que  ce  qui  eft  expo- 
fé  à  nôtre  veûè  n'eft  qu'une  petite  partie  de  cet  immenfe 
Univers,  nous  découvrirons  aufli-tôt  un  vafte  abyme 
d'ignorance.  Le  moyen  de  favoir  quelles  font  les  fabri- 
ques particulières  des  grandes  Mafles  de  matière  qui  com- 
pofent  cette  prodigieufe  machine  d'Etres  corporels;  juf- 
qu'où  elles  s'étendent >  quel  eft  leur  mouvement;  com- 
ment il  eft  perpétué  ou  communiqué,  6c  quelle  influen- 
ce elles  ont  l'une  fur  l'autre  :  Ce  font  tout  autant  de  re- 
cherches où  nôtre  Efprit  fe  perd  dès  la  première  reflexion 
qu'il  y  fait.  Si  nous  bornons  nôtre  contemplation  à  ce 
petit  Coin  de  l'Univers  où  nous  fommes  renfermez,  je 
veux  dire  au  Syftème  de  nôtre  Soleil  6c  à  ces  grandes 
MafTes  de  matière  qui  roulent  vifiblement  autour  de  luy, 
combien  de  diverfes  fortes  de  Végétaux,  d'Animaux  &: 
d'Etres  corporels,  douez  d'intelligence,  infiniment  dif- 
férens  de  ceux  qui  vivent  fur  nôtre  petite  Boule,  peut-il 
y  avoir,  félon  toutes  les  apparences,  dans  les  autres  Pla- 
nètes ,  defquels  nous  ne  pouvons  rien  connoître  ,  pas 
même  leurs  figures  &  leurs  parties  extérieures,  pendant 
que  nous  fommes  confinez  dans  cette  Terre;  puifqu'il 
n'y  a  point  de  voyes  naturelles  qui  en  puiflent  introduire 
dans  nôtre  Efprit  des  idées  certaines  par  Senfation  ou  par 
Reflexion.  Toutes  ces  chofes,  dis-je,  font  au  delà  de 
îa  portée  de  ces  deux  fources  de  toutes  nos  ConnoifTan- 


De  r Etendue  de  la  Conmiffance  humaine.  Liv.IV.  707 

ces  i  de  forte  que  nous  ne  faurions  même  conjecturer  de-   C  h  a  p. 
quoy  font  parées  ces  Régions  &:  quelles  fortes  d'habitans    .111. 
il  y  a ,  tant  s'en  faut  que  nous  en  ayions  des  idées  clai- 
res &  diftinftes. 

§.  25.  Si  une  grande  partie,  ou  plutôt  la  plus  grande  Parce  qu'ils 
partie  des  différentes  efpéces   de   Corps  qui  font  dans  ^'""  ""^^  ^'^' 
l'Univers  ,   échappent  à  nôtre  ConnoilTance  à  caufe  de 
leur  éloignement;  il  y  en  a  d'autres  qui  ne  nous  font  pas 
moins  cachez  par  leur  extrême- petitefTe.     Comme  ces 
corpufculcs  infeniibles  font  les  parties  a£tives  de  la  Ma- 
tière &  les  grands  inftrumens  de  la  Nature ,  d'où  dépen- 
dent -non  feulement  toutes  leurs  Secondes  §luali(ez,  mais 
auflî  la  plupart  de  leurs  opérations  naturelles ,  nous  nous 
trouvons  dans  une  ignorance  invincible  de  ce  que  nous 
defîrons  de  connoître  fur  leur  fujet ,  parce  que  nous  n'a- 
vons point  d'idées  précifes  èc  diftinftes  de  leurs  premiè- 
res Qiialitez.     Je  ne  doute  pas,  que,  fi  nous  pouvions 
découvrir  la  figure,  la  grofléur,  la  contexture  &  le  mou- 
vement des  petites  particules  de  deux  Corps  particuliers, 
nous  ne  puffions  connoître  ,   fans  le  fecours  de   l'expé- 
rience, plufieurs  des  opérations  qu'ils  feroient  capables 
de  produire  l'un  fur  l'autre  ,   comme  nous   connoiflbns 
preléntement  les  propriétez  d'un  Qiiarré  ou  d'un  Trian- 
gle.     Par  exemple  ,   fi   nous  connoifîions  les  affedtions 
mécaniques  des  particules  de  la  Rhubarh  ^  de  la  C;>?/c, 
de  VOpiiim  &  d'un  Homme ,  comme  un  Horloger  connoit 
celles  d'une  Montre  par  oîi  cette  Machine  produit  fes 
opérations,  6c  celles  d'une  Lime  qui  agiflant  fur  les  par- 
ties de  la  Montre  doit  changer  la  figure  de  quelqu'une  de 
fes  roués ,  nous  ferions  capables  de  dire  par  avance  que 
la  Rhubarbe  doit  purger  un  homme,    que  la  Ciguë  le 
doit  tuer,. 6c  l'Opium  le  faire  dormir,  tout  ainfi  qu'un 
Horloger  peut  prévoir  qu'un  petit   morceau  de   pipier 
pcfé  fur  le  Balancier,  empêchera  la  Montre  d'iUer,  luf- 
qu'a  ce  qu'il  f;Mt  ôré ,  ou  qu'une  certaine  petite  partie  de 
cette  Machme  étant  détachée  par  la  L.imc,  !un  mouve- 
jnent  ceflcra  entièrement,  6c  que  la  Montre  n'ira  plus. 
V  V  v  v  2  En 


708  De  VEtmduè  de  la  Connoijfancé  himaîne. 

Chap.    En  ce  cas,  la  raifon  pourquoy  l'Argent  fe  difToiit  dai?s 
III.      l'Eau  forte,  &c  non  dans  l'Eau  Regale  où  l'Or  fe  diflbut 
quoy  qu'il  ne  fe  diflblve  pas  dans  l'Eau  forte ,  feroit  peut- 
être  aulTi  facile  à  connoître ,  qu'il  l'eft  à  un  Serrurier  de 
comprendre  pourquoy  une  clé  ouvre  une  certaine  ferru- 
.,„^.,  re  S>c  non  pas  une  autre.     Mais  pendant  que  nous  n'avons 

pas  des  Sens  aflêz  pénétrans  pour  nous  faire  voir  les  peti- 
tes particules  des  Corps  &  pour  nous  donner  des  idées  de 
leurs  afteftions  mécaniques,  nous  devons  nous  réfoudre  à 
ignorer  leurs  propriétez  &c  la  manière  dont  ils  opèrent» 
&  nous  ne  pouvons  être  afsûrez  d'aucune  autre  chofe  fur 
leur  fujet  que  de  ce  qu'un  petit  nombre  d'expériences 
peut  nous  en  apprendre.  Mais  de  favoir  fi  ces  expérien- 
ces réu  (liront  une  autre  fois,  c'eft  dequoy  nous  ne  pou- 
vons pas  être  certains.  Et  c'eft  là  ce  qui  nous  empêche 
d'avoir  une  connoiflance  certaine  des  Véritez  univerfel- 
ks  touchant  les  Corps  naturels  ;  car  fur  cet  article  nôtre 
Raifon  ne  nous  conduit  guère  au  delà  des  Faits  particu- 
liers. 
D'où  il  s'enfuit  §.  26.  C'cft  poufquoy  quclquc  loin  que  l'induftrie 
i]\ie  nous  n'a-   j^^mainc  puifTe  porter  la  Philofophie  Expérimentale  fur 

vous  aucune  r  r  ■      r   ■  '    j  ■ 

fcn:w:fram-t  dcs  chofcs  Phyliques ,  je  luis  tente  de  croire  que  nous  ne 
fcienufi,jHt  tou- pourrons  jamais  parvenir  fur  ces  matières  à  une  connoif- 
Co^rpl"  imce  fcientifique  i  fi  j'ofe  m'exprimer  ainll  ,  parce  que 
nous  n'avons  pas  des  idées  parfaites  êc  complettes  de  ces 
Corps  mêmes  qui  font  le  plus  près  de  nous  èc  le  plus  à 
nôtre  difpofition.  Nous  n'avons,  dis-je,  que  des  idées 
fort  imparfaites  êc  incomplettes  des  Corps  que  nous  a- 
vons  rapportez  à  certaines  ClalTcs  fous  des  noms  géné- 
raux Se  que  nous  croyons  le  mieux  connoître.  Peut-être 
pouvons-nous  avoir  des  idées  diftin£tes  de  différentes  for- 
tes de  Corps  qxii  tombent  fous  l'examen  de  nos  Sens> 
mais  je  doute  que  nous  ayions  des  idées  complettes  d'au- 
cun d'eux.  Et  quoy  que  la  première  manière  de  connoî- 
tre ces  Corps  nous  lufiife  pour  l'ufage  6c  pour  le  difcours 
ordinaire  ,  cependant  tandis  que  la  dernière  nous  man^ 
quci  nous  ne  femmes  point  capables  d'une  Connoijjfarjct 

fcien-^ 


De  l'Etendue  de  la  ConnoiJJ'ancè  humaine.  Liv.IV.  709 
fcientifique ,  &  nous  ne  pourrons  jamais  découvrir  fur  leur  C  h  a  p\ 
fujet  des  veritez  générales  ,  inftruftives  &:  entièrement  III^ 
inconteftables.  La  Certitude  &  la  De'monjlration  font  des 
chofes  auxquelles  nous  ne  devons  point  prétendre  fur  ces 
matières.  Par  le  moyen  de  la  couleur,  delà  figure,  du 
goùt>  de  l'odeur  8c  des  autres  Qualitez  fenfibles,  nous 
avons  des  idées  aufll  claires  ^  aufli  diftindres  de  la  Sauge 
&  de  la  Ciguë  que  nous  en  avons  d'un  Cercle  Se  d'un 
Triangle  j  mais  comme  nous  n'avons  point  d'idée  des 
premières  Qiialitez  des  particules  infenfibles  de  l'une  & 
de  l'autre  de  ces  Plantes  ôc  des  autres  Corps  auxquels 
nous  voudrions  les  appliquer,  nous  ne  faurions  dire  quels 
effets  elles  produiront  >  &  lorfque  nous  voyons  ces  effets , 
nous  ne  faurions  conje£turer  la  manière  dont  ils  font  pro- 
duits bien  loin  de  la  connoître  certainement.  Ainlî,  n'a- 
yant point  d'idée  des  particulières  affe£tions  mécaniques 
des  petites  particules  des  Corps  qui  font  près  de  nous  j, 
nous  Ignorons  leurs  conilitutions ,  leurs  puiffances  &  leurs 
opérations.  Pour  les  Corps  plus  éloignez,  ils  nous  font 
encore  plus  inconnus,  puifque  nous  ne  connoiflbns  pas 
même  leur  figure  extérieure  ,  ou  les  parties  fenfibles  6c 
groffiéres  de  leurs  Conftitutions. 

§■  2j.  Il  paroît  d'abord  par  là  combien  nôtre  Con- Encore moiiig 
noiflance  a  peu  de  proportion  avec  toute  l'étendue  des  J?"'^''-^"^  '^ 

très  mêmes  matériels.  Qiie  fi  nous  ajoutons  a  cela  la 
confideration  de  ce  nombre  infini  d'Efprits  qui  peuvent 
exifter  &  qui  exiftent  probablement ,  mais  qui  font  en- 
core plus  éloignez  de  nôtre  Connoiflance  ,  puifqu'ils 
nous  font  abfolument  inconrais  Se  que  nous  ne  faurions 
nous  former  aucune  idée  diftinfte  de  leurs  difïcrens  or- 
dres ou  différentes  Efpéces;  nous  trouverons  que  cette 
Ignorance  nous  cache  dans  une  obfcuritc  impénétrable 
prefque  tout  le  Monde  intelleâruel,  qui  certainement  eft 
&  plus  grand  &  plus  beau  que  le  Monde  matériel.  Car 
excepté  quelque  peu  d'idées  fort  fiiperficielles  que  nous 
nous  formons  d'un  Efprit  par  la  reflexion  que  nous  fai- 
fons  fiu:  nôtre  propre  Efpnt ,  d'où  nous  déduifons  le 
Vvvv  3  mieu.^ 


710  De  V Etendue  de  la  Connoijfance  humaine'. 
Chap.  mieux  que  nous  pouvons  l'idée  du  Père  des  Efprits,  cet 
JII.  Etre  éternel  èc  indépendant  qui  a  fait  ces  excellentes 
Créatures ,  qui  nous  a  faits  avec  tout  ce  qui  exifte  >  nous 
n'avons  aucune  connoiflance  des  autres  Efprits ,  non  pas 
même  de  leur  exiftence ,  autrement  que  par  le  fecours  de 
la  Révélation.  L'exiftence  actuelle  des  Anges  &  de  leurs 
différentes  Efpéces,  eft  naturellement  au  delà  de  nos  dé- 
couvertes ;  &  toutes  ces  Intelligences  dont  il  y  a  appa- 
remment plus  de  diverfes  fortes  que  de  Subftanccs  corpo- 
relles ,  font  des  chofes  dont  nos  Facultez  naturelles  ne 
nous  apprennent  abfolument  rien  d'afsùré.  Chaque  hom- 
me a  fujet  d'être  perfuadé  par  les  paroles  fie  les  actions 
des  autres  hommes  qu'il  y  a  en  eux  une  Ame>  un  Etre 
penfant  aulli  bien  que  dans  foy-méme  ;  Se  d'autre  part  la 
connoiflance  qu'on  a  de  fon  propre  Efprit,  ne  permet  pas 
à  un  homme  qui  fait  quelque  reflexion  fur  la  caufe  de  fon 
exifl:ence  d'ignorer  qu'il  y  a  un  D  i  e  u.  Mais  qu'il  y  ait 
des  dégrez  d'Etres  Ipirituels  entre  nous  &  Dieu,  qui  elt- 
ce  qui  peut  venir  à  le  connoitre  par  fes  propres  recher- 
ches &  par  la  feule  pénétration  de  fon  Efprit?  Encore 
moins  pouvons  nous  avoir  des  idées  diftindes  de  leurs 
difljérentes  natures,  conditions,  états,  puiflances  Se  di- 
verfes conltitutions,  par  où  ces  Etres  différent  les  uns 
des  autres  fie  de  nous.  C'efl:pourquoy  nous  fommes  dans 
une  abfolué  ignorance  fur  ce  qui  concerne  leurs  diiféren- 
tes  Efpeces  fie  leurs  diverfes  Propriétez. 
n.  Autre  g.  2^.  Après  avoir  vu  combien  parmi  ce  grand  nom- 

îonoTai'c'c"°"ft  l^re  d'Etres  qui  exiltent  dans  l'Univers  il  y  en  a  peu  qui 
que  nous  ne  nous  foicnt  conuus,  fautc  d'idées  j  confiderons,  enjecofid 
pouYons  paî     ^^         ^^^^  autre  fource  d'Ignorance  qui  n'efl:  pas  moins 

trou  cr  la  con-  ■*  o  i  r 

«xion  tiui  cit  importante ,  c  elt  que  nous  ne  (aurions  trouver  la  conne- 
«mre  ks  Idées  -^{qj^  m^i  eft  entre  les  Idccs  que  nous  avons  aftuellement- 

que  nous  ^,         ^^  ,  •^        . 

arons.  Car  par  tout  ou  cette  connexion  nous  manque  ,    nous 

f(;mmes  entièrement  incapables  d'une  Connoiflance  uni- 
vcrfelle  &  certaine  j  ôc  toutes  nos  veùës  fe  reduifent  com- 
me dans  le  cas  précèdent  à  ce  que  nous  pouvons  appren- 
dre par  i'Oblervation  èi  par  l'Expcnence,  djnt  il  n'elt 

pas 


îDeVEtenduë  delà  Connoiffanct  humaine. IjIv. IV.  711 
pas  néceflaire  de  dire  qu'elle  eft  fort  bornée  8c  bien  éloi-    C  h  a  p, 
gnée  d'une  Connoiflance  générale ,  car  qui  ne  le  fait  ?  Je      III. 
vais  donner  quelques  exemples  de  cette  caufe  de  nôtre 
Ignorance,  &•  pafîer  enfuite  à  d'autres  chofes.    Il  eft  évi- 
dent que  la  grofleur ,  la  figure  &  le  mouvement  des  difFé- 
rens  Corps  qui  nous  environnent ,  produifent  en  nous  dif- 
férentes fenfations  de  Couleurs,  de  Sons,  de  Goûts  ou 
d'Odeurs,  de  plaifir  ou  de  douleur, c^f.  Comme  les  affe- 
ctions mécaniques  de  ces  Corps  n'ont  aucune  liaifon  avec 
ces  Idées  qu'elles  produifent  en  nous  (car  on  ne  fauroit 
concevoir  aucune  liaifon  entre  aucune  impulfion  d'ua 
Corps  quel  qu'il  foit,  &:  aucune  perception  de  couleur 
ou  d'odeur  que  nous  trouvions  dans  nôtre  Efprit}  nous 
ne  pouvons  avoir  aucune  connoiflance  diftin£te  de  ces 
fortes  d'opérations  au  delà  de  nôtre  propre  expérience ,. 
ni  raifonner  fur  leur  fujet  que  comme  fur  des  effets  pro- 
duits par  l'inftitution  d'un  Agent  infiniment  fage ,  laquel- 
le eft  entièrement  au  deffus  de  nôtre  comprehenfion.  Mais 
tout  ainfi  que  nous  ne  pouvons  déduire,  en  aucune  ma- 
nière ,    les  idées  des  Qiialitez  fenfibies  que  nous  avons 
dans  l'Efprit ,  d'aucune  caufe  corporelle,  ni  trouver  au- 
cune correfpondance  ou  liaifon  entre  ces  Idées  &:  les  pre- 
mières Qiialitcz  qui  les  produifent  en  nous  ,    comme  il 
paroît  par  l'expérience;  il  nous  eft  d'autre  part  aufîi  im- 
pofllble  de  comprendre  comment  nos  Efprits  agiflent  fur 
nos  Corps.  Il  nous  eft,  dis-je,  aufïï  difficile  de  concevoir 
qu'une  Penfée  produife  un  Mouvement  dans  le  Corps,, 
que  de  Concevoir  qu'un  Corps  puilTe  produire  aucune 
penfée  dans  l'Efprit.     Si  l'Expérience  ne  nous  eût  con- 
vaincu que  cela  eft  ainfi ,  la  conllderation  des  chofes  mê- 
mes n'auroit  jamais  été  capable  de  nous  le  découvrir  en 
aucune  manière.     Qiioy  que  ces  chofes  6c  autres  fembla- 
bles  ayent  une  liaifon  conftante  ^  régulière  dans  le  cours- 
ordinaire,  cependant  comme  cette  liaifon  ne  peut  être  re^ 
connue ,  dans  les  Idées  mêmes  ,  qui  ne  femblent  avoir 
aucune  dépendance  nécefl^aire ,  nous  ne  pouvons  attribuer 
leiu:  connexion  à  aucune  autre  chofe  qu'à  la  détermina- 

rioB' 


712  De  V Etendue  de  la  Connoijfdnce  humaine. 

C  H  A  p.    tion  arbitraire  d'un  Agent  tout  fage  qui  les  a  fait  être  ^ 
II L       agir  ainfi  par  des  voyes  qu'il  eft  abfolument  impofllble  à 
nôtre  foible  Entendement  de  comprendre. 

exemples.  §.  29.  11  y  a,  dans  quelques-unes  de  nos  Idées  des  re- 
lations Se  des  liaifons  qui  font  fi  vifiblement  renfermées 
dans  la  nature  des  Idées  mêmes  ,  que  nous  ne  faurions 
concevoir  qu'elles  en  puifTent  être  feparces  par  quelque 
Puifl'ance  que  ce  foit.  Et  ce  n'eft  qu'à  l'égard  de  ces  idées 
■  que  nous  fommes  capables  ci'une  connoiflance  certaine  6c 
univerfelle.  Ainfi  l'idée  d'un  Triangle  rectangle  emporte 
néceflairement  avec  foy  l'égalité  de  fes  Angles  à  deux 
Droits  i  &  nous  ne  faurions  concevoir  que  la  relation  6c 
la  connexion  de  ces  deux  Idées  puifle  être  changée,  ou 
dépende  d'un  Pouvoir  arbitraire  qui  l'ait  fait  ainfi  à  fa 
volonté,  ou  qui  l'eut  pu  faire  autrement.  Mais  la  cohé- 
iîon  èc  la  continuité  des  parties  de  la  Matière,  la  manière 
dont  les  fenfatior^s  des  Couleurs ,  des  Sons,  6cc.  fe  pro- 
duifenc  en  nous  par  impulfion  ôc  par  mouvement,  les  rè- 
gles 6c  la  communication  du  Mouvement  même  étant 
des  chofes  oîi  nous  ne  faurions  découvrir  aucune  conne- 
xion naturelle  avec  aucune  idée  que  nousayions,  nous 
ne  pouvons  les  attribuer  qu'à  la  volonté  arbitraire  6c  au 
,bon  plaifir  du  fage  Ar<:hiteâ:e  de  l'Univers.  Il  n'eft  pas 
néceffaire,  à  mon  avis,  que  je  parle  ici  de  la  Refurre- 
-ftion  des  Morts,  de  l'état  à  venir  du  Globe  de  la  Terre 
-Se  de  telles  autres  chofes  que  chacun  reconnoit  dépendre 
entièrement  de  la  détermination  d'un  Agent  libre.  Lorf- 
que  nous  trouvons  que  des  Chofes  agiffent  reguliére- 
jnent,  aufli  loin  que  s'étendent  nos  Obfervations,  nous 
pouvons  conclurre  qu'elles  agiflcnt  en  vertu  d'une  Loy 
.qui  leur  eft  prefcrite,  mais  qui  poiu-tant  nous  eft  incon- 
nue: auquel  cas,  encore  que  les  Caufes  agiffent  règle- 
ment 6c  que  les  Effets  s'en  enfuivent  conftammcnt,  ce- 
pendant comme  nous  ne  faurions  découvrir  par  nos  Idées 
leurs  connexions  6c  leurs  dépendances ,  nous  ne  pouvons 
^n  avoir  qu'une  connoiflance  expérimentale.  JPar  tout 
cela  il  eft  aifé  de  voir  dans  quelles  ténèbres  nous  fommes 

pion- 


De  V Etendue  de  la  Cotmoijfance  himmne.  Liv.IV.  715 

plongez ,  6c  combien  la  Connoiflance  que  nous  pouvons  C  h  a  p. 
avoir  de  ce  qui  exifte,  eft  imparfaite  &  fuperfîcielle.  Par  III. 
conféquent  nous  ne  luy  ferons  aucun  tort  en  penfant  mo- 
deftement  en  nous-mêmes,  que  nous  fomraes  fi  éloignez 
de  nous  former  une  idée  de  toute  la  nature  de  l'Univers 
&  de  comprendre  toutes  les  chofes  qu'il  contient  ,  que 
nous  ne  fommes  pas  même  capables  d'acquérir  une  con- 
noiflance Philofophique  des  Corps  qui  font  autour  de 
nous,  &  qui  font  partie  de  nous-mêmes  j  puifque  nous  ne 
iâurions  avoir  une  certitude  univerfelle  de  leurs  fécondes 
Qiialitez,  de  leurs  Puiflances  &  de  leurs  Opérations.  Nos 
Sens  apperçoivent  chaque  jour  difterens  Effets,  dont  nous 
avons  jufque-là  une  connoijfance  fenfitiie  ;  mais  pour  les 
caufes  ,  la  manière  6c  la  certitude  de  leur  produftion, 
nous  devons  nous  réfoudre  à  les  ignorer  pour  les  deux  rai-; 
fons  que  nous  venons  de  propofer.  Nous  ne  pouvons  al- 
ler, fur  ces  chofes,  au  delà  de  ce  que  l'Expérience  parti- 
culière nous  découvre  comme  un  point  de  fait,  d'oii  nous 
pouvons  enfuite  conjecturer  par  analogie  quels  effets  il 
eft  apparent  que  de  pareils  Corps  produiront  dans  d'au- 
tres Expériences.  Mais  pour  une  parfaite  fcience  tou- 
chant les  Corps  naturels  (^pour  ne  pas  parler  des  Efprits) 
nous  fommes  ,  je  croy  ,  fi  éloignez  d'être  capables  d'y 
parvenir,  que  je  ne  ferai  pas  difficulté  de  dire  que  c'elt 
perdre  fa  peine  que  de  s'engager  dans  une  telle  recherche. 

§.  30.  En  troifiémelieujlàoù  nous  avons  des  idées  com-  nr.  Troidcmc 
plettcs  6c  oii  il  Y  a  entr'elles  une  connexion  certaine  que  ""      •""°' 

r  1  '  •  r  r  1  raiice,  nous  ne 

nous  pouvons  découvrir,  nous  lommes  iouvent  dans  1  i- fuivons  pas  nos 
gnorance,  faute  de  fuivre  ces  idées  que  nous  avons,  ou  "''^^*"  • 
que  nous  pouvons  avoir,  6c  pour  ne  pas  trouver  les  idées 
moyennes  qui  peuvent  nous  montrer  quelle  efpece  de  con- 
venance ou  de  difconvenance  elles  ont  l'une  avec  l'au- 
tre. Ainfi,  plufieurs  ignorent  des  veritez  Mathémati- 
ques ,  non  en  conféquence  d'aucune  imperfection  dans 
leurs  Facultez,  ou  d'aucune  incertitude  dans  les  Chofes 
mêmes,  mais  faute  de  s'appliquer  à  acquérir,  examiner, 
&  comparer  ces  Idées  de  la  manière  qu'il  faut.     Ce  qui 

Xxxx  a' le 


•ji  4.        I>^  l'Etendue  de  la  Cafmaijpinee  humaine. 
C  H  A  p.  a  îe  plus  cç>ntribuéà  empêcher  de  bien  conduire  nos  Idéesr 
Jll.       6c  de  découvrir  leurs  rapports,  la  convenance  ou  la  dif- 
convenance  qui  h  trouve  entr' elles ,  c'a  été  ,  à  mon  a- 
vis ,    le  mauvais  ufage  des  Mots.     Il  eft  impoflîble  que 
les  hommes  puiflent  jamais  chercher  exactement ,  ou  dé- 
couvrir certainement  la  convenance,  ou  la  difconvenance 
des  IdéeSjtandis  que  leurs  penfées  ne  roulent  &r  ne  volti- 
gent que  fur  des  fons  d'une  rignifîcation  douteufe  &c  in- 
certaine. Les  Mathématiciens  en  formant  Icurspenfées  in- 
dépendamment des  noms,  &  en  s'accoûtumant  à  préfen- 
rer  à  leurs  Efprits  les  idées  mêmes  qu'ils  veulent  conlide- 
rer,  Se  non  les  fons  à  la  place  de  ces  idées,  ont  évité  par 
là  une  grande  partie  des  embarras  &c  des  difputes  qui  ont 
fi  fort  arrêté  les  progrès  des  hommes  dans  d'autres  Scien- 
ces.   Car  tandis  qu'ails  s'attachent  à  des  mots  d'une  figni- 
fication  indéterminée  &  incertaine,  ils  font  incapables  de 
d-ifl:inguer,dans  leurs  propres  Opinions,.le  Vray  du  Faux^ 
le  Certain  de  ce  qui  n'eft  que  Probable,  &  ce  qui  eft  fui-^ 
vi  5c  raifonnable  de  ce  qui  eft  abfurde.     Tel  a  été  le  dief- 
tin  ou  le  malheur  d'une  grande  partie  des  GensdeLettres^ 
ôc  par  là  le  fondis  des  ConnoilTances  réelles  n'a  pas  été 
fort  augmenté  à  proportion  des  Ecoles,  des  Difputes  ôc 
des  Livres,  dont  le  Monde  a  été  rempli  ,  pendant  que  les 
gens  d'^étudé   perdus  dans  un  vafte  labyrinthe  de  Mots 
n'ont  fçù  où  ils  en  étoient ,  jufqu'où  leurs  Découvertes 
étoient  avancées  &:  ce  qui  manquoit  à  leur  propre  fonds, 
ou  au  Fond  général  des  Connoifl'ances  humaines^    Si  les 
hommes  avoient  agi  dans  leurs  Décoivverres  du  Monde 
Matériel  comme  ils  en  ont  ufé  à  l'égard  de  celles  qui  re- 
gardent le  Monde  Intelleftuel,  s'ils  avoient  tout  confon- 
du dans  un  eahos  de  termes  ôc  de  façons  de  parler  d'une 
fio-nification   douteufe  &•  incertaine  j  tous   les  Volumes 
qu'on  airroit  écrit  fur  la  Navigation  &  fur  les  Voyages, 
toutes  les  fpeculations  qu'on  auroit  formées  ,  toutes  les 
difputes  qu''on  auroit  excité  Se  multiplié  fans  fin  fur  les 
Zones  8c  fur  les  Marées,  les  vaifleaux  même  qu'on  auroit 
bâtis  &  les  Flottes,  qu'on  auroit  mis  en  Mer,  tout  cela  ne 

nous 


De  V Etendue  de  la  Cmmipmce  humaine.  Liv.IV.  715 
nous  auroit  jamais  appris  un  chemin  au  delà  de  la  Ligne,  Cha  p. 
&  les  Antipodes  feroient  toujours  auffi  inconnus  que  lors  IH, 
qu'on  avoit  déclaré  que  c'étoic  une  Hérefie  de  foûre- 
nir,  qu'il  y  en  eût.  Mais  parce  que  j'ai  déjà  traité  aflez 
au  long  des  Mots  &  dix  mauvais  iifagc  qu'ion  en  fait 
communément ,  je  n'en  parlerai  pas  davantage  en  cet 
endroit. 

§.   31.  Outre   l'étendue'  de  nôtre   Connoiflamce  que  Amree'tMK^uc 
flous  avons  examiné  iufqu'ici,  6c  qui  fc  rapporte  aux  dif-  ''<■  lî°'^  ^^- 

(..  ^,  i,r-  -n  noillaiice  .  par 

rerentes  elpeces  d  htres  qui  exiltent,  nous  pouvons  y  con-  rapport  à  fot« 
iîdérer  une  autre  forte  d'étendue ,  par  rapport  à  fon  Uni-  an»^erûiit«. 
verfalité,  &  qui  eft  bien  digne  aulïï  de  nos  reflexions. 
Nôtre  CormoifTance  fuit ,  à  cet  égard  ,  la  nature  de  no» 
idées.  Lorfque  les  Idées  dont  nous  appercevons  la  con- 
venance ou  la  difconTenance ,  font  abftraites ,  nôtre  Con- 
noiflanœ  eft  univerfellc.  Car  xx  qui  eft  connu  de  ces 
fortes  d'Idées  générales,  fera  toujours  véritable  de  chaque 
chofe  particuUére ,  où  cette  efTence,  c'eft  à  dire,  cette  i- 
dée  abftraite  doit  fe  trouver  renfermée  >  &:  ce  qui  eft  une 
fois  connu  de  ces  Idées ,  fera  continuellement  &:  éternel- 
lement véritable.  Ainfi  pour  ce  qui  eft  de  toutes  les  con- 
noiflances  générales ,  c'eft  dans  nôtre  Efpnt  que  nous  de- 
vons les  chercher  &  les  trouver  uniquement ,  6c  ce  n'eft 
que  la  confidération  de  nos  propres  Idées  qui  nous  les 
fournit.  Les  veritez  qui  appartiennent  aux  EfTences  des 
chofes,  c'eft  à  dire,  aux  idées  abftraites ,  font  éternelles, 
&  l'on  ne  peut  les  découvrir  que  par  la  contemplation  de 
ces  Eflences  ,  tout  ainfi  que  l'exiftence  des  Chofes  ne 
peut  être  connue  que  par  l'Expérience.  Mais  je  dois  par- 
ler plus  au  long  fur  ce  fujet  dans  les  Chapitres  où  je  trai- 
terai de  la  Connoiflance  générale  6c  réelle,  ce  que  ;e  viens 
de  dire  en  général  de  l' U  niverfalité  de  nôtre  CannoiÛan- 
ce  peut  fuffire  pour  le  préfent. 


Xxxx  .2  CHA- 


/lô  De  la  Réalité  de  mire  Connoijfance. 

/  CHAPITRE    IV. 

De  la  Réalité  de  notre  Connoiffance. 

Objeaion:    §.  T.    TE  ne  doutc  pas  qu'à  préfent  il  ne  piiifle  venir 
Si   notre  con-  I  j^j^g  l'Efprit  de  mon  Lefteur  que  je  n'ai  travail- 

pi^cf'e  Hsns  nos  ic  jufqu  ICI  qu  a  batir  un  château  en  1  air,  &  qu  il  ne  foic 
Uitu  elle  peut  tenté  de  me  dire,  „  A  quoy  bon  tout  cet  étalage  de  rai- 

cire  .toute  clur       ^  ,    t       r^  ■  rr  Jv  >   n. 

metiçiDe.  y)  lonnemens  ?  La  L>onnoiilance  ,  dîtes-vous,  n  eit  autre 
„  chofe  que  la  perception  de  la  convenance  ou  de  la  dif- 
>,  convenance  de  nos  propres  idées.  Mais  qui  fait  ce  que 
j,  peuvent  être  ces  Idées  ?  Y  a-t-il  rien  de  il  extravagant 
/,  que  les  Imaginations  qui  fe  forment  dans  le  cerveau 
„  des  hommes?  Où  eft  celui  qui  n'a  pas  quelque  chimère 
j,  dans  la  tête  ?  Et  s'il  y  a  un  homme  d'un  fens  radis  & 
i,  d'un  jugement  tout-à-fait  folide  ,  quelle  différence  y. 
},  aura-t-il,  en  vertu  de  vos  Régies,,  entre  la  Connoiflan- 
33  ce  d'un  tel  homme  6c  celle  de  l'Efprit  le  plus  extrava- 
3,  gant  du  monde  ?  Ils  ont  tous  deux  leurs  idées-,  Se  ap- 
5,  perçoivent  tous  detix  la  convenance  ou  la  difconvenan- 
j,  ce  qui  eft  entre  elles.  Si  ces  Idées  différent  par  quel- 
5,  que  endroit,  tout  l'avant-ige  fera  du  côté  de  celui  qui 
3,  a  l'imagination  la  plus  échauffée,  parce  qu'il  a  des  idées 
j,  plus,  vives  6c  en  plus  grand  nombre  ;  de  forte  que  félon 
j,  vos  propres  Régies  il  aura  auffi  plus  de  connoiffancc. 
5,  S'il  eft  vray  que  toute  la  Connoiffmce  confifte  unique- 
j,  ment  dans  la  perception  de  la  convenance  ou  de  la  dif- 
3,  convenance  de  nos- propres  Idées,  il  y  aura  autant  de 
3,  certitude  dans  les  Vifions  d'un  Enthoufiafte  que  dans 
3,-les  raifonnemcns  d'un  homme  de  bon  fens..  11  n'impor- 
33  te  de  quelque  manière  que  foient  les  chofes  :  pourvu 
a,  qu'un  homme  obferve  la  convenance  de  {qs  propres  ima- 
33  ginations  6c  qu'il  parle  conféquemment  ,  ce  qu'il  dit, 
33.eft  certain,-  c'eft  la  vérité  toute  pure.  Tous  ces  Ghà- 
»3  teaux  bâtis  eisr l'air  feront,  d'auffi  fortes  Retraites  de  la. 

Ve..- 


T>e  la  Réalité  de  notre  Connoiffance.  Liv.  IV.       717 

■„  Vérité  que  les  Démonfttatfons  d'EucUde.  A  cecompte,    Ch  Ap, 
„  dire  qu'une  Harpye,  n'eft  pas  un  Centaure  ,  c'eft  aulli       IV, 
„  bien  une  connoiflance  certaine  &:  une  vérité  ,   que  de 
,,  dire  qu'un  Qiiarré  n'eft  pas  un  Cercle. 
„     Mais  de  quel  ufage  fera  toute  cette  belle  Connoiflan- 
„  ce  des  imagmations  des  hommes ,  à  celui  qui  cherche  à 
,,  s'inftruire  de  la  réalité  des  Chofes  ?  Qii'importe  de  (&- 
,,  voir  ce  que  font  les  fantaifies   des  hommes.'  Ce  n'eft 
3,  que  la  connoiflance  des  Chofes  qu'on  doit  eftimer,  c'eft 
j,  cela  feul   qui  donne  du  prix  à  nos  Raifonnemens,  & 
„  qui  fait  préférer  la  Connoiflance  d'un  homme  à  celle 
j,  d'un  autre ,  je  veux  dire  la  connoiflance  de  ce  que  les 
„  Chofes   font  réellement  en  elles-mêmes  ,   &  non  une 
„  connoifl^ance  de  fonges  ôc  de  vifions. 

§.  2.  A  cela  je  répons^que  fi  la  Connoiflance  que  nous  Rcpoufc:  nôtre 
avons  de  nos  Idées,   fe  termine  à  ces  idées  fans  s'éten- ,'i"^]^''"'!^'"^^ 
dre  plus  avant  lors  qu'on  fe  propofe  quelque  chofe  de  nieiujueVpàr 
plus,   nos  plus  férieufes  penfces  ne  feront  pas  d'un  beau-  j""'  ^"  "°^  ^• 
coup  plus  grand  ulage  que  les  rêveries  d  un  Cerveau  de-  dent  avec  les 
réglé;  &:  que  les  Veritcz  fondées  liir  cette  Connoiffance  '^'^°^«- 
ne  feront  pas  d'un  plus  grand  poids  que  les  difcours  d'un 
homme  qui  voit  clairement  les  chofes  en  fonge  &  les  dé- 
bite avec  une  extrême  confiance.     Mais  avant  que  de  fi- 
nir, j'efpére   montrer  évidemment  que  cette  voye  d'ac- 
quérir de  la  certitude  par  la  connoiflance  de  nos  propres 
idées  renferme  quelque   chofe  de  plus  qu'une  pure  ima- 
gination ,   mais  du  relie  il  paroîtra  vifiblement,  à  mon 
avis,  que  toute  la  certitude  qu'on  a  des  veritez  généra- 
les ne  confifte  effectivement  en  autre  chofe. 

§.  3.  11  eft  évident  que  l'Efprit  ne  connoit  pas  les- 
chofes  immédiatement,  mais  feulement  par  l'intervention! 
des  idées,  qu'il  en  a.  Et  par  conféquent  nôtre  Connoif- 
-fance  n'eft  réelle,  qu'autant  qu'il  y  a  de  la  conformité 
■entre  nos  Idées  èc  la  réalité  des  Chofes.  Mais  quel  fera 
ici  nôtre  Criterion  f  Comment  l'Efprit  qui  n'appercoit 
rien  que  fes  propres  idées,  connoîtra-t-il  qu'elles  convien- 
nent avec  les  chofes  mêmes  ?  Qiioy  que  cela  ne  femblc 

Xxxx  3,  pas. 


7 1 8  De  la  ReaVte  de  nkre  ConmiJ^ance. 

Chai»,    pas  exempt  de  difficulté ,  je  croy  pourtant  qu'il  y  a  deux. 
-IV.       fortes  d'Idées  dont  pous  pouvons  étte  afsûrez  qu'elles 

font  conformes  aux  chofes. 
tt  première-      g_  ^.   Les  premières  font  les  Idées  Jlmpks  ;  car  puifquc 
nombre  fonT    l'Efprit  DC  fouroit  CH  aucunc  iB^ére  fe  les  former  à  luy- 
toutes  les  /^<'«4Tiéme,comme  DOITS  l'avons  iàit  voir,  il  faut  néoeflâirement 
/'«v  "■  qu'elles  foient  produites  par  des  chofcs  qui  agiflent  natu- 

rellement furl'Eijprit  &:  y  font  naître  les  perceptions  aux- 
quelles elles  font  appropriées  par  la  fageflé  &  la  volonté  de 
Celui  qui  nous  a  faits.  Il  s'enfuit  de  là  que  les  idées  lim- 
ples  ne  font  pas  des  fitbions  de  notre  propre  imagination, 
mais  des  produ£tions  naturelles  8c  régulières  de  Chofcs 
exiftantes  hors  de  nous ,  qui  opèrent  réellement  fur  nous, 
&  qu'ainfi  elles  ont  toute  la  conformité  à  quoy  elles  font 
<ieftinées,  ou  que  nôtre  état  exige  -,  car  elles  nous  répré- 
fentent  les  chofes  fous  les  apparences  que  les  chofes  font 
capables  de  produire  en  nous,  par  où  nous  devenons  capa- 
bles nous-mêmes  de  diftinguer  les  Efpéces  des  fubftances 
particulières ,  de  difcerner  l'état  oii  elles  fe  trouvent ,  & 
par  ce  moyen  de  les  appliquer  à  nôtre  ufage.  Ainfi , 
l'idée  de  blancheur,  ou  d'amertume  telle  qu'elle  eft  dans 
l'Efprit  ,  étant  exaftement  conforme  à  la  Puilfance  qui 
€fl:  dans  un  Corps  d'y  produire  une  telle  idée,  a  toute  la 
conformité  réelle  qu'elle  peut  ou  doit  avoir  avec  les  cho- 
fes qui  exillent  hors  de  nous.  Et  cette  conformité  qui 
fe  trouve  entre  nos  idées  fimples  &  l'exiftence  des  cho- 
fes, fuffir  pour  nous  donner  une  connoifTance  réelle. 
ScfoniScmcnr ,  §.  5.  En  lécond  lieu  ,  toutes  nos  Idées  complexes,  ex- 
toiircs  les  uùs  cgpfé  cclles  dcs  Subftanccs  ,  étant  des  Archétypes  que 
"epf/ccii'cs^'cs  l'Efprit  a  formé  luy-mêmc  ,  qu'il  n'a  pas  deftiné  à  être 
Aubftanccs.  des  copies  de  quoy  que  ce  foit ,  ni  rapporté  à  l'exiftence 
d'aucune  chofe  comme  à  leurs  originaux, elles  ne  peuvent 
manquer  d'avoir  toute  la  conformité  néceffaire  à  unecon- 
-noiflance  réelle.  Car  ce  qui  n'eft  pas  deftiné  à  repréfen- 
ter  autre  chofe  que  foy-même,  ne  peut  être  capable  d'u- 
ne faufle  repréfentation ,  ni  nous  éloigner  de  la  jufte  con- 
ception d'aucune  chofe  par  fa  diflcmblance  d'avec  clic. 

Or 


De  la  Réalité  de  notre  Conmiffance.  Eiv.  IV.  -jk)- 
Or  excepté  les  idées  des  Subftaaces,  telles  font  toutes  nos  C  h  A  p; 
idées  complexes  qui,  comme  j'ai  fait  voir  ailleurs,  font  I  Y. 
des  combinaifons  d'Idées  qiie  l'Efprit  joint  enfemble  par 
ïui  libre  choix  ,  fans  examiner  fi  elles  ont  aucune  liaifon 
dans  k  Nature.  De  là  vient  que  toutes  les  idées  de  cet 
ordre  font  ellesrmêmes  confidecées  comme  Azs  Archéty- 
pes, &  les  chofes  ne  font  confiderées  qu'entant  qu'elles 
y  font  conformes.  De  forte  que  nous  ne  pouvons  qu'ê- 
tre infailliblement  affûrez  que  foute  nôtre  Connoiflanca 
touchant  ces  idées  eft  réelle  ,  &  s'étend  aux  chofes  mê- 
mes, parce  que  dans  toutes  nos  Fenfées ,  dans  cous  nos» 
Raifonnemens  &:  dans  tous  nos  Difcours  fuj  ces  fortes 
d'idées  nous  n'avons  defléin  de  confiderer  les  chofes 
qu'autant  qu'elles  font  conformes  à  nos  Idées  ,  &:  par 
conféquent  nous  ne  pouvons  manquer  d'attraper  fur  ee. 
fujet  une  réalité  certaine  6c  mdubitable. 

§.  6.  |e  fuis  afluré  qu'on  m'accordera  fans  peine  que  C'efl  fur  cela 
la  Connoiffance  que  nous  pouvons  avoir  des  Veritez  Ma-  '^'îf^^f^!^''^' 
thematiquesj  nelt  pas  leulement  une  connoillance  certai-  noinknccs  Ma- 
ne,  mais  réelle  ,  que  ce  ne  font  point  de  fi.mples  vifions,  ilicniaùques.. 
&■  des  chimères  d'un  cerveau  fertile  en  imaginations  fri- 
voles. Cependant  à  bien  confiderer  la  chofe ,  nous  trou- 
verons que  toute  cette  connoiffance  roule  uniquement 
fur  nos  propres  idées.  Le  Mathématicien  examine  la  ve-- 
rite  &:  les  propriétez  qui  appartiennent  à  un  Re£tangle 
ou  à  un  Cercle,  à  les  confiderer  feulement  tels  qu'ils  ionc 
en  idée  dans  fon  Efpritjcar  peut-être  n'a-t-il  jamais  trou- 
vé en  fa  vie  aucune  de  ces  Figures  ,  qui  foient  mathéma- 
tiquement, c'eflàdire,  précifément  &  exactement  véri- 
tables. Ce  qui  n'empêche  pourtant  pas  que  la  connoif^ 
fence  qu'il  a  de  quelque  vérité  ou  de  quelque  propriété 
que  ce  foit  ,  qui  appartienne  au  Cercle  ou  à  toute  autre: 
Figure  Mathématique ,  ne  foit  véritable  6c  certaine,  mê- 
me à  l'égard  des  chofes  réellement  exiftantes ,  parce  que 
les  chofes  réelles  n'entrent  dans  ces  fortes  de  PropofitionS' 
6c  n'y  font  confiderées  qu'autant  qu'elles  conviennent  ré- 
ellement avec  les  Archétypes  qui  font  dans  l'Efprit  diu 


720  De  la  Réalité  de  nôtre  Connoijfancê. 

Chap.   Mathématicien.     Eft-il  vray  de  l'idée  du  Triangle  que 
IV.      fes  trois  Angles  font  égaux  à  deux  Droits?  La  même  cho- 
fe  eft  aufli  véritable  d'un  Triangle ,  en  quelque  endroit 
qu'il   exifte   réellement.     Mais    que  toute  autre  Figure 
actuellement  exiftante,  ne  foit  pas  exa£tement  conforme  à 
l'idée  du  Triangle  qu'il  a  dans  l'Efprit  ,  elle  n'a  abfolu- 
rnent  rien  à  démêler  avec  cette  Proponrion.    Et  par  con- 
féquent  le  Mathématicien  voit  certainement  que  toute  fa 
connoifTance  touchant  ces  fortes  d'Idées  eft  réelle  ;  parce 
que  ne  confiderant  les  chofes  qu'autant  qu'elks  convien- 
nent avec  ces  idées  qu'il  a  dans  l'Efprit,  il  eft  afTiiré,  que 
tout  ce  qu'il  fait  fur  ces  Figures,  lorfqu'elles  n'ont  qu'u- 
ne exiftence  idéale  dans  fon  Efprit,  fe  trouvera  aulli  vé- 
ritable à  l'égard  de  ces  mêmes  Figures  fi  elles  viennent  a 
exifter  réellement  dans  la  Matière:  fes  réflexions  ne  tom- 
bent que  fur  ces  Figures  ,  qui  font  les  mêmes ,  où  qu'el- 
les exiftent  &:  de  quelque  manière  qu'elles  exi lient. 
Et  la  réalité  des      g.   7.  H  s'cnfuit  de  là  que  la  connoiflfance  des  Véritez 
connoiiranccs    ]\4Qi.ales  eft  audl  capable  d'une  certitude  réelle  que  celle 
des  Veritez  Mathématiques,  car  la  certitude  n  étant  que 
la  perception  de  la  convenance  ou  delà  difconvenance  de 
nos  Idées  ,  &■  la  Démonftration  n'étant  autre  chofe  que 
la  perception  de  cette  convenance  par  l'intervention  d'au- 
tres idées  moyennes  >  comme  nos  Idées  Morales  font  el- 
les-mêmes des  Archétypes  aullI  bien  que  les  Idées  Mathé- 
matiques &:  qu'ainfi  ce  font  des  idées  complettes,  toute 
la  convenance  ou  la  difconvenance  que  nous  découvri- 
rons entr'clles  produira  une  connoilfance  réelle,  aulli  bien 
que  dans  les  Figures  Mathématiques. 
iTxifteiiw        §.  8.  Pour  parvenir  à  la  Cornioiffhnce  Se  à  la  certitude, 
it'crt  pas  rec]ui-  j|  gf|.  nécelTaite  que  nous  ayions  des  idées  déterminées  ;  &c 
clJecomoïC-    pour  fiiirc ,  que  notre  Connoillance  foit  réelle, il  fiiut  que 
iancciceiK-.     nos  Idécs  répondent  à  leurs  Ai'chetypes.     Durefte,  l'on 
ne  doit  pas  trouver  étrange ,  que  je  place  la  certitude  de 
nôtre  Connoillance  dans  la  conildcration  de  nos  Idées  , 
fans  me  mettre  fort  en  peine  (à  ce  qu'il  femble)  de  l'exi- 
flence  réelle  des  Chofes  j  pui  (qu'après  y  avoir  bien  penfé, 

l'on 


De  la  Réalité  de  nôtre  Conmijpincê.  Liv.IV.  721 
l'on  trouvera,  fi  je  ne  me  trompe,  que  la  plupart  des  Chap. 
Difcours  fur  lefquels  roulent  lesPcnfées  8cles Difputes de  IV. 
ceux  qui  prétendent  ne  fonger  à  autre  chofe  qu'à  la  re- 
cherche de  la  Vérité  6c  de  la  Certitude  ,  ne  font  effecti- 
vement que  des  Propofitions  générales  Se  des  notions  aux- 
quelles l'exiftence  n'a  aucune  part.  Tous  les  Difcours 
des  Mathématiciens  fur  la  Qiiadrature  du  Cercle,  fur  les 
Seftions  Coniques ,  ou  fur  toute  autre  partie  des  Mathé- 
matiques ,  ne  regardent  point  du  tout  l'exiftence  d'au- 
cune de  ces  Figures.  Les  Démonftrations  qu'ils  font  fur 
cela  &  qui  dépendent  des  idées  qu'ils  ont  dans  l'Efprit, 
font  les  mêmes,  foit  qu'il  y  ait  un  Quatre  ou  un  Cercle 
aftuellement  exiftant  dans  le  Monde,  ou  qu'il  n'y  en  ait 
point.  De  même  ,  la  vérité  ôc  la  certitude  des  Difcours 
de  Morale  eft  confiderée  indépendamment  de  la  vie  des 
hommes  &c  de  l'exiftence  que  les  Vertus  dont  ils  traitent, 
ont  aftuellement  dans  le  Monde i  Se  les  Offices  de  Ciceron 
ne  font  pas  moins  conformes  à  la  Vérité ,  parce  qu'il  n'y 
a  perfonne  dans  le  Monde  qui  en  pratique  exattement 
les  maximes,  &:  qui  régie  fa  vie  fur  le  Modelle  d'un  hom- 
me de  bien  ,  tel  que  Ciceron  nous  l'a  dépeint  ,  dans  cet 
Ouvrage  ,  6c  qui  n'exiftoit  qu'en  idée  lorfqu'il  écrivoit. 
S'il  eft  vray  dans  la  fpéculation,  c'eft-à-dire  en  idée,  que 
le  Meurtre  mérite  la  mort,  il  le  fera  aufil  à  l'égard  de  tou- 
te adlion  réelle  qui  eft  conforme  à  cette  idée  de  Meurtre. 
Quant  aux  autres  aftions,  la  vérité  de  cette  Proportion 
ne  les  touche  en  aticune  manière.  11  en  eft  de  même  de 
toutes  les  autres  efpéces  de  Chofes  qui  n'ont  point 
d'autre  eflence  que  les  idées  mêmes  qui  font  dans  l'Ef- 
prit des  hommes. 

§.  9.   Mais,  dira-t-on  ,  fila  connoiffance  Morale  ne  j^ôtreConnoif- 
confifte  que  dans  la  contemplation  de  nos  propres  Idées  moh^,s'venrabL 
Morales,  6c  que  ces  Idées,  comme  celles  des  autres  Mo-  ou  certaine, 
des,  foient  de  nôtre  propre  invention,  quelle  étrange  no-  fjjg,  ^'^^  '^^j_ 
tion  aurons-nous  de  la  Jufiice  &c  de  la  Tempérance  ?  Qiiel-  raie  font  de 
le  confufion  entre  les  Vertus  6c  les  Vices,  fi  chacun  peut  •'°"'^  1"^°?^^ 

■>        c  11        •]'  511  !•  Tiï  invention  ec 

S  en  former  telles  idées  qu  il  lu  y  plairra  ?  il  n  y  aura  pas  (]ue  ccft  uoas 

Yyyy  plus 


iKiiis  des  noms. 


72  z  Delà  Réalité  de  nôtre  Connoijfaace. 

C  H  A  p.  plus  de  confufion  ,  ou  de  défordre  dans  les  chofes  mc- 
I  V.  lïies  ,  &c  dans  les  raifonnemens  qu'on  fera  fur  leur  fujet, 
i]ui  leur  don-  que  daus  les  Mathématiques  il  arriveroit  du  défordre 
dans  les  Démonftrations,ou  du  changement  dans  les  Pro- 
priétez  des  Figures  èc  dans  les  rapports  que  l'une  a  avec 
l'autre,  fi  un  homme  faifoit  un  Jriangle  à  quatre  coins, 
fie  un  Trapèze  à  quatre  Angles  droits  ,  c'eft-à-dire  en  bon 
François ,  s'il  changeoit  les  noms  des  Figures ,  ôc  qu'il 
appellàt  d'un  certain  nom  ce  que  les  Mathématiciens 
appellent  d'un  autre.  Car  qu'un  homme  fe  forme  l'idée 
d'une  Figure  à  trois  angles  dont  l'un  foit  droit ,  èc  qu'il 
l'appelle,  s'il  veut,  Equilatere  ou  Trapèze ,  ou  de  quel- 
que autre  nomj  les  propriétez  de  cette  Idée  &  les  Démon- 
ftrations  qu'il  fera  fur  fon  fujet ,  feront  les  mêmes  que 
s'il  l'appelloit  Triangle  Re^ angle.  J'avoûë  que  ce  chan- 
gement de  nom  ,  contraire  à  la  propriété  du  Langage, 
troublera  d'abord  celui  qui  ne  fait  pas  quelle  idée  ce 
nom  fignifie  ;  mais  dès  que  la  Figure  eft  tracée,  les  con- 
féquences  font  évidentes  6c  la  Dénionftration  paroit  clai- 
rement. Il  en  eft  juftement  de  même  à  l'égard  des  Con- 
noiflances  Morales.  Far  exemple  ,  qu'un  homme  ait  l'i- 
dée d'une  Adtion  qui  conilfte  à  prendre  aux  autres  fans 
leur  confentement  ce  qu'une  honnête  induftrie  leur  a 
fait  gagner  ,  6c  qu'il  luy  donne  ,  s'il  veut ,  le  nom  de 
Jvftice  ;  celui  qui  dans  ce  cas  reçoit  ce  nom  fous  l'idée 
qui  luy  eft  attachée  ,  fe  trompera  vifibleraent  ,  s'il  joint 
à  ce  nom-là  une  idée  de  fa  façon.  Mais  féparez  l'idée 
d'avec  le  nom  ,  ou  prenez  le  nom  tel  qu'il  eft  dans  la 
bouche  de  celui  qui  s'en  fert;  6c  vous  trouverez  que  les 
mêmes  chofes  conviennent  à  cette  idée  qui  luy  convien- 
dront fi  vous  l'appeliez  injufiice.  A  la  vérité  ,  les  noms 
impropres  caufent  ordinairement  plus  de  défordre  dans 
les  Difcours  de  Morale  ,  parce  qu'il  n'eft  pas  fi  facile  de 
les  reftifier  que  dans  les  Mathématiques ,  ou  la  Figure 
une  fois  tracée  6c  cxpofée  aux  yeux  fait  que  le  mot  eft 
inutile  ,  6c  n'a  plus  aucune  force  ;  car  qu'eft-il  befoin 
de  figne  lorfqiie  la  chofc  fignifiée  eft  préfente?  Mais  dans 

les 


De  la  Réalité  de  nôtre  Conmijfance.  Liv.IV.      725 

les  termes  de  Morale  on  ne  fauroit  faire  cela  fi  aifément  C  h  a  p. 
ni  fi  promptement,  à  caufe  de  tant  de  compontions  com-  IV. 
pliquëes  qui  conftituent  les  idées  complexes  de  ces  Mo- 
des. Cependant  qu'on  vienne  à  nommer  quelqu'une  de 
ces  idées  d'une  manière  contraire  à  la  fignification  que 
les  Mots  ont  ordinairement  dans  cette  Langue  ,  cela 
n'empêchera  point  que  nous  ne  puiflions  avoir  une  con- 
noiflance  certaine  &  dëmonftrative  de  leurs  diverfes  con- 
venances ou  difconvenances,  fi  nous  avons  le  foin  de  nous 
tenir  conftamment  aux  mêmes  idées  précifes  ,  comme 
dans  les  Mathématiques  ,  Se  que  nous  fuivions  ces  Idées 
dans  les  différentes  relations  qu'elles  ont  l'une  à  l'autre 
fans  que  leurs  noms  nous  faflent  jamais  prendre  le  chan- 
ge. Si  nous  féparons  une  fois  l'idée  en  queftion  d'avec 
lefignequi  tient  fa  place,  nôtre  Connoiflance  tend  égale- 
ment à  la  découverte  d'une  vérité  réelle  6c  certaine, 
quels  que  foient  les  fons  dans  nous  nous  fervions. 

§.   10.  Une  autre  chofe  à  quoy  nous  devons  prendre  De?  noms  ma! 
garde  ,  c'eft  que  lorfque  Dieu  ou  quelque  autre  Le-  '"po^^^  ne 
giflateur  ont  défini  certains  termes  de  Morale  ,  ils  ont  point  la  cem- 
établi  par  là  l'eflence  de  cette  Efpéce  à  laquelle  ce  nom  '"'^^  'î=  """= 
appartient  j  &  il  y  a  du  danger  ,  après  cela  ,  de  l'appli-  <=°""°'"'^"'=- 
quer  ou  de  s'en  fervir  dans  un  autre  fens.     Mais  en  d'au- 
tres rencontres  c'eft  une  pure  impropriété  de  Langage  que 
d'employer  ces  termes  de   Morale   d'une  manière  con- 
traire à  l'ufage  ordinaire  du  Pais.    Cependant  cela  même 
ne  trouble  point  la  certitude  de  la  Connoiflance ,  qu'on 
peut  toujours  acquérir  ,   par  une  légitime  confideration 
&  par  une  exafte  comparaifon  de  ces  Idées  ,    quelques 
noms  bizarres  qu'on  leur  donne. 

§.   II.  En  troifiéme  lieu,  il  y  a  une  autre  forte  d'Idées  leî  iJc'«  dts 
complexes  qui  fe  rapportant  à  des  Archétypes  qui  exi-  subibnces  om 
ftent  hors  de  nous ,  peuvent  en  être  différentes  -,  Se  ainfi  ty^cs  hors^de 
nôtr.e  Connoiffance  touchant  ces  Idées  peut  manquer  d'ê- nous. 
tre  réelle.  Telles  font  nos  Idées  des  Subftances,  qui  con- 
fiftant  dans  une  Colledion  d'idées  fimples ,  qu'on  fup- 
pofe  déduite  des  Ouvrages  de  la  Nature  ,  peuvent  pour- 

Y  y  y  y  2  tant 


Chap. 
IV. 


Amant  que  nos 
Idc'cs  convien- 
nent avec  ces 
Archétypes  > 
autant  nôtre 
ConnoifTancc 
çft  lee'Jk. 


724  De  la  Réalité  de  nôtre  Connoi(fance. 

tant  être  différentes  de  ces  Archétypes  ,  dès-là  qu'elles 
renferment  plus  d'idées  ,  ou  d'autres  Idées  que  celles 
qu'on  peut  trouver  unies  dans  les  chofes  mêmes.  D'où 
il  arrive  qu'elles  peuvent  manquer  y  èz  qu'en  effet  elle^ 
manquent  d'être  exactement  conformes  aux  Chofes  mêmes, 
§.  12.  Je  dis  donc  que  pour  avoir  des  idées  des  Sub- 
fiances qui  étant  conformes  aux  Chofes  puiffent  nous 
fournir  une  connoiffance  réelle,  il  ne  fuffit  pas  de  joindre 
enfemble,  ainfi  que  dans  les  Modes  ,  des  idées  qui  ne 
foient  pas  incompatibles  ,  quoy  qu'elles  n'ayent  jamais 
exiilé  auparavant  de  cette  manière,  comme  font,  par  exem- 
ple, les  idées  de  facnlege  ou  de  parjure^  &cc.  qui  étoienc 
aufli  véritables  6c  aulîi  réelles  avant  qu'après  l'exillence 
d'aucune  telle  Aftion.  Il  en  eft ,  dis-je ,  tout  autrement 
à  l'égard  de  nos  Idées  des  Subftancesj  car  celles-ci  étant 
regardées  comme  des  copies  qui  doivent  repréfenter  des 
Archétypes  exiflans  hors  de  nous ,  elles  doivent  être  tou- 
jours formées  fur  quelque  chofe  qui  exifte  ou  qui  ait  exi- 
ûé  ;  iSc  il  ne  faut  pas  qu'elles  foient  compofées  d'idées 
que  nôtre  Efprit  joigne  arbitrairement  enfemble  fans  fui- 
vre  aucun  Modelle  réel  d'oii  elles  ayent  été  déduites,quoy 
que  nous  ne  puiiîlon s  appercevoir  aucune  incompatibilité 
dans  une  telle  combinaifon.  La  raifon  de  cela  eft ,  que 
ne  fâchant  pas  quelle  eft  la  conftitution  réelle  desSubftan- 
ces  d'où  dépendent  nos  Idées  fimples  ,  éc  qui  eft  effecti- 
vement la  caufe  de  ce  que  quelques-unes  d'elles  font  é- 
îroitement  liées  enfemble  dans  un  même  fujet ,  &  que 
d'autres  en  font  exclues  ;  il  y  en  a  fort  peu  dont  nous 
puilïïons  affûrer  qu'elles  peuvent  ou  ne  peuvent  pas  exifter 
enfemble  dans  la  Nature  ,  au  delà  de  ce  qui  paroit  pas 
l'Expérience  &  par  des  Obfervations  fcnfibles.  Par  con- 
féquent  toute  la  réalité  de  la  Connoiffance  que  nous  avons 
des  Subftances  eft  fondée  fur  ceci,  Qiic  toutes  nos  Idées 
complexes  des  Subftances  doivent  être  telles  qu'elles 
foient  uniquement  compofées  d'Idées  (impies  qu'on  aie 
reconnu  coëxifter  dans  la  Nature.  Jufque-là  nos  Idées 
font  véritables  i  tC  quoy.  qu'elles  ne  foient  peut-être  pas 

des 


t)e  la  Réalitë  de  nôtre  Conmijfance.  Liv.  IV.  725 
des  copies  fort  exa£tes  des  Subftances  ,  elles  ne  laiflent  Cïtap, 
pourtant  pas  d'être  les  fiijets  de  la  Connoiflance  réelle  que  I V. 
nous  avons  des  Subftances  rConnoiflance  qu'on  trouvera  ne 
s'étendre  pas  fort  loin,  comme  je  l'ai  déjà  montré.  Mais  ce 
fera  toùjoursuneConnoiflanceréelle,auflI  loin  qu'elle  pour- 
ra s'étendre.  Quelques  Idées  que  nous  ayons,  la  convenan- 
ce que  nous  trouvons  qu'elles  ont  avec  d'autres ,  fera  toù- 
foursun  fujet  deConnoiflance.  Si  ces  idées  font  abftraites, 
la  ConnoifTance  fera  générale.  Mais  pour  la  rendre  réelle 
par  rapport  aux  Subftances,  les  idées  doivent  être  déduites 
de  l'exiftence  réelle  des  Chofes.  Qiielques  Idées  fimplcs 
qui  ayent  été  trouvées  coëxifter  dans  une  Subftance,nous 
pouvons  les  rejoindre  hardiment  enfemble,  &  former  ainfi 
des  Idées  abftraites  des  Subftances».  Car  tout  ce  qui  a  été 
une  fois  uni  dans  la  Nature,  peut  l'être  encore. 

§.  13.  Si  nous  confiderions  bien  cela  ,  &  que  nous  ne  Dans  nos  tc- 
bornaflions  pas  nos  penfées  &:  nos  idées  abftraites  à  des  sgbftances"'  '" 
nomsj  comme  s'il  n'y  avoit,  ou  ne  pouvoit  y  avoird'au-  nous  devons 
très  Efpéces  de  Chofes  que  celles  que  les  noms  connus  J°';''d':r<^r  les 
ont  déjà  déterminées,.  S)C  pour  ainfl  dire,  produites,  nous  pas  borner'n9s 
penferions  aux  chofes  mêmes  d'une  manière   beaucoup  penf«s  à  des 
plus  libre  te  moins  eonfufe  que  nous  ne  faifons.     Si  je  E(^éccs^\^oiT 
difois  de  certains  Innocens  qui  ont  vécu  quarante  ans  fans  (iippofe  établies 
donner  le  moindre  figne  de  raifon,  que  c'eft  quelque  cho-  P'*'  "^^  "°'*^* 
fe  qui  tient  le  milieu  entre  l'Homme  &:  la  Bête,  cela  paf- 
feroit  peut-être  pour  un  Paradoxe  bien  hardi ,  oir  même 
pour  une  faufleté  d'une  très-dangcreufe  eonféquencc)  6c 
cela  en  vertu  d'un  Préjugé,  qui  n'eft  fondé  fur  autre  cho- 
fe  que  fur  cette  faufls  fuppofition  ,  que  ces  deux  noms. 
Homme  &  Bcte  figniiîent  des  Efpéces  diftindes ,  fi  bien 
marquées  par  des  Éflences  réelles  que  nulle  autre  Efpéce 
ne  peut  intervenir  entre  elleS}  au  lieu  que  fi  nous  voulons 
faire  abftradion  de  ces  noms,  6c  renoncer  à  la  fuppofition 
de  ces  Eflences  fpécifiques,  établies  par  la  Nature,  aux- 
quelles toutes  les  chofes  de  la  même  dénomination  parti- 
cipent exaftement  Se  avec  une  entière  égaUté,  ûi  dis-je, 
Rous  ne  voulons  pas  nous  figurer  qu'il  y  ait  un  certain  nom- 

Yyyy  3  bra: 


72 6  De  la  Réalité  de  nôtre  ConmiJJance. 

.Chap,    bre  précis  de  ces  EflencesTur  lefquelles  toutes  les  Cho- 
.  XV.      fes  ayent  été  formées  &:  comme  jettées  au  moule,  nous 
trouverons  que  l'idée  de  la  figure  ,   du  mouvement  Se 
de  la  vie  d'un  homme  deftitué  de  Raifon ,   eft  aulli  bien 
une  Idée  diftinde  ,  Se  conftituë  auffi  bien  une  efpéce  de 
Chofes  diitinâre  de  l'Homme  &  de  la  Béte,  que  l'Idée 
de  la  figure  d'un  Ane  accompagnée  de  Raifon  feroit  dif- 
férente de  celle  de  l'Homme  ou  de  la  Béte,  de  conftitue- 
roit  une  Efpéce  d'Animal  qui  tiendroit  le  milieu  entre 
l'Homme  Se  la  Béte,  ou  qui  feroit  diftin£t  de  l'un  &c 
de  l'autre. 
Objcftion  con-      §.   14.  Ici  chacun  fera  d'abord  tenté  de  me  dire,  vS^î 
tre  ce  que  je    p^„  pg^f  fuppofer  auB  dcs  Inuoceus  Cont  quelque  choie  entre 

dis  qu'un  Iiino-  ,, --,'  j^i      r»?  r  1/  ^.ï  -'-.t 

tentcii quelque  *  tiotnme  Q'  lu  tiete  ,  que  jont-ils  donc  ,  /^  vous  prie  ?  Je 
chofe  entre  répous ,  ce  font  des  Innocens  ;  ce  qui  eft  un  auiîi  bon  mot 
Eé!e.™Répo^c*  P°"^  quelque  chofe  de  différent  de  la  fîgnification  du  mot 
Homme  ou  Bête ,  que  les  noms  d'homme  Se  de  bête  font 
propres  à  marquer  des  fignifications  diftinftes  l'une  de 
l'autre.  Cela  bien  confideré  pourroit  réfoudre  cette  Qiie- 
ftion  ,  Se  faire  voir  ma  penfée  fans  qu'il  fut  befoin  de 
plus  longs  difcours.  Mais  je  ne  connois  pas  fi  peu  le  zè- 
le de  certaines  gens,  toujours  prêts  à  tirer  des  conféquen- 
ccs  Se  à  fe  figurer  la  Religion  en  danger ,  dès  que  quel- 
qu'un fe  hazarde  de  quitter  leurs  façons  de  parler,  pour 
ne  pas  prévoir  quelles  odieufes  épithetes  on  peut  donner 
â  une  telle  Propofition;  Se  d'abord  on  me  demandera  fans 
doute,  fi  les  Innocens  font  quelque  chofe  entre  l'Homme 
Se  la  Bête  ,  que  deviendront-ils  dans  l'autre  Monde  ?  A 
cela  je  répons ,  premièrement ,  qu'il  ne  m'importe  point 
*Rim.  iiv.  A-  de  le  favoir  ni  de  le  rechercher:  *  Gju'ils  tombent  oh  qu'ils 
fe  foûtiennent ,  cela  regarde  leur  Maître.  Et  foit  que  nous 
déterminions  quelque  chofe  ou  que  nous  ne  déterminions 
rien  fur  leur  condition ,  elle  n'en  fera  ni  meilleure  ni  pire 
pour  cela.  Ils  font  entre  les  mains  d'un  Créateur  fidelle. 
Se  d'un  Père  plein  de  bonté  qui  ne  difpofe  pas  de  fes  Créa- 
tures fuivant  les  bornes  étroites  de  nos  penfées  ou  de  nos 
opinions  particulières ,  Se  qui  ne  les  diftingue  point  con- 

for- 


De  la  Réalité  àe  nôtre  Conmijfance.  Liv.  IV.      727 
formément  aux  noms  &:  aux  Efpéces  qu'il  nous  plaît  d'i-    C  h  a  p» 
maginer.     Du  refte  ,  comme  nous  connoiflbns  fi  peu  de       1 V, 
chofes  de  ce  Monde,  où  nous  vivons  aftuellement ,  nous 
pouvons  bien ,  ce  me  femble ,  nous  réfoudre  fans  peine  à 
nous  abftenir  de  prononcer  définitivement  fur  les  difte- 
rens  états  par  où  doivent  pafier  les  Créatures  en  quittant 
ce  Monde.     Il  nous  peut  fuffire  que  Dieu  ait  fait  connoî- 
tre  à  tous  ceux  qui  font  capables  d'inftruftionjde  difcours 
Se  de  raifonnement  ,  qu'ils  feront  appeliez  à  rendre  com- 
pte de  leur  conduite,  &  qu'ils  recevront  *  félon  ce  qu'ils  *  ^  <^'"'«'*= 
atir ont  fait  dans  ce  Corps.  "'*** 

§.  15.  Mais  je  répons  ,  en  fécond  lieu ,  que  tout  le 
fort  de  cette  Q\\Q^ion  fi  je  veux  priver  les  Imbecilles 
d''un  Etat  A  venir ,  roule  fur  une  de  ces  deux  fuppofitions 
qui  font  également  faufles.  La  première  eft  que  toutes 
ks  chofes  qui  ont  la  forme  &  l'apparence  extérieure 
d'homme,  doivent  être  néceflaireraent  deftinées  à  un  é- 
tat  d'immortalité  après  cette  vicj  ou  en  fécond  lieu ,  que 
tout  ce  qui  a  une  naiflance  humaine  doit  jouir  de  ce  pri- 
vilège. Otez  ces  imaginations  j  &:  vous  verrez  que  ces 
fortes  de  Queftions  font  ridicules  &  fans  aucun  fonde- 
ment. Je  fupplie  donc  ceux  qui  fe  figurent  qu'il  n'y  a 
qu'une  différence  accidentelle  entr'eux  &  des  Innocens, 
{l'effence  étant  exa£tement  la  même  dans  l'un  &  dans 
l'autre}  de  confiderer  s'ils  peuvent  imaginer  que  l'Im- 
mortalité foit  attachée  à  aucune  forme  extérieure  du  Corps. 
Il  fuffit  ,  je  penfe  ,  de  leur  propofer  la  chofe  ,  pour  I« 
leur  faire  desavouer.  Car  je  ne  croy  pas  qu'on  ait  encore 
vu  perfonne  dont  l'Efprit  foit  aflez  enfoncé  dans  la  Ma- 
tière pour  élever  aucune  figure  compofée  de  parties  grof- 
fiéres ,  fenfibles ,  &  extérieures  ,  jufqu'à  ce  point  d'ex- 
cellence que  d'affirmer  que  la  vie  éternelle  luy  foit  due, 
ou  en  foit  une  fuite  néceffaire  j  ou  qu'aucune  Mafle  de 
matière  une  fois  diffoute  ici-bas  doive  enfuite  être  réta- 
blie dans  un  état  où  elle  aura  éternellement  du  fentimentr 
de  la  perception  &  de  la  connoifiance ,  dès-là  feulement 
qu'elle  a  été  moulée  fur  «ne  telle  figure  >  6c  que  fes  par- 


728  De  la  Réalité  de  noire  ConnoiJJ'ance. 

Chap.  ^^^^  extérieures  ont  eu  une  telle  configuration  particulié- 
IV.      re.     Si  l'on  admet  une  fois  ce  Sentiment  ,  qui  attache* 
l'Immortalité  aune  certaine  configuration  extérieure,  il 
ne  faut  plus  parler  d'Ame  ou  d'Efprit,  ce  quia  étéjuf- 
qu'ici  le  feul  fondement  fur  lequel  on  a  conclu  que  cer- 
tains Etres  Corporels  étoient  immortels,   &:  que  d'autres 
ne  l'étoient  pas.     C'efl:  donner  davantage   à  l'extérieur 
qu'à  l'intérieur  des  Chofcs.     C'cft  faire  confifter  l'excel- 
lence d'un  homme  dans  la  figure  extérieure  de  fon  Corps 
plutôt  que  dans  les  perfeftions  intérieures  de  fon  Ame; 
ce  qui  n'eft  guère  mieux  que  d'attacher  cette  grande  ôc 
ineftimable  prérogative  d'un  Etat  immortel  5c  d'une  Vie 
éternelle  dont  l'Homme  joiiit  préferablement  aux  autres 
Etres  Matériels  ,  <jue  de  l'attacher  ,  dis-je  ,  à  la  manière 
dont  fa  Barbe  eft  faite  ou  dont  fon  Habit  eft  taillé  ;  car 
une  telle  ou  une  telle  forme  extérieure  de  nos  Corps  n'em- 
porte pas  plutôt  avec  foy  des  efpérances  d'une  durée  éter- 
nelle, que  la  façon  dont  eft  fait  l'habit  d'un  homme  luy 
donne  un  fujet  râifonnable  de  penfer  que  cet  habit  ne  s'u- 
fera  jamais,  ou  qu'il  rendra  fa  perfonne  immortelle.     On 
dira  peut-être,  Qiie  perfonne  ne  s'imagine  que  la  Figure 
rende  quoy  que  ce  foit  immortel ,  mais  que  c'eft  la  Fi- 
gure qui  eft  le  figne  de  la  rcfidence  d'une  Ame  râifonna- 
ble qui  eft  immortelle.  J'admire  qui  l'a  rendue  figne  d'u- 
ne telle  chofc}  car  pour  faire  que  cela  foit ,  il  ne  fufîît 
pas  de  le  dire  fimplemcnt.     Il  faudroit  avoir  des  preuves 
pour  en  convaincre  une  autre  perfonne.     Je  ne  fâche  pas 
qu'aucune  Figure  parle  un  tel  Langage,  c'eft  à  dire,  qu'el- 
le défigne  rien  de  tel  par  elle-même.     Car  on  peut  con- 
clurre  auiîi  raifonnablement  que  le  corps  mort  d'un  hom- 
me ,  en  qui  l'on  ne  peut  trouver  non  plus  d'apparence  de 
vie  ou  de  mouvement  que  dans  une  Statue  ,   renferme 
pourtant  une  Ame  vivante  à  caufe  de  fa  figure,  que  de 
dire  qu'il  y  a  une  Ame  râifonnable  dans  un  Innocent  y  par- 
ce qu'il  a  l'extérieur  d'une  Ame  râifonnable  ,  quoy  que 
durant  tout  le  cours  de  fa  vie  il  paroifté,  dans  fes actions, 
de  moindres  marques  de  raifon  qu'on  n'en  peut  remarquer 
.dansplufieurs  Bêtes.  §•  lô* 


nomme  Mm- 


De  la  Realite  de  notre  Connoijfance.  Liv.  IV.       729 

§.   16.  Mais  un /w«off«?  vient  de  parens  raifonnablesj    Chap, 
&  par  conféquent  il  faut  qu'il  ait  une  Ame  raifonnable.      ly. 
Je  ne  vois  pas  par  quelle  régie  de  Logique  vous  pouvez     De  «  qu'oc 
tirer  une  telle  conféquence  5  qui  certainement  n'eft  recon-  T^ 
nuë  en  aucun  endroit  de  la  Terre  5  car  fi  elle  l'étoit,  com- 
ment les  hommes  oferoient-ils  détruire  ,  comme  ils  font 
par  tout ,  des  produ£tions  mal  formées  &:  contrefaites  ? 
Oh,  direz- vous,  mais  ces  Produ£lions  font  des  Monftres; 
Eh  bien,  foit.     Mais  que  feront  ces  Innocens ^  toujours 
couverts  de  bave  ,  fans  intelligence  Se  tout-à-fait  intrai- 
tables ?  Un  défaut  dans  le  corps  fera-t-il  un  Monftre , 
&  non  un  défaut  dans    l'Efprit ,   qui  eft   la   plus   no- 
ble,  &  comme  on  parle  communément,  la  plus  effen- 
tielle  partie  de  l'Homme?  Eft-ce  le  manque  d'un  Nez  ou 
d'un  Cou  qui  doit  faire  im  Monftre  ôc  exclurre  du  rang 
des  hommes  ces  fortes  de  Produ£tions;  &  non  ,  le  man- 
que de  Raifon  &:  d'Entendement  ?  C'eft  réduire  toute  la 
Qiieftion  à  ce  qui  vient  d'être  refuté  tout  à  l'heure  ;  c'efc 
faire  tout  confifter  dans  la  figure  Se  ne  juger  de  l'Homme 
que  par  fon  extérieur.     Mais  pour  faire  voir  qu'en  eiFet 
de  la  manière  dont  on  raifonne  fur  ce  fujet ,   les  gens  fe 
fondent  entièrement  fur  la  Figure,  Se  reduifent  toute  VEf- 
fence  de  l'Efpece  humaine  (fuivant  l'idée  qu'ils  s'en  for- 
ment) à  la  forme  extérieure ,   quelque  déraifonnable  que 
cela  foit,  Se  malgré  tout  ce  qu'ils  difent  pour  le  défavoùer, 
nous  n'avons  qu'à  fuivre  leurs  penfées  éz  leur  pratique  un 
peu  plus  avant ,  Se  la  chofe  paroîtra  avec  la  dernière  évi- 
dence.    Un  Innocent  bien  formé  eft  un  hom.me  ,  il  a  une 
Ame  raifonnable  quoy  qu'il  ne  paroiftè  pas  :  cela  eft ,  di- 
tes-vous, hors  de  doute.     Faites  les  oreilles  un  peu  plus 
longues  ^  plus  pointues,  &  le  nez  un  peu  plus  plat  qu'à 
l'ordinaire  j   alors  vous  commencez  à  hefiter.     Faites  le 
vifage  plus  étroit, plus  plat  6c  plus  îong>  vous  voilà  tout- 
à-fait  indéterminé.     Donnez-luy  encore  plus  de  reffem- 
blance  à  une  Brute  ,  jufqu'à  ce  que  la  tête  foit  parfaite- 
ment celle  de  quelque  autre  Animal ,    dès-lors  c'eft  un 
Monjîre,  S:  ce  vous  eft  une  Démonftration  qu'il  n'a  point 

Z  z  z  z  d' A- 


73°  T^e  ^^  Réalite  de  notre  ConnoiJ^ance. 

C  H  A  p.   d'Ame,  8c  qu'il  doit  être  détruit.   Je  vous  demande  pré- 
IV.       fentement,  où  trouver  la  jufte  mefure  &  les  dernières  bor- 
nes de  la  Figure  qui  emporte  avec  elle  une  Ame  raifon- 
nable  ?  Car  puifqu'il  y  a  eu  des  Fœtus  humains ,  moitié 
bête  &  moitié  homme  ,  &  d'autres  dont  les  trois  parties 
participent  de  l'un  ,  &:  l'autre  partie  de  l'autre  ;  &  qu'il 
peut  arriver  qu'ils  approchent  de  l'une  ou  de  l'autre  for- 
me félon  toute  la  variété  imaginablej  &:  qu'ils  reflemblent 
à  un  homme  ou  à  une  bête  par  élifférens  dégrez  mêlez  en- 
femble  j  je  ferois  bien  aife  de  favoir  quels  font  au  jufte  les 
lineamens  auxquels  une  Ame  raifonnable  peut  ou  ne  peut 
pas  être  unie  ,  félon  cette  Hypothefe  ;  quelle  forte  d'ex- 
térieur eft  une  marque  afîurée  qu'une  Ame  habite  ou  n'ha- 
bite pas  dans  le  Corps.     Car  jufqu'à  ce   qu'on  en  foit 
venu  là  ,  nous  parlons  de  l'Homme  au  hazard  ;  6c  nous 
en  parlerons,  je  croy,  toujours  ainfi,  tandis  que  nous  nous 
fixerons  à  certains  fons  6c  que  nous  nous  figurerons  cer- 
taines efpéces  déterminées  dans  la  Nature  ,  fans  favoir  ce 
que  c'eft.     Mais  après  tout ,  je  fouhaiterois  qu'on  confi- 
derât  que  ceux  qui  croyent  avoir  fatisfait  à  la  difticulté , 
en  nous  difant  c^unn  Fœtus  contrefait  eft  unMonftrCjtom- 
bent  dans  la  même  faute  qu'ils  veulent  reprendre  ,  c'eft 
qu'ils  établiflent  par  là  une  Efpéce  moyenne  entre  l'Hom- 
me &  la  Bêtej  car  je  vous  prie,  qu'eft-ce  que  leur  Mon- 
ftre  en  ce  cas-là,  (li  le  mot  de  Monflre  fignifie  quoy  que 
ce  foit}  finon  une  chofe  qui  n'eft  ni  homme  ni  bête,  mais 
qui  participe  de  l'un  êc  de  l'autre  ?  Or  tel  eft  juftement 
V Innocent  dont  on  vient  de  parler.     Tant  il  eft  néceflairc 
de  renoncer  à  la  notion  commune  des  Efpéces  6c  des  Ef- 
fences  ,     fi  nous  voulons  jetter  les  yeux  fur  la  nature 
des   chofes    mêmes    6c    les    examiner  par  ce    que   nos 
Facultez  nous  y  peuvent  faire  découvrir  ,  à  les  confide- 
rer  telles  qu'elles  exiftent ,  6c  non  pas ,  par  de  vaines  fan- 
taifies  dont  on  s'eft  entêté  fur  leur  fujet  fans  aucun  fon- 
dement. 
Les  Mots  &        ç    jy    T'ai  propofé  ccci  dans  cet  endroit  ;  parce  que 
î«  «hofes  en   Jc  ctoy  quc  nous  ne  faurions  prendre  trop  de  loin  pour  e- 

viter 


•De  la  Réalité  de  nôtre  Comoijfance.  Liv.IV.      731 
viter  que  les  Mots  ,  &  les  Efpe'ces  ,  à  en  juger  par  les  no-    C  lï  A  p." 
rions  vulgaires  félon  lefquelles  nous  avons  accouru më  de       IV. 
les  employer,  ne  nous  impofent;  car  je  fuis  porté  à  croi-  Efpcccs-  nous 
re  que  c'ell  là  ce  qui  nous  empêche  le  plus  d'avoir  des  "'?"'*"*' 
connoiflances  claires  Se  diftindtes,  particulièrement  à  l'é- 
gard des  Subilances  -,  &c  que  c'eft  de  là  qu'eft  venue  une 
grande  partie  des  difficultez  fur  la  Vérité  ,    &    fur   la 
Certitude.   Si  nous  nous  accoutumions  feulement  à  fépa- 
rer  nos  Keflexiops  &c  nos  Raifonnemens  d'avec  les  Mots, 
nous  pourrions  remédier  en  grand'  partie  à  cet  inconvé- 
nient par  rapport  à  nos  propres  penfées  que  nous  confi- 
derericns  en  nous-mêmes;  ce  qui  n'empécheroit  pourtant 
pas  que  nous  ne  fuflîons  toujours  embrouillez  dans  nos 
Difcours  avec  les  autres  hommes ,  pendant  que  nous  per- 
iifterons  à  croire  que  les  Efpéces  ôc  leurs  Eflences  font 
autre  chofe  que  nos  Idées  abftraites  telles  qu'elles  font, 
auxquelles  nous  attachons   certains  noms  pour  en  être 
les  fignes. 

§.  18.  Enfin,  pour  reprendre  en  peu  de  mots  ce  que  Rccapitu!»tioi8. 
nous  venons  de  dire  fur  la  certitude  6c  la  réalité  de  nos 
Connoiflances  j  par  tout  oii  nous  appercevons  la  conve- 
nance ou  la  difconvenance  de  quelqu'une  de  nos  Idées  , 
il  y  a  là  une  Connoifl'ance  certaine  ,  Se  par  tout  où  nous  • 
fommes  afl"ûrez  que  ces  Idées  conviennent  avec  la  réali- 
té des  ChofeSj  il  y  a  une  Connoifl!ance  certaine  Se  réelle. 
Et  ayant  donné  ici  les  marques  de  cette  convenance  de 
nos  Idées  avec  la  réalité  des  chofes ,  je  croy  avoir  mon- 
tré en  quoy  confifte  la  vraye  Certitude  ,  la  Certitude 
réelle  -,  ce  qui  de  quelque  manière  qu'il  eut  paru  à 
d'autres ,  avoir  été  jufqu'ici ,  à  mon  égard  ,  un  de  ces 
Dejiderata  dont ,  à  parler  franchement ,  j'avois  grand 
befoin. 


Zzzz  2  CHA» 


73^ 


De  la  Vérité  en  général. 


Ce  c]uc  c'cft  § 
que  la  Veritc. 


Une  jufte  con 
jonftiou  ou  lé- 


ou  des  Mois. 


CHAPITRE     V. 

De  la  Vérité  en  général. 

IL  y  a  plufieurs  fiécles  qu'on  a  demandé  ce  que 
c'eft  que  la  Venté ;?^  comme  c'eft  là  ce  que  tout 
le  Genre  Humain  cherche  ou  prétend  chercher,  il  ne  peut 
qu'être  digne  de  nos  foins  d'examiner  avec  toute  l'exafti- 
tude  dont  nous  fommes  capables  ,  en  quoy  elle  confifte» 
&:  par  là  de  nous  inftruirc  nous-mêmes  de  fd  Nature  ^  de 
remarquer  comment  l'Efprit  la  diftingue  de  la  FaufTcté. 

§.  2.  Il  me  femble  donc  que  la  Venté  n'emporte  autre 
chofe,  félon  la  fignifîcation  propre  du  mot ,  que  la  con- 
^(îgaîi"  c'À-i-  jon6îion  ou  la  féparation  des  fignes  fnivant  que  les  Chofes 
dne^d^sidéa,  m^^nes  couvicnncHt  ou  difconviennent  entr' elles.  Il  faut  en- 
tendre ici  par  la  conjonition  ou  la  féparation  des  fignes 
ce  que  nous  appelions  autrement  Proportion.  De  forte 
que  la  Vérité  n'appartient  proprement  qu'aux  Propofi- 
tionS}  dont  il  y  en  a  de  deux  fortes ,  l'une  Mentale  ,  &c 
l'autre  Verbale  ,  ainfi  que  les  fignes  dont  on  fe  fert  com- 
munément font  de  deux  fortes  ,  favoir  les  Idées  Se  les 
Mots. 

§.  3.  Pour  avoir  une  notion  claire  de  la  Vérité  ,  il  efl: 
fort  néceflaire  de  confiderer  la  vérité  mentale  éc  la  vérité 
verbale  diftinitement  l'une  de  l'autre.  Cependant  il  efl 
très-difficile  d'en  difcourir  féparément  ,  parce  qu'en  trai- 
tant des  Fropoikions  mentales  on  ne  peut  éviter  d'em- 
ployer le  fécours  des  Mors  ;  &:  dès-là  les  exemples  qu'on 
donne  de  Propofitions  Mentales  cefifent  d'être  purement 
mentales  èc  deviennent  Verbales.  Car  une  Propofitioa 
mentale  n'étant  qu'une  Ilmple  confidcrarion  des  Idées 
comme  elles  font  dans  nôtre  Efprit  fins  être  revêtues  de 
mots ,  elles  perdent  leur  nature  de  Propofitions  pure- 
ment mentales  dès  qu'on  employé  des  Mots  pour  les  exr 
primer. 


Ce  qui  fait  les 
Propofitions 
Mentales  & 
Verbales. 


De  la  Vérité  en  général.  Liv.  IV.  733 

§.  4.  Ce  qui  fait  qu'il  eft  encore  plus  difficile  de  trai-    C  h  a  p. 
ter  des  Propofitions  mentales  &:  des  verbales  feparément ,        V. 
c'eft  que  la  plupart  des  hommes ,  pour  ne  pas  dire  tous,  ^^',^"\f°"  ^'^- 
mettent  des  mots  a  la  place  des  idées  en  rormant  leurs  pen-  des  Propofi- 
fées  &  leurs  raifonnemens  en  eux-mêmes  ,  du  moins  lorf-  "onsœcutaies, 
que  le  fujet  de  leur  méditation  renferme  des  idées  com- 
plexes.    Ce  qui  eft  une  preuve  bien  évidente  de  l'impcr- 
fedion  5c  de  l'incertitude  de  nos  Idées  de  cette  efpéce ,  & 
qui,  à  le  bien  confiderer,  peut  fervir  à  nous  faire  voir 
quelles  font  les  chofes  dont  nous  avons  des  idées  claires 
ic  parfaitement  déterminées ,  &:  quelles  ne  le  font  point. 
Car  fi  nous  obfervons  foigneufement  la  manière  dont  nô- 
tre Efprit  fe  prend  à  penfer  Se  raifonner ,    nous  trouve- 
rons, à  mon  avis,  que  quand  nous  formons  en  nous-mê- 
mes quelques  Propofitions  fur  le  Blanc  ou  le  Noir^  fur  le 
Doux  ou  VÂmer^  fur  un  Triangle  ou  un  Cercle,  nous  pou- 
vons former  dans  nôtre  Efprit  les  Idées  mêmes,  &:  qu'en 
effet  nous  le  faifons  fou  vent ,  fans  réfléchir  fur  les  noms 
de  ces  Idées.     Mais  quand  nous  voulons  faire  des  refle- 
xions ou  former  des  Propofitions  fur  des  Idées  plus  com- 
plexes, comme  fur  celles  d'homme,  de  vitriol,  de  valeur  y 
de  gloire,  nous  mettons  ordinairement  le  nom  à  la  place 
de  l'Idée }  parce  que  les  idées  que  ces  noms  fignifient,  é- 
tant  la  plupart  imparfaites,   confufes  &:  indéterminées, 
nous  reflechiflTons  fur  les  noms  mêmes  ;  parce  qu'ils  font 
plus  clairs,  plus  certains,  plus  diftinfts,  &  plus  propres 
a  fe  préfenter  promptement  à  l'Efprit  que  de  pures  Idées; 
de  forte  que  nous  employons  ces  termes  à  la  place  des  I- 
dées  mêmes,  lors  même  que  nous  voulons  méditer  &;  rai- 
fonner en  nous-mêmes  ,  &  faire  tacitement  des  Propofi- 
tions mentales.  Nous  en  ufons  ainfi  à  l'égard  desSubftan- 
ces ,  comme  je  l'ai  déjà  remarqué  ,  à  caufe  de  l'imperfe- 
ction de  nos  Idées  ,  prenans  le  nom  pour  l'efl^ence  réelle 
dont  nous  n'avons  pourtant  aucune  idée.  Dans  les  Modes, 
nous  faifons  la  même  chofe,  à  caufe  du  grand  nombre  d'I- 
dées fimples  ,   dont  ils  font  compofez.     Car  la  plupart 
d'entr'eux  étant  extrêmement  complexes ,  le  nom  fe  pré- 

Zzzz  3  fente 


734  ^^  ^^  Vérité  en  général. 

C  H  A  p.  fente  bien  plus  aifément  que  l'Idée  même  qui  ne  peut  é- 
V.       tre  rappellée  ,    Se  pour  ainii  dire  ,  exaftement  retracée  à 
rEfprit  qu'à  force  de  temps  Se  d'application,  même  à  l'é- 
gard des  perfonnes  qui  ont  auparavant  pris  la  peine  d'é- 
plucher toutes  ces  ditférentes  idées,  ce  que  ne  fauroient 
faire  ceux'qui  pouvant  aifément  rappeller  dans  leur  Mé- 
moire la  plus  grande  partie  des  termes  ordmaires  de  leur 
Langue,  n'ont    peut-être  jamais  fongé  ,  durant  tout  le 
cours  de  leur  vie,  à  confiderer  quelles  font  les  idées  pré- 
cifes  que  la  plupart  de  cts  termes  fignifient.     Us  fe  font 
contentez  d'en  avoir  quelques  notions  confufes  &  obfcu- 
res.     Combien  de  gens  y  a-t-il ,  par  exemple,  qui  parlent 
beaucoup  de  Religion  &C  de  Confcience  ^  d  Eglife  Se  de  Foy^ 
de  PnijJ'ance  &  de  Droit  y  d'ObJiru^ions  fie  à! humeurs ,  de 
mélancolie  &c  de  bile;  mais  dont  les  penfees  fie  les  médita- 
tions fe  reduiroient  peut-être  à  fort  peu  de  ch(jfe,  fi  on 
les  prioit  de  réfléchir  uniquement  fur  les  Chofes  mêmes, 
fie  de  laiffer  à  quartier  tous  ces  mots  avec  lesquels  il  eft  fi 
ordinaire  qu'ils  embrouillent  les  autres  &:  qu'ils  s'embaraf- 
fent  eux-mêmes? 
Elles  ne  font      §    5-  ^^^^^  pout  revenir  à  confiderer  en  quoy  confifte 
que  des  Idées    la  Vérité,  je  dis  qu'il  faut  diftinguer  deux  fortes  de  Pro- 
P°arX"f°n5rm.  pofitions  que  nous  fommes  capables  de  former. 
terventioii  des        Premièrement,  \ts  Mentales ,  ou  les  Idées  font  jointes 
'"°"'  oufcparées  dans  nôtre  Entendement  ,  fans  l'intervention 

des  Mots,  par  l'Efprit,  qui  appercevant  leur  convenance 
ou  leur  difconvenance,  en  juge  actuellement. 

Il  y  a ,  en  fécond  lieu ,  des  Propofitions  Verbales  qui 
font  des  Mots  ,  fignes  de  nos  Idées  ,  joint:  on  Jepûrez  en 
des  fentences  nffirmatives  on  négatives.  Et  par  cette  maniè- 
re d'affirmer  ou  de  nier,  ces  fignes  formez  par  des  fons, 
font,  pour  ainfi  dire  ,  joints  enlemble  ou  feparez  l'un  de 
.l'autre.  De  forte  qu'une  Propofition  confille  à  joindre  ou 
à  feparer  des  lignes  ;  fie  la  Vérité  confilte  à  joindre  ou  à 
feparer  ces  fignes  félon  que  les  chofes  qu'ils  fignifient,con- 
viennent  ou  difconviennent. 
Quand  c'eft      g    ^    Chacun  peut  être  convaincu  par  fa  propre  expé- 


De  la  Vérité  en  général.  L  i  v.  I V.  735 

rience,  que  l'Efprit  venant  à  appercevoir  ou  à  fuppofer    Chap. 
la  convenance  ou  la  difconvenance  de  quelqu'une  de  (es         V. 
Idées,  les  réduit  tacitement  en  luy-même  à  une  Efpéce  fîtions  menra- 
de  Propofition  affirmative  ou  négative,  ce  que  j  ai  tache 


coutienncnt 


d'exprimer  par  les  termes  de  joindre  enfemble  Se  de  fepa-  queitiue  vérité 
rer,;  Mais  cette  action  de  l'Efprit  qui  eft  fi  familière  à  '"  ^" 
tout  homme  qui  penfe  £c  qui  raifonne,  eft  plus  facile  à 
concevoir  en  reflechiflant  fur  ce  qui  fe  pafle  en  nous, 
lorfque  nous  affirmons  ou  nions  ,  qu'il  n'eft  aifé  de  l'ex- 
pliquer par  des  paroles.  Qiiand  un  homme  a  dans  l'Efprit 
l'idée  de  deux  Lignes  ,  favoir  la  latérale  &  la  diagonale 
d'un  Qiiarré  ,  dont  la  diagonale  a  un  pouce  de  longueur, 
il  peut  avoir  auffi  l'idée  de  la  divifion  de  cette  Ligne  en 
un  certain  nombre  de  parties  égales,  par  exemple  en  cinq, 
en  dix,  en  cent,  en  mille  ,  ou  en  tout  autre  nombre,  6c 
il  peut  avoir  l'idée  de  cette  Ligne  longue  d'un  pouce 
comme  pouvant ,  ou  ne  pouvant  pas  être  divifée  en  tel- 
les parties  égales  qu'un  certain  nombre  d'elles  foit  égal  à 
la  ligne  latérale.  Or  toutes  les  fois  qu'il  apperçoit,  qu'il 
croit,  ou  qu'il  fuppofe  qu'une  telle  Efpéce  de  divifibili- 
té  convient  ou  ne  convient  pas  avec  l'idée  qu'il  a  de  cet- 
te Ligne  ,  il  joint  ou  fepare  ,  pour  ainfi  dire,  ces  deux 
idées ,  je  veux  dire  celle  de  cette  Ligne  ,  6c  celle  de  cet- 
te efpéce  de  divifibilité  ,  &c  par  là  il  forme  une  Propofi- 
tion mentale  qui  eft  vraye  ou  faufle  ,  félon  qu'une  telle 
efpéce  de divifibilité,ou  qu'une  divifibilité  en  dételles  par- 
ties aliquotes  convient  réellement  ou  non  avec  cette  Li- 
gne. Et  quand  les  Idées  font  ainfi  jointes  ou  feparées  dans 
l'Efprit  5  félon  qu'elles  ou  les  chofes  qu'elles  fignifient 
conviennent  ou  non  ,  c'eft  là  ,  fi  j'ofe  ainfi  parler  ,  t/m 
Venté  mentale.  Mais  la.  Venté 'verbale  eft  quelque  chofe 
de  plus.  C'eft  une  Propofition  où  des  Mots  font  affirmez 
ou  niez  l'un  de  l'autre,  félon  que  les  idées  qu'ils  figni- 
fient, conviennent  ou  difconviennent  :  6c  cette  Vérité  eft 
encore  de  deux  efpéces  ,  ou  purement  verbale  &  frivole  ^ 
de  laquelle  je  traiterai  dans  le  Chapitre  X"".  ou  bien  ré~ 
die  Se  inftruftive  ;  êc  c'eft  elle  qui  eft  l'objet  de  cet- 
te 


Chap. 
V. 

Objeftion  con- 
tre !a  vcritc 
TCibalc  ,  que 
fuivant  ce  que 
j'en  dis ,  elle 
peut  être  cn- 
ti<frement  chi- 
aie'rique. 


736  De  la  Vérité  en  général. 

te   Connoîfl'ance   réelle  dont   nous  avons   déjà   parlé. 

§.  7.  Mais  peut-être  qu'on  aura  encore  ici  le  même 
fcrupule  à  l'égard  de  la  Vérité  qu'on  a  eu  touchant  la 
Connoiflance  &:  qu'on  m'obje£lera  „  que  ,  fi  la  Vérité 
,,  n'eft  autre  chofe  qu'une  conjondion  ou  feparation  de 
„  Mots ,  formans  des  Propofitions  ,  félon  que  les  Idées 
„  qu'ils  fignifient  ,  conviennent  ou  difconviennent  dans 
„  l'Efprit  des  hommes,  la  connoiflance  de  la  Vérité  n'eft 
„  pas  une  chofe  fi  eftimable  qu'on  fe  l'imagine  ordinaire- 
j,  ment;  puifqu'à  ce  compte,  elle  ne  renferme  autre  cho- 
„  fe  qu'une  conformité  entre  des  mots  ôc  les  productions 
„  chimériques  du  cerveau  des  hommes;  car  qui  ignore  de 
5,  quelles  notions  bizarres  eft  remplie  la  tête  de  je  ne  fai 
j,  combien  de  perfonnes  ,  &:  quelles  étranges  idées  peu- 
„  vent  fe  former  dans  le  cerveau  de  tous  les  hommes?  Mais 
j,  fi  nous  nous  en  tenons  là  ,  il  s'enfuivra  que  par  cette 
,j  Régie  nous  ne  connoiflbnsla  vérité  de  quoy  quecefoit, 
,,  que  d'un  Monde  vifionnaire,  £■:  cela  en  confultant  nos 
3,  propres  imaginations;  èc  que  nous  ne  découvrons  point 
j,  de  vérité  qui  ne  convienne  aufli  bien  aux  Harpyes  & 
„  aux  Centaures  qu'aux  Hommes  Se  aux  Chevaux.  Car 
„  les  idées  des  Centaures  &:  autres  femblables  chimères 
„  peuvent  fe  trouver  dans  nôtre  Cerveau  ,  èc  y  avoir  une 
„  convenance  ou  difconvenance  ,  tout  aufli  bien  que  les 
,,  idées  des  Etres  réels,  Se  par  conféquent  on  peut  former 
,,  d'auflî  véritables  Propofitions  fur  leur  fujet ,  que  fur 
,,  des  idées  de  Chofes  réellement  exift:antes,  de  forte  que 
,,  cette  Propolltion,  Tons  les  Centaures  font  des  AmtnauXi 
„  fera  aufli  véritable  que  celle-ci ,  Tous  les  hommes  font 
„  des  Animaux,  &c  la  certitude  de  l'une  fera  aufli  grande 
„  que  celle  de  l'autre.  Car  dans  ces  deux  Propofitions 
,,  les  mots  font  joints  enfemble  félon  la  convenance  que 
„  les  Idées  ont  dans  nôtre  Efprit,  la  convenance  de  Î'I- 
„  dée  d'Animal  avec  celle  de  Centaure  étant  aufli  claire 
„  5c  aufli  vifible  dans  l'Efprit  ,  que  la  convenance  de  l'i- 
„  dée  d'Animal  avec  celle  d'homme  ;  6c  par  conféquent 
,j  ces  deux  Propofitions  font  également  véritables  ,   & 

d'une 


De  la  Vérité  en  général.  Liv.  IV.-  j-if-j 

,,  d'une  égale  certitude.     Mais  à  quoy  nous  fert  une  telle    C  n  a  p. 
„  Vérité  ?  ^  .  ,      ,    ^\ 

§.  8.  Qiioy  que  ce  qui  a  été  dit  dans  le  Chapitre  pré-  ^fP"!!^^^  '^^"* 
cèdent  pour  diftinguer  la  connoiflance  réelle  d'avec  l'ima-  vcntd  "c^'ciic 
ginaire  put  fuffire  ici  à  diflipér  ce  doute,  &  à  faire  difcer-  ^'^g^^i':  les  i- 
ner  la  Vérité  réelle  de  celle  qui  n'eft  que  chimérique,  ou,  mes'a^ux  ci»ô- 
fi  vous  voulez ,  purement  nomma  le,  ces  deux  diftinârions  fcs. 
étant  établies  fur  le  même  fondement,  il  ne  fera  pourtant 
pas  inutile  de  faire  encore  remarquer  ,  dans  cet  endroit, 
que,  quoy  que  nos  Mots  ne  fignilient  autre  chofe  que  nos 
Idées  ,  cependant  comme  ils  font  deftinez  à  figniiier  des 
chofes  ,  la  vérité  qu'ils  contiennent ,  lorfqu'ils  viennent 
à  former  des  Propofitions  ,  ne  fauroit  être  que  verbale , 
quand  ils  défignent  dans  l'Efprit  des  Idées  qui  ne  con- 
viennent point  avec  la  réalité  des  Chofes.  C'eftpourquoy 
la  Vérité  ,  aufîi  bien  que  la  Connoiflance  peut  être  fort 
bien  diflinguée  en  verbale^  &c  en  réelle;  celle-là  étant  feu- 
lement verbale ,  où  les  termes  font  joints  félon  la  conve- 
nance ou  la  difconvenance  des  Idées  qu'ils  fignifient,  fans 
conliderer  fi  nos  Idées  font  telles  qu'elles  exiftentou  peu- 
vent exifter  dans  la  Nature.  Mais  au  contraire  les  Pro- 
pofitions renferment  une  vérité  réelle  ,  quand  les  fignes 
dont  elles  font  compofées  ,  font  joints  félon  que  nos  I- 
dées  conviennent  ,  &  que  ces  Idées  font  telles  que  nous 
les  connoiflfbns  capables  d'exifter  dans  la  Nature  >  ce  que 
nous  ne  pouvons  connoître  à  l'égard  des  Subftances 
qu'en  fâchant  que  telles  Subfiances  ont  aduellement  exi- 
Ité. 

§.  9.  Lx  Vérité ei\:  la.  dénotation  en  paroles  de  la  con-    La  Fauir-tJ 
venance  ou  delà  difconvenance  des  Idées,  telle  qu'elle '°"''*^'^  * '^"•• 
cft.     La  Fan  [fêté  eft  la  dénotation  en  paroles  de  la  conve-  au'ucmenTquc 
nance  ou  de  la  difconvenance  des  Idées,  autre  qu'elle  n'eft  leurs  idces  ne 

effeftivement.   Et  tant  que  ces  Idées,  ainfi  defignées  par'" 

certains  fons,  font  conformes  à  leurs  Archétypes,  jufque- 
là  feulement  la  vérité  eft  réelle  j  de  forte  que  la  Connoif- 
fance  de  cette  Efpéce  de  venté  confifte  à  favoir  quelles 
font  les  Idées  que  les  mots  fignifient,  6c  à  appercevoir  la 

Aaaaa  con- 


conviciinciu. 


738  De  Id  Vérité  en  gênerai. 

C  H  A  p.  convenance  ou  la  difconvenance  de  ces  Idées,  fclon  qu'el- 
V.  le  ell  defignée  par  ces  mots. 
Le?  Propofi-  §•  10.  Mais  parcc  qu'on  regarde  les  Mots  comme  les 
tions  gciK'raics  grands  -véhicules  de  la  Vérité  &;  de  la  Connoifiance ,  fi 
tra'itc'fs  plus  j'^»^^  m'cxprïmer  ainfi,  Se  que  nous  nous  fervons  de  mots 
auiong.  6c  de  Propofitions  en  communiquant  6c  en  recevant  la  Vé- 

rité, 6c  pour  l'ordinaire  en  raifonnant  fur  fon  fujet,  j'exa- 
minerai plus  au  long  en  quoyconfifte  la  certitude  des  Ve- 
ritcz  réelles,  renfermées  dans  des  Propofitions,  6c  oii  c'eft: 
qu'on  peut  la  trouver,  6c  je  tâcherai  défaire  voir  dans 
quelle  efpéce  de  Propofitions  univerfelles  nous  femmes 
capables  de  voir  certainement  la  vérité  ou  la  faufieté  réel- 
le qu'elles  renferment. 

]e  commencerai  par  les  Propofitions  générales ,  com- 
me étant  celles  qui  occupent  le  plus  nos  penfées  ^  qui 
donnent  le  plus  d'exercice  à  nos  fpeculations.     Car  com- 
me les  Vcritez  générales  étendent  le  plus  nôtre  Connoif- 
fance  6c  qu'en  nous  mftruifint  tout  d'un  coup  de  plufieurs 
chofes  particulières,  elles  nous  donnent  de  grandes  veûcs 
6c  abrègent  le  chemin  qui  nous  conduit  à  la  Connoifl"an- 
ce,  riifprit  en  fait  aufli  le  plus  grand  objet  de  Ces  recher- 
ches. 
Venrij  Morale,      §.   II.   Outrc  ccttc  Vctifé  ,  prifc  daus  ce  fens  refferré 
&Metaf.hy-     (jout  jc  vicus  de  parler  ,  il  y  en  a  deux  autres  efpéces. 
La  première  eft  la  Venté  Morale,  qui  confille  à  parler  des 
chofes  félon  la  perfuafion  de  nôtre  Efprit ,  quoy  que  la 
Propofition  que  nous  prononçons,  ne  foir  pas  conforme 
à  la  réalité  des  chofes.     Il  y  a  ,  en  fécond  lieu  ,  unt  Vé- 
rité Meta^hyfiqite  ,   qui  n'elt  autre  chofe  que  rexifl:ence 
réelle  des  chofes ,   conforme  aux  idées  auxquelles  nous 
avons  attaché  les  noms  dont  on  fe  fert  pour  defigner  ces 
chofes.     Qiioy  qu'il  femble  d'abord  que  ce  n'eft  qu'une 
fimple  confideration  de  l'exiftence  même  des  chofes,  ce- 
pendant à  le  confiderer  de  plus  près  ,  on  verra  qu'il  ren- 
ferme wwQ  Propofition  tacite  par  oii  l'Efprit  joint  telle 
chofe  particulière  à  l'idée  qu'il  s'en  étoit  formé  aupara- 
vant en  lu  y  aflignant  un  certain  nom.  Mais  parce  que  cç.s 

confi- 


Vis  Propojitions  univerfelles,  Szc.  Liv.  IV.      739 

confiderations  fur  la  Vérité  ont  été  examinées  auparavant,    C  h  A  p, 
ou  qu'elles  n'ont  pas  beaucoup  de  rapport  à  nôtre  préfent        V. 
defTein  ,  c'eft  affez  qu'en  cet  endroit  nous  les  ayions  in- 
diquées en  paflant. 


CHAPITRE     VI. 

Des  Propo/îtions  univerfelîcs  ,  de  leur  Vérité,  é'         Chap. 
de  leur  Certitude.  V 1. 

§.   I.   /^^  Uo  Y  Qjj  E  la  meilleure  Se  la  plus  fûre  voye  11  cft  necefTaire 
V_Z  pour  arriver  à  une  connoiflance  claire  &c  di-  i^.  F^''"  '^" 

^>-*T  ^,,  1  -j  '        o      1)  •  Mots  cil  trai- 

ftintte  ,  loit  d  examiner  les  idées  &  d  en  juger  par  elles-  tant  de  h  Cou« 
mêmes,  fans  p«nfer  à  leurs  noms  en  aucune  manière}  ce-  "oiffauce. 
pendant  c'eft  ce  qu'on  pratique  fort  rarement  ,  à  ce  que 
je  croy  -,  tant  la  coutume  d'employer  des  fons  pour  des  i- 
dées  a  prévalu  parmi  nous.  Et  chacun  peut  remarquer 
combien  c'eft  une  chofe  ordinaire  aux  hommes  de  fe  fer- 
vir  des  noms  à  la  place  des  idées ,  lors  même  qu'ils  médi- 
tent &:  qu'ils  raifonnent  en  eux-mêmes  ,  fur  tout  fi  les  i- 
dées  font  fort  complexes  Ce  compofées  d'une  grande  col- 
lection d'Idées  fimples.  C'eft  là  ce  qui  fait  que  la  conft- 
deration  des  mots  &  des  Propofitions  eft  une  partie  il  né- 
celîaire  d'un  difcours  où  l'on  traite  de  la  ConnoilTance, 
qu'il  eft  fort  diificile  de  parler  intelligiblement  de  l'une 
de  ces  chofes  fans  expliquer  l'autre. 

§.  2.  Comme  toute  la  connoiflance  que  nous  avons  fe  il  eft  difficile 
réduit  uniquement  à  des  veritez  particulières  ou  généra-  ^'-^ntendre  des 
les ,  il  eft  évident,  que.  quoy  qu  on  puifle  faire  a  legard  raies  fi  dks  i>= 
des  premières,  nous  ne  faurions  jamais  faire  bien  cnten- ^°"f  exprimées 
dre  ces  dernières  qui  font  avec  raifon  l'objet  le  plus  or-  ti"of"vabTs. 
dinaire  de  nos  recherches ,  ni  les  comprendre  que  fort  ra- 
rement nous-mêmes ,  qu'entant  qu'elles  font  conçues  &c 
exprimées  par  des  paroles.     Ainfi ,  en  recherchant  ce  qui 
conftituë  nôtre  ConnoifTance ,  il  ne  fera  pas  hors  de  pro- 

Aaaaa  2  pos 


740  Des  Propojîtions  nniverfelles, 

C  H  A  p.  pos  d'examiner  la  vérité  ^  la  certitude  des  Propofirions 
y  I.       Univerfelles. 
iiyauncdou-      §.    3.    Mais  afin   de  pouvoir  éviter    ici  l'illufion  où 
b!c  ccriimdc,   nQ^5  pourroit  jettcr  l'ambieuité  des  termes,  écueuil  dan- 

l'uiic  de  Vciiie,  ^  ■'  r  i       n.   ^  j 

&  l'autre  de     gcfcux  cn  toutc  occaiion  j  il  elt  a  propos  de  remarquer 
Comioiiiiiice.    qu'il  y  a  Une  double  certitude,  une  Certitude  de  Vérité h^ 
•    '        imc  Certitude  de  CounoiJJânce.  horfquc  les  mots  (ont  joints 
de  telle  manière  dans  des  Propofitions,  qu'ils  expriment 
exadlement  la  convenance  ou  la  difconvenance  telle  qu'el- 
le ell  réellement ,   c'eft  une  Certitude  de  Vérité.     Et  la 
Certitude  de  Connoijfance  confifte  à  appercevoir  la  conve- 
nance ou  la'  difconvenance  des  Idées  ,  entant  qu'elle  eft 
exprimée  dans  des  Propofitions.     C'eft  ce  que  nous  ap- 
pelions ordinairement  connoitre  la  venté  d'une  Propofi- 
tion,  ou  en  être  certain. 
On  ne  peut  '^      §•  4-    Or  comme  nous  ne  {iiurions  être  aljurez  de  la 
erre  aisfirc     l'enté  d'aucune  Fropojition  générale  ,  i  moins  que  nous  ne 
poiiiTùr  gl^n'e-  connoi [fions  les  bornes  précijes  ,  cr  l'étendue  des  Efpéces  que 
raie  quelle  cil:  Jignifient  Ics  Termes  dont  elle  cfi  compofée  ,  il  feroit  nécef- 
Tentabjc  lori-   fjiij-g  q^g  nous  connulHons  l'Èilénce  de  chaque  Efpéce, 

cjue  1  Ellence  n  n.-       ■     n  •         nr-r 

dechac];ic  puifquc  c  clt  Cette  Lilence  qui  eonltitue  &  termine  1  fc-1- 
Efpcce  dont  péce.  C'eit  ce  qu'il  n'cft  pas  mal  aifé  de  faire  à  l'égard 
!r<V pasuCî-  de  toutes  les  Idées  Simples  &  des  Modes  -,  car  dans  les  1- 
wi-^-  dees  Simples  &  dans  les   Modes  ,   l'Eflence  réelle  &:  la 

nommale  n'eft  qu'une  feule  &:  même  chofe,  ou  ,  pour  ex- 
primer la  même  penfee  en  d'autres  termes,  l'idée  abftrai- 
te  que  le  terme  général  lignifie  étant  la  feule  chofe  qui 
conftituê  ou  qu'on  peut  iuppofer  qui  conllituè  l'eflence 
&  les  bornes  de  l'Efpece,  on  ne  peut  être  en  peine  de  fa- 
voir  jufqu'où  s'étend  l'Efpece  ,  ou  quelles  chofes  font 
comprifes  fous  chaque  terme  ;  car  il  eft  évident  que  ce 
font  routes  celles  qui  ont  une  exafte  conformité  avec  l'i- 
dée que  ce  terme  lignifie,  &;  nulle  autre.  Mais  dans  les 
Subtlances,  où  une  Efléncc  réelle,  diilin£be  de  la  nomi- 
nale ,  eft  fuppofée  conftitucr,  déterminer  6c  limiter  les 
Efpéces,  il  eft  vifible  que  l'étendue  d'un  terme  général  eft 
fort  incertaine  ;  parce  que  ne  connoillant  pas  cet^e  eflen- 


de  leur  Vérité  ér  de  leur  Certitude.  Liv.  IV.'      741 
ce  réelle,  nous  ne  pouvons  pas  favoir  ce  qui  efl:  ou  n'eft    C  h  ap, 
pas  de  cette  Eipéce  ,  &  par  conféquent  ,  ce  qui  peut  ou       V I. 
ne  peut  pas  en  être  affirmé  avec  certitude.     Ainfi ,  lors- 
que nous  parlons  d'un  Homme  ou  de  VOr,  ou  de  quelque 
autre  Efpéce  de  Subftances  naturelles  ,  entant  que  déter- 
minée par  une  certaine  EJfence  réelle  que  la  Nature  don- 
ne régulièrement  à  chaque  Invidu  de  cette  Efpéce,  Se  qui 
le  fait  être  de  cette  Efpéce,  nous  ne  faurions  être  certains 
de  la  vérité  d'aucune  affirmation  ou  négation  faite  fur  le 
fujet  de  ces  Subftances.     Car  à  prendre  V homme  ou  VOr 
en  ce  fens,  pour  une  Efpéce  de  chofes  ,   déterminée  par 
des  Eflénces  réelles  ,  différentes  de  l'idée  complexe  qui 
eft  dans  l'Efprit  de  celui  qui  parle,  ces  chofes  ne  ligni- 
fient qu'un  je  ne  fay  quoy  ;  &  l'étendue  de  ces  Efpéces, 
fixée  par  de  telles  limites,  eft  fi  inconnue  &  fi  indétermi- 
née qu'il  eft  impoffible  d'affirmer  avec  quelque  certitude, 
que  tous  les  hommes  font  raifonnables  ,  &"  que  tout  Or 
eft  jaune.     Mais  lors  qu'on  regarde   l'Effence  nominale 
comme  ce  qui  limite  chaque  Efpéce  ,  &r  que  les  hommes 
n'étendent  point  l'applicarion  d'aucun  terme  général  au 
delà  des  Chofes  particulières ,  fur  Icfquelles  l'idée  com- 
plexe qu'il  fignifie  ,  doit  erre  fondée ,  ils  ne  font  point 
en  danger  de  méconnoîrre  les  bornes  de  chaque  Efpéce, 
&:  ne  fauroient  douter  fur  ce  pié-là  ,  fi  une  Propolltion 
eft  véritable,  ou  non.  J'ai  voulu  expliquer  en  ftile  Scho- 
laftique  cette  incertitude  des  Propofitions  qui  regardent 
les  Subftances  ,  &  me  fervir  en  cette  occafion  des  termes 
d' EJfence  &  à' Efpéce  ,  afin  de  montrer  l'abfurdire  t<  l'in- 
convénient qu'il  y  a  à  fe  les  figurer  comme  quelque  forte 
de  réalitez  qui  foient  autre  chofe  que  des  idées  abftraites, 
défignées  par  certains  noms.     En  eff^et ,  fuppofé  que  les 
Efpeces  des  Subftances  foient  autre  chofe  que  la  réduction 
même  des  Subftances  en  certaines  fortes,  rangées  fous  di- 
vers noms  généraux  ,  félon  qu'elles  conviennent  aux  dif- 
férentes idées  abftraites  que  nous  défignons  par  ces  noms- 
là  ,  c'eft  confondre  la  vérité,  &  rendre  incertaines  toutes 
les  Propofitions  générales  qu'on  peut  faire  fur  lesSubftan- 

Aaaaa  3  ci^s^. 


74*  'Des  Propofitions  nniverfdles , 

Chap.  ces.  Ainfij  quoy  que  peut-être  ces  matières  pufTent  être 
V 1'.  expofces  plus  nettement  ôc  dans  un  meilleur  tour ,  à  des 
gens  qui  n'auroient  aucune  connoiflance  de  la  Science 
Scholaftique  >  cependant  comme  ces  faufles  notions  à'Ef- 
fenccs  Se  d'Efpcces  ont  pris  racine  dans  l'Efprit  de  la  plu- 
part de  ceux  qui  ont  reçu  quelque  teinture  de  cette  efpé- 
ce  de  favoir  qui  a  fi  fort  prévalu  dans  cet  endroit  du 
Monde ,  il  efl  bon  de  les  faire  connoîrre  èc  de  les  difllper 
pour  donner  lieu  à  faire  un  tel  ufage  des  mots,  qu'il  puif- 
fe  faire  entrer  la  certitude  dans  l'Efprit. 
Cela  regarde  §,  ^.  l^gfs  donc  que  tes  noms  des  Subjlances  foîit  em- 
UztmcMki  ployez  pour  Jignijîer  des  Ejpéces  qu'on  fuppofe  déterminées 
Subftanccs.  far  des  Ejfences  réelles  que  fions  ne  connoijfons  pas  ,  ils  font 
tncapables  d'mtroduire  la  certitude  dans  V Entendement  ;  & 
nous  ne  faurions  être  afliirez  de  la  vérité  des  Propofitions 
générales,  compofées  de  ces  fortes  de  termes.  La  raifon 
en  efl  évidente.  Car  comment  pouvons-nous  être  affù- 
rez  que  telle  ou  telle  Qiialité  eft  dans  l'Or,  tandis  que 
nous  Ignorons  ce  qui  eil,  ou  n'eft  pas  dans  l'Or^  puifque 
félon  cette  manière  de  parler  ,  rien  n'eft  Or,  que  ce  qui 
participe  à  une  efl'ence  qui  nous  eft  inconnue  ,  &  dont 
par  conféquent  nous  ne  faurions  dire,  oii  c'eft  qu'elle  eft, 
ou  n'eft  pas  ;  d'où  il  s'enfuit  que  nous  ne  pouvons  jamais 
être  afl'ùrez  d'aucune  partie  de  Matière  qui  foit  dans  le 
Monde,  qu'elle  eft,  ou  n'eft  pas  Or  en  ce  fens-làj  par  la 
raifon  qu'il  nous  eft  abfolumentimpollible  de  favoir,  il  elle 
a,  ou  n'a  pas  ce  qui  fait  qu'une chofe  eft  appellèe  Or,  c'eft- 
à-dire,  cette  eflènce  réelle  de  l'Or  dont  nous  n'avons  abfo- 
lument  aucune  idée.  11  nous  eft,  dis-je,  aulîî  impolTible  de 
favoir  cela,  qu'il  l'eft  à  un  Aveugle  de  dire  en  quelle  Fleur 
»  c'cft  k  nom  fe  trouve  ou  ne  fe  trouve  point  la  Couleur  de  *  Penfée , 

cî-uiK  f'^".'' 2'- tandis  qu'il  n'a  abfolument  aucune  idée  de  la  Couleur  de 
kz  connue.       -t)     r         r^      u'  r  •         r       ■ 

Voyez  le  Di-    rcnjee.     Ou  bien  ,  ii  nous  pouvions  lavoir  certainement 
ftioiinaire  de    ç^^q  q^,{  ^'(.^  p^g  poiHblc)  OÙ  cft  l'eflence  réelle  que  nous 
Fran'ioife.        ne  conuoiflons  pas,  dans  quels  amas  de  Matière  eft,  par 
exemple,  l'eflence  réelle  de  l'Or,  nous  ne  pourrions  pour- 
tant point  être  alTùrez  que  telle  ou  telle  Qiialitè  puifle  ê- 

tre 


ia  vcritc  foic 
'  comme. 


àe  leur  Vérité  é"  de  leur  Certitude.  Liv.  IV.      745- 

tre  attribuée  avec  vérité  à  l'Or,  puifqu'il  nous  cft  impof-   C  h  a  p. 
fible  de  connoître  qu'une  telle  Qi.ialité  ou  Idée  ait  une       y  I. 
liaifon  néceflaire  avec  une  Ejfence  réelle  dont  nous  n'a- 
vons aucune  idée,  quelle  que  foit  l'Efpéce  qu'on  puifle 
imaginer  que  cette  Eflence  qu'on  fuppofe  réelle  ,   confti- 
tué  effedlivement. 

§.  6.  D'autre  part,  quand  les  noms  des  Subfiances  font  n  ny  a  que 
emplovez  ,   comme  ils  devroient  toujours  l'être  ,  pour  l^^  ^'^  Vio^o' 

,  ,  r      J     ,        .,  -  ,        ,  ■',  ijr-^      ■  niions  univcr- 

deligner  les  idées  que  les  hommes  ont  dans  Ibiprit,  quoy  ftiics  fur  les 
qu'ils  ayent  alors  une  fignification  claire  &:  déterminée ,  ^"'^'^^."^"''^°"* 
îls  nejervent  pourtant  pas  encore  a  former  plti/ieiirs  1  ropo- 
fitions  nmverjelles  ,  de  la  venté  àefqnclles  notis  pni(fions 
être  ûf^ârczi.  Ce  n'eft  pas  à  caufe  qu'en  failant  \\n  tel  u- 
fagc  des  mots,  nous  fommes  en  peine  de  favoir  quelles 
chofes  ils  flgnifient;  mais  parce  que  les  Idées  complexes 
qu'ils  flgnifient  j  font  de  telles  combinaisons  d'Idées  fim- 
ples  qui  n'emportent  avec  elles  nulle  connexion,  ou  in- 
compatibilité vifible  qu'avec  très-peu  d'autres  Idées. 

§.  7.  Les  Idées  complexes  que  les  Noms  que  nous  Parce  qu'on  ne 
donnons  aux  Efpéces  des  Subftanccs,  flgnifient,  font  des  P^"^  '^°'""''"^ 
Collerions  de  certaines  Qualitez  que  nous  avons  reniar-  rcnconrTc"  \l 
que  coéxifter  dans  un  *  foâtien  inconnu  que  nous  appel-  «^"'^^'ilciice  de 
Ions  Suhjiancî.     Mais  nous  ne  faurions  connoître  certai-»^l"/,y?^^,",',», 
nement  quelles  autres  Qiiaîitez  coëxiflent  néccflaircment 
avec  de  telles  combinaifons  ;  à  moins  que  nous  ne  puif- 
fions  découvrir  leur  dépendance  naturelle  ,  dont  nous  ne 
faurions  porter  la  connoifTance  fort  avant  ,  à  l'égard  de 
leurs  Premières  ^lalites;.     Et  pour  toutes  leurs  Secondes 
ÇlualiteZi  nous  n'y  pouvons  abfolument  point  découvrir 
de  connexion  pour  les  raifons  qu'on  a  vu  dans  le  Chapi- 
tre III.   de   ce   IV.    Livre  i  premièrement,  pance   que 
nous  ne  connoiflbns  point  les  conftitutions  réelles   des 
Subftances  ,  defquelles  dépend  en  particulier  chaque  j^. 
cmde  Çlualité;  Se  en  fécond  lieu ,  parce  que  fuppofe  que 
cela  nous  fut  connu ,  il  ne  pourroit  nous  fervir  que  pour 
une  connoifîance  expérimentale  ,   &■  non  pour  une  con- 
noifîance  univerfelle,  ne  pouvant  s'étendre  avec  certitu- 
de 


lu, 


^44  Des  Propo/itiofis  univerfelles , 

Ch  A  p.  de  au  delà  d'un  tel  ou  d'un  tel  exemple ,  parce  que  nôtre 
y  I.  Entendement  ne  fauroit  découvrir  aucune  connexion  ima- 
ginable entre  une  féconde  ^talité  &  quelque  modification 
que  ce  foit  d'une  des  Premières  ^Inalttcz.  Voila  pour- 
quoy  Ton  ne  peut  former  fur  les  Subftances  que  fort  peu 
de  Propofitions  générales  qui  emportent  avec  elles  une 
certitude  indubitable, 
ijemple  (îaiij  §•  8.  Tout  Or  cjl  jîsc  ,  eft  une  Propofition  dont  nous 
ne  pouvons  pas  connoître  certainement  la  vérité,  quel- 
que généralement  qu'on  la  croye  véritable.  Car  fi  félon 
la  vaine  imagination  des  Ecoles  ,  quelqu'un  vient  à  fup- 
pofer  que  le  mot  Or  fignifie  une  Efpece  de  chofes,  di- 
llinguée  par  la  Nature  à  la  faveur  d'une  Eflence  réelle  qui 
luy  appartient  ,  il  eft  évident  qu'il  ignore  quelles  Sub- 
fiances particulières  font  de  cette  Efpéce  ,  &  qu'ainfi  il 
ne  fauroit  avec  certitude  affirmer  univerfellement  quoy 
que  ce  foit  de  l'Or.  Mais  s'il  prend  le  mot  Or  pour  une 
Efpéce  déterminée  par  fon  Eflence  nominale;  que  l'Eflen- 
ce  nominale  foit  ,  par  exemple  ,  l'idée  complexe  d'un 
Corps  à\\nc  certaine  couleur  jnune ^  malléable,  fufible,  &c 
plus  pefant  qu'aucun  autre  Corps  connu  ;  en  employant 
ainfi  le  mot  Or  dans  fon  ufage  propre  ,  il  n'eft  pas  diffi- 
cile de  connoître  ce  qui  eft  ou  n'eft  pas  Or.  Mais  avec 
tout  cela  ,  nulle  autre  Qiialité  ne  peut  être  univerfelle- 
ment affirmée  ou  niée  avec  certitude  de  l'Or,  que  ce  qui 
a  avec  cette  Eflence  nominale  une  connexion  ou  une  in- 
compatibilité qu'on  peut  découvrir.  La  Fixité ,  par 
exemple  ,  n'ayant  aucune  connexion  néceflaire  avec  la 
Couleur,  la  Pefantcur,  ou  aucune  autre  idée  fimple  qui 
entre  dans  l'idée  complexe  que  nous  avons  de  l'Or,  ou 
avec  cette  combinaifon  d'Idées  prifes  enfemble,  il  eft  im- 
poflible  que  nous  puifllons  connoître  certainement  la  vé- 
rité de  cette  Propofition ,  Qiie  tout  Or  e(l  fixe. 

§•  9.  Comme  on  ne  peut  découvrir  aucune  liaifon  en- 
tre la  Fixité  &  la  Couleur,  la  Pefantcur,  fie  les  autres  i- 
dées  fimples  de  l'Eflénce  nominale  de  l'Or  ,  que  nous 
venons  de  propofer5  de  même  fi  nous  fiiifons  que  nôtre 

Idée 


àe  leur  Vérité  éy  àe  leur  Certitude.  Liv.  IV".       74f 

Idée  complexe  de  l'Or  ,  foit  un  Corps  jtf««e  ,  fnfibki  Chap, 
du^ile,  pefant  ècfxe,  nous  ferons  dans  la  même  incer-  VI, 
titude  à  l'égard  de  fa  capacité  d'être  diflbut  dans  VEau 
Régate  ,  &c  cela  par  la  même  raifon  }  puifque  par  la  con- 
fideration  des  idées  mêmes  nous  ne  pouvons  jamais  affir- 
mer ou  nier  avec  certitude  d'un  Corps  dont  l'Idée  com- 
plexe renferme  la  couleur  jaune  ,  une  grande  pefanteur , 
la  dudilité ,  la  fufibilité  Se  la  fixité  ,  qu'il  peut  être  dif- 
fout  dans  VEau  Regale;  &  ainfi  du  refte  de  fes  autres  Qiia- 
Iftez.  Je  voudrois  bien  voir  une  affirmation  générale 
touchant  quelque  Qiialité  de  l'Or  ,  dont  on  puifle  être 
certainement  afluré  qu'elle  eft  véritable.  Sans  doute  qu'on 
me  répliquera  d'abord;  voici  une  Propofition  Univerfel- 
le  tout-à-fait  certaine  ,  Tout  Or  eji  mdléâble.  A  quoy 
je  répons:  C'eft  là,  j'en  conviens,  une  Propofition  très- 
alTurée,  fi  la  Malléabilité  fait  partie  de  l'idée  complexe 
que  le  mot  Or  fignifie.  Mais  tout  ce  qu'on  affirme  de 
l'Or  en  ce  cas-là,  c'eft  que  ce  fon  fignifie  une  idée  dans 
laquelle  eft  renfermée  la  Malléabilité  ;  efpéce  de  vérité  &: 
de  certitude  toute  femblable  à  cette  affirmation ,  Un  Cen- 
taure ejl  un  Animal  k  quatre  pies.  Mais  fi  la  Malléabilité 
ne  fait  pas  partie  de  l'Eflénce  fpécifique,  fignifiée  par  le 
mot  Or  ,  il  eft  vifible  que  cette  affirmation ,  Tout  Or  eji 
malléable,  n'eft  pas  une  Propofition  certaine -,  car  que  l'i- 
dée complexe  de  l'Or  foit  compoféede  telles  autres  Qiia- 
litez  qu'il  vous  plairra  fuppofer  dans  l'Or,  la  Malléabi- 
lité ne  paroîtra  point  dépendre  de  cette  idée  complexe, 
ni  découler  d'aucune  idée  fimple  qui  y  foit  renfermée. 
La  connexion  que  la  Malléabilité  a  avec  ces  autres  Qiiali- 
tez ,  fi  elle  en  a  aucune  ,  venant  feulement  de  l'interven- 
tion de  la  conftitution  réelle  de  fes  parties  infenfibles,  la- 
quelle conftitution  nous  étant  inconnue ,  il  eft  impoffible 
que  nous  appercevions  cette  connexion,  à  moins  que  nous 
ne  puilfions  découvrir  ce  qui  joint  toutes  ces  Qiialitez 
enfemble. 

§.    lo.   A  la  vérité,  plus  le  nombre  de  ces  Qiialitez  jufcjuoû  cette 
cûéxiftantes  que  nous  réunifions  fous  un  fcul  nom  dans  c°';"''jc"fe 

^  -n  I   I    1    I  peut  tue  coa- 

b  b  b  b  b  une 


74^  T>es  Prvpojïtions  univer [elles, 

C  H  A  p.  une  Idée  complexe,  cil  grand,  plus  nous  rendons  la  figni- 
V I.  ficacion  de  ce  mot  précile  &  déterminée.  Mais  pourtant 
rue.  jufqueià  nous  ne  pouvons  jamais  la  rendre  par  ce  moyçn  capable 
univwllief °"'  à.\\nc  certitude  univcrfelle  par  rapport  à  d'autres  Qiuli- 
peuvent  être  tcz  qui  ne  font  pas  contenues  dans  nôtre  Idée  complexe} 
"['*'r'  'ew'a  P^ii^'î'^16  nous  n'appercevons  point  la  liaifon  ou  la  depen- 
pas  fort  loin,  dancc  qu'cllcs  ont  l'une  avec  l'autre,  ne  connoifllxiis  ni  la 
conftitution  réelle  ilir  laquelle  elles  font  fondées,  ni  com- 
ment elles  en  tirent  leur  origine.  Car  la  principale  partie 
de  nôtre  Connoiffance  fur  les  Subftances  ne  confifte  pas 
fmiplement ,  comme  en  d'autres  chofes  ,  dans  le  rapport 
de  deux  Idées  qui  peuvent  exifter  feparément ,  mais  dans 
la  liaifon  &  dans  la  coëxillcnce  néceflaire  de  plufieurs  i« 
dées  diftindtes  dans  un  même  fujet,ou  dans  leur  incompa- 
tibilité à  coëxifter  de  cette  manière.  Si  nous  pouvions 
commencer  par  l'autre  bout,  -Se  découvrir  en  quoy  con- 
fifte une  telle  Couleur,  ce  qui  rend  un  Corps  plus  léger 
ou  plus  pefant,  quelle  contcxturc  de  parties  le  rend  mal- 
léable ,  fufible  ,  fixe  Se  propre  à  être  dilfout  dans  cette 
efpéce  de  liqueur  6c  non  dans  une  autre  y  fi ,  dis-je ,  nous 
avions  une  telle  idée  des  Corps,  &:  que  nous  pufiîons  ap- 
percevoir  en  quoy  confiftcnt  originairement  toutes  leurs 
Qiialitez  fenfibles,  Se  comment  elles  font  produites,  nous 
pourrions  nous  en  former  de  telles  idées  abftraites  qui 
nous  ouvriroient  le  chemin  à  une  connoidance  plus  géné- 
rale &:  nous  mettroient  en  état  de  former  desPropolitions" 
iiniverfelles,  qui  emportcroient  avec  elles  une  certitude 
ôc  une  vérité  générale.  Mais  tandis  que  nos  Idées  comple- 
xes des  Efpeccs  des  Subftances  font  fi  éloignées  de  cet- 
te conftitution  réelle  &:  intérieure  ,  d'où  dépendent  leurs 
Qiialitez  fenfibles, Se  qu'elles  ne  font  compofees  que  d'u- 
ne collection  imparfaite  des  QLialitez  apparentes  que  nos 
Sens  peuvent  découvrir  ,  il  ne  peut  y  avoir  que  très-peu 
de  Propofitions  générales  touchant  les  Subftances,  de  la 
vérité  réelle  defquelles  nous  puiillons  être  certainement 
afl"ûrez  ,  parce  qu'il  y  a  fort  peu  d'Idées  fimples  dont  la 
connexion  6c  la.  coëxillcnce  néceflaire  nous  foient  con- 
nues 


de  leur  Vérité  ér  àe  leur  Certitfide.  Liv.  IV.     747 
nues  d'une  manière  certaine  Se  indubitable.    Je  croy  pour    C  h  A  p. 
moy,  que  parmi  toutes  les  fécondes  ^tahte^  des  Subftan-       Vl- 
ces  j  6c  parmi  les  Puiflances  qui  s'y  rapportent ,  on  n'en 
fluiroit  nommer  deux  dont  la  coèxiilence  néceflaire  ou 
l'incompatibilité  puifie  être  connue  cerramement,  hormis 
dans  les  Qiialitez  qui  appartiennent  au  même  Sens,  lef- 
quelles  s'excluent  néceffairement  l'une  l'autre,  comme  je 
l'ai  déjà  montré.     Perfonne  ,  dis-je  ,  ne  peut  connoîtrc 
certainement  par  la  couleur  qui  eft  dans  un  certain  Corps, 
quelle  odeur,  quel  goût ,  quelfon,  ou  quelles  Qualitez 
ta£tiles  il  a  ,  ni  quelles  altérations  il  eft  capable  de  faire 
fur  d'autres  Corps  ,  ou  de  recevoir  par  leur  moyen.     On 
peut  dire  la  même  chofe  du  Son  ,  du  Goût ,  c^f  •  Comme 
les  noms  fpécifiques  dont  nous  nous  fervons  pour  défî- 
gner  les  Subfiances  ,  lignifient  des  Collections  de  ces  for- 
tes d'Idées,  il  ne  faut  pas  s'étonner  que  nous  ne  puif- 
fions  former  avec  ces  noms  que  fort  peu  de  Propofitions 
générales   d'une   certitude   réelle   &:  indubitable.     Mais 
pourtant  lorfque  l'Idée  complexe  de  quelque  forte  de 
Subflanccs  que  ce  foit,  contient  quelque  idée  fimple  dont' 
on  peut  découvrir  la  coëxiftence   néceffaire   qui  eft  en- 
tr'elle  &  quelque  autre  idée,  jufque-là  l'on  peut  former 
fur  cela  des  Propofitions  univerfélles  qu'on  a  droit  de  re- 
garder comme  certaines:  Si  par  exemple,  quelqu'un  pou- 
voit  découvrir  une  connexion  néceffaire  entre  la  Malléa- 
bilité &c   la  Couleur  ou  la  Pefû7iteur  de  l'Or,  ou  quel- 
que autre  partie  de  l'Idée  complexe  qui  eft  defignée  par 
ce  nom-là ,  il  pourroit  former  avec  certitude  une  Propo- 
fition   univerfelle   touchant  l'Or  confideré  dans  ce  rap- 
port; dealers  la  vérité  réelle  de  cette  Propofition ,  Tb«? 
Or  Cjl  malléable  ,   feroit  aulîi  certaine  que  la  vérité  de 
celle-ci.  Les  trois  Jngles  de  tout  Triangle  re£tangle^  font 
égaux  à  deux  Droits. 

§.    II.   Si  nous  avions  dételles  idées  des  Subftances,  Parce  que  !es 
que  nous  pufîions  connoître  ,   quelles  conftitutions  réel-  Q"^''^^^  <]"■ 

1  j     -r  i         /^       1-  r      r\  y  comiiclein  nos 

les  produuent  les  Cjiiahtez  fenfi blés  que  nous  y  remar- idées  compie- 
quonSiSc  comment  ces  Qiialitez  en  décoiilehtj  nous  pour-  "^^  ^^^  ^'^^• 

B  b  b  b  b  2  rions 


74^  ^^■^  P^opojitions  univerfelles, 

Chap.  rions  par  les  Idées  fpécifiques  de  leurs  Eflences  réelles 
VI.  que  nous  aurions  dans  rEfprit  ,  déterrer  plus  certaine- 
ftances,  dé-  ment  kurs  Propriétez,  &  découvrir  quelles  font  les  Qiia- 
Fa^"'irart  ^°^^  ^^^^2-  qi-ic  les  Subftances  ont  ,  ou  n'ont  pas  j  que  nous  ne 
de  caufcs  êxté-  pouvons  le  faire  préfentement  par  le  fecours  de  nos  SenS} 
rieurcs,  e'ioi-    ^g  forte  Que  Dour  coonoître  les  propriétez  de  l'Or,  il  ne 

gnees  &  que      r        ■  i  '      rr  ■  \^r\  tl-         o 

nous  ne  pou-  Icroit  Hon  plus  neccllaire  ,  que  1  Or  exiltat,  &z  que  nous 
vous  apperce-.  fiflions  des  expcnences  fur  ce  Corps  que  nous  nommons 
ainfi ,  qu'il  eft  néccffaire  ,  pour  connoitre  les  propriétez 
d'un  Triangle  ,  qu'un  Triangle  exifte  dans  quelque  por- 
tion de  Matière.  L'idée  que  nous  aurions  dans  l'Efprit 
ferviroit  auilî  bien  pour  l'un  que  pour  l'autre.  Mais  tant 
s'en  faut  que  nous  ayions  été  admis  dans  les  Secrets  de  la 
Nature ,  qu'à  peine  avons-nous  jamais  approché  de  l'en- 
trée de  ce  SanÂuaire.  Car  nous  avons  accoutumé  de  con- 
fiderer  les  Subftances  que  nous  rencontrons ,  chacune  à 
part,  comme  une  chofe  entière  qui  fubfilte  par  elle-mê- 
me, qui  a  en  elle-même  toutes  les  Qiialitez,  &:  qui  eft 
indépendante  de  toute  autre  chofe  ;  c'eft,  dis-je,  ainfi  que 
nous  nous  repréfentons  les  Subftances  fans  fongcr  pour 
l'ordinaire  aux  opérations  de  cette  m.itiére  fluide  ik  invi- 
fible  dont  elles  font  environnées  ,  des  mouvemens  5c  des 
opérations  de  laquelle  matière  dépend  la  plus  grande  par- 
tie des  Qiialitez  qu'on  remarque  dans  les  Subftances ,  6c 
que  nous  regardons  comme  les  marques  inhérentes  de  di- 
ilinction  ,  par  oîi  nous  les  connoiflbns  ,  ôc  en  vertu  def- 
quelles  nous  leur  donnons  certaines  dénominations.  Mais 
une  pièce  d'Or  qui  exiitcroit  en  quelque  endroit  par  el- 
le-même, feparée  de  l'impreiTion  £c  de  l'influence  de  toirt 
autre  Corps,  perdroit  aulîl-tot  route  fa  couleur  6c  fa  pe- 
flinteur,6v  peut-être  aufîî  fa  Malléabilité  qui  pourroit  bien 
fe  changer  en  une  parfaite  friabilité  ;  car  je  ne  vois  rien 
qui  prouve  le  contraire.  L'Eau  dans  laquelle  la  fluidité 
eft  par  rapport  à  nous  une  Qiialité  eflentielle  ,  cefleroit 
d'être  fluide  ,  fi  elle  ètoit  laiilce  à  elle-même.  Mais  fi 
les  Corps  inanimez  dépendent  fi  fort  d'autres  Corps  ex- 
térieurs ,  par  rapport  à  leur  état  prefent ,  en"  forte  qu'ils 

ne 


de  leur  Ferite.  o"  de  leur  Certitude.  Liv.  IV.  749 
ne  feroient  pas  ce  qu'ils  nous  paroiflent  être ,  fi  les  Corps  C  h  a  p. 
qui  les  environnent ,  étoient  éloignez  d'eux  -,  cette  dé-  V I. 
pendance  eft  encore  plus  grande  à  l'égard  des  Végétaux 
qui  font  nourris,  qui  croifTent  Se  qui  produifent  des  feuil- 
les,  des  fleurs,  &:  de  la  femence  dans  une  confiante 
fucceflion.  Qiie  fi  nous  examinons  de  plus  près  l'état 
des  Animaux  ,  nous  trouverons  que  leur  dépendance  par 
rapport  à  la  vie  ,  au  Mouvement  ôc  aux  plus  confidéra- 
bles  Qiialitez  qu'on  peut  obferver  en  eux  ,  roule  fi  fort 
fur  des  caufes  extérieures  &:  fur  des  Qiiahtez  d'autres 
Corps  qui  n'en  font  point  partie ,  qu'ils  ne  fauroient  fub- 
fifl:er  un  moment  fans  eux ,  quoy  que  pourtant  ces  Corps 
dont  ils  dépendent  ne  foient  pas  fort  confiderez  en 
cette  occafion  &:  qu'ils  ne  faflent  pomt  partie  de  l'Idée 
complexe  que  nous  nous  formons  de  ces  Animaux.  Otez 
l'Air  à  la  plus  grande  partie  des  Créatures  vivantes  pen- 
dant une  feule  minute  ,  Se  elles  perdront  aufll-tôt  le  (en- 
timent ,  la  vie  Se  le  mouvement.  C'eft  dequoy  la  nécefîl- 
té  de  refpirer  nous  a  forcé  de  prendre  connoi (Tance.  Mais 
combien  y  a-t-il  d'autres  Corps  extérieurs ,  Se  peut-être 
plus  éloignez  ,  d'où  dépendent  les  reflbrts  de  fes  admira- 
bles Machines  ,  quoy  qu'on  ne  les  remarque  pas  com- 
munément. Se  qu'on  n'y  fafle  même  aucune  reflexion> 
ôc  combien  y  en  a-t-il  que  la  recherche  la  plus  exafte 
ne  fauroit  découvrir  ?  Les  Habitans  de  cette  petite  Bou- 
le que  nous  nommons  la  Terre,  quoy  qu'éloignez  du 
Soleil  de  tant  de  millions  de  lieùës  ,  dépendent  pour- 
tant fi  fort  du  mouvement  tempéré  des  Particules  qui 
en  émanent  Se  qui  font  agitées  par  la  chaleur  de  cet 
Aftre  ,  que  fi  cette  Terre  étoit  transférée  de  la  fi- 
tuation  où  elle  fe  trouve  préfentement  ,  à  une  pe- 
tite partie  de  cette  diftance  ,  de  forte  qu'elle  fut 
placée  un  peu  plus  loin  ou  un  peu  plus  près  de  cet- 
te fource  de  chaleur  ,  il  eft  plus  que  probable  que  la 
plus  grande  partie  des  Animaux  qui  y  font  ,  peri- 
roient  tout  aufli-tôt  ;  puifque  nous  les  voyons  mourir  (I 
fouvent  par  l'excès  ou  le  défaut  de  la  Chaleur  du  So- 

Bbbbb  3  leil. 


7^o  Des  Propofitions  nniverfelles  y 

C  H  A  p.  leil ,  à  quoy  une  pofition  accidentelle  les  expofe  dans 
V  I.  quelques  parties  de  ce  petit  Globe.  Les  Qualitez  qu'on 
remarque  dans  une  Pierre  d'Aimant  doivent  néceffaire- 
ment  avoir  leur  caufe  bien  au  delà  des  limites  de  ce 
Corps;  &•  la  mortalité  qui  fe  répand  fouvent  fur  différen- 
tes efpéces  d'Animaux  par  desCaufes  invifibles,&  la  mort 
qui  ,  à  ce  qu'on  dit  ,  arrive  certainement  à  quelqu'un 
d'eux  dès  qu'ils  viennent  à  pafler  la  Ligne,  ou  à  d'autres, 
comme  on  n'en  peut  douter  ,  pour  être  tranfportez  dans 
un  Païs  voifin  >  tout  cela  montre  évidemment  que  le  con- 
cours Se  l'opération  de  divers  Corps  avec  lefquelson  croit 
rarement  que  ces  Animaux  ayent  aucune  relation,  eft  abfo- 
lument  néceflaire  pour  faire  qu'ils  foient  tels  qu'ils  nous 
paroifl'ent,  fie  pour  conferver  ces  Qiialitez  par  où  nous 
les  connoiffons  &:  les  diftinguons.  Nous  nous  trompons 
donc  entièrement,  de  croire  que  les  Chofes  renferment  en 
elles-mêmes  les  Qiialitez  que  nous  y  remarquons  :  6c  c'eft 
en  vain  que  nous  cherchons  dans  le  corps  d'une  Mouche 
ou  d'un  Eléphant  la  conftitution  d'oii  dépendent  les  Qua- 
litez &  lesPuiflances  que  nous  voyons  dans  cesAnimauX} 
pnifque  pour  en  avoir  une  parfaite  connoiffance  il  nous 
faudroit  regarder  non  feulement  au  delà  de  cette  Terre  & 
de  nôtre  Atmofphere,  mais  même  au  delà  du. Soleil ,  ou 
des  Etoiles  les  plus  éloignées  que  nos  yeux  ayent  encore 
pu  découvrir  ;  car  il  nous  eft  impoffible  de  détermmer 
jufqu'à  quel  point  l'exiftence  Se  l'opération  des  Subilan- 
ces  particulières  qui  font  dans  nôtre  Globe  dépendent  de 
Caufes  entièrement  éloignées  de  nôtre  veùë.  Nous  vo- 
yons &  nous  appercevons  quelques  mouvcmens  Se  quel- 
ques opérations  dans  les  chofes  qui  nous  environnent  j 
mais  de  fivoir  d'où  viennent  ces  flux  de  Matière  qui  con- 
fervent  en  mouvement  6c  en  état  toutes  ces  admirables 
Machines  ,  comment  ils  font  conduits  Se  modifiez,  c'eft 
ce  qui  paffe  nôtre  connoifl'ance  Se  toute  la  capacité  de 
nôtre  Efprit;de  forte  que  les  grandes  parties.  Se  les  roués, 
fi  j'ofe  ainfi  dire  ,  de  ce  prodigieux  Bâtiment  que  nous 
nommons  VUni'vers  ,    peuvent  avoir  cntr'elles  une  telle 

con- 


I 


àe  leur  Vérité  é'  àe  leur  Certitude.  Liv.  IV.  75 1 
connexion  &:  une  telle  dépendance  dans  leurs  influences  C  h  a  p^ 
êc  dans  leurs  opérations  (car  nous  ne  voyons  rien  qui  aille  V I. 
à  établir  le  contraire)  que  les  Chofes  qui  font  ici  dans  le 
coin  que  nous  habitons  ,  prendroient  peut-être  une  toute 
autre  face,  Se  cefleroient  d'être  ce  qu'elles  font,  fi  quel- 
qu'une des  Etoiles  ou  quelqu'un  de  ces  vaftes  Corps  qui 
font  à  une  diftance  inconcevable  de  nous  ,  cclToit  d'être , 
ou  de  fe  mouvoir  comme  il  fait.  Ce  qu'il  y  a  de  certain , 
c'efl  que  les  Chofes ,  quelque  parfaites  &:  entières  qu'el- 
les paroifîent  en  elles-mêmes  ,  ne  font  pourtant  que  des 
apanages  d'autres  parties  de  la  Nature  ,  par  rapport  à  ce 
que  nous  y  voyons  de  plus  remarquable  ;  car  leurs  Qiia- 
litez  fenfibles,  leurs  adions  èc  leurs  puiflances  dépendent 
de  quelque  chofe  qui  leur  eft  extérieur.  Et  parmi  tout 
ce  qui  fait  partie  de  la  Nature  ,  nous  ne  connoifibns  rien 
de  fi  complet  &  de  fi  parfait  qui  ne  doive  fon  exillence 
ëc  fes  perfections  à  d'autres  Etres  qui  font  dans  fon  voifi- 
nagCjde  forte  que  pour  comprendre  parfaitement  les  Qiu- 
litez  qui  font  dans  un  Corps  ,  il  ne  faut  pas  borner  nos 
penfées  à  la  confideration  de  fa  furface,  mais  porter  nôtre 
veûë  beaucoup  plus  avant. 

§.  12.  Si  cela  eft  ainfi  ,  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner 
que  nous  ayions  des  idées  fort  imparfaites  des  Subftances; 
&:  que  les  Efl"ences  réelles  d'où  dépendent  leurs  proprié- 
tez  &  leurs  opérations  ,  nous  foient  inconnues.  Nous 
ne  pouvons  pas  même  découvrir  quelle  eft  la  grofleur,  la 
figure  &:la  contexture  des  petites  particules  actives  qu'el- 
les ont  réellement  6c  moins  encore  les  différens  mouvc- 
mens  que  d'autres  Corps  extérieurs  communiquent  à 
ces  particules,  d'où  dépend  6c  par  où  fe  forme  la  plus 
grande  6c  la  plus  remarquable  partie  des  Qiialitez  que 
nous  obfervons  dans  ces  Subftances,  èc  qui  conftituent  les 
Idées  complexes  que  nous  en  avons.  Cette  feule  confide- 
ration fuffit  pour  nous  faire  perdre  toute  efpérance  d'a- 
voir jamais  des  idées  de  leurs  efiences  réelles  ,  au  défaut 
defquelles  les  Efiences  nominales  que  nous  leur  fubfti- 
tuons,  ne  feront  guère  propres  à  nous  donner  aucune  Con- 

noif- 


Chap. 
VI. 

Le  Jugement 
peut  s'étendre 
plus  avant, 
mais  ce   n'cft 
pas  Comwif- 

ÛIKC, 


752  Des  Propojîtions  univerfelles , 

noiflance  générale,  ou  à  nous  fournir  des  Propofîtions 
univerfelles  capables  d'une  certitude  réelle. 

§•   13.  Nous  ne  devons  donc  pas  être  furpris  qu'on  ne 
trouve  de  certitude  que  dans  un  très-petit    nombre   de 
Propofîtions  générales  qui  regardent  les  Subftanccs.     La 
connoifTance  que  nous  avons  de  leurs  Qiialitez  &  de  leurs 
Proprietez  s'étend  rarement  au  delà  de  ce  que  nos  Sens 
peuvent  nous  apprendre.     Peut-être  que  des  gens  curieux 
&  appliquez  à  faire  des  Obfervations  peuvent,  par  la  for- 
ce de  leur  Jugement,  pénétrer  plus  avant,  &  par  le  moyen 
de  quelques  probabilitez  déduites  d'une  obfervation  ex- 
a6te  ,  &z  de  quelques  apparences  réunies  à  propos  ,  faire 
fouvent  de  juftes  conjeàures  fur  ce  que  l'Expérience  ne 
leur  a  pas  encore  découvert.     Mais  ce  n'eft  toujours  que 
conjecturer ,  ce  qui  ne  produit  qu'une  fimple  opinion ,  & 
n'ell  nullement  accompagné  de  la  certitude  néceflaire  à 
une  vraye  connoifTance  ;  car  toute  nôtre  Connoiflance  gé- 
nérale eft  uniquement  renfermée  dans  nos  propres  pen- 
fées,  &^ne  confifte  que  dans  la  contemplation  de  nos  pro- 
pres Idées  abftraites.  Par  tout  oii  nous  appercevons  quel- 
que convenance  ou  quelque  difconvenance  entr'elles,nous 
y  avons  une  connoiflance  générale  -,  de  forte  que  formant 
des  Propofîtions  ou  joignant  comme  il  faut  les  noms  de 
ces  Idées  ,  nous  pouvons  prononcer  des  l' entez  générales 
avec  certitude.     Mais  parce  que  dans  les  Idées  abftraites 
des  Subftances  que  leurs  noms  fpécifiques  fignifient,  lorf- 
qu'ils  ont  une  fignification  diftinde  &:  déterminée,  on 
n'y  peut  découvrir  de  liaifon  ou  d'incompatibilité  qu'a- 
vec fort  peu  d'autres  Idées  >  la  certitude  des  Propofîtions 
univerfelles  qu'on  peut  faire  fur  les  Subftances,  eft  extrê- 
mement bornée  Se  defe£tueufe  dans  le  principal  point  dt.s 
recherches  que  nous  faifons  fur  leur  fujet  -,  6c  parmi  les 
noms  des  Subftances  à  peine  y  en  a-t-il  un  fcul  (^cjue  l'i- 
dée qu'on  luy  attache  foit  ce  qu'on  voudra}  dont  nous 
piiiflions  dire  généralement  &:  avec  certitude  qu'il  renfer- 
me telle  ou  telle  autre  Qualité  qui  ait  une  coèxiftence  ou 
une  incompatibilité  conftante  avec  cette  Idée  par  tout  où 
elle  fe  rencontre.  §.  14. 


1 


^e  leur  Fente  éf  àe  leur  Certitude.  Liv.  IV.       755 
§.    14.    Avant  que  nous  puiflions  avoir  une  telle  con-   Chap» 
noiflance  dans  un  degré  pafTable,  nous  devons  favoir  pré-       VI. 
miérement  quels  font  les  chanfremens  que  les  premières  %'^'''  ''*  "'^-' 

^        I  i\  .^  ^     ■  r  '       y  J  1       ce'i^ire  pour 

^laltte^  d  un  Corps  produilent  régulièrement  dans  les  que  nous  puif. 
premières  Qiialitez  d'un  autre  Corps,  &  comment  fe  fait  C'°"^  co""°*'- 
cette  altération.  En  fécond  lieu,  nous  devons  favoir  quel-|[^„"s 
les  premières  Qualitez  d'un  Corps  produifent  certaines 
fenfations  ou  idées  en  nous.  Ce  qui,  à  le  bien  prendre, 
ne  fignifie  pas  moins  que  connoître  tous  les  eflets  de  la 
Matière  fous  fes  diverfes  modifications  de  grofleur  ,  de 
figure  ,  de  cohéfion  de  parties  ,  de  mouvement  6c  de  re- 
pos j  ce  qu'il  nous  eft  abfolument  impofllble  de  connoî- 
tre fans  Révélation  ,  comme  tout  le  Monde  en  convien- 
dra, fi  je  ne  me  trompe.  Et  quand  même  une  Révéla- 
tion particulière  nous  apprendroit  quelle  forte  de  figure, 
de  grofleur  Se  de  mouvement  dans  les  parties  infenfibles 
d'un  Corps  devroit  produire  en  nous  la  (enfation  de  la 
Couleur  jaune,  fie  quelle  efpécc  de  figure,  de  groflTeurSc 
de  contexture  de  parties  doit  avoir  la  fuperficic  d'un 
Corps  pour  pouvoir  donner  à  de  tels  corpufcules  le 
mouvement  qu'il  faut  pour  produire  cette  couleur  ,  cela 
fuffiroit-il  pour  former  avec  certitude  des  Propofitions  u- 
niverfelles  touchant  les  différentes  efpèces  de  figure ,  de 
grofl!eur  ,  de  mouvement ,  &  de  contexture  ,  par  où  les 
particules  infenfibles  des  Corps  produifent  en  nous  un 
nombre  infini  de  fenfations  ?  Non  fans  doute  ,  à  moins 
que  nous  n'euflîons  des  facultez  aflfcz  fubtiles  pour  ap- 
percevoir  au  jufte  la  grofleur  ,  la  figure  ,  la  contexture, 
&  le  mouvement  des  Corps  ,  dans  ces  petites  particules 
par  où  ils  opèrent  fur  nos  Sens  -,  afin  que  par  cette  con- 
noifl!ance  nous  pu  liions  nous  en  former  des  idées  abftrai- 
tes.  Je  n'ai  parlé  dans  cet  endroit  que  des  Subfl:ances 
corporelles ,  dont  les  opérations  femblent  avoir  plus  de 
proportion  avec  nôtre  Entendement  ;  car  pour  les  opéra- 
tions des  Efprits  ,  c'eft-à-dire  ,  la  Faculté  de  penfer  8c 
de  mouvoir  des  Corps  ,  nous  nous  trouvons  d'abord 
tout-à-fait  hors  de  route  à  cet  égard  3  quoy  que  peut- 

Ccccc  être 


754  T^^^  Propofitions  nniverfeUes  , 

Chap.  être  après  avoir  examiné  de  plus  près  la  nature  des 
VI.  Corps  6c  leurs  opérations,  &  conlideré  jufqu'où  les 
notions  mêmes  que  nous  avons  de  ces  Opérations  peu- 
vent être  portées  avec  quelque  clarté  a.u  delà  des  faits 
fenfibles  ,  nous  ferons  contraints  d'avouer  qu'à  cet  égard 
même  toutes  nos  découvertes  ne  fervent  prefque  à  autre 
chofe  qu'à  nous  faire  voir  nôtre  ignorance  ,  &  l'abfoluë 
incapacité  où  nous  fommes  de  trouver  rien  de  certain  fur 
ce  fujet. 
Tandis  que       ^    j-    j|  gj^     dis-jc ,  de  la  demiérc  évidence  ,  que  les 

nos    Idées    des        -^ „  .    >    .  ,    ..        j       c    i  n.  '  ..  C  ' 

subftanccs  ne    couftitutions  recUes  des  bubltances  n  étant  pas  renfermées- 
renferment      (Jans  Ics  Idées  abftraitcs  &  complexes  que  nous  nous  for- 
KionTr^cî- "ions   dcs   Subftanccs  5c   que  nous  defignons   par  leurs 
les,  nous  ne     noms  généraux  j  ces  idées  ne  peuvent  nous  fournir  qu'un 
mcTfuHe°Jt     P^^^'^  degré  de   certitude  univerfelle.     Parce  que  dès-là 
fujet ,  que  peu  quc  Ics  Idécs  quc  uous  avous  des  Subftances  ,  ne  com- 
de  Propofitions  prennent  point  leurs  conftitutions  réelles  ,  elles  ne  font 
^ncracs,  ccr-  ^^-^^^  compofecs   de  la  chofe  d'oii  dépendent  les  Qiiali- 
tez  que  nous  obfervons  dans  ces  Subftances,  ou  avec  la- 
quelle elles  ont  une  liaifon  certaine,  6c  qui  pourroit  nous 
en  faire  connoître  la  nature.     Par  exemple  ,  que  l'idée  à 
laquelle  nous  donnons  le  nom  à' homme  foit,  comme  elle 
eft  communément,  un  Corps  d'une  certaine  forme  exté- 
rieure avec  du  Sentiment ,  de  la  Raifon ,  S<.  la  Faculté  de 
fe  mouvoir  volontairement.     Comme  c'eft  là  l'idée  ab- 
ftraite,  6c  par  conféquent  l'Eflcnce  de  l'Efpéce  que  nous 
nommons  Homme  ,  nous  ne  pouvons  former  avec  certi- 
tude que   fort  peu  de  Propolltions  générales   touchant 
V Homme  i  pris  pour  une  telle  Idée  complexe.    Parce  que 
ne  connoiflànt  pas  la  conftitution  réelle  d'où  dépend  le 
fentiment,  la  puiflance  de  fe  mouvoir  6c  de  raifonner,. 
avec  cette  forme  particulière ,  6c  par  où  ces  quatre  cho- 
fes  fe  trouvent  unies  enfemble  dans  le  même  fujct  ,  il  y  a- 
fort  peu  d'autres  Qiialitez  avec  Icfquelles  nous  puilîîons 
appcrcevoir  qu'elles  ayent  une  liaifon  néceflaire.     Ainfi, 
nous  ne  faurions  affirmer  avec  certitude  que  tons  les  hom- 
?ms  dorment  a  certains  intervalles,  qn' aucun  homme  ne  peut 

fi 


âe  leur  Trente  &  de  leur  Certitude.  Liv.  IV.  "j^^ 
fe  nourrir  avec  du  bois  ou  des  pierres  ,  que  la  Ciguë  ejï  un  C  h  A 15 
foifoti  pour  tons  les  homwes  ;  parce  que  ces  Idées  n'ont  au-  V  h 
cuneliaifon  ou  incompatibilité  avec  cette  Eflence  nomina- 
le que  nous  attribuons  à  Vllofame  ,  avec  cette  idée  ab- 
ftraite  que  ce  nom  fignifie.  Dans  ce  cas  &  autres  fenibla- 
bles  nous  devons  en  appel  1er  à  des  Expériences  faites  fur 
dcsi  fujcts  particuliers,  ce  qui  nefauroits'ctendre  fort  loin, 
A  l'égard  du  refte  nous  devons  nous  contenter  d'une  fim- 
ple  probabilité  ;  car  nous  ne  pouvons  avoir  aucune  cer- 
titude générale  ,  pendant  que  nôtre  Idée  fpécifique  de 
l'Homme  ne  renferme  point  cette  conftitution  réelle  qui 
eft  la  racine  à  laquelle  toutes  fes  Qiialitez  infeparables 
font  unies  &  d'où  elles  tirent  leur  origine.  Et  tandis  que 
l'idée  que  nous  faifons  fignifier  au  mot  homme  n'eft  qu'u* 
ne  colleftion  imparfaite  de  quelques  Qiialitez  fenfibles 
&:  de  quelques  Puiffances  qui  fe  trouvent  en  luy,  nous 
ne  faurions  découvrir  aucune  connexion  ou  incompatibi- 
lité entre  nôtre  Idée  fpécifique  &  l'opération  que  les  par- 
ties de  la  Ciguë  ou  des  pierres  doivent  produire  fur  fa 
conftitution.  Il  y  a  des  Animaux  qui  mangent  de  la  Ci- 
guë fans  en  être  incommodez.  Se  d'autres  qui  fe  nourrif- 
îcnt  de  bois  &  de  pierres  ;  mais  tant  que  nous  n'avon$ 
aucune  idée  des  conftitutions  réelles  de  différentes  fortes 
d'Animaux  ,  d'oîi  dépendent  ces  Qiialitez  ,  ces  Puiffan- 
ces ,  ^  d'autres  femblables  ,  nous  ne  devons  point  efpé- 
rer  de  venir  jamais  à  former,  fur  leur  fujet,  des  Propcfi* 
tions  univerfelles  d'une  entière  certitude.  Il  n'y  a  que 
ce  peu  d'Idées  ,  unies  avec  nôtre  Elfence  nominale  ou 
avec  quelqu'une  de  fes  parties  par  des  liens  qu'on  ne  fau- 
roit  découvrir,  qui  puiifent  nous  fournir  de  telles  Propo* 
fitions.  Mais  ces  Idées  font  en  fi  petit  nombre  Se  de  fi 
peu  d'importance,  que  nous  pouvons  regarder  avec  rai- 
fon  nôtre  Connoiffançe  générale  touchant  les  Subftances 
(j'entens  une  connoiffançe  certaine}  comme  n'étant  pref- 
que  rien  du  tout.  En  cjuoy  cèn- 

§.  16.  Enfin,  pour  conclurré  j  les  Propofitions  gêné- ''^^^^["''^"'^' 
f aies  j  de  quelque  efpéce  qu'elles  foient  j  ne  font  capables  P:opofiiioi", 

C  c  c  c  c  2  de 


75^  T)es  Axiomes. 

C  H  A  p.  de  certitude ,  que  lorfque  les  termes  dont  elles  font  com- 
VI.  pofées  ,  fignifient  des  Idées  dont  nous  pouvons  décou- 
vrir la  convenance  &  la  difconvenance  félon  qu'elle  y  eft 
exprimée.  Et  quand  nous  voyons  que  les  Idées  qu'ils 
fignifient  ,  conviennent  ou  ne  conviennent  pas  ,  félon 
qu'elles  font  affirmées  ou  niées  l'une  de  l'autre,  c'eft  alors 
que  nous  fommes  certains  de  leur  vérité  ou  de  leur  fauf- 
feté.  D'où  nous  pouvons  inférer  qu'une  Certitude  géné- 
rale ne  peut  jamais  erre  fondée  que  fur  nos  Idées.  Qiie 
fi  nous  Talions  chercher  ailleurs  dans  des  Expériences  ou 
des  Obfervations  hors  de  nous,  dès-lors  nôtre  Connoif- 
fance  ne  s'étend  point  au  delà  des  exemples  particuliers. 
C'eft  la  contemplation  de  nos  propres  Idées  abftraites 
qui  feule  peut  nous  fournir  une  Connoijfance  générale. 


CHAPITRE     VII. 

C  H  A  P.        Des  Pro^ofitions  qu'on,  nomme  Maximes  on  Axiomes. 
VII. 
Les  Axiomes    §-  I.  T  L  y  a  une  efpéce  de  Propofitions  qui  fous  le 
fonr  c'vidcns  J  nom  dc  Mûximes  ôc  à^ Axiomes  ont  paiïe  pour  les. 

wes.^"^  '"^'     Principes  des  Sciences  :  Se  parce  qu'elles  font  évidentes 
par  elles-mêmes  ,   on  a  fuppofé  qu'elles  étoient  innées  y 
fans  que  perfonne  ait  jamais  tâché  (que  je  fâche}  défaire 
voir  la  raifon  &  le  fondement  de  leur  extrême  clarté ,  qui 
nous  force,  pour  ainfi  dire,  à  leur  donner  nôtre  confen- 
tement.     Il  n'eft  pourtant  pas  inutile  d'entrer  dans  cet- 
te recherche,  &  de  voir  fi  cette  grande  évidence  eft  par- 
ticulière à  ces  feules  Propofitions  ,  comme  aulfi  d'exa- 
miner jufqu'où  elles  contribuent  à  nos  autres  Connoif- 
fances. 
Eiiciuoycon.        §-2.    La  Connoiffance  confifte  ,  comme  je  l'ai  déjà, 
fifte  cette  ivi-   montré,  dans  la  perception  de  la  convenance  ou  de  la  dif- 
itme  '""""''*' convenance  des  Idées.     Or  par  tout  oii  cette  convenance 
ou  difconvenance  eft  apperçuë  immédiatement  par  elle-. 

même,  j 


Des  Axiomes.  Liv.  IV.  757 

même  ,  fans  l'intervention  ou    le  fecours  d'aucune  au- 


C  H  A  p. 

VU. 


tre  Idée  ,  nôtre  Connoi (Tance  eft  évidente  fdr  elle-même. 
C'eft  dequoy  fera  convamcu  tout  homme  qui  confiderera 
une  de  ces  Propofitions  auxquelles  il  donne  fon  confente- 
ment  dès  la  première  veùê  fans  l'intervention  d'aucune 
preuve  ;  car  il  trouvera  que  la  raifon  pourquoy  il  reçoit 
toutes  ces  Propofitions  »  vient  de  la  convenance  ou  de  la 
difconvenance  que  l'Efprit  voit  dans  ces  Idées  en  les 
comparant  immédiatement  entr'elles  félon  l'affirmation 
ou  la  négation  qu'elles  emportent  dans  une  telle  Propos- 
fition. 

§.  ;.  Cela  étant  ainlî  ,   voyons  préfentement  fi  cette  Elle  n'cft  pa? 
*  évidence  immédiate  ne  convient  qu'à  ces  Propofitions  Ç,"'"^"/'"^  ^'" 
auxquelles  on  donne  communément  le  nom  de  Maximes  ^ai  ^Mim 
&  qui  ont  l'avantage  de  pafler  pour  Axiomes.     Il  eft  tout  P°"^  Axiomes 
vifible,  que  plufieurs  autres  Veritez  qu'on  ne  reconnoit 
point  pour  Axiomes  font  auffi  évidentes   par  elles-mê- 
mes que  ces  fortes  de  Propofitions.     C'eft  ce  que  nous 
verrons  bien-tôt ,  fi  nous  parcourons  les  différentes  for- 
tes de  convenance  ou  de  difconvenance  d'Idées  que  bous 
avons  propofé  cyTdefllis  ,  favoir,  V Identité  ^  la  relation  3 
la  coèxijlence y  èc  Vexiftence  réelle-,  par  où  nous  reconnoî- 
trons  que  non  feulement  ce  peu  de  Propofitions  qui  ont 
pafle  pour.  Maximes  font  évidentes  par  elles-mêmes,  mais 
que  qiwntité  ,  ou  plutôt  une  infinité  d'autres  Propofi- 
tions le  font  auiîi. 

§.  4.  Car  premièrement  la  perception  immédiate  d'u-i  i.  Ait'gardcJe 
ne  convenance  ou  difconvenance  d'/^f»?///,  étant  fondée  !''^'"'."^'  ^^^ 
fil r  ce  que  l'Efprit  a; des  Idées  diftindtes,  elle  nous  four- toiit«i«[^ro- 
nit  autant  de  Propofitions  évidentes  par  elles-mêmes  qu©  P^'î^^s^o  ;c 
nous,  avons  d'Idées  diftindes.  Qiiiconque  a  quelque  con-  daûcspr  et' 

Ccccc  3  noif- 


les  mtmes. 


*  Self-evidence  :  mot  exprcITif  en  An- 
glois,  qu'on  ne  peut  rendre  en  François  fi 
je  ne  me  trompe,  que  par  periphrate.  C'eft 
/.»  propriété  qu'a  une  ?ropojnion  à  être  évi- 
dente par  elle-même;  ce  que  j'appelle  ézi- 
dence  immédiate ,  pour  ne  pas  embarraflcr 
le  Difcouts  par  une  longue  circonlocution. 
Aptes  Ce  que  l'Auicui  nient  de  dite  dans 


le  Paragraphe  prc'ccdenf,  il  c'toit  aife'  d'en- 
tendre ici  ce  que  j'ai  voulu  dire  par  cette 
fxprefTion'.  Mais  comme  j'en  aurai  peut^ 
êrrebelbin  dans  la  fuite,  j'ai  crû  qu'il  ne 
Ceroit  pîs  inutile  d'âvettii  le  Lefteur  que 
c'eft  là  le- fens  que  je,  luy  donne  ru  coij- 
ftamment. 


758  Des  Axiomes. 

C  H  A  p.  noiiTance  ,  a  des  idées  différentes  8c  diftinftes  qui  font 
VU.  comme  le  fondement  de  cette  Connoiffancer&le  premier 
afte  de  l'Efprit  fans  quoy  il  ne  peut  jamais  être  capable 
d'aucune  connoiffance,  confifte  à  connoître  chacune  de 
f.'S  Idces  par  elle-même ,  Se  à  la  diftinguer  de  toute  autre. 
Chacun  voit  en  luy-même  qu'il  connoit  les  idées  qu'il  a 
dans  TEfprit,  qu'il  connoit  aulîî  quand  c'eft  qu'une  Idée 
eft  préfente  à  fon  Entendement,  &:  ce  qu'elle  eft,  Se  que 
lorfqu'il  y  en  a  plus  d'une  ,  il  les  connoit  diilinftement 
&■  fans  les  confondre  l'une  avec  l'autre.  Ce  qui  étant  tou- 
jours ainfi,  (car  il  eft  impoffible  qu'il  n'apperçoive  point 
ce  qu'il  apperçoit)  il  ne  peut  jamais  douter  qu'une  Idée 
qu'il  a  dans  l'Efprit,  n'y  foit  actuellement  ,  &  ne  foit  ce 
qu'elle  eft,  &  que  deux  Idées  diftinftes  qu'il  a  dans  l'Ef- 
prit', n'y  foient  effectivement  ,  &"  ne  foient  deux  idées. 
Ainfi ,  toutes  ces  fortes  d'affirmations  &  de  négations  fe 
font  fans  qu'il  foit  poffible  d'héfiter  ,  d'avoir  aucun  dou- 
te ou  aucune  incertitude  à  leur  égard,  &  nous  ne  pouvons 
éviter  d'y  donner  nôtre  confentement ,  dès  que  nous  les 
cor»prenons,  c'eft-à-dire  ,  dès  que  nous  avons  dans  l'Ef- 
prit les  idées  déterminées  qui  font  défignées  par  les  mots 
contenus  dans  la  Propofition.  Et  par  conféquent ,  toutes 
les  fois  que  l'Efprit  vient  à  confiderer  attentivement  une 
Propofition ,  en  forte  qu'il  apperçoive  que  les  deux  Idées 
qui  font  fignifiées  par  les  termes  dont  elle  eft  compofée, 
éc  affirmées  ou  niées  l'une  de  l'autre,  ne  font  qu'une  mê- 
me idée  ,  ou  font  difterentes,  dcs-là  il  eft  infiuUiblement 
certain  de  la  vérité  d'une  telle  Propofition  ,■  6c  cela  éga- 
lement ,  foit  que  ces  Propolîtions  foient  compofées  de 
termes  qui  fignifient  des  idées  plus  ou  moins  générales  i 
par  exemple,  foit  que  l'idée  générale  de  VEîre  foit  affir- 
mée d'elle-même,  comme  dans  cette  Propofition,  Tout 
ce  qui  eft  i  eft  ;  ou  qu'une  idée  plus  particulière  foit  affir- 
mée d'elle-même,  comme  Un  homme  e[i  nn  homme  ^  ou 
Ce  qui  eft  blanc ,  eft  blanc:  foit  que  l'idée  de  XEtre  en  gé- 
néral foit  niée  du  Non-Etre ,  qui  eft  (fi  j'ofe  ainfi  parler} 
la  feule  idée  différente  de  l'Etre,  comme  dans  cette  autre 

Propo- 


Des  Axiomes.    Liv.  IV.  759 

Propodtion ,  //  eft  impojjible  qii'ime  même  chofefoit  ç^  ne  C  h  a  p. 
foit  pas  ;   ou  que  l'idée  de  quelque  Etre  particulier  foit     VII. 
nice  d'une  autre  qui  en  eft  différente  ,  comme,  Un  hom- 
me fCeft  pas  un  cheval ,  Le  Rouge  n'efi  pas  Bleu.     La  dif- 
férence des  Idées  fait  voir  aufli-tôt  la  vérité  de  la  Pro- 
pofition  avec  une  entière  évidence  ,  dès  qu'on  entend  les 
termes  dont  on  fe  fert  pour  les  défigner  ,  &  cela  avec  au- 
tant de  certitude  &  de  facilité  dans  une  Propofition  moins 
générale  que  dans  celle  qui  l'eft  davantage^  le  tout  par  la 
même  raifon  ,  je  veux  dire  à  caufe  que  l'Efprit  apperçoit 
dans  toute  idée  qu'il  a  ,    qu'elle  eft  la  même  avec  elle- 
même  ,  &:  que  deux  Idées  différentes  ,  font  différentes 
&  non  les  mêmes.     Dequoy  il  eft  également  certain,  foie 
que  ces  Idées  foient  d'une  plus  petite  ou  d'une  plus  gran- 
de étendue  ,  plus  ou  moins  générales  ,  &  plus  ou  moins 
abftraites.     Par  conféquent  ,  le  privilège  d'être  évident 
par  foy-même  n'appartient  point  uniquement  £c  par  un 
droit  particulier  à  ces  deux  Proportions  générales  ,  Tout 
ce  qui  eft,  eft ,  6c  ,  Il  eft  impoftlble  qu'une  même  chofe  foit 
Cr  ne  foit  pas  en  même  temps.     La  perception  d'être  ou  de 
n'être  point   n'appartient   pas  plutôt  aux  idées  vagues  , 
jfîgnifîées  par  ces  termes,  Tout  ce  qui,  &"  chofe,  qu'à  quel- 
que autre  idée  que  ce  foit.  Car  ces  deux  Maximes  n'em- 
portent dans  le  fonds  autre  chofe  finon  que  Le  même  eft 
le  même  ,  ou  que  Ce  qui  eft  le  même  ,  nejl  pas  différent: 
veritez   qu'on    reconnoit   aulH  bien  dans  des  Exemples 
plus  particuliers  que  dans  ces  Maximes  générales  ;  ou , 
pour  parler  plus  exadement  ,  qu'on  découvre  dans  des 
Exemples  particuliers  avant  que  d'avoir  jamais  penfé  à 
ces  Maximes  générales,  &  qui  tirent  toute  leur  force  de 
la  Faculté  que  l'Efprit  a  de  difcerner  les  idées  particu- 
li;^rcs  qu'il  vient  à  confiderer.     En  effet ,  il  eft  tout  vifi- 
ble  que  l'Efprit  connoit  &  apperçoit  que  l'idée  du  Blanc 
ft  l'idée  du  Blanc,  &:  non  celle  du  Bleu,  &:  que,  lorf- 
que  l'idée  du  Blanc  eft  dans  l'Efprit,  elle  y  eft  &c  n'en  eft 
pas  abfente  ,  qu'il  l'apperçoit ,  dis-je,  fi  clairement  &:  le 
eonnoit  fi  certainement  fans  le  fecours  d'aucune  preuve, 

ou 


e 


■760  T>es  Jlxiomes. 

Ç  H  A  p.  ou  fans  refléchir  fur  aucune  de  ces  deux  Propofitions gé- 
VII.  nérales  ,  que  la  confideration  de  ces  Axiomes  ne  peut 
rien  ajouter  à  l'évidence  ou  à  la  certitude  de  la  connoif- 
fance  qu'il  a  de  ces  chofes.  Il  en  cft  juitement  de  même 
à  l'égard  de  toutes  les  idées  qu'un  homme  a  dans  l'I'.fprit, 
comme  chacun  peut  l'éprouver  en  foy-même.  11  connoit 
que  chaque  Idée  ell  cette  même  idée,  Se  non  une  autre, 
èc  qu'elle  eft  dans  fon  Efprit  ,  &  non  hors  de  fon  Efprit 
lorfqu'elle  y  eft  aftuellementj  il  le  connoit,  dis-je,  avec 
une  certitude  qui  ne  fauroit  être  plus  grande.  D'où  il 
s'enfuit  qu'il  n'y  a  point  de  Propoiltion  générale  dont  la 
vérité  puifle  être  connue  avec  p'usde  certitude,  ni  qui 
foit  capable  de  rendre  cette  première  plus  parfaite.  Ain- 
fi  ,  nôtre  Connoilfance  de  fimple  veùé  s'étend  auHî  loin 
que  nos  Idées  par  rapport  à  l'Identité  ,  &:  nous  fommes 
capables  de  former  autant  de  Propofitions  évidentes  par 
elles-mêmes,  que  nous  avons  de  noms  pour  déilgner  des 
idées  diftindes  ;  fur  quoy  j'en  appelle  à  l'Efprit  de  cha- 
cun en  particulier,  pour  favoir  fi  cette  Propofition  ,  Vn 
Cercle  eji  un  Cercle  ,  n'eft  pas  une  Propofition  audl  évi- 
dente par  elle-même  que  celle-ci  qui  eft  compofée  de 
termes  plus  généraux ,  Tout  ce  qui  ejl ,  e/i  ;  &  encore ,  fi 
cette  Propofition ,  le  Bleu  n'efi  pas  Rouge ,  n'eft  point  u- 
ne  Propofition  dont  l' Efprit  ne  peut  non  plus  douter,  dès 
qu'il  en  comprend  les  termes  ,  que  de  cet  Axiome,  //  f(l 
impfljfible  qu'une  même  chofe  foit  (^  ne  fait  pas  :  èc  ainfi  de 
toutes  les  autres  Propofitions  de  cette  efpéce. 
I  Par  rapport  §.  5.  En  fccoud  licu ,  pout  cc  qui  eft  de  la  coêxiften- 
àiacoëxifteu-  ^q  ^  „y  d'une  connexion  entre  deux  Idées  ,  tellement  né- 
forcpcu  de  '  cclfaire  ,  que  dès  que  l'une  eft  fuppofée  dans  unfujet, 
rropofitionî  l'autre  doive  l'être  aufii  d'une  manière  inévitable,  l'Efprit 
dkwnimcs.'  n'a  Une  perception  immédiate  d'une  telle  convenance  ou 
difconvenance  qu'à  l'égard  d'un  très-petit  nombre  d'Idées. 
C'eftpourquoy  nôtre  Connoiflance  intuitive  ne  s'étend 
pas  fort  loin  fur  cet  article  ,  Se  l'on  ne  peut  former  là- 
defliis  que  très-peu  de  Propofitions  évidentes  par  elles- 
mêmes.     11  y  en  a  pourtant  quelques-unesi  par  exemple, 

l'idée 


Des  Axionies.     Liv.  IV.  761 

l'idée  de  remplir  un  lieu  égal  au  contenu  de  fa  furface,    Chap. 
étant  attachée  à  nôtre  Idée  du  Corps  ,  je  croy  que  c'eft       VU. 
une  Propofition  évidente  par  elle-même ,  ^e  deux  Corps 
ne  fattrotent  être  dans  le  même  lieu. 

§.  6.  Qiiant  à  la  troifiéme  forte  de  convenance  qui  re-  ni.  Nous  a» 
carde  les  Relations  des  Modes  ,  les  Mathématiciens  ont  po"^'^ns  avoir 

c  '       1     r  n      ■  r        1       r      1  i-  i,,-i/     dans  les  auircs 

forme  pluheurs  Axiomes  lur  la  leule  relation  a  Egalité ^  Rclatious, 
comme  que  fi  de  chofes  égales  on  en  ote  des  chofes  égales,  le 
refie  eji  égal.  Mais  encore  que  cette  Propofition  &"  les 
autres  du  même  genre  foient  reçues  par  les  Mathémati- 
ciens comme  autant  de  Maximes ,  Se  que  ce  foient  eiïe£ti- 
vement  des  Veritez  inconteftablesjje  croy  pourtant  qu'en 
les  confiderant  avec  toute  l'attention  imaginable,  on  ne  • 
fauroit  trouver  qu'elles  foient  plus  clairement  évidentes 
par  elles-mêmes  que  celles-ci,  t7«  c^  un  font  égaux  àdeux^ 
Ji  de  cinq  doigts  d^ime  Main  ,  'vous  en  otez  deux  j  ér  deux 
autres  des  cinq  doigts  de  l^ autre  Main ,  le  nombre  des  doigts 
qui  rejlerafera  égal.  Ces  Propofitions  èc  mille  autres  fem- 
blables  qu'on  peut  former  fur  les  Nombres,  fe  font  rece- 
voir néceflairement  dès  qu'on  les  entend  pour  la  première 
fois  ,  &:  emportent  avec  elles  une  aufli  grande  ,  pour  ne 
pas  dire  une  plus  grande  évidence  que  les  Axiomes  de 
Mathématique. 

§.   7.  En  quatrième  lieu,  à  l'égard  de  l'exiftence  réel-  iv.  Touchanc 
le  ,  comme  elle  n'a  de  liaifon  avec  aucune  autre  de  nos  '"'j'^''^'^""  ^f- 
Idées  qu'avec  celle  de  Nous-mêmes  &  du  Premier  Etre,  avonTaucune" 
tant  s'en  faut  que  nous  ayons  fur  l'exiftence  réelle  de  tous 
les  autres  Etres  une  connoifTa^ce  ,  qui  nous  foit  évidente 
par  elle-même,  que  nous  n'avons  pas  même  une  connoif- 
fance  dèmonftrative.     Et  par  conféquent  il  n'y  a  point 
d'Axiome  fur,  leur  fujet. 

§.  8.  Voyons  après  cela  quelle  eft  l'influence  que  ces  Les  Axiomes 
Maximes  reçues  fous  le  nom  d'Axiomes  ,  ont  fur  les  au-  "  °"'  P?'  ''""' 

.  .    •         I  »^       /^  ■  n-  X       V»    '    1  .  COUT  d'iiifluen- 

très  parties  de  notre  Connoiffance.     La  Règle  qu'on  po-  ccfiir  les  autres 
fe  dans  les  Ecoles,  Que  tout  Raifonnement  vient  de  cho-  P^"'"^'  ^^ ."°: 
fes  déjà  connues.  Se  déjà  accordées,  ex  pr^cognitts  é-  pra-  [huce°""°'^" 
concejisi  comme  ils  parlent  j  cette  Régie  j  dis-je,  fem-  " 

Ddddd  ble 


y  Si  J^es  Axiomes. 

Cha  p.  ble  faire  regarder  ces  Maximes  comme  le  fondement  de 
VII.       toute  autre  connoiflance ,  &:  comme  des  chofes  déjà  con- 
nues :  par  où  l'on  entend ,  je  croy ,  ces  deux  chofes  ;  la 
première  ,  que  ces  Axiomes  font   les  véritez  ,   les  pre- 
mières connues  à  l'Efprit  -,   &:  la  féconde  ,  que  les  au- 
tres  parties   de   nôtre   Connoiflance   dépendent   de  ces 
Axiomes. 
Parce  cjue  ce         §.9.  ^t  premièrement  y  il  paroit  évidemment  par  l'Ex- 
ycriîcz'/ies  "  périencc,  que  ces  Véritez  ne  font  pas  les  premières  con- 
prénucïes  cou- nucSj  conimc  nous  l'avons  *  déjà  montré.   En  effet,  qui 
11"?'   I  ^/  I  ne  s'aoperçoit  qu'un  Enfant  connoit  certainement  qu'un 
Etranger  n  elt  pas  la  Mère  ,  que  la  verge  qu  il  cramt  n  eit 
.  pas  le  fucre  qu'on  luy  préfente,  long-temps  avant  que  de 
favoir,  ëln'il  eji  impoj/ible  qu'une  chofe  foit  cr  ne  foit  pas? 
Combien  peut-on  remarquer  de  véritez  fur  les  Nombres, 
dont  on  ne  peut  nier  que  l'Efprit  ne  les  connoilTe  parfai- 
tement Se  n'en  foit  pleinement  convaincu ,  avant  qu'il  ait 
jamais  penfé  à  ces  Maximes  générales,  auxquelles  les  Ma- 
thématiciens les  rapportent  quelquefois  dans  leurs  raifon- 
nemens  ?  Tout  cela  efl:  inconteftable  ,  &;  il  n'eft  pas  dif- 
ficile d'en  voir  la  raifon.     Car  ce  qui  fait  que  l'Efprit 
donne  fon  confentement  à  ces  fortes  de  Propofitions ,  n'é- 
tant autre  chofe  que  la  perception  qu'il  a  de  la  convenan- 
ce ou  de  la  difconvenance  de  fes  Idées ,  félon  qu'il  les 
trouve  affirmées  ou  niées  l'une  de  l'autre  en  des  termes 
qu'il  entend  -,  Se  connoiflant  d'ailleurs  que  chaque  Idée 
eil  ce  qu'elle  eft,  èc  que  deux  Idées  diftmdes  ne  font  ja- 
mais la  même  Idée  ,  il  doit  s'enfuivre  néceflairement  de 
là,  que  parmi  ces  fortes  de  véritez  évidentes  par  elles-mê- 
mes, celles-là  doivent  être  connues  les  premières  qui  font 
compofées  d'idées  qui  font  les  premières  dans  l'Efprit: 
fie  il  eft  vifiblc  que  les  premières  idées  qui  font  dans  l'Ef- 
prit, font  celles  des  chofes  particulières,  defquelles  l'En- 
tendement va  par  des  dègrez  infenfibles  à  ce  petit  nom-- 
bre  d'idées  générales  qui  étant  formées  à  l'occafion  des 
Objets  des  Sens  qui  fe  préfentent  le  plus  communément, 
font  fixées  dans  l'Efprit  avec  les  noms  généraux  dont  on 

fe 


I 


Des  Axiomes.  Liv.  IV.  763 

fe  fert  pour  les  défigner.  Ainfi,  les  idées  particulières  font  C  h  a  p. 
les  premières  que  l'Efprit  reçoit ,  qu'il  difcerne  ,  &  fur  VII. 
lefquelles  il  acquiert  des  connoifTances.  Après  cela,  vien- 
nent les  idées  moins  générales  ou  les  idées  fpecifiques  qui 
fuivent  immédiatement  les  particulières.  Car  les  Idées 
abîlraites  ne  fe  préfentent  pas  fi-tôt  ni  fi  aifènicnt  que  les 
Idées  particulières,  aux  Enfans,  ou  à  un  Efprit  qui  n'eft 
pas  encore  exercé  à  cette  manière  de  penfer.  Qiie  fi  elles 
paroiffent  aifées  à  former  à  des  perfonnes  faites  ,  ce  n'efl: 
qu'à  caufe  du  conftant  &  du  familier  ufage  qu'ils  en  fontj 
car  fi  nous  les  confiderons  exactement,  nous  trouverons 
que  les  Idées  générales  font  des  fixions  de  l'Efprit  qu'on 
ne  peut  former  fans  quelque  peine  ,  Se  qui  ne  fe  préfen- 
tent pas  fi  aifément  que  nous  fommes  portez  à  nous  le 
figurer.  Prenons ,  par  exemple  ,  l'idée  générale  d'un 
Trianglcj  quoy  qu'elle  ne  foit  pas  la  plus  abilraite,  la  plus 
étendue  ,  6c  la  plus  mal-aifée  à  former  ,  il  eft  certain 
qu'il  faut  quelque  peine  ôc  quelque  addrelfe  pour  fe  la 
reprèfcnter ,  car  il  ne  doit  être  ni  Oblique,  ni  Rectangle , 
ni  Equilatére  ,  ni  Ifofcele  ,  ni  Scalene  ,  mais  tout  cela  à 
la  fois,  &  nul  de  ces  Triangles  en  particulier.  Il  eft  vray 
que  dans  l'état  d'imperfection  où  fe  trouve  nôtre  Efprit , 
il  a  befoin  de  ces  Idées  ,  &:  qu'il  fe  hâte  de  les  former  le 
plutôt  qu'il  peut ,  pour  communiquer  plus  aifément  ics 
penfées  &  étendre  fes  propres  connoifTances  ,  deux  chofes 
auxquelles  il  eft  naturellement  fort  enclin.  Mais  avec  tout 
cela ,  l'on  a  raifon  de  regarder  ces  idées  comme  autant  de 
marques  de  nôtre  imperfection >  ou  du  moins,  cela  fuffit 
pour  faire  voir  que  les  Idées  les  plus  générales  &  les  plus 
abftraites  ne  font  pas  celles  que  l'Efprit  reçoit  les  premiè- 
res Se  avec  le  plus  de  facilité ,  ni  celles  fur  qui  roule  fa 
première  Connoiflance. 

§.  10.  En  fécond  Imi, il  s'enfuit  évidemment  de  ce  que 
je  viens  de  dire,  que  ces  Maximes  tant  vantées  ne  font  pas 
les  Principes  6c  les  Fondemens  de  toutes  nos  autres  Con- 
noifl'ances.  Car  s'il  y  a  quantité  d'autres  Veritez  qui  foient 
autant  évidentes  par  elles-mêmes  que  ces  Maximes ,  Se 

Ddddd  2  plu- 


764  ^^^  Axiomes. 

Chap.  plurieurs  même  qui  nous  font  plûtôr  connues  qu'elles,  il' 
VIL       eft  impofîible  que  ces  Maximes  foient  les  Principes  d'où 
nous  déduifons  toutes  les  autres  veritez.     Ne  fauroit-on 
voir  par  exemple,  qu'z/«  ^  deux  font  égaux  à  trois ,  qu'ea 
vertu  de  cet  Axiome  ou  de  quelque  autre  femblable ,  Le 
tout  eji  égal  à  toutes  fes  parties  prifcs  enfemble  ?   Qiii  ne 
voit  au  contraire  qu'il  y  a  bien  des  gens  qui  favent  qu'un 
êc  deux  font  égaux  à  trois  ,  fans  avoir  jamais  penfé  à- 
cet  Axiome,  ou  à  aucun  autre  femblable,  par  oii  l'on 
puifle  le  prouver  ,  èc  qui  le  favent  pourtant  aufli  cer- 
tainement qu'aucune  autre  perfonne  puifle  être  aflurée  de 
la  vérité  de  cet  Axiome ,  Le  Tout  efi  égal  k  toutes  fes  par- 
ties,ou  de  quelque  autre  que  ce  foit ,  &  cela  par  la  même 
'  ■j'.ù  Mt  dans  miion  qui  cft  *  V évidence  immédiate  qu'ils  voyent  dans 
une  >iote ,      ccttcFropoûtion,  tuî  &  deux  font  égaux  À  trots-,  l'égalité  de 
Im-'tifaute"-    ccttc  idée  leur  étant  aufli  vifible  &:  aullî  certaine  fans  le 
uaJre jiar là.     fecours  d'aucun  Axiome  que  par  fon  moyen,  puifqu'ils 
n'ont  befoin  d'aucune  preuve  pour  l'appercevoir?  Et  a- 
près  qu'on  vient  à  favoir  ,  Qiie  le  Tout  ell  égal  à  toutes 
fes  parties,  on  ne  voit  pas  plus  clairement  ni  plus  certai- 
nement qu'auparavant  ,  §ln'un  ^  deux  font  égaux  à  trois. 
Car  s'il  y  a  quelque  différence  entre  ces  Idées  ,  il  eft  vi- 
fible que  celles  de  Tout  6c  de  Partie  font  plus  obfcures, 
ou  qu'au  moins  elles  fe  placent  plus  difficilement  dans 
l'Efprit  ,  que  celles  d'L^«,  de  Deux,  &  de  Trois.     Et  je 
voudrois  bien  demander  à  ces  Meilleurs  qui  prétendent 
que  toute  Connoiflance  ,  exceptécclle  de  ces  Principes 
généraux ,  dépend  de  Principes  généraux,  innez  ,  &  évi- 
dens  par  eux-mêmes,  de  quel  Principe  on.  a  befoin  pour 
prouver  qu'/(«  c?"  ?•'»  font  deux,  que  deux  a^  deux  (ont 
quatre,  Se  que  trois  fois  deux  font  fix?  Or  comme  on  con- 
noit  la  vérité  de  ces  Propofirions  fans  le  fecours  d'aucune 
preuve,  il  s'enfuit  de  làvifiblement,  ou  que  toute  Con- 
noiflance  ne  dépend  point  de  certaines  veritez  déjà  con- 
nues ,  Se  de  ces  Maximes  générales  qu'on  nomme  Prin- 
cipes, ou  bien  que  ccsPropontions-là  font  autant  de  Prin- 
cipes i  &  fi  on  les  met  au  rang  des  Principes,  il  faudr% 


i 


Des  Axiomes.   L  i  v.  lY.  fS') 

y  mettre  aufll  une  grande  partie  des  Propofitions  qui  re-  Chap, 
gardent  les  nombres.  Si  nous  ajoutons  à  cela  toutes  les  VIL 
Propofitions  évidentes  par  elles-mêmes  qu'on  peut  for- 
mer fur  toutes  nos  Idées  diftinctes  ,  le  nombre  des  Prin- 
cipes que  les  hommes  viennent  à  connoitrc  en  différens 
âges,  fera  prefque  infini  ou  du  moins  mnombrable,  &  il 
en  faudra  mettre  dans  ce  rang  quantité  qui  ne  viennent 
jamais  à  leur  connoiflance  durant  tout  le  cours  de  leur  vie. 
Mais  que  ces  fortes  de  veritez  fe  préfentent  à  l'Efprit, 
plutôt  ou  plus  tard;  ce  qu'on  en  peut  dire  véritablement, 
c'eft  qu'elles  font  très-connues  par  leur  propre  évidence, 
qu'elles  font  entièrement  indépendantes  ,  &:  qu'elles  ne 
reçoivent  &:  ne  font  capables  de  recevoir  les  unes  des  autres 
aucune  lumière  ni  aucune  preuve  ,  Se  moins  encore  les 
plus  particulières  des  plus  générales  ,  ou  les  plus  fimples 
des  plus  compofées  ;  car  les  plus  fimples  &c  les  moins  ab- 
ftraites  font  les  plus  familières  &:  celles  qu'on  apperçoit 
plus  aifément  &  plutôt.  Mais  quelles  que  foient  les  plus 
claires  idées,  voici  en  quoy  confifce  l'évidence  Se  la  cer^ 
titude  de  toutes  ces  fortes  de  Propofitions  ,  c'ell  en  ce 
qu'un  homme  voit  que  la  même  idée  elt  la  même  k\ée  f 
&:  qu'il  apperçoit  infailliblement  que  deux  différentes  I- 
dèes  font  des  Idées  dilférentes.  Car  lorfqu'un  homme  a 
dans  l'Efprit  les  idées  d'Un  &c  de  Deux ,  l'idée  du  Jaime 
&  celle  du  Bleu  ,-  il  ne  peut  que  connoîfre  certainement 
que  l'idée  d'Un  efl:  l'idée  d't/»  Se  non  celle  de  Deux  ^  & 
que  l'idée  du  Jaune  efl:  l'idée  du  Jaune  Se  non  celle  du 
Bleu.  Car  un  homme  ne  fauroic  confondre  dans  fon  Ef-' 
prit  des  idées  qu'il  y  voit  diftinftes  ;  ce  feroit  fuppofer 
ces  idées  confufes  Se  diftinftes  en  même  temps  ,  ce  qui 
eO:  une  parfaite  contradiftion  ;  Se  d'ailleurs  n'avoir  point 
d'idées  dift:in£tes  ,  ce  feroit  être  privé  de  l'ufage  de  nos 
Facultez,Se  n'avoir  abfolument  aucune  connoilî'ance.  Par 
cônféquent,  toutes  les  fois  qu'une  idée  efl:  affirmée  d'elle- 
même  ,  ou  que  deux  Idées  parfaitement  difl:in6les  font 
niées  l'une  de  l'autre,  l'Efprit  ne  peut  que  donner  fort 
confentement  à  une  telle  Propofition  ,  comme  à  une  ve- 

Ddddd  ;  rite 


766  Des  Axiomes. 

Chap.   rite  infaillible}  dès  qu'il  entend  les  termes  dont  elle  eft 
VIL      compoféej  il  ne  peut,  dis-je,  que  la  recevoir  fans  héfiter 
le  moins  du  monde ,  fans  avoir  befoin  de  preuve,  ou  pen- 
fer  à  ces  Propofitions  compofées  de  termes  plus  généraux, 
auxquelles  on  donne  le  nom  de  Alaximes. 
De  quel  ufage      §.   1 1 .  Qiie  dirons-nous  donc  de  ces  Maximes  généra- 
simes"^!^-     ^^^  ^    Sont-elles  abfolument  inutiles  ?  Nullement  -,  quoy 
u!cs.  "  que  peut-être  leur  ufage  ne  foit  pas  tel  qu'on  s'imagine 

ordinairement.  Mais  parce  que  douter  le  moins  du  mon- 
de des  privilèges  que  certaines  gens  ont  attribuez  à  ces 
Maximes ,  c'eit  une  hardieffe  contre  laquelle  on  pourroit 
Te  recrier,  comme  contre  un  attentat  horrible  qui  ne  va 
pas  à  moins  qu'à  renverfer  toutes  les  Sciences ,  il  ne  fera 
pas  inutile  de  confidererces  Maximes  par  rapport  aux  au- 
tres parties  de  nôtre  Connoiffance  ,  èc  d'examiner  plus 
particulièrement  qu'on  n'a  encore  fait  ,  à  quoy  elles  fer- 
vent, &c  à  quoy  elles  ne  fauroicnt  fervir. 

I.  11  paroit  évidemment  par  ce  qui  vient  d'être  dit, 
qu'elles  ne  font  d'aucun  ufage  pour  prouver  ,  ou  pour 
confirmer  des  Propofitions  plus  particulières  qui  font  évi-  . 
dentés  par  elles-mêmes. 

II.  11  n'eft  pas  moins  vifible  qu'elles  ne  font  ni  n'ont 
jamais  été  les  fondemens  d'aucune  Science.  Je  fai  bien 
que  fur  la  foy  des  Scholaftiques,  on  parle  beaucoup  de 
Sciences,  Se  des  Maximes  ,  fur  qui  ces  Sciences  font  fon- 
dées. Mais  je  n'ai  point  eu  encore  le  bonheur  de  rencon- 
trer quelqu'une  de  ces  Sciences ,  êc  moins  encore  aucune 
qui  foit  bâtie  fur  ces  deux  Maximes  ,  Ce  qui  ejt  ,ejl  y  Se, 
Il  efi  impoffible  qu'une  même  chofe  foit  &  ne  foit  pas  en 
même  temps.  Je  ferois  fort  aife  qu'on  me  montrât  oii  je 
pourrois  trouver  quelqu'une  de  ces  Sciences  bâties  fur  ces 

,  Axiomes  généraux  ,  ou  fur  quelque  autre  femblable  i  Se 
je  ferois  bien  obligé  à  quiconque  voudroit  me  faire  voir 
le  plan  Se  le  fyH:ême  de  quelque  Science,  fondée  fur  ces 
Maximes  ou  fur  quelque  autre  de  cet  ordre;  dont  on  ne 
puiiTe  fiiire  voir  qu'elle  fe  foûticnt  aufli  bien  fans  le  fe- 
ccurs  de  ces  fortes  d'Axiomes.  Je  demande  fi  ces  Maxi- 
mes 


Des  Axiomes.  Liv.  IV.  767 

mes  générales  ne  peuvent  point  être  du  même  ufage  dans  Ch  a  p. 
l'Etude  de  la  Théologie  è:  dans  les  Qiieftions  Théologi-  VII. 
ques ,  que  dans  les  autres  Sciences.  Il  eft  hors  de  doute 
qu'elles  peuvent  fervir  auflî  dans  la  Théologie  à  fermer  la 
bouche  aux  Chicaneurs  Se  à  terminer  les  Difputes  j  mais 
je  ne  croy  pourtant  pas  que  perfonne  en  veuille  conclurre 
que  la  Religion  Chrétienne  eft  fondée  fur  ces  Maximes, 
ou  que  la  Connoiflance  que  nous  en  avons ,  découle  de 
ces  Principes.  C'eft  de  la  Révélation  que  nous  eft  venue 
la  connoiflance  de  cette  Sainte  Religion  ;  &  fans  le  fe- 
cours  de  la  Révélation  ces  Maximes  n'auroient  jamais  été 
capables  de  nous  la  faire  connoître.  Lorfque  nous  trou- 
vons une  idée  par  l'intervention  de  laquelle  nous  décou- 
vrons la  liaifon  de  deux  autres  Idées,  c'eft  une  Révélation 
qui  nous  vient  de  la  part  de  Dieu  par  la  voix  de  la  Rai- 
fon,  car  dès-lors  nous  connoiflbns  une  vérité  que  nous  ne 
connoilîions  pas  auparavant.  Quand  Dieu  nous  enfeigne 
luy  même  une  vérité  ,  c'eft  une  Révélation  qui  nous  eft* 
communiquée  par  la  voix  de  fon  Efprit,  &  dès-là  nôtre 
Connoiflance  eft  augmentée.  Mais  dans  l'un  ou  l'autre  de 
ces  cas  ce  n'eft  point  de  ces  Maximes  que  nôtre  Efprit 
tire  fa  lumière  ou  fa  connoifl!ance;  car  dans  l'un  elle  nous 
vient  des  chofes  mêmes  dont  nous  découvrons  la  vérité 
en  appercevant  leur  convenance  ou  leur  difconvenancc} 
&  dans  l'autre  la  Lumière  nous  vient  immédiatement  de 
Dieu,  dont  l'infaillible  Véracité ^  fi  j'ofe  me  fervir  de  ce 
terme  ,  nous  eft  une  preuve  évidente  de  la  vérité  de  ce 
qu'il  dit. 

III.  En  troifiéme  lieu ,  ces  Maximes  générales  ne  con- 
tribuent en  rien  à  faire  faire  aux  hommes  des  progrès  dans 
les  Sciences ,  ou  des  découvertes  de  veritez  auparavant 
inconnues.     Mr.  Neii-îon  a  démontré  dans  *  fon  Livre  *  r„tirui^', 
qu'on  ne  peut  aflèz  admirer,  plufieurs  Proportions  qui  font  ^hHofod-u  Na- 
tout  autant  de  nouvelles  veritez,    inconnues  auparavant ''■"'"t' •^''"'"' 
dans  le  Monde,  &  qui  ont  porte  la  connoiflance  des  Ma-  tka. 
thématiques  plus  avant,  qu'elle  n'avoit  été  encore;  mais 
ce  n'eft  point  en  recourant  à  ces  Maximes  générales,  Ce 

ûîii 


768  Des  Axiomes. 

.CiiAP.  qui  efl,  f/?  ,  Le  Tout  ejl  phis grand  que  fa  partie  ^  fie  au- 
yil.  très  fcmblables  ,  qu'il  a  fait  ces  belles  découvertes.  Ce 
n'eft  point  j  dis-je  ,  par  leur  moyen  qu'il  eft  venu  à  con- 
noitre  la  werizé  &c  la  certitude  de  ces  Propofitions.  Ce 
ji'eit  pas  non  plus  par  leur  fecours  qu'il  en  a  trouvé  les 
démonftrations,  mais  en  découvrant  des  Idées  moyennes 
qui  puHent  luy  faire  voir  la  convenance  ou  la  difconve- 
nance  des  Idées  telles  qu'elles  étoient  exprimées  dans  les 
Propofitions  qu'il  a  démontrées.  C'elt-là  le  principal 
employ  de  l'Entendement  Humain,  &:  le  plus  grand  pro- 
grès où  il  puifle  afpirer  pour  étendre  fes  connoiffiinces, 
£c  pour  perfectionner  les  Sciences  ,  en  quoy  il  ne  reçoit 
abfolument  aucun  fecours  de  la  confideration  de  ces  Ma- 
ximes ou  autres  femblables  qu'on  fait  tant  valoir  dans  les 
Ecoles.  Qiie  fi  ceux  qui  ont  conçu,  par  tradition ,  une 
fi  haute  eftime  pour  ces  fortes  de  Propofitions  ,  qu'ils 
croyent  qu'on  ne  peut  faire  un  pas  dans  la  Connoiflance 
des  chofes  fans  le  fecours  d'un  Axiome,  &  qu'on  ne  peut  _. 

pofer  aucune  pierre  dans  l'édifice  des  Sciences  fans  une  y 

Maxime  générale,  fi  ces  gens-là,  dis-je,  prenoient  feule- 
ment la  peine  de  diftinguer  entre  le  moyen  d'acquérir  la 
Connoiilance  ,  6c  celui  de  communiquer  la  connoiflance  j 

qu'on  a  une  fois  acquife,  entre  la  Méthode  d'inventer  u- 
ne  Science,  &r  celle  de  l'enfeigner  aux  autres,  autant  qu'el- 
le efl:  connue ,  ils  verroient  que  ces  Maximes  générales  ne 
font  point  les  fondemens  fur  lefquels  les  premiers  laven-  • 

teurs  ont  élevé  ces  admirables  Edifices  ,  ni  les  Clefs  qui 
leur  ont  ouvert  les  fccrets  de  la  Connoiflance.  Qiioy  que 
dans  la  fuite  après  qu'on  eut  érigé  des  Ecoles  5c  établi  des  ^  j 
Profefléurs  pour  enfeigner  les  Sciences  que  d'autres  a- 
voient  déjà  inventées  ,  ces  Profefl^eurs  fe  foient  fouvent 
fervi  de  Maximes ,  c'eil-à-dire  qu'ils  ayent  établi  certai- 
nes Propofitions  évidentes  par  elles-mêmes  ou  qu'on  ne 
pouvoit  éviter  de  recevoir  pour  véritables  après  les  avoir 
examinées  avec  quelque  attention  ;  de  forte  que  les  ayant 
une  fois  imprimées  dans  l'Efprit  de  leurs  Ecoliers  comme 
autant  de  veritcz  inconteitables  3  ils  les  ont  employées 

dans 


Des  Axhmes.  Liv.  IV.  769 

dans  Toccafion  pour  convaincre  ces  Ecoliers  de  quelques  C  h  a  p. 
veritez  particulières  qui  ne  leur  croient  pas  fi  familières  VII. 
que  ces  Axiomes  généraux  qui  leur  avoient  été  aupara- 
vant inculquez  ,  &  fixez  foigneufement  dans  l'Efprit. 
Du  refte  j  ces  exemples  particuliers ,  confiderez  avec  at- 
tention ,  ne  paroiffent  pas  moins  évidens  par  eux-mêmes 
à  l'Entendement  que  ces  Maximes  générales  qu'on  pro- 
pofe  pour  les  confirmer^  &:  c'cft  dans  ces  exemples  parti- 
culiers que  les  premiers  Inventeurs  ont  trouvé  la  Vé- 
rité fans  le  fecours  de  ces  Maximes  générales,  6c  tout 
autre  qui  prendra  la  peine  de  les  confiderer  attentive- 
ment, pourra  faire  encore  la  même  chofe. 

Pour  venir  donc  à  l'ufage  qu'on  fait  de  ces  Maximes; 
premièrement  elles  peuvent  fervir,dans  la  Méthode  qu'on 
employé  ordinairement  pour  enfeigner  les  Sciences,  juf- 
qu'oii  elles  ont  été  avancées ,  mais  elles  ne  fervent  que 
fort  peu,  ou  rien  du  tout  pour  porter  les  Sciences  plus 
avant. 

En  fécond  lieu,  elles  peuvent  fervir  dans  les  Difputes, 
à  fermer  la  bouche  à  des  Chicaneurs  opiniâtres ,  èc  à  ter- 
miner ces  fortes  de  conteftations.  Sur  quoy  je  prie  mes 
Lecteurs  de  m'accorder  la  liberté  d'examiner  fi  la  nécef- 
fité  qu'on  a  eu  de  ces  Maximes  dans  ce  but  ,  n'a  pas  été 
introduite  de  la  manière  qu'on  va  voir.  Les  Ecoles  ayant 
établi  la  Difpute  comme  la  pierre-de-touchc  de  l'habileté 
des  gens  ,  &  comme  la  preuve  de  leur  Science  ,  elles  ad- 
jugeoient  la  viftoire  à  celui  à  qui  le  champ  de  bataille 
demeuroit  ,  &  qui  parloit  le  dernier  ,  de  forte  qu'on  en 
concluoit,  non  feulement  qu'il  argumentoit  mieux,  mais 
qu'il  avoit  défendu  le  meilleur  parti.  Mais  parce  que  fé- 
lon cette  Méthode  il  pouvoit  arriver  que  la  Difpute  ne 
pourroit  point  être  décidée  entre  deux  Combattans  éga- 
lement experts,  tandis  que  l'un  auroit  toujours  \m  terme 
TTioyen  pour  prouver  une  certaine  Propofition,&:  que  l'au- 
tre par  une  dilhndion  ou  fans  diftinftion  pourroit  nier 
coniiamment  la  majeure  ou  la  mineure  de  l'Argument  qui 
luy  feroit  objedé  j  pour  éviter  que  la  Difpute  ne  s'enga- 

E  e  e  e  e  geât 


770  "Des  Axiomes. 

C  ri  A  p.  geât  dans  une  fuite  infinie  de  Syllogifmes  ,  on  introduifit 
VII.  dans  les  Ecoles  certaines  Fropofitions  générales  dont  la 
plupart  font  évidentes  par  elles-mêmes  ,  &  qui  étant  de 
nature  à  être  reçues  de  tous  les  hommes  avec  un  entier 
confentement ,  dévoient  être  regardées  ,  comme  des  me- 
fures  générales  de  k  Vérité,  &  tenir  lieu  de  Principes 
(lorfque  les  Difputans  n'en  avoient  point  pofé  d'autres 
entr'eux)  au  delà  dcfquels  on  ne  pouvoir  point  aller,  6c 
auxquels  on  feroit  obligé  de  fe  tenir  de  part  &:  d'autre. 
Ainfi,  ces  Maximes  ayant  reçu  le  nom  de  Principes  qu'on 
ne  pouvoir  point  nier  dans  la  Difpute,  ils  les  prirent,  par 
erreur,  pour  l'origine  8c  la  fource  d'où  toute  la  Connoif- 
fance  avoit  commencé  à  s'introduire  dans  l'Efprit,  8c  pour 
les  fondemens  fur  lefquels  les  Sciences  étoient  bâties } 
parce  que  lorfque  dans  leurs  Difputes  ils  en  venoient  à 
quelqu'une  de  ces  Maximes,  ils  s'arrêtoient  fans  aller  plus 
avant,  8c  la  queftion  étoit  terminée.  Mais  j'ai  déjà  fait 
voir  que  c'eft-là  une  grande  erreur. 

Cette  Méthode  étant  en  vogue  dans  les  Ecoles  qu'on 
a  regardé  comme  les  fources  de  la  Connoiflance ,  a  intro- 
duit le  même  ufage  de  ces  Maximes  dans  la  plupart  des 
Converfations  hors  des  Ecoles  ,  ^  cela  pour  fermer  la 
bouche  aux  Chicaneurs  avec  qui  l'on  eft  excufe  de  raifon- 
ner  plus  long-temps  dès  qu'ils  viennent  à  nier  ces  Princi- 
pes généraux  ,  évidens  par  eux-mêmes  èc  admis  par  tou- 
tes les  perfonnes  raifonnables  qui  y  ont  une  fois  fait  quel- 
que reflexion.  Mais  encore  un  coup,  ils  ne  fervent  dans 
cette  occafion  qu'à  terminer  les  Difputes.  Car  au  fonds 
fi  l'on  en  préffe  la  fignification  dans  ces  mêmes  cas,  ils  ne 
nous  enfeignent  rien  de  nouveau.  Cela  a  été  déjà  fait  par 
les  Idées  moyennes  dont  on  s'eft  fervi  dans  la  Difpute,  8c 
dont  on  peut  voir  la  liaifon  fans  le  fecours  de  ces  Maxi- 
mes, de  forte  que  par  le  moyen  de  ces  Idées  la  Vérité 
peut  être  connue  avant  que  la  Maxime  ait  été  produite,. 
6c  que  l'Argument  ait  été  pouffe  jufqu'au  premier  Prin- 
cipe. Car  les  hommes  n'auroient  pas  de  peine  à  connoî- 
îre  6c  à  quitter  un  méchant  Argument  avant  que  d'en  ve- 

nii* 


I 


Des  Axiomes.   Liv.  IV.  771 

nir  là ,  fi  dans  leurs  Difputes  ils  avoieiit  en  veùë  de  cher-    C  h  A  p. 
cher  6c  d'embrafler  la  Vérité  ,  &  non  de  contefter  pour      VU. 
obtenir  la  vidoire.    C'etl  ainll  que  les  Maximes  fervent  à 
reprimer  l'opiniâtreté  de  ceux  que  leur  propre  fincerité 
devroit  obliger  à  fe  rendre  plutôt.     Mais  la  Méthode  des 
Ecoles  ayant  autonfé  éc  encouragé  les  hommes  à  s'oppo- 
fer  &  à  refifter  à  des  veritez  évidentes  ,  jufqu'à  ce  qu'ils 
foient  battus  ,  c'eft-à-dire  qu'ils  foient  réduits  à  fe  con- 
tredire eux-mêmes ,  ou  à  combattre  des  Principes  établis, 
il  ne  faut  pas  s'étonner  que  dans  la  Converfation  ordinai- 
re ils  n'ayent  pas  honte  de  faire  ce   qui  eft  un  fujet  de 
gloire  &  pafle  pour  vertu  dans  les  Ecoles ,  je  veux  dire , 
de  foûtenir  opiniâtrement  6c  jufqu'à  la  dernière  extrémi- 
té le  côté  de  la  Qiieftion   qu'ils  ont  une  fois  embrafle, 
vray  ou  faux,  même  après  qu'ils  font  convaincus:  Etran- 
ge moyen  de  parvenir  à  la  Vérité  Se  à  la  Connoiflance , 
èc  qui  l'eft  à  tel  point  que  les  gens  raifonnables  répandus 
dans  le  refte  du  Monde ,  qui  n'ont  pas  été  corrompus  par 
l'Education,  auroient,  je  penfe,  bien  de  la  peine  à  croi- 
re qu'une  telle  méthode  eut  jamais  été  fuivie  par  des  per- 
fonnes  qui  font  profeflion  d'aimer  la  Vérité  ,  &  qui  paf- 
fent  leur  vie  à  étudier  la  Religion  ou  la  Nature,  ou  qu'el- 
le eut  été  admife  dans  des  Séminaires  établis  pour  enfei- 
gner  les  Véritez  de  la  Religion  ou  de  la  Philofophie  à 
ceux  qui  les  ignorent  entièrement  !  Je  n'examinerai  point 
ici  combien  cette  manière  d'inftruire  eft  propre  à  détour- 
ner l'Efprit  des  Jeunes-gens  de  l'amour  6c  d'une  recherche 
fincére  de  la  Vérité,  ou  plutôt,  à  les  faire  douter  s'il  y 
a  effeftivement  quelque  Vérité  dans  le  Monde,  ou  du 
moins  qai  mérite  qu'on  s'y  attache.      Mais  ce  que  croy 
fortement ,  c'eft  qu'excepté  les  Lieux  qui  ont  admis  la 
Philofophie  Péripatéticienne  dans  leurs  Ecoles  ,  où  elle  a 
régné  plufieurs  fiécles  fans  enfeigner  autre  chofe  au  Mon- 
de que  l'art  de  difputer,  on  n'a  regardé  nulle  part  ces  Ma- 
ximes ,  dont  nous  parlons  préfentement ,  comme  les  fon- 
demens  des  Sciences  ,  èc  comme  des  fecours  importans 
pour  avancer  dans  la  Connoiflance  des  chofes. 

Eeeee  2  Ces 


772  T>ss  jixiomes. 

Cha  p.       Ces  Maximes  générales    font  donc  d'an  grand  ufage 
Vn       dans  les  Difpiites  ,  comme  j'ai  déjà  dit  ,  pour  fermer  la 
bouche  aux  Chicaneurs  ,  mais  elles  ne  contribuent  pas 
beaucoup  à  la  découverte  àcs  Veritez  inconnues,  ou  à 
fournir  à  TEfprit  le  moyen  de  faire  de  nouveaux  progrès 
dans  la  recherche  de  la  Vérité.     Car  qui  eft-ce ,  je  vous 
pricj  qui  a  commencé  de  fonder  fes  connoiflances  fur  cet- 
te Propofition  générale,  Ce  qui  ejl ,  ejl,  ou,  Il  ejl  tmpof- 
Jihle  qu'une  chofe  fott  c^  ne  fait  pas  en  même  temps?  Qiti 
eft-ce  qui  ayant  pris  pour  Principe  l'une  ou  l'autre  de  ces 
Maximes  ,  en  a  déduit  un  Syftéme  de  Connoiflances  uti- 
les ?  L'iuie  de  ces  Maximes  peut  fort  bien  fervir  comme 
de  pierre-de-touche,  pour  faire  voir  où  aboutiflént  certai- 
nes faufles  opinions  qui  renferment  fouvent  de  pures  con- 
tradidionsj  mais  cjuelque  propres  qu'elles  foient  à  dévoi- 
ler l'abfai'dité  ou  la  faafleté  du  raifonnement  ou  de  l'opi- 
nion particulière  d'un  homme  ,  elles  ne  fauroient  contri- 
buer beaucoup  à  éclairer  l'Entendement  ,  8c  l'on  ne  trou- 
vera pas  que  l'Efprit  en  reçoive  beaucoup  de  fecours  à 
l'égard  du  progrès  qu'il  fait  dans  laConnoiflance  des  cho- 
fes;  progrès  qui  ne  feroit  ni  plus  ni  nioins  certain,  quand 
bien  l'Efprit  n'auroit  jamais  penfé  à,  ces  deux   Propofi- 
tions  générales.     A  la  vérité  ,  elles  peuvent  fervir  dans 
l'Argumentation  ,  comme  j'ai  déjà  dit,,  pour  réduire  un 
Chicaneur  au  filence,  en  luy  faifant  voir  l'abfurdité  de  ce 
qu'il  dit,  6c  en  l'expofant  à  la  honte  de  contredire  ce  que 
tout  le  Monde  voit  ,  &"  dont  il  ne  peut  s'erapécher  luy- 
ir.cme  de  reconnoître  la  vérité.     Mais  autre  chofe  eft  de 
montrer  à  un  homme  qu'il  eft  dans  l'erreur,  6c  autre  cho- 
fe de  l'inftruire  de  la  Vérité.     Et  je  voudrois  bien  favoir 
quelles     veritez    ces    Proportions    peuvent     nous    ap- 
prendre Se  nous  faire  connoître  par  leur  mfluence  ,  que 
nous  ne  connuillons  pas  auparavant ,    ou   que   nous  ne 
pufllons  connoître  fans  leur  fecours.     Tirons-en    toutes 
les  conféquences  que  nous  pourrons  ;    ces  conféquences 
£e    réduiront    toujours    à    des    Propofitions    purcmenc 


Des  Axiomes.  Liv.  IV".  775 

*  identiques  ,  6c  toute  l'influence  de  ces  Maximes  ,  fi  el"  C  h  a  p. 
le  en  a  aucune,  ne  tombera  que  fur  ces  fortes  de  Propolr  VU. 
tiens.  Chaque  Propoiition  particulière  qui  regarde  VI- 
àentité  ou  la  THverfité^  eft  connue  aufll  clairement  ^  auf- 
Il  certamement  par  elle-même  ,  fi  on  la  confidere  avec 
attention,  qu'aucune  de  ces  deux  Propofitions  générales, 
avec  cette  feule  différence ,  que  ces  dernières  pouvant  ê- 
tre  appliquées  à. tous  les  cas, on  y  infifte davantage.  Qiiant 
aux  autres  Maximes  moins  générales  ,  il  y  en  a  plufieurs 
qui  ne  font  que  des  Propofitions  purement  verbales  ,  & 
qui  ne  nous  apprennent  autre  chofe  que  le  rapport  que 
certains  noms  ont  entr'eux.  Telle  elt  celle-ci,  he  Tout 
ejl  égal  a  toutes  fes parties-,  car,  je  vous  prie,  quelle  véri- 
té réelle  nous  eift  enfeignée  par  cette  Maxime  ?  Qiie  con^ 
tient-elle  de  plus  que  ce  qu'emporte  par  foy-même  la  Ci- 
gnification  du  mot  'Tout?  Et  comprend-on  que  celui  qui 
fait  que  le  mot  Tout  fignifîe  ce  qui  eft  compofé  de  toutes 
fes  parties  ,  foit  fort  éloigné  de  favoir  ,  que  le  Tout  eft 
égal  à  toutes  fes  parties  ?  Je  croy  fur  le  même  fondement 
q,ue  cette  Propofition ,  Une  Montagne  eft  plus  haute  qu'u- 
ne f^aliee ,&z  plufieurs  autres  femblablcs  peuvent  aulli  paf- 
fer  pour  des  Maximes.  Cependant  lorfque  les  Profefléurs 
en  Mathématique  veulent  apprendre  aux  autres  ce  qu'ils 
favent  eux-mêmes  de  cette  Science,  ils  font  très-bien  de  . 
pofer  à  l'entrée  de  leurs  Syftêmes  cette  Maxime  &  quel- 
ques autres  femblables  ,  afin  que  dès  le  commencement 
leurs  Ecoliers  s'ètaat  rendu  tout-à-fait  familières  ces  for- 
tes de  Propofitions,  exprimées  en  termes  généraux,  ils 
puifTent  s'accoutumer  aux  reflexions  qu'elles  renferment 
&;  à  regarder  ces  Propofitions  plus  générales  comme  au- 
tant de  fentences  6c  de  régies  établies,  qu'ils  foient  en  érac 
Eeeee  3  d'ap- 


•  C'eft-à  dire,  0:1  uvi  idé^  ejl  n'Jirmét 
d'elle-même.  Comme  le  mot  iiUniiqne 
eft  touc-à-f^ic   inconnu   djns  nôtre  Lan- 


qne  je  ferai  bien-côc  inJirnciifabfementr 
oblige'  de  me  fefvir  de  ce  icrme,  autant, 
'a'-ir-il    que  je    l'employé    prc'lcntcmenr, 


gue  ,  je   me  ferois  contente  d'en  mettre     Le  Ledeur  s'y    cccoùiuniera  plùlô:-,    eui 
rexplication  dans  le  Texte,  s'il  ne  (c  fut  1  le  voyant  plus  fouvesit.. 
leucontie  cjue  dans  cet  cndroi:.  Mais  paice  j 


774  ^''^  Jxiomes. 

C  H  A  p.  d'appliquer  à  tous  les  cas  particuliers  ;  non  qu'à  les  con- 
VII.  fiderer  avec  une  égale  application  elles  paroifTent  plus 
claires  &  plus  évidentes  que  les  exemples  particuliers  pour 
la  confirmation  delquels  on  les  propofcj  mais  parce  qu'é- 
tant plus  familières  à  l'Efprit ,  il  fuffit  de  les  nommer 
pour  convaincre  l'Entendement.  Cela,  dis-je,  vient  plu- 
tôt ,  à  mon  avis  ,  de  la  coutume  que  nous  avons  de  les 
mettre  à  cet  ufage  &:  de  les  fixer  dans  nôtre  Efprit  à  for- 
ce d'y  penfer  fouvent  ,  que  de  la  différente  évidence  qui 
foie  dans  les  Chofes.  En  effet,  avant  que  la  coutume  ait 
établi  dans  nôtre  Efprit  des  méthodes  de  penfer  &c  de  rai- 
fonner,  je  m'imagine  qu'il  en  elt  tout  autrement ,  &:  qu'un 
Enfant  à  qui  l'on  ôte  une  partie  de  fa  pomme,  le  connoit 
mieux  dans  cet  exemple  particulier  que  par  cette  Propo- 
fition  générale,  Le  Tout  eji  égal  à  toutes  jes  parties, &:c[uc 
û  Tune  de  ces  chofes  a  befoin  de  luy  être  confirmée  par 
l'autre  ,  il  eft  plus  néceffaire  que  la  Propofition  générale 
foit  introduite  dans  fon  Efprit  ,  à  la  faveur  de  la  Propo- 
fition particulière  qnc  la  particulière  par  le  moyen  de  la 
générale  ;  car  c'eft  par  des  chofes  particulières  que  com- 
mence nôtre  Connoiffance  qui  s'étend  enfuite  par  dégrez 
à  des  idées  générales.  Cependant  ,  nôtre  Efprit  prend 
après  cela  un  chemin  tout  différent,  car  reduifant  fa  Con- 
.  noiffance  à  des  Propofitions  auili  générales  ,  qu'il  peut, 
il  fe  les  rend  familières  Se  s'accoutume  à  y  recourir  com- 
me à  des  modelles  de  la  Vérité  6c  de  la  Fauffetéj  &c  les 
employant  ordinairement  comme  des  Régies  pour  mcfu- 
rer  la  vérité  des  autres  Propoiltions  ,  il  vient  à  fe  figurer 
dans  la  fuite,  que  les  Propofitions  plus  particulières  em- 
pruntent leur  vérité  &c  leur  évidence  de  la  conformité 
qu'elles  ont  avec  ces-  Propofitions  plus  générales  fur  lef- 
quelles  on  appuyé  fi  fouvent  en  Converfation  &:  dans  les 
Difputes  ,  èc  qui  font  fi  conflamment  reçues.  C'eft  là, 
jepcnfe,  la  raifqn  pourquoy  parmi  tant  de  Propofitions 
évidentes  par  elles-mêmes  on  n'a  donne  le  nom  de  Maxi' 
mes  qu'aux  plus  générales. 
Si  Ton  reprend      §.  12.  Une  autrc  chofc  qu'il  ne  fera  pas,  je  croy,  mal 

pâs  garde  à  v 


Des  Âxiornês.   Liv.  IV.  775' 

à  propos   d'obferver   fur   cts  Maximes  générales ,  c'eft  C  h  a  p. 
qu'elles  font  fi  éloignées  d'avancer  ou  de  confirmer  nôtre       VII. 
Efprit  dans  la  vraye  Connoiflance  ,  que  ,  fi  nos  notions  '"f'^gc  qu'on 
font  faufles,  vagues  ou  incertaines,  &  que  nous  attachions  ccs^MalimeT' 
nos  penfées  au  fon  des  mots  ,  au  lieu  de  les  fixer  fur  les  peuvent  prou- 
idées  confiantes  &  déterminées  des  Chofes,  ces  Maximes  ^"  ^«.<:on- 
générales  lerviront  a  nous  connrmer  clans  des  erreurs,  oc  Exemple  dans 
félon  cette  méthode  fi  ordinaire  d'employer  les  Mots  fans  '"^  ''""'*'  ■ 
aucun  rapport  aux  chofes ,  elles  ferviront  même  à  prou- 
ver des  contradictions.  Par  exemple,  celui  qui  avec  Z)^ 
cartes  fe  forme  dans  fon  Efprit  une  idée  de  ce  qu'il  ap- 
pelle Corpx,  comme  d'une  chofe  qui  n'eft  qu'Etendue, 
peut  démontrer  aifément  par  cette  Maxime  ,  Ce  qui  eft  y 
eft,  qu'il  n'y  a  point  de  Vuide  y  c'eft-à-dire,  d'Efpace  fans 
Corps.     Car  l'idée  à  laquelle  il  attache  le  mot  de  Corps 
n'étant  que  pure  étendue,  la  connoiflance  qu'il  en  déduit, 
que  l'Efpace  ne  fauroit  être  Corps,  eft  certaine.     Car  il 
connoit  clairement  ^  diftinârement  fa  propre  iàéc  d'E- 
tendue y  &C  il  fait  qu'elle  ejt  ce  qu'elle  ejl ,  &c  non  une  autre 
idée,  quoy  qu'elle  foit  defignée  par  ces  trois  noms  Eten^ 
diiëi  Corps ,  Se  Efpace  :  trois  mots  qui  fignifiant  une  feu- 
le &  même  idée,  peuvent  fans  doute  être  affirmez  l'un  de 
l'autre  avec  la  même  évidence  &  la  même  certitude  que 
chacun  de  ces  termes  peut  être  affirmé  de  foy-même  :  & 
il  eft  auili  certain ,  que ,  tandis  que  je  les  employé  tous 
pour  fignifier  une  feule  &  même  idée  ,  cette  affirmation, 
le  Corps  eJt  Efpace,  t^  aufli  véritable  &  auflî  identique  dans 
ifa  fignification  que  celle-ci ,  te  Corps  ejl  Corps  ,  l'eft  tant 
à  l'égard  de  fa  fignification  qu'à  l'égard  du  fon. 

§.  13.  Mais  fi  une  autre  perfonne  vient  à  fe  repréfenter 
ïa  chofe  fous  une  idée  différente  de  celle  de  Defcartes,  fe 
fervant  pourtant  avec  Defcartes  du  mot  de  Corps  ,  mais 
regardant  l'idée  qu'il  exprime  par  ee  mot  y  comme  une 
chofe  qui  eft  étendue  &  folide  tout  enfemble,  il  démon- 
trera aufli  aifément  qu'il  peut  y  avoir  du  Vuide  ,  ou  un 
Efpace  fans  Corps ,  que  Defcartes  a  démontré  le  contrai- 
re 3  parce  que  l'idée  à  laquelle  il  donne  le  nom  d'Efpace- 

n'é- 


7/6  Des  Axiomes. 

C  H  A  p.  n'étant  qu'une  idée  fimple  à'ExtenJion  ,  &  celle  à  laquel- 
VII.      le  il  donne  le  nom  de  Corps  étant  une  idée  compofée  d'ex- 
tenfion  ëz  de  refiflibilité  ou  folidité  jointes  enfemble  dans 
le  même  fujet,  les  Idées  de  Corps  &  d'Efpace  ne  font  pas 
exadtement  une  feule  &:  même  idée  ,  mais  font  aulîi  di- 
ilindesdans  l'Entendement  que  les  Idées  à'UnècàcDeux, 
*  Voyez  cy-    de  Blanc  Sz  de  Noir, ou  que  celle  de  Corporctté  Se  *  d'hu- 
j(^^      "       tnanite ,  h  j  oie  me  lervu-  de  ces  termes  barbares  :  d  ou  il 
s'enfuit  que  l'une  n'eft  pas  affirmée  de  l'autre  ni  dans  nô- 
tre Efprit,  ni  par  les  paroles  dont  on  fe  fert  pour  les  dé- 
figner,mais  que  cette  Propofition  négative  qu'on  en  peut 
former ,  VExtenfion  on  l'Ejpace  nejt  pas  Corps,  eil  aulll 
véritable  &:  aufll  évidemment  certaine  qu'aucune  Propo- 
fition qu'on   puifle   prouver  par  cette  Maxime  ,   //  ejl 
impojjible  qu'une  même  chofe  joit  ô'  «^  foit  pas  en  mê- 
me temps. 
c«  Maximes       §.    14,.   Mais  quoy  qu'on  puifCe  également  démontrer 
poinrrcxîiLn-^^-'^  deux  Propofitions,  Il  y  a  du  Fuide,èc  II  n'y  en  a  point, 
ce  des  ciiofcs    par  le  moyen  de  ces  deux  Principes  indubitables,  Ce  qui 
hors  de  nous,   efi  ,  ejl ,  iSc  ,  Il  efl  impoffihle  qu'une  même  chofe  foit  c^  ne 
Jèit  pas  ;  cependant  nul  de  ces  Principes  ne  pourra  jamais 
fervir  à  nous  prouver  qu'il  y  ait  des  Corps  acluellemenC 
exiflans,  ou  quels  font  ces  Corps.     Car  pour  cela,  il  n'y 
a  que  nos  Sens  qui  puiflent  nous  l'apprendre  autant  qu'il 
efl:  en  leur  pouvoir.     Qiiant  à  ces  Principes  univerfels  & 
évidens  par  eux-mêmes  ,  comme  ils  ne  font  autre  chofe 
que  la  connoiffancc  conltante,  claire  &:  dillinfte  que  nous 
avons  de  nos  Idées  les  plus  générales  &  les  plus  étenduës> 
ils  ne  peuvent  nous  affùrcrde  rien  qui  fe  paiTe  hors  de  no- 
tre Elpriti  l^i't  certitude  n'eft  l'ondée  que  fur  la  connoif- 
fancc que  nous  avons  de  chaque  Idée  confiderée  en  elle- 
même  ,  Se  de  fa  diili.aiStion  d'avec  \ts,  autres  5  fur  quoy 
nous  ne  faurions  nous,  méprendre  j  tandis 'que  ces  Idées 
font  dans  nôtre  Efprit  ;  quoy  que  nous  puilllons  nous 
tromper  &  que  fouvent  nous  nous  trompions  effective- 
ment ,  lorfquc  nous  retenons  les  noms  fans  les  Idées,  ou 
que  nous  les  employons  confufémcnt,  pour  delîgner  tan- 
tôt 


Des  Axiomes.   Liv.   IV.  777 

tôt  une  idée.  Se  tantôt  une  autre.  La  force  de  ces  Axio-  C  h  a  p. 
mes  ne  portant  dans  ces  cas-là  que  fur  le  fon  ,  &c  non  fur  VI ï. 
la  lignification  des  Mots,  elle  ne  fert  qu'à  nous  jetter  dans 
la  confufion  &c  dans  l'erreur.  J'ai  fait  cette  Remarque 
pour  montrer  aux  hommes  ,  que  ces  Maximes  ,  quelque 
fort  qu'on  les  exake  comme  les  grands  boulevards  de  la 
Vérité  ,  ne  les  mettront  pas  à  couvert  de  l'Erreur ,  s'ils 
cmployent  les  mors  dans  un  fcns  vague  £c  indéterminé. 
Du  refte  ,  dans  tout  ce  qu'on  vient  de  voir  fur  le  peu 
qu'elles  contribuent  à  l'avancement  de  nos  Connoiflances, 
ou  fur  leur  dangereux  ufage  lors  qu'on  les  applique  à  des 
idées  indéterminées,  j'ai  été  fort  éloigné  de  dire  oudepré- 
tendre  qu'elles  doivent  être  *  laij^ées  à  l'écart ,  comme  cer- 
taines gens  ont  écé  un  peu  trop  prorapts  à  me  l'imputer. 
Je  les  reconnois  pour  des  véritez  ,  &  des  véritez  éviden- 
tes par  elles-mêmes ,  6c  en  cette  qualité  elles  ne  peuvent 
point  être  laijfe'es  à  Vécart.  Jufques  où  que  s'étende  leur 
influence,  c'eft  en  vain  qu'on  voudroit  tacher  de  la  reffer- 
rer  ,  &:  c'eft  à  quoy  je  ne  fongeai  jamais.  Je  puis  pour- 
tant avoir  raifon  de  croire  ,  fans  faire  aucun  tort  à  la  Vé- 
rité ,  que  ,  quelque  grand  fonds  qu'il  femble  qu'on  faffe 
fur  ces  Maximes,  leur  ufige  ne  répond  point  à  cette  idée, 
ôc  je  puis  avertir  les  hommes  de  n'en  pas  faire  un 
mauvais  ufage  pour  fe  confirmer  eux-mêmes  dans  l'Er- 
reur. 

§.15.  Mais  qu'elles  ayent  tel  ufage  qu'on  voudra  dans  Leur  ufage  eft 
des  Propofitions  Verbales ,  elles  ne  fauroient  nous  faire  lî^,"."^^^"''  \ 
voir  ,  ou  nous  prouver  la  mpuidre  connoiOance  qui  ap-dées complexes, 
partienne  à  la  nature  des  Subftances  telles  qu'elles  fe  trou- 
vent ,  Se  qu'elles  exiftent  hors  de  nous ,  au  delà  de  ce  que 
l'Expérience  nous  enfeigne.     Et  quoy  que  la  conféquen- 
ce  de  ces  deux  Propofitions  qu'on  nomme  Principes ^  foit 
fort  claire  8c  que  leur  ufage  ne  foit  ni  nuifible  ni  dange- 

F  f  f  f  f  reux 


*  Ce  font  les  propres  termes  d'une 
Auteur  qui  a  attaqué  ce  que  Mr.  Locks 
a  dit  du  peu  d'ufage  qu'on  peut  tiret 
4cs  M.jumies,  On  np  yon  pas  trop  bien 


ce  qu'il  entend  pat  Liijfer  à  l'éc.trt. 
Mais  quoy  qu'il  ait  voulu  dire  par  là  > 
on  re  peut  mieux  faire  que  de  rappor- 
ter fes  propres  termes. 


7/8  "Des  Axiomes. 

Chap,  reux  pour  prouver  des  chofes  ,  où  le  fecours  de  ces  Ma- 
\il..  ximes  n'eft  nullement  néceiraire  pour  en  établir  la  preu- 
ve, parce  qu'elles  font  aflcz  claires  par  elles-mêmes  fans 
leur  entremife,  c'cft-à-dire,  où  nos  Idées  font  déterminées 
ôc  connues  par  le  moyen  des  noms  qu'on  employé  pour 
les  dciîgner  >  cependant  lorfqu'on  fe  fert  de  ces  Princi- 
pes j  Ce  qui  eji  i  eji,  &c ,  Il  efi  impojjible  qu'une  même  cho- 
Jejôii  cr  nefoit  pas  ,  pour  prouver  des  Propolitions  où  il 
y  a  des  Mots,  qui  lignifient  des  Idées  complexes,  comme 
ceux-ci ,  Homme  ,  Cheval ,  Or  ,  f'^ertn  ,  6cc.  alors  ces 
Principes  font  extrêmement  dangereux,  &:  engagent  ordi- 
nairement les  hommes  à  regarder  &  à  recevoir  la  Faufleté 
comme  une  Vérité  manifelte  ,  6c  des  chofes  fort  incertai- 
nes comme  des  Démonftrations  ,  ce  qui  produit  l'erreur, 
l'opiniâtreté  ,  Se  tous  les  malheurs  ou  peuvent  s'engager 
les  hommes  en  raifonnant  mal.  Et  la  raifon  de  cela  n'eft 
pas  ,  parce  que  ces  Principes  font  moins  véritables,  ou 
qu'ils  ont  moins  de  force  pour  prouver  des  Propofitions 
compofées  de  termes  qui  fignifient  des  idées  complexes, 
que  lorfque  les  Propofitions  ne  roulent  que  fur  des  Idées 
fimplesj  mais  parce  qu'en  général  les  hommes  fe  trompent 
en  croyant,  que,  lorfqu'on  retient  les  mêmes  termes,  les 
Propofitions  roulent  fur  les  mêmes  chofes,  quoy  que  dans 
le  fonds  les  idées  que  ces  termes  fignifient  ,  foient  diffé- 
rentes. Ainfi  ,  l'on  fe  fert  de  ces  Maximes  pour  foùtenir 
des  Propofitions  qui  par  le  fon  &:  par  l'apparence  font  vi- 
fiblement  contradictoires  ,  comme  oii  l'a  pii  voir  claire- 
ment dans  les  Démonftrations  que  je  viens  de  propofer 
fur  le  Vuide.  De  forte  que,  tandis  que  les  hommes  pren- 
nent des  mots  pour  des  chofes,  comme  ils  le  font  ordinai- 
rement ,  ces  Maximes  peuvent  fervir  &:  fervent  commu-. 
nément  à  prouver  des  Propofitions  contradictoires,  com- 
me je  vais  le  faire  voir  encore  plus  au  long. 
Eiempk  dans  §•  i6.  Par  exemple,  que  l'homme  foit  le  fiijet  fur  le- 
i'Homme.  quel  OU  vcut  démontrer  quelque  chofe  par  le  moyen  de 
ces  premiers  Principes,  6c  nous  verrons  que  tant  que  la 
Déirionftration  dépendra  de  ces  Principes,  eile  ne  fera  que 

ver- 


Des  A<)ciûmef.  Liv.  IV.  779 

verbale,  &  ne  nous  fournira  aucune  Propofition  certaine,    C  h  A  t». 
véritable  &  univerfelle ,  ni  aucune  connoiflance  de  quel-       VU. 
que  Etre  exiftant  hors  de  nous.     Premièrement ,  un  En- 
fant s'étant  formé  l'idée  d'un  homme ,  il  eft  probable  que 
fon  idée  eft  juftement  femblable  au  Portrait  qu'un  Pein- 
tre fait  des  apparences  vifibles  qui  jointes  enfemble  con- 
ftituent  la  forme  extérieure  d'un  homme  ;  de  forte  qu'u- 
ne telle  complication  d'Idées  unies  dans  fon  Entendement 
compofe  cette  particulière  Idée  complexe  qu'il  appelle  hom- 
me ;  &c  comme  le  Blanc  ou  Vscoiileurde  Chair  hk  partie  de 
cette  Idée  ,  l'Enfant  peut  vous  démontrer  qu'f/«  Nègre 
n'eji  pas  un  homme ,  parce  que  la  Couleur  blanche  eft  une 
des   idées  fimples  qui  entrent  conftamment  dans  l'idée 
complexe  qu'il  appelle  ^<?W7^«^  ,  il  peut,  dis-je  ,  démon- 
trer en  vertu  de  ce  Principe  ,  //  e(l  impojfible  qu'une  même 
chofefoit  é^  nefoit  pas,  qu'un  Nègre  n'eft  pas  un  homme, 
fa  certitude  n'étant  pas  fondée  fur  cette  Propofition  uni- 
verfelle, dont  il  n'a  peut-être  jamais  oui  parler  ,  ou  à  la- 
quelle il  n'a  jamais  penfé ,  mais  fur  la  perception  claire  ^ 
diftinfte  qu'il  a  de  fes  idées  fimples  de  noir  6c  de  blanc, 
qu'il  ne  peut  confondre  enfemble  ,  ou  prendre  l'une  pour 
l'autre,  foit  qu'il  connoiflé  ou  ne  connoifle  pas  cette  xVIa- 
xime.    Vous  ne  fauriez  non  plus  démontrer  à  cet  Enfant, 
ou  à  quiconque  a  une  telle  idée  qu'il  defigne  par  le  nom 
d'homme,  qu'un  homme  a  une  Ame,  parce  que  fon  Idée 
d'homme  ne  renferme  en  elle-même  aucune  telle  notion  j 
Se  par  conféquent  ce  point  ne  peut  luy  être  prouvé  par  le 
Principe  ,  Ce  qui  ejl ,  eji  ,  mais  il  dépend  de  conféquen- 
ces    éc    d'obfervaticns   par   le    moyen   defquelles  il  doit 
former  fon  idée  complexe ,  défignée  par  le  mot  d'hom- 
me. 

§.  17.  En  fécond  lieu,  un  autre  qui  en  formant  1a  col- 
leftion  de  l'idée  complexe  qu'il  appelle  homme  ,  eft  allé 
plus  avant,  &  qui  a  ajouté  à  la  forme  extérieure  le  rire  Se 
le  difcotirs  raifonnable,  peut  démontrer  que  les  Enfans  qm 
ne  font  que  de  naître  &  les  Imbecilles  ,  ne  font  pas  des 
hommes^  par  le  moyen  de  cette  Maxime  ,  //  £jl  tmpoJfiijU 

Fffff  2  qu'u- 


7S0  Des  Axiomes. 

C  H  A  p.  qu'une  fnème  chofe  foit  &  ne  foit  pas.  Et  en  effet  il  m'eft 
VIL      arrivé  de  dilcourir  avec  des  perfonnes  fort   raifonnables 
qui  m'ont  nié  aftuellement ,  que  les  Enfans  8c  les  Imbe- 
cilles  fufl'ent  hommes.  ?i 

§.   18.    En  troifiéme  lieu,  peut-être  qu'un  autre  ne 
compofe  fon  idée  complexe  qu'il  appelle  homme,  que  des 
idées  de  Corps  en  général,  6c  de  la  puiflance  de  parler  6c 
de  raifonner,  &:  en  exclut  entièrement  la  forme  extérieu- 
re.   Et  un  tel  homme  peut  démontrer  qu'un  homme  peut 
n'avoir  point  de  mains  &  avoir  quatre  pies  -,   puifqu'au- 
cune  de  ces  deux  choies  ne  fe  trouve  enfermiée  dans  fon 
idée  d'homme  :  6c  dans  quelque  Corps  ou  Figure  qu'il 
trouve  la  faculté  de  parler  jointe  à  celle  de  raifonner,  c'eft 
là  un  homme  ,  à  ion  égard  ;  parce  qu'ayant  une  connoif- 
fance  évidente  d'une  telle  Idée  complexe,  il  cil  certain 
que  Ce  qui  ejl,  (Jl. 
Combien  cei         §.   i c) .  De  forte  qu'à  bien  confiderer  la  chofe,  je  croy 
vcm^pcu  i'    qi-is  nous  pouvcns  alfùrer  ,  que  ,  lorfque  nos  Idées  font 
prouver  quelque  déterminées  dans  nôtre  Efprit,  6c  dellgnées  par  des  noms 
chofe ,  lorUiuc  ^^^gg  ^  couuus  QUC  nous  Icur  avous  attachez  fous  ces  dé- 

nous  avons  des  .         .  t.  .  f       •  r  c  ■      c 

idées  claires  &  tcrminations  preciks ,  ces  Maxmies  iont  tort  peu  necei- 
diilinaes.  faires,  ou  plutôt  ne  font  abfolument  d'aucun  ufage,  pour 
prouver  la  convenance  ou  la  difconvenance  d'aucune  de 
ces  Idées.  Qiiiconque  ne  peut  pas  difcerner  la  vérité,  ou 
la  fliuflété  de  ces  fortes  de  Propofitions  fans  le  fccours  de 
ces  Maximes  ou  autres  femblablcs ,  ne  pourra  le  faire  par 
leur  entremife  >  puilqu'on  ne  fauroit  fuppofcr  qu'il  con- 
noifle  fans  preuve  la  vérité  de  ces  Maximes  mêmes,  s'il 
ne  peut  connoître  fans  preuve  la  vérité  de  ces  autres  Pro- 
polîtions  qui  font  aulli  évidentes  par  elles-mêfnes  que  ces 
Maximes.  C'eft  fur  ce  fondement  que  la  Connoiffance  In- 
tmtire  n'exige  ou  n'admet  aucune  preuve,  dans  une  de  fcs 
parties  plutôt  que  dans  l'autre.  Qiiiconque  fuppofc  qu'el- 
le en  a  beibin  ,  renverfe  le  fondement  de  toute  Connoif- 
fance  6c  de  toute  Certitudcj  6c  celui  à  qui  il  faut  une  preu- 
ve pour  être  allure  de  cette  Propolirion,  Veuxfotit  cgaitx 
A  Vais  î  6c  pour  y  donner  fon  ccnfentemeiit ,  aura  aufli 

befoxn 


Des  Tropojitions  Frivoles.   Liv.  IV.  78  r 

befoin  d'une  preuve  pour  pouvoir  admettre  celle-ci  ^  Ce  Chap, 
quiejl,eft.  De  même,  tout  homme  qui  a  befoin  d'u-  VII. 
ne  preuve  pour  être  convaincu  que  Deux  ne  font  pas 
Trois  ,  que  le  Blanc  n'ejl  pas  Noir  ,  qu'//«  Triangle  n'cji 
pas  un  Cercki  &c.  ou  que  deux  autres  Idées  déterminées 
&  diftinftes,  quelles  qu'elles  Ibient,  ne  font  pas  une  feu- 
le &c  même  idée,  aura  auiîî  befoin  d'une  Démonftration 
pour  pouvoir  être  convaincu  ,  ^i'il  ejl  impoffiùle  qu'une 
chofe  joit  ér  ne  foit  pas. 

§.  20.    Or  comme  ces  Idées  font  d'un  fort  petit  ufage,  Leur  ufjgeeft 
lorfque  nous  avons  des  Idées  déterminées,  elles  font  d'ail-  l'T,^"'"^' 
leurs  d  un  ulage  tort  dangereux,  comme  je  viens  de  le  iJe'es  ibnt  eoE- 
montrer  ,  lorfque  nos  Idées  ne  font  pas  déterminées ,  &  ^"^"• 
que  nous  nous  fervons  de  Mots  qui  ne  font  pas  attachez 
à  des  Idées  déterminées  ,  mais  qui  ont  une  fignification 
vague  &  mconftante  ,  fignifians  tantôt  une  idée  ,  &  tan- 
tôt une  autre  j  d'où  s'enfuivent  des  meprifes  Se  des  erreurs 
que  CCS  Maximes  citées  en  preuve  pour  établir  des  Pro- 
pofitions  dont  les  termes  lignifient  des  idées  indétermi- 
nées, fervent  à  confirmer  Se  à  graver  plus  fortement  dans 
l'Efprit  par  leur  autorité. 


CHAPITRE    VIII. 

Des  Fropofitlons  Frivoles.  Virr  ' 

§.   I.    TE  laiflc  préfentement  à  d'autres  à  juger  Ci  les  Certaine?  Pro». 

Jl  Maximes  dont  je  viens  de  parler  dans  le  Chapi-  p<^J'tio"s  na- 
tre  précèdent  ,  font  d'un  aiilll  grand  ufas:e  pour  la  Con-  ^°?'("'  r°" 

* /y'  'Il  î         ^      r  ^        '     '      I  notre  C^oa*- 

noiilance  réelle  ,  qu  on  le  fuppolc  généralement.  Ce  que  "oiilance. 
je  croy  pouvoir  aHVirer  hardiment,  c'eil  qu'il  y  a  des  Pro- 
pofitions  univerfelles  ,  qui,  quoy  que  certainement  véri- 
tables, ne  répandent  aucune  lumière  dans  l'Entendement, 
6c  n'ajoutent  rien  à  nôtre  Connoiflance. 

§.  2.   Telles  font  ,  premièrement,  toutes  les  Propofi-'^:  ^^^'^ropa^- 
tious  purement  identiques.  Onreconnoit  d'abord  6c  à  la  pré- 1"!,'""'  ''^*""' 

Fffff  3  miéra 


yîi  Des  Propofitiom  Frivoles. 

C  H  A  p.  miére  veûë  qu'elles  ne  renferment  aucune  inflruftion.  Car 
VIII.  lorfque  nous  affirmons  le  même  terme  de  luy-même,  foit 
qu'il  ne  foit  qu'un  (impie  Ibn  ,  ou  qu'il  contienne  quel- 
que idée  claire  &  réelle  ,  une  telle  Propofition  ne  nous 
apprend  rien  que  ce  que  nous  devons  déjà  connoître  cer- 
tainement, foit  que  nous  la  formions  nous-mêmes,  ou  que 
d'autres  nous  la  propofent.  A  la  vérité,  cette  Propofition 
fi  générale.  Ce  qui  ejl  ^  eft,  peut  fervir  quelquefois  à  faire 
voir  à  un  homme  l'abfurdite  oii  il  s'ell  engagé  lorfque 
par  des  circonlocutions  t)u  des  termes  équivoques ,  il  veut , 
dans  des  exemples  particuliers,  nier  la  même  chofe  d'elle- 
même}  parce  que  perfonne  ne  peut  fe  déclarer  fi  ouverte- 
ment contre  le  bon  fens  que  de  foûtenir  des  contradictions 
Vifibles  èc  directes  en  termes  évidens,  ou  s'il  le  fait  ,  on 
eft  excufable  de  rompre  tout  entretien  avec  luy.  Mais  avec 
tout  cela  je  croy  pouvoir  dire  que  ni  cette  Maxime  ni  au- 
cune autre  Propofition  identique  i  ne  nous  apprend  rien  du 
tout  :  ôc  quoy  que  dans  ces  fortes  de  Propofitions ,  cette 
célèbre  Maxime  qu'on  fait  fi  fort  valoir  tomme  le  fonde- 
ment de  la  Démonltration ,  puiiïe  être &:  foit  fouvent  em- 
ployée pour  les  confirmer,  tout  ce  qu'elle  prouve  n'em- 
porte dans  le  fonds  autre  chofe  que  ceci,  c'elt  §luelemême 
mot  peut  être  affirmé  de  luy-mème  avec  une  entière  certitude  j 
fans  qu'on  puijj'c  douter  de  la  vérité  d'une  telle  Propofition  3 
éc  permettez-moy  d'ajouter,  fans  qu'on puijfe  aujfi  arri' 
ver  par  Ll  À  aucune  connoijfance  réelle. 

§.  3.  Car  à  ce  compte  ,  le  plus  ignorant  de  tous  les 
hommes  qui  peut  feulement  former  une  Propofition  £c  qui 
fait  ce  qu'il  penfe  quand  il  dit  ony  ou  non,  peut  faire  un 
million  de  Propofitions  de  la  vérité  defquelles  il  peut  être 
infiulliblcmentafi'ùré  fans  être  pourtant  inftruit  de  la  moin- 
dre chofe  par  ce  moyen  ,  comme  ,  Ce  qui  efl  A>ne  ,  ejl 
Ame,  c'eft  à  dire,  urte  Ame  ejl  une  Ame,  un  Elpriteftun 
Efprit ,  une  Fétiche  eft  une  Fctichc  ,  Sec.  toutes  Propo- 
fitions équivalentes  à  celle-ci,  Ce  qui  efl  3  ejl  3  c'eft-à-di- 
re,  Ce  qui  a  de  l'cxijlence ,  a  de  l'exijlcnce  ,  ou  celui  qui  a 
une  Ame  a  une  Ame.  Qifeit-ce  autre  chofe  que  fe  jouer 
^  des 


ll 


Des  PropoJIîions  Frivoles.   L-iv.  IV.  783 

des  mots?  C'ôft  faire  juftement  comme  un  Singe  qui  s'a-    Cha^. 
muferoit  à  jetter  une Huitre  d'une  main  à  l'autre,  Se  qui,       VHI. 
s'il  avoit  des  mots,  pourroit  fans  doute  dire,  l'Huitredans 
la  main  droite  eft  le  fujet  ,  &  l'Huitre  dans  la  main  gau- 
che eft  *  l'attribut ,  &:  former  par  ce  moyen  cette  Propo- 
fition  évidente  par  elle-même  ,    L'Huitre   efl   l'Huifre  ,  *  ^^  '^''°" 

y-  ^  .     .  .,  .,-'  ._,         nommeautre- 

lans  avoir  pour  tout  cela  le  moindre  grain  de  connoiffan-  ment  dai)'>  les 
cède  plus.     Cette   manière    d'agir  pourroit   tout    auiîî  ^'^°'^*i"'*'^"'" 
bien  fatisfaire  la  faim  du  Singe  que  l'Entendement  d'un  """* 
homme  -,    6c  elle  ferviroit   également  à  faire   croître  le 
premier  en  groffeur  qu'à  faire  avancer  le  dernier  en  Con- 
noifTance. 

Je   fai    qu'il  y   a  des   gens  ,     qui  s'intereflent  beau- 
coup pour  les  Fr<?p(>///(?«5M'«/;:^«f5,  &  s'imaginent  qu'el- 
les rendent  de  grands  fervices  à  la  Philofophie  ,     parce 
qu'elles  font  évidentes  par  elles-mêmes.     Ils  les  exaltent, 
comme  fi  elles  renfermoient  tout  le  fecret  de  la  Connoif- 
fatice,  Se  que  l'Entendement  fut  conduit  uniquement  par 
leur  moyen  dans  toutes  les  veritez  qu'il  eft  capable  de 
comprendre.  J'avoûé  aufli  librement  que  qui  que  ce  foit> 
que  toutes  ces  Propofitions  font  véritables  &  évidentes 
par  elles-mêmes.  Je  conviens  de  plus  que  le  fondement  de 
toutes  nos  Connoilîances  dépend  de  la  Faculté  que  nous 
avons  d'appercevoir  que  la  même  Idée  ell  la  même  ,    6c 
de  la  difcerner  de  celles  qui  font  différentes  ,    comme  je 
l'ai  fait  voir  dans  le  Chapitre  précèdent.    Mais  je  ne  vois 
pas  comment  cela  empêche  que  l'ulage  qu'on  prétendroit 
faire  des  Propofitions  Identiques  pour  l'avancement  de  la 
Connoiflance  ne  foit  juftement  traité  de  frivole.     Qii'on 
répète  aufli  fouvent  qu'on  voudra  ,   Qiie  la  volonté  eji  Icu 
volonté  -,  &c  qu'on  faffe  lur  cela  autant  de  fonds  qu'on  ju- 
gera à  propos }  de  quel  ufagc  fera  cette  Proportion  6c  une 
infinité  d'autres  femblables  pour  étendre  nos  Connoiffan- 
ces  ?  Qii'un  homme  forme  autant  de  ces  fortes  de  Propo- 
fitions que  les  mots  qu'il  fait  pourront  luy  permettre  d'en 
faire,  comme  celles  ci,  Une  Loy  efi  une  Loy  ,    6c  l'Oèli-. 
gation  eJi  V Obligation 3  le  Droit  eJl  le  Droit ,  6c  V Injîifie  efi- 

Vlri' 


784  J^es  Propo/itions  Frivoles. 

Chap.  l'Injîifie ;  ces  Propofitions  6c  autres  fcmblables  luy  fervi- 
VIlI.  ront-elles  pour  apprendre  la  Morale  ?  Luy  feront- 
elles  connoîrre  à  luy  ou  aux  autres  les  devoirs  de  la  vie? 
Ceux  qui  ne  favent  &:  ne  fauront  peut-être  jamais  ce  que 
c'eft  que  y îijie  S<InjtiJîe,  ni  les  mefures  de  l'un  &  de  l'au- 
tre ,  peuvent  former  avec  autant  d'alTùrance  toutes  ces 
fortes  de  Propofitions  £c  en  connoîtreauflî  infailliblement 
la  vérité,  que  celui  qui  eft  le  mieux  inftruit  des  veritcz 
de  la  Morale.  Mais  quel  progrès  font-ils  par  le  moyen 
de  ces  Propofitions  dans  la  Connoiflance  d'aucune  chofe 
néceflaire  ou  utile  à  leur  conduite  ? 

On   regarderoit    fans    doute    comme   un  pur  badi na- 
ge les  efforts  d'un  homme  qui  pour  éclairer   l'Entende- 
ment fur  quelque  Science,  s'amuferoit  â  entafler  des  Pro- 
pofitions Identiques  6c  à  infifter  fur  des  Maximes  comme 
celle-ci ,  La  Sub (lance  eji  la  Snbfta7ice ,  le  Corps  eft  le  Corps, 
le  Vuiâe  eji  le  Vniàe  ,   an  Tourbillon  efl  un  Tourbillon  ,  un 
Centaure  eji  un  Centaure ,  èc  une  Chime're  cjl  une  Chimère' ^ 
&CC.  Car  toutes  ces  Propofitions  6c  autres  femblabks  font 
également  véritables,  également  certaines ,   6c  également 
évidentes  par  elles-mêmes.     Mais  avec  tout  cela,  elles 
ne  ptnvcnt  p^΍r  qucpom  des  Propofitions  frivoles  i  fi  l'on 
vient  à  s'en  fervir  comme  de  Principes  d'inftruftion ,  6c  à 
s'y  appuyer  comme  fur  des  moyens  pour  parvenir  a  la  Con- 
noiffance;  puisqu'elles  ne  nous  enfeignent  rien  que  ce  que 
tout  homme,  qui  ell  capable  de  difcourir,  fait  luy-même 
fans  que  perfonne  le  luy  dife,  [avoir  ,   que  le  même  ter- 
me elt  le  même  terme ,  6c  que  la  même  Idée  eft  la  même 
Idée.    Et  c'eft  fur  ce  fondement  que  j'ai  crû  6c  queje  crois 
encore ,  que  de  mettre  en  avant  èc  d'inculquer  ces  fortes 
de  Propofitions  dans  le  deflein  de  répandre  de  nouvelles 
lumières  dans  l'Entendement,  ou  de  luy  ouvrir  un  chemin 
vers  la  Connoiflance  des  chofes  ,    c'eft  une  imagination 
tout-à-fait  ridicule.     L'înftruftion   confifte  en  quelque 
chofe  de  biendifterent.  Quiconque  veut  entrer  luy-même, 
ou  faire  entrer  les  autres  dans  des  veritez  qu'il  ne  connoit 
point  encore  ,  doit  trouver  des  Idées  moyennes ,  &c  les 

ran- 


Des  Propo/itions  Frivoles.    L  i v.  TV.  78^ 

ranger  l'une  auprès  de  l'autre  dans  un  tel  ordre  que  l'En-    C  h  A  p. 
rendement  puifle  voir  la  convenance  ou  la  difconvenance      VIIL 
des  Idées  en  queftion.     Les  Proportions  qui  fervent  à 
cela,   font    véritablement   inftruftives  ;   mais   elles   font 
bien  différentes  de  celles  où  l'on  affirme  le  même  terme  ' 

de  luy-même,  par  oii  nous  ne  pouvons  jamais  parvenir  ni 
faire  parvenir  les  autres  à  aucune  efpece  de  Connoiffance. 
Cela  n'y  contribué  pas  plus,  qu'il  ferviroit  à  uneperfon- 
ne  qui  voudroit  apprendre  à  lire ,  qu'on  luy  inculquât  ces 
Fropofitions  ,imAeJl  nu  A ,  hk  B  eji  un  B  ,  &:c.  Ce  qu'un 
Idiot  peut  favoir  aufli  bien  qu'aucun  Maître  d'Ecole, 
fans  être  pourtant  jamais  capable  de  lire  un  feul  mot  durant 
tout  le  cours  de  la  vie  )  de  forte  que  ces  Propofitions  6c 
autres  femblables  purement  Identiques  ,  ne  contribueront 
en  aucune  manière  à  luy  apprendre  à  lire  ,  quelque  ufage 
qu'il  en  puifle  faire. 

Si  ceux,  qui  défapprouvent  que  je  nomme  Fri'vO' 
les  ces  fortes  de  Propofitions,  avoient  lu  Se  pris  la  peine 
de  comprendre  ce  que  j'ai  écrit  cy-deflus  en  termes  fort 
intelligibles,  ils  n'auroient  pu  s'empêcher  de  voir  que  par 
Propo/itions  Identiques  je  n'entens  que  celles-là  feulement 
cil  le  même  terme  emportant  la  même  Idée  eft  affirmé  de 
luy-même.  C'efl:  là,  à  mon  avis  ce  qu'il  fluit  entendre 
proprement  par  de» Propofitions  Identiques  ;  &c  je  croy 
pouvoir  continuer  de  dire  furement  à  l'égard  de  toutes  ces 
fortes  de  Propofitions  ,  que  de  les  propofer  comme  des 
moyens  d'inftruire  l'Efprit ,  c'eft  un  vray  badinage.  Car 
perfonne  qui  a  l'ufage  de  la  Raifon  ne  peut  éviter  de  les 
rencontrer  toutes  les  fois  qu'il  eft  néceflaire  qu'il  en  pren- 
ne connoiflance,  6c  lorfqu'il  en  prend  connoiflance  ,  il  ne 
fauroit  douter  de  leur  venté. 

Qiie  fi  certaines  gens  veulent  donner  le  nom 
d'Identique  à  des  Propofitions  où  le  même  terme  n'eft  pas 
affirmé  de  luy-même  ,  c'eft  à  d'autres  à  juger  s'ils  par- 
lent plus  proprement  que  moy.  Ce  qu'il  y  a  de  certain , 
c'eft  que  tout  ce  qu'ils  difent  des  Propofitions  qui  ne  font 
pas  Identiques i  ne  tombe  point  fur  moy  ,  ni  fur  ce  que 
Ggggg  j'ai 


786  Des  Propojitions  Frivoles. 

C  H  A  p.  j'ai  dit;  puifque  tout  ce  que  j'ai  dit ,   fe  rapporte  à  ces 
VIII-      Propofitions  où  le  même  terme  eft  affirmé  de  luy-même  j 
&  je  voudrois  bien  voir  un  exemple  oii  l'on  put  fe  fervic 
d'une  telle  Propofition  pour  avancer  dans  quelque  Con- 
noiflance  que  ce  foit.     Quant  aux  Propofitions  d'une  au- 
tre Efpéce,  tout  l'ufage  qu'on  en  peut  faire,  ne  m'inte- 
refle  en  aucune  manière  ,    parce  qu'elles  ne  font  pas  du 
nombre  de  celles  que  je  nomme  Identiques. 
II.  Lorfqu'on        §■  4-  En  fecoud  lieu  ,     une  autre  Efpéce  de  Propofi- 
atHrmeuncpar- tiens  Frivoles,  c'cft  quaud  une  partie  de  l'Idée  complexe 
comp"iexe'^du    ^^  affirmée  du  nom  du  Tout,  ou  ce  quieftla  mêmecho- 
BomduTout.    fe,  quand  on  affirme  une  partie  d'une  définition  du  mot 
défini.     Telles  font  toutes  les  Propofitions  où  le  Genre 
eft  affirmé  de  l' Efpéce  ,   &  où  des  termes  plus  généraux 
font  affirmez  de  termes  qui  le  font  moins.    Car  quelle  in- 
ftruftion,  quelle  connoiflance  produit  cette  Propofition , 
Le  Plomb  efi  un  Métal ,    dans  l'Efprit  d'un  homme  qui 
connoit  l'Idée  complexe  que  le  mot  de  Plomb  fignifie; 
puifque  toutes  les  Idées   fimples  qui  conftituent  l'Idée 
complexe  qui  eft  fignifiée  par  le  mot  de  Métal ,   ne  font 
autre  chofe  que  ce  qu'il  comprenoit  auparavant  fous  le 
nom  de  Plomb.     Il  eft  bien  vray  qu'à  l'égard  d'un  homme 
qui  connoit  la  fignification  du  mot  de  Métal ,  6c  non  pas 
celle  du  mot  de  Plomb ,  il  eft  plus  court  de  luy  expliquer 
la  fignification  du  mot  de  Plomb  y  en  luy  difant  que  c'eft 
un  Métal  (ce  qui    défigne  tout  d'un  coup  plufieurs  de 
fes  Idées  fimples}  que  de  les  compter  une  à  une  ,   en  luy 
difant  que  c'eft  un  Corps  fort  pefant ,   fufiblc  ,   &:  mal- 
léable. 
Comme lor5-      §.  5-  C'eft  cncorc  fe  jouer  fur  des  mots  que  d'affirmer 
<]u'uiie  partie     quelque  partie  d'une  Définition  du  terme  défini,  oud'af- 
eiVaffirmde'd'u  firmcr  unc  dcs  Idées  dont  eft  formée  une  Idée  complexe, 
mot  défini.      du  nom  de  toute  l'Idée  complexe  ,   comme  Tout  Or  eji 
fufîble;  car  la  fufibilité  étant  une  des  Idées  fimples  qui 
compofent  l'Idée  complexe  que  le  mot  Or fignifie,   affir- 
mer du  nom  d'Or  ce  qui  eft  déjà  compris  dans  fa  fignifica- 
tion reçue ,  qu'eft-cc  autrechofe  que  fe  jouer  fur  des  fons? 

On 


'Des  Proportions  Frivoles.     Liv.  IV.  787 

On  trouveroit  beaucoup  plus  ridicule  d'aflurer  gravement    C  h  a  p. 
comme  une  vérité  fort  importante  que  rOrp/^j<?««f}  mais      VIH. 
je  ne  vois  pas  comment  c'eft  une  chofe  plus  importante  de 
dire  que  l'Or  ejlfuflble,  û  ce  n'efl  que  cette  Qiialité  n'en- 
tre point  dans  l'idée  complexe  dont  le  mot  Or  eft  lefigne 
dans  le  difcours  ordinaire.     Dequoy  peut-on  inftruire  un 
homme  en  luy  difant  ce  qu'on  luy  a  déjà  dit  ,   ou  qu'on 
fuppofe  qu'il  fait  auparavant?  car  on  doit  fuppofer  queje 
fai  laiignification  du  mot  dont  un  autre  fe  fert  en  me  par- 
lant, ou  bien  il  doit  me  l'apprendre.    Qiie  fi  je  fai  que  le 
mot  Or  fignifie  cette  idée  complexe  de  Corps  ^  jaune  y  pe~ 
faut ,  fujible  ,   malléable  ,     ce  ne  fera   pas  m'apprendrc 
grand'chofe  que  de  réduire  enfuitecelafolemnellement  en 
une  Propofition ,  &"  de  me  dire  gravement ,    Tout  Or  eji 
fufible.     De  telles  Propofitions  ne  fervent  qu'à  faire  voir 
le  peu  de  fincerité  d'un  homme  qui  veut  me  faire  accroire 
qu'il  dit  quelque  chofe  de  nouveau  en  ne  faifant  que  re- 
pafler  fouvent  fur  la  définition  des  termes  qu'il  a  déjà  ex- 
pliquez.    Mais  quelque  certaines  qu'elles  foient ,   elles 
n'emportent  point  d'autre  connoifTance  que  celle  de  la 
lignification  même  des  Mots. 

§.  6.  Eclaircilfons  ceci  par  d'autres  exemples  :  C/^^- Esempies.f/w».. 
que  homme  ejt  un  Animal  oxx  un  Corps  vivant ,  eft  une  Pro-*"^  ^  ffiefroy; 
pofition  auiîi  certaine  qu'il  puiffe  y  en  avoir,  mais  qui  ne 
contribue  pas  plus  à  la  connoiflance  des  Chofcs  ,  que  fî 
l'ondifoit.  Un  Palefroy  eJi  un  Cheval,  ou  un  Animal  qui 
va  l'amble  éy  qui  hennit  ;  car  ces  deux  Propofitions  rou- 
lent également  fur  la  fignification  des  Mots  ,  la  première 
ne  me  faifant  connoître  autre  chofe  ,  finon  que  le  Corps  y 
lefentiment  &c  le  mouvement ,  ou  la  puiffancede  fentir  & 
de  fe  mouvoir,  font  trois  idées  que  je  comprens  toujours 
fous  le  mot  d'homme ,  &  queje  défignepar  ce  nom-là}  de 
forte  que  le  nom  d'homme  ne  fauroit  appartenir  aux  chofes 
où  ces  Idées  ne  fe  trouvent  point  enfemblc}  comme  d'au- 
tre part  quand  on  me  dit  qu'un  Palefroy  eft  un  Animal 
qui  va  l'amble  &c  qui  hennit,  on  ne  m'apprend  par  là  au- 
tre chofe ,  fmon  que  l'idée  de  Corps ,  le  fentiment ,  & 
Ggggg  2  une 


788  Des  Tropofitions  Frivoles. 

C  H  A  p.     une  certaine  manière  d'aller  avec  une  certaine  efpéce  de 
yill.     voix  font  quelques-unes  des  Idées  que  je  renferme  tou- 
jours fous  le  terme  de  Palefroy  ,   de  forte  que  le  nom  de 
Palefrcy  n'appartient  point  aux  chofes  où  ces  Idées  ne  fe 
trouvent  point  enfemble.     Il  en  efl:  jullcmxnt  de  même, 
lorfqu'un  terme  concret  qui  figmfie  une  ouplufieurs  idées 
fimples  qui  compoient  enfemble  l'Idée  complexe  qu'on 
défigne  par  le  nom  d'homme  cil  affirmée  du  mot  Homme: 
fuppofez  par  exemple  qu'un  Romain  eut   fignifié  par  le 
mot  Hoffio  toutes  ces  idées  diftindxs  unies  dans  un  feul 
fujet,  corporeitas ,  fenflhilitâs  )  poîentiafe  movetidi^  ratio- 
nabilttas ,  rifibilitas  -,  il  auroit  pu  fans  doute  affirmer  très- 
certainement  ,   &  univerfellement  du  mot  Homo  une  ou 
plufieurs  de  ces  idées,  ou  toutes  enfemble,  mais  par  là  il 
n'auroit  dit  autre  chofe ,  fi  non  que  dans  fon  Pais  le  mot 
homo  comprenoit  dans  fa  fignifîcation  toutes  ces  idées.  De 
même  un  Chevalier  de  Roman  qui  par  le  mot  de  Palefroy 
fignifieroit  les  idées  fuivantes,  an  Corps  d'une  certaine  fi- 
gure, qui  a  quatre  jambes  ^  du  fentiment  ^  du  mouvement  y 
gui  ^va  l'amble  y  qui  hennit  y  &  cji  accoutumé  a  porter  un 
homme  fur  fon  dos ,  pourroit  avec  autant  de  certitude  affir- 
mer univerfellement  une  de  ces  Idées  du  mot  de  Palefroy 
ou  toutes  enfemble  ,    mais  il  ne  nous  enfeigneroit  par  là 
autre  chofe  fi  ce  n'eft  que  le  mot  de  Palefroy  en  termes  de 
Roman  fignifioit  toutes  ces  Idées ,   &■  ne  devoit  être  ap- 
pliqué à  aucune  chofe  en  qui  l'une  de  ces  idées  ne  îc  rcn- 
controit  pas.     JVÎais  fi  quelqu'un  me   dit  que  tout  Etre 
en  qui  le  fentiment,  le  mouvement  ,   la  raifon  £c  le  rire 
font  unis  enfemble ,  a  acluellement  une  notion  de  Dieu, 
ou  peut  être  aflbupi  par  V opium  y  un  tel  homme  fait  fans 
doute  une  Propofition  inftruftive  ;  ^■xrct(\\\' avoir  une  no- 
tion de  Dieu  ou  être  plongé  dans  le  fommeil  par  V opium  y 
étant  deux  chofes  qui  ne  fe  trouvent  pas  renfermées  dans 
l'idée  que  le  mot  d'/^ow/wf  fignifie,  nousfommesinltruits, 
par  ces  Propofirions,  de  quelque  chofe  de  plus  que  de  ce 
que  le  mot  d'homme  fignifie  Amplement;  c'eftpourquoy 
la  connoifTance  que  ces  Propolitions  renferment  eft  plus 
que  verbale,  §.  7.  On 


Des  Propofuions  Frivoles.    Liv.  IV.  789 

§.  7.  On  doit  fuppofer  qu'avant  qu'un  homme  forme    Chap. 
une  Propofition,  il  entend  les  termes  qu'il  y  fait  entrer:      VIII. 
autrement  ,    il  parle  comme  un  Perroquet  ,   ne  fongeant  O"  'l'apprend 
qu'à  faire  du  bruit ,  &  à  former  certains  fons  qu'il  a  ap-  lit^nificaïToi* 
pris  de  quelque  autre  6c  qu'il  prononce  après  luy  fans  û-  desmots. 
voir  pourquoy,  &  non  comme  une  Créature  raifonnable 
qui  employé  ces  fons  comme  autant  de  fignes  des  idées 
qu'elle  a  dans  TEfprit.     Il  faut  fuppofer  auflî  que  celui 
qui  écoute,  entend  les  termes  dans  le  même  fens que  s'en 
fert  celui  qui  parle;   ou  bien  ,   fon  difcours  n'eft  qu'un 
vray  jargon  ,    un  bruit  confus  6c  inintelligible.     C'efl- 
pourquoy ,  c'eft  fe  jcuër  des  mots  que  de  faire  une  Pro- 
pofition qui  ne  contienne  rien  de  plus  que  ce  qui  eft  ren- 
fermé dans  l'un  des  termes  ,    6c  qu'on  fuppofe  être  déjà 
connu  de  celui  à  qui  l'on  parle,  comme,  Un  Triangle  a 
trou  cotez,  ou  Lefaffran  eji jaune.     Ce  qui  ne  peut  être 
foufFert  que ,  lorfqu'un  homme  veut  expliquer  à  un  autre 
les  termes  dont  il  le  fert  ,  parce  qu'il  fuppofe  que  la  ligni- 
fication luy  en  eft  inconnue,  ou  lorfque  la  perfonne  avec 
qui  il  s'entretient  luy  déclare  qu'il  ne  les  entend  point: 
auquel  cas  il  luy  enfeigne  feulement  la  Jigmjicationde  ce  mot  j 
6c  l'ufage  de  ce  ligne. 

§.  8.  Il  y  a  donc  deux  fortes  de  Propofitions  dont  nous  Etnon,aucmic: 
pouvons  connoître  la  vérité  avec  une  entière  certitude ,  j^g,""'"^*"'^ 
l'une  eft  de  ces  Propofitions  frivoles  qui  ont  de  la  certi- 
tude, mais  une  certitude  purement  verbale  ,  £c  qui  n'ap- 
porte aucune  inftru£tion  dans  l'Efprit.  En  fécond  lieu , 
nous  pouvons  connoître  la  vérité  ,  6c  par  ce  moyen  être 
certains  des  Propofitions  qui  affirment  quelque  chofe  d'une 
autre  qui  eft  une  conféquence  néceflaire  de  fon  idée  com- 
plexe, mais  qui  n'y  eft  pas  renfermée,  comme  &ne l'An- 
gle extérieur  de  tout  Triangle  efl  fins  grand  injne  Vundes  An~ 
gles  i7itérieurs  oppofez  ;  car  comme  ce  rapport  de  i' Angle 
extérieur  à  l'un  des  Angles  intérieurs  oppofez  ne  fait  point 
partie  de  l'Idée  complexe  qui  eft  fignifiée  par  le  mot  de 
Triangle,  c'eft  là  une  vérité  réelle  qui  emporte  une  con- 
noilfance  réelle  &c  inftruftive. 

Ggggg  3  §.9.  Corn-: 


79'^  D^^  Propojitions  Frivoles. 

Chap.        §-9.  Comme  nous  n'avons  que  peu  ou  point  de  con- 

VIll.     noiflance  des  Combinaifons  d'Idées  fimples  qui  exiftent 

Lf?rropo(i-     enfemble  dans  les  Subftances ,   que  par  le  moyen  de  nos 

nous  générales    o  r        ■  r-riV-  -r» 

conccminties  ^^ns,  nous  nelauHons  raire  lur  leur  lujec  aucunes  rropo- 
SuL;iaiices,iont  fitions  univerfelles  ,  qui  foient  certames  au  delà  du  ter- 
fouventfmo-  ^^^  ^^  ^^^^^^  ElTenccs  nominales  nousconduifent}  &:  com- 
me ces  Eiïences  nominales  ne  s'étendent  qu'à  un  petit 
nombre  de  veritez ,  très-peu  importantes,  eii  égard  à  cel- 
les qui  dépendent  de  leurs  conftitutions  réelles  ,  il  arrive 
de  là  que  les  Propofitions  générales  qn' on  forme  fur  lesSub- 
Jîances,  font  pour  la  plupart  frivoles ,  fi  elles  font  certaines  y 
&  que  fi  elles  font  inftru£tives  ,  elles  font  incertaines  Se 
de  telle  nature  que  nous  ne  pouvons  avoir  aucune  con- 
noiflance  de  leur  vérité  réelle  ,  quelque  fecours  que  de 
confiantes  obfervations  &:  l'analogie  puiflent  nous  fournir 
pour  former  des  conje£tures.  D'où  il  arrive  qu'on  peut 
îbuvent  rencontrer  des  difcours  fort  clairs  &:  fort  fuivis 
qui  fe  reduifent  pourtant  à  rien.  Car  il  eft  vifible  queles 
noms  des  Etres  fubftantiels ,  aufli  bien  que  les  autres  étant 
confiderez  dans  toute  l'étendue  de  la  fignification  relative 
qui  leur  eft  aflignée ,  peuvent  être  joints ,  avec  beaucoup 
de  vérité ,  par  des  Propofitions  affirmatives  &"  négatives , 
félon  que  leurs  Définitions  refpeftives  les  rendent  propres 
à  être  unis  enfemble,  fie  queles  Propofitions,  compofées 
de  ces  fortes  de  termes ,  peuvent  être  déduites  l'une  de 
l'autre  avec  autant  de  clarté  que  celles  qui  fournifîént  à 
l'Efprit  les  veritez  les  plus  réelles;  Se  tout  cela  fans  que 
nous  ayions  aucune  connoiffance  de  la  nature  ou  de  la 
réalité  des  chofes  exiftantes  hors  de  nous.  Selon  cette 
méthode,  l'on  peut  faire  en  paroles  des  démonftrationsSc 
des  Propofitions  indubitables ,  fans  pourtant  avancer  par 
là  le  moins  du  monde  dans  la  connoifTance  de  la  vérité 
des  chofes  ;  par  exemple,  celui  qui  a  appris  les  mots  fui- 
vans,  avec  leurs  fignifications  ordinaires  Se  refpeftives 
qu'on  leur  a  attaché.  Subfiance,  homwe ,  animal ,  forme  ^ 
(ime,  végétative ,  fenfitive,  raifonnable  :  peut  former  plu- 
fieurs  Propofitions  indubitables    touchant    V^me  fans 

favoir 


Des  Propojîiions  Frivoles.   Liv.  IV.  791 

favoir  en  aucune  manière  ce  que  l'Ame  eft  réellement.  C  h  a  p. 
Chacun  peut  voir  une  infinité  de  Propofitions,  de  raifon-  YHI. 
nemens  &  de  concluilons  de  cette  forte  dans  des  Livres  de 
Metaphyfique,  de  Théologie  Scholaftique,  &  d'une  cer- 
taine efpéce  de  Phyfique,  dont  la  le6ture  ne  iuy  appren- 
dra rien  de  plus  de  Dieu ,  des  Efprits  &  des  Corps ,  que 
ce  qu'il  en  fa  voit  avant  que  d'avoir  parcouru  ces  Li- 
vres. 

§.   10.  Celui  qui  a  la  liberté  de  définir  ,   e'eft  à  dire,  Etpourquoy. 
de  déterminer  la  fignification  des  noms  qu'il  donne  aux 
Subftances,  (ce  que  tout  homme  qui  les  établit  fignes  de 
fes  propres  idées  fait  certainement}  &;  qui  détermine  ces 
fîgnifications  au  hazard  fur  fes  propres  imaginations  ou  fur 
celles  des  autres  hommes,  6c  non  fur  un  ferieux  examen  de 
la  nature  des  chofes  mêmes,  peut  démontrer  facilement 
ces  différentes  fignifications  l'une  à  l'égard  de  l'autre  félon 
les  différens  rapports  &  les  mutuelles  relations  qu'il  a  éta- 
bli entr'elles ,  auquel  cas  foit  que  les  chofes  conviennent 
ou  difconviennent ,   telles  qu'elles  font  en  elles-mêmes, 
il  n'a  befoin  que  de  réfléchir  fur  fes  propres  idées  Se  fur 
les  noms  qu'il  leur  a  impofé.     Mais  aulîi  par  ce  moyen 
il  n'augmente    pas    plus  fa   connoiffance   que    celui-là 
augmente  fes  richeffes  qui  prenant  un  fac  de  jettons,  nom- 
me l'un  placé  dans  un  certain  endroit  un  Ecu  ,   l'autre 
placé  dans  un  autre  une  Livre 3  Se  l'autre  dans  un  troifié- 
me  endroit  un  fou-,  il  peut  fans  doute  en  continuant  tou- 
jours de  même  compter  fort  exadement,  ôcafTemblerune 
grofle  forame  ,   félon  que  fes  jettons  feront  placez  ,   Se 
qu'ils  fignifiéront  plus  ou  moins  comme  il  le  trouvera  à 
propos ,  fans  être  pourtant  plus  riche  d'une  pite  ,  Se  fans 
favoir  même  combien  vaut  un  Ecu ,  une  Livre  ou  un  Sou , 
mais  feulement  que  l'un  eft  contenu  trois  fois  dans  l'au- 
tre, Se  contient  l'autre  vingt  foisj  ce  qu'un  homme  peut 
faire  aulïï  dans  la  fignification  des  Mots  en  leur  donnant 
plus  ou  moins  d'étendue  confiderez  l'un  par  rapport  à 
l'autre. 
^.  II.  Mais  à  l'occafion  des  Mots  qu'on  employé  dans  m.  Employai 

ipc  les  Mots  en 


792  Des  Proposions  Frivoles. 

Chap.    l^s  Difcours  Se  fur  tout  dans  ceux  de  Controverfe,  Se  où 
VIII.     l'oi^  difpute  félon  la  méthode  établie  dans  les  Ecoles,  voici 
divers  feus,  c'cft  une  manière  de  fe  jouer  des  mots  qui  eft  d'une  conféquen- 
foiis""       '    ^^  encore  plus  dangereufe,  Se  qui  nous  éloigne  beaucoup 
plus  de  la  certitude  que  nous  efpérons  trouver  dans  les 
Mots  ou  à  laquelle  nous  prétendons  arriver  par  leur  mo- 
yen >  c'eft  que  la  plùpJrt  des  Ecrivains,  bien  loin  defon- 
ger  à  nous  indruire  dans  la  connoifTance  des  chofes  telles 
qu'elles  font  en  elles-mêmes,  employent  les  mots  d'une 
manière  vague  &z  incertaine  ,   de  forte  que  ne  tirant  pas 
même  de  leurs  mots  des  déduirions  claires  Se  évidentes 
l'une  par  rapport  à  l'autre  ,   en  prenant  conftamment  les 
mêmes  mots  dans  la  même  fignificacion,  il  arrive  que  leurs 
difcours ,  qui  fans  être  fort  inftructifs  pourroient  être  du 
moins  fuivis  Se  faciles  à  entendre  ,    ne  le  font  point  du 
tout  j    ce  qui  ne  leur  feroit  pas  fort  mil-aifé  ,     s'ils  ne 
trouvoient  à  propos  de  couvrir  leur  ignorance  ou  leur 
opiniâtreté  fous  l'obfcurité  Se  l'embarras  des  termes ,   à 
quoy  peut-être  l'inadvertance  Se  une  mauvaife  habitude 
contribuent  beaucoup  à  l'égard  de  pludeurs  perfonnes. 
Marques  des         g.   u.  Mais  pour  conclurc ,  voici  les  marques  auxquel- 
YeTbrie"°K      ^^s  o"  pci-it  connoitre  les  Propofitions  purement  verbales. 
Lorfqu'eiies  Premièrement,  toutes  les  Propofitions  où  deux  termes 

S"dcurtenlies  ''^^•ftraits  font  affirmez  l'un  de  l'autre ,  n'appartiennent  qu'à 
abibaitsaffit-    la  fignificatiou  des  fons.  Car  nulle  idée  abftraite  ne  pou- 
mezruii  de      \^x\t  être  la  même,  avec  aucune  autre  qu'avec  elle-même  > 
lorfque  fon  nom  abftrait  eft  affirmé  d'un  autre  terme  ab- 
ftrait,  il  ne  peut  ilgnitîer  autre  chofe  fi  ce  n'eil:  que  cette 
idée  peut  ou  doit  être  appellée  de  ce  nom  ;    ou  que  ces 
deux  noms  lignifient  la  même  idée.  Ainfi,  qu'un  homme 
dife ,    que  l'Epargne  e/i  Frugalité ,  que  la  Gratitude efl'Ju- 
Jiice,  ou  que  telle  ou  telle  action  eft  ou  n'eft  pas  Tempe- 
Tance-,  quelque  fpécieufes  que  ces  Propofitions  Se  autres 
femblablcs  paroiilént  du  premier  coupd'œuil,  cependant 
fi  nous  venons  à  en  prcfier  la  fignification  Se  à  examiner 
exaftement  ce  qu'elles  contiennent,  nous  trouverons  que 
tout  cela  n'emporte  autre  chofe  que  la  lîgnificarion  de  ces 
termes.  §•  i3-  ^"^ 


i 


De  nôtre  Exiflence.   Lrv.  IV.  795 

§.  13.  En  fécond  lieu j  toutes  les  Propofitions  où  une    Chap. 
partie  de  l'idée  complexe  qu'un  certain  terme  lignifie  ,      VIII. 
eft  affirmée  de  ce  terme,  font  purement  verbales,  com-  '•  i-o'^fqu'une 
me  fi  je  dis  que  l'Or  eft  un  métal  ou  qu'//  eft  pefant.    Et  fi^t'on eft  af- 
ainfi  toute  Propofition  où    les  Mots  de  la  plus  grande  firmes  du  terme 
étendue   qu'on  appelle  Genres  font  affirmez   <^c   ceux  '''^^"' 
qui  leur  font   fubordonnez  ou   qui   ont   moins  d'éten- 
due ,  qu'on  nomme  Efpe'ces  ou  Jndiviiius  y  eft  purement 
verbale. 

Si  nous  examinons  fur  ces  deux  Régies  les  Propofi- 
tions qui  compofent  les  Difcours  écrits  ou  non  écrits» 
nous  trouverons  peut-être  qu'il  y  en  a  beaucoup  plus 
qu'on  ne  croit  communément  qui  ne  roulent  que  fur  la 
lignification  des  Mots,  6c  qui  ne  renferment  rien  que  l'u- 
fage  &c  l'application  de  ces  fignes. 

En  un  motj  je  croy  pouvoir  pofer  pour  une  Régie  in- 
faillible, Que  par  tout  où  l'Idée  qu'un  mot  fignifie,  n'eft 
pas  diftindement  connue  Se  préfente  à  l'Efprit  ,  &  où 
quelque  chofe  qui  n'eft  pas  déjà  contenu  dans  cette  Idée, 
n'eft  pas  affirmé  ou  nié  ,  dans  ce  cas-là  nos  penfées  font 
uniquement  attachées  à  desfons,  &  n'enferment  ni  venté 
ni  faufleté  réelle.  Ce  qui  pourroit  peut-être  ,  fi  l'on  y 
prenoit  bien  garde  ,  épargner  bien  des  Difputes  Se  de 
vains  amufemens ,  &c  abréger  la  peine  que  nous  prenons 
&  les  égaremens  où  nous  nous  engageons  dans  la  recherche 
d'une  CJonnoifl'ance  réelle  £c  véritable. 


§• 


CHAPITRE     IX.  Chap. 

IX 

De  la  Connoijfance  que  nous  avons  de  nôtre  Exiftence. 

I.  "N/T  O  u  s    n'avons  confideré  jufqu'ici  que  les  Ef-  LesPropofi- 
X.\  fences  des  Chofesj  6c  comme  ce  ne  font  que  t'o"s  générales 


des  Idées  abftraites  que  nous  raflemblons  dans  nôtre  Efprit  ^r^a"'o""  ""^ 


en  les  détachant  de  toute  exiftence  particulière  (car  toutpasài'exiftence. 
"ormant  des  Abftradions  ,    c'eft 
Hhhhh  fe 


794  ^^  "^^'"^  Exifience. 

Ch  AP.  de  confiderer  une  idée  fans  aucun  rapport  à  aucune  autre 
IX.  exiftence  que  celle  qu'elle  a  dans  l'Entendement}  elles  ne 
nous  donnent  abfolument  point  de  connoiflance  d'aucu- 
ne exiftence  réelle.  Sur  quoy  nous  pouvons  remarquer  en 
paflant  que  les  Propofitions  univerfelles  de  la  vérité  ou  de 
la  faufleté  defquelles  nous  pouvons  avoir  une  connoiflan- 
ce certaine,  ne  fe  rapportent  point  à  l'exiftence,  ôc d'ail- 
leurs que  toutes  les  affirmations  ou  négations  particulières 
qui  ne  feroient  pas  certaines,  fi  on  les  rendoit  générales, 
appartiennent  feulement  à  l'exiftence)  donnant  feulement 
à  connoître  l'union  ou  la  feparation  accidentelle  de  cer- 
taines idées  dans  des  Chofes  exiftantes  ,  quoy  qu'à  les 
confiderer  dans  leurs  natures  abftraites,  ces  Idées  n'ayenc 
aucune  liaifon  ou  incompatibilité  ncceflaire  que  nous  puif- 
fions  connoître. 
Tripiecon-  §    2.  Mais  fans  parler  ici  de  la  naturc dcs Propofitions , 

noiHancede  que  nous  confidercrons  plus  au  long  dans  un  autre  endroit  -, 
venons  préfentement  à  l'examen  de  la  connoiflance  que 
nous  pouvons  avoir  de  l'exiftence  des  Chofes ,  Se  com- 
ment nous  y  parvenons.  Je  dis  donc  que  nous  avons  une 
connoiflance  de  nôtre  propre  exiftence  par  Intuition,  de 
l'exiftence  de  Dieu  par  Demonjlration  ,  &  d'autres 
chofes  par  Senfation. 
La  ConnoiiTan-  §•  3-  Pour  ce  qui  cft  de  nôtre  cxiftencc ,  nousl'apper- 
cede  nôtrecxi  cevous  avec  tant  d'évidence  &  de  certitude,  que  la  chofe 
ti\è"'^  '"'"'  n'a  pas  befoin  Se  n'eft  point  capable  d'être  démontrée  par 
aucune  preuve.  Je  pen/'e ,  je  rai  forme  t  jefens  du  plaifir  ér 
de  la  douleur  ;  aucune  de  ces  chofes  peut-elle  m'êrre  plus 
évidente  que  ma  propre  exiftence  ?  Si  je  doute  de  toute 
autre  chofe ,  ce  doute  même  me  convainc  de  ma  propre 
exiftence,  Se  ne  me  permet  pas  d'en  douter  ^  car  fi  je  con- 
nois  que  Jf  Cens  de  la  douleur  ,  il  cft  évident  que  j'ai  une 
perception  aufli  certaine  de  ma  propre  exiftence  que  de 
l'exiftence  de  la  douleur  que  je  fens  -,  ou  fi  je  connois  que 
Redoute,  j'ai  une  perception  aufll  certaine  de  l'exiftence 
de  la  Chofe  qui  doute,  que  de  cette  Penfée que  j'appelle 
Doute.     Ceû  donc  l'Expenence  qui  nous  convainc  que 

nous 


De  VExiftence  ^e  Dieu.  L  i  v.  I V.  795 

nous  avons  une  Connotjfance  intuitive  de  nôtre  propre  Ext-  C  h  A  p. 
Jtence  ,  6c  une  inf.iillible  perception  intérieure  que  nous  IX. 
fommes  quelque  chofe.  Dans  chaque  Afte  de  fenfation  > 
de  raifonnement  ou  de  penfee  ,  nous  fommes  intérieure- 
ment convaincus  en  nous-mêmes  de  nôtre  propre  Etre  , 
&  nous  parvenons  fur  cela  au  plus  haut  degré  de  certitude 
qu'on  puifle  imaginer. 


CHAPITRE    X.  ^^ 

C  H  A  P, 

De  la  Connoijfance  que  nous  avons  de  Vexijîence  ^"^ 

de  Dieu. 

§.  I.  C^  UoY  QUE  Dieu  ne  nous  ait  donné  au- Nous  fommes 
'l/  cune  idée  de  luv-mêmequi  foit  née  avec  nous  :  "P^'''"'^econ; 
quoy  qu  il  n  ait  grave  dans  nos  Ames  aucuns  caractères  ment  qu'il  y  a  ' 
originaux  qui  nous  y  puifTent  faire  lire  fon  exiftencC}  ce-  "«  ^«.«•• 
pendant  on  peut  dire  qu'en  donnant  à  nôtre  Efprit  les 
Facultez  dont  il  eft  orné  ,  il  ne  s'eft  pas  laiffé  fans  té- 
moignage >  puifque  nous  avons  des  Sens,  de  l'Intelligence 
6c  de  la  Raifon  ,  6c  que  nous  ne  pouvons  manquer  de  preu- 
ves manifeftes  de  fon  exiftence  ,  tandis  que  nous  fommes 
avec  nous- mêmes.  Nousnefaurions,  dis-je  ,  nous  plain- 
dre avec  juftice  de  nôtre  ignorance  fur  cet  important 
article;  puifque  Dieu  luy-même  nous  a  fourni  11  abon- 
damment les  moyens  de  le  connoître,  autant  qu'il  eft  né- 
cefl'aire  à  la  fin  pour  laquelle  nous  exilions,  6cpournôtre 
félicité  qui  eft  le  plus  grand  de  tous  nos  intérêts.  Mais 
encore  que  l'exiftence  de  Dieu  foit  la  vérité  la  plus  aiféc 
à  découvrir  par  la  Raifon,  6c  que  fon  évidence  égale,  fî 
je  ne  me  trompe ,  celle  des  Démonftrations  Mathémati- 
ques, elle  demande  pourtant  de  l'attention,  6c  il  faut  que 
l'Efprit  s'applique  a  la  tirer  de  quelque  partie  incontefta- 
ble  de  nos  Connoiflances  par  une  dédu£tion  régulière. 
Sans  quoy  nous  ferons  dans  une  aufti  grande  incertitude  6c 
dans  une  aulîi  grande  ignorance  à  l'égard  de  cette  vérité, 
Hhhhh  2  qu'à 


796  Ve  l'ExiJlenceâc  Dieu. 

C  H  A  p.     qu'à  l'égard  des  autres  Propofitions  qui  peuvent  être  dc- 
X.         montrées  évidemment.     Du  rcfte  ,    pour  faire  voir  que 
mus  [ommes  capables  de  connokre  ,    c?-  de  connaître  avec 
certitude  qu'il  y  a  un  Dieu,   Ôc  pour  montrer  comment 
nous  parvenons  à  cette  connoilîance  ,    je  croy  que  nous 
n'avons  befoin  que  de  faire  reflexion  fur  nous-mêmes,  6c 
fur  la  connoiflance  indubitable  que  nous  avons  de  notre 
propre  exiftence. 
fhciv.mccoii-       §•  2-  C'eft,  je  penfe,   une  chofe  inconteflable  ,    que 
iioitciu'ikft     l'Homme  connoit  clairement &" certainement,  qu'ilexifte 
luy-\neme.       ^  ^^^,-j  ^ç^  quelque  chofc.     S'il  y  a  quelqu'un   qui  en 
puifle  douter  ,    je  déclare  que  ce  n'eft  pas  à  luy  que  je 
parle,  non  plus  que  je  ne  voudrois  pas  difputcr  contre  le 
pur  Néant,   ôc  entreprendre  de  convaincre  un  Non-être 
qu'il  eft  quelque  chofe.     Qiic  i\  quelqu'un  veut  pouffer 
le  Pyrrhonifme  jufques  à  ce  point  que  de  nier  fa  propre 
exiftence  (car  d'en  douter  eifedivement,  il  efl  clair  qu'on 
ne  fuiroit  le  faire}  je  ne  m'oppofc  point  au  plaifir  qu'il 
ad'êtrcun  Véritable  Néant  ;  qu'il  jouïflé  de  ce  prétendu 
bonheur,  jufqu'à  ce  que  la  hnn  pu  quelque  autre  incom- 
modité luy  perfuade  le  contraire.     Je  croy  donc  pouvo:'r 
pofer  cela  comme  une  vérité,  dont  tous  les  hommes  font 
convaincus  certainement  en  eux-mêmes,  fans  avoir  la  li- 
berté d'en  douter  en  aucune  manière,  Çh/e  chacun  connoit  ^ 
qu'il  ejt  quelque  chofe  qui  exifiè  a£fuellement. 
II connoit aiifTi       §•  3-  L'iioiiime  fait  cncore  ,   par  une  ConnoiiTmce  de 
<]ucie  Nc.iiit  ne  fmiple  veûë ,  quele  pur  Néant  ne  peut  non  plus  produire  un 
^udiTchak]  Etre  réel;  quele  même  Néant  peut  être  égal  ,i  deux  angles 
Donciiya       dïoits.     S'il  y  a  quelqu'un  qui  ne  fache  pas ,  qucleNon- 
queiquechofe    ^j. ^g  ^  (^^^  l'abfcncc  dc  tout  Etre  ne  peut  pas  être  égale  à 
deux  Angles  droits ,  il  eft  impoilible  qu'il  conçoive  au- 
cune des  Demonfirations  d'/if/rZ/^r.     Et  par  conféquent, 
fi  nous  favons  que  quelque  Etre  réel  exifte",    6c  que  le 
Non-être  ne  fauroit  produire  aucun  Etre  ,  il  eft  d'une 
évidence  Mathématique  que  quelque  chofe  a  exifté  de 
toute  éternité  i  puifque  ce  qui  n'eft  pas  de  toute  éternité, 
a  un  commencement  ,   6c  que  tout  ce  qui  a  un  commen- 
ce- 


De  -VExii/lence  de  Dieu.  L  i  v.  I V.  797 

cément  ,     doit  avoir   été   produit   par   quelque    autre    C  h  a  p, 
chofe.  X. 

§.  4.  11  eft  de  la  même  évidence  ,  que  tout  Etre  qui  CetEtreétcr- 
tire  fon  exiftence  &  fon  commencement  d'un  autre,  tire  "«''^°'têtre 
auili  d  un  autre  tout  ce  qu  il  a  &  tout  ce  qui  luy  appar- 
tient. On  doit  reconnoître,  que  toutes  fes  Facuitez  luy 
viennent  de  la  même  fource.  11  faut  donc  que 'la  fource 
éternelle  de  tous  les  Etres ,  foit  auffi  la  fource  &  le  Prin- 
cipe de  routes  leurs  Puiiïances  ou  Facuitez  ;  de  forte  que 
cet  Etre  éternel  doit  être  anj]}  'Totit-pitijfant. 

§.  5.  Outre  cela,  l'homme  trouve  en  luy-mênie  de  la  Toutintellj. 
perception  èc  de  la  connoijfance.     Nous  pouvons  donc  en-  S"-'"'- 
core  avancer  d'un  degré  ,   6c  nous  aflurer  non  feule»ient 
que  quelque  Etre  exilte,  maisencore,  qu'il  y  a  au  Mon- 
de quelque  Etre  Intelligent. 

Il  faut  donc  dire  l'une  de  ces  deux  chofes  ,  ou  qu'il  y 
a  eu  un  temps  auquel  il  n'y  avoit  aucun  Etre  ,  &:  auquel 
lu  Connoifîlince  a  commencé  à  exifter;  ou  bien  qu'il  y  a 
eu  un  Etre  intelligent  de  tonte  Eternité.  Si  l'on  dit,  qu'il 
y  a  eu  un  temps,  auquel  aucun  Etre  n'a  eu  aucune  Con- 
noilTance  ,  &:  auquel  l'Etre  éternel  étoit  privé  de  toute 
intelligence  ,  je  réplique  ,  qu'il  étoit  donc  impolîible 
qu'aucune  Connoiflance  exiftàt  jamais.  Car  il  eft  auflî 
impofîible  ,  qu'une  chofe  abfolu  ment  deftituée  de  Con- 
noiffance  &:  qui  agit  aveuglément  &:  fans  aucune  percep- 
tion,  produife  un  Etre  intelligent  ,  qu'il  eft  impodible 
qu'un  Triangle  fe  faflc  à  foy-méme  trois  angles  quifoient 
plus  grands  que  deux  Droits.  Et  il.  eft  aulli  contrau-e  à 
ridée  de  la  Matière  privée  de  fentiment  ,  qu'elle  fe  pro- 
duife à  elle-même  du  fentiment,  de  la  perception  Se  delà 
connoiflance,  qu'il  eft  contraire  à  l'idée  d'un  Triangle, 
qu'il  fe  fafle  à  luy-niéme  des  angles  qui  foient  plus  grands 
que  deux  Droits.  .     , 

§.  6.  Ainfi,   par  la  confideration  de  nous-mêmes ,   ^CEtparconfc. 
de  ce  que  nous  trouvons  infailliblement  dans  nôtre  propre  51"'^'"'.  ^^^^ 
nature ,  la  Raifon  nous  conduit  à  la  connoiflance  de  cette    ' 
vérité  certaine  ôc  évidente  ,    ^Ijt'il  y  a  un  Etre  éternel i, 
Hhhhh  3  très- 


798  De  VExiJlence  de  Diett. 

Chap.    tres-piiijj'ant ,  ér  tres-mtelligent ,  quelque  nom  qu'on  lu  y 
X.        veuille  donner  ,    foit  qu'on  l'appelle    Dieu    ou  autre- 
ment, il  n'importe.     Rien  n'efl;  plus  évident;  ôcencon- 
fiderant  bien  cette  idée,   il  fera  aifé  d'en  déduire  tous  les 
autres  Attributs  que  nous  devons  reconnoître  dans  cet  Etre 
éternel.     Qiic  s'il  fe  trouvoit  quelqu'un  aiïez  deraifonna- 
ble  pour  fuppofcr ,   que  l'Homme   eft  le  feul  Etre  qui 
ait  de  la  Connoiflance  &:  de  la  fagefle  ,"    mais  que  néan- 
moins il  a  été  formé  par  le  pur  hazard,   éc  que  c'elt  ce 
même  Principe  aveugle  &  fans  connoiflance  qui  conduit 
tout  le  refte  de  l'Univers  ,    je  l'avertirai  d'examiner  à 
loifir  cette  Cenfure  tout-à-fait  folide  fie  pleine  d'emphafe 
»  Df  Legibttt,  que  fiiceron  fait  *  quelque  part  contre  ceux  qui  pour- 
Lib.  1.  roient  avoir  une  telle  penfée  :    §iind  cnim  venus  ,   dit  ce 

fage  Romain ,  qnhn  neimném  ejje  oportere  tam  (Inlte  arro- 
ganîcm ,  iit  in  le  mentem  cj-  rationem  pittet  inej/e ,  in  Calo 
Mîindoque  non  pntet  ?  Atiî  nt  ea  qua  "Jix  juîmna  tngenii 
ratione  comprehendat ,  nulla  ratione  movcri  pntet  ?  „  Cer- 
5,  tainement  perfonnene  devroitétrefifottement  orgueil- 
î,  Icux  que  de  s'imaginer  qu'il  y  a  au  dedans  de  luy  un 
j,  Entendement  &:  de  la  Raifon  ,  &  que  cependant  il 
3,  n'y  a  aucune  Intelligence  qui  gouverne  les  Cieux'ôc 
3,  tout  ce  vafte  Univers  i  ou  de  croire  que  des  choies  que 
3,  toute  la  pénétration  de  fon  Efpnt  eft  à  peine  capable 
3,  de  luy  faire  comprendre  ,  fe  meuvent  au  hazard  ,  ôc 
jj  fans  aucune  régie. 

De  ce  que  je  viens  de  dire  ,  il  s'enfuit  clairement  ,  ce 
me  femble  ,  que  nous  avons  une  connoiflance  plus  cer- 
taine de  l'exiftence  de  Dieu  que  de  quelque  autre  chofe 
que  ce  foit  que  nos  Sens  ne  nous  ayent  pas  découvert  im- 
médiatement. Je  croy  même  pouvoir  dire  que  nous  con- 
noiflbns  plus  certainement  qu'il  y  a  un  Dieu,  que  nous 
ne  connoiflTons  qu'il  y  a  quelque  autre  chofe  hors  de  nous. 
Qiiand  je  dis  que  710hs  co?inotjJ'ûns  y  je  veux  dire  que  nous 
avon^  en  nôtre  pouvoir  cette  connoiflance  qui  ne  peur  nous 
manquer,  fi  nous  nous  y  appliquons  avec  la  même  atten- 
tion qu'à  plufieurs  autres  recherches. 

§•  7-  Je 


De  VExiJlence  de  Dieu.  Liv.  IV.  799 

§.  7.  Je  n'examinerai  point  ici  comment  l'idée  d'un     Chap. 
Etre  fouveramement  parfait  qu'un  homme  peut  fe  former        X. 
dans  fon  Efprit,   prouve  ou  ne  prouve  pomt  l'exiftence  L  Mecque 
de  Dieu.     Car  il  y  a  une  telle  diverfité  dans  les  tempe-  """"^""^J'"-' 

J  ,  r    ^  Etre  tout  parfaïc 

ramens  des  hommes  éc  dans  leur  manière  de  penfer  ,  qu'a  neii  pas  la  feule 
l'égard  d'une  même  vérité  dont  on  veut  les  convaincre,  jl^^""^!*'*"" 
les  uns  font  plus  frappez  d'une  raifon,  6c  les  autres  d'une  Dieu. 
autre.     Je  croy  pourtant  être  en  droit  de  dire,  quecen'eft 
pas  un  fort  bon  moyen  d'établir  l'exiftence  d'un  Dieu 
&  de  fermer  la  bouche  aux  Athées  que  de  faire  rouler  tout 
le  fort  d'un  Article  aulîi  important  que  celui-là  furcefeul 
pivot,  èc  de  prendre  pour  ieule  preuve  de  l'exiftence  de 
Dieu  l'idée  que  qûelcpes  perfonnes  ont  de  ce  fouverain 
EtrCi  je  dis  quelques  perfonnes  ;    car  il  eft  évident  qu'il  y 
a  des  gens  qui  n'ont  aucune  idée  de  Dieu  ,   qu'il  y  en  a 
d'autres  qui  en  ont  une  telle  idée  qu'il  vaudroit  mieux 
qu'ils  n'en  enflent  point  du  tout ,  &  que  la  plus  grande 
partie  en  ont  une  idée  telle  quelle  ,   fi  j^'ofe  me'fervir  de 
cette  exprellion.     C'eft  ,  dis-je,  une  méchante  méthode 
que  de  s'attacher  trop  fortement  à  cette  découverte  favo- 
rite, jufques  à  rejctter  toutes  les  autres  Démonftrations 
de  l'exiftence  de  Dieu  ,  ou  du  moins  à  tacher  delesaffoi- 
blir,  &  à  défendre  de  les  employer  comme  il  elles  étoient 
foibles  ou  fauflês }    quoy  que  dans  le  fonds  ce  foient  des 
preuves  qui  nous  font  voir  fi  clairement  &  d'une  manière 
fi  convainquante  l'exiftence  de  ce  fouverain  Etre,  par  la 
confideration  de  nôtre  propre  cxiftcnce  &:  des  Parties  fen- 
fibles  de  l'Univers  ,    que  je  ne  penfe  pas  qu'un  homme 
fage.y  puiffe  refifter.  Car  il  n'y  a  point,  '^  cequejecroy, 
de  vérité  plus  certaine  &  plus  évidente  que  celle-ci,  J^;/e 
les  perfecîions  invi/ibles  de  Dieu,  fa  Fmffance  éierneUe 
^  fa  DiviMté font  devenues  vifibles  depuis  la  création  du 
Monde ,  par  la  commjfance  que  nous  en  donnent  fesCréatu^ 
res.     Mais  bien  que  nôtre  propre  exiftence  nous  fournifle 
«ne  preuve  claire  &:  inconteftable  de  l'exiftence  de  Dieu , 
comme  je  l'ai  déjà  montré  j  &  bien  que  je  croye  que  per- 
fonne  ne  puifle  éviter  de  s'y  rendre ,  fi  on  l'examine  avec 

autant 


8oo  De  VExiJlence  de  Dieu. 

C  H  A  p.    autant  de  foin  qu'aucune  autre  Démonftration  d'une  aufli 

X.        longue  déduction  ;    cependant  comme  c'eft  un  point  fi 

fondamental  6c  d'une  fi  haute  importance  ,   que  toute  la 

Religion  &  la  véritable  Morale  en  dépendent,  )e  ne  doute 

pas  que  mon  Lecteur  ne  m'excufe  fans  peine ,  fi  je  reprens 

quelques  parties  de  cet  Argument  pour  les  mettre  dans  un 

plus  grand  jour. 

Quciqnechofe       §.  8.  C'eft  Une  vcrité  tout-à-fait  évidente  qu'il  doit  y 

c'tcnuf/ '°"'^    avoir  quelque  chofe   qui  exijle  de  toute  éternité.     Je  n'ai 

encore  oui  perfonne  qui  fut  aflez  deraifonnabie  pour  fup- 

pofer  une  contradiftion  aulîi  manifefte  que  le  feroit  celle 

de  foûtenir  qu'il  y  a  eu  un  temps  auquel  il  n'y  avoit  ab- 

folument  rien.     Car  ce  feroit  la  plus  grande  de  toutes  les 

abfurditez,  que  de  croire,  que  le  pur  Néant,  une  parfaite 

négation,  &:  une  abfence  de  tout  Etre  pût  jamais  produire 

quelque  chofe  d'aftuellement  exift:ant. 

Puis  donc  que  toute  Créature  raifonnable doit  néceflai- 
rement  reconnoître,  que  quelque  chofe  a  exifté  de  toute 
éternité  j  voyons  préfentement  quelle  efpéce  de  chofe  ce 
doit  être. 
ilyacîcux.ror-       §•  9-  L'hommc  ne  conuoit  OU  uc  conçoitdans cc Mon- 
tes d'Eues,  les  de  que  deux  fortes  d'Etres. 

kslmîes'non-        Premièrement,  ceux  qui  font  purement  matériels,  qui 
peuùiis.  n'ont  ni  fcnciment  ,    ni  perception  ,  ni  penfée  ,    comme 

l'extrémité  des  poils  de  la  Barbe  ,    de  les  rogneures  des 
Ongles. 

Secondement,  des  Etres  qui  ont  du  fentiment  ,   delà 
perception,  &  des  penfées,  tels  que  nous  nous  reconnoif- 
Ibns  nous-mêmes.     C'eftpourquoy  dans  la  fuite  noijs  dé- 
fignerons,  s'il  vous  plait ,   ces  deux  fortes  d'Etres  par  le 
nom  à.' Etres  penfans  6c  non-penfans  ;  termes  qui  font  peut- 
être  plus  commodes  pour  le  dedéin  que  nous  avons  pré- 
fentement en  veûë,  (s'ils  ne  le  font  pas  pour  autre  chofe} 
que  ceux  de  matériel  &  d'i/nm^teriel. 
Un  Etre  non-        §.   lo.  Si  douc  il  doit  y  avoit  un  Etre  qui  exifte  de 
peiifanmefau-  toutc  éternité,  voyons  de  quelle  de  ces  deux  fortes  d'Etre 
Eu/pcnflut.""  il  fiiLit  qu'il  foit.     Et  d'abord  la  Kaifim  porte  naturelle- 
ment 


De  VExiftence  de  Dieu.  L  i  v.  IV.  Soi 

ment  à  croire  que  ce  doit  être  néceflairement  un  Etre  qui    C  h  A  p. 
penfe;  car  il  eft  aufîi  impoillble  de  concevoir  que  la  fi  m-        X. 
pie  Matière  ttow-jîJfw/^w/é' produife  jamais  un  Etre  intelli- 
gent qui  penfe,  qu'il  eft  impoillble  de  concevoir  que  le 
Néant  put  de  luy-même  produire  la  Matière.    En  effet, 
fuppofons  une  partie  de  Matière  ,   grofle  ou  petite  ,   qui   . 
exifte  de  toute  éternité,  nous  trouverons  qu'elleeft  inca- 
pable de  rien  produire  par  elle-même.     Suppofons   par 
exemple  ,    que  la  matière  du  premier  caillou  qui  nous 
tombe  entre  les  mains,  foit  éternelle  ,    que  les  parties  en 
foient  exaftement  unies  ,   &:  qu'elles  foient  dans  un  par- 
fait repos  les  unes  auprès  des  autres  :  s'il  n'y  avoit  aucun 
autre  Etre  dans  le  Monde  ,   ce  caillou  ne  demeureroit-il 
pas  éternellement  dans  cet  état,  toujours  en  repos 6c dans 
une  entière  inaftion  ?     Peut-on  concevoir  qu'il  puiflé  fe 
donner  du  mouvement  à  luy-même  ,    n'étant  que  pure 
Matière  ,   ou  qu'il  puifle  produire  aucune  chofe  ?   Puis 
donc  que  la  Matière  ne  fauroit ,    par  elle-même,  fe  don- 
ner du  mouvement,  il  faut  qu'elle  ait  fon  mouvement  de 
toute  éternité,  ou  qu'il  luy  ait  été  imprimé  par  quelque 
autre  Etre  plus  puiflant  que  la  Matière,  laquelle,  comme 
on  voit,  n'a  pas  la  force  de  fe  mouvoir  elle-même.   Mais 
fuppofons  que  le  Mouvement  foit  de  toute  éternité  dans 
la  Matière  ;    cependant  lâf  Matière  qui  eft  un  Etre  nori- 
penfant  y  6c  le  Mouvement  ne  fauroient  jamais  faire  nairre 
Ja  Penfée,  quelques  changemens  que  le  AîouvementpuilTe 
produire  tant  à  l'égard  de  la  Figure  qu'à  l'égard  de  la 
grofiéur  des  parties  de  la  Matière.    11  fera  toujours  autant 
au  defllis  des  forces  du  Mouvement  ^  de  la  Matière  de 
produire  de  la  ConnoifTance  qu'il  eft  au  deflus  des  forces 
du  Néant  de  produire  la  Matière.     J'en  appelle  à  ce  que 
chacun  penfe  en  luy-même  :    qu'il  dife  s'il  n'eft  point  vray 
qu'il  pourroit  concevoir  auiîi  aifément  la  Matière  produi- 
te par  le  Néant  que  fe  figurer  que  la  Penfée  ait  été  pro- 
duite par  la  fimple  Matière  dans  un  temps,  auquel  il  n'y 
avoit  aucune  chofe  per/Jante  ,    ou  aucun  Etre  intelligent 
qui  exiftât  aduellement,     Divifez  la  Ma.tiere  en  autant 

liiii  de 


8o2  "De  VExïfience  deDictt. 

C  H  A  p.  de  petites  parties  qu'il  vous  plairra  ,    (ce  que  nous  foni- 
X.        mes  portez  à  regarder  comme  un  moyen  de  la  fpiritunli- 
fer  &c  d'en  faire  une  chofe  penfante^  donnez-luy  ,   dis-je, 
toutes  les  Figures  Se  tous  les  differens  mouvemens   que 
vous  voudrez  j  faites-en  un  Globe,  un  Cube  ,  un  Cône, 
un  Prifme  ,    un  Cylindre  ,    é^c.  dont  les  Diamètres  ne 
foient  que    la  loooooo'"'  partie  d'un  ^Gry.,  certePar- 
ticule  de  matière  n'agira  pas  autrement  fur  d'autres  Corps 
d'une  grofleur  qui  luy  foit  proportionnée  ,    que  fur  des 
Corps  qui  ont  un  pouce  ou  \\n  pié  de  Diamètre  ^  &  vous 
pouvez  efpérer  avec  autant  de  raifon  de  produire  du  fen- 
timent,  des  Penfëes  6c  de  la  Connoiffmce  ,   enjoignant 
enfemble  de  grofles  parties  de  matière  qui  ayent  une  cer- 
taine figure  &  un  certain  mouvement ,  que  par  le  moyen 
des  plus  petites  parties  de  JVIatière  qu'il  y  ait  au  Monde. 
Cesdernieres  fe  heurtent,    fe  pouffent  6c  refiftent  l'une  à 
l'autre,  juftement  comme  les  plus  grofles  parties  ;  6cc'eft 
là  tout  ce  qu'elles  peuvent  faire.  Par  confequent,  flnous 
ne  voulons  pas  fuppofer  un  Premier  Etre  qui  aitexiftède 
toute  éternité  ,    la  Matière  ne  peut  jamais  commencer 
d'exifter.    Qiie  fi  nous  difons  que  la  fimple  Matière,  de- 
flituèe  de  Mouvement ,  eft  èrernelle  ,    le  Mouvement  ne 
peut  jamais  commencer  d'exiiler  ;    6c  fi  nous  fuppofons 
qu'il  n'y  a  eu  que  la  Matière  Sy»\c  iVlouvement  qui  ayent 
exifte,  ou  qui  foient  éternels,  on  ne  voit  pas  que  la  Pen~ 
fee  puilfe  jamais  commencer  d'exiller.    Car  il  elt  impolli- 
ble  de  concevoir  que  la  Matière,  foit  qu'elle  le  meuve  ou 
ne  fe  meuve  pas,  puiflè  avoir  originairement  en  elle-mê- 
me, ou  tirer,  pour  ainfi  dire,  de  fon  (ein  le  fentiment, 
la  perception  6c  la  connoifîance  -,    comme  il  paroit  èvi- 

dem- 

*  'J'appelle  G:y  ,-„  de  Ligne  :  la  I.iriie  l  craytjri'il Jiraitd'.-irie  csmma.iiiè  générale  ijiu 
_-.  d'un  Pouce:  le  Pan.  e  ^l  d'un  PtéPb:-l  tins  les  Sav.tns  i'.tccord.iJJ'dit  à  employer 
lofophique  :  le  Pie  Philajophiqtte  ^  d'un  cette  mefiot  dans  leurs  c»l.lt!!^^  Cette 
Pendille  ,  dont  chaque  -vibration  ,  dans  la  Note  eft  de  Mr.  Lucide.  Le  mot  Giy  eft 
latitude  de  4y  décret.,  efl  é^ale  à  une]  de  fa  façon  II  l'a  invente'  peut  cxptimer 
féconde  de  temps,  on  à  ^\  de  minute.  'j'ai\  i',  de  Ltgiic  ,  nicfiire  qui  iiif^n'ici  n'i 
-ajfedéde  tne  fer-uir  ici  de  cette  mcfitre  ,\  point  eu  de  nom  ,  &  qu'on  pcJtaulli  bien 
(3»  de  fes  parties  divife'es  par  div  ,  m  leur  dc'figntr  par  ce  mot  que  pat  quelque  au- 
dtnnaut  des  notns  particuliers  ,  parce  que  je    tie  que  ce  loit. 


T)e  rExiflcfiCC  âeDicu.  Liv.  IV.  803 

demment  de  ce  qu'en  ce  cas-là  ce  dcvroit  erre  une  Pro-  Ch  a  p. 
prière  éternellement  infeparable  de  la  Matière  &:  de  cha-  X. 
cune  de  fes  parties,  d'avoir  du  fentimentj  de  la  perception, 
èz  de  la  connoifll'.nce.  A  quoy  l'on  pourroit  ajouter, 
qu'encore  que  l'idée  générale  6c  Ipécifique  que  nous  avons 
de  la  Matière  nous  porte  à  en  parler  comme  fi  c'étoit  une 
chofe  unique  en  nombre ,  cependant  toute  la  xMatiére  n'eft 
pas  proprement  une  chofe  individuelle  qui  exifte  comme 
un  Etre  matériel  ,  ou  un  Corps  fingulier  que  nous  con- 
noiflbns,  ou  que  nous  pouvons  concevoir.  De  forte  que 
fi  la  Matière  étoit  le  premier  Etre  éternel /)e«/^«/,  il  a  n'y 
auroit  pas  un  Etre  unique  éternel,  infini  Se  penfant,  mais 
un  nombre  infini  d'Etres  éternels,  finis,  p  en  fans  y  qui  fe- 
rœent  indépendansles  uns  des  autres ,  dont  les  forces  fe- 
roient  bornées  &  les  penfécs  diftinftes,  6c  qui  par  confé- 
quent  ne  pourroientjamais  produire  cet  Ordre,  cette  Har- 
monie 6c  cette  Beauté  qu'on  remarque  dans  la  Nature. 
Puis  donc  que  le  Premier  Etre  doit  être  nécelTairement 
un  Etre  penjant  ■,  &z  que  ce  qui  exifte  avant  toutes  chofes, 
doit  néceflairement  contenir  ,  6c  avoir  actuellement,  du 
moins,  toutes  les  perfe£tions  qui  peuvent  exifter  dans  la 
fuite  j  fcsLT  il  ne  peut  jamais  donner  à  un  autre  des  Per- 
fections qu'il  n'a  pomt  ou  aftaellement  enluy-même,  ou 
du  moins  dans  un  plus  haut  degré}  il  s'enfuit  néceflaire- 
ment de  là,  que  le  premier  Etre  éternel  ne  peut  être  la 
Matière. 

§.   II.  Si  donc  il  eft  évident  ,    que  quelque  chofe  ^0/?  11  y  a  donc  eu 
nécefiairement  exifter  de  toute  éternité  ■,  il  ne  l'eft  pas  moins,  ""  Eireiage  de 
que  cette   chofe  doit  être  néceflairement  un  Etre  penjant.  ""'"^  «'"nue. 
Car  il  eft  aulll  impoflible  que    la  Matière  non-penfante 
produife  un  Etre  penfant  ,    qu'il  eft  impoflible  que  le 
Néant  ou.l'abfence  de  tout  Etre  pût  produire  un  Etre po- 
fitif ,  ou  la  Matière. 

§.   12.  Qiioy  que  cette  découverte  d'7/«^//?n'/ «/fc//'^/- 

rement  exijlant  de  toute  éternité  fuffifepour  nous  conduire 

à  la  connoiflance  de  Dieu;    puis  qu'il  s'enfuit  de  là, 

que  tous  les  autres  Etres   Intelligens,    qui  ont  iin  com- 

liiii  2  men- 


liel  >  ou  non. 


804    '  De  VExiftence  de  Dieu. 

Chap.  mencementj  doivent  dépendre  de  ce  Premier  Etre  ,  & 
X.  n'avoir  de  connoilîlince  &:  de  puiflance  qu'autant  qu'il 
leur  en  accorde  j  6c  que  s'il  a  produit  ces  Etres  Intelligens , 
il  a  fait  auHi  les  parties  moins  confiderables  de  cet  Uni- 
vers 5  c'cft  à  dire  ,  tous  les  Etres  inanimez  ;  ce  qui  fait 
néceffaireinent  connoître  fa  toute-fcience ,  {^iputffance  ,  fa  H 

providence,  £c  tous  fes  autres  attributs  :  encore,  dis-je, 
que  cela  fuffife  pour  démontrer  clairement  l'cxiltence  de 
Dieu,  cependant  pour  mettre  cette  preuve  dans  un  plus 
grand  jour,  nous  allons  voir  ce  qu'on  peut  objecler  pour 
la  rendre  fufpcdle. 
5;i!  cft  mate-        §.   i^.  Frem:ereMenf ,  On  dira  peut-être,  que,  bien 

" que  ce  foit  une  vérité  auili  évidente  que  la  Demonftra- 

tion  la  plus  certaine,  Qii'il  doit  y  avoir  un  Etre  éter- 
nel ,  Se  que  cet  Etre  doit  avoir  de  la  Connoiflancei  il  ne 
s'enfuit  pourtant  pas  de  là,  que  cet  Etrepenfmt nepuifle 
être  matériel.  Eh  bien,  qu'il  foit  matériel  >  il  s'enluivra 
toujours  également  de  là,  qu'il  y  a  un  Die  u.  Car  s'il 
y  a  un  Etre  éternel  qui  ait  une  fcience  &  ime  puilTiince 
infinie,  il  eft  certain  qu'il  y  a  un  Dieu  ,  foit  que  vous 
fuppofiez  cet  Etre  matériel  ou  non.  Mais  cette  fuppofi- 
tion  a  quelque  chofe  de  dangereux  Se  d'illufoire  ,  fijene 
me  trompe;  car  comme  on  ne  peut  éviter  de  fe  rendre  à 
la  Démonftration  qui  établit  un  Etre  éternel  qui  a  de  la 
connoiflance,  ceux  qui  foùtiennent  l'éternité  de  la  Ma- 
tière ,  feroient  bien  aifcs  qu'on  leur  accordât  ,  que  cet 
Etre  Intelligent  eft  matériel  ;  après  quoy  laiil'ant  échap- 
per de  leurs  Efprits  ,  &  banniftant  entièrement  de  leurs 
Difcours  la  Démonftration  ,  par  laquelle  on  a  prouvé  l'e- 
xiftence  néceftaire  d'un  Etre  éternel  intelligent,  ils  vien- 
droient  à  foûtenir  que  tout  eft  Matière ,  Se  par  ce  moyen 
ils  nieroient  l'exiftence  de  Dieu,  c'eft  à  dire  ,  d'un  Etre 
éternel,  penfant;  ce  qui  bien  loin  de  confirmer  leur  Hy- 
pothefe  ne  fert  qu'à  la  renverfer  entièrement.  Car  s'il  peut 
être,  comme  ils  le  croyent,  que  la  Matière exifte de  tou- 
te éternité  fans  aucun  Etre  éternel  penfant,  il  eft  évident 
qu'ils  feparent  la  Matière  6c  la  Pcnfee ,  comme  deux  cbo- 

fe& 


De  VExiJîence  de  Dieu.   L  i  v.  IV.  8of 

fcs  qu'ils  fuppofent  n'avoir  enfemble  aucune  liaifon  né-  Chap, 
ceflaire  ;  par  où  ils  érablillent  ,  contre  leur  propre  pen-  X. 
fée,  l'exiftence  nécefiaire  d'un  Efpnc  éternel,  Scnon  pas 
celle  de  la  Matière;  puifque  nous  avons  deja  prouvé  qu'on 
ne  fauroit  éviter  de  reconnoitre  un  Etre  penfantquiexille 
de  toute  éternité.  Si  donc  la  Penfée  5c  la  Matière  peu- 
vent être  feparées  ,  Vexijlence  c'tcrnclle  de  la  Matière  m 
Jera  point  une  fuite  de  l'exijience  éternelle  d'un  Etre penfant  j 
ce  qu'ils  fuppofent  fins  aucun  fondement. 

§.   14.  Mais  voyons  à  prefent  comment  ils  peuvent  feiln'cn:  pasma- 
perfuader  à  eux-mêmes  &c  faire  voir  aux  autres  ,  que  cet  ''^^"^V  '  P"*^*^ 

,-  '  t  r  n  '        I  ^  que  chaque  par- 

Etre  éternel  penfant  eit  matériel.  tic  de  Mancro 

Premièrement,  je  voudrois  leur  demander  s'ils  croyent^i^"°"'P'^"" 
que  toute  la  Matière  ,  c'eft  à  dire  ,  chaque  partie  de  la 
Matière ,  penfe.  Je  fuppofe  qu'ils  feront  difficulté  de  le 
dire  ;  car  en  ce  cas-là  il  y  auroit  autant  d'Etres  éternels 
penfans,  qu'il  y  a  de  particules  de  Matière,  &:parconfé- 
quent,  il  y  auroit  un  nombre  infini  de  Dieux.  Qiie  s'ils 
ne  veulent  pas  reconnoîrre  ,  que  la  Matière  comme 
Matière,  c'eft  à  dire  chaque  partie  de  Matière,  foitauilî 
bien  penfante  qu'elle  eft  étendue  ,  ils  n'auront  pas  moins 
de  peine  à  faire  fentir  à  leur  propre  Raifon  ,  qu'un  Etre 
penfant  foit  compofè  de  parties  non-penfantcs  ,  qu'à  luy 
taire  comprendre  qu'un  Être  étendu  foit  ec;mpofc  de  par- 
ties non-étendues. 

§.   15.  En  fécond  lieu,    fi  toute  la  Matière  ne  penfe  11  Parce  qu'une 
pas,  qu'ils  me  difent  j'//  ny  a  au  un  feul  Atome  qnipen-  ^<^"'=.  p"'e  ^^ 

r       V>      r         ■  CL    r    ■         -  ^     n-     -^         j  11,1       Maiicre  ne  peuc- 

fe.  Ce  lentmient  eft  uijet  a  un  aulu  grand  nombre  d  ab- ctrcpenfantf^ 
lurditez  que  l'autre;  car  ou  cet  Atome  de  Matière  eft  feul 
éternel,  eu  non.  S'il  eft  feul  éternel,  c'eft doncluy feul 
qui  par  fa  penfée  ou  fa  volonté  toute  puiflante  a  produit 
tout  le  refte  de  la  Matière.  D'où  il  s'enfuit  que  la  Ma- 
tière a  été  créée  par  une  Penfée  toute-puiffante ,  ce  que  ne 
veulent  point  avouer  ceux  contre  qui  je  difpute  préfente- 
ment.  Car  s'ils  fuppofent  qu'un  feul  Atome  penfant  a 
produit  tout  le  refte  de  la  Matière  ,  ils  ne  fauroient  luy 
attribuer  cette  prééminence  fur  aucun  autre  fondement 

liiii  3  q^ue; 


8o6  De  VExiflence  de  Dieu. 

C  H  A  p.    que  fur  ce  qu'il  penfc  ;  ce  qui-eft  l'unique  difrcrence  qu'on 
X.        fuppofe  entre  cet  Atome  &  les  autres  parties  de  la  Matiè- 
re.    Qi-ie  s'ils  difent  que  cela  fe  fait  de  quelque  autre  ma- 
nière qui  eft  au  deflus  de  nôtre  conception  ,   il  faut  tou- 
jours que  ce  foit  par  voye  de  création  ;   &:  par  là  ils  font 
obligez  de  renoncer  à  leur  grande  Maxime,  Rien  ne  fe  fait 
de  Rien.  S'ils  difent  que  tout  le  relie  de  la  Matière  exifte 
de  toute  éternité  aulli  bien  que  ce  feul  Atonie  penfant,  à 
la  vérité  ils  difent  une  chofe  qui  n'eft  pas  tout-à-fait  ii 
abfurde,    mais  ils  l'avancent  ^r-î/'/J  èc  fans  aucun  fonde- 
ment j  car  je  vous  prie,  n'cft-ce  pas  bâtir  une  hypothefe 
en  l'air  fans  la  moindre  apparence  de  raifon  ,  que  de  fup- 
pofer  que  toute  la  Matière  eft  éternelle  ,   mais  qu'il  y  en 
a  une  petite  particule  qui  furpadé  tout  le  refte  enconnoif- 
fance  6c  en  puiffance  ?  Chaque  particule  de  Matière  ,  en 
qualité  de    Matière  ,   eft  capable  de  recevoir  toutes  les 
mêmes  figures  &:  tous  les  mêmes  mouvemens  que  quel- 
que autre  particule  de  Matière  que  ce  puiflé  être  ;    &:  je 
défie  qui  que  ce  foit  de  donner  à  l'une  quelque  chofe  de 
plus  qu'à  l'autre,  s'il  s'en  rapporte précifément  à  ce  qu'il 
en  penfe  en  luy-même, 
m.  Parce  qu'un      §-^  i6.  En  ttoifième  lieu,  fi  donc  un  feul  Atome  parti- 
ccrtaiiiamas  de  culict  ne  pcut  point  être  cet  Etre  éternel  penfant,  qu'on 

Matic're  non-       j-j  ■       rr   ■  d  j-' 

peiifantc  ne  ^^^^  admettre  necellairement  comme  nous  1  avons  deja 
peutêtrepcn-  prouvé  j  fi  toutc  la  Matière  ,  en  qualité  de  Matière,  c'cft- 
""'■  à  dire ,  chaque  partie  de  Matière  ne  peut  pas  l'être  non 

plus,  le  feul  parti  qui  refte  à  prendre  à  ceux  qui  veulent 
que  cet  Etre  éternel  penfant  foit  matériel  ,  c'eft  de  dire 
qu'il  eft  nn  certain  amas  particti  lier  de  Matière  jointe 
enfemble.  C'eft  là ,  je  penfe ,  l'idée  fous  laquelle 
ceux  qui  prétendent  que  Dieu  foit  matériel ,  font  le 
plus  portez  à  fe  le  figurer,  parce  que  c'eft  la  notion  qui 
leur  eft  le  plus  promp.temcnt  fuggerèe  par  l'idée  commu- 
ne qu'ils  ont  d'eux-  mêmes  6c  des  autres  hommes  qu'ils 
regardent  comme  autant  d'Etres  matériels  qui  penfent. 
Mais  cette  imagination,  quoy  que  plus  naturelle  ,  n'eft 
pas  moins  abfurde  que  celles  que  nous  venons  d'examiner; 

car 


Del'EiàJlence  de  Vien.  Liv.  IV.  807 

car  de  fuppofer  que  cet  Erre  éternel  penfnnt  ne  foit  autre  Chap. 
choie  qu'un  amas  de  parties  de  Matière  dont  chacune  eft  X. 
non-penfûnte ,  c'eft  attribuer  toute  la  fagefle  6c  la  con- 
noiflance  de  cet  Etre  éternel  à  hi  iîniple  union  des 
Parties  qui  le  compofenti  ce  qui  eit  la  choie  du  monde  U 
plus  abfurde.  Car  des  parties  de  Matière  qui  ne  penfent 
point,  ont  beau  être  étroitement  jointes  enfemble  ,  elles 
ne  peuvent  acquérir  par  là  qu'une  nouvelle  relation  loca- 
le, qui  confifte  dans  une  nouvelle  pofition  de  ces  difl'é- 
rentes  parties;  &:  il  n'eit  pas  pollible  que  cela  fcul  puilîe 
leur  communiquer  la  Penlée  &:  la  Connoifîl^nce. 

§.   17.  Mais  de  plus,  ou  toutes  les  parties  de  cet  ^;w.^.$"  Soitqu-il foit 

j  ^    '.     r      ^  u-  11  ^    •     en  niouveiîienrj 

de  înatiere  lont  en  repos  ,    ou  bien  elles  ont  un  certain  ç,y£„,g„05^ 
mouvement  qui  fait  qu'il  penfe.     Si  cet  amas  de  matière 
ell  dans  un  parfait  repos  ,   ce  n'efi:  qu'une  lourde  mafle 
privée  de  toute  a£lion ,  qui  ne  peut  par  cBnféqucnt  avoir 
aucun  privilège  fur  im  Atome. 

Si  c'eft  le  mouvement  de  fes  parties  qui  le  fliit  penfer, 
il  s'enfuivra  de  là  ,  que  toutes  fes  penfées  doivent  être 
néceflairement  accidentelles  &  limitées;  car  toutes  les  par- 
ties dont  cet  amas  de  matière  eft  compofè  6c  qui  par  leur 
mouvement  y  produifent  la  penfèe,  étant  en  elles-mêmes 
6c  prifes  feparément,  deftituées  de  toute  penfèe,  elles  ne 
fauroient  régler  leurs  propres  mouvemens,  6c  moins  enco- 
re être  réglées  par  les  penfées  du  Tout  qu'elles  compofent> 
parce  que  dans  cette  fuppolition  ,  le  Mouvement  devant 
précéder  la  penfèe  6c  étreparconfequent  fanselle,  la  pen- 
fèe n'eft  point  la  caufe,  mais  la  fuite  du  mouvement;  ce 
qui  étant  pofé,  il  n'y  aura  ni  Liberté  ,  ni  Pouvoir  ,  ni 
Choix,  ni  Penfèe,  ou  Action  quelconque  réglée  par  la 
Raifon  6c  par  la  SagelTe.  De  forte  qu'un  tel  Etre  pen- 
fant  ne  fer-a  pas  plus  parfait  ou  plus  fage  que  la  fimple 
Matière  toute  brute;  puifque de  réduire  tout  à  des  mou- 
vemens accidentels  6c  déréglez  d'une  Matière  aveugle, 
eu  bien  à  des  penfées  dépendantes  des  mouvemens  déré- 
glez de  cette  même  matière,  c'eft  la  même  chofe  ,  pour 
ne  rien  dire  des  bornes  étroites  où  fe  trouveroient  relfer- 

fées 


8o8  "De  l'ExiJlence  de  Dieu. 

C  H  A  p.   rées  ces  fortes  de  penfees  6c  de  connoiflances  qui  feroient 
X.        dans  une  abfoluë  dépendance  du  mouvement  de  ces  diffé- 
rentes parties.     Mais  quoy  que  cette  Hypothefe  foit  iu- 
jette  à  mille  autres  ablurditez  ,   celle  que  nous  venons  de 
propoiér  fuffit  pour  en  faire  voir  l'impollibilité,  fans  qu'il 
foit  nécefTaire  d'en  rapporter   davantage.     Car   fuppole 
que  cet  amas  de  Matière  penfant  fut  toute  la  Matière , 
ou  feulement  une  partie  de  celle  qui  compofe  cet  Uni- 
vers ,    il   feroit  impollible  qu'aucune  Particule   connut 
ion  propre  mouvement  ,   ou  celui  d'aucune  autre  Parti- 
cule j  ou  que  le  Tout  connut  le  mouvement  de  chaque 
Partie  dont  il  feroit  compolé  ,    êc  qu'il  put  par  confé- 
quent  régler  fcs  propres  penfées  ou  mouvemens,  ou  plu- 
tôt avoir  aucune  penfee  qui  refultat  d'un  femblable  mou- 
vement. 
LaMatie'renc        §'   ^^-  î^'^'-'^^rcs  s'imaginent  que  la  Matière  eftéterncl- 
peutpasctre     le,  quoy  qu'ils  reconnoillent  un  Etre  éternel,  penfant  & 
cobtcriKiicavec  immatériel.     A  la  vérité  ,  ils  ne  détruifent  point  par  là 
un^   pti    i     pexiftence  d'un  Dieu,  cependant  comme  ils  luy  ôtent 
une  des  parties  de  fon  Ouvrage,  la  première  en  ordre  ÔC 
fort  conîiderable  par  elle-même,  je  veux  dirclà  Création  y 
examinons  un  peu  ce  fentiment.     Ilfaut,  dit-on,  recon- 
noître  que  la  Matière  eft  éternelle.     Pourquoy  ?   Parce 
que  vous  ne  fauriez  concevoir  ,   comment  jelle  pourroic 
être  faite  de  rien.     Pourquoy  donc  ne  vous  regardez- vous 
point  aulll  vous-même  comme  éternel?  Vous  répondrez 
peut-être  ,   que  c'eft  à  caufe  que  vous  avez  commencé 
d'exiiler  depuis  vingt  ou  trente  ans.     Mais  (ï  je  vous  de- 
mande ce  que  vous  entendez  par  ce  f^oiis  qui  commença 
alors  à  exiller,  peut-être  ferez-vous  embarraife  aie  dire. 
La  Matière  dont  vous  êtes  compofé  ,    ne  commença  pas 
alors  à  exifterj  parce  que  H  cela  etoit  ,   elle  ne  feroit  pas 
éternelle  :  elle  commença  feulement  à  être  formée  &  ar- 
rangée de  la  manière  qu'il  faut  pour  compofer  vôtre  Corps. 
Mais  cette  difpofition  de  parties  n'cil  pas  ylous  ,   elle  ne 
conftituc  pas  ce  Principe  pcniant  qui  cil  en  vous  &  qui 
eft  vous-même  >  car  ceux  à  qui  j'ai  à  faire  préfentement, 

admet- 


T>e  VExiJîence  de  Vicu.  Liv.  IV.  809 

admettent  bien  un  Erre  penfant ,    éternel  ôc  immatériel j    Chap, 
mais  ils  veulent  auffi  que  la  Matière,  quoy  que  non-peu-        X. 
fanle  ,    foit  auifi  éternelle.     Qiiand  efl:-ce  donc  que  ce 
Principe  penfant  qui  eft  en  vous,  a  commencé  d'exifter? 
S'il  n'a  jamais  commencé  d'exifter,   il  faut  donc  que  de 
toute  éternité  vous  ayez  été  un  Etre  penfant  ;   abfurdité 
que  je  n'ai  pas  befoin  de  réfuter,  jufqu'à  ce  que  jetrouve 
quelqu'un  qui  foit  afléz  dépourvu  de  fens  pour  la  foûte- 
nir.  Que  fi  vous  pouvez  reconnoître  qu'un  Etre  penfant 
a  été  fait  de  rien  (^comme  doivent  être  toutes  les  chofes 
qui  ne  font  point  éternelles}  pourquoy  ne  pouvez- vous 
pas  aufiî  reconnoître,  qu'une  égale  Puiflance  puifle  tirer 
du  néant  un  Etre  matériel ,  avec  cette  feule  différence  que 
vous  êtes  alTûré  du  premier  par  vôtre  propre  expérience, 
&:  non  pas  de  l'autre?  Bien  plus >  on  trouvera  ,  tout  bien 
confideré,  qu'il  ne  faut  pas  moins  de  pouvoir  pour  créer 
unEfprit,  que  pour  créer  la  Matière.     Et  peut-être  que 
fi  nous  voulions  nous  éloigner  un  peu  des  idées  commu- 
nes, donner  l'eflbr  à  nôtre  Efprit  ,  &:  nous  engager  dans 
l'examen  le  plus  profond  que  nous  pourrions  faire  de  la 
nature  des  chofes,  nous  pourrions  en  venir  jufques  à  con- 
cevoir, quoy  que  d'une  manière  imparfaite,  comment  la 
Matière  peut  d'abord  avoir  été  faite,   &z  comment  elle  a 
commencé  d'exifter  par  le  pouvoir  de  ce  premier  Etre  éter- 
nel} mais  on  verroit  en  même  temps  que  de  donner  l'être 
à  un  Efprit,  c'eft  un  eftet  de  cette  Puiflance  éternelle  Se 
infinie  ,   beaucoup  plus  mal  aifé  à  comprendre.     Mais 
parce  que  cela  m'écarteroit  peut-être  trop  des  notions  fur 
lefquelles  la  Philofophie  eft  prefentement  fondée  dans  le 
Monde,  je  ne  ferois  pasexcufablede  m'en  éloigner  fi  fort, 
ou  de  rechercher  autant  que  la  Grammaire  le  pourroit 
permettre-,  fi  dans  le  fonds  l'Opinion  communément  éta- 
blie eft  contraire  à  ce  fentiment particulier,  j'auroistort, 
dis-je,  de  m'engager  dans  cette  difcuflion  ,  fur  tout  dans 
cet  endroit  de  la  "1  erre  où  la  Doftrine  reçue  eft  afl!ez  bon- 
ne pour  mon  defl"ein ,  puifqu'elle  pofe  comme  une  chofe 
indubitable,  que  fi  l'on  admet  une  fois  la  Création  ou  le 
Kkkkk  com- 


8 10  Ve  l'ExiJietice  de  Dieu. 

C  H  A  p.    commencement  de  quelque  Substance  que  ce  foit , 
X.        tirée  du  Néant,  on  peut  fuppofer,  avecla  même  facilité, 
la  Création  de  toute  autre  Subftance,  excepté  le  Créa- 
teur luy-méme. 

§.  19.  Mais,  direz-vous,  n'eft-il  pas  impoilîble  d'ad- 
mettre, c^n'iine  chofe  ait  été  faite  de  rien  3  puisque  nous 
ne  {ixurions  le  concevoir?  Je  répons  que  non.  Première- 
ment, parce  qu'il  n'eft  pas  raifonnable  de  nier  la  Puiiïiin- 
ce  d'un  Etre  iniini ,  fous  prétexte  que  nous  ne  (aurions 
comprendre  fes  opérations.  Nous  ne  refufons  pas  de  croi- 
re d'autres  effets  fur  ce  fondement  que  nous  ne  faurions 
comprendre  la  manière  dont  ils  font  produits.  Nous  ne 
faurions  concevoir  comment  quelque  autre  chofe  que 
l'impulfion  d'un  Corps  peut  mouvoir  le  Corps  -,  cepen- 
dant ce  n'efl:  pas  une  raifon  fuffifante  pour  nous  obliger  à 
nier  que  cela  fe  puifle  faire,  contre  l'Expérience  conllan- 
te  que  nous  en  avons  en  nous-mêmes,  dans  tous  les  mou- 
vemens  volontaires  qui  ne  font  produits  en  nous,  que  par 
l'adion  libre,  ou  la  feule  penfee  de  nôtre  Efprit  :  mou- 
vemens  qui  ne  font  ni  ne  peuvent  être  des  effets  de  l'im- 
pulfion ou  de  la  détermination  que  le  Mouvement  d'une 
Matière  aveugle  caufe  au  dedans  de  nos  Corps,  ou  fur  nos 
Corps  i  car  fi  cela  étoit ,  nous  n'aurions  pas  le  pouvoir  ou 
la  liberté  de  changer  cette  détermination.  Par  exemple  > 
ma  main  droite  écrit  ,  pendant  que  ma  main  gauche  eft 
en  repos:  qu'eft-ce  qui  caufelerepos  de  l'une,  6c  le  mou- 
vement de  l'autre?  Ce  n'ell:  que  ma  volonté,  une  certai- 
ne penfée  de  mon  Efprit.  Cette  penfée  vient-elle  feule- 
ment à  changer,  ma  main  droite  s'arrête  auflî-tôt  ,  &  la 
gauche  commence  à  fe  mouvoir.  C'eft  un  point  de  fait 
qu'on  ne  peut  nier.  Expliquez  comment  cela  fe  fait, 
rendez-le  intelligible,  &  vous  pourrez  par  même  moyen 
comprendre  la  Création.  Car  de  dire,  comme  font  quel- 
ques-uns pour  expliquer  la  caufe  de  ces  mouvemcns  vo- 
lontaires, que  l'Ame  donne  une  nouvelle  détermination 
au  mouvement  des  Efprits  animaux ,  cela  n'eclaircit  nulle- 
ment la  difficulté.     C'eft  expliquer  une  chofe  obfcure 

par 


De  l'ExiJlence  des  autres  Cbûfes.  Liv.  IV.       8ii 

par  une  autre  auffi  obfcure  ,  cardans  cette  rencontre  il  Chap, 
n'eft  ni  plus  ni  moins  difficile  de  changer  la  détermina-  X. 
tion  du  mouvement  que  de  produire  le  Mouvement  mê- 
me j  parce  qu'il  faut  que  cette  nouvelle  détermination 
qui  eft  communiquée  aux  Efprits  animaux  foit  ou  produi- 
re immédiatement  par  la  Penfée,  ou  bien  par  quelque  au- 
tre Corps ,  que  la  Penfée  mette  dans  leur  chemin  ,  où  il 
n'étoit  pas  auparavant,  de  forte  que  ce  Corps  reçoive  fon 
mouvement  de  la  Penfée  >  Se  lequel  des  deux  partis  qu'on 
prenne,  le  mouvement  volontaire  eft  auflî  difficile  à  ex- 
pliquer qu'auparavant.  2 .  D'ailleurs  ,  c'eft  avoir  trop 
bonne  opinion  de  nous-mêmes  que  de  réduire  toutes  cho- 
fesaux  bornes  étroites  de  nôtre  capacité  j  &  deconclurre 
que  tout  ce  qui  pafle  nôtre  comprehenfioneftimpoffible, 
comme  fi  une  chofe  ne  pouvoir  être,  dès-là  que  nous  ne 
faurions  concevoir  comment  elle  fe  peut  faire.  Borner  ce 
que  Dieu  peut  faire  à  ce  que  nous  pouvons  compren- 
dre, c'eft  donner  une  étendue  infinie  à  nôtre  comprehen- 
fion,  ou  faire  Dieu  luy-même,  fini.  Mais  fi  vous  ne 
pouvez  pas  concevoir  les  opérations  de  vôtre  propre  Ame 
qui  eft  finie,  de  ce  Principe  penfant  qui  eft  au  dedans  de 
vous,  ne  foyez  poinr  éronnez  de  ne  pouvoir  comprendre 
les  opérarions  de  cet  Esprit  éternel  &  infini  qui  a  fait 
&:  qui  gouverne  routes  chofes,  Se  que  les  Cieux  des  Cieux 
ne  Jaur oient  contenir. 


CHAPITRE     XL 

De  la  ConnoiJJ'ance  que  nous  avons  de  Vexijîence  XT 

des  autres  Chofes. 

§.  I.  T    A  Connoiflance  que  nous  avons  de  nôtre  pro-Onnepeut 

JL/pre  exiftence   nous  vient 'ft^r  intuition  :  6c  c'eft  ^^°'f""^'^o"- 
la  Raifon  qui  nous  fait  connoître  clairement  l'exiftence  "mrcsdwès 
de  Dieu,  comme  on  l'a  montré  dans  le  Chapitre  pré- quepa^voyc 
cèdent.  ^^  r«fation. 

Kkkkk  2  Qiianc 


8 1 2  De  VExiJîence  des  autres  Chofes. 

C  H  A  p.        Qiiant  à  l'exiftence  des  autres  chofes  ,   on  ne  fanroic  la 
•^I.       connoitre  que  par  Scnfation;  car  comme  l'exiftence  réelle 
n'a  aucune  liaifon  nécelTliire  avec  aucune  des  Idées  qu'un 
homme  a  dans  fa  mémoire,  &:  que  nulle  exiftence  ,   ex- 
cepté celle  de  Dieu,  n'a  de  liaifon  neceflaire  avec  l'exi- 
ftence d'aucun  homme  en  particulier,  il  s'enfuit  de  là  que 
nul  homme  ne  peut  connoître  l'exiftence  d'aucun  autre 
Etre,  que  lorfque  cet  Erre  fe  fait appcrcevoir  à  cet  hom- 
me par  l'opération  a£luelle  qu'il  fait  fur  luy.    Car  d'avoir 
l'idée  d'une  chofe  dans  nôtre  Efprit  ,  ne  prouve  pas  plus 
l'exiftence  de  cette  Chofe  que  le  Portrait  d'un  homme  dé- 
montre fon  exiftence  dans  le  Monde  ,    ou  que  les  vifions 
d'un  fonge  établiffent  une  véritable  Hiftoire. 
Exemple,  la         §-2.  C'cft  donc  par  !a  réception  aftuelle  des  Idées  qui 
blancheur  de  ce  nous  viennent  de  dehors  ,   que  nous  venons  à  connoître 
^'  '  l'exiftence  des  autres  Chofes,  &:  à  être  convaincus  en  nous- 

mêmes  que  dans  ce  temps-là  il  exifte  hors  de  nous  quel- 
que chofe  qui  excite  cette  idée  en  nous,  quoy  que  peut- 
être  nous  ne  fâchions  ni  ne  confiderions  point  comment 
cela  fe  fait.  Car  que  nous  ne  connoillîons  pas  la  manière 
dont  ces  Idées  font  produites  en  nous  ,  cela  ne  diminue 
en  rien  la  certitude  de  nos  Sens  ni  la  réalité  des  Idées  que 
nous  recevons  par  leur  moyen  :  par  exemple  ,  lorfque 
j'écris  ceci ,  le  papier  venant  à  frapper  mes  yeux  ,  pro- 
duit dans  mon  Efprit  l'idée  à  laquelle  je  donne  le  nom  de 
blanc i  quel  que  (bit  l'Objet  qui  l'excite  en  moy  }  &:  par 
là  je  connois  que  cette  Qiialité  ou  cet  Accident  ,  dont 
l'apparence  étant  devant  mes  yeux  produit  toujours  cette 
idée,  exifte  réellement  &:  hors  de  moy.  Et  l'afrùrance 
que  j'en  ai,  qui  eft  peut-être  la  plus  grande  que  je  puifte 
avoir,  6c  à  laquelle  mes  Facultexpuilfent parvenir,  c'eft 
le  témoignage  de  mes  yeux  qui  font  les  véritables  &  les 
feuls  juges  de  cette  chofe,  &  fur  le  témoignage  defquels 
j'ai  raifon  de  m'appuyer,  comme  fur  une  chofe  d  certai- 
ne, que  je  ne  puis  non  plus  douter,  tandis  que  j'écris 
ceci  ,  que  je  vois  du  blanc  5c  du  noir  ,  &:  que  quelque 
chofe  exifte  réellement  qui  caufe  cette  Icnfation  en  moy, 
:  l^e 


nous. 


De  l'Exiflmce  des  autres  Chofes.  L  i  v.  I V.       813 
que  je  puis  douter  que  j'écris  ou  que  je  remue  ma  main  j    C  H  a  p. 
certitude  aullî  grande  qu'aucune  que  nous  foyons  capable        XI. 
d'avoir  fur  l'exiftence d'aucune  chofc,  excepté  feulement 
la  certitude  qu'un  homme  a  de  fa  propre  exiftence  &c  de 
celle  de  Dieu. 

§.  3.  QLioy  que  la  connoiiïiance  que  nous  avons,  par  Q.™yqupcfia 
le  moyen  de  nos  Sens,  de  i'exiftence  des  chofes  qui  font  c'ç*ft3^„g,g5 
hors  de  nous,  ne  foit  pas  tout-à-fait  fi  certaine  que  nôtre  Démonftra- 
Connoilîance  de  fimple  veûë,  ou  que  les  conclufionsque  "°"^'  ''ffj" 
notre  Kailon  déduit ,  en  conhderant  les  idées  claires  &:  nomdecon- 
abllraites  qui  font  dans  nôtre  Efprit  ,   c'eft  pourtant  une  "o'^^^i",  & 

,        ^     ■  -1  j        /^  rr  o-  prouve  lexi- 

certitude  qui  n^ente  le  nom   de   Lonnoîfjance.     Si  nous  (tence  des cho- 
fommcs  une  fois  perfuadez  que  nos  Facultez  nous  inftrui-  feshois  de 
fent  comme  il  faut,  touchant  I'exiftence  des  Objets  par 
qui  elles  font  affciStées  ,  cette  aflïirance  ne  fauroit  paflér 
pour  une  confiance  mal  fondée >  car  je  ne  croy  pas  que 
perfonne  puifie  être  ferieufement  fi  Sceptique  que  d'être 
incertain  de  I'exiftence  des  chofes  qu'il  voit  &  qu'il  fent 
actuellement.     Du  moins,  celui  qui  peut  porter  ks  dou- 
tes fi  avant,  (quelles  que  foient  d'ailleurs  fes  propres pen- 
fées}  n'aura  jamais  aucun  différend  avec  moy  ,   puifqu'il 
ne  peut  jamais  être  afluré  que  je  ôÀïc  quoy  t^ue  ce  foit  con- 
tre fon  fentiment.     Pour  ce  qui  eft  de  moy  ,  je  croy  que 
Dieu  m'a  donné  une  aflez  grande  certitude  de  I'exiftence 
des  chofes  qui  font  hors  de  moy ,  puifqu'en  les  appliquant 
différemment  je  puis  produire  en  moy  du  plaifir  &  de  la 
douleur  ,  d'où  dépend  mon  plus  grand  intérêt  dans  l'état 
où  je  me  trouve  préfentement.     Ce  qu'il  y  a  de  certain 
c'eft  que  la  confiance  où  nous  fommes  que  nos  Facultez 
ne  nous  trompent  point  en  cette  occafion,   fonde  la  plus 
grande  affûrance  dont  nous  foyons  capables  à  l'égard  de 
I'exiftence  des  Etres   matériels.     Car  nous  ne  pouvons 
rien  faire  que  par  le  moyen  de  nos   Facultez  ,    nous  ne 
fautions  parler  de  la  Connoiflance  elle-même  que  par  le 
fecours  des  Facultez  qui  foient  propres  à  comprendre  ce 
que  c'eft  que  Connoiffance.     Mais  outre  l'affûrance  que 
nos  Senseux-mêmes  nous  donnent',  qu'ils  ne  fe  trompent 
Kkkkk  3  point 


814.  De  VExiflcnce  des  autres  Chofes. 

Chap    point  dans  le  rapport  qu'ils  nous  font  de  l'exiftence  des 
XI.       chofes  extérieures,  par  les  imprellions  adluelles  qu'ils  en 
reçoivent,  nous  fommes  encore  confirmez  dans  cette  af- 
fûrance  par  d'autres  raifons  qui  concourent  à  l'établir. 
I.  rarirequ:         §•  4-  Premièrement,  il  eft  évident  que  ces  Perceptions 
nous  ne  pou-     font  produites  en  nous  par  des  Caufes  extérieures  qui  af- 
d«idc'csq°''à    feftent  nos  Sens  ;    parce  que  ceux  qui  font  dcllituez  des 
la  faviur  des     Organes  d'un  certain  Sens,  ne  peuvent  jamais  faire  que  les 
^'"'  Idées  qui  appartiennent  à  ce  Sens,  foientaduellementpro- " 

duites  dans  leur  Efprit.     C'eft  une  vérité  fi    manifefte, 
qu'on  ne  peut  la  révoquer  en  doute  j  &c  par  conféquent, 
nous  ne  pouvons  qu'être  aflùrez  que  ces  Perceptions  nous 
viennent  dans  l'Efprit  par  les  Organes  de  ce  Sens,  6c  non 
par  aucune  autre  voye.  11  eft  vifible  que  les  Organes  eux- 
mêmes  ne  les  produifent  pas  ;  car  fi  cela  étoit ,    les  yeux 
d'un  homme  produiroient  des  Couleurs  dans  les  Ténè- 
bres ,    &c  fon  nez  fentiroit  des  Rofes  en  hyver.     Mais 
nous  ne  voyons  pas  que  perfonne  acquière  le  goût  des 
Ananas  ,  jufqu'à  ce  qu'il  aille  aux  Indes  où  fe  trouve  cet 
excellent  Fruit,  Se  qu'il  en  goûte  aftucllement. 
II.  Farccque        §•  5-  En  fccoud  licu ,  Ce  qui  prouve  que  ces  Percep- 
cieux  Idées  dont  tious  viennent  d'une  caufe  extérieure  ,   c'eft  que  feproti- 
ie'nfanôTadtu"  ^^  cjttelqtiefois  ^  quc  je  nc  fauTois  empêcher  qu'elles  ne  [oient 
elle,  &rautre  produites  dûus  moH  Efprit .     Car  encore  que  ,   lorfquej'ai 
fontfcPer-'^'^'  ^^^  Y^"^  fermez  ou  que  je  fuis  dans  une  Chambre  obfcu- 
ccpnoDsfort     Tc ,  je  puiJTc  rappellcr  dans  mon  Efprit  ,   à  ma  fantaifie, 
diiliii(5ies.        j^s  idées  de  Lumière  ou  du  Soleil,  que  des fenfitions pré- 
cédentes avoicnt  placé  dans  ma  Mémoire,  6<:quejepui(re 
quitter  ces  idées ,  quand  je  veux ,  6c  me  reprefenter  celle 
de  l'odeur  d'une  Rofe,  ou  du  goût  du  fucre  j  cependant 
fi  à  midi  je  tourne  les  yeux  vers  le  Soleil  ^  je  ne  fiurois 
éviter  de  recevoir  les  idées  que  la  Lumière  ou  le  Soleil 
produit  alors  en   moy.     De  forte  qu'il  y  a  une  difteren- 
ce  vifible  entre  les  idées  qui  s'introduifent   par   force  en 
moy,  6c  que  je  ne  puis  éviter  d'avoir ,    6c  celles  qui  font 
comme  en  referve  dans  ma  Mémoire,  furlefqucUcs,  fup- 
pofé  qu'elles  ne  fuflènt  que  là  ,  j'aurois  conftamment  le 

même 


De  VExifience  des  autres  Chofes.  Liv.  IV.       815 

même  pouvoir  d'en  difpofer  Se  de  les  lailTer  à  l'écart ,  fe-  C  h  a  p. 
Ion  qu'il  me  viendroit  en  fantaifie.  Et  par  conféquentil  XL 
faut  qu'il  y  ait  néceflairement  quelque  caufe  extérieure, 
&  Tmipreilion  vive  de  quelques  Objets  hors  de  moy  dont 
je  ne  puis  furmonter  l'efficace,  qui  produifent  ces  Idées 
dans  mon  Efprit,  foit  que  je  veuille  ou  non.  Outre  ce- 
la ,  il  n'y  a  perfonne  qui  ne  fente  en  luy-même  la  diffé- 
rence qui  fe  trouve  entre  contempler  le  Soleil,  félon  qu'il 
en  a  l'idée  dans  fa  Mémoire,  iSc  le  regarder  ainruellement  j 
deux  chofes  dont  la  perception  eft  li  diftincVe  dans  fon 
Efprit  que  peu  de  fes  Idées  font  plus  diftinftes  l'une  de 
l'autre.  Il  connaît  donc  certainement  qu'elles  ne  font  pas 
toutes  deux  un  effet  de  fa  Mémoire  ,  ou  des  produftions 
de  fon  propre  Efpnt  ,  &  de  pures  fantaiiies  formées  en 
luy-mcme  j  mais  que  la  veûë  actuelle  du  Soleil ell produi- 
te par  une  caufe  qui  exifte  hors  de  luy. 

§.  6.  En  troifiéme  lieu,  ajoutez  à  cela  ,  que  phi  fie  tirs  \u.  Parceciue 
de  ces  Idées  font  produites  en  nous  avec  douleur;  quoy  qu''en-  'ePiaiiirouia 
fuite  nous  nous  en  fouvenions  fans  reffenttr  la  moindre  m-  compa^lieiu^'^* 
commodité.  Ainfi,  un  fentiment  defigréable  de  chaud  ou  uneiciïàtion 
de  froid  ne  nous  caufe  aucune  fticheufe  impreffion  ,  lorf-  ^'^"'"'='  "'•^'=" 
que  nous  en  rappelions  1  idée  dans  notre  Elprit  ,  quoy  pas  icrctourde 
qu'il  fut  fort  incommode -quand  nous  l'avons  fenti  ,    &  ces  i .^ces,  ior(- 

*■    ,.,  1      r  jl  .,        .  ,  ,  _         que  les  Objets 

qu  il  le  loit  encore,  quand  il  vient  a  nous  rrapper  attu-  extérieurs  fooc 
ellement  une  féconde  fois  ;  ce  qui  procède  du  defordre  «l^'^'"- 
que  les  Objets  extérieurs  caufent  dans  nôtre  Corps  parles 
imprelîlons  actuelles  qu'elles  y  font.  De  même  ,  nous 
nous  reffouvenons  de  la  douleur  que  caufe  la  Faim,  la  Soif 
&:  le  Mal  de  tête,  fans  en  reffentir  aucune  incommoditéj 
cependant ,  ou  ces  différentes  douleurs  devroient  ne  nous 
incommoder  jamais ,  ou  bien  nous  incommoder  conftam- 
ment,  toutes  les  fois  que  nousypenfons,  fi  elles  n'étoient 
autre  chofe  que  des  idées  flottantes  dans  nôtre  Efprit,  & 
de  fimples  apparences  qui  viendroient  occuper  nôtre  fan- 
taifie  ,  fans  qu'il  y  eût  hors  de  nous  aucune  chofe  réelle- 
ment exiftante  qui  nous  caufât  ces  différentes  perceptions. 
On  peut  dire  la  même  chofe  du  plaifir  qui  accompagne 

plu- 


Ch  AP, 

XI. 


IV.  Nos  Sens 
fe  rendent  tc- 
moignageTun 
à  l'autre  fur 
l'exiftencc  des 
Chofcsexté- 
tkates. 


8i6  De  VExifience  des  autres  Chofes. 

plùfieurs  fenfarions  actuelles;  &"  quoy  que  les  Démon  ftra- 
tions  Mathématiques  ne  dépendent  pas  des  Sens ,  cependant 
l'examen  qu'on  en  fait  par  le  moyen  des  Figures,  fert  beau- 
coup à  prouver  l'évidence  de  nôtre  Veùé  ,  8c  femble  luy 
donner  une  certitude  qui  approche  de  celle  de  la  Démon- 
flration  elle-même.  Car  ce  ieroit  une  chofe  bien  étrange 
qu'un  homme  ne  fit  pas  difficulté  de  reconnoître  que  de 
deux  Angles  d'une  certame  Figure  qu'il  mefure  par  des 
Lignes  &c  des  Angles  d'une  autre  Figure  ,  l'un  efl:  plus 
grand  que  l'autre,  &  que  cependant  il  doutât  de  l'exi- 
llence  des  Lignes  &:  des  Angles  qu'il  regarde  pour  s'en 
fervir  à  mefurer  cela. 

§.  7.  En  quatrième  lieu ,  nos  Sens  en  plufieurs  cas  fe 
rendent  témoignage  l'un  à  l'autre  de  la  vérité  de  leurs 
rapports  touchant  l'exiftence  des  chofes  fenfibles  qui  font 
hors  de  nous.  Celui  qui  'voit  le  feu,  peut  le  fentir,  s'il 
doute  que  ce  ne  foit  autre  chofe  qu'une  fimple  imagina- 
tion ,  ôc  il  peut  s'en  convaincre  en  mettant  dans  le  feu  fa 
propre  main  qui  certainement  ne  pourroit  jamais  reflentir 
une  douleur  fi  violente  à  l'occafion  d'une  pure  idée  ou 
d'un  fimple  phantômej  à  moins  que  cette  douleur  ne  foie 
elle-même  une  imagination  ,  qu'il  ne  pourroit  pourtant 
pas  rappeller  dans  fon  Efprit,  en  fe  repréfentant  l'idée  de 
la  brûlure  après  c[u'elle  eft  ailuellem.ent  guérie. 

Amfi  en  écrivant  ceci  je  vois  que  je  puis  changer  les  ap- 
parences du  Papier,  &:  en  traçant  des  Lettres  ,  dire  d'a- 
vance quelle  nouvelle  Idée  il  préfentera  à  l' Efprit  dans  le 
moment  immédiatement  fuivant ,  par  quelques  traits  que 
j'y  ferai  avec  la  plume  j  mais  j'aurai  beau  imaginer  ces 
traits  ,  ils  ne  paroîtront  point  ,  fi  ma  main  demeure  en 
repos,  ou  fi  je  ferme  les  yeux,  en  remuant  ma  main  ;  & 
CQs  Carafteres  une  fois  tracez  fur  le  Papier  je  ne  puis  plus 
éviter  de  les  voir  tels  qu'ils  font ,  c'eit  à  dire  ,  avoir  les 
idées  de  telles  èc  telles  lettres  que  j'ai  formées.  D'où  il 
s'enfuit  vifiblemenc  que  ce  n'eil  pas  un  fimple  jeu  de  mon 
Imagination,  puifque  je  trouve  que  les  caraftéresqui  ont 
été  tracez  félon  la  fantaifie  de  mon  Efprit,  ne  dépendent 

plus 


T>e  VExiftence  des  autres  Chofes.  Liv.  IV.       817 

plus  de  cette  fantaifie ,  &■  ne  ceflent  pas  d'être ,  dès  que  je  C  h  a  p. 
viens  à  me  figurer  qu'ils  ne  font  plus  >  mais  qu'au  con-  XI. 
traire  ils  continuent  d'atïe£Ver  mes  Sens  conftamment  Ôc 
régulièrement  félon  la  figure  que  je  leur  ai  donné.  Si  nous 
ajoutons  à  cela  ,  que  la  veûë  de  ces  caractères  fera  pro- 
noncer à  un  autre  homme  les  mêmes  fons  que  je  m'ètois 
propofè  auparavant  de  leur  faire  fignifier  ,  on  n'aura  pas 
grand' raifon  de  douter  que  ces  Mots  que  j'écris  ,  n'exi- 
ftent  réellement  hors  de  moy,  puifqu'ilsproduifent  cette 
longue  fuite  de  fons  réguliers  dont  mes  oreilles  font  aiStu- 
ellement  frapées  ,  lefquelles  ne  fauroient  être  un  effet  de 
mon  Imagination,  &  que  ma  Mémoire  ne  pourroit  jamais 
retenir  dans  cet  ordre. 

§.  8.  Qiie  fi  après  tout  cela  ,   il  fe  trouve  quelqu'un  Cette  certitude; 
qui  foit  aficz  Sceptique  pour  fe  défier  de  fes  propres  Sens  ^ ^ ^''^'i' gr.!i"ie 

^  n"  que  notre  ctat 

OC  pour  arnrmer  j  que  tout  ce  que  nous  voyons ,  que  nous  le  lequiert. 
entendons  ,  que  nous  fentons  ,  que  nous  goûtons  ,  que 
nous  penfons,  &  que  nous  faifons  pendant  tout  le  temps 
que  nous  fiibfillons  ,  n'eft  qu'une  fuite  Se  une  apparence 
trompeufe  d'un  long  fonge  qui  n'a  aucune  réalité  -,  de  for- 
te qu'il  veuille  mettre  en  queftion  l'exiftence  de  toutes 
chofes  ,  ou  la  connoiffance  que  nous  pouvons  avoir  de 
quelque  chofequecefoit,  je  le  prierai  de  confidererque, 
fi  tout  n'efl  que  fonge  ,  il  ne  fait  luy-même  autre  cliofe 
que  fonger  qu'il  forme  cette  Qiieftion ,  &  qu'ainfi  il  n'im- 
porte pas  beaucoup  qu'un  homme  éveille  prenne  la  peine 
de  luy  répondre.  Cependant,  il  pourra  fonger  s'il  veut, 
que  je  îuy  fais  cette  réponfe ,  Qiie  la  certitude  de  l'exi- 
ftence des  Chofes  qui  font  dans  la  Nature,  étant  une  fois 
fondée  fur  le  témoignage  de  nos  Sens ,  elle  eft  non  feule- 
ment aulli  parfaite  que  nôtre  Nature  peut  le  permettre , 
mais  même  que  nôtre  condition  le  requiert.  Car  nos  Fa- 
cultez  n'étant  pas  proportionnées  à  toute  l'étendue  des 
Etres  ni  à  une  connoiflance  des  Chofes  claire,  parfaite, 
abfoluë  &  dégagée  de  tout  doute  Scde  toute  incertitude, 
mais  à  la  confervation  de  nos  Perfonnes  en  qui  elles  fe 
trouvent,  telles  qu'elles  doivent  être  pour  l'ufage  de  cette 
LUU  vie. 


S-i8  De  l' Exigence- des  autres  Chofes. 

Chap.  vie,  elles  nous  fervent  aOez  bien  dans  cette  veiie,  en 
XI.  nous  donnant  feulement  à  connoitre  d'une  manière  certai- 
ne les  chofes  qui  font  convenables  ou  contraires  à  nôtre 
Nature.  Car  celui  qui  voit  brûler  une  Chandelle  6c  qui 
a  éprouvé  la  chaleur  de  fa  flamme  en  y  mettant  le  doigt , 
ne  doutera  pas  beaucoup  que  ce  ne  foit  une  chofeexiftan- 
te  hors  de  luy,  qui  luy  fait  du  mal  «k  luy  caufe  une  vio- 
lente douleur  ;  ce  qui  elt  une  afléz  grande  alliirance, 
puifque  perfonne  ne  demande  une  plus  grande  certitude 
pour  luy  fervir  de  règle  dans  fes  aftions  j  que  ce  qui  eft 
aufli  certain  que  les  actions  mêmes.  Qiie  fi  nôtre  fongeur 
trouve  à  propos  d'éprouver  il  la  chaleur  ardente  d'une 
fournaife  n'eft  qu'une  vaine  imagination  d'un  homme  en- 
dormi ,  peut-être  qu'en  mettant  la  main  dans  cette  four- 
naife, il  fe  trouvera  11  bien  éveillé  que  la  certitude  qu'il 
aura  que  c'eft  quelque  chofe  de  plus  qu'une  llmple  ima- 
gination luy  paroitra  plus  grande  qu'il  ne  voudroit.  Et 
par  conféquent,  cette  évidence  eit  auill  grande  que  nous 
pouvons  le  fouhaiter  }  puifqu'elle  efl:  aufli  certaine  que  le 
plaillr  ou  la  douleur  que  nous  fenrons,  c'eft-à-dire  ,  que 
nôtre  bonheur  ou  nôtre  mifere,  deux  chofes  au  delà  def- 
quelles  nous  n'avons  aucun  intérêt  par  rapport  à.la  con- 
noiflance  ou  à  l'exillence.  Une  telle  aflïirancc  de  l'exi- 
flence  des  chofes  qui  font  hors  de  nous,  fulTlt  pour  nous 
conduire  dans  la  recherche  du  Bien  éc  dans  la  fuite  du 
Mal  qu'elles  caufent,  à  quoy  fe  réduit  tout  l'intérêt  que 
nous  avons  de  les  connoitre- 
Maisellene  §•  9-  Lors  donc  que  nos Scns introduifeut aftuellemcnt 

s'etnia point  quelque  idée  dans  nôtre  Efprit  ,  nous  ne  pouvons  éviter 
fenfation'^adu-  d'être  convaiucus  qu'il  y  a ,  alors,  quelque  chofe  qui  exi- 
<ile.  fie  réellement  hors  de  nous,  qui  affecte  nos  Sens  ,  &  qui 

par  leur  moyen  fe  fait  connoitre  aux  P'acultez  que  nous 
avons  d'appercevoir  les  Objets  ,  6c  produit  a£tueliement 
l'idée  que  nous  appercevons  en  ce  temps-là  -,  èc  nous  ne 
faurions  nous  défier  de  leur  témoignage  jufqu'à  douter  Ci 
ces  collerions  d'Idées  fimples  que  nos  Sens  nous  ont  fait 
voir  unies  enfemble ,  exiilcnt  réellement  cnfcmble.  Cette 

con- 


De  VExiflmce  des  mitre-s  €hofes.  L  i  v.  IV.      8 1 9 
connoiflance  s'étend  au Ifi  loin  que  le  témoignage  aftuel    Chap. 
de  nos  Sens,  appliquez  à  des  (Jb/ers  particuliers  qui  les        IX. 
afFe6lent  en  ce  temps-Là  ,    mais  elle  ne  va  pas  plus  avant. 
Car  fi  j'ai  vu  cette  colle£bion  d'Idées  qu'on  a  accoutumé 
de  défigner  par  le  nom  à'homme ,  fi  j'ai  vu  ces  Idées  exi- 
fter  enfemble  depuis  une  minute  ,    &  que  je  fois  préfen- 
tement  feul,  je  ne  faurois  erre  afTùré  que  le  même  hom- 
me exifte  préicntement ,  puifqu'il  n'y  a  point  de  liaifon 
néceflaire  entre  fon  exiftence  depuis  une  minute  ,   &  fon 
exiflence  d'à  préfent.     Il  peut  avoir   ccfle  d'exiller  en 
mille  manières,  depuis  que  j'ai  été  afluré  de  fon  exiften- 
ce par  le  témoignage  de  mes  Sens.    Qiie  fi  je  ne  puis  être 
certain  que  le  dernier  homme  que  j'ai  vu  aujourd'huy, 
exifte  prefentement  ,    moins  encore  puis-je  l'être  que  ce- 
lui-là exifte  qui  a  été  plus  long-temps  éloigné  de  moy , 
&  que  je  n'ai  point  vu  depuis  hier   ou  l'année  dernière  j 
&:  moins  encore  puis-je  être  afîïiré  de  l'exiftence  des  per- 
fonnes  que  je  n'ai  jamais  vues.  Ainfi ,  quoy  qu'il  foit  ex- 
trêmement probable,  qu'il  y  a  prefentement  des  millions 
d'hommes  actuellement  exiftans,   cependant  tandis  que  je 
fuis  feul  en  écrivant  ceci,  je  n'en  ai  pas  uneconnoiflance 
indubitable;  quoy  que  la  grande  vraifemblance  qu'il  y  a 
à  cela  ne  me  permette  pas  d'en  douter,  6c  que  je  fois  obli- 
gé raifonnablement  de  faire  plufieurs  chofes  dans  l'aflù- 
rance  qu'il  y  a  prefentement  des  hommes  dans  le  Monde, 
&■  des  hommes  même  de  ma  connoilTance  avec  qui  j'ai 
des  affaires.     Mais  ce  n'eft  pourtant  que  probabilité  6c 
non  Connoiftance. 

§.   10.  D'oîi  nous  pouvons  conclurre  en  paflant  quelle  cvflunefoiic 
fohe  c'eft  à  un  homme  dont  la  connoiffanceeft  11  bornée,  '^'■^,'"^"''f"'?= 
oc  a  qui  la  Kailon  a  ete  donnée  pour  juger  de  la  diite-  fur  chaque 
rente  évidence  &:  probabilité  des  chofes  ,    &:  pour  fe  ré-  '^''°''«- 
gler  fur  cela,  d'attendre  une  DémoTïftration  &:  une  entiè- 
re certitude  fur  àç.s,  chofes  qui  en  font  incapables  ,  de  re- 
fufer  fon  confentement  à  des  Propofitions  fort  raifonna- 
•bles.  Se  d'agir  contre  des  veritez  claires  Se  évidentes,  par- 
ce qu'elles  ne  peuvent  être  démontrées  avec  une  telle 
LlUl  2  évi- 


82  0  De  VExiftence  des  autres  Chofes. 

C  H  A  p.  évidence  qui  ôte  je  ne  dis  pas  un  fujet  raifonnable  ,  mais 
XL      le  moindre  prétexte  de  douter.     Celui  qui  dans  les  affai- 
res ordinaires  de  la  vie,  ne  voudroit  rien  admettre  qui  ne 
fut  fondé  fur  des  démonftrations  claires  èc  directes  ,    ne 
pourroit  s'afTùrer  d'autre  chofe  que  de  périr  en  fort  peu 
de  temps.     Il  ne  pourroit  trouver  aucun  mets  ni  aucune 
boiflbn  dont  il  put  bazarder  de  fe  nourrir  j  5c  je  voudrois 
bien  favoir  ce  qu'il  pourroit  faire  fur  de  tels  fondemens, 
qui  fut  à  l'abri  de  tout  doute  fc  de  toute  forte  d'obje- 
â:ion. 
L'eiiflencc paf-      §•   lï-    Commc  nous  connoiflons  qu'un  Objet  exifte 
fee  eft  comiuL'  lorlqu'il  frappe  a£tuellement  nos  Sens ,  nous  pouvons  de 
irhMc'mciirc.  ^'''ême  être  aflurez  par  le  moyen  de  nôtre  Mémoire  que 
les  chofes  dont  nos  Sens  ont  été  affe£lez  ,    ont  exifte  au- 
paravant.    Ainfi ,  nous  avons  une  connoiifance  de  l'exi- 
flence  paflée  de  plufieurs  chofes  dont  nôtre  Mémoire  con- 
ferve  des  idées  après  que  nos  Sens  nous  les  ont  fait  con- 
noître  j  6c  c'eft  dequoy  nous  ne  pouvons  douter  en  aucu- 
ne manière  ,    tandis  que  nous   nous  en   fouvenons  bien. 
Mais  cette  connoiflance  ne  s'étend  pas  non  plus  au  delà 
de  ce  que  nos  Sens  nous  ont  premièrement  appris.  Ainfi, 
voyant  de  l'eau  dans  ce  moment,  c'eft  une  vérité  indubi- 
table à  mon  égard  que  cette  Eau  exifte  ;    8c  fi  je  me  ref- 
fouviens  que  j'en  vis  hier,  cela  fera  aulll  toujours  vérita- 
ble, 6c  au  ni  long-temps  que  ma  Mémoire  le  retiendra, 
ce  fera  toujours  une   Propolltion   inconteftable   à   mon 
*  C'eft  en  ce    *^g^'''^  o^v'ïl  y  avoit  de  l'Eau  actuellement  exiftante  *  le 
temps-là  c)ue     lo'"^  de  Juillct  de  l'an  i688.  comme  il  feratoutaullî  ve- 
Uz.Lockç  ecii-  rjfable  qu'il  a  exifte  un  certain  nombre  de  belles  couleurs 
que  je  vis  dans  le  même  temps  fur  des  bouteilles  qui  fe 
formèrent  alors  fur  cette  Eau.     Mais  à  cette  heure  que  je 
fuis  éloigné  de  la  veûé  de  l'Eau  6c  de  ces  Bouteilles  ,  je 
ne  connois  pas  plus  certainement  que  l'Eau  exifte  préfen- 
tement ,  que  ces  Bouteilles  ou  ces  Couleurs  ;  parce  qu'il 
n'eftpas  plus  néceflaire  que  l'Eau  doive  exiileraujourd'huy 
parce  qu'elle  exiftoit  hier  ,   qu'il  eft  neccftlurc  que  ces 
Couleurs  ou  ces  Bouteilles-là  exiftcnt  aujourd'huy  parce 

qu'el- 


De  VExiJlence  des  autres  Chofes.  Liv.  IV.      821 
qu'elles  exiftoient  hier  ,   quoy  qu'il  foit  infiniment  plus    C  H  a  r>. 
probable  que  l'Eau  exifte  ;    parce  qu'on  a  obfervé  que        XL 
l'Eau  continue  long-temps  en  exiftence,    &  que  les  bou- 
teilles qui  fe  forment  fur  l'Eau  ,   fie  les  couleurs  qu'on  y 
remarque,  difparoiflent  bientôt. 

§.   12,  J'ai  déjà  montré  quelles  idées  nous  avons  des  L'cxirtenceJfs 
Efprits  ,   ôc  comment  elles  nous  viennent.     Mais  quov  ^'p"''"^^'"^ 

•  T  j  '         1  DT^r      •  o  !•      nous  ctre  ini- 

que nous  ayions  ces  Idées  dans  1  Eiprit  ,    oc  que  nous  fa-  ««^ pardk- 

chions  qu'elles  y  font  actuellement  ,  cependant  ce  que  "'^™«' 
nous  avons  ces  idées  ne  nous  fait  pas  connoître  qu'aucune 
telle  chofe  exifte  hors  de  nous  ,  ou  qu'il  y  ait  aucuns 
Efprits  finis  ,  ni  aucun  autre  Etre  fpintuel  que  Dieu. 
Nous  fommes  autorifez  par  la  Révélation  &c  par  plufieurs 
autres  raifons  à  croire  avec  aflïirance  qu'il  y  a  de  telles 
créatures;  mais  nos  Sens  n'étant  pas  capables  de  nous  les 
découvrir  ,  nous  n'avons  aucun  moyen  de  connoître  leurs 
exiftences  particulières.  Car  nous  ne  pouvons  non  plus 
connoître  qu'il  y  ait  des  Efprits  finis  réellement  exiftans 
par  les  idées  que  nous  avons  en  nous-mêmes  de  ces  fortes 
d'Etres  ,  qu'un  homme  peut  venir  à  connoître  par  les 
idées  qu'il  a  des  Fées  ou  des  Centaures  qu'il  y  a  des  cho- 
fes actuellement  exiftantes  qui  répondent  à  ces  Idées. 

Et  par  conféquent  fur  l'exillence  des  Efprits  auflî  bien 
que  fur  plufieurs  autres  chofes  nous  devons  nous  conten- 
ter de  l'évidence  de  la  Foy.  Pour  des  Propofitions  uni- 
vcrfelles  èc  certaines  fur  cette  matière,  elles  font  au  delà 
de  nôtre  portée.  Car  par  exemple  ,  quelque  véritable 
qu'il  puiflé  être,  que  tous  les  Efprits  intelligens  que  Dieu 
ait  jamais  créé,  continuent  encore  d'exifterj  cela  ne  fau- 
roit  pourtant  jamais  faire  partie  de  nos  Connoiflances  cer- 
taines. Nous  pouvons  recevoir  ces  Propofitions  &  au- 
tres femblables  comme  extrêmement  probables ,  mais  dans 
l'état  où  nous  fommes  ,  je  doute  que  nous  puifllons  les 
connoître  certainement.  Nous  ne  devons  donc  pas  de- 
mander aux  autres  des  Démonftrations  ni  chercher  nous- 
mêmes  une  certitude  univerfelle  fur  toutes  ces  matières, 
où  nous  ne  fommes  capables  de  trouver  aucune  autre con- 
LllU  3  noif- 


C  H  A  p. 

XI. 

Il  y  a  des  l'ro- 
politions  parti- 
culières uirTc- 
xirtciice  qu'on 
peut  conuoltre. 


On  peut  fon- 
noîcreanfiî  des 
Proportions 
gc'ne'ralcç  tou- 
chant les  Idées 
ablUaites. 


822  Ve  VExifience  des  autres  Chofes. 

noiflance  que  celle  que  nos  Sens  nous  fournifTent  dans  tel 

ou  tel  exemple  particulier. 

§.  13.  D'oii  il  paroit  qu'il  y  a  deux  fortes  de  Propofl- 
tions.  I.  L'une  eft  de  Propolltions  qui  regardent  l'exillen- 
ce  d'une  chofe  qui  réponde  à  une  telle  idée  -,  comme  fi 
j'ai  dans  mon  Efprit  l'idée  d'un  Eléphant  ,  d'un  Phénix, 
du  Mouvement  ou  d'un  Ange ,  la  première  recherche  qui 
ie  prélente  naturellement,  c'eft,  il  une  telle  chofe  exiite 
quelque  part.  Et  cette  connoiflance  ne  s'étend  qu'à  des 
chofes  particulières.  Car  nulle  exiftence  de  chofes  hors 
de  nous,  excepte  feulement  l'exiftence  de  Dieu,  nepeut 
être  connue  certainement  au  delà  de  ce  que  nos  Sens  nous 
en  apprennent.  II.  Il  y  a  une  autre  forte  dePropofitions 
où  eft  exprimée  la  convenance  ou  la  difconvfenance  de  nos 
Idées  abftraites  &:  la  dépendance  qui  eft  entr'elles.  De 
telles  Propolltions  peuvent  être  univerfelles  Se  certaines. 
Ainfi ,  ayant  l'idée  de  Dieu  &:  de  moy-méme  ,  celle  de 
crainte  &  d'obeïfùnce  ,  je  ne  puis  qu'être  aflu ré  que  je 
dois  craindre  Dieu  Se  luy  obéir  :  &z  cette  Propofition  fera 
certaine  à  l'égard  de  V Homme  en  général  ,  Il  j'ai  formé 
■une  idée  abftraite  d'une  telle  Efpéce  dont  je  fuis  un  fiijet 
particuher.  Mais  quelque  certaine  que  foit  cette  Propo- 
îltion.  Les  hoffimes  doivent  craindre  Dieu  ^  Iny  obetr  , 
elle  ne  me  prouve  pourtant  pas  l'exiftence  des  hommes 
dans  le  Monde  ;  mais  elle  fera  véritable  à  l'égard  de  tou- 
tes ces  fortes  de  Créatures  dès  qu'elles  viennent  à  exifter. 
La  certitude  de  ces  Proportions  générales  dépend  de  la 
convenance  ou  de  la  difconvenance  qu'on  peut  découvrir 
dans  ces  Idées  abftraites. 

§.  14.  Dans  le  premier  cas ,  nôtre  Connoiflance  eft  la 
conféquence  de  l'exiftence  des  Chofes  qui  produifent  des 
idées  dans  nôtre  Efprit  par  le  moyen  des  Sens  ;  ^^  dans  le 
fécond  ,  nôtre  ConnoilVance  eft  une  fuite  des  idées  qui 
(quoy  qu'elles  foient}  exiftent  d.ms  nôtre  Efprit  £c  y  pro- 
■duifent  ces  Propofitions  générales  S:  certaines.  La  plu- 
part d'entr'elles  portent  le  nom  de  ventes;  éternelles  -,  & 
■en  eftét ,  elles  le  font  toutes.     Ce  n'cft  pas  qu'elles  foient 

tou- 


DeVExiflence  de^atmesChofi^.   Liv.  TV.      823; 
toutes  ni  aucunes  d'elles  gravées  dans  l'Ame  de  tous  les    Ghap. 
hommes   ,     ni  qu'elles   ayant    été   formées   en    Propo-        XI. 
fitions  dans  rEfprit  de  qui  que  ce  foit  ,  jufqu'à  ce   qu'il 
ait  acquis  des  idées  abftraites  &  qu'il  les  ait  jointes  ou 
feparées  par  voye  d'affirmation  ou  de  négation  :  mais  par 
tout  où  nous  pouvons  fuppofer  une  Créature  telle  que 
l'homme  ,    enrichie  de  ces  fortes  de   facultez  &  par  ce 
moyen  fournie  de  telles  ou  telles  idées  que  nous  avons , 
nous  devons conclurre  que,  lorfqu'il vient  à  appliquer fes 
penfées  à  la  confideraticn  de  fes  Idées  ,   il  doit  connoitre 
•néceffairement  la  vérité  de  certaines  Propofitions  qui  dé- 
couleront de  la  convenance  ou  de  la  difconvenance  qu'il 
appercevradans  lés  propres  Idées.  C'eftpourquoy  ces  Pro- 
pofitions font  nommées  veniez  éternelles  ■,  non  pas  à  cau- 
fé  que  ce  font  des  Propofitions  aftuellement  formées  de 
toute  éternité,  &  qui  exiftent  avant  l'Entendement  qui 
les  forme  en  aucun  temps,    ni  parce  qu'elles  font  gravées 
dans  l'Efprit  d'après  quelque  modelle  qui  foit  quelque 
part  hors  de  l'Efprit  ,   &  qui  exiftoit  auparavant  ;    mais 
parce  que  ces  Propofitions  étant  une  fois  formées  fur  des 
idées  abftraites,  en  forte  qu'elles  foient  véritables  ,    elles 
ne  peuvent  qu'être  toujours  actuellement  véritables  ,   en 
quelque  temps  que  ce  foit,   paflé  ou  avenir  ,    auquel  ort 
fuppofe  qu'elles  foient  formées  une  autre  fois  par  un  Efprit 
en  qui  fe  trouvent  les  Idées  dont  ces  Propofitions  font 
compofées.     Car  les  noms  étant  fuppofez  lignifier  tou- 
jours les  mêmes  idées  -,  Se  les  mêmes  idées  ayant  conftam- 
ment  les  mêmes  rapports  l'une  avec  l'autre  ,   il  elt  vifible 
que  des  Propofitions  qui  étant  formées  fur  des  Idées  ab- 
ftraites, font  une  fois  véritables,  doivent  être  néceflaire- 
ment  des  veniez  éternelles. 


CHA- 


824      l^es  Moyens  à^ augmenter  nôtre  ConnoiJTance^ 


La  Coiinoi  (Tan- 
ce ne  vient  pas 
des  Maïimes. 


*  Vr.icognita. 


De  l'occafioii 
de  cette  opi- 
nion. 


§• 


CHAPITRE     Xil. 

"Des  Moyens  d' avgmenter  nôtre  Connoijfûnce. 

I.    /'^'A  été  une  opinion    reçue  parmi  les  Savans, 


Laconroiflr^n- 
cc  vient  de  la 
comparaifon 
des  Idées  claitcs 
&  diftiiidlcs. 


que  les  Maximes  font  les  fondemens  de  toute 
connoiflance  ,    &  que  chaque  Science  en  particulier  ell 
fondée  fur  certaines  chofcs  *  déjà  connues,  d'où  l'Enten- 
dement doit  emprunter  fes  premiers  rayons   de  lumière, 
£c  par  oîi  il  doit  fe  conduire  dans  fes  recherches  fur  les 
matières  qui  appartiennent  à  cette  Science  ;    c'cllpour- 
quoy  la  grande  routine  des  Ecoles  a  étédepofer,  en  com- 
mençant à  traiter  quelque  matière,  une  ou  plufieurs  iMa- 
ximes  générales  comme  les  fondemens  furlefquelsondoit 
bâtir  la  connoiflance  qu'on  peut  avoir  fur  ce  fujet.     Et 
ces  Doftrines  ainfi  pofees  pour   fondement   de  quelque 
Science  ,   ont  été  nommées  Principes  ,   comme  étant  les 
premières  chofcs  d'où  nous  devons  commencer  nos  re- 
cherches, fans  remonter  plus  haut,   comme  nous  l'avons 
déjà  remarqué. 

§.  2.  Une  chofe  qui  apparemment  a  donné  lieu  à  cette 
méthode  dans  les  autres  Sciences ,  c'a  été  ,  je  penfe  ,  le 
bon  fuccès  qu'elle  femble  avoir  dans  les  Mathématiques 
qui  ont  été  ainfi  nommées  par  excellence  du  mot  Grec 
Uoi''iy,iJt(ATu.  qui  fignifie  Chofes  apprifes  ,  exactement  èc  par- 
faitement apprilès  ,  cette  Science  ayant  un  plus  grand 
dégre  de  certitude,  de  clarté  fie  d'évidence  qu'aucune 
autre  Science. 

§.  3.  Mais  je  croy  que  quiconque  confidcrcra  la  chofe 
avec  foin ,  avouera  que  les  grands  progrès  &  la  certitude 
de  la  ConnoilTance  reelleou  les  hommes  parviennent  dans 
les  Mathématiques  ,  ne  doivent  point  être  attribuez  à 
l'influence  de  ces  Principes  ,  6c  ne  procèdent  point  de 
quelque  avantage  particulier  que  produifenr  deux  ou  trois 
Maximes  générales  qu'ils  ont  pofé  au  commencement, 
mais  des  idées  claires  ,  diilinctcs  ,    Ôc  complettes  qu'ils 

ont 


Tfcs Moyens d'atigmenîernkre Connoijfance.  Liv.IV.  82^ 
ont  dans  l'Efpritj  &:  du  rapport  d'égalité  Se  d'inégalité    Chap. 
qui  eft  il  évident  entre  quelques-unes  de  ces  Idées  qu'ils      XII. 
le  connoiflent  intuitivement  ,   par  où  ils  ont  un  moyen  de 
le  découvrir  dans  d'autres  idées.  Se  cela  fans  le  fecoursde 
ces  Maximes.     Car  je  vous  prie  ,   un  jeune  Garçon  ne 
peut-il   connoître  que  tout   fon   Corps    ell    plus  gros 
que  fon  petit  doigt,  fmon  en  vertu  de  cet  Axiome  ,    Le 
tout  efl  plus  grand  qtiunt  partie  ,    ni  en  être  alTùré  qu'a- 
près avoir  appris  cette  Maxime.'  Ou,  ell-ce  qu'une  Paï- 
fanne  nefauroit  connoître  qu'ayant  reçu  un  fou  d'une  per- 
fonne  qui  luy  en  doit  trois,  £c  encore  un  fou  d'une  autre 
perfonne  qui  luy  doitaufîl  trois  fous,    le  reile  de  ces  deux 
dettes  eft  égal ,  ne  peut-elle  point,  dis-je,  connoître  cela 
faus  en  déduire  la  certitude  de  cette  Maxime  ,    quey?^^ 
chofes  égales  vous  en  ôtes  des  chofes  égales  ,  ce  qui  rejie ,  efl 
égal;   maxime  dont  elle  n'a  peut-être  jamais  ouï  parler, 
ou  qui  ne  s'eft  jamais  préfentée  à  fonEfprit?  Je  prie  mon 
Lciteur  de  confiderer  fur  ce  qui  a  été  dit  ailleurs,  lequel 
des  deux  eft  connu  le  premier  &  le  plus  clairement  par  la 
plupart  des  hommes  ,    un  exemple  particulier  ,    ou  une 
Règle  générale  ,    &:  laquelle  de  ces  deux  chofes  donne 
nailfance  à  l'autre.     Les  Régies  générales  ne  font  autre 
chofe  qu'une  comparaifon  de  nos  Idées  les  plus  générales 
ôc  les  plus  abftraites  qui  font  un  Ouvrage  de  l'Efprit  qui 
\ç.s  forme  &:  leur  donne  des  noms  pour  avancer  plus  aifé- 
ment  dans  fes  Raifonnemens,  ^  renfermer  toutes  izs  dif- 
férentes obfervations  dans  des  termes  d'une  étendue  géné- 
rale &  les  réduire  à  de  courtes  Régies.    Mais  la  Connoif- 
fance  a  commencé  par  des  idées  particulières}  c'eft,  dis- 
je,  fur  ces  idées  qu'elle  s'eft  établie  dans  l'Efprit  ,   quoy 
que  dans  la  fuite  on  n'y  faffe  peut-être  aucune  reflexion  > 
car  il  eft  naturel  à  l'Efprit  ,   toujours  emprefle  à  étendre 
ÎÇ.S  connoiflances ,  d'aflémbler  avec  foin  ces  notions  géné- 
rales, &  d'en  foire  un  jufte  ufage  ,   qui  eft  de  décharger, 
par  leur  moyen,  la  Mémoire  d'un  tas  embarraffant  d'idées 
particulières.     En  effet ,  qu'on  prenne  la  peine  de  confi- 
derer comment  un  Enfant  ou  quelque  autre  perfonne  que 
M  m  m  m  m  ce 


826  Des  Moyens  d^ augmenter  nôtre  ConmiJJ'ance . 
C  H  A  p.  ce  foit ,  après  avoir  donné  à  fon  Corps  le  nom  de  Tout  Se 
XII.  à  fon  petit  doigt  celui  départie  ,  a  une  plus  grande  cer- 
titude que  fon  Corps  &  fon  petit  doigt  ,  tout  enfemble, 
font  plus  gros  que  fon  petit  doigt  tout  feul ,  qu'il  ne  pou- 
voit  avoir  auparavant  ,  ou  quelle  nouvelle  connoiflance 
peuvent  luy  donner  fur  le  fujet  de  fon  Corps  ces  deux 
termes  relatifs,  qu'il  ne  puifle  point  avoir  fans  eux.  Ne 
pourroit-il  pas  connoître  que  fon  Corps  eft  plus  gros  que 
fon  petit  doigt ,  fi  fon  Langage  etoit  fi  imparfait  ,  qu'il 
n'eut  point  de  termes  relatifs  tels  que  ceux  de  tout  8c  de 
partie?  Je  demande  encore,  comment  eft-il  plus  certain, 
après  avoir  appris  ces  mots  ,  que  fon  Corps  eft  un  Tout 
ôc  fon  petit  doigt  une  partie-,  qu'il  n'étoit  ou  ne  pouvoic 
être  certain  que  fon  Corps  étoit  plus  gros  que  fon  petit 
doigt,  avant  que  d'avoir  appris  ces  termes  ?  Une  perfon- 
ne  peut  douter  ou  nier  avec  autant  de  raifon  ,  que  foa 
petit  doigt  eft  une  partie  de  fon  Corps  ,  qiie  douter  ou 
nier  qu'il  foit  plus  petit  que  fon  Corps.  De  forte  qu'où 
ne  peut  jamais  fe  fervir  de  cette  Maxime ,  Le  tout  eji  plus 
grand  qu'une  partie ,  pour  prouver  que  le  petit  doigt  eft 
plus  petit  que  le  Corps  ,  linon  en  la  propofant  fans  ne- 
ceflité  pour  convaincre  quelqu'un  d'une  vérité  qu'il  con- 
noit  déjà.  Car  quiconque  ne  connoit  pas  certainement 
qu'une  particule  de  Matière  avec  une  autre  particule  de 
Matière  qui  luy  eft  jointe,  eft  plus  groflè  qu'aucune  des 
deux  toute  feule,  ne  fera  jamais  capable  de  le  connoître 
par  le  fecours  de  ces  deux  termes  relatifs  tout  2c  partie , 
réduits  à  telle  Maxime  qu'il  vous  plairra. 
lied  dangereux  §•  4-  Mais  de  quelque  manière  que  cela  foit  dans  les 
de  bâtir  fi7r  des  Mathématiques;  qu'il  foit  plus  cbiir  de  dire  qu'en  ôtanç 
wit""^"  ""'  ^^  pouce  d'une  Ligne  noire  de  deux  pouces  ,  6c  un  pou- 
ce d'une  Ligne  rouge  de  deux  pouces ,  le  refte  des  deux 
Lignes  fera  égal,  ou  tfe  dire  que  fi  de  chofes  égales  vous 
en  ôrez  des  chcfes  égales,  le  refte  fera  égal  -,  je  laiflè  dé- 
terminer à  quiconque  voudra  lefliire,  quelle  de  ces  deux 
Propofitions  eft  plus  claire  Se pk\tôt  connue  ,  cclan'etant 
d'aucune  importance  pour  ce  que  j'ai  préfentcment  en 

veùè. 


Des  Moyens d'avgmenternoîreConnoiJJance.  Liv.  IV.  827 

veûë.  Ce  que  je  dois  faire  en  cet  endroit  ,  c'eft  d'exami-  C  h  A  p. 
ner  fi ,  fuppofé  que  dans  les  Mathématiques  le  plus  prompt  XII. 
moyen  de  parvenir  à  la  Connoiilance  ,  foit  de  commen- 
cer par  des  Maximes  générales ,  &  d'en  faire  le  fonde- 
ment de  nos  recherches,  c'eft  une  voye  bien  fûre  de  re- 
garder les  Principes  qu'on  établit  dans  quelque  autre 
Science,  comme  autant  de  véritez  inconteftables,  6c ainfi 
de  les  recevoir  fans  examen  ,  &:  d'y  adhérer  fans  permet- 
tre qu'ils foient révoquez  en  doute,  fous  prétexte  que  les 
Mathématiciens  ont  été  fi  heureux  ou  fi  fincéres  que  de 
n'en  employer  aucun  qui  ne  fut  évident  par  luy-même  & 
tout-à-fait  inconteftable.  Si  cela  eft  ,  je  ne  vois  pas  ce 
que  c'efl:  qui  ne  pourroit  point  pafler  pour  vérité  dans  la 
Morale,  ni  être  introduit  Se  prouvé  dans  la  Phyfique. 

Qii'on  reçoive  comme  certain  S>z  indubitable  ce  Princi- 
pe de  quelques  Anciens  Philofophes  ,  §lue  tout  ejl  Ma- 
tière ,  &■  qu'il  n'y  a  aucune  autre  chofe  ,  il  fera  aifé  de 
voir  par  \ts  Ecrits  de  quelques  perfonnes  qui  de  nos  jours 
ont  renouvelle  cette  Dodtrine ,  dans  quelles  confequences 
elle  nous  engagera.  Qii'on  fuppofe  avec  Polcmon  que  le 
Monde  eft  Dieu  ,  ou  avec  les  Stoïciens  que  c'eft  VEther 
ou  le  Soleil,  ou  avec  j^naximetàs  que  c'eft  VAir-,  quelle 
Théologie ,  quelle  Religion  ,  quel  Culte  aurons-nous  ! 
Tant  il  eft  vray  que  rien  ne  peut  être  fi  dangereux  que 
des  Principes  qu'on  reçoit  fans  les  mettre  en  queftion,  ou 
fans  les  examiner  ,  &  fur  tout  s'ils  intéreffent  la  Morale 
qui  a  une  fi  grande  mfluence  fur  la  vie  des  hommes  &  qui 
donne  un  tour  particulier  à  toutes  leurs  aftions.  Qiii  n'at- 
tendra avec  raifon  une  autre  forte  de  vie  âJAriJli-ppe  qui 
faifoit  confifter  la  félicité  dans  les  Plaifirs  du  Corps ,  que 
à^  Antijihene  qui  foûtenoit  que  la  vertu  fuffifoit  pour  nous 
rendre  heureux?  De  même,  celui  qui  avec  Platon  place- 
ra, la  Béatitude  dans  la  connoiffance  de  Dieu  élèvera 
fon  Efprit  à  d'autres  contemplations  que  ceux  qui  ne  por- 
tent point  leur  veûë  au  delà  de  ce  coin  de  Terre  &  des 
chofes  perifTables  qu'on  y  peut  pofleder.  Celui  qui  po- 
fera  pour  Principe  avec  Archelaus  ,  que  le  Jufte  èz  l'In- 
Mmmmm  2  jufte. 


8^8       Des  Moyens  d'augmenter  nôtre  Connoi/fance. 
Chap.    jufte,  l'Honncce  6c  le  Deshonnéte  font  uniquement  dé- 
XII.      terminez  par  les  Loix  6c  non  pas  par  la  nature  ,  aura  fans 
doute  d'autres  mefures  du  Bien  Se  du  Mal  moral  ,    que 
ceux  qui  reconnoiflent  que  nousfommcsfujets  à  des  Obli- 
gations antérieures  à  toutes  les  Conftitutions  humaines, 
cen'eft point        §.  5.  Si  donc  CCS  Principes  ,    je  veux  dire  ceux  qui 
unmoycncer-   paflent  poiir  tcls ,  ne  font  pas  certams  ,  fce  que  nous  de- 

tainde  trouver    *  '^        ^  '  ,r  ■>    v        ri 

ka  Verne.        vons  connoitre  par  quelque  moyen  ,   afin  de  pouvoir  les 
diftingiier  de  ceux  qui  font  douteux)  mais  le  deviennent 
feulement  à  notre  égard  par  un  confentement  aveugle  qui 
nous  les  fliit  recevoir  en  cette  qualité  ,    nous  fommes  ili- 
jets  à  être  jettez  dans  l'erreur  par  leur  moyen  ,   de  forte 
qu'au  lieu  d'être  conduits  par  des  Principes  dans  le  che- 
min de  la  Vérité  ,   ils  ne  ferviront  qu'à  nous  confirmer 
dans  l'Erreur. 
Maiscemryen      §.  6.  Mais  commc  la  connoiflancc  de  la  certitude  des 
par'e''r'des''iaJeT  l'riicipes,  aufll  bien  que  de  toute  autre  vérité  ,   dépend 
(laircç  &  com-  Uniquement  de  la  perception  que  nous  avons  de  la  con- 
pietcs  fous  des    ycnancc  OU  de  la  difconvenance  de  nos  Idées ,  ie  fuis  fur, 
dctcrmiucz.      Qi-ie  le  moyen  a  augmenter  nos  Lonuoifjances  n  elt  pas  de  re- 
cevoir des  Principes  aveuglément  &:  avec  une  foy  impli- 
cite >  mais  plutôt,  à  ce  que  je  croy  ,  d'acquérir  Ôc  de  fi- 
xer dans  nôtre  Efprit  des  idées  claires ,  diftin£tes  6c  com- 
plètes ,   autant  qu'on  peut  les  avoir  ,   6c  de  leur  ailigner 
des  noms  propres  6c  d'une  fignification    confiante.     Et 
peut-être  que  par  ce  moyen  ,  lans  nous  faire  aucun  autre 
Principe  que  de  confiderer  ces  Idées  ,  &:  de  les  comparer 
l'une  avec  l'autre  ,   eu  trouvant  leur  convenance  ,    leur 
difconvenance  ,   6c  leurs  ditïcrens  rapports  ,   en  fuivant, 
dis-je ,  cette  feule  Régie ,  nous  acquerrons  plus  de  vrayes 
&  claires  connoifTances  qu'en  époufant  certains  Principes, 
&  en  fcûmettant  ainfi  nôtre  Efprit  à  la  difcretion  d'au- 
truy. 
Lifrajemé-        §.  7.  C'eftpoutquoy  ,    fi  nous  voulons  nous  Conduire 
ihode  d'avancer  ^^  ^^^.-^  felon  Ics  avis  de  la  R.aifon ,    il  faut  que  nous  réglions 
c'eàenconfidc-i^  mctbode  que  nous  fuivons  dans  nos  recherches  fur  les 


ramno  idLcs    v^/^'^^  ^j^g  ^^q^^  examinons  ,   6c  fur  la  vérité  que  nous  cher 

abitraitcs,  *  ' 


Des  Moyens  d'augmènternôtreConnoiJfance.  Liv.  IV.  829 
chons.     Les  véritez  générales  6c  certaines  ne  font  fondées    C  H  ap, 
que  fur  les  rapports  des  Idées  abilraites.     L'application      XIL 
de  l'Efprit  ^  réglée  par  une  bonne  méthode  ,    oc  accom- 
pagnée d'une  grande  pénétration  qui  luy  flifTe  trouver  ces 
différens  rapports ,  eft  le  feul  moyen  de  découvrir  tout  ce   " 
qui  peut  former  avec  vérité  Se  avec  certitude  des  Propo- 
fitions  générales  fur  le  fujet  de  ces  Idées.     Et  pour  ap- 
prendre par  quels  dégrez  on  doit  avancer  dans  cette  re- 
cherche,  il  faut  s'addreflér  aux  Mathématiciens  qui  de 
commencemens  fort  clairs  &  fort  faciles  montent  par  de 
petits  dégrez  Se  par  une  enchainure  contmuée  de  raifon- 
ncmens,  à  la  découverte  8c  à  la  démonftrationde  Veritez 
qui  paroiflent  d'abord  au  -deflus  de  la  capacité  humaine. 
L'Art  de  trouver  des  preuves  j  6c  ces  méthodes  admirables 
qu'ils  ont  inventées ,  pour  démêler  6c  mettre  en  ordre  ces 
idées  moyennes  qui  font  voir  démonftrativement  l'égalité 
ou  l'inégalité  des  Qiiantitez  qu'on  ne  peut  joindre  immé- 
diatement enfemble ,  eft  ce  qui  a  porté  leurs  connoiiïan- 
ces  fi  avant,  &c  qui  a  produit  des  découvertes  fi  étonnan- 
tes Se  fi  inefperées.     Mais  de  fa  voir  fi  avec  le  temps  on  ne 
pourra  point  inventer  quelque  femblable  Méthode  à  l'é- 
gard des  autres  idées  aufli  bien  qu'à  l'égard  de  celles  qui 
appartiennent  à  la  Grandeur,  c'eft  ce  queje  neveux  point 
déterminer.  Une  chofe  queje  croy  pouvoir  aflurer,  c'eft 
que  ,    fi  d'autres  Idées  qui  font  les  effences  réelles  aufll 
bien  que  les  nominales  de  leurs  Efpéces  ,    étoient  exami- 
nées félon  la  méthode  ordinaire  aux     Mathématiciens, 
elles  conduiroient  nos  penfées  plus  loin  èc  avec  plus  de 
clarté  &c  d'évidence  que  nous  ne  fommcs  peut-être  portez 
â  nous  le  figurer. 

§.  8.  C'eft  ce  qui  m'a  donné  la  hardiefie  d'avancer  cet- Par  cette  mé- 
te  conjeâure  qu'on  a  vu  dans  le  Chapitre  IIL  *  de  ce '''°'^','*  Morale 
dernier  Livre,  favoir  ,   §lue  la  Morale  ejt  aiijji  capable  de  aunpîus^granl 
Démonjlration  que  les  Mathématiques.     Car  les  idées  fur  '^%e  d'=vi' 
qui  roule  la  Morale,  étant  toutes  des  Effences  réelles,  6c 
de  telle  nature  qu'elles  ont  entr'elles  ,   fi  je  ne  me  trom- 
pe, une  connexion  6c  une  convenance  qu'on  peutdécou- 
Mmmmm  3  vrir. 


dencc. 


18.  ige,. 


830       Des  Moyens  d'augmenter  notre  Connoiffance. 

Chap.    vrir ,   il  s'enfuit  de  là  qu'aiilll  avant  que  nous  pourrons 
XII.       trouver  les  rapports  de  ces  Idées ,    nous  ferons  ju(que-là 
en  poflellîon  d'autant  de  véritez  certaines  ,   réelles  6c  gé- 
nérales :  &c  je  fuis  fur  qu'en  fuivant  une  bonne  méthode 
®  on  pourroit  porter  une  grande  partie  de  la  Morale  à  un 
tel  degré  d'évidence  &  de  certitude,  qu'un  homme  atten- 
tif,  6c  judicieux  n'y  pourroit  trouver  non  plus  de  fujet 
de  douter  que  dans  les  Propositions  de  Mathématique  qui 
luy  ont  été  démontrées. 
Pouriacon-         §•  9-  Mais  dans  la  rccherchc  quc  nous faifons pout pcr- 
noiirance  des     feftionncr   la  connoiflance  que  nous  pouvons  avoir  des 
^e"uty&rr'ec!ès  SubUanccs,  le  manque  d'Idées  néceflaires  pour  fui vrecet- 
progrèsquc  par  tc  méthode  uous  oblige  de  prendre  un  tout  autre  chemin. 
lExpericace.    j^-j  j^q^j  n'augmentons  pas  nôtre  Connoiflance   comme 
dans  les  Modes  (dont  les  Idées  abftraites  font  les  EflTences 
réelles  aufll  bien  que  les  nominales}  en  contemplant  nos 
propres  Idées ,  6c  en  confiderant  leurs  rapports  6c  leurs 
correfpondances  qui  dans  les  Subftances  ne  nous  font  pas 
d'un  grand  fecours  ,    par  les  raifons  que  j'ai  propofé  au 
long  dans  un  autre  endroit  de  cet  Ouvrage.   D'oii  il  s'en- 
fuit évidemment,  à  mon  avis,  que  les  Subftances  ne  nous 
fournifl!ent  pas  beaucoup  de  Connoiflances  générales ,  6c 
que  la  fimple  contemplation  de  leurs  Idées  abftraites  ne 
nous  conduira  pas  fort  avant  dans  la  recherche  de  la  Véri- 
té 6c  de  la  Certitude.     Qiie  fliut-il  donc  que  nous  fallions 
pour  augmenter  nôtre  Connoiflance  à  l'égard  des  Etres 
fubftantiels  ^  Nous  devons  prendre  ici  une  route  dire£te- 
ment  contraire  >  car  n'ayant  aucune  idée  de  leurs  eflcnces 
réelles  nous  fommes  obligez  de  confiderer  les  chofes  mê- 
mes telles  qu'elles  exiftent,  au  lieu  de  confuker  nos  pro- 
pres penfées.     L'Expérience  doit  m'inftruire  en  cette  oc- 
cafion  de  ce  que  la  Raifon  ne  fauroit  m'apprcndre;  6c  ce 
n'eft  que  par  des  expériences  que  je  puisconnoitrc  rertai- 
nement  quelles  autres  Qiialitez  coéxiftent  avec  celles  de 
mon  Idée  complexe  ,   li  par  exemple  ,   ce  Corps  jnunei 
pefcint ,  fiifïblc  que  j'appelle  Or  ,  cft  mûllér,ble  ,    ou  non; 
laquelle  expérience  de  quelque  manière  c^u'ellc  reùlîifle 

fur 


Des  Moyens  d'augmenter  nôtre  Connoijfance.  Liv.  IV.  831 
fur  le  Corps  particulier  que  j'examine  ,    ne  me  rend  pas    Chap, 
certain  qu'il  en  eft  de  même  dans  tout  autre  Corps  jaune,      XII. 
pefant,  fufible,  excepté  celui  fur  qui  j'ai  fait  l'épreuve. 
Parce  que  ce  n'eft  point  une  conféquence  qui  découle,  en 
aucune  manière,  de  mon  Idée  complexe  j  la  néceflîté  ou 
l'incompatibilité  de  la  malléabilité  n'ayant  aucune  conne- 
xion vilible  avec  la  combinaifon  de  cette  couleur,  de  cet- 
te pefanteur,  de  cette  fiifibilité  dans  aucun  Corps.     Ce 
que  je  viens  de  dire  ici  de  l'elTence  nominale  de  l'Or,  en 
fuppofant  qu'elle  confifte  en  un  Corps  d'une  telle  cou- 
leur déterminée ,  d'une  telle  pefanteur  Se  fufibilité ,  fe  trou- 
vera véritable,  li  l'on  y  ajoute  la  malléabilité  ,  la  fixité, 
&  la  capacité  d'être  difîbut  dans  l'Eau  Régale.     Les  rai- 
fonnemens  que  nous  déduirons  de  ces  Idées  ne  nous  fer- 
viront  pas  beaucoup  à  découvrir   certainement  d'autres 
Proprictez  dans  les  Mafîés  de  matière  où  l'on  peut  trou- 
ver toutes  celles-ci.     Parce  que  les  autres  propriétez  de 
ces  Corps  ne  dépendant  point  de  ces  dernières,  mais  d'une 
eflénce  réelle  inconnue  ,   d'où  celles-ci  dépendent  aullî , 
nous  ne  pouvons  point   les  découvrir   par   leur  moyen. 
Nous  ne  faurions  aller  au  delà  de  ce  que  les  Idées  fimples 
de  nôtre  eflénce  nominale  peuvent  nous  faire  connoître, 
ce  qui  n'eft  guère  au  delà  d'elles-mêmes  ;    fie  par  confé- 
quent,  ces  Idées  ne  peuvent  nous  fournir  qu'un  très-petit 
nombre  de  véntez  certaines,  univerfelles,  &  utiles.    Car 
ayant  trouvé  pur  expérience  que  cette  pièce  particulière 
de  Matière  eft  malléable  aullî  bien  que  toutes  les  autres  de 
cette  couleur,  de  cette  pefanteur,  &  de  cette  fufibilité ^ 
dont  j'aye  jamais  fait  l'épreuve,  peut-être  qu'à  préfent  la 
^rtZ/c'^^/Z/Zf' fait  aulîi  une  partie  de  mon  Idée  complexe, 
une  partie  de  mon  eflénce  nominale  de  l'Or.     Mais  quoy 
que  par  là  je  fallé  entrer  dans  mon  idée  complexe  à  laquel- 
le j'attache  le  nom  d'Or,  plus  d'idées  fimples  qu'aupara- 
vant, cependant  comme  cette  idée  ne  renferme  pas  l'ef- 
fence  réelle  d'aucune  Efpèce  de  Corps  ,   elle  ne  me  fert 
point  à  connoitre  certainernent  le  refte  des  propriétez  de 
ce  Corps ,  qu'autant  que  ces  propriétez  ont  une  conne- 

xioQ. 


832       Des  Moyens  d'augmenter  nôtre  Connoijfance. 
Chap-    xion  vinble  avec  quelques-unes  des  idées  ou  avec  toutes 
XII.       les  idées  fi mples  qui  conftituent  mon  Eflence  nominale: 
je  dis  connoître  certainement,   car  peut-être  qu'elle  peut 
nous  aider  à  imaginer  par  conjecture  quelque  autre  Pro- 
priété.    Par  exemple,  je  ne  faurois  être  certain  par  l'idée 
complexe  de  l'Or  que  je  viens  de  propofer,  fi  l'Or  eft  fixe 
ou  non,  parce  que  ne  pouvant  découvrir  aucune  conne- 
xion ou  incompatibilité  nécefl'aire  entre  l'idée  complexe 
d'un  Qor^s  jaune ,  pefant ,  fnjïble  &:  malléable ,   entre  ces 
Qiialitez,  dis-je,  Se  celles  de  \z.  fixité  y    de  forte  que  je 
puifl'e  connoître  certainement ,   que  dans  quelque  Corps 
que  fe  trouvent  ces  Qualitez-là,  il  foit  afluré  que  la  fixité 
y  eft  auilî.     Pour  parvenir  à  une  entière  certitude  fiir  ce 
point ,  je  dois  encore  recourir  à  l'Expérience  -,    6c  aufll 
loin  qu'elle  s'étend,  je  puis  avoir  une  connoiflance  cer- 
taine, ôc  non  au  delà. 
Ceb peut  nous        g    jq    Je  ne  nie  pas  qu'un  homme  accoutumé  à  faire 
lommodiuz,    des  Expétienccs  raifonnables  6c  régulières  ne  foit  capable 
&  non  une  con-  ^e  pénétrer  plus  avant  dans  la  nature  des  Corps ,   ôc  de 
auce  geiie-  ^^j-j^^j.  jç^  conjedturcs  plus  juftcs  fur  leurs  propriétez  en- 
core inconnues ,  qu'une  perfonne  qui  n'a  jamais  fongé  à 
examiner  ces  Corps  ;  mais  pourtant  ce  n'eft  ,  comme  j'ai 
déjà  dit,  que  jugement  6c  opinion,  6c  non  Connoiflance 
6c  certitude.     Cette  voye  d'acquérir  de  la  connoiflTance 
fur  le  fujet  des  Subllances  6c  de  l'augmenter  par  le  feul  fe- 
cours  de  l'Expérience  6c  de  l'Hiftoire  ,    qui  eft  tout  ce 
que  nous  pouvons  obtenir  de  la  foiblefle  de  nos  Facultez 
dans  l'état  de  médiocrité  où  elles  fe  trouvent  dans  cette 
vici  cela,  dis-je,  me  fait  croire  que  la  Phyfique  n'eft  pas 
capable  de  devenir  une  Science  entre  nos  mains.  Je  m'ima- 
gine que  nous  ne   pouvons  arriver  qu'à  une  fort  petite 
connoifl^ance  générale  touchant  les  Efpcces  des  Corps  6c 
leurs  différentes  propriétez.     Qiiant  aux  Expériences  ^ 
aux  Obfervations  Hiftoriques ,   elles  peuvent  nous  fervir 
par  rapport  à  la  commodité  6c  à  la  fanté  de  nos  Corps, 
&:  par  là  augmenter  le  fonds  des  commoditez  de  la  vie, 
mais  je  doute  que  nos  talcns    aillent  au  delà  ,    6c  je 

m'ima- 


1101 

lalc 


Des  Moyens d'atigmenternotreConnoiJSance.  Liv.IV.  855 
m'imagine  que  nos  Facilitez  font  incapables  d'étendre    Chaf. 
plus  loin  nos  Connoiflances.  XII. 

Ç.   II.  Il  eft  naturel  de  conclurre  de  là,  que,  puifque  Nous  fommcs 

•'t^         ,  r  i-r      c  c  •        A- r  raitîpour  culii- 

nos  tacultez  ne  iont  pas  dilpolees  pour  nous  raire  clilcer-  vcricsConnoif- 
ner  la  fabrique  intérieure  &  les  effences  réelles  des  Corps,  f«ii«s  Morales, 
quoy   qu'elles  nous  découvrent  évidemirent  l'exiftence  ce'iiaLs"!  cette 
d'un  Dieu,  &:  qu'elles  nous  donnent  une  affez  grande  vie. 
connoiflance  de  nous-mêmes  pour  nous  inftruire  de  nos 
Devoirs  &:  de  nos  plus  grands  intérêts ,  il  nous  iléroit  bien, 
en  qualité  de  Créatures  raifonnables,  d'appliquer  ces  Fa- 
cultez  dont  Dieu  nous  a  enrichis  ,   aux  chofes  auxquelles 
elles  font  le  plus  propres,  ôc  de  fuivre  la  direction  de  la 
Nature,  où  il  femble  qu'elle  veut  nous  conduire.    Il  eft, 
dis-je,  raifonnable  de  conclurre  de  là  que  nôtre  véritable 
occupation  coniifte  dans  ces  recherches  &  dans  cette  efpé- 
ce  de  connoiflance  qui  eft  la  plus  proportionnée  à  nôtre 
capacité  naturelle  8c  d'oii  dépend  nôtre  plus  grand  inté- 
rêt, je  veux  dire  nôtre  condition  dans  l'éternité.  Je  croy 
donc  être  en  droit  d'inférer  de  là  ,    que  la  Morale  eji  la 
propre  fcience  ô"  lO'  grande  affaire  des  hommes  en  général  i 
qui  font  intereffez  à  chercher  le  fouverain  Bien  ,   &  qui 
font  propres  à  cette  recherche,  comme  d'autre  part  diffé- 
rens  Arts  qui  regardent  différentes  parties  de  la  Natu- 
re, font  le  partage  &  le  talent  des  Particuliers  ,    qui  doi- 
vent s'y  appliquer  pour  l'ufage  ordinaire  de  la  vie  &  pour 
leur  propre  fubfiftance  dans  ce  Monde.     Pour  voir  d'une 
manière  inconteftable  de  quelle  conféquence  peut   être 
pour  la  vie  humaine  la  découverte  &  les  propriétez  d'un 
feul  Corps  naturel  ,    il  ne  faut  que  jetter  les  yeux  fur  le 
vafte  Continent  de  VAmcricjue  ,    où  l'ignorance  des  Arts 
les  plus  utiles  ,    &  le  défaut  de  la  plus  grande  partie  des 
commoditez  de  la  vie,  dans  un  Pais  où  la  Nature  a  ré. 
pandu  abondamment  toutes  fortes  de  biens,  viennent,  je 
penfe  ,    de  ce  que  ces  Peuples  ignoroient  ce  qu'on  peut 
trouver  dans  une  Pierre  fort  commune  &:  très-peu  eftimée, 
je  veux  dire  le  Fer.    Et  quelle  que  foit  l'idée  que  nous  a- 
vons  de  la  beauté  de  nôtre  génie  ou  de  la  perfe£tion  de 
Nnnnn  nos 


8^4        ^^^  Moyens  à'avgmenîcr  nôtre  Connoijfance. 
Ch  AP.    nos  Lumières  dans  cet  endroit  de  la  Terre  où  laConnoif- 
XII.      lance  &:  l'Abondance  femblent  fe  difputer  le  premier  rang, 
cependant  quiconque  voudra  prendre  la  peine  de  conft- 
dererlachofe  de  près  ,fera  convaincu  que  fil'ufage  du  Fer 
étoit  perdu  parmi  nous  ,    nous  ferions  en  peu  de  fiécles 
inévitablement  réduits  à  la  néceflîté  Se  à  l'ignorance  des 
anciens  Sauvages  de  V Amérique  ,  dont  les  talens  naturels 
&  les  providons  néceflaires  à  la  vie  ne  font  pas  moins  con- 
fiderables  que  parmi  les  Nations  les  plus  florifTiunes  &:les 
plus  polies.    De  forte  que  celui  qui  a  le  premier  fliit  con- 
noitre  l'ufage  de  ce  feul  Métal  dont  on  fait  fi  peu  de  cas, 
peut  être  juftenient  appelle  le  Père  des  Arts  6c  l'Auteur 
de  l'Abondance. 
Kous devons  §.   12.  Je  ne  voudrois  pourtant  pas  qu'on  crut  que  je 

d^Hypodicfcs  n^éprife  ou  que  je  diffuade  l'étude  de  la  Nature.    Je  con- 
&  des  faux      viens  fans  peine  que  la  contemplation  de  fes  Ouvrages 
Principes.         j^q^j  douue  fujct  d'admirer  ,  d'adorer  Se  de  glorifier  leur 
Auteur ,  &"  que  fi  cette  étude  eft  dirigée  comme  il  faut , 
elle  peut  être  d'une  plus  grande  utilité  au  Genre  Humain 
que  les  Monumens  de  la  plus  infignc  Charité  ,   qui  ont 
été  élevez  à  grands  frais  par  les  Fondateurs  des  Hôpi- 
taux.    Celui  qui  inventa  l'Imprimerie  ,    qui  découvrit 
l'ufage  de  la  BouflolcjOu  qui  fit  connoitre  publiquement 
la  vertu  6c  le  véritable  ufage  du  ^hiinquina  a  plus  con- 
tribué à  la  propagation  de  la  Connoiflance  ,    à  l'avance- 
ment des  commoditez  utiles  à  la  vie,  5c  a  fauve  plus  de 
gens  du  tombeau  que  ceux  qui  ont  bâti  des  Collèges, des 
♦Cemotfigni-  *  Manufactures  £c  des  Hôpitaux.     Tout  ce  que  je  pré- 
r'^'"rav^ÎMe°"  ^^^^  dire,  c'efl:  que  nous  ne  devons  pas  être  trop  prompts 
\oy.  le  Diction,  à  nous  figurcr  que  nous  avons  acquis  ou  que  nous  pou- 
naire  deiAca-  yg^s  acQucrir  dc  la  Connoiflance  oii  il  n'y  a  aucune  con- 
AiuAdJuions,  noiliance  a  eiperer,  ou  bien  par  des  voyes  qui  ne  peuvent 
Eiiition  dtHoi-  nous  y  conduire  6c  que  nous  ne  devrioiis  pas  prendre  des 
^  ''  Syftêmes  douteux  pour  des  Sciences  complettes  ,   ni  des 

notions  inintelligibles  pour  des  démonilrations  parfaites. 
Sur  la  connoiflance  des  Corps  nous  devons  nous  conten- 
ter de  tirer  ce  que  nous  pouvons  des  Expériences  particu- 
lières 1 


Des  Moyens  d^augmmternotreConnoiJ^ance.  Liv.IV.  855 

liéres  ;  puifque  nous  ne  faurions  former  un  Syftême  corn-  C  h  a  p. 
plct  fur  la  découverte  de  leurs  eflences  réelles  8c  raffem-  XII. 
bkr  en  un  tas  la  nature  ôc  les  propriétez  de  toute  l'Efpé- 
ce.  Lorfque  nos  recherches  roulent  fur  une  cocxiftence 
ou  une  impoflibilité  decoëxifter  que  nous  ne  faurions  dé- 
couvrir par  la  confideration  de  nos  ^dées, il  faut  que  l'Ex- 
périence ,  les  Obfervations  &  l'Hiftoire  Naturelle  nous 
faflént  entrer  en  détail  fie  par  le  fecours  de  nos  Sens  dans 
la  connoifîance  des  Subftances  Corporelles.  Nous  de- 
vons ,  dis-je  ,  acquérir  la  connoiflance  des  Corps  par  le 
moyen  de  nos  Sens ,  diverfement  occupez  à  obferver  leurs 
Qiialitez  ,  &  les  différentes  manières  dont  ils  opèrent  l'un 
fur  l'autre,  Qiiant  aux  Efprits  feparez  nous  ne  devons  ef- 
pérer  d'en  favoir  que  ce  que  la  Révélation  nous  en  enfei- 
gne.  Qui  confiderera  combien  les  Maximes  générales  ,  les 
Principes  avances  gratuitement ,  e^  les  Hypothefes  faites  à 
flaijir  ont  peufervi  a  avancer  la  véritable  Connoijfance ,  Se 
z  fatisfaire  les  gens  raifonnables  dans  les  recherches, qu'ils 
ont  voulu  faire  pour  étendre  leurs  lumières  ;  combien 
l'application  qu'on  en  a  fait  dans  cette  veûé  ,  a  peu  con- 
tribué pendant  plufieurs  fiécles  de  fuite  ,  à  avancer  les 
hommes  dans  la  connoiflance  de  la  Phyfique  ,  n'aura  pas 
de  peine  de  reconnoître  que  nous  avons  fujet  de  remercier 
ceux  qui  dans  ce  dernier  flecle  ont  pris  une  autre  route, 
fie  nous  ont  tracé  un  chemin ,  qui ,  s'il  ne  conduit  pas  (i 
aifément  à  une  dofte  Ignorance  mène  plus  fùrement  à  des 
Connoiflances  utiles. 

§.  15.  Ce  n'eft  pas  que  pour  expliquer  des  Phénome-  Véritable  ufage 
nés  de' la  Nature  nous  ne  puiffions  nous  fcrvir  de  quelque  "^"^^potl^î'"- 
Hypothefe  probable,  quelle  qu'elle  foitj  caries  Hypo- 
thefes  qui  font  bien  faites  font  au  moins  d'un  grand  fecours 
à  la  Mémoire ,  6c  nous  conduifent  quelquefois  à  de  nou- 
velles découvertes.  Ce  que  je  veux  dire  ,  c'eil  que  nous 
n'en  devons  embrafl'er  aucune  trop  promptement  Çce  que 
l'Efprit  de  l'Homme  eft  fort  porté  à  faire  parce  qu'il  vou- 
droit  toujours  péuétrer  dans  les  Caufes  des  chofes Savoir 
les  Principes  fur  lefquels  il  pût  s'appuyer}  jufqu'à  ce  que 
Nnnnn  2  nous 


836        Des  Moyens  d'augmenter  notre  Connoiffance. 
Chap.   nous  ayons  exactement  examine  les  cas  particuliers,  & 
XII.      fait  plufieurs  expériences  dans  la  chofe  que  nous  voudrions 
expliquer  par  le  fecours  de  nôtre  Hypothefe,  6c  que  nous 
ayions  vu  H  elle  conviendra  à  tous  ces  cas  ;  fi  nos  Princi- 
pes s'étendent  à  tous  les  Phénomènes  de  la  Nature,  èc  ne 
font  pas  au  (11  incompatibles  avec  l'un,  qu'ils  femblentpro- 
pres  à  expliquer  l'autre.     Et  enfin  ,  nous  devons  prendre 
garde,  que  le  nom  de  Principe  ne  nous  fafle  illufion  ,   & 
ne  nous  impofe  en  nous  faifant  recevoir  comme  une  véri- 
té inconteftable  ce  qui  n'eft  tout  au  plus  qu'une  conjeiStu- 
re  fort  incertaine  ,   telles  que  font  la  plupart  des  Hypo- 
thefes  qu'on  fait  dans  la  Phyfique  ,  j'ai  penfé  dire  toutes 
fans  exception. 
Avoir  des  Idées      §.   j^.  Mais  foit  quc  la  Pliyfique  foit  capable  de  cer- 
a«  a^xc'dw"'  titude  ou  non ,  il  me  femble  que  voici  en  abrégé  les  deux 
noms  fixes  &   nioyens  d'étendre  nôtre  Connoifl'ance  autant  que  nous  fom- 
trouverd-autres         capables  de  le  faire. 

Idées  qui  l'Uif-  r  ,      .  '    ■         '      jw,    /?        j 

fcnc  mon-  I.    Le  premier  elt  a  acquérir  o'  a  établir  dans  notre 

trerieur  couve-  £fpyi{.  ^gs  Idécs  déterminées  des  chofe  s  dont  nous  avons  des 

iiance  ou  leur       -^ '  ,     ,  r         ■  r  j  J     ^      ^  ii 

difconvenaiice ,  noms  gcueraux  Oft  ipecifiqucs ,  ou  du  moins  de  toutes  celles 
ce  font  les  mo-  qi(g  ^qjis  voulons  coujïdérer  ,  ^  fur  lefqvelles  mus  l'oulons 
nos  ConnoH:^  raifomier  &  augmenter  notre  Connotjjance.  Que  fi  ce  font 
fances.  dcs  Idées  fpécifiques  de  Subftances  ,   nous  devons  tacher 

de  les  rendre  aufli  complètes  que  nous  pouvons  ;  par  où 
j'entens  c[ue  nous  devons  réunir  autant  d'Idées  fimplcs  qui 
paroiflant  exiflcr  conftamment  enfemble  peuvent  parfai- 
tement déterminer  VE/péce-,  &z  chacune  de  ces  Idées  fim- 
ples  qui  conftituent  nôtre  Idée  complexe  ,  doit  être  clai- 
re &c  diftinfte  dans  nôtre  Efprit.  Car  comme  il  eft  vifible 
que  nôtre  Connoiflance  ne  fauroit  s'étendre  au  delà  de  nos 
Idées,  jufqu'où  elles  font  imparfaites ,  çonfufcs  ou  obf- 
cures  ,  nous  ne  pouvons  efpérer  d'avoir  une  connoifTance 
certaine,  parfaite  ou  évidente. 

II.  Le  fécond  moyen  c'eft  Vart  de  trouver  des  Idées 
moyennes  qui  nous  puijjetit  faire  voir  la  convenance  ou  l'm- 
compatfbtlité  des  autres  Idées  qu'on  ne  petif  comparer  immé- 
diatement. 

§•  15- 


Des  Moyens d'angmentermîreConnciJJ'ance.  Liv.  IV.  837 
§.   15.  Que  ce  foit  en  mettant  ces  deux  moyens  en  pra-    C  h  a  p. 
tique  8c  non  en  fe  repofimt  fur  des  Maximes  &  en  tirant      XII. 
des  conféquences  de  quelques Propofitions générales, quel-"  Mathema- 
confifte  la  véritable  méthode  d'avancer  nôtre  Connoiflan-  '"'""  "'  !°'" 

\i>'ii  11*1  iiy->  ""  exemple. 

ce  a  1  égard  des  autres  Modes ,  outre  ceux  de  la  Giuantiîe\ 
c'eft  ce  qui  paroîtra  aifément  à  quiconque  fera  reflexion 
fur  la  connoifTance  qu'on  acquiert  dans  les  Mathémati- 
ques} où  nous  trouverons  premièrement,  que  quiconque 
n'a  pas  une  idée  claire  &  parfaite  des  Angles  ou  des  Figu- 
res fur  quoy  il  defire  de  connoître  quelque chofe,  eft dès- 
là  entièrement  incapable  d'aucune  connoilfance  fur  leur 
fujet.     Suppofez  qu'un  homme  n'ait  pas  une  idée  exa£te 
&  parfciite  d'un  Angle  droit ,  d'un  Scaiene  ou  d'un  Trapè- 
ze ,    il  eft  hors  de  doute  qu'il  fe  tourmentera  en  vain  à 
former  quelque  Démonftration  fur  le  fujet  de  ces  figures. 
D'ailleurs,  il  eft  évident  que  ce  n'eft  pas  l'influence  de  ces 
Alaximes  qu'on  prend  pour  Principes  dans  les  Mathéma- 
tiques ,  qui  a  conduit  les  Maîtres  de  cette  Science  dans 
les  découvertes  étonnantes  qu'ils  y  ont  faites.  Qti'un  hom- 
me de  bon  fens  vienne  à  connoître  auilî  parfaitement  qu'il 
eft  poflible, toutes  ces  Maximes  dont  on  fe  fert  également 
dans  les  Mathématiques  ;    qu'il  en  confidere  l'étendue  & 
les  conféquences  tant  qu'il  voudra  ,  je  croy  qu'à  peine  il 
pourra  jamais  venir  à  connoître  par  leur  iczowxs^&nedans 
un  Triangle  reEîangle  le  quarré  de  l'Hypoteniife  eft  égal  au 
qiiarré  des  deux  autres  cotez.    La  connoiflance  de  ces  Ma- 
ximes ,   Le  Tout  eft  plus  grand  que  tontes  fes  parties ,  &:  , 
Si  de  chofes  égales  vous  en  ôtez  des  chofes  égales  ,    le  refie 
fera  égal  y  ne  l'aideroient  pas,  je  penfc,  à  démontrer  cet- 
te Propofition  j  &  je  m'imagine  qu'un  homme  pourroit 
ruminer  long-temps  ces  Axiomes  fans  voir  jamais  plus  clair 
dans  les  Veritez  Mathématiques.    C'eft  en  appliquant  fes 
penfées  d'une  tout  autre  manière  qu'on  les  a  découvertes. 
L'Efprit  a  eu  devant  luy  des  objets  oc  des  veûës  bien  dif- 
férentes de  ces  Maximes ,  lorfqu'il  a  commencé  d'acqué- 
rir la  connoiflance  de  ces  fortes  de  Veritez  dans  les  Mathé- 
matiques que  des  gens  à  qui  ces  Axiomes  ne  font  pas  in- 
Nnnnn  3  connus 3, 


8^8  Autres  Confiàerations 

C  H  A  p.  connus ,  mais  qui  ignorent  la  méthode  de  ceux  qui  ont 
XII.  trouvé  les  premiers  ces  Démonftrations  ,  ne  fauroient  ja- 
mais aflcz  admirer.  Et  qui  fait  li  pour  étendre  nos  Con- 
noi fiances  dans  les  autres  Sciences  ,  on  n'inventera  point 
un  jour  quelque  Méthode  qui  foit  du  même  ulage  que 
V Algèbre  dans  les  Mathématiques  ,  par  le  moyen  de  la- 
quelle on  trouve  fi  promptement  des  Idées  de  Quantité 
pour  en  mefurer  d'autres  jdont  nous  ne  pourrions connoî- 
tre  autrement  l'égalité  ou  la  proportion  qu'avec  une  ex- 
trême peine  ,  ou  que  nous  ne  connoîtrions  peut-être  ja- 
mais ? 


CHAPITRE     XIII. 

C  H  A  p.  Autres  Confiàerations  fur  nôtre  Connotjfance. 

KôtrcConnoir-§.   I-   "V  7  ô  T  R  E  Connoiflancc  a  beaucoup  de  confor- 
("ancecftcnpr-  [^    mile  avcc  nôtre  Veùë  par  cet  endroit  aufli 

en  partie  volon-  ^icn  qu  en  d  auti'cs  choies  ,    c  elt  qu  elle  n  elt  ni  entiere- 
tairc.  ment  néceflaire, ni  entièrement  volontaire.  Si  nôtre Con- 

noifilance  étoit  tout-à-fait  néceilaire  ,  non  feulement  tou- 
te la  connoiflancc  des  hommes  feroit  égale  ,  mais  encore 
chaque  homme  connoîtroit  tout  ce  qui  pourroit  être  con- 
nu ;  &c  fi  elle  étoit  entièrement  volontaire,  il  y  a  des  gens 
qui  y  attachent  fi  peu  leur  Efprit  ,  ou  qui  en  font  fi  peu 
de  cas ,  qu'ils  en  auroient  très-peu  ou  n'en  auroient  abfo- 
lunient  point.  Les  hommes  qui  ont  des  Sens, ne  peuvent 
que  recevoir  quelques  Idées  par  leur  moyen  j  Se  s'ils  ont 
la  faculté  de  dift:inguer  les  (objets  ,  ils  ne  peuvent  qu'ap- 
percevoir  la  convenance  ou  la  difconvenance  que  quel- 
ques-unes de  ces  Idées  ont  entr'elles  j  tout  de  même  que 
celui  qui  a  des  yeux  ,  s'il  veut  les  ouvrir  en  plein  jour , 
ne  peut  que  voir  quelques  Objets  &:  reconnoître  de  la  dif- 
férence entr'eux.  Mais  quoy  qu'un  homme  qui  a  les  yeux 
ouverts  à  la  Lumière,  ne  puiflc  éviter  de  voir,  il  y  a  pour- 
tant certains  Objets  vers  lefquels  il  dépend  de  luy  de  tour- 
ner 


furnôtre  Connoijfance.    Liv.  IV.  839 

ner  les  yeux ,  s'il  veut.     Par  exemple  ,  il  peut  avoir  à  fa    C  h  a  p. 
difpofition  un  Livre  qui  contienne  des  Peintures  6c  des     XIII. 
Difcours  ,   capables  de  luy  plairre  &  de  l'inftruire  ,   mais 
il  peut  n'avoir  jamais  envie  de  l'ouvrir  ,  &  ne  prendre  ja- 
mais la  peine  d'y  jetter  les  yeux  defliis. 

§.  2.  Une  autre  chofe  qui  ell:  au  pouvoir  d'un  homme,  L'application 
c'eft  qu'encore  qu'il  tourne  quelquefois  les  yeux  vers  un  maiwioùTcoi; 
certain  objet  ,   il  eft  pourtant  en  liberté  de  le  confiderer  «oiiTons  les 
curieufement  &  de  s'attacher  avec  une  extrême  applica-'^M°^'>''^°'^'"' 

V  ri  1  ^  '^       .      elles  loiK,  & 

non  a  y  remarquer  exactement  tout  ce  qu  on  y  peut  voir,  noncommcii 
Mais  du  refte  il  ne  peut  voir  ce  qu'il  voit ,  autrement  qu'il  °°"^  P'*"-^- 
ne  fait.  11  ne  dépend  point  de  fa  Volonté  de  voir  noir 
ce  qui  luy  ^nxoizjamiCi  ni  de  fe  perfuader  que  ce  qui  i'é- 
chauffe  actuellement ,  eil  froid.  La  Terre  ne  luy  paroî- 
tra  pas  ornée  de  Fleurs  ni  les  Champs  couverts  de  verdure 
toutes  les  fois  qu'il  le  fouhaitcra  -,  6c  fi  pendant  l'hyvcr  il 
vient  à  regarder  la  campagne ,  il  ne  peut  s'empêcher  de  la 
voir  couverte  de  gelée  blanche.  Il  en  eft  juftement  de 
même  à  l'égard  de  nôtre  Entendement  )  tout  ce  qu'il  y  a 
de  volontaire  dans  nôtre  Connoiflancc,  c'eft  d'appliquer 
quelques-unes  de  nos  Facultcz  à  telle  ou  a  telle  efpéce 
d'Objets,  ou  de  les  en  éloigner,  &  de  confiderer  ces  Ob- 
jets avec  plus  ou  moins  d'exactitude.  Mais  ces  Facultez 
une  fois  appliquées  à  cette  contemplation  ,  nôtre  Volon- 
té n'a  plus  la  puiflance  de  déterminer  la  Connoiffance  de 
l'Efprit  d'une  manière  ou  d'autre.  Cet  effet  eft  unique- 
ment produit  par  les  Objets  mêmes,  jufqu'où  ils  font  clai- 
rement découverts.  C'eftpourquoy  tant  que  les  Sens  d'u- 
ne Perfonne  font  affedez  par  des  Objets  extérieurs  ,  juf- 
que-là  fon  Efprit  ne  peut  que  recevoir  les  idées  qui  luy 
font  prefentes  par  ce  moyen ,  &  être  alfûré  de  l'exiftence 
de  quelque  chofe  qui  eft  hors  de  luyj  ôc  tant  quelespen- 
fées  des  hommes  iont  appliquées  à  confiderer  leurs  pro- 
pres idées  déterminées,  ils  ne  peuvent  qu'obferver en  quel- 
que degré  la  convenance  Se  la  difconvenance  qui  fe  peut 
trouver  entre  quelques-unes  de  ces  Idées, ce  qui  jufque-là 
eft  vrayement  Connoilîance  j  ^  s'ils  ont  des  noms  pour 

di... 


84.0       Autres  Confideraîions  fur  notre  Connoijfance. 

C  H  A  p.  défigner  les  idées  qu'ils  ont  ainfi  confiderées  ,  ils  ne  peu- 
XIII.  vent  qu'être  ailurez  de  la  vérité  des  Propofitions  qui  ex- 
priment la  convenance  ou  la  difconvenance  qu'ils  apper- 
coivent  entre  ces  Idées,  6c  être  certainement  convaincus 
de  ces  Veritez.  Car  un  homme  ne  peut  s'empêcher  de 
voir  ce  qu'il  voit ,  ni  éviter  de  connoître  qu'il  apperçoit 
ce  qu'il  apperçoit. 

Exemple  dans       S    2.  Ainll ,  cclui  oui  a  acouis  Ics  idécs  des  Nombres 

ks  Nombres.      ol'-J  j  c. 

&"  a  pris  la  peme  de  comparer ,  un  ,  deux  ,  ce  trois  avec 
Jïx  ne  peut  s'empêcher  de  connoitre  qu'ils  font  égaux. 
Celui  qui  a  acquis  l'idée  d'un  Triangle  ,    6c  a  trouvé  le 
moyen  de  mefurer  fes  Angles  6c  leur  grandeur  ,  eft  afsùré 
que  fes  trois  Angles  font  égaux  à  deux  Droits  ,  ôc  il  n'en 
peut  non  plus  douter  que  de  la  vérité  de  cette  Propofition, 
Il  cjl  impojjible  qu'une  chofe  foit  éf  »e  foit  pas. 
Erdjiisia  RcK-        De  même,   celui  qui  a  l'idée  d'un  Etre  Intelligent, 
giou naturelle.  y^^\^  foible  &:  fragile,  formé  par  un  autre  dont  il  dépend, 
qui  eft  éternel ,  tout-puiffant  ,  parfaitement  fage  àc  par- 
faitement bon ,  connoîtra  au fli  certainement  que  l'Hom- 
me doit  honorer  Dieu,  le  craindre  6c  luy  obéir  ,   qu'il 
eft  afsûré  que  le  Soleil  luit  quand  il  le  voit  aftuellement. 
Car  s'il  a  feulement  dans  fon  Efprit  des  idées  de  ces  deux 
fortes  d'Etres,  6c qu'il  veuille  s'appliquer  à  les  confiderer, 
il  trouvera  aufli  certainement  que  l'Etre  inférieur,  fini  6c 
dépendant  eft  dans  l'obligation  d'obeïr  à  l'Etre  fupérieur 
6c  infini,  qu'il  eft  certain  de  trouver  que  trois ,  quatre  &c 
fept  font  moins  que  quinze ,  s'il  veut  confiderer  6c  calcu- 
ler ces  Nombres,  6c  il  ne  fauroit  être  plus  afl'ûré  par  un 
temps  ferein  que  le  Soleil  eft  levé  en  plein  Midi ,  s'il  veut 
ouvrir  fes  yeux  6c  les  tourner  du  côté  de  cet  Aftre.    Mais 
pourtant  quelque  certaines  6c  claires  que  foient  ces  veri- 
tez ,    celui  qui  ne  voudra  jamais  prendre  la  peine  d'em- 
ployer fes  Facu!tez  comme  il  devroit,  pour  s'en  inftruire, 
pourra  en  ignorer  quelqu'une,  ou  toutes  enfemble. 


CHA- 


Du  Jugement.    Liv^IV.  841 

CHAPITRE    XIV. 
Du  jugement. 

§.   I.  T    Es  Facilitez  Intelleftuelles  n'ayant  pas  été  feu- Nôtre  Connoif- 
i  j,  lement  données  à  l'homme  pourlafpeculation,  /a"« '^'taut  fort 

„-  1  i-jr-iM  r        ■      t  bornée^  lions  a- 

mais  aulli  pour  la  conduite  de  la  vie ,  1  homme  leroit  dans  vous  befoin  de 
un  trille  état,  s'il  ne  pouvoit  tirer  du  fecours  pour  cette  quelque  autre 
direftion  que  des  chofes  qui  font  fondées  fur  la  certitude  "^  °^' 
d'une  véritable  connoiflance }  car  cette  efpéce  de  connoif- 
fance  étant  reflerrée  dans  des  bornes  fort  étroites  ,   com- 
me nous  avons  déjà  vu  ,   il  fe  trbuveroit  fouvent  dans  de 
parfaites  ténèbres,  èc  tout-à-fait  indéterminé  dans  la  plu- 
part des  aftions  de  fa  vie, s'il  n'avoit  rien  pour  fe  condui- 
re dès  qu'une  Connoiflance  claire.Sc  certaine  viendroit  à 
luy  manquer.     Quiconque  ne  voudra  manger  qu'après  a- 
voir  vu  démonftrativement  qu'une  telle  viande  le  nourri- 
ra, ôc  quiconque  ne  voudra  agir  qu'après  avoir  connu  in- 
failliblement que  l'affaire  qu'il  doit  entreprendre,  fera  fui- 
vie  d'un  heureux  fuccès  ,  n'aura  guère  autre  chofe  à  faire 
qu'à  fe  tenir  en  repos  &  à  périr  en  peu  de  temps. 

§.  2.  C'eftpourquoy  comme  Dieu  a  expofé  certaines  Quel  uiige  ou 
chofes  à  nos  yeux  dans  une  entière  évidence  ,&r  qu'il  nous  ^°^^  ^r"^^  "^^  ^^ 
a  donne  quelques  connoiHances  certaines  ,    quoy  que  re-  nous  fommcs 
duites  à  un  très  petit  nombre,  en  comparaifon  de  tout  ce  '^^'""  Monde. 
que  des  Créatures  Intelleftuelles  peuvent  comprendre,  & 
dont  celles-là  font  apparemment  comme  des  Avant-goûts, 
par  où  il  nous  veut  porter  à  defirerSc  à  rechercher  un  meiU 
leur  état  -,  il  ne  nous  a  fourni  auflî ,  par  rapport  à  la  plus 
grande  partie  des  chofes  qui  regardent  nos  propres  inté- 
rêts, qu'une  lumière  obfcure,  Se  un  flmple  crepufcule  de 
probabilité^  fi  j'ofe  m'exprimer  ainfi  ,   conforme  à  l'état 
de  médiocrité  6c  d'épreuve  où  il  luy  a  plû  de  nous  met- 
tre dans  ce  Monde  -,    afin  de  reprimer  par  là  nôtre  pré- 
fomption  6c  la  confiance  cxceflîve  que  nous  avons  en 
O  o  o  o  o  nous- 


S^t  ,    Du  Jugement. 

Chap.    nous-mêmes,  en  nous  faifant  voir  fenfiblement  par  une 
XIV.       Expérience  journalière  combien  nôtre  Efprit  eft  borné  Se 
fujet  à  l'erreur  i  Vérité  dont  la  conviction  peut  nous  être 
un  avertiflement  continuel  d'employer  les  jours  de  nôtre 
Pèlerinage  à  chercher  &:  à  fuivre  avec  tout  le  foin  6c  tou- 
te l'induftrie  dont  nous  fommes  capables  ,  le  chemin  qui 
peut  nous  conduire  à  un  état  beaucoup  plus  parfait.    Car 
tien  n'eft  plus  raifonnable  que  de  penfer ,  (quand  bien  la 
Révélation  fe  tairoit  fur  cet  article)  que  ,    félon  que  les 
hommes  font  valoir  les  talens  que  Dieu  leur  a  donné  dans 
ce  Monde  ils  recevront  leur  recompenfe  fur  la  fin  du  Jour, 
lorfque  le  Soleil  fera  couché  pour  eux  ,    &c  que  la  Nuit 
aura  terminé  leurs  travaux. 
Le  jugemciu       §.5.    La  Faculté  quc  Dieu  a  donné  à  l'Homme  pour 
fuppiee  au  de-  fjjppjéer  au  défaut  d'une  Connoifîance  claire  le  certaine 

faut  de  la  Cou-    ,^^^  ,    ,,  ,,    ,  .  .    ,-1    1      .-v 

noifiance.        dans  dcs  cas  OU  1  on  ne  peut  1  obtenir ,  c eit  le  Jugement, 
par  OLi  r Efprit  fuppofe  que  fes  Idées  conviennent  ou  dif- 
convienncnt  ,  ou  ce  qui  cft  la  même  chofe  ,  qu'une  Pro* 
pofition  eft  vraye  ou  fliuflc,  fans  appercevoir  une  évident 
ce  démonftrative  dans  les  preuves.    L'Efprit  met  fouvent 
en  ufage  ce  Jugement  par  nécelllté  ,   dans  des  rencontres 
où  l'on  ne  peut  avoir  des  preuves  démonftratives  &  une 
connoiffance  certaine,  &  quelquefois  aulli  il  y  a  recours 
par  négligence  ,  faute  d'addreflc  ,  ou  par  précipitation, 
lors  même  qu'on  peut  trouver  des  preuves  démonftratives 
&  certaines.     Souvent  les  hommes  ne  s'arrêtent  pas  pour 
examiner  avec  foin  la  convenance  ou  la  difconvenance  de 
deux  Idées  qu'ils  fouhaitcnt  ou  qu'ils  font  intereficz  de 
connoîtrCj  mais  incapables  de  ce  degré  d'attention    qui 
eft  requis  dans  une  longue  fuite  de  gradations,  ou  de  dif- 
férer quelque  temps  à  fe  déterminer,    ils  jettent  légère- 
ment les  yeux  deifus,  ou  négligent  entièrement  d'en  cher- 
cher les  preuves  j   8c  ainfi  lans  découvrir  la  Dëçjpnftra- 
tion,  ils  décident  de. la  convenance  ou  delà  difconvenan- 
ce de  deux  Idées  à  veùë  de  pais ,   fi  j'ofe  ainfi  dire  ,  Se 
comme  elles  paroificnt  confiderées  en  éloignemcnt ,  fup- 
pofant  qu'elles  couvicnneni  ou difconvicnnentjl'c.lon  qu'il 

kur 


I 


De  la  Probabilité.     L  i  v.  IV.  84,3 

leur  paroît  plus  vraifemblable  ,  après  un  fi  léger  examen.  C  h  a  p. 
Lorfque  cette  Faculté  s'exerce  immédiatement  fur  les  XIV. 
chofes ,  on  la  nomme  Jugement  5  oc  lorfqu'elle  roule  fur 
des  veritez  exprimées  par  des  paroles ,  on  l'appelle  plus 
communément  Ajfentiment  ou  Dijjentiment  ;  &  comme 
c'eft  là  la  voye  la  plus  ordinaire  dont  l'Efprit  a  occafion 
d'employer  cette  Faculté  ,  j'en  parlerai  fous  ces  noms-là 
comme  moins  fujets  à  équivoque  dans  nôtre  Langue. 

§.  4.  Ainfi  l'Efprit  a  deux  Facultez  qui  s'exercent  fur  Le  jugement 
la  Vérité  &  fur  la  Fauifeté.  fum?' tlks 

La  première  eit  la  Connoiffance  par  où  l'Efprit  apper-  chofes  font  du- 
çoit  certainement  ,  Se  eft  indubitablement  convaincu  de '«^fc^^ine  ma- 
la  convenance  eu  de  la  difconvenance  qui  eft  entre  deux  ""^^^'  ^'"  ^'^' 
Idées. 

La  féconde  eft  le  Jugement  qui  confifte  à  joindre  des 
Idées  dans  l'Efprit,  ou  à  les  feparer  l'une  de  l'autre,  lorf- 
qu'on  ne  voit  pas  qu'il  y  ait  entr'elles  une  certaine  con- 
venance ou  difconvenance  ,  mais  qu'on  le  fréfume  ,  c'eft 
à  dire  félon  ce  qu'emporte  ce  mot,  lorfqu'on  le  prend  mnCi 
avant  qu'il  paroiffe  certainement.  Et  fi  l'Efprit  unit  ou 
fepare  les  Idées  ,  félon  qu'elles  font  dans  la  réalité  des 
chofes ,  c'eft  un  Jugement  droit. 


percevoir  cec- 
lainemciit. 


CHAPITRE    XV. 


r' 


De  la  Probabilité'.  C  h  a  p. 

XV. 

Omme  la  Démonftration  confifte  à  montrer  la  La  Probabilité 
(Convenance  ou  la  difconvenance  de  deux  Idées,  j*^,  ''^PP^^^"" 

,,.  u  11,-  •  deuconvenan- 

par  1  intervention  d  une  ou  de  pluiieurs  preuves  qui  ont  ce  fur  des  preu- 
entr'elles  une  liaifon  conftante,  immuable,  &  vifible  jde  ^"^"'  "'^ |°"' 
même  la  Probabilité  n'eft  autre   chofe  que  l'apparence  ^^^  '"  ^  '  ^^' 
d'une  telle  convenance  ou  difconvenance  par  l'interven- 
tion de  preuves  dont  la  connexion  n'eft  point  conftante 
&  immuable,  ou  du  moins  n'eft  pas  apperçue  comme  tel- 
le, mais  eft  ou  paroit  être  ainfi ,  le  plus  fouventj  6c  fufîit 
OoQoo  2  pour 


84*4.  De  la  Probabilité. 

C  H  A  p.  pour  porter  l'Efprit  à  juger  que  la  Propolîtion  eft  vraye 
XV.  ou  fauiïe  plutôt  que  le  contraire.  Par  exemple ,  dans  la  Dé- 
monftration  de  cette  vérité,  L^j  trois  Angles  d'un  Triangle 
font  égaux  a,  deux  Droits  ,  un  homme  apperçoit  la  con- 
nexion certaine  6c  immuable  d'égalité  qui  eft  entre  les 
trois  Angles  d'un  Triangle  ,  6c  les  Idées  moyennes  dont 
on  fe  fert  pour  prouver  leur  égalité  à  deux  Droits  -,  6c 
ainfi,  par  une  connoifTance  intuitive  de  la  convenance  ou 
de  la  difconvenance  des  Idées  moyennes  qu'on  employé 
dans  chaque  degré  de  la  déduftion ,  toute  la  fuite  fe  trou- 
ve accompagnée  d'une  évidence  qui  montre  clairement  la 
convenance  ou  la  difconvenance  de  ces  trois  Angles  en 
égalité  à  deux  Droits  ;  &c  par  ce  moyen  il  a  une  connoif- 
fance  certaine  que  cela  eft  ainfi.  Mais  un  autre  homme 
qui  n'a  jamais  pris  la  peine  de  confiderer  cette  Démon- 
ftration,  entendant  affirmer  à  un  Mathématicien  ,  hom- 
me de  poids,  que  les  trois  Angles  d'un  Triangle  font  é- 
gaux  à  deux  Droits ,  y  donne  fon  confentement  ,  c'eft-à- 
dire,  le  reçoit  pour  véritable  :  auquel  cas  le  fondement 
de  fon  AfTentiment,  c'eft  la  Probabilité  de  la  chofe,dont 
la  preuve  eft  telle  qu'elle  eft  accompagnée  de  la  vérité 
pour  l'ordinaire  >  l'homme  fur  le  témoignage  duquel  il 
la  reçoit ,  n'ayant  pas  accoutumé  d'affirmer  une  chofe 
qui  foit  contraire  à  fa  ConnoifTance  ou  au  delà  ,  6c  fur 
tout  dans  ces  fortes  de  matières.  Ainfi  ,  ce  qui  luy  fait 
donner  fon  confentement  à  cette  Propofition  ,  Qiie  les 
trois  Angles  d'un  Triangle  font  égaux  à,  deux  Droits,  ce 
qui  l'oblige  à  fuppofer  de  la  convenance  entre  ces  Idées 
fans  connoître  qu'elles  conviennent  eft^e£tivcment  ,  c'eft 
la  véracité  de  celui  qui  luy  parle  ,  qu'il  a  fouvent  éprou- 
vée en  d'autres  rencontres  ,  ou  qu'il  fuppofe  dans  cel- 
le-ci. 
La  Probaî)iiit(f  §.  2.  Comme  nôtre  ConnoifTance  eft  reflerrée  dansdes 
fBppfce  au  dé-  {jornes  fort  étroites ,  comme  on  l'a  déjà  montré  ,  6c  que 
Boiïïànce.  nous  ne  lommes  pas  allez  heureux  pour  trouver  certame- 
ment  la  vérité  en  chaque  Chofe  que  nous  avons  occafion 
de  confiderer  -,  la  plupart  des  Propofitions  qui  font  l'ob- 
jet 


De  la  Probabilité.    L  i  v.  IV.  84^ 

jet  de  nos  penfées ,  de  nos  raifonnemens ,  de  nosdifcours,    C  h  a  p, 
6c  même  de  nos  aftions ,  font  telles  que  nous  ne  pouvons      XV. 
pas  avoir  une  connoiflance  indubitable  de  leur  vérité.  Ce- 
pendant ,  il  y  en  a  quelques-unes  qui  approchent  fi  fort  de 
la  certitude  que  nous  n'avons  aucun  doute  fur  leur  fujeti  de 
forte  que  nous  leur  donnons  nôtre  confentement  avec  au- 
tant d'aflurance ,  &  que  nous  agiflbns  avec  autant  de  fer- 
meté en  vertu  de  cet  ajjentiment  ,  que  fi  elles  étoient  dé- 
montrées d'une  manière  infaillible  ,   <k  que  nous  en  euf- 
fions  une  connoiflance  parfaite  Se  certaine.     Mais  parce 
qu'il  y  a  en  cela  des  dégrez  depuis  ce  qui  eft  le  plus  près 
de  la  Certitude  6c  de  la  Démonftration  jufqu'à  ce  qui  eft 
contraire  à  toute  vraifemblance  &c  près  des  confins  de  l'im- 
pofTibilitéj  ^  qu'il  y  a  aufli  des  dégrez  d'Affentiment  de- 
puis une  pleine  ajfûrance  juCqu'k  la  conje^tire  ,  au  doute  y 
6c  à  la  défiance  ;  je  vais  confiderer  préfentement  (après 
avoir  trouvé ,  fi  je  ne  me  trompe  ,  les  bornes  de  la  Con- 
noiflance &c  de  la  Certitude  humame}  quels  font  les  diff'é- 
rens  dégrez  éf  fonde  mens  de  la  Probabilité,  ^  de  ce  qii'on 
nomme  Foy  ou  Aflcntiment. 

§.3.  La  Proùabihté eu.  la  vraifemblance  qu'il  y  aqu\i-    ^'■l'-ce  qn'ei(« 
ne  chofe  eft  véritable,  ce  terme  même défignant une Pro-  "°e"/c]^ûc^f«'"' 
pofition  pour  la  confirmation  de  laquelle  il  y  a  des  preu-  chofes  font  ve- 
"ves  propres  à  la  faire  pafler  ou  recevoir  pour  véritable.  '_'"'''"'  *^*"^ 
JLa  manière  dont  1  lilprit  reçoit  ceslortes  de  rropolitions,  noiffions  qu'eît 
eft  ce  qu'on  nomme  frf(!ï«ff  5  a£entiment  ou  opinion;   ce '" '^  *'^'""° 
qui  confifte  à  recevoir  une  Propofition  pour  véritable  fur 
des  preuves  qui  nous  perfuadentde  la  recevoir  comme  vé- 
ritable ;   fans  que  nous  ayions  une  cotinoijfance  certaine 
qu'elle  le  foit  effectivement.     Et  en  ceci  confifte  la  dtff'é- 
rence  entre  la  Probabilité  ^  la  Certitude  ,  entre  la  Foy  ^ 
la  Connoijfance  ,   c'eft  que  dans  toutes  les  parties  de  la 
Connoiffance,  il  y  a  intuition,  de  forte  que  chaque  Idée 
immédiate  ,  chaque  partie  de  la  dédu£tion  a  une  liaifon. 
vifible  S^  certaine}  ce  qui  n'eft  pas  de  même  à  l'égard  de 
ce  qu'on  nomme  créance.     Car  ce  qui  me  fait  croire  ,  eft 
quelque  chofe  d'étranger  à  ce  que  je  croy,  quelque  chofe 

Ooooo  5  qui. 


846  T^ê  la  Probabilité, 

C  H  A  p.  qui  n'y  efl:  pas  joint  évidemment  par  les  deux  bouts ,  &: 
XV.  qui  par  là  ne  montre  pas  évidemment  la  convenance  ou 
la  difccnvenance  des  Idées  en  queftion. 
Il  y  a  deux  fon-  §.  4.  Ainfi,  la  Probabilité  étant  deitinée  à  fuppléerau 
j|''"'".''J^'P"j^  défaut  de  nôtre  Connoi  (Tance  &  à  nous  fervir  de  guide 
coi.form'ité  dans  les  endroits  où  la  Connoifl'ance  nous  manque  ,  elle 
d'DiK  chofe  a-  roulc  tcûjours  fur  des  Propofitions  que  quelques  motifs 
rKiice/ou  l'ie  Rous  portcnt  à  rcccvoir  pour  véritables  fans  que  nouscon- 
tcmo.siiioge  de  noillions  certainement  qu'elles  le  font.  Et  voici  en  peu 
dcsTuacs!"     '^^  mots  qucls  en  font  les  fondemens. 

Premièrement  j  la  conformité  d'une  chofe  avec  ce  que 
nous  connoiifons ,  ou  avec  nôtre  Expérience. 

En  fécond  lieu,  le  témoignage  des  autres  appuyé  fur  ce 
qu'ils  connoiflént}  ou  qu'ils  ont  expérim^enté.     On  doit 
confiderer  dans  le  témoignage  des  autres ,   i.  le  nombre j 
î.l'mtegritéj   3.  l'habileté  des  témoins;  4.1e  but  de  l'Au- 
teur lorfque  le  témoignage  eft  tiré  d'un  Livre  j  5.  l'ac- 
cord des  parties  de  la  Relation  Se  fes  circonltances  >  6.  les 
témoignages  contraires. 
Surquoyiifauc      §.  5.  Comme  la  Probabilité  n'efl:  pas  accompagnée  de 
csammer  tou-  ^ettc  évidcncc  oui  détermine  l'Entendement  d'une  ma- 
tes les  convc-        •  -       •    r  -n  1  1      o  ■  j    ■  •  ,1- 

iianccs  pour  &  uicre  inraillible  oc  qui  produit  une  connoiilance  certaine, 
contre ,  avant  [\  £^^,f  q^,£  pour  agir  raifonnablement,  l'Efpnt  examine  tous 
<]Le  e  juger,  jg^;  fQnjej-,-,Q,-,5  jg  probabilité ,  &  qu'il  voye  comment  ils 
font  plus  ou  moins ,  pour  ou  contre  quelque  Propofition 
probable, afin  de  luy  donner  ou  refufer  fonconfcntement: 
ôc  après  avoir  dùement  pefé  les  raifons  de  part  6c  d'autre 
il  doit  la  rcjetter  ou  la  recevoir  avec  un  confentement  plus 
ou  moins  ferme  ,  félon  qu'il  y  a  de  plus  grands  fonde- 
mens de  Probabilité  d'un  côté  plutôt  que  d'un  autre. 

Par  exemple,  fi  je  vois  moy-méme  un  homme  qui  mar- 
che fur  la  glace,  c'cft  plus  que  probabilité, c'eft  connoif- 
fance:  mais  fi  une  autre  perfonne  me  dit  qu'il  a  vu  en  An- 
gleterre un  homme  qui  au  milieu  d'un  rude  hy  ver  marchoit 
fur  l'Eau  durcie  par  le  froid,  c'eft  une  chofe  fi  conforme 
à  ce  qu'on  voit  arriver  ordinairement ,  que  je  fuis  difpofé  par 
la  nature  même  de  la  chofe  à  y  donner  mon  confentement  ;  à 

moins 


De  la  Probabilité.    L  i  v.  IV.  847 

moins  que  la  relation  de  ce  Fait  ne  foit  accompagnée  de  C  h  a  p. 
quelque  circonftance  qui  le  rende  vifiblement  fufpe£t,  XV. 
Mais  fi  on  dit  la  même  chofe  à  une  perfonne  née  entre  les 
deux  Tropiques ,  qui  auparavant  n'ait  jamais  vu  ni  oui 
dire  rien  de  femblable  ,  en  ce  cas  toute  la  Probabilité  fe 
trouve  fondée  fur  le  témoignage  du  Rapporteur,  &  félon 
que  les  Auteurs  de  la  Relation  font  en  plus  grand  nombre, 
plus  dignes  de  foy ,  &  qu'ils  ne  font  point  engagez  par 
leur  intérêt  à  parler  contre  la  vérité  ,  le  Fait  doit  trou- 
ver plus  ou  moins  de  créance  dans  l'Efprit  de  ceux  à  qui 
il  eft  rapporté.  Néanmoins  à  l'égard  d'un  homme  qui 
n'a  jamais  eîi  que  des  expériences  entièrement  contraires, 
&:  qui  n'a  jamais  entendu  parler  de  rien  de  pareil  à  ce 
qu'on  luy  raconte,  l'autorité  du  témoin  le  moins  fufpeîb 
fera  à  peine  capable  de  le  porter  à  y  ajouter  foy,  comme 
on  peut  voir  par  ce  qui  arriva  à  un  Ambaiïadeur  Hollan- 
dois  qui  entretenant  le  Roy  de  Sinm  des  particularitez  de 
la  Hollande  dont  ce  Prince  s'informoit ,  luy  dit  entr'au- 
trcs  chofes  que  dans  fon  Pais  l'Eau  fe  durciffoit  quel- 
quefois fi  fort  pendant  la  faifon  la  plus  froide  de  l'année,- 
que  le ,  hommes  marchoient  deffus ,  &  que  cette  Eau  ainfi 
durcie  porteroit  des  Elephans  s'il  y  en  avoit.  Sur  quoy  le 
Roy  reprit  ,  J'ai  crû  jufquici  les  chofes  extraordinaires 
que  vous  m'aves;  dites  ,  parce  que  je  vous  prenais  pour  un 
homme  d'honneur  e^  de  probité ,  mais  présentement  je  fuis 
affâré  que  vous  mentez. 

§.  6.  C'eft  de  ces  fondemens  que  dépend  la  Probabili-  Car  tom  cd.i  eft- 
té  d'une  Propolition  ;  Se  félon  que  nôtre  Connoifrance,"''^H'^  d'u.e^ 

1  •        1      j  I  r  *•  1  '    •  n.         grande  var.cic; 

la  certitude  de  nos  oblervations ,  les  expériences  conltan- 
tes  fie  fouvent  réitérées  que  nous  avons  faites  ,  le  nombre 
&  la  crédibilité  des  témoignages  conviennent,  plus  ou 
moins  avec  elles  ou  luy  font  plus  ou  moins  contraires, 
fiiivant  cela  ,  dis^je  ,  une  Propofition  eft  en  elle-même 
plus  ou  moins  probable.  J'avoùë  qu'il  y  a  une  autre  cho- 
fe, qui,  biea  qu'elle  ne  foit  pas  par  elle-même  un  vray 
fondement  de  Probabilité  ,  ne  lailîe  pas  d'être  fouvent 
employé  comme  un  fondement  fur  lequel  les  hommes  onç 

ac- 


84.8  Des  Végrez  d'Ajfentiment. 

C  rt  A  p.  accoutumé  de  £e  déterminer  &  de  fixer  leiir  croyance  plus 
XV.  que  fur  aucune  autre  chofe  ,  c'eft  V opinion  des  autres  ; 
quoy  qu'il  n'y  ait  rien  de  plus  dangereux  ni  de  plus  pro- 
pre à  nous  jetter  dans  l'erreur  qu'un  tel  appuy  ,  puifqu'il 
y  a  beaucoup  plus  de  faufleté  6c  d'erreur  parmi  les  hom- 
mes que  de  connoiflance  &  de  vérité.  D'ailleurs  ,  H  les 
fentimens  ôc  la  créance  de  ceux  que  nous  connoiflbns  6c 
que  nous  eftimons  ,  font  un  fondement  légitime  d'aflen- 
timent,  les  hommes  auront  raifon  d'être  Fayens  dans  le 
Japon ,  Mahometans  en  Turquie  ,  Catholiques  Romains 
en  Efpagne  ,  Proteftans  en  Angleterre  6c  Luthériens  en 
Suéde.  Mais  j'aurai  occafion  de  parler  plus  au  long,  dans 
un  autre  endroit,  de  ce  faux  Principe  d'Affentiment. 


CHAPITRE     XVI. 

C  H  A  p.  Des  De'grez  d'AjJentiment. 

XVI. 
Kôtre  AiTemi  §,  i.  /^  O  M  M  E   Ics  fondcmcus  de  Probabilité  que 

ment  doit  être  ■  _..-_.  t 


C 


ment  aoit  être  ■  ^     r'    J  i      /^l  ' 

réglé  par  les  V^  uous  avous  ptopolc  daus  Ic  Chapitre  prece- 

fonacmens  de  dcut ,  font  la  bafc  fur  laquelle  nôtre  Ajjentiment  eft  bâti , 
Pcobabiiud.  jjg  ^Qj^j.  jj^^^i  j^  rnefure  par  laquelle  fes  différens  dégrez 
font  ou  doivent  être  réglez.  Il  faut  feulement  prendre  garde 
que  quelques  fondemens  de  probabilité  qu'il  puiflfe  y  a- 
voir,  ils  n'opèrent  pourtant  pas  fur  un  Efprit  appliqué  à 
chercher  la  Vérité  &c  à  juger  droitement ,  au  delà  de  ce 
qu'ils  paroiflent,  du  moins  dans  le  premier  Jugement  de 
l'Efprit ,  ou  dans  la  première  recherche  qu'il  fait.  J'a- 
voûë  qu'à  l'égard  des  opinions  que  les  hommes  embraf- 
fent  dans  le  Monde  6c  auxquelles  ils  s'attachent  le  plus 
fortement ,  leur  aflentiment  n'eft  pas  toujours  fondé  fur 
une  veûë  aftuelle  des  Raifons  qui  ont  premièrement  pré- 
valu fur  leur  Efprit  -,  car  en  plufieurs  rencontres  il  eft  pref- 
que  impoflible,  6c  dans  la  plupart  très-difficile  ,  à  ceux- 
là  même  qui  ont  une  Mémoire  admirable,  de  retenir  tou- 
tes les  preuves  qui  les  ont  engagez  ,   après  un  légitime 

exa- 


Des  De'grez  d'Alfentiment.    L  i  v.  IV.  849 

examen ,  à  fe  déclarer  pour  un  certain  fentiment.  Il  fuffit  C  h  a  p. 
qu'une  fois  ils  ayent  épluché  la  matière  fincerement  èc  XVI. 
avec  foin,  autant  qu'il  étoit  en  leur  pouvoir  de  le  faire, 
qu'ils  foient  entrez  dans  l'examen  de  toutes  les  chofes  par- 
ticulières qu'ils  pouvoient  imaginer  qui  répandroient  quel- 
que Lumière  fur  la  Qiieftion,  &  qu'avec  toute  l'addrcfle 
dont  ils  font  capables,  ils  ayent,  pour  ainfi  dire  ,  arrêté 
le  compte,  fur  toutes  les  preuv^es  qui  font  venues  à  leur 
connoiflance}  &:  ainfi  ayant  une  fois  trouvé  de  quel  côté 
la  Probabilité  leur  paroit  être,  après  une  recherche  auflî 
parfaite  èc  auflî  exacte  qu'ils  puiflént  fiiire,  ils  impriment 
dans  leur  Mémoire  la  conclufion  de  cet  examen,  comme 
une  vérité  qu'ils  ont  découverte  ,  cc  pour  l'avenir  ils 
font  convaincus  fur  le  témoignage  de  leur  Mémoire,  que 
c'eft  là  l'opinion  qui  mérite  tel  ou  tel  degré  de  leuraflen- 
timent ,  en  vertu  des  preuves  fur  lefquelles  ils  l'ont  trou- 
vée établie. 

§.  2.     C'eft:  là  tout  ce  que  la  plus  grande  partie   des  Tous  ne  ùn- 
hommes  eft:  capable  de  faire ,  pour  régler  leurs  opinions  ^"'^'"^'n"^ '?,"" 

„,  .  "^  s  f  11  •'^,,  jours   aftuelic- 

&  leurs  jugemens ,  a  moins  qu  on  ne  veuille  exiger  d  eux  ment  prcTens  d 
qu'ils  retiennent  dans  leur  Mémoire  toutes  les  preuves '^'p"!^*  "°"* 
d'une  vérité  probable ,  &:  cela  dans  le  même  ordre  &  dans  comémcrde 
cette  fuite  régulière  de  confèquences  dans  laquelle   ils  les  """^  fouvcnir 
ont  placées  ou  veûës  auparavant  ;    ce  qui  peut  quelque-  vû^ml^^foirur 
fois  remplir  un  gros  Volume  fur  une  feule  Qiieftion  >  ou  fondement  fui- 
bien  il  faut  leur  impofer  la  néceftité  d'examiner  chaque  ^'^',",  f°"J,"" 
jour  les  preuves  de  chaque  opinion  qu'ils  ont  embraflee  :  femiment. 
deux  chofes  également  impoflibles.     C'efl:pourquoy  l'on 
ne  peut  éviter  dans  ce  <ras  de  fe  repofer  fur  fa  Mémoire^ 
6c  il  eft:  d'une  abfoluë  néceflité  que  les  hommes  foient  per- 
ftiadez  de  flujieiirs  opinions  dont  les  preuves  ne  font  pas 
a^îuellem.ent  prefentes  à.  leur  Efprit ,   fie  même  qu'ils  ne 
font  peut-être  pas  capables  de  rappeller.  Sans  cela,  il  faut 
que  la  plupart  des  hommes  foient,  ou  fortfceptiques,  ou 
qu'ils  changent  d'opinion  à  tout  moment  &  fe  rendent  à 
tout   homme   qui   ayant   examiné    la    QLieft:ion   depuis 
peu  5  leur  propofe  des  Argumens  auxquels  ils  ne  font 
Ppppp  pas 


850  ï)w  Degrez  èTAjfentiment. 

C  H  A  p.  pas  capables  de  répondre  fur  le  champ ,  faute  de  mc- 
XVI.     moire. 

Dangcreufe       §.  5.  Je  ne  puis  m'empêchcr  d'avoûèr ,  que  ce  que  les 
conféqueDcc  de  hommes  adhèrent  ainfi  à  leurs  Tueemens  précedens  &  s'at- 

cette  conduite,         ,  r  t    r  y-t  ^  c   •     c 

fi  nôtre  premier  tachent  fortement  aux  conclulions  qu  ils  ont  une  fois  for- 
jugcment  n'a   mées  ,  cft  fouvcnt  caufc  qu'ils  font  fort  obftinez  dans 
^LàL  *"'"    l'Erreur.  Mais  la  faute  ne  vient  pas  de  ce  qu'ils  fe  repo- 
fent  fur  leur  Mémoire ,  à  l'égard  des  chofes  dont  ils  ont 
bien  jugé  auparavant ,    mais  de  ce  qu'auparavant  ils  ont 
jugé  qu'ils  avoient  bien  examiné  avant  que  defe  détermi- 
ner.    Combien  y  a-t-il  de  gens,  (pour  ne  pas  mettre  dans 
ce  rang  la  plus  grande  partie  des  hommes}  qui  penfent 
avoir  formé  des  Jugemens  droits  fur  différentes  matières, 
par  cette  feule  raifon  qu'ils  n'ont  jamais  penfé  autrement, 
qui  s'imaginent  avoir  bien  jugé  par  cela  feul  qu'ils  n'ont 
jamais  mis  en  queftion  ou  examiné  leurs  propres  opinions? 
Ce  qui  dans  le  fonds  fignifie  qu'ils  croyent  juger  droitc- 
ment,  parce  qu'ils  n'ont  jamais  fait  aucun  ufage  de  leur 
Jugement  à  l'égard  de  ce  qu'ils  croyent.     Cependant  ces 
gens-là  font  ceux  qui  foùtiennent  leurs  fentimens  avec  le 
plus  d'opiniâtreté  j  car  en  général  ceux  qui  ont  le  moins 
examiné  leurs  propres  opinions  ,   font  les  plus  emportez 
&  les  plus  attachez  à  leur  fens.   Ce  que  nous  connoiflbns 
une  fois,  nous  fommes  certains  qu'il  eft  tel  que  nous  le 
connoiflbns  i  &  nous  pouvons  être  afTûrez  qu'il  n'y  a  point 
de  preuves  cachées  qui  puiffent  renverfer  nôtre  Connoif- 
fance ,  ou  la  rendre  douteufe.     Mais  en  fait  de  Probabili- 
té ,  nous  ne  pouvons  point  être  afl!urez  que  dans  chaque 
cas  nous  avons  devant  les  yeux  tous  les  articles  particu- 
liers qui  touchent  à  la  Qiieftion  par  quelque  endroit , 
qu'il  n'y  a  aucune  preuve  qui  ait  été  laiflee  en  arriére, ou 
qui  n'ait  pas  été  encore  veûë ,  &:  qui  pourroit  fiire  pafTer 
la  probabilité  de  l'autre  côté  ,  &:  contrebalancer  tout  ce 
qui  nous  paroît  jufqu'ici  de  plus  grand  poids.    A  peine  y 
a-t-il  dans  le  Monde  un  feul  homme  qui  ait  le  loifir,  la 
patience  &  les  moyens  d'afremb'<'r  touces  les  preuves  qui 
peuvent  établir  la  plupart  des  opinions  qu'il  -.i  .   en  forte 

qu'il 


DesDégre&d'Affentiment.    Lrv.  IV.  851 

qu'il  puifle  conclurre  fùrement  qu'il  en  a  une  idée  claire  C  H  a  p. 
&  entière  ,  ôc  qu'il  ne  luy  refte  plus  rien  à  favoir  pour  XVI. 
une  plus  ample  inftruftion.  Cependant  nous  fommes con- 
traints de  nous  déterminer  d'un  côté  ou  d'autre.  Le  foin 
de  nôtre  vie  &  de  nos  plus  grands  intérêts  ne  fauroitfouf- 
frir  du  delay^  car  ces  chofes  dépendent  pour  la  plupart 
de  la  détermination  de  nôtre  Jugement  fur  des  articles  où 
nous  ne  fommes  pas  capables  d'arriver  à  une  connoiflance 
certaine  &  demonftrative,  &  où  il  eft  abfolument  nécef- 
faire  que  nous  nous  rangions  d'un  côté  ou  d'autre. 

§.  4..  Puis  donc  que  la  plus  grande  partie  des  hommes.     Le  véritable 
pour  ne  pas  dire  tous ,  ne  fauroient  éviter  d'avoir  divers  j[^s%^"°",*;? 
fentimens  fans  être  aflurez  de  leur  vérité  par  des  preuves  d'avoir  leL 
certaines  6c  indubitables,   &:  que  l'on  regarde  d'ailleurs '^''^'^"<=' ^ '^e '« 
comme  une  grande  marque  d'ignorance  ,   de  légèreté  ou  ims"po"r  !« 
de  folie ,  fi  un  homme  renonce  aux  opinions  qu'il  a  déjà  ««"es, 
embralTees,  dès  qu'on  vient  à  luy  oppofer  quelque  argu- 
ment dont  il  ne  peut  montrer  la  foiblefle  fur  le  champ  i 
Ce  feroit ,  je  croy ,  une  chofe  bien-féante  aux  hommes  de 
conferver  la  paix  entr'eux  &  d'exercer  les  communs  de- 
voirs d'humanité  Ôc  d'amitié  parmi  cette  diverfité  d'opi- 
nions j  puifque  nous  ne  pouvons  pas  attendre  raifonnable- 
ment  que  perfonne  abandonne  promptement  &  avec  foû- 
mifîion  fes  propres  fentimens  pour  embraffer  les  nôtres 
avec  une  aveugle  déférence  à  une  Autorité  que  l'Entende- 
ment de  l'Homme  ne  reconnoit  point.     Car  quoy  qu'il 
puifTe  tomber  fouvent  dans  l'Erreur,  il  ne  peut  reconnoî- 
tre  d'autre  guide  que  la  Raifon ,  ni  fe  foùmcttrc  aveuglé- 
ment à  la  volonté  &  aux  déciiions  d'autruy.  Si  celui  que 
vous  voulez  attirer  dans  vos  fentimens  ,   eft  accoutumé 
à  examiner  avant  que  de  donner  fon  confentement,  vous 
devez  luy  permettre  de  repaffer  à  loifir  fur  le  Point  en 
queftion ,  de  rappeller  ce  qui  luy  eft  échappé  de  l'Efprit, 
d'examiner  toutes  les  particularitez  &  de  voir  de  quel  cô- 
té panche  la  balance:  &  s'il  ne  croit  pas  que  vos  Argu- 
mens  foient  alfez  importans  pour  devoir  l'engager  de  nou- 
veau dans  une  difcuffion  fi  pénible ,  c'eft  ce  que  nous  fai- 

Ppppp  2  fons 


85  ï  Des  Dcgre-z  d'Affentiment. 

Ch  AP.   tons  fouvent  nous-mêmes  en  pareil  cas  ;   &  nous  trouve- 
XVI.      rions  fort  mauvais  que  d'autres  vouluflent  nous  prefcrire 
quels  articles  nous  devrions  étudier.  Que  s'il  eft  de  ces  gens 
qui  fe  rangent  à  telle  ou  telle  opinion  au  hazardëc  fur  la  foy 
d'autruy,  comment  pouvons-nous  croire  qu'il  renoncera  à 
des  fentimens  que  le  temps  &  la  coutume  ont  fi  fort  enraciné 
dans  fon  Efprit  qu'il  les  croit  évidens  par  eux-mêmes ,  6c 
d'une  certitude  indubitable,  ou  qu'il  les  regarde  comme 
autant  d'impreiTions  qu'il  a  reçues  de  Dieu  même,  ou 
de  perfonnes  envoyées  de  fa  part?  Comment, dis-je, pou- 
vons-nous efpérer  que  les  Argumens  ou  l'Autorité  d'un 
Etranger  ou  d'un  Adverfaire  détruiront  des  fentimens  ainiî 
établis,  fur  tout  ,    fi  l'on  a  lieu  de  foupçonner  que  cet 
Adverfaire  agit  par  intérêt  ou  dans  quelque  deffein  parti- 
culier; ce  que  les  hommes  ne  manquent  jamais  defe  figu- 
rer lorfqu'ils  fe  voyent  mal-traitez  ?    Le  parti  que  nous 
devrions  prendre  en  cette  occafion ,  ce  feroit  d'avoir  pitié 
de  nôtre  mutuelle  Ignorance ,  ce  de  tacher  de  la  diiliper 
par  toutes  les  voyes  douces  fie  honnêtes  dont  on  peuts'a- 
vifer  pour  éclairer  l'Efprit,  &  non  pas  de  mal-traiter  d'a- 
bord les  autres  comme  des  gens  obftinez  6c  pervers ,  par- 
ce qu'ils  ne  veulent  point  abandonner  leurs  opmions  & 
embrafler  les  nôtres  ,   ou  du  moins  celles  que  nous  vou- 
drions les  forcer  de  recevoir  ,   tandis  qu'il  eft  plus  que 
probable  que  nous  ne  fommes  pas  moins  obftinez  qu'eux 
en  refufant  d'embraiïer  quelques-uns  de  leurs  fentimens. 
Car  ou  eft  l'homme  qui  a  des  preuves  inconteftables  de 
la  vérité  de  tout  ce  qu'il  foûtient  ,   ou  de  la  faufleté  de 
tout  ce  qu'il  condamne,  ou  qui  peut  dire  qu'il  a  exami- 
né à  fonds  toutes  fes  opinions  ou  celles  des  autres  hom- 
mes ?  La  néceftité  oîi  nous  nous  trouvons  de  croire  fans 
connoiflance  <k  fouvent  même  fur  de  fort  légers  fonde- 
mens ,   dans  cet  état  paflager  d'a£lion  fie  d'aveuglement 
où  nous  vivons  fur  la  Terre,  cette  néceilité  ,  dis-je,  de- 
vroit  nous  rendre  plus  foigneux  de  nous  inftruire  nous- 
mêmes  que  de  contraindre  les  autres  à  recevoir  nos  fenti- 
mens.    Du  moins,  ceux  qui  n'ont  pas  examiné  parfaite- 
ment 


Des  Dégresi  d'Affentiment.  Liv.  IV.  853 
ment  &  à  fonds  toutes  leurs  opinions  >  doivent  avouer  C  h  a  p. 
qu'ils  ne  font  point  en  état  de  les  prefcrire  aux  autres,  6c  XV I. 
qu'ils  agiflent  vifiblement  contre  la  Raifon  en  impofant  à 
d'autres  hommes  la  nécelîité  de  croire  comme  une  Véri- 
té ce  qu'ils  n'ont  pas  examiné  eux-mêmes  ,  n'ayant  pas 
pefé  les  raifons  de  probabilité  fur  lefquelles  ils  devroient 
le  recevoir  ou  le  rejetter.  Pour  ceux  qui  font  entrez  fin- 
cerement  dans  cet  examen  &  qui  par  là  fe  font  mis  au 
deflus  de  tout  doute  à  l'égard  de  toutes  les  Do£trines 
qu'ils  profefTent  6c  par  où  ils  règlent  leur  conduite  ,  ils 
pourroient  avoir  un  plus  juile  prétexte  d'exiger  que  les 
autres  fe  foûmiflcnt  à  eux  -,  mais  ceux-là  font  en  fi  petit 
nombre,  èc  ils  trouvent  fi  peu  defujet  d'être  décififsdans 
leurs  opinions ,  qu'on  ne  doit  s'attendre  à  rien  d'infolent 
&  d'impérieux  de  leur  part  ,  6c  l'on  a  raifon  de  croire, 
que,  fi  les  hommes  étoient  mieux  inftruits  eux-mêmes  , 
lis  fcroient  moins  fujets  àimpofer  aux  autres  leurs  propres 
fentimens. 

§.  5.  Mais  pour  revenir  aux  fondemens  d'aflentiment   La  Probabilité 
&c  à  fes  différens  dégrez  ,   il  efl  à  propos  de  remarquer  pomcs'^drfoit^* 
que  les  Propofirions  que  nous  recevons  fur  des  motifs  de  ou  de  fpecuia. 
Probabilité  font  de  deux  fortes  ;   les  uns  qui  regardent  "°"" 
quelque  exiftence  particulière  ,   ou,  comme  on  parle  or- 
dinairement,, des  chofes  de  fait,  qui  dépendant  de  l'Ob- 
fcrvation   peuvent  être  fondées   fur  un  témoignage  hu- 
main j  6c  les  autres  qui  regardent  les  chofes  qui  étant  au 
delà  de  ce  que  nos  Sens  peuvent  nous  découvrir ,  ne  font 
pas  capables  d'un  femblable  témoignage. 

§.  6.  A  l'égard  des  Propofitions  qui  appartiennent  à  Lorfque  les  cï- 
la  première  de  ces  chofes ,  je  veux  dire  ,  à  des  faits  parti-  P'^'ncnccs  de 

r  •  ■        !•  r>.       '\       r      1  tous  les  autres 

Cîuiers  ,  je  remarque  en  premier  lieu  ,   Qiie  lorlqu  une  hommes  sac- 
chofe  particulière,  conforme  aux  obfervations  confiantes  c"/dentavec  les 
faites  par  nous-mêmes  èc  par  d'autres  en  pareil  cas  ,  fe  "^""ne'ârsû- 
trouve  atteftée  par  les  rapports  uniformes  de  tous  ceux  rance  qui  ap- 
qui  la  racontent,  nous  la  recevons  auflî  aifément  5c  nous  Pfo'^'^e  de  la 
nous  y  appuyons  aulli  rermement  que  li  c  etoit  une  Con- 
ooiflance  certaine 3  6c  nous  raifonnons  6c  agifTons  en  con- 

Ppppp  3  fé- 


854*  ^^^  Végresi  d'ÂJfentiment . 

C  H  A  p.  féquence ,  avec  auflî  peu  de  doute  que  fi  c'étoit  une  par- 
XVI.  faite  démonftration.  Par  exemple,  fi  tous  les  Anglais  qui 
ont  occafion  de  parler  de  l'hyver  pafle  ,  affirment  qu'il 
gela  alors  en  Angleterre ,  ou  qu'on  y  vit  des  Hirondelles 
en  Eté ,  je  croy  qu'un  homme  pourroit  prefque  aufli  peu 
douter  de  ces  deux  faits,  comme  que  fept  Se  quatre  font 
onze.  Par  conféquent ,  le  premier  &  le  plus  haut  degré 
de  Probabilité  ,  c'eft  lorfque  le  confentement  général  de 
tous  les  hommes  dans  tous  les  fiécles  ,  autant  qu'il  peut 
être  connu ,  concourt  avec  l'expérience  confiante  &  con- 
tinuelle qu'un  homme  fait  en  pareil  cas ,  à  confirmer  la 
vérité  d'un  Fait  particulier  attefté  par  des  Témoins  fin- 
céres:  telles  font  toutes  les  conftitutions  &c  toutes  lespro- 
priétez  communes  des  Corps,  &  la  liaifon  régulière  des 
Caufes  &c  des  Eff^ets  qui  paroit  dans  le  cours  ordinaire  de 
la  Nature.  C'eft  ce  que  nous  appelions  un  Argument  pris 
de  la  nature  des  chofes  mêmes.  Car  les  chofes  qui  par 
nos  confiantes  obfervations  &:  celles  des  autres  hommes  fe 
font  toujours  trouvées  de  la  même  manière  ,  nous  avons 
raifon  de  les  regarder  comme  des  effets  de  caufes  confian- 
tes &c  régulières ,  quoy  qu'elles  ne  viennent  pas  immédia- 
tement à  nôtre  connoiflance.  Ainfi  ,  Qiie  le  Feu  ait  é- 
chauff'é  un  homme,  Qu'il  ait  rendu  du  Plomb  fluide,  ôc 
changé  la  couleur  ou  la  confifiance  du  Bois  ou  du  Char- 
bon ,  Qiie  le  Fer  ait  coulé  au  fonds  de  l'Eau  &  nagé  fur 
le  vif-argent  ;  ces  Propofitions  fie  autres  femblables  fur 
des  faits  particuliers,  étant  conformes  à  l'expérience  que 
nous  faifons  nous-mêmes  aufli  fouvent  que  l'occafion  s'en 
prefente  ;  &  étant  généralement  regardées  par  ceux  qui 
ont  occafion  de  parler  de  ces  matières ,  comme  des  cho- 
fes qui  fe  trouvent  toujours  ainfi,  fans  que  perfonne  s'a- 
vife  jamais  de  les  mettre  en  quefiion ,  nous  n'avons  aucun 
droit  de  douter  qu'une  Relation  qui  aflure  que  telle  cho- 
fe  a  été,  ou  que  toute  affirmation  qui  pofe  qu'elle  arrive- 
ra encore  de  la  même  manière ,  eft  véritable.  Ces  fortes 
de  Probabilitez  approchent  il  près  de  la  Certitude ,  qu'el- 
les règlent  nos  penfées  aufli   abfolument  6c  qu'elles  ont 

une 


Des  "Degrés  d'AJJentimênt.  Liv.  IV.  855 
une  influence  aufîi  entière  fur  nos  aftions  que  k  Démon-  C  h  A  p. 
ftration  la  plus  évidente  j  &  dans  ce  qui  nous  concerne,  XVI. 
nous  ne  faifons  que  peu  ou  point  de  différence  entre  de 
telles  Probabilitez  &  une  connoiflance  certaine.  Nôtre 
Créance  bâtie  fur  ces  fondemens  s'élève  jufqu*à  VÂJfu- 
rance. 

§.  7.  En  fécond  lieu ,  le  degré  fuivant  de  Probabilité ,  Un  Temoigi^a- 
c'eft  lorfque  je  trouve  par  ma  propre  expérience  Se  par  leS'^^^^E^P'^'- 
rapport  unanime  de  tous  les  autres  hommes  qu'une  chofe  pcuTrcToqucr 
eft  la  plupart  du  temps  telle  que  l'exemple  particulier  qu'en  «",  ^°ufc  j.ro- 
donnent  pluficurs  témoins  dignes  de  foy  >   par  exemple ,  Hmlire*!!  [on^ 
l'Hiftoire  nous  apprenant  dans  tous  les  âges  ,  &*ma  pro-  fiance 
pre  expérience  me  confirmant  autant  que  j'ai  occafion  de 
î'obferver,  que  la  plupart  des  hommes  préfèrent  leur  in- 
térêt particulier  à  celui  du  Public ,  fi  tous  les  Hiftoriens 
qui  ont  écrit  de  Tibère  y  difent  que  Tibère  en  a  ufé  ainfi, 
cela  eft  probable.     Et  en  ce  cas ,   nôtre  aflentiment  eft 
afl*ez  bien  fondé  pour  s'élever  jufqu 'à  un  degré  qu'on  peut 
appeller  confiance. 

§.  S.  En  troifiéme  lieu  ,  dans  des  chofes  qui  arrivent  un T(/mf>.qna. 
indifféremment,  comme  qu'un  Oifeauvole  de  ce  côté  ou  R^  "o"  fii'pf'S 
de  celui-là  ,   qu'il  tonne  à  la  main  droite  ou  à  la  main  L  cho'i's  qm  cii 
gauche  d'un  homme ,  c^f.   lorfqu'un  fait  particulier  eft '"''''^""'c^ 
attefté  par  le  témoignage  uniforme  de  Témoins  non-fuf-  un°e"^"fcrn,c" 
pefts  y  nous  ne  pouvons  pas  éviter  non  plus  d'y  donner  croyance. 
nôtre  confentement,  comme  qu'il  y  ^  en  Italie  nno.  ville 
appellée /?tf«ï^ ,  où  vivoit  il  y  a  environ  1700.   ans   un 
homme  nommé  Jules  Cefar ,  qu'il  fut  Général  d'Armée , 
&  qu'il  gagna  une  Bataille  contre  un  autre  Romain  nommé 
Fornpée.  Quoy  qu'il  n'y  ait  rien  dans  la  nature  des  chofes 
pour  ou  contre  ces  faits  ,   cependant   comme  ils   font 
rapportez  par  des  Hiftoriens  dignes  de  foy  6c  qui  n*ont 
été  contredits  par  aucun  Ecrivain,  un  homme  ne  fau- 
roit  éviter  de  croire  leur  rapport ,  &  n'en  peut  non  plus 
douter,  qu'il  doute  de  l'exiftence  8c  des  aftions  des  per- 
fonnes  de  fa  connoiffance  dont  il  eft  témoin  luy-mê- 
me. 

§•  9- 


856  Des  Degrés  d'Jjfentment. 

Chap.  §.  9.  Jufqne-lâ,  la  matière  eft  aflez  aifce  à  compren- 
XV /.  dre.  La  Probabilité  établie  fur  de  tels  fondemens  empor- 
D.sEspcrieii  fg  ^y^^  q\[q  ^n  fj  grand  degré  d'évidence  qu'elle  détermi- 
n^oi^iuaes  c]ui  "c  naturellement  le  Jugement,  &:  nous  laifle  auflî  peu  en 
A  comrcdiieiic  liberté  de  croire  eu  de  ne  pas  croire  qu'une  Démonftra- 
ni.finMc" d^c^  tion  laifle  en  liberté  de  cnnnoitre  ou  de  ne  pas  connoitre. 
gicz  de  Pioba-  Mais  OÙ  il  y  a  de  la  difficulté  ,  c'eft  lorlque  les  Témoi- 
bihu:.  gnages  contredifcnt  la  commune  expérience  ,    &:  que  les 

Relations  hiftoriques  &:  les  témoins  fe  trouvent  contrai- 
res au  cours  ordinaire  de  la  Nature  ,  ou  entr'eux.  C'eft 
là  qu'il  faut  de  l'applicarian  &  de  l'exaftitude  pour  for- 
mer un^Ligement  droit,  Se  pour  proportionner  nôtre  af- 
fcntiment  à  la  difl-erente  probabilité  de  la  chofe  ,  lequel 
afléntiment  hauflé  ou  baifle  félon  qu'ileft  favorifé  ou  con- 
tredit par  ces  deux  fondemens  de  crédibilité,  je  veux  di- 
re l'obfervation  ordinaire  en  pareil  cas  ,  Se  les  témoigna- 
ges particuliers  dans  tel  ou  tel  exemple.  Ces  deux  fonde- 
mens de  crédibilité  font  fujets  à  une  fi  grande  variété 
d'obfervations,  de  circonftances  5c  de  rapports  contrai- 
res, à  tant  de  différentes  qualifications,  temperamens  , 
defleins,  négligences,  Sec.  de  la  part  des  Auteurs  de  la 
Relation,  qu'il  eft  impoffible  de  réduire  à  des  réglespré- 
cifes  les  difterens  dégrez  félon  lefquels  les  hommes  don- 
nent leur  afléntiment.  Tout  ce  qu'on  peut  dire  en  géné- 
ral, c'eft  que  les  raifons  &:  les  preuves  qu'on  peut  appor- 
ter pour  ^  contre  ,  étant  une  fois  foûmifes  à  un  examen 
légitime  où  l'on  pefe  exaftement  chaque  circonftance 
particulière,  doivent  paroitre  fur  le  tout  l'emporter  plus 
ou  moins  d'un  côté  que  de  l'autre  -,  ce  qui  les  rend  pro- 
pres à  produire  dans  l'Efprit  ces  difterens  dégrez  d'aflén- 
timent,  que  nous  appelions  fr5)'^«ff,  conje^jtre  ,  doute, 
incertitude  i  défiayicc,  Sec. 
Les  Témoigna-  §.  lo.  Voilà  ce  qui  regarde  l'aflentiment  dans  dcs  ma  • 
ges  connus  p-ir  ^.jç^çg  ç.^^[  dépendent  du  témoignage  d'autruy  ;    fur  quoy 

Trjduion  ,plus  1  ,\  r  i  i  ji^' 

ils  font  éioi-    je  penfe  qu  il  ne  fera  pas  hors  de  propos  de  prendre  con- 
piicz,  pii:sfoi-  noifl^ance  d'une  Ré^le  obfervée  dans  la  Loy  d'Jnolcterre, 

blcclu.i  preuve         .      n  ""i/^-j'in.  ■• 

ciuon  eu  peut  qw^  cft  quc ,  quoy  que  la  Copie  d  un  Atzc ,  reconnue  au- 
tiKT.  thcn- 


Des  Degrés;  d'AjSentiment.  Liv.  IV.  857 
thentique  par  des  Témoins,  foit  une  bonne  preuve  ,  ce-  Chap, 
pendant  la  copie  d'une  Copie  ,  quelque  bien  atreftée  XVI. 
qu'elle  foit  èc  par  les  témoins  le  plus  accréditez  n'eft  ja- 
mais admife  pour  preuve  en  Jugement.  Cela  pafle  fi  gé- 
néralement pour  une  pratique  raifonnable  ,  6c  conforme 
à  la  prudence  ôc  aux  lages  précautions  qu'il  faut  employer 
dans  les  recherches  que  nous  faifons  fur  des  matières  im- 
portantes, que  je  ne  l'ai  pas  encore  oui  blâmer  de  per- 
fonne.  Or  fi  cette  pratique  doit  être  reçue  dans  les  déci- 
fions  qui  regardent  le  Jufte  ôc  l'Injufte,  on  en  peut  tirer 
cette  obfervation  qu'un  Témoignage  a  moins  de  force  6c 
d'autorité,  à  mefure  qu'il  eft  plus  éloigné  de  la  vérité  o- 
riginale.  J'appelle  vérité  originale  ,  l'être  &c  l'exillence 
de  la  chofe  même.  Un  homme  digne  de  foy  venant  à  té- 
moigner qu'une  chofe  luy  eil  connue  ,  eft  une  bonne 
preuve}  mais  fi  une  autre  perfonne  également  croyable , 
la  témoigne  fur  le  rapport  de  cet  homme,  le  témoignage 
eft  plus  foible  }  &  celui  d'un  troifiéme  qui  certifie  un 
oui-dire  d'un  oui-dire,  eft  encore  moins  confiderablej  de 
forte  que  dans  des  veritez  qui  viennent  par  tradition  , 
chaque  degré  d'éloignement  de  la  fource  aftoiblit  la  for- 
ce de  la  preuve}  &c  à  mefure  qu'une  Tradition  paflé  fuc- 
ceflivement  par  plus  de  mains ,  elle  a  toujours  moins  de 
force  &:  d'évidence.  J'ai  crû  qu'il  étoit  néceflaire  de  fai- 
re cette  remarque,  parce  que  je  trouve  qu'on  en  ufe  or- 
dinairement d'une  manière  directement  contraire  parmi 
certaines  gens  chez  qui  les  Opinions  acquièrent  de  nou- 
velles forces  en  vieiUiflant  ,  6c  que  ce  qui  n'auroit  du 
tout  point  paru  probable  il  y  a  raille  ans  à  un  homme  rai- 
fonnable ,  contemporain  de  celui  qui  la  certifia  le  pre- 
mier, pafle  préfentement  pour  certaine  &<:  tout-à-fait  in- 
dubitable, parce  que  depuis  ce  temps-là  plufieurs  perfon- 
nes  l'ont  rapportée  fur  fon  témoignage  les  uns  après  les 
autres.  C'eft  fur  ce  fondement  que  des  Propofitions  évi- 
demment faufles  ou  afléz  incertaines  dans  leur  commen- 
cement viennent  à  être  regardées  comme  autant  de  veri- 
tez authentiques  ,   par  une  R.égle  de  probabilité  prife  à 

Qjq  q  q  q  re- 


858  Des  Degrez,  d'Affentiment. 

C  H  AP.   rebours  ,  de  forte  qu'on  fe  figure  que  celles  qui  onttrou- 
XVI.     vé  ou  mérité  peu  de  créance  dans  la  bouche  de  leurs  pre- 
miers Auteurs ,  deviennent  vénérables  par  l'âge  ;  6c  l'on 
y  infifte  comme  fur  des  chofes  inconteftables. 
L'Hiftoirc  eft      §.   n.   Je  ne  voudrois  pas  qu'on  s'allât  imaginer  que 
f ^"" S""'*  "^*' je  prétens  ici  diminuer  l'autorité  &  l'ufage  de  l'Hiftoire. 
C'eft  elle  qui  nous  fournit  toute  la  lumière  que  nous  a- 
vons  en  plufieurs  cas  ;  6c  c'eft  de  cette  fource  que  nous 
recevons  avec  une  évidence  convaincante  une  grande  par- 
tie des  veritez  utiles  qu?  viennent  à  nôtre  Connoiflance. 
Je  ne  vois  rien  de  plus  eftimable  que  les  Mémoires  qui 
nous  reftent  de  l'Antiquité  >  6c  je  voudrois  bien  que  nous 
en  eufllons  un  plus  grand  nombre  6c  moins  corrompus. 
Mais  c'eft  la  Vérité  qui  me  force  à  dire  que  nulle  Proba- 
bilité ne  peut  s'élever  au-deffus  de  fon  premier  Original. 
Ce  qui  n'eft  appuyé  que  fur  le  témoignage  d'un  feul  Té- 
moin ,  doit  uniquement  fe  foûtenir  ou  être  détruit  par 
fon  témoignage ,  qu'il  foit  bon  ,  mauvais  ou  indiffèrent } 
6c  quoy  que  cent  autres    perfonnes  le  citent  enfuite  les 
uns  après  les  autres  ,  tant  s'en  faut  qu'il  reçoive  par-là 
quelque  nouvelle  force,  qu'il  n'en  eft  que  plus  foible. 
Lapaflîon,  l'intérêt,    l'inadvertance,  une  faulfe  inter- 
prétation du  fens  de  l'Auteur,   6c  mille  raifons  bizarres 
par  oii  l'efprit  des  hommes  eft  déterminé,  6c  qu'il  eftim- 
poflible  de  découvrir,  peuvent  faire  qu'un  homme  cite  à 
faux  les  paroles  ou  le  fens  d'un  autre  homme.     Quicon- 
que s'eft  un  peu  appliqué  à  examiner  les  citations  des  E- 
crivains  ,    ne  peut  pas  douter  que  les  citations  ne  méri- 
tent peu  de  créance  lorfque  les  originaux  viennent  à  man- 
quer, &c  par  conléquent  qu'on  ne  doive  fe  fier  encore 
moins  à  des  citations  de  citations.  Ce  qu'il  yade  certain, 
c'eft  que  ce  qui  a  été  avancé  dans  un  fiécle  fur  de  légers 
fondemens,  ne  peut  jamais  acquérir  plus  de  validité  dans 
les  fiécles  fuivans ,  pour  être  répété  plufieurs  fois.     Mais 
au  contraire,  plus  il  eft  éloigné  de  l'original  ,  moins  il  a 
de   force  ,   car   il  devient   toujours  moins  confiderable 
dans  la  bouche  ou  dans  les  Ecrits  de  celui  qui  s'en  eft 

fervi 


Des  Dégrez  à' Ajlmîitnmt.     Lrv.  IV.  859 

fervi  le  dernier,  que  dans  la  bouche  ou  dans  les  Ecrits  de    Chap. 
celui  de  qui  ce  dernier  l'a  appris.  XVI. 

§.   12.  Les  Probabilirez  dont  nous  avons  parlé  jufqu'i-  Dans  leschofcs 
ci,  ne  regardent  que  des  matières  de  fait  ôcdes  chofes  ca-  ??''^"  "^P'^'J^ 

1  1         1,  A  '  I  r  •  n  '  •  découvrir     pac 

pables  d  être  prouvées  par  oblervation  Se  par  témoignage,  les  sens,r^/w. 
II  refte  une  autre  efpéce  de  Probabilité  qui  appartient  à  ^'J-"  f'^'as''a;'- 
des  chofes  fur  lefquelles  les  hommes  ont  des  opinions,  ac-  probaSii'îtc'!^ 
compagnées  de  différens  dégrezd'afléntiment,  quoy  que 
ces  chofes  foient  de  telle  nature  que  ne  tombant  pas  fous 
nos  Sens,  elles  ne  font  capables  d'aucun  témoignage.  Tel- 
les font,  i.l'exiftence,  la  nature  6c  les  opérations  des  E- 
tres  finis  Se  immatériels  qui  font  hors  de  nous,  comme  les 
Efprits,  les  Anges,  les  Démons,  érc  ou  l'exiftence  des 
Etres  matériels  que  nos  Sens  ne  peuvent  appercevoir  à  caufe 
de  leur  petitefTe  ou  de  leur  éloignement ,  comme  de  fa- 
voir  s'il  y  a  des  Plantes,  des  Animaux  &;  des  Etres  Intel- 
ligens  dans  les  Planètes  &  dans  d'autres  Demeures   de  ce 
vafte  Univers.     2.  Tel  eft  encore  ce  qui  regarde  la  ma- 
nière d'opérer  dans  la  plupart  des  parties  des  Ouvrages  de 
la  Nature  où,  quoy  que  nous  voyions  des  Effets  fenfibles, 
leurs  Caufes  nous  font  abfolument  inconnues  ,  de  forte 
que  nous  ne  faurions  appercevoir  les  moyens  6c  la  maniè- 
re dont  ils  font  produits.    Nous  voyons  que  les  Animaux 
font  engendrez ,  nourris  6c  qu'ils  fe  meuvent ,    que  l'Ai- 
mant attire  le  Fer  6c  que  les  parties  d'une  Chandelle  ve- 
nant à  fe  fondre  fucceflivement  fe  changent  en  flamme , 
&  nons  donnent  de  la  lumière  6c  de  la  chaleur.     Nous 
voyons  6c   connoifTons  ces  Effets  6c  autres  femblables> 
mais  pour  ce  qui  eft  des  Caufes  qui  opèrent  ,  6c  de  la 
manière  dont  ils  font  produits,  nous  ne  pouvons  faire  au- 
tre chofe  que  les  conjefturer  probablement.  Car  ces  cho- 
fes 6c  autres  femblables  ne  tombant  pas  fous  nos  Sens,  ne 
peuvent  être  foûmifes  à  leur  examen,  ou  arteftèes  par  au- 
cun homme,  ^  par  confèquent  elles  ne  peuvent  paroître 
plus  ou  moins  probables  qu'entant  qu'elles  conviennent 
plus  ou  moins  avec  les  veritez  qui  font  établies  dans  nô- 
tre Efprit ,  6c  qu'elles  ont  du  rapport  avec  les  autres  par- 
Q.qqqq  2  tics 


8éo  Des  Degrés  d'AJlfentiment. 

Ch  A  p.    ties  de  nôtre  Connoiflance  S:  de  nos  Obfervations.  UA- 
XVI.      nalogie  eft  le  feul  fecours  que  nous  ayions  dans  ces  matiè- 
res j  &■  c'eft  de  là  feulement  que  nous  tirons  tous  nosfon- 
demens  de  Probabilité.    Ainti,  ayant  obfervé  qu'un  frot- 
tement violent  de  deux  Corps  produit  de  la  Chaleur,  ôc 
fouvent  même  du  Feu ,  nous  avons  fujet  de  croire  que  ce 
que  nous  appelions  Chaleur  èz  Feu  confifte  dans  une  cer- 
taine agitation  violente  des  particules  imperceptibles  de 
la  Matière  brûlante  :  obfervant  de  même  que  les  différen- 
tes refraftions  des  Corps  pellucides  excitent  dans  nos  yeux 
différentes  apparences  de  plufieurs  Couleurs  >comme  aufli 
que  la  diverfe  pofition   6c  le  différent  arrangement  des 
parties  qui  compofent  la  furface  de  différens  Corps  com- 
me du  Velours ,  de  la  foye  façonnée  en  ondes ,  S'C.  pro- 
duit le  même  effet,  nous  croyons  qu'il  eft  probable  que 
la  couleur  &  l'éclat  des  Corps  n'eft  autre  chofe  de  la  part 
des  Corps ,  que  le  différent  arrangement  &:  la  refraftion 
de  leurs  particules  infenfibles.     Ainfi,  trouvant  que  dans 
toutes  les  parties  de  la  Création  qui  peuvent  être  le  fujet 
des  obfervations  himiaines,  il  y  a  une  connexion  graduel- 
le de  l'une  à  l'autre  ,  (lins  aucun  vuide  coniiderablc  ,  ou 
vifible, entre- deux,  parmi  toute  cette  grande  diverfitéde 
chofes  que  nous  voyons  dans  le  Monde,  qui  font  fi  étroi- 
tement liées  enfemble,  qu'en  divers  rangs  d'Etres  il  n'eft 
pas  facile  de  découvrir  les  bornes  qui  feparent  les  uns  des 
autres,  nous  avons  tout  fujet  de  penfer  que  les  chofes  s'é- 
lèvent aufli  vers  la  perfection  peu  à  peu  fie  par  des  degrez 
infenfibles.     11  eft  mal-aifé  de  dire  oii  le  Senfible  &r  le 
Raifonnable  commence,  6c  où  l'Infenfible  6c  le  Deraifon- 
nable  finit  -,  6c  qui  eft-ce,  je  vous  prie  ,  qui  a  la  veûë  af- 
fez  pénétrante  pour  déterminer  précifement  quel  eft  le 
plus  bas  degré  des  Chofes  vivantes,  6c  quel  eft  le  premier 
de  celles  qui  font  deftituées  de  vie  ?  Les  chofes  diminuent 
&  augmentent ,  autant  que  nous  fommes  capables  de  le 
diftinguer,  tout  ainfi  que  laQiiantité  augmente  ou  dimi- 
nué dans  un  Cône  régulier  ,  oîi ,  quoy  qu'il  y  ait  une 
différence  vifible  entre  la  grandeur  du  Diamètre,  à  des 

di- 


Des  Devrez  d'JJfe miment.     L  i  v.  IV.  86  r 

diftances  éloignées,  cependant  la  différence  qui  eft  entre  C  H  a  p. 
le  defliis  &  le  deflbus  lorfqu'ils  fe  touchent  l'un  l'autre,  XVI. 
peut  à  peine  être  difcernée.  Il  y  a  une  différence  exceffi- 
ve  entre  certains  hommes  &c  certains  Animaux  Brutes  -, 
mais  fi  nous  voulons  comparer  l'Entendement  6c  la  capa- 
cité de  certains  hommes  &c  de  certaines  Bétes  ,  nous  y 
trouverons  fi  peu  de  différence  qu'il  fera  bien  mal-aifé 
d'affûrer  que  l'Entendement  de  l'Homme  foit  plus  net  ou 
plus  étendu.  Lors  donc  que  nous  obfervons  une  telle  gra- 
dation infenfible  entre  les  parties  de  la  Création  depuis 
l'Homme  jufqu'aux  parties  les  plus  baffes  qui  font  au 
deffous  de  luy,  la  Régie  de  l'Analogie  peut  nous  condui- 
re à  regarder  comme  probable,  &h'iI  y  a  une  pareille  gra- 
dation dans  les  chofes  qui  font  au  deffus  de  nous  c^  hors  de 
la  fphére  de  nos  Oùfervations ,  &c  qu'il  y  a  par  conféquent 
diifférens  Ordres  d'Etres  Intelligens,  qui  font  plus  excel- 
lens  que  nous  par  difterens  dégrez  de  perfeftion  en  s'éle- 
vant  vers  la  perfedbon  infinie  du  Créateur,  à  petit 
pas  &:  par  des  différences  ,  dont  chacune  eft  à  une  très- 
petite  diftance  de  celle  qui  vient  immédiatement  après. 
Cette  efpéce  de  Probabilité  qui  eft  le  meilleur  guide 
qu'on  ait  pour  les  Expériences  dirigées  par  la  Raifon ,  Se 
le  grand  fondement  des  Hypothefes  raifonnablcs  ,  a  auffi 
fes  ufages  &  fon  influence  j  car  un  raifonnement  circonf- 
pc£t ,  fondé  fur  l'Analogie  nous  mené  fouvent  à  la  dé- 
couverte de  véritez  &  de  productions  utiles  qui  fans  cela 
demeureroient  enfevelies  dans  les  ténèbres. 

§.   13.  Quoy  que  la  commune  Expérience  &  le  cours  n  y  a  un  cas  où 
ordinaire  des  Chofes  ayent  avec  raifon  une  grande  influen-  ''E'^P"'en« 

r       yir^  r      ■      j        I  i  vi  Contraire  ne  di- 

ce  lur  1  Elprit  des  hommes,  pour  les  porter  a  donner  ouminuc   pas  la 
à  refufer  leur  coftfentement  à  une  chofe  qui  leur  eft  pro-^°'^'^^  dutémoi- 
pofée  à  croire}  il  y  a  pourtant  un  cas  où  ce  qu'il  y  a  d'é- ""^^^" 
trange  dans  un  Fait  ,  n'affoiblit  point  l'affentiment  que 
nous  devons  donner  au  témoignage  fincére   fur  lequel  il 
eft  fondé.     Car  lorfque  de  tels   Evenemens   furnaturels 
font  conformes  aux  fins  que  fe  propofe  celui  qui  a  le  pou- 
voir de  changer  le  cours  de  la  Nature,  dans  un  tel  temps 


802  Des  "DégYQZ  d'JJJentiment. 

C  H  A  p.  &:  dans  de  telles  circonftances  ils  peuvent  être  d'autant 
XVI.  plus  propres  à  trouver  créance  dans  nos  Efprits  qu'ils 
font  plus  au  defTus  des  obfervations  ordinaires ,  ou  même 
qu'ils  y  font  plus  oppofez.  Tel  eft  juftement  le  cas  des 
Miracles  qui  étant  une  fois  bien  atteftez  ,  trouvent  non 
feulement  créance  pour  eux-mêmes  ,  mais  la  communi- 
quent auili  à  d'autres  veritez  qui  ont  befoin  d'une  telle 
confirmation. 
Le  fimpic  Te-  §•  14-  Outre  les  Propofitions  dont  nous  avons  parle 
nioigna-;c  de  la  jufqu'ici ,  il  y  en  a  uuc  autre  Efpéce  qui  fondée  fur  un 
dunout^dou^i  fimple  témoignage  l'emporte  fur  le  degré  le  plus  parfait 
aufiî  parfaite-  de  nôtre  Affcntiment,  foit  que  la  chofe  établie  fur  ce  té- 
rncnt  que  la  nioicnaee  convienne  ou  ne  convienne  point  avec  la  com- 
plus  ceitamc.  mune  Expérience  ce  avec  le  cours  ordmaire  des  chofes. 
La  raifon  de  cela  eft  que  le  témoignage  vient  de  la  part 
d'un  Etre  qui  ne  peut  ni  tromper  ni  être  trompé ,  c'eft  à 
dire  de  Dieu  luy-méme  ;  ce  qui  emporte  avec  foy  une 
aflurance  au  defllis  de  tout  doute  ,  &  une  évidence  qui 
n'eft  fujette  à  aucune  exception.  C'eft  là  ce  qu'on  dé- 
figne  par  le  nom  particulier  de  Révélation  ;  Se  l'aflenti- 
ment  que  nous  luy  donnons  s'appelle  Foy ,  qui  détermine 
auflî  abfolument  nôtre  Efprit  ,&  exclut  auffi  parfaitement 
tout  doute  que  nôtre  Connoiflance  peut  le  faire  j  car  nous 
pouvons  tout  auft]  bien  douter  de  nôtre  propre  exiftence 
que  nous  pouvons  douter,  fi  une  Révélation  qui  vient  de 
la  part  de  D  i  e  u  ,  eft  véritable.  Ainfi  ,  la  Foy  eft  un 
Principe  d' Affcntiment  &  de  certitude,  fur  ,6c  établi  fur 
des  fondemens  inébranlables  ,  Se  qui  ne  laiflé  aucun  lieu 
au  doute  ou  à  l'hefitation.  La  feule  chofe  dont  nous  de- 
vons nous  bien  alTùrer,  c'eft  que  telle  Se  telle  chofe  eft 
une  Révélation  divine  ,  Se  que  nous  en  comprenons  le 
véritable  fensj  autrement  ,  nous  nous  expoferons  à  tou- 
tes les  extravagances  duFanatifme,  Sz  à  toutes  les  erreurs 
que  peuvent  produire  de  faux  Principes  lors  qu'on  ajoute 
foy  à  ce  qui  n'eft  pas  une  Révélation  divine.  C'eftpour- 
quoy  dans  ces  cas-là  ,  Il  nous  voulons  agir  raifonnable- 
ment ,   il  ne  faut  pas  que  nôtre  AfiTentiment  furpafie  le 

degré 


De  la  Raifort.    Liv.  IV.  863 

degré  d'évidence  que  nous  avons  que  ce  qui  en  eft  l'objet    C  h  a  p. 
eft  une  Révélation  divine  ,  &  que  c'ell  là  le  fens  des  ter-      XVI, 
mes  par  lefquels  cette  Révélation  eft  exprimée.     Si  l'évi- 
dence que  nous  avons  que  c'eft  une  Révélation  ,  ou  que 
c'en  eft  là  le  vray  fens  ,  n'eft  que  probable,  nôtre  Aflen- 
timent  ne  peut  aller  au  delà  de  l'aflurance  ou  de  la  dé- 
fiance que  produit  le  plus  ou  le  moins  de  probabilité  qui 
fe  trouve  dans  les  Preuves.  Mais  je  traiterai  plus  au  lon^ 
dans  la  fuite  ,  de  la  Foy  &:  de  la  préfeance  qu'elle  doi*!; 
avoir  fur  les  autres  argumens  propres  àperfuader,  lorsque 
je  la  confidererai  telle  qu'on  la  regarde  ordinairement  com- 
me diftinguée  d'avec  laRaifon  &  mife  en  oppofitionavec 
elle,  quoy  que  dans  le  fonds  la  Foy  ne  foit  autre  cho- 
fe  qu'un  Afléntiment  fondé  fur  la  Raifon  la  plus  par- 
faite. 


L' 


CHAPITRE     XVir. 

Delà  Raifon.  Chap. 

E  mot  de  Raifon  fe  prend  en  divers  fens.  Qiiel-    Différentes 

/  quefois  il  fignifie  des  Principes  clairs  6c  véri-  %)ifications 

tables,  quelquefois  des  conclufions  évidentes  &  nette- ''""^°^^'"-^'"'' 
ment  déduites  de  ces  Principes  ,  &  quelquefois  la  caufe 
&  particulièrement  la  caufe  finale.  Mais  c'eft  dans  un  fens 
tout  différent  que  je  vais  la  confiderer  dans  ce  Chapitre  , 
je  veux  dire  comme  une  Faculté  par  oii  l'on  fuppofe  que 
l'Homme  eft  diftingué  des  Bêtes,  Se  en  quoy  il  eft  évi- 
dent qu'il  les  furpaffe  de  beaucoup. 

§.  2.  Si  la  Connoiflance  générale  confîfte  ,  comme  on  En  quoy  confT- 
Ta  déjà  montré  ,  dans  une  perception  de  la  convenance  ^^ '•=  ^*'^°""^* 
ou  de  la  difconvenance  de  nos  propres  Idées,  6c  que  nous  "^"'* 
ne  puiflîons  connoître  l'exiftence  d'aucune  chofe  qui  foit 
hors  de  nous  que  par  le  fecours  de  nos  Sens,  excepté  feu- 
lement l'exiftence  de  D  i  e  u ,  de  laquelle  chaque  homme 
peut  s'inftruire  luy-même  certainement  &  d'une  manière 

dé. 


S^j^  ^^  ^^  Raifon. 

C  H  A  p.  démonftrative  par  la  confideration  de  fa  propre  exiftencci 
XVII.     quel  lieu,  refte-t-il  donc  à  l'exercice  d'aucune  autre  Facul- 
té que  de  la  Perception  extérieure  des  Sens  £cde  la  Percep- 
tion intérieure  de  l'Efprit?  Quel  befoin  avons-nous  de  la 
Raifon?  Nous  en  avons  un  fort  grand  befoin  ,  tant  pour 
étendre  nôtre  Connoiflance  que  pour  régler  notre  Aflén- 
timent  j  car  elle  a  lieu  la  Raifon  6c  dans  ce  qui  appartient 
à  la  Connoiflance  &:  dans  ce  qui  regarde  l'Opinion.    Elle 
eft  d'ailleurs  néceflairc  Se  utile  à  toutes  nos  autres  Facul- 
tez  Intelleftuelles,  &■  à  le  bien  prendre,   elle  conftitué 
deux  de  ces  Facultez  ,   favoir  la  Sagacité  -,  &  la  Faculté 
d'inferej  ou  de  tirer  des  conclufions.    Par  la  première  elle 
trouve  des  Idées  moyennes,  fie  par  la  féconde  elle  les  ar- 
range dételle  manière,  qu'elle  découvre  la  connexion  qu'il 
y  a  dans  chaque  partie  de  la  Déduction  ,  par  oii  les  Ex- 
trêmes font  unis  enlcmble  ,   6c  qu'elle  amène  au  jour  , 
pour  ainfi  dire ,  la  vérité  en  queftion ,  ce  que  nous  appel- 
ions inférer i  6c  qui  ne  confilte  en  autre  chofe  que  dans 
la  perception  de  la  liaifon  qui  eft  entre  les  idées  dans  cha- 
que degré  de  la  Déduction  ;  par  où  l'Efprit  vient  à  décou- 
vrir la  convenance  ou  la  difconvenance  certaine  de  deux 
Idées ,  comme  dans  la  Demonftration  oii  il  parvient  à  la 
Connoiflance,  ou  bien  à  voir  Amplement  leur  connexion 
probable ,  auquel  cas  il  donne  ou  retient  fon  confentement, 
comme  dans  l'Opinion.     Le  Sentiment  6c  l'Intuition  ne 
.     ■     5'étendent  pas  fort  loin.     La  plus  grande  partie  de  nôtre 
Connoiflance  dépend  dedédu£tions  6c  d'Idées  moyennes} 
6c  dans  les  cas  où  au  lieu  de  Connoifl!ance  ,  nous  fommes 
obligez  de  nous  contenter  d'un  fimplc  afléntiment,  6c  de 
recevoir  des  Propofitions  pour  véritables  fans  être  certains 
qu'elles  le  foient,  nous  avons  befoin  de  découvrir, d'exa- 
miner, 6c  de  comparer  les  fondemens  de  leur  probabilité. 
•'       Dans  ces  deux  cas  ,   la  Faculté  qui  trouve  éc   applique 
comme  il  faut  ks  moyens  nécefl'aires  pour  découvrir  la 
certitude  dans  l'un ,  6c  la  probabilité  dans  l'autre  ,  c'eft 
jce  que  nous  appelions  Raifon.     Car  comme  la  Raifon 
.apperçoit  la  connexion  nécefl"aire  6c  indubitable  que  tou- 
tes 


De  la  Raifon.    h  i  v.  IV.  8ô$ 

tes  les  idées  ou  preuves  ont  l'une  avec  l'autre  dans  cha-  Chap. 
que  degré  d"une  Démonftration  qui  produit  la  Connoif-  XVIL 
fance;  elleapperçoit  aufli  la  connexion  probable  que  tou- 
tes les  idées  ou  preuves  ont  l'une  avec  l'autre  dans  chaque 
degré  d'un  Difcoiu-s  auquel  elle  juge  qu'on  doit  donner 
fon  afléntiment  ;  ce  qui  eft  le  puis  bas  degré  de  ce  qui 
peut  être  véritablement  appelle  Râifon.  Car  lorfque  l'Ef- 
prit  n'apperçoit  pas  cette  connexion  probable  ,  &  qu'il 
ne  voit  pas  s'il  y  a  une  telle  connexion  ou  non  ,  en  ce 
cas-là  les  opinions  des  hommes  ne  font  pas  des  produ- 
irions du  Jugement  ou  de  la  Raifon ,  mais  des  efFets  du 
hazard,  des  penfées  d'un  Efprit  flottant  qui  embraflé  les 
chofes  fortuitement,  fans  choix  &:  fans  régie. 

^.  3.  De  forte  que  nous  pouvons  fort  bien  confiderer  Ses  cjuitre  par- 
dans  la  Raifon  ces  quatre  dégrez  ;  le  premier  6c  le  plus  ^"• 
important  conllfte  à  découvrir  des  preuves  j  le  fécond  à 
les  ranger  régulièrement  &  dans  un  ordre  clair  ôc  conve- 
nable qui  falTe  voir  nettement  &  flicilement  la  connexion 
&  la  force  de  ces  preuves  ;  letroifiémc  à  appercevoir  leur 
connexion  dans  chaque  partie  de  la  Déduction  j  &  le  qua- 
trième à  tirer  une  julle  conclufion  du  tout.  On  peut  ob- 
ferver  ces  différens  dégrez  dans  toute  Démonftration  Ma- 
thématique ,  car  autre  chofe  eft  d'appercevoir  la  con-i 
nexion  de  chaque  partie ,  à  mefure  que  la  Démonftration 
eft  faite  par  une  autre  perfonne, 8c autre  chofe  d'apperce- 
voir la  dépendance  que  la  conclufion  a  avec  toutes  les  par- 
ties de  la  Démonftration  ;  autre  chofe  eft  encore  de  faire 
voir  une  Démonftration  par  foy-méme  d'une  manière  clai- 
re ôc  diftinfte ,  ôc  enfin  une  chofe  difterente  de  ces  trois- 
là ,  c'eft  d'avoir  trouvé  le  premier  ces  Idées  moyennes  ou 
ces  preuves  dont  la  Démonftration  eft  compofée. 

§.  4.  Il  y  a  encore  une  chofe  à  confiderer  ftir  le  fujet  Le  Syiiogifmc 
de  la  Raifon  que  je  voudrois  bien  qu'on  prit  la  peine  d'ex-  "'"'^P'^^  '^ 

^    n.  r  I      c   11        r  n  ■         >     ■         grand Iiiltru- 

aminer,  c  eft//  k  ôyUogtJme  efit  comme  on  croit  gênera-  mcm  de  la 
lement ,  le  grand  Infiniment  de  la  Raifon  ér  le  tneilleur  ^^'^°"- 
moyen  de  mettre  cette  Faculté  en  exercice.     Pour  moy  j'en 
doute  3  6c  voici  pourquoy. 

Rrrrr  Pré- 


866  De  la  Raifon. 

C  H  A  p.  Premièrement  à  caule  que  le  Syllogifme  n'aide  la  Rai- 
XVII.  fon  que  dans  l'une  des  quatre  parties  dont  je  viens  dépar- 
ier, c'cft  à  dire  pour  montrer  la  connexion  des  preuves 
dans  un  feul  exeniple,  &  non  au  delà.  Mais  en  cela  mê- 
me il  n'efl:  pas  d'un  grand  ufage  ,  puifque  l'Efprit  peut 
appercevoir  une  telle  connexion  oii  elle  eft  réellement , 
auifi  facilement ,  &  peut-être  mieux  fans  le  fecours  du 
Syllogifme,  que  par  fon  entremife. 

Si  nous  faifons  reflexion  fur  les  actions  de  nôtre  Efprit , 
nous  trouverons  que  nous  raifonnons  mieux  6c  plus  claire- 
ment lorfque  nous  obfervons  feulement  la  connexion  des 
preuves,  fans  réduire  nos  penfées  à  aucune  régie  ou  for- 
me de  Syllogifme.  Auiîi  voyons-nous  qu'il  y  a  quantité 
de  gens  qui  raifonnent  d'une  manière  fort  nette  Se  fort 
jufte,  quoy  qu'ils  ne  fâchent  point  faire  un  Syllogifme 
en  forme.  Qiiiconque  prendra  la  peine  de  confiderer  la 
plus  grande  partie  de  VAfle  &  de  \  jimeriqiie  ,  y  trouvera 
des  hommes  qui  raifonnent  peut-être  aufli  fubtilement 
que  luy  ,  mais  qui  n'ont  pourtant  jamais  ouï  parler  de 
Syllogifme,  &:  qui  ne  fauroient  réduire  aucun  Argument 
à  ces  fortes  de  Formes  ;  Se  je  doute  que  perfonne  s'avife 
prefque  jamais  de  faire  un  Syllogifme  en  raifonnant  en 
luy-même.  A  la  vérité  ,  les  Syllogifmes  peuvent  fervir 
quelquefois  à  découvrir  une  faufleté  cachée  fous  l'éclat 
brillant  d'une  Figure  de  Rhétorique ,  Se  adroitement  en- 
veloppée dans  une  Période  harmonieufe  ,  qui  remplit  a- 
gréablement  l'oreille  ;  ils  peuvent  ,  dis-je  ,  fervir  à  fiire 
paroître  un  raifonnement  abfurde  dans  fa  difformité  natu- 
relle, en  le  dépouillant  du  faux  éc^at  dont  il  ell  couvert, 
6c  de  la  beauté  de  l'exprcllîon  qui  impofe  d'abord  à  l'Ef- 
prit. Mais  la  foibleiTe  ou  l»  fauffjté  d'un  tel  Difcours  ne 
le  montre  par  le  moyen  de  h  forme  ariiiicieîle  qu'on  luy 
donne,  qu'à  ceux  qui  ont  étudié  à  fonds  les  Modes  Se  les 
Figures  du  fyllogifne,  &  qui  ont  fi  bien  examiné  les  dif- 
férentes manières  félon  lefquelles  trois  Propofitions  peu- 
vent être  jointes  enfemble  ,  qu'ils  connoiflent  laquelle 
produit  certainement  une  jufle  conclufion,  6c  laquelle  ne 

fau- 


T>e  la  Raifon.    L  ï  v.  IV.  867 

fauroit  le  faire;  &  fur  quels  fondemens  cela  arrive.  Pour    C  H  ap. 
ceux  qui  ont  étudié  les  Régies  du  Syllogifme  jufqu'à  voir    iXVII. 
Ja  raifon  pourquoy  en  trois  Propofitions  jointes  enfemble 
dans  une  certaine  Forme, la  Conclufion  fera  certainement 
jufte ,  &  pourquoy  elle  ne  le  fera  pas  certainement  dans 
une  autre,  je  conviens  que  ces  gens-là  font  certains  de  la 
Conclufion  qu'ils  dcduifcnt  des  pretvijfes  félon  les  Modes 
&  les  Figures  qu'on  a  établies  dans  les  Ecoles.  Mais  pour 
ceux  qui  n'ont  pas  pénétré  fi  avant  dans  les  fondemens  de 
ces  Formes,  ils  ne  font  point  aflurez  en  vertu  d'un  Ar- 
gument fyllogiftique  ,   que  la  Conclufion  découle  certai- 
nement des  Prémifles.  Ils  le  fuppofent  feulement  ainfipar 
une  foy  implicite  qu'ils  ont  pour  leurs  Maîtres  Se  par  une 
confiance  qu'ils  mettent  dans  ces  Formes  d'argumenta- 
tion }  mais  ce  n'efl:  pourtant  autre  chofe  que  croire  ,   & 
non,  être  certain.     Or  fi  parmi  tous  les  hommes  ceux-là 
font  en  fort  petit  nombre  qui  peuvent  faire  un  fyllogif- 
me ,  en  comparaifon  de  ceux  qui  ne  fauroient  le  faire  ; 
6c  fi  entre  ce  petit  nombre  qui  ont  appris  la  Logique ,  il 
n'y  en  a  que  très-peu  qui  faffent  autre  chofe  que  croire  , 
que  les  Syllogifmes  réduits  aux  Modes  &  aux  Figures  éta- 
blies, font  concluans,  fans  connoître  certainement  qu'ils 
le  foient  ;   cela  ,  dis-je  ,  étant  fuppofé  ;  fi  le  Syllogifme 
doit  être  pris  pour  le  feul  véritable  Inftrument  de  la  Rai- 
fon, ôc  le  feul  moyen  de  parvenir  à  la  ConnoifTance  ,  il 
s'enfuivra  qu'avant  Artjlote  il  n'y  avoit  perfonne  qui  con- 
nût ou  qui  pût  connoître  quoy  que  ce  foit  par  Raifon , 
ôc  que  depuis  l'invention  du  Syllogifme  il  n'y  a  pas  un 
homme  entre  dix  mille  qui  jouifi!e  de  cet  avantage. 

Mais  Dieu  n'a  pas  été  fi  peu  libéral  de  fes  faveurs  en- 
vers les  hommes ,  que  fe  contentant  d'en  faire  des  Créa- 
tures à  deux  jambes ,  il  ait  laifle  à  An  flot  e  le  foin  de  les 
rendre  Créatures  raifonnables ,  je  veux  dire  ce  petit  nom- 
bre qu'il  pourroit  engager  à  examiner  de  telle  manière  les 
fondemens  du  Syllogifme,  qu'ils  viflent  qu'entre  plus  de 
foixante  manières  dont  trois  Propofitions  peuvent  être 
rangées ,  il  n'y  en  a  qu'environ  quatorze  où  l'on  puifle 

Rrrrr  2  être 


868  Delà  Raifort. 

C  H  A  p.  être  afluré  que  la  Conclullon  eft  jufte ,  &  fur  quel  fonde- 
XVII.    ment  la  Conclufion  eft  certaine  dans  ce  petit  nombre  de 
Syllogifmes,  &  non  dans  les  autres.   Dieu  a  eu  beaucoup 
plus  de  bonté  pour  les  hommes.     11  leur  a  donné  un  Ef- 
prir  capable  de  raifonner  ,   fans  qu'ils  ayent  befoin  d'ap- 
prendre les  formes  des  Syllogifmes.  Ce  n'eft  point, dis-jc, 
par  les  Régies  du  Syllogifme  que  l'Efprit  humain  apprend 
à  raifonner.     Il  a  une  Faculté  naturelle  d'appercevoir  la 
convenanceouladifconvenance  de  fes  Idées, &:  il  peut  les 
mettre  en  bon  ordre  fans  toutes  ces  répétitions  embarraflan- 
tes.  Jenedis  point  ceci  pour  rabaiflér  en  aucune  manière  yf- 
riftote  que  je  regarde  comme  un  des  plus  grands  hommes 
de  l'Antiquité,  que  peu  ont  égalé  en  étendue,  en  fubtilité, 
en  pénétration  d'Efprit,  &  par  la  force  du  Jugement,  Se 
qui  en  cela  même  qu'il  a  inventé  ce  petit  Syftême  des  For- 
mes de  l'Argumentation  ,  par  oîi  l'on  peut  faire  voir  que 
la  Conclufion  d'un  Syllogifme  eft  jufte  &:  bien  fondée  , 
a    rendu   un    grand    fervice    aux    Savans    contre   ceux 
qui  n'avoient  pas  honte  de  nier  tout  ,   èc  je  conviens  fans 
peine  que  tous  les  bons  raifonnemcns  peuvent  être  réduits 
à  ces  formes  Syllogiftiques.  Mais  cependant  je  croy  pou- 
voir dire  avec  vente  ,   &c  fans  rabaifl'er  Anjlote  ,    que  ces 
formes  d'Argumentation  ne  font  ni  le  feul  ni  le  meilleur 
moyen  de  raifonner,  pour  amener  i  la   Connoiflance  de 
la  Vérité  ceux  qui  délirent  de  la  trouver  ,  Se  qui  louhai- 
tent  de  faire  le  meilleur  ufage  qu'ils  peuvent  de  leur  Kaifon 
pour  parvenir  à  cette  Connoiflance.  Et  il  eft  vifiblequ'y^- 
rifiote  luy-méme  trouva  que  certaines  Formes étcie-n.t con- 
cluantes, 6v' que  d'autres  ne  l'étoientpasjnon  par  le  moyen 
.     des  Formes  mêmes,mais  par  la  voye  originale  de  la  Connoif- 
fance,  c'eft-à-dire  par  la  convenance  mr;iiifcfte  des  lôiéçs. 
Dites  à  une  Dame  de  campagne  que  le  vent  eft  fud-oueft, 
&  le  temps  couvert  &:  tourné  à  la  pi'.iye  ;    elle  compren- 
dra fans  peine  qu'il  n'eft  pas  fur  pour  elle  de  fortir  ,  par 
im  tel  jour ,  légèrement  vêtue  après  avoir  eu  la  fièvre  j 
elle  voit  fort  nettement  la  liaifon  <ie  toutes  ces  chofcs, 
veuijud-oucjlf  nuages  ,  ^luye  ,   biiMidite  ,  pre?idre  froid  , 

re- 


De  la  Rai/on.     Lrv.  IV.  869 

rechute  Se  danger  de  mort^  flms  les  lier  enfemble  par  une  Chap. 
chaine  artificielle  &  embarraflante  de  divers  Syllogifnies  XVIl. 
qui  ne  fervent  qu'à  embrouiller  6c  retarder  l'Efprit ,  qui 
fans  leur  fecours  va  plus  vite  6c  plus  nettement  d'une  par- 
tie à  l'autre  j  de  forte  que  la  probabilité  que  cette  perfon- 
ne  apperçoit  aifément  dans  les  chofes  mêmes  ainfi  placées 
dans  leur  ordre  naturel ,  feroit  tout-à-fait  perdue  à  fon 
égard,  fi  cet  Argument  étoit  traité  favamment  6c  réduit 
aux  formes  du  Syllogifme.  Car  cela  confond  très-fouvent 
la  connexion  des  Idées  j  6c  je  croy  que  chacun  reconnoî- 
tra  fans  peine  dans  les  Démonftrations  Mathematiaues  , 
que  la  connoiflance  qu'on  acquiert  par  cet  ordre  naturel, 
paroît  plutôt  6c  plus  clairement  fans  le  fecours  d'aucun 
Syllogifme. 

L'Acte  de  la  Faculté  Raifonnable  qu'on  regarde  com- 
me le  plus  confiderable  eft  celui  à'inferer ,  6c  il  l'eft  elîx- 
ctivement  lorfque  la  conféquence  eft  bien  tirée.  Mais 
i'Efprit  eft  fi  fort  porte  à  tirer  des  conféquences,  foitpar 
le  Violent  delir  qu'il  a  d'étendre  fos  connoiflanccs,  ou  par 
un  grand  penchant  qui  l'entraine  à  favorifer  les  fentimens 
dont  il  a  été  une  fois  imbu ,  que  fouvent  il  fe  hâte  trop  , 
d'inférer  avant  que  d'avoir  apperçu  la  connexion  des  I- 
dées  qui  doivent  lier  enfemble  les  deux  extrêmes. 

Inférer  n'cft  autre  chofe  que  déduire  une  Fropofition 
comme  véritable  ,  en  vertu  d'une  Propoiltion  qu'on  a 
déjà  avancée  comme  véritable,  c'eft-à-dire  ,  voir  ou  fup- 
pofer  une  connexion  de  certaines  Idées  moyennes  qui 
montrent  la  connexion  de  deux  Idées  dont  eft  compofée 
la  Propofition  inférée.  Par  exemple  ,  fuppofons  qu'on 
avance  Cette  Propofttion  ,  Les  hommes  Jet  ont  pions  dans 
Vautre  Monde  ,  <k  que  de  )à  on  veuille  en  inférer  cette 
auîre,  .Do7iC  les  ho?nmes  peuvent  fe  déterminer  evx-mèmes  ; 
laQiieftion  tft  prefentement  de  fivoir  fi  I'Efprit  a  bien  ou 
mal  fait  cette  interence.  S'il  l'a  faite  en  trouvant  des  Idées 
moyennes  6c  en  confiderant  leur  connexion  dans  leur  ve^ 
ritable  ordre ,  il  s'eft  conduit  raifbnnabiement,  èz  a  tiré 
une  jufte  conféquence.  S  il  l'a  faite  fans  une  telle  veûë, 
Krrrr  5  bier^ 


8  /o  ^e  ^^  Raifon. 

Chap.  bien  loin  d'avoir  tiré  une  conféquence  folide  &  fondée 
XVII.  ^n  raifon ,  il  a  montré  feulement  le  defir  qu'il  avoit  qu'el- 
le le  fût  ou  qu'on  la  reçût  en  cette  qualité.  Mais  ce  n'eft 
pas  le  Syllogifme  qui  dans  l'un  ou  l'autre  de  ces  cas  dé- 
couvre ces  Idées  ou  fait  voir  leur  connexion  }  car  il  faut 
que  l'Efprit  les  ait  trouvées,  &  qu'il  ait  apperçu  la  con- 
nexion de  chacune  d'elles  avant  qu'il  puilTe  s'en  fervirrai- 
fonnablement  à  former"  des  Syllogifmes  ;  à  moins  qu'on 
ne  dife,  que  toute  Idce  qui  fe  préfente  à  l'Efprit,  peut 
afléz  bien  entrer  dans  un  Syllogifme  fans  qu'il  foit  nécef- 
faire  de  confidérer  quelle  liaifon  elle  a  avec  les  deux  aii- 
tres  i  !k  qu'elle  peut  fervir  à  tout  hazard  de  terme  moyen 
pour  prouver  quelque  conclufion  que  ce  foit.  C'eft  ce 
que  perfonne  ne  dira  jamais,  parce  que  c'eft  en  vertu  de 
la  convenance  qu'on  apperçoit  entre  une  idée  moyen  ne  ôc 
les  deux  extrêmes,  qu'on  conclut  que  les  extrêmes  con- 
viennent entr'eux  ;  d'où  il  s'enfuit  que  chaque  idée  mo- 
yenne doit  être  telle  que  dans  toute  la  chaine  elle  ait  une 
connexion  vifible  avec  les  deux  Idées  entre  lefquelles  elle 
efl-  placée,  fans  quoy  la  conclufion  ne  peut  être  déduite 
par  fon  entremife.  Car  par  tout  où  un  anneau  de  cette 
chaine  vient  à  fe  détacher  &  à  n'avoir  aucune  liaifon  avec 
i  le  refte ,  dès-là  il  perd  toute  fa  force  ,   èc  ne  peut  plus 

contribuer  à  attirer  ou  inférer  quoy  que  ce  foit.  Ainfî  , 
dans  l'exemple  que  je  viens  de  propofer,  quelle  autre  cho- 
fe  montre  la  force  &:  par  conféquent  la  juflefle  de  la  con- 
féquence ,  que  la  veûc  de  la  connexion  de  toutes  les  I- 
dées  moyennes  qui  attirent  la  conclufion  ou  la  Propofi- 
tion  inférée  i  comme.  Les  hommes  feront  punis  -m 

Dieu  ceha  qui  punit  La  punition  jn/ie 

Lf  puni  coupable  //  auroit  pâ  faire  autre- 
ment    Liberté  Vinffance  de  fe  déternti- 

%er  foy-mème  ?  Par  cette  vifible  enchainure  d'Idées  ,  ainfi 
jointes  enfemble  tout  de  fuite,  en  forte  que  chaque  idée 
moyenne  s'accorde  de  chaque  côté  ,  avec  les  deux  Idées 
entre  lefquelles  elle  eft  immédiatement  placée  ,  les  idées 
A' hommes  i  ^àcpui(fance  de  fe  déterminer  foy-méme  ,  pa- 

roifTent 


DtWRaifon.     Liv.  IV.  871 

roiflent  jointes  enfemble  ,  c'eft-à-dire  que  cette  Propoiî-  C  h  a  p 
tion ,  Les  hommes  peuvent  fe  déterminer  eux-mêmes  ,  eft  XVII. 
attirée  ou  inférée  par  celle-ci  Q\i' ils  feront  punis  dans  l'au- 
tre Monde.  Car  pur  là  l'Efprk  voyant  la  connexion  qu'il 
y  a  entre  l'idée  de  la  punition  des  hommes  dans  Vautre 
Monde  i  èc  l'idée  de  Dieu  qui  punit  ;  entre  Dieu  qui  punit 
èc  lajiiftice  de  la  punition;  entre  lajujlue  de  la  punition  &c 
la  coulpe-,  entre  la  coulpe  Se  la  puiffance  de  faire  autrement; 
entre  la  puiffance  de  faire  autrement  &c  la  liberté  ;  entre  la 
liberté  &c  la  puiffance  defe  déterminer  foy-même  ;  l'Efprit, 
dis-je,  appercevant  la  liaifon  que  toutes  ces  Idées  ont  l'u- 
ne avec  l'autre ,  voit  par  même  moyen  la  connexion  qu'il 
y  a  entre  les  hommes  èc  la  puiffance  de  fe  déterminer  foy- 
même. 

Je  demande  préfentement  fi  la  connexion  des  Extrêmes 
ne  fe  voit  pas  plus  clairement  dans  cette  difpofition  fim- 
ple  &  naturelle  que  dans  des  répétitions  perplexes  &:  em- 
brouillées de  cinq  ou  fix  Syllogifmes.     On  doit  me  par- 
donner le  terme  d" embrouillé ,  jufqu'à  ce  que  quelqu'un 
ayant  réduit  ces  Idées  en  autant  de  Syllogifmes,  ofeafTû- 
rer  que  ces  Idées  font  moins  embrouillées  ,   &;  que  leur 
connexion  eft  plus  vifible  lorfqu'elles  font  ainfi  tranfpo- 
iées ,  répétées,  &  enchaffées  dans  ces  formes  artificielles, 
que  lorfqu'elles  font  préfentes  à  l'Efprit  dans  cet  ordre 
court,  fimple  6c  naturel,  dans  lequel  on  vient  de  les  pro- 
pofer,  où  chacun  peut  les  voir,  &  félon  lequel  elles  doi- 
vent être  veiiés  avant  qu'elles  puifitnt  former  une  chaine 
de  Syllogifmes.    Car  l'ordre  naturel  des  Idées  qui  fervent 
à  lier  d'autres  Idées,  doit  régler  l'ordre  des  Syllogifmes, 
de  forte  qu'un  homme  doit  voir  la  connexion  que  chaque 
Idée  moyenne  a  avec  celles   qu'il  joint  enfemble  avant 
qu'il  puiffe  s'en  fervir  avec  railonà  former  un  Syllogifme. 
Et  quand  tous  ces  Syllogifmes  font  faits  ,  ceux  qui  font 
Logiciens  &  ceux  qui  ne  le  font  pas,  ne  voyentpas  mieux 
qu'auparavant  la  force  de  l'Argumentation  ,  c'eft-à-dire, 
la  connexion  des  Extrêmes.     Car  ceux  qui  ne  font   pas 
Logiciens  de  profelHon  ,  ignorant  les  véritables  formes 

du 


S/i  De  la  Raifon.    ■• 

C  H  A  p.  du  Syllogifme  auflî  bien  que  les  fondemens  de  ces  formes, 
XVIÎ.  ne  fauroient  connoître  fi  les  Syllogifmes  font  réguliers  ou 
non,  dans  des  Modes  vc  des  Figures  qui  concluent  juftcj 
6c  ainfi  ils  ne  font  point  aidez  par  les  Formes  félon  lef- 
quelles  on  range  ces  Idées  -,  ôc  d'ailleurs  l'ordre  naturel 
dans  lequel  l'Efprit  pourroit  juger  de  leurs  connexions 
refpeftivcs  étant  troublé  par  ce^  formes  fyllogiftiques  ,  il 
arrive  de  là  que  la  conféquence  eft  beaucoup  plus  uicer- 
taine,  que  fins  leur  entremife.  Et  pour  ce  qui  eft  des 
Logiciens  eux-mêmes  5  ils  voyentla  connexion  que  chaque 
Idée  moyenne  a  avec  celles  entre  lefquelles  elle  eft  placée 
(d'oii  dépend  toute  la  force  de  la  conféquence)  ils  la 
voyent  j  dis-je,  tout  aufli  bien  avant  qu'après  que  le  Syl- 
logifme eft  fait  i  ou  bien  ils  ne  la  voyent  point  du  tout. 
Car  un  Syllogifme  ne  contribué  en  rien  à  montrer  ou  à 
fortifier  la  connexion  de  deux  Idées  jointes  immédiate- 
ment enfemble;  il  montre  feulement  par  la  connexion  qui 
a  été  déjà  découverte  entr'elles ,  comment  les  Extrêmes 
font  liez  l'un  à  l'autre.  Mais  s'agit-il  de  favoir  quelle 
connexion  une  Idée  moyenne  a  avec  aucun  des  Extrêmes 
dans  ce  Syllogifme,  c'eft  ce  que  nul  Syllogifme  ne  mon- 
tre ni  ne  peut  jamais  montrer.  C'eft  l'Efprit  feulement 
qui  apperçoit  ou  qui  peut  appercevoir  ces  Idées  placées 
ainfi  dans  une  efpéce  âe  jjixta-po/ùion,  &  cela  par  fa  pro- 
pre Veûé  qui  ne  reçoit  abfolument  aucun  fecoursni  aucu- 
ne lumière  de  la  forme  Syllogiftique  qu'on  leur  donne. 
Cette  forme  fert  feulement  à  montrer  que  fi  l'idée  moyen- 
ne convient  avec  celles  auxquelles  elle  eft  immédiatement 
appliquée  de  deux  cotez,  les  deux  Idées  éloignées,  ou, 
comme  parlent  les  Logiciens  ,  les  Extrêmes  conviennent 
certainement  enfemble  ;  &  par  confequent  la  liaifon  im- 
médiate que  chaque  Idée  a  avec  celle  à  laquelle  elle  eft 
appliquée  de  deux  cotez,  d'où  dépend  toute  la  force  du 
Raifonnement,  paroit  aufli  bien  avant  qu'après  la  con- 
ftrudion  du  Syllogifme  >  ou  bien  celui  qui  forme  le  Syl- 
logifme ne  le  verra  jamais.  Cette  connexion  d'Idées  ne  fe 
voit,  comme  nous  avons  déjà  dit ,   que  par  la  Faculté 

per- 


De  la  Raifon.     Liv.  IV.  873 

perceptive  de  l'Efprit  qui  les  découvre  jointes  enfemble    Chap. 
dans  une  cfpéce  de  jiixta-pofldon  ,   &:  cela,   lorfque  les    XVll. 
deux  Idées  font  jointes  enfemble  dans  une  Propoiîrion , 
foit  que  cette  Propofition  conllituë  ou  non  la  Majeure  ou 
la  Mineure  d'unSyll(>gifme. 

A  quoy  fert  d(^nc  le  Syllogifme  ?  Je  répons,  qu'il  eil 
principalement  d'ufagc  dans  les  Ecoles  ,  ou  l'on  n'a  pas 
honte  de  nier  la  convenance  des  Idées  qui  conviennent 
vifiblement  enfemble,  ou  bien  hors  des  Ecoles  à  l'égard 
de  ceux  qui  5  a  l'occalion  &:  à  l'exemple  de  ce  que  les  Do- 
ftes  n'ont  pas  honte  de  faire,  ont  appris  auffi  à  nier  fans 
pudeur  la  connexion  des  Idées  qu'ils  ne  peuvent  s'empê- 
cher de  voir  eux-mêmes.  Pour  celui  qui  cherche  fincere- 
ment  la  Vérité  &  qui  n'a  d'autre  but  que  de  la  trouver ,  il 
n'a  aucun  befoinde  ces  formes  Syllogiftiques  pour  être  for- 
cé à  reconnoître  la  conféquencedont  la  vérité  Se  la  judef- 
fe  paroiflent  bien  mieux  en  mettant  les  Idées  dans  un  ordre 
fimple  &  naturel.  De  là  vient  que  les  hommes  ne  font 
jamais  des  Syllogifmes  en  eux-mêmes  ,  lorfqu'ils  cher- 
chent la  Vérité ,  ou  qu'ils  l'enfeignent  à  des  gens  qui  dé- 
firent fincerement  de  la  connoître;  parce  qu'avant  quede 
pouvoir  mettre  leurs  penfées  en  forme  Syllogiftique  ,  il 
faut  qu'ils  voyent  la  connexion  qui  eft  entre  l'Idée  mo- 
yenne &  les  deux  autres  idées  entre  lefquelles  elle  eft 
placée,  &  auxquelles  elle  eft  appliquée  pour  faire  voir 
leur  convenance  ;  &  lorfqu'ils  voyent  une  fois  cela  ,  ils 
voyent  fi  la  confequence  eft  bonne  ou  mauvaife  ,  8c  par 
conféquent  le  Syllogifme  vient  trop  tard  pour  l'établir. 
Car,  pour  me  fervir  encore  de  l'exemple  qui  a  été  pro- 
pofé  cy-deftus,  je  demande  fi  l'Efprit  venant  àconfidcrer 
l'idée  de  Jvjlice,  placée  comme  une  idée  moyenne  entre 
la  punition  des  hommes  &  lacoulpe  decelui  qui  eftpuni, 
(idée  que  l'Efprit  ne  peut  employer  comme  un  terme 
moyen  avant  qu'il  l'ait  confiderce  dans  ce  rapport}  je  de- 
mande fi  dès-lors  il  ne  voit  pas  la  force  &z  la  validité  de 
la  confequence,  aufll  clairement  que  lorfqu'on  forme  un 
Syllogifme  de  ces  Idées.  Et  pour  faire  voir  la  mêmecho- 

Sffff  fe 


874-  DelaRaifon. 

Chap.  fe  dans  un  exemple  tout-à-faic  fimple  &:  aifé  à  comprend 
XVII.  dre,  fuppofons  que  le  mot  Animal  foit  l'Idée  moyenne, 
ou ,  comme  on  parle  dans  les  Ecoles ,  le  tertne  moyen  que 
l'Efprit  employé  pour  montrer  la  connexion  à'homo  &de 
vivens,  je  demande  fi  l'Efprit  ne  voit  pas  cette  liaifon 
aulli  promptement  Se  auili  nettement  lorfque  l'Idée  qui 
lie  ces  deux  termes  efl:  placée  au  milieu  dans  cet  arrange- 
ment fimple  &  naturel 

Homo  — Animal  ■  Vivcnsy 

que  dans  cet  autre  plus  embarrafie , 

Animal     —     Vivens     —     Homo    —     Animal; 
ce  qui  eft  la  pofition  qu'on  donne  à  ces  Idées  dans  un  Syl- 
Icgifine ,  pour  faire  voir  la  connexion  qui  eft  entre  homo 
êc  l'ivens  par  l'intervention  du  mot  Animal. 

On  croit  à  la  vérité  que  le  Syllogifme  eft  néceflaire  à 
ceux  mêmes  qui  aiment  fincerement  la  Vérité  pour  leur 
faire  voir  les  Sophifmes  qui  font  fouvent  cachez  fous  des 
difcours  fleuris,  pointilleux  ou  embrouillez.    Mais  on  fe 
trompe  en  cela  ,   comme  nous  verrons  fans  peine  fi  nous 
confiderons  que  la  raifon  pourquoy  ces  fortes  de  difcours 
vagues  Se  fans  liaifon ,  qui  ne  font  pleins  que  d'une  vaine 
Rhétorique,  impofent  quelquefois  à  des  gens  qui  aiment 
fincerement  la  Vcrite  ,   c'eft  que  leur  Imagination  étant 
frappée  par  quelques  Métaphores  vives  fie  brillantes,  ils 
négligent  d'examiner  quelles  font  les  véritables  Idées  d'où 
dépend  la  conféqucnce  du  Difcours ,  ou  bien  éblouis  de 
l'éclat  de  ces  Figures  ils  ont  de  la  peine  à  découvrir  ces 
Idées.     Mais  pour  leur  faire  voir  la  foiblefle  de  ces  fortes 
de  Raifonnemens ,  il  ne  faut  que  les  dépouiller  des  idées- 
fuperflues  qui  mêlées  fie  confondues  avec  celles  d'oii  dé- 
pend la  conféquence,  femblent  faire  voir  une  connexion 
où  il  n'y  en  a  aucune,  ou  qui  du  moins  empêchent  qu'on 
ne  découvre  qu'il  n'y  a  point  de  connexion  ;  après  quoy 
il  faut  placer  dans  leur  ordre  naturel  ces  idées  nues  d'où 
dépend  la  force  de  l'Argumentation  j  fie  l'Efprit  venant  à 
les  Gonfiderer  en  elles-mêmes  dans   une   telle  pofition,, 
voit  bientôt  q^uelles  connexions  elles  ont  entr'clles  fie  peut 

par 


DeîaRaifon.     Liv.  IV.  87^ 

par  ce  moyen  juger  de  la  conféquence   fans   avoir  be-   Chap- 
foin  du   fecours  d'aucun  Syllogifme.  XVII. 

Je  conviens  qu'en  de  tels  cas  on  fe  fert  communément 
des  Modes  &c  des  Figures  ,  comme  fi  la  découverte  de 
Vmcohérence  de  ces  fortes  de  Difcours  étoit  entièrement 
due  à  la  forme  Syllogiftique.  J'ai  été  moy-méme  dans 
ce  fentiment,  jufqu'à  ce  qu'après  un  plus  févére  examen 
j'ai  trouvé  qu'en  rangeant  les  Idées  moyennes  toutes  nues 
dans  leur  ordre  naturel  ,  on  voit  mieux  Vmcohérence  de 
l'Argumentation  que  par  le  moyen  d'un  Syllogifme  j  non 
feulement  à  caufe  que  cette  première  Méthode  expofe 
immédiatement  à  l'Efprit  chaque  anneau  de  la  chaine 
dans  fa  véritable  place,  par  où  l'on  en  voit  mieux  la  liai- 
fon,  mais  auflî  parce  que  k  Syllogifme  ne  montre  l'inco- 
hérence qu'à  ceux  qui  entendent  parfaitement  les  formes 
Syllogiftiques  6c  les  fondemens  furlefquels  elles  font  éta- 
blies j  Se  ces  perfonnes  ne  font  pas  un  entre  mille  j'au  lieu  que 
l'arrangement  naturel  des  Idées  ,  d'où  dépend  la  confé- 
quence d'un  raifonnement  ,  fulîit  pour  faire  voir  à  tout 
homme  le  défaut  de  connexion  dans  ce  raifonnement  èc 
l'abfurdité  de  la  conféquence  ,  foit  qu'il  foit  Logicien 
pu  non  ;  pourvu  qu'il  entende  les  termes  &:  qu'il  ait  la 
faculté  d'appercevoir  la  convenance  ou  la  difconvenance 
de  ces  Idées,  fins  laquelle  faculté  il  ne  pourroit  jamais 
reconnoître  la  force  ou  la  foiblefle,  la  cohérence  ou  Vm- 
cohérence d'un  Difcours  par  l'entremife  ou  fous  le  fecourç 
du  Syllogifme. 

Ainfi  j  j'ai  connu  un  homme  à  qui  les  régies  du  Syllo- 
gifme étoient  entièrement  inconnues  ,  qui  appercevoit 
d'abord  la  foiblefle  6c  les  faux  raifonnemens  d'un  long 
Difcours,  artificieux  &  plaufible  ,  auquel  d'autres  gens 
exercez  à  toutes  les  finefles  de  la  Logique  fe  font  laifle 
attraper}  6c  je  croy  qu'il  y  aura  peu  de  mes  Le£teurs  qui 
ne  connoiflént  de  telles  perfonnes.  Et  en  effet  fi  cela 
u'étoit  ainfi ,  les  Difputes  qui  s'elevent  dans  les  Confeils 
de  la  plupart  des  Princes ,  6c  les  affaires  qui  fe  traitent 
dans  les  Affemblées  Publiques  feroient  en  dangçr  d'être 
Sffff  2  mal 


876  T>e  la  Raifon. 

C  H  A  p.    mal  ménagées,  puifque  ceux  qui  y  ont  le  plus  d'autorité 
XVII.    &  qui  d'ordinaire  contribuent  le  plus  aux  décilîons  qu'on 
y  prend,  ne  font  pas  toûiours  des  gens  qui  aycnt   eu   le 
bonheur  d'être  parfiutement  inftruits  dans  l'Art  de   faire 
des  Syllogifmes  en  fc^rine.     Qiie  il  le  Syllogifme  étoit  le 
feul,oumême  le  plus  fur  moyen  de  découvrir  les  fauifetez 
d'un  Difcours  artificieux ,  je  ne  croy  pas  que  l'Erreur  fie 
la  Faufleté  foient  fi  fort  du  goût  de  tout  le  Genre   Hu- 
main 5c  particulièrement  des   Princes   dans  des  matières 
qui  intérefient  leur  couronne   6c  leur  dignité  ,    que  par 
tout  ils  eufîent  voulu  négliger  de  faire  entrer  le  Syllogif- 
me dans  des  difcuflions  importantes  ,   ou  regardé  comme 
une  chofe  fi  ridicule  de  s'en  fervir  dans  des   affaires  de 
conféquence:  Preuve  évidente  à  mon  égard  que  les  gens 
de  bon  fens  &c  d'un  Efprit  folide  fie  pénétrant ,  qui  au  lieu 
de  perdre  leur  temps  à  difputer  à  leur  aife  ,   ont  dû  agir 
félon  le  refultat  de  leurs  décifions,  fie  fouvent  payer  leurs 
mêpnfes  de  leur  vie  ou  de  leurs  biens,  ont  trouvé  que  ces 
formes  Scholaftiqucs  n'étoient  pas  d'un  grand  ufage  pour 
découvrir  la  vérité  ou  la  faufleté  ,   tandis  qu'on  pouvoit 
faire  voir  l'une  ^  l'autre  fans  leur  entremife  ,   Se  même 
plus  diftinftement,  à  quiconque  ne  refuferoit  pas  de  voir 
ce  qui  luy  feroit  montré  vifiblement. 

En  fécond  lieu  ,  une  autre  raifon  qui  me  fait  douter 
que  le  Syllogifme  foit  le  véritable  Inflrument  de  la  Rjii- 
fon  dans  la  découverte  de  la  \^erité ,  c'elt  que  de  quelque 
ufage  qu'on  ait  jamais  prétendu  que  les  Modes  fie  les  Fi- 
i^ures  pufl'ent  être  pour  découvrir  la  fallacc  d'un  Argu- 
ment (ce  qui  a  été  examiné  cy-deflus)  il  fe  trouve  dans 
Je  fonds  que  ces  formes  Scholaftiques  qu'on  donne  au 
difcours  ,  ne  font  pas  moins  fujettes  à  tromper  l'Efpric 
que  des  manières  d'argumenter  plus  fimples  ;  fur  quoy 
j'en  appelle  à  l'Expérience  qui  a  toujours  fait  voir  que 
ces  Méthodes  artificielles  étoient  plus  propres  à  furpren- 
dre  fie  à  embrouiller  l'Efpritqu'à  l'mrtruirc  fie  à  l'éclairer. 
Delà  vient  que  les  gens  qui  font  battus  fie  réduits  au  filen- 
ce  par  cette  méthode  Scholaftique,  font  rarement  ou  plû- 
.*  tôt 


T)e  la  Raifon.     L  i  v.  IV.  877 

tôr  ne  font  jamais  convaincus  S:  attirez  par  là  dans  le  C  h  a  p. 
parti  du  vainqueur.  Us  reconnoifient  peut-être  que  leur  XVII. 
adverfaire  eft  plus  adroit  dans  la  difpure}  mais  ils  ne  laif- 
ient  pas  d'être  perfuadez  de  la  jullice  de  leur  propre  cau- 
le;  &  tout  vaincus  qu'ils  font,  ils  fe  retirent  avec  la  mê- 
me opinion  qu'ils  avoicnt  auparavant  ;  ce  qu'ils  ne  pour- 
roient  faire,  li  cette  manière  d'argumenter  portoit  la  lu- 
mière &  la  conVi£lion  avec  elle,  en  forte  qu'elle  fit  voir 
aux  hommes  ou  eft  la  Vérité.  Auili  a-t-on  regardé  le  Syl- 
logifme  comme  plus  propre  à  faire  obtenir  la  victoire  dans 
la  Difpute,  qu'à  découvrir  ou  à  confirmer  la  Vérité  dans 
les  recherches  fincéres  qu'on  en  peut  fliire.  Et  s'il  eft  cer- 
tain-, comme  on  n'en  peut  douter,  qu'on  puifle  envelop- 
per des  raifonnemens  fallacieux  dans  des  Syllogifmes,  il 
faut  que  la  fallace  puiflé  être  découverte  par  quelque  au- 
tre moyen  que  celui  du  Syllogifme. 

J'ai  vu  par  expérience  ,  que  ,  lorfqu'on  ne  reconnoit 
pas  dans  une  chofe  tous  les  ufagcs  que  certaines  gens  ont 
été  accoutumez  de  luy  attribuer  ,  ils  s'eciient  d'abord 
que  je  voudrois  qu'on  en  négligeât  entièrement  l'ufage. 
Mais  pour  prévenir  des  imputations  fi  injuftes  (ï^c  li  dcfti- 
tuées  de  fondement,  je  leur  déclare  ici  que  je  ne  fuis  point 
d'avis  qu'on  fe  prive  d'aucun  moyen  capable  d'aider  l'En- 
tendement dans  l'acquifirion  de  la  ConnoifTance  >  &  Ci 
des  perfonnes  ftilées  de  accoutumées  aux  formes  Syllogi- 
ftiques  les  trouvent  propres  à  aider  leur  Raifon  dans  \x 
découverte  de  la  Vérité,  je  croy  qu'ils  doivent  s'en  fer- 
vir.  Tout  ce  que  j'ai  en  veîiè  dans  ce  que  je  viens  dédire 
du  Syllogifme,  c'eft  de  leur  prouver  qu'ils  ne  devraient 
pas  donner  plus  de  poids  à  ces  formes  qu'elles  n'en  méri- 
tent, ni  fe  figurer  que  fms  leurs  fecours  les  hommes  ne 
font  aucun  ufage,  ou  du  moins  qu'ils  ne  font  pas  un  ufa- 
ge  fi  parfait  de  leur  Faculté  de  raifonner.  Il  y  a  des 
Yeux  qui  ont  befoin  de  Lunettes  pour  voir  clairement  6c 
diftinârement  les  Objets  -,  mais  ceux  qui  s'en  fervent,  ne 
doivent  pas  dire  à  caufe  de  cela  que  perfonne  ne  peut 
bien  voir  fans  lunettes.     On  aura  raifon  de  juger  de  ceux 

Sffff  3  qui 


878  De  la  R  a  if  on. 

C  H  A  P.    qui  en  ufent  ainfi ,  qu'ils  veulent  un  peu  trop  rabaifler  U 
XVII.    nature  en  faveur  d'un  Art  auquel  ils  font  peut-être  redcr 
vables.     Lorfque  la  Raifon   eft  ferme  &;  accoutumée  à 
s'exercer,  elle  voit  plus  promptement  £c  plus  nettement 
par  fa  propre  pénétration  fans  le  fecours  du  Syllogifme, 
que  par  fon  entremife.     Iviais  Ci  l'ufage  de  cette  efpéce 
de  Lunettes  a  fi  fort  offufqué  la  veûé  d'un  Logicien  qu'il 
ne  puiffe  voir  fans  leur  fecours  ,  les  conféquences  ou  les 
inconféquences  d'un  Raifonnement  ,  je  ne  fuis  pas  fi  dé- 
raifonnable  pour  le  blâmer  de  ce  qu'il  s'en  ferc     Chacun 
connoit  mieux  qu'aucune  autre  perfonne  ce  qui  convient 
le  mieux  à  fa  veùë;  mais  qu'il  ne  conclue  pas  de  là  que 
tous  ceux  qui  n'employent  pasîjuftement  les  mêmes  fe- 
cours, qu'il  trouve  luy  être  néceflaires ,   font  dans  les 
ténèbres. 
le  Syllogifme      §•  5-  Mais  quel  que  foit  l'ufage  du  Syllogifme  dans  ce 
n'cft  pas  "d'un   qui  regarde  la  ConnoifTance  ,   je  croy  pouvoir  dire  avec 
iins*^  h°Dl  '^^^^^^  l'-i''^  C/^  beaucoup  moins  utile  ,   ou  plutôt  qu'il  n'eft 
rêoiiaration ,    abfoliimeilt  d'aucun  ufage  dans  les  Probabilités; ,  car  l'afl'en- 
moins  encore  fiment  devant  être  déterminé  dans  les  chofes  probables 

dans  les  Proba-  ,         ,  j  •  j      j  ^11 

bihiez.  P^^  le  plus  grand  poids  des  preuves  ,   après  qu  on  les  a 

dûement  examinées  de  part  &  d'autre  dans  toutes  leurs 
circonftances  ,  rien  n'eft  moins  propre  à  aider  l'Efprit 
dans  cet  examen  que  le  Syllogifme  ,  qui  muni  d'une  îeu- 
Je  probabilité  ou  d'un  feul  argument  topique  fe  donne  car- 
rière, &c  pouffe  cet  Argument  dans  fes  derniers  confins  , 
jufqu'àce  qu'il  ait  entraîné  l'Efprit  hors  de  la  veûë  de  la 
chofe  en  queftion  >  de  forte  que  le  forçant ,  pour  ainû 
dire  ,  à  la  faveur  de  quelque  difficulté  éloignée  ,  il  le 
tient  là  fortement  attaché  ,  &  peut-être  même  em- 
brouillé 6c  entrelaffé  dans  une  chaine  de  Syllogifmes  , 
ians  luy  donner  la  liberté  de  confiderer  de  quel  côté  fe 
trouve  la  plus  grande  probabilité  ,  après  que  toutes  ont 
•été  dùemcnt  examinées  j  tant  s'en  faut  qu'il  luy  fournifle 
les  fecours  capables  de  s'en  inftruire. 
Il  ne  fert  point  §.  6.  Qii'on  fuppofc  enfin ,  fi  l'on  veut,  qne  le  Syl- 
à  ausn.cnier    logifme  cft  de  quclquc  fecours  pour  convaincre  les  hom- 

mes 


De  la  Raifon.     Liv.  IV.  879 

mes  de  leurs  erreurs  ou  de  leurs  méprifes ,  comme  on  Chap. 
peut  le  dire  peut-être,  quoy  que  je  n'aye  encore  vu  XVII. 
perfonne  qui  ait  été  forcé  par  le  Syllogifme  à  quitter  "'-mais  à  châ- 
les opinions,  il  eft  du  moins  certain  que  le  Syllogifme  ^|^i'„",^^'^Qy5 
n'eft  d'aucun  ufage  à  nôtre  Raifon  dans  cette  partie  qui  avons  déjà, 
confifte  .1  trouver  des  preuves  (^  a  faire  de  nouvelles  décou- 
vertes,  laquelle  fi  elle  n'ell  pas  la  qualité  la  plus  parfaite 
de  l'Efprit,  eft  fans  contredit  f;  plus  pénible  fonétion  , 
&  celle  dont  nous  tirons  le  plus  d'utilité.  Les  régies  du 
Syllogifme  ne  fervent  en  aucune  manière  à  fournir  à  l'Ef- 
prit des  idées  moyennes  qui  puifTent  montrer  la  conne- 
xion de  celles  qui  font  éloignées.  Cette  méthode  de  rai- 
fonner  ne  découvre  point  de  nouvelles  preuves  j  c'eft  feu- 
lement l'Art  d'arranger  Celles  que  nous  avons  déjà.  La 
47'"*.  Propofition  du  Premier  Livre  d'Euclide  eft  très< vé- 
ritable, mais  je  ne  croy  pas  que  la  découverte  en  foit  due 
à  aucunes  Régies  de  la  Logique  ordinaire.  Un  homme 
f(7««(?// premièrement,  êc  il  eft  enfiiite  capable  de  prou- 
ver en  forme  Syllogiftique  ;  de  forte  que  le  Syllogifme 
vient  après  la  Connoiflance,  &:  alors  on  n'en  a  que  fort 
peu  ou  point  du  tout  de  bcfoin.  Mais  c'elt  principale- 
ment par  la  découverte  des  Idées  qui  montrent  la  con- 
nexion de  celles  qui  font  éloignées  ,  que  le  fonds  cies 
Connoilfances  s'augmente  &  que  les  Arts  6v  les  Sciences 
utiles  fe  pcrfecl'ionnent.  Le  Syllogifme  n'eft  tout  au  plus 
que  l'Art  de  faire  valoir  en  difputant  le  peu  de  connoif- 
fance  que  nous  avons,  fans  y  rien  ajouter;  de  forte  qu'un- 
homme  qui  employeroit  entièrement  fa  Raifon  de  cette 
manière,  n'en  feroit  pas  un  meilleur  ufage  que  celui  qui 
ayant  tiré  quelques  Lingots  de  fer  des  entrailles  de  la 
Terre  ,  n'en  feroit  forger  que  des  épées  qu'il  mettroit 
entre  les  mains  de  fes  Valets  pour  fe  battre  &:  fe  tuer  les 
uns  les  autres.  Si  le  Roy  d'Efpagne  eut  employé  de  cet- 
fe  manière  le  Fer  qu'il  avoir  dans  fon  Royaume  ,  &:  les 
mains  de  fon  Peuple  ,  il  n'auroit  pu  tirer  de  la  Terre 
qu'une  très-petite  quantité  de  ces  Thréfors  qui  avoient 
été  cachez  fi  long-temps  dans  les  Mines  de  V Amérique, 

De 


88o  VeURâifon. 

C  H  A  p.  De  même,  je  fuis  tenté  de  croire,  que  quiconque confu- 
XVll.  ni^ra  toute  la  force  de  fa  Haifon  à  mettre  des  Àrgumens 
en  forme,  ne  pénétrera  pas  fort  avant  dans  ce  fonds  de. 
ConnoilTances  qui  refte  encore  caché  dans  les  fecrets  re- 
coins de  la  Nature,  êc  vers  où  je  m'imagine  que  le  pur 
bon  fens  d-ins  fa  fimplicité  naturelle  eft  beaucoup  plus 
propre  à  nous  tracer  un  chemin  ,  pour  augmenter  par  là 
le  fonds  dc:,  Connoiiïanccs  humaines,  que  cette  réduction 
du  Raifonnenicnt  aux  Modes  Se  aux  Figures  dont  on  don- 
ne des  régies  fi  précifes  dans  les  Ecoles. 

§.  7.     Je  m'imagine  pourtant  qu'on  peut  trouver  des 
voyes  d'aider  la  Raifon  dans  cette  partie  qui  eft  d'un  fi 
grand  ufagej  &  ce  qui  m'encourage  à  le  dire  c'eft  le  ju- 
dicieux Hooker  qui  parle  ainfi  dans  fon   Livre  intitulé 
La  Police  Eccléfia[iique  ,    Liv.  I.   §.6.    Si  l'on  pouvait 
fournir  les  vrais  fecours  du  Savoir  &  de  l'Art  de  raifon- 
ner  (car  je  ne  ferai  pas  difficulté  de  dire  que  dans  ce  fiécle 
qui  paf^e  pour  éclaire  on   ne  les  connoit  pas  beaucoup   cr 
quen général  on  ne  s'en  met  pas  fort  en  peine')  il  y  aurait 
(ans  doute  prefqu'autant  de  différence  par  rapport  à.  la  foli- 
dité  du  Jugement  entre  les  hommes  qui  s'en  fervirotent ,  à^ 
ce  que  les  hommes  font  préfentement ,   qu'entre  les  hommes 
d'à  préfenî  ér  des  Imbecilles.  je  ne  prétens  pas  avoir  trou- 
vé ou  découvert  aucun  de  ces  vrais  fecours  de  V Art ^àont 
parle  ce  grand  homme  qui  avoit  l'Efprit  fi  pénétrant  ; 
mais  il  eft  vifible  que  le  Syllogifme  &  la  Logique  qui 
eft  prcfcntement  en  ufige,  6c  qu'on  connoiflbit  aullibien 
de  fon  temps  qu'aujourd'huy  ,   ne  peuvent  être  du  nom- 
bre de  ceux  qu'il  avoit  dans  l'Efprit.     C'eft  afléz  pour 
moy  fi  dans  un  Difcours  qui  eft  peut-être  un  peu  éloigné 
du  chemin  battu  ,  qui  n'a  point  été  emprunté  d'ailleurs, 
&:  qui  à  mon  égard  eft  adurement  tout-à-fait  nouveau , 
je  donne  occafion  à  d'autres  de  s'appliquer  à  faire  de  nou- 
velles découvertes  &:  à  chercher  en  eux-mêmes  ces  vrais 
fecours  de  l'Art  ,    que  je  crains   bien  que   ceux  qui  fe 
foûmcttcnt  fervilcment  aux  ciécifions  d'autruy,  ne  pour- 
ront jamais  trouver ,  car  les  chemins  battus  conduifcnt 
:.■'.-  cette 


DeURaifon.     Liv.  IV.  88 1 

cette  efpéce  de  Bétail  (c'eft  ainfi  qu'un  judicieux  *  Ro-    C  h  a  p. 
main  les  a  nommez)  dont  toutes  les  penfées  ne  tendent     XVII. 
qu'à  l'imitation  ,  non  où  il  faut  aller  mais  où  l'on  va ,  * //'"■'«f<'> Epift- 
îion  quo  eundvm  eft,  fed  quo  itur.     Mais  j'ofe  dire  qu'il  y  ^^ ;  ^  f^„^,\g. 
a  dans  ce  fiécle  quelques  perfonnes  d'une  telle  force  dcres,  jervitm^e- 
jugement  &  d'une  fi   grande    étendue  d'Efprit  ,    qu'ils""- 
pourroient  tracer  pour  l'avancement  de  la  Connoiflance 
des  chemins  nouveaux  &:  qui  n'ont  point  encore  été  dé- 
couverts, s'ils  vouloient  prendre  la  peine  de  tourner  leurs 
penfées  de  ce  côté-là. 

§.  8.  Après  avoir  eu  occafion  de  parler  dans  cet  en-  nchs  raifon- 
droit  du  Syllogifme  en  général  6c  de  fes  ufages  dans  le  "°"s  %  ^^ 
Raifonnement  6c  pour  la  perfeftion  de  nos  Connoiflan- J^ig^j"  ^^"'"* 
ces,  il  ne  fera  pas  hors  de  propos  ,  avant  que  de  quitter 
cette  matière,  de  prendre  connoiflance  d'une  mêprife  vi- 
fible  qu'on  commet  dans  les  R.égles  du  Syllogifme,  c'eil 
que  nul  Raifonnement  Syllogijlique  ne  peut  être  jujteô'  con- 
cluant ^  s'il  ne  contient  au  moins  une  Propojltion  générale: 
comme  fi  nous  ne  pouvions  point  raifonner  6c  avoir  des 
connoiflances  fur  des  chofes  particulières.  Au  lieu  que 
dans  le  fonds  on  trouvera  tout  bien  confideré  qu'il  n'y  a 
que  les  chofes  particulières  qui  foient  l'objet  immédiat 
de  tous  nos  Raifonnemens  6c  de  toutes  nos  Connoiflan- 
ces. Le  raifonnement  S^  la  connoiflance  de  chaque  hom- 
me ne  roule  que  fur  les  Idées  qui  exifl:ent  dans  fon  Ef- 
prit,  defquelles  chacune  n'efl:  efl:e£tivement  qu'une  exi- 
ftence  particulière  ;  6c  les  autres  chofes  ne  font  l'objet  de 
nos  Connoiflances  ôc  de  nos  Raifonnemens  qu'entant 
qu'elles  font  conformes  à  ces  Idées  particulières  que  nous 
a^^ons  dans  l'Efprit.  De  forte  que  la  perception  de  la 
convenance  ou  de  la  difconvenance  de  nos  Idées  particu- 
lières eft  le  fonds  6c  le  total  de  nôtre  Connoiflance.  L'Ù- 
niverfalité  n'eft  qu'un  accident  à  fon  égard  ,  èc  confille 
uniquement  en  ce  que  les  Idées  particulières  qui  en  font 
le  fujet ,  font  telles  que  plus  d'une  chofe  particulière  peut 
leur  être  conforme  6c  être  repréfentée  par  elles.  Mais  la 
perception  de  la  convenance  ou  difconvenance  de  deux 
Ttttt  Idées, 


882  De  la  Raifon. 

Chap.  Idées,  &  par  conféquent  nôtre  Connoiflance  eft  égale- 
XVII.  ment  claire  6c  certaine  ,  foit  que  l'une  d'elles  ou  toutes 
deux  foient  capables  de  repréfenter  plus  d'un  Etre  réel 
ou  non,  ou  que  nulle  d'elles  ne  le  Ibit.  Une  autre  chofe 
que  je  prens  la  liberté  de  propofer  fur  le  Syllogifme  ,  a- 
vant  que  de  finir  cet  article,  c'eft  fi  l'on  n'auroit  pas  fii- 
jet  d'examiner,  fi  la  forme  qu'on  donne  préfentement  au 
Syllogifme  eft  telle  qu'elle  doit  être  raifonnablement. 
Car  le  terme  moyen  étant  dcftiné  à  joindre  les  Extrêmes, 
c'eft-à-dire  les  Idées  moyennes  pour  faire  voir  par  fonen- 
trcmife  la  convenance  ou  la  difconvenance  des  deux  Idées 
•    ,  en  queftion  ,  la  pofition  du  terme  moyen  ne  feroit-elle 

pas  plus  naturelle  ,  &:  ne  montreroit-elle  pas  mieux  &c 
d'une  manière  plus  claire  la  convenance  ou  la  difconve- 
nance des  Extrêmes, s'il  étoit  placé  au  milieu  entredeux? 
Ce  qu'on  pourroit  faire  fans  peine  en  rranfpofant  les  Pro- 
pofitions  éc  en  faifant  que  le  terme  moyen  fut  l'attribut 
du  premier  Se  le  fujet  du  fécond  ,  comme  dans  ces  deux 
exemples  , 

Omnis  hotno  efi  animal  ^ 
Omne  aniMûl  efi  vivens , 
Ergo  omnis  homo  efi  vivens. 

Omhe  Corpus  efi  extenfum  ^folidum, 
Nullnm  extenfum  c^  folidum  efi  pura  extenfio , 
Ergo  Corpus  non  efi  pura  extenfio. 

Il  n'eft  pas  néceflaire  que  j'importune  monLe£teur  par 
des  exemples  de  Syllogifmes  dont  la  Conclufion  foit  par- 
ticulière. La  même  raifon  autorife  aufli  bien  cette  forme 
à  l'égard  de  ces  derniers  Syllogifmes  qu'à  l'égard  de  ceux 
dont  la  Conclufion  eft  générale. 
Poutqiioy  la  §•  9-  Pour  dire  préfentement  un  mot  de  l'étendue  de 
Raiion  vient  a  n^Q-Q  Raifou  i  quov  qu'elle  pénétre  dans  les  abvmes  de 

nous    manquer  ,      ,  ,        o      J      i      -n  ^    11         si  ri  r        -i 

en  certaines     la  Mcr  Cv  uc  u  i  circ  ,   qu  elle  s  eleve  juiqu  aux  Etoiles 

rencontres.  ^ 


DelaRaifon.     Liv.  IV.  883 

&  nous  conduife  dans  les  vaftcs  Efpaces  &  les  apparte-    C  h  A  p. 
mens  immenfes  de  ce  prodigieux  Edifice  qu'on  nomme     XVII. 
le  Monde  j   il  s'en  faut  pourtant  beaucoup  qu'elle   com- 
prenne  même    l'étendue   réelle   des   Etres    Corporels, 
ôc  il  y  a  bien  des  rencontres  où  elle  vient  à  nous  man- 
quer. 

Et  premièrement  elle   nous   manque  abfolument  par  i- Parce  que  i« 
tout  où  les  Idées  nous  manquent.     Elle  ne  s'étend  pas  ^'^"^    "°"* 

,,.  Ti'  n/-  •     ^      r-  ■  ^     ^       '^^      manquent. 

plus  lom  que  ces  Idées,  &  ne  lauroit  le  faire.  C  eftpour- 
quoy  par  tout  où  nous  n'avons  point  d'Idées,  nôtre  Rai- 
fonnement  s'arrête  ,  èc  nous  nous  trouvons  au  bout  de 
nos  comptes.  Qiie  fi  nous  raifonnons  quelquefois  fur  des 
mots  qui  n'emportent  aucune  idée,  c'eft  uniquement  fur 
ces  fons  que  roulent  nos  raifonnemens  6c  non  fur  aucune 
autre  chofe. 

§.  10.  En  fécond  lieu,  nôtre  Raifon  eft  fouvent  em-  "•  ^s''"  q"é 
barrairée  8c  hors  de  route  ,  à  caufe  de  l'obfcurité  ,  de  la  ^bfJref &  Sa". 
confufion  ou  de  l'imperfeftion  des  Idées  fur  lefquelles  parfaites, 
elle  s'exerce }  ik  c'eft  alors  que  nous  nous  trouvons  em- 
barraflez  dans  des  contradictions  6c  des  difficultez  infur- 
montables.  Ainfi ,  parce  que  nous  n'avons  point  d'idée 
parfaite  de  la  plus  petite  extenfion  de  la  Matière  ni  de 
l'Infinité,  nôtre  Raifon  eft  à  bout  fur  le  fujet  de  la  divi- 
fibilité  de  la  Matière  >  au  lieu  qu'ayant  des  idées  parfai- 
tes ,  claires  6c  diftin6tes  du  Nombre  ,  nôtre  Raifon  ne 
trouve  dans  les  Nombres  aucune  de  ces  difficultez  infur- 
montables  ,  èz  ne  tombe  dans  aucune  contradiction  fur 
leur  fujet.  Ainfi  ,  les  idées  que  nous  avons  des  opérations 
de  nôtre  Efprit  8c  du  commencement  du  Mouvement  ou 
de  la  Penfée,  8c  de  la  manière  dont  l'Efprit  produit  l'u- 
ne &c  l'autre  en  nous ,  ces  idées  ,  dis-je,  étant  imparfai- 
tes, 8c  celles  que  nous  nous  formons  de  l'opération  de 
Dieu  l'étant  encore  davantage  ,  elles  nous  jettent  dans 
de  grandes  difficultez  fur  les  Agens  créez  ,  douez  de  li- 
berté,  defquelles  la  Raifon  ne  peut  guère  fe  dèbarrafiler. 

§.   II.   En  troifiéme  lieu  ,   nôtre  Raifon  eft  fouvent   m.  Parfeqie 
pouflee  à  bout  j  parce  qu'elle  n'appercoit  pas  les  idées  '"    ^"^"^ 

*"  »'*_'-«-j.r  .  moyennes 

^Wl  manquent. 


qp  "■  "■       •=  ■^  ^^^_.  moyemicsnous 


FiS^j.  De  la  Raifort. 

Chap.    qui  pourroient  fervir  à  luy  montrer  une  convenance  oit 
XVIL     difconvenance  certaine  ou  probable  de  deux  autres  Idées: 
&  dans  ce  point ,  les  Facultez  de  certains  hommes  l'em- 
portent de  beaucoup  fur  celles  de  quelques  autres.     Juf- 
qu'à  ce  que  V  Algèbre  ■>  ce  grand  inftrument  &  cette  preu- 
ve inllgne  de  la  fagacité  de  l'homme  ,   eût  été  découver- 
te ,  les  hommes  regardoient  avec  étonnement  plufieurs 
Démonftrations  des  Anciens  Mathématiciens  ,   «Se   pou- 
voicnt  à  peine  s'empêcher  de  croire  que  la  découverte  de 
quelques-unes  de  ces  Preuves  ne  fut  au  deflus  des  forces 
humaines. 
IV. Parce  que      §.   12.  En  quatrième  licu  ,  l'Efprit  venant  à  bâtir  fur 
V°^  ^TT"  ^^  ^^"^  Principes ,  fe  trouve  fouvent  engagé  dans  des  ab- 
Piiiicipes.        furditez,  &"  des  difficultez  infurmontables,  dans  de  fâ- 
cheux défilez  £v  de  pures  contradictions,  fans  favoir com- 
ment s'en  tirer.     Et  dans  ce  cas  il  ell  inutile  d'implorer 
le  fecours  de  la  Raifon ,  à  moins  que  ce  ne  foit  pour  dé- 
couvrir la  faufleté  6c  fecouér  le  joug  de  ces  Principes. 
Bien  loin  que  la  Raifon  éclaircifTe  les  difficultez  dans  Icf- 
quelles  un  homme  s'engage  en  s'appuyant  fur  de  mauvais 
fondemens,  elle  l'embrouille  davantage  Se  le  jette  toù- 
*  jours  plus  avant  dans  l'embarras. 

V.  A  caufe  des      §•  ^3-  En  cinquième  lieu ,  comme  les  Idées  obfcures 
termes  douteux  &  imparfaites  embrouillent  fouvent  la  Raifon,  fur  lemê- 
scuiccttaïus.     nie  fondement  il  arrive  fouvent  que  dans  les  Difcours  & 
dans  les  Raifonnemens  des  hommes,  leur  Raifon  eft con- 
fondue èz  poufTée  à  bout  par  des  mots  équivoques ,  êc 
des  fignes  douteux  &  incertains  ,   lors  qu'ils  ne  font  pas 
exactement  fur  leur  garde.     Mais  quand  nous  venons  à 
tomber  dans   ces  deux  derniers  égaremens  ,  c'eft  nôtre 
faute,  6c  non  celle  de  la  Raifon.     Cependant  les  confc- 
quences  n'en  font  pas  moins  communes ,  6c  l'on  voit  par 
tout  les  embarras  ou  les  erreurs  qu'ils  produifent  dans  l'Ef- 
prit des  hommes. 
LepiusLautdc-      §•  14-  Entre  Ics  Idécs  que  nous  avons  dans  l'Efprit ,  il 
^tc  de  nôtre     y  en  a  qui  peuvent  être  immédiatement  comparées  par 
î'ïinSott  elles-m^mes,  l'une  avec  l'autre.i  6c  à  l'cgard  de  ces  Idées 

l'Ef* 


DeîaRaifofî.    Lrv.  IV.  885 

rEfprit  eft  capable  d'appercevoir  qu'elles  conviennent  ou  C  h  a  p. 
difconviennent  aulli  clairement  qu'il  voit  qu'il  les  a  en  XVII. 
luy-même.  Ainfi  l'Efprit  apperçoit  aufli  clairement  que  f"^'"  raifoiint- 
l'Arc  d'un  Cercle  eft  plus  petit  que  tout  le  Cercle,  qu'il  ™^"^' 
apperçoit  l'idée  même  d'un  Cercle  :  &:  c'eft  ce  que  j'ap- 
pelle à  caufe  de  cela  une  Comioiffance  intuiti've  ,  comme 
j'ai  déjà  dit:  ConnoifTance  certaine,  à  l'abri  de  tout  dou- 
te, qui  n'a  befoin  d'aucune  preuve  &  ne  peut  en  recevoir 
aucune,  parce  que  c'eft  le  plus  haut  point  de  toute  la 
Certitude  humaine.  C'eft  en  cela  que  confifte  l'évidence 
de  toutes  ces  Maximes  fur  lefquelles  perfonne  n'a  aucun 
doute  ,  de  forte  que  non  feulement  chacun  leur  donne 
fon  confentement ,  mais  les  reconnoit  pour  véritables  dès 
qu'elles  font  propofées  à  fon  Entendem.ent.  Pour  dé- 
couvrir Se  embraffer  ces  veritez,  il  n'eft  pas  néceflaire 
de  faire  aucun  ufage  de  la  Faculté  de  difcourir  ,  on  n'a 
pas  befoin  du  Raifonnement  ,  car  elles  font  connues 
dans  un  plus  haut  degré  d'évidence  ;  degré  que  je  fuis 
tenté  de  croire  (s'il  eft  permis  de  hazarder  des  conje£tu- 
res  fur  des  chofes  inconnues}  tel  que  celui  que  les  An-,^ 
ges  ont  préfentement  &  que  les  Efprits  des  hommes 
juftes  parvenus  à  la  perfection  auront  dans  l'Etat-à-venir, 
fur  mille  chcfes  qui  à  préfent  échappent  tout-à-fait  à  nô- 
tre Entendement  &:  defquelles  nôtre  Raifon  dont  la  veûë 
eft  fi  bornée,  ayant  découvert  quelques  foibles  rayons, 
tout  le  refte  démeure  enfeveli  dans  les  ténèbres  à  nôtre 
égard. 

§.  15-.  Mais  quoy  que  nous  voyions  çà  &  là  quelque   i.e  ruiVant  ed 
lueur  de  cette  pure  Lumière,  quelques  étincelles  de  cet-  '^  Dcmonftra- 
te  éclatante  ConnoifTance  >  cependant  la  plus  grande  par- [â°fonnemcu/^ 
tie  de  nos  Idées  font  de  telle  nature  que  nous  ne  faurions 
difcerner  leur  convenance  ou  leur  difconvenance  en   les 
comparant  immédiatement  enfemble.  Et  à  l'égard  de  tou- 
tes ces  Idées  nous  avons  befoin  du  Raifonnement ,  &:fom- 
mes  obligez  de  faire  nos  découvertes  par  le  moyen  du  dif- 
cours  &:  des  déductions.  Or  ces  Idées  font  de  deux  fortes, 
que  je  prendrai  la  liberté  d'expofer  encore  aux  yeux  démon 
Lecteur.  Ttttt  ;  IL 


886  V-e  la  Raifon. 

C  H  A  p.  11  y  a  premièrement,  les  Idées  dont  on  peut  découvrir 
XVII.  la  convenance  ouladifconvenance  par  l'intervention  d'au- 
tres Idées  qu'on  compare  avec  elles,quoyqu'onnepuiflela 
voir  en  joignant  enfemble  ces  premières  Idées.  Et  en  ce 
cas-là,  lorTque  la  convenance  ou  la  difconvenance  des  I- 
dées  moyennes  avec  celles  auxquelles  nous  voulons  les 
comparer,  fe  montrent  vifiblement  à  nous,  cela  fait  une 
Démonftration  qui  emporte  avec  foy  une  vraye  connoif- 
fance,  mais  qui,  bien  que  certaine,  n'eft  pourtant  pas  fi 
aifée  à  acquérir  ni  tout-à-fait  fi  claire  que  la  ConnoifTan- 
ce  Intuitive.  Parce  qu'en  celle-ci  il  n'y  a  qu'une  feule 
intuition ,  pure  Se  fimple  ,  fur  laquelle  on  ne  fiuroit  fe 
méprendre  ni  avoir  la  moindre  apparence  de  doute  ,  la 
vérité  y  paroiflant  tout  à  la  fois  dans  fa  dernière  perfe- 
£tion.  11  eft  vray  que  l'intuition  fe  trouve  aufli  dans  la 
Démonftration,  mais  ce  n'eft  pas  tout  à  la  fois  j  car  il 
faut  retenir  dans  fa  Mémoire  l'intuition  de  la  convenance 
que  l'Idée  moyenne  a  avec  celle  à  laquelle  nous  l'avons 
comparée  auparavant ,  lorfque  nous  venons  à  la  compa- 
rer  avec  l'Idée  fuivante ,  &  plus  il  y  a  d'Idées  moyennes 
-dans  une  Démonftration  ,  plus  on  eft  en  danger  de  fe 
tromper,  car  il  faut  remarquer  fie  voir  d'une  connoiflance 
de  fimple  veùë  chaque  convenance  ou  difconvenance  des 
Idées  qui  entrent  dans  la  Démonftration,  en  chaque  de- 
gré de  la  déduârion ,  &  retenir  cette  liaifon  dans  la  Mé- 
moire, juftement  comme  elle  eft,  de  forte  que  l'Efprit 
doit  être  aflùré  que  nulle  partie  de  ce  qui  eft  néceffaire 
pour  former  la  Démonftration,  n'a  été  omife  ou  négligée. 
C'eft  ce  qui  rend  certaines  Démonftrations  longues,  em- 
barraflees,  6c  trop  difficiles  pour  ceux  qui  n'ont  pasaflcz 
de  force  Se  d'étendue  d'Efpntpour  appercevoir  diftincle- 
ment,  &:  pour  retenir  exactement  Ss.  en  bon  ordre  tant 
d'articles  particuliers.  Ceux  mêmes  qui  font  capables  de 
débrouiller  dans  leur  tête  ces  fortes  de  fpéculation s  com- 
pliquées, font  obligez  quelquefois  de  les  faire  pafler 
'  plus  d'une  fois  en  reveûë  avant  que  de  pouvoir  parvenir 
à  une  connoifTance  certaine.    Mais  du  refte  ,  lorfque 

l'Efprit 


De  la  Ralfofi.    Liv.  IV.  887 

l'Efprit  retient  nettement  Se  d'une  connoiflance  de  fim  Chap. 
pie  veûë  le  fouvenir  de  la  convenance  d'une  Idéeavec  une  XVII. 
autre,  cc  de  celle-ci  avec  une  troifiémej  &:  de  cette troi- 
fiéme  avec  une  quatrième ,  c^c.  alors  la  convenance  de  la 
première  &:  de  la  quatrième  eft  une  Démonftration  ,  & 
produit  une  connoiflance  certaine  qu'on  peut  appeller 
Connoijfance  raifonnée ,  comme  l'autre  eft  une  Connoiflan- 
ce intuitive. 

§.  16.  Il  y  a ,  en  fécond  lieu ,  d'autres  d'Idées  dont  on   Pour  fuppiéer 
ne  peut  juger  qu'elles  conviennent  oudifconviennentjau-  ^  "'  ^'"'■'"^^ 

^      ^  '^  ij  •  -r     j»  TJ  '  •     >  •        étroites  de  la 

trement  que  par  1  entremiie  a  autres  Idées  quin  ont  point  Raifon,  ii  ne 
de  convenance  certaine  avec  les  Extrêmes  ,   mais  feule-  "°"^  '■='^«  q"c 
ment  une  convenance  ordinaire  ou  vraifemblable,  &  c'eft  fondd"fj^j"j 
fur  ces  Idées  qu'il  y  a  occafion  d'exercer  le  Jugement  qui  raifontiemens 
eft  cet  acquiefcement  de  l'Efprit  par  lequel  on  fuppofe  P^°'^*'^'"- 
que  certaines  Idées  conviennent  entr'elles  en  les  compa- 
rant avec  ces  fortes  de  Moyens  probables.    Qiioy  que  cela 
ne  s'élève  jamais  jufqu'à  la  Connoiflance  ,  ni  jufqu'à  ce 
qui  en  fait  le  plus  bas  degré  ;  cependant  ces  Idées  moyen- 
nes lient  quelquefois  les  Extrêmes  d'une  manière  fi  inti- 
me; &:  la  Probabilité  eft  fi  claire  &  fi  forte,  que  l'Aflèn- 
timentle  fuit  auflî  nécefl^iirement  que  la  Connoiflance 
fuit  la  Démonftration.     L'excellence  &  l'ufage  du  Juge- 
ment confifte  à  obferver  exactement  la  force  &;  le  poids 
de  chaque  Probabilité  &:  à  en  faire  une  jufte  eftimation; 
&  enfuite  après  les  avoir  ,   pour  ainfi  dire  ,  toutes  fom- 
mées  exaftement  à  fe  déterminer  pour  le  côté  qui  empor- 
te la  balance. 

§.   17.  La  Connoijfance  intuitive  eft  la  perception  de  la  intuition,  Dc'- 
convenance  ou  difconvenance  certaine  de  deux  Idées  com-  mo"itration , 
parées  immédiatement  enfemble.  Jugemeur. 

La  Connoijfance  raifonnée  eft  la  perception  de  la  con- 
venance ou  difionvenance  certaine  de  deux  Idées ,  par 
l'intervention  d'une  ou  de  plufieurs  autres  Idées. 

Le  Jugement  eft  la  penfèe  ou  la  fuppofition  que  deux 
Idées  conviennent  ou  difconviennent  ,  par  l'intervention 
d'une  ou  de  plufieurs  Idées  dont  l'Efprit  ne  voit  pas  la 

con- 


S88  Ve  la  Raifon. 

C  H  A  p.    convenance  ovi  la  difconvenance  certaine   avec  ces  deux 
XVlî.    Idées  5   mais  qu'il  a  obfervé  être  fréquente   ce  ordinai- 
re. 
Coiifc'quences       §.   i8.  Qiioy  qu'une  grande  partie  des  fondions  de  la 
déduites  des  pa-  Raifon  ,  &  ce  qui  en  fait  le  fujet  ordinaire,  ce  foit  dedé- 
lïquenccs'^de'-  duitc  une  Propofition  d'une  autre,  ou  de  tirer  des  confé- 
dmtcs des  idc'cs.qucnces  par  des  paroles  >    cependant  le  principal  a«3:e  du 
Kaifonnement  confifte  à  trouver  la  convenance  ou  la  dif- 
convenance de  deux  Idées  par  l'entremife  d'une  troifié- 
me,  comme  un  homme  trouve  par  le  moyen  d'une  Aune 
que  la  même  longueur  convient  à  deux  Maifons  qu'on 
ne  fauroit  joindre  enfemble  pour  en  mefurer  l'égalité  par 
une  juxta-pofitiov.     Les  Mots  ont  leurs  conféquences  en- 
tant qu'ils  font  fignes  de  telles  ou  telles  Idées  -,  &z  lescho- 
fcs  conviennent  ou  difconviennent  félon  ce  qu'elles  font 
réellement ,  mais  nous  ne  pouvons  le  découvrir  que  par 
les  Idées  que  nous  en  avons. 
Quatre  fortes      §•  19-  Avant  quc  de  finir  cette  matière,  il  ne  fera  pas 
4Argumcns,     inutile  de  faire  quelques  reflexions  fur  quatre  fortes d'Ar- 
gumens  dont  les  hommes  ont  accoutumé  de  fe  fervir  en 
raifonnant  avec  les  autres  hommes ,  pour  les  entraîner  dans 
leurs  propres  fentimens,  ou  du  moins  pour  les  tenir  dans 
ime  efpéce  de  refpeft  qui  les  empêche  de  contredire. 
Le  premier  aj      I-  Le  premier  eft  de  citer  les  opinions  des  perfonnes 
vemuNJi.mi.     qui  par  Icur  Efprit ,  par  leur  favoir  ,    par  l'éminence  de 
leur  rang,  par  leur  puifllince  ou  par  quelque  autre  raifon, 
fe  font  fait  un  nom  &:  ont  établi  leur  réputation  fur  l'efti- 
me  commune  avec  une  certaine  efpéce  d'autorité.     Lorf- 
que  les  hommes  font  élevez  à  quelque  dignité  ;  on  croit 
qu'il  ne  fied  pas  bien  à  d'autres  de  les  contredire  en  quoy 
que  ce  foit,  èc  c'eft  blefler  la  modeftie  de  mettre  en  que- 
ilion  l'Autorité  de  ceux  qui  en  font  déjà  en  poflellion. 
Xorfqu'un  homme  ne  fe  rend  pas  promptemcnt  à  des  dé- 
cifions  d'Auteurs  approuvez  que  les  autres  embraflent  a- 
vec  foùmilîlon  &:  avec  refpeft,  on  eft  porté  à  le  ccnfurer 
comme  vn  homme  trop  plein  de  vanité  :    ^'  l'on  regarde 
comme  l'eftet  d'une  grande  infolence  qu'un  homme  ofe 

éta- 


DelaRaifon.     Liv.  IV.  889 

établir  un  fentiment  particulier  8c  le  foûtenir  contre  le  Chap, 
torrent  de  l'Antiquité,  ou  le  mettre  en  oppofition  avec  XVII. 
celui  de  quelque  favant  Dofteur,  ou  de  quelque  ftuîieux 
Ecrivain.  C'eftpourquoy  celui  qui  peut  appuyer  fes  opi- 
nions fur  une  telle  autorité,  croit  dès-là  être  en  droit  de 
prétendre  la  viftoire,  &  il  ell:  tout  prêt  à  taxer  d'impru- 
dence quiconque  ofera  les  attaquer.  C'eft  ce  qu'on  peut 
appeller,  à  mon  avis,  un  Argument  ad  verecnndiam. 

§.  20.  Un  (econd  moyen  dont  les  hommes  fe  fervent  Le  fécond  ad 
pour  porter  Se  forcer,  pour  ainfi  dire,  les  autres  à  foù- ^^"'"''"""""• 
mettre  leur  Jugement  aux  décilions  qu'ils  ont  prononcé 
eux-mêmes  fur  l'opinion  dont  on  difpute  ,  c'eft  d'exiger 
de  leur  Adverfaire  qu'il  admette  la  preuve  qu'ils  mettent 
en  avant ,  ou  qu'il  en  afligne  une  meilleure.  C'eft  ce  que 
j'appelle  un  Argument  ad  Ignorantiam. 

§.  21.  Un  troifiéme  moyen  c'eft  de  prefler  un  homme  Le  troinemc 
par  les  conféquences  qui  découlent  de  fes  propres  Princi-  '"^  '"">"""»■ 
pes,  ou  de  ce  qu'il  accorde  luy-même.     C'eft  un  Argu- 
ment déjà  connu  fous  le  titre  d'Argument  ad  hommem. 

§.22.  Le  quatrième  coniifte  à  employer  des  preuves  Le  quatrième 
tirées  de  quelqu'une  des  Sources  de  la  Connoiffance   ou  "' ^"''"■'"'"" 
de  la  Probabilité.  C'eft  ce  que  j'appelle  un  ylrgument  ad 
Jîidicium.     Et  c'eft  le  feul  de  tous  les  quatre  qui  foit  ac- 
compagné d'une  véritable  inftruftion  fie  qui  nous  avance 
dans  le  chemin  de  la  Connoiflance.     Car  I.  de  ce  que  je 
ne  veux  pas  contredire  un  homme  par  refpect  ou  par  quel- 
que autre  confideration  que  celle  de  la  conviiStion ,  il  ne 
s'enfuit  point  que  fon  opinion  foit  raifonnable.     II.    Ce 
n'eft  pas  à  dire  qu'un  autre  homme  foit  dans  le  bon  che- 
min, ou  que  je  doive  entrer  dans  le  même  chemin  que 
luy  par  la  raifon  que  je  n'en  connois  point  de  meilleur. 
III.  Dès-là  qu'un  homme  m'a  fait  voir  que  ')'■:[  tort,  il 
ne  s'enfuit  pas  qu'il  ait  raifon  luy-même.     Je  puis  être 
modefte ,  &  par  cette  raifon  ne  point  attaquer  l'opinion 
d'un  autre  homme.     Je  puis  être  ignorant,  &  n'être  pas 
capable  d'en  produire  une  meilleure.     Je  puis  être  dans 
l'Erreur,  ôc  un  autre  peut  me  faire  voir  que  je  me  trom- 
Vvvvv  pe. 


890  De  la  Raifon. 

Chap.   pe.     Tout  cela  peut  me  difpofer  peut-être  à  recevoir  la 

XVII.     Vérité,  mais  il  ne  contribue  en  rien  à  m'en  donner  la 

connoifl'ance  j   cela  doit   venir  des  preuves  ,   des  Argu- 

mens  fie  d'une  Lumière  qui  naifle  de  la  nature  des  chofes 

mêmes,  6c  non  de  ma  timidité,  de  mon  ignorance  ou  de 

mes  égaremens. 

Ce  que  c'cft      §•  23.    Par  ce  que  nous  venons  de  dire  de  la  Raifon, 

que ,  srioii  la  nous  pouvous  être  en  état  de  former  quelque  conjefture 

fuid'ia?'ii-  f'J''  cette  diftinftion  des  Chofes,  entant  qu'elles  font  y^/o« 

foih'iLCsuuùre  l^^  'Wallon i  au  dejfus  de  la  Raifon  &c  contraires  à  la  Rai- 

«  h  Raifon.       r^^^ 

I.  Par  celles  qui  (ont  félon  la  Raifon  j'entens  ces  Pro- 
pofitions  dont  nous  pouvons  découvrir  la  vérité  en  exa- 
minant Se  en  fuivant  les  Idées  qui  nous  viennent  parvoye 
de  Senfation  &c  de  Réflexion ,  Se  que  nous  trouvons  véri- 
tables ou  probables  par  des  déductions  naturelles. 

II.  J'appelle  au  de  fus  de  la  Raifon  les  Propofitions 
dont  nous  ne  voyons  pas  que  la  vérité  ou  la  probabilité 
puiflé  être  déduite  de  ces  Principes  par  le  fecours  de  la 
Raifon. 

m.  Enfin  les  Propofitions  contraires  à  la  Raifon  font 
celles  qui  ne  peuvent  confifter  ou  compatir  avec  nos  Idées 
claires  6c  diftinftes.     Ainil  ,   l'exiftence  d'un  Dieu  eft 
félon  la  Raifon  ;   l'exiftence  de  plus  d'un  Dieu  eft  con- 
traire à  la  Raifon  >  6c  la  Refurreftion  des  Morts  eft   au 
deflus  de  la  Raifon.     De  plus ,  comme  ces  mots  au  de  (fus 
de  la  Raifon  peuvent  être  pris  dans  un  double  fens ,  fa- 
voir  pour  ce  qui  eft  hors  de  la  fphere  de  la  Probabilité 
ou  de  la  Certitude,  je  croy  que  c'eft  aufli  dans  ce  fens  é- 
tendu  qu'on  dit  quelquefois  qu'une  chofe  eft  contraire  x 
la  Raifon. 
La  Raifon  &  la      §.  24    Le  mot  de  R^//^«  eft  encore  employé  dans  un 
Foy  ne  lont^^^  autrc  ufagc ,  par  oii  il  eft  oppofe  à  la  Foy  :  &c  quoy  que 
Ces  oppofécs.     ce  foit  là  une  manière  de  parler  fort  impropre  en  elle- 
même,  cependant  elle  eft  fi  fort  autonfée  par  l'ufage  or- 
dinaire, que  ce  fcroit  une  folie  de  vouloir  s'oppofcr  ou 
remédier  à  cet  inconvénient.     Je  croy  feulement  qu'il  ne 

fera 


De  la  Raifon.    L  i  v.  IV.  '69 1 

fera  pas  mal  à  propos  de  remarquer  que,  de  quelque  ma-  Chap, 
niére  qu'on  oppofe  la  Fdy  à  la  tiaifon  ,  la  Foy  n'cfl:  au-  XVIL 
tre  chofe  qu'un  ferme  Airennment  de  l'Efprit  ,  lequel 
aflentiment  étant  réglé  comme  il  doit  être  ,  ne  peut  être 
donné  à  aucune  choie  que  fur  de  bonne?  raifons.  Se  par 
conféquent  il  ne  fauroit  être  oppofé  à  la  iiailbn.  Celui 
qui  croit,  fans  avoir  aucune  raifon  de  croire,  peut  être 
amoureux  de  fes  propres  fantaifies;  mais  il  n'ert  pas  vray 
qu'il  cherche  la  Vérité  dans  l'efprit  qu'il  la  doit  cher- 
cher, ni  qu'il  rende  une  obeïflance  légitime  à  fon  Maî- 
tre qui  voudroit  qu'il  fit  ufage  des  Facultez  de  difcerner 
les  Objets,  defquelles  il  l'a  enrichi  pour  le  préferver  des 
meprifes  &  de  l'Erreur.  Celui  qui  ne  les  employé  pas  à 
cet  ufage  autant  qu'il  eft  en  fa  puiflance  ,  a  beau  voir 
quelquefois  la  Vérité ,  il  n'eft  dans  le  bon  chemin  que 
par  hazard,  Se  je  ne  fai  fi  le  bonheur  de  cet  accident  ex- 
cufera  l'irrégularité  de  fa  conduite.  Ce  qu'il  y  a  de  cer- 
tain ,  au  moins,  c'eft  qu'il  doit  être  comptable  de  toutes 
les  fautes  où  il  s'engage  -,  au  lieu  que  celui  qui  fait  ufage 
de  la  Lumière  èc  des  Facultez  que  Dieu  luy  a  données, 
&:  qui  s'applique  fincerement  à  découvrir  la  Vérité  ,  par 
les  fecours  6c  l'habileté  qu'il  a  ,  peut  avoir  cette  fatisfa- 
6lion  en  faifant  fon  devoir  comme  une  Créature  raifonna- 
ble,  qu'encore  qu'il  vint  à  ne  pas  rencontrer  la  Vérité,  fa 
recherche  ne  lailîera  pas  d'être  récompenfée.  Car  celui-là 
régie  toujours  bien  fon  Aflentiment  6c  le  place  comme  il 
doit,  lorfqu'en  quelque  cas  ou  fur  quelque  matière  que 
ce  foit ,  il  croit  ou  refufe  de  croire  félon  que  fa  Raifon 
l'y  conduit.  Celui  qui  fait  autrement ,  pèche  contre  fes 
propres  Lumières  &c  abufe  de  ces  Facultez  qui  ne  luy  ont  ^ 

été  données  pour  aucune  autre  fin  que  pour  chercher  ^ 
fuivre  la  plus  claire  évidence  &:  la  plus  grande  probabili- 
té. Mais  parce  que  la  Raifon  ôc  la  Foy  font  nules  en  op- 
pofition  par  certaines  perfonnes ,  nous  allons  les  confidé- 
rer  fous  ce  rapport  dans  le  Chapitre  fuivant. 

Vvvvv  2  CHA- 


$9  2  Delà  Foy  ér  àe  la  Raifon-, 


CHAPITRE    XVIII. 

De  la  Foy  ér  àe  la  Raifon;  cr  de  leurs  bornes 
àiflm^îes. 

Il  cft  nca-flàire  §,   i.  XTOus  avons  montré  cy-deiïlis ,    i.  Qiie  nous 
ÈrnerafTa' "  iN   fommes  néceffairement  dans  l'Ignorance  ,  6c 

eoy&iàthKM-  que  toute  forte  de  Connoiflance  nous  manque  ,  là  où  les 
(en.  Idées  nous  manquent.    2.  Qiie  nous  fommes  dans  l'igno- 

rance &  deftituez  de  Connoilfance  raifonnée  ,  dès  que  les 
preuves  nous  manquent.  3.  Qiie  la  Connoiflance  géné- 
rale &:  la  certitude  nous  manquent ,  jufqu'oii  les  Idées 
fpécifiques ,  claires  &;  déterminées  viennent  à  nous  man- 
quer. 4.  Et  enfin  ,  Que  la  Probabilité  nous  manque 
pour  diriger  nôtre  AflTentiment  dans  des  matières  où  nous 
n'avons  ni  connoiiTance  par  nous-mêmes  ,  ni  témoignage 
de  la  part  des  autres  hommes  fur  quoy  nôtre  Raifon  puifle 
fe  fonder. 

De  ces  quatre  chofes  préfuppofées  ,  on  peut  venir ,  je 
penfe ,  à  établir  les  bornes  qui  font  entre  la  Foy  &  la  Rai- 
fon :  connoiflance  dont  le  défaut  a  certainement  produit 
dans  le  Monde  de  grandes  difputes  6c  peut-être  bien  des 
méprifesj  fi  tant  eft  qu'il  n'y  ait  pas  caufé  auflî  de  grands 
défordres.  Carjufqu'à  ce  qu'on  ait  déterminé  jufqu'où 
nous  fommes  guidez  par  la  Raifon,  6c  jufqu'où  nous  fom- 
mes conduits  par  la  Foy  ,  c'ell  en  vain  que  nous  difpute- 
rons  i^.  que  nous  tacherons  de  nous  convaincre  l'un  l'autre 
fur  des  Matières  de  Religion. 
Cequec'eftque  §.  2.  Jc  trouve  quc  chaquc  Sefte  fe  fert  avec  plaifirde 
laFoy&ijRai-  j,^  t^^jfon  autant  qu'elle  en  peut  tirer  quelque  fecours,  6c 

Ion  ,  entant  i     n       r  ■  ^    i  -i       ■>         ■ 

qu'elles  font  di- que,  dès  quc  laRauon  vient  a  leur  manquer  ils  s  écrient, 
ftindiesTunede^'^/^  ««  article  de  Foy  a-  au  defjus  de  la  Raifon.     Mais  je 

1  autre.  ■'        .  "      -1 

ne  vois  pas  comment  ils  peuvent  argumenter  contre  une 
perfonne  d'un  autre  Parti,  ou  convaincre  un  Antagonifte 
qui  fe  fert  de  la  même  défaite  j  fans  pofer  des  bornes  pré- 

cifes 


é-  de  hnrs  bornes  âipnEîes.     Liv.  IV.  89-» 

cifes  entre  la  Foy  &  la  Railbn  ;  ce  qui  devroit  être  le  C  h  a  p. 
premier  point  établi  dans  toutes  les  Qiieftions  où  la  Foy  XVIII. 
a  quelque  part. 

Confiderant  donc  ici  la  Raifon  comme  diftindte  de  la 
Foy,  je  fuppofe  que  c'eft  la  découverte  de  la  certitude 
ou  de  la  probabilité  des  Propoiltions  ou  Véritez  que 
l'Efpnt  vient  à  connoître  par  des  deduftions  tirées  d'I- 
dées qu'il  a  acquifes  par  l'uiage  de  fes  Facultez  naturel- 
les, c'eft-à-dire,  par  Senfation  ou  par  Reflexion. 

La  Foy  d'un  autre  côté,  eft  l'afléntiment  qu'on  donne 
à  toute  Propofition  qui  n'eft  pas  ainli  fondée  fur  des  dé- 
ductions de  la  Raifon,  mais  fur  le  crédit  de  celui  qui  les 
propofe  comme  venant  de  la  part  de  Dieu  par  quelque 
communication  extraordinaire.  Cette  manière  de  décou- 
vrir des  véritez  aux  hommes,  c'eft  ce  que  nous  appelions 
Révélation. 

§.3.  Premièrement  donc  je  dis  que  nul  homme  infpi-  Nulle  nouvelle 
ré  de  Dieu  ne  peut  par  aucune  Révélation  communiquer  i''"  l^'upic  ne 
aux  autres  hommes  aucune  nouvelle/^/^/w/)/^  qu'ils  n'euf-  d une  dans  ï'Er. 
fent  auparavant  par  voye  de  Senfation  ou  de  Réflexion.- pnr prune Re- 
Car  quelque  impreflion  qu'il  puifle  recevoir  immédiate-  ^Y'^",°"  ^"'^'' 
ment  kiy-même  de  la  mam  de  Dieu,  fi  cette  Révélation 
eft  compofée  de  nouvelles  Idées  fimples ,   elle  ne  peut 
être  introduite  dans  l'Efprit  d'un  autre  homme  par  des 
paroles  ou  par  aucun  autre  figne  ;  parce  que  les  paroles  ne 
produifent  point  d'autres  idées  par  leur  opération  immé- 
diate fur  nous  que  celles  de  leurs  fons  naturels  :  6c  c'eft 
par  la  coutume  que  nous  avons  pris  de  les  employer  com- 
me fignes  qu'ils  excitent  &  reveillent  dans  nôtre  Efprit 
des  idées  qui  y  ont  été  auparavant,  &:  non  d'autres.    Car 
des  mots  vus  ou  entendus  ne  rappellent  dans  nôtre  Efpnt 
que  les  Idées  dont  nous  avons  accoutumé  de  les  prendre 
pour  fignes,  fie  nefauroient  y  introduire  aucune  idée  fim- 
ple  parfaitement  nouvelle  èc  auparavant  inconnue.     11  en 
eft  de  même  à  l'égard  de  tout  autre  figne  qui  ne  peutnous 
donner  à  connoître  des  chofes  dont  nous  n'avons  jamais  eu 
auparavant  aucune  idée. 

Vvvvv  3  Ainfi, 


894  De  la  Fey  &  de  la  Raifon  ; 

C  H  A  p.       Ainfi ,  quelques  chofes  qui  euflenc  été  découvertes  à 
XVIII.    S.Paul  lorlqu'il  fut  ravi  d:ms  le  troiiiéme  Ciel  ,  quelque 
nouvelles  idées  que  Ton  Efprit  y  eût  reçu  ,  toute  la  def- 
cription  qu'il  peut  faire  de  ce  Lieu  aux  autres  hommes 
c'eft  que  ce  font  des  chofes  que  fOevil  n'a  point  veûés ,  que 
l'Oreille  ri' a  point  ornes  é^  qui  ne  font  jamais  entrées  dans 
le  cœur  de  l'Homme.     Et  iuppofé  que  Dieu  fit  connoitre 
furnaturellement  à  un  homme  une  Efpéce  de  Créatures 
qui  habite  par  exemple  dans  Jupiter  ou  dans  Saturne  ^ 
pourvue  de  fix  Sens,  (car  pafonnc  ne  peut  nier  qu'il  ne 
puifié  y  avoir  de  telles  Créatures  dans  ces  Planètes}  Se 
qu'il  vint  à  imprimer  dans  fon  Efprit  les  idées  qui  font 
introduites  dans  l'Efprit  de  ces  Habitans  de  Jupiter  ou 
de  Saturne  par  ce  fixieme  Sens  ,    fet  homme  ne  pourroit 
non  plus  faire  naître  par  des  parole  dans  l'Efprit  des  au- 
tres hommes  les  idées  produites  par  ce  fixiéme  Sens,  qu'un 
de  nous  pourroit ,  par  le  fon  de  certains  mots ,  introduire  l'i- 
dée d'une  Couleur  dans  l'Efprit  d'unhommequi  poflédant 
les  quatre  autres  Sens  dans  leur  perfection  auroit  toù)ours 
été  privé  de  celui  de  la  veûe.    Par  conféquent,  c'eft  uni- 
quement de  nos  Facultez  naturelles  que  nous  pouvons  re- 
cevoir nos  Idées  Jimples  qui  font  le  fondement  Se  la  feule 
matière  de  toutes  nos  Notions  Se  de  toute  nôtre  Connoif- 
fancc;  Se  nous  n'en  pouvons  abfolument  recevoir  aucune 
par  une  Révélation  iradittonale  ,    fi  j'ofe  me  fcrvir  de  ce 
terme.     Je  dis  une  Révélation  Traditionale  pour  la  diitin- 
guer  d'une  Révélation  Originale.     J'entens  par  cette  der- 
nière la  première  imprefllon  qui  eft  faice  immédiatement 
par  le  doigt  de  Dieu  fur  l'Efprit  d'un  homme  j  imprefllon 
à  laquelle  nous  ne  pouvons  fixer  aucunes  bornes  j  Se  par 
l'autre  j'entens  ces  imprefllons  propofées  à  d'autres  par 
des  paroles  Se  par  les  voyes  ordinaires  que  nous  avons  de 
nous  communiquer  nos  conceptions  les  uns  aux  autres. 
La  Revciition      §.  4.     Je  dis  en  fécond  lieu  ,  que  les  mêmes  Véritez 
Tradinoiiaie     ç.^^ç.  j^ous  Douvous  dccouvrir  par  la  Kaifon,  peuvent  nous 

peut  nous  hire    l  r.,  r>i-nj--i 

connoître  des    ctrc  communiquecs    par  une  Kevelanon    1  raditionale. 
Propofirions     Aiufi  Dicu  pouttoit  avoir  communiqué  aux  hommes, 

qu'on  peut  con-  *■  ■*■ 

•'      ^  par 


c^  de  leurs  bornes  dijlin^es.     L  i  v.  lY,         895 

par  le  moyen  d'une  telle  Révélation,  la  connoiflance  de  C  h  a  p. 
la  vérité  d'une  Propofition  d'£«r//<!/^,  toutde  même  que  XVIII. 
les  hommes  viennent  à  la  découvrir  eux-mêmes  par  l'u-  "o'^c  par  le 
fage  naturel  de  leurs  Facultez.  Mais  dans  toutes  les  cho-  RaXn,  mais 
fes  de  cette  efpéce ,  la  Révélation  n'eft  pas  fort  néccflUi-  non  pjs  avec 
re,  ni  d'un  grand  ufage  ;  parce  que  Dieu  nous  a  donné  (""^'"^ç  """ 
des  moyens  naturels  6c  plus  fûrs  pour  arriver  à  cette  con-  dernier  moyen. 
noillance.  Car  toute  vérité  que  nous  venons  à  découvrir 
clairement  par  la  connoiflance  &  par  la  contemplation  de 
nos  propres  idées ,  fera  toujours  plus  certaine  à  nôtre  é- 
gard  que  celles  qui  nous  feront  enfeignées  par  une  Révé- 
lation Traditionale.  Car  la  connoiflfance  que  nous  avons 
que  cette  Révélation  eft  venue  premièrement  de  Dieu, 
ne  peut  jamais  être  fi  fûre  que  la  Connoiflfance  que  pro- 
duit en  nous  la  perception  claire  6c  diflin£te  que  nous 
avons  de  la  convenance  ou  de  la  difconvenance  de  nos 
propres  Idées.  Par  exemple,  s'il  avoir  été  révélé  depuis 
quelques  fiécles  que  les  trots  Angles  d'un  Triangle  font  c- 
gaux  à,  deux  Droits  ,  je  pourrois  donner  mon  confente- 
ment  à  la  vérité  de  cette  Propofition  fur  la  foy  de  la  Tra- 
dition qui  afllire  qu'elle  a  été  révélée  j  mais  cela  ne  par- 
viendroit  jamais  à  un  fi  haut  degré  de  certitude  que  la 
connoiflfance  même  que  j'en  aurois  en  comparant  6c  me- 
furant  mes  propres  idées  de  deux  Angles  Droits,  6c  les 
trois  Angles  d'un  Triangle.  Il  en  eft  même  à  l'égard 
d'un  Fait  qu'on  peut  connoitre  par  le  moyen  des  Sens  : 
par  exemple  ,  l'Hiftoire  du  Déluge  nous  ell  communi- 
quée par  des  Ecrits  qui  tirent  leur  origine  de  la  Révéla- 
tion; cependant  perfonne  ne  dira  ,  je  penfe  ,  qu'il  a  une 
connoiflfance  aufll  certaine  ^  auflî  claire  du  Déluge  que 
Noé  qui  le  vit  ,  ou  qu'il  en  auroit  eii  luy-même  s'il  eût 
été  alors  en  vie  ôc  qu'il  l'eut  vu.  Car  l'airûrance  qu'il  a 
que  cette  Hiftoire  eft  écrite  dans  un  Livre  qu'on  fuppofo 
écrit  par  Moyfe  Auteur  in(piré,  n'eft  pas  plus  grande  que 
celle  que  fes  Sens  peuvent  luy  fournir  j  mais  l'aflurance 
qu'il  a  que  c'eft  Moyfe  qui  a  écrit  ce  Livre,  n'eft  pas  fi 
grande,  que  s'il  avoit  vu  Moyfe  qui  l'écrivoit  aduelle- 

ment  5 


896  De  la  Foy  &  de  la  Raifort; 

C  H  A  p.    ment}  &:  par  conféquent  l'alTûrance  qu'il  a  que  cette Hi- 
XVllI.    ftoire  efl:  une  Révélation  eft  toujours  moindre  que  l'afTù- 

rance  qui  luy  vient  des  Sens. 
La  Rcv^iatiou      §.  5.  Alnlî,  à  l'égard  des  Propofitions  dont  la  certi- 
nepcut  ctrc  re-  j.^^^^  ^^  fondée  fur  la  perception  claire  de  la  convenance 

çiic  courre  une  jij-  iii  •  n 

claire  évidence  OU  de  la  dilconvcnancc  de  nos  Idées  qui  nous  eft  connue 
de  laRa.ion.  qu  par  une  intuition  immédiate  comme  dans  les  Propofi- 
tions évidentes  par  elles-mêmes  ,  ou  par  des  deduftions 
évidentes  de  la  Kaifon  comme  dans  les  Démonftrations , 
nous  n'avons  pas  befoin  du  fecours  de  la  Révélation  com- 
me néceflaire  pour  gagner  nôtre  Afléntiment  Se  pour  in- 
troduire ces  Propofitions  dans  nôtre  Efprit.  Parce  que 
les  voyes  naturelles  par  oîi  nous  vient  la  ConnoifTance, 
peuvent  les  y  établir  ,  ou  l'ont  déjà  fait  ;  ce  qui  eft  la 
plus  grande  aflYirance  que  nous  puiilions  peut-être  avoir 
de  quoy  que  ce  foit ,  hormis  lorfque  Dieu  nous  le  révèle 
immédiatement)  6c  dans  cette  occafion  même  nôtre  aflu- 
rance  ne  (auroit  être  plus  grande  que  la  connoiflance  que 
nous  avons  que  c'eft  une  Révélation  qui  vient  de  Dieu. 
Mais  je  ne  croy  pourtant  pas  que  fous  ce  titre  rien  puiffe 
ébranler  ou  renverfer  une  connoiflance  évidente  6c  enga- 
ger raifonnablement  aucun  homme  à  recevoir  pour  vray 
ce  qui  eft  direârement  contraire  à  une  chofe  qui  fe  mon- 
tre ù  fon  Entendement  avec  une  parfaite  évidence.  Car 
nulle  évidence  dont  puifiTent  être  capables  les  Facultez 
par  oii  nous  recevons  de  telles  Révélations ,  ne  pouvant 
fiirpafler  la  certitude  de  nôtre  Connoiflance  mtuitive  ,  fi 
tant  eft  qu'elle  puiffe  l'égaler,  il  s'enfuit  de  là  que  nous 
ne  pouvons  jamais  prendre  pour  vérité  aucune  chofe  qui 
foit  direftement  contraire  à  nôtre  Connoiflance  claire  6c 
diftinfte.  Parce  que  l'évidence  que  nous  avons ,  prétnic- 
r(m:ut,  que  nous  ne  nous  trompons  point  en  attribuant 
une  telle  chofe  à  D  i  e  u  ,  Sz  en  fécond  lieu  ,  que  nous  en 
comprenons  le  vray  fcns  ,  ne  peut  jamais  être  Ci  grande 
que  l'évidence  de  nôtre  propre  Connoifl!ance  Intuitive  par 
où  nous  appercevons  qu'il  eft  impofllble  que  deux  Idées 
dont  nous  voyons  intuitivement  la  difconvenance  ,  doi- 
vent 


^  de  leurs  bornes  diftinEtes.  L  i  v.  IV.  897 
vent  être  regardées  ou  admifes  comme  ayant  une  parfaite  C  a  a  p. 
convenance  entr'elles.  Et  par  conféquent,  nulle  Propo-  XVIII. 
fition  ne  peut  être  reçue  pour  Révélation  divine  ,  ou  ob- 
tenir l'ailentiment  qui  eft  dû  à  toute  Révélation  émanée 
de  Dieu  ,  fi  elle  eft  contradidtoirement  oppofée  à  nôtre 
Connoiflance  claire  ^  de  fimple  veûë  ;  parce  que  ce  fe- 
roit  renverfer  les  Principes  &  les'  fondemens  de  toute 
Connoiffance  6c  de  tout  aflentimcnt  ;  de  forte  qu'il  ne  rc- 
fteroit  plus  de  difterence  dans  le  Monde  entre  la  Vérité 
ôc  la  Fauflété  ,  nulles  mefures  du  Croyable  &  de  l'In- 
croyable ,  fi  des  Propofitions  douteufes  dévoient  prendre 
place  devant  des  Propofitions  évidentes  par  elles-mêmes, 
&  que  ce  que  nous  connoifTons  certainement ,  dût  céder 
le  pas  à  ce  fur  quôy  nous  fommes  peut-être  dans  l'erreur. 
Il  eft  donc  inutile  de  prefler  comme  articles  de  Foy  des 
Propofitions  contraires  à  la  perception  claire  que  nous  a- 
vons  de  la  convenance  ou  de  la  difconvenance  d'aucune 
de  nos  Idées.  Elles  ne  fauroient  gagner  nôtre  affentiment 
fous  ce  titre  ou  fous  quelque  autre  que  ce  foit.  Car  la 
Foy  ne  peut  nous  convaincre  d'aucune  chofe  qui  foit  con- 
traire à  nôtre  Connoiffancej  parce  qu'encore  que  la  Foy 
foit  fondée  fur  le  témoignage  de  Dieu,  qui  ne  peut  men- 
tir 6c  par  qui  telle  ou  telle  Propofition  nous  eft  révélée, 
cependant  nous  ne  faurions  être  affûrez  qu'elle  eft  vérita- 
blement une  Révélation  divine  ,  avec  plus  de  certitude 
que  nous  le  fommes  de  la  vérité  de  nôrre  propre  Con- 
noiflance) puifque  toute  la  force  de  la  Certitude  dépend 
de  la  connoiffance  que  nous  avons  que  c'eft  Dieu  qui  a 
révélé  cette  Propofition  -,  de  forte  que  dans  ce  cas  où 
l'on  fuppofe  que  la  Propofition  révélée  eft  contraire  à  nô- 
tre Connoiffance  ou  à  nôtre  Raifon,  elle  fera  toujours  en 
butte  à  cette  Objection ,  Qiie  nous  ne  faurions  dire  com- 
ment il  eft  pofllble  de  concevoir  qu'une  chofe  vienne  de 
Dieu,  ce  bienfaifint  Auteur  de  nôtre  Etre,  laquelle 
étant  reçue  pour  véritable ,  doit  renverfer  tous  les  Princi- 
pes 6c  tous  les  fondemens  de  Connoiflance  ,  qu'il  nous  a 
donnez  ,  rendre  toutes  nos  Facultez  inutiles ,  détruire 
X  X  X  X  X  ab- 


898  De  la  Foy  ér  delaRaifon; 

Chap.    abfolument  la  plus  excellente  partie  de  fon  Ouvrage,  je 
XVIII.    veux  dire  nôtre  Entendement ,  êc  réduire  l'Homme  dans 
un  état  où  il  aura  moins  de  lumière  6c  de  moyens  de  fe 
conduire  que  les  Bêtes  qui  perilîent.     Car  fi  l'Efprit  de 
l'Homme  ne  peut  jamais  avoir  une  évidence  plus  claire, 
ni  peut-être  fi  claire  qu'une  chofe  eft:  de  Révélation  divi- 
ne 5  que  celle  qu'il  a  des  Principes  de  fa  propre  Raifon , 
il  ne  peut  jamais  avoir  aucun  fondement  de  renoncer  à  la 
pleine  évidence  de  fa  propre  Raifon  pour  recevoir  à  la 
place  une   Propofirion  dont  la  révélation  n'eft  pas  ac- 
compagnée d'une  plus  grande  évidence  que  cts  Princi- 
pes. 
Moins  encore      §.  6.  Jufqucs-là  un  homme  a  droit  de  faire  ufage  de  fa 
Tadf'^'^'lc""   ^^i^°"  ^  ^^  obligé  de  l'écouter  ,  même  à  l'égard  d'une 
Révélation  originale   &:  immédiate  qu'on  fuppofe  avoir 
été  faite  à  luy-méme.     Mais  pour  tous  ceux  qui  ne  pré- 
tendent pas  à  une  Révélation  immédiate  6c  de  qui  l'on 
exige  qu'ils  reçoivent  avec  foûmifiîon  des  Véritez ,  révé- 
lées à  d'autres  hommes ,  qui  leur  font  communiquées  par 
des  Ecrits  que  la  Tradition  a  fait  pafler  entre  leurs  mains, 
ou  par  des  Paroles  forties  de  la  bouche  d'une  autre  per- 
fonne ,  ils  ont  beaucoup  plus  à  faire  de  la  Raifon ,  èc  il 
n'y  a  qu'elle  qui  puifle  nous  engager  à  recevoir  ces  fortes 
de  véritez.  Car  ce  qui  eft  matière  de  Foy  étant  feulement 
une  Révélation  divine,  èc  rien  autre  chofe  -,  la  Foy,  à 
prendre  ce  mot  pour  ce  que  nous  appelions  communé- 
ment Foy  divine ,  n'a  rien  à  faire  avec  aucune  autre  Pro- 
poficion  que  celles  qu'on   fuppofe   divinement  révélées. 
De  forte  que  je  ne  vois  pas  comment  ceux  qui  tiennent 
que  la  feule  Révélation  eft  l'unique  objet  de  la  Foy  ,  peu- 
vent dire,  que  c'eft  une  matière  de  Foy  6c  non  de  Rai- 
fon ,  de  croire  que  telle  ou  telle  Proportion  qu'on  peut 
trouver  dans  tel  ou  tel  Livre  eft  d'infpirarion  divine ,  à 
moins  qu'ils  ne  fâchent  par  révélation  que  cette  Propofi- 
tion  ou  toutes  celles  qui  Ibnt  dans  ce  Livre,  ont  été  com- 
muniquées par  une  Infpiration  divine.    Sans  une  telle  ré- 
vélation y  croire  ou  ne  pas  croire  que  cette  Proportion 

ou 


ér  de  leurs  bornes  diJlinBes.    L  i  v.  IV.  899 

ou  ce  Livre  ait  une  autorité  divine  ,  ne  peut  jamais  être  C  H  a  p. 
une  matière  de  Foy,  mais  de  Raifon  ,  jufques-là  que  je  XVIIL 
ne  puis  venir  à  y  donner  mon  confentement  que  par  l'u- 
fage  de  ma  Raifon  ,  qui  ne  peut  jamais  exiger  de  moy , 
ou  me  mettre  eu  état  de  croire  ce  qui  eft  contraire  à  elle- 
même,  étant  impofîlble  à  la  Raifon  de  porter  jamais  l'Ef- 
prit  â  donner  fon  afl'entiment  à  ce  qu'elle  même  trouve 
déraifonnable. 

Par  conféquent  dans  toutes  les  chofes  où  nous  recevons 
une  claire  évidence  par  nos  propres  Idées  Ce  par  les  Prin- 
cipes de  Connoiflance  dont  j'ai  parlé  cy-deffus  ,  la  Rai- 
fon eft  le  vray  Juge  compétent  >  &:  quoy  que  la  Révéla- 
tion en  s'accordant  avec  elle  puifle  confirmer  fes  déci- 
fions ,  elle  ne  fauroit  pourtant  y  dans  de  tels  cas ,  invali- 
der fes  décrets  ;  &c  par  tout  oii  nous  avons  une  décifion 
claire  &;  évidente  de  la  Raifon  ,  nous  ne  pouvons  être 
obligez  d'y  renoncer  pour  embrafler  l'opinion  contraire, 
fous  prétexte  que  c'eft  une  Matière  de  Foy  ;  car  la  Foy 
ne  peut  avoir  aucune  autorité  contre  des  décifions  claires 
ôc  exprefTes  de  la  Raifon. 

§.  7.  Mais  en  troifiéme  lieu  ,  comme  il  y  a  plufieurs  Us  chofes  qui 
chofes  fur  quoy  nous  n'avons  que  des  notions  fort  impar-  ^?"^  TJçI^ 
faites  ou  fur  quoy  nous  n'en  avons  abfolument  point  ;  8c 
d'autres  dont  nous  ne  pouvons  point  connoitre  l'exiften- 
ce  paffée,  préfente  ou  avenir,  par  l'ufage  naturel  de  nos 
FaculteZj  comme,  dis-je,  ces  chofes  font  au  delà  de  ce 
que  nos  Facultez  naturelles  peuvent  découvrir  èc  au  def- 
fus  de  la  Raifon  ,  ce  font  de  propres  Matières  de  Foy 
lorfqu'elles  font  révélées.  Ainfi,  qu'une  partie  des  Anges 
fe  foient  rebellez  contre  Dieu ,  Se  qu'à  caufe  de  cela  ils 
ayent  été  privez  du  bonheur  de  leur  premier  état  ;  6c 
que  les  Morts  refliifciteront  6c  vivront  encore  >  ces  cho- 
fes 5c  autres  femblables  étant  au  delà  de  ce  que  la  Raifon 
peut  découvrir,  font  purement  des  Matières  de  Foy  avec 
lefquelles  la  Raifon  n'a  rien  à  voir  direftement. 

§.  8.  Mais  parce  que  Dieu  en  nous  accordant  k  Lu-    Ounoncon- 
miére  de  la  Raifon,  ne  s'eft  pas  ôté  par  là  la  liberté  de  J-^'^^J/^'^^^'^j 
Xxxxx  2  nous 


900  De  la  Foy  c^  de  la  Raifon; 

Chap.    nous  donner,  lorfqu'il  le  juge  à  propos  ,  le  fecours  de  la 
XVIII.    Révélation  fur  les  matières  où  nos   Facilitez  naturelles 
rcveiées,  font   font  Capables  de  nous  déterminer  par  des  raifons  proba- 
d.j  Matières  de  j^^^^ .  ^^^^^  ^^  ^^^  lorfqu'il  a  plû  à  Dieu  de  nous  fournir 
ce  fecours  extraordinaire ,  la  Révélation  doit  l'emporter 
fur  les  conjectures  probables  de  la  Raifon.     Parce   que 
l'Efprit  n'étant  pas  certain  de  la  vérité  de  ce  qu'il  necon- 
noit  pas  évidemment,  mais  fclaiflant  feulement  entraîner 
à  la  probabilité  qu'il  y  découvre,  eft  obligé  de  donner  fon 
aflentiraent  à  un  témoignage  qu'il  fiit  venir  de  Celui  qui 
ne  peut  tromper  ni  être  trompé.    Mais  pourtant  il  appar- 
tient toujours  à  la  Raifon  de  juger  fi  c'eft  véritablement 
une  Révélation  ,  &  d'examiner  la  fignifîcation  des  paro- 
les dans  lefquelles  elle  eft  propofée.     A  la  vérité  ,  fi  l'on 
veut  faire  pafler  pour  Révélation  une  chofe  contraire  aux 
Principes  évidens  de  la  Raifon  Se  à  la  connoifllmce  mani- 
fefte  que  l'Efprit  a  de  fes  propres  Idées  claires  &c  diftin- 
&es,  il  faut  alors  écouter  la  Raifon  fur  cela  comme  fur 
une  matière  qui  eft  de  fon  refl'ort  ;  puifqu'un  homme  ne 
peut  jamais  connoître  l\  certamement, qu'une  Propofition 
contraire  aux  Principes  clairs  &  évidens  de  fes  Connoif- 
fanccs  naturelles  ,  eft  révélée  ,  ou  qu'il  entend  bien  les 
mots  dans  lefquels  elle  luy  eft  propofée  ,   qu'il  connoit 
que  la  Propofition  contraire  eft  véritable  >  &  par  confé- 
quent  il  eft  obligé  de  confiderer  cette  Propofition,  êc 
d'en  juger  comme   d'une    Matière   qui   appartient  à  la 
Raifon,  &  non  de  la  recevoir  fans  examen  comme   une 
Matière  de  Foy. 
Il  ùat  ccoiitct      §-9.  Premièrement  donc  toute  Propofition  révélée, de 
la  Révélation  ^  yetité  de  laquelle  l'Efprit  ne  fauroit  juger  par  fes  Fa- 
leTciiîaRrifon  cultcz  &  Notions  naturelles,  eft  pure  matière  de  Foy  6c 
ne  fauioit  jrga  au  deffus  de  la  Raifon. 

pe"uf  portîque      ^"  ^'^^^^'^  ^'^"  '  ^°"'^^^  ^^^  Propofitions   fur  lefquelles 

des  )ugemciis  l'Efprit  pcut  fc  déterminer,  avec  le  fecours  de  fesFacul- 

piobabies.        ^.g^  naturelles ,  par  des  déductions  tirées  des  idées  qu'il  a 

acquifes   naturellement  ,   font  du  reftbrt  de  la  Raifon  , 

mais  toujours  avec  cette  diftcrence  qu'à  l'égard  de  celles 

fur 


M 


^  de  leurs  homes  dijlin^îes.     L  i  v.  IV.         90 1 

fur  lefquelles  il  n'a  qu'une  évidence  incertaine  $  de  forte  C  h  a  p. 
qu'il  n'eft  perfuadé  de  leur  vérité  que  fur  des  fondemens  XVIIL 
probables ,  qui  n'empêchent  point  que  le  contraire  ne 
puifTe  être  vray  fans  faire  violence  à  l'évidence  certaine 
de  fes  propres  Connoiflances ,  &c  fans  détruire  les  Princi- 
pes de  tout  Raifonnement}  à  l'égard,  dis-je,  decesPro- 
pofitions  probables,  une  Révélation  évidente  doit  déter- 
miner nôtre  aflentiment  &c  même  contre  la  probabilité. 
Car  lorfque  les  Principes  de  la  Raifon  n'ont  pas  fait  voir 
évidemment  qu'une  Propofition  eft  certainement  vrayc 
ou  faufle,  en  ce  cas-là  une  Révélation  manifefte,  comme 
un  autre  Principe  de  vérité ,  Se  un  autre  fondement  d'af- 
fentiment,  a  lieu  de  déterminer  l'Efprit,  &  ainfi  la  Pro- 
pofition appuyée  de  la  Révélation  devient  matière  de  Foy 
&  au  defltis  de  la  Raifon.  Parce  que  dans  cet  article  par- 
ticulier la  Raifon  ne  pouvant  s'élever  au  delTus  de  la  Pro- 
babilité, la  Foy  a  déterminé  l'Efpnt  où  la  Raifon  eft  ve- 
nue à  manquer  ,  la  Révélation  ayant  découvert  de  quel 
côté  fe  trouve  la  Vérité. 

§.  10.  Jufques-là  s'étend  l'Empire  de  la  Foy,  8c  cela  il  fautccontcr 
fans  faire  aucune  violence  ou  aucun  obftacle  à  la  Raifon,  Jf^s'^^à'^-^rcfoS 
qui  n'eft  point  bleffée  ou  troublée,  mais  afliftée  &c  perfe-  dic  pem  four- 
ftionnée  par  de  nouvelles  découvertes  de  la  Vérité,  éma- 
nées de  la  fource  éternelle  de  toute  Connoiflance.  Tout 
ce  que  Dieu  a  révélé,  eft  certainement  véritable,  on  n'en 
fauroit  douter.  Et  c'eft  là  le  propre  objet  de  la  Foy.  Mais 
pour  favoir  fi  c'eft  une  Révélation  ou  non ,  il  faut  que  la 
Raifon  en  juge ,  elle  qui  ne  peut  jamais  permettre  à  l'Ef- 
prit  de  rejetter  une  plus  grande  évidence  pour  embraflér 
ce  qui  eft  moins  évident ,  ni  fe  déclarer  pour  la  probabi- 
lité par  oppofition  à  la  Connoiflance  6c  à  la  Certitude. 
On  ne  peut  avoir  aucune  évidence  ,  qu'une  Révélation 
connue  par  Tradition  vient  de  Dieu  dans  les  termes  que 
nous  la  recevons  6c  dans  le  fens  que  nous  l'entendons, 
qui  foit  fi  claire  6c  fi  certaine  que  celle  des  Principes  delà 
Raifon.  C'eftpourquoy  nulle  chofe  contraire  ou  incompatt- 
bk  avec  des  decijions  de  la  Raifon  ,  claires  é'  évidentes  par 

Xxxxx  3  «//«- 


une  Coii- 
noillanec  cer- 
taine. 


c)oa  Ve  la  Foy  é'  de  la  Raifon  ; 

Chap.    elles-mcmes,  n'a  droit  d'être  prejfee  ou  reçue  comme  une 
XVIII.    Matière  de  Foy  a.  laquelle  la  Raijon  n'ait  rien  à  voir.  Tout 
ce  qui  efl:  Révélation  divine,  doit  prévaloir  fur  nos  opi- 
nions, fur  nos  préjugez  &:  nos  intérêts,  Se  eft  en  droit 
d'exiger  de  l'Efprit  un  parfait  afientiment.    Mais  une  tel- 
le foûmiiîion  de  nôtre  Raifon  à  la  Foy  ne  renverfe  pas  les 
limites  de  la  connoiflance,  8c  n'ébranle  pas  les  fondemens 
de  la  Raifon ,  mais  nous  laiffe  la  liberté  d'employer  nos 
Facultez  à  l'ufage  pour  lequel  elles  nous  ont  été  don- 
nées. 
Si  Ton  n'établit      §•   II-    Si  l'on  n'a  pas  foiu  de  diftinguer  les  différentes 
pas  des  bornes  juriftii^tions  dc  la  Foy  &  de  la  Raifon  par  le  moyen  de 
h  Raifon.  i7n>  ^^^  bomcs ,  la  Raifou  n'aura  abfolument  point  de  lieu  en 
a  rien  Je  fi  fana- matière  de  Religion,  Se  l'on  n'aura  aucun  droit  de  blâ- 
ti(]uc  ou  de  h         j     ooinious  &  les  cérémonies  extravagantes  qu'on  re- 

cxtravagant   en  r  juf-  jtv^j 

niatiL-tc  de  Re-  marquc  dans  la  plupart  des  Religions  du  Monde  -,  car 
i.gionquipuiifc  ^.'gf^  ^  ccttc  coûtumc  d'en  appeller  à  la  Foy  par  oppofi- 
tion  à  la  Raifon  qu'on  peut , je  penfe ,  attribuer ,  en  grand' 
partie,  ces  abfurditez  dont  la  plupart  des  Religions  qui 
divifent  le  Genre  Humain  ,  font  remplies.  Les  hommes 
ayant  été  une  fois  imbus  de  cette  opinion ,  Qii'ils  ne  doi- 
vent pas  confulter  la  Raifon  dans  les  chofes  qui  regardent 
la  Religion  quoy  que  vifiblement  contraires  au  fens  com- 
mun &  aux  Principes  de  toute  leur  Connoiflance,  ils  ont 
lâché  la  bride  à  leurs  fantaifies  6c  au  penchant  qu'ils  ont 
naturellement  vers  la  Superftition,  par  où  ils  ont  été  en- 
traînez dans  des  opinions  fi  étranges  éc  dans  des  pratiques 
Il  extravagantes  en  fait  de  Religion  qu'un  homme  raifon- 
nable  ne  peut  qu'être  furpris  de  leurs  folies ,  fie  les  regar- 
der comme  des  chofes  fi  éloignées  d'être  agréables  à  Dieu, 
cet  Etre  fuprême  qui  ell:  la  Sageffe  même,  qu'il  ne  peut 
s'empêcher  de  croire  qu'elles  paroifl^ent  ridicules  6c  cho- 
quantes à  tout  homme  qui  a  l'efprit  fie  le  cœur  bien  fait. 
De  forte  que  dans  le  fonds  la  Religion  qui  devroit  nous 
diftinguer  le  plus  des  Bêtes  Sz  contribuer  plus  particuliè- 
rement à  nous  élever  comme  des  Créatures  raifonnables 
au  dcflus  des  Brutes ,  eft  la  chofc  en  quoy  les  hommes 

pa- 


Del'EnîhouJiafme.     Liv.  IV.  903 

paroiflent  fouvent  le  plus  déraifonnables ,  ôcplus  infenfez  C  h  a  p. 
que  les  Bèces  mêmes.  Credo  quia  impojfibile  eji,  ]e  le cvoy  XVIII. 
parce  qu'il  efl:  impoffible,  eftune  maxime  qui  peutpafler 
dans  un  homme  de  bien  pour  un  emportement  de  zéle> 
mais  ce  feroit  une  fort  méchante  régie  pour  déterminer 
les  hommes  dans  le  choix  de  leurs  opmions  ou  de  leur 
Religion. 


CHAP  ITRE    XIX. 

De  l'Enthotifiafme.  C  h  a  p, 

§.  I.   /'^  U I  C  G  N  QU  E  veut  chercher  lerieufement  la  Combien  il  efl 
V/    Vérité ,  doit  avant  toutes  chofes  concevoir  ""f'p''e  fai- 

^^^^  1     1  >  r- 1 1         /o  1     ■  15-    mer  la  Vente. 

^^de  1  amour  pour  Jille.  Car  celui  qui  ne  l  ai- 
me point ,  ne  fauroit  fe  tourmenter  beaucoup  pour  l'ac- 
quérir, ni  être  beaucoup  en  peine  lorfqu'il  manque  de  la 
trouver.  Il  n'y  a  perfonnc  dans  la  Répubhque  des  Let- 
tres qui  ne  fafle  profeflîon  ouverte  d'être  amateur  de  la 
Vérité,  Se  il  n'y  a  point  de  Créature  raifonnable  qui  ne 
prit  en  mauvaife  part  de  paifTer  dans  l'Efpnt  des  autres 
pour  avoir  une  inclination  contraire.  Mais  avec  tout  ce- 
la, l'on  peut  dire  fans  fe  tromper,  qu'il  y  a  fort  peu  de 
gens  qui  aiment  la  Vérité  pour  l'amour  de  la  Vérité  parmi  ^ 

ceux-là  même  qui  croyent  être  de  ce  nombre.  Sur  quoy 
il  vaudroit  la  peine  d'examiner  comment  un  homme  peut 
connoître  qu'il  aime  fincerement  la  Vérité.  Pour  moy, 
je  croy  qu'en  voici  une  preuve  infaillible  ,  c'eft  de  ne  pas 
recevoir  une  Propofition  avec  plus  d'ajpîrance ,  que  les  preu- 
ves fur  lefquelles  elle  efl  fondée  ne  le  permettent.  Il  etl 
villble  que  quiconque  va  au  delà  de  cette  mcfure  ,  n'em- 
braflé  pas  la  Vérité  par  l'amour  qu'il  a  pour  elle  ,  qu'il 
n'aime  pas  la  Vérité  pour  l'amour  d'elle-même,  maispour 
quelque  autre  fin  indiredte  Car  l'évidence  qu'une  Fro- 
pofition  eft  véritable  (excepté  celles  qui  font  évidentes 
par  elles-mêmes)  confiftant  uniquement  d.ias  les  preuves 

qu'un 


904  De  VEnthoufiafme. 

C  H  A  p.    qu'un  homme  en  a ,  il  eft  clair  que  quelques  dégrez  d'af- 
XIX.      fentimcnt  qu'il  luy  donne  au  delà  des  dégrez  de  cette  é- 
vidence,  tout  ce  iiirplus  d'affûrance  eft  dû  à  quelque  au- 
tre pafîion  èc  non  à  l'amour  de  la  Vérité.  Parce  qu'il  eft 
auili  impofîible  que  l'amour  de  la  Vérité  emporte  mon 
nflentiment  au  deffus  de  l'évidence  que  j'ai ,  qu'une  telle 
Propolltion  eft  véritable, qu'il  eft  impollible  que  l'amour 
delà  Vérité  me  fafle  donner  mon  confentement  à  unePro- 
pofition  en  confideration  d'une  évidence  qui  ne  me  fait  pas 
voir  que  cette  Propofition  foit  véritable  ;  ce  qui  eft  en 
effet  embraller  cette  Propofition  comme  une  vérité,  par- 
ce qu'il  eft  poflible  ou  probable  qu'elle  ne  foit  pas  véritable. 
Dans  toute  vérité  qui  ne  s'établit  pas  dans  nôtre  Efprit 
*ront  tn  Note'  par  la  lumière  irrefiftible  d'une  *  évidence  immédiate  ,  ou 
?'"'/''' '"Mî'' par  la  force  d'une  Démonftration,  les  argumens  qui  cn- 
VJr'l°"q„',r  traînent  fon  aflentiment ,  font  les  garants  &c  le  gage  de  fa 
faut  entendre  probabilité  à  nôtte  égard ,  8c  nous  ne  pouvons  la  recevoir 
f'^j"" '''F'/-  qye  pour  ce  que  ces  Argumens  la  font  voir  à  nôtre  En- 
tendement ;  de  forte  que  quelque  autorité  que  nous  don- 
nions à  une  Propofition,  au  delà  de  ce  qu'elle  reçoit  des 
Principes  Se  des  preuves  fur  quoy  elle  eft  appuyée  ,   on 
en  doit  attribuer  la  caufe  au  penchant  qui  nous  entraîne 
de  ce  côté-là  i  &c  c'eft  déroger  d'autant  à  l'amour  de  la 
"S'hérite,  qui  ne  pouvant  recevoir  aucune  évidence  de  nos 
paflions,  n'en  doit  recevoir  non  plus  aucune  teinture. 
*> où  vient  k      §.   2.  Une  fuite  conftante de  cette  mauvaife  difpofition 
fcnchmi  que  d'Efprit ,  c'eft  de  s'attribuer  l'autorité  de  prefcrire  aux 
diniporcr  hurs  •'^'■ItreS  UOS  proprCS  opuiions.      t^ar  le  moyen  qu  il  puifle 
opinions  aii'c     prcfquc  arriver  autrement,  finon  que  celui  qui  a  dejaim- 
^""""  pofé  à  fa  propre   Croyance  ,    foit   prêt   d'impofer  à   la 

Croyance  d'aurruy.'  Qiii  peut  attendre  raifonnablement , 
qu'un  hom.me  employé  des  Argumens  6c  des  preuves  con- 
vaincantes auprès  des  autres  hommes, fi  fon  Entendement 
n'cft  pas  accoutumé  à  s'en  fcrvir  pour  luy-même  ;  s'il 
fait  violence  à  fcs  propres  Facultez  ,  s'il  tyrannife  fon 
Efprit  &:  ufurpe  une  prérogative  uniquement  due  à  la 
Vérité ,  qui  eft  d'exiger  raflentiment  de  l'Efprit  par  fa 

feule 


T>e  l'EnthonJiafme.     Ltv.  IV.  905- 

feule  autorité ,  c'eft-à-dire  à  proportion  de  l'évidence  que    C  h  a  p. 
la  Vérité  emporte  avec  elle.  XIX. 

§.  3.  A  cette  occafion  je  prendrai  la  liberté  de  conll-  La  force  de 
derer  un  troifiéme  fondement  d'afléntimcnt  ,  auquel  cer-'  ^"''°"''^^- 
taines  gens  attribuent  la  même  autorité  qu'à  la  Foy  ou  à 
la  Raiion,&  fur  lequel  ils  s'appuyentavec  une  auiîi  gran- 
deconfiancejje  veux  parler  de  V Etithovflafme iÇ\i\i\-:iii[ant 
la  Raifon  à  quartier,  voudroit  établir  la  Révélation  fans 
elle,  mais  qui  par  là  détruit  en  effet  la  Raifon  6c  la  Ré- 
vélation tout  à  la  fois,  ôc  leur  fubftituë  de  vaines  fantai- 
fies  ,  qu'un  homme  a  forgées  luy-méme,  6c  qu'il  prend 
pour  un  fondement  folide  de  créance  &c  de  conduite. 

§.  4.  La  i?<î//o«  efl:  une  Révélation  naturelle,   par  où     Cequcc'eft 
le  Père  de  Lumière  ,   la  fource  éternelle  de  toute  Con- ^"'^,3'''j^g^ç|^°" 
noiflance  communique  aux  hommes  cette  portion  de  vé-  tion. 
rite  qu'il  a  mis  à  la  portée  de  leurs  Facultez  naturelles. 
Et  la  Re-velation  cfl:  la  Raifon  naturelle  augmentée  par  un 
nouveau  fonds  de  découvertes  émanées  immédiatement 
de  Dieu,  6c  dont  la  Raifon  établit  la  vérité  par  le  témoi- 
gnage 6c  les  preuves  qu'elle  employé  pour  montrer  qu'el- 
les viennent  effectivement  de  Dieu  ;   de  forte  que  celui 
qui  profcrit  la  Raifon  pour  faire  place  à  la  Révélation  , 
éteint  ces  deux  Flambeaux  tout  à  la  fois,  6c  fait  la  même 
chofe  que  s'il  vouloit  perfuader  à  un  homme  de  s'arracher 
les  yeux  pour  mieux  recevoir  par  le  moyen  d'un  Telefco- 
pe ,  la  lumière  éloignée  d'une  Etoile  qu'il  ne  peut  voir 
par  le  fecours  de  fes  yeux. 

§.  5.  Mais  les  hommes  trouvant  qu'une  Révélation  Source  de  I'Eh- 
immediate  eftun  moyen  plus  facile  pour  établir  leurs  opi- ''^°"''*^™'" 
nions  èc  pour  régler  leur  conduite  que  le  travail  de  raifon- 
ner  jullej  travail  pénible,  ennuyeux  &c  qui  n'eft  pas  tou- 
jours fuivi  d'un  heureux  fuccès ,  il  ne  faut  pas  s'étonner 
qu'ils  ayent  été  fort  fujets  à  prétendre  avoir  des  Révéla- 
tions 6c  à  fe  perfuader  à  eux-mêmes  qu'ils  font  fous  la  di- 
rection particulière  du  Ciel  par  rapport  à  leurs  a£tions  8c 
à  leurs  opinions,  fur  tout  à  l'égard  de  celles  qu'ils  ne  peu- 
vent juftifier  par  les  Principes  de  la  Raifon  6c  par  les 
Y  y  y  y  y  voyes 


9o6  Ve  VEnîhoîtfiâfrne. 

Chap.  voyes  ordinaires  de  parvenir  à  la   Connoiiïance.     Auffi 
XIX.      voyons-nous  que  dans  tous  les  fiécles  les  hommes  en  qui 
la  melancholie  a  été  mêlée  avec  la  dévotion ,  ôc  dont  la 
bonne  opinion  d'eux-mêmes   leur  a  fait  accroire   qu'ils 
avoient  une  plus  étroite  familiarité  avec  Dieu  Se  plus  de 
part  à  fa  Faveur  que  les  autres  hommes  ,  fe  font  fouvent 
flattez  d'avoir  un  commerce  immédiat  avec  la  Divinité 
Se  de  fréquentes  communications  avec  l'Efprit  divin.  On 
ne  peut  nier  que  Dieu  ne  puifle  illuminer  l'Entendement 
par  un  rayon  qui  vient  immédiatement  de  cette  fource  de 
Lumière.  Ils  s'imaginent  que  c'eft  là  ce  qu'il  a  promis  de 
faire;  &  cela  pofé,  qui  peut  avoir  plus  de  droit  de  pré- 
tendre à  cet  avantage  que  ceux  qui  font  fon  Peuple  par- 
ticulier, choifi  de  fa  main  &  foûmis  à  fes  ordres? 
Ce  que  c'eft      §.  6.     Lcurs  Efprits  ainfi  prévenus ,  quelque  opinion 
^àfmc  ^"        frivole  qui  vienne  à  s'établir  fortement  dans  leur  fautai- 
fie,  c'eft  une  illumination  qui  vient  de  l'Efprit  de  Dieu> 
&  qui  eft  en  même  temps  d'une  autorité  divine  j    &  à 
quelque  a£tion  extravagante  qu'ils  fe  fentent  portez  par 
une  forte  inclination ,  ils  concluent  que  c'eft  une  voca- 
tion ou  une  dire£tion  du  Ciel  qu'ils  font  obligez  de  fui- 
vre.     C'eft  un  ordre  d'enhaut,  ils  ne  fauroient  errer  en 
l'exécutant. 

§.7.  Je  fuppofe  que  c'eft  là  ce  qu'il  faut  entendre 
proprement  par  Enthoufiafme  ,  qui  fans  être  fondé  fur 
la  Raifon  ou  fur  la  Révélation  divine,  mais  procédant  de 
l'imagination  d'un  Efprit  échauffé  ou  plein  de  luy-mê- 
me,  n'a  pas  plutôt  pris  racine  quelque  part  qu'il  a  plus 
d'influence  fur  les  Opinions  Se  les  A£tions  des  hommes 
que  la  Raifon  ou  la  Révélation  ,  prifes  feparément  ou 
jointes  enfemble  ;  car  les  hommes  ont  beaucoup  de  pen- 
chant à  fuivre  les  impulfioas  qu'ils  reçoivent  d'eux-mê-. 
mes  ;  8c  il  eft  fur  que  tout  homme  agit  plus  vigoureufe- 
jnent  lorfque  c'eft  un  mouvement  naturel  qui  l'entraîne 
tout  entier.  Une  forte  imagination  s'étant  une  fois  em- 
parée de  l'Efprit  fous  l'idée  d'un  nouveau  Principe,  em- 
porte aifement  tout  avec  elle  ,  lorf qu'élevée  au  deflus  du 

fens 


De  VEnthoufafme.     LiV.  IV.  907 

îêns  commun  6c  délivrée  du  joug  de  la  Raifon  &:  de  l'im-    C  h  a  p. 
portunité  des  Reflexions  elle  eft  parvenue  à  une  autorité      XIX. 
divine  ôc  foûtenuë  en  même  temps  par  nôtre  inclination 
&  par  nôtre  propre  tempérament. 

§.  8 .  Qiioy  que  les  Opinions  èc  les  Aftions  extravagantes    L'Entlioufiaf. 
où  l'Enthoufiafmeaengagé  les  hommes,  duflentfuffirepour  menrpourunc 
les  précautionner  contre  ce  faux  Principe  qui  eft  fi  propre  à  veûe  &  uufeu- 
les  jetter  dans  l'égarement,  tant  à  l'égard  de  leur  croyance  ""'*''^- 
qu'à  l'égard  de  leur  conduite  j  cependant  l'amour  que  les 
hommes  ont  pour  ce  qui  eft  extraordinaire,  la  commodité 
&  la  gloire  qu'il  y  a  d'être  infpiré  &i:  élevé  au  defïïis  des 
voyes  ordinaires  &  communes  de  parvenir  à  la  Connoif- 
fance,  flattent  (1  fort  la  parefl'e  ,   l'ignorance  6c  la  vanité 
de  quantité  de  gens,  que  lorfqu'ils  font  une  fois  entêtez 
de  cette  manière  de  Révélation  immédiate,  de  cette efpe- 
ce  d'illumination  fans  recherche  ,  de  certitude  fans  preu- 
ves S>i  fans  examen ,  il  eft  diflicile  de  les  tirer  de  là.     La 
Raifon  eft  perdue  pour  eux.  „  Ils  fe  font  élevez  au  defl'lis 
„ d'elle}  ils  voyent  la  Lumière  infufe  dans  leur  Entende- 
„ment,  èc  ne  peuvent  fe  tromper.     Cette  Lumière  y  pa- 
„  roît  vifiblement  :  femblable  à  l'éclat  d'un  beau  Soleil , 
„elle  fe  montre  elle-même  ,    6c  n'a  befoin  d'autre  preuve 
,,  que  de  fa  propre  évidence.     Ils  fentent  ,  difent-ils,  la 
„  main  de  Dieu  qui  les  poufle  intérieurement  j  ils  fentent 
5,  les  impulfions  de  l'Efprit,  èc  ils  ne  peuvent  fe  tromper 
„fur  ce  qu'ils  fentent.     C'eft  par  là  qu'ils  fe  défendent, 
6c  qu'ils  fe  perfuadent  que  la  Raifon  n'a  rien  à  faire  à  ce 
qu'ils  voyent  6c  fentent  en  eux-mêmes.     „  Ce  font  des 
,,chofes  dont  ils  ont  une  expérience  fenfible,  ^  qui  font 
5,  par  conféquent  au  defliis  de  tout  doute  &c  n'ont  befoin 
, , d'aucune  preuve.     Ne  feroit-on  pas  ridicule   d'exiger 
„d'un  homme  qu'il  eût  à  prouver  que  la  Lumière  brille 
ii^  qu'il  la  voit  ?   Elle  eft  elle-même  une  preuve  de  fon 
„ éclat,  6c  n'en  peut  avoir  d'autre.     Lorfque  l'Efprit  di- 
„vin  porte  la  lumière  dans  nos  Ames,  il  en  écarte  les  tè- 
„nèbres,   6c   nous  voyons  cette  lumière   comme   nous 
„ voyons  celle  du  Soleil  en  plein  Midi,  fans  avoir  befoin 
Yyyyy  2  „que 


90 8  T>e  l'Enthoufiafme. 

Chap.  ,, que  le  Crcpu feule  de  la  Raifon  nous  la  montre.  Cette- 
XIX.  j, lumière  qui  vient  du  Ciel  eft  vive,  claire  Se  pure,  elle 
3, emporte  fa  propre  démonftration  avec  elle  ,  &  nous 
„  pouvons  avec  autant  de  raifon  prendre  un  ver  luifanr 
j,  pour  nous  aider  à  voir  le  Soleil,  qu'à  examiner  ce  rayon 
,,célelle  à  la  faveur  de  nôtre  Raifon  qui  n'eft  qu'un  foi- 
j,  ble  &:  obfcur  lumignon. 

§.  9.     C'eft  le  Langage  ordinaire  de  ces  gens-là.     Ils 
font  aflVirez,  parce  qu'ils  font  affùrcz  ;    &  leurs  perfua- 
fions  font  droites,  parce  qu'elles  font  fortement  établies 
dans  leur  Efprit.   Car  c'eft  à  quoy  fe  réduit  tout  ce  qu'ils- 
difent,  après  qu'on  l'a  détaché  des  métaphores  prifes  de 
la.  veâe  &c  du  fèntiment ,  dont  ils  l'enveloppent.     Cepen- 
dant ce  Langage  figuré  leur  impofe  fi  fort ,  qu'il  leur  tient 
lieu  de  certitude  pour  eux-mêmes  &  de  démonftration  à 
l'égard  des  autres. 
Comment  on      §.   10.  Mais  pouT  examiner  avec  un  peu  d'exa£titude 
rEnthodur-"^  cette  lumière    intérieure   &  ce  fentiment  fur  quoy   ces 
me.  perfonnes  font  tant  de  fonds.     Il  y  a,  difent-ils,  une  lu- 

mière claire  au  dedans  d'eux,  &c  ils  la  voyent.  Ils  ont 
un  fentiment  vif,  &  ils  le  fentent.  Ils  en  font  affùrez ,  & 
ne  voyent  pas  qu'on  puifte  le  leur  difputer.  Car  lorf- 
qu'un  homme  dit  qu'il  voit  ou  qu'il  fent  ,  perfonne  ne 
peut  luy  nier  qu'il  voye  ou  qu'il  fente.  Mais  qu'ils  me 
permettent  à  mon  tour  de  leur  faire  ici  quelques  Qiie- 
flions.  Cette  vcûé  ,  eft-elle  la  perception  de  la  venté 
d'une  Propofition  ,  ou  de  ceci  ,  que  c'cjl  une  Révélation 
qui  vient  de  Dieu  ?  Ce  fentiment ,  eft-il  une  perception 
d'une  inclination  ou  fantaifie  de  faire  quelque  chofe  ,  ou 
bien  de  l'Efprit  de  Dieu  qui  produit  en  eux  cette  incli- 
nation ?  Ce  font  là  deux  perceptions  fort  différentes,  &: 
que  nous  devons  diftinguer  foigneufement  ,  fi  nous  ne 
voulons  pas  nous  abufer  nous-mêmes.  Je  puis  apperce- 
voir  la  vérité  d'une  Propofition ,  &;  cependant  ne  pas  ap- 
percevoir  que  c'eft  une  Révélation  immédiate  de  Dieu. 
Je  puis  appercevoir  dans  Euclide  la  vérité  d'une  Propo- 
lîtion ,  fans  qu'elle  foit  ou  que  j'appcrçoive  qu'elle  ibic 

une 


I 


De  l'Enthou^afme.     Liv.  ÎV.  909 

une  Révélation.     Je  puis  appercevoir  auflî  que  je  n'en  ai    Ghap; 
pas  acquis  la  connoifTance  par  une  voye  naturelle  ;  d'où     XIX. 
je  puis  conclurre  qu'elle  m'eft  révélée  ,  fans  appercevoir 
pourtant  que  c'efb  une  Révélation  qui  vient  de   Dieu; 
parce  qu'il  y  a  des  Efprits  qui  fans  en  avoir  reçu  la  com- 
milîîon  de  la  part  de  Dieu ,  peuvent  exciter  ces  idées  en» 
moy,'  &■  les  prélénter  à  mon  Efprit  dans  un  tel  ordre  que 
j'en  puifle  appercevoir  la  connexion.     De  forte  que  la: 
eonnoiflance  d'une  Propofition  qui  vient  dans  mon  Efprit 
je  ne  fai  comment ,  n'eft  pas  une  perception  qu'elle  vien- 
ne de  Dieu.     Moins  encore  une  forte  perfuafion  que  cet- 
te Propofition  eft  véritable,  efir-elle  une  perception  qu'el- 
le vient  de  Dieu,  ou  même  qu'elle  eft  véritable.     Mais 
quoy  qu'on  donne  à  une  telle  penfée  le  nom  de  lumière 
Se  de  veûé  ,  je  croy  que  ce  n'eft  tout  au  plus  que  croyan- 
ce 6c  confiance:  èc  la  Propofition  qu'ils  fuppofent  être 
une  Révélation,  n'eft  pas  une  Propofition  qu'ils  connoif- 
fent  véritable,  mais  qu'ils  préfument  véritable.  Car  lorf- 
qu'cn  connoit  qu'une  Propofition  eft  véritable  ,  la  Révé- 
lation eft  inutile.     Et  il  eft  difficile  de  concevoir  com- 
ment un  homme  peut  avoir  une  révélation  de  ce  qu'il 
connoit  déjà.     Si  donc  c'eft  une  Propofition  de  la  venté. 
de  laquelle  ils  foient  perfuadez  ,   fans  connaître  qu'elle 
foit  véritable ,  ce  n'eft  pas  voir,  mais  croire  j    quel  que 
foit  le  nom  qu'ils  donnent  à  une  telle  perfuafion.     Car 
ce  font  deux  voyes  par  où  la  Vérité  entre  dans  l' Efprit , 
tout-à-fait  diftin£tes,  de  forte  que  l'une  n'eft  pas  l'autre. 
Ce  que  je  vois,je  connois  qu'il  eft  tel  que  je  le  vois,  par 
l'évidence  de  la  chofe  même.     Et  ce  que  je  croy  ,  je  le 
fuppofe  véritable  par  le  témoignage  d'autruy.     Mais  je 
dois  connoître  que   ce  témoignage  a  été  rendu  :  autre- 
ment, quel  fondement  puis-je  avoir  de  croire?   Je  dois 
voir  que  c'eft  Dieu  qui  me  révèle  cela,  ou  bien  je  ne  vois 
rien.     La  queftion  fe  réduit  donc  à  favoir  comment  je 
connois,  que  c'eft  Dieu  qui  me  révèle  cela  ,  que  cette 
impreflîon  eft  faite  fur  mon  Ame  par  fon  Saint  Efprit ,  6c 
que  je  fuis  par  conféquent  obligé,  de  la  fu ivre.     Si  je  ne 
Yyyyy  3  con=. 


5IO  DeVEnthoufîafme. 

C  H  A  p.   connois  pas  cela ,  mon  aflurance  eft  fans  fondement  j  quel- 

XIX.  que  grande  qu'elle  foit,  &  toute  la  lumière  dont  je  pré- 
tens  être  éclairé  ,  n'eft  qu'Enthoufiafme.  Car  foit  que 
la  Propofition  qu'on  fuppofe  révélée  foit  en  elle-même 
évidemment  véritable,  ou  vifiblement  probable  ,  ou  in- 
certaine, à  en  juger  par  les  voyes  ordinaires  de  la  Con- 
noiflance ,  la  vérité  qu'il  faut  établir  folidement  &  prou- 
ver évidemment,  c'eft  que  Dieu  a  révélé  cette  Propofi- 
tion, 6c  que  ce  que  je  prens  pour  Révélation  a  été  mis 
certainement  dans  mon  Efprit  par  luy-même  ,  &  que  ce 
n'eft  pas  une  illulîon  qui  y  ait  été  infinuée  par  quelque 
autre  Efprit,  ou  excitée  par  ma  propre  fantaifie.  Car, 
fi  je  ne  me  trompe,  ces  gens-là  prennent  une  telle  chofc 
pour  vraye,  parce  qu'ils  preliiment  que  Dieu  l'a  révélée. 
Cela  étant ,  ne  leur  eft-il  pas  de  la  dernière  importance 
d'examiner  fur  quel  fondement  ils  préfument  que  c'eft 
une  Révélation  qui  vient  de  Dieu  ?  Sans  cela ,  leur  con- 
fiance ne  fera  que  pure  préfomption  }  Se  cette  lumière 
dont  ils  font  fi  fort  éblouis ,  ne  fera  autre  chofe  qu'en 
Feu  follet  qui  les  promènera  fans  cefle  autour  de  ce  cercle, 
C'eft  une  Révélation  parce  que  je  le  croy  fortement  i  &  je 
le  croy  parce  que  c'eft  une  Révélation. 

L'EmlioufijC-      §.   1 1.  A  l'égard  de  tout  ce  qui  eft  de  révélation  divi- 
nie  ne  lauroi:  ^^^  [\  j^>£{|-  p^^  neceflairc  de  le  prouver  autrement  qu'en 

prouver  <iu  une   r     r  ■  jn.  -ri  ir- 

Propoiitioii  railant  voir  que  c  elt  véritablement  une  Inlpiration  qui 
vient  de  uicu.  vient  de  Dieu  ,  car  cet  Etre  qui  eft  tout  bon  8c  tout  fagc 
ne  peut  ni  tromper  ni  être  trompé.  Mais  comment  pour- 
rons-nous connoître  qu'une  Propofition  que  nous  avons 
dans  l'Efprit ,  eft  une  vérité  que  Dieu  nous  a  infpirée, 
qu'il  nous  a  révélée,  qu'il  expofc  luy-même  à  nos  yeux,& 
que  pour  cet  effet  nous  devons  croirePC'eft  ici  que  VEtithau- 
ftajme  manque  d'avoir  l'évidence  àlaquelleil  prétend.  Car 
les  perfonnes  prévenues  de  cette  imagination  fe  glorifient 
d'une  lumière  qui  les  éclaire,  à  ce  qu'ils  difent,&cqui  leur 
communique  latonnoiflancede  telle  ou  telle  vérité.  Mais 
s'ils  connoiflent  que  c'eft  une  vérité  ,  ils  doivent  le  con- 
noître ou  par  fa  propre  évidence,  ou  par  les  preuves  na- 

tu- 


DeVEnthoufiafme.    Liv.  IV.  911 

turelles  qui  le  démontrent  vifiblement.  S'ils  voyent  &  Chap, 
connoiflent  que  c'eft  une  vérité  par  l'une  de  ces  deux  XIX. 
voyes,  ils  fuppofent  en  vain  que  c'eft  une  Révélation; 
car  ils  connoiflent  que  cela  eft  vray  par  la  même  voye  que 
tout  autre  homme  le  peut  connoître  naturellement  fans  le 
fecours  de  la  Révélation,  puifque  c'eft  efFeftivementain- 
fî  que  toutes  les  veritez  que  des  hommes  non-infpirez 
viennent  à  connoître,  entrent  dans  leurs  Efprits  &  s'y  é- 
tablifl^ent  de  quelque  efpéce  qu'elles  foient.  S'ils  difent 
qu'ils  favent  que  cela  eft  vray,  parce  que  c'eft  une  Révé- 
lation émanée  de  Dieu  ,  la  raifon  eft  bonne  :  mais  alors 
on  leur  demandera  ,  comment  ils  viennent  à  connoître 
que  c'eft  une  Révélation  qui  vient  de  Dieu.  S'ils  difent 
qu'ils  le  connoiflent  par  la  lumière  que  la  chofe  porte  a- 
Vec  elle  -,  lumière  qui  brille ,  qui  éclatte  dans  leur  Ame 
fie  à  laquelle  ils  ne  fauroient  refifter,  je  les  prierai  decou- 
fiderer  fi  cela  fignifie  autre  chofe  que  ce  que  nous  aVons 
déjà  remarqué  ,  favoir  ,  Qiie  c'eft  une  Révélation  parce 
qu'ils  croyent  fortement  qu'il  eft  véritable  -,  toute  la  lu- 
mière dont  ils  parlent ,  n'étant  qu'une  perfuafion  forte- 
ment établie  dans  leur  Efprit ,  mais  fans  aucun  fondement 
que  c'eft  une  vérité.  Car  pour  des  fondemens  raifonna- 
bles,  tirez  de  quelque  preuve  qui  montre  que  c'eft  une 
vérité,  ils  doivent  recounoître  qu'ils  n'en  ont  point  ;  par- 
ce que,  s'ils  en  ont,  ils  ne  le  reçoivent  plus  comme  une 
Révélation ,  mais  fur  les  fondemens  ordinaires  fur  lefquels 
on  reçoit  d'autres  veritez  :  &:  s'ils  croyent  qu'il  eft  vray 
parce  que  c'eft  une  Révélation  ,  &  qu'ils  n'ayent  point 
d'autre  raifon  pour  prouver  que  c'eft  une  Révélation  iînon 
qu'ils  font  pleinement  perfuadez  qu'il  eft  véritable  fans 
aucun  autre  fondement  que  cette  même  perfuafion,  ils 
croyentque  c'eft  une  Révélation  feulement  parce  qu'ils 
croyent  fortement  que  c'eft  une  Révélation  ;  ce  qui  eft 
rm  fondement  très-peu  fur  pour  s'y  appuyer ,  tant  à  l'é- 
gard de  nos  opinions  qu'à  l'égard  de  nôtre  conduite.  Et 
je  vous  prie,  quel  autre  moyen  peut  être  plus  propre  à 
nous  précipiter  dans  les  erreurs  Se  dans  les  méprifes  les 

plus 


9 la  Dei'EnihouJîafMe.   ' 

C  H  A  p.  plus  extravagantes  ,  que  de  prendre  ainfi  nôtre  propre 
XIX.  Fantaifie  pour  nôtre  fuprcme&:  unique  guide,  èç  de  croi- 
re qu'une  Propofition  ciï  véritable  ,  qu'une  a£tion  eft 
droite,  feulement  parce  que  nous  le  croyons  ?  La  force 
de  nos  perfuafions  n'ell  nullement  une  preuve  de  leur  re- 
ftitude.  Les  chofes  courbées  peuvent  être  auHI  roides  Se 
difficiles  à  plier  que  celles  qui  font  droites  ;  fie  les  hom- 
mes peuvent  être  aufli  decihfs  à  l'égard  de  l'Erreur  qu'à 
l'égard  de  la  Vérité.  Et  comment  lé  formeroient  autre- 
ment ces  Zélez  intraitables  dans  des  Partis  differensSc  di- 
rectement oppofez  ?  En  efïet ,  Il  la  lumière  que  chacun 
croit  être  dans  fon  Efprit,  &:  qui  dans  ce  cas  n'cft  autre 
chofe  que  la  force  de  fa  propre  perfuafion  ,  fi  cette  lu- 
mière, dis-je,  elt  une  preuve  que  la  chofe  dont  on  eft 
•  perfuadé  ,  vient  de  Dieu  ,  des  opinions  contraires  peu- 
vent avoir  le  même  droit  de  palier  pour  des  Lifpirations , 
.&:  Dieu  ne  fera  pas  feulement  lePérc  de  la  Lumière, mais 
de  Lumières  diamétralement  oppofées  qui  conduifent  les 
hommes  dans  des  routes  contraires  >  de  forte  que  desPro- 
pofitions  contradictoires  feront  des «véritez  divines,  li  la 
force  de  l'affurance,  quoy  que  dellituée  de  fondement  , 
peut  prouver  qu'une  Propolîtion  elt  une  Révélation  di- 
vine. 

la  ffircc  <!eia  §.  12.  Cela  ne  fauroit  être  autrement  ,  tandis  que  la 
pcriuahoti  ne  force  de  la  perfuafion  eft  établie  pour  caufe  de  croire,  & 

prouve  point  ,  *  ,        ,  ^  j>  ■  r 

ciu'une  Propo-  qn  o"   regarde  la   conhance  d  avoir  railon  comme   une 

lîtion  vienne  de  preuve  de  la  vérité  de  ce  qu'on  veut  foùtenir.     S.  Faiti 

'^""  luy-même  croyoit  bien  faire  ,   &  être  appelle  à  faire  ce 

qu'il  faifoit  quand  il  perfecutoit  les  Chrétiens  ,    croyant 

fortement  qu'ils  avoient  tort.     Cependant  c'étoit  luy  qui 

fe  trompoit  &:  non  pas  les  Chrétiens.     Les  gens  de  bien 

font  toujours  hommes ,  fujets  à  fe  méprendre  ,  Se  fouvent 

fortement  engagez  dans  des  erreurs  qu'ils  prennent  pour 

autant  de  veritez  divines  qui   brillent  dans  leur    Efprit 

avec  le  dernier  éclat. 

Une  lumière      §.   i^.  Dans  l'Efprit  la  lumièrc ,  la  vrayc  lumière  n'cft 

quTc'dt'"  '  "  °"  "^  P^'^^  ^^'■^  autre  chofe  que  l'évidence  de  la  vérité 

de 


De  l'Efîthou/iafme.    L  i  v.  IV-  913 

de  quelque  Propofition  que  ce  foit,  &  fi  ce  n'eft  pas  une  C  h  a  p, 
Propolîtion  évidente  par  elle-même  ,  route  la  lumière  XIX. 
qu'elle  peut  avoir ,  vient  de  la  clarté  &  de  la  validité  des 
preuves  fur  lefquelles  on  la  reçoit.  Parler  d'aucune 
autre  lumière  dans  l'Entendement  ,  c'eil  s'abandon- 
ner aux  ténèbres  ou  à  la  puiflance  du  Prince  des  ténèbres 
&  fe  livrer  fo y- même  à  l'illufion  ,  de  nôtre  propre  con- 
fentement,  pour  croire  le  menfonge.  Car  fila  force  de 
la  perfuafion  eft:  la  lumière  qui  nous  doit  fervir  de  guide, 
je  demande  comment  on  pourra  diftinguer  entre  les  illu- 
fions  de  Sathan  Se  les  infpirations  du  S.  Efprit.  Ceux  qui 
font  conduits  par  ce  Feu  follet ,  le  prennent  auill  ferme- 
ment pour  une  vraye  illumination,  c'efi-ù-dire ,  fontauiïï 
fortement  perfuadez  qu'ils  font  éclairez  par  l'Efprit  de 
Dieu,  que  ceux  que  l'Efprit  divin  éclaire  véritablement. 
Ils  acquiefcent  à  cette  fau (Te lumière,  ils  y  prennent  plai- 
fir,  ils  la  fuivent  par  tout  où  elle  les  entraîne  5  &:  perfon- 
ne  ne  peut  être  ni  plus  afiuré  ,  ni  plus  dans  le  parti  de  la 
Raifon  qu'eux  ,  i\  l'on  s'en  rapporte  à  la  force  de  leur 
propre  perfuafion. 

§.  ijf.  Parconféquent,  celui  qui  ne  voudra  pas  don- Ceft  la' Raifon 
ner  tête  baiflée  dans  toutes  les  extravagances  de  l'illufion  T\  ^°^^  }^,^^ 

rju  1-  VU'  1  ,        ■       ,    de  la  vente  delà 

ce  de  1  erreur,  doit  mettre  a  1  épreuve  cette  lumière  mte-  Révélation. 
ricnre  qui  fe  préfente  à  luy  pour  luy  fervir  de  guide.  Dieu 
ne  détruit  pas  l'homme  en  faifant  un  Prophète.  Il  luy 
laifle  toutes  fes  Facultez  dans  leur  état  naturel,  pour  qu'il 
puifie  juger  fi  les  Infpirations  qu'il  fenten  luy-même  font 
d'une  origine  divine  ,  ou  non.  Dieu  n'éteint  point  la 
lumière  naturelle  d'une  perfonne  lorfqu'il  vient  à  éclai- 
rer fon  Efprit  d'u.ie  lumière  furnaturelle.  S'il  veut  nous 
porter  à  recevoir  In  vérité  d'une  Propofition  ,  ou  il  nous 
fait  voir-  cette  vérité  par  les  voyes  ordinaires  de  la  Raifon 
naturelle  ,  ou  bien  1!  nous  donne  à  connoître  que  c'eft 
une  vérité  que  fon  Autorité  nous  doit  faire  recevoir ,  8c 
il  nous  convainc  qu'elle  vient  de  luy  ,  6c  cela  par  certai- 
nes marques  auxquelles  la  Raifon  ne  fauroit  fe  méprendre. 
Ainfi  ,  la  Raifon  doit  être  nôtre  dernier  Juge  &  nôtre 

Z  z  z  z  z  der- 


e)i4,  DeVEnthoufiafmf, 

C  H  A  p.   dernier  guide  en  toute  chofe.     Je  ne  veux  pas  dire  pat  là 
XIX.      que  nous  devions  confulter  la  Railon  èc  examiner  fi  une 
Propofition  que  Dieu  a  révélée,  peut  être  démontrée  p.it 
des  Principes  naturels,  &c  que  fi  elle  ne  peut  l'être,  nous 
foyons  en  droit  de  la  rejetter  >  mais  je  dis  que  nous  devons 
confulter  la  Railbn  pour  examiner  par  fon  moyen  fi  c'eft 
une  Révélation  qui  vient  de  Dieu ,  ou  non.  Et  fi  la  Rai- 
fon  trouve  que  c'eft  une  Révélation  divine ,  dès-lors  la  Rai- 
fonfc  déclare  aulli  fortement  pour  elle  que  pour  aucune  au- 
tre vérité,  Se  en  fait  une  de  fes  Régies.  Durefteil  faut  que 
chaque  imagination  qui  frappe  vivement  nôtre  fantaifie 
paffe  pour  une  infpiration  ,   fi  nous  ne  jugeons  de   nos 
perfuafions  que  par  la  forte  impreflîon  qu'elles  font  fur 
nous.     Si,  dis-je,  nous  ne  laiflTons  point  à  la  Raifon  le 
foin  d'en  examiner  la  vérité  par  quelque  chofe  d'extérieur 
à  l'égard  de  ces  perfuafions  mêmes ,  les  Infpirations  6c  les 
Illufions ,  la  Vérité  &  la  FaufTeté  n'auront  pas  une  même 
mefure ,  6c  il  ne  fera  pas  poflible  de  les  diftinguer. 
LaCroyâticene      §.  i^.     Si  Cette  lumière  intérieure  OU  quelque  Propo- 
prouve  pas  la  {j{-{on  quc  ce  foit ,   oui  fous  ce  titre  pafl^e  pour  infpirée 
dans  notre  blprit ,  le  trouve  conforme  aux  Principes  de 
la  Raifon  ou  à  la  Parole  de  Dieu,  qui  eft  une  Révélation 
atteftée  j  en  ce  cas-là  nous  avons  la  Raifon  pour  garant  6c 
nous  pouvons  recevoir  cette  lumière  pour  véritable  6c  la 
prendre  pour  guide  tant  à  l'égard  de  nôtre  croyance  qu'à 
l'égard  de  nos  allions.  Mais  fi  elle  ne  reçoit  ni  témoigna- 
ge ni  praive  d'aucune  de  ces  Régies  ,  nous  ne  pouvons 
point  la  prendre  pour  une  Révélation  ni  même  pour  une 
vérité,  jufqu'à  ce  que  quelque  autre  marque  différente 
de  la  créance  où  nous  fommes  que  c'eft  une  Révélation , 
nous  aflïïre  que  c'eft  effectivement  une  Révélation.    Ainfi 
nous  voyons  que  les  Saints  hommes  qui  recevoient  des 
révélations  de  Dieu  ,  avoient  quelque  autre  preuve  que 
là    lumière  intérieure  qui  éclattoit  dans  leurs  Efprits, 
pour  les  affûrer  que  ces  Révélations  venoient  de  la  part 
de  Dieu.     Ib  n'étoient  pas  abandonnez  à  la  feule  perfua- 
fiori  que  leurs  perfuafions  venoient  de  Dieu  >  mais  ils  a- 

voient 


T>eVEnthouJiafme.    Liv.  IV.  91^ 

voient  des  fignes  extérieurs  qui  les  afTûroit  que  Dieu  étoit  C  h  a  p. 
l'Auteur  de  ces  Révélations  >  &c  lorfqu'ils  dévoient  en  con-  XIX. 
vaincre  les  autres  ,  ils  recevoient  un  pouvoir  particulier 
pour  juftifîer  la  vérité  de  la  comniilîîon  qui  leur  avoit 
été  donnée  du  Ciel ,  &  pour  certifier  par  des  fignes  vifi- 
bles  l'autorité  du  mefTage  dont  ils  avoient  été  chargez  de 
la  part  de  Dieu.  Moyje  vit  un  Buiflbn  qui  brûloir  fans  fe 
confumer  &:  entendit  une  voix  du  milieu  du  Buiflbn. 
C'étoit  là  quelque  chofe  de  plus  qu'un  fentiment  inté- 
rieur d'une  impulfion  qui  l'entraînoit  vers  Pharaon  pour 
pouvoir  tirer  fcs  frères  hors  de  V Egypte  -,  cependant  il  ne 
crut  pas  que  cela  fiiffit  pour  aller  en  Egypte  avec  cet  or- 
dre de  la  part  de  Dieu ,  jufqu'à  ce  que  par  un  autre  Mi- 
racle de  fa  Verge  changée  en  Serpent,  Dieu  l'eût  afluré 
du  pouvoir  de  confirmer  fa  milfion  par  le  même  miracle 
répété  devant  ceux  auxquels  il  étoit  envoyé.  Gedeon  fut 
envoyé  par  un  Ange  pour  délivrer  le  Peuple  dilfrael  du 
joug  des  Madianttes  ;  cependant  il  demanda  un  fignepour 
être  convaincu  que  cette  commifîion  luy  étoit  donnée  de 
la  part  de  Dieu.  Ces  exemples  &  autres  femblables  qu'on 
peut  remarquer  à  l'égard  des  Anciens  Prophètes ,  fuffifent 
pour  faire  voir  qu'ils  ne  croyoient  pas  qu'une  vcûë  intérieu- 
re ou  une  perfuafion  de  leur  Efprit,  fans  aucune  autre  preuve, 
fut  une  afléz  bonne  raifon  pour  les  convaincre  que  leur  per- 
fuafion venoit  de  Dieu,  quoy  que  l'Ecriture  ne  remarque 
pas  partout  qu'ils  ayent  demandé  ou  reçu  de  telles  preuves. 
§.  16.  Au  refte,  dans  tout  ce  que  je  viens  de  dire,  j'ai 
été  fort  éloigné  de  nier  que  Dieu  ne  puifTe  illuminer  ou 
qu'il  n'illumine  même  quelquefois  T Efprit  des  hommes 
pour  leur  faire  comprendre  certaines  veritez  ou  pour  les 
porter  à  de  bonnes  aftions  par  l'influence  &  l'afliftance 
immédiate  du  Saint  Efprit,  îans  aucuns  fignes  extraordi- 
naires qui  accompagnent  cette  influence.  Mais  aufli  dans 
ces  cas  nous  avons  la  Raifon  &:  l'Ecriture  ,  deux  Régies 
infaillibles,  pour  connoître  fi  ces  illuminations  viennent 
de  Dieu  ou  non.  Lorfque  la  vérité  que  nous  embrafifons , 
fe  trouve  conforme  à  la  Révélation  écrite  ,  ou  que  l'a- 
Zzzzz  2  ftion 


9i5  De  l'Erreur. 

G  H  A  p,  ftion  que  nous  voulons  faire ,  s'accorde  avec  ce  que  nous 
^IX.  difte  la  droite  Raifon  ou  l'Ecriture  Sainte ,  nous  pouvons 
être  alTùrez  que  nous  ne  courons  aucun  rifque  de  la  re- 
garder comme  infpirée  de  Dieu  ,  parce  qu'encore  que  ce 
ne  foit  peut-être  pas  une  Révélation  immédiate,  inftillée 
dans  nosEfprlts  par  une  opération  extraordinaire  de  Dieu, 
nous  fonimes  pourtant  fûrs  qu'elle  eft  authentique  par  fa 
conformité  avec  la  vérité  que  nous  avons  reçu  de  Dieu. 
Mais  ce  n'eft  point  la  force  de  la  perfuafion  particulière 
que  nous  fentons  en  nous-mêmes  qui  peut  prouver  que 
e'eft  une  lumière  ou  un  mouvement  qui  vient  du  Ciel. 
Rien  ne  peut  le  faire  que  la  Parole  de  Dieu  écrite,  ou  la 
Raifon,  cette  régie  qui  nous  eft  commune  avec  tous  les 
hommes.  Lors  donc  qu'ime  opinion  ou  une  action  eft 
autoriféc  expreflement  par  la  Raifon  ou  par  l'Ecriture  , 
nous  pouvons  la  regarder  comme,  fondée  fur  une  autorité 
divine  ;  mais  jamais  la  force  de  nôtre  perfuafion  ne  pour- 
ra par  elle-même  luy  donner  cette  empreinte.  L'inclina- 
tion de  nôtre  Efprit  peut  favorifer  cette  perfuafion  autant 
qu'il  luy  plairra,  ôc  faire  voir  que  c'eft  l'objet  particulier 
de  nôtre  tendrefle  ,  mais  elle  ne  fauroit  prouver  que  ce 
fbit  une  produdiondu  Ciel  &  d'une  origme  divine. 


CHAPITRE    XX, 

C  H  A  p.  De  V Erreur: 

XX. 

Les  Caufes  de  §.  i.   ^^  Omme  la  Connoiflance  ne  regarde  que  les  vé- 

ircur,  \^^  ritez  vifibles  &;  certaines  ,   l'Erreur  n'eft  pas 

une  faute  de  nôtre  Connoiflance  ,   mais  une  méprife  de 

nôtre  Jugement  qui  donne  fon  confentemcnt  à  ce  qui  n'eft 

pas  véritable. 

Mais  fi  l'AfTentiment  eft  fondé  fiirla  vrayfembîance,  fi 
la  Probabilité  eft  le  propre  objet  ^  le  motif  de  nôtre  af- 
fentimcnt  ,  6c  que  la  Probabilité  confifte  dans  ce  qu'on' 
vient  de  propofer  dans  les  Chapitres  précedens ,  on  de- 
j  nian- 


De  l'Erreur.    L  i  y.  IV.  91/ 

mandera  comment  les  hommes  viennent  à  donner  îeur  af-  C  h  a  p^ 
fentiment  d'une  manière  oppofée  à  la  Probabilité,  car  rien  XX. 
n'eft  plus  commun  que  la  contrariété  des  fentimens  ;  rien- 
de  plus  ordinaire  que  de  voir  un  homme  qui  ne  croit  en 
aucune  manière  ce  dont  un  autre  fe  contente  de  douter, 
&:  qu'un  autre  croit  fermement,  faifant  gloire  d'y  adhérer 
avec  une  confiance  inébranlable.  Qiioy  que  les  raifons 
de  cette  conduite  puiflent  être  fort  différentes  j  je  croy 
pourtant  qu'on  peut  les  réduire  à  ces  quatre, 

1.  Le  manque  de  preuves. 

2.  Le  peu  d'habileté  à  s'en  fervir. 

3.  Le  manque  de  volonté  d'en  faire  ufage- 

4.  Les  faufies  régies  de  Probabilité. 

§.  2.  Premièrement  par  le  manque  de  preuves  je  n'en"  i.  lêmant]!!» 
tens  pas  feulement  le  défaut  des  preuves  qui  ne  font  nulle  P'^"""- 
part,  &  que  par  confèquent  on  ne  fauroit  trouver,  mais 
le  défaut  même  des  preuves  qui  exiftent  ou  qu'on  peut 
découvrir.  Ainfi,  un  homme  manque  de  preuves  lorf- 
qu'il  n'a  pas  la  commodité  ou  l'opportunité  de  faire  les 
expériences  &  les  obfervations  qui  fervent  à  prouver  une 
Propofîtion  ,  ou  qu'il  n'a  pas  la  commodité  de  ramalTer 
les  témoignages  des  autres  hommes  Se  d'y  faire  les  refle- 
xions qu'il  faut.  Et  tel  efl  l'état  de  la  plus  grande  partie 
des  hommes  qui  fe  trouvent  engagez  au  travail,  oc  affer- 
vis  à  la  nécefîlté  d'une  baflé  condition  ,  fie  dont  toute  la 
vie  fe  pafTe  uniquement  à  chercher  dequoy  fubfifler.  La 
commodité  que  ces  fortes  de  gens  peuvent  avoir  d'acqué- 
rir des  connoifTances  &  de  faire  des  recherches  ,  efl:  ordi- 
nairement r^lferrée  dans  des  bornes  aufTi  étroites  que  leur 
fortune.  Comme  ils  employent  tout  leur  temps  fie  tous 
leurs  foins  à  appaifer  leur  faim  ou  celle  de  leurs  Enfans, 
leur  Entendement  ne  fe  remplit  pas  de  beaucoup  d'inftru- 
dlion.  Un  homme  qui  confume  toute  fa  vie  dans  un  Mé- 
tier pénible  ne  peut  non  plus  s'inftruire  de  cette  diverfité 
de  chofes  qui  fe  font  dans  le  Monde  ,  qu'un  Cheval  de 
fomme  qui  ne  va  jamais  qu'au  Marché  par  un  chemin  é- 
troit  fie  bourbeux  peut  devenir  habile  dans  la  Carte  du' 
Zzzzz  3  Pais. 


9 1 8  De  V Erreur. 

Çhap.  Pais,  Iln'eftpaSj  dis-je,  plus  poflible  qu'un  homme qai 
XX.  ignore  les  Langues ,  qui  n'a  ni  loifir  ni  Livres  ni  la  commo- 
dité de  converfer  avec  différentes  perfonnes ,  foit  en  état  de 
ramaffer  les  témoignages  &  les  obfervations  qui  exiftent 
aftuellement  fie  qui  font  néceffaires  pour  prouver  plufieurs 
Propofitions  ou  plutôt  la  plupart  des  Propofitions  qui 
paflTent  pour  les  plus  importantes  dans  les  différentes  So- 
ciétez  des  hommes  ,  ou  pour  découvrir  des  fondemens 
d'affûrance  auffi  folides,  que  la  créance  des  articles  qu'il 
voudroit  bâtir  deffus  eft  jugée  néceffaire.  De  forte  que 
dans  l'état  naturel  6c  inaltérable  où  fe  trouvent  les  chofes 
dans  ce  Monde,  5c  félon  la  conftitution  des  affaires  hu- 
maines, une  grande  partie  du  Genre  Humain  eft  inévita- 
blement engagée  dans  une  ignorance  invincible  des  preu- 
ves fur  lefquelles  d'autres  fondent  ces  Opinions  6c  qui 
font  effe£livement  néceffaircs  pour  les  établir.  La  plu- 
part des  hommes,  dis-jc,  ayant  affez  à  faire  à  trouver  les 
moyens  de  foùtenir  leur  vie ,  ne  font  pas  en  état  de  s'ap- 
pliquer à  ces  favantes  &  laborieufes  recherches. 
oi;V.7)0H ,  que  §.  ^.  Dirons-nous  donc ,  que  la  plus  grande  partie  des 
icvicndroiit  hommcs  font  livrez  par  la  néceffité  de  leur  condition ,  à 
quent  de  preu-  unc  ignorancc  inévitable  des  chofes  qu'il  leur  importe  le 
\<:s'.R''Me.  plus  de  fa  voir?  car  c'eft  fur  celles-là  qu'on  eft  naturelle- 
ment porté  à  faire  cette  Queftion.  Elt-ce  que  le  gros  des 
hommes  n'eft  conduit  au  Bonheur  ou  à  la  Mifére  que  par 
un  hazard  aveugle?  Eft-ce  que  les  Opinions  courantes  6c 
les  Guides  autorifez  dans  chaque  Pais  font  à  chaque  hom- 
me une  preuve  6c  une  affùrance  fuffifante  pour  rifquer, 
fur  leur  foy,  fes  plus  chers  intérêts  6c  même  fon  Bonheur 
ou  fon  Malheur  éternel?  Ou  bien  faudra-t-il  prendre  pour 
Oracles  certains  &c  infaillibles4c  la  Vérité  ceux  qui  enfe> 
gnent  une  chofe  dans  la  Chrétienté ,  8c  une  autre  en  Turquie  ? 
Ou,  eft-ce  C[u'un  pauvre  Paifan  fera  éternellement  heu- 
reux pour  avoir  eu  l'avantage  de  naître  en  Italie  ;  6c  un 
homme  de  journée, perdu  fans  reffource,  pour  avoir  eu  le 
malheur  de  naître  en  Angleterre  ?  Je  ne  veux  pas  recher- 
cher ici  combien  certaines  gens  peuvent  être  prêts  à 

avan- 


De  l'Erreur.    Liv.  IV.  919 

avancer  quelques-unes  de  ces  chofes  ;  ce  que  je  fai  certai-  C  h  af, 
nement ,  c'eft  que  les  hommes  doivent  reconnoître  pour  XX, 
véritable  quelqu'une  de  ces  Suppofitions  (  qu'ils  choifif- 
fent  celle  qu'ils  voudront}  ou  bien  tomber  d'accord  que 
Dieu  a  donné  aux  hommes  desFacultez  qui  fuffifentpour 
les  conduire  dans  le  chemin  qu'ils  devroient  prendre  s'ils 
les  employoicnt  ferieufément  à  cet.  ufage  ,  lorfque  leurs 
occupations  ordinaires  leur  en  donnent  le  loifir.  Perfonne 
n'eft  fi  fort  occupé  du  foin  de  pourvoir  à  fa  fubfiftance 
qu'il  n'ait  aucun  temps  de  refte  pour  penfer  à  fon  Ame  ^ 
pour  s'inftruire  de  ce  qui  regarde  la  Religion  :  &  fi  les 
hommes  écoient  autant  appliquez  à  cela  qu'ils  le  font  à 
des  chofes  moins  importantes  ,  il  n'y  en  a  point  de  (i 
prefle  par  la  neceflîté  qui  ne  pût  trouver  le  moyen  d'em- 
ployer plufieurs  intervalles  de  loifir  à  fe  perfectionner  dans 
cette  efpéce  de  connoiflance. 

§.  4.  Outre  ceux  que  la  petiteffc  de  leur  fortune  em- 
pêche de  cultiver  leur  Efprit,  il  y  en  a  d'autres  qui  font 
aflez  riches  pour  avoir  des  Livres  &  les  autres  commodi- 
tez  néceflaires  pour  éclaircir  leurs  doutes  ?>c  leur  faire  voir 
la  Vérité  ;  mais  ils  font  détournez  de  cela  par  des  obfta- 
cles  pleins  d'artifice  qu'il  eft  aflez  facile  d'appercevoir, 
fans  qu'il  foit  nécefilaire  de  les  étaler  en  cet  endroit. 

§.  5.   En  fécond  lieu  ,  ceux  qui  manquent  d'habileté    "•  Caufc  de 
pour  faire  valoir  les  preuves  qu'ils  ont,  pour  ainfi  dire ,  j ^jj^^îf-g  p^"' 
fous  la  main ,  qui  ne  fauroient  retenir  dans  leur  Efprit  une  faire  vaiwr  ks 
fuite  de  conféquences  m  pefer  exaârement  de  combien  les  l'^^"^"* 
preuves  &  les  témoignages  l'emportent  les  uns  fur  les  au- 
tres, après  avoir  aflîgné  à  chaque  circonftancefa  jufte  va- 
leur ,  tous  ceux-là ,  dis-je ,  qui  ne  font  pas  capables  d'en- 
trer dans  cette  difcuflîon  peuvent  être  aifément  entraînez 
à  recevoir  des  pofitions  qui  ne  font  pas  probables.     Il  y 
a  des  gens  d'un  feul  Syllogifme,  &c  d'autres  de  deux  feu- 
lement.    D'autres  font  capables  d'avancer  encore  d'un 
pas, mais  vous  attendrez  en  vain  qu'ils  aillent  plus  avant} 
leur  comprehenfion  ne  s'étend  point  au  delà.     Ces  fortes 
de  gens  ne  peuvent  pas  toujours  diftinguer  de  quel  côté 

fç 


920  De  l'Erreur. 

Ch  A  p.  fe  trouvent  les  plus  fortes  preuves,  ni  par  conféquentfui- 
XX.  vre  conftamment  l'opinion  qui  eft  en  elle-même  la  plus 
probable.  Or  qu'il  y  ait  une  telle  différence  entre  les 
hommes  par  rapport  à  leur  "Entendement  ,  c'eft  ce  que  je 
ne  crcy  pas  qui  foit  mis  en  queftion  par  qui  que  ce  foit 
qui  ait  eu  quelque  -converfation  avec  fes  voifms  ,  quoy 
qu'il  n'ait  jamais  été,  d'un  càtéi  au  Palais  &:  à  la  Bour- 
fe,  ou  de  l'autre  dans  des  Hôpitaux  &:  aux  Petites-Mai- 
Ibns.  Soit  que  cette  différence  qu'on  remarque  dans  l'In- 
telligence des  hommes  vienne  de  quelque  défaut  dans  les 
organes  du  Corps,  particulièrement  formez' pour  la  Pen- 
fée,  ou  de  ce  que  leurs  Facultez  font  groffvéres  ou  intrai- 
tables faute  d'ufage,  ou  comme  croyent  quelques-uns, de 
la  différence  naturelle  des  Ames  mêmes  des  hommes ,  ou 
de  quelques-unes  de  ces  chofes  ou  de  toutes  prifes  enfem- 
ble  ,  c'eft  ce  qu'il  n'eft  pas  néceffaire  d'examiner  en  cet 
endroit.  Mais  ce  qu'il  y  a  d'évident ,  c'eft  qu'il  fe  ren- 
contre dans  les  divers  Entendemens ,  dans  les  conceptions 
&  les  raifonnemens  des  hommes  une  différence  de  degrez, 
d'une  Çi  vafte  étendue,  qu'on  peut  affûrer,  fuis  faire  au- 
cun tort  au  Genre  Humain  ,  qu'il  y  a  une  plus  grande 
différence  à  cet  égard  entre  certains  hommes  &  d'autres 
hommes  ,  qu'entre  certains  hommes  Sf  certaines  Bêtes. 
Mais  de  fa  voir  d'où  vient  cela  ,  c'eft  une  Qiieftion  fpe- 
culative  qui,  bien  que  d'une  grande  conlcquence,  ne  fait 
pourtant  rien  à  mon  préfent  deffein. 
ni-Caiife,  de'-  §.  6.  En  troifieme  lieu  ,  il  y  a  une  autre  forte  de  gens 
£*ut  de  volonté.  ^^^-  ^djii^^içyit  ^Q  preuves  ,  non  qu'elles  foient  au  delà  de 
leur  portée,  mais  parce  qu'ils  ne  veulent  pas  en  faire  iipige. 
Qiioy  qu'ils  ayent  affez  de  bien  Sz  de  loifir ,  &  qu'ils  ne 
manquent  ni  de  talens  ni  d'autres  fecours  ,  ils  n'en  font 
jamais  mieux  pour  tout  cela.  Un  violent  attachement  au 
Plaifir,  ou  une  confiante  application  aux  affaires  détour- 
nent ailleurs  les  penfees  de  quelques-uns  ,  une  PareffeSc 
une  Négligence  générale  ,  ou  bien  une  averfion  particu- 
lière pour  les  Livres,  pour  l'Etude  6c  la  Méditation  em- 
pêche d'autres  d'avoir  abfolunient  aucuae  penfée  ferieufe: 

& 


De  l'Erreur.    Liv.  IV.  921 

Se  quelques-uns  craignans  qu'une  recherche  exempte  de   C  h  a  p. 
toute  partialité  ne  fiit  point  favorable  à  ces  opinions  qui      XX. 
s'accommodent  le  mieux  avec  leurs  Préjugez  ,  leur  ma- 
nière de  vivre  Se  leurs  defleins  ,  fe  contentent  de  recevoir 
fans  examen  &  fur  la  foy  d'autruy  ce  qu'ils  trouvent  qui 
leur  convient  le  mieux  &:  qui  eft  autorifé  par  la  Mode. 
Ainfi ,  quantité  de  gens  ,   même  de  ceux  qui  pourroient 
faire  autrement,  paflent  leur  vie  fans  s'informer  des  pro- 
babilitez  qu'il  leur  importe  de  connoître  ,   tant  s'en  faut 
qu'ils  en  faifent  l'objet  d'un  aflentiment  fondé  en  raifouj 
quoy  que  ces  Probabilitez  foient  fi  près  d'eux  qu'ils  n'ont 
qu'à  tourner  les  yeux  vers  elles  pour  en  être  frappez.  On 
connoit  des  perfonnes  qui  ne  veulent  pas  lire  une  Lettre 
qu'on  fuppofe  porter  de  méchantes  nouvelles  i  6c  bien  des 
gens  évitent  d'arrêter  leurs  comptes  ,    ou  de  s'mformer 
même  de  l'état  de  leur  Bien  ,    parce  qu'ils  ont  fujet  de 
craindre  que  leurs  affaires  ne  foient  en  fort  mauvaife  po- 
fture.  Pour  moy ,  je  ne  faurois  dire  comment  des  perfon- 
nes à  qui  de  grandes  richefles  donnent  le  loifir  de  perfe- 
dlionner  leur  Entendement,  peuvent  s'accommoderd'une 
molle  &c  lâche  ignorance ,  mais  il  me  femble  que  ceux-là 
ont  une  idée  bien  baife  de  leur  Ame,  qui  employeur  tous 
leurs  revenus  à  des  provifions  pour  le  Corps  ,  fans  fonger 
à  en  employer  aucune  partie  à  fe  procurer  les  moyens  d'ac- 
quérir de  la  connoiflance,  qui  prennent  un  grand  foin  de 
paroître  toujours  dans  un  équipage  propre  6c  brillant ,  6c 
fe  croiroient  malheureux  avec  des  habits  d'étoffe  grolTié- 
re  ou  avec  un  jufte-au-corps  rapiécé  ,   6c   qui  pourtant 
foufFrent  fans  peine  que  leur  Ame  paroiffe  avec  une  Li- 
vrée toute  ufée,  couverte  de  méchans  haillons,  telle  qu'el- 
le luy  a  été  préfentée  par  le  Hazard  ou  par  le  Tailleur  de 
fon  Pais,  c'eft-à-dire  pour  quitter  la  figure  ,  imbuë  des 
opinions  ordinaires  que  ceux  qu'ils  ont  fréquentez  ,  leur 
ont  inculquées.     Je  n'infifterai  point  ici  à  faire  voir  com- 
bien cette  conduite  eft  déraifonnable  dans  des  perfonnes 
qui  penfent  à  un  Etat-à-venir,  6c  à  l'intérêt  qu'ils  y  ont, 
Tce  qu'un  homme  raifonnable  ne  peut  s'empêcher  de  faire 

Aaaaaa  quel- 


92  2  T>e  l'Erreur, 

Ch  AP.  quelquefois)  je  ne  remarquerai  pas  non  plus  quelle  hoir- 
XX.  te  c'elT:  à  ces  gens  qui  méprffent  fi.  fort  la  Connoiflance, 
de  fe  trouver  ignorans  dans  des  chofes  qu'ils  font  interef- 
fez  de  connoître.  Mais  uncchofe  au  moins  qui  vaut  la 
peine  d'être  confiderée  par  ceux  qui  fe  difent  Gentilshom- 
mes &  de  bonne  Maifon,  c'eft  qu'encore  qu'ils  regardent 
le  Crédit,  le  Refpeft  ,  la  PuifTance  6c  l'Autorité  comme 
des  appanages  de  leur  Naiflance  &:  de  leur  Fortune  ,  ils 
trouveront  pourtant  que  tous  ces  avantages  leur  feront  en- 
levez par  des  gens  d'une  plus  baffe  condition  qui  les  fur- 
paffent  en  connoiffance.  Ceux  qui  font  aveugles,  feronc 
toujours  conduits  par  ceux  qui  voyent  ,  ou  bien  ils  tom- 
beront dans  la  Foffe  ;  &z  celui  dont  l'Entendement  cù 
ainfi  plongé  dans  les  ténèbres, eft  fins  doute  le  plusefcla- 
ve  6c  le  plus  dépendant  de  tous  les  hommes.  Nous  a> 
vons  montré  dans  les  Exemples  précedens  quelques-unes 
des  caufcs  de  l'Erreur  où  s'engagent  les  homir.es,  6c  com- 
ment il  arrive  que  des  Doctrines  probables  ne  font  pas 
toujours  reçues  avec  un  Affentiment  proportionné  aux 
raifons  qu'on  peut  avoir  de  leur  probabilité  ;  du  refte 
nous  n'avons  confideré  jufqu'ici  que  les  Probabilitez  dont 
on  peut  trouver  les  preuves  ,  mais  qui  ne  fe  préfentent 
point  à  l'Efprit  de  ceux  qui  embraffent  l'Erreur. 
rv.Caufe.fauf-  §.  j.  Il  y  a  ,  en  quatrième  à"  dernier  lieû,  une  autre 
fc  n  eCares  de  forte  de  rrens  qui ,  lors  même  que  les  Probabilitez  réelles 
font  clairement  expolees  a  leurs  yeux,  ne  le  rendent  pour- 
tant pas  aux  raifons  manifelles  fur  lefquelles  ils  les  voyent 
établies,  mais  fufpendent  leur  affentiment, ou  le  donnent 
à  l'opinion  la  moins  probable.  Les  perfonnes  expofées  à 
ce  danger,  font  celles  qui  ont  pris  de  fauffes  mefurcs  de 
probabilité ,  que  l'on  peut  réduire  à  ces  quatre  : 

1.  Ties  Propojïtions  qui  ne  font  m  certames  ni  éviden- 
tes en  elles-mêmes  i  jnais  doutctifes  &fauljes,  prifcs- 
pour  Principes. 

2.  Des  Hypothefes  reçues. 

5 .  Des  Pûjjîons  ou  des  Inclinations  dominantes. 
4.  L' Autorité. 

§.   8. 


De  l'Erreur.    Liv.  IV.  923 

§,  8.  Le  premier  &  le  plus  ferme  fondement  de  la  Pro-  "Ce  a  p. 
babilké  ,  c'eft  la  conformité  qu'une  chofe  a  avec  nôtre  XK. 
Connoiflance,  5c  fur  tout  avec  cette  partie  de  nôtre  Con-  '•  l'iopofuions 
F.oiflance  que  nous  avons  reçu  &:  que  nous  continuons  de po^j^^p^",^.^'" 
regarder  comme  autant  de  Principes.  Ces  fortes  de  Prin- 
cipes ont  une  H  grande  influence  fur  nos  Opinions  ,  que 
c'eft  ordinairement  par  eux  que  nous  jugeons  de  la  Vérité  j 
&:  ils  deviennent  à  tel  point  la  niefure  de  la  Probabilité 
que  ce  qui  ne  peut  s'accorder  avec  nos  Principes  ,  eft  11 
éloigné  de  paOér  pour  probable  dans  nôtre  Efprit  ,  que 
nous  refufons  de  le  regarder  comme  poflible.  Le  refpect 
qu'on  porte  à  ces  Principes,  eft  fi  grand,  Se  leur  autori- 
té fi  fort  au  deffus  de  toute  autre  autorité ,  que  non  feu- 
lement nous  rejettons  le  témoignage  des  hommes ,  mais 
Blême  l'évidence  de  nos  propres  Sens,  lorfqu'ils  viennent 
à  dépofer  quelque  chofe  de  contraire  à  ces  Régies  déjà 
établies.  Je  n'examinerai  point  ici  <:ombien  la  Doctrine 
qtti  pefe  des  Principes  irinez ,  &  que  les  Principes  ne  doivent 
point  être  prouve::::  ou  mis  en  quefiion  a  contribué  à  cela  } 
mais  ce  que  je  ne  ferai  pas  difficulté  de  foûtenir  c'eft  qu'u- 
ne vérité  ne  fauroit  être  contraire  à  une  autre  vérité, d'oii 
je  prendrai  la  liberté  de  conclurre  que  chacun  devroit  être 
foigneufement  fur  fes  gardes  lorfqu'il  s'agit  d'admettre 
quelque  chofe  en  qualité  de  Principe}  qu'il  devroit  l'exa- 
miner auparavant  avec  la  dernière  exactitude ,  S<.  voir  s'il 
connoit  certainement  que  ce  foit  une  chofe  véritable  par 
elle-même  &  par  fa  propre  évidence  ,  ou  bien  fi  la  forte 
aflùrance  qu'il  a  qu'elle  eft  véritable  ,  eft  uniquement 
fondée  fur  le  témoignage  d'autruy.  Car  dès  qu'un  hom- 
me a  pris  de  flmx  Principes  &:  qu'il  s'eft  livré  aveuglé- 
ment à  l'autorité  d'une  opinion  qui  n'eft  pas  en  elle  mê- 
me évidemment  véritable  ,  fon  Entendement  eft  entraî- 
né par  un  contrepoids  qui  le  fait  tomber  inévitablement 
dans  l'Erreur. 

§.  9.  Il  eft  généralement  établi  par  la  coutume  ,  que 

les  Enfans  reçoivent  de  leurs  Pérès  &  Mères ,  de  leurs 

Nourrices  ou  des  perfonnes  qui  fe  tiennent  autour  d'eux, 

Aaaaaa  2  cer- 


924.  J^e  l'Erreur. 

C  H  A  p,  '  certaines  Propofitions  (&  fur  tout  fur  le  fujet  de  la  Relî- 
XX.  gion)  lefquelles  étant  une  fois  inculquées  dans  leur  En- 
tendement qui  eft  fans  précaution  auiîî  bien  que  fans  pré- 
vention ,  y  font  fortement  empreintes  ,  èc  foit  qu'elles 
foient  vrayes  ou  fauffes  ,  y  prennent  à  la  fin  de  fi  fortes 
racines  par  le  moyen  de  l'Education  &  d'une  longue  ac- 
coutumance qu'il  eft  tout- à-fait  impofÏÏble  de  les  en  arra- 
cher. Car  après  qu'ils  font  devenus  hommes  faits ,  venant 
à  réfléchir  fur  leurs  opinions  ,  &:  trouvant  celles  de  cet- 
te efpéce  aufli  anciennes  dans  leur  Efprit  qu'aucune chofe 
dont  ils  fe  puiflent  reflbuvenir,  fans  avoir  obfervé  quand 
elles  ont  commencé  d'y  être  introduites  ni  par  quel  moyen 
ils  les  ont  acquifes>  ils  font  portez  à  les  refpeder  comme 
des  chofes  facrées ,  ne  voulant  pas  permettre  qu'elles  foient 
profanées  ,  attaquées  ^  ou  mifes  en  queftion  ,  mais  les 
regardant  plutôt  comme  VUrim  &:  le  Thummim  que  Dieu 
a  mis  luy-même  dans  leur  Ame  ,  pour  être  les  Arbitres 
fouverains  &  infaillibles  de  la  Vérité  ôc  de  la  FaufTeté, 
&  autant  d'Oracles  auxquels  ils  doivent  en  appeller  dans 
toutes  fortes  de  Controverfes. 

§.  10.  Cette  opinion  qu'un  homme  a  conçu  de  ce  qu'il 
appelle  fes  Principes  (quoy  qu'ils  puilTent  être)  étant  une 
fois  établie  dans  fcn  Efprit ,  il  eft  aifé  de  fe  figurer  com- 
ment il  recevra  une  Propofition ,  prouvée  aulli  clairement 
qu'il  eft  poflîble ,  fi  elle  tend  à  afFoiblir  l'autorité  de  ces 
Oracles  mterncs  ou  qu'elle  leur  foit  tant  foit  peu  contrai- 
re j  tandis  qu'il  digère  fans  peine  les  chofes  les  moins 
probables  ^  les  abfurditez  les  plus  grolTiéres  ,  pourvu 
qu'elles  s'accordent  avec  ces  Principes  favoris.  L'extrê- 
me obftination  qu'on  remarque  dans  les  hommes  à  croire 
fortement  des  opinions  direftement  oppofées  ,  quoy  que 
fort  fouvent  également  abfurdes ,  parmi  les  différentes 
Religions  qui  partagent  le  Genre  Humain;  cette  obftina- 
tion ,  dis-ie,  eft  une  preuve  évidente  auffi  bien  qu'une 
conféquence  inévitable  de  cette  manière  de  raifonner  fur 
des  Principes  reçus  par  tradition  ;  jufque-là  que  les  hom- 
mes viennent  à  défavoùër  leurs  propres  yeux  ,  à  renoncer 


De  l'Erreur.    Liv.  IV.  925 

à  l'évidence  de  leurs  Sens ,  &  à  donner  un  démenti  à  leur   C  h  a  p. 
propre  Expérience,  plutôt  que  d'admettre  quoy  que  ce      XX.- 
fbit  d'incompatible  avec  cts  facrez  dogmes.     Prenez  un 
Luthérien  de  bon  fens  à  qui  l'on  ait  conftamment  incul- 
qué ce  Principe ,  (éks  que  fon  Entendement  a  commen- 
cé de  recevoir  quelques  notions}  G^u' il  doit  croire  ce  que 
croyent  ceux  deja  Communion  y  de  forte  qu'il  n'ait  jamais 
entendu  mettre  en  queftion  ce  Principe  ,  jufqu'à  ce  que 
parvenu  à  l'âge  de  quarante  ou  cinquante  ans  ,  il  trouve 
quelqu'un  qui  ait  des  Principes  tout  difFérens  ;   quelle 
difpofition  n'a-t-il  pas  à  recevoir  fans  peine  la  Doàrine 
de  la  Confubftantiation  ,  non  feulement  contre  toute  pro- 
babilité, mais  même  contre  l'évidence  manifefte  de  fes 
propres  Sens  ?  Ce  Principe  a  une  telle  influence  fur  fon 
Efprit  qu'il  croira  qu'une  chofe  eil  Chair  ôcPain  tout  à  la 
fois,  quoy  qu'il  foit  impoffible  qu'elle  foit  autre  chofe 
que  l'un  des  deux  :   &  quel  chemin  prendrez-vous  pour 
convaincre  un  homme  de  l'abfurdité  d'une  opinion  qu'il 
s'eft  mis  en  tête  de  foùtenir,  s'il  a  pofé  pour  Principe  de 
Raifonnement,  avec  quelques  Philofophes  ,  Qii'il  doit 
croire  fa  Raifon  (car  c'efl:  ainfi  que  les  hommes  appellent 
improprement  les  Argumens  qui  découlent  de  leurs  Prin- 
cipes} contre  le  témoignage  des  Sens.     Qii'un  Fanatique 
prenne  pour  Principe  que  luy  ou  fon  Dofteur  eft  infpiré 
&  conduit  par  une  direâtion  immédiate  du  Saint  Efprit  ^ 
c'eft  en  vain  que  vous  attaquez  fes  Dogmes  par  les  raifons 
les  plus  évidentes.     Et  par  conféquent  tous  ceux  qui  ont 
été  imbus  de  faux  Principes  ne  peuvent  être  touchez  des 
Probabilitez  les  plus  apparentes  &:  les  plus  convaincan- 
tes, dans  des  chofes  qui  font  incompatibles  avec  ces  Prin- 
cipes, jufqu'à  ce  qu'ils  en  foient  venus  à  agir  avec  eux- 
mêmes  avec  une  candeur  &:  une  ingénuité  qui  les  porte  à 
examiner  ces  fortes  de  Principes ,  ce  que  plufieurs  ne  fe 
permettent  jamais. 

§.  1 1 .  Après  ces  gens-là  viennent  ceux  dont  V Entendement  i-  Embr«ffer 
ejl  comme  jette  au  moule  d'une  Hyfothefe  reçue  ,  c'eft  leur""^'""  ^1' 
fphére  >   ils  y  font,  renfermez  &:  ne  vont  jamais  au  delà, 
Aaaaaa  3  La. 


9^6  De  l'Erreur. 

C  H  A  p.    La  différence  qu'il  y  a  entre  ceux-ci  &  les  autres  dont  je 
XX.      viens  de  parler  ,   c'eft  que  ceux-ci  ne  font  pas  difficulté 
de  recevoir  un  point  de  fait  ,    &  conviennent  fans  peine 
fur  cela  avec  tous  ceux  qui  le  leur  prouvent ,  defquels  ils 
ne  différent  que  fur  les  raifons  de  la  Chofe  &:  fur  la  ma- 
nière d'en  expliquer  l'opération.    Ils  ne  fe  d.éfient  pas  ou- 
vertement de  leurs  Sens,  comme  les  premiers; ils  peuvent 
écouter  plus  patiemment  les  inltruclions  qu'on  leur  don- 
ne, mais  ils  ne  veulent  faire  aucun  fonds  fur  les  rapports 
qu'on  leur  fait  pour  expliquer  les  chofes  autrement  qu'ils 
ne  les  expliquent,  ni  fe  laiffer  toucher  par  des  Probabili- 
tez  qui  les  convaincroient  que  les  chofes  ne  vont  pas  ju- 
llement  de  la  même  manière  qu'ils  l'ont   déterminé  en 
eux-mêmes.     Et  en  effet ,  ne  feroit-çe  pas  une  chofe  in- 
fupportable  à  un  favant  Profeffcur  de  voir  fon  autorité 
rcnverfée  en  un  inftant  par  un  Nouveau-venu  ,  jufqu'a- 
lors  inconnu  dans  le  Monde  ,  fon  autorité  ,  dis-je  ,    qui 
eft  en  vogue  depuis  trente  ou  quarante  ans  ,  foûtenuë  par 
quantité  de  Grec  Ôc  de  Latin,  acquife  par  bien  des  fueurs 
éz  des  veilles,  &:  confirmée  par  une  tradition  générale  6c 
par  une  Barbe  vénérable  ?    Qiii  peut  jamais  efpérer  de  ré- 
duire ce  Profcffeur  à  confefferque  tout  ce  qu'il  a  enfeigné 
à  fes  Ecoliers  pendant  trente  années  ne  contient  que  des 
erreurs  &:  des  mêprifes ,   &  qu'il  leur  a  vendu  bien  cher 
de  l'ignorance  &  de  grands  mots  qui  ne  fignifioient  rien? 
Qiielles  probabilitez  ,  dis-je,  pourroient  être  aflez  confi- 
derables  pour  produire  un  tel  effet  ?    Et  qui  efh-ce  qui 
pourra  jamais  être  porté  par  ks  Argumens  les  plus  pref- 
fans  à  fe  dépouiller  tout  d'un  coup  de  toutes  fes  ancien- 
nes opinions  5c  de  ics  prétenfions  à  un  Savoir  à  l'acquifi- 
tion  duquel  il  a  donné  tout  fon  temps  avec  une  applica- 
tion infatigable,  6c  à  prendre  des  notions  toutes  nouvel- 
les après  avoir  entièrement  renoncé  à  tout  ce  qui  luy  fai- 
foit  le  plus  d'honneur  dans  le  Monde  ?   Tous  les  Argu- 
mens qu'on  peut  employer  pour  l'engager  à  cela  ,   feront 
fans  doute  auflî  peu  capables  de  prévaloir  fur  fon  Efprit 
que  les  efforts  que  fit  Borà  pour  obliger  le  Voyageur  à 

quit- 


T>e  l'Erreur.    L  i  v.  IV.  927 

quitter  fon  Manteau  qu'il  tint  d'autant  plus  ferme  que  le  C  h  A  p. 
Vent  fouffloit  avec  plus  de  violence.  On  peut  rapporter  XX. 
à  cet  abus  qu'on  fait  de  fajijfes  Hypothefes  t  les  Erreurs  qui 
viennent  d'une  Hypothefe  véritable  ou  de  Principes  rai- 
fonnables  j  mais  qu'on  n'entend  pas  dans  leur  vray  fens. 
Les  exemplefdeceux  qui  foùtiennent  différentes  opinions 
mais  qu'ils  fondent  tous  fur  la  vérité  infaillible  des  faintes 
Ecritures  ,  font  une  preuve  inconteftable  de  cette  efpéce 
d'erreurs.  Tous  ceux  qui  fe  difent  Chrétiens,  reconnoif- 
fent  que  le  Texte  de  l'Evangile  qui  dit,  utlAvcûn,  obli- 
ge à  un  devoir  fort  important.  Cependant  combien  fera 
erronnée  la  pratique  de  l'un  des  deux  qui  n'entendant 
que  le  François,  fuppofera  que  cette  Régie  eft  félon  une 
Traduftion>  Repentez-vous,  ou  félon  l'autre  ,  Faites  pé- 
nitence ? 

§.  12.  En  troifiéme  lieu,  les  Probabilitez  qui  font  5.  Despafïïons 
contraires  aux  defirs  èc  aux  pallions  dominantes  des  hom-  dominâmes^ 
mes,  courent  le  même  danger  d'être  rejettées.  Que  la 
plus  grande  Probabilité  qu'on  puiiTe  imaginer,  fe  préfen- 
te d'un  côté  à  l'Efprit  d'un  Avare  pour  luy  faire  voir  l'in- 
juftice  8c  la  folie  de  fa  paffion  ,  &  que  de  l'autre  il  voye 
de  l'argent  à  gagner  ,  il  eft  aifé  de  prévoir  de  quel  côté 
panchera  la  balance.  Ces  Ames  de  boûé  femblables  à  des 
remparts  de  terre  refiftcnt  aux  plus  fortes  batteries  j  ëc 
quoy  que  peut-être  la  force  de  cpelque  Argument  évi- 
dent faffe  quelque  irapreiîion  fur  elles  en  certaines  rencon- 
tres ,  cependant  elles  demeurent  fermes  8c  tiennent  bon 
contre  la  Vérité  leur  Ennemie,  quivoudroit  les  captiver 
ou  les  traverfer  dans  leurs  deHcins.  Dites  à  un  homme 
paffionnément  amoureux,  qu'il  eft  duppéj  apportez  luy 
vingt  témoins  de  l'infidélité  de  fa  Maîtreffe  ,  il  y  a  à  pa- 
rier dix.  contre  un ,  que  trois  paroles  obligeantes  de  cette 
Infidelle  renverferont  en  un  mot  tous  leurs  témoignages. 
*  Nous  croyons  facilement  ce  que  nous  dejirons  ;  c'eft  une  *çH,od-voinmt^ 
vérité  dontje  croy  que  chacun  a  fait  l'épreuve  plus  d'une/'^'^'^  cndimusi, 
fois:  èz  quoy  que  les  hommes  ne  puiflent  pas  toujours  fe 
déclarer  ouvertement  contre  des  Probabilitez  manifeftes 


93B  De  r  Erreur. 

C  H  A  p.    qui  font  contraires  à  leurs  fentimens  ,   &  qu'ils  ne  puif- 
XX.      fent  pas  en  éluder  la  force  ,  ils  n'avouent  pourtant  pas  la 
conféquence  qu'on  en  tire.     Ce  n'eft  pas  à  dire  que  l'En- 
tendement ne  foit  porté  de  fa  nature  à  fuivre  conftam- 
ment  le  parti  le  plus  probable  >  mais  c'eft  que  l'homme  a 
la  puiflance  de  fufpendre  Se  de  reprimer  fes  recherches  èc 
d'empêcher  fon  Efprit  de  s'engager  dans  un  examen  ab- 
folu  èc  fatisfaifant ,  auill  avant  que  la  matière  en  queftion 
en  ell  capable,  8c  le  peut  permettre.  Or  jufqu'à  ce  qu'on 
en  vienne  là,  il  reiïerâ  toujours  ces  deux  moyens  d'echaper 
aux  prababiUtez  les  pins  apparentes. 
Moyensd'cciia-      §■   13.  Le  premier  eft,  que  les  Argumens  étant  expri- 
pcr  aux  Proba-  j^^j:  par  dcs  parolcs  ,   comme  font  la  plupart ,  //  peut  y 
phiftiqiîeriê      avoiï  quelquc  fophijliqmrie  cachée  dans  les  termes  ,  &que, 
fuppofec.         sil  y  a  plufieurs  confequences  de  fuite ,  il  peut  y  en  avoir 
quelqu'une  m.al  liée.  En  elfet,il  y  a  fort  peudedifcours, 
qui  foicnt  fi  ferrez,  fi  clairs  &  fi  juftes  qu'ils  ne  puiffent 
fournir  à  la  plupart  des  gens  un  prétexte  afTez  plaufible 
de  former  ce  doute  ,   &  de  s'empêcher  d'y  donner  leur 
confentement  fans  avoir  à  fe  reprocher  d'agir  contre  la 
fincerité  ou  contre  la  Raifon ,    par  le  moyen  de  cette  an- 
cienne réplique  ,    Non  perfnadebis  etiamfi  perfnaferts  , 
3,  Quoy  que  je  ne  puiffe  vous  répondre  ,  je  ne  me  ren- 
jjdrai  pourtant  pas. 
n  Ar"umms        §•   ^4-  En  (ccond  lieu,  je  puis  échaper  aux  Probabi- 
fuppofeipour   Htez  manifeftes  Se  fufpendre  mon  confentement,  fur  ce 
k  Paru  contni-  fQ^^jei^e^f  q^g  je  ne  fai  pas  encore  tout  ce  qui  peut  être 
dit  en  faveur  du  parti  contraire.  C'eftpourquoy  bien  que 
je  fois  battu,  il  n'eft  pas  necefiaire  que  je  me  rende,  ne 
connoiilant  pas  les  forces  qui  font  en  rcferve.     C'eft  un 
refuge  contre  la  conviftion  qui  eft  fi  ouvert  Se  d'une  fi 
vafte  étendue  qu'il  eft  difficile  de   déterminer  quimd  un 
homme  en  eft  tout-à-fiit  exclus. 
Quelles  ptoKi-      §.   15.  Cependant  il  a  fes  bornes  j  &:  lorfqu'un  homme 
biiitezaetermi-  ^  rechcrchc  foigneufcment  tous  les  fondemens  de  Proba- 
Ai  .iiti-  ^^^^^^,  ^  d'ImprobabiUtéi  lorfqu'il  a  fait  tout  fon  poflible 
pour  s'informer  fincerement  de  toutes  les  particularitez 

de 


nicnr 


De  l'Erreur.     Liv.  IV.  .c^ic) 

de  la  Qiieftion  ,  &  qu'il  a  aflemblé  exa£tement  toutes  les  .  C  HÀ>, 
raifons  qu'il  a  pu  découvrir  des  deux  cotez,  dans  la  plu-     .XX. 
♦part  des  cas  il  peut  venir  à  connoître  fur  le  tout  de  quel 
côté  fe  trouve  la  probabilité  j    car  fur  certaines  matières 
de  raifonnement  il  y  a  des  preuves  qui  étant  des  fuppofi- 
tions  fondées  fur  une  expérience  univerfelle  ,   font  li  for- 
tes &  i\  claires,  6c  fur  certaines  matières  de  fait ,   les  té- 
moignages font  fi  univerfels  qu'il  ne  peut  leur  refufer  fou 
confentement.    De  forte  que  nous  pouvons  conclurre  ,   à 
mon  avis,  qu'à  l'égard  des  Propofitions  ,   où  encore  que 
les  Preuves  qui  fe  préfentent  à  nous  foient  fort  coniidera- 
bles,  il  y  a  pourtant  des  raifons  fuffîfantes  de  foupçonner 
qu'il  y  a  de  la  fophiftiquerie  dans  les  termes ,    ou  qu'on 
peut  produire  des  preuves  d'un  aulTi  grand  poids  en  faveur 
du  parti  contraire,  alors  l'aflentiment , la  fufpcnfion  ou  le 
diflèntiment  font  fouvent  des  aftcs  volontaires.  Mais  lorf- 
que  les  preuves  font  de  nature  à  rendre  la  chofe  en  que- 
ftion  extrêmement  probable,  fans  avoir  un  fondement  fuf- 
fifant  de  foupçonner  qu'il  y  ait  rien  de  fophiftique  dans  les 
termes  Çce  qu'on  peut  découvrir  avec  un  peu  d'applica- 
tion} ni  des  preuves  également  fortes  de  l'autre  côté,  qui 
n'ayent  pas  encore  été  découvertes ,  (ce  qu'en  certains  cas 
la  nature  de  la  chofe  peut  encore  montrer  clairement  à  un 
homme  attentif)  je  croy,  dis-je,  que  dans  cette  occafion 
un  homme  qui  a  confideré  mûrement  ces  preuves, ne  peut 
gueres  refufer  fon  confentement  au  côté  de  la  Qiieftion 
qui  paroît  avoir  le  plus  de  probabilité.  S'agit-il  par  exem- 
ple de  favoir  fi  des  carafteres  d'imprimerie  mêlez  confufé- 
ment  enfemble  pourront  fe  trouver  fouvent  rangez  de  tel- 
le manière  qu'ils  tracent  fur  le  Papier  un  Difcours  fuivi , 
ou  fi  un  concours  fortuit  d'Atomes,  qui  ne  font  pas  con- 
duits par  un  Agent  intelligent ,    pourra  former  plufieurs 
fois  des  Corps  d'une  certame  efpéce  d'Animaux  >  dans  ces 
cas  &  autres  femblables,  il  n'y  a  perfonne,  qui, s'il  y  fait 
quelque  reflexion,  puifle  douter  le  moins  du  monde  quel 
parti  prendre  ou  être  dans  la  moindre  incertitude  à  cet  é- 
gard.  Enfin  lorfque  la  chofe  étantindifterentede  fa  nature 
Bbbbbb  &: 


9  jo  De  r Erreur. 

Cftap.   6c  entièrement  dépendante  des  Témoins  qui  en  atteftent 
XX.      i^  vérité  ,  il  ne  peut  y  avoir  aucun  lieu  de  fuppofer  qu'il 
y  a  tm  témoignage  aulîî  fpecieux  contre  que  pour  le  fait 
atteilé,  duquel  on  ne  peut  s'inftruire  que  par  voye  de  re- 
cherche, comme  eft  par  exemple  de  favoir  s'il  y  avoit  à 
Rome,  il  y  a  1700.  ans  un  homme  tel  que  Jules  Céfar  ; 
dans  tous  les  cas  de  cette  cfpéce  je  ne  croy  pas  qu'il  foie 
au  pouvoir  d'un  homme  railbnnable  de  refufer  fon  aflen- 
.tiraent  &  d'éviter  de  fe  rendre  à  de  telles  Probabilitez.  Je 
croy  au  contraire  que  dans  d'autres  cas  moins  évidens  il  efl 
au  pouvoir  d'im  homme  raifonnable  de  fufpendre  fun  af- 
fentiment,  &  peut-être  même  de  fe  contenter  des  preuves 
qu'il  a,  fi  elles  favorifent  l'opinion  qui  convientlemicux 
avec  fon  inclination  ou  fon  intérêt  ,  &c  d'arrêter  là  fes  re- 
cherches. Mais  qu'un  homme  donne  fon  confentement  au 
.côté  où  il  voit  le  moins  de  probabilité  ,    c'elt  une  chofa 
qui  meparoit  tout-à-fait  impraticable,  6c  auilî  impoflible 
qu'il  l'eft  de  croire  qu'une  même  chofe  foit  tout,  à  la  fois 
probable  S>c  non-probable. 
Quand  c'efi         §.  i6.  Comme  la  Connoiflance  n'cft  non  plus  arbitrai^ 
<]uii eft  en  iiô- j-e  q^g  j^  Perception  ,    je  ne  croy  pas  que  rAOéntiment 
fijQfendre'uôtre  foit  plus  cu  nôtre  pouvoir  que  la  Connoilfance.    Lorfque 
Aflcntiracnt.     la  convenancc  de  deux  Idées  fe  montre  à  mon  Efprif ,  ou 
immédiatement,  ou  par  le  fecours  de  la  Raifon,jenepuis 
non  plus  refufer  de  l'appercevoir  ni  éviter  de  la  connoîtrc 
-  que  je  puis  éviter  de  voir  les  Objets  vers  lefquels  je  tourne 

les  yeux  6c  que  je  regarde  en  plein  midi  j  6c  ce  que  je  trou- 
ve le  plus  probable  après  l'avoir  pleinement  examiné  ,  je 
jie  puis  refufer  d'y  donner  mon  confentement.  Mais  quoy 
que  nous  ne  puillions  pas  nous  empêcher  de  connoître  la 
convenance  de  deux  Idées,  lorfque  nous  venons  à  l'apper- 
cevoir, ni  de  donner  nôtre  aiïentiment  à  une  Probabilité 
dès  qu'elle  fe  montre  vifiblement  à  nous  après  un  légitime 
examen  de  tout  ce  qui  concourt  à  l'établir ,  nous  pouvons 
pourtant  arrêter  les  progrès  de  nôtre  Connoiflance  6c  de 
nôtre  Afléntiment,  en  arrêtant  nos  perquifirions  Se  en  cef- 
£ant  d'employer  nos  Facultez  à  la  redierche  de  la  Vérité. 

Si 


De  V Erreur.     Liv.  IV.  951 

Si  cela  tfétoit  ainfi,  l'Ignorance,  l'Erreur  ou  l'Infidélité  ChAp, 
ne  pourroit  être  un  péché  en  aucun  cas.  Nous  pouvons  XX, 
donc  en  certaines  rencontres  prévenir  ou  fufpendre  nôtre 
aHentiinent.  Mais  un  homme  verie  dans  l'Hiftoire  mo- 
derne ou  ancienne  peut-il  douter  s'il  y  a  un  Lieu  tel  que 
Rome ,  ou  s'il  y  a  jamais  eu  un  homme  tel  que  Jules  Ce- 
far  ?  Du  relie  ,  il  eft  confiant  qu'il  y  a  un  million  de  ve- 
ritez  qu'un  homme  n'a  aucun  intérêt  de  connoirre  ,  ou 
dont  il  peut  ne  Te  pas  croire  interefle  de  s'mllruire,  com- 
me Il  *  Richard  III.  étoit  boliu  ou  non  ,  fi  Roger  Bacon  *  Roy  d'An- 
étoit  Mathématicien  ou  Magicien,  crc.  Dans  ces  cas  &  §'""'*=• 
autres  femblableSj  où  perfonne  n'a  aucun  intérêt  à  fe  dé- 
terminer d'un  côté  ou  d'autre  ,  nulle  de  fes  a£tions  ou  de 
ies  defleins  ne  dépendant  d'une  telle  détermination, il  n'y 
a  pas  heu  de  s'étonner  que  l'Efpritembrafle  l'opinion  com- 
mune ou  fe  range  dans  le  fentiment  du  premier  venu.  Ces 
fortes  d'opinions  font  de  fi  peu  d'importance  que  fembla- 
bles  à  de  petits  Moucherons,  voltigeans  dans  l'air,  on  ne 
s'avife  guère  d'y  faire  aucune  attention.  Elles  font  dans 
l'Efprit  comme  par  hazard.  Se  on  les  y  laifle  flotteren  li- 
berté. Mais  lorfque  l'Efprit  juge  que  la  Propofîtion  ren- 
ferme quelque  chofe  à  quoy  il  prend  intérêt  ,  lorfqu'il 
croit  que  les  conféquences  qui  fuivent  de  ce  qu'on  la  re- 
çoit ou  qu'on  la  rejette,  font  importantes, ôc  que  le  Bon- 
heur ou  le  Malheur  dépendent  de  prendre  ou  de  refufer  le 
bon  parti,  de  forte  qu'il  s'applique  ferieufement  à  en  re» 
chercher  &  examiner  la  Probabilité  ,je  penfe  qu'en  ce  cas- 
la  nous  n'avons  pas  le  choix  de  nous  déterminer  pour  le 
côté  que  nous  voulons  ,  s'il  y  a  entr'eux  des  différences 
tout-à-fait  vifibles.  Dans  ce  cas  la  plus  grande  Probabi- 
lité déterminera,  je  croy,  nôtre  affentiment;  car  un  hom- 
me ne  peut  non  plus  éviter  de  donner  fon  aflentiment  j 
ou  de  prendre  pour  véritable  ,  le  côté  oii  il  apperçoit 
une  plus  grande  probabilité  ,  qu'il  peut  éviter  de  re- 
connoître  une  Propofîtion  pour  véritable,  lorfqu'il  ap- 
perçoit la  convenance  ou  la  difconvenance  des  deux  I- 
dées  qui  la  compofent. 

Bbbbbb  t  Si 


932  De  l'Erreur, 

Cii  AI»,  Si  cela  eft  ainfi  ,  le  fondement  de  l'Erreur  doit  confi- 
XX.  lier  dans  de  faufles  mefures  de  Probabilité,  comme  le  fon- 
dement du  vice  dans  de  faufles  mefures  du  Bien. 
^.Faufscmcfa-  g_  j^  L^  quatrième  &c  dernière  faufle  mefure  de  Pro- 
r'jvmotvI  babilite  que  j'ai  deflein  de  remarquer  &  qui  retient  plus- 
de  gens  dans  l'Ignorance  Se  dans  l'Erreur  ,  que  toutes  les 
autres  enfemble,  c'eft  ce  que  j'ai  déjà  avancé  dans  le  Cha- 
pitre précèdent  ,  qui  eil  de  prendre  pour  régie  de  nôtre 
afléntiment  les  Opinions  communément  reçues  parmi  nos 
Amis,  ou  dans  nôtre  Parti,  entre  nos  Voifms  ,  ou  dans 
nôtre  Pais.  Combien  de  gens  qui  n'ont  point  d'autre  fon- 
dement de  leurs  opinions  que  l'honnêteté  fuppofée  ,  ou 
le  nombre  de  ceux  d'une  même  Profellion  :  Comme  fi  un 
honnête  homme  ou  un  favant  de  profellion  ne  pouvoir 
point  errer ,  ou  que  la  Vérité  dut  être  établie  par  le  fuf- 
frage  de  la  Multitude.  Cependant  la  plupart  n'en  deman- 
dent pas  davantage  pour  fe  déterminer.  Un  tel  fentiment 
a  été  attefté  par  la  Vénérable  Antiquité  ,  il  vient  à  moy 
fous  le  paiïeport  des  fiécles  précedens ,  c'eflpourquoy  je 
fuis  à  l'abri  de  l'erreur  en  le  recevant.  D'autres  perfonnes 
ont  été  6c  font  dans  la  même  Opinion  (car  c'eft  là  tout  ce 
qu'on  dit  pour  l'autorifer  )  Se  par  conféquent  j'ai  raifon 
de  l'embraflér.  Un  homme  feroit  tout  aullî  bien  fondé  à 
jetter  à  croix  ou  à  pile  pour  favoir  quelles  opinions  il  de- 
vroit  embraffer ,  qu'à  les  choifir  fur  de  telles  régies.  Tous 
les  hommes  font  fujets  à  l'Erreur,  6c  plufieurs  font  expo- 
fez  à  y  tomber,  en  plufieurs  rencontres  ,  par  paillon  ou 
par  intérêt.  Si  nous  pouvions  voir  les  fecrets  motifs  qui 
fdiit  agir  les  perfonnes  de  nom ,  les  Savans  ,  6c  les  Chefs 
de  Parti,  nous  ne  trouverions  pas  toiijours  que  ce  foit  le 
pur  amour  de  la  Vérité  qui  leur  a  fliit  recevoir  les  Do£bri- 
nes  qu'ils  profeflént  6c  foùtiennent  publiquement.  Une 
thofe  du  moins  fort  certaine,  c'eft  qu'il  n'y  a  point  d'O- 
pinion fi  abfurde  qu'on  ne  puiflé  embrailcr  fur  ce  fonde- 
ment dont  )e  viens  de  parler  ^  car  on  ne  peut  nommer  au- 
cune Erreur  qui  n'ait  eu  fes  Partifans  ;  de  forte  qu'un 
hon^me  ne  manquera  jamais  de  fentiers  tortus  ,  s'il  croit 


De  l'Erreur.    Liv.  IV.  933' 

être  dans  le  bon  chemin  par  tout  où  il  découvre  des  fen-    C  h  a  p. 
tiers  que  d'autres  ont  tracé.  XX. 

§.   18.  Mais  malgré  tout  ce  grand  bruit  qu*on  fait  dans  Les  Hommes 
le  Monde  fur  les  Erreurs  6c  les  diverfes  Opinions  des  hom-  "'-'  '"'"pas  en- 

.  **^^cz  Qsns   iiii 

mes,  je  fuis  oblige  de  dire,  pour  rendre  juftice  au  Genre  ri^rand  nom- 
Humain,  Qli'iI  n'y  a  pas  tant  de  gens  engagez  dans  l'Er-  ^^f«  <i"Etreurs 
reur  &  dans  de  faufies  opinions  qu'on  le  fuppofe  ordinai- g"je.  ^'™*' 
rement  ."non  que  je  croye  qu'ils  embraffent  la  Vérité,  mais 
parce  qu'en  effet  fur  ces  doctrines  dont  on  fait  tant  de 
bruit  ,  ils  n'ont  abfolument  point  d'opinion  ni  aucune 
penfée  pofitive.  Car  fi  quelqu'un  prenoit  la  peine  de  ca- 
techifer  un  peu  la  plus  grande  partie  des  Partifans  de  la 
plupart  des  Seâres  qu'on  voit  dans  le  Monde,  il  ne  trou- 
veroit  pas  qu'ils  ayent  en  eux-mêmes  aucun  fentimentab- 
folu  fur  ces  Matières  qu'ils  foùriennent  avec  tant  d'ar- 
deur: moins  encore  auroit-il  fujet  de  penfer  qu'ils  ayent 
pris  tels  ou  tels  fentimens  fur  l'examen  des  preuves  £c  fur 
l'apparence  des  Probabilitez  fur  lefquelles  ces  fentimens 
font  fondez.  Ils  font  réfolus  de  fe  tenir  attachez  au  Parti 
dans  lequel  l'Education  ou  l'Intérêt  les  a  engagez  ;  èc  là 
comme  les  fimples  foldats  d'une  Armée  ,  ils  font  éclater 
leur  chaleur  &c  leur  courage  félon  qu'ils  font  dirigez  par 
leurs  Capitaines  fans  jamais  examiner  la  caufe  qu'ils  dé- 
fendent ni  même  en  prendre  aucune  connoiflance.  Si  la 
vie  d'un  homme  fait  voir  qu'il  n'a  aucun  égard  fincére 
pour  la  Religion,  quelle  raifon  pourrions-nous  avoir  de 
penfer  qu'il  fe  rompt  beaucoup  la  tête  à  étudier  les  Opi- 
nions de  fon  Eglife,  &c  à  examiner  les  fondemens  dételle 
ou  telle  Doârrine?  Il  fufîit  à  un  tel  homme  d'obeïr  à  (es 
Gondufteurs,  d'avoir  toujours  la  main  &:  la  langue  prête 
à  foûtenir  la  caufe  commune  ,  ôc  de  fe  rendre  par  là  re- 
commandable  à  ceux  qui  peuvent  le  mettre  en  crédit, 
luy  procurer  des  Emplois  ou  de  l'appuy  dans  la  Société. 
Et  voilà  comment  les  hommes  deviennent  Partifans  &c 
Défenfeurs  des  Opinions  dont  ils  n'ont  jamais  été  con-  • 
vaincus  ou  inftruits  ,  6c  dont  ils  n'ont  même  jamais  eu  ■ 
dans  la  tète  les  idées  les  plus  fuperfîcielles  3  de  forte  qu'en-  - 
Bbbbbb  z  core 


934  2?i?  la  Vivi/ion  des  Sciences'. 

C  H  A  p.  corc  qu'on  ne  puifle  point  dire  qu'il  y  ait  dans  le  Monde 
XX.  moins  d'Opinions  abfurdes  ou  erronées  qu'il  n'y  en  a  ,  il 
eft  pourtant  certain  qu'il  y  a  moins  de  perfonnes  qui  y 
donnent  un  afl'entinient  acVuel  ,  &  qui  les  prennent  fauf- 
fement  pour  des  veniez  ,  qu'on  ne  s'imagine  communé- 
ment. 


CHAPITRE      XXL 


vi;ci<  tn  ttois 
F.lp^ccs. 


C  H  A  P.  De  la  Divifîon  des  Sciences. 

XXI. 
LcsScicnccs.ii- §.  I.  ^TT^OuT  cc  qui  pcut  entrer  dans  la  fphére  de 
X  l'Entendement  Humain  ,  étant  en  premier 
lieu,  ou  la  nature  des  Chofes  telles  qu'elles  font  en  el- 
les-mêmes, leurs  relations  6c  leur  manière  d'opérer  ;  ou 
en  fécond  lieu  ,  ce  que  l'Homme  luy-même  eft  obli- 
gé de  faire  en  qualité  d'Agent  raifonnable  &  volontaire 
pour  parvenir  à  quelque  fin  &:  particulièrement  à  la  Fé- 
licité} ou  en  troifiéme  lieu  ,  les  moyens  par  où  l'on  peut 
acquérir  la  connoifî'ance  de  ces  chofes  èc  la  communiquer 
aux  autres  i  je  croy  qu'on  peut  divifer  proprement  la  j'a^w- 
ce  en  ces  trois  Efpeccs. 

§.  2.  La  première  eft  la  connoiflance  des  chofes  com- 
me elles  font  dans  leur  propre  exiftence  ,  dans  leurs  con- 
ftitutions  ,  propriétez  6c  opérations  ,  par  où  je  n'entens 
pas  feulement  la  Matière  &c  le  Corps  ,  mais  aulli  les  Ef- 
prits,qui  ont  leurs  natures,  leurs  conftitutions,  leurs  ope- 
rations  particulières  aulTi  bien  que  les  Corps.  C'eftceque 
j'appelle  *  Phyjîque  ou  Philofophie  naturelle ,  en  prenant 
ce  mot  dans  un  fens  un  peu  plus  étendu  qu'on  ne  fait  or- 
dinairement, La  fin  de  cette  Science  n'eft  que  la  fimplc 
fpeculation  ;  &  tout  ce  qui  peut  en  fournir  le  fujet  à  l'Ef- 
prit  de  l'homme,  eft  de  fon  diftri£t,  foit  Dieu  luy-même, 
les  Anges,  les  Efpnts  ;  les  Corps  ou  quelqu'ime  de  leurs 
Affeftions,  comme  le  Nombre,  &c  la  Figure,  6cc. 
n.  Pratique.      g    2^  i,^  féconde  que  je  nomme  *  Pra6fique,,  enfeignc 


î.  rhyficjix. 


fifcix;. 


De  la  Drvijîon  des  Sciences.    L  i  v.  IV.  9 3.5 

les  moyens  de  bien  appliquer  nos  propres  PuifTances  8c  A-  C  H  A  p, 
ftions ,  pour  obtenir  des  chofes  bonnes  &:  utiles.  Ce  qu'il  XXL 
y  a  de  plus  confidcrable  fous  ce  chef ,  c'etl  la  Morale , 
qui  confifte  à  découvrir  les  régies  &:  les  mefures  des  A- 
ftions  humaines  qui  ccnduifent  au  Bonheur  ,&  les  moyens 
de  mettre  ces  régies  en  pratique.  Cette  faconde  Science. 
fe  propofe  pour  lîn  ,  non  la  {impie  fpeculation  &  la  con- 
noiflance  de  la  Vérité,  mais  ce  qui  eft  jufte,  ôc  une  con- 
duite qui  y  foit  conforme. 

§.  4.  Enfin  la  troifiéme  peut  être  appelléeCT(tt«a)7î)t}i  ou  l"- ^°"""''- 
la  connoiffance  desjïgnes  ;    &  comme  les  Mots  en  font  la  ^""  "  """' 
plus  ordinaire  partie  ,  elle  eft  auflî  nommée  affez  propre- 
ment *  Logique  :   fon  employ  confifte  à  confiderer  la  na-  *A.y„t,;  d,i 
ture  des  ficnes  dont  l'Efprit  fe  fert  pour  entendre  Icscho-  "'"'  ,^'''<^,î"' 
les,  ou  pour  communiquer  la  connoiilance  aux  autres.  Car 
puifqu'entre  les  chofes  que  l'Efprit  contemple  il  n'y  en  a 
aucune,  excepté  luy-même  t  qui  foit  prél'ente  à  l'Enten- 
dement, il  eft  néceflaire  que  quelque  autre  chofe  fe  pré- 
fente à  luy  comme  figne  ou  repréfentation  de  la  chofe  qu'il 
confidérc}  &  ce  font  les  Idées.     Mais  parce  que  la  fccne 
des  Idées  qui  conftitué  les  penfées  d'un  homme  ,  ne  peut 
pas  paroître  immédiatement  à  la  veûë  d'un  autre  homme, 
ni  être  confervée  ailleurs  que  dans  la  Mémoire  ,  qui  n'eft 
pas  un  refervoir  fort  afluré  ,   nous  avons  befoin  de  fignes 
de  nos  Idées  pour  pouvoir  nous  entre-communiquer  nos 
penfées  auHi  bien  que  pour  les  enregîtrer  pour  nôtre  pro- 
pre ufage.    Les  fignes  que  les  hommes  ont  trouvé  les  plus 
commodes  &  dont  ils  ont  fait  par  conféquent  un  ufage 
plus  général,  ce  font  les  fons  articulez.     C'eftpourquoy 
la  confideration  des  Idées  &:  des  Mots  ,   entant  qu'ils  font 
les  grands  Inftrumens  de  la  Connoiffance  ,  fait  une  partie 
afiez  importante  de  leurs  contemplations  ,    s'ils  veulent 
envifager  la  connoiflance  humaine  dans  toute  fon  étendue. 
Et  peut-être  que  fi  l'on  confideroit  diftinftement  6c  avec 
tout  le  foin  poflible  cette  dernière  efpéce  de  Science  qui 
roule  fur  les  Idées  ^  les  Mots  ,  elle  produiroit  une  Logi- 
que v;c  i^ne  Critique  difféientes  de  celles  qu'onaveiiësjuf-  ^ 
qu/àpicfent,                                                               §-  5>. 


Ch  AP. 

XXI. 

C'tft  là  la  prc 
niie're  divifioti 


iâiicc, 


936  De  la  Vivijîon  des  Sciences.  Liv.IV. 

§.  5.  Voilà,  ce  me  femble  ,  la  première  ,  la  plus  gé- 
nérale ,  èc  la  plus  naturelle  divifion  des  Objets  de  nôtre 
Entendement.  Car  les  feules  chofes  à  quoy  l'homme puif- 
dcs'ob)ètTd°"  fe  employer  fes  penfées,  c'eft  ou  à  la  contemplation  des 
nôtre  ComoiC-  chofes  mêmes  pour  découvrir  la  Vérité,  ou  aux  chofes  qui 
font  en  fa  puillance  ,  c'eft  à  dire  fes  propres  avions  pour 
parvenir  à  fes  fins;  ou  auKfgnes  dont  TEfprit  fe  fert  dans 
l'une  &■  l'autre  de  ces  recherches ,  &:  dans  le  jufte  arran- 
gement de  ces  fign  es  mêmes  pour  s'inftruire  plus  nettement 
luy-même.  Or  comme  ces  trois  articles,  (je  veux  dire 
les  Chofes  entant  qu'elles  peuvent  être  connues  en  elles- 
mêmes,  les  ji£îions  entant  qu'elles  dépendent  de  nous  par 
rapport  à  nôtre  Bonheur, &;  Vnfage  légitime  desjignespom 
parvenir  à  la  Connoiflance}  font  tout-à-fait  difFérens ,  il 
me  femble  aufli  que  ce  font  comme  trois  grandes  Provin- 
ces dans  le  Monde  Intelleftuel ,  entièrement  feparées  Se 
diftindes  l'une  de  l'autre. 


FIN  du  çinatriéme  à'  fermer  Livre. 


TABLE 


T  A  B  L 

DES 

PRINCIPALES    MATIERES. 


Is  TRACTION,  ce  que 
c'eft.  169.  §  9. 
Elle  met  une  parfaite 
dirtance  entre  les  hom- 
mes &  les  Bêtes,  ibid. 
§.  10. 
Idées  ïî^/?n»'ffj- comment  formées.  354. 
§•6,7,8. 

Les  termes  abjlraits  ne  fauroient  être 
affirmez  l'un  de  l'autre.  595.  §.  i. 

Accident  cs(\ncc't{}i.  351.  %.  z. 

Aéîinns ,  rien  ne  découvre  mieux  les  Prin- 
cipes des  hommes  que  leurs  aârions.  4  5 . 
§.7. 

Il  n'y  a  que  deux  fortes  A'aâions.  ^74. 
§.  4. 

Une  Aàion  désagréable  peut  devenir 
agréable  ,&  comment.  330,  3  31.  §.69. 
Nulles  aÛions  confiderées  en  diftérens 
temps  ne  peuvent  être  les  mêmes.  398. 
§.  1. 

/?<3yo»;  confiderées  comme  des  Modes , 
ou  par  rapport  à  ce  qu'elles  ont  de  mo- 
ral. 455.  §.  15. 

Adoration  ,  l'idée  à'Adtratio»  n'efi:  pas 
innée.  70.  §.  7. 

Affirm  ittoKs ,  elles  ne  roulent  que  fur  des 
idées  concrètes.  595.  §.1. 

Algèbre,  (bnufage    838.  §.  i{. 

Alteration^cz  c^xxzz'^^.  391.   §.1. 

Ame,  elle  ne  penfe  pas  toujours.  99.  §.9, 

Elle  ne  penfe  pas  dans  un  profond 

fommeil.   loi.  §.  ii,c5'f. 

Son  immatérialité  nous  eft  inconnue. 

688.  §.6. 

la  Religion  n'eft  pas  interefTée  dans 

l'immatérialité  de  \' Ame.  tbid. 

Nôtre  ignorance  fur  la  nature  de  \'A- 

wt.  4ii.  §.  27. 

Combien  les  aftions  de  VAwe  font  fu- 

bites.  153-  §•  10' 


Amour,  cequec'efl:.   x66.  §.4. 

A>i.ilogie,  combien  utile  dans  la  Phyfique. 
859.  §  II. 

A/itipathii  &- Sympathie,  quelle  en  eftia 
fource.  488.  §.  7. 

Si  elles  font  naturelles  ou  acciuifes.  ib. 
§,7,8. 

Elles  font  caufées  quelquefois  par  ia 
connexion  des  Idées,  ib. 

Argumens  ,  il  y  en  a  de  quatre  fortes. 
l.  Ad  verecundiam .   888.  $(.19. 
!..  Ad  iznoranliam.  889.  §.  zo. 
3  Ad  loominem.  ib.  §.21. 
i^.Ad judicium.  ib.  §.  22. 

Arithmétique,  l'ufage  des  Chiffres  dans 
l'Arithmétique.  699.  ^.  19. 

les  chofes  Artificteùes  font  la  plupart 
des  Idées  colledtives.  383.  §.3. 
Ponrquoy  nousfommes  moins  fujets  à 
tomber  dans  la  confufion  à  l'égard  des 
chofes  Artificielles  que  des  Naturelles. 
581.  §  40. 

Il  y  a  des  Efpéces  diftindes  de  chofeî 
artificielles.   582.  <J.4i. 

AJfe/ttiment  qu'on  donne  aux  Maximes. 
16.  §.  10. 

Dès  qu'on  les  entend  &  qu'on  com- 
prend les  termes  qu'on  employé  pour 
les  exprimer.   22.  §.17,18. 
L'Enthoufiafme  pafle  pour  un  fonde- 
ment d'aflentiment.  905-.  §.  3. 
C'eft  un  figne  que  ces  Propoiitions  font 
évidentes  par  elles-mêmes.  25.  §.  18. 
Et  non  pas  qu'elles  font  innées.  2  3 .  §.  1 8. 
25. §.  19,  20.  82.  §.  10. 
l'AfTcntiment  tombc'fur  des  Propoii- 
tions. 842    §.  3. 
Ce  que  c'eft.  845.  §.3. 
11  doit  être  proportionne  aux  preuves. 
848.  §.  I. 

Il  dépend  fouvent  de  la  Mémoire,  ik 
§.  I,  2. 

En  quelles  rencontres  il  eft  volontaire 
Ccccce  de 


TABLE 


derefufer  ou  de  fufpendre  fon  confen- 
tement ,  &  en  quelles  occafions  il  eft 
néceflaiie.  918,  §.  if,  16. 
AJàcialio»  d'Idées.  485. 

Comment  elle  fe  tait.  487.  ^.6. 

Ses  mauvais  efets,  comme  à  l'égard 

des  Antipathies.  488.  §.  7,8-  49' •§■  «  5- 

A  l'égard  des  Erreurs  de  l'Efpiit.  489. 

§.  9, 10. 

Et  cela  dans  desSedes  de  Philofophie 

âc  de  Religion.  495.  §.  18. 

Le  temps  remédie  quelquefois  à  ces  in- 

convenic!  s ,  &  comment.  490.  $.13. 

Exemples  du  mauvais  effet  deraflbcia- 

tion  des  Idées.  491.  <:.  14,  y«"- 

Les  dangereufes  influences  qu'elle   a 

fur  les  Habitudes  intellectuelles.  495. 

§.  17. 

Mura»ce,  quand  on  y  eft  parvenu.  853. 
§.  6. 

yf//j////»<r  dans  le  Monde.  70.  §.8. 

Atome,  ce  que  c'eft.   599.  §.3.^ 

Aveugle ,  fi  un  A  veugle  venoit  à  voir ,  ii 
ne  connoitroit  pas  par  le  moyen  de  la 
veûë  un  Globe  d'avec  un  Cube,  quoy 
qu'il  les  diftinguàt  par  l'attouchement. 
151.  §  8. 

ÂHtorité:  fuivre  lesfentimens  des  autres 
hommes ,  grande  fource  d'Erreur.  9  3 1. 

§■  17- 
Axiomes ,  ne  font  pas  les  fondemens  des 
Sciences.  756.  §.  i,^c. 


BEtes  Brutes   Elles  n'ont  pas  des 
idée?  univerfelles.  170.  §.  10, 11. 
Ni  des  idées  abftraites.   170.  §.  10. 
BieuSc  mal,  cequec'eft.  166. §.i.   305. 
§.41. 

Le  plus  grand  Bie»  ne  détermine  pas 
la  Volonté    197.  §.  35>  38,44. 
Pourquoy.   307.  §.  44.  46.    511.$.  59, 
60,  64,  65,68. 

Il  y  a  deux  fortes  de  C/>«/.  313-  §  61. 
Le  Bief>  n'agit  fur  la  Volonté  que  par 
leDefir.  309.  $.46. 
Comment  on  peut  exciter  le  defir  du 
Biea.    309.  §.46,47. 
Souverain  Bieft  ,  en  quoy  il  confifte. 

3.8.  §.5Î- 
Bmhcttr,  cequec'eft.  305.  §.41. 


Quel  honbeur  les  hommes  recherchent. 
ib.  $.43. 

Comment  il  arrive  que  nous  nous  con- 
tentons d'un  bonheur  peu  étendu.  311. 
§.  5-9. 

C. 

CAPACITE'.  180.  (J.  3. 
Il  eft  utile  deconnoitre  l'étendue 
de  nos  CapncitcZ:.  3.  §.4.  Cette  con- 
noiiTance  eft  propre  à  guérir  du  Scepti- 
cifme  &  delaParefle.  6.  S.  6. 
Nos  capacitez,  font  proportionnées  à 
nôtre  Etat  prélent.  4.  $.5. 

Caufe,  ce  que  c'eft.   39-.  §.  1. 

Ce  qui  eft  ,  eft;  Maxime  qui  n'eftpas  re- 
çue avec  un  confentement  général, 
il.  §.4. 

Certu.'id:  :  elle  dépend  de  l'Intuition. 

673.    §■!• 

En  quoy  elle  confifte.  731.  Ç.  18. 
Certitude deVeùté.   740.  f.  3. 
Certitude  deConnoiffance.  ibid.  à  l'é- 
gard desSubftances,  on  ne  peut  trou- 
ver de  certitude  (\\.\t  dans  un  tort  petit 
nombre  de  Propofitions  générales.  751. 
§.13.  Et  pourquoy.  754.  §.  m. 
Où  l'on  peut  trouver  la  terttt.-ide.  756. 
§.  16. 

Certitude  verbale.  789.  §.  8.  Réelle. 
ibid. 

Connoiflance  fenfible,  la  plus  grande 
certitude  que  nous  ayions  de  l'cxiften- 
ce.  812.  §.2. 
Chaud  &  froid  ,  comment  la  fenfation  de 
ces  deux  chofes  eft  produite  par  la 
même  eau  dans  le  même  temps.  141. 

Cheveu,  comment  il  paroit  a  travers  un 
Microfcope.   359.  §.  11. 

Citatiofis,  combien  peu  l'on  doit  s'y  fier. 
8J-8.  §.  II. 

Clirté:  Elle  feule  empêche  la  confufion 
des  Idées.    166.  §  3. 

Ce  que  c'eft  qu'Idées  Claires  8i  obfcures, 
441.  §.z.  „      „      r 

CohibitioM ,  ce  que  c  eft.   iS  i .  § •  i  ■ . 

CoAre,  cequec'eft.   169.  §.  iz. 

CommefiCt'.ires  fur  les  Loix ,  pourquoy  in- 
finis   604.  §.9. 

Idées  CotKpIexes,  comment  on  les  forme. 
168.  §.6.  175-5-I- 

A 


I 


DES     MATIERES. 


A  l'égard  de  ces  Idées  l'Efpritefl:  plus 
quepaflif.   175.  §.  i,  i. 
Elles'  peuvent  être  réduites  à  ces  trois 
fortes  ,  Modes ,  Subjlames  8c  Relatio-zis. 

■Ï77.  §-3- 
Comparer  des  Idées,  ce  que  c'eft.  167.54. 
En  cela  les  Hommes  furpaflènt  les  Bê- 
tes, il'.  §.5. 
Idées  Citfsp/etcs.  4^7.  ^c.  Nous  n'a- 
vons point  d'idées  complètes  d'aucune 
EfpécedeSubftances.  461.  $.6. 

Compofer  des  Idées,  ce  que  c'elî.  168.  §  6. 
Il  y  a  parla  une  grande  d4fFérence  en- 
tre les  hommes  &  les  bêtes,  ib.  %.  7. 

Compter;  cequec'eft.   154.  ^  5. 

Les  noms  font  néceflaires  pour  compter, 
ibtd. 

Et  l'ordre.  137-  §•  7- 
Pourquoy  les  Enfans  ne  font  pas  ca- 
pables de  compter  de  bonne  heure ,  & 
pourquoy  quelques-uns  ne  peuvent  ja- 
mais le  faire,  tb. 

Confiance.  855.  §.6. 

Idées  confufes.  441.  6.  4. 

Confufon  d'Idées  en  quoy  elle  confifte. 
441.  $  5,6,7. 
Caufe  de  cette  confulion.  443.  §.7^8, 

Elle  eft  fondée  fur  un  rapport  aux 
noms  qu'on  donne  auxidées  446.  §  10. 
Moyen  de  remédiera  cette  confulion. 
447.  §  li. 
Con/ioijfance  :  elle  a  une  grande  liaifon 
avec  les  mots.  614.  §.2.1. 
Ce  que  c'eft  que  la  Cannoijj'ance.ôô  5  .§  1. 
Combien  elle  dépend  de  nos  Sens.  658. 

§  ^3- 

Connoijfance  a&aeWs.  66ç    §.8. 
Habituelle.  ibiJ. 

La  Cunnoijjame  habituelle  eft  double. 
670.  §.  9. 

Con»oij[arjce  intuitive.  673.  §.  i.  Eft 
lapins  claire,  tbtd.  Et  irrefiftible.  ib. 
CoKHoipince  démonftrarive.  674.  §.  z. 
TînUeConiioilfance  desvéritez  géné- 
rales eft  ou  intuitive  ou  démonftratire. 
681.  §  14. 

Celle    des  e^ifterces  particulières  eft 
fer-fitive.  683.  §  14. 
Les  Idées  r' aires  re  produifent  pas  tou- 
jours une  C'o;r/ioijfawe  claire,  ib.  §.15. 


Quelle  forte  de  Cùnfioijjànce  nous  avons 

de  la  Nature.   359    §.  li. 

Les  commencemens  &.  les  progrès  de 

la  CoriHoiJj'imce.    10.    §.  15,  16.     175. 

§.  15,  16,  17. 

Où  elle  doit  commencer.  199.  §•  2.?. 

Elle  nous  eft  donnée  dans  les  Facultez 

propi es  à  l'obtenir.   -5.  5-ii- 

La  Co:'i^oiJj':»ce  des  hommes  répond  à 

Vuhnc  qu'ils  font  de  leurs  Facultez. 

87   §  .1. 

Nous  ne  pouvons  l'acquérir  que  par 

l'application  de  nos  propres  Penfées  à 

la  contemplation  des  chofes  mêmes. 

«9-  §-i3. 

Etendue  de  la  Connoijfance  humaine. 

684.  f.i.es'.-. 

Nôtre  Connoiflancene  s'étend  pas  aii 

del .H  de  nos  Idées,  ibid. 

Ni  au  delà  de  la  perception  de  leur 

convenance  ou  difconvenance.  tb.  %.  ^. 

Elle  ne   s'étend  pas  à  toutes  nos  I- 

àéss.  ib.  §.  3. 

Moins  encore  à  la  réalité  des  chofes. 

685.  §6. 

Elle  eft  pourtant  fort  capable  d'accroif- 
fement,  fi  l'on  prenoit  de  bons  che- 
mins, ib 

Nôtre  connoijfance  d'Identité  ScdeDi- 
verfité  eftaullî  étendue  que  nos  Idées. 
691.  §  8. 

Nôtre  connoijjlmce  de  coëxiftence  eft 
fort  bornée,  ib.  §  9,10,11. 
Et  par  confequent  celle  des  Subftances 
l'eft  aulfi    695.  §.  14,  15,  16 
La  counoijpince  des  autres  relations  ne 
peut  être  déterminée    697    §.  18. 
Qjielle  eft  la  conn»iJJa»ce àsV exigence. 
703.  §.  zi. 

Où  c'eft  qu'on  peut  avoir  une  anneif- 
fance  certaine  &  univerfelle.  711.  5-^9  • 
756.  §.  16. 

Le  mauvais  ufage  des   Mots,  grand 
obftacle  à  la  Connoiffince,  714  '\  jo. 
Où  le  trouve  la  cunnoijj'aice  générale. 
71Ç.  §.31. 

Elle  ne  fe  trouve  que  dans  nos  penfées. 
751.  5.15. 

Rea'ité  de  nôtre  connoijjlince.  716. 
('ombien  eft  réelle  la  connoijfance  que 
nous  avons  des  ver  irez  Mathématiques. 
719.5.6.  Cccccc  i  Cel- 


TABLE 


Celle  que  nous  avons  de  la  Morale  eft 

réelle.  71^-  §-7-  ,  ,       „ 

Jufqu'où  s'étend  la  réalite  de  relie  que 

nous  avons  des  Subftances.  7  ^4-  §•,'  -• 
Ce  qui  fait  nôtre  Comotffanct  réelle. 
7,7.  §.}.&8. 

Confiderer  les  chofes  &non  les  noms 
des  chofes ,  moyen  de  parvenir  à  la 
connoijfance.  715.  §-15. 
Omnotffatice  des  Subftances  en  quoy 
elle  confifte.  746.  §■  10. 
Ce  qui  eft  néceflaire  pour  parvenir  à 
une  cofimijfaace  paflable  des  Subftan- 
ces.  /^iî.  §.  14. 

Comoijfanct  évidente  par  elle-même. 
756.  §.  1. 

La  counoiffance  de  l'Identité  &  de  la 
Diverfité  eft  aiiffi  étendue  que  nos 
Idées.  757.  §.4.  En  quoy  elle  confi- 
fte. ib. 

Celle  delaCoëxiftenceeft  fort  bornée. 
760,  §.5.  Celledes  Relations  des  Mo- 
des nel'eft  pastant.  761.  §.6. 
Nous  n'avons  aucune  connoij^mce  de 
i'exiftence  réelle,  excepté  nôtre  pro- 
pre exiftence  &  celle  de  Dieu. /i.  §.7. 
La  connoiffùTice  communes  par  desclio- 
fes  particulières.  774.  §.  n. 
Nous  avons  une  connoijfance  intuitive 
de  nôtre  propre  exiftence.  794.  §•  5. 
&  une  connoiflance  démonftrative  de 
l'exiftencedeDieu.  795.  §.  i- 
La  ConnoiJJhnie  ijue  nous  avons  par  le 
moyen  des  Sens  mérite  le  nom  de  con- 

noillànce.  813.  §.5. 

Comment  on  peut  augmenter  la  con- 

■Miffance.  8^4.  Ce  n'eft  point  par  le  fe- 

cours  des  Maximes,  ib.  §.  1 .  Pourquoy 

on  s'eft  figuré  cela.  ib.%.  2.. 

On  ne  peut  augmenter  la  ConnoifTance 

qu'en  déterminant  &  comparant  les  I- 

dées.  8i8.  §.6.  856.  §.14. 

Et  en  trouvant  leurs  rapports.  8  3  o.  §. 9. 

Par  des  Idées  moyennes.  836.  §.14. 

Comment  la  ConnoiiTance  peut  être 

perfedionnée  à  l'égard  des  Subftances. 

850.  §.  9. 

La  Conmijjance  eft  en  partie  néceflaire, 

&  en  partie  volontaire.  838.  §.  i,  z. 

Pourquoy  nôtre  Connoiflance  eft  fi 

petite:  841.  §.  z. 


CoKfcie;ice  y  c'eft  l'opinion  que  nou9  a- 
vons  nous-mêmes  de  ce  que  nous  fai- 
fbns.  44.  §.  8. 
Con-fcience  fait  qu'une  perfonne  eft  la 
mîme.  411.  §.  16.  Ce  que  c'eft.  109. 
%.   19. 

Il  eft  probable  qu'elle  eft  attachée  à  la 
même  Subftance  individuelle,  imma- 
térielle. 419.  §.15- 
Elle  eft  néceflaire  pour  penfer.    loc. 
§.  10, 1 1.  109. %.  19. 
ContempUtion ,   156.  § .  i . 
Convinance  &  difconvenance  de  nos  I- 
dées  divifce en  quatre  efpéces.666.§.5. 
Cor^s ,  nous  n'avons  pas  plus  d'idées  ori- 
ginales du  .Corps  que  del'Efprit.  36  j. 
§.  16. 

Quelles  font  ces  Idées  originales  du 
Corps.   565.  §.  17. 

L'étendue  ou  la  cohéfiondes  Corps  eft 
auill  difficile  à  concevoir  que  la  pen- 
fée  dans  l'Efprit.  568.  §.  13,  14,  15, 
2.6, 17. 

Le  mouvement  d'un  Corps  par  un  au- 
tre Corps ,  aufll  difficile  à  concevoir 
que  le  mouvement  d'un  Corps  par  le 
moyen  de  la  penfée.  371.  §.18. 
Le  Corps  n'agit  que  par  impulfion.  1 36. 
§.  II. 

Ce  que  c'eft  que  Cor/i;.  186.  §.  n. 
Couleurs,  Modesdes  couleurs.  1^9. §-4. 
Ce  que  c'eft  que  la  Couleur.  530.5. 16. 
Crainte,  ce  que  c'eft:.  169.  §.  10. 
Création.,  ce  que  c'eft.   391.  §.  i. 

Elle  ne  doit  pas  être  niée  parce  que 
nous  n'en  faurions  concevoir  la  ma- 
nière. 810.  §.  19. 
Croyance,  cequeceft.  84^.  §.3. 

Croire  fans  raifon  c'eft:  agir  contre  fon 
devoir.  890.  §.  14. 

D. 

DECISIF.   Les  plus  habiles  gens  font 
les  moins  dccififs.  851.  §.4. 
Définition  ,    pourquoy  l'on  fe  fert  du 
Genre  dans  la  Définition.  511.  §.  lo. 
Cequec'eftquela  Z?fj';»;r/ô».  511- §  6. 
Définir  les  mots  termineroit  une  gran- 
de partie  des  Difputes.  6^9.  §.15. 
DéiKc-riftration  ,  ce  que  c'eft.  6  -  5 .  §•  3 .  88  5 . 
§.1;. 

Elle 


DES     MATIERES. 


Elle  n'efl:  pas  fi  claire  quelaConnoif- 
fance  intuitive.  675.  §.4,6,7. 
La  connoiflance  intuitive  eft  néceflaire 
dans  chaque  degré  d'une  Démonjîra- 
tion.  677.  §.  7. 

La  Démonftration  n'efl:  pas  bornée  à  la 
Quantité.  678.  §.9. 
Pourquoy  on  a  fuppofé  cela.  679.5.10. 
Il  ne  faut  pas  attendre  une  démonftra- 
tion en  toutes  fortes  de  cas.  819.  §.  lo. 
Defcfpoir,  ce  que  c'eff.  169.  §.  11. 
Defir,  ce  que  c'eft.  167.  §.6. 

C'eft  un  état  où  l'Efprit  n'efl  pas  à  fon 
aife.   194.  §.  31,  51- 
Le  Defir  n'eft  excité  que  par  le  Bon- 
heur. 304.  §.41. 
Jufques  où.   335.  §.43. 
Comment  il  peut  être  excité.  3  09.  §.46. 
Il  s'égare  par  un  faux  Jugement.  310. 
§.  58. 
DiéîioHaires ,  comment  ils  devroient  être 

faits.  660.  §.25. 
Dieu  y  immobile  parce  qu'il  eft  infini. 
367.  §.  II. 

Il  remplit  l'Immenfité  auiTi  bien  que 
l'Eternité.   213.  §.3. 
Sa  durée  n'eft  pas  femblable  à  celle  des 
Créatures.  131.  §.12.. 
L'Idée  de  Dien  n'cll:  pas  innée.  70.  §.  8. 
L'exiftence  de  Dien  eft  évidente  &  fe 
préfentefans  peine  à  la  Raifon.  7 1.  §.g. 
La  notion  de  Dieu  une  fois  acquife ,  il 
eft  fort  apparent  qu'elle  doit  fe  répan- 
dre &  fe  conferver  dans  l'Efprit  \  des 
hommes.   73.  §.  10. 
L'Idée  de  Dien  vient  tard  &  eft  im- 
parfaite. 76.  §.15. 

Combien  étrange  &  incompatible  dans  . 
l'Efprit  de  certains  hommes.  77.  §.15. 
Les  meilleures  notions  de  la  Divinité 
peuvent  êtreacquifes  par  l'application 
de  l'Efprit.  79.  §.  16. 
Les  Notions  qu'on  fe  forme  de  Dieie 
font  ibuvent  indignes  de  luy.  77.  §. 
1 5, 16. 

L'exiftence  d'un  Dieu  certaine.    80. 
§.  16. 

Elle  eftaufTi  évidente  qu'il  eft  évident 
que  les  trois  Angles  d'un  Triangle  font 
égaux  à  deux  Droits.  tÈ>. 
L'exiftence  d'un  Dieit  peut  être  dé- 


montrée. 79c.  §.  1,  6. 
Elle  eft  plus  certaine  qu'aucune  autre 
exiftence  hors  de  nous.   797.  §.  6. 
L'Idée  de  Dieu  n'eft  pas  la  feule  preu- 
ve de  fon  exiftence.  799.  §.7. 
L'exiftence  de  Dtete  eft  le  fondement 
de  la  Morale  &  de  la  Théologie.  il>. 
Dieu  n'eft  pas  matériel.  804.  §.  ij. 
Comment  nous  formons  nôtre  idée  de 
Dieu.    377.   §.3,3,34. 
Faculté  de  diJcernerXts  Idées.  164.  §.i. 
Elle  eft  le  fondement  de  quelques  Ma- 
ximes générales,  ib. 
Dtfceurs,  ne  peut  être  entre  deux  hom- 
mes qui  ont  difîérens  noms  pour  défi- 
gner  la  même  idée,  ou  qui  défignent 
différentes  idées  par  un  même  nom. 
124.  §.  ç. 
DifpoJuioK.    348.   §.  10. 
Difputer:  l'art  de  difputer  eft  nuifible  à 
la  Connoiflance.  645.  §.6,7. 
Il  détruit  l'ufage  du  Langage.   624. 
§.  10,  II. 
Diffrites.,  d'où  elles  viennent.   198.  §.18. 
La  multiplicité  des  Difputes  doit  être 
attribuée  à  l'abus  des  mots.  634.  §.  22. 
Elles  roulent  prefque  toutes  fur  la  figni- 
fication des  mots.  646.  §.7. 
Moyen  de  diminuer  le   nombre  des 
Difputes.  793.  §.13.  Quand  c'eft  que 
nous  difputonsfurdes  mots.  ib. 
DtJÎMnce.   180.  §.  3. 
Idées  diflindes.  442.  §.  4. 
Divilibilité  delà  Matière,  eft  incompre- 

henfible.   376.  §.31. 
Douleur:  la  Douleur  préfente  agit  forte- 
ment fur  nous.   326.  §.64. 
Ufage de  la  ZJaa/e«r.   128.  §.4. 
Durée.    199.   §.  I,  2. 
D'où  nous  vient  l'idée  de  la  Durée, 
200.  §.  j,4,  î- 

Ce  n'eft  pas  du  mouvement.  207.5.  i^- 
Mefure  de  la  Durée.  208.  §.  17,  iR. 
Toute  apparence  périodique  réguliè- 
re. 209.  §.  19.  20. 

Nulle  de  ces  mefures  n'eft  connue 
pour  être  parfaitement  exade.  211. 
§.  II. 

'  Nous  conjeârurons  feulement  qu'elles 
font  égales  par  la  fuite  de  nos  Idées. 


§.  21. 


Cccccc  3 


Les 


TABLE 


LesMinnt-cs,  les  Jours,  &  lesAnntes 
Çs'f .  ne  font  pas  néceflaires  à  la  Durée. 
113.  §.  13. 

Le  changement  des  mefures  de  la  D;'.' 
rée  ne  change  pas  la  notion  que  nous 
en  avons.  114.  §•  i?- 
Les  niefurcs  cic  la  Durée  prifes  pour 
des  Révolutions  du  Soleil  ,  peuvent 
être  appliquées  à  la  Durie  avant  que 
le  Soleil  exiftàt.  114.  §•  14- 
Durie  Hins  commencement.  2.16.  5.  27. 
Comment  nous  mefurons  la  Durée. 
Z17.  §.  18, 19,  50. 

De  quelle  efpéce  d'Idées  fimples  eft 
compolée  l'idée  que  nous  avons  de  la 
Durée.   12.8.  §.9. 

Recipituiation  des  Idées  que  nous  a- 
vons  de  la  Durée,  du  Temps,  &  de 
l'Eternité.   119.  §.  31. 
La  Durée  &  l'Expanfion  comparées, 
iii. 

La  Durée  &  l'Expanfion  font  renfer- 
mées l'une  dans  l'autre.  131.  §.  li. 
1.3.  Durée  confideréé  comme  une  ligne. 
130.  §.  II. 

Nous  ne  pouvons  la  confiderer  fans 
fuccefllon.  151.  §.  n. 
Z);/rif//,  cequec'eft.  nz.  §.4. 


ECOLES  ,  en  quoy  elles  manquent. 
6ii.  §.6.  es'f. 

Ecriture,  les  interprétations  de  l'Ecritu- 
re Sainte  ne  doivent  pas  être  impofées 
aux  autres.  617.  §.  13. 

Ecrits  des  Anciens,  combien  il  eft  diffi- 
cile d'en  comprendre  exaftement  le 
fens.  616.  §.12.. 

Edncntion  ,  caule  en  partie  du  peu  de 
raifon  des  gens.  485.  §.  3. 

Effet,  cequec'eft.  390.  §•  i- 

EntendcmiHt ,  ce  que  c'eft.  176.  §.  ç. 
Semblable  à  une  Chambre  obfcure. 
174.  §.  17.  Quand  on  en  fait  un  bon 
ufage.  5.  5.  5.  C'eft  le  pouvoir  de 
penfer.  176.  §.  1.  Il  eft  entièrement 
pa!lif  à  l'égard  delà  réception  des  I- 
d:cs  iimples.  115.  §.15. 

Enthofijiafm'.  903.  Décrit.  906.5.6,7. 
Son  Origine.  905- §.5.  Le  fondement 


de  la  perfuafion  que  nous  avons  d'ê- 
tre infpirez  doit  être  examiné  &  com- 
mert.  908.  §.  10. 

La  force  de  cette  perfuafion  n'eft  pas 
une  preuve  fuflifante.  911.  §.  n,  13. 
EnthouliAfr/te  ne  parvient  point  à  l'évi- 
dence à  laquelle  il  prétend.  910.^.11. 

Envie,  cequec'eft.   2.69.  §.13. 

Erreur,  cequec'eft.  916.  §.  1. 
Caufesde  V Erreur,  th. 
I.  Le  manque  de  preuves.  917.5.1. 
z.  Le  défaut  d'habileté  à  s'en  fervir. 

9' 9-  §•  V 

3 .  Le  défaut  de  volonté  pour  les  faire 
valoir.  910.  §.6. 

4.  De  faufles  règles  de  probabilité. 
92.1.  §.7. 

Il  y  a  moins  de  gens  qui  donnent  leur 
afléntiment  à  des  Erreurs   qu'on  ne 
croit  ordinairement.   953.  §.  18. 
Efpace:  on  en  acquiert  l'idée  par  laveîic 
&  par  hattouchement.   180.  §.  z. 
Modifications  del'Efpace.  ;^.  §.4. 
Il  n'ert  pas  Corps.    186.  §.11,11,13. 
Ses   parties   font  infeparables.    187. 

§•   lî- 

L'Efpace eft  immobile.  188.  §.14. 
S'il  eft  Corps  ou  Efprit.   189.  §.  16. 
S'i!  eftSubilance  ou  Accident./^.  §.17. 
h' Efpace  ell:  infini.    191.  §.  11.    140. 
§.  4. 

Les  Idées  deV Efpace  &  du  Corps  font 
diftinétes.   195.  §.14.   196.5.17. 
L'Efpace  coiifideré  comme  un  folide. 
130.  §.  II. 

Il  eft  difficile  da  concevoir  aucun  Etre 
réel  vuide  d'Efp.tce.  ibid. 
Efpéce,  pourquoy  dans  une  Idée  com- 
plexe le  cliangement  d'une  feule  ide'e 
ilmple  eft  jugé  changer  l'Efpece  dans 
les  Modes  ,  &  non  pas  dans  les  Sub- 
ftances.  651.  §.19. 
VEfpéi.e  des  Ariimaux  &  des  Végétaux 
eft  diftinguée  le  plus  fuuvent  par  la 
Figure.  656.  §.19-  Et  celle  des  autres 
cliofes  par  la  Couleur.  jA.  &  57i.§.i9. 
L'Efpécc  eft  un  ouvrage  que  l'Enten- 
dement de  l'homme  forme  pour  s'en- 
tierenir  avec  les  autres Jiorames.  539. 
§.9. 

Il  n'y  a  point  d  efpéce  de  Modes  Mix- 
tes 


DES     MATIERES. 


tes  fans  un  nom.  H'^-  §•  h- 

Celle  àes  Subftances  eft  déterminée 

par  l'Eflence  nominale.    551.  §.  7,  8. 

55c.  §.  II,  15. 

Non  par  les  Formes  Subftantielles.  55^. 

§.  10. 

Ni  par  l'Eiîènce  réelle.    560.  §.  i8. 

565.  §.!,-. 

VEfpéce  des  Efprits   comment  peut 

être  diftinguée    5^5.  §.  11. 

il  y  a  plus  d'Efpéu's  de  Créatures  au 

deflus  denousqu'audedbus.  558.  §.12. 

Les  Efpe'ces  des  Créatures  vont  par  dé- 

grez  infenfibles.   $57.  §.  11. 

Ce  qui  eft  néceffaire  pour  faire  des 

Efp/ces  par  des  EfTences  réelles.  5  59. 

Ç.  14,  M-  ^''^ 

Les  Efpe'ces  des  Animaux  ne  fauroient 

être  diftinguées  par  la  propagation. 

563.  §.15. 

L'Ejpece  n'eft  qu'une  conception  par- 
tiale de  ce  qui  eft  dans  les  Individus. 
575.  §.52. 

C'eft  ridée  complexe  ,  fignifiee  par 
un  certain  nom  ,  qui  forme  VEfpc'ce. 

!(77-  §-5f-,  ^^  , 

L'homme  tait  les  Efpeces  ou  fortes,  ib. 
Mais  le  fondement  eft  dans  la  fimili- 
tude  qui  fe  trouve  dans  les  chofes. 
578.  §.  ,6,57. 

Chaque  Idée  abftraite  diftinde  confti- 
tuë  uneEfpéce  diftinfte.   5-9.  §.38. 
Efprit  :   l'exiftence  des  Efprits  ne  peut 
être  cori-fiuè.   811.  §.  11. 
On  ne  fauroit  concevoir  l'opération  des 
Efprits  furies  Corps.  711.  §.2,8. 
Quelle  connoiflance  \es  Efprits  ont  des 
Coi'ps.  658.  §.15. 

Comment  la  connoifTance  des  Efprits 
feparez  peut  furpaffer  la  nôtre.    161. 

§■  9- 

Nous  avons  une  notion  aulfi  claire  de 

la  fubftance  des  Efprits  que  de  celle 

du  Corps.   553.  §.  5. 

Conjecture  fur  une  manière  de  connoî- 

tre  par  où  les  Efprits  l'emportent  fur 

nous.  361.  §.  13. 

Quelles  idées  nous  avons  des  Efprits. 

564.  §.15. 

Idées  originales  qui  appartiennent  aux 
Efprits.   365.  §.  18, 


Les  Efprits  fe  meuvent.  ~^<'>6.^..  19,20. 
Idées  que  nous  avons  deV Efprit  &du 
Corps,  comparées.  367.  §.22,.    375. 

L'exiftence  des  Efprits  aufll  aifée  à 
recevoir  que  celle  des  Corps.  575. 
§•   51- 

Nous  ne  concevons  pas  comment  les 
Efprits  s'entre -communiquent  leurs 
penfées.  380.  §.  36. 
Jufques  ou  nous  ignorons  l'exiftence, 
les  Efpeces  &  les  propriétez  des  Ef- 
prits. 709.  §.  27. 

VEfprit  &  le  Jugement  en  quoy  ils  dif- 
férent. 165.  §.2. 

Efperaace,  ce  que  c'eft.  269.  §.9. 

Epnce,  réelle  &  nominale.  %iG.  §.55. 
La  fuppofition  que  les  Efpeces  font 
diftinguées  par  des  Efjemes  réelles  in- 
comprehenfibles,  eft  inutile.  5 17.  §.17, 
VEjfeme  réelle  &  nominale  toujours 
la  mémedans  les  Idées  fimples&dans 
les  Modes;  &  toujours  différente  dans 
les  fubftances.   518.  §.  18. 
Ejfeaces  comment  ingenerables  &  in- 
corruptibles.  519.  %.  19. 
Les  Efîènces  Spécifiques    des   Modes 
mixtes  /ont  un  Ouvrage  de  l'Homme 
&  comment.   553.  §.4,5,6. 
Qtïoy  qu'elles  Ibient  arbitraires  elles 
ne  font  pourtant  pas  formées  au  ha- 
zard.  536.  §.  7. 

EJfeiues  des  Modes  mixtes  pourquoy 3 
appelléesiVo/io»;.  541.  «j.  12. 
Ce   que  c'eft  que  ces   Eflences.    542. 
§■13, 14.  Elles  ne  fe  rapportent  qu'aux  ■ 
Efpeces.   548.  §.  4. 
Ce  que  c'eft  que  les  Epnces  réelles. 
550.  §.6.  Nousnelesconnoiflbnspas. 
5  5j-  §-9- 

Nôtre  Effence  fpecifique  des  Subftan- 
ces  n'eft  qu'une  coUeition  d'Idées 
fenfibles.  561.  §.  21. 
Les  Effèuces  nominales  formées  par 
l'E.rprit.  565.  §.25 
Mais  non  pas  tout-à-fait  arbitraire- 
ment. 569.  §.  28. 

Elles  font  d  ifiérentec  en  differens  hom- 
mes. <j66.  §.  26. 

Effences  nominales  des  Subftances  com- 
ment formées.  569.   §.28,  29.   Fort - 
dit-- 


T    AELE 


différentes,   575.  Ç.  ji, 

L'Ejjl'Uce  desÉfpéces  eft  l'idée  abftr.ii- 

te  dc'fignée  pav  un  certain  nom.   513. 

§.  II.  ^60.  i  19. 

C'eft  l'Homme  qui  en  eft  l'Auteur. 
515.  §.  14.  Elle  eft  pourtant  fondée 
fur  la   convenance  des   chofes.   514. 

Lsc  isj/i'»fe;  réelles  ne  déterminent  pas 

r.oi  ECpéces.  il>. 

Chaque  Idée  abftraite  diftinde,  avec 

un  nom  ,    eft  Vcffence  diftinéte  d'ur.e 

Efpéce  diftinéte.   51?.  §.14- 

Les  ejJcKce;  réelles  des  Subftances  ne 

peuvent  être  connue».  751.  §.12.. 

Ep>!tiel,  ce  que  c'eft.  546.  §.  1.  549. 
§.  j. 

Rien  n'eft  cfjentiel  aux  Individus.  548. 
§.4.  Mais  aux Efpéces.   550.  %.6. 
Ce  que  c'eft  qu'une  différence  eflen- 
tJelle.  549.  §.  ?., 

Etendue ^  nous  n'avons  point  d'idée  di- 
ftinfte  de  la  plus  grande  ou  de  la  plus 
petite  étendue.  4^0.  §.  i6. 
L'Etendue  du  Corps  eft  incomprehcn- 
fible.  568.  §.15,  ^c. 
Xa  plupart  des  dénominations  prifes 
du  Lieu&der£?f«^«<r  font  Relatives. 
594.  §.  ^. 

V Etendue  &le  corps  n'eft  pas  la  mê- 
me chofe.   i8f>.  §.  II.  ijfc. 
La  Définition  de  \' Etendue  ne  fignific 
rien.   188.   §.  15. 

'L'Etendue  du  Corps  &  de  l'Efpace 
comment  diftinguée.   115.  §.5. 

Veritez  éternelles.  811.  §.  14. 

Eternité  ,  d'où  vient  que  nous  fonimes 
fujets  à  nous  embarrafler  dans  nos 
raifonnemens  iur  l'Eternité. 450. §.15. 
D'où  nous  vient  l'idée  de  XEternité. 
116.  §.  17. 

On  démontre  que  quelque  chofcexifte 
de  toute  éternité.  116.  §.  17. 

Etres  :  Il  n'y  en  a  que  de  deux  fortes. 
800.  §.  9. 
"L'Etre  Eternel  doit  être  penfant.  ib. 

Evident:  Propofitions  évidentes  par  el- 
les-mêmes ,  où  l'on  peut  les  trouver. 
7^7.  §.4. 

Elles  n'ont  pas  befoin  de  preuve  & 
n'en  reçoivent  aucune.  780.  §.19. 


E.rijJeitce  ,  idée  qui  noua  vient  par  Scn- 
fation  Se  par  Reflexion.  130.  §.7. 
Nous  connoifTons  nôtre  propre  exi- 
flcMce  intuitivement.  794.  §.  3.  Et 
nous  n'en  faurions  douter.  796.  %.  t.. 
Vexijhnce  des  chofes  créées  ne  peut 
être  connue  que  par  nos  Sens.  8  ii .  ').  i . 
L'cxi^'ît'ai.tf  pafTée  n'eft  connue  que  par 
le  moyen  delaMemoire.  810.  §.  11. 

Expa'.Jion  eft  fans  bornes.   2.2.1.  %.  2.. 

V  Expérience  nous  aide  fou  vent  dans  des 
rencontres  où  nous  ne  penfons  point 
qu'elle  nous  foit  d'aucun  fecours.  i^i- 
5.8. 

Extafe ,  ce  que  c'eft.  16 1-  §.  i . 

F. 

FAcULTF.z  de  l'Eforit,  les  premières 
exercées.   171.  §.  14. 

Elles  nç  font  que  des  Puiflances.  2.85. 

§.  7-  ^ 

Elles  n'opèrent  pas  l'une  fur  l'autre. 

184.  §.  18.  18,-.  §.  2.0. 
Faire  ^  ce  que  c'eft.   391.  §.  1. 
fauf'té.  757.   §-9. 

Eer,  de  quelle  utilité  il  eft  au  Genre  Hu- 
main. 835'  §.  II. 
Flaire.  181.  §.5.    Elle  peut  être  variée 

àl'infini.   i8z.  §.6. 

Difcoursjîg.'^r/,  abus  du  Langage.  641. 

§•  34- 
Fini  &  infini  ,  Modes  de  la  Quantité. 

259.  §.  i. 

Toutes  les  Idées  pofitives  de  la  Qann- 

tité  font  finies.   144.  §.8. 
Formes  :    les  firmes  fubftantielles  ne  di- 

ftinguent  pas  l'Efpéce.   564.  §.  14. 
Foy  &  Opinion  ,  entant  que  diftinguées 

de  la  connoiflance ,  ce  que  c'eft.  3.5.3. 

Comment  la  Foy  &  la  Connoiifance 

différent.  845.  §.5. 

Ce  que  c'eft  que  la  Foy.    861.   §.  14. 

Elle  n'eft  pas  oppofée  à  laRaifon.8gD. 

§.  14. 

LoiFcrdc  laRaifon.  891. 

La  Fo\  confiderée  par  oppofition  à  la 

Raifon  ce  que  c'etE  lè.   §.  2.. 

La  Fov  ne  fauroit  nous  convaincre  de 

quoy  que  ct*  foit  qui  foit  contraire  à 

nôtre  Railbn.  896.  §.  j,6,8. 

Ce 


i 


DES     MATIERES. 


Ce  qui  eft  Révélation  divine  eft  la 
feule  cliofequifoitane  matière  de /è/- 
»98,  §.6. 

Les  choies  au  defTiis  de  la  Raifon  font 
les  feules  qili  appartiennent  propre- 
ment à  la  Foy.  899.  §.  7. 
Proporitions/r^Ww.  781. 
Difcours/r«W«.  790.  §.9,10,11. 


GENERAL,  Connoiflance  genérak , 
ceqiiec'eft.  715.  §.  51. 

On  ne  peut  lavoir  il  les  Propofitior.s 

générales  font  véritables  qu'on  ne  con- 

noilîèl'eflencedel'Efpéce.  740  §.4. 

Comment  fe  font  les  termes  généraux. 

^08.   §.6   7,8. 

La  généralité  appartient  feulement  aux 

lignes.   511.  §.  II. 
Génération ^  ee  que  c'eft.    391.  §.  1. 
Genre  &   Efpéce  ,  Ce  que  c'eft.     515. 

§.  I.. 

Ce  ne  font  que  des  mots  dérivez  du 
Latin  qui  lignifient  ce  que  nous  appel- 
ions vulgairement /wY«.  546.15.  i. 
LeGt'^rf  n'eft  qu'une  conception  par- 
tiale de  ce  qui  eQ  dans  les  Efpéces. 
Î7Î-  $•  52- 

Le  Genre  &  l'Efpece  font  des  idées 
adoptées  au  but  du   Langage.    576. 

§•  33-  , 

On  n'a  formé  des  Genres  &  des  Efpé- 
ces que  pour  avoir  des  noms  généraux. 

579.  §.  59. 
Genti/hmmes ,  ne  devroientpas  être  igno- 

rans.  910.  §.6. 
G/ace  Se  Eau  fi  ce  font  des  Efpéces  diftin- 

ftes.  558.  §.  15. 
Goût,  fesModes.  159.  §.5. 


H 


H. 


A'B  I T  u  D  E ,  ce  que  c'eft.  548.  §. 


Les  aftions  habituelles  fe  font  fouvent 
en  nous  fans  que  nous  y  prenions  gar- 
de. 153.  §.  10. 

Haine,  ce  que  c'eft.  2.67.  §.5, 

Hijloire ,  quelle  hiftoire  a  plus  d'autori- 
té. 850,  §.  II. 


Homme  ,  il  n'eft  pas  la  produdioB  d'un 
hazard  aveugle.  797.  Ç.  6. 
L'Eflènce  de  Y  homme  eft  placée  dans 
fa  figure.  72.9.  ,§.  16. 
Noas  ne  connoiflons  pas  fon  eflence 
réelle.  547.  §.5.  561.  §.  22..  266.  §. 
2.6. 

Les  bornes  de  l'Efpece  humaine  ne 
H^nt  pas  déterminées.  568.  $.2.7. 
Ce  qui  fait  le  même  HoMme  Indivi- 
duel. 415.   i^.  iî.  41^   §.  29. 
Le  même  hortinse  peut 'être  différentes 
perfonnes.  415.  §.  21. 

Honte ^  cecuec'ert.  270.  Ç.  17. 

Hypothefes ,  leurufage.  8 3 5. §.15. 

NIauvaifes   conféquences    des    faufles 
Hypothefes.  925.   §.  11. 
Les  Hypothèses  doivent  être  fondées  fur 
des  points  de  fait.  'loo.  §.  10. 

I. 

IDe'e.  Les  Idées  particulières  font  les 
premières  dansl'Efprit.  762.  §.  9. 
Les  Idées  générales  Ibnt  imparfaites, 
ibid. 
Idée,  ce qne c'eft.  8.  Ç.  8.    i34.§  8. 
Origine  des  Idées  dans  les  Énfans.  67. 
•§.2.  76.  §.13. 

Nulle  idée  n'eft  innée.  80.  §.  17.  Par- 
ce qu'on  n'en  a  aucun  fouvenir.    83. 

.§.      20. 

Toutes  les  Idées  viennent  de  laSenfa- 
tion  &  de  la  Reflexion.  94.  §.  2. 
Moyen  de  les  acquérir  qui  peut  être 
oblèrvé  dans  les  Enfans.  96.  §.6. 
Pourquoy  quelques-uns  ont  plus  d'/'- 
dées,   &  d'antres  moins.  97.  §.7. 
Idées  acquifes  par  Reflexion  viennent 
tard,  &  en  certaines  gens  fort  impar- 
faitement. 98.  §.  8. 
Comment  elles  commencent  &  aug- 
mentent dans  les  Enfans.  III.  §.  21, 
22,  23,  24. 
Idées  qui  nous  viennent  par  les  Sens.  117. 

§  I- 

Elles  manquent  de  noms.   118.  §.  2. 
Idées  qui  nous  viennent  par  plus  d'un 
Sens.   125. 

Celles  qui  viennentpar  Reflexion.  1 25. 
■   «.  I.   Par  Senfation  &  par  Réflexion. 
126. 

Dddddd  Idé^ 


TABLE 


Tdc'ei  doivent  être  diftinguées  entant 
qu'elles  font  dans  l'Efprit  &  dans  les 
chofes.  134.  §.  7. 

Quilles  fontles  premières  Idées  qui  fe 
prcfententà  l'Efprit,  cela eft acciden- 
tel. &  il  n'importe  pas  deleconnoître. 

150-  §.7-  ^  ,      , 

Idt'cs  de  Senfation  fouvent  altérées  par 
le  Jugement.  1 5  2.  §  8.  Particulièrement 
celles  delà veùe.   151.  §.9, 
idc'cs  de  Fveflexion.  171  5.  14. 
Les  hommes  conviennent  fur  les  Idées 
fimples.   198.  §  iS. 
Les  Idées  fe  fucce.ient  dans  nôtre  Ef- 
prit  drnis  un  certain  degré  de  viceflc. 
a.04.  §.  9- 

Elles  ont  des  digrez  qui  manquent  de 
.  noms.  2.59.  §.  6. 
Pourc,uoy  quelqnes-unesontdes  noms, 
&  d'autres  n'en  ont  pas.   i6o.  §.  7. 
/■:'/«  originales.   35S.  §-75- 
Toutes  les  Idées  complexes  peuvent 
Êtrereduites  à  dea  Idées  fimples.  345. 

5  9- 

Quelles  Idées  fimples  ont  é:e  le  plus 

modifiées.  347-  §•  10. 
Nôtre  idée  complexe  de  Dieu  &  des 
Efprits  commune  en  chaque  chofe  ex- 
cepté l'Infinité.   379.  §-36 
Jticcs  claires  &'  obfcures.  441 .  §.  i.  Di- 
ftipaes  &cûnfufes.  442.  §.4. 
Des  Idt'cs  peuvent  être  claires  d'un  cô- 
té &  obfeures  de  l'autre.  448.  §.  15. 
/iî/âv  réelles  &  cb.imeriques.  454.  §.i. 
Les  Idées  iiniples  font  toutes  réelles, 
ih.  §.  1.  Et  complètes.  4'i8.  §.  2.. 
Quelles  idées  de  Modes  mi.xtes  font 
chimériques    456.  §.4. 
Quelles  idées  de  Subftauces  le  font  aufîi. 

4W  §  ^         ,         „  ,  ., 

Des  Idées  complètes  &  incomplètes,  lu. 
§.i. 

Comment  on  dit  que  les  idées  font 
,    dans  les  chcfes.  458.  §.  i. 

Les  Modes  font  tous  des  idées  complè- 
tes. 459.  §  3. 

Hormis  quand  on  les  confidére  par  rap- 
port aux  noms  qu'on  leur  donne.  461. 

§•4- 

Les  Idées  des  Subftances  font  incom- 
plètes. 461.  §.6.     I.  Entant  qu'elles 


fe  rapportent  à  des  cfTences  réelles. 
465.  «^.7.  II.  Entant  qu'elles  fe  rap- 
portent à  une  colleétion  d'Idée;  fim- 
ples. 461^.  §.  8. 

Les  Idées  fimples  font  des  copies  par- 
faites   4(^9.  §.  II. 

Les  Idées  des  Subfiances  font  des  copies 
imparfaites.  469.  §.  ij.  Celles  des 
Modes  font  de  parfaits  Archétypes. 
ii^.  §.  14. 

Idées  vrayesou  faufles.  471. §..i. Quand 
elles  font  faufiès.  481.  ^.  zi,  zt,  13, 

Confiderées  comme  de  fimples  appa- 
rences dans  l'Efprit  ,  elles  ne  font  ni 
vrayes  ni  faufles.  471.  §.3.  Confide- 
rées par  rapport  aux  Idées  des  autres 
h.ommes ,  ou  à  une  exifcence  réelle ,  ou 
à  des  Eflénces  réelles  ,  elles  peuvent 
être  vrayes  ou  faufles.  471.  §.4,  5. 
Raifon  d'un  tel  rapport.  475.5.6. 
Les  Idées  iimples  rapportées  aux  Idées 
des  autres  hommes  !bnt  le  moir.s  fu- 
jettes  à  être  faufiès.  474.  §.  9.  Les 
complexes  font  à  cet  égard  plus  lu- 
jettes  à  être  faufles,  &  fur  tout  celles 
des  Modes  Mixtes.  475.  §.  10, 11.. 
Les  Idées  fimples  rapportées  à  l'exi- 
ftence  fonttoutes  véritables.  476.  §  14. 
Quand  bien  elles  feroient  différentes 
en  difterentesperfonnes.  477.  %  i^. 
Les  Idées  complexes  des  Modes  font 
toutes  véritables.  479.  §.  17.  Celles 
des  Subllances  quand  faufles.  48e. 
§  18. 

Quand  c'eft  que  les  Idées  font  jufies 
ou  fautives.  484.  §  i6 
Idées  qui  nous  manquent  abfolument. 
7C4.  §.15.  D'autres  que  nous  ne  pou- 
vons acquerirà  caufe  de  leur  éloigne- 
ment    705.  §•  24.  Oa  à  caufe  de  leur 
petitefTe.  707.  §,  if. 
Les  Idées  fimples  ont  une  conformité 
réelle  avec  les  chofes.    718    §.4.     Et 
toutes  les  autres  Idées  excepté  celles 
des  SubRances.    718.  §.5. 
Les  Idées  fimples  ne  peavent  point 
s'acquérir  par  des  mots  &  des  défini- 
tions. 516.  §.  II.  Mais  feulemeiit par 
expérience.   519.  §•  14- 
Idées  des  Modes  mixtes ,   ponrquoy 
les 


les  plus  complexes,  h--  §•  i?- 
Idées  fpecifiques  des  Modes  mixtes, 
comment  formées  au  commencement  ; 
exemple  dans  les  mots    Kmneah  Se 
NioHpb.   584.   §.  44,  45.    Celles  des 
Subftances  comm'?H  formées  ,  exem- 
ple pris  du  mot  Za^^^.   586.  §.46. 
Les  Idées  (impies  &   les   Modes  ont 
toutes   des  noms    abftraits  auffi  bien 
que  concrets.   596.  §.  1. 
Les  Idées  des  Stibllances  ont  à  peine 
aucuns  noms  concrets.   596.  §.1.    El- 
les font  différentes  en  différentes  per- 
fonnes.  607.   §.15. 
Nos  Idées  font  prefque  toutes  relati- 
ves. 175.  §.5. 

Comment  de  caufes  privatives  on  peut 
avoir  des  Idées  pofitives.  155.  §.4. 

Identique  :  Les  Propofitions  Identiques 
n'enfeignent  rien.  781.  §.  z. 

Identité  n'eft  pas  une  Idée  innée.  67.  §.  5 , 

4  ï- 

/i^Ki/fo' & diverfité.   596. 
Enquoy  confiite  V Identité ô^\\xiQ  Plan- 
te. 399.  §.4. 

Celle  des  Animaux.  400.  %.<,. 
Celle  d'un  îiomme.  401.  §.6. 
Unité  de  lubftance  ne  conftituë  pas 
toujours  la  même  idée.  401.  §.  7.  406. 
§.  II. 

Identité  perfonnelle.  40;.  §.  9.  Elle 
dépend  delamème  Con-lcience.  405. 
§.  10. 

Une  exiftence  continuée  fait  l'Identi- 
té. 425.  §.  19. 

Identité  &  diverfité  dans  les  Idées, 
c'en  la  première  perception  del'Efprit. 
666.   §.4. 

Ignorance:  nôtre  Ignorance  furpaflè  infi- 
niment nôtre Connoiflance.  703.  §.11. 
Caufes  de  l'Ignorance.  704.  %.  1.1. 
I.  Manquer  d'Idées,  ib.  %.  13. 
i.  Ne  pas  découvrirla  connexion  qui 
efi:  entre  les  Idées  que  nous  avons.  710. 
§.  i8. 

}.  Ne  pas  fuivre  les  Idées  que  nous 
avons.  71 }.  §.50. 

Imaginât  ton.   162..  §.8. 

Imbeci/les  Se  Fous.   171.   §.11,15. 

Itfimeujité.   i8i.    §.4.    Comment  nous 
vient  cette  Id&.  140.  §.  3. 


DES     MATIERES. 

Immoralitez.  de  Nations  entières.   44.  §. 


9,10. 

Immortalité:  elle  n'eft  pas  attachée  à  au- 
cune forme  extérieure.  717.  §.  15. 

Impénétrabilité.   119.  §.  i. 

Impojition  d'opinions  déraifonnable.851. 

^  §-4- 

//  efl  Impossible  qu'une  même  chofe  fait 
^ne  foit  pas  ;  ce  n'eft  pas  la  prémiéra 
chofe  connue.    31.  %■  2.^. 

Impiijft/'ihté,  ce  n'eft  pas  une  idée  innée. 
67.  §.  ,. 

Imprcffion  rurl'Efprit,cequec'eft.ri.§.  •{. 

Incompatibilité,  jufqu'oû  peut  être  con- 
nue. 69J.  §.  I  j. 

Idées  incomplètes.  4^7.   §.  i. 

Individitatioais  Principmm ,  fon  exiften.» 
ce.  398.  §.  5. 

Inférer.,  cequec'eft.   863.  §.  i. 

/^jÇ«;,  pourquoy  l'Idée  de  l'Infini  ne  peut 
être  appliquée  à  d'autres  Idées  audi 
bien  qu'à  celles  de  la  Quantité,  puif- 
qu'elles  peuvent  être  répétées  aulu  fou- 
vent.   241.  §.'6. 

Il  faut  diftinf^^uer  entre  l'idée  de  l'In- 
finité de  l'Efpjce  ou  du  Nombre,  & 
celle  d'un  Efpace  ou  d'un  Nombre  in- 
fini.  245. ^§.7. 

Nôtre  Idée  de  V Infini  eft  fortobfcure. 
244.   j.  8. 

Le  Nombre  nous  fournit  les  Idées  les 
plus  claires  que  nous  puilTions  avoir  de 
l'Infini.   146.  §.9. 

Nôtre  Idée  de  l'Infini  eft  une  Idée  qui 
grofllt  toujours.   148.5.  12. 
Elle  eft  en  partie  pofitive  ,  en  partie 
comparative   &  en   partie   négative. 
250.  §.  i^. 

Pourquoy  certaines  gens  croyent  avoir 
une  idée  d'une  Durée  i>?finie,  &  non 
d'un  Efpace  mfini.  255.  §.20. 
Pourquoy  les  Difputes  fur  I'/»/?»/ font 
ordinairement embarraflées.  257.5.  21. 
4<o-  §-i5- 

Nôtre  Idée  de  V Infinité  a  fon  orio-ine 
dans  laSenfation  &  dans  la  Reflexion. 
257.  §.  22. 

Nous  n'avons  point  d'Idée  pofitive  de 
VInfini.   248.  §.13.  450.  §.  16. 

Infinité,  pourquoy  plus  Communément 
attribuée  à  la  Durée  qu'à  l'Expanfion. 
i2}.§. 4.  Dddddd  2      Corn- 


T     A    B 

Comment  nous  l'appliquons  à  Dieu. 
z-38.  §.  1. 

Comment  uous  acquerocs  cette  iciee. 
ibid. 

L'Infinité  du  Nombie,  de  la  Durée  & 
de  l'Efpace  confiderée  en  différentes 
manières.   146.  §.  10,  11. 
Veritez /aa/w  doivent  être  les  premières 
connues.   '■,}■%■  2.6. 
Principes  lymcz^  font  inutiles  il  les  hom- 
mes peuvent  les  ignorer  ou  les  révo- 
quer en  doute.   50.  §.  I}. 
Principez  tune-::,  que  propofe  Mylord 
Herbert^  ex.iminez.   54.  §.  i5,^f. 
Régies  de  Morale  mnecs  Ibnt  inutiles  , 
Jî  elles  peuvent  être  effacées  ou  alté- 
rées.   59.    §.  iO. 

Propoiîtions  in::c:s  doivent  être  diftin- 
guées  des  autres  par  leur  clarté  &  par 
leur  utilité.  86.  §.  n. 

La  Dodrine  des  Principes  inncu  eft 
d'une    dangereufe   conféquence.    90. 

§■  -4- 
injHtétuds  détermine  feule  la  volonté  a 
une  nouvelle  aition.    292..  §.  19,  31, 

Pourquoy  elle  détermine  la  Volonté. 

199.  §.  36,  57. 

Caufes  de  cette  Inquiétude.   319.  §•  5'", 

hjlant,  cequec'eft.   205.  §.  10. 

Intuitif:   ConnoiiTance  intuitive.    673. 
§•1. 

Ne  reçoit  aucun  doute.  675.  §.  4. 
Elle  conftituë  nôtre  plus  grande  cer- 
titude.   884.  §.  14. 

Joye.    268.  §;7. 

Juî^ement,  en  quoy  il  confiHe  principa- 
lement. 165.  §.2.  887.^.16. 
Faux  Jugemcus  des  hommes  par  rap- 
port au  bien  &au  mal.   322.5.60. 
Jtigc:ncKt  droit.  843.  §.4. 

Une  Caufe  des  faux  Jugemc/is  des  hom- 
mes. 850.  §.  3. 


F  Angages,  pourquoy  ils  changent. 

J/     544-  §-7-  ,  ■, 

En  quoy   conhUe  le  Langage.   496. 

§•1,1,3. 


L     E 

Son  ufage.  556.  §.7.   Double  ufagç. 
598.  §.  I. 

Ses  Imper feârions.  597. §.i. 
L'utilité  du  Langage  détruite  par  la 
fubtilitédesDifputes.  624.  §.  10,  n. 
Enquoyconllftelafin  ùnLintgage.  6^-j. 
§.  23.   501.5.2. 

Il  n'eft  pas  aifé  de  remédier  à  fes  dé- 
fauts. 643.  §.  2. 

Ilferoit  néceflaire  de  le  faire  pour  phi- 
lofopher.  644.  §.  3,4, 5,6. 
N'employer  aucun  mot  lans  y  attacher 
une  idée  claire  &  dilbnifte  eft  un  des 
remèdes  aix  irnperfedions  du  La/igage. 
647.  §.  8  9. 

Se  fervirdes  mots  dans  leurufage  pro- 
pre, autre  remède.  649.  §.  n. 
Faire  connoitre  le  fens  que  nous  don- 
nons à  nos  paroles  5  autre  remède  6  jo. 

§.  I2. 

On  peut  faire  connoitre  le  fens  des 
mots  à  l'égard  des  Idées  limples  en 
montrant  ces  Idées.  651.  ^.13.  Dans 
les   Modes    mixtes  en  définiflant   les 
mots.  652.  §.J5.  EtdanslesS'jbftan- 
ces  en  montrant  les  chofes  &  en  dé- 
finiffant  les  noms  qu'on  leur  donne. 
655.  §.19,21. 
Langage  ■ÇïO^ïS.   505.  §.8. 
Langage  intelligible,  ibid. 
Liberté' ,  ce  que  c'eft.  277.  §.  8,  9,  to, 
II,  1 2. 

Elle  n'appartient  pas  à  la  Volonté. 
281.  §.  14. 

Ls  Liberté  n'eft  pas  contrainte  lorf- 
qu'elle  eft  déterminée  par  le  refultat 
de   nos   propres    délibérations.     311. 

§•47-48.  49' 'î^- 

Elle  eft  fondée  iur  un  pouvoir  de  fuf- 

pendre  nos  dellrs  particuliers.  ii>.  §.47, 

La  L  iberte  n'appartient  qu'aux  Agents . 

285. §.19. 

En  quoy  elleconfifte.  191.  §.  27. 
Libre  ^  julqu'où  un  homme  eft  libre.  287. 

§.21. 

L'Homme  n'eft  pas  libre  de  vouloir 

ou  de  ne  pas  vouloir.  287.  §.  22,  25, 

24. 
Libre  arbitre ,  la  Liberté  n'appartient  pas 

à  la  Volonté.  281.  §•  14- 

En 


DES     MATIERES. 


f,n  quoy  confiée  ce  qu'on  nomme  L/- 

bre Arbitre.    310.   §.47. 
Lieu.   182..  %.  7,  8. 

Ufage  du  Lieu.   184.  §.9. 

Ce  n'eft qu'une  pofition  relative.   185. 

§.  10. 

On  le  prend  qnelquefois  pourl'Efpace 

que  remplit  un  Corps,  ib. 

Le  Lieu  pris  en  deux  fens.   1^5.  §.6,7. 
Lorsque  a   introduit  l'obfcurité  dans  le 

Langage.    62.2.    §.  6.    Et  a  arrêté  le 

progrès  delà ConnoiiFance.  611.  §.7, 

Loy  de  la  Nature  généralement  recon- 
nue. 41.  §.  6. 

Il  y  a  une  telle  Loy,  quoy  qu'elle  ne 
foit  pas  innée.  52..  §.1?. 
Ce  qui  la  tait  valoir.  42.8.  §.6. 

Lumière  :  Détinition  abiurde  de  la  Lur 
miére.   52.4.  §•  10. 


M. 


M  Al,  ce  que  c'eft.  305. §.42.. 
Marti» ÇAhbé  de  S.)   567.  §.16. 
Mathématiques ,  quelle  en  eft  la  Métho- 
de. 8x9.5.7. 
Comment  elles  fe  perfeftionnent.  837. 

Matière  incomprehenfible  dans  fa  colie- 
fion  &dans  fadivifibilité.  368.  §.23, 
^c. 

Ce  que  e'eft  que  la  Matière.  6 18.  §.  1 5 . 
Si  ellepenfe,c'eiT:  ce  qu'on  ne  fait  pas. 
686.  §.6. 

Elle  ne  fauroit  produire  du  mouve- 
ment ,  ni  aucune  autre  ctofe.  Soi. 
§.  10. 

La  Matière  &  le  Mouvement  ne  fau- 
roient  produire  la  penfée.  ib. 
La  Matière  n'eft  pas  éternelle.  8c8. 
§.  18. 

Maximes.   756.  §.  r,  i3c. 

Ne  font  pas  feules  évidentes  parelles- 
'     mêmes.  757.  §.3. 

Ce  ne  font  pas  les  Veritez  les  premiè- 
res connues.  762.  §.9. 
Ni  le  fondement  de  nôtre  Connoiiîan- 
ce.  763.  §.  10. 

Comment'formées.  82.4.  §.3. 
En  quoy  confifte  leur  évidence.  765, 
§.  10.  885.  §.  14. 


Pourquoy  les  plus  générales  PropoC- 
tions  évidentes  par  elles-mêmes  paf- 
fent  pour  des /17rfjr»^»«.  766.  %.\\. 
Elles  ne  fervent  ordinairement  de 
preuve  que  dans  les  rencontres  où  l'on 
n'a  aucun  befoin  de  preuve.  777, 
§•  M- 

Les  Maximes  font  depeud'ufage  lorf- 
que  les  termes  font  clairs.  778.  §.  16. 
19.  Et  d'un  ufage  dangereux  lorfque 
les  termes  font  équivoques.    77 j.  §, 

12,^ lO. 

Qiiand  les  Maximes  commencent  d'ê- 
tre connues.   15.  §.  9,  12,,  13.  p.  i,^. 
§.  14.  p.  2.1.  §.  16. 
Comment  elles  fe  font  recevoir.  2.C. 

%.  2.1,  Zl. 

Elles  font  faites  fur  des  Obfervations 
particulières.   2-.  §.2.1. 
Elles  ne  ibnt  pas  dans  l'Entendement 
avant  que  d'être  aftuellement  connues . 
z8.  %.  zz. 

Ni  les  termes  ni  les  idées  qui  les  com- 
pofenf  ne  font  innées.   z8.  §.  Z5. 
Elles  font  moins  connues  aux  Enfans 
&  aux  gens  fans  lettres.   34.  §.17. 
Ce  qui    nous  paroit  meilleur    n'eft  pas' 
une  Régie  pour  les  aétions  de  Dieu 

75.    §.IZ. 

MerKoire.   157.   §.  z. 

L'Attention,  la  Répétition,  le  Plai- 
fir  ,  &  la  Douleur  mettent  des  Idées 
dans  la  mémoire.  158.  §.3. 
Différence  qu'il  y  a  dans  la  durée  des  - 
idées gravées  dans  la  Mémoire.  158- 
§-4'5- 

Dans  le  reffouvenir  l'Efprit  efl  queî- 
qnefois  adif ,  &  quelquefois  paifif. 
160.  §.7. 

NécelFité  de  la  Mémoire.  161.  §.  8.  fes 
défauts,  ib.  §.  8.  9. 
Mémoire  dars les  Bêtes.  i6j.  §.  10. 

Menagiana  cité.    ^67.  §-  z6. 

Metaphyji-jue  &  Théologie  de  l'Ecole, 
font  pleines  de  Propofitions  qui  n'in-- 
ftruifent  de  rien.   791.  §.9. 

MdiM'ie  qu'on  employé  dans  les  Mathé- 
matiques. 8z8.  §.  7. 

Minutes,  heuies,  jours  ne  font  pas  né- 
ceflaires  à  la  durée.  Z13.  %:  ix. 

Miracles,  fur  qoel  fondement  on  dofme- 
Dddddd  -^  foo' 


A 

86: 


BLE 


•fon  corfentemcnt  aux  Miracles. 

§.15. 
Mifere,  ce  que  c'eft.  505.  §.41. 
Modes:  Modes  mixtes.   340.  §.  i. 

Ils  font  formez  par  l'Efpiit.   341.  §.1. 

On  en  acquiert  quelquefois  les  idées 

par  l'explication  de  leurs  noms.  341. 

§•?• 

D'où  c'eft  qu'un  Mode  Mixte  tire  fon 

unité.   341.  §.  4. 

Occafion  des  Modes  mixtes.    3  4  5 .  §•  5  • 

MoJ'.s  mixtes  ,  leurs  idées  comment 

acquifes.  345.  §.  9. 

Modts   fimples   &  complexes.     177. 

Modes  Ç\mp'<ef,.    179.  §.  i. 
Modes  du  Mouvement.   158.  §.  z. 
Moral  :  ce  que  c'eft  que  le  bien  &  le 
Mal  moral.  417.  §.  5. 
Trois  Régies  par  011  les  hommes  ju- 
gent de  la  ReAitude  Morale.  42.8.  §.  6. 
Etres  wo?-i7».v  comment  fondez  fur  des 
Idées  fmiples  de  Senfation  ou  de  Re- 
flexion. 454.  §.  14, 1 V 
Régies  Morales  ne  font  pas  évidentes 
par  elles-mêmes.   41.  §4. 
Diverfité  d'opinions  fur  les  Régies  de 
Morale,  d'où  vient.  41.  §.5,6. 
Règles  Morales  ,  ii  elles  font  innées, 
ne  peuvent  être  violées  avec  l'appro- 
bation publique.  47.  §.  ir,  12,  13. 
Morale  :  la  Morale  eft  capable  de  Dé- 
monftration.  653.  §.  16. 
La  Morale  eft  la  véritable  étude  des 
hommes.  855.  §.  lï. 
Ce  qu'il  y  a  de  moral  dans  les  Aârions 
iConlifte  dans  leur  conformité  à  une 
certaine  Régie.  435.  §.15. 
Fautes  qu'on  commet  dans  la  .Morale 
doivent  être  rapportées  aux  mots.  436. 
§.  16. 

Si  les  difcours  de  Morale  ne  font  pas 
clairs,  c'eft  la  faute  de  celui  qui  par- 
le. 654.  §.  17. 

Ce  qui  empêche  qu'on  ne  traite  la  Mo- 
rale par  des  argumens  démonftratils. 
î .  Le  défaut  de  fignes.  2..  Leur  trop 
grande compofition. 699.5. 19.  3.  L'in- 
térêt.  701.  §.  iO. 

Dans  la  Morale  le  changement  des 
noms  ne  change   pa«   la  nature    des 


■chofes.  711.   5.  9j  II. 
Il  eft  bien  difficile  d'allier  la  Morale 
avec  la  nécellité  d'agir  en  Machine. 
54.  ■§.  14. 

Malgré  les  faux  Jugemens  des  hommes 
la  ^iorale  doit  prévaloir.   331.  §.70. 
M»ts ,  le  mauvais  ufage  des  Mots  eft  un 
grand  obftacle  à  la  Connoifi'ance.  713. 
§.50. 

Abus  des  mots.  61  r. 
Des  Sedes  introduifent  des  mots  C^ns 
leur  attacher  aucune  lignification.  618. 
§.  z. 

Les  Ecoles  ont  fabriqué  quantité  de 
tKots  qui  ne  lignifient  rien,  tliid.  Et  en 
ont  obfcarci  d'aunes.  62.1.  ■^.  6. 
Qui  font  fuuvent  employez  fans  au- 
cune lignification.  619.  §.3. 
Inconftance  dans  l'ufage  des  mots  eft 
un  abus  des  mots.  610.  §.  j. 
L'obfcurité,  autre  abus  des  wc//.  6ii. 
§.  6. 

Prendre  les  jvots  pour  deschofes,  au- 
tre abus.  616.  §.  14. 
Qui  font  les  plusfujets  à  cet  abus  des 
Mots.   il;. 

Cet  abus  des  Mots  eft  une  caufe  de 
l'obftination  dans  l'Erreur.  629.  §.  16. 
Faire  lignifier  aux  wnts  des  tflènces 
réelles  que  nous  ne  connoiffons  pas, 
cil:  unabus  des  mots,  il/id.  §.  17,  18.  • 
Suppofer  qu'ils  ont  une  fignification 
certaine  &  évidente,  autre  abus.  634. 
§.  22. 

L 'Ufage  des Nîots  eft,  i.defairecon- 
noitie  nos  Idées  aux  autres  ;  1.  prom- 
ptemcnt  ;  5.  fie  de  donner  par  là  la 
connoifTancedesciiofes.  636  §.25. 
Qi^tand  c'eft  que  les  Mots  manquent  à 
remplir  ces  trois  fins.  lùid.  i^c.  Com- 
ment à  l'égard  des  Subftances.  639. 
§.  32.  Comment  à  l'égard  des  Mode* 
&  des  Relations.  640.  '§.33. 
L'abus  des  mots  caule  de  grandes  er- 
reurs. 644.  §.4. 

Comme  l'Opiniâtreté.  ii>id.  §.  j.  Les 
Difputes.  645.  §.  6. 
Les  Mots  fignifient  autre  chofe  dans 
les  Recherchas  &  autre  chofe  dans 
les  Difputes.  646.  §.7. 
Le  fens  des  Mots  eft  donné  à  connoî- 
tre 


DES      MATIERES. 


tre  dans  les  Idées  fimplescn  montrant. 
6^1.  ^.14.  Dans  les  Modes  mixtes  en 
définiiïànt. 651.  §.15-  Etdans lesSub- 
ftances  en  montrant  &  en  définiflànt. 
655.   §.  19,  ît,  il. 

Conféquence  dangereufe  d'apprendre 
prémiéiemer.t  les  Mots  &  enfuite  leur 
(ignification.  66 d.  §.14. 
Il  n'y  a  aucun  fujet  de  bonté  à  de- 
mander aux  hommes  le  fens  de  leurs 
mots  lorrqu'ils  font  douteux.  661. 
§.  25. 

Il  faut  employer  conflamment  les 
mots  dans  le  même  fens.  665.  §.  2.6. 
Ou  du  moins  les  expliquer  lorfque  la 
difpute  ne  les  détermine  pas.  ib.^.  17. 
Comment  \csniots  font  faits  généraux. 
497.  §.  ?. 

Mots  qui  fignifient  des  chofes  qui  ne 
tombent  pas  fous  les  fens ,  dérivez  de 
noms  d'idées  fenfibles.  498.  §.  ç. 
Les  Mots  n'ont  point  de  lignification 
naturelle.   500.  §.1. 
Mais  par  impofition.  504.5.  8. 
lis  fignifient  immédiatement  les  idées 
de  celui  qui  parle.  500.  §.  i,  i,  3.  Ce- 
pendant avec  un  double  rapport ,  i .  aux 
Idées  qui  font  dans  l'Efprit  de  celui 
qui  écoute  :  2.  à  la  réalité  des  chofes. 
5-01.  §.4,5. 

tes  Mots  font  propres  par  l'accoutu- 
mance àexciter  des  Idées.   503. §6. 
On  les  employé  fouventfans  lignifica- 
tion. 504.  §.  7. 

La  plupart  des  mots  (ont  généraux. 
505.  §.  I. 

Pourquoy  certains  Mots  d'une  Langue 
ne  peuvent  point  être  traduits  en  ceux 
d'une  autre.   537.  §.  8. 
Pourquoy  je  me  fuis  11  fort  étendu  fur 
les  Mots.  544.  §.  16. 
Il  faut  être  fort  circonfpeéfc  à  employer 
de  nouveaux  mots  ou  dans  des  fignifi- 
cations  nouvelles.   590.  §.51. 
Ufage  civil  des  Mots.   598.  §.3.  Ufa- 
ge  Philofophique.  il>.   Sont  fort  dift'é- 
lens.  609.  §.15. 

'Lts  Mots  manquent  leur  but  quand  ils 
n'excitent  pas  dans  l'Efprit  de  celui 
qui  écoute  ,  la  mêms  idée  que  dans 
i'E'lprit  de  ceiai  qui  parle.  ^99.  §.  4. 


Quels  mots  font  les  plus  dcJUteux,  & 
pourquoy.  599  §.  5.  i:fc. 
Les  Mots  ont  été  formez  pour  l'ufage 
de  la  vie  commune.  4i5.§.  z. 
Alots  qu'on  ne  peut  traduire.   343.  §.6. 
Mouvement ,  lent  ou  fort  prompt ,  pour- 
quoy imperceptible.   203.1^.7. 
Monvemc/it    volontaire  inexplicable. 
Si-^.  %.  19. 

Définitions  abfurdes  du  IShHvement. 
523.  5.8,9. 

N. 

NECESSITE'.    281.    §.  13. 
Négatif.     Termes  négatifs.    497. 
§.  4. 

Noms  négatifs  fignifient  l'abfence  d'I- 
dées politives.  1 33.  §.  {. 
"i^i.  Neivton.  -67.  §.  II. 
A''»;»;  donnez  aux  Idées.  169.  §.  8.- 
Notns  d'idées  morales ,  établis  par  une 
Loy  ,    ne  doivent  pas  être  changez. 
791.  §.  10. 

Noms  de  Subfiancés,  fignifiansdesEf- 
fences  réelles  ne  font  pas  capables  de 
porter  la  certitude  dans  l'Entende- 
ment. 742.  §.  5. 

Lorfqu'ih  fignifient  des  cflènces  nomi- 
nales jlspeuveiit  faire  quelques  Propo- 
rtions certaines  ,  mais  en  fort  petit: 
nombre.  74  3 .  $.  G. 

Pourquoy    les   hommes    mettent  les' 
noms  à    la  place   des  Eflences  réelles 
qu'ils  ne  connoiflênt pas.  632.  §.19. 
Deux  fajfles  fuppofitions  dans  cet  ulâ- 
ge  des  noms.  633.  §.21. 
il  ell"  impolllble d'avoir  un  nom  parti- 
culier pour  chaque  chofe  particulière, - 
%oG.  §.2.  Et  inutile,  ib.  §.3. 
Quand  c'eft  qu'on  employé  des  noms  ' 
propres.   507.  §.4,5. 
Les  noms  fpecifiques  lont  attachez  à 
l'eflence  nominale.  517.5.  16. 
Les  noms  dès  Idées  fiiriples,  dès  Mo- 
des, &  des  Snbîfynces  ont  tous  quel- 
que chofe  depaiticu'ier.  521.  §.  i. 
Ceux  des  Idées  fimples&des  Subftàn- 
ces  fe  rapportent  aux  chofes.-  522. 5.2, 
Ceux  des  Idées  fimples-Sc  des-Modes- 
fonr  employez  pour  défigr.er  l'éiTence- 
îéelle..- 


TABLE 


rcelTe  8c1a  nominale.  511.  §.3. 
Noms  d'Idées  fimples  ne  peuvent  être 
définis.   çii.§.4.  Pourquoy.   515^.7. 
Ils  font  les  moins  douteux.  5 19.  §.  1 5  • 
Ont  très-peu  de  fubordinations  dans 
ce  que  les  Logiciens  appellent  Linciz 
prx.iunmcntahs-.   530.  §.  16. 
Les  noms  des  Idées  complexes  peuvent 
être  définis.   5x7-  §.  1 1- 
Les  «wwi  dis  Modes  mixtes  fignifient 
des  l'Jifs  aibitraires.   551.5.1.5.  584. 
§.44.  Ils  lient  enfemble  les  parties  de 
leurs  Itlécs  complexes.  539-^.  lo.  Us 
lignifient  toujours  l'efTeuceréel'e.  545. 
§.  14.  Pourquoy  appris  ordinairement 
avant  que  les  Idées    qu'ils   fignifient 
Ibieiit  connues,  ib.  §.15. 
No!K<  des  Relations  compris  fous  ceux 
des  Modes  mixtes.   544.   §.  16. 
Les    mms    généraux    des    Subftances 
fianifient  les  fortes    546.  §.  i. 
Nécefiaires  pour  deilgner  les  Efpéces. 

579-  §•  59- 

Les  mms  propres  appartiennent  uni- 

<]uement  aux  Subftances.  fSi.  §.4i. 
Noms  des  Modes  conliJerez  dans  leur 
première  application.  584.  §.44,  45. 
Ceux  des  Subllances  confinerez  de  mê- 
me. 586.  §.46. 

Les  !7oms  fpecifiques  fignifient  différen- 
tes chofes  en  dift'érens  hommes.  588. 
SS.  48. 

Ils  font  mis  à  la  place  de  la  chofe 
qu'on  fuppofe  avoir  l'efiênce  réelle  de 
l'Efpéce.  588.  §.49. 
Noms  des  Modes  mixtes  fouvent  dou- 
teux à  caufe  de  la  grande  compofition 
des  Idées  qu'ils  fignifient.  6co.  §.6. 
Parce  qu'ils  n'ont  point  de  modelle 
dans  la  Nature.  6ni,§.  7.  Parcequ'on 
apprend  le  fon  avant  la  fignification. 
603.  %.^. 

Noms  des  Subllances  douteux  ,  parce 
qu'ils  fe  rapportent  à  des  modelles 
qu'on  ne  peut'connoitre  ou  du  moins 
que  d'une  manière  imparfaite.   605. 

11  ert  difficile  que  ces  noms  ayent  des 
fignifications  déterminées  dans  des  re- 
cherches philofophiques.  609.  §.  15. 
Exemple  fur  le  nom  de  liqueur.  610. 
§.  16. 


Le  fiom  d'or.'   6o8.    §.    13.  &  61  r. 

Noms  d'Idées  fimples    pourquoy   les 

moins  douteux,  en.  §.  18. 

Les  Idées  les  moins  conipofées  ont  les    » 

noms  les  moins  douteux-  614.5.  i9- 
Nombre.   131.  §.  i. 

Modes  de  Nombres  font  les  Idées  les 

plus  diftinftes.  151.  §.  5. 

Démonilrations  fur  les   Nombres  font 

les  plus  déterminées.  135.  §.4. 

Le  Nombre  eft  une  meluie  générale. 

z^^.  §.8. 
.   Il  nous  fournit  1  idée  la  plus  claire  de 

l'Infinité,  ib.  &  148.5. 13. 
Notions.  341.  §.  1. 


O. 


OBscoPviTF.'  inévitable  dans  les  An- 
ciens Auteurs.  635.  §.  10. 
Quelle  eft  la  caufe  de  Vobfcunté  c\\i\  fe 
rencontre  dans  nos  Idées.  441.  §.  ;. 
ObfiiKez,,  ceux  qui  ont  le  moins  exami- 
né les  chofes  font  les  plus  obUinez- 
850.  §.3. 
Opiiion  ,  ce  que  c'eft.    84^,  §.3.   931, 

§.17- 

Comment  les  Opinions  deviennent  des 

Principes.   61.     §.    it,    15,    14,    15, 

2.6. 

Les  Opinions  des  autres  font  un  faux 

fondement  d'affentiment.  847.^.6. 

On  prend  fouvent  (XesOpimoas  lànsde 

bonnes  preuves.  850.  §.  3. 

VOr  cj}  fixe,  différentes  fignifications  de 
cette  Propolltion.   589.  §.  50. 
L'Eau  pafie  à  travers  l'Or.   113.5.4. 

Organes.  Nos  Organes  font  proportion- 
nez à  nôtre  état  dans  ce  Monde.  359. 
§.11,13. 

Oîi  &  Q^and,  ce  que  c'eft.   217.  5-  8. 


P. 


PArticulfs  joignent  enfemble   les 
parties  du  difcours  ou  les  fenten- 
ces  entières.   591.  §.  i. 
C'eft  des  particules  que   dépend   la 
beauté  du  Langage,  ib.  §.  2. 

Com- 


DES     MATIERES. 


Comment  on  en  peut  connoitie l'ufa- 
ge.   591.  §.  }. 

£Iles  expriment  certaines  adtions  ou 
Gifpofitions  de  l'Efprit.  ib.  §.  4. 

Mr.  Pafcal  avoit  une  excellente  mémoi- 
re. i6i    §.  9. 

PajJioK.   548.  §.    II. 

Comment  les  PaJJions  nous  entraînent 
dans  l'Erreur.  917.   §.   11. 
Elles  roulent  fur  le  Plaifir  &  la  Dou- 
leur.  166.  §.   }. 

Rarement  une  P^/j7(o»exifle  toute  feu - 
le.  503.  §.  59. 

Péchc ,  chez  différentes  perfonnes  fignifie 
des  aûions  différentes.  58.  §.   19. 

Penfle.  C'cft  une  opération  &  non  l'ef- 
fence  de  l'Ame.  99  §.  10.  165. §.4. 
Modes  de  penferT  2.61.  §.  i,  2.  Ma- 
nière ordinaire  dont  les  hommes  pen- 
fent.  755.  §.  4.  La  penfée  i'ans  mé- 
moire eft  inutile.   105.  §.   15. 

Perception  àt  trois  efpéces.  176.  §.  5. 
Dans  la  Perception  l'Efprit  ell:  pour 
l'ordinaire  paiiif.  147.  §.  i. 
C'eft  une  imprefllon  faite  fur  l'Efprit. 
147.  §.  1,  3.  Dans  le  ventre  de  nos 
Mères.  149.  §.   5. 

Différence  entre  la  perception  &  les  I- 
dées  innées,  ih.  §    6. 
La  Perception  met  de  la  différence  en- 
tre  les  Animapx  &    les   Végétaux. 

154-  §-  II- 

Les  differens  dégrez  de  la  Perception 
montrent  la  fageflèSc  la  bonté  de  ce- 
lui qui  nous  a  fait.  154.  §.  li. 
La  Perception  appartient  à  tous  les  A- 
nimaux.   155.  %.  14. 
C'eft  la  première  entrée  à  la  connoif- 
fance.   156.  %.  ij. 
Perfonne  ce  cjue  c'eft.  403.  §.9.  Terme 
du  barreau.  411.  §.   16. 
La  même  con-jiience  feule  fait  la  mê- 
me perfunahté.    408.  §.    13.    417.  §. 

^3-      .  ,         „ 

La  même  Ame  fans  la  même  Con- 
fcience  ne  fait  pas  la  même  perfo- 
nalité.  411.  §.  15. 
La  Recompcnfe  &  la  Punition  fuivent 
l'Identité  perfonnelle.  414.  §.  18. 
Phyfique.  La  Phyfique  n'eft  pas  capable 
d'eue  une  Science.  708. §  i6.  831.$. 


10.  Elle  eft  pourtant  fort  utile.  834. 

§.    li.  comment  elle  peut  être  per- 

feétionnée.   ib.   ce  qui  en  a  empêché 

les  progrès    tb. 
Plaifir  &  douleur.   i6j.  §.  i,  270.  §, 

iç,   16. 

Se  joignent  à  la  plupart  de  nos  Idées. 

116.  §.2. 

Pûurquoy  ils  font  attachez  à  diffiren- 

tes  aftions.  1 27.  §.  j. 
Preui'es.  675.   §.    3. 
Principes  praSttques  ne  font  pas  innez. 

37.  §.   I.    ni  reçus  avec  un  confente- 

ment  univerfel.   38.  §  .2.  Ils  tendent 

à  l'adrion.   59.  §.   3.  Tout  le  monde 

ne  convient  pa?  fur  leur  fujet.  f2.  §. 

14.  Ils  font  diffeiens.  61.  §.   21. 
Principes  ,ns  doivent  pas  être  reçus  fans 

un  fevére  examen  826.   §.  4.    925. 

§.  8. 

Mau  vaifcs  conféquences  des  faux  Prin- 
cipes, ib.  $.  9,   10. 

Nul  Principe  n'eft  inné-  9.  §.   i.  Ni 

reçu  avec  un  confentement  univerfel. 

10.  §.   2,   3.  ^c. 

Comment  on  acquiert  ordinairement 

les  Principes.  61.  §.   22.  ^c. 

Ils  doivent  être  examinez.  65.  §.  17. 

Ils  ne  font  pas  innez ,  fi  les  Idées  dont 

ils  font  compolez ,  ne  font  pas  innées. 

66.  §.   I. 
Termes  privatifs,  497    §.  4, 
Probabilité',  ce  que  c'eft.  845    §.   i.   j. 

Les  irbndemens  de  la  Probabilité.  846. 

§.4 

Sur  des  matières  de  fait.  853.  §.6. 

Comment  nous  devons  juger  dans  des 

Probabilités.  846.  §.    5. 

Difficultez  dans  les  Probahilitei..  8j6. 
§.  9. 

Fondemens  de  Probabilité à^^mX^^^t" 
culntion.  859.  §.   12. 
FaufTes    régies   de   Prr>babiliti.    92^. 
§•   7- 

Comment  des  Efprits  prévenus  évi- 
tent deferendreà  hi.  Probabilité.  928. 
§.  13. 
Propriétez.  des  Eflences   fpecifiques  ne 
font  pas  connues.  ^Go.  §.  19. 
Les  Propriétés,  des  chofes  font  en  fort 
grand  nombre.  468.§.  10,  48). §.24. 
Eeeeee  Pra- 


TABLE 


Propojîtlofis  Identiques  ,  n'enfeignent 
rien.  781.  §.  z.  Ni  les  génériques. 
786.  V  4.  13. 

Les  Propojitions  où  une  partie  de  la 
Définition  eft  affirmée  du  fujet,  n'ap- 
prennent rien.  786.  §.  5,  6.  Sinon 
la  fignification  de  ce  mot.  789.  §.  7. 
Les  PiypofitiOfis  générales  qui  regar- 
dent les  fubflances  font  en  général 
ou  frivoles  ou  incertaines.  793.  Ç.  9. 
Ptopojitions  purement  verbales  com- 
ment peuvent  être  connues.  791.  §. 
1 1. 

Termes  abftraits  affirmez  l'un  de  l'au- 
tre ne  produifent  que  des  Propo/i- 
tioiis  verbales,  ib.  Comme  aufll  lors 
qu'une  partie  d'une  Idée  complexe 
eti  affirmée  du  tout.  795.  §.  15. 
Il  y  a  plus  de  Propjjitwis  purement 
verbales  qu'on  ne  croit,  ib. 
Les  PropofUioijs  univerfelles  n'appar- 
tiennent pas  à  l'exiflence.  795.  §.  i. 
Quelles  Propojitions  appartiennent  à 
l'exiflence.  ib. 

Certaines  Propojitions  concernant  l'exi- 
flence font  particulières  ,  &  d'autres 
qui  appartiennent  à  des  Idées abilrai- 
tes,  peuvent  être  générales.  8zi.  §. 

13- 

Propofitions  mentales.  731.  §.  3  &  5. 
Verbales,  ibid. 

Il  eft  difficile  de  traiter  des  Piopofi- 
tiof.'s  mentales.  731.  §.  3,  4. 
Piuffance  ,  comment  nous  venons  à  en 
acquérir  l'idée.  171.  §.  i. 
Puiflance  aétive  &  pallive.  171.  §.  1. 
Nulle  pHifj'iiicc  paflîve  en  Dieu  ,  nulle 
puiflance  aébive  dans  la  Matière  ;  a- 
£bive  &  paffive  dans  les  Efprits.  2.-12.. 
§.   i.         . 

Nôtre  plus  claire  Idée  de  Puiflance 
aftive  nous  vient  par  Réflexion.  2.-5. 

§•  4-     ^ 

Les  Puiflances  n'opèrent  pas  fur  des 

Puiflànces.  184.  §.  18. 

Elles  conftituent   une  grande  partie 

des  Idées  des  Sublfai:ces.   355.  §.   7. 

Pourquoy.   ^s(>-  §■  S. 

Puiflance  efl:  une  idée  qui  vient  par 

Senfation    &    par    Retîexion.    150. 

%.  8. 


Punition,  ce  que  c'eft.  417.  §.  ç. 
La  Punition  &  la  Recompenfe  font 
attachées  à  la  Con-fcience.  414.  §.  18. 
411.  ^.  2.6. 

Un  homme  yvre  qui  n'a  aucun  fenti- 
ment  de  ce  qu'il  fait  ,  pourquoy  pu- 
ni. 417.  §.   li. 

r\  U  A  L  I T  e'  :  fécondes  Qualitez  , 
^■^.^leur  connexion  ou  leur  incompa- 
tibilité inconnue.  692..  §.  II. 
Qualitex,  desSubftances  peuvent  à  pei- 
ne être  connues  que  par  expérience. 
693.  §    14.   16. 

Celles  des  Subftances  fpirituelles  moins 
que  celles  des  Subflances  corporelles. 
697.  §.   17. 

Les  fécondes  Qjialitez,  n'ont  aucune 
liaifon  concevable  entre  les  premières 
Qualité?  qui  les  produifent,  691.  §. 
li,  13.&18. 

Les  Qualitez  des  Subfiances  dépendent 
de  eau  les  éloignées.  747.  §.  11.  El- 
les ne  peuvent  être  connues  par  des 
Del'criptions.  657.  §.  ii. 
Les  fécondes  Qualitez  jufqu'où  capa- 
bles de  démotiftration.  679.  §.  u, 
II,  13.  Ce  que  c'etl.  134.  §.  8.  530. 
§.  16. 

Comment  on  dit  qu'elles  font  dans 
les  Chofes.  458.  §.  2. 
Les  fécondes  Qualitez  feroient  autres 
qu'elles  ne  paroifiént  ti  l'on  pouvoit 
découvrir  les  petites  parties  des  Corps. 
3 58.  §.   II. 

Premières  Qualitez.  155.  §,  9.  Com- 
ment elles  produifent  des  Idées  en 
nous.   1 36.  §.   1 1. 

Secondes  Qualitez.  137.  §.  13,  14, 
15. 

Les  Premières  Qualitez  redèmblent  à 
nos  Idées,  &  non  les  fécondes.  138. 
§.  15,  16,  i^c. 

Trois  fortes  de  Qualitez  dans  les 
Corps.  143.  §.  13.  &  147.  §.  16. 
Les  fécondes  Qualitez  font  de  iim- 
ples  puiflànces.  143.  ^.  23.  24,  25. 
Elles  n'ont  aucune  liaiion  vifibleavec 
les  premières  Qualitez.  145.  §.  25. 
R. 


DES      MATIERES. 


R. 


"p  Ai  SON  ,   différentes  lignifications 

•'^    de  ce  mot.  865.  §.  i. 
Ce  que  c'eft  que  la  Raifon.  ib.  §.   1. 
Elle  a  cjuatre  parties.  865.  Ç.   j. 
Oh.  c'eft  que  la  Raifon  nous  manque. 
885.  §.  9. 

Elle  ell:    nécelTaire  par  tout  hormis 
dans  l'intuition.  885.  §.   15. 
Ce  que  c'eft  que  félon  la  Kaifon ,  con- 
traire Il  h  Raifon  ,  &  atc  dcffus  de  la 
Raifon.   890.   §.    23. 
Considérée  en  oppofition  à  la  Foy, 
ce  que  c'eft.  891.  §.  1. 
Elle  doit  avoir  lieu  dans  les  matières 
de  Religion.  902.  §.   11. 
Elle  ne  nous  fert  de  rien  pour  nous 
faire    connoitre    des  veritez  innées. 

M-  §•  9- 

L'acquifition  des  Idées  générales ,  des 

termes    généraux   ,     &   la    Raifon 

croiflènt  ordinairement  enfemble.  20. 

^.   15. 
Recompenfe y  ce  que  c'eft.  427.  §.   Ç. 
Recueillement,  ce  que  c'eft.  262.  §.    i. 
Réel.  Idées  réelles.  454. 
Reflexion.   95.  §.  4. 
Relatif   584.  §.    I. 

Quelques  termes  Relatifs    pris  pour 

des  dénominations  externes.    385.  §. 

2.  Quelques-uns  pour  des  termes  ab- 

folus.  585.  §.  3. 

Comment  on  peut  les  connoitre.  389. 

§.   10. 

Plufieurs  Mots  quoy   qu'abfolus   en 

apparence  font  relatit's.  395.  §.  6. 
Relation.   178.  §.   7.   383.  %.   1. 

Relation  proportionnelle.    414.   §.  i. 

Naturelle,  ib.  §.  2. 

D'inftitution.  425.  §.  3.  Morale.426. 

§•  4-  - 

Il  y  a  quantité  de  Relations,  i^^y.  §. 

17- 

Elles  fe  terminent  à  des  Idées  Am- 
ples. 437.  §.  18. 

Nôti-e  Idée  de  la  Relation  eft  claire. 
458.  §.  19. 

Noms  de  Relations  douteux.  439.  §. 
19. 


Les  Relations  qui  n'ont  pas  de  termes 
coirelatit-s  ne  font  pas  li  communé- 
ment obfervées-  384.  §.  2. 
La  Relation  eft  difféier.te  des  cho- 
fes  qui  en  font  le  fujet.  385.  §.  4. 
Les  Relations  ch:<wgQnt  fans  qu'il  arri- 
ve aucun  changement  dans  le  fujet. 
386.  §.   î. 

La  Relation  eft  toujours  entre  deux 
chofes.  ib.  §.  6. 

Toutes  chofes  font  capables  de  Rek' 
tion.    387.  §.   7. 

L'Idée  de  la  Relation  fouvent  plus 
claire  que  celle  des  chofes  qui  en  font 
le  fujet.  58S.  §.  8. 
Les  Relations  fe  terminent  toutes  à 
des  Idées  fimples  venues  par  Senfa- 
tion  ou  par  Reflexion.  389.  §.  9. 

Religion.  Tous  les  hommes  ont  du  temps 
pour  s'en  informer.  918.  §.   3. 
Les  Préceptes  de  la  Religion  Natu- 
relle font  évidens.  617.  §    23. 

Reminifcence.  8;.  §.  20.  &  161.  §.  7. 

Reptitation  :  elle  a  beaucoup  de  pouvoir 
dans  la  vie  ordinaire.  432.  §.  iz. 

Révélation  ,  fondement  d'afientiment 
qu'on  ne  peut  mettre  en  queftion. 
86i.  §.   14. 

La  Révélation  Traditiomile  ne  peut  in- 
troduire dans  l'Efprit  aucune  nouvel- 
le Idée.  893.  ^.  3.  Elle  n'eft  pas  fi 
certaine  que  nôtre  Raifon  ou  nos 
Sens.  894.  §.  4. 

Dans  des  matières  de  raifonnement 
nous  n'avons  pas  befoin  de  Révéla- 
tion. 896.  §.  5. 

La  Révélation  ne  doit  pas  prévaloir 
fur  ce  que  nous  connoifibns  claire- 
ment. 896.  §.  5.  10. 
Elle  doit  prévaloir  fur  les  Probabili- 
tez  de  la  Raifon.  899.  §.  8,  9. 

Rhétorique  ,  c'eft  l'Art  de  tromper  les 
hommes.  642.  §.  34. 

Rien:  c'eft  une  démonftration  que  Rien 
ne  peut  produire  aucune  chofe.  796. 


A  B  L  E ,  blanc  à  l'œuil  \  pellucide 

dans  un  Microfcope.   559.  §.  n. 

Eeeeee  i  Sa- 


T    A 

Sagacité,  ce  que  c'eft.  86;.  §.  i. 

Sang  ,  comment  il  paroit  dans  un  Mi- 
crofcope.   359.  §.  ii- 

Savoir  ,ma\i'va.\s  état  du  Savoir  dans  ces 
derniers  fifcles.  6 m.  §.  7.  cj'f- 
LeSavoir  des  Ecoles  confifte  principa- 
lement dans  l'abus  des  termes.  '622. 
§.  8.  y.-. 

Un  tel  Savoir  eft  d'une  dangereufe 
conféquence.  615.  §.  iz. 

Seepliq/ie,  perfonne  n'ell  aflez  fceptique 
pour  douter  de  fa  propre  exiilence. 
796.  15.  2. 

Science  :  divifion  des  Sciences  par  rap- 
port aux  chofes  de  la  Nature ,  à  nos 
Adtions ,  &  aux  fignes  dont  nous  nous 
lervons pournous  entre-communiquer 
nos  penlees.  934.  §.  i-  b^c- 
Il  n'y  a  point  de  .5iV»>»r^  des  Corps  na- 
turels. 712.  §.  29. 

Seits ,  pourquoy  nous  ne  pouvons  con- 
cevoir d'autres  Qualitez  que  celles  qui 
font  les  objets  de  nos  Sens.  116.  §.  3. 
Les  Sens  apprennent  à  diicerner  les 
Objets  par  l'exercice.  657.  §.  21. 
Ils  ne  peuvent  être  afFeâ^cz  que  par 
contadt.  679.  §.  1,1.. 
Des  Sens^Aas  vifs  ne  nous  feroientpas 
avantageux.  360.  §.  12. 
Les  Organes  de  nos  Sens  proportion- 
nez à  nôtre  Etat.   360.  §.  12. 

Stnfation.  94.  §.  3-  Peut  être  diftinguée 
des  autres  perceptions.  6&1.  §.  14. 
Expliquée.  156.  §.  12,  ij,  14,15,115, 
&t. 
Ce  que  c'eft.  262.  §.  i- 

ÇonnoifTance/c'^Ai'/*'  auili  certaine  qu'il 
kfaut.  827.  §.  8. 

Ne  va  pas  au  delà  de  lafte  prcfent. 
81  g.  §.  9. 

l^écsfimples.  114.  §•  i- 

N,e  fort  pas  formées  par  l'Efprit.  il^ 

§2. 

Sont  les  matériaux  de  toutes  nos  Con-. 

nQiiTgaces-  131.  §.  10. 

Sont  toutes  polltives.  131.  §.  1. 

Fort  différentes  de  leurs  Caufes.  1 5 1. 

%  -.  3- 
■^hdité,  119.  §.  I.  Infeparable  du  Corps. 
1^0.  §>-ï,  Par  elle  le  Corps  rempliî. 
IjEÎpaqÇi.'i^p.  %y  i.  on  ep  açquiçrt. 


BLE 

ridée  par  l'attoucliemept.  ibid. 

Comment  diftinguéedel'Efpace.  120, 

§.  3.  Et  de  la  dureté.  122.  §.  4. 
Son,  fes  Modes.  258.  §.  3. 
S'jy  ,    ce  qui  le  conftitue.  41;.   §.  17. 

415.  §.  10.  ^  417.  §.  23,  24,  25. 
Stupidité.   161.  §.  8. 
Si'.bflanie.   350.  §.  i. 

Nous  n'en  avons  aucune  idée.  81.  §.  18. 

Elle  ne  peut  guère  être  connue.  602. 

Nôtre  certitude  touchant  les  fubftan- 
ces  ne  s'étend  pas  fort  loin.  743.§.  7. 
754-  §•  M- 

Dans  les  fubftances  nous  devons  recti- 
fier la  fignification  de  leurs  noms  par 
les  chofes  plutôt  que  par  des  défini- 
tions. 659.  §.  24. 

Leurs  idées  iont  lîngulieres  ou  coUe- 
étives.   178.  §.  6. 

Nous  n'avons  point  d'idée  diftinâe 
delà  Suhjlance.  189.  §.  18,  19. 
Nous  n'avons  aucune  idée  d'une  pure 
fubftance.  350.  §.  2. 
Quelles  font  nos  Idées  des  diflerentes 
fortes  de  fubftances.   351.   §.    3,4.6. 
Ce  qui  eft  à  obferver  dans  nos  Idées 
des  fubftances.  380.  §.  37. 
Idées  coUeârives  des  fubftances.  j8i. 
font   des  Idées  fingulicres.    582.   §. 
2. 

Trois  fortes  de  fubftances.  397.  §.  2. 
Les  Idées  des  Jiéftiinces  ont  un  double 
rapport  dans  l'Efprit.  462.  §.6. 
Les  propriétez  des  fubjlancei  font  en 
fort  grand  nombre  ,  &  ne  fauroient 
être  toutes  connues.  467.  §.  9^  10. 
La  plus  parfaite  idée  des  fubllances. 

H5-  §-7-  ,  n 

Trois  Ibrtes  d'Idées  conftituent  nôtre 

Idée  complexe  des   fpbftances.   557. 

Subtilité,  ce  que  ceft.  622.  §.  8. 

S/iccejJion  ,\àés  qui  nous  vient  principa- 
lement par  la  fuite  de  nos  Idées,  i  ;o. 
§.  9.  &  202.  §.  6.  Et  cette  fuite  d'I- 
dées en  eft  la  mefure.  206.  §.  11. 

Syllogifme  ,    n'eft  d'aucun  fecours  po.ur 
raifonner.  865.  §.  4, 
Son  ufage.  ib. 
Ipconvcniens  qu'il  produit,  ié. 


DES     MATIERES. 


11  n'eft  d'aucun  ufage  dans  les  Proba- 
bilitez.  878.  §.  5. 

N'aide  point  à  taire  de  nouvelles  dé- 
couvertes, ib.  %.  6. 
Gu  à  avancer  nos  Connoiflânces.  8S0. 

.    §.  7. 

\    On  peut  faire  des  Çyllogifmti  fur   des 
choies  particulières.  881.  §.  8. 

T. 

TE'mo IGNACE,    Comment    (es 
forces  viennent  à  s'affoiblir.  856. 

§■    10- 

Temps,  ce  que  c'cft.  108.  §.  17. 

11  n'eft  pas  la  mefure  du  Mouvement. 

il}.  §.  il. 

Le  Temps  &  le  Lieu  font  des  portions 

diftinâres  de  la  Durée  &  de  l'Expau- 

fion  infinies.  iz4.  ^.  5,  6. 

Deux  fortes  de  temps.  iiç.§.  6,  7. 

Les  dénominations  prifes  du  temps  font 

relatives.   391.  §.  5. 
Tolérance  néccfTaire  dans    l'état  où  eft 

nôtre  Connoiflance.  851.  §.  4. 
Le  Tout  eji  plus  grand  que  [es  parties ,  U- 

fage  de  cet  Axiome.  791.  §.  ii. 

Toat  8i  Partie  ne,  font  pas  des  Idées 

innées.  69.  §.  6. 
Tradition,  la  plus  ancienne  eil  la  moins 

croyable.  856.  §.  10. 
Trijiejje,  ce  que  c'eft.  169.  §.  8., 


VA  R 1  F,  T  e'  dans  les  pourfuites  des 
hommes,  d'où  vient.  517.  §.54. 
Venté  ce  que  c'eft.  731.  §.  i.  5.  9.  Vé- 
rité de  penfée.  731.  §.  3.  6.  De  pa- 
roles, th.  §.  }.  Vérité  verbale  &  réel- 
le. 734.  %■  8,  9.  MoraJe  &Metapliy~ 
fique.  738.5.  II.  Générale  rarement 
«omprife  qu'entant  qu'elle  cft  expri- 


mée par  des  paroles.    739.  §.  i.    Ea 
quoy  elle  confifte.  481.  §.  19. 

Vertu  ,  ce  que  c'eft  réellement.  56.  §.  18, 
Ce  que  c'eft  dans  l'application  com- 
mune de  ce  mot.  419.  §.  lo,  ii-, 
La  Vertu  eft  préférable  au  vice,  fup- 
pofé  feulement  une  fimple  pofllbilité 
d'un  Etat  à  venir.  333.  §.  70. 

Vice,  il  confifte  dans  de  faufles  mefurcs 
du  Bien.  931.  §.  16. 

Vtjihle,  le  moins  vifible.  119.  §.  9. 

Unité:   idée  qui   vient  par  Senfation & 
par  Reflexion.  130.  §.  7. 
Suggérée  pour  chaque chofe.  i3i.§.  i. 

Uaiverfalite'n'cû  que  dans  les  fignes.  j  1 1. 
$.  II. 

Univerfaux  comment  faits.  169.  §.  g.  '' 

Vo/itiofi,  ce  que  c'eft.  175.  §.5.^181. 
§.  iç. 

Mieux  connue  par  reflexion  que  par 
des  mots.  193.  §.  30. 

Volontaire,  ce  que  c'eft.  z-j6.  §.  5..  179. 
§.  II.  ^  191.  §.  z8. 

Volume,  ce  que  c'eft.  17$.  §.  j.  i8i.§. 
15.    191.  §.  19.  ce  qui  détermine  la 

J  olonté.    i()z.  §.  ig. 
Elle  eft  fouvent  confondue  avec  le  Dé- 
fit. 193.  §    30. 

Elle  n'influe  que  fur  nos  propres  a- 
dbions.  il>. 

C'eft  à  elles  qu'elle  fe  termine.  304. 
§•  40- 

La  Volonté'  cft  déterminée  par  la  plus 
grande  mqnie'tude  préfente  ,  &  capa-r 
ble  d'être  éloignée.  303.  §.  40. 
La  Volonté ei\  la  Puiflànce  de  vouloir. 

liÇ.    §.    i. 

Vuide;  il  eft  poffible.  191.  §.  ii. 
Le  Mouvement  prouve  le  VMtde.  ipj. 
§.  li. 

Nous  avons  une  idée  du  Vnide.  lUé 
§.  3.^^  «13.  §.  5. 


£    ï.  N. 


PRIVILEGIE. 

DE  Statcii  van  Holland  cnde  Wert-Vrieflaud  :  Doen  te  wectcn.  xMzoo  0ns 
vertoont  is  by  IIENDRIK  SCHELTE,  Boekverkooper  tôt  Amfterdam  ;  hoe  dzt  hy 
Suppliant  had  giJrukt  ,  en  cerlt  daags  ftont  uyt  te  geven  ,  2eker  Boek  geintitiileert  Effu^ 
ThîùfophKiïiccaitccriiMii  VEnîendimcnt'HHt/iain  ,  par  Mr.  Locke ,  Traduit  d:  V  j^n£lûis  par  V terre  CcOe, 
in  ^,  Endeaixooden  Suppliant  bekommcrd  was,  dat  hemdito  Boek  .dooranderebaatzockenie  menfchcn, 
tnochtc  naargcdrukt  werdcn  ,  cnde  hy  daar  door  merkelyke  fchade  zoude  koœcn  te  lydtn  ,  Zoo  was 'c, 
dat  den  Suppliant  zich  kecrde  tôt  On?  ,  oocmoediglijk  verfoekende  ,  dat  Vy  hem  Suppliant  gehefde 
te  verlccnen  Oîlroy  van  vyftien  eerllkomende  Jaren  ,  om  in  dien  tyd  hct  voorfz.  Boek  in  foodanigen 
formaat  en  taal  als  hy  70\ide  goet  vinden  ,  allcen  in  Onzcn  Landen  te  mogen  drucken  en  verkoopcn. 
Met  interdidie  van  aile  andere  om  het  voornoemde  Boek  te  mogen  drukken  ,  ofte  elders  gedrukt  zijn- 
deindeezc  Onzen LanJcn te  mogen  inbrengcn ofte  verkoopcn,  op  zeckcre  pœne  en  confifcatie  van  aile 
7oodanige  Exemplaren  tecgens  de  Contraventcurs  ce  ftellen  ;  ZOO  IS'T  ,  dat  Wy  de  faakc  en  't  ver- 
ïoekvooifz.  overgemcrkt  hebbende  ,  ende  genegen  wezcnde  icr  bcde  van  de  Suppliant ,  uyt  Onze  rech. 
te  wctenfchap,  zouveraine  macht  en  authoriteyt ,  den  felve  Suppliant  geconfcnteert ,  geaccordecrt  en- 
de geoftroyeert  hebben  ,  confenteren  ,  accotderen  en  oftroyeren  hem  mits  defen  ,  dat  hy  ,  gedurcnde 
4en  tyd  van  vyftien  eerft  achter  een  volgende  Jaren,  het  voorfz- Boek,  %e'ininu]ecrd  Ejjay  Phihf»ph:qi:e 
concernant  rEnîcndcmcnt  Humain  ,  pAr  lïr.  Locke  ,  Traduit  de  VAv^lois  par  Pierre  Cojie  ,  in  4.  bin- 
ncn  den  voorfz.  Onfen  Landen  allcen  fal  mogen  drucken,  doen  d'ucken  ,uytgeven  en  verkopen;  Ver- 
biedende  daarom  allcn  en  cen  iegelyk  het  zelve  Boek,  in  't  geheel  ofte  ten  dcel,  naar  te  drucken, 
ofte  elders  naargedrukt  zynde ,  binnen  defclve  Onfen  Landen  te  brengen  ,  uyt  te  gevea  ofte  te  verko- 
pen ,  op  verbeurte  van  aile  de  naargedruktc ,  ingebrachte  ofte  verkochte  Exemplaren,  ende  een  bocte 
van  drie  honderd  guldens  daar  en  boven  te  verbcuren,  te  appliceren  een  derde  part  voor  den  Officier 
die  de  calange  doen  zal ,  cen  derde  part  voor  d'Armcn  ter  plaatze  daar  het  cafus  voorvallen  zal,  en. 
de  het  relterende  derde  part  voor  den  Suppliant.  Ailes  in  dicn  verftande,  dat  W'y,  den  Suppliant 
met  defen  Onfen  Oilroye  alleen  willende  gratifïceren ,  tôt  verhoedingc  van  zijne  fchade  door  het  naar- 
drucken  van  het  voorfz.  Boek,  daar  door  in  geenigeh  deele  verftaan,  den  inhoud  van  dicn  te  autho- 
rifcren  ofte  te  advoucren  ,  cnde  vcel  min  het  zclvc  ondcr  Onze  protectie  ende  befcherminge  ecnig 
tneerder  crédit,  aanficn  ,  ofte  reputacie  te  geven  ;  nemaar  den  Suppliant,  in  cas  daar  inné  iets  onbe- 
hoorlijks  zoude  mogen  influercn  ,  aile  hct  zelve  rot  zijnen  lafte  zal  gehouden  wezen  te  vcrantwoorden  : 
tût  dien  cyndc  wcl  exprenclijk  begerendc  ,  dat  byaldien  hy  dezen  Onzen  Oflroy  voor  het  zelve  Boek 
zal  willcn  itellen ,  daar  van  gcene  geabbrevieerde  ofte  gecontraheerde  mcntie  zal  mogen  maken  ;  nemaar 
gehouden  zal  wczon  ,  het  zelve  Oftroy  m  't  geheel  ende  zondcr  eenige  omiilîe  daar  voor  te  drucken, 
ofte  te  doen  drucken,  ende  dat  hy  gehouden  zal  zijn,  een  Exemplair  van  het  voorfz.  Boek  ,  gebon- 
dtn  en  wel  geconditioneert ,  te  brengen  in  de  Bibliotlieecq  van  Onze  Univerfiteyt  tôt  Lcydcn  ,  ende 
daar  van  behoorlyk  te  doen  blyken  ,  ailes  op  pœne  van  het  effed  van  dien  te  vcrliczcn.  Ende  ten 
«ynde  den  Suppliant  ,  defe  Onfen  confente  ende  oilroye  mogen  genieten  als  naar  behooren  ,  lalten 
VTy  allcn  ende  een  iegelyk  dien  *t  aangaan  mag  ,  dat  zy  den  Suppliant  van  den  inhouden  van  dezen 
doen,  cnde  laten  gedogen,  ruftelyk,  vreeJelyk  ,  ende  volkomentlyk  genieten  ende  gebruyken ,  cefle- 
rende  aile  belet  ter  contrarie.  Gedaan  in  den  Hage  ondcr  Onzen  grooten  Zegelc,  hier  aan  gehangen 
op  den  vijfilcD  May  iil  'c  Jaar  OnzesHeeren  en  Zaligmakers  zevencicn  hondect. 

ti'ai  ^eteekend , 

A.   HEINSIUS,   vt. 

Onder  ftont, 

Tir  Ordmnantic  yan  Je  Staitn 

En  was  geteekent, 

Simon   vas  IIeaumoht. 


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