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Full text of "Essai philosophique concernant l'entendement humain, : ou l'on montre quelle est l'etendue de nos connoissances certaines, et la maniere dont nous y parvenons."

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ESSAI 

PHILOSOPHIQUE 

CONCERNANT 

L'ENTENDEMENT 

HUMAIN, 

OU  L'ON  MONTRE  QUELLE  EST  L'ETENDUE    DE    NOS 

CONNOISSANCES  CERTAINES,   ET  LA  MANIERE 

DONT  NOUS  T  PARVENONS. 

PAR       M.       LOCKE. 

Traduit  de  l'Anglois 

PAR       M.       C'  0    S    T   E. 

Troifiéme  Edition ,  revue,  corrigée,  &  augmentée  de  quelques  Additions 

importantes  de  l'Auteur  qui  n'ont  paru  qu'après  fa  mort,  &  de  quelques 

Remarques  du  Traducteur. 

Quant  hélium  efl  velh  confit eri  potius  nefcire  quod  ncfcias ,  quàm 
ijla  effutientem  naufeare^  atquc  ipfum  Jibi  diJplUere! 
Cic.  de  Nat,  Deor.  Lib.  L 


A     AMSTERDA  M, 

Chez    PIERRE    MORTIER. 

M.    D  C  C.    XXXV. 


A  MONSEIGNEUR, 

MONSEIGNEUR 

EDMUND  SHEFFIELD 

D  U  C     D  E 
BUCKINGSHAMSHIRE  &   NORMANBY, 

MARQUIS  DE  NORMANBY,  COMTE  DE 
MULGRAVE,  BARON  DE  BUTTERWICfc, 
&c. 


ONSEIGNEUR, 


M 

En  vous  dédiant  ce  Livre ,  je  puis  hardiment 
vous  en  faire  leloge.     Ceft  le  Chef-d'œuvre 

*  2  d'un 


E    P    I    T    R    E. 

d'un  des  plus  beaux  Génies  que  l'Angleterre  ait 
produit  dans  le  dernier  Siècle.  Il  s'en  eft  fait 
quatre  Editions  en  Anglois  fous  les  yeux  de 
l'Auteur,  dans  l'eipace  de  dix  ou  douze  ans;  & 
la  Traduction  Françoîfe  que  j'en  publiai  en  1700. 
l'ayant  fait  connoître  en  Hollande,  en  France , 
en  Italie  &  en  Allemagne ,  il  a  été  &  eft  enco- 
re autant  eftimé  dans  tous  ces  Païs ,  qu'en  An- 
gleterre ,  où  l'on  ne  cefîè  d'admirer  l'étendue, 
la  profondeur  ,  la  jufteflè  &  la  netteté  qui  y 
régnent  d'un  bout  à  l'autre.  Enfin ,  ce  qui  met 
le  comble  à  fa  gloire ,  adopté  en  quelque  ma- 
nière à  Oxford  &  à  Cambrige,  il  y  eft  lu  & 
expliqué  aux  Jeunes  gens  comme  le  Livre  le 
plus  propre  à  leur  former  l'Eiprit ,  à  régler  & 
étendre  leurs Connoifîànces ;  de  forte  que  Loc- 
K  E  tient  à  préfent  la  place  d'A  ristote  &  de 
fes  plus  célèbres  Commentateurs ,  dans  ces  deux 
fameufes  Univerfitez. 

Vous  pourrez  dans  quelque  temps,  Mon- 

sei- 


E    P    I    T    R    E, 

seigneur,  juger  vous-même  du  mérite  de 
cet  Ouvrage.  Apres  y  avoir  vu  quels  font,  fé- 
lon l'Auteur, les  fondemens , l'étendue ,  &  la  cer- 
titude de  nos  Connoifïànces ,  il  vous  fera  aifé 
de  vous  afïurer ,  par  fes  propres  Règles ,  de  la 
vérité  de  fes  Découvertes ,  &  de  la  juftefïè  de 
fes  Raifbnnemens. 

Je  vous  préfente  maintenant  cet  Objet  com- 
me en  éloignement ,  dans  l'efperance  qu'une  no- 
ble Curiofité  vous  portera  à  faire  tous  les  jours 
des  progrès  qui  puifïent  vous  mettre  à  portée 
de  l'examiner  de  près,  &  d'en  découvrir  toutes 
les  beautez. 

Il  ne  vous  faudra  pour  cela  ,  Monsei- 
gneur, qu'un  certain  degré  d'attention  qui  en 
vous  engageant  à  fuivre  cet  Auteur  pas  à  pas, 
vous  fera  voir  clairement  tout  ce  qu'il  a  vu  lui- 
même.  Et  ce  n'eft  pas  là  tout  l'avantage  qui 
vous  en  reviendra.  En  vous  familiarifant  avec 
les  Principes  qu'il  a  lî  évidemment  établis  dans 

*  3  fon 


E    P    I    T    R    E. 

Ton  Livre,  vous  étendrez  8c  perfectionnerez 
Vous-même  vos  Connoifîànces  à  la  faveur  de 
ces  Principes;  &  par-là  vous  contracterez  une 
juftefîè  d'Efprit  peu  commune,  qui  éclattera 
dans  votre  Converfation ,  dans  vos  Lettres  les 
plus  familières,  &  fur-tout  dans  ces  Débats  & 
ces  Dilcours  Publics ,  où  vous  ferez  engagé  à 
traiter  de  ce  qui  concerne  vos  plus  chers  Intérêts 
dans  ce  Monde ,  je  veux  dire  la  Profperité  de  vo- 
tre Païs. 

Vous  '  favez  ,  Monseigneur  ,  qu'un  de 
vos  premiers ,  &  plus  importans  Devoi'S,  ceft 
de  fervir  votre  Patrie  ;  &  je  puis  dire  fans  vous 
flatter,  que  Vous  avez  toutes  les  Qualitez  nécef- 
faires  pour  pouvoir  un  jour  vous  en  acquiter  di- 
gnement. Ces  excellentes  difpofitions  vous  font 
honneur ,  à  l'âge  *  où  vous  êtes  :  mais  elles  vous 
feroient  inutiles ,  lî  vous  négligiez  de  les  culti- 
ver, 

*  Treize  ans. 


E    PI    T    R    E. 

ver,  &  de  les  fortifier  par  un  fond  de  belles 
Connoifïànces ,  &  par  des  habitudes  vertueufès. 
Heureufement ,  tout  vous  facilite  le  moyen  de 
les  élever  à  un  grand  degré  de  perfection.  Ou- 
tre l'exemple  du  feu  Duc  de  Buckingham  votre 
Père ,  qui  par  fon  Eloquence  &  fa  Fermeté  vous 
a  ouvert  un  chemin  à  la  véritable  Gloire ,  Vous 
avez  l'avantage  de  recevoir  tous  les  jours  de  Ma- 
dame la  DuchelTe  votre  Mère  des  Inftrudtions 
qui  pleines  de  Sagefïè ,  &  foûtenuës  de  fon  Ex- 
emple ne  peuvent  que  vous  infpirer  des  Senti- 
mens  élevez,  un  Courage,  un  Défînterefîèment 
à  l'épreuve  des  plus  fortes  tentations ,  un  atta- 
chement à  des  occupations  nobles  de  utiles, 
&  une  ardeur  fincere  pour  tout  ce  qui  eft  louable 
&  généreux.  Sans  doute ,  on  verra  bientôt  par 
votre  conduite  tant  en  public  qu'en  particulier , 
que  vous  avez  fu  faire  ufage  de  ces  Inftru&ions 
pour  enrichir  &  perfectionner  le  beau  Naturel 
dont  le  Ciel  vous  a  favorifé. 

De 


E    P    I    T    R    E. 

De  mon  côté ,  je  ferai  tout  ce  qui  dépendra 
de  moi  pour  vous  aider  dans  ce  noble  Defïèin, 
tant  que  j'aurai  l'honneur  d'être  auprès  de  vous  r 
&  toute  ma  vie ,  je  ferai  avec  un  profond  refpect , 


MONSEIGNEUR, 


Ce  10.  Mai  1729. 


Votre  très-humble  & 
très-obeiflant  ferviteur , 

P.      C  O  S  T  E. 


AVERTISSEMENT 

D  U 

T  R  A  DU  CTE  UR. 


Il  j'allois  faire  un  long  Difcours  à  la  tête 
^  ||  de  ce  Livre  pour  étaler  tout  ce  que  j'y 
^WÎ3  ai  remarqué  d'excellent ,  je  ne  craindrois 
pas  le  reproche  qu'on  fait  à  la  plupart  des  Tra- 
ducteurs ,qu'ils  relèvent  un  peu  trop  le  mérite 
de  leurs  Originaux  pour  faire  valoir  le  foin  qu'ils 
ont  pris  de  les  publier  dans  une  autre  Langue. 
Mais  outre  que  j'ai  été  prévenu  dans  ce  dellein 
par  pluiïeurs  célèbres  Ecrivains  Anglois  qui  tous 
les  jours  font  gloire  d'admirer  la  juftefîe,  la  pro- 
fondeur, &  la  netteté  d'Efprit  qu'on  y  trouve 
prefque  par- tout ,  ce  feroit  une  peine  fort  inutile. 
Car  dans  le  fond  fur  des  matières  de  la  nature 
de  celles  qui  font  traitées  dans  cet  Ouvrage, 
perfonne  ne  doit  en  croire  que  fon  propre  ju- 
gement ,  comme  M.  Locke  nous  l'a  re- 
commandé lui-même,  en  nous  faifant  remar- 
quer 


** 


x  AVERTISSEMENT 

•  vvjix.  en-  qaer  plus  d'une  fois ,  *  que  la  fourni  Ihon  aveugle 

tr  autres  endroits     IX.  777;  1 

iillÏ'va-  Ch  aux  fentimens  des  plus  grands  hommes ,  a  plus  ar- 
rêté le  progrès  de  la  Connoiffance  qu'aucune  autre 
chofe.  Je  me  contenterai  donc  de  dire  un  mot 
de  ma  Traduction ,  &  de  la  difpofition  d'Efprit 
où  doivent  être  ceux  qui  voudront  retirer  quel- 
que profit  de  la  lecture  de  cet  Ouvrage. 

Ma  plus  grande  peine  a  été  de  bien  entrer  dans 
la  penfée  de  l'Auteur  ;  &  malgré  toute  mon  ap- 
plication, je  ferois  fouvent  demeuré  court  fans 
î'aflîftance  de  M.  Locke,  qui  a  eu  la  bonté  de  re- 
voir ma  Traduction.  Quoi  qu'en  plufieurs  en- 
droits mon  embarras  ne  vînt  que  de  mon  peu 
de  pénétration,  il  efh  certain  qu'en  général  le  fu- 
jet  de  ce  Livre  &  la  manière  profonde  &  exacte 
dont  il  eit  traité ,  demandent  un  Lecteur  fort  at- 
tentif. Ce  que  je  ne  dis  pas  tant  pour  obliger 
le  Lecteur  à  excufer  les  fautes  qu'il  trouvera  dans 
ma  Traduction ,  que  pour  lui  faire  fentir  la  né- 
cefîité  de  le  lire  avec  application ,  s'il  veut  en  re- 
tirer du  profit. 

Il  y  a  encore ,  à  mon  avis ,  deux  précautions 
à  prendre ,  pour  pouvoir  recueillir  quelque  fruit  de 
cette  lecture.  La  première  eft ,  de  laiffer  à  quar- 
tier toutes  les  Opinions  dont  on  efi  prévenu  fur  les 
Que  fiions  qui  font  traitées  dans  cet  Ouvrage ,  & 
Ja  féconde ,  de- juger  des  raifonncmens  de  l'Auteur 

par 


© 


DU    TRADUCTEUR.        xi 

•  par  rapport  a  ce  qrion  trouve  en  foi-même ,  fans 
fe  mettre  en  peine  s'ils  font  conformes  ou  non  à 
ce  qu'a  dit  Platon ,  Arifiote ,  Gaffendi ,  De  (carte  s, 
ou  quelque  autre  célèbre  Philofophe.  C'eft  dans 
cette  difpofîtion  d'Efprit  que  M.  Locke  a  corn- 
pofé  cet  Ouvrage.  Il  eft  tout  vifible  qu'il  n'avan- 
ce rien  que  ce  qu'il  croit  avoir  trouvé  conforme 
à  la  Vérité ,  par  l'examen  qu'il  en  a  fait  en  lui- 
même.  On  diroit  qu'il  n'a  rien  appris  de  perfon- 
ne ,  tant  il  dit  les  choies  les  plus  communes  d'u- 
ne manière  originale  ;  de  forte  qu'on  eft  convain- 
cu en  lifant  fon  Ouvrage  qu'il  ne  débite  pas  ce 
qu'il  a  appris  d  autrui  comme  l'aiant  appris ,  mais 
comme  autant  de  véritez  qu'il  a  trouvées  par  fa 
propre  méditation.  Je  croi  qu'il  faut  nécelfaire- 
ment  entrer  dans  cet  efprit  pour  découvrir  toute 
la  ftruéture  de  cet  Ouvrage ,  &  pour  voir  n  les 
Idées  de  l'Auteur  font  conformes  à  la  nature  des 
chofes. 

Une  autre  raifon  qui  nous  doit  obliger  "à  ne 
pas  lire  trop  rapidement  cet  Ouvrage  ,  c'en:  l'ac- 
cident qui  efl  arrivé  à  quelques  perfonnes  d'atta- 
quer des  Chimères  en  prétendant  attaquer  les  lèn- 
timens  de  l'Auteur.  On  en  peut  voir  un  exem- 
ple dans  la  Préface  même  de  M.  Locke.  Cet 
avis  regarde  fur -tout  ces  Avanturiers  qui  toujours 
prêts  à  entrer  en  lice  contre  tous  les  Ouvrages 

**  2  qui 


xii     AVERTISSEMENT 

qui  ne  leur  plaifent  pas ,  les  attaquent  avant  que 
de  fe  donner  la  peine  de  les  entendre.  Semblables 
au  H  eros  de  Cervantes  ,  ils  ne  penfent  qu'à  fî- 
gnaler  leur  valeur  contre  tout  venant  ;  &  aveuglez 
par  cette  pafîlon  démefurée ,  il  leur  arrive  quel- 
quefois ,  comme  à  ce  défaftreux  Chevalier ,  de 
prendre  des  Moulins-à-vent  pour  des  Géans.  Si 
les  Anglois,qui  font  naturellement  fi  circonfpects, 
font  tombez  dans  cet  inconvénient  à  1  égard  du 
Livre  de  M.  Locke,  on  pourra  bien  y  tomber 
ailleurs ,  8c  par  conféquent  l'avis  n'eft  pas  inutile. 
En  profitera  qui  voudra. 

A  l'égard  des  Déclamateurs  qui  ne  fongent  ni 
à  s'inftruire  ni  à  inftruire  les  autres, cet  avis  ne  les 
regarde  point.  Comme  ils  ne  cherchent  pas  la 
Vérité ,  on  ne  peut  leur  fouhaiter  que  le  mépris 
du  Public  ;  jufte  recompenfe  de  leurs  travaux 
qu'ils  ne  manquent  guère  de  recevoir  tôt  ou  tard* 
Je  mets  dans  ce  rang  ceux  qui  s'aviferoient  de  pu- 
blier; pour  rendre  odieux  les  Principes  de  M. 
Locke,  que,  félon  lui ,  ce  que  nous  tenons  de 
la  Révélation  n'eft  pas  certain ,  parce  qu'il  diftin- 
gue  la  Certitude  d'avec  la  Foi  ;  &  qu'il  n'appelle 
certain  que  ce  qui  nous  paroît  véritable  par  des 
raifons  évidentes ,  &  que  nous  voyons  de  nous- 
mên-es.  Il  eft  viiîbie  que  ceux  qui  feraient  cette 
Gbj.&ioa,  le  fonderoient  uniquement  fur  l'équi- 

vo- 


DU    TRADUCTEUR.       xm 

voque  du  mot  de-Certitude  qu'ils  prendraient  dans 
un  fens  populaire ,  au  lieu  que  M.  Locke  l'a  tou- 
jours pris  dans  un  fens  Philofophique  pour  une 
Connoiiïànce  évidente,  c'eft-à-dire  pour  la  per- 
ception de  la  convenance  ou  de  la  di [convenance 
qui ejl entre  deux  ldées,2Îm&  que  M.  Locke  le  dit 
lui-même  plufîeurs  fois  ,  en  autant  de  termes. 
Comme  cette  Objection  a  été  imprimée  en  Ah- 
glois ,  j'ai  été  bien  aife  d'en  avertir  les  Leéleurs 
François  pour  empêcher,  s'il  fe  peut,  qu'on  ne 
barbouille  inutilement  du  Papier  en  la  renouvel- 
ant. Car  apparemment  elle  ferait  (ifflée  ailleurs , 
comme  elle  l'a  été  en  Angleterre. 

Pour  revenir  à  ma  Traduction ,  je  n'ai  point 
fongé  à  difputer  le  prix  de  rélocution  à  M.  Loc- 
ke qui ,  à  ce  qu'on  dit ,  écrit  très-bien  en  An- 
dois.  Si  l'on  doit  tâcher  d'enchérir  far  fon  Ori- 
ginal ,  c'eft  en  traduifmt  des  Harangues  &  des 
Pièces  d'Eloquence  dont  la  plus  grande  beauté 
confîfte  dans  la  noblefïè  &  la  vivacité  des  expref- 
fïons.  C'eft  ainfî  que  Ciceron  en  uia  en  mettant 
en  Latin  les  Harangues  quEfchine  &  Dêmojlhene 
avoient  prononcées  l'un  contre  l'autre:  Je  les  ai 
traduites  en  Orateur  ■>  *  dit  il  ,  &  non  en  lnter-*Nec 
prête.  Dans  ces  fortes  d'Ouvrages ,  un  bon  Tra 
ducteur  profite  de  tous  les  avantages  qui  fe  pré-  ««  onârmï 

I  O  L  l  Cap.  5. 

fentent,  employant  dan's  l'occauon  des  Images 

**  3  plus 


conver- 
ti ut  Interpres» 
fedut  Orator. 
T)t  if  un  0    e 


Arte  Poëticà 
Y.  i 


xiv         AVERTISSEMENT 

plus  fortes ,  des  tours  plus  vifs ,  des  expreiîions 
plus  brillantes ,  &  fe  donnant  la  liberté  non  feu- 
lement d'ajouter  certaines  penfées,  mais  même 
d'en  retrancher  d'autres  qu'il  ne  croit  pas  pouvoir 
îe1S<?c  mettre  heureufement  en  œuvre;  f  quœ  dcfpcrat 
i9.is°-  traâaîa  Jiitcjccrc  pojf.j ,  rdinqmt.  Mais  il  eiltout 
vifible  qu'une  pareille  liberté  feroit  fort  mal  pla- 
cée dans  un  Ouvrage  de  pur  raifonnement  com- 
me celui-ci  ,  où  une  expreflion  trop  foible  ou 
trop  forte  déguife  la  Vérité,  &  l'empêche  de  ie 
montrer  à  l'Elprit  dans  fa  pureté  naturelle.  Je  me 
fuis  donc  fait  une  affaire  de  fui vrefcrupuleulèment 
mon  Auteur  fins  m'en  écarter  le  moins  du  mon- 
de ;  &  fî  j'ai  pris  quelque  liberté  (  car  on  ne  peut 
s'en  paffer  )  c'a  toujours  été  fous  le  bon  plaifir 
de  M.  Locke  qui  entend  afïèz  bien  le  François 
pour  juger  quand  je  rendois  exactement  la  pen- 
fée ,  quoi  que  je  prifîè  un  tour  un  peu  différent 
de  celui  qu'il  avoir  pris  dans  la  Langue.  Et  peut- 
être  que  fans  cette  permifîion  je  n'aurois  oie  en 
bien  des  endroits  prendre  des  libertez  qu'il  falloit 
prendre  nécefîàirement  pour  bien  repréfenter  la 
penfée  de  l'Auteur.  Sur  quoi  il  me  vient  dans 
l'Elprit  qu'on  pourroit  comparer  un  Traducteur 
avec  un  Plénipotentiaire.  La  Comparaifon  eft 
magnifique ,  &  je  crains  bien  qu'on  ne  me  repro- 
che de  faire  un  peu  trop  Valoir  un  métier  qui  n'eft 

pas 


DU    TRADUCTEUR. 


xv 


pas  en  grand  crédit  dans  Te  Monde.  Quoi  qu'il 
en  foit,  il  me  fèmble  que  le  Traducteur  &  le 
Plénipotentiaire  ne  fâurôient  bien  profiter  de  tous 
leurs  avantages ,  fi  leurs  Pouvoirs  font  trop  limi- 
tez.    Je  n'ai  point  à  me  plaindre  de  ce  côté-la. 

La  feule  liberté  que  je  me  fuis  donné  fans  au- 
cune refêrve ,  c'eft  de  nïexprimer  le  plus  nette- 
ment qu'il  m'a  été  poiîible.  ]'ai  mis  tout  en  ulâ- 
ge  pour  cela.  J'ai  évité  avec  foin  le  ftile  figuré 
dès  qu'il  pouvoit  jetter  quelque  confufion  dans 
l'Efprit.  Sans  me  mettre  en  peine  de  la  mefure  & 
de  l'harmonie  des  Périodes ,  j'ai  répété  le  même 
mot  toutes  les  fois  que  cette  répétition  pouvoit 
fauver  la  moindre  apparence  d  équivoque  ;  je  me 
fuis  fervi,  autant  que  j'ai  pu  m'en  refîbuvenir,  de 
tous  les  expédiens  que  nos  Grammairiens  ont  in- 
venté pour  éviter  les  faux  rapports.  Toutes  les 
fois  que  je  n'ai  pas  bien  compris  une  penféeen 
Anglois,  parce  qu'elle  renfermoit  quelque  rap- 
port douteux  (car  les  Anglois  ne  font  pas  fi  feru- 
puleux  que  nous  fur  cet  article)  j'ai  tâché, après 
l'avoir  comprile ,  de  l'exprimer  ii  clairement  en 
François ,  qu'on  ne  put  éviter  de  l'entendre.  C'eft 
principalement  par  la  netteté  que  la  Langue  Fran- 
çoife  emporte  le  prix  fur  toutes  les  autres  Lan- 
gues ,  fans  en  excepter  les  Langues  Savantes ,  au- 
tant que  j'en  puis  juger.     Et  c'eft  pour  cela ,  dit 

*le 


xvi  AVERTISSEMENT 


loriq 


nZf/ïrl  *  Ie  P-  Lam* >  quelle'  ejl  plus  propre  qu'aucune 
JSLPa§'  autre  pour  traiter  les  Sciences  parce  quelle  le  fait 
io£J!erdam'  avec  une  admirable  clarté.  Je  n'ai  garde  de  me 
figurer,  que  ma  Traduction  en  foit  une  preuve, 
mais  je  puis  dire  que  je  n'ai  rien  épargné  pour  me 
faire  entendre  ;  &  -que  mes  fcrupules  ODt  obligé 
M.  Locke  à  exprimer  en  Anglois  quantité  d'en- 
droits, d'une  manière  plus  précile&  plus  diftincte 
qu'il  n'avoit  fait  dans  les  trois  premières  Editions 
de  fon  Livre. 

Cependant,  comme  il  n'y  a  point  de  Langue 
qui  par  quelque  endroit  ne  foit  inférieure  à  quel- 
que autre ,  j'ai  éprouvé  dans  cette  Traduction  ce 
que  je  ne  favois  autrefois  que  par  ouï  dire,  que 
la  Langue  Angloifè  en:  beaucoup  plus  abondante 
en  termes  que  la  Françoife ,  &  qu'elle  s'accom- 
mode beaucoup  mieux  des  mots  tout- à-fait  nou- 
veaux. Malgré  les  Règles  que  nos  Grammairiens 
ont  preferites  fur  ce  dernier  article ,  jecroi  qu'ils  ne 
trouveront  pas  mauvais  que  j'aye  employé  des 
termes  qui  ne  font  pas  fort  connus  dans  le  Mon- 
de, pour  pouvoir  exprimer  des  Idées  toutes  nou- 
velles. Je  n'ai-  guère  pris  cette  liberté  que  je  n'en 
aye  fait  voir  lanécefîité  dans  une  petite  Note.  Je 
ne  fai  fi  l'on  fe  contentera  de  mes  raifons.  Je 
pourrois  m  appuyer  de  l'autorité  du  plus  favant 
des  Romains,  qii,  quelque  jaloux  qu'il  fut  de  la 

pu- 


DU     TRADUCTEUR,    xvn 

pureté  de  fa  Langue ,  comme  il  paroit  par  Ces 
Difcours  de  l  Orateur ,  ne  put  fe  difpenfer  de  fai- 
re de  nouveaux  mots  dans  fes  Traitez  Phiî.ofbphi- 
ques.  Mais  un  tel  exemple  ne  tire  point  à  confé- 
quence  pour  moi ,  j'en  tombe  d'accord.  Ciceron 
avoit  le  fecret  d'adoucir  la  rudeilè  de  ces  nou- 
veaux fons  par  le  charme  de  Ton  Eloquence ,  & 
dédommageait  bientôt  Ton  Lecteur  par  mille 
be?ux  tours  d'expreflion  qu'il  avoit  à  commande- 
ment. Mais  s'il  ne  m'appartient  pas  d'autorifer  la 
liberté  que  j'ai  prhe ,  par  l'exemple  de  cet  illuflre 
Romain  ;  qu'on  me  permette  d'imiter  en  cela  nos 
Philofophes  Modernes  qui  ne  font  aucune  difficul- 
té de  faire  de  nouveaux  mots  quand  ils  en  ont 
befoin;  comme  il  me  feroit  ailé  de  le  prouver, 
fi  lachofe  en  valoit  la  peine. 

Au  relie ,  quoi  que  M.  Locke  ait  l'honnêteté 
de  témoigner  publiquement  qu'il  approuve  ma 
Traduction ,  je  déclare  que  je  ne  prétens  pas  me 
prévaloir  de  cette  Approbation.  Elle  fignifie  tout 
au  plus  qu'en  gros  je  fuis  entré  dans  fon  fens, 
mais  elle  ne  garantit  point  les  fautes  particulières 
qui  peuvent  m  être  échapées.  Malgré  toute  l'at- 
tention que  M.  Locke  a  donné  à  la  lecture  que  je 
lui  ai  faite  de  ma  Traduction  avant  que  de  l'en- 
voyer à  l'Imprimeur  ,    il  peut  fort  bien  avoir 

laiffé 


>  • 


xvin  AVERTISSEMENT  DU  TRAD. 

laiffé  pafïèr  des  exprefîîons  qui  ne  rendent  pas 
exactement  la  penfée.  L 'Errata  en  eft  une  bon- 
ne preuve.  Les  fautes  que  j'y  ai  marquées ,  (  ou- 
tre .celles  qui  doivent  être  mifès  fur  le  compte  de 
l'Imprimeur  )  ne  font  pas  toutes  également  con- 
sidérables ;  mais  il  y  en  a  qui  gâtent  entièrement  le 
fens.  C  eft  pourquoi  l'on  fera  bien  de  les  corriger 
toutes ,  avant  que  de  lire  l'Ouvrage ,  pour  n'être 
pas  arrêté  inutilement.  Je  ne  doute  pas  qu'on 
n'en  découvre  plufïeurs  autres.  Mais  quoi  qu'on 
penfe  de  cette  Traduction ,  je  m'imagine  que  j'y 
trouverai  encore  plus  de  défauts  que  bien  des 
Lecteurs ,  plus  éclairez  que  moi ,  parce  qu'il  n'y 
a  pas  apparence  qu'ils  s'avifênt  de  l'examiner  avec 
autant  de  foin  que  j'ai  réfolu  de  faire- 


AVIS 


AVIS 

SUR     CETTE 

TROISIEME  EDITION. 


Uoiq^ue  dans  la  Première  Edition  Franpife  de  ce.'  Ouvrage, 
a^  M.  L  o  c  K  e  m'eût  hijfé  une  entière  liberté  d'employer  les  tours 
r$£  O  P^  1ue  Je  iu&er°is  îes  Plus  P'°Pres  à  exprimer  fes  penfees ,  &?  £«'// 
8^  r^9  entendit  ajjéz  bien  le  génie  de  la  Langue  Françoife  pour  fentir 

Vfy-T^'VVïy  -^  w"  exPreJJions  réponduient  exaclement  à  [es  idées,  j'ai  trou- 
Oo-oooc-Oo  ve'^  en  iHi  relifant  maïraduclion  imprimée,  &  après  l'avoir, 
depuis ,  examinée  avec  foin ,  qu'il  y  avoit  bien  des  endroits  à  reformer  tant  à 
regard  du  Jlile  qu'à  l'égard  du  fens.  Je  dois  encore  un  bon  nombre  de  correc- 
tions à  la  critique  pénétrante  d'un  des  plus  folides  Ecrivains  de  ce  fie  de ,  l'illuf- 
tre  M.  B  arbeyrac,  qui  ayant  lu  ma  ïraduclion  avant  même  qu'il  enten- 
dit /'  Angloii ,  y  découvrit  des  fautes ,  13  rne  les  indiqua  avec  cette  aimable  poli- 
teffe  qui  eft  infeparable  d'un  Èfprit  mo défie  &  d  un  cœur  bien  fait. 

En  relifant  l'Ouvrage  de  M.  Locke ,  j'ai  été  frappé  d'un  défaut  que  bien 
des  gens  y  ont  obfcrvé  depuis  longtemps:  ce  font  les  répétitions  inutiles.  M.  Locke 
a  prejfenti  l'Objeclion  ;  (3  pour  jufiifier  les  répétitions  dont  il  a  grofii  [on  Li- 
vre,  il  nous  dit  dans  la  Préface,  qu'une  même  nocion  ayant  differens  rap- 
ports peut  être  propre  ou  néceffaire  à  prouver  ou  à  éçlairçir  différentes 
parties  d'un  même  difeours,  &  que,  s'il  a  répété  les  mêmes  argumens, 
c'a  été  dans  des  vues  différentes.  L'excufe  efl  bonne  en  général:  mais  il  refie 
bien  des  répétitions  qui  ne  femblent  pas  pouvoir  être  pleinement  jufiijiées  par-là. 

Quelques  perfonnes  d  un  goût  très -délicat  m'ont  extrêmement  foliieifé  à 
retrancher  abfolument  ces  fortes  de  répétitions  qui  paroiffent  plus  propres  à  fati- 
guer qu'à  éclairer  ï 'Efprit  du  Lecteur:  mais  je  n'ai  pas  ofé  tenter  V avant ure. 
Car  outre  que  lentreprife  me  fembloit  trop  pénible,  j'ai  conftderé  qu'au  bout  du 
compte  h  plupart  des  gens  me  blâmerotent  d'avoir  pris  cette  licence,  par  la  rai- 
fon  qu' en  retranchant  ces  répétitions,  faurois  fort  bien  pâlaiffer  échapper  quel- 
que reflexion,  ou  quelque  ra.ifonnement  de  T Auteur.  Je  me  fuis  donc  entière- 
ment borné  à  retoucher  mon  fiile ,  &  à  redreffer  tous  les  P affages  oh  j'ai  cru 
n'avoir  pas  exprimé  la  penfée  de  l'Auteur  avec  ajfez  de  précifton.   Ces  Correc- 

*  *  »  2  tions 


xx      AVIS  SUR  LA  TROISIEME  EDITION. 

îions  avec  des  Additions  très-importantes  faites  far  M.  Locke,  qu'il  me 
communiqua  lui-même ,  £5?  qui  n'ont  été  imprimées  en  Anglais  qu'après  fa  mort , 
ont  mis  ta  Seconde  Edition  fort  au  dejfus  de  la  Première ,  fj?  par  conféquent , 
de  la  Reimpreffion  qui  en  a  été  faite  en  1713.  en  quelque  Ville  de SuilTe  qu'on 
ri  a  pas  voulu  nommer  dans  le  Titre.  Et  voici  maintenant  une  Trois  ie'me 
Edition^  fera  lui  de  beaucoup  fuperieurc  par  les  nouveaux  avantages  quelle 
a  fur  la  féconde  :  car  j'ai  encore  trouvé  plufieurs  Paffages  qui  avaient  befoin 
d'être  ou  plus  vivement  ou  plus  exactement  exprimez,  £5?  quelques-uns  même  où 
f  avais  mal  pris  la  penjée  de  l'Juteur. 

Pour  rendre  la  Seconde  Edition  plus  complette ,  'f  avais  d'abord  réfolu  d'infé- 
rer en  leur  place  des  Extraits  fidelks  de  tout  ce  que  M.Locke  avoit  publié  dans  fe  s 
Réponds  au  Docte  ir  S  tillingdeet  pour  défendre  fan  E  s  s  a  i  contre  les  Objec- 
tions de  ce  Prélat.  Mais  en  parcourant  ces  Objetlions  ,  f  ai  trouvé  quelles  ne 
contenaient  rien  de  folide  contre  cet  Ouvrage;  &  que  les  Réponfes  de  M.  Locke 
tendaient  plutôt  à  confondre  fan  Antagonifle  quà  é clair cir  ou  à  confirmer  la  Doc- 
trine de  fort  Livre.  J'excepte  les  Objetlions  du  Dotleur  Stillingfleet  contre  ce 
que  M.  Locke  a  dit  dans  fou  EfTai  (  Liv.  IV.  ch.  III.  §.  6.)  qu'on  ne  fauroit 
être  allure  que  Dieu  ne  peut  point  donner  à  certains  amas  de  madère,  dif- 
pofez  comme  il  le  trouve  à  propos,  la  Puiflance  d'appercevoir ,  &  de  pen- 
îer.  Comme  c'efl  une  Queflion  ciirieufe ,  j'ai  mis  fous  cePafjage  tout  ce  que  M. 
Locke  a  imaginé  fur  ce  Jujet  dans  fa  Réponfe  au  Dotleur  Stillingfleet.  Pour  cet 
effet ,  j'ai  iranfcHt  une  banne  partie  de  l'Extrait  de  cette  Réponfe ,  imprimé  dans 
ks  Nouvelles  de  la  République  des  Lettres  en  1 609.  Mois  dOtlobre ,  p.  363. 
&c.  &  Mois  de  Novembre ,  p.  497.  &c.  Et  courue  j  avais  compofé  moi-même 
cet  Extrait,  ; 'y  ai  changé ,  corrigé,  ajouté  &  reîr.riché  plnf.curs  chofes ,  après 
F  avoir  comparé  de  nouveau  avec  les  Pièces  Originales  d'où  je  l'avais  tiré. 

Enfin  pour  tranfmcître  à  la  Pofterité  {fi  ma  Irâdtttljon  peut  aller  juf'que  la) 
le  Caracl.  re  de  M.  Locke  tel  que  je  Tai  conçu  après  avoir  pafjc  avec  lui  les 
fept  dernières  années  de  fa  vie,  je  mettrai  ici  une  efèce  d  Eloge  Hiftorique  de 
cet  excellent  Homme,  que  je  compafai  peu  de  tenir,  zprès  fa  mort,  le  (ai  que 
mon  fufrage ,  confondu  avec  tant  d'autres  d'un  prix  infiniment  fuperieur ,  ne 
it  cire  d' un  grand  poids.  Mais  s'il  efl  inutils  à  la  gloire  de  M.  Locke,  il 
uns  à  témoigner  qu '.:  ont  vu  &  admiré  '{es  belles  qualitez,  je  me 
fias  fait  un  plaifir  d'en  perpétuer  . 


ELOGE 


ELOGE     DE    M.    LOCKE 

Contenu  dans  une  Lettre  du  Traducteur  à  l'Auteur  des  Nouvelles  de . 
laRepublique  des  Lettres,  al'occafiondela  mort  de  M.  Locke, 
à-  inférée  dans  ces  Nouvelles,  Mois  de  Février  1705-.  pag.  154. 

MONSIEUR, 

VOus  venez  d'apprendre  la  mort  de  l'illuftre  M.Locke.  C'efluneper- 
te  générale.  Aufïi  eft-il  regretté  de  tous  les  gens  de  bien ,  de  tous  les 
finceres  Amateurs  de  la  Vérité ,  auxquels  fon  Caractère  étoit  connu. 
On  peut  dire  qu'il  étoit  né  pour  le  bien  des  hommes.  C'efl  à  quoi  ont  ten- 
du la  plupart  de  fes  Actions  :  &  je  ne  fai  fi  durant  fa  vie  il  s'eft  trouvé  en 
Europe  d'homme  qui  fe  foit  appliqué  plus  fincerement  à  ce  noble  deffein, 
&  qui  l'ait  exécuté  fi  heureufement. 

Je  ne  vous  parlerai  point  du  prix  de  fes  Ouvrages.  L'eflime  qu'on  en 
fait,  &  qu'on  en  fera  tant  qu'il  y  aura  du  Bon-Sens  &  de  la  Vertu  dans  le 
Monde;  le  bien  qu'ils  ont  procuré  ou  à  l'Angleterre  en  particulier,  ou  en 
général  à  tous  ceux  qui  s'attachent  férieufement  à  la  recherche  de  la  Véri- 
té, &  à  l'étude  du  Chriftianifmc,  en  fait  le  véritable  Eloge.  L'Amour  de 
la  Vérité  y  paroi tvi fi blement  par-tout.  C'eft  dequoi  conviennent  tous  ceux 
qui  les  ont  lus.  Car  ceux-là  même  qui  n'ont  pas  goûté  quelques-uns  des 
Sentimens  de  M.  Locke  lui  ont  rendu  cette  juftice,  que  la  manière  dont 
il  les  défend,  fait  voir  qu'il  n'a  rien  avancé  dont  il  ne  fût  fincerement  con- 
vaincu lui-même.  Ses  Amis  lui  ont  rapporté  cela  de  pluiieurs  endroits  : 
Xht'on  objecte  après  cela ,  répondoit-il,  tout  ce  qu'on  voudra  contre  mes  Ouvra- 
ges ;  je  ne  m'en  mets  point  en  peine.  Car  puis  qu'on  tombe  d'accord  que  je  n'y 
avance  rien  que  je  ne  croye  véritable,  je  me  ferai  toujours  un  plaifir  de  préfé- 
rer la  Vérité  à  toutes  mas  opinions,  dès  que  je  verrai  par  moi-même  ou  qu'on 
me  fera  voir  qu'elles  ri  y  /ont  pas  conformes,  Heureufe  difpoiîuon  d'Efprit, 
qui, .je  rfl'affûre,  a  plus  contribué,  que  la  pénétration  de  ce  beau  Génie, 
à  lui  faire  découvrir  ces  grandes  &  utiles  Vérioéz  qui  font  répandues  dans 
les  Ouvrages  ! 

riais  fans  m'arr('jrer  plus  !ong-tems  à  confiderer  M.  Lecke  fous  la  quali- 
té X Auteur ,  qui  n'elr.  propre  bienfouvent  qu'à  mafquer  le  véritable  naturel 
de  la  Perfonne ,  je  me  hâte  de  vous  le  faire  voir  par  des  endroits  bien  plus 
aimables  &  qui  vous  donneront  une  plus  haute  idée  de  fon  Mérite. 

.  Locke  avoit  une  grande  conhoiflance  du  Monde  &   des  affaires  du 
Monde.  Prudent  fans  être  fin,  i!  gagnoit  l'eftime  de:  hommes  par  fa  pro- 
bité, &  jours  à  couvert  des  attaques  d'un  faux  A  •  d'un  là? 
che  ]         .   .   É   >ighé  de  toute baflè Corn     nfan(  ■;  fi,n  hahiieLe,  fon  expé- 
.   _             res  douces &-eivilés  lefaifoientri                     slgferieursj 
Itiïoïent  feftime  de  les  Egaux,  l'amitié  &  la  b  1        :e  des  pfiisgrands 
urs. 
Sans  s'ériger  en  Dofieur,  il  inftruifoit  par  fa  conduite.  Il  avoit  été  d'a- 
bord allez  porté  à  donner  des  confeils  à  fes  Amis  qu'il  croyoit  en  avoir  be- 

***  3  foin: 


xxn  ELOGE    DE    M.    LOCKE. 

foin  :  mais  enfin  ayant  reconnu  que  les  bons  Confeils  ne  fervent  point  à  ren- 
dre les  gens  plus  fages ,  il  devint  beaucoup  plus  retenu  fur  cet  article.  Je 
lui  ai  fouvent  entendu  dire  que  la  première  fois  qu'il  ouït  cette  Maxime , 
elle  lui  avoit  paru  fort  étrange,  mais  que  l'expérience  lui  en  avoit  montré 
clairement  la  vérité.  Par  Conjeils  il  faut  entendre  ici  ceux  qu'on  donne  à 
des  gens  qui  n'en  demandent  point.  Cependant  quelque  defabufé  qu'il  fût 
•de  Fefperance  de  redrefier  ceux  à  qui  il  voyoit  prendre  de  fauffes  rnefures; 
fa  bonté  naturelle,  l'averfion- qu'il  avoit  pour  ledéfordre,  &  l'intérêt  qu'il 
prenoit  en  ceux  qui  étoient  autour  de  lui,  le  forçoient,  pour  ainfi  dire,  à 
rompre  quelquefois  la  réfolution  qu'il  avoit  prife  de  les  lailTer  en  repos  ;& 
à  leur  donner  les  avis  qu'il  croyoit propres  à  les  ramener:  mais  c'étoit tou- 
jours d'une  manière  modefte,  &  capable  de  convaincre  l'Efp rit  par  le  foin 
qu'il  prenoit  d'accompagner  fes  avis  de  raifons  folidesqui  neluimanquoient 
jamais  au  befoin. 

Du  refte,  M.  Locke  étoit  fort  libéral  de  fes  avis  lors  qu'on  les  lui  de- 
mandoit  :  &  l'on  ne  le  confultoit  jamais  en  vain.  Une  extrême  vivacité 
d'Efprit,  l'une  de  fes  Qualitez  dominantes ,  en  quoi  il  n'a  peut-être  eu  ja- 
mais d'égal,  fa  grande  expérience  &  le  defirfincere  qu'il  avoit  d'être  utile 
à  tout  le  monde  ,  lui  fourniffoient  bientôt  les  expediens  les  plus  jufles  & 
les  moins  dangereux.  Je  dis  les  moins  dangereux  ;  car  ce  qu'il  fepropofoit 
avant  toutes  chofes, étoit  de  ne  faire  aucun  mal  à  ceux  quileconfultoient. 
C'étoit  une  de  fes  Maximes  favorites  qu'il  ne  perdoit  jamais  de  vue"  dans 
l'occaiion. 

Quoi  que  M.  Locke  aimât  fur-tout  les  véritez  utiles  ;  qu'il  en  nourrit  fon 
Efpnt  ;  &  qu'il  fût  bien  aife  d'en  faire  le  fujet  de  fes  Converfations ,  il  avoit 
accoutumé  de  dire ,  que  pour  employer  utilement  une  partie  de  cette  vie 
à  des  occupations  ferieufes,  il  falloit  en  pafler  une  autreàdefimplesdiver- 
tiflemens:  &lors  que  l'occafion  s'en  prefentoit  naturellement,  il  s'aban- 
donnoit  avec  plailir  aux  douceurs  d'une  Converfation  libre  &  enjouée.  Il 
favoit  plufieurs  Contes  agréables  dont  il  fe  fouvenoit  à  propos  ;  &  ordinai- 
rement il  les  rendoit  encore  plus  agréables  parla  manière  fine  &  aifée  dont 
il  les  racontoit.  Il  aimoit  allez  la  raillerie,  maisune  raillerie  délicate, & 
tout-à-fait  innocente. 

Perfonne  n'a  jamais  mieux  entendu  l'art  de  s'accommoder  à  la  portée  de 
toute  forte  d'Efprits;  qui  eft  ,  à  mon  avis ,  l'une  des  plus  fûres  marques 
d'un  grand  génie. 

Une  de  fes  addreffes  dans  la  Converfation  étoit  de  faire  parler  les  gens 
fur  ce  qu'ils  entendoient  le  mieux.  Avec  un  Jardinier  il  s'entretenoit  de 
jardinage,  avec  un  Joaillier  de  pierreries,  avec  un  Chimifte  de  Chimie, 
&c.  ,,  ïJar-là,  difoit-il  lui-même,  je  plais  à  tous  ces  gens-là,  qui  pour 
,,  l'ordinaire  ne  peuvent  parler  pertinemment  d'autre  chofe.  Comme  ils 
„  voyent  que  je  fais  cas  de  leurs  occupations,  ils  font  charmez  de  me  faire 
„  voir  leur  habileté  ;  &  moi ,  je  profite  de  leur  entretien  ".  Effective- 
ment, M.  Locke  avoit  acquis  parce  moyen  une  affez  grande  connoiifan- 
ce  de  tous  les  Arts  ;  &  s'y  perfectionoit  tous  les  jours.  Il  difoit  aufïi ,  que 
la  connohTance  des  Ans  comenoit  plus  de  véritabie  Philofophie  que  toutes 

ces 


ELOGE   DE    M.    LOCKE.  xxni 

ces  belles  &  favantes  Hypothefes,  qui  n'ayant  aucun  rapport  avec  la  nature 
des  chofes  ne  fervent  au  fond  qu'à  faire  perdre  du  teins  à  les  inventer  ou  à 
les  comprendre.     Mille  fois  j'ai  admiré  commentpardifferenr.es  interroga- 
tions qu'il  faifoit  à  des  gens  de  métier,  il  trouvoit  le  fecret  de  leur  Art 
qu'ils  n'entendoient  pas  eux-mêmes,  &  leur  fourniiToit  fort  fouvent  des 
vues  toutes  nouvelles  qu'ils  étoient  quelquefois  bien  aifes  de  mettre  à  profit. 
Cette  facilité  que  M.  Locke  avoit  à  s'entretenir  avec  toute  forte  de  per- 
fonnes,  le  plaifir  qu'il  prenoit  à  le  faire,  furprenoit  d'abord  ceux  qui  lui 
parloient  pour  la  première  fois.  Ils  étoient  charmez  de  cette  condefeendan- 
•  ce,  allez  rare  dans  les  gens  de  Lettres,  qu'ils  attendoient  11  peu  d'un  hom- 
me que  fes  grandes  qualitez  élevoient  fi  fort  au  deffus  de  la  plupart  des  au- 
tres hommes.  Bien  des  gens  qui  ne  le  connoiflbient  que  par  fes  Ecrits ,  ou 
par  la  réputation  qu'il  avoit  d'être  un  des  premiers  Philofophes  du  fiécle, 
s'étant  figuré  par  avance,  que  c'étoit  un  de  ces  Efprits  tout  occupez  d'eux- 
mêmes  &  de  leurs  rares  fpeadations ,  incapables  de  fe  familiarifer  avec  le 
commun  des  hommes,  d'entrer  dans  leurs  petits  intérêts,  de  s'entretenir 
des  affaires  ordinaires  de  la  vie ,  étoient  tout  étonnez  de  trouver  un  homme 
affable,  plein  de  douceur,  d'humanité,  d'enjoûment,  toujours  prêt  à  les 
écouter,  à  parler  avec  eux  des  chofes  qui  leur  étoient  le  plus  connues,  bien 
plus  empreffe  à  s'inllruire  de  ce  qu'ils  favoient  mieux  que  lui ,  qu'à  leur 
étaler  fa  Science.     Je  connois  un  bel  Efprit  en  Angleterre  qui  fut  quelque 
tems  dans  la  même  prévention.  Avant  que  d'avoir  vu  M.  Locke ,  il  fe  l'é- 
'  toit  reprefenté  fous  l'idée  d'un  de  ces  Anciens  Philofophes  à  longue  barbe, 
ne  parlant  que  par  fentences,  négligé  dans  fa  perfonne,  fans  autre  politeffe 
que  celle  que  peut  donner  la  bonté  du  naturel  ,  efpéce  de  politeffe  quel- 
quefois bien  grofïiére,  &  bien  incommode  dans  la  Société  civile.     Mais 
dans  une  heure  de  converfation,  revenu  entièrement  de  fon  erreur  à  tous 
ces  égards  il  ne  put  s'empêcher  de  faire  connoitre  qu'il  regardoit  M.  Locke 
comme  un  homme  des  plus  polis  qu'il  eût  jamais  vu.  Ce  rieft  pas  unPhilo- 
fopbe  toujours  grave,  toujours  renfermé  dans  fon  caractère  ,  comme  je  me  Tétois 
figuré  :ce[l,  dit-il ,  un  parfait  homme   de  Cour,  autant  aimable  par  Je  s  ma- 
nières civiles  &?  obligeantes ,  qu admirable  par  la  profondeur  &  la  délicat  ejfe  de 
fon  génie. 

M.  Locke  ctoit  fi  éloigné  de  prendre  ces  airs  de  gravité, par  où  certai- 
nes gens,  favans  &  non  favans,  aiment  à  le  diftinguer  du  refte  des  hom- 
mes, qu'il  les  regardoit  au  contraire  comme  une  marque  infaillible  d'imper- 
tinence. Quelquefois  même  il  fe  divertiffbit  à  imiter  cette  Gravité  concer- 
tée, pour  la  tourner  plus  agréablement  en  ridicule;  &  dans  ces  rencontres 
ii  fe  fouvenoit  toujours  de  cette  Maxime  du  Duc  de  la  Rochefoucault ,  qu'il 
admiroit  fur  toutes  les  autres,  La  Gravité  efl  un  myflere  du  Corps  inventé 
pour  cacher  les  défauts  de  V Efprit.  11  aimoit  r.uili  à  confirmer  fon  fentiment 
fur  cela  par  celui  du  fameux  Comte  de  *  Shaftsbury ,  à  qui  il  prenoit  plaifir  »  cimnSer 
de  faire  honneur  de  toutes  les  chofes  qu'il  croyoit  avoir  appiïfes  dans  fa  Con-  f^)j'%"ree  ± 
verfation.  ddrlts  il 

Rien  ne  le  flattoit  plus  agréablement  que  l'eftime  que  ce  Seigneur  con- 
çut pour  lui  prefque  auffi- tôt  qu'il  l'eut  vu,  &  qu'il  conferva  depuis,  tout 

le 


xxiv  ELOGE   DEM.    LOCKE, 

le  refte  de  fa  vie.  Et  en  effet  rien  ne  met  dans  un  plus  beau  jour  le  mérite 
de  M.  Locke  que  cette  eftime  confiante  qu'eut  pour  lui  Mylord  Shaftsbury, 
le  plus  grand  Génie  de  fon  Siècle,  fuperieur  à  tant  de  bonsEfprits  quibril- 
Ioient  de  fon  tems  à  la  Cour  de  Charles  II.  non  feulement  par  fa  fermeté, 
par  fon  intrépidité  à  foutenir  les  véritables  intérêts  de  fa  Patrie,  mais  enco- 
re par  fon  extrême  habileté  dans  le  manîment  des  affaires  les  plus  épineufes. 
Dans  le  tems  que  M.  Locke  étudioit  à  Oxford,  il  fe  trouva  par  accident 
dans  fa  compagnie;  &  une  feule  converfation  avec  ce  grand  homme  lui 
gagna  fon  eflime  &  fa  confiance  à  tel  point  que  bien-tôt  après  Mylord 
Shaftsbury  le  retint  auprès  de  lui  pour  y  refter  auffi  long-tems  que  la  fanté 
ou  les  affaires  de  M.  Locke  le  lui  pourroient  permettre.  Ce  Comte  excel- 
loit  far-tout  à  connoitre  les  hommes.  Il  n'étoit  pas  poffible  de  furprendre 
fon  eflime  par  des  qualitez  médiocres  ;  c'eft  dequoi  fes  ennemis  même 
n'ont  jamais  difconvenu.  Que  ne  puis-je  d'un  autre  côté  vous  faire  con- 
noître  la  haute  idée  que  M.  Locke  avoit  du  mérite  de  ce  Seigneur  ?  Il  ne 
perdoit  aucune  occaiion  d'en  parler  ;  &  cela  d'un  ton  qui  faifoit  bienfen- 
tir,  qu'il  étoit  fortement  perfuadé  de  ce  qu'il  en  difoit.  Quoi  que  Mylord 
Shaftsbury  n'eût  pardonné  beaucoup  de  tems  à  la  lecture,  rien  n'étoit  plus 
jufte,  au  rapport  de  M.  Locke,  que  le  jugement  qu'il  faifoit  des  Livres 
qui  lui  tomboient  entre  les  mains.  I!  démeloit  en  peu  de  tems  le  deffein 
d'un  Ouvrage ,  &  fans  s'attacher  beaucoup  aux  paroles  qu'il  parcouroit 
avec  une  extrême  rapidité,  il  découvrait  bien-tôt  ii  l'Auteur  étoit  maître 
de  fon  fujet,  &  fifes  raifonnemens  étoient  exacts.  Mais  M.  Locke  admirait 
fur-tout  en  lui,  cette  pénétration,  cette  préfence  d'Efpnt  qui  lui  fourniffoic 
toujours  les  expediens  les  plus  utiles  dans  les  cas  les  plus  defefperez,  cette 
noble hardieffe qui  éclatoif  dans  tous  fes  Difcours  Publics,  toujours  guidée 
par  un  jugement  folide,  qui  ne  lui  permettant  de  dire  que  ce  qu'il  devoit 
dire  ,  régloit  toutes  fes  paroles,  &  ne  laiffoit  aucune  prife  à  la  vigilance  de 
fes  Ennemis. 

Durant  le  tems  que  M.  Locke  vécut  avec  cet  illuflre  Seigneur  ,  il  eut  l'a- 
vantage de  connoitre  tout  ce  qu'il  y  avoit  en  Angleterre  de  plus  fin,  de 
plus  fpirituel  &  de  plus  poli.  C'eft  alors  qu'il  fe  fit  entièrement  à  ces  ma- 
nières douces  &  civiles  qui  foûtenucs  d'un  langage  aifé  &  poli ,  d'une  gran- 
de connoiffance  du  Monde,  &  d'une  vafte  étendue  d'Efprit ,  ont  rendu  fa 
converfation  fi  agréable  à  toute  forte  de  perfonnes.  C'eft  alors  fans  doute 
qu'il  fe  forma  aux  grandes  affaires  dont  il  a  paru  fi  capable  dans  la  fuite. 

Je  ne  fai  fi  fous  le  Roi  Guillaume ,  le  mauvais  état  de  fa  fanté  lui  fit  re- 
fufer  d'aller  en  Ambaffade  dans  une  des  plus  confiderables  Cours  de  l'Eu- 
rope. Il  eft  certain  du  moins,  que  ce  grand  Prince  le  jugea  digne  de  ce 
pofte  ;  &  perfonne  ne  doute  qu'il  ne  l'eût  rempli  glorieufement. 

Le  même  Prince  lui  donna  après  cela,  une  place  parmi  les  Seigneurs 
Commiffaires  qu'il  établit  pour  avancer  l'intérêt  du  Négoce  &  des  Planta- 
tions. M.  Locke  exerça  cet  emploi  durant  plufieurs années;  &l'on  dit  (ab- 
fit  invidia  icrbo)  qu'il  étoit  comme  l'Ame  de  ce  noble  Corps.  Les  Mar- 
chands les  plus  expérimentez  admiraient  qu'un  homme  qui  avoit  pafféfavie 
à  l'étude  de  la  Médecine,  des  Belles  Lettres,  ou  de  la  Philofophie,  eût  des 

vues 


ELOGE    DE    M.    LOCKE.  xxv 

vues  plus  étendues  &  plus  Aires  qu'eux  fur  une  chofe  à  quoi  ils  s'étoient 
uniquement  appliquez  dès  leur  première  jeuneflè.  Enfin  lorfque  M.  Locke 
ne  put  plus  palier  l'Eté  à  Londres  fans  expofer  fa  vie,  il  alla  fe  démettre  de 
cette  Charge  entre  les  mains  du  Roi,  par  la  raifon  que  fa  fanté  ne  pouvoit 
plus  lui  permettre  de  relier  long-tems  à  Londres.  Cette  raifon  n'empêcha 
pas  le  Roi  de  folliciter  M.  Locke  à  conferver  fun  Pofle,  après  lui  avoir  dit 
exprefi'cnent  qu'encore  qu'il  ne  put  demeurer  à  Londres  que  quelques  Se- 
maines ,  fes  fervices  dans  cette  Place  ne  laifleroient  pas  de  lui  être  fort  utiles: 
Mais  il  fe  rendit  enfin  aux  infiances  de  M.  Locke,  qui  ne  pouvoit  fe  réfou- 
dre  à  garder  un  Emploi  auffi  important  que  celui-là ,  fans  en  faire  les  fonc- 
tions avec  plus  de  régularité.  Il  forma  &  exécuta  ce  deficin  fans  en  dire  mot 
à  qui  que  ce  foit,  évitant  par  une  générofité  peu  commune  ce  que  d'autres 
auroient  recherché  fort  foigneufement.  Car  en  faifant  favoir  qu'il  étoit prêt 
à  quitter  cet  Emploi,  qui  lui  portoit  mille  Livres  ilerling  de  revenu ,  il  lui 
étoit  aifé  d'entrer  dansuneefpècede  compofition  avec  tout  Prétendant,  qui 
averti  en  particulier  de  cette  nouvelle  &  apuyé  du  crédit  de  M.  Locke  au- 
roit  été  par-là  en  état  d'emporter  la  place  vacante  fur  toute  autre  perfonne. 
On  ne  manqua  pas  de  le  lui  dire,  &  même  en  forme  de  reproche.  Je  le  fa- 
vois  bien, répondit- il;  mais  c'a  été  pour  cela  même  que  je  n'ai  pas  •voulu  com- 
muniquer mon  defjein  à  perfonne.  J'azois  reçu  cette  Place  du  Roi ,  j'ai  loulu  la. 
lui  remettre  pour  qu'il  en  put  difpofer  félon  [on  bon-phifir. 

Une  chofe  que  ceux  qui  ont  vécu  quelque  tems  avec  M.  Locke,  n'ont 
pu  s'empêcher  de  remarquer  en  lui ,  c'eft  qu'il  prenoit  plaifir  à  faire  ufage 
de  fa  Raifon  dans  tout  ce  qu'il  faifoit:  &  rien  de  ce  quieft  accompagné  de 
quelque  utilité,  ne  lui  paroifîbit  indigne  de  fes  foins  ;  de  forte  qu'on  peut 
dire -de  lui,  comme  on  l'a  dit  de  la  Reine  Elizaleth ,  qu'il  n'étoit  pas  moins 
capable  des  petites  que  des  grandes  chofes.  11  difoit  ordinairement  lui-même 
qu'il  y  avoit  de  l'art  à  tout;  &  il  étoit  aifé  de  s'en  convaincre,  à  voir  la 
manière  dont  il  fe  prenoit  à  faire  les  moindres  choies,  toujours  fondée  fur 
quelque  bonne  raifon.  Je  pourrois  entrer  ici  dans  un  détail  qui  ne  déplair- 
roit  peut-être  pas  à  bien  des  gens.  Mais  les  bornes  que  je  me  fuis  preferi- 
tes,  &  la  crainte  de  remplir  trop  de  pages  de  votre  Journal  ne  me  le 
permettent  pas. 

M.  L.ocke  aimoit  fur  tout  l'Ordre;  &  il  avoit  trouvé  le  moyen  de  l'obfer- 
ver  en  toutes  chofes  avec  une  exactitude  admirable. 

Comme  il  avoit  toujours  l'utilité  en  vue  dans  toutes  fes  recherches,  il 
n'eilimoit  les  occupations  des  hommes  qu'à  proportion  du  bien  qu'elles  font 
capables  de  produire  :  c'ell  pourquoi  il  ne  faifoit  pas  ;^randcas  de  ces  Criti- 
ques, purs  Grammairiens  qui  confirment  leur  vie  à  comparer  des  mots  & 
des  phrafes,  &  à  fe  déterminer  fur  le  choix  d'une  diverfité  de  leib.ire  à 
l'égard  d'un  paflage  qui  ne c  intient  r'un  de  fort  important.  Il  goûtoit  en- 
core moins  les  Difputeurs  de  profefîion  qui  uniquement  occupez  du  delîr 
de  remporter  la  victoire,  fe  cachent  fous  l'ambiguité  d'un  terme  pour  :nieux 
embarrafll-r  le'uiv  adversaires.  Et  lors  qu'il  avoit  à  faire  à  ces  fortes  de  gens 
s'il  ne  prenoit  par  avance  une  forte  réfolution  de  ne  pas  fe  fâcher,  il  s'em- 
portoit  bien-tôt.     Et  en  général  il  efl  certain  qu'il  étoit  naturellement  allez 

*  *  *  *  fu- 


xxvi  ELOGE  DE    M.   LOCKE. 

fujet  à  la  colère.  Mais  ces  accès  ne  lui  duroient  pas  long-tems.  S'il  con- 
fer  voit  quelque  relTentiment,  ce  n'étoit  que  contre  lui-même,  pour  s'être 
laiffé  aller  à  une  paillon  fi  ridicule,  &  qui,  comme  il  avoit  accoutume  de 
le  dire,  peut  faire  beaucoup  de  mal,  mais  n'a  jamais  fait  aucun  bien.  Il  fe 
blàmoit  fouvent  lui-même  de  cette  foibleffe.  Sur  quoi  il  me  fouvient  que 
deux  ou  trois  femaines  avant  fa  mort,  comme  il  étoit  affis  dans  un  Jardin  à 
prendre  l'air  par  un  beau  Soleil,  dont  la  chaleur  lui  plaifoit  beaucoup,  & 
qu'il  mettoit  à  profit  en  faifant  tranfporter  fachaife  vers  le  Soleil  à  mefure 
qu'elle  fe  couvrait  d'ombre ,  nous  vinmes  à  parler  <S  Horace ,  je  ne  fai  à 
quelle  occafion  ,  &  je  rappellai  fur  cela  ces  vers  où  il  dit  de  lui-même  qu'iL 


ctoit 


Solibus  aptum; 


Ircifci  cekretu  tsmsn  ut  placabilis  cM 

„  qu'il  aimoit  la  chaleur  du  Soleil,  &  qu'étant  naturellement  prompt  & 
„  colère  il  ne  laiffoit  pas  d'être  facile  à  appaifer  ".  M.Locke  répliqua  d'a- 
bord que  s'il  ofoit  fe  comparer  à  Horace  par  quelque  endroit,  il  lui  reffem- 
bloit  parfaitement  dans  ces  deux  chofes.  Mais  afin  que  vous  foyez  moins 
furpris  de  fa  modeftie  en  cette  occafion ,  je  fuis  obligé  de  vous  dire  tout 
d'un  tems  qu'il  regardoit  Horace  comme  un  des  plus  figes  &  des  plus  heu- 
reux Romains  qui  ayent  vécu  du  tems  &Augufte  ,  par  le  foin  qu'il  avoit  eu 
de  fe  confèrver  libre  d'ambition  &  d'avarice,  de  borner  fes  defirs,  &  de 
gagner  l'amitié  des  plus  grands  hommes  de  fon  fiécle ,  fans  vivre  dans  leur 
dépendance. 

M.  Locke  n'approuvoit  pas  non  plus  ces  Ecrivains  qui  ne  travaillent  qu'à 
détruire,  fans  rien  établir  eux-mêmes.  „  Un  bâtiment,  difoit-il,  leur 
,,  déplaît.  Ils  y  trouvent  de  grands  défauts  :  qu'ils  le  renverfent ,  àlabon- 
„  ne  heure,  pourvu  qu'ils  tâchent  d'en  élever  un  autre  à  la  place,  s'il  eft 
„  poffible. 

11  confeilloit  qu'après  qu'on  a  médité  quelque  chofe  de  nouveau  ,  on 
le  jettât  au  plutôt  fur  le  papier,  pour  en  pouvoir  mieux  juger  en  le  voyant 
tout  enfemble  ;  parce  que  l'Efprit  humain  n'eft  pas  capable  de  retenir  clai- 
rement une  longue  fuite  de  conféquences ,  &  de  voir  nettement  le  rapport 
de  quantité  d'idées  différentes.  D'ailleurs  il  arrive  fouvent ,  que  ce  qu'on 
avoir  le  plus  admiré,  à  le  confiderer  en  gros  &  d'une  manière  confufe,  pa- 
raît fans  confiftence  &  tout-à-fait  infoûtenable  dès  qu'on  en  voit  diftinéle- 
ment  toutes  les  parties. 

M.  Locke  confeilloit  auffi  de  Communiquer  toujours  fes  penfées  à  quelque 
Ami,  fur-tout  fi  l'on  fe  propofoit  d'en  faire  part  au  Public;  &  c'eft  ce 
qu'il  obfervoit  lui-merr.3  trcs-reiigieufement.  11  ne  pouvoit  comprendre, 
qu'un  Etre  d'une  capacité  auffi  bornée  que  l'Homme,  auffi  fujet  à  l'Erreur, 
eût  la  confknce  de  négliger  cette  précaution. 

Jamais  homme  n'a  mieux~employé  fon  tems  que  M.  Locke.  Il  y  paraît 
par  les  Ouvrages  qu'il  a  publiez  lui-même  ;  &  peut-être  qu'on  en  verra 
un  jour  de  nouvelles  preuves.  Il  a  pafie  les  quatorze  ou  quinze  dernières 

an- 


ELOGE   DE   M.    LOCKE.  xxvn 

années  de  fa  vie  à  Oates,  Maifon  de  Campagne  de  Mr.  le  Chevalier  Mas- 
ham,  à  vingt-cinq  milles  de  Londres  dans  la  Province  d'EiTex.  Je  prens 
plailir  à  m'imagincr  que  ce  Lieu,  fi  connu  à  tant  de  gens  de  mérite  que 
j'ai  vu  s'y  rendre  de  pluficurs  endroits  de  l'Angleterre  pour  viiîter  M.  Locke, 
fera  fameux  dans  la  Pofterité  par  le  long  féjour  qu'y  a  fait  ce  grand  hom- 
me. Quoi  qu'il  en  foit ,  c'elt-là  que  jouïfiant  quelquefois  de  l'entretien  de 
fes  Amis,  &  conftamment  de  la  compagnie  de  Madame  Masham,  pour 
qui  M.  Locke  avoit  conçu  depuis  long-tcms,  une  eftime  &  une  amitié  toute 
particulière,  (malgré  tout  le  mérite  de  cette  Dame,  elle  n'aura  aujourd'hui 
de  moi  que  cette  louange  )  il  goûtoit  des  douceurs  qui  n'étoient  interrom- 
pues que  par  le  mauvais  état  d'une  fanté  foible  &  délicate.  Durant  cet 
agréable  féjour,  il.  s'attachoit  fur-tout  à  l'étude  de  l'Ecriture  Sainte ;& 
n'employa  prefque  à  autre  chofe  les  dernières  années  de  fa  vie.  Il  ne  pou- 
voit  fe  laffer  d'admirer  les  grandes  vues  de  ce  facré  Livre,  &  le  jufte  rap- 
port de  toutes  fes  parties  :  il  y  faifoit  tous  les  jours  des  découvertes  qui  lui 
fournifibient  de  nouveaux  fujets  d'admiration.  Le  bruit  eft  grand  en  Angle- 
terre que  ces  découvertes  feront  communiquées  au  Public.  Si  cela  eft, 
tout  le  monde  aura,  je  m'aiTùre,  une  preuve  bien  évidente  de  ce  qui  a  été 
remarqué  par  tous  ceux  qui  ont  été  auprès  de  M.  Losée  jufqu'à  la  fin  de 
fa  vie,  je  veux  dire  que  fon  Efprit  n'a  jamais  fuufrert  aucune  diminution, 
quoi  que  fon  Corps  s'affbiblît  de  jour  en  jour  d'une  manière  afiez  fenfible. 

Ses  forces  commencèrent  à  défaillir  plus  vifiblement  que  jamais,  dès  l'en- 
trée de  l'Eté  dernier,  Saifon,  qui  les  années  précédentes  lui  avoit  toujours 
redonné  quelques  dégrez  de  vigueur.  Dès-lors  il  prévit  que  fa  fin  étoit  fort 
proche.  11  en  parloit  même  allez  fouvent ,  mais  toujours  avec  beaucoup  de 
îerenité,  quoiqu'il  n'oubliât  d'ailleurs  aucune  des  précautions  que  fon  habi- 
leté dans  la  Médecine  pouvoit  lui  fournir  pour  fe  prolonger  la  vie.  Enfin 
fes  jambes  commencèrent  à  s'enfler;  &  cette  endure  augmentant  tous  les 
jours,  fes  forces  diminuèrent  à  vue  d'oeil.  11  s'apperçut  alors  du  peu  de 
tems  qui  luireftoit  à  vivre;  ôc  fe  difpofa  à  quitter  ce  Monde,  pénétré  de 
reconnoillance  pour  toutes  les  grâces  que  Dieu  lui  avoit  faites,  donc  il  pre- 
nait plailir  à  faire  rémunération  à  fes  Amis,  plein  d'une  fincere  refignation 
à  fa  Volonté,  &  d'une  ferme  efpérance  en  fes  promeiïbs ,  fondées  fur  la  pa- 
role de  Jefns-Chïifl  envoyé  dans  le  Monde  pour  mettre  en  lumière  la  vie  <Sc 
l'immortalité  par  fon  Evangile. 

Enfin  les  forces  lui  manquèrent  à  tel  point  que  le  vingt-fixiéme  d'Octo- 
bre (  1704.)  deux  jours  avant  fa  mort,  l'étant  allé  voir  dans  fon  Cabinet, 
je  le  trouvai  à  genoux,  mais  dans  l'impuiffance  de  fe  relever  de  lui-mê- 
me. 

Le  lendemain,* quoi  qu'il  ne  fut  pas  plus  mal,  il  voulut  refier  dans  le 
lit.  Il  eut  to'it  ce  jour-la  plus  de  peine  à  refpirer  que  jamais:  &  vers  les 
cinq  heures  du  foir  il  lui  prit  une  meuf  accompagnée  d'une  extrême  foi" 
blelfe  qui  fit  craindre  pour  ft  vie.  Ii  crut  lui-même  qu'il  n'étoit  pas  loin 
de  l'iii  dernier  moment.  Alors  il  recommanda  qu'on  fe  fouvînt  de  lui  dans 
la  Prière  du  foir:  là-deiïiis  Madame  Mashan  lui  dit  que  s'il  le  vouloit, 
toute  la  Famille  viendroit  prier  Dieu  dans  fa  Chambre.     Il  répondit  qu'il 

*   ^  ^E   1<f       (y  £j-j 


xxvin  ELOGE    DE   M.   LOCKE. 

enferoit  fort  aife  fi  cela  ne  donnoit  pas  trop  d'embarras.  On  s'y  rendis 
donc  &  on  pria  en  particulier  pour  lui.  Après  cela  il  donna  quelques  or- 
dres avec  une  grande  tranquillité  d'efprit;  &  l'occaûons'étantpréfentéede 
parler  de  la  Bonté  de  Dieu,  il  exalta  fur-tout  l'amour  que  Dieu  a  témoi- 
gné aux  hommes  en  Jes  juftifiant  par  la  foi  en  Jefus-Chrifi.  Il  le  remercia 
en  particulier  de  ce  qu'il  l'avoit  appelle  à  la  connoiffance  de  ce  divin  Sau- 
veur. 11  exhorta  tous  ceux  qui  fe  trouvoient  auprès  de  lui  de  lire  avec  foin 
l'Ecriture  Sainte,  &  de  s'attacher  fincerement  à  la  pratique  de  tous  leurs 
devoirs,  ajoutant  expreflement,  que  par  ce  moyen  ils  feraient  plus  heureux 
dans  ce  Monde;  £5?  qu'ils  s '  afj'ûreroient  la poffeffon  d'une  éternelle  félicite clans 
l'autre.  Il  pafla  toute  la  nuit  fans  dormir.  Le  lendemain  ,  il  fe  fit  porter 
dans  fon  Cabinet,  car  il  n'avoit  plus  la  force  de  fe  foûtenir;  &  là  fur  un 
fauteuil  &  dans  une  efpèce  d'afibupiflement ,  quoi  que  maître  de  fes  pen- 
fées ,  comme  il  paroiflbit  par  ce  qu'il  difoit  de  tems  en  tems ,  il  rendit  l'Ef- 
prit  vers  les  trois  heures  après  midi  le  28me  d'Octobre  vieux  ftile. 

Je  vous  prie ,  Monlieur  ,  ne  prenez  pas  ce  que  je  viens  de  vous  dire  du 
caractère  de  M.  Locke  pour  un  Portrait  achevé.  Ce  n'efl  qu'un  foible 
crayon  de  quelques-unes  de  fes  excellentes  qualitez.  J'apprens  qu'on  en  ver- 
ra bien-tôt  une  Peinture  faite  de  main  de  Maître.  C'elt  là  que  je  vous  ren- 
voyé. Bien  des  traits  m'ont  échappé,  j'en  fuis  fur;  mais  j'ofe  dire  que  ceux 
que  je  viens  de  vous  tracer,  ne  font  point  embellis  par  de  fauflesxouleurs, 
mais  tirez  fidellement  fur  l'Original. 

Je  ne  dois  pas  oublier  une  particularité  du  Teftament  de  M  Locke  dont 
il  eft  important  que  la  République  des  Lettres  foit  informée  ;  c'en:  qu'il  y  dé- 
couvre quels  font  les  Ouvrages  qu'il  avoit  publiez  fans  y  mettre  fon  nom. 
Et  voici  à  quelle  occafion.  Quelque  tems  avant  fa  mort,  le  Doéleur  Hud- 
Jon  qui  eft  chargé  du  foin  de  la  Bibliothèque  Bodleienne  à  Oxford ,  l'avoit 
prié  de  lui  envoyer  tous  les  Ouvrages  qu'il  avoit  donnez  au  Public,  tant 
ceux  où  fon  nom  paroiiToit ,  que  ceux  où  il  ne  paroiflbit  pas ,  pour  qu'ils 
fuiTent  tous  placez  dans  cette  fameufe  Bibliothèque.  M.  Locke  ne  lui  envoya 
que  les  premiers  ;  mais  dans  fon  Teftament  il  déclare  qu'il  eft  réfolu  de  fa- 
tisfaire  pleinement  le  Docteur  Hudfon  ;  &  pour  cet  effet  il  lègue  à  la  Bi- 
bliothèque Bodleienne ,  un  Exemplaire  du  refte  de  fes  Ouvrages  où  il  n'a- 
voit pas  mis  fon  nom,  favoir  une  (i)  Lettre  Latine  fur  la  Tolérance,  impri- 
mée à  Tcrgou ,  &  traduite  quelque  tems  après  en  Anglois  à  l'infû  de  M. 
Locke;  deux  autres  Lettres  fur  le  même  fujet,  deftinées  àrepoufier  des  Ob- 
jections faites  contre  la  Première;  le  Chriftianifme  Raifonnable  (2),  avec 

deux 

(1)  Elle  a  été  tt adulte  en  François  o"  ïmpri-  fes  en  Dieu.  3.  de  divetfes  Lettres  de  M.  Lo(> 

tn'ee  -i  Rotterdam  en  i7ro.  av  c  d'autres  pièces  ke  V  de  M.  de  Limborch. 

de  M.  Locke,  fous  le  titre  d'Oeuvres  dwe'fes  (z)  Reimprimé  en  François  en  I7IJ.  «  Am- 

de  M.Locke.  J.  Fred.  Bern.ir  J  ,L'ibrai>e  d' Am-  fier  dam  che:..  L'Honoré  ejr  Châtelain.     Cette 

fier  dam,  a  fait  en  1731.  une  féconde  Edition  de  Edition    eft   augmentée   d'une    Diffotation    du 

ces  Oeuvres  diverfes,  augmentée   1.  d'un  Eflai  Traducteur  fur   la  Réunion  des  Chrétiens.  Z. 

fur  la  nef  édité  d'expliquer  les  F.pîtres  de  S.  Paul  Châtelain  a  fait  en  17  31.  une  troijlane  Edi- 

par  S.  Paul  même.    z.   de  l'Examen  dit  fenti-  tion  de  cet  Ouvrage.     On  y    a  joint ,    commt 

ment  du  P.  Mallebnnchc  qu'on  voit  toutes  ch»-  dans  la  féconde  Edition ,  la  Religion  des  Dames. 


ELOGE   DE   M.    LOCKE.  xxix 

deux  Défenfes  (  3  )  de  ce  Livre  ;  &  deux  Traitez  fur  le  Gouvernement  Civil. 
Voilà  tous  les  Ouvrages  anonymes ,  dont  M.  Locke  fe  reconnoit  l'Auteur. 

Au  relie,  je  ne  vous  marque  point  à  quel  âge  il  eft  mort,  parce  que  je 
ne  le  fai  point.  Je  lui  ai  ouï  dire  plufieurs  fois  qu'il  avoit  oublié  l'année  de 
fa  naiffance  ;  mais  qu'il  croyoit  l'avoir  écrit  quelque  part.  On  n'a  pu  le 
trouver  encore  parmi  fes  papiers;  mais  on  s'imagine  avoir  des  preuves  qu'il 
a  vécu  environ  foixante  ik  ieize  ans. 

Quoi  que  je  fois  depuis  quelque  tems  à  Londres,  Ville  féconde  en  Nou- 
velles Littéraires ,  je  n'ai  rien  de  nouveau  à  vous  mander.  Depuis  que  M. 
Locke  a  été  enlevé  de  ce  Monde,  je  n'ai  prefquepenfé  à  autre  chofe  qu'à 
la  perte  de  ce  grand  homme  ,  dont  la  mémoire  me  fera  toujours  précieufe: 
heureux  fi  comme  je  l'ai  admiré  plufieurs  années  que  j'ai  été  auprès  de  lui, 
je  pouvois  l'imiter  par  quelque  endroit.  Je  fuis  de  tout  mon  cœur,  Mon- 
fieur,  &c. 

A  Londres  ce  10.  de 
Décembre  170$. 

(3)  Elles  font  aujjitradttittsmlrançois,  fous  le  titrt   de  Seconde   Partie   du    Chriluanifine 
.'ailonnable. 


**** 


P  RE. 


PREFACE 

D  E 

■  L'     A     U     T     E     U     R. 


|Oici  cher  LeBeur  ,  ce  qui  a  fait  le  divertiffement  de  quelques 
H  y  |p  heures  de  loiftr  que  je  n'étois  pas  d'humeur  d'employer  à  autre  chofe. 
iÊ&r^r*Êk  ^'  cef  Ouvrage  a  k  bonheur  d'occuper  de  la  même  manière  quelque 
■  'gk&sîM  petjte  partie  d'un  temps  oh  •vous  ferez  bien  aife  de  vous  relâche  r  de 
vos  affaires  plus  importantes ,  &  que  vous  preniez  feulement  la  moitié  tant  de 
plaifir  à  le  lire  que  j'en  ai  eu  à  le  compofer ,  vous  n'aurez  pas ,  je  croi ,  plus  de 
regret  à  votre  argent  que  j'en  ai  eu  à  ma  peine.  N'allez  pas  prendre  ceci  pour 
un  Eloge  de  mon  Livre ,  ni  vous  figurer  que ,  puisque  j'ai  pris  du  plaifir  à  le 
faire,  je  l'admire  à  préfent  qu'il  efl  fait.  Vous  auriez  tort  de  n?  attribuer  v.>.e 
telle  penfée.  Quoi  que  celui  qui  chaffe  aux  alouettes  ou  aux  Moineaux ,  n'en 
puiffe  pas  retirer  un  grand  profit ,  il  ne  fe  divertit  pas  moins  que  celui  qui  court 
un  Cerf  ou  un  Sanglier.  D'ailleurs ,  il  faut  avoir  fort  peu  de  connoijjance  du 
fujet  de  ce  Livre  ,  je  veux  dire  ^Entendement,  pour  ne  pas  favoir , 
que ,  comme  c'eft  la  plus  fublime  Faculté  de  T  Ame ,  il  n'y  en  a  point  auffi  dont 
l'exercice  fait  accompagné  d'une  plus  grande  £5?  d'une  plus  confiante  fatisfaîlion. 
Les  recherches  ou  l'Entendement  s'engage  pour  trouver  la  Vérité,  font  une  efpèce 
de  chaffe ,  oh  la  pour  fuite  même  fait  une  grande  partie  du  plaifir. 

Chaque  pas  que  l'Efprit  fait  dans  la  Connoijjance ,  efl  une  efpèce  de  découver- 
te qui  efl  non  feulement  nouvelle ,  mais  auffi  la  plus  parfaite ,  du  moins  pour  le 
préfent.  Car  l'Entendement ,  fcmblable  à  TOeuil ,  ne  jugeant  des  Objets  que 
par  fa  propre  vue  ,  ne  peut  que  prendre  plaifir  anx'  découvertes  qu'il  fait , 
moins  inquiet  pour  ce  qui  lui  efi  échappé ,  parce  qu'il  ignore  ce  que  c'eft.  Ainfi , 
quiconque  ayant  formé  le  généreux  deffein  de  ne  pas  vivre  d'aumône ,  je  veux  dire 
de  ne  pas  fe  repofer  nonchalamment  fur  des  Opinions  empruntées  au  hazard ,  met 
fies  propres  penfées  en  œuvre  pour  trouver  &  embraffer  la  Vérité ',  goûtera  du 
contentement  dans  cette  Chaffe ,  quoi  que  ce  fait  qu'il  rencontre.  Chaque  moment 
qu'il  employé  à  cette  recherche ,  le  recempenfera  de  fa  peine  par  quelque  plaifir^ 
&  il  aura  fujet  de  croire  fon  temps  bien  employé,  quand  même  il  ne  pourrait  pas 
fi  glorifier  d'avoir  fait  de  grandes  acquifitions . 

Tel 


PREFACE  DE  L'AUTEUR.  xxxi 

Tel  efl  le  contentement  de  ceux  qui  laiffent  agir  librement  leur  EJprit  dans  la. 
"Recherche  de  la  Vérité ,  £s?  qui  en  écrivant  fuivent  leurs  propres  penfées  ;  ce  que 
vous  ne  devez  pas  leur  envier ,  puisqu'ils  vous  four nifjènt  loccafion  de  goûter  un 
femblable  plaifir ,  fi  en  lifant  leurs  Productions  vous  voulez  aûfjï  faire  ufage  de 
vos  propres  pnifées.  C'ejl  à  ces  penfées ,  que  j'en  appelle ,  fi  elles  viennent  de 
votre  fond.  Mais  fi  vous  les  empruntez  des  autres  hommes ,  au  bazar d  &  fans 
aucun  difeernement ,  elles  ne  méritent  pas  d  entrer  en  ligne  de  compte ,  puisque 
ce  n  efl  pas  T amour  de  la  Vérité ' ,  mais  quelque  confideraîicn  moins  eftimable  qui 
vous  les  fait  rechercher.  Car  qu'importe  de  f avoir  ce  que  dit  ou  penfe  un  homme 
qui  ne  dit  ou  ne  penfe  que  ce  qu'un  autre  lui  fuggere?  Si  vous  jugez  par  vous- 
même,  je  fuis  aflfùré  que  vous  jugerez  flneerement  ;  &  en  ce  cas-là ,  quelque  cen- 
fure  que  vous  faffiez  de  mon  Ouvrage,  je  n'en  ferai  nullement  choqué.  Car  en- 
core qu'il  foit  certain  qu'il  n'y  a  rien  dans  ce  Traité  dont  je  ne  fois  pleinement 
perfuadé  qu'il  efl  conforme  à  la  Vérité,  cependant  je  me  regarde  comme  auffi 
fujet  à  erreur  qu'aucun  de  vous  ;  &  je  fai  que  cefl  de  vous  que  dépend  le  fort  de 
mon  Livre;  qu'il  doit  fe  foû tenir  ou  tomber  ,  en  conféquence  de  l'opinion  que  vous 
«n  aurez,  non  de  celle  que  j'en  ai  conçu  moi-même.  Si  vous  y  trouvez  peu  de 
chofes  nouvelles  ou  infrutlives  à  votre  égard,  vous  ne  devez  pas  vous  en  prendre 
à  moi.  Cet  Ouvrage  na  pas  été  compofé  pour  ceux  qui  font  maîtres  fur  le  fu:ct 
qu'on  y  traite ,  &  qui  counoiffent  à  fond  leur  propre  Entendement ,  mais  pom- 
ma propre  inftruclion  ,  (y  pour  contenter  quelques  Amis  qui  confef oient  qu'ils 
n'étoient  pas  entrez  affez  avant  dans  l'examen  de  cet  important  fujet.  S'il 
étoit  à  propos  de  faire  ici  rHiJloire  de  cet  Eflai,y<?  vous  dirois  que  cinq  ou  fix 
de  nies  Amis  s' étant  affemblez  chez  moi  £s?  venant  à  difeourir  fur  un  point  fort 
différent  de  celui  que  je  traite  dans  cet  Ouvrage ,  fe  trouvèrent  bientôt  pouffez 
à  bout  par  les  difficultez  qui  s'élevèrent  de  différens  cotez.  Après  mus  être 
fatiguez  quelque  temps,  fans  nous  trouver  plus  en  état  de  refoudre  les  doutes  qui 
nous  embar raffolent ,  il  me  vint  dans  l'Efp;  it  que  nous  prenions  un  mauvais  che- 
min ;  y  qu'avant  que  de  nous  engager  dans  ces  fortes  de  recherches ,  il  étoit  né- 
ceffaire  d  examiner  notre  propre  capacité ,  &  de  voir  quels  objets  font  à  notre 
portée ,  ou  au  defjus  de  notre  comprehenfton.  Je  propofai  cela  à  h  compagnie , 
&?  tous  T  approuvèrent  auffi-tôt.  Sur  quoi  Von  convint  que  ce  feroit  là  le  fujet  de 
nos  premières  recherches.  Il  me  vint  alors  quelques  penfées  ir.digeflcs  fur  cette 
matière  que  je  n'avois  jamais  examinée  auparavant.  Je  les jettai  fur  le  papier; 
13  ces  penfées  formées  à  la  hâte  que  f  écrivis  pour  les  montrer  à  vies  Amis  ,  à 
notre  prochaine  entrevue ,  fournirent  la  première  occafon  de  ce  Traité  ;  qui 
ayant  été  commencé  par  hazard,  (3  continué  à  la  follicitation  de  ces  mêmes  per- 
fonnes,  n'a  été  écrit  que  par  pièce  s  détachées:  car  après  l'avoir  long- temps  négli- 
gé, je  le  repris  félon  que  mon  humeur,  ou  l'occafion  me  le  permet  toit,  6?  en  fi» 
■nt  une  retraite  que  je  fis  pour  le  bien  de  ma  faute,  je  le  mis  dans  F  état 
ou  vous  le  voyez  préfentei 

En  compofant  ainfi  à  dtverfes  reprifes ,  je  puis  être  tombé  dans  deux  défauts 

z,  outre  s  autres,  c'eft  que  je  me  ferai  trop,  ou  trop  peu  étendu 

fur  divers  fujet  s.    Si  vous  trouvez  l'Ouvrage  trop  court .  je  ferai  bien  aife  que 

ce  que  j'ai  écrit  vous  faffe  fouhaiter  que  j'euffe  été  plus  loin.  Et's'il  vous  par  oit 

trop  lo;:g,  vous  devez  vous  en  prendre  à  la  matière:  car  lorfque  je  commençai  de 

met' 


XXXII 


PREFACE 


mettre  la  main  à  la  plume,  -je  crus  que  tout  ce  que  pavois  à  dire ,  pourvoit  étve 
renfermé  dans  une  feuille  de  Papier.  Mais  à  nie  jure  que  j'avançai ,  je  découvris 
toujours  plus  de  pais:  13  les  découvertes  que  je  faifois ,  m'engagèrent  dans  de 
nouvelles  recherches ,  l'Ouvrage  parvint  injenfiblement  à  la  groffeur  oit  vous  le 
voyez,  pré [[internent.  Je  ne  veux  pas  nier  qu'on  ne  pût  le  réduire  peut-être  à  un 
plus  petit  Folume,  &  en  abréger  quelques  parties,  parce  que  la  manière  dont  il 
a  été  é.;  it ,  par  parcelles ,  à  diveifes  reprifes ,  (3  en  differens  intervalles  de 
tons,  a  pu  m'i  tramer  dans  quelques  répétitions.  Mais  à  vous  parler 'franche- 
ment ,  je  n        réfentement  ni  le  courage  ni  le  loifir  de  le  faire  plus  court. 

Je  n'ignore  pas  à  quoij'expofe  ma  propre  réputation  en  mettant  au  jour  mon 
Ouvrage  avec  un  défaut  fi  propre  à  dégoûter  les  LeSteurs  les  plus  judicieux  qui 
font  toujours  les  plus  délicats.     Mais  ceux  qui  favent  que  la  Pareffe  fe  paye'aifé- 
tnent  des  moindres  exeufes,  me  pardonneront  fi  je  lui  ai  laiffé  prendre  de  l'empire 
fur  moi  dans  cette  occafion ,  ou  je  penfe  avoir  une  fort  bonne  rai/on  de  ne  pas  la 
combattre.     Je  pourrais  alléguer  pour  ma  défenfe ,  que  la  même  Notion  ayant 
differens  rapports ,  peut  être  propre  ou  nêceffaïre  à  prouver  on  à  éclair cir  diffé- 
rentes parties  d'un  même  Difcours ,  (3  que  c'efl  là  ce  qui  efl  arrivé  en  plufieurs 
endroits  de  celui  que  je  donne  préfentement  au  Public:  mais  fans  appuyer  fur  ce- 
la ,  j'avouerai  de  bonne  foi  que  j'ai  quelquefois  infijlé  long  temps  fur  un  même 
Argument,  13  que  je  l'ai  exprimé  en  diverfes  manières  dans  des  vues  tout-à-fait 
différentes.     Je  ne  prétens  pas  publier  cet  Effai  pour  infruire  ces  per formes  d'une 
vafie  comprehenfion ,  dont  VEfprit  vif  &  pénétrant  voit  auffi-tôt  le  fond  des  cho- 
fes;  je  me  reconnois  un  fimple  Ecolier  auprès  de  ces  grands  Maîtres.     C'efl- 
pourquoi  je  les  avertis  par  avance  de  ne  s'attendre  pas  à  voir  ici  autre  chofe  que 
des  penfées  communes  que  mon  Efiprit  ma  fournies,  (3  qui  font  proportionnées  à 
des  Efprits  de  la  même  portée ,  Icfquels  ne  trouveront  put- être  pas  mauvais  que 
j'aye  pris  quelque  peine  pour  leur  faire  voir  clairement  certaines  véritez  que  des 
Préjugez  établis ,  ou  ce  qu'il  y  a  de  trop  abflrait  dans  les  Liées  'mêmes ,  peuvent 
avoir  rendu  difficiles  à  comprendre.     Certains  Objets  ont  befoin  d'être  tournez  de 
tous  cotez  pour  pouvoir  être  vus  diftincJement  ;  (3  lorfquune  Notion  e(i  nouvelle 
à  VEfprit ,  comme  je  confeffe  que  quelques-unes  de  celles-ci  le  font  à  mon  égard , 
ou  qu'elle  efl  éloignée  du  chemin  battu ,  comme  je  m'imagine  que  plufieurs  de  cel- 
les que  je  propofe  dans  cet  Ouvrage ,  le  par  oit  r  ont  aux  autres ,  une  fimple  vue 
ne  fa  fit  pas  pour  la  faire  entrer  dans  l' Entendement  de  chaque  perjonr.e,  ou  pour 
l'y  fixer  par  une  impref  Ion  nette  (3  durable.     Il  y  a  peu  de  gens,  à  mon  avis y 
qui  n'ayent  obfervé  en  eux-mêmes ,  ou  dans  les  autres,  que  ce'  qui  propofé  d'une 
certaine  manière,  avoit  été  fort  obfcur ,  eft  devenu  fort  clair  (3  fort  intelligi- 
ble,  exprimé  en  d'autres  ternes;  quoi  que  dans  la  fuite  VEfprit  ne  trouvât  pas 
grand'  différence  dans  ces  différentes  phr  a  fes,  (3  qu'il  fut  fui  pris  que  l'une  eût 
été  moins  aifée  à  entendre  que  l'autre.     Mais  chaque  chofe  ne  frappe  pas  égale- 
ment V imagination  de  chaque  homme  en  particulier.     Il  n'y  a  p.is  moins  de  diffé- 
rence dans  V Entendement  des  hommes  que  dans  leur  Palais;  &  quiconque  fe 
re  que  la  même  vérité  fera  également  goûtée  de  tous,  étant  propofée  à  a 
la  même  manière,   peut  efpérer  ave:  autant  de  fondement  de  régaler  tous  les 
hommes  avec  un  même  ragoût.     Le  mets  peut  être  excellent  en  lui-même:  mais 
ajfaifonné  de  cette  manière,  il  ne  fera  pas  au  gcût  de  tout  le  monde:  de  forte 

qu'il 


DE      L'A    U   T   E  U   R.  xxxm 

qu'il  faut  V apprêter  autrement ,  fi  vous  voulez  que  certaines  perfonnes  qui  ont 
d'ailleurs  l'efiomac  fort  bon,  puiffent  le  digérer.  La  vérité  efi  que  ceux  qir, 
m'ont  exhorté  à  publier  cet  Ouvrage ,  m'ont  confeillé  p.ir  cette  rai/on  de  le  pu- 
Hier  tel  qu'il  efi;  ce  que  je  Juis  bien  aife  d apprendre  à  quiconque  fe  donnera  Ici 
peine  de  le  lire.  J  ai  fi  peu  d  envie  d  être  imprimé ,  que  fi  je  ne  me  flattais  que 
cet  Effai  pourrait  être  de  quelque  ufage  aux  autres  comme  je  croi  qu'il  l'a  été  à 
moi-même  ,  je  me  ferais  contenté  de  le  faire  voir  à  ces  mêmes  Amis  qui  m'ont 
fourni  la  première  occafion  de  le  compofer.  Mon  deffein  ayant  donc  été,  en  pu- 
bliant cet  Ouvrage,  d  être  autant  utile  qu'il  dépend  de  moi,  j'ai  crû  que  je  dé- 
vots nêceffain  ment  rendre  ce  que  j'avois  à  dire  ,  aufjï  clair  (fj  auj/i  intelligible 
que  je  pourrais ,  à  toute  forte  de  Lecleurs.  y  aime  bien  mieux  que  les  Efprits 
fpeculatifs  &  pénétrans  fe  plaignent  que  je  les  ennuyé ,  en  quelques  endroits  de 
mon  Livre ,  que  fi  d  autres  perjonnes  qui  ne  font  pas  accoutumées  a  des  fpecula- 
tions  abfiraites ,  ou  qui  font  prévenues  de  notions  différentes  de  celles  que  je  leur 
p/opofe,  n'entraient  pas  dans  mon  fens  ou  ne  pouvolent  abfolument  point  com- 
prendre mes  penfées. 

On  regardera  peut-être  co?nme  l'effet  d'une  vanité  ou  dune  infoîence  infuppor- 
table ,  que  je  prétende  inflruire  un  Siècle  auffi  éclairé  que  le  notre ,  puifque  c'eft 
à  peu  près  à  quoi  fe  réduit  ce  que  je  viens  d'avouer ,  que  je  publie  cet  Éffai  dans 
Tefpérance  qu'il  pourra  être  utile  à  d'autres.  Mais  s'il  efi  permis  de  parler  li- 
brement de  ceux  qui  par  une  feinte  modefiie  publient  que  ce  qu'ils  écrivent  ri  efi- 
d'aucune  utilité,  je  croi  qu'il  y  a  beaucoup  plus  de  vanité  6?  d  infoîence  de  fie 
propofer  aucun  autre  but  que  T  utilité  publique  en  mettant  un  Livre  au  jour  ;  de 
forte  que  qui  fait  imprimer  un  Ouvrage  oh  il  ne  prétend  pas  que  les  Lecleurs 
trouvent  rien  d  utile  ni  pour  eux  ni  pour  les  autres ,  pêche  vifiblement  contre  le 
refpetl  qu'il  doit  au  Public.  Quand  bien  ce  Livre  ferait  effeblivement  de  cet 
ordre,  mon  deffein  ne  laiffera  pas  d'être  louable ,  &  j'efpére  que  la  bonté  de  mon 
intention  exeufera  le  peu  de  valeur  du  Préfent  que  je  fais  au  Public.  C'eft  là 
principalement  ce  qui  me  raffûre  contre  la  crainte  des  Cenfures  auxquelles  je  riat- 
tens  pas  d  échapper  plutôt  que  de  plus  excellais  Ecrivains.  Les  Principes,  les 
Notions,  6?  les  Goûts  des  hommes  font  fi  différens ,  qu'il  efi  mal-aifé  de  trou- 
ver un  Livre  qui  plaife  ou  déplaifie  à  tout  le  monde.  Je  reconnais  que  le  Siècle 
a'.',  nous  vivons  ri  efi  pas  le  moins  éclairé ',  &  qu'il  ri  efi  pas  par  conféquent  le  plus 
facile  à  contenter.  Si  je  n'ai  pas  le  bonheur  de  plaine ,  perjonne  ne  doit  s'en 
prendre  à  moi.  Je  déclare  naïvement  à  tous  mes  Lecleurs  qu'excepté  une  demi- 
douzaine  de  perfonnes,  ce  ri  était  pas  pour  eux  que  cet  Ouvrage  avait  d  abord 
été  dcf.iné ,  &  quainfi  il  ri  efi  pas  néceffaire  qu'ils  fe  dor.nent  la  peine  de  fe  ran- 
ger dans  ce  petit  nombre.  Mais  fi ,  malgré  tout  cela ,  quelqu'un  juge  à  propos 
de  critiquer  ce  Livre  avec  un  Efprit  d'aigreur  £5?  de  médifance,  il  peut  le  faire 
hardiment ,  car  je  trouverai  le  moyen  d  employer  mon  temps  à  quelque  chafe  de 
meilleur  qu'à  repouffa  fis  attaques.  J'aurai  toujours  la  fatisfaclion  d'avoir  eu 
pour  but  de  chercher  la  Vérité  13  d'être  de  quelque  utilité  aux  hommes,  quoi  que 
par  un  moj  en  fart  peu  confiderable.  La  République  des  Lettres  ne  manque  pas 
préfent  emeni  de  fameux  Architecles,  qui,  dans  les  grands  dejfieins  qu'ils  fe  pro- 
pofentpour  F  avancement  des  Sciences ,  laifferont  des  Monumens  qui  feront  admi- 
rez de  la  Pofterité  la  plus  reculée  ;  mais  tout  le  fjiçnde  ne  peut  pas  efpérer  d  être 

*****  mi 


XXXIV 


PREFACE 


un  Boyle ,  ou  un  Sydenham.  Et  dans  un  Siècle  qui  produit  cVattJfi  grands 
Maîtres  que  l'illujlre  Huygens  (3  lin  (imparable  M.  Newton  avec  quelques 
autres  de  ta  même  "volée ,  c'efi  un  affez  grand  honneur  que  d'être  employé  en  qua- 
lité de  fimple  ouvrier  à  nettoyer  un  peu  le  terrain,  &  à  écarter  une  partie  des 
vieilles  ruines  qui  je  rencontrent  jur  le  chemin  de  la  t  onmiffance ,  dont  les  pro- 
grès auraient  Jans  doute  été  plus  fenfibles ,  fi  les  recherchas  de  bien  des  gens  pleins 
d'E/p;  it  o  laborieux  n'eufjent  été  embarrafjèes  par  un  [avant ,  mais  frivole 
ufage  de  ternies  barbares  ,  aff étiez,  &  inintetlig-bles ,  qu'on  a  introduit  dans 
les  Sciences  (3  réduit  en  Art ,  de  forte  que  la  Philofuphie  ,  qui  n'efi  autre  chofa 
que  la  véritable  Connoiffahce  des  Chofes ,  a  été  jugée  indigne  ou  incapable  d'être 
admife  dans  la  Converjation  des  perfonnes  polies  (3  bien  élevées.  Il  y  a  fi  long- 
temps que  l  abus  du  Langage ,  (3  certaines  façons  de  parler  vagues  £s?  de  nul 
fens ,  pajfent  pour  des  Myfléres  de  Science  ;  (3  que  de  grands  mots  ou  des  ter- 
mes mal  appliquez  qui  fignifient  fort  peu  de  chofe ,  ou  qui  ne  fignifient  abfolu- 
ment  rien,  fe  [ont  acquis,  par  prefcription ,  le  droit  de  pafier  faufftment  pour 
le  Savoir  le  plus  profond  13  le  plus  abfïrus ,  qu'il  ne  fera  pas  facile  de  perfuader 
à  ceux  qui  parlent  ce  Langage ,  ou  qui  l'entendent  parler,  que  ce  n'eft  dans  le 
fond  autre  chofe  qu'un  moyen  de  cache  r  fort  ignorance,  &  d'arrêter  le  progrès 
de  la  vraye  Connoiffance.  Ainfi,  je  m'imagine  que  ce  fera  rendre  fervice  à 
l'Entendement  humain,  de  faire  quelque  brèche  à  ce  Santluaire  d'Ignorance  (3 
de  Vanité,  Quoi  qu'il  y  ait  fort  peu  de  gens  qui  s'avifent  de  (oupçonner  que 
dans  l'ufage  des  mots  ils  trompent  ou  foient  trompez ,  ou  que  le  Langage  de  la 
Secle  qu'ils  ont  embraffée ,  ait  aucun  défaut  qui  mérite  d  être  examiné  ou  corri- 
gé ,  j  efpére  pourtant  qu'on  m'exeufera  de  m 'être  fi  frt  étendu  Jur  ce  fujet  dans 
le  'troifiéme  Livre  de  cet  Ouvrage  ,  (3  d'avoir  tâché  de  faire  voir  fi  évidem- 
ment cet  abus  des  Mots ,  que  la  longueur  invétérée  du  mal ,  m  l'empire  de  la 
Coutume  ne  pujfent  plus  fervir  d'excu/e  a  ceux  qui  ne  voudront  pas  fe  mettre  en 
peine  du  fens  qu'Us  attachent  aux  mots  dont  ils  fe  fervent ,  ni  permettre  que  d'au- 
tres en  recherchent  la  fignification. 

Ayant  fait  imprimer  un  petit  Abrégé  de  cet  Efi  ai  en  1688.  deux  ans  avant 
la  publication  de  tout  l'Ouvrage ,  fouis  dire  qu'il  fut  condamné  par  quelques  per- 
fonnes avant  quelles  fe  fuffent  donné  la  peine  de  le  lire  ,  par  la  raijon  qu'on  y 
niait  les  Idées  innées ,  concluant  avec  un  peu  trop  de  précipitation  que  fi  l'on  ne 
fuppofoit  pas  des  Idées  innées,  il  refîeroit  à  peine  quelque  notion  des  Efprits  ou 
quelque  preuve  de  leur  exiflence.  Si  quelqu'un  conçoit  un  pareil  préjugé  à  l'en- 
trée de  ce  Livre  ,  je  le  prie  de  ne  laiffer  pas  de  le  lire  d'un  bout  a  l  autre  ;  après 
quoi  'f  efpére  qu'il  fera  convaincu  qu'en  renverfant  de  faux  Principes  on  rend 
fervice  à  la  Vérité ,  bien  loin  de  lui  faire  aucun  tort ,  la  Vérité  n'étant  jamais 
fi  fort  bleffce ,  ou  expo  fée  à  de  fi  grands  dangers ,  que  lorfquc  la  Fauffeté  efi  mê- 
lée avec  elle ,  ou  quelle  efi  employée  à  lui  fervir  de  fondement. 

Voici  ce  que  j'ajoutai  dans  la  féconde  Edition. 

Le  Libraire  ne  me  le  pardonnerait  pas ,  fi  je  ne  difois  rien  de  cette  Nouvelle 
Edition,  qu'il  a  promis  de  purger  de  tant  de  fautes  qui  défiguraient  la  Première. 
JUfoubaite  aujfi  qu'on  fâche  qu'il  y  a  dans  cette  féconde  Édition  un  nouveau  Cha- 
pitre 


DE      LA    U   T    E   U   R. 


XXXV 


fifre  touchant  /Identité,  £3  quantité  d'additions  &?  de  corrections  qu'on  a  fait 
en  d'autres  endroits.  A  l'égard  de  ces  Additions ,  je  dois  avertir  le  Lecleur 
que  ce  ne  font  pas  toujours  des  chofes  nouvelles ,  mais  que  la  plupart  font ,  ou  de 
nouvelles  preuves  de  ce  que  j'ai  déjà  dit ,  ou  des  explications ,  pour  prévenir  les 
faux  fens  qu'an  pourrait  donner  à  ce  qui  avait  été  publié  auparavant ,  &  non  des 
rétractations  de  ce  que  f  avais  déjà  avancé.  J'en  excepte  feulement  le  changement 
que  j'ai  fait  au  Chapitre  XXI.  au  fécond  Livre. 

Je  crus  que  ce  que  j'avois  écrit  en  cet  endroit  fur  la  Liberté  &  la  Volonté 
mirit 'oit  d'être  revît  avec  toute  l'exactitude  dont  f  et  ois  capable ,  d'autant  plus 
que  ces  Matières  ont  exercé  les  Savans  dans  tous  les  fié  de  s  ^  &  qu'elles  fe  trou- 
vent accompagnées  de  Queflions  (3  de  difficultés  qui  n'ont  pas  peu  contribué  à 
embrouiller  la  Morale  13  la  Théologie ,  deux  parties  de  la  Connoiffance  fur  lef- 
quelles  les  hommes  font  le  plus  intereffez  à  avoir  des  Idées  claires  (3  difîinbles. 
Après  avoir  cl  ne  confderé  de  plus  près  la  manière  dont  TEfprit  de  l'Homme 
agit ,  13  avoir  examiné  avec  plus  d'exactitude  quels  font  les  motifs  (3  les  vues 
qui  le  déterminent  ,  j'ai  trouvé  que  j'avois  raifon  de  faire  quelque  changement 
aux  penfées  que  j'avois  eues  auparavant  fur  ce  qui  détermine  la  Volonté  en  der- 
nier r  effort  dans  toutes  les  actions  volontaires.  Je  ne  puis  m  empêcher  d'en  faire 
an  aveu  public  avec  autant  de  facilité  6?  de  franchife  que  je  publiai  d'abord  ce 
qui  me  parut  alors  le  plus  raifonnable ,  me  croyant  plus  obligé  de  renoncer  à  une 
de  mes  Opinions  lorfque  la  Vérité  lui  paraît  contraire ,  que  de  combattre  celle 
d'une  autre  perfonne.  Car  je  ne  cherche  autre  chofe  que  la  Vérité,  qui  fera 
toujours  bien-vernie  chez  moi ,  en  quelque  temps  13  de  quelque  lieu  qu'elle  vienne. 

Mais  quelque  penchant  quej'aye  à  abandonner  mes  opinions  (3  à  corriger  ce 
que  fai  écrit ,  dès  que  j'y  trouve  quelque  chofe  à  reprendre  ,  je  fuis  pourtant 
ebligé  de  dire  que  je  n'ai  pas  eu  le  bonheur  de  retirer  aucune  lumière  des  Objec- 
tions qu'on  a  publiées  contre  différais  endroits  de  mon  Livre,  13  que  je  n'ai  point 
eu  fujet  de  changer  de  penfée  fur  aucun  des  articles  qui  ont  été  mis  en  quejîictt. 
Soit  que  le  fujet  que  je  tra.it  e  dans  cet  Ouvrage,  exige  fouvent  plus  d'attention 
&  de  méditation  que  des  Letleurs  trop  hâtez  ,  ou  déjà  préoccupez  d'autres  Opi- 
nions ,  ne  font  d'humeur  d'en  donner  à  une  telle  lecture ,  fait  que  mes  exprefjîons 
répandent  des  ténèbres  fur  la  matière  même  ,  \3  que  la  manière  dont  je  traite  de 
ces  Notions  empêche  les  autres  de  les  comprendre  facilement  ;  je  trouve  que  fou- 
vent  on  prend  mal  h  fens  de  mes  paroles  13  que  je  n  ai  pas  le  bonheur  d'être  en- 
tendu par-tout  comme  il  faut. 

C'eft  dequoi  l'ingénieux  *  Auteur  d'un  Difcours  fur  la  Nature  de  l'Homme,  »  m.  Livide, 
m'a  fourni  dep'tis  peu  un  exemple  fenfiblc,  pour  ne  parler  d'aucun  autre.     Car  Ecsiefiaftique 
T  honnêteté  de  fes  expre (fions  (3  h  candeur  qui  convient  aux  perfonne  s  de  fon  Or-  dep  ^quelque 
ire  ,  m'empêchent  de  penfer  qu'il  ait  voulu  infinuer  fur  la  fin  de  fa  Préface  que  temPs- 
par  ce  que  j'ai  dit  au  Chapitre  XXVIII.  du  fécond  Livre  j'ai  voulu  changer  la 
Vertu  en  Vice  13  le  Vice  en  Vertu ,  à  moins  qu'il  n'ait  mal  pris  ma  penfée', 
te  qu'il  n'aurait  pu  faire  ,  s'il  fe  fût  donné  la  peine  de  confiderer  quel  était  le  fu- 
jet que  j'avais  alors  en  main ,  (3  le  deffein  principal  de  ce  Chapitre  qui  eft  ajfez 
nettement  expofé  dans  *  le  quatrième  Paragraphe  13  dans  les  fuivans.     Car  en  *  rag.  i-},  $■£ 
cet  endroit  mon  but  n'étoit  pas  de  donner  des  Règles  de  Morale ,  mais  de  mon- 
trer î  origine  13  la  nature  des  Idées  Morales,  &  de  déftgner  les  Règles  dont  les 

*****  2,  htm- 


XXXVI 


PREFACE 


hommes  fe  fervent  dans  les  Relations  morales ,  [oit  que  ces  Règles  [oient  vrayes 
ou  fauffes.  A  cette  occafion  je  remarque  ce  que  c'efl  qui  dans  le  langage  de  chaque 
Pais  a  une  dénomination  qui  répond  à  ce  que  nous  appelions  Vice  &?  \txi\xdans 
le  nôtre;  ce  qui  ne  change  point  la  nature  des  chofes  quoi  qu'en  général  les 
hommes  jugent  de  leurs  avions  félon  l'efime  rjf  les  coutumes  du  Pais  ou  de  la 
Secle  ou  ils  vivent,  (3  que  cefoit  fur  cette  eflime  qu'ils  leur  donnent  telle  ou  tel- 
le dénomination. 

Si  cet  Auteur  avoit  pris  la  peine  de  réfléchir  fur  ce  que  j'ai  dit  pag.  36.  §. 
iS.  &  283.  §.13,  14,  if.  &  28/.  §.  20.  il  aurait  appris  ce  que  je  penfe  de 
la  nature  éternelle  13  inaltérable  du  Jufte  (3  de  l'Injufle ,  (3  ce  que  c'efl  que  je 
nomme  Vertu  13  Vice  :  (3  s'il  eût  pris  garde  que  dans  l  endroit  qu'il  cite ,  je 
rapporte  feulement  comme  un  point  de  fait ,  ce  que  c'efl  que  d'autres  appellent 
Vertu  Î3  Vice,  il  n'y  aurait  pas  trouvé  matière  à  aucune  cenfure  conftdera- 
ble.  Car  je  ne  cr  ai  pas  me  nié  compter  beaucoup  en  difant  qu'une  des  Règles  qu'on 
prend  dans  ce  Monde  pour  fondement  ou  mefure  d'une  Relation  Morale ,  c'efl 
l 'eflime  13  /<*  réputation  qui  efl  attachée  à  diverfes  fortes  d' aillons  en  différentes 
Sociétés  d'hommes  en  conféquence  dequoi  ces  atltons  Jont  appellées  Vertus  (3  Vi- 
ces :  13  quelque  fond  que  le  favant  M.  Low de  faffe  fur  fon  vieux  Diétionaire 
Anglois ,  j'ofe  dire  (Ji  fétois  obligé  d'en  appeller  à  ce  Dictionnaire)  qu'il  ne  lui 
enfeignera  nulle  part ,  que  la  même  action  n  efl  pas  autoriféc  dans  un  endroit  du 
Monde  fous  le  nom  de  Vertu  ,  &  diffamé  dans  un  autre  endroit  oh  elle  paffe pour 
Vice  (3  en  porte  le  nom.  Tout  ce  que  j'ai  faity  ou  qu'on  peut  mettre  fur  mon 
compte  pour  en  conclurre  que  je  change  le  Vice  en  Vertu  &  la  Vertu  en  Vice, 
cefl  d'avoir  remarqué  que  les  hommes  impofent  les  noms  de  Venu  (3  de  Vice 
félon  cette  règle  de  réputation.  Mais  le  bon  homme  fait  bien  d'être  aux  aguets 
fur  ces  fortes  de  matières.  C'efl  un  emploi  convenable  à  fa  Vocation.  Il  a, 
raifon  de  prendre  l'allarme  à  la  feule  vue  des  expreffions  qui  prifles  à  part  13 
en  elles-mêmes  peuvent  être  fujpectcs  (3  avoir  quelque  chofe  de  choquant. 

Cefl  en  confideratien  de  ce  zèle  permis  à  un  homme  de  Ja  Profeffion  que  je 
Texcufe  de  citer ,  comme  il  fait ,  ces  paroles  de  mon  Livre  (  pag.  282.5.11.) 
„  Les  Docteurs  infpirez  n'ont  pas  même  fait  difficulté  dans  leurs  exhorta- 
,,  tions  d'en  appeller  à  la  commune  réputation;  §>ue  toutes  les  chofes  qui  font 
„  aimables,  dit  S.  Paul,  que  toutes  les  chofes  qui  font  de  bonne  renommée, 
„  s'il  y  a  quelque  vertu  fj?  quelque  louange ,  penfez  à  ces  chofes ,  Phil.  Ch.  IV. 
„  vf.  8-  fans  prendre  connoiffance  de  celles-ci  qui  précèdent  immédiatement  13 
qui  leur  fervent  d'introduction,  Ce  qui  fit  que  parmi  la  dtpravation  même 
des  mœurs ,  les  véritables  bornes  de  la  Loi  de  Nature  qui  doit  être  la 
Régie  de  la  Vertu  &  du  Vice,  furent  afTez  bien  confervées;  de  forte  que 
les  Docleurs  infpirez  n'ont  pas  même  fait  difficulté  13  c  Paroles  qui  mon- 
trent vifiblement ,  aufjl  bien  que  le  refte  du  Paragraphe ,  que  je  n'ai  pas  cité  ce 
paffage  de  S.  Paul,  pour  prouver  que  la  réputation  13  la  coutume  de  chaque  So- 
ciété particulière  confiderée  en  elle-même  foit  la  règle  générale  de  ce  que  la  hom- 
mes appellent  Vertu  13  Vice  par  tout  le  Monde ,  mais  pour  faire  voir  que ,  fi 
cette  coutume  était  effectivement  la  règle  de  la  Vertu  (3  du  Vice ,  cependant 
pour  les  raifons  que  je  propofe  dans  cet  endroit ,  les  hommes  pour  l'ordinaire  ne 
s'ékigneroient  pas  beaucoup  dans  les  dénominations  qu'ils  donneraient  à  leurs 

aillons 


DE      L'A   U   T   E   U   R.  xxxvn 

Aillons  conftâerées  dans  ce  rapport ,  de  la  Loi  de  la  Nature  qui  efl  U  Règle 
confiante  (fj  inaltérable ,  par  laquelle  ils  doivent  juger  de  la  reclitude  des  mœurs 
£î?  de  leur  dépravation,  pour  leur  donner  en  conféquence  de  ce  jugement ,  les 
dénominations  de  Vertu  ou  de  Vice.  Si  M.  Lowde  eût  confideré  cela,  il  au- 
roit  vu  quil  ne  pouvoit  pas  tirer  un  grand  avantage  de  citer  ces  paroles  dans  un 
fens  que  je  ne  leur  ai  pas  donné  moi-même;  {3  fans  doute  qu'il  Je  Jet  oit  épargné 
r  explication  quil  y  ajoute,  laquelle  net  oit  pas  fort  néceffaire.  Mais  fejpére 
que  cette  Jeconde  Edition  le  fat  I  fera  fur  cet  article,  rjf  que  conftderant  la  ma- 
nière dont  j'exprime  à  préfent  ma  pen/ée ,  il  ne  pourra  s'empêcher  de  voir  qu'il 
n  ivoit  aucun  fujet  d'en  prendre  ombrage. 

Quoi  que  je  fois  contraint  de  m'1  éloigner  de  fon  fmtiment  fur  le  fujet  de  ces 
apprehenfions  qu'il  étale  fur  la  fin  de  fa  Préface ,  à  regard  de  ce  que  j'ai  dit  de 
h  Vertu  &  du  Vice,  nous  fommes  pourtant  mieux  d'accord  qu'il  ne  penfe , 
fur  ce  qu'il  dit  dans  fon  Chapitre  troifiéme  pag.  78.  (1)  De  l'infcription  na- 
turelle &  des  notions  innées.     Je  ne  veux  pas  lui  refufer  le  privilège  qu  il  s 'at- 
tribué (pag.  fi.)  de  pofer  la  Que  filon  comme  il  le  trouvera  à  propos,  &  fur- 
tout  pulfqu'll  la  pofe  de  telle  manière  qu'il  n'y  met  rien  de  contraire  à  ce  que  j'ai 
dit  moi-même  \  car  fuivant  lui ,  les  Notions  innées  font  des  chofes  condition- 
nelles qui  dépendent  du  concours  de  plufieurs  autres  circonftances  pour  que 
l'Ame  les  *  rafle  paroître  :  tout  ce  qu'il  dit  en  faveur  des  Notions  innées ,  im-  *  Fxerat  ëS 
primées ,  gravées  (  car  pour  les  Idées  innées  il  n'en  dit  pas  un  fcul  mot  )  fe  ré-  Latin   Nous 
duit  enfin  à  ceci:    Qu'il  y  a   certaines  Propofitions  qui,  quoi  qu'inconnues  à  "avons  Point»  . 
l'Ame  dans  le  commencement,  dès  que  l Homme  efl  né,  peuvent  pourtant  ve-  mot°Frincois 
nir  à  fa  connotfifance  dam  la  fuite  par  l'aiïiftance  qu'elle  tire  des  Sens  exté-  qui  exprime 
rieurs  &  de  quelque  culture  précédente  ,  de  forte  qu'elle  fit  certainement  af  «atterrent  la 
fûrée  de  leur  vérité,  ce  qui  dans  le  fond  n'emporte  autre  chofe  que  ce  que  j'ai  ^Snincation  de 
avan.é  dans  mon  Premier  Livre.     Car  je  fuppoje  que  par  cet  acle  qu'il  attribué  Les  An  lois 
à  1  Ame  de  j-  faire  paroître  ces  notions ,  /'/  n  entend  autre  chofe  que  commencer  l'cn      "    '• 
de  les  connoitre :  autrement,  ce  fera ,  à  mon  égard,  une  exprcjfon  tout- à-fait  à3ns  lc :urJ  m~ 
ininteWgib.e ,  ou  dit  moins  très-impropre ,  à  mon  avis,  dans  cette  occafon,  où  fervent"^5  m  os 
elle  nous  donne  le  change  en  nous  insinuant  en  quelque  manière,  que  ces  Notions  wr  qui  vient 
font  dans  l'Efprit  avant  que  l'Efprit  les  fafle  pai  oître,  c'efi.  à- dire  avant  quel-  du  rnot  '  an'n. 
les  lui  foient  connues  :  au  Uni  qu'avant  que  ces  Notions  foient  connues  à  l Efprit,  fïT^X'.  Ignir 
il  n'y  a  effectivement  autre  chofe  dans  l'Efprit   qu'une  capacité  de  les  connoitre  h  mêmecho-' 
lorfque  le  concours  de  ces  circonftances  que  cet  ingénieux  Auteur  juge  néceffai-  fe 
re,  pour  que  l'Ame  fafle  paroitre  ces  Notions  ,  nous  les  fait  connoitis.  î  hxirere' 

Je  trouve  qu'il  s'exprime  ainfià  la  page  52.  Ces  Notions  naturelles  ne  font 
pas  imprimées  de  telle  forte  dans  l'Ame  qu'elles  *  fe  produifent  elles-mêmes  *  SetPfas  ***  ' 
néceffairement  (même  dans  les  Enfans  &  les  Imbecilles)  fans  aucune  afilftan-  ran(' 
ce  des  Sens  extérieurs ,  ou  fans  le  fecours  de  quelque  culture  précédente.  // 
dit  ici  quelles  fe  produifent  elles-mêmes,  rj?  à  la  page  78.  que  c'eft  l'Ame  qui 
les  fait  paroitre.  Quand  il  aura  expliqué  à  lui-même  ou  aux  autres  ce  qu'il  en- 
tend 

(1)  II  y  a  dans   l'Anglois,    Saturai  in-      Obje&ion  n'entendoit  peut-être  pas  trop  bien 
ftripvon.    Jecroiquil   eft  bon  de  conierver      ce  qu'il  vouloir  dire  par-là,  je   ne  dois  pas 
en  François  cette  exprcllion ,  quelque  étran-     l'exprimer  plus  nettement  que  lui. 
ge  qu'elle  paroifle.  Comme  1  Auteur  de  cette 

*****   „ 


xxxvni  PREFACE 

tend  par  cet  acle  de  T  Ame  qui  fait  paroître  les  Notions  innées ,  eu  par  ces  No- 
tions qui  fe  produifent  elles-mêmes ,  (3  ce  que  ceft  que  cette  culture  préce- 
f  Exerantur.  dente  (3  ces  cir confiâmes  requifes  pour  que  les  Notions  innées  *  foient  produi- 
tes, il  trouvera,  je  penfe,  qu'excepté  qu'il  appelle  produire  des  Notions  ce 
que  je  nomme  dans  un  fiile  plus  commun  connoître  ,  il  y  a  peu  de  différence 
entre  fon  fentiment  &  le  mien  fur  cet  article,  que  j'ai  rai/on  de  croire  qu'il  n'a 
inféré  ?non  nom  dans  fon  Ouvrage  que  pour  avoir  le  plaifir  de  parler  obligeam- 
ment  de  moi,  car  j'avoue  avec  des  fentimens  d'une  véritable  reconnoijfance  que 
■par-tout  ou  il  a  parlé  de  -moi ,  il  Ta  fait ,  auffi  bien  que  d'autres  Ecrivains  ,  en 
m' honorant  d'un  titre  fur  lequel  je  n'ai  aucun  droit.    . 

C'efl  là  ce  que  je  jugeai  néceffaire  de  dire  fur  la  féconde  Edition 
de  cet  Ouvrage,  &  voici  ce  que  je  fuis  obligé  d'ajouter 
préfentement. 

L  e  Libraire  fe  difpofant  à  publier  (a)  une  Quatrième  Edition  de  mon  EfTai , 
m'en  donna  avis,  afin  que  je  puffe  faire  les  Additions  ou  les  Corr celions  que  je 
juger  ois  à  propos,  fi  j'en  avois  le  loifir.  Sur  quoi  il  ne  fera  pas  inutile  d'avertir 
le  Lecleur ,  qu'outre  plufieurs  corrections  que  j'ai  fait  çà  13  là  dans  tout  l'Ou- 
vrage ,  il  y  a  un  changement  dont  je  croi  qu'il  efi  néceffaire  de  dire  un  mot  dans 
cet  endroit ,  parce  qu'il  fe  répand  fur  tout  le  Livre  (3  q!l"H  importe  de  le  bien 
comprendre. 

On  parle  fort  fouvent  aidées  claires  &  diflinctes  :  «V»  n'eft  plus  ordinaire 
que  ces  termes.  Mais  quoi  qu'ils  /oient  communément  dans  la  bouche  des  hom- 
mes ,  j'ai  rai  fon  de  croire  que  tous  ceux  qui  s'en  fervent ,  ne  les  entendent  pas 
parfaitement.  Et  peut-être  n'y  a  t-il  que  quelques  perfonnes  çà  13  là  qui  pren- 
nent la  peine  d'examiner  ces  termes ,  jufques  à  connoître  ce  queux  ou  les  autres 
entendent  précifément  par-là.  Ceft  pourquoi  j'ai  mieux  aimé  mettre  ordinaire- 
ment au  lieu  des  mots  clair  &  diflincî:  celui  de  déterminé,  comme  plus  propre  à 
faire  comprendre  à  mes  Lecteurs  ce  que  je  penfe  fur  cette  matière.  J'entens  donc 
par  une  idée  déterminée  un  certain  Objet  dans  l'Efprit,  (3  par  conféquent  un 
Objet  déterminé,  c' efi -à-dire ,  tel  qu'il  y  efi  vu  &  actuellement  apperçu.  C'efk 
là,  je  penfe,  ce  qu'on  peut  commodément  appeller  une  Idée  déterminée ,  lorfqut 
telle  qu'elle  efi  objectivement  dans  l'Efprit  en  quelque  temps  que  ce  foit ,  (3 
qu'elle  y  efi,  par  conféquent ,  déterminée,  elle  cft  attachée  &  fixée  fans  aucune 
variation  à  un  certain  nom  ou  fon  articulé  qui  doit  être  conftamment  le  figne  de 
fe  même  objet  de  l'Efprit,  de  cette  Idée  précife  {3  déterminée. 

Tour  expliquer  ceci  d'une  manière  un  peu  plus  particulière  ;  lorfque  ce  mot 
déterminé  efi  appliqué  à  une  Idée  fimple,  j'entens  par-là  cette  fimple  apparen- 
ce que  l'Efprit  a,  pour  ainft  dire,  devant  les  yeux ,  ou  qu'il  aperçoit  en  foi- 
même  lorfque  cette  Idée  efi  dite  être  en  lui.  Par  le  même  terme ,  appliqué  à  une 
Idée  complexe  ,  j'entens  une  Idée  compofée  d'un  nombre  déterminé  de  certaines 
Idées fimples,  ou  d'Idées  moins  complexes,  unies  dans  cette  proportion  (3 Situa- 
tion 

(a)  Ceft  fur  cette  Quatrième  Edition  qu'a      cet  Ouvrage,  imprimée  en  170a 
été  faite  la  première  Edition  Françoife  de 


DE      L'A    U  T    E   U   R.  xxxix 

tiott  ou  TEfprit  la  confidere  préfente  à  fa  Vue,  ou  Ja  voit  en  lui-même,  lorfque 
(cite  Idée  y  eft  ou  devroit  y  être  pré  fente ,  lorsqu'elle  cjl  dé/ignée  par  un  certain 
nom  déterminé.  Je  dis  qii elle  devroit  être  préfente,  parce  que,  bien  loin  que 
chacun  ait  foin  de  n'employer  aucun  terme  avant  que  d'avoir  vu  dans  fon  Efprit 
l'idée  précife  &  déterminée  dont  il  veut  qu'il foit  le  fgne ,  il  n'y  a  prefque  per- 
fotihe  qui  defeende  dans  cette  grande  exactitude.  C'ejl  pourtant  ce  défaut  d'exacti- 
tude qui  répand  tant  d'obfcurité  &?  de  confufion  dans  les  penfées  &  dans  les  dif- 
tours  des  hommes. 

Jefixi  qu'il  n'y  a  poh.t  de  Langue  affez  fertile  pour  exprimer  par  certains  mots 
particuliers  toute  cette  vatiété  d'Idées  qui  entrent  dans  les  Difcours  &  les  rai' 
fonnemem  des  hommes.  Mais  cela  n  empêche  pas  que  lorfqu'un  homme  employé 
un  mot  dans  un  difcours,  il  ne  pnijfe  avoir  dans  1  Efprit  une  Idée  déterminée 
dont  il  le  faffe  figne ,  eff  à  laquelle  il  devroit  le  tenir  conftamment  attaché  toutes 
les  fois  qu'il  le  fait  entrer  dans  ce  difcours.  Et  lorfqu'il  ne  le  fait  pas ,  ou  qu'il 
efl  dans  l'impuiffatxe  de  le  faire ,  c'ejl  en  vain  qu'il  prétend  à  des  Idées  claires 
&"  difiincles  ;  ilefl  vifible  que  les  fiennes  ne  le  font  pas.  Et  par  conféquent  par- 
tout où  l'on  employé  des  termes  auxquels  on  n'a  point  attaché  de  telles  idées  déter- 
minées, il  n'y  a  que  confufion  fj?  obfcurité  à  attendre. 

Sur  ce  fondement ,  j'ai  crû  que  fi  je  donnais  aux  Idées  Tépithete  de  détermi- 
nées, cette  expreffion  fer  oit  moins  fu jette  à  être  mal  interprétée  que  fi  je  les  ap- 
pelions claires  &  diitinctes.  J'ai  choifi  ce  terme  pour  defigner  premièrement  ^ 
tout  Objet  que  l  Efprit  apperçoit  immédiatement ,  C5?  qu'il  a  devant  lui  comme 
diftintl  du  fon  qu'il  employé  pour  en  être  lefigne;  &  en  fécond  lieu,  pour  donner 
à  entendre  qu?  cette  Idée  ainfi  déterminée,  c' eft- a- dire  que  V Efprit  a  en  lui- 
même,  qu'il  connoit  £j?  voit  comme  y  étant  acluellement ,  eft  attachée  fans  aucun 
changement ,  à  un  tel  nom ,  &  que  ce  nom  deftgne  précifément  cette  idée.  Si  les 
hommes  avoient  de  telles  Idées  déterminées  dans  leurs  Difcours  £5?  dans  les  Re- 
cherches oh  ils  s'engagent ,  ils  ver  rotent  bien-tôt  jufqu'oh  s'étendent  leurs  recher- 
chés £5?  leurs  découvertes  ;  &  en  même  temps  ils  éviteraient  la  plus  grande  partie 
des  Difputes  £5?  des  Querelles  qu'ils  ont  aire  les-  autres  hommes  :  car  la  plupart 
des  Que  fiions  &  des  Controverfes  qui  embarraffent  V  Efprit  des  hommes,  ne  rou- 
lent que  fur  Tufage  douteux  £s?  incertain  quils  font  des  mots ,  ou  (  ce  qui  eft  la 
■même  chofe)  fur  les  idées  vagues  &  indéterminées  qu'ils  leur  font  fignifier \ . 


MON- 


MONSIEUR  LOCKE 

A     U 

LIBRAIRE. 


LA  netteté  d'Efprit  &  la  connoiffance  de  la  Langue  Françoife ,  dont 
M.  Gpfle  a  déjà  donné  au  Public  des  preuves  fi  vifibles  ,  pouvoient 
vous  être  un  aiTez  bon  garant  de  l'excellence  de  Ton  travail  fur  mon 
Ejfai ,  fans  qu'il  fût  necefTaire  que  vous  m'en  demandaffiez  mon  fentiment. 
Si  j'étois  capable  de  juger  de  ce  qui  eft  écrit  proprement  &  élégamment 
en  François,  je  me  croirois  obligé  de  vous  envoyer  un  grand  éloge  de  cet- 
te Traduction  dont  j'ai  ouï  dire  que  quelques  perfonnes,  plus  habiles  que 
moi  dans  la  Langue  Françoife  ,  ont  alfûré  qu'elle  pouvoit  paffer  pour  un 
Or:  ;irul.  Mais  ce  que  je  puis  dire  à  l'égard  du  point  fur  lequel  vous  fouhai- 
tez  de  favoir  mon  fentiment ,  c'eft  que  M.  Cotte  m'a  lu  cette  Verfion  d'un 
bout  à  l'autre  avant  que  de  vous  l'envoyer,  &  que  tous  les  endroits  que  j'ai 
remarqué  s'éloigner  de  mes  penfées ,  ont  été  ramenez  au  fens  de  l'Original, 
ce  qui  n'étoit  pas  facile  dans  des  Notions  auffi  abftraites  que  le  font  quel- 
ques-unes de  mon  Ellai,  les  deux  Langues  n'ayant  pas  toujours  des  mots 
ck  des  expreffions  qui  fe  répondent  û  jufte  l'une  à  l'autre  qu'elles  remplif- 
fent  toute  l'exactitude  Philofophique  ;  mais  la  juftefle  d'efprit  de  M.  Cofte 
&  la  fouplelfe  de  fa  Plume  lui  ont  fait  trouver  les  moyens  de  corriger  toutes 
ces  fautes  que  j'ai  découvertes  à  mefure  qu'il  me  lifoit  ce  qu'il  avoit  tra- 
duit. De  forte  que  je  puis  dire  au  Lefteur  que  je  préfume  qu'il  trouvera 
dans  cet  Ouvrage  toutes  les  qualitez  qu'on  peut  defirer  dans  une  bonne  Tra- 
duction. 


TABLE 


TABLE 


DES     CHAPITRES. 


D 


Pag.  i. 


AVANT-PROPOS. 
EJfein  de  i  Auteur. 
LIVRE    PREMIER. 
Des  Notions  Innées. 


Ch.  I.  Qu'il  n'y  a  point  de  Principes  innez. 
dans  l'Efprit  de  l'Homme.  7 

II.  Qu'il  n'y  a  point  de  Principes  de  pratique 
qui  foient  innez..  24 

III.  Autres  Considérations  touchant  les  Prin- 
cipes innez,,  tant  ceux  qui  regardent  la  Spé- 
culation que  ceux  qui  appartiennent  k  la 
pratique.  41 

LIVRE    SECOND. 

Des  Idées. 

Ch.  1.0  U  l' on  traite  des  Idées  en  général ,  Cr 
de  leur  Origine  ;  Cr  ok  l'on  examinepar  oc 
cafion,  Ci  l'Ame  de  l'Homme  penfe  toujours. 

60 

II.  Des  Idées  fimples.  75 

III.  Des  Idées  qui  nous  viennent  par  un  feul 
Sens  77 

IV.  De  la  Solidité.  79 

V.  Des  Idée<  fimples  qui  nous  viennent  par 
divers  Sens.  8} 

VI  Des  Iuées  fimples  qui  viennent  par  Ré- 
flexion, jbid. 

VU.  Dt  Id" 'es  fimp <le <s qui  viennent  par  Sen- 
sation w  par  Réflexion.  84 


Ch.  VIII.  Autres  Confiderat  ions  furies  Idées 
fimples.  g7 

IX.  De  la  Perception.  07 

X.  De  la  Rétention.  IO, 

XI.  De  la  Faculté  de  diflinguer  les  Idées, Cr 
quelques  autres  Opérations  de  l'Efprit.    108 

XII.  Des  Idées  complexes.  II(î 
XIII..  Des  Modes  fimples;  Oj  premièrement , 

de  ceux  de  l'Efpace.  j  Tg 

XIV.  De  la  Durée ,  cr  de  fes  Modes  fimples. 

XV.  De  la  Durée  Cr  de  l'Expanfion,  confi. 
derées  ensemble.  \  a<$ 

XVI.  Du  Nombre.  jl4 

XVII.  Dj  l'Infinité.  1$ 

XVIII.  De  quelques  autres  Modes fimples.iyo 

XIX.  Des    Modes  qui  regardent  la   Pen- 
fée.  I7? 

XX.  Des  Modes  du  Plaifir  Cr  de  la  Douleur. 

i7f 

XXI.  De  la  Puifance.  \  jn 

XXII.  Des  Modes  Mixtes.  224 

XXIII.  De  nos  Idées  Complexes  des  Subflan- 
ces.  23o 

XXIV.  Des  Idées  Colleélives  de  Subfiances. 

XXV.  De  la  Relation.  2j2 
XXVl.De/aCaut  Crde  /'Effet;   Cr  de  quel- 
ques autres  Relations.                             2  54 

XXVII.  Ce  que  c'efi  ^«'Identité,   Cr  Diver- 
<ié.  258 

XXVIII.  De  quelques  autres  Relations,  cr 
fur-tout,   des  Relations  Aiorales.         277 

XXIX.  Des  Idées  claires  cr  obfcures  ,difinc- 
tes  cr  confufes.  288 

******  XXX. 


SUT 


TABLE    DES 


Ch.  XXX.  Des  Idées  réelles  Cr  chimériques. 

296 

XXXI.  Des  Idées  complètes  CT  incomplètes. 

;?8 

XXXII.  Des  vrayes  <r  des  faufes  Idées.  306 

XXXIII.  De  l'AJfociation  des  Idées.         3 1 J 

LIVRE  TROISIEME, 
Des  Mots. 


CHAPITRES. 
Ch.  II 


Des  Degrez  de  mire  Connçijfaaee.. 

43  î 
îlï.  Dé  "Etendue  de  la  Connoijfance  humaine, 

439 

IV.  De  la  Réalité  de  notre  Connoijfance.  461 

V.  De  la  Vérité  en  général.  471 

VI.  Des  Proportions  universelles ,  de  leur  Vé- 
rité, Cr  de  leur  Certitude.  477 

VII.  Des  Proportions  qu'on  nomme  Maximes 
ou  Axiomes.  487 

VIII    Des  Proportions  Frivoles.  $03 


Ça.  I.  Des  Mots  ou  du  Langage  en  gênerai.     {X    Dg  u  Connoijfance  que  nous  avons  de  no- 

tre  Exifince.  511 

la  Connoijfance   que   nous   avons  de 


II.  De  la  fgnif  cation  des  Mots.  324 

III.  Des  Termes  généraux.  3*8 

IV.  Des  Noms  des  Idées  [impies.  337 
y.  Des  Noms  des  Modes  Mixtes  QT  des  Rela- 
tions. 344 

VI.  Des  Noms  des  Subfiances.  2  5  3 

VII.  Des  Particules.  381 

VIII.  DesTermes  abftraits  ZT concrets.     383 

IX.  De  l'Imperfection  des  Mots,  385 

X.  De  l'Abus  des  Mots.  ^97 
XL  Des  Remèdes  qu'on  peut  apporter  aux  im- 
perfections, O"  aux  abus  dont  on  vient  de 
parler.                                                  4J3 

LIVRE     QU  A  T  R  I  E  M  E. 


De  la  Connoiiïance. 
Ciï.  I.  De  la  Connoijfance  en  général. 


X.  De 

l'Exiflence  de  Dieu.  5  1 1 

XI.  De  la  Connoifance  que  nous  avons  de 
l'Exiflence  des  autres  Chofes.  513 

XII.  Des  Moyens  d'augmenter  notre  Connoif. 
fonce.  5  3  r 

XIII.  Antres  Confderations  fur  notre  Con. 
noijfance,  ^40 

XIV.  D«  Jugement.  541 

XV.  De  la  Probabilité.  jÂj 

XVI.  Des  Deorez.  d' Ajfentiment.  546 

XVII.  De  la  Rai  f  on.  555 

XVIII.  De  la  Foi  cr  de  la  Raifon;  Cr  de  leurs 
bornes  dift Dictes.  573 

XIX  De  tEnthoufiafme.  580 

XX  De  l'Erreur.     '  589 
XXI.  De  la  Di-v 'fondes  Sciences.           6qq 


4*7 


ESSAI 


ESSAI 

PHILOSOPHIQUE 

CONCERNANT 

L'ENTENDEMENT  HUMAIN. 

AVANT- PROPOS. 

DeJJein  de  l'Auteur  dam  cet  Ouvrage. 

î.   i.  %^^r:£$®*X)t  U  i  s  o  u  e  Y  Entendement  élevé  l'Homme  au  deffiis  combien  iî  en 
$%£&&&  de  tous  les  Etres  fenfibles,  &  lui  donne  cette  fu-  tf££«* 
r-<ÏH   F)  &S«s  périorité  &  cette  efpèce  d'empire  qu'il  a  fur  eux,  l'Entendement 

Sx?  &     \-*   5>l?îî      »    n     r  i  v  •  •  r  il  Humain. 

u|  _       IJaS  c  eft  fans  doute  un  fujet  qui  par    fon   excellence 

%^tt3£9e$%  mérite  bien  que  nous  nous  appliquions  à  le  con- 
^^r^^^i  noître  autant  que  nous  en  fommes  capables.  L'En- 
<*GQQÇtf^osGC2  tendement  femblable  à  l'Oeuil,  nous  fait  voir  & 
comprendre  toutes  les  autres  chofes  ,  mais  il  ne  s'apperçoit  pas  lui- 
même.  C'eit  pourquoi  il  faut  de  l'art  &  des  foins  pour  le  placer  à  u- 
ne  certaine  difbnce  ,  &  faire  en  forte  qu'il  devienne  l'Objet  de  fes 
propres  contemplations.  Mais  quelque  difficulté  qu'il  y  ait  à  trouver 
le  moyen  d'entrer  dans  cette  recherche  ,  &  quelle  que  foit  la  chofe 
qui  nous  cache  fi  fort  à  nous-mêmes  ,  je  fuis  alfuré  néanmoins  ,  que 
la  lumière  que  cet  examen  peut  répandre  dans  notre  Efprit  ,  que  la 
connoifTance  que  nous  pourrons  acquérir  par-là  de  notre  Entendement, 
nous  donnera  non  feulement  beaucoup  de  plaifir,  mais  nous  fera  d'une 
grande  utilité  pour  nous  conduire  dans  la  recherche  de  plufieurs  autres 
chofes. 

§.  2.  Dans  le  defTein  que  j'ai  formé  d'examiner  la  certitude  &  l'étendue'  Dcflemde 
des  Connoiiïances  humaines,  auffi  bien  que  les  fondemens&  les  dégrez  de  cct0uvias« 
Fui ,  d'Opinion,  &  d'Afibntiment  qu'on  peut  avoir  par  rapport  aux  diffe- 

A  rens 


%  AVANT- PROPOS. 

rens  fiijets  qui  fè  préfentent  à  notre  Efprit ,  je  ne  m'engagerai  point  à  con~ 
fiderer  enPhyficien,  la  nature  de  l'Ame;  à  voir  ce  qui  en  conftitue  l'eflen- 
ce ,  quels  mouvemens  doivent  s'exciter  dans  nos  Efprits  animaux ,  ou  quels 
changemens  doivent  arriver  dans  notre  Corps,  pour  produire,  à  la  faveur 
de  nos  Organes ,  certaines  fenfations  ou  certaines  idées  dans  notre  Entende- 
ment; &fi  quelques-unes  de  ces  idées,  ou  toutes  enfemble  dépendent,  dans 
leur  principe,  de  la  Matière,  ou  non.  Quelque  curieufes  &  inftru&ives 
que  foient  ces  fpéculations,  je  les  éviterai,  comme  n'ayant  aucun  rapport 
au  but  que  je  me  propofe  dans  cet  Ouvrage.  11  fuffira  pour  le  deflein  que 
j'ai  préfentement  en  vûè" ,  d'examiner  les  différentes  Facultez  de  connoître 
qui  le  rencontrent  dans  l'Homme ,  entant  qu'elles  s'exercent  fur  les  divers 
Objets  qui  fe  préfentent  à  fon  Efprit  :  &  je  croi  que  je  n'aurai  pas  tout-à-faic 
perdu  mon  temps  à  méditer  fur  cette  matière,  fi  en  examinant  pié-à-pié, 
d'une  manière  claire,  &  hiftorique,  toutes  ces  Facultez  de  notre  Efprit,  je 
puis  faire  voir  en  quelque  forte,  par  quels  moyens  notre  Entendement  vient 
à  fe  former  les  idées  qu'il  a  des  chofes ,  &  que  je  puiffe  marquer  les  bornes 
de  la  certitude  de  nos  Connoiffances ,  &  les  fondemens  des  Opinions  qu'on 
voit  régner  parmi  les  Hommes  :  Opinions  fi  différentes ,  fi  oppofées ,  fi  di- 
rectement contradictoires;  &  qu'on  foûtient  pourtant  dans  tel  ou  tel  en- 
droit du  Monde,  avec  tant  de  confiance,  que  qui  prendra  la  peine  de 
confiderer  les  divers  fentimens  du  Genre  Humain,  d'examiner  l'oppofition 
qu'il  y  a  entre  tous  ces  fentimens ,  &  d'obferver  en  même  temps ,  avec  com- 
bien peu  de  fondement  on  les  embraffe ,  avec  quel  zèle  &  avec  quelle  cha- 
leur on  les  défend ,  aura  peut-être  fujet  de  foupçonner  l'une  de  ces  deux 
chofes ,  ou  qu'il  n'y  a  abfolument  rien  de  vrai ,  ou  que  les  Hommes  n'ont 
aucun  moyen  fur  pour  arriver  à  la  connoifTance  certaine  de  la  Vérité. 
Méthode  qu'on  y  §•  3-  C'eft  donc  une  chofe  bien  digne  de  nos  foins ,  de  chercher  les  bor- 
•biene.  nes  qUj  féparent  l'Opinion  d'avec  la  Connoiffance ,  &  d'examiner  quelles  rè- 

gles il  faut  obferver  pour  déterminer  exactement  lesdégrez  de  notre  perfua- 
lion  à  l'égard  des  chofes  dont  nous  n'avons  pas  une  connoiffance  certaine. 
Pour  cet  effet,  voici  la  Méthode  que  j'ai  réfolu  de  fuivre  dans  cet  Ou- 
vrage. 

L.  J'examinerai  premièrement,  quelle  eft  l'origine  des  Idées,  Notions, 
ou  comme  il  vous  plaira  de  les  appeller,  que  l'Homme  apperçoit  dans  fon 
Ame ,  &  que  fon  propre  fentiment  l'y  fait  découvrir  ;  &  par  quels  moyens 
l'Entendement  vient  à  recevoir  toutes  ces  idées. 

II.  En  fécond  lieu ,  je  tâcherai  de  montrer  quelle  eft  la  connoiffance  que 
l'Entendement  acquiert  par  le  moyen  de  ces  Idées  ;  &  quelle  eft  la  Certitu- 
de, l'Evidence,  &  l'Etendue'  de  cette  connoiffance. 

III.  Je  rechercherai  en  troiiiéme  lieu,  la  nature  &  les  fondemens  de  ce 
qu'on  nomme  Foi,  ou  Opinion;  par  où  j'entens  Cet  jijfentiment  que  nous 
donnons  a  une  Propof.tion  entant  que  'véritable ,  mais  de  la  •vérité  de  laquelle  nous 
n'avons  pas  une  conno'.Jfance  certaine.  Et  de  là  je  prendrai  occafion  d'exa- 
miner les  raifons  &  les  dégrez  de  l'affentiment  qu'on  donne  à  différentes 
Propofitions. 

combien  a  eâ        %  4.  Si  en.  examinant  la  nature  de  l'Entendement  félon  cette  Méthode, 

Je 


A  V  A  N  T-P  ROPOS.  3 

je  puis  découvrir,  quelles  font  Tes  principales  Propriétez,  quelle  eft  l'étendue'  («îiede  connoitre 
de  ces  Proprietez,  ce  qui  eft  de  leur  compétence,  jufques  à  quel  degré  elles  c^mwéhcaCon!" 
peuvent  nous  aider  à  trouver  la  Vérité;  &  où  c'efl  que  leurfecours  vient  à 
nous  manquer ,  je  m'imagine ,  quoi  que  notre  Efprit  foit  naturellement  ac- 
tif &  plein  de  feu ,  cet  examen  pourra  fervir  à  régler  cette  activité  im- 
modérée ,  en  nous  obligeant  à  prendre  garde  avec  plus  de  circonfpeélion 
que  nous  n'avons  accoutumé  de  faire ,  à  ne  pas  nous  occuper  à  des  cho- 
fes  qui  pafTent  notre  compréhenfion  ;  à  nous  arrêter,  lors  que  nous  avons 
porté  nos  recherches  jufqu'au  plus  haut  point  où  nous  foyons  capables  de 
les  porter  ;  &  à  vouloir  bien  ignorer  ce  que  nous  voyons  être  au  deffùs  de 
notre  conception ,  après  l'avoir  bien  examiné.  Si  nous  en  ufions  de  la 
forte,  nous  ne  ferions  peut-être  pas  fi  empreifez,  par  un  vain  defir  de  con- 
noitre toutes  chofes,  à  exciter  inceflamment  de  nouvelles  Queftions,  à 
nous  embarrafier  nous-mêmes ,  &  à  engager  les  autres  dans  des  Difputes 
fur  des  fujets  qui  font  tout-à-fait  difproportionnez  à  notre  Entendement, 
&  dont  nous  ne  faurions  nous  former  des  idées  claires  &  diftin&es ,  ou 
même  (ce  qui  n'eft  peut-être  arrivé  que  trop  fouvent)  dont  nous  n'avons 
abfolument  aucune  idée.  Si  donc  nous  pouvons  découvrir  jufqu'où  notre 
Entendement  peut  porter  fa  vûë,  jufqu'où  il  peut  fe  fervir  de  fes  Facili- 
tez pour  connoître  les  chofes  avec  certitude  ;  &  en  quels  cas  il  ne  peut 
juger  que  par  de  fimples  conjectures,  nous  apprendrons  à  nous  contenter 
des  connoiffances  auxquelles  notre  Efprit  eft  capable  de  parvenir ,  dans 
l'état  où  nous  nous  trouvons  dans  ce  Monde. 

§.  5.  Quoi  qu'il  y  aît  une  infinité  de  choies  que  notre  Efprit  ne  fauroit   L'etenduë  dtnoi 
comprendre,  la  portion  &  les  dégrez  de  connoifiance  que  Dieu  nous  a  ac-  connoiffances  eft 

t  *         x  o  j  proportionnée  a 

cordez  avec  beaucoup  plus  de  profufion  qu'aux  autres  Habitans  de  ce  bas  notre  ératdam  ce 
Monde,  cette  portion  de  connoifiance  qu'il  nous  a  départie  fi  libérale-  be°o\a1*  &*  n°* 
ment,  nous  fournit  pourtant  un  aflez  ample  fujet  d'exalter  la  Bonté  de 
cet  Etre  Suprême ,  de  qui  nous  tenons  notre  propre  exiftence.  Quelque 
bornées  que  foient  les  connoiffances  des  Hommes ,  ils  ont  raifon  d'être 
entièrement  fatisfaits  des  grâces  que  Dieu  a  jugé  à  propos  de  leur  faire, 
puis  qu'il  leur  a  donné,  comme  dit  St.  Pierre  (i),  toutes  les  chofes  qui  re- 
gardent la  vie  fjf  /«  ptété,  les  ayant  mis  en  état  de  découvrir  par  eux-mê- 
mes ce  qui  leur  eft  néceffaire  pour  les  befoins  de  cette  vie ,  &  leur  ayant 
montré  le  chemin  qui  peut  les  conduire  à  une  autre  vie  beaucoup  plus 
heureufe  que  celle  dont  ils  jou'ùTent  dans  ce  Monde.  Tout  éloignez  qu'ils 
font  d'avoir  une  connoifiance  univerfelle  &  parfaite  de  tout  ce  qui  exifte; 
la  lumière  qu'ils  ont ,  leur  fulfit  pour  démêler  ce  qu'il  leur  importe  abfo- 
lument de  favoir  :  puifqu'à  la  faveur  de  cette  Lumière  ils  peuvent  parve- 
nir à  la  connoifiance  de  Celui  qui  les  a  faits ,  &  des  Devoirs  fur  lefquels 
ils  font  obligez  de  régler  leur  vie.  Les  Hommes  trouveront  toujours  le 
moyen  d'exercer  leur  Efprit,  &  d'occuper  leurs  Mains  à  des  chofes  éga- 
lement agréables  par  leur  diverfité,  &  par  le  plaifir  qui  les  accompagne, 
pourvu  qu'ils  ne  s'amufent  point  à  former  des  plaintes  contre  leur  propre 

nature, 

(i)  nacT«*{it  f»i|t  MJ  ùrifruti.  II,  Ep.  ch.     I.  3. 

A    2 


4  A  V  A  N  T-P  R  O  P  O  S. 

nature ,  &  à  rejetter  les  thréfors  dont  leurs  mains  font  pleines ,  fous  pre'- 
texte  qu'il  y  a  des  chofes  qu'elles  ne  fauroient  embraiTer.     Jamais,  dis-je, 
nous  n'aurons  fujet  de  nous  plaindre  du  peu  d'étendue  de  nos  connoiffan- 
ces,  fi  nous  appliquons  uniquement  notre  Efprit  à  ce  qui  peut  nous  être 
utile,  car  en  ce  cas-là  il  peut  nous  rendre  de  grands  fervices..    Mais  fi, 
loin  d'en  ufer  de  la  forte,  nous  venons  à  ravaler  l'excellence  de  cette  Fa- 
culté que  nous  avons  d'acquérir  certaines  connoiflances ,  &  à  négliger  de 
la  perfectionner  par  rapport  au  but  pour  lequel  elle  nous  a  été  donnée, 
fous  prétexte  qu'il  y  a  des  chofes  qui  font  au  delà  de  fa  fphère ,  c'eft  un 
chagrin  puéril,  &  tout-à-fait  inexcufable.  Car,  je  vous  prie,  un  Valet  pa- 
refléux  &  revéche  qui  pouvant  travailler  de  nuit  à  la  chandelle,  n'auroit 
pas  voulu  le  faire ,  auroit-il  bonne  grâce  de  dire  pour  excufe  que  le  Soleil 
n'étant  pas  levé,  il  n'avoit  pas  pu  jouir  de  l'éclatante  lumière  de  cet  Aftre? 
Il  en  eft  de  même  à  notre  égard ,  fi  nous  négligeons  de  nous  fervir  des  lu? 
♦  p<-mi.  xs.  i-j.     mieres  que  Dieu  nous  a  données.     Notre  Efprit  eft  *  comme  une  Chan- 
delle que  nous  avons  devant  les  yeux,  &  qui  répand  affez  de  lumière  pour 
nous  éclairer  dans  toutes  nos  affaires.     Nous  devons  être  fatisfaits  des  dé- 
couvertes que  nous  pouvons  faire  à  la  faveur  de  cette  lumière.    Nous  fe- 
rons toujours  un  bonufage  de  notre  Entendement,  fi  nous  confiderons  tous 
les  Objets  par  rapport  à  la  proportion  qu'ils  ont  avec  nos  Facilitez,  plei- 
nement convaincus  que  ce  n'eft  que  fur  ce  pié-là  que  la  connoiflance  peut 
nous  en  être  propofée  ;  &  fi,  au  lieu  de  demander  abfolument,  &  par  un 
excès  de  délicatelTe ,  une  Démonftration  &  une  certitude  entière ,  nous 
nous  contentons  d'une  fimple  probabilité,  lors  que  nous  ne  pouvons  obte- 
nir qu'une  probabilité,  &  que  ce  degré  de  connoiflance  fuffit  pour  régler 
tous  nos  intérêts  dans  ce  Monde.     Que  fi  nous  voulons  douter  de  chaque 
chofe  en  particulier ,  parce  que  nous  ne  pouvons  pas  les  connoître  toutes 
avec  certitude,  nous  ferons  aufli  déraifonnables  qu'un  homme  qui  ne  vou? 
droit  pas  fe  fervir  de  fcs  jambes  pour  fe  tirer  d'un  lieu  dangereux,  mais 
s'opiniàtreroit  à  y  demeurer  &y  périr  miferablement ,  fous  prétexte  qu'il 
n'auroit  pas  des  ailes  pour  échapper  avec  plus  de  vitefle. 
lacomoiflânce        §•  6.  Si  nous  connoiflbns  une  fois  nos  propres  forces,  cette  connôiflan- 
Efprir&ffi^poîu6  ce  ^ervira  a  nQUS  fan'e  d'autant  mieux  fentir  ce  que  nous  pouvons  entre- 
guerir  ditscepti-    prendre  avec  fondement;  &  lors  que  nous  aurons  examiné  foigneufement 
gîigence où\*àu'  ce  4ue  notre  Efprit  eft  capable  de  faire,  &  que  nous  aurons  vu,  en  quel- 
sibandonr.e  lors    que  manière,  ce  que  nous  en  pouvons  attendre,  nous  ne  ferons  portez  ni 
pouvoir°uouver     à  demeurer  dans  une  lâche  oiiiveté ,  &  dans  une  entière  inaction ,  comme 
b  venté.  fj  nous  defefperions  de  jamais  connoitre  quoi  que  ce  foit,  ni  à  mettre  tout 

en  queftion ,  &  à  décrier  toute  forte  de  connoif fances ,  fous  prétexte  qu'il 
y  a  certaines  chofes  que  l'Efprit  Humain  ne  fauroit  comprendre.  Il  en  eft 
de  nous,  à  cet  égard,  comme  d'un  Pilote  qui  voyage  fur  mer.  Il  lui  eft 
extrêmement  avantageux  de  favoir  quelle  eft  la  longueur  du  cordeau  de  la 
fonde,  quoi  qu'il  ne  puiffe  pas  toujours  reconnoitre,  par  le  moyen  de  fa 
fonde ,  toutes  les  différentes  profondeurs  de  l'Océan.  Il  fuffit  qu'il  fâche, 
que  le  cordeau  eft  allez  long  pour  trouver  fond  en  certains  endroits  du  la 
Mer  qu'il  lui  importe  de  connoitre  pour  bien  diriger  la  courfe,  &  pour  é- 

<  itei 


A  V  A  N  T-P  R  0  P  O  S.  5 

vitcr  les  Bas-fonds  qui  pourroient  le  faire  échouer.  Notre  affaire  dans  ce 
Monde  n'cft  pas  de  connoître  toutes  chofes,  mais  celles  qui  regardent  la 
conduite  de  notre  vie.  Si  donc  nous  pouvons  trouver  les  Règles  par  les- 
quelles une  Créature  Raifonnable,  telle  que  l'Homme  confideré  dans  l'état 
où  il  fe  trouve  dans  ce  Monde,  peut  &  doit  conduire  fes  fentimens ,  &  les 
actions  qui  en  dépendent,  fi,  dis-je,  nous  pouvons  en  venir  là,  nous  ne 
devons  pas  nous  inquiéter  de  ce  qu'il  y  a  plufieurs  autres  choies  qui  échap- 
pent à  notre  connoilTance. 

§.  7.  Ces  confiderations-là  me  firent  venir  la  première  penfée  de  travail-  ocelle  a  été  l'oc- 
ler  à  cet  Effai,  lequel  je  donne  préfentement  au  Public.  Car  je  me  mis  "1^°"  de  cet  °u* 
dans  l'Efprit ,  que  le  premier  moyen  qu'il  y  auroit  de  fatisfaire  l'Efprit  de 
l'Homme  fur  plufieurs  Recherches  dans  lesquelles  il  eft  fort  porté  à  s'en- 
gager, ce  feroit  de  prendre,  pour  ainfi  dire,  un  état  des  Facultez  de  no- 
tre propre  Entendement ,  d'examiner  l'étendue  de  fes  forces ,  &  de  voir 
quelles  font  les  chofes  qui  font  proportionnées  à  fa  capacité.  Jufqu'à  ce 
que  cela  fût  fait,  je  m'imaginai  que  nous  prendrions  la  chofe  tout-à-fait  à 
contre-fens  ;  &  que  nous  chercherions  en  vain  cette  douce  fatisfaèlion  que 
nous  pourroit  donner  la  pofTelïion  tranquille  &  affurée  des  véritez  qui  nous 
font  les  plus  néceffaires,  pendant  tout  le  temps  que  nous  nous  fatiguerions 
à  courir  après  la  recherche  de  toutes  les  chofes  du  Monde  fans  diftinclion , 
comme  fi  toutes  ces  chofes ,  dont  le  nombre  eft  infini ,  étoient  l'objet  na- 
turel de  l'Entendement  humain,  de  forte  que  l'Homme  pût  en  acquérir  u- 
ne  connoiffance  certaine,  &  qu'il  n'y  eût  abfolument  rien  qui  excédât  fa 
portée,  &  dont  il  ne  fût  très -capable  de  juger. 

Lors  que  les  hommes  infatuez  de  cette  penfée,  viennent  à  pouffer  leurs 
recherches  plus  loin  que  leur  capacité  ne  leur  permet  de  faire,  s'abandon- 
nant  fur  ce  vafle  Océan,  où  ils  ne  trouvent  ni  fond  ni  rive,  il  ne  faut  pas 
s'éto.nner  qu'ils  faifent  des  Qjieftions  &  multiplient  des  diffïcultez,  qui  ne 
pouvant  jamais  être  décidées  d'une  manière  claire  &.  diftincle,  ne  fervent 
qu'à  perpétuer  &  à  augmenter  leurs  doutes,  &  aies  engager  enfin  dans 
un  parfait  Pyrrhonifme.  Mais,  fi  au  lieu  de  fuivre  cette  dangereufe  mé- 
thode ,  les  hommes  commençoient  par  examiner  avec  foin  quelle  eft  la  ca- 
pacité de  leur  Entendement,  s'ils  venoient  à  découvrir  jufques  où  peu- 
vent aller  leurs  connoiffances ,  &.  à  trouver  les  bornes  qui  féparent  la  par- 
tie lumineufè  des  différens  Objets  de  leurs  connoiffances,  d'avec  la  partie 
obfcure  &  entièrement  impénétrable,  ce  qu'ils  peuvent  concevoir  d'avec  ce 
qui  paffe  leur  intelligence ,  peut-être  qu'ils  auraient  beaucoup  moins  de  peine 
à  reconnuitre  leur  ignorance  fur  ce  qu'ils  ne  peuvent  point  comprendre,  & 
qu'ils  employeroient  leurs  penfées  de  leurs  raifonnemens  avec  plus  de  fruit 
&  de  fatisfaétion ,  à  des  chofes  qui  font  proportionnées  à  leur  capacité. 

fi.  8-  Voilà  ce  que  j'ai  jugé  néceiïhire  de  dire  touchant  l'occafion  qui   ce  que  r1?nifie  fe 
ma  tait  entreprendre  cet  Ouvrage.     Mais  avant  que  d entrer  en  matière, 
je  prierai  mon  Leéleur  d'exeufer  le  fréquent  ufage  que  j'ai  fait  du  mot  d'I- 
dée dans  le  Traité  fuivant  '.  Comme  ce  terme  eft,  ce  me  femble,  le  plus 

pro- 

i  Cette  exeufe  n'cft  nullement  néceflaire,     pour  un  Lecteur  François ,   accoutumé  à  la 

A   ^  lecture 


6  A  V  A  N  T-P  R  O  P  O  S. 

propre  qu'on  puifle  employer  pour  fignifîer  tout  ce  qui  efl  l'objet  de  notre 
Entendement  lors  que  nous  penfons ,  je  m'en  fuis  fervi  pour  exprimer  tout 
ce  qu'on  entend  par  fantôme ,  notion,  efpèce,  ou  quoi  que  ce  puifle  être  qui 
occupe  notre  Efprit  lors  qu'il  penfe;  &  je  n'aurois  pu  éviter  de  m'en  fer- 
vir  aufïi  fouvent  que  j'ai  fait. 

Je  croi  qu'on  n'aura  pas  de  peine  à  m'accorder  qu'il  y  a  de  telles  idées 
dans  l'Efprit  des  hommes.  Chacun  les  fent  en  foi-méme ,  &  peut  s'aflu- 
rer  qu'elles  fe  rencontrent  dans  les  autres  Hommes,  s'il  prend  la  peine 
d'examiner  leurs  difcours  &  leurs  actions. 

Nous  allons  voir  préfentement  de  quelle  manière  ces  Idées  viennent 
dans  l'Efprit. 


lecture  des  Ouvrages  Philofophiques  qui  ont 
paru  depuis  long-temps  en  François,  où  le 
mot  d'Idée  eft  employé  â  tout  moment.  11  fe 


trouve  même  fort  communément  dans  toute 
forte  de  Livres,  écrits  en  cette  Langue. 


ESSAI 


ESSAI 

PHILOSOPHIQUE 

CONCERNANT 

L'ENTENDEMENT  HUMAIN. 

LIVRE    PREMIER. 
DES     NOTIONS     INNEES. 

CHAPITRE     I, 


Qu'il  n'y  a  point  de  Principes  innez  dans  VEfprit 
de  V Homme, 


La  manière 
dont  les    Hom- 
mes  acquièrent 


S-  i.  ^t^^w^S^k  y  a  des  gens  qui  fuppofent  comme  une  Vérité 
§^2^2*SSϧ  inconteftable ,  g^u'il  y  a  certains  Principes  innez,cer-  n 
&  ŒiK  £&'$-  faines  Notions  primitives ,    autrement  appeïïées  *  No-  leurs  connomin- 

«D-rflio  5)1x£J      •  •    .       cj  /      \  •  „r.   A:     ces  prouve  que 

&(*&    X.   fjlp  tlons  communes ,  empreintes  c?  gravées ,  pour  ainji  ai-  ces  Co„noiiTances 
SlOL^j^J^S  re,  dans  notre  Ame,  qui  les  reçoit  des  le  premier  mo-  ^e[ont  Point  in- 
F-fe'^H^^l  ment  de  fon  exijlence ,   &?  les  apporte  au  monde   avec  "taiî,,,,,,, 
«^oaoai^RaWi  die.     Si  j'avois  à  faire  à  des  Letteurs  dégagez  de 
tout  préjugé,  je  n'aurois,  pour  les  convaincre  de  la  faufïeté  de  cette  Sup- 
pofition,  qu'à  leur  montrer,  (comme  j'efpere  de  le  faire  dans  les  autres 
Parties  de  cet  Ouvrage  )  que  les  hommes  peuvent  acquérir  toutes  les  con- 
noiflances  qu'ils  ont ,  par  le  fimple  ufage  de  leurs  Facilitez  naturelles,  fans 
le  fecours  d'aucune  impreffion  innée  ;  &  qu'ils  peuvent  arriver  à  une  en- 
tière certitude  de  certaines  chofes ,  fans  avoir  befoin  d'aucune  de  ces  No- 
tions naturelles ,  ou  de  ces  Principes  innez,    Car  tout  le  Monde  ,  à  mon 

avis„ 


8  Qu'il  n'y  a  point 

Chap.  I.  avis,  doit  convenir  fans  peine,  qu'il  feroit  ridicule  de  fuppofer,  par  ex- 
emple, que  les  idées  des  Couleurs  ont  été  imprimées  dans  l'Ame  d'une 
Créature ,  à  qui  Dieu  a  donné  la  vue  &  la  puiffance  de  recevoir  ces  idées 
par  l'imprelïion  que  les  Objets  extérieurs  feroient  fur  fes  yeux.  Il  ne  feroic 
pas  moins  abfurde  d'attribuer  à  des  impreiîîons  naturelles  &  à  des  caractè- 
res intiez  la  connoilTance  que  nous  avons  de  plufieurs  Véritez  ,  fi  nous 
pouvons  remarquer  en  nous-mêmes  des  Facilitez ,  propres  à  nous  faire  con- 
noître  ces  Véritez  avec  autant  de  facilité  &  de  certitude ,  que  fi  elles  é- 
toient  originairement  gravées  dans  notre  Ame. 

Mais  parce  qu'un  iimple  Particulier  ne  peut  éviter  d'être  cenfuré  lors 
qu'il  cherche  la  Vérité  par  un  chemin  qu'il  s'efl  tracé  lui-même ,  fi  ce  che- 
min l'écarté  le  moins  du  monde  de  la  route  ordinaire ,  je  propoferai  les  rai- 
fons  qui  m'ont  fait  douter  de  la  vérité  du  Sentiment  qui  fuppofe  des  idées 
innées  dans  l'efprit  de  l'Homme ,  afin  que  ces  raifons  puiffent  fervir  à  excu- 
fer  mon  erreur ,  fi  tant  eft  que  je  fois  effectivement  dans  l'erreur  fur  cet  ar- 
ticle ;  ce  que  je  laiffe  examiner  à  ceux  qui  comme  moi  font  difpofez  à  re- 
cevoir la  Vérité  par  tout  où  ils  la  rencontrent, 
on  dit  que  cer-        §■  2-  H  n'y  a  Pas  d'Opinion  plus  communément  reçue  que  celle  qui  éta- 
nins  Principes      blit,   £hi  il  y  a  de  certains  Principes ,  tant  pour  la  Spéculation  que  pour  la  Pra- 
confenTment1"1     tique ,  (  car  on  en  compte  de  ces  deux  fortes  )  de  la  vérité  de/quels  tous  les 

univerfei  :  prind-  hommes  conviennent  généralement  :  d'où  l'on  infère  qu'il  faut  que  ces  Princi- 
pale railon  par  , ,     „  .  °     ...  ,„  ..  ,  /i    „TT  1 

laquelle  on  pré-  pes-la  foient  autant  d  imprellions  ,  que  1  Ame  de  1  Homme  reçoit  avec 
ceslwï^'fom  1  exiftence ,  &  qu'elle  apporte  au  Monde  avec  elle  auiïi  nécefiairement  & 
huez.  auifi  réellement  qu'aucune  de  fes  Facultez  naturelles. 

ce  confentement       §•  3-  Je  remarque  d'abord  que  cet  Argument,  tiré  du  confentement  uni- 
Sériel'  nepiûu"  verfil*  eft  fujet  à  cet  inconvénient  ,    Que,  quand  le  fait  feroit  certain, 
je  veux  dire  qu'il  y  auroit  effectivement  des  véritez  fur  lefquelles  tout  le 
Genre  Humain  feroit  d'accord,  ce  confentement  univerfel  ne  prouverait 
point  que  ces  véritez  fuflent  innées  ,   fi  l'on  pouvoit  montrer  une  autre 
voye,  par  laquelle  les  Hommes  ont  pu  arriver  à  cette  uniformité  de  fen- 
timent  fur  les  chofes  dont  ils  conviennent,  ce  qu'on  peut  fort  bien  faire, 
fi  je  ne  me  trompe. 
■Ctcjuieji ,<■/?.-&         §•  +•    ^is»  ce  qui  eft  encore  pis,  la  raifon  qu'on  tire  du  Confente- 
iiejt  imptffi'bu  '  ment  univerfel  pour  faire  voir  qu'il  y  a  des  Principes  innez  ,  eft,  ce  me 
%"Ze f!îtf'pl°'ln    femble,  une  preuve  démonftrative  qu'il  n'y  a  point  de  femblable  Principe, 
même  tempss  Deux  parce  qu'il  n'y  a  effectivement  aucun  Principe  fur  lequel  tous  les  hommes 
neX.u'p'as  uni'-    s'accordent  généralement.     Et  pour  commencer  par  les  notions  fpéculati- 
TerfeUement re-     w s ;  voici  deux  de  ces  Principes  célèbres,  auxquels  on  donne,  préfera- 
blement  à  tout  autre ,  la  qualité  de  Principes  Innez  :  Tout  ce  qui  eft ,  eft  ;  &, 
Il  eft  impoffible  qu'une  cbofe  foit  fjf  ne  /oit  pas  en  même  temps.    Ces  Propofi- 
tions  ont  paffé  û  conftamment  pour  des  Maximes  univerfellement  reçues 
qu'on  trouvera,  fans  doute,  fort  étrange,  que  qui  que  ce  foit  ofe  leur 
difputer  ce  titre.     Cependant  je  prendrai  la  liberté  de  dire  ,  que  tant  s'en 
faut  qu'on  donne  un   confentement   général    à  ces   deux   Propofitions , 
qu'il  y  a  une  grande  partie  du  Genre  Humain  à  qui  elles  ne  font  pas  mê- 
me connues. 

§•  5-  Car 


de  Principes  binez.  Liv.  I.  9 

§.  5.    Car  premièrement,  il  eft  clair  que  les  Enfans  &  les  Idiots  n'ont  Chap.  I. 
■pas  la  moindre  idée  de  ces  Principes  &  qu'ils  n'y  penfent  en  aucune  ma- 

•  .  •  r  rr  u  ,-,       i~  ■         r  \  1        Elles  ne  lont  pas 

niere,  ce  qui  iumt  pour  détruire  ce  Confentement  univeriel,  que  toutes  les  gravees  natureiie- 
léritez  innées  doivent  produire  néceffaircment.     Car  de  dire,  qu'il  y  a  des  ^'"'^"f,^*1"0' 
véritez  imprimées  dans  l'Ame  que  l'Ame  n'apperçoit  ou  n'entend  point ,  rom  pas  connues 
c'eft ,  ce  me  femblc ,  une  efpèce  de  contradiction ,  l'action  cl  'imprimer  ne  iJ^"^*  de$ 
pouvant  marquer  autre  chofe   (fuppofé  qu'elle  fignifie  quelque  chofe  de 
réel  en  cette  rencontre)  que  faire  appercevoir  certaines  véritez.     Car  im- 
primer quoi  que  ce  foit  dans  l'Ame,  fans  que  l'Ame  l'appercoive,  c'eft, 
à  mon  fens ,  une  chofe  à  peine  intelligible.     Si  donc  il  y  a  de  telles  im- 
preffions  dans  les  Ames  des  Enfans  &  des  Idiots ,  il  faut  néceflàirement 
que  les  Enfans  &  les  Idiots  apperçoivent  ces  impreffions ,  qu'ils  connoif- 
fent  les  véritez  qui  font  gravées  dans  leur  Efprit  ;  &  qu'ils  y  donnent  leur 
confentement.     Mais  comme  cela  n'arrive  pas ,  il  eft  évident  qu'il  n'y  a 
point  de  -telles  impreffions.     Or  fl  ce  ne  font  pas  des  Notions  imprimées 
naturellement  dans  l'Ame ,  comment  peuvent-elles  être  innées  ?  Et  fi  elles 
y  font  imprimées,  comment  peuvent -elles  lui  être  inconnues?  Dire  qu'u- 
ne Notion  eft  gravée  dans  l'Ame,  &  foùtenir  en  même  tems  que  l'Ame  ne 
la  connoît  point,  &  qu'elle  n'en  a  eu  encore  aucune  connoiifance,   c'eft 
faire  de  cette  impreffion  un  pur  néant.     On  ne  peut  point  affiner  qu'une 
certaine  Propofition  foit  dans  l'Efprit,  lors  que  l'Efprit  ne  l'a  point  en- 
core apperçuë,  &  qu'il  n'en  a  découvert  aucune  idée  en  lui-même:  car  fi 
on  peut  le  dire  de  quelque  Propofition  en  particulier,  on  pourra  foùte- 
nir par  la  même  raifon ,  que  toutes  les  Propofitions  qui  font  véritables  & 
que  l'Efprit  pourra  jamais  regarder  comme  telles ,  font  déjà  imprimées  dans 
l'Ame.  Puisque,  fi  l'on  peut  dire  qu'une  chofe  eft  dans  l'Ame,  quoi  que 
l'Ame  ne  l'ait  pas  encore  connue,  ce  ne  peut  être  qu'à  eaufe  qu'elle  a  la 
capacité  ou  la  faculté  de  la  connoître:  faculté  qui  s'étend  fur  toutes  les  vé- 
ritez qui  pourront  venir  à  fa  connoiifance.  Bien  plus ,  à  le  prendre  de  cette 
manière,  on  peut  dire  qu'il  y  a  des  véritez  gravées  dans  l'Ame,   que  l'A- 
me n'a  pourtant  jamais  connues,  &  qu'elle  ne  connoîtra  jamais.     Car  un 
homme  peut  vivre  long-tems,  &  mourir  enfin  dans  l'ignorance  de  plu- 
ficurs  véritez  que  fon  Efprit  étoit  capable  de  connoître,  &  même  avec  une 
entière  certitude.  De  forte  que  fi  par  ces  imprefiîons  naturelles  qu on  foùtient 
être  dans  l'Ame ,  on  entend  la  capacité  que  l'Ame  a  de  connoître  certai- 
nes véritez,  il  s'enfuivra  de  là ,  que  toutes  les  véritez  qu'un  homme  vient 
àconnoitre,  font  autant  de  véritez  innées.    Et  ainfi  cette  grande  Queftion 
fe  réduira  uniquement  à  dire,  que  ceux  qui  parlent  de  Principes  innez,  par- 
lent très-improprement ,  mais  que  dans  le  fond  ils  croyent  la  même  chofe 
que  ceux  qui  nient  qu'il  y  en  ait:  car  je  ne  penfe  pas  que  perfonne  ait  ja- 
mais nié,  que  l'Ame  ne  fut  capable  de  connoître  plufieurs  véritez.    C'eft 
cette  capacité,  dit -on,  qui  eft  innée;  &  c'eft  la  connoiifance  de  telle  ou 
telle  vérité  qu'on  doit  appeller  acquife.     Mais  fi  c'eft-là  tout  ce  qu'on  pré- 
tend, à  quoi  bon  s'échauffer  à  foùtenir  qu'il  y  a  certaines  maximes  innées? 
Et  s'il  y  a  des  véritez  qui  puffent  être  imprimées  dans  l'Entendement ,  fuis 
qu'il  les  apperçoive,  je  ne  vois  pas  comment  elles  peuvent  différer  ,  par 

B  rap- 


io  Qu'il  n'y  a  point 

Ciïap.  I.       rapport  à  leur  origine,  de  toute  autre  vérité  que  l'Eiprit  eft  capable  de 
connoître.  Il  faut,  ou  que  toutes  foient  innées ,  ou  qu'elles  viennent  tou- 
tes d'ailleurs  dans  l'Ame.     C'eft  en  vain  qu'on  prétend  les  diftinguer  à 
cet  égard.     Et  par  conféquent ,  quiconque  parle  de  Notions  innées  dans 
l'Entendement,  (s'il  entend  par-là  certaines  véritez  particulières)  ne  fau- 
roit  imaginer  que  ces  Notions  foient  dans  l'Entendement  de  telle  manière 
que  l'Entendement  ne  les  ait  jamais  apperçuës  &  qu'il  n'en  ait  effective- 
ment aucune  connoiffance.     Car  fi  ces  mots ,  être  dans  T Entendement ,  em- 
portent quelque  chofe  de  pofitif,   ils  lignifient,  être  appcrçît&  compris  par 
l'Entendement.  De  forte  que  foùtenir,  qu'une  chofe  eft  dans  l'Entendement, 
&  qu'elle  n'eft  pas  conçue  par  l'Entendement ,    qu'elle  eft  dans  l'Efprit 
fans  que  l'Efprit  l'apperçoive,  c'eft  autant  que  fi  l'on  difoit,  qu'une  chofe 
eft  &  n'eft  pas  dans  l'Efprit  ou  dans  l'Entendement.   Si  donc  ces  deux  Pro- 
pofltions,   Ce  qui  efi ,  efi;  &,  Il  eft  impojfible  qu'une  chofe  fait  rj?  ne  foit  pas 
en  même  temps,  étoient  gravées  dans  l'Ame  des  hommes  par  la  Nature,  les 
Enfans  ne  pourraient  pas  les  ignorer  :    les  petits  Enfans,  dis-je,  &  tous 
ceux  qui  ont  une  Ame ,  devroient  les  avoir  néceffairement  dans  l'Eiprit , 
en  reconnoître  la  vérité,  &  y  donner  leur  confentement. 
Réfutation  d'une        §.  6.  Pour  éviter  cette  Difficulté ,  les  Défenfeurs  des  Idées  innées  onc 
donTon  felffe"t      accoutumé  de  répondre,  Que  les  Hommes  connoifent  ces  véritez  &?  y  donnent 
pour  prouver  qu'il  je uy  confentement ,  dès  qu'ils  viennent  à  avoir  l'ufage  de  leur  Raifon  ;   Ce  qui 
Lvj.-Cquireft~,que  fuffit,  félon  eux,  pour  faire  voir  que  ces  véritez  font  innées, 
les  hommes  con-       g.  -jm  Je  répons  à  cela,  Que  des  expreflïons  ambiguës  qui  ne  fignifient 
«"'dès qu'Usant    prefque  rien,  paffent  pour  des  raifons  évidentes  dans  l'Efprit  de  ceux  qui 
iu^f de  IeuI      p!eins  de  quelque  préjugé,  ne  prennent  pas  la  peine  d'examiner  avec  allez 
d'application  ce  qu'ils  difent  pour  défendre  leur  propre  fentiment.     C'eft 
ce  qui  paroît  évidemment  dans  cette  occafion.     Car  pour  donner  à  la  Ré- 
ponfe  que  je  viens  de  propofer ,  un  fens  tant  foit  peu  raifonnable  par  rap- 
port à  la  Queftion  que  nous  avons  en  main,  on  ne  peut  lui  faire  lignifier 
que  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  chofes ,  favoir ,  qu'auffi-tôt  que  les  Hom- 
mes viennent  à  faire  ufage  de  la  Raifon,  ils  apperçoivent  ces  Principes 
qu'on  fuppofe  être  imprimez  naturellement  dans  l'Efprit ,  ou  bien ,  que 
1  iifage  de  la  Raifon  les  leur  fait  découvrir  &  connoître  avec  certitude. 
Or  ceux  à  qui  j'ai  à  faire,  ne  fauroient  montrer  par  aucune  de  ces  deux 
chofes  qu'il  y  ait  des  Principes  innez. 
suppofe  que  la  m      g.  8.  S'ils  diiènt ,  que  c'eft  par  l'ufage  de  la  Raifon  que  les  Hommes 
fes'p'rnemîeCr<sUprin-  peuvent  découvrir  ces  Principes,  &  que  cela  fuffit  pour  prouver  qu'ils  font 
cipes,  ii  ne  s'en-    innez,  leur  raifonnement  fe  réduira  à  ceci,  Que  toutes  les  véritez  que  la  Rai- 
qu'ils  fo.ent  ia-    fon  peut  nous  faire  connaître  £5?  recevoir  comme  autant  de  véritez  certaines  &  in- 
"cz-  duhilables ,  font  naturellement  gravées  dans  notre  Efprit  :  puis  que  le  confen- 

tement univerfel  qu'on  a  voulu  faire  regarder  comme  le  fceau  auquel  on 
peut  reconnoître  que  certaines  véritez  font  innées,  ne  fignifie  dans  le  fond 
autre  chofe  Ci  ce  n'eft  qu'en  faifant  ufage  de  la  Raifon ,  nous  fommes  capa- 
bles de  parvenir  à  une  connoiffance  certaine  de  ces  véritez ,  &  d'y  donner 
notre  confentement.  Et  à  ce  compte-là,  il  n'y  aura  aucune  différence  en- 
tre les  Axiomes  des  Mathématiciens  &  les  Théorèmes  qu'il»  en  déduifent. 

Pria  ci- 


des  Principes  innez.  Liv.  I.  m 

Principes  &  Conclurions,  tout  fera  également  inné:  puis  que  toutes  ces  Ciïap.  I. 
choies  font  des  découvertes  qu'on  fait  par  le  moyen  de  la  Raifon,  &  que  ce 
font  des  véritez  qu'une  Créature  Raifijnnable  peut  connoître  certainement 
iî  elle  s'applique  comme  il  faut  à  les  rechercher. 

g.  9.  Mais  comment  peut-on  penfer,  que  Vufage  de  la  Rai/en  foit  né-  n  eft  faux  quel» 
cellaire  pour  découvrir  des  Principes  qu'on  fuppofe  innez,  puis  que  la  Rai-  f^1  ttinctpe$Jte 
fon  n'eft  autre  chofe,  (s'il  en  faut  croire  ceux  contre  qui  je  dilpute)  que 
la  Faculté  de  déduire  de  Principes  déjà  connus,  des  véricez  inconnues? 
Certainement,  on  ne  pourra  jamais  regarder  comme  un  Principe  inné ,  ce 
qu'on  ne  fauroit  découvrir  que  par  le  moyen  de  la  Raifon,  à  moins  qu'on 
ne  reçoive,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  toutes  les  véritez  certaines  que  la  Rai- 
fon peut  nous  faire  connoitre,  pour  autant  de  véritez  innées.  Nous  ferions 
aulîi  bien  fondez  à  dire,  que  l'ufage  de  la  Raifon  ell néceffaire  pour  difpo- 
lèr  nos  yeux  à  difeerner  les  Objets  vifibles ,  qu'à  foûtenir  que  ce  n'eil  que 
par  la  Raifon  ou  par  l'ufage  de  la  Raifon  que  l'Entendement  peut  voir  ce 
qui  eil  originairement  imprimé  dans  l'Entendement  lui-même ,  &  qui  ne 
fauroit  y  être  avant  qu'il  l'apperçoive.  De  forte  que  de  donner  à  la  Raifon  la 
charge  de  découvrir  des  véritez,  qui  font  imprimées  dans  l'Efprit  de  cet- 
te manière ,  c'eft  dire ,  que  l'ufage  de  la  Raifon  fait  voir  à  l'Homme  ce 
qu'il  favo.it  déjà;  &  par  conféquent  l'Opinion  de  ceux  qui  ofent  avancer 
que  ces  véritez  font  innées  dans  l'Efprit  des  Hommes ,  qu'elles  y  font  ori- 
ginairement empreintes  avant  l'ufage  de  la  Raifon ,  quoi  que  l'Homme  les 
ignore  conftamment,  jufqu'à  ce  qu'il  vienne  à  faire  ufage  de  fa  Raifon, 
cette  Opinion,  dis-je,  revient  proprement  à  ceci,  Que  l'Homme  connaît 
&  ne  connoit  pas  en  même  temps  ces  fortes  de  véritez. 

§.  10.  On  répliquera  peut-être,  que  les  Démonftrations  Mathématiques 
&  plulieurs  autres  véritez  qui  ne  font  point  innées ,  ne  trouvent  pas  créan- 
ce dans  notre  Efprit,  dès  que  nous  les  entendons  propofer,  ce  qui  les  dif- 
tingue  de  ces  Premiers  Principes  que  nous  venons  de  voir,  &  de  toutes 
les  autres  véritez  innées.  J'aurai  bientôt  occaiion  de  parler  d'une  manière 
plus  précife  du  confentement  qu'on  donne  à  certaines  Propofitions  dès  qu'on 
les  entend  prononcer.  Je  me  contenterai  de  reconnoître  ici  franchement , 
que  les  Maximes  qu'on  nomme  innées,  &  les  Démonftrations  Mathémati- 
ques différent  en  ce  que  celles-ci  ont  befoindu  fecours  de  la  Raifon,  qui  les 
rende  fenfibles  &  nous  les  faffe  recevoir  par  le  moyen  de  certaines  preuves , 
au  lieu  que  les  Maximes  qu'on  veut  faire  palier  pour  Principes  innez,  font 
reconnnës  pour  véritables  des  qu'on  vient  à  les  comprendre ,  fans  qu'on  ait 
befoin  pour  cela  du  moindre  raifonnement.  Mais  qu'il  me  foit  permis  en 
même  temps  de  remarquer,  que  cela  même  fait  voir  clairement  le  peu  de 
folidité  qu'il  y  a  à  dire,  comme  font  les  Partifans  des  Idées  innées ,  que  l'ufa- 
ge de  la  Raifon  eft  néceffaire  pour  découvrir  ces  véritez  générales  :  puif- 
qu'on  doit  avouer  de  bonne  foi  qu'il  n'eft  befoin  d'aucun  raifonnement  pour 
en  reconnoître  la  certitude.  Et  en  effet,  je  ne  penfe  pas  que  ceux  qui 
ont  recours  à  cette  réponfe,  ofent  foûtenir  par  exemple,  que  Ja  connoif- 
fance  de  cette  Maxime,  Il  eft  impoffible  qu'une  chofe  foit  £5?  ne  foit  pas  en 
mime  temps,  foit  fondée  fur  une  oonfequen.ee.  tirée  par  Je  fecours  de  notre 

13  z  Raifon. 


1%  Qu'il  n'y  a  point 

Chat.  I.  Raifor*.  Car  ce  feroit  détruire  la  Bonté  qu'ils  prétendent  que  Dieu  a  eu 
pour  les  Hommes  en  gravant  dans  leurs  Ames  ces  fortes  de  Maximes, 
ce  feroit,  dis-je,  anéantir  tout-à-fait  cette  grâce  dont  ils  paroilfent  fi  ja- 
loux, que  de  faire  dépendre  la  connoiflance  de  ces  Premiers  Principes, 
d'une  fuite  de  penfées  déduites  avec  peine  les  unes  des  autres.  Comme 
tout  raifonnement  fuppofe  quelque  recherche ,  il  demande  du  foin  &  de 
l'application,  cela  eft  inconteftable.  D'ailleurs,  en  quel  fens  tant  foit 
peu  raifonnable  peut-on  foûtenir  qu'afin  de  découvrir  ce  qui  a  été  impri- 
mé dans  notre  Ame  par  la  Nature,  pour  qu'il  ferve  de  guide  &  de  fon- 
dement à  notre  Raifon ,  il  faille  faire  ufage  de  cette  même  Raifon  ? 

g.  ii.  Tous  ceux  qui  voudront  prendre  la  peine  de  réfléchir  avec  un  peu 
d'attention  fur  les  opérations  de  l'Entendement,  trouveront  que  ceconfen- 
tement  que  l'Efprit  donne  fans  peine  à  certaines  véntez,  ne  dépend  en  au- 
cune manière,  ni  de  l'impreflion  naturelle  qui  en  ait  été  faite  dans  l'Ame, 
ni  de  l'ufage  de  la  Raifon,  mais  d'une  Faculté  de  l'Efprit  Humain,  qui  eft 
tout-à-fait  différente  de  ces  deux  chofes ,  comme  nous  le  verrons  dans  la 
fuite.  Puis  donc  que  la  Raifon  ne  contribue  en  aucune  manière  à  nous 
faire  recevoir  ces  Premiers  Principes ,  fi  ceux  qui  ibùtiennent  que  les  Hom- 
mes les  connoiffent  cjf  y  donnent  leur  confentement ,  dès  qu'ils  viennent  à  faire 
■ufage  de  leur  Raifon ,  veulent  dire  par-là,  que  l'Ufage  de  la  Raifon  nous 
conduit  à  la  connoiflance  de  ces  Principes ,  cela  eft  entièrement  faux  ;  & 
quand  il  feroit  véritable ,  il  ne  prouveroit  point  que  ces  Maximes  foient  innées. 
Quand  on  com-  §•  i--  Mais  lors  qu'on  dit  que  nous  connoiflbns  ces  véritez  &  que  nous 
"defa'R1-?  u'a*  ?  donnons  notre  confentement,  des  que  nous  venons  à  faire  ufage  de  la  Rat- 
on ne  commence  fon  ;  fi  l'on  entend  par-là ,  que  c'eft  dans  ce  temps-là  que  l'Ame  s'apper- 
wsximes^n^ra"  Ç°lt  ^e  ces  véritez  î  &  qu'aufli-tôt  que  les  Enians  viennent  à  fe  fervir  de  la 
i«  qu'on  veut  &i-  Raifon,  ils  commencent  aufli  à  connoître  &  à  recevoir  ces  Premiers  Prin- 
nees. srpout  in"  cipes ,  cela  eft  encore  faux  &  inutile.  Je  dis  premièrement  que  cela  eft  faux, 
parce  qu'il  eft  évident ,  que  ces  fortes  de  Maximes  ne  font  pas  connues  à 
l'Ame ,  dans  le  même  temps  qu'elle  commence  à  faire  ufage  de  la  Raifon  ;  & 
par  conféquent  qu'il  n'eft  point  vrai,  que  le  temps  auquel  on  commence  à 
faire  ufage  de  laRaifon,  foit  le  même  que  celui  auquel  on  commence  à  dé- 
couvrir ces  Maximes.  Car  je  vous  prie,  combien  démarques  de  Raifon 
n'obferve-t-on  pas  dans  les  Enfans,  long-temps  avant  qu'ils  ayent  aucune 
connoiifance  de  cette  Maxime,  Il  eft  impoffible  qu'une  ebofe  foit  £5?  ne  foit 
pas  en  même  temps'?  Combien  y  a-t-il  de  gens  fans  Lettres,  &  de  Peuples 
Sauvages  qui  étant  parvenus  à  l'âge  de  raifon ,  palfent  une  bonne  partie 
de  leur  vie  fans  faire  aucune  reflexion  à  cette  Maxime  &  aux  autres  Pro- 
pofitions  générales  de  cette  nature?  Je  conviens  que  les  hommes  n'arri- 
vent point  à  la  connoiifance  de  ces  véritez  générales  &  abftraites  qu'on 
croit  innées,  avant  que  de  faire  ufage  de  leur  Raifon:  mais  j'ajoute 
qu'ils  ne  les  connoiffent  pas  même  alors.  Et  cela,  parce  qu'avant  que  de 
faire  ufage  de  la  Raifon,  l'Efprit  n'a  pas  formé  les  idées  générales  & 
abftraites ,  d'où  réfultent  les  Maximes  générales  qu'on  prend  mal-à-pro- 
pos pour  des  Principes  innez  ;  &  parce  que  ces  Maximes  font  effective- 
ment des  connoiifances  &  des  véritez  qui  s'introduifent  dans  l'Efprit  par 

la 


de  Principes  innez.  Liv.  I.  13 

la  même  voyc,  &  par  les  mêmes  dégrez,  que  plufieurs  autres  Prcpofi-  C  h  a  p.  I. 
tions  que  perfonne  ne  s'eil  avifé  de  fuppofer  innées ,  comme  j'efpére  de  le 
faire  voir  dans  la  fuite  de  cet  Ouvrage.  Je  reconnois  donc  qu'il  faut  né- 
ceffairement  que  les  Hommes  faflènt  ufage  de  leur  Raifon,  avant  que  de 
parvenir  à  la  connoiflance  de  ces  véritez  générales:  mais  encore  un  coup, 
je  nie  que  le  temps  auquel  ils  commencent  à  le  fervir  de  leur  Raifon ,  foit 
juftement  celui  auquel  ils  viennent  à  découvrir  ces  véritez. 

fi.   17.  Cependant  il  efb  bonde  remarquer,  que  ce  qu'on  dit,  que  dès   O"  ne  ùa!0h  ,es 

»         r   ••      r  1     1       n    -r  j  ..    S    •     ,    1/      •  tj        1  .    „  «iftinguer  par-là 

qn  on  fait  ufage  de  la  Raifon,  on  s  apperçoit  ae  ces  Maximes  <5  ou  on  y  acqmef-  de  piSikursautre* 
ce,  n'emporte  dans  le  fond  autre  choie  que  ceci,  lavoir,  qu'on  ne  con-  v«itez qut>n peut 

>      .        K  -,       .  ,,    r  1     1     tj    -r  ■  .    •  connoure   dans  le 

noit  jamais  ces  Maximes  avant  1  mage  de  la  kanon ,  quoi  que  peut-être  on  même  temps, 
n'y  donne  un  confentement  actuel  que  quelque  temps  après ,  durant  le  cours 
de  la  vie.  Du  refte,  le  temps  auquel  on  vient  à  les  connoître  &  à  les 
recevoir ,  efl  tout-à-fait  incertain.  D'où  il  paroît  qu'on  peut  dire  la  mê- 
me chofe  de  toutes  les  autres  véritez  qui  peuvent  être  connues,  auffi  bien 
que  de  ces  Maximes  générales.  Et  par  confequent  il  ne  s'enfuit  point ,  de 
ce  qu'on  connoît  ces  Maximes  lors  qu'on  vient  à  faire  ufage  de  fa  Raifon , 
qu'elles  ayent,  à  cet  égard,  aucune  prérogative  qui  les  diflingue  des  autres 
véritez  ;  &  bien  loin  que  ce  foit  une  marque  qu'elles  foient  innées ,  c'efl 
une  preuve  du  contraire. 

§.  14.  Mais  en  fécond  lieu ,  quand  il  feroit  vrai ,  qu'on  viendrait  à  con-  Quand  on  «mr- 
noîtreces  Maximes,  &  à  y  acquiefeer,  juftement  dans  le  temps  qu'on  vient  concoure,  de" 
à  faire  ufage  de  la  Raifon,  cela  ne  prouveroit  point  encore  qu'elles  foient  [!f30"dv!!e1"[afaite 
innées.  Ce  raifonnement  efl  auffi  frivole ,  que  la  fuppofition  fur  laquelle  on  fon ,  cela  ne  prou- 
le  fonde,  eft  fauffe.  Car  par  quelle  règle  de  Logique  peut-on  conclurre  dolent'1" qud" 
qu'une  certaine  Maxime  a  été  imprimée  originairement  dans  l'Ame  auffi-tôt 
que  l'Ame  a  commencé  à  exifter,  de  ce  qu'on  vient  à  s'appercevoir  de  cet- 
te Maxime,  &  à  l'approuver,  dès  qu'une  certaine  Faculté  de  l'Ame,  qui 
eft  appliquée  à  toute  autre  chofe,  vient  à  le  déployer?  Suppofé  qu'on  vint 
à  recevoir  ces  Maximes  juftement  dans  le  temps  qu'on  commence  à  par- 
ler ,  (ce  qui  peut  tout  auffi  bien  arriver  alors ,  que  dans  le  temps  auquel  on 
commence  à  faire  ufage  de  la  Raifon)  on  feroit  tout  auffi  bien  fondé  à  dire 
que  ces  Maximes  font  inné 'es,  parce  qu'on  les  reçoit  dès  qu'on  commence  à 
parler,  qu'à  foùtenir  qu'elles  font  innées,  parce  que  les  Hommes  y  donnent 
leur  confentement  dès  qu'ils  viennent  à  fe  fervir  de  leur  Raifon.  Je  conviens 
donc  avec  les  Partifans  des  Principes  innez,  que  l'Ame  n'a  aucune  connoif- 
fance  de  ces  Maximes  générales ,  évidentes  par  elles-mêmes ,  avant  qu'elle 
commence  à  faire  ufage  de  la  Raifon  :  mais  je  nie  que  le  temps  auquel  on 
commence  à  faire  ufage  de  la  Raifon,  foit  précifément  celui  auquel  on 
commence  à  s'appercevoir  de  ces  Maximes;  &  quand  cela  feroit, 
je  nie  qu'il  s'enfuivît  de  là  qu'elles  fuiTent  innées.  Lors  qu'on  dit,  que 
les  Hommes  donnent  leur  confentement  à  ces  véritez  9  des  qu'ils  -viennent  à  fai- 
re ufage  de  la  Raifon,  tout  ce  qu'on  peut  faire  lignifier  raifonnablement 
à  cette  Propofition,  c'efl  que  J'Efprit  venant  à  fe  former  des  idées  gé- 
nérales &  abftraites,  &  à  comprendre  les  noms  généraux  qui  les  re- 
prdlnteut ,  dans  le  temps  que  la  l'acuité  de  raifonner  commence  à  fe 

B  s  de- 


14  Qu'il  n'y  a  point 

Chap.  I.  déployer,  &  tous  ces  matériaux  fe  multipliant  àmefure  que  cette  Faculté 
fe  perfectionne ,  il  arrive  d'ordinaire  que  les  Enfans  n'acquièrent  ces  idées 
générales  &  n'apprennent  les  noms  qui  fervent  à  les  exprimer,  que  lors 
qu'ayant  exercé  leur  Raifon  pendant  un  allez  long  teins  fur  des  idées  fa- 
milières &  plus  particulières,  ils  font  devenus  capables  d'un  entretien  rai- 
fonnable  par  le  commerce  qu'ils  ont  eu  avec  d'autres  perfonnes.  Si 
l'on  peut  dire  dans  un  autre  fens,  que  les  Hommes  reçoivent  ces  Maxi- 
mes générales  lors  qu'ils  viennent  à  faire  ufage  de  leur  Raifon ,  c'eft  ce 
que  j'ignore;  &  je  voudrais  bien  qu'on  prit  la  peine  de  lé  faire  voir,  ou 
du  moins  qu'on  me  montrât ,  (quelque  fens  qu'on  donne  à  cette  Propofi- 
tion ,  celui-là ,  ou  quelque  autre)  comment  on  en  peut  inférer ,  que  ces 
Maximes  font  innées. 
ju  quels  degrez  §.  15.  D'abord  les  Sens  rempliffent,  pour  ainfi  dire,  notre  Efprit  de  di- 
connoLeepiu.a  verfes  idées  qu'il  n'avoit  point  ;  &  l'Eiprit  fe  rendant  peu-à-peu  ces  idées 
Ce»* vêtirez,  familières,  les  place  dans  fa  Mémoire,  &  leur  donne  des  Noms.  En- 
fuite,  il  vient  à  fe  repréfenter  d'autres  idées,  qu'il  abjîrait  de  celles-là,  & 
il  apprend  l'ufage  des  noms  généraux.  De  cette  manière  l'Eiprit  prépare 
des  matériaux  d'idées  &  de  paroles,  fur  lefquels  il  exerce  fa  Faculté  de  rai- 
fonner;  &  l'ufage  de  la  Raifon  devient,  chaque  jour,  plus  fenlible,  à 
mefure  que  ces  matériaux  fur  lefquels  elle  s'exerce,  augmentent.  Mais 
quoi  que  toutes  ces  chofes,  c'eft  à  dire,  l'acquilition  des  idées  géné- 
rales, l'ufage  des  noms  généraux  qui  les  repreièntent,  &  l'ufage  de  la 
Raifon,  croiffent,  pour  ainfi  dire,  ordinairement  enfemble,  je  ne  vois 
pourtant  pas  que  cela  prouve  en  aucune  manière  que  ces  idées  foient  innées. 
J'avoûë  qu'il  y  a  certaines  véritez,  dont  la  gonnoiffance  eftdansl'Efprit  de 
fort  bonne  heure ,  mais  c'eft  d'une  manière  qui  fait  voir  que  ces  véritez  ne 
font  point  innées.  En  effet,  fi  nous  y  prenons  garde,  nous  trouverons  que 
ces  fortes  de  véritez  font  compofées  d'idées  qui  ne  font  nullement  innées , 
mais  acquifes  :  car  les  premières  idées  qui  occupent  l'Efprit  des  Enfans , 
ce  font  celles  qui  leur  viennent  par  l'impreffion  des  chofes  extérieures ,  & 
qui  font  de  plus  fréquentes  impreflions  fur  leurs  Sens.  C'eft  fur  ces  idées , 
acquifes  de  cette  manière,  que  l'Efprit  vient  à  juger  du  rapport,  ou  de  la 
différence  qu'il  y  a  entre  les  unes  &  les  autres  ;  &  cela  apparemment ,  dès 
qu'il  vient  à  faire  ufage  de  la  Mémoire,  &  qu'il  eft  capable  de  recevoir  & 
de  retenir  diverfes  idées  diftinefes.  Mais  que  cela  fe  faflè  alors  ou  non ,  il 
eft  certain  du  moins ,  que  les  Enfans  forment  ces  fortes  de  jugemens  long- 
tems  avant  qu'ils  ayent  appris  à  parler  ;  &  qu'ils  foient  parvenus  à  ce  que 
nous  appelions  Cage  de  Raifon.  Car  avant  qu'un  Enfant  fâche  parler ,  il  con- 
noît  auffi  certainement  la  différence  qu'il  y  a  entre  les  idées  du  deux  &  de  Va- 
mer ,  c'eft  à  dire,  que  le  doux  n'eft  pas  l'amer,  qu'il  fait  dans  la  fuite  quand 
il  vient  à  parler ,  que  l'abfinthe  &  les  dragées  ne  font  pas  la  même  ciiofe. 

5.    16.  Un  Enfant  ne  vient  à  connoitre  que  trois  Ï3  quatre  [ont  égaux  h 
Jept,  que  lors  qu'il  eft  capable  de  compter  jufqu'à  fept,  qu'il  a  acquis  l'idée 
de  ce  qu'on  nomme  égalité,  &  qu'il  fait  comment  on  la  nomme.     Du  refte, 
quand  il  en  eft  venu  la,  dès  qu'on  lui  dit,  que  trois  fj?  quatre  font  égaux  à 
fept ,  il  n'a  pas  plutôt  compris  le  fens  de  ces  paroles,  qu'il  donne  fdn  consen- 
tement 


de  Principes  irinez.  Liv.  I,  15 

cernent  à  cette  Propofîtion,  ou  pour  mieux  dire,  qu'il  en  apperçoit  la  vé-  Chat.  L 
rite.     Mais  s'il  y  acquiefee  li  facilement  alors,  ce  n'efl:  point  à  caufe  que 
c'eft  une  vérité  innée.     Et  s'il  avoit  différé  jufqu'à  ce  tcms-là  à  y  donner 
fon  confentement ,  ce  n'étoit  pas  non  plus,  à  caufè  qu'il  n' avoit  point  en- 
l'ufage  de  la  Kailbn.     Mais  plutôt,  il  reçoit  cette  Propofîtion,  parce 
qu'il  reconnoît  la  vérité  renfermée  clans  ces  paroles,  trois  6?  quatre  font  é- 
gaitx  à  fept ,  dès  qu'il  a  clans  l'Efprit  les  idées  claires  &  dillinctes  qu'elles 
fignifient.    Par  conféquent,  il  connoît  la  vérité  de  cette  Propofîtion  fur 
les  mêmes  fondemens,  &  de  la  même  manière,  qu'il  favoit  auparavant, 
que  la  Verge  fc?  une  Cerife  ne  font  pas  la  même  chofe:  &  c'eft  encore  fur  les 
mêmes  fondemens  qu'il  peut  venir  à  connoître  dans  la  fuite,  Quilefl  im- 
poffible  quuuc  chofe  Joit  Q  ne  foit  pas  en  même  temps,  comme  nous  le  ferons 
voir  plus  amplement  ailleurs.     De  forte  que  plus  tard  on  vient  à  connoitre 
les  idées  générales  dont  ces  Maximes  font  compofées ,  ou  àfavoirla  lignifi- 
cation des  termes  généraux  dont  on  fe  Jèrt  pour  les  exprimer  ,  ou  à  rallém- 
bler  dans  fon  Efprit  les  idées  que  ces  ternies  repréfèntent;  plus  tard  aufïi 
l'on  donne  fon  confentement  à  ces  Maximes,  dont  les  termes  auili  bien  que 
les  idées  qu'ils  repréfèntent,  n'étant  pas  plus  innez  q«ie  ceux  de  Chat  ou  de 
Belette,  il  faut  attendre  que  le  temps  ik  les  reflexions  que  nous  pouvons 
faire  fur  ce  qui  fe  pallé  devant  nos  yeux,  nous  en  donnent  la  connoiflan- 
ce:  &  c'eft  alors  qu'on  fera  capable  de  connoître  la  vérité  de  ces  Maximes, 
dès  laprémiére  occafion  qu'on  aura  de  joindre  ces  idées  dans  fon  Efprit,  & 
de  remarquer  (i  elles  conviennent  ou  ne  conviennent  point  enfemble,  félon 
qu'elles  font  exprimées  dans  ces  Propofitions.'  D'où  il  s'enfuit  qu'un  hom- 
me fait,  que  dix-huit  &  dix -neuf  font  égaux  à  trente-fept ,  avec  la  même 
évidence  qu'il  fait  qu'a»  fj?  deux  font  égaux  à  trois ,  mais  qu'un  Enfant  né 
connoa  pourtant  pas  la  première  Propofîtion  fi-tot  que  la  féconde;   ce  qui 
ne  vient  pas  de  ce  que  l'ufage  de  la  llaifon  lui  manque,  mais  de  ce  qu'il 
n'a  pas  .fi-tot  formé  les  idées  fignifiées  par  les  mots  dix-huit,  dix-neuf  y  & 
trente-fept ,  que  celles  qui  font  exprimées  par  les  mots  »«,  deux ,  &  trois. 

K.  17.  La  raifon  qu'on  tire  du  confentement  général  pour  faire  voir  qu'il  ne  ce  qu'on  te. 

•*,,..,*  ,-        .      ,°,  *  o  .■*  cuit  ces  Maximes 

y  a  des  ventez  innées,  ne  pouvant  point  fervar  a  le  prouver,  ô:  ne  mettant  lk,lj!UVn  (ont 
aucune  différence  entre  les  véritez  qu'on  fuppofe  innées,  &  plufieurs  autres  proposes &cop- 

,  -,  ■  „-  i  .      r   ■  -r  r     •  eues,  ilnci'ciiliiit 

dont  on  acquiert  la  connoillance  dans  la  fuite,  cette  ranon,  dis-je,  venant  pas  qu'eue»  foieni 
à  manquer,  les  Défenfeurs  de  cette  Mypothefeont  prétendu  conlèrver  aux  umecs- . 
Maximes  qu'ils  nomment  innées,  le  privilège  d'être  reçues  d'un  confente- 
ment général,  en  foûtehant  que,  dès  que  ces  Maximes  font  propofées, 
&  qu'on  entend  la  lignification  des  termes  qui  fervent  a  les  exprimer,  on 
les  adopte  fans  peine.  Voyant,  dis-je,  que  tous  les  hommes,  &  même 
les  Enfans,  donnent  leur  confentement  à  ces  Propofitions,  aufii-tot  qu'ils 
entendent  ci:  comprennent  les  mots  dont  on  fe  fort  pour  les  exprimer,  ils 
s'imaginent  que  cela  fuiïit  pour  prouver  que  ces  Propofitions  font  innées. 
Comme  les  hommes  ne  manquent  jamais  de  lesxeconnoitre  pour  des  veniez 
indubitables  dès  qu'ils  en  ont  compris  les  termes,  les  Défenfeurs  des  idées 
innées  vaudraient  conclurre  de  là,  qu  il  tdent  que  ces  Proportions 

ttuicui  auparavant  imprimées  dans  l'EiHeadement,  puis  qu'à  laprémiére 

ouver- 


ig  Qu'il  n'y  a  point 

C  H  A  p.  I.  ouverture  qui  en  eft  faite  à  l'Efprit ,  il  les  comprend  fans  que  perfonne  les 
lui  enfeigne ,  &  y  donne  fon  consentement  fans  jamais  les  révoquer  en 
doute, 
ce  ronfentement  g.  jg.  Pour  répondre  à  cette  Difficulté,  je  demande  à  ceux  qui  défen- 
lès  FrapoGuow,  dent  de  la  forte  les  idées  innées  ,  fi  ce  confencement  que  l'on  donne  à  une 
u.  iy  ituxfiM  Propofition,  dès  qu'on  l'a  entendue,  efb  un  caraclére  certain  d'un  Principe 
éZx  "•IftV.nt '  i»»é  ?  S'ils  difent  que  non,  c'efl  en  vain  qu'ils  employent  cette  preuve  ;  & 
VAmcr,  &  mille    s'j{s  répondent  qu'oui,  ils  feront  obligez  de  reconnoître  poux  Principes  inntz 

autres  lemo,  Mes,  r  M     .        »  °  .   .     ,   ,,  \        ,  r      , 

feroient  inntes.  toutes  les  Propofitions  dont  on  reconnoit  la  vente  des  qu  on  les  entend  pro- 
noncer ,  c'eft-à-dire  un  très-grand  nombre.  Car  s'ils  pofent  une  fois  que 
les  véritez  qu'on  reçoit  dès  qu'on  les  entend  dire,  &  qu'on  les  comprend, 
doivent  palier  pour  autant  de  Principes  innez  ,  il  faut  qu'ils  reconnoiffenc 
en  même  tems  que  plufieurs  Proportions  qui  regardent  les  nombres  font 
innées ,  comme  celles-ci  ,  Un  &  deux  font  égaux  à  trois ,  Deux  &  deux  font 
égaux  à  quatre,  &  quantité  d'autres  femblables  Propofitions  d'Arithméti- 
que, que  chacun  reçoit  dès  qu'il  les  entend  dire,  &  qu'il  comprend  les 
termes  dont  on  fe  fert  ponr  les  exprimer.  Et  ce  n'eft  pas  là  un  privilège 
attaché  aux  Nombres  &  aux  différens  Axiomes  qu'on  en  peut  compofer: 
on  rencontre  aulTi  dans  laPhyfique&  dans  toutes  les  autres  Sciences,  des 
Propofitions  auxquelles  on  acquiefce  infailliblement  dès  qu'on  les  entend. 
Par  exemple ,  cette  Propofition ,  Deux  Corps  ne  peuvent  pas  être  en  un  même 
lieu  à  la  fois ,  eft  une  vérité  dont  on  n'eil  pas  autrement  perfuadé  que  des  Ma- 
ximes fuivantes ,  //  eft  impoffible  qiiun?  cbife  fait  cjf  ne  fait  pas  en  même  temps  : 
Le  blanc  n'eft  pas  le  rouge  :  Un  §)uarré  nef  pas  un  Cercle  :  La  couleur  jaune 
n'eft  pas  la  douceur.  Ces  Propofitions,  dis -je,  &  un  million  d'autres  fem- 
blables, ou  du  moins  toutes  celles  dont  nous  avons  des  idées  diftin&es ,  font 
du  nombre  de  celles  que  tout  homme  de  bon  fens  &  qui  entend  les  termes 
dont  on  fe  fert  pour  les  exprimer,  doit  recevoir  néceffairement ,  dès  qu'il 
les  entend  prononcer.  Si  donc  les  Partifans  des  Idées  innées  veulent  s'en  tenir 
à  leur  propre  Règle ,  &  pofer  pour  marque  d'une  vérité  innée  le  confentement 
qu'on  lui  donne,  dès  qu'on  l'entend  £5?  qu'on  comprend  les  termes  qu'on  employé 
pour  l 'exprimer ,  ils  feront  obligez  de  reconnoître,  qu'il  y  a  non  feulement 
autant  de  Propofitions  innées  que  d'idées  diflinctes  dans  l'Efprit  des  Hom- 
mes ,  mais  même  autant  que  les  Hommes  peuvent  faire  de  Propofitions, 
dont  les  idées  différentes  font  niées  l'une  de  l'autre.  Car  chaque  Propo- 
fition ,  qui  eft  compofée  de  deux  différentes  idées  dont  l'une  efl  niée  de  l'au- 
tre ,  fera  auffi  certainement  reçue  comme  indubitable ,  dès  qu'on  l'entendra 
pour  la  première  fois  &  qu'on  en  comprendra  les  termes ,  que  cette  Maxi- 
me générale ,  //  eft  impoffible  qu'une  chofe  foit  £5?  ne  [oit  pas  en  même  temps  ; 
ou  que  celle-ci ,  qui  en  efl  le  fondement ,  &  qui  efl  encore  plus  aifée  à  en- 
tendre, Ce  qui  eft  la  même  chofe,  ri  eft  pas  différent:  &  à  ce  compte,  il  fau- 
dra qu'ils  reçoivent. pour  véritez  innées  un  nombre  infini  de  Propofitions  de 
cette  feule  efpèce,  fans  parler  des  autres.  Ajoutez  à  cela,  qu'une  Propofi- 
tion ne  pouvant  être  innée ,  à  moins  que  les  idées  dont  elle  efl  compofée, 
ne  le  foient  auffi,  il  faudra  fuppofer  que  toutes  les  idées  que  nous  avons  des 
Couleurs,  des  Sons,  des  Goûts,  des  Figures,  &c.  font  innées;  ce  qui  fe- 

roit 


de  Principes  innez.    Liv.  I.  17 

Toit  la  chofe  du  monde  la  plus  contraire  à  la  Raifon  &  à  l'Expérience.  Le  Chap.  f. 
confentement  qu'on  donne  finis  peine  à  unePropofkion  dès  qu'on  l'entend 
prononcer  &  qu'on  en  comprend  les  termes,  eft,  fans  doute,  une  marque 
que  cette  Propofition  eft  évidente  par  elle-même  :  mais  cette  évidence ,  qui 
ne  dépend  d'aucune  imprelîion  innée ,  mais  de  quelque  autre  chofe,  comme 
nous  le  ferons  voir. dans  la  fuite,  appartient  à  plufieurs  Propofitions ,  qu'il 
feroit  abfurde  de  regarder  comme  des  véritez  innées  ;  &  que  perfonne  ne 
s'eft  encore  avifé  de  faire  paffer  pour  telles. 

§.  jo.  Et  qu'on  ne  dife  pas,  que  ces  Propofitions  particulières,  &  évi-  ^onslnomswn^ 
dentés  par  elles-mêmes,  dont  on  reconnoît  la  vérité  dès  qu'on  les  entend  «J">  font  pia- 
prononcer,  [comme  Qu'»«  &  deux  font  égaux  à  trois,  Que  le  Ferd  ri  eft  pas  le  \°l  1v°"x"Iun"s<1i|fli. 
Rouie,  &c.  font  reçues  comme  des  conféquences  de  ces  autres  Propofitions  retfeiies, qu'on 

,     °     ,     ,      ,  ,  ,  in--  /-<  veut  taite  palier 

plus  générales  quon  regarde  comme  autant  de  Principes  innez  :  Car  tous  pom  iW«. 
ceux  qui  prendront  la  peine  de  réfléchir  fur  ce  qui  fe  paffe  dans  l'Entende- 
ment, lors  qu'on  commence  à  en  faire  quelque  ufage,  trouveront  infaillible- 
ment que  ces  Propofitions  particulières ,  ou  moins  générales ,  font  recon- 
nues &  reçues  comme  des  véritez  indubitables  par  des  perfonnes  qui  n'ont 
aucune  connoiffance  de  ces  Maximes  plus  générales.  D'où  il  s'enfuit  évidem- 
ment ,  que ,  puis  que  ces  Propofitions  particulières  fe  rencontrent  dans  leur 
Efprit  plutôt  que  ces  Maximes  qu'on  nomme  premiers  Principes ,  ils  ne  pour- 
raient recevoir  ces  Propofitions  particulières  comme  ils  font ,  dès  qu'ils  les 
entendent  prononcer  pour  la  première  fois ,  s'il  étoit  vrai  que  ce  ne  fuffent 
que  des  conféquences  de  ces  premiers  Principes. 

§.  20.  Si  l'on  réplique,  que  ces  Propofitions,  Deux  (3  deux  font  égaux 
à  quatre,  Le  Rouge  ri  eft  pa<  le  Bleu,  &c.  ne  font  pas  des  Maximes  généra- 
les^ dont  on  puiife  faire  un  fort  grand  ufage,  je  répons ,  que  cette  inftan- 
'ce  ne  touche  en  aucune  manière  l'argument  qu'on  veut  tirer  du  Confente- 
ment univerfel  qu'on  donne  à  une  Propofition  dès  qu'on  l'entend  dire  & 
qu'on  en  comprend  le  fèns.  Car  fi  ce  Confentement  efb  une  marque  affùrée 
d'une  Propofition  innée,  toute  Propofition  qui  eft  généralement  reçue"  dès 
qu'on  l'entend  dire  &  qu'on  la  comprend ,  doit  paffer  pour  une  Propofition 
innée,  tout  aufli  bien  que  cette  Maxime ,  //  eft  impoftible  qu'une  chofe  foit  fj? 
ne  foit pas  en  même  tems :  puis  qu'à  cet  égard,  elles  font  dans  une  parfaite 
égalité.  Quant  à  ce  que  cette  dernière  Maxime  eft  plus  générale, tant  s'en 
faut  que  cela  la  rende  plutôt  innée,  qu'au  contraire  c'eft  pour  cela  même 
qu'elle  eft  plus  éloignée  de  l'être.  Car  les  idées  générales  &  abftraites  étant 
d'abord  plus  étrangères  à  notre  Efprit  que  les  idées  des  Propofitions  parti- 
culières qui  font  évidentes  par  elles-mêmes,  elles  entrent  par  conféquent 
plus  tard  dans  un  Efprit  qui  commence  à  fe  former.  Et  pour  ce  qui  eft  de 
l'utilité  de  ces  Maximes  tant  vantées ,  on  verra  peut-être  qu'elle  n'eft  pas 
fi  confiderable  qu'on  fe  l'imagine  ordinairement,  lors  que  nous  examine-  Ce  ^  p:ovve 
rons  plus  particulièrement  en  fon  lieu ,  quel  eft  le  fruit  qu'on  peut  recueil-  ^^n  M>pel- 
lir  de  ces  Maximes.  le  innées  ne  'ie 

§.  2r.  Mais  ilrefte  encore  une  chofe  à  remarquer  fur  le  confnt:rncnt  Ç^\^'J^M 
qu'on  donne  à  certaines  Propofitions ,  des  qiCon  les  entend  prononcer  (3  qu'on  en  connues  a/,  près 
comprend  le  fens ,  c'eft  que,  bien  loin  que  ce  confentement  faffe  voir  que  w°?s  lcs  a  t"°" 

C  tes 


,i8  Qu'il  n'y  a  point 

Ch  a  p.  L  ces  Propofitiont  foient  wp«,ceft  juftement  une  preuve  du  contraire  ;  car 
cela  fuppofe  que  des  gens ,  qui  fonc  inftruits  de  diverfes  chofes ,  ignorent 
ces  Principes  jufqu'à  ce  qu'on  les  leur  ait  propofez,  &  que  perfonne  ne  les 
connoit  avant  que  d'en  avoir  ouï  parler.  Or  fi  ces  véritez  étoient  innées, 
quelle  néceffité  y  anroit-il  de  les  propofer,  pour  les  faire  recevoir  ?  Car 
étant  déjà  gravées  dans  l'Entendement  par  une  impreiïion  naturelle  &  ori- 
ginale ,  (  fuppofé  qu'il  y  eût  une  telle  impreiïion ,  comme  on  le  prétend  ) 
elles  ne  pourroient  qu'être  déjà  connues.  Dira-t-on  qu'en  les  propofant  on 
les  imprime  plus  nettement  dans  l'Efprit  que  la  Nature  n'avoit  fu  faire'? 
Mais  fi  cela  eft,  il  s'enfuivra de  là,  qu'un  homme  connoît  mieux  ces  véritez, 
après  qu'on  les  lui  a  enfeignées,  qu'il  ne  faifoit  auparavant.  D'où  il  faudra 
conclurre,  que  nous  pouvons  connoitre  ces  Principes  d'une  manière  plus  é- 
vidente,lors  qu'ils  nous  font  expofez  par  d'autres  hommes,  que  lors  que  la 
Nature  feule  les  a  imprimez  dans  notre  Efprit,  ce  qui  s'accorde  fort  mal 
avec  ce  qu'on  dit  qu'il  y  a  des  Principes  innez ,  rien  n'étant  plus  propre  à  en 
affoiblir  l'autorité.  Car  dès-là,  ces  Principes  deviennent  incapables  de  fervir 
de  fondement  à  toutes  nos  autres  connoiiîances,  quoi  qu'en  veuillent  dire 
les  Partifans  des  Idées  innées,  qui  leur  attribuent  cette  prérogative. 

A  la  vérité ,  l'on  ne  peut  nier  que  les  Hommes  ne  connoiifent  plufieurs 
de  ces  véritez ,  évidentes  par  elles-mêmes ,  dès  qu'elles  leur  font  propofées  : 
mais  il  n'eft  pas  moins  évident ,  que  tout  homme  à  qui  cela  arrive ,  eft  con- 
vaincu en  lui-même  que  dans  ce  même  temps-là  il  commence  à  connoitre 
une  Propofition  qu'il  ne  connoiffoit  pas  auparavant,  &  qu'il  ne  révoque  plus 
en  doute  dès  ce  moment.  Du  refte,s'il  y  acquiefce  fi  promptement,ce  n'eft 
point  àcaufeque  cette  Propofition  étoit  gravée  naturellement  dans  fonEf- 
prit,  mais  parce  que  la  confideration  même  de  la  nature  des  chofes  expri- 
mées par  les  paroles  que  ces  fortes  de  Propoiitions  renferment,  ne  lui  per-' 
met  pas  d'en  juger  autrement ,  de  quelque  manière  &  en  quelque  temps  qu'il 
vienne  à  y  réfléchir.  Que  fi  l'on  doit  regarder  comme  un  Principe  inné ,  cha- 
que Propofition  à  laquelle  on  donne  fon  confentement ,  dès  qu'on  l'entend 
prononcer  pour  la  première  fois ,  &  qu'on  en  comprend  les  termes ,  toute 
obfervation  qui  fondée  légitimement  fur  des  expériences  particulières ,  fait 
une  règle  générale,devradonc  auffi  paffer  pour  innée.  Cependant  il  eft  certain 
que  ces  obfervations  ne  fepréfentent  pas  d'abord  indifféremment  à  tous  les 
hommes, mais  feulement  à  ceux  qui  ont  le  plus  de  pénétration  :  lesquels  les  ré- 
duifent  enfuite  en  Propoiitions  générales ,  nullement  innées ,  mais  déduites 
de  quelque  connoiffance  précédente ,  &  de  la  rerlexion  qu'ils  ont  faite  fur 
des  exemples  particuliers.     Mais  ces  Maximes  une  fois  établies  par  de  cu- 
rieux obfervateurs ,  de  la  manière  que  je  viens  de  dire,  fi  on  les  propofe  à 
si  l'on  dit  qu'el-    d'autres  hommes  qui  ne  font  point  portez  d'eux-mêmes  à  cette  efpèce  de 
les  font  connues    recherche ,  ils  ne  peuvent  refufer  d'y  donner  aufii-tôt  leur  confentement. 
avin^que d'être         §•  22-  L'on  dira  peut-être,  que  /' Entendement  n'avoit  pas  une  connoijjance 
P^pofées;,  ou      explicite  de  ces  Principes,  mais  feulement  implicite ,  avant  qu'on  les  lui  propofàt 
l'Efprû  eft  capable  Pmr  ^a  première  fois.  C'eft  en  effet  ce  que  font  obligez  de  dire  tous  ceux  qui 
dœ'"  ^TÎT""    i°utiennent»que  ces  Principes  font  dans  l'Entendement  avant  que  d'être  con-- 
unifie  aen.         nus.  Mais  il  n'eft  pas  facile  de  concevoir  ce  que  ces  perfonnes  entendent  par 

un 


de  Principes  innez.    Liv.  I.  19 

un  Principe  gravé  dans  l'Entendement  d'une  manière  implicite,à  moins  qu'ils  Chap.  I. 
ne  veuillent  dire  par-là,  Que  l'Ame  efb  capable  de  comprendre  ces  fortes  de 
Proportions  &  d'y  donner  un  entier  confentement.  En  ce  cas-là,  il  faut 
reconnoître  toutes  IesDémonftrations  Mathématiques  pour  autant  de  véri- 
tez  gravées  naturellement  dans  l'Elprit,  aufii  bien  que  les  premiers  Princi- 
pes. Mais  c'ell  à  quoi,  fi  je  ne  me  trompe,  ne  confentiront  pas  aifément 
ceux  qui  voyent  par  expérience  qu'il  eft  plus  difficile  de  démontrer  une  Pro- 
pofition  de  cette  nature,  que  d'y  donner  Ton  confentement  après  qu'elle  a  été 
démontrée  ;  «Se  il  fe  trouvera  fort  peu  de  Mathématiciens  qui  foient  difpo- 
léz  à  croire  que  toutes  les  Figures  qu'ils  ont  tracées,  n'étoient  que  des  copies 
d'autant  de  Caractères  innez,  que  la  Nature  avoit  gravez  dans  leur  Ame. 

g.  23.  Il  y  a  un  fécond  défaut,  Q  je  ne  me  trompe,  dans  cet  Argument  ta, confluence 
par  lequel  on  prétend  prouver,  que  les  Maximes  que  les  Hommes  reçoivent  dès  3" ""qu'on"»-' 
qu'elles  leur  font  propofées  doivent  pajjer  pour  innées,  parce  que  ce  font  des  Pro-  soit  «s  Propoù- 
pofifions  auxquelles  ils  donnent  leur  confentement  fans  les  avoir  apprifes  aupara-  les  entend  dire, 
vant ,  &  fans  avoir  été  portez  à  les  recevoir  par  la  force  d'aucune  preuve  ou  dé- tA  to"dene.  f"r 

n        ■  ,  •  r  t        ■  •  1  cette  iaune  iup- 

monpratwn  précédente ,  mais  par  la  fimple  explication  ou  intelligence  des  termes,  poiition,  qu'en 
Il  me  femble ,  dis-je ,  que  cet  Argument  eft  appuyé  fur  cette  faulTe  fuppo-  pXIon^Tn^p- 
fition ,  que  ceux  à  qui  on  propofe  ces  Maximes  pour  la  première  fois  n'ap-  p^nd  rien  de 

•  •  i  r»  •  •  •>  m  1  nouveau. 

prennent  rien  qui  leur  loit  entièrement  nouveau  :  quoi  qu  en  enet  on  leur 
enfeigne  des  chofes  qu'ils  ignoraient  abfolument,  avant  que  de  les  avoir  ap- 
prifes. Car  premièrement ,  il  eft  vifible  qu'ils  ont  appris  les  termes  dont  on 
fe  fert  pour  exprimer  ces  Propofitions,  &  la  lignification  de  ces  termes  :  deux 
chofes  qui  n'étoient  point  nées  avec  eux.  De  plus ,  les  idées  que  ces  Maxi- 
mes renferment,  ne  naiiTent  point  avec  eux,  non  plus  que  les  termes  qu'on 
employé  pour  les  exprimer,  mais  ils  les  acquièrent  dans  la  fuite,  après  en 
avoir  appris  les  noms.  Puis  donc  que  dans  toutes  les  Propofitions  auxquel- 
les les  hommes  donnent  leur  confentement  dès  qu'ils  les  entendent  dire  pour 
la  première  fois,  il  n'y  a  rien  d'inné,  ni  les  termes  qui  expriment  ces  Propo- 
fitions, ni  l'ufage  qu'on  en  fait  pour  déiigner  les  idées  que  ces  Propofitions 
renferment,  ni  enfin  les  idées  mêmes  que  ces  termes  fignifient,  je  ne  faurois 
voir  ce  qui  refte  d'inné  dans  ces  fortes  de  Propofitions.  Que  fi  quelqu'un 
peut  trouver  une  Propofition  dont  les  termes  ou  les  idées  foient  innées ,  il 
me  ferait  un  fingulier  plaifir  de  me  l'indiquer. 

C'eft  par  dégrez  que  nous  acquérons  des  Idées ,  que  nous  apprenons  les 
termes  dont  on  fe  fert  pour  les  exprimer,  &  que  nous  venons  àconnoître  la 
véritable  liaifon  qu'il  y  a  entre  ces  Idées.  Après  quoi ,  nous  n'entendons  pas 
plutôt  les  Propofitions  exprimées  par  les  termes  dont  nous  avons  appris  la 
lignification,  &  dans  lefquelles  paraît  la  convenance  ou  la  difeonvenance 
qu'il  y  a  entre  nos  idées  lorsqu'elles  font  jointes enfemble,  que  nous  y  don- 
nons notre  confentement ,  quoi  que  dans-le  même  temps  nous  ne  foyons  point 
du  tout  capables  de  recevoir  d'autres  Propofitions,  qui  suffi  certaines  &  auffi 
évidentes  en  elles-mêmes  que  celles-là, font  compofées  d'idées  qu'on  n'ac- 
quiert pas  de  fi  bonne  heure,  ni  avec  tant  de  facilité.  Ainfi,  quoi  qu'un 
Enfant  commence  bientôt  à  donner  fon  confentement  à  cette  Propofition, 
Une  Pomme  ti'eft  pas  du  Feu  :   fa  voir  dès  qu'il  a  acquis,  par  l'ufage  ordin  ,ii- 

C  z  re, 


ao  "...    Qu'il  n'y  a  point 

Cuàt.  1.  re ,  les  idées  de  ces  deux  différentes  ehofes ,  gravées  diftinctement  dans  forr 
Efprit,  &  qu'il  a  appris  les  noms  de  Pomme  &  de  Feu  qui  fervent  à  exprimer 
ces  idées  :  cependant  ce  même  Enfant  ne  donnera  peut-être  fon  confente- 
ment,  que  quelques  années  après,  à  cette  autre  Propofition,  Il  eft  impoftible 
qu'une  cboje  fait  &  ne  [oit  pas  en  même  temps.  Parce  que ,  bien  que  les  mots, 
qui  expriment  cette  dernière  Propofition ,  foient  peut-être  aulfi  faciles  à 
apprendre  que  ceux  de  Pomme  &de  Feu,  cependant  comme  la  fignifkation 
en  eft  plus  étendue  &  plusabftraite  que  celle  des  noms  deftinez  à  exprimer 
ces  ehofes  fenfibles  qu'un  Enfant  a  occafion  de  connoitre,  il  n'apprend  pas 
lî-tôt  le  fens précis  de  ces  termes  abstraits,  &  il  lui  faut  effectivement  plus 
de  temps ,  pour  former  clairement  dans  fon  Efprit  les  idées  générales  qui  font 
exprimées  par  ces  termes..  Jufque-là,  c'eil  en  vain  que  vous  tâcherez  de 
faire  recevoir  à  un  Enfant  une  Propofition  compofée  de  ces  fortes  de  termes 
généraux:  car  avant  qu'il  ait  acquis  la  connoilfance  des  idées  qui  font  ren- 
fermées dans  cette  Propofition ,  &  qu'il  ait  appris  les  noms  qu'on  donne  à 
ces  idées,  il  ignore  abfolument  cette  Propofition ,  aufii  bien  que  cette  autre 
dont  je  viens  de  parler,  Une  Pomme  n 'eft  pas  du  Feu,  fuppofé  qu'il  n'en  con- 
noiffe  pas  non  plus  les  termes  ni  les  idées:  il  ignore,  dis-je,  ces  deux  Pro- 
pofitions  également,  &  cela,  par  la  même  raifon,  c'eft-à-dire  parce  que 
pour  porter  un  jugement  il  faut  qu'il  trouve  que  les  idées  qu'il  a  dans  l'Ef- 
prit,  conviennent  ou  ne  conviennent  pas  entre  elles,  félon  que  les  mots  qui 
font  employez  pour  les  exprimer,  font  affirmez  ou  niez  l'un  de  l'autre  dans 
une  certaine  Propofition.  Or  fi  on  lui  donne  à  confiderer  des  Propofitions 
conçues  en  des  termes ,  qui  expriment  des  Idées  qui  ne  foient  point  encore 
dans  fon  Efprit ,  il  ne  donne  ni  ne  refufe  fon  confentement  à  ces  fortes  de 
Propofitions ,  foit  qu'elles  foient  évidemment  vrayes  ou  évidemment  fauf- 
fes ,  mais  il  les  ignore  entièrement.  Car  comme  les  mots  ne  font  que  de 
vains  fons  pendant  tout  Je  temps  qu'ils  ne  font  pas  des  fignes  de  nos  i- 
dées,  nous  ne  pouvons  en  faire  le  fujet  de  nos  penfées,  qu'entant  qu'ils 
répondent  aux  idées  que  nous  avons  dans  l'Efprit.  Il  fuffit  d'avoir  dit  ce- 
la en  paffant  comme  une  raifon  qui  m'a  porté  à  révoquer  en  doute  les  Prin- 
cipes qu'on  appelle  innez:  car  du  refte  je  ferai  voir  plus  au  long,  dans  le 
Livre  fuivant,  Quelle  eft  l'origine  de  nos  çonnoiffances,  Par  quelle 
voye  notre  Efprit  vient  à  connoitre  les  ehofes  ;  &  Qy  els  font  les  fon- 
demens  des  differens  dégrez  iïajfentiment  que  nous  donnons  aux  diverfes 
véritez  que  nous  embralfons. 
Les  Propofitions  %•  24-  Enfin  pour  conclurre  ce  que  j'ai  à  propofer  contre  l'Argument 
qu'on  veut  faite     qU'on  ùre  du  Confentement  univerfel,  pour  établir  des  Principes  innez,  je 

palTet  pour  innées,    ^  .     ,  >    r  r>  •  r        ■  -i  1     \ 

ne  le  font  point,  conviens  avec  ceux  qui  s  en  fervent,  Que  fi  ces  Principes  Jont  innez ,  il  faut 
?on?p1s  unfve"6  «éceffairement  qu'ils  fuient  reçus  d'un  conjentement  unnerfel.  Car  qu'une  vé- 
feiiement lejuës.  rite  foit  innée ,  &  que  cependant  on  n'y  donne  pas  fon  confentement,  c'eil 
à  mon  égard  une  chofe  auiîi  difficile  à  entendre ,  que  de  concevoir  qu'un  hom- 
me connoiffe,  &  ignore  une  certaine  vérité  dans  le  même  temps.  Mais  cela 
pofé,  les  Principes  qu'ils  nomment  innez,  ne  fauroient  être  innez,  de  leur 
propre  aveu,  puis  qu'ils  ne  font  pas  reçus  de  ceux  qui  n'entendent  pas  les 
termes  çufi  fervent  à  les  exprimer ,  ni  par  une  grande  partie  de  ceux  qui-, 

bien. 


de  Principes innez.  L iv.  I.  zï 

bien  qu'ils  les  entendent,  n'ont  jamais  ouï  parler  de  ces  Propofitions,  &  n'y  Chap.  1. 
Ont  jamais  fongé:  ce  qui,  je  penfe,  comprend  pour  le  moins  la  moitié  du 
Genre  Humain.  Mais  quand  bien  le  nombre  de  ceux  qui  ne  connoifTent 
point  ces  fortes  de  Propofitions ,  feroit  beaucoup  moindre,  quand  il  n'y 
auroit  que  les  Enfaas  qui  les  ignorafTent,  cela  fumroitpour  détruire  ce  con- 
tentement aniverfèl  dont  on  parle  ;  &  pour  faire  voir  par  conféquent ,  que 
ces  Propofitions  ne  font  nullement  innées. 

§.  25.  Mais  afin  qu'on  ne  m'aceufe  pas  de  fonder  des  raifonnemens  fur   eMm  ne  font  pa* 
les  penfées  des  Enfans  qui  nous  font  inconnues,  &de  tirer  des  conclulions  connues  avant 
de  ce  qui  fe  paife  dans  leur  Entendement,  avant  qu'ils  faffent  connoître  t( 
eux-mêmes  ce  qui  s'y  palfe  effeètivement,  j'ajouterai  que  les  deux  *  Pro-  *  a  ejt  impojibit 
pofitions  générales  dont  nous  avons  parlé  ci-delTus,  ne  font  point  des  veri-  i»'**f*tifiMt& 

r  ■   r  1  '      •  '  j  i-rr  1        T7     r  o  1    11  r.e  fin  pas  er.  même 

tez  qui  ie  trouvent  les  premières  dans  1  iupnt  des  rmrans,  ik  quelles  ne  temps,  &,  Ce  qui 
précèdent  point  toutes  les  notions  acquifes ,  &  qui  viennent  de  dehors,  ce  eJ1,  i"  m'mj. ,crh"f' 

V    .  . r  .      ..  ,.  ■       ,  -r^      r         ■      r  f  n  ejt  pas  différent* 

qui  devrait  être,  h  elles  etoicntinnees.     De  lavoir  11  on  peut,  ou  fi  on  ne 
peut  point  déterminer  le  temps  auquel  les  Enfans  commencent  à  penfer, 
e'efl:  dequoi  il  ne  s'agit  pas  préfentemenc  :  mais  il  efb  certain  qu'il  y  a  un 
temps  auquel  les  Enfans  commencent  à  penfer:  leurs  difeours  &  leurs  ac- 
tions nous  en  alTùrent  inconteflablement.  Or  fi  les  Enfans  font  capables  de 
penfer,  d'acquérir  des  connoifiances ,  &  de  donner  leur  confentement  à  diffé- 
rentes véritez ,  peut-on  fuppofer  raifonnablement ,  qu'ils  puifîént  ignorer 
les  Notions  que  la  Nature  a  gravées  dans  leur  Efprit,  fi  ces  Notions  y  font 
effectivement  empreintes  ?  Peut-on  s'imaginer  avec  quelque  apparence  de 
raifon ,  qu'ils  reçoivent  des  impreiïions  des  chofes  extérieures ,  &  qu'en  mê- 
me temps  ils  méconnoifiënt  ces  caractères  que  la  Nature  elle-même  a  pris 
foin  de  graver  dans  leur  Ame?  Efl-il  poiïible  que  recevant  des  Notions 
qui  leur  viennent  de  dehors,  &  y  donnant  leur  confentement,  ils  n'ayent 
aucune  connoiffance  de  celles  qu'on  fuppofe  être  nées  avec  eux ,  &  faire 
comme  partie  de  leurEfprit,où  elles  font  empreintes  en  caractères  ineffaça- 
bles pourfervir  de  fondement  &de  règle  à  toutes  leurs  connoifiances  acqui- 
fes, &  à  tous  les  raifonnemens  qu'ils  feront  dans  la  fuite  de  leur  vie"?  Si  cela 
étoit,  la  Nature  fe  feroit  donné  de  la  peine  fort  inutilement,  ou  du  moins 
elle  auroit  mal  gravé  ces  caraéléres ,  puis  qu'ils  ne  fuiraient  être  apperçùs 
par  des  yeux  qui  voyent  fort  bien  d'autres  chofes.     Ainfi  c'efr.  fort  mal  à 
propos  qu'on  fuppofe  que  ces  Principes  qu'on  veut  faire  palfer  pour  innez, 
font  les  rayons  les  plus  lumineux  de  la  Vérité  &  les  vrais  fondemens  de  tou- 
tes nos  connoifiances,  puis  qu'ils  ne  font  pas  connus  avant  toute  autre  cho- 
fe;  &  que  l'on  peut  acquérir,  fans  leur  fecours,  une  connoiffance  indubi- 
table de  plulieurs  autres  véritez.     Un  Enfant ,  par  exemple ,  connoît  fort 
certainement,  que  fa  Nourrice  n'eft  point  le  Chat  avec  lequel  il  badine,  ni 
le  Nègre  dont  il  a  peur.     Il  fait  fort  bien ,  que  le  Semencoutraou  la  Moutar- 
de dont  il  refufe  de  manger,  n'efl  point  la  Pomme  ou  le  Sucre  qu'il  veut  a- 
voir.     Il  fait ,  dis-je ,  cela  très-certainement ,  &  en  efl  fortement  perfuadé1, 
fans  en  douter  le  moins  du  monde.     Mais  qui  oferoit  dire,  que  c'eit  en 
vertu  de  ce  Principe ,  Il  eji  impofible  qu'une  chofe  foit  fc?  ne  /oit  pas  en  même 
temps,  qu'un  Enfant  connoît  fi  fixement  ces  chofes  &  toutes  les  autres  qu'il 

C  %  lait? 


ai  Qtfilfïy  a  point 

Chap.  I.  fait?  Se  trouveroit-il  même  quelqu'un  qui  ofàt  foûtenir,  qu'un  Enfant  ait 
aucune  idée,  ou  aucune  connoiffance  de  cette  Propofition  dans  un  âge,  où 
cependant  on  voit  évidemment  qu'il  connoît  plufieurs  autres  véritez  ?  Que 
s'il  y  a  des  gens  qui  ofent  affurer  que  les  Enfans  ont  des  idées  de  ces  Maxi- 
mes générales  &  abflraites  dans  le  temps  qu'ils  commencent  à  connoître  leurs 
Jouets  &  leurs  Poupées,  on  pourroit  peut-être  dire  d'eux,  fans  leur  faire 
grand  tort,  qu'à  la  vérité  ils  font  fort  zélez  pour  leur  fentiment,  mais 
qu'ils  ne  le  défendent  point  avec  cette  aimable  fincerité  qu'on  découvre 
dans  les  Enfans. 
Par confVquent  §.  26".  Donc ,  quoi  qu'il  y  ait  plufieurs  Proportions  générales  qui  font 
pointninne?es!  toujours  reçues  avec  un  entier  confentement  dès  qu'on  les  propofe  à  des 
personnes  qui  font  parvenues  à  un  âge  raifonnable ,  &  qui  étant  accoutu- 
mées à  des  idées  abilraites  &.  universelles ,  favent  les  termes  dont  on  fe  fert 
pour' les  exprimer,  cependant,  comme  ces  véritez  font  inconnues  aux  En- 
fans dans  le  temps  qu'ils  connoiffent  d'autres  chofes,  on  ne  peut  point  dire 
qu'elles  foient  reçues  d'un  confentement  univerfel  de  tout  Etre  doué  d'in- 
telligence ,  &  par  conféquent  on  ne  fauroit  fuppofer  en  aucune  manière , 
qu'elles  foient  innées.  Car  il  eft  impoffible  qu'une  vérité  innée  (s'il  y  en  a 
de  telles)  puiffe  être  inconnue,  du  moins  à  une  perfonne  qui  connoît  déjà 
quelque  autre  chofe ,  parce  que  s'il  y  a  des  véritez  innées ,  il  faut  qu'il  y 
ait  des  penfées  innées  :  car  on  ne  fauroit  concevoir  qu'une  vérité  foit  dans 
l'Efprit,  fi  l'Efprit  n'a  jamais  penfé  à  cette  vérité.  D'où  il  s'enfuit  évidem- 
ment, que  s'il  y  a  des  véritez  innées ,  il  faut  de  néceflité  que  ce  foient  les 
premiers  Objets  de  la  penfée,  la  première  chofe  qui  paroiife  dans  l'Ef- 
prit. 
Elles  ne  font  §.  27.  Or  que  ces  Maximes  générales ,  dont  nous  avons  parlé  j  mimes  ici, 

Êeqi'èu^paio"-  ^ent  inconnues  aux  Enfans,  aux  Imbecilles,  &  à  une  grande  partie  du 
Cent  moins,  ou  Genre  Humain,  c'eft  ce  que  nous  avons  déjà  fuffifamment  prouvé:  d'où 
montreer"vècnpius  H  Paraît  évidemment,  que  ces  fortes  de  Maximes  ne  font  pas  reçues  d'un 
d'éclat.  confentement  univerfel  ;  &  qu'elles  ne  font  point  naturellement  gravées  dans 

l'Efprit  des  Hommes.  Mais  on  peut  tirer  de  là  une  autre  preuve  contre  le 
fentiment  de  ceux  qui  prétendent  que  ces  Maximes  font  innées ,  c'eft  que, 
fi  c'étoient  autant  d'impreffions  naturelles  &  originales ,  elles  devroient  pa- 
roître  avec  plus  d'éclat  dans  l'Efprit  de  certaines  Perfonnes;  où  cependant 
nous  n'en  voyons  aucune  trace.  Ce  qui  eft,  à  mon  avis,  une  forte  pré- 
fomption  que  ces  Caractères  ne  font  point  innez ,  puis  qu'ils  font  moins  con- 
nus de  ceux  en  qui  ils  devroient  fe  faire  voir  avec  plus  d'éclat,  s'ils  étoient 
effectivement  innez.  Je  veux  parler  des  Enfans,  des  Imbecilles,  des  Sau- 
vages, &  des  gens  fans  Lettres:  car  de  tous  les  hommes  ce  font  ceux  qui 
ont  l'Efprit  moins  altéré  &  corrompu  par  la  coutume  &  par  des  opinions 
étrangères.  Le  Savoir  &  l'Education  n'ont  point  fait  prendre  une  nouvelle 
forme  à  leurs  premières  penfées ,  ni  brouillé  ces  beaux  caractères ,  gravez 
dans  leur  Ame  par  la  Nature  même ,  en  les  mêlant  avec  des  Doctrines  étran- 
gères &  acquifèspar  art.  Cela  pofé,  l'on  pourroit  croire  raifonnablement, 
que  ces  Notions  innées  devroient  fe  faire  voir  aux  yeux  de  tout  le  monde 
dans  ces  fortes  de  perfonnes ,  comme  il  eft  certain  qu'on  s  apperçoit  fans 

pei- 


de  Principes  innez.  Liv.  I.  2.3 

peine  des  penfées  des  Enfans.  On  devroit  fur-tout  s'attendre  à  reconnoître  C  H  A  P.  I. 
diftinéïement  ces  fortes  de  Principes  dans  les  Imbecilles  :  car  ces  Principes 
étant  gravez  immédiatement  dans  l'Ame,  fi  l'on  en  croit  les  Partifans  des 
Idées  innées,  ils  ne  dépendent  point  de  la  conftitution  du  Corps  ou  de  la 
différente  difpofition  de  fès  organes ,  en  quoi  confifte ,  de  leur  propre  aveu , 
toute  la  différence  qu'il  y  a  entre  ces  pauvres  Imbecilles,  &  les  autres  hom- 
mes. On  crokoit,  dis-je,  à  raifonner  fur  ce  Principe,  que  tous  ces  rayons 
de  lumière,  tracez  naturellement  dans  l'Ame,  (fuppofé  qu'il  y  en  eût  de 
tels)  devroient  paraître  avec  tout  leur  éclat  dans  ces  perfonnes  qui  n'era- 
ployent  aucun  déguifement  ni  aucun  artifice  pour  cacher  leurs  penfées  :  de 
forte  qu'on  devroit  découvrir  plus  aifément  en  eux  ces  premiers  rayons , 
qu'on  ne  s'apperçoit  du  penchant  qu'ils  ont  au  plaifir,  &  de  l'averfion  qu'ils 
ont  pour  la  douleur.  Mais  il  s'en  faut  bien  que  cela  foit  ainfi  :  car  je  vous 
prie ,  quelles  Maximes  générales ,  quels  Principes  univerfels  découvre-t- 
on dans  l'Efprit  des  Enfans,  des  Imbecilles,  des  Sauvages,  &  des  gens 
grofiiers  &  fans  Lettres  ?  On  n'en  voit  aucune  trace.  Leurs  idées  font  en 
petit  nombre,  &  fort  bornées;  &  c'eft  uniquement  à  l'occafion  des  Ob- 
jets qui  leur  font  le  plus  connus  &  qui  font  de  plus  fréquentes  &  déplus  for- 
tes impreffions  fur  leurs  Sens ,  que  ces  idées  leur  viennent  dans  l'Efprit.  Un 
Enfant  connoît  fa  Nourrice  &  fon  Berceau;  &  infenfiblement ,  il  vient  à 
connoître  les  différentes  chofesqui  fervent  à  fesjeux,  à  mefure  qu'il  avan- 
ce en  âge.  De  même  un  jeune  Sauvage  a  peut-être  la  tête  remplie  d'idées 
d'Amour  &  de  Chaffe,  félon  que  ces  chofes  font  en  ufage  parmi  les  fembla- 
bles.  Mais  fi  l'on  s'attend  à  voir  dans  l'Efprit  d'un  jeune  Enfant  fans  inf- 
truftion,  ou  d'un  grofïier  habitant  des  Bois,  ces  Maximes  abftraites  &  ces 
premiers  Principes  des  Sciences ,  on  fera  fort  trompé ,  à  mon  avis.  Dans 
les  Cabanes  des  Indiens  on  ne  parle  guère  de  ces  fortes  de  Propofitions  gé- 
nérales ;  &  elles  entrent  encore  moins  dans  l'Efprit  des  Enfans ,  &  dans  l'Ame 
de  ces  pauvres  Innocens  en  qui  il  ne  paroît  aucune  étincelle  d'efprit.  Mais 
où  elles  font  connues  ces  Maximes,  c'eft  dans  les  Ecoles  &  dans  les  Acadé- 
mies où  l'on  fait  profeiïion  de  Science,  &  où  l'on  efh  accoutumé  à  une  ef- 
pèce  de  Savoir  &  à  des  entretiens  qui  confiftent  dans  des  difputes  fur  des 
matières  abftraites.  C'eft.  dans  ces  lieux-là ,  dis-je ,  qu'on  connoit  ces  Pro- 
pofitions ,  parce  qu'on  peut  s'en  fervir  à  argumenter  dans  les  formes ,  &  à 
réduire  au  iilence  ceux  contre  qui  l'on  difpute ,  quoi  que  dans  le  fond  elles 
ne  contribuent  pas  beaucoup  à  découvrir  la  Vérité ,  ou  à  faire  faire  des  pro- 
grès dans  la  connoiffance  des  chofes.  Mais  j'aurai  occafion  de  montrer  *  *  voy.  Uv.iv. 
ailleurs  plus  au  long,  combien  ces  fortes  de  Maximes  fervent  peu  à  faire  '  '7' 
connoitre  la  Vérité. 

g.  28.  Au  refle,  je  ne  fai  quel  jugement  porteront  de  mes  raifons 
ceux  qui  font  exercez  dans  fart  de  démontrer  une  Vérité.  Je  ne  fai, 
dis-je,  fi  elles  leur  paraîtront  abfurdes.  Apparemment,  ceux  qui  les  en- 
tendront pour  la  première  fois ,  auront  d'abord  de  la  peine  à  s'y  ren- 
dre: c'eft  pourquoi  je  les  prie  de  fufpendre  un  peu  leur  jugement;  & 
de  ne  pas  me  condamner  avant  que  d'avoir  ouï  ce  que  j'ai  à  dire  dans 
la  fuite  de  ce  Dilcours.   Comme  je  n'ai  d'autre  vûë  que  de  trouver  la 

Véri- 


24  §int  nuls  Trincipes 

C  lî  A  P.  I.  Vérité ,  je  ne  ferai  nullement  fâché  d'être  convaincu  d'avoir  fait  trop  de 
fond  fur  mes  propres  raifonnemens :  Inconvénient,  dans  lequel  je  reconnois 
que  nous  pouvons  tous  tomber,  lors  que  nous  nous  échauffons  la  tête  à  for- 
ce de  penfer  à  quelque  fujet  avec  trop  d'application. 

Quoi  qu'il  en  foit,  je  ne  faurois  voir,  jufqu'ici,  fur  quel  fondement 
on  pourroit  faire  paffer  pour  des  Maximes  innées  ces  deux  célèbres  Axiomes 
Ipéculatifs,  Tout  ce  qui  efl ,  efl\  &,  Il  efl  impojjible  qu'une  <hofe  foit  &?  ne 
foit  pas  en  même  temps  :  puis  qu'ils  ne  font  pas  univerfellement  reçus  ;  &  que 
le  confentement  général  qu'on  leur  donne,  n'eft  en  rien  différent  de  celui 
qu'on  donne  à  plufieurs  autres  Propofitions  qu'on  convient  n'être  point  in- 
nées ;  &  enfin ,  puis  que  ce  confentement  efr.  produit  par  une  autre  voye, 
&  nullement  par  une  imprelîion  naturelle,  comme  j'efpere  de  le  faire  voir 
dans  le  fécond  Livre.  Or  fi  ces  deux  célèbres  Principes  ipéculatifs  ne  font 
point  innez,  je  fuppofe,  fans  qu'il  foit  néceffaire  de  le  prouver ,  qu'il  n'y  a 
point  d'autre  Maxime  de  pure  ipéculation  qu'on  ait  droit  de  faire  paffer 
pour  innée. 

CHAPITRE     II. 
C  H  A  P.  II.  S&iï  n*y  a  Point  de  Principes  de  pratique  qui  foient  inncz' 

il  n'y  a  "point  de  ft    j.  Qi  ]es  Maximes  fpéculatives ,  dont  nous  avons  parlé  dans  le  Chapi- 

Pnncipe  de  Mo-    •*  /N  ■        i  r  .-      i  ,      r         1 

«le  fi  clair  ni  il  *~r  tre  précèdent ,  ne  font  pas  reçues  de  tout  le  monde ,  par  un  con- 

Suee'ïeseMa"hne51'1  fentement  actuel ,  comme  nous  venons  de  le  prouver,  il  efl  beaucoup  plus 
fpéculatives  dont  évident  à  l'égard  des  Principes  de  pratique  ,  Qu'il  s'en  faut  bien  qu'ils 
on  vjent  de  p«.  f0\enf  reçUS  d'un  confentement  univcrfel.  Et  je  croi  qu'il  feroit  bien  difficile 
de  produire  une  Règle  de  Morale,  qui  foit  de  nature  à  être  reçue  d'un  con- 
fentement auffi  général  &auffi  prompt  que  cette  Maxime,  Ce  qui  efl,  efl, 
ou  qui  puiffe  paffer  pour  une  vérité  aufîi  manifefte  que  ce  Principe  ,  Il  efl 
impoffible  qu'une  chofe  foit  fjf  ne  foit  pas  en  même  temps.  D'où  il  paroît 
clairement  que  le  privilège  d'être  inné  convient  beaucoup  moins  aux  Prin- 
cipes de  pratique  qu'à  ceux  de  fpéculation  ;  &  qu'on  efl  plus  en  droit  de 
douter  que  ceux-là  foient  imprimez  naturellement  dans  l'Ame  que  ceux-ci. 
Ce  n'efb  pas  que  ce  doute  contribue  en  aucune  manière  à  mettre  en  queflion 
la  vérité  de  ces  différens Principes. Ils  font  également  véritables,  quoi  qu'ils 
ne  foient  pas  également  évidens.  Les  Maximes  fpéculatives  que  je  viens 
d'alléguer,  font  évidentes  par  elles-mêmes:  mais  à  l'égard  des  Principes  de 
Morale ,  ce  n'eft  que  par  des  raifonnemens ,  par  des  difeours ,  &  par  quelque, 
application  d'efprit  qu'on  peut  s'affûrer  de  leur  vérité.  Us  ne  paroiffent  point 
comme  autant  de  caractères  gravez  naturellement  dans  l'Ame:  car  s'ils  y  é- 
toient  effectivement  empreints  de  cette  manière ,  il  faudrait  néceflairement 
que  ces  caractères  fe  rendiffent  vifibles  par  eux-mêmes ,  &  que  chaque  hom- 
me les  pût  reconnoître  certainement  par  fes  propres  lumières.  Mais  en  refu- 
fant  aux  Principes  de  Morale  la  prérogative  d'être  innez,  qui  ne  leur  appar- 
tient 


<le  pratique  m  font  innè&.  Liv.  ï.  2.5* 

tient  point,  on  n'affbiblit  en  aucune  manière  leur  vérité  ni  leur  certitude,  Cil  A  p.  IL 
Comme  on  ne  diminué'  en  rien  la  vérité  &  la  certitude  de  cette  Propor- 
tion, Les  trois  Angles  d'un  Triangle  font  égaux  à  deux  droits,  lorsqu'on  dit 
qu'elle  n'eft  pas  li  évidente  que  cette  autre  Propofition,  Le  tout  eji  plus 
grand  que  fa  partie  ;  &  qu'elle  n'eft  pas  fi  propre  à  être  reçue  dès  qu'on 
T'entend  pour  la  première  fois.  Il  furfit,  que  ces  Régies  de  Morale  font 
capables  d'être  démontrées,  de  forte  que  c'efb  notre  faute,  fi  nous  ne  ve- 
nons pas  à  nous  affùrer  certainement  de  leur  vérité.  Mais  de  ce  que 
plulieurs  perfonnes  ignorent  abfolument  ces  Règles ,  &  que  d'autres  les 
reçoivent  d'un  confentement  foible  &  chancelant,  il  paroit  clairement 
qu'elles  ne  font  rien  moins  qu'innées;  ,ôc  qu'il  s'en  faut  bien  qu'elles  fe 
prefentent  d'elles-mêmes  à  leur  vùë,  fans  qu'ils  fe  mettent  en  peine  de 
ies  chercher. 

fl.  2.  Pour  favoir  s'il  v  a  quelque  Principe  de  Morale  dont  tous  les  Tous  '«  homme* 

,       *  .  •*  11     i  -  1  -rr  ne  «gardent  pa» 

hommes  conviennent,  j  en  appelle  a  ceux  qui  ont  quelque  connoinance  hFdehté  &  u 
de  l'Hiftoire  du  Genre  Humain,  &  qui  ont,  pour  ainfi  dire,  perdu  de  £jfti«  comme 
vue  le  clocher  de  leur  Village  ,  pour  aller  voir  ce  qui  fe  pafle  hors 
de  chez  eux.  Car  où  eft  cette  vérité  de  pratique  qui  foit  univerfelle- 
ment  reçue  fans  aucune  difficulté  ,  comme  elle  doit  l'être  ,  fi  elle  eft 
innée  ?  La  Juftice  &  l'obfervation  des  contrats  eft  le  point  fur  lequel  la 
plupart  des  hommes  femblent  s'accorder  entr'eux.  C'ell  un  Principe 
qui  eft  reçu  ,  à  ce  qu'on  croit ,  dans  les  Cavernes  même  des  Brigans 
&  parmi  les  Sociétez  des  plus  grands  fcélerats  ;  de  forte  que  ceux  qui 
détruifent  le  plus  l'humanité,  font  fidèles  les  uns  aux  autres  &  obfervent 
entr'eux  les  règles  de  la  Juftice.  Je  "conviens  que  les  Bandits  en  ufent 
ainfi  les  uns  à  l'égard  des  autres ,  mais  c'eft  fans  confiderer  les  Règles  de 
juftice  qu'ils  obfervent  entr'eux ,  comme  des  Principes  innez,&.  comme  des 
Loix  que  la  Nature  ait  gravées  dans  leur  Ame.  Ils  les  obfervent  feulement 
comme  des  règles  de  convenance  dont  la  pratique  eft  abfolument  néceffaire 
pour  conferver  leur  Société  :  car  il  eft  impoffible  de  concevoir  qu'un  hom- 
me regarde  la  Juftice  comme  un  Principe  de  pratique,  fi  dans  le  même 
Temps  qu'il  en  obferve  les  règles  avec  fes  Compagnons  voleurs  de  grand  che- 
min, il  dépouille  ou  tuë  le  premier  homme  qu'il  rencontre.  La  Juftice  & 
la  Vérité  font  les  liens  communs  de  toute  Société:  c'eft  pourquoi  les  Ban- 
dits &  les  Voleurs  qui  ont  rompu  avec  tout  le  refte  des  hommes ,  font  obli- 
gez d'avoir  de  la  fidélité  &  de  garder  quelques  règles  de  juftice  entr'eux , 
fans  quoi  ils  ne  pourraient  pas  vivre  enfemble.  Mais  qui  oferoit  conclurre 
de  là,  que  ces  gens,  qui  ne  vivent  que  de  fraude  &  de  rapine,  ont  des 
Principes  de  Vérité  &  de  Juftice ,  gravez  naturellement  dans  l'Ame ,  aux- 
quels ils  donnent  leur  confentement  ? 

§.  3.  On  dira  peut-être,  Que  la  conduite  des  Brigans  eft  contrare  à  fe«  °w« *l°e. 
lumières ,  &  qu'ils  approuvent  tacitement  dans  leur  Ame  ce  qu'ils  démentent  par  te»t  par  km*  ac- 
hur s  allions.    Je  répons  premièrement,  que  j'avois  toujours  crû  qu'on  ne  '"TtïJ" LrVâe. 
pouvoit  mieux  connoître  les  penfées  des  hommes  que  par  leurs  actions.  ^P°"fe  * cette 
Mais  enfin  puis  qu'il  eft  évident  par  la  pratique  de  la  plupart  des  hommes,     'Ct  10n 
&  par  la  profeffion  ouverte  de  quelques-uns  d'entr'eux,  qu'ils  ont  mis  en 

D  queftion, 


%$  §ue  nuls  Principes 

Chap.  IL     queftion,  ou  même  nié  la  vérité  de  ces  Principes,  il  eft  impoffible  de  foû~ 
tenir  qu'ils  foient  reçus  d'un  confentement  univerfel ,  fans  quoi  l'on  ne  fau- 
roit  conclurre  qu'ils  foient  innez  ;  &  d'ailleurs  il  n'y  a  que  des  hommes  faits 
qui  donnent  leur  confentement  à  ces  fortes  de  Principes.  En  fécond  lieu , 
c'eft  une  chofe  bien  étrange  &  tout-à-fait  contraire  à  la  Raifon ,  de  fuppo- 
fer  que  des  Principes  de  pratique ,  qui  fe  terminent  à  de  pures  fpéculations, 
foient  innez.     Si  la  Nature  a  pris  la  peine  de  graver  dans  notre  Ame  des 
Principes  de  pratique,  c'efl  fans  doute  afin  qu'ils  foient  mis  en  œuvre;  & 
par  conféquent  ils  doivent  produire  des  aciions  qui  leur  foient  conformes  ; 
&  non  pas  un  fimple  confentement  qui  les  faffe  recevoir  comme  véritables. 
Autrement ,  c'efl  en  vain  qu'on  les  diftingue  des  Maximes  de  pure  fpécu- 
lation.     J'avoûë  que  la  Nature  a  mis ,  dans  tous  les  hommes ,  l'envie  d'ê- 
tre heureux,  &  une  forte  averfion  pour  la  mifére.     Ce  font  là  des  Princi- 
pes de  pratique ,  véritablement  innez  ;  &  qui ,  félon  la  deftination  de  tout 
Principe  de  pratique,  ont  une  influence  continuelle  fur  toutes  nos  actions. 
On  peut,  d'ailleurs,    les  remarquer  dans  toutes  fortes  de  perfonnes ,  de 
quelque  âge  qu'elles  foient,  en  qui  ils  paroiffent  conftamment  &  fans  difeon- 
tinuation:  mais  ce  font  -  là  des  inclinations  de  notre  Ame  vers  le  Bien, 
&  non  pas  des  impreffions  de  quelque  vérité,  qui  foit  gravée  dans  notre 
Entendement.  Je  conviens  qu'il  y  a  dans  l'Ame  des  Hommes  certains  pen- 
chans  qui  y  font  imprimez  naturellement ,  &  qu'en  conféquence  des  pre- 
mières impreflions  que  les  hommes  reçoivent  par  le  moyen  des  Sens ,  il  fe 
trouve  certaines  chofes  qui  leur  plaifent,  &  d'autres  qui  leur  font  désagréa- 
bles, certaines  chofes  pour  lefquelles  ils  ont  du  penchant,    &  d'autres 
dont  ils  s'éloignent  &  qu'ils  ont  en  averfion.  Mais  cela  ne  fert  de  rien  pour 
prouver  qu'il  y  a  dans  l'Ame  des  caractères  innez  qui  doivent  être  les  Prin- 
cipes de  connoiffance  qui  règlent  actuellement  notre  conduite.  Bien  loin 
qu'on  puifie  établir  par-là  l'exiftence  de  ces  fortes  de  caractères ,  on  peut  en 
inférer  au  contraire,  qu'il  n'y  en  a  point  du  tout  :  car  s'il  y  avoit  dans  no- 
tre Ame  certains  caractères  qui  y  fuffent  gravez  naturellement ,  comme  au- 
tant de  Principes  de  connoiffance,  nous  ne  pourrions  que  les  apercevoir  a- 
giffant  en  nous,  comme  nous  fentons l'influence  que  ces  autres  impreflions 
naturelles  ont  actuellement  fur  notre  volonté  &  fur  nos  défirs,  je  veux  dire 
V en-vie  d'être  heureux ,  &.  la  crainte  d'être  miferable  :  Deux  Principes  qui  agif- 
fenc  conftamment  en  nous,  qui  font  les  reflbrts  &  les  motifs  inféparables 
de  toutes  nos  aciions ,  auxquelles  nous  fentons  qu'ils  nous  pouffent  &  nous 
déterminent  inceffamment. 
]      §.4.  Une  autre  raifon  qui  me  fait  douter  s'il  y  a  aucun  Principe  de  pra- 
tique  imé,  c'eft  qu'on  ne  Jauroit  propofer ,  à  ce  que  je  croi,  aucune  Règle  de 
':  dont  on  ne  pitijfc  demander  lar ai/on  avec  jufticc.  Ce  qui  feroit  tout-à- 
ût  ridicule '&  abfurde,  s'il  y  en  avoit  quelques-unes  qui  luffent  i;.ne'es,  ou 
même  évidentes  par  elles-mêmes  :  car  tout  Principe  inné  doit  être  fi  c  . 
dent  par  lui-même,  qu'on  n'ait  befoin  d'aucuiie  preuve  pour  en  voir  la  vé- 
rité ,  ni  d'aucune  raifon  pour  le  recevoir  avec  un  entier  confentement.    En 
effet,  on  croiroit  deftituez  de  fens  commun  ceux  qui  demanderoient,  ou 
qui  eilayeroient  de  rendre  laifon ,  pourquoi  il  eft  impoffible  qu'une  iboje  /oit 


de  pratique  ne  font  itmez'.  Liv.  I.  27 

&?  ne  [oit  pas  en  même  temps.  Cette  Proportion  porte  avec  elle  Ton  c'viden-  Cil  ap.  II. 
ce;  &  n'a  nul  befoin  de  preuve,  de  forte  que  celui  qui  entend  les  termes 
qui  fervent  à  l'exprimer,  ou  la  reçoit  d'abord  en  vertu  de  la  lumière  qu'el- 
le a  par  elle-même,  ou  rien  ne  fera  jamais  capable  de  la  lui  faire  recevoir. 
Mais  fi  l'on  propofoit  cette  Règle  de  Morale,  qui  eft  la  fource  &  le  fonde- 
ment inébranlable  de  toutes  les  vertus  qui  regardent  la  Société ,  Ne  faites  à 
autrui  que  ce  que  vous  voudriez,  qui  vous  fût  fait  à  vous-même,  fi,  dis-je,  on 
propofoit  cette  Règle  aune  perfonne  qui  n'en  auroit  jamais  ouï  parler  aupa- 
ravant, mais  qui  feroit  pourtant  capable  d'en  comprendre  le  fens,ne  pour- 
roit-elle  pas,  fans  abfurdité,  en  demander  la  raifon  ?  Et  celui  qui  la  propo- 
feroit,ne  feroit-il  pas  obligé  d'en  faire  voir  la  vérité?  Il  s'enfuit  clairement 
de  là,  que  cette  Loi  n'efl  pas  née  avec  nous,  puifque,  fi  cela  étoit,  elle 
n'aurait  aucun  befoin  d'être  prouvée,  &  ne  pourroit  être  mife  dans  un  plus 
grand  jour,  mais  devrait  être  reçue  comme  une  vérité  inconteftable  qu'on 
ne  fauroit  révoquer  en  doute,  dès  lors,  au  moins,  qu'on  l'entendrait  pro- 
noncer &  qu'on  en  comprendroit  le  fens.  D'où  il  paraît  évidemment  que 
la  vérité  des  Règles  de  Morale  dépend  de  quelque  autre  vérité  antérieure, 
d'où  elles  doivent  être  déduites  par  voye  de  raifonnement,  ce  qui  ne  pour- 
roit être ,  fi  ces  Règles  étoient  innées,  ou  même  évidentes  par  elles-mêmes. 

§.  5.  L'obfervation  des  Contrats  &  des  Traitez  eft  fans  contredit  un  des  Exemple  tire  dej 
plus  grands  &  des  plus  inconteftables  Devoirs  de  la  Morale.    Mais  fi  vous  "'£"*  MeZV 
demandez  à  un  Chrétien  qui  croit  des  récompenfes  &  des  peines  après  cette  i"  contrats. 
vie ,  Pourquoi  un  homme  doit  tenir  fa  parole ,  il  en  rendra  cette  raifon ,  c'eft 
que  Dieu  qui  eft  l'arbitre  du  bonheur  &  du  malheur  éternel ,  nous  le  com- 
mande.    Un  Difciple  d'Hobùes  à  qui  vous  ferez  la  même  demande,  vous 
dira  que  le  Public  le  veut  ainfi ,  &  que  le  Leviathan  vous  punira ,  fi  vous 
faites  le  contraire.     Enfin ,  un  Philofophe  Payen  auroit  répondu  à  cette 
Qjieftion,  que  de  violer  fa  promelfe ,  c'étoit  faire  une  chofe  deshonnete, 
indigne  de  l'excellence  de  l'homme ,  &  contraire  à  la  Vertu ,  qui  élevé  la 
Nature  humaine  au  plus  haut  point  de  perfection  où  elle  foit  capable  de 
parvenir. 

§.  6.  C'eft  de  ces  différens  Principes  que  découle  naturellement  cette  La  vertu  ca  sê. 
grande  diverfité  d'Opinions  qui  fe  rencontre  parmi  les  hommes  à  l'égard  des  "rouv^noifp'as 
Règles  de  Morale ,  félon  les  différentes  efpècesde  bonheur  qu'ils  ont  en  vite,  acaufè  qu'elle 
on  dont  ils  fe  propofent  l'acquifition  :  diverfité  qui  leur  ferait  abfolument  in-  pikTaxt&^ei 
connue,  s'il  y  avoit  des  Principes  de  pratique  qui  fuffent  innez  &  gravez  ""le. 
immédiatement  dans  leur  Ame  par  le  doigt  de  Dieu.     Je  conviens  que 
l'exiftence  de  Dieu  paraît  par  tant  d'endroits,  &  que  l'obéiffance  que  nous 
devons  à  cet  Etre  fupreme ,  eft  fi  conforme  aux  lumières  de  la  Raifon , 
qu'une  grande  partie  du  Genre  Humain  rend  témoignage  à  la  Loi  de  la  Na- 
ture fur  cet  important  article.     Mais  d'autre  part,  on  doit  reconnoure,  à 
mon  avis ,  que  tous  les  hommes  peuvent  s'accorder  à  recevoir  plufieurs  Rè- 
gles de  Morale, d'un  confentement  univerfel,  fans  connoitre  ou  recevoir  le 
véritable  fondement  de  la  Morale,  lequel  ne  peut  être  autre  chofe  que  la 
volonté  ou  la  Loi  de  Dieu ,  qui  voyant  toutes  les  actions  des  hommes ,  & 
pénétrant  leurs  plus  fecretes  penfées,  tient,  pour  ainfi  dire,  entre  les  mains 

D  2  •  les 


îS  Que  nuls  Principes 

C  h  a  P.  II.  les  peines  &  les  récompenfes ,  &  a  affez  de  pouvoir  pour  faire  venir  à  comp- 
te ceux  qui  violent  fes  ordres  avec  le  plus  d'infolence.  Car  Dieu  ayant  mis 
uneliaifon  inféparable  entre  la  Vertu  &  la  Félicité  publique,  &  ayant  ren- 
du la  pratique  de  la  Vertu  néceffaire  pour  la  confervation  de  la  Société  hu- 
maine ,  &  viliblement  avantageufe  à  tous  ceux  avec  qui  les  gens-de-bien  ont 
à  faire ,  il  ne  faut  pas  s'étonner  que  chacun  veuille  non  feulement  approu- 
ver ces  Règles ,  mais  auffi  les  recommander  aux  autres ,  puifqu'il  eft  per- 
fuadé  que  s'ils  les  obfervent,  il  lui  en  reviendra  à  lui-même  de  grands  avan- 
tages. Il  peut,  dis-je,  être  porté  par  intérêt,  auffi  bien  que  par  con- 
viction, à  faire  regarder  ces  Régies  comme  facrées,  parce  que  fi  elles  vien- 
nent à  être  profanées  &  foulées  aux  pies,  il  n'eft  plus  en  fureté  lui-même. 
Quoi  qu'une  telle  approbation  ne  diminue  en  rien  l'obligation  morale  & 
éternelle  que  ces  Régies  emportent  évidemment  avec  elles ,  c'eft  pourtant 
une  preuve  que  le  confentement  extérieur  &  verbal  que  les  hommes  don- 
nent à  ces  Règles ,  ne  prouve  point  que  ce  foient  des  Principes  innez.  Que 
dis-je?  Cette  approbation  ne  prouve  pas  même,  que  les  hommes  les  re- 
çoivent intérieurement  comme  des  Régies  inviolables  de  leur  propre  con- 
duite, puifqu'on  voit  tous  les  jours,  que  l'intérêt  particulier  &  la  bien- 
féance  obligent  plufieurs  perfonnes  à  s'attacher  extérieurement  à  ces  Rè- 
gles; &  à  les  approuver  publiquement,  quoi  que  leurs  actions  faffent  affez 
voir  qu'ils  ne  fongent  pas  beaucoup  au  Légiilateur  qui  les  leur  a  prefcri- 
tes ,  ni  à  l'Enfer  qu'il  a  deftiné  à  la  punition  de  ceux  qui  les  violeraient. 

§.  7.  En  effet,  ii  nous  ne  voulons  par  civilité  attribuer  à  la  plupart  des 
hommes  plus  de  fincerité  qu'ils  n'en  ont  effectivement ,  mais  que  nous  re- 
gardions leurs  actions  comme  les  interprètes  de  leurs  penfées ,  nous  trouve- 
rons qu'en  eux-mêmes  ils  n'ont  point  tant  de  refpect  pour  ces  fortes  de  Rè- 
gles, ni  une  fort  grande  perfuafion  de  leur  certitude,  &  de  l'obligation  où 
ils  font  de  les  obferver.  Par  exemple ,  ce  grand  Principe  de  Morale ,  qui 
nous  ordonne  de  faire  aux  autres  ce  que  nous  voudrions  qui  nous  fût  fait  à  nous- 
viê/r.es ,  eft  beaucoup  plus  recommandé  que  pratiqué.  Mais  l'infraction  de 
cette  Règle  ne  fauroit  être  fi  criminelle,  que  la  folie  de  celui  qui  enfeigne- 
roit  aux  autres  hommes  que  ce  n'eft  pas  un  Précepte  de  Morale  qu'on  foit 
obligé  d'obferver,  paroîcroit  abfurde  &  contraire  à  ce  même  intérêt  qui 
porte  les  hommes  à  violer  ce  Précepte. 
Lacenfcicncene      §•  8-  On  dira  peut-être ,  que  puifque  la  Confcience  nous  reproche  l'in- 

piouve  pas  qu'il  y  fraction  de  ces  Règles,  il  s'enfuit  de  là  que  nous  en  reconnoiffons  intérieu- 

ait  aucune  Règle  ,      .     -, .  p        '    ,.  .  i  r  1      tvt 

*e  Morale,  i,.r.(e.  rement  la  juitice  &  1  obligation.  A  cela  je  répons,  que,  lans  que  la  .Na- 
ture aie  rien  gravé  dans  le  cœur  des  hommes ,  je  fuis  aflliré  qu'il  y  en  a  plu- 
fieurs qui  par  la  même  vove  qu'ils  parviennent  à  la  connoiffance  de  plufieurs 
autres  véritez,  peuvent  venir  à  reconnoître  la  juitice  &  l'obligation  de 
plufieurs  Règles  de  Morale.  D'autres  peuvent  en  être  inftruits  par  l'édu- 
cation, par  les  Compagnies  qu'ils  fréquentent,  &par  les  coutumes  de  leur 
Pais:  &  cette  perfuafion  une  fois  établie  met  en  action  leur  Confcience,  qui 
n'eft  autre  chofe  que  X  Opinion  que  nous  avons  nous-mêmes  de  ce  que  nous  fai- 
fons.  Or  fi  la  Confcience  étok  une  preuve  de  l'exiftence  des  Principes 
innez ,  ces  Principes  pourroient  être  oppofez  les  uns  aux  autres:  puifque 
.    "  cexi 


ams. 


de  pratique  ne  font  innez.  Liv.  I.  29 

certaines  perfonnes  font  par  principe  de  confcience  ce  que  d'antres  évitent  Ch  ap.  II. 
par  le  même  motif. 

§.  9.  D'ailleurs,  fi  ces  Règles  de  Morale  étoient  innées  &  empreintes    Exemples  de  Piu- 
naturellement  dans  l'Ame  des  hommes ,  je  ne  faurois  comprendre  comment  formes f commi- 
ils  pourroient  venir  à  les  violer  tranquillement,  &  avec  une  entière  çon-  fes  &m  aucun  ie- 
fiance.     Confiderez  une  Ville  prife  d'affaut,  &  voyez  s'il  paroît  dans  le  lcknce.de  c°n" 
cœur  des  fuldats,  animez  au  carnage  &  au  butin,  quelque  égard  pour  la 
Vertu,  quelque  Principe  de  Morale,  &  quelque  remords  de  confcience 
pour  toutes  les  injuftices  qu'ils  commettent.     Rien  moins  que  cela.     Le 
brigandage,  la  violence,  &  le  meurtre  ne  font  que  des  jeux  pour  des  gens 
mis  en  liberté  de  commettre  ces  crimes  fans  en  être  ni  cenfurez  ni  punis. 
Et  en  effet  n'y  a-t-il  pas  eu  des  Nations  entières  &méme  des  plus  polies*,  *  L"  Gréa  &  it* 
qui  ont  crû  qu'il  leur  étoit  aufii  bien  permis  d'expofer  leurs  Enfans  pour  les 
laiffer  mourir  de  faim,  ou  dévorer  par  les  bétes  farouches,  que  de  les  met- 
tre au  Monde?  Il  y  a  encore  aujourd'hui  des  Païs  où  l'on  enfevelit  les  En- 
fans  tout  vifs  avec  leurs  Mères,  s'il  arrive  qu'elles  meurent  dans  leurs  cou- 
ches; ou  bien  on  les  tue,  fi  un  Aftrologue  affùre  qu'ils  font  nez  fous  une 
mauvaife  Etoile.     Dans  d'autres' Lieux,  un  Enfant  tuë  ou  expofe  fon  Père 
&  fa  Mère,  fans  aucun  remords,  lors  qu'ils  font  parvenus  à  un  certain  âge. 
Dans  (a)  un  endroit  de  ï ' Afie ,  dès  qu'on  défefpére  delafanté  d'un  Malade,  M  £»■«««■  apud 
on  le  met  dans  une  foffe  creufée  enterre;  &  là  expofé  au  vent&  à  toutes  pagTj"'  Bait"  "' 
les  injures  de  l'air,  on  le  laifïe  périr  impitoyablement,  fans  lui  donner  au- 
cun fecours.     C'eft  une  chofe  ordinaire  (b)  parmi  les  Mingreliens ,  qui  font  (*)  t-amilTt  apud 
profdïion  du  Chriftianifme,  d'enfevelir  leurs  Enfans  tout  vifs,  fans  aucun  '_" pa8'  3 

fcrupule.     Ailleurs,  les  Pères  (c)  mangent  leurs  propres  Enfans.     Les  Ca-  U)  vkffm  de  ntîiî 
ribes  (d)  ont  accoutumé  de  les  châtrer,  pour  les  engraifier  &  les  manger.  °df"p.' mJ*,;  "' 
Et  Garcillajfo  de  laFega  rapporte  (e)  que  certains  Peuples  du  Pérou  avoient  T,ec-  »• 
accoutumé  de  garderies  femmes  qu'ils  prenoient  prilbnnières ,  pour  enfai-  ^.Liv.'i.'ch.îiv. 
re  des  Concubines,  &  nourriflbient  auiïi  délicatement  qu'ils  pouvoient,  les 
Enfans  qu'ils  en  avoient,  jufqu'à  l'âge  de  treize  ans  ;  après  quoi  ils  les  man- 
geoient,  &  faifoient  le  même  traitement  à  la  Mère  dès  qu'elle  ne  leurdon- 
noit  plus  d'Enfans.    Les  'toupinambous  (f)  ne  connoiffoient  pas  de  meilleur  C/)£«a,  ch.  i*.. 
moyen  pour  aller  en  Paradis  que  de  fe  vanger  cruellement  de  leurs  Enne- 
mis, &  d'en  manger  le  plus  qu'ils  pouvoient.     Ceux  que  les  Turcs  cano- 
nifent  &  mettent  au  nombre  des  Saints ,  mènent  une  vie  qu'on  ne  fauroit 
rapporter  fans  bleffer  la  pudeur.     Il  y  a ,  fur  ce  fujet ,  un  endroit  fort  re- 
marquable dans  le  Voyage  de  Baumgarten.     Comme  ce  Livre  eft  affêz  rare,, 
je  tranferirai  ici  le  paffage  tout  au  long  dans  la  même  Langue  qu'il  a  été  pu- 
blié.    Ibi  (fcil.  prope  Belbes  in  yEgypto)  ixidimus  fanctum  unttm  Saraceni- 
cum  inter  arenarum  cumulos,  lia  ut-  ex  utero  mitris  prodiit ,  nudum  fèdentem.. 
Mos  e[i ,  ut  didicimus ,  Mabometifiis ,  ut  eos ,  qui  ameutes  &  fine  ratione  funt , 
pro  fanclis  calant  rjf  vénèrent ur.     bifupcr  £5?  eos  qui  ohm  din  vitam  egerint  in- 
quimùjfimam ,   'volunîariam  demhn  poenitentiam   fj?   paupcrtatem  ,   fantlitate 
venerandos  députant.     Ejufmodi  verbgcnus  honiinum  UBertatem  quandam  effra- 
nem  babent^  dornos  quas  volunt  itttrandi,  edcidi^  bibendi,  13  quod  majus  efi ,. 
toncumbendi ;  es  qno  wicubitit ,  fi  proies  fcuta  fuerit ,  fancla  Jimiliter  habctur*. 


3<3>  Qu:  nuls  Principes 

Chap.  II.  His  ergo  homïmbus ,  dnm  vivant,  magnos  exhibent  honores:  mortuis  verb  veï 
templa  vel  monumenta  exfiruunt  amplijfima ,  eofque  cont ingère  ac  fepelire  maxi- 
m&  fortunœ  ducant  loco.  jiudivimus  hac  dicla  £5?  dicenda  per  intct^retem  à 
Mucrelo  noflro.  Infuper  fantlum  illum ,  quem  eo  loci  vidimus ,  publicitùs  ap- 
prime  commendari,  eu?n  effe  hominem  Janclum,  divinum  ac  integritatc  pœci- 
firem;  eo  quod,  nec  fœmimrum  unquam  effet  nec  puerorum  ,  fed  tantummods 
afellarum  concv.bitor  atque  mularum.  Peregr.  Baumgarten ,  Lib.  i.  cap.  i. 
p.  73.  *  Où  font,  je  vous  prie,  ces  Principes  innezàe  jufbice,  de  piété, 
de  reconnoiffance ,  d'équité  &  de  chafleté,  dans  ce  dernier  exemple  & 
dans  les  autres  que  nous  venons  de  rapporter  ?  Et  où  efl  ce  confentement 
univerfel  qui  nous  montre  qu'il  y  a  de  tels  Principes,  gravez  naturellement 
dans  nos  Ames  ?  Lors  que  la  mode  avoit  rendu  les  Duels  honorables ,  on 
commettoit  des  meurtres  fans  aucun  remords  de  confeience  ;  &  encore  au- 
jourd'hui, c'eft  un  grand  deshonneur  en  certains  Lieux  que  d'être  inno- 
cent fur  cet  article.  Enfin ,  fi  nous  jettons  les  yeux  hors  de  chez-nous , 
pour  voir  ce  qui  fe  paffe  dans  le  refte  du  Monde,  &  confiderer  les  hommes 
tels  qu'ils  font  effectivement,  nous  trouverons  qu'en  un  Lieu  ils  font  feru- 
pule  de  faire,  ou  de  négliger  certaines  chofes ,  pendant  qu'ailleurs  d'autres 
croyent  mériter  récompenfe  en  s'abftenant  des  mêmes  chofes  que  ceux-là 
font  par  un  motif  de  confeience ,  ou  en  faifant  ce  que  ces  premiers  n'ofe- 
roient  faire. 
Les  Hommes  ont      §•   i°-  Qjii  prendra  la  peine  de  lire  avec  foin  l'Hiftoire  du  Genre  Hu- 

des  principes  de     main  &  d'examiner  d'un  œuil  indiffèrent  la  conduite  des  Peuples  de  la  Ter- 
pratique,  oppofez  r  .  ,.  ,  ,,      -.        .      r  .   -  ,  /. 
lejunsaux  autres,  re ,  pourra  le  convaincre  lui-même ,  qu  excepte  les  Devoirs  qui  font  abio- 

lument  nécefTaires  à  la  confërvation  de  la  Société  humaine  (qui  ne  font  mê- 
me que  trop  fouvent  violez  par  des  Sociétez  entières  à  l'égard  des  autres 
Sociétez)  on  ne  fauroit  nommer  aucun  Principe  de  Morale,  ni  imaginer  au- 
cune Règle  de  vertu  qui  dans  quelque  endroit  du  Monde  ne  foit  méprifée 
ou  contredite  par  la  pratique  générale  de  quelques  Sociétez  entières  qui 
font  gouvernées  par  des  Maximes  de  pratique,  &  par  des  règles  de  con- 
duite tout-à-fait  oppofées  à  celles  de  quelque  autre  Société. 
nés  Nations  en-  §-  il.  On  objeétera  peut-être  ici,  qu'il  ne  s'enfuit  pas  qu'une  règle  foit 
titres  rejettent      inconnue",  de  ce  qu'elle  eft  violée.     L'Obiecrion  eft  bonne,  lors  que  ceux 

pluheurs  règles  de        .      ,    .  -'  r        >    1  i    ■  rr  j     i  r.-j     T 

Moule.  qui  n  obfervent  pas  la  règle ,  ne  laiilent  pas  de  la  recevoir  en  qualité  de  Loi  ; 

lors,  dis-je,  qu'on  la  regarde  avec  quelque  refpecl  par  la  crainte  qu'on  a 
d'être  deshonoré ,  cenfuré ,  ou  châtié ,  fi  l'on  vient  à  la  négliger.  Mais  il 
eft  impoffible  de  concevoir  qu'une  Nation  entière  rejettàt  publiquement  ce 
que  chacun  de  ceux  qui  lacompofent,  connoîtroit  certainement  &  infailli- 
blement être  une  véritable  Loi ,  car  telle  eft  la  connoilTance  que  tous  les 
hommes  doivent  nécefTairement  avoir  des  Loix  dont  nous  parlons,  s'il  eft 
vrai  qu'elles  foient  naturellement  empreintes  dans  leur  Ame.  On  conçoit 
bien  que  des  gens  peuvent  reconnoître  quelquefois  certaines  Règles  de  Mo- 
rale comme  véritables ,  quoi  que  dans  le  fond  de  leur  ame ,  ils  les  crovent 

faut? 

*  On  peut  voir  encore  au  fuj'et  de  cette     Turcs ,  ce  qu'en  a  dit  Pietro  Mh  Valk  dans 
cfpèce  de   Saints  fi  fort  refpe&ez  par  les     une  Lettre  du  25.  de  Janvier,  iôi<5. 


de  pratique  ne  font  innez.  Liv.  I.  31 

fauffes:  il  peut  être,  dis-je,  que  certaines  pcrfonnes  en  ufent  ainfi  en  cer-  Chap.  IL 
taines  rencontres,  dans  la  feule  vûë  de  conferver  leur  réputation  &  de  s'at- 
tirer Feffcime  de  ceux  qui  croyent  ces  Règles  d'une  obligation  indifpenfable. 
Mais  qu'une  Société  entière  d'hommes  rejette  &  viole,  publiquement  & 
d'un  commun  accord,  une  R*igle  qu'ils  regardent  chacun  en  particulier 
comme  une  Loi,  de  la  vérité  &  de  la  juftice  de  laquelle  ils  font  parfaite- 
ment convaincus ,  &  dont  ils  font  perluadez  que  tous  ceux  à  qui  ils  ont  à 
faire,  portent  le  même  jugement,  c'eft  une  chofe  qui  pafTe  l'imagination. 
Et  en  effet,  chaque  Membre  de  cette  Société  qui  viendrait  à  méprifer  une 
telle  Loi,  devroiî  craindre  néceffairement  de  s'attirer,  de  la  part  de  tous  les 
autres ,  le  mépris  &  l'horreur  que  méritent  ceux  qui  font  profeiïion  d'avoir 
dépouillé  l'humanité  ;  car  une  perfonne  qui  connoîtroit  les  bornes  naturelles 
du  Jufte  &  de  l'Injufte,  &  qui  ne  laiflèroit  pas  de  les  confondre  enfemble, 
ne  pourroit  être  regardé  que  comme  l'ennemi  déclaré  du  repos  &  du  bon- 
heur de  la  Société  dont  il  fait  partie.  Or  tout  Principe  de  pratique  qu'on 
fuppofe  inné,  ne  peut  qu'être  connu  d'un  chacun  comme  jufte  &.  avanta- 
geux. C'eft  donc  une  véritable  contradiction  ou  peu  s'en  faut,  quedefup- 
pofer,  que  des  Nations  entières  pulfent  s'accorder  à  démentir  tant  par  leurs 
difeours  que  par  leur  pratique,  d'un  confentement  unanime  &  univerfel, 
une  chofe,  de  la  vérité,  de  la  juftice  &  de  la  bonté  de  laquelle  chacun 
d'eux  feroit  convaincu  avec  une  évidence  tout-à-fait  irréfragable.  Cela 
fufEt  pour  faire  voir,  que  nulle  Règle  de  pratique  qui  eft  violée  univerfel- 
lemcnt  ci;  avec  l'approbation  publique,  dans  un  certain  endroit  du  Mon- 
de, ne  peut  palTer  pour  innée.  Mais  j'ai  quelque  autre  chofe  à  répondre 
à  l'objection  que  je  viens  de  propofer. 

§.  12.  11  ne  s'enfuit  pas,  dit -en ,  qu'une  Loi  foit  inconnue  de  ce  qu'elle 
eft  violée.  Soit:  j'en  tombe  d'accord.  Mais  je  foûtiens  qu'une permijfion 
publique  de  la  violer,  prouve  que  cette  Loi  n'efi  pas  innée.  Prenons,  par 
exemple,  quelques-unes  de  ces  Règles  que  moins  de  gens  ont  eu  l'audace 
de  nier,  ou  l'imprudence  de  révoquer  en  doute,  comme  étant  des  confé- 
quences  qui  fe  préfentent  !e  plus  aifément  à  la  Raifon  humaine,  &  qui  font 
les  plus  conformes  à  l'inclination  naturelle  de  la  plus  grande  partie  des  hont- 
es. S'il  y  a  quelque  règle  qu'on  puifle  regarder  comme  innée,  il  n'y  en  a 
point,  ce  me  fen:b!e,  à  qui  ce  privilège  doive  mieux  convenir  qu'à  celle- 
ci,  Pérès  iy  AJcres,  aimez  rj?  confériez  vos  Enfans..  Si  l'on  dit,  que  cet- 
te Règle  cil  innée ,  on  doit  entendre  par-là  l'une  de  ces  deux  chofes,  ou  que 
c'eft  un  Principe  conftamment  obfcrvé  de  tous  les  hommes;  ou  du  moins,  que 
c'eft  une  vérité  gavée  dans  Y  Ame  de  tous  les  hommes,  ojd  leur  eft,  par  conjé- 
quent,  connue  à  tous,  cj?  qtî'ils  reçoivent  tous  d'un  commun  aoufentement.  Or 
cette  Règle  n'eft  innée  en  aucun  de  ces  deux  fens.  Car  premièrement  ce 
n'elt  pas  un  Principe  que  tous  les  hommes  pt  pour  règle  de  leurs  ac- 

tions, comme  il  paroît  par  les  exemples  qi;e  nous  venons  c!c  citer;  &  fans 
aller  chercher  en  Mingreiie  &  dans  le  Pcnuu^  :  peu  de  foin  que 

des  Peuples  entiers  ont  de  leurs  Enfans,  jufques  a  !..  :  mourir  de  leurs 

propres  mains ,  fars  recourir  à  la  cruauté  de  quelques  Nations  Barbares 
qui  iurpafTe  celle  dej  De^es  mêmes ,  qui  ne  laL  que  c'étoit  une  coutu- 
me: 


Chap.  II. 


Des  Nations  en 
tiéies  rejettent 
plulieurs  Règles 
de  Moiale. 


"k±  Que  nuls  Trindpcs 

me  ordinaire  &  autorifée  parmi  les  Grecs  &  les  Romains ,  d'expofer  impi- 
toyablement &  fans  aucun  remords  de  confcience,  leurs  propres  Enfans, 
iors  qu'ils  ne  vouloient  pas  les  élever?  Il  eft  faux,  en  fécond  lieu,  que  ce 
foit  une  vérité  innée  &  connue  de  tous  les  hommes;  car  tant  s'en  faut  qu'on 
piaffe  regarder  comme  une  vérité  innée  ces  paroles ,  Pérès,  &?  Mères ,  ayez 
foin  de  conferver  vos  Enfans ,  qu'on  ne  peut  pas  même  leur  donner  le  nom 
de  Vérité,  car  c'eft  un  commandement,  &  non  pas  une  Propofition;  & 
par  conféquent  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  emporte  vérité  ou  fauffeté.  Pour 
faire  qu'il  puiffe  être  regardé  comme  vrai ,  il  faut  le  réduire  à  une  Propofi- 
tion ,  comme  eft  celle-ci ,  Cejî  le  devoir  des  Pérès  fj?  des  Mères  de  conferver 
leurs  Enfans.  Mais  tout  Devoir  emporte  l'idée  de  Loi  ;  &  une  Loi  ne 
fauroit  être  connue"  ou  fuppofée  fans  un  Légifiateur  qui  l'ait  prefcrite ,  ou 
fans  récompenfe  &  fans  peine  :  de  forte  qu'on  ne  peut  fuppofer ,  que  cette 
Règle,  ou  quelque  autre  Régie  de  pratique  que  ce  foit,  puiffe  être  innée, 
c'ell-à-dire  imprimée  dans  l'Ame  fous  l'idée  d'un  Devoir,  fans  fuppofer  que 
les  idées  d'un  Dieu ,  d'une  Loi ,  d'une  Vie  à  venir ,  &  de  ce  qu'on  nomme 
obligation  &  peine,  foient  auffi  innées  avec  nous.  Car  parmi  les  Nations 
dont  nous  venons  déparier,  il  n'y  a  point  de  peine  à  craindre  dans  cette  vie 
pour  ceux  qui  violent  cette  Règle;  &  par  conféquent,  elle  ne  fauroit  avoir 
force  de  Loi  dans  les  Pais  où  l'ufage  généralement  établi  y  eft  directement 
contraire.  Or  ces  idées  qui  doivent  toutes  être  néceffairement  innées ,  fi 
rien  eu.  inné  en  qualité  de  Devoir,  font  fi  éloignées  d'être  gravées  naturelle- 
ment dans  l'efprit  de  tous  les  hommes ,  qu'elles  ne  paroiffent  pas  même  fort 
claires  &  fort  diftinftes  dans  l'efprit  de  plufieurs  perfonnes  d'étude  &  qui 
fontprofeffion  d'examiner  les  chofes  avec  quelque  exactitude,  tant  s'en  faut 
qu'elles  foient  connues  de  toute  créature  humaine.  Et  parmi  ces  idées 
dont  je  viens  de  faire  rémunération ,  je  prouverai  en  particulier  dans  le 
Chapitre  fuivant  qu'il  y  en  a  une  qui  femble  devoir  être  innée  préferable- 
ment  à  toutes  les  autres,  qui  ne  l'eft  pourtant  point,  je  veux  parler  de  l'i- 
dée de  Dieu  :  ce  que  j'efpére  faire  voir  avec  la  dernière  évidence  à  tout  hom- 
me qui  eft  capable  de  fuivre  un  raifonnement. 

§.  13.  De  ce  que  je  viens  de  dire,  je  croi  pouvoir  conclurre  fùrement, 
qu'une  Régie  de  pratique  qui  efl  violée  en  quelque  endroit  du  Monde  d'un  confen- 
tement  général  &  fans  aucune  oppofition ,  ne  J aurait  paffer  pour  innée.  Car  il 
eft  impoffible,  que  des  hommes  puffent  violer  fans  crainte  ni  pudeur,  de 
fang  froid,  &  avec  une  entière  confiance,  une  Règle  qu'ils  fauroient  évi- 
demment &  fans  pouvoir  l'ignorer,  être  un  Devoir  que  Dieu  leur  a  prefcrit, 
&  dont  il  punira  certainement  les  infracleurs ,  d'une  manière  à  leur  faire 
fentir  qu'ils  ont  pris  un  fort  mauvais  parti  en  la  violant.  Or  c'eft  ce  qu'ils 
doivent  reconnoître  néceffairement,  fi  cette  Règle  eft  née  avec  eux;  & 
fans  une  telle  connoiffance ,  l'on  ne  peut  jamais  être  affùré  d'être  obligé  à 
une  chofe  en  qualité  de  Devoir.  Ignorer  la  Loi,  douter  de  fon  autorité, 
efpérer  d'échapper  à  la  connoiffance  du  Légifiateur,  ou  de  fe  fouftraire  à 
fon  pouvoir;  tout  cela  peut  fervir  aux  hommes  de  prétexte  pour  s'aban- 
donner à  leurs  pallions  préfentes.  Mais  fi  l'on  fuppofê  qu'on  voit  le  péché 
ik  la  peine  i'un  près  de  l'autre,  le  fupplice  joint  au  crime ,  un  feu  toujours 

prêt 


de  pratique  ne  font  innez.  Liv.  I.  33 

prêt  à  punir  le  coupable;  &  qu'en  confiderant  d'un  côté  le  plaifîr  qui  fol-  Ch  ap.  II. 
iicite  à  mal  faire,  on  découvre  en  même  temps  la  main  de  Dieu  levée  & 
en  état  de  châtier  celui  qui  s'abandonne  à  la  tentation  ;  (car  c'eft  ce  que 
doit  produire  un  Devoir  qui  eft  gravé  naturellement  dans  l'Ame ,  )  cela ,  dis- 
je,  étant  pofé,  concevez- vous  qu'il  foit  poiîible  que  des  gens  placez  dans 
ce  point  de  vùë,  &  qui  ont  une  connoillance  fi  diftincte&  fi  affùrée  de  tous 
ces  objets,  puiifent  enfraindre  hardiment  &  fans  fcrupule,  une  Loi  qu'ils 
portent  gravée  dans  leur  Ame  en  caractères  ineffaçables, '&  qui  fe  préfente 
à  eux  toute  brillante  de  lumière  à  mefure  qu'ils  la  violent?  Pouvez-vous 
comprendre  que  des  hommes  qui  lifent  au  dedans  d'eux-mêmes  les  ordres 
d'un  Légiflateur  tout-puilfant,  foient  en  même  temps  capables  de  méprifer 
&  fouler  aux  pieds  avec  confiance  &  avec  plaifir,  fes  commandemens  les 
plus  facrez?  Enfin,  efl-il  bieri  poifible  que,  pendant  qu'un  homme  fe  dé- 
clare ouvertement  contre  une  Loi  innée,  &  contre  le  fouverain  Légiflateur 
qui  l'a  gravée  dans  fon  ame,  eft-il  poiîible,  dis-je,  que  tous  ceux  qui  le 
voyent  faire  fans  prendre  aucun  intérêt  à  fon  crime,  que  les  Gouverneurs 
même  du  Peuple  qui  ont  la  même  idée  de  la  Loi  &  de  celui  qui  en  eft 
l'Auteur,  la  laiffent  violer  fans  faire  femblant  de  s'en  appercevoir,  fans  rien 
dire,  &  fans  en  témoigner  aucun  déplaifir,  ni  jetter  le  moindre  blâme  fur 
une  telle  conduite  "? 

Nos  appétits  font  à  la  vérité  des  Principes  actifs ,  mais  ils  font  fi  éloignez 
de  pouvoir  paffer  pour  des  Principes  de  Morale,  gravez  naturellement  dans 
notre  Ame,  que  G  nous  leur  laiflions  un  plein  pouvoir  de  déterminer  nos 
Actions,  ils  nous  feroient  violer  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  facré  dans  le  Mon- 
de. Les  Loix  font  comme  une  digue  qu'on  oppofe  à  ces  defirs  déréglez 
pour  en  arrêter  le  cours  ;  ce  qu'elles  ne  peuvent  faire  que  par  le  moyen  des 
récompenfes  &  des  peines  qui  contre-balancent  la  fatisfacf  ion  que  chacun 
peut  avoir  defiein  de  fe  procurer  en  transgreffant  la  Loi.  Si  donc  il  y  a  voit 
quelque  chofe  de  gravé  dans  l'Efprit  de  l'Homme,  fous  l'idée  de  Loi,  il 
faudrait  que  tous  les  hommes  fufient  aifùrez  d'une  manière  certaine  &  à 
n'en  pouvoir  jamais  douter,  qu'une  peine  inévitable  fera  le  partage  de  ceux 
qui  violeront  cette  Loi.  Car  Ci  les  hommes  peuvent  ignorer  ou  révoquer 
en  doute  ce  qui  eft  inné,  c'eft  en  vain  qu'on  nous  parle  de  Principes  innez, 
&  qu'on  en  veut  faire  voir  la  néceflité.  Bien  loin  qu'ils  puiffent  férvir  à 
nous  inftruire  de  la  vérité  &  de  la  certitude  des  chofes ,  comme  on  le  pré- 
tend, nous  nous  trouverons  dans  le  même  état  d'incertitude  avec  ces  Princi- 
pes, que  s'ils  n'étoiçnt  point  en  nous.  Une  Loi  innée  doit  être  accom- 
pagnée de  la  connoiffànce  claire  &  certaine  d'une  punition  indubitable  & 
affez  grande  pour  faire  qu'on  ne  puiffe  être  tenté  de  violer  cette  Loi  fi  l'on 
confulte  les  véritables  intérêts;  à  moins  qu'en  fuppofant  une  Loi  innée,  on 
ne  veuille  fuppofer  auffi  un  Evangile  inné.  Du  relie,  de  ce  que  je  nie  qu'il 
y  ait  aucune  Loi  innée,  on  aurait  tort  d'en  conclurre  que  je  croi  qu'il  n'y 
a  que  des  Loix  poiitives.  Ce  ferait  prendre  tout-à-fait  mal  ma  penfée.  11 
y  a  une  grande  différence  entre  une  Loi  innée,  &  une  Loi  de  Nature ,  en- 
tre une  vérité  gravée  originairement  dans  l'Ame,  &  une  vérité  que- nous 
ignorons,  mais  dont  nous  pouvons  acquérir  la  connoillance  en  nous  fervant 

E  corn- 


3  4  Que  mils  Principes 

C  H  A  P.  IL  comme  il  faut  des  Facilitez  que  nous  avens  reçue?  de  la  Nature.  Et  pour 
mol,  je  croi  que  ceux  qui  donnent  dans  les  extrémitez  oppofées,  fe  trom- 
pent également,  je  veux  dire,  ceux  qui  pofent  une  Loi  innée ,  &  ceux  qui 
nient  qu'il  y  ait  aucune  Loi  qui  puiffe  être  connue  par  la  lumière  de  la  Na- 
ture ,  c'eft-à-dire ,  fans  le  fecours  d'une  Révélation  pofitive. 
ceux  qui  foù-  §.  14.  Il  eft  fi  évident ,  que  les  hommes  ne  s'accordent  point  fur  les  Prin- 

deTprincipes'de3  c^Pes  ^e  pratique ,  que  je  ne  penfe  pas ,  qu'il  foit  néceffaire  d'en  dire  davan- 
pratique  mne-,  tage  pour  faire  voir  qu'il  n'eft  pas  poffible  de  prouver  par  le  confentement 
p^ueMbnTces  général  qu'il  y  ait  aucune  Règle  de  Morale,  innée;  &  cela  fuffit  pour  faire 
Principes.  ibupçonner  que  la  fuppofition  de  ces  fortes  de  Principes  n'eft  qu'une  opinion 

inventée  à  plaifir  ;  puifque  ceux  qui  parlent  de  ces  Principes  avec  tant  de 
confiance ,  font  fi  réfervez  à  nous  les  marquer  en  détail.  C'eft  pourtant  ce 
qu'on  auroit  droit  d'attendre  de  ceux  qui  font  tant  de  fond  fur  cette  opinion. 
Leur  refus  nous  donne  fujet  de  nous  défier  de  leurs  lumières  ou  de  leur  cha- 
rité, puifque  foûtenant  que  Dieu  a  imprimé  dans  l'Ame  des  hommes,  les 
fondemens  de  leurs  connoiffances ,  &  les  règles  néceffairts  à  la  conduite  de 
leur  vie,  ils  s'intereffent  fi  peu  pour  l'inftruétion  de  leurs  prochains,  &pour 
le  repos  du  Genre  Humain,  fi  fatalement  divifé  fur  ce  fujet,  qu'ils  négli- 
gent de  leur  montrer  quels  font  ces  Principes  de  fpéculation  &  de  pratique. 
Mais  à  dire  le  vrai ,  s'il  y  avoit  de  tels  Principes ,  il  ne  feroit  pas  néceffaire 
de  les  indiquer  à  perfonne.  Car  Ci  les  hommes  les  trouvoient  gravez  dans  leur 
Ame ,  ils  pourroient  aifément  les  diftinguer  des  autres  véritez  qu'ils  vien- 
droient  à  apprendre  dans  la  fuite,  &  à  déduire  de  ces  premières  connoiffan- 
ces ce  que  c'eft  que  ces  Principes ,  &  combien  il  y  en  a.  Nous  ferions 
auffi  aff ùrez  de  leur  nombre  que  nous  le  fommes  du  nombre  de  nos  doigts  ; 
&  en  ce  cas-là ,  l'on  ne  manquerait  pas  apparemment  de  les  étaler  un  à  un 
dans  tous  les  Syftemes.  Mais  comme  perfonne ,  que  je  fâche,  n'a  encore  ofé 
nous  donner  un  Catalogue  exaétdeces  Principes  qu'on  fuppofe  innez,  on  ne 
faurait  blâmer  ceux  qui  doutent  de  la  vérité  de  cette  fuppofition ,  puifque 
ceux-là  même  qui  veulent  impofer  aux  autres  la  néceffité  de  croire  qu'il  y  a  des 
Propofitions  innées,  ne  nous  difent  point  quelles  font  ces  Propositions.  Il 
eft  aifé  de  prévoir,  que  fi  différentes  perfonnes,  attachées  à  différentes 
Seftes,  entreprenoient  de  nous  donner  une  lifte  des  Principes  de  pratique 
qu'ils  regardent  comme  innez,  ils  ne  mettraient  dans  ce  rang  que  ceux  qui 
s'accordant  avec  leurs  hypothefes ,  feraient  propres  à  faire  valoir  les  opinions 
qui  régnent  dans  leurs  Ecoles ,  ou  dans  leurs  Eglifes  particulières  :  preuve 
évidente  qu'il  n'y  a  point  de  telles  véritez  innées.  Bien  plus,  une  grande 
partie  des  hommes  font  fi  éloignez  de  trouver  en  eux-mêmes  de  tels  Princi- 
pes de  Morale  innez ,  que  dépouillant  les  hommes  de  leur  Liberté ,  &  les 
changeant  par-là  en  autant  de  Machines,  ils  détruifent  non  feulement  les 
Règles  de  Morale  qu'on  veut  faire  paffer  pour  innées,  mais  toutes  les  au- 
tres, quelles  qu'elles  foient,  fans  laiflër  aucun  moyen  de  croire  qu'il  y  en  aîl 
aucune,  à  tous  ceux  qui  ne  finiraient  concevoir  qu'une  Loi  puifie  convenir  à 
autre  chofe  qu'à  un  Agent  libre  :  de  forte  que  fur  ce  fondement  on  eft  obligé 
de  rejetter  tout  Principe  de  vertu,  pour  ne  pouvoir  allier  la  Morale  avec  la 
néceiîité  d'agir  en  Machine  :  deux  chofes  qu'il  n'eft  pas  effectivement  fort 
aifé  de  concilier,  ou  de  faire  fubfifter  enfemble.  §.  15.  Coin- 


de  pratique  ne  font  innez.  L  i  v.  I.  35* 

§.   15.  Comme  je  vcnois  d'écrire  ceci,  l'on  m'apprit  que  Mylord  Hcr-  Chap.  II.  ■ 
bert  avoit  indique  les  Principes  de  Morale  qu'on  prétend  être  innez,  dans    Examendes 
fon  Ouvrage  intitulé,  De  Veritate,  Delà  Vérité.     J'allai  d'abord  ie  *"™P*> ""«j. 

,-  ,  °  ,-    .  j  ,-   ,      ,  .,      ,  -i-  1  \      r  •    que  propoieMv- 

coniulier,  eiperant  qu  un  h  habile  homme  auroit  dit  quelque  choie  qui  lord  titrben. 
pourroit  me  iatisfaire,  &  terminer  toutes  mes  recherches  fur  cet  article. 
Dans  le  chapitre  où  il  traite  de  1'inftincT:  naturel,  De  injlinclu  naturali, 
pag.  ~6.  Edit.  165C.  voici  les  fix  marques  auxquelles  il  dit  qu'on  peut  re- 
connoître  ce  qu'il  appelle  Notions  communes,  1.  Prioritas,  ou  l'avantage  de 
précéder  toutes  les  autres  connoiflanecs.  2.  Indcpendentia  ,  l'indépendan- 
ce. 3.  Univerfalitas ,  l'univerfalité.  4.  Certitudo ,  la  certitude.  5.  Ne- 
ceffitas,  la  nécelîité,  c'eft-à-dire,  comme  il  l'explique  lui-même,  ce  qui 
fert  à  la  confervation  de  l'homme ,  qu<e  faciunt  ad  hominis  confer-vationem.  6. 
Modus  conformationis ,  id  eft ,  Afj'enfus  nullâ  interpofitâ  mord  ,  la  manière 
dont  on  reçoit  une  certaine  vérité ,  c'eft-à-dire  un  prompt  confentement 
qu'on  donne  fans  héfiter  le  moins  du  monde.  Et  fur  la  fin  de  fon  petit 
Traité  *  De  Religione  Laici,  il  parle  ainfi  de  ces  Principes  innez,  pag.  3.  *  Dt  u  Ret^im 
Adeb  ut  non  uniujcujufvis  Religionis  confinio  arélentur  qu&  ubique  vigent  veri-  **  La,iue' 
tates.  Sunt  enim  in  ipfâ  mente  cœliths  deferiptœ ,  nuïïifque  traditionibus ,  five 
feriptis ,  Jive  non  feriptis  obnoxiz:  C'eft-à-dire,  „  Ainfi  ces  Véritez  qui  font 
„  reçues  par  tout,  ne  font  point  reflerrées  dans  les  bornes  d'une  Religion 
,,  particulière,  car  étant  gravées  dans  l'Ame  même  par  le  doigt  de  Dieu, 
„  elles  ne  dépendent  d'aucune  Tradition,  écrite  ou  non  écrite".  Et  un  peu 
plus  bas.  il  ajoute,  Veritates  noftrœ  Catholica ,  quœ  tanquam  indubia  Dei 
effata,  in foro  interiori  defcripfa;  c'eft-à-dire,  ,,  nos  Véritez  catholiques, 
,,  qui  font  écrites  dans  la  Confcience ,  comme  autant  d'Oracles  infaillibles 
„  émanez  de  Dieu".  Mylord  Herbert  ayant  ainfi  propofé  les  caractères  des 
Principes  innez  ou  Notions  communes,  &  ayant  afîiïré  que  ces  Principes 
ont  été  gravez  dans  l'Ame  des  hommes  par  le  doigt  de  Dieu,  il  vient  à  les 
propofer,  &  les  réduit  à  ces  cinq:  *  Le  premier  eft,  qu'il  y  a  un  Dieu  fa- 
prême:  Le  fécond,  que  ce  Dieu  doit  être fervi :  Le  troifiéme,  que  la  Vertu 
jointe  avec  la  piété  eft  le  Culte  le  plus  excellent  qu'on  puijfe  rendre  à  la  Divini- 
té: Le  quatrième,  qu'il  j «ut  fe  repentir  de  fes  péchez:  Le  cinquième,  qu'/7 
y  a  des  peines  ou  des  récompenses  après  cette  vie ,  félon  qu'on  aura  bien  ou  mal 
vécu.  Qj.ioi  que  je  tombe  d'accord  que  ce  font  là  des  véritez  évidentes,  & 
d'une  telle  nature  qu'étant  bien  expliquées,  une  Créature  raifonnable  ne 
peut  guère  éviter  d'y  donner  fon  confentement,  je  croi  pourtant  qu'il  s'en 
faut  beaucoup  que  cet  Auteur  faflë  voir  que  ce  font  des  impreffions  innées, 
naturellement  gravées  dans  la  Confcience  de  tous  les  hommes,  in  Foro  inte- 
riori deferipta.  Je  me  fonde  fur  quelques  obfervations  que  j'ai  pris  la  liber- 
té de  faire  contre  fon  hypothefe. 

§.   16.  Je  remarque,  en  premier  lieu,  que  ces  cinq  Propofitions ne  font 
pas  toutes  des  Notions  communes ,  gravées  dans  nos  Ames  par  le  doigt  de 

Dieu, 

*  1.  Ejje  aliquod  fupremum  Numen.    z.  Nu-      4.  Rejip'îfeendum  effe  à  peccatis.    5.  Darï  pr«- 
mn  illud  colï  debere.     3.  Virtutem  cum  pietate      mïum  vtl  pœnam  pojl  hanc  vïtam  tranj*&<im. 
tonjmHam  optimam  effe  rationcm  Cultûs  dïv'im. 

E  z 


3 6  Que  nids  Principes 

ChaP.  II.  Dieu,  ou  bien,  qu'il  "y  en  a  beaucoup  d'autres  qu'il  faudrok  mettre  dans  ce 
rang ,  fi  l'on  étoit  fondé  à  croire  qu'il  y  en  eût  aucune  qui  y  fut  gravée  de 
cette  manière.  Car  il  y  a  d'autres  Propofitions ,  qui,  fuivant  les  propres 
Règles  de  Mylord  Herbert,  ont  pour  le  moins  autant  de  droit  à  une  telle 
origine,  &  peuvent  auiîi  bien  palier  pour  innées,  que  quelques-unes  de  ces 
cinq  qu'il  rapporte,  comme  par  exemple,  cette  Règle  de  Morale,  Faites 
comme  vous  •voudriez  qu  il  vous  fût  fait ,  &  peut-être  cent  autres,  fi  l'on 
prenoit  la  peine  de  les  chercher. 

g.  17.  En  fécond  lieu,  toutes  les  marques  qu'il  donne  d'un  Principe  in- 
né,  ne  fauroient  convenir  à  chacune  de  ces  cinq  Propofitions.  Ainfi,  la 
première ,  la  féconde  &  la  troifiéme  de  ces  marques  ne  conviennent  pas  par- 
faitement à  aucune  de  ces  Propofitions:  &  la  première,  la  féconde,  la  troi- 
fiéme ,  la  quatrième ,  &  la  fixiéme  quadrent  fort  mal  à  la  troifiéme  Propo- 
sition, à  la  quatrième  &  à  la  cinquième.  On  pourroit  ajouter,  que  nous 
favons  certainement  par  l'Hiftoire ,  non-feulement  que  plulieurs  perfonnes, 
mais  des  Nations  entières  regardent  quelques-unes  de  ces  Propofitions,  ou 
même  toutes,  comme  douteufes,  ou  comme  fauffes.  Mais  cela  mis  àpart, 
jenefaurois  voir  comment  on  peut  mettre  au  nombre  des  Principes  innez  la 
troifiéme  Propofition,  dont  voici  les  propres  termes,  La  Vertu  jointe  avec 
la  pété ',  efl  le  Culte  le  plus  excellent  quon  puiJJ'e  rendre  à  la  Divinité  :  tant  le 
mot  de  Vertu  eft  difficile  à  entendre,  tant  la  lignification  en  eit  équivoque, 
&  la  chofe  qu'il  exprime,  difputée  &  mal-aifée  à  connoître.  D'où  il  s'en- 
fuit qu'une  telle  Règle  de  pratique  ne  peut  qu'être  fort  peu  utile  à  la  con- 
duite de  notre  vie;  &que  par  conféquent  elle n'eft nullement  propre  à  être 
mife  au  nombre  des  Principes  de  pratique  qu'on  prétend  être  innez. 

%.  iS-  Confiderons,  pour  cet  effet,  cette  Propofition  félon  le  fens  qu'el- 
le peut  recevoir;  car  ce  qui  conitituë  &  doit  conflituerun  Principe  ou  une 
Notion  commune ,  c'eft  le  fens  de  la  Propofition  &  non  pas  le  fon  des  ter- 
mes qui  fervent  à  l'exprimer.  Voici  la  Propofition  :  La  Vertu  cfi  le  Culte 
le  plus  excellent  quon  puijfe  rendre  à  Dieu,  c'eft-à-dire,  qui  lui  ell  le  plus 
agréable.  Or  fi  on  prend  le  mot  de  Vertu  dans  le  fens  qu'on  lui  donne  le 
plus  communément,  je  veux  dire  pour  les  actions  qui  paiîent  pour  louables 
félon  les  différentes  opinions  qui  régnent  en  différens  Païs ,  tant  s'en  faut  que 
cette  Propofition  foit  évidente,  qu'elle  n'eft  pas  même  véritable.  Que  fi 
on  appelle  Vertu  les  actions  qui  font  conformes  à  la  Volonté  de  Dieu,  ou  à 
la  Règle  qu'il  apreferite  lui-même,  qui  ell  le  véritable&Je  feul fondement 
de  la  Vertu,  à  entendre  parce  terme  ce  qui  eft  bon  &  droit  en  lui-même: 
en  ce  cas-là,  rien  n'eft  plus  vrai  ni  plus  certain  que  cette  Propofition,  La- 
Vertu  efl  le  Culte  le  plus  excellent  qu'on  puiJJ'e  vendre  à  Dieu.  Mais  elle  ne  fera 
pas  d'un  grand  ufage  dans  la  vie  humaine,  puifqu'elle  ne  fignifiera  autre 
chofe,  finon  que  Dieu  fe  plaît  à  voir  pratiquer  ce  qu'il  .commande  :  vérité  dont 
un  homme  peut  être  entièrement  convaincu  fans  lavoir  ce  que  c'eft  que  Dieu 
commande ,  de  forte  que  faute  d'une  connoiffance  plus  déterminée  il  fe 
trouvera  tout  auffi  éloigné  d'avoir  Une  Règle  ou  un  Principe  de  conduite , 
que  fi  cette  Vérité-là  lui  étoit  tout-à-fait  inconnue.  Or  je  ne  penfe  pas 
qu'une  Propofition  qui  n'emporte  autre  chofe  linon  que  Dieu  Je  plaît  à  voir 

praU- 


de  pratique  ne  font  innez.  Liv.  I.  37 

•pratiquer  ce  qu'il  commande ,  (bit  reçue  de  bien  des  gens  pour  un  Principe  Chap.  II. 
de  Morale,  gravé  naturellement  dans TFiprit  de  tous  les  hommes,  quel- 
•  que  véritable  &  quelque  certaine  qu'elle  Coït  ;  puis  qu'elle  enfeigne  fi  peu 
de  choie.  Mais  quiconque  lui  attribuera  ce  privilège,  fera  en  droit  de  re- 
garder cent  autres  Propofitions  comme  des  Principes  innez,  car  il  y  en  a 
plulîeurs  que  perfonnene  s'eft  encore  avifé  de  mettre  dans  ce  rang,  qui  peu- 
vent y  être  placées  avec  autant  de  fondement  que  cette  première  Propo- 
li tion. 

§.#io.  La  quatrième  Propofition,  qui  porte  que  tous  les  hommes  doivent    on  continus 
fe  repentir  de  leurs  péchez,  n'ett  pas  plus  inilruétive,  jufqu'à  ce  qu'on  ait  paScip^»»», 
expliqué  quelles  font  les  aclions  qu'on  appelle  des  Péchez.     Car  le  mot  de  propoiez  pat  My- 
féebé  étant  pris  (comme  il  l'ell  ordinairement)  pour  fignifier  en  général  de 
mauvaifes  actions  qui  attirent  quelque  châtiment  fur  ceux  qui  les  commet- 
tent; nous  donne-t-on  un  grand  Principe  de  Morale,  en  nous  difant  que 
nous  devons  être  affligez  d'avoir  convins,  &  que  nous  devons  cefTer  de  com- 
mettre ce  qui  ne  peut  que  nous  rendre  malheureux,  fi  nous  ignorons  quel- 
les font  ces  actions  particulières  que  nous  ne  pouvons  commettre  fans  nous 
réduire  dans  ce  trille  état  ?  Cette  Propofition  eft  fans  doute  très-véritable. 
Elle  eflaufii très-propre  à  être  inculquée  dans  l'efprit  de  ceux  qu'on  fuppo- 
fe  avoir  appris  quelles  actions  font  des  péchez  dans  les  différentes  circonllan- 
ces  de  la  vie;  &  elle  doit  être  reçue  de  tous  ceux  qui  ont  acquis  ces  con- 
noiffances.     Mais  on  ne  fauroit  concevoir  que  cette  Propofition  ni  la  prè«- 
cedente,  foient  des  Principes  innez,  ni  qu'elles foient  d'aucun ufage,  quand 
bien  elles  feroient  innées;  à  moins  que  la  mefure  &  les  bornes  précifes  de 
toutes  les  Vertus  &  de  tous  les  Vices  n'euffent  aufii  été  gravées  dansl'Ame 
des  hommes,  &ne  fuffent  autant  de  Principes  innez;  dequoi  l'on  a,  je  pen- 
fe,  grand  fujet  de  douter.     D'où  je  conclus  qu'il  ne  femble  prefque  pas 
polhble,  que  Dieu  ait  imprimé  dans  l'Ame  des  hommes,  des  Principes, 
conçus  en  termes  vagues,  tels  que  ceux  de  FertuSc  de  Péché,  qui  dansl'Ef- 
prit  de  différentes  perfonnes  lignifient  des  chofes  fort  différentes.     On  ne 
îauroit,  dis-je,  fuppolêr  que  ces  fortes  de  Principes  puiffent  être  attachez 
à  certains  mots,  parce  qu'ils  font  pour  la  plupart  compofez  de  termes  gé- 
néraux qu'on  nefauroit  entendre,  avant  quedeconnoïtre  les  idées  particu- 
lières'qu  ils  renferment.     Car  à  l'égard  des  exemples  de  pratique,  l'on  ne 
peut  en  bien  juger  que  par  la  connoiliance  des  actions  mêmes  ;  &  les  Règles 
fur  lefquelles  ces  actions  font  fondées,  doivent  être  indépendantes  des  mots, 
&  précéder  la  connoiffance  du  langage;  de  forte  qu'un  homme  doit  con- 
noitre  ces  Règles ,  quelque  Langue  qu'il  apprenne ,  le  François ,  l'Anglois ,  ou 
le  Japonnois;  dut-il  même  n'apprendre  aucune  Langue,&  n'entendre  jamais 
l'uiàge  des  mots ,  comme  il  arrive  aux  fourds  &  aux  muets.  Quand  on  aura  fait 
voir,  que  des  hommes  qui  n'entendent  aucun  Langage,  &  qui  n'ont  pas  ap- 
pris par  le  moyen  des  Loix  &  des  coutumes  de  leur  Pais,  Qu'une  partie  du 
Culte  de  Dieu  confifle  à  ne  tuer  perfonne,  à  n'avoir  de  commerce  qu'avec 
une  feule  femme ,  a  ne  pas  faire  périr  des  Enfansdans  le  ventre  de  leur  Mè- 
re, à  ne  pas  les  expofer,  à  n'oter  point  aux  autres  ce  qui  leur  appartient, 
quoi  qu'on  en  aît  L-efoin  foi-même,  mais  au  contraire  aies  fecourir  dans 

E  3  leurs 


33 


mis  Pi'i/ic;pcs 


CkaP.  II.    leurs  néceflitez  ;  &  lors  qu'envient  à  violer  ces  règles,  à  en  témoigner  du 
repentir,  a  en  être  affligé,  &  à  :e  une  ferme  réfolution  de  ne  pas  ie 

faire  une  autre  fois;  quand,  dis-je,  on  aura  prouvé  que  ces  gens -la  con-  ■ 
noiflent&  reçoivent  actuellement  pour  régie  de  leur  conduite  tous  ces  Pré- 
cepte- ,  &  mille  autres  femblables  qui  font  compris  fous  ces  deux  mots  Fertsi 
&  Péché ,  Ton  fera  mieux  fondé  à  regarder  ces  Règles  &  autres  :'.  n         _■>-, 
comme  des  Notions  communes  &  des  Principes  de  pratique.  '  Mais  avec 
tout  cela,  quand  il  feroit  vrai, que  tous  les  hommes  s'accorderoient  fur  les 
Principes  ce  Morale,  ce  confentement  univerfel  donné  à  des  véritez  q^i'on 
peut  connoitre  autrement  que  par  le  moyen  d'une  impreffion  naturelle,  ne 
prouveroit  pas  fort  bien  que  ces  véritez  fuilènt  effectivement  innées  ;  &. 
c'eft  là  tout  ce  que  je  prétens  foùtenir. 
on  objefte,  que        §.  20.  Ce  feroit  inutilement  qu'on  oppoferoit  ici  ce  qu'on  a  accoutumé 
%Âr'.t"ftrl  îor-'~  de  dire ,  Que  la  Coutume ,  C  Education  tj?  les  opmkm  générales  de  ceux  avec  qui 
rompus  ]" 0n  corner  Je  peuvent  objatreir 'ces  Principes  de  Morale  qu'on  fuppofe  innez,  ci? 

obi'éaion? Cet'  :  enpt  les  effacer  entièrement  de  Te/prit  des  hommes.  Car  fi  cette  réponfe  eft 
bonne ,  elle  anéantit  la  preuve  qu'on  prétend  tirer  du  confentement  univer- 
fel, en  faveur  des  Principes  innez,  à  moins  que  ceux  qui, parlent  ainli,ne 
s'imaginent  que  leur  opinion  particulière,  ou  celle  de  leur  Parti,  doit  palTer 
pour  un  confentement  général  ,  ce  qui  arrive  aiTez  fouvent  à  ceux  qui  fe 
croyant  les  feuls  arbitres  du  Vrai  &  du  Faux,  ne  comptent  pour  rien  les  fuf- 
frages  de  tout  le  refte  du  Genre  Humain.  De  forte  que  le  raifonnement  de 
ces  gens-là  fe  réduit  à  ceci  :  „  Les  Principes  que  tout  le  Genre  Humain  re- 
„  connoit  pour  véritables,  font  innez:  Ceux  que  les  perfonnes  de  bon  fens 
„  reconnoiffent ,  font  admis  par  tout  le  Genre  Humain;  ATous  &  ceux  de 
„  notre  Parti  fournies  des  gens  de  bon  fens  :  Donc  nos  Principes  font  innez. 
Plaifante  manière  de  raifonner  qui  va  tout  droit  à  l'infaillibilité  !  Cependant 
fi  l'on  ne  prend  la  chofe  de  ce  biais ,  il  fera  fort  difficile  de  comprendre  com- 
ment il  y  a  certains  Principes  que  tous  les  hommes  reconnoiilent  d'un  com- 
mun confentement,  quoi  qu'il  n'y  ait  aucun  de  ces  Principes  que  la  Coutu- 
me ou  l'Education  naît  effacé  de  l'efprit  de  lira  des  gens  :  ce  qui  fe  réduit  à 
ceci,  que  tous  les  hommes  reçoivent  ces  Principes,  mais  que  cependant  plu- 
fieurs  perfonnes  les  rejettent,  &  refufent  d'y  donner  leur  confentement.  Et 
dans  le  tond,  la  fuppofition  de  ces  fortes  de  premiers  Principes  ne  fauroit 
nous  être  d'un  grand  ufage  :  car  que  ces  Principes  foient  innez  ou  non,  nous 
ferons  dans  un  égal  embarras,  s'ils  peuvent  être  altérez,  ou  entièrement 
effacez  de  notre  Elprit  par  quelque  moyen  humain ,  comme  par  la  volonté 
de  nos  Maîtres  &  par  les  fentimens  de  nos  Amis  ;  &  tout  l'étalage  qu'on  nous 
fait  de  ces  premiers  Principes  &  de  cette  lumière  innée ,  n'empêchera  pas 
que  nous  ne  nous  trouvions  dans  des  ténèbres  auiïi  epaifles,&  dans  une  auffi 
grande  incertitude  que  s'il  n'y  avoit  point  de  femblable  lumière.  Il  vaut 
autant  n'avoir  aucune  Règle,  que  d'en  avoir  une  faillie  par  quelque  en- 
droit, ou  que  de  ne  pas  connoître  parmi  pluiieurs  Règles  différentes  &  .con- 
traires les  unes  aux  autres, quelle  ell  celle  qui  eft  droite.  Mais  je  voudrois 
bien,  que  les  Partifans  des  idées  innées  me  diffent,  fi  ces  Principes  peu- 
vent, ou  ne  peuvent  pas  être  effacez  par  l'Education  o:  par  la  Coutume. 

S'ils 


de  pratique  ne  font  innez.    Liv.  I.  39 

S'ils  ne  peuvent  l'être,  nous  devons  les  trouver  dans  tous  les  homme?  ;  &  il  Chap.  II. 
faut  qu'ils  paroiffent  clairement  dans  l'Efprit  de  chaque  homme  en  particu- 
lier. Et  s'ils  peuvent  être  altérez  par  des  Notions  étrangères,  ils  doivent 
paraître  plus  diffeinctement  &  avec  plus  d'éclat,  lors  qu'ils  font  plus  près 
de  leur  fource,  je  veux  dire  clans  les  Enfans  &  les  Ignorans  fur  qui  les  opi- 
nions étrangères  ont  fait  le  moins  d'impreffion.  Qu'ils  prennent  tel  parti 
qu'ils  voudront,  ils  verront  clairement  qu'il  eft  démenti  par  des  faits  con- 
ftans ,  &  par  une  continuelle  expérience. 

S.  21.   l'avouerai  fans  peine  que  des  perfonnes  de  différent  Païs,  d'un  tem-  ,  °»  reç°>t  dans 

•*  i-rr.  o  •      >  -    •    'î        '         1     1  •'  •  JcMondedes 

perament différent,  &  qui  n  ont  pas  ete  élevées  de  la  même  manière,  s  ac-  principes  nuire 

cordent  à  recevoir  un  fort  grand  nombre  d'Opinions  comme  premiers  Prin-  {"émurent  i«  uns 

cipes,  comme  Principes  irréfragables,  parmi  lefquelles  il  y  en  a  plufieurs 

qui  ne  fauroient  être  véritables,  tant  à  caufe  de  leur  abfurdité,  que  parce 

qu'elles  font  direclement  contraires  les  unes  aux  autres.    Mais  quelque  op- 

pofées  qu'elles  foient  à  la  Raifon,  elles  ne  laiffent  pas  d'être  reçues  dans 

quelque  endrok  du  Monde  avec  un  fi  grand  refpecr. ,  qu'il  fe  trouve  des  gens 

de  bon  fens  en  toute  autre  chofe  qui  aimeraient  mieux  perdre  la  vie  &tout 

ce  qu'ils  ont  de  plus  cher,  que  de  les  révoquer  en  doute,  ou  de  permettre 

à  d'autres  de  les  contefter. 

S.  22.  Quelque  étrange  que  cela  paroiffe,  c'eft  ce  que  l'expérience  con-   Par  quels  degrez 

f  \        ■  oui  r  r   r         r  •        r    v  r  J  '      ■  ies  nommes  vien- 

firme  tous  les  jours  ;  &  1  on  n  en  fera  pas  11  fort  furpns,  fi  1  on  conhdere  nemcomiminé- 
par  quels  dégrez  il  peut  arriver  que  des  Doctrines  qui  n'ont  pas  de  meilleu-  ment  à  recevoir 

r       r  °        1      r-  n-   ■         1»  tvt  ■  i>  •    '   j'  ■    -n     certaines  chofes 

res  fources  que  la  fuperintion  dune  INournce,  ou  1  autorité  dune  vieille  pour  principes. 

femme,  deviennent,  avec  le  temps,  ce  par  le  confentement  des  voifins, 

autant  de  Principes  de  Religion,  &  de  Morale.     Car  ceux  qui  ont  foin  de 

donner,  comme  ils  parlent,  de  bons  Principes  à  leurs  Enfans,  (&  il  y  en  a 

peu  qui  n'ayent  fait  provifïon  pour  eux-mêmes  de  ces  fortes  de  Principes 

qu'ils  regardent  comme  autant  d'articles  de  Foi)  leur  infp'ïent  lesfentimens 

qu'ils  veulent  leur  faire  retenir  &  profeiler  durant  tout  le  cours  de  leur  vie. 

Et  les  Efpritsdes  Enfans  étant  alors  fansconnoiffance,  &  indifférens  à  toute 

forte  d'opinions,  reçoivent  les  imprelîions  qu'on  leur  veut  donner,  fembh- 

bles  à  du  Papier  blanc  fur  lequel  on  écrit  tels  caractères  qu'on  veut.  Etant 

ainfi  imbus  de  ces  Doctrines ,  dès  qu'ils  commencent  à  entendre  ce  qu'on 

leur  dit,  ils  y  font  confirmez  dans  la  fuite,  à  inclure  qu'ils  avancent  en  âge, 

foit  par  la  profelîion  ouverte  ou  le  confentement  tacite  de  ceux  parmi  lef- 

sls  ils  vivent,  foit  par  l'autorité  de  ceux  dont  la  fageffe,  la  feience,  &  la 
piété  leur  eft  en  recommandation ,  &  qui  ne  permettent  pas  que  l'on  parle 
jamais  de  ces  Doclrines  que  comme  de  vrais  fondemens  de  la  Religion  & 
des  bonnes  mœurs.  Et  voilà  comment  ces  ibrtes  de  Principes  paffent  enfin 
pour  des  véritez  inconteftables ,  évidentes,  &  nées  avec  nous. 

§.  23.  A  quoi  nous  pouvons  rjo'Jter,  que  ceux  qui  ont  été  inftruits  de 
cetie  manière,  venant  a  réfléchir  ftii?ëax-méHifes  lors  qu'ils  font  parvenus  à  1  a- 
'  n,  &  ne  trouvant  rien  dans  leurEfprit  de  plus  vieux  que  ces  Opi- 
ns ,  qui  leur  ont  1  ;nées  avant  que  leur  Mer  >ire  tint ,  pour  ainfi  di- 

re; ..  ;q.'clque  chofe 

veau  commencoit  de  fe  montrer  à  eux,  ils  s'imaginent  que  ces  pen- 

fées 


40  Qfte  nuls  Principes 

C  H  A  P.  IL  fe'ef  d°nî  &  ne  peuvent  découvrir  en  eux  la  ■première  four  ce ,  font  affurément  des 
imprefjivns  de  Dieu  &?  de  la  Nature  ;  £5?  non  des  ebofes  que  d'autres  hommes 
leur  ayent  apprifes.  Prévenus  de  cette  imagination,  ils  confervent  ces  pen- 
fées  dans  leur  Efprit,  &  les  reçoivent  avec  la  même  vénération  que  plu- 
sieurs ont  accoutumé  d'avoir  pour  leurs  Parens,  non  en  vertu  d'une  im- 
preiîïon  naturelle,  (car  en  certains  Lieux  où  les  Enfans  font  élevez  d'une 
autre  manière,  cette  vénération  leur  eft  inconnue  )  mais  parce  qu'ayant 
été  constamment  élevez  dansées  idées,  &  ne  fe  Souvenant  plus  du  temps 
auquel  ils  ont  commencé  de  concevoir  ce  refpect,  ils  croyent  qu'il  eft  naturel. 
$.  24.  C'eft  ce  qui  paraîtra  fort  vraisemblable ,  &  prefque  inévitable, 
fi  l'on  fait  réflexion  fur  la  nature  de  l'homme  &  fur  la  constitution  des  af- 
faires de  cette  vie.  De  la  manière  que  les  chofes  font  établies  dans  ce 
Monde ,  la  plupart  des  hommes  font  obligez  d'employer  prefque  tout  leur 
temps  à  travailler  à  leur  profefiion ,  pour  gagner  leur  vie ,  &  ne  fauroient 
néanmoins  jouir  de  quelque  repos  d'efprk,  fans  avoir  des  Principes  qu'ils 
regardent  comme  indubitables ,  &  auxquels  ils  acquiefeent  entièrement. 
Il  n'y  a  perfonne  qui  foit  d'un  efprit  fi  Superficiel  ou  ii  flottant,  qu'il  ne  fe 
déclare  pour  certaines-  Proportions  qu'il  tient  pour  fondamentales  ,  fur 
lefquelles  il  appuyé  fes  raifonnemens ,  &  qu'il  prend  pour  règle  du  Vrai 
&  du  Faux,  du  jufte  &  de  l'Injufte.  Les  uns  n'ont  ni  affez  -d'habileté, 
ni  affez  de  loifir  pour  les  examiner  ;  les  autres  en  font  détournez  par  la 
p  are  lie  ;  &  il  y  en  a  qui  s'en  abstiennent  parce  qu'on  leur  a  dit,  de- 
puis leur  enfance ,  qu'ils  fe  dévoient  bien  garder  d'entrer  dans  cet  ex- 
amen :  de  forte  qu'il  y  a  peu  de  perfonnes  que  l'ignorance ,  la  foibleffe 
d'efprk,  les  diftraétions ,  la  parefîe,  l'éducation  ou  la  légèreté  n'engagent 
à  embrafler  les  Principes  qu'on  leur  a  appris ,  fur  la  foi  d'autrui  fans  les 
examiner. 

§.  25.  C'eft-là,  vifiblement,  l'état  où  fe  trouvent  tous  les  Enfans ,  & 
tous  les  jeunes  (gens;  &  la  Coutume  plus  forte  que  la  Nature,  ne  man- 
quant guère  de  leur  faire  adorer  comme  autant  d'Oracles  émanez  de 
Dieu ,  tout  ce  qu'elle  a  fait  entrer  une  fois  dans  leur  Efprit ,  pour  y 
être  reçu  avec  un  entier  acquiefeement  ;  il  ne  faut  pas  s'étonner  li  dans 
un  âge  plus  avancé  ,  qu'ils  font  ou  embarrafïèz  des  affaires  indifpenfa- 
bles  de  cette  vie,  ou  engagez  dans  les  plaifirs,  ils  ne  penfent  jamais  fe- 
rieufement  à  examiner  les  opinions  dont  ils  font  prévenus  ,  particulière- 
ment fi  l'un  de  leurs  Principes  eft,  que  les  Principes  ne  doivent  pas  être 
mis  en  quejlion.  Mais  fuppofé  même  que  l'on  ait  du  temps,  de  l'efprit 
&  de  l'inclination  pour  cette  recherche;  qui  eft  affez  hardi  pour  entre- 
prendre d'ébranler  les  fondemens  de  tous  fes  raifonnemens  &  de  toutes 
les  actions  paffées  ?  Qui  peut  Soutenir  une  penfée  aufîi  mortifiante,  qu'eft 
celle  de  Soupçonner  que  l'on  a  été,  pendant  long -temps,  dans  l'erreur? 
Combien  de  gens  y  a-t-il  qui  ayent  allez  de  hardiefie  &  de  fermeté 
pour  envifager  fans  crainte  les  reproches  que  l'on  fait  à  ceux  qui  ofent 
s'éloigner  du  Sentiment  de  leur  Païs  ,  ou  du  Parti  dans  lequel  ils  font 
nez  ?  Et  où  eft  l'homme  qui  puiffe  fe  réfoudre  patiemment  à  porter  les 
noms  odieux  de  Pyrrhonien ,   de  Deïfte  &  d'Athée  ,   dont  il  ne  peut 

maa- 


de  pratique  ne  font  innez.  Liv.  I.  41 

manquer  d'être  régalé  s'il  témoigne  feulement  qu'il  doute  de  quelqu'une  des  Ch  a  p.  II. 
opinions  communes?  Ajoutez  qu'il  ne  peut  qu'avoir  encore  plus  de  répu- 
gnance à  mettre  en  queftion  ces  fortes  de  Principes ,  s'il  croit ,  comme  font 
la  plupart  des  hommes ,  que  Dieu  a  gravé  ces  Principes  dans  fon  Ame  pour 
être  la  règle  &  la  pierre  de  touche  de  toutes  fes  autres  opinions.  Et  qu'eft-ce 
qui  pourroit  l'empêcher  de  regarder  ces  Principes  comme  facrez,  puifque 
de  toutes  les  penfees  qu'il  trouve  en  lui ,  ce  font  les  plus  anciennes ,  &  cel- 
les qu'il  voit  que  les  autres  hommes  reçoivent  avec  le  plus  de  refpecV? 

§.  26.  Il  efl  aifé  de  s'imaginer,  après  cela,  comment  il  arrive,  que  les    comment  les 
hommes  viennent  à  adorer  les  Idoles  qu'ils  ont  faites  eux-mêmes,  à  fe  paf-  pouiTordînvre'à 
fionner  pour  les  idées  qu'ils  fe  font  rendues  familières  pendant  long-temps,  ic  fane  des rim- 
&  à  regarder  comme  des  véritez  divines,  des  erreurs  &  de  pures  abfurdi-  cipes* 
tez;  zélez  adorateurs  de  finges  &  de  veaux  d'or,  je  veux  dire  de  vaines  & 
ridicules  opinions,  qu'ils  regardent  avec  un  fouverain  refpecl,  jufques  à 
difputer,  fe  battre,  &  mourir  pour  les  défendre; 

-  -  -  *  quum  folos  credat  habendos  *  juvensiis  Sot. 

EJJe  Deos ,  quos  ipfe  colit  :  xV- vs'  »'  * *«• 

„  Chacun  s'imaginant  que  les  Dieux  qu'il  fert,  font  feuls  dignes  de  l'adora- 
„  tiondes  hommes  ".  Car  comme  les  Facultez  de  raifonner,  dont  on  fait 
prefque  toujours  quelque  ufage,  quoi  que  prefque  toujours  fans  aucune 
circonfpection ,  ne  peuvent  être  mifes  en  aêtion,  faute  de  fondement  & 
d'appui,  dans  la  plupart  des  hommes,  qui  par  pareffe  ou  par  diftraêtion  ne 
découvrent  point  les  véritables  Principes  de  la  Connoiffance,  ou  qui  faute 
de  temps,  ou  de  bons  fecours,  ou  pour  quelque  autre  raifon  que  ce  foit,  ne 
peuvent  point  les  découvrir  pour  aller  chercher  eux-mêmes  la  Vérité  juf- 
quédans  fa  fource;  il  arrive  naturellement  &  d'une  manière  prefque  inévi- 
table, que  ces  fortes  de  gens  s'attachent  à  certains  Principes  qu'ils  embraf- 
fent  fur  la  foi  d'autrui  ;  de  forte  que  venant  à  les  regarder  comme  des 
preuves  de  quelque  autre  chofe  ,  ils  s'imaginent  que  ces  Principes  n'ont 
aucun  befoin  d'être  prouvez.  Or  quiconque  a  admis  une  fois  dans  fon 
Eiprit  quelques-uns  de  ces  Principes,  &  les  y  conferveavec  tout  le  refpecl 
qu'on  a  accoutumé  d'avoir  pour  des  Principes,  c'eft-à-dire ,  fans  fe  hazar- 
cler  jamais  de  les  examiner,  mais  en  fe  faifant  une  habitude  de  les  croi- 
re parce  qu'il  faut  les  croire,  ceux,  dis-je,  qui  font  dans  cette  difpofition 
d'efprit,  peuvent  fe  trouver  engagez  par  l'éducation  &  parles  coutumes 
de  leur  Païs  à  recevoir  pour  des  Principes  innez  les  plus  grandes  abfurditez 
du  monde  ;  &  à  force  d'avoir  les  yeux  long-temps  attachez  fur  les  mêmes 
objets,  ils  peuvent  s'offufquer  la  vue  jufqu'à  prendre  des  Monftres  qu'ils 
ont  forgez  dans  leur  Cerveau,  pour  des  images  de  la  Divinité,  &  l'ouvra- 
ge même  de  fes  mains. 

§.  27.    On  peut  voir    aifément  par    ce  progrès'  infenfible,    comment  l«  Principes 
dans  cette  grande  diverfité  de  Principes  oppofez  que  des  gens  de  tout  %£££  êtrewa- 
ordre  &  de  toute  profeiïion  reçoivent  &  défendent  comme  inconteftables, 
il  y  en  a  tant  qui  palfent  pour  innez.  Que  fi  quelcun  s'avife  de  nier  que  ce 

F  foit 


42  Qu'il  fi  y  a  point 

Chap.  II.  foit  là  le  moyen  par  où  la  plupart  des  hommes  viennent  à  s'aiïurer  de  la 
vérité  &  de  l'évidence  de  leurs  Principes,  il  aura  peut-être  bien  de  la 
peine  à  expliquer  d'une  autre  manière  comment  ils  embraffent  des  opi- 
nions tout-à-fait  oppofées,  qu'ils  croyent  fortement,  qu'ils  foûtiennent 
avec  une  extrême  confiance,  &  qu'ils  font  prêts,  pour  la  plûpirt,  de 
féeller  de  leur  propre  fang.  Et  dans  le  fond ,  lî  c'eft  là  le  privilège  des 
Principes  innez  d'être  reçus  fur  leur  propre  autorité  ,  fans  aucun  exa- 
men, je  ne  vois  pas  qu'il  y  ait  rien  qu'on  ne  puhTe  croire,  ni  com- 
ment les  Principes  que  chacun  s'eft  ciioifi  en  particulier,  pourroient 
être  révoquez  en  doute.  Mais  fi  l'on  dit,  qu'on  peut  &  qu'on  doit 
examiner  les  Principes  &  les  mettre,  pour  ainli  dire,  à  l'épreuve,  je 
voudrais  bien  lavoir  comment  de  premiers  Principes,  des  Principes  gra- 
vez naturellement  dans  l'ame,  peuvent  être  mis  à  l'épreuve:  ou  du 
moins  qu'il  me  foit  permis  de  demander  à  quelles  marques ,  &  par  quels 
caraftéres  on  peut  diftinguer  les  véritables  Principes,  les  Principes  in- 
nez, d'avec  ceux  qui  ne  le  font  pas,  afin  que  parmi  le  grand  nombre 
de  Principes  aufquels  on  attribue  ce  privilège,  je  puiffe  être  à  l'abri  de 
l'erreur  dans  un  point  auiïi  important  que  celui-là.  Cela  fait ,  je  ferai 
tout  prêt  à  recevoir  avec  joye  ces  admirables  Propofitions  qui  ne  peu- 
vent être  que  d'une  grande  utilité.  Mais  jufque-là,  je  fuis  en  droit  de 
douter  qu'il  y  ait  aucun  Principe  véritablement  inné,  parce  que  je  crains 
que  le  confentement  univerfel,  qui  eft  le  feul  caraètére  qu'on  ait  enco- 
re produit  pour  difcerner  les  Principes  innez,  ne  foit  pas  une  marque 
affez  fûre  pour  me'  déterminer  en  cette  occalion ,  &  pour  me  convain- 
cre de  l'exiftence  d'aucun  Principe  inné.  Par  tout  ce  que  je  viens  de 
dire,  il  paroît  clairement,  à  mon  avis,  qu'il  n'y  a  point  de  Principe  de 
pratique  dont  tous  les  hommes  conviennent;  &  qu'il  n'y  en  a,  par  con- 
lequent,  aucun  qu'on  puiffe  appeller  inné. 

CHAPITRE     III. 

Chap    III.      autres  considérations  touchant  les  Principes  innez ,  tant  ceux  qui  regardent 

la  Spéculation  que  ceux  qui  appartiennent  à  la  pratique. 


part  les  diverfes  parties  dont  font  compofées  les  Propofitions  qu':_. 
lie!»  r«"^°âuffi.  nient  Principes  innez,  ils  n'auroient  pas  été  peut-être  fi  prompts  à  croire 
que  ces  Propofitions  font  effectivement  innées.  Parce  que  ù  les  idées 
dont  ces  Propofitions  font  compofées,  ne  font  pas  innées,  il  eft  impoffibie 
que  les  Propofitions  elles-mêmes  foient  innées ,  ou  que  la  connoifTance  que 
nous  en  avons,  foit  née  avec  nous.  Car  fi  ces  idées  ne  font  point  in- 
nées, il  y  a  eu  un  temps  auquel  l'Ame  ne  connoifibit  point  ces  Princi- 
pes, qui,  par  conféquent,  ne  font  point  innez,  mais  viennent  de  quel- 
que 


de 'Principes  innez.    Liv.  I.  43 

que  autre  foùrce.    Or  où  il  n'y  a  point  d'Idées,  il  ne  peut  y  avoir  au-  Ch  a  p.  III. 
cune  connoiflance,  aucun  àflentiment,  aucunes  Propofitions  mentales  ou 
verbales  concernant  ces  Idées. 

S.  2,  Si  nous  confiderons  avec  foin  les  Enfans  nouvellement  nez,  nous  Les  idées  &  fur 

S  ,  .  .  .  .,.  ,  ,  tout  celles  qui 

n  aurons  pas  grand  fujet  de  croire  qu  ils  apportent  beaucoup  d  idées  avec  eux  compote™  les 
en  venant  au  Monde.     Car  excepté,  peut-être,  quelques  foibles  idées  d    ; 
faim,  de  foif,  de  chaleur,  &  de  douleur  qu'ils  peuvent  avoir  fenti  dans  le  Principes, ne  font 
fein  de  leur  Mère,  il  n'y  a  nulle  apparence  qu'ils  ayent  aucune  idée  éta-  ^"L'feK."" 
blie ,  &  fur  tout  de  celles  qui  répondent  aux  termes  dont  font  compofées 
ces  Propofitions  générales,  qu'on  veut  faire  paner  pour  innées.  On  peut  re- 
marquer comment  différentes  idées  leur  viennent  enfuite  par  dégrez  dans 
l'Efprit,  &  qu'ils  n'en  acquièrent  juftement  que  celles  que  l'expérience,  & 
l'obiérvation  des  chofes  qui  fe  préfentent  à  eux ,  excitent  dans  leur  Efprit ; 
ce  qui  peut  fuffire  pour  nous  convaincre  que  ces  idées  ne  font  pas  des  ca- 
ractères gravez  originairement  clans  l'Ame. 

g.  3.  S'il  y  a  quelque  Principe  inné,  c'eft,  fans  contredit,  celui-ci,  //  Preuve  de  1»  m£. 
eft  impojjlble  qu'une  chofe  foiî  &  ne  foi t  pas  en  même  temps.  Mais  qui  pourra  memite' 
fe  perfuader ,  ou  qui  ofera  foûtenir ,  que  les  idées  d'impojjïbilité  &  d'identité 
foient  innées?  Eft-ce  que  tous  les  hommes  ont  ces  Idées,  &  qu'ils  les  por- 
tent avec  eux  en  venant  au  Monde  ?.  Se  trouvent-elles  les  premières  dans  les 
Enfans ,  &  précèdent-elles  dans  leur  Efprit  toutes  leurs  autres  connoiffanees , 
car  c'eft  ce  qui  doit  arriver  néceffaircment,  fi  elles  font  innées  ?  Dira-t- 
on qu'un  Enfant  a  les  ïdéesà'impoJJîbilitéSc  d 'identité ,  avant  que  d'avoir  cel- 
les du  blanc  ou  du  noir ,  du  doux  ou  de  Y  amer ,  &  que  c'eft  de  la  connoiflan- 
ce  de  ce  Principe,  qu'il  conclut  que  l'abfmthe  dont  on  frotte  le  bout  des 
mammelles  de  fa  Nourrice,  n'a  pas  le  même  goût  que  celui  qu'il  avoit  ac- 
coutumé de  fentir  auparavant,  lors  qu'il  tettoit ?  Eft-ce  la  connoiffance 
qu'il  a,  qu'une  chofe  ne  peut  pas  être  rj?  n'être  pas  en  même  temps ,  eft-ce,  dis- 
je,  la  connoiflance  actuelle  de  cette  Maxime  qui  fait  qu'il  diftingue  fa 
.Nourrice  d'avec  un  Etranger,  qu'il  aime  celle-là,  &  évite  l'approche  de 
celui-ci?  Ou  bien,  eft-ce  que  l'Ame  règle  fa  conduite ,  &  la  détermina- 
tion de  fes  jugemens,  fur  des  idées  qu'elle  n'a  jamais  eues  ?  Et  l'Enten- 
dement tire-t-il  des  .Conclulions  de  Principes  qu'il  n'a  point  encore  connus 
ni  compris?  Ces  mots  d'impojfibilité  &  d'identité  marquent  deux  idées,  qui 
font  fi  éloignées  d'être  innées  &  gravées  naturellement  dans  notre  Ame, 
que  nous  avons  befoin ,  à  mon  avis ,  d'une  grande  attention  pour  les  for- 
mer comme  il  faut  dans  notre  Entendement  ;  &  bien  loin  de  naître  avec 
nous ,  elles  font  fi  fort  éloignées  des  penfées  de  l'Enfance  &  de  la  premiè- 
re Jeuneffe,  que  G  l'on  y  prend  bien  garde,  je  croi  qu'on  trouvera,  qu  il 
y  a  bien  des  hommes  faits  à  qui  elles  font  inconnues. 

§.  4.  Si  l'idée  de  l'Identité  (pour  ne  parler  que  de  celle-ci)  eft  naturelle,    L-idée  de  m-> 
&  par  conféquent  li  évidente  &  fi  préfente  à  notre  Efprit ,  que  nous  devions  "'*  n'eflpoint  in. 
la  connoître  dès  le  berceau,  je  voudrais  bien  qu'un  Enfant  de  fept  ans, ou     " 
même  un  homme  de  foixante-dix  ans,  me  dît,  G  un  homme  qui  eft  une 
Créature  compofée  de  corps  &  d'ame ,  eft  le  même ,  lorfque  fon  Corps  eft 
change,  G  Euphorbe  &  Pythagore  qui  avoient  eu  la  même  Ame,  n'étoient 

F  2  qu'un 


44  Qll*iï  n'y  a  point 

Chap.  III.  qu'un  même  homme  quoi  qu'ils  enflent  vécu  éloignez  de  plufienrs  fiécles 
l'un  de  l'autre  :  Et ,  fi  le  Cocq  dans  lequel  cette  même  Ame  paffa  enfuite , 
étoit  le  même  qu'Euphorbe  &  que  Pythagore.  Il  paraîtra  peut-être  par 
l'embarras  où  il  fera  de  réfoudre  cette  Queftion ,  que  l'idée  d' 'Identité  n'eft 
pas  fi  établie,  ni  fi  claire,  qu'elle  mérite  de  palier  pour  innée.  Or  fi  ces 
idées,  qu'on  prétend  être  innées ,  ne  font  ni  allez  claires  ni  allez  diftinc- 
tes,  pour  être  univerfellement  connues,  &  reçues  naturellement,  el- 
les ne  fauroient  fervir  de  fondement  à  des  véritez  univerfelles  &  in- 
dubitables ,  mais  elles  feront  au  contraire  une  occafion  certaine  d'une 
perpétuelle  incertitude.  Car  fuppofé  que  tout  le  monde  n'ait  pas  la 
même  idée  de  Y  identité  que  Pythagore,  &  mille  de  fes  Seclateurs  en 
ont  eu;  quelle  eft  donc  la  véritable  idée  de  l'identité,  celle  qui  nous 
eft  naturelle,  &  qui  eft  proprement  née  avec  nous?  ou  bien,  y  a-t-il 
deux  idées  d'identité,  différentes  l'une  de  l'autre ,  qui  foient  pourtant 
toutes  deux  innées'? 

§.  5.  C'eft  en  vain  qu'on  répliquerait  à  cela,  que  les  Queftions  que  je 
viens  de  propofer  fur  Yidentité  de  l'homme,  ne  font  que  de  vaines  fpécula- 
tions:  car  quand  cela  ferait,  on  ne  laifferoit  pas  d'en  pouvoir  conclurre, 
qu'il  n'y  a  aucune  idée  innée  de  Y  identité  dans  l'Efprit  des  hommes.  D'ail- 
leurs, quiconque  confiderera,  avec  un  peu  d'attention,  la  Refurreclion  des 
Morts,  où  Dieu  fera  fortir  du  Tombeau  les  mêmes  hommes  qui  feront 
morts  auparavant,  pour  les  juger  &  les  rendre  heureux  ou  malheureux  fé- 
lon qu'ils  auront  bien  ou  mai  vécu  dans  cette  vie,  quiconque,  dis-je,  fera 
quelque  réflexion  fur  ce  qui  doit  arriver  alors  à  tous  les  hommes,  aura  peut- 
être  aflez.de  difficulté  à  déterminer  en  lui-même  ce  qui  fait  le  même  homme, 
ou  en  quoi  confifte  Yiden'.ilé ,  &  n'aura  garde  de  s'imaginer  que  lui  ou  quel- 
que autre  que  ce  foit,  &  les  Enfans  eux-mêmes,  en  ayent  naturellement 
une  idée  claire  &  diftinéte. 
les  idées  de  r,w  g.  6.  Examinons  ce  Principe  de  Mathématique,  Le  tout  eft  plus  grand 
fom%int 'Innées.  ïue  fa  Partlc-  Je  fuppofe  qu'on  le  met  au  nombre  des  Principes  innez ,  & 
je  fuis  allure  qu'il  peut  y  être  mis  avec  autant  de  raifon ,  qu'aucun  autre 
Principe  que  ce  foit.  Cependant  perfonne  ne  peut  regarder  ce  Principe 
comme  inné ,  s'il  confidére  que  les  idées  de  Tout  &  de  Partie  qu'il  renferme  -, 
font  parfaitement  relatives,  &  que  les  idées pofitives auxquelles  elles fe rap- 
portent proprement  &  immédiatement,  font  celles  d' Extenfion  &  de  Nom- 
bre, dont  ce  qu'on  nomme  Tout  &  Partie  ne  font  que  de  fimples  relations. 
De  forte  que,  fi  les  idées  de  Tout  &  de  Partie  étoient  innées,  il  faudrait  que 
celles  d'Extenfion  &  de  Nombre  le  fuflênt  auff; ,  car  il  eft  impolîible  d'a- 
voir l'idée  d'une  Relation,  fans  en  avoir  aucune  de  la  chofememe  à  laquel- 
le cette  Relation  appartient,  &  fur  quoi  elle  eft  fondée.  Du  refte,  je 
laiffe  à  examiner  aifx  Partifans  des  Principes  innez,  11  les  idées  d'Exten- 
fion &  de  Nombre  font  naturellement  gravées  dans  l'Ame  de  tous  les  hom- 
mes. 
y\iè:  s Ahra.  §.  7.  Une  autre  vérité  qui  eft,  fuis  contredit,  l'une  des  plus  importan- 
««  n'eft  pas  xn-  tes  qui  puiflent  entrer  dans  l'Efprit  des  Hommes  &  qui  mérite  de  tenir  le 
premier  rang  parmi  tous  les  Principes  de  pratique,  c'eft,  §m  DitU  doit 

être 


de  Principes  ïfmez.  Liv.  I.  45 

être  adore..     Cependant  elle  ne  peut  en  aucune  manière  pafler  pour  innée,  Cn.\  r.  III. 
à  moins  que  les  idées  de  Dieu  &  d'adoration  ne  foient  aulïi  innées.   Or  que 
l'idée  lignifiée  par  le  tenue  .  ne  (bit  pas  dans  l'Entendement  des 

Enfans,  comme  un  caractère  originairement  empreint  dans  leur  Ame ,  c'eft 
dequoi  l'on  conviendra,  je  penfe,  fort  aifément,  lî  l'on  confidére  qu'il  fe 
trouve  bien  peu  d'hommes  faits  qui  en  ayent  une  idée  claire  &  diftincle. 
Cela  pofé,  je  ne  vois  pas  qu'on  puiflê  imaginer  rien  de  plus  ridicule  que  de 
dire,  que  les  Enfans  ont  une  connoifiance  innée  de  ce  Principe  de  pratique, 
Dieu  doit  être  adoré;  mais  que  pourtant  ils  ignorent  quelle  eft  cette  adora- 
tion qu'il  faut  rendre  à  Dieu,  en  quoi  confifte  tout  leur  devoir.  Mais  fans 
appuyer  davantage  fur  cela,  pafibns  outre. 

fi.  8-  Si  aucune  idée  peut  être  regardée  comme  innée,  on  doit  pour  plu-  L!'£'S  di  r:*- 
fieurs  railons  recevoir  en  cette  qualité  1  idée  de  ZA'f«,prcterablement  a  tou- 
te autre  :    car  il  eft  difficile  de  concevoir  comment  il  pourrait  y  avoir  des 
Principes  de  Morale  innez  (ans  une  idée  innée  dé  ce  qu'on  nomme  Divinité', 
parce  qu'ôté  l'idée  d'un  Légiflateur,  il  n'eftpluspolïïble  d'avoir  l'idée  d'une 
Loi,  &  de  fe  croire  obligé  de  l'obferver.     Or  fans  parler  des  Athées  dont 
les  Anciens  ont  fait  mention,  &  qui  font  flétris  de  ce  tître  odieux  fur  la  foi 
de  l'Iliftoire,  n'a-t-on  pas  découvert,  dans  ces  derniers  fiécles,  par  le 
moyen  de  la  Navigation,  des  Nations  entières  qui  n'avaient  aucune  idée 
de  Dieu  ,  à  (a)  la  Baye  de  Soldante,  dans  (£)  le  Brefil ,  &dans  les  (c)  Iles  M  Rfoe  apud 
Caribes ,  &c.     Voici  les  propres  termes  de  Nicolas  dcl  Tecbo  dans  les  Let-  t^'Ii/Ê  o-   " 
très  qu'il  écrit  *  du  Paraguai  touchant  la  Converfion  des  Caaigues:  Reperi  v»g»x"|||. 
tant  gentem  (d)  nullumnomen  habere  aucd  Deum,  &  Hominis  animant  Jtgnifi- W  7'**  de  Ury. 
cet,  nulla  facra  habet ,  nul'.a  idola;   c'eft-à-dire,    „  J'ai  trouvé  que  cette  \c]  r>àns  le  Bo. 
„  Nation  n'a  aucun  mot  qui  fienifie  Dieu  &  l'Ame- de  l'Homme;  qu'elle  Tfnd'^>.  Vo.V2ge 

"       ,    .  f.  \    .      °         o        1  1    1       a.       r*        T?  1        des  Fais  Septen- 

,,  n  oblerve  aucun  culte  religieux,  ce  na  aucune  idole     .    Ces  exemples  monaw  par  je 
font  pris  de  Nations  où  la  Nature  inculte  a  été  abandonnée  à  elle-même  J^f'/?/4"**" 
fans  avoir  reçu  aucun  fecours  des  Lettres,  de  la  Difcipline  &  de  la  culture  *  Explràmaria 
des  Arts  &  des  Sciences.  Mais  il  fe  trouve  d'autres  Peuples  qui  ayant  jouï  de  Caaiguat»» 
de  tous  ces  avantages  dans  un  degré  très-conl  le, ne  'aillent  pas  d'être  ("J/rVuI'o «(pies 

privez  de  l'Idée  &  de  la  connoifiance  de  Dieu.     Bien  des  gens  feront  fans  ie  rebus  Indicis 

1  r  ■  .,..,,,  ■  1        o-  •     r  1  Caaiguarum. 

doute  lurpris,  comme  je  1  ai  ete,  de  voir  que  les  Siamois  lont  de  ce  nom- 
bre. Il  ne  faut  pour  s'en  aiFurer,  que-confulter  La  Loubere  (<?)  Envoyé  du  Roi  (*)  n»  Royaume 
de  France  Louis  XIV.  dans  ce  Païs-là,  lequel  (f)  ne  nous  donne  pas  une  idée  f^fi.dï™'1" 
plus  avantageulè  à  cet  égard  des  Chinois  ei  les.  Et  fi  nous  ne  voulons  se&.  ij.&pait. 

pas  l'en  croire,  les  Miffionaires  de  la  Chine,  fans  en  excepter  même  les  &I'CC'222C; ^f; ;" 
Tefuites,  grands  Panegvriftes  des  Chinois  ,  qui  tous  s'accordent  unanime-  (f)  Vf.d  pait.uK 
men-t  lur  cet  article,  nous  convaincront  que  dans  la  Secte  des  Lettrez  qui 
font  le  Parti  dominant,  &  fe  tiennent  attachez  à  l'ancienne  Religion  du 
Païs,  ils  font  tousAthées.  Voyez  Navarette,  &  le  Livre  intitulé, Hifioria 
toire  du  culte  des  Chinois. 
Et  peut-être  que  fi  nous  examinions  :.\  ec  1"  in  la  vie&lesdifcoursdebien 
des  gens  qui  ne  font  pas  fi  loin  d'ici, nous  n'aurions  que  trop  de  fujet  d'appré- 
hender que  dans  les  Païs  les  plus  civilifez  il  ne  le  trouve  plufieurs  perlbnnes 
qui  ont  des  idées  fort  foibles  &  fort  obfcures  d'une  Divinité,  &  que  les 

F  3  pfaiif 


c.  20.  Sea.4.  & 

c.23. 


4<j  £$■$  »'j  <*  ^««/ 

C.hap.  III.  plaintes  qu'on  fait  en  chaire  du  progrès  de  l'Athéïfine,  ne  foient  que  trop 
bien  fondées.  De  forte ,  que ,  bien  qu'il  n'y  ait  que  quelques  fcélerats  en- 
tièrement corrompus  qui  ayent  l'imprudence  de  fe  déclarer  Athées,  nous 
en  entendrions, peut-être, beaucoup  plus  qui  tiendraient  le  même  langage, 
fi  la  crainte  de  l'Epée  du  Magiftrat,  ou  les  cenfures  de  leurs  voifins  ne 
leur  fermoient  la  bouche;  tout  prêts  d'ailleurs  à  publier  auffi  ouvertement 
leur  Atheïfme  par  leurs  difcours ,  qu'ils  le  font  par  les  déreglemens  de  leur 
vie,  s'ils  étoient  délivrez  de  la  crainte  du  châtiment,  &  qu'ils  euffent  é- 
touffé  toute  pudeur. 

§.  9.  Mais  fuppofé  que  tout  le  Genre  Humain  eût  quelque  idée  de  Dieu 
dans  tous  les  endroits  du  Monde,  (quoi  que  l'Hiftoire  nous  enfeigne  direc- 
tement le  contraire)  il  ne  s'enfuivroit  nullement  de  là  que  cette  idée  fût 
innée.  Car  quand  il  n'y  auroit  aucune  Nation  qui  ne  defignât  Dieu  par 
quelque  nom,  &qui  n'eût  quelques  notions  obfcures  de  cet  Etre  fupreme, 
cela  ne  prouveroit  pourtant  pas  que  ces  notions  fuiïent  autant  de  caraéféres 
gravez  naturellement  clans  l'Ame  ;  non  plus  que  les  mots  de  Feu ,  de  Soleil, 
de  chaleur,  ou  de  nombre,  ne  prouvent  point  que  les  idées  que  ces  mots  ligni- 
fient foient  innées,  parce  que  les  hommes  connoiflent  &  reçoivent  univer- 
fellement  les  noms  &  les  idées  de  ces  chofes.  Comme  au  contraire,  de  ce 
que  les  Hommes  ne  défiguent  Dieu  par  aucun  nom ,  &  n'en  ont  aucune 
idée,  on  n'en  peut  rien  conclurre  contre  l'exiftence  de  Dieu,  non  plus  que 
ce  ne  feroit  pas  une  preuve,  qu'il  n'y  a  point  d Aimant  dans  le  Monde, 
parce  qu'une  grande  partie  des  hommes  n'ont  aucune  idée  d'une  telle  chofe, 
ni  aucun  nom  pour  la  déiîgner;  ou  qu'il  n'y  a  point  d'Efpéces  différentes, 
&  diftinétes  d'Anges  ou  d'Etres  Intelligens  au  deffus  de  nous,  par  la  raifon 
que  nous  n'avons  point  d'idée  de  ces  Efpéces  diftinétes,  ni  aucuns  noms 
pour  en  parler.  Comme  c'eft  par  le  langage  ordinaire  de  chaque  Païs 
que  les  hommes  viennent  à  faire  provifion  de  mots,  ils  ne  peuvent  guère 
éviter  d'avoir  quelque  efpèce  d'idée  des  chofes  dont  ceux  avec  qui  ils 
converfent,  ont  fouvent  occafion  de  les  entretenir  fous  certains  noms:  ce 
fi  c'eft  une  chofe  qui  emporte  avec  elle  l'idée  d'excellence ,  de  grandeur , 
ou,  de  quelque  qualité  extraordinaire  ,  qui  intereffe  par  quelque  endroit, 
&  qui  s'imprime  dans  l'efprit  fous  l'idée  d'une  puiflànce  abfoluë  &  irréiifti- 
ble  qu'on  ne  puiffe  s'empêcher  de  craindre,  une  telle  idée  doit  ,  fuivant 
toutes  les  apparences ,  faire  de  plus  fortes  imprefiions  &  fe  répandre  plus 
loin  qu'aucune  autre ,  fur  tout  fi  c'eft  une  idée  qui  s'accorde  avec  les  plus 
fimples  lumières  de  la  Raifon ,  &  qui  découle  naturellement  de  chaque  par- 
tie de  nos  connoiflances.  Or  telle  eft  Vidée  de  Dieu  :  car  les  marques  écla- 
tantes d'une  fageffe  &  d'une  puiffance  extraordinaires  paroifiènt  fi  vifible- 
ment  dans  tous  les  Ouvrages  de  la  Création  ,  que  toute  Créature  raifonna- 
ble  qui  voudra  y  faire  une  ferieufe  réiiexion ,  ne  fuiroit  manquer  de  décou- 
vrir l'Auteur  de  toutes  ces  merveilles  ;  &  i'imprelïion  que  la  découverte 
d'un  tel  Etre  doit  faire  néceffairement  fur  l'Ame  de  tous  ceux  qui  en  ont 
entendu  parler  une  feule  fois,  eft  fi  grande  &  entraine  avec  elle  une  fuite  de 
penfées  d'un  û  grand  poids, &  propres  à  fe  répandre  dans  le  Monde,  qu'il 
me  paroît  tout-à-fait  étrange,  qu'il  puiffe  fe  trouver  fur  la  Terre  une  Na- 
tion 


de  Trwcipcs  innez.  Liv.  I.  47 

tion  entière  d'hommes ,  aflcz  ftupides  pour  n'avoir  aucune  idée  de  Dieu  :  C  H  A  P.  I  '   , 
cela,  dis-je,  me  femble  auiii  furprenadt  que  d'imaginer  des  hommes  qui 
n'auroient  aucune  idée  des  Nombres,  ou  du  Feu. 

g.  10.  Le  nom  de  Dieu  ayant  été  une  fois  employé  en  quelque  endroit 
du  Monde  pour  lignifier  un  Etre  fupreme,  tout-puiflUnt,  tout-fage,  & 
invifible,  la  conformité  qu'une  telle  idée  a  avec  les  Principes  de  la  Raifon, 
&  l'intérêt  des  nommes  qui  les  portera  toujours  à  faire -fouvent  mention  de 
cette  idée,  doivent  la  répandre  nécelTairement  fort  loin  ,  &  la  faire  paffer 
dans  toutes  les  Générations  fuivantes.  Mais  fuppofé  que  ce  mot  fait  généra- 
lement connu  ,  &  que  cette  partie  du  Genre  Humain,  qui  efl  peu  accoutu- 
mée à  penfer ,  y  ait  attaché  quelques  idées  vagues  &f  imparfaites ,  il  ne  s'enfuit 
MiLernent  d.  là  que  /'  die  de  Dieu  foit  innée.  Cela  prouverait  tout  au  plus, 
que  ceux  qui  auroient  laie  cette  découverte,  fe  feraient  fervis  comme  il  faut 
de  leur  Raifon 5  qu  ils  auroient  fait  des  Réflexions  ferieufes  fur  les  Caufes 
des  chofes  &  les  auroient  rapportées  à  leur  véritable  origine  ;  de  fo*te  que 
cette  importante  notion  ayant  été  communiquée  par  leur  moyen  à  d'autres 
hommes  moins  fpéculatifs,  &  ceux-ci  l'ayant  une  fois  reçue,  il  ne  pouvoit 
guère  arriver  qu'elle  fe  perdît  jamais. 

§.  n.  C'eft  là  tout  ce  qu'on  pourrait  conclurre  de  l'idée  de  Dieu,  s'il  ofea  n-eft'potot 
étoit  vrai  qu'elle  fe  trouvât  univerfellement  répandue  dans  l'Efprit  de  tous  inncc. 
les  hommes ,  &  que  dans  tous  les  Païs  du  Monde ,  elle  fut  généralement 
reçue,  de  tout  homme  qui  feroit  parvenu  à  un  âge  mûr,  car  le  confente- 
ment  général  de  tous  les  hommes  à  reconnoître  un  Dieu,  ne  s'étend  pas 
plus  loin,  à  mon  avii.  Que  li  l'on  foùtient  qu'un  tel  confentement  fuffit 
pour  prouver  que  l'idée  de  Dieu  efl  innée,  on  en  pourra  tout  auiîi  bien 
conclurre  que  l'idée  du  Feu  eil  innée  ;  parce  qu'on  peut,  à  ce  que  je  croi, 
affurer  politivement  qu'il  n'y  a  perfonne  dans  le  Monde ,  qui  ait  quelque 
idée  de  Dieu ,  qui  n'ait  auiîi  l'idée  du  Feu.  Or  je  fuis  certain  qu'une  Co- 
lonie de  jeunes  Enfans  qu'on  enverrait  dans  une  Ile  où  il  n'y  aurait  point 
de  feu ,  n'auroient  abfolument  aucune  idée  du  feu ,  ni  aucun  nom  pour  le 
défigner,  quoi  que  ce  fût  une  chofe  généralement  connue  par  tout  ailleurs. 
Et  peut-être  ces  Enfans  feroient-ils  auiîi  éloignez  d'avoir  aucun  nom  ou  au- 
cune idée  pour  exprimer  la  Divinité ,  jufqu  a  ce  que  quelqu'un  d'entr'eux 
s'avifat  d'appliquer  fon  Elprit  a  la  conlîderation  de  ce  Monde  &  des  caufes 
de  tout  ce  qu'il  contient,  par  où  il  parviendrait  aifément  à  l'idée  d'un 
Dieu.  Après  quoi,  il  n'aurait  pas  plutôt  fait  part  aux  autres  de  cette  dé- 
couverte, que  la  Raifon  &  le  penchant  naturel  qui  les  porterait  à  réfléchir 
fur  un  tel  Objet*  la  répandraient  enfuite,&  la  provigneroient ,  pour  ainii 
dire,  au  milieu  d'eux. 

§.  12.  Mais  on  réplique  à  cela  que  c'efl;  une  chofe  convenable  à  la  Bon-  Wei  "".ome^e 
té  de  Dieu,  d'imprihnr  dans  l'Ame  des  hommes*  des  caractères  £5?  des  idées  de  Dieu,  qiie««/« 

...  1  1     ■ /v  --i.il>-  1        '     1'  '      bemmes  ayent  une 

m  même, pour  ne  les  pas  huiler  dans  les  ténèbres  &  dans  1  incertitude  a  1  e-  uee<u  atEirefu- 
gard  d  un  article  qui  les  touche  de  fi  près ,  comme  auffi  pour  s'affùrer  à  j^^/^£  ffft' 
lui-même  les  reipeecs  &  les  hommages  qu'une  Créature  intelligente,  telle  damVAmedt 
que  l'nomme,  e:t  obligée  de  lui  rendre.     D'où  l'on  conclut  qu'il  n'a  pas  ^J,*'^ 
manque  de  le  iaire»  objeftion. 

Si 


48  Qu'il  riy  a  point 

Chap.  III.  Si  cet  Argument  a  quelque  force,  il  prouvera  beaucoup  plus  que  ceux 
qui  s'en  fervent  en  cette  occafion  ,*ne  fe  l'imaginent.  Car  li  nous  pouvons 
conclurre  que  Dieu  a  fait  pour  les  hommes,  tout  ce  que  les  hommes  juge- 
ront leur  être  le  plus  avantageux,  parce  qu'il  eft  convenable  à  fa  Bonté 
d'en ufer ainfi ,  il  s'enfuivra  de  là,  non-feulement  que  Dieu  a  imprimé  dans 
l'Ame  des  hommes  une  idée  de  Lui-même,  mais  qu'il  y  empreint  nette- 
ment &  en  beaux  caractères  tout  ce  que  les  hommes  doivent  favoir  ou  croi- 
re de  cet  Etre  fupréme,  tout  ce  qu'ils  doivent  faire  pour  obéir  à  fes  or- 
dres, &  qu'il  leur  a  donné  une  volonté  &  des  affeftions  qui  y  font  entière- 
ment conformes  :  car  tout  le  monde  conviendra  fans  peine ,  qu'il  eft  beau- 
coup plus  avantageux  aux  hommes  de  fe  trouver  dans  cet  état,  que  d'être 
dans  les  ténèbres,  à  chercher  la  lumière  &  la  counoiflance  comme  à  tâtons, 
ainfi  que  S.  Paul  nous  repréfente  tous  les  Gentils,  Atl.  XVII.  27.  &  que 
d'éprouver  une  perpétuelle  oppofition  entre  leur  Volonté  &  leur  Entende- 
ment, entre  leurs  Panions  &  leur  Devoir.  Je  croi  pour  moi,  que  c'eft 
raifonner  fort  jufte  que  de  dire,  Dieu  qui  eji  infiniment  fage,  a  fait  une 
cboje  d'une  telle  manière  :  Donc  elle  efi  très-bien  faite.  Mais  il  me  femble  que 
c'eft  préfumer  un  peu  trop  de  notre  propre  fageife,  que  de  dire,  Je  croi 
que  cela  feroit  mieux-  ainfi  :  Donc  Dieu  Ta  ainfi  fait.  Et  à  l'égard  du  point 
en  queftion,  c'eft  en  vain  qu'on  prétend  prouver  fur  ce  fondement,  que 
Dieu  a  gravé  certaines  idées  dans  l'Ame  de  tous  les  Hommes,  puifque  l'ex- 
périence nous  montre  clairement  qu'il  ne  l'a  point  fait.  Mais  Dieu  n'a  pour- 
tant pas  négligé  les  hommes ,  quoi  qu'il  n'ait  pas  imprimé  dans  leur  Ame 
ces  idées  &  ces  cara6r.éres  originaux  de  connoiiTance,  parce  qu'il  leur  a 
donné  d'ailleurs  des  Facilitez  qui  furiifent  pour  leur  faire  découvrir  toutes 
les  chofes  néceffaires  à  un  Etre  tel  que  l'Homme,  par  rapport  àfa  véritable 
deftination.  Et  je  me  fais  fort  de  montrer,  qu'un  homme  peut,  fans  le 
fecours  d'aucuns  Principes  innez,  parvenir  à  la  connoiffance  d'un  Dieu  & 
des  autres  chofes  qu'il  lui  importe  de  connoître ,  s'il  fait  un  bon  ufage  de 
les  Facilitez  naturelles.  Dieu  ayant  doué  l'Homme  des  Facultez  de  con- 
noître qu'il  polTede,  n'étoit  pas  plus  obligé  par  fa  Bonté,  à  graver  dans  fon 
Ame  les  Notions  innées  dont  nous  avons  parlé  jufqu'ici,  qu'à  lui  bâtir  des 
Ponts,  ou  des  Maifons,  après  lui  avoir  donné  la  Raifon,  des  mains,  &  des 
matériaux.  Cependant  il  y  a  des  Peuples  dans  le  Monde,  qui  quoi  qu'ingé- 
nieux d'ailleurs,  n'ont  ni  Ponts  ni  Maifons,  ou  qui  en  font  fort  mal  pour- 
vus, comme  il  y  en  a  d'autres  qui  n'ont  absolument  aucune  idée  de  Dieu 
ni  aucuns  Principes  de  Morale ,  ou  qui  du  moins  n'en  ont  que  de  fort  mau- 
vais. La  raifon  de  cette  ignorance,  dans  ces  deux  rencontres ,  vient  de  ce 
que  les  uns  &  les  autres  n'ont  pas  employé  leur  Efprit,  leurs  Facultez,  & 
leurs  forces,  avec  toute  l'induftrie  dont  il?  étoient  capables,  mais  qu'ils  fe 
font  contentez  des  opinions,  des  coutumes  &  des  ufages  établis  dans  leurs 
Pais  fans  regarder  plus  loin.  Si  vous  ou  moi  étions  nez  dans  la  Baye  de 
Soldanie ,  nos  penfées  &  nos  idées  n'auroient  pas  été  peut-être  plus  parfai- 
tes ,  que  les  idée?  &  les  penfées  grolîiéres  des  Holtetitots  qui  y  habitent  ;  & 
fi  Apochanc.vrii  Roi  de  Virginie  eût  été  élevé  en  Angleterre,  peut-être 
auroit-il  été  auffi  habile  Théologien  &  aufli  grand  Mathématicien  que  qui 

que 


de  Principes  inîiez.  Liv.   ï.  49 

que  ce  foit  dans  ce  Royaume.  Toute  la  différence  qu'il  y  a  entre  ce  Roi ,  C  H  a  p.  IIL 
&  un  Anglois  plus  intelligent,  confifte  Amplement  en  ce  que  l'exercice  de 
fes  Facultez  a  été  borné  aux  manières,  aux  ufages  &  aux  idées  de  Ton  Païs, 
fans  que  fon  Efprit  ait  écé  jamais  pouffé  plus  loin,  ni  appliqué  à  d'autres 
recherches ,  de  forte  que  s'il  n'a  eu  aucune  idée  de  Dieu ,  ce  n'eft  que  pour 
n'avoir  pas  fuivi  le  lil  des  penfées  qui  l'y  auraient  conduit  infailliblement. 

S.   13.   Te  conviens,  que  s'il  v  avoit  quelque  idée,  naturellement  em-    ies  ice'cs  de 

•ji'A  JTT  TT  »  Dieu  font  d.lTe- 

premte  dans  1  Ame  des  Hommes ,  nous  avons  droit  de  penler ,  que  ce  Ientes  en  &&&. 
devroit  être  l'idée  de  celui  qui  les  a  faits,  laquelle  feroit  comme  une  mar-  tentes peiibnnes. 
que  que  Dieu  auroit  imprimée  lui-même  fur  fon  propre  Ouvrage,  pour  fai- 
re fouvenir  les  Hommes  qu'ils  font  dans  fa  dépendance,  &  qu'ils  doivent 
obéir  à  fes  ordres.  C'eft  par -là,  dis-je,  que  devroient  éclatter  les  pre- 
miers rayons  de  la  connoiffance  humaine.  Mais  combien  fe  paffe-t-il 
de  temps,  avant  qu'une  telle  idée  puiffe  paraître  dans  les  Enfans?  Et 
lors  qu'on  vient  à  la  découvrir,  qui  ne  voit  qu'elle  reffemble  beau- 
coup plus  à  une  opinion  ou  à  une  idée  qui  vient  du  Maître  de  l'En- 
fant, qu'à  une  notion  qui  repréfente  directement  le  véritable  Dieu? 
Quiconque  obfervera  le  progrès  par  lequel  les  Enfans  parviennent  a  la 
connoiffance  qu'ils  ont,  ne  manquera  pas  de  reconnoître,  que  les  Ob- 
jets qui  fe  préfentent  premièrement  à  eux,  &  avec  qui  ils  ont,  pour 
ainlî  dire,  le  plus  de  familiarité,  font  les  premières  imprelTions  dans 
leur  Entendement,  fans  qu'on  puiffe  y  trouver  la  moindre  trace  d'au- 
cune autre  impreifion  que  ce  foit.  Il  efl  aifé  de  remarquer,  outre  ce- 
la, comment  leurs  penfées  ne  fe  multiplient  qu'à  mefure  qu'ils  viennent 
à  connoitre  une  plus  grande  quantité  d'Objets  fenfibles,  à .  en  confer- 
ver  les  idées  dans  leur  Mémoire ,  &  à  fe  faire  une  habitude  de  les  af- 
fembler ,  de  les  étendre ,  &  de  les  combiner  en  différentes  manières.  Je 
montrerai  dans  la  fuite,  comment  par  ces  différens  moyens  ils  viennent  à 
.former  dans  leur  Efprit  l'idée  d'un  Dieu. 

§.  14.  Peut-on  fe  figurer  que  les  idées  que  les  Hommes  ont  de  Dieu, 
foient  autant  de  caractères  de  cet  Etre  fuprême  qu'il  ait  gravez  dans  leur 
Ame ,  de  fon  propre  doigt ,  quand,  on  voit  que  dans  un  même  Pais ,  les 
hommes  qui. le  défignent  par  un  feul  &  même  nom,  ne  laiffent  pas  d'en 
avoir  des  idées  fort  différentes ,  fouvent  diamétralement  oppofées ,  &  tout- 
à-fait  incompatibles?  Dira-t-on  qu'ils  ont  une  idée  innée  de  Dieu,  dès-là 
feulement  qu'ils  s'accordent  fur  le  nom  qu'ils  lui  donnent  ? 

§.  15.  Mais  quelle  vraye  ou  même  fupportable  idée  de  Dieu  pourroit-on 
trouver  dans  l'Eiprit  de  ceux  qui  reconnoiffoient  &  adoroient  deux  ou  trois 
cens  Dieux?  Dès-là  qu'ils  en  reconnoiffoient  plus  d'un,  ils  faifoient  voir 
d'une  manière  claire  &  inconteflable ,  que  Dieu  leur  étoit  inconnu,  & 
qu'ils  n'avoient  aucune  véritable  idée  de  cet  Etre  fupreme ,  puifqu'ils  lui 
ôtoient  l'Unité,  1" Infinité,  &  X Eternité.  Si  nous  ajoutons  à  cela  les  idées 
groifiéres  qu  ils  avoient  d'un  Dieu  corporel,  idées  qu'ils  exprimoient  par  les 
Images  &  les  repréfentations  qu'ils  faifoient  de  leurs  Dieux ,  fi  nous  confi- 
derons  les  amours,  les  mariages,  les  impudicitez,  les  débauches,  les  que- 
relles ,  &  les  autres  baffefTes  qu'ils  attribuoient  à  leurs  Divinitez ,  quelle  rai- 

G  fon 


yo  Qu'il  n'y  a  point 

ChàP.  III.  Ton  pourrons-nous  avoir  de  croire  qne  le  Monde  Payen,  c'eft-à-dire,  la  plus 
grande  partie  du  Genre  Humain ,  aît  eu  dans  1  Efprit  des  idées  de  Dieu 
que  Dieu  lui-même  aît  eu  foin  d'y  graver,  de  peur  qu'ils  ne  tombafTent 
dans  l'erreur  fur  fonfujet?  Que  fi  ce  confentement  univerfel  qu'on  prelTe  fi 
fort ,  prouve  qu'il  y  a  quelque  idée  innée  de  Dieu ,  elle  ne  lignifiera  autre 
chofe ,  finon  que  Dieu  a  gravé  dans  l'Ame  de  tous  les  hommes  qui  parlent 
•  Je  même  Langage,  un  nom  pour  le  défigner ,  mais  fans  attacher  à  ce  nom 
aucune  idée  de  lui-même:  puifque  ces  Peuples  qui  conviennent  du  nom, 
ont  en  même  temps  des  idées  fort  différentes  touchant  la  chofe  fignifiée.  Si 
l'on  m'oppofe ,  que  par  cette  diverfité  de  Dieux  que  les  Payens  adoroient , 
ils  n'avoient  en  vue  que  d'exprimer  figurément  les  différens  attributs  de 
cet  Etre  incompreheniïble,  ou  les  différens  emplois  de  fa  P'rovidence,  je 
répons ,  que  fans  m'amufer  ici  à  rechercher  ce  qu  étoient  ces  différens  Dieux 
dans  leur  première  origine,  je  ne  crois  pas  que  perfonne  ofe  dire,  que  le 
Vulgaire  les  aît  regardez  comme  de  limples  attributs  d'un  feulDieu.  Et  en 
effet,  fans  recourir  à  d'autres  témoignages,  on  n'a  qu'à  confulterle  Voyage 
de  1  Eveque  de  Beryte  (Chap.  XI U.)  pour  être  convaincu  que  la  Théologie  des 
Sian.ois  admet  ouvertement  la  pluralité  des  Dieux,  ou  plutôt,  comme  le 
*  Tai-  jjj  remarque  judicieufement  Y  Abbé  de  Choify  dans  fon  *  Journal  du  Voyage  de 
Siam ,  qu'elle  confifte  proprement  à  ne  reconnoître  aucun  Dieu. 

§.  1 6.  Si  l'on  dit ,  que  parmi  toutes  les  Nations  du  Monde  les  Sages  ont 
eu  de  véritables  idées  de  V  Unité  &  de  Y  Infinité  de  Dieu,  j'en  tombe  d'ac- 
cord.    Mais  fur  cela  je  remarque  deux  chofes. 

La  première,  c'eft  que  cela  exclut  l'univerfalité  de  confentement  en  tout 
ce  qui  regarde  Dieu,  excepté  le  nom;  car  ces  Sages  étant  en  fort  petit 
nombre,  un  peut-être  entre  mille,  cette  univerfalité  fe  trouve  refferrée  dans 
des  bornes  fort  étroites. 

Je  dis  en  fécond  lieu,  qu'il  s'enfuit  clairement  de  là  que  les  idées  les  plus 
parfaites  que  les  Hommes  ayent  de  Dieu ,  n'ont  pas  été  naturellement  gra-. 
vées  dans  leur  Ame,  mais  qu'ils  les  ont  acquifes  parleur  méditation,  &.  par 
un  légitime  ufage  de  leurs  Facultez,  puifqu'en  différens  Lieux  du  Monde 
les  perfonnes  fages  &  appliquées  à  larecherche  de  la  Vérité,  fefontfait  des 
idées  jufles  fur  ce  point,  auiïî  bien  que  plufieurs  autres,  par-  le  foin  qu'ils 
ont  pris  de  .faire  un  bon  ufage  de  leur  Raifon  ;  pendant  que  d'autres 
croupiffant  dans  une  lâche  négligence,  (&  c'a  toujours  été  le  plus  grand 
nombre)  ont  formé  leurs  idées  au  hazard,  fur  la  commune  tradition,  & 
fur  les  notions  vulgaires,  fans  fe  mettre  fort  en  peine  de  les  examiner.  A- 
joûtez  à  cela,  que  u  l'on  a  droit  de  conclurre  que  Vidée  de  Dieu  foit  innée, 
de  ce  que  tous  les  gens  fages  ont  eu  cette  idée ,  la  Vertu  doit  aufiî  être  in- 
née, parce  que  les  gens  fages  en  ont  toujours  eu  une  véritable  idée. 

Tel  étoit  vifiblement  le  cas  où  fe  trouvoient  tous  les  Payens:  &  quelque 
foin  qu'on  ait  pris  parmi  les  Juifs ,  les  Chrétiens  &  les  Mahometans,  qui  ne 
reconnoiffent  qu  unfeul  Dieu,  de  donner  de  véritables  idées  de  ce  Souve- 
rain Etre ,  cette  Doftrine  n'a  pas  ii  fort  prévalu  fur  l'Efprit  des  Peuples , 
imbus  de  ces  différentes  Religions,  pour  faire  qu'ils  ayent  une  véritable 
idée  de  Dieu  &  qu'ils  en  ayenc  tous  la  même  idée.     Combien  trouveroit- 

on 


de  Principes  innez.  Liv.  I.  fr 

on  de  gens ,  même  parmi  nous ,  qui  fe  repréfentent  Dieu  aflis  dans  les  Cieux  C  H  A  P.  III. 
fous  la  figure  d'un  homme,  &  qui  s'en  forment  plulîeurs  autres  idées  ab- 
furdes  &  tout-à-fait  indignes  de  cet  Etre  fouverainement  parfait  ?  II  y  a  eu 
parmi  les  Chrétiens,  aulii  bien  que  parmi  les  Turcs,  desSecles  entières  qui 
ont  foûtenu  fortferieufement  que  Dieu  étoit  corporel,  &  de  forme  humai- 
ne; &quoi  qu'à  préfentonne  trouve  gueres de  perfonnes  parmi  nous,  qui 
faffent  profeifion  ouverte  d'être  Anthropomorphites ,  (j'en  ai  pourtant  vu  qui 
me  l'ont  avoué)  (i)  je  croi  que  qui  voudroit  s'appliquer  à  le  rechercher, 
trouveroit  parmi  les  Chrétiens  ignorans  &  mal  inftruits ,  bien  des  gens  de 
cette  opinion.  '  Vous  n'avez  qu'à  vous  entretenir  fur  cet  article  avec  le  fim- 
ple  Peuple  de  la  campagne,  fans  prefque  aucune  diftinction  d'âge,  &  avec 
les  jeunes  gens  fans  faire  prefque  aucune  différence  de  condition,  &  vous 
trouverez  que ,  bien  qu'ils  ayent  fort  fouvent  le  nom  de  D  i  e  u  dans  la  bou- 
che, les  idées  qu'ils  attachent  à  ce  mot,  font  pourtant  fi  étranges,  fi  gro- 
teftjues,  Ci  balfes  &  fi  pitoyables  ;  que  perfonne  ne  pourrait  fe  figurer  qu'ils 
les  ayent  apprifes  d'un  homme  raifonnable,  tant  s'en  faut  que  cefoient  des 
caractères  qui  ayent  été  gravez  dans  leur  Ame  par  le  propre  doigt  de  Dieu. 
Et  dans  le  fond,  je  ne  vois  pas  que  Dieu  déroge  plus  à  fa  Bonté,  en  n'ayant 
point  imprLné  dans  nos  Ames  des  idées  de  lui-même,  qu'en  nous  envo- 
yant tout  nuds  dans  ce  Monde  fans  nous  donner  des  habits ,  ou  en  nous  fai- 
fiant  naure  fans  la  connoiffance  innée  d'aucun  Art.  Car  étant  douez  des 
Facultez  nécelfaires  pour  apprendre  à  pourvoir  nous-mêmes  à  tous  nos  be- 
foins,  c'eft  faute  d'inuuftrie  &  d'application,  de  notre  part,  &non  un  dé- 
faut de  Bonté,  de  la  part  de  Dieu,  i\  nous  en  ignorons  les  moyens.  Il  eft 
auùi  certain  qu'il  y  a  un  Dieu ,  qu'il  eft  certain  que  les  Angles  oppofez  qui 
Il  font  par  Pinterfeétion de  deux  lignes  droites,  font  égaux.  Et  il  n'y  eut 
jamais  de  Créature  raifonnable  qui  fefoit  appliquée  fincerement  à  examiner 
la  vérité  de  ces  deux  Propofitions  qui  ait  manqué  d'y  donner  fon  confente- 
ment.  Cependant  il  eft  hors  de  doute ,  qu'il  y  a  bien  des  hommes  qui  n'a- 
yant pas  tourné  leurs  penfées  de  ce  côté-là,  ignorent  également  ces  deux  vé- 
ritez.  Que  fi  quelqu'un  juge  à  propos  de  donner  à  cette  difpofition  où 
font  tous  les  hommes  de  découvrir  un  Dieu ,  s'ils  s'appliquent  à  rechercher 
les  preuves  de  fon  exiftence,  le  nom  de  Confentement  univerfel,  qui  fûrë- 
ment  n'emporte  autre  chofe  dans  cette  rencontre ,  je  ne  m'y  oppofe  pas.  Mais 
un  tel  Confentement  ne  fert  non  plus  à  prouver  que  l'idée  de  Die  x  foit  in- 
née, qu'il  le  prouve  à  l'égard  de  l'idée  de  ces  Angles  dont  je  viens  de 
parler. 

§.  17.  Puis  donc  que,  quoi  que  la  connoiffance  de  Dieu  foit  l'une  des  si  l'idée  de  Dieu 
découvertes  qui  fe  préfentent  le  plus  naturellement  à  la  Raifon  humaine,  n'eftP"  innée, 

1  x  r  l'"J  '     aucune  autre  idée 

J  lCICe  ne  peut  être  re- 

(1)  Cette  réflexion  de  M.  Locke  me  fait  jeftion  me  furprit;   &  je  lui  demandai,  fur  ^"ad^%en  cwo 

Convenir  de  ce  que  me  dit  il  y  a  quelque  temps  quoi  elle  étoit  fondée.     CV//,  me  répliqua- ^ 

une  perfonne  de  bonne  Maifon,  dont  l'édu-  t-on  ,  que  fi  Dieu  lui  été  alors  fur  la  Terre,  il 

cation  n'apoinrété  négligée,  &qui  ne  man-  Je  fcroii  noyé.   Suivant  cette  perfonne,  Dieu 

que  pas  d'efprit.  Etant  venu  à  parler  devant  a  certainement  un  corps,  &  qui  reffemble  fi 

elle,  delà  To  iteprefencede  Dieu,  elle  s'a-  fort  au  notre,  qu'il  ne  fauroit  fe  conferver 

vifa  de  nie  foùtenir  que  Dieu  n'étoit  pas  fui  la  dans  l'eau  comme  celui  des  Poilibns. 

terre  pendant  le  Déluge  de  Noé.    Cette  Ob- 

G  2 


$t  §!%'il  n'y  a  point 

Chap.  III.  l'idée  de  cet  Etre  fi  prême  n'eft  pourtant  pas  innée,  comme  je  viens  de  le 
montrer  évidemment,  fi  je  ne  me  trompe,  je  croi  qu'on  aura  de  la  peine 
à  trouver  aucune  autre  idée  qu'on  ait  droit  de  faire  palier  pour  innée.  Car  fi 
Dieu  eût  imprimé  quelque  caractère  dans  l'Efprit  des  hommes,  il  eft  plus 
raifonnabJe  de  penfer  que  c'aurait  été  quelque  idée  claire  &  uniforme  de 
lui-même,  qu'il  aurait  gravée  profondément  dans  notre  Ame,  autant 
que  notre  foible  Entendement  eft  capable  de  recevoir  l'impreffion  d'un  Ob- 
jet infini  &  qui  eft  fi  fort  au  deffus  de  notre  portée.  Puis  donc  que  notre 
Ame  fe  trouve,  d'abord,  fans  cette  idée,  qu'il  nous  importe  le  plus  d'a- 
voir, c'eft  là  une  forte  prefomption  contre  tous  les  autres  caractères  qu'on 
voudroit  faire  paffer  pour innez.  Et  pour  moi,  je  ne  puis  m'empecher  de 
dire  que  je  n'en  faurois  voir  aucun  de  cette  efpéce,  quelque  foin  que  j'ave 
pris  pour  cela,  &  que  je  ferais  bien  aife  que  quelqu'un  voulût  m'apprendre 
fur  ce  point,  ce  que  je  n'ai  pu  découvrir  de  moi-même, 
ridée  de  u  5*>  §•  ï8-  J'avoûë  qu'il  y  a  une  autre  idée  qu'il  ferait  généralement  avanta- 
£■;■--<  n'eft  pas  geux  aux  hommes  d'avoir,  parce  que  c'eft  le  fujet  général  de  leurs  difcours , 
où  ils  font  entrer  cette  idée  comme  s'ils  la  connoiffoient  effectivement  :  je 
veux  parler  de  l'idée  Je  la  Subftance ,  que  nous  n'avons  ni  ne  pouvons  avoir 
par  voye  defenfïition,  ou  de  reflexion.  Si  la  Nature  fe  chargeoit  du  foin 
den^us  donner  quelques  idées ,  nous  aurions  fujet  d'efpérer,  que  cèle- 
raient celles  que  nous  ne  pouvons  point  acquérir  nous-mêmes  par  l'ufage  de 
nos  ï'acultez.  Mais  nous  voyons  au  contraire,  que,  parce  que  cette  idée 
ne  nous  vient  pas  par  les  mêmes  voyes  que  les  autres  idées,  nous  ne  la  con- 
noiffbns  point  du  tout ,  d'une  manière  diftincte  :  de  forte  que  le  mot 
de  Sublimée  n'emporte  autre  chofe  à  notre  égard,  qu'un  certain  fujet 
indéterminé  que  nous  ne  connoiffons  point,  c'eft- à -dire,  quelque  cho- 
fe, dont  nous  n'avons  aucune  idée  particulière,  diftincte,  &  pofitive, 
mais  que  nous  regardons  comme  le  (  i  )  foutïen  des  idées  que  nous  con- 
noiffons. 
Naiies  Fropofi-  g.  19.  Quoi  qu'on  dife  donc  des  Principe;,  innez ,  tant  de  ceux  qui  regar- 
de1 Innées',' /arce  dent  la  fpéculation  que  de  ceux  qui  appartiennent  à  la  pratique,  on  ferok 
qu'il ny  a  point    auiîî  bien  fondé  à  foûtenir  qu'un  homme  aurait  cent  francs  dans  fa  poche, 

d  idées  qui   foient  /  -s  ,-i  »         ■     1  -   r  '.'    •  • 

innées.  argent  comptant,  quoi  quon  mat  quil  y  eut  m  denier,  ni  iou,  ni  ecu,  m 

aucune  pièce  de  monnoye  qui  pût  faire  cette  fomme,  on  ferait,  dis-je, 
tout  autîi  bien  fondé  à  dire  cela,  qu'à  fe  figurer,  que  certaines  Propofi- 
tions  font  innées ,  quoi  qu'on  ne  puilTe  fuppofer  en  aucune  manière,  que 
les  idées  dont  elles  font  compofées ,  foient  innées  :  car  en  plufieurs  rencon- 
tres d'où  que  viennent  les  idées,  on  reçoit  neceiîairement  des  Propofitions 
qui  expriment  la  convenance  ou  la  difconven  mce  de  certaines  idées.  Quicon- 
que a,  par  exemple,  une  véritable  idée  de  Dieu  &  du  culce  qu'on  lui  doit 
rendre,  donnera  fon confentement  à  cette  Propofition,  Dieu  doit  être  fervi, 

fi 


(1^  Subflratum:  L'Auteur  a  employé  ce  mot  de  fi  propre,  à  mon  avis;  e'eft-pourquoi  je 

Latin  dans  cet  endroit,  ne  croyant  pas  trou  le  contewe  ici  pour  faire  mieux  comprendre 

ver  un  mot  Ang'ois  qui  exprimât  fi  bien  fa  ce  que  j'ai  mis  dans  le  Texte, 
penfée.  Le  François  n'en  fournit  pas  non  plus 


de  Principes  innez.  Liv.  I.  s 3 

fi  elle  eft  exprimée  dans  un  Langage  qu'il  entende:  &  tout  homme  raifon-  Chap.  III, 
nable  qui  n'y  a  pas  fait  réflexion  aujourd'hui ,  fera  prêt  à  la  recevoir  demain 
fans  aucune  difficulté.  Or  nous  pouvons  fort  bien  fuppofer  qu'un  million 
d'hommes  manquent  aujourd'hui  de  l'une  de  ces  idées,  ou  de  toutes  deux 
enfemble.  Car  pofé  le  cas  que  les  Sauvages  &  la  plus  grande  partie  des 
Païfans  ayent  effectivement  des  idées  de  "Dieu  &  du  culte  qu'on  lui  doit  ren- 
dre, (ce  qu'on  n'ofera  jamais  foûtenir,  fi  on  entre  en  converfation  avec  eux 
fur  ces  matières  )  je  croi  du  moins  qu'on  ne  fauroit  fuppofer  qu'il  y  ait  beau- 
coup d'Enfans  qui  ayent  ces  idées.  Cela  étant,  il  faut  que  les  Enfans 
commencent  à  les  avoir  dans  un  certain  temps ,  quel  qu'il  foit  ;  &  ce  fera 
•alors ,  qu'ils  commenceront  auiîi  à  donner  leur  confentement  à  cette  Propo- 
fition,  pour  n'en  plus  douter.  Mais  un  tel  confentement  donné  à  une  Pro- 
potition  dès  qu'on  l'entend  pour  la  première  fois,  ne  prouve  pas  plus,  que 
les  idées  qu'elle  contient,  font  innées,  qu'il  prouve  qu'un  aveugle  de  naif- 
fance  à  qui  on  lèvera  demain  les  cataractes,  avoit  des  idées  innées  du  Soleil, 
de  la  Lumière ,  du  Saffran ,  ou  du  Jaune ,  parce  que  dès  que  fa  vûë  fera 
éclaircie,  il  ne  manquera  pas  de  donner  fon  confentement  à  ces  deux  Pro- 
pofitions ,  Le  Soleil  eft  lumineux ,  Le  Saffran  eft  jaune.  Or  fi  un  tel  confente- 
ment ne  prouve  point,  que  les  idées  dont  ces  Propofitionsfont  compofées, 
foient  innées ,  il  prouve  encore  moins,  que  ces  Propofitions  le  foient.  Que 
fi  quelqu'un  a  des  idées  innées ,  je  ferois  bien  aife  qu'il  voulût  prendre  la 
peine  de  me  dire ,  quelles  font  ces  Idées ,  &  combien  il  en  connoit  de 
cette  efpéce. 

§.   20.  A  quoi  j'ajouterai,  que  s'il  y  a  des  Idées  innées,  qui  foient  dans    iin'ya  point  d'ï- 
l'Efprit  fans  que  l'Efprit  y  penfe  actuellement,  il  faut,  du  moins,  qu'elles'  d=«  innées  du» 
foient  dans  la  Mémoire  d'où  elles  doivent  être  tirées  par  voye  de  Réminis- 
cence, c'eft-à-dire ,  être  connues,  lors  qu'on  en  rappelle  le fouvenir,  com- 
me autant  de  perceptions  qui  ont  été  auparavant  dans  l'Ame,  à  moins  que 
la  Reminifcence  ne  puiffe  fubfifter  fans  reminifeence.     Car  fe  reffouvenir 
d'une  chofe ,  c'eft  l'appercevoir  par  mémoire  ou  par  une  conviction  intérieure 
qui  nous  fafie  fentir  que  nous  avons  eu  auparavant  une  connoiffance  ou  une 
perception  particulière  de  cette  chofe.  Sans  cela,  toute  idée  qui  vient  dans 
l'Efprit,  eft  nouvelle,  &  n'efb  point  apperçuë  par  voye  de  reminifcence:  car 
cette  perfuafion  où  l'on  ell  intérieurement  qu'une  telle  idée  a  été  auparavant 
dans  notre  Efprit ,  eft  proprement  ce  quidiftingue  la  reminifcence  de  toute 
autre  manière  de  penfer.    Toute  idée  que  l'Efprit  n'a  jamais  apperçuë ,  n'a 
jamais  été  dans  l'Efprit  ;  &  toute  idée  qui  eft  dans  l'Efprit ,  eit  ou  une  per- 
ception actuelle,  ou  bien  ayant  été  actuellement  apperçuë,  elle  eft  en  telle 
forte  dans  l'Efprit ,   qu'elle  peut  redevenir  une  perception  actuelle  par  le 
moyen  de  la  Mémoire.     Lors  qu'il  y  a  dans  l'Ffprit  une  perception  actifel- 
le  de  quelque  idée  fans  mémoire,  cette  idée  paroit  tout-à-fait  nouvelle  à 
l'Entendement  :  &  lorfque  la  Mémoire  rend  quelque  idée  actuellement  pré- 
fente à  l'Efprit ,  c'eft  en  faifant  fentir  intérieurement ,  que  cette  idée  a  été 
actuellement  dans  l'Efprit,  &  qu'elle  ne  lui  étoit  pas  tout-à-fait  inconnue. 
J'en  appelle  à  ce  que  chacun  o'oferve  en  foi-meme,  pour  favoir  fi  cela  n'efb 
pas  auifij  &  je  voudrois  bien  qu'on  me  donnât  un  exemple  de  quelque  idée,, 

G  3  pré- 


54  Qu'il  n'y  a  point 

Chap.  III.  prétendue/*»/?,  que  quelqu'un  pût  rappeller  dans  fon  Efprit  comme  une 
idée  déjà  connue  avant  que  d'en  avoir  reçu  aucune  impreiiion  par  les  voyes» 
dont  nous  parlerons  dans  la  fuite  :  car  encore  un  coup ,  fans  ce  fentiment 
intérieur  d'une  perception  qu'on  ait  déjà  eue,  il  n'y  a  point  de  réminifcen- 
ce ,  &  on  ne  fauroic  dire  d'aucune  idée  qui  vient  dans  l'Efprit  fans  cette 
conviction,  qu'on  s'en  reffouvienne ,  ou  qu'elle  forte  de  la  Mémoire,  ou 
qu'elle  foit  dans  l'Efprit  avant  qu'elle  commence  de  fe  montrer  actuellement 
à  nous.  Lors  qu'une  idée  n'eft  pas  actuellement  préfente  à  l'Efprit,  ou  en 
referve,  pour  ainli  dire,  dans  la  Mémoire,  elle  n'eft  point  du  tout  dans 
l'Efprit, &  c'eft  comme  fi  elle  n'y  avoit  jamais  été.     Suppofons  un  Enfant 
qui  ait  l'ufage  de  fes  yeux  jufqu'à  ce  qu'il  connoifie  &  diftingue  les  Cou-. 
leurs,  mais  qu'alors  les  cataractes  venant  à  fermer  l'entrée  à  la  lumière,  il 
foit  quarante  ou  cinquante  ans,  fans  rien  voir  abfolument,&  que  pendant 
tout  ce  temps-là  il  perde  entièrement  le  fouvenir  des  idées  des  couleurs  qu'il 
avoit  eues  auparavant.  C'étoit  là  juftement  le  cas  où  fe  trouvoit  un  aveugle 
auquel  j'ai  parlé  une  fois,  qui  dés  l'enfance  avoit  été  privé  de  la  vue  par  la 
petite  vérole ,  &  n'avoit  aucune  idée  des  Couleurs ,  non  plus  qu'un  Aveu- 
gle-né.   Je  demande  fi  un  homme  dans  cet  état-là,  'a  dans  l'Efprit  quelque 
idée  des  Couleurs,  plutôt  qu'un  Aveugle-né  ?   Je  ne  croi  pas  que  perfon- 
ne  dife  que  l'un  ou  l'autre  en  ayent  absolument  aucune.  Mais  qu'on  levé 
les  cataractes  de  celui  qui  eft  devenu  aveugle ,  il  aura  de  nouveau  des  idées 
des  Couleurs,  qu'il  ne  fe  fouvient  nullement  d'avoir  eues:  idées  que  la  Vue 
qu'il  vient  de  recouvrer ,  fera  paffer  dans  fon  Efprit ,  fans  qu'il  foit  convain- 
cu en  lui-même  de  les  avoir  connues  auparavant  :  après  quoi  il  pourra  les 
■  rappellera  fêles  rendre  comme  préfentes  à  1  Efprit  au  milieu  des  ténèbres. 
Et  c'eft  à  l'égard  de  toutes  ces  idées  des  Couleurs  qu'on  peut  rappeller  dans 
l'Efprit,  quoi  qu'elles  ne  foient  pas  préfentes  aux  yeux,  qu'on  dit,  qu'é- 
tant dans  la  Mémoire  elles  font  aufli  dans  l'Efprit.  *  D'où  je  conclus ,  Que 
toute  idée  qui  eft  dans  l'Efprit  fans  être  actuellement  prefence  à  l'Efprit, 
n'y  eft  qu'entant  qu'elle  eft  dans  la  Mémoire  :   Que  fi  elle  n'eft  pas  dans 
la  Mémoire,  elle  n'eft  point  dans  l'Efprit;  &  Que  fi  elle  eft  dans  la  Mé- 
moire, elle  ne  peut  devenir  actuellement  prtfence  à  l'Efprit,  fans  une  per- 
ception qui  fallé  connoitre  que  cette  idée  procède  de  la  Mémoire,  c'eft- 
à-clire  qu'on  l'a  auparavant  connue,  &  qu'on  s'en  reffouvient  préfentement. 
Si  donc  il  y  a  des  idées  innées,  elles  doivent  être  dans  la  Mémoire,  ou  bien  on 
ne  fauroit dire  qu'elles  foient  dans  l'Efprit  ;  &  fi  elles  font  dans  la  Mémoire, 
elles  peuvent  être  retracées  à  l'Efprit  fans  qu'aucune  impreflion  extérieure 
précède;  &  toutes  les  fois  qu'elles  fepréfentent  à  l'Efprit,  elles  produifent 
un  fentiment  de  reminifeence ,  c'eft-à-dire  qu'elles  portent  avec  elles  une 
perception  qui  convainc  intérieurement  l'Efprit ,  qu'elles  ne  lui  font  pas 
entièrement  nouvelles.  Telle  étant  la  différence  qui  fe  trouve  conftamment 
entre  ce  qui  eft  &  ce  qui  n'eft  pas  dans  la  Mémoire  ou  dans  l'Efprit ,  tout 
ce  qui  n'eft  pas  dans  la  Mémoire,  eft  regardé  comme  une  chofe  entièrement 
nouvelle,  &  qui  étoit  auparavant  tout- à-fait  inconnue,  lorsqu'il  vient  à 
fe  préfenter  à  l'Efprit  :  au  contraire ,  ce  qui  eft  dans  la  Mémoire  ou  dans 
l'Efprit,  ne  paroit  point  nouveau,  lors  qu'il  vient  à  paroitre  par  l'inter- 

ven- 


de  Principes  innez.  Liv.  I.  ST 

vention  de  la  Mémoire,  mais  l'Efprit  le  trouve  en  lui-même,  &  connoit  Chap.  Ilf. 
qu'il  y  étoit  auparavant.  On  peut  éprouver  par-là  s'il  y  a  aucune  idée  dans 
l'Efprit  avant  l'impreflion  faite  par  Senfation,  ou  par  Réflexion.  Du  refte, 
je  voudrois  bien  voir  un  homme,  qui  étant  parvenu  à  l'âge  de  raifon,  ou 
dans  quelque  autre  temps  que  ce  foit,  fe  refiouvint  de  quelqu'une  de  ces 
Idées  qu'on  prétend  être  innées;  &.  auquel  elles  n'auroient  jamais  paru  nou- 
•  velles  depuis  fa  naiffance.  Que  lî  quelqu'un  prétend  foûtenir  qu'il  y  a  dans 
l'Efprit  des  Idées  qui  ne  font  pas  dans  la  Mémoire,  je  le  prierai  de  s'expli- 
quer, &  de  me  faire  comprendre  ce  qu'il  entend  par-là. 

§.  21.  Outre  ce  que  j'ai  déjà  dit,  il  y  a  une  autre  raifon  qui  me  fait  dou-  gJ'mv^'f^e 
ter  fi  ces  Principes  que  je  viens  d'examiner  ,  ou  quelque  autre  que  ce  foit,  paffer  pour  ;«»«, 
font    véritablement   innez.     Comme  je    fuis_  pleinement  convaincu  que  au'ufToTdJp^u 
Dieu  qui  efl  infiniment  fage,  n'a  rien  fait  qui  ne  foit  parfaitement  confor-  3'ufage,  ou  d'une 
me  à  fon  infinie  fagelTe  ,  je  ne  faurois  voir  pourquoi  l'on  devroit  fuppofer,  ^bie!""  pC" 
que  Dieu  imprime  certains  Principes  univerfels  dans  l'Ame  des  hommes, 
puifque  les  Principes  de  fpcculation  qu 'on prétend  être  innez  ,  ne  font  pas  du» 
fort  grand  uj âge ,  ci?  que  ceux  qui  concernent  la  pratique ,  ne  font  point  évidens 
far  eux-mêmes  ;  fj?  que  les  uns  ni  les  autres  ne  peuvent  être  difiingwez  de  quel- 
ques autres  véritez  qui  ne  j ont  pas  reconnues  pour  innées.    Car  pourquoi  Dieu 
auroit-il  gravé  de  fon  propre  doigt  dans  l'Ame  des  Hommes ,  des  caractè- 
res qui  n'y  paroiffent  pas  plus  nettement,  que  ceux  qui  y  font  introduits 
dans  la  fuite,  ou  qui  même  ne  peuvent  être  diftinguez  de  ces  derniers? 
Que  fi  quelqu'un  croit  qu'il  y  a  effectivement  des  Idées  &  des  Propofitions 
innées ,  qui  par  leur  clarté  &  leur  utilité  peuvent  être  diltinguées  de  tout 
ce  qui  vient  de  dehors  dans  l'Efprit,  &  dont  on  a  une  connoiffance  acqui- 
fe,  il  n'aura  pas  de  peine  à  nous  dire  quelles  font  ces  Propofitions  &  ces 
Idées ,  &  alors  tout  le  monde  fera  capable  de  juger,  ïi  elles  font  véritable- 
ment innées  ou  non.    Car  s'il  y  a  de  telles  idées  qui  foient  vifiblement  diffé- 
rentes de  toute  autre  perception  ou  connoiffance,  chacun  pourra  s'en  con- 
vaincre par  lui-même.     J'ai  déjà  parlé  de  l'évidence  des  Maximes  qu'on 
fuppofe  innées;  &  j'aurai  occalion  de  parler  plus  au  long  de  leur  utilité. 

g.  22.  Pour  conclurre  :  il  y  a  quelques  Idées  qui  fe  présentent, d'abord  J|c^£!f^ 
comme  d'elles-mêmes  à  l'Entendement  dé  tous  les  Hommes ,  &  certaines  font  les  hommes,. 
v'éritez  qui  refultent  de  quelques  Idées  dès  que  l'Efprit  joint  ces  idées  en-  raïttfigî qïfvl 
femble  pour  en  faire  des  Propofitions.     Il  y  a  d'autres  v'éritez  qui  dépen-  f»«tde  leurs  Fa- 
dent  d'une  fuite  d'idées,  difpofées  en  bon  ordre,  de  l'exacte  comparaifon  cutcz" 
qu'on  en  fait,  &  de  certaines  déductions  faites  avec  foin,  fans  quoi  1  on 
ne  peut  les  découvrir,  ni  leur  donner  fon  confentement.  Certaines  véritez. 
de  la  première  efpèce  ont  été  regardées  mal  à  propos  comme  innées, parce 
qn'elles  font  reçues  généralement  &  fans  peine.  Mais  la  vérité  eit,  que 
les  Idées ,  quelles  qu'elles  foient ,  ne  font  pas  plus  nées  avec  nous ,  que  les 
Arts  &  les  Sciences  :  quoi  qu'il  y  en  ait  effectivement  quelques-unes  qui  fe 
préfenient  plus  aifément  à  notre  Efprit  que  d'autres,  &  qui  par  confis- 
quent font  plus  généralement  reçues ,  bien  qu'au  refte  elles  ne  viennent  à 
notre  connoiffance,  qu'en  conféquence  de  l'ufage  que  nous  faifons  des  Or- 
ganes de  notre  Corps  &  des  F acultez  de  notre  Ame  :  Dieu  ayant  donné  aux 

htm- 


<5<5  Qu'il  n'y  a  point 

C  H  A  p,  III,  hommes  des  facilitez  13  des  moyens ,  pour  découvrir ,  recevoir  ci?  retenir  certai- 
nes véritez,  félon  qu 'ils  fe  fervent  de  ces  facultez  £s?  de  ces  moyens  dont  il  les  a 
pourvus.  L'extrême  différence  qu'on  trouve  entre  les  idées  des  hommes , 
vient  du  différent  ufage  qu'ils  font  de  leurs  Facultez.  Les  uns  recevant  les 
chofes  fur  la  foi  d'autrui ,  (&  ceux-là  font  le  plus  grand  nombre  )  abufent 
de  ce  pouvoir  qu'ils  ont  de  donner  leur  confentement  à  telle  ou  telle  chofe, 
en  ibûmettant  lâchement  leur  Efpr.it  à  l'autorité  des  autres  dans  des  points- 
qu'il  eft  de  leur  devoir  d'examiner  eux-mêmes  avec  foin ,  au  lieu  de  les  re- 
cevoir aveuglément  avec  une  foi  implicite.  D'autres  n'appliquent  leur  Ef- 
prit  qu'à  un  certain  petit  nombre  de  chofes  dont  ils  acquièrent  une  affez 
grande  connoiflance ,  mais  ils  ignorent  toute  autre  chofe ,  pour  ne  s'être 
jamais  attachez  à  d'autres  recherches.  Ainfi  rien  n'eft  plus  certain  que 
cette  vérité,  Trois  angles  d'un  Triangle  font  égaux  à  deux  droits.  Elle  eft  non 
feulement  très-certaine ,  mais  même  plus  évidente,  à  mon  avis,  que  plu- 
fieurs  de  ces  Propoiïtions  qu'on  regarde  comme  des  Principes.  Cependant  il 
y  a  des  millions  d'hommes ,  qui ,  quoi  qu'habiles  en  d'autres  chofes ,  igno- 
rent entièrement  celle-là,  parce  qu'ils  n'ont  jamais  appliqué  leur  Efprit  à 
l'examen  de  ces  fortes  d'Angles.  D'ailleurs ,  celui  qui  connoit  très-certaine- 
ment cette  Propoiltion ,  peut  néanmoins  ignorer  entièrement  la  vérité  de 
plufieurs  autres  Propoiïtions  de  Mathématique,  qui  font  aufîi  claires  & 
auffi  évidentes  que  celle-là,  parce  qu'il  n'a  pas  pouffé  fes  recherches  juf- 
ques  à  l'examen  de  ces  véritez  de  Mathématique.  La  même  chofe  peut  ar- 
river à  l'égard  des  idées  que  nous  avons  de  Dieu  :  car  quoi  qu'il  n'y  ait  point 
de  vérité  que  l'homme  puiffe  connoître  plus  évidemment  par  lui-même,  que 
l'exiftence  de  Dieu,cependant  quiconque  regardera  les  chofes  de  ce  Monde, 
félon  qu'elles  fervent  à  fes  plaifirs ,  &  au  contentement  de  fes  paffions ,  fans 
fe  mettre  autrement  en  peine  d'en  rechercher  les  caufes ,  les  diverfes  fins,  & 
l'admirable  diipoiition ,  pour  s'attacher  avec  foin  à  en  tirer  les  conféquences 
qui  en  naiffent  naturellement  ,  un  tel  homme  peut  vivre  long  -  temps  fans 
avoir  aucune  idée  de  Dieu.  Et  s'il  s'en  trouve  d'autres  qui  viennent  à  mettre 
cette  idée  dans  leur  tête  pour  en  avoir  ouï  parler  en  converfation,  peut-être 
croiront  -  ils  l'exiftence  d'un  tel  Etre  :  mais  s'ils  n'en  ont  jamais  examiné 
les  fondemens,  la  connoiflance  qu'ils  en  auront,  ne  fera  pas  plus  parfaite 
que  celle  qu'une  perfonne  peut  avoir  de  cette  vérité,  Les  trois  angles  d'un 
Triangle  font  égaux  à  deux  droits ,  s'il  la  reçoit  fur  la  foi  d'autrui ,  par  la  feule 
raifon  qu'il  en  a  ouï  parler  comme  d'une  vérité  certaine,  fans  en  avoir  ja- 
mais examiné  lui-même  la  démonftration.  Auquel  cas  ils  peuvent  regarder 
l'exiftence  de  Dieu  comme  une  opinion  probable ,  mais  ils  n'en  voyent  pas 
la  vérité,  quoi  qu'ils  ayent  des  Facultez  capables  de  leur  en  donner  une  con- 
noiflance claire  &  évidente,  s'ils  les  employoient  foigneufement  à  cette  re- 
cherche. Mais  cela  foitdit  en  paflant,  pour  montrer ,  combien  nos  connoiffances 
dépendent  du  bon  ufage  des  Facultez  que  la  Nature  nous  a  données  >  &  combien  peu 
elles  dépendent  de  ces  Principes  qu'on  fuppofe  fans  raifon  avoir  été  impri- 
mez dans  l'Ame  de  tous  les  hommes  pour  être  la  règle  de  leur  conduite: 
Principes  que  tous  les  hommes  connoitroient  néceflairement ,  s'ils  étoient 
dans  leur  Efprit, ou  qui  leur  étant  inconnus,  y  feroient  fort  inutilement.  Or 

puif- 


de  Principes  itmez.  Liv.  I.  57 

puifque  tous  les  hommes  ne'les  connoiflent  pas,  &  ne  peuvent  même  les  dif-  Chaf.  lll. 
tinguer  des  autres  véritez  dont  la  connoiflance  leur  vient  certainement  de 
dehors ,  nous  fommes  en  droit  de  conclurre  qu'il  n'y  a  point  de  tels  Principes. 

§.  23.  Je  ne  faurois  dire  à  quelles  cenfures  je  puis  m'être  expofé,  en  re-    *-«  homme» 
voquant  en  doute  qu'il  y  ait  des  Principes  innez  ;  &  fi  on  ne  dira  point  que  connoiue  les  cfco- 
je  renverfe  par-là  les  anciens  fondemens  de  la  connoiflance  &.  de  la  certitu-  fes  P"  e0*-»ê- 
de:  mais  je  croi  du  moins  que  la  méthode  que  j'ai  fume,  étant  conforme 
à  la  Vérité,  rend  ces  fondemens  plus  inébranlables.    Une  autre  chofedont 
je.fuis  fortement  perfuadé,  c'eft  que  dans  le  Difcours  fuivantjene  me  fuis 
point  fait, une  affaire,  d'abandonner  ou  de  fuivre  l'autorité  de  qui  que  ce 
foit.     La  Vérité  a  été  mon  unique  but.     Par  tout  où  elle  a  paru  me  con- 
duire, je  l'ai  fuivie  fans  aucune  prévention,  &  fans  me  mettre  en  peine  fi 
quelque  autre  avoit  fuivi  ou  non  le  même  chemin.     Ce  n'eft  pas  que  je 
n'aye  beaucoup  de  refpecl:  pour,  les  fentimens  des  autres  hommes  :  mais  la 
Vérité  doit  être  refpe£tée  par  defllis  tout;  &  j'efpére  qu'on  ne  me  taxera 
pas  de  vanité ,  fi  je  dis  que  nous  ferions  peut-être  de  plus  grands  progrés 
dans  la  connoiflance  des  chofes ,  fi  nous  allions  à  la  fource,  je  veux  dire  à 
l'examen  des  chofes  mêmes  ;  &  que  nous  nous  filions  une  affaire  de  cher- 
cher la  Vérité  en  fuivant  nos  propres  penfées ,  plutôt  que  celles  des  autres     , 
hommes.  Car  je  croi  que  nous  pouvons  efpérer  avec  autant  de  fondement 
de  voir  par  les  yeux  d'autrui ,  que  de  connoître  les  chofes  par  l'Entendement 
des  autres  hommes.    Plus  nous  connoifîbns  la  Vérité  &  la  Raifon  par  nous- 
mêmes,  plus  nos  connoiffances  font  réelles  &  véritables.  Pour  les  opinions 
des  autres  hommes ,  fi  elles  viennent  à  rouler  &  flotter ,  pour  ainli  dire , 
dans  notre  Efprit ,  elles  ne  contribuent  en  rien  à  nous  rendre  plus  intelli- 
gens,  quoi  que  d'ailleurs  elles  foient  conformes  à  la  Vérité.  Tandis  que  nous 
n'embraflons  ces  opinions  que  par  refpecl:  pour  le  nom  de  leurs  Auteurs ,  & 
que  nous  n'employons  point  notre  Raifon,  comme  eux,  à  comprendre  ces 
Véritez ,  dont  la  connoiflance  les  a  rendus  fi  illuftres  dans  le  Monde ,  ce  qui 
en  eux  étoit  véritable  feience,  n'efl  en  nous  que  pur  entêtement.    Ariflote 
étoit  fans  doute  un  très-habile  homme,  mais  pc-rfonne  ne  s'eft  encore  avifé 
de  le  juger  tel,  parce  qu'il  embraflbit  aveuglément  &  foutenoit  avec  con- 
fiance les  fentimens  d'autrui.  Et  s'il  n'eft  pas  devenu  Philofophe  en  recevant 
fans  examen  les  Principes  des  Savansqui  l'ont  précédé,  je  ne  vois  pas  que 
perfonne  puiffe  le  devenir  par  ce  moyen-là.     Dans  les  Sciences,  chacun  ne 
pofiede  qu'autant  qu'il  a  de  connoiffances  réelles,  dont  il  comprend  lui-mê- 
me les  fondemens.  C'eft  là  fon  véritable  tréfor,  le  fonds  qui  lui  appartient 
en  propre,  &  dont  il  fe  peut  dire  le  maître.  Pour  ce  quieftdes  chofes  qu'il 
croit,  &  reçoit  Amplement  fur  la  foi  d'autrui,  elles  ne  fauroient  entrer  en 
ligne  de  compte:  ce  ne  font  que  des  lambeaux ,  entièrement  inutiles  à  ceux 
qui  les  ramaiTent,  quoi  qu'ils  vaillent  leur  prix  étant  joints  à  la  pièce  d'où 
ils  ont  été  détachez:    Monnoye  d'emprunt,  toute  pareille  à  ces  pièces  en- 
chantées qui  paroiflent  de  l'or  entre  les  mains  de  celui  dont  on  les  reçoit, 
mais  qui  deviennent  des  feuilles,  ou  de  la  cendre  dès  qu'on  vient  à  s'en  fêrvir.      >x 

%.  24.  Les  hommes  ayant  une  fois  trouvé  certaines  Propolitions  généra-  nr^n  ^'u  ILbiir'" 
les ,  qu'on  ne  fauroit  révoquer  en  doute,  dès  qu'on  les  comprend ,  je  vois  de<  Principes  in- 

Il  bien  '■ 


5-8  Qu'il  n'y  a  point 

Chap.  III.  bien  que  rien  n'étoit  plus  court  &  plus  aifé  que  de  conclurre  que  ces  Pro- 
pofitions  étoient  innées.     Cette  conclufion  une  fois  reçue,  a  délivré  les  pa- 
refTeux  de  la  peine  de  faire  des  recherches ,  fur  tout  ce  qui  étoit  déclaré 
inné,   &  a  empêché  ceux  qui  doutoient,  de  fonger  à  s'en  inftruire  par 
eux-mêmes.  D'ailleurs ,  ce  n'eft  pas  un  petit  avantage  pour  ceux  qui  font 
les  Maîtres  &  les  Docteurs,  de  pofer  pour  Principe  de  tous  les  Princi- 
pes ,  que  les  Principes  ne  doivent  point  être  mis  en  quejiion  :  car  ayant  une 
fois   établi    qu'il   y  a  des   Principes  innez,   ils   mettent   leurs  Sectateurs 
dans  la  néceiïité  de  recevoir  certaines  Doctrines ,  comme  innées ,  &  leur 
ôtent  par  ce  moyen  l'ufage  de  leur  propre  Raifon,  en  les  engageant  à  croi- 
re &  à  recevoir  ces  Doctrines  fur  la  foi  de  leur  Maître,  fans  aucun  autre 
examen  :  de  forte  que  ces  pauvres  Difeiples  devenus  efclaves  d'une  aveu- 
gle crédulité,    font  bien  plus  aifez  à  gouverner,  &  deviennent  beaucoup 
plus  utiles  à  une  certaine  efpece  de  gens  qui  ont  radreffe  &  la  charge  de 
leur  dicter  des  Principes,  &  de  fe  rendre  maîtres  de  leur  conduite.     Or 
ce  n'eft  pas  un  petit  pouvoir  que  celui  qu'un  homme  prend  fur  un  autre, 
lors  qu'il  a  l'autorité  de  lui  inculquer  tels  Principes  qu'il'  veut ,  comme  au- 
tant de  véritez  qu'il  ne  doit  jamais  révoquer  en  doute  ,  &  de  lui  faire  re- 
cevoir comme  un  Principe  inné  tout  ce  qui  peut  fervir  à  fes  propres  fins. 
Mais  fi  au  lieu  d'en  ufer  ainfi,  l'on  eut  examiné  les  moyens  par  où  les 
hommes  viennent  à  la  connoiffance  de  plufieurs  véritez  univerlèlles,  on 
auroit  trouvé  qu'elles  fe  forment  dans  l'elprit  par  la  confidération  exaéte 
des  chofes  mêmes  ;  &  qu'on  les  découvre  par  l'ufage  de  ces  Facultez,  qui 
par  leur  deftination  font  très-propres  à  nous  faire  recevoir  ces  véritez,  & 
à  nous  en  faire  juger  droitement,  fi  nous  les  appliquons  comme  il  faut  à 
cette  recherche. 
«onciuGon.  g,  25.  Tout  le  defiein  que  je  me  propofe  dans  le  Livre  fuivant,  c'eft  de 

montrer  comment  l'Entendement  procède  dans  cette  affaire.    Mais  j'aver- 
tirai d'avance,  qu'afin  de  me  frayer  le  chemin  à  la  découverte  de  ces  fon- 
demens,  qui  font  les  feuls ,  à  ce  que  je  croi,  fur  lefquels  les  notions  que 
nous  pouvons  avoir  de  nos  propres  connoiflances ,  puilfent  être  folidement 
établies ,  j'ai  été  obligé  de  rendre  compte  des  raifons  que  j'avois  de  douter 
qu'il  y  ait  des  Principes  innez.    Et  parce  que  parmi  les  Argumens  qui  combat- 
tent ce  fentiment,  il  y  en  a  quelques-uns  qui  font  fondez  fur  les  opinions 
vulgaires,  j'ai  été  contraint  de  fuppofer  plufieurs  chofes,  ce  qu'on  ne  peut 
guère  éviter,  lors  qu'on  s'attache  uniquement  à  montrer  la  faufîeté  ou  l'in- 
confiftence  de  quelque  fentiment  particulier.  Dans  les  côntroverfes  il  arri- 
ve la  même  choie  que  dans  le  fiége  d'une  Ville,  où  ,  pourvu  que  la  terre 
fur  laquelle  on  veut  drefler  les  batteries,  foit  ferme,  on  ne  fe  met  point  en 
peine  d'où  elle  eft  prife,  ni  à  qui  elle  appartient:  fuffit,  qu'elle  ferve  au 
befoin  préfent.     Mais  comme  je  me  propofe  dans  la  fuite  de  cet  Ouvrage, 
d'élever  un  Bâtiment  uniforme,  &  dont  toutes  les  Parties  fuient  bien  join- 
tes enfemble,  autant  que  mon  expérience  &  les  observations,  que  j'ai  faites, 
me  le  pourront  permettre ,  j'efpére  de  le  conitruire  de  telle  manière  fur  fes 
propres  fondemens,  qu'il  ne  faudra  ni  piliers,  ni  arc-boutans  pour  le  fuii- 
tenir.     Qjae  û  l'on  montre  en  le  minant,  que  c'eft  un  Château  bâti  en  l'air, 

je 


de  Principes  innez,  Liv.  I. 


59 


je  ferai  du  moins  en  forte  qu'il  foit  tout  d'une  pièce,  &  qu'il  nepuiffe  être  C  hap.  III. 
enlevé  que  tout  à  la  fois.  Au  reftc ,  j'avertirai  ici  mon  Lecteur  de  ne  pas 
s'attendre  à  des  Démonftrations  incontcilables ,  à  moins  qu'on  ne  m'accor- 
de le  privilège,  que  d'autres  s'attribuent  affez  fouvent,  de  fuppofer  mes 
Principes  comme  autant  de  veritez  reconnues,  auquel  cas  je  ne  ferai  pas  en 
peine  défaire  auiîi  des  Démonftrations.  Tout  ce  que  j'ai  à  dire  en  faveur 
des  Principes  fur  lefquels  je  vais  fonder  mes  raifonnemens ,  c'eft  que  j'en 
appelle  uniquement  à  l'expérience  &  aux  obfervations  que  chacun  peut 
faire  par  foi-même  fans  aucun  préjugé ,  pour  favoir  s'ils  font  vrais  ou  faux  : 
&  cela  fuffit  pour  une  perfonne  qui  ne  lait  profeffion  que  d'expofer  fince- 
rement  &  librement  fes  propres  conjectures  fur  un  fujet  allez  obfcur,  fans 
autre  deffein  que  de  chercher  la  Vérité  avec  un  efprit  dépouillé  de  toute 
prévention. 

Fin  du  Premier  Livre. 


H  a 


ESSAI 


ESSAI 

PHILOSOPHIQUE 

CONCERNANT 

L'ENTENDEMENT  HUMAIN. 

LIVRE    SECOND. 
DES       IDEES. 

o 

CHAPITRE    I. 

Oit  Von  traite  des  Idées  en  général,  &  de  leur  Origine  ;  & 
où  Von  examine  par  occafion ,  fï  l'Ame  de  l'Homme  penfe 
toujours. 

ceqn*oB*om-   §.  i.  §^^^^^Haq_ue  homme  étant  convaincu  en  lui-même  qu'il 
£tedeiVpenfée.b"  ^2^^:"^SS^g  penfe,  &  ce  qui  eft  dans  fon  Efprit  lors  qu'il  pen- 

g£ft  /^  ij&Ss  î"ei  étant  des  idées  qui  l'occupent  actuellement,  il 
ëliî  \^  VJifè  e^  nors  de  doute  que  les  hommes  ont  plusieurs  I- 
B^^^-^^^9  dées  dans  l'Elprit,    comme  celles  qui  font  expri- 
B^^iÇyiyif  mées  par  ces  mots,  blancheur ,  dureté ,  douceur,  pen- 
'&a®(X2.GfuQ!S.(XZ  jeg^  mouvement,  homme,  ékphant,   armée,  meurtre, 
&  plufieurs  autres.     Cela  pofé,  la  première  chofe  qui  fe  préfente  à  exa- 
miner,   c'eft,    Comment  V Homme  vient  à  avoir  toutes  ces  Idées?   Jefai  que 
c'eft  un  fentiment  généralement  établi ,  que  tous  les  '  hommes    ont  des 
Idées  innées ,  certains  caractères  originaux  qui  ont  été  gravez  dans  leur 
Ame,    dès  le   premier  moment    de   leur  exiftence.      J'ai   déjà  examiné 
au  long  ce  fentiment  ;  &  je  m'imagine  que  ce  que  j'ai  dit  dans  le  Li- 
vre précèdent  pour  le  réfuter,  fera  reçu  avec  beaucoup  plus  de  facili- 
té, lorfque  j'aurai  fait  voir,   d'où  l'Entendement   peut   tirer  toutes  les 

idées 


De  l'Origine  des  Idées.  L  i  v.   1 1.  6 1 

idées  qu'il  a,  par  quels  moyens  &  par  quels  dégrez  elles  peuvent  venir  Chap.  I. 
dans  l'Efpric,  fur  quoi  j'en  appellerai  à  ce  que  chacun  peut  obferver  &. 
éprouver  en  foi-meme. 

§.   2.  Suppofons  donc  qu'au  commencement   l'Ame    eft  ce  qu'on  ap-    Toutes  les  ide'ei 
pelle  une  Table  ra/e  * ,  vuide  de  tous  caractères  ,  fans  aucune  idée ,  quel-  r«ion  ouPpL  iu- 
le qu'elle  foit  :   Comment  vient-elle  à  recevoir  des  Idées  ?  Par  quel  moyen  £°iion- . 
en  acquiert-elle  cette  prodigieufe  quantité  que  l'Imagination  de  l'homme, 
toujours  agiflante  &  fans  bornes,  lui  préfente  avec  une  variété  prefque 
infinie  ?  D'où  puife-t-elle  tous  ces  matériaux  qui  font  comme  le  fond  de 
tous  fes  raifonnemens  &  de  toutes  fes  connoiffances  ?  A  cela  je  répons  en 
un  mot,  De  V Expérience  :  c'eil-là  le  fondement  de  toutes  nos  connoiflan- 
ces  ;  &  c'effc  de  là  qu'elles  tirent  leur  première  origine.     Les  obfervations 
que  nous  faifons  fur  les  Objets  extérieurs  &  fenfibles,  ou  fur  les  opérations 
intérieures  de  notre  Ame ,  que  nous  apercevons  &  fur  lefquelks  nous  rejïc- 
chiffons  nous-mêmes ,  fournirent  à  notre  Efprit  les  matériaux  de  toutes  fes  pen- 
Jées.     Ce  font-là  les  deux  fources  d'où  découlent  toutes  les  Idées  que  nous 
avons  ,  ou  que  nous  pouvons  avoir  naturellement. 

§.   3.  Et  premièrement  nos  Sens  étant  frappez  par  certains  Objets  exté-    °[iie's  «feu  fin. 
rieurs,  font  entrer  dans  notre  Ame plufieurs perceptions  diftinctes  des  chn-  fource' denosi™ 
fes ,  félon  les  diverfes  manières  dont  ces  objets  agillènt  fur  nos  Sens.     C'elt  d"s' 
ainfi  que  nous  acquérons  les  idées  que  nous  avons  du  blanc,  au  jaune,  du 
chaud)  du  froid,  du  dur ,  du  mou,  du  doux,  de  Tenter,  &  de  tout  ce  que 
nous  appelions  qualitez  fenfibles.     Nos  Sens,  dis-je,  font  entrer  toutes  ces 
idées  dans  notre  Ame,  par  où j'entens  qu'ils  font  palier  des  objets  extérieurs 
dans  l'Ame  ce  qui  y  produit  ces  fortes  de  pcrccp:ions.  Et  comme  cette  gran-      m   • 
de  fource  de  la  plupart  des  Idées  que  nous  avons,  dépend  entièrement  de 
nos  Sens ,  &  fe  communique  à  l'Entendement  par  leur  moyen ,  je  l'ap- 
pelle Sensation. 

§.  4.  L'autre  fource  d'où  l'Entendement  vient  à  recevoir  des  Idées,  c'eft  .Les  opérations 
la  perception  des  Opérations  de  notre  Ame  fur  les  Idées  qu'elle  a  reçues  par  autre  foureed't 
les  Sens  :  opérations  qui  devenant  l'Objet  des  réflexions  de  l'Ame ,  produi-  t!;cs- 
fent  dans  l'Entendement  une  autre  efpéce  d'idées,  que  les  Objecs  extérieurs 
n'auroient  pu  lui  fournir  :  telles  que  font  les  idées  de  ce  qu'on  appelle  apper- 
cevoir ,  penfer ,  douter,  croire,  raifonner ,  connoître ,  vouloir,  &  toutes  les 
différentes  actions  de  notre  Ame,  de  l'exiftence  defquelles  étant  pleinement 
convaincus  parce  que  nous  les  trouvons  en  nous-mêmes ,  nous  recevons  par 
leur  moyen  des  idées  auiïidiftinctes,  que  celles  que  les  Corps  produifent  en 
nous,  lors  qu'ils  viennent  à  frapper  nos  Sens.  C'eft-là  une  fource  d'idées 
que  chaque  homme  a  toujours  en  lui-même  ;  &  quoi  que  cette  Faculté  ne 
foit  pas  un  Sens ,  parce  qu'elle  n'a  rien  à  faire  avec  les  Objets  extérieurs , 
elle  en  approche  beaucoup ,  &  le  nom  de  Sens  intérieur  ne  lui  conviendroit 
pas  mal.  Mais  comme  j'appelle  l'autre  fource  de  nos  Idées  Senfation,  je 
nommerai  celle-ci  Reflexion,  parce  que  l'Ame  ne  reçoit  par  fon 
moyen  que  les  Idées  qu'elle  acquiert  en  refiecliiflant  fur  fes  propres  Opéra- 
tions. C'elt  pourquoi  je  vous  prie  de  remarquer,  que  dans  la  fuite  de  ce 
Difcours,  j'entens  par  Reflexion  la  connoiflance  que  l'Ame  prend  de 

H  3  fes 


6z  7)e  l'Origine  des  Idées.  Liv.  II. 

ChaP.  T.  fes  différentes  opérations,  par  où  l'Entendement  vient  à  s'en  former  des 
idées.  Ce  font-là ,  à  mon  avis ,  les  feuls  Principes  d'où  toutes  nos  Idées 
tirent  leur  origine  ;  lavoir ,  les  chofes  extérieures  &  matérielles  qui  font  les 
Objets  de  la  Sensation,  &  les  Opérations  de  notre  Efprit,  qui  font 
les  Objets  delà  Re flexion.  J'employe  ici  le  mot  d'opération  dans  un 
fens  étendu,  non-feulement  pour  lignifier  les  actions  de  l'Ame  concernant 
fes  Idées ,  mais  encore  certaines  Pallions  qui  font  produites  quelquefois  par 
ces  Idées ,  comme  le  plailir  ou  la  douleur  que  caufe  quelque  penfée  que 
ce  foit. 
Toutes  nos  idéa  g.  j.  L'Entendement  ne  me  paraît  avoir  abfolument  aucune  idée,  qui 
foui-    ne  lui  vienne  de  l'une  de  ces  deux  fources.     Les  Objets  extérieurs  four- 

ces'  niffènt  à  F 'Efprit  les  idées  des  quaiitez  fenfibles ,  c'eft-à-dire ,  toutes  ces  diffé- 

rentes perceptions  que  ces  quaiitez  produifent  en  nous  :  &  T  Efprit  fournit 
a  FE  :nt  les  idées  de  fes  propres  Opérations.  .Si  nous  faifonsune  exacte 

revue"  de  toutes  ces  idées,  &  de  leurs  differens  modes,  combinaifons ,  ôc 
relations,  nous  trouverons  que  c'eft  à  quoi  fe  reduifent  toutes  nos  idées; 
&  que  nous  n'avons  rien  dans  l'Elprit  qui  n'y  vienne  par  l'une  de  ces  deux 
voyes.  Que  quelqu'un  prenne  feulement  la  peine  d'examiner  fes  propres 
penfées,  &  de  fouiller  exactement  dans  fon  Efprit  pour  confiderer  tout  ce 
qui  s'y  pafie;  &  qu'il  me  dife  après  cela,  fi  toutes  les  Idées  originales  qui 
y  font ,  viennent  d'ailleurs  que  des  Objets  de  fes  Sens ,  ou  des  Opérations 
de  fon  Ame,  confiderées  comme  des  objets  de  la  Réflexion  qu'elle  fait  fur 
les  idées  qui  lui  font  venues  par  les  Sens.  Quelque  grand  amas  de  con- 
noiflances  qu'il  y  découvre ,  il  verra ,  je  m'affùre ,  après  y  avoir  bien  pen- 
fé,  qu'il  n'a  d'autre  idée  dans  F Efprit ,  que  celles  qui  y  ont  été  produites  par 
ces  deux  voyes-,  quoi  que  peut-être  combinées  et  étendues  par  l'Entende- 
ment, avec  une  variété  infinie,  comme  nous  le  verrons  dans  la  fuite. 
ce  qu'on  peut         §.  6.  Quiconque  confiderera  avec  attention  l'état  où  fe  trouve  un  En - 

ini^jîs?aans  e*  faut,  dès  qu'il  vient  au  Monde,  n'aura  pas  grand  fujet  de  fe  figurer  qu'il 
ait  dans  l'Efprit  ce  grand  nombre  d'Idées  qui  font  la  matière  des  connoifian- 
cjs  qu'il  a  dans  la  fuite.  C'eft  par  dégrez  qu'il  acquiert  toutes  ces  Idées  : 
&  quoi  que  celles  des  quaiitez  qui  font  le  plus  expofées  à  fa  vue  &  qui  lui 
font  le  plus  familières,  s'impriment  dans  fon  Efprit,  avant  que  la  Mémoi- 
re commence  de  tenir  regître  du  temps  &  de  l'ordre  des  chofes,  il  arrive 
néanmoins  affez  fouvent,  que  certaines  quaiitez  peu  communes  fe  préfen- 
tent  fi  tarda  l'Elprit,  qu'il  y  a  peu  de  gens  qui  ne  puifïênt  rappeller  le  fou- 
venir  du  temps  auquel  ils  ont  commencé  à  les  connoitre  :  &  fi  ceia  en  va- 
lait la 'peine,  il  eft  certain,  qu'un  Enfant  pourrait  être  conduit  de  telle 
forte ,  qu'il  aurait  fort  peu  d'idées ,  même  des  plus  communes ,  avant  que 
d'être  homme  fait.  Mais  tous  ceux  qui  viennent  dans  ce  Monde,  étant 
d'abord  environnez  de  Corps  qui  frappent  leurs  Sens  continuellement  &  en 
différentes  manières,  une  grande  diverfité  d'Idées  fe  trouvent  gravées  dans 
l'Ame  des  Enfans ,  foit  qu'on  prenne  foin  de  leur  en  donner  la  connoiffan- 
ce,  ou  non.  La  Lumière  &  les  Couleurs  font  toujours  en  état  de  faire  im- 
preiîionpar  tout  où  l'Oeuil  eft  ouvert  pour  leur  donner  entrée.  Les  Sons, 
&  certaines  quaiitez  qui  concernent  l'attouchement,  ne  manquent  pas  non 

plus 


De  l'Origine  des  Idées.    Liv.  II.  63 

plus  d'agir  fur  les  Sens  qui  leur  font  propres,  &  de  s'ouvrir  un  paflage  dans  Chap.  I. 
l'Ame.  Je  croi  pourtant  qu'on  m'accordera  fans  peine,  que  fi  un  Enfant 
étoit  retenu  dans  un  Lieu  où  il  ne  vit  que  du  blanc  &  du  noir,  jufqu'à  ce 
qu'il  devint  homme  fait,  il  n'auroit  pas  plus  d'idée  de  l'écarlate  ou  du  vert, 
que  celui  qui  dès  fon  Enfance  n'a  jamais  goûté  ni  lluitre  ni  (i)  Ananas, 
connoit  le  goût  particulier  de  ces  deux  chofes. 

§.  7.  Par  confisquent  les  hommes  reçoivent  de  dehors  plus  ou  moins  d'i-  Les  hommes  re- 
dées  iimples,  félon  que  les  Objets  qui  fe  préfentent  à  eux,  leur  en  four-  molnsde  ces  U 
niffent  une  diverlité  plus  ou  moins  grande ,  comme  ils  en  reçoivent  auiïi  des  !^ffSrenseob;et"fc 
Opérations  intérieures  de  leur  Efprit,   félon  qu'ils  y  reflechiffent  plus  ou  préfentent  à  eu», 
moins.     Car  quoi  que  celui  qui  examine  les  opérations  de  fon  Efprit,  ne 
puilTe  qu'en  avoir  des  idées  claires  &  diftinétes ,  il  eft  pourtant  certain , 
que,  s'il  ne  tourne  pas  fes  penfées  de  ce  côté-là  pour  faire  une  attention 
particulière  fur  ce  qui  fe  paile  dans  fon  Ame ,  il  fera  auffi  éloigné  d'avoir 
des  idées  diftincles  de  toutes  les  opérations  de  fon  Efprit,  que  celui  qui  pré- 
tendroit  avoir  toutes  les  idées  particulières  qu'on  peut  avoir  d'un  certain 
Païfage ,  on  des  parties  &  des  divers  mouvemens  d'une  Horloge ,  fans  avoir 
jamais  jette  les  yeux  fur  ce  Païfage  ou  fur  cette  Horloge,  pour  en  confi- 
derer  exactement  toutes  les  parties.     L'Horloge  ou  le  Tableau  peuvent 
être  placez  d'une  telle  manière,  que  quoiqu'ils  fe  rencontrent  tous  les  jours 
fur  fon  chemin,  il  n'aura  que  des  idées  fort  confufes  de  toutes  leurs  Par- 
ties ,  jufqu'à  ce  qu'il  fe  foit  appliqué  avec  attention  à  les  confiderer  chacu- 
ne en  particulier. 

§.  8-  Et  de  là  nous  voyons  pourquoi  il  fe  paffe  bien  du  temps  avant  que  r^Ja^l^' 
la  plupart  des  Enfans  ayent  des  idées  des  Opérations  de  leur  propre  Efprit ,  flexion,  font  plus 
&  pourquoi  certaines  perfonnes  n'en  connoiiîènt  ni  fort  clairement,  ni  fort  pTrce^Tu'Iifr'de 
parfaitement,  la  plus  grande  partie  pendant  tout  le  cours  de  leur  vie.    La  l'attention  pour 
raifonde  cela  eft,  que  quoi  que  ces  Opérations  foient  continuellement  exci-  £s  ct0UVIir- 
tées  dans  l'Ame,  elles  n'y  paroilTent  que  comme  des  vifions  flottantes,  & 
n'y  font  pas  d'alîez  fortes  imprelîions  pour  en  laifîèr  dans  l'Ame  des  idées 
claires ,  diftinctes ,  &  durables ,  jufqu'à  ce  que  l'Entendement  vienne  à  fe 
replier ,  pour  ainii  dire ,  fur  foi-meme ,  à  réfléchir  fur  fes  propres  opéra- 
tions ;    &  à  fe  propofer  lui-même  pour  l'Objet  de  fes  propres  Contempla- 
tions.    Les  Enfans  ne  font  pas  plutôt  au  Monde,  qu'ils  fe  trouvent  envi- 
ronnez d'une  infinité  de  chofes  nouvelles ,  qui  par  l'impreiïion  continuelle 
qu'elles  font  fur  leurs  Sens,  s'attirent  l'attention  de  ces  petites  Créatures, 
que  leur  penchant  porte  à  connoitre  tout  ce  qui  leur  efl  nouveau ,  &  à 
prendre  du  plaiiir  à  la  diveriite  des  Objets  qui  les  frappent  en  tant  de  diffé- 
rentes manières.     Ainfi  les  Enfans  employent  ordinairement  leurs  pre- 
mières années  à  voir  &  à  obferver  ce  qui  fe  paffe  au  dehors ,  de  forte  que 
continuant  à  s'attacher  conftamment  à  tout  ce  qui  frappe  les  Sens ,  ils  font 
rarement  aucune  fericule  réflexion  fur  ce  qui  fè  paffe  au  dedans  d'eux-mê- 
mes ,  jufqu'à  ce  qu'ils  foient  parvenus  à  un  âge  plus  avance  ;  &  il  s'en  trou- 
ve qui  devenus  hommes,  n'y  penfent  prefque  jamais. 

g.  9.  Du 

(1)  L'un  des  meilleurs  fruits  des  Indes,  ajfez     Relation  du  Voyage  de  M.  de  Gennes  ,p.  79. 
Semblable  à  une  pomme  de  pin  par  la  figure:      de  l'Edition  J'Amflcrdam. 


64  Tfe  l'Origine  des  Idées.     Liv.  II. 

Chap-  I.  §■  9-   Du  refte,  demander  en  quel  temps  Thomme  commence  d'avoir  quel- 

L'Ame  commen-  ques  Idées,  c'eft  demander  en  quel  temps  il  commence  d'appercevoir  ;  car 
d«saviorrsdeu'eiie  av°ir  des  idées ,  &  avoir  des  perceptions,  c'eft  une  feule  &  même  chofe. 
commence  d'ap-   Je  fai  bien  ,  que  certains  Philofophes  *  aiTùrent ,    §ue  VAme  penfe  toû- 
ÇTtt'cartefias.    j0!"'s i  qu'elle  a  conftamment  en  elle-même  une  perception  actuelle  de 
certaines  idées ,  aufli  long-temps  qu'elle  exifte  ;  &  que  la  penfée  actuelle 
eft  aufli  infeparable  de  l'Ame ,  que  l'extenfion  actuelle  eft  inféparable  du 
Corps  ;  de  forte  que ,  fi  cette  opinion  eft  véritable  ,  rechercher  en  quel 
temps  un  homme  commence  d'avoir  des  idées,  c'eft  la  même  chofe,  que 
de  rechercher  quand  fon  Ame  a  commencé  d'exifter.     Car,  à  ce  compte, 
l'Ame  &  fes  Idées  commencent  à  exifter  dans  le  même  temps,  tout  de  mê- 
me que  le  Corps  &  fon  étendue. 
rAme  ne  penfe        §.   io.  Mais  foit  qu'on  fuppofe  que  l'Ame  exifte  avant ,  après,  ou  dans 
ceV^onneViu"*  ^e  meme  temps  que  le  Corps  commence  d'être  groflierement  organifé,  ou 
Eoit  le  prouver,     d'avoir  les  principes  de  la  vie,  (ce  que  je  laine  difeuter  à  ceux   qui  ont 
mieux  médité  fur  cette  matière  que  moi)  quelque  fuppofition,  dis-je,  qu'on 
fafle  à  cet  égard,  j'avoùë  qu'il  m'eft  tombé  en  partage  une  de  ces  Ames 
pefantes  qui  ne  fe  fentent  pas  toujours  occupées  de  quelque  idée,  &qui  ne 
fauroient  concevoir  qu'il  foit  plus  néceflaire  à  l'Ame  de  penfer  toujours, 
qu'au  Corps  d'être  toujours  en  mouvement  ;  la  perception  des  idées  étant  à 
l'Ame,  comme  je  croi,  ce  que  le  mouvement  eft  au  Corps,   favoir,  une 
de  fes  Opérations,  &  non  pas  ce  qui  en  conftituè"  l'eflence.     D'où  il  s'en- 
fuit, que ,  quoi  que  la  penfée  foit  regardée  comme  l'action  la  plus  propre  à 
l'Ame ,  il  n'eft  pourtant  pas  néceflaire  de  fuppofer  que  l'Ame  penfe  tou- 
jours, ;&  qu'elle  foit  toujours  en  aftion.    C'eft-là  peut-être  le  privilège  de 
l'Auteur  &  du  Confervateur  de  toutes  chofes,qui  étant  infini  dans  fes  per- 
fections ne  dort  ni  ne  fommeille  jamais  ;   ce  qui  ne  convient  point  à  aucun 
Etre  fini,  ou  du  moins,  à  un  Etre  tel  que  l'Ame  de  l'Homme.     Nous  fa- 
vons  certainement  par  expérience  que  nous  penfons  quelquefois  ;  d'où  nous 
tirons  cette  Conclulîon  infaillible,  qu'il  y  a  en  nous  quelque  chofe  qui  a  la 
puilTance  de  penfer.  Mais  de  favoir,  fi  cette  fubftance  penfe  continuelle- 
ment, ou  non,  c'eft  dequoi  nous  ne  pouvons  nous  aflurer  qu'autant  que 
l'Expérience  nous  en  inftruit.     Car  dire,  que  penfer  actuellement  eft  une 
propriété  effentielle  à  l'Ame,  c'eft  pofer  vifiblement  ce  qui  eft  en  queftion, 
fans  en  donner  aucune  preuve,  dequoi  l'on  ne  fauroit  pourtant  fe  difpenfer, 
à  moins  que  ce  ne  foit  une  Propofition  évidente  par  elle-même.    Or  j'en  ap- 
pelle à  tout  le  Genre  Humain,  pour  favoir  s'il  eft  vrai  que  cette  Propofi- 
tion ,  T  Ame  penfe  touours ,  foit  évidente  par  elle-même ,  de  forte  que  cha- 
cun y  donne  fon  confentement ,  dès  qu'il  l'entend  pour  la  première  fois.  Je 
doute  fi  j'ai  penfé  la  nuit  précédente,  ou  non.     Comme  c'eft  une  queftion 
de  fait ,  c'eft  la  décider  gratuitement  &  fans  raifon ,  que  d'alléguer  en  preu- 
ve une  fuppofition  qui  eft  la  chofe  même  dont  on  difpute.     Il  n'y  a  rien 
qu'on  ne  puiffe  prouver  par  cette  méthode.     Je  n'ai  qu'à  fuppofer ,  que 
toutes  les  Pendules  penfent  tandis  que  le  balancier  éft  en  mouvement  ;  & 
dès-là  j'ai  prouvé  fumfamment  &  d'une  manière  inconteftable  que  ma  Pen- 
dule a  penfé  durant  toute  la  nuit  précédente.    Mais  quiconque  veut  éviter 

de 


Çiue  ks  Hommes  ne  penfènî  pas  toujours.  Li  v.  II.  6f 

de  fe  tromper  foi-même,  doit  établir  fon  hypothéfe  fur  un  point  de  fait,  Chap.  I. 
&  en  démontrer  la  vérité  par  des  expériences  fenfibles,  ocnonpasfe  préve- 
nir fur  un  point  de  fait,  en  faveur  tic  fon  hypothéfe,  c'eft-à-dire,  juger 
qu'un  fait  eft  vrai  r r.-cc  qu'il  le  fuppofe  tel:  manière  de  prouver  qui  fe  ré- 
duit à  ceci,  il  fuie neceifurement que j'aye  penfe pendant  toute  1a nuit  pré- 
cédente, parce  qu'un  autre  a  fuppofe  que  je  penfe  toujours,  quoi  que  je 
ne  puiife  pas  appercevoir  moi-même  que  je  penfe  effectivement  tou- 
jours. 

Je  ne  puis  m'empecher  de  remarquer  ici ,  que  des  gens  paffionnez  pour 
leurs  fentimensfont  non-feulement  capables  d'alléguer  en  preuve  une  pure 
fuppolition  de  ce  qui  eit  en  quellion ,  mais  encore  de  faire  dire  à  ceux  qui 
ne  font  pas  de  leur  avis,  toute  autre  chofe  que  ce  qu'ils  ont  dit  effective- 
ment. C'efl  ce  que  j'ai  éprouvé  dans  cette  occafion  ;  car  il  s'eft  trouvé  un 
Auteur  qui  ayant  lu  la  première  Edition  de  cet  Ouvrage,  &  n'étant  pas 
fatisfait  de  ce  que  je  viens  d'avancer  contre  l'opinion  de  ceux  qui  foùtien- 
nent  que  X Ame  penfe  toujours,  me  fait  dire,  qu'une  chofe  cejfe  cVexïfler  parce 
que  nous  ne  /entons  pas  qu'elle  exifle  pendant  notre  fommeil.  Etrange  confé- 
quence,  qu'on  ne  peut  m'attribuer  fans  avoir  l'Efprit  rempli  d'une  aveugle 
préoccupation!  Car  je  ne  dis  pas,  qu'il  n'y  ait  point  d'Âme  dans  l'Hom- 
me, parce  que  durant  le  fommeil,  l'Homme  n'en  a  aucun  fentiment:  mais 
je  dis  que  l'Homme  ne  fauroit  penfer,  en  quelque  temps  que  ce  foit,  qu  il 
veille  ou  qu'il  dorme ,  fans  s'en  appereevoir.  Ce  fentiment  n'efl  néceilaire 
à  l'égard  d'aucune  chofe,  excepté  nos  penfées,  auxquelles  il  efb  &  fera  tou- 
jours néceflairement  attaché,  jufqu'à  ce  que  nous  puiffions  penfer,  fans 
être  convaincus  en  nous-mêmes  que  nous  penfons. 

ft.   ii.   Te  conviens  que  l'Ame  n'efl  jamais  fans  penfer  dans  un  homme  L'Ame  ne fent 

■         -ii  ».  n  •  i>  -  i>  i  •        Ml  '         TV  T    "     Pus  toujours  qu  cl- 

qui  veille ,  parce  que  c  elt  ce  qu  emporte  1  état  d  un  homme  éveille.  Mais  le  pcaic> 
de  favoir  s'il  ne  peut  pas  convenir  à  tout  l'Homme,  y  compris  l'Ame  aufîi 
bien  que  le  Corps,  de  dormir  fans  avoir  aucun  fonge,  c'eft  une  quellion 
qui  vaut  la  peine  d'être  examinée  par  un  homme  qui  veille:  car  il  n'efl:  pas 
aifé  de  concevoir  qu'une  chofe  puiffe  penfer,  &  ne  point  fentir  qu'elle  pen- 
fe. Que  li  l'Ame  penfe  dans  un  homme  qui  dort  fans  en  avoir  une  percep- 
tion aftuelle .  je  demande  fi  pendant  qu'elle  penfe  de  cette  manière ,  elle 
fent  du  plailiroude  la  douleur,  fi  elle  eft  capable  de  félicité  ou  de  mifére? 
Pour  l'Homme ,  je  fuis  affûre  qu'il  n'en  eft  pas  plus  capable  dans  ce  temps- 
là  que  le  Lit  ou  la  Terre  où  il  eft  couché.  Car  d'être  heureux  ou  mal- 
heureux fans  en  avoir  aucun  fentiment,  c'elt  une  chofe  qui  me  paroît  tout- 
à-fait  incompatible.  Que  fi  l'on  dit,  qu'il  peut  être,  que,  tandis  que  le 
Corps  elt  accablé  de  fommeil,  l'Ame  a  fes  penfées,  fes  fentimens,  fes  plai- 
firs,  &  fes  peines,  féparément  &  en  elle-même,  fans  que  l'Homme  s'en 
appercoive  &  y  prenne  aucune  part,  il  elt  certain,  que  Socrate  dormant, 
ci  Socrate  éveillé  n'eftpasla  même  perfonne,  &  que  l'Ame  de  Socrate  lors 
qu'il  dort,  &  Socrace  qui  eft  un  homme  compofé  de  Corps  &  d'Ame  lors 
qu'il  veille,  font  deux  perfonnes;  parce  que  Socrate  éveillé  n'a  aucune  con- 
noiihnce  du  bonheur  ou  -de  la  mifére  de  fon  Ame,  qui  y  participe  toute 
feule  pendant  qu'd  dort,  auquel  état  il  ne  s'en  apperçoit  point  du  tout,  & 

I  n'y 


66         Que  les  Hommes  ne  penfent  pas  toujours-  L  i  v.  II. 

C  H  A  P.  I.       n'y  prend  pas  plus  de  part  qu'au  bonheur  ou  à  la  mifére  d'un  homme  qui  efl 
aux  Indes  &  qui  lui  eil  abfolument  inconnu.    Car  fi  nous  féparons  de  nos 
actions  &  de  nos  fenfations ,  &  fur  tout  du  plaifir  &  de  la  douleur ,  le  fenti- 
ment  intérieur  que  nous  en  avons  &  l'intérêt  qui  l'accompagne,  il  fera  bien 
mal-aifé  de  lavoir  (i)  ce  qui  fait  lamcme  fe-ftonne. 
si  un  homme  en-      §.  i2.  L'Ame  penfe,  difent  ces  gens-là,  pendant  le  plus  profond  fom- 
?e°f«o£!fnW  meil.     Mais  lors  que  l'Ame  penfe,  &  qu'elle  a  des  perceptions,  elle  eft, 
me  qui  dort,  &     fans  doute ,  aufîi  capable  de  recevoir  des  idées  de  plaifir  ou  de  douleur  qu'au- 
«Tn^ewpw!'  cune  autre  idée  que  ce  foit,  &  elle  doit  néceffairement  fentir  en  elle-même 
famés.  fes  propres  perceptions.     Cependant  fi  l'Ame  a  toutes  ces  perceptions  à 

part ,  il  efl  viiible ,  que  l'homme  qui  eft  endormi ,  n'en  a  aucun  fentiment 
en  lui-même.  Suppofons  donc  que  Caftor  étant  endormi,  fon  Ame  efl  fé- 
parée  de  fon  Corps  pendant  qu'il  dort:  fuppolition,  qui  ne  doit  point  pa- 
roître  impofïïble  à  ceux  avec  qui  j'ai  prefentement  à  faire,  lefquels  accor- 
dent fi  librement  la  vie  à  tous  les  autres  Animaux  différens  de  l'Homme, 
fans  leur  donner  une  Ame  qui  connoiiîe  &  qui  penfe.  Ces  gens-là,  dis-je, 
ne  peuvent  trouver  aucune  impcilibilité  ou  contradiction  à  dire  que  le 
Corps  puifTe  vivre  fans  Ame,  ou  que  l'Ame  puiife  fubfifler,  penfer,  ou  a- 
voir  des  perceptions,  même  celles  de  plaifir  ou  de  douleur,  fans  être  jointe 
à  un  Corps.  Cela  étant ,  fuppofons  que  l'Ame  de  Caftor ,  féparée  de  fon 
Corps  pendant  qu'il  dort,  a  fes  penfées  à  part.  Suppofons  encore,  qu'elle 
choifit  pour  théâtre  de  fes  penfées ,  le  Corps  d'un  autre  homme ,  celui  de 
Poïïux ,  par  exemple ,  qui  dort  fans  Ame  ;  car  fi ,  tandis  que  Caftor  efl 
endormi,  fon  Ame  peut  avoir  des  penfées  dont  il  n'a  aucun  fentiment  en 
lui-même,  n'importe  quel  lieu  fon  Ame  choififîe  pour  penfer.  Nous  avons 
par  ce  moyen  les  Corps  de  deux  hommes ,  qui  n'ont  entr'eux  qu'une  feule 
Ame  ;  &  que  nous  fuppofons  endormis ,  &  éveillez  tour  à  tour ,  de  forte 
que  l'Ame  penfe  toujours  dans  celui  des  deux  qui  eft  éveillé,  dequoi  celui 
qui  efl  endormi  n'a  jamais  aucun  fentiment  en  lui-même,  ni  aucune  per- 
ception quelle  qu'elle  foit.  Je  demande  prefentement ,  fi  Caftor  &  Pollux 
n*ayant  qu'une  feule  Ame  qui  agit  en  eux  par  tour,  de  forte  qu'elle  a,  dans 
l'un,  des  penfées  &  des  perceptions,  dont  l'autre  n'a  jamais  aucun  fenti- 
ment &  auxquelles  il  ne  prend  jamais  aucun  intérêt,  je  demande,  dis-je, 
fi  dans  ce  cas-là  Caftor  &  Poilu»  ne  font  pas  deuxperfonnesaufîi  diftinctes, 
que  Caftor  &  Hercule,  ou  que  Socraie  ci  Platon;  &  li  l'un  d'eux  ne  pour- 
roit  point  être  fort  heureux,  &  l'autre  tout-à-fait  miferable?  C'eft  julte- 
nient  par  la  même  raifon  que  ceux  qui  difent,  que  l'Ame  a  en  elle-même 
des  penfées  dont  l'homme  n'a  aucun  fentiment ,  feparent  l'Ame  d'avec 
l'Homme,  &  divifent  l'Homme  même  en  deux  perfonnes  diftinctes  :  car  je 
fuppofe  qu'on  ne  s'avilira  pas  de  faire  confifter  Xidentité  des  perlbnnes  dans 
l'union  de  l'Ame  .  \  ec  certaines  particules  de  matière  qui  foient  !es  marnes 
en  nombre,  parce  que  G  c<  1 1  étoit  neceffaire  pour  conftituer  Vide  itité  de  la 
Perfonne,  il  feioi:  impoif  bie  dans  ce  fiux  perpétuel  où  font  Les  particules 
de  notre  Corps ,  qu'a  i  cun  h  >mme  put  être  la  même  perfonne ,  deux  j  airs , 
ou  même  deux  nie.  .     s  de  fuite.  §.    13. 

(0  C'eft  uçe  Quelconque  M.  Lockç  examine     foit  au  long,  dans  le  Ch.  XXVII,  du  Livie  II. 


Que  les  Hommes  ne  penfent  pas  toujours.  Liv.  IL  6? 

§.  13.  Ainfi  le  moindre  afloupiffement  où  nous  jette  le  fommeil,  fuffit,  Chap.  I. 
ce  me  ièmble,  pour  renverfcr  la  doclrine  de  ceux  qui  foùtiennent  que  l'A-    neft  importe 
me  penfe  toujours.     Du  moins  ceux  à  qui  il  arrive  de  dormir  fans  faire  au-  d=  convaincre 

r_  ■>  ,  x   ■  1  /-'        r  •  ceux  qui  dormer.r 

cun  longe,  ne  peuvent  jamais  être  conva.ncus  que  leurs  penlees  loient  en  rins  taire aUcun 
attion,  quelquefois  pendant  quatre  heures,  fans  qu'ils  en  fâchent  rien;  &  {?"S*>  quiispen- 

>    Tl         ;i  i    .  ^  i     •  1  v  »  1        lent  penuan:  leur. 

fi  on  les  éveille  au  milieu  de  cette  contemplation  dormante,   &  qu  on  les  fommeil. 
prenne,  pour  ainfi  dire,  fur  le  fait,  il  ne  leur  eft  pas  poflible  de  rendre 
compte  de  ces  prétendues  contemplations. 

§.  14.  On  dira  peut-être,  que  dans  le  plus  profond  fommeil  l'Ame  a 
des  penfées ,  que  la  Mémoire  ne  retient  point.  Mais  il  paroît  bien  mal- 
aifé  à  concevoir  que  dans  ce  moment  l'Ame  penfe  dans  un  homme  endor- 
mi, &  le  moment  fuivant  dans  un  homme  éveillé,  fans  qu'elle  fe  relTou- 
vienne  ni  qu'elle  foit  capable  de  rappeller  la  mémoire  de  la  moindre  cir-  ■ 
confiance  de  toutes  les  penfées  qu'elle  vient  d'avoir  en  dormant.  Pour 
perfuader  une  chofe  qui  paroît  fi  inconcevable,  il  faudroit  la  prouver  au- 
trement que  par  une  fimple  affirmation.  Car  qui  peut  fe  figurer,  fans  en 
avoir  d'autre  raifon  que  î'afTertion  magiftrale  de  la  perfonne  qui  l'affirme, 
qui  peut,  dis-je,  ie  perfuader  fur  un  autîi  foible  fondement,  que  la  plus 
grande  partie  des  hommes  penfent  durant  toute  leur  vie ,  plufieurs  heures 
chaque  jour,  à  des  chofes  dont  ils  ne  peuvent  fe  reiTouvenir  le  moins  du 
monde,  i\  dans  le  temps  mern;  que  leur  Efprit  en  eft  actuellement  occupé, 
on  leur  demande  ce  que  c'efl.  Je  croi  pour  moi  que  la  plupart  des  hom- 
mes paflent  une  grande  partie  de  leur  fommeil  fans  fonger  ;  &  j'ai  fù  d'un 
homme  qui  dans  fa  jeunelTe  s'étoit  appliqué  à  l'étude ,  &  avoit  la  mémoire 
aflez  heureufe,  qu'il  n'avoit  jamais  fait  aucun  fonge,  avant  que  d'avoir  eu 
la  fièvre  dont  il  venoit  d'être  guéri  dans  le  temps  qu'il  me  parloit.  Il  avoit 
alors  vingt-cinq  ou  vingt-fix  ans.  On  pourroit,  je  croi,  trouver  plufieurs 
exemples  femblables  dans  le  monde.  11  n'y  a  du  moins  perfonne  qui  par- 
mi ceux  de  fa  connoifiance  n'en  trouve  alTez  qui  paflent  la  plus  grande  par- 
tie des  nuits  fans  fonger. 

§.   15.  D'ailleurs,  penfer  fouvent,  &  ne  pas  conferver  un  feul  moment  selon  cette  hy. 
le  fouvenir  de  ce  qu'on  penfe,  c'ell  penfer  d'une  manière  bien  inutile.  f!othjve» ,,ei  P"1- 

t  .  »  j  .*       u  -     >    «1  r  •         1  j    rr       j      1      fees  ° un  nomme 

L  Ame  dans  cet  etat-la  n  eit  que  fort  peu,  ou  point  du  tout  au-dellus  de  la  endormidevroienc 
condition  d'un  Miroir  qui  recevant  conftamment  diverfes  Images  ou  idées,  mre^  Y»  Rilfa». 
n'en  retient  aucune.     Ces  Images  s'évanouïiTant  &  dilparoiflant  fans  qu'il 
y  en  refte  aucune  trace,  le  Miroir  n'en  devient  pas  plus  parfait,  non  plus 
(1)  que  l'Ame  par  le  moyen  de  ces  fortes  de  penfées  dont  elle  ne  iauroit 

con- 

(0  Le  railbnnement  que  M.   Locke  fait  imparfaite.    Car  à  quoi  bon  tous  ces  fonges  ? 

ici  fur  l'inutilité  de  ces  penfées     prouve  trop  11  ne  femble  pas  qu'ils  lbient  d'un  plus  grand 

en  lui-même,  puifq  ion  en  pourroit  conclurre  ufage  à  1  Homme  que  ces  penfées  que  iesFhi- 

qu'il  eft  fort  inutile  ^ue  l'Âme  (bit  occupée  de  loiophes  à  qui  M.  Locke  en  veut   ici  attri- 

certe  foule  innombrable  de  fanges  dont  tant  bjent  à  l'Ame  de  l'Homme  enfeveli  dans  un 

de  gens  font  amufei  durant  une  bonne  partie  piofond  fommeil ,  desquelles  il  ne  fauroit  rap- 

de  leur  vie,  lefque'.s  pour  1  ordinaire  ils  ou-  pulcr  le  moindre  fouvenir  lorsqu'il   vient  à 

blient  bien  tôt,  &  fouvent  même  dans  Imitant  s'éveiller.    <^uant  à  l'inutilité  de  cette  manié- 

de  leur  réveil ,  ou  dont  ils  ne  fe  fiuviennent  re  de  penfer,  je  ne  fai  fi  elle  eft  conftamment 

guère  que  d'une  manière  uès-confufe  &  très-  auili  réelle  que  le  dit  M.   Locke.    Voici  du 

I  2                                                         moins 


68  §}ne  les  Hommes  nefenfent  pas  toujours.  Liv.  Iï. 

Chap.  I.      conferver  le  fouvenir  un  feul  infiant.     On  dira  peut-être ,  que  lors  qu'un 
homme  éveillé  penfe,  fon  Corps  a  quelque  part  à  cette  action,  &  que  le 
fouvenir  de  fes  penfées  fe  conferve  par  le  moyen  des  impreffions  qui  fe 
font  dans  le  Cerveaa  &  des  traces  qui  y  relient  après  qu'il  a  penfé,  mais, 
qu'à  l'égard  des  penfées  que  l'homme  n'apperçoit  point  lors  qu'il  dort,  l'A- 
me les  roule  à  part  en  elle-même ,  fans  faire  aucun  ufage  des  organes  da 
Corps,  c'eft  pourquoi  elle  n'y  laiffe  aucune  impreflion,  ni  par  conféquent. 
aucun  fouvenir  de  ces  fortes  de  penfées.  Mais  fans  repeter  ici  ce  que  je  viens 
de  dire  de Tabfurdké  qui  fuit  d'une  telle  fuppofition,  favoir  que  le  même 
homme  fe  trouve  par-là  divifé  en  deux  perfonnes  diftinftes  ;  je  répons  ou- 
tre cela,  que  quelques  idées  que  l'Ame  puiffe  recevoir  &  eonfiderer  fans, 
l'intervention  du  Corps,  il  efl  raifonnable  de  conclurre,  qu'elle  peut  aulîî 
en  conferver  le  fouvenir  fans  l'intervention  du  Corps ,  ou  bien ,  la  faculté, 
de  penfer  ne  fera  pas  d'un  grand  avantage  à  l'Ame  &  à  tout  autre  Efprit 
féparé  du  Corps.     Si  l'Ame  ne  fe  fbuyïerk  pas  de  fes  propres  penfées ,  fi 
elle  ne  peut  point  les  mettre  en  referve,  ni  les  rappëller  pour  les  employer, 
dans  l'occafion;  fi  elle  n'a  pas  le  pouvoir  de  redechir  fur  le  pafTé  <k  de  fe. 
fervir  des  expériences ,  des  raifonnemens  &  des  réflexions  qu'elle  a  faites 
auparavant,  à  quoi  lui  fert  de  penfer?    Ceux  qui  réduifent  l'Ame  à  pen- 
fer de  cette  manière,  n'en  font  pas  un  Etre  beaucoup  plus  excellent,  que. 
ceux  qui  ne  la  regardent  que  comme  un  aflemblage  des  parties  les  plus, 
fubtiles  de  la  Matière ,  gens  qu'ils  condamnent  eux-mêmes  avec  tant  de 
hauteur.     Car  enfin  des  caractères  tracez  fur  la  pouffiére  que  le  premier 
fouffle  de  vent  efface ,  ou  bien  des  impreifions  faites  fur  un  amas  d'atomes 
ou  d'Efprits  animaux,  font  auffi  utiles  &  rendent  le  fujet  auffi  excellent 
que  les  penfées  de  l'Ame  qui  s'évanouïfient  à  mefure  qu'elle  penfe,  ces. 
penfées  n'étant  pas  plutôt- hors  de  fa  vûë,  qu'elles  fe  diffipent  pour  jamais,, 
fans  laiffer  aucun  fouvenir  après  elles.     La  Nature  ne  fait  rien  en  vain, 
ou  pour  des  fins  peu  confiderables  :  &  il  efl  bien  mal-aifé  de  concevoir 
que  notre  divin  Créateur  dont  la  fageffe  efl  infinie,  nous  ait'  donné  la  fa- 
culté de  penfer,  qui  efl  fi  admirable,  &  qui  approche  le  plus  de  l'excel- 
lence de  cet  Etre  incomprehenfible,  pour  être  employée,  d'une  manière, 
ii  inutile,  la  quatrième  partie  du  temps  qu'elle  efl  en  aclion,    pour  le 
moins;  en  forte  qu'elle  penfe  conflamment  durant  tout  ce  temps-là,  fans 
fe  fouvenir  d'aucune  de  fes  penfées ,  fans  en  retirer  aucun  avantage  pour 
elle-même,  ou  pour  les  autres,  &  fans  être  par-là  d'aucune  utilité  à  quoi 
que  ce  foit  dans  ce  Monde.      Si  nous  penfons  bien  à  cela,  nous  ne  trou- 
verons pas,  je  m'affùre,  que  le  mouvement  de- la  Matière,  toute  brute 

&: 

moins  une  expérience  très-commune  qui  fem-  fommeil?   L'Enfant  n'en  fait  rien.    Cepen-> 

ble  prouver  le  contraire.    Un  Enfant  elt  obli-  dant    fi  l'on  Ame   a    effectivement    ruminé 

gé   d'<i,prendre  par  cœur   douze  ou  quinze  lut  ces  Vers,  comme  on  pourroit,  je  penfe, 

Vers  de  Virgile:  il  les-  lit  trois  ou  quatre  fois  le  foupçonner  avec  quelque  apparence  de  r  h 

immédiatement  avant  que  de  s'endormir;  &  fon,  \oilà  des  penfecs  qui  ne  lont  pas  inuti- 

il  les  récite  fort  bien  le  lendemain,  à  fon  re-  les  h  l'Homme  ,  quoi  qu'il  ne  puifie  poi.u  fe 

veil.     Son  Ame  a-t-elle  penfé  à  ces  Vers,  fouvenir  que  fon  Âme  en  ait  été  occupée  un. 

pendmt  qu'il  étoit  enfevdi  dans  un  profond  feul  moment. 


§[ue  les  Hommes  ne  penfent  pas  toujours.  Liv.  Iî.  09 

&  infenfible  qu'elle  cft,  puiflc  être,  nulle  part  dans  le  Monde,  fi  inutile  Chap.  h 
&  l\  abfolument  hors  d'œuvre. 

§.  16.  A  la  vérité,  nous  avons  quelquefois  des  exemples  de  certaines 
perceptions  qui  nous  viennent  en  dormant,  &  dont  nous  confervons  le 
fouvenir:  mais  y  a-t-il  rien  de  plus  extravagant  &  de  plus  mal  lié,  que  la 
plupart  de  ces  penfées?  Combien  peu  de  rapport  ont-elles  avec  la  perfec- 
tion qui  doit  convenir  à  un  Etre  raifonnabîe  ?  C'eft  ce  que  lavent  fort 
bien  tous  ceux  qui  font  accoutumez  à  faire  des  fonges,  fans  qu'il  foit  né- 
ceflaire  de  les  en  avertir.  Sur  quoi  je  voudrais  bien  qu'on  me  dît ,  ii  lors 
que  l'Ame  penfe  ainli  à  part,  &  comme  (1)  féparée  du  Corps,  elle  agit 
moins  raifonnablement  que  lors  qu'elle  agit  conjointement  avec  le  Corps, 
eu  non.  Si  les  penfées  qu'elle  a  dans  ce  premier  état,  font  moins  raifon- 
nables ,  ces  gens-là  doivent  donc  dire ,  que  c'eft  du  Corps  que  l'Ame  tient 

la 


(1)  Je  ne  penfe  pas  que  ceux  que  M.  Loc- 
ke combat  ici ,  fe  foient  jaunis  avifez  de  foù- 
renir,  que  l'Ame  de  l'Homme  foit  plus  fépa- 
rée  du  Corps  pendant  que  l'Homme  doit ,  que 
pendant  qu'il  veille.  A  l'égard  des  fonges  qu'on 
fait  en  dormant,  qu'ils  foient  aufTi  fr. voles  & 
auffi  abfurdes  qu'on  voudra ,  ces  Philofophes 
ne  s'en  mettront  pas  fort  en  peine:  mais  ils 
en  pourront  inférer  contre  M.  Locke,  que 
de  ceh  même  que  nos  fonges  font  fi  frivoles, 
il  s'enfuit  que  l'Ame  pourrait  bien  avoir  d'au- 
tres penfées,  ou  plus,  ou  moins,  ou  auffi  peu 
importantes  que  ces  fonges;  &  qu'on  ne  lau- 
roii  conciurre  de  leur  peu  d'importance,  qu'el- 
les n'ont  jamais  exiflé.  Car  les  fonges  qui  exif- 
tent  de  l'aveu  de  M.  Locke,  ne  font  pas  d'un 
fort  grand  poids;  &  il  arrive  tous  les  jours 
qu'on  oublie  des  fonges  dont  on  a  été  amufé 
en  dormant ,  tons  qu'il  foit  poffible  d'en  rap- 
peller  autre  chofe  qu'un  fouvenir  très  confus, 
qu'on  a  fengé  :  Quelquefois  même  on  ne  rap- 
pelle le  fouvenir  d'un  Songe  que  longtemps 
après  qu'on  s'elt  éveillé,  ce  qui  donne  lieu  de 
croire,  qu'il  eft  fort  poffible,  que  l'Ame  foit 
amufée  par  des  fonges  dont  elle  ne  conferve 
ablo'.un-.ent  aucun  ïbu'venir;  &  que  par  con- 
spt  elle  ait  des  penfées  dont  elle  ne  r.ip- 
ianuis  le  fouvenir.  Tout  ceh,  je  l'avoûë , 
ne  prouve  point  que  l'Ame  penfeaftuellèmenl 
on  en  pourrait  fort  bien  con- 
ciurre, cerne  (emble,  ts:  contre  Du  Cartes 
&  contre  M.  Loc'<e ,  qu'à  h  rigueur  on  ne  peut 
ni  affirmer  :ii  nier  pofitivement,  que  ['Ame 
ptnft  toujours.  Sur  un  point  comme  Celai  là  , 
dont  la  déciiion  dépend  d'une  connoiSance 
cxicle  &  diliincte  de  la  Nature  de  ÏA:v.e, 
connoi.lance  qui  nous  manque  abfolument, 
un  peu  de  Pyrrhonifme  ne  fierait  point  ma!, 
a-  mon  avis.    C'eft  ce  qu'on  vient  de  recon  • 

I 


mor.fîration    of  the-' 
Beitig  c  Attri   .:  * 
ofC  o  D,  uc  Lon- 
rion  :  pui.ic.t  an  : 
I752- 


noître  fort' ingénument  dans  un  petit  Ouvrage,  a  Defence  of  Dr. 
écrit  en  Anglois, intitulé Définfe  du  Dr. CL.iRKt  Clakke'i  De 
fur  l'exiflencev  les  Attributs  de  Dieu,  &C.  L'Au- 
teur venant  à  raifonner  fur  h  Nature  de  l'Ame, 
8c  en  particulier  fur  ion  extinfion ,  nous  dit  que 
,,  toute  la  difficulté  qu'il  y  a  à  fe  déterminer 
„  fur  l'article  de  fon  extenfion ,  femble  fon- 
„  dee  fur  l'incapacité  oùnousfomnusde  con- 
„  cevoir  ce  que  c'eft  que  penfer ,  &  en  quoi 
„  il  confilte.  Que  ce  foit,  dit-il,  une  Ope- 
„  ration  de  l'Ame,  &  non  fon  elTence , c'eft , 
„  je  croi ,  ce  qui  eft  allez  certain ,  quoi  qu'il 
„  ne  paroiffe  pas  ,  comme  le  fuppole  M. 
,,  Locke,  que  Penfer  foit  à  l'Ame  comme 
,,  le  Mouvement  eft  au  Corps.  Car  ce  peut 
,,  fort  bien  être  une  opération  qui  ne  fauroit 
„  ceffer ,  ce  que  cet  Auteur  prouve  immédiate- 
ment après,  par  un  raifonnement  fort  fubtil  à 
la  vérité ,  mais  qui  eft  tout  aufti  probable  que 
le  fujet  le  peut  permettre.  Lt  de  tout  cela  il 
conclut,  Que  de  favoir  fil' Ame  penfe  toujours, 
c'eft  une  QucHion  jort  difputable ,  C5*  que  nous 
fommes  peut-être  toiit-à  fait  incapables  d;  déci- 
der. Comme  il  y  a  préfentement  bien  des 
Savans  en  Europe  qui  entendent  I'Anglois, 
je  croi  qu'Us  feront  bien  ajfes 
les  rrop:es  termes  ce  l'Auteur:    Ihe  wh^e' 

■Aty  'xhethtr  a  Ihinkmg   Being  is  ex:. 
or  no  ,  feim's  to  arife  from  o.tr  i-.a'i'ùty  in  con-- 
1  ■  ■  ,it  Thinktng  is ,  c  where'm  it  ce. 

That  it  is  an  opération  of  the   Soûl ,  C?  nol    its 
eflexce  ,  1  think  is  preiiy  certain  ,    thé  it  dosnot 

■r  to  le  as  Motion  is  to  the  Body,    as   Mr. 

efuppofes.  Ter  it  may  be  an  opération  - 
cannot  cea.U,  v  will  appear  to  le  very  likely  fo 
upon  considération   —  -   Wblthtr-  the  [ou'  al- 
ways  thir.ks,  is  a  -very  diffutabU'Queftion;  c?' 
perhaps   incapable    of  being    dutermined.    i'ag». 
44.  45- 
3 


■jo         Que  les  Hommes  ne  penfait  pas  toujours.  L  i  v.  11. 

C  H  A  p.  I.       la  faculté  de  penfer  raifonnablement.     Que  fi  fes  penfées  ne  font  pas  alors 
moins  raifonnables  que  lors  qu'elle  agit  avec  le  Corps,  c'eft  une  chofe  é- 
tonnante  que  nos  fonges  foient  pour  la  plupart  fi  frivoles  &  fi  abfurdes  ; 
&  que  l'Amené  retienne  aucun  de  fes  Soliloques,  aucune  de  fes  Médita- 
tions les  plus  raifonnables. 
suivant  cette         g.   1 7.  Je  voudrois  aufïi  que  ceux  qui  afTûrent  avec  tant  de  confiance, 
doKaTOifd'ei'idë^  (iue  ' '^me  penfe  actuellement  toujours,  nous  diffent  quelles  font  les  idées 
qm  ne  viennent  m  qui  fe  trouvent  dans  l'Ame  (1)  d'un  Enfant,  avant  qu'elle  foit  unie  au 
par  Renflexio",ni    Corps,  ou  juftement  dans  le  temps  de  fon  union,  avant  qu'elle  ait  reçu  au- 
quoi  ii  n'y  a  uuiie  cune  idée  par  voye  de  Senfation.    Les  fonges  d'un  homme  endormi  ne  font 
appuence.  compofez,  à  mon  avis ,  que  des  idées  que  cet  homme  a  eu  en  veillant,  quoi 

que  pour  la  plupart  jointes  bizarrement  enfemble.  Si  l'Ame  a  des  idées  par 
elle-même ,  qui  ne  lui  viennent  ni  par  fenfation  ni  par  réflexion ,  comme 
cela  doit  être ,  fuppofé  qu'elle  penfe  avant  que  d'avoir  reçu  aucune  impref- 
fion  par  le  moyen  du  Corps ,  c'eft  une  chofe  bien  étrange ,  que  plongée 
dans  ces  méditations  particulières ,  qui  le  font  à  tel  point  que  l'homme  lui- 
même  ne  s'en  apperçoitpas,  elle  ne  puilTe  jamais  en  retenir  aucune  dans  le 
même  moment  qu'elle  vient  à  en  être  retirée  par  le  dégourdiffement  du 
Corps,  pour  donner  par-là  à  l'homme  le  plaifir  d'avoir  fait  quelque  nouvel- 
le découverte.  Et  qui  pourroit  trouver  la  raifon  pourquoi  pendant  tant 
d'heures  qu'on  paffe  dans  le  fommeil ,  l'Ame  recueillie  en  elle-même  &  ne 
ceflant  de  penfer  durant  tout  ce  temps-là,  ne  rencontre  pourtant  jamais 
aucune  de  ces  idées  qu'elle  n'a  reçu  ni  par  fenfation  ni  par  réflexion ,  ou  du 
moins,  n'en  conferve  dans  fa  Mémoire  abfolument  aucune  autre,'  que  cel- 
les qui  lui  viennent  à  l'occallon  du  Corps ,  &  qui  dès-là  doivent  néceffaire- 
ment  être  moins  naturelles  à  l'Efprit?  C'eft  une  chofe  bien  furprenante, 
que  pendant  la  vie  d'un  homme,  fon  Ame  ne  puiffe  pas  rappeller ,  une  feu- 
le fois,  quelqu'une  de  ces  penfées  pures  &  naturelles,  quelqu'une  de  ces 
idées  qu'elle  a  eues  avant  que  d'en  emprunter  aucune  du  Corps,  &  que  ja- 
mais elle  ne  lui  préfente,  lors  qu'il  eft  éveillé,  aucunes  autres  idées  que 
celles  qui  retiennent  l'odeur  du  vafe  où  elle  eft  renfermée ,  je  veux  dire  qui 
tirent  manifeftement  leur  origine  de  l'union  qu'il  y  a  entre  l'Ame  &  le  Corps. 
Si  l'Ame  (2)  penfe  toujours ,  &  qu'ainii  elle  ait  eu  des  idées  avant  que  d'a- 
voir été  unie  au  Corps ,  ou  que  d'en  avoir  reçu  aucune  par  le  Corps ,  on  ne 
peut  s'empêcher  de  iuppofer,  que  durant  le  fommeil  elle  ne  rappelle  fes  i- 

dées 

(0  Un  Enfant  n'eft  point  Enfant  avant  que  des  Idées  par  voye  de  Senfation. 
d'avoir  un  Corps ,  &  par  conféquent,  dès  qu'il  (1)  De  ce  que  l'Ame  penferoit  toujours 
a  une  Ame,  cette  Ame  eft  actuellement  unie  dans  l'Homme,  il  ne  s  eniuivroit  nullement 
à  fon  Corps.  De  favoir  lî  cette  Ame  a  fub  qu'elle  eût  eu  des  Idées  avant  que  d'avoir  été 
lifté  avant  que  d'être  l'Ame  d'un  Enfant,  c'eft  unie  au  Ccrps,  puisqu'elle  pourroit  avoir  com- 
une  Queftion  qui  n'eft  point,  je  penre,  du  mencé  d'exifter  juftement  dans  le  temps  qu'el- 
reffort  de  la Phiiofophie.  Ceux  aqui  M.Locke  le  a  été  ur.ie  au  Corps:  &  fi  je  neme  trom- 
en  veut  en  cet  endroit,  pourroient  fort  bien  pe,  c'eft  là  l'Opinion  delà  plupart  des  Philo- 
dire  fans  contredire  leur  Hypothefe,  que  l'A  lophes  que  M.  Locke  attaque  dans  ce  Cha- 
îne commence  à  penfer  dans  le  temps  de  fon  pitre. 
union  avec  le  Corps,  8c  même  qu'il  lui  vient 


Qtie  les  Hommes  ne  penfent  pas  toujours,  L  i  v.  1 1.  fi 

dées  naturelles ,  &  que  pendant  cette  cfpèce  de  feparation  d'avec  le  Corps ,  C  H  a  p.  I. 
il  n'arrive,  au  moins  quelquefois,  que  parmi  toutes  ces  idées  dont  elle  eft 
occupée  en  fe  recueillant  ainfi  en  elle-même,  il  s'en  préfente  quelques-unes 
purement  naturelles  &quifoientjuftcmentdu  même  ordre  que  celles  qu'el- 
le avoit  eues  autrement  que  par  le  Corps,  ou  par  fes  réflexions  fur  les  idées 
qui  lui  font  venues  des  Objets  extérieurs.  Or  comme  jamais  homme  ne 
rappelle  le  fouvenir  d'aucune  de  ces  fortes  d'idées  lors  qu'il  eft  éveillé,  nous 
devons  conclurre  de  cette  hypothéfe,  ou  que  l'Ame  fe  relîbuvient  de  quel- 
que chofe  dont  l'Homme  ne  fauroit  fe  relîbuvenir ,  ou  bien  que  la  Mémoi- 
re ne  s'étend  que  fur  les  idées  qui  viennent  du  Corps ,  ou  des  Opérations  de 
l'Ame  fur  ces  idées. 

%•  i8-  Je  voudrais  bien  auffi  que  ceux  qui  foûtiennent  avec  tant  de  con-  Pcrfonne  ne  peut 
fiance,  que  l'Ame  de  l'Homme,  ou  ce  qui  eft  la  même  chofe,  que  l'Hom-  [•Ame'penS'toà- 
me  nenfe  toujours,,  me  diflent,  comment  ils  le  favent,  &  par  quel  moyen  jouis,  ftns  en  a- 

'       K  >  J  I.  »•/  r    .  t  i  '  fi  >         "   ..      voit  des  preuves, 

ils  viennent  a  connaître  qu  us  penfent  eux  -  mêmes  ,  lors  même  qu  ils  ne  s  en  ap-  parce  cjUe  ce  n-eft 
perçoivent  point.     Pour  moi,  je  crains  fort  que  ce  ne  foit  une  affirmation  pat  une  Piopofi- 

rriT.  i  o  J  -rr  r  a  tion  évidente  pat 

delbtuee  de  preuves,  oc  une  connoniance  îans  perception,  ou  plutôt,  une  ciie.mêioc. 
notion  très-confufe  qu'on  s'eft  formée  pour  défendre  une  hypothéfe,  bien 
loin  d'être  une  de  ces  véritez  claires  que  leur  propre  évidence  nous  force  de 
recevoir ,  ou  qu'on  ne  peut  nier  fans  contredire  groifiérement  la  plus  com- 
mune expérience.  Car  ce  qu'on  peut  dire  tout  au  plus  fur  cet  article , 
c'eft,  qu'il  eft  poiîible  que  l'Ame  penfe  toujours,  mais  qu'elle  ne  conferve 
pas  toujours  le  fouvenir  de  ce  qu'elle  penfe  :  &  moi ,  je  dis  qu'il  eft  aufïi 
poffible,  que  l'Ame  ne  penfe  pas  toujours  ;  &  qu'il  eft  beaucoup  (i)  plus 
probable  qu'elle  ne  penfe  pas  quelquefois,  qu'il  n 'eft  probable  qu'elle  penfe 
fouvent  cependant  un  aflez  long  temps  tout  de  fuite,  fans  pouvoir  être 
convaincue,  un  moment  après,  qu'elle  ait  eu  aucune  penfée. 

§.  19.  Suppofer  que  l'Ame  penfe  &  que  l'Homme  ne  s'en  apperçoit 
point,  c'eft,  comme  j'ai  déjà  dit,  faire  deux  perfonnes  d'un  feul  homme; 
&  c'eft  dequoi  l'on  aura  fujet  de  foupçonner  ces  Meflîeurs ,  fi  l'on  prend 
bien  garde  à  la  manière  dont  ils  s'expriment  en  cette  occafion.  Car  il  ne 
me  fouvient  pas  d'avoir  remarqué,  que  ceux  qui  nous  difent,  que  Y  Ame 

p  enfe 

(1)  Si  M.  Locke  votfoit  s'en  tenir  à  cette  foit  convaincu  qu'il  penfe;  8c  par  conféquent 

en/ece  de  Pynhonjsme  qui  paioit  fort  raiîbn-  il  ne  penfe  jamais  qu'il  ne  puiiTe  diilmgucr 

nable  fur  cet  article,  la  plupart  des  raifonne-  le  remps  auquel  il  penfe  davec  celui  auquel 

mens  qu'il  fait  ici,  prouveroient  trop,  car  ils  il  ne  penfe  pas ,  tel  qu'eft,  félon  M  Locke, 

tendent  presque  tous  à  faire  voir,  non  qu;/  le  temps  auquel  l'Homme  elt  enfeveli  dans  un 

eft  fus  f>robable,mùshjut.   à  •  fiit  certain  ,  que  profond  fommeil.     ]e  ne  fai,  fila  Quefiion 

l'Ame  de  i'Homme  ne  penfe  pas  toujours.  Mais  que  je  fais  ici  n'eft  point  trop  fubtiie ,  mais 

qu'auroit  répondu  M.  Locke  ,  fi  l'on  lui  eût  elle  1  eft  moins   certainement  que  celle  que 

dit  qu'il  s'enfuit  de  fi  Doctrine,  que  lHom-  M.  Locke  fait  lui  même  à  ceux  qti  affinent 

me  ne  penl'e  point  un  inilant  avant  que  dêire  pofi'ivement  que    l'Ame  penfe  actuellement 

eiido  mi,  parce  que  nul  homme  ne  peut  dif-  toùjoms,  lois  qu  il  dit  au  comme. icement  du; 

tinguer  par  lentiment  cet  mflant-là  d'avec  ce-  paragraphe  qui  précède  immédiate!]  etit  celui* 

lui  qui  le  fuit  immédiatement.      Cependant  ci,  qu'il  voudroit  bien  favoir  d'eux,   quilles 

félon   M.    i  ocke  ,    l'homme    penfe    pendant  font  Us  idées  qui  fe  trouvent  /'ans  l  Ame  du» 

•ju'ilell  éveillé  ;  &  il  lie  penfe  jamais  qu'il  ne  Enfant  avant  qti  elle  foit  mm  au  Corps. 


72  §lueïcs  Hommes  ne  penfent  pas  toujours.  Ltv.  îî. 

Ckkv.  I.       penfe toujours ,  difent  jamais,  que  Y  Homme  penfe  toujours.     Or  l'Ame  - 

elle  penfer,  fans  que  l'Homme  penfe?  ou  bien,  l'Homme  peut-il  penfer, 
fans  en  être  convaincu  en  lui-même"?  Cela  pafferoit  apparemment  pour  ga~ 
limathias,  fi  d'autres  le  difoient.     S'ils  foûtiennent  que  l'Homme  penfe 
toujours,  mais  qu'il  n'en eft  pas  toujours  convaincu  en  lui-même,  ils  peu- 
vent tout  auffi  bien  dire ,  que  le  Corps  eft  étendu  fans  avoir  des  parties.  Car 
dire  que  le  Corps  eft  étendu  fans  avoir  des  parties,  &  qu'une  chofe  penfe 
fans  connoitre  &  fans  appercevoir  qu'elle  penfe,  ce  font  deux  affertions 
également  inintelligibles.  Et  ceux  qui  parlent  ainfi,  feront  tout  auffi  bien 
fondez  à  foûtenir,  ficela  peut  fervir  à  leur  hypothéfe,  que  l'Homme  a 
toujours  faim;  mais  qu'il  n'a  pas  toujours  un  fentiment  de  faim  ;   puifque 
la  Faim  ne  fauroit  être  fans  ce  fentiment -là,  non  plus  que  la  penfée  fans 
une  conviction  qui  nous  allure  intérieurement  que  nous  penfons.     S'ils  di- 
fent,   que  l'Homme  a  toujours  cette  conviction,  je  demande  d'où  ils  le 
lavent, puis  que  cette  conviction  n'eft  autre  chofe  que  la  perception  de  ce 
qui  fe  pàffe  dans  l'Ame  de  l'Homme.     Or  un  autre  Homme  peut-il  s'affu- 
rer  que  je  fens  en  moi  ce  que  je  n'apperçois  pas  moi-même  ?    C'eft  ici  que 
la  connoifiance  de  l'Homme  ne  fauroit  s'étendre  au  delà  de  fa  propre  expé- 
rience.    Reveillez  un  homme  d'un  profond  fommeil,  &  demandez-lui  à 
quoi  il  penfoit  dans  ce  moment.     S  il  ne  fent  pas  lui-même  qu'il  aît  penfé 
à  quoi  que  ce  foit  dans  ce  temps-là,  il  faut  être  grand  Devin  pour  pouvoir 
l'alfurer  qu'il  n'a  pas  laiffé  de  penfer  effectivement.     Ne  pourroit-on  pas 
lui  foûtenir  avec  plus  de  raifon,  qu'il  n'a  point  dormi?  C'eft  là  fans  doute 
une  affaire  qui  paife  la  Philofophie  :  &  il  n'y  a  qu'une  Révélation  expreffe 
qui  puiffe  découvrir  à  un  autre,  qu'il  y  a  dans  mon  Ame  des  penfées,lors 
que  je  ne  puis  point  y  en  découvrir  moi-même.     Il  faut  que  ces  gens-là 
ayent  la  vûë  bien  perçante  pour  voir  certainement  que  je  penfe,  lorfque 
je  ne  le  faurois  voir  moi-même,  &  que  je  déclare  expreffément  que  je  ne 
le  vois  pas.    Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  admirable,  des  mêmes  yeux  qu'ils  pé- 
nétrent en  moi  ce  que  je  n'y  faurois  voir  moi-même,  (i)  ils  voyent  que  les 
Chiens  &  les  Elephans  ne  penfent  point ,  quoi  que  ces  Animaux  en  don- 
nent toutes  les  demonfttations  imaginables,  excepté  qu'ils  ne  nous  le  di- 
fent pas  eux-mêmes.    Il  y  a  en  tout  cela  plus  de  myftére,  au  jugement  de 
certaines  perfonnes,  que  dans  tout  ce  qu'on  rapporte  des  Frères  de  la  Rofe- 
Croix:  car  enfin  il  paroît  plus  aifé  de  fe  rendre  invifible  aux  autres,  que  de 
faire  que  les  penfées  d'un  autre  me  foient  connues ,  tandis  qu'il  ne  les  con- 
noît  pas  lui-même.  Mais  pour  cela  il  ne  faut  que  définir  l'Ame ,  une  Subf- 
iance qui  penfe  toujours ,  &  l'affaire  eft  faite.     Si  une  telle  définition  eft  de 
quelque  autorité ,  je  ne  vois  pas  qu'elle  puiffe  fervir  à  autre  chofe  qu'à  fai- 
re foupçonner  à  plufieurs  perfonnes,  qu'ils  n'ont  point  d'Ame  ,  puifqu'ils 
éprouvent  qu'une  bonne  partie  de  leur  vie  fe  paffe  fans  qu'ils  ayent  aucune 
penfee.  Car  je  ne  connois  point  de  définitions  ni  de  fuppofitions  d'aucune 
Se6te  qui  foient  capables  de  détruire  une  expérience  confiante;  &  c'eft 

fans 

(i]  Il  tiaroit  vifiMement  par  cet  endroit,     veut  M.  Locke  dans  tout  ce  Chapitre. 
que  c'eft  a  Des  Cartes  &  à  fes  Difciples  cuen 


Que  les  Hommes  ne  penfent  pas  toujours.  Liv.  II.  73 

fans  doute  une  pareille  affectation  de  vouloir  favoir  plus  que  nous  ne  pou-  CïïAP.  I. 

vons  comprendre  qui  fait  tant  de  fracas  &  caufe  tant  de  vaines  difputes 

dans  le  Monde.  •  ,         , 

§.  20.  Je  ne  vois  donc  aucune  raifon  de  croire ,  (1)  que  l'Ame  penfè  Je*™'e  g*eap™" 
avant  que  les  Sens  lui  ayent  fourni  des  idées  pour  être  l'objet  de  fes  pen-  senfation  ou  par 
fées  ;  &  comme  le  nombre  de  ces  idées  augmente,  &  qu'elles  fe  confervent 
dans  l'Efprit,  il  arrive  que  l'Ame  perfectionnant,  par  l'exercice,  fa  facul- 
té de  penfer  dans  fes  différentes  parties  ,  en  combinant  diversement  ces 
idées,  &  en  rerlechiffant  fur  fes  propres  opérations,  augmente  le  fonds  de 
fes  idées,  auffi  bien  que  la  facilité  d'en  acquérir  de  nouvelles  par  le  moyen 
de  la  mémoire,  de  l'imagination ,  du  raifonnement,  &  des  autres  maniè- 
res de  penfer. 

§.  21.  Quiconque  voudra  prendre  la  peine  de  s'initruire  par  obfervation  ^0CnSqXe°v"î 
&  par  expérience ,  au  lieu  d'affujettir  la  conduite  de  la  Nature  à  fes  pro-  évidemment  dans 
près  hypothéfes,  n'a  qu'à  conliderer  un  Enfant  nouvellement  né;  &  il  ne  lcs  Enans" 
trouvera  pas ,  je  m'aflure ,  que  fon  Ame  donne  de  grandes  marques  d'être 
accoutumée  à  penfer  beaucoup,  &  moins  encore  (2)  à  former  aucun  raifon- 
nement. Cependant  il  efl  bien  mal-aifé  de  concevoir,  qu'une  Ame  raifon- 
nable  puiffe  penfer  beaucoup ,  fans  raifonner  en  aucune  manière.  D'ailleurs, 
qui  confiderera  que  les  Enfans  nouvellement  nez,  paffent  la  plus  grande  par- 
tie du  temps  à  dormir,  &  qu'ils  ne  font  guère  éveillez  que  lorsque  la  faim 
leur  fait  fouhaitter  le  tetton,  ou  que  la  douleur,  (qui  eft  la  plus  importune 
de  nos  Senfations)  ou  quelque  autre  violente  impreflîon ,  faite  fur  le  Corps, 
forcent  l'Ame  à  en  prendre  connoiffance,  &  à  y  faire  attention  :  quicon- 
que, dis-je,  confiderera  cela,  aura  fans  doute  raifon  de  croire,  que  le 
Fœtus  dans  le  ventre  de  la  Mère  ,  ne  diffère  p.is  beaucoup  de  l'état  d'un  vege- 
table  ;  &  qu'il  paffe  la  plus  grande  partie  du  temps  fans  perception  ou  pen- 
fée,  ne  faifant  guère  autre  chofe  que  dormir  dans  un  Lieu,  où  il  n'a  pas 
befoin  de  tetter  pour  fe  nourrir,  &  où  il  eil  environné  d'une  liqueur,  tou- 
jours également  iluide,  &  prefque  toujours  également  tempérée  ,  où  les 
yeux  ne  font  frappez  d'aucune  lumière,  où  les  oreilles  ne  font  guère  en  état 
de  recevoir  aucun  fon  ;  &  où  il  n'y  a  que  peu,  ou  point  de  changement 
d'objets  qui  puiffent  émouvoir  les  Sens. 

§.    22.    Suivez  un  Enfant  depuis  fi  naiffance  ,  obfervez  les  change- 
mens  que  le  temps  produit  en  lui  ,   &  vous  trouverez  que   l'Ame  ve- 
nant 

(0  Des  le  moment  que  l'Ame  efl  unie  au  (i)  Je  ne  fai  pourquoi  Mr.  Locke  mê  e 

Corps,  les  Sens  peuvent  lui  fournir  des  idées,  ici  le  raifonnement  à  la  penfée.    Cela  ne  fert 

par  l'iivpreflion  qu'ils   reçoivent  des  Objets  qu'à   embanafler  la  Queflion.    Il  eft  certain 

extérieurs,  laquelle  impreilion  étant  commu-  qu'un  Enfant  qui  en  naiflant  voit  une  chan- 

mquée  à  l'Ame  ,   y  produit  ce  qu'on  appelle  dclle  allumée,  à  l'idée  de  la  Lumière,  &  que 

perception  ou  penfée.  i  'eft  ce  que  doivent  foû-  par  conféquent  il  penfe  dins  le  temps  qu'il 

tenir  ceux  qui  ctoyent  que  l'Ame  penïe  toû-  voit  une  chandelle  a'iumée.  Dût-il  ne  railon- 

jours:   Philofophes  trop  décifïfs  fur  cet  Arti  ner   jamais  fur   la  Lumière,   il  ne  laifleroit 

cle,  mais  que  M.   Locke  combat  à  fon  tour  pourtant  pas  de  penfer  durant  tout  le  temps 

par  des  railor.nemcns  qui  ne  font  pas  toujours  que  fon  F/prit  feroit  frappé  de  cette  perception. 

cemonllratifs,  comme  j'ai  pris  la  liberté  de  le  11  en  eft  de  même  de  toute  autre  perception. 

faire  voir. 


74  &e  VOrigint  des  Idées. 

Chap.  I.  liant  â  fe  fournir  de  plus  en  plus  d'idées  par  le  moyen  des  Sens  ,  fe 
reveille ,  pour  ainfi  dire ,  de  plus  en  plus ,  &  penfe  davantage  à  mefure 
qu'elle  a  plus  de  matière  pour  penfer.  Quelque  temps  après ,  elle  com- 
mence à  connoître  les  objets  qui  ont  fait  fur  elle  de  fortes  impreflions 
à  mefure  qu'elle  eft  plus  familiarifée  avec  eux.  C'eft  ainfi  qu'un  En- 
fant vient,  par  dégrez,  à  connoître  les  perfonnes  avec  qui  il  eft  tous 
les  jours ,  &  à  les  diftinguer  d'avec  les  Etrangers  ,  ce  qui  montre  en 
effet,  qu'il'commence  à  retenir  &  à  diftinguer  les  idées  qui  lui  viennent 
par  les  Sens.  Nous  pouvons  voir  par  même  moyen  comment  l'Ame  fe 
perfectionne  par  dégrez  de  ce  côté-là,  auffi  bien  que  dans  l'exercice  des 
autres  Facultez  qu'elle  a  d'étendre  fes  idées  ,  de  les  compofer ,  d'en  for- 
mer des  abflratlions,  de  raifonner  &  de  réfléchir  fur  toutes  fes  idées,  de- 
quoi  j'aurai  occafion  de  parler  plus  particulièrement  dans  la  fuite  de  ce 
Livre. 

g.  23.  Si  donc  on  demande  ,    Quand  c'efl  que  ïHomine  commence  d'a- 
voir des  idées  ,  je  croi  que  la  véritable  réponfe  qu'on  puiffe  faire,  c'efb 
de  dire  ,   Dès  qu'il  a  quelque  fenfation.     Car   puisqu'il    ne  paroit  aucune 
idée  dans  l'Ame,  avant  que  les  Sens  y  en  ayent  introduit,  je  conçois 
que  l'Entendement  commence  à  recevoir  des  Idées  ,  juftement  dans  le 
temps  qu'il  vient  à  recevoir  des  fenfations ,  &  par  conféquent  que  les 
idées  commencent  d'y  être  produites  dans   le  même  temps  que   la  Jen- 
fation,  qui  eft  une  imprelïion  ,  ou  un  mouvement  excité  dans  quelque 
partie   du    Corps  ,      qui   produit    quelque    perception    dans   l'Entende- 
ment. 
Qaeile  eft  l'origine      §.  24.  Voici  donc,  à  mon  avis,    les  deux  fources  de  toutes  nos  con- 
eo.i°Jmiisccs6.       noiflànces  ,  XImprtJJion  que  les  Objets  extérieurs  font  fur  nos  Sens,   & 
les  propres  Opéra/ions  de  l'Ame  concernant  ces  Impreflions  ,  fur  lesquel- 
les elle  réfléchit  comme  fur  les  véritables  objets  de  lès  Contemplations. 
Ainfi  la  première    capacité  de    l'Entendement  Humain  confifte  en    ce 
que  l'Ame  eft  propre  à  recevoir  les  impreflions  qui  fe  font  en  elle  ,  ou 
par  les  Objets  extérieurs  à  la  faveur  des  Sens ,  ou  par  fes  propres  Opé- 
rations lors  qu'elle  réfléchit  fur  ces  Opérations.     C'eft-là  le  premier  pas 
que  l'Homme  fait  vers  la  découverte  des  chofes  quelles  qu'elles  loient. 
C'eft'  fur  ce  fondement  que  font  établies   toutes  les   notions  qu'il  aura 
jamais  naturellement  dans  ce  Monde.    Toutes  ces  penfees  fublimes  qui 
s'élèvent  au  deflus  des  nues  &  pénétrent  jufque  dans  les  Cieux,  tirent 
de  là  leur  origine  :  &  dans  toute  cette  grande  étendue  que  l'Ame  par- 
court par  fes  vaftes  fpéculations ,  qui  femblent  l'élever  fi  haut ,  elle  ne 
paffe  point  au  delà  des  Idées  que  la  Senfaiïon  ou  la  Reflexion  lui  préfen- 
tent  pour  être  les  objets  de  fes  contemplations. 
rftEpo^-™d"nai.      §"  25-  L'Efprit  clt ,  à  cet  égard,  purement  paflifj  &  il  n'eft  pas  en 
ie  paintdans  la     fon  pouvoir  d'avoir  ou  de  n'avoir  pas  ces  rudimens,  &,  pour  ainfi  dire, 
Am?ies!n(iesiddes  ces  matenaux  de  connoiflànce.     Car  les   idées   particulières  des  Objets 
des  Sens  s'introduifent  dans  notre  Ame,  foit  que  nous  veuillions  ou  que 
nous  ne  veuillions  pas  ;&  les  Opérations  de  notre  Entendement  nous  laif- 
fent  pour  le  moins  quelque  notion  obfcure  d'elles-mêmes  ,  perfonne  ne 

pou- 


Des  Ide'es  fimples.  Liv.  II.  75- 

pouvant  ignorer  abfolument  ce  qu'il  fait  lors  qu'il  penfe.  Lors,  dis -je,  Chap.  I. 
que  ces  idées  particulières  fe  préfentent  à  l'Efprit,  l'Entendement  n'a  pas 
la  puiflfance  de  les  refufer,  ou  de  les  altérer  lors  qu'elles  ont  fait  leur  im- 
prelïion,  de  les  effacer,  ou  d'en  produire  de  nouvelles  en  lui-même,  non 
plus  qu'un  Miroir  ne  peut  point  refufer,  altérer  ou  effacer  les  images 
que  les  Objets  produifent  fur  la  Glace  devant  laquelle  ils  font  placez. 
Comme  les  Corps  qui  nous  environnent,  frappent  diverfement  nos  Orga- 
nes ,  l'Ame  eft  forcée  d'en  recevoir  les  imprelîions ,  &  ne  fauroit  s'em- 
pêcher d'avoir  la  perception  des  idées  qui  font  attachées  à  ces  impref- 
lions  -  là. 

C     II     A     P     I     T     R     E        II. 

Des  Idées  f.mpl.s.  Chap.  II. 

8-   l-  T)  O  u  R  mieux  comprendre  quelle  eft  la  nature  &  l'étendue  de  nos  idées  qui  ne  r0« 

1.  connoiffances ,  il  v  a  une  chofe  qui  concerne  nos  idées  à  laquelle  pas  coulPofé«. 
il  faut  bien  prendre  garde  :    c'eil  qu'il  y  a  de  deux  fortes  u  idées ,  les  unes 
/impies   &.  les  autres  compofées. 

Bien  que  les  Qualitez  qui  frappent  nos  Sens,  £bient  fi  fort  unies,  &  fi 
bien  mêlées  enfemble  dans  les  chofes  mêmes, qu'il  n'y  ait  aucune  fepara- 
tion  ou  diftance  entre  elles ,  il  eft  certain  néanmoins ,  que  les  idées  que  ces 
diverfes  Qualitez  produifent  dans  l'Ame,  y  entrent  par  les  Sens  d'une  ma- 
nière (Impie  &  fans  nul  mélange.  Car  quoi  que  la  Vûë  &  l'Attouchement 
excitent  fouvent  dans  le  même  temps  différentes  idées  par  le  même  objet, 
comme  lors  qu'on  voit  le  mouvement  &  la  couleur  tout  à  la  fois,  &  que 
la  Main  fent  la  molleffe  &  la  chaleur  d'un  même  morceau  de  cire ,  cepen- 
dant les  idées  fimples  qui  font  ainii  réunies  dans  le  même  fujet,  font  auin 
parfaitement  diftinctes  que  celles  qui  entrent  dans  l'Efprit  par  divers  Sens. 
Par  exemple,  la  froideur  &  la  dureté  qu'on  fent  dans  un  morceau  de  Gla- 
ce, font  des  Idées  auili  diftinctes  dans  l'Ame,  que  l'odeur  &  la  blancheur 
d'une  Fleur  de  Lis,  ou  que  la  douceur  du  Sucre  &  l'odeur  d'une  Rofe  :  &. 
rien  n'eft  plus  évident  à  un  homme  que  la  perception  claire  &  diftincte 
qu'il  a  de  ces  idées  lïmples  ,  dont  chacune  prife  a  part,  eft  exempte  de 
toute  compofition  6e  ne  produit  par  conféquent  dans  l'Ame  qu'une  con- 
ception entièrement  uniforme,  qui  ne  peut  être  diftinguée  en  différentes 
idées. 

§.  2.  Or  ces  idées  fimples,  qui  font  les  matériaux  de  toutes  nos  cenneif-  virait  rr 
fances,  ne  font  fuggerées  à  l'Ame,  que  par  les  deux  v'oyés  dont  nous  avons  <£  ^ 

parlé  ci-deffus,  je  veux  dire,  parla  Senfation,  &  par  la  Réflexion,  Lors 
que  l'Entendement  a  une  fois  reçu  ces  idées  fmples,  il  a  la  puiffance  de  les 
repeter,  de  les  comparer,  de  les  unir  enfemble,  avec  une  variété  préfque 
infinie ,  &  de  former  par  ce  moyen  de  nouvelles  idées  complexes ,  félon  qu'il 
le  trouve  à  propos.     Mais  il  n'eft  pas  au  pouvoir  des  Efprits  les  plus  fubli- 

K  s  '  mes , 


7  6  Des  Idées  /Impies.  Liv.  II. 

Chat.  IL  mes ,  &  les  plus  vaftes ,  quelque  vivacité  &  quelque  fertilité  qu'ils  puhTent  a- 
voir,  de  former  dans  leur  Entendement  aucune  nouvelle  idée  fimple  qui  ne 
vienne  par  l'une  de  ces  deux  voyes  que  je  viens  d'indiquer;  &  il  n'y  a  au- 
cune force  dans  l'Entendement  qui  foit  capable  de  détruire  celles  qui  y  font 
déjà.  L'Empire  que  l'homme  a  fur  ce  petit  Monde,  je  veux  dire  fur  fort 
propre  Entendement,  eft  le  même  que  celui  qu'il  exerce  dans  ce  grand 
Monde  d'Etres  vifibles.  Comme  toute  la  puiffance  que  nous  avons  fur  ce 
Monde  Matériel ,  ménagée  avec  tout  l'art  &  toute  l'adreffe  imaginable, 
ne  s'étend  clans  le  fond  qu'à  compofer  &  à  divifer  les  Matériaux  qui  font  à 
notre  difpofition ,  fans  qu'il  foit  en  notre  pouvoir  de  faire  la  moindre  par- 
ticule de  nouvelle  matière ,  ou  de  détruire  un  feul  atome  de  celle  qui  exifte 
déjà,  de  même  nous  ne  pouvons  pas  former  dans  notre  Entendement  aucu- 
ne idée  fimple ,  qui  ne  nous  vienne  par  les  Objets  extérieurs  à  la  faveur  des 
Sens,  ou  par  les  réflexions  que  nous  faifons  fur  les  propres  opérations  de 
notre  Efprit.  C'eft  ce  que  chacun  peut  éprouver  par  lui-même.  Et  pour 
moi ,  je  ferois  bien  aife  que  quelqu'un  voulût  effayer  defe  donner  l'idée  de 
quelque  Goût  dont  fon  Palais  n'eût  jamais  été  frappé,  ou  de  fe  former 
l'idée  d'une  odeur  qu'il  n'eût  jamais  fentie:  &  lors  qu'il  pourra  le  faire,  j'en 
conclurrai  tout  aufii-tôt  qu'un  Aveugle  a  des  idées  des  Couleurs ,  &  un 
Sourd  des  notions  diflincles  des  Sons. 

§.  3.  Ainfl,  bien  que  nous  ne  puiflions  pas  nier  qu'il  ne  foit  auffi  poffible 
à  Dieu  de  faire  une  Créature  qui  reçoive  dans  fon  Entendement  la  con- 
noiffance  des  chofes  corporelles  par  des  organes  différens  de  ceux  qu'il  a 
donnez  à  l'Homme,  &  en  plus  grand  nombre  que  ces  derniers  qu'on  nom- 
me les  Sens,  &  qui  font  au  nombre  de  cinq,  félon  l'opinion  vulgaire,  (1)  je 
croi  pourtant  que  nous  ne  faurions  imaginer  ni  connoître  dans  les  Corps , 
de  quelque  manière  qu'ils  foient  difpofez,  aucunes  qualitez,  dont  nous 
puillions  avoir  quelque  connoiflance ,  qui  foient  différentes  des  Sons,  des 
Goûts,  des  Odeurs,  &  des  Qualitez  qui  concernent  la  Vue  &  l'Attouche- 
ment.    Par  la  même  raifon ,  fi  l'Homme  n'avoit  reçu  que  quatre  de  ces 

Sens* 

(1)  Montagne  a  exprimé  tout  cela  à  fa  ma-  -  An  pot(rum  Oculos  Auras  rifrebendere ,. 

mire.     Comme  le  pallaee  eft  curieux  ,  quoi-  . 

ou" un  peu  long ,  je  croi  qu'on  ne  fera   pas  ,  ,      _        .  . 

fâché  de  le  voir  ici.  „  La  première  confide-  »  TaSîus^    an  hune  forro  taclum  Sapor 

„  ration  ,dit-il,  que  j  ay  furie  fubjedl  des  Sens,  arguet  oris , 

,,  eft  que  je  mets  en  doute  que  l'Homme  foit  „  An   tonfutabunt    Nares  ,    Oculive    re- 

,,  pourveu  de  tous  fens  naturels.   Je  voy  plu-  ■Vincent  * 

„  fieurs  animaux  qui  vivent  une  vie  entière 
„  Se  parfaire,  les  uns  fans  h  veuë,  autres 

„  fans  l'ouye:  qui  ieait  fi  à  nous  auffi  il  ne  „  Us  font   trestous  la  ligne    extrême   de 

„  manque  pas  encore    un,  deux,   trois,  &  „  noflre  Faculté.  -  --Que  lç.ut-on ,  fi  les  dit- 

„  plusieurs  autres   Sens  ?   Car  s'il  en  man-  „  ficultez  que  nous  trouvons  en  pluiïews  ou- 

„  que  quelqu'un  ,   noltre  difeours  n'en  peut  „  vrages  de  rature,   viennent  du  rfefuit  de 

,,  defeouvrir  le  défaut.     C'eft  le  privilège  des  „  quelques  Sens  >.    &   h   pluneurs  effects  des 

„  Sens,  d'élire  l'extrême  borne  de  noftre  ap-  „  animai.x  qui  excédent  nollre  capacité  .  font 

„  percevance:   il  n'y  a  rien  au  delà  d'eux,  „  produiftspar  la  faculté  de  quelque  Sens  que 

„  qui  nous  puilfe  fervir  à  les  defeouvrir:  voire  „  nous  ayons  à  dire  ?  &  11  aucuns  d  entr  eux 

„  ny  l'un  des  Sens  ne  veut  defeouvrir  l'autre.  „  ont  une  vie  plus  pleine  par  ce  moyen,  & 

„  plus 


Des  Idées  qui  viennent  par  un  feul  Sens.  Liv.  IL  77 

Sens,  les  Qualitez  qui  font  les  Objets  du  cinquième  Sens,  auroient  été  Ciiap.  II. 
aufli  éloignées  de  notre  connoiflance ,  imagination  &  conception ,  que  le 
font  préfentement  les  Qualitez  qui  appartiennent  auxfixiéme,  feptiémeou 
huitième  Sens ,  que  nous  fuppofons  poffibles ,  &  dont  on  ne  fauroit  dire , 
fans  une  grande  préemption,  que  quelques  autres  Créatures  nepuifienmre 
enrichies,  dans  quelque  autre  partie  de  ce  vafle  Univers.  Car  quiconque 
n'aura  pas  la  vanité  ridicule  de  s'élever  audeflus  de  tout  ce  qui  eft  forti  de 
la  main  du  Créateur,  mais  confiderera  ferieufement  l'immenfité  de  ce  pro- 
digieux Edifice,  &  la  grande  variété  qui  paroît  fur  la  Terre,  cette  petite 
&  fi  peu  confiderable  Partie  de  l'Univers  fur  laquelle  il  fe  trouve  placé , 
fera  porté  à  croire  que  dans  d'autres  Habitations  de  cet  Univers,  il  peut  y 
avoir  d'autres  Etres  Intelligens  dont  les  facultez  lui  font  aufli  peu  connues , 
que  les  Sens  ou  l'Entendement  de  l'Homme  font  connus  à  un  ver  caché 
dans  le  fond  d'un  cabinet.  Une  telle  variété  &  une  telle  excellence  dans 
les  Ouvrages  de  Dieu,  conviennent  à  la  fageflè  &  à  lapuiflance  de  ce  grand 
Ouvrier.  Au  refte,  j'ai  fuivi  dans  cette  occafion  le  fentiment  commun 
qui  ne  donne  que  cinq  Sens  à  l'Homme,  quoi  que  peut-être  on  eût  droit 
d'en  compter  davantage.  Mais  ces  deux  fuppofitions  fervent  également  à 
mon  delîéin. 

CHAPITRE     III. 

Des  Idées  qui  nous  'viennent  par  un  feul  Sens.  C  h  a  p.  III. 

§.   1.   I)Our  mieux  connoître  les  Idées  que  nous  recevons  par  les  Sens,    DhiSon  des  1- 

1     il  ne  fera  pas  inutile  de  les  confiderer  par  rapport  aux  différen-   ees  '""P1"- 
tes  voyes  par  où  elles  entrent  dans  l'Ame,  &  fe  font  connoître  à  nous. 

I.  Premièrement  donc  il  y  en  a  quelques-unes  qui  nous  viennent  par  un 
feul  Sens. 

II.  En  fécond  lieu,  il  y  en  a  d'autres  qui  entrent  dans  l'Elprit  par  plus 
d'un  Sens. 

III.  D'autres  y  viennent  par  la  feule  Réflexion. 

IV.  Et  enfin  il  y  en  a  d'autres  que  nous  recevons  par  toutes  les  voyes  de 
la  Senfation,  aulîi  bien  que  par  la  Réflexion. 

Nu  us  allons  les  confiderer  à  part  fous  ces  difTérens  chefs. 

Premièrement,  il  y  a  des  Idées  qui  n'entrent  dansl'Efprit  que  par  un  feul   tdees  qui  v.:en- 

J  ^  r  -1        i.  nentdansl'E'prit 

°wlu  5  pat  un  feul  Sent. 

„  plus  entière  que  la  noflre?  Non;  fhifiiïbns  „  plufieurs  chûtes,  comme  à  l'aymant  d'atti- 

„  U  pomme  quafi  par  tous  nos  Sens:  nous  y  ,,  1er  le  Fer,n'ell-il  pas  vray-lembhbk  qu'il 

„  trouverons  de  la  routeur,  de  la  polifTeiire;  „  y  a  des  facilitez  fenfitives  en  nature  propres 

„  de  l'odeur  &  de  la  douceur:  outre  cela  elle  „  a  les  juger  cz  à  les  appercevoir,  &  que  le 

„  peut  av  ir  d'autres  verrus,  comme  d'affei-  ,,  défaut  de  telles  faculté!  nous  apporte  l'igno- 

„  cher  ou  reftraindre.  auxquelles  nous  n'avons  „  rance  de  la  vraye  effen.e  de  telles  choies? 

„  point  de  Sens  qui  le  puifle  rappoiter.     Les  Essais,   Tom.   II.  Liv.  U   Chap.  XII. 

„  propriété  que  eous  appelions  occultes  en  pag..56i.  &  565,  Ed.  dt  la  lUye.  1717. 

K  3 


y 2         Des  Idées  qui  viennent  par  un  feul  Sens.  Liv.  II. 

Chap.  III.  Sens,  qui  eft  particulièrement  difpofc  à  les  recevoir.  Ainfi ,  la  Lumière 
&  les  Couleurs,  comme  le  Blanc,  le 'Rouge,  le  Jaune,  &  le  Bleu  avec 
leurs  mélanges  &  leurs  différentes  nuances  qui  forment  le  vert,  l'écarlate, 
le  pourpre,  le  vert  de  mer  &  le  relie,  entrent  uniquement  par  les  yeux; 
toutes  les  fortes  de  bruits,  de  fons  &  de  tons  différens,  entrent  parles 
Oreilles  ;  les  différens  Goûts  par  le  Palais ,  &  les  Odeurs  par  le  Nez.  Et 
fi  les  Organes  ou  Nerfs ,  qui  après  avoir  reçu  ces  impreffions  de  dehors , 
les  portent  au  Cerveau,  qui  eft,  pour  ainfi  dire,  la  Chambre  d'audience, 
où  elles  fe  préfëntent  à  l'Ame,  pour  y  produire  différentes  fenfations,  fi, 
dis-je,  quelques-uns  de  ces  Organes  viennent  à  être  détraquez,  en  forte 
qu'ils  ne  puiifent  point  exercer  leur  fonction ,  ces  fenfations  ne  fauroient  y 
être  admifes  par  quelque  faufle  porte  :  elles  ne  peuvent  plus  fe  préfenter  à 
l'Entendement,  &  en  être  apperçuè's  par  aucune  autre  voye. 

Les  plus  confidérables  des  (^ualitez  tatliles,  font  le  froid,  le  chaud  &  la 
foliditê.  Pour, toutes  les  autres,  qui  ne  confiftent  prefque  en  autre  chofe 
que  dans  la  configuration  des  parties  fénfibles,  comme  eft  ce  qu'on  nomme 
poli  &  rude ,  ou  bien ,  dans  l'union  des  parties ,  plus  ou  moins  forte ,  com- 
me eft  ce  qu'on  nomme  compacie,  &lviou,  dur,  &  fragile,  elles  fe  pré- 
fëntent allez  d'elles-mêmes, 
n  y  a  peu  d'idées      §.  2.  Je  ne  croi  pas  qu'il  foit  néceffaire  de  faire  ici  une  énumeration  de 

dèsP'oa?tti  ayent  t0UI:es  les  idées  fimples  qui  font  les  Objets  particuliers  des  Sens.  Et  oh  ne 
pourroit  même  en  venir  à  bout  quand  onvoudroit,  parce  qu'il  y  en  a  beau- 
coup plus  que  nous  n'avons  de  noms  pour  les  exprimer.  Les  Odeurs, 
par  exemple,. qui  font  peut-être  en  aufii  grand  nombre,  ou  même  en  plus 
grand  nombre  que  les  différentes  Efpéces  de  Corps  qui  font  dans  le  Monde , 
manquent  de  nom  pour  la  plupart.  Nous  nous  fervons  communément  des 
mots  fentir  bon ,  on  fentir  mauvais ,  pour  exprimer  ces  idées ,  par  où  nous 
ne  difons,  clans  le  fond,  autre  chofe  finon  qu'elles  nous  font  agréables, 
ou  désagréables,  quoi  que  l'odeur  de  laRofe,  &  celle  de  la  Violette,  par 
exemple ,  qui  font  agréables  l'une  &  l'autre,  foient  fans  doute  des  idées  fort 
diftincles.  On  n'a  pas  eu  plus  de  foin  de  donner  des  noms  aux  différens 
Goûts,  dont  nous  recevons  les  idées  par  le  moyen  du  Palais.  Le  doux, 
X 'amer ,  X 'aigre,  Xâcre ,  X acerbe,  &  k-falé  font  prefque  les  feuls  termes  que 
nous  ayions  pour  défigner  ce  nombre  infini  de  faveurs  qui  fe  peuvent  re- 
marquer diftinctement,  non-feulement  dans  prefque  toutes  les  Efpéces  d'E- 
tres fénfibles,  mais  dans  les  différentes  parties  de  la  même  Plante,  ou  du 
même  Animai.  On  peut  dire  la  même  chofe  des  Couleurs  &  des  Sons. 
Je  me  contenterai  donc  fur  ce  que  j'ai  à  dire  des  idées  fimples ,  de  ne  propo- 
ser que  celles  qui  font  le  plus  à  mon  deffein ,  ou  qui  font  en  elles-mêmes  de 
nature  à  être  moins  connues,  quoi  que  fort  fouvent  elles  fafient  partie  de 
nos  idées  complexes.  Parmi  ces  Idées  fimples ,  auxquelles  on  fait  peu  d'at- 
tention, il  me  fëfnble  qu'on  peut  fort  bien  mettre  la  Solidité,  dont  je  par- 
lerai pour  cet  effet  dans  le  Chapitre  fuivans. 


CHA- 


Vidée  de  la  Solidité.  Liv.  II.  7Î> 

CHAPITRE    IV. 

.  De  la  Solidité  C  u  a  r.  IV. 

g.  i.  T  'Ide'e  de  la  Solidité  nous  vient  par  l'Attouchement;  &  elle  eft  c'eft par l'At- 
L  caufee  par  la  réfiftance  que  nous  trouvons  dans  un  Corps  jufqu'à  nou^recevons"6 
ce  qu'il  aît  quitté  le  lieu  qu'il  occupe,  lors  qu'un  autre  Corps  y  entre  actuel-  VidtcdelaSoiidue. 
lement.  De  toutes  les  Idées  qui  nous  viennent  par  Senfation,  il  n'y  en  a 
point  que  nous  recevions  plus  conffcamment  que  celle  de  la  Solidité.  Soit 
que  nous  foyons  en  mouvement  ou  en  repos,  dans  quelque  fituation  que 
nous  nous  rencontrions,  nous  Tentons  toujours  quelque chofe  qui  nous  foû- 
tient  &  qui  nous  empêche  d'aller  plus  bas;  &nous  éprouvons  tous  les.jours 
en  maniant  des  Corps ,  que ,  tandis  qu'ils  font  entre  nos  mains ,  ils  em- 
pêchent, par  une  force  invincible,  l'approche  des  parties  de  nos  mains  qui 
les  preffent.  Or  ce  qui  empêche  ainfi  l'approche  de  deux  Corps  lors  qu'ils 
fe  meuvent  l'un  vers  l'autre,  c'eft  ce  que  j'appelle  Solidité.  Je  n'examine 
point  fi  le  mot  de  Solide,  employé  dans  ce  Sens,  approche  plus  de  fa  figni- 
fication  originale,  que  dans  lefens  auquel  s'en  fervent  les  Mathématiciens: 
fuffit  que  la  notion  ordinaire  de  la  Solidité  doive,  je  ne  dis  pas  juftifier, 
mais  autorifer  l'ufage  de  ce  mot ,'  au  fens  que  je  viens  de  marquer  ;  ce  que 
je  ne  croi  pas  que  perfonne  veuille  nier.  Mais  fi  quelqu'un  trouve  plus  à 
propos  d'appeller  Impénétrabilité ',  ce  que  je  viens  de  nommer  Solidité,  j'y 
donne  les  mains.  Pour  moi,  j'ai  crû  le  terme  de  Solidité,  beaucoup  plus 
propre  à  exprimer  cette  idée,  non-feulement  à  caufe  qu'on  l'employé  com- 
munément en  ce  fèns-là,  mais  .auffi  parce  qu'il  emporte  quelque  chofe  de 
plus  pofuif  que  celui  d  Impénétrabilité ',  qui  eft  purement  négatif,  &  qui, 
peut-être,  eft  plutôt  un  effet  de  la  Solidité,  que  la  Solidité  elle-même. 
Du  refte,  la  Solidité  eft  de  toutes  les  idées,  celle  qui  paroît  la  plus  effen- 
tielle  &  la  plus  étroitement  unie  au  Corps,  en  forte  qu'on  ne  peut  la  trou- 
ver ou  imaginer  ailleurs  que  dans  la  Matière:  &quoi  que  nos  Sens  ne  la  re- 
marquent que  dans  des  amas  dé  matière  d'une  groffeur  capable  de  produire 
en  nous  quelque  fenfation,  cependant  l'Ame  ayant  une  fois  reçu  cette  idée 
parle  moyen  de  ces  Corps  grolîiers,  la  porte  encore  plus  loin,  la  confide- 
rant,  auffi  bien  que  la  Figure,  dans  la  plus  petite  partie  de  matière  qui 
puiffe  exifter,  &  la  regardant  comme  infeparablement  attachée  au  Corps, 
où  qu'il  foit,  &  de  quelque  manière  qu'il  foit  modifié. 

g.  2.  Or  par  cette  idée  qui  appartient  au  Corps,  nous  concevons  que  le  ta  solidité  rem- 
Corps  remplit  ÏE/pace:  autre  idée  qui  emporte,  que  par  tout  où  nous  ima-  pht  r£fPace' 
ginons  quelque  eipace  occupé  par  une  fubftance  folide,  nous  concevons  que 
cette- fubftance  occupe  de  telle  forte  cet  efpace,  qu'elle  en  exclut  toute  au- 
tre fubftance  folide;  &  qu'elle  empêchera  a  jamais  deux  autres  Corps  qui  fe 
meuvent  en  ligne  droite  l'un  vers  l'autre,  de  venir  à  fe  toucher,  fi  elle  ne 
s'éloigne  d'entr'eux  par  une  ligne  qui  ne  foit  point  parallèle  à  celle  fur  la- 
quelle 


8o  VWe  de  U  Solidité.  Liv.  II. 

Chap.  I V.  quelle  ils  fe  meuvent  actuellement.  C'efl  là  une  idée  qui  nous  efl  fuic- 
famment  fournie  par  les  Corps  que  nous  manions  ordinairement. 

diff;SoIidid'i*ln        §•  3-  ^r  ceCte  rcfiftance  qui  empêche  que  d'autres  Corps  n'occupent 

pâcô"""  "  "  l'Efpace  dont  un  Corps  efl  actuellement  en  pofïefïion,  cette  réfiftance, 
dis-je,  efl  fi  grande  qu'il  n'y  a  point  de  force,  quelque  grande  qu'elle  foit, 
qui  puille  la  vaincre.  Que  tous  les  Corps  du  Monde  prelTent  de  tous  cotez 
une  goutte  d'eau,  ils  ne  pourront  jamais  furmonter  la  réfiftance  qu'elle  fe- 
ra, quelque  molle  qu'elle  foit,  jufqu'à  s'approcher  l'un  de  l'autre,  fi  aupa- 
ravant ce  petit  Corps  n'efl  oté  de  leur  chemin:  en  quoi  notre  idée  de  la 
Solidité  eu.  différente  de  celle  de  Y  Efface  pur ,  (qui  n'efl  capable  ni  de  ré- 
fiilance  ni  de  mouvement)  &  de  l'idée  de  la  Dureté.  Car  un  homme  peut 
concevoir  deux  Corps  éloignez  l'un  de  l'autre  qui  s'approchent  fans  toucher 
ni  déplacer  aucune  chofefolide,  jufqu'à  ce  que  leurs  furfaces  viennent  à  fë 
rencontrer.  Et  par-là  nous  avons ,  à  ce  que  je  croi ,  une  idée  nette  de  l'Ef- 
pace^fans  Solidité.  Car  fans  recourir  à  l'annihilation  d'aucun  Corps  particu- 
lier, je  demande,  fi  un  homme  ne  peut  point  avoir  l'idée  du  mouvement 
d'un  feul  Corps  fans  qu'aucun  autre  Corps  fuccede  immédiatement  à  fa  pla- 
ce. Il  efl  évident ,  ce  me  femble ,  qu'il  peut  fort  bien  fe  former  cette  idée  : 
parce  que  l'idée  de  mouvement  dans  un  certain  Corps,  ne  renferme  pas 
k  l'idée  de  mouvement  dans  un  autre  Corps,  que  l'idée  d'une  figure  quar- 
i\  e  dans  un  Corps ,  renferme  l'idée  de  cette  figure  dans  un  autre  Corps.  Je  ne 
demande  pas  fi  les  Corps  exiftent  de  telle  manière  que  le  mouvement  d'un 
feul  Corps  ne puiffe  exifler  réellement  fans  le  mouvement  de  quelque  autre: 
déterminer  cela,  c'efl foùtenir  ou  combattre l'exiflence  actuelle  du  Vuide, 
à  quoi  je  ne  fonge  pas  préfentement.  Je  demande  feulement,  fi  l'on  ne 
peut  point  avoir  l'idée  d'un  Corps  particulier  qui  foi:  en  mouvement,  pen- 
dant que  les  autres  font  en  repos.  Je  ne  croi  pas  queperfonne  le  nie.  Ce- 
la étant,  la  place  que  le  Corps  abandonne  en  fe  mouvant,  nous  donne  l'idée 
d'un  pur  efpace  fans  folidité,  dans  lequel  un  autre  Corps  peut  entrer  fans 
qu'aucune  chofe  s'y  oppofe,  ou  l'y  pouffe.  Lors  qu'on  tire  le  piflon  d'une 
Pompe,  l'efpace  qu'il  remplit  dans  le  tube,  efl  vifiblement  le  même,  foit 
qu'un  autre  Corps  fuive  le  piflon  à  mefure  qu'il  fe  meut,  ou  non:  &  lors 
qu'un  Corps  vient  à  fe  mouvoir,  il  n'y  a  point  de  contradiction  à  fuppofer 
qu'un  autre  Corps  qui  lui  efl  feulement  contigu ,  ne  le  fuive  pas.  ■  La  né- 
ceffité  d'un  tel  mouvement  n'ell  fondée  que  fur  la  fuppofition ,  Que  le  Mon- 
de efl  plein,  mais  nullement,  fur  l'idée  diftintte  de  l'Efpace  &  de  la  Soli- 
dité ,  qui  font  deux  idées  aufii  différentes  que  la  réiiflance  &  la  non-ré- 
fiflance,  l'impulfion  &  la  non-impullion.  Les  Difputes  mêmes  que  les 
hommes  ont  fur  le  Vuide,  montrent  clairement  qu'ils  ont  des  idées  d'un  Ef- 
pace fans  corps,  comme  je  le  ferai  voir  ailleurs. 
En  quoilaS  \-        g.  4.  \\  s'enfuit  encore  de  là,  que  la  Solidité  diffère  de  la  Dureté ,  en  ce 

Dureté."6  '  que  'a  Solidité  d'un  Corps  n'emporte  autre  chofe,  fi  ce  n'efl  que  ce  Corps 
remplit  l'Efpace  qu'il  occupe,  de  telle  forte  qu'il  en  exclut  abfolument  tout 
autre  Corps:  au  lieu  que  la  Dureté  coniille  dans  une  forte  union  de  certai- 
nes parties  de  matière,  quicompofent  des  amas  d'une  grofîeur  fenfibJë,  de 
forte  que  toute  la  malle  ne  change  pas  aifément  de  figure.     En  effet ,  le 

dur 


Vidée  delà  Solidité.    Liv.  II.  8r 

■dur  &.  le  viou  font  des  noms  que  nous  donnons  aux  chofes ,  feulement  par  C  n  A  P/  IV . 
rapport  à  la  conftitui  culiére  de  nos  Corps.  .  Ainfi  nous  donnons 

généralement  le  nom  de  dur  à  tout  ce  que  nous  ne  pouvons  fans  peine  faire 
en  le  preflànt  avec  quelque  partie  de  notre  Corps;  &  au 
contraire,  nous  appelions  mou  ce  qui  change  la  fituation  de  Tes  parties ,  lors 
que  nous  venons  à  le  toucher  liras  faire  aucun  effort  confiderable  &  pé- 
nible. 

Mais  la  difficulté  qu'il  y  a  à  faire  changer  de  fituation  aux  différentes 
parties  fenfibles  d'un  Corps,  ou  à  changer  la  figure  de  tout  le  Corps,  cet- 
te difficulté,  dis-je,  ne  donne  pas  plus  de  folidité  aux  parties  les  plus  du- 
res de  la  Matière  qu'aux  plus  molles  ;  &  un  Diamant  n'eft  point  plus  foli- 
de  que  l'Eau.  Car  quoi  que  deux  plaques  de  Marbre  foient  plus  aifément 
jointes  l'une  à  l'autre,  lors  qu'il  n'y  a  que  de  l'eau  ou  de  l'air  entre  deux, 
que  s'il  y  avoit  un  Diamant,  ce  n'eft  pas  à  caufe  que  les  parties  du  Dia- 
mant font  plus  folides  que  celles  de  l'Eau,  ou  qu'elles  réfiftent  davantage, 
mais  parce  que  les  parties  de  l'Eau  pouvant  être  plus  aifément  feparées  les 
unes  des  autres,  elles  font  écartées  plus  facilement  par  un  mouvement 
oblique,  &  lailfent  aux°deux  pièces  de  Marbre  le  moyen  de  s'approcher 
l'une  de  l'autre.  Mais  fi  les  parties  de  l'Eau  pouvoient  n'être  point  chaf- 
fées  de  leur  place  par  ce  mouvement  oblique,  elles  empêcheroient  éter- 
nellement l'approche  de  ces  deux  pièces  de  Marbre,  tout  auffi  bien  que  le 
Diamant  ;  &  il  feroit  auffi  impoffible  de  furmonter  leur  réiiflance  par  quel- 
que force  que  ce  fût,  que  de  vaincre  la  réiiflance  des  parties  du  Diamant. 
Car  que  les  parties  de  matière  les  plus  molles  &  les  plus  pliables  qu'il  y  ait 
au  Monde ,  foient  entre  deux  Corps  quels  qu'ils  foient,  fi  on  ne  les  chaffe 
point  de  là,  &  qu'elles  relient  toujours  entre  deux,  elles  renfleront  auffi 
invinciblement  à  l'approche  de  ces  Corps,  que  le  Corps  le  plus  dur  qu'on 
puiffe  trouver  ou  imaginer.  On  n'a  qu'à  bien  remplir  d'eau  ou  d'air  un 
Corps  fouple  &  mou,  pour  fentir  bientôt  de  la  réfiftance  en  le  preffant:  & 
quiconque  s'imagine  qu'il  n'y  a  que  les  Corps  durs  qui  puiffent  l'empêcher 
d'approcher  fes  mains  l'une  de  l'autre,  peut  fe  convaincre  aifément  du  con- 
traire par  le  moyen  d'un  Ballon  rempli  d'air.  L'Expérience  que  j'ai  ouï 
dire  avoir  été  faite  à  Florence,  avec  un  Globe  d'or  concave,  qu'on  rem- 
plît d'eau  &  qu'on  referma  exactement ,  fait  voir  la  Solidité  de  l'eau ,  tou- 
te liquide  qu'elle  efl.  Car  ce  Globe  ainfi  rempli  étant  mis  fous  une  Preflè , 
qu'on  ferra  à  toute  force  autant  que  les  vis  le  purent  permettre,  l'eau  fe  fit 
chemin  elle-même  à  travers  les  pores  de  ce  Métal  fi  compacte.  Comme  fes 
particules  ne  trouvoient  point  de  place  dans  le  creux  du  Globe  pour  fe 
refferrer  davantage,  elles  échappèrent  au  dehors  où  elles  s'exhalcrent  en 
forme  de  rofée,  &  tombèrent  ainfi  goutte  à  goutte,  avant  qu'on  pût  faire 
céder  les  cotez  du  Globe  à  l'effort  de  la  Machine  qui  les  preffoit  avec  tant 
de  violence. 

§.  5.  Selon  cette  idée  de  la  Solidité,  X étendue  du  Corps  efl  diflincle  de 
X étendue  de  l'Efpace.  Car  l'étendue  du  Corps  n'eft  autre  chofe  qu'une 
union  ou  continuité  de  parties  folides ,  di  ,  &  capables  de  mouve- 

L  ment 


32  L'Idée  de  U  Solidité.  Liv.  ïï. 

Chap.  IV.  ment:  au  lieu  que  l'étendue  de  FEfpace  (i)  effc  une  continuité  de  parties 
non  folides ,  indivifibles ,  &  immobiles.  C'eft  d'ailleurs  de  la  Solidité  des 
Corps  que  dépend  leur  impulfion  mutuelle ,  leur  réfiflance  &  leur  fimple 
impulfion.  Cela  pofé,  il  y  a  bien  des  gens,  au  nombre  defquels  je  me 
range ,  qui  croyent  avoir  des  idées  claires  &  diftin6r.es  du  pur  Efpace  &  de 
la  Solidité,  &  qui  s'imaginent  pouvoir  penfer  à  l'Efpace  fans  y  concevoir 
quoi  que  ce  fcit  qui  réfïfte ,  ou  qui  foit  capable  d'être  pouffé  par  aucun  Corps. 
C'eft-là,  dis-je,  l'idée  de  1' 'Efpace  pur ,  qu'ils  croyent  avoir  aufîi  nettement 
dans  l'Efprit,  que  l'idée  qu'on  peut  fe  former  de  l'étendue'  du  Corps:  car 
l'idée  de  la  diftance  qui  eft  entre  les  parties  oppofées  d'une  furface  concave,  e£t 
tout  auffi  claire,  félon  eux,  fans  l'idée  d'aucune  partie  folide  qui  foit  en- 
tredeux, qu'avec  cette  idée.  D'un  autre  côté,  ils  fe  perfuadent  qu'outre 
l'idée  de  Y  Efpace  pur ,  ils  en  ont  une  autre  tout-à-fait  différente  de  quelque 
chofe  qui  remplit  cet  Efpace,  &  qui -peut  en  être  chaffé  par  l'impulfion 
de  quelque  autre  Corps,  ou  réfifter  à  ce  mouvement.  Que  s'il  fe  trouve 
d'autres  gens  qui  n'ayent  pas  ces  deux  idées  diftindtes ,  mais  qui  les  confon- 
dent &  des  deux  n'en  faffent  qu'une ,  je  ne  vois  pas  que  des  perfonnes  qui 
ont  la  même  idée  fous  differens  noms ,  ou  qui  donnent  le  même  nom  à  des 
idées  différentes,  puiffent  non  plus  s'entretenir  enfemble,  qu'un. homme 
qui  n'étant  ni  aveugle  ni  fourd  &  ayant  des  idées  diftin&es  de  la  couleur 
nommée  Ecarlate ,  &  du  fon  de  la  Trompette ,  voudroit  difcourir  de  l'Ecar- 
late  avec  cet  Aveugle,  dont  je  parle  ailleurs,  qui  s'étoit  figuré  que  l'idée 
de  l'Ecarlate  reffembloit  au  fon  d'une  Trompette. 

§.  6.  Si,  après  cela,  quelqu'un  me  demande,  ce  que  c'eft  que  la  Soli- 
dité, je  le  renverrai  à  fes  Sens  pour  s'en  inftruire.  Qu'il  mette  entre  fes 
mains  un  caillou  ou  un  ballon  ;  qu'il  tâche  de  joindre  fes  mains ,  &  il  con- 
noîtra  bientôt  ce  que  c'eft  que  la  Solidité.  S'il  croit  que  cela  ne  fuffit  pas 
pour  expliquer  ce  que  c'eft  que  la  Solidité,  &  en  quoi  elle  confifte,  je 
m'engage  de  le  lui  dire ,  lors  qu'il  m'aura  appris  ce  que  c'eft  que  la  Penfée 
&  en  quoi  elle  confifte,  ou,  ce  qui  eft  peut-être  plus  aifé,  lors  qu'il  m'au- 
ra expliqué  ce  que  c'eft  que  l'étendue,  ou  le  mouvement.  Les  idées  fim- 
ples  font  telles  précifément  que  l'expérience  nous  les  fait  connoître.  Mais 
fi  non  contens  de  cela,  nous  voulons  nous  en  former  des  idées  plus  nettes 
dans  l'Efprit ,  nous  n'avancerons  pas  davantage ,  que  fi  nous  entreprenions 
de  diffiper  par  de  fimples  paroles  les  ténèbres  dont  l'Ame  d'un  Aveugle  eft 
environnée,  &  d'y  produire  par  le  difcours  des  idées  de  la  Lumière  &  des 
Couleurs.     J'en  donnerai  la  raifon  dans  un  autre  endroit. 

(1)  The  continuity  ofunfolid,  unfeparable,  ble  de  concevoir  fous  l'idée  de  partit  ce  qui 

C  immovtnU  Parti  :  ce  font  les  propres  ter-  ne  peut  être  conçu  comme  feparable  de  quel- 

mes  de  IV  igmal  :  par  où  il  paroit  que  M.  que  autre  chofe  à  qui  l'on  donne  le  nom  de 

Locke  donne  des  parties  à  l'Efpace,  parties  partie   dans  le  même  fens ,   c'eft  ce  qui  me 

non-jolides  ,.  injcparabïes   v   incapablts   d'être  palle,  &  dont  je  laiffe  1a  détermination  a  des 

mi/es  en  mouvement.    De  favoir  s'il  eft  poflî-  Efprits  plus  fubtils  6c  plus  penetrans. 


Cil  A- 


7) es  Idées  /impies  &c.  LîV.  II.  83 

CHAPITRE    V. 

Des  Idées  fimples  qui  nous  viennent  par  divers  Sens.  C  H  A  P.  V. 

LE  s  I de' es  qui  viennent  à  l'Efprit  par  plus  d'un  Sens,  font  celles 
de  X Efface  ou  de  X Etendue ,  de  la  Figure ,  du  Mouvement  &  du  Repos. 
Car  toutes  ces  chofes  font  des  impreflions  fur  nos  yeux  &  fur  les  organes  de 
l'attouchement,  de  forte  que  nous  pouvons  également,  par  le  moyen  de  la 
vûë  &  de  l'attouchement ,  recevoir  &  faire  entrer  dans  notre  Efprit  les 
idées  de  l'Etendue,  de  la  Figure,  du  Mouvement,  &  du  Repos  des 
Corps.  Mais  comme  j'aurai  occafion  de  parler  ailleurs  plus  au  long,  de 
ces  Idées-là,  il  fuffira  d'en  avoir  fait  ici  l'énumeration. 

CHAPITRE     VI. 

Des  Idées  Simples  qui  viennent  par  Réflexion.  „ 

g.  1.  Es  Objets  extérieurs  ayant  fourni  à  l'Efprit  les  Idées  dont  nous 
*-*  avons  parlé  dans  les  Chapitres  précedens ,  l'Efprit  faifant  réflexion 
fur  lui-même,  &  confiderant  fes  propres  opérations  par  rapport  aux  idées 
qu'il  vient  de  recevoir,  tire  de  là  d'autres  Idées  qui  fontauiîi  propres  à  être 
les  Objets  de  fes  contemplations  qu'aucune  de  celles  qu'il  reçoit  de  de- 
hors. 

§.  2.  Il  y  a  deux  grandes  &  principales  aftions  de  notre  Ame  dont  on    Les  idées  de  ia 
parle  le  plus  ordinairement,  &  qui  font  en  effet  fi  fréquentes,  que  chacun  faevoioménouse 
peut  les  découvrir  aifément  en  lui-même,  s'il  veut  en  prendre  la  peine,  viennent  par  la 
C'eft  la  Perception  ou  la  Puiffance  de  penfer ,  &  la  Volonté ',  ou  la  Puiffance  Rcfk:tl0n- 
de  vouloir. 

La  Puiffance  de  penfer  eil  ce  qu'on  nomme  X Entendement ,  &  la  Puiffan- 
ce de  vouloir  eft  ce  qu'on  nomme  la  Volonté ';  deux  Puiffances  ou  diipofi- 
tions  de  l'Ame  auxquelles  on  donne  le  nom  de  Facultez.  J'aurai  occafion 
de  parler  dans  la  fuite  de  quelques-uns  des  modes  de  ces  idées  fimples  pro- 
duites par  la  Réflexion,  comme  efl/£  rejfouvenir  des  idées,  les  dijeerner  ou 
diflinguer,  raifonner,  juger ,  connaître,  croire,  &c. 


L  2  C  H  A- 


84  Des  Idées /impies  qui  viennent 

CHAPITRE     VIL 

C  h  A  p    VII  Des  Idées  /impies  qui  viennent  par  Senfatïon  £5?  par  Réflexion. 

§.   1.   Ily  a  d'autres  Idées  fimples  qui  s'introduifent  dans  l'Efprit  par 
1   toutes  les  voyes  de  la  Senfation,  &  par  Réflexion',  favoir 

Le  Plaiflr ,  &  fon  contraire , 

La  Douleur,  ou  Y  inquiétude, 

La  Puiffànce, 

L' 'Exijlence ,  & 

L' Unité. 
Durtaifir&de        §•  2-  Le  Ptoif'r  &  la -Douleur  font  deux  Idées  dont  l'une  ou  l'autre  fe 
la  Douleur.  trouve  jointe  à  prefque  toutes  nos  Idées ,  tant  à  celles  qui  nous  viennent  par 

fenfation  qu'à  celles  que  nous  recevons  par  réflexion  ;  &  à  peine  y  a-t-il  au- 
cune perception  excitée  en  nous  par  l'imprefïion  des  Objets  'extérieurs  fur 
nos  Sens ,  ou  aucune  penfée  renfermée  dans  notre  Efprit ,  qui  ne  foit  ca- 
pable de  produire  en  nous  du  plaifir  ou  de  la  douleur.  J'entens  par  plaijir 
&  douleur  tout  ce  qui  nous  plaît  ou  nous  incommode ,  foit  qu'il  procède  des 
penlees  de  notre  Efprit,  ou  de  quelque  chofe  qui  agifle  fur  nos  Corps.  Car 
foit  que  nous  l'appellions  d'un  côté  falisfaïïion,  contentement ,  plaijir ,  bon- 
heur ,  &c.  ou  de  l'autre,  inquiétude,  peine,  douleur,  tourment ,  affUclion, 
vnijérc ,  &c.  ce  ne  font  dans  le  fond  que  différens  dégrez  de  la  même  cho- 
fe ,  lefquels  fe  rapportent  à  des  idées  de  plaifir ,  &  de  douleur ,  de  conten- 
tement ,  ou  d'inquiétude  :  termes  dont  je  me  fervirai  le  plus  ordinairement 
pour  défigner  ces  deux  fortes  d'Idées. 

§.  3.  Le  fouverain  Auteur  de  notre  Etre,  dont  la  fageffe  eit  infinie , 
nous  a  donné  la  puiilànce  de  mouvoir  différentes  parties  de  notre  Corps, 
ou  de  les  tenir  en  repos,  comme  il  nous  plaît;  &.par  ce  mouvement  que 
nous  leur  imprimons,  de  nous  mouvoir  nous-mêmes,  &  de  mouvoir  les 
autres  Corps  contigus,  en  quoi  confiftent  toutes  les  aclions  de  notre  Corps. 
Il  a  auffi  accordé  à  notre  Efprit  le  pouvoir  de  choifir  en  différentes  rencon- 
tres, entre  fes  idées,  celle  dont  il  veut  faire  le  fujet  de  fes  penfées,  &  de 
s'appliquer  avec  une  attention  particulière  à  la  recherche  de  tel  ou  tel  fujet. 
Et  afin  de  nous  porter  à  ces  mouvemens  &  à  ces  penfées ,  qu'il  eft  en  no- 
tre pouvoir  de  produire  quand  nous  voulons,  il  a  eu  la  bonté  d'attacher  un 
fentiment  de  plaifir  à  différentes  penfées ,  &  à  diverfes  fenfations.  Rien  ne 
pouvoit  être  plus  fagement  établi:  car  fi  ce  fentiment  étoit  entièrement  dé- 
taché de  toutes  nos  fenfations  extérieures,  &  de  toutes  les  penfées  que  nous 
avons  en  nous-mêmes,  nous  n'aurions  aucun  fujet  de  préférer  une  penfée 
ou  unea&ion  à  une  autre,  de  préférer,  par  exemple,  l'attention  à  la  noncha- 
lance, &  le  mouvement  au  repos.  Et  ain  i  nous  ne  foi  à  met- 
tre notre  Corps  en  mouvement,  ou  à  occuper  notre  Efprit,  mais  laiffant 
aller  nos  penlees  ù  l'aventure,  fans  les  diriger  vers  aucun  but  particulier, 

nous 


par  Senfation  &  par  Réflexion.  Liv.  II.  8? 

nous  ne  ferions  aucune  attention  fur  nos  idées,  qui  dès- là  femblables  à  de  Chat.  VII. 
vaines  ombres  viendraient  fe  montrer  à  notre  Efprit,  fans  que  nous  nous  en 
millions  autrement  en  peine.  Dans  cet  état,  l'Homme,  quoi  que  doué 
des  facilitez  de  l'Entendement  ce  de  la  Volonté,  ne  feroit  qu'une  Créature 
inutile,  plongée  dans  une  parfaite  inaction,  parlant  toute  fa  vie  dans  une 
lâche  &  continuelle  léthargie.  11  a  donc  plu  à  notre  fage  Créateur  d'at- 
tacher à  plusieurs  Objets  ,  &  aux  Idées  que  nous  recevons  par  leur  moyen , 
aulîi  bien  qu'à  la  plupart  de  nos  penfées,  certain  pjaifir  qui  les  accom- 
pagne; &  cela  en  différens  dégrez,  félon  les  différens  Objets  dont  nous 
fommes  frappez,  afin  que  nous  ne  laifiions  pas  ces  Facilitez  dont  il  nous  a 
enrichis,  dans  une  entière  inaction,  &  fans  en  faire  aucun  ufage. 

g.  4.  La  Douleur  n'eft  pas  moins  propre  à  nous  mettre  en  mouvement, 
que  le  Plaitir:  car  nous  fommes  tout  auffi  prêts  à  faire  ufage  de  nos  Facili- 
tez pour  éviter  la  Douleur,  que  pour  rechercher  le  Plaifir.     La  feule  chofe 
qui  mérite  d'être  remarquée  en  cette  occaiion,  c'eft  que  la  Douleur  ejl  fou- 
vent  produite  far  les  mêmes  Objets ,  ci?  par  les  mêmes  Idées ,  qui  nous  caufent  du 
Plaifir.     L'étroite  liaifon  qu'il  y  a  entre  l'un  &  l'autre,  &  qui  nous  came 
fouvent  de  la  douleur  par  les  mêmes  fenfàtions  d'où  nous  attendons  du  plai- 
fir, nous  fournit  un  nouveau  fujet  d'admirer  la  fagefie  &  la  bonté  de  notre 
Créateur  qui  pour  la  confèrvation  de  notre  Etre  a  établi,  que  certaines  cho- 
fes  venant  à  agir  fur  nos  Corps,  nous  caufaffent  delà  douleur,  pour  nous 
avertir  par-là  du  mal  qu'elles  nous  peuvent  faire,  afin  que  nous  fongions  à 
nous  en  éloigner.     Mais  comme  il  n'a  pas  eu  feulement  en  vue  la  confèr- 
vation de  nos  perfonnes  en  général ,  mais  la  confèrvation  entière  de  toutes 
les  parties  &  de  tous  les  organes  de  notre  Corps  en  particulier,  il  a  attaché, 
en  plufieurs  occafions ,  un  fentiment  de  douleur  aux  mêmes  idées  qui  nous 
font  du  plaifir  en  d'autres  rencontres.     Ainfi  la  Chaleur,  qui  dans  un  cer- 
tain degré  nous  eft  fort  agréable ,  venant  à  s'augmenter  un  peu  plus ,  nous 
caufe  une  extrême  douleur.     La  Lumière  elle-même  qui  efl  le  plus  char- 
mant de  tous  les  Objets  fenfibles,  nous  incommode  beaucoup,  fi  elle  frappe 
nos  yeux  avec  trop  de  force ,  &  au  delà  d'une  certaine  proportion.     Or  c'eft 
une  chofe  fagement  &  utilement  établie  par  la  Nature,  que,  lors  que  quel- 
que Objet  met  en  desordre,  par  la  force  de  fes  impreliions,  les  organes 
du  fentiment,  dont  la  flructure  ne  peut  qu'être  fort  délicate,  nous  puiiîions 
être  avertis  par  la  douleur  que  ces  fortes  d'imprefiions  produilènt  en  nous, 
de  nous  éloigner  de  cet  objet,  avant  que  l'organe  foit  entièrement  dérangé, 
&  par  ce  moyen  mis  hors  d'état  de  faire  fes  fonctions  à  l'avenir.     Il  nefaut" 
que  réfléchir  fur  les  Objets  qui  caufent  de  tels  fentimens,  pour  être  con- 
vaincu que  c'efl  là  effectivement  la  fin  ou  l'ufage  de  la  douleur.     Car  quoi 
qu'une  trop  grande  Lumière  foit  insupportable  à  nos  yeux,  cependant  les 
ténèbres  les  plus  obfcures  ne  leur  caufent  aucune  incommodité,  parce  que 
la  plus  grande  obfcurité  ne  produifant  aucun  mouvement  déréglé  dans  les 
yeux,  laine  cet  excellent  Organe  de  la  vûë  dans  fon  état  naturel  fans  le 
bleffer  en  aucune  manière.     D'autre  part,  un  trop  grand  Froid  nous  caufe 
de  la  douleur  aufli  bien  que  le  Chaud;  parce  q  roid  efl  au 

propre  à  détruire  le  tempérament  qui  eft  nécefiaire  à  la  confèrvation  de  na- 

L  q  tre 


86  Des  Idées  /Impies  qui  viennent 

Chat.  VII.  tre  vie,  &  à  l'exercice  des  fonctions  différentes  de  notre  Corps:  tempéra- 
ment qui  confifte  dans  un  degré  modéré  de  chaleur,  ou  fi  vous  voulez., 
dans  le  mouvement  des  parties  infenfibles  de  notre  Corps ,  réduit  à  certai- 
nes bornes. 

§.  5.  Outre  cela,  nous  pouvons  trouver  une  autre  raifon  pourquoi  Dieu 
a  attaché  différens  dégrez  de  plaifir&de  peine, à  toutes  les  chofes  qui  noirs 
environnent  &  qui  agiffent  fur  nous,  &  pourquoi  il  les  a  joints  enfemble 
dans  la  plupart  des  chofes  qui  frappent  notre  Efprit  &  nos  Sens.  C'efl  afin 
que  trouvant  dans  tous  les  plaifirs  que  les  Créatures  peuvent  nous  donner, 
quelque  amertume,  une  fatisfaction  imparfaite  &  éloignée  d'une  entière 
félicité,  nous  foyions  portez  à  chercher  notre  bonheur  dans  la  poiïèffion  de 
pf.  xvi.  h.  celui  *  en  qui  il  y  a  un  rajfafiement  de  joye,  &  à  la  droite  duquel  il  y  a  des 
flaifirs  pour  toujours. 

§.  6.  Quoi  que  ce  que  je  viens  de  dire  ne  puiffe  peut-être  de.  rien  fervir 
à  nous  faire  connoître  les  idées  du  plaifir  &  de  la  douleur  plus  clairement 
que  nous  les  connoiffons  par  notre  propre  expérience,  qui  effc  la  feule  voye 
par  laquelle  nous  pouvons  avoir  ces  Idées ,  cependant  comme  en  confide- 
rant  la  raifon  pourquoi  ces  idées  fe  trouvent  attachées  à  tant  d'autres ,  nous 
forames  portez  par-là  à  concevoir  de  juff.es  fentimens  de  la  fageffe  &  de  la 
bonté  du  Souverain  Conducteur  de  toutes  chofes ,  cette  confideration  con- 
vient affez  bien  au  but  principal  de  ces  Recherches ,  puifque  la  principale 
de  toutes  nos  penfées ,  &  la  véritable  occupation  de  tout  Etre  doué  d'En- 
tendement, c'eft  la  connoiffance  &  l'adoration  de  cet  Etre  fuprême. 
£e™T"e  fôrmei      §•  7-  VExiftence  &  VUnité  font  deux  autres  idées,  qui  font  communi- 
des  idées  de  VEx-  quées  à  l'Entendement  par  chaque  objet  extérieur,  &  par  chaque  idée  que 
nous  appercevons  en  nous-mêmes.  Lors  que  nous  avons  des  idées  dans  1  M- 
prit, nous  les  confiderons  comme  y  étant  actuellement,  tout  ainfi  que  nous 
confiderons  les  chofes  comme  étant  actuellement  hors  de  nous,  c'eft-â-dire, 
comme  actuellement  exifiantes  en  elles-mêmes.    D'autre  part ,  tout  ce  que 
nous  confiderons  comme  une  feule  chofe,  foit  que  ce  foit  un  Etre  réel,  ou 
une  fimple  idée,  fuggere  à  notre  Entendement  l'idée  de  l'Unité. 
ta Paijpmce, autre      g.   g.  1.3.  P uijjance  elt  encore  une  de  ces  Idées  fimples  que  nous  recevons 
rous  vïeïupar"    par  Senfation  &  par  Réflexion.     Car  venant  à  obferver  en  nous-mêmes , 
senfarion  &  P"    que  nous  penfons  &  que  nous  pouvons  penfer,  que  nous  pouvons,  quand 
nous  voulons ,  mettre  en  mouvement  certaines  parties  de  notre  Corps  qui 
font  en  repos ,  &  d'ailleurs  les  effets  que  les  Corps  naturels  font  capa- 
bles de  produire  les  uns  fur  les  autres,  fe  préfentant ,  à  tout  moment,  à  nos 
Sens,  nous  acquérons  par  ces  deux  voyes  l'idée  de  la  Puijfance. 
cela.  Suc-       §.  9-  Outre  ces  Idées,  il  y  en  a  une  autre,  qui,  quoi  qu'elle  nous  foit 
iSfr^duitedâns     proprement  communiquée  par  les  Sens,  nous  ell  néanmoins  offerte  plus 
rfifprir.  conflamment  par  ce  qui  fe  paffe  dans  notre  Efprit  ;  &  cette  Idée  efh  celle 

de  la  SucceJJion.  Car  fi  nous  nous  confiderons  immédiatement  nous-mêmes, 
&  que  nous  réfléchirions  fur  ce  qui  peut  y  être  obfervé ,  nous  trouverons 
toujours,  que,  tandis  que  nous  fommes  éveillez,  ou  que  nous  penfons  ac- 
tuellement, nos  Idées  paffent ,  pour  ainfi  dire,  à  la  file,  l'une  allant,  & 
l'autre  venant,  fans  aucune  intermilîion. 

§.  10.  Voi- 


far  Senfation  &  par  Reflexion.   Liv.  II.  87 

g.  ro.  Voila,  à  ce  que  je  croi,  les  plus  confidérables ,  pour  ne  pas  dire  Chap.  VII. 
les  feules  Idées  limples  que  nous  ayions,  defquelles  notre  Efprit  tire  toutes  fo^^MataSlS 
fes  auires  connoiffonces ,  &  qu'il  ne  reçoit  que  par  les  deux  voyes  de  Sen-  de  toutes  nos 
fation  &  de  Reflexion  dont  nous  avons  déjà  parlé.  connoi.Tanc«. 

Et  qu'on  n'aille  pas  fe  figurer  que  ce  font  là  des  bornes  trop  étroites  pour 
fournir  à  la  vafle  capacité  de  l'Entendement  Humain  qui  s'élève  au  defllis 
des  Etoiles ,  &  qui  ne  pouvant  être  renfermé  dans  les  limites  du  Monde ,  fe 
tranfporte  quelquefois  bien  au  delà  de  l'étendue  matérielle  ,&  fait  des  coût- 
és jufques  dans  ces  Efpaces  incomprehenfibles  qui  ne  contiennent  aucun 
Corps.  Telle  eft l'étendue  &  la  capacité  de  l'Ame,  j'en  tombe  d'accord: 
mais  avec  tout  cela,  je  voudrais  bien  que  quelqu'un  prît  la  peine  de  mar- 
quer une  feule  idée  fimple ,  qu'il  n'ait  pas  reçue  par  l'une  des  voyes  que  je 
viens  d'indiquer ,  ou  quelque  idée  complexe  qui  ne  foit  pas  compofee  de 
quelqu'une  de  ces  Idées  fimples.  Du  relie,  nous  ne  ferons  pas  fi  fort  furpris 
que  ce  petit  nombre  d'idées  fimples  fufrife  à  exercer  l'Efprit  le  plus  vif  & 
de  la  plus  vafle  capacité,  &  à  fournir  les  matériaux  de  toutes  les  diverfes 
connoillances,  des  opinions  &  des  imaginations  les  plus  particulières  de  tout 
le  Genre  Humain ,  li  nous  conliderons  quel  nombre  prodigieux  de  mots  on 
peut  faire  par  le  différent  affemblage  des  vingt-quatre  Lettres  de  l'Alpha- 
bet ;  &  fi  avançant  plus  loin  d'un  degré  nous  iaifons  réflexion  fur  la  diverlî- 
té  de  combinaifons  qu'on  peut  faire  par  le  moyen  d'une  feule  de  ces  idées 
fimples  que  nous  venons  d'indiquer ,  je  veux  dire  le  nombre  :  combinaifons 
dont  le  fonds  eft  inépuifable  &  véritablement  infini.  Que  dirons-nous  de 
V étendue  ?  Quel  large  &  vafle  champ  ne  fournit-elle  pas  aux  Mathémati- 
ciens ? 


CHAPITRE       VIII.  Ciiap.VIII. 

autres  Confédérations  fur  les  Idées  fimples. 

g.  1.  A  L'égard  des  Idées  fimples  qui  viennent  par  Senfation ,  il  faut  idées  poGtives qui 
-**■  conliderer ,  que  tout  ce  qui  en  vertu  de  l'inftitution  de  la  Na-  p^""^"^.6  "uies 
ture  efl  capable  d'exciter  quelque  perception  dans  l'Efprit,  en  frappant  nos 
Sens,  produit  par  même  moyen  dans  l'Entendement  une  idée  fimple,  qui 
par  quelque  caufe  extérieure  qu'elle  foit  produite,  ne  vient  pas  plutôt  à 
notre  connoiffance ,  que  notre  Efprit  la  regarde  &  la  confidere  dans  l'En- 
tendement comme  une  Idée  aufii  réelle  &  aufïi  pofitive,  que  quelque  autre 
idée  que  ce  foit:  quoi  que  peut-être  la  caufe  qui  la  produit,  ne  foit  dans  le 
Sujet  qu'une  fimple  privation. 

§.  2.  Ainfi  les  idées  du  Chaud  &  du  Froid ,  de  la  Lumière  &  des  Té- 
nèbres ,  du  Blanc  &  du  Noir ,  du  Mouvement  &  du  Repos ,  font  des  idées 
également  claires  &  pofitives  dans  l'Efprit,  bien  que  quelques-unes  des  cau- 
fes  qui  les  produifent,  ne  foient,  peut-être,  que  de  pures  privations  dans 
les  Sujets,  d'où  les  Sens  tirent  ces  Idées.  Lors, dis-je, que  l'Entendement 

voit 


88  Autres  Configurations 

Ch  a  p. VIII.  voit  ces  Idées,  il  les  confidére  toutes  comme  diftinétes  &  pofitives ,  fans 
fonger  à  examiner  les  caufes  qui  les  produifent  :  examen  qui  ne  regarde 
point  l'idée  entant  qu'elle  eft  dans  l'Entendement,  mais  la  nature  même  des 
choies  qui  exiftent  hors  de  nous.  Or  ce  font  deux  chofes  bien  différentes , 
&  qu'il  faut  diitinguer  exactement:  car  autre  chofe  efl:,  d'appercevoir  & 
de  connoître  l'idée  du  Blanc  ou  du  Noir,  &  autre  chofe,  d'examiner  quel- 
le efpéce&  quel  arrangement  de  particules  doivent  fe  rencontrer  fur  la  fur- 
face  d'un  Corps  pour  faire  qu'il  paroiffe  blanc  ou  noir. 

§.  3.  Un  Peintre  ou  un  Teinturier  qui  n'a  jamais  recherché  les  caufes 
des  Couleurs ,  a  dans  fon  Entendement  les  Idées  du  Blanc  &  du  Noir ,  & 
des  autres  couleurs ,  d'une  manière  auiïi  claire,  aufli  parfaite  &  aufîi  diftinc- 
te,  qu'un  Philofophe  qui  a  employé  bien  du  temps  à  examiner  la  nature  de 
toutes  ces  différentes  Couleurs  ;  ci  qui  penfe  connoître  ce  qu'il  y  a  préci- 
fement  de  pofitif  ou  de  privatif  dans  leurs  Caufes.  Ajoutez  à  cela ,  que 
Vidée  du  Noir  n'eft  pas  moins  pofitive  dans  l'Elprit,  que  celle  du  Blanc, 
quoi  que  la  caufe  du  Noir ,  coniideré  dans  l'Objet  extérieur,  puijfe  n'être 
qu'une  fimple  privation. 

§.  4.  Si  c'étoit  ici  le  lieu  de  rechercher  les  caufes  naturelles  de  la  Per- 
ception ,  je  prouverais  par-là  qu'une  c.iuje  privative  peut ,  du  moins  en  cer- 
taines rencontres,  produire  une  idée  pofitive  :  je  veux  dire,  que,  comme 
toute  fenfation  eft  produite  en  nous,  feulement  par  différens  dégrez  &  par 
différentes  déterminations  de  mouvement  dans  nos  Efprits  animaux,  diver- 
fement  agitez  par  les  Objets  extérieurs,  la  diminution  d'un  mouvement  qui 
vient  d'y  être  excité, doit  produire  auffi  néceffairement  une  nouvelle  fenfa- 
tion, que  la  variation  ou  l'augmentation  de  ce  mouvement -là,  &  intro- 
duire par  conféquent  dans  notre Efprit  une  nouvelle  idée, qui  dtpend  uni- 
quement d'un  mouvement  différent  des  Eiprits  animaux  dans  l'organe  defli- 
né  à  produire  cette  fenfation. 

§.  5.  Mais  que  cela  foit  ainfi  ou  non,  c'eft  ce  que  je  ne  veux  pas  détermi- 
ner préfentement.  Je  me  contenterai  d'en  appeller  à  ce  que  chacun  éprou- 
ve en  foi-meme ,  pour  favoir  fi  l'Ombre  d'un  homme ,  par  exemple ,  (  la- 
quelle ne  confifte  que  dans  l'abfence  de  la  lumière,  en  forte  que  moins  la 
lumière  peut  pénétrer  dans  le  lieu  où  l'Ombre  paroit ,  plus  l'Ombre  y  pa- 
roit  diflinélement  )  fi  cette  Ombre,  dis-je,  ne  caufe  pas  dans  l'Elprit  de 
celui  qui  la  regarde  une  idée  aufli  claire  &  aufli  pofitive,  que  le  Corps  mê- 
me de  l'Homme ,  quoi  que  tout  couvert  de  rayons  du  Soleil  ?  La  peinture 
de  l'Ombre  eft  de  même  quelque  chofe  de  pofitif.  Il  efl:  vrai  que  nous 
avons  des  Noms  négatifs  qui  ne  lignifient  pas  directement  des  idées  pofiti- 
ves, mais  l'abfence  de  ces  idées;  tels  font  ces  mots,  injîpide,  filence,  rien, 
&c.  lefquels  défignent  des  idées  pofitives,  comme  celles  du  goût,  du  fo»9 
&  de  Y  Etre,  avec  une  fignification  de  l'abfence  de  ces  chofes. 

idées  pofitives  qui         g.    g.    On  peut  donc  dire  avec  vérité  qu'un  homme  voit  les  ténèbres. 

fesepi.Cvj:.'.  Car  fuppofons  un  trou  parfaitement  obfcur,  d'où  il  ne  reilechiffe  aucune 

lumière,  il  efl:  certain  qu'on  en  peut  voir  la  figure  ou  la  reprefenîer-;  &je 
ne  fai  fi  l'idée  produite  par  l'ancre  dont  j'écris,  vient  par  une  autre  \ 
En  propofant  ces  privations  comme  des  caufes  d'idées  pofitives,  j'ai 

l'opi- 


fur  les  Idées  fîtnples.  Liv.  II.  89 

l'opinion  vulgaire;  mais  dans  le  fond  il  fera  mal-aifé  de  déterminer  s'il  Chap. VIII. 
y  a  effectivement  aucune  idée,  qui  vienne  d'une  caufe  privative,  juf- 
qu'à  ce  qu'on  ait  déterminé ,  fi  le  Repos  ejî  plutôt  une  privation  que  le  Mou~ 
•vement. 

g.  7.  Mais  afin  de  mieux  découvrir  la  nature  de  nos  Idées ,  &  d'en  ^f."^^'^1"'' 
difcourir  d'une  manière  plus  intelligible,    il  eft  néceffaire  de  les  diltin-  corps,  &QuaU- 
guer  entant  qu'elles  font  des  perceptions  &  des  idées  dans  notre  Efprit,  ^or  s^deix' cho- 
&  entant  qu'elles  font,  dans  les  Corps,  des  modifications  de  matière  qui  r«  qui' doivent 
produifent  ces  perceptions  dans  l'Efprit.     Il  faut ,  dis-je ,  diflinguer  exaête-  *Utt  dlftinsuecs' 
ment  ces  deux  chofes,  de  peur  que  nous  ne  nous  figurions  (comme  on 
n'eft  peut-être  que  trop  accoutumé  à  le  faire  )  que  nos  idées  font  de  véri- 
tables images  ou  refiemblances  de  quelque  chofe  d'inhérent  dans  le  Sujet 
qui  les  produit  :  car  la  plupart  des  Idées  de  Senfation  qui  font  dans  notre 
Efprit,  ne  reflemblent  pas  plus  à  quelque  chofe  qui  exifte  hors  de  nous, 
que  les  noms  qu'on  employé  pour  les  exprimer ,  reflemblent  à  nos  Idées ,  " 
quoi  que  ces  noms  ne  laiflënt  pas  de  les  exciter  en  nous ,  dès  que  nous  les 
entendons. 

§.  8-  J'appelle  idée  tout  ce  que  l'Efprit  apperçoit  en  lui-même ,  toute 
perception  qui  eft  dans  notre  Efprit  lors  qu'il  penfe  :  &  j'appelle  qualité 
du  fujet ,  la  puifiance  ou  faculté  qu'il  a  de  produire  une  certaine  idée  dans 
l'Efprit.  Ainfi  j'appelle  idées ,  la  blancheur,  la  froideur  &  la  rondeur, en- 
tant qu'elles  font  des  perceptions  ou  des  fenfations  qui  font  dans  l'Ame  :  &. 
entant  qu'elles  font  dans  une  balle  de  neige,  qui  peut  produire  ces  idées 
en  nous,  je  les  appelle  qualitez.  Que  fi  je  parle  quelquefois  de  ces  idées 
comme  fi  elles  étoient  dans  les  chofes  mêmes ,  on  doit  fuppofer  que  j'en- 
tens  par-là  les  qualitez  qui  fe  rencontrent  dans  les  Objets  qui  produifent 
ces  idées  en  nous. 

§.  9.  Cela  pofé ,  l'on  doit  diftinguer  dans  les  Corps  deux  fortes  de  rremieres  &  fe- 
Qualitez.  Premièrement ,  celles  qui  font  entièrement  infeparables  du  ^"5  fc,  coips!" 
Corps,  en  quelque  état  qu'il  foit,  de  forte  qu'il  les  conferve  toujours, 
quelques  altérations  &  quelques  changemens  que  le  Corps  vienne  à  fouf- 
frir.  Ces  qualitez,  dis-je,  font  de  telle  nature  que  nos  Sens  les  trou- 
vent toujours  dans  chaque  partie  de  matière  qui  eft  aflez  greffe  pour 
être  apperçuë  ;  &  l'Efprit  les  regarde  comme  infeparables  de  chaque 
partie  de  matière ,  lors  même  qu'elle  eft  trop  petite  pour  que  nos  Sens 
puiflent  l'appercevoir.  Prenez ,  par  exemple ,  un  grain  de  blé  ,  &  le 
divifez  en  deux  parties  :  chaque  partie  a  toujours  de  Xétendué ,  de  la 
folidité,  une  certaine  figure,  &  de  la  mobilité.  Divifez-le  encore,  il  re- 
tiendra toujours  les  mêmes  qualitez,  &  fi  enfin  vous  le  divifez  jufqu'à  ce 
que  ces  parties  deviennent  infenfibles ,  toutes  ces  qualitez  relieront  tou- 
jours dans  chacune  des  parties.  Car  une  divifion  qui  va  à  réduire  un  Corps 
en  parties  infenfibles,  (  qui  eft  tout  ce  qu'une  meule  de  moulin,  un  pi- 
lon ou  quelque  autre  Corps  peut  faire  fur  un  autre  Corps  )  une  telle  divi- 
fion ne  peut  jamais  ôter  à  un  Corps  la  folidité,  l'étendue',  la  figure  &  la 
mobilité,  mais  feulement  faire  plulieurs  amas  de  matière,  diftinfts  &  fé- 
parez  de  ce  qui  n'en  compofoit  qu'un  auparavant ,  lefquels  étant  regardez 

M  dès- 


9° 


jlutres  Conjïderations 


Comment  les 
premières  Qualitez 
produifent  des 
idées  en  nous, 


C  H  A  P.  VIII.  dès-lâ  comme  autant  de  Corps  diftincts ,  font  un  certain  nombre  détermi- 
né, après  que  la  divifion  eft  finie.  Ces  qualitez  du  Corps  qui  n'en  peu- 
vent être  féparées ,  je  les  nomme  qualitez  originales  &  premières ,  qui  font 
la  folidité,  l'étendue,  la  figure,  le  nombre,  le  mouvement,  ou  le  repos, 
&  qui  produifent  en  nous  des  idées  fimples,  comme  chacun  peut,  à  mon 
avis ,  s'en  affurer  par  foi-meme. 

g.  10.  Il  y  a,  en  fécond  lieu,  des  qualitez  qui  dans  les  Corps  ne  font 
effectivement  autre  chofe  que  la  puiffance  de  produire  diverfes  fenfations 
en  nous  par  le  moyen  de  leurs  premières  qualitez,  c'eft-à-dire,  par  la  groffeur, 
figure ,  contexture  &  mouvement  de  leurs  parties  infenfibles ,  comme  font 
les  Couleurs,  les  Sons,  les  Goûts,  &c.  Je  donne  à  ces  qualitez  le  nom  de 
fécondes  qualitez  :  auxquelles  on  peut  ajouter  une  troifiéme  éfpèce,que  tout  le 
monde  s'accorde  à  ne  regarder  que  comme  une  puiffance  que  les  Corps  ont  de 
produire  tels  &  tels  efFets,  quoique  ce  foient  des  qualitez  aufli  réelles  dans  le 
fujet  que  celles  que  j'appelle  qualitez,pour  m'accommoder  à  l'ufage  communé- 
ment recu,mais  que  je  nommefecondes  qualitez  pour  les  diftinguer  de  celles  qui 
font  réellement  dans  les  Corps,  &  qui  n'en  peuvent  être  feparées.  Car  par  ex- 
emple la  puiffance  qui  eft  dans  le  Feu ,  de  produire  par  le  moyen  de  fes  pre- 
mières qualitez  une  nouvelle  couleur  ou  une  nouvelle  confiftence  dans  la  ci- 
re ou  dans  la  boûë ,  eft  autant  une  qualité  dans  le  Feu ,  que  la  puiffance  qu'il 
a  de  produire  en  moi ,  par  les  mêmes  qualitez ,  c'eft-à-dire,  par  la  groffeur ,  la 
contexture  &  le  mouvement  de  fes  parties  infenfibles,  une.nouvelle  idée  ou 
fenfation  de  chaleur  ou  de  brûlure  que  je  ne  fentois  pas  auparavant. 

§.  ir.  Ce  que  l'on  doit  confiderer  après  cela,  c'eft  la  manière  dont  les 
Corps  produifent  des  idées  en  nous.  Il  eft  vifible ,  du  moins  autant  que 
nous  pouvons  le  concevoir ,  que  c'eft  uniquement  par  impulfion. 

g.  12.  Si  donc  les  Objets  extérieurs  ne  s'uniffent  pas  immédiatement  à 
l'Ame  lors  qu'ils  y  excitent  des  idées  :  &  que  cependant  nous  apperceviqns 
ces  Qualitez  originales  dans  ceux  de  ces  Objets  qui  viennent  à  tomber  fous 
nos  Sens,  il  eft  viiible  qu'il  doit  y  avoir,  dans  les  Objets  extérieurs,  un 
certain  mouvement ,  qui  agilfant  fur  certaines  parties  de  notre  Corps , 
fbit  continué  par  le  moyen  des  Nerfs  ou  des  Efprits  animaux,  jufques  au 
Cerveau,  ou  au  fiége  de  nos  Senfations ,  pour  exciter  là  dans  notre  Efprit 
les  idées  particulières  que  nous  avons  de  ces  Premières  Qualitez.  Ainfi , 
puifque  l'Etendue  ,  la  figure ,  le  nombre  &  le  mouvement  des  Corps  qui 
font  d'une  groffeur  propre  à  frapper  nos  yeux ,  peuvent  être  apperçus  par 
la  vue  à  une  certaine  diftance ,  il  eft  évident,  que  certains  petits  Corps 
imperceptibles  doivent  venir  de  l'Objet  que  nous  regardons,  jufqu'aux 
yeux ,  &  par-là  communiquer  au  Cerveau  certains  mouvemens  qui  produi- 
fent en  nous  les  idées  que  nous  avons  de  ces  différentes  Qualitez. 

§.  13.  Nous  pouvons  concevoir  par  même  moyen,  comment  les  idées 
des  Secondes  Qualitez  font  produites  en  nous ,  je  veux  dire  par  Faction  de 
quelques  particules  infenfibles  fur  les  Organes  de  nos  Sens.  Car  il  eft  évi- 
dent qu'il  y  a  un  grand  amas  de  Corps  dont  chacun  eft  fi  petit,  que  nous 
ne  pouvons  en  découvrir,  par  aucun  de  nos  Sens,  la  groffeur,  la  figure  & 
le  mouvement,  comme  il  paroit  par  les  particules  de  1  Air  &  de  l'Eau,  & 

par 


Comment  les 
St:ondts  Qualitez 
excitent  en  nous 
(ici  Icées. 


fur  les  Idées  /impies.  Liv.  II.  91 

p?.r  d'autres  beaucoup  plus  déliées,  que  celles  de  l'Air  &  de  l'Eau  ;  &  qui  Cn  A.P.V1ÏI. 
peut-être  le  font  beaucoup  plus,  que  les  particules  de  l'Air  ou  de  l'Eau  ne 
le  font,  en  comparailbn  des  pois,  ou  de  quelque  autre  grain  encore  plus 
gros.  Cela  étant,  nous  fommes  en  droit  de  fuppofer  que  ces  fortes  de  par- 
ticules ,  différentes  en  mouvement ,  en  figure ,  en  groifeur ,  &  en  nombre, 
venant  à  frapper  les  différens  organes  de  nos  Sens,  produifent  en  nous  ces 
différentes  fenfations  que  nous  caufent  les  Couleurs  &  les  Odeurs  des  Corps; 
qu'une  Violette ,par  exemple,  produit  en  nous  les  idées  de  la  couleur  bleuâ- 
tre, &  de  la  douce  odeur  de  cette  Fleur,  par  l'impulfion  de  ces  fortes  de 
particules  infenfibles,  d'une  figure  &  d'une  groffeur  particulière,  qui  di- 
verfement  agitées  viennent  à  frapper  les  organes  de  Ja  vûë  &  de  l'odorat. 
Car  il  n'efl  pas  plus  difficile  de  concevoir ,  que  Dieu  peut  attacher  de  tel- 
les idées  à  des  mouvemens  avec  lefquels  elles  n'ont  aucune  reffemblance , 
qu'il  eft  difficile  de  concevoir  qu'il  a  attaché  l'idée  de  la  douleur  au  mouve- 
ment d'un  morceau  de  fer  qui  divife  notre  Chair,  auquel  mouvement  la 
douleur  ne  reffemble  en  aucune  manière. 

g.  14.  Ce  que  je  viens  de  dire  des  Couleurs  &  des  Odeurs  (1)  peut  s'ap- 
pliquer aufli  aux  Sons,  aux  Saveurs,  &  à  toutes  les  autres  Qualitez-fenfi- 
bles,  qui  (quelque  réalité  que  nous  leur  attribuyions  faïuTement)  ne  font 
dans  le  fond  autre  chofe  dans  les  Objets  que  la  puiffance  de  produire  en 
nous  diverfes  fenfations  par  le  moyen  de  leurs  Premières  Qualitez,  qui  font, 
comme  j'ai  dit,  la  groffeur,  la  figure,  la  contexture  &  le  mouvement  de 
leurs  Parties. 

§.  15.  Il  eft  aifé,  je  penfe,  de  tirer  de  là  cette  conclufion,  que  les  idées  L"  ,idces  *»*«• 
des  premières  Qualiiez  des  Corps  reffemblent  à  ces  Qualitez,  &  que  les îSrembient  ï'xel 
exemplaires  de  ces  idées  exifkent  réellement  dans  les  Corps ,  mais  que  les  ^fo^,'^  cellcs 
Idées,  produites  en  nous  par  les  fécondes  Qualitez,  ne  leur  reffemblent  eh  leur  leflem'bient 
aucune  manière,  &  qu'il  n'y  a  rien  dans  les  Corps  mêmes  qui  ait  de  la  con-  l"/^"ms  """ 
formité  avec  ces  idées.     Il  n'y  a,  dis -je,  dans  les  Corps  auxquels  nous 
donnons  certaines  dénominations  fondées  fur  les  fenfations  produites  par 
leur  préfence ,  rien  autre  chofe  que  la  puiffance  de  produire  en  nous  ces  mê- 
mes fenfations:  de  forte  que  ce  qui  eft. Doux,  Bleu,  ou  Chaud  dans  l'idée, 

n'efl 

(1)  Remarquons  ici  que  dans  Des  Car.  douleur  c?  chatouillement ,   tels  que  les  fenti- 

tes,  dans  les  Ouvrages  du  P.  M  al  u  b  r.  an.  mens  qu'on  a  quand  on  approche  du  Feu,  ou 

c  h  e  ,  dans  la  Phyfique  de  R  o  h  a  u  l  t  ,  en  quand  on  touche  de  la  Glace  :  fecondement  par  la 

un  mot   dans  tous  les  Traitez  de  Phyfique  Chaleur, c  par  la  Froideur  on  entend  le  Pou- 

compofez  par  des  Cartésiens,  on  trou-  voir  que  certains  Corps  »nt  de  caufer  en  nous     • 

ve  l'explication  des  Qual.tez.  fenfibles ,  fondée  ces  deux  fentimens  dont  je  viens  de  parler.  Ro- 

exaétement  fur  les- mêmes  Principes  que  M.  hault  employé  la  même  diftinâion  en  parlant 

Locke   nous  étale   dans  ce  Ch  pitre.    Ainfi,  des  Saieurs.   Ch.  XXIV.    des  Odeurs;  Ch. 

Rohault    ayant    à  traiter  de  h   Chaleur  XXV.   du  Son ,  C  h.  XXVI.   de  la  Lumière, 

&  delà  Froideur  ,  (  Chap.  XXIII.  Part.ï.)  Si  des  Couleurs,  Cii.XXVII.  Je  ferai 

dit   d'abord  :   Ces  deux  mots  on!  chacun  deux  bientôt  obligé  de  me  fervir  de  cette  Remar- 

fignifeations  :     car  premièrement  par  la  Cha-  <; ne  pour  en  juftifîer  une  autre  concernant  un 

leur,  v  par   la  Froideur  on  entend  deux  [en-  Pafiàge  au  Livre  de  M.  Locke  où  il  femble 

timens  particuliers  qui  font  cn  nous,  a-  qui  ref-  avoir  entièrement  oublié  la  manière  dont  les 

femblent  en  quelque  façon  à  ceux  qu'on  nomme  Gattefiens  expliquent  les  Qualitez.  fenfibles. 

M    2 


pi  Autres  Cûujiâcrations 

Ce.'.t.  VIII.  n'eft  autre  chofe  dans  les  Corps  auxquels  on  donne  ces  noms ,  qu'une  cer- 
taine grofïeur,  figure  &  mouvement  des  particules  infenfibles  dont  ils  font 
compofez. 

g.  16.  Ainfi,  l'on  dit  que  le  Feu  eft  chaud  &  lumineux,  la  Neige 
blanche  &  froide ,  &  la  Manne  blanche  &  douce ,  à  caufe  de  ces  différen- 
tes idées  que  ces  Corps  produifent  en  nous.  Et  l'on  croit  communément 
que  ces  Qualitez  font  la  même  chofe  dans  ces  Corps ,  que  ce  que  ces  idées 
font  en  nous ,  en  forte  qu'il  y  ait  une  parfaite  reffemblance  entre  ces  Quali- 
tez &  ces  Idées,  telle  qu'entre  un  Corps,  &  fon  Image  reprefentée  dans 
un  Miroir.  On  le  croit,  dis-je,  fi  fortement,  que  qui  voudroit  dire  le 
contraire ,  pafieroit  pour  extravagant  dans  l'Efprit  de  la  plupart  des  hom- 
mes. Cependant ,  quiconque  prendra  la  peine  de  confiderer ,  que  le  mê- 
me Feu  qui  à  certaine  diftance  produit  en  nous  la  fenfation  de  la  chaleur, 
nous  caufe,  fi  nous  en  approchons  de  plus  près,  une  fenfation  bien  diffé- 
rente, je  veux  dire  celle  de  la  Douleur,  quiconque,  dis-je,  fera  réflexion 
fur  cela ,  doit  fe  demander  à  lui-même ,  quelle  raifon  il  peut  avoir  de  foû- 
tenir  que  l'idée  de  Chaleur,  que  le  Feu  a  produit  en  lui,  eft  actuellement 
dans  le  Feu,  &  que  l'Idée  de  Douleur,  que  le  même  Feu  fait  naître  en  lui 
par  la  même  voye ,  n'eft  point  dans  le  Feu  ?  Par  quelle  raifon  la  blancheur 
&  la  froideur  eft  dans  la  Neige ,  &  non  la  douleur ,  puifque  c'eft  la  Neige 
qui  produit  ces  trois  idées  en  nous ,  ce  qu'elle  ne  peut  faire  que  par  la 
groflbur,  la  figure,  le  nombre  &  le  mouvement  de  fes  parties? 

g.  17.  Il  y  a  réellement  dans  le  Feu  ou  dans  la  Neige  des  parties  d'une 
certaine  groiTeur,  figure,  nombre  &  mouvement,  foit  que  nos  Sens  les  ap- 
perçoivent ,  ou  non  :  c'eft  pourquoi  ces  qualitez  peuvent  être  appellées 
réelles,  parce  qu'elles  exiftent  réellement  dans  ces  Corps.  Mais  pour  la. 
Lumière,  la  Chaleur,  ou  la  Froideur,  elles  n'y  font  pas  plus  réellement 
que  la  langueur  ou  la  douleur  dans  la  Manne.  Ôtez  le  fentiment  que  nous 
avons  de  ces  qualitez ,  faites  que  les  yeux  ne  voyent  point  la  lumière  ou  les 
couleurs,  que  les  oreilles  n'entendent  aucun  fon,  que  le  palais  ne  foit  frap- 
pé d'aucun  goût,  ni  le  nez  d'aucune  odeur;  &  dès-lors  toutes  les  Cou- 
leurs ,  tous  les  Goûts ,  toutes  les  Odeurs ,  &  tous  les  Sons ,  entant  que  ce 
font  telles  &  telles  Idées  particulières ,  s'evanouïront  ,  &  ceiTeront 
d'exifter ,  fans  qu'il  refte  après  cela  autre  chofe  que  les  caufes  mêmes  de 
ces  idées ,  c'eft-à-dire  certaine  groiTeur ,  figure  &  mouvement  des  parues 
des  Corps  qui  produifent  toutes  ces  idées  en  nous. 

§.  18.  Prenons  un  morceau  de  Manne  d'une  groiTeur  fenfible  :  il  eft  ca- 
pable de  produire  en  nous  l'idée  d'une  figure  ronde  ou  quarrée  ;  &  fi  elle 
elt  tranfportée  d'un  lieu  dans  un  autre ,  l'idée  du  mouvement.  Cette  der- 
nière Idée  nous  repréfente  le  mouvement  comme  étant  réellement  dans  la 
Manne  qui  fe  meut:  La  figure  ronde  ou  quarrée  de  la  Manne  eft  aulïï  la 
même ,  foit  qu'on  la  confidere  dans  l'idée  qui  s'en  prefente  à  l'Efprit ,  foit 
entant  qu'elle  exifte  dans  la  Manne,  de  forte  que  Je  mouvement  &  la  figu- 
re font  réellement  dans  la  Manne ,  foit  que  nous  y  fongions ,  ou  que  nous 
n'y  fongionspas:  c'eft  dequoi  tout  le  monde  tombe  d'accord.  Mais  outre 
cela,  la  Manne  a  la  puiitance  de  produire  en  cous,  par  le  moyen  de  la 

grof- 


fur  les  Idées  (Impies.  Liv.  II.  93 

groffeur ,  figure ,  contexture  &  mouvement  de  fes  parties ,  des  fenfations  Chap.  VïïI. 
de  douleur ,  &  quelquefois  de  violentes  tranchées.     Tout  le  monde  con- 
vient encore  fans  peine,  que  ces  Idées  de  douleur  ne  font  pas  dans  la  Manne, 
mais  que  ce  font  des  effets  de  la  manière  dont  elle  opère  en  nous  ;  &  que, 
lors  que  nous  n'avons  pas  ces  perceptions ,  elles  n'exiitent  nulle  part.  Mais 
que  la  Douceur  rjf  la  Blancheur  ne  /oient  pas  non  plus  réellement  dans  la  Man* 
we,  c'eft  ce  qu'on  a  delà  peine  à  fe  perfuader,  quoi  que  ce  ne  fuient  que 
des  effets  de  la  manière  dont  la  Manne  agit  fur  nos  yeux  &  fur  notre  palais, 
par  le  mouvement,  la  groffeur  &  la  figure  de  fes  particules,  tout  de  même 
que  la  douleur  caufée  par  la  Manne,  n'eft  autre  chofe,  de  l'aveu  de  tout 
le  monde ,  que  l'effet  que  la  Manne  produit  dans  l'eftomac  &  dans  les  in- 
teftins  par  la  contexture ,  le  mouvement ,  &  la  figure  de  fes  parties  infenfi- 
bles,  car  un  Corps  ne  peut  agir  par  aucune  autre  chofe,  comme  je  l'ai  déjà 
prouvé.     On  a,  dis-je,  de  la  peine  à  fe  figurer  que  la  Blancheur  &  la 
Douceur  ne  foient  pas  dans  la  Manne,  comme  fi  la  Manne  ne  pouvoit  pas 
agir  fur  nos  yeux  &  fur  notre  palais ,  &  produire  par  ce  moyen ,  dans  no- 
tre Efprit,  certaines  idées  diftincles  qu'elle  n'a  pas  elle-même,  tout  aufli 
bien  qu'elle  peut  agir,  de  notre  propre  aveu,  fur  nos  inteftins  &  fur  notre 
eftomac,  &  produire  par-là  des  idées  diftinef.es  qu'elle  n'a  pas  en  elle-mê- 
me.    Puifque  toutes  ces  idées  font  des  effets   de  la  manière  dont  la  Man- 
ne opère  fur  différentes  parties  de  notre  Corps ,  par  la  fituation ,  la  figure  , 
le  nombre  &  le  mouvement  de  fes  parties ,  il  feroit  néceiîaire  d'expliquer, 
quelle  raifon  on  pourroit  avoir  de  penfer  que  les  idées ,  produites  par  les 
yeux  &  par  le  palais,  exiftent  réellement  dans  la  Manne  ,  plutôt  que  cel- 
les qui  fontcaufées  par  l'eftomac  &  les  inteftins,  ou  bien  fur  quel  fondement 
on  pourroit  croire,  que  la  douleur  &  la  langueur,  qui  font  des  idées  eau- 
fées  par  la  Manne,  n'exiftent  nulle  part,  lors  qu'on  ne  les  fent  pas,  & 
que  pourtant  la  douceur  &  la  blancheur  qui  font  des  effets  de  lamême  Man* 
ne ,  agiffant  fur  d'autres  parties  du  Corps  par  des  voyes  également  inconnues, 
exiftent  actuellement  dans  la  Manne,  lorfqu'on  n'en  a  aucune  perception 
ni  par  le  goût  ni  par  la  vûë. 

§.  19.  Confiderons  la  couleur  rouge  &  blanche  dans  le  Porphyre:  Fai* 
tes  que  la  lumière  ne  donne  pasdeffus,  fa  couleur  s'évanouît,  &le  Porphy- 
re ne  produit  plus  de  telles  idées  en  nous.     La  lumière  revient-elle,   le 
Porphyre  excite  encore  en  nous  l'idée  de  ces  couleurs.     Peut-on  fe  figurer 
qu'il  foit  arrivé  aucune  altération  réelle  dans  le  Porphyre  par  lapréfence  ou 
l'abfence  de  la  lumière;  &  que  ces  idées  de  blanc  &  de  rouge  foient  réelle- 
ment dans  le  Porphyre,  lors  qu'il  eft  expofé  à  la  lumière,  puifqu'il  eft  évi- 
dent qu'il  n'a  aucune  couleur  dans  les  ténèbres?  A  la  vérité,  il  a,  de  jour 
&  de  nuit ,  telle  configuration  de  parties  qu'il  faut ,  pour  que  les  rayons  de 
lumière  réfléchis  de  quelques  parties  de  ce  Corps  dur,  produifent  en  nous 
l'idée  du  rouge-,  &  qu'étant  réfléchis  de  quelques  autres  parties,  ils  nous, 
donnent  l'idée  du  blanc:  cependant  il  n'y  a  en  aucun  temps,  ni  blancheur  ni 
rougeur  dans  le  Porphyre,  mais  feulement  un  arrangement  départies  pro-    . 
pre  à  produire  ces  fenfations  dans  notre  Ame. 

§_.  20.  Autre  expérience  qui  confirme  vifiblement  que  les  fécondes  qua- 

M  3  litez- 


94 


Antres  Confiâeratiom 


Chap.  VIII.  Htez  ne  font  point  dans  les  Objets  mêmes  qui  en  produifent  les  idées  en 
nous.  Prenez  une  amande ,  &  la  pilez  dans  un  mortier  :  fa  couleur  nette 
&  blanche  fera  auffi-tôt  changée  en  une  couleur  plus  chargée  &  plus  obf- 
cure ,  &  le  goût  de  douceur  qu'elle  avoit ,  fera  changé  en  un  goût  fade 
&  huileux.  Or  en  froiflant  un  Corps  avec  le  pilon ,  quel  autre  change- 
ment réel  peut-on  y  produire  que  celui  de  la  contexture  de  fes  parties  ? 

§.  21.  Les  Idées  étant  ainfi  diftinguées,  entant  que  ce  font  des  Senfa- 
tions  excitées  dans  l'Efprit,  &  des  effets  de  la  configuration  &  du  mouve- 
ment des  parties  infenlibles  du  Corps ,  il  eft  aifé  d'expliquer  comment  la 
même  Eau  peut  en  même  temps  produire  l'idée  du  froid  par  une  main, 
&.  celle  du  chaud  par  l'autre;  au  lieu  qu'il  feroit  impoffible,  que  la  même 
Eau  pût  être  en  même  temps  froide  &  chaude ,  fi  ces  deux  Idées  étoient 
réellement  dans  l'Eau.  Car  fi  nous  Imaginons  que  la  chaleur  telle  qu'elle 
eft  dans  nos  mains,  n'eft  autre  chofe  qu'une  certaine  efpéce  de  mouvement 
produit,  en  un  certain  degré,  dans  les  petits  filets  des  Nerfs  ou  dans  les 
Efprits  Animaux,  nous  pouvons  comprendre  comment  il  fe  peut  faire  que 
la  même  Eau  produit  dans  le  même  temps  le  fentiment  du  chaud  dans  une 
main ,  &  celui  du  froid  dans  une  autre.  Ce  que  la  Figure  ne  fait  jamais  : 
car  la  même  Figure  qui  appliquée  à  une  main,  a  produit  l'idée  d'un  Glo- 
be, ne  produit  jamais  l'idée  d'un  Quarré  étant  appliquée  à  l'autre  main. 
Mais  fi  la  Senfation  du  chaud  &  du  froid  n'eft  autre  chofe  que  l'augmenta- 
tion ou  la  diminution  du  mouvement  des  petites- parties  de  notre  Corps, 
càufée  par  les  corpufcules  de  quelque  autre  corps,  il  eft  aifé  de  compren- 


plus  grand  mouvement  que  celles  d'une  main ,  ci  moins  agitées  que 
les  petites  parties  de  l'autre  main ,  ce  Corps  augmentant  le  mouvement 
d'une  main  &  diminuant  celui  de  l'autre,  caufera  par  ce  moyen  les  diffé- 
rentes fenfations  de  chaleur  &  de  froideur  qui  dépendent  de  ce  différent  dé- 
gré  de  mouvement. 

§.  22.  Je  viens  de  m'engager  peut-être  un  peu  plus  que  je  n'avois  réfolu , 
dans  des  recherches  Phyfiques.  Mais  comme  cela  eft  néceffaire  pour  don- 
ner quelque  idée  de  la  nature  des  Senfations,  &  pour  faire  concevoir  diftinc- 
tement  la  différence  qu'il  y  a  entre  les  Qualitez  qui  font  dans  les  Corps; 
&  entre  les  Idées  que  les  Corps  excitent  dans  l'Efprit ,  fans  quoi  il  feroit 
impoffible  d'en  difcourir  d'une  manière  intelligible,  j'efpére  qu'on  me  par- 
donnera cette  petite  digreffion  :  car  il  eft  d'une  abfoluë  néceffité  pour  notre 
deffein  de  diftinguer  les  Qualitez  réelles  &  originales  des  Corps ,  qui  font 
toujours  dans  les  Corps  &  n'en  peuvent  être  feparées,  favoir  Wfoliditê ,  l'é- 
tendue, h  figure,  le  nombre,  &  le  mouvement,  ou  le  repos  ,  qualitez  que 
nous  appercevons  toujours  dans  les  Corps  lorfque  pris  à  part  ils  font  affez 
gros  pour  pouvoir  être  difcernez:  il  eft,  dis-je,  abfolument  néceffaire  de 
diftinguer  ces  fortes  de  qualitez  d'avec  celles  que  je  nomme  fécondes  §>uaM- 
tez ,  qu'on  regarde  fauffement  comme  inhérentes  aux  Corps ,  &  qui  ne  font 
que  des  effets  de  différentes  combinaifons  de  ces  premières  Qualitez,  lors 
qu'elles  agiffent  fans  qu'on  les  difcerne  diftinftement.  Et  par-là  nous  pou- 
vons 


fur les  Idées  fimplcs.  Liv.  II.  95 

vons  parvenir  à  connoître  quelles  Idées  font,  &  quelles  Idées  ne  font  pas  Chap.  VIII. 
des  reffemblances  de  quelque  chofe  qui  exifte  réellement  dans  les  Corps 
auxquels  nous  donnons  des  noms  tirez  de  ces  Idées. 

S    2%.  Il  s'enfuit  de  tout  ce  que  nous  venons  de  dire,  qu'à  bien  exami-  on  «flingue  «ois 

S"        ^  ,.  ,       -,  n       .  ■ .  n .  .  '    *-    ,  fortes  de  Qualitez 

ner  les  Qualitez  des  Corps  on  peut  les  dnlinguer  en  trois  efpeces.  dans  ks  corps. 

Premièrement,  il  y  a  la  grolTeur  ,  la  figure,  le  nombre,  la  fituation,  & 
le  mouvement  ou  le  repos  de  leurs  parties  folides.  Ces  Qualitez  font  dans 
les  Corps ,  (bit  que  nous  les  y  appercevions  ou  non  ;  &  lors  qu'elles  font 
telles  que  nous  pouvons  les  découvrir ,  nous  avons  par  leur  moyen  une  idée 
de  la  chofe  telle  qu'elle  efl  en  elle-même,  comme  on  le  voit  dans  les 
chofes  artificielles.  Ce  font  ces  Qualitez  que  je  nomme  Qualitez  origina- 
les ,  ou  premières. 

En  fécond  lieu ,  il  y  a  dans  chaque  Corps  la  puiffance  d'agir  d'une  ma- 
nière particulière  fur  quelqu'un  de  nos  Sens  par  le  moyen  de  fes  premières 
Qualitez  imperceptibles ,  &  par-là  de  produire  en  nous  les  différentes  idées 
des  Couleurs ,  des  Sons,  des  Odeurs,  des  Saveurs ,  &c.  C'efl  ce  qu'on  appel- 
le communément  les  Qualitez  fenfibles. 

On  peut  remarquer,  en  troifiéme  lieu,  dans  chaque  Corps  la  puiffance 
de  produire  en  vertu  de  la  conflitution  particulière  de  fes  premières  Quali- 
tez ,  de  tels  changemens  dans  la  groffeur ,  la  figure ,  la  contexture  &  le 
mouvement  d'un  autre  Corps ,  qu'il  le  faffe  agir  fur  nos  Sens  d'une  autre  ma- 
nière qu'il  ne  faifoit  auparavant.  Ainfi ,  le  Soleil  a  la  puiffance  de  blanchir 
la  Cire  ;  &  le  Feu  celle  de  rendre  le  plomb  fluide. 

Je  croi  que  les  premières  de  ces  Qualitez  peuvent  être  proprement  appel- 
lées  Qualitez  réelles ,  originales  &  premières ,  comme  il  a  été  déjà  remarqué,. 
parce  qu'elles exiflent  dans  les  chofes  mêmes,  foit  qu'on  les  apperçoive  ou 
non;  &  c'efl  de  leurs  différentes  modifications  que  dépendent  les  fécondes 
Qualitez. 

Pour  les  deux  autres,  ce  n'eft  qu'une  puiffance  d'agir  en  différentes 
manières  fur  d'autres  chofes  :  puiffance  qui  refuke  des  combinaifons  diffé- 
rentes des  premières  Qualitez. 

§.  24.  Mais  quoique  ces  deux  dernières  fortes  de  Qualitez,  foient  de  ^"«Sb^ns 
pures  puiffances,  qui  fe  rapportent  à  d'autres  Corps  &  qui  refultent  des  les  corps:  les fe- 
differentes  modifications  des  premières  Qualitez,  cependant  on  en  juge  gé-  "Jj 
néralement  d'une  manière  toute  différente.    Car  à  l'égard  des  Qualitez  de  pa 
la  féconde  efpèce ,  qui  ne  font  autre  chofe  que  la  puiffance  de  produire  en  &"en'j^ 
nous  différentes  idées  par  le  moyen  des  Sens,  on  les  regarde  comme  des  ge'esy  aie. 
Qualitez  qui  exiflent  réellement  dans  les  chofes  qui  nous  caufent  tels  &  tels 
fentimens:  Mais  pour  celles  de  la  troilîeme  efpèce,  on  les  appelle  de  /im- 
pies Puiffances;  &  on  ne  les  regarde  pas  autrement.     Ainfi,  les  Idées  de 
chaleur  ou  de  lumière  que  nous  recevons  du  Soleil  par  les  yeux,  ou  par  l'at- 
touchement, font  regardées  communément  comme  des  qualitez  réelles  qui 
exiflent  dans  le  Soleil,  &  qui  y  font  autrement  que  comme  de  (impies  puif- 
fances.   Mais  lors  que  nous  confierons  le  Soleil  par  rapport  à  la  Cire  qu'il 
amollit  ou  blanchit,  nous  jugeons  que  la  blancheur  &  la  molleffefont  pro- 
duites dans  la  Cire  non  comme  des  Qualitez  qui  exiflent  actuellement  dans 

le; 


96        Autres  Confédérations  fur  les  lâe'es  fimples.  Liv.  Iï. 

Chap.  VIII.  le  Soleil ,  mais  comme  des  effets  de  la  puiffance  qu'il  a  d'amollir  &  de  blan- 
chir. Cependant  à  bien  confiderer  la  chofe ,  ces  qualitez  de  lumière  &  de 
chaleur  qui  font  des  perceptions  en  moi  lors  que  je  fuis  échauffé  ou  éclairé 
par  le  Soleil,  ne  font  point  dans  le  Soleil  d'une  autre  manière  que  les  chan- 
■  gemens  produits  dans  la  Cire  lorfqu'elle  eft  blanchie  ou  fondue,  font 
dans  cet  Aftre.  Dans  le  Soleil,  les  unes  &  les  autres  font  également  des 
Puiffances  qui  dépendent  de  fes  premières  Qualitez,  par  lefquelles  il  eft  ca- 
pable, dans  le  premier  cas,  d'altérer  en  telle  forte  la  groffeur,  la  figure,  la 
contexture  ou  le  mouvement  de  quelques-unes  des  parties  infenfibles  de 
mes  veux  ou  de  mes  mains,  qu'il  produit  en  moi,  par  ce  moyen,  des  idées 
de  lumière  ou  de  chaleur;  &  dans-le  fécond  cas,  de  changer  de  telle  maniè- 
re la  groffeur ,  la  figure,  la  contexture  &  le  mouvement  des  parties  in- 
fenfibles de  la  Cire,  qu'elles  deviennent  propres  à  exciter  en  moi  les  idées 
diftinétes  du  Blanc  &  du  Fluide. 

§.  25.  La  raifon  pourquoi  les  unes  font  regardées  commune  tuent  comme  des 
Qualitez  réelles,  &?  les  autres  comme  de  fimplcs puiffances ,  c'eft  apparemment 
parce  que  les  idées  que  nous  avons  des  Couleurs,  des  Sons,  &c.  ne  conte- 
nant rien  en  elles-mêmes  qui  tienne  de  la  groffeur ,  figure ,  &  mouvement 
des  parties  de  quelque  Corps,  nous  ne  fommes  point  portez  à  croire  que  ce 
foient  des  effets  de  ces  premières  Qualitez,  qui  ne  paroiffent  point  à  nos 
Sens  comme  ayant  part  à  leur  production ,  &  avec  qui  ces  Idées  n'ont  effecti- 
vement aucun  rapport  apparent ,  ni  aucune  liaifon  concevable.  De  là  vient 
que  nous  avons  tant  de  penchant  à  nous  figurer  que  ce  font  des  reffemblan- 
ces  de  quelque  chofe  qui  exifte  réellement  dans  les  Objets  mêmes:  parce 
que  nous  ne  finirions  découvrir  par  les  Sens ,  que  la  groffeur ,  la  figure  ou 
le  mouvement  des  parties  contribuent  à  leur  production  ;  &  que  d'ailleurs  la 
Raifon  ne  peut  faire  voir  comment  les  Corps  peuvent  produire  dans  l'Efprit 
les  idées  du  Bleu,  ou  du  Jaune,  &c.  par  le  moven  de  la  groffeur,  figure, 
&  mouvement  de  leurs  parties.  Au  contraire,  dans  l'autre  cas,  je  veux 
dire  dans  les  opérations  d'un  Corps  fur  un  autre  Corps,  dont  ils  altèrent  les 
Qualitez,  nous  voyons  clairement  que  la  Qualité  qui  efl  produite  par  ce 
changement ,  n'a  ordinairement  aucune  reffémblance  avec  quoi  que  ce  foit 
qui  exifte  dans  le  Corps  qui  vient  de  produire  cette  nouvelle  qualité.  C'eft 
pourquoi  nous  la  regardons  comme  un  pur  effet  delapuiffance  qu'un  Corps 
a  fur  un  autre  Corps.  Car  bien  qu'en  recevant  du  Soleil  l'idée  delà  cha- 
leur, ou  de  la  lumière,  nous  foyions  portez  à  croire  que  c'eft  une  percep- 
tion &  une  reffémblance  d'une  pareille  qualité  qui  exifte  dans  le  Soleil ,  ce- 
pendant lorfque  nous  voyons  que  la  Cire  ou  un  beau  vifage  reçoivent  du 
Soleil  un  changement  de  couleur ,  nous  ne  faurions  nous  figurer ,  que  ce 
foit  une  émanation ,  ou  reffémblance  d'une  pareille  chofe  qui  foit  actuelle- 
ment dans  le  Soleil ,  parce  que  nous  ne  trouvons  point  ces  différentes  cou- 
leurs dans  le  Soleil  même.  Comme  nos  Sens  font  capables  de  remarquer 
la  reffémblance  ou  la  diffemblance  des  qualitez  fenfibles  qui  lont  dans  deux 
differens  Objets  extérieurs ,  nous  ne  faifons  pas  difficulté  de  conclurre ,  que 
la  production  de  quelque  qualité  fenfible  dans  un  fujet,  n'eft  que  l'effet 
d'une  certaine  puiffance,  &  non  la  communication  d'une  qualité  qui  exifte 

réel- 


*De  la  Perception,  Liv.  II.  o? 

réellement  dans  celui  qui  la  produit.  Mais  lors  que  nos  Sens  ne  font  pas  ca-  Chap.  VIII. 
pables  de  découvrir  aucune  diiTcmblance  entre  l'idée  qui  efl  produite  en 
nous,  &  la  qualité  de  l'Objet  qui  la  produit,  nous  fommes  portez  à  croire 
que  nos  Idées  font  des  reffemblances  de  quelque  chofe  qui  exifle  dans  les 
Objets,  &  non  les  effets  d'une  certaine  punTance,  qui  confille  dans  la  mo- 
dification de  leurs  premières  qualité?.,  avec  qui  les  Idées,  produites  en 
nous ,  n'ont  aucune  reffemblance. 

S.  26.  Enfin,  excepté  ces  premières  Qualitez  qui  font  réellement  dans    "iftinft.onqu'o» 
les  Corps,  je  veux  dire  Jagrolleur,  la  figure,  1  étendue,  le  nombre  &  le  [es  fécond*  Qg*. 
mouvement  de  leurs  parties  folides,  tout  le  refle  par  où  nous  connoillbns  '""• 
les  Corps  &  les  diflinguons  les  uns  des  autres,  n'efl  autre  chofe  qu'un  diffé- 
rent pouvoir  qui  efl  en  eux,  &  qui  dépend  de  ces  premières  qualitez,  par 
le  moyen  desquelles  ils  font  capables  de  produire  en  nousplufieurs  différen- 
tes Idées,  en  agiffant  immédiatement  fur  nos  Corps,  ou  d'agir  fur  d'autres 
Corps  en  changeant  leurs  premières  qualitez,  &  par-là  de  les  rendre  capa- 
bles de  faire  naître  en  nous  des  idées  différentes  de  celles  que  ces  Corps  y 
excitoient  auparavant.     On  peut  appeller  les  premières  de  ces  deux  puiifan- 
ces,  des  fécondes  Qualitez  qu'on  apperçoit  immédiatement ,  &  les  dernières, 
des  fécondes  Qualitez  qu'on  apperçoit  médiatement. 

CHAPITRE    IX. 

De  la  Perception.  C  a  a  p.  IX. 

§.  1.   T    A  Perception  efl  la  première  Faculté  de  l'Ame  qui  efl  occupée   u Perception  tft 
.L  de  nos  Idées.    C'efl  auffi  la  première  &  la  plus  fimple  idée  que  fim^î^rotoe" 
nous  recevions  par  le  moyen  de  la  Réflexion.      Quelques-uns  la  défignent  p«URéflcxion. 
par  le  nom  général  de  Penfée.  Mais  comme  ce  dernier  mot  fignifie  fouvent 
l'opération  de  l'Efprit  fur  fes  propres  Idées  lors  qu'il  agit,  &  qu'il  confide- 
re  une  chofe  avec  un  certain  degré  d'attention  volontaire  ,  il  vaut  mieux 
employer  ici  le  terme  de  Perception,  qui  fait  mieux  comprendre  la  nature 
de  cette  Faculté.     Car  dans  ce  qu'on  nomme  Amplement  Perception,  l'Ef- 
prit efl,  pour  l'ordinaire,  purement  paffif,  ne  pouvant  éviter  d'appercevoir 
ce  qu'il  apperçoit  actuellement. 

§.  2.  Chacun  peut  mieux  connoître  ce  que  c'efl  que  perception,  en  ré-  c^um  ^aeilff 
flechiffant  fur  ce  qu'il  fait  lui-même,  lorfqu'il  voit,  qu'il  entend,    qu'il  que l'imprcffion 

c  B  >-i  /-  X  •      1    ■  !•   ~  C.„.    „~  agit  fur  l\£fput. 

fent,  Cxc.  ou  qu  il  penfe,  que  par  tout  ce  que  je  lui  pourrois  dire  nu  ce 
fujet.  Quiconque  réfléchit  fur  ce  qui  fe  pafTe  dans  fon  Efprit,  ne  peut 
éviter  d'en  être  inftruit  ;  &  s'il  n'y  fait  aucune  réflexion,  tous  les  difeours 
dn  monde  ne  fauroient  lui  en  donner  aucune  idée. 

§.  3.  Ce  qu'il  y  a  de  certain ,  c'efl  que  quelques  altérations ,  quelques 
impreflions  qui  fe  fafîent  dans  notre  Corps  ou  fur  fes  parties  extérieures,  il 
n'y  a  point  de  perception,  fi  l'Efprit  n'eft  pas  aélueîlement  frappé  de  ces 
altérations,  fi  ces  impreflions  ne  parviennent  point  jufque  dans  l'intérieur 

N  de 


9  8  De  la  Perception.  Liv.  II. 

Chap.  IX.  de  notre  Ame.  Le  Feu,  par  exemple,  peut  brûler  notre  Corps,  fans  pro- 
duire d'autre  effet  fur  nous,  que  fur  une  pièce  de  bois  qu'il  confume,  à 
moins  que  le  mouvement  caufé  dans  notre  Corps  par  le  Feu ,  ne  foit  conti- 
nue jufqu'au  Cerveau  ;  &  qu'il  ne  s'excite  dans  notre  Efprit  un  fentiment 
de  chaleur  ou  une  idée  de  douleur,  en  quoi  confifle  l'actuelle  perception. 

g.  4.  Chacun  a  pu  obferver  fouvent  en  foi-même ,  que  lorfque  fon  Ef- 
prit eil  fortement  appliqué  à  contempler  certains  Objets ,  &  à  réfléchir  fur 
les  Idées  qu'ils  excitent  en  lui ,  il  ne  s'apperçoit  en  aucune  manière  de  l'im- 
prefiion  que  certains  Corps  font  fur  l'organe  de  l'Ouïe,  quoi  qu'ils  y  caufent 
les  mêmes  changemens  qui  fe  font  ordinairement  pour  la  production  de  Vi- 
dée du  Son.  L'impreffion  qui  fe  fait  alors  fur  l'organe  peut  être  affez  for- 
te, mais  l'Ame  n'en  prenant  aucune  connoiffance,  il  n'en  provient  aucune 
perception;  &  quoi  que  le  mouvement  qui  produit  ordinairement  l'Idée 
du  Son,  vienne  à  frapper  actuellement  l'oreille,  on  n'entend  pourtant  au- 
cun fon.  Dans  ce  cas ,  le  manque  de  fentiment  ne  vient  ni  d'aucun  dé- 
faut dans  l'organe ,  ni  de  ce  que  l'oreille  de  l'homme  eil  moins  frappée  que 
dans  d'autres  temps  où  il  entend,  mais  de  ce  que  le  mouvement  qui  a  ac- 
coutumé de  produire  cette  Idée ,  quoi  qu'introduit  par  le  même  organe , 
n'étant  point  obfervé  par  l'Entendement,  &  n'excitant  par  conféquent  au- 
cune Idée  dans  l'Ame ,  il  n'en  provient  aucune  fenfation.  De  forte  que 
far  tout  ou  il  y  a  fentiment ,  ou.  perception,  il  y  a  quelque  idée  actuellement  pro- 
duite, fj?  préfente  à  l'Entendement. 
îieceqne  ies  §.  5.  C'efl  pourquoi ,  je  ne  doute  point  que  les  Enfans,  avant  que  de 
ïdëesdMisîe fcin  naître,  ne  reçoivent  par  l'impreffion  que  certains  Objets  peuvent  faire  fur 
detem  Méiè,  jl  leurs  Sens  dans  le  fèin  de  leur  Mère,  quelque  petit  nombre  d'idées,  com- 
qu'iis  ayën/dcs  i-  me  des  effets  inévitables  des  Corps  qui  les  environnent,  ou  bien  des  befoins 
4é<a  mntci.  où  \\s  fe  trouvent,  &  des  incommoditez  qu'ils  fouffrent.  Je  compte  par- 
mi ces  Idées,  (s'il  eft  permis  de  conjecturer  dans  deschofes  qui  ne  font  guè- 
re capables  d'examen)  celles  de  la  faim  &  de  la  chaleur,  qui  félon  toutes  les 
apparences  font  des  premières  que  les  Enfans  ayent,  &  qu'à  peine  peuvent- 
ils  jamais  perdre. 

§.  6.  Mais  quoi  qu'on  ait  raifon  de  croire ,  que  les  Enfans  reçoivent 
certaines  Idées  avant  que  de  venir  au  Monde ,  ces  Idées  fimples  font  pour- 
tant fort  éloignées  d'être  du  nombre  de  ces  Principes  innez ,  dont  certaines 
gens  fe  déclarent  les  défenfeurs ,  quoi  que  fans  fondement ,  ainfi  que  nous 
l'avons  déjà  montré.  Car  les  Idées  dont  je  parle  en  cet  endroit,  étant  pro- 
duites par  voye  de  fenfation ,  ne  viennent  que  de  quelque  impreffion  faite 
fur  le  Corps  des  Enfans  lors  qu'ils  font  encore  dans  le  fein  de  leur  Mère  ;  & 
par  conféquent  elles  dépendent  de  quelque  chofe  d'extérieur  à  l'Ame  :  de 
forte  que  dans  leur  origine  elles  ne  différent  en  rien  des  autres  Idées  qui  nous 
viennent  par  les  Sens ,  li  ce  n'eft  par  rapport  à  l'ordre  du  temps.  C'eft  ce 
qu'on  ne  peut  pas  dire  des  Principes  innez  qu'on  fuppofe  d'une  nature  tout- 
à-fait  différente ,  puisqu'ils  ne  viennent  point  dans  l'Ame  à  l'occalion  d'au- 
cun changement  ou  d'aucune  opération  quife  faffedans  le  Corps ,  mais  que 
ce  font  comme  autant  de  caractères  gravez  originairement  dans  l'Ame  dès 
Je  premier  moment  qu'elle  commence  d'exilter. 

§.  7.  Com- 


De  la  ^Perception.  Liv.  II,  99 

J,  7.  Comme  il  y  a  des  idées  que  nous  pouvons  raifonnablement  fuppo-  Chap,  IX. 
fer  être  introduites  dans  l'Efprit  des  Enfans  lorfqu'ils  font  encore  dans  le  fein  on  ne  peut  favok 
de  leur  Mère,  je  veux  dire  celles  qui  peuvent  fervir  à  la  confervation  de  leur  évidemment  quel- 

•  o     .    1  J    i-n-.  1      r  ■         -1     1  i-  -  •     -i      r  1  i-\       les  font  les  pre- 

vie ,  &  a  leurs  dirrerens  beloins ,  dans  1  état  ou  ils  le  trouvent  alors  :  De  miéres  idées  qui 
même  les  Idées  desCkialitez  fenfibles,  qui  fe  préfentent  les  premières  à  eux  "j^"" dans  m" 
dès  qu'ils  font  nez,  font  celles  qui  s'impriment  le  plutôt  dans  leur  Efprit: 
defquelles  la  Lumière  n'eft  pas  une  des  moins  confidérables ,  ni  des  moins 
puiifantes.  Et  l'on  peut  conje&urcr  en  quelque  forte  avec  quelle  ârdëtif 
l'Ame  defire  d'acquérir  toutes  les  idées  dont  les  impreflions  ne  lui  caufent 
aucune  douleur,  par  ce  qu'on  remarque  dans  les  Enfans  nouvellement  nez, 
qui  de  quelque  manière  qu'on  les  place,  tournent  toujours  les  yeux  du  coté 
de  la  Lumière.  Mais  parce  que  les  premières  idées  qui  deviennent  familiè- 
res aux  Enfans ,  font  différentes  félon  les  diverfes  circonftances  où  ils  fe  trou- 
vent &  la  manière  dont  on  les  conduit  dès  leur  entrée  dans  ce  Monde,  l'or- 
dre dans  lequel  plulieurs  Idées  commencent  à  s'introduire  dans  leur  Ef- 
prit, eft  fort  différent,  &  fort  incertain.  C'efl  d'ailleurs  une  chofe  qu'il 
n'importe  pas  beaucoup  de  favoir. 

§.  3.  Une  autre  obfervation  qu'il  eft  à  propos  de  faire  au  fujet  de  la  Per-  Les  He'es  qui 
ception,  c'eft  que  les  Idées  qui  viennent  par  voye  de  Senfation,  font  fouvent  ration  font  foû* 
altérées  par  le  Jugement  dans  T  Efprit  des  per  formes  faites ,  Jans  qu'elles  s'en  vent  aIcer«s  P" 
apper çoivent .  Ainfi,  lorfque  nous  plaçons  devant  nos  yeux  un  Corps  rond 
d'une  couleur  uniforme,  d'or  par  exemple,  d'albâtre  ou  de  jaïet,  il  eft 
certain  que  l'Idée  qui  s'imprime  dans  notre  Efprit  à  la  vûë  de  ce  Globe, 
repréfente  un  cercle  plat,  diverfement  ombragé,  avec  différens  dégrez  de 
lumière  dont  nos  yeux  fe  trouvent  frappez.  Mais  comme  nous  fommes 
accoutumez  par  l'ufage  à  diftinguer  quelle  forte  d'image  les  Corps  convexes 
produifent  ordinairement  en  nous,  &  quels  changemens  arrivent  dans  la 
réflexion  de  la  lumière  félon  la  différence  des  figures  fenfibles  des  Corps , 
nous  mettons  auffi-tôt ,  à  la  place  de  ce  qui  nous  paraît ,  la  caufe  même  de 
l'image  que  nous  voyons;  &  cela,  en  vertu  d'un  jugement  que  la  coutume 
nous  a  rendu  habituel  :  de  forte  que  joignant  à  la  vifion  un  jugement  que 
nous  confondons  avec  elle ,  nous  nous  formons  l'idée  d'une  figure  convexe 
&  d'une  couleur  uniforme,  quoi  que  dans  le  fond  nos  yeux  ne  nous  re- 
présentent qu'un  plain  ombragé  &  coloré  diverfement,  comme  il  paraît 
dans  la  peinture.  A  cette  occafion,  j'inférerai  ici  un  Problème  du  favant 
Mr.  Molineax  qui  employé  fi  utilement  fon  beau  génie  à  l'avancement  des 
Sciences.  Le  voici  tel  qu'il  me  l'a  communiqué  lui-même  dans  une  Let- 
tre qu'il  m'a  fait  l'honneur  de  m'écrire  depuis  quelque  temps  :  Suppofez  un 
aveugle  de  naijfance,  qui  foi  t  préfentement  homme  fait,  auquel  on  ait  apris  à 
diftinguer  par  l'attouchement  un  Cube  &  un  Globe,  du  même  métal,  £5?  à  peu 
près  de  la  même  gnrfféur,  en  forte  que  lors  qu'il  touche  l'un  6f  Vautre,  il puijji 
dire  quel  eft  ie  Cube ,    £5?  quel  eft  le  Globe.     Suppofez  que  le  Cube  £5?  le  G.'oùe 

■?:t  po fez  fur  une  Table ,  cet  Aveugle  vienne  à  jouir  de  la  vue.  On  demande 
fi  eu  les  voyant  fans  les  toucher,  il  pourrait  les  difeerner,  &  dire  quel  eft  le 
Globe  y  queleftle  Cube.  Le  pénétrant&  judicieux  Auteur  de  cette  Queffcïon, 
répond  en  même  temps,  qnc  non:  car,  ajoùte-t-il,  bien  que  cet  AvèugÔl 

N  2  ait 


ioo  ■  De  la  Perception.  Liv-  II. 

CllAP.  IX.  aît  appris  par  expérience  de  quelle  manière  le  Globe  ci?  /*  Cube  affectent  fon  at- 
touchement ,  il  ne  /ait  pourtant  pas  encore,  que  ce  qui  affecte  [un  attouchement 
de  telle  ou  de  telle  manière  ,  doive  frapper  [es  yeux  de  telle  ou  de  telle  manière , 
ni  que  V Angle  avancé  d'un  Cube  qui prejfe  fa  main  d'une  manière  inégale,  doi- 
ve paraître  à  [es  yeux  tel  qu'il  paroit  dans  le  Cube.  Je  fuis  tout-à-fait  du 
fentiment  de  cet  habile  homme ,  que  j'ai  pris  la  liberté  d'appeller  mon  ami, 
quoi  que  je  n'aye  pas  eu  encore  le  bonheur  de  le  voir.  Je  croi ,  dis-je ,  que 
eet  Aveugle  ne  feroit  point  capable,  à  la  première  vue,  de  dire  avec  cer- 
titude, quel  feroit  le  Globe  &  quel  feroit  le  Cube,  s'il  fe  contentoit  de  les 
regarder,  quoi  qu'en  les  touchant,  il  pût  les  nommer  &  les  diftinguer 
fûrement  par  la  différence  de  leurs  figures  qu'il  appercevroit  par  l'attouche- 
ment. J'ai  voulu  propofer  ceci  à  mon  Lecteur,  pour  lui  fournir  une  occa- 
fion  d'examiner  combien  il  eft  redevable  à  l'expérience ,  de  quantité  d'idées 
acquifes ,  dans  le  temps  qu'il  ne  croit  pas  en  faire  aucun  ufage ,  ni  en  tirer 
aucun  fecours,  d'autant  plus  que  Mr.  Molineux  ajoute  dans  la  Lettre  où  il 
me  communique  ce  Problème,  Qu'ayant  propofé,  à  l'occajion  de  mon  Li- 
vre, cette  Ghiejlion  à  diverfes  perfonnes  d'un  efprit  fort  pénétrant  ,  à  pei- 
ne en  a-t-il  trouvé  une  qui  d'abord  lui  ait  répondu  fur  cela  comme  il  croit 
qu'il  faut  répondre,  quoi  qu'ils  ayent  été  convaincus  de  leur  méprife  après 
avoir  ouï  fes  raifons. 

§.  9.  Du  refte,  je  ne  croi  pas  qu'excepté  les  Idées  qui  nous  vien- 
nent par  la  Vûë,  la  même  choie  arrive  ordinairement  à  l'égard  d'au- 
cune autre  de  nos  Idées,  je  veux  dire,  que  le  Jugement  change  l'idée 
de  la  Senfation  ;  &  nous  la  repréfente  autre  qu'elle  eft  en  elle-même. 
Mais  cela  eft  ordinaire  dans  les  Idées  qui  nous  viennent  paries  yeux, 
parce  que  la  Vûë,  qui  elt  le  plus  étendu  de  tous  nos  Sens,  venant  à 
introduire  dans  notre  Efprit ,  avec  les  idées  de  la  Lumière  &  des  Cou- 
leurs qui  appartiennent  uniquement  à  ce  Sens,  d'autres  idées  bien  diffé- 
rentes ,  je  veux  dire  celles  de  l'Elpace ,  de  la  figure  &  du  mouvement , 
dont  la  variété  change  les  apparences  de  la  Lumière  &  des  Couleurs, 
qui  font  les  propres  objets  de  la  Vûë,  il  arrive  que  par  l' ufage  nous  nous 
faifons  une  habitude  de  juger  de  l'un  par  l'autre.  Et  en  plufieurs  ren- 
contres,, cela  fe  fait  par  une  habitude  formée,  dans  des  chofes  dont 
nous  avons  de  fréquentes  expériences ,  d'une  manière  fi  confiante  &  fi 
prompte,  que  nous  prenons  pour  une  perception  des  Sens  ce  qui  Ji'efl 
qu'une  idée  formée  par  le  Jugement,  en  forte  que  l'une,  c'eft-à-dire 
la  perception  qui  vient  des  Sens,  ne  fert  qu'à  exciter  l'autre,  &  eft  à 
peine  obfèrvée  elle-même.  Ainfi,  un  homme  qui  lit,  ou  écoute  avec 
attention,  &  comprend  ce  qu'il  voit  dans  un  Livre,  ou  ce  qu'un  autre 
lui  dit,  fonge  peu  aux  caractères  ou  aux  fons,  &  donne  toute  fon  at- 
tention aux  Idées  que  ces  fons  ou  ces  caractères  excitent  en  lui. 

§.  10.  Nous  ne  devons  pas  être  furpris,  que  nous  fafîions  fi  peu  de  ré- 
flexion à  des  chofes  qui  nous  frappent  d'une  manière  fi  intime,  fi  nous  con- 
finerons combien  les  actions  de.  l'Ame  font  fubites.  Car  on  peut  dire, 
que,  comme  on  croit  qu'elle  n'occupe  aucun  efpace,  &  qu'elle  n'a  point 
d'étendue ,  i]  femble  auiïi  que  fes  actions  n'ont  befoin  d'aucun  intervalle  de 

temps 


De  la  Perception.  Liv.  II.  loi 

temps  pour  être  produites,  &  qu'un  infbnt  en  renferme  plufieurs.     Je  dis  Chat.  IX. 
ceci  par  rapport  aux  aftions  du  Corps.     Quiconque  voudra  prendre  la  pei- 
ne de  réilechir  fur  fes  propres  penfées  pourra  s'en  convaincre  aifement  lui- 
même.     Comment,  par  exemple,  notre  Efprit  voit-il  dans  un  inftant,  & 
pour  ainfi  dire,  dans  un  clin  d'œuil,  toutes  les  parties  d'une  Démonftration 
qui  peut  fort  bien  paffer  pour  longue  fi  nous  confiderons  le  temps  qu'il  faut 
employer  pour  l'exprimer  par  des  paroles ,  &  pour  la  faire  comprendre  pié 
à'pié  à  une  autre  perfonne  ?  En  fécond  lieu,  nous  ne  ferons  pas  fi  fort  furprîs 
que  cela  fepaffe  en  nous  fans  que  nous  en  avions  prefque  aucune  connoifian- 
ce ,  fi  nous  confiderons  combien  la  facilité  que  nous  acquérons  par  habitu- 
de de  faire  certaines  chofes,  nous  les  fait  faire  fort  fouvant,  fans  que  nous 
nous  en  appercevions  nous-mêmes.     Les  habitudes,  fur  tout  celles  qui  com- 
mencent de  bonne  heure,  nous  portent  enfin  à  des  allions  que  nous  faifons  fou- 
vent  fans  y  prendre  garde.     Combien  de  fois  dans  un  jour  nous  arrive-t-il  de 
fermer  les  paupières ,  fans  nous  appercevoir  que  nous  fommes  tout-à-fait 
dans  les  ténèbres?  Ceux  qui  fe  font  fait  une  habitude  de  fe  fervir  de  cer- 
tains mots  hors  d'œuvre  (i),  fi  j'ofe  ainfi  dire,  prononcent  à  tout  propos 
des  fons  qu'ils  n'entendent  ni  ne  remarquent  point  eux-mêmes ,  quoi  que 
d'autres  y  prennent  fort  bien  garde,  jufqu'à  en  être  fatiguez.     Il  ne  faut 
donc  pas  s'étonner,  que  notre  Efprit  prenne  fouvent  l'idée  d'un  Jugement 
qu'il  forme  lui-même,  pour  l'idée  d'une  fenfation  dont  il  eft  actuellement 
frappé,  &  que,  fans  s'en  appercevoir ,  il  ne  fe  ferve  de  celle-ci  que  pour  ex- 
citer l'autre. 

§.  ii.  Au  refte,  cette  Faculté  à' appercevoir  eft,  ce  me  femble,  ce  qui  c'effiaFèrcep, 
diitingue  les  Animaux  d'avec  les  Etres  d'une  efpèce  inférieure.     Car  quoi  Ï£a5id«m 'èfê!^' 
que  certains  Végétaux  ayent  quelques  dégrez  de  mouvement ,  &  que  par  ree  les  Etres  init- 
ia différente  manière  dont  d'autres  Corps  font  appliquez  fur  eux,  ils  chan-neuts" 
gent  'promptement  de  figure  &  de  mouvement,  de  forte  que  le  nom  de 
Plantes  Jenpives  leur  aît  été  donné  en  conféquence  d'un  mouvement  qui  a 
quelque  reilèmblance  avec  celui  qui  dans  les  Animaux  eft  une  fuite  de  la  fen- 
fation, cependant  tout  cela  n'eft,  à  mon  avis,  qu'un  pur  méchanifme  ;  Ck 
ne  fe  fait  pas  autrement  que  ce  qui  arrive  à  la  barbe  qui  croît  au  bout  de 
l'avoine  fauvage  que  (2)  l'humidité  de  l'Air  fait  tourner  fur  elle-même ,  ou 

que 

(1)  C'eft  ce  qu'on  appelle  en  Anglois  Bj-  "„  dent  Charreton    de  dire   continuellement 

■word,  c'eftàdire,  un   mot   qui  vient  a   la  ,,  Stica,  c'eft  -  à  -  dire  ,  Je  dis  cela.    11  n'eft 

traverfe  dans  le  Difcours  ou  l'on  l'infère  à  tout  ,,  pas  le   premier.     Diogene  Laerce  remar- 

fropos  fans   aucune   néceffité.     Je    doute  que  „  que    qu'Arcefilaùç    dilbit     éternellement  ,. 

nous  ayions  en  François   un  terme   propre  ,,  »*,"'•->»,  qui  lignifie  aulli ,  Jt  dis  cela.  Rien 

pour  exprimer  cela.     C'eft   pour  l'apprendre  ,,  ne  prouve  davantage  qu'il  n'y  a  rien  de 

de  mes  amis  ou    de  ceux  qui  me  voudront  ,,  nouveau  fous  le  Soleil.     Mr.  nagiana, 

dire  leur  fentiment  fur  cette  Traduction  ,  que  Tom.  II.  p.  184.  Ed.  de  Paris,  17  15. 
je   rus  cette  Remarque.     Voici    un  padage         (1)  On  en  peut  f.ure  un  Xerometre;  &  c'eft 

du  Mer.apana  qui  explique  fort  diftinctement  peut-être   le  plus  exaâ  &  le   plus  fur  qu'on, 

ce    que  j  enttns  par   ces  mots  hors  d'œuvre.  puiffe  trouver.    M.  Locke  en  avoit  un  dont 

„  Ce   n'eft   pas  d'aujourd'hui ,   vous  dit -on  il  s'eft  fervi  plufieersannées  pour  obferver  les 

„  dans  ce  Livre,  quon  a  de  mauvais  ac-  differens   changemens   que   ibufTre    TAir   paf 

„,  CQÛiumanceSi     C'en   ctoit   une   au  Prcli-  rapport  à  la  fecherelTe  6c  à  l'humidité. 

N  s 


iox  De  la  Perception.  Liv.  II. 

C  H  A  P.  IX.  que  le  raccourciflement  d'une  corde  qui  fe  gonfle  par  le  moyen  de  Feau  dont 
on  la  mouille.  Ce  qui  fe  fait,  fans  que  le  fujet  foit  frappé  d'aucune  fenfa- 
tion ,  &  fans  qu'il  ait ,  ou  reçoive  aucune  Idée. 

§.  12.  Dans  toute  forte  d'Animaux  il  y  a,  à  mon  avis,  de  la  Perception 
dans  un  certain  degré,  quoi  que  dans  quelques-uns  les  avenues  que  la  Na- 
ture a  formées  pour  la  réception  des  Senfations ,  foient,  peut-être,  en  fi 
petit  nombre ,  &  la  perception  qui  en  provient  fi  foible  &  fi  grofliére , 
qu'elle  diffère  beaucoup  de  cette  vivacité  &  de  cette  diverfité  de  fenfations 
qui  fe  trouve  dans  d'autres  Animaux.  Mais  telle  qu'elle  eft,  elle  eft  fage- 
ment  proportionnée  à  l'état  de  cette  efpèce  d'Animaux  qui  font  ainfi  faits, 
de  forte  qu'elle  fujffit  à  tous  leurs  befoins  :  en  quoi  la  fageffe  &  la  bonté  de 
l'Auteur  de  la  Nature,  éclattent  viliblement  dans  toutes  les  parties  de  cette 
prodigieufe  Machine,  &  dans  tous  les  différens  ordres  de  créatures  qui  s'y 
rencontrent. 

§.  13.  De  la  manière  dont  eft  faite  une  Huître  ou  un  Moule,  nous  en 
pouvons  raifonnablement  inférer,  à  mon  avis,  que  ces  Animaux  n'ont 
pas  les  Sens  fi  vifs;  ni  en  fi  grand  nombre  que  l'Homme  ou  que  plu- 
iieurs  autres  Animaux.  Et  s'ils  avoient  précifément  les  mêmes  Sens ,  je 
ne  vois  pas  qu'ils  en  fuffent  mieux,  demeurans  dans  le  même  état  où 
ils  font,  &  dans  cette  incapacité  de  fe  tranfporter  d'un  lieu  dans  un  au- 
tre. Quel  bien  feroient  la  vue  &  l'ouïe  à  une  créature  qui  ne  peut  fe 
mouvoir  vers  les  Objets  qui  peuvent  lui  être  agréables,  ni  s'éloigner 
de  ceux  qui  lui  peuvent  nuire?  A  quoi  ferviroient  des  Senfations  vives 
qu'à  incommoder  un  animal  comme  celui-là,  qui  eft  contraint  de  ref- 
ter  toujours  dans  le  lieu  où  le  hazard  l'a  placé,  &  où  il  eft  arrofé 
d'eau  froide  ou  chaude,  nette  ou  fale,  félon ' qu'elle  vient  à  lui? 

§.  14.  Cependant,  je  ne  faurois  m'empécher  de  croire  que  dans  ces  for- 
tes d'animaux  il  n'y  ait  quelque  foible  perception  qui  les  diftingue  des 
Etres  parfaitement  infenfibles.  Et  que  cela  puilîe  être  ainfi,  nous  en  avons 
des  exemples  vifibles  dans  les  hommes  mêmes.  Prenez  un  de  ces  vieillards 
décrépits  à  qui  l'âge  a  fait  perdre  le  fouvenir  de  tout  ce  qu'il  a  jamais  fu:  il 
ne  lui  refte  plus  dans  l'Efpvit  aucune  des  idées  qu'il  avoit  auparavant ,  l'âge 
lui  a  fermé  prefque  tous  les  paflàges  à  de  nouvelles  Senfations ,  en  le  pri- 
vant entièrement  de  la  Vue,  de  l'Ouïe  &  de  l'Odorat,  &en  luiôtant  pref- 
que tout  fentiment  du  Goût  ;  ou  fi  quelques-uns  de  ces  partages  font  à  de- 
mi-ouverts, les  impreflions  qui  s'y  font,  ne  font  prefque  point  apperçuë; , 
ou  s'évanouïfient  en  peu  de  temps.  Cela  pofé ,  je  laine  à  penfer ,  (malgré 
tout  ce  qu'on  publie  des  Principes  innez)  en  quoi  un  tel  homme  ell  au  ceflus 
delà  condition  d'une  Huître,  par  fes  connoiilànces  &  par  l'exercice  de  fes 
facilitez  intellectuelles.  Que  fi  un  homme  avoit  pafle  foixante  ans  clans  cet 
état,  (ce  qu'il  pourroit  auiîî  bien  faire  que  d'y  palfer  trois  jours)  je  ne  fau- 
rois dire  quelle  différence  il  y  auroit  eu,  à  l'égard  d'aucune  perfection  in- 
tellectuelle, entre  lui  &  les  Animaux  du  dernier  ordre, 
c'cflparh  Fer-  g.  15.  Puisdonc  que  la  Perception  eft  le  premier  degré  vers  la  cor.r.eijjance 
prM°ommenccï  &  quelle  fert  cTiutïoduElion  à  tout  ce  qui  en  fait  le  fujet ,  fi  un  homme,  ou 
■olffMiccIr  '°n'  9ue^ue  autre  Créature  que  ce  luit,  n'a  pas  tous  les  Sens  dont  un  autre  ell 

enrichi, 


De  la  Rétention.  Liv.  II.  .        103 

enrichi ,  fi  les  impreffions  que  les  Sens  ont  accoutumé  de  produire  font  en 
plus  petit  nombre  &  plus  foibles,  &  que  les  facilitez  que  ces  impreffions 
mettent  en  œuvre,  {oient  moins  vives,  plus  cet  homme, &  quelque  autre 
Etre  que  cefoit,  font  inférieurs  par-là  à  d'autres  hommes,  plus  ils  font 
éloignez  d'avoir  les  connoiifances  qui  fe  trouvent  dans  ceux  qui  les  furpaf- 
fent  à  l'égard  de  tous  ces  points.  Mais  comme  il  y  a  en  tout  cela  une 
grande  diverlité  de  dégrez,  (  ainlî  qu'on  peut  le  remarquer  parmi  les  hom- 
mes )  on  ne  fauroit  le  démêler  certainement  dans  les  diverfes  efpéces  d'A- 
nimaux, &  moins  encore  dans  chaque  individu.  Il  me  fuffit  d'avoir  remar- 
qué ici,  que  la  Perception  eft  la  première  Opération  de  toutes  nos  Facili- 
tez intellectuelles,  &  qu'elle  donne  entrée  dans  notre-Eiprit  à  toutes  les 
connoilîances  qu'il  peut  acquérir.  J'ai  d'ailleurs  beaucoup  de  penchant  à 
croire,  que  c'eft  la  Perception,  confiderée  dans  le  plus  bas  degré,  qui  dif- 
tingue  les  Animaux  d'avec  les  Créatures  d'un  rang  inférieur.  Mais  je  ne 
donne  cela  que  comme  une  fimple  conjecture,  faite  en  paflant:  car  quelque  • 
parti  que  lesSavans  prennent  fur  cet  article,  peu  importe  à  l'égard  du  fujet 
que  j'ai  préfentement  en  main. 

C    H    A    P    I    T    R     E     X. 

De  la  Rétention.  Chap.  X, 

J.  1.   T  'Autre  Faculté  de  l'Efprit,  par  laquelle  il  avance  plus  vers  la  j£ contempla. 

l_j  connoilfance  des  chofes  que  par  la  fimple  Perception  ,  c'eft  ce 
que  je  nomme  Rétention:  Faculté  par  laquelle  l'Efprit  conferve  les  Idées 
fimples  qu'il  a  reçues  par  la  Senfation  ou  par  la  Reflexion.  Ce  qui  fe  fait 
en  deux  manières.  La  première,  en  confervant  l'idée  qui  a  été  introduite 
dans  l'Efprit,  actuellement  préfente  pendant  quelque  temps,  ce  que  j'ap- 
pelle Contemplation. 

§.  2.  L'autre  voye  de  retenir  les  Idées  eft  la  puiflance  de  rappeller,&  de  LlM'mo"e- 
ranimer ,  pour  ainli  dire ,  dans  l'Efprit  ces  idées  qui  après  y  avoir  été  impri- 
mées, avoient  difparu,  &  avoient  été  entièrement  éloignées. de  fa  vue. 
C'eft  ce  que  nous  faifons,  quand  (1)  nous  concevons  la  chaleur  ou  la  lu- 
mière, le  jaune,  ou  le  doux,  lorfque  l'Objet  qui  produit  ces  Senfations,  eft 
abfent;  &  c'eft  ce  qu'on  appelle  la  Mémoire,  qui  eft  comme  le  refervoir 
de  toutes  nos  idées.  Car  l'Efprit  borné  de  l'Homme  n'étant  pas  capable 
de  confiderer  plufieurs  idées  tout  à  la  fois,  il  était  nécelîaire  qu'il  eût  un 
refervoir  où  il  mît  les  Idées,  dont  il  pourroit  avoir  befoin  dans  un  autre 
temps.  Mais  comme  nos  Idées  ne  font  rien  autre  chofe  que  des  Percep- 
tions; 

Ci)  Il  y  a  dans  l'Original,  we  conctivt ,  c'eft  celui  de  concevoir,  qui  pourtant  ne  peut,  à 

à  dire  ,    nais  concevons      11  n'y  a  certaine-  mon  avis  ,  palier  pour  le  plus  propre  en.  cette 

ment  point  de  mot  en  François  qui  réponde  occalion  que  faute  d'auue» 
plus  exactement  à  l'exprelliuu  Anglojfe  que 


104       •  De  la  Rétention.  Liv.  II. 

Chap.  X.     tions  qui  font  actuellement  dans  l'Efprit,  lefquelles  ceffent  d'être  quelque 
chofe  dès  qu'elles  ne  font  point  actuellement  apperçuës,  dire  qu'il  y  a  des 
idées  en  referve  dans  la  Mémoire,  n'emporte  dans  le  fond  autre  chofe  fi 
ce  n'eft  que  l'Ame  a ,  en  plufieurs  rencontres  ,    la  puifiance  de  réveiller 
les  perceptions  qu'elle  a  déjà  eues ,  avec  un  fentiment  qui  dans  ce  temps- 
là  la  convainc  qu'elle  a  eu,  auparavant,  ces  fortes  de  perceptions.     Et 
c'eft  dans  ce  fens  qu'on  peut  dire  que  nos  idées  font  dans  la  Mémoire , 
quoi  qu'à  proprement  parler,  elles  ne  foient  nulle  part.     Tout  ce  qu'on 
peut  dire  là-deffus,  c'eft  que  l'Ame  a  la  puifiance  de  réveiller  ces  idées 
lorfqu'elle  veut,  &  de  fe  les  peindre,  pour  ainfi  dire,  de  nouveau  à  elle- 
même,  ce  que  quelques-uns  font  plus  aifément,  &  d'autres  avec  plus  de 
peine,  quelques-uns  plus  vivement,  &  d'autres  d'une  manière  plus  foible 
&  plus  obfcure.     C'ell  par  le  moyen  de  cette  Faculté  qu'on  peut  dire  que 
nous  avons  dans  notre  Entendement ,    toutes  les  idées  que  nous  pouvons 
rappeller  dans   notre  Efprit,  &  faire   redevenir   l'objet  de  nos  penfées, 
fans  l'intervention  des  Qualitez  fenfibles  qui  les  ont  premièrement  exci- 
tées dans  l'Ame. 
L'\trenrion,  u        §.   g.  L'Attention ,  &  la  Répétition  fervent  beaucoup  à  fixer  les  Idées 
phî'iir'&Ta'Dou-   dans  la  Mémoire.     Mais  les  Idées  qui  naturellement  font  d'abord  les  plus 
leur  servent  a  fixer  profondes  &  les  plus  durables  imprelfions,  ce  font  celles  qui  font  accompa- 
l'Efprit/   ant      gnées  de  plaifir  ou  de  douleur.     Comme  la  fin  principale  des  Sens  confifle 
à  nous  faire  connoître  ce  qui  fait  du  bien  ou  du  mal  à  notre  Corps  ,  la 
Nature  a  fagement  établi  (comme  nous  l'avons  déjà  montré)  que  la  Dou- 
leur accompagnât  l'imprefiion  de  certaines  idées  :  parce  que  tenant  la  place 
du  raifonnement  dans  les  Enfans  ;  &  agilTant  dans  les  hommes  faits  d'une 
manière  bien  plus  prompte  que  le  raifonnement ,  elle  oblige  les  Jeunes  & 
les  Vieux  à  s'éloigner  des  Objets  nuifibles  avec  toute  la  promptitude  qui 
eft  néceffaire  pour  leur  confervation  ;   &  par  le  moyen  de  la  Mémoire  elle 
leur  infpire  de  la  précaution  pour  l'avenir. 
Les  idées  s'effa-  iv     *     Maïs  pour  ce  qui  eft  de  la  différence  qu'il  y  a  dans  la  durée  des 

cent    de  la  Me-        T  ,  ,  *  -  ,     F  ,       \  ,-»,-•  ^  J 

moite.  Idées  qui  ont  ete  gravées  dans  la  Mémoire,  nous  pouvons  remarquer,  que 

quelques-unes  de  ces  idées  ont  été  produites  dans  l'Entendement  par  un 
Objet  qui  n'a  affecté  les  Sens  qu'une  feule  fois,  &  que  d'autres  s'étant  pré- 
fentées  plus  d'une  fois  à  l'Efprit,  n'ont  pas  été  fort  obfervées,  l'Efprit  ne 
fe  les  imprimant  pas  profondément,  foit  par  nonchalance,  comme  dans  les 
Enfans,  foit  pour  être  occupé  à  autre  chofe,  comme  dans  les  hommes  faits, 
fortement  appliquez  à  un  feul  objet.  Et  il  fe  trouve  quelques  perfonnes  en 
qui  ces  idées  ont  été  gravées  avec  foin,  &  par  des  impreffions  fouvent 
réitérées  ;  &  qui  pourtant  ont  la  mémoire  très-foible ,  foit  en  conféquence 
du  tempérament  de  leur  Corps ,  ou  pour  quelque  autre  défaut.  Dans  tous 
ces  cas ,  les  Idées  qui  s'impriment  dans  l'Ame ,  fe  diffipent  bientôt  ;  & 
fouvent  s'effacent  pour  toujours  de  l'Entendement,  fans  laiffer  aucunes  tra- 
ces, non  plus  que  l'ombre  que  le  vol  d'un  Oifeau  fait  fur  la  Terre:  de 
forte  qu'elles  ne  font  pas  plus  dans  l'Efprit ,  que  fi  elles  n'y  avoieht  ja- 
mais été. 

g.  5.  Ainfi,  plufieurs  des  Idées  qui  ont  été  produites  dans  l'Efprit  des 

En- 


De  la  Rétention.  Liv.  II.  ioj 

•Enfans ,  d:s  qu'ils  ont  commence  d'avoir  des  Senfations  (quelques-unes  CïïAr.  X.. 
defquelles  ,  comme  celles  qui  confident  en  certains  plaifirs  &  en  certaines 
douleurs,  ont  peut-être  été  excitées  en  eux  avant  leur  naiffance,  &  d'au- 
tres pendant  leur  Enfance)  plufieurs,  dis-je,  de  ces  Idées  fe  perdent  en- 
tièrement ,  fans  qu'il  en  refte  le  moindre  vertige,  fi  elles  ne  font  pas 
renouvellées  dans  la  fuite  de  leur  vie.  C'eft  ce  qu'on  peut  remarquer  dans 
ceux  qui  par  quelque  malheur  ont  perdu  la  vue  ,  lorfqu'ils  étoient  fort  jeu- 
nes :  car  comme  ils  n'ont  pas  fait  grand'  reflexion  fur  les  couleurs ,  ces 
idées  n'étant  plus  renouvellées  dans  leur  Efprit, s'effacent  entièrement,  de 
forte  que ,  quelques  années  après ,  il  ne  leur  refte  non  plus  d'idée  ou  de 
fouvenir  des  Couleurs  qu'à  des  aveugles  de  naiffance.  Il  y  a^à  la  vérité, 
des  gens  dont  la  Mémoire  efl  heureufe  jufqu'au  prodige.  Cependant  il  me 
femble  qu'il  arrive  toujours  du  déchet  dans  toutes  nos  Idées,  dans  celles-là 
même  qui  font  gravées  le  plus  profondément,  &  dans  les  Efprits  qui  les  con- 
fervent  le  plus  long-temps  :  de  forte  que  fi  elles  ne  font  pas  renouvellées 
quelquefois  par  le  moyen  des  Sens,  ou  par  la  reflexion  de  l'Efprit  fur  cette 
efpèce  d'Objets  qui  en  a  été  la  première  occafion ,  l'empreinte  s'efface ,  & 
enfin  il  n'en  refte  plus  aucune  image.  Ainfi  les  Idées  de  notre  Jeuneffe , 
aufli  bien  que  nos  Enfàns ,  meurent  fouvent  avant  nous.  En  cela  notre  Ef- 
prit reffemble  à  ces  tombeaux  dont  la  matière  fubfifte  encore  :  on  voit  l'ai- 
rain &  le  marbre ,  mois  le  temps  a  effacé  les  Infcriptions ,  &  réduit  en  pou- 
dre tous  les  caractères.  Les  Images  tracées  dans  notre  Efprit ,  font  peintes 
avec  des  couleurs  légères  :  fi  on  ne  les  rafraichit  quelquefois ,  elles  paffent 
&  difparoiffent  entièrement.  De  favoir  quelle  part  a  à  tout  cela  la  conftitu- 
tion  de  nos  Corps  &  l'action  des  Efprits  animaux ,  &  fi  le  tempérament  du 
cerveau  produit  cette  différence ,  en  forte  que  dans  les  uns  il  conferve  com- 
me le  Marbre,  les  traces  qu'il  a  reçues,  en  d'autres  comme  une  pierre  de 
taille ,  &  en  d'autres  à  peu  près  comme  une  couche  de  fable  ,  c'eft  ce  que 
je  ne  prétens  pas  examiner  ici  :  quoi  qu'il  puiffe  paroître  aflez  probable  que 
la  conflitution  du  Corps  a  quelquefois  de  l'influence  fur  la  Mémoire,  puif- 
que  nous  voyons  fouvent  qu'une  Maladie  dépouille  l'Ame  de  toutes  fes 
idées, &  qu'une  Fièvre  ardente  confond  en  peu  de  jours  &  réduit  en  poudre 
toutes  ces  images  qui  fembloient  devoir  durer  aulfi  long-temps  que  ii  elles 
eulfent  été  gravées  dans  le  Marbre. 

§.  6.  Mais  par  rapport  aux  Idées  mêmes,  il  efl  aifé  de  remarquer,  que  Des  ije'es  conf- 
celles  qui  par  le  fréquent  retour  des  Objets  ou  des  actions  qui  les  produi-  reu"èn"Vpeîneet 
fent,  font  le  plus  fouvent  renouvellées,  comme  celles  qui  font  introduites  <"«  perdre. 
dans  l'Ame  par  plus  d'un  Sens ,  s'impriment  aufli  plus  fortement  dans  la 
Mémoire,  &  y  relient  plus  long-temps,  &  d'une  manière  plus  diftincte. 
C'eft  pourquoi  les  Idées  des  qualitez  originales  des  Corps,  je  veux  dire  la 
folidité,  l'étendue,  la  figure,  le  mouvement  &  le  repos;  celles  qui  affec- 
tent prefque  inceflamment  nos  Corps,  comme  le  froid  &  le  chaud  ;  &  cel- 
les qui  font  des  affections  de  toutes  les  efpèces  d'Etres,  comme  Yexijrence, 
la  durée,  c'e  le  nonibre,  que  prefque  tous  les  Objets  qui  frappent  nos  Sens,  & 
toutes  les  penfées  qui  occupent  notre  Efprit ,  nous  fourniffent  à  tout  mo- 
ment; toutes  ces  Idées,  dis-je,  &  autres  femblables,  s'effacent  rarement 

O  .  tout- 


io6  De  la  Rétention.    Liv.  II. 

CHAP.  X.     tout-à-fait  de  la  mémoire ,  tandis  que  notre  Efprit  retient  (i)  encore  quel- 
ques idées. 

§.  7.  Dans  cette  féconde  Perception ,  ou ,  fi  j'ofe  ainfi  parler ,  dans  cette 
reviilon  d'Idées  placées  dans  la  Mémoire ,  YEfpiit  eji  fouvent  autre  chofe 
que  pureifieut  pafiïf ',  car  la  repréfentation  de  ces  peintures  dormantes, dépend 
quelquefois  de  la  Volonté.     L'Efprit  s'applique  fort  fouvent  à  découvrir 
une  certaine  Idée  qui  eft  comme  enfêvehe  dans  la  Mémoire,  &  tourne, 
pour  ainfi  dire,  les  yeux  de  ce  coté-là.    D'autres  fois  auffi  ces  Idées  fe  pré- 
sentent comme  d'elles-mêmes  à  notre  Entendement;  &  bien  fouvent  elles 
font  réveillées, &  tirées  de  leurs  cachettes  pour  être  expofées  au  grand  jour, 
par  quelque^viok-iKc  paillon  ;  car  nos  affections  offrent  à  notre  Mémoire  des 
idées  qui  fans  cela  auroient  été  enfeve   c:  dans  un  parfait  oubli.  Il  faut  ob- 
ferver,  d'ailleurs,  à  l'égard  des  Idées  qui  font  dans  la  mémoire,  &que  no- 
tre Efprit  réveille  par  occalion ,  que ,  félon  ce  qu'emporte  ce  mot  de  ré- 
veiller ,  non  feulement  elles  ne  font  pas  du  nombre  des  Idées  qui  font  entiè- 
rement nouvelles  à  l'Efprit ,  mais  encore  que  l'Efprit  les  conlidére  comme 
des  effets  d'une  impreffion  précédente ,  &  qu'il  recommence  à  les  connoî- 
tre  comme  des  Idées  qu'il  avait  connues  auparavant.   De  forte  que ,  bien 
que  les  Idées  qui  ont  été  déjà  imprimées  dans  l'Efprit,    ne  foient  pas  conf- 
tamment  piéfentes  à  l'Efprit , elles  font  pourtant  connues,  à  l'aide  de  \z.Re- 
m'mifcence ,  comme  y  ayant  été  auparavant  empreintes ,  c'eft-à-dire ,  comme 
ayant  été  actuellement  apperçuè's  &  connues  par  l'Entendement. 
Deux  défauts        §.  8-  La  Mémoire  eft  néceffaire  à  une  Créature  raifonnable,  immédiate- 
unnentaie^oubiire'  ment  aPr^s  ^a  Perception.    Elle  eft  d'une  fi  grande  importance ,  que  fi  elle 
&  une  grande  ien-  vient  à  manquer,  toutes  nos  autres  Facilitez  font,  pour  la  plupart,  inu- 
"s"-:ee"qu'e!îe  a  tiles  :  car  nos  penfées,  nos  raifonnemens  &  nos  connoiiîànces  ne  peuvent 
en  dépôt.  s'étendre  au  delà  des  objets  préfens  fans  le  fecours  de  la  Mémoire ,  qui  peut 

avoir  ces  deux  défauts. 

Le  premier  eft ,  de  laiffer  perdre  entièrement  les  idées ,  ce  qui  produit 
une  parfaite  ignorance.  Car  comme  nous  ne  iàurions  connoître  quoi  que 
ce  foit  qu'autant  que  nous  en  avons  l'idée,  dès  que  cette  idée  eft  effacée, 
nous  fommes  dans  une  parfaite  ignorance  à  cet  égard.     - 

Un  fécond  défaut  dans  la  Mémoire ,  c'eft  d'être  trop  lente ,  &  de  ne  pas 
réveiller  allez  promptement  les  idées  qu'elle  tient  en  dépôt ,  pour  les  four- 
nir à  l'Efprit  à  point  nommé  lorfqu'il  en  a  befoin.  Si  cette  lenteur  vient  à 
un  grand  degré ,  c'eft  fiupidité.  Et  celui  qui  pour  avoir  ce  défaut ,  ne  peut 
rappeller  les  idées  qui  font  actuellement  dans  fa  Mémoire,  juftement  dans  le 
temps  qu'il  en  a  befoin,  feroit  prefque  auffi  bien  fans  ces  idées,  puifqu'el- 
les  ne  lui  font  pas  d'un  grand  mage  :  car  un  homme  naturellement  pelant, 
qui  venant  à  chercher  dans  fon  Efprit  les  idées  qui  lui  font  néceffaires ,  ne 

les 

(1)  Car  il  arrive  fouvent  que  tant  un  âge  Enfant  à  h  mamelle  reconnoit  fa  Nourrice; 

fort  avancé  l  Homme  venant  à  retomber  dans  &un\                eduit   à  ce  trille  état  de  cadu- 

Jajrémiére  Enfance  ,   ne  retient  plus  aucune  ci;c  meconnoit  fi  femme  ,  &  les  Pornefti- 

idée     Le  Proverbe,  bis  pueri  fenes ,  n  expri-  que: ,  qui  font  presque  toujours  autour  de  la 

me  ce  malheur  que  très  -  imparfaitement.  Un  peiibune  pour  le  fervir. 


■  De  la  Rétention.  Liv.  II.  107 

les  trouve  pas  à  poin:  nommé  ,  n'eft  guère  plus  heureux  qu'un  homme  en-  Ch  A  P.  X. 
tierement  ignonint.     C  :ft  donc  l'affaire  de  la  Mémoire  de  fournir  à  l'Ef- 
prit  ces  :d:es  dormantes  d  ut  elle  eft  la  depolicaire,  dans  le  temps  qu'il  en  a 
befoin;  &  c'eft  à  les  .a-.ur  toi1  tes  prêtes  dans  l'occafion  que  confifle  ce  que 
nous  appelions  ouaentitM.,  imagination*,  &  vivacité  d'e/frit. 

§.  p.  Tels  font  les  défauts  4 ae  nous  obfervons  dans  la  Mémoire  d'un  hom- 
me compare  à  un  autre  homme.  Mais  il  y  en  a  un  autre  que  nous  pouvons 
concevoir  dans  la  Mémoire  de  l'Homme  en  général,  comparé  avec  d'autres 
Créatures  intelligentes  d'une  nature  fupérieure ,  lefquelles  peuvent  exceller 
en  ce  point  au  deflus  de  l'Homme  jufqu'à  avoir  conflamment  un  fentiment 
actuel  de  toutes  leurs  actions  précédentes,  de  forte  qu'aucune  des  penfées 
qu'ils  ont  eues ,  ne  difparoiiTe  jamais  à  leur  vue'.  Que  cela  foit  poffible ,  nous 
en  pouvons  être  convaincus  par  la  confideration  de  la  Toute-fcience  de 
Dieu  qui  connoît  toutes  les  chofes  préfentes,  pafTées,  &  à  venir,  &  devant 
qui  toutes  les  penfées  du  cœur  de  l'homme  font  toujours  à  découvert.  Car 
qui  peut  douter  que  Dieu  ne  puiffe  communiquer  à  ces  Efprits  Glorieux, 
qui  font  immédiatement  à  fa  fuite ,  quelques-unes  de  fes  perfections ,  en  telle 
proportion  qu'il  veut,  autant  que  des  Etres  créez  en  font  capables.  On  rap- 
porte de  Mr.  Pafcal,  dont  le  grand  efprit  tenoit  du  prodige,  que  jufqu'à  ce 
que  le  déclin  de  fa  fanté  eut  affoibli  fa  mémoire ,  il  n'avoit  rien  oublié  de 
tout  ce  qu'il  avoit  fait,  lu, ou  penfé  depuis  l'âge  de  raifon.  C'eft  là  un  privi- 
lège Il  peu  connu  de  la  plupart  des  hommes,  que  la  chofe  paroît  prefque  in- 
croyable à  ceux  qui ,  félon  la  coutume,  jugent  de  tous  les  autres  par  eux-mê- 
mes. Cependant  la  confideration  d'une  telle  Faculté  dans  Mr.  Pafcal  peut 
fervir  à  nous  repréfenter  de  plus  grandes  perfections  de  cette  efpèce  dans 
des  Efprits  d'un  rang  fupérjeur.  Car  enfin  cette  qualité  de  Mr.  Pafcal  étoit 
réduite  aux  bornes  étroites  où  l'Efprit  de  l'Homme  fe  trouve  reiTerré,  je 
veux  dire  à  n'avoir  une  grande  diverfité  d'idées  que  par  fucceflion ,  &.  non 
tout  à  la  fois  :  au  lieu  que  différens  ordres  d'Anges  peuvent  probablement 
avoir  des  vùé's  plus  étendues  ;  &  quelques-uns  d'eux  être  actuellement  enri- 
chis de  la  Faculté  de  retenir  &  d'avoir  conftamment  &  tout  à  la  fois  devant 
eux ,  comme  dans  un  Ta'  >leau ,  toutes  leurs  connoiffances  précédentes.  Il  eft 
aile  de  voir  que  ce  feroit  un  grand  avantage  à  un  homme  qui  cultive  fon  Ef- 
prit ,  s'il  avoit  toujours  devant  les  yeux  toutes  les  penfées  qu'il  a  jamais  eues, 
&  tous  les  raifonnemens  qu'il  a  jamais  faits.  D'où  nous  pouvons  conclurre, 
en  forme  de  fuppofuion,  que  c'eft  là  un  des  moyens  par  où  la  connoiflânee  . 

des  Efprits  féparez  peut  être  exceffivernent  fupérieure  à  la  nôtre. 

§.  10.  Il  femble,  au  refte,que  cette  Faculté  de  raffembler  &  de  confer-  LesBêres  ont  de 
ver  les  Idées  fe  trouve  en  un  grand  degré  dans  plufieurs  autres  Animaux,  UM«"w«e. 
suffi  bien  que  dans  l'Homme.  Car  fans  rapporter  plufieurs  autres  exemples, 
décela  feul  que  les  Oifeaux  apprennent  des  Airs  de  chanfon ,& s'appliquent 
vifiblement  à  en  bien  marquer  les  notes ,  je  ne  faurois  m'empecher  d'en  con- 
clurre que  ces  Oifeaux  ont  de  la  perception ,  &  qu'ils  confervent  dans  leur 
Mémoire  des  Idées  qui  leur  fervent  de  modèle  :  car  il  me  paroit  impoffible 
qu'ih  pujTent  s'ippliquer  (comme  il  eft  clair  qu'ils  le  font)  à  conformer  leur 
voix  à  des  tons  dont  ils  n'auroient  aucune  idée.  Et  en  effet  quand  bien  j'ac- 

O  2  cor- 


io8  De  la  Faculté  que  nous  avons 

Chap.  X.  corderois  que  le  fon  peut  exciter  méchaniquement  un  certain  mouvement 
d'Efprits  animaux  dans  le  cerveau  de  ces  Oifeaux  tandis  qu'on  leur  joue  ac- 
tuellement un  air  de  chanfon  ;  &  que  le  mouvement  peut  être  continué  juf- 
qu'au  mufcle  des  ailes ,  en  forte  que  Poifeau  foit  poufle  méchaniquement 
par  certains  bruits  à  prendre  la  fuite,  parce  que  cela  peut  contribuer  à  fa 
confervation ,  on  ne  fauroit  pourtant  fuppofer  cela  comme  une  raifon  pour- 
quoi en  jouant  un  Air  à  un  Oifeau ,  &  moins  encore  après  avoir  ceffé  de  le. 
jouer,  cela  devroit  produire  méchaniquement  dans  les  organes  de  la  voix 
de  cet  Oifeau  un  mouvement  qui  l'obligeât  à  imiter  les  notes  d'un  fon  é- 
tranger ,  dont  l'imitation  ne  peut  être  d'aucun  ufage  à  la  confervation  de 
ce  petit  Animal.  Mais  qui  plus  eft,  on  ne  fauroit  fuppofer  avec  quelque 
apparence  de  raifon ,  &  moins  encore  prouver ,  que  des  Oifeaux  puiffent 
fans  fentiment  ni  mémoire  conformer  peu  à  peu  &  par  dégrez  les  inflexions- 
de  leur  voix  à  un  Air  qu'on  leur  joua  hier,  puifque  s'ils  n'en  ont  aucune 
idée  dans  leur  Mémoire,  il  n'eil  préfentement  nulle  part;  &  par  confé- 
quent  ils  ne  peuvent  avoir  aucun  modèle,  pour  l'imiter,  ou  pour  en  ap- 
procher plus  près  par  des  effais  réitérez.  Car  il  n'y  a  point  de  raifon  pour- 
quoi le  fon  du  flageolet  laifferoit  dans  leur  Cerveau  des  traces  qui  ne  de- 
vroient  point  produire  d'abord  de  pareils  fons ,  mais  feulement  après  cer- 
tains efforts  que  les  Oifeaux  font  obligez  de  faire  lorfqu'ils  ont  ouï  le  fla- 
geolet: &  d'ailleurs  il  eft  impoffible  de  concevoir  pourquoi  les  fons  qu'ils 
rendent  eux-mêmes,  ne  feroient  pas  des  traces  qu'ils  devroient  fuivre  tout 
auffi  bien  que  celles  que  produit  le  fon  du  flageolet. 

CHAPITRE        XI. 

De  la  Faculté  de  dijlingaer  les  Idées ,  rj?  de  quelques  autres  Opéra- 
Chap.  XI.  tions  de  VEfprit. 


Il  n'y  a  point  de 
cor.noilfance  fans 
dil'cerr.eraent. 


§.  i.  TTXe  autre  Faculté  que  nous  pouvons  remarquer  dans  notre  Ef- 
^•s  prit,  c'eft  celle  de  difcerner  ou  diftinguer  fes  différentes  idées. 
Il  ne  fufïït  pas  que  l'Efprit  ait  une  perception  confufe  de  quelque  chofe  en 
général.  S'il  n'avoit  pas,  outre  cela,  une  perception  diftincte  de  divers 
Objets  &  de  leurs  différentes  Qualitez,  il  ne  feroit  capable  que  d'u- 
ne très-petite  connoiffance  ,  quand  bien  les  Corps. qui  nous  affectent,  fe- 
roient aufli  actifs  autour  de  nous  qu'ils  le  font  préfentement  ;  &  quoi  que 
l'Efprit  fût  continuellement  occupé  à  penfer.  C'eft  de  cette  Faculté  de 
diftinguer  une  chofe  d'avec  une  autre  que  dépend  l'évidence  &  la  certitude 
de  plusieurs  Propofitions ,  de  celles-là  même  qui  font  les  plus  générales ,  & 
qu'on  a  regardé  comme  des  Féritez  innées  ,  parce  que  les  hommes  ne 
conliderant  pas  la  véritable  caufe  qui  fait  recevoir  ces  Propofitions  ; 
un  confentement  univerfel  ,  l'ont  "entièrement  attribuée  à  une  impref- 
fion  naturelle  &  uniforme ,  quoi  que  dans  le  fond  ce  confentement  dé- 
pende proprement  de  cette  Faculté  que  VEfprit  a  de  difcerner  nettement  les  Ob- 
jets, par  où  il  appercoit  que  deux  Idées  font  les  mêmes,  ou  différentes 


entre',- 


de  diftinguer  les  Idées.  Liv.  II.  109 

entr'elles.     Mais  c'eft  dequoi  nous  parlerons  plus  au  long  dans  la  fuite.  Chap.  XI. 
§.  2.  Je  n'examinerai  point  ici  combien  l'imperfection  dans  la  Faculté   Difï-e'rence £ntre 
de  bien  diftinguer  les  idées,  dépend  de  la  grolïiéreté  ou  du  défaut  des  or-  l'Efprit&lejugfr 
ganes ,  ou  du  manqu?  de  pénétration ,  d'exercice  &  d'attention  du  côté  de  1Dem' 
l'Entendement,  ou  d'une  trop  grande  précipitation,  naturelle  à  certains 
temperamens.     Il  fuffit  de  remarquer  que  cette  Faculté  eft  une  des  Opéra- 
tions fur  laquelle  l'Ame  peut  réfléchir,  &  qu'elle  peut  obferver  en  elle-mê- 
me.    Elle  eft,  au  refte,  d'une  telle  conféquence  par  rapport  à  nos  autres 
connoifTances ,  que  plus  cette  Faculté  eft  groffiére,  ou  mal  employée  à 
marquer  la  diftinclion  d'une  chofe  d'avec  une  autre,  plus  nos  Notions  font 
confufes,  &  plus  notre  Raifon  s'égare.     Si  la  vivacité  de  l'Efprit  confifte 
à  rappeller  promptement  &  à  point  nommé  les  idées  qui  font  dans  la  Mé- 
moire, c'eft  à  fe  les  repréfenter  nettement,   &  à  pouvoir  les  diftinguer 
exactement  l'une  de  l'autre,  lorfqu'il  y  a  de  la  différence  entr'elles,  quel- 
que petite  qu'elle  foit,  que  confifte,  pour  la  plus  grand' part , cette  juftefTe 
&  cette  netteté  de  Jugement ,  en  quoi  l'on  voit  qu'un  homme  excelle  au 
deffus  d'un  autre.     Et  par-là  on  pourrait,  peut-être,  rendre  raifon  de  ce 
qu'on  obferve  communément ,  Que  les  perfonnes  qui  ont  le  plus  d'efprit , 
&  la  mémoire  la  plus  prompte,  n'ont  pas  toujours  le  jugement  le  plus  net 
&  le  plus  profond.     Car  au  lieu  que  ce  qu'on  appelle  Efprit,  confifte  pour 
l'ordinaire  à  affembler  des  idées ,  &  à  joindre  promptement  &  avec  une 
agréable  variété  celles  en  qui  on  peut  obferver  quelque  reffemblance  ou 
quelque  rapport,  pour  en  faire  de  belles  peintures  qui  divertiflent  OS:  frap- 
pent agréablement  l'imagination  :  au  contraire  le  Jugement  confifte  à  diftin- 
guer exactement  une  idée  d'avec  une  autre,  fi  l'on  peut  y  trouver  la  moin- 
dre différence,  afin  d'éviter  qu'une  fimilitude  ou  quelque  affinité  ne  nous 
donne  le  change  en  nous  faifant  prendre  une  chofe  pour  l'autre.     Il  faut, 
pour  cela,  faire  autre  chofe  que  chercher  une  métaphore  &  une  allufion, 
en  quoi  confiftent,  pour  l'ordinaire,   ces  belles  &  agréables  penfées  qui 
frapent  fi  vivement  l'imagination,  &  qui  plaifent  li  fort  à  tout  le  monde, 
parce  que  leur  beauté  paroît  d'abord,  &  qu'il  n'eft  pas  nécefîaire  d'une 
grande  application  d'efprit  pour  examiner  ce  qu'elles  renferment  de  vrai , 
ou  de  raifonnable.     L'Efprit  fatisfait  de  la  beauté  de  la  peinture  &  de  la 
vivacité  de  l'imagination ,  ne  fonge  point  à  pénétrer  plus  avant.     Et  c'eft 
en  effet  choquer  en  quelque  manière  ces  fortes  de  penfées  fpirituelles  que  de 
les  examiner  par  les  règles  févéres  de  la  Vérité  &  du  bon  raifonnement  ; 
d'où  il  paroi  t  que  ce  qu'on  nomme  Efprit,  confifte  en  quelque  chofe  qui 
n'eft  pas  tout-a-fait  d'accord  avec  la  Vérité  &  la  Raifon. 

§.  3.  Bien  diftinguer  nos  Idées,  c'eft  ce  qui  contribue  le  plus  à  faire 
quelles  fbient  claires  &  déterminées;  •&  fi  elles  ont  une  fois  ces  quali 
nous  nerifquerons  point  de  les  confondre,  ni  de  tomber  dans  aucune  erreur 
à  leur  occafion ,  quoi  que  nos  Sens  nous  les  repréfentent  de  la  part  du 
me  objet  diverferrient  en  différentes  rencontres,  (comme  il  arrive  quelque- 
fois) &  qu'ainliils  femblei  dans  l'erreur.  Car  quoi  qu'un  homme  re- 
çoive  dans  la  fièvre  u.  amer  par  le  moyen  du  Sucre,  qui  dans  un  au- 
tre temps  auroit  t>:cm:  en  lui  i'idée  de  la  douceur,  cependant  l'idée  de  IV 

0  3 


ito  <De  U  Faculté  que  nous  avons 

Chap.  XI.  mer  dans  l'Efprit  de  cet  homme,  eft  une  idée  aufli  diftin&ede  celle  du  doux 
que  s'il  eût  goûté  du  Fiel.  Et  de  ce  que  le  même  CV'-ps  j  -oduir. ,  par  le 
moyen  du  Goût ,  l'idée  du  doux  dans  un  temps ,  &  celle  de  l'amer  dans  un 
autre  temps,  il  n'en  arrive  pas  plus  de  confufion  entre  ces  deux  Idées, 
qu'entre  les  deux  Idées  de  blanc  &  de  doux ,  ou  de  blanc  ci  de  rond  que  le 
même  morceau  de  Sucre  produit  en  nous  dans  le  même  temps.  Ainii,  les 
idées  de  couleur  citrine  &  d'azur  qui  font  excitées  dans  l'Efprit  par  la  feu- 
le infufion  du  Bois  qu'on  nomme  communément  Lignum  Nephritkum ,  ne 
font  pas  des  idées  moins  diftinctes ,  que  celles  de  ces  mêmes  Couleurs,  pro- 
duites par  deux  différens  Corps. 
De  la  Faculté  g.  4.  Une  autre  opération  de  l'Efprit  à  l'égard  de  fes  Idées ,  c'eft  la 

que  nous  avons  de    .„„.^_       •/■  >-i    r   ■       i>  ■  1  •  i>  !    i't-  1     •• 

comparer  nosi-     comparaijon  qu  il  fait  d  une  idée  avec  1  autre  par  rapport  a  1  Etendue,  aux 

d"s-  Dégrez,  au  Temps,  au  Lieu,  ou  à  quelque  autre  circonllance ;  &  c'efl 

de  là  que  dépend  ce  grand  nombre  d'Idées  qui  font  comprifes  fous  le  nom 

de  Relation.     Mais  j'aurai  occaiion  dans  la  fuite  d'examiner  quelle  en  eft  la 

vafte  étendue. 

res Bêtes  ne  com-       g.  5.  11  n'eft  pas  aifé  de  déterminer  iufqu'à  quel  point  cette  Faculté  fe 

parent  des  hiees       «.„„  1  1         r>  t  •  ■  >    11  1  n-    1 

que  dune  manié-  trouve  dans  les  Betes.     Je  croi,  pour  moi,  quelles  ne  la  poiledent  pas 
ie  imparfaite.       dans  un  fort  grand  degré  :  car  quoi  qu'il  foit  probable  qu'elles  ont  plulieurs 
Idées  allez  diftinéles ,  il  me  femble  pourtant  que  c'eft  un  privilège  particu- 
lier de  l'Entendement  humain ,  lors  qu'il  a  fufiifamment  diftingué  deux  Idées 
jufqu'à  reconnoître  qu'elles  font  parfaitement  différentes,  &  à  s'affûrer  par 
conféquent  que  ce  font  deux' Idées,  c'eft, dis-je,  une  de  fes  prérogatives 
de  voir  &  d'examiner  en  quelles  circonftances  elles  peuvent  être  comparées 
enfemble.     C'eft-pourquoi  je  croi  que  les  Bètes  ne  comparent  (i)  leurs  I- 
dees  que  par  rapport  à  quelques  circonftances  feniibles,  attachées  aux  Ob- 
jets mêmes.     Mais  pour  ce  qui  eft  de  l'autre  puilfance  de  comparer  qu'on 
peut  obferver  dans  les  hommes ,  qui  roule  fur  les  Idées  générales ,  &  ne  fert 
que  pour  les  raifonnemens  abftraits  ,   nous  pouvons  conjecturer  probable- 
ment qu'elle  ne  fe  rencontre  pas  dans  les  Betes. 
AutreFacuitéqui      §•  6.  Une  autre  opération  que  nous  pouvons  remarquer  dans  l'Efprit  de 
llfïdéè"mp°/er   l'Homme  par  rapport  à  Tes  Idées,  c'eft  la  Compofition,  par  laquelle  l'Efprit 

joint 

*  L.n.  Ch.xrr.  (1)  Aux  fpeclacles  de  Rome,  dit  Montagne  *  déterminez  à  repeter  leur  leçon  par  des  ci  r- 

T.  n.  p.  270.  Ed.    fur  la  foi  de  Plutarque,  //  fe  ■voyait  ordinaire-  confiances  fenfibles,  attachées  aux  Objet;  mê- 

de  la  Haye  1727.    ment  des  Elephans  drejfez  à  fe  mouvoir ,  <y  dan-  mes.-'   Nullement:  puisque  leurs  Sens  ne  pou- 

cer  av.  fin  de  la  -voix,  des  dames  à  plujict'.r  s  en-  voient  être  affectez  par  aucun  Objet,  comme 

Irel.jJJettrcs ,  coupeures  c?  diverfes  cadences  très-  Pline  .  *  qui  rapporte  le  même  Fait  aufli  bien 

difficdes  à  apprendre.    Dira-t-on  que  ces  Ani-  que    Plutarque,    nous  l'affûte  pofitivement: 

maux  ne  comparoient  les  idées  qu'i's  fe  for-  Ccrtum  efl,   dit-il,   unitm  (Elephantem)  tai- 

moient  de  tous  ces  diffèrens  mouvemens  que  dioris  tngenii  m  accipiendis  quî  tradebantur  fi- 

par  r.ippoit  à  quelques  circonftances  fenfibles,  piùs  caftigatu-m  verberibus ,  eademilla  meditan- 

comme  au  fin  de  la  voix  qui  régloit  &i  déter-  tem  noàlv.  repertum.   Cet  Eléphant  d'un  Efprit 

minoit  tous  leurs  pas  ?  On  le  veut ,  j'y  foufcris.  moins  vif  que  les  autres  ,  repetoit  fa  leçon  du- 

Mais  que  dire  Je  ces  Elephans  qu'on  a  vu  dins  rant  la  nuit ,  fort  éloigné  par  conféquent  de 

le  même  temps,  qui,  comme  a;outc  Monta-  compuer  fes  Idées  par  rapport  à  des  circon- 

gne,  en  leur  privé  remémoraient  hur  leçon,  v  fiances  fenfibles,   attachées  à  quelque  Objet 

s'exerçoyent  par  fiing  cr  par  efi:<de  pour  n  élire  extéfieur. 
tancez.  &  battus  de  Itttrt  Maiftro.'   Eioient-ils         *  Pl.Hift.Nat.L.  viU.c.  î. 


de  diftingtier  les  Idées.  Liv.  II.  m 

joint  enfemble  plufieurs  Idées  fimpîes  qu'il  a  reçues  par  le  moyen  de  la  Sen-  C  H  a  p.  XL 
fation  &  de  la  Réflexion,  pour  en  faire  des  Idées  complexes.  On  peut 
rapporter  à  cette  Faculté  de  compofer  des  Idées,  celle  de  les  étendre;  car 
quoi  que  dans  cette  dernière  opération,  la  compofitionneparoifTepas  tant, 
que  dans l'aflèmblage  de  plufieurs  Idées  complexes,  c'eft  pourtant  joindre 
plufieurs  idées  enfemble,  mais  qui  font  de  laméme  efpèce.  Ainfi,  en  ajou- 
tant plufieurs  unitez  enfemble,  nous  nous  formons  l'idée  d'une  douzaine; 
&  en  joignant  enfemble  des  idées  répétées  de  plufieurs  toi/es,  nous  nous  for- 
mons l'idée  d'un  ftade. 

§.  7.  Je  fuppofe  encore ,  que  dans  ce  point  les  Bêtes  font  inférieures  aux  Les  tàes  font 
Hommes.  Car  quoi  qu'elles  reçoivent  &  retiennent  enfemble  plufieurs  peu  de  cnmpoii- 
combinaifons  d'Idées  fimples ,  comme  lors  qu'un  Chien  regarde  Ion  Mai-  uons 
tre,  dont  la  figure,  l'odeur,  &  la  voix  forment  peut-être  une  idée  com- 
plexe dans  le  Chien,  ou  font,  pour  mieux  dire,  plufieurs  marques  diftincîes 
auxquelles  il  le  reconhoît,  cependant  je  ne  croi  pas  que  jamais  les  Betes 
affemblent  d'elles-mêmes  ces  idées  pour  en  faire  des  Idées  complexes.  Et 
peut-être  que  dans  les  occafions  où  nouspenfons  reconnoître  que  les  Bêtes 
ont  des  Idées  complexes,  il  n'y  a  qu'une  feule  idée  qui  les  dirige  vers  la 
connoiffance  de  plufieurs  chofes  qu'elles  diftinguent  beaucoup  moins  par  la 
vûè",  que  nous  ne  croyons.  Car  j'ai  appris  de  gens  dignes  de  foi,  qu'une 
Chienne  nourrira  de  petits  Renards ,  badinera  avec  eux ,  &  aura  pour  eux 
la  même  paifion  que  pour  fes  Petits ,  fi  l'on  peut  faire  en  forte  que  les  Re- 
nardeaux la  tettent  tout  autant  qu'il  faut  pour  que  le  lait  fe  répande  par  tout 
leur  Corps.  Et  il  ne  paroît  pas  que  les  Animaux  qui  ont  quantité  de  Pe- 
tits à  la  fois,  ayent  aucune  connoiffance  de  leur  nombre;  car  quoi  qu'ils 
s'intéreffent  beaucoup  pour  un  de  leurs  Petits  qu'on  leur  enlevé  en  leur. pré- 
fence ,'  ou  lors  qu'ils  viennent  à  l'entendre ,  cependant  fi  on  leur  en  dérobe 
un  ou  deux  en  leurabfence,  ou  fans  faire  du  bruit,  (1)  ils  ne  femblent  pas 
s'en  mettre  fort  en  peine,  ou  même  s'appercevoir  que  le  nombre  en  ait  été 
diminué. 

§.  8-  Lorfque  les  Enfans  ont  acquis ,  par  des  Senfations  réitérées ,  des   nonnerdesnoms 
idées  qui  fe  font  imprimées  dans  leur  Mémoire,  ils  commencent  à  appren-  auKldees- 
dre  par  dégrez  l'ufage  des  fignes.     Et  quand  ils  ont  plié  les  organes  de  la 

parole 

Ci)  Te  ne  fai  fi  l'on  peut  dire  cela  de  la  éloigne  du  Rivage  où  1a  Tigrefle  paroît  bien- 

ijours  bon  nombre  de  Petits  :  tôt,  pleine  de  rage  de  ne  pouvoir  lui  avler  ôter 

car  s'il  1  ils  foient  enlevez  en  fon  ab-  les  Petits  qu'il  emporte  avec  lai.    Tout  cela 

Se  de  courir  ça  &  là  qu'elle  nous  eft  auellé  par  Pline,    dont  voici  les 

r  t  cil  ils  doivent  être.  Le  Chaf-  propres  paroles:  Totus  Tigridis  fœtus  qui  fem- 

\  cheval  s'enfuit  à  toute  bride  fer   numeroftu  eft ,    ab  injidiante  rapitur  eqnt> 

•levez  ,  en  lâche  un,   à  l'ap-  quàm  maxime  ptrnici ,  atquc  in  recer.tes  fubin- 

prochedi     a  '  igre'.Te  dont  il  entend  le  fremif-  de  translertur.     At  ubi  vacuum  cxbile  reperit 

t!'..-  «en  faifit,  le  porte  dans  fa  tanie-  fœta  (maribus  er.im  cura  non  eft  fobolis)  fertur 

re;  ^c  retournant  auffi  tôt  avec  plus  de  rapi-  prteeps ,  odore  vtftigans.    Raptor  approp-.nquan- 

dité,  dis  en  reprend  un  autre  qu'on  lâche  en-  te  frémit;»,  abjicit  unmn  e  catuiis.     Joiiit  Ma 

core  fu  liemin;  ik  toujours  de  meme,  morfu,^  pondère etiam  ocyor  aSîa  remeat,  i.'e- 

revenir  fur  fespas,  jufqu'à  ce  rumque  conjequiiur ,  ac  fubinde .  donec  in  navem 

0  eu    qui  court  toujours  à  bride  regrtjfo  irrita  firitas  Uzit  in  li.'fore.  Hift,  Na- 

."o.t  jette  dans  un  bateau  qu'il  tux.  Lib.  VIII.  c  10. 


ii2  ÏDe  la  Faculté  que  nous  avons 

ChaP.  XI.  parole  à  former  des  fons  articulez,  ils  commencent  àfefèrvirde  mots  pour 
faire  comprendre  leurs  idées  aux  autres.  Et  ces  fignes  nominaux ,  ils  les  ap- 
prennent quelquefois  des  autres  hommes,  &  quelquefois  ils  en  inventent 
eux-mêmes ,  comme  chacun  peut  le  voir  par  ces  mots  nouveaux  &  inu- 
fitez  que  les  Enfans  donnent  fouvent  aux  chofes  lors  qu'ils  commen- 
cent à  parler. 

qu'ablhattion.  §•  9-   Or  comme  on  n'employé  les  mots  que  pour  être  des  fignes  exté- 

rieurs des  idées  qui  font  dans  l'Efprit ,  &  que  ces  Idées  font  prifes  de  cho- 
fes particulières ,  fi  chaque  Idée  particulière  que  nous  recevons ,  devoit 
être  marquée  par  un  terme  diftincl,  le  nombre  des  motsferoit  infini.  Pour 
prévenir  cet  inconvénient,  l'Efprit  rend  générales  les  Idées  particulières 
qu'il  a  reçues  par  l'entremife  des  Objets  particuliers ,  ce  qu'il  fait  en  con- 
fiderant  ces  Idées  comme  des  apparences  féparées  de  toute  autre  chofe,  & 
de  toutes  les  circonftances  qui  font  qu'elles  repréfentent  des  Etres  particu- 
liers actuellement  exiflans,  comme  font  le  temps,  le  lieu  &  autres  Idées 
concomitantes.  C'eft  ce  qu'on  appelle  Abjiraclion ,  par  où  des  Idées  tirées 
de  quelque  Etre  particulier  devenant  générales,  repréfentent  tous  les  Etres 
de  cette  efpèce  ,  de  forte  que  les  Noms  généraux  qu'on  leur  donne,  peu- 
vent être  appliquez  à  tout  ce  qui  dans  les  Etres  actuellement  exiftans  con- 
vient à  ces  Idées  abflraites.  Ces  Idées  fimples  &  précifes  que  l'Efprit  fe 
repréfente,  fans  confiderer  comment,  d'où  &  avec  quelles  autres  Idées 
elles  lui  font  venues ,  l'Entendement  les  met  à  part  avec  les  noms  qu'on  leur 
donne  communément,  comme  autant  de  modèles,  auxquels  on  puhTe  rap- 
porter les  Etres  réels  fous  différentes  efpèces  félon  qu'ils  correfpondent  à 
ces  exemplaires,  en  les  défignant  fuivant  cela  par  différens  noms.  Ainfi, 
remarquant  aujourd'hui ,  dans  de  la  craye  ou  dans  la  neige ,  la  même  cou- 
leur que  le  lait  excita  hier  dans  mon  Efprit,  je  confidére  cette  idée  unique, 
je  la  regarde  comme  une  repréfentation  de  toutes  les  autres  de  cette  efpèce , 
&  lui  ayant  donné  le  nom  de  blancheur ,  j'exprime  par  cefon  la  même  qua- 
lité, en  quelque  endroit  que  je  puifié  l'imaginer,  ou  la  rencontrer:  &  c'eft 
ainfi  que  fe  forment  les  idées univerfelles ,oc les  termes  qu'on  employé  pour 
les  défigner. 

testâtes  ne  for-      K.  io.  Si  l'on  peut  douter  que  les  Bètes  compofent  &  étendent  leurs 

ment  point  d'abl-     r  i  •         î  •  »  <  '•       i  »       •      •  •  î   "  •      j      > 

tia&ions.  Idées  de  cette  manière,  a  un  certain  degré,  je  crois  être  en  droit  de  lup- 

pofer  que  la  puilfance  de  former  des  abftraclions  ne  leur  a  pas  été  donnée , 
&  que  cette  Faculté  de  former  des  idées  générales  eft  ce  qui  met  une  par- 
faite diftinction  entre  l'Homme  &  les  Brutes,  excellente  qualité  qu'elles  ne 
fauroient  acquérir  en  aucune  manière  par  le  fecours  de  leurs  Facilitez.  Car 
il  eft  évident  que  nous  n'obfervons  dans  les  Betes  aucunes  preuves  qui  nous 
puifient  faire  connoître  qu'elles  fe  fervent  de  fignes  généraux  pour  défigner 
des  Idées  univerfelles  ;  &  puifqu'elles  n'ont  point  l'ufage  des  mots  ni  d'au- 
cuns autres  fignes  généraux,  nous  avons  raifon  de  penfer  qu'elles  n'ont 
point  la  Faculté  (i)  de  faire  des  abftraclions ,  ou  de  former  des  idées  gé- 
nérales. 

§.  ii.  Or 

(i)  Ne  pourroit-il  pas  être  qu'un  Chien ,  qui     après  avoir  couru  un  Cerf,  tombe  fur  la  pifte 

d'un 


de  diftittguer  les  Idées.  Liv.  II.  113 

§.  il.  Or  on  ne  fauroic  dire,  que  c'eft  faute  d'organes  propres  à  former  Ciiap.  XI. 
des  fons  articulez  qu'elles  ne  font  aucun  ufage  ou  n'ont  aucune  connoiffance 
des  mots  généraux,  puifque  nous  en  voyons  plulieurs  qui  peuvent  former 
de  tels  fons ,  &  prononcer  des  paroles  aiTez  diftinftement ,  mais  qui  n'en 
font  jamais  une  pareille  application.  D'autre  part ,  les  hommes  qui  par 
quelque  défaut  dans  les  organes,  font  privez  de  l'ufage  de  la  parole,  ne 
laiffent  pourtant  pas  d'exprimer  leurs  idées  univerfelles  par  des  fignes  qui 
leur  tiennent  lieu  de  termes  généraux,  Faculté  que  nous  ne  découvrons 
point  dans  les  Bétes.  Nous  pouvons  donc  fuppofer,  à  mon  avis,  que  c'elt 
en  cela  que  les  Betes  différent  de  l'Homme.  C'eft-là,  dis-je,  la  propre 
différence,  à  l'égard  de  laquelle  ces  deux  fortes  de  Créatures  font  entière- 
ment diftinct.es,  &  qui  met  enfin  une  fi  vafte  diftance  entre  elles.  Car  fi 
les  Bétes  ont  quelques  idées ,  &  ne  font  pas  de  pures  Machines ,  comme 
quelques-uns  le  prétendent ,  nous  ne  finirions  nier  qu'elles  n'ayent  de  la  rai- 
fon  dans  un  certain  degré.  Et  pour  moi,  il  me  paroit  auffi  évidenc  qu'il 
y  en  a  quelques-unes  qui  raisonnent  en  certaines  rencontres ,  qu'il  me 
paroit  qu'elles  ont  du  fentiment:  mais  c'efl  feulement  fur  des  idées  particu- 
lières qu'elles  raifonmnt ,  félon  que  leurs  Sens  les  leur  préfentent.  Les  plus 
parfaites  d'entre  elles  font  renfermées  dans  ces  étroites  bornes ,  (1)  n'ayant 
point,  à  ce  queyV  croi,  la  Faculté  de  les  étendre  par  aucune  forte  d'abf- 
traélion. 

§.  12.  Si  l'on  examinoit  avec  foin  les  divers  égaremens  des  Imbecilles,  Dcftutdes  im- 
on  découvriroit  fans  doute  jufqua  quel  point  leur  imbécillité  procède  de  "'""• 
l'abfence  ou  de  la  foibleffe  de  quelqu'une  des  Facilitez  dont  nous  venons  de 
parler ,  ou  de  ces  deux  chofes  enfemble.  Car  ceux  qui  n'appereoivent  qu'avec 
peine,  qui  ne  retiennent  qu'imparfaitement  les  idées  qui  leur  viennent  dans 
J'Efprk,  &  qui  ne  fauroient  les  rappcller  ou  atïembler  promptement,  n'ont 
que  très-peu  de  penfées.  Ceux  qui  ne  peuvent  diftinguer,  comparer  &. 
abflraïre  des  idées ,  ne  fauroient  être  fort  capables  de  comprendre  les  cho- 
fes, défaire  ufage  des  termes,  ou  déjuger  &  de  raifonner  paffablement  bien. 

Leurs 

d'un  autre  Cerf  &  refuie  de  la  fuivre ,  connoît  tous  à  lui  :  après  quoi ,  rentrant  promptement 

par  une  efpèce  d'abflraétion ,  que  ce  dernier  dans  la  Chambre,  il  fe  plaçoit  auprès  du  Foyer 

Cerf  cft  un  Animal  de  la  même  efpèce  que  ce-  fort  à  fon  aife  ,  fans  fe  mettre  en  peine  de 

lui  qu'il  a  couru  d'abord,  quoi  que  ce  r.efoit  l'aboyement  des  autres  Chiens,  qui  quelques 

pas  le  même  Cerf  ?  11  me  femble  qu'onde-  jours,  ou  quelques  iemaines  après,  donnoient 

vroit  être  fort  retenu  à  fe  déterminer  fur  un  encore  dans  le  même  panneau, 

point  fi  obfcur.     On  fait  d'ailleurs,  qi-e  non-  d)  Tant  qu'on  ignore. a  jusqu'à  quel  degré 

feulement  les  Bêtes  d'une  certaine  elpèee  pa-  les  B:tes  raifonnent,  &  font  à  cet  égard  plus 

roiflent  fort  lupéiieures  par  le  raifcnnément  à  parfaites  les  unes  que  les  autres,  on  ne  pour- 

des  Bêtes  d'une  autre  efpèce,  mais  qu'il  s'en  ra   point,  à  mon  avis  ,  définir  précifément 

trouve  aufli  qui  conftamment  raifonnent  ave:  .leur  manière  de  raifonner    ni  en  déterminer 

plus  de  fubtilité  que  quiritité  d'autres  de  leur  les  bornes.  M.  Locke  en  convient  enquel- 

eïpèce.    J'ai  vît  un  Chien  qui  en  hyver  r,c  que  manière,   puisqu'il  fe  contente  de  nous- 

manquoit  jamais  de  donner  le  change  à  plu-  dire  qu'il  croit  qu'elles  font  incapables  de  faire 

fleurs  autres  Chiens  qui  le  foir  fe  rangeoierit  aucune  forte  d'abflraclions.  11  y  a  grande  ap- 

autour  du  Foyer.    Car  toutes  les  fois  qui]  r.e  parence  que ,  s'il  eût  pu  le  prouver  évidem- 

pouvoit  pas  s'y  placer  auffi  avantageuièment  ment,  il  l'auroit  fait,  ou  du  moins  Vaut  oit 

que  les  autres,  il  alloit  hors  de  la'  Chambré  afl'uré  comme  une  chofe  indubitable. 
leur  donner  l'alr.rme  d'un  ton  qui  les  attiroit 


P 


les  Foin. 


114  De  la  Faculté  que  nous  avons 

Chat.  XI.  Leurs  raifonnemens  qui  font  rares  &  très-imparfaits  ne  roulent  que  fur 
des  chofes  préfentes,  &  fort  familières  à  leurs  Sens.  Et  en  effet,  fi  aucu- 
ne des  Facultez  dont  j'ai  parlé  ci-deffus,  vient  à  manquer  ou  à  fe  dérégler, 
l'Entendement  de  l'Homme  a  conitamnient  les  défauts  que  doit  produire 
l'abfence  ou  le  dérèglement  de  cette  Faculté. 
Différence  entre  §•  I3-  Enfin,  il  me  femble  que  le  défaut  des  Imbecilles  vient  de  manque 
i s  mibedjjes  &  de  vivacité,  d'aclivité  &  de  mouvement  dans  les  Facultez  intellectuelles , 
par  où  ils  fe  trouvent  privez  de  l'ufage  de  la  Raifon.  Les  Fous,  au  con- 
traire, femblent  être  dans  l'extrémité  oppofée.  Car  il  ne  me  paroît  pas 
que  ces  derniers  ayent  perdu  la  faculté  deraifonner  :  mais  ayant  joint  mal  à 
propos  certaines  Idées,  ils  les  prennent  pour  desvéritez,  &  fe  trompent  de 
la  même  manière  que  ceux  qui  raifonnent  jufte  fur  de  faux  Principes..  Après 
avoir  converti  leurs  propres  fantaifies  en  réalitez  par  la  force  de  leur  imagi- 
nation ,  ils  en  tirent  des  conciliions  fort  raifonnables.  Ainfi ,  vous  verrez 
un  Fou  qui  s'imaginant  être  Roi,  prétend,  par  une  jufte  conféquence, 
être  fervi ,  honoré ,  &  obéi  félon  fa  dignité.  D'autres  qui  ont  crû  être  de 
verre ,  ont  pris  toutes  les  précautions  néceffaires  pour  empêcher  leur  Corps 
de  fe  cafler.  De  là  vient  qu'un  homme  fort  fage  &  de  très-bon  fens  en 
toute  autre  chofe,  peut  être  auffi  fou  fur  un  certain  article  qu'aucun  de 
ceux  qu'on  renferme  dans  les  Petites-Maifons ,  fi  par  quelque  violente  im- 
preffion  qui  fe  foit  faite  fubitement  dans  fon  Efprit,  ou  par  une  longue  ap- 
plication àuneefpèce  particulière  depenfées,  il  arrive  que  des  Idées  incom- 
patibles foient  jointes  fi  fortement  enfemble  dans  fon  Efprit,  qu'elles  y  de- 
meurent unies.  Mais  il  y  a  des  dégrez  de  folie  auffi  bien  que  d'imbécillité , 
cette  union  déréglée  d'Idées  étant  plus  ou  moins  forte  dans  les  uns  que  dans 
les  autres.  En  un  mot,  il  me  femble  que  ce  qui  fait  la  différence  des  Im- 
becilles d'avec  les  Fous,  c'eft  que  les  Fous  joignent  enfemble  des  idées 
mal-afforties ,  &  forment  ainfi  des  Propofitions  extravagantes,  fur  lefquel- 
les  néanmoins  ils  raifonnent  jufte:  au  lieu  que  les  Imbecilles  ne  forment  que 
très-peu,  ou  point  de  Propofitions,  &  ne  raifonnent  prefque  point. 

g.  14.  Ce  font  là,  je  croi,  les  premières  Facultez  &  opérations  de  l'Ef- 
prit,  par  lefquelles  l'Entendement  eft  mis  en  action.  Quoi  qu'elles  regar- 
dent toutes  fes  Idées  en  général,  cependant  les  exemples  que  j'en  ai  donné 
jufqu'ici,  ont  principalement  roulé  fur  des  Idées  fimples.  Que  fi  j'ai  joint 
l'explication  de  ces  Facultez  à  celle  des  Idées  fimples,  avant  que  depropo- 
fer  ce  que  j'ai  à  dire  fur  les  Idées  complexes,  c'a  été  pour  les  raifons  fui- 
vantes. 

Premièrement,  à  caufe  que  plufieurs  de  ces  Facultez  ayant  d'abord  pour- 
objet  les  Idées  fimples ,  nous  pouvons ,  en  fuivant  l'ordre  que  la  Nature  s'effc 
preferit,  fuivre  &  découvrir  ces  Facultez  dans  leur  fource,  dans  leurs  pro- 
grès &  dans  leurs  accroiffemens. 

En  fécond  lieu,  parce  qu'en  obfervant  de  quelle  manière  ces  Facultez 
opèrent  à  l'égard  des  Idées  fimples,  qui  pour  l'ordinaire  font  plus  nettes, 
plus  précifes  &  plus  diftindtes  dans  l'Efprit  de  la  plupart  des  hommes ,  que 
les  Idées  complexes,  nous  pouvons  mieux  examiner  &  apprendre  comment 
l'Efprit  fait  des  abftraôtions ,  comment  il  compare ,  diftingue  &  exerce  fes 

autres 


de  diftingmr  les  Idi'es.  Liv.  II.  iij 

autres  opérations  à  l'égard  des  Idées  complexes ,  fur  quoi  nous  fommcsplus  Chap.  XI. 
fujets  à  nous  méprendre. 

En  troifiéme  lieu,  parce  que  ces  mêmes  Opérations  de  l'Efprit  concer- 
nant les  Idées  qui  viennent  par  voye  de  Senfation,  font  elles-mêmes,  lors 
que  l'Efprit  en  fait  l'objet  de  fes  réflexions,  une  autre  efpèce  d'Idées,  qui 
procèdent  de  cette  féconde  fburce  de  nos  connoifTances  que  je  nomme  Ré- 
flexion, lefqudles  il  étoit  à  propos,  à  caufe  de  cela,  de  confiderer  en  cet 
endroit,  après  avoir  parlé  des  Idées  fimples  qui  viennent  par  Senfation.  Du 
relie ,  je  n'ai  fait  qu'indiquer  en  paflant  ces  Facultez  de  compofer  des  Idées , 
de  les  comparer,  de  faire  des  abff.rac~t.ions ,  &c.  parce  que  j'aurai  occalion 
d'en  parler  plus  au  long  en  d'autres  endroits. 

g.  15.  Voilà  en  abrégé  une  véritable  hifloire,  fi  je  ne  me  trompe,  des  source  des  con- 
prémiers  commencemens  des  connoifTances  humaines.  Par  où  l'on  voit  "es!"1"'"  hamM' 
d'où  l'Efprit  tire  les  premiers  objets  de  fes  penfées,  &  par  quels  dégrez  il 
vient  à  faire  cet  amas  d'Idées  qui  compofent  toutes  les  connoifTances  dont 
il  efl  capable.  Sur  quoi  j'en  appelle  à  l'expérience  &  aux  obfervations  que 
chacun  peut  faire  en  foi-même ,  pour  favoir  fi  j'ai  raifon  :  car  le  meilleur 
moyen  de  trouver  la  Vérité,  c'efl  d'examiner  les  chofès  comme  elles  font 
réellement  en  elles-mêmes,  &  non  pas  de  conclurre  qu'elles  font  telles 
que  notre  propre  imagination  ou  d'autres  perfonnes  nous  les  ont  repré- 
sentées. 

§.  16.  Quant  à  moi,  je  déclare  fincerement  que  c'efl  là  la  feule  voye  sur  quoi  on  en 
par  où  je  puis  découvrir  que  les  Idées  des  chofes  entrent  dans  l'Entende-  apPeUe  à  lape- 
ment. Si  d'autres  perfonnes  ont  des  Idées  innées  ou  des  Principes  infus, 
je  conviens  qu'ils  ont  raifon  d'en  jouir  ;  &  s'ils  en  font  pleinement  afTu- 
rez,  il  efl  impoiïible  aux  autres  hommes  de  leur  refufer  ce  privilège 
qu'ils  ont  par  deflus  leurs  Voifins.  Je  ne  faurois  parler ,  à  cet  égard , 
que  de  ce  que  je  trouve  en  moi-même ,  &  qui  s'accorde  avec  les  no- 
tions qui  femblent  dépendre  des  fondemens  que  j'ai  pofez,  &  s'y  rap- 
porter dans  toutes  leurs  parties  &  dans  tous  leurs  différens  dégrez,  fé- 
lon la  méthode  que  je  viens  d'expofer ,  comme  on  peut  s'en  convain- 
cre en  examinant  tout  le  cours  de  la  vie  des  hommes  dans  leurs  diffé- 
rens âges,  dans  leurs  différens  Païs,  &  par  rapport  à  la  différente  ma- 
nière dont  ils  font  élevez. 

§.  17.  Je  ne  prétens  pas  enfeigner,   mais  chercher  la  Vérité.      C'efl   Notre  Entende- 
pourquoi  je  ne  puis  m'empêcher  de   déclarer  encore  une  fois,  que  les  "^J^^1^ 
Senfations  extérieures  &  intérieures  font  les  feules  voyes  par  où  je  puis  cure. 
voir  que  la  connoifTance  entre  dans  l'Entendement   Humain.     Ce  font 
là,    dis-je,  autant  que  je  puis  m'en  anpercevoir,   les  feuls  pafTages  par 
lefquels  la  lumière  entre  dans  cette'  Chambre  obfcure.      Car,  à  mon  a- 
vis,  l'Entendement  ne  refîemble  pas  mal  à  un  Cabinet  entièrement  obf- 
cur,  qui  n'auroit  que  quelques  petites  ouvertures  pour  lailfer  entrer  par 
dehors  les  images  extérieures  &  vifibles,  ou,  pour  ainfi  dire,  les  idées 
des  chofes  :  de  forte  que  fi  ces  images  venant  à  le  peindre  dans  ce  Ca- 
binet obfcur,   pouvoient  y  relier,  &y  être  placées  en  ordre,  en  forte 
qu'on  pût  les  trouver  dans  i'occafion,   il  y   auroit  une  grande  relfem- 

P  2  blance 


ii  6  Des  Idées  complexes.  Liv.  II. 

ChaP.  XL    blance  entre  ce  Cabinet  &  l'Entendement  humain,  par  rapport  à  tous 
les  Objets  de  la  vûë ,  &  aux  Idées  qu'ils  excitent  dans  l'Efprit. 

Ce  font  là  mes  conjectures  touchant  les  moyens  par  lefquels  l'Enten- 
dement vient  à  recevoir  &  à  conlèrver  les  Idées  fimples  &  leurs  diffé- 
rens  Modes  ,  avec  quelques  autres  Opérations  qui  les  concernent.  Je 
vais  préfentement  examiner,  avec  un  peu  plus  de  précifion,  quelques- 
unes  de  ces  Idées  fimples  &  leurs  Modes. 

CHAPITRE    X1L 
Chap    XII.  ^es  ^êes  complexes. 

Les  idées  ««■     g.  i.   \-|Ods  avons  confideré  jufqu'ici  les  Idées,   clans  la   réception 
queT'EÏteom!   '  IN    defquelles  l'Efprit  eft  purement  paffif ,  c'eft-à-dire ,  ces  Idées 

pofe  des  idées      fimples  qu'il  reçoit  par  la  Senfation  &  par  la  Réflexion,  en  forte  qu'il 
Mt  ff.  n-e^.  pas  en  fon  pOUvoir  d'en  produire  en  lui-même  aucune  nouvelle  de 

cet  ordre,  ni  d'en  avoir  aucune  qui  ne  foit  pas  entièrement  compofée 
de  celles-là.  Mais  quoi  que  l'Efprit  foit  purement  paflif  dans  la  ré- 
ception de  toutes  fes  Idées  fimples,  il  produit  néanmoins  de  lui-même 
plulîeurs  actes  par  lefquels  il  forme  d'autres  Idées ,  fondées  fur  les  Idées  fim- 
ples qu'il  a  reçues  &  qui  font  les  matériaux  &  les  fondemens  de  toutes  fes 
penfées.  Voici  en  quoi  confident  principalement  ces  actes  de  l'Efprit:  i. 
à  combiner  plulieurs  Idées  fimples  en  une  feule;  &  c'eltpar  ce  moyen  que 
le  font  toutes  les  Idées  complexes:  2.  à  joindre  deux  Idées  enfemble,  foit 
qu'elles  foient  fimples  ou  complexes,  &  à  les  placer  l'une  près  de  l'autre, 
en  forte  qu'on  les  voye  tout  à  la  fois  fans  les  combiner  en  une  feule  idée  : 
c'eft  par-là  que  l'Efprit  fe  forme  toutes  les  Idées  des  Relations.  3.  Le  troi- 
fiéme  de  ces  actes  confifte  à  feparer  des  Idées  d'avec  toutes  les  autres 
qui  exiftent  réellement  avec  elles  :  c'eft  ce  qu'on  nomme  abflraftion  ;  &. 
c'eft  par  cette  voye  que  l'Efprit  forme  toutes  fes  Idées  générales.  Ces 
différens  actes  montrent  quel  eft  le  pouvoir  de  l'Homme  ;  &  que  fes  opéra- 
tions font  à  peu  près  les  mêmes  dans  le  Monde  matériel  &  dans  le  Monde 
intellectuel.  Car  les  matériaux  de  ces  deux  Mondes  font  de  telle  nature, 
que  l'Homme  ne  peut  ni  en  faire  de  nouveaux,  ni  détruire  ceux  qui  exiftent, 
toute  fa  puiffance  fe  terminant  uniquement  ou  aies  unir  enfemble,  ou  à  les 
■  placer  les  uns  auprès  des  autres,  ou  à  les  feparer  entièrement.  Dans  le  def- 
fein  que  j'ai  d'examiner  nos  Idées  complexes,  je  commencerai  par  le  premier 
de  ces  actes  ;  &  je  parlerai  des  deux  autres  dans  un  autre  endroit.  Comme 
on  peut  obferver  que  les  Idées  fimples  exiftent  en  différentes  combinaifons, 
l'Efprit  a  la  puiffance  de  confiderer  comme  une  feule  idée  plufieurs  de  ces 
idées  jointes  enfemble;  &  cela,  non-feulement  félon  qu'elles  font  unies  dans 
les  Objets  extérieurs ,  mais  lelon  qu'il  les  a  jointes  lui-même.  Ces  Idées 
formées  ainfi  de  plufieurs  idées  fimples  mifes  enfemble,  je  les  nomme  com- 
plexes, telles  font  la  Beauté ,  la  reconnoijfance ,  un  homme ,  une  Armée ,  l'Uni- 
vers. 


Des  Idées  complexes.  Liv.  II.  117 

vers.     Et  quoi  qu'elles  foient  compofées  de  différentes  Idées  fimples ,  ou  Chap.  XII. 
d'Idées  complexes  formées  d'Idées  (Impies ,  l'Efprit  confidére  pourtant, 
quand  il  veut ,  ces  idées  complexes  chacune  à  part  comme  une  chofe  uni- 
que qui  fait  un  Tout  défîgné  par  un  feul  nom. 

§.  2.  Par  cette  faculté  que  l'Efprit  a  de  repeter  &  de  joindre  enfemble   C'eft  voiortaire- 
fes  Idées,  il  peut  varier  &  multiplier  à  l'infini  les  Objets  de  fespenfées,  au  ment  qu'on  fait 

,.,,',-.  •  n       r     •  ]■>   '1-1       -  •  di;s  Uiescom- 

dela  de  ce  qu  il  reçoit  par  benlation  ou  par  Kellexion  :  mais  toutes  ces  p:exes. 
Idées  fe  réduifent  toujours  à  ces  Idées  fimples  que  l'Efprit  a  reçues  de  ces 
deux  Sources  ;  &  qui  font  les  matériaux  auxquels  fe  réfolvent  enfin  toutes 
les  compofitions  qu'il  peut  faire.  Car  les  Idées  fimples  font  toutes  tirées 
des  chofes  mêmes  ;  &  l'Efprit  n'en  peut  avoir  d'autres  que  celles  qui  lui  font 
fuggerées.  Il  ne  peut  fe  former  d'autres  Idées  de  qualitezfenfibles  que  cel- 
les qui  lui  viennent  de  dehors  par  les  Sens,  ni  des  idées  d'aucune  autre  forte 
d'opérations  d'une  Subftance  penfante  que  de  celles  qu'il  trouve  en  lui-mê- 
me. Mais  lors  qu'il  a  une  fois  acquis  ces  Idées  (impies,  il  n'eft  pas  réduit 
à  une  (impie  contemplation  des  objets  extérieurs  qui  fe  préfentent  à  lui,  il 
peut  encore,  par  fa  propre  puifiance,  joindre  enfemble  les  Idées  qu'il  a 
acquifes,  &  en  faire  des  Idées  complexes,  toutes  nouvelles,  qu'il  n'avoit 
jamais  reçues  ainfi  unies. 

§.  3.  De  quelque  manière  que  les  Idées  complexes  foient  compofées  &  Les  idées  com- 
divifées,  quoi  que  le  nombre  en foit infini,  &  qu'elles  occupent  lespenfées  J^*10'^0^" 
des  hommes  avec  une  diverfiié  fans  bornes,  elles  peuvent  pourtant  étrere-  subftan'a-s, ou dé- 
duites à  ces  trois  chefs  :  .  R<lat10"' 

1.  Les  Modes  : 

2.  Les  Subfiances: 

3.  Les  Relations. 

Ç.  4.  Et  premièrement  j'appelle  Modes,  ces  Idées  complexes,  qui,  quel-  Des  Modes, 
que  compofées  qu'elles  foient,  ne  renferment  point  la  fuppofition  de  fub- 
fifter  par  elles-mêmes,  mais  font  confiderées  comme  des  dépendances  ou 
des  affections  des  Subftances,  telles  font  les  idées  fignifiées  par  les  mots  de 
Triangle,  de  gratitude ,  de  meurtre,  &c.  Que  fi  j'employe  dans  cette  occa- 
fion  le  terme  de  Mode  dans  un  fens  un  peu  différent  de  celui  qu'on  a  accou- 
tumé de  lui  donner,  je  prie  mon  Lecteur  de  me  pardonner  cette  liberté: 
car  c'efbune  néceffité  inévitable  dans  des  Difcours  où  l'on  s'éloigne  des  no- 
tions communément  reçues,  de  faire  de  nouveaux  mots,  ou  d'employer 
les  anciens  termes  dans  une  lignification  un  peu  nouvelle  ;  &  ce  dernier  ex- 
pédient eft,  peut-être,  le  plus  tolerable  dans  cette  rencontre. 

§.  5.  11  y  a  de  deux  fortes  de  ces  Modes,  qui  méritent  d'être  confiderez    rien*  fortes-de- 
à  part.  1.  Les  uns  ne  font  que  des  combinaifons  d'Idées  fimples  de  la  me-  "°pte'J&"e* 
me  efpèce,  fans  mélange  d'aucune  autre  idée,  comme  une  douzaine,  une  auucs  Mixtes.. 
vint  aine ,  qui  ne  font  autre  chofe  que  des  idées  d'autant  d'unitez  diftincles , 
jointes  enfemble.     Et  ces  Modes  je  les  nomme  Modes  Simples ,  parce  qu'ils 
font  renfermez  dans  les  bornes  d'une  feule  idée  fimple.  2.  I!  y  en  a  d'autres 
qui  font  compofez  d'idées  fimples  de  différentes  efpèces ,  qui  jointes  enfem* 
ble  n'en  font  qu'une:  telle  eft,  par  exemple,  l'idée  de  la  Beauté,  qui  eft 
un  certain  affcmblage  de  couleurs  &  de  traits ,  qui  fait  du  plaifir  à  voir.. 

Y  5  Ainii. 


ii  8  Des  Idées  complexes.  Liv.  II. 

Cii  a  p.  XII.  Ainfi  le  Vol,  qui  effc  un  tranfport  fecret  de  la  poffeffion  d'une  chofe,  fans 
le  confentement  du  Propriétaire,  contient  vifiblement  une  combinaifon  de 
plufieurs  idées  de  différentes  efpèces;  &  c'eft  ce  que  j'appelle  Modes 
mixtes. 
Subftances'  finsu-  g.  <$,  En  fécond  lieu ,  les  Idées  des  Subfiances  font  certaines  combinai- 
^eres.ouco  ec  1-  ^ong  j'Idées  fimples ,  qu'on  fuppofe  repréfenter  des  chofes  particulières  & 
diftinéles,  fubfiftant  par  elles-mêmes,  parmi  lefquelles  idées  l'idée  de  Sub- 
fiance -qu'on  fuppofe  fans  la  connoitre ,  quelle  qu'elle  foit  en  elle-même , 
efl  toujours  la  première  &  la  principale.  Ainfi,  en  joignant  à  l'idée  de 
Subflance  celle  d'un  certain  blanc-pale  ,  avec  certains  dégrezde  pefunteur, 
de  dureté,  de  malléabilité,  &  de  fufibilité,  nous  avons  l'idée  du  Plomb. 
De  même,  une  combinaifon  d'idées  d'une  certaine  efpèce  de  figure  ,  avec 
la  puiffance  de  fe  mouvoir,  de  penfer,  &  deraifonner,  jointes  avec  la  Sub- 
flance ,  forme  l'idée  ordinaire  d'un  homme. 

Or  à  l'égard  des   Subfiances,    il  y  a  auffi  deux   fortes   d'Idées,    l'une 
des  Subfiances  finguliéres  entant  qu'elles  exiftent  feparément ,  comme  cel- 
le d'un  Homme  ou  d'une  Brebis ,  &  l'autre  de  plufieurs  Subflances  jointes 
enfemble ,  comme  une  Armée  d'hommes,  &  tin  Trou-peau  de  brebis  :  car  ces 
Idées  colleèlives  de  plufieurs  Subflances  jointes  de  cette  manière,  forment 
auiîi  bien  une  feule  idée  que  celle  d'un  homme,  ou  d'une  unité. 
Reiaiïen ee&  que      §'  7"  ^a  troifiéme  efpèce  d'Idées  complexes ,  efl  ce  que  nous  nommons 
Relation,  qui  confifle  dans  la comparaifon  d'une  idée  avec  une  autre:  com- 
paraifon  qui  fait  que  la  confideration  d'une  chofe  enferme  en  elle-même  la 
confideration  d'une  autre.   Nous  traiterons  par  ordre  de  ces  trois  différen- 
tes efpèces  d'Idées. 
Les  idées  les  plus      fi    g.  si  nous  prenons  la  peine  de  fuivre  pié-à-pié  les  progrès  de  notre 
nent  que  de  deux   Elpnt ,  oc  que  nous  nous  appliquions  a  obierver,  comment  il  répète,  ajou- 
fouicesjiasenia-   te  &  un[t  enfemble  les  idées  fimples  qu'il  reçoit  par  le  moyen  de  la  Senfa- 

tionoulaRe-  .  ,     ,      „   ,n  ri  y         r  m         ,       i   . 

flexion.  tion  ou  de  la  Renexion ,  cet  examen  nous  conduira  plus  loin  que  nous  ne 

pourrions  peut-être  nous  le  figurer  d'abord.  Et  fi  nous  obfervons  foigneu- 
fement  les  origines  de  nos  Idées ,  nous  trouverons ,  à  mon  avis ,  que  les 
Idées  même  les  plus  abflrufes,  quelque  éloignées  qu'elles  paroiffent  des  Sens 
ou  d'aucune  opération  de  notre  propre  Entendement,  ne  font  pourtant  que 
des  notions  que  l'Entendement  fe  forme  en  répétant  &  combinant  les  Idées 
qu'il  avoit  reçues  des  Objets  des  Sens ,  ou  de  fes  propres  Opérations  con- 
cernant les  Idées  qui  lui  ont  été  fournies  parles  Sens.  De  forte  que  les  idées 
les  plus  étendues  fj?  les  plus  abfiraiîes  nous  viennent  -par  la  Senfation  ou  par  la 
Réflexion  :  car  l'Efprit  ne  connoit  &  ne  fauroit  connoitre  que  par  l'ufage 
ordinaire  de  fes  facilitez,  qu'il  exerce  fur  les  Idées  qui  lui  viennent  par  les 
Objets  extérieurs,  ou  parles  Opérations  qu'il  obferve  en  lui-même  con- 
cernant celles  qu'il  a  reçues  par  les  Sens.  C'efl  ce  que  je  tâcherai  de  faire 
voir  à  l'égard  des  Idées  que  nous  avons  de  YE/pace,  du  Temps,  de  Y  Infini- 
té, &  de  quelques  autres  qui  paroiffent  les  plus  éloignées  de  ces  deux 
fources. 


CHA- 


Des  Modes  Simples  de  VEfpace.  Liv.  IL  119 

CHAPITRE    XIII. 

Des  Modes  Simples  ;  £5?  premièrement ,  de  ceux  de  V Efface.  Chap.  XIII. 

5.   I.   /*"VUoique  j'aye  déjà  parlé  fort  fouvent  des  Idées  fimples,   qui    LesModessim- 

\J  font  en  effet  les  matériaux  de  toutes  nos  connoiflances,  cepen-  ples' 
dant  comme  je  les  ai  plutôt  confiderées  par  rapport  à  la  manière  dont  elles 
font  introduites  dans  l'Efprit,  qu'entant  qu'elles  font  diftinttes  des  autres 
Idées  plus  compofées,  il  ne  fera  peut-être  pas  hors  de  propos  d'en  exami- 
ner encore  quelques-unes  fous  ce  dernier  rapport,  &  devoir  ces  différentes 
modifications  de  la  même  Idée,  que  l'Efprit  trouve  dans  les  chofes  mêmes, 
ou  qu'il  eft  capable  de  former  en  lui-même  fans  le  fecours  d'aucun  objet  ex- 
térieur, ou  d'aucune  caufe  étrangère. 

Ces  Modifications  d'une  Idée  Simple,  quelle  qu'elle  foit,  auxquelles  je 
donne  le  nom  de  Modes  Simples ,  comme  il  a  été  dit ,  font  des  Idées  auffi 
parfaitement  diftincles  dans  l'Efprit  que  celles  entre  lefquelles  il  y  a  le  plus 
de  diftance  ou  d'oppofition.  Car  l'idée  de  deux,  par  exemple ,  eft  auffi  diffé- 
rente &  auffi  diftin&e  de  celle  d'un ,  que  l'idée  du  Bleu  diffère  de  celle  de  la 
Chaleur ,  ou  que  l'une  de  ces  idées  eft  uiftinéle  de  celle  de  quelque  autre  nom- 
bre que  ce  foit.  Cependant  deux  n'eft  compofé  que  de  l'idée  Simple  de 
l'unité  répétée  ;  &  ce  font  les  répétitions  de  cette  efpèce  d'idée  qui  jointes 
enfemble ,  font  les  idées  diftinéles  ou  les  modes  fimples  d'une  Douzaine , 
d'une  Grojfe,  d'un  Million,  &c. 

§.  2.  Je  commencerai  par  l'idée  Jîmple  de  TEfpace.  J'ai  déjà  montré  dans  idée  de  l'Efpxe. 
le  Chapitre  Quatrième  de  ce  Second  Livre,  que  nous  acquérons  l'idée  de 
l'Efpace  &.  par  la  vûë  &  par  l'attouchement,  ce  qui  eft,  ce  me  femble, 
d'une  telle  évidence ,  qu'il  feroit  auffi  inutile  de  prouver  que  les  hommes 
apperçoivent ,  par  la  vûë,  la  diftance  qui  eft  entre  des  Corps  de  diverfes 
couleurs,  ou  entre  les  parties  du  même  Corps,  qu'il  le  feroit  de  prouver 
qu'ils  voyent  les  couleurs  mêmes.  Il  n'eft  pas  moins  aifé  de  fe  convaincre 
que  l'on  peut  appercevoir  l'Efpace  dans  les  ténèbres  par  le  moyen  de  l'at- 
touchement. 

§.  3.  L'Efpace  confideré  fimplement  par  rapport  à  la  longueur  qui  fe- 
pare  deux  Corps  fans  confiderer  aucune  autre  chofe  entre-deux,  s'appelle 
Diftance.  S'il  eft  confideré  par  rapport  à  la  longueur,  à  la  largeur  &  à  la 
profondeur,  on  peut,  à  mon  avis,  le  nommer  capacité.  Pour  le  terme 
d'Etendue ,  on  l'applique  ordinairement  à  l'Efpace  de  quelque  manière 
qu'on  le  confideré. 

§.  4.  Chaque  diftance  diftinfte  eft  une  différente  modification  de  l'Ef-  L'immenfité. 
pace,  &  chaque  Idée  d'une  diftance  diftincle  ou  d'un  certain  Efpace,  eft 
un  Mode  Simple  de  cette  Idée.  Les  hommes,  pour  leur  ufage,  &  par  la 
coutume  de  mefurer,  qui  s'eft  introduite  parmi  eux,  ont  établi  dans  leur 
Efprit  les  idées  de  certaines  longueurs  déterminées ,  comme  font  un  pou- 
ce,. 


no  Des  Modes  Simples  de  V Effacé.  Liv.  II. 

Chap.  XIII.  ce,  un  pie',  une  aune,  un  ftade,  un  mille ,  le  Diamètre  delà  Terre,  &c, 
qui  font  tout  autant  d'Idées  diftincies,  uniquement  compofées  d'Efpace. 
Lors  que  ces  fortes  de  longueurs  ou  mefures  d'Efpace,  leur  font  devenues 
familières,  ils  peuvent  les  repeter  dans  leur  Efprit  auiïi  fouvent  qu'il  leur 
plaît,  fans  y  joindre  ou  mêler  l'idée  du  Corps  ou  d'aucune  autre  chofe;  & 
fe  faire  des  idées  de  long,  de  quarré,  ou  de  cubique,  de  pies,  d'aunes,  ou 
doflades,  pour  les  rapporter  dans  cet  Univers,  aux  Corps  qui  y  font,  ou 
au  delà  des  dernières  limites  de  tous  les  Corps;  &  en  multipliant  ainfi  ces 
idées  par  de  continuelles  additions,  ils  peuvent  étendre  leur  idée  de  l'Efpa- 
ce  autant  qu'ils  veulent.  C'eft.  par  cette  puiffance  de  repeter  ou  de  doubler 
l'idée  que  nous  avons  de  quelque  diftance  que  ce  foit,  &  de  l'ajouter  à  la 
précédente  auffi  fouvent  que  nous  voulons,  fans  pouvoir  être  arrêtez  nulle 
part ,  que  nous  nous  formons  l'idée  de  Yimmenfitë. 
La  Figms.  §.  5.  Il  y  a  une  autre  modification  de  cette  Idée  de  l'Efpace ,  qui  n'eft 

autre  chofe  que  la  relation  qui  ell  entre  les  parties  qui  terminent  l'étendue. 
C'eft  ce  que  l'attouchement  découvre  dans  les  Corps  fenlibles  lorsque  nous 
en  pouvons  toucher  les  extremitez,  ou  que  l'œil  apperçoit  par  les  Corps 
mêmes  &  par  leurs  couleurs,  lors  qu'il  en  voit  les  bornes:  auquel  cas  ve- 
nant à  obferver  comment  les  extremitez  fe  terminent  ou  par  des  lignes  droi- 
tes qui  forment  des  angles  diftinéts,  ou  par  des  lignes  courbes,  où  l'on  ne 
peut  appercevoir  aucun  angle ,  &  les  confiderant  dans  le  rapport  qu'elles 
ont  les  unes  avec  les  autres ,  dans  toutes  les  parties  des  extremitez  d'un  Corps 
ou  de  l'Efpace,  nous  nous  formons  l'idée  que  nous  appelions  Figure,  qui 
fe  multiplie  dans  l'Efprit  avec  une  infinie  variété.  Car  outre  le  nombre 
prodigieux  de  figures  différentes  qui  exigent  réellement  en  diverfes  maf- 
fes  de  matière,  l'Efprit  en  a  un  fonds  abfolument  inépuifable  par  la 
puiffance  qu'il  a  de  diverfifier  l'idée  de  l'Efpace,  &  d'en  faire  par  ce 
moyen  de  nouvelles  compofkions  en  répétant  fes  propres  idées,  &  les 
affemblant  comme  il  lui  plait.  C'efl  ainfi  qu'il  peut  multiplier  les  Fi- 
gures à  l'infini. 

§.  6".  En  effet,  l'Efprit  ayant  la  puiffance  de  repeter  l'idée  d'une  certaine 
ligne  droite,  &  d'y  en  joindre  une  autre  toute  femblable  fur  le  même  plan , 
c'eft- à-dire  de  doubler  la  longueur  de  cette  ligne,  ou  bien  de  la  joindre  aune 
autre  avec  telle  inclination  qu'il  juge  à  propos ,  &  ainfi  de  faire  telle  forte 
d'angle  qu'il  veut,  notre  Efprit,  dis-je,  pouvant  outre  cela  accourcir  une 
certaine  ligne  qu'il  imagine,  en  ôtant  la  moitié  de  cette  ligne,  un  quart  ou 
telle  partie  qu'il  lui  plaira,  fans  pouvoir  arriver  à  la  fin  de  ces  fortes  de  divi- 
fions,  il  peut  faire  un  angle  dételle  grandeur  qu'il  veut.  Il  peut  faire  auffi 
les  lignes  qui  en  conftituent  les  cotez,  de  telle  longueur  qu'il  le  juge  à  pro- 
pos, &  les  joindre  encore  à  d'autres  lignes  de  différentes  longueurs,  &àclif- 
ferens  angles,  jufqu'à  ce  qu'il  ait  entièrement  fermé  un  certain  efpace  :  d'où 
il  s'enfuit  évidemment  que  nous  pouvons  multiplier  les  Figures  à  l'infini  tant 
à  l'égard  de  leur  particulière  configuration,  qu'à  l'égard  de  leur  capacité; 
&  toutes  ces  Figures  ne  font  autre  choie  que  des  Modes  Simples  de  l'Efpa- 
ce ,  différens  les  uns  des  autres. 

Ce  qu'on  peut  faire  avec  des  lignes  droites,  on  peut  le  faire  auffi  avec  des 

lignes 


Des  Modes  Simples  de  l'Efface.  Liv-  II.  i^i 

lignes  courbes ,  ou  bien  avec  des  lignes  courbes  &  droites  méle'es  enfemble  :  Ciur.  XIII. 
&  ce  qu'on  peut  faire  fur  des  lignes,  on  peut  le  faire  fur  des  furfaces,  ce  qui 
peut  nous  conduire  à  la  connoiffance  d'une diverfité  infinie  de  Figures  que 
î'Efprit  peutfe  former  à  lui-même  &  par  où  il  devient  capable  de  multiplier 
fi  fort  les  Modes  Simples  de  l'Efpace. 

§.  7.  Une  autre  Idée  qui  fe  rapporte  à  cet  article,  c'eft  ce  que  nous  ap-  Le  Lieu, 
pelions  la  place,  ou  le  Heu.  Comme  dans  le  fimple  Efpace  nous  conlîderons 
le  rapport  de  diftance  qui eft entre  deux  Corps,  ou  deux  Points,  de  même 
dans  l'idée  que  nous  avons  du  L/>«,nous  conlîderons  le  rapport  de  diftance 
qui  eft  entre  une  certaine  chofe,  &deux  Points  ou  plus  encore,  qu'on  con- 
fédéré comme  gardant  la  même  diftance  l'un  à  l'égard  de  l'autre,  &  qu'on 
fuppofe  parconféquent  en  repos:  car  lorfque  nous  trouvons  aujourd'hui  une 
chofe  à  la  même  diftance  qu'elle  étoit  hier,  de  certains  Points  qui  depuis 
n'ont  point  changé  de  fituation  les  uns  à  l'égard  des  autres ,  &  avec  lefquels 
nous  la  comparions  alors,  nous  difons  qu'elle  a  gardé  la  même  place.  Mais 
fi  fa  diftance  à  l'égard  de  l'un  de  ces  Points,  a  changé  fenfiblement,  nous 
difons  qu'elle  a  changé  de  place.  Cependant  à  parler  vulgairement,  &  fé- 
lon la  notion  commune  de  ce  qu'on  nomme  le  lieu ,  ce  n'eft  pas  toujours  de 
certains  points  précis  que  nous  prenons  exactement  la  diftance ,  mais  de  quel- 
ques parties  confiderables  de  certains  Objets  fenfibles  auxquels  nous  rappor- 
tons la  chofe  dont  nous  obfervonsla  place  &  dont  nous  avons  quelque  raifon 
de  remarquer  la  diftance  qui  eft  entre  elle  &  ces  Objets. 

§.  8-  Ainfidans  le  jeu  des  Echecs  quand  nous  trouvons  toutes  les  Pièces 
placées  fur  les  mêmes  cafés  de  l'Echiquier  où  nous  les  avions  laiffées,  nous 
difons  qu'elles  font  toutes  dans  la  même  place,  fans  avoir  été  remuées,  quoi 
que  peut-être  l'Echiquier  ait  été  tranfporté,  dans  le  même  temps,  d'une 
chambre  dans  une  autre  :  parce  que  nous  ne  confiderons  les  Pièces  que  par 
rapport  aux  parties  de  l'Echiquier  qui  gardent  la  même  diftance  entre  elles. 
Nous  difons  auffi,  que  l'Echiquier  eft  dans  le  même  lieu  qu'il  étoit,  s'il  ref- 
te  dans  le  même  endroit  de  la  Chambre  d'un  Vaiffeau  où  l'on  l'avoit  mis, 
quoi  que  le  Vaiffeau  ait  fait  voile  pendant  tout  ce  tems-là.  On  dit  auflique 
le  Vaifieau  eft  dans  le  même  lieu ,  fuppofé  qu'il  garde  la  même  diftance  à 
l'égard  des  parties  des  Païs  voifins ,  quoi  que  la  Terre  ait  peut-être  tourné 
tout  autour,  &  qu'ainfi  les  Echecs,  l'Echiquier  &  le  Vaiffeau  ayent  chan- 
gé de  place  par  rapport  à  des  Corps  plus  éloignez  qui  ont  gardé  la  même 
diftance  l'un  à  l'égard  de  l'autre.  Cependant  comme  la  place  des  Echecs  eft 
déterminée  par  leur  diftance  de  certaines  parties  de  l'Echiquier  :  comme  la 
diftance  où  font  certaines  parties  fixes  delà  Chambre  d'un  Vaifieau  à  l'égard 
de  l'Echiquier,  fert  à  en  déterminer  la  place,  &  que  c'eft  par  rapport  à  cer- 
taines parties  fixes  de  la  Terre  que  nous  décerminons  la  place  du  Vaifieau, 
on  peut  dire  à  tous  ces  différens  égards,  que  les  Echecs,  l'Echiquier,  &  le 
Vaifieau  font  dans  la  même  place,  quoi  que  leur  diftance  de  quelques  autres 
chofes,  auxquelles  nous  ne  faifons  aucune  réflexion  dans  ce  cas-là, ayant  chan- 
gé, il  foit  indubitable  qu'ils  ont  auffi  changé  de  place  à  cet  égard;  &  c'eft 
ainfi  que  nous  en  jugeons  nous-mêmes,  lorfque  nous  les  comparons  avec  ces 
autres  chofes. 

Q  §.  9.  Mais 


ï 2 2  Des  Modes  Simples  de  V Efface.  L i v.  IF. 

Chap.  XIII.        §•  9.  Mais  comme  les  Hommes  ont  inftitué  pour  leur  ufage,  cette  mo- 
dification de  Diftance  qu'on  nomme  Lieu,  afin  de  pouvoir  défigner  la  pofi- 
tion  particulière  des  chofes,  lorsqu'ils  ont  befoin  d'une  telle  dénotation,  ils 
confidérent  &  déterminent  la  place  d'une  certaine  chofe  par  rapport  aux  cho- 
fes adjacentes  qui  peuvent  le  mieux  fervir  à  leur  préfent  deflèin ,  fans  fonger 
aux  autres  chofes  qui  dans  une  autre  vûè'  feroient  plus  propres  à  déterminer 
le  lieu  de  cette  même  chofe.     Ainfi  l'ufage  de  la  dénotation  de  la  place 
que  chaque  Echec  doit  occuper,  étant  déterminé  par  les  différentes  cafés 
tracées  fur  l'Echiquier,  ce  feroit  s'embarrafTer  inutilement  par  rapport  à  cet 
ufage  particulier  que  de  mefurer  la  place  des  Echecs  par  quelque  autre  chofe. 
Mais  lorsque  ces  mêmes  Echecs  font  dans  un  Sac,  û  quelqu'un  demandoit 
où  eft  le  Roi  noir,  il  faudroit  en  déterminer  le  lieu  par  certains  endroits  de 
la  Chambre  où  il  feroit ,  &  non  pas  par  l'Echiquier  :  parce  que  l'ufage  pour 
lequel  on  défigne  la  place  qu'il  occupe  préfentement ,  eft  différent  de  celui 
qu'on  en  tire  en  jouant  lorsqu'il  eft  fur  l'Echiquier  ;  &  par  conféquent ,  la 
place  en  doit  être  déterminée  par  d'autres  Corps.     De  même,  fi  l'on  de- 
mandoit où  font  les  Vers  qui  contiennent  l'avanture  deNifas  &  d' Eurialus, 
ce  feroit  en  déterminer  fort  mal  l'endroit  que  de  dire  qu'ils  font  dans  un  teL 
lieu  de  la  Terre ,  ou  dans  la  Bibliothèque  du  Roi  :  mais  la  véritable  déter- 
mination du  lieu  où  font  ces  Vers ,  devroit  être  prife  des  Ouvrages  de  Vir- 
gik  :  de  forte  que  pour  bien  répondre  à  cette  Queftion ,  il  faudroit  dire  qu'ils 
font  vers  le  milieu  du  Neuvième  Livre  de  fon  Enéide ,  &  qu'ils  ont  toujours 
été  dans  le  même  endroit ,  depuis  que  Virgile  a  été  imprimé ,  ce  qui  eft  tou- 
jours vrai,  quoi  que  le  Livre  lui-même  ait  changé  mille  fois  de  place:  l'u- 
fage qu'on  fait  en  cette  rencontre  de  l'idée  du  Lieu ,  confiftant  feulement  à 
connoître  en  quel  endroit  du  Livre  fe  trouve  cette  Hiftoire,  afin  que  dans 
l'occafion  nous  puifiions  favoir  où  la  trouver,  pour  y  recourir  quand  nous 
en  aurons  befoin. 
Du  Lieu,        g#  I0>  Que  l'idée  que  nous  avons  du  Liai,  ne  foit  qu'une  telle  pofition 
d'une  chofe  par  rapport  à  d'autres ,  comme  je  viens  de  l'expliquer ,  cela  eft, 
à  mon  avis,  tout-à-fait  évident  ;   &  nous  le  reconnoîtrons  fans  peine,  fi 
nous  confiderons  que  nous  ne  faurions  avoir  aucune  idée  de  la  place  de  l'U- 
nivers, quoi  que  nous  piaffions  avoir  une  idée  de  la  place  de  toutes  fes  par- 
ties ,  parce  qu'au  delà  de  l'Univers  nous  n'avons  point  d'idée  de  certains 
Etres  fixes,  diftinéts,  &  particuliers  auxquels  nous  puifiions  juger  que  l'U- 
nivers ait  aucun  rapport  de  diftance,  n'y  ayant  au  delà  qu'un  Efpace  ou 
Etendue  uniforme,  où  l'Eiprit  ne  trouve  aucune  variété  ni  aucune  marque 
de  diftinêtion.     Que  fi  l'on  dit  que  l'Univers  eft  quelque  part,  cela  n'em- 
porte dans  le  fond  autre  chofe,  fi  ce  n'eft  que  l'Univers  exifte  :    car  cette 
expreffron  quoi  qu'empruntée  du  Lieu,  fignifie  fimplement  fon  exiftence, 
&  non  fa  fituation  ou  location,  s'il  m'eft  permis  de  parler  ainfi.     Et  qui- 
conque pourra  trouver  &  fe  repréfenter  nettement  &  diftinétement  la  place 
de  l'Univers,  pourra  fort  bien  nous  dire  fi  l'Univers  eft  en  mouvement  ou 
dans  un  continuel  repos ,  dans  cette  étendue  infinie  du  Vuide  où  l'on  ne 
fauroit  concevoir  aucune  diftinction.   Il  eft  pourtant  vrai ,  que  le  mot  de 
placs  ou  de  lieu  fe  prend  fouvent  dans  un  fens  plus  confus ,  pour  cet  efpace 

que 


Des  Modes  Simples  de  l'Efpace.  Liv.  II.  113 

que  chaque  Corps  occupe;   &  dans  ce  fens,  l'Univers  efl  dans  un  certain  Chap.XIU. 
lieu. 

Il  efl  donc  certain  que  nous  avons  l'idée  du  Lieu  par  les  mêmes  moyens 
que  nous  acquérons  celle  de  l'Efpace ,  dont  le  Lieu  n'eft  qu'une  confidera- 
tion  particulière,  bornée  à  certaines  parties  :  je  veux  dire  par  la  vûë  &  l'at- 
touchement qui  font  les  deux  moyens  par  lefquels  nous  recevons  les  idées 
de  ce  qu'on  nomme  étendue  ou  diftance. 

§.  ix.  Il  y  a  des  gens  *  qui  voudroient  nous  perfuader ,  §>ue  le  Corps  rj?  Le.  ?<"■?'&  •'»«• 
TEtenduë  font  une  même  chofe.  Mais  ou  ils  changent  la  lignification  des  u  LimèXfe? 
mots ,  dequoi  je  ne  voudrois  pas  les  foupçonner ,  eux  qui  ont  fi  féverement 
condamné  f  la  Philofophie  qui  étoit  en  vogue  avant  eux,  pour  être  trop 
fondée  fur  le  fens  incertain  ou  fur  l'obfcurité  illufoire  de  certains  termes 
ambigus  ou  qui  ne  fignifioient  rien  :  ou  bien ,  ils  confondent  deux  Idées  fore 
différentes,  fi  par  le  Corps  &Y  Etendue  ils  entendent  la  même  chofe  que  les 
autres  hommes ,  favoir  par  le  Corps  ce  qui  eft  folide  &  étendu  ,  dont  les 
parties  peuvent  être  divifées  &  muè's  en  différentes  manières ,  &  par  l'E- 
tendue ,  feulement  l'efpace  que  ces  parties  folides  jointes  enfemble  occupent, 
&  qui  efl  entre  les  extremitez  de  ces  parties.  Car  j'en  appelle  à  ce  que 
chacun  juge  en  foi-méme,  pour  favoir  fi  l'Idée  de  l'Efpace  n'efl  pas  auiîi 
diflincle  de  celle  de  la  Solidité,  que  de  l'Idée  de  la  Couleur  qu'on  nomme 
Ecarlate.  Il  efl  vrai  que  la  Solidité  ne  peut  fubfifler  fans  l'étendue ,  ni  l'E- 
carlate  ne  fauroit  exifler  non  plus  fans  l'étendue",  ce  qui  n'empêche  pas  que 
ce  ne  foient  des  Idées  diflincîes.  Il  y  a  plufieurs  Idées  qui  pour  exifler, 
ou  pour  pouvoir  être  conçues ,  ont  abfolument  befoin  d'autres  Idées  dont 
elles  font  pourtant  très-différentes.  Le  Mouvement  ne  peut  être ,  ni  être 
conçu  fans  l'Efpace  ;  &  cependant  le  Mouvement  n'efl  point  l'Efpace ,  ni 
l'Efpace  le  Mouvement  :  l'Efpace  peut  exifler  fans  le  Mouvement ,  &  ce 
font  deux  idées  fort  diflincîes.  Il  en  efl  de  même ,  à  ce  que  je  croi ,  de 
l'Efpace  &  de  la  Solidité.  La  Solidité  efl  une  idée  fi  inféparable  du  Corps, 
que  c'efl  parce  que  le  Corps  ell  folide,  qu'il  remplit  l'Efpace,  qu'il  touche 
un  autre  Corps,  qu'il  le  pouffe,  &  par-là  lui  communique  du  mouvement, 
(^ue  fi  l'on  peut  prouver  que  l'Efprit  efl  différent  du  Corps ,  parce  que  ce 
qui  penfe,  n'enferme  point  l'idée  de  l'étendue  :  fi  cette  raifbn  efl  bonne, 
elle  peut,  à  mon  avis,  fervir  tout  aufïi  bien  à  prouver  que  l'Efpace  n'efl  pas 
Corps,  parce  qu'il  n'enferme  pas  l'idée  de  la  Solidité,  l'Efpace  &  la  Soli- 
dité étant  des  Idées  auffi  différentes  entr'elles  que  la  Penfée  &  l'Etendue, 
de  forte  que  l'Efprit  peut  les  feparer  entièrement  l'une  de  l'autre.  Il  efl 
donc  évident  que  le  Corps  &  l' Etendue  font  deux  Idées  diflincîes. 

§.  12.  Car  premièrement ,  l'Etendue  n'enferme  ni  Solidité  ni  réllflance 
au  mouvement  d'un  Corps ,  comme  fait  le  Corps. 

§.   13.  En  fécond  lieu,  les  Parties  de  l'Efpace  pur  font  inféparables  l'une 
de  l'autre  ,  en  forte  que  la  continuité  n'en  peut  être,  ni  réellement ,  ni  men- 

tale- 

*  Les  Cartefiens. 

t  La  Philofophie  Scholaftique  qui  a  été  uifeignée  dans  toutes  les  Univerlitez  de  l'Europe 
k>og-  temps  avaot  Defcaites. 

Q.3 


ii4  Des  Modes  Simples  de  V Efface.  Liv.  II. 

Oh  a  p.  XIII.  talement  féparée.  Car  je  défie  qui  que  ce  foit  de  pouvoir  écarter,  même' 
par  la  penfee,  une  partie  de  l'Efpace  d'avec  une  autre.  Divifer  &  feparer 
actuellement,  c'efl,  à  ce  que  je  croi,  faire  deux  fuperficies  en  écartant 
des  parties  qui  faifoierït  auparavant  une  quantité  continue;  &  divifer  men- 
talement ,  c'efl  imaginer  deux  fuperficies  où  auparavant  il  y  avoit  conti- 
nuité, &  les  confiderer  comme  éloignées  l'une  de  l'autre,  ce  qui  ne  peut 
fe  faire  que  dans  les  chofes  que  l'Efprit  confidére  comme  capables  d'être 
divifées,  &  de  recevoir,  par  la  divifion,  de  nouvelles  furfaces  diftinctes, 
qu'elles  n'ont  pas  alors,  mais  qu'elles  font  capables  d'avoir.  Or  aucune  de 
ces  fortes  de  divifions,  foit  réelle,  ou  mentale,  ne  fauroit  convenir,  ce  me 
femble,  à  l'Efpace  pur.  A  la  vérité,  un  homme  peut  confiderer  autant 
d'un  tel  efpace ,  qui  réponde  ou  foit  commenfurable  à  un  pié ,  fans  penfer 
au  refte,  ce  qui  eft  bien  une  confideration  de  certaine  portion  de  l'Efpace  , 
mais  n'eft  point  une  divifion  même  mentale,  parce  qu'il  n'eftpas  plus  poffi- 
ble  à  un  homme  de  faire  une  divifion  par  l'Efprit  fans  réfléchir  fur  deux 
furfaces  feparées  l'une  de  l'autre,  que  de  divifer  actuellement,  fans  faire 
deux  furfaces,  écartées  l'une  de  l'autre.  Mais  confiderer  des  parties,  ce 
n'eft  point  les  divifer.  Je  puis  confiderer  la  lumière  dans  le  Soleil,  fans  fai- 
re réflexion  à  fa  chaleur,  ou  la  mobilité  dans  le  Corps,  fans  penfer  à  fon 
étendue,  mais  par-là  je  ne  fonge  point  à  feparer  la  lumière  d'avec  la  cha- 
leur, ni  la  mobilité  d'avec  l'étendue.  La  première  de  ces  chofes  n'eft 
qu'une  fimple  confideration  d'une  feule  partie ,  au  lieu  que  l'autre  eft  une 
confideration  de  deux  parties  entant  qu'elles  exiftent  feparément. 

§.  14.  En  troifiéme  lieu  ,  les  parties  de  X Efpace  pur  font  immobiles,  ce 
qui  fuit  de  ce  qu'elles  font  indivifibles  :  car  comme  le  mouvement  n'eft  qu'un 
changement  de  diftance  entre  deux  chofes,  un  tel  changement  ne  peut  ar- 
river entre  des  parties  qui  font  inféparables ,  car  il  faut  qu'elles  foient  par 
cela  même  dans  un  perpétuel  repos  l'une  à  l'égard  de  l'autre. 

Ainfi  l'Idée  déterminée  de  1 Efpace  pur  le  diftingue  évidemment  &  fuffi- 
famment  du  Corps,  puisque  fes  parties  font  inféparables,  immobiles,  & 
fans  refiftance  au  mouvement  du  Corps. 
La  Définition  de  g.  ij.  Que  fi  quelqu'un  me  demande >  ce  que  c'eft  que  cet  Efpace,  dont 
re  'poin^u'a  ne"*  je  parle ,  je  fuis  prêt  à  le  lui  dire ,  quand  il  me  dira  ce  que  c'eft  que  YEten- 
ïEfl'  Vv°'r  de  ^u''  ^^  ^e  ^re  comme  on  ^c  ordinairement ,  que  l'Etendue  c'eft  d'à- 
corps.  voir  partes  extra  partes ,  c'eft  dire  fimplement  que  l'Etendue  eft  étendue. 

Car ,  je  vous  prie,  fuis-je  mieux  inftruit  de  la  nature  de  l'Etendue  lorsqu'on 
me  dit  qu'elle  confifte  à  avoir  des  parties  étendues,  extérieures  à  d'autres 
parties  étendues,  c'eft  à  dire  que  l'Etendue  eft  compofée  de  parties  éten- 
dues, fûis-je  mieux  inftruit  fur  ce  point,  que  celui  qui  me  demandant  ce 
que  c'eft  qu'une  Fibre,  recevroit  pour  réponfe,  que  c'eft  une  chofe  com- 
pofée de  plufieurs  Fibres?  £ntendroit-il  mieux,  après  une  telle  réponfe, 
ce  que  c'eft  qu'une  Fibre,  qu'il  ne  l'entendoit  auparavant  ?  ou  plutôt , 
i,a  Divifion  des  rr'auroit-il  pas  raifon  de  croire  que  j'aurois  bien  plus  en  vue  de  me  moquer 
£K»SS£«ieIui,  quedel'inftruire? 

point qie  l'Efpace       §.  16.  Ceux  qui  foûtienneiit  que  1  Efpace  a:  le  Corps  font  une  même 
VLiZ chofe?'"  chofe,  fe  fervent  de  ce  Dilemme  :   Ou  l"Efp ace  ft  quelque  chofe,  ou  ce 

aeft 


Des  Modes  Simples  de  VEfpace.  L  i  v.   1 1. 


lis 


n'efb  rien.  S'il  n'y  a  rien  entre  deux  Corps,  il  faut  néceffairement  qu'ils  Chap.  XIII. 
fe  touchent  :  &  fi  l'on  dit  que  l'Eipâce  eft  quelque  chofe  (i)  ,  ils  deman- 
dent fi  c'eft  Corps ,  ou  Eiprit  ?  A  quoi  je  répons  par  une  autre  Queftion  : 
CHii  vous  a  dit,  qu'il  n'y  a,  ou  qu'il  n'y  peut  avoir  que  des  Etres  foliJes 
qui  ne  peuvent  penfer,  &  que  des  Etres  penfans  qui  ne  font  point  éten- 
dus ?  Car  c'eft  là  tout  ce  qu'ils  entendent  par  les  termes  de  Corps  &  d'£/- 
frit. 

§.  17.  Si  l'on  demande,  comme  on  a  accoutumé  de  faire,  fi  l'Efpace  no^ne'con'no^ 
fans  Corps  cil  Subftance  ou  Accident,  je  répondrai  fans  héfiter,  Que  je  fonspas,  ne  peut 
n'en  fai  rien  ;    &  je  n'aurai  point  de  honte  d'avoûé'r  mon  ignorance,  juf-  contre  ^'exXnce 
qu'à  ce  que  ceux  qui  font  cette  Queltion,  me  donnent  une  idée  claire  &  dun  EJp«e  (ans 
diftinfte  de  ce  qu'on  nomme  Subftance.  orps' 

§.  18.  Je  tâche  de  me  délivrer,  autant  que  je  puis,  de  ces  illufions  que 
nous  fommes  fujets  à  nous  faire  à  nous-mêmes ,  en  prenant  des  mots  pour 
des  chofes.  Il  ne  nous  fert  de  rien  de  faire  femblant  de  favoir  ce  que  nous  ' 
ne  favons  pas ,  en  prononçant  certains  fons  qui  ne  fignifient  rien  de  diftinér. 
&  de  pofitif.  C'eft  battre  l'air  inutilement.  Car  des  mots  faits  à  plailir 
ne  changent  point  la  nature  des  chofes,  &  ne  peuvent  devenir  intelligibles 

qu'en- 


(0  C'eft  la  demande  qu'on  vient  de  faire  * 
au  Défenfeur  des  Notions  du  Docteur  Clar- 
ke,  concernant  l'Eipâce,  cité  ci-deffus,  p. 6g. 
Kot.  1.  „  Si  l'Auteur  de  cette  Défenfe  ,  dit- 
,,  on  ,  a  quelque  idée  d'une  Chofe  qui  n'eft 
„  nî  Matière  ni  Efprir ,  qu'il  ne  nous  dife 
„  point  ce  que  cette  Choie  n'eft  pas ,  mais 
,,  ce  qu'elle  eft.  S'il  n'a  aucune  idée  d'une 
„  telle  Chofe,  je  fuis  affuré,  dit  fon  Antago- 
„  nifte,  qu'il  ne  prouvera  jamais  que  l'Efpace 
,,  foit  cette  Choie- là:  car  prouver  que  c'eft 
,,  ce  dont  il  n'a  aucune  idée,  c'eft  prouver 
„  que  c'eft  feulement  un  il  ne  fait  quoi  Et 
„  il  nefuffira  point,  ajoûte-t  il,  de  répondre 
„  avec  M.Locke  à  la  Queftion,  Si  l'Efpace 
„  eft  Corp  ou  Efpr'it  ?  Qui  vous  a  dit ,  qu'il 
,,  n'y  a  ,  ou  qu'il  ne  peut  y  avoir  que  des  E- 
„  très  folides  qui  ne  peuvent  penfer,  &  que 
„  des  Etres  penfans  qui  ne  font  point  éten- 
„  dus.  Cette  réponfe .  dit-il ,  ne  fuffira  point 
,,  parce  qu'ici  la  quellion  n'eft  pas,  s'il  peut 
»  y  avoir  autre  chofe  que  Corps  &  Vf'.rit , 
„  mais  fi  nous  n'avons  aucune  idée  de  quel- 
„  que  autre  chofe.  Et  fi  nous  n'en  avons  au- 
»  cune,  je  fuis  affuré  qu'il  fera  impofiible  de 
,1  prouver  ,  comme  je  viens  de  dire  ,  que  - 
,,  l'Efpace  foit  cette  Chofe  là.  Voici  les  pro- 
n  près  paroles  de  l'Original:  Iftbe  Autkor  of 
the  Defence  ofDr.  Clakke's  Sctions  concer* 
x:"l  Space  bas  any  Usa  of  a  thing  ,  that  is 
«either  natter  nor  fpirit ,  let  him  net  tell  us 

*   Dans  un  Livre  Anglois ,  iruitu'.e  Dr.  Clark 
tn   i-i?. 


wbat  it  is  not ,  lut  -chat  il  is.     If  he  bas  net 
any  Idea  of  fucb  a  Thing,  then  1  am  fure  he 
can  never  preve  Space  to   ht  that  thing  :  for 
proving  it  to  Le  'jjbat  he  bas  no  Idea  of,  is  pre- 
ving  it   to  be  only  -  -  -    he  kno-.vs  net  what. 
Hor  wili  it  te  fufficient  to  fay  herewith  Mr. 
Locke,  tvbo  to  the  Que/lion ,  'xhether  Space 
le  Body  or  Spirit  ?    anf.-.ers  ly   another  Qutf 
tien  ,  vil.     Who  told  them  that  there  was ,    or 
could  be  nothing  but  folid  Seings   which  could. 
not  think ,  or  thinking  Seings  that  votre  not  ex. 
tended  ?    ichich  is  ail  they  mean  ,    he   fays, 
ly  the  termes  Body  cr  Spirit.     This ,   1  fay , 
Ulill  not  be  fuficient  ;  fince  the  Quellion  hère , 
is  not ,  -xhether  there  cannot  be  any  îbing  bifi- 
de Body  and  Spirit  ?  but  ::heiher  wt  bave  any 
Idea  of  any  otber  Thing  ?   And ,  if  we  bave 
not ,  I  am  fure  it  will  be  impofiible  to  prove  Spa- 
ce,  y   I  hâve  fay d  before  ,  to  be  fucb  a  Thing. 
L'Auteur  employé  la  meilleure  partie  de  fon 
Livre  à  prouver  que  l'Efpa-c  diflincl  de  la 
Matière  n'a  en  effet  aucune  exiftence  'edle, 
que  c'eft  un  pur  vuide,  un  Néam  u  foin  ,  un 
Etre  imaginaire ,  l'abfence  du  ('orps  5c  rhn  de 
plus.    Pour  moi ,  j'avoue  fincerement  que  fur 
une  Quefiion  li  fubtile,  comme  fur  bien  d'an- 
tres de  cette  nature,  je  n'ai  point  d'opinion 
déterminée;  &  que  je  me  fais  une  affaire  de 
desapprendre   tous  les  jours  bien  des  chofey 
dont  je  m'étois  crû  fort  bien  inftruit,    Mult*. 
nefeire  met  pars  magna  fapientU. 

E'S  Nctions   cf  Spaet  examined.  Imprimé  i  Loruire»  > 


^3 


12,6  *Des  Modes  Simples  de  VEfpace.     Liv.  IL 

Chaf.  X1IL  qu'entant  que  ce  font  des  fignes  de  quelque  chofe  de  pofitif,  &  qu'ils  ex- 
priment des  Idées  diftinctes  &  déterminées.  Je  fouhaiterois  au  refte,que 
ceux  qui  appuyent  fi  fort  fur  le  fon  de  ces  trois  fyllabes,  Subftance,  priffent 
la  peine  de  confiderer,  fi  l'appliquant,  comme  ils  font,  à  Dieu,  cet  Etre 
infini  oc incomprehenfible,  aux  Efprits  finis ,  &  au  Corps,  ils  le  prennent 
dau  :  le  même  fens  ;  &  fi  ce  mot  emporte  la  même  idée  lorsqu'on  le  donne 
à  chacun  de  ces  trois  Etres  fi  différens.  S'ils  difent  qu'oui,  je  les  prie  de 
voir  s'il  ne  s'enfuivra  point  de  là ,  Que  Dieu ,  les  Efprits  finis ,  &  les  Corps 
participans  en  commun  à  la  même  nature  de  Subftance,  ne  différent  point 
autrement  que  par  la  différente  modification  de  cette  Subftance,  comme 
un  Arbre  &  un  Caillou  qui  étant  Corps  dans  le  même  fens ,  &  participant 
également  à  la  nature  du  Corps ,  ne  différent  que  dans  la  fimple  modifica- 
tion de  cette  matière  commune  dont  ils  font  compofez,  ce  qui  fèroit  un 
dogme  bien  difficile  à  digérer.  S'ils  difent  qu'ils  appliquent  le  mot  de 
Subftance  à  Dieu ,  aux  Efprits  finis ,  &  à  la  Matière  en  trois  différentes  figni- 
fications  :  que,  lors  qu'on  dit  que  Dieu  eft  une  Subftance,  ce  mot  mar- 
que une  certaine  idée,  qu'il  en  lignifie  une  autre  lors  qu'on  le  donne  à  l'A- 
me, &  une  troifiéme  lors  qu'on  le  donne  au  Corps:  fi,  dis-je,  le  terme  de 
Subftance  a  trois  différentes  idées ,  abfolument  diftincles ,  ces  Meilleurs  nous 
rendraient  un  grand  fervice  s'ils  vouloient  prendre  la  peine  de  nous  faire 
connoître  ces  trois  idées ,  ou  du  moins  de  leur  donner  trois  noms  diftinéis, 
afin  de  prévenir ,  dans  un  fujet  fi  important ,  la  confufion  &  les  erreurs  que 
caufera  naturellement  l'ufage  d'un  terme  fi  ambigu,  fi  on  l'applique  indiffé- 
remment &  fans  diftinciion  à  des  choies  fi  différentes  ;  car  à  peine  a-t-il  une 
feule  lignification  claire  &  déterminée ,  tant  s'en  faut  que  dans  l'ufage  or- 
dinaire on  foupçonne  qu'il  en  renferme  trois.  Et  du  refte,  s'ils  peuvent 
-attribuer  trois  idées  diftinctes  à  la  Subftance,  qui  peut  empêcher  qu'un  au- 
tre ne  lui  en  attribue  une  quatrième  ? 
Les  mots  de  s.*/-  g.  19.  Ceux  qui  les  premiers  fe  font  avifez  de  regarder  les  Accidens  com- 
font'de  pead'u-'  nie  une  efpèce  d'Etres  réels  qui  ont  befoin  de  quelque  chofe  à  quoi  ils  foient 
fjge dans  îi  phi-  attachez,  ont  été  contraints  d'inventer  le  mot  de  Subftance ,  pour  fervir  de 
foutien  aux  Accidens.  Si  un  pauvre  Pbiiojopbe  Indien  qui  s  imagine  que  la 
Terre  a  auffi  befoin  de  quelque  appui ,  fe  fût  avifé  feulement  du  mot  de 
Subftance,  il  n'aurait  pas  eu  l'embarras  de  chercher  un  Eléphant  pour  foù- 
tenir  la  Terre,  &  une  Tortue  pour  foùtenir  fon  Eléphant,  le  mot  de  Sabf- 
tance  auroit  entièrement  fait  fon  affaire.  Et  quiconque  demanderait  après 
cela,  ce  que  c'efl  qui  foûtient  la  Terre,  devrait  être  auffi  content  de  la 
réponfe  d'un  Philofophe  Indien  qui  lui  diroit,  que  c'eft  la  Subftance  ,  fans 
favoir  ce  qu'emporte  ce  mot ,  que  nous  le  femmes  d'un  Philofophe  Européen 
qui  nous  dit,  que  la  Subftance,  ternie  dont  il  n'entend  pas  non  plus  la  figni- 
fication ,  eft  ce  qui  foûtient  les  jieçtdens.  Car  toute  l'idée  que  nous  avons 
de  la  Subftance,  c'efl  une  idée  obfcure  de  ce  qu'elle  fait,  &  non  une  idée 
de  ce  qu'elle  eft. 

§.  2o.  Quoi  que  put  faire  un  Savant  en  pareille  rencontre,  je  ne  croi 
pas  qu'un  Américain  d'un  Efprit  un  peu  pénétrant  qui  voudrait  s'inftruire 
de  la  nature  des  chofes,  fût  fort  fatisfait,  \\  délirant  d'apprendre  notre  ma- 
nière 


Des  Modes  Simples  fur  l'Efpace.  Liv.  IL 


1x7 


niere  de  bâtir,  on  lui  difoit,  qu'un  Pilier  efl  une  chofe  foûtenue  par  une  Chap.XIII. 

Bafe;  &  qu'une  Bafe  efl  quelque  chofe  qui  foûcient  un  Pilier.     Ne  croi- 

roit-il  pas  qu'en  lui  tenant  un  tel  difcours,on  auroit  envie  de  fe  moquer  de 

lui ,  au  lieu  de  fonger  à  l'inflruire  ?   Et  fi  un  Etranger  qui  n'auroit  jamais 

vil  des  Livres,  vouloit  apprendre  exactement,  comment  ils  font  faits  & 

ce  qu'ils  contiennent ,  ne  feroit-ce  pas  un  plaifant  moyen  de  l'en  inflruire 

que  de  lui  dire ,  que  tous  les  bons  Livres  font  compo'fez  de  Papier  &  de 

Lettres,  que  les  Lettres  font  des  chofes  inhérentes  au  Papier,.  &  le  Papier 

une  chofe  qui  foûtient  les  Lettres?  N'auroit-il  pas,  après  cela,  des  Idées 

fort  claires  des  Lettres  &  du  Papier  ?    Mais  fi  les  mots  Latins ,  inharentit 

&cfubjlantia,  étoient  rendus  nettement  en  François  par  des  termes  qui  ex- 

primafTent  Yailion  de  s'attacher  ik  Yaclion  de  foiltenir,  (car  c'efl  ce  qu'ils  fi- 

gnifient  proprement)  nous  verrions  bien  mieux  le  peu  de  clarté  qu'il  y  a 

dans  tout  ce  qu'on  dit  de  la  Subftance  «Si  des  Accidensy  &  de  quel  ufage  ces 

mots  peuvent  être  en  Philofophie  pour  décider  les  Queflions  qui  y  ont 

quelque  rapport. 

§.  21.  Mais  pour  revenir  à  notre  Idée  de  l'Efpace.  Si  l'on  ne  fup-  Qu'>i„yaunvuide 
pofe  pas  le  Corps  infini ,  ce  que  perfonne  n'ofera  faire  ,  à  ce  que  je  *X££.*?*' 
croi ,  je  demande  ,  fi  un  homme  que  Dieu  auroit  placé  à  l'extrémité  Co1?5' 
des  Etres  Corporels ,  ne  pourroit  point  étendre  fa  main  au  delà  de  fort 
Corps.  S'il  le  pouvoit ,  il  mettrait  donc  fon  bras  dans  un  endroit  où 
il  y  avoit  auparavant  de  l'Efpace  fans  Corps  ;  «Si  fi  fa  main  étant  dans 
cet  Efpace,  il  venoit  à  écarter  les  doigts,  il  y  auroit  encore  entredeux 
de  l'Efpace  fans  Corps.  Que  s'il  ne  pouvoit  étendre  fa  main,  (  i  )  ce 
devroit  être  à  caufe  de  quelque  empêchement  extérieur,  car  je  fuppofe 
que  cet  homme  efb  en  vie  avec  la .  même  puiflance  de  mouvoir  les 
parties  de  fon  Corps  qu'il  a  préfentement ,  ce  qui  de  foi  n'efl  pas  im- 
pofîible  ,  fi  Dieu  le  veut  ainli  ,  ou  du  moins  efl-il  certain  que  Dieu 
peut  le  mouvoir  en  ce  fens  :  &  alors  je  demande  fi  ce  qui  empêche  fa 
main  de  fe  mouvoir  en  dehors,  efl  fubflance  ou  accident,  quelque  chofe, 
ou  rien?  Quand  ils  auront  fatisfait  à  cette  queftion ,  ils  feront  capables 
de  déterminer  d'eux-mêmes  ce  que  c'efl  qui  fans  être  Corps  &  fans 
avoir  aucune  Solidité,  efl,  ou  peut  être  entre  deux  Corps  éloignez 
i'un  de  l'autre.     Du  reile  ,   celui  qui  dit  qu'un  Corps  en  mouvement  * 

peut 


(r)  — —  5»  jàm  finitum  conflituatur 
Omne  quod  efi  fpatium ,  fi  quis  procurrat  ad 

eras 
Vllimus  extremas ,  jacidtqui  volatile  telum  ; 
là  vatidis  utritm  contortum  viribus  ire 
Qui  futrit  miffitm ,  mavis ,  longique  volare , 
An  prohibtre  aliquid  cenfes ,  objbtréque  foffe  f 
Ahtrutntm  fattans  tnim,  fumâsque   ne- 

"/»  €/>. 
Quorum   uirumque  tihi   tffugium  prtciudit, 

Voirait 


Cogit  ut  exempta  concédas  fine  patere. 
Namfive  efl  aliquid ,  quod  prohibeat  officiâtqus- 
§jto  miniï  quo  miffum'fi  variât ,  fini^ue  h- 

cet  fe, 
Sive  foras  fertur ,  non  efl  ea  fini'  profeïïi. 
Hoc  patio  Jeqttar ,   atjtie  oras  ubicumque  l&> 

caris 
Extremas ,  qusram  quid  telo  deniqut  fiar, 
liet ,  uti  nufquam  pofflt  confifler»  finis  ; 
EJfugiumqus  fuge  prolatet  eofta.  femper. 

L  u  c  r  s  t.  Lib,I. vs.çô-j ,  Sic^. 


iz8  Des  Modes  Simples  de  î'Efpace.  L  iv.  II. 

Chap. XIII.  peut  fe  mouvoir  vers  où  rien  ne  peut  s'oppofer  à  fon  mouvement, 
comme  au  delà  de  I'Efpace  qui  borne  tous  les  Corps ,  raifonne  pour  le 
moins  auffi  conféquemment  que  ceux  qui  difent,  que  deux  Corps  entre 
lesquels  il  n'y  a  rien,  doivent  fe  toucher  nécelTairement.  Car  au  lieu 
que  I'Efpace  qui  eft  entre  deux  Corps,  fuffit  pour  empêcher  leur  con- 
tact mutuel  ,  I'Efpace  pur  qui  fe  trouve  fur  le  chemin  d'un  Corps  qui 
fe  meut,  ne  fuffit  pas  pour  en  arrêter  le  mouvement.  La  vérité  eft, 
qu'il  n'y  a  que  deux  partis  à  prendre  pour  ces  Meilleurs ,  ou  de  décla- 
rer que  les  Corps  font  infinis ,  quoi  qu'ils  ayent  de  la  répugnance  à  le  dire 
ouvertement ,  ou  de  recounoître  de  bonne  foi  que  I'Efpace  n'eft  pas  Corps. 
Car  je  voudrois  bien  trouver  quelqu'un  de  ces  Efprits  profonds  qui  par  la 
penfée  pût  plutôt  mettre  des  bornes  à  I'Efpace  qu'il  n'en  peut  mettre  à  la 
Durée,  ou  qui,  à  force  de  penfer  à  l'étendue  de  I'Efpace  &  de  la  Durée, 
pût  les  épuifer  entièrement  &  arriver  à  leurs  dernières  bornes.  Que  fi  fon 
idée  de  Y  Eternité  eft  infinie,  celle  qu'il  a  de  1' '  Immenfité  l'eft  auiii,  toutes 
deux  étant  également  finies,  ou  infinies. 
ta  puiffance  d'an-  §.  22.  Bien  plus ,  non  feulement  il  faut  que  ceux  qui  foû tiennent  que 
ruid" prouve  le  l'exiftence  d'un  Efpace  fans  matière  eft  impofiible  ,  reconnoifTent  que  le 
Corps  eft  infini,  il  faut,  outre  cela,  qu'ils  nient  que  Dieu  ait  la  puiffànce 
d'annihiler  aucune  partie  de  la  Matière.  Je  fuppofe  que  perfonne  ne  me 
niera  que  Dieu  ne  puifie  faire  ceffer  tout  le  mouvement  qui  eft  dans  la  Ma- 
tière,'&  mettre  tous  les  Corps  de  l'Univers  dans  un  parfait  repos ,  pour  les 
leiller  dans  cet  état  tout  aulîi  long-temps  qu'il  voudra.  Or  quiconque  tom- 
bera d'accord  que  durant  ce  repos  univerfel  Dieu  peut  annihiler  ce  Livre, 
ou  le  Corps  de  celui  qui  le  lit,  ne  peut  éviter  de  reconnoître  la  poffibilité 
du  Vuidc.  Car  il  eft  évident  que  I'Efpace  qui  étoit  rempli  par  les  parties 
du  Corps  annihilé,  reftera  toujours,  &  fera  un  Efpace  fans  corps;  parce 
que  les  Corps  qui  font  tout  autour, étant  dans  un  parfait  repos,  font  com- 
me une  muraille  de  Diamant  ;&  dans  cet  état  mettent  tout  autre  Corps  dans 
une  parfaite  impoiïibilité  d'aller  remplir  cet  Efpace.  Et  en  effet,  ce  n'eft 
que  de  la  firppoiition ,  que  tout  eft  plein,  qu'il  s'enfuit  qu'une  partie  de  ma- 
tière doit  néceffairement  prendre  la  place  qu'une  autre  partie  vient  de  quit- 
ter. Mais  cette  fuppolition  devroit  être  prouvée  autrement  que  par  un  fait 
en  queftion,  qui  bien  loin  de  pouvoir  être  démontré  par  l'expérience,  eft 
vifiblement  contraire  à  des  Idées  claires  &  diftincles  qui  nous  convainquent 
évidemment  qu'il  n'y  a  point  de  liaifon  néceffaire  entre  l' Efpace  &la  Solidi- 
té ,  puisque  nous  pouvons  concevoir  l'un  fans  fonger  à  l'autre.  Et  par  con- 
féquent  ceux  qui  disputent  pour  ou  contre  le  Vuide ,  doivent  reconnoître 
qu'ils  ont  des  idées  diftincles  du  Vuide  &  du  Plein,  c'eft  à  dire,  qu'ils  ont 
une  idée  de  l'Etendue  exempte  de  folidité ,  quoi  qu'ils  en  nient  l'exiftence, 
ou  bien  ils  disputent  fur  le  pur  néant.  Car  ceux  qui  changent  fi  fort  la 
fignification  des  mots,  qu'ils  donnent  à  X Etendue 'le  nom  de  Corps;  &qui 
réduifent,par  confequent,  toute  l'effence  du  Corps  à  n'être  rien  autre  cho- 
fe  qu'une  pure  étendue  fans  folidité,  doivent  parler  d'une  manière  bien  ab- 
furde  lorsqu'ils  raifonnent  du  Vuide,  puisqu'il  eft  impolfible  que  1  Etendue' 
foit  fans  étendue.     Car  enfin,  qu'on  reconnoiflè  ou  qu'on  nie  lexiltence 

du 


Des  Modes  Simples  âeVEfpace.  Liv.  II.  H5> 

du  Vuide,  il  eft  certain  que  le  Vuide  fignifie  un  Efpace  fans  Corps-,  &  tou-  Chai'.XIIJ 
te  perfonne  qui  ne  veut  ni  fuppofer  la  Matière  infinie,  ni  ôter  à  Dieu  la 
puiflance  d'en  annihiler  quelque  particule,  ne  peut  nier  la  pofiibilité  d'un 
tel  Efpace. 

§.  2}.-  Mais  fans  fortir  de  l'Univers  pour  aller  au  delà  des  dernières  bor-  Le  Mouremeit 
nés  des  Corps,  &  fans  recourir  à  la  toute-puiffance  de  Dieu  pour  établir  le  '"fUTe  le  Vuide* 
Vuide,  il  me  femble  que  le  mouvement  des  Corps  que  nous  voyons  &  dont 
nous  fommes  environnez  ,  en  démontre  clairement  l'exiftence.  Car  je 
voudrois  bien  que  quelqu'un  effayât  de  divifer  un  Corps  folide  de  telle 
dimenfion  qu'il  voudrait,  en  forte  qu'il  fît  que  ces  parties  folides  puiTcnt 
fe  mouvoir  librement  en  haut,  en  bas,  &  de  tous  cotez  dans  les  bornes 
de  la  fuperficie  de  ce  Corps ,  quoi  que  dans  l'étendue  de  cette  fuperficie  il 
n'y  eût  point  d'efpace  vuide  auffi  grand  que  la  moindre  partie  dans  la- 
quelle il  a  divifé  ce  Corps  folide.  Que  fi  lorsque  la  moindre  partie  du  Corps 
clivife  eft  auffi  greffe  qu'un  grain  de  femence  de  moutarde,  il  faut  qu'il  y 
ait  un  efpace  vuide  qui  foit  égal  à  la  groffeur  d'un  grain  de  moutarde ,  pour 
faire  que  les  parties  de  ce  Corps  ayent  de  la  place  pour  fe  mouvoir  libre- 
ment dans  les  bornes  de  fa  fuperficie;  il  faut  auffi,  que  lorsque  les  parties 
de  la  Matière  font  cent  millions  de  fois  plus  petites  qu'un  grain  de  mou- 
tarde ,  il  y  ait  un  efpace ,  vuide  de  matière  folide ,  qui  foit  auffi  grand 
qu'une  partie  de  moutarde,  cent  millions  de  fois  plus  petite  qu'un  grain 
de  cette  femence.  Et  fi  ce  Vuide  proportionel  eft  néceffaire  dans  le 
premier  cas,  il  doit  l'être  dans  le  fécond,  &  ainfi  à  l'infini.  Or  que  cet 
Efpace  vuide  foit  fi  petit  qu'on  voudra  ,  cela  fuffit  pour  détruire  l'hypo- 
thefe  qui  établit  que  tout  ell  plein.  Car  s'il  peut  y  avoir  un  Efpace,  vui- 
de de  Corps,  égal  à  la  plus  petite  partie  diftincle  de  matière  qui  exifte 
préfentement  dans  le  Monde,  c'eft  toujours  un  Efpace  vuide  de  Corps, 
&  qui  met  une  auffi  grande  différence  entre  l'Efpace  pur,  &  le  Corps,  que 
fi  c'étoit  un  Vuide  immenfe,  pUy*  %ao>s;.  Par  conféquent,  fi  nous  fup- 
pofons  que  l'Efpace  vuide  qui  ell  néceffaire  pour  le  mouvement,  n'ell  pas 
égal  à  la  plus  petite  partie  de  la  Matière  folide,  actuellement  divifée,mais 
à  ts  ou  à  ï5ôô  de  cette  partie.,  il  s'enfuivra  toujours  également  qu'il  y  a  de 
l'Efpace  fans  matière. 

§.  24.  Mais  comme  ici  la  Queftion  eft  de  favoir,  fi  l'idée  de  Efpace  Les  idées  de  i'ec 
on  de  l'Etendue  eft  la  même  que  celle  du  Corps,  il  n'eft  pas  néceffaire  de  fb3" M&gffi 
prouver  l'exiftence  réelle  du  Vuide,  mais  feulement  de  montrer  qu'on  peut  ne  deiWe. 
avoir  l'idée  d'un  Efpace  fans  Corps.     Or  je  dis  qu'il   eft  évident  que  les 
hommes  ont  cette  idée,  puisqu'il  cherchent  &  disputent  s'il  y  a  du  Vui- 
de, ou  non.  Car  s'ils  n'avoient  point  l'idée  d'un  Efpace  fans  Corps,  ils  ne 
pourraient  pas  mettre  en  queftion  fi  cet  Efpace  exifte;  &  fi  l'idée  qu'ils  ont 
du  Corps,    n'enferme  pas  en  foi  quelque  chofe  de  plus  que  l'Idée  fimple  de 
l'Efpace,  ils  ne  peuvent  plus  douter  que  tout  le  Monde  ne  foit  parfaitement 
plein.     Et  en  ce  cas-là,  il  ferait  auffi  abfurde  de  demander  s'il  y  aurait  un 
Efpace  fans  Corps ,    que  de  demander  s'il  y  aurait  un  Efpace  fans  efpace , 
ou  un  Corps  fans  corps ,  puisque  ce  ne  feroient  que  différens  noms  d'une 
même  Idée. 

R  §■  2f-  n 


u- 


ijo  Des  Modes  Simples  de  VEfpace.  Liv.  II. 

Chap.  XIII.       §.  25.  Il  eft  vrai  que  l'Idée  de  l'Etendue  eft  fi  infeparablement  jointe  à 

Decequei'éten-  toutes  les  Qualitez  vifibles,  &  à  la  plupart  des  Qualitez  tactiles,  que  nous 

eue  eft  mCepara-    ne  pOUVons  voir  aucun  Objet  extérieur,  ni  en  toucher  fort  peu ,  fans  rece- 

ble  du  Corps  il  .r  ,  ,    J        .  /y  1       ur?  1     ••         /-\  i>t? 

ne  s'enfuit  ps  que  voir  en  même  temps  quelque  împrellion  de  I  Etendue.     Or  parce  que  1  ïL- 
r£fpace&  le        tendue  fe  mêle  fi  conftamment  avec  d'autres  Idées,  ie  coniefturequec'efl 

Corps  loient  une  .,,  _  ,  .  .1-  •  J  ?    rr 

fcuie  &  même      ce  qui  a  donne  o'ccalion  a  certaines  gens  de  déterminer  que  toute  1  ellence 
thole*  du  Corps  confifte  dans  l'étendue.     Ce  n'eft  pas  une  chofe  fort  étonnante; 

puifque  quelques-uns  fe  font  fi  fort  rempli.  FEiprit  de  l'idée  de  l'Etendue  par 
le  moyen  de  la  Vue  &  de  l'Attouchement ,  (les  plus  occupez  de  tous  les  Sens) 
qu'ils  ne  fauroient  donner  de  l'exiftence  à  ce  qui  n'a  point  d'étendue,  cette 
Idée  ayant,  pour  ainii  dire,  rempli  toute  la  capacité  de  leur  Ame.  Je  ne 
prétens  pas  difputer  préfentement  contre  ces  perfonnes,  qui  renferment  la 
mefure  &  la  pollibilité  de  tous  les  Etres  dans  les  bornes  étroites  de  leur  Ima- 
gination grofliére.  Mais  comme  je  n'ai  à  faire  ici  qu'à  ceux  qui  concluent 
que  l'effence  du  Corps  confifte  dans  l'Etendue,  parce  qu'ils  ne  fauroient, 
difent-ils,  imaginer  aucune  qualité  fenfible  de  quelque  Corps  que  ce  foi t  fans 
étendue,  je  les  prie  de  coniiderer,  (i)  que,  s'ils  euiTent  autant  réfléchi  fur 
les  Idées  qu'ils  ont  des  Goûts  &  des  Odeurs,  que  fur  celles  de  la  Vûë  &  de 
l'Attouchement,  ou  qu'ils  euflent  examiné  les  idées  que  leur  caufe  la  faim, 
la  foif,  &  plufieurs  autres  incommoditez,  ils  auroient  compris  que  toutes 
ces  idées  n'enferment  en  elles-mêmes  aucune  idée  d'étendue,  quin'eft  qu'u- 
ne affection  du  Corps ,  comme  tout  le  relie  de  ce  qui  peut  être  découvert 
par  nos  Sens,  dont  la  pénétration  ne  peut  guère  aller  jufqu'à  voir  la  pure  ef- 
fence  des  chofes.  §.  26. 

(1)  Il  eft  difficile  d'imaginer  ce  qui  peut  a-  que  temps  après,  commençant  à  me  défier 

voir  engagé  M.  Locke   à  nous  débiter  ce  de  mon  jugement  lur  cette  affaire,  j'en  écri- 

long  raiionnement  contre  les  Cartefiens.  C'eft  vis  à  M.  Bayle,   qui  me  répendit  quej'é- 

à  eux  qu'il  en  veut  ici;  &  il  leur  parle  des  tois  bien  fondé  à  trouver  Yignoratio   elenchi 

idées  des  Coûts  &  des  Odeurs  ,   comme  s  ils  dans  le  paiTage  en  queftion.    On  peut  voir  fa 

croyoient  qie  ce  font  des  Qualités  inhérentes  Réponfe  dans  la  i47ine.  Lettre,  p.03i.  Tom. 

dans  les  Corps.     11  eft  pourtant  tiès-certain  111.  de  la  Nouvelle  Edition  des  Lettres 

que  long  ten.ps  avant  que  M.  Locke  eût  fon-  de  Mk.  Bayle,  pub'iée  en  1719.  par  Mr. 

gé  a  compofer  fon  Livre,  les  Cartefiens   a-  D  e  s-M  ai  2  e  aux  ,    qui  l'a  augmentée  de 

voient  démontré  que  les  Idées  des  Saveurs  &  Nouvdles  Lettres,   &  enrichie   de  Remarques 

des  Odeurs  lont  Liuquemer.t  dans  1  Eiput  de  très-curieu'es  &  très-inftruduves.    ht  voici  la 

ceux  qui  goûtent  les  Corps  qu'on  nomme  fa-  Note  par  laquelle  ce  judicieux  Editeur  a  trou- 

voureux  ik  qui  flairent  les  Corps  qu'on  nom-  vé  bon  de  confirmer  la.  cenfure  que  M.  Bay- 

111e  odoriferans;  Se  que  bien  loin  quecfj  Idées  le  avoit  faite  du  Pafl^ge  qui  fait  le  fujet  de 

enferment  en  elles-mêmes  aucune  idée  d  étendue ,  cet  article:    Les  Cartefiens,    dit-il  après  avoir 

elles  font  excitées  dans  notre  Ame  par  quel-  cité  les  propres  paroles  de  M.  Locke  jufqu'à 

que  chofe  dans  les  Corps  qui  n'a  aucun  rap-  ces  mots,  Ils  auroient  corn' ris  que  toutes  ces 

port  à  ces  Idées,. comme  on  peut  le  voir  par  Idées   n'enferment   en  elles-mêmes  aucune  idée 

ce  qui  a  été  remarqué  fur  la   page  91.  ch.  détendue,  —  Les  Carte/uns  à  qui  Air.  Locke 

VIll.  g.    14.  —  Lorsque  je  vins  à  traduire  en  -veut  ici,  ont  fort  bien  compris,  que  toutes 

cet  enaroit  de  YEJfai  concernant  l'Vntendemtr.t  ces  Idées  n'enferment  en  elles-mêmes  aucune 

humain,  je  m'apperçus  de  la  mdpriije  de  M.  idée  d'étendue,     ils  l'ont  dit,  redit,  ej-  prou- 

Locke,  èi  je  l'en  avertis:  mais  il  me  fut  im-  vé  plus  nettement  qu'on  ne  l 'avoit  encore  fait  : 

pollible  de  le  faire  convenir  que  le  fentiment  de  forte  que  t  avis  que  Al.  Loche  leur  donne, 

qu'il  atuibuoit  aux  Csrtefiens,  ctoit  diiede-  nejt  pas  fort  à  propos,  c  pourreit  même  fairt 

ment   oppolé  à  celui  qu'ils  ont  foûter.u,  &  croire  qu'il  n'enttndoit  fas  tro^  bien  leurs  Prin- 

prouvé  avec  la  dernière  évidence,  &  qu  il  a-  cipes  ,   comme  Al.  Cofte  s'en  ctoit  afiercu,  ey 

voit  adopte  lui:même  dans  cet  Ouvrage.  Quel:  comme  l'infinité  ici  AI.  Bayle. 


Des  Modes  Simples  de  VEfpace.  Liv.  II.  131 

5.  26.  Que  fi  les  Idées  qui  font  conftamment  jointes  à  toutes  les  autres,  Ciiap.  XIII, 
doivent  palier  dès-là  pour  l'eflencc  des  chofes  auxquelles  ces  Idées  fe  trou- 
vent jointes,  &  dont  elles  font  inféparables ,  l'Unité  doit  donc  être,  fans 
contredit,  l'effence  de  chaque  choie.  Car  il  n'y  a  aucun  Objet  de  Senfa- 
tion  ou  de  Réflexion ,  qui  n'emporte  l'idée  de  l'unité.  Mais  c'eft  une  forte 
deraifonncmentdont  nous  avons  déjà  montré  fuififamment  la  foibleife. 

§.  27.  Enfin,  quelles  que  foient  les  penfées  des  hommes  fur  l'exiftence  du  t«  idées  de 
Vuide,  il  me  paraît  évident,  que  nous  avons  une  idée  auffi  claire  de  l'Ef-  so'.dué  ^firent  ' 
pace,  diftincl  de  la  Solidité,  que  nous  en  avons  de  la  Solidité,  diftin£te  du  l'une  dei'auuc. 
Mouvement,  ou  du  Mouvement  diftincl:  de  l'Efpace.  Il  n'y  a  pas  deux  I- 
dées  plus  diftincles  que  celles-là,  &  nous  pouvons  concevoir  auili  aifement 
l'Efpace  fans  folidité,  que  le  Corps  ou  l'Eipace  fans  mouvement;  quoi  qu'il 
foit  très-certain,  que  le  Corps  ou  le  Mouvement  ne  fauroient  exifter  fans 
l'Efpace.  Mais  foit  qu'on  ne  regarde  l'Efpace  que  comme  une  Relation  qui 
refulte  de  l'exiftence  de  quelques  Etres  éloignez  les  uns  des  autres,  ou  qu'on 
croye  devoir  entendre  littéralement  ces  paroles  du  fage  Roi  Salomon,  Les 
Cicux  6?  les  Cteux  des  deux  ne  te  peuvent  contenir ,  ou  celles-ci  de  St.  Paul, 
ce  Phtlofopheinfpiré  de  Dieu,  Iefquelles  font  encore  plus  emphatiques,  (1)  Ccft 
en  lui  que  nous  avons  la  vie ,  le  mouvement ,  &  l'être,  je  laifle examiner  ce  qui 
en  eft  à  quiconque  voudra  en  prendre  la  peine,  &  je  me  contente  de  dire, 
que  l'idée  que  nous  avons  de  l'Efpace,  eft,  à  mon  avis,  telle  que  je  viens 
de  la  repréfenter  ,  &  entièrement  diftincle  de  celle  du  Corps.  Car  foit  que 
nous  confierions  dans  la  Matière  même  la  diftance  de  fes  parties  folides,  join- 
tes enfemble ,  &  que  nous  lui  donnions  le  nom  d 'étendue  par  rapport  à  ces 
parties  folides ,  ou  que  confiderant  cette  diftance  comme  étant  entre  les  ex- 

trêmitez 

(0  -ASl.  XVII ,  verf.  18.  E»  «ût»  £.,«(»,  ««  ment  de  tous  les  autres;  &  c'eft  par  fon  affi- 
xiioûfi&a  ,  kkï  arfi.it.  Ces  paroles  de  l'Origi-  fiance  actuelle  que  nous  en  jouïflbns.  Cette 
nal  expriment ,  ce  me  femble ,  quelque  chofe  de  explication  ell  fort  naturelle ,  &  s'accorde  très- 
plus  que  la  Tradudion  Vrançoife ,  ou  du  moins  el-  bien  avec  ce  que  S.  Paul  venoit  de  dite  dans 
les  représentent  la  même  chofe  plus  vivement  c?"  le  même  Dilcours  d'où  ce  paffage  eft  tiré,  que 
plus  nettement.  C'eft  la  réflexion  que  je  fis  fur  c'eft  Dieu  qui  donne  à  tous  la  vie,  la  re/pira- 
les  paroles  de  S.  Paul  dans  la  première  Edition  tion  z?  toutes  chofes,  «'"Tic  Jihin  irîirî  ^w,  «*« 
Françoife  de  cet  Ouvrage.  Je  voulois  infinuer  soi»» ,  nuù  ri  zrnW*,  $,  ij.  C'eft  d'ailleurs  u- 
par-là  qu'on  devoit  expliquer  ces  paroles  litte-  ne  chofe  connue  de  tous  ceux  qui  ont  qud- 
ralement  &  dans  le  fens  propre.  M.  Locke  que  teinture  de  h  Langue  Greque  que  la  pré- 
parut faiisfait  du  tour  que  j'avois  pris ,  qui  pofition  »  que  S.  Luc  a  employée  dans  le 
tendoit  en  effet  à  établir  ce  que  M.  Locke  Paffage  en  queftion  lignifie  quelquefois  par 
croyoit  de  l'Efpace,  &  qu'il  infinuë  en  plu-  dans  les  meilleurs  Auteurs,  &  furtout  dans  le 
fleurs  endroits  de  cet  Ouvrage,  quoi  que  du-  Nouveau  Teftament:  <**Vz«'  »m«  s»  ^ï .  dit 
ne  manière  myfterieufe  &  indirecte,  favoir  S.  Paul  dans  fon  Epitre  aux  Hébreux,  Il  nous 
que  cet  Efpace  eft  Dieu  lui-même,  ou  plutôt  aparté  par  fon  Fils,  Ch.  I.  tf.  1.  &  dans  ce 
une  propriété  de  Dieu.  Mais  après  y  avoir  "  même  Chapitre  des  Actes, v.  31.  l'jtVçl  <  »><«*, 
penfé  plus  exactement,  je  m'apperçois  qu'il  y  par  l'homme  qu'il  a  défini.  Pour  ce  qui  eft 
a  beaucoup  plus  d'apparence,  que  dans  ce  des  raifonnemens  purement  Philofophiques 
Paffage  il  faut  traduire  comme  ont  fait  quel-  que  Mr.  Locke  employé  dans  ce  Chapitre  & 
ques  Interprêtes ,  <»  ««*»,  par  lui,  Ce  s  t  par  ailleurs  pour  établir  Ion  fentiment  fur  l'exilten- 
lui  que  nous  avons  la  vie,  le  mouvement  V  l'é-  ce  &  les  proprietez  de  l'Efpace  voyez  ce  qui 
tre,  c'eft  de  la  Bonté  de  Dieu  que  nous  te-  en  a  été  dit  dans  ce  même  Chapitre,  §.  16. 
lions  la  vie,  ce  grand  Bien  qui  eft  le  fonde-  pag.  125.  dans  la  Note 

R  2 


Ï3I-  'Dei  Modes  Simples  de  l'Efpace.  Liv.  II. 

Chap.  XIIÎ.   trêmitezd'un  Corps,  félon  fes  différentes  dimenfions,  nous  l'appellions  lon- 
gueur ,  largeur ,  &  profondeur ,  ou  foi:  que  la  conliderant  comme  étant  entre 
deux  Corps,  ou  deux  Etres pofitifs,  fans  penfer  s'il  y  a  entredeux  de  la  Ma- 
tière, ou  non,  nous  la  nommions  diflance:  quelque  nom  qu'on  lui  donne, 
ou  de  quelque  manière  qu'on  la  confidére,  c'eft  toujours  la  même  idée  fim- 
ple  &  uniforme  de  l'Efpace ,  qui  nous  eft  venue  par  le  moyen  des  Objets 
dont  nos  Sens  ont  été  occupez,  de  forte  qu'en  ayant  établi  des  idées  dans  no- 
tre Efprit ,  nous  pouvons  les  reveiller ,  les  repeter  &  les  ajouter  l'une  à  l'au- 
tre aulfi  fouvent que  nous  voulons,  &  ainfi  confiderer  l'Efpace  ou  la  diftan- 
ce ,  foit  comme  remplie  de  parties  folides,  en  forte  qu'un  aucre  Corps  n'y  puif- 
fe  point  venir ,  fans  déplacer  &  chaffer  le  Corps  qui  y  étoit  auparavant ,  foit 
comme  vuide  de  toute  chofe  folide ,  en  forte  qu'un  Corps  d'une  dimenlion 
égale  à  ce  purEfpace,  puiffe  y  être  placé,  fans  en  éloigner  ou  chaffer  aucu- 
ne chofe  qui  y  foit  déjà.  Mais  pour  éviter  la  confufionen  traitant  cette  ma- 
tière, il  feroit  peut-être  à  fouhaiter  qu'on  n'appliquât  le  nom  d'Etendue  qu'à 
la  Matière  ou  à  la  diftance  qui  eft  entre  les  extremitez  des  Corps  particuliers , 
&  qu'on  donnât  le  nom  d' '  Expmfion  à  l'Efpace  en  général,  foit  qu'il  fut  plein 
ou  vuide  de  matière  folide;  de  forte  qu'on  dit,  l'Efpace  a  de  Xexpanfion,  & 
le  Corps  détendu.     Mais  en  ce  point,  chacun  eft  maître  d'en  ufer  comme 
il  lui  plaira.     Je  ne  propofe  ceci  que  comme  un  moyen  de  s'exprimer  plus 
clairement  &  plus  diftinftement. 
Les  hommes dif-      §•  28-  Pour  moi,  je  m'imagine  que  dans  cette  occafion  auffi  bien  que 
ferent  peu  en-       fans  plufieurs  autres ,  toute  la  difpute  feroit  bientôt  terminée  fi  nous  avions 
fimpies  quiis  œn-  une  connoiffance  précife  &  diftinéte  de  la  fignificationdes  termes  dont  nous 
forent  claire-      nous  fervons.     Car  je  fuis  porté  à  croire  que  ceux  qui  viennent  à  réfléchir 
fur  leurs  propres  penfées ,  trouvent  qu'en  général  leurs  idées  fimpies  convien- 
nent enfemble  quoi  que  dans  les  difeours  qu'ils  ont  enfemble,  ils  les  con- 
fondent par  différens  noms  :  de  forte  que  ceux  qui  font  accoutumez  à  faire 
des  abftraétions ,  &  qui  examinent  bien  les  idées  qu'ils  ont  dans  l'Efprit ,  ne 
fauroient  penfer  fort  différemment,  quoi  que  peut-être  ils  s'embarraffent 
par  des  mots,  en  s'attachant  aux  façons  de  parler  des  Académies  ou  des  Sec- 
tes dans  lefquelles  ils  ont  été  élevez.     Au  contraire,  je  comprens  fort  bien , 
que  les  difputes ,  les  criailleries  &les  vains  galimathias  doivent  durer  fans  fin 
parmi  les  gens  qui  n'étant  point  accoutumez  à  penfer,  ne  fe  font  point  une 
affaire  d'examiner  fcrupuleufement  &  avec  foin  leurs  propres  Idées ,  &  ne  les 
diftinguent  point  d'avec  les  fignes  que  les  hommes  employent  pour  les  faire 
connoître  aux  autres,  &  fur  tout,  fi  ce  font  des  Savansdeprofeflion,  char- 
gez de  leclure,  dévouez  à  certaines  Se6r.es,  accoutumez  au  langage  qui  y  eft 
en  ufage,  &  qui  fe  font  fait  une  habitude  de  parler  après  les  autres  fans  fa- 
voir  pourquoi.     Mais  enfin ,  s'il  arrive  que  deux  perfonnes  qui  font  des  ré- 
flexions fur  leurs  propres  penfées ,  ayent  des  Idées  différentes ,  je  ne  vois  pas 
comment  ils  peuvent  difeourir  ou  raifonner  enfemble.     Au  reite,  ce  feroit 
prendre  fort  mal  ma  penfée  que  de  croire  que  toutes  les  vaines  imaginations 
qui  peuvent  entrer  dans  le  cerveau  des  hommes ,  foient  precifément  de  cet- 
te efpèce  d'Idées  dont  je  parle.     Il  n'eft  pas  facile  à  l'Efprit  de  fe  débarraf- 
fer  des  notions  confufes,  &  des  préjugez  dont  il  a  été  imbu  par  la  coutume, 

par 


De  la  Durée  à-  de  fes  Modes  Simples.  Liv.  II.  135 

par  inadvertance,  ou  par  les  converfations  ordinaires.  Il  faut  deiapeine,  ChaK  XIII. 
&  une  longue  &férieufc  application  pour  examiner  les  propres  Idées,  jufqu'à 
ce  qu'on  lésait  réduites  à  toutes  les  idées  fimples,  claires  &  diftinttes  dont 
elles  font  compofées ,  &  pour  démêler  parmi  ces  idées  fimples ,  celles  qui 
ont,  ou  qui  n'ont  point  de  liaifon  &  de  dépendance  néceffaire  entre  elles. 
Car  jufqu'à  ce  qu'un  homme  en  foit  venu  aux  notions  premières  &  origina- 
les des  choies ,  il  ne  peut  que  bâtir  fur  des  Principes  incertains ,  &  tomber 
fou  vent  dans  de  grands  mécomptes. 

CHAPITRE     XIV. 

De  la  Durée,  &  de  Jes  Modes  Simples.  Chap.  XIV. 

§.   1.   IL  y  a  une  autre  efpèce  de  Diftance  ou  de  Longueur,  dont  l'idée  ne    ce  que  c'eft  que 

X  nous  eft  pas  fournie  par  les  parties  permanentes  del'Efpace,  mais  la  Dur'*- 
par  les  changemens  perpétuels  de  tefuccej/îon ,  dont  les  parties  dépendent  in- 
cefTamment.  C'eft  ce  que  nous  appelions  Durée;  &  les  Modes  fimples  de 
cette  durée  font  toutes  fes  différentes  parties,  dont  nous  avons  des  idées  dif- 
tincles,  comme  les  Heures,,  les  Jours,  les  Années,  &c.  le  temps,  &  l'£- 
ternité. 

§.  2.  La  réponfe  qu'un  grand  homme  fit  à  celui  qui  lui  demandoit  ce  que    i/idee  que  nous* 
c'étoit  que  le  Temps,  Si  non  rogas ,  intell  go,  je  comprens  ce  que  c'eft,  lors  *nav°,ns?  noa^ 
que  vous  ne  me  le  demandez  pas,  c'eft-à-dire ,  plus  je  m'applique  à  en  dé-  xlon  que  nous 
couvrir  la  nature,  moins  je  la  comprens,  cette  réponfe,  dis-je  ,  pourroit  ^["îdéeT,  'quTfc 
peut-être  faire  croire  à  certaines  perfonnes,  que  le  Temps,  qui  découvre  fuccedent'dan* 
toutes  chofes,  ne  fauroit  être  connu  lui-même.      A  la  vérité,  ce  n'eft  pas  notie  Efpat' 
fans  raifon  qu'on  regarde  la  Durée,  le  Temps,  &  l'Eternité,  comme  des 
chofes  dont  la  nature  eft,  à  certains  égards,  bien  difficile  à  pénétrer.  Mais 
quelque  éloignées  qu'elles  paroiffent  être  de  notre  conception ,  cependant 
fi  nous  les  rapportons  à  leur  véritable  origine,  je  ne  doute  nullement  que 
l'une  des  fources  de  toutes  nos  connoiffimces ,  qui  font  la  Senfatioi&h Ré- 
flexion ,  ne  puifle  nous  en  fournir  des  idées ,  aufii  claires  &  aulTi  diftincles ,  que 
plufieurs  autres  qui  paffent  pour  beaucoup  moins  obfcures;  &  nous  trouve- 
rons que  l'idée  de  X Eternité  elle-même  découle  de  la  même  fource  d'où 
viennent  toutes  nos  autres  Idées'. 

§.  3.  Pour  bien  comprendre  ce  que  c'eft  que  le  Tems&  l'Eternité,  nous 
devons  confiderer  avec  attention  quelle  eft  l'idée  que  nous  avons  de  la  Durée , 
&  comment  elle  nous  vient.  Il  eft  évident  à  quiconque  voudra  rentrer  en 
foi-meme  &  remarquer  ce  qui  fe  paflè  dans  ion  Efprit,  qu'il  y  a,  dans  fon 
Entendement,  une  fuite  d'Idées  qui  fe  fuccedent  conftamment  les  unes  aux 
autres,  pendant  qu'il  veille.  Or  la  Réflexion  que  nous  faifons  fur  cette  fui- 
te de  différentes  Idées  qui  paroiffent  l'une  après  l'autre  dans  notre  Efprit, 
eft  ce  qui  nous  donne  l'idée  de  la  SitcceJJion  ;  &  nous  appelions  Durée  la  dif- 
tance qui  éfl  entre  quelque  partie  de  cette  fuccellion,  ou  entre  les  apparen- 

R  3,  ces; 


134  De  la  Durée, 

Chap.  XIV.  ces  de  deux  Idées  qui  fe  préfentent  à  notre  Efpric  Car  tandis  que  nous  pen> 
fons ,  ou  que  nous  recevons  fucceflivement  plufieurs  idées  dans  notre  Ef- 
prit,  nous  connoiiTons  que  nous  exiftons  ;  &  ainfi  la  continuation  de  notre 
Etre,  c'eft-à-dire ,  notre  propre  exiftence,  &  la  continuation  de  tout  autre 
Etre ,  laquelle  eft  commenfurable  à  la  fuccefïion  des  Idées  qui  paroiiTent  & 
disparoifîent  dans  notre  Efprit,  peut  être  appellée  durée  de  nous-mêmes, 
&  durée  de  tout  autre  Etre  coè'xiitant  avec  nos  penfées. 

§.  4.  Que  la  notion  que  nous  avons  de  la  SuccelTicn  &  de  la  Durée  nous 
vienne  de  cette  fource ,  je  veux  dire ,  de  la  Réflexion  que  nous  faifons  fur  cet- 
te fuite  d'Idées  que  nous  voyons  paroitre  l'une  après  l'autre  dans  notre  Ef- 
prit, c'eft  ce  qui  me  femble  fuivre  évidemment  de  ce  que  nous  n'avons  au- 
cune perception  de  la  Durée,  qu'en  confiderant  cette  fuite  d'Idées  qui  fefuc- 
cedent  les  unes  aux  autres  dans  notre  Entendement.  En  effet,  dès  que  cet- 
te fucceilion  d'Idées  vient  à  céder ,  la  perception  que  nous  avions  de  la  Du- 
rée, ceffe  aufli ,  comme  chacun  l'éprouve  clairement  par  lui-même  lorfqu'il 
vient  à  dormir  profondément:  car  qu'il  dorme  une  heure,  ou  un  jour,  un 
mois ,  ou  une  année,  il  n'a  aucune  perception  de  la  durée  des  chofes  tandis 
qu'il  dort,  ou  qu'il  ne  fonge  à  rien.    Cette  durée  eft  alors  tout-à-fait  nulle 
à  fon  égard;  &  il  lui  femble  qu'il  n'v  a  aucune  diftance  entre  le  moment  qu'il 
a  celle  de  penfer  en  s'endormant ,  &  celui  auquel  il  s'efl  reveille.     Et  je  ne 
doute  pas ,  qu'un  homme  éveillé  n'éprouvât  la  même  chofe ,  s'il  lui  étoit 
poflible  de  n'avoir  qu'une  feule  idée  dans  l'Eiprit ,  fans  qu'il  arrivât  aucun 
changement  à  cette  Idée,  &  qu'aucune  autre  vînt  fe  joindre  à  elle.     Nous 
vovons,  tous  les  jours,  que,  lors  qu'une  perfonne  fixe  fes  penfées  avec  u- 
ne  extrême  application  fur  une  feule  chofe ,  en  forte  qu'il  ne  fonge  prefque 
point  à  cette  fuite  d'idées  qui  fe  fuccedent  les  unes  aux  autres  dans  fon  Efprit , 
il  laifle  échapper,  fans  y  faire  réflexion,  une  bonne  partie  de  la  Durée  qui 
s'éccule  pendant  tout  le  temps  qu'il  eft  dans  cette  forte  contemplation ,  s'i- 
maginant  que  ce  temps-là  eft  beaucoup  plus  court,  qu'il  ne  l'eft  effective- 
ment. Que  fi  le  fommeil  nous  fait  regarder  ordinairement  les  parties  diftan- 
tes  delà  Durée  comme  un  feul  point,  c'eft  parce  que,  tandis  que  nous  dor- 
mons, cette  fuccefîlon  d'idées  ne  fe  préfente  point  à  notre  Efprit.     Car  fi 
un  homme  vient  àfonger  en  dormant;  &  que  fes  fonges  lui  préfentent  une 
fuite  d'idées  différentes ,  il  a  pendant  tout  ce  temps-là  une  perception  de  la 
Durée  &  delà  longueur  de  cette  durée.     Ce  qui,  à  mon  avis,  prouve  évi- 
demment, que  les  hommes  tirent  les  idées  qu'ils  ont  de  la  Durée,  de  la  Ré- 
flexion qu'ils  font  fur  cette  fuite  d'Idées  dont  ilsobfervent  lafucceflion  dans 
leur  propre  Entendement ,  fans  quoi  ils  ne  fauroient  avoir  aucune  idée  de  la 
Durée,  quoi  qu'il  pût  arriver  dans  le  Monde. 
Nous  pouvons         §.  5.  En  effet,  ces  qu'un  homme  a  une  fois  acquis l'idéede  laDuréepar 
dePiaqDur«f  des  !a  réflexion  qu'il  a  fait  fur  la  fuccefïion  &  le  nombre  de  fes  propres  penfées , 
chofes  qui  exiflent  il  peut  appliquer  cette  notion  à  des  chofès  qui  exiftent  tandis  qu'il  ne  penfe 
PdTimonsTC  n0US  point,  tout  de  même  que  celui  à  qui  la  vue  ou  l'attouchement  ont  fourni 
l'idée  de  l'Etendue,  peut  appliquer  cette  idée  à  différentes  diftances  où  il 
ne  voit  ni  ne  touche  aucun  Corps.     Ainfi,  quoi  qu'un  homme  n'ait  aucu- 
ne perception  de  la  longueur  de  la  durée  qui  s'écoule  penuaflt  qu'il  dort  ou 

qu'il 


&  de  fes  Modes  Simples.  Liv.  II.  135- 

qu'il  n'a  aucune  penfée,  cependant  comme  il  a  obfervé  la  révolution  des  CHAr.XIY. 
Jours  &  des  Nuits,  &  qu'il  a  trouvé  que  la  longueur  de  cette  durée  eft, 
en  apparence,  régulière  &*  confiante,  dès  là  qu'il  fuppofeque,  tandis  qu'il 
a  dormi,  ou  qu'il  a  penfé  à  autre  chofè,  cette  Révolution  s'eft  faite  com- 
me à  l'ordinaire,  il  peut  juger  de  la  longueur  de  la  durée  qui  s'efh  écoulée 
pendant  fon  fommeil.  Mais  \oriqu  Adam  &  Eve  étoient  feuls,  fi  au  lieu 
de  ne  dormir  que  pendant  le  temps  qu'on  employé  ordinairement  au  fom- 
meil, ils  enflent  dormi  vingt-quatre  heures  fans  interruption,  cet  efpace 
de  vingt-quatre  heures  auroit  été  abfolument  perdu  pour  eux,  &  neferoit 
jamais  entré  dans  le  compte  qu'ils  faifoient  du  temps. 

S    6.  C'eft  ainfi  qu'en  réfléchi  [Tant  fur  cette  fuite  de  nouvelles  Idées  qui  Ce   ï-'idee  delà  sut> 

ï"  „  *  , ?     .        .  „ .  , ,       ,      ,       n  rr         ceflion  ne  nous 

pr  é I  entent  a  nous  lune  après  laut>e  ,  nous  acquérons  l  idée  de  la  ùuccejjion.  vient  pas  du  Mo u- 
Oue  fi  quelqu'un  fe  figure  qu'elle  nous  vient  plutôt  de  la  réflexion  que  vemem- 
nous  faifons  fur  le  Mouvement  par  le  moyen  des  Sens,  il  changera,  peut- 
être,  de  fentiment  pour  entrer  dans  ma  penfée,  s'il  confidere  que  le  Mou- 
vement même  excite  dans  fon  Efprit  une  idée  de  fuccejjion ,  juftement  de  la 
même  manière  qu'il  y  produit  une  fuite  continue  d'Idées  diftincles  les  unes 
des  autres.  Car  un  homme  qui  regarde  un  Corps  qui  fe  meut  actuellement, 
n'y  apperçoit  aucun  mouvement,  à  moins  que  ce  mouvement  n'excite  en 
lui  une  fuite  confiante  d' 'Idées JucceJJîves  :  Par  exemple,  qu'un  homme  foit 
fur  la  Mer  lorfqu'elle  eft  calme,  par  un  beau  jour  &  hors  de  la  vue  des 
Terres,  s'il  jette  les  yeux  vers  le  Soleil,  fur  la  Mer,  ou  fur  fon  Vaiffeau, 
une  heure  de  fuite ,  il  n'y  appercevra  aucun  mouvement,  quoi  qu'il  foit 
affùré  que  deux  de  ces  Corps,  &  peut-être,  tous  trois  ayent  fait  beaucoup 
de  chemin  pendant  tout  ce  temps-là:  mais  s'il  apperçoit  que  l'un  de  ces 
trois  Corps  ait  changé  de  diftance  à  l'égard  de  quelque  autre  Corps ,  ce 
mouvement  n'a  pas  plutôt  produit  en  lui  une  nouvelle  idée,  qu'il  recon- 
noit  qu'il  y  a  eu  du  mouvement.  Mais  quelque  part  qu'un  homme  fe  trou- 
ve, toutes  chofes  étant  en  repos  autour  de  lui,  fans  qu'il  apperçoive  le 
moindre  mouvement  durant  l'efpace  d'une  heure,  s'il  a  eu  des  penfées  pen- 
dant cette  heure  de  repos ,  il  appercevra  les  différentes  idées  de  fes  propres 
penfées ,  qui  tout  d'une  fuite  ont  paru  les  unes  après  les  autres  dans  fon 
Efprit  ;  &  par-là  il  obfervera  &  trouvera  de  la  fucceiîion  où  il  ne  fauroit 
remarquer  aucun  mouvement. 

§.  7.  Et  c'eft  là,  je  croi ,  la  raifon  pourquoi  nous  n'appercevons  pas 
des  mouvemens  fort  lents ,  quoi  que  conftans,  parce  qu'en  paffant  d'une 
partie  fenlible  a  une  autre ,  le  changement  de  diftance  eft  fi  lent ,  qu'il  ne 
caufe  aucune  nouvelle  idée  en  nous ,  qu'après  un  long  temps .  écoulé  de- 
puis un  terme  jufqu'a  l'autre.  Or  comme  ces  mouvemens  fucceffifs  ne  nous 
frappent  point  par  une  fuite  confiante  de  nouvelles  idées  qui  fe  fuccedent 
immédiatement  l'une  à  l'autre  dans  notre  Efprit,  nous  n'avons  aucune  per- 
ception de  mouvement  :  car  comme  le  Mouvement  confifte  dans  une  fuc- 
ceffîon  continue,,  nous  ne  faurions  appercevoir  cette  fucceflion,  fans  une 
fucceiiion  confiante  d'idées  qui  en  proviennent. 

§.  8-  On  n'apperçoit  pas  non  plus  les  chofes,  qui  fe  meuvent  fi  vite 
qu'elles  n'affeètejit  pvinc  les  Sens ,  parce  que  les  différentes  diftances  de 

kur 


1 3  6  De  la  7)ure'e , 

Chap.XIV.  leur  mouvement  ne  pouvant  frapper  nos  Sens  d'une  manière  difiincte,  el- 
les ne  produifent  aucune  fuite  d'idées  dans  l'Efprit.  Car  lors  qu'un  Corps 
fe  meut  en  rond,  en  moins  de  temps  qu'il  n'en  faut  à  nos  Idées  pour  pou- 
voir fe  fucceder  dans  notre  Efprit  les  unes  aux  autres,  il  ne  paroit  pas  être 
en  mouvement,  mais  femble  être  un  cercle  parfait  &  entier,  de  k  même 
matière  ou  couleur  que  le  Corps  qui  efl  en  mouvement,  &  nullement  une 
partie  d'un  Cercle  en  mouvement. 
nos  idées  fe  fuc-  §.  9.  Qu'on  juge  après  cela ',  s'il  n'eft  pas  fort  probable,  que  pendant 
ETpr"/,  dinsun"6  que  nous  iommes  éveillez,  nos  Idées  fe  fuccedent  les  unes  aux  autres' dans 
certain  degré  de  notre  Efprit,  à  peu  près  de  la  même  manière  que  ces  Figures  difpofées  en 
rond  au  dedans  d'une  Lanterne,  que  la  chaleur  d'une  bougie  fait  tourner 
fur  un  pivot.  Or  quoi  que  nos  Idées  fe  fuivent  peut-être  quelquefois  un 
peu  plus  vite  &  quelquefois  un  peu  plus  lentement,  elles  vont  pourtant,  à 
mon  avis ,  prefque  toujours  du  même  train  dans  un  homme  éveillé  ;  &  il 
me  femble  même ,  que  la  vitefTe  &  la  lenteur  de  cette  fuceeffion  d'idées , 
ont  certaines  bornes  qu'elles  ne  fauroient  palier. 

§.   10.  Je  fonde  la  raifon  de  cette  conjecture,  fur  ce  que  j'obferve  que 
nous  nefaurions  appercevoirde  la  fuceeliion  dans  les  impreffions  qui  fe  font 
fur  nos  Sens,    que  lorsqu'elles  fe  font  dans  un  certain  degré  de  viteffe  ou 
de  lenteur;  li  par  exemple ,  fimpre'lion  eft  extrêmement  prompte,  nous 
n'y  fentons  aucune  fuccevfion,  dans  les  cas  mêmes,  où  il  eft  évident  qu'il 
v  a  une  fuceeliion  réelle.     Qu'un  Boulet  de  canon  palTe  au  travers  d'une 
Chambre,  &  que  dans  fon  ciiemin  il  emporte  quelque  membre  du  Corps 
d'un  homme,  c'eft  une  chofe  aulïi  évidente  qu'aucune Démonftration  puiffe 
l'être,  que  le  boulet  doit  percer  fucceiïivement  les  deux  cotez  oppofez 
de  la  Chambre.     Il  n'eft  pas  moins  certain  qu'il  doit  toucher  une  certaine 
partie  de  la  Chair  avant  l'autre,  &ainfi  de  fuite;  &  cependant  je  ne  penfe 
pas  qu'aucun  de  ceux  qui  ont  jamais  fenti  ou  entendu  un  tel  coup  de  ca- 
non, qui  ait  percé  deux  murailles  éloignées  l'une  de  l'autre,  ait  pu  îibfer- 
ver  aucune  fuceeffion  dans  la  douleur,  ou  dans  le  fon  d'un  coup  iï  prompt. 
Cette  portion  de  durée  où  nous  ne  remarquons  aucune  fuceeffion ,  c'eft 
ce  que  nous  appelions  un  infiant.  ;  portion  de  durée  qui  n'occupe  juftement  que 
Je  temps  auquel  une  feule  idée  eft  dans  notre  Efprit  fans  qu'une  autre  lui  fucce- 
de,  &où,  par  conféquent ,  nous  ne  remarquons  abfolument  aucune  fuc- 
eeffion. 

§.  n.  La  même  chofe  arrive,  lorsque  le  Mouvement  eft  fi  lent ,  qu'il 
ne  fournit  point  à  nos  Sens  une  fuite  confiante  de  nouvelles  idées ,  dans  le 
degré  de  viteflê  qui  eft  requis  pour  faire  que  l'efprit  foit  capable  d'en  rece- 
voir de  nouvelles.  Et  alors  comme  les  Idées  de  nos  propres  penfées  trou- 
vent de  la  place  pour  s'introduire  dans  notre  Efprit  entre  celles  que  le  Corps 
qui  eft  en  mouvement  préfente  à  nos  Sens,  le  fentiment  de  ce  mouvement 
fe  perd;  &  le  Corps,  quoi  que  dans  un  mouvement  actuel,  femble  être 
toujours  en  repos,  parce  que  fa  diftance  d'avec  quelques  autres  Corps  ne 
change  pas  d'une  manière  vifible ,  auffi  promptement  que  les  idées  de  no- 
tre Efprit  fe  fuivent  naturellement  l'une  l'autre.  C'eft  ce  qui  paroit  évi- 
demment par  l'éguille  d'une  Montre,  par  l'ombre  d'un  Cadran  à  Soleil; 

& 


&  des  Modes  Simples.  Liv.  II.  137 

&  par  plufieurs  autres  mouvemens  continus,   mais  fort  lents,  où  après  Chap.XIV. 
certains  intervalles ,  nous  appercevons  par  le  changement  de  difbance  qui 
arrive  au  Corps  en  mouvement ,  que  ce  Corps  s'efl  mû ,  mais  fans  que  nous 
avions  aucune  perception  du  mouvement  aéluel. 

5.   12.  C'efl  pourquoi  il  me  femble ,  c[\xune  confiante  13  régulière  fuccejjion  cette  fuite  de  nos 
d'idées  dans  un  homme  éveillé ,  eft  comme  la  mefure  (3  lu  rhle  de  toutes  les  ldées e" la °}efurj? 
autres  JucceJ/ions.     Ainli ,  Jonque  certaines  choies  le  fuccedent  puis  vite  fions. 
que~nos  Idées ,  comme  quand  deux  Sons ,  ou  deux  Senfations  de  douleur 
(3c  n'enferment  dans  leur Succeiïion  que  la  durée  d'une  feule  idée, ou  lorf- 
qu'un  certain  mouvement  eft  fi  lent  qu'il  ne  va  pas  d'un  pas  égal  avec  les 
idées  qui  roulent  dans  notre  Efprit,je  veux  dire  avec  la  même  vîteffe,que 
ces  idées  fe  fuccedent  les  unes  aux  autres  comme  lorfque  dans  le  cours  or- 
dinaire ,  une  ou  plufieurs  idées  viennent  dans  l'Efprit  entre  celles  qui  s'of- 
frent à  la  vûë  par  les  différens  changemens  de  diftance  qui  arrivent  à  un 
Corps  en  mouvement,  ou  entre  des  Sons  &  des  Odeurs  dont  la  perception 
nous  frappe  fucceflivement,  dans  tous  ces  cas,  le  fentiment  d'une  confian- 
te &  continuelle  fucceffion  fe  perd,  de  forte  que  nous  ne  nous  en  apperee- 
vons qu'à  certains  intervalles  de  repos  qui  s'écoulent  entre  deux. 

§.   13.  Mais,  dira-t-on,  „  s'il  eft  vrai ,  que,  tandis  qu'il  y  a  des  idées  Notre.Erpnt  *e 
„  dans  notre  Efprit,  elles  fe  fuccedent  continuellement,  il  eft  impoffiblc  ^ps^ur^'n'e"8* 
„  qu'un  homme  penfe  longtemps  à  une  feule  chofe  ".  Si  l'on  entend  par  feu,le  idee  1™ 

iT     '    ,         1  -,  \?nT     ■  r     1      ■  1  '  •  ni  refte  purement 

là  qu  un  homme  ait  dans  1  Efprit  une  feule  idée  qui  y  refte  long-temps  pu-  ia  même, 
rement  la  même,  fans  qu'il  y  arrive  aucun  changement,  je  croi  pouvoir 
dire  qu'en  effet  cela  n'efl  pas  polfible.  Mais  comme  je  ne  fai  pas  de  quelle 
manière  fe  forment  nos  idées,  dequoi  elles  font  compofées  ,  d'où  elles  ti- 
rent leur  lumière  &  comment  elles  viennent  à  paroître ,  je  ne  faurois  ren- 
dre d'autre  raifon  de  ce  Fait  que  l'expérience,  &  je  fouhaiterois  que  quel- 
qu'un voulût  eiTayer  de  fixer  fon  Efprit,  pendant  un  temps  confiderable  fur 
une  feule  idée  qui  ne  fût  accompagnée  d'aucune  autre ,  &  fans  qu'il  s'y  fît 
aucun  changement. 

§.  14.  Qu'il  prenne, par  exemple, une  certaine  figure, un  certain  degré 
de  lumière  ou  de  blancheur,  ou  telle  autre  idée  qu'il  voudra, &  il  aura,  je 
m'alfùre ,  bien  de  la  peine  à  tenir  fon  Efprit  vuide  de  toute  autre  idée ,  ou 
plutôt ,  il  éprouvera  qu'effectivement  d'autres  idées  d'une  efpece  différente , 
ou  diverfes  confédérations  de  la  même  idée,  (chacune  desquelles  eft  une  idée 
nouvelle)  viendront  fe  préfenter  iriceflàmment  à  fon  Efprit  les  unes  après  les 
autres,  quelque  foin  qu'il  prenne  pour  fe  fixer  à  une  feule  idée. 

§.  15.  Tout  ce  qu'un  homme  peut  faire  en  cette  occafion,  c'efl,  je 
croi,  de  voir  &  de  confiderer  quelles  font  les  idées  qui  fe  fuccedent  dans 
fon  Entendement,  ou  bien  de  diriger. fon  Efprit  vers  une  certaine  efpèce 
d'Idées,  &  de  rappeller  celles  qu'il  veut,  ou  dont  il  a  befoin.  Mais  d'em- 
pecher  une  confiante  fucceffion  de  nouvelles  idées,  c'efl,  à  mon  avis,  ce 
qu'il  ne  fauroit  faire,  quoi  qu'ordinairement  il  foit  en  fon  pouvoir  de  fe  dé- 
terminer à  les  confiderer  avec  application,  s'il  le  trouve  à  propos. 

§.   16.  De  favoir  fi  ces  différentes  Idées  que  nous  avons  dans  l'Efprit,  D-  que'qne  ma- 

r  _.  _        1     •  •  >    n  •  -  riere  que   i  os  [- 

font  produites  par  certains  mouvemens ,  c  eft  ce  que  je  ne  pretens  pas  exa-  dées  foient  pro- 

S  miner 


i38  De  la  Durée, 

Chat.  XIV.  miner  ici  ;  mais  une  chofe  dont  je  fuis  certain ,  c'efl:  qu'elles  n'enferment 
duites  en  nous,    aucune  idée  de  mouvement  en  fe  montrant  à  nous ,  &  que  celui  qui  n'au- 
eiies  n'enferment  roit  pas  l'idée  du  Mouvement  par  quelque  autre  voye,  n'en  auroit  aucune, 
d"£moute"n«ut.n   à  mon  avis  ;   ce  qui  fuffit  pour  le  defïèin  que  j'ai  préfentement  en  vûë , 
comme  auffi,  pouf  faire  voir  que  c'efl  par  ce  changement  perpétuel  d'idées 
que  nous  remarquons  dans  notre  Efprit,  &  par  cette  fuite  de  nouvelles  ap- 
parences qui  fe  préfentent  à  lui ,  que  nous  acquérons  les  idées  de  la  Suc- 
cej/îon  &  de  la  Durée,  fans  quoi  elles  nous  feroient  abfolument  inconnues. 
Ce  n'efl  donc  pas  le  Mouvement ,  mais  une  fuite  confiante  d'idées  qui  fe 
préfentent  à  notre  Efprit  pendant  que  nous  veillons,  qui  nous  donne.Vidée 
de  la  Durée,  laquelle  idée  le  Mouvement  ne  nous  fait  appercevoir  qu'entant 
qu'il  produit  dans  notre  Efprit  une  confiante  fuccefîïon  d'idées,  comme  je? 
l'ai  déjà  montré,  de  forte  que  fans  l'idée  d'aucun  mouvement  nous  avons 
une  liée  auffi  claire  de  la  Succefïion  &  de  la  Durée  par  cette  fuite  d'idées 
qui  fe  préfentent  à  notre  Efprit  les  unes  après  les  autres,  que  par  une  fuc- 
ceffion  d'Idéej  produites  par  un  changement  fenfible  &  continu  de  diflan1- 
ce  encre  deux  Corps  ,    c'efl  à  dire  par  des  idées  qui  nous  viennent  da 
Mouvement.    C'efl  pourquoi  nous  aurions  l'idée  de  la  Durée,  quand  bien 
nous  n'aurions  aucune  perception  du  Mouvement. 
Le  Temps  ed  une      g.   17.  L' Efprit  ayant  ainfi  acquis  l'idée  de  la  Durée,  la  première  chofe 
p«  certaines51"6  qui  fe  préfente  naturellement  à  faire  après  cela,  c'efl  de  trouver  une  mefu- 
meCue».  re  de  cette  commune  Durée,  par  laquelle  on  puiffe  juger  de  fes  différentes 

longueurs,  &  voir  l'ordre  diflincl  dans  lequel  plufîeurs  chofes  exiflent; 
car  fans  cela,  la  plupart  de  nos  connoiiTances  tomberoient  dans  la  confu- 
fion,  &  une  grande  partie  de  l'Hifloire  deviendroit  entièrement  inutile. 
La  Durée  ainfi  dillinguée  en  certaines  Périodes,  &  défignée  par  certaines 
mefures  ou  Epoques ,  c'efl,  à  mon  avis,  ce  que  nous  appelions  plus  propre- 
ment le  Temps. 
Une  bonne  mefu.  ^  jg_  Pour  mefurer  l'Etendue ,  il  ne  faut  qu'appliquer  la  mefure  dont 
mefjret'toute  &  nous  nous  fervons ,  à  la  chofe  dont  nous  voulons  favoir  l'étendue.  Mais 
durée  en  Périodes  c'efl-  ce  qU'on  ne  peut  fau-e  p0Ur  mefurer  la  Durée;  parce  qu'on  ne  fauroit 
joindre  enfemble  deux  différentes  parties  de  fuccelîion  pour  les  faire  fervir 
de  mefure  l'une  à  l'autre.  Comme  la  Durée  ne  peut  être  mefurée  que  par  la 
Durée  même,  non  plus  que  l'Etendue  par  autre  chofe  que  par  l'Etendue', 
nous  ne  fuirions  retenir  auprès  de  nous  une  mefure  confiante  &  invariable 
de  la  Durée,  qui  confifle  dans  une  fuccelîion  perpétuelle,  comme  nous 
pouvons  garder  des  mefures  de  certaines  longueurs  d'étendue,  telles  que  les 
pouces ,  les  pies ,  les  aunes ,  &c.  qui  font  compofées  de  parties  permanen- 
tes de  matière.  Auffi  n'y  a-t-il  rien  qui  puiffe  fervir  de  règle  propre  à  bien 
mefurer  le  Temps ,  que  ce  qui  a  divifé  toute  la  longueur  de  fa  durée  en  par- 
ties apparemment  égales,  par  des  Périodes  qui  fe  fuivent  conflamment. 
Pour  ce  qui  efl  des  parties  de  la  Durée  qui  ne  font  pas  diflinguées, ou  qui 
ne  font  pas  confiderées  comme  diflinéles  &  mefurées  par  de  femblables  Pé- 
riodes, elles  ne  peuvent  pas  être  comprifes  fi  naturellement  fous  la  notion 
du  tems ,  comme  il  paroît  par  ces  fortes  de  parafes ,  avant  tous  les  temps , 
&  lorsqu'il  n'y  aura  plus  de  temps. 

§.  19.  Com- 


&  de  fes  Modes  Simples.  Liv.  II.  139 

5-   19.  Comme  les  Révolutions  diurnes  &  annuelles  du  Soleil  ont  été,  de-  Chai».  XIV. 
puis  le  commencement  du  Monde,  confiantes,  régulières,  généralement  Le$-Ré»oiuto 
obfervées  de  tout  le  Genre  Humain, &  fuppofées  égales entr'elles,  on  a  eu  ri"  soiai&de  u 
raifon  de  s'en  fervir  pour  mefurer  la  Durée.     Mais  parce  que  la  diftin&ion  fares^Tempsta 
des  Jours  &  des  Années  a  dépendu  du  mouvement  du  Soleil,  cela  a  donné  i>lus  commode* 
lieu  à  une  erreur  fort  commune ,  c'eft  qu'on  s'elt  imaginé  que  le  Mouve- 
ment &  la  Durée  étoient  la  mefure  l'un  de  l'autre.     Car  les  hommes  étant 
accoutumez  à  fe  fervir,  pour  mefurer  la  longueur  du  Temps,  des  idées  de 
Minutes,  d'Heures,  de  Jours,  de  Mois ,  d'années ,  &c.  qui  fe  préfentent 
l'Efprit  dès  qu'on  vient  à  parler  du  Temps  ou  de  la  Durée,  &  ayant  mefuré 
différentes  parties  du  Temps  par  le  mouvement  des  Corps  céleftes ,  ils  ont 
été  portez  à  confondre  le  Temps  &  le  Mouvement ,  ou  du  moins  à  penfer 
qu'il  y  a  une  liaifon  néceffaire  entre  ces  deux  chofes.     Cependant  toute 
autre  apparence  périodique ,  ou  altération  d'Idées  qui  arriveroit  dans  des  Ef- 
paces  deDuréee'quidiflans  en  apparence,&  qui  feroit  conftamment  &  univer- 
sellement obfervée ,  ferviroit  aulîi  bien  à  diftinguer  les  intervalles  du  Temps, 
qu'aucun  des  moyens  qu'on  ait  employé  pour  cela.     Suppofons,  par  exem- 
ple, que  le  Soleil,  que  quelques-uns  ont  regardé  comme  un  Feu,  eût  été 
allumé  à  la  même  diftancede  temps  qu'il  paroit  maintenant  chaque  jour  fur 
le  même  Méridien,  qu'il  s'éteignit  enfuite  douze  heures  après,  &  que  dans 
l'Efpace  d'une  Révolution  annuelle ,  ce  Feu  augmentât  fenfiblement  en  éclat 
&  en  chaleur,  &  diminuât  dans  la  même  proportion  ;  une  apparence  ainfi 
réglée  ne  ferviroit-elle  pas  à  tous  ceux  qui  pourroient  Fobferver,  à  mefurer 
les  diftances  de  la  Durée  fans  mouvement  tout  aufîi  bien  qu'ils  pourroient  le 
faire  à  l'aide  du  mouvement  ?    Car  fi  ces  apparences  étoient  confiantes,  à 
portée  d'être  univerfellement  obfervées,  &  dans  des  Périodes  équidiftantes , 
elles  ferviroient  également  au  Genre  Humain  à  mefurer  le  Temps,  quand 
bien  il  n'y  auroit  aucun  Mouvement. 

§.  20.   Car  li  la  gelée ,  ou  une  certaine  efpèce  de  Fleurs  revenoient  re-  Ce  n'cft  pas  pw 
glément  dans  toutes  les  parties  de  la  Terre,  à  certaines  Périodes  équidif-  soiTiî&dThLu™ 
tantes, les  hommes  pourroient  aufli  bien  s'en  fervir  pour  compter  les  années  nc  que _,e,  Tempj 
que  des  Révolutions  du  Soleil.     Et  en  effet,  il  y  a  des  Peuples  en  Atneri-  parkureap^i. 
que  qui  comptent  leurs  années  par  la  venue  de  certains  Oifeaux  qui  dans  ces  périodiques, 
quelques-unes  de  leurs  faifons  paroiffent  dans  leur  Païs,  &  dans  d'autres  fe 
retirent.  De  même,  un  accès  de  fièvre,  un  fentiment  de  faim  ou  de  foif, 
une  odeur,  une  certaine  faveur,  ou  quelque  autre  idée  que  ce  fût,  qui  re- 
vint conftamment  clans  des  Périodes  équidijlantes ,  &  fe  fit  univerfellement 
fentir ,  tout  cela  feroit  également  propre  à  mefurer  le  cours  de  la  fucceffion 
&  à  diftinguer  les  diftances  du  Temps.   Ainfi ,  nous  voyons  que  les  Aveu- 
gles-nez comptent  allez  bien  par  années,  dont  ils  ne  peuvent  pourtant  pas 
diftinguer  les  révolutions  par  des  Mouvemens  qu'ils  ne  peuvent  appercevoir. 
Sur  quoi  je  dernande  fi  un  homme  qui  diftingue  les  Années  par  la  chaleur 
de  l'Eté  &par  le  froid  de  l'Hiver,  par  l'odeur  d'une  Fleur  dans  le  Printemps, 
ou  par  le  goût  d'un  Fruit  dans  l'Automne  ,   je  demande,  fi  un  tel  homme  » 

n'a  point  une  meilleure  mefure  du  Temps ,  que  les  Romains  avant  la  refor- 
mation de  leur  Calendrier  par  Jules  Ccjar ,  ou  que  plufieurs  autres  Peuples 

S  2  dont 


i4o  De  la  Durée, 

Chap.  XIV.  dont  les  années  font  fort  irre'guliéres  malgré  le  mouvement  du  Soleil  dont  ils 
prétendent  faire  ufage.    Un  des  plus  grands  embarras  qu'on  rencontre  dans 
la  Chronologie ,  vient  de  ce  qu'il  n'eft  pas  aifé  de  trouver  exactement  la 
longueur  que  chaque  Nation  a  donné  à  fes  Années ,  tant  elles  différent  les 
unes  des  autres ,  &  toutes  enfemble ,  du  mouvement  précis  du  Soleil ,  com- 
me je  croi  pouvoir  l'affurer  hardiment.  Que  fi  depuis  la  Création  jufqu'au 
Déluge,  le  Soleil  s'eft  mû  conftamment  fur  l'Equateur,  &  qu'il  ait  ainii  ré- 
pandu également  fa  chaleur  &  fa  lumière  fur  toutes  les  Parties  habitables  de 
la  Terre ,  faifant  tous  les  Jours  d'une  même  longueur ,  fans  s1écarter  vers  les 
*n'Lri'vfeTn"  ?m,  Tropiques  dans  une  Révolution  annuelle  ,  comme  l'a  fuppofé  un  favant  & 
Tttiuris  Theoria     ingénieux  *  Auteur  de  ce  temps,  je  ne  vois  pas  qu'il  foit  fort  aifé  d'imagi- 
«liTde  g? %tîft  ner ,  malgré  le  mouvement  du  Soleil ,  que  les  hommes  qui  ont  vécu  avant 
qui  cit  mort  Eve-  ]e  Déluge  ayent  compté  par  années  depuis  le  commencement  du  Monde, 
&d«n  futrebBur-' ou  qu'ils  ayent  mefure  le  Temps  par  Périodes,  puifque  dans  cette  fuppofi- 
»«,  Médecin  e-   tion  j]s  n'avoient  point  de  marques  fort  naturelles  pour  les  diftinguer. 

on  ne  peut         §.  2i.    Mais,  dira-t-on  peut-être,  Je  moyen  que  fans  un  mouvement  re- 
point  connoiue     gU]jer  comme  celui  du  Soleil ,  ou  quelque  autre  femblable ,  on  pût  jamais 
dei^"artiœ  te     connoître  que  de  telles  Périodes  fuflerit  égales  ?  A  quoi  je  répons  que  l'éga- 
Dutée  foiew  ega-  j-^  ^£  toute  autre  apparence  qui  reviendroit  à  certains  intervalles,  pourroit 
être  connue  de  la  même  manière,  qu'au  commencement  on  connut,ou  qu'on 
s'imagina  de  connoître  l'égalité  des  Jours,ceque  les  hommes  ne  firent  qu'en 
jugeant  de  leur  longueur  par  cette  fuite  d'Idées  qui  durant  les  intervalles  leur 
pafférent  dans  l'Efprit.  Car  venant  à  remarquer  par-là  qu'il  y  avoit  de  l'iné- 
galité dans  les  Jours  artificiels,  &  qu'il  n'y  en  avoit  point  dans  les  Jours  na- 
turels qui  comprennent  le  jour  &  la  nuit,  ils  conjecturèrent  que  ces  derniers 
étoient  égaux,  ce  qui  fuffifoit  pour  les  faire  fervir  de  mefure,  quoi  qu'on  ait 
découvert  après  une  exacte  recherche,  qu'il  y  a  effectivement  de  l'inégali- 
té dans  les  Révolutions  diurnes  du  Soleil  ;  &  nous  ne  favons  pas  fi  les  Révo- 
lutions annuelles  ne  font  point  aulïï  inégales.     Cependant  par  leur  égalité 
fuppofee  &  apparente  elles  fervent  tout  auffi  bien  à  mefurer  le  Temps ,  que 
i]  l'on  pouvoit  prouver  qu'elles  font  exactement  égales  ,    quoi  qu'au  relie 
elles  ne  puiiïent  point  mefurer  les  parties  de  la  Durée  dans  la  dernière  exacti- 
tude. Il  faut  donc  prendre  garde  à  diftinguer  foigneufement  entre  la  Durée 
en  elle-même ,  &  entre  les  mefures  que  nous  employons  pour  juger  de  fa  lon- 
gueur. La  Durée  en  elle-même  doit  être  confiderée  comme  allant  d'un  pas 
conftamment  égal ,  &  tout-à-fait  uniforme.     Mais  nous  ne  pouvons  point 
favoir  qu'aucune  des  mefures  de  la  Durée  ait  la  même  propriété,  ni  être  af- 
fùrez  que  les  parties  ou  Périodes  qu'on  leur  attribue  foient  égales  en  durée 
l'une  à  l'autre;  car  on  ne  peut  jamais  démontrer,  que  deux  longueurs  fuc- 
celîives  de  Durée  foient  égales ,  avec  quelque  foin  qu'elles  ayent  été  mefu- 
rées.  Le  mouvement  du  Soleil,  dont  les  hommes  fe  font  fervis  fi  long-temps 
&avec  tant  d'alTurance  comme  d'une  mefure  de  Durée  parfaitement  exacte, 
s'elt  trouvé  inégal  dans  fes  différentes  parties ,  comme  je  viens  de  dire.  Et 
quoique  depuis  peu  l'on  ait  employé  le  Pendule  comme  un  mouvement  plus 
confiant  &  plus  régulier  que  celui  du  Soleil,  ou,  pour  mieux  dire ,  que  ce- 
lui de  la  Terre;  cependant  ù.  l'on  demandoit  à  quelqu'un*,  comment  il  fait 

cer- 


&  de  fis  Modes  Simples.  Liv.  II.  141 

certainement  que  deux  vibrations  fheceflives  d'un  Pendule  font  cgales,il  au-  Ciur.  XIV, 
roit  bien  de  la  peine  à  fe  convaincre  lui-même  qu'elles  le  font  indubitable- 
ment parce  que  nous  ne  pouvons  point  être  affinez  que  la  caufe  de  ce  Mou- 
vement, qui  nous  eft  inconnue,  opère  toujours  également,  &  nous  lavons 
certainement  que  le  milieu  dans  lequel  le  Pendule  le  mcutm'eftpasconftam- 
ment  le  même.  Or  l'une  de  ces  deux  ciiofes  venant  a  varier,  l'égalité  de 
ces  Périodes  peut  changer,&  par  ce  moyen  la  certitude  &  la  jullelfe  de  cet- 
te mefure  du  Mouvement  peut  être  tout  auffi  bien  détruite  que  la  jufteffe 
des  Périodes  de  quelque  autre  apparence  que  ce  foit.  Du  refle ,  la  notion 
de  la  Durée  demeure  toujours  claire  &  diftinéle,  quoi  que  parmi  les  mefu- 
res  que  nous  employons  pour  en  déterminer  les  parties, il  n'y  en  ait  aucune 
dont  on  puilfe  démontrer  qu'elle  eft  parfaitement  exaéte.  Puis  donc  que 
deux  parties  de  fucceflion  ne  fauroient  être  jointes  enfemble ,  il  eft  impoiîi- 
ble  de  pouvoir  jamais  s'aifurer  cju 'elles  font  égales.  Tout  ce  que  nous  pou- 
vons faire,  pour  mefurer  le  Temps,  c'eft  de  prendre  certaines  parties  qui 
femblent  fe  fucceder  conftamment  à  diltances  égales  :  égalité  apparente  dont 
nous  n'avons  point  d'autre  mefure  que  celle  que  la  fuite  de  nos  propres  idées 
a  placé  dans  notre  Mémoire  ;  ce  qui  avec  le  concours  de  quelques  autres 
raifons  probables  nous  perfuade  que  ces  Périodes  font  effectivement  égales 
entre  elles. 

§.  22.  Une  chofe  qui  me  paroît  bien  étrange  dans  cet  article,  c'eft  que  Le  Temps  n*eft 
pendant  que  tous  les  hommes  mefurent  viliblement  le  Temps  par  le  mouve-  Mouvement" 
ment  des  Corps  Céleftes,  on  ne  laiffe  pas  de  définir  le  Temps,  la  mefure  du 
Mouvement  ;  au  lieu  qu'il  efl  évident  à  quiconque  y  fait  la  moindre  réfle- 
xion, que  pour  mefurer  le  mouvement  il  n'eftpas  moins  néceffairede  confi- 
derer  l'Efpace,  que  le  Temps:  &  ceux  qui  porteront  leur  vue  un  peu  plus 
loin,  trouveront  encore,  que  pour  bien  juger  du  mouvement  d'un  Corps, 
&  en  faire  une  jufte  eftimation ,  il  fuit  nécelfairement  faire  entrer  en  comp- 
te la  groffeur  de  ce  Corps.  Et  dans  le  fond  le  Mouvement  ne  fert  point  au- 
trement a  mefurer  la  Durée, qu'entant  qu'il  ramené  conftamment  certaines 
Idées  fenlibles,  par  des  Périodes  qui  paroilfent  également  éloignées  l'une  de 
l'autre.  Car  fi  le  mouvement  du  Soleil  étoit  auiïi  inégal  que  celui  d'un 
Vaiffeau  pouffé  par  des  vents  inconftans,  tantôt  foibles,  &  tantôt  impé- 
tueux, &  toujours  fort  irréguliers  :  ou  fi  étant  conftamment  d'une  égale 
vîteffe,  il  n'étoit  pourtant  pas  circulaire,  &  ne  produifoit  pas  les  mêmes 
apparences ,  nous  ne  pourrions  non  plus  nous  en  fervir  à  mefurer  le  Temps 
que  du  mouvement  des  Comètes,-  qui  eft  inégal  en  apparence. 

(À.  23.  Les  Minutes,  les  Heures ,  les  Jours  &  les  Années,  ne  font  pis  plus  -«  M»*»,  te» 


r.HS 


néceffaires  pour  mefurer  le  Temps,  ou  la  Durée,  que  le  Pouce,  le  Pie\  X Au-  &  les'AK 
ne,  ou  la  Lieue  qu'on  prend  fur  quelque  portion  de  Matière,  font  néceffai-  »<= lonl  P 
res  pour  melurer  1  Etendue.     Car  quoi  que  par  1  ulage  que  nous  en  tailons  ICi  de  ia  Dmc*, 
conftamment  dans  cet  endroit  de  l'Univers,  comme  d'autant  de  Périodes, 
déterminées  par  les  Révolutions  du  Soleil,  ou  comme  de  portions  connues 
de  ces  fortes  de  Périodes,  nous  ayions  fixé  dans  notre  Efprit  les  idées  de  ces 
différentes  longueurs  de  Durée,  que  nous  appliquons  à  toutes  les  parties  du 
temps  dont  nous  voulons  coniidçr-er  la  longueur^  cependant  il  peut  y  avoir 

S'  3  d'au- 


142  De  la  Durée , 

'  Chat.  XIV.  d'autres  Parties  de  l'Univers  où  l'on  ne  fe  fert  non  plus  de  ces  fortes  deme 
fures,  qu'on  fe  fert  dans  le  Japon  de  nos  pouces,  de  nos  pies,  ou  de  nos 
lieues.  Il  faut  pourtant  qu'on  employé  par  tout  quelque  chofe  qui  ait  du  rap- 
port à  ces  mefures.  Car  nous  ne  faurions  mefurer,  ni  faire  connoître  aux 
autres,  la  longueur  d'aucune  Durée;  quoi  qu'il  y  eût,  dans  le  même  temps , 
autant  de  mouvement  dans  le  Monde  qu'il  y  en  a  préfentement ,  fuppofe 
qu'il  n'y  eût  aucune  partie  de  ce  Mouvement  qui  fe  trouvât  difpofée  de  ma- 
nière à  faire  des  révolutions  régulières  &  apparemment  équidfftantes.  Du 
refte,  les  différentes  mefures  dont  on  peut  fefervir  pour  compter  le  Temps, 
ne  changent  en  aucune  manière  la  notion  de  la  Durée,  qui  eft  la  chofe  à  me- 
furer; non  plus  que  les  différens  modèles  du  Pié  &  de  la  Coudée  n'altèrent 
point  l'idée  de  l'Etendue,  à  l'égard  de  ceux  qui  employent  ces  différentes 
mefures. 
du  TémP?peUuc  §•  24-  L'Efprit  ayant  une  fois  acquis  l'idée  d'une  mefure  du  Temps ,  tel- 
être  appliquée      \q  que  la  révolution  annuelle  du  Soleil ,  peut  appliquer  cette  mefure  à  une 

»  la  Durée  qui  •  1        ■  1  11  r  ■■    -a  B  ■     1 

a  exifté  avant  le    certaine  durée ,  avec  laquelle  cette  mefure  ne  coexijie  point,  ce  avec  qui  el- 
Temps.  le  n'a  aucun  rapport ,  confiderée  en  elle-même.     Car  dire,  par  exemple, 

qu' 'Abraham  naquit  l'an  2712.  de  la  Pc'riode  Julienne ,  c'eft  parler  aufli  intel- 
ligiblement, que  fi  l'on  comptoit  du  commencement  du  Monde;  bien  que 
dans  une  diftance  fi  éloignée  il  n'y  eût  ni  mouvement  du  Soleil,  ni  aucun  au- 
tre mouvement.  En  effet,  quoi  qu'on  fuppofe  que  la  Période  Julienne  a 
commencé  plufieurs  centaines  d'années  avant  qu'il  y  eût  des  Jours,  des 
Nuits  ou  des  Années,  défignées  par  aucune  révolution  Solaire,  nous  ne 
laiffons  pas  de  compter  &  de  mefurer  auffi  bien  la  Durée  par  cette  E- 
poque,  que  fi  le  Soleil  eût  réellement  exifté  dans  ce  temps-là,  &  qu'il 
fe  fût  mû  de  la  même  manière  qu'il  iè  meut  préfentement.  L'Idée  d'u- 
ne Durée  égale  à  une  révolution  annuelle  du  Soleil ,  peut  être  auffi  ai- 
fément  appliquée  dans  notre  Efprit  à  la  Durée ,  quand  il  n'y  auroit  ni 
Soleil  ni  Mouvement,  que  l'idée  d'un  pié  ou  d'une  aune,  prife  fur  les 
Corps  que  nous  voyons  fur  la  Terre  ,  peut  être  appliquée  par  la  pen- 
fée  à  des  Diftances  qui  foient  au  delà  des  limites  du  Monde ,  où  il  n'y 
a  aucun  Corps. 

§.  25.  Car  fuppofe  que  de  ce  Lieu  jufqu'au  Corps  qui  borne  l'U- 
nivers il  y  eut  5639.  Lieues,  ou  millions  de  Lieuè's,  (car  le  Monde  é- 
tant  fini ,  fes  bornes  doivent  être  à  une  certaine  diftance)  comme  nous 
fuppofons  qu'il  y  a  5639.  années  depuis  le  temps  préfent  jufques  à  la 
première  exiftence  d'aucun  Corps  dans  le  commencement  du  Monde  , 
nous  pouvons  appliquer  dans  notre  Efprit  cette  mefure  d'une  année  à 
la  Durée  qui  a  exifté  avant  la  Création  ,  au  delà  de  la  Durée  des 
Corps  ou  du  Mouvement ,  tout  de  même  que  nous  pouvons  appliquer 
la  mefure  d'une  lieuë  à  l'Efpace  qui  eft  au  delà  des  Corps  qui  termi- 
nent le  Monde  ;  &  ainfi  par  l'une  de  ces  idées  nous  pouvons  auffi  bien 
mefurer  la  durée  là'  où  il  n'y  avoit  point  de  mouvement  ,  que  nous 
pouvons  par  l'autre  mefurer  en  nous  -  mêmes  l'Efpace  là  où  il  n'y  a 
point  de  Corps. 

J.  26.   Si  l'on  m'objecte  ici  ,   que  de   la  manière  dont  j'explique  le 

Temps , 


&  defes  Modes  Simples.  Liv.  II.  143 

Temps,  je  fuppofe  ce  que  je  n'ai  pas  droit  de  fuppofer,  favoir,  Que  le  Çhap.  XV. 
Monde  n'eft  ni  étemel  ni  infini,  je  répara  qu'il  n'eft  pas  néceffaire  pour  mon 
deffein ,  de  prouver  en  cet  endroit  que  le  Monde  eft  fini ,  tant  à  l'égard  de 
fa  durée  que  de  fon  étendue.  Mais  comme  cette  dernière  fuppofition  eft 
pour  le  moins  auffi  facile  à  concevoir  que  celle  qui  lui  eft  oppofée ,  j'ai  (ans 
contredit  la  liberté  de  m'en  fervir  aulli  bien  qu'un  autre  a  celle  de  poferle 
contraire  ;  &  je  ne  doute  pas  que  quiconque  voudra  faire  réflexion  fur  ce 
point,  ne  puilfe  aifément  concevoir  en  lui-même  le  commencement  du  Mou- 
vement, quoi  qu'il  ne  puiffe  comprendre  celui  de  la  Durée  prife  dans  toute 
fon  étendue.  Il  peut  aulli,  en  confiderant  le  Mouvement,  venir  à  un 
dernier  point,  fans  qu'il  lui  foit  pollible  d'aller  plus  avant.  Il  peut  de  mê- 
me donner  des  bornes  au  Corps  &  à  l'Etendue  qui  appartient  au  Corps  ; 
mais  c'eft  ce  qu'il  ne  fauroit  faire  à  l'égard  de  l'Efpace  vuide  de  Corps ,  par- 
ce que  les  dernières  limites  de  l'Efpace  &  de  la  Durée  font  au  deffus  de  no- 
tre conception ,  tout  ainfi  que  les  dernières  bornes  du  Nombre  paffent  la 
plus  vafte  capacité  de  l'Efprit;  ce  qui  eft  fondé,  à  l'un  &  à  l'autre  égard, 
fur  les  mêmes  raifons ,  comme  nous  le  verrons  ailleurs. 

§.  27.  Ainfi  de  la  même  fource  que  nous  vient  Y  idée  du  Temps,  nous  vient  v^°["imj^^us 
aulli  celle  que  nous  nommons  Eternité.  Car  ayant  acquis  d'idée  de  la  Suc-  V  Et  émis  t. 
ceflion  &  de  la  Durée  en  reflechiflant  fur  cette  fuite  d'idées  qui  fefuccedent 
en  nous  les  unes  aux  autres,  laquelle  eft  produite  en  nous,  ou  par  les  appa- 
rences naturelles  de  ces  Idées  qui  d'elles-mêmes  viennent  fepréfenter  con- 
ftamment  à  notre  Efprit  pendant  que  nous  veillons ,  ou  par  les  objets  ex- 
térieurs qui  affeftent  fuccelTivcmcnt  nos  Sens,  ayant  d'ailleurs  acquis,  par 
le  moyen  des  Révolutions  du  Soleil ,  les  idées  de  certaines  longueurs  de 
Durée,  nous  pouvons  ajouter  dans  notre  Efprit  ces  fortes  de  longueurs  les 
unes  aux  autres,  auffi  fouvent  qu'il  nous  plait;  &  après  les  avoir  ainfi  ajou- 
tées ,  nous  pouvons  les  appliquer  à  des  durées  paffées  ou  à  venir»,  ce  que 
nous  pouvons  continuer  de  faire  fans  jamais  arriver  à  aucun  bout,  pouffant 
ainfi  nos  penfées  à  l'infini,  &  appliquant  la  longueur  d'une  révolution  an- 
nuelle du  Soleil  à  une  Durée  qu'on  fuppofe  avoir  été  avant  l'exiftence  du 
Soleil,  ou  de  quelque  autre  Mouvement  que  ce  foit.  Il  n'y  a  pas  plusd'ab- 
furdité  ou  de  difficulté  à  cela,  qu'à  appliquer  la  notion  que  j'ai  du  mouve- 
ment que  fait  l'Ombre  d'un  Cadran  pendant  une  heure  du  jour  à  la  durée 
de  quelque  chofe  qui  foit  arrivée  la  nuit  paffée ,  par  exemple  à  la  flamme 
d'une  chandelle  qui  aura  brûlé  pendant  ce  temps-là  ;  car  cette  flamme 
étant  préfentement  éteinte,  eft  entièrement  feparée  de  tout  mouvement 
a£hiel,  &  il  eft  aulli  impoffible  que  la  durée  de  cette  flamme,  qui  a  paru 
pendant  une  heure  la  nuit  paffée,  coëxifte  avec  aucun  mouvement  qui 
exifte  préfentement  ou  qui  doive  exifter  à  l'avenir,  qu'il  eft  impoffible 
qu'aucune  portion  de  durée  qui  ait  exifté  avant  le  commencement  du  Mon- 
de, coëxifte  avec  le  mouvement  préfent  du  Soleil.  Mais  cela  n'empêche 
pourtant  pas,  qiîe  fi  j'ai  l'idée  de  la  longueur  du  mouvement  que  l'ombre 
fait  fur  un  Cadran  en  parcourant  l'efpace  qui  marque  une  heure,  je  ne  puiffe 
mefurer  auffi  diftinclement  en  moi-même  la  durée  de  cette  chandelle  qui  a 
brûlé  la  nuit  paffée ,  que  je  puis  mefurer  la  durée  de  quoi  que  ce  foit  qui 

exift& 


144  De  la  Dura  , 

Cn.vr.  XIV.  exifte  préfentement  :  &  ce  n'efl  faire  dans  le  fond  autre  chofe  que  d'imagi- 
ner que  fi  le  Soleil  eût  éclairé  de  fcs  rayons  un  Cadran,  &  qu'il  fe  fût  mû 
avec  le  même  degré  de  viteffe  qu'à  cette  heure  ,  l'Ombre  auroit  pailé 
fur  ce  Cadran  depuis  une  de  ces  divilions  qui  marquent  les  heures  jufqu'à 
l'autre,  pendant  le  temps  que  la  chandelle  auroit  continué  de  brûler. 

§.  28-  La  notion  que  j'ai  d'une  Heure,  d'un  Jour,  ou  d'une  Année , 
n'étant  que  l'idée  que  je  me  fuis  formé  de  la  longueur  de  certains  mouve- 
mens  réguliers  &  périodiques,  dont  il  n'y  en  a  aucun  qui  exifte  tout  à  la 
fois,  mais  feulement  dans  les  idées  que  j'en  conferve  dans~  ma  mémoire ,  & 
qui  me  font  venues  par  voye  de  Senfation  ou  de  Reflexion,  je  puis  avec  la 
même  facilité ,  &  par  la  même  raifon  appliquer  dans  mon  Efprit  la  notion 
de  toutes  ces  différentes  Périodes  à  une  durée  qui  ait  précédé  toute  forte  de 
mouvement ,  tout  auffi  bien  qu'à  une  chofe  qui  n'aît  précédé  que  d'une  mi- 
nute ou  d'un  Jour,  le  mouvement  où  fe  trouve  le  Soleil  dans  ce  moment- 
ci.  Toutes  les  chofès  paifées  font  dans  un  égal  &  parfait  repos  ;  &  à  les 
confiderer  dans  cette  vûë,  il  éfl  indifférent  qu'elles  ayent  exifte  avant  le 
commencement  du  Monde  ou  feulement  hier.  Car  pour  mefurer  la  durée 
d'une  chofe  par  un  mouvement  particulier,  il  n'efl  nullement  néceffaire 
que  cette  chofe  coè'xifte  réellement  avec  ce  mouvement-là ,  ou  avec  quel- 
que autre  révolution  périodique,  mais  feulement  que  j'aye  clans  mon  Efprit 
une  idée  claire  de  la  longueur  de  quelque  mouvement  périodique ,  ou  de 
quelque  autre  intervalle  de  durée,  &  que  je  l'applique  à  la  durée  de  la  cho- 
fe que  je  veux  mefurer. 

§.  29.  Auffi  voyons-nous  que  certaines  gens  comptent  que  depuis  la 
première  exiftence  du  Monde  jufqu'à  l'année  1689.  il  s'eft  écoulé  5639. 
années,  ou  que  la  durée  du  Monde  eil  égale  à  563p.  Révolutions  annuel- 
les du  Soleil;  &  que  d'autres  retendent  beaucoup  plus  loin,  comme  les  an- 
ciens Egyptiens,  qui  du  temps  d' Alexandre  comptoient  23000.  années  de- 
puis le  Règne  du  Soleil ,  &  les  Chinois  d'aujourd'hui ,  qui  donnent  au 
Monde  3,  269,  000.  années,  ou  plus.  Quoi  que  je  ne  croye  pas  que 
les  Egyptiens  &  les  Chinois  ayent  raifon  d'attribuer  une  fi  longue  du- 
rée à  l'Univers ,  je  puis  pourtant  imaginer  cette  durée  tout  auffi  bien 
qu'eux,  &  dire  que  l'une  efl  plus  grande  que  l'autre  ,  de  la  même  ma- 
nière que  je  comprens  que  la  vie  de  Mathufakm  a  été  plus  longue  que 
celle  d'Enoch.  Et  fuppofé  que  le  calcul  ordinaire  de  5639.  années  foit 
véritable,  qui  peut  l'être  auffi  bien  que  tout  autre,  cela  ne  m'empêche 
nullement  d'imaginer  ce  que  les  autres  penfent  lorfqu'ils  donnent  au 
Monde  mille  ans  de  plus  ,  parce  que  chacun  peut  auffi  aifément  ima- 
giner ,  (je  ne  dis  pas  croire)  que  le  Monde  a  duré  50000.  ans,  que 
5639.  années,  par  la  raifon  qu'il  peut  auffi  bien  concevoir  la  durée  de 
50000.  ans  que  de  5639.  années.  D'où  il  paroit  que  pour  mefurer  la 
durée  d'une  chofe  par  le  Temps  ,  il  n'efl  pas  néceffaire  que  la  chofe 
foit  coexijlante  au  mouvement  ,  ou  à  quelque  autre  Révolution  Pério- 
dique que  nous  employions  pour  en  mefurer  la  durée.  Il  fuffit  pour 
cela  que  nous  ayions  l'idée  de  la  longueur  de  quelque  apparence  régu-  ■ 
liére  &  périodique,  que  nous  piaulons  appliquer  en  nous-mêmes  à  cet- 
te 


De  la  Durée  y  &  de  fcs  Modes  Simples.  Liv.  II.  145- 

te  durée,  avec  laquelle  le  mouvement,  ou  cette  apparence  particulière  Chap.  XV. 
n'aura  pourtant  jamais  exifté. 

§.  30.  Car  comme  dans  l'Hiftoire  de  la  Création  telle  que  Mo'ife  nous  l'a  i.£^'idée  Je 
rapportée ,  je  puis  imaginer  que  la  lumière  a  exifté  trois  jours  avant  qu'il 
y  eut  ni  Soleil  ni  aucun  Mouvement,  &  cela  Amplement  en  me  reprélèn- 
tant  que  la  durée  de  la  Lumière  qui  fut  créée  avant  le  Soleil ,  fut  li  longue 
qu'elle  auroit  été  égale  à  trois  révolutions  diurnes  du  Soleil,  fi  alors  cet  Aftre 
fe  fût  mû  comme  à  préfent  ;  je  puis  avoir  par  le  même  moyen ,  une  idée 
du  Chaos  ou  des  Anges,  comme  s'ils  avoient  été  créez  une  minute,  une 
heure,  un  jour,  une  année,  ou  mille  années,  avant  qu'il  y  eût  ni  Lumiè- 
re, ni  aucun  mouvement  continu.  Car  fi  je  puis  feulement  confiderer  la 
durée  comme  égale  à  une  minute  avant  l'exiilence  ou  le  mouvement  d'au- 
cun Corps,  je  puis  ajouter  une  minute  de  plus,  &  encore  une  autre,  juf- 
qu'à  ce  que  j'arrive  à  60.  minutes,  &  en  ajoutant  de  cette  forte  des  minu- 
tes, des  heures  ou  des  années,  c'eft  à  dire,  telles  ou  telles  parties  d'une 
Révolution  folaire,  ou  de  quelque  autre  Période,  dont  j'aye  l'idée,  je  puis 
avancer  à  l'infini ,  &  fuppofer  une  Durée  qui  excède  autant  de  fois  ces  for- 
tes de  Périodes,  que  j'en  puis  compter  en  les  multipliant  aufli  fouvent  qu'il 
me  plaît,  &  c'eft  là,  à  mon  avis,  l'idée  que  nous  avons  de  l'Eternité,  dont 
l'infinité  ne  nous  paroît  point  différente  de  l'idée  que  nous  avons  de  l'infi- 
nité des  Nombres,  auxquels  nous  pouvons  toujours  ajouter,  fans  jamais  ar- 
river au  bout. 

§.  31.  Il  eft  donc  évident,  à  mon  avis,  que  les  idées  &  les  mefures  de 
la  Durée  nous  viennent  des  deux  fources  de  toutes  nos  connoiflances  dont 
j'ai  déjà  parlé ,  favoir  la  Reflexion  &  la  Senfation. 

Car  premièrement,  c'eft  en  obfervant  ce  qui  fe  paffe  dans  notre  Efprit, 
je  veux  dire  cette  fuite  confiante  d'Idées  dont  les  unes  paroifient  àmefure 
que  d'autres  viennent  à  difparoître,  que  nous  nous  formons  l'idée  de  la  Suc- 
ceffion. 

Nous  acquérons,  en  fécond  lieu,  l'idée  de  la  Durée  en  remarquant  de  la 
diltance  dans  les  parties  de  cette  Succelîion. 

En  troiliéme  lieu,  venant  à  obferver,  par  le  moyen  des  Sens,  certaines 
apparences ,  diftinguées  par  certaines  Périodes  régulières ,  &  en  apparence 
équidiftantes ,  nous  nous  formons  l'idée  de  certaines  longueurs  ou  mefures 
de  durée  ,  comme  font  les  Minutes ,  les  Heures ,  les  Jours  ,  les  An- 
nées, &c. 

En  quatrième  lieu,  par  la  Faculté  que  nous  avons  de  repeter aufli  fou- 
vent  que  nous  voulons,  ces  mefures  du  Temps,  ou  ces  idées  de  longueurs 
de  durée  déterminées  dans  notre  Efprit ,  nous  pouvons  venir  à  imaginer  de 
la  durée  là-meme  où  rien  n'exiile  réellement.  C'eft  ainfi  que  nous  imagi- 
nons demain,  l'année  fuivante ,  owfept  années  qui  doivent  fucceder  au  temps 
prélent. 

En  cinquicme.lieu,  par  ce  pouvoir  que  nous  avons  de  repeter  telle  ou 
telle  idée  d'une  certaine  longueur  de  temps,  comme  d'une  minute,  d'une 
année  ou  d'un  fiécle,  aufli  fouvent  qu'il  nous  plaît,  en  les  ajoutant  les  unes 
aux  autres,  fans  jamais  approcher  plus  près  de  la  fin  d'une  telle  addition, 

T  que 


146  De  la  Durée  &  de  VExpanfion 

Chap.XIV.  que  de  la  fin  des  Nombres  auxquels  nous  pouvons  toujours  ajouter,  nous 
nous  formons  à  nous-mêmes  l'idée  de  Y  Eternité,  qui  peut  être  auffi  bien 
appliquée  à  l'éternelle  durée  de  nos  Ames ,  qu'à  l'Eternité  de  cet  Etre  in- 
fini qui  doit  neceflairement  avoir  toujours  exiité. 

6.  Enfin,  en  confiderant  une  certaine  partie  de  cette  Durée  infinie  en- 
tant que  défignée  par  des  mefures  périodiques, nous  acquérons  l'idée  de  ce 
qu'on  nomme  généralement  le  Temps. 

CHAPITRE    XV. 

C  H  A  P.  XV.  De  la  Durée  rj?  de  VExpanfion ,  confiderées  enfemble. 

La  Durée  &  i'ex-  K.  j.  y**  U  o  i  q.ue  dans  les  Chapitres  précedens  je  me  fois  arrêté  afièz 
§un'sZ  &p2u"   ■  Vj  long-temps  à  confiderer  l'Efpace  &  la  Durée  ;  cependant  com- 

*">in«-  me  ce  font  des  Idées  d'une  importance  générale ,  &  qui  de  leur 

nature  ont  quelque  chofe  de  fort  abflrus  &  de  fort  particulier,  je  vais  les 
comparer  l'une  avec  l'autre ,  pour  les  faire  mieux  connoître ,  perfuadé  que 
nous  pourrons  avoir  des  idées  plus  nettes  &  plus  diftin&es  de  ces  deux  cho- 
fes  en  les  examinant  jointes  enfemble.  Pour  éviter  la  confufion ,  je  donne 
à  la  Diftance  ou  à  l'Efpace  confideré  dans  une  idée  fimple  &  abftraite,  le 
nom  SExpanfion,  afin  de  le  diflinguer  de  l' Etendue ,  terme  que  quelques- 
uns  n'employent  que  pour  exprimer  cette  diftance  entant  qu'elle  eft  dans  les 
parties  folides  de  la  Matière ,  auquel  fens  il  renferme ,  ou  défigne  du  moins 
l'idée  du  Corps  ;  au  lieu  que  l'idée  d'une  pure  diftance  n'enferme  rien  de 
femblable.  Je  préfère  aufiî  le  mot  VExpanfion  à  celui  SEfpace ,  parce  que 
ce  dernier  eft  fouvent  appliqué  à  la  diftance  des  parties  fuccefîives  &  tranfi- 
toires  qui  n'exiftent  jamais  enfemble,  auffi  bien  qu'à  celles  qui  font  per- 
manentes. 

Pour  venir  maintenant  à  la  comparaifon  de  l'Expanfion  &  de  la  Durée , 
je  remarque  d'abord  que  l'Efprit  y  trouve  l'Idée  commune  d'une  longueur 
continuée,  capable  du  plus  ou  du  moins,  car  on  a  une  idée  auffi  claire  de 
la  différence  qu'il  y  a  entre  la  longueur  d'une  heure  &  celle  d'un  jour,  que 
de  la  différence  qu'il  y  a  entre  un  pouce  &  un  pie. 
t'Expanfion  n'eft  §.  2.  L'Efprit  s'étant  formé  l'idée  de  la  longueur  d'une  certaine  partie  de 
Matl«e?ee  pai  la  VExpanfion,  d'un  empan,  d'un  pas ,  ou  de  telle  longueur  que  vous  voudrez, 
il  peut  repeter  cette  idée ,  comme  il  a  été  dit ,  &  ainfi  en  l'ajoutant  a  la  pre- 
mière ,. étendre  l'idée  qu'il  a  de  la  longueur  &  l'égaler  à  deux  empans ,  ou  à 
deux  pas,  &  cela  auffi  fouvent  qu'il  veut,  jufqu'à  ce  qu'il  égale  la  diftance 
de  quelques  parties  de  la  Terre  qui  foient  à  tel  éloignement  qu'on  voudra  l'u- 
ne de  l'autre ,  &  continuer  ainfi  jufqu'à  ce  qu'il  parvienne  à  remplir  la  diftan- 
ce qu'il  y  a  d'ici  au  Soleil ,  ou  aux  Etoiles  les  plus  éloignées.  Et  par  une 
telle  progreiîion ,  dont  le  commencement  foit  pris  de  l'endroit  où  nous  fom- 
mes,  ou  de  quelque  autre  que  ce  foit ,  notre  Efprit  peut  toujours  avancer  & 
paiTer  au  delà  de  toutes  ces  diftances  ;  en  forte  qu'il  ne  trouve  rien  quipuifle 

l'em- 


conjîderc'es  cnfemblc.  Liv.   II.  147 

l'empêcher  d'aller  plus  avant,  foit  dans  le  lieu  des  Corps, %u  dans  l'Efpace  Chap.  XV. 
vuide  de  Corps.  Il  eft  vrai,  que  nous  pouvons  aifément  parvenir  à  la  fin 
de  l'Etendue  iblide ,  &  que  nous  n'avons  aucune  peine  à  concevoir  l'extre-  •  • 
mite  &  les  bornes  de  tout  ce  qu'on  nomme  Corps  :  mais  lors  que  l'Efprit  eft 
parvenu  à  ce  terme ,  il  ne  trouve  rien  qui  l'empêche  d'avancer  dans  cette  Ex- 
panfion infinie  qu'il  imagine  au  delà  des  Corps  &  où  il  ne  fauroit  ni  trou- 
ver ni  concevoir  aucun  bout.  Et  qu'on  n'oppof»  point  à  cela,  qu'il  n'y  a 
rien  du  tout  au  delà  des  limites  du  Corps ,  à  moins  qu'on  ne  prétende  ren- 
fermer Dieu  dans  les  bornes  de  la  Matière.  Salomon,  dont  l'Entendement 
étoit  rempli  d'une  fagefle  extraordinaire,  qui  en  avoit  étendu  &  perfection- 
né les  lumières ,  femble  avoir  d'autres  penfées  lorsqu'il  dit  en  parlant  à  Dieu, 
Les  Cieux  £5?  les  deux  des  deux  ne  peuvent  te  contenir.  Et  je  croi  pour  moi 
que  celui-là  fe  fait  une  trop  haute  idée  de  la  capacité  de  fon  propre  Enten- 
dement, qui  fè  figure  de  pouvoir  étendre  fes  penfées  plus  loin  que  le  lieu  où 
Dieu  exifte ,  ou  imaginer  une  expanfion  où  Dieu  n'efl  pas. 

fi.  <?.  Ce  que  je  viens  de  dire  de  l'Expanfion ,  convient  parfaitement  à  la  „La?ur*e  neft 

t»       '        t  <-rr     •  )'•  1  '      j>  -  1       '  1       1       ii  P«  bornée  non 

Durée.  L  Efpnt  ayant  conçu  1  idée  d  une  certaine  durée,  peut  la  doubler,  plus  paru  Mou- 
la multiplier  ,  &  l'étendre  non  feulement  au  delà  de  fa  propre  exifhence ,  Temem* 
mais  au  delà  de  celle  de  tous  les  Etres  corporels ,  &  de  toutes  les  mefures  du 
Temps ,  prifes  fur  les  Corps  Céleftes  &  fur  leurs  mouvemens.  Mais  quoi  que 
nous  falfions  la  Durée  infinie,  comme  elle  l'eft  certainement,  perfonne  ne 
fait  difficulté  de  reconnoître  que  nous  ne  pouvons  pourtant  pas  étendre 
cette  Durée  au  delà  de  tout  Etre ,  car  Dieu  remplit  l'Eternité ,  comme 
chacun  en  tombe  aifément  d'accord.  On  ne  convient  pas  de  même  que  Dieu 
rempliflê  l'Immenfité,  mais  il  eftmal-aifé  de  trouver  la  raifon  pourquoi  l'on 
douteroit  de  ce  dernier  point ,  pendant  qu'on  allure  le  premier ,  car  certaine- 
ment fon  Etre  infini  eft  auffi  bien  fans  bornes  à  l'un  qu'à  l'autre  de  ces  é- 
gards  ;  &  il  me  femble  que  c'eft  donner  un  peu  trop  à  la  Matière  que  de  dire, 
qu'il  n'y  a  rien  là  où  il  n'y  a  point  de  Corps. 

§.  4.  De  là  nous  pouvons  apprendre,  à  mon  avis,  d'où  vient  que  cha-  ^°"T?wirP  ad" 
cun  parle  familièrement  de  l'Eternité,  &  la  fuppofe  fans  hefiter  le  moins  du  uneDi^ée'infînt"! 
monde ,  ne  faifant  aucune  difficulté  d'attribuer  l'infinité  à  la  Durée ,  quoi  [J"£"ee  ExP3nfio'» 
que  plufieurs  n'admettent  ou  ne  fuppofent  l'Infinité  de  l'Efpace  qu'avec 
beaucoup  plus  de  retenue ,  &  d'un  ton  beaucoup  moins  affirmatif.  La  raifon 
de  cette  différence  vient,  ce  me  femble,  de  ce  que  les  termes  de  Durée  & 
d'Etendue  étant  employez  comme  des  noms  de  qualitez  qui  appartiennent  à 
d'autres  Etres ,  nous  concevons  fans  peine  une  durée  infinie  en  Dieu,  & 
ne  pouvons  même  nous  empêcher  de  le  faire.  Mais  comme  nous  n'attri- 
buons pas  l'étendue'  à  Dieu,  mais  feulement  à  la  Matière  qui  eft  finie,  nous 
fommes  plus  fujets  à  douter  de  l'exiftence  d'une  Expanfion  fans  Matière,  de 
laquelle  feule  nous  fuppofons  communément  que  l'Expanfion  eft  un  attribut. 
Voilà  pourquoi  v  lors  que  les  hommes  fuivent  les  penfées  qu'ils  ont  de  l'Ef- 
pace, ils  font  portez  à  s'arrêter  fur  les  limites  qui  terminent  le  Corps,  com- 
me û  l'Efpace  étoit  là  auffi  fur  fes  fins,  &  qu'il  ne  s'étendît  pas  plus  loin: 
ou  fi  confiderant  la  chofe  de  plus  près ,  leurs  idées  les  engagent  à  porter  leurs 
penfées  encore  plus  avant,  ils  ne  laillent  pas  d'appeller  tout  ce  qui  eft  au  de - 

T  2  là 


i48 


De  la  Durée  &  de  VExpanfîon 


Chai*.  XV.  là  des  bornes  de»I'Univers ,  Efpace  imaginaire ,  comme  fi  cet  Efpace  n'étoit 
rien,  dès  là  qu'il  ne  contient  aucun  Corps.  Mais  à  l'égard  de  la  Durée  qui 
précède  tous  les  Corps  &  les  mouvemens  par  lefquels  on  la  mefure ,  ils  rayon- 
nent tout  autrement,  car  ils  ne  la  nomment  jamais  imaginaire,  parce  quel- 
le n'eft  jamais  fuppofée  vuide  de  quelque  fujet  qui  exifte  réellement.  Que 
fi  les  noms  des  chofes  peuvent  nous  conduire  en  quelque  manière  à  l'origine 
des  idées  des  hommes  ,^comme  je  fuis  tenté  de  croire  qu'elles  y  peuvent 
contribuer  beaucoup)  le  mot  de  Durée  peut  donner  fujet  de  penfer ,  que  les 
hommes  crurent  qu'il  y  avoit  quelque  analogie  entre  une  continuation  d'e- 
xiftence  qui  enferme  comme  une  efpéce  de  réfiftance  à  toute  force  deftruc- 
tive,  &  entre  une  continuation  de  folidité,  (propriété  des  Corps  qu'on  eft 
fouvent  porté  à  confondre  avec  la  dureté,  &  qu'on  trouvera  effectivement 
n'en  être  pas  fort  différente,  fi  l'on  confidere  les  plus  petits  atomes  de  la 
Matière ,)  &  que  cela  donna  occafion  à  la  formation  des  mots  durer ,  &  être 
dur,  qui  ont  une  fi  étroite  affinité  enfemble.  Cela  paroit  fur  tout  dans  la 
Langue  Latine ,  d'où  ces  mots  ont  paffé  dans  nos  Langues  Modernes  :  car  le 
mot  Latin  durare  eft  auffi  bien  employé  pour  lignifier  l'idée  de  la  dureté 
proprement  dite,  que  l'idée  d'une  exiftence  continuée,  comme  il  paroît 
par  cet  endroit  d' Horace ,  (Epod.  xvi.)  ferro  duravit  facula..  Quoi  qu'il  en 
foit,  il  ell  certain,  que  quiconque  fuit  les  propres  penfées,  trouvera  qu'el- 
les fe  portent  quelquefois  bien  au  delà  de  l'étendue  des  Corps,  dans  l'infini- 
té de  l'Efpace  ou  de  l'Expanfion,  dont  l'idée  eft  diftincle  du  Corps  &  de 
toute  autre  chofe  ;  ce  qui  peut  fournir  la  matière  d'une  plus  ample  médita- 
tion à  qui  voudra  s'y  appliquer. 

§.  j.  En  général ,  le  Temps  eft  à  la  Durée ,  ce  que  le  Lieu  eft  à  l'Ex- 
panfion. Ce  font  autant  de  portions  de  ces  deux  Océans  infinis  d'Eternité^ 
d' '  lmmenf.té ,  diftinguées  du  refte  comme  par  autant  de  Bornes  ;&  qui  fervent 
en  effet  à  marquer  la  pofition  des  Etres  réels  &  finis ,  félon  le  raport  qu'ils  ont 
entr'eux  dans  cette  uniforme  &  infinie  étendue  de  Durée  &  d'Efpace.  Ain- 
fi ,  à  bien  confiderer  le  Temps  &  le  Lieu ,  ils  ne  font  rien  autre  chofe  que 
des  idées  de  certaines  diftances  déterminées,  prifes  de  certains  points  con- 
nus &  fixes  dans  les  chofes  fenfibles ,  capables  d'être  diftinguées  &  qu'on 
fuppofe  garder  toujours  la  même  diftance  les  unes  à  l'égard  des  autres.  C'eft 
de  ces  points  fixes  dans  les  Etres  fenfibles  que  nous  comptons  la  durée  parti- 
culière, &  que  nous  mefurons  la  diftance  de  diverfes  portions  de  ces  Quanti- 
tez  infinies  ;  &  ces  diftinclions  obfervées  font  ce  que  nous  appelions  le  Temps 
&  le  Lieu.  Car  la  Durée  &  l'Efpace  étant  uniformes  de  leur  nature,  fi  l'on 
ne  jettoit  la  vûë  fur  ces  fortes  de  points  fixes,  on  ne  pourrait  point  obfer- 
ver  dans  la  Durée  &  dans  l'Efpace,  l'ordre  &  la  pofition  des  chofes  ;  &tout 
feroit  dans  un  confus  entaffement  que  rien  ne  ferait  capable  de  débrouiller. 
§.  6.  Or  à  confiderer  ainfi  le  Temps  &  le  Lieu  comme  autant  de  portions 
déterminées  de  ces  Abymes  infinis  d'Elpace  &  de  Durée ,  qui  font  feparées 
ou  qu'on  fuppofe  diftinguées  du  refte ,  par  des  marques  &  des  bornes  Con- 


te Temps  eft  à 
1j  Durée  ce  que 

!c  Lieu  i_;t  i 
l'fcxpaniion. 


Le  Temps  &  le 
ïjeu  font  pris 
pour  autint  de 
portions  (te  Dr- 
rée  &  d'Elpace 

3u'on  en  peut 
eligner  par 
l'exiftcnce  &  le 
mouvement 
des  Corps. 


nues,  on  leur  fait  fignifier  à  chacun  deux  chofes  différentes. 

Et  premièrement,  le  Temps  confidere  en  général  le  prend  communément 
pour  cette  portion  de  Durée  infinie,  qui  eft  mefurée  par  l'exiftence  &  le 

mou 


confiderées  enfimble.  Liv.  II.  149 

mouvement  des  Corps  Céleftes,  &  qui  coëxifte  à  cette  exiftence  &  à  ce  Chat.  XV, 
mouvement,  autant  que  nousenpouvonsjugerparlaconnoifTancequcnous 
avons  de  ces  Corps.  A  prendre  la  chofe  de  cette  manière  le  Temps  com- 
.  mence  &  finit  avec  la  formation  de  ce  Monde  fenfible,  &  c'eft le fens  qu'il 
faut  donner  à  ces  exprelîions  que  j'ai  déjà  citées,  avant  tous  les  temps,  ou 
larsqu'il  n'y  aura  plus  de  temps.  Le  Lieu  fe  prend  aufii  quelquefois  pour  cet- 
te portion  de  l'Efpace  infini  qui  eft  comprife  &  renfermée  dans  le  Monde 
matériel,  &  qui  par-là  eft  diftinguée  du  refte  de  YExpanfion,  quoi  que  ce 
fût  parler  plus  proprement  de  donner  à  une  telle  portion  de  l'Efpace,  le 
nom  &  Etendue  plutôt  que  celui  de  Lieu.  C'eft  dans  ces  bornes  que  font 
renfermez  le  Temps  &  le  Lieu,  pris  dans  le  fens  que  je  viens  d'expliquer  ;& 
c'eft  par  leurs  parties  capables  d'être  obfervées ,  qu'on  mefure  &  qu'on  dé- 
termine le  temps  ou  la  durée  particulière  de  tous  les  Etres  corporels ,  aufii 
bien  que  leur  étendue  &  leur  place  particulière. 

§.  7.  En  fécond  lieu,  le  Temps  fe  prend  quelquefois  dans  un  fens  plus  é-  po^ftolTau-* 
tendu,  &  eft  appliqué  aux  parties  de  la  Durée  infinie,  non  à  celles  qui  font  "ntfde  Dxuie  & 
réellement  diftinguées  &  mefurées  par  l'exiftence  réelle  &  par  les  mouve-  nonVen  dl& 
mens  périodiques  des  Corps,  qui  ont  été  deftinez  dès  le  commencement*  à  Hn°™  pudei 
fervir  de  figne,  &  à  marquer  les  faifons,  les  jours  &  les  années,  &  qui  fui-  de  î/groïéu" 
vant  cela  nous  fervent  à  mefurer  le  Temps  ;  mais  à  d'autres  portions  de  cet-  ^Int^^ccT 
te  Durée  infinie  &  uniforme  que  nous  fuppofons  égales ,  dans  quelques  ren-  »  Gne/e,  cfaap." 
contres ,  à  certaines  longueurs  d'un  temps  précis ,  &  que  nous  confiderons  L  vs-  '4- 
par  conféquent  comme  déterminées  par  certaines  bornes.  Car  fi  nous  fup- 
pofions  par  exemple ,  que  la  création  des  Anges  ou  leur  chute  fût  arrivée 
au  commencement  de  la  Période  Julienne ,  nous  parlerions  affez  propre- 
ment ,  &  nous  nous  ferions  fort  bien  entendre ,  fi  nous  difions  que  depuis 
la  création  des  Anges  il  s'eft  écoulé  764.  ans  de  plus,  que  depuis  la  Créa- 
tion du  Monde.     Par  où  nous  défignerions  tout  autant  de  cette  Durée  in- 
diftincte,  que  nous  fuppolèrions  égaler  764.  Révolutions  annuelles  du  So- 
leil ,  de  forte  qu'elles  auroient  été  renfermées  dans  cette  portion ,  fuppofé 
que  le  Soleil  fe  fût  mù  de  la  même  manière  qu'à  préfent.   De  même ,  nous 
fuppofons  quelquefois  de  la  place,  de  la  difbnce  ou  de  la  grandeur  dans  ce 
Vuide  immenfe  qui  eft  au  delà  des  bornes  de  l'Univers,  lorfque  nous  confi- 
derons une  portion  de  cet  Efpace,  qui  foit  égale  à  un  Corps  d'une  certaine 
dimenfion  déterminée  comme  d'un  pié  cubique,  ou  qui  ioit  capable  de  le 
recevoir  :  ou  lors  que  dans  cette  vafte  Expanfion ,  vuide  de  Corps ,  nous 
concevons  un  Point,  aune  diilance  précife  d'une  certaine  partie  de  l'U- 
nivers. 

§.  8-  Ou  &  Quand  font  des  Queftions  qui  appartiennent  à  toutes  les  T^pSie"p*r!e 
exiftences  finies,  defquelles  nous  déterminons  toujours  le  lieu  &  le  temps,  tiennent  à  tous 
par  rapport  à  quelques  parties  connues  de  ce  Monde  fenfible ,  &  à  certaines  ,es  Ettes  ms' 
Epoques  qui  nous  font  marquées  par  les  mouvemens  qu'on  y  peut  obferver. 
Sans  ces  fortes  de  Périodes  ou  Parties  fixes,  l'ordre  deschofesfetrouveroit 
anéanti  eu  égard  à  notre  Entendement  borné,  dans  ces  deux  vaftes  Océans 
de  Durée  &  d'Expanfion,  qui  invariables  &  fans  bornes  renferment  en  eux- 
mêmes  tous  les  Etres  finis,  «Se  n'appartiennent  dans  toute  leur  étendue  qu'à 

T  3  la 


i$o  Delà  Vitrée  &  de  VExpanfion 

Chap.  XV.  la  Divinité.   Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  nous  ne  puifîions  nous  for- 
mer une  idée  complette  de  la  Durée  &  de  l'Expanfion,  Se  que  notre  Efprit 
fe  trouve,  pour  ainfi  dire,  fi  fouvent  hors  de  route,  lorsque  nous  venons  à 
les  confiderer,  ou  en  elles-mêmes  par  voye  d'abftraétion ,  ou  comme  appli- 
quées en  quelque  manière  à  l'Etre  fupreme  rj?  incomprehenfible.   Mais  lors- 
que l'Expanfion  &  la  Durée  font  appliquées  à  quelque  Etre  fini ,  l'Eten- 
due d'un  Corps  eft  tout  autant  de  cet  Efpace  infini ,  que  la  grolTeur  de  ce 
Corps  en  occupe  ;    &  ce  qu'on  nomme  le  Lieu  ,    c'eft  la  pofition  d'un 
Corps  confideré  à  une  certaine  diflance  de  quelque  autre  Corps.     Et  com- 
me l'idée  de  la  durée  particulière  d'une  choie,  eft  l'idée  de  cette  portion 
de  durée  infinie,  qui  paflè  durant  l'exiflence  de  cette  chofe,  de  même  le 
temps  pendant  lequel  une  chofe  exifte,  eft  l'idée  de  cet  Efpace  de  durée 
qui  s'écoule  entre  quelques  périodes  de  durée ,  connues  &  déterminées ,  & 
entre  l'exiflence  de  cette  chofe.    La  première  de  ces  Idées  montre  la  diflan- 
ce des  extremitez  de  la  grandeur  ou  des  extremitez  de  l'exiflence  d'une  feu- 
le &  même  chofe ,  comme  que  cette  chofe  eft  d'un  pié  en  quarré ,  ou  qu'el- 
le dure  deux  années  ;  l'autre  fait  voir  la  diflance  de  fa  location  ,  ou  de  fon 
exiilence  d'avec  certains  autres  points  fixes  d'Efpace  ou  de  Durée ,  comme 
qu'elle  exifte  au  milieu  de  la  Place  Royale,  ou  dans  le  premier  degré  du 
Taureau,  ou  dans  l'année  1671.  ou  l'an  1000.  de  la  Période  Julienne;   tou- 
tes dillances  que  nous  mefurons  par  les  idées  que  nous  avons  conçues  aupa- 
ravant de  certaines  longueurs  d'Efpace,  ou  de  Durée,  comme  font,  à  l'é- 
gard de  l'Efpace,  les  pouces  ,  les  pies,  les  lieues,  les  dégrez;  &  à  l'é- 
gard de  la  Durée ,  les  Minutes ,  les  Jours ,  &  les  Années ,  fjfc. 
chique  partit  de        g.  9.  Il  y  a  une  autre  chofe  fur  quoi  l'Efpace  &  la  Durée  ont  enfèmble 
ettén'conf&cha-  une  grande  conformité,  c'efl  que  quoi  que  nous  les  mettions  avec  raifon  au 
que  partie  de  u     nombre  de  nos  Idées  [impies  ,  cependant  de  toutes  les  idées  diftinétes  que 

Uuree,  eft  durée.  1     ver  je    j-    i-    tn       '       -i     »  •  _>  *  1 

nous  avons  de  1  Efpace  6c  de  la  Durée ,  il  n  y  en  a  aucune  qui  n  ait  quelque 
forte  de  compofition.  Telle  eft  la  nature  de  ces  deux  chofes  (i)  d'être  com- 

pofées 

(0  On  a  objedlé  à  M.  Locke ,  que  fi  l'Ef-  „  jeétion ,  M.  Locke  déclare  d'abord  .qu'il  n'a 
pace  eft  compoie  de  parties, comme  il  l'avoué  „  pas  traité  fon  fujetdans  un  ordre  parfaitement 
en  cet  endroit, il  ne  lauroit  le  mettre  au  nom-  „  Scholaftique ,  n'ayant  pas  eu  beaucoup  de 
bre  des  Idées  fimples,  ou  bien  qu'il  doit  ré-  „  familiarité  avec  ces  fortes  de  Livres  lors  qu'il 
noncer  à  ce  qu'il  dit  srilleurs  qu'une  des  propne-  „  a  écrit  le  fien.ou  plutôt  ne  fe  fouvenant  gue- 
tta des  idées  /impies  t'ejl  d'être  exemptes  de  toute  „  re  plus  alors  de  la  Méthode  qu'on  y  obferve; 
tompojttion ,  o-  de  ne  produire  dans  I  Ame  qu'u-  „  &  qu'ainfi  fes  Leéteurs  ne  doivent  pas  s'at- 
ne  conception  entièrement  uniforme,  qui  ne  puijje  „  tendre  à  des  Définitions  régulièrement  |>Li- 
âtre  dijlinguée  en  différentes  idées,  p.  7ç.  A  „  cées  à  la  tête  de  chaque  nouveau  fujet.  11  s'elt 
quoi  on  ajoute  en  paffant  qu'on  eft  furprisque  ,,  contenté  d'employer  les  principaux  termes  fur 
M.  Locke  n'ait  pas  donné  dans  le  Chapitre  II.  ,,  lesquels  il  raifonne  de  telle  forte  que  d'une  ma- 
du  II.  Livre  où  il  commence  à  parler  des  idées  ,,  niére  ou  d'autre  il  falfe  comprendre  nettement 
fimples,  une  définition  exaéle  de  ce  qu'il  en-  „  à  fes  Lecteurs  cequ'il entend  par  ces  termes- 
tend  par  Idées  [impies.  C'eft  M.  Barbeyrac  à  „  là.  Kt  en  particulier  à  l'égard  du  terme  d7- 
prefent  Profeflèur  en  Droit  à  Groningue  qui  me  „  dée  [impie ,  il  a  eu  le  bonheur  de  le  définir  dans 
communiqua  ces  Objections  dans  une  Lettre  ,,  l'endroit  de  la  p,ige  75.  cité  dans  l'Ob- 
que  je  fis  voir  à  M.  Locke.  Et  voici  la  ré-  ,,  jection;  &  par  conféquent  il  n'aura  pas  be- 
ponfe  que  M.Locke  me  dida  peu  de  jours  a-  ,,  foin  de  fuppléer  à  ce  défaut.. La  Queftion  fc 
près.    „  Pour  commencer  par  la  dernière  Ob-  „  réduit  doue  a  favoir  il  l'idée  à'exiinjion  peut 

s'accor- 


.  confîderées  enfemble.  Liv.  IL  j$i 

pofées  de  parties.  Mais  comme  ces  parties  font  toutes  de  la  même  efpèce ,  Chap.  XV. 
&  fans  mélange  d'aucune  autre  idée,  elles  n'empêchent  pas  que  l'Efpace  & 
la  Durée  ne  foient  du  nombre  des  Idées  (impies.  Si  l'Erprit  pouvoit  arri- 
ver, comme  dans  les  Nombres,  à  une  fi  petite  partie  de  l'Etendue  ou  de 
la  Durée,  qu'elle  ne  pût  être  divifée,  ceferoit,  pour  ainfi  dire ,  une  idée, 
on  une  unité  indivifible ,  par  la  répétition  de  laquelle  l'Efprit  pourroic  fe 
former  les  plus  vafr.es  idées  de  l'Etendue  &  de  la  Durée  qu'il  puiffe  avoir. 
Mais  parce  que  notre  Efprit  n'eft  pas  capable  de  fe  reprefenter  l'idée  d'un 
Efpace  fans  parties,  on  fe  fert,  au  lieu  de  cela,  des  mefures  communes  qui 
s'impriment  dans  la  mémoire  par  l'ufage  qu'on  en  fait  dans  chaque  Paï's , 
comme  font  à  l'égard  de  l'Efpace ,  les  pouces ,  les  pies ,  les  coudées  &  les 
parafanges  ;  &  à  l'égard  de  la  Durée ,  les  fécondes ,  les  minutes ,  les  heures, 
les  jours  &  les  années  :  notre  Efprit ,  dis-je ,  regarde  ces  idées  ou  autres 
femblables  comme  des  idées  fimples  dont  il  fe  fert  pour  compofer  des  idées 
plus  étendues  ,  qu'il  forme  dans  i'occafion  par  l'addition  de  ces  fortes  de 
longueurs  qui  lui  font  devenues  familières.  D'un  autre  côté,  la  plus  petite 
mefure  ordinaire  que  nous  ayons  de  l'un  &  de  l'autre,  efb  regardée  comme 
l'Unité  dans  les  Nombres,  lorsque  l'Efprit  veut  réduire  l'Efpace  ou  la  Du- 
rée en  plus  petites  fractions,  par  voye  de  divifion.  Du  refte,  dans  ces 
deux  opérations ,  je  veux  dire  dans  l'addition  &  la  divifion  de  l'Efpace  ou 
de  la  Durée,  &  lorsque  l'idée  en  queflion  devient  fort  étendue,  ou  extrême- 
ment relTerrée,  fa  quantité  précife  devient  fort  obfcure  &  fort  confufe  ;  & 
il  n'y  a  plus  que  le  nombre  de  ces  additions  ou  divifions  répétées  qui  foit 

dais 

„  s'accorder  avec  cette  définition ,  qui  lui  con-  „  1er  une  Idée  ftrr.ple ,  puisque  c'eft  la  plus  peti- 

„  viendra  effectivement ,  fi  elle  elt  entendue  ,,  te  Idée  de  l'Efpace  que  l'Efprit  fe  puiffe  for- 

„  dans  le  fens  que  M.  Locke  a  eu  principale-  »,  mer  à  lui-même  &  qu'il  ne  peut  par  con- 

„  ment  devant  les  yeux.    Or  la  compofition  ,,  féquent  la  divifer  en  deux  plus  petites.  D'où 

„  qu'il  a  eu  proprement  deffeind'exclurredans  »,  il  s'enfuit  qu'elle  eft  à  l'Efprit  une  Idée  iim- 

„  cette  définition.c'eft  une  compofition  de  diffe-  .,  pie,  ce  qui  fuffit  dans  cette  occafion.    Car 

„  rentes  idées  dans  l'Efprit  ,  &  non  une  compo-  „  l'affaire  de  M.  Locke  n'eft  pas  de  discourir 

„  fition  d'idées  de  même  efpece  en  définiiîant  ,,  en  cet  endroit  de  la  réalité  des  chofes ,  mais 

„  une  chofe  dont  l'effence  confifte  à  avoir  des  ,,  des  Idées  de  l'Efprit.    Et  fi  cela  ne  fuffit  pas 

»,  parties  de  même  efpèce,  8c  où  l'on  ne  peut  »,  pour  éclaircir  la  difficulté, M.  Locke  n'a  plus 

>»  venir  à  une  dernière  entièrement  exempte  de  »,  rien  à  ajouter,  finon  que  fi  1  idée  à' étendu?  'eft 

»,  cette  compofition  ;   de  forte  que  fi  l'Idée  »,  fi  (inguliere  qu'elle  ne  puiffe  s'accorder  exacle- 

»,  d'étendue  confifte  à  avoir  -pattes  extra  partes,  »,  ment  avec  la  définition  qu'il  a  donnée  des  I- 

»,  comme,on  parle  dans  les  Ecoles,  c'eft  toû-  „  dées  fimp!es,de  forte  qu'elle  diffère  en  quelque 

»,  jours  au  fens  de  M.  Locke ,  une  idée  fim-  »,  manière  de  toutes  les  autres  de  cette  efpèce, 

»  pie ,  parce  que  l'idée  d'avoir  fartes  extra  par-  »,  il  croit  qu'il  vaut  mieux  la  laiffer  là  expofée  à 

»,  tes  ne  peut  être  refoluë  en  deux  autres  idées.  »,  cette  difficulté ,  que  de  faire  une  nouvelle  di- 

„  Du  refte ,1'Objeétioi  qu'on  tait  à  M.Locke  »,  vifion  en  fa  faveur.    C'eft  affez  pour  Mr. 

»  à  propos  de  la  nature  de  l'Etendue,  ne  lui  »,  Locke  qu'on  puiffe  comprendre  fa  penfee. 

»,  avoit  pas  entièrement  échappé  ,  comme  on  „  Il  n'eft  que  trop  ordinaire  de  voir  des  discours 

»,  peut  le  voir  dans  le  g.  9.  de  ce  Chapitre  où  „  très-intelligibles, gâtez  par  trop  de  délicateffe 

„  il  dit  que  la  moindre  portion  d' Efpace  ou  d'K-  „  fur  ces  pointilleries.  Nous  devons  affortir  les 

,,  tendue  dont  nous  ayions  une  idée  claire  &  ,,  chofes  le  mieux  que  nous  pouvons,  doSlrhiA 

„  diftinéte,  eft  la  plus  propre  à  être  regardée  »,  caufâ;  mais  après  tout,  il  fe  trouvera  toû- 

„  comme  l'Idée  (impie  de  cette  efpece  dont  les  »,  jours  quantité  de  chofes  qui  ne  pourront  pas 

„  Modes  complexes  de  cette  efpece  font  compo-  „  s'ajuiler  exactement  avec  nos  conceptions  : 

»,  fez  :  &  à  fon  avis  ,on  peut  fort  bien  l'appel-  „  nos  façons  de  parler, 


15-t 


<De  la  Durée  ôJ  de  VExpan/îon 


Les  parties  de 
l'E.\'paniïon  5c 
de  la  Durée 
font  infepara- 
bies. 


Chap.  XV.  clair  &  diftincl:.  C'eft  dequoi  l'on  fera  aifément  convaincu,  fi  l'on  aban- 
donne fon  Efprit  à  la  contemplation  de  cette  valte  expanfion  de  l'Efpace 
ou  de  la  divifibilité  de  la  Matière.  Chaque  partie  de  la  Durée,  eft  durée, 
&  chaque  partie  de  l'Extenfion ,  eft  extenfion  ;  &  l'une  &  l'autre  font  ca- 
pables d'addition  ou  de  divifion  à  l'infini.  Mais  il  eft,  peut-être,  plus  à 
propos  que  nous  nous  fixions  à  la  conuderation  des  plus  petites  parties  de  l'u- 
ne &  de  l'autre ,  dont  nous  avions  des  idées  claires  &  diftinftes ,  comme  à 
des  idées  fimples  de  cette  efpece ,  defquelles  nos  Modes  complexes  de  l'Efpa- 
ce, de  l'Etendue  &  de  la  Durée,  font  formez,  &  auxquelles  ils  peuvent 
être  encore  diftindlement  réduits.  Dans  la  Durée,  cette  petite  partie  peut 
être  nommée  un  moment,  &  c'eft  le  temps  qu'une  Idée  refte  dans  notre  Ef- 
prit ,  dans  cette  perpétuelle  fucceffion  d'idées  qui  s'y  fait  ordinairement. 
Pour  l'autre  petite  portion  qu'on  peut  remarquer  dans  l'Efpace,  comme  el- 
le n'a  point  de  nom,  je  ne  fai  fi  l'on  me  permettra  de  l'appeller  Point  fenji- 
bk ,  par  où  j'entens  la  plus  petite  particule  de  Matière  ou  d'Efpace,  que 
nous  puiilions  difcerner ,  &  qui  eft  ordinairement  environ  une  minute ,  ou 
aux  yeux  les  plus  pénétrans,  rarement  moins  que  trente  fécondes  d'un  cer- 
cle dont  l'Oeuil  eft  le  centre. 

§.  10.  L'Expanfion  &  la  Durée  conviennent  dans  cet  autre  point;  c'eft 
que  bien  qu'on  les  confidere  l'une  &  l'autre  comme  ayant  des  parties ,  ce- 
pendant leurs  parties  ne  peuvent  être  feparées  l'une  de  l'autre ,  pas  même 
par  la  penfée  ;  quoi  que  les  parties  des  Corps  d'où  nous  tirons  la  mefure  de 
l'Expanfion ,  &  celles  du  Mouvement ,  ou  plutôt ,  de  la  fucceffion  des  I- 
•  dées  dans  notre  Efprit,  d'où  nous  empruntons  la  mefure  de  la  Durée, puif- 
fent  être  divifées  &  interrompues,  ce  qui  arrive  affez  fouvent,  le  Mouve- 
ment étant  terminé  par  le  Repos,  &  la  fucceffion  de  nos  idées  par  le  fom- 
meil ,  auquel  nous  donnons  aufiî  le  nom  de  repos. 

§.  1 1.  Il  y  a  pourtant  cette  différence  vifible  entre  l'Efpace  &  la  Durée 
que  les  idées  de  longueur  que  nous  avons  de  l'Expanfion ,  peuvent  être  tour- 
nées en  tout  fens ,  &  font  ainfi  ce  que  nous  nommons  figure ,  largeur  &  é- 
paiffeur  ;  au  lieu  que  la  Durée  n'eft  que  comme  une  longueur  continuée  à 
l'infini  en  ligne  droite,  qui  n'eft  capable  de  recevoir  ni  multiplicité  ni  varia- 
tion, ni  figure,  mais  eft  une  commune  mefure  de  tout  ce  qui  exifte,  de 
quelque  nature  qu'il  foit,  une  mefure  à  laquelle  toutes  chofes  participent  é- 
galement  pendant  leur  exiftence.  Car  ce  moment-ci  eft  commun  à  toutes 
les  chofes  qui  exiftent  préfentement ,  &  renferme  également  cette  partie  de 
leur  exiftence,  tout  de  même  que  fi  toutes  ces  chofes  n'étoient  qu'un  feulE- 
tre,  de  forte  que  nous  pouvons  dire  avec  vérité,  que  tout  ce  qui  eft,  exif- 
te dans  un  feul  &  même  moment  de  temps.  De  favoir  ii  la  nature  des  An- 
ges &  des  Efprits  a,  de  même,  quelque  analogie  avec  l'Expanfion,  c'eft 
ce  qui  eft  au  deffus  de  ma  portée  :  &  peut-être  que  par  rapport  à  nous , 
dont  l'Entendement  eft  tel  qu'il  nous  le  faut  pour  la  confervation  de  notre 
Etre ,  &  pour  les  fins  auxquelles  nous  fommes  deftinez ,  &  non  pour  avoir 
une  véritable  &  parfaite  idée  de  tous  les  autres  Etres ,  il  nous  eft  prefqueauf- 
fi  difficile  de  concevoir  quelque  exiftence,  ou  d'avoir  l'idée  de  quelque  Etre 
réel,  entièrement  privé  de  toute  forte  d'Expaniion,  que  d'avoir  1  idée  de 

quel- 


La  Dure'e  eft 
comme  une 
Ligne,  &  l'Ex- 
panfion comme 
un  Solide. 


conjïderêes  enfemble.  Lïv.  II.  15-3 

quelque  exiftence  réelle  qui  n'ait  abfolument  aucune  efpècede  durée.  C'cft  Cil  \r.  XV: 
pourquoi  nous  ne  favons  pas  quel  rapport  les  Ëfprits  ont  avec  l'Efpacc,  ni 
comment  ils  y  participent.  Tout  ce  que  nous  favons,  c'efl  que  chaque 
Corps  pris  à  part  occupe  fa  portion  particulière  de  l'Efpacc,  félon  l'éten- 
due de  les  parties  fo)idesi&  que  par -là  il  empêche  tous  les  autres  Corps 
d'avoir  aucune  place  dans  cette  portion  paraculicre,  pendant  qu'il  en  eft 
en  polTelfton. 

fi.  i2.  La  Durée  eft  donc,  aiifli  bien  que  le  Temps  qui  en  fait  partie,  ?eux  ?™<c*fct* 
1  idée  que  nous  avons  d  une  dutance  qui  périt,  Ci  dont  deux  parties  n  exif-  jamais  enfemble, 
tent  jamais  enfemble,  mais  fe  fuivent  fuccelîivement  l'une  l'autre;  &l'Ex-  ^lil„p,s"!eLde 
panfion  eu  1  idée  d  une  dutance  durable  dont  toutes  les  parties  exiftent  en-  «.font  toutes  en- 
femble, &  font  incapables  de  fuccelfion.  C'ell  pour  cela  que  ,  bien  que  iemble* 
nous  ne  puitîions  concevoir  aucune  Durée  fans  fuccelfion ,  ni  nous  mettre 
dans  l'Efprit,  qu'un  Etre  coé'xifte  préfentement  h. Demain,  ou  polfede  à  la 
fois  plus  que  ce  moment  préfent  de  Durée,  cependant  nous  pouvons  con- 
cevoir que  la  Durée  éternelle  de  l'Etre  infini  eft  fort  différente  de  celle  de 
l'Homme,  ou  de  quelque  autre  Etre  fini.  Parce  que  la  connoiflance  ou 
la  puiffance  de  l'Homme  ne  s'étend  point  à  toutes  les  chofes  paffées  &  à 
venir,  fes  penfées  ne  font,  pour  aiofi  dire,  que  d'hier,  &  il  ne  fait  pas  ce 
que  le  jour  de  demain  doit  mettre  en  évidence.  Il  ne  fauroit  rappeller  le 
paffé,  ni  rendre  préfent  ce  qui  eft  encore  à  venir.  Ce  que  je  dis  de  l'Hom- 
me, je  le  dis  de  tous  les  Etres  finis,  qui,  quoi  qu'ils  puiffent  être  beau- 
coup au  delTus  de  l'Homme  en  connoiflance  &  en  puiffance,  ne  font  pour- 
tant que  de  foibles  Créatures  en  comparaifon  de  Dieu  lui-même.  Ce  qui 
eft  fini,  quelque  grand  qu'il  foit,  n'a  aucune  proportion  avec  l'Infini. 
Comme  la  durée  infinie  de  Dieu  eft  accompagnée  d'une  connoiflance  & 
d'une  puiffance  infinies,  il  voit  toutes  les  chofes  paffées  &  à  venir  ;  en  forte 
qu'elles  ne  font  pas  plus  éloignées  de  fa  connoiflance,  ni  moins  expofées 
à  fa  vue  que  les  chofes  préfentes  Elles  font  toutes  également  fous  fes 
y,eux  ;  «Si  il  n'y  a  rien  qu'il  ne  puiffe  faire  exifter ,  chaque  moment  qu'il 
veut.  Car  l'exiftence  de  toutes  chofes  dépendant  uniquement  de  fon  bon- 
plailir,  elles  exiftent  toutes  dans  le  même  moment  qu'il  juge  à  propos  de 
leur  donner  l'exiftence. 

K.   13,  Enfin  l'Expartfion  &  la  Durée  font  renfermées  l'une  dans  l'autre,  £■'**!»■«*«»  &  !» 

1  l"         j'r-z-  '  1  1  1      1  '  r.        /'         0      1  Purée  font  ren- 

chaque  portion  d  Efpace  étant  dans  chaque  partie  de  la  Durée,  &  chaque  fermées  l'une  â*m 
portion  de  durée  dans  chaque  partie  de  l'Expanfion.  Je  croi  que  parmi  tou-  1,autre- 
te  cette  grande  variété  d'idées  que  nous  concevons  ou  pouvons  concevoir, 
on  trouveroic  à  peine  une  telle  combinaifon  de  deux  Idées  diftineïtes,  ce 
qui  peut  fournir  matière  à  de  plus  profondes  fpéculations. 


V  CHA- 


m 


Vu  Nombre.  Liv.  II. 


CHAPITRE       XVL 


Chap.XVI. 


Du  Nombre. 


Le  Nombre  eft  la 
plu,  îimple  &  la 
plus  universelle  de 
toutes   nos  Idées. 


Les  Modes  du 
Nombre  fe  font 
par    voye  d*Add.- 
tion. 


Chiq-te  M"d«  ex- 
actement diftinâ 
<1jus  le  Nombre. 


Les   Demonftra- 
tîons  dans  les 
Nombres  font 
plus  piécifes. 


%.  i.  f~^  Omme  parmi  toutes  les  Idées  que  nous  avons,  il  n'y  en  a  au- 
V_/  cune  qui  nous  foit  fuggerée  par  plus  de  voyes  que  celle  de  l'U- 
nité, auffi  n'y  en  a-t-il  point  de  plus  fimple.  Il  n'y  a,  dis-je,  aucune  ap- 
parence de  variété  ou  de  compofition  dans  cette  Idée  ;&  elle  fe  trouve  join- 
te à  chaque  Objet  qui  frappe  nos  Sens,  à  chaque  idée  qui  fe  préfente  à  no- 
tre Entendement,  &  à  chaque  penfée  de  notre  Efprit.  C'efl  pourquoi  il  n'y 
en  a  point  qui  nous  foit  plus  familière,  comme  c'efl  auffi  la  plus  univerfelle 
de  nos  Idées  dans  le  rapport  qu'elle  a  avec  toutes  les  autres  choies  ;  car  le 
Nombre  s'applique  aux  Hommes,  aux  Anges ,  aux  actions,  aux  penfées, 
en  un  mot,  à  tout  ce  qui  exifle,  ou  qui  peut  être  imaginé. 

§.  2.  En  répétant  cette  idée  de  T'Uniie  dans  notre  Efprit ,  &  ajoutant 
ces  repétitions  enfemble ,  nous  venons  à  former  les  Modes  ou  Idées  complexes 
du  Nombre.  Ainfi  en  ajoutant  un  à  un ,  nous  avons  l'idée  complexe  d'une 
couple  ;  en  mettant  enfemble  douze  unitez ,  nous  avons  l'idée  complexe  d'u- 
ne douzaine  ;  &  ainfi  d'une  centaine,  d'un  million,  ou  de  tout  autre  nom- 
bre. 

§.  3.  De  tous  les  Modes  fimples  il  n'y  en  a  point  de  plus  diftinéts  que 
ceux  du  Nombre,  la  moindre  variation,  qui  eft  d'une  unité,  rendant  cha- 
que combinaifon  aulh  clairement  diflinète  de  celle  qui  en  approche  de  plus 
près,  que  de  celle  qui  en  eil  la  plus  éloignée,  deux  étant  auffi  diftinc!  d'««, 
que  de  deux  cens-,  &  l'idée  de  deux  auffi  diflincte  de  celle  de  trois,  que  la 
grandeur  de  toute  la  Terre  efl  diflincte  de  celle  d'un  Ciron.  Il  n'en  eft  pas 
de  même  à  l'égard  des  autres  modes  fimples,  dans  lefquels  il  ne  nous  eil 
pas  Ci  aifé,  ni  peut-être  poffible  de  mettre  de  la  diftinction  entre  deux  idées 
approchantes ,  quoi  qu'il  y  ait  une  différence  réelle  entre  elles.  Car  qui 
voudroit  entreprendre  de  trouver  de  la  différence  entre  la  blancheur  de  ce 
Papier  &  celle  qui  en  approche  d'un  degré,  ou  qui  pourrait  former  des 
idées  diflinctes  du  moindre  excès  de  grandeur  en  différentes  portions  d'E- 
tendue? 

§.  4.  Or  de  ce  que  chaque  Mode  du  Nombre  paroit  fi  clairement  diflincl 
de  tout  autre,  de  ceux-là  même  qui  en  approchent  de  plus  près,  je  fuis 
porté  à  conclurre  que,  fi  les  Démonflrations  dans  les  Nombres  ne  font  pas 
plus  évidentes  &  plus  exactes  que  celles  qu'on  fait  fur  l'Etendue,  elles  font 
du  moins  plub  générales  dans  l'ufage,  &  plus  déterminées  dans  l'applica- 
tion qu'on  en  peut  faire.  Parce  que,  dans  les  Nombres,  les  idées  font  & 
plus  précifes  &  plus  propres  à  être  diflinguées  les  unes  des  autres ,  que  dans 
l'Etendue ,  où  l'on  ne  peut  point  obferver  ou  mefurer  chaque  égalité  & 
chaque  excès  de  grandeur  auffi  aifément  que  dans  les  Nombres,  par  la  rai- 
fon  que  dans  l'Eipace  nous  ne  fauxions  arriver  par  la  penfee  à  une  certaine 

peti' 


Du  Nombre.  Liv.  II.  15- 5- 

petitefTe  déterminée  au  delà  de  laquelle  nous  ne  puiflions  aller,  telle  qu'efl  Chap.  XVI. 
l'unité  dans  le  Nombre.  C'eft-pourquoi  l'on  ne  fauroit  découvrir  la  quan- 
tité ou  la  proportion  du  moindre  excès  de  grandeur ,  qui  d'ailleurs  paroit 
fort  nettement  dans  les  Nombres,  où,  comme  il  a  été  dit,  01.  efl  auflï 
aifé  à  diflinguer  de  90.  que  de  9000,  quoi  que  91.  excède  immédiatement 
go.  Il  n'en  efb  pas  de  même  dans  l'Etendue,  où  tout  ce  qui  efl  quelque 
chofe  de  plus  qu'un  pié  ou  un  pouce,  ne  peut  être  diflingué  de  la  mefure 
jufle  d'un  pié  ou  d'un  pouce.  Ainfi  dans  des  lignes  qui  paroiffent  être 
d'une  égale  longueur,  l'une  peut  être  plus  longue  que  l'autre  par  des  par- 
ties innombrables;  &  il  n'y  a  perfonne  qui  puiffe  donner  un  Angle  qui  com- 
paré à  un  Droit,  foit  immédiatement  le  plus  grand,  en  forte  qu'il  n'y  en 
ait  point  d'autre  plus  petit  qui  fe  trouve  plus  grand  que  le  Droit. 

g.  5.  En  répétant,  comme  nous  avons  dit ,  l'idée  de  l'Unité,  &  la  joi- ^/c^||  j1  *ft 
gnant  à  une  autre  unité ,  nous  en  faifons  une  Idée  colleilive  que  nous  nom-  n«  <*"  noms  aux 
mons  Deux.     Et  quiconque  peut  faire  cela,  &  avancer  en  ajoutant  toû-  Norabres" 
jours  un  de  plus  à  la  dernière   idée  collective  qu'il  a  d'un  certain  nombre 
quel  qu'il  foit,  &  à  laquelle  il  donne  un  nom  particulier,  quiconque,  dis- 
je,  fait  cela,  peut  compter,  ou  avoir  des  idées  de  différentes  collections 
d'Unitez,  diflincles  les  unes  des  autres,  tandis  qu'il  a  une  fuite  de  noms 
pour  délîgner  les  nombres  divans,  &  affez  de  mémoire  pour  retenir  cette 
fuite'  de  nombres  avec  leurs  differens  noms  :  car  compter  n'efl  autre  chofe 
qu'ajouter  toujours  une  unité  de  plus,  &  donner  au  nombre  total  regardé 
comme  compris  dans  une  feule  idée,  un  nom  ou  un  figne  nouveau  ou 
dillindl,  par  où  l'on  puiffe  le  difcerner  de  ceux  qui  font  devant  &  après, 
&  le  diflinguer  de  chaque  multitude  d'Unitez  qui  efl  plus  petite  ou  plus 
grande.     De  forte  que  celui  qui  fait  ajouter  un  à  un  &  ainfi  à  deux,  & 
avancer  de  cette  manière  dans  fon  calcul ,  marquant  toujours  en  lui-môme 
les  noms  diflincls  qui  appartiennent  à  chaque  progreffion ,  &  qui  d'autre 
part  ôtant  une  unité  de  chaque  colleclion  peut  les  diminuer  autant  qu'il 
veut,  celui-là  efl  capable  d'acquérir  toutes  les  idées  des  nombres  dont  les' 
noms  font  en  ufage  dans  fa  Langue,  ou  qu'il  peut  nommer  lui-même,  quoi 
que  peut-être  il  n'en  puiffe  pas  connoître  davantage.   Car  comme  les  diffe- 
rens Modes  des  Nombres  ne  font  dans  notre  Efprit  que  tout  autant  de  com- 
binaifons  d'unitez,  qui  ne  changent  point,  &  ne  font  capables  d'aucune 
autre  différence  que  du  plus  ou  du  moins,  il  femble  que  des  noms  ou  des 
lignes  particuliers  font  plus  néceffaires  à  chacune  de  ces  combinaifons  dif- 
tincles ,  qu'à  aucune  autre  efpèce  d'Idées.  La  raifon  de  cela  efl ,  que  fans  de 
tels  noms  ou  fignes  à  peine  pouvons-nous  faire  ufage  des  Nombres  en  comp- 
tant,   fur  tout  lorsque  la  combinaifon  efl  compofée  d'une  grande  multitude 
d'Unitez,  car  alors  il  efl  difficile  d'empêcher,  que  de  ces  unitez  jointes  en- 
femble  fans  qu'on  ait  diflingué  cette  colleclion  particulière  par  un  nom  ou 
un  figne  précis,  il  ne  s'en  faffe  un  parfait  cahos. 

5-  6.  C'efl  là ,  je  croi ,  la  raifon  pourquoi  certains  Américains  avec  qui  je  Autre  raifon  pour 
me  fuis  entretenu,  &qui  avoient  d'ailleurs  l'efprit  affez  vif  &  aflez  raifon-  £$£  cctte  Di- 
nable,  ne  pouvoient  en  aucune  manière  compter  comme  nous  jufqu'à  mille, 
n'ayant  aucune  idée  diflincle  de  ce  nombre,   quoi  qu'ils  piuTent  compter 

V  2  juf- 


* 


156  Du  Nombre.  Liv.  II. 

ChaP.XVI.  jufqu'à  vingt.  C'efb  que  leur  Langue  peu  abondante,  &  uniquement  ac- 
commodée au  peu  de  befoins  d'une  pauvre  &  fimple  vie,  qui  ne  connoiflbit 
ni  le  Négoce  ni  les  Mathématiques,  n'avoit  point  de  mot  qui  lignifiât  mil- 
le ,  de  forte  que  lorsqu'ils  étoient  obligez  de  parler  de  quelque  grand  nom- 
bre, ils  mohtroient  les  cheveux  de  leur  tête,  pour  marquer  en  général  une 
grande  multitude  qu'ils  ne  pouvoient  nombrer  :  incapacité  qui  venoit,  fi 
Jean  de  Ltry,   je  ne  me  trompe,  de  ce  qu'ils  manquoient  de  noms.    Un  *  Voyageur  qui 

Hiiioire  d'un  fa£  c]iez  je,  foupinamhus ,  nous  apprend  qu'ils  n'avoient  point  de  noms 

Voyage  tait  en  la  ,    V-        1        •  o  1  vi  1    •  -         - 

Terre  du  Breiïi .  de  nombres  au  delius  de  cinq  ;  tx  que  lorsqu  ils  vouloient  exprimer  quelque 
fi.io.pag.107  nomrjre  au  delà,  ils  montroient  leurs  doigts,  &  les  doigts  des  autres  per- 
3S:'  formes  qui  étoient  avec  eux.  Leur  calcul  n'alloit  pas  plus  loin  :  &  je  ne 
doute  pas  que  nous-mêmes  ne  puffions  compter  diftinclement  en  paroles 
une  beaucoup  plus  grande  quantité  de  nombres  que  nous  n'avons  accoutu- 
mé de  faire ,  fi  nous  trouvions  feulement  quelques  dénominations  propres 
à  les  exprimer  ;  au  lieu  que  fuivant  le  tour  que  nous  prenons  de  compter 
par  millions  (i)  de  millions ,  de  millions ,  &c.  il  eft  fort  difficile  d'aller  fans 
confuiion  au  delà  de  dix-huit,  ou  pour  le  plus,  de  vingt-quatre  progreffions 
décimales.  Mais  pour  faire  voir ,  combien  des  noms  diftincis  nous  peuvent 
fervir  à  bien  compter, ou  à  avoir  des  idées  utiles  des  Nombres, je  vais  ran- 
ger toutes  les  figures  fuivantes  dans  une  feule  ligne ,  comme  fi  c'étoient  des 
lignes  d'un  feul  nombre  : 

Konilions.  Oflilions.  Septilions.  Sextilions.  Quintû-ions.  Ouatrilions.  Trilions.  Bilions.  Millions.  Unitez. 
85731+     161486.    345896.   437916.    42.3147.     148106.     135411. 161734. 368149. 613137. 

La  manière  ordinaire  de  compter  ce  nombre  en  Anglois,  feroit  de  repeter 
fouvent  de  millions,  de  millions,  de  millions,  &c.  Or  millions  eft  la  pro- 
pre dénomination  de  la  féconde Jixaitie,  368149.  Selon  cette  manière,  il 
feroit  bien  mal-aifé  d'avoir  aucune  notion  diftincïe  de  ce  nombre  :  mais 
qu'on  voye  fi  en  donnant  à  chaque  Jîxaine  une  nouvelle  dénomination  fé- 
lon l'ordre  dans  lequel  elle  feroit  placée,  l'on  ne  pourrait  point  compter 
fans  peine  ces  figures  ainli  rangées, &  peut-être  plufieurs  autres,  en  forte 
qu'on  s'en  format  plus  aifément  des  idées  diftinctes  à  foi-même,  &  qu'on 
les  fit  connoltre  plus  clairement  aux  autres.  Je  n'avance  cela  que  pour  fai- 
re voir,  combien  des  noms  diftincis  font  néceflaires  pour  compter,  fans 
prétendre  introduire  de  nouveaux  termes  de  ma  façon. 

§.  7.  Ainli 

(1)  11  faut  entendre  ceci  par  rapport  aux  An-  fufion,  onles  ccupede  troisentrois  par  tranches* 

glois  :  car  il  y  a  long-temps  que  les  François  ou [lukment  on  laijje  un  petit  efpace  vuide;  C 

connoilTent  les  termes  de  bilions ,  de  trilions ,  de  chaque  tranche  ou  chaque  terraire  a  fon  nom. 

quatrdions.  Sic.  on   trouve  dans  la  Nouvelle  Le  premier  ternaiie  s  appelle  unité;   le  fécond. 

Méthode  Latine,  dont  la  première  Edition  parut  mille,  le  troiÇitme ,  millions;  le  quatrième ,  mil- 

en  1655,1e  motde  billion,  dans  le  Traité  des  liards  ou  billions  ;    le  cinquième  initions  ,    le 

Observation*  particulières,  au     Jixiéme ,  quatriilions. Quand  on  paffe 

Chapitre  fécond  intitulé  Des  nomlres  Romains,  les  quintiUions,  dit-il,  cela  s'appelle  fexiillions , 

Et  le  P.  lamy  a  inféré  les  mots  de  bilions,  de  feptillion<,  ainjt  de  fuite.     Ce  font  des  mots  que 

trilions,  de  quatriltons  ckc.  dans  fon  Traité  de  l'on  invenu,  parce  qu'on  n'en  a  point  d  autres. 

i<jGrrt»«W,quiaétéimpriméquelquesannées  11  ne  prétend  pas  par-la  s'en  attribuer  l'inven- 

avant  que  cet  Ouvrage  deM.  Locke  eût  vu  le  tion  ,  car  ils  avoient  été  inventez  long  temps 

jour.  Lorsqu'il  y  a  plufieurs  chifies  fur  une  mi-  auparavant,  comme  je  viens  de  le  prouver., 
tnt  ligne,  dit  le  P.  Lamy,  pour  éviter  la  cen~ 


Du  Nombre.  Liv.  II.  15  7 

§.  7.  Ainfi  les  Enfans  commencent  affez  tard  à  compter,  &  ne  comp-  Giap.  XVI. 
tent  point  fort  avant,  ni  d'une  manière  fort  aiïïiréc  que  long-temps  après  Pourquoi  îesEn- 
qu'ils  ont  l'Efprit  rempli  de  quantité  d'autres  idées ,  foit  que  d'abord  il  leur  ^"£1° ™%™l 
manque  des  mots  pour  marquer  les  différentes  progreffions  des  Nombres,  n'ont  accoutumé 
ou  qu'ils  n'ayent  pas  encore  la  faculté  de  former  des  idées  complexes ,  de  e  aiie' 
plufieurs  idées  fimples  &  détachées  les  unes  des  autres,  de  les  difpofer 
dans  un  certain  ordre  régulier,  &  de  les  retenir  ainfi  dans  leur  Mémoire, 
comme  il  eft néceflaire  pour  bien  compter.  Quoi  qu'il  en  foit, on  peut  voir 
tous  les  jours  ,  des  Enfans  qui  parlent  &  raifonnent  affez  bien ,  &  ont 
des  notions  fort  claires  de  bien  des  chofes,  avant  que  de  pouvoir  compter 
jufqu'à  vingt.  Et  il  y  a  des  perfonnes  qui  faute  de  mémoire  ne  pouvant 
retenir  différentes  combinaifons  de  Nombres,  avec  les  noms  qu'on  leur 
donne  par  rapport  aux  rangs  diftinéts  qui  leur  font  afiîgnez,  ni  la  dépen- 
dance d'une  fi  longue  fuite  de  progreffions  numérales  dans  la  relation  qu'elles 
ont  les  unes  avec  les  autres  ,  font  incapables  durant  toute  leur  vie  de 
compter,  ou  de  fuivre  régulièrement  une  affez  petite  fuite  de  nombres. 
Car  qui  veut  compter  Vingt ,  ou  avoir  une  idée  de  ce  nombre ,  doit  fa- 
voir  que  Dix-neuf  le  précède ,  &  connoître  le  nom  ou  le  figne  de  ces 
deux  nombres ,  félon  qu'ils  font  marquez  dans  leur  ordre  ,  parce  que  dès 
que  cela  vient  à  manquer ,  il  fe  fait  une  brèche ,  la  chaîne  fe  rompt ,  &  il 
n'y  a  plus  aucune  progreffion.  De  forte  que,  pour  bien  compter,  il  eft 
néceffaire,  1.  Que  l'Efprit  diftingue  exactement  deux  Idées ,  qui  ne  dif- 
férent l'une  de  l'autre  que  par  l'addition  ou  la  fouftraélion  d'une  Unité. 
2.  Qu'il  conferve  dans  fa  mémoire  les  noms ,  ou  les  lignes  des  différentes 
combinaifons  depuis  l'unité  jusqu'à  ce  Nombre,  &  cela,  non  d'une  ma- 
nière confufe  &  fans  règle ,  mais  félon  cet  ordre  exact  dans  lequel  les  Nom- 
bres fe  fuivent  les  uns  les  autres.  Si  l'on  vient  à  s'égarer  dans  l'un  ou  dans 
l'autre  de  ces  points,  tout  le  calcul  eft  confondu,  &  il  ne  refte  plus  qu'une 
idee  confufe  de  multitude,  fans  qu'il  foit  poflible  d'attraper  les  idées  qui 
font  néceffaires  pour  compter  diftinctement. 

§.  8-  Une  autre  chofe  qu'il  faut  remarquer  dans  le  Nombre ,  c'eft  que  Le  Nombre  mt. 
l'Efprit  s'en  fert  pour  mellirer  toutes  les  chofes  que  nous  pouvons  mefurer,  eft^pabie^'eue 
qui  font  principalement  Y Expanfion  &  la  Durée  ;  &  que  l'idée  que  nous  mefiué. 
avons  de  l' Infini ,  lors  même  qu'on  l'applique  à  l'Efpace  &  à  la  Durée,  ne 
femble  être  autre  chofe  qu'une  infinité  de  Nombres.  Car  que  font  nos 
idées  de  l'Eternité  &  de  l'îmmenfité,  finon  des  additions  de  certaines  idées 
de  parties  imaginées  dans  la  Durée  &  dans  l'Expanfion  que  nous  repetons 
avec  l'infinité  du  Nombre  qui  fournit  à  de  continuelles  additions  fans  que 
nous  en  puifiions  jamais  trouver  le  bout?  Chacun  peut  voir  fans  peine  que 
le  Nombre  nous  fournit  ce  fonds  inepuifable  plus  nettement  que  toutes  nos 
autres  Idées.  Car  qu'un  homme  affemble ,  en  une  feule  fomme ,  un  auifi 
grand  nombre  qu'il  voudra  ,  cette  multitude  d'Unitez  ,  quelque  grande 
qu'elle  foit,  ne  diminué  en  aucune  manière  la  puiffance  qu'il  a  d'yen  ajou- 
ter d'autres ,  &  ne  l'approche  pas  plus  près  de  la  fin  de  ce  fonds  intariffable 
de  nombres,  auquel  il  refte  toujours  autant  à  ajouter  que  11  l'on  n'en  avoit 
oté  aucun.    Et  c'elt  de  cette  addition  infinie  de  nombres  qui  fe  préfente  Ci 

V  3  r.atu- 


m 


*De  V Infinité.  Liv.  II. 


Chap. XVI.  naturellement  à  l'Efprit,  que  nous  vient,  à  mon  avis,  la  plus  nette  &  la 
plus  diftincle  idée  que  nous  puiffions  avoir  de  Y  Infinité,  dont  nous  allons 
parler  plus  au  long  dans  le  Chapitre  fuivant. 

CHAPITRE    XVII. 


Chap.  XVII. 


De  V Infinité. 


Nous  attribuons 
immédiatement 
l'idée  de  l'Infinie 
a  l'Erpace  ,  à  la 
Durée  &  au 
Nombre, 


L'Idée  du  Fini 
nous  vient  aifé- 
ment  dans  l'Ef- 
pric. 


g.  i.   X"^  U  i  voudra  favoir  de  quelle  efpèce  efl  l'idée  à  laquelle  nous  don- 
V^f  nons  le  nom  d'Infinité ,  ne  peut  mieux  parvenir  à  cette  con,- 
noiflance  qu'en  confiderant  à  quoi  c'eft  que  notre  Efprit  attri- 
bue plus  immédiatement  l'infinité ,  &  comment  il  vient  à  fe  former  cette 
idée. 

Il  me  femble  que  le  Fini  &  Y  Infini  font  regardez  comme  des  Modes  de  la 
Quantité,  &  qu'ils  ne  font  attribuez  originairement  &  dans  leur  première 
dénomination  qu'aux  chofes  qui  ont  des  parties  &  qui  font  capables  du  plus 
ou  du  moins  par  l'addition  ou  la  fouftraêcion  de  la  moindre  partie.  Telles 
font  les  idées  de  l'Efpace,  de  la  Durée  &  du  Nombre ,  dont  nous  avons 
parlé  dans  les  Chapitres  précedens.  A  la  vérité,  nous  ne  pouvons  qu'être 
perfuadez ,  que  D  i  e  u  cet  Etre  fuprême ,  de  qui  &  par  qui  font  toutes  cho- 
fes, eft  inconcevablement  infini:  cependant  lorsque  nous  appliquons,  dans 
notre  Entendement,  dont  les  vues  font  ii  foibles  &  fi  bornées,  notre  Idée 
de  F  Infini  à  ce  Premier  Etre ,  nous  le  faifons  principalement  par  rapport  à 
fa  Durée  &  à  fon  Ubiquité,  &  plus  figurément,  à  mon  avis,  par  rapport  à 
fa  puifîance  ,  à  fa  fageiTe ,  à  (a  bonté  &  à  fes  autres  Attributs ,  qui  font 
effectivement  inépuifables  &  incompréhenfibles.  Car  lorfque  nous  nom- 
mons ces  attributs ,  infinis  ,  nous  n'avons  aucune  autre  idée  de  cette  Infini- 
té, que  celle  qui  porte  l'Efprit  à  faire  quelque  forte  de  réflexion  fur  le  nom- 
bre ou  l'étendue  des  Aftes  ou  des  Objets  de  la  Puiflance,  de  la  Sagefle  & 
de  la  Bonté  de  Dieu  :  A6t.es  ou  Objets  qui  ne  peuvent  jamais  être  fuppo- 
fez  en  fi  grand  nombre  que  ces  Attributs  ne  foient  toujours  bien  au  delà, 
(i)  quoi  que  nous  les  multipliyons  en  nous-mêmes  avec  une  infinité  de  nom- 
bres multipliez  fans  fin.  Du  refte ,  je  ne  prétens  pas  expliquer  comment 
ces  Attributs  font  en  Dieu ,  qui  eft  infiniment  au  deflus  de  la  foible  capa- 
cité de  notre  Efprit,  dont  les  vues  font  fi  courtes.  Ces  Attributs  contien- 
nent fans  doute  en  eux-mêmes  toute  perfection  poffible,mais  telle  eft,dis- 
je,  la  manière  dont  nous  les  concevons,  &  telles  font  les  idées  que  nous 
avons  de  leur  infinité. 

§.  2.   Après  avoir  donc  établi,  que  l'Efprit  regarde  le  Fini  &  l'Infini 

corn- 


Ci)  Il  y  a  dans  l'Angîois ,  Ut  us  multiply 
them  in  our  Thougts ,  as  far  as  we  cari ,  voit  h 
ail  the  infinity  cf  eadlefs  number ,  c'eft-à-dire 
mot  pour  mot,  multiplions-Us  en  nous-mêmes, 
autant  que.  nous  pouvons ,  avec  toute  l'infinité 


du  nombre,  ou  d'un  nombre  infini.  L'ûbfcu- 
rite  que  bien  des  Lecteurs  trouveront  dans  ces 
paroles  de  l'Original,  pourra  m'excufer  au- 
près de  ceux  qui  trouveront  !e  même  défaut 
dans  ma  traduction. 


De  l'Infinité.  Liv.  II.  15*9 

comme  des  Modifications  de  l'Expanfion  &  de  la  Dure'e ,  il  faut  commen-  CiUP.  XVII. 
cer  par  examiner  comment  l'Efprit  vient  à  s'en  former  des  idées.  Pour  ce 
qui  eft  de  Y  Idée  du  Fini,  la  ehofe  eft  fort  aifée  à  comprendre,  car  des  por- 
tions bornées  d'Etendue  venant  à  frapper  nos  Sens ,  nous  donnent  l'idée  du 
Fini  :  &  les  Périodes  ordinaires  de  Succellion ,  comme  les  Heures ,  les  Jours 
&  les  Années ,  qui  font  autant  de  longueurs  bornées  par  lefquelles  nous  me- 
furons  le  Temps  &  la  Durée,  nous  fourniffent  encore  la  même  idée.  La 
difficulté  confïile  à  favoir  comment  nous  acquérons  les  idées  infinies  d'E- 
ternité &  d' Immenfité ;  puifque  les  Objets  qui  nous  environnent  font  fi 
éloignez  d'avoir  aucune  affinité  ou  proportion  avec  cette  étendue  in- 
finie. 

§.  3.  Quiconque  a  l'idée  de  quelque  longueur  déterminée  d'Efpace, 
comme  d'un  Pié ,  trouve  qu'il  peut  repeter  cette  idée ,  &  en  la  joignant  à 
la  précédente  former  l'idée  de  deux  pies,  &  enfuite  de  trois  par  l'addition 
d'une  troifiéme,&  avancer  toujours  de  même  fans  jamais  venir  à  la  fin  des 
additions , foit  de  la  même  idée  d'un  pié,  ou  s'il  veut ,  d'une  double  de 
celle-là,  ou  de  quelque  autre  idée  de  longueur,  comme  d'un  Mille,  ou  du 
Diamètre  de  la  Terre,  ou  de  YOrbis  Magnus :  car  laquelle  de  ces  idées  qu'il 
prenne,  &  combien  de  fois  qu'il  les  double,  ou  de  quelque  autre  manière 
qu'il  les  multiplie,  il  voit  qu'après  avoir  continué  ces  additions  en  lui-mê- 
me, &  étendu  auffi  fouvent  qu'il  a  voulu  ,  l'idée  fur  laquelle  il  a  d'abord 
fixé  fon  Efprit,  il  n'a  aucune  raifon  de  s'arrêter,  &  qu'il  ne  fe  trouve  pas 
d'un  point  plus  près  de  la  fin  de  ces  fortes  de  multiplications,  qu'il  étoit  lorf- 
qu'il  les  a  commencées.  Ainfi  la  puiflance  qu'il  a  d'étendre  fans  fin  fon 
idée  de  l'Efpace  par  de  nouvelles  additions,  étant  toujours  la  même,  c'eft 
de  là  qu'il  tire  Y  idée  d'un  Efpace  infini. 

fi.  4.  Tel  efr. ,  à  mon  avis ,  le  moyen  par  où  l'Efprit  fe  forme  l'idée  d'un  pîre  idée  de 

„J>     ^   .    r    .        ',   .  J         r  r  lEIpace  eft  lins 

Eipace  infini.  Mais  parce  que  nos  idées  ne  font  pas  toujours  des  preuves  bo 
de  l'exiftence  des  chofes,  examiner  après  cela  fi  un  tel  Efpace  fans  bornes 
dont  l'efprit  a  l'idée,  exifte  actuellement,  c'efr.  une  Queftion  tout-à-fait 
différente.  Cependant,  puis  qu'elle  fe  préfente  ici  fur  notre  chemin,  je 
penfe  être  en  droit  de  dire,  que  nous  fommes  portez  à  croire,  qu'effeclive- 
ment  l'Efpace  eft  en  lui-même  actuellement  infini  ;  &  c'efl  l'idée  même  de 
l'Efpace  qui  nous  y  conduit  naturellement.  En  effet  foit  que  nous  confi- 
derions  l'Efpace  comme  l'étendue  du  Corps,  ou"  comme  exiftant  par  lui- 
même  fans  contenir  aucune  matière  folide ,  (car  non  feulement  nous  avons 
l'idée  d'un  tel  Efpace  vuide  de  Corps,  mais  je  penfe  avoir  prouvé  la  né- 
ceffité  de  fon  exiftence  pour  le  mouvement  des  Corps,)  il  eft  impoffible  que 
l'Efprit  y  puiffe  jamais  trouver  ou  fuppofêr  des  bornes, ou  être  arrêté  nulle 
part  en  avançant  dans  cet  Efpace,  quelque  loin  qu'il  porte  fes  penlees. 
Tant  s'en  faut  que  des  bornes  de  quelque  Corps  folide,  quand  ce  feroient 
des  murailles  de  Diamant,  piaffent  empêcher  l'Efprit  de  porter  fes  penfées 
plus  avant  dans  l'Efpace  &  dans  l'étendue,  qu'au  contraire  (i)  cela  lui  en 
facilite  les  moyens.    Car  auffi  loin  que  s'étend  le  Corps,  auffi  loin  s'étend 

l'Etea- 

(1)  Voyez  fur  cela  un  beau  partage  de  Lucrtee,  cité  ci-deflus,  fag,  117. 


aomes. 


i6o 


Vt  V Infinité.    Liv.  II. 


Chap.XVII 


*  V&cuum  iijjitni 
tiaium. 


Notre  idée  de  la 
Durée  eft  aufli 
fins  bornes. 


Pourquoi  d'autres 
Idées  ne  font  pas 
capables  d'inti- 
aité. 


l'Etendue ,  c'eft  dequoi  perfonne  ne  peut  douter.  Mais  lorfque  nous  Tom- 
mes parvenus  aux  dernières  extrémitez  du  Corps ,  qu'y  a-t-il  là  qui  puiffe 
arrêter  l'Efprit,  &  le  convaincre  qu'il  eft  arrivé  au  bout  de  l'Efpace,  puif- 
que  bien  loin  d'appercevoir  aucun  bout,  il  eft  perfuadé  que  le  Corps  lui- 
même  peut  fe  mouvoir  dans  l'Efpace  qui  eft  au  delà?  Car  s'il  eft  nécelTaire 
qu'il  y  ait  parmi  les  Corps  de  l'Efpace  vuide,  quelque  petit  qu'il  {bit,  pour 
que  les  Corps  puiiTent  fe  mouvoir,  &  par  conféquent,  fi  les  Corps  peuvent 
le  mouvoir  dans  ou  à  travers  cet  Efpace  vuide,  ou  plutôt,  s'il  eft  impoffi- 
ble  qu'aucune  particule  de  Matière  fe  meuve  que  dans  un  Efpace  vuide ,  il 
eft  tout  vifible  qu'un  Corps  doit  être  dans  la  même  poflibilité  de  fe  mou- 
voir dans  un  Efpace  vuide ,  au  delà  des  dernières  bornes  des  Corps ,  que 
dans  un  Vuide  *  disperfé  parmi  les  Corps.  Car  l'idée  d'un  Efpace  vuide, 
qu'on  appelle  autrement  pur  Efpace,  eft  exactement  la  même,  foit  que  cet 
Efpace  fe  trouve  entre  les  Corps,  ou  au  delà  de  leurs  dernières  limites. 
C'eft  toujours  le  même  Efpace.  L'un  ne  diffère  point  de  l'autre  en  natu- 
re, mais  en  degré  d'expanlion,&il  n'y  a  rien  qui  empêche  le  Corps  de  s'y 
mouvoir:  de  forte  que  partout  où  l'Efprit  fe  transporte  par  la  penfée,  par- 
mi les  Corps,  ou  au  delà  de  tous  les  Corps,  il  ne  fauroit  trouver,  nulle 
part,  des  bornes  &  une  fin  à  cette  idée  uniforme  de  l'Efpace;  ce  qui  doit 
l'obliger  à  conclurre  néceffairement  de  la  nature  &  de  l'idée  de  chaque  par- 
tie de  l'Efpace ,  que  l'Efpace  eft  actuellement  infini. 

§.  5.  Comme  nous  acquérons  l'idée  de  l'Immeniité  par  la  puiffance  que 
nous  trouvons  en  nous-mêmes  de  repeter  l'idée  de  l'Efpace,  aufîi  fouvent 
que  nous  voulons, nous  venons  aufli  à  nous  former  Vidée  de  l'Eternité  par  le 
pouvoir  que  nous  avons  de  répéter  l'idée  d'une  longueur  particulière  de 
Durée,  avec  une  infinité  de  nombres,  ajoutez  fans  fin.  Car  nous  fentons 
en  nous-mêmes  que  nous  ne  pouvons  non  plus  arriver  à  la  fin  de  ces  répéti- 
tions ,  qu'à  la  fin  des  nombres ,  ce  que  chacun  eft  convaincu  qu'il  ne  fauroit 
faire.  Mais  de  favoir  s'il  y  a  quelque  Etre  réel  dont  la  durée  foit  éternelle, 
c'eft  une  queftion  toute  différente  de  ce  que  je  viens  de  pofer,  que  nous 
avons  une  idée  de  l'Eternité.  Et  fur  cela  je  dis ,  que  quiconque  confidere 
quelque  chofe  comme  actuellement  exiftant,  doit  venir  néceffairement  à 
quelque  chofe  d'éternel.  Mais  comme  j'ai  preffé  cet  Argument  dans  un 
autre  endroit ,  je  n'en  parlerai  pas  davantage  ici  ;  &  je  pafferai  à  quelques 
autres  réflexions  fur  l'idée  que  nous  avons  de  l'Infinité. 

§.  6.  S'il  eft  vrai  que  notre  idée  de  l'Infinité  nous  vienne  de  ce  pouvoir 
que  nous  remarquons  en  nous-mêmes,  de  repeter  fans  fin  nos  propres  idées, 
on  peut  demander,  Pourquoi  nous  n'attribuons  pas  V Infinité  à  d'autres  idées , 
attjji  bien  qu'à  celles  de  l'Efpace  fj?  de  la  Durée,  puisque  nous  les  pouvons  re- 
peter aufli  aifément  &  aufli  fouvent  dans  notre  Efprit  que  ces  dernières  ;  & 
cependant  perfonne  ne  s'eft  encore  avifé  d'admettre  une  douceur  infinie , 
ou  une  infinie  blancheur ,  quoi  qu'on  puifle  repeter  l'idée  du  Doux  ou  du 
Blanc  aufli  fouvent  que  celles  d'une  Aune,  ou  d'un  Jour  ?  A  cela  je  ré- 
pons ,  que  la  répétition  de  toutes  les  Idées  qui  font  confiderées  comme  ayant 
des  parties  &  qui  font  capables  d'accroiffement  par  l'addition  de  parties  éga- 
les ou  plus  petites, nous  fournit  l'Idée  de  /' Infinité, parce  que  par  cette  re- 

peti- 


De  V Infinité'.    Liv.  II.  16*1 

pétition  fans  fin,  il  fe  fait  un  accroifiement  continuel  qui  ne  peut  avoir  de  CiïAP.XVII» 
bout.  Mais  dans  d'autres  Idées  ce  n'eft  plus  la  même  chofercar  que  j'ajou- 
te la  plus  petite  partie  qu'il  foit  poffible  de  concevoir,  à  la  plus  vafte  idée 
d'Etendue  ou  de  Durée  que  j'aye  préfentement ,  elle  en  deviendra  plus  gran- 
de: mais  fi  à  la  plus  parfaite  idée  que  j'aye  du  Blanc  le  plus  éclatant,  j'y 
en  ajoute  une  autre  d'un  Blanc  égal  ou  moins  vif,  (  car  je  ne  faurois  y  join- 
dre l'idée  d'un  plus  blanc  que  celui  dont  j'ai  l'idée,  que  je  fuppofe  le  plus 
éclatant  que  je  conçoive  actuellement  )  cela  n'augmente  ni  n'étend  mon  idée 
en  aucune  manière,  c'efb-pourquoi  on  nomme  dégrez,  les  différentes  idées 
de  blancheur,  &c.  A  la  vérité,  les  idées  compofées  de  parties  font  capa- 
bles de  recevoir  de  l'augmentation  par  l'addition  de  la  moindre  partie  :  mais 
prenez  l'idée  du  Blanc  qui  fut  hier  produit  en  vous  par  la  vûë  d'un  mor- 
ceau de  neige,  &  une  autre  idée  du  Blanc  qu'excite  en  vous  un  autre  mor- 
ceau de  neige  que  vous  voyez  préfentement ,  fi  vous  joignez  ces  deux  idées 
enfemble  ,  elles  s'incorporent ,  pour  ainfi  dire,  &  fe  réunifient  en  une  feu- 
le, fans  que  l'idée  de  Blancheur  en  foit  augmentée  le  moins  du  monde. 
Que  fi  nous  ajoutons  un  moindre  degré  de  blancheur  à  un  plus  grand  ,  bien 
loin  de  l'augmenter,  c'efl  juftement  par-là  que  nous  le  diminuons.  D'où 
il  s'enfuit  vifiblement  que  toutes  ces  Idées  qui  ne  font  pas  compofées  de  par- 
ties, ne  peuvent  point  être  augmentées  en  telle  proportion  qu'il  plaît  aux 
hommes,  ou,  au  delà  de  ce  qu'elles  leur  font  repréfentées  par  leurs  Sens. 
Au  contraire,  comme  l'Efpace,  la  Durée  &  le  Nombre  font  capables  d'ac- 
croifiement  par  voye  de  répétition ,  ils  laiffent  à  l'Efprit  une  idée  à  laquelle 
il  peut  toujours  ajouter  fans  jamais  arriver  au  bout,  en  forte  que  nous  ne 
faurions  concevoir  un  terme  qui  borne  ces  additions  ou  ces  progreiîîons  ;  & 
par  conféquent,  ce  font  là  les  feules  idées  quiconduifent  nos  penfcesvers 
l'Infini. 

§.  7.  Mais  quoi  que  notre  Idée  de  l'Infinité  procède  de  la  confideration  Différence  entre 
de  la  Quantité,  &  des  additions  que  l'Efprit  eft  capable  d'y  faire,  par  des  prre"&tnEfp«e 
répétitions  réitérées  fans  fin,  de  telles  portions  qu'il  veut ,  cependant  je  infinî. 
croi  que  nous  mettons  une  extrême  confufion  dans  nos  penfées,  lorsque 
nous  joignons  l'Infinité  à  quelque  idée  précife  de  Quantité,  qui  puifie être 
fuppofée  préfente  à  l'Efprit,  &  qu'après  cela  nous  dilcourons  fur  une  Quan- 
tité infinie ,  favoir  fur  un  Efpace  infini  ou  une  Durée  infinie  ;  car  notre 
Idée  de l Infinité  étant,  à  mon  avis ,  une  idée  qui  s'augmente  fans  fin,  & 
l'idée  que  l'Efprit  a  de  quelque  .Quantité  étant  alors  terminée  à  cette  idée, 
parce  que  quelque  grande  qu'on  la  fuppofe,  elle  ne  fauroit  être  plus  grande 
qu'elle  efi:  actuellement,  joindre  l'infinité  à  cette  dernière  idée,  c'eft  préten- 
dre ajufler  une  mefure  déterminée  à  une  grandeur  qui  va  toujours  en  aug- 
mentant. C'efl  pourquoi  je  ne  penfe  pas  que  ce  foit  une  vaine  fubtilité  de 
dire  qu'il  faut  diftinguer  foigneufement  entre  l'idée  de  l' Infinité  de  l'Ef- 
pace, &  l'idée  d'un  EJpace  infini.  La  première  de  ces  idées  n'eft  autre  cho- 
fe  qu'une  progreffion  fans  fin,  qu'on  fuppofe  que  l'Efprit  fait  par  des  répé- 
titions de  telles  idées  de  l'Efpace  qu'il  lui  plaît  de  choifir.  Mais  fuppofer 
qu'on  a  actuellement  dans  l'Efprit  l'idée  d'un  Efpace  infini,  c'eft  fuppofer 
que  l'Efprit  a  déjà  parcouru,  <5c  qu'il  voit  actuellement  toutes  les  idées 

X  répe- 


x6i  Ve  V Infinité.     Liv.  II. 

£hap.  XVII.  répétées  de  l'Efpace,  qu'une  répétition  à  l'infini  ne  peut  jamais  lui  repre- 

fenter  totalement ,  ce  qui  renferme  en  foi  une  contradiction  manifefte. 
,N'°us"',avons.  Pas      \.   S-  Cela  fera  peut-être  un  peu  plus  clair,  fi  nous  l'appliquons  aux  Nom- 

J  idée  d  unEipace  ,      "»..'/••/»      '-»ri  i  1  •  » 

infini.  bres.     L  infinité  des  h  ombre  s  auxquels  tout  le  monde  voit  qu  on  peut  toû- 

jours  ajouter,  fans  pouvoir  approcher  de  la  fin  de  ces  additions,  paroit 
fans  peine  à  quiconque  y  fait  réflexion.  Mais  quelque  claire  que  foit  cette 
idée  de  l'infinité  des  Nombres,  rien  n'effc  pourtant  plus  fenfible  que  l'ab- 
furdité  d'une  idée  actuelle  d'un  Nombre  infini.  Quelques  idées  pofuives 
que  nous  ayions  en  nous-mêmes  d'un  certain  Efpace ,  Nombre  ou  Durée, 
de  quelque  grandeur  qu'elles  foient,  ce  feront  toujours  des  idées  finies. 
Mais  lorsque  nous  fuppofons  un  refte  inépuifable  où  nous  ne  concevons 
aucunes  bornes ,  de  forte  que  l'Efprit  y  trouve  dequoi  faire  des  progref- 
fions continuelles  fans  en  pouvoir  jamais  remplir  toute  l'idée,  c'eft  là  que 
nous  trouvons  notre  idée  de  l'Infini.  Or  bien  qu'à  la  confiderer  dans  cette 
vue,  je  veux  dire,  à  n'y  concevoir  autre  choie  qu'une  négation  de  limi- 
tes ,  elle  nous  paroiffe  fort  claire ,  cependant  lorsque  nous  voulons  nous 
former  l'idée  d'une  Expanfion,  ou  d'une  Durée  infinie,  cette  idée  de- 
vient alors  fort  obfcure  &  fort  embrouillée  ,  parce  qu'elle  eftcompofée  de 
deux  parcies  fort  différentes,  pour  ne  pas  dire  entièrement  incompatibles. 
Car  fuppofons  qu'un  homme  forme  dans  fon  Efprit  l'idée  de  quelque  Efpa- 
ce ou  de  quelque  Nombre,  auffi  grand  qu'il  voudra,  il  eft  vifible  que  l'Ef- 
prit s'arrête  &  fe  borne  à  cette  idée,  ce  qui  eft  directement  contraire  à  l'i- 
dée de  Y  Infinité  qui  confille  dans  une  progreffion  qu'on  fuppofe  fans  bor- 
nes. De  là  vient,  à  mon  avis,  que  nous  nous  brouillons  fi  aifément  lorsque 
nous  venons  à  raifonner  fur  un  Efpace  infini,  ou  fur  une  Durée  infinie, 
parce  que  voulant  combiner  deux  Idées  qui  ne  fauroientfubfifterenfemble, 
bien  loin  d'être  deux  parties  d'une  même  idée,  comme  je  l'ai  dit  d'abord 
pour  m'accommoder  à  la  fuppofition  de  ceux  qui  prétendent  avoir  une 
idée  pofitive  d'un  Efpace  ou  d'un  Nombre  infini,  nous  ne  pouvons  tirer 
des  confequences  de  l'une  à  l'autre  fans  nous  engager  dans  des  difficultez 
infurmontables ,  &  toutes  pareilles  à  celles  où  fe  jetteroit  celui  qui  voudroit 
raifonner  du  Mouvement  fur  l'idée  d'un  mouvement  qui  n'avance  point, 
c'eft-à-dire ,  fur  une  idée  auffi  chimérique  &  aufii  frivole  que  celle  d'un 
Mouvement  en  repos.  D'où  je  crois  être  en  droit  de  conclurre,  que  l'idée 
d'un  Efpace,  ou,  ce  qui  eft  la  même  chofe,  d'un  Nombre  infini ,  c'eft-à- 
dire,  d'un  Efpace  ou  d'un  Nombre  qui  eft  actuellement  préfent  à  l'Efprit, 
&  fur  lequel  il  fixe  &  termine  la  vue,  eft  différente  de  l'idée  d'un  Efpace 
ou  d'un  ATombre  qu'on  ne  peut  jamais  épuifer  par  la  penfée,  quoi  qu'on 
l'étende  fans  ceffe  par  des  additions  &  des  progrefiions ,  continuées  fans 
fin.  Car  de  quelque  étendue  que  foit  l'idée  d'un  Efpace  que  j'ai  ac- 
tuellement dans  TEfprit,  fa  grandeur  ne  furpaffe  point  la  grandeur 
qu'elle  a  dans  l'inftant  même  qu'elle  eft  préfente  à  mon  Efprit,  bien 
que  dans  le  moment  fuivant  je  puiffe  l'étendre  au  double,  &  ainfi,  à 
l'infini:  car  enfin  rien  n'eft  infini  que  ce  qui  n'a  point  de  bornes,  & 
telle  eft  cette  idée  de  X Infinité  à  laquelle  nos  penfées  ne  fauroient  trouver 
aucune  fin. 

§.  p.  Mais 


De  l'Infinité.  Liv.  II.  263 

J.  9.   Mais  de  toutes  les  idées  qui  nous  fournifTent  l'idée  de  l'infinité,  Ciiap.XVII. 
telle  que  nous  fommes  capables  de  l'avoir,  il  n'y  en  a  aucune  qui  nous  en  Le  Nombre  nous 
donne  une  idée  plus  nette  &  plus  difiinSîe  que  celle  du  Nombre ,  comme  nous  t° Idle'de  rînfi-" 
l'avons  déjà  remarqué.     Car  lors  même  que  l'Efprit  applique  l'idée  de  nité- 
l'infinité  à  l'Efpacc  &  à  la  Durée,  il  fe  fert  d'idées  de  nombres  répétez, 
comme  de  millions  de  millions  de  Lieues  ou  d'Années  ,  qui  font  autant 
d'idées  diltincles ,  que  le  Nombre  empêche  de  tomber  dans  un  confus  en- 
talTement  où  l'Efprit  ne  fauroit  éviter  de  fe  perdre.     Mais  quand  nous  a- 
vons  ajouté  autant  de  millions  qu'il  nous  a  plû,  de  certaines  longueurs  d'Ef- 
pace  ou  de  Durée,  l'idée  la  plus  claire  que  nous  nous  puitïions  former  de 
l'Infinité,  c'efb  ce  refte  confus  &  incomprehenfible  de  nombres,  qui  multi- 
pliez fans  fin  ne  laiflent  voir  aucun  bout  qui  termine  ces  additions. 

(X.   10.  Pour  pénétrer  plus  avant  dans  cette  idée  que  nous  avons  de  l'Infi-  N°us  ">ncevon« 

•     .       o  >    n.  l/->  •    r    •     ,    ,      -vt  oifteremment  lin- 

nite ,  &  nous  convaincre  que  ce  n  elt  autre  choie  qu  une  infinité  de  A  om-  finité  du  Nombre, 
bres  que  nous  appliquons  à  des  parties  déterminées  dont  nous  avons  des  ^"ceclf|  ia  D.mee 
idées  diftinctes  dans  l'Efprit,  il  ne  fera  peut-être  pas  inutile  de  confiderer  paniioii. 
qu'en  général  nous  ne  regardons  pas  le  Nombre  comme  infini, au  lieu  que 
nous  fommes  portez  à  attacher  cette  idée  à  la  Durée  &  à  l'Expanfion , 
ce  qui  vient  de  ce  que  dans  le  Nombre  nous  trouvons  une  fin:  car  comme 
il  n'y  a  rien  dans  le  Nombre  qui  foit  moindre  que  l'Unité ,  nous  nous  ar- 
rêtons là,  &  y  trouvons,  pour  ainfi  dire,  le  bout  de  nos  comptes.  Du 
refte,  nous  ne  pouvons  mettre  aucunes  bornes  à  l'addition  ou  à  l'augmen- 
tation des  Nombres.  Nous  fommes  à  cet  égard  comme  à  l'extrémité  d'u- 
ne ligne  qui  peut  être  continuée  de  l'autre  coteau  delà  de  tout  ce  que  nous 
pouvons  concevoir.  Mais  il  n'en  eft  pas  de  même  à  l'égard  de  l'Efpace  & 
de  la  Durée:  car  dans  la  Durée,  nous  coniiderons  cette  ligne  de  nombres, 
comme  étendue  de  deux  cotez,  à  une  longueur  inconcevable,  indétermi- 
née, &  infinie.  Ce  qui  paraîtra  évidemment  à  quiconque  voudra  réfléchir 
fur  l'idée  qu'il  a  de  l'Eternité,  qui,  je  croi,  ne  lui  paraîtra  autre  chofe, 
que  cette  Infinité  de  nombres  étendue  de  deux  cotez ,  à  l'égard  de  la  Du- 
rée paffée,  &  de  celle  qui  eft  à  venir,  à  parte  ante,  &  à  parte  pofl ,  com- 
me on  parle  dans  les  Ecoles.  Car  lorsque  nous  voulons  confiderer  l'Eter- 
nité à  parte  ante ,  que  faifons-nous  autre  chofe,  que  repeter  dans  notre  Ef- 
prit  en  commençant  par  le  temps  préfent  où  nous  exilions,  les  idées  des 
Années,  ou  des  Siècles,  ou  de  quelque  autre  portion  que  ce  foit  de  la  Du- 
rée palTée,  convaincus  en  nous-mêmes  que  nous  pouvons  continuer  ces  ad- 
ditions par  le  moyen  d'une  infinité  de  nombres  qui  ne  peut  jamais  nous 
manquer  "?  Et  lorsque  nous  coniiderons  l'Eternité  à  parte  pojl ,  nous  com- 
mençons aufli  par  nous-mêmes,  précifément  de  la  même  manière,  en  éten- 
dant, par  des  périodes  à  venir,  multipliées  fans  fin,  cette  ligne  de  nombres 
que  nous  continuons  toujours  comme  auparavant  ;  &  ces  deux  Lignes  join- 
tes enfemble  font  cette  Durée  que  nous  nommons  Eternité,  laquelle  paroît 
infinie  de  quelque  côté  que  nous  la  confiderions ,  ou  devant,  ou  derrière: 
parce  que  nous  appliquons  toujours  au  côté  que  nous  envifageons  l'infinité 
de  nombres,  c'eft  à  dire,  te  puiffimee  d'ajouter  toujours  plus, fans  jamais 
parvenir  à  la  fin  de  ces  Additions. 

X  2  §.  11.  La 


iÔ4  De  V Infinité,  Liv.  II. 

Chap.  XVII.       §.  1 1 .  La  même  chofe  arrive  à  l'égard  de  l'Efpace ,  où  nous  nous  confide- 

comtnent  nous   rons  comme  placez  dans  un  Centre  d'où  nous  pouvons  ajouter  de  tous  côtes 

nitTdeT'Jefpwft    des  lignes  indéfinies  de  nombre,  comptant  vers  tous  les  endroits  qui  nous 

environnent,  une  aune,  une  lieuë,  un  Diamètre  delà  Terre,  ou  de  YOr- 

bis  Magnas  que  nous  multiplions  par  cette  infinité  de  nombres  auffi  fouvent 

que  nous  voulons ,  &  comme  nous  n'avons  pas  plus  de  raifon  de  donner  des 

bornes  à  ces  idées  répétées ,  qu'au  Nombre ,  nous  acquérons  par-là  l'idée 

indéterminée  de  Ylmmenfité. 

n  y  aune  infinie       s    l2.  Et  parce  que  dans  quelque  mafle  de  Matière  que  ce  foit ,  notre 

divilibilicé  dins  la    i-r     •  •  •  ■    i       j  •  '        J-     -ri  t.'      -i  /•    .  rr 

Matière.  Efpnt  ne  peut  jamais  arriver  a  la  dernière  aivifwilite ,  il  le  trouve  aulii  en 

cela  une  infinité  à  notre  égard  ;  &  qui  eft  auffi  une  infinité  de  Nombre-, 
mais  avec  cette  différence  que  dans  l'infinité  qui  regarde  l'Efpace  &  la  Du- 
rée ,  nous  n'employons  que  l'addition  des  nombres ,  au  lieu  que  la  divifibili- 
té  de  la  Matière  eft  femblable  à  la  divifion  de  l'Unité  en  fes  fractions ,  où 
l'Efprit  trouve  à  faire  des  additions  à  l'infini  ,  auffi  bien  que  dans  les  addi- 
tions précédentes,  cette  divifion  n'étant  en  effet  qu'une  continuelle  addi- 
tion  de  nouveaux  nombres.  Or  dans  l'addition  de  l'un  nous  ne  pouvons  non 
plus  avoir  l'idée  pofitive  d'un  Efpace  infiniment  grand ,  que  par  la  divifion 
de  l'autre  arriver  à  l'idée  d'un  Corps  infiniment  petit,  notre  idée  de  l'Infi- 
nité étant  à  tous  égards,  une  idée  fugitive,  &  qui,  pour  ainfi  dire,groffit 
toujours  par  une  progreffion  qui  va  à  l'infini  fans  pouvoir  être  fixée  nulle 
part. 
Nou»  n'avons  §•  13-  H  feroit ,  je  penfe ,  bien  difficile  de  trouver  quelqu'un  afiez  extra* 

point  d'idée  pofi-  yagant  pour  dire  qu'il  a  une  idée  pofitive  d'un  Nombre  actuellement  infi- 
ni, cette  infinité  ne  confiftant  que  dans  le  pouvoir  d'ajouter  quelque  com- 
binaifon  d'unitez  au  dernier  nombre  quel  qu'il  foit  ;  &  cela  aufii  long-temps, 
&  autant  qu'on  veut.  Il  en  eft  de  même  à  l'égard  de  l'Infinité  de  l'Efpace 
&  de  la  Durée,  où  ce  pouvoir  dont  je  viens  de  parler,  laifle  toujours  à 
l'Efprit  le  moyen  d'ajouter  fans  fin.  Cependant  il  y  a  des  gens  qui  le  figu- 
rent d'avoir  des  idées  pofitives  d'une  Durée  infinie,  ou  d'un  Efpace  infini. 
Mais  pour  anéantir  une  telle  idée  pofitive  de  l'Infini  que  ces  perfonnes  prér 
tendent  avoir,  je  croi  qu'il  fuffit  de  leur  demander  s'ils  pourroient  ajouter 
quelque  chofe  à  cette  idée ,  ou  non ,  ce  qui  montre  fans  peine  le  peu  de 
fondement  de  cette  prétendue  idée.  En  effet,  nous  ne  fuirions  avoir,  ce 
me  femble,  aucune  idée  pofitive  d'un  certain  Efpace  ou  d'une  certaine  Du- 
rée qui  ne  foit  compofée  d'un  certain  nombre  de  pies  ou  d'aunes,  de  jours 
ou  d'années ,  ou  qui  ne  foit  commenfurable  aux  nombres  répétez  de  ces 
communes  mefures  dont  nous  avons  des  idées  dans  l'Efprit,  &  par  lesquel- 
les nous  jugeons  de  la  grandeur  de  ces  fortes  de  quantitez.  Puis  donc  que 
l'idée  d'un  Efpace  infini  ou  d'une  Durée  infinie  doit  être  nécefiairernent  com- 
pofée de  parties  infinies  ,  elle  ne  peut  avoir  d'autre  infinité,  que  celle  des 
nombres  capables  d'être  multipliez  fans  fin,  &  non,  une  idée  pofitive  d'un 
nombre  actuellement  infini.  Car  il  eft  évident ,  à  mon  avis ,  que  l'addition 
des  chofes  finies  (comme  font  toutes  les  longueurs  dont  nous  avons  des  idées 
pofitives)  ne  fiuiroit  jamais  produire  l'idée  de  l'infini  qu'à  la  manière  du 
Nombre,  qui  étant  compofé  d'unitez  finies,  ajoutées  les  unes  aux  autres, 

ne 


De  V Infinité.  Liv.  II.  16$ 

ne  nous  fournit  l'idée  de  l'Infini  que  par  la  puifiance  que  nous  trouvons  en  Chap.  XVII. 
nous-mêmes  d'augmenter  fans  celle  la  fomme,  &  de  faire  toujours  de  nou- 
velles additions  de  la  même  efpèce,  fans  approcher  le  moins  du  monde  de 
la  fin  d'une  telle  progreiïion. 

§.  14.  Ceux  qui  prétendent  prouver  que  leur  idée  de  l'Infini  eft  pofiti- 
ve ,  fe  fervent  pour  cela ,  d'un  Argument  qui  me  paroît  bien  frivole.  Ils 
le  tirent  cet  Argument  de  la  négation  d'une  fin,  qui  elt,  difent-ils,  quel- 
que chofe  de  négatif,  mais  dont  la  négation  eft  pofitive.  Mais  quiconque 
confiderera  que  la  fin  n'eft  autre  chofe  dans  le  Corps  que  l'extrémité  ou  la 
fuperficie  de  ce  Corps  ,  aura  peut-être  de  la  peine  à  concevoir  que  la  fin 
foit  quelque  chofe  de  purement  négatif;  &  celui  qui  voit  que  le  bout  de  fa 
plume  eft  noir  ou  blanc,  fera  porté  à  croire,  que  la  Fi»  eft  quelque  choie 
de  plus  qu'une  pure  négation  :  &  en  effet  lorsqu'on  l'applique  à  la  Durée, 
ce  n'eft  point  une  pure  négation  d'exiftence,  mais  c'eft,à  parler  plus  pro- 
prement ,  le  dernier  moment  de  l'exiftence.  Que  fi  ces  gens-là  veulent 
que  la  fin  ne  foit,  par  rapport  à  la  Durée,  qu'une  pure  négation  d'exiften- 
ce ,  je  fuis  affuré  qu'ils  ne  fauroient  nier  que  le  Commencement  ne  foit  le 
premier  inftant  de  l'exiftence  de  l'Etre  qui  commence  à  exifter;  &  jamais 
perfonne  n'a  imaginé  que  ce  fût  une  pure  négation.  D'où  il  s'enfuit,  par 
leur  propre  raifonnement ,  que  l'idée  de  l'Eternité  à  parte  anîe ,  ou  d'une 
Durée  fans  commencement  n'eft  qu'une  idée  négative. 

§.  15.  L'Idée  de  l'Infini  a,  je  l'avoué',  quelque  chofe  de  pofitif  dans  les  ce  qu'il  y  a  de 
chofes  mêmes  que  nous  appliquons  à  cette  idée.     Lorsque  nous  voulons  n°  dans  notre  es* 
penfer  à  un  Efpace  infini  ou  à  une  Durée  infinie,  nous  nous  repréfentons  idee  di  nilfini> 
d'abord  une  idée  fort  étendue,  comme  vous  diriez  de  quelques  millions  de 
lîécles  ou  de  lieues ,  que  peut-être  nous  doublons  &  multiplions  plufieurs 
fois.     Et  tout  ce  que  nous  aflèmblons  ainfi  dans  notre  Efprit,  eft  pofitif: 
c'eft  l'amas  d'un  grand  nombre  d'idées  poiltives  d'EfpaceoudeDurée;  mais 
eequi  refte  toujours  au  delà,  c'eft  dequoi  nous  n'avons  non  plus  de  notion 
pofitive  &  diftincïe  qu'un  Pilote  en  a  de  la  profondeur  de  la  Mer,  lorsqu'y 
ayant  jette  un  cordeau  de  quantité  de  brafies,  il  ne  trouve  aucun  fond.    Il 
connoît  bien  par-là,  que  la  profondeur  eft  de  tant  de  brafies  &  au  delà, 
mais  il  n'a  aucune  notion  diftincte  de  ce  furplus.    De  forte  que  s'il  pouvoic 
ajouter  toujours  une  nouvelle  ligne,  &  qu'il  trouvât  que  le  Plomb  avançât 
toujours  fans  s'arrêter  jamais,  il  feroit  à  peu  près  dans  l'état  où  fe  rencon- 
tre notre  Efprit  lorsqu'il  tâche  d'arriver  à  une  idée  complétée  &  pofitive  de 
l'Infini:  &  dans  ce  cas,  que  le  cordeau  foit  de  dix  bralTes,  ou  de  dix  mil- 
le ,  il  fert  également  à  faire  voir  ce  qui  eft  au  delà ,  je  veux  dire  à  nous  dé- 
couvrir fort  confufément  &  par  voye  de  comparaifon ,  que  ce  n'eft  pas  là 
tout,  &  qu'on  peut  aller  encore  plus  avant.     L'Efprit  a  une  idée  pofitive 
d'autant  d'Efpace  qu'il  en  conçoit  actuellement;  mais  dans  les  efforts  qu'il 
fait  pour  rendre  cette  idée  infinie,  il  a  beau  l'étendre  &  l'augmenter  fans 
ceffe,  elle  eft  toujours  incomplettc.  Autant  d'Efpace  que  l'Efprit  fe  repré- 
fente  à  lui-même  dans  l'idée  qu'il  le  forme  d'une  certaine  grandeur,  c'eft 
tout  autant  d'étendue  nettement  &  réellement  tracée  dans  l'Entendement  : 
mais  l'infini  eft  encore  plus  grand.  D'où  j'infère,  1.  Que  l'idée  d'autant  eji 

X  3  glaire 


i66  De  V Infinité.  Liv.    II. 

Chap.  XyUs  dalre  cjf  pofitive  :  2.  Que  Vidée  de  quelque  chofe  de  plus  grand  eft  aufiî  claire , 
mais  que  ce  n'efl  qu'une  idée  comparative:  3.  Que  l'idée  d'une  Quantité ,  qui 
pa{fe  d'autant  toute  grandeur  qu'on  ne  [aurait  la  comprendre ,  efl  une  idée  pure- 
ment négative,  qui  n'a  abfokiment  rien  de  pofitif  :  car  celui  qui  n'a  pas 
une  idée  claire  &  pofitive  de  la  grandeur  d'une  certaine  Etendue  (ce 
qu'on  cherche  précifément  dans  l'idée  de  l'Infini)  ne  fauroit  avoir  une 
idée  comprehenfive  des  dimenfions  de  cette  Etendue  ;  &  je  ne  penfe  pas 
que  perfonne  prétende  avoir  une  telle  idée  par  rapport  à  ce  qui  efl 
infini.  Car  de  dire  qu'un  homme  a  une  idce  claire  &  pofitive  d'une 
Quantité  fans  favoir  quelle  en  eft  la  grandeur,  c'eft  raifonner  auffi  jufle, 
que  de  dire  que  celui-là  a  une  idée  claire  &  pofitive  des  grains  de  fable  qui 
font  fur  le  Rivage  de  la  Mer,  qui  ne  fait  pas  à  la  vérité,  combien  il  y  en  a, 
mais  qui  fait  feulement  qu'il  y  en  a  plus  de  vingt.  Or  c'efl  juftement  là 
l'idée  parfaite  &  pofitive  que  nous  avons  d'un  Efpace  ou  d'une  Durée  infi- 
nie, lorsque  nous  difons  de  l'un  &  de  l'autre,  qu'ils  furpaffent  l'étendue  ou 
la  durée  de  10,  100,  1000,  ou  de  quelque  autre  nombre  de  Lieuè's  ou 
d'Années ,  dont  nous  avons ,  ou  dont  nous  pouvons  avoir  une  idée  pofitive. 
Et  c'eft  là,  je  croi,  toute  l'idée  que  nous  avons  de  l'infini.  De  forte  que 
tout  ce  qui  eft  au  delà  de  notre  idée  pofitive  à  l'égard  de  l'Infini ,  eft  en- 
vironné de  ténèbres,  &  n'excite  dans  l'Efprk  qu'une  confufion  indétermi- 
née d'une  idée  négative, où  je  ne  puis  voir  autre  chofe  fi  ce  n'eftque  je  ne 
comprens  point  ni  ne  puis  comprendre  tout  ce  que  j'y  voudrais  concevoir, 
&  cela  parce  que  c'eft  un  Objet  trop  vafte  pour  une  capacité  foible  &  bor- 
née comme  la  mienne  :  ce  qui  ne  peut  être  que  fort  éloigné  d'une  idée 
complette  &  pofitive,  puisque  la  plus  grande  partie  de  ce  que  je  voudrois 
comprendre,  eft  à  l'écart  fous  la  dénomination  vague  de  quelque  chofe  qui 
efl  toujours  plus  grand.  Car  de  dire  qu'après  avoir  mefuré  autant,  ou  a- 
voir  été  fi  avant  dans  une  Quantité,  on  n'en  trouve  pas  le  bout,  c'efl  dire 
feulement ,  que  cette  Quantité  efl  plus  grande.  De  forte  que  nier  d'une 
certaine  Quantité  qu'elle  aît  une  fin ,  iignifie  feulement  en  d'autres  termes, 
qu'elle  efl  plus  grande  ;  &  la  totale  négation  d'une  fin  n'emporte  autre  cho- 
fe que  l'idée  d'une  Quantité  toujours  plus  grande,  que  vous  retenez  en  vous- 
même  pour  l'appliquer  à  toutes  les  progreifions  que  votre  Efprit  fera  fur  la 
Quantité  ,  en  l'ajoutant  à  toutes  les  idées  de  Quantité  que  vous  avez,  ou 
qu'on  peut  fuppofer  que  vous  ayiez.  Qu'on  juge  à  préfent  fi  c'efl  là  une 
idée  pofitive. 
Kous  n'avons  g.   1 6.  Je  voudrois  bien  que  ceux  qui  prétendent  avoir  une  Idée  pofitive 

ft^e  DiSe'e"  de  éternité,  me  diflent  i\  l'idée  qu'ils  ont  de  la  Durée,  enferme  de  la  fuc- 
infinie.  ceffion ,  ou  non  ?  Si  elle  n'enferme  aucune  fucceflion ,  ils  font  obligez  de 

faire  voir  la  différence  qu'il  y  a  entre  la  notion  qu'ils  ont  de  la  Durée, lors- 
qu'elle eft  appliquée  à  un  Etre  éternel,  &  celle  qu'ils  en  ont,  lorsqu'elle 
efl  appliquée  à  un  Etre  fini  :  parce  qu'ils  trouveront  peut -être  d'autres 
perfonnes  que  moi ,  qui  leur  faifant  un  libre  aveu  de  la  foibleffe  de  leur 
Entendement  dans  ce  point,  déclareront  que  la  notion  qu'ils  ont  de  la 
Durée,  les  oblige  à  concevoir,  que  de  tout  ce  qui  a  de  la  Durée,  la 
continuation  en  a  été  plus  longue  aujourd'hui  qu'hier.  Que  iî  pour  évi- 
ter 


DeVlnfinité.'L.iv.M.  167 

ter  de  mettre  de  la  fucceffion  dans  l'exiftence  éternelle,  ils  recourent  à  ce  Ciiap.XVII. 
qu'on  appelle  dans  les  Ecoles  Punclum  ftans  ,  Point  fixe  &  permanent, 
je  croi  que  cet  expédient  ne  leur  fervira  pas  beaucoup  à  éclaircir  la 
chofe,  ou  à  nous  donner  une  idée  plus  claire  &  plus  pofitive  d'une  Du- 
rée infinie,  rien  ne  me  paroiflant  plus  inconcevable  qu'une  Durée  fans 
fuccelfion.  Et  d'ailleurs,  fuppofc  que  ce  Point  permanent  lignifie  quelque 
chofe,  comme  il  n'a  aucune  *  quantité  de  durée,  finie  ou  infinie,  on  ne  difo«îesSuf- 
peut  l'appliquer  à  la  Durée  infinie  dont  nous  parlons.  Mais  fi  notre  foible  tiques, 
capacité  ne  nous  permet  pas  de  feparer  la  fuccelfion  d'avec  la  Durée 
quelle  qu'elle  foit,  notre  idée  de  l'Eternité  ne  peut  être  compofée  que 
d'une  fuccelfion  infinie  deMomens,  dans  laquelle  toutes  chofes  exiftent. 
Du  refte,  fi  quelqu'un  a  ,  ou  peut  avoir  une  idée  pofitive  d'un  Nom- 
bre actuellement  infini,  je  m'en  rapporte  à  lui-même.  Qu'il  voye  quand 
c'eft  que  ce  Nombre  infini ,  dont  il  prétend  avoir  l'idée ,  eft  alfez  grand 
pour  qu'il  ne  puiffe  y  rien  ajouter  lui-même  :  car  tandis  qu'il  peut  l'aug- 
menter, je  m'imagine  qu'il  fera  convaincu  en  lui-même,  que  l'idée  qu'il 
a  de  ce  nombre ,  eft  un  peu  trop  reflerrée  pour  faire  une  infinité  po- 
fitive. 

§.  17.  Je  croi  qu'une  Créature  raifonnable,  qui  faifant  ufage  de  fon 
Efprit,  veut  bien  prendre  la  peine  de  réfléchir  fur  fon  exiftence,  ou  fur 
celle  de  quelque  autre  Etre  que  ce  foit ,  ne  peut  éviter  d'avoir  l'idée  d'un 
Etre  tout  fage,  qui  n'a  eu  aucun  commencement  :  &  pour  moi,  je  fuis 
alfùré  d'avoir  une  telle  idée  d'une  Durée  infinie.  Mais  cette  Négation  d'un 
commencement  n'étant  qu'une  négation  d'une  chofe  pofitive,  ne  peut  gue- 
res  me  donner  une  idée  pofitive  de  l'infinité ,  à  laquelle  je  ne  faurois  parve- 
nir,  quelque  eflbr  que  je  donne  à  mes  penfées  pour  m'en  former  une  notion 
claire  &  complette.  J'avoûë ,  dis-je ,  que  mon  Efprit  fe  perd  dans  cette  pour- 
fuite,  &  qu'après  tous  mes  efforts,  je  me  trouve  toujours  au  deçà  du  but, 
bien  loin  de  l'atteindre. 

§.  18.  Quiconque  penfe  avoir  une  idée  pofitive  d'un  Efpace  infini,  f£™  vidéTLa- 
trouvera,  je  m'alïïire ,  s'il  y  fait  un  peu  de  réflexion,  qu'il  n'a  pas  plus  d'i-  tive  d'un  Efpace 
dée  du  plus-grand  que  du  plus  petit  Efpace.  Car  pour  ce  dernier,  qui  fem-  " 
ble  le  plus  aifé  à  concevoir ,  &  le  plus  proportionné  à  notre  portée ,  nous 
ne  pouvons,  au  fond,  y  découvrir  autre  chofe  qu'une  idée  comparative  de 
petneffe,  qui  fera  toujours  plus  petite  qu'aucune  de  celles  dont  nous  avons 
une  idée  pofitive..  Toutes  les  Idées  pofitives  que  nous  avons  de  quel- 
que Quantité  que  ce  foit,  grande  ou  petite,  ont  toujours  des  bornes,  quoi 
que  nos  idées  de  comparaifon,par  où  nous  pouvons  toujours  ajouter  à  l'u- 
.  ne,  &  ôter  de  l'autre,  n'en  ayent  point:  car  ce  qui  refte,  foit  grand  ou 
petit,  n'étant  pas  compris  dans  l'idée  pofitive  que  nous  avons,  eft  dans  les 
ténèbres,  &  ne  confifte,  à  notre  égard,  que  dans  la  puiffance  que  nous 
avons  d'étendre  l'un,  <&  de  diminuer  l'autre  fans  jamais  celfer.  Un  Pilon 
&  un  Mortier  réduiront  tout  auifi-tôt  une  partie  de  Matière  à  X indivifibili- 
té,  que  l'Efprit  du  plus  fubtil  Mathématicien  j& un  Arpenteur  pottrroit  aulîî- 
tôt  roefurer  à  la  Perche  l'Efpace  infini,  qu'un  Philofophe  s'en  former  l'idée 
par  la  pénétrante  vivacité  de  fon  Efprit,  ou  le  comprendre  par  la  penfée, 

ce 


iDi.a:. 


rre  Idée  de  l'In 
tini, 


168  De  l'Infinité.  Liv.  II. 

CKAr.  XVII.  ce  qui  eft  en  avoir  une  idée  pofitive.  Celui  qui  penfe  à  un  Cube  d'un  pou- 
ce de  Diamètre,  en  a  dans  fon  Efprk  une  idée  claire  &  pofitive.  Il  peut 
de  même  fe  former  l'idée  d'un  Cube  d'un  {  pouce,  d'un  '  ou  d'un  i  de 
pouce ,  &  toujours  en  diminuant ,  jufqu'à  ce  qu'il  ne  lui  refte  dans  l'Ef- 
prit  que  l'idée  de  quelque  chofe  d'extrêmement  petit,  mais  qui  cependant 
ne  parvient  point  a  cette  petiteffe  incomprehenfible  que  la  Divifion  peut 
produire.  Son  Efprit  efl  autïi  éloigné  de  ce  refte  de  petiteffe,  que  lors- 
qu'il a  commencé  la  divifion  :  &  par  conféquent  il  ne  vient  jamais  à  avoir 
une  idée  claire  &  pofitive  de  cette  petiteffe  qui  eft  la  fuite  d'une  infinie 
Divilibilité. 
Ge qu'il  y  a  de      g_  I^  Quiconque  jette  les  yeux  fur  l'Infinité,  fe  fait  d'abord  une  idée 

negàùr  dans  'no-  fort  étendue  de  la  chofe  à  quoi  il  l'applique,  foit  Efpace  ou  Durée;  & 
peut-être  fe  fatigue-t-il  lui-même  à  force  de  multiplier  dans  fon  Efprit  cette 
première  Idée.  Cependant ,  après  tous  ces  efforts ,  il  ne  fe  trouve  pas  plus  près 
d'avoir  une  idée  pofitive  &  diftincie  de  ce  qui  refte  ,  pour  en -faire  un  Infini 
pofitif,  que  le  Païfan  à' Horace  en  avoit  de  l'eau  qui  devoit  paffer  dans  le  Ca- 
nal d'un  Fleuve  qu'il  trouva  fur  fon  chemin  : 

*  Ce  pauvre  fit  que  Veau  du  Fleuve  arrête , 
Pour  pouvoir  à  pie'  fec  plus  aifément  pajfer , 

Va  fe  mettre  dam  la  tête 

De  la  voir  écouler. 
Il  attend  ce  moment ,  mais  le  Fleuve  rapide 

Continué  à  fuivre  fon  cours, 

Ej  le  fuivra  toujours. 

iiy  adesger.i  §.  20.  J'ai  vu  quelques  perfonnes  qui  mettent  une  fi  grande  différence 
une  îdee6  pofilfve  entre  une  Durée  infinie ,  &  un  Efpace  infini ,  qu'ils  fe  perfuadent  à  eux- 
dt  TEunàié  &  mêmes  qu'ils  ont  une  idée  pofitive  de  l'Eternité  ,  mais  qu'ils  n'ont  ni  ne  peu- 
londei  Efpace.  vent  avok  aucune  idée  d'un  Efpace  infini.  Voici,  à  mon  avis,  d'où  vient 
cette  erreur,  c'eft  que  ces  gens-là  trouvant  par  les  reflexions  folides  qu'ils 
font  fur  les  caufes  &  les  effets,  qu'il  eft  nécefiaire  d'admettre  quelque  Etre 
éternel ,  &  par  conféquent  de  regarder  l'exiftence  réelle  de  cet  Etre ,  com- 
me correfpondante  à  l'idée  qu'ils  ont  de  l'Eternité;  &  d'autre  part  ne  voyant 
pas  qu'il  foit  nécefiaire,  mais  jugeant  au  contraire  qu'il  eft  apparemment 
abfurde  que  le  Corps  foit  infini,  ils  concluent  hardiment  qu'ils  ne fauroient 
avoir  l'idée  d'un  Efpace  infini,  parce  qu'ils  ne  fauroient  imaginer  h  Ma- 
tière infinie  :  Conféquence  fort  mal  tirée ,  à  mon  avis ,  parce  que  l'exiften- 
ce de  la  Matière  n'eft  non  plus  nécefiaire  à  l'exiftence  de  l'Efpace,  que 
l'exiftence  du  Mouvement  ou  du  Soleil  l'eft  à  la  Durée  ,  quoi  qu"on  foit  ac- 
coutumé de  s'en  fervir  pour  la  mefurer  ;  &  je  ne  doute  pas  qu'un  iicmme 
ne  puifie  auffi-bien  avoir  l'idée  de  iocoo  Lieues  en  quarré  fans  penfer  à  un 
Corps  de  cette  étendue,  que  l'idée  de  iocco  années  fansfongeràun  Corps 
qui  ait  exifté  aulîi  long-temps.     Pour  moi ,  il  ne  me  femble  pas  plus  mal- 

aife 

J  Rujlicus  cxptttat  dur»  defiuat  amnh ,  at  illt     Labitur ,  v  labttur  in  cmne  volubilis  iront». 

Hont.  Epift.  Lié:  I.  Epift,  11.  v>-4i. 


Del'Infîmte.  Liv.  II.  i6<> 

aifé  d'avoir  l'idée  d'un  Efpace  vuide  de  Corps ,  que  de  penfer  à  la  capacité  Chaî>.  XVII. 
d'un  BoifTeau  vuide  de  blé,  ou  au  creux  d'une  Noix  fans  Cerneaux.  Car 
de  ce  que  nous  avons  une  idée  de  l'Infinité  de  l'Efpace ,  il  ne  s'enfuit  pas 
plus  nécefiairement  qu'il  y  aît  un  Corps  folide infiniment  étendu,  qu'il  eft 
ncceffaire  que  le  Monde foit  éternel ,  parce  que  nous  avons  l'idéed'une Du- 
rée infinie.  Et  pourquoi,  je  vous  prie,  nous  irions-nous  figurer  quel'exif- 
tence  réelle  de  la  Matière  foit  nécefTaire  pour  foûtenir  notre  Idée  d'un  Ef- 
pace infini,  puifque  nous  voyons  que  nous  avons  une  idée  claire  d'une  Du- 
rée infinie  à  venir  ,  tout  de  même  que  d'une  Durée  infinie  dejapaffée  ,quoi 
qu'il  n'y  ait  perfonne,  à  ce  que  je  croi,  qui  s'imagine  qu'on  puiffe  conce- 
voir qu'une  chofe  exifté  ou  ait  exifté  dans  cette  Durée  à  venir?  Car  il  efl 
aulfi  impolîible  de  joindre  l'idée  que  nous  avons  d'une  Durée  à  venir  à  une 
exiflence  préfente  ou  pafTée,  que  de  faire  que  l'idée  du  Jour  d'hier  foit  la 
même  que  celle  d'aujourd'hui  ou  de  demain,  ou  que  d'afiembler  desfiécles 
paffez  &  à  venir,  &  les  rendre,  pour  ainfi  dire,  contemporains.  Mais  fi 
ces  perfonnes  fe  figurent  d'avoir  des  idées  plus  claires  d'une  Durée  infinie, 
que  d'un  Efpace  infini,  parce  qu'il  efl  certain  que  D  i  eu  a  exifté  de  tou- 
te éternité ,  au  lieu  qu'il  n'y  a  point  de  Matière  réelle  qui  rempliffe  l'éten- 
due de  l'Efpace  infini  :  cependant  comme  il  y  a  des  Philofophes  qui  croyent 
que  l'Efpace  infini  eft  occupé  par  l'infinie  omnipréjence  de  D  i  e  u ,  tout  de 
même  que  la  Durée  infinie  eft  occupée  par  l'exiftence  éternelle  de  cet  Etre 
fuprème,  il  faudra  qu'ils  conviennent  que  ces  Philofophes  ont  une  idéeauffi 
claire  d'un  Efpace  infini  que  d'une  Durée  infinie,  quoi  que  dans  l'un  ou 
l'autre  de  ces  cas  ils  n'ayent,  à  mon  avis,  ni  les  uns  ni  les  autres  aucune 
idée  pofitive  de  X Infinité.  Car  quelque  idée  pofitive  de  Quantité  qu'un 
homme  ait  dans  fon  Efprit,  il  peut  repeter  cette  idée,  &  l'ajouter  à  la  pré- 
cédente avec  autant  de  facilité  qu'il  peut  ajouter  enfemble  auffi  fouvent  qu'il 
veut,  les  idées  de  deux  Jours  ou  de  deux  Pas  :  idées  pofitives  de  longueurs 
qu'il  a  dans  fon  Efprit.  D'où  il  s'enfuit  que  fi  un  homme  avoit  une  idée 
pofitive  de  l'Infini,  foit  Durée  ou  Efpace,  il  pourroit  joindre  deux  Infinis 
enfemble  ;  &  même  faire  un  Infini ,  infiniment  plus  grand  que  l'autre  :  Ab- 
furditez  trop  grofliéres  pour  devoir  être  refutées. 

§.  21.  Si  cependant  après  tout  ce  que  je  viens  de  dire,  il  fe  trouve  des  i*sM&spofitiT« 
gens  qui  fe  perfuadent  à  eux-mêmes  qu'ils  ont  des  idées  claires  &  pofitives  voir°der/£!rJtf" 
de  Y  Infinité,  il  eftjufte  qu'ils  jouïflent  de  ce  rare  privilège:  &  je  ferois  ""/"f  des  mé" 
bien  aife ,  (  auffi  bien  que  d'autres  perfonnes  que  je  connois ,  qui  confeffent  Se.     *"  "'  * 
ingénument  que  ces  idées  leur  manquent)  qu'ils  vouluflent  me  faire  part  de 
leurs  découvertes  fur  cette  matière  :  car  je  me  fuis  figuré  jufqu'ici,  que  ces 
grandes  &  inexplicables  difficultez  qui  ne  ceffent  d'embrouiller  tous  les  dis- 
cours qu'on  fait  fur  l'Infinité  foit  de  l'Efpace,  de  la  Durée,  ou  de  la  Divi- 
fibilité,  étoient  des  preuves  certaines  des  Idées  imparfaites  que  nous  nous 
formons  de  l'Infini,  &  de  la  difproportion  qu'il  y  a    entre  l'Infinité  &  la 
comprehenfion  d'un  Entendement  auffi  borné  que  le  nôtre.     Car  tandis  que 
les  hommes  parlent  &  difputent  fur  un  Efpace  infini,  ou  une  Durée  infinie, 
comme  s'ils  en  avoient  une  idée  auffi  complette  &  auffi  pofitive ,  que  des 
noms  dont  ils  fe  fervent  pour  les  exprimer  ,  ou  de  l'idée  qu'ils  ont  d^une 

Y  aune, 


170  De  V Infinité.    Lïv.  II. 

Chap.  XVII.  aune,  d'une  heure,  oude  quelque  autre  Quantité  déterminée,  cen'eftpas 
merveille  que  la  nature  incomprehenfible  de  la  chofe  dont  ils  difcourent ,  les 
jette  dans  des  embarras  &  des  contradictions  perpétuelles,  &  que  leur  Ef- 
prit  fe  trouve  accablé  par  un  Objet  qui  eft  trop  vafte  &  trop  au  deflus  de 
leur  portée,  pour  qu'ils  puiflent  l'examiner,  &  le  manier,  pour  ainll  dire, 
à  leur  volonté. 

g.  22.  Si  je  me  fuis  arrêté  afTez  long-temps  àconfiderer  la  Durée,  l'Ef- 
pace,  le  Nombre,  &  l'Infinité  qui  dérive  de  la  contemplation  de  ces  trois 
chofes ,  ce  n'a  pas  été  peut-être  au  delà  de  ce  que  la  matière  l'exigeoit  :  car 
il  y  a  peu  d'Idées  fimples  dont  les  Modes  donnent  plus  d'exercice  aux  pen- 
fées  des  hommes  que  celles-ci.  Je  ne  prétens  pas,  au  refte,  traiter  de  ces 
chofes  dans  toute  leur  étendue  :  il  fuffitpour  mon  defiein ,  de  montrer  com- 
ment l'Efprit  les  reçoit  telles  qu'elles  font,  de  la  Senfation  &dela  Reflexion  ; 
&  comment  l'idée  même  que  nous  avons  de  Y  Infinité,  quelque  éloignée 
qu'elle  paroiffe  d'aucun  Objet  des  Sens  ou  d'aucune  opération  de  l'Efprit, 
ne  lahTe  pas  de  tirer  de  là  fon  origine  auffi-bien  que  toutes  nos  autres  idées. 
Peut-être  fe  trouvera-t-il  quelques  Mathématiciens  qui  exercez  à  de  plus 
fubtiles  fpeculations ,  pourront  introduire  dans  leur  Efprit  les  idées  de  l'In- 
finité par  d'autres  voyes:  mais  cela  n'empêche  pas,  qu'eux-mêmes  n'ayent 
eu,  comme  le  refte  des  hommes,  les  premières  idées  de  l'Infinité  par  la 
Senfation  &  la  Reflexion,  de  la  manière  que  je  viens  de  l'expliquer. 

Ciiap.XVIIL  CHAPITRE    XVIII. 

De  quelques  autres  Modes  Simples. 

J.  1.  T'Ai  fait  voir  dans  les  Chapitres  précedens,  comment  l'Efprit  ayant 
I  reçu  des  Idées  fimples  par  le  moyen  des  Sens,  s'en  fert  pour  s'éle- 
ver jufqu'à  l'idée  même  de  \  Infinité,  qui,  bien  qu'elle  parodie 
plus  éloignée  d'aucune  perception  fenfible ,  que  quelque  autre  idée  que  ce 
foit ,  ne  renferme  pourtant  rien  qui  ne  foit  compofé  d'idées  fimples  qui  nous 
font  venues  par  voye  de  Senfation,  &  que  nous  avons enfuite joint  enfem- 
ble  par  le  moyen  de  cette  Faculté  que  nous  avons  de  repeter  nos  propres 
Idées.  Mais  quoi  que  les  exemples  que  j'ai  donnez  jufqu'ici,  de  Modes 
fimples,  formez  d'idées  fimples  qui  nous  font  venues  par  les  Sens,puiTent 
fuffire  pour  montrer  comment  l'Efprit  vient  à  connoître  ces  Modes,  ce- 
pendant en  confideration  de  l'ordre,  je  parlerai  encore  de  quelques  au- 
tres, mais  en  peu  de  mots:  après  quoi,  je  pafferai  aux  Idées  plus  com- 
pofées. 
Modes  du  Mouye-  §•  2-  ^  ne  faut  qu'entendre  le  François  pour  comprendre  ce  que  c'efl 
que  glijfer ,  rouler ,  pirouetter ,  ramper ,  fe  promener ,  courir ,  danfer ,  fauter  , 
voltiger ,  &  plufieurs  autres  termes  qu'on  pourroit  nommer ,  car  dès  qu'on 
les  entend,  on  a  dans  l'Efprit  tout  autant  d'idées  diftinttes  de  différentes 
snodHications  du  Mouvement.  Or  les  Modes  du  Mouvement  répondent  à 

ceux 


ment 


De  quelques  autres  Modes  Simples  Liv.  II.  171 

ceux  de  l'Etendue'  :  car  vite  &  lent  font  deux  différentes  idées  du  Mouve-  C  h  a  p. 
ment,  dont  les  mefures  font  prifes  des  diftances  du  Temps  &  de  l'Efpace  XVI IL 
jointes  enfemble,  de  forte  que  ce  font  des  Idées  complexes  qui  comprennent 
Temps ,  &  Efpace  avec  du  Mouvement. 

g.  3.  La  même  diverfité  fe  rencontre  dans  les  Sons.  Chaque  mot  arti-  Modes desson*, 
culé  eftune  différente  modification  du  Son:  d'où  il  paroît  qu'à  la  faveur 
de  ces  Modifications  l'Ame  peut  recevoir,  par  le  Sens  de  l'Ouïe,  des  idées 
diflin&es  dans  une  quantité  prefque  infinie.  Outre  les  cris  diftincls  qui  font 
particuliers  aux  Oifeaux  &  aux  autres  Bètes,  les  Sons  peuvent  être  modi- 
fiez par  le  moyen  de  diverfes  Notes  de  différente  étendue  ,  jointes  enfem- 
ble, ce  qui  fait  cette  Idée  complexe  que  nous  nommons  un  Air ,  &  qu'un 
Muficien  peut  avoir  préfente  à  l'Efprit,  lors  même  qu'il  n'entend  ni  ne  for- 
me aucun  fon ,  en  refléchifîant  fur  les  idées  de  ces  fons  qu'il  affemble  ainfi 
tacitement  en  lui-même  &  dans  fil  propre  imagination. 

§.  4.  Les  Modes  des  Couleurs  font  auffi  fort  différens.  Il  y  en  a  quel-  Modes  des 
ques-uns  que  nous  regardons  Amplement  comme  divers  dégrez,  ou  pour  Couleuis> 
parler  en  termes  de  l'Art,  comme  des  nuances  d'une  même  Couleur.  Mais 
parce  que  nousfaifons  rarement  des  aflemblages  de  Couleurs,  pour  l'ufage, 
ou  pour  le  plaifir,  fans  que  la  figure  y  ait  quelque  part,  comme  dans  la 
Peinture ,  dans  les  Ouvrages  de  Tapifferie ,  de  Broderie ,  &c.  les  aflembla- 
ges de  couleurs  les  plus  connus  appartiennent  pour  l'ordinaire  aux  Modes 
Mixtes,  parce  qu'ils  font  compofez  d'idées  de  différentes  efpèces,  favoir  de 
figure  &  de  couleur,  comme  font  \z  Beauté,  Y  Arc-en-Ciel ,  &c. 

§.  5.  Toutes  les  Saveurs  &?  les  Odeurs  compofées  font  auffi  des  Modes  com-     Modes  des  s». 
pofez  des  Idées  fimples  de  ces  deux  Sens.  Mais  on  y  fait  moins  de  reflexion,  *eurs  &  des 
parce  qu'en  général  on  manque  de  noms  pour  les  exprimer  ;  &  par  la  même 
raifon  il  n'eft  paspoffible  de  les  défigner  en  écrivant.  C'eft  pourquoi  jem'en 
rapporte  aux  penfées  &  à  l'expérience  de  mes  Lecteurs ,  fans  m'arréter  à  en 
faire  l'énumeration. 

§.  6.  Mais  il  eftbonde  remarquer  en  général,  que  ces  Modes  fimples  qui 
ne  font  regardez  que  comme  différens  dégrez  de  la  même  Idée  /impie ,  quoi 
qu'il  y  en  ait  plufieurs  qui  en  eux-mêmes  font  des  idées  fort  diftincles  de 
tout  autre  Mode,  n'ont  pourtant  pas  ordinairement  des  noms  diftincls,  & 
ne  font  pas  fort  confiderez  comme  des  idées  diftin&es ,  lorfqu'il  n'y  a  en- 
tr'eux  qu'une  très-petite  différence.  De  favoir  fi  les  hommes  ont  négligé 
de  prendre  connoiffancede  ces  Modes,  &  de  leur  donner  des  noms  particu- 
liers ,  pour  n'avoir  pas  des  mefures  propres  à  les  diftinguer  exactement,  ou 
bien  parce  qu'après  qu'on  les  auroit  ainfi  diftinguez,  cette  connoiflance 
n'auroit  pas  été  fort  neceffaire  ,  ni  d'unufage  général,  j'en  laiffela  décifion 
à  d'autres.  Il  fuffit  pour  mon  deffein ,  que  je  fafîe  voir  que  toutes  nos  idées 
fimples  ne  nous  viennent  dans  l'Efprit  que  par  Senfation  &  par  Reflexion , 
&  que ,  lorfqu'elles  y  ont  été  introduites ,  notre  Efprit  peut  les  repeter  & 
combiner  en  différentes  manières,  &  faire  ainfi  de  nouvelles  idées  com- 
plexes. Mais  quoi  que  le  Blanc ,  le  Rouge,  ou  le  Doux,  &c.  n'ayent  pas 
été  modifiez,  ou  réduits  à  des  Idées  complexes  par  différentes  combinaifons 
qu'on  ait  défigné  par  certains  noms  &  rangé  après  cela  en  différentes  Efpè- 

Y  2  ces, 


172 


De  quelques  autrei  Modes  Simples.  Liv.  II. 


C  H  A  P. 

xvni. 


7ourquoi    quel- 
ques Modes  ont 
des  noms  ;  Se 
d'amies  n'en 
ont  pas. 


*  Terme  d'Im- 
primerie. 
T  Termes  de 
Chimie. 


ces ,  il  y  a  pourtant  quelques  autres  Idées/impies ,  comme  XUnitês  la  Durée  ? 
le  Mouvement  dont  nous  avons  déjà  parlé,  la  P 'uij/ance  &  hPenfée,  defquel- 
les  on  a  formé  une  grande  diverfité  d'Idées  complexes  qu'on  a  eu  foin  de  dif- 
tinguer  par  différens  noms. 

g.  7.  Et  voici,  à  mon  avis,  la  raifon  pourquoi  on  en  a  ufé  ainfi  ,  c'effc 
que ,  comme  le  grand  intérêt  des  hommes  roule  fur  la  focieté  qu'ils  ont  en- 
tr'eux ,  rien  n'étoit  plus  néceffaire  que  la  connoilTance  des  hommes  &  de 
leurs  actions ,  jointe  au  moyen  de  s'inftruire  les  uns  les  autres  de  ces  actions. 
C'eil  pour  cela,  dis-je,  qu'ils  ont  formé  des  Idées  d'Actions  humaines, 
modifiées  avec  une  extrême  précifion;  &  qu'ils  ont  donné  à  chacune  de  ces 
idées  complexes,  des  noms  particuliers ,  afin  qu'ils  puffent  plus  aifément 
conferver  le  fouvenir  de  ces  chofes  qui  fe  préfentoient  continuellement  à  leur 
Efprit,  en  difeourir  fans  de  grands  détours  &  de  longues  circonlocutions  , 
&  les  comprendre  plus  facilement  &  pluspromptement,  puis  qu'ils  dévoient 
à  toute  heure  en  inftruire  les  autres,  &  en  être  inftruits  eux-mêmes.     Que 
les  Hommes  ayent  eu  cela  en  vue,  je  veux  dire  qu'ils  ayent  été  principale- 
ment portez  à  former  différentes  Idées  complexes,  &  à  leur  donner  des  noms, 
pour  le  but  général  du  Langage,  l'un  des  plus  prompts  &.  des  plus  courts 
moyens  qu'on  ait  pours'entre-communiquerfes  penfées,  c'eft  ce  qui  paroît 
évidemment  par  les  noms  que  les  hommes  ont  inventez  dans  plufieurs  Arts 
ou  Métiers ,  pour  les  appliquer  à  différentes  Idées  complexes  de  certaines 
Actions  compofées  qui  appartiennent  à  ces  différens  Métiers,  afin  d'abré- 
ger le  difeours,  lorfqu'ils donnent  des  ordres  concernant  ces  actions-là,  ou 
qu'ils  en  parlent  entr'eux.     Mais  parce  que  ces  Idées  ne  fe  trouvent  point 
en  général  dans  TEfprit  de  ceux  à  qui  ces  occupations  font  étrangères ,  les 
Mots  qui  expriment  ces  Actions-là  font  inconnus  à  la  plupart  des  hommes 
qui  parlent  la  même  Langue.     Tels  font  les  mots  de  *  frijfcr ,  -f  amalga- 
mer ,  fubUmation^  cohobation:  car  ces  mots  étant  employez  pour  défigner  cer- 
taines idées  complexes  qui  font  rarement  dans  l'Efprit  d'autres  perfonnes  que 
de  ceux  à  qui  elles  font  fuggerées  de  temps  en  temps  par  leurs  occupations  par- 
ticulières, ils  ne  font  entendus  en  général  que  des  Imprimeurs,  ou  des  Chi- 
miftes,  qui  ayant  formé  dans  leur  Efprit  les  idées  complexes  que  ces  termes' 
fignifient,  &  leur  ayant  donné  des  noms  ou  ayant  reçu  ceux  que  d'autres 
avoient  déjà  inventez  pour  les  exprimer,  ne  les  entendent  pas  plutôt  pro- 
noncer par  les  perfonnes  de  leur  Métier  que  ces  Idées  fe  préfentent  à  leur 
Efprit.     Le  terme  de  Cohobation ,  par  exemple ,  excite  d'abord  dans  l'Ef- 
prit d'un  Chimifte  toutes  les  idées  fimples  de  Diftillation ,  &  le  mélange 
qu'on  fait  de  la  liqueur  diftillée  avec  la  matière  dont  elle  a  été  extraite  pour 
la  diftiller  de  nouveau.     Ainfi  nous  voyons  qu'il  y  a  une  grande  diverfité 
d'Idées  fimples  de  Goûts ,  d'Odeurs ,  &c.  qui  n'ont  point  de  nom  ;  &  en- 
core plus  de  Modes,  qui,  ou  n'ayant  pas  été  allez  généralement  obfervez, 
ou  n'étant  pas  d'un  affez  grand  ufage  pour  que  les  hommes  s'avifent  d'en 
prendre  connoiflance  dans  leurs  affaires  &  dans  leurs  entretiens ,  n'ont  point 
été  défignez  par  des  noms,  &nepafient  pas  par  conféquent  pour  des  Èfpè- 
ces  particulières.     Mais  j'aurai  occafion  dans  la  fuite  d'examiner  plus  au 
long  cette  matière ,  lorfque  je  viendrai  à  parler  des  Mots. 

C  H  A" 


Des  Modes  qui  regardent  la  Tenfée.  Liv.  II.  173 


m 

C    H    A    P    I    T    R    E     XIX,  CiiAr.XlX, 

Des  Modes  qui  regardent  la  Renféel 

Ç.  1.  1"  Orsq.ue  l'Efprit  vient  à  réfléchir  fur  foi-même,  &  â  contem-  DfrwMota  & 
-L'pler  fes  propres  actions ,  la  Penfée  eftla  première  chofe  qui  fe  pré-  non  "a  Reminif- 
fente  à  lui  ;  &  il  y  remarque  une  grande  variété  de  Modifications ,  qui  lui  """j,13 ^nteœ" 
fourniflent  différentes  idées  diftinctes.  Ainfi ,  la  perception  ou  penfée  qui 
accompagne  actuellement  les  imprelfions  faites  fur  le  Corps ,  &  y  efh  com- 
me attachée  ,  cette  perception,  dis-je,  étant  diftinéte  de  toute  autre  mo- 
dification de  la  Penfée,  produit  dans  l'Efprit  une  idée  diftinéte  de  ce  que 
nous  nommons  Senfation ,  qui  efl,  pour  ainfi  dire,  l'entrée  aêtuelle  des 
Idées  dans  l'Entendement  par  le  moyen  des  Sens.  Lorsque  la  même  Idée 
revient  dans  l'Efprit ,  fans  que  l'Objet  extérieur  qui  l'a  d'abord  fait  naître, 
agiife  fur  nos  Sens,  cet  Aète  de  l'Efprit,  fe  nomme  Mémoire.  Si  l'Efprit 
tache  de  la  rappeller  ;  &  qu'enfin  après  quelques  efforts  il  la  trouve  &fe  la 
rende  préfente ,  c'eft  Remïnifcence.  Si  l'Efprit  l'envifage  long-temps  avec 
attention,  c'eft  Contemplation.  Lorsque  l'Idée  que  nous  avons  dans  l'Es- 
prit, y  flotte,  pour  ainfi  dire,  fans  que  l'Entendement  y  faffe  aucune  at- 
tention ,  c'eft  ce  qu'on  appelle  Rêverie.  Lorsqu'on  refléchit  fur  les  idées 
qui  fe  préfentent  d'elles-mêmes  (car  comme  j'ai  remarqué  ailleurs,  il  y  a 
toujours  dans  notre  Efprit  une  fuite  d'Idées  qui  fe  fuccedent  les  unes  aux 
autres  tandis  que  nous  veillons  )  &  qu'on  les  enregître ,  pour  ainfi  dire ,  dans 
fa  Mémoire ,  c'eft  Attention  ;  &  lorsque  l'Efprit  fe  fixe  fur  une  Idée  avec 
beaucoup  d'application,  qu'il  la  confidere  de  tous  cotez,  &  ne  veut  point 
s'en  détourner  malgré  d'autres  Idées  qui  viennent  à  la  traverfe,  c'eft  ce  qu'on 
nomme  Etude  ou  Contention  d'EJprit.  Le  Sommeil  qui  n'eft  accompagné 
d'aucun  fonge ,  eft  une  ceffation  de  toutes  ces  chofes  ;  &  fonger  c'eft  avoir 
des  idées  dans  l'Efprit  pendant  que  les  Sens  extérieurs  font  fermez,  en  forte 
qu'ils  ne  reçoivent  point  l'impreffion  des  Objets  extérieurs  avec  cette  viva- 
cité qui  leur  eft  ordinaire,  c'eft,  dis-je,  avoir  des  idées  fans  qu'elles  nous 
foient  fuggerées  par  aucun  Objet  de  dehors  ,  ou  par  aucune  occafion  con- 
nue ,  &  fans  être  choifies  ni  déterminées  en  aucune  manière  par  l'Entende- 
ment. Quant  à  ce  que  nous  nommons  Exta/c,  je  laiffe  juger  à  d'autres  fi 
ce  n'eft  point  fonger  les  yeux  ouverts. 

§.  2.  Voilà  un  petit  nombre  d'exemples  de  divers  Modes  de  penfèr,. 
que  l'Ame  peut  obferver  en  elle-même,  &  dont  elle  peut,  par  confis- 
quent, avoir  des  idées  auffi  diftinétes  que  celles  qu'elle  a  du  Blanc  &  du 
Rouge, d'un  Quarré  ou  d'un  Cercle.  Je  ne  prétens  pas  en  faire  une  énume- 
ration  complette,  ni  traiter  au  long  de  cette  fuite  d'idées  qui  nous  viennent 
par  la  Réflexion.  Ce  feroit  la  matière  d'un  Volume.  Il  me  fuffït  pour  le 
defleinque  je  me  propofe  préféntement ,  d'avoir  montré  par  ce  peu  d'exem- 
ples, de  quelle  efpece  font  ces  Idées,  &  comment  l'EIprit  vient  à  les  acque- 

Y  3  rir, 


174  Z)«  Modes  qui  regardent  la  Tenféc.  Liv.  II. 

Chap.  XXI.  rir,  d'autant  plus  que  j'aurai  occafion  dans  la  fuite  de  parler  plus  au  long  de 
ce  qu'on  nomme  Raifonner  ,  J»ger,  Vouloir  ,  &  Connaître,  qui  font  du 
nombre  des  plus  confiderables  Modes  de  penfer,  ou  Opérations  de  l'Efprit. 

Diffërens  degrez        K    o.  Mais  peut-être  m'exeufera-t-on  fi  je  fais  ici  en  paffant  quelque  re- 

d  attention  dans       „    ■*  -    J    r       ,      i.rr,        ^    ,.    *      \    r    .  «  j         1  >    11  r         /-.in 

l'Efptit,  lorsqu'il  flexion  fur  le  différent  état  ou  je  trouve  notre  Ame  lorsqu  elle  penje.     C  eft  une 
P«nfe,  Digreffion  qui  femble  avoir  affez  de  rapport  à  notre  prélent  deflein  ;  &  ce 

que  je  viens  de  dire  de  Y  Attention,  de  la  Rêverie  &  des  Songes ,  &c.  nous 
y  conduit  alTez  naturellement.  Qu'un  Homme  éveillé  ait  toujours  des 
idées  préfentes  à  l'Efprit ,  quelles  qu'elles  foient ,  c'eft  dequoi  chacun  elt 
convaincu  par  fa  propre  expérience,  quoi  que  l'Efprit  les  contemple  avec 
diffërens  dégrez  d'attention.  En  effet,  l'Elprit  s'attache  quelquefois  à 
confiderer  certains  Objets  avec  une  fi  grande  application ,  qu'il  en  examine 
les  idées  de  tous  cotez ,  en  remarque  les  rapports  &  les  circonflances ,  &  en 
obferve  chaque  partie  fi  exactement  &  avec  une  telle  contention  qu'il  écar- 
te toute  autre  penfée ,  &  ne  prend  aucune  connoiffance  des  impreliions  or- 
dinaires qui  fe  font  alors  fur  les  Sens  &  qui  dans  d'autres  temps  lui  auroient 
communiqué  des  perceptions  extrêmement  fenfibles.  Dans  d'autres  occa- 
sions il  obferve  la  fuite  des  Idées  qui  fe  fuccedent  dans  fon  Entendement, 
fans  s'attacher  particulièrement  à  aucune  ;  &  dans  d'autres  rencontres  il  les 
laiffe  palier  fans  presque  jetter  la  vûë  deffus ,  comme  autant  de  vaines  om- 
bres qui  ne  font  aucune  impreflîon  fur  lui. 
ns^enfuit  probi.  §.  4.  Je  croi  que  chacun  a  éprouvé  en  foi-méme  cette  contention  ou  ce 
qu™apenféeért  relâchement  de  l'Efprit  lorsqu'il  penfê,  félon  cette  diverfité  de  dégrez  qui 
ration  &  non      fe  rencontre  entre  la  plus  forte  application  &  un  certain  état  où  il  eft  fort 

#•       '     t  •  Ail  O 

près  de  ne  penfer  a  rien  du  tout.  Allez  un  peu  plus  avant,  &  vous  trou- 
verez l'Ame  dans  le  fommeil,  éloignée,  pour  ainfi  dire,  de  toute  fenfation, 
&  à  l'abri  des  mouvemens  qui  fe  font  fur  les  organes  des  Sens ,  &  qui  lui 
caufent  dans  d'autres  temps  des  idées  fi  vives  &  fi  fenfibles.  Je  n'ai  pas  be- 
foin  de  citer  pour  cela,  l'exemple  de  ceux  qui  durant  les  nuits  les  plus  ora- 
geufes  dorment  profondement  fans  entendre  le  bruit  du  Tonnerre,  fans  voir 
les  éclairs,  ou  fentir  le  fecouement  de  laMaifon,  toutes  chofes  fort  fenfibles 
à  ceux  qui  font  éveillez.  Mais  dans  cet  état  où  l'Ame  fe  trouve  aliénée  des 
Sens,  elle  conferve  iouvent  une  manière  de  penfer,  foible  &  fans  liaifon 
que  nous  nommons  fonger:  &  enfin  un  profond  fornmeil  ferme  entièrement 
la  feene,  &  met  fin  à  toute  forte  d'apparences.  C'eft,  je  croi,  ce  que 
presque  tous  les  hommes  ont  éprouvé  en  eux-mêmes ,  de  forte  que  leurs 
propres  obfervations  les  conduifent  fans  peine  jusques-là.  Il  me  refte  à  ti- 
rer de  là  une  conféquence  qui  me  paroît  affez  importante  :  car  puisque  l'A- 
me peut  fenfiblement  fe  faire  différens  dégrez  de  penfée  en  divers  temps, 
&  quelquefois  fe  détendre,  pour  ainfi  dire,  même  dans  un  homme  éveillé, 
à  un  tel  point  qu'elle  n'ait  que  des  penfées  foibles  &  obfcures,  qui  ne  font 
pas  fort  éloignées  de  n'être  rien  du  tout  ;  &  qu'enfin  dans  le  ténébreux  re- 
cueillement d'un  profond  fommeil,  elle  perd  entièrement  de  vûë  toutes 
fortes  d'idées  quelles  qu'elles  foient,  puis,  dis-je,  que  tout  cela  eft  évidem- 
ment confirmé  par  une  confiante  expérience,  je  demande,  s'il  n'eft  pas  fort 
probable,  Que  h  Penfée  eji  î  action,  £?  non  Teffaice  de  ÏAme,  par  la  raifon 

que 


l'etfcace  de  l'Ame. 


Des  Modes  du  Tlaijtr  &  de  la  Douleur.  Liv.  IL         175- 

que  les  Opérations  des  Agents  font  capables  du  plus  &  du  moins  ,  mais  Chat.  XIX. 
qu'on  ne  peut  concevoir  que  les  EfTences  des  chofes  foient  fujettes  à  une 
telle  variation  :  ce  qui  foit  dit  e:i  paffant.     Continuons  d'examiner  quel- 
ques autres  Modes  Simples. 

CHAPITRE      XX.  Chai>.  XX. 

Des  Modes  du  Plaifir  &  de  la  Douleur. 
fi.   I.  T"*  Ntre  les  Idées  Simples  que  nous  recevons  par  voye  de  Senfa-  },e  *]aiC" ,& '*, 

■»  IH      •  o      1      ri     ,1        •  11  1    m    •/•      o       î      i       t-v       >  r  Douleur   (ont  des 

JL»  tion  o:  de  Kellexion ,  celles  du  Plaifir  Ck  de  la  Douleur  ne  lont  idées  Simples. 
pas  des  moins  confiderables.  Comme  parmi  les  Senfations  du  Corps  il  y 
en  a  qui  font  purement  indifférentes,  &  d'autres  qui  font  accompagnées  de 
plaifir  ou  de  douleur,  de  même  les  penfées  de  l'Efprit  font  ou  indifférentes , 
ou  fuivies  de  plaifir  ou  de  douleur,  de  fatisfacïion  ou  de  trouble,  ou  comme 
il  vous  plairra  de  l'appeller.  On  ne  peut  décrire  ces  Idées ,  non  plus  que 
toutes  les  autres  idées  fimples,  ni  donner  aucune  définition  des  mots  donc 
on  fe  fert  pour  les  défigner.  La  feule  chofe  qui  puiffe  nous  les  faire  con- 
noître,  aulfi  bien  que  les  Idées  fimples  des  Sens ,  c'eft  l'Expérience.  Car 
de  les  définir  par  la  préfence  du  Bien  ou  du  Mal ,  c'efl  feulement  nous  faire 
réfléchir,  fur  ce  que  nous  fentons  en  nous-mêmes,  à  l'occafion  de  diverfes 
opérations  que  le  Bien  ou  le  Mal  font  fur  nos  Ames,  félon  qu'elles  agilfent 
différemment  fur  nous,  ou  que  nous  les  confiderons  nous-mêmes. 

§.  2.  Donc  les  chofes  ne  font  bonnes  ou  mauvaifes  que  par  rapport  au  ce  que  c'eft  que 
Plaifir,  ou  à  la  Douleur.  Nous  nommons  Bien,  tout  ce  qui  eit  propre  le  Bien&  'e  Mai. 
à  produire  &f  à  augmenter  le  plaifir  en  nous,  eu  à  diminuer  &  alregir  la  dou- 
leur; ou  bien,  à  nous  [recurer  eu  conferiur  lapoffejjicn  de  tout  autre  Bit  h,  eu 
Vabfence  de  quelque  Mal,  que  ce  foit.  Au  contraire,  nous  appelions  Mal, 
ce  qui  eft  propre  à  produire  ou  augmenter  en  nous  quelque  douleur,  eu  à  dimi- 
nuer quelque  plaifir  que  ce  foit;  ou  bien,  à  nous  caufer  du  mal,  ou  à  nous  pri- 
ver de  quelque  bien  que  ce  foit.  Au  refte,  je  parle  du  Plaifir  &  de  la  Douleur 
comme  appartenant  au  Corps  ou  à  l'Ame  fuivant  la  diilinétion  qu'on  en  fait 
communément,  quoique  dans  la  vérité  ce  ne  foient  que  différens  états  de 
l'Ame,  produits  quelquefois  par  le  défordre  qui  arrive  dans  le  Corps,  & 
quelquefois  par  les  penfées  de  l'Efprit. 

§.  3.  Le  Plaifir  &  la  Douleur,  ik  ce  qui  les  produit,  favoir,  le  Bien  &  Le  Bien  &  leMai 
le  Mal,  font  les  pivots  fur  lesquels  roulent  toutes  nos  Pallions,  dont  nous  ,rment  no'  P»f- 

■  r,  ..  "      ,        .  ,  ,  ,.  ''°ns  en  mou>«. 

pourrons  alternent  nous  lormerdes  idées,  fi  rentrant  en  nous-mêmes  nous  ment, 
obfervons  comment  le  Plaifir  &  la  Douleur  agiiîent  fur  notre  Ame  fous  difie- 
rens égards;  quelles  modifications  ou  dispositions  d'Efprit,  &  quelles  fen- 
fations  intérieures,  fi  j'ofe  ainfi  parler,  ils  produifent  en  nous. 

§.  4.  Ainfi ,  en  refiechiffant  fur  le  plaifir, qu'une  chofe  préfente  ou  abfente  îrf  iu*  c'eft  1ue 

1     *  1  ~    I  r  1  AïliouJ» 

peut  produire  en  nous,  nous  avons  l'idée  que  nous  appelions  Jmiur.    Car 
lorsque  quelqu'un  dit  en  Automne,  quand  il  y  a  des  Raifins,  ou  au  Prin- 
temps 


17  6  'Des  Modes  du  Plaiftr 

Chap.  XX.  temps  qu'il  n'y  en  a  point,  qu'il  les  aime,  il  ne  veut  dire  autre  chofe, 
finon  que  le  goût  des  Raifins  lui  donne  de  plaifir.     Mais  fi  l'altération 
de  fa  fanté  ou  de  fa  conflitution  ordinaire  lui  ôte  le  plaifir  qu'il  trou- 
voit   à  manger  des    Raifins ,   on  ne   pourra  plus  dire  de  lui  qu'il   les 
aime. 
LiHïinc.        g.    5.   Au  contraire   la  réflexion    du   desagrément   ou   de   la   douleur 
qu'une  chofe  préfente  ou  abfente  peut  produire  en  nous ,    nous  donne 
J'idée  de  ce  que  nous  appelions  Haine.    Si  c'étoit  ici  le  lieu  de  porter 
mes  recherches  au  delà  des  fimples  idées  des  Paflions  ,    entant  qu'elles 
dépendent  des  différentes  modifications  du  Plaifir  &  de  la  Douleur,  je 
remarquerais  que  l'Amour  &  la  Haine  que  nous  avons  pour  les  chofes 
inanimées  &  infenfibles ,  font  ordinairement  fondées  fur  le  plaifir  &  la 
douleur  que  nous  recevons  de  leur  ufage,  &  de  l'application  qui  en  eft 
faite  fur  nos  Sens  de  quelque  manière  que  ce  foit ,  bien  qne  ces  chofes 
foient  détruites   par  cet  ufage  même.     Mais   la  Haine  ou  l'Amour  qui 
ont  pour  objet  des  Etres  capables  de  bonheur  ou  de  malheur ,  c'eft  fou- 
vent  un  déplaifir  ou  un  contentement  que  nous  fentons  en  nous,  pro- 
cédant de  la  confideration  même  de  leur  exiftence  ou  du  bonheur  dont 
ils  jou'ïffent.     Ainii,  l'exiftence  &  la  profperité  de  nos  Enfans  ou  de  nos 
Amis,  nous  donnant  conflamment  du  plaifir,  nous  difons  que  nous  les 
aimons  conflamment.     Mais   il  fuffit  de   remarquer   que  nos   idées  $A- 
tnour  &  de  Haine  ne  font  que  des  dispofitions  de  l'Ame  par  rapport  au 
Plaifir  &  à  la  Douleur  en  général,  de  quelque  manière  que  ces  difpofi- 
tions  foient  produites  en  nous, 
te  Defii,       §.  6.  L' Inquiétude  (1)  qu'un  homme  reffent  en  lui-même  pour  l'abfence 
d'une  chofe  qui  lui  donneroit  du  plaifir  fi  elle  étoit  préfente  ,  c'eft  ce 
qu'on  nomme  Deftr ,    qui  eft  plus  ou  moins  grand,  félon  que  cette  in- 
quiétude eft  plus  ou  moins  ardente.    Et  ici  il  ne  fera  peut-être  pas  in- 
utile de  remarquer  en  paffant ,  que  Y  Inquiétude  eft  le  principal ,  pour  ne 
pas  dire  le  feul  aiguillon  qui  excite  l'induftrie  &  l'activité  des  hommes. 
Car  quelque  Bien   qu'on  propofe  à  l'Homme  ,    fi  l'abfence  de  ce  Bien 
n'eft  fui  vie  d'aucun  déplaifir,   ni  d'aucune  douleur,    &  que  celui  qui  en 
eft  privé,  puifle  être  content  &  à  fon  aife  fans  le  poffeder,  il  ne  s'a- 
vifè  pas  de  le  defirer,  &  moins  encore  de  faire  des  efforts  pour  en  jouir. 

(i~)UneaJînejf,  c'eft  le  mot  Anglois  dont  l'Ait-  qu'on  le  verra  imprimé  en  Italique,  car  c'eft 

teur  fe  fertda'ns  cet  endroit  &  que  je  rends  par  ainfi  que  j'ai  eu  foin  de  l'écrire  .toutes  les  fois 

celui  &  inquiétude ,  qui  n'exprime  pas  précifé-  qu'il  fe  prend  dans  le  fens  que  je  viens  d'expli- 

ment  la  même  idée.  Mais  nous  n'avons  point,  quer.  Cet  Avis  eft  fur  tout  néceffaire  par  rap- 

à  mon  avis,  d'autre  terme  en  François  qui  en  port  au  chapitre  hrivant,  où  l'Auteur  raifonne 

approche  de  plus  près.  Par  uneafineff  l'Auteur  beaucoup  fur  cette  efpèce  à' Inquiétude   Car  ii 

entend  Xétat  d'un  h:mme  qui  n'eft  pas  à.  fon  ai-  l'on  n'attachoit  pas  à  ce  mot  l'idée  que  je  viens 

fe,  le  manque  d'ùkw  de  tranquillité  dans  l'A-  démarquer,  il  ne  feroit  pas  poffible  de  com- 

me ,  qui  à  cet  égard  eft  purement  pailive.  De  prendre  exactement  les  matières  qu'on  traite 

forte  que  fi  l'on  veut  bien  entrer  dans  la  penfée  dans  ce  chapitre ,  &  qui  font  des  plus  impor- 

de  l'Auteur  ,  il  faut  néceffairement  attacher  tantes  8i  des  plus  délicates  de  tout  l'Ouvrage, 
toujours  cette  idée  au  mot  ûinauiétudt  lors- 


&  de  la  Douleur.  Liv.  II.  177 

Il  ne  font  pour  cette  efpèce  de  Bien  qu'une  pure  velléité ,  terme  qu'on  cm-  Cir  ap  XX 
ployé  pour  lignifier  le  plus  bas  degré  du  Defir,  &  ce  qui  approche  le  plus 
•de  cet  état  où  fe  trouve  l'Ame  à  l'égard  d'une  chofè  qui  lui  eil  tout-à-fait 
indifférente,  &  qu'elle  ne  défire  en  aucune  manière,  lors  que  le  déplailir 
que  caufe  l'abièncâ  d'une  chofe  eft  l]  peu  confiderable,  &  l\  mince,  pour 
ainfi  dire,  qu'il  ne  porte  celui  qui  en  eft  privé,  qu'à  former  quelques  toi- 
bles  fouhaits  fans  fe  mettre  autrement  en  peine  d'en  rechercher  lapofTeffion. 
'L.ç.Defir  eft  encore  éteint  ou  rallenti  par  l'opinion  où  l'on  eft,  que  le  Bien 
fouhaité  ne  peut  être  obtenu,  à  proportion  que  l'inquiétude  de  l'Ame  eft 
diffipée,  ou  diminuée  par  cette  confideration  particulière.  C'eft  une  re- 
flexion qui  pourrait  porter  nos  penfées  plus  loin ,  fi  c'en  étoit  ici  le  lieu. 

g.  7.  La  J oye  eft  un  plaifir  que  l'Ame  relient,  lorsqu'elle  confidere  la  La  joye.' 
poflèffion  d'un  Bien  préfent  ou  futur,  comme  affùrée  ;  &  nous  fournies  en 
poffeffion  d'un  Bien,  lorsqu'il  efbde  telle  forte  en  notre  pouvoir,  que  nous 
pouvons  en  jouïr  quand  nous  voulons.  Ainfi  un  homme  à  demi-mort  ref- 
fent  de  la  joye  lorsqu'il  lui  arrive  du  fecours,  avant  même  qu'il  ait  le  plailir 
d'en  éprouver  l'effet.  Et  un  Père  à  qui  la  profperité  de  fes  Enfans  donne 
-de  la  joye,  eft  en  poffeffion  de  ce  Bien,  aufîi  long-temps  que  fes  Enfans 
font  dans  cet  état:  car  il  n'a  befoin  que  d'y  penfer  pour  fentir  du  plailir. 

g.  8.  La  'trifleffe  eft  une  inquiétude  de  l'Ame,  lorsqu'elle  penfe  à  un  Bien  La  Triftefle. 
perdu,  dont  elle  aurait  pu  jouir  plus  long-temps,  ou  quand  elle  eft  tour- 
mentée d'un  mal  actuellement  préfent. 

g,  9.  L'Efperance  eft  ce  contentement  de  l'Ame  que  chacun  trouve  en  L'Efperance. 
foi-même  lorsqu'il  penfe  à  la  jouïflance  qu'il  doit  probablement  avoir,  d'u- 
ne chofe  qui  eft  propre  à  lui  donner  du  plaifir. 

g.   10.  La  Crainte  eft  une  inquiétude  de  notre  Ame ,  lorsque  nous  penfons   u  crainte. 
à  un  Mal  futur  qui  peut  nous  arriver. 

g.   11.  Le  Dcjefpoir  eft  la  penfée  qu'on  a  qu'un  Bien  ne  peut  être  obte-  te  Defefpoù. 
nu  :  penfée  qui  agit  différemment  dans  PEfprit  des  hommes ,  car  quelque- 
fois elle  y  produit  l'inquiétude,  &  l'affliction  ;    &  quelquefois,  le  repos  & 
l'indolence. 

g.   12.  La  Colère  eft  cette  inquiétude  ou  ce  defordre  que  nous  reffentons  Lî  Col««- 
après  avoir  reçu  quelque  injure  ;  &  qui  eft  accompagné  d'un  defir  préfent 
de  nous  vanger. 

g.   13.  V Envie  eft  une  inquiétude  de  l'Ame,  caufée  par  la  confideration   L'Envie, 
d'un  Bien  que  nous  defirons  ;   lequel  eft  pofîedé  par  une  autre  perfonne , 
qui,  à  notre  avis ,  n'aurait  pas  du  l'avoir  préferablement  à  nous. 

g.   14.  Comme  ces  deux  dernières  Paffions,  Y Envie  &  la  Colère ,  ne  font  Quelle» Pâmons 
pas  Amplement  produites  en  elles-mêmes  par  la  Douleur,  ou  par  le  Plaifir,  touTteHomrnes. 
mais  qu'elles  renferment  certaines  confiderations  de  nous-mêmes  &  des  au- 
tres, jointes  enfemble ,  elles  ne  fe  rencontrent  point  dans  tous  les  Hommes, 
parce  qu'ils  n'ont  pas  tous  cette  eftime  de  leur  propre  mérite,  ou  ce  defir 
de  vangeance ,  qui  font  partie  de  ces  deux  Paffions.    Mais  pour  toutes  les  ■ 
autres  qui  fe  terminent  purement  à  la  Douleur  &  au  Plaifir ,  je  croi  qu'el- 
les fe  trouvent  dans  tous  les  hommes;  car  nous  aimons ,  nous  defirons ,  nous 
nous  réjouijjfons  ,nous  ejperons,  feulement  par  rapport  au  Plailir;  au  contraire 

Z  c'eft 


Chap.XX. 


Ce  que  c'eft  que 
le  Plaiiir  8c  la 
Douleur, 


La  Honte. 


Ces  Exemples 
peuvent  fervii  à 
montrer  comment 
les  idées  des  Paf- 
lions  nous  vien- 
nent paiSenfition 
&  pai  Réflexion. 


178        T>es  Modes  du  Pîai/îr  &  de  la  Douleur.  Liv.  II. 

c'eft  uniquement  en  vûë  de  la  Douleur  que  nous  haïjfons ,  que  nous  craignons, 
&que  nous  nous  affligeons,  &  ces  Pallions  ne  font  produites  que  par  les.  cho- 
fes  qui  paroifTent  être  les  caufes  du  Plaiiir  &  de  la  Douleur,  de  forte  que  le 
Plaiiir  ou  la  Douleur  s'y  trouvent  joints  d'une  manière  ou  d'autre.  Ainfi , 
nous  étendons  ordinairement  notre  haine  fur  le  fujet  qui  nous  a  caufé  de  la 
douleur,  du  moins  fi  c'eft  un  Agent  fenfible,  ou  volontaire,  parce  que  la 
crainte  qu'il  nous  laifie,  eft  une  douleur  confiante.  Mais  nous  n'aimons 
pas  fi  conftamment  ce  qui  nous  a  fait  du  bien,  parce  que  le  Plaiiir  n'agit 
pas  fi  fortement  fur  nous  que  la  Douleur  ;  &  parce  que  nous  ne  fommes  pas 
fi  dispofez  à  efperer  qu'une  autre  fois  il  agira  fur  nous  de  la  même  maniè- 
re :  mais  cela  foit  dit  en  paflant. 

§.  15.  Je  prie  encore  un  coup  mon  Lefteur  de  remarquer,  que  j'entens 
toujours  par  Plaifir  &  Douleur,  par  contentement  &  inquiétude ,  non  feu- 
lement un  plaifir  &  une  douleur  qui  viennent  du  Corps,  mais  quelque  ef- 
pèce  de  fatisfaftion  &  $  inquiétude  que  nous  fentions  en  nous-mêmes,  foit 
qu'elles  procèdent  de  quelque  Senfation,  ou  de  quelque  Reflexion  ,  agréa- 
ble ou  desagréable. 

§.  16.  Il  faut  confiderer, outre  cela,  que  par  rapport  aux  Parlions,  l'é- 
loignement  ou  la  diminution  de  la  Douleur  eft  coniideré  &  agit  effective- 
ment comme  Plaifir;  &  que  la  privation  ou  la  diminution  d'un  plaifir  eft 
confiderée  &  agit  comme  douleur. 

§.  17.  On  peut  remarquer  aufli,  que  la  plupart  des  Pallions  font  en  plu- 
fieurs  perfonnes  des  impreffions  fur  le  Corps ,  <Sc  y  caufent  diverfes  altéra- 
tions. Mais  comme  ces  altérations  ne  font  pas  toujours  fenfibles ,  elles  ne 
font  point  une  partie  néceflaire  de  l'Idée  de  chaque  paffion.  Car  par 
exemple,  h  Honte,  qui  eft  une  inquiétude  de  l' Ame ,  qu'on  reffent  quand 
on  vient  à  confiderer  qu'on  a  fait  quelque  chofe  d'indécent ,  ou  qui  peut 
diminuer  l'eftime  que  les  autres  font  de  nous,  n'eft  pas  toujours  accom- 
pagnée de  rougeur. 

\  18.  Je  ne  voudrais  pas  au  refie  qu'on  allât  s'imaginer  que  je  donne  ce- 
ci pour  un  Traité  des  Pallions.  Il  y  en  a  beaucoup  plus  que  celles  que  je 
viens  de  nommer  ,  &  chacune  de  celles  que  j'ai  indiquées,  auroit  befoin 
d'être  expliquée  plus  au  long,  &  d'une  manière  beaucoup  plus  exacte.  Mais 
ce  n'eft  pas  mon  deflein.  Je  n'ai  propofé  ici  celles  qu'on  vient  de  voir, 
que  comme  des  exemples  de  Modes  du  Plaiiir  &  de  la  Douleur ,  qui  reful- 
tent  en  nous  de  différentes  confiderations  du  Bien&  du  Mal.  Peut-être 
aurois-je  pu  propofer  d'autres  Modes  de  Plaifir  &  de  Douleur  plus  fimples 
que  ceux-là,  comme  l'inquiétude  que  caufe  la  faim  &  la  foif,  &  le  plaifir 
de  manger  &  de  boire  qui  fait  ceffbr  ces  deux  premières  Senfations,  la  dou- 
leur qu'on  fent  quand  on  a  les  dents  agacées,  le  charme  de  la  Mufique,  le 
chagrin  que  caufe  un  ignorant  chicaneur ,  &  le  plaifir  que  donne  la  conver- 
fation  raifonnable  d'un  Ami ,  ou  une  étude  bien  réglée  qui  tend  à  la  recher- 
che &  à  la  découverte  de  la  Vérité.  Mais  comme  les  Pallions  nous  inte- 
reflent  beaucoup  plus,  j'ai  mieux  aime  prendre  de  là  des  exemples,  pour 
faire  voir  comment  les  idées  que  nous  en  avons,  tirent  leur  origine  de  la 
Senfation  &  de  la  Reflexion. 

CHA- 


De  fa  Puiffance.  Liv.  II.  179 

CHAPITRE    XXI.  Ciiap.XXI. 

De  la  Puiffance. 

§.  1.  ¥  'Esprit  étant  inflruit  tous  les  jours,  parle  moyen  des  Sens,  comment  nou» 
'-'de  l'altération  des  Idées  fimples,  qu'il  remarque  dans  les  chofes  deAaTa'îf  ni" 
extérieures  ;  &  obfervant  comment  une  chofe  vient  à  finir  &  ceffer  d'être, 
&  comment  une  autre,  qui  n'étoit  pas  auparavant,  commence  d'exifter; 
refiéchiffant ,  d'autre  part,  fur  ce  qui  fe  pafie  en  lui-même,  &  voyant  un 
perpétuel  changement  de  Tes  propres  Idées ,  caufé  quelquefois  par  l'impref- 
lîon  des  Objets  extérieurs  fur  fes  Sens,  &  quelquefois  par  la  détermination 
de  fon  propre  choix,  &  concluant  de  ces  changemens  qu'il  a  vu  arriver  fi 
conflamment,  qu'il  y  en  aura,  à  l'avenir,  de  pareils  dans  les  mêmes  cho- 
fes, produits  par  de  pareils 'Agents  &  par  de  femblables  voyes,  il  vient  à 
confiderer  dans  une  chofe ,  la  poflibilité  qu'il  y  a  qu'une  de  fes  Idées  fim- 
ples foit  changée ,  &  dans  une  autre ,  la  poflibilité  de  produire  ce  change- 
ment ;  &  par-là  l'Efprit  fe  forme  l'idée  que  nous  nommons  Puiffance. 
Ainfi,  nous  difons,  que  le  Feu  a  la  puiffance  de  fondre  l'Or,  c'eft-à-dire, 
de  détruire  l'union  de  fes  parties  infenfibles,  &  par  conféquent  fa  dureté, 
&  par-là  de  le  rendre  fluide  ;  &  que  l'Or  a  la  puiffance  d'être  fondu  :  Que 
le  Soleil  a  la  puiffance  de  blanchir  la  Cire ,  &  que  la  Cire  a  la  puiffance 
d'être  blanchie  par  le  Soleil,  qui  fait  que  la  Couleur  Jaune  eft détruite,  & 
que  la  Blancheur  exifte  en  fa  place.  Dans  ces  cas  &  autres  femblables,nous 
confiderons  la  Puiffance  par  rapport  au  changement  des  Idées  qu'on  peut 
appercevoir  ;  car  nous  ne  faurions  découvrir  qu'aucune  altération  ait  été 
faite  dans  une  chofe,  ou  que  rien  y  ait  opéré  fi  ce  n'eftpar  un  changement 
remarquable  de  fes  Idées  fenfibles  ;  &  nous  ne  pouvons  comprendre  qu'au- 
cune altération  arrive  dans  une  chofè ,  qu'en  concevant  un  changement  de 
quelques-unes  de  fes  Idées. 

%..  2.  A  prendre  la  chofe  dans  ce  fens-là,  il  y  a  deux  fortes  de  puiffances,  Puiflànce  aait-ê 
1  une  capable  de  produire  ces  changemens,  1  autre  d  en  recevoir:  on  peut 
appeller  la  première  Puiffance  vîtlive,  &  l'autre  Puiffance  Paffive.  De  fa- 
voir  Si  la  Matière  n'eft  pas  entièrement  deftituée  de  Puiffance  atlive,  com- 
me Dieu  fon  Auteur  efl  fans  contredit  au  deffus  de  toute  Puiffance  paffîve, 
&  Si  les  Efprits  créez,  qui  font  entre  la  Matière  &  Dieu,  ne  font  pas  les 
feuls  Etres  capables  de  la  Puiffance  aclive  &  pajjïve,  c'eft  une  chofe  qui  méri- 
terait affez  d'être  examinée.  Je  ne  prétens  pas  entrer  ici  dans  cette  recherche, 
mon  delfein  étant  à  préfent  de  voir  comment  nous  acquérons  l'idée  de  la  Puif- 
fance, &  non  d'en  chercher  l'origine.  Mais  puisque  les  Puiffances  aclives  font 
une  grande  partie  des  Idées  complexes  que  nous  avons  des  Subfiances  natu- 
relles ,  (comme  nous  le  verrons  dans  la  fuite)  &  que  je  les  fuppofe  aclives 
pour  m'accommoder  aux  notions  qu'on  en  a  communément,  quoi  qu'elles 
ne  le  foient  peut-être  pas  auiii  certainement  que  notre  Eiprit  décilif  efl 

Z  2  prompt 


i8c  De  la  Puijfance.  Liv.  II. 

Chap.  XXI.  prompt  à  fe  le  figurer,  je  ne  croi  pas  qu'il  foit  mal  d'avoir  fait  fentir  par 

cette  reflexion  jettée  ici  en  paffant,  qu'on  ne  peut  avoir  l'idée  la  plus  claire 

de  ce  qu'on  nomme  Puijfance  aclive  qu'en  s'élevant  jufqu'à  la  confideration 

deDiEU  &  des  Efprits. 

La  Puiflance  §.  3.  J'avoûë   que    la   Puijfance  renferme   en   foi    quelque    efpèce  de 

^ae'iSation.61  relation  à  l'action ,  ou  au  changement  Et.  dans  le  fond  à  examiner  les 
chofes  avec  foin,  quelle  idée  avons-nous,  de  quelque  efpèce  qu'elle  foit, 
qui  n'enferme  quelque  relation?  Nos  Idées  de  l'Etendue',,  de  la  Durée  & 
du  Nombre,  ne  contiennent-elles  pas  toutes  en  elles-mêmes  un  fecret  rap- 
port de  parties?  La  même  chofe  fe  remarque  d'une  manière  encore  plus  vi- 
iible  dans  la  Figure  &  le  Mouvement.  Et  les  Qualitez  fenfibles,  comme 
les  Couleurs,  les  Odeurs,  &c.  que  font-elles  que  des  Puijfances  de  diffé- 
rens  Corps  par  rapport  à  notre  Perception ,  &c  ?  Et  fi  l'on  les  eonfidere 
dans  les  chofes  mêmes,  ne  dépendent-elles  pas  de  la  groffeur, .  de  la  figure, 
de  la  contexture,  &du  mouvement  des  parties,  ce  qui  met  une  efpèce  de 
rapport  entre  elles?  Ainli,  notre  Idée  de  h  Puijfance  peut  fort  bien  être  pla- 
cée, à  mon  avis,  parmi  les  autres  Idées  fimples,  &  être  confiderée  com- 
me de  la  même  efpèce ,  puifqu'elle  efl  du  nombre  de  celles  qui  compofent 
en  grand'  partie  nos  Idées  complexes  des  Subfiances ,  comme  nous  aurons 
occalion  de  le  faire  voir  dans  la  fuite. 
La  plus  claire        §•  4.  Il  n'y  a  prefque  point  d'efpèce  d'Etres  fenfibles,  qui  ne  nous  four- 

ffncc'^ti'v/1"^    m^e  amplement  l'idée  de  la  Puijfance  paffîve  ;  car  ne  pouvant  nous  empêcher 

nous  vient  de       d'obferver  dans  la  plupart,  que  leurs  Qualitez  fenfibles  &  leurs  Subftances 
Ep"t-  mêmes  font  dans  \mflux  continuel,  c'efl  avec  raifon  que  nous  confiderons 

ces  Etres  comme  conftamment  fujets  au  même  changement.  Nous  n'avons 
pas  moins  d'exemples  de  la  Puijfance  aclive ,  qui  eft  ce  que  le  mot  de,  Puij- 
fance emporte  plus  proprement:  car  quelque  changement  qu'on  obferve» 
l'Efprit  en  doit  conclurre  qu'il  y  a,  quelque  part,  une  Puiflance  capable  de 
faire  ce  changement,  auiîi  bien  qu'une  difpofition  dans  la  chofe  même  aie 
recevoir.  Cependant ,  fi  nous  y  prenons  bien  garde ,  les  Corps  ne  nous 
fournifient  pas,  par  le  moyen  des  Sens,  une  idée  11  claire  &  fi  diftinéte  de 
la  Puijfance  aclive,  que  celle  que  nous  en  avons  par  les  reflexions  que  nous 
faifons  fur  les  opérations  de  notre  Efprit.  Comme  toute  PuilTance  a  du 
rapport  à  l'Action;  &  qu'il  n'y  a,  je  croi,  que  deux  fortes  d'Actions  dont 
nous  ayions  d'idée,  favoir  Penjer,  &  Mouvoir,  voyons  d'où  nous  avons 
l'idée  la  plus  diftincle  des  Puifjances  qui  produifent  ces  Actions.  I.  Pour 
ce  qui  efl  de  la  P  en  fée  ,  le  Corps  ne  nous  en  donne  aucune  idée  ;  &  ce  n'eft 
que  par  le  moyen  de  la  Réflexion  que  nous  l'avons.  II:  Nous  n'avons  pas 
non  plus ,  par  le  moyen  du  Corps ,  aucune  idée  du  commencement  du  Mou- 
vement. Un  Corps  en  repos  ne  nous  fournit  aucune  idée  d'une  Puijfance 
aclive  capable  de  produire  du  Mouvement.  Et  quand  le  Corps  lui-mê- 
me eft  en  mouvement,  ce  mouvement  eft  dans  le  Corps  une  paffion 
plutôt  qu'une  Action,  car  lorfqu'une  boule  de  Billard  cède  au  choc  du~Bâr 
ton ,  ce  n'eft  point  une  action  de  la  part  de  la  boule ,  mais  une  fimple  paffion. 
De  même,  lorfqu'elle  vient  à  pouffer  une  autre  boule  qui  fe  trouve  furfon 
chemin,  &  la  met  en  mouvement,  elle  ne  fait  que  lui  communiquer  le 

mouve- 


De  la  Puiffance.  Liv.  II.  x8i 

mouvement  qu'elle  avoit  reçu,  &  en  perd  tout  autant  que  l'autre  en  re-  Cil  ap. XXT. 
çoit  ;  ce  qui  ne  nous  donne  qu'une  idée  fort  obfcure  d'une  Puiffance  atlive 
de  mouvoir  qui  foit  dans  le  Corps,  puifque  dans  ce  cas  nous  ne  voyons  au- 
tre chofe  qu'un  Corps  qui  transfère  le  mouvement ,  fans  le  produire  en  au- 
cune manière.  C'eft,  dis-je,  une  idée  bien  obfcure  de  la  Puiffance  que 
celle  qui  ne  s'étend  point  jufqu'à  la  production  de  l'Action,  mais  eft  une 
fimple  continuation  de  Pafiion.  Or  tel  eft  le  Mouvement  dans  un  Corps 
pouflé  par  un  autre  Corps,  car  la  continuation  du  changement  qui  eft  pro- 
duit dans  ce  Corps,  du  repos  au  mouvement,  n'eft  non  plus  une  action, 
que  l'eft  la  continuation  du  changement  de  figure,  produit  en  lui  parl'im- 
preffion  du  même  coup.  Quant  à  l'idée  du  commencement  du  Mouvement, 
nous  ne  l'avons  que  par  le  moyen  de  la  reflexion  que  nousfaifons  fur  ce  qui 
fe  pafTe  en  nous-mêmes ,  lorfque  nous  voyons  par  expérience  qu'en  voulant 
Amplement  mouvoir  des  parties  de  notre  Corps ,  qui  étoient  auparavant  en 
repos ,  nous  pouvons  les  mouvoir.  De  forte  qu'il  me  femble  que  l'opéra- 
tion des  Corps  que  nous  obfervons  par  le  moyen  des  Sens ,  ne  nous  donne 
qu'une  idée  fort  imparfaite  &  fort  obfcure  d'une  Puiffance  aflive;  puifque 
les  Corps  ne  fauroient  nous  fournir  aucune  idée  en  eux-mêmes  de  la  puiffan- 
ce de  commencer  aucune  action,  foit  penfée,  foit  mouvement.  Mais  fi 
quelqu'un  penfe  avoir  une  idée  claire  de  la  Puiffance ,  en  obfervant  que  les 
Corps  fe  pouffent  les  uns  les  autres,  cela  fert  également  à  mon  deffein; 
puifque  la  Senfation  eft  une  des  voyes  par  où  l'Efprit  vient  à  acquérir  des 
Idées.  Du  refte,  j'ai  crû  qu'il  étoit  important  d'examiner  ici  en  paffant , 
fi  l'Efprit  ne  reçoit  point  une  idée  plus  claire  &  plus  diftincte  de  la  Puiffam 
a  aclive,  par  la  reflexion  qu'il  fait  fur  fes  propres  opérations,  que  par  au- 
cune fenfation  extérieure. 

g.  5.  Une  chofe  qui  du  moins  eft  évidente ,  à  mon  avis ,  c'eft  que  nous  La  vwonré  & 
trouvons  en  nous-mêmes  la  puiffance  de  commencer  ou  de  ne  pas  commen-  f™7deux"emf- 
cer,  de  continuer  ou  de  terminer  plufieurs  actions  de  notre  Efprit,  &  plu^  fcnces. 
fleurs  mouvemens  de  notre  Corps,  &  cela  Amplement  par  une  penfée  ou 
un  choix  de  notre  Efprit,  qui  détermine  &  commande,  pour  ainfi  dire, 
que  telle  ou  telle  action  particulière  foit  faite ,  ou  ne  foit  pas  faite.  Cette 
Puiffance  que  notre  Efprit  a  de  difpofer  ainfi  de  la  préfence  ou  de  l'abfence 
d'une  idée  particulière,  ou  de  préférer  le  mouvement  de  quelque  partie  du 
Corps  au  repos  de  cette  même  partie,  ou  de  faire  le  contraire,  c'eft  ce  que 
nous  appelions  Volonté.  Etl'ufage  actuel  que  nous  faifons  de  cette  Puiffan- 
ce, en  produifant,  ou  en  ceffant  de  produire  telle  ou  telle  action,  c'eft  ce 
qu'on  nomme  Volit'ion.  La  ceffation  ou  la  production  de  l'action  qui  fuit 
d'un  tel  commandement  de  l'Ame,  s'appelle  volontaire  ;  &  toute  action  qui 
eft  faite  fans  une  telle  direction  de  l'Ame,  fe  nomme  involontaire.  La 
Puiffance  d'appercevoir  eft  ce  que-  nous  appelions  Entendement  ;  &  la  Per- 
ception que  nous  regardons  comme  un  Acte  de  l'Entendement  peut  être 
diftinguée  en  trois  efpèces.  1.  Il  y  a  la  Perception  des  Idées  dans  notre  Ef- 
prit. 2.  La  Perception  de  la  fignification  des  Signes.  3.  La  Perception 
de  la  liaifon  ou  oppofition,  de  la  convenance  ou  difconvenance  qu'il  y  a  en- 
tre quelqu'une  de  nos  Idées.     Toutes  ces  différentes  Perceptions  font  attri- 

Z  3  buées. 


i8r  De  la  Puiffance.  Liv  II. 


jj' 


Chap.  XXL  buées  à  l'Entendement  ou  à  la  PuifTance  d'appercevoir  que  nous  Tentons  en 
nous-mêmes,  quoi  que  l'Ufage  ne  nous  permette  d'appliquer  le  mot  dV«- 
tendre^  qu'aux  deux  dernières  feulement. 

g.  6.  Ces  PuifTances  que  l'Ame  a  d'appercevoir,  &  de  préférer  une  cho- 
fe  à  une  autre,  font  ordinairement  désignées  par  d'autres  noms;  &  Ton  dit 
communément ,  que  l'Entendement  &  la  Volonté  font  deux  Facultez  de  l'A- 
me. Ces  mots  font  affez  commodes ,  fi  l'on  s'en  fèrt  comme  on  devroit  fe 
fervir  de  tous  les  mots  ,  de  telle  manière  qu'ils  ne  fuTent  naître  aucune  con- 
fufion  dans  l'Efprit  des  hommes  :  précaution  qu'on  a  ici  un  peu  négligée  , 
en  fuppofant ,  comme  je  foupçonne  qu'on  a  fait ,  que  ces  Mots  fignifient 
quelques  Etres  réels  dans  l'Ame  ,  lefquelsproduifent  les  actes  d>»/e#^'<?&  de 
•vouloir.  Car  lorfque  nous  difons  que  h  Volonté  efl  cette  Faculté  fupérieur$ 
de  ï Ame  qui  règle  &  ordonne  toutes  cbofes ,  quelle  efi  ou  n'efi  pas  libre,  quelle 
détermine  les  Facultez  inférieures,  quelle  fuit  le  dièlamen  de  /'Entendement, 
&c.  quoi  que  ces  expreffions&  autres  femblables  puilTent  être  entendues  en 
un  fens  clair  &  diflinct  par  ceux  qui  examinent  avec  attention  leurs  propres 
Idées ,  &  qui  règlent  plutôt  leurs  penfées  fur  l'évidence  des  chofes  que  fur 
le  fon  des  mots  ;  je  crains  pourtant  que  cette  manière  de  parler  des  Fa- 
cultez de  l'Ame,  n'aît  fait  venir  à  plufieurs  perfonnes  l'idée  confufe  d'au- 
tant d'Agents  qui  exiflent  diflinctement  en  nous ,  qui  ont  différentes  fonc- 
tions &  différens  pouvoirs ,  qui  commandent ,  obeïifent ,  &  exécutent  di- 
verfes  chofes,  comme  autant  d'Etres  diflincls,  ce  qui  a  produit  quantité 
de  vaines  difputes ,  de  difcours  obfcurs  &  pleins  d'incertitude  fur  les  Queflions 
qui  fe  rapportent  à  ces  différens  Pouvoirs  de  l'Ame. 

d'où  nous  vien-        §.  7.  Chacun ,  je  penfe ,  trouve  en  foi-même  la  Puijfance  de  commencer 

2 -la '!!*»"&     différentes  actions,  ou  de  s'en  abftenir ,  de  les  continuer  ou  de  les  terminer. 

di  u  Nec/jptt.  Et  c'efl  la  confideration  de  l'étendue  de  cette  Puijfance  que  l'Ame  a  fur  les 
Actions  de  l'Homme,  &que  chacun  trouve  en  foi-meme,  qui  nous  fournit 
l'idée  de  la  Liberté  &  de  la  NéceJJïté. 

teLikrtf.  quC  §•  8-  Toutes  les  Actions  dont  nous  avons  quelque  idée,  fe  réduifèntàces 
deux,  mouvoir,  &  penfer ,  comme  nous  l'avons  déjà  remarqué.  Tant  qu'un 
Homme  a  la  puiffance  de  penfer  ou  de  ne  pas  penfer,  de  mouvoir  ou  de  ne 
pas  mouvoir,  conformément  à  la  préférence  ou  au  choix  de  fon  propre  Ef- 
prit,  jufque-là  il  efl  Libre.  Au  contraire,  lorfqu'il  n'eftpas  également  au 
pouvoir  de  l'Homme  d'agir  ou  de  ne  pas  agir,  tant  que  ces  deux  chofes  ne 
dépendent  pas  également  de  la  préférence  de  fon  Efprit  qui  ordonne  l'une 
ou  l'autre,  à  cet  égard  l'Homme  n'efi  point  Libre,  quoi  que  peut-être 
l'action  qu'il  fait,  foit  volontaire.  Ainfi  l'idée  de  la  Liberté  dans  un  certain 
Agent  c'efl  l'idée  de  la  Puiffance  qu'a  cet  Agent  de  faire  ou  de  s'abflenir  de 
faire  une  certaine  action,  conformément  à  la  détermination  de  fon  Efprit  en 
vertu  de  laquelle  il  préfère  l'une  à  l'autre.  Mais  lorfque  l'Agent  n'a  pas  le 
pouvoir  de  faire  l'une  de  ces  deux  chofes  en  conféquence  de  la  détermination 
actuelle  de  fa  Volonté, que  je  nomme  autrement  volition ,  il  n'y  a,  dans  ce 
cas-là,  plus  de  Liberté  ;  &  l'Agent  efl  néceffité  à  cet  égard.  D'où  il  s'en- 
fuit que  là  où  il  n'y  a  ni  penfée,  ni  volition,  ni  volonté ,  il  ne  peut  y.  avoir 
de  Liberté,  mais  que  la  penfée,  la  volonté  &  la  volition  peuvent  fe  trouver 

où 


De  la  Puiffance.  L  i  v.  1 1.  i  S  3 

où  il  n'y  a  point  de  Liberté.     Il  ne  faut  que  faire  un  peu  de  reflexion  fur  Chap.  XXI. 
un  ou  deux  exemples  familiers ,  pour  être  convaincu  de  tout  cela  d'une  ma- 
nière évidente. 

S.  p.  Perfonne  ne  s'eft  encore  avifé  de  prendre  pour  un  Agent  Libre  une  L3,T-^"té  &?• 

t.    11         /•  •  )    11      r  •  .  •       •    '  fp-  P°'e  1  Entende- 

Balle,  foit  qu  elle  foit  en  mouvement  après  avoir  ete  pouilee  par  une  ra-  ment  &u  vo- 

quette,  ou  qu'elle  foit  en  repos.  Si  nous  en  cherchons  la  raifon,  nous  trou-  Iomc• 
verons  que  c'eft  parce  que  nous  ne  concevons  pas  qu'une  Balle  penfe  ;  ni 
qu'elle  ait,  par  conféquent,  aucune  volition  qui  lui  fafTe  préférer  le  mou- 
vement au  repos ,  ou  le  repos  au  mouvement.  D'où  nous  concluons  qu'el- 
le n'a  point  de  Liberté,  qu'elle  n'eft  pas  un  Agent  Libre.  Aufîi  regardons- 
nous  fon  mouvement  &  fon  repos  fous  l'idée  d'une  chofe  néceffaire ,  &  nous 
l'appelions  ainfi.  De  même,  un  Homme  venant  à  tomber  dans  l'Eau,  par- 
ce qu'un  Pont  fur  lequel  il  marchoit ,  s'eft  rompu  fous  lui ,  n'a  point  de  li- 
berté ,  &  n'eft  pas  un  Agent  libre  à  cet  égard.  Car  quoi  qu'il  aît  la  voli- 
tion, c'eft-à-dire  qu'il  préfère  de  ne  pas  tomber  à  tomber,  cependant  com- 
me il  n'eft  pas  en  fa  puiffance  d'empêcher  ce  mouvement,  la  ceffation  de 
ce  mouvement  ne  fuit  pas  fa  volition;  c'eft pourquoi  il  n'eft  point  libre  dans 
ce  cas-là.  Il  en  eft  de  même  d'un  homme  qui  fe  frappe  lui-même ,  ou  qui 
frappe  fon  Ami,  par  un  mouvement  convullif  de  fon  Bras,  qu'il  n'eft  pas 
en  fon  pouvoir  d'empêcher  ou  d'arrêter  par  la  direction  de  fon  Efprit:  per- 
fonne ne  s'avife  de penfer  qu'un  tel  homme  foit  libre  à  cet  égard,  mais  on 
le  plaint  comme  agiffant  par  néceflité  &  par  contrainte. 

§.  10.  Autre  exemple:  Suppofons  qu'on  porte  un  homme,  pendant  ta  tiberte'  n'ap. 
qu'il  eft  dans  un  profond  fommeil,  dans  une  Chambre  où  il  y  ait  une  per-  pâment  pas  à  la 
fonne  qu'il  lui  tarde  fort  de  voir  &  d'entretenir,  &que  l'on  ferme  à  clef  la 
porte  fur  lui,  de  forte  qu'il  ne  foit  pas  en  fon  pouvoir  de  fortir.  Cet  hom- 
me s'éveille,  &  eft  charmé  de  fe  trouver  avec  une  perfonne  dont  il  fouhai- 
toit  fi  fort  la  compagnie,  &  avec  qui  ildemeureavec  plaifir,  aimant  mieux 
être  là  avec  elle  dans  cette  Chambre  que  d'en  fortir  pour  aller  ailleurs  :  je 
demande  s'il  ne  refte  pas  volontairement  dans  ce  Lieu-là?  Je  ne  penfe  pas  que 
perfonne  s'avife  d'en  douter.  Cependant,  comme  cet  homme  eft  enfermé 
à  clef,  il  eft  évident  qu'il  n'eft  pas  en  liberté  de  ne  pas  demeurer  dans  cette 
Chambre ,  &  d'en  fortir  s'il  veut.  Et  par  conféquent ,  la  Liberté  n'eft  pas 
une  idée  qui  appartienne  à  h  volition,  ou  à  la  préférence  que  notre  Efprit 
donne  à  une  aftion  plutôt  qu'à  une  autre,  mais  à  la  Perfonne  qui  a  la  puif- 
fance d'agir  ou  de  s'empêcher  d'agir,  félon  que  fon  Efprit  fe  déterminera  à 
l'un  ou  à  l'autre  de  ces  deux  partis.  Notre  Idée  delà  Liberté  s'étend  auffi 
loin  que  cette  Puiflance,  mais  elle  ne  va  point  au  delà.  Car  toutes  les  fois 
que  quelque  obftacle  arrête  cette  Puiffance  d'agir  ou  de  ne  pas  agir,  ou  que 
quelque  force  vient  à  détruire  l'indifférence  de  cette  puiffance,  il  n'y  a  plus 
de  Liberté  ;  &  la  notion  que  nous  en  avons ,  difparoit  tout  aufli-tôt. 

§.  1 1.  C'eft  dequoi  nous  avons  affez  d'exemples  dans  notre  propre  Corp?, 
&  fouvent  plus  que  nous  ne  voudrions.  Le  Cœur  d'un  homme  bat,  & 
fon  fang  circule,  fans  qu'il  foit  en  fon  pouvoir  de  l'empêcher  par  aucune 
penfée  ou  volition  particulière  ;  il  n'eft  donc  pas  un  Agent  libre  par  rapport 
à  ces  mouvemens  dont  la  ceiîation  ne  dépend  pas  de  fon  choix  &  ne  fuit 

point 


184  Ve  la  Tmfanct.  L i  v.   IL 

Chap.   XXI.  point  la  détermination  de  fon  Efprit.     Des  mouvemens  convulfifs  agitent 
fes  jambes ,  de  forte  que,  quoi  qu'il  veuille  en  arrêter  le  mouvement,  il  ne 
peut  le  faire  par  aucune  puiffance  de  fon  Efprit,  ces  mouvemens  convulfifs 
le  contraignant  de  darder  fans  interruption,  comme  il  arrive  dans  la  maladie 
qu'on  nomme  Chorea  Santli  Viti.     Il  eli  tout  vifible  que  bien  loin  d'être  en 
liberté  à  cet  égard,  il  eft  dans  une  auffi  grande  nécelfité  de  fe  mouvoir, 
qu'une  pierre  qui  tombe,  ou  une  Balle  pouffée  par  une  Raquette.     D'un 
autre  côté  ,  la  Paralyfie  empêche  que  fes  Jambes  n'obeïlfent  à  la  détermina- 
tion de  fon  Efprit,  s'il  veut  s'en  fervir  pour  porter  fonCorpsdans  un  autre 
Lieu.     La  Liberté  manque  dans  tous  ces  cas,  quoi  que  dans  un  Paralyti- 
que même  ce  fort  une  chofe  volontaire  de  demeurer  alfis ,  tandis  qu'il  préfè- 
re d'être  affis  à  changer  de  place.     Volontaire  n'eft  donc  pas  oppofé  à  Né- 
cej/'aire,  mais  à  Involontaire,  car  un  homme  peut  préférer  ce  qu'il  veut  faire, 
à  ce  qu'il  n'a  pas  la  puiifance  de  faire:  il  peut  préférer  l'état  où  il  eft,  à 
fabfence  ou  au. changement  de  cet  état,  quoi  que  dans  le  fond  la  néceflité 
l'ait  réduit  à  ne  pouvoir  changer. 
«meVi-V eft         §'  I2-  -M  en  e^  ^es  penses  de  l'Efprit  comme  des  mouvemens  du  Corps. 
Lorfqu'une  penfée  eft  telle  que  nous  avons  la  puiffance  de  l'éloigner  ou  de 
la  conferver ,  conformément  à  la  préférence  de  notre  Efprit ,  nous  fournies 
en  liberté  à  cet  égard.     Un  homme  éveillé  étant  dans  la  nécellité  d'avoir 
conftamment  quelques  idées  dans  l'Efprit,  n'eft  non  plus  libre  de  penfer 
ou    de    ne  pas   penfer,    qu'il   eft   en    liberté  d'empêcher  ou  de  ne  pas 
empêcher    que    fon    Corps     touche   ou   ne   touche   point    aucun'  autre 
Corps.     Mais  de  tranfporter  fes  penfées  d'une  idée  à  l'autre,  c'eft  ce  qui 
eft  fouvent  en  fa  difpofition;  &  en  ce  cas-là,  il  eft  auffi  libre  par  rapport 
à  fes  Idées,  qu'il  l'ell  par  rapport  aux  Corps  fur  lefquels  il  s'appuye,  pou- 
vant fe  tranfporter  de  l'un  fur  l'autre  comme  il  lui  vient  en  fantaifie.  11  y 
a  pourtant  des  Idées,  qui  comme  certains  Mouvemens  du  Corps,  font  tel- 
lement fixées  dans  l'Efprit,  que  dans  certaines  circonftances  on  ne  peut  les 
éloigner  quelque  effort  qu'on  faffe  pour  cela.     Un  homme  à  la  torture  n'eft 
pas  en  liberté  de  n'avoir  pas  l'idée  de  la  douleur ,  &  de  l'éloigner  en  s'atta- 
chant  à  d'autres  contemplations.     Et  quelquefois  une  violente  paffion  agit 
fur  notre  Efprit ,  comme  le  vent  le  plus  furieux  agit  fur  nos  Corps ,  fans 
nous  laiffer  la  liberté  de  penfer  à  d'autres  choies  auxquelles  nous  aime- 
rions bien  mieux  penfer.     Mais  lorfque  l'Efprit  reprend  la  puiffance  d'ar- 
rêter    ou    de    continuer  ,    de    commencer   ou  d'éloigner  quelqu'un  des 
mouvemens  du  Corps  ou  quelqu'une  de  fes  propres  penfées,    félon  qu'il 
juge  à  propos  de  préférer  l'un  à  l'autre  ,  dès  lors  nous  le  confiderons  comme 
un  Agent  libre, 
ce  que  c'eft  que      g.  13.  La  Néceffïté  a  lieu  par-tout  où  la  penfée  n'a  aucune  part,  ou  bien 
u  Neceffite.         par-tout  où  ne  fe  trouve  point  la  puiffance  d'agir  ou  de  ne  pas  agir  en  confé- 
quence  d'une  direction  particulière  de  l'Efprit.     Lorfque  cette  néceffité  fe 
trouve  dans  un  Agent  capable  de  -volition ,  &  que  le  commencement  ou  la 
continuation  de  quelque  Action  eft  contraire  à  cette  Préférence  de  fon  Efprit, 
je  la  nomme  Contrainte;  &  lorfque  l'empêchement  ou  la  ceffation  d'une 
Action,  eft  contraire  à  la  volition  de  cet  Agent ,  qu'on  me  permette  de  l'ap- 

peller 


De  la  Puiffance.  L  i  ?.  1 1.  1 8  $ 

peller(i)  Cobibitio».     Quant  aux  Agents  qui  n'ont  abfolument  ni  pcnfée  ni  Chap.   XXI. 
volition ,  ce  font  des  Agents  néceffaires  à  tous  égards. 

§.  14.  Si  cela  eft  ainfi,  comme  je  lecroi;  qu'on  voye,  fi,  en  prenant  n'apparia*  pa 
la  chofe  de  cette  manière  ,  l'on  ne  pourroit  point  terminer  la  Queftion  agi-  à  u  volonté, 
tée  depuis  fi  long-temps,  mais  trés-abfurde,  à  mon  avis,  puifqu'elle  eft 
inintelligible,  Si  la  volonté  de  l 'homme  eft  libre,  ou  non.  Car  de  ce  que  je 
viens  de  dire,  il  s'enfuit  nettement ,  fi  je  ne  me  trompe ,  que  cette  Queftion 
confiderée  en  elle-même ,  eft  très-mal  conçue ,  &  que  demander  à  un  hom- 
me fi  fa  volonté  eft  libre,  c'eft  tomber  dans  une  aulîi  grande  abfurditè,  que 
fi  l'on  lui  demandoity?  [on  fommeil  eft  rapide,  ou  fa  vertu  quarrée;  parce 
que  la  Liberté  peut  être  auffi  peu  appliquée  à  la  Volonté,  que  la  rapidité 
du  mouvement  au  Sommeil,  ou  la  figure  quarrée  à  la  Vertu.  Tout  le  mon- 
de voit  l'abfurdité  de  ces  deux  dernières  Queftions  ;  &  qui  les  entendroit 
propofer  ferieufement ,  ne  pourroit  s'empêcher  d'en  rire  :  parce  que  chacun 
voit  fans  peine,  que  les  modifications  du Mouvementn'appartiennentpoint 
au  Sommeil,  ni  la  différence  de  figure  à  la  Vertu.  Je  croi  de  même,  que  ' 
quiconque  voudra  examiner  la  chofe  avec  foin,  verra  tout  aufli  clairement, 
que  la  Liberté  qui  n'eft  qu'une  Puiffance,  appartient  uniquement  à  des  A- 
gents,  &  ne  fauroit  être  un  attribut  ou  une  modification  de  la  Volonté,  qui 
n'eft  elle-même  rien  autre  chofe  qu'une  Puiffance. 

§.  15.  La  difficulté  d'exprimer  par  des  fons  les  actions  intérieures  de  DelaPi/ftw, 
l'Efprit,  pour  en  donner  par-là  des  Idées  claires  aux  autres,  eft  fi  grande, 
que  je  dois  avertir  ici  mon  Lecleur,  que  les  mots  ordonner,  diriger,  c'soiftr, 
préférer,  &c.  dont  je  me  fuis  fervi  dans  cette  rencontre,  ne  font  pas  com- 
prendre affez  diftin&ement  ce  qu'il  faut  entendre  par  volition,  à  moins  que 
ceux  qui  liront  ce  que  je  dis  ici ,  ne  prennent  la  peine  de  réfléchir  fur  ce 
qu'ils  font  eux-mêmes  quand  ils  veulent.  Par  exemple,  le  mot  de  préféren- 
ce qui  femble  peut-être  le  plus  propre  à  exprimer  l'acle  de  la  volition,  ne 
l'exprime  pourtant  pas  précifément:  car  quoi  qu'un  homme  préférât  de  voler 
à  marcher,  on  ne  peut  pourtant  pas  dire  qu'il  veuille  jamais  voler.  La  Vo- 
lition eft  vifiblement  un  Able  de  ÏEfprit  exerçant  avec  conmijfance ,  V empire 
qu'il  fuppofe  avoir  fur  quelque  partie  de  l'Homme  pour  rappliquer  à  qu  Ique 
action  particulière  ,  ou  pour  1  en  détourner.  Et  qu'eft-ce  que  la  Volonté  finon 
la  Faculté  de  produire  cet  Acle?  Et  cette  Faculté  n'eft  en  effet  autre 
chofe  que  la  Pui  flance  que  notre  Efprit  a  de  déterminer  fes  penfées  à  la  produc- 
tion, à  la  continuation  ou  à  la  ceffation  d'une  Action,  autant  que  cela  dé- 
pend de  nous  :  Car  on  ne  peut  nier  que  tout  Agent  qui  a  la  puiffance  de  penfer 
à  fes  propres  actions ,  &  de  préférer  l'exécution  d'une  chofe  à  l'omiffion  de 
cette  chofe ,  ou  au  contraire ,  on  ne  peut  nier  qu'un  tel  Agent  n'ait  la  Faculté 
quonnomme  Volonté.  La  Volonté  n'eft  donc  autre  chofe  qu'une  telle  puiffan- 
ce. La  Liberté ,  d'autre  part ,  c'eft  la  puiffance  qu'un  Homme  a  de  faire  ou  de 
ne  pas  faire  quelque  Action  particuliére,conformément  à  la  préférence  actuel- 
le 
(  i)  Ce  mot  n'eft  pas  François ,  mais  je  m'en  tionnaire  Latin  &  François  n'a  pu  bien  ex- 
fers faute  d'autre ,  car  ,  fi  je  ne  me  trompe  ,  pliquer  le  terme  Latin  cohib'-iio ,  que  par  cette 
nous  n'en  avons  aucun  pour  exprimer  cette  penphrafe,  SAilim  d'tm(êcber  ^n'er.  r.t  fijfe 
idée.  En  effet ,  le  P.  T*ch.irt  dans  lbn  Die-      qutljue  (be/i. 

A  a 


i86  De  la  Puiffance.  Liv.  II. 

Chap.   XXI.  le  que  notre  Efprit  a  donnée  à  l'aéHon  ou  à  la  ceflationde  l'a&ion  ,  qui  eft 
autant  que  fi  l'on  difoit ,  conformément  à  ce  qu'il  veut  lui-même. 
LaPuiflance  _        §.  16.  Il  eft  donc  évident ,  que  la  Volonté  n'eft  autre  chofe  qu'une  Puif- 

3«PAgéns°,:  qu  a  fance  ou  Faculté  ;  &  que  la  Liberté  eft  une  autre  Puiffance  ou  Faculté  :  de 
forte  que  demander  fi  la  Volonté  a  de  la  Liberté  ,  c'eft  demander  fi  une 
Puiflance  a  une  autre  Puiflance ,  &  fi  une  Faculté  a  une  autre  Faculté  : 
Queftion  qui  paroit,  dès  la  première  vue,  trop  grofiierement  abfurde, 
pour  devoir  être  agitée ,  ou  avoir  befoin  de  réponfe.  Car  qui  ne  voit  que 
les  Puiffances  n'appartiennent  qu'à  des  Agents  ,  &.font  uniquement  des  Attri* 
buts  des  Sut fiances  13  nullement  de  quelque  autre  Puiffance?  De  forte  que  po- 
fer  ainfi  la  Qiieftion,  La  Volonté  eft- elle  libre?  c'eft  demander  en  effet,  fi 
la  Volonté  eft  une  Subfiance ,  &  un  Agent  proprement  dit ,  ou  du  moins 
c'eft  le  fuppofer  réellement  :  puifque  ce  n'efl  qu'à  un  Agent  que  la  Liberté 
peut  être  proprement  attribuée.  Si  l'on  peut  attribuer  la  Liberté  à  quelque 
Puiflance,  fans  parler  improprement ,  on  pourra  l'attribuera  la  puiflance 
que  l'Homme  a  de  produire  ou  de  s'empêcher  de  produire  du  mouvement 
dans  les  parties  de  fon  Corps,  par  choix  ou  par  préférence;  car  c'eft  ce 
qui  fait  qu'on  le  nomme  libre  ,  c'eft  en  cela  même  que  confiflela  Liberté. 
Mais  fi  quelqu'un  s'avifoit  de  demander,  fi  la  Liberté  eft  libre,  il  pafferoit 
fans  doute  pour  un  homme  qui  ne  fait  lui-même  ce  qu'il  dit ,  comme  toute 
perfonne  feroit  jugée  digne  d'avoir  des  oreilles  femblables  à  celles  du 
Roi  Midas,  qui  fâchant  que  la  pofleflion  desRicheffes  donne  à  un  homme  la 
dénomination  de  Riche,  demanderait  fi  les  Richeffes  elles-mêmes  font  riches. 

§.  17.  Quoi  que  le  mot  de  Faculté  que  les  Hommes  ont  donné  à  cette 
Puiflance  qu'on  appelle  Volonté,  &  qui  les  a  engagez  à  parler  delà  Volonté 
comme  d'un  fujet  agiflant,  puifle  un  peufervir  à  pallier  cette  abfurdité ,  à  la 
faveur  d'une  adaptation  qui  en  déguifele  véritable  fens,  il  eft  pourtant  vrai 
que  dans  le  fond  la  Volonté 'ne  fignifie  autre  chofe  qu'une  puiflance,  ou  ca- 
pacité de  préférer  ou  choifir ,  &  par  conféquent,  fi  fous  le  nom  de  faculté 
l'on  la  regarde  fimplement  comme  une  capacité  de  faire  quelque  chofe,  ain- 
fi qu'elle  eft  effectivement ,  on  verra  fans  peine  combien  il  efl  abfurde  de 
dire  que  la  Volonté  efl,  ou  n'efl  pas  libre.  Car  s'il  peut  être  raifonnable 
de  fuppofer  les  Facilitez  comme  autant  d'Etres  diftinfts  qui  puiffent  agir, 
&  d'en  parler  fous  cette  idée,  comme  nous  avons  accoutumé  de  faire,  lorf- 
que  nous  difons  que  la  Volonté  ordonne  ,  que  la  Volonté  efl  libre,  &SV.  il 
faut  que  nous  établiffions  aufli  une  Faculté  parlante ,  une  Faculté  marchante , 
&  une  Faculté  danfante ,  par  lefquelles  foient  produites  les  aclions  de  parler, 
de  marcher,  &  de  danfer,  qui  ne  font  que  différentes  Modifications  du 
Mouvement,  tout  de  même  que  nous  faifons  de  la  Volonté  &  de  l'Entende- 
ment des  Facilitez  par  qui  font  produites  les  aclions  de  choifir  &  d'apperce- 
voir  qui  ne  font  que  différens  Modes  de  la  Penfée.  De  forte  que  nous  par- 
lons aufli  proprement  en  difant,  que  c'eft  la  Faculté  chantante  qui  chante, 
&  la  Faculté  danfante  qui  danfe ,  que  lors  que  nous  difons ,  que  c'eft  la  Volon- 
té qui choiftt ,  ou  l'Entendement  qui  conçoit ,  ou,  comme  on  a  accoutumé  de 
s'exprimer,  que  la  Volonté  dirige  V Entendement ,  ou  que  V Entendement  obéit y 
eu  ri obéit  pas  à  la  Volonté.     Car  qui  diroit.,  que  la  puiflance  de  parler  dirige 

la 


De  h  PttiJJance.  Liv.  II.  187 

la  puiflance  de  chanter ,  ou  que  la  puiflance  de  chanter  obéit ,  ou  défobéït  à  Ciur.    XXI, 
la  puiflance  de  parler,  s'exprimeroit  d'une  manière  aufli  propre  &  aufli  in- 
telligible. 

g.  18.  Cependant  cette  façon  de  parler  a  prévalu,  &  caufé,  fi  je  ne  me 
trompe,  bien  du  défordre;  car  toutes  ces  chofes  n'étant  que  différentes 
Puiflances,  dans  l'Efprit,  ou  dans  l'Homme,  de  faire  diverfes  Actions, 
l'Homme  les  met  en  œuvre  félon  qu'il  le  juge  à  propos.  Mais  la  puiflance 
de  faire  une  certaine  Action,  n'opère  point  fur  la  puiflance  de  faire  une  au- 
tre Action.  Car  la  puiflance  de  penfer  n'opère  non  plus  fur  la  puiflance  de 
choiiir,  ni  la  puiflance  de  choifir  fur  celle  de  penfer,  que  la  puiifancede 
danfer  opère  fur  la  puiflance  de  chanter,  ou  la  puiflance  de  chanter  fur  cel- 
le de  danfer ,  comme  tout  homme  qui  voudra  y  faire  reflexion ,  le  recon- 
noîtra  fans  peine.  C'eft  pourtant  là  ce  que  nous  difons,  lorfque  nous  nous 
fervons  de  ces  façons  de  parler,  La  Volonté  agit  fur  l 'Entendement ,  ou  l'En- 
tendement fur  la  Volonté. 

g.  19.  Je  conviens  que  telle  ou  telle  Penfée  actuelle  peut  donner  lieu  à  la 
Volition^  ou  pour  parler  plus  nettement,  fournir  à  l'Homme  une  occafion 
d'exercer  la  puiflance  qu'il  a  de  choifir  ;  &  d'autre  part ,  le  choix  actuel 
de  l'Efprit  peut  être  caufe  qu'il  penfe  actuellement  à  telle  ou  à  telle  chofe, 
de  même  que  de  chanter  actuellement  un  certain  Air  peut  être  l'occafion 
de  danfer  une  telle  Danfe,  &  qu'une  certaine  Danfe  peut  être  l'occafion  de 
chanter  un  tel  Air.  Mais  en  tout  cela  ce  n'eit  pas  une  Puiifance  qui  agit  fur  une 
autre  Puiflance ,  mais  c'eft  l'Efprit  ou  l'Homme  quimet  en  œuvre  ces  différen- 
tes Puiflances  ;  car  les  Puiflances  font  des  Relations  &  non  des  Agents.  C'eft 
celui  qui  fait  l'Action  qui  a  la  puiflance  ou  la  capacité  d'agir.  Et  par  con- 
fequent,  ce  qui  a ,  on  qui  n'a  pas  la  puiffance  d'agir^  cejl  cela  feul  qui  ejl  ou 
qui  ri  eft  pas  libre ,  etnon  la  Puiflance  elle-même  ;  car  la  Liberté  ou  l'abfence 
de  la  Liberté  ne  peut  appartenir  qu'à  ce  qui  a ,  ou  n'a  pas  la  puiflance  d'agir. 

§.  20.  L'erreur  qui  a  fut  attribuer  aux  Facultez  ce  qui  ne  leur  appartient  La  Liberté  n'ap- 
pas,  a  donné  lieu  à  cette  façon  de  parler:  mais  la  coutume  qu'on  a  pris  en  volonté  pas  *  ** 
difeourant  de  l'Efprit ,  de  parler  de  fes  différentes  opérations  fous  le  nom 
de  Faculté ,  cette  coutume ,  dis-je,  a,  je  croi,  aufli  peu  contribué  à  nous 
avancer  dans  la  connoiflance  de  cette  partie  de  nous-mêmes ,  que  le  grand 
ufage  qu'on  a  fait  des  Facultez,  pour  défigner  les  opérations  du  Corps,  a 
fervi  à  nous  perfectionner  dans  la  connoiflance  de  la  Médecine.  Je  ne  nie 
pourtant  pas  qu'il  n'y  ait  des  Facultez  dans  le  Corps  &  dans  l'Eiprit.  Ils 
ont ,  l'un  &  l'autre ,  leurs  Puiflances  d'opérer  :  autrement ,  ils  ne  pourraient 
opérer  ni  l'un  ni  l'autre:  car  rien  ne  peut  opérer,  qui  n'eftpas  capable  d'o- 
pérer, &  ce  qui  n'a  pas  la  puifl'ance  d'opérer  ,  n'eft  pas  capable  d'opérer. 
Tout  cela  eft  inconteltable.  Je  ne  nie  pas  non  plus  que  ces  mots  &  autres 
femblables  ne  doivent  avoir  lieu  dans  l'ufage  ordinaire  des  Langues ,  où 
ils  font  communément  reçus.  Ce  feroit  une  trop  grande  affectation  de  les 
rejetter  abfolument.  La  Philofophie  elle-même  peut  s'en  fervir ,  car  quoi 
qu'elle  ne  s'accommode  pas  d'une  parure  extravagante,  cependant  quand 
elle  fe  montre  en  public,  elle  doit  avoir  la  eomplaiiknce  de  paroitre  ornée 
à  la  mode  du  Pais,  je  veux  dire  fe  fervir  des  termes  ulitez,  autant  que  la 

A  a  2  verir 


i88  Ot  la  Puijjfance.  Liv.  IT. 

Chap.XXI.  vérité  &  la  clarcé  le  peuvent  permettre.  Mais  la  faute  qu'on  a  commis  dans" 
cet  ufage  des  Facilitez ,  c'eft  qu'on  en  a  parlé  comme  d'autant  d'Agents ,  & 
qu'on  les  a  repréfentées  effectivement  ainii.  Car  qu'on  vint  à  demander. 
Ce  que  c'étoit  qui  digeroit  les  viandes  dans  l'eftomac  :  c'étoit  difoit-on , 
une  Faculté  digeftive.  La  réponfe  étoit  toute  prête ,  &  fort  bien  reçue. 
Si  l'on  demandoit ,  ce  qui  faifoit  fortir  quelque  chofe  hors  du  Corps  :  on 
répondoit,  Une  Faculté  expulfive  :  ce  qui  y  caufoit  du  mouvement,  Une 
Faculté  motive.  De  même  à  l'égard  de  l'Éfprit,  on  difoit  que  c'étoit  la 
Faculté  intellectuelle-,  ou  l' Entendement ,  qui  entendoit ,  &  la  Faculté  éleclive 
ou  la  Volonté ,  qui  vouloit  ou  ordonnoit  :  Ce^qui  en  peu  de  mots  ne  fignifie 
autre  chofe  linon  que  la  Capacité  de  digérer,  digère;  que  la  Capacité  de 
mouvoir,  meut;  &  que  la  Capacité  d'entendre,  entend.  Car  ces  mots  de 
Faculté,  de  Capacité  &  de  PuiJJance  ne  font  que  différens  noms  qui  fignifient 
purement  les  mêmes  chofes.  De  forte  que  ces  façons  de  parler ,  exprimées 
en  d'autres  termes  plus  intelligibles,  n'emportent  autre  chofe,  à  mon  avis, 
finon  que  la  Digellion  eff.  faite  par  quelque  chofe  qui  eft  capable  de  digé- 
rer ,  que  le  Mouvement  eft  produit  par  quelque  chofe  qui  eft  capable  de 
mouvoir,  &  l'Entendement  par  quelque  chofe  qui  eft  capable  d'entendre. 
Et  dans  le  fond  il  feroit  fort  étrange,  que  cela  fût  autrement,  &  tout  au- 
tant qu'il  le  feroit,  qu'un  homme  fut  libre  fans  être  capable  d'être  libre. 
la  Liberté  ap-  §•  21.  Pour  revenir  maintenant  à  nos  recherches  touchant  la  Liberté,  la 
ménrà'i-A^enT,  Queftion  ne  doit  pas  être,  à  mon  avis,  fi  la  Volonté  eft  libre  ,  car  c'efr.  par- 
eil à  l'Homme.'   1er  d'une  manière  fort  impropre ,  mais ,  fi  l'Homme  eft  libre. 

Cela  pofé,  je  dis,  I.  Que,  tandis  que  quelqu'un  peut  par  la  direction 
ou  le  choix  de  fon  Efprit ,  préférer  l'exiftence  d'une  action  à  la  non-exiften- 
ce  de  cette  action,  &  au  contraire,  c'eft  à  dire,  tandis  qu'il  peut  faire 
qu'elle  exifte  ou  qu'elle  n'exifte  pas,  félon  qu'il  le  veut ,  jufque-là  il  eft  Li- 
bre. Car  fi  par  le  moyen  d'une  penfée  qui  dirige  le  mouvement  de  mon 
Doigt,  je  puis  faire,  qu'il  fe  meuve  lorsqu'il  eft  en  repos,  ou  qu'il  ceffe  de 
fe  mouvoir,  il  eft  évident  qu'à  cet  égard-là  je  fuis  libre.  Et  fi  en  confé- 
quence  d'une  femblable  penfée  de  mon  Efprit  préférant  une  chofe  à  une  au- 
tre ,  je  puis  prononcer  des  mots  ou  n'en  point  prononcer ,  il  eft  vifible  que 
j'ai  la  liberté  de  parler,  ou  de  me  taire:  &  par  conféquent,  AuJJi  loin  que 
{étend  cette  Puijfance  d'agir  ou  de  ne  pas  agir ,  conformément  à  la  préférence 
que  V Efprit  donne  à  ïun  ou  à  T autre,  jusque-là  l'Homme  eft  Libre.  Car  que 
pouvons-nous  concevoir  de  plus ,  pour  faire  qu'un  homme  foit  Libre ,  que 
d'avoir  la  puiffance  de  faire  ce  qu'il  veut"?  Or  tandis  qu'un  homme  peut  en 
préférant  la  préfence  d'une  Action  à  fon  abfence,  ou  le  Repos  à  un  mouve- 
ment particulier,  produire  cette  Action  ou  le  Repos,  il  eft  évident  qu'il 
peut  à  cet  égard  faire  ce  qu'il  veut;  car  préférer  de  cette  manière  une  action 
particulière  à  fon  abfence ,  c'eft  vouloir  faire  cette  action ,  &  à  peine  pour- 
rions-nous dire  comment  il  feroit  poflible  de  concevoir  un  Etre  plus  libre 
qu'entant  qu'il  eft  capable  de  faire  ce  qu'il  veut.  Il  femble  donc  que 
l'Homme  eft  auffi  libre,  par  rapport  aux  Aérions  qui  dépendent  de  ce  pou- 
voir qu'il  trouve  en  lui-même  ,  qu'il  eft  polîible  à  la  Liberté  de  le  rendre 
libre ,  fi  j'oie  m'exprimer  ainfi. 

§.22.  Mais 


De  la  Puijfatice.  Liv.  II.  tS? 

§.  22.  Mais  les  hommes  dont  le  génie  eft  naturellement  fort  curieux ,  C  ir  ap.XXL 
délirant  d'éloisner  de  leur  Efprit ,  autant  qu'ils  peuvent,  la  penfée  d'être 

,,  D-  r-r-'-rj^  l  •  1    •  J>        L  Homme  n'eft 

coupables,  quoi  que  ce  loit  en  le  ruminant  dans  un  état  pire  que  celui  d  u-  pas  L,bre  par  «?. 
ne  fatale  nécetîité,  ne  font  pas  fatisfaits  de  cela.     A  moins  que  la  Liber-  p°"  j  !'a&'°n  d« 

,,         ,  i        i    •  -i        '  i        *  o    vouloir. 

te  ne  s  étende  encore  plus  loin  ,  ils  n  y  trouvent  pas  leur  compte  ;  et 
il  l'homme  n'a  auffi  bien  la  liberté  de  vouloir,  que  celle  de  faire  ce  qu'il 
veut ,  c'eft,  à  leur  avis,  une. fort  bonne  preuve,  que  l'Homme  n'eft  point 
libre.  C'eft  pourquoi  l'on  fait  encore  cette  autre  Queftion  fur  la  Liberté 
de  l'Homme ,  fi  V Homme  eft  libre  de  vouloir  ;  car  c'eft  là ,  je  penfe ,  ce  qu'on 
veut  dire,  lorsqu'on  difpute,  fi  la  Volonté  eft  libre  ou  non. 

g.  2$.  Sur  quoi  je  croi ,  II.  Que  vouloir  ou  choifir  étant  une  Aclion ,  & 
la  Liberté  confiftant  dans  le  pouvoir  d'agir  ou  de  ne  pas  agir,  un  Homme  ne 
fauroit  être  libre  par  rapport  à  cet  Aile  particulier  de  vouloir  une  aclion  qui  eft 
en  fa  pulffance,  lorsque  cette  Aclion  a  été  une  fois  propofée  à  fon  Efprit ,  com- 
me devant  être  faite  fur  le  champ.  La  raifon  en  eft  toute  vifible  ;  car  l'Ac- 
tion dépendant  de  fa  Volonté ,  il  faut  de  toute  néceffité  qu'elle  exifte  ou 
qu'elle  n'exifte  pas ,  &  fon  exiftence  ou  fa  non-exiftence  ne  pouvant  man- 
quer de  fuivre  exactement  la  détermination  &  le  choix  de  fa  Volonté ,  il  ne 
peut  éviter  de  vouloir  l'exiftence  ou  la  non-exiftence  de  cette  Aclion ,  il  eft, 
dis-je,  abfolument  néceffaire  qu'il  veuille  l'un  ou  l'autre,  c'eft  à  dire,  qu'il 
préfère  l'un  à  l'autre ,  puisque  l'un  des  deux  doit  fuivre  néceffairement ,  & 
que  la  chofe  qui  fuit ,  procède  du  choix  &  de  la  détermination  de  fon  Ef- 
prit, c'eft  à  dire,  de  ce  qu'il  la  veut,  car  s'il  ne  la  vouloit  pas,  elle  ne 
feroit  point.  Et  par  conféquent,  dans  un  tel  cas  l'Homme  n'eft  point  libre 
par  rapport  à  l'acle  même  de  vouloir,  la  Liberté  confiftant  dans  la  puifian- 
ce  d'agir  ou  de  ne  pas  agir ,  puifîance  que  l'Homme  n'a  point  alors  par 
rapport  à  la  (i)  Velition.  Car  un  Homme  eft  dans  une  néceffité  inévita- 
ble de  choifir  de  faire  ou  de  ne  pas  faire  une  Aclion  qui  eft  en  fa  puiifance 
lorsqu'elle  a  été  ainfi  propofée  à  fon  Efprit.  Il  doit  néceffairement  vouloir 
l'un  ou  l'autre  ;  &  fur  cette  préférence  ou  volitïon,  l'aclion  ou  Xabftinence 
de  cette  aclion  fuit  certainement ,  &  ne  laiffe  pas  d'être  abfolument  volon- 
taire. Mais  l'acle  de  vouloir  ou  de  préférer  l'un  des  deux  étant  une  chofe 
qu'il  ne  fauroit  éviter ,  il  eft  néceffité  par  rapport  à  cet  acle  de  vouloir,  & 
ne  peut,  par  conféquent , être  libre  à  cet  égard;  à  moins  que  la  Néceffité 
&  la  Liberté  ne  puiifent  îubfifter  enfemble ,  &  qu'un  homme  ne.  puiife  être 
libre ,  &  lié  tout  à  la  fois. 

§.  24.  Il  eft  donc  évident,  qu'«»  Homme  n'eft  pas  en  liberté  de  vouloir  ow 
de  ne  pas  vouloir  une  chofe  qui  eft  en  fa  puiff&ncc,  dans  toutes  les  occaftons  oh 
Taclion  lui  eft  propofée  à  faire  fur  le  champ ,  la  Liberté  confiftant  dans  la  puif- 
îance d'agir  ou  de  s'empêcher  d'agir,  &  en  cela  feulement.  Car  un  hom- 
me qui  eft  afîis ,  eft  dit  être  en  liberté ,  parce  qu'il  peut  fe  promener  s'il 
veut.  Un  homme  qui  fe  promené,,  eft  aulfi  en  liberté,  non  parce  qu'il  fe 
promené  &  fe  meut  lui-même,  mais  parce  qu'il  peut  s'arrêter  s'il  veut. 

Au 

(1)  Pour  bien  entrer  dans  le  fens  de  l'Au-     me  il  l'a  expliqué  ci-deiTus  §.  5.  ôc  g.  15.  Cd» 
leur ,   il  faut  toujours  avoir  dans  l'Efprit  ce     foit  dit  une  fois  pour  toutes, 
qu'il  entend  par  Vilïtion,  Se  Volonté,  com- 

A  a  1 


190  De  la  Puiflanee.  Liv.  II. 

Ciiap.  XXI.  Au  contraire,  un  homme  qui  étant  affis,  n'a  pas  la  puiflanee  de  changer 
de  place,  n'eft  pas  en  liberté.  De  même,  un  homme  qui  vient  à  tomber 
dans  un  Précipice,  quoi  qu'il  foit  en  mouvement  n'eft  pas  en  liberté, 
parce  qu'il  ne  peut  pas  arrêter  ce  mouvement ,  s'il  veut  le  faire.  Cela  étant 
ainfi,  il  eft  évident  qu'un  homme  qui  le  promenant,  fe  propofe  de  ceiTer 
de  fe  promener,  n'eft  plus  en  liberté  de  vouloir  vouloir ,  (permettez -moi 
cette  expreiïion)  car  il  faut  nécefl'airement  qu'il  choififle  l'un  ou  l'autre, 
je  veux  dire  de  le  promener  ou  de  ne  pas  fe  promener.  Il  en  eft  de  mê- 
me par  rapport  à  toutes  fes  autres  actions  qui  font  en  fa  puiflanee  ;  &  qui 
lui  font  ainfi  propofées  pour  être  faites  fur  le  champ,  lesquelles  font  fans 
doute  le  plus  grand  nombre.  Car  parmi  cette  prodigieufe  quantité  d'ac- 
tions volontaires  qui  fe  fuccedent  l'une  à  l'autre  à  chaque  moment  que 
nous  fommes  éveillez  dans  le  cours  de  notre  vie ,  il  y  en  a  fort  peu  qui 
foient  propofées  à  la  Volonté  avant  le  temps  auquel  elles  doivent  être  mi- 
les en  exécution.  Je  foCitiens  que  dans  toutes  ces  aclions  l'Efprit  n'a  pas, 
par  rapport  à  la  volition ,  la  puiflanee  d'agir  ou  de  ne  pas  agir ,  en  quoi 
confifte  la  Liberté.  L'Efprit,  dis-je,  n'a  point,  en  ce  cas,  la  puiflanee  de 
s'empêcher  de  vouloir,  il  ne  peut  éviter  de  fe  déterminer  d'une  manière  ou 
d'autre  à  l'égard  de  fes  actions.  Que  la  reflexion  foit  auffi  courte,  &  la 
penfée  auffi  rapide  qu'on  voudra,  ou  elle  laifle  l'Homme  dans  l'état  où  il 
étoit  avant  que  de  penfer ,  ou  elle  le  fait  changer  ;  ou  l'Homme  conti- 
nué l'aclion,  ou  il  la  termine.  D'où  il  paroît  clairement,  qu'il  ordonne  & 
choiflt  l'un  préferablement  à  l'autre,  &  que  par -là  ou  la  continuation  ou 
le  changement  devient  inévitablement  volontaire. 
La\roiont^déter-  K  2r.  puis  Jonc  qu'il  eft  évident  que  dans  la  plupart  des  cas  un  Homme 
sue  chofe  qui  eft  n'eft  pas  en  liberté  de  vouloir  vouloir,  ou  non;  la  première  chofe  qu'on 
bor$  d'elle-même,  demande  après  cela ,  c'eft ,  Si  l'Homme  eft  en  liberté  de  vouloir  lequel  des  deux 
il  lui  plail  :  le  Mouvement ,  ou  le  Repos.  Cette  Queftion  eft  fi  vifiblement 
abfurde  en  elle-même,  qu'elle  peut  fuffire  à  convaincre  quiconque  y  fera 
reflexion ,  que  la  Liberté  ne  concerne  point  la  Volonté.  Car  demander 
fi  un  homme  eft  en  liberté  de  vouloir  lequel  il  lui  plaît  du  Mouvement, 
ou  du  Repos,  de  parler,  ou  de  fe  taire,  c'eft  demander  fi  un  homme  peut 
vouloir  ce  qu'il  veut,  ou  fe  plaire  à  ce  à  quoi  il  fe  plaît  :  Queftion  qui,  à 
mon  avis,  n'a  pas  befoin  de  réponfe.  Quiconque  peut  mettre  cela  en 
queftion,  doit  fuppofer  qu'une  Volonté  détermine  les  Actes  d'une  autre 
Volonté,  &  qu'une  autre  détermine  celle-ci,  &  ainfi  à  l'infini. 

§.  26.  Pour  éviter  ces  abfurditez  &  autres  femblables,  rien  ne  peut  être 
plus  utile,  que  d'établir  dans  notre  Efprit  des  Idées  diftinétes  &  détermi- 
nées des  chofes  en  queftion.  Car  fi  les  Idées  de  Liberté  &  de  Volition  étoient 
bien  fixées  dans  notre  Entendement,  &  que  nous  les  euffions  toujours  pré- 
fentes à  l'Efprit  telles  qu'elles  font,  pour  les  appliquer  à  toutes  les  Queftions 
qu'on  a  excitées  fur  ces  deux  articles,  je  croi  que  la  plupart  des  difficultez 
qui  embarralTent  &  brouillent  l'Efprit  des  Hommes  fur  cette  matière,  fe- 
roient  beaucoup  plus  aifément  réfoluè's  ;  &  par-là  nous  verrions  où  c'eft 
que  l'obfcurité  procederoit  de  la  fignifi cation  confufe  des  termes,  ou  de  la 
nature  même  des  chofes. 

$.  27.  Pré- 


7)e  la  Tmffance.  Liv.  II.  191 

g.  27.  Premièrement  donc,  il  faut  fe  bien  reflbuvenir,  Que  la  Liberté  Ch  ap.  XXI. 
confifle  dans  la  dépendance  de  Vexiflence  ou  de  la  non-exiftence  d'une  Aclion  d'à-  ce  que  c'eft  que 
vec  la  préférence  de  notre  Lfprit  Jeton  qu  il  veut  agir  ou  ne  pas  agir,  is  non 
dans  la  dépendance  d'une  Aïlion  ou  de  celle  qui  lui  efl  oppofée  d'avec  notre  préfé- 
rence. Un  homme  qui  eft  fur  un  Rocher ,  eft  en  liberté  de  fauter  vingt 
braifes  en  bas  dans  la  Mer ,  non  pas  à  caufe  qu'il  a  la  puiifance  de  faire  le 
contraire  ,  qui  eft  de  fauter  vingt  brades  en  haut,  car  c'eft  ce  qu'il  ne  fau- 
roit  faire  ;  mais  il  eft  libre ,  p'arce  qu'il  a  la  puiflance  de  fauter  ou  de  ne  pas 
fauter.  Que  fi  une  plus  grande  force  que  la  fienne  le  retient,  ou  le  pouffe 
en  bas ,  il  n'eft  plus  libre  à  cet  égard,  par  la  raifon  qu'il  n'eft  plus  en  fa 
puiflance  de  faire  ou  de  s'empêcher  de  faire  cette  action.  Un  Prifonnier 
enfermé  dans  une  Chambre  de  vingt  pies  en  quarré ,  lorfqu'il  eft  au  Nord 
de  la  Chambre  ,  eft  en  liberté  d'aller  l'efpace  de  vingt  pies  vers  le  Midi, 
parce  qu'il  peut  parcourir  tout  cet  Efpace  ou  ne  le  pas  parcourir.  Mais 
dans  le  même  temps  il  n'eft  pas  en  liberté  de  faire  le  contraire,  je  veux  dire 
d'aller  vingt  pies  vers  le  Nord. 

Voici  donc  en  quoi  confifte  la  Liberté,  c'eft  en  ce  que  nous  finîmes  capa- 
bles d'agir  ou  de  ne  pas  agir ,  en  confié quence  de  notre  choix ,  ou  volition. 

§.  28.  Nous  devons  nous  fouvenir  ; en  fécond  lieu,  que  la  Volition  eft  un  ce  que  c'eft  que. 
acte  de  l'Efprit,  dirigeant  fes  penfées  à  la  production  d'une  certaine  action}  ?"»*»»»• 
&  par-là  mettant  en  œuvre  la  puiifance  qu'il  a  de  produire  cette  action.  Pour 
éviter  une  ennuyeufe  multiplication  de  paroles,  je  demanderai  ici  la  per- 
miffion  de  comprendre  fous  le  terme  &  Aclion,  l'abflincnce  même  d'une  action 
que  nous  nous  propofons  en  nous-mêmes ,  comme  être  ajjis ,  ou  demeurer 
dans  le  filence,  lorfque  l'action  de  fie  promener,  ou  de  parler  font  propofées  ; 
car  quoi  que  cefoient  dépures  abftinences  d'une  certaine  action,  cependant 
comme  elles  demandent  auffi  bien  la  détermination  de  la  Volonté,  &  font 
fouvent  auffi  importantes  dans  leurs  fuites,  que  les  Actions  contraires, on 
eft  afl'ez  autorifé  par  ces  confiderations-là,  à  les  regarder  auffi  comme  des 
Aillons.  Ce  que  je  dis  pour  empêcher  qu'on  ne  prenne  mal  le  fens  de  mes 
paroles,  fi  pour  abréger  je  parle  quelquefois  ainfi. 

§.  2,9.  En  troifiême  lieu,  comme  la  Volonté  n'eft  autre  chofe  que  cet-  Qu'eft-ce  qui 
te  Puiflance  que  l'Efprit  a  de  diriger  les  Facultez  operatives  de  l'Hom-  volonté? 
me,  au  Mouvement  ou  au  Repos,  autant  qu'elles  dépendent  d'une  telle 
direction;  lorfqu'on  demande,  Quefl-ce  qui  détermine  la  Volontés  la 
véritable  réponfe  qu'on  doit  faire  à  cette  Queftion ,  confifte  à  dire ,  que 
c'eft  l'Efprit  qui  détermine  la  Volonté.  Car  ce  qui  détermine  la  puif- 
fance  générale  de  diriger  à  telle  ou  telle  direction  particulière  ,  n'eft  au- 
tre chofe  que  l'Agent  lui-même  qui  exerce  fa  puiflance  de  cette  ma- 
nière particulière.  Si  cette  Réponfe  ne  fatisfait  pas,  il  eft  vifible  que  le 
fens  de  cette  Queftion  fe  réduit  à  ceci,  ghfefl-ce  qui  pouffe  lEJjrit, 
dans  chaque  occafion  particulière,  à  ,  déterminer  à  tel  mouvement  ou  à  tel 
repos  particulier  ta  puijfiance  générale  qu'il  a  de  diriger  Je  s  facultez  vers  le 
Mouvement  ou  vers  le  Repos?  A  quoi  je  répons,  que  le  motif  qui  nous 
porte  à  demeurer  dans  le  même  état  ou  à  continuer  la  même  action,  c'eft 
uniquement  la  fatisfaction  préfente  qu'on  y  trouve.  Au  contraire,  le  mo- 
tif 


ll)% 


De  la  Puifauce.  Liv   II. 


dur. 


La   "ft'onté   & 
le  Defir     e  doi 
vent   pis  être 
eoni'ondus. 


*  M.  Locke 
en  vouloit  ici 
«u  P.  Malt- 
hrtr.tht. 


XXI.  tif  qui  incite  à  changer  c'eft  toujours  quelque  (  i  )  inquiétude,  rien  ne  nous 
portant  à  changer  d'état ,  ou  à  quelque  nouvelle  action,  que  quelque  in- 
quiétude. C'eft  là,  dis-je,  le  grand  motif  qui  agit  fur  l'Efprit  pour  le  por- 
ter à  quelque  aftion,  ce  que  je  nommerai,  pour  abréger,  déterminer  la. 
volonté,  &  que  je  vais  expliquer  plus  au  long  dans  ce  même  Chapitre. 

§.  30.  Pour  entrer  dans  cet  examen,  il  eft  nécefiaire  de  remarquer  avant 
toutes  chofes,  que,  bien  que  j'aye  tâché  d'exprimer  l'acle  de  volition  par 
les  termes  de  choïfir ,  préférer,  &  autres  femBlables  qui  fignifient  aufli  bien 
le  Defir  que  la  Volition,  &  cela  faute  d'autres  mots  pour  marquer  cet  Acle 
de  l'Efprit  dont  le  nom  propre  eft  Vouhir  ou  Volition;  cependant  comme 
c'eft  un  Acle  fort  fimple ,  quiconque  fouhaite  de  concevoir  ce  que  c'eft, 
le  comprendra  beaucoup  mieux  en  refiéchiffant  fur  fon  propre  Efprit,  & 
obfervant  ce  qu'il  fait  lorfqu'il  veut,  que  par  tous  les  ;  différen-s  fons  articu- 
lez qu'on  peut  employer  pour  l'exprimer.  Et  d'ailleurs ,  il  eft  à  propos  de 
fe  précautionner  contre  l'erreur  où  nous  pourroient  jetter  des  expreifions 
qui  ne  marquent  pas  allez  la  différence  qu'il  y  a  entre  la  Volonté ,  &  divers 
Acles  de  l'Efprit  tout-à-fait  différens  de  la  Volonté.  Cette  précaution, 
dis-je,  eft  d'autant  plus  nécefiaire,  à  mon  avis,  que  j'obferve  que  la 
Volonté  eft  fouvent  confondue  avec  différentes  Affections  de  l'Efprit, 
&  fur -tout,  avec  le  Defir;  de  forte  que  l'un  eft  fouvent  mis  pour  l'autre, 
&  cela  *  par  des  gens  qui  feraient  lâchez  qu'on  les  foupçonnàt  de  n'a- 
voir pas  des  idées  fort  diftinéles  des  chofes,  &  de  n'en  avoir  pas  é- 
crit  avec  une  extrême  clarté.  Cette  méprife  n'a  pas  été ,  je  penfe ,  une 
des  moindres  occafions  de  l'obfcurité  &  des  égaremens  où  l'on  eft  tom- 
bé fur  cette  matière.  Il  faut  donc  tacher  de  l'éviter  autant  que  nous 
pourrons.  Or  quiconque  réfléchira  en  lui-même  fur  ce  qui  fe  paffe  dans 
fon  Efprit  lorfqu'il  veut ,  trouvera  que  la  Volonté  ou  la  puiflànce  de 
vouloir  ne  fe  rapporte  qu'à  nos  propres  Actions ,  qu'elle  fe  termine  là ,  fans 
aller  plus  loin,  &  que  la  Volition  n'eft  autre  chofe  que  cette  détermination 
particulière  de  l'Efprit  par  laquelle  il  tâche,  par  un  Ample  effet  de  la  pen- 
fée,  de  produire,  continuer,  ou  arrêter  une  action  qu'il  fuppofe  être  en 
fon  pouvoir.  Cela  bien  confideré  prouve  évidemment  que  la  Volonté  eft 
parfaitement  diftinfle  du  Defir ,  qui  dans  la  même  Action  peut  avoir  un 
but  tout-à-fait  différent  de  celui  où  nous  porte  notre  Volonté.  Par  exemple, 
un  Homme  que  je  ne  faurois  refufer ,  peut  m'obliger  à  me  fervir  de  certai- 
nes paroles  pour  perfuader  un  autre  homme  fur  l'Efprit  de  qui  je  puis  fou- 
haiterde  ne  rien  gagner,  dans  le  même  temps  que  je  lui  parle.  Il  eft  vi- 
fible  que  dans  ce  cas-là  la  Volonté  &  le  Defir  fe  trouvent  en  parfaite  oppo- 
fition  ;  car  je  yeux  une  aclion  qui  tend  d'un  côté,  pendant  que  mon  Defir 

tend 


(  1  )  Vneajînefs.  C'eft  le  mot  Anglois  que  le 
terme  à.' Inquiétude  ne  rend  qu'imparfaitement. 
Voyez  ce  que  j'ai  dit  ci  delTus  dans  une  Note 
furcemot.ChXX. §.6. pag.  i76.11importefur- 
tout  ici  d'avoir  dans  l'Efprit  ce  qui  a  tté  remar- 


qué dans  cet  endroit,  pour  bien  entendre  ce 
que  l'Auteur  va  dire  dans  le  relie  de  ce  Cha- 
pitre fur  ce  qui  nous  détermine  à  cette  fuite 
d'aétions  dont  notre  vie  elt  compofée. 


Delà  PuiJJance.  Liv.  II.  193 

tend  d'un  autre  directement  contraire.  Un  homme  qui  par  une  violente  Chap.  XXI. 
attaque  de  Goûte  aux  mains  ou  aux  pies,  fe  fent  délivré  d'une  pefanteur 
de  tête  ou  d'un  grand  dégoût ,  délire  d'être  auffi  foulage  de  la  douleur 
qu'il  fent  aux  pies  ou  aux  mains,  (car  par-tout  où  fe  trouve  la  Douleur, 
il  y  a  un  defir  d'en  être  délivré)  cependant  s'il  vient  à  comprendre  que 
l'éloignement  de  cette  douleur  peut  caufer  le  tranfport  d'une  dangereufe 
humeur  dans  quelque  partie  plus  vitale,  fa  volonté  nefauroit  être  détermi- 
née à  aucune  Action  qui  puilfe  fervir  à  dilïiper  cette  douleur  :  d'oui!  paroît 
évidemment ,  que  dejïrer  &  vouloir  font  deux  Actes  de  l'Efprit,  tout-à-fait 
diflinéts  ;  &  par  conséquent ,  que  la  Volonté  qui  n'efl  que  la  puiffance  de 
•vouloir,  eft  encore  beaucoup  plus  diflincte  du  Defir. 

§.  31.  Voyons  préfentement  Ce  que  c'efl  qui  détermine  la  Volonté  par  rap-  c't&l'inquUt*- 
fort  à  nos  Actions.  Pour  moi,  après  avoir  examiné  la  chofe  une  féconde  ^  ^ Volonté.' 
fois,  je  fuis  porté  à  croire,  que  ce  qui  détermine  la  Volonté  à  agir,  n'efl 
pas  le  plus  grand  Bien ,  comme  on  le  fuppofe  ordinairement,  mais  plutôt 
quelque  inquiétude  actuelle,  &,  pour  l'ordinaire  ,  celle  qui  efl  la  pluspref- 
fante.  C'efl  là ,  dis-je ,  ce  qui  détermine  fucceffivement  la  Volonté  ,  & 
nous  porte  à  faire  les  actions  que  nous  faifons.  Nous  pouvons  donner  à 
cette  inquiétude  le  nom  de  Defir  qui  efl  effectivement  une  inquiétude  de  l'Ef- 
prit, caufée  parla  privation  de  quelque  Bien  abfent.  Toute  douleur  du 
Corps,  quelle  qu'elle  foit,  &  tout  mécontentement  de  l'Efprit,  efl  une  in- 
quiétude, à  laquelle  efl  toujours  joint  un  Defir  proportionné  à  la  douleur 
ou  à  X inquiétude  qu'on  reffent ,  &  dont  il  peut  à  peine  être  dillingué.  Car 
le  Defir  n'étant  que  l'inquiétude  que  caufe  le  manque  d'un  Bien  abfent  par 
rapport  à  quelque  douleur  qu'on  relient  actuellement,  le  foulagement  de 
cette  inquiétude  efl  ce  Bien  abfent,  &jufqu'à  ce  qu'on  obtienne  ce  foulage- 
ment oit  cette  (  1  )  quiétude,  on  peut  donner  à  cette  inquiétude  le  nom  de 
defr,  parce  que  perfonne  ne  fent  de  la  douleur  (2)  qui  ne  fouhaited'en 
être  délivré,  avec  un  defir  proportionné  à  l'imprelfion  de  cette  douleur, 
&  qui  en  efl  inféparable.  Mais  outre  le  defir  d'être  délivré  de  la  douleur, 
il  y  a  un  autre  delir  d'un  bien  pofitif  qui  efl  abfent;  &  encore  à  cet  égard 
le  defr  &  Y  inquiétude  font  dans  une  égale  proportion  :  car  autant  que  nous 
defirons  un  bien  abfent ,  autant  elt  grande  Y  inquiétude  que  nous  caufe  ce  de- 
fir. 

(1)  Eafe;  c'eft  le  mot  Anglois  dont  fefert  d'efirtmal....Car  ce  mitme  chatouillement  cr  m- 

l'Auteur   pour    exprimer   cet   Etat  de  l'Ame  guifement ,  qui  fe  remontre  en  certains  plufirs , 

lorfqu'elle  eft  à  fon  aife.     Le  mot  de  quiétude  C"  fmble  vous  enlever  au  de(fus  de  lafantéjim- 

ne  lignifie  peut-être  pas  exactement  cela  ,  non  pie  o*  de  l'indolence  ;  cette  volupté  aclive ,  mouvan- 

plus  que  celui   d'inquiétude   1  état   contraire.  te,  ey  je  ne  fçay  comment  cuifante  c  mordante, 

Mais  je  ne  puis  faite   autre  chofe  que  d'en  a-  celle  là  marne  ne  vife  qu'à  l'indolence  comme  à  (on 

yertir  le  Lecteur ,  afin  qu'il  y  attache  l'idée  que  but.    L 'appétit  qui  nous  ravit  à  l'accointancedes 

je  viens  de  marquer.    C'eft  dequoi  je  le  prie  femmes,  il  ne  cherche  qu  à  chajfer  la  peine  que 

de  febien  reiTouvenir,  s'il  veut  entrer  exacte-  nous  apporte  le  defir  ardent  ey  furieux  ;  une  de- 

ment  dans  la  penfee  de  l'Auteur.  mande  qu'à  l'ajjouvir ,  u  fe  lo^er  en  repos ,  a-  en 

(i)  Montagne  qui  fenible  fe  jouer  en  trai-  l'exemption  de  cette  fièvre.  Ainfi  des  autres  Effais, 
tant  les  matières  les  plus  ferieufes  &  les  plis  Tom  H.  L.  Il  Ch.  XII.  p.  335.  Ed.  de  la. 
abltnites,  a  décidé  cette  Queftion  endtuxmots  Haye  1717.  Voila  la  peine,  l'inquiétude  pro- 
furiePrincipe  dont  fe  iért  ici  M.  Locke.    Nof-  duite  par  un  defir,  qui  nous  détermine  à  agir. 


tre  bien  eftre ,  dit-il ,  et  n'ift  que  la  privation 


B  b 


*  Pnvtrb.  XIII 

12. 


*  Cm.  XXX. 


194  'Delà  Puijfauce.  Liv.  II. 

Chap.  XXI.  fir.  Mais  il  efl  à  propos  de  remarquer  ici,  que  tout  bien  abfentne  produit 
pas  une  douleur  proportionnée  au  degré  d'excellence  qui  eft  en  lui,ou  que  nous 
y  reconnoiffons ,  comme  toute  Douleur  caufe  un  defir  égal  à  elle-même  ;  par- 
ce que  l'abfence  du  Bien  n'eft  pas  toujours  un  mal ,  comme  eft  la  préfence 
de  la  Douleur.  C'eft  pourquoi  l'on  peut  confiderer  &  envifagerun  Bienab- 
fent  fans  defir.  Mais  à  proportion  qu'il  y  a  du  defir  quelque  part,  autant 
y  a-t-il  d'inquiétude. 

^""'iL?.'f'r  e(l  5-  32-  Quiconque  réfléchit  fur  foi-même  trouvera  bientôt  que  le  Defir 
eft  un  état  à' inquiétude  ;  car  qui  eft-ce  qui  n'a  point  fenti  dans  le  Defir  ce 
que  le  Sage  dit  de  YEfperance,  qui  n'eft  pas  fort  différente  du  Defir,  *  qu'é- 
tant différée  elle  fait  languir  le  cœur,  &  cela  d'une  manière  proportionnée  à 
la  grandeur  du  defir ,  qui  quelquefois  porte  ^inquiétude  à  un  tel  point ,  qu'el- 
le fait  crier  avec  *  Rachel,  Donnez-moi  des  Enfans ,  donnez-moi  ce  que  je 
délire,  ou  je  vais  mourir?  La  Vie  elle-même  avec  tout  ce  qu'elle  a  de  plus 
délicieux,  feroit  un  fardeau  infupportable ,  11  elle  étoit  accompagnée  du 
poids  accablant  d'une  inquiétude  quife  fîtfentir  fans  relâche,  &  fans  qu'il  fût 
poffible  de  s'en  délivrer. 
Vîmpùetudt  g.  22,  11  eft  vrai  que  le  Bien  &  le  Mal ,  préfent  &  abfent ,  agifient  fur 

Defii'ei^ce  qui    l'Efprit  :  mais  ce  qui  de  temps  à  autre  détermine  immédiatement  Ta  Volonté 

détermine  i»  ^  chaque  action  volontaire,  c'eft  X  inquiétude  du  Defir,  fixé  fur  quelque  Bien 
abfent,  quel  qu'il  foit ,  ou  négatif,  comme  la  privation  de  la  Douleur  à 
l'égard  d'une  perfonne  qui  en  eft  actuellement  atteinte  ,  ou  pofitif ,  comme 
la  jouuTance  d'un  plaifir.  Que  ce  foit  cette  inquiétude  qui  détermine  la  Vo- 
lonté aux  aclions  volontaires,  qui  fe  fuccedant  en  nous  les  unes  aux  autres, 
occupent  la  plus  grande  partie  de  notre  vie ,  &  nous  conduifent  à  différen- 
tes fins  par  des  voyes  différentes,  c'eft  ce  que  je  tâcherai  de  faire  voir,  & 
par  l'expérience ,  &  par  l'examen  de  la  chofe  même. 
Et  qui  nous         §.  34.  Lorfque  l'Homme  eft  parfaitement  iatisfait  de  l'état  où  il  eft, 

roue  a  laihon.  ce  qUj  arrive  ]orfqU'il  eft  abfolument  libre  de  toute  inquiétude  ;  quel  foin, 
quelle  Volonté  lui  peut-il  refter,  que  de  continuer  dans  cet  état"?  Iln'a  vi- 
siblement autre  chofe  à  faire,  comme  chacun  peut  s'en  convaincre  par  fa 
propre  expérience.  Ainfi  nous  voyons  que  le  fage  Auteur  de  notre  Etre 
ayant  égard  à  notre  conftitution ,  &  fâchant  ce  qui  détermine  notre  Volon- 
té, amis  dans  les  Hommes  l'incommodité  de  la  faim  &  de  la  foif  &  des 
autres  defirs  naturels  qui  reviennent  dans  leur  temps,  afin  d'exciter  &  de 
déterminer  leurs  Volontez  à  leur  propre  confervation,  &  à  la  continuation 
de  leur  Efpéce.  Car  fi  la  fimple  contemplation  de  ces  deux  fins  auxquel- 
les nous  fommes  portez  par  ces  différens  defirs ,  eût  fuffi  pour  déterminer 
notre  Volonté  &  nous  mettre  en  aclion,  on  peut,  à  mon  avis,  conclurre 
fûrement,  qu'en  ce  cas-là  nous  n'aurions  été  fujets  à  aucunes  de  ces  douleurs 
naturelles ,  &  que  peut-être  nous  n'aurions  fenti  dans  ce  Monde  que  fort 
peu  de  douleur,  ou  que  même  nous  en  aurions  été  entièrement  exempts. 

*  1.  O.  vil  ».  *  Il  vaut  mieux ,  dit  S.  Paul,  fe  marier  que  brûler;  par  où  nous  pouvons 
voir  ce  que  c'eft  qui  porte  principalement  les  Hommes  auxplaifirs  de  la  vie 
Conjugale.    Tant  il  eft  vrai,  que  le  fentiment  préfent  d'unepetite brûlure 

a  plus 


Ve  la  Twtfance,  L  i  v.  1 1.  1 9  5 

a  plus  de  pouvoir  fur  nous  que  les  attraits  des  plus  grands  plaifirs  confiderez  Chap.  XXI, 
en  éloignement.  , 

§.  35.  C'eft  une  Maxime  fi  fort  établie  par  le  confentement  général  de  jà"^".» 
tous  les  hommes,  Que  ce  fi  le  Bien  &?  le  plus  n and  Bien  qui  détermine  la  Po-  pofitff,  mals 

/•v*-'  11  /•  •!>■/-  /•'  1  •     J     1  "     1  Inquiétude  qui 

/»»/<?,  que  je  ne  fuis  nullement  furpns  d  avoir  fuppole  cela  comme  îndubi-  détermine  i» 
table ,  la  première  fois  que  je  publiai  mes  penfées  fur  cette  matière  ;  &  je  volonté, 
penfe  que  bien  des  gens  m'exeuferont  plutôt  d'avoir  d'abord  adopté  cette 
Maxime»  que  de  ce  que  je  me  hazarde  préfentement  à  m'éloigner  d'une 
Opinion  fi  généralement  reçue.  Cependant,  après  une  plus  exacte  recher- 
che, je  me  fens  forcé  de  conclurre,  que  le  Bien  &  le  plus  grand  Bien,  quoi 
que  jugé  &  reconnu  tel,  ne  détermine  point  la  Volonté  ;  à  moins  que  ve- 
nans  à  le  defirer  d'une  manière  proportionnée  à fon  excellence,  ce  defir  ne 
nous  rende  inquiets  de  ce  que  nous  en  fommes  privez.  En  effet ,  periuadez 
à  un  Homme,  tant  qu'il  vous  plairra,  que  l'abondance eft  plus  avantageu- 
ie  que  la  pauvreté  ;  faites-lui  voir  &  confefler  que  les  agréables  commodi- 
tez  de  la  vie  font  préférables  à  une  fordide  indigence  ;  s'il  eft  fatisfait  de  ce 
dernier  état,  &  qu'il  n'y  trouve  aucune  incommodité,  il  y  perfifte  malgré 
tous  vos  difeours;  fa  Volonté  n'eft  déterminée  à  aucune  action  qui  le  porte 
à  y  renoncer.  Qu'un  homme  foit  convaincu  de  l'utilité  de  la  Vertu ,  juf- 
qu'à  voir  qu'elle  eft  aufli  néceffaire  à  quiconque  fe  propofe  quelque  chofe  de 
grand  dans  ce  Monde,  ou  efpére  d'être  heureux  dans  l'autre,  que  la  nour- 
riture eft  néceffaire  au  foûtien  de  notre  vie  ;  cependant  jufqu'à  ce  que  cet 
homme  foit  affamé  ci?  altéré  de  la  Jujlice ,  jufqu'à  ce  qu*il  fe  fente  inquiétât 
ce  qu'elle  lui  manque,  fa  volonténe  fera  jamais  déterminée  à  aucune  action 
qui  le  porte  à  la  recherche  de  cet  excellent  Bien  dont  il  reconnoit l'utilité; 
mais  quelque  autre  inquiétude  qu'il  fent  en  lui-même ,  venant  à  la  traverfe 
entraînera  là  Volonté  à  d'autres  chofes.  D'autre  part ,  qu'un  Homme  adon- 
né au  vin  confidere,  qu'en  menant  la  vie  qu'il  mené,  il  ruine  fafanté,  dif- 
fipe  fon  Bien ,  qu'il  va  fe  deshonorer  dans  le  Monde ,  s'attirer  des  maladies, 
&  tomber  enfin  clans  l'indigence  jufques  à  n'avoir  plus  dequoi  fatisfaire  cet- 
te paflion  de  boire  qui  le  poffede  fi  fort:  cependant  les  retours  de  Yinquiétude 
qu'il  fent  à  être  abfent  de  fes  compagnons  de  débauche ,  l'entraînent  au  cabaret 
aux  heures  qu'il  eft  accoutumé  d'y  aller,  quoi  qu'il  ait  alors  devant  les  yeux 
la  perte  de  fa  fanté  &  de  fon  Bien,  &  peut-être  même  celle  du  Bonheur  de 
l'autre  Vie  :  Bonheur  qu'il  ne  peut  regarder  comme  un  Bien  peu  confide- 
rable  en  lui-même ,  puifqu'il  avoué  au  contraire  qu'il  eft  beaucoup  plus  ex- 
cellent que  le  plaifir  de  boire,  ou  que  le  vain  babil  d'une  troupe  de  Débau- 
chez. Ce  n'eft  donc  pas  faute  de  jetter  les  yeux  fur  le  fouverain  Bien  qu'il 
periifte  dans  ce  dérèglement,  car  il  l'envifage  &en  reconnoit  l'excellence, 
jufque-là  que  durant  le  temps  qui  s'écoule  entre  les  heures  qu'il  employé  à 
boire ,  il  réfout  de  s'appliquer  à  la  recherche  de  ce  fouverain  Bien;  mais  quand 
Yinquiétude  d'être  privé  du  plaifir  auquel  il  eft  accoutumé ,  vient  le  tourmen- 
ter ,  ce  Bien  qu'il  reconnoit  être  plus  excellent  que  celui  de  boire,  n'a  plus 
de  force  fur  fon  Efprit  ;  &  c'eft  cette  inquiétude  actuelle  qui  détermine  fa 
Volonté  à  l'Action  à  laquelle  il  eft  accoutumé,  &  qui  par-là  faifant  de  plus 
fortes  imprejjons  prévaut  encore  à  la  première  oecafion ,  quoi  que  dans  le 

B  b  2  même 


iç)6 


De  la  Puiffance.  Lïv.ll. 


Chap.  XXI 


»Ovid.  Meti- 
morph.  Lib. 
Vli.  verf.  îo.   2 


L'e'ioignement 
de  la  Douleur 
elt  le  piémter 
degré  vers  le 
bonheur. 


*  UneafineJJl 


Parce  que  c'eft 
la  feule  ihofe 
<jui  nous  eft 

pïsfente. 


même  temps  il  s'engage,  pour  ainfi  dire,  à  lui-même  par  de  fecrêtes  pro- 
mefles  à  ne  plus  faire  la  même  choie;  &  qu'il  fe  figure  que  ce  fera  là  en  effet 
la  dernière  fois  qu'il  agira  contre  fon  plus  grand  intérêt.  Ainfi  il  fe  trouve 
de  temps  en  temps  réduit  dans  l'état  de  cette  miferable  perfonne  qui  foû- 
mife  à  une  paffion  imperieufe  difoit  : 

*  Video  meliora ,  probeque , 

Détériora  fequor: 

Je  vois  le  meilleur  parti ,  je  l 'approuve ,  &f  je  prens  le  pire.  Cette  fentence 
qu'on  reconnoit  véritable,  &  qui  n'eft  que  trop  confirmée  par  une  confian- 
te expérience,  eft  aifée  à  comprendre  par  cette  voye-là;  &  ne  l'eft  peut- 
être  pas ,  de  quelque  autre  fens  qu'on  la  prenne. 

§.  36.  Si  nous  recherchons  la  raifon  de  ce  qu'ici  l'Expérience  vérifie 
avec  tant  d'évidence,  &  que  nous  examinions  comment  cette  inquiétude 
opère  toute  feule  fur  la  Volonté,  &  la  détermine  à  prendre  tel  ou  tel  parti, 
nous  trouverons ,  que ,  comme  nous  ne  fommes  capables  que  d'une  feule  dé- 
termination de  la  Volonté  vers  une  feule  adrion  à  la  fois ,  X inquiétude  pré- 
fente qui  nous  preffe ,  détermine  naturellement  la  Volonté  en  vue  de  ce  bon- 
heur auquel  nous  tendons  tous  dans  toutes  nos  Aérions.  Car  tant  que  nous 
fommes  tourmentez  de  quelque  inquiétude,  nous  ne  pouvons  nous  croire 
heureux  ou  dans  le  chemin  du  bonheur,  parce  que  chacun  regarde  la  dou- 
leur &  *  X inquiétude  comme  des  chofes  incompatibles  avec  la  félicité ,  & 
qui  plus  eft,  on  en  eft  convaincu  par  le  propre  fentiment  de  la  Douleur  qui 
nous  ôte  même  le  goût  des  Biens  que  nous  poffedons  actuellement,  car  une 
petite  Douleur  fuffit  pour  corrompre  tous  les  plaifirs  dont  nous  jouïfïbns. 
Par  conféquent  ce  qui  détermine  inceffamment  le  choix  de  notre  Volonté  à 
l'adrion  fuivante  ,  fera  toujours  l'éloignement  de  la  Douleur,  tandis  que 
nous  en  fentons  quelque  atteinte,  cet  éloignement  étant  le  premier  degré 
vers  le  bonheur  ,  &  fans  lequel  nous  n'y  finirions  jamais  parvenir. 

§.  37.  Une  autre  raifon  pourquoi  l'on  peut  dire  que  X inquiétude  déter- 
mine feule  la  Volonté ,  c'eil  qu'il  n'y  a  que  cela  de  préfent  à  l'Efprit  ;  & 
que  c'eft  contre  la  nature  des  chofes  que  ce  qui  eft  abfent,  opère  où  il  n'eft 
pas.  On  dira  peut-être ,  qu'un  Bien  abfent  peut  être  offert  à  l'Efprit  par 
voye  de  contemplation,  &  y  être  comme  préfent.  I!  eft  vrai  que  l'idée  d'un 
Bien  abfent  peut  être  dans  l'Efprit  &  y  être  confiderée  comme  préfente: 
cela  eft  inconteftable.  Mais  rien  ne  peut  être  dans  l'Efprit  comme  un  Bien 
préfent,  en  forte  qu'il  foit  capable  de  contrebalancer  l'éloignement  de  quel- 
que inquiétude  dont  nous  fommes  actuellement  tourmentez  ,  que  lorfque  ce 
Bien  excite  actuellement  quelque  defir  en  nous  :  &  l'inquiétude  caufée  par 
ce  Defir  eft  juftement  ce  qui  prévaut  pour  déterminer  la  Volonté.  Jufque- 
là,  l'idée  d'un  Bien  quel  qu'il  foit ,  fuppofée  dans  l'Efprit,  n'y  eft,  tout 
ainfi  que  d'autres  Idées ,  que  comme  l'Objet  d'une  fimple  fpéculation  tout- 
à  fait  inacrive,  qui  n'opère  nullement  fur  la  Volonté  &  n'a  aucune  force 
pour  nous  mettre  en  mouvement,  dequoi  je  dirai  la  raifon  tout  à  l'heure. 
En  effet,  combien  y  a-t-il  de  gens  à  qui  l'on  a  repréfenté  les  joyes  indici- 
bles 


De  la  Ptiiffance.  Liv.  II.  197 

blés  du  Paradis  par  de  vives  peintures  qu'ils  reconnoifient  poflibles  &  proba-  Chap.  XXI, 
blés,  qui  cependant  fecontenteroient  volontiers  de  la  félicité  dont  ils  jouïf- 
fent  dans  ce  Monde  ?  C'eft  que  les  inquiétudes  de  leurs  préfens  defirs  venant 
à  prendre  le  deffus&  àfe  porter  rapidement  vers  les  plaifirs  de  cette  Vie,  dé- 
terminent, chacune  à  fdn  tour,  leurs  voloritez  à  rechercher  ces  plaifirs:  & 
pendant  tout  ce  temps-là  ils  ne  font  pas  un  feul  pas,  ils  ne  font  portez  par 
aucun  defir  vers  les  Biens  de  l'autre  vie,  quelque  excellens  qu'ils  fe  les  figu- 
rent. 

§.  38.  Si  la  Volonté  étoit  déterminée  par  la  vûë  du  Bien ,  félon  qu'il  pa-  rarce  que  tous 
roît  plus  ou  moins  important  à  l'Entendement  lorfqu'il  vient  à  le  contem-  n^flent'ia^of-" 
pler,  ce  qui  eft  le  cas  où  fe  trouve  tout  Bien  abfent,  par  rapport  à  nous  ;  fibilfté  d'un 
ii ,  dis-je  ,  la  Volonté  s'y  portoit  &  y  étoit  entraînée  par  la  confideration  «tte  vîe*PM  le 
du  plus  ou  du  moins  d'excellence ,  comme  on  le  fuppofe  ordinairement ,  je  «cherchent 
ne  vois  pas  que  la  Volonté  pût  jamais  perdre  de  vûë  les  délices  éternelles  &  pas' 
infinies  du  Paradis,  Jorfque  l'Efprit  les  aurait  une  fois  contemplées  &  con- 
iiderées  comme  poflibles.     Car  fuppofé  comme  on  croit  communément 
que  tout  Bien  abfent  propofé  &  repréfenté  à  l'Efprit,  détermine  par'  cela 
feul  la  Volonté,  &  nous  mette  en    aftion    par   même    moyen:    comme 
tout  Bien  abfent  eft  feulement  poflible ,  &  non  infailliblement  affùré ,  il 
s'enfuivroit  inévitablement  de  là,  que  le  Bien  poflible  qui  ferait  infiniment 
plus  excellent  que  tout  autre  Bien,  devrait  déterminer  conflamment  la  Vo- 
lonté par  rapport  à  toutes  les  Actions  fucceffives  qui  dépendent  de  fa  di- 
rection ;  &  qu'ainfi  nous  devrions  conflamment  porter  nos  pas  vers  le  Ciel, 
fans  nous  arrêter  jamais ,  ou  nous  détourner  ailleurs ,  puifque  l'état  d'une 
éternelle  félicité  après  cette  vie  eft  infiniment  plus  confiderable  que  l'efpé- 
rance  d'acquérir  des  Richeffes,  des  Honneurs  ,  ou  quelque  autre  Bien  dont 
nous  puiffions  nous  propofer  la  jouïfiance  dans  ce  Monde,  quand  bien  la 
poflelfion  de  ces  derniers  Biens  nous    paroîtroit    plus    probable.     Car  rien 
de  ce  qui  eft  avenir,  n'eft  encore  pofledé:  &  par  conféquent  nous  pouvons 
être  trompez  dans  l'attente  même  de  ces  Biens.     Si  donc  il  étoit  vrai  que 
le  plus  grand  Bien,  offert  à  l'Efprit,  déterminât  en  même  temps  la  volon- 
té ,  un  Bien  auiïi  excellent  que  celui  qu'on  attend  après  cette  vie-,  nous 
étant  une  fois  propofé ,  ne  pourrait  que  s'emparer  entièrement  de  la  Volon- 
té &  l'attacher  fortement  à  la  recherche  de  ce  Bien  infiniment  excellent, 
fans  lui  permettre  jamais  de  s'en  éloigner.     Car  comme  la  Volonté  gou- 
verne &  dirige  les  penfées  auffi  bien  que  les  autres  aftions,  elle  fixerait  l'Ef- 
prit à  la  contemplation  de  ce  Bien  ,  s'il  étoit  vrai  qu'elle  Kit  neceffairement 
déterminée  vers  ce  que  l'Efprit  conlidere  &  envifage  comme  le  plus  grand 
Bien. 

Tel  feroit,  en  ce  cas-là,  l'état  de  l'Ame,  &  la  pente  régulière  de  la  Vo-  onnen^ige 
lonté  dans  toutes  fes  déterminations.  •   Mais  c'eft  ce  qui  ne  paraît  pas  fort  p™1""' J»""*» 
clairement  par  1  expérience  ;  puifqu  au  contraire  nous  négligeons  louvent  j«.ivw<, 
ce  Bien,  qui,  de  notre  propre  aveu,  eft  infiniment  au  deffus  de  tous  les 
autres  Biens,  pour  fatisfaire  des  defirs  inquiets  qui  nous  portent  fucceffive- 
mcnt  à  de  pures  bagatelles.     Mais  quoi  quecefouverainEienquenous  re- 
connoiflbns  d'une  durée  éternelle  &  d'une  excellence  indicible,  &  dont  me- 

B  b  3  ^ 


198  UelaTuiJJance.  Liv.  II. 

Chat.  XXI.  me  notre  Efprit  a  quelquefois  été  touché,  ne  fixe  pas  pour  toujours  notre 
Volonté,  nous  voyons  pourtant  qu'une  grande  &  violente  inquiétude  s'étant 
une  fois  emparée  de  la  Volonté ,  ne  lui  donne  aucun  répit;  ce  qui  peut  nous 
convaincre  que  c'eft  ce  fentiment-là  qui  détermine  la  Volonté.  Ainfi  quel- 
que véhémente  douleur  du  Corps ,  l'indomptable  paffion  d'un  homme  for- 
tement amoureux,  ou  un  impatient  défis  de  vengeance  arrêtent  &  fixent 
entièrement  la  Volonté ';  &  la  Volonté  ainfi  déterminée  ne  permet  jamais  à 
l'Entendement  de  perdre  fon  objet  de  vue ,  mais  toutes  les  penfées  de  l'Ef- 
prit  &  toutes  les  puiffances  du  Corps  font  portées  fans  interruption  de  ce 
côté-là  par  la  détermination  de  la  Volonté,  que  cette  violente  inquiétude  met 
en  action  pendant  tout  le  temps  qu'elle  dure.  D'où  il  paraît  évidemment , 
ce  me  femble,  que  la  Volonté,  ou  la  puiiTance  que  nous  avons  de  nous  por- 
ter à  une  certaine  action  préferablement  à  toute  autre,  eft  déterminée  en 
nous  par  ce  que  j'appelle  inquiétude;  fur  quoi  je  ibuhaite  que  chacun  exa- 
mine en  foi-méme  li  cela  n'eft  point  ainfi. 
Le  Defir  «com-  §.  39.  Jufqu'ici  je  me  fuis  particulièrement  attaché  à  confiderer  Xinquié- 
L'&!°me  ""*'  tude  1l"  nait  ^u  Deftr->  comme  ce  qui  détermine  la  Volonté;  parce  que  c'en 
elt  le  principal  &  le  plus  fenfible  reffort.  En  effet,  il  arrive  rarement  que 
la  Volonté  nous  pouffe  à  quelque  action ,  ou  qu'aucune  action  volontaire 
foit  produite  en  nous,  fans  que  quelque  defir  l'accompagne  ;  &  c'eft  là,  je 
penfe,  la  raifon  pourquoi  la  Volonté  &  le  Defir  font  fi  fouvent  confondus  en- 
femble.  Cependant  il  ne  faut  pas  regarder  Y  inquiétude  qui  fait  partie ,  ou 
qui  eft  du  moins  une  fuite  de  la  plupart  des  autres  Pallions ,  comme  en- 
tièrement exclue  dans  ce  cas.  Car  la  Haine ,  h  Crainte,  h  Colère,  ['Envie, 
la  Honte,  &c.  ont  chacune  leurs  inquiétudes  ;  &  par-là  opèrent  fur  la  Vo- 
lonté. Je  doute  que  dans  la  vie  &  dans  la  pratique,  aucune  de  ces  Parlions 
exifte  toute  feule  dans  une  entière  l'implicite ,  fans  être  mêlée  avec  d'autres, 
quoique  dans  le  Difcours  &  dans  nos  Réflexions  nous  ne  nommions  &  ne 
confiderions  que  celle  qui  agit  avec  plus  de  force ,  &  qui  éclate  le  plus  par 
rapport  à  l'état  prefent  de  l'Ame.  Je  croi  même  qu'on  auroit  de  la  peine 
à  trouver  quelque  Paffion  qui  ne  foit  accompagnée  de  Defir.  Du  relie  je 
fuis  affùré  que  par-tout  où  il  y  a  de  ^inquiétude  ,  il  y  a  du  defir,  car  nous 
délirons  inceffamment  le  bonheur  ;  &  autant  que  nous  fentons  ^inquiétude, 
il  eft  certain  que  c'eft  autant  de  bonheur  qui  nous  manque ,  félon  notre  pro- 
pre opinion, dans  quelque  état  ou  condition  que  nous  foyons  d'ailleurs.  Et 
comme  (i)  notre  Eternité  ne  dépend  pas  du  moment  préfent  où  nous  exif- 
tons ,  nous  portons  notre  vûë  au  delà  du  temps  préfent ,  quels  que  foient 
les  plaifirs  dont  nous  jouïffions  aétuellement  ;  &.  le  defir  accompagnant  ces 

re- 

(1)  Je  ne  fuis  pas  trop  afluré  d'avoir  attrap-  mot  à' éternité  n'eft  pas  fort  Philofophique  en 

pé  ici  le  fens  de  M.  Locke  ,  quoi  qu'il  aît  cet    endroit.    Peut-être  que  tout  ce  que  M. 

entendu  lire  cet  endroit  de  ma  Tradu&ion  fans  Locke  a  voulu  dire  ici,  c'eft  que  la  Durée  dt 

y  trouver  à  redire.    11  y  a  dans  l'Anglois,  notre  Etat  n'eft  pas  mefurée  ou  déterminée  par 

The  prefent  moment  not  being  our  eternity  :  Ex-  le  moment  préfent  de  notre  exiflence.    C'eft  du 

preflion  fort  extraordinaire ,  qui  rendue  mot  moins  le  lèul  fens  raifonnable  que  je  puis  don- 

pour  mot,  veut  dire,  te  moment  préfent  né-  neràces  paroles  pour  les  accorder  avec  ce  qui 

tant  pas  notre  Eternité.    11  me  femble  que  le  vient  immédiatement  après. 


De  la  Tiiijjancc.  Liv.  II.  199 

regards  anticipez  fur  l'avenir,  entraîne  toujours  la  Volonté  à  fa  fuite.   De  Ch  a  p.  XXI. 

forte  qu'au  milieu  même  de  la  joye ,  ce  qui  foûtient  l'action  d'où  dépend 

le  plailir  préfent,  c'eit  le  délir  de  continuer  ce  plaifir  &  la  crainte  d'en 

être  privé:  &  toutes  les  fois  qu'une  plus  grande  inquiétude  que  celle-là, 

vient  à  s'emparer  de  l'Efprit ,  elle  détermine  autïi-tôt  la  Volonté  à  quelque 

nouvelle  a&ion  ;  &  le  plaifir  prefent  eft  négligé. 

§.  40.  Mais  comme  dans  ce  Monde  nous  fommes  affiégez  de  diverfes  v;«^;/tudt  u 
inquiétudes,  &  diftraits  par  différens  delirs ,  ce  qui  fe  prélènte  naturelle-  tenMiSé'nîmreiicI 
ment  à  rechercher  après  cela,  c'eft  laquelle  de  ces  inquiétudes  eft  la  première  ment  kvoiomc. 
à  déterminer  la  Volonté  à  laclionfurcante  ?  A  quoi  l'on  peut  répondre  qu'or- 
dinairement c'eft  la  plus  preffante  de  toutes  celles  dont  on  croit  être  alors 
en  état  de  pouvoir  fe  délivrer.  Car  la  Volonté  étant  cette  puiflànce  que 
nous  avons  de  diriger  nos  Facilitez  operatives  à  quelque  action  pour  une 
certaine  fin,  elle  ne  peut  être  mue  vers  une  chofe  dans  le  temps  même 
que  nous  jugeons  ne  pouvoir  abfolument  point  l'obtenir.  Autrement,  ce 
feroit  fuppofer  qu'un  Etre  intelligent  agiroit  de  deffein  formé  pour  une 
certaine  fin  dans  la  feule  vue  de  perdre  fà  peine ,  car  agir  pour  ce  qu'on 
juge  ne  pouvoir  nullement  obtenir,  n'emporte  précifément  autre  chofe. 
C'eft  pour  cela  auiïi  que  de  fort  grandes  inquiétudes  n'excitent  pas  la  Vo- 
lonté, quand  on  les  juge  incurables.  On  ne  fait  en  ce  cas-là  aucun  effort 
pour  s'en  délivrer.  Mais  celles-là  exceptées ,  Yinquiétude  la  plus  confide- 
rable  &  la  plus  preffante  que  nous  fentons  actuellement,  eft  ce  qui  d'or- 
dinaire détermine  fucceffivement  la  Volonté ,  dans  cette  fuite  d'Aftions 
volontaires  dont  notre  Vie  eft  compofée.  La  plus  grande  inquiétude  ac- 
tuellement préfente ,  eft  ce  qui  nous  pouffe  à  agir  ,  c'eft  l'aiguillon 
qu'on  fent  conftamment ,  &  qui  pour  l'ordinaire  détermine  la  Volonté 
au  choix  de  l'action  immédiatement  fuivante.  Car  nous  devons  toujours 
avoir  ceci  devant  les  yeux  ,  Qj.ie  le  propre  &  le  feul  objet  de  la  Vo- 
lonté c'eft  quelqu'une  de  nos  actions ,  &  rien  autre  chofe.  Et  en  effet 
par  notre  Volition  nous  ne  produifons  autre  chofe  que  quelque  action 
qui  eft  en  notre  puiflànce.  C'eft  à  quoi  notre  Volonté  fe  termine,  fans  aller 
plus  loin. 

§.  41.  Si  l'on  demande,  outre  cela,  Ce  que  cejl  qui  excite  le  defir,  je  J^"^™6* 
répons  que  c'eft  le  Bonheur,  &  rien  autre  chofe.     Le  Bonheur  &  la  Mi-  hem. 
[ère  font  des  noms  de  deux  extrémitez  dont    les  dernières  bornes  nous 
font  inconnues  :    *  Ceft  ce  que  Tœuil  na  point  vu  ,  que  l'oreille  na  point  *  ,,<*iB* 
entendu  ,   &?  que  le  cœur  de  l'Homme  na  jamais  compris.     Mais  il  fe  fait 
en  nous  de  vives  impreffions  de  l'un  &  de  l'autre,    par  différentes    ef- 
pcces  de  fatisfaClion  &  de  joye  ,   de  tourment  &  de   chagrin  ,    que  je 
comprendrai,  pour  abréger,  fous  le  nom  de  Plaifir  &  de  Douleur ,  qui 
conviennent,  l'un  &  l'autre,  à  l'Efprit  aulfi  bien  qu'au  Corps,  ou  qui, 
pour  parler  exactement,  n'appartiennent  qu'à  l'Efprit,  quoi  que  tantôt 
ils  prennent  leur  origine  dans  FEfprit  à  l'occalïon  de  certaines  penfées, 
&  tantôt  dans  le  Corps  à  l'occafion  de  certaines  modifications  du  mou- 
vement. 

5-  42.  Ainfi,  le  Bonheur  pris  dans  toute  fon  étendue  eft  le  plus  grand  £e$£^  ** 

plai-    ' 


ioo  De  laTv.ififance.    Lîv.  II. 

(CHAT.  XXI.  plaifir  dont  nous  foyons  capables,  comme  la  Mifére  confiderde  dans  la  mê- 
me étendue,  eft  la  plus  grande  douleur  que  nous  puiffions  reiTentir;  &  le 
plus  bas  degré  de  ce  qu'on  peut  appeller  Bonheur,  c'eft  cet  état,  où  déli- 
vré de  toute  douleur  on  jouît  d'une  telle  mefure  de  plaifir  préfent ,  qu'on 
ne  fauroit  être  content  avec  moins.  Or  parce  que  c'efl  l'impreffion  de  cer- 
tains Objets  fur  nos  Efprits  ou  fur  nos  Corps  qui  produit  en  nous  le  Plaifir 
ou  la  Douleur,  en  differens  dégrez  ;  nous  appellons.fi/>»,  tout  ce  qui  eft 
propre  à  produire  en  nous  du  Plaifir,  &  au  contraire  nous  appelions  Mal, 
ce  qui  eft  propre  à  produire  en  nous  de  la  Douleur  :  &  nous  ne  les  nom- 
mons ainfiqu'à  caufe  de  Y  aptitude  que  ces  chofes  ont,  à  nous  cauferdu  plaifir 
ou  de  la  douleur,en  quoi  confifte  notre  bonheur  &  notre  mifére.  Du  refte ,  quoi 
que  ce  qui  eft  propre  à  produire  quelque  degré  de  plaifir,  foit  bon  en  lui-même, 
&  que  ce  qui  eft  propre  à  produire  quelque  degré  de  douleur  foit  mauvais:  ce- 
pendant il  arrive  fouvent  que  nous  ne  le  nommons  pas  ainfi, lorsque  l'un  ou 
l'autre  de  ces  Biens  ou  de  ces  Maux  fe  trouvent  en  concurrence  avec  un  plus 
grand  Bien  ou  un  plus  grand  Mal ,  car  alors  on  donne  avec  raifon  la  préféren- 
ce à  ce  qui  a  plus  de  dégrez  de  bien, ou  moins  de  dégrez  de  mal.  De  forte  qu'à 
juger  exactement  de  ce  que  nous  appelions  Bien&Mal,on  trouvera  qu'il  con- 
fifte pour  la  plupart  en  idées  de  comparaifon,  caria  caufe  de  chaque  diminu- 
tion de  douleur ,  aufïi  bien  que  de  chaque  augmentation  de  plaifir ,  participe 
de  la  nature  du  Bien,  &  au  contraire,  on  regarde  comme  Mal  la  caufe  de 
chaque  augmentation  de  douleur,  &  de  chaque  diminution  de  plaifir. 

§.  43.  Quoique  ce  foit  là  ce  qu'on  nomme  Bien  &  Mal,  &  que  tout 
Bien  foit  le  propre  objet  du  Defir  en  général ,  cependant  tout  Bien ,  celui- 
là  même  qu'on  voit  &  qu'on  reconnoitêtre  tel,  n'émeut  pas  nécefiairement 
le  defir  de  chaque  homme  en  particulier  :  mais  feulement  chacun  defire 
tout  autant  de  ce  Bien  qu'il  regarde  comme  faifant  une  partie  nécefiaire  de 
fon  bonheur.  Tous  les  autres  Biens ,  quelque  grands  qu'ils  foient ,  réelle- 
ment ou  en  apparence,  n'excitent  point  les  defirs  d'un  homme  qui  dans  la 
dispofition  préfente  de  fon  Efprit  ne  les  conlidere  pas  comme  faifant  partie 
du  Bonheur  dont  il  peut  fe  contenter.  Le  Bonheur  confideré  dans  cette 
vûè*,eft  le  but  auquel  chaque  homme  vife  conftamment  &  fans  aucune  in- 
terruption ;  &  tout  ce  qui  en  fait  partie ,  eft  l'objet  de  fes  Defirs.  Mais 
en  même  temps  il  peut  regarder  d'un  œuil  indifférent  d'autres  chofes  qu'il 
reconnoit  bonnes  en  elles-mêmes.  Il  peut ,  dis-je ,  ne  les  point  defirer ,  les 
négliger;  &  refter  fatisfait,  fans  en  avoir  la  jouïfiance.  Il  n'y  a  perfonne, 
je  penfe,  qui  foit  allez  deftitué  de  fens  pour  nier  qu'il  n'y  ait  du  plaifir  dans 
la  connoifiance  de  la  Vérité;  &  quant  aux  plaifirs  des  Sens,  ils  ont  trop  de 
feclateurs  pour  qu'on  puifie  mettre  en  queftion  fi  les  Hommes  les  aiment 
ou  non.  Cela  étant,  fuppofons  qu'un  homme  mette  fon  contentement 
dans  la  jouïfiance  des  plaifirs  fenfuels ,  &  un  autre  dans  les  charmes  de  la 
Science  ;  quoique  l'un  des  deux  ne  puifie  nier  qu'il  n'y  ait  du  plaifir  dans 
ce  que  l'autre  recherche,  cependant  comme  nul  des  deux  ne  fait  confifter 
une  partie  de  fon  bonheur  dans  ce  qui  plaît  à  l'autre,  l'un  ne  defire  point  ce 
que  l'autre  aime  paffionnément,mais  chacun  eft  content  fans  jouïr  de  ce  que 
l'autre  polTede  ;  &  par  conféquent ,  fa  Volonté  n'eft  point  déterminée  3  le  re- 

cher- 


*De  la  Puijfance.  Liv.  II.  101 

ehercher.  Cependant,  f;  l'homme  d'étude  vient  à  être  preflë  de  la  faim  &  de  la  ChàP.  XXL 
foif,  quoique  fa  Volonté  n'ait  jamais  été  déterminée  à  chercher  la  bonne  chère, 
les  faillies  piquantes ,  ou  les  vins  délicieux ,  par  le  goût  agréable  qu'il  y  ait 
trouvé,  il  eft  d'abord  déterminé  à  manger  &  à  boire,  par  Y  inquiétude  que  lui 
caufent  la  faim  &  la  foif;  &  il  le  repaît,  quoique  peut-être  avec  beaucoup 
d'indifférence,  du  premier  mets  propre  à  le  nourrir,  qu'il  rencontre.  L'Epicu- 
rien ,  d'un  autre  côté,  fe  donne  tout  entier  à  l'Etude,  lorsque  la  honte  de  paffer 
pour  ignorant,  ou  ledefirde  fe  faire  eflimerde  fa  Maîtrefie,peuvent  lui  faire 
regarder  avec  inquiétude  le  défaut  de  connoiffance.  Ainfi  avec  quelque  ardeur 
&  quelque  perfeverance  que  les  hommes  courent  après  le  bonheur,  ils  peuvent 
avoir  une  idée  claire  d'un  Bien ,  excellent  en  foi-meme,  &  qu'ils  reconnoilTent 
pour  tel,  fans  s'y  interelîer,  ou  y  être  aucunement  fenfibles,  s'ils  croyent 
pouvoir  être  heureux  fans  lui.    Il  n'en  eft  pas  de  même  de  la  Douleur.  Elle  *  Vn. 
intereffe  tous  les  Hommes, car  ils  ne  fauroient  fentir  aucune  inquiétude  fans  iat,nmà  tnrai. 
en  être  émus.     Il  s'enfuit  de  là  que  le  manque  de  tout  ce  qu'ils  jugent  né-^p!,1^0^^™1* 
ceiTaire  à  leur  bonheur,  les  rendant  *  inquiets,  un  Bien  ne  paraît  pas  plutôt  »«&>/«, comme 
faire  partie  de  leur  bonheur,  qu'ils  commencent  à  le  defirer.  f0"sa  pai1' autte* 

§.  44.  Je  croi  donc  que  chacun  peut  obferver  en  foi-mëme  &  dans  les  jj°ï")uoi  ion  ne 
autres ,  que  le  plus  grand  Bien  vifibk  n  excite  pas  toujours  les  dejirs  des  hommes  îepi^gund"^^ 
à  proportion  de  l'excellence  qu'il  par  oit  avoir  &  quen  y  recoupait ,  quoi  que  la 
moindre  petite  incommodité  nous  touche,  &  nous  difpofe  actuellement  à 
tacher  de  nous  en  délivrer.  La  raifon  de  cela  fe  déduit  évidemment  de  la 
nature  même  de  notre  bonheur,  &  de  notre  mifc're.  Toute  douleur  ac- 
tuelle, quelle  qu'elle  foit,  fait  partie  de  notre  mifére  préfente.  Mais  tout 
Bien  abfent  n'eft  pas  coniideré  comme  faifant  en  tout  temps  une  partie  né- 
ceflaire  de  notre  prefent  Bonheur  ;  ni  fon  abfence  non  plus  comme  faifant 
une  partie  de  notre  mifére.  Si  cela  étoit ,  nous  ferions  conftamment  &  in- 
finiment miferables ,  parce  qu'il  y  a  une  infinité  de  dégrez  de  bonheur  dont 
nous  ne  jouïfibns  point.  C'ell  pourquoi  toute  inquiétude  étant  écartée,  une 
portion  médiocre  de  Bien  Çuffit  pour  donner  aux  hommes  une  fiitisfaftion  pré- 
fente ;  de  forte  que  peu  de  dégrez  de  plailirs  ordinaires  qui  fe  fuccedent  les  uns 
aux  autres ,  compofent  une  félicité  qui  peut  fort  bien  les  fatisfaire.  Sans  cela, 
il  ne  pourroit  point  y  avoir  de  lieu  à  ces  actions  indifférentes  &vifib!ement 
frivoles,  auxquelles  notre  Volonté  fe  trouve  fouvent  déterminée  jufqu'a  y 
confumer  volontairement  une  bonne  partie  de  notre  vie.  Ce  relâchement, 
dis-je,  ne  fauroit  s'accorder  en  aucune  manière  avec  une  confiante  déter- 
mination de  la  Volonté  ou  du  Defir  vers  le  plus  grand  Bien  apparent.  C'eft 
dequoi  il  eft  aifé  de  fe  convaincre  ;  &  il  y  a  fort  peu  gens,  à  mon  avis,  qui 
ayent  befoin  d'aller  bien  loin  de  chez  eux  pour  en  être  perfuadez.  En  effet, il 
n'y  a  pas  beaucoup  de  perfonnes  ici-bas ,  dont  le  bonheur  parvienne  à  un  tel 
point  de  perfection  qu'il  leur  fournifTe  une  fuite  confiante  de  plaifirs  médiocres 
fans  aucun  mélange  d'inquiétude;  &  cependant,  ils  feraient  bien  ailes  de  de- 
meurer toujours  dans  ce  Monde ,  quoi  qu'ils  ne  puillent  nier  qu'il  eft  polfible 
qu'il  y  aura,  après  cette  vie,unétat  éternellement  heureux  &  infiniment  plus 
excellent  que  tous  les  Biens  dont  on  peut  jouir  fur  la  Terre.  Us  ne  fauroient 
même  s'empêcher  de  voir ,  que  cet  état  eft  plus  poffible ,  que  l'acquifuion  & 

Ce  la 


toz       .  Delà  Puijfance.  Liv.  II. 

Chap.  XXI.  la  confervation de  cette  petite  portion  d'Honneurs, de RichefTes ou  de  Plai- 
firs ,  après  quoi  ils  foûpirent ,  &  qui  leur  fait  négliger  cette  éternelle  féli- 
cité. Mais  quoi  qu'ils  voyent  diftin&ement  cette  différence ,  &  qu'ils 
foient  perfuadezde  la  pofîibilité  d'un  bonheur  parfait,  certain,  &  durable 
dans  un  état  avenir,  &  convaincus  évidemment  qu'ils  ne  peuvent  s'en 
afTùrer  ici-bas  la  poiîeffion,  tandis  qu'ils  bornent  leur  félicité  à  quelque 
petit  plaifir,  ou  à  ce  qni  regarde  uniquement  cette  vie,  &  qu'ils  excluent 
les  délices  du  Paradis  du  rang  des  chofes  qui  doivent  faire  une  partie  né- 
ceflaire  de  leur  bonheur,  cependant  leurs  defirs  ne  font  point  émus  par  ce 
plus  grand  Bien  apparent,  ni  leurs  volontez  déterminées  à  aucune  action 
ou  à  aucun  effort  qui  tende  à  le  leur  faire  obtenir. 
Pourquoi  le  plus  §.  45.  Les  néceiïitez  ordinaires  de  la  Vie  ,  en  rempliflent  une  gran- 
meut'p^la  "o:on- de  partie  par  les  inquiétudes  de  h  faim,  de  tefoif,  du  Chaud,  du  Froid , 
té,  ion  qu'a  n'eit  de  la  lajttude  caufée  par  le  travail,  de  Y  envie  de  dormir,  &c.  lesquelles 
reviennent  conftamment  à  certains  temps.  Que  fi  ,  outre  les  maux 
d'accident,  nous  joignons  à  cela  les  inquiétudes  chimériques  ,  (comme 
la  démangeaifon  d'acquérir  des  honneurs ,  du  crédit ,  ou  des  richejfes ,  &c.  ) 
que  la  Mode,  l'Exemple  ou  l'Education  nous  rendenHiabituelles ,  &  mil- 
le autres  defirs  irréguliers  qui  nous  font  devenus  naturels  par  la  coutume , 
nous  trouverons  qu'il  n'y  a  qu'une  très-petite  portion  de  notre  Vie  qui  foit 
allez  exempte  de  ces  fortes  ^inquiétudes  pour  nous  laiffer  en  liberté  d'être 
attirez  par  un  Bien  abfent  plus  éloigné.  Nous  fommes  rarement  dans  une 
entière  quiétude ,  &  aifez  dégagez  de  la  follicitation  des  defirs  naturels  ou 
artificiels ,  de  forte  que  les  inquiétudes  qui  fe  fuccedent  conftamment  en 
nous,  &  qui  émanent  de  ce  fonds  que  nos  befoins  naturels  ou  nos  ha- 
bitudes ont  fi  fort  groiïi,  fe  faififfant  par  tour  de  la  Volonté,  nous  n'avons 
pas  plutôt  terminé  l'action  à  laquelle  nous  avons  été  engagez  par  une  déter- 
mination particulière  de  la  Volonté,  qu'une  autre  inquiétude  eit  prête  à 
nous  mettre  en  œuvre,  fi  j'ofe  m'exprimer  ainii.  Car  comme  c'eft  en 
éloignant  les  maux  que  nous  Tentons  &  dont  nous  fommes  actuellement  tour- 
mentez ,  que  nous  nous  délivrons  de  la  Mifere;  &  que  c'eft  là  par  confé- 
quent ,  la  première  chofe  qu'il  faut  faire  pour  parvenir  au  bonheur,  il  arri- 
ve de  là,  qu'un  Bien  abfent,  auquel  nous  penfons ,  que  nous  reconnoifibns 
pour  un  vrai  Bien ,  &  qui  nous  paraît  tel  actuellement ,  mais  dont  l'abfen- 
ce  ne  fait  pas  partie  de  notre  Mifére,  s'éloigne  infeniiblement  de  notre  Ef- 
prit  pour  faire  place  au  foin  d'écarter  les  inquiétudes  actuelles  que  nous  fen- 
tons,  jusqu'à  ce  que  venant  à  contempler  de  nouveau  ce  Bien  comme  il  le 
mérite,  cette  contemplation  l'ait,  pour  ainfi  dire,  approché  plus  près  de 
notre  Efprit,  nous  en  ait  donné  quelque  goût,  &  nous  ait  infpiré  quelque 
defir,  qui  commençant  dès  lors  à  faire  partie  de  notre  préfente  inquiétude , 
fe  trouve  comme  de  niveau  avec  nos  autres  defirs  ;  &  à  fon  tour  détermine 
effectivement  notre  Volonté ,  à  proportion  de  fa  véhémence ,  &  de  l'im- 
preffion  qu'il  fait  fur  nous. 
Deux  confiera-  §.  4.6.  Ainfi  en  confiderant  &  examinant  comme  il  faut ,  quelque  Bien 
deilxeo  nous  '*  Ç116  ce  ^01t  clu'  nous  e'^  P5"0?0^ ,  il  eft  en  notre  puiftance  d'exciter  nos  de- 
firs d'une  manière  proportionnée  à  -l'excellence  de  ce  Bien,  qui  par-là  peut 

en 


De  fa  Puiffance.  Liv.  11.    .  103 

en  temps  &  lieu  opérer  fur  notre  Volonté  &  devenir  actuellement  l'objet  Chap.XXI. 
de  nos  recherches.  Car  un  Bien ,  pour  grand  qu'on  le  reconnoifle ,  n'af- 
fefte  point  notre  Volonté,  qu'il  n'ait  excité  dans  notre  Efprit  des  defirs 
qui  font  que  nous  ne  pouvons  plus  en  être  privez  fans  inquiétude.  Avant 
cela,  nous  ne  fommcs  point  dans  la  fphere  de  fon  activité,  notre  Volonté 
n'étant  foùmife  qu'à  la  détermination  des  inquiétudes  qui  fe  trouvent  actuel- 
lement en  nous,  &qui,  tant  qu'elles  y  fubiillent,  ne  ceffent  de  nous  pref- 
fer,  &  de  fournir  à  la  Volonté  le  fujet  de  fa  prochaine  détermination  ,  l'in- 
certitude (lors  qu'il  s'en  trouve  dans  l'Efprit)  fe  réduifant  uniquement  à 
favoir,  quel  dellr  doit  être  le  premier  fatisfait,  quelle  inquiétude  doit  être 
la  première  éloignée.  De  là  vient  qu'aulïi  long-temps  qu'il  refte  dans  l'Ef- 
prit quelque  inquiétude,  quelque  defir  particulier,  il  n'y  a  aucun  Bien,  con- 
îideré  fimplement  comme  tel,  qui  ait  lieu  d'affecter  la  Volonté,  ou  de  la 
déterminer  en  aucune  manière,  parce  que,  comme  nous  avons  déjà  dit, 
le  premier  pas  que  nous  faifons  vers  le  Bonheur  tendant  à  nous  délivrer  en- 
tièrement de  la  mifére ,  &  d'en  éloigner  tout  fentiment ,  la  Volonté  n'a 
pas  le  loifir  de  vifer  à  autre  chofe,  jusqu'à  ce  que  chaque  inquiétude  que 
nous  fentons,  foit  parfaitement  diffipée:  •&.  vu  la  multitude  de  befoins  & 
de  defirs  dont  nous  fommes  comme  affiégez  dans  l'état  d'imperfection  où 
nous  vivons ,  il  n'y  a  pas  apparence  que  dans  ce  Monde  nous  nous  trou- 
vions jamais  entièrement  libres  à  cet  égard. 

Ç.  47.  Comme  donc  il  fe  rencontre  en  nous  un  ffrand  nombre  d'inquiétu-  La  r»i(ran"  «J"? 

,•*.'  n-  r  rr       o  •  r  /-•  >  i      1  •  ■  i      nous  avons  de  fuf- 

des  qui  nous  prellent  lans  celle ,  ce  qui  lont  toujours  en  état  de  déterminer  la  pendre  chacun  de 
volonté,  il  eft  naturel,  comme  j'ai  déjà  dit,  que  celle  qui  efl  la  plus  con-  f°*rdenîs'moUen 
fiderable  &  la  plus  véhémente,  détermine  la  Volontés.  l'Acfion  prochaine,  d'ex  "miner ,  avant 
C'eft-là  en  effet  ce  qui  arrive  pour  l'ordinaire,  mais  non  pas  toujours.  Car  <]llIe  dc  n°us ,dre" 
l'Ame  ayant  le  pouvoir  de  fufpendre  l'accompliffement  de  quelqu'un  de  fes 
defirs,  comme  il  paraît  évidemment  par  l'expérience,  elle  eft,  par  confé- 
quent,  en  liberté  de  les  confiderer  tous  l'un  après  l'autre,  d'en  examiner 
les  Objets,  de  les  obferver  de  tous  cotez,  &de  les  comparer  les  uns  avec  les 
autres.  C'eft  en  cela  que  confifte  la  Liberté  de  l'Homme  ;  &  c  eft  du  mau- 
vais ufage  qu'il  en  fait  que  procède  toute  cette  diverficé  d'égaremens ,  d'er- 
reurs, &  de  fautes  où  nous  nous  précipitons  dans  la  conduite  d  ■  n  tre  Vie 
&dans  la  recherche  que  nous  faifons  du  Bonheur  ;  lorsque  nous  de  e  rnittofls 
trop  promptement  notre  Volonté  &  que  nous  nous  engageons  trop  rat  à 
agir,  avant  que  d'avoir  bien  examiné  quel  parti  nous  devons  prendre.   Paut 
prévenir  cet  inconvénient,  nous  avons  la  puiffance  de  fulpendue  l'exécution 
de  tel  ou  tel  defir,  comme  chacun  le  peut  éprouver  tous  les  jours  en  foi- 
meme.     C'eft-là,  ce  me  femble,    la  fource  de  toute  Liberté:  cSc  c'eft  en 
quoi  confifte,  fi  je  ne  me  trompe,  ce  que  nous  nommons,  quo>  qu'impro- 
prement, à  mon  avis,  Libre  Arbitre.     Car  en  fufpendanr.  ninfi  nus  defirs 
avant  que  la  Volonté  foit  déterminée  à  agir,   &  que   l'action  qui  fuit 
cette  détermination,  foit  faite,  nous  avons.,   durant  tout  ce  temps -ià, 
la  commodité  d'examiner,  de  confiderer,  &  de  juger  quel  bien  ou > quel 
mal  il  y  a  dans  ce  que  nous  allons  faire  ;    &  lorsque  nous  avons  jugé 
après  un  légitime  examen ,  nous  avons  fait  tout  ce  que  nous  pouvons  ou 
devons  faire  en  vûë  de  notre  Bonheur:  après  quoi,  ce  n'eft  plus  notre 

C  c  2  faute 


Chap.  XXI. 


Etre  détermine 
par  fon  propre 
jugement,  n'eft 
pas  une  chofe  - 
qui  détruife  la 
Libeite. 


l«  Agents  les 
plus  libres  font 
déterminez  de 
«eue  mamsie. 


104  Delà  Pîtifance.  Liv  II. 

faute  de  defirer ,  de  vouloir ,  &  d'agir  conformément  au  dernier  refultat 
d'un  fincére  examen  :  c'eil  plutôt  une  perfection  de  notre  Nature. 

g.  48.  Bien  loin  que  ce  foit  là  ce  qui  reftraint  ou  abrège  la  Liberté, 
c'eft  ce  qui  en  fait  l'utilité  &  la  perfection.  C'eft  là,  dis-je,  la  fin  &  le 
véritable  ufage  de  la  Liberté  ,  au  lieu  d'en  être  la  diminution  :  &  plus  nous 
fommes  éloignez  de  nous  déterminer  de  cette  manière,  plus  nous  fommes 
près  de  la  mifére  &  de  l'efclavage.  En  effet ,  fuppofez  dans  l'Efprit  une 
parfaite  &  abfoluë  indifférence  qui  ne  puiffe  être  déterminée  par  le  dernier 
Jugement  qu'il  fait  du  Bien  &  du  Mal  dont  il  croit  que  fon  choix  doit  être 
fuivi  :  une  telle  indifférence  feroit  fi  éloignée  d'être  une  belle  &  avantageu- 
fe  qualité  dans  une  Nature  Intelligente,  que  ce  feroit  un  état  aufii  impar- 
fait que  celui  où  fe  trouveroit  cette  même  Nature,  fi  elle  n'avoit  pas  l'in- 
différence d'agir  ou  de  ne  pas  agir,  jufqu'à  ce  qu'elle  fût  déterminée  par  fa 
Volonté.  Un  Homme  eft  en  liberté  de  porter  fa  main  fur  fa  tête ,  ou  de 
la  laiffer  en  repos,  il  eft  parfaitement  indifférent  à  l'égard  de  l'une  &  de 
l'autre  de  ces  chofes  ;  &  ce  feroit  une  imperfection  en  lui ,  fi  ce  pouvoir  lui 
manquoit,  s'il  étoit  privé  de  cette  indifférence.  Mais  fa  condition  feroit 
aufii  imparfaite,  s'il  avoit  la  même  indifférence,  foit  qu'il  voulût  lever  fa 
main,  ou  la  laiffer  en  repos,  lorfqu'il  voudroit  défendre  fa  tête  ou  fes  yeux 
d'un  coup  dont  il  fe  verroit  prêt  d'être  frappé.  C'eft  donc  une  auffi  gran- 
de perfection ,  que  le  defir  ou  la  puifiance  de  préférer  une  choie  à  l'autre 
foit  déterminée  par  le  Bien,  qu'il  eft  avantageux  que  la  puiffance  d'agir  foit 
déterminée  par  la  Volonté  :  &  plus  cette  détermination  eft  fondée  fur  de 
bonnes  raifons ,  plus  cette  perfection  eft  grande.  Bien  plus  :  II  nous  étions 
déterminez  par  autre  chofe,  que  par  le  dernier  refultat  de  notre  Efprit  en 
vertu  du  jugement  que  nous  avons  fait  du  Bien  ou  du  Mal  attaché  à  une  cer- 
taine action,  nous  ne  ferions  point  libres.  Comme  le  vrai  but  de  notre 
Liberté  eft  que  nous  puiffions  obtenir  le  bien  que  nous  choififfons,  chaque 
homme  eft  par  cela  même  dans  la  néceffité,  en  vertu  de  fa  propre  confti- 
tution,  &  en  qualité  d'Etre  intelligent,  de  fe  déterminer  à  vouloir  ce  que 
fes  propres  penfées  &  fon  Jugement  lui  repréfentent  pour  lors  comme  la 
meilleure  chofe  qu'il  puiffe  faire:  fans  quoi  il  feroit  fournis  à  la  détermina- 
tion de  quelque  autre  que  de  lui-même,  &  par  conféquent  privé  de  Liber- 
té. Et  nier  que  la  Volonté  d'un  homme  fuive  fon  Jugement  dans  chaque 
détermination  particulière,  c'eft  dire  qu'un  homme  veut  &  agit  pour  une 
fin  qu'il  ne  voudroit  pas  obtenir,  dans  le  temps  même  qu'il  veut  cette  fin  , 
&  qu'il  agit  dans  le  deflein  de  l'obtenir.  Car  li  dans  ce  temps-là  il  la  préfère 
en  lui-même  à  toute  autre  chofe,  il  eft  vifible  qu'il  la  juge  alors  la  meilleu- 
re, &  qu'il  voudroit  l'obtenir  préferablement  à  toute  autre,  à  moins  qu'il 
ne  puiffe  l'obtenir,  &  ne  pas  l'obtenir  ,  la  vouloir,  &  ne  pas  la  vouloir  en 
même  temps  :  contradiction  trop  manifefte  pour  pouvoir  être  admife. 

§.  49.  Si  nous  jettons  les  yeux  fur  ces  Etres  fupérieurs  qui  font  audeffus 
de  nous  &  qui  jouïffent  d'une  parfaite  félicité,  nous  aurons  fujet  de  croire 
qu'ils  font  plus  fortement  déterminez  au  choix  du  Bien,  que  nous;  &  cepen- 
dant nous  n'avons  pas  raifon  de  nous  figurer  qu'ils  foient  moins  heureux  ou 
moins  libres  que  nous.    Et  s'il  convenoit  à  de  pauvres  Créatures  bornées 

com= 


Dî  la  PuiJJance.  Li  v.  II.  20? 

comme  nous  fommes,  de  juger  de  ce  que  pourroit  faire  uneSageffe  &  une  Ch  a  p.  XXI, 
Bonté  infinie ,  je  croi  que  nous  pourrions  dire,  Que  Dieu  lui-même  ne 
fauroit  choifir  ce  qui  n'eft  pas  bon  ,  &  que  la  Liberté  de  cet  Etre  tout- 
puifiant  ne  l'empêche  pas  d'être  déterminé  par  ce  qui  eft  le  meilleur. 

g.  50.  Mais  pour  faire  connoître  exactement  en  quoi  confifte  l'erreur  où  une  confiante 
l'on  tombe  fur  cet  article  particulier  de  la  Liberté,  je  demande  s'il  y  a  veKTTJnheut 
quelqu'un  qui  voulût  être  Imbecille ,  par  la  raifon  qu'un  Imbecille  eft  moins  ne  dt'™iB"<;  , 
déterminé  par  de  fages  reflexions ,  qu'un  homme  de  bon  fens  ?  Donner  le 
nom  de  Liberté  au  pouvoir  de  faire  le  fou  &  de  fe  rendre  le  jouet  de  la  hon- 
te &  de  la  mifére,  n'eft-cepas  ravaler  un  fi  beau  nom?  Si  la  Liberté  con- 
fifte  à  fecouër  le  joug  de  la  Raifon  &  à  n'être  point  fournis  à  la  néceffité 
d'examiner  &  déjuger,  par  oii  nous  fommes  empêchez  de  choifir  ou  de 
faire  ce  qui  eft  le  pire  ;  fi  c'eft-ïà,  dis-je,  la  véritable  Liberté,  les  Fous 
&  les  Infenfez  feront  les  feuls  Libres.  Mais  je  ne  croi  pas ,  que  pour  l'a- 
mour d'une  telle  Liberté  perfonne  voulut  être  fou,  hormis  ceux  qui  le  font 
déjà.  Perfonne ,  je  penfe ,  ne  regarde  le  defir  confiant  d'être  heureux ,  & 
la  néceffité  qui  nous  eft  impofée  d'agir  en  vûë  du  bonheur,  comme  une  di- 
minution de  fa  Liberté,  ou  du  moins  comme  une  diminution  dont  il  s'avi- 
fe  de  fe  plaindre.  Dieu  lui-même  eft  fournis  à  la  néceffité  d'être  heureux: 
&  plus  un  Etre  intelligent  eft  dans  une  telle  néceffité,  plus  il  approche  d'u- 
ne perfection  &  d'une  félicité  infinie.  Afin  que  dans  l'état  d'ignorance  où 
nous  nous  trouvons,  nous  puifiions  éviter  de  nous  méprendre  dans  le  che- 
min du  véritable  Bonheur  ,  foibles  comme  nous  fommes  &  d'un  efprit  ex- 
trêmement borné ,  nous  avons  le  pouvoir  de  fufpendre  chaque  defir  parti- 
culier qui  s'excite  en  nous,  &  d'empêcher  qu'il  ne  détermine  la  Volonté  & 
ne  nous  porte  à  agir.  Ainfi,  fufpendre  un  defir  particulier,  c'eft  comme 
€  arrêter  où  l'on  n'eft  pas  affez  bien  afiuré  du  chemin.  Examiner,  c'eft  cm' 
fuher  un  guide;  &  Déterminer  fa  volonté  après  un  folide  examen,  c'eft  fui- 
vre  la  direction  de  ce  guide  :  &  celui  qui  a  Je  pouvoir  d'agir  eu  de  ne  pas  agir 
félon  qu'il  eft  dirigé  par  une  telle  détermination,  eft  un  Agent  libre;  &  cette 
détermination  ne  diminue  en  aucune  manière  ce  Pouvoir ,  en  quoi  confifte  la 
Liberté.  Un  Prifonnier  dont  les  chaînes  viennent  à  fe  détacher  &  à  qui  les 
portes  de  la  Prifon  font  ouvertes ,  eft  parfaitement  en  liberté  ,  parce,  qu'il 
peut  s'en  aller  ou  demeurer  félon  qu'il  le  trouve  à  propos,  quoi  qu'il  puiffe 
être  déterminé  à  demeurer,  par  l'obfcurité  de  la  nuit,  ou  par  le  mauvais 
temps ,  ou  faute  d'autre  Logis  où  il  pût  fe  retirer.  Il  ne  celle  point  d'être 
libre,  quoi  que  le  defir  de  quelque  commodité  qu'il  peut  avoir  en  prifon  , 
l'engage  à  y  refter,  &  détermine  abfolument  fon  choix  de  ce  côté-là. 

§.  51.  Comme  donc  la  plus  haute  perfection  d'un  Etre  Intelligent  con-  La  Néceffité'  de 
fifte  à  s'appliquer  foigneufement  &  co'nftamment  à  la  recherche  du  vérita-  Î^^bm. 
ble  &  folide  Bonheur,  de  même  le  foin  que  nous  devons  avoir,  de  ne  pas  heur  eft  k  fo8. 
prendre  pour  une  félicité  réelle  celle  qui  n'eft  qu'imaginaire,  eft  le  fonde-  i^iu,  e  * 
ment  néceftaire  de  notre  Liberté.     Plus  nous  fommes  liez  à  la  recherche 
invariable  du  Bonheur  en  général  qui  eft  notre  plus  grand  Bien,  &  qui 
comme  tel  ne  ceffe  jamais  d'être  l'objet  de  nos  delirs,  plus  notre  Volonté 
fe  trouve  dégagée  delanéceffité  d'être  déterminée  à  aucune  action particu- 

C  c  3  lié- 


206  De  la  Ptnjjance.  L  i  v.   I  ï. 

Chap.    XXI.  liére  &  de  complairre  au  defir  qui  nous  porte  vers  quelque  Bien  particulier 
qui  nous  paroit  alors  le  plus  important ,  jufqu'à  ce  que  nous  avions  exami- 
né avec  toute  l'application  néceffaire,  fi  effectivement  ce  Bien  particulier  fe 
rapporte  ou  s'oppofe  à  notre  véritable  Bonheur.     Et  ainfi  jufqu'à  ce  que 
par  cette  recherche  nous  foyions  autant  inflruits  que  l'importance  de  la  ma- 
tière &  la  nature  de  la  chofe  l'exigent ,  nous  fommes  obligez  de  fufpendre 
la  fatisfaclion  de  nos  defirs  dans  chaque  cas  particulier,  &  cela  par  la  né- 
ceflité  qui  nous  eft  impofée  de  préférer  &  de  rechercher  le  véritable  Bon- 
heur comme  notre  plus  grand  Bien. 
Pourquoi  ?         g.  5  2.  C'eft  ici  le  pivot  fur  lequel  roule  toute  la  Liberté  des  Etres  Intelligens 
dans  les  continuels  efforts  qu'ils  employent  pour  arriver  à  la  véritable  féli- 
cité, &  dans  la  vigoureufe  &  confiante  recherche  qu'ils  en  font,  je  veux 
dire  fur  ce  qu'ils  peuvent  fufpendre  cette  recherche  dans  les  cas  particuliers, 
jufqu'à  ce  qu'ils  ayent  regardé  devant  eux,  &  reconnu  fi  la  chofe   qui  leur 
eft  alors  propofée,  ou  dont  ils  défirent  la  jouïffance,  peut  les  conduire  à 
leur  principal  but,  &  faire  une  partie  réelle  de  ce  qui  conftituë  leur  plus 
grand  Bien.     Car  l'Inclination  qu'ils  ont  naturellement  pour  le  Bonheur, 
leur  eft  une  obligation  &  un  motif  de  prendre  foin  de  ne  pas  méconnoître 
ou  manquer  ce  Bonheur,  &  par-là  les  engage  néceffairement  à  fe  conduire  , 
dans  la  direction  de  leurs  actions  particulières,  avec  beaucoup  de  retenue  , 
de  prudence,  &  de  circonfpection.     La  même  nécefiité  qui  détermine  à 
la  recherche  du  vrai  Bonheur,  emporte  auffi  une  obligation  indifpenfable  de 
fufpendre,  d'examiner,  &deconfidereravec  circonfpeclion  chaque  defir  qui 
s'élève  fuccefiîvement  en  nous ,  pour  voir  fi  l'accompliffement  n'en  eft  pas 
contraire  à  notre  véritable  bonheur ,  de  forte  qu'il  nous  en  éloigne  au  lieu 
de  nous  y  conduire.     C'eft  là,  ce  me  femble,  le  grand  privilège  des  Etres 
finis  douez  d'intelligence  ;  &  je  fouhaiterois  fort  qu'on  prît  la  peine  d'exa- 
miner avec  foin,  fi  (ï  )  le  grand  mobile,  &  l'ufage  le  plus  important  de 
toute  la  Liberté  que  les  hommes  ont  ,  qu'ils  font  capables  d'avoir,  ou  qui 
peut  leur  être  de  quelque  avantage,  de  celle  d'où  dépend  la  conduite  de  leurs 
actions ,  ne  confifte  point  en  ce  qu'ils  peuvent  fufpendre  leurs  defirs  ci;  les  em- 
pêcher de  déterminer  leur  volonté  à  quelque  aftion  particulière,  jufqu'à  ce 
qu'ils  en  ayent  dûement  &  fincerement  examiné  le  bien  &  le  mal ,  autant 
que  l'importance  de  la  chofe  le  requiert.     C'eft  ce  que  nous  fommes  capa- 
bles de  faire;  &  quand  nous  l'avons  fait,  nous  avons  fait  notre  devoir  & 
tout  ce  qui  eft  en  notre  puiffance ,  &  dans  le  fond ,  tout  ce  qui  eft  ncceffai- 
re:  car  puifqu'on  fuppofe  que  c'eft  la  connoiffance  qui  règle  le  choix  de  la 
Volonté,  tout  ce  que  nous  pouvons  faire  ici,  fe  réduit  à  tenir  nos  volon- 
tez  indéterminées  jufqu'à  ce  que  nous  ayions  examiné  le  bien  &  le  mal  de 
ce  que  nous  defirons.     Ce  qui  fuit  après  cela,  vient  par  une  fuite  de  confé- 
quences  enchainées  l'une  à  l'autre,  qui  dépendent  toutes  de  la  dernière  dé- 
termination du  Jugement,  laquelle  ell  en  notre  pouvoir,  foit  qu'elle  foit 
formée  fur  un  examen  fait  à  la  hâte  &  d'une  manière  précipitée,  ou  mû- 
rement &  avec  toutes  les  précautions  requifes,  l'expérience  nous  faifant 
voir  que  dans  la  plupart  des  cas  nous  fommes  capables  de  fufpendre  l'accom- 
pliflèment  préfent  de  quelque  defir  que  ce  foit.  §.  53.  Mais 

(ï)  Il  y  a  dans  l'Original    The  grat  Met. 


Delà  Pmjfance.  Liv.  II.  ioy 

§.  53.  Mais  fi  quelque  trouble  exceffif  vient  à  s'emparer  entièrement  de  Cèap.  XXI. 
notre  Ame,  ce  qui  arrive  quelquefois,  comme  lorfque  la  douleur  d'une  Le  grande  per- 
cruelle  torture,  un  mouvement  impétueux  d'amour,  de  colère  ou  de  quel-  befte^confifte1*" 
que  autre  violente  paffion,nous  entraînent  avec  rapidité  &  ne  nous  donnent  miîmfei  fes 
pas  la  liberté  de  penfer,  en  forte  que  nous  ne  fommes  pas  allez  maîtres  de  ProPres  p^ons, 
nous-mêmes  pour  confiderer  &  examiner  les  chofes  à  fond&  fans  préjugé; 
dans  ce  cas-là  Dieu  qui  connoit  notre  fragilité,  qui  compatit  à  notre  foi- 
blefle ,  qui  n'exige  rien  de  nous  au  delà  de  ce  que  nous  pouvons  faire ,  & 
qui  voit  ce  qui  étoit  &  n'étoit  pas  en  notre  pouvoir,  nous  jugera  comme 
un  Père  tendre  &  plein  de  compaiîion.     Mais  comme  la  jufte  direction  de 
notre  conduite  par  rapport  au  véritable  bonheur,  dépend  du  foin  que  nous 
prenons  de  ne  pas  fatis faire  trop  promptement  nos  defirs,  de  modérer  &de 
reprimer  nos  Parlions ,  en  forte  que  notre  Entendement  puiffe  avoir  la  li- 
berté d'examiner,  &laRaifon,  celle  déjuger  fans  aucune  prévention;  ce 
foin-là  devroit  faire  notre  principale  étude.     C'eft  en  cette  rencontre  que 
nous  devrions  tâcher  de  faire  prendre  à  notre  Efprit  le  goût  du  bien  ou  du 
mal ,  réel  &  effectif  qui  fe  trouve  dans  les  chofes ,  &  ne  pas  permettre  qu'un 
Bien  excellent  &  confiderable,  que  nous  reconnoiflbns  ou  fuppofons  pou- 
voir être  obtenu  ,  nous  échappe  de  l'Efprit,  fans  y  laiiTer  aucun  goût,  au- 
cun defir  de  lui-même,  jufqu'à  ce  que  par  une  juite  confideration  de  fon 
véritable  prix,  nous  ayions  excité  en  nous  des  appétits  proportionnez  à  fon 
excellence,  &  que  nous  nous  foyions  mis  dans  une  telle  difpofitionàfon 
égard  que  fa  privation  nous  rende  inquiets ,  ou  bien  la  crainte  de  le  perdre 
lorfque  nous  le  poffedons.     Il  eft  aifé  à  chacun  en  particulier  d'éprouver 
jufqu'où  cela  eft  en  fon  pouvoir ,  en  formant- en  lui-même  les  réfolutions 
qu'il  eft  capable  d'accomplir.     Et  que  perfonne  ne  dife  ici  qu'il  ne  fauroit 
maîtrifer  fes  pallions ,  ni  empêcher  qu'elles  ne  fe  déchaînent  &  ne  le  forcent 
d'agir;  car  ce  qu'il  peut  faire  devant  un  Prince,  ou  un  grand  Seigneur,  il 
peut  le  faire,  s'il  veut,  lorfqu'il  eft  feul,  ou  en  la  préfence  de  Dieu. 

§.  54.  Par  ce  que  nous  venons  de  dire,  il  eft  aile  d'expliquer  comment  Comment  ;rar. 
il  arrive,  que,  quoi  que  tous  les  hommes  défirent  d'être  heureux,  ils  font  Homme* 'ne 
pourtant  entraînez  par  leur  volonté  à  des  chofes  fi  oppofées,  &  quelques-  tiennent  pas 
uns  par  conféquent  à  ce  qui  eft  mauvais  en  foi-même.  Sur  quoi  je  dis  que  [or.duUc?1'"16 
tous  ces  différens  choix  que  les  Hommes  font  dans  ce  Monde,  quelque op- 
pofèz  qu'ils  foient,  ne  prouvent  point  que  les  Hommes  ne  vifent  pas  tous 
à  la  recherche  du  Bien,  mais  feulement  que  la  m^mec'  ofe  n'eft  pas  égale- 
ment bonne  pour  chacun  d'eux.     Cette  variété  de  recherches  montre  que 
chacun  ne  place  pas  le  bonheur  dans  la  jou'ifîance  de  la  même  chofe ,  ou 
qu'il  ne  choifit  pas  le  même  chemin  pour  y  parvenir.  Si  les  intérêts  de 
l'Homme  ne  s'étendoient  point  au  delà- de  cette  Vie,  la  raifon  pourquoi  les 
uns  s'appliqueroient  à  l'Etude,  &.  les  autres  à  la  ChalTe,  pourquoi  ceux-ci 
fe  plongeroient  dans  le  luxe  &dans  la  débauche,   &  pourquoi  ceux-là  pré- 
férant la  Tempérance  à  la  Volupté,  fe  feroient  un  plaifir  d'amaffer  des  ri- 
chefles,  la  raifon,  dis-je,  de  cette  diverfité  d'inclinations  ne  procederoit 
pas  de  ce  que  chacun  d'eux  n'anroit  pas  en  vûë  fon  propre  bonheur,  mais 
feulement  de  ce  qu'ils  placeraient  leur  bonheur  dans  des  choies  différentes» 

C'eft* 


io8  T)e  la  Puijjance.  Liv.  II. 

Chap.  XXI.  C'eft  pourquoi  cette  réponfe  qu'un  Médecin  fit  un  jour  à  un  homme  qui  a- 
voit  mal  aux  yeux,  étoit  fort  raifonnable,  Si  vous  prenez  plus  de  plaifir  au 
goût  du  vin  qu'à  ïufage  de  la  Vue ,  le  vin  vous  efi  fort  bon:  mais  fi  le  plaifir 
de  voir  vous  par  oit  plus  grand  que  celui  de  boire ,  le  vin  vous  efi  fort  mau- 
vais. 

§.  S5-  L'Ame  a  différens  Goûts  auffi  bien  que  le  Palais  ;  &  fi  vous  pré- 
tendiez faire  aimer  à  tous  les  Hommes  la  gloire  ou  les  richefles,  auxquelles 
pourtant  certaines  perfonnes  attachent  entièrement  leur  Bonheur,  vous  y 
travailleriez  auffi  inutilement  que  fi  vous  vouliez  fatisfaire  le  goût  de  tous  les 
hommes  en  leur  donnant  du  fromage  ou  des  huîtres,  qui  font  des  mets  fort 
exquis  pour  certaines  gens,  mais  extrêmement  dégoutans  pour  d'autres,  de 
forte  que  bien  des  perfonnes  préfereroient  avec  raifon  les  incommoditez  de 
la  faim  la  plus  piquante  à  ces' mets  que  d'autres  mangent  avec  tant  de  plai- 
fir. C'étoitlà,  jecroi,  la  raifon  pourquoi  les  Anciens  Philofophes  cher- 
choient  inutilement  fi  le  Souverain  Bien  confiftoit  dans  les  Richefles,  ou 
dans  les  Voluptez  du  Corps,  ou  dans  la  Vertu,  ou  dans  la  Contemplation. 
Ils  auroient  pu  difputer  avec  autant  de  raifon ,  s'il  falloit  chercher  le  goût 
le  plus  délicieux  dans  les  Pommes ,  les  Prunes ,  ou  les  Abricots ,  &  fe  par- 
tager fur  cela  en  différentes  Sectes.  Car  comme  les  Goûts  agréables  ne  dé- 
pendent pas  des  chofes  mêmes ,  mais  de  la  convenance  qu'ils  ont  avec  tel 
ou  tel  Palais,  en  quoi  il  y  a  une  grande  diverfité,  de  même  le  plus  grand 
bonheur  conlifte  dans  la  jouïflance  des  chofes  qui  produifent  le  plus  grand 
plaifir,  &  dans  l'abfence  de  celles  qui  caufent  quelque  trouble  &  quelque 
douleur:  chofes  qui  font  fort  différentes  par  rapport  à  différentes  perfonnes. 
Si  donc  les  hommes  n'avoient  d'efpérance  &  ne  pouvoient  goûter  de  plai- 
fir que  dans  cette  Vie ,  ce  ne  feroit  point  une  chofe  étrange  ni  déraifonnable 
qu'ils  fiiTent  confifher  leur  félicité  à  éviter  toutes  les  chofes  qui  leur  caufent 
ici-bas  quelque  incommodité,  &  à  rechercher  tout  ce  qui  leur  donne  du 
plaifir;  &  l'on  ne  devroit  point  être  furpris  de  voir  fur  tout  cela  une  gran- 
de variété  d'inclinations.  Car  s'il  n'y  a  rien  à  efperer  au  delà  du  Tombeau, 
la  conféquence  eft  fans  doute  fort  jufte  ,  Mangeons  &  buvons,  jouïflbns  de 
tout  ce  qui  nous  fait  plaifir,  car  demain  nous  mourrons.  Et  cela  peut  fer- 
vir,  ce  me  femble,  à  nous  faire  voir  la  raifon  pourquoi,  bien  que  tous  les 
hommes  défirent  d'être  heureux,  ils  ne  font  pourtant  pas  émus  par  le  même 
Objet.  Les  hommes  pourroient  choifir  différentes  chofes  ,  &  cependant 
faire  tous  un, bon  choix,  fuppofé  que  femblables  à  une  troupe  de  chetifs 
Infect.es ,  quelques-uns  comme  les  Abeilles  aimaffent  les  Fleurs  &  le  doux 
fuc  qu'ils  en  recueillent,  &  d'autres  comme  les  EfcarbotsfeplulTentà  quel- 
que autre  chofe;  &  qu'après  avoir  paffé  une  certaine  faifon  ils  ceflanent  d'ê- 
tre ,  pour  ne  plus  exifler. 
ce  qui  cngige  §.  j<5.  çes  chofes  duement  confidercesnous  donnerons,  à  mon  avis ,  une 
faire  d^mau-*  claire  connoiflance  de  l'Etat  de  la  Liberté  de  V Homme.  Il  eft  vifible  que  la 
»ais  choix.  Liberté  confifte  dans  la  Puiflance  de  faire  ou  de  ne  pas  faire ,  de  faire  ou  de 

s'empêcher  de  faire,  félon  ce  que  nous  voulons.  C'eft  ce  qu'on  ne  fauroit 
nier.  Mais  comme  cela  femble  ne  comprendre  que  les  actions  qu'un  hom- 
me fait  en  conféquence  de  fa  Volition ,  on  demande  encore  fi  l'homme  eft 

en 


De  îa  Puiffance.  Liv.  IL  20$ 

€n  liberté  de  vouloir  ou  non.  A  quoi  l'on  a  déjà  répondu ,  que  dans  la  Chat.  XXλ 
plupart  des  cas  un  homme  n'eft  pas  en  liberté  de  ne  pas  vouloir  ;  qu'il  eil 
obligé  de  produire  un  a&e  de  fa  Volonté  d'où  s'enfuit  l'exiftence  ou  la  non- 
exiftence  de  l'action  propofée.  11  y  a  pourtant  un  cas  où  l'Homme  eft  en 
liberté  par  rapport  à  l'action  de  vouloir  :  c'eft  lorfqu'il  s'agit  de  choifir  un 
bien  éloigné  comme  une  fin  à  obtenir.  Dans  cette  occafion  un  homme  peut  * 

fufpendre  l'acte  de  fon  choix:  il  peut  empêcher  que  cet  Acte  ne  foit  dé- 
terminé pour  ou  contre  la  chofe  propofée,  jufqu'à  ce  qu'il  ait  examiné  fi 
la  chofe  eft ,  de  fa  nature  &  dans  fes  confcquences ,  véritablement  propre 
à  le  rendre  heureux  ou  non.  Car  lorfqu'il  l'a  une  fois  choifie  ,  &  que  par- 
là  elle  eft  venue  à  faire  partie  de  fon  bonheur ,  elle  excite  un  defir  en  lui  : 
&  ce  defir  lui  caufe,  à  proportion  de  fa  violence,  une  inquiétude  qui  déter- 
mine fa  Volonté  ,  &  lui  fait  entreprendre  la  pourfuite  de  fon  choix  dans 
toutes  les  occafions  qui  s'en  préfentent.  Et  ici,  nous  pouvons  voir  com- 
ment il  arrive  qu'un  homme  peut  fe  rendre  juftement  digne  de  punition  : 
quoi  qu'il  foit  indubitable  que  dans  toutes  les  actions  particulières  qu'il -w»/, 
il  veut  néceffairement  ce  qu'il  juge  être  bon  dans  le  temps  qu'il  le  veut. 
Car  bien  que  fa  Volonté  foit  toujours  déterminée  à  ce  que  fon  Entendement 
lui  fait  juger  être  bon,  cela  ne  l'excufe  pourtant  pas:  parce  que  par  un 
choix  précipité  qu'il  a  fait  lui-même ,  il  s'eft  impofé  de  faufles  mefures  du 
Bien  &  du  Mal ,  qui  toutes  faufles  &  trompeufes  qu'elles  font ,  ont  autant 
d'influence  fur  toute  fa  conduite  à  venir,  que  fi  elles  étoient  juftes  &  véri- 
tables. Il  a  corrompu  fon  palais ,  &  doit  être  refponfable  à  lui-même  de 
la  maladie  &  de  la  mort  qui  s'en  enfuit.  La  Loi  éternelle  &  la  nature  des 
chofes  ne  doit  pas  être  altérée  pour  être  adaptée  à  fon  choix  mal  réglé.  Si 
l'abus  qu'il  a  fait  de  cette  Liberté  qu'il  avoit  d'examiner  ce  qui  pourroit 
fervir  réellement  &  véritablement  à  fon  bonheur,  le  jette  dans  l'égarement, 
quelques  mauvaifes  conféquences  qui  en  découlent,  c'eft  à  fon  propre  choix 
qu'il  faut  en  attribuer  la  caufe.  Il  avoit  le  pouvoir  de  fufpendre  fa détermi- 
'nation:  ce  pouvoir  lui  avoit  été  donné  afin  qu'il  pût  examiner,  prendre 
foin  de  fa  propre  félicité,  &  voir  de  ne  pas  fe  tromper  foi-même  :  &ilne 
pouvoit  point  juger  qu'il  valût  mieux  être  trompé  que  de  ne  l'être  pas , 
dans  un  point  dune  fi  haute  importance ,  &  qui  le  touche  de  fi  près.  Ce 
que  nous  avons  dit  jufqu'ici,  peut  encore  nous  faire  voir  laraifon  pourquoi 
les  Hommes  fe  déterminent  dans  ce  Monde  à  différentes  chofes ,  &  recher- 
chent le  bonheur  par  des  chemins  oppofez.  Mais  comme  ils  ont  conftam- 
ment  &  ferieufèment  les  mêmes  penfées  a  l'égard  du  Bonheur  &delaMifé- 
re,  il  refte  toujours  à  examiner,  d'où  vient  que  les  Hommes  préfèrent  fouvent 
le  pire  à  ce  qui  eft  meilleur  ;  &  choififlent  ce  qui  de  leur  propre  aveu ,  les  a 
rendus  miferables. 

§.  57.  Pour  rendre  raifon  de  tous  les  Chemins  différens  &  oppofez  que 
les  Hommes  prennent  dans  ce  Monde,  quoi  que  tous  afpirent  égale- 
ment au  Bonheur,  il  faut  confiderer  d'où  naiflènt  les  diverfes  inquiétudes 
qui  déterminent  la  Volonté  au  choix  de  chaque  action  volontaire. 

I.  Quelques-unes  proviennent  de  certaines  caufes  qui  ne  font  pas  en  no-  j"^"^110 
tre  puiffance ,  comme  font  fort  fouvent  les  Douleurs  du  Corps ,  produites    "    °ips* 

D  d  par 


1IO 


De  la  Puijfance.  Liv.  II. 


Chap.  XXI 


*  Matth.  VI.    13, 

tes  Defirs  cau- 
fez  par  de  faux 

Jugemens. 


Le  Jugement 

ptéfent  que 
nous  faifons  du 
Bien  ou    du   Mal 
eiï  toûjouis 

vi.  '.'Il 


par  l'indigence,  la  maladie,  ou  quelque  force  extérieure,  comme  la  tor- 
ture ,  &c.  lefquelles  agiffant  actuellement  &  d'une  manière  violente  fur 
l'Efprit  des  hommes ,  forcent  pour  l'ordinaire  leur  volonté ,  les  détournent 
du  chemin  de  la  Vertu ,  les  contraignent  d'abandonner  le  parti  de  la  Piété 
&  de  la  Religion,  &  de  renoncer  à  ce  qu'ils  croyoient  auparavant  pro- 
pre à  les  rendre  heureux;  &  cela,  parce  que  tout  homme  ne  tâche 
pas,  ou  n'eft  pas  capable  d'exciter  en  foi-méme,  par  la  contempla- 
tion d'un  Bien  éloigné  &  à  venir ,  des  defirs  de  ce  Bien  qui  foient  af- 
fez  puiffans  pour  contrebalancer  Xinquiétude  que  lui  caufent  ces  tour- 
mens  corporels ,  &  pour  conferver  fa  Volonté  conftamment  fixée  au 
choix  des  actions  qui  conduifent  au  Bonheur  qu'il  attend  après  cette 
vie.  C'eft  dequoi  le  Monde  nous  fournit  une  infinité  d'exemples  ;  & 
l'on  peut  trouver  dans  tous  les  Païs  &  dans  tous  les-  temps  affez  de 
preuves  de  cette  commune  obfervation  "  Que  la  Neceffité  entraîne  les 
„  hommes  à  des  actions  honteufes ,  NeceJJitas  cogit  ad  turpia.  C'eft  pourquoi 
nous  avons  grand  fujet  de  prier  Dieu,  *  Qu'il  ne  nous  induife  point  en 
tentation. 

II.  11  y  a  d'autres  inquiétudes  qui  procèdent  des  defirs  que  nous 
avons  d'un  Bien  abfent,  lefquels  defirs  font  toujours  proportionnez  au 
jugement  que  nous  formons  de  ce  Bien  abfent,  de  forte  que  c'eft  de 
là  qu'ils  dépendent  auffi  bien  que  du  goût  que  nous  en  concevons  :  deux 
considérations  qui  nous  font  tomber  en  divers  égaremens;  &  toujours 
par  notre  propre  faute. 

§.  58.  J'examinerai,  en  premier  lieu,  les  faux  jugemens  que  les 
Hommes  font  du  Bien  &  du  Mal  à  venir,  par  où  leurs  delirs  font  feduits  : 
car  pour  ce  qui  eft  de  la  félicité  &  de  la  mifére  préfente,  lorfque  la  réfle- 
xion ne  va  pas  plus  loin,  &  que  toutes  conféquences  font  entièrement  mi- 
fes  à  quartier,  P  Homme  ne  choifit  jamais  mal.  Il  connoit  ce  qui  lui  plaît  le 
plus;  &  il  s'y  porte  actuellement.  Or  les  chofes  confiderées  entant  qu'on  en 
jouît  actuellement,  font  ce  qu'elles  femblent  être:  dans  ce  cas,  le  bien 
apparent,  &  réel  n'eft  qu'une  feule  &  même  chofe.  Car  la  Douleur 
ou  le  Plaifir  étant  juftement  auffi  confiderables  qu'on  les  fent,  &  pas  da- 
vantage, le  Bien  ou  le  Mal  préfent  eft  réellement  auffi  grand  qu'il  paroît. 
l.i  par  confisquent,  fi  chacune  de  nos  Actions  étoit  renfermée  en  elle-mê- 
me, fans  traîner  aucune  conféquence  après  elle,  nous  ne  pourrions  jamais 
nous  méprendre  dans  le  choix  que  nuus  ferions  du  Bien:  mais  infaillible- 
ment, nous  prendrions  toujours  le  meilleur  parti.  Que  dans  le  même  temps 
la  peine  qui  fuit  un  honnête  travail  fe  préfentât  à  nous  d'un  côté,  &  de 
l'autre  la  neceffité  de  mourir  de  faim  &  de  froid,  perfonne  ne  balancerait  à 
choifir.  Si  l'on  ofitoit  tout  à  la  fois  à  un  homme  le  moyen  de  contenter 
quelque  paffion  préfente  ,  &  la  jouïffance  actuelle  des  Délices  du  Paradis,  il 
n'auroit  garde  J'héfiter  le  moins  du  monde  ,  ou  de  fe  méprendre  dans  la 
détermination  de  fon  choix. 

§.  59.  Mais  parce  que  nos  Actions  volontaires  ne  produifent  pas  jufte- 
ment dans  le  temps  de  leur  éxecution  tout  le  Bonheur  &  toute  la  Mifére 
qui  en  dépend,  mais  qu'elles  font  des  caufes  antécédentes  du  Bien  &  du 

Mal, 


IDelaTuiffance.  Liv.  II.  in 

Mal,  qu'elles  entraînent  après  elles  &  attirent  fur  nous  après  même  Chap.  XXI» 
qu'elles  ont  ceffé  d'exifter;  par  cette  raifon  nos  defirs  s'étendent  au 
delà  du  plaifir  préfent,  &  nous  obligent  à  jetter  les  yeux  fur  le  Bienab- 
fent,  félon  que  nous  le  jugeons  nécefiaire  pour  faire ,  ou  pour  augmenter 
notre  Bonheur.  C'eft  cette  opinion  que  nous  avons  de  fa  néceffité  qui 
nous  attire  à  lui  ;  &  fans  cela,  un  Bien  abfènt  ne  nous  touche  point.  Car 
dans  cette  petite  mefure  de  capacité  que  nous  éprouvons  en  nous-mêmes,  & 
à  quoi  nousfommes  tout  accoutumez,  nous  ne  jouïffbns  que  d'un  feul  plai- 
fir à  la  fois  ,  qui  tandis  qu'il  dure ,  fulfit  pour  nous  perfuader  que  nous 
fommes  heureux ,  fi  dans  ce  même  temps  nous  fommes  dégagez  de  toute  in- 
quiétude. C'eft  pourquoi  tout  Bien  qui  eft  éloigné ,  ou  même  qui  nous  eft 
actuellement  offert,  ne  nous  émeut  point,  parce  que  l'indolence ,  &  la 
jouïflance  actuelle  de  quelque  autre  Bien  fuffifant  à  notre  Bonheur  préfent, 
nous  ne  nous  foncions  pas  de  courir  le  hazard  du  changement ,  par  la  raifon 
qu'étant  contens  nous  nous  croyons  déjà  heureux,  ce  qui  fuffit:  car  qui  efl 
content,  eft  heureux.  Mais  dès  que  quelque  nouvelle  inquiétude  vient  à  la 
traverfe,  ce  bonheur  eft  interrompu;  &  nous  voilà  engagez  de  nouveau  à 
courir  après  le  Bonheur. 

§.  60.  Par  conféquent,  une  des  grandes  raifons  pourquoi  les  Hommes  ne 
font  pas  excitez  à  defirer  le  plus  grand  Bien  abfent ,  c'eft  ce  penchant  qu'ils 
ont  à  conclurre  qu'ils  peuvent  être  heureux  fans  en  jouir.  Car  tandis  qu'ils 
font  préoccupez  de  cette  penfée ,  les  Délices  d'un  état  à  venir  ne  les  tou- 
chent point:  ils  ne  s'en. mettent  pas  fort  en  peine,  &  ne  les  défirent  que 
foiblement.  Et  la  Volonté  n'étant  point  déterminée  par  ces  fortes  de  de- 
firs, s'abandonne  à  la  recherche  des  plaifirs  plus  prochains,  uniquement 
appliquée  à  fe  délivrer  de  l'inquiétude  que  lui  caufe  alors  l'abfence  de  ces 
pluilirs,  ou  l'envie  de  les  poffeder.  Mais  que  ces  chofes  fe  préfentent  à 
•l'Homme  dans  un  autre  point  de  vue;  qu'il  voye  que  la  Vertu  &  la  Reli- 
gion font  néceflàires  à  fon  Bonheur;  qu'il  jette  les  yeux  fur  cet  état  à  ve- 
nir qui  doit  être  accompagné  de  bonheur  ou  de  miiére  félon  la  fage  dilpen- 
fation  de  Dieu  ;  &  qu'il  fe  repréfente  ce  jufte  Juge  prêt  à  rendre  à  chacun 
félon  [es  œuvres,  en  donnant  la  Vie  éternelle  à  ceux  qui  par  leur  perfeverance à 
bien  faire,  cherchent  la  gloire,  l'honneur  &?  l'immortalité ,  &.  en  répandant 
fur  l' Ame  de  tout  homme  qui  fait  le  mal  les  effets  de  fon  indignation  £s?  defafw 
reur,  l'affliclion  £5?  l 'angoijfe  ;  qu'un  homme,  dis-je,  fe  forme  une  jufte  idée 
de  ce  différent  état  de  Bonheur  ou  de  Mifére,  deftiné  aux  hommes  après 
cette  vie  félon  qu'ils  fe  feront  conduits  dans  ce  Monde;  dès-lors  les  Règles 
du  Bien  ou  du  Mal  qui  déterminent  fon  choix,  feront  tout  autres  à  fon 
égard.  Car  puifque  les  plaifirs  &  les  peines  de  ce  Monde  ne  peuvent  avoir 
aucune  proportion  avec  le  Bonheur  éternel  ou  la  Mifére  extrême  que  l'Ame 
doit  fouffrir  après  cette  vie,  un  tel  homme  ne  réglera  pas  les  actions  qui 
font  en  h  puiffance  par  rapport  aux  plaifirs  paffagers  ou  à  la  douleur  dont 
elles  font  accompagnées  ou  fuivies ici-bas,  mais  félon  qu'elles  peuvent  con- 
tribuer à  lui  affurcr  la  pofielîion  de  cette  parfaite  &  éternelle  félicité  qu'il 
attend  après  cette  vie. 

J.  61.  Mais  pour  rendre  plus  particulièrement  raifon  de  la  Mifére  où  les  id<!e  plus  p3«i- 

D  d  2  Hom-  culi"e  dei  fai11 


ai 2  DelaPuiJfance.  Liv.  II. 

Chap.  XXI.  Hommes  fe  précipitent  fouvent  d'eux-mêmes ,  quoi  qu'ils  recherchent  tous 
jugemens  des  ]e  Bonheur  avec  une  entière  fincerité,  il  faut  confiderer  comment  les  cho- 
Wommej.  ^  viennent  à  être  repréfentées  à  nos  Defirs  fous  des  apparences  trompeufes, 

ce  qui  vient  du  faux  Jugement  que  nous  portons  de  ces  chofes.  Et  pour 
voir  jufqu'où  cela  s'étend,&  quelles  font  les  caufes  de  ces  faux  Jugemens,il  faut 
fe  rèffouvenir  que  les  chofes  font  jugées  bonnes  ou  mauvailes  en  deux  fens. 
Premièrement,  ce  qui efl proprement  bon  ou  mauvais,  rieft  autre  chofe  que 
le  Plaifir  ou  la  Douleur  :  &  en  fécond  lieu ,  comme  ce  qui  eft  le  propre  ob- 
jet de  nos  defirs ,  &  qui  eft  capable  de  toucher  une  Créature  douée  de  pré- 
voyance, n'eft  pas  feulement  la  fatisfattion  &  la  douleur  préfente,  mais  en- 
core ce  qui  par  fon  efficace  ou  par  fes  fuites  eft  propre  à  produire  cesfenti- 
mens  en  nous ,  à  une  certaine  diftance  de  temps ,  on  confidére  aujji  comme 
bonnes  &  mauvaifes  les  chofes  qui  font  fuivies  de  Plaifir  &  de  Douleur. 

§.  62.  Le  faux  Jugement  qui  nous  feduit ,  «Se  qui  détermine  fouvent  la 
Volonté  au  plus  méchant  parti,  confifteàfaire  unemauvaife  évaluation  fur 
les  diverfes  comparaifons  du  Bien  «Si  du  Mal  confiderez  dans  les  chofes  capa- 
bles de  nous  caufer  du  plaifir  &  de  la  douleur.     Le  faux  Jugement  dont  je 
parle  en  cet  endroit,  n'elt  pas  ce  qu'un  homme  peut  penferde  la  détermi- 
nation d'un  autre  homme ,  mais  ce  que  chacun  doit  confeffer  en  foi-même 
être  déraifonnable.  Car  après  avoir  pofé  pour  fondement  indubitable,  Que 
tout  Etre  Intelligent  cherche  réellement  le  Bonheur,  qui  confifte  dans  la 
jouïlîance  du  Plaifir  fans  aucun  mélange  confiderable  d'inquiétude,  il  eft  im- 
poflible  que  perfonne  put  rendre  volontairement  fa  condition  malheureufè , 
ou  négliger  une  chofe  qui  feroit  en  fon  pouvoir  &  contribueroit  à  fa  propre 
fatisfaclion  «Sr  à  l'accompliffement  de  fon  bonheur,  s'il  n'y  étoit  porté  par 
un  faux  Jugement.     Je  ne  prétens  point  parler  ici  de  ces  fortes  de  méprifes 
qui  font  des  fuites  d'une  erreur  invincible,  &.  qui  méritent  à  peine  le  nom 
de  faux  Jugement  :  je  ne  parle  que  de  ce  faux  Jugement  qui  eft  tel  par  la 
propre  confeffion  que  chaque  Homme  en  doit  faire  en  lui-même, 
lu  iràent         S-  ^3*  Premièrement  donc,  pour  ce  qui  eft  du  Plaifir  &  de  la  Douleur 
dans  u  compa-     que  nous  fentons  actuellement,  l'Ame  ne  fe  méprend  jamais  dans  le  juge- 
&  d" ratenir'""  ment  qu'elle  fait  du  Bien  ou  du  Mal  réel ,  comme*  nous  avons  déjà  dit; 
*  voyez  ci  deflus.  car  ce  qui  eft  le  plus  grand  plaifir,  ou  la  plus  grande  douleur,  eft  juftement 
(.  s»,  pig.  210.    £ej  qU,jj  parojt      jviais  quoi  que  la  différence  «Si  les  degrez  du  Plaifir  pré- 
fent  «Se  de  la  Douleur  préfente  foient  fi  vifibles  qu'on  ne  puiffe  s'y  mépren- 
dre ,  cependant  lorfque  nous  comparons  ce  Plaifir  ou  cette  Douleur  avec  un  Plai- 
fir ou  une  Douleur  à  venir ,  (&  c'eft  pour  l'ordinaire  fur  cela  que  roulent 
les  plus  importantes  déterminations  de  la  Volonté  )  nous  faifons  fouvent  de 
faux  Jugemens ,  en  ce  que  nous  mefurons  ces  deux  fortes  de  plailîrs  «Si  de 
douleurs  parla  différente  diftance  où  elles  fe  trouvent  à  notre  égard.  Com- 
me les  Objets  qui  font  près  de  nous,  paffent  aifément  pour  être  plus  grands 
que  d'autres  d'une  plus  vafte  circonférence  qui  font  plus  éloignez  ,  de  mê- 
me à  l'égard  des  Biens  &  des  Maux,  le  préfent  prend  ordinairement  le 
deffus;  &  dans  la  comparaifon  ceux  qui  font  éloignez,  ont  toujours  du  des- 
avantage.    Ainfi  la  plupart  des  Hommes ,  femblables  à  des  Héritiers  pro- 
digues ,  font  portez  à  croire  qu'un  petit  Bien  préfent  eft  préférable  à  de 

grands 


De  la  Puifance.  Liv   IT.  nj 

grands  Biens  à  venir;  de  forte  que  pour  la  pofleflion  préfente  de  peu  de  Chap.  XXI. 
chofe  ils  renoncent  à  un  grand  héritage  qui  nepourroit  leur  manquer.  Or, 
que  cefoitlà  un  faux  Jugement,  chacun  doit  le  reconnoître,  en  quoi  que  ce 
foit  qu'il  fafle  confifler  Ion  plaifir,  parce  que  ce  qui  effc  à  venir,  doit  cer- 
tainement devenir  préfent  un  jour;  &  alors  ayant  le  même  avantage  de  pro- 
ximité ,  il  fe  fera  voir  dans  fa  jufle  grandeur  &  mettra  en  jour  la  prévention 
déraifonnable  de  celui  qui  a  jugé  de  fon  prix  par  des  mefures  inégales.  Si 
dans  le  mém?  moment  qu'un  homme  prend  un  verre  en  main,  (i)leplaifir 
qu'il  trouve  à  boire  étoit  accompagné  de  cette  douleur  de  tête  &  de  ces 
maux  d'eflomac  qui  ne  manquent  pas  d'arriver  à  certaines  gens,  peu  d'heu- 
res après  qu'ils  ont  trop  bû ,  je  ne  croi  pas  que  jamais  perfonne  voulût  à 
ces  conditions  goûter  du  vin  du  bout  des  lèvres,  quelque  plaifir  qu'il  prît 
à  en  boire  ;  &  cependant ,  ce  même  homme  fe  remplit  tous  les  jours  de 
cette  dangereufe  liqueur,  uniquement  déterminé  à  choifir  le  plus  mauvais 
par  la  feule  illufion  que  lui  fait  une  petite  différence  de  temps.  Mais  fi  le 
Plaifir  ou  la  Douleur  diminue  fi  fort  par  le  feul  éloignement  de  peu 
d'heures,  à  combien  plus  forte  raifon  une  plus  grande  diflance  produi- 
ra-t-elle  le  même  effet  dans  l'Efprit  d'un  homme  qui  ne  fait  point, 
par  un  jufle  examen  de  la  chofe  même,  ce  que  le  temps  l'obligera  de 
faire  en  la  lui  mettant  actuellement  devant  les  yeux,  c'efl-à-dire  qui 
ne  la  confidére  pas  comme  préfénte  pour  en  connoître  au  jufle  les  vé- 
ritables dimenfions?  C'efl  ainfi  que"  nous  nous  trompons  ordinairement 
nous-mêmes  par  rapport  au  Plaifir  &  à  la  Douleur  confidérez  en  eux-mê- 
mes ,  ou  par  rapport  aux  véritables  dégrez  de  Bonheur  ou  de  Mifére  que 
les  chofes  font  capables  de  produire.  Car  ce  qui  efl  à  venir  perdant  fa  jufle 
proportion  à  notre  égard,  nous  préferons  le  préfent  comme  plus  confidera- 
ble.  Je  ne  parle  point  ici  de  ce  faux  Jugement  par  lequel  ce  qui  efl  abfent 
n'efl  pas  feulement  diminué,  mais  tout-à-fait  anéanti  dans  l'Efprit  des 
hommes;  quand  ils  jouïfTent  de  tout  ce  qu'ils  peuvent  obtenir  pour  le  pré- 
fent, &  s'en  mettent  en  poffefiion,  concluant  fauffement  qu'il  n'en  arrivera 
aucun  mal  :  car  cela  n'efl  pas  fondé  fur  la  comparaifon  qu'on  peut  faire  de 
la  grandeur  d'un  Bien  &  d'un  Mal  à  venir,  dequoi  nous  parlons  préfente- 
ment ,  mais  fur  une  autre  efpèce  de  faux  Jngement  qui  regarde  le  Bien  ou  le 
Mal  confidérez  comme  la  caufe  &  l'occafion  du  plaifir  &  de  la  douleur  qui 
en  doit  provenir. 

§.  64.  C'efl ,  ce  me  femble ,  la  foible  rj?  étroite  capacité  de  notre  Efprit  qui  Quelles  en  foct 
eji  la  caufe  des  Faux  Jugeme.is  que  nous  faifons  en  comparant  le  Plaifir  préfent  "  "u  es* 
ou  la  Douleur  pré fente  avec  un  Plaifir  on  une  Douleur  à  "venir.  Nous  ne  fau- 
rions  bien  jouir  de  deux  Plaifirs  à  la  fois  ;  &  moins  encore  pouvons-nous 
guère  jouïr  d'aucun  plaifir  dans  le  temps  que  nous  fommes  obfedez  pa#la 
Douleur.  Le  Plaifir  préfent,  s'il  n'efl  extrêmement  foible  ,  jufqu'à  n'être 
prefque  rien  du  tout,  remplit  l'étroite  capacité  de  notre  Ame;  &  par-là 

s'em- 

(1)  Voici  comment  Montagne  a  exprimé  la  de  trop  loire :  maïsla  volupté ,  pour  nous  tromper , 
même  chofe.  Si  la  douleur  t  telle,  dit  il,  marche  devant, ç?  nous  cache  fa  fuite.Efîris,Toïn* 
nousvenoit  avant  l'yvrejfe,  nous  nous  garderions      I.Liv.I.  Ch.  38.  pag.  449.  Ed.de  laHaye  1717. 

Dd  3 


214  Delà  Tuijfance.  Liv.  II. 

Chap.  XXI.  s'empare  de  tout  notre  Efprit  en  forte  qu'il  y  laifie  à  peine  aucune  penfée 
de  chofes  abfentes.     Ou  fi  parmi  nos  Plaifirs  il  s'en  trouve  quelques-uns  qui 
ne  nous  frappent  point  afiez  vivement  pour  nous  détourner  delà confidera- 
tion  des  chofes  éloignées,  nous  avons  pourtant  une  telle  averfion  pour  la 
Douleur,  qu'une  petite  douleur  éteint  tous  nos  plaifirs.     Un  peu  d'amer- 
tume mêlée  dans  la  coupe,  nous  empêche  d'en  goûter  la  douceur  ;  &de  là 
vient  que  nous  defirons  à  quelque  prix  que  ce  foit  d'être  délivrez  du  Mal 
préfent ,  que  nous  fommes  portez  à  croire  plus  rude  que  tout  autre  Mal  ab- 
fent  ;  parce  qu'au  milieu  de  la  Douleur  qui  nous  preffe  actuellement ,  nous 
ne  nous  trouvons  capables  d'aucun  degré  de  Bonheur.     Les  plaintes  qu'on 
entend  faire  tous  les  jours  aux  Hommes ,  en  font  une  bonne  preuve ,  car  le 
Mal  que  chacun  fent  actuellement ,  eft  toujours  le  plus  rude  de  tous ,  té- 
moin ces  cris  qu'on  entend  fortir  ordinairement  de  la  bouche  de  ceux  qui 
fouffrent ,  Ah  !  toute  autre  douleur  plutôt  que  celle-ci  :  Rien  ne  peut  être  plus  in- 
fupportable  que  ce  que  f  endure  préfentement.     C'eft  pour  cela  que  nous  em- 
ployons tous  nos  efforts  &  toutes  nos  penfées  à  nous  délivrer  avant  toutes 
choies  du  Mal  préfent ,  confiderans  cette  délivrance  comme  la  première 
condition    abfolument   néceffaire  pour  nous   rendre  heureux,  quoi  qu'il 
en  puiffe  arriver.     Dans  le  fort  de  la  pafiion ,   nous  nous  figurons  que 
rien  ne  peut  furpaffier,  ou  prefque  égaler  Y  inquiétude  qui  nous  preffe  fi  vio- 
lemment.    Et  parce  que  I'abftinence  d'unplaifir  préfent  qui  s'offre  à  nous  , 
eft  une  douleur ,  &  qui  même  eft  fouVent  très-aiguë ,  à  caufe  de  la  violence 
du  defir  qui  eft  enflammé  par  la  proximité  &  par  les  attraits  de  l'Objet,  il 
ne  faut  pas  s'étonner  qu'un  tel  fentiment  agiflè  de  la  même  manière  que  la 
douleur,  qu'il  diminué  dans  notre  Efprit  1  idée  de  ce  qui  eft  à  venir;  & 
que  par  conféquent  il  nous  force,  pour  ainfi  dire,  à  lembraffer  aveuglé- 
ment. 

§.  65.  Ajoutez  à  cela,  qu'un  Bien  abfent,  ou  ce  qui  eft  la  même  chofe, 
un  plaiiir  à  venir,  &  fur  tout,  s'il  eft  d'une  efpèce  de  plaifirs  qui  nous 
foient  inconnus,  eft  rarement  capable  de  contrebalancer  une  inquiétude  eau- 
fée  par  une  douleur,  ou  un  defir  actuellement  préfent.  Car  la  grandeur  de 
ce  plaifir  ne  pouvant  s'étendre  au  delà  du  goût  qu'on  en  recevra  réellement 
quand  on  en  aura  la  jouïffance,  les  Hommes  ont  affez  de  penchant  à  dimi- 
nuer ce  plaifir  à  venir,  pour  lui  faire  céder  la  place  à  quelque  defir  préfent, 
&  à  conclurre  en  eux-mêmes ,  que  quand  on  en  viendroit  à  l'épreuve ,  il 
ne  répondrait  peut-être  pas  à  l'idée  qu'on  en  donne,  ni  à  l'opinion  qu'on 
en  a  généralement,  ayant  fouvent  trouvé  par  leur  propre  expérience  que 
non  feulement  les  plaifirs  que  d'autres  ont  exalté,  leur  ont  paru  fortinfipi- 
des,  mais  que  ce  qui  leur  a  caufé  à  eux-mêmes  beaucoup  de  plaifir  dans  un 
temps ,  les  a  choquez  &  leur  a  déplu  dans  un  autre  ;  &  qu'ainfi  ils  ne  voyent 
rien  dans  ce  Bien  à  venir  pourquoi  ils  devraient  renoncer  à  un  plaifir  qui 
s'offre  actuellement  à  eux.  Mais  que  cette  manière  de  juger  foit  déraifun- 
nable,  étant  appliquée  au  Bonheur  que  Dieu  nous  promet  après  cette  vie, 
c'eft  ce  qu'ils  ne  fauroient  s'empêcher  de  reconnoître,  à  moins  qu'ils  ne  di- 
fent  que  Dieu  ne  fauroit  rendre  heureux  ceux  qu'il  a  deffein  de  rendre  tels 
effectivement.     Car  comme  c'eft  là  ce  qu'il  fe  propofe  en  les  mettant  dans 

l'eut 


De  la  Puijfance.  Liv.  II.  Uf 

l'état  du  bonheur,  il  faut  néceflTairement  que  cet  état  convienne  à  chacun  CHAP.  XXL 
de  ceux  qui  y  auront  part  ;  de  forte  que  fuppofé  que  leurs  goûts  foient  là 
auiîi  différens  qu'ils  font  ici  -  bas ,  cette  Manne  célefbe  conviendra  au  palais 
de  chacun  d'eux.  En  voilà  affez  fur  le  fujet  des  Faux  Jugemens  que  nous 
faifons  du  Plailir  &  de  la  Douleur,  à  les  confiderer  comme  préfens  &  à 
venir,  lorsque  les  comparant  enfemble,on  regarde  ce  qui  efl  abfent,  com- 
me à  venir. 

§.  66.  Pour  ce  qui, efl:,  en  fécond  lieu,  des  chofes  bonnes  ou  mauvaifes  n. 

dans  leurs  conféquences ,  &  par  Y 'aptitude  qu'elles  ont  à  nous  procurer  du  Bien  ! u"on ^fiTu'Êie» 
ou  du  Mal  à  l'avenir,  nous  en  jugeons  fauflement  en  différentes  ma-  ou  du  Mai,  con. 

■  /  lïderez  dans  lems 

nieres.  $    sonféquencei. 

i.  Lorsque  nous  jugeons  que  ces  chofes  ne  font  pas  capables  de  nous  fai- 
re réellement  autant  de  mal  qu'elles  le  font  effectivement. 

2.  Lorsque  nous  jugeons,  que,  bien  que  les  conféquences  en  foient  fort 
importantes,  elles  ne  font  pourtant  pas  fi  certaines  que  le  contraire  ne  puif- 
fe  arriver ,  ou  du  moins  qu'on  ne  puifle  en  éviter  l'effet  d'une  manière  ou 
d'autre,  comme  par  induftrie,  par  addrefle,  par  un  changement  de  con- 
duite, par  la  repentance,  &c.  Il  feroit  aifé  de  montrer  en  détail  que  ce  font 
là  tout  autant  de  Jugemens  déraifonnables,  fi  je  les  voulois  examiner  au  long 
un  par  un  ;  mais  je  me  contenterai  de  remarquer  en  général ,  que  c'eft  agir 
directement  contre  la  Raifon  que  de  hazarder  un  plus  grand  Bien  pour  un 
plus  petit,  fur  des  conjectures  incertaines,  &  avant  que  d'être  entré  dans 
un  jufle  examen,  proportionné  à  l'importance  de  la  chofe,  &  à  l'intérêt 
que  nous  avons  de  ne  pas  nous  méprendre.  C'eft ,  à  mon  avis ,  ce  que  cha- 
cun efl  obligé  d'avouer,  &  fur-tout,  s'il  confidere  les  caufes  ordinaires  de 
ce  faux  Jugement ,  dont  voici  quelques-unes. 

•§.  67.     I.  Premièrement,     Y  Ignorance;    car  celui  qui  juge  fans  s'inf-  Quelles  font  le* 
truire  autant  qu'il  en  efl  capable,  ne  peut  s'exempter  de  mal  juger.  l^'l  jg"^ 

II.  La  féconde  efl  Y Inadvertance  ;  lorsqu'un  homme  ne  fait  aucune  refle-  jugement, 
xion  fur  cela  même  dont  il  efl  inflruit.  C'eft  une  ignorance  affectée  &  pré- 
fente qui  féduit  le  Jugement  autant  que  l'autre.  Juger,  c'eft,  pour  ainfi 
dire ,  balancer  un  compte ,  &  déterminer  de  quel  côté  efl  la  différence.  Si 
donc  on  affemble  confufement  &  à  la  hâte  l'un  des  cotez,  &  qu'on  laiffe 
échapper  par  négligence  plufieurs  fommesqui  doivent  faire  partie  du  comp- 
te, cette  précipitation  ne  produit  pas  moins  dzfaux  Jugemens ,  qu'une  par- 
faite ignorance.  Or  la  caufe  la  plus  ordinaire  de  ce  défaut,  c'eil  la  force 
prédominante  de  quelque  fentiment  préfent  de  plaifir  ou  de  douleur,  aug- 
mentée par  notre  Nature  foible  &  paiiionnée ,  fur  qui  le  préfent  fait  de  fi 
fortes  impreifions.  L'Entendement  &  la  Raifon  nous  ont  été  donnez  pour 
arrêter  cette  précipitation ,  fi  nous  en  voulons  faire  un  bon  ufage ,  en  con- 
fiderant  les  chofes  en  elles-mêmes,  &  jugeant  alors  fur  ce  que  nous  aurons 
vu.  L'Entendement  fans  Liberté  ne  feroit  d'aucun  ufage,  &  la  Liberté 
fans  l'Entendement  (  fuppofé  que  cela  pût  être  )  ne  figniiieroit  rien.  Si  un 
homme  voit  ce  qui  peut  lui  faire  du  bien  ou  du  mal,  ce  qui  peut  le  rendre 
heureux  ou  malheureux,  mais  que  du  refle  il  ne  foit  pas  capable  de  faire  un 
pas  pour  s'avancer  vers  l'un,' ou  s'éloigner  de  l'autre,  en  efl-il  mieux  pour 

avoir 


tlô 


t)e  la  Puijfancè.  Liv.  II 


Nous  jugeons  mal 
de  ce  qui  eft  né- 
celTaire à  notre 

tondeur. 


G  H  A  r.  XXI.  avoir  l'ufage  de  la  vûë  ?  Et  celui  qui  a  la  liberté  de  courir  çà  &là  dans 
une  parfaite  obfcurité,  ne  retire  pas  plus  d'avantage  de  cette  efpèce  de 
liberté,  que  s'il  étoit  balotté  jau  gré  du  vent  comme  ces  bouteilles  qui  fe 
forment  fur  la  furface  de  l'Eau  ?  Si  l'on  efl  entrainé  par  une  impulfion 
aveugle  ;  que  l'impulfion  vienne  de  dedans ,  ou  de  dehors ,  la  différence 
n'eft  pas  fort  grande.  Ainfi  le  premier  &  le  plus  grand  ufage  de  la  Liber- 
té confifle  à  reprimer  ces  précipitations  aveugles ,  &  fa  principale  occupa- 
tion doit  être  de  s'arrêter ,  d'ouvrir  les  yeux ,  de  regarder  autour  de  foi , 
&  de  pénétrer  dans  les  conféquences  de  ce  qu'on  va  faire  autant  que 
l'importance  de  la  matière  le  requiert.  Je  n'entrerai  point  ici  dans  un 
plus  grand  examen  pour  faire  voir  combien  la  parefle,  la  négligence ,  la 
paillon ,  l'emportement ,  le  poids  de  la  coutume ,  ou  des  habitudes  qu'on 
a  contractées ,  contribuent  ordinairement  à  produire  ces  faux  Jugemens. 
Je  me  contenterai  d'ajouter  un  autre  faux  Jugement  dont  je  croi  qu'il 
eft  nécelTaire  de  parler  ,  parce  qu'on  n'y  fait  peut-être  pas  beaucoup 
de  réflexion ,  quoi  qu'il  ait  une  grande  influence  fur  la  conduite  des  hom- 
mes. 

§.  6$.  Tous  les  hommes  défirent  d'être  heureux,  cela  eft  inconteftable  : 
mais  ,  comme  nous  avons  déjà  remarqué  ,  lorsqu'ils  font  exempts  de  dou- 
leur,  ils  font  fujets  à  prendre  le  premier  plaifir  qui  leur  vient  fous  la  main, 
ou  que  la  coutume  leur  a  rendu  agréable ,  &  à  en  reiter  fatisfaits  :  de  forte 
qu'étant  heureux, jufqu'à  ce  que  quelque  nouveau  defir  les  rendant  inquiets 
vienne  troubler  cette  félicité ,  &  leur  faire  fentir  qu'ils  ne  font  point  heu- 
reux, ils  ne  regardent  pas  plus  loin,  leur  volonté  ne  fe  trouvant  détermi- 
née à  aucune  aftion  qui  les  porte  à  la  recherche  de  quelque  autre  Bien  con- 
nu ,  ou  apparent.  Comme  nous  fommes  convaincus  par  expérience ,  que 
nous  ne  faurions  jouir  de  toute  forte  de  Biens,  mais  que  la  poiTeflion  de 
l'un  exclut  la  jouïiïànce  de  l'autre,  nous  ne  fixons  point  nos  defirs  fur  cha- 
que Bien  qui  paroit  le  plus  excellent, à  moins  que  nous  ne  le  jugions  nécef- 
faire  à  notre  Bonheur  ;  de  forte  que ,  fi  nous  croyons  pouvoir  être  heu- 
reux fans  en  jouir,  il  ne  nous  touche  point.  C'eft  encore  là  une  occafion 
aux  hommes  de  mal  juger,  lorsqu'ils  ne  regardent  pas  comme  nécelTaire  à 
leur  Bonheur  ce  qui  l'efl  effectivement  :  Erreur  qui  nous  féduit ,  &  par 
rapport  au  choix  du  Bien  que  nous  avons  en  vûë,  &  fort  fouvent  par  rap- 
port aux  moyens  que  nous  employons  pour  l'obtenir ,  lorsque  c'eft  un  Bien 
éloigné.  Mais  de  quelque  manière  que  nous  nous  trompions ,  foit  en  met- 
tant notre  bonheur  où  dans  le  fond  il  ne  fauroit  confifter ,  foit  en  négli- 
geant d'employer  les  moyens  néceflaires  pour  nous  y  conduire ,  comme  s'ils 
n'y  pouvoient  fervir  de  rien  ;  il  efl  hors  de  doute  que  quiconque  manque 
fon  principal  but,  qui  efl  fa  propre  félicité,  doit  reconnoître  qu'il  n'a  pas 
jugé  droitement.  Ce  qui  contribué'  à  cette  Erreur  ,  c'eft  le  désagrément, 
réel  ou  fuppofé ,  des  actions  qui  conduifent  au  Bonheur  :  car  les  hommes 
s'imaginent  qu'il  eft  fi  fort  contre  l'ordre  de  fe  rendre  malheureux  foi-mê- 
me pour  parvenir  au  Bonheur,  qu'ils  ont  beaucoup  de  peine  à  s'y  réfou- 
dre. 
§.  09.  Ainfi ,  la  dernière  chofe  qui  relie  à  exarniner  fur  cette  matière 

c'efl^ 


Sous  pouvons 

changer  J'agre» 


De  la  Tuiffance.  Liv.  II.  xi? 

c'eft,  s'il  eft  au  pouvoir  d'un  homme  de  changer  ï 'agrément  ou  le  désagrément  CîîAl\XXL 
qui  accompaqnc  quelque  aBion  particulière  ?    &  il  eft  vifible  qu'on  peut  le  fai-  ment  ou  le  det1' 

,    p  t         tt  d     i    •  •  i  grement  que  nou» 

re  en  plulieurs  rencontres.  Les  Hommes  peuvent  &  doivent  corriger  leur  trouvons  dan*  les 
palais,  &  fe  faire  du  goût  pour  des  chofes  qui  ne  lui  conviennent  point,  chofe,> 
ou  qu'ils  fuppofent  ne  lui  pas  convenir.  Le  Goût  de  l'Ame  n'eft  pas  moins 
divers  que  celui  du  Corps ,  &  l'on  peut  y  faire  des  changemens  tout  auflî 
bien  qu'à  ce  dernier.  C'eft  une  erreur  de  s'imaginer,  que  les  Hommes  ne 
fauroient  changer  leurs  inclinations  jusqu'à  trouver  du  plaifir  dans  des  ac- 
tions pour  lesquelles  ils  ont  du  dégoût  &  de  l'indifférence ,  s'ils  veulent  s'y 
appliquer  de  tout  leur  pouvoir.  En  certains  cas  un  jufte  examen  de  la  cho- 
fe  produira  ce  changement  ;  &  dans  la  plupart,  la  pratique,  l'application 
&  la  coutume  feront  le  même  effet.  Quoi  qu'on  ait  ouï  dire  que  le  Pain 
ou  le  Tabac  font  utiles  à  la  fanté,  on  peut  en  négliger  l'ufage  à  caufe  de 
l'indifférence  ou  du  dégoût  qu'on  a  pour  ces  deux  chofes  :  mais  la  Raifon  & 
la  réflexion  venant  à  nous  les  rendre  recommandables ,  on  commence  à  en 
faire  l'épreuve;  &  l'ufage  ou  la  coutume  nous  les  fait  trouver  agréables.  Il 
eft  certain  qu'il  en  eft  de  même  à  l'égard  de  la  Vertu.  Les  Aftions  font 
agréables  ou  desagréables  ,  confiderées  en  elles-mêmes  ,  ou  comme  des 
moyens  pour  arriver  à  une  fin  plus  excellente  &  plus  defirable.  Qu'un 
homme  mange  d'une  viande  bien  affaifonnée  &  tout-à-fait  à  fon  goût,  fon 
Ame  peut  être  touchée  du  plaifir  même  qu'il  trouve  en  mangeant ,  fans  a- 
voir  égard  à  aucune  autre  fin  :  mais  la  confédération  du  plaifir  que  donne  la 
fanté  &  la  force  du  Corps,  à  quoi  cette  viande  contribue,  peut  y  ajouter 
un  nouveau  goût,  capable  de  nous  faire  avaler  une  potion  fort  desagréable. 
A  ce  dernier  égard ,  une  action  ne  devient  plus  ou  moins  agréable  que  par 
la  confidération  de  la  fin  qu'on  fe  propofe ,  &  par  la  perfuafion  plus  ou 
moins  forte  où  l'on  eft,  que  cette  action  y  conduit,  ou  qu'elle  a  une  liai- 
foh  néceffaire  avec  elle.  Pour  ce  qui  eft  du  plaifir  qui  fe  trouve  dans  l'Ac- 
tion même,  il  s'acquiert  ou  s'augmente  beaucoup  plus  par  l'ufage  &  *par 
la  pratique.  En  effet  l'expérience  nous  rend  fouvent  agréable  ce  que  nous 
regardions  de  loin  avec  averfion,  &  nous  fait  aimer,  par  la  répétition  des 
mêmes  actes,  ce  qui  peut-être  nous  avoit  déplu  au  premier  effai.  Les  ha- 
bitudes font  de  puiffans  charmes,  &  attachent  un  li  grand  plaifir  à  ce  que 
nous  nous  accoutumons  de  faire ,  que  nous  ne  finirions  nous  en  abftenir ,  ou 
du  moins  omettre  fans  inquiétude  les  Actions  qu'une  pratique  habituelle  nous 
a  rendues  propres  &  familières,  &  par  même  moyen  recommandables. 
Quoi  que  cela  foit  de  la  dernière  évidence,  &  que  chacun  foit  convaincu 
par  fa  propre  expérience ,  qu'il  en  peut  venir  là  ;  c'eft  néanmoins  un  De- 
voir que  les  Hommes  négligent  fi  fort  dans  la  conduite  qu'ils  tiennent  par 
rapport  au  Bonheur ,  qu'on  regardera  peut-être  comme  un  Paradoxe  fi  je 
dis, que  les  hommes  peuvent  faire  que  des  chofes  ou  des  actions  leur  foient 
plus  ou  moins  agréables,  &  par-là  remédier  à  cette  dispofition  d'efprit,  à 
laquelle  on  peut  juftement  attribuer  une  grande  partie  de  leurs  égaremens. 
La  Mode  ok  les  Opinions  communément  reçues  ayant  une  fois  établi  de 
faillies  notions  dans  le  Monde ,  &  l'Education  &  la  Coutume  ayant  formé 
de  mauvaifes  habitudes,  on  perd  enfin  l'idée  du  jufte  prix  des  chofes,  & 

E  e  le 


il  S  De  la  Pttiffance.  Ltv.  II. 

CfUP.  XXI.  le  goût  des  hommes  fe  corrompt  entièrement.   II  faudrait  donc  prendre  la 
peine  de  re&ifier  ce  goût  &  de  contracter  des  habitudes  oppofées  qui  puf- 
fent  changer  nos  Plaifirs ,  &  nous  faire  aimer  ce  qui  eft  néceffaire ,  ou  qui 
peut  contribuer  à  notre  félicité.     Chacun  doit  avouer  que  c'eft  là  ce  qu'il 
peut  faire  ;  &  quand  un  jour  ayant  perdu  le  Bonheur ,  il  fe  verra  en  proye  à 
îa  Mifére,  il  confeffera  qu'il  a  eu  tort  de  le  négliger,  &  fe  condamnera  lui- 
même  pour  cela.  Je  demande  à  chacun  en  particulier  s'il  ne  lui  eft  pas  fou- 
vent  arrivé  de  fe  reconnoitre  coupable  à  cet  égard, 
ïrëferer  le  vice*      §.  70.  Je  ne  m'étendrai  pas  préfentement  davantage  fur  les  faux  Juge- 
bie^nent'mlf/ui'"  mens  des  Hommes,  ni  fur  leur  négligence  à  l'égard  de  ce  qui  eft  en  leur 
g".  pouvoir  :  deux  grandes  fources  des  égaremens  où  ils  fe  précipitent  malheu- 

reufement  eux-mêmes.  Cet  examen  pourrait  fournir  la  matière  d'un  Vo- 
lume ;  &  ce  n'eft  pas  mon  affaire  d'entrer  dans  une  telle  discuffion.  Mais 
quelque  fauffes  que  fuient  les  notions  des  hommes,  ou  quelque  honteufe 
que  foit  leur  négligence  à  l'égard  de  ce  qui  eft  en  leur  pouvoir  ;  &  de  quel- 
que manière  que  ces  fauffes  notions  &  cette  négligence  contribuent  à  les 
mettre  hors  du  chemin  du  Bonheur,  &  à  leur  faire  prendre  toutes  ces  dif- 
férentes routes  où  nous  les  voyons  engagez,  il  eft  pourtant  certain  que  la 
Morale  établie  fur  fes  véritables  fondemensne  peut  que  déterminer  à  la  Ver- 
tu le  choix  de  quiconque  voudra  prendre  la  peine  d'examiner  fes  propres 
aclions  :  &  celui  qui  n'eft  pas  raifonnable  jufques  à  fe  faire  une  affaire  de 
refléchir  ferieufement  fur  un  Bonheur  «Se  un  Malheur  infini,  qui  peut  arri- 
ver après  cette  vie,  doit  fe  condamner  lui-même,  comme  ne  faifant  pas 
l'ufage  qu'il  doit  de  fon  Entendement.  Les  récompenfes  &  les  peines  d'u- 
ne autre  Vie  que  Dieu  a  établies  pour  donner  plus  de  force  à  fesLoix,  font 
d'une  affez  grande  importance  pour  déterminer  notre  choix,  contre  tous 
les  Biens ,  ou  tous  les  Maux  de  cette  Vie ,  lors  même  qu'on  ne  confidere 
le  Bonheur  ou  le  Malheur  à  venir  que  comme  poffible  ;  dequoi  perfonne  ne 
peut  douter.  Quiconque,  dis-je,  conviendra  qu'un  Bonheur  excellent  & 
infini  eft  une  fuite  poffible  de  la  bonne  vie  qu'on  aura  menée  fur  la  Terre,  & 
un  Etat  oppofé  la  récompenfe  poffible  d'une  conduite  déréglée,  un  tel 
homme  doit  néceffairement  avouer  qu'il  juge  très-mal ,  s'il  ne  conclut  pas 
de  là,  qu'une  bonne  vie  jointe  à  l'efperance d'une  éternelle  félicité  qui  peut 
arriver,  eft  préférable  à  une  mauvaife  vie,  accompagnée  de  la  crainte  d'u- 
ne mifere  affreufe  dans  laquelle  il  eft  fort  poffible  que  le  Méchant  fe  trouve 
un  jour  enveloppé,  ou  pour  le  moins,  de  l'épouvantable  &  incertaine  ef- 
pérance  d'être  annihilé.  Tout  cela  eft  de  la  dernière  évidence ,  fuppofé 
même  que  les  gens  de  bien  n'euffent  que  des  maux  à  eflliyer  dans  ce  Mon- 
de, &  que  les  Méchans  y  jouïffent  d'une  perpétuelle  félicité,  ce  qui  pour 
l'ordinaire  prend  un  tour  fi  oppofé  que  les  Méchans  n'ont  pas  grand  fujet  de 
fe  glorifier  de  la  différence  de  leur  Etat,  par  rapport  même  aux  Biens  dont  ils 
jouïffent  actuellement  ;  ou  plutôt,  qu'à  bien  confiderer  toutes  chofes,ils  font, 
à  mon  avis,  les  plus  mal-partagez,  même  dans  cette  vie.  Mais  lorsqu'on 
met  en  balance  un  Bonheur  infini  avec  une  infinie  Mifére ,  fi  le  pis  qui 
pujfle  arriver  à  l'Homme  de  bien,  fuppofé  qu'il  fe  trompe ,  eft  le  plus  grand 
avantage  que  le  Méchant  puiffe  obtenir  3  au  cas  qu'il  vienne  à  rencontrer 

jufte» 


De  la  Pnijfame.  L  i  v.  1 1.  z  x  9 

jufle,  qui  eft  l'homme  qui  peut  en  courir  le  hazard,  s'il  n'a  tout-à-fait  CiiAP.XXÏ, 
perdu  l'Efprit?  Qui  pourroit,  dis-je,  être  afTez  fou  pour  réfoudre  en  foi- 
même  de  s'expofer  à  un  danger  poffible  d'être  infiniment  malheureux ,  en 
forte  qu'il  n'y  aît  rien  à  gagner  pour  lui  que  le  pur  néant ,  s'il  vient  à  échap- 
per à  ce  danger?  L'Homme  de  bien,  au  contraire,  hazarde  le  néant  con- 
tre un  Bonheur  infini  dont  il  doit  jouir  au  cas  que  le  fuccès  fuive  fon  atten- 
te. Si  fon  efpérance  fe  trouve  bien  fondée ,  il  efl  éternellement  heureux  ; 
&  s'il  fe  trompe ,  il  n'eft  pas  malheureux ,  il  ne  fent  rien.  D'un  autre  côté ,  û 
le  Méchant  a  raifon,  il  n'efl  pas  heureux,  &  s'il  fe  trompe,  il  efl  infini- 
ment miferable.  N'efl-ce  pas  un  des  plus  vifibles  déréglemens  d'efprit  où 
les  hommes  puiflbnt  tomber,  que  de  ne  pas  voir  du  premier  coup  d'œuil 
quel  parti  doit  être  préféré  dans  cette  rencontre  ?  J'ai  évité  de  rien  dire  de 
la  certitude  ou  de  la  probabilité  d'un  Etat  à  venir;  parce  que  je  n'ai  d'autre 
deffein  en  cet  endroit  que  de  montrer  le  faux  Jugement  dont  chacun  doit 
fe  reconnoître  coupable  félon  fes  propres  Principes ,  quels  qu'ils  puiflent 
être,  lorsque  pour  quelque  confidération  que  ce  foit  i\  s'abandonne  aux 
courtes  voluptez  d'une  vie  déréglée,  dans  le  temps  qu'il  fait  d'une  manière 
à  n'en  pouvoir  douter,  qu'une  Vie  après  celle-ci  eft,  tout  au  moins,  une 
chofe  poffible. 

§.  71.  Pour  conclurre  cette  discuffion  fur  la  Liberté  de  l'Homme, 
je  ne  puis  m'empécher  de  dire,  que  la  première  fois  que  ce  Livre  vit  le 
jour,  je  commençai  à  craindre  qu'il  n'y  eut  quelque  méprife  dans  ce  Cha- 
pitre tel  qu'il  étoit  alors.  Un  de  mes  Amis  eût  la  même  penfée  après  la 
publication  de  l'Ouvrage  ,  quoi  qu'il  ne  pût  m'indiquer  précifément  ce 
qui  lui  étoit  fufpecl.  C'efl  ce  qui  m'obligea  à  revoir  ce  Chapitre  avec  plus 
dexaclitude ;  &  ayant  jette  par  hazard  les  yeux  fur  une  méprife  presque 
imperceptible  que  j'avois  faite  en  mettant  un  mot  pour  un  autre ,  ce  qui  ne 
fembloit  être  d'aucune  conféquence ,  cette  découverte  me  donna  les  nouvel- 
les ouvertures  que  je  foûmets  préfentement  au  jugement  des  Savans,  & 
dont  voici  l'abrégé.  La  Liberté  eft  une  puilTance  d'agir  ou  de  ne  pas  agir, 
félon  que  notre  Efprit  fe  détermine  à  l'un  ou  à  l'autre.  Le  pouvoir  de  di- 
riger les  Facilitez  Opératives  au  mouvement  ou  au  repos  dans  les  cas  parti- 
culiers ,  c'efl  ce  que  nous  appelions  la  Volonté.  Ce  qui  dans  le  cours  de 
nos  Actions  volontaires  détermine  la  Volonté  à  quelque  changement  d'opé- 
ration, efl  quelque  inquiétude  préfente,  qui  confifle  dans  le  Dejir  ou  qui 
du  moins  en  efl  toujours  accompagnée.  Le  Defir  eft  toujours  excité  par  le 
Mal  en  vue  de  le  fuir  ;  parce  qu'une  totale  exemption  de  douleur  fait  tou- 
jours une  partie  nécefTaire  de  notre  Félicité.  Mais  chaque  Bien,  ni  même 
chaque  Bien  plus  excellent  n'émeut  pas  conflamment  le  Defir,  parce  qu'il 
peut  ne  pas  faire ,  ou  n'être  pas  confideré  comme  faifant  une  partie  né- 
cefTaire de  notre  Bonheur:  car  tout  ce  que  nous  defirons ,  c'efl  unique- 
ment d'être  heureux.  Mais  quoi  que  ce  Defir  général  d'être  heureux  agifie 
conflamment  &  invariablement  dans  l'Homme,  nous  pouvons  fufpendre  la 
fatisfaclion  de  chaque  defir  particulier,  &  empêcher  qu'il  ne  détermine  la 
Volonté  à  faire  quoi  que  ce  foit  qui  tende  à  cette  fatisf  aêtion ,  jusqu'à  ce 
que  nous  ayions  examiné  mûrement ,  fi  le  Bien  particulier  qui  jfe  montre 

Ee  2  à  • 


axo  Vêla  Puiffance.  Liv  II. 

;Chap.  XXI.  à  nous  &  que  nous  defirons  dans  ce  temps-là,  fait  partie  de  notre  Bon- 
heur réel,  ou  bien  s'il  y  efl  contraire,  ou  non.  Le  refultat  de  notre  Ju- 
gement en  conféquence  de  cet  examen,  c'eft  ce  qui,  pour  ainG  dire, 
détermine  en  dernier  reflbrt  l'Homme,  qui  ne  fauroit  être  Libre,  fi  fa 
Volonté  étoit  déterminée  par  autre  chofe  que  par  fon  propre  Defir  guidé 
par  fon  propre  Jugement. 

je  fai  que  certaines  gens  font  confifter  la  Liberté  dans  une  certaine  In- 
différence de  l'Homme ,  antécédente  à  la  détermination  de  fa  Volonté.  Je 
fonhaiterois  que  ceux  qui  font  tant  de  fond  fur  cette  indifférence  antécéden- 
te ,  comme  ils  parlent,  nous  euffent  dit  nettement  fi  cette  indifférence  qu'ils 
fuppofent,  précède  la  connoiffance  &  le  jugement  de  l'Entendement, auffi 
bien  que  la  détermination  de  la  Volonté;   car  il  eft  bien  fnalaifé  de  la  pla- 
cer entre  ces  deux  termes,  je  veux  dire  immédiatement  après  le  jugement 
de  l'Entendement  &  avant  la  détermination  de  la  Volonté,  parce  que 
la  détermination  de  la  Volonté  fuit  immédiatement  le  jugement  de  l'Enten- 
dement: &  d'ailleurs,  placer  la  Liberté  dans  une  Indifférence  qui  précède 
la  penfée  &  le  jugement  de  l'Entendement  ,  c'eft,  ce  me  femble,  faire 
çonfifter  la  Liberté  dans  un  état  de  ténèbres  où  l'on  ne  peut  ni  voir  ni  dire 
ce  que  c'eft:  C'eft  du  moins  la  placer  dans  un  fujet  incapable  de  Liberté, 
nul  Agent  n'étant  jugé  capable  de  Liberté  qu'en  conféquence  de  la  penfée 
&  du  jugement  qu'on  reconnoît  en  lui.     Comme  je  ne  fuis  pas  délicat  en 
fait  d'expreffions ,  je  confens  à  dire  avec  ceux  qui  aiment  à  parler  ainfi, 
que  la  Liberté  conlifte  dans  l'Indifférence  ;  mais  dans  une  Indifférence  qui 
refte  après  le  Jugement  de  l'Entendement,  &  même  après  la  détermination 
de  la  Volonté:  ce  qui  n'eft  pas  une  Indifférence  de  l'Homme,  (car  après 
que  l'Homme  a  une  fois  jugé  ce  qu'il  eft  meilleur  de  faire  ou  de  ne  pas  fai- 
re, il  n'eft  plus  indifférent)  mais  une  Indifférence  des  Puiffances  actives  ou 
opératives  de  l'Homme,  lesquelles  demeurant  tout  autant  capables  d'agir 
ou  de  ne  pas  agir,  après  qu'avant  la  détermination  de  la  Volonté,  font 
dans  un  état  qu'on  peut  appeller  Indifférence ,  fi  l'on  veut  :    &  auffi  loin 
que  cette  Indifférence  s'étend,  jusque-là  l'Homme  eft  libre,  &  non  au  delà. 
Par  exemple,  j'ai  la  puiffance  de  mouvoir  ma  main,  ou  de  la  laiffer  en  re- 
pos: cette  faculté  opérative  eft  indifférente  au  mouvement  &  au  repos  de 
ma  main:  je  fuis  libre  à  cet  égard.     Ma  Volonté  vient-elle  à  déterminer 
cette  puiffance  opérative  au  repos:  je  fuis  encore  libre, parce  que  l'indiffé- 
rence de  cette  puiffance  opérative  qui  eft  en  moi  d'agir  ou  de  ne  pas  agir 
refte  encore  ;  la  puiffance  de  mouvoir  ma  main  n'étant  nullement  diminuée 
par  la  détermination  de  ma  Volonté  qui  à  préfent  ordonne  le  repos.    L'in 
différence  de  cette  puiffance  à  agir  ou  à  ne  pas  agir ,  eft  toute  telle  qu'elle 
étoit  auparavant,  comme  il  paroîtra  fi  la  Volonté  veut  en  faire  l'épreuve 
en  ordonnant  le  contraire.     Mais  fi  pendant  le  temps  que  ma  main  eft  en 
repos ,  elle  vient  à  être  faifie  d'une  foudaine  paraly fie ,  l'indifférence  de  cet- 
te Puiffance  opérative  eft  détruite ,  &  ma  Liberté  avec  elle  :    je  n'ai  plus 
de  liberté  à  cet  égard,  mais  je  fuis  dans  la  néceffité  de  laiffer  ma  main  en 
repos.     D'un  autre  côté  fi  ma  main  eft  mife  en  mouvement  par  une  con- 
vulfion ,  l'indifférence  de  cette  faculté  opérative  s'évanouît  ;  &  en  ce  cas- 
là- 


*De  la  Pttijfance.  Liv.  II.  m 

là  ma  Liberté  efl  détruite,  parce  que  je  fuis  dans  la néceflité  delaifTbrmou-  Chap.  XXI, 
voir  ma  main.  J'ai  ajouté  ceci  pour  faire  voir  dans  quelle  forte  d'Indifféren- 
ce il  me  paroit  que  la  Liberté  confifte  précifément ,  &  qu'elle  ne  peut  con- 
fiiter  dans  aucune  autre,'  réelle  ou  imaginaire. 

g.  72.  Il  efl  (.l'une  fi  grande  importance  d'avoir  de  véritables  notions  fur 
la  nature  &  l'étendue  de  la  Liberté,  que  j'efpere  qu'on  me  pardonnera  cette 
Digrellion  où  m'a  engagé  le  defir  d'éclaircir  une  matière  fi  abilrufe.  Les 
Idées  de  /'elonté,  de  Foliiion,  de  Liberté  &  de  NéceJJïté  fe  préfentoient  na- 
turellement dans  ce  Chapitre  de  la  Puijance.  J'expofai  mes  penfées  fur  ■ 
toutes  ces  chofes  dans  la  première  Edition  de  cet  Ouvrage,  fuivant  les  lu- 
mières que  j'avois  alors  ;  mais  en  qualité  d'amateur  lincére  de  la  Vérité  qui 
n'adore  nullement  fes  propres  conceptions,  j'avoûë  que  j'ai  fait  quelque 
changement  dans  mon  opinion ,  croyant  y  être  fuffifamment  autorifé  par 
des  raifons  que  j'ai  découvertes  depuis  la  première  publication  de  ce  Livre. 
Dans  ce  que  j'écrivis  d'abord ,  je  fuivis  avec  une  entière  indifférence  la 
Vérité,  où  je  croyois  qu'elle  me  conduifoit.  Mais  comme  je  ne  fuis  pas 
affez  vain  pour  prétendre  à  l'Infaillibilité ,  ni  fi  entêté  d'un  faux  honneur 
que  je  veuille  cacher  mes  fautes  de  peur  de  ternir  ma  réputation,  je  n'ai 
pas  eu  honte  de  publier,  dans  le  même  deffein  defuivre  fincerement  la  Vé-, 
rite,  ce  qu'une  recherche  plus  exacte  m'a  fait  connoître.  Il  pourra  bien 
arriver,  que  certaines  gens  croiront  mes  premières  penfées  plus  juftes  ;  que 
d'autres,  comme  j'en  ai  déjà  trouvé,  approuveront  les  dernières  ;  &  que 
quelques-uns  ne  trouveront  ni  les  unes  ni  les  autres  à  leur  gré.  Je  ne  ferai 
nullement  furpris  d'une  telle  diverfité  de  fentimens  ;  parce  que  c'eft  une 
chofe  affez  rare  parmi  les  hommes  que  de  raifonner  fans  aucune  prévention  fur 
des  points  controverfez,  &  que  d'ailleurs  il  n'eft  pas  fort  aifé  de  faire  des 
déductions  exactes  dans  des  fujets  abftraits  ;  &  fur  tout  lorsqu'elles  font  de 
quelque  étendue.  C'eft  pourquoi  je  me  croirai  fort  redevable  à  quiconque 
voudra  prendre  la  peine  d'éclaircir  fincerement  les  difficultez  qui  peuvent 
refter  dans  cette  matière  de  la  Liberté,  foitenraifonnantfurles  fondemens 
que  je  viens  de  pofer  ,  ou  fur  quelque  autre  que  ce  foit.  Du  refte ,  avant 
que  de  finir  ce  Chapitre  ,  je  croi  que,  pour  avoir  des  Idées  plus  diftinctes 
de  la  PuiJJance  ,  il  ne  fera  ni  hors  de  propos  ni  inutile  de  prendre  une  plus 
exacte  connoiffance  de  ce  qu'on  nomme  Action.  J'ai  déjà  dit  *  au  corn-  *pag  iso.  $.  * 
mencement  de  ce  Chapitre,  qu'il  n'y  a  que  deux  fortes  &  Allions  dont  nous 
ayions  d'idée,  favoir,  le  Mouvement  &  la  Penfée.  Or  quoi  qu'on  donne 
à  ces  deux  chofes  le  nom  d'Aftion,  &  qu'on  les  confidére  comme  telles, 
on  trouvera  pourtant ,  à  les  confiderer  de  près ,  que  cette  Qualité  ne  leur 
convient  pas  toujours  parfaitement.  Et  ù  je  ne  me  trompe,  il  y  a  des 
exemples  de  ces  deux  efpèces  de  chofes,  .qu'on  reconnoîtra ,  après  les  avoir 
examinées  exactement ,  pour  des  PaJJJons  plutôt  que  pour  des  Atlions ,  & 
par  conféquent,  pour^de  fimples  effets  de  puiffances  paiïives  dans  des  fujets 
qui  pourtant  paffent  à  leur  occafion  pour  véritables  Agents.  Car  dans  ces 
exemples,  la  Subftance  en  qui  fe  trouve  le  mouvement  ou  la  penfée,  re- 
çoit purement  de  dehors  l'impreffion  par  où  l'action  lui  eft  communiquée  ; 
&  ainfi  3  elle  n'agit  que  par  la  feule  capacité  qu'elle  a  de  recevoir  une  telle 

E  e  3  ira- 


^2^  De  laTmffance.    Liv.  II. 

C  M  A  P.  XXI.  impreffion  de  la  part  de  quelque  Agent  extérieur  ;  de  forte  qu'en  ce  cas-là, 
la  Puijfance  n'eft  pas  proprement  dans  le  fujet  une  Puiflance  aclive,  mais 
une  pure  capacité  paflive.  Quelquefois,  la  Subftance  ou  l'Agent  fe  met 
en  aclion  par  fa  propre  puiflance,  &  c'eft  là  proprement  une  Puijfance  acli- 
ve. On  appelle  Aclion,  toute  modification  qui  fe  trouve  dans  une  Subftan- 
ce par  laquelle  modification  cette  Subftance  produit  quelque  effet  ;  par 
exemple,  qu'une  Subftance  folide  agiffe  parle  moyen  du  mouvement  fur 
les  Idées  fenfibles  de  quelque  autre  Subftance,  ou  y  caufè  quelque  altera- 
•  tion ,  nous  donnons  à  cette  modification  du  mouvement  le  nom  d' 'Aclion. 
Cependant,  à  bien  confiderer  la  choie,  ce  mouvement  n'eft  dans  cette 
Subftance  folide  qu'une  fimple  paffion ,  fi  elle  le  reçoit  uniquement  de  quel- 
que Agent  extérieur.  Et  par  conféquent ,  la  Puijfance  aclive  de  mouvoir 
ne  fe  trouve  dans  aucune  Subftance,  qui  étant  en  repos  ne  fauroit  commen- 
cer le  mouvement  en  elle-même,  ou  dans  quelque  autre  Subftance.  De 
même,  à  l'égard  de  la  Penfée,  la  puiflance  de  recevoir  des  idées  ou  des 
penfées  par  l'opération  de  quelque  Subftance  extérieure,  s'appelle  Puijfan- 
ce de  penfer,  mais  ce  n'eft  dans  le  fond  qu'une  Puijfance  pajfve ,  ou  une 
fimple  capacité.  Mais  le  pouvoir  que  nous  avons  de  rappeller ,  quand  nous 
voulons,  des  Idées  abfentes,  &  de  comparer  enfemble  celles  que  nous  ju- 
geons à  propos ,  eft  véritablement  un  Pouvoir  aclif.  Cette  réflexion  peut 
nous  empêcher  de  tomber,  à  l'égard  de  ce  qu'on  nomme  Puijfance 
&  Action,  dans  des  erreurs,  où  la  Grammaire  &  le  tour  ordinaire  des 
Langues  peuvent  nous  engager  facilement ,  parce  que  ce  qui  eft  fignifié 
par  les  verbes  que  les  Grammairiens  nomment  Aclif  s ,  ne  fignifié  pas  tou- 
jours Y  Aclion:  Par  exemple,  ces  Propofitions ,  Je  vois  la  Lune,  ou  une 
Etoile ,  Je  Jêns  la  chaleur  du  Soleil,  quoi  qu'exprimées  par  un  verbe  aclif, 
ne  lignifient  en  moi  aucune  action  par  où  j'opère  fur  ces  Subftances,  mais 
feulement  la  réception  des  idées  de  lumière ,  de  rondeur  &  de  chaleur  ;  en 
quoi  je  ne  fuis  point  aclif,  mais  purement  paflif;  de  forte  que,  pofé  l'état 
où  font  mes  yeux  ou  mon  Corps,  je  ne  faurois  éviter  de  recevoir  ces  Idées. 
Mais  lorfque  je  tourne  mes  yeux  d'un  autre  côté,  ou  que  j'éloigne  mon 
Corps  des  rayons  du  Soleil ,  je  fuis  proprement  aclif,  parce  que  par  mon 
propre  choix,  &  par  une  puiflance  que  j'ai  en  moi-même,  je  me  donne 
ce  mouvement-là;  &  une  telle  aclion  eft  la  production  d'une  Puijfance 
Aclive. 

§.  73.  Jufqu'ici  j'ai  expofé  comme  dans  un  petit  Tableau  nos  Idées 
Originales  d'où  toutes  les  autres  viennent ,  &  dont  elles  font  compofées. 
De  forte  que,  fi  l'on  vouloit  examiner  ces  dernières  en  Philofophe,  &  voir 
quelles  en  font  les  caufes  &  la  matière  ,  je  croi  qu'on  pourroit  les  réduire  à 
ce  petit  nombre  à  Idées  primitives  &  originales,  favoir  , 

L'Etendue, 

La  Solidité^ 

La  Mobilité  ou  la  Puiflance  d'être  mû  : 
Idées  que  nous  recevons  du  Corps  par  le  moyen  des  Sens  : 

La  Percptivité ,  ou  la  Puiflance  d'appercevoir  ou  de  penfer, 

La  Motivité,   ou  la  Puiflance  de  mouvoir.    (  Qu'on  me  permet- 
te 


Delà  Puifl/ince.  Liv.  II.  123 

te  (1  )  de  me  fervir  de  ces  deux  mots  nouveaux ,  de  peur  qu'on  ne  prît  mal  ma  Chap.   XXI, 
penfee  fi  j'employois  les  termes  ufitez  qui  font  équivoques  dans  cette  ren- 
contre-) 

Ces  deux  dernières  Idées  nous  viennent  dans  l'Efprit  par  voye  de  Reflexion. 
Si  nous  leur  joignons 

L' Exiftence  , 

\a.  Durée  ^ 

&  le  Nombre, 
qui  nous  viennent  par  les  deux  voyes  de  Senfation  &  de  Reflexion ,  nous 
aurons  peut-être  toutes  les  Idées  Originales  d'où  dépendent  toutes  les  au- 
tres. Car  par  ces  Idées-là ,  nous  pourrions  expliquer ,  fi  je  ne  me  trom- 
pe ,  la  nature  des  Couleurs ,  des  Sons ,  des  Goûts ,  des  Odeurs  &  de  tou- 
tes les  autres  Idées  que  nous  avons  ;  fi  nos  Facultez  étoient  allez  fubtiles 
pour  appercevoir  les  différentes  modifications  d'étendue,  &  les  divers  mou- 
vemens  des  petits  Corps  qui  produifent  en  nous  toutes  ces  différentes  fenfa- 
tions.  Mais  comme  je  me  propofe  dans  cet  Ouvrage  d'examiner  quelle 
efl:  la  connoiffance  que  l'Efprit  Humain  a  des  chofespar  le  moyen  des  Idées 
qu'il  en  reçoit  félon  que  Dieu  l'en  a  rendu  capable ,  &  comment  il  vient  à 
acquérir  cette  connoiflance,  plutôt  que  de  rechercher  les  caufes  de  ces  I- 
dées  &  la  manière  dont  elles  font  produites;  je  ne  m'engagerai  point  àcon- 
fiderer  en  Phyficien  la  forme  particulière  des  Corps,  &  la  configuration 
des  parties ,  par  où  ils  ont  le  pouvoir  de  produire  en  nous  les  Idées  de  leurs 
Qualitez  fenfibles.  Il  fuffit,  pour  mon  deflein  ,  que  j'obferve  par  exem- 
ple ,  que  l'Or  ou  le  Saffran  ont  la  puiffance  de  produire  en  nous  l'idée  du 
Jaune ,  &  la  Neige  ou  le  Lait  celle  du  Blanc,  idées  que  nous  pouvons 
avoir  feulement  par  le  moyen  de  la  Vue  ;  fans  que  je  m'amufe  à  examiner  la 
contexture  des  parties  de  ces  Corps,  non  plus  que  les  figures  particulières  ou 
les  mouvemens  des  particules  qui  font  refléchies  de  leur  furface  pour  caufer 
en  nous  ces  Senfations  particulières;  quoi  qu'au  fond,  fi  non  contens  de 
confiderer  purement  &  fimplement  les  idées  que  nous  trouvons  en  nous- 
mêmes,  nous  voulons  en  rechercher  les  Caufes,  nous  ne  puitïions  conce- 
voir qu'il  y  aît  dans  les  Objets  fenfibles  aucune  autre  choie  par  où  ils  pro- 
duifent différentes  idées  en  nous,  que  la  différente  groffeur,  figure,  nom- 
bre, contexture  &  mouvement  de  leurs  parties  infenlibles. 

(  1  )    Si  M.  Lockt  s'exeufe  à  fes  Leéleurs  de  ce  abflraites ,  l'on  ne  peut  éviter  de  faire  des 

qu'il  employé  ces  deux  mots    je  doi>  le  taire  mots ,  pour  pouvoir    exprimer    de    nouvelles 

à  plus  forte  nifon  ,  parce  que  la  Langue  Fran-  idées-     N>  s  plus  grands  Purifies  convi  ndront 

çoife  permet  beaucoup  moins  que  l'Ar.gloife  fans  doute  que  dans  un  tel  cas  c'eil  une  liberté 

qu'on  fabrique  de  nouveaux  termes.  Mais  dans  qu'on  d,  r  prendre,   fans  craindre  de  choquer 

un   Ouvrage  de   pur  raifonnement  ,  comme  leur  dé'.ic.iefle. 
celui-ci,   rempli  de  difquilitions  fi  fines  &  fi 


C  II  A- 


1X4 


Des  Modes  Mixtes.  Liv.  II. 


Chap.XXII. 


CHAPITRE     XXII. 
Des  Modes  Mixtes. 


Ce  que  c'eft  que 
les  Modes  Mix- 
tes. 


Ils  font  formez 
pai  l'Eiprit. 


§.  i  APre's  avoir  traité  des  Modes  Simples  dans  les  Chapitres  préce- 
•^*  dens ,  &  donné  divers  exemples  de  quelques-uns  des  plus  confi- 
dérables ,  pour  faire  voir  ce  qu'ils  font ,  &  comment  nous  venons  à  les  ac- 
quérir, il  nous  faut  examiner  enfuite  les  Modes  que  nous  appelions  Mixtes , 
comme  font  les  Idées  complexes  que  nous  défignons  par  les  noms  d'O- 
bligation,  &  Amitié ,  de  Menfonge ,  &c.  qui  ne  font  que  diverfes  combinai- 
fons  d' 'Idées  [impies  de  différentes  efpèces.  Je  leur  ai  donné  le  nom  de  Modes 
Mixtes ,  pour  les  diftinguer  des  Modes  plus  fimples ,  qui  ne  font  compo- 
fez  que  d'idées  fimples  de  la  même  efpèce.  Et  d'ailleurs,  comme  ces 
Modes  Mixtes  font  de  certaines  combinaifons  d'Idées  fimples,  qu'on  ne 
regarde  pas  comme  des  marques  caracteriftiques  d'aucun  Etre  qui  aît 
une  exiftence  fixe,  mais  comme  des  Idées  détachées  &  indépendantes,  que 
l'Efprit  joint  enfemble,  elles  font  par-là  diftinguées  des  Idées  complexes 
des  Subftances. 

§.  2.  L'Expérience  nous  montre  évidemment,    que   l'Efprit  eft  pure- 
ment paffif  à  l'égard  de  fes  Idées  fimples,  &  qu'il  les  reçoit  toutes  de  l'exif- 
tence  &  des  opérations  des  chofes ,  félon  que  la  Senfation  ou  la  Reflexion 
les  lui  préfente,  fans  qu'il  foit   capable  d'en  former  aucune  de  lui-même. 
Mais  fi  nous  examinons  avec  attention  les  Idées  que  j'appelle  Modes  Mixtes 
&  dont  nous  parlons  préfentement,  nous  trouverons  qu'elles  ont  une  autre 
origine.     En  effet,  l'Efprit  agit  Couvent  par  lui-même  en  faifantces  diffé- 
rentes combinaifons  ;  car  ayant  une  fois  reçu  des  idées  fimples,  il  peut  les 
joindre  &  combiner  en  diverfes  manières,  &  faire  par-là  différentes  Idées 
complexes,  fans  confiderer  fi  elles  exiflent  ainfi réunies  dans  la  Nature.  Et 
de  là  vient,  à  mon  avis,  qu'on  donne  à  ces  fortes  d'idées  le  nom  de  Notion  ; 
comme  fi  leur  origine  &  leur  continuelle  exiftence  étoient  plutôt  fondées 
fur  les  penfées  des  hommes  que  fur  la  nature  même  des  chofes,  &  qu'il  fuf- 
fit,  pour  former  ces  Idées-là,  que  l'Eiprit  joignît  enfemble  leurs  différen- 
tes parties,  &  qu'elles  fubfiftaffent  ainfi  réunies  dans  l'Entendement,  fans 
examiner  fi  elles  avoient ,  hors  de  là ,  aucune  exiftence  réelle.     Je  ne 
nie  pourtant  pas,  que  plufieurs  de  ces  Idées  ne  puiffent    être    déduites 
de  l'obfervation  &  de  l'exiftence  de  plufieurs  idées   fimples,  combinées 
de  la   même    manière   qu'elles    font   réunies    dans  l'Entendement.     Car 
celui  qui  le  premier  forma  l'idée  de  l' Hypocrifie ,  peut  l'avoir  reçue  d'abord 
de  la  reflexion  qu'il  fit  fur  quelque  perfonne  qui  faifoit  parade  de  bonnes 
qualitez  qu'il  n'avoit  pas ,  ou  avoir  formé  cette  idée  dans  fon  Efprit  fans 
avoir  eu  un  tel  modelle  devant  fes  yeux.  En  effet,  il  eft  évident,  que  îorf- 
que  les  hommes  commencèrent  à  difcourir  entr'eux ,  &  à  entrer  en  focie- 


té,  plufieurs  de  ces  idées  complexes   qui  étoient   des    fuites  des 


régle- 
mens 


'Des  Modes  Mixtes.  Liv.  II.  225* 

mens  établis  parmi  eux,  ont  été  néceflairement  dans  l'Efprit  des  hommes,  Ciiap.  XXIL 
avant  que  d'exifter  nulle  autre  part,  &  que  plufieurs  Mots  qui  fignifioiént 
de  telles  idées  complexes ,  ont  été  en  ufage ,  &  que  les  Idées  attachées  à  ces 
Mots  ont  été  formées ,  (  1  )  avant  que  les  combinaifons  que  ces  Mots  & 
ces  Idées  repréfentoient,  eufTent  exifté. 

g.  3.  A  la  vérité,  préfentement  que  les  Langues  font  formées  &  quel-  on  les  acquiert 
les  abondent  en  termes  qui  expriment  ces  Combinaifons,  c'efi  par  l'explica-  Ya$cu:£n pa' 
tien  des  tenues  mêmes  qui  fervent  à  les  exprimer,  quon  acquiert  ordinairement  des  termes  qui 
ces  idées  complexes.     Car  comme  elles  font  compofées  d'un  certain  nombre  exprimer. 
d'Idées  fimples  combinées  enfemble,  elles  peuvent,  par  le  moyen  des  mots 
qui  expriment  ces  Idées  (Impies ,  être  préfentées  à  l'Efprit  de  celui  qui  en- 
tend ces  mots ,  quoi  que  l'exiftence  réelle  des  chofes  n'eût  jamais  fait  naître 
dans  fon  Efprit  une  telle  combinaifon  d'Idées  iimples.     Âinfi  un  homme 
peut  venir  à  fe  repréfenter  l'idée  de  ce  qu'on  nomme  Meurtre ,  ou  Sacrilè- 
ge, fi  l'on  lui  fait  une  énumeration  des  Idées  fimples  que  ces  deux  mots 
lignifient,  fans  qu'il  aît  jamais   vu  commettre  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces 
crimes. 

%.  4.  Chaque  Mode  mixte  étant  compofé  de  plufieurs  Idées  fimples ,  Ji"^"™, "tâ" 
diftinctes  les  unes  des  antres ,  il  femble  raifonnable  de  rechercher  d'où  cefl  ties  des  Modej 
qu'il  tire  fon  Unité ,  &  comment  une  telle  multitude  particulière  d'Idées  feuîé'wce.1"1' 
vient  à  faire  une  feule  Idée,  puis  que  cette  combinaifon  n'exille pas  toujours 
réellement  dans  la  nature  des  chofes.  Il  eft  évident,  que  l'Unité  de  ces  Mo- 
des vient  d'un  Aéte  de  l'Efprit  qui  combine  enfemble  ces  différentes  Idées 
fimples ,  &  les  conlidére  comme  une  feule  Idée  complexe  qui  renferme  tou- 
tes ces  diverfès  parties:  &  ce  qui  eft  la  marque  de  cette  union,  ou  qu'on 
regarde  en  général  comme  ce  qui  la  détermine  exactement ,  c'eft  le  nom 
qu.'on  donne  à  cette  combinaifon  d'idées.  Car  c'eft  fur  les  noms  que  les 
hommes  règlent  ordinairement  le  compte  qu'ils  font  d'autant  d'efpèces  dif- 
tinftes  de  Modes  mixtes  ;  &  il  arrive  rarement  qu'ils  reçoivent  ou  confi- 
derent  aucun  nombre  d'Idées  fimples  comme  faifant  une  idée  complexe, 
excepté  les  collections  qui  font  défignées  par  certains  noms.  Ainfi,  quoi 
que  le  crime  de  celui  qui  tue  un  Vieillard,  foit  ,de  fa  nature,  auffi  propre 
à  former  une  idée  complexe,  que  le  crime  de  celui  qui  tué  fon  Père;  ce- 
pendant parce  qu'il  n'y  a  point  de  nom  qui  fignifie  précifément  le  premier, 
comme  il  y  a  le  mot  de  Parricide  pour  déligner  le  dernier  ,  on  ne  regarde 
pas  le  premier  comme  une  particulière  Idée  complexe ,  ou  comme  une 
efpèce  d'action  diftincle  de  celle  par  laquelle  on  tué'  un  jeune  homme,  ou 
quelque  autre  homme  que  ce  foit. 

%,.  5.  Si  nous  pouffons  un  peu  plus  loin  nos  recherches  pour  voir  ce  qui     Pourquoi  tes 

,,"*         .         ,        ,    r  ,  r         •       i-         r  1  -       ■/•  F>-  j  '        r         I  hommes   font 

détermine  les  hommes  a  convertir  diveries  combinaiions  d  idées  amples  en  dcs  Modes  »is. 
autant    de  Modes  diftinéïs ,  pendant  qu'ils  en  négligent  d'autres ,    qui ,    à 

conli- 

(il  Supporé,par  ex  en- ple.que  le  premier  hem-  tel  crime  eût  été  commis ,  il  eft  vifible  que  li- 
me aît  fait  une  Loi  contre  le  crime  qui  con-  dée  complexe  que  le  mot  de  Parricide  fignifie, 
iille  à  tuer  fon  Père  ou  fa  Mère,  en  le  défi-  n'exilia  d'abord,  que  dans  l'Efprit  du  Légifla- 
gnant  par  le  terme  de  Panifiât,  avant  qu'un  teur  tk  de  ceux  à  qui  cette  Loi  fut  notifiée. 

F  f 


lu' 


T.%6 


Des  Modes  Mixtes.  Liv.  ÎI. 


Comment   dnns 
une  Langue ,  il 
y  a  des  mots 
qu'on  ne  peut 
exprime!  dans 
une  autre  p.:r 
des  mots  qui 

kur   Icp01ldi.il! 


t  JPre/criptio, 


Ciiap.  XXII.  eoafaferér  là  nature  même  des  chofes,  font  aufïï  propres  à  être  combinées 
âc  à  former  des  idées  diftincles ,  nous  en  trouverons  ia  raifon  dans  le  but  mê- 
me du  Langage.  Car  les  hommes  l'ayant  inftitué  pour  fe  faire  connoitre 
ou  le  communiquer  leurs  penfées  les  uns  aux  autres,  auiîi  promptement 
qu'ils  peuvent,  ils  font  d'ordinaire  de  ces  fortes  de  collerions  d'idées  qu'ils 
convertiffenten  Modes  complexes  auxquels  ils  donnent  certains  noms,  félon 
qu'ils  en  ont  befoin  par  rapport  à  leur  manière  de  vivre  &  à  leur  converià- 
tion  ordinaire.  Pour  les  autres  idées  qu'ils  ont  rarement  occafion  de  faire 
encrer  dans  leurs  difeours,  ils  les  lailfent  détachées,  &  fans  noms  qui  les 
puilfent  lier  enfemble  ,  aimant  mieux,  lorfqu'ils  en  ont  befoin,  compter  l'u- 
ne après  l'autre  toutes  les  idées  qui  les  compofent ,  que  de  fe  charger  la  mé- 
moire d'idées  complexes  &  de  leurs  noms,  dont  ils  n'auront  que  rarement, 
&  peut-être  jamais  aucune  occafion  de  fe  fervir. 

§.  6.  Il  paroit  de  là  comment  il  arrive,  §>uil  y  a  dans  chaque  Langue  des 
termes  particuliers  qu'on  ne  peut  rendre  mot  pour  mot  dans  une  autre.  Car  les 
Coutumes,  les  Mœurs,  ci  les  Ufages  d'une  Nation  faifant  tout  autant  de 
combinaifons  d'idées ,  qui  l'ont  familières  &  nécefiaires  à  un  Peuple  ,  & 
qu'un  autre  Peuple  n'a  jamais  eu  occafion  de  former ,  ni  peut-être  même 
de  connoître  en  aucune  manière  ,  les  Peuples  qui  font  ufage  de  ces  fortes  de 
combinaifons,  y  attachent  communément  des  noms ,  pour  éviter  de  longues 
periphrafes  dans  des  chofes  dont  ils  parlent  tous  les  jours  ;&  dès-là  ces  com- 
binaifons deviennent  dans  leur  Efprit  tout  autant  aidées  complexes,  entière- 
ment diftinctes.  Ainfi  *VOJlracifme  parmi  les  Grecs,  &  la  f  Profcription 
parmi  les  Romains ,  étoient  des  mots  que  les  autres  Langues  ne  pouvoient 
exprimer  par  d'autres  termes'  qui  y  répondiifent  exactement ,  parce  que  ces 
mots  fignihoient  parmi  les  Grecs  &  les  Romains  des  idées  complexes  qui  ne 
fe  rencontroient  pas  dans  l'Efprit  des  autres  Peuples.  Par-tout  où  de  telles 
Coutumes  n'étoient  point  en  ufage,  on  n'y  avoit  aucune  notion  de  ces  for- 
tes d'aèlions  &  l'on  ne  s'y  fervoit  point  de  femblables  combinaifons  d'Idées 
jointes,  &,  pour  ainfi  dire,  liées  enfemble  par  des  termes  particuliers;  & 
par  conféquent,  dans  tous  ces  Païs  il  n'y  avoit  point  de  noms  pour  les 
exprimer. 

g.  7.  Par-là  nous  pouvons  voir  auffi  la  raifon  pourquoi  les  Langues  font  fu- 
jettes  à  de  continuels  changemens ,  pourquoi  elles  adoptent  des  mots  nouveaux 
&  en  abandonnent  d'autres  qui  ont  été  en  ufage  depuis  long  temps.  C'efl 
que  le  changement  qui  arrive  dans  les  Coutumes  &  dans  les  Opinions ,  in- 
troduiront en  même  temps  de  nouvelles  Combinaifons  d'idées  dont  on  efl 
fouvent  obligé  de  s'entretenir  en  foi-même  &  avec  les  autres  hommes,  on 
leur  donne  des  noms  pour  éviter  de  longues  periphrafes  ;  ce  qui  fait  qu'el- 
les deviennent  de  nouvelles  efpcces  de  Modes  complexes.  Pour  être  con- 
vaincu combien  d'idées  différentes  font  comprifespar  ce  moyen  dansunfeul 
mot ,  &  combien  on  épargne  par-là  de  temps,  il  ne  faut  que  prendre  la  pei- 
ne de  faire  une  énumeration  de  toutes  les  Idées  qu'emportent  ces  deux  ter- 
mes de  Palais,  Surféance  ou  Jppel,  &  d'employer  à  la  place  de  l'un  de  ces 
mots  une  periphrafe  pour  en  faire  comprendre  le  fens  à  un  autre. 
*î>  «xifiew  les        §.  8.  Quoi  que  je  doive  avoir  occafion  d'examiner  cela  plus  au  long, 

quand 


Pourquoi  les 
Langues  chan- 
gent ( 


Des  Modes  Mixtes.  Lit.  IL  217 

quand  je  viendrai  à  traiter  des  *  Mots  &  de  leurufage,  je  nepouvois  pour-  Chat.  XXI. 
tant  pas  éviter  de  faire  quelque  reflexion  en  paffànt  fur  les  noms  des  Modes  *?£*  JÇ"**" 
mixtes,  qui  étant  des  combinaifons  d'Idées  fimples  purement  tranfitoires , 
qui  n'exiftent  que  peu  de  temps ,  &  cela  fimplement  dans  l'Efprit  des  Hom- 
mes, où  même  leur  exiftence  ne  s'étend  point  au  delàdu  temps  qu'elles  font 
l'objet  aéhiel  de  la  penfée  ,  n'ont  par  conféquent  V apparence  d'une  exijlence  con- 
fiante &?  durable ,  nulle  autre  part  que  dans  les  mots  dont  on  fe  fert  pour  les  ex- 
primer;  lesquels  par  cela  même  font  fort  fujets  à  être  pris  pour  les  Idées 
mêmes  qu'ils  lignifient.  En  effet,  11  nous  examinons  où  exifte l'idée  d'un 
Triomphe  ou  d'une  Jpotheofe,  il  eft  évident  qu'aucune  de  ces  Idées  ne  fau- 
roit  exifter  nulle  part  tout  à  la  fois  dans  les  chofes  mêmes ,  parce  que  ce  font 
des  aêtions  qui  demandent  du  temps  pour  être  exécutées ,  &  qui  ne  pour- 
roient  jamais  exifter  toutes  enfemble.  Pour  ce  qui  eft  de  l'Efprit  des  hom- 
mes, où  l'on  fuppofe  que  fe  trouvent  les  idées  de  ces  Aftions,  elles  y  ont 
aulîi  une  exiftence  fort  incertaine  ;  c'eft  pourquoi  nous  fournies  portez  à  les 
attacher  à  des  noms  qui  les  excitent  en  nous. 

§.  9.  Au  refte ,  c'eft  par  trois  moyens  que  nous  acquérons  ces  Idées  complexes  de  comment  nous 
Modes  Mixtes  :  I.  par  l'Expérience  &  l'obfervation  des  chofes  mêmes.  Ain-  ^""es  Mode» 
fi ,  en  voyant  deux  hommes  luter ,  ou  faire  des  armes ,  nous  acquérons  l'i-  mixtes, 
dée  de  ces  deux  fortes  d'exercices.  1 1.  Par  X invention,  ou  l'affemblage  vo- 
lontaire de  différentes  idées  fimples  que  nous  joignons  enfemble  dans  notre 
Efprit;  ainfi  celui  qui  le  premier  inventa  X Imprimerie  ou  la  Gravure,  en 
avoit  l'idée  dans  l'Efprit,  avant  qu'aucun  de  cesArts  eût  jamais  exifté.  III. 
Le  troifiéme  moyen  par  où  nous  acquérons  plus  ordinairement  des  idées  de 
Modes  mixtes ,  c'eft  par  l'explication  qu'on  nous  donne  des  termes  qui  expri- 
ment les  Actions  que  nous  n'avons  jamais  vues ,  ou  des  Notions  que  nous 
ne.faurions  voir ,  en  nous  préfentant  une  à  une  toutes  les  Idées  dont  ces 
Actions  doivent  être  compofées,  &  les  peignant ,  pour  ainfi  dire,  à  notre 
imagination.  Car  après  avoir  reçu  des  idées  fimples  dans  l'Efprit  par  voye 
de  Senfation  &  de  Reflexion,  &  avoir  appris  par  l'ufageles  noms  qu'on  leur 
donne,nous  pouvons  par  le  moyen  de  ces  noms  repréfenter  aune  autre  per- 
fonne  l'idée  complexe  que  nous  voulons  lui  faire  concevoir  pourvu  qu'elle 
ne  renferme  aucune  idée  fimple  qui  ne  lui  foit  connue,  &  qu'il  n'exprime 
par  le  même  nom  que  nous.  Car  toutes  nos  Idées  complexes  peuvent  stre 
réduites  aux  Idées  fimples  dont  elles  font  originairement  compofées ,  quoi 
que  peut-être  leurs  parties  immédiates  foient  auffi  des  Idées  complexes. 
Ainfi,  le  Mode  mixte  exprimé  par  le  mot  de  Menfonge,  comprend  ces 
Idées  fimples:  i.  des  fons  articulez:  2.  certaines  idées  dans  l'Efprit  de 
celui  qui  parle  :  3.  des  mots  qui  font  les  lignes  de  ces  idées  :  4.  l'union 
de  ces  lignes  joints  enfemble  par  affirmation  ou  par  négation,  autrement  que 
les  idées  qu'ils  fignifient  ne  le  font  dans  l'Efprit  de  celui  oui  parle.  Je  ne 
croi  pas  qu'il  foit  néceffaire  de  pouffer  plus  loin  l'analyfe  de  cette  Idée 

mplexe  nue  nous  appelions   Mcnfonge.     Ce  que  je  viens  de  dire  fuf- 

fk,  pour  faire  voir  qu'elle  eft  cofripofée 'd'Idées  Ihnples;  &  il  ne  pourrait 

e  que  fort  ennuveux  à  mon  Lecleur  11  j'ai  lois  lui  faire  un  plus  grand 

détail  de  chaque  Idée  fimple  qui  fait  partie  de  cette   Idée  complexe, 

F  f  2  ce 


iig  Des  Modes  Mixtes.,  Liv.  II. 

Ç  iiaf.  XXII.  ce  qu'il  peut  aifément  déduire  par  lui-même  de  ce  qui  a 'été  dit  ci- 
deffus.  Nous  pouvons  faire  la  même  çhofe  à  l'égard  de  toutes  nos  Idées 
complexes,  fans  exception ,  car  quelque  complexes  qu'elles  foient,  elles 
peuvent  enfin  être  réduites  à  des  Idées  fimples ,  uniques  matériaux  des  con- 
noiflances  ou  des  penfées  que  nous  avons,  ou  que  nous  pouvons  avoir.  Et 
il  ne  faut  pas  appréhender,  que  par^là  notre  Efprit  fe  trouve  réduit  à  un 
trop  petit  nombre  d'Idées,  fi  l'on  confidere  quel  fonds  inépuifable  de  Mo- 
des fimples  nous  eft  fourni  par  le  Nombre  &  la  Figure  feulement.  Il  eft  aifé 
d'imaginer  après  cela  que  les  Modes  mixtes  qui  contiennent  diverfes  combi- 
naifons  de  différentes  Idées  fimples  &  de  leurs  Modes  dont  le  nombre  eft  in- 
fini, font  bien  éloignez  d'être  en  petit  nombre  &  renfermez -dans  des  bornes 
fort  étroites.  Nous  verrons  même,  avant  que  de  finir  cet  Ouvrage,  que 
perfonne  n'a  fujet  de  craindre  de  n'avoir  pas  un  champ  affez  vafte  pour 
donner  effor  à  les  penfées;  quoi  qu'à  mon  avis  elles  fe  réduifent  toutes  aux 
Idées  fimples  que  nous  recevons  de  la  Senfation  ou  de  la  Reflexion,  &  de 
leurs  différentes  combinaifons. 
Les  idées  qui  ont  §•  IO-  Une  chofe  qui  mérite  d'être  examinée,  c'eft,  lesquelles  de  toutes 
été  le  plus  modi  nos  Idées  fimples  ont  été  le  plus  modifiées ,  £5?  ont  fervi  à  compofer  le  plus  de  Mo- 
d^M^uvlnen"  desMixtes,  qiï  ou  ait  dé  [igné  par  des  noms  particuliers.  Ce  font  les  trois  fui- 
de  îapenfée&de  vantes,  la  Penfée ,1e  Mouvement  ,deux  Idées  auxquelles  fe  réduifent  toutes 
les  actions,  &  la  PuiJ/dnce,  d'où  l'on  conçoit  que  ces  Actions  découlent. 
Ces  Idées  fimples  de  Penfée,  de  Mouvement,  &  de  Puiffance  ont,  dis-je, 
reçu  plus  de  modifications  qu'aucune  autre  ;  &  c'eft  de  leurs  modifications 
qu'on  a  formé  plus  de  Modes  complexes, défignez  par  des  noms  particu- 
liers. Car  comme  la  grande  affaire  du  Genre  Humain  confifte  dans  l'Action, 
&  que  c'eft  à  l'Action  que  fe  rapporte  tout  ce  qui  fait  le  fujet  des  Loix,  il 
ne  faut  pas  s'étonner  qu'on  ait  pris  connoiffance  des  differens  Modes  de  pen- 
fer&de  mouvoir,  qu'on  en  ait  obfervé  les  idées,  qu'on  les  ait  comme  en- 
regitrées  dans  la  Mémoire,  &  qu'on  leur  ait  donné  des  noms;  fins  quoi 
les  Loix  n'auroient  pu  être  faites,  ni  le  vice  ou  le  dérèglement  reprimé. 
Il  n'auroit  guère  pu  y  avoir,  non  plus,  de  commerce  entre  les  hommes, 
fans  le  fecours  de  telles  idées  complexes ,  exprimées  par  certains  noms  par- 
ticuliers ;  c'eft  pourquoi  ils  ont  établi  des  noms,  &  fuppofé  dans  leur  Efprit 
des  idées  fixes  de  Modes  de  diverfes  Actions,  diftinguées  par  leurs  Caufes, 
Moyens,  Objets,  Fins,  Inftrumens,  Temps,  Lieu,  &  autres  Circons- 
tances, comme  aufïides  Idées  de  leurs  différentes  Puiffances  qui  fe  rappor- 
tent à  ces  Actions,  telle  eft  la Hardiejfe  qui  eft  la  Puilfance  de  faire, ou  de 
dire  ce  qu'on  veut,  devant  d'autres  perfonnes,  fans  craindre,  ou  fe  décon- 
certer le  moins  du  monde  *.  puiffance  qui  par  rapport  à  cette  dernière  par- 
*  n*fp>,7i*.  tie  qui  regarde  le  difeours,  avoit  un  nom  particulier  *  parmi  les  Grecs.  Or 
cette  Puilfance  ou  aptitude  qui  le  trouve  dans  un  homme  de  faire  une  chofe, 
conftituë  l'idée  que  nous  nommons  Habitude ,  lorsqu'on  a  acquis  cette  puif- 
fance en  faifant  fouvent  la  même  chofe  ;  &  quand  on  peut  la  réduire  en  acte, 
à  chaque  occalion  qui'  s'en  préfente ,  nous  l'appelions  Difpofition  ;  ainfi  la 
Tendreje  eft  une  dispofition  à  l'amitié  ou  à  X amour. 
Qu'on  examine  enfin  tels  Modes  d'Action  qu'on  voudra ,  comme  la  Çon- 

km- 


Des  Modes  Mixtes.    Liv.  II.  2.2.9 

• 

temnjation  &  VAffentiment  qui  font  des  Actions  de  l'Efprit,  le  Marcher  &  le  Chaf.  XXII. 
Parier  qui  font  des  Actions  du  Corps,  la  Vengeance  &  le  Meurtre. qui  l'ont 
des  Actions  du  Corps  &  de  l'Efprit  ;  &  l'on  trouvera  que  ce  ne  font  autre 
chofe  que  des  Collections  d'Idées  fimples  qui  jointes  enfemble  conftituent 
les  Idées  complexes  qu'on  a  défignées  par  ces  noms-là. 

§.   11.    Comme  \\Puiffancc  eft  la  fource  d'où  procèdent  toutes  les  Ac-  rlufieurs  mots  qui 
tions ,  on  donne  le  nom  de  Caufe  aux  Subllances  où  ces  Puiffances  refident,  m'ent  qtldqueAc- 
lorsqu'elles  reduifent  leur  puiilance  en  acte;  &  on  nomme  Effets  les  Subf-  >'on  ne  îigmfieat 

•■  .    .  r  1  •  1        t  î  -       /-         1  •  v  quel  Effet. 

tances  produites  par  ce  moyen, ou  plutôt  les  Idées  limples  qui,  par  I  exer-  ' 
cice  de  telle  ou  telle  PuifTance,  font  introduites  dans  un  fujet.  Ainli,  Y  Ef- 
ficace par  laquelle  une  nouvelle  Subftance  ou  Idée  eft  produite,  s'appelle 
Action  dans  le  fujet  qui  exerce  ce  pouvoir ,  &  on  la  nomme  PaJJion  dans  le 
fujet  où  quelque  Idée  fimple  eft  altérée  ou  produite.  Mais  quelque  diverfe 
que  foit  cette  efficace;  &  quoi  que  les  effets  qu'elle  produit,  foient  presque 
infinis ,  je  croi  pourtant  qu'il  nous  eft  aifé  de  reconnoitre  que  dans  les  Agents 
Intellectuels  ce  n'eft  autre  chofe  que  différens  Modes  de  penfer  &  de  vouloir, 
&dans  les  Agents  corporels,  que  diverfes  modifications  du  Mouvement  ;nous 
ne  pouvons ,  dis-je ,  concevoir ,  à  mon  avis ,  que  ce  foit  autre  chofe  que  cela; 
car  s'il  y  a  quelque  autre  efpèce  d'Action,  outre  celles-là,  qui  produife 
quelques  effets,  j'avoue  ingénument  que  je  n'en  ai  ni  notion  ni  idée  quel- 
conque ,  que  c'eft  une  chofe  tout-à-fait  éloignée  de  mes  conceptions ,  de 
mes  penfées  ,  de  ma  connoiffance  ,  &.  qui  m'eft  aulîi  inconnue  que  la 
notion  de  cinq  autres  Sens  différens  des  nôtres,  ou  que  les  Idées  des  Cou- 
leurs font  inconnues  à  un  Aveugle.  Du  refte,  flufieurs  mots  qui  femblent 
exprimer  quelque  Action,  ne  fignifient  rien  de  rAclion,  ou  de  la  manière  d'o- 
pérer, mais  amplement  l'effet  avec  quelques  circonftances  du  fujet  qui  re- 
çoit l'aétion,  ou  bien  la  caufe  opérante.  Ainfi,  par  exemple,  la  Création 
&  Y  Annihilation  ne  renferment  aucune  idée  de  l'action ,  ou  de  la  maniè- 
re, par  où  ces  deux  chofes  font  produites,  mais  fimplement  de  la  caufe, 
&  de  la  chofe  même  qui  eft  produite.  Et  lorsqu'un  Païfan  dit  que  le  Froid 
glace  l'Eau,  quoi  que  le  terme  de  gheer  femble  emporter  quelque  action, 
il  ne  fignifie  pourtant  autre  chofe  que  Y  effet  ;  favoir  que  l'eau  qui  étoit  au- 
paravant fluide ,  eft  devenue  dure  &  conliftante ,  fans  que  ce  mot  emporte 
dans  fa  bouche  aucune  idée  de  l'action  par  laquelle  cela  fe  fait. 

§.  12.  Je  ne  croi  pas,  au  refte,  qu'il  foit  néceffaire  de  remarquer  ici,  Modes  Mixtes 
que,  quoi  que  la  Puiffance  &  l'Action  conftituent  la  plus  grande  partie  des  j-ompofez  d'autres 
Modes  mixees  qu'on  a  déùgnez  par  des  noms  particuliers  &  qui  font  le  plus 
fouvent  dans  l'Efprit  &  dans  la  bouche  des  hommes,  il  ne  faut  pourtant  pas 
exclurre  les  autres  Idées  limples  avec  leurs  différentes  combinaifons.  Il  eft, 
je  penfe ,  encore  moins  néceffaire  de  faire  une  énumeration  de  tous  les  Mo- 
des mixtes  qui  ont  été  fixez  &  déterminez  par  des  noms  particuliers.     Ce 
feroit  vouloir  faire  un  Dictionnaire  de  la  p'.us  grande  partie  des  Mots  qu'on 
employé  dans  la  Théologie ,  dans  la  Morale,  dans  la  Jurisprudence,  dans  la 
Politique  &  dans  diverfes  autres  Sciences.    Tout  ce  qui  fait  à  mon  préfent 
deffein,  c'eft  de  montrer,  quelle  efpèce  d'Idées  font  celles  que  je  nomme 
Modes  Mixtes ,  comment  l'Efprit  vient  à  les  acquérir ,  &  que  ce  font  des 

F  f  3  com- 


i3 o  ®t  nos  Idées  Complexes 

combinaifons  d'Idées  fimples  qu'on  acquiert  par  la  Senfation  &  par  la  Ré- 
flexion :  &  c'efl  là,  à  mon  avis ,  ce  que  j'ai  déjà  fait. 

Chap.XXIIL  CHAPITRE      XXIII. 

De  nos  Idées  Complexes  des  Subftances. 

idées  des subftan- g#   r.    y   'Esprit  étant  fourni,  comme  j'ai  déjà  remarqué,  d'un  grand 

formées."16'1  JL»  nombre  d'Idées  fimples  qui  lui  font  venues  par  les  Sens  félon  les 

diverfes  impreffions  qu'ils  ont  reçu  des  Objets  extérieurs ,  ou  par  la  Re- 
flexion qu'il  fait  fur  fes  propres  opérations,  remarque  outre  cela,  qu'un 
certain  nombre  de  ces  Idées  fimples  vont  conftamment  enfemble ,  qui  étant 
regardées  comme  appartenantes  à  une  feule  chofe ,  font  défignées  par  un 
feul  nom  lors  qu'elles  font  ainfi  réunies  dans  un  feul  fujet ,  par  la  raifon  que 
le  Langage  eil  accommodé  aux  communes  conceptions ,  &  que  fon  princi- 
pal ufage  eft  de  marquer  promptement  ce  qu'on  a  dans  l'Èfprit.  De  là 
vient,  que  quoi  que  ce  foit  véritablement  un  amas  de  plufieurs  idées  join- 
tes enfemble ,  dans  la  fuite  nous  fommes  portez  par  inadvertance  à  en  par- 
ler comme  d'une  feule  Idée  fimple,  &  à  les  confiderer  comme  n'étant  ef- 
fectivement qu'une  feule  Idée;  parce  que,  comme  j'ai  déjà  dit,  ne  pou- 
Suhftratun.        vant  imaginer  comment  ces  Idées  fimples  peuvent  fubfifter  par  elles-mê- 

"vucqvù  iféttîù.  mes5  nous  nous  accoutumons  à  fuppofer  quelque  *  chofe  qui  les  foûtienne, 

te  fur  ce  mox,pa&.  où  elles  fubfiftent ,  &  d'où  elles  refultent ,  à  qui  pour  cet  effet  on  a  donné  le 

^.L.i.ch.111.     nom  fe  Subftance. 
Quelle  eft  notre      §.  ».  De  forte  que  qui  voudra  prendre  la  peine  de  fe  confulter  foi-méme 

en'général  fur  la  notion  qu'il  a  de  la.  pure  Subftance  en  général,  trouvera  qu'il  n'en  a  ab- 

folument  point  d'autre  que  de  je  ne  fai  quel  fujet  qui  lui  eft  tout-à-fait  in- 
connu ,  &  qu'il  fuppofe  être  le  foûtien  des  Qualitez  qui  font  capables  d'ex- 
citer des  Idées  fimples  dans  notre  Efprit ,  Qualitez  qu'on  nomme  commu- 
nément des  accidents.  En  effet,  qu'on  demande  à  quelqu'un  ce  que  c'efl 
que  le  fujet  dans  lequel  la  Couleur  ou  le  Poids  exiftent,  il  n'r.ura  autre  cho- 
fe à  dire  finon  que  ce  font  des  parties  folides  &  étendues.  Mais  fi  on  lui 
demande  ce  que  c'eft  que  la  choie  dans  laquelle  la  folidité&  l'étendue  font 

*  Pag.  ut.  lai.  inhérentes ,  il  ne  fera  pas  moins  en  peine  que  l'Indien  dont  *  nous  avons  dé- 
.jtin.  $.  ta.  ja  par]^  qUj  ayant  dit  que  la  Terre  étoit  foùtenuë  par  un  grand  Eléphant , 
répondit  à  ceux  qui  lui  demandèrent  fur  quoi  s'appuyoit  cet  Eléphant,  que 
c'étoit  fur  une  grande  Tortue, &  qui  étant  encore  preffé  de  dire  ce  qui  foû- 
tenoit  la  Tortue,  répliqua  que  c'étoit  quelque  chofe,  un  je  ne  fai  quoi  qu'il 
ne  connoiffoit  pas.  Dans  cette  rencontre  auffl  bien  que  dans  plufieurs  au- 
tres où  nous  employons  des  mots  fans  avoir  des  idées  claires  &diftinc"tesde 
ce  que  nous  voulons  dire,  nous  parlons  comme  des  Enfans,  à  qui  l'on  n'a 
pas  plutôt  demandé  ce  que  c'efl:  qu'use  telle  chofe  qui  leur  eft  inconnue, 
qu'ils  font  cette  réponfe  fort  fatislaifante  à  leur  gré,  que  c'efl  quelque  chofe; 
mais  qui  employée  de  cette  manière  ou  par  des  Ènians  ou  par  des  Hommes 

faits, 


» 


des  Svbjîances  Liv.  IT.  %$x 

faits ,  fîgnifîe  purement  &  fimplement  qu'ils  ne  favent  ce  que  c'eft  ;  &  que  Chap.XXIU, 
la  choie  dont  ils  prétendent  parler  èk  avoir  quelque  connoiffance ,  n'excite 
aucune  idée  dans  leur  Kfprit,  &  leur  eft  par  conféquent  tout- à-fait  incon- 
nue. Comme  donc  toute  l'idée  que  nous  avons  de  ce  que  nous  défignons 
par  le  terme  général  de  Subfiance ,  n'eft  autre  chofe  qu'un  fujet  que  nous  ne" 
connoiffons  pas,  que  nous  llippofons  être  le  foûtien  des  Quaiitez  dont  nous 
découvrons  1 exiftence ,  &  que  nous  ne  croyons  pas  pouvoir  fiibfifter  fine  re 
fubfante,  fans  quelque  chofe  qui  les  foùtienne,  nous  donnons  à  ce  foûtien 
le  nom  de  Subftance  qui  rendu  nettement  en  François  félon  fa  véritable  li- 
gnification veut  dire  *  ce  qui  eft  deffous  ou  qui  (oûtient.  Q:«>J%J/u!n 

§.  3.  Nous  étant  ainfi  fait  une  idée  obfcure  &  relative  de  la  Subftance  en  De  Afférentes  Ef. 
général ,  nous  venons  à  nous  former  des  idées  d'efpèces  particulières  de  fubftan-  £fsces  de  SublUo- 
ces,  en  affemblant  ces  Combinaifons  d'Idées  fimplcs ,  que  l'Expérience  & 
lesObfervations  que  nous  faifons  par  le  moyen  des  Sens, nous  font  remar- 
quer exiftant  enfemble  ,  &  que  nous  fuppofons  pour  cet  effet  émaner  de 
l'interne  &  particulière  conftitution  ou  effence  inconnue  de  cette  Subftan- 
ce. C'eft  ainfi  que  nous  venons  à  avoir  les  idées  d'un  Homme ,  d'un  Cheval , 
de  l'Or,  du  Plomb ,  de  Y  Eau,  &c.  desquelles  Subftances  fi  quelqu'un  a  aucu- 
ne autre  idée  que  celle  de  certaines  Idées  fimples  qui  exiftent  enfemble,  je 
m'en  rapporte  à  ce  que  chacun  éprouve  en  foi-meme.  Les  Quaiitez  ordi- 
naires qui  fe  remarquent  dans  \e  Fer  ou  dans  un  Diamant ,  conftituent  la  vé- 
ritable idée  complexe  de  ces  deux  Subftances  qu'un  Serrurier  ou  un  Jouail- 
lier  connoit  communément  beaucoup  mieux  qu'un  Philofophe,  qui,  mal- 
gré tout  ce  qu'il  nous  dit  des  formes  fubftantielles ,  n'a  dans  le  fond  aucun 
autre  idée  de  ces  Subftances,  que  celle  qui  eft  formée  par  la  collection  des 
Idées  fimples  qu'on  y  obferve.  Nous  devons  feulement  remarquer,  que 
nos  Idées  complexes  desSubftances,outre  toutes  les  Idées  fimples  dont  elles 
font  compofées,  emportent  toujours  une  idée  confufe  de  quelque  chofe  à 
quoi  elles  appartiennent  &  dans  quoi  elles  fubfiftent.  C'eft  pour  cela  que, 
lorsque  nous  parlons  de  quelque  efpèce  de  Subftance,  nous  difons  que  c'eft 
une  Chofe  qui  a  telles  ou  telles  Quaiitez  ;  comme  ,  que  le  Corps  eft  une 
Chofe  étendue,  figurée,  &  capable  de  Mouvement,  que  YE/prit  eft  une  Cho- 
fe capable  de  penfer.  Nous  difons  de  même  que  la  Dureté,  la  Friabilité  & 
la  puiffance  d'attirer  le  Fer,  font  des  Quaiitez  qu'on  trouve  dans  l'Aimant. 
Ces  façons  de  parler  &  autre;;  femblables  donnent  à  entendre  que  la  Subftan- 
ce eft  toujours  fuppofée  comme  quelque  chofe  de  diftinct  de  1  Etendue,  de 
la  Figure,  de  la  Solidité,  du  Mouvement,  de  la  Penfée&  des  autres  Idées 
qu'on  peut  obferver,  quoi  que  nous  ne  fâchions  ce  que  c'eft. 

§.  4.  Delà  vient,  que  lorsque  quelque  Efpèce  particulière  de  Subftances  wousn'wmj  a», 
corporelles,  comme  un  Cheval ',  une  Pierre,  &c.  vient  à  faire  le  fujet  de  càue"h 'su A^»n 
notre  entretien  &  de  nos  penfées,  quoi  que  l'idée  que  nous  avons  de  l'une  ou  général. 
de  l'autre  de  ces  chofes  ne  foit  qu'une  combinaifon  ou  on  de  différen- 

tes Idées  fimples  des  Quaiitez  feniibles  que  nous  trouvons  unies  dans  ce  que 
nous  appelions  Cheval  ou  Pierre,  cependant  comme  nous  ne  faurions  con- 
cevoir que  ces  Quaiitez  fubfiftent  toutes  feules,  ou  l'une  dans  l'autre,  nous 
fuppofons  qu'elles  exiftant  dans  quelque  fujet  commun  qui  en  eft  le  foûtien; 

& 


r$i  De  nos  Idées  Complexes 

Chap.XXIII.  &  c'eft  ce  foûtien  que  nous  défignons  par  le  nom  de  Subjîance ,  quoi  qu'au 
fond  il  foit  certain  que  nous  n'avons  aucune  idée  claire  &  diftinéte  de  cette 
Chofe  que   nous   fuppofons  être  le  foûtien  de  ces  Qjialitez  ainfi  combi- 
nées. 
Nom  avons  une  ■      §•  5-  La  même  chofe  arrive  à  l'égard  des  Opérations  de  l'Efprit,  fa- 
idee  auflï  ciaue     Voir ,  la  Penfée ,   le  Raifonnement ,  la  Crainte,  &c.     Car  voyant  d'un  côté 

de  l'Efpnt  que  du        ,   .,  rirn.  -  ■    11  s  1 

corps.  qu  elles  ne  lubliltent  point  par  elles-mêmes,  &  ne  pouvant  comprendre, 

de  l'autre,  comment  elles  peuvent  appartenir  au  Corps  ou  être  produites 
par  le  Corps ,  nous  fommes  portez  à  penfer  que  ce  font  des  Aérions  de  quel- 
que autre  Subftance  que  nous  nommons  Efprit.  D'où  il  paroît  pourtant 
avec  la  dernière  évidence,  que,  puisque  nous  n'avons  aucune  idée  ou  no- 
tion de  la  Matière ,  que  comme  de  quelque  chofe  dans  quoi  fubfiftent  plu- 
fieurs  Qjralitez  fenfibles  qui  frappent  nos  Sens ,  nous  n'avons  pas  plutôt 
fuppofe  un  Sujet  dans  lequel  exifte  \i  penfée,  la  connoiffance ,  le  cloute  &  la 
puiffance  de  mouvoir ,  &c.  que  nous  avons  une  idée  aujji  claire  de  la  Subjîance 
?  Subjiratum.  de  !  Efprit  que  de  la  Subjîance  du  Corps  ;  celle-ci  étant  fuppofée  le  *  foûtien 
des  Idées  limples  qui  nous  viennent  de  dehors ,  fans  que  nous  connoiffions- 
ce  que  c'eft  que  ce  foùtien-là;  &  l'autre  étant  regardée  comme  le  foûtien 
des  Opérations  que  nous  trouvons  en  nous-mêmes  par  expérience,  &  qui 
nous  eft  auffi  tout-à-fait  inconnu.  Il  eft  donc  évident ,  que  l'idée  d'une 
Subftance  corporelle  dans  la  Matière  eft  auffi  éloignée  de  nos  conceptions, 
que  celle  de  la  Subftance  fpirituelle,  ou  de  l'Efprit.  Et  par  conféquent, 
de  ce  que  nous  n'avons  aucune  notion  de  la  Subftance  fpintuelle,  nous  ne 
fommes  pas  plus  autorifez  àconclurre  la  non-exiftence  des  Efprits,  qu'à  nier 
par  la  même  raifon  l'exiftence  des  Corps  :  car  il  eft  auffi  raifonnable 
d'affurer  qu'il  n'y  a  point  de  Corps  parce  que  nous  n'avons  aucune  idée  de 
la  Subftance  de  la  Matière,  que  de  dire  qu'il  n'y  a  point  d'Efprits  parce  que 
nous  n'avons  aucune  idée  de  la  Subftance  d'un  Efprit. 

pes différent»  K    g_  Ainfi,  quelle  que  foit  la  nature  abftraite  de  la  Subftance  en  géné- 

fortes  de  Subftan-       ,  •»  1       •  1  -  ,  r    >  i-  >  o      î-n.-    n 

rai,  toutes  les  idées  que  nous  avons  des  eipeces  particulières  &  diltinctes 
des  Subftances  ,ne  font  autre  chofe  que  différentes  combinaifons  d'Idées  fim- 
ples  qui  coex'rjlent  par  une  union  à  nous  inconnue ,  qui  en  fait  un  Tout 
exiftant  par  lui-même.  C'elt  par  de  telles  combinaifons  d'Idées  fimples, 
&  non  par  autre  chofe,  que  nous  nous  repréfentons  à  nous-mêmes  des  ef- 
pèces  particulières  de  Subftances.  C'eft  à  quoi  fe  réduifent  les  Idées  que 
nous  avons  dans  l'Efprit  de  différentes  efpèces  de  Subftances,  &  celles  que 
nous  fuggerons  aux  autres  en  les  leur  défignant  par  des  noms  fpécifiques , 
comme  font  ceux  &  Homme,  de  Cheval,  de  Soleil,  à' Eau,  de  Fer,  &c. 
Car  quiconque  entend  le  François  fe  forme  d'abord  à  l'ouïe  de  ces  noms , 
une  combinaifonde  diverfes  idées  fimples  qu'il  a  communément  obfervé  ou 
imaginé  exifter  enfemble  fous  telle  ou  telle  dénomination  :  toutes  lefquelles 
idées  il  fuppofe  fubfifter,  &  être,  pour  ainfi  dire,  attachées  à  ce  commun 
fujet  inconnu,  qui  n'eft  pas  inhérent  lui-même  dans  aucune  autre  chofe: 
quoi  qu'en  même  temps  il  foit  manifefte,  comme  chacun  peut  s'en  con- 
vaincre en  reilêchiffant  fur  fes  proprés  penfées,  que  nous  n'avons  aucune 
autre  idée  de  quelque  Subftance  particulière, comme  de  l'Or,  d'un  Cheval, 

du 


cas 


des  Subjlances.  Liv.  II.  233 

du  Fer ^  d'un  Homme,  du  fitriol,  duP<?/«,  &c.  que  celle  que  nous  avons  Chap.XXIII. 

des  Qualitez  fenfibles  que  nous  fuppofons  jointes  enfemble  parle  moyen  d'un 

certain  Sujet  qui  fert,  pour  ainfi  dire,  de  *  Joutien  à  ces  Qualitez  ou  Idées  *   uJ!ra"-m- 

fimples  qu'on  a  obfervé  exifter  jointes  enfemble.     Ainfi,  qu'eft-ce  que  le 

Soleil ,  linon  un  alTemblage  de  ces  différentes  Idées  fimples ,  la  lumière , 

la  chaleur,  la  rondeur,  un  mouvement  confiant  &  régulier  qui  efl  à  une 

certaine  diftance  de  nous ,  &  peut-être  quelques  autres ,  félon  que  celui  qui 

réfléchit  fur  le  Soleil  ou  qui  enj parle,  a  été  plus  ou  moins  exael:  à  obferver 

les  Qualitez,  Idées,  ou  Proprietez  fenfibles  qui  font  dans  ce  qu'il  nomme 

Soleil  ? 

§.  7.  Car  celui-là  a  l'idée  la  plus  parfaite  de  quelque  Subfiance  particu-  £«  Puiflances 
liera  qui  a  joint  &  raffemblé  un  plus  grand  nombre  d'Idées  fimples  qui  lpin\edenôi1dlu 
exiftent  dans  cette  Subfiance,  parmi  lesquelles  il  faut  compter  fes  Puijfances  complexes  des 
aclives  &  fes  capacitez  pajfîves ,  qui ,  à  parler  exactement ,  ne  font  pas  des  "  aJ1CM" 
Idées  fimples,  mais  qu'on  peut  pourtant  mettre  ici  allez  commodément  dans 
ce  rang-là,  pour  abréger.  Ainfi,  la  puiflance  d'attirer  le  Fer  efi  une  des 
Idées  de  la  Subftance  que  nous  nommons  Aimant  ;  &  la  puiflance  d'être  ainfi 
attiré,  fait  partie  de  l'idée  complexe  que  nous  nommons  Fer:  deux  fortes 
de  Puiflances  qui  paflent  pour  autant  de  Qualitez  inhérentes  dans  l'Aimant, 
&  dans  le  Fer.  Car  chaque  Subftance  étant  aufii  propre  à  changer  certai- 
nes Qualitez  fenfibles  dans  d'autres  fiujets  par  le  moyen  de  diverfes  Puiflan- 
ces qu'on  y  obferve ,  qu'elle  eft  capable  d'exciter  en  nous  les  idées  fimples 
que  nous  en  recevons  immédiatement ,  elle  nous  fait  voir  par  le  moyen  de 
ces  nouvelles  Qualitez  fenfibles  produites  dans  d'autres  fujets,  ces  fortes  de 
Puiflances  qui  par-là  frappent  médiatement  nos  Sens,  &  cela  d'une  manière 
aulfi  régulière  que  les  Qualitez  fenfibles  de  cette  Subfiance,lorsqu'elles  agif- 
fent  immédiatement  fur  nous.  Dans  le  Feu ,  par  exemple  ,  nous  y  apper- 
cevons  immédiatement,  par  le  moyen  des  Sens ,  de  la  chaleur  &  de  la  cou- 
leur,  qui,  à  bien  confiderer  la  chofe,  ne  font  dans  le  Feu,  que  des  Puij- 
fances de  produire  ces  Idées  en  nous.  De  même ,  nous  appercevons  par 
nos  Sens  la  couleur  &  la  friabilité  du  Charbon,  par  où  nous  venons  à  con- 
noître  une  autre  Puiflance  du  Feu  qui  confifie  à  changer  la  couleur  &  la 
confiftence  du  Bois.  Ces  différentes  Puiflances  du  Feu  le  découvrent  à  nous 
immédiatement  dans  le  premier  cas,  &  médiatemevî  dans  le  fécond:  c'efi- 
pourquoi  nous  les  regardons  comme  faifant  partie  des  Qualitez  du  Feu ,  & 
par  conféquent,  de  l'idée  complexe  que  nous  nous  en  formons.  Car  com- 
me toutes  ces  Puijfances  que  nous  venons  à  connoître ,  fe  terminent  unique- 
ment à  l'akerationqu'elles  font  de  quelques  Qualitez  fenfibles  dans  les  fu- 
jets fur  qui  elles  exercent  leur  opération,  &  qui  par-là  excitent  de  nouvel- 
les idées  fenfibles  en  nous,  je  mets  ces  Puijfances  au  nombre  des  Idées  fim- 
ples qui  entrent  dans  la  compofition  des  efpèces  particulières  des  Subftan- 
ces ,  quoi  que  ces  Puiflances  considérées  en  elles-mêmes  foient  effectivement 
des  Idées  complexes.  Je  prie  mon  Lecleur  de  m'accorder  la  liberté  de 
m'exprimer  ainfi,  &  de  fe  fouvenir  de  ne  pas  prendre  mes  paroles  à  la  ri- 
gueur, lorsque  je  range  quelqu'une  de  ces  P  otenti  alitez  parmi  les  Idées  fim- 
ples que  nous  raiïemblons  dans  notre  Efbrit ,  toutes  les  fois  que  nous  venons 

Cg  à 


23  4  ®e  M0S  làéts  Complexes 

Chap.  a  penfer  à  quelque  Subftance  particulière.     Car  fi  nous  voulons  avoir  de 

XXIII.         vrayes  &  diftinétes  notions  des  Subftances,  il  eft abfolument  néceffairede 

confiderer  les  différentes  Puiffances  qu'on  y  peut  découvrir. 
Et  comment.  g.  g.  Au  refle ,  nous  ne  devons  pas  être  furpris,  que  les  Puiffances  faf- 

fent  une  grandi  partie  des  Idées  complexes  que  nous  avons  des  Subftances  ;  puif- 
que  ce  qui  dans  la  plupart  des  Subftances  contribué'  le  plus  aies  diftinguer 
l'une  de  l'autre,  &  qui  fait  ordinairement  une  partie  confiderable  de  l'Idée 
*  voyez  d  deffus  complexe  que  nous  avons  de  leurs  différentes  efpèces ,  ce  font  leurs  *  fe- 
ch?F\tre  vin.     condes  Qualitez.     Car  nos  Sens  ne  pouvant  nous  faire  appercevoir  la  grof- 
°iî  "* "u  Ton"'    ^*eur'  'a  contexture  &  la  figure  des  petites  parties  des  Corps  d'où  dépen- 
de qu'il  emend     dent  leurs  conftitutions  réelles  &  leurs  véritables  différences,  nous  fommes 
?£,£""*"  ii"a'  obligez  d'employer  leurs  fécondes  Qualitez  comme  des  marques  caraéterifti- 
ques ,  par  lesquelles  nous  puiffions  nous  en  former  des  idées  dans  l'Efprit , 
&  les  diftinguer  les  unes  des  autres.     Or  toutes  ces  fécondes  Qualitez  ne 
t  P-!$-  ss.  6-     font  que  de  iimples  Puiffances,  comme  nous  l'avons  f  déjà  montré.     Car 
■/i"v'  la  couleur  &  le  goût  de  YOpium  font  aufii  bien  que  fa  vertu  foporifique ou 

anodyne,  dépures  Puiffances  qui  dépendent  de    fes   Premières   Qualitez., 
p*ar  lefquelles  il  eftpropre  à  produire  ces  différentes  Opérations  fur  diverfes 
parties  de  nos  Corps. 
Ttois  fortes  g.  p.  Il  y  a  trois  fortes  d'Idées  qui  forment  les  idées  complexes  que  nous 

tuenteSno°n!dees  avons  des  Subftances  corporelles.  Premièrement  les  Idées  des  Premières 
complexes  des  QuaYitez  que  nous  appercevons  dans  les  chofes  par  le  moyen  des  Sens ,  & 
qui  y  font  lors  même  que  nous  ne  les  y  appercevons  pas ,  comme  font  la 
groffeur ,  la  figure ,  le  nombre ,  lafituation  &  le  mouvement  des  parties  des 
Corps  qui  exiftent  réellement,  foit  que  nous  les  appercevions  ou  non.  Il  y 
a,  en  fécond  lieu,  tes  fécondes  ghtalitez  qu'on  appelle  communément  £hia- 
litez  fenfibles ,  qui  dépendent  de  ces  Premières  ^ua/itez,  &  ne  font  autre 
chofe  que  différentes  Puiffances  que  ces  Subftances  ont  de  produire  diver- 
fes idées  en  nous  à  la  faveur  des  Sens  ;  idées  qui  ne  font  dans  les  chofes  mê- 
mes que  de  la  même  manière  qi&ine  chofe  exifte  dans  la  caufe  qui  l'a  pro- 
duite. Il  y  a,  en  troifiéme  lieu,  X aptitude  que  nous  obfervons  dans  une 
Subftance,  de  produire  ou  de  recevoir  tels  &  telschangemensde  fes  Premiè- 
res Quahtez  ;  de  forte  que  la  Subftance  ainfi  altérée  excite  en  nous  des  idées, 
différentes  de  celles  qu'elle  y  produifoit  auparavant,  &c'eft  ce  qu'on  nom- 
me Puiffance  atlive  &  Puiffance  paffive;  deux  Puiffances^  qui,  autant  que 
nous  en  avons  quelque  perception  ou  connoiffance,  fe  terminent  unique- 
ment à  des  Idées  fimples  qui  tombent  fous  les  Sens.  Car  quelque  altération 
qu'un  Aimant  ait  pu  produire  dans  les  petites  particules  du  Fer,  nous  n'au- 
rions jamais  aucune  notion  de  cette  puiffance  par  laquelle  il  peut  opérer  fur 
le  Fer,  fi  le  mouvement  lenfible  du  Fer  ne  nous  le  montroit  expreffément, 
&  je  ne  doute  pas  que  les  Corps  que  nous  manions  tous  les  jours,  n'ayent 
la  puiffance  de  produire  l'un  dans  l'autre  mille  changemens  auxquels  nous 
ne  fongeons  en  aucune  manière,  parce  qu'ils  ne  paroilîent  jamais  par  des  ef- 
fets fenfibles. 

§.  10.  Il  eft  donc  vrai  dédire,  que  les  Puiffances  font  une  grande  partie 
denos Idées  complexes  des  Subftanc.     Quiconque  réfléchira,  par  exem- 
ple , 


des  Subjlancet.  Liv.  II.  135" 

pie,  fur  l'idée  complexe  qu'il  a  de  l'Or,  trouvera  que  la  plupart  des  Idées  CnAr.XXIU. 
dont  elle  efl  compofée,  ne  font  que  des  PuiJ/ances;  ainfilapuiflance  d'être 
fondu  dans  le  Feu ,  mais  fans  rien  perdre  de  fa  propre  matière ,  &  celle  d'être 
diifous  dans  l'Eau  Regak ,  font  des  Idées  qui  compofent  aufïï  néceffaire- 
ment  l'idée  complexe  que  nous  avons  de  l'Or  ,  que  fa  couleur  &  fa  pefanteur, 
qui,  à  le  bien  prendre,  ne  font  aufiique  différentes  PuiJ/ances.  Car  à  par- 
ler exactement,  la  Couleur  jaune  n'efl  pas  actuellement  dans  l'Or,  mais  c'eft 
une  Puiflance  que  ce  Métal  a  d'exciter  cette  idée  en  nous  par  le  moyen 
de  nos  yeux,  lorfqu'il  efl  dans  fon  véritable  jour.  De  même,  la  chaleur 
que  nous  ne  pouvons  féparer  de  l'idée  que  nous  avons  du  Soleil,  n'efl  pas 
plus  réellement  dans  le  Soleil  que  la  blancheur  que  cet  Aflre  produit  dans 
la  Cire.  L'une  &  l'autre  font  également  de  fimples  PuiJ/ances  dans  le  So- 
leil, qui  par  le  mouvement  &  la  figure  de  fes  parties  infenfibles  opère  tan- 
tôt fur  l'Homme  en  lui  faifant  avoir  l'idée  de  la  Chaleur ,  &  tantôt  fur  la 
Cire  en  la  rendant  capable  d'exciter  dans  l'Homme  l'idée  du  Blanc. 

§.   ii.  Si  nous  avions  les  Sens  alfez  vifs  pour  difeerner  les  petites  parti-  Ql^<j1,Ig"ond" 
cules  des  Corps,  &  la  conflitution  réelle  d'où  dépendent  leurs  Qualitez  fen-  nous  remarquons 

fibles,  je  ne  doute  pas  qu'ils  ne  produififfent  de  tout  autres  idées  en  nous:  5tanse"ésncort 
que  la  couleur  jaune,  par  exemple,  qui  efl  préfentement  dans  l'Or,  ne  difparoirroient  'c 
difparût  ;  &  qu'au  lieu  de  cela ,  nous  ne  vifîîons  une  admirable  contexture  découTt,",°«  * 
de  parties ,  d'une  certaine  eroffeur  &  figure.     C'efl  ce  qui  paroît  évidem-  premiers*  qui. 

1        !»«■•         r  •      -    i-        i  ..    i  i  'nez  de  leurs 

ment  par  les  Microlcopes  ,  car  ce  qui  vu  amplement  des  yeux,  nous  donne  pius  pCtItei  pu- 

l'idée  d'une  certaine  couleur ,  fe  trouve  tout  autre  chofe ,  lorfque  notre  vue  tics- 

vient  à  s'augmenter  par  le  moyen  d'un  Microfcope  :  de  forte  que  cet  Inflru- 

ment  changeant,  pour  ainfi  dire,  la  proportion  qui  efl  entre  la  groffeur 

des  particules  de  l'Objet  coloré  &  notre  vûë  ordinaire,  nous  fait  avoir  des 

idées  différentes  de  celles  que  le  même  Objet  excitoit  auparavant  en  nous. 

Ainli,  le  fable ,  ou  le  verre  pilé ,  qui  nous  paroit  opaque  &  blanc,  efl  tranf- 

parent  dans  un  Microfcope  ;  &  un  cheveu  que  nous  regardons  à  travers  cet 

Inllrument,  perd  auffi  fa  couleur  ordinaire,  &  paroit  tranfparent  pour 

la  plus  grande  partie ,  avec  un  mélange  de  quelques  couleurs  brillantes  , 

femblables  à  celles  qui  font  produites  par  la  réfraction  d'un  Diamant  ou 

de  quelque  autre  Corps  pellucide.     Le  Sang  nous  paroît  tout  rouge  ;  mais 

par  le  moyen  d'un  bon  Microfcope  qui  nous  découvre  fes  plus  petites  parties, 

nous  n'y  voyons  que  quelques  Globules  rouges  en  fort  petit  nombre  ,  qui 

nagent  dans  une  liqueur  tranfparente  ;  &  l'on  ne  fait  de  quelle  manière  pa- 

roîtroient  ces  Globules  rouges,  lî  l'on  pouvoit  trouver  des  Verres  qui  les 

puffent  grofîir  mille  ou  dix  mille  fois  davantage. 

§.   i.2.  Dieu  qui  par  fa  fageife  infinie  nous  a  fait  tels  que  nous  fommes,     l«  Faculté?, 
avec  toutes  les  chofes  qui  font  autour  de  nous,  a  difpofé  nos  Sens ,  nos  Tlômoitn"^ 
Facultez,  &  nos  Organes  de  telle  forte   qu'ils  puffent  nous  fervir  aux  chofes  font 
néceffitez  de  cette  vie,  &  à  ce  que  nous  avons  à  faire  dans  ce  Monde.     Ain-  ^'notre'"^""'" 
fi,  nous  pouvons  par  le  fecours  des  Sens,  connoitre  &  diflinguer  lescho-  dans  ce  Monde. 
fes,  les  examiner  autant  qu'il  eflnécelfaire  pour  les  appliquer  à  notre  ufa- 
ge,  &  les  employer,  en  différentes  manières,  à  nos  befoins  dans  cette  vie. 
Et  en  effet,   nous  pénétrons  affez  avant  dans  leur  admirable   conforma- 

G  g  2  tion 


r$6  ®e  nos  Idées  Complexes 

Chap.XXIII.  tion  &  dans  leurs  effets  furprenans,  pour  reconnoître  &  exalter  la  fageffe, 
la  puiffance  ,  &  la  bonté  de  Celui  qui  les  a  faites.  Une  telle  connoilhnce 
convient  à  l'état  où  nous  nous  trouvons  dans  ce  Monde,  &  nous  avons 
toutes  les  Facilitez  néceffaires  pour  y  parvenir.  Mais  il  ne  paraît  pas  que 
Dieu  ait  eu  en  vue"  de  faire  que  nous  puffions  avoir  une  connoiffance  par- 
faite, claire  &  abfoluë  des  Chofes  qui  nous  environnent;  &  peut-être  mê- 
me que  cela  eft  bien  au  deffus  de  la  portée  de  tout  Etre  fini.  Du  refte ,  nos 
Facultez,  toutes groffiéres  &  foibles  qu'elles  font,  fuffifent  pour  nous  faire 
connoître  le  Créateur  par  la  connoiffance  qu'elles  nous  donnent  de  la  Créa- 
ture, &  pour  nous  inftruire  de  nos  devoirs,  comme  auffi  pour  nous  faire 
trouver  les  moyens  de  pourvoir  aux  nécefiitez  de  cette  vie.  Et  c'eft  à  quoi 
fe  réduit  tout  ce  que  nous  avons  à  faire  dans  ce  Monde.  Mais  fi  nos  Sens, 
recevoient  quelque  altération  confiderable  ,  &  devenoient  beaucoup  plus 
vifs  &  plus  penétrans,  l'apparence  &  la  forme  extérieure  des  choies  feroit 
toute  ;1!-  re  à  notre  égard.  Et  je  fuis  tenté  de  croire  que  dans  cette  partie 
de  1  LJ  ivers  que  nous  habitons ,  un  tel  changement  feroit  (incompatible  avec 
notre  nature,  ou  du  moins  avec  un  état  auffi  commode  &  auffi  agréable  que 
celui  où  nous  nous  trouvons  préfentement.  En  effet,  qui  confiderera  com- 
bien par  notre  conftitution  nousfommes  peu  capables  de  fubfifter  dans  un 
endroit  de  l'Air  un  peu  plus  haut  que  celui  où  nous  refpirons  ordinairement, 
aura  raïfori  de  croire,  que  fur  cette  Terre  qui  nous  a  été  affignée  pour  de- 
meure, le  fige  Architecte  de  l'Univers  a  mis  de  la  proportion  entre  nos  or- 
ganes &  les  Corps  qui  doivent  agir  fur  ces  organes.  Si,  par  exemple  ,  notre  Sens 
de  YOuh  étoit  mille  fois  plus  vif  qu'il  n'eft,  combien  ferions-nous  diftraits 
par.ee  bruit  qui  nous  battrait  inceîîamment  les  oreilles,  puis  qu'en  ce  cas-là 
nous  ferions  moins  en  état  de  dormir  ou  de  méditer  dans  la  plus  tranquille 
retraite  que  parmi  le  fracas  d'un  Combat  de  Mer?  11  en  eft  de  même  à  l'é- 
gard de  la  Vue ,  qui  eft  le  plus  inftruftif  de  tous  nos  Sens.  Si  un  homme 
avoit  la  Vue  mille  ou  dix  mille  fois  plus  fubtile ,  qu'il  ne  l'a  par  le  fecours 
du  meilleur  Microfcope,  il  verrait  avec  les  yeux  fans  l'aide  d'aucun  Microf- 
cope  des  chofes,  plulieurs  millions  de  fois  plus  petites,  que  le  plus  petit 
objet  qu'il  puiffe  difeerner  préfentement  ;  &  il  feroit  ainfi  plus  en  état  de 
découvrir  lacontexture  &  le  mouvement  des  petites  particules  dont  chaque 
Corps  eft  compofé.  Mais  dans  ce  cas  il  feroit  dans  un  Monde  tout  diffé- 
rent de  celui  où  fe  trouve  le  refte  des  hommes.  Les  idées  vilibles  de  chaque 
chofe  feraient  tout  autres  à  fori  égard  que  ce  qu'elles  nous  paroiffent  préfen- 
tement. C'eft  pourquoi  je  doute  qu'il  put  difeourir  avec  les  autres  hommes 
des  Objets  de  la  Vue  ou  des  Couleurs,  dont  les  apparences  feraient  en  ce 
cas-là  fi  fort  différentes.  Peut-être  même  qu'une  Vue  fi  perçante  &  fi  fub- 
tile ne  pourrait  pas  foûtenir  l'éclat  des  rayons  du  Soleil ,  ou  même  la  Lu- 
mière du  Jour,  ni  appercevoir  à  la  fois  qu'une  très-petite  partie  d'un  Ob- 
jet, &  feulement  à  une  fort  petite  diftance.  Suppofé  donc  que  par  le  fe- 
cours de  ces  fortes  de  Microfcopes ,  (  qu'on  me  permette  cette  exprefiion) 
un  homme  pût  pénétrer  plus  avant  qu'on  ne  fait  d'ordinaire ,  dans  la  con- 
texture  radicale  des  Corps,  il  ne  gagneroit  pas  beaucoup  au  change  ,  s'il  ne 
pouvoit  pas  fe  fervir  d'une  vue  fi  perçante  pour  aller  au  Marché  ou  à  la 

Bourfe , 


des  Sub (lances.  Liv.  II.  237 

Bourfe;  -s'il  fe  trouvoit  après  tout  dans  l'incapacité  de  voir  à  une  juftedif-  Chap.XXJII. 

tance  les  chofes  qu'il  lui  importerait  d'cviter  ;  &de  diftinguer  celles  dont 

il  aurait  befoin,  par  le  moyen  des  Qualitez  fenfibles  qui  les  font  connoitre 

aux  autres.     Un  homme ,  par  exemple ,  qui  auroit  les  yeux  aflcz  pénetrans 

pour  voir  la  configuration  des  petites  parties  du  reffort  d'une  Horloge ,  & 

pour  obferver  quelle  en  eft  la  ftru&ure  particulière,  &  la  jufte  impulfion 

d'où  dépend  Ton  mouvement  élaftique,  découvrirait  fans   doute  quelque 

chofe  de  fort  admirable.  Mais  fi  avec  des  yeux  ainfi  faits  il  nepouvoitpas 

voir  tout  d'un  coup  l'aiguille  &  les  nombres  du  Cadran,  &  par-là  connoitre 

de  loin,  quelle  heure  il  eft,  une  vue  fi  perçante  ne  lui  feroit  pas  dans  le 

fond  fort  avantageufe,  puis  qu'en  lui  découvrant  la  configuration  fecrete 

des  parties  de  cette  Machine  ,  elle  lui  en  feroit  perdre  l'ufage. 

§.   13.  Permettez-moi  ici  de  vous  propofer  une  Conjecture  bizarre  qui  conjecture  tou-' 
m'effc  venue  dans  l'Efprit.     Si  l'on  peut  ajouter  foi  au  rapport  des  choies  caaat  les  Efpm5* 
dont  notre  Philofophie  ne  fauroit  rendre  raifon ,  nous  avons  quelque  fujet 
de  croire  que  les  Efprits  peuvent  s'unir  à  des  Corps  de  différente  groffeur, 
figure  ,  &.  conformation  de  parties.  Cela  étant ,  je  ne  fai  fi  i!un  des  grands 
avantages  que  quelques-uns  de  ces  Efprits  ont  fur  nous,  ne  confifte  point  en 
ce  qu'ils  peuvent  fe  former  &  fe  façonner  à  eux-mêmes  des  organes  de  fen- 
fation  ou  de  perception  qui  conviennent  juftement  à  leurpréfent  deflfcin,& 
aux  circonftances  de  l'Objet  qu'ils   veulent  examiner.     Car  conibien  un 
homme  furpafferoit-il  tous  les  autres  en  connoillance,  qui  auroit  feulement 
la  faculté  de  changer  de  telle  forte  la  ftructure  de  fes  veux,  que  le  Sens  de 
la  Vue  devînt  capable  de  tous  les  difFérens  dégrezdevifionquelefecoursdes 
Verres  au  travers  defquels  on  regarda  au  commencement  parhazard  ,nous 
a  fait  connoitre"?  Quelles  merveilles  ne  découvriroit pas  celui  qui  pourroit 
proportionner  fes  yeux  à  toute  forte  d'Objets ,  jufqu'à  voir,  quand  il  vou- 
•  droit,  la  figure  &  le  mouvement  des  petites  particules  du  fang&  des  autres 
liqueurs  qui  fe  trouvent  dans  le  Corps  des  Animaux,  d'une  manière  aulîi 
diitinète  qu'il  voit  la  figure  &  le  mouvement  des  Animaux  mêmes  ?  Mais 
dans  l'état  où  nous  fommes  préfentement ,  il  ne  nous  feroit  peut-être  d'au- 
cun ufage  d'avoir  des  organes  invariables ,  façonnez  de  telle  forte  que  par 
leur  moyen  nous  puffions  découvrir  la  figure  &  le  mouvement  des  petites 
particules  des  Corps,  d'où  dépendent  les  Qualitez  fenfibles  que  nous  y  re- 
marquons préfentement.  Dieu  nous  a  faits  fans  doute  de  la  manière,  qui 
nous  eft  la  plus  avantageufe  par  rapport  à  notre  condition,  &  tels  que  nous 
devons  être  à  l'égard  des  Corps  qui  nous  environnent  &  avec  qui  nous  avons 
à  faire.     Ainfi,  quoi  que  nos  Faculteznepuiffentnous  conduire  a  une  par- 
fake  connoillance  des  chofes ,  elles  peuvent  néanmoins  nous  être  d'un  allez 
grand  ufage  par  rapport  aux  fins  dont  je  viens  de  parler,  en  quoi  confifte 
notre  grand  intérêt.  Encore  une  fois ,  je  demande  pardon  à  mon  Lecteur  de  la 
liberté  que  j'ai  pris  de  lui  propofer  une  penfee  fi  extravagante  touchant  la 
manière  dont  les  Etres  qui  font  au  defius  de  nous  ,  peuvent  appercevoir  les 
chofes.     Mais  quelque  bizarre  qu'elle  foit,  je  doute  que  nous  puiflions  ima- 
giner comment  les  Anges  viennent  à  ennoître  les  chofes,  autrement  que 
par  cette  vove,  ou  par  quelque  autre  femblable,  je  veux  dire  qui  ait  quel- 
*  G  g  3  que 


138  De  nos  Idées  Complexes 

Chap. XXIII.  que  rapport  à  ce  que  nous  trouvons  &  obfervons  en  nous-mêmes.  Car 
bien  que  nous  ne  puilîions  nous  empêcher  de  reconnoître  que  Dieu  qui  eft 
infiniment  piaffant  &  infiniment  fage,  peut  faire  des  Créatures  qu'il  enri- 
chiffe  de  mille  facultez  &  manières  d'appercevoir  les  chofes  extérieures, 
que  nous  n'avons  pas;  cependant  nous  ne  faurions  imaginer  d'autres  facul- 
tez qu_  celles  que  nous  trouvons  en  nous-mêmes,  tant  il  nous  eft  impofîi- 
ble  de  cendre  nos  conjectures  mêmes,  au  delà  des  Idées  qui  nous  viennent 
par  ia  Senfation  &  par  la  Reflexion.  Il  ne  faut  pas,  du  moins  ,  que  ce 
qu'on  fuppofe  que  les  Anges  s'uniffent  quelquefois  à  des  Corps ,  nous  fur- 
prenne,  puisqu'il  femble  que  quelques-uns  des  plus  anciens  &  des  plus  favans 
Pérès  de  l'Eglife  ont  cru,  que  les  Anges  avoient  des  Corps.  Ce  qu'il  y  a 
de  certain ,  c'eft  que  leur  état  &  leur  manière  d'exifter  nous  eft  tout-à-fait 
inconnue. 

1Jdée*  «°™p'«e«       K.   14.  Mais  pour  revenir  aux  Idées  que  nous  avons  des  Subftances,  & 

ses  Suintant»*.  * .       ^  \  .  ,    Z1  ,   .       .       ,.  ,       T  ,  :      > 

aux  moyens  par  lesquels  nous  venons  a  les  acquérir,  je  dis  que  les  idées  lpe- 
cifiques  que  nous  avons  des  Subftances,  ne  font  autre  chofe  qu'une  colletlion 
d'un  certain  nombre  d' 'Idées  /impies ,  confiderées  comme  unies  en  un  fcul  fujet. 
Quoi  qu'on  appelle  communément  ces  idées  de  Subftances  /impies  appréhen- 
dons ,  Ôc  les  noms  qu'on  leur  donne ,  Termes  /impies ,  elles  font  pourtant 
complexes  dans  le  fond.  Ainfi  ,  l'Idée  qu'un  François  comprend  fous  le 
mot  de  Cygne,  c'eft  une  couleur  blanche,  un  long  cou,  un  bec  rouge,  des 
jambes  noires,  unpiéuni,  &  tout  cela  d'une  certaine  grandeur ,  avec  la 
puiffance  de  nager  dans  l'eau  &  de  faire  un  certain  bruit  ;  à  quoi  un  hom- 
me qui  a  long-temps  obfervé  ces  fortes  d'Oifeaux,  ajoute  peut-être  quel- 
ques autres  propriétez  qui  fe  terminent  toutes  à  des  Idées  limples ,  unies 
dans  un  commun  fujet. 
L'idée  d«  subi-        G    h.  Outre  les  Idées  complexes  que  nous  avons  des  Subftances  materiel- 

«ancej.  Ipimuellet  ,     ^o    r     ri  1         1  •        •  j  1  r 

«ftaufli  claire  que  les  ex  lennbles  dont  je  viens  de  parler,  nous  pouvons  encore  nous  former  . 

V^coiL^tUe3"'  \'dee  complexe  d'un  E/prit  immatériel,  par  le  moyen  des  Idées  fimple's  que 
nous  avons  déduites  des  opérations  de  notre  propre  Efprit  ,  que  nous 
fentons  tous  les  jours  en  nous-mêmes,  comme  pen/er ,  entendre,  vouloir, 
connaître  &  pouvoir  mettre  des  Corps  en  mouvement ,  &c.  qualitez  qui  ccè'xif- 
tent  dans  une  même  Subftance.  De  forte  qu'en  joignant  enfemble  les  idées 
àepen/ée,  de  perception ,  de  Liberté ,  &  de  puijfcmce  de  mouvoir  notre  propre 
Corps  &  des  Corps  étrangers ,  nous  avons  une  notion  aulîi  claire  des  Subf- 
tances immatérielles  que  des  matérielles.  Car  en  confiderant  les  idées  de 
Pen/cr ,  de  Vouloir ,  ou  de  pouvoir  exciter  ou  arrêter  le  mouvement  des  Corps 
comme  inhérentes  dans  une  certaine  Subftance  dont  nous  n'avons  aucune 
idée  diftincle,  nous  avons  l'idée  d'un  E/prit  immatériel:  &  de  même  en 
joignant  les  idées  de  /olidité,  de  cohe/on  de  parties  avec  la  puij/ance  d'être 
mû,  &  fuppofant  que  ces  chofes  coëxiftent  dans  une  Subftance  dont  nous 
n'avons  non  plus  aucune  idée  pofitive,  nous  avons  l'idée  de  la  Matière. 
L'une  de  ces  Idées  eft  auffi  claire  &  auffi  diftincle  que  l'autre  :  car  le  ! 
de  penfer,  &  de  mouvoir  un  Corps,  peuvent  être  conçues  auili  nettement 
&  aulîi  diftinclement  que  celles  d'étendue,  de  folidité  &  de  mobilité,  & 
dans  l'une  &  l'autre  de  ces  chofes,  l'idée  de  Subfiance  eft  également  obfcure, 


des  Subftames.   Liv.  II.  139 

ou  plutôt  n'eft  rien  du  tout  à  notre  égard ,  puifqu'elle  n'eft  qu'un  je  ne  Chap.XXJII» 
fui  quoi,  que  nous  fuppofons  être  le  foùcien  de  ces  Idées  que  nous  nom- 
mons Acadens.  C'eft  donc  faute  de  reflexion  que  nous  fommes  portez  à  . 
croire ,  que  nos  Sens  ne  nous  préfentent  que  des  chofes  matérielles.  Cha- 
que a£te  de  Senfation ,  à  le  conflderer  exactement ,  nous  fait  également  en- 
vifager  des  chofes  corporelles ,  &  des  chofes  fpirituelles.  Car  dans  le  temps 
que  voyant  ou  entendant,  &V.  je  connois  qu'il  y  a  quelque  Etre  corporel 
hors  de  moi  qui  eft  l'objet  de  cette  fenfation,  je  fai  d'une  manière  encore 
plus  certaine  qu'il  y  a  au  dedans  de  moi  quelque  Etre  fpirituel  qui  voit  & 
qui  entend.  Je  ne  faurois,dis-je,  éviter  d'être  convaincu  en  moi-même  que 
cela  n'eft  pas  l'aclion  d'une  matière  purement  infenfible,  &ne  pourroit  ja- 
mais le  faire  fans  un  Etre  penfant  &  immatériel. 

§.    16.   Par  l'idée  complexe  d'étendue,  de  figure,  de  couleur,  &  de  nous  n'irons  ia. 
toutes  les  autres  Qualitez  fenfibles,  à  quoi  fe  réduit  tout  ce  que  nous  con-  subftinc'e  »bVU 
noiflbns  du  Corps ,  nous  fommes  aufli  éloignez  d'avoir  quelque  idée  de  traite, 
la  Subftance  du  Corps  ,    que  fi  nous  ne   le  connoiflions  point  du  tout. 
Et  quelque  connoiflance  particulière  que  nous  penfions  avoir  de  la  Ma- 
tière, &  malgré  ce  grand  nombre  de  Qualitez  que  les  hommes  croyent  ap- 
percevoir  «Se  remarquer  dans  les  Corps,  on  trouvera,  peut-être,  après  y 
avoir  bien  penfé ,  que  les  idées  originales  qu'ils  ont  du  Corps ,  ne  font  ni  en  plus 
grand  nombre  ni  plus  claires,  que  celles  qu'ils  ont  des  Efprits  immatériels. 

g.   17.  Les  Idées  originales  que  nous  avons  du  Corps,  comme  lui  étant  l»  cohefion  *e 
particulières,  entant  qu'elles  fervent  à  le  diftinguer  de  l'Efprit,  font  la  co-  £i£i^cêndfont 
befion  de  parties  folides  &  par  conséquent  feparables ,  rj?  la  puijfance  de  commu-  les  idées  origmi. 
rtiquer  le  mouvement  par  la  voye  d'impulfion.  Ce  font  là,  dis-je,  à  mon  avis,  lcs  du CorP6* 
les  idées  originales  du  Corps  qui  lui  font  propres  &  particulières,  car  la 
figure  n'eft  qu'une  fuite  d'une  Extenfion  bornée. 

§.   ig.  Les  Idées  que  nous  conlîderons  comme  particulières  à  l'Efprit,  La  penfïe  &  h 
font  la  Penfée,  la  Volonté ,  ou  la  puiflance  de  mettre  un  Corps  en  mouve-  f^^nce  de  Mo- 
ment par  la  penfée  ;  &  la  liberté  qui  eft  une  fuite  de  ce  pouvoir.  Car  com-  ment,ronTî«ui'*« 
me  un  Corps  ne  peut  que  communiquer  fon  mouvement  par  voye  d'impul-  ot,?miieide  l'u- 
fion  à  un  autre  Corps  qu'il  rencontre  en  repos  ;  de  même  l'Efprit  peut  met- 
tre des  Corps  en  mouvement,  ou  s'empêcher  de  le  faire,  félon  qu'il  lui 
plaît.     Quant  aux  idées  d'Exiftence ,  de  Durée  &  de  Mobilité,  elles  font 
communes  au  Corps  &  à  l'Efprit. 

§.  19.  On  ne  doit  point,  au  refte, trouver  étrange  que  j'attribue  la  Mb-  Les  siprin  font 
bihté  à  l'Efprit  :  car  comme  je  ne  connois  le  mouvement  que  fous  l'idée  "/^J,"  de  sa°9~ 
d'un  changement  de  diftance  par  rapport  à  d'autres  Etres  qui  font  confie- 
rez en  repos  ;  à\  que  je  trouve  que  les  Efprits  non  plus  que  les  Corps  ne 
fauroient  opérer  qu'où  ils  font  ;  &  que  les  Efprits  opèrent  en  divers  temps 
dans  différens  lieux  ;  je  ne  puis  qu'attribuer  le  changement  de  place  à  tous 
les  Efprits  finis,  car  je  ne  parle  point  ici  de  YEfprit  Infini.  En  effet,  mon 
Efprit  étant  un  Etre  réel  auffi  bien  que  mon  Corps,  il  eft  certainement  aufli 
capable  que  le  Corps  même,  de  changer  de  diftance  par  rapport  à  quel- 
que Corps  ou  à  quelque  autre  Etre  que  ce  foit  ;  &  par  conféquent  il  eft  as- 
table de  mouvement.     De  forte  que,  fi  un  Mathématicien  peut  confiderer 

\inô 


X4°  &e  nos  Idées  Complexes 

Chap.XXIII.  une  certaine  diftance,  ou  un  changement  de  diftance  entre  deux  points, 
qui  que  ce  foit  peut  concevoir  fans  doute  une  diftance  &  un  changement  de 
diftance  entre  deux  Efprits,  &  concevoir  par  ce  moyen  leur  mouvement, 
l'approche  ou  l'éloignement  de  l'un  à  l'égard  de  l'autre. 

g.  20.  Chacun  fent  en  lui-même  que  Ton  Ame  peut  penfer,  vouloir,  & 
opérer  fur  fon  Corps,  dans  le  lieu  où  il  eft  ,  mais  qu'elle  ne  fauroit  opérer 
fur  un  Corps  ou  dans  un  Lieu  qui  ferait  à  cent  lieues  d'elle.  Ainfi ,  perfon- 
ne  ne  peut  s'imaginer  que,  tandis  qu'il  eft  à  Paris,  fon  Ame  puifle  penfer 
ou  remuer  un  Corps  à  Montpellier,  &  ne  pas  voir  que  fon  Ame  étant  unie 
'  à  fon  Corps ,  elle  change  continuellement  de  place  durant  tout  le  chemin 
qu'il  fait  de  Paris  à  Montpellier,  de  même  que  le  Carofle  ou  le  Cheval  qui 
le  porte.  D'où  l'on  peut  fûrement  conclurre ,  à  mon  avis  ,  que  fon  Ame 
eft  en  mouvement  pendant  tout  ce  temps-là.  Que  fî  l'on  fait  difficulté  de 
reconnoître  que  cet  exemple  nous  donne  une  idée  alTez  claire  du  mouve- 
ment de  l'Ame ,  on  n'a,  je  penfe,  qu'à  réfléchir  fur  fa  feparation  d'avec  le 
Corps  par  la  Mort ,  pour  être  convaincu  de  ce  mouvement:  car  confide- 
rer  l'Ame  comme  forçant  du  Corps ,  &  abandonnant  le  Corps ,  fans  avoir 
aucune  idée  de  fon  mouvement,  c'eft,  ce  me  femble,  une  chofe  abfolu- 
ment  impoiïible. 

§.  21.  Si  l'on  dit,  Que  l'Ame  ne  fauroit  changer  de  lieu,  parce  qu'elle  n'en 
occupe  aucun ,  les  Efprits  n'étant  pas  (1)  in  loco  ,fed  ubi;  je  ne  croi  pas  que 
bien  des  gens  faflent  maintenant  beaucoup  de  fond  fur  cette  façon  de  par- 
ler, dais  un  fiécle  où  l'on  n'eft  pas  fort  dispofé  à  admirer  des  fons  frivoles, 
ou  à  fe  laifler  tromper  par  ces  fortes  d'expreilions  inintelligibles.     Mais  fi 
quelqu'un  s'imagine  que  cette  diftinclion  peut  recevoir  un  fens  raifonnable 
&  qu'on  peut  l'appliquer  à  notre  préfente  Queftion,  je  le  prie  de  l'expri- 
mer en  François  intelligible,  &  d'en  tirer,  après  cela,  une  raifon  qui  mon- 
tre que  les  Efprits  immatériels  ne  font  pas  capables  de  mouvement.     On 
ne  peut,  à  la  vérité,  attribuer  du  mouvement  à  Dieu,  non  pas  parce 
qu'il  eft  un  Efprit  immatériel,  mais  parce  qu'il  eft  un  Efprit  infini. 
Comparaifon en-        g.   22.  Comparons  donc  l'idée  complexe  que  nous  avons  de  \  Efprit  avec 
cor;.?  &  ceùe  de  l'idée  complexe  que  nous  avons  du  Corps, &.  voyons  s'il  y  a  plus  d'obfcurité 
l'Ame.  dans  l'une  que  dans  l'autre,  &  dans  laquelle  il  y  en  a  davantage.     Notre 

idée  du  Corps  emporte,  à  ce  que  je  croi,  une  Subftance  étendue,  folide  & 
capable  de  communiquer  du  mouvement  par  impullion  ;  &  l'idée  que  nous 
avons  de  notre  Ame  confiderée  comme  un  Efprit  immatériel ,  eft  celle  d'u- 
ne Subftance  qui  penfe,  &  qui  a  la  puiiTance  de  mettre  un  Corps  en  mouve- 
ment par  la  volonté  ou  la  penfée.    Telles  font,  à  mon  avis,  les  idées  corn. 

plexes 

(iï  Comme  ces  mots  employez  de  cette  qsand  on  les  oblige  d'expliquer  ces  termes  par 

manière,  ne  lignifient  rien,  il  n'eft  pas  poilï-  d'autres  qui  l'oient  ufitez  dans  une  Langue  vul- 

ble  de  les  traduire  en  François.     Les  Scho-  gaire  ,   i'.impofiibilité  où  ils  font  de  le  faite, 

lafliques  ont  cette  commodité  de  fe  fervir  de  montre  nettement  qu'ils  ne  cachent  fous  ces 

mots  auxquels  ils  n'attachent  aucune  idée;  &  mots  que  de  vains  galimath  as ,  &  un  jargon 

à  la  faveur  de  ces  termes  barbares  ils  foûtien-  mytlérieux  par  lequel'  ils  ne  peuvent  tromper 

rient  tout  ce  qu'ils  veulent,  ce  qu'ils  n'enten-  que  ceux  qui  fout  allez  lots  pour  admirer  ce 

dent  pas  aujji  bien^ue  ce  3* 'ils  entendent.  Mais  qu'ils  n'entendent  point. 


'Des  Subftânces.  Liv.  II.  141 

plexes  que  nous  avons  de  l'Efprit  &  du  Corps  entant  qu'ils  font  diftincls  Ckap.XXIII, 
l'un  de  l'autre.  Voyons  préfentement  laquelle  de  ces  deux  idées  eft  la  plus 
obfcure  &  la  plus  difficile  à  comprendre.  Je  fai  que  certaines  gens  dont  les 
penfées  font,  pour  ainfi  dire,  enfoncées  dans  la  matière,  &  qui  ont  fi  fort 
afTervi  leur  Efprit  à  leurs  Sens,  qu'ils  élèvent  rarement  leurs  penfées  au  de- 
là, font  portez  à  dire ,  qu'ils  ne  fauroient  concevoir  une  chofe  qui  penfe  ;  ce 
qui  eft,  peut-être,  fort  véritable.  Mais  je  foûtiens  que  s'ils  y  fongent  bien, 
ils  trouveront  qu'ils  ne  peuvent  pas  mieux  concevoir  une  chofe  étendue. 

§.  23.  Si  quelqu'un  dit  à  ce  propos,  Qu'il  ne  fait  ce  que  c'eft  qui  pen-  La  çohéGon  de 
fe  en  lni,  il  entend  par-là  qu'il  ne  fait  quelle  eft  la  Subftance  de  cet  Etre  \l  corp°î"^unïan' 
penfant.  Il  ne  connoit  pas  non  plus,  répondrai-je,  quelle  eft  la  Subftance  d,rticilc  à  conce- 

i>  l     r     r  i-J  r?f    fi  '   •    aI  >•!/-■•  -i  r-  voir  que  la  SenQi 

d  une  choie  lohde.     t,t  s  il  ajoute  qu  il  ne  lait  point  comment  il  penfe,  je  dans  l'Ame, 
répliquerai,  qu'il  ne  fait  pas  non  plus  comment  il  ell  étendu  ;  comment  les 
parties  folides  du  Corps  font  unies  ou  attachées  enfemble  pour  faire  un  tout 
étendu.     Car  quoi  qu'on  puiffe  attribuer  à  la  prellion  des  particules  de 
l'Air,  la  cohélîon  des  différentes  parties  de  Matière  qui  font  plus  groffes 
que  les  parties  de  l'Air,  &  qui  ont  des  pores  plus  petits  que  les  corpufcules 
de  l'Air,  cependant  la  preffion  de  l'Air  ne  fauroit  fervir  à  expliquer  la  co- 
héfion  des  particules  de  l'Air  même,  puifqu'elle  n'en  fauroit  être  la  caufe. 
Que  fi  la  preffion  de  X'Ether  ou  de  quelque  autre  matière  plus  fubtile  que 
lAir ,  peut  unir  &  tenir  attachées  les  parties  d'une  particule  d'Air  auffi  bien 
que  des  autres  Corps ,  cette  Matière  fubtile  ne  peut  fe  fervir  de  lien  à  elle- 
même,  &  tenir  unies  les  parties  qui  compofent  l'un  de  fes  plus  petits  cor- 
pufcules. Et  ainfi,  quelque  ingénieufement  qu'on  explique  cette  Hypo- 
thefe ,  en  faifant  voir  que  les  parties  des  Corps  fenfibles  font  unies  par  la 
preffion  de  quelque  autre  Corps  infenfible,  elle  ne  fert  de  rien  pour  ex- 
pliquer  l'union  des  parties  de  YEther  même  ;   &  plus  elle  prouve  évi- 
demment que  les  parties  des  autres  Corps  font  jointes  enfemble  par  la  preffion 
extérieure  de  VEtber,ôc  qu'elles  ne  peuvent  avoir  une  autre  caufe  intelligi- 
ble de  leur  cohéfion,plus  elle  nous  laiffe  dans  l'obfcurité  par  rapport  à  la 
cohéfion  des  parties  qui  compofent  les  corpufcules  de  ÏEtber  lui-même  : 
car  nous  ne  faurions  concevoir  ces  corpufcules  fans  parties ,  puis  qu'ils  font 
Corps  &  par  conféquent  divifibles,  ni  comprendre  comment  leurs  parties 
font  unies  les  unes  aux  autres ,  puifqu'il  leur  manque  cette  caufe  d'union  qui 
fert  à  expliquer  la  cohéfion  des  parties  des  autres  Corps. 

§.  24.  Mais  dans  le  fond  on  ne  fauroit  concevoir  que  la  preffion  d'un 
Ambiant  fluide,  quelque  grande  qu'elle  foit,  puiffe  être  la  caufe  de  la  eo- 
héfion  des  parties  folides  de  la  Matière.  Car  quoi  qu'une  telle  preffion 
puiffe  empêcher  qu'on  n'éloigne  deux  furfaces  polies  l'une  de  l'autre  par 
une  ligne  qui  leur  foit  perpendiculaire ,  comme  on  voit  par  l'expérience  de 
deux  Marbres  polis,  pofez  l'un  fur  l'autre,  elle  ne  fauroit  du  moins  em- 
pêcher qu'on  ne  les  fepare  par  un  mouvement  parallèle  à  ces  furfaces.  Parce 
que ,  comme  X Ambiant  fluide  a  une  entière  liberté  de  fucceder  à  chaque 
point  d'efpace  qui  eft  abandonné  par  ce  mouvement  de  côté,  il  ne  réfifte 
pas  davantage  au  mouvement  des  Corps  ainfi  joints ,  qu'il  réfifteroit  au 
mouvement  d'un  Corps  qui  feroit  environné  de  tous  cotez  par  ce  Fluide, 

Il  h  & 


%^z  De  nos  Idées  Complexes 

Cjup.XXIII.  &  ne  toucheroit  aucun  autre  Corps.  C'eftpour  cela  que  s'il  n'y  avoit  point 
d'autre  caufe  de  Ja  cohéfion  des  Corps ,  il  feroit  fort  aifé  d'en  feparer  tou- 
tes les  parties ,  en  les  faifant  ainfi  gliffer  de  côté.  Car  fi  la  preffion  de 
YEther  eft  la  caufe  abfoluë  de  la  cohéfion,  il  ne  peut  y  avoir  de  cohéfion, 
là  où  cette  caufe  n'opère  point.  Et  puifque  la  preffion  de  YEther  ne  fau- 
roit  agir  contre  une  telle  feparation  de  côté,  ainfi  que  je  viens  de  le  faire 
voir,  il  s'enfuit  de  là  qu'à  prendre  tel  plain  qu'on  voudroit,  qui  coupât 
quelque  maffe  de  Matière,  il  n'y  auroit  pas  plus  de  cohéfion  qu'entre  deux 
furfaces  polies,  qu'on  pourra  toujours  faire  gliffer  aifément  l'une  de  deffus 
l'autre ,  quelque  grande  qu'on  imagine  la  preffion  du  Fluide  qui  les  envi- 
ronne. De  forte  que,  quelque  claire  que  foit  l'idée  que  nous  croyons  avoir 
de  l'étendue'  du  Corps,  qui  n'eft  autre  chofe  qu'une  cohéfion  de  parties  fo- 
lides,  peut-être  que  qui  confiderera  bien  la  chofe  en  lui-même ,  aura  fujet 
de  conclurre  qu'il  lui  eft  auffi  facile  d'avoir  une  idée  claire  de  la  manière 
dont  l'Ame  penfe ,  que  de  celle  dont  le  Corps  eft  étendu.  Car  comme  le 
Corps  n'eft  point  autrement  étendu  que  par  l'union  &  la  cohéfion  de  fes 
parties  folides,nous  ne  pouvons  jamais  bien  concevoir  l'étendue  du  Corps, 
fans  voir  en  quoi  confifte  l'union  de  fes  parties ,  ce  qui  me  paroit  auffi  in- 
comprehenlible  que  la  penfée  &  la  manière  dont  elle  fe  forme. 

§.  25.  Je  fai  que  la  plupart  des  gens  s'étonnent  de  voir  qu'on  trouve  de 
la  difficulté  dans  ce  qu'ils  croyent  obferver  chaque  jour.  Ne  voyons-nous 
pas,  diront-ils  d'abord,  les  parties  des  Corps  fortement  jointes  enfemble? 
Y  a-t-il  rien  de  plus  commun  ?  Quel  doute  peut-on  avoir  là-deffus  ?  Et 
moi,  je  dis  de  même  à  l'égard  de  la  Penfée  &  de  laPuiffance  de  mouvoir,  ne 
fentons-nous  pas  ces  deux  chofes  en  nous-mêmes  par  de  continuelles  expé- 
riences ,  &  ainfi ,  le  moyen  d'en  douter  ?  De  part  &  d'autre  le  fait  eft  évi- 
dent, j'en  tombe  d'accord.  Mais  quand  nous  venons  à  l'examiner  d'un  peu 
plus  près,  &  à  confiderer  comment  fe  fait  la  chofe,  je  croi  qu'alors  nous 
fommes  hors  de  route  à  l'un  &  à  l'autre  égard.  Car  je  comprens  auffi  peu 
comment  les  parties  du  Corps  font  jointes  enfemble,  que  de  quelle  manière 
nous  appercevons  le  Corps,  ou  le  mettons  en  mouvement:  ce  font  pour 
moi  deux  énigmes  également  impénétrables.  Et  je  voudrais  bien  que  quel- 
qu'un m'expliquât  d'une  manière  intelligible ,  comment  les  parties  de  l'Or 
&  du  Cuivre,  qui  venant  d'être  fondues  tout  à  l'heure,  étoient  auffi  défu- 
nies  les  unes  des  autres  que  les  particules  de  l'Eau  ou  du  fable,  ont  été, 
quelques  momens  après ,  fi  fortement  jointes  &  attachées  l'une  à  l'autre , 
que  toute  la  force  des  bras  d'un  homme  ne  fauroit  les  feparer.  Je  croi  que 
toute  perfonne  qui  eft  accoutumée  à  faire  des  reflexions ,  fe  verra  ici  dans 
l'impoilibilité  de  trouver  quoi  que  ce  foit  qui  puiffe  le  fatisfaire. 

§.  26.  Les  petits  corpuicules  qui  compofent  ce  Fluide  que  nous  appel- 
ions Eau ,  font  d'une  fi  extraordinaire  petiteffe ,  que  je  n'ai  pas  encore  ouï 
dire  que  perfonne  ait  prétendu  appercevoir  leur  groffeur,leur  figure  diftinc- 
te,  ou  leur  mouvement  particulier;  par  le  moyen  d'aucun  Microfcope, 
quoi  qu'on  m'ait  affuré  qu'il  y  a  des  Microfcopes ,  qui  font  voir  les  Objets , 
dix  mille  &  même  cent  mille  fois  plus  grands  qu'ils  ne  nous  paroiffent 
naturellement.  D'ailleurs,  les  particules  de  l'Eau  fout  fi  fort  détachées  le$ 

.  unes 


des  Sub 'fiances.  Liv.  II.  243 

unes  des  autres ,  que  la  moindre  force  les  fepare  d'une  manière  fenfible.  Bien  CHAr.XXIII. 
plus ,  fi  nous  confiderons  leur  perpétuel  mouvement,  nous  devons  recon- 
noître  qu'elles  ne  font  point  attachées  l'une  à  l'autre.  Cependant,  qu'il 
vienne  un  grand  froid,  elles  s'unifient  &  deviennent  folides:  ces  petits  ato- 
mes s'attachent  les  uns  aux  autres ,  &  ne  fauroient  être  feparez  que  par  une 
grande  force.  Qui  pourra  trouver  les  liens  qui  attachent  fi  fortement  en- 
femble  les  amas  de  ces  petits  corpufcules  qui  étoient  auparavant  feparez , 
quiconque,  dis-je,  nous  fera  connoître  le  ciment  qui  les  joint  fi  étroite- 
ment l'un  à  l'autre  ,  nous  découvrira  un  grand  fecret,  jufqu'à  cette  heure 
entièrement  inconnu.  Mais  quand  on  en  feroit  venu  là  ,  l'on  feroit  encore 
afTez  éloigné  d'expliquer  d'une  manière  intelligible  l'étendue  du  Corps, 
c'eft-à-dire ,  la  cohéfion  de  fes  parties  folides ,  jufqu'à  ce  qu'on  put  faire 
voir  en  quoi  confifie  l'union  ou  la  cohéfion  des  parties  de  ces  liens  ,  ou  de 
ce  ciment,  ou  de  la  plus  petite  partie  de  Matière  qui  exifte.  D'où  il  pa- 
roît  que  cette  première  qualité  du  Corps  qu'on  fuppofe  fi  évidente,  fe 
trouvera,  après  y  avoir  bien  penfé,  tout  auffi  incomprehenfible  qu'aucun 
attribut  de  l'Efprit  :  on  verra ,  dis-je ,  qu'une  Subftance  folide  &  étendue" 
efl  auffi  difficile  à  concevoir  qu'une  Subftance  qui  penfe ,  quelques  difficul- 
tez  que  certaines  gens  forment  contre  cette  dernière  Subftance. 

§.  27.  En  effet,  pour  pouffer  nos  penfées  un  peu  plus  loin,  cette  pref-  p^rt'i°sh^°"ede' 
fion  qu'on  propofe  pour  expliquer  la  cohéfion  des  Corps,  efl  auffi  inintelli-  dans  le  corps, 
gible  que  la  cohéfion  elle-même.     Car  fi  la  Matière  efl  fuppofée    finie ,  "ÎJLil^'iue 
comme  elle  l'eft  fans  doute  ,  que  quelqu'un  fe  tranfporte  en  efprit  jufqu'aux  i«  penfee  &ua 
extremitez  de  l'Univers ,  &  qu'il  voye  là  quels  cerceaux  ,  quels  crampons  Alue* 
il  peut  imaginer  qui  retiennent  cette  maffé  de  matière  dans  cette  étroite 
union,  d'où  YJcier  tire  toute  fa  folidité,  &  les  parties  du  Diamant  leur 
dureté  &    leur    indijfolubilité ,    fi  j'ofe  me  fervir  de  ce  terme:  car  fi  la 
Matière  éfl  finie,  elle  doit  avoir  fes  limites,  &  il  faut  que  quelque  chofe 
empêche  que  fes  parties  ne  fe  diffipent  de  tous  cotez.     Que  fi  pour  éviter 
cette  difficulté,  quelqu'un  s'avife  de  fuppofer  la  Matière  infinie,  qu'il  voye 
à  quoi  lui  fervira  de  s'engager  dans  cet  abyme,  quel  fecours  il  en  pourra  ti- 
rer pour  expliquer  la  cohéfion  du  Corps  ;  &  s'il  fera  plus  en  état  de  la  ren- 
dre intelligible  en  l'établiflant  fur  la  plus  abfurde  &  la  plus  incomprehenfi- 
ble fuppolition  qu'on  puiffe  faire.     Tant  il  efl  vrai  que  fi  nous  voulons  re- 
chercher la  nature,  la  caufe  &  la  manière  de  l'Etendue  du  Corps ,  qui  n'eft 
autre  chofe  que  la  cohéfion  de  parties  folides,  nous  trouverons  qu'il  s'en  faut 
de  beaucoup  que  l'idée  que  nous  avons  de  l'étendue  du  Corps  foit  plus  clai- 
re que  l'idée  que  nous  avons  de  la  Penfe'e. 

%.  28.  Une  autre  idée  que    nous  avons  du  Corps,  c'efl  la  pu'tjjance  de  l»  communica- 
communiquer  le  mouvement  par  impulfwn,  &  une  autre  que  nous  avons  de  ^™dp"r™"vt 
l'Ame,  c'eft  la  puijfance  de  produire  du  mouvement  par  la  penfée.     L'expé-  puifion  ou  pat 
rience  nous  fournit  chaque  jour  ces  deux  Idées  d'une  manière  évidente:  ^ç^^fu^i. 
mais  fi  nous  voulons  encore  rechercher  comment  cela  fe  fait,  nous  nous  Me. 
trouvons  également  dans  les  ténèbres.     Car  à  l'égard  de  la  communication 
du  mouvement ,  par  où  un  Corps  perd  autant  de  mouvement  qu'un  autre 
en  reçoit ,  qui  efl  le  cas  le  plus  ordinaire ,  nous  ne  concevons  autre  chofe 

li  h  2  par 


144  De  7ios  Idées  Complexes 

CilAP.XXHL  par-là  qu'un  mouvement  qui  paffe  d'un  Corps  à  un  autre  Corps,  ce  qui  eft, 
je  croi,  auffi  obfcur  &  auiîi  inconcevable,  que  la  manière  dont  notre  Efprit 
met  en  mouvement  ou  arrête  notre  Corps  par  la  penfee,  ce  que  nous  vo- 
yons qu'il  fait  à  tout  moment.  Et  il  eft  encore  plus  mal-aife  d'expliquer 
par  voye  d'impulfion,  l'augmentation  du  mouvement  qu'on  obferve,  ou 
qu'on  croit  arriver  en  certaines  rencontres.  L'expérience  nous  fait  voir 
tous  les  jours  des  preuves  évidentes  du  mouvement  produit  par  l'impulfion, 
&  par  la  penfee,  mais  nous  ne  pouvons  guère  comprendre  comment  cela  fe 
fait.  Dans  ces  deux  cas  notre  Efprit  eft  également  à  bout.  De  forte  que 
de  quelque  manière  que  nous  conliderions  le  mouvement,  &  fa  communi- 
cation, comme  des  effets  produits  par  le  Corps  ou  par  l'Efprit,,  l'idée  qui 
appartient  à  V Efprit ,  efi  four  le  moins  aujfi  claire,  que  celle  qui  appartient  au 
Corps.  Et  pour  ce  qui  eft;  de  la  Puiffance  aclive  de  mouvoir  ,  ou  de  la  mo- 
tivitê ,  fi  j'ofe  me  fervir  de  ce  terme,  on  la  conçoit  beaucoup  plus  claire- 
ment dans  l'Efprit  que  dans  le  Corps:  parce  que  deux  Corps  en  repos,  pla- 
*  voy.  ci-deffiis,  cez  l'un  auprès  de  l'autre,  ne  nous  fourniront  jamais  *  l'idée  d'une  Puif- 
ch.  xx'.  f.  +.     fance  qui  foit  dans  l'un  de  ces  Corps  pour  remuer  l'autre ,  autrement  que 

fg.  no.  ou  T  K     r  .,_.,     .  ,.  i 

teii  eft  prouvé  par  un  mouvement  emprunte ,  au  lieu  que  1  rLlpnt  nous  prelente  chaque 
plus  »d  long.  jour  l'idée  d'une  Puiffance  a&ive  de  mouvoir  les  Corps.  C'eft  pourquoi  ce 
n'eft  pas  une  chofe  indigne  de  notre  recherche  de  voir  fi  la  Puijfance  aclive 
eft  l'attribut  propre  des  Eiprits,  &  la  Puiffance  pajjive  celui  des  Corps. 
D'où  l'on  pourrait  conjecturer,  que  les  Efprits  créez  étant  aclifs  &pajfîfs 
ne  font  pas  totalement  feparez  de  la  Matière.  Car  l'Efprit  pur, 
c'eft-à-dire  Dieu,  étant  feulement  aclif,  &  la  pure  Matière  Ample- 
ment/rt^Ve,  on  peu:  croire  que  ces  autres  Etres  qui  font  aclifs  &  pafîfs 
tout  enfemble,  participent  de  l'un  &  de  l'autre.  Mais  quoi  qu'il  en  foit, 
les  idées  que  nous  avons  de  l'Efprit,  font ,  je  penfe ,  en  auffi  grand  nom- 
bre &  auffi  claires  que  celles  que  nous  avons  du  Corps,  la  Subftance  de  l'un 
&  de  l'autre  nous  étant  également  inconnue  ;  &  l'idée  de  la  pcnjée  que  nous 
trouvons  dans  l'Efprit  nous  paroiffant  auffi  claire  que  celle  de  retendue  que 
nous  remarquons  dans  le  Corps  ;  &  la  communication  dumouvement  quife 
fait  par  la  penfee  &  que  nous  attribuons  à  l'Efprit,  eft  auffi  évidente  que 
celle  qui  fe  fait  par  impulfion  &  que  nous  attribuons  au  Corps.  Une  con- 
fiante expérience  nous  fait  voir  ces  deux  communications  d'une  manière 
fenfible,  quoi  que  la  foible  capacité  de  notre  Entendement  ne  puiffe  les  com- 
prendre ni  l'une  ni  l'autre.  Car  dès  que  l'Efprit  veut  porter  fa  vue  au  delà  de  ces 
Idées  originales  qui  nous  viennent  par  Senfation  ou  par  Refit xxi on ,pour  pénétrer 
dans  leurs  caufes  &  dans  la  manière  de  leur  production ,  nous  trouvons  que  cet- 
te recherche  ne  fert  qu'à  nous  faire  fentir  combien  font  courtes  nos  lumières. 
§.  29.  Enfin  pour  conclurre  ce  Parallèle,  la  Senfation  nous  fait  connoître 
évidemment,  qu'il  y  a  des  Subftances  folides  &  étendues,  &  la  Reflexion 
qu'il  y  a  des  Subftances  qui  penfent.  L'Expérience  nous  perfuadedel'exif- 
tence  de  ces  deux  fortes  d'Etres ,  &  que  l'un  a  la  Puiffance  de  mouvoir  le 
Corps  par  impullion,  &  l'autre  par  la  penfee:  c'eft  dequoi  nous  ne  faurions 
douter.  L'Expérience,  dis-je,  nous  fournit  à  tout  moment  des  idées  clai- 
res de  l'un  &  de  l'autre;  mais  nos  Facultez  ne  peuvent  rien  ajouter  à  ces 

Idées 


des- Substances.  Liv.  II. 


*\5 


Comparaifon 
des     Idées      que 
nous     avons     dtt 
Corps  &  de 
l'Efprit. 


Idées  au  delà  de  ce  que  nous  y  découvrons  par  la  Senfation  ou  par  la  Rcfle-  Chap.XXIIL 
xion.  Que  fi  nous  voulons  rechercher,  outre  cela,  leur  nature,  leurs cau- 
fes  ,  fjff .  nous  appercevons  bientôt  que  la  nature  de  l'Etendue"  ne  nous  efl 
pas  connue  plus  nettement  que  celle  de  la  Penfée.  Si,  dis-je,  nous  voulons 
les  expliquer  plus  particulièrement,  la  facilité  eft égale  des  deux  cotez,  je 
veux  dire  que  nous  ne  trouvons  pas  plus  de  difficulté  à  concevoir  comment 
une  Subftance  que  nous  ne  connoiflons  pas,  peut  par  la  penfée  mettre  un 
Corps  en  mouvement,  qu'à  comprendre  comment  une  Subftance  que  nous 
ne  connoiflons  pas  non  plus,  peut  remuer  un  Corps  par  voye  d'impullïon. 
De  forte  que  nous  ne  fommes  pas  plus  en  état  de  découvrir  en  quoi  confif- 
tent  les  Idées  qui  regardent  le  Corps ,  que  celles  qui  appartiennent  à  l'Ef- 
prit. D'où  il  paroit  fort  probable  que  les  Idées  fimples  que  nous  recevons 
de  la  Senfation  &  de  la  Réflexion  font  les  bornes  de  nos  penfées ,  au  delà  def- 
quelles  notre  Efprit  ne  fauroit  avancer  d'un  feul  point,  quelque  effort  qu'il 
faffe  pour  cela  ;  &  par  conféquent ,  c'eft  en  vain  qu'il  s'attacheroit  à  re- 
chercher avec  foin  la  nature  &  les  caufes  fecretes  de  ces  idées ,  il  ne  peut  ja- 
mais y  faire  aucune  découverte. 

§.  30.  Voici  donc  en  peu  de  mots  à  quoi  fe  réduit  l'idée  que  nous  avons 
de  l'Efprit  comparée  à  celle  que  nous  avons  du  Corps.»  La  Subftance  de 
l'Efprit  nous  eft  inconnue,  &  celle  du  Corps  nous  l'eft  tout  autant.  Nous 
avons  des  idées  claires  &  diftinétes  de  deux  Premières  Qualitez  ou  propriétez 
du  Corps,  qui  font  la  cohéfion  de  parties  folides,  &  l'impulfion:  de  même 
nous  connoiflons  dans  l'Efprit  deux  premières  Qualitez  ou  propriétez  dont 
nous  avons  des  idées  claires  &  diftinéles ,  favoir  la  penfée  &  la  puiflance  d'a- 
gir ,  c'efl-à-dire ,  de  commencer  ou  d'arrêter  différentes  penfées  ou  divers 
mouvemens.  Nous  avons  aufli  des  idées  claires  &  diftinéles  de  plufieurs  Qua- 
litez  inhérentes  dans  le  Corps-,  lefquelles  ne  font  autre  chofe  que  différen- 
tes modifications  de  l'étendue  de  parties  folides,  jointes  enfemble,  & 
de  leur  mouvement.  L'Efprit  nous  fournit  de  même  des  idées  de  plufieurs 
Modes  de  penfer,  comme  croire,  douter,  être  appliqué ,  craindre,  efpérer, 
&c.  nous*y  trouvons  aufli  les  idées  de  Vouloir,  &  de  mouvoir  le  Corps  en 
conféquence  de  la  volonté,  &  de  fe  mouvoir  lui-même  avec  le  Corps:  car 
l'Efprit  eft  capable  de  mouvement ,  comme  nous  l'avons  *  déjà  montré.       ^  .*f 

§.31.  Enfin,  s'il  fe  trouve  dans  cette  notion  de  l'Efprit  quelque  diffi- 
culté, qu'il  ne  foit  peut-être  pas  facile  d'expliquer,  nous  n'avons  pas  pour 
cela  plus  de  raifon  de  nier  ou  de  révoquer  en  doute  l'exiftence  des  Efprits,  de  difficulté  que 

r  1  1     .        *  ■  1,      -n  ,     A  celle  du  Corps» 

que  nous  en  aurions  de  nier  ou  de  révoquer  en  doute  1  exiltence  du  Corps, 
fous  prétexte  que  la  notion  du  Corps  eft  embarraflee  de  quelques  difficukez 
qu'il  efl  fort  difficile  &  peut-être  impoflible  d'expliquer  ou  d'entendre.  Car 
je  voudrois  bien  qu'on  me  montrât  dans  la  notion  que  nous  avons  de  l'Efprit, 
quelque  chofe  de  plus  embrouillé  ou  qui  approche  plus  de  la  contradiction, 
que  ce  que  renferme  la  notion  même  du  Corps,  je  veux  parler  de  la  Divi- 
Jibïlité  à  V infini  d'une  étendue  finie.  Car  foit  que  nous  recevions  cette  di- 
vifibilité  à  l'infini ,  ou  que  nous  la  rejettions,  elle  nous  engage  dans  des 
conféquences  qu'il  nous  efl  impoflible  d'expliquer  ou  de  pouvoir  concilier, 
ik  qui  entraînent  de  plus  grandes  difficukez  &  des  abfurditez  plus  apparen- 

11  h  3  tes 


Î39- 


La  Notion   d'ua 
Efprft  n'enfei- 
me  pas  plus 


2,46  D?  nos  Idées  Complexes 

Chap.XXJII.  tes  que  tout  ce  qui  peut  fuivre  de  la  notion  d'une  Subfiance  immatérielle 

douée  d'intelligence. 
Nous  ne  con-  g.  32.  Et  c'eft  dequoi  nous  ne  devons  point  êtrefurpris,  puifque  n'ayant 

de^deSnosen  '"  que  quelque  petit  nombre  d'Idées  fuperficielles  des  chofes,  qui  nous  vien- 
idees  îimpiej.  nent  uniquement  ou  des  Objets  extérieurs  à  la  faveur  des  Sens,  ou  de  notre 
propre  Efprit  reflechiflant  fur  ce  qu'il  éprouve  en  lui-même,  notre  con- 
noiffance  ne  s'étend  pas  plus  avant,  tant  s'en  faut  que  nous puiffions péné- 
trer dans  la  conftitution  intérieure  &lavraye  nature  des  chofes,  étant  defti- 
tuez  des  Facultez  néceffaires  pour  parvenir  jufque-là.  Puis  donc  que  nous 
trouvons  en  nous-mêmes  de  la  connoiffance,  &  le  pouvoir  d'exciter  du 
mouvement  en  conféquence  de  notre  volonté,  ôc  cela  d'une  manière  auffi 
certaine  que  nous  découvrons  dans  des  chofes  qui  font  hors  de  nous,  une 
cohéfion  &  une  divifion  de  parties  folides,  en  quoi  confifte  l'étendue  &le 
mouvement  des  Corps ,  nous  avons  autant  de  raifon  de  nous  contenter  de  l'I- 
dée que  mus  avons  d'un  Efprit  Immatériel,  que  de  celles  que  nous  avons  du  Corps, 
&  d'être  également  convaincus  de  Vexijler.ee  de  tous  les  deux.  Car  il  n'y  a  pas 
plus  de  contradiction  que  la  Pcnjée  exifte  feparée  &  indépendante  de  la  So- 
lidité, qu'il  y  en  a  que  la  Solidité  exifte  feparée  &  indépendante  de  la  Pen- 
fée; la  Solidité  &  la  Penfée  n'étant  que  des  Idées  limples,  indépendantes 
l'une  de  l'autre.  Et  comme  nous  trouvons  d'ailleurs  en  nous-mêmes  des. 
idées  auffi  claires  &  auffi  diftincles  de  la  Penfée  que  de  la  Solidité  ,  je  ne 
vois  pas  pourquoi  nous  ne  pourrions  pas  admettre  auffi  bien  l'exiftence  d'u- 
ne chofe  qui  penfe  fans  être  folide,  c'eft-à-dire ,  qui  foit  immatérielle ,  que 
l'exiftence  d'une  chofe  folide  qui  ne  penfe  pas ,  c'eft-à-dire ,  de  la  Matière  ; 
&  fur-tout,  puifqu'il  n'eft  pas  plus  difficile  de  concevoir  comment  la  pen- 
fée pourroit  exifter  fans  Matière,  que  de  comprendre  comment  la  Matière 
pourroit  penfer.  Car  dès  que  nous  voulons  aller  au  delà  des  Idées  Simples 
qui  nous  viennent  par  la  Senfation  ou  par  la  Réflexion ,  &  pénétrer  plus  avant 
dans  la  nature  des  Chofes,  nous  nous  trouvons  auffi-tot  dans  les  ténèbres, 
&  dans  un  embarras  de  diificultez  inexplicables ,  &  ne  pouvons  après  tout 
découvrir  autre  chofe  que  notre  ignorance  &  notre  propre  aveuglement. 
Mais  quelle  que  foit  la  plus  claire  de  ces  deux  Idées  Complexes,  celle  du 
Corps  ou  celle  de  l'Efbrit ,  il  eft  évident  que  les  Idées  fimples  qui  les  com- 
pofent  ne  font  autre  chofe  que  ce  qui  nous  vient  par  Senfation  ou  par  Ré- 
flexion. Il  en  eft  de  même  de  toutes  les  autres  Idées  de  Subflances  fans  en 
excepter  celle  de  D  i  eu  lui-même. 
M&  de  Dieu.  §•  33-  En  effet ,  fi  nous  examinons  l'Idée  que  nous  avons  de  cet  Etre  fu- 

prëme  &  incompréhenfible  ,  nous  trouverons  que  nous  l'acquérons  par  la 
même  voye ,  &  que  les  Idées  complexes  que  nous  avons  de  D  i  e  u  &  des  Ef- 
prits  purs ,  font  compofées  des  Idées  /impies  que  nous  recevons  de  la  ReflcsioK 
Par  exemple ,  après  avoir  formé  par  la  confideration  de  ce  que  nous  éprou- 
vons en  nous-mêmes,  les  idées  à'exiflence  &  de  durée,  de  connoiffance ,  de 
puiffance ,  de  plaiflr ,  de  bonheur  &  de  piufieurs  autres  Qualitez  &  i'uiilàn- 
ces,  qu'il  eft  plus  avantageux  d'avoir  que  de  n'avoir  pas,  lorfque  nous  vou- 
lons former  l'idée  la  plus  convenable  à  l'Etre  fupreme,  qu'il  nous  eft  poffi- 
ble  d'imaginer,  nous  étendons  chacune  de  ces  idées  par  le  moyen  de  celle 

que 


des  Subjlances.  Liv.  II.  «47 

que  nous  avons  de*  Y  Infini,  &  joignant  toutes  ces  Idées  enfemble,  nous  Chap.XXIIL 
formons  notre  Idée  complexe  deDiEU.     Car  que  l'Efprit  ait  cette  puif-  M>ont  il  dt 
fance  d'étendre  quelques-unes  de  fes  Idées,  qui  lui  font  venues  par  Senjation  &!»  tout  le* 
ou  par  Réflexion,  c'eft  ce  que  nous  avons  f  déjà  montré.  c?eh«LivXn  L 

g.  34.  Si  je  trouve  que  je  connois  un  petit  nombre  de  choies,  &  quel-  pag.  iSs.' 
ques-unes  de  celles-là,  ou,  peut-être,  toutes,  d'une  manière  imparfaite: ,  î***  «»•  &»-fc 
je  puis  former  une  idée  d'un  Etre  qui  en  connoit  deux  fois  autant ,  que  je  &v. 
puis  doubler  encore  auiîi  fouvent  que  je  puis  ajouter  au  nombre,  &  ainfi 
augmenter  mon  idée  de  connoifTance  en  étendant  fa  comprehenfion  à  tou- 
tes les  chofes  qui  exiftent  ou  peuvent  exifter.  J'en  puis  faire  de  même  à 
l'égard  de  la  manière  de  connoître  toutes  ces  chofes  plus  parfaitement,  c'eft 
à-dire,  toutes  leurs  Qualitez,  Puifiànccs,  Caufes,  Conféquences,  &  Rela- 
tions, &c.  jufqu'à  ce  que  tout  ce  qu'elles  renferment  ou  qui  peut  y  être 
rapporté  en  quelque  manière,  foit  parfaitement  connu:  Par  où  je  puis  me 
former  l'idée  d'une  connoifTance  infinie,  ou  qui  n'a  point  de  bornes.  Ou 
peut  faire  la  même  chofe  à  l'égard  de  la  PuifTance  que  nous  pouvons  éten- 
dre jufqu'à  ce  que  nous  foyions  parvenus  à  ce  que  nous  appelions  Infini., 
comme  auiîi  à  l'égard  de  la  Durée  d'une  exiftence  fans  commencement  ou 
fans  fin ,  &  ainfi  former  l'idée  d'un  Etre  Eternel.  Les  dégrez  ou  l'etenduë 
dans  laquelle  nous  attribuons  à  cet  Etre  fuprème  que  nous  appelions  Dieu, 
l'exiftence,  la  puiffance  ,  la  fagelle,  &  toutes  les  autres  Perfections  dont 
nous  pouvons  avoir  quelque  idée,  ces  dégrez,  dis-je,  étant  infinis  &  fans 
bornes,  nous  nous  formons  par-là  la  meilleure  idée  que  notre  Efprit  foit  ca- 
pable de  fe  faire  de  ce  Souverain  Etre  ;  &  tout  cela  fe  fait ,  comme  je  viens 
de  dire,  en  élargiffant  ces  Idées  fimples  qui  nous  viennent  des  opérations 
de  notre  Efprit  par  la  Réflexion,  ou  des  chofes  extérieures  par  le  moyen 
des  Sens,  jufqu'à  cette  prodigieufe  étendue  où  l'Infinité  peut  les  por- 
ter. 

§.  35.  Car  c'eft  Y  Infinité'  qui  jointe  à  nos  Idées  d'exiftence,  de  puiffan- 
ce, de  connoifTance  ,  &V.  conflituë  cette  idée  complexe,  par  laquelle  nous 
nous  repréfentons  l'Etre  fuprême  le  mieux  que  nous  pouvons.  Car  quoi 
que  Dieu  dans  fa  propre  efTence ,  qui  certainement  nous  eft  inconnue  à 
nous  qui  ne  connoifTons  pas  même  l'efience  d'un  Caillou,  d'un  Moucheron 
ou  de  notre  propre  perfonne  ,  foit  fimple  &  fans  aucune  compofition  ;  ce- 
pendant je  croi  pouvoir  dire  que  nous  n'avons  de  Lui  qu'une  idée  complexe 
d'exiftence ,  de  connoifTance ,  de  puiffance ,  de  félicité ,  &c.  infinie  & 
éternelle  :  toutes  idées  diftinêles ,  &  dont  quelques-unes  étant  relatives ,  font 
compofées  de  quelque  autre  idée.  Et  ce  font  toutes  ces  Idées,  qui  procé- 
dant originairement  de  la  Senfation&dela  Reflexion  ,  comme  on  l'a  déjà 
montré,  compofent  l'idée  ou  notion  que  nous  avons  de  D  1  eu. 

S.   36.Il  faut  remarquer,  outre  cela,  qu'excepté  Y  Infinité,  il  n'y  a  au- Dan?  les  idée» 

*      •  1  -  1  ■    t-w-  •  <~  ■  iv  .■      J~  l'T     complexes  que 

cune  idée  que  nous  attnbuyons  a  Dieu,  qui  ne  loit  auili  une  partie  de  1 1- nous  avons  de» 
dée  complexe  que  nous  avons  des  autres  Efprits.  Parce  que  n'étant  capa-  Efprits.a  n'y 

11         1  •      i»  ti/-  1  11  •  •  /-»  ena  aucune    que 

blés  de  recevoir  d  autres  Idées  limples  que  celles  qui  appartiennent  au  Corps,  nous  B*ayioi» 
excepté  celles  que  nous  recevons  de  la  Reflexion  que  nous  faifons  fur  les  Opé-  JXV^ite"'!,» 
rations  de  notre  propre  Efprit,  nous  ne  pouvons  attribuer  d'autres  Idées  aux  Reaexioa, 

El- 


148 


De  nos  Idées  Complexes 


CiiAr.XXIII.  Efprits  que  celles  qui  nous  viennent  de  cette  fource  ;  &  toute  la  différence 
que  nous  pouvons  mettre  entre  elles  en  les  rapportant  aux  Efprits ,  confifte 
uniquement  dans  la  différente  étendue,  &  les  divers  dégrez  de  leur  Con- 
noiflance,  de  leur  Puiflance,  de  leur  Durée,  de  leur  Bonheur,  &c.  Car 
que  les  Idées  que  nous  avons ,  tant  des  Efprits  que  des   autres  Chofes ,  fe 
terminent  à  celles  que  nous  recevons  de  \a  Senfation  &  de  la  Reflexion,  c'efl 
ce  qui  fuit  évidemment  de  ce  que  dans  nos  idées  des  Efprits,  à  quelque  dé- 
gré  de  perfection  que  nous  les  portions  au  delà  de  celles  des  Corps,  même 
jufqu'à  celle  de  l'Infini ,  nous  ne  {aurions  pourtant  y  démêler  aucune  idée  de  la 
manière  dont  les  Efprits  fe  découvrent  leurs  penfées  les  uns  aux  autres  ; 
quoique  nous  ne  puilîions  éviter  de  conclurre  ,  que  les  Efprits feparez,  qui 
ont  des  connoiffances  plus  parfaites  &  qui  font  dans  un  état  beaucoup  plus 
heureux  que  nous,  doivent  avoir  auffi  une  voye  plus  parfaite  de  s'entre- 
communiquer  leurs  penfées  ,•  que  nous  qui  fommes  obligez  de  nous  fervir 
de  fignes  corporels,  &  particulièrement   de  fons,  qui  font  de  l'ufage  le 
plus  général  comme  les  moyens  les  plus  commodes  &  les  plus  prompts  que 
nous  puilîions  employer  pour  nous  communiquer  nos  penfées  les  uns  aux 
autres.     Mais  parce  que  nous  n'avons  en  nous-mêmes  aucune  expérience, 
&  par  conféquent,  aucune  notion  d'une  communication  immédiate,  nous 
n'avons  point  autîi  d'idée  de  la  manière  dont  les  Efprits  qui  n'ufent  point 
de  paroles,    peuvent   fe    communiquer   promptement  leurs  penfées;  & 
moins  encore  comprenons-nous  comment  n'ayant  point  de  Corps ,  ils  peu- 
vent être  maîtres  de  leurs  propres  penfées,  &  les  faire  connoître  ou  les  ca- 
cher comme  il  leur  plaît ,  quoi  que  nous  devions  fuppofer  néceffairement 
qu'ils  ont  une  telle  Puiflance. 
Recapitulation.         g    ^7.  Voilà  donc  prélentement ,  Quelles  fortes  i Idées  nous  avons  de  tou- 
tes les  différentes  cjpeces  de  Subftances,  En  quoi  elles  confident  ;  ik  Comment 
nous  les  acquérons.     D'où  je  croi  qu'on  peut  tirer  évidemment  ces  trois 
conféquences. 

La  première  ,  que  toutes  les  Idées  que  nous  avons  des  différentes  Efpè- 
ces  deSubftances,  ne  font  que  des  Collections  d'Idées  fimples  avec.la  fup- 
pofidon  d'un  Sujet  auquel  elles  appartiennent  &dans  lequel  elles  fubfiftent, 
quoi  que  nous  n'ayions  point  d'idée  claire  &  diftincle  de  ce  fujet. 
»  Suhûransi,  La  féconde ,  que  toutes  les  Idées  fimples  qui  ainfi  unies  dans  un  com- 

mun *  fujet  compofent  les  Idées  complexes  que  nous  avons  de  différentes  for- 
tes de  Subftances ,  ne  font  autre  chofe  que  des  idées  qui  nous  font  venues 
par  Senfation  ou  par  Reflexion.  De  forte  que  dans  les  chofes  mêmes  que 
nous  croyons  connoître  de  la  manière  la  plus  intime,  &  comprendre  avec 
le  plus  d'exa&itude ,  nos  plus  vaft.es  conceptions  ne  fauroient  s'étendre  au 
delà  de  ces  Idées  fimples.  De  même,  dans  les  chofes  qui  paroiffent  les 
plus  éloignées  de  toutes  les  autres  que  nous  connoiffons,&  qui  furpaffent  in- 
finiment tout  ce  que  nous  pouvons  appercevoir  en  nous-mêmes  par  la  Ré- 
flexion, ou  découvrir  dans  les  autres  chofes  par  le  moyen  de  la  Senfation, 
nous  ne  faurions  y  rien  découvrir  que  ces  Idées  fimples  qui  nous  viennent 
originairement  de  la  Senfation  ou  de  la  Reflexion ,  comme  il  paroît  évidem- 
ment à  l'égard  des  Idées  complexes  que  nous  avons  des  Anges  &  en  particulier 
de  Dieu  lui-même.  Ma 


Des  Idées  Collectives  de  Subjlances.  Liv.  II.  249 

Ma  troifiéme  conféquence  eft,  que  la  plupart  des  Idées  fimples  qui  com-  Chap.XXIII. 
pofent  nos  Idées  complexes  des  Subllances,  ne  font,  aies  bien  confide- 
rer,  que  des  Puiiïances,  quelque  penchant  que  nous  ayions  aies  prendre 
pour  des  Qualkez  pofitives.  Par  exemple,  la  plus  grande  partie  des  Idées 
qui  compolént  l'idée  complexe  que  nous  avons  de  l'Or,  font  la  Couleur 
jaune,  une  grande  pefanteur,  la  duEUlité ',  la  fufibilitê ,  la  capacité  d'être 
dilïbus  par  l'Eau  Regale ,  &c.  toutes  lcfquelles  idées  unies  enfemble  dans 
unfujet  inconnu  qui  en  eft  comme  *  le  foûtien,  ne  font  qu'autant  derap-  *  s^jtratum. 
ports  à  d'autres  Subflances ,  &  n'exiflent  pas  réellement  dans  l'Or  confideré 
purement  en  lui  même,  quoi  qu'elles  dépendent  des  Qualkez  originales  & 
réelles  de  fa  conltitution  intérieure,  par  laquelle  il  eft  capable  d'opérer  di- 
verfement,  &  de  recevoir  différentes  impreffions  de  la  part  de  plufieurs  au- 
tres Subllances. 


3«. 


CHAPITRE      XXIV. 

Des   Idées  Colleclives  de  Subjlances.  Chap.XXIV 

§.   1.   /\Utre  ces  Idées  complexes  de  différentes  Subflances  fingulié-  unefeuie  idée 

VJres,  comme  d'un  Homme,  d'un  Cheval,  de  l'Or,  d'une  Rofe ,  [f^de  ,!lu?'r'' 
d'une  Pomme,  &c.  l'Efprit  a  auffi  des  Idées  collectives  de  Subjlances.  Je  les  fieurs  idées, 
nomme  ainfi,  parce  que  ces  fortes  d'idées  font  compofées  de  plufieurs 
Subflances  particulières,  confiderées  enfemble  comme  jointes  en  une  feule 
Idée,  &  qui  étant  ainfi  unies  ne  font  effectivement  qu'une  idée  :  par  exem- 
ple, l'idée  de  cet  amas  d'hommes  qui  compofe  une  Armée,  eft  auffi  bien 
une  feule  idée  que  celle  d'un  homme  quoi  qu'elle  foit  compofée  d'un  grand 
nombre  de  Subllances  diftincles.  De  même  cette  grande  idée  collective  de 
tous  les  Corps  qu'on  défigne  par  le  terme  d'Univers,  eft  auffi  bien  une  feu- 
le idée,  que  celle  de  la  plus  petite  particule  de  Matière  qui  foit  dans  le 
Monde.  Car  pour  faire  qu'une  idée  foit  unique,  il  fuffit  qu'elle  foit  confé- 
dérée comme  une  feule  image,  quoi  que  d'ailleurs  elle  foit  compofée 
du  plus  grand  nombre  d'Idées  particulières  qu'il  foit  poffible  de  conce- 
voir. 

Ç.  2.  L'Efprit  forme  ces  Idées  colleclives  de  Subflances  par  la  PuifTance  „,  „  .  r  , . 

r-i         1  r       r       o     j  ■       t         <•  1         t  1  -         r        1  Ce  qui  fe  fut 

qu  il  a  ae  compoier  6c  de  réunir  diverfement-  des  Idées  fimples  ou  coin-  pir  1 .  puifonce 
plexes  en  une  feule  idée,  ainfi  qu'il  fe  forme,  par  la  même  faculté,  des  idées  ^mpoln'é;1  "*' 
complexes  des  Subflances  particulières,  qui  font  compofées  d'un  afTemblage  t  ffcmbiei  d«s 
de  diverfes  idées  fimples,  unies  dans  une  feule  Subftance.  Et  comme  l'Efprit  I(kPs" 
enjoignant  enfemble  de:;  idées  répétées  d'unité,  fait  les  modes  collectifs  ou 
l'idée  complexe  de  quelque  nombre  que  ce  foit ,  comme  d'une  douzaine  y 
d'une    vingtaine,  d'une    Grojfe ,  &c.  de  même  en  joignant  enfemble  di- 
verfes Subllances  particulières ,  il  forme  des  idées  collectives  de  Subflan- 
ces,  comme  une   iioupe,   une   Armée,   un  EJfain,  une  Ville,  une  Flot- 
te ;  car  il  n'y  a  perfonne  qui  n'éprouve  en  lui-même  qu'il  fe  repréfente, 

I i  pour 


i$o 


De  la  Relation.  Liv.  II. 


CHAP.XXIV.  pour  ainfi  dire ,  d'un  coup  d'œuil  chacune  de  ces  Idées  en  particulier  par 
une  feule  idée  ;  &  qu'ainli  fous  cette  notion  il  confidére  auffi  parfaitement 
ces  différens  amas  de  chofes  comme  une  feuie  chofe ,  que  lorfqu'il  fe  repré- 
fente  un  Vaijfeau  ou  un  atome.  En  effet,  il  n'eft  pas  plus  mal-aifé  de  con- 
cevoir comment  une  Armée  de  dix  mille  hommes  peut  faire  une  feule  idée, 
que  comment  un  homme  peut  nous  être  reprefenté  fous  une  feule  idée  ;  car 
il  efl  aufh  facile  àl'Efprit  de  réunir  l'idée  d'un  grand  nombre  d'hommes  en 
une  feule  idée ,  &  de  la  confidérer  comme  une  idée  effectivement  unique  , 
que  de  former  une  idée  finguliére  de  toutes  les  idées  difhincles  qui  entrent 
dans  la  composition  d'un  homme,  &  les  regarder  toutes  enfemble  connue 
une  feule  idée. 

§.  3.  Il  faut  mettre  au  nombre  de  ces  fortes  d'Idées  ColleSives,  la  plus 
grande  partie  des  Chofes  artificielles ,  ou  du  moins  celles  de  cette  nature 
qui  font  compofées  de  Subfiances diflincles ;  &  dans  le  fond,  à  bien  consi- 
dérer toutes  ces  Idées  collectives ,  comme  une  Armée ,  une  Conftellation  , 
l'Univers ,  nous  trouverons  qu'entant  qu'elles  forment  autant  d'Idées  Singu- 
lières, ce  ne  font  que  des  Tableaux  artificiels  que  l'Elprit  trace,  pour  ainfi 
dire,  en  affemblant  fous  un  feul  point  de  vue  des  chofes  fort  éloignées,  & 
indépendantes  les  unes  des  autres ,  afin  de  les  mieux  contempler ,  &  d'en  dif- 
courir  plus  commodément  lorfqu'elles  font  ainfi  réunies  fous  une  feule  con- 
ception, &  déiignées  par  un  feul  nom.  Car  il  n'y  a  rien  défi  éloigné  ni 
de  fi  contraire  que  l'Efprit  ne  puiffe  raffembler  en  une  feule  idée  par  le  mo- 
yen de  cette  Faculté,  comme  il  paroît  viiiblement  par  ce  que  fîgnifie 
le  mot  d'Univers  qui  n'emporte  qu'une  feule  idée,  quelque  compofé  qu'il 
puiffe  être. 


Toute?  les  cho 
fes  artificielles 
font  des  [dees 
coUe&ives. 


Chap.XXV. 


C  H  A  P  I  T~R  E    XXV. 

De  la  Relation. 


£te".c'e(l  que  5-  *•  ^VUtre  les  Idées  fimples  ou  complexes  que  l'Efprit  a  des  Cho- 
V-/  fes  confiderées  en  elles-mêmes ,  il  y  en  d'autres  qu'il  forme  de 
la  comparaifon  qu'il  fait  de  ces  chofes  entre  elles.  Lors  que  l'Entendement 
confidére  une  chofe,  il  n'eft.  pas  borné  précifément  à  cet  Objet;  il  peut 
tranfporter,  pour  ainfi  dire,  chaque  idée  hors  d'elle-même,  ou  du  moins 
regarder  au  delà ,  pour  voir  quel  rapport  elle  a  avec  quelque  autre  idée. 
Lorfque  l'Efprit  envifage  ainfi  une  chofe,  en  forte  qu'il  la  conduit  &  la 
place,  pour  ainfi  dire,  auprès  d'une  autre,  en  jettant  la  vue  de  l'une  fur 
l'autre  ,  c'efl  une  Relation  ou  rapport ,  félon  ce  qu'emportent  ces  deux  mots  ; 
quant  aux  dénominations  qu'on  donne  aux  chofes  pofitives,  pourdéfignerce 
rapport  &  être  comme  autant  de  marques  qui  fervent  à  porter  la  penfée  au 
delà  du  fujetméme  qui  reçoit  la  dénomination  vers  quelque  chofe  qui  en  foit 
diftincl: ,  c'efl  ce  qu'on  appelle  termes  Relatifs  ;  &  pour  les  chofes    qu'on 

*  Reiat*.  approche  ainfi  l'une  de  l'autre  ,  on  les  nomme  *  fujets  de  la  Relation.  Ainfi, 

lorf- 


Delà  Relation.  Liv.  IL  ^y^ 

lorfque  I'Efprk  confidere  Titius  comme  un  certain  Etre  pofitif ,  il  ne  ren-  Chap.  XXV. 
ferme  rien  dans  cette  idée  que  ce  qui  exifle  réellement  dans  Titius  :  par  e- 
xemple,  lors  que  je  le  confidere  comme  un  homme,  je  n'ai  autre  chofe 
dans  l'Efprit  que  l'idée  complexe  de  cette  efpèce  Homme  ;  de  même  quand 
je  dis  que  Titius  ell  un  homme  blanc,  je  ne  merepréfente  autre  chofe  qu'un 
homme  qui  a  cette  couleur  particulière.  Mais  quand  je  donne  à  Titius  le 
nom  de  Mari,  je  délîgne  en  même  temps  quelque  autre  perfonne,  favoir, 
fa. femme;  &  lorfque  je  dis  qu'il  ell  plus  blanc,  je  défigne  aufli  quelque 
autre  chofe,  par  exemple  Xyvoire;  car  dans  ces  deux  cas  ma  penfée  porte 
fur  quelque  autre  chofe  que  fur  Titius,  de  forte  que  j'ai  actuellement  deux 
objets  préfens  à  l'Efprit.  Et  comme  chaque  idée  foit  fimple  ou  comple- 
xe, peut  fournir  à  l'Efprit  une  occafionde  mettre  ainfi  deuxchofes  enfem- 
ble,  &  de  les  envifager  en  quelque  forte  tout  à  la  fois,  quoi  qu'il  ne  laine 
pas  de  les  confiderer  comme  diftinétes,  il  s'enfuit  de  là  que  chacune  de  nos 
idées  peut  fervir  de  fondement  à  un  rapport.  Ainfi  dans  l'exemple  que  je 
viens  de  propofer  ,  le  contraét  &  la  cérémonie  du  mariage  de  Titius  avec 
Sempronia  fondent  la  dénomination  ou  la  Relation  de  Mari;  &  la  couleur 
blanche  eft  la  raifon  pourquoi  je  dis  qu'il  edplus  blanc  que  X y  voire. 

S.  2.  Ces  Relations-là  &  autres  femblables  exprimées  par  des  termes  Re-  °"  n.'^PPerîoif 

.      *r  ,      .,  ,,  .      ,  f  .r  P3S    Vilement   Ict 

latus  auxquels  il  y  a  d  autres  termes  qui  repondent  réciproquement,  com-  Reimims  qui 
me  Père  &  Fils  ;  plus  grand  &  plus  petit  ;  Caiife  &  Effet  ;  toutes  ces  fortes  TeTmtT^L 
de  Relations  fe  préfentent  aifément  à  l'Efprit,  &  chacun  découvre  aufli-  tifs. 
tôt  le  rapport  qu'elles  renferment.  Car  les  mots  de  Père  &  de  Fils ,  de  Ata- 
ri &  de  Femme ,  &  tels  autres  termes  corrélatifs  paroiflènt  avoir  une  fi  étroi- 
te liaifon  entr'eux,  &  par  coutume  fe  répondent  fi  promptement  l'un  à 
l'autre  dans  l'Efprit  des  hommes ,  que  dès  qu'on  nomme  un  de  ces  termes , 
la  penfée  fe  porte  d'abord  au  delà  de  la  chofe  nommée;  de  forte  qu'il  n'y 
a  perfonne  qui  manque  de  s'appercevoir  ou  qui  doute  en  aucune  manière 
d'un  rapport  qui  eft  marqué  avec  tant  d'évidence.  Mais  lorfque  les  Lan- 
gues ne  fourniflent  point  de  noms  corrélatifs,  l'on  ne  s'apperçoit  pas  tou- 
jours fi  facilement  de  la  Relation.  Concubine  eil  fans  doute  un  terme  rela- 
tif aufli  bien  que  femme;  mais  dans  les  Langues  où  ce  mot&  autres  fembla- 
bles n'ont  point  de  terme  corrélatif,  on  n'eft  pas  fi  porté  à  les  regarder  fous 
cette  idée  ;  parce  qu'ils  n'ont  pas  cette  marque  évidente  de  relation  qu'on 
trouve  entré  les  termes  corrélatifs ,  qui  femblent  s'expliquer  l'un  l'autre  ,  & 
ne  pouvoir  exifter  que  tout  à  la  fois.  De  là  vient  que  plufieurs  de  ces  ter- 
mes, qui,  à  les  bien  confiderer,  enferment  des  Rapports  évidents,  ont 
paiTé  fous  le  nom  de  dénominations  extérieures.  Mais  tous  les  noms  qui  ne 
font  pas  de  vains  fons,'  doivent  renfermer  néceflairement quelque  idée;  & 
cette  idée  efl ,  ou  dans  la  chofe  à  laquelle  le  nom  eft  appliqué  ,  auquel  cas 
elle  eft  politive,  &  eft  confidérée  comme  unie  &  existante  dans  la  chofe  à 
laquelle  on  donne  la  dénomination ,  ou  bien  elle  procède  du  rapport  que 
l'Efprit  trouve  entre  cette  idée  &  quelque  autre  chofe  qui  en  eft  diftincT:, 
avec  quoi  il  la  confidere  ;  &  alors  cette  idée  renferme  une  relation. 

Ç.   5.  Il  y  a  une  autre  forte  de  termes  relatifs  qu'on  ne  regarde  point  fous  Quelques  t«- 
cette  idée,  ni  même  comme  des  dénominations  extérieures ,  «  qui  paroii- 

li  2  fane 


M2 


De  la  "Relation.  L i v.  II. 


en    appa- 
ience  l'ont  erfec 
tivement  rela- 
tifs. 


La  Relation 
diffère  des    cho- 
fes qui  font  ie 
fujet  de  la  Rela 
lion, 


Il  peut  y  avoir 


qu'il  arrive  au- 
cun  change- 
f rient  dans  ie 
met. 


Chap.  XXV.  fant  lignifier  quelque  chofe  d'abfolu  dans  le  fujetauquel  on  les  applique,  ca- 
gnifi.-ation  ab-     chent  pourtant  fous  la  forme  &  l'apparence  de  termes  pefîtifs ,  une  relation 
tacite ,  quoi  que  moins  remarquaole  ;  tels  lont  les  termes  en  apparence  pofi- 
tifs  de  vieux-,  grand',  imparfait,  &c.  dont  j'aurai  occafion  de  parler  plus 
au  long  dans  les  Chapitres  fuivans. 

§.  4.  On  peut  remarquer,  outre  cela,  Que  les  idées  de  Relation  peu- 
vent être  les  mêmes  dans  l'Efprit  de  certaines  perfonnes  qui  ont  d'ailleurs 
des  idées  fort  différentes  des  chofes  qui  fe  rapportent  ou  font  ainfi  compa- 
rées l'une  à  l'autre.  Ceux  qui  ont,  par  exemple,  des  idées  extrêmement 
différentes  de  X Homme ,  peuvent  pourtant  s'accorder  fur  la  notion  de  Père  y 
qui  efh  une  notion  ajoutée  à  cette  Subftame  qui  conflituë  l'homme ,  &  fe 
rapporte  uniquement  à  un  acle  particulier  de  la  chofe  que  nous  nommons 
Homme ,  par  lequel  a£le  cet  homme  contribue  à  la  génération  d'un  Etre  de 
fon  Efpèce  ;  que  l'Homme  foit  d'ailleurs  ce  qu'on  voudra. 

g.  5.  II"  s'enfuit  de  là  que  la  nature  de  la  Relation  confifle  dans  la  compa- 
re RehtToTfans  raifon  qu'on  fait  d'une  chofe  avec  une  autre  ;  de  laquelle  comparaifon  l'une- 
de  ces  chofes  ou  toutes  deux  reçoivent  une  dénomination  particulière.  Que 
fi  l'une  efl  mife  à  l'écart  ou  celle  d'être,  la  Relation  ceffe,  auiii  bien  que  la. 
dénomination  qui  en  efl  une  fuite ,  quoi  que  l'autre  ne  reçoive  par-là  aucune 
altération  en  elle-même.  Ainfi  Titius  que  je  confidére  aujourd'hui  comme 
Père ,  ceffe  de  l'être  demain,  fans  qu'il  fe  faiTe  aucun  changement  en  lui, 
par  cela  feul  que  fon  Fils  vient  àmourir.  Bien  plus,  la  même  chofe  efl  capable 
d'avoir  des  dénominations  contraires  dans  le  même  temps  ,  dès  là  feulement 
que  l'Efprit  la  compare  avec  un  autre  objet;  par  exemple,  en  comparant 
Titius  à  différentes  perfonnes  on  peut  dire  avec  véricé  qu'il  efl  plus  vieux  & 
plus  jeune ,  plus  fort  &  plus  faible ,  &c. 

§.  6.  Tout  ce  qui  exifle,  qui  peut  exifler  ou  être  confideré  comme  une 
feule  chofe,  efl  politif,  &  par  conféquent,non  feulement  les  Idées  fimples 
&  les  Subflances  font  des  Etres  pofitifs ,  mais  aulli  les  Modes.  Car  quoi 
que  les  parties  dont  ils  font  compofez,  foient  fort  fouvent  relatives  l'une  à 
l'autre  ,  le  tout  pris  enfemble  efl  confideré  comme  une  feule  chofe,  &  pro- 
duit en  nous  Y  idée  complexe  d'une  feule  chofe  :  laquelle  idée  efl  dans  notre 
Efprit  comme  un  feul  Tableau  (bien  que  ce  foit  un  affemblage  de  diver- 
fes  parties  )  &  nous  préfènte  fous  un  fèul  nom  une  chofe  ou  une  idée  pofi- 
tive  &  abfoluë.  Ainfi,  quoi  que  les  parties  d'un  Triangle  ,  comparées  Tune 
à  l'autre  foient  relatii-es ,  cependant  l'idée  du  Tout  efl  une  idée  politive  & 
abfoluë.  On  peut  dire  la  même  chofe  d'une  Famille ,  d'un  Air  de  cbanfon, 
&c.  car  il  ne  peut  y  avoir  de  Relation  qu'entre  deux  chofes  confédérées 
comme  deux  chofes.  Un  rapport  fuppofe  néceflaifement  deux  idées  ou 
deux  chofes,  réellement  feparées  l'une  de  l'autre  ou  confiderées  comme  dif- 
tinéles ,  &  qui  par-là  fervent  de  fondement  ou  d'occafion  à  la  comparaifon 
qu'on  en  fait. 

§.  7.  Voici  quelques  obfervations  qu'on  peut  faire  touchant  la  Relation 
en  général. 

Premièrement,  H  n'y  a  aucune  chofe ,  foit  Idée  fimple,  Subfiance,  Mo- 


ï-a  Relation 
n'eft  qu'entre 
A;us  caofes. 


Tontes  chofes 
fon:  capables  de 

ReiaticB, 


de,  foit  Relation 


ou  dénomination  d'aucune  de  ces  chofes,  fur  laquelle  on- 


De  la  Relation.  Liv.  II.  25-3 

ne  puiffe  faire  un  nombre  prcfque  infini  de  confiderations  par  rapport  à  d'autres  Çhap>  XXV 
chofes  ^  ce  qui  compofe  une  grande  partie  despenfees  &  des  paroles  des  hom- 
mes. Un  homme,  par  exemple,  peut  foûtenir  tout  à  la  fois  toutes  les 
Relations  fui  vantes,  Père,  Frère,  Fils,  Grand-pére,  Petit-fils  Beau-pire, 
Beau-fils,  Mari,  Ami,  Ennemi,  Sujet,  Général ,  Juge,  Patron,  Profef- 
feur,  Européen,  Anglois,  Infulaire ,  Falet ,  Maître,  Poffeffeur ,  Capitaine, 
Supérieur,  Inférieur,  Plus  grand,  Plus  petit,  Plus  vieux,  Plus  jeune,  Con- 
temporain  ,  Semblable  ,  Diffemblable  ,  &c.  Un  homme  ,  dis-je  ,  peut 
avoir  tous  ces  différens  rapports  &  plufieurs  autres  dans  un  nombre  prefque 
infini,  étant  capable  de  recevoir  autant  de  relations,  qu'on  trouve  d'occa- 
fions  de  le  comparer  à  d'autres  chofes ,  eu  égard  à  toute  forte  de  convenan- 
ce, de  difeonvenance ,  ou  de  rapport  qu'il  eft  poflible  d'imaginer.  Car, 
comme  il  a  été  dit,  la  Relation  eft  un  moyen  de  comparer,  ou  confiderer 
deux  chofes  enfemble,  en  donnant  à  l'une  ou  à  toutes  deux  quelque  nom 
tiré  de  cette  comparaifon ;  &  quelquefois  en  délignant  la  Relation  même, 
par  un  nom  particulier. 

g.  8-  On  peut  remarquer,  en  fécond  lieu,  que,  quoi  que  la  Relation  ne    Les  ;d, 
fbit  pas  renfermée  dans  l'exiftence  réelle  des  chofes,  mais  que  ce  foitquel-  Relations  font 
que  chofe  d'extérieur  &  comme  ajouté  au  fujet,  cependant  les  Idées  figni-  dsXSqaeeei 
fiées  par  des  termes  relatifs,  font  fouvent  plus  claires  &  plus  diftincles  que  '«des  chofes 
celles  des  Subftances  à  qui  elles  appartiennent.    Ainfî,  la  notion  que  nous  ?e"'s  S^gS*1" 
avons  d'un  Pire  ou  d'un  Frire,  eft  beaucoup  plus  claire  &  plus  diftincle  que  t101"- 
celle  que  nous  avons  d'un  Homme;  ou  fi  vous  voulez,  la  pat  émit  i  eft  une 
chofe  dont  il  eft  bien  plus  aifé  d'avoir  une  idée  claire  que  de  Xhumaniti.  Je 
puis  de  même  concevoir  beaucoup  plus  facilement  ce  quec'eft  qu'un  Ami, 
que  ce  que  c'eft  que  Dieu.     Parce  que  la  connoiflance   d'une  action  ou 
d'une  fimple  idée  luffit  fouvent  pour  me  donner  la  notion  d'un  Rapport  :  au 
lieu  que  pour  connoître  quelque  Etre  Subfiantiel,  il  faut  faire  néceiîairement 
une  collection  exacte  de  pluiîeurs  idées.     Lors  qu'un  homme  compare  deux 
chofes  enfemble,  on  ne  peut  gueres  fuppofer  qu'il  ignore  ce  qu'eft  la  chofe 
fur  quoi  il  les  compare  ,  de  forte  qu'en  comparant  certaines  chofes  enfem- 
ble, il  ne  peut  qu'avoir  une  idée  fort  nette  de  ce  rapport.     Et  par  confé- 
quent ,  les  Idées  des  Relations  font  tout  au  moins  capables  d'être  plus  parfaites 
6?  plus  diftincles  dans  noire  Efprit  que  les  Idées  des  Subfiances  :  parce  qu'il  eft  dif- 
ficile pour  l'ordinaire  de  connoître  toutes  les  Idées  /impies  qui  font  réelle- 
ment dans  chaque  Subftance,  &  qu'au  contraire  il  eft  communément  allez 
facile  de  connoître  les  Idées  fimples  qui  conftituent  un  Rapport  auquel  je 
penfe ,  ou  que  je  puis  exprimer  par  un  nom  particulier.  Ainfi  en  compa- 
rant deux  hommes  par  rapport  à  un  commun  Père,  il  m'eft  fort  aifé  de  for- 
mer les  idées  de  Frères ,  quoi  que  je  n'aye  pas  l'idée  parfaite  d'un  Homme,. 
Car  les  termes  relatifs  qui  renferment  quelque  fens,  ne  fignifiant  que  des 
idées,    non   plus    que   les    autres;    &  ces   Idées    étant  toutes,  ou  fim- 
ples, ou  compofées  d'autres  Idées  fimples;  pour    connoître    l'idée  pré- 
cilè   qu'un    terme  relatif  lignifie,    il    fuffit  de    concevoir    nettement  ce 
qui  eit  le  fondement  de  la  Relation:  ce  qu'on  peut  faire  fans  avoir  une 
idée  claire  &  parfaite  de  la  chofe  à  laquelle  cette  Relation  eft   attri- 

Ii  3  buée.. 


%S4 


De  la  Caufe  &  de  V Effet, 


Tomes  les  Rela- 
tions le  termi- 
nent à  des  Idées 
iimples. 


Les  Termes  qui 

conduifent  l'Ef- 
prit  au  delà  du 
lujet  de  la  deiio^ 
mination,  font 
Relatifs, 


ChaP.  XXV.  buée.  Ainfi ,  lorfque  je  fai  qu'un  Oifeau  a  pondu  l'Oeuf  d'où  efl  éclos  un 
autre  Oifeau,  j'ai  une  idée  claire  de  la  Relation  de  Mère  &  de  Petit ,  qui 
efl  entre  les  deux  (i)  CaJJîovaris  qu'on  voit  dans  le  (2)  Parc  de  St.  James, 
quoi  que  je  n'aye  peut-être  qu'une  idée  fort  obfcure  &  fort  imparfaite  de 
cette  efpèce  d'Qifeaux. 

§.  9.  En  troiiiéme  lieu,  quoi  qu'il  y  ait  quantité  de  confiderations  fur 
quoi  l'on  peut  fonder  la  comparaifon  d'une  chofe  avec  une  autre ,  &  par 
conféquent  un  grand  nombre  de  Relations,  cependant  ces  Relations  fe 
terminent  toutes  à  des  Idées  iimples  qui  tirent  leur  origine  de  la  Senfation 
ou  de  la  Réflexion,  comme  je  le  montrerai  nettement  à  l'égard  des  plus 
confiderables  Relations  qui  nous  foient  connues ,  &  de  quelques-unes  qui 
femblent  les  plus  éloignées  des  Sens  ou  de  la  Réflexion. 

g.  10.  En  quatrième  lieu  ,  comme  la  Relation  efl  la  confédération  d'une 
chofe  par  rapport  à  une  autre,  ce  qui  lui  efl  tout-à-fait  extérieur,  il  efl 
évident  que  tous  les  mots  qui  conduifent  nécelTairement  l'Efprit  à  d'autres 
Idées  qu'à  celles  qu'on  fuppofe  exifter  réellement  dans  la  chofe  à  laquelle  le 
mot  efl;  appliqué,  font  des  termes  relatifs.  Ainfi,  quand  je  dis,  un  homme 
noir ,  gai,  ■penftf ,  altéré ,  chagrin,  fincere ,  ces  termes  &  pluileurs  autres  fem- 
blables  font  tous  termes  ab foins ,  parce  qu'ils  ne  fignifient  ni  ne  défignent  au- 
cune autre  chofe  que  ce  qui  exille  ,  ou  qu'on  fuppofe  exifter  réellement 
dans  l'Homme ,  à  qui  l'on  donne  ces  dénominations.  Mais  les  mots  fuivans, 
Père,  Frère,  Roi,  Mari,  Plus  noir,  Plus  gai,  &c.  font  des  mots  qui,  outre 
la  chofe  qu'ils  dénotent,  renferment  aulii  quelque  autre  chofe  de  feparé  de 
l'exillence  de  cette  chofe-là  &  qui  lui  efl  tout-à-fait  extérieur. 

§.  11.  Après  avoir  propofé  ces  Remarques  préliminaires  touchant  la 
Relation  en  général,  je  vais  montrer  préfentement  par  quelques  exemples, 
comment  toutes  nos  Idées  de  Relation  ne  font  compofees  que  d'Idées  Iim- 
ples, auffi  bien  que  les  autres,  &  fe  terminent  enfin  à  des  Idées  fimples, 
quelque  déliées,  &  éloignées  des  Sens  qu'elles  paroifTent.  Je  commencerai 
par  la  Relation  qui  efl  de  la  plus  vafle  étendue,  &  à  laquelle  toutes  les  cho- 
ies qui  exiflent  ou  peuvent  exifler,  ont  part,  je  veux  dire  la  Relation  de  la 
Caufe  &  de  Y  Effet  :  idées  qui  découlent  des  deux  fources  de  nos  con- 
noiffances,  la  Senfation  &  la  Reflexion,  comme  je  le  ferai  voir  dans  le  Cha- 
pitre fuivant. 


Concluiïon. 


»@MiM!i« 


WNHiNflNHlN^MiMHlMffiMHNINHNH» 


Chap.XXVI. 


CHAPITRE     XXVI. 

De  la  Caufe  &?  de  /'Effet  ;  £s?  de  quelques  autres  Relations. 


EN  confiderant,  par  le  moyen  des  Sens,  la  confiante  vicifïitude 
des  chofes  ,  nous  ne   pouvons  nous  empêcher  d'obferver  que 


D'où  nous  vien-      g,    I. 
nent  les  Idées  de 
Caufe  &  i! Effet. 

plufieurs  chofes  particulières ,  foit  Qualkez  ou  Subfiances ,  commencent  d  ex- 
ifter; 

fi)  Ce  font  deuxOifeaux  inconnus  en  Europe ,  qui  apparemment  n'ont  point  d'autre  nom  eu 
François. 

(z)  Parc  du  Roi  d'Angleterre ,  derrière  le  Palais  de  S.  James  à  Londres. 


&  de  quelques  autres  Relations,  Liv.  II.  15- 5* 

ifter  ;&  qu'elles  reçoivent  leur  exiftencede  la  jufte  application  ou  opération  Chap.XXVT. 
de  quelque  autre  Etre.  Et  c'eft  par  cette  obfervation  que  nous  acquérons 
les  Idées  de  Caufe  &  d'Effet.  Nous  defignons  par  le  terme  général  de  Caufe,  ce 
qui  produit  quelque  idée  /impie  ou  complexe,  &  ce  qui  eft  produit,  par  celui 
d' Effet.  Ainii ,  après  avoir  vu  que  dans  la  Subftance  que  nous  appelions  Cire, 
la  Fluidité  qui  eft  une  idée  fimple ,  qui  n'y  étoit  pas  auparavant ,  y  eft  con- 
ftamment  produite  par  l'application  d'un  certain  degré  de  chaleur,  nous 
donnons  à  l'idée  fimple  de  chaleur  le  nom  de  Caufe ,  par  rapport  à  la  flui- 
dité qui  eft  dans  la  Cire,  &  celui  d'Effet  à  cette  fluidité.  De  même ,  éprou- 
vant que  la  Subftance  que  nous  appelions  Bois ,  qui  eft  une  certaine  collec- 
tion d'Idées  Amples  à  qui  l'on  donne  ce  nom,  eft  réduite  par  le  moyen  du 
Feu  dans  une  autre  Subftance  qu'on  nomme  Cendre,  autre  idée  complexe  qui 
confifte  dans  une  collection  d' Idées  fimple  s ,  entièrement  différente  de  cette 
Idée  Complexe  que  nous  appelions  Bois  ;  nous  confidérons  le  Feu  par  rapport 
aux  Cendres ,  comme  Caufe ,  &  les  cendres  comme  un  Effet.  Ainfi,  tout  ce 
que  nous  confidérons  comme  contribuant  à  la  production  de  quelque  idée 
Ample  ou  de  quelque  collection  d'Idées  fimples ,  foit  Subftance  ou  Mode 
qui  n'exiftoit  point  auparavant,  excite  par-là  dans  notre  Efprit  la  relation 
d'une  Caufe,  &  nous  lui  en  donnons  le  nom. 

§.  2.  Après  avoir  ainfi  acquis  la  notion  de  la  Caufe  &  de  V Effet,  par  le  ce  qlie  c'eft  que 
moyen  de  ce  que  nos  Sens  font  capables  de  découvrir  dans  les  Opérations  Cr"tio">  Gêné- 

1      Jn  n    _    «    1»  -  1     1      n  •    n.  '    J-  -  -  r     •  «non,  Faire,  et 

des  Corps  1  un  al  égard  de  1  autre ,  c  elt-a-dire ,  après  avoir  compris  que  Altération, 
la  Caufe  eft  ce  qui  fait  qu'une  autre  chofe,  foit  idée  fimple,  Subftance, ou 
Mode ,  commence  à  exifter  ;  &  qu'un  Effet  eft  ce  qui  tire  fon  origine  de 
quelque  autre  chofe  ;  l'Efprit  ne  trouve  pas  grand'  difficulté  à  diftinguer  les 
différentes  origines  des  Chofes  en  deux  efpèces. 

Premièrement ,  lorsque  la  chofe  eft  tout-à-fait  nouvelle,  de  forte  que  nulle 
de  fes  parties  n'avoit  exifté  auparavant,  (comme  lorsqu'une  nouvelle  par- 
ticule de  Matière  qui  n'avoit  eu  auparavant  aucune  exiftence,  commence 
à  paroître  dans  la  nature  des  Chofes  )  c'eft  ce  que  nous  appelions  Création. 

En  fécond  lieu ,  quand  une  chofe  elt  compofée  de  particules  qui  exiftoient 
toutes  auparavant,  quoi  que  la  chofe  même  ainfi  formée  de  parties  pre'- 
exiftantes ,  qui  confiderées  dans  cet  affemblage  compofeht  une  telle  collec- 
tion d'idées  fimples,  n'eût  point  exifté  auparavant,  comme  cet  homme ,  cet 
ceuf,  cette  rofe,  cette  cerife,  &c.  fi  cette  efpèce  de  formation  fe  rapporte 
à  une  Subftance  produite  félon  le  cours  ordinaire  de  la  Nature,  par  un 
Principe  interne  qui  eft  mis  en  œuvre  par  quelque  Agent  ou  quelque  Caufè 
extérieure ,  d'où  elle  reçoit  fa  forme  par  des  voyes  que  nous  n'appercevons 
pas,  nous  nommons  cela  Génération:  fi  la  Caufe  eft  extérieure,  &que  l'Ef- 
fet foit  produit  par  une  feparation  fenfible,  ou  une  juxtapofition  de  parties 
qui  puiflènt  être  difeernées,  nous  appelions  cela  faire;  &dans  ce  rang  font 
toutes  les  Chofes  Artificielles:  &  fi  une  idée  fimple,  qui  n'étoit  pas  aupa- 
ravant dans  un  Sujet,  y  eft  produite,  c'eft  ce  qu'on  nomme  Altération. 
Ainfi,  un  homme  eft  engendré,  un  Tableau  fait,  &  l'une  ou  l'autre  de  ces 
chofes  eft  altérée  lorsque  dans  l'une  ou  l'autre  il  fe  fait  une  production  de 
quelque  nouvelle  Qualité  fenfible ,  ou  Idée  fimple ,  qui  n'y  étoit  pas  aupara- 
vant 


x$6  De  la  Catife  &  de  V Effet, 


CnAP.XXVI.  vant.  Les  Chofes  qui  reçoivent  ainfi  une  exiftence  qu'elles  n'avoient  pas 
auparavant,  font  des  Effets;  &  celles  qui  procurent  cette  exiftence,  font 
des  Caufes.  Nous  pouvons  obferver  dans  ce  cas-là  &  dans  tous  les  autres, 
que  la  notion  de  Caufe  &  à! Effet  tire  fon  origine  des  Idées  qu'on  a  reçues 
par  Senfation  ou  par  Reflexion,  &  qu'ainfl  ce  Rapport ,  quelque  étendu 
qu'il  fait,  fe  termine  enfin  à  ces  fortes  d'Idées.  Car  pour  avoir  les  idées 
de  Caufe  &  d' 'Effet ,  il  fuffit  de  confiderer  quelque  idée  Ample  ou  quelque 
Subftance  comme  commençant  d'exifter  par  l'opération  de  quelque  au- 
tre chofe,  quoi  qu'on  ne  connoiûe  point  la  manière  dont  fe  fait  cette  opé- 
ration, 
tes  Relations  fon.  §.  3.  LeTemps  &  le  Lieu  fervent  aufïi  de  fondement  à  des  Relations  fort 
^«eS lut k Temps,  étendues,  auxquelles  ont  part  tous  les  Etres  finis  pour  le  moins.  Mais 
comme  j'ai  déjà  montré  ailleurs ,  de  quelle  manière  nous  acquérons  ces 
Idées,  il  fuflîra  de  faire  remarquer  ici,  que  la  plupart  des  dénominations  des 
chofes ,  fondées  fur  le  Temps ,  ne  font  que  de  pures  Relations.  Ainfi , 
quand  on  dit,  que  la  Reine  Elizabeth  a  vécu  foixante-neuf  ans,  &  es  a 
régné  quarante-cinq ,  ces  mots  n'emportent  autre  chofe  qu'un  rapport  de 
cette  Durée  avec  quelque  autre  Durée,  &  fignifie  Amplement,  que  la  Du- 
rée de  l'exiflence  de  cette  Princelfe  étoit  égale  à  foixante-neuf  Révolutions 
annuelles  du  Soleil,  &  la  Durée  de  fon  Gouvernement  à  quarante-cinq  de 
ces  mêmes  Révolutions;  &  tels  font  tous  les  mots  par  lesquels  on  répond  à 
cette  Queftion ,  Combien  de  temps  ?  De  même ,  quand  je  dis ,  Guillaume 
3e  Conquérant  envahit  l'Angleterre  environ  l'an  1070.  cela  Agnifie  qu'en 
prenant  la  Durée  depuis  le  temps  de  notre  Sauveur  jusqu'à  préfent  pour  une 
longueur  entière  de  temps ,  il  paroit  à  quelle  diftance  de  ces  deux  extrémi- 
tez  fut  faite  cette  Invafon.  Il  en  eft  de  même  de  tous  les  termes  deftinez 
à  marquer  le  temps,  qui  répondent  à  la  Queftion ,  Quand"?  lesquels  mon- 
trent feulement  la  diftance  de  tel  ou  tel  point  de  temps,  d'avec  une  Pério- 
de d'une  plus  longue  Durée,  d'où  nous  mefurons,  &  à  laquelle  nous  confi- 
derons  par-là  que  fe  rapporte  cette  diftance. 

§.  4.  Outre  ces  termes  Relatifs  qu'on  employé  pour  déAgner  le  Temps, 
il  y  en  a  d'autres  qu'on  regarde  ordinairement  comme  ne  Agnifiant  que  des 
Idées  pofitives,  qui  cependant,  à  les  bien  confiderer,  font  effectivement 
Relatifs,  comme,  jeune ,  vieux,  ôcc.  qui  renferment  &  Agnifient  le  rapport 
qu'une  chofe  a  avec  une  certaine  longueur  de  Durée,  dont  nous  avons 
l'idée  dans  l'Efprit.  Ainfi, après  avoir  pofé  en  nous-mêmes,  que  l'idée  de 
la  Durée  ordinaire  d'un  homme  comprend  foixante-dix  ans,  lorsque  nous 
difons  qu'un  homme  c'a.  jeune,  nous  entendons  par-là,  que  fon  âge  n'eft 
encore  qu'une  petite  partie  de  la  Durée  àlaquelle  les  hommes  arrivent  ordi- 
nairement ;  &  quand  nous  difons  qu'il  eft  vieux ,  nous  voulons  donner  à  en- 
tendre que  fa  Durée  eft  presque  arrivée  à  la  fin  de  celle  que  les  hommes  ne 
paifent  point  ordinairement.  Et  par-là  on  ne  fait  autre  chofe  que  comparer 
l'âge  ou  la  durée  particulière  de  tel  ou  tel  homme  avec  l'idée  de  la  Durée 
que  nous  jugeons  appartenir  ordinairement  à  cette  efpèce  d'Animaux. 
C'eft  ce  qui  paroit  évidemment  dans  l'application  que  nous  faifons  de  ces 
noms  à  d'autres  chofes.     Car  un  Homme  eft  appelle  jeune  à  l'âge  de  vingt 

ans, 


&  de  quelques  autres  Relations.  Liv  II.  157 

ans,  &  fort  jeune  à  l'âge  de  fept  ans:  cependant  nous  appelions  vieux, un  Ciur.XXVI. 
Cheval  qui  a  vingt  ans ,  &  un  Chien  qui  en  a  fept  ;  parce  que  nous  compa- 
rons luge  de  chacun  de  ces  Animaux  à  différentes  idées  de  Durée  que  nous 
avons  fixé  dans  notre  Efprit,  comme  appartenant  à  ces  diverfes ;  efpèccs 
dAnimaux,  félon  le  cours  ordinaire  de  la  Nature.  Car  quoi  que  le  Soleil 
&  les  Etoiles  ayent  duré  depuis  quantité  de  générations  d'hommes ,  nous  ne 
difons  pas  que  cesAftres  foient  vieux ,  parce  que  nous  ne  favonspas  quelle 
durée  DiEua  affigné  à  ces  fortes  d'Etres.  Le  terme  de  vieux  appartenant 
proprement  aux  chofes  dont  nous  pouvons  obferver  fuivant  le  cours  ordi- 
naire, que  deperiffant  naturellement  elles  viennent  à  finir  dans  une  certai- 
ne période  de  temps,  nous  avons  par  ce  moyen-là  une  efpèce  de  mefure 
dans  l'efprit  à  laquelle  nous  pouvons  comparer  les  différentes  parties  de  leur 
Durée,  &  c'eft  en  vertu  de  ce  rapport  que  nous  les  appelions  jeunes  ou 
vieilles  ;  ce  que  nous  ne  faurions  faire  par  conféquent  à  l'égard  d'un  Rubis 
ou  d'un  Diamant ,  parce  que  nous  ne  connoiflbns  pas  les  périodes  ordinaires 
de  leur  Durée. 

§.  5.  Il  eft  auffi  fort  aifé  d'obferver  la  relation  que  les  chofes  ont  l'une  à  Les  Relations  du 
l'autre  à  l'occafion  des  Lieux  qu'elles  occupent  &  de  leurs  diftances ,  com-  j£"  &  de  V£tM' 
me  quand  on  dit  qu'une  chofe  eft  en  haut,  en  bas,  à  une  lieuë  de  Ver  failles, 
en  Angleterre,  à  Londres ,  &c.  Mais  il  y  a  certaines  Idées  concernant  l'Eten. 
due  &  la  Grandeur ,  qui  font  Relatives,  auffi  bien  que  celles  qui  appartien- 
nent à  la  Durée,  quoi  que  nous  les  exprimions  par  des  termes  qui  paffent 
pour  poiitifs.  Ainfi  grand  &  petit  font  des  termes  effectivement  Relatifs. 
Car  ayant  auffi  fixé  dans  notre  Efprit  des  idées  de  la  grandeur  de  différentes 
efpèces  de  chofes  que  nous  avons  fouvent  obfervées,  &  cela,  par  le  moyen 
de  celles  de  chaque  efpéce  qui  nous  font  le  plus  connues  nous  nous  fervons 
de  ces  Idées  comme  d'une  Mefure  pour  défigner  la  grandeur  de  toutes  les 
autres  de  la  même  efpèce.  Ainfi,  nous  appelions  une  groffe  Pomme  celle 
qui  eft  plus  groffe  que  l'Efpèce  ordinaire  de  celles  que  nous  avons  accoutu- 
mé de  voir:  nous  appelions  de  même  un  petit  Cheval  celui  qui  n'égale  pas 
l'idée  que  nous  nous  fommes  faite  de  la  grandeur  ordinaire  des  Chevaux,  & 
un  Cheval  qui  fera  grand  félon  l'idée  d'un  Gallois  paroît  fort  petit  à  un 
Flamand,  parce  que  les  différentes  races  de  Chevaux  qu'on  nourrit  dans 
leurs  Pais,  leur  ont  donné  différentes  idées  de  ces  Animaux,  auxquelles  ils 
les  comparent,  &  à  l'égard  defquelles  ils  les  appellent  grands  &  petits. 

fi.  6.  Les  mots,  fort  &  foible,  font  auffi  des  dénominations  relatives  de  P?5tf.rm"  "*• 
Puiiunce,  comparées  a  quelque  idée  que  nous  avons  alors  dune  rumance  fouvent  de*  Kd*. 
plus  ou  moins  grande.  Ainfi,  quand  nous  difons  d'un  homme  qu'il  eft  foi-  '"*'• 
lie,  nous  entendons  qu'il  n'a  pas  tant  de  force,  ou  de  puiffimee  de  mou- 
voir, que  les  hommes  en  ont  ordinairement,  ou  que  ceux  de  fa  taille  ont 
accoutumé  d'en   avoir  ;    ce  qui  eft  comparer   fa  force   avec  l'idée  que 
nous  avons  de  la  force  ordinaire  des  hommes ,  ou  de  ceux  qui  font  de  la 
même  grandeur  que  lui.  Il  en  eft  de  même  quand  nous  difons, que  toutes  les 
Créatures  font  foibles:  car  dans  cette  occaîion  le  terme  de  foible  eft  pure- 
ment relatif,  &  ne  fignifie  autre  chofe  que  la  disproportion  qu'il  y  a  entre 
la  Puiffimee  de  Dieu  &  fes  Créatures.     Et  dans  le  Difcours  ordinaire, 

K  k  quan- 


1 5  8  Ce  que  c'eft  qu'Identité 

Ch.ap.XXVL  quantité  de  m  Dts ,  (  &  peut-être  la  plus  grande  partie  )  ne  renferment  autre 
chofe  que  de  iimples  Relations,  quoi  qu'à  la  première  vue"  ils  ne  paroiffent 
point  avoir  une  lignification  relative.  Ainfi  quand  on  dit  qu'un  Vaiifeau  a 
les  provifions  néceflaires ,  les  mots  néceflaire  &  frovifion  font  tous  deux  re- 
latifs, car  l'un  fe  rapporte  à  l'accompliffement  du  Voyage  qu'on  a  deffeia 
de  faire,  &  l'autre  à  Pillage  à  venir.  Du  refte,  il  eft  fi  aifé  de  voir  comment 
toutes  ces  Relations  fe  terminent  à  des  Idées  qui  viennent  par  Senfation  ou 
par  Réflexion  qu'il  n'eft  pas  néceffaire  de  l'expliquer. 

CHAPITRE     XXVII. 

Chap.  Ce  que  c'efi  ^«'Identité ,  fj?  Diverfité. 

XXVII. 

rÂ'w*°ieoBfiûq  §'  I'  "  '  T  ^  E  aiUre  f°urce  <^e  comparaifons  dont  nous  faifons  un  allez 
^-•^  fréquent  ufage,  c'eft  l'exiftence  même  des  chofes,  lorsque  ve- 
nant àconfiderer  une  chofe  comme  exiftant  dans  un  tel  temps  &dans  un  td 
lieu  déterminé,  nous  la  comparons  avec  elle-même  exiftant  dans  un  autre 
temps ,  par  où  nous  formons  les  Idées  d' 'Identité  &  de  Diverfité.     Quand 
nous  voyons  une  chofe  dans  une  telle  place  durant  un  certain  moment,  nous 
femmes  affûrez  (quoi  que  ce  puifle  être  )  que  c'eft  la  chofe  même  que  nous 
voyons,  &  non  une  autre  qui  dans  le  même  temps  exifte  dans  un  autre  lieu, 
quelque  femblables  &  difficiles  à  diftinguer  qu'elles  foient,  à  tout  autre 
égard.     Et  c'eft  en  cela  que  confifte  X 'Identité ,  je  veux  dire  en  ce  que  les 
Idées  auxquelles  on  l'attribué,  ne  font  en  rien  différentes  de  ce  qu'elles  é- 
toient  dans  le  moment  que  nous  confiderons  leur  première  exiftence ,  &  à 
quoi  nous  comparons  leur  exiftence  préfente.  Car  ne  trouvant  jamais  & 
ne  pouvant  même  concevoir  qu'il  foit  poflible ,  que  deux  chofes  de  la  mê- 
me efpèce  exiftent  en  même  temps  dans  le  même  lieu,  nous  avons  droit  de 
conduire.,  que  tout  ce  qui  exifte  quelque  part  dans  un  certain  temps,  en 
exclut  toute,  autre  chofe  de  la  même  efpèce,  &  exifte  là  tout  feul.     Lors 
donc  que  nous  demandons ,  Jï  une  chofe  efl  la  même ,  eu  non ,  cela  fe  rappor- 
te toujours  à  une  chofe  qui  dans  un  tel  temps  exiftoit  dans  une  telle  place, 
&  qui  dans  cet  inftant  étoit  certainement  la  même  avec  elle-même ,  &.  non 
avec  une  autre.     D'où  il  s'enfuit,  qu'une  chofe  ne  peut  avoir  deux  com- 
mencemens  d'exiftenee,  ni  deux  chofes  un  feul  commencement,  étant  im- 
poffi ble  que  deux  chofes  de  la  même  efpèce  foient  ou  exiftent,  dans  le  mê- 
me inftant,  dans  un  feul  &  même  lieu,  ou  qu'une  feule  &  même  chofe 
exifte  en  differens  lieux.  Par  conféquent,  ce  qui  a  un  même  commence- 
ment par  rapport  au  temps  &  au  lieu,  eft  la  même  chofe,  &  ce  qui  à  ces 
deux  égards  a  un  commencement  différent  de  celle-là ,  n'eft  pas  la  même 
chofe   qu'elle  ,   mais   en   eft  actuellement   différent.     L'embarras   qu'on 
a  trouvé  dans  cette  efpèce  de  Relation ,  n'eft  venu  que  du  peu  de  foin  qu'on 
a  pris  de  fe  faire  des  notions  préeifes  des  chofes  auxquelles  on  l'attribué'. 

§.  2.  Nous 


&  Divérfitê.  Liv.  II.  i$r$> 

J.   i.  Nous  n*avons  d'idée  que  de  trois  fortes  de  Subfiances ,  qui  font,  C  n  a  p. 
I.  Dieu;  2.  les  Intelligences  Finies  ;   3.  &  les  Corps.  XXVII. 

Premièrement,  Dieu  efh  fans  commencement ,  éternel,  inaltérable,  &  identité  de» 
prélent  par-tout,  c'eft  pourquoi  l'on  ne  peut  former  aucun  doute  fur  fon      """"' 
Identité. 

En  fécond  lieu,  les  Efprits  finis  ayant  eu  chacun  un  certain  temps  &  un 
certain  lieu  qui  a  déterminé  le  commencement  de  leur  exiftence,  la  relation 
à  ce  temps  &  à  ce  lieu  déterminera  toujours  X Identité  de  chacun  d'eux, 
long  temps  qu'elle  fubfiftera. 

En  troifiéme  lieu,  l'on  peut  dire  de  même  à  l'égard  de  chaque  particu- 
le de  Matière,  que,  tandis  qu'elle  n'eft  ni  augmentée  ni  diminuée  par  l'ad- 
dition ou  la  fouftraction  d'aucune  matière,  elle  eft  la  même.  Car  quoi  que 
ces  trois  fortes  de  Subfiances ,  comme  nous  les  nommons, ne  s'excluent  pas 
l'une  l'autre  du  même  heu,  cependant  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de 
concevoir,  que  chacune  d'elles  doit  néceffairement  exclurre  du  même  lieu 
toute  autre  qui  efh  de  la  même  efpèce.  Autrement,  les  notions  &  les  noms 
à' Identité  &  àeDiverfité  feroient  inutiles  ;  &  il  nepourroit  y  avoir  aucune 
distinction  de  Subftances  ni  d'aucunes  chofes  différentes  l'une  de  l'autre. 
Par  exemple,  fi  deux  Corps  pouvoient  être  dans  un  même  lieu  tout  à  la 
fois,  deux  particules  de  Madère  feroient  une  feule  &  même  particule , foit 
que  vous  les  fuppofiez  grandes  ou  petites;  ou  plutôt,  tous  les  Corps  ne 
feroient  qu'un  feul  &  même  Corps.  Car  par  la  même  raifon  que  deux  par- 
ticules de  Matière  peuvent  être  dans  un  feul  lieu,  tous  les  Corps  peuvent 
être  aufli  dans  un  feul  lieu  :  fuppofition  qui  étant  une  fois  admife  détruit 
toute  diftinclion  entre  l' Identité  &.  la  Diverfité ,  entre  un  &  plufieurs ,  & 
la  rend  tout-à-fait  ridicule.  Or  comme  c'eft  une  contradiction ,  que  deux 
ou  plus  d'un  ne  foient  qu'un,  Y  Identité  &  la  Diverfité  font  des  rapports  & 
des  moyens  de  comparaifon  très-bien  fondez,  &  de  grand  ufage  à  l'En- 
tendement. 

Toutes  les  autres  chofes  n'étant ,  après  les  Subftances ,  que  des  Modes  ou  *£'°^  **  • 
des  Relations  qui  fe  terminent  aux  Subftances ,  on  peut  déterminer  encore 
par  la  même  voye  Y  Identité  &  laDiverfité  de  chaque  exiftence  particulière 
qui  leur  convient.  Seulement  à  l'égard  des  chofes  dont  l'exigence  confifte 
dans  une  perpétuelle  fucceffion ,  comme  font  les  actions  des  Etres  finis ,  le 
Mouvement  &  la  Penfée ,  qui  confiflent  l'un  &  l'autre  dans  une  continu 
fucceffion,  on  ne  peut  douter  de  leur  dîverfité;  car  chacune  périffant  dans 
le  même  moment  qu'elle  commence ,  elles  ne  fauroient  exifter  en  difFérens 
temps,  on  en  differens  lieux,  ainfi  que  des  Etres  permanens  peuvent  en 
divers  temps  exifter  dans  des  lieux  difFérens;  &  par  conféquent,  aucun 
mouvement  ni  aucune  penfée  qu'on  confidere  comme  dans  difFérens  temps, 
ne  peuvent  être  les  mêmes ,  puisque  chacune  de  leurs  parties  a  un  différent 
commencement  d'exiftence. 

§.  3.  Par  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  il  eft  aifé  de  voir  ce  que  c'eft  ce  que  c'eft 
qui  conftituè'  un  Individu  &  le  diftingue  de  tout  autre  Etre,  (ce  qu'on  ^"ntlesTcoio- 
nomme  Principium  Individuationis  dans  les  Ecoles ,  où  l'on  fe  tourmente  fi  P™cip,um  irj.vi- 
fort  pour  favoir  ce  que  c'eft)  il  eft,  dis-je,  évident,  que  ce  Principe  con- 

Kk  2  lifte 


i6o  Ce  que  c'eft  qu'Identité 

Chap.  fifte  dans  l'exiftence  même  qui  fixe  chaque  être,  de  quelque  forte  qu'il 

XXVII.       foit,  à  un  temps  particulier,  &  à  un  lieu  incommunicable  à  deux  Etres 
de  la  même  efpèce.     Quoi  que  cela  paroiffe  plus  aifé  à  concevoir  dans  les 
Subfiances  ou  Modes  les  plus  (impies ,  on  trouvera  pourtant ,  fi  l'on  y  faic 
réflexion ,  qu'il  n'efl  pas  plus  difficile  de  le  comprendre  dans  les  Subfiances , 
ou  Modes  les  plus  complexes ,  fi  l'on  prend  la  peine  de  confiderer  à  quoi 
ce  Principe  efl  précifément  appliqué.     Suppofons  par  exemple  un  Atome , 
c'eft-à-dire ,  un  Corps  continu  fous  une  furface  immuable,  qui  exifte  dans 
un  temps  &  dans  un  lieu  déterminé,  il  efl  évident ,  que  dans  quelque  infiant 
de  fon  exiflence  qu'on  le  confidere,  il  efl  dans  cet  infiant  le  même  avec  lui- 
même.     Car  étant  dans  cet  infiant  ce  qu'il  efl  effectivement  &  rien  autre 
chofe ,  il  efl  le  même  &  doit  continuer  d'être  tel ,  auffi  long-temps  que  fon 
exiflence  efl  continuée  :  car  pendant  tout  ce  temps  il  fera  le  méme,& 
non  un  autre.     Et  û  deux ,  trois ,  quatre  Atomes ,  &  davantage  ,  font 
joints  enfemble  dans  une  même  Maffe ,  chacun  de  ces  Atomes  fera  le  même, 
par  la  règle  que  je  viens  de  pofer  ;  &  pendant  qu'ils  exiftent  joints  enfem- 
ble ,  la  maffe  qui  efl  compofée  des  mêmes  Atomes ,  doit  être  la  même  maffe, 
ou  le  même  Co?ps,  de  quelque  manière  que-  les  parties  foient  affemblées. 
Mais  fi  l'on  en  ôte  un  de  ces  Atomes ,  ou  qu'on  y  en  ajoute  un  nouveau, 
ce  n'efl  plus  la  même  maffe ,  ni  le  même  corps.     Quant  aux  créatures  vi- 
vantes, leur  Identité  ne  dépend  pas  d'une  maffe  compofée  des  mêmes  particu- 
les ,  mais  de  quelque  autre  chofe.    Car  en  elles  un  changement  de  grandes 
parties  de  matière  ne  donne  point  d'atteinte  à  Y  Identité.     Un  Chêne  qui 
d'une  petite  plante  devient  un  grand  arbre,  &  qu'on  vient  d'émonder,  efl 
toujours  le  même  Chêne;   &  un  Poulain  devenu  Cheval,  tantôt  gras,  & 
tantôt  maigre ,  efl  durant  tout  ce  temps-là  le  même  Cheval,  quoi  que  dans 
ces  deux  cas  il  y  aît  un  manifefle  changement  de  parties  :  de  forte  qu'en  ef- 
fet ni  l'un  ni  l'autre  n'efl  une  même  maffe  de  matière,  bien  qu'ils  foient  vé- 
ritablement, l'un  le  même  Chêne  ;  &  l'autre,  le  même  Cheval.     Et  la  raifon 
de  cette  différence  efl  fondée  fur  ce  que  dans  ces  deux  cas  concernant  une 
maffe  de  matière,  &  un  Corps  vivant,  Y  Identité  n'efl  pas  appliquée  à  la 
même  chofe. 
™™'ÏÏLdii  §•   4-   U  refte  donc  de  voir  en  quoi  un  Chêne  diffère  d'une  maffe  de  Ma- 

tière ;  &  c'eft,  ce  me  femble,  en  ce  que  la  dernière  de  ces  chofes  n'efl  que 
la  cohéfion  de  certaines  particules  de  Matière,  de  quelque  manière  quelles 
foient  unies ,  au  lieu  que  l'autre  efl  une  dispofition  de  ces  particules  telle 
qu'elle  doit  être  pour  conflituer  les  parties  d'un  Chêne,  &  une  telle  organi- 
sation de  ces  parties  qui  foit  propre  à  recevoir  &  à  diflribuer  la  nourriture 
néceffaire  pour  former  le  bois ,  l'écorce ,  les  feuilles ,  &c.  d'un  Chêne ,  en 
quoi  confifte  la  vie  des  Végétaux.  Puis  donc  que  ce  qui  conflituë  l'unité 
d'une  Plante ,  c'efl  d'avoir  une  telle  organisation  de  parties  dans  un  feul 
Corps  qui  participe  à  une  commune  vie  ;  une  Plante  continue  d'être  la  mê- 
me Plante  anlfi  long-temps  qu'elle  a  part  à  la  même  vie,  quoi  que  cette  vie 
vienne  à  être  communiquée  à  de  nouvelles  parties  de  matière,  unies  vitale- 
rnent  a  la  Plante  déjà  vivante,  en  vertu  d'une  pareille  organisation  continuée, 
laquelle  convient  à  cette  efpèce  de  Plante.     Car  cette  organization  étant 

en 


filiaux. 


&  Drjcrjîte.  Liv.  II.  i<5i 

en  un  certain  moment  dans  un  certain  amas  de  Matière  ,  eft  diflinguée  dans  C  h  a  p. 
ce  compofé  particulier  de  toute  autre  organization,  &  conftituë  cette  vie  XXVII. 
individuelle,  qui  exifte  continuellement  dans  ce  moment,  tanc  avant,  qu'a- 
près ,  dans  la  même  continuité  de  parties  infenfibles  qui  fe  fuccedent  les 
unes  aux  autres,  unies  au  Corps  vivant  de  la  Plante,  par  où  la  Plan- 
te a  cette  Identité  qui  la  fait  être  la  même  Plante,  &  qui  fait  que  tou- 
tes fes  parties  font  les  parties  d'une  même  Plante ,  pendant  tout  le  temps 
qu'elles  exiftent  jointes  à  cette  organisation  continuée,  qui  efl  propre  à 
tranfmettre  cette  commune  vie  à  toutes  les  parties  ainfi  unies. 

§.  5.  Le  cas  n'eft  pas  fi  différent  dans  les  Brutes  que  chacun  ne  puifle  atntiti  dos 
conclurre  de  là,  que  leur  Identité  confifte  dans  ce  qui  conftituë  un  Animal  Anim»i», 
&  le  fait  continuer  d'être  le  même.  Il  y  a  quelque  chofe  de  pareil  dans  les 
Machines  artificielles ,  &  qui  peut  fervir  à  éclaircir  cet  article.  Car  par 
exemple,  qu'eft-ce  qu'une  Montre  ?  Il  eft  évident  que  ce  n'eft  autre  chofe 
qu'une  organization  ou  conftrudlion  de  parties ,  propre  à  une  certaine  fin , 
qu'elle  eft  capable  de  remplir,  lorfqu'elle  reçoit  l'impreflion  d'une  force 
fuffifante  pour  cela.  De  forte  que  fi  nous  fuppofions  que  cette  Machine 
fût  un  feul  Corps  continu,  dont  toutes  les  parties  organizées  fuffent  repa- 
rées ,  augmentées ,  ou  diminuées  par  une  confiante  addition  ou  feparation 
de  parties  infenfibles  par  le  moyen  d'une  commune  vie  qui  entretînt  toute  la 
machine,  nous  aurions  quelque  chofe  de  fort  femblable  au  Corps  d'un  Ani- 
mal, avec  cette  différence,  Que  dans  un  Animal  la  jufteffe  de  l'organiza- 
tion&du  mouvement,  en  quoi  confifte  la  vie,  commence  tout  à  la  fois, 
le  mouvement  venant  de  dedans,  au  lieu  que  dans  les  Machines  la  force  qui 
les  fait  agir,  venant  de  dehors,  manque  fouvent  lorfque  l'organe  eft  en  état 
&  bien  difpofé  à  en  recevoir  les  imprefiions. 

§.  6.  Cela  montre  encore  en  quoi  confifte  Y  Identité  du  même  homme,  fa-  itfentM  dé 
voir,  en  cela  feul  qu'il  jouît  de  la  même  vie ,  continuée  par  des  particules  1Homm*« 
de  Matière  qui  font  dans  un  flux  perpétuel,  mais  qui  dans  cette  fucceflion 
font  l'italement  unies  au  même  Corps  organizé.  Quiconque  attachera  l'I- 
dentité de  r Homme  à  quelque  autre  chofe  qu'à  ce  qui  conftituë  celle  des  au- 
tres Animaux,  je  veux  dire  à  un  Corps  bien  organizé  dans  un  certain 
inftant ,  &  qui  dès  lors  continue  dans  cette  organisation  vitale  par  une  fiic- 
ceflion de  diverfes  particules  de  Matière  qui  lui  font  unies ,  aura  de  la  peine 
à  faire  qu'un  Embryon,  un  homme  âgé,  un  fou  &  un  fage  foient  le  même 
homme  en  vertu  d'une  fuppofition  d'où  il  ne  s'enfuive  qu'il  eft  poflible  que 
Setb,  Ifmaël,  Socrate,  Pilate,  St.  Augufiin,  &  Céfar  Borgia  font  un  feul 
&  même  homme.  Car  II  X Identité  de  l'Ame  fait  toute  feule  qu'un  homme 
eft  le  même,  &  qu'il  n'y  ait  rien  dans  la  nature  de  la  Matière  qui  empêche 
qu'un  même  Efprit  individuel  ne  puiiîè  être  uni  à  diffcrens  Corps,  il  fera 
fort  poflible  que  ces  hommes  qui  ont  vécu  en  différens  fiécles  &  ont  été 
d'un  tempérament  différent,  ayent  été  un  feul  &  même  homme:  façon  de 
parler  qui  feroit  fondée  fur  l'étrange  ufage  qu'on  feroit  du  mot  homme  en 
l'appliquant  à  une  idée  dont  on  exclurroit  le  Corps  &  la  forme  extérieure. 
"Cette  manière  de  parler  s'accorderoit  encore  plus  mal  avec  les  notions  de 
ces  Philofophes  qui  reconnoiflant  la  'Xranfmigratïon,  croyent  que  les  Ames 

Kk  s  des 


Chap. 
XXVH. 


L'Identité  te- 
^oni  à  l'i 
qu'on  Ce  tait 
..es    choies. 


Ce  qui  fr.it  le 
mîme  Homme» 


i6%  Ce  que  c'ejï  qu'Identité, 

des  hommes  peuvent  être  envoyées  pour  punition  de  leurs  déreglemens , 
dans  des  Corps  de  Bêtes,  comme  dans  des  habitations  propres  à  l'aifouviiTe- 
ment  de  leurs  pallions  brutales.  Car  je  ne  croi  pas  qu'une  perfonne  qui 
feroit  aflurée  que  l'Ame  iïHeliogabak  exiftoit  dans  l'un  de  fes  Pourceaux, 
voulut  dire  que  ce  Pourceau  étoit  un  homme,  ou  le  même  homme  qviHelio- 
gabale. 

§.  7.  Ce  n'eft  donc  pas  l'unité  de  Subfiance  qui  comprend  toute  forte 
$  Identité,  ou  qui  la  peut  déterminer  clans  chaque  rencontre.     Mais  pour 
fe  faire  une  idée  exacte  de  X Identité,  &en  juger  fainement,  (i)i!  faut  voir 
quelle  idée  eft  lignifiée  par  le  mot  auquel  on  l'applique;  car  être  la  même 
Subflat:ce,le  même  homme,  &  la  même  perfonne  font  trois  chofes  différen- 
tes, s'il  eft  \  ces  trois  termes ,  "Perfonne,  Homme,  &  Subfiance  em- 
portent trois  différentes  idées;  parce  que  telle  qu'eft  l'idée  qui  appartient  à 
un  certain  nom ,  telle  doit  être  XiâenijtL     Cela  confideré  avec  un  peu  plus 
d'attention  <3              :itude  auroit  peut-être  prévenu  une  bonne  partie  des 
embarras  où  l'on  tombe  foûvènt  fur  cette  madère,  &  qui  font  fuivis  de 
grandes  difiieukez  apparentes ,  principalement  à  l'égard  de  Y  Identité  fer- 
fonneîle  que  nous  allons  examiner  pour  cet  effet  avec  un  peu  d'application. 
§.   g.  Un  si:-:: ma!  effc  un  Corps  vivant  organizé  ;  &  par  conféquent,  le 
?.. ême  Animal  eft ,  comme  nous  avons  déjà  remarqué ,  la  même  vie  conti- 
nuée, qui  eft  communiquée  à  différentes    particules    de  Matière,  félon 
qu'elles  viennent  à  être  fuceefiivement  unies  à  ce  Corps  organizé  qui  a  de 
la  vie  :  &  quoi  qu'on  dife  des  autres  définitions ,  une  obfervation  fincere 
nous  fait  voir  certainement,  que  l'idée  que  nous  avons  dans  l'Efprit  de  ce 
dont  le  mot  Homme  eft  un  ligne  dans  notre  bouche ,  n'eft  autre  chofe  que 
l'idée  d'un  Animal  d'une  certaine  forme.     C'eft  dequoi  je  ne  doute  en  au- 
cune manière  ;  car  je  croi  pouvoir    avancer  hardiment ,  que  qui  de  nous 
verroit  une  Créature  faite  &  formée  comme  foi-mémé,  quoi  qu'elle  n'eût 
jamais  fait  paroîtreplus  de  raifon  qu'un  Chat  ou  un  Perroquet ,  ne  laifferoit 
pas  de  l'appeller  Homme;  ou  que,  s'il  entendoit  un  Perroquet difeourir  rai- 
fonnablement  &  en  Philofophe,  il  ne  l'appelleroit  ou    ne  le  croiroit  que 
Perroquet,  6e  qu'il  diroit  du  premier  de  ces  Animaux  que  c'eft  un  Homme 
^roffter ,  lourd  &  deftitué  de  raifon,  &  du  dernier  que  c'eft  un  Perroquet 
plein  d'eiprit  &  de  bon  fens.     Un  fameux  (  2  )  Ecrivain  de  ce  temps  nous 
raconte  une  hilloire  qui  peut  fuffirepourautoriferla  fuppofition  que  je  viens 
de  faire,  d'un  Perroquet  raifonnable.  Voici  fes  paroles:  „J'avois  toujours 
eu  envie  de  favoir  de  la  propre  bouche  du  Prince  Maurice  de  Najfau ,  ce 
qu'il  y  avoit  de  vrai  dans  une  hiftoire  que  j'avois  ouï  dire  plufieurs  fois 
au  fujet  d'un  Perroquet  qu'il  avoit  pendant  qu'il  étoit  dans  fon  Gouver- 
nement du  Brefil.  Comme  je  crus  quevraifemblablement  je  ne  le  verrois 
plus,  je  le  priai  de  m'en  éclaircir.     On  difoit  que  ce  Perroquet  faifoit 
des  queftions  &  des  réponfes  auffi  juftes  qu'une  créature  raifonnable  au- 
roit pu  faire  ,  de  forte  que  l'on  croyoit  dans  laMaifonde  ce  Prince  que 
ce  Perroquet  étoit  polledé.     On  ajoûtoit  qu'un  de  fes  Chapelains  qui 

„  avoit 


9> 

9» 
JJ 


» 


<l)  Ceci  fert  à  expliquer  la  fin  du  premier  Paragraphe  de  ce  Chapitre. 

(1)  Mr.  Je  Chevalier  Temple  dans  fcs  Mémoires,  p.  66.  Edit.  de  Hollande,  an.  1691. 


13 


J) 


èr  Diverfîié.  Liv.  II.  263 

avoit  vécu  depuis  ce  temps-là  en  Hollande,  avoit  pris  une  fi  forte  aver-  Chap. 
fion  pour  les  Perroquets  à  caufè  de  celui-là,  qu'il  ne  pouvoit  pas  les  XXVII. 
„  fouffrir  ,  difant  qu'ils  avoient  le  Diable  dans  le  Corps.  J'avois  appris  tou- 
tes ces  circonftances  &  plufieurs  autres  qu'on  m'aiïuroitétre  véritables; 
ce  qui  m'obligea  de  prier  le  Prince  Maurice  de  me  dire  ce  qu'il  y  avoit  de 
vrai  en  tout  cela.  Il  me  répondit  avec  fa  franchife  ordinaire  &  en  peu 
de  mots ,  qu'il  y  avoit  quelque  chofe  de  véritable ,  maie  que  la  plus  gran- 
de partie  de  ce  qu'on  m'avoit  dit,  étoitfaux.  Il  médit  que lorfqu'il  vint 
dans  le  Breiil,  il  avoit  ouï  parler  de  ce  Perroquet;  &  qu'encore  qu'il 
crut  qu'il  n'y  avoit  rien  de  vrai  dans  le  récit  qu'on  lui  en  fait'oit,il  avoit 
eu  la  curiofité  de  l'envoyer  chercher ,  quoi  qu'il  fût  fort  loin  du  lieu  où, 
il  faifoit  fa  refidence  :  qu'il  étoit  fort  vieux  &  fort  gros  ;  &  que  lorfqu'il 
vint  dans  la  Sale  où  le  Prince  étoit  avec  plufieurs  Hollandois  auprès  de 
lui;  le  Perroquet  dit,  dès  qu'il  les  vit,  ghielle  compagnie  d'hommes  blancs 
efî  celle-ci?  On  lui  demanda  en  lui  montrant  le  Prince,  qui  il  étoit?  II 
„  répondit  que  c'étoit  quelque  Général.  On  le  fit  approcher,  &  le  Prince 
„  lui  demanda,  D'oie  venez-vous?  Il  répondit,  de  Marinan.  Le  Prince, 
,,  A  qui  étes-vous  ?  Le  Perroquet,  A  un  Portugais.  Le  Prince,  Que  fais- 
,,  tu  là?  Le  Perroquet,  Je  garde  les  poules.  Le  Prince  fe  mit  à  rire,  &  dit, 
,,  Fous  gardez  les  poules  ?  Le  Perroquet  répondit,  Oui,  moi;  &  je  fai  bien 
„  faire  chue,  chue;  ce  qu'on  a  accoutumé  de  faire  quand  on  appelle  les  pou- 
„  les,  &  ce  que  le  Perroquet  répéta  plufieurs  fois.  Je  rapporte  les  paroles 
„  de  ce  beau  Dialogue  en  François ,  comme  le  Prince  me  les  dit.  Je  lui 
„  demandai  encore  en  quelle  langue  parloit  le  Perroquet.  11  me  répondit, 
„  que  c'étoit  en  Brafilien.  Je  lui  demandai  s'il  eiuendoit  cette  Langue.  11 
„  me  répondit,  que  non  ,  mais  qu'il  avoit  eu  foin  d'avoir  deux  Interprètes, 
,,  un  Brafilien  qui  parloit  Hollandois,  &  l'autre  Hollandois  qui  parloit  Ëra- 
,,  filien,  qu'il  les  avoit  interrogez  feparement,  &  qu'ils  lui  avoient  rappor- 
,,  té  tous  deux  les  mêmes  paroles.  Je  n'ai  pas  voulu  omettre  cette  Hiftoi- 
,,  re,  parce  qu'elle  eft  extrêmement  finguhére,  &  qu'elle  peut  paffer  pour 
„  certaine.  J'ofe  dire  au  moins  que  ce  Prince  croyoit  ce  qu'il  me  difoit, 
„  ayant  toujours  pafié  pour  un  homme  de  bien  &  d'honneur.  Je  laifle  aux 
„  Naturaliftes  le  foin  de  raifonner  fur  cette  avanture,  &  aux  autres  hom- 
„  mes  la  liberté  d'en  croire  ce  qu'il  leur  plairra.  Quoi  qu'il  enfoit,iln'eft 
„  peut-être  pas  mal  d'égayer  quelquefois  la  feene  par  de  telles  digreffions, 
„  à  propos  ou  non. 

J'ai  eu  foin  de  faire  voir  à  mon  Lecteur  cette  Hiftoire  tout  au  long  dans 
les  propres  termes  de  l'Auteur,  parce  qu'il  me  femble  qu'il  ne  l'a  pas  jugée 
incroyable,  car  on  ne  fauroit  s'imaginer  qu'un  fi  habile  homme  que  lui,  qui 
avoit  affez  de  capacité  pour  autorifer  tous  les  témoignages  qu'il  nous  donne 
de  lui-même,  eût  pris  tant  de  peine  dans  un  endroit  où  cette  Hiftoire  ne 
fait  rien  à  fon  fujet,  pour  nous  reciter  fur  la  foi  d'un  homme  qui  étoit  non 
feulement  fon ami,  comme  il  nous  l'apprend  lui-même,  mais  encore  un 
Prince  qu'il  reconnoit  homme  de  bien  ëc  d'honneur,  un  conte  qu'il  ne  pou- 
voit croire  incroyable  fans  le  regarder  comme  fort  ridicule.  Il  eft  vifibJe 
que  le  Prince  qui  garentk  cette  Hiftoire,  &  que  notre  Auteur  qui  la  rappor- 
te 


i6± 


Ce  que  Ccft  qti  Identité', 


Ghap. 
XXVII. 


îr.  quoi  con- 
fiée l" 'Identité 

ftrftr.ntlle. 


te  après  lui,  appellent  tous  deux  ce  cauflur,  un  Perroquet  .-&  je  demande  à 
toute  autre  perfonne  à  qui  cette  Hiftoire  paroit  digne  d'être  racontée,  fi, 
fuppofé  que  ce  Perroquet  &  tous  ceux  de  fonEfpèce  euûent  toujours  parle, 
comme  ce  Prince  nous  afïure  que  celui-là  parloit,  je  demande,  dis-je,  s'ils 
n'auroient  pas  pafTé  pour  une  race  d' 'Animaux  rdijbnnabks:  mais  fi  malgré 
tout  cela  ils  n'auroient  pas  été  reconnus  pour  des  Perroquets  plutôt  que  pour 
des  hommes.  Car  je  m'imagine,  que  ce  qui  conflituë  l'idée  Sun  homme, 
dans  l'Efprit  de  la  plupart  des  gens,  n'eft  pas  feulement  l'Idée  d'un  Etre 
penfant  &  raifonnable,  maisauiïi  celle  d'un  Corps  formé  de  telle  &  de  telle 
manière  qui  eft  joint  à  cet  Etre.  Or  fi  c'eft  là  l'idée  d'un  Homme ,  le  mê- 
me Corps  formé  de  parties  fucceffives  qui  ne  fe  diiïipent  pas  toutes  à  la  fois, 
doit  concourir  aufli  bien  qu'un  même  Eiprit  Immatériel  à  faire  le  même 
homme. 

§.  9.  Cela  pofé,  pour  trouver  en  quoi  confifte  X Identité  perfonnelle,  il 
faut  voir  ce  qu'emporte  le  mot  de  Perfonne.  C'eft,  à  ce  que  je  croi,  un 
Etre  penfant  &  intelligent ,  capable  de  raifon  &  de  réflexion,  &  qui  fe 
peut  confiderer  foi-même  comme  le  même,  comme  une  même  chofe  qui 
penfe  en  différens  temps  &  en  différens  lieux;  ce  qu'il  fait  uniquement  par 
le  fentiment  qu'il  a  de  fes  propres  actions,  lequel  eft  infeparable  delapen- 
fée,  &  lui  eft,  ce  me  femble,  entièrement  effentiel,  étant  impoiïible  à 
quelque  Etre  que  ce  foit  d'appercevoir ,  fans  appercevoir  qu'il  apperçoit. 
Lorfque  nous  voyons,  que  nous  entendons,  que  nous  flairons,  que  nous 
goûtons,  que  nous  fentons ,  que  nous  méditons ,  ou  que  nous  voulons  quel- 
que chofe  ,  nous  le  connoifïons  à  mefure  que  nous  le  faifons.  Cette  con- 
r.oiflance  accompagne  toujours  nos  Senfations  &  nos  perceptions  préfentes  ; 
&  c'eft  par-là  que  chacun. eft  à  lui-même  ce  qu'il  appelle  foi-même.  On  ne 
confidére  pas  dans  ce  cas  fi  le  même  (  1  )  Soi  eft  continué  dans  la  même 
Subftance,  ou  dans  diverfjs  Subftances.  Car  puifque  la(  2  )  con-feience  ac- 
compagne toujours  la  penfée,  &  que  c'eft  là  ce  qui  fait  que  chacun  eft  ce 

qu'il 


Ci)  Le  A/o; <3e Mr.  P4/ïj/m'autorife  en  quel- 
que manière  à  mefervirdu  mot  foi,  foi-mime, 
pour  exprimer  ce  fentiment  que  chacun  a  en 
lui-même  qu'il  eft  le  même;  ou  pour  mieux  di- 
re, j'y  fuis  obligé  par  une  néceffité  indifpenfa- 
ble,  car  je  ne  faurois  exprimer  autrement  le 
fens  de  mon  Auteur  qui  a  pris  la  même  liberté 
dans  fa  Langue.  Les  Périphrafes  que  je  pour- 
rois  emplover  dans  cette  occafion,  embarra  fe- 
raient le  Difcours,  &  le  rendraient  peut-être 
tout-à-fàit  inintelligible. 

0)  Le  mot  Anglois  eft  confeiousnefs  qu'on 
pourrait  exprimer  en  La'in  p^r  celui  de  ton. 
Je'unùa  ,  fi  fumatur  pro  aSîu  Ulo  komtnts  q::o  fibi 
efl  covfcius.  Et  c'eft  en  ce  fens  que  les  Latins 
ont  Couvent  employé  ce  mot,  témoin  cet  en- 
droit ce  Ciceron  (Epift.  ad.  Famil.  Lib  VI. 
hpifl.  4.  )  Contcientia  reïït  -voluntaùs  maxïma 
çonfilatio  ejl  rerum  incommo.i&rum.    En  Fran- 


çois nous  n'avons  à  mon  avis  que  les  mots  de 
fentiment  &  de  conviftion  qui  répondent  en 
quelque  forte  à  cette  idée.  Mais  en  plufieivrj 
endroits  de  ce  Chapitre  ils  ne  peuvent  qu'expri- 
mer fort  imparfaitement  la  penfée  de  Mr.  Lockt 
qui  fait  abfolument  dépendre  Xldenr.ti  fer  on- 
r.ellt  de  cet  aifte  de  l'Homme  quo  (Ht  efl  cot> 
faut.  J'ai  appréhendé  que  tous  les  raifonne- 
mens  que  l'Auteur  fait  fur  cette  matière,  ne 
fuflent  entièrement  perdus,  fi  je  me  fervo;sen 
certaines  renconttes  du  mot  de  fentiment  pour 
exprimer  ce  qu'il  eritendparc<;»/aiî</j72r/j&  que 
je  viens  d'expliquer.  Après  avoir  longé  quel- 
que temps  aux  moyens  de  remédier  à  cet  in- 
convénient, je  n'en  ai  point  trouvé  de  meilleur 
que  de  me  fervir  du  terme  de  Confcw  ce  pour 
exprimer  cet  aéte  même.  C'eft  pourquoi  j'.uirai 
foin  de  le  faire  imprimer  en  itslique ,  afin  que 
le  Lecleur  fe  fouvienne  d'y  attacher  toujours 

cet- 


&  Dwerfité.  Liv.  II. 


2-6.$ 


qu'il  nomme  foi-même ,  &  par  où  il  fe  diftingue  de  toute  autre  chofe  penfan-  Chap. 
te:  c'eft  auffi  en  cela  feul  que  confifte  l'Identité  pet formelle ,  ou  ce  qui  fait  XXVII. 
qu'un  Etre  raifonnable  eft  toujours  le  même.  Et  auffi  loin  que  cette  con- 
fcience  peut  s'étendre  fur  les  actions  ou  les  penfées  déjà  pafTées,  auffi  loin  s'é- 
tend l'Identité  de  cette  Perfonne:  le  foi  eft  préfentement  le  même  qu'il  étoit 
alors  ;  &  cette  action  paffée  a  été  faite  par  le  même  foi  que  celui  qui  fêla 
remet  à  préfent  dans  l'Efprit. 

§.  10.  Mais  on  demande  outre  cela,  fi  c'eft  précifément  &  abfolument  l»  cm-fàan 
la  même  Subftance.  Peu  de  gens  penferoient  être  en  droit  d'en  douter,  li  pa«roimcUe! é 
les  perceptions  avec  la  con-feience  qu'on  en  a  en  foi-même  ,  fe  trouvoient 
toujours  préfentes  à  l'Efprit,  par  où  la  même  Chofe  penfante  feroit  toujours 
feiemment  préfente ,  &,  comme  on  croirait,  évidemment  la  même  à  elle- 
même.  Mais  ce  qui  femble  faire  de  la  peine  dans  ce  point,  c'eft  que  cette 
con-feience  eft  toujours  interrompue  par  l'oubli ,  n'y  ayant  aucun  moment 
dans  notre  vie  ,  auquel  tout  l'enchaînement  des  aclions  que  nous  avons  ja- 
mais faites,  foit  préfent  à  notre  Efprit;  c'eft  que  ceux  qui  ont  le  plus  de 
mémoire  perdent  de  vue  une  partie  de  leurs  actions ,  pendant  qu'ils  confi- 
derent  l'autre  ;  c'eft  que  quelquefois,  ou  plutôt  la  plus  grande  partie  déno- 
ue vie,  au  lieu  de  réfléchir  fur  notre  foi  paffé,  nous  fommes  occupez  de  nos 
penfées  préfentes ,  &  qu'enfin  dans  un  profond  fommeil ,  nous  n'avons  ab- 
iuiument  aucune  penfée,  ou  aucune  du  moins  qui  foit  accompagnée  de  cet- 
te 


cette  idée.  Et  pour  faire  qu'on  diftingue  encore 
mieux  cette  lignification  d  avec  celle  qu'on  don- 
ne ordinairement  a  ce  mot,  il  m'eft  venu  dans 
l'efprit  un  expédient  qui  paraîtra  d'abord  ridi- 
cule à  bien  des  gens,  mais  qui  fera  au  goût  de 
plulicurs  autres,  fi  je  ne  me  trompe,  c'eft 
d'écrire  conscience  en  deux  mots  joints  par  un 
tiret,  de  cette  manière,  con-fetence.  Mais, 
dira-t-on,  voila  une  étrange  licence,  de  dé- 
tourner un  mot  4e  fa  lignification  ordinaire  , 
pour  lui  en  attribuer  une  qu'on  nelui  a  jamais 
donnée  dans  notre  Langue.  A  cela  je  n'ai 
rien  à  répondre.  Je  fuis  choqué  moi-même 
de  la  liberté  que  je  prens ,  &  peut-être  ferois- 
je  des  premiers  à  condamner  un  autre  berivain 
qui  aurait  eu  recours  à  un  tel  expédient.  Mais 
j'aurois  tort,  cerne  femble,  fi  après  m'être 
misa  la  place  de  cet  Ecrivain,  je  trouvois  enfin 
qu'il  ne  pouvoit  fe  tirer  autrement  d'affaire. 
C'e't  à  quoi  je  fouhaite  qu'on  faife  reflexion, 
avant  que  de  décider  fi  j'ai  bien  ou  mal  fait. 
J'avoue  que  dans  un  Ouvrage  qui  ne  feroit  pas 
comme  celui-ci ,  de  pur  raisonnement ,  une 
pareille  liberté  feroit  tout-à-fai:  inexcufable. 
Mais  dans  un  DifcoursPhilofophique  non  feu- 
lement on  peut,  mais  on  doit  employer  des 
mo's  nouveaux,  ou  hors  d'ufage,  lorfquon 
n  i  n  a  point  qui  expriment  l'idée  f-récife  de 
1  Auteur.    Se  faire  un  fcrupule  d'ufer  de  cette 


liberté  dans  un  pareil  cas,  ce  feroit  vouloir 
perdre  ou  affoiblir  un  raifonnement  de  gayeté 
de  cœur;  ce  qui  feroit,  à  mon  avis,  une 
delxatefTe  fort  mal  pl.icée.  J'entens , lorfquon 
y  eft  réduit  par  une  néceffité  indifpenfable ,  qui 
eft  le  cas  où  je  me  trouve  dans  cette  occafion, 
fi  je  ne  me  trompe.  Je  vois  enfin  que  j'aurois 
pu  fans  tant  de  façon  employer  le  mot  de 
confeience  dans  le  fens  que  M.  Locke  l'a  em- 
ployé dans  ce  Chapitre  &  ailleurs ,  puifqu'un 
de  nos  meilleurs  Ecrivains ,  le  fameux  Fére 
Malebr  anche, r\z  pas  fait  difficulté  de  s'en  fervir 
dans  ce  même  fens  en  plufieurs  endroits  delà 
Recherche  de  la  Vérité.  Après  avoir  remarqué 
dans  le  Chap.  VII.  du  troifiéme  Livre,  qu'il 
faut  ditlinguer  quatre  manières  de connoîire les 
chofes ,  il  dit  que  la  troifiéme  eft  de  les  connjitrt 
par  confeience  ou  far  fentiment  intérieur.  Senti- 
ment interieur&c  confeience  font  donc, félon  lui, 
des  termes  fynonymes.  On  connoit  far  con- 
feience ,  dit- il  un  peu  plus  bas,  toutes  les  chofes 

qui  ne  font  f  oint  ditlinguées  de  foi. Nous 

ne  connoiffons  point  notre  Ame  ,  dit-il  encore , 
far  fon  idée ,  nous  ne  la  connoiffons  que  far  con- 
feience. —  La  Confeience  que  nous  avons  de  nous- 
mêmes  ne  nous  montre  que  la  moindre  fartie  de 
notre  Etre.  Voilà  qui  iuffit  pour  faire  voir  en 
quel  fens  j'ai  employé  le  mot  de  confeience ,  & 
pour  en  autoril'er  l'uiage. 
Ll 


2 66  Ce  que  c'eft  qu'Identité, 

Chip.  te  con-fcience  qui  eft  attachée  aux  penfées  que  nous  avons  en  veillant.     Com- 

XX'vU.  me,  dis-je,  dans  tous  ces  cas  le  fentiment  que  nous  avons  de  nous-mêmes 

eft  interrompu ,  &  que  nous  nous  perdons  nom-mêmes  de  vûë  par  rapport 
au  pailé,  on  peut  douter  fi  nous  fommes  toujours  la  même  Chofe  f  enfante , 
c'efl-à-dire,  la  même  Subflance,  ou  non.     Lequel  doute,  quelque  raifon- 
nable  ou  déraifonnable  qu'il  foit ,  n'interefle  en  aucune  manière  X Identité 
perfonmlle.     Car  il  s'agit  de  favoir  ce  qui  fait  la  même  per/onne ,  &  non  li 
c'eft  précifément  la  même  Subftance  qui  penfe  toujours  dans  la  même  perfon- 
ne ,  ce  qui  ne  fait  rien  dans  ce  cas  :  parce  que  différentes  Subftances  peuvent 
être  unies  dans  une  feule  perfonne  par  le  moyen  de  la  même  con-fcience  à  la- 
quelle ils  ont  part,  tout  ainfi  que  différens  Corps  font  unis  par  la  même  vie 
dans  un feul  animal,  dont  X Identité  eft  confervée  parmi  le  changement  de 
Subftances ,  à  la  faveur  de  l'unité  d'une  même  vie  continuée.     En  effet , 
comme    c'eft    la   même  con-fcience  qui  fait  qu'un  homme  eft  le  même  à 
lui-même,  X Identité  perfonmlle  ne  dépend  que  de  là,  foit  que  cette  con- 
fcience  ne  foit  attachée  qu'à  une  feule  Subftance  individuelle ,  ou  qu'elle 
puilîè  être  continuée  dans  différentes  Subftances  qui  fe  fuccedent  l'une  à 
l'autre.     En  effet,  tant  qu'un  Etre  intelligent  peut  repeter  en  foi-même 
l'idée  d'une  action  paffée  avec  la  même  con-fcience  qu'il  en  avoiteu  première- 
ment, &  avec  la  même  qu'il  a  d'une  action  préfente,  jufque-là  il  eft  le  mê- 
me foi.     Car  c'eft  par  la  con-fcience  qu'il  a  en  lui-même  de  fes  penfées  &de 
fes  actions  préfentes  qu'il  eft  dans  ce  moment  le  même  à  lui-même;  &  par  la 
même  raifon  il  fera  le  même  foi,  aufïi  long-temps  que  cette  con-fcience  peut 
s'étendre  aux  actions  paffées  ou  à  venir  :  de  forte  qu'il  ne  fauroit  non  plus 
être  deux  Perfonnes  par  la  diftance  des  temps,  ou  par  le  changement  de 
Subflance,  qu'un  homme  être  deux  hommes,  parce  qu'il  porte  aujourd'hui 
un  habit  qu'il  ne  portoit  pas  hier,  après  avoir  dormi  entre-deux  pendant  un 
long  ou  un  court  efpace  de  temps.     Cette  même  con-fcience  réunit  dans  la 
même  Perfonne  ces  actions  qui  ont  exifté  en  différens  temps,  quelles  que 
foient  les  Subftances  qui  ont  contribué  à  leur  production. 
vidntite  ftr.  §•   ii.  Que  cela  foit  ainfi,  nous  en  avons  une  efpèce  de- démonftration 

ftrmtitt  fubfifte     jang  notre  propre  Corps ,  dont  toutes  les  particules  font  partie  de  nous- 

«l-ins  le  charge-  ,  r-    ,  f  ,.  ,  t-  r  ■  r  .     .  r       .  , 

ment  des  mêmes ,  cett-a-dire,  de  cet  Etre  peinant  qui  le  reconnoit  intérieurement  le 

SuttUaces.  même,  tandis  que  ces  particules  font  vitalement  unies  à  ce  même  foi  pen- 

iànt,  de  forte  que  nous  fentons  le  bien  ou  le  mal  qui  leur  arrive  par  l'attou- 
chement <3u  par  quelque  autre  voye  que  ce  foit.  Ainfi  les  Membres  du 
Corps  de  chaque  homme  font  une  partie  de  lui-même:  il  prend  part  &  eft 
interefle  à  ce  qui  les  touche.  Mais  qu'une  main  vienne  à  être  coupée,  & 
par-là  feparée  du  fentiment  que  nous  avions  du  chaud,  du  froid,  &  des  au- 
tres affections  de  cette  main,  dès  ce  moment  elle  n'eft  non  plus  une  partie 
de  ce  que  nous  appelions  nous-mêmes,  que  la  partie  de  Matière  qui  eft  la  plus 
éloignée  de  nous.  Ainfi  nous  voyons  que  la  Subftance  dans  laquelle  con- 
fiftoit  le  foi  perfonnel  en  un  temps,  peut  être  changée  dans  un  autre  temps, 
fans  qu'il  arrive  aucun  changement  à  X Identité  perfonmlle  :  car  on  ne  doute 
point  de  la  continuation  de  la  même  Perfonne,  quoi  que  les  membres  qui 
en  faifoienc  partie  il  n'y  a  qu'un  moment,  viennent  à  être  retranchez. 

§.  12.  Mais 


&  Diverjît/.  Liv.  II.  167 

^,  12.  Mais  la  Queftion,  eft,  fi  la  même  Subftance  qui  penfe,  étant  chan-  Chap. 
gée,  la  Perfonne  peut  être  la  même ,  ou  fi  cette  Subftance  demeurant  la  même,  XXVII. 
il  peut  y  avoir  différentes  Per formes.  s>  «lle  <ubfift« 

»'"•'•*'  i"  1  r  •     a  /-~.       n  •  dans  le  chance- 

A  quoi  je  répons  en  premier  heu,  que  cela  ne  lauroit  être  une  Queihon  ment  des 
pour  ceux  qui  font  confifter  la  penfée  dans  une  conftitution  animale,  pure-  subftanccs  pe». 
ment  matérielle,  fansqu'uneSubftancehnmaterielley  ait  aucune  part.  Car 
que  leur  fuppolition  foit  vraye  ou  faulTe,  il  eft  évident  qu'ils  conçoivent 
que  l'Identité  perfonnclle  ell  çonfervée  dans  quelque  autre  chofe  que  dans 
l'Identité  de  Subfiance,  tout  de  même  que  l'Identité  de  l'Animal  eft  çon- 
fervée dans  une  Identité  de  vie  &  non  de  Subftance.  Et  par  conféquent, 
ceux  qui  n'attribuent  la  penfée  qu'à  une  Subftance  immatérielle,  doivent 
montrer  ,  avant  que  de  pouvoir  attaquer  ces  premiers,  pourquoi  X Identité 
perfonnclle  ne  peut  être  çonfervée  dans  un  changement  de  Subfiances  imma- 
térielles, ou  dans  une  variété  de  Subfiances  particulières  immatérielles, 
aulîi  bien  que  X Identité  animale  feconferve  dans  un  changement  de  Subftan- 
ces  matérielles,  ou  dans  une  variété  de  Corps  particuliers;  à  moins  qu'ils  ne 
veuillent  dire  qu'un  feul  Efprit  immatériel  fait  la  même  vie  dans  les  Brutes, 
comme  un  feul  Efprit  immatériel  fait  la  même  perfonne  dans  les  Hommes , 
ce  que  les  Carteficus  au  moins  n'admettront  pas,  de  peur  d'ériger  aulli  les 
Bêtes  Brutes  en  Etres  penfans. 

g.  13.  Mais,  fuppofé  qu'il  n'y  ait  que  des  Subfiances  immatérielles,  qui 
penfent,  je  dis  fur  la  première  partie  de  la  Queftion,  qui  eft,  fi  la  même 
Subftance  pen faute  étant  changée ,  la  Perfonne  peut  être  la  même  ;  je  répons , 
dis-je,  qu'elle  ne  peut  être  réfoluë  que  par  ceux  qui  favent  quelle  eft  l'efpè- 
cede  Subftance  qui  penfe  en  eux,  &  fi  la  con-Jcience  qu'on  a  de  fes  actions 
paffées,  peut  être  transférée  d'une  Subftance  penfante  à  une  autre  Subftan-  : 
ce  penfante.  Je  conviens,  que  cela  ne  pourroitfe  faire,  fi  cette çon-feience 
étoit  une  feule  &  même  action  individuelle.  Mais  comme  ce  n'eft  qu'une 
repréfentation  actuelle  d'une  action  pallee ,  il  refte  à  prouver  comment  il 
n'eft  pas  poffible  que  ce  qui  n'a  jamais  été  réellement,  puiiîe  être  repré- 
fenté  à  l'Efprit  comme  ayant  été  véritablement.  C'eft  pourquoi  nous  au- 
rons de  la  peine  à  déterminer  jufques  où  le  *  fentiment  des  aérions  paffées  *  Confà  «nufl, 
eft  attaché  à  quelque  Agent  individuel,  en  forte  qu'un  autre  Agent  ne 
puifle  l'avoir ;^ il  nous  fera,  dis-je,  bien  difficile  de  déterminer  cela,  juf- 
qu'à  ce  que  nous  connoiiïions  quelle  efpèce  d'Actions  ne  peuvent  être  faites 
fans  un  Aéle  réfléchi  de  perception,  qui  les  accompagne,  &  comment  ces 
fortes  d'actions  font  produites  par  des  Subfiances  penfantes  qui  ne  fauroienc 
penfer  fans  en  être  convaincues  en  elles-mêmes.  Mais  parce  que  ce  que 
nous  appelions  la  même  con-fcier.ce  n'eft  pas  un  même  A£te  individuel,  il 
n'eft  pas  facile  de  s'affùrer  par  la  nature  des  chofes ,  comment  une  Subftan- 
ce intellectuelle  ne  fauroit  recevoir  la  repréfentation  d'une  chofe  comme  lai- 
te par  elle-même,  qu'elle  n'auroit  pas  faite,  mais  qui  peut-être  auroit  été 
faite  par  quelque  autre  Agent,  tout  aulfi  bien  queplufieursrepréfentations 
eo  fonge,  que  nous  regardons  comme  véritables  pendant  que  nous  fongeons. 
Et  jufques  à  ce  que  nous  connoiffions  plus  clairement  la  nature  des  Subftan- 
ees  penfantes,  nous  n'aurons  point  de  meilleur  moyen  pour  nous  aflùrer  que 

L  1  2  ce- 


1 68  Ce  que  c'ejl  qu'Identité, 

Ciup  cela  n'eft  point  ainfi  ,  que  de  nous  en  remettre  à  la  Bonté  de  Dieu:  cafau- 

\Xvil  tant  que  la  félicité  ou  la  mifére  de  quelqu'une  de  fes  créatures  capables  de 

fentiment,  fe  trouve  intereffée  en  cela,  il  faut  croire  que  cet  Etre  fupréme 
dont  la  Bonté  eft  infinie ,  ne  tranfportera  pas  de  l'une  à  l'autre  en  confé- 
quence  de  l'erreur  où  elles  pourroient  être,  le  fentiment  qu'elles  ont  de 
leurs  bonnes  ou  de  leurs  mauvaifes  actions,  qui  entraîne  après  lui  la  peine 
ou  la  recompenfe.  Je  laiffe  à  d'autres  à  juger  jufqu'où-  ce  raifonnement 
peut  être  preffé  contre  ceux  qui  font  confifter  la  Penfée  dans  un  affemblage 
d'Efprits  Animaux  qui  font  dans  un  flux  continuel.  Mais  pour  revenir  à 
la  Queftion  que  nous  avons  en  main,  on  doit  reconnoître  que  fi  la  même 
con-fc'.ence ,  qui  eft  une  chofe  entièrement  différente  de  la  même  figure  ou 
du  même  mouvement  numérique  dans  le  Corps ,  peut  être  tranfportée  d'u- 
ne Subftance  penfante  à  une  autre  Subftance  penfante,  il  fe  pourra  faire 
que  deux  Subftances  penfantes  ne  confti tuent  qu'une  feule  perfonne.  Car 
X  Identité  pcrfoimelle  eft  confervée,  dès  là  que  la  même  con-fcience  eftpréfer- 
vée  dans  la  même  Subftance,  ou  dans  différentes  Subftances. 

§.  14.  Quant  à  la  féconde  partie  de  la  Queftion,  qui  eft,  Si  la  même 
Subfla, -.ce  immatérielle  reftant,  il  peut  y  avoir  deux  Perfonnes  dijlincles;  elle 
me  paroît  fondée  fur  ceci,  [avoir ,  fi  le  même  Etre  immatériel  convaincu 
en  lui-même  de  fes  actions  paffées ,  peut  être  tout-à-fait  dépouillé  de  tout 
fentiment  de  fon  exiftence  paffée,  &  le  perdre  entièrement,  fans  le  pou- 
voir jamais  recouvrer;  de  forte  que  commençant,  pour  ainfi  dire,  un  nou- 
veau compte  depuis  une  nouvelle  période,  il  aît  une  con-fcience,  qui  ne 
puiffe  s'étendre  au  delà  de  ce  nouvel  état.  Tous  ceux  qui  croyent  la  pré- 
exiftence  des  Ames ,  font  vifiblement  dans  cette  penfée ,  puifqu'ils  recon- 
noiflent  que  l'Ame  n'a  aucun  refte  de  connoiffance  de  ce  qu'elle  a  fait  dans 
l'état  où  elle  a  préexifté,  ou  entièrement  feparée  du  Corps,  ou  dans  un 
autre  Corps.  Et  s'ils  faifoient  difficulté  de  l'avouer ,  l'Expérience  feroit 
vifiblement  contre  eux.  Ainfi,  Y  Identité  perfonnelle  ne  s 'étendant  pas  plus 
loin  que  le  fentiment  intérieur  qu'on  a  de  fa  propre  exiftence,  un  Efprit 
préexiftant  qui  n'a  pas  paffé  tant  de  fiécles  dans  une  parfaite  infenfibilité , 
doit  néceffairement  conftituer  différentes  perfonnes.  Suppofez  un  Chré- 
tien Platonicien  ou  Pythagoricien  qui  fe  crût  en  droit  de  conclurre  de  ce  que 
Dieu  auroit  terminé  le  feptiéme  jour  tous  les  Ouvrages  de  la  Création,  que 
fon  Ame  a  exifté  depuis  ce  temps-là ,  &  qu'il  vînt  à  s'imaginer  qu'elle  au- 
roit paffé  dans  différens  Corps  Humains,  comme  un  homme  que  j'ai  vu, 
qui  étoit  perfuadé  que  fon  Ame  avoit  été  l'Ame  de  Socrate;  (je  n'examine- 
rai point  fi  cette  prétenfion  étoit  bien  fondée,  mais  ce  que  je  puis  aflurer 
certainement,  c'eft  que  dans  le  pofte  qu'il  a  rempli,  &  qui  n'étoit  pas  de 
petite  importance  ,  il  a  paffé  pour  un  homme  fort  raifonnable  ;  Se  il  a  paru 
par  fes  Ouvrages  qui  ont  vu  le  jour,  qu'il  ne  manquoit  ni  d'efpritni  defa- 
voir)  cet  homme  ou  quelque  autre  qui  crut  la  Tranfrnigration  des  Ames, 
diroit-il  qu'il  pourroit  être  la  même  perfonne  que  Socrate,  quoi  qu'il  ne 
trouvât  en  lui-même  aucun  fentiment  des  actions  ou  des  penfées  de  Socrate? 
Qu'un  homme,  après  avoir  refléchi  fur  foi-même,  conclue  qu'il  a  en  lui- 
même  une  Ame  immatérielle  qxù  eft  ce  qui  penfe  en  lui,  &  le  fait  être  le 

me- 


&  Divcrjite.  Liv.  II.  x5r> 

même,  clans  le  changement  continuel  qui  arrive  à  fon  Corps,  &  quec'eft-  Chap. 
là  ce  qu'il  appel  le  foi-même:  Qu'il  fuppofe  encore ,  que  c'eft  la  meme  Ame  XXVU, 
qui  étoit  dans  Neftor  ou  dans  Therfite  au  fiege  de  Troye;  car  les  Ames  étant 
indifférentes  à  l'égard  de  quelque  portion  de  Matière  que  cefoit,  autant 
que  nous  le  pouvons connoître  par  leur  nature,  cette fuppofition  ne  renfer- 
me aucune  abfurdité  apparente,  &  par  conféquent  cette  Ame  peut  avoir 
été  alors  aulîi  bien  celle  de  Neftor  ou  de  Therfite,  qu'elle  eft préfentement 
celle  de  quelque  autre  homme.  Cependant  fi  cet  homme  n'a  préfentement 
aucun  *  fentiment  de  quoi  que  ce  foit  que  Neftor  ou  Therfite  ait  jamais  fait  *  Ou  m-fàtmq 
eu  penfé  ;  conçoit-il,  ou-  peut-il  concevoir  qu'il  eft  la  même  perfonne  que 
Neftor  ou  Therfite  ?  Peut-il  prendre  part  aux  actions  de  ces  deux  anciens 
Grecs"?  Peut-il  fe  les  attribuer,  ou  penfer qu'elles'foient  plutôt  fes  propres 
Actions  que  celles  de  quelque  autre  homme  qui  ait  jamais  exifté?  Il  eft  vi- 
fible  que  le  fentiment  qu'il  a  de  fa  propre  exiftence ,  ne  s'étendant  à  aucu- 
ne des  aérions  de  Neftor  ou  de  Therfite,  il  n'eft  pas  plus  une  même  perfon- 
ne avec  l'un  des  deux,  que  fi  l'Ame  ou  l'Efprit  immatériel  qui  eft  préfente- 
ment en  lui,  avoit  été  créé,  &  avoit  commencé  d'exifter,  lorfqu'il  com- 
mença d'animer  le  Corps  qu'il  a  préfentement;  quelque  vrai  qu'il  fût  d'ail- 
leurs que  le  même  Efprit  qui  avoit  animé  le  Corps  de  Neftor  ou  de  Ther- 
fite, étoit  le  meme  en  nombre  que  celui  qui  anime  le  fien  préfentement. 
Cela,  dis-je,  ne  contribueroit  pas  davantage  à  le  faire  la  même  perfonne  que 
Neftor,  que  fi  quelques-unes  des  particules  de  matière  qui  une  fois  ont  fait 
partie  de  Neftor,  étoient  à  préfent  une  partie  de  cet  homme-là:  car  la  mê- 
me Subftance  immatérielle  fans  la  meme  con-feience  ,  ne  fait  non  plus  la  mê- 
me perfonne  pour  être  unie  à  tel  ou  tel  Corps,  que  les  mêmes  particules  de 
matière  unies  à  quelque  Corps  fans  une  eon-feience  commune,  peuvent  faire 
la  même  perfonne.  Mais  que  cet  homme  vienne  à  trouver  en  lui-même 
que  quelqu'une  des  a  étions  de  Neftor  lui  appartient  comme  émanée  de  lui- 
même  ,  il  fe  trouve  alors  la  meme  perfonne  que  Neftor. 

§.  15.  Et  par-là  nous  pouvons  concevoir  fans  aucune  peine  ce  qui  à  la 
Refurrection  doit  faire  la  même  perfonne,  quoi  que  dans  un  Corps  qui  n'ait 
pas  exactement  la  même  forme  &  les  mêmes  parties  qu'il  avoit  dans  ce  Mon- 
de ,  pourvu  que  la  même  con-feience  fe  trouve  jointe  à  l'Efprit  qui  l'anime. 
Cependant  l'Ame  toute  feule  ,  le  Corps  étant  changé,  peut  à  peine  fuffire 
pour  faire  le  même  homme,  horfmis  à  l'égard  de  ceux  qui  attachent  toute 
l'effence  de  l'Homme  à  l'Ame  qui  eft  en  lui.  Car  que  l'Ame  d'un  Prince: 
accompagnée  d'un  fentiment  intérieur  de  la  vie  de  Prince  qu'il  a  déjà  me- 
née dans  le  Monde,  vînt  à  entrer  dans  le  Corps  à' nn  Savetier ,  auffitotque 
l'Ame  de  ce  pauvre  homme  auroit  abandonné  fon  Corps,  chacun  voit  que 
ce  feroit  la  même  perfonne  que  le  Prince ,  uniquement  refponfable  des  ac- 
tions qu'elle  auroit  fait  étant  Prince.  Mais  qui  voudrait  dire  queceferoit 
k  même  homme  1  Le  Corps  doit  donc  entrer  auffi  dans  ce  qui  conftitue 
l'Homme  ;  &  je  m'imagine  qu'en  ce  cas-là  le  corps  détermineroit 
i' Homme,  au  jugement  de  tout  le  monde;  &  que  l'Ame  accompagnée  de 
toutes  les  penfées  de  Prince  qu'elle  avoit  autrefois,  ne  conftituerok  pas 
un  autre  homme.  Ce  feroit  toujours  le  même  Savetier,  dans  l'opinion  de 

Ll  c>  cha- 


2,70  Ce  que  c'eft  qu'Identité, 

CtîAP.  chacun,  (1)  lui  feul  excepté.   Je  fai  que  dans  le  Langage  ordinaire  h  ml- 

XX  VII  me  fer  forme,  Se  le  même  homrr.e  lignifient  une  feule  &  même  chofe.  A  la 
vérité,  il  lera  toujours  libre  à  chacun  de  parler  comme  il  voudra,  &  d'at- 
tacher tels  fons  articulez  à  telles  idées  qu'il  jugera  à  propos ,  &  de  les 
changer  auffi  fouvent  qu'il  lui  plairra.  Mais  lorsque  nous  voudrons  recher- 
cher ce  que  c'efl  qui  fait  le  même  Efprit ,  le  même  homme ,  ou  la  même  per- 
fonne ,  nous  ne  faurions  nous  dispenfer  de  fixer  en  nous-mêmes  les  idées 
d' Efprit ,  $  Homme  &  de  Perfonne;  &  après  avoir  ainfi  établi  ce  que  nous 
entendons  par  ces  trois  mots,  il  ne  fera  pas  mal-aifé  de  déterminer  à  l'égard 
d'aucune  de  ces  chofes  ou  d'autres  femblables ,  quand  c'eft  qu'elle  eft ,  ou 
n'eft  pas  la  même. 
„   r.    ,.      , ..      (\    16.  Mais  quoi  que  la  même  Subftance  immatérielle  ou  la  même  Ame 

L.a  LôHjctenct  lait  y*  *■         t*      1  n_*  i'tt  »  »    il    "  n  *"  '  *o"j 

u  mime  fer/a™.    ne  fuftile  pas  toute  feule  pour  conltituer  1  Homme,  ou  quelle  ioit,cxdans 
quelque  état  qu'elle  exifte;  il  eft  pourtant  vifible  que  la  con-Jcïence,  auffi 
loin  qu'elle  peut  s'étendre ,  quand  ce  feroit  jufqu'aux  fiécles  paiïéz ,  réunie 
dans  une  même  perfonne  les  exifences  &  les  actions  les  plus  éloignées  par  le 
temps, tout  de  même  qu'elle  unit  l'exiitence  &  les  actions  du  moment  im- 
médiatement précèdent;  de  forte  que  quiconque  a  une  con-feience ,  un  fenti- 
ment  intérieur  de  quelques  actions  préfentes  &  paffées ,    eft  la  même  per- 
fonne à  qui  ces  actions  appartiennent.  Si  par  exemple,  je  f entais  également 
en  moi-même,  que  j'ai  vu  l'Arche  &  le  Déluge  de  Noé ,  comme  je  feus 
que  j'ai  vu,  l'hyver  paffé,  l'inondation  de  la  Tamife,ou  que  j'écris  présen- 
tement, je  ne  pourrois  non  plus  douter,  que  le  Moi  qui  écrit  dans  ce  mo- 
ment, qui  a  vu,  l'hyver  pafie,  inonder  la  Tamife,  &  qui  a  été  préfent  au 
Déluge  Univerfel,  ne  fût  le  même  foi ,  dans  quelque  Subftance  que  vous 
mettiez  ce  foi,  que  je  fuis  certain,  que  moi  qui  écris  ceci,  fuis,  à  préfent 
que  j'écris,  le  même  moi  que  j'étois  hier,  foit  que  je  fois  tout  compofé  ou 
non  de  la  même  Subftance  matérielle  ou  immatérielle.     Car  pour  être  le 
même  foi,  il  eft  indiffèrent  que  ce  même  foi  foit  compofé  de  la  mente 
Subftance,  ou  de  différentes  Subftances;  car  je  fuis  autant  interelïé,  & 
auffi  juftement  refponfable  pour  une  action  faite  il  y  a  mille  ans,  qui  m'eft 
préfentement  adjugée  par  cette  (2)  confeience  que  j'en  ai  comme  ayant  été 
faite  par  moi-même,  que  je  le  fuis  pour  ce  que  je  viens  de  faire  dans  le  mo- 
ment précèdent. 
u  Soi  dépend  de      §.  17.  Le  foi  eft  cette  chofe  penfante ,  intérieurement  convaincue  de  fts 
l*e«a/B««.j       propres  actions  (de  quelque  Subftance  qu'elle  foit  formée,  foit  fpiriiuelle 
ou  matérielle,  fimple  ou  compofée,  il  n'importe)  qui  fent  du  plailir  &  de 
la  douleur,  qui  eft  capable  de  bonheur  ou  de  mifére,  &  par-là  eft  intereffée 
pour  foi-même,  aufli  loin  que  cette  confeience  peut  s'étendre.  Ainfi  chacun 

éprouve 

(0  Si  lui  fcul  doit  être  excepté,  &  qu'on  point  le  n.ême  Savetier,    c'eft  donc  un  autre 

convienne  qu'il  fait  mieux  que  perlonne  quil  homme. 

n'eft  pas  le  mime  Savetier,  ce  qu'on  ne  fau-  (2)  Selfcenfc'wifneff:  mot  expreflïf  en  An- 

loit  nier.,   il  ferhble  qu'ici  cet  exemple   eft  glois  qu'on  ne  fauroit  rendre  en  François  dans 

beaucoup  plus  propre  à  brouiller  le  point  en  toute  l'a  force.    Je  le  mets  ici  en  faveur  de 

queftion  qu'à  Pédaircir.   Car  puisqu'en  effet,  ceux  qui  entendent  l'Anglois. 
U  de  l'aveu  de  M.  Locke-,  cet  homme  n'e 


&  Diverfité.  Liv.  II.  171 

éprouve  tous  les  jours,  que,  tandis  que  fon  petit  doigt  eft  compris  fous  Chap.' 
cette  con-feience ,  il  fait  autant  partie  de  foi-même ,  que  ce  qui  y  a  le  plus  de  XX  VIL 
part.  Et  fi  ce  petit  doigt  venant  à  être  ïèparé  du  relie  du  Corps,  cette  con- 
feience  accompagnoit  le  petit  doigt,  &  abandonnoit  le  refte  du  Corps ,  il 
eft  évident  que  le  petit  doigt  ferait  la perfonne ,  la  même  perfonne;&  qu'alors 
le /m  n'aurait  rien  à  démêler  avec  le  refte  du  Corps.  Comme  dans  ce  cas 
ce  qui  fait  la  même  perfonne  &  conftituë  ce  foi  qui  en  eft  inféparable,  c'eft 
la  confeience  qui  accompagne  la  Subftance  lorsqu'une  partie  vient  à  être  fe- 
paree  de  l'autre;  il  en  eft  de  même  par  rapport  aux  Subftances  qui  font 
éloignées  par  le  temps.  Ce  à  quoi  la  con-feience  de  cette  préfente  chofe  pu- 
faute  fe  peut  joindre,  fait  la  même  perfonne  &  le  même  foi  avec  elle,  & 
non  avec  aucune  autre  chofe;  «Srainfi  il  reconnoit.&  s'attribue  à  lui-même 
toutes  les  a&ions  de  cette  chofe  comme  des  actions  qui  lui  font  propres, au- 
tant que  cette  con-feience  s'étend,  &  pas  plus  loin,  comme  Fappercevront 
tous  ceux  qui  y  feront  quelque  reflexion. 

§.  18.  C'eft  fur  cette  Identité per formelle  qu'eft  fondé  tout  le  droit  &  tou-  Je  qui  eft  l'objet 
te  la  juftice  des  peines  &  des  récompenfes,  du  bonheur  &  de  la  mifére,  &"desCchTtimcns. 
puisque  c'eft  fur  cela  que  chacun  eft  intereflé  pour  lui-même ,  fans  fe  mettre 
en  peine  de  ce  qui  arrive  d'aucune  Subftance  qui  n'a  aucune  liaifon  avec 
cette  con-feience,  ou  qui  n'y  a  point  de  part.  Car  comme  il  paroit  nettement 
dans  l'exemple  que  je  viens  de  propofer,  fi  la  con-feience  fuivoit  le  petit 
doigt,  lorsqu'il  vient  à  être  coupé,  le  même  foi  qui  hier  étoit  intereffé  pour 
tout  le  Corps  comme  faifant  partie  de  lui-même ,  ne  pourrait  que  regarder 
les  aclions  qui  furent  faites  hier,  comme  des  actions  qui  lui  appartiennent 
préfentement.  Et  cependant,  fi  le  même  Corps  continuoit  de  vivre  & 
d'avoir,  immédiatement  après  la  feparation  du  petit  doigt,  fa  con-feience 
particulière  à  laquelle  le  petit  doit  n'eût  aucune  part,  le  foi  attaché  au 
petit  doigt  n'aurait  garde  d'y  prendre  aucun  intérêt  comme  à  une  partie  de 
lui-même ,  il  ne  pourrait  avouer  aucune  de  fes  aêlions,  &  l'on  ne  pourrait 
non  plus  lui  en  imputer  aucune. 

§.  19.  Nous  pouvons  voir  par-là  en  quoi  confifte  Y  Identité  perfonnelle; 
&  qu'elle  ne  confifte  pas  dans  l'Identité  de  Subftance,  mais  comme  j'ai  dit, 
dans  l'Identité  de  con-feience:  de  forte  que  fi  Socrate  &  le  préfent  Roi  du 
A'.ojol participent  à  cette  dernière  Identité,  Socrate. &  le  Roi  du  Mogol 
font  une  même  perfonne.  Que  fi  le  même  Socrate  veillant,  &  dormant, 
ne  participe  pas  à  une  feule  &  même  con-feience  :  Socrate  veillant ,  &  dor- 
mant, n'eft  pas  la  même  perfonne.  Et  il  n'y  aurait  pas  plus  de  juftice  à 
punir  Socrate  veillant  pour  ce  qu'aurait  penfé  Socrate  dormant,  &  dont 
Socrate  veillant  n'aurait  jamais  eu  aucun  fentiment,  qu'à  punir  un  Jumeau 
pour  ce  qu'aurait  fait  fon  frère  &  dont  il  n'aurait  aucun  fentiment,  parce 
que  leur  extérieur  feroit  fi  femblable  qu'on  ne  pourrait  les  diftinguer  l'un 
de  l'autre  ;  car  on  a  vu  de  tels  Jumeaux. 

§.   20.  Mais  voici  une  Objeclion  qu'on  fera  peut-être  encore  fur  cet  ar- 
ticle :  Suppofé  que  je  perde  entièrement  le  fouvenir  de  quelques  parties  de 
ma  vie,  fans  qu'il  foit  pofiïble  de  le  rappeller,  de  forte  que  je  n'en  aurai 
peut-être  jamais  aucune  connoiflance  ;  ne  fuis-je  pourtant  pas  la  même  per- 
fonne 


%jx  Ce  que  c'cjl  qu'Identité, 

C  h  a  p.  ibnne  qui  a  fait  ces  a&ions ,  qui  a  eu  ces  penfées ,  desquelles  j'ai  eu  une  fois 

XX  VIL  en  moi-même  un  fenciment  pofitif,  quoi  que  je  les  aye  oubliées  préfente- 
menc?  Je  répons  à  cela  ;  Que  nous  devons  prendre  garde  àquo'i  ce  mot  je 
efl  appliqué  dans  cette  occalion.  Il  eft  vifible  que  dans  ce  cas  il  ne  defigne 
autre  chofe  que  l'homme.  Et  comme  on  préfume  que  le  même  homme  efl 
la  même  perfbnne ,  on  fuppofe  aifément  qu'ici  le  mot  j  e  fignifie  aufïi  la 
même  perfonne.  Mais  s'il  efl  polîible  à  un  même  homme  d'avoir  en  diffé- 
rens  temps  une  con-fcience  diflinête  &  incommunicable ,  il  efl  hors  de  doute 
que  le  même  homme  doit  conftituer  différentes  perfonnes  en  différens 
temps  ;  &  il  paroit  par  des  Déclarations  folemnelles  que  c'eft  là  le  fenti- 
ment  du  Genre  Humain,  car  les  Loix  Humaines  ne  puniiïent  pas  Xhmnme 
fou  pour  les  actions  que  fait  Xhomme  de  fens  raj/is,  ni  l'homme  de  fens  raflis 
pour  ce  qu'a  fait  l'homme  fou,  par  où  elles  en  font  deux  perfonnes  :  ce 
qu'on  peut  expliquer  en  quelque  forte  par  une  façon  de  parler  dont  on  fe 
fert  communément  en  François,  quand  on  dit,  un  Tel  rCeft  plus  le  même , 
ou,  (i)  Il  efl  hors  de  lui-même  :  exprefîions  qui  donnent  à  entendre  en 
quelque  manière  que  ceux  qui  s'en  fervent  préfentement ,  ou  du  moins , 
qui  s'en  font  fervis  au  commencement,  ont  crû  que  le  foi  ctoit  changé, 
que  et  foi,  dis-je,  qui  conftituë  la  même  perfonne,  n'étoit  plus  dans  cet 
homme. 
Différence  emte  §.  21.  Il  efl  pourtant  bien  difficile  de  concevoir  que  Socrate,  le  même 
i.^&  «île  deT<f-  homme  individuel ,  foit  deux  perfonnes.  Pour  nous  aider  un  peu  nous- 
/»»«.  mêmes  à  foudre  cette  difficulté,  nous  devons  confiderer  ce  qu'on  peut  en- 

tendre par  Socrate,  ou  par  le  même  homme  individuel. 

On  ne  peut  entendre  par-là  que  ces  trois  chofes  : 

Premièrement,  la  même  Subfiance  individuelle,  immatérielle  &.  pen- 
fante,  en  un  mot,  la  même  Ame  en  nombre,  &  rien  autre  chofe. 

Ou ,  en  fécond  lieu ,  le  même  Animal  fans  aucun  rapport  à  l'Ame  imma- 
térielle. 

Ou,  en  troifiéme  lieu,  le  même  Efprit  immatériel  uni  au  même  A- 
nimal. 

Qu'on  prenne  telle  de  ces  fuppofitions  qu'on  voudra,  il  efl  impofïible  de 
faire  confifter  Y  Identité  perfonnelle  dans  autre  chofe  que  dans  la  con-fcience, 
X)u  même  de  la  porter  au  delà. 

Car  par  la  première  de  ces  fuppofitions  on  doit  reconnoître  qu'il  efl  pofîible 
qu'un  homme  né  de  différentes  femmes  &  en  divers  temps ,  foit  le  même 
homme.  Façon  de  parler  qu'on  ne  fauroit  admettre  fans  avouer  qu'il  efl 
pofîible  qu'un  même  homme  foit  auffi  bien  deux  perfonnes  diflincles ,  que 
deux  hommes  qui  ont  vécu  en  différens  fiecles  fans  avoir  eu  aucune  con- 
noiffance  mutuelle  de  leurs  penfées. 

Par  la  féconde  &  la  troifiéme  fuppofition ,  Socrate  dans  cette  vie ,  & 
après ,  ne  peut  être  en  aucune  manière  le  même  homme  qu'à  la  faveur  de  la 

me- 

(0  Te  font  des  exprefîions  plus  populaires  que  Philofophiques  ,  comme  il  paroît  par  Tu- 
fage  quon  en  a  toujours  fait.  Tu  fac  apud  te  ut  fies,  dit  Tereme  dansl' Andnmne,  Àéte  11. 
Scène  4. 


é-  D'rverfitf.  Liv.  II.  475  ' 

"même  con-fcience  ;  &  ainfi  en  faifant  confifler  Y  Identité  humaine  dans  la  mê-  Ch  af 
me  chofe  à  quoi  nous  attachons  l'Identité  perfonnelle,  il  n'y  aura  point  d'in-  XXV  II» 
convénient  à  reconnoitre  que  le  même  homme  eft  la  même  perfonne.  Mais 
en  ce  cas-là,  ceux  qui  ne  placent  \' Identité  humaine  que  dans  la  con-fcience, 
&  non  dans  aucune  autre  chofe,  s'engagent  dans  un  fâcheux  défilé  ;  car  il 
leur  refte  à  voir  comment  ils  pourront  faire  que  Socrate  Enfant  foit  le  mê- 
me homme  que  Socrate  après  la  refurrection.  Mais  quoi  que  ce  foit  qui, 
félon  certaines  gens ,  conftituè'  l'Homme  &  par  conféquent  le  même  homme 
individuel,  fur  quoi  peut-être  il  y  en  a  peu  qui  foient  d'un  même  avis;  il 
eft  certain  qu'on  ne  fauroit  placer  l'Identité  perfonnelle  dans  aucune  autre 
chofe  que  dans  la  con-fcience ,  qui  feule  fait  ce  qu'on  appelle  foi-même ,  fans 
s'embarraffer  dans  de  grandes  abfurditez. 

g.  22.  Mais  fi  un  homme  qui  eft  yvre,  &  qui  enfui  te  ne  l'eft  plus ,  n'effc 
pas  la  même  perfonne, pourquoi  le  punit-on  pour  ce  qu'il  a  fait  étant  yvre, 
quoi  qu'il  n'en  ait  plus  aucun  fentiment  ?  11  eft  tout  autant  la  même  perfon- 
ne qu'un  homme  qui  pendant  fon  fommeil  marche  &  fait  plufieurs  autres 
choies ,  &  qui  eft  refponfable  de  tout  le  mal  qu'il  vient  à  faire  dans  cet  état, 
les  Loix  humaines  punilTant  l'un  &  l'autre  par  une  juftice  conforme  à  leur 
manière  de  connoîcre  les  chofes.  Comme  dans  ces  cas-là,  elles  ne  peuvent 
pas  diftinguer  certainement  ce  qui  eft  réel,  &  ce  qui  eft  contrefait,  l'igno- 
rance n'eft  pas  reçue  pour  exeufe  de  ce  qu'on  a  fait  étant  yvre  ou  endormi. 
Car  quoi  que  la  punition  foit  attachée  à  la  perfonalité ,  &  la  perfonalité  à  la 
con-fcience,  &  qu'un  homme  yvre  n'ait  peut-être  aucune  con-fcience  de  ce 
qu'il  fait, il  eft  pourtant  puni  devant  les  Tribunaux  humains,  parce  que  le 
fait  eft  prouvé  contre  lui,  &  qu'on  ne  fauroit  prouver  pour  lui  le  défaut  de 
con  Jcience.  Mais  au  grand  &  redoutable  Jour  du  Jugement,  où  les  fecrets 
de  tous  les  cœurs  feront  découverts,  on  adroit  de  croire  que  perfonne  ne 
fera  refponfable  de  ce  qui  lui  eft  entièrement  inconnu,  mais  que  chacun 
recevra  ce  qui  lui  eft  dû  ,  étant  aceufé  ou  exeufé  par  fa  propre  Con- 
fcience. 

§.  23.  Il  n'y  a  que  la  con-fcience  qui  puhTe  réunir  dans  une  même  Per-  ta Con-fàmet  fea- 
fonne  des  exijiences  éloignées.     L'Identité  de  Subftance  ne  peut  le  faire.  le  conftltuc  le/* 
Car  quelle  que  foit  la  Subftance,  de  quelque  manière  qu'elle  foit  formée,  il 
n'y  a  point  de  perfonalité  fans  con-fcience  ;  &  un  Cadavre  peut  auTi  bien  être 
une  Perfonne ,  qu'aucune  forte  de  Subftance  peut  l'être  fans  con-fcience. 

Si  nous  pouvions  fuppofer  deux  Con-fcientes  diftincles  &  incommunica- 
bles, qui  agiroient  dans  le  même  Corps,  l'une  conftamment  pendant  le 
jour,  &  l'autre  durant  la  nuit,  &  d'un  autre  côté  la  même  con-fcience  a- 
giflant  par  intervalle  dans  deux  Corps  différens  ;  je  demande  û  dans  le  pre- 
mier cas  l'homme  de  jour  &  l'homme  de  nuit,  fi  j'ofe  m'exprimer  de  la  for- 
te ,  ne  feroient  pas  deux  perfonnes  auffi  diftinctes  que  Socrate  &  Pht on  ;  & 
fi  dans  le  fécond  cas  ce  ne  feroit  pas  une  feule  Perfonne  dans  deux  Corps 
diftin£ts ,  tout  de  même  qu'un  homme  eft  le  même  homme  dans  deux  diffé- 
rens l.abits?Et  il  n'importe  en  rien  de  dire,  que  cette  même  con-fcience  qui 
affecte  deux  différens  Corps,  &  ces  con-feiencos  diftincles  qui  affeclent  le 
même  Corps  en  divers  temps ,  appartiennent  l'une  à  la  même  Subftance  im- 

Mm  ma- 


•a  74*  Ce  1ut  c'efl  qu'Identité 


C  H  aï.  matérielle ,  &  les  deux  autres  à  deux  diftinéles  Subfiances  immatérielles  qui 

XXVII.  introduifent  ces  diverfes  con-fciences  dans  ces  Corps-là.  Car  que  cela  foit 
vrai  ou  faux,  le  cas  ne  change  en  rien  du  tout,  puisqu'il  eft  évident  que 
Y  Identité  perfomelle  feroit  également  déterminée  par  la  eon-fcience,  foit  que 
cette  eon-fcience  fût  attachée  à  quelque  Subftance  individuelle  immatérielle, 
ou  non.  Car  après  avô"ir  accordé  que  la  Subftance  penfante  qui  eft  dans 
l'Homme ,  doit  être  fuppofée  néceffairement  immatérielle ,  il  eft  évident 
qu'une  chofe  immatérielle  qui  penfe,  doit  quelquefois  perdre  de  vûè"  fa  eon- 
fcience  paffée  &  la  rappeller  de  nouveau ,  comme  il  paroit  en  ce  que  les 
hommes  oublient  fouvent  leurs  aclions  paffées,&que  plufieurs  fois  l'Efprit 
rappelle  le  fouvenir  de  chofes  qu'il  avoit  faites ,  mais  dont,  il  n'avoit  eu  au- 
cune reminifeence  pendant  vingt  ans  de  fuite.  Suppofez  que  ces  intervalles 
de  mémoire  &  d'oubli  reviennent  par  tour,  le  jour  &  la  nuit,  dès-là  vous 
avez  deux  Perfonnes  avec  le  même  Efprit  immatériel,  tout  ainfi  que  dans 
l'Exemple  que  je  viens  de  propofer,  on  voit  deux  Perfonnes  dans  un  mê- 
me Corps.  D'où  il  s'enfuit  que  le  foi  n'eft  pas  déterminé  par  l'Identité  ou 
la  Diverfité  de  Subftance,  dont  on  ne  peut  être  afTûré,  mais  feulement  par 
l'Identité  de  eon-fcience. 

§.  24.  A  la  vérité ,  le.  foi  peut  concevoir  que  la  Subftance  dont  il  eft  pré- 
fentement  compofé ,  a  exifté  auparavant ,  uni  au  même  Etre  qui  fe  fent  le 
même.  Mais  feparez-en  la  eon-fcience,  cette  Subftance  ne  conftituè"  non 
plus  le  même  foi ,  ou  n'en  fait  non  plus  une  partie,  que  quelque  autre  Sub- 
ftance que  ce  foit ,  comme  il  paroit  par  l'exemple  que  nous  avons  déjà  don- 
né, d'un  Membre  retranché  du  refte  du  Corps,  dont  la  chaleur,  la  froideur, 
ou  les  autres  affeclions  n'étant  plus  attachées  au  fentiment  intérieur  que 
l'Homme  a  de  ce  qui  le  touche ,  ce  Membre  n'appartient  pas  plus  au  foi  de 
l'Homme  qu'aucune  autre  matière  de  l'Univers.  Il  en  fera  de  même  de 
toute  Subftance  immatérielle  qui  eft  deftituée  de  cette  eon-fcience  par  laquel- 
le je  fuis  moi-même  à  moi-même  :  car  s'il  y  a  quelque  partie  de  fon  exiftence 
dont  je  ne  puiffe  rappeller  le  fouvenir  pour  la  joindre  à  cette  eon-fcience  pré- 
fente par  laquelle  je  fuis  préfentement  'moi-même,  elle  n'eft  non  plus  moi- 
même  par  rapport  à  cette  partie  de  fon  exiftence,  que  quelque  autre  Etre 
immatériel  que  ce  foit.  Car  qu'une  Subftance  ait  penfé  ou  fait  des  chofes 
que  je  ne  puis  rappeller  en  moi-même ,  ni  en  faire  mes  propres  penfées  & 
mes  propres  aclions  par  ce  que  nous  nommons  eon-fcience,  tout  cela,  dis- 
je,  a  beau  avoir  été  fait  ou  penfé  par  une  partie  de  moi ,  il  ne  m'appartient 
pourtant  pas  plus ,  que  fi  un  autre  Etre  immatériel  qui  eût  exifté  en  tout 
autre  endroit ,  l'eût  fait  ou  penfé. 

§.  25.  Je  tombe  d'accord  que  l'opinion  la  plus  probable ,  c'eft ,  que  ce  . 
fentiment  intérieur  que  nous  avons  de  notre  exiftence  &  de  nos  actions ,  eft 
attaché  à  une  feule  Subftance  individuelle  &  immatérielle. 

Mais  que  les  Hommes  décident  ce  point  comme  ils  voudront  félon  leurs 
différentes  hypothefes ,  chaque  Etre  Intelligent  fenfible  au  bonheur  ou  à  la 
mifére,  doit  reconnoitre,  qu'il  y  a  en  lui  quelque  chofe  qui  eft  lui-même, 
à  quoi  il  s'intereife,  &  dont  il  defire  le  bonheur,  que  ce  foi  a  exifté  dans 
une  durée  continue  plus  d'uninftant,  qu'ainfi  il  eft  poffible  qu'à  l'avenir  il 

exifté 


&  Diverjîte.  Liv.  II.  275- 

exifte  comme  il  a  déjà  fait,  des  mois  &  des  années,  fans  qu'on  puifle  met-  Ciiap. 
tre  des  bornes  précifes  à  fa  durée  ;  &  qu'il  peut  être  le  même/»,  à  la  fa-  XXVII. 
veur  de  la  même  con-fcience  ,continuée  pour  l'avenir.  Et  ainfi  par  le  moyen 
de  cette  con-fcience  il  fe  trouve  être  le  même  foi  qui  fit,  il  y  a  quelques  an- 
nées, telle  ou  telle  action,  par  laquelle  il  eft  préfentement  heureux  ou  mal- 
heureux. Dans  cette  expofition  de  ce  qui  conftituë  le  foi,  on  n'a  point 
d'égard  à  la  même  Subftancc  numérique  comme  conftituant  le  même  foi , 
mais  à  la  même  con-fcience  continuée,  &  quoi  que  différentes  Subftances 
puiffent  avoir  été  unies  à  cette  Con-fcience  ,  &  en  avoir  été  feparées 
dans  la  fuite,  elles  ont  pourtant  faic  partie  de  ce  même  foi,  tandis  qu'elles 
ont  parfi&e  dans  une  union  vitale  avec  le  Sujet  où  cette  con-fcience  refi- 
doit  alors.  Ainli  chaque  partie  de  notre  Corps  qui  vitalement  unie  à  ce  qui 
agit  en  nous  avec  con-fcience  fait  une  partie  de  nous-mêmes  ;  mais  dès  qu'elle 
vient  à  être  feparéede  cette  union  vitale,  par  laquelle  cette  con-fcience  lui  eft 
communiquée,  ce  qui  étoit  partie  de  nous-mêmes  il  n'y  a  qu'un  moment, ne 
l'clt  non  plus  à préfent,  qu'une  portion  de  matière  unie  vitalement  au  Corps 
d'un  autre  homme  e(t  une  parae  de  moi-même;  &  il  n'eft  pas  impoffible 
.qu'elle  piaffe  devenir  en  peu  de  temps  une  partie  réelle  d'une  autre  perfonne. 
Voilà  comment  une  m^meSubftance  numérique  vient  a  faire  partie  de  deux 
différentes  Petfoi  &  comment  une  même  perfonne  eft  confervée  parmi 

le  changement  de  différentes  Subftances.  Si  l'on  pouvoit  fuppofer  un  Ef- 
prit  entièrement  privé  de  tout  fouvenir  &  de  toute  con-fcience  de  fes  actions 
paffées ,  comme  nous  éprouvons  que  les  nôtres  le  font  à  l'égard  d'une  grande 
partie,  &  quelquefois  de  toutes,  l'union  ou  la  feparation  d'une  telle  Subftan- 
ce  fpirituelle  ne  feroit  non  plus  de  changement  à  ï  Identité  perfonnelh,  que 
celle  que  fait  quelque  particule  de  Matière  que  ce  puiffe  être.  Toute  Subf- 
tance  vitalement  unie  à  ce  préfent  Etre  peniant,  eft  une  partie  de  ce  même 
foi  qui  êxifte  préfentement  ;  &. toute  Subftance  qui  lui  eft  unie  par  la  con- 
fcience  des  actions  paffées,  fait  auffi  partie  de  ce  même  foi,  qui  eft  le  même 
tant  à  l'égard  de  ce  temps  paffé  qu'à  l'égard  du  temps  préfent. 

§.  26.  Je  regarde  le  mot  de  Perfonne  comme  un  mot  qui  a  été  employé  Le  mot  depfr/ni 
pour  déligner  précifement  ce  qu'on  entend  par  foi-même.  Par-tout  où  un  hom-  d^Bai"eau!rme 
me  trouve  ce  qu'il  appelle  foi-même,  je  croi  qu'un  autre  peut  dire  que  là  re- 
fide  la  même  Perfonne.  Le  mot  de  Perfonne  eft  un  terme  de  Barreau  qui 
approprie  des  actions ,  &  le  mérite  ou  le  démérite  de  ces  actions  ;  &  qui  par 
conféquent  n'appartient  qu'à  des  Agents  Intelligens,  capables  de  Loi,  & 
de  bonheur  eu  de  mifére.  La  perfonalité  ne  s'étend  au  delà  de  l'exiftence 
préfente  jusqu'à  ce  qui  eft  paffé,  que  par  le  moyen  de  la  con-fcience, qui  fait 
que  la  perfonne  prend  intérêt  à  des  actions  paffées ,  en  devient  refponfable, 
les  reconnoit  pour  fiennes ,  &  fe  les  impute  fur  le  même  fondement  & 
pour  la  même  raifon  qu'elle  s'attribue  les  actions  préfentes.  Et  tout  cela  eft 
fondé  fur  l'intérêt  qu'on  prend  au  bonheur  qui  eft  inévitablement  attaché 
à  la  con-fcience:  car  ce  qui  a  un  fentiment  de  plaifir  &  de  douleur,  defire 
que  ce  foi  en  qui  refide  ce  fentiment,  foit  heureux.  Ainfi  toute  action  paf- 
fée  qu'il  ne  fauroit  adapter  ou  approprier  par  la  con-fcience  à  ce  préfent  foi, 
ne  peut  non  plus  l'intereffer  que  s'il  ne  l'avoit  jamais  faite,  de  forte  que  s'il 

M  m  2  venoit 


'276  Ce  que  c'ejl  qu'Identité, 

Ciup.  venoit  à  recevoir  du  plaifir  ou  de  la  douleur,  c'eft-à-dire ,  des récompenfss 

XXVII.  ou  des  peines  en  conféquence  d'une  telle  action,  ce  ferait  autant  que  s'il  de- 

venoit  heureux  ou  malheureux  dès  le  premier  moment  de  fon  exiftence  fans- 
l'avoir  mérité  en  aucune  manière.  Car  fuppofé  qu'un  homme  fut  puni  pré- 
fentement  pour  ce  qu'il  a  fait  dans  une  autre  vie ,  mais  dont  on  ne  fauroit 
lui  faire  avoir  abfolument  aucune  con-fcience  ,  il  eft  tout  vifible  qu'il  n'y  au- 
roit  aucune  différence  entre  un  tel  traitement,  &  celui  qu'on  lui  feroit  en  le. 
créant  miferable.  C'eft  pourquoi  S.  Paul  nous  dit ,  qu'au  Jour  du  Juge- 
ment où  Dieu  rendra  à  chacun  félon  fes  œuvres,  les  fecrets  de  tous  les  Coeurs 
feront  manifeflez.  La  fentence  fera  juftifiée  par  la  conviction  même  où  fe- 
ront tous  les  hommes ,  que  dans  quelque  Corps  qu'ils  paroiffent ,  ou  à  quel- 
que Subftance  que  ce  fentiment  intérieur  foit  attaché,  ils  ont  Eux-mêmes 
commis  telles  ou  telles  actions ,  &  qu'ils  méritent  le  châtiment  qui  leur  eft 
infligé  pour  les  avoir  commifes. 

§.  27.  Je  n'ai  pas  de  peine  à  croire  que  certaines  fuppofitions  que  j'ai  fai- 
tes pour  éclaircir  cette  matière,  paroitront  étranges  à  quelques-uns  de  mes 
Lecteurs  ;  &  peut-être  le  font-elles  effectivement.  Il  me  femble  pourtant 
qu'elles  font  excufables ,  vu  l'ignorance  où  nous  fommes  concernant  la  na- 
ture de  cette  Chofe  penfante  qui  eft  en  nous,  &  que  nous  regardons  comme 
Nous-mêmes.  Si  nous  favions  ce  que  c'eft  que  cet  Etre  ,  ou  Comment  il  eft 
uni  à  un  certain  affemblage  d'Efprits  Animaux  qui  font  dans  un  flux  conti- 
nuel ,  ou  s'il  pourrait  ou  ne  pourroit  pas  penfer  &  fe  reffouvenir  hors  d'un 
Corps  organizé  comme  font  les  nôtres;  &  li  Dieu  a  jugé  à  propos  d'établir 
qu'un  tel  Efprit  ne  fut  uni  qu'à  un  tel  Corps,  en  forte  que  fa  faculté  de  re- 
tenir ou  de  rappelle,  les  Idées  dépendît  de  la  jufte  conftitution  des  organes, 
de  ce  Corps ,  fi ,  dis-je ,  nous  étions  une  fois  bien  inftruits  de  toutes  ces 
chofes,  nous  pourrions  voir  l'abfurdité  de  quelques-unes  des  fuppofitions 
que  je  viens  de  faire.  Mais  fi  dans  les  ténèbres  où  nous  fommes  fur  ce  fu- 
jet,  nous  prenons  l'Elprit  de  l'Homme,  comme  on  a  accoutumé  de  faire 
préfentement ,  pour  une  Subftance  immatérielle,  indépendante  de  la  Ma- 
tière, à  l'égard  de  laquelle  il  elt  également  indifférent ,  il  ne  peut  y -avoir 
aucune  abfurdité,  fondée  fur  la  nature  des  chofes,  à  fuppofer  -que  le  même 
Efprit  peut  en  divers  temps  être  uni  à  différens  Corps,  &  compofer  avec 
eux  un  feul  homme  durant  un  certain  temps ,  tout  ainfi  que  nous  fuppofons 
que  ce  qui  étoit  hier  une  partie  du  Corps  d'une  Brebis  peut  être  demain  une 
partie  du  Corps  d'un  homme,  &  faire  dans  cette  union  une  partie  vitale  de  . 
Mclibée  auffibien  qu'il  faifoit  auparavant  une  partie  de  fon  Bélier. 

§.  28-  Enfin,  toute  Subftance  qui  commence  à  exifter,  doit  néceffaire- 
ment  être  la  même  durant  fon  exiftence:  de  même,  quelque  compofition 
de  Subftances  qui  vienne  à  exifter,  le  compofé  doit  être  le  même  pendant 
que  ces  Subftances  font  ainfi  jointes  enfemble  ;  &  tout  Mode  qui  commen- 
ce à  exifter,  eft  auffi  le  même  durant  tout  le  temps  de  fon  exiftence.  En- 
fin la  même  Règle  a  lieu,  foit  que  la  compofition  renferme  des  Subftances 
diftinctes,  ou  différens  Modes.  D'où  il  paraît  que  la  difficulté  ou  l'obfcu- 
rité  qu'il  y  a  dans  cette  matière  vient  plutôt  des  Mots  mal  appliquez,  que 
de  l'obfcurité  des  Choies  mêmes.     Car  quelle  que  foit  la  choie  qui  confti- 

tuë 


&  Divirjîté.  Liv.  II.  %77 

tue  une  idée  fpecifique,  defignée  par  un  certain  nom,  fi  cette  Idée  efl  Chap. 
conftamment  attachée  à  ce  nom,  la  diftinction  de  l'Identité  ou  delaDiver-  XXVII. 
fité  d'une  Chofe  fera  fort  aifée  à  concevoir ,  fans  qu'il  puiiTe  naître  aucun 
doute  fur  ce  fujet. 

g.  29.  Suppofons  par  exemple  qu'un  Efprit  raifonnable  conftituë  Y  Idée 
d'un  Homme,  il  efl  aifede  fa  voir  ce  que  c'eft  que  le  même  Homme;  car  il  efl 
vifible  qu'en  ce  cas-là  le  même  Efprit,  feparé  du  Corps ,  ou  dans  le  Corps , 
fera  le  même  homme.  Que  fi  l'on  fuppofe  qu'un  Efprit  raifonnable  ,  vitale- 
ment  uni  à  un  Corps  d'une  certaine  configuration  de  parties  conftituë  un 
homme,  l'homme  ferafc  même,  tandis  que  cet  Efprit  raifonnable  reflcra  uni 
à  cette  configuration  vitale  de  parties,  quoi  que  continuée  dans  un  Corps 
dont  les  particules  fe  fuccedent  les  unes  aux  autres  dans  un  flux  perpétuel. 
Mais  fi  d'autres  gens  ne  renferment  dans  leur  idée  de  l'Homme  que  l'union 
vitale  de  ces  parties  avec  une  certaine  forme  extérieure,  un  Homme  reliera 
h  même  aulfi  long-temps  que  cette  union  vitale  &  cette  forme  relieront  dans 
un  compofé ,  qui  n'efl  le  même  qu'à  la  faveur  d'une  fucceifion  de  particu- 
les, continuée  dans  un  flux  perpétuel.  Car  quelle  que  foit  la  compofition 
dont  une  Idée  complexe  efl  formée,  tant  que  l'exillence  la  fait  une  chofe 
particulière  fous  une  certaine  dénomination ,  la  même  exiflence  continuée 
fait  qu'elle  continué'  d'être  le  même  individu  fous  la  même  dénomination» 

CHAPITRE     XXVIII. 
De  quelques  autres  Relations,  &  fur-tout ,  des  Relations  Morales.  Chap 

.,     ,  ,,,.,.     xxviir.'. 

g.  1.   /aUtre  les  raifons  de  comparer  ou  de  rapporter  les  chofes  1  une  Relations  pro. 
Vv à  l'autre,  dont  je  viens  de  parler,  &  qui  font  fondées  fur  le  P°"i«nneiie». 
temps ,  le  lieu  &  la  caufalitè ,  il  y  en  a  une  infinité  d'autres ,.  comme  j'ai  dé- 
jà dit ,  dont  je  vais  propofer  quelques-unes. 

Je  mets  dans  le  premier  rang  toute  Idée  /Impie  qui  étant  capable  de  par- 
ties &  de  dégrez,  fournit  un  moyen  de  comparer  les  fujets  où  ellefe  trou- 
ve, l'un  avec  l'autre,  par  rapport  à  cette  Idée  fimple;  par  exemple,  plus 
blanc,  plus  doux,  plus  gros,  égal,  davantage,  &c.  Ces  Relations  qui  dé- 
pendent de  l'égalité  &  de  l'excès  de  la  même  idée  fimple,  endifférens  fu- 
jets, peuvent  être  appellées ,  fi  l'on  veut,  proportionnelles.  Or  que  ces 
fortes  de  Relations  roulent  uniquement  furies  Idées  fimples  que  nous  avons 
reçues  par  la  Senfation  ou  par  la  Reflexion ,  cela  efl  fi  évident  qu'il  feroit 
inutile  de  le  prouver. 

§.  2.  En  fécond  lieu,  une  autre  raifon  de  comparer  des  chofes  enfemble,  Relations  m«s-# 
ou  de  confiderer  une  chofe  en  forte  qu'on  renferme  quelque  autre  chofe  dans  """•  ■ 
cette  confideration ,  ce  font  Jes  circon (lances  de  leur  origine  ou  de  leur 
commencement  qui  n'étant  pas  altérées  dans  la  fuite,  fondent  des  relations 
qui  durent  aulfi  long-temps  que  les  fujets  auxquels  elles  appartiennent,  par 
exemple,    Père  &  Enfant,  Frères ,   Couftnsgermains ,  &c.  dont  les  Rela- 

M  m  3  tiona 


X78 


Des  Relations  Mordes.  Liv.  Iî. 


Chai». 
XXVIII. 


E-apports 
(i'inftitutior; 


tionsfont  établies  fur  la  communauté  d'un  même  fang  auquel  ils  participent 
en  différens  dégrez  ;  Compatriotes ,  c'eft-à-dire,  ceux  qui  font  nez  dans  un 
même  Païs.  Et  ces  Relations ,  je  les  nomme  Naturelles.  Nous  pouvons 
obferver  à  ce  propos  que  les  Hommes  ont  adapté  leurs  notions  &  leur  langage 
à  l'ufage  delà  vie  commune,  &  non  pas  à  la  vérité  &  à  l'étendue  des  chofes. 
Car  il  eft  certain  que  dans  le  fond  la  Relation  entre  celui  qui  produit  &  ce- 
lui qui  eft  produit ,  eft  la  même  dans  les  différentes  races  des  autres  Ani- 
maux que  parmi  les  Hommes  :  cependant  on  ne  s'avife  guère  de  dire ,  ce 
Taureau  eft  le  grand-pére  d'un  tel  Veau ,  ou  que  deux  Pigeons  font  cou- 
fins-germains.  11  eft  fort  néceffaire  que  parmi  les  hommes  on  remarque  ces 
Relations  &  qu'on  les  défigne  par  des  noms  diftincls ,  parce  que  dans  les 
Loix,  &  dans  d'autres  commerces  qui  les  lient  enfemble,  on  a  occafionde 
parler  des  Hommes  &  de  les  défigner  fous  ces  fortes  de  relations.  Mais  il 
n'en  eft  pas  de  même  des  Betes.  Comme  les  hommes  n'ont  que  peu  ou 
point  du  tout  de  fujet  de  leur  appliquer  ces  relations,  ils  n'ont  pas  jugé  à 
propos  de  leur  donner  des  noms  diftincls  &  particuliers.  Cela  peut  fervir 
en  paffant  à  nous  donner  quelque  connoifTance  du  différent  état  &  progrès 
des  Langues  qui  ayant  été  uniquement  formées  pour  la  commodité  de  com- 
muniquer enfemble,  font  proportionnées  aux  notions  des  hommes  &  au 
defir  qu'ils  ont  de  s'entre-communiquer  des  penfées  qui  leur  font  familières, 
mais  nullement  à  la  réalité  ou  à  l'étendue  des  chofes,  ni  aux  divers  rapports 
qu'on  peut  trouver  encr'eiles,  non  plus  qu'aux  différentes  confidérations 
abftraites  dont  elles  peuvent  fournir  le  fujet.  Où  ils  n'ont  point  eu  de  no- 
tions Philofophiques,  ils  n'ont  point  eu  non  plus  de  termes  pour  les  expri- 
mer: &  l'on  ne  doit  pas  être  furpris  que  les  hommes  n'ayent  point  inventé 
de  noms,  pour  exprimer  des  penfées,  dont  ils  n'ont  point  occafionde  s'en- 
tretenir. D'où  il  eft  aifé  de  voir  pourquoi  dans  certains  Païs  les  hommes 
n'ont  pas  même  un  mot  pour  défigner  un  Cheval,  pendant  qu'ailleurs  nfoins 
curieux  de  leur  propre  généalogie  que  de  celle  de  leurs  Chevaux ,  ils  ont 
non  feulement  des  noms  pour  chaque  cheval  en  particulier,  mais  auffi  pour 
les  différens  dégrez  de  parentage  qui  fe  trouvent  entre  eux. 

'  §.  3.  En  troiiiéme  lieu  ,  le  fondement  fur  lequel  on  confidere  quelque- 
fois les  chofes ,  l'une  par  rapport  à  l'autre  ,  c'eft  un  certain  acte  par  lequel 
on  vient  à  faire  quelque  chofe  en  vertu  d'un  droit  moral ,  d'un  certain  pou- 
voir, ou  d'une  obligation  particulière.  Ainfi  un  Général  eft  celui  qui  a  le 
pouvoir  de  commander  une  Armée  ;  &  une  Armée  qui  eft  fous  le  comman- 
dement d'un  Général,  eft  un  amas  d'hommes  armez  ,  obligez  d'obeïr  à  un 
feul  homme.  Un  Citoyen  ou  un  Bourgeois  eft  celui  qui  a  droit  à  certains 
privilèges  dans  tel  ou  tel  Lieu.  Toutes  ces  fortes  de  Relations  qui  dépen- 
dent de  la  volonté  des  hommes  ou  des  accords  qu'ils  ont  fait  entr'eux  ,  je 
les  appelle  Rapports  d'infiitution  ou  volontaires  ;  &  l'on  peut  les  diftinguer 
des  Relations  naturelles  en  ce  que  la  plupart,  pour  ne  pas  dire  toutes,  peu- 
vent être  altérées  d'une  manière  ou  d'autre,  &feparées  desperfonnes  à  qui 
elles  ont  appartenu  quelquefois  ;  fans  que  pourtant  aucune  des  Subftances 
qui  font  le  fujet  de  la  Relation  vienne  à  être  détruite.  Mais  quoi  qu'elle* 
iuxent  toutes  réciproques  auJïi  bien  que  les  autres,  &  qu'elles  renferment 

un 


Des  Relations  Morales.  Liv.  II.  .    279 

tin  rapport  de  deux  chofes,  l'une  à  l'autre:  cependant  parce  que  fouvent  Chap. 
l'une  des  deux  n'a  point  de  nom  relatif  qui  emporte  cette  mutuelle  corref-  XXVIII. 
pondance,  les  hommes  n'en  prennent  pour  l'ordinaire  aucune  connoiffan- 
ce,  &  ne  penfent  point  à  la  Relation  qu'elles  renferment  effectivement. 
Par  exemple,  on  reconnoit  fans  peine  que  les  termes  de  Patron  &  de  Client 
font  relatifs:  mais  dès  qu'on  entend  ceux  de  Délateur  ou  de  Chancelier,  on 
ne  fe  les  figure  pas  fi  promptement  fous  cette  idée;  parce  qu'il  n'y  a  point 
de  nom  particulier  pour  défigner  ceux  qui  font  fous  le  commandement  d'un 
Dictateur  ou  d'un  Chancelier ,  &  qui  exprime  un  rapport  à  ces  deux  fortes 
*de  Magiftrats  ;  quoi  qu'il  foit  indubitable  que  l'un  &  l'autre  ont  certain 
pouvoir  fur  quelques  autres  perfonnes  par  où  ils  ont  relation  avec  ces  Per- 
sonnes, tout  auiîi  bien  qu'un  Patron  avec  fon  Client,  ou  un  Général 
avec  fon  Armée. 

§.  4.  Il  y  a ,  en  quatrième  lieu  ,  une  autre  forte  de  Relation ,  qui  eft  la  Relations  m*. 
convenance  ou  la  difeonvenance  qui  fe  trouve  entre  les  Actions  volontaires  Iales« 
des  hommes ,  &  une  Règle  à  quoi  on  les  rapporte  &  par  où  l'on  en  juge, 
ce  qu'on  peut  appeller,  à  mon  avis,  Relation  morale:  parce  que  c'efl  de  là 
que  nos  actions  morales  tirent  leur  dénomination  :  fujet  qui  fans  doute  mé- 
rite bien  d'être  examiné  avec  foin ,  puifqu'il  n'y  a  aucune  partie  de  nos 
connoiffances  fur  quoi  nous  devions  être  plus  foigneux  de  former' des  idées 
déterminées ,  &  d'éviter  la  confufion  &  l'obfcurité ,  autant  qu'il  eft  en 
notre  pouvoir.  Lorfque  les  Actions  humaines  avec  leurs  différens  objets, 
leurs  diverfes  fins,  manières  &  circonftances  viennent  à  former  des  Idées 
diftin6t.es  &  complexes,  ce  font,  comme  j'ai  déjà  montré,  autant  de  Mo- 
des Mixtes  dont  la  plus  grande  partie  ont  leurs  noms  particuliers.  Ainfi, 
fuppofant  que  la  Gratitude  eft  une  difpofition  à  reconnoître  &  à  rendre  les 
honnetetez  qu'on  a  reçues,  que  la  Polygamie  eft  d'avoir  plus  d'une  femme 
à  la  fois;  lors  que  nous  formons  ainh  ces  notions  dans  notre  Efprit,  nous  y 
avons  autant  d'Idées  déterminées  de  Modes  Mixtes.  Mais  ce  n'eft  pas  à 
quoi  fe  terminent  toutes  nos  actions  :  il  ne  fuffit  pas  d'en  avoir  des  Idées 
déterminées ,  &  de  favoir  quels  noms  appartiennent  à  telles' &  à  telles  com- 
binaifons  d'Idées  qui  compofent  une  Idée  complexe,  déiignée  par  un  tel 
nom;  nous  avons  dans  cette  affaire  un  intérêt  bien  plus  important  &  qui 
s'étend  beaucoup  plus  loin.  C'eft  de  favoir  fi  ces  fortes  d'Actions  font  mo- 
ralement bonnes  ou  mauvaifes. 

§.  5.  Le  Bien&]Q  Mal  n'eft,  comme  *  nous  avons  montré  ailleurs,  ce  que  c'eft  que 
que  le  Plaifir  ou  la  Douleur,  ou  bien  ce  qui  eft  l'occafion  ou  la  caufe  du  ^  ZZat.  & 
Plaifir  ou  de  la  Douleur  que  nous  fentons.     Par  conféquent  le  Bien  &  le  *  ebap.  m.  $. 
Mal  confideré  moralement,  n'eft  autre  chofe  que  la  conformité  ou  l'oppofi-  **,.  $.  «a, 
tion  qui  fe  trouve  entre  nos  actions  volontaires  &  une  certaineLoi  :  conformité 
&  oppofition  qui  nous  attire  du  Bien  ou  du  Mal  par  la  Volonté  &  la  Puif- 
fance  du  Légillateur;  &  ce  Bien  &  ce  Mal  qui  n'eft  autre  chofe  que  le 
plaifir  ou  la  douleur  qui  par  la  détermination  du  Légiflateur  accompagnent 
î'obfervation  ou  la  violation  de  la  Loi ,  c'eft  ce  que  nous  appelons  récom- 
fenfe  &  punition. 

\.  6.  Il  y  a ,  ce  me  fembie ,  troii  fortes  de  telles  Règles ,  ou  Loix  Mo-  Règles  M«iai«. 

raies 


xSo 


Des  Relations  Mordes.    Liv.  IL 


Chap. 
XXVIII. 


Combien  de 
fostes  de  Lu.1.? 


la  Loi  Divine 
règle  ce  qui  eft 
ft;hé  ou  dtvtir. 


La  Loi  Civile 
eft  la  rèçle  du 
Cnrat  Se  de  17»- 
ntctntt. 


raies  auxquelles  les  Hommes  rapportent  généralement  leurs  Actions ,  &  par 
où  ils  jugent  fi  elles  font  bonnes  ou  mauvaifes  ;  &  ces  trois  fortes  de  Loix 
font  foûtenué's  par  trois  différentes  efpéces  de  récompenfe  &  de  peine  qui 
leur  donnent  de  l'autorité.  Car  comme  il  feront  entièrement  inutile  de 
fuppofer  uneLoiimpoféeaux  Actions  libres  de  l'Homme  fans  être  renforcée 
par  quelque  Bien  ou  quelque  Mal  qui  pût  déterminer  la  Volonté.,  il  faut 
pour  cet  effet  que  par-tout  où  l'on  fuppofe  une  Loi,  l'on  fuppofe  auffi  quel- 
que peine  ou  quelque  récompenfe  attachée  à  cette  Loi.  Ce  feroit  en  vain 
qu'un  Etre  Intelligent  prétendrait  foûmettre  les  actions  d'un  autre  à  une 
certaine  règle ,  s'il  n'eft  pas  en  fon  pouvoir  de  le  récompenfer  lorfqu'il  fe 
conforme  à  cette  règle,  &  de  le  punir  lorfqu'il  s'en  éloigne,  &  cela  par 
quelque  Bien  ou  par  quelque  Mal  qui  ne  foit  pas  la  production  &  la  fuite 
naturelle  de  l'adtion  même  :  car  ce  qui  eft  naturellement  commode  ou  in- 
commode agiroit  de  lui-même  fans  le  fecours  d'aucune  Loi.  Telle  eft,  fi 
je  ne  me  trompe,  la  nature  de  toute  Loi,  proprement  ainfi  nommée. 

§.  7.  Voici,  ce  me  femble,  les  trois  fortes  de  Loix  auxquelles  les  Hom- 
mes rapportent  en  général  leurs  Actions  ,  pour  juger  de  leur  droiture  ou  de 
leur  obliquité:  1.  la  Loi  Divine:  2.  la  Loi  Civile:  3.  la  Loi  d'opinion 
ou  de  réputation,  fi  j'ofe  l'appeller  ainfi.  Lorfque  les  nommes  rapportent 
leurs  actions  à  la  première  de  ces  Loix,  ils  jugent  par-là  fi  ce  font  des  Pé- 
chez, ou  des  Devoirs:  en  les  rapportant  à  la  féconde  ils  jugent  fi  elles  font 
criminelles  ou  innocentes  ;  &  à  la  troifiéme ,  fi  ce  font  des  "vertus  ou  des 
vises. 

§.  8-  Hy.a,  premièrement,  la  Loi  Divine,  par  où  j'entens  cette  Loi 
que  Dieu  a  preferite  aux  hommes  pour  régler  leurs  actions,  foit  qu'elle  leur 
ait  été  notifiée  par  la  Lumière  de  la  Nature,  ou  parvoyede  Révélation.  Je 
ne  penfe  pas  qu'il  y  ait  d'homme  affez  greffier  pour  nier  que  Dieu  ait  donné 
une  telle  règle  par  laquelle  les  hommes  devraient  fe  conduire.  Il  a  droit  de 
le  faire  ,  puifque  nous  fommes  fes  créatures.  D'ailleurs,  fa  bonté  &fa  fa- 
gefle  le  portent  à  diriger  nos  actions  vers  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  ;&  il  eft 
Puiffant  pour  nous  y  engager  par  des  récompenfes  &  des  punitions  d'un 
poids  &  d'une  durée  infinie  dans  une  autre  vie:  carperfonne  ne  peut  nous 
enlever  de  fes  mains.  C'eft  la  feule  pierre-de-touche  par  où  l'on  peut  juger 
de  la  ReElitude  Morale  ;  &.  c'eft  en  comparant  leurs  actions  à  cette  Loi ,  que 
les  hommes  jugent  du  plus  grand  bien  ou  du  plus  grand  mal  moral  qu'elles 
renferment,  c'eft-à-dire ,  fi  en  qualité  de  Devoirs  ou  de  Péchez  elles  peu- 
vent leur  procurer  du  bonheur  ou  du  malheur  de  la  part  du  Tout-puif- 
fant. 

_  §.  9.  En  fécond  lieu,  la  Loi  Civile  qui  eft  établie  par  la  Société  pour 
diriger  les  actions  de  ceux  qui  en  font  partie,  eft  une  autre  Règle  à  laquelle 
les  hommes  rapportent  leurs  actions  pour  juger  fi  elles  font  criminelles  ou 
non.  Perfonne  ne  méprife  cette  Loi:  car  les  peines  &  les  récompenfes  qui 
lui  donnent  du  poids  font  toujours  prêtes,  &  proportionnées  à  la  Puiffance 
d'où  cette  Loi  émane,  c'eft-à-dire,  à  la  force  même  de  la  Société  qui  eft 
engagée  à  défendre  la  vie,  la  liberté,  &  les  biens  de  ceux  qui  vivent  con- 
formément à  ces  Loix,  &  qui  aie  pouvoir  d'ôter  à  ceux  qui  les  violent,  la 

vie. 


Des  Relations  Mordes.  Liv.  II.  181 

vie,  la  liberté  ou  les  biens;  ce  qui  eil  le  châtiment  des  offenfes commifes  Chap. 
contre  cette  Loi.  X  X  V I  H. 

§.   10.  Il  y  a,  en  troifiéme  lieu,  la  Loi  d'opinion  ou  de  réputation.     On  La  Loi  phiiofo- 
prétend  &  on  fuppofe  par  tout  le  Monde  que  les  mots  de  Vertu  &  de  Vice  mXre  ^u  met 
lignifient  des  a&ions  bonnes  &  mauvaifes  de  leur  nature:  &  tant  qu'ils  font  &  dc  u  *""•• 
réellement  appliquez  en  ce  fens ,  la  Vertu  s'accorde  parfaitement  avec  la 
Loi  Divine  dont  je  viens  de  parler,  &  le  Vice  eu.  tout-à-fait  la  même  choie 
que  ce  qui  eft  contraire  à  cette  Loi.     Mais  quelles  que  foient  les  préten- 
fions  des  hommes  fur  cet  article,  il  eft  vifible  que  ces  noms  de  Vertu &.  de 
Vice,  confiderez  dans  les  applications  particulières  qu'on  en  fait  parmi  les 
diverfes  Nations ,  &  les  différentes  Sociétez  d'hommes  répandues  fur  la 
Terre,  font  conftamment  &  uniquement  attribuez  à -telles  ou  telles  actions 
qui  dans  chaque  Païs  &  dans  chaque  Société  font  réputées  honorables  ou 
honteufes.     Et  il  ne  faut  pas  trouver  étrange  que  les  hommes  en  ufent  ain- 
li,  je  veux  dire  que  par  tout  le  Monde  ils  donnent  le  nom  de  vertu  aux 
aélions  qui  parmi  eux  font  jugées  dignes  de  louange,  &  qu'ils  appellent  vi- 
ce tout  ce  qui  leur  paroît  digne  de  blâme.     Car  autrement,  ils  fe  condam- 
neroient  eux-mêmes,  s'ils  jugeoient  qu'une  chofe  eft  bonne  &  jufte  fans 
l'accompagner  d'aucune  marque  d'eftime,  &  qu'une  autre  eft  mauvaifefans 
y  attacher  aucune  idée  de  blâme.     Ainfi ,  lamefure  de  ce  qu'on  appelle  ver- 
tu 6c  vice  &  qui  paffe  pour  tel  dans  tout  le  Monde,  c'eft  cette  approbation 
ou  ce  mépris,  cette  eftime  ou  ce  blâme  qui  s'établit  par  un  fecret  &  tacite 
confentement  en  différentes  Sociétez  &  Affemblées  d'hommes  ;  par  où  dif- 
férentes Aclions  fonteftimées  ou  méprifées  parmi  eux,  félon  le  jugement, 
les  maximes  &  les  coutumes  de  chaque  Lieu.     Car  quoi  que  les  hommes 
réunis  en  Sociétez  politiques ,  ayent  refigné   entre  les  mains   du  Public 
la  difpofition  de  toutes  leurs  forces,  de  forte  qu'ils  ne  peuvent  pas  les  em- 
ployer contre  aucun  de  leurs  Concitoyens  au  delà  de  ce  qui  eft  permis  pur  la 
Loi  du  Païs,  ils  retiennent  pourtant  toujours  la  puiffancede  penfer  bien  ou 
mal,  d'approuver  ou  defapprouver  les  aciions  de  ceux  avec  qui  ils  vivent 
&  entretiennent  quelque  liaifon;  &  c'eft  par  cette  approbation  &  cedefa- 
veu  qu'ils  établiffent  parmi  eux  ce  qu'ils  veulent  appeller  Vertu  &  Vice. 

§.  ii.  Que  ce  foit  là  la  mefure  ordinaire  de  ce  qu'on  nomme  Vertu  &  Vi- 
ce, c'eft  ce  qui  paroitra  à  quiconque  coniiderera ,  que,  quoi  que  ce  qui 
paffe  pour  vice  dans  un  Païs  foit  regardé  dans  un  autre  comme  une  vertu,  ou 
du  moins  comme  une  action  indifférente,  cependant  la  vertu  &  la  louange, 
le  vice  &  le  blâme  vont  par  tout  de  compagnie.  En  tous  lieux  ce  qui  paffe 
pour  vertu,  eft  cela  même  qu'on  juge  digne  de  louange,  &  l'on  ne  donne 
ce  nom  à  aucune  autre  chofe  qu'à  ce  qui  remporte  l'eftime  publique.  Que 
dis-je?  La  vertu  &  la  louange  font  unies  fi  étroitement  enfemble,  qu'on 
les  défigne  fouvent  par  le  même  nom:  (i)  Sunt  hic  etiam  fuci  pnemta  laudj, 
dit  Virgile;  &  Ciceron,  Nihil  habet  natura  prœftantius  quàm  honcJlatemy 
quant  laudem,  quàm  dignitatem,  quàm  decus.     Quasft.  Tufculanarum  Lab. 

2.  cap. 

(i)  JEneid.  Lib.  I.  verf.41S1.il  eft  vifible  que  le  mot  T.aus  qui  lignifie  ordinairement  l'appioba- 
pon  due  à  la  Vertu,  fe  prend  ici  pour  la  Vertu  même. 

Nn 


28  z 


Des  Relations  Morales.    Liv.  II. 


Chap. 
XXVIII. 


Ce  qui  fait  va- 
loir cette  det-, 
nitre  Loi  c'ett 
la  louange  &  le 
blâme. 


2.  cap.  20.  à  quoi  il  ajoute  immédiatement  après,  (2)  Qu'il  ne  prétend 
exprimer  par  tous  ces  noms  d'honnêteté.,  de  louange,  de  dignité,  &  d'hon- 
neur ,  qu'une  feule  &  même  chofe.     Tel  étoit  le  langage  des  Philofophes 
Payens  qui  favoient  fort  bien  en  quoi  conliftoient  les  notions  qu'ils  avoient 
de  la  Vertu  &  du  Vice.     Et  bien  que  le  divers  tempérament,  l'éducation, 
les  coutumes ,  les  maximes ,  &  les  intérêts  de  différentes  fortes  d'hommes 
fuffent  peut-être  caufe  que  ce  qu'on  eïtimoit  dans  un  Lieu ,  étoit  cenfuré 
dans  un  autre  ;  &  qu'ainli  les  vertus  &  les  vices  changeaffent  en  différentes 
Sociétez,  cependant  quant  au  principal,  c'étoient  pour  la  plupart  les  mê- 
mes par-tout.     Car  comme  rien  n'eft  plus  naturel  que  d'attacher  l'eftime  & 
la  réputation  à  ce  que  chacun  reconnoît  lui  être  avantageux  à  lui-même, 
&  de  blâmer  &  de  decrediter  le  contraire;  l'on  ne  doit  pas  être furpris que 
l'eftime  &  le  deshonneur,  la  vertu  &  le  vice  fe  trouvaient  par-tout  confor- 
mes, pour  l'ordinaire,  ù  la  Règle  invariable  du  Jufte  &  de  l'Injufte,  qui 
a  été  établie  par  la  Loi  de  Dieu,  rien  dans  ce  Monde  ne  procurant  &  n'aifù- 
rant  le  Bien  général  du  Genre  Humain  d'une  manière  fi  directe  &fi  vifible 
que  l'obeiiTance  aux  Loix  que  Dieu  a  impofées  à  l'Homme ,  &  rien  au  con- 
traire n'y  caufant  tant  de  mifere  &  de  confufion  que  la  négligence  de  ces 
mêmes  Loix.  C'eft  pourquoi  à  moins  que  les  hommes  n'eufient  renoncé  tout- 
à-fait  à  laRaifon,  au  Sens  commun,  &  à  leur  propre  intérêt,  auquelilsfont 
fi  conftamment  dévouez,  ils  ne  pouvoient  pas  en  général  fe  méprendre  juf- 
ques  à  ce  point  que  de  faire  tomber  leur  eftime  &  leur  mépris  fur  ce  qui  ne  le 
mérite  pas  réellement.     Ceux-là  même  dont  la  conduite  étoit  contraire  à. 
ces  Loix,  ne  laiflbient pas  de  bien  placer  leur  eftime,  peu  étant  parvenus 
à  ce  degré  de  corruption ,  de  ne  pas  condamner ,  du  moins  dans  les  autres, 
les  fautes  dont  ils  étoient  eux-mêmes  coupables  :  ce  qui  fit  que  parmi  la  dé- 
pravation même  des  mœurs,  les  véritables  bornes  de  la  Loi  de  Nature  qui 
doit  être  la  Règle  de  la  Vertu  &.  du  Vice ,  furent  allez  bien  confervées ,  de 
forte  que  les  Docteurs  infpirez  n'ont  pas  même  fait  difficulté  dans  leurs  exhor- 
tations d'en  appeller  à  la  commune  réputation:  Que  toutes  les  chofes  qui  font 
aimables ,  dit  S.Paul,  que  toutes  les  chofes  qui  font  de  bonne  renommée,  s'il  y  a 
quelque  vertu  &  quelque  louange ,  penfez  à  ces  chofes.  Philip.  Ch.  IV.  vs.  8- 

§.  12.  Je  ne  fai  ïi  quelqu'un  ira  fe  figurer  que  j'ai  oublié  la  notion  que  je 
viens  d'attacher  au  mot  de  Loi,  lorfque  je  dis  que  la  Loi  par  laquelle  les 
hommes  jugent  de  la  Vertu  &  du  Vice,  n'eft  autre  chofe  que  le  confente- 
ment  de  fimples  Particuliers ,  qui  n'ont  pas  afiez  d'autorité  pour  faire  une 
Loi ,  &  fur-tout ,  puifque  ce  qui  eft  fi  néceflàire  &  fi  effentiel  à  une  Loi 
leur  manque,  je  veux  dire  la  puiffance  delà  faire  valoir.  Maisjecroi pou- 
voir dire  que  quiconque  s'imagine  que  l'approbation  &le  blâme  ne  font  pas 
de  puilfans  motifs  pour  engager  les  hommes  à  fe  conformer  aux  opinions  & 
aux  maximes  de  ceux  avec  qui  ils  converfent ,  ne  paroît  pas  fort  bien  inf- 
truit  de  l'Hiftoire  du  Genre  Humain ,  ni  avoir  pénétré  fort  avant  dans  la 
nature  des  hommes,  dont  il  trouvera  que  la  plus  grande  partie  fe  gouverne 
principalement ,  pour  ne  pas  dire  uniquement,  par  la  Loi  de  la  Coutume: 
d'où  vient  qu'ils  ne  penfent  qu'à  ce  qui   peut  leur  conferver  l'eftime  de 

ceux- 
Ce)  Hif»  tgo  plHribui  ntminil/Ht  nnam  rtm  rftcltirtiri  vel». 


Des  Relations  Morales.    Liv.  IL  3.83 

ceux  qu'ils  fréquentent,  fans  fe  mettre  beaucoup  en  peine  des  Loix  de  Cmap. 
Dieu  ou  de  celles  du  Magiftrat.  Pour  les  peines  qui  font  attachées  à  fin-  XXVIII 
fraction  des  Loix  de  Dieu,  quelques-uns,  &  peut-être  la  plupart  y  font 
rarement  de  ferieufes  réflexions  ;  &  parmi  ceux  qui  y  penlent ,  il  y  en  a 
plufieurs  qui  fe  figurent  à  mefure  qu'ils  violent  cette  Loi ,  qu'ils  fe  recon- 
cilieront un  jour  avec  celui  qui  en  eft  l'Auteur:  &  à  l'égard  des  châtimens 
qu'ils  ont  à  craindre  de  la  part  des  Loix  de  l'Etat ,  ils  fe  flattent  fouvent  de 
l'efperance  de  l'impunité.  Mais  il  n'y  a  point  d'homme  qui  venant  à  faire 
quelque  chofe  de  contraire  à  la  coutume  &  aux  opinions  de  ceux  qu'il  fré- 
quente, &  à  qui  il  veut  fe  rendre  recommandable ,  puifle  éviter  la  peine  de 
leur  eenfure  &  de  leur  dédain.  De  dix  mille  hommes  il  ne  s'en  trouvera  pas 
un  feul  qui  aît  affez  de  force  &  d'infenlibilité  d'efprit,  pour  pouvoir  fup- 
porter  le  blâme  &  le  mépris  continuel  de  fa  propre  Cotterie.  Et  l'homme 
qui  peut  être  fatisfait  de  vivre  conftammentdécredité&  en  difgrace  auprès 
de  ceux-là  même  avec  qui  il  eft  en  focieté,  doit  avoir  une  difpofition  d'ef- 
prit fort  étrange ,  &  bien  différente  de  celle  des  autres  hommes.  11  s'eft  trouvé 
bien  des  gens  qui  ont  cherché  la  folitude,  &  qui  s'y  font  accoutumez  :  mais  per- 
fonne  à  qui  il  foit  refté  quelque  fentiment  de  fa  propre  nature,  ne  peut  vi- 
vre en  focieté,  continuellement  dédaigné  &  méprifé  par  fes  Amis  &  par 
ceux  avec  qui  il  converfe.  Un  fardeau  fi  pefant  eft  au  deffus  des  forces  hu- 
maines ;  &  quiconque  peut  prendre  plaifir  à  la  compagnie  des  hommes ,  & 
fouffrir  pourtant  avec  infenfibilité  le  mépris  &  le  dédain  de  fes  compa- 
gnons ,  doit  être  un  compofé  bizarre  de  contradictions  abfolument  incom- 
patibles. 

§.   13.  Voilà  donc  les  trois  Loix  auxquelles  les  Hommes  rapportent  leurs  Trois  Rè  Ies  d|| 
actions  en  différentes  manières,  la  Loi  de  Dieu,  la  Loi  des  Sociétez  Poli-  Bifn  motai  & 
tiques ,  &  la  Loi  de  la  Coutume  ou  la  Cenfure  des  Particuliers.     Et  c'eft      Mal  mora1, 
par  la  conformité  que  les  actions  ont  avec  l'une  de  ces  Loix  qneles  hommes 
fe  règlent  quand  ils  veulent  juger  de  la  rectitude  morale  de  ces  actions,  <Sc 
les  qualifier  bonnes  ou  mauvaifes. 

§.  14.  Soit  que  la  Règle  à  laquelle  nous  rapportons  nos  actions  volontai- 
res comme  à  une  pierre-de-touche  par  où  nous  puiflîons  les  examiner,  ju- 
ger de  leur  bonté,  &  leur  donner,  en  conféquence  de  cet  examen,  un 
certain  nom  qui  eft  comme  la  marque  du  prix  que  nous  leur  affignons,foit, 
dis-je,  que  cette  règle  foit  prife  de  la  Coutume  du  Païs  ou  de  la  volonté 
d'un  Légiflateur,  l'Efpritpeut  obferver  aifément  le  rapport  qu'une  action  a 
avec  cette  Règle,  &  juger  fi  l'action  lui  eft  conforme  ou  non.  Et  par-là 
il  a  une  notion  du  Bien  ou  du  Mal  moral  qui  eft  la  conformité  ou  la  non- 
conformité  d'une  action  avec  cette  Règle,  qui  pour  cet  effet  eft  fouvent 
appellée  Retlitude  morale.  Or  comme  cette  Règle  n'efl  qu'une  collection 
de  différentes  Idées  fimples ,  s'y  conformer  n'eft  autre  chofe  que  difpofer 
l'action  de  telle  forte  que  les  Idées  fimples  qui  la  compofent,  puiffent  cor- 
respondre à  celles  que  la  Loi  exige.  Par  où  nous  voyons  comment  les 
Etres  ou  Notions  morales  fe  terminent  à  ces  Idées  fimples  que  nous  rece- 
vons par  Senfation  ou  par  Reflexion,  &  qui  en  font  le  dernier  fondement. 
Confierons  par  exemple  l'idée  complexe  que  nous  exprimons  par  le  mot  de 

Nnz  Meur- 


2,84  Du  Relations  Morales.    Liv.  II. 

Ciur.  Meurtre.     Si  nous  l'épluchons  exactement  &  que  nous  examinions  toutes 

XX.  VIII.         les  idées  particulières  qu'elle  renferme,  nous  trouverons  qu'elles  ne  font  au- 
tre choie  qu'un  amas  d'Idées  fimples  qui  viennent  de  la  Réflexion  ou  de  la 
Scnfaticn,  (  car  premièrement  par  la  Reflexion  que  nous  faifons  fur  les  opé- 
rations de  notre  Efprit  nous  avons  les  Idées  de  vouloir,  de  délibérer, de 
réfoudre  par  avance,  de  fouhaiter  du  mal  à  un  autre,  d'être  mal  intention- 
né contre  lui  9  comme  aufli  les  idées  de  vie  ou  de  perception  &  de  faculté 
de  fe  mouvoir.     La  Senfation  en  fécond  lieu  nous  fournit  un  aiTembiage  de 
toutes  les  idées  fimples  &  fenfibles  qu'on  peut  découvrir  dans  un  homme, 
&  d'une  action  particulière  par  où  nous  détruifons  la  perception  &  le  mou- 
vement dans  un  tel  homme  ;  toutes  lefquelles  idées  fimples  font  comprifet 
dans  le  mot  de  Meurtre.     Selon  que  je  trouve  que  cette  collection  d'Idées 
fimples  s'accorde  ou  ne  s'accorde  pas  avec  l'eftime  générale  dans  le  Païs  où 
j'ai  été  élevé,  &  qu'elle  y  eft  jugée  par  la  plupart  digne  de  louange  ou  de 
blâme,  je  la  nomme  une  aftion  vertueufe  ou  vicieufe.  Si  je  prens  pour  rè- 
gle la  Volonté  d'un  fupréme&invifible  Légiilateur  ,  comme  je  fuppofe  en 
ce  cas-là  que  cette  action  eft  commandée  ou  défendue  de  Dieu,  je  l'appel- 
le bonne  ou  mauvaife,  un  Péché  ou  un  Devoir;  &  fi  j'en  juge  par  rap- 
port à  la  Loi  Civile,  à  la  Règle  établie  par  le  pouvoir  Légiilatif  du  Païs, 
je  dis  qu'elle  eflpermife  ou  non  permife,  qu'elle  eft  criminelle ,  ou  non  cri- 
minelle.    De  forte  que  d'où  que  nous  prenions  la  règle  des  AcT-ions  Morales , 
de  quelque  mefure  que  nous  nous  fervions  pour  nous  former  des  Idées  des 
Vertus  ou  des  Vices ,  les  Actions  morales  ne  font  compofées  que  de  col- 
lections d'Idées  fimples  que  nous  recevons  originairement  de    la    Senfla- 
tion  ou  de  la  Reflexion;  &  leur  rectitude    ou    obliquité   confifte  dans  là 
convenance  ou  la  difleonvenance  qu'elles  ont  avec  des  modelles  preferks  par 
quelque  Loi. 
ce  qu'il  T  a  de        §.   15.  Pour  avoir  des  idées  juftes  des  Actions  Morales,  nous  devons  les 
Âa.'ons'e"^  ''n     confiderer  fous  ces  deux  égards.     Premièrement,  entant  qu'elles  font  cha- 
rappon  des         cune  à  part  &  en  elles-mêmes  compofées  de  telle  ou  telle  collection  d'Idées 
KegïeTia?  "s       fimples.  Ainfi,  YTvrogneric  o\x\t  Menfonge  renferment  tel  ou  tel  amas  d'Idées 
fimples  que  j'appelle  Modes  Mixtes  ;  &  en  ce  fens  ce  font  des  Idées  tout  autant 
pofltives  &z  abfolucs  que  l'action  d'un  Cheval  qui  boit  ou  d'un  Perroquet  qui 
parle.     En  fécond  lieu,  nos  aftions  font  confiderées  comme  bennes,  mau- 
vaifles,  ou  indifférentes,  &  à  cet  égard  elles  font  relatives  :  car  c'eft  leur 
convenance  ou  difeonvenance  avec  quelque  Règle,  qui  les  rend  régulières 
ou  irréguliéres,  bonnes  ou  mauvaifes;  &  ce  rapport  s'étend  aufli  loin  que 
s'étend  la  comparaifon  qu'on  fait  de  ces  Actions  avec  une  certaine  Règle, 
&  que  la  dénomination  qui  leur  elt  donnée  en  vertu  de  cette  comparaifon. 
Ainfi  l'action  de  défier  &  de  combattre  un  homme,  confiderée  comme  un  cer- 
tain Mode  pofitif,  ou  une  certaine  efpèce  d'action  diftinguée  de  toutes  les 
autres  par  des  idées  qui  lui  font  particulières,  s'appelle  Duel:  laquelle  aètion 
confiderée  par  rapport  à  la  Loi  de  Dieu,  mérite  le  nom  de  péché ,  par  rap- 
port à  la  Loi  de  la  Coutume  pafie  en  certains  Païs  pour  une  action  de  va- 
leur &  de  vertu  ;  &  par  rapport  aux  Loix  municipales  de  certains  Couver- 
îiemens  eft  un  crime  capital.     Daas  ce  cas ,  lorfque  le  Mode  pofitif  a  diffe- 

rens 


Les  Relations  Mordes.    Liv.  IF.  2^5- 

rens  noms  félon  les  divers  rapports  qu'il  a  avec  la  Loi,  la  diftinétion  eftauffi  Ciop. 
facile  à  obferver  que  dans  les  Subfhnces,  où  un  feu]  nom,  par  exemple  ce-  XXVIII. 
lui  d'Homme ,  eft  employé  pour  fignifier  la  choie  même;  &  un  autre  com- 
me celui  de  Père  pour  exprimer  la  Relation. 

§.  16.  Mais  parce  que  fort  Couvent  l'idée  pofitive  d'une  aclion&  celle  de  ^u>aédtT'îaiota' 
fa  relation  morale,  Cont  compriCes  Cous  unfeul  nom,  &  qu'un  même  terme  no"s  trompe 
efb  employé  pour  exprimer  le  Mode  ou  l'Action,  &  fa  rectitude  ou  Conobli-  ouvcm' 
quité  morale;  on  rellechit  moins  fur  la  Relation  même,  &  fortfouvent  on 
ne  met  aucune  diftinétion  entre  l'idée  pofitive  de  l'Action  &  le  rapport  qu'elle 
a  à  une  certaine  Règle.  En  confondant  ainii  fous  un  même  nom  ces  deux 
confédérations  diftinctes ,  ceux  qui  Ce  laiifent  trop  aiCément  préoccuper  par 
l'impreffion  des  Cons ,  &  qui  Cont  accoutumez  à  prendre  les  mots  pour  des 
choies,  s'égarent  Couvent  dans  les  jugemens  qu'ils  Cont  des  Actions.  Par 
exemple,  boire  du  vin  ou  quelque  autre  liqueur  forte jufqu'à  en  perdre  l'u- 
fage  de  la  Raifon,  c'eft  ce  qu'on  appelle  proprement  s'enyvrer:  mais  com- 
me ce  mot  fignifie  aufli  dans  l'ufage  ordinaire  la  turpitude  morale  qui  eft  dans 
l'action  par  oppoficion  à  la  Loi,  les  hommes  font  portez  à  condamner  tout 
ce  qu'ils  entendent  nommer  yvrejje,  comme  une  aclion  mauvaife  &  contrai- 
re à  la  Loi  Morale.  Cependant  s'il  arrive  à  un  homme  d'avoir  le  cerveau 
troublé  pour  avoir  bu  une  certaine  quantité  de  vin  qu'un  Médecin  lui  aura 
preferit  pour  le  bien  de  fa  fanté,  quoi  qu'on  puiffe  donner  proprement  le 
nom  d'yvrej/e  à  cette  action,  à  la  confiderer  comme  le  nom  d'un  tel  Mode 
Mixte ,  il  elt  vifible  que  confiderée  par  rapport  à  la  Loi  de  Dieu  &dans  le 
rapport  qu'elle  a  avec  cette  fouveraine  Règle,  ce  n'eft  point  un  péché  ou 
une  transgreffiondelaLoi ,  bien  que  le  mot  d'yvi 'Remporte  ordinairement 
une  telle  idée. 

§.   17.  En  voilà  affez  fur  les  actions  humaines  confiderées  dans  la  relation  tes  Relations 
qu'elles  ont  à  la  Loi,  &  que  je  nomme  pour  cet  effet  des  Relations  Mo-  (jîês.  mnombra" 
raies. 

Il  faudroit  un  Volume  pour  parcourir  toutes  les  efpèces  de  Relations. 
On  ne  doit  donc  pas  attendre  que  je  les  étale  ici  toutes.  Ilfiifïitpourmon 
prélent  deffein  de  montrer  par  celles  qu'on  vient  de  voir,  quelles  font  les 
Idées  que  nous  avons  de  ce  qu'on  nomme  Relation,  ou  Rapport  :  confédé- 
ration qui  eft  d'une  fi  vafte  étendue,  fidiverfe,  &  dont  les  occafions  Cont 
en  fi  grand  nombre  (  car  il  y  en  a  autant  qu'il  peut  y  avoir  d'occafionsde 
comparer  leschoCcs  l'une  à  l'autre)  qu'il  n  eft  pasCort  aiCé  de  les  réduire  à 
des  régies  préciCes,  ou  à  certains  chefs  particuliers.  Ceiles  dont  j'ai  Cait 
mention,  font,  je  croi,  des  plus  confiderables  &  peuvent  fervir  à  faire  voir 
d'où  c'eft  que  nous  recevons  nos  idées  des  Relations,  &  fur  quoi  elles  font 
fondées.  Mais  avant  que  de  quitter  cette  matière ,  permettez-moi  de  dé- 
duire de  ce  que  je  viens  de  dire,  les  obfervations  Cuvantes. 

%,  18.  La  première  eft,  qu'il  eft  évident  que  toute  Relation  fe  termine  SnsfeVeïi6, 
à  ces  Idées  limples  que  nous  avons  reçu  par  Senfation  ou  par  Réflexion,  que  mirent  à  des 
c'en  eft  le  dernier  fondement;  de  forte  que  ce  que  nous  avons  nous-mêmes  Idees  '"P1"' 
dans  l'ECprit  en  penCant,  (fi  nous  penCons  effectivement  à  quelque  choCe, 
ou  qu'il  y  ait  quelque  Cens  à  ce  que  nous  penfons)  tout  ce  qui  eft  l'objet  de 

N  n  3  nos 


i8<>  Des  Relations  Morales.  Liv.  II. 

CH>pi  nos  propres  penfées  ou  que  nous  voulons  faire  entendre  aux  autres  lorsque 

XXVIII.     nous  nous  fervons  de  mots,  &  qui  renferme  quelque  relation,  tout  cela, 
dis-je,  n'eft  autre  chofe  que  certaines  Idées  fimples,  ou  un  afTemblage  de 
quelques  Idées  fimples ,  comparées  l'une  avec  l'autre.     La  chofe  eft  fi  vi- 
iible  dans  cette  efpèce  de  Relations  que  j'ai  nommé  proportionnelles,  que  rien 
ne  peut  l'être  davantage.    Car  lorsqu'un  homme  dit ,  Le  Miel  eft  plus  doux 
que  la  Cire ,  il  eft  évident  que  dans  cette  relation  fes  penfées  fe  terminent  à 
l'idée  fimple  de  douceur;  &il  en  eft  de  même  de  toute  autre  relation,  quoi 
que  peut-être  quand  nos  penfées  font  extrêmement  compliquées ,  on  fafie 
rarement  réflexion  aux  Idées  fimples  dont  elles  font  compofées.  Par  exem- 
ple, lorsqu'on  employé  le  mot  de  Père,  premièrement  on  entend  par-là 
cette  efpèce  particulière ,  ou  cette  idée  collective  fignifiée  par  le  mot  hom- 
me ;  fecondement ,  les  idées  fimples  &  fenfibles ,  lignifiées  par  le  terme  de 
génération  ;  &  en  troifiéme  lieu ,  fes  effets ,  &  toutes  les  idées  fimples  qu'em- 
porte le  mot  $  Enfant.     Ainfi  le  mot  d'Ami  étant  pris  pour  un  homme  qui 
aime  un  autre  homme  13  eft  prêt  à  lui  faire  du  bien,  contient  toutes  les  Idées 
fuivantes  qui  le  compofent;  premièrement,  toutes  les  idées  fimples  corn- 
prifes  fous  le  mot  Homme,  ou  Etre  intelligent;  en  fécond  lieu,  l'idée  d'a- 
mour ;  en  troifiéme  lieu ,  l'idée  de  dispojition  à  faire  quelque  chofe  ;  en  qua- 
trième lieu  l'idée  d'atlion  qui  doit  êtte  quelque  efpèce  de  penfee  ou  de  mou- 
vement, &  enfin  l'idée  dtBien,  qui  fignifie  tout  ce  qui  peut  lui  procurer 
du  bonheur,  &  qui  à  l'examiner  de  près,  fe  termine  enfin  à  des  idées  fim- 
ples &  particulières ,  dont  chacune  eft  renfermée  fous  le  terme  de  Bien  en 
général,  lequel  terme  ne  fignifie  rien,  s'il  eft  entièrement  feparé  de  toute 
idée  fimple.     Voilà  comment  les  termes  de  Morale  fe  terminent  enfin, 
comme  tout  autre, à  une  collection  d'idées  fimples,  quoi  que  peut-être  de 
plus  loin ,  la  lignification  immédiate  des  termes  Relatifs  contenant  fort  fou- 
vent  des  relations  fuppofées  connues,  qui  étant  conduites  comme  à  la  trace 
de  l'une  à  l'autre  ne  manquent  pas  de  fe  terminer  à  des  Idées  fimples. 
n'oirraen't"^1'11"      §•   I9-  La  féconde  chofe  que  j'ai  à  remarquer,  c'eft  que  dans  les  Rela- 
notionauffi  cià.e  tions  nous  avons  pour  l'ordinaire,  fi  ce  n'eft  point  toujours,  une  idée  auffi 
de  u  Refarion  '    claire  du  rapport ,  que  des  Idées  fimples  fur  lesquelles  il  eft  fonde ,  la  cane- 
3.".de,lon  fon"    nance  ou  l-1  disconvenance  d'où  dépend  la  Relation  étant  des  chofes  dont  nous 
avons  communément  des  idées  auflî  claires  que  de  quelque  autre  que  ce  foit, 
parce  qu'il  ne  faut  pour  cela  que  diftinguer  les  idées  fimples  l'une  de  l'autre, 
ou  leurs  différensdégrez,  fans  quoi  nous  ne  pouvons  abfolument  point  avoir 
de  connoiffance  diftuncte.    Car  fi  j'ai  une  idée  claire  de  douceur ,  de  lumière 
où  d'étendue,  j'ai  auffi  une  idée  claire  d'autant,  déplus,  ou  de  moins  de 
chacune  de  ces  chofes.   Si  je  fai  ce  que  c'eft  à  l'égard  d'un  homme  d'être 
né  d'une  femme,  comme  de  Sempronia,  je  fai  ce  que  c'eft  à  l'égard  d'un 
autre  homme  d'être  né  de  la  même  Sempronia,  &  par-là  je  puis  avoir  une 
notion  auffi  claire  de  la  fraternité  que  de  la  naiffance,  &  peut-être  plus  clai- 
re.   Car  ù  je  croyois  que  Sempronia  a  pris  Titus  de  deffous  un  Chou ,  com- 
me (i)  on  a  accoutume  de  dire  aux  petits  Enfans,  &que  par-là  elle  eft  de- 
venue 

(i)  Je  ne  fai  fi  l'on  fe  fe:t  communeaent      en  France  de  ce  tour ,  pour  fatisfasre  la  corio 

fittf 


dément. 


Des  Relations  Morales.  Liv.  II.  %îj 

venue  fi  Mère  ;  &  qu'énfuite  elle  a  eu  Cajns  de  la  même  manière ,  j'aurois  Chat. 
une  notion  auffi  claire  de  la  relation  de  frère  entre  Titus  &  Cajus,  que  fi  j'a-  XX  VI  IL 
vois  tout  le  favoir  des  fages-femmes  ;  parce  que  tout  le  fondement  de  cette 
relation  roule  fur  cette  notion,  que  la  même  femme  a  également  contribué 
à  leur  naiffance  en  qualité  de  Mère  (  quoi  que  je  fuffe  dans  l'ignorance  ou 
dans  l'erreur  à  l'égard  de  la  manière  )  &.  que  la  naifTance  de  ces  deux  Enfans 
convient  dans  cette  circonllance,  en  quoi  que  ce  foit  qu'elle  confifte  effec- 
tivement. Pour  fonder  la  notion  de  fraternité  qui  efb  ou  n'eft  pas  entr'eux, 
il  me  fuffit  de  les  comparer  fur  l'origine  qu'ils  tirent  d'une  même  perfonne, 
fans  que  je  connoiffe  les  circonilances  particulières  de  cette  origine.  Mais 
quoi  que  les  idées  des  Relations  particulières  puiffent  être  auffi  claires  &  auffi 
diilincies  dans  l'Efprit  de  ceux  qui  les  confiderent  dùement ,  que  les  idées 
des  Modes  -mixtes,  &  plus  déterminées  que  celles  des  Subftances,  cependant 
les  termes  de  Relation  font  fouvent  auffi  ambigus, &  d'une  lignification  auffi 
incertaine ,  que  les  noms  des  Subfiances  ou  des  Modes  mixtes  ;  &  beaucoup 
plus,  que  ceux  des  Idées  fimples.  La  raifon  de  cela,  c'eft  que  les  termes 
relatifs  étant  des  lignes  d'une  comparaifon ,  qui  fe  fait  uniquement  par  les 
penfées  des  hommes ,  &  dont  l'idée  n'exifte  que  dans  leur  Èfprit ,  les  hom- 
mes appliquent  fouvent  ces  termes  à  différentes  comparaifons  de  chpfes , 
félon  leurs  propres  imaginations  (i)  qui  ne  correfpondent  pas  toujours  à 
l'imagination  d'autres  perfonnes  qui  fe  fervent  des  mêmes  mots. 

§.  20.  Je  remarque  en  troifiéme  lieu,  que  dans  les  Relations  que  je  nom-  1-3  norion'deii 
me  morales,  j'ai  une  véritable  notion  du  Rapport  en  comparant  l'action  avec  ml^e"".*?  ifeu 
une  certaine  Règle,  foit  que  la  Règle  foit  vraye,  ou  fauffe.    Car  fi  je  me-  'h^  ^'laquelle 
fure  une  chofe  avec  une  Aune,  je  lai  fi  la  choie  que  je  mefure  eft  plus  Ion-  compWe'to 
gue  ou  plus  courte  que  cette  Aune  prétendue,  quoi  que  peut-être  l'Aune  vra>'c  °u  frufle, 
dont  je  me  fers,  ne  foit  pas  exactement  julte,  ce  qui  à  la  vérité  eft  une 
Queftion  tout-à-fait  différente.  Car  quoi  que  la  Règle  foit  fauffe  &  que  je 
me  méprenne  en  la  prenant  pour  bonne,  cela  n'empêche  pourtant  pas,  que 
la  convenance  ou  la  disconvenance  qui  fe  remarque  dans  ce  que  je  compare  à 
cette  Règle,  ne  me  faffe  voir  la  relation.   A  la  vérité  en  me  fervant  d'une 

fauffe 

fité  des  Enfans  fur  cet  article.  Je  l'ai  ouï  e-n-  fonne  qui  avoit  l'Efprit  julte  &  pénétrant, 

ployer  dans  ce  deflein.  Quoi  qu'il  en  foit ,  la  furprife  de  ce  nouveau  caraélere  qui  lui  pa- 

chofe  n'elt  p-s  de  grande  importance.    On  fe  roillbit  incompatible  avec  le  premier,  s  écria, 

fert  en  Anglois  d'un  tour  un  peu  différent]  Mais  n'avez.- vous  pas  dit  tout  M  heurt  que  c'é- 

mais  qui  revient  au  même  toit  un  très-bon  homme?  Oui  vraiment ,  je  l'ai 

(1)  11  me  fouvient  à  ce  propos  d'une  plai-  dit,  repliqua-t-el!e  auffitôt:  mais  jevousajju* 

fante  équivoque  fondée  fur  ce  que  M.  Locke  re ,  Madame,  qu'on  nen  vaut  fis  mieux  four 

dit  ici.    Deux  Femmes  converfant  enfsmble,  être  bon:  tarant  fentir  par  le  ton  railleur  dont 

l'une  vint  à  parler  d'un  certain  homme  de  fa  elle  prononça  ces  dernières  paroles  qu'elle étoit 

connoillance ,  6c  dit  que  c'etoit  un  très-bon  fort  furprife  a  fontour,  que  la  perfonne  qui 

homme.    Mais  quelque  temps  après,  s'étant  lui  faifoit  une   (i    pitoyable  Objection  ,  eut 

engagée  à  le  caraiterifer  plus  particulièrement,  vécu  li  long  temps  dans  le  monde  fans  s'être 

elle  ajouta  que  c'étoit  un  homme  injufle,  de  apperçué  d'une  chofe  fi  trdinaire.    C'eft  que 

mauvaife  humeur,    qui  par  fa  dureté  &  fes  dans  le  langage  de  celte  bonne  Femme,  être 

manières  violente?  fe  rendoit  infupportable  à  bon  ne  lîgnifîoit  autre  chofe  qu'aller  fouvent 

fa  Femme,  à  fes  Enfans,  &  à  tous  ceux  qui  à  l'Eglue,  6c  s'acquitter  exactement  de  tous 

ivoient  à  faire  avec  lui.    Sur  cela  l'autre  pe>  les  devoirs  extérieurs  de  la  Religion. 


a88  D?s  Idées  clair  a  à-  obfcures  t 

C  ir  a  p.  fauffe  règle  Je  ferai  engagé  par-là  à  mal  juger  de  la  rectitude  morale  de  l'ac- 

XXVIII.     tion;  parce  que  je  ne  l'aurai  pas  examinée  par  ce  qui  eft  la  véritable  Règle; 

mais  je  ne  me  trompe  pourtant  pas  à  l'égard  du  rapport  que  cette  action  a 

avec  la  Règle  à  laquelle  je  la  compare,  ce  qui  en  fait  la  convenance  ou  la 

disconvenance. 

Chaf.XXIX.  CHAPITRE     XXIX. 

Des  Idées  claires  £<?  obfcures ,  dijiindes  cjf  confufes. 

dwtd*"    §•  I-     À  Pre's  avoir  montré  l'origine  de  nos  Idées  &  fait  une  revûè"  de 
tes'  d-autrcsoMiù-  x\.  leurs  différentes  efpèces  ;  après  avoir  confideré  la  différence  qu'il 

t&i  &  confufes.     y  a  entre  jes  idées  fimples  &  complexes,&  avoir  obfervé  comment  les  Com- 
plexes fe  réduifent  à  ces  trois  fortes  d'Idées,  les  Modes ,  les  Subjlances  &  les 
Relations:  examen  où  doit  entrer  néceffairement  quiconque  veut  connoître 
à  fond  les  progrès  de  fon  Efprit  dans  fa  manière  de  concevoir  &  de  connoî- 
tre les  chofes  :    on  s'imaginera  peut-être  qu'ayant  parcouru  tous  ces  chefs, 
j'ai  traité  allez  amplement  des  Idées.  Il  faut  pourtant  que  je  prie  mon  Lec- 
teur, de  me  permettre  de  lui  propofer  encore  un  petit  nombre  de  reflexions 
qu'il  me  refte  à  faire  fur  ce  fujet.  La  première  eft,  que  certaines  Idées  font 
claires  &  d'autres  obfcures,  quelques-unes  diftintles  &  d'autres  confufes. 
la  clarté  & :  r_obf-      g.  o.  Comme  rien  n'explique  plus  nettement  la  perception  de  f  Efprit 
esp'uquéV pai^    que  les  mots  qui  ont  rapport  à  la  Vue,  nous  comprendrons  mieux  ce  qu'il 
comp-uaiibn  à  la  faU[;  entendre  par  la  clarté  &  l'obfcurité  dans  nos  Idées ,  fi  nous  faifons  re- 
flexion fur  ce  qu'on  appelle  clair  &  obfcur  dans  les  Objets  de  la  Vue.     La 
Lumière  étant  ce  qui  nous  découvre  les  Objets  vifibles,  nous  nommons 
obfcur  ce  qui  n'eit  pas  expofé  à  une  lumière  qui  fuffife  pour  nous  faire  voir 
exactement  la  figure  &  les  couleurs  qu'on  y  peut  obferver  ,  &  qu'on  y  dif- 
cerneroit  dans  une  plus  grande  lumière.     De  même  nos  Idées  fimples  font 
claires  lorsqu'elles  font  telles  ,  que  les  Objets  mêmes  d'où  l'on  les  reçoit, 
les  préientent  ou  peuvent  les  préfenter  avec  toutes  les  circonftances  requilos 
à  une  fenfation  ou  perception  bien  ordonnée.  Lorsque  la  Mémoire  les  con- 
ferve  de  cette  manière, &  qu'elle  peu:  les  exciter  ainfi  dans  l'Efprit  toutes 
les  fois  qu'il  a  occafion  de  les  confiderer ,  ce  font  en  ce  cas-là  des  Idées  clai- 
res.   Et  autant  qu'il  leur  manque  de  cette  exactitude  originale,  ou  qu'elles 
ont,  pour  ainfi  dire,  perdu  de  leur  première  fraîcheur,  étant  comme  ter- 
nies &  flétri js  par  le  temps,  autant  font-elles  obfcures.     Quant  aux  Idées 
complexes,  comme  elles  font  compofées  d'Idées  fimples,  elles  font  claires 
quand  les  Idées  qui  en  font  partie ,  font  claires  ;  &  que  le  nombre  &  l'ordre 
des  Idées  fimples  qui  compofent  chaque  idée  complexe,  eft  certainement 
fixé  &  déterminé  dans  l'Efprit. 
Qucii«  font  ie«        g.    3.   La  caufe  de  l'obfcurité  des  Idées  fimples,  c'eft  ou  des  organes 
té'dcs  u««!rcim"  groifiers ,  ou  des  imprefïions  foibles  &  tranfitoires  faites  par  les  Objets,  ou 
bien  la  foiblefTe  de  la  Mémoire  qui  ne  peut  les  retenir  comme  elle  les  a  re- 
çues. 


Des  Idées  claires  &  obfc tires ,  âijlintles  à-  confufes.  L  i  v.  1 1.      189 

çuè's.  Car  pour  revenir  encore  aux  Objets  vifibles  qui  peuvent  nous  aider  CHAP.XXIX. 
à  comprendre  cette  matière;  fi  les  organes  ou  les  facultez  de  Ja  Perception , 
femblables  à  de  la  Cire  durcie  par  le  froid,  ne  reçoivent  pas  l'impreliion  du 
Cachet,  en  conféquence  de  la  preflion  qui  fe  fait  ordinairement  pour  en 
tracer  l'empreinte ,  ou  fi  ces  organes  ne  retiennent  pas  bien  l'empreinte  du 
cachet,  quoi  qu'il  foit  bien  appliqué,  parce  qu'ils  refTemblent  à  de  la  Cire 
trop  molle  où  l'impreliion  ne  le  conferve  pas  long-temps,  ou  enfin  parce 
que  le  feau  n'efl  pas  appliqué  avec  toute  la  force  nécelTaire  pour  faire  une 
impreffion  nette  &  diitincle,  quoi  que  d'ailleurs  la  Cire  foit  dispofée  com- 
me il  faut  pour  recevoir  tout  ce  qu'on  y  voudra  imprimer;  dans  tous  ces  cas 
l'imprelïion  du  feau  ne  peut  qu'être  obfcure.  Je  ne  croi  pas  qu'il  foit  né- 
celTaire d'en  venir  à  l'application  pour  rendre  cela  plus  évident. 

5.  4.  Comme  une  Idée  claire  elt  celle  dont  l'Efprit  a  une  pleine  &  évi-  ce  que  c'eft  qu'a, 
dente  perception,  telle  qu'elle  elt  quand  il  la  reçoit  d'un  Objet  extérieur  &confufe.fti"ae 
qui  opère  dûement  fur  un  organe  bien  difpofé  ;  de  même  une  idée  diflincle 
eft  celle  où  l'Efprit  apperçoit  une  différence  qui  la  diftingue  de  toute  autre 
idée  :  &  une  idée  confufe  eft  celle  qu'on  ne  peut  pas  fuflifamment  diftinguer 
d'avec  une  autre,  de  qui  elle  doit  être  différente. 

§.  5.  Mais,  dira-t-on,  s'il  n'y  a  d'Idée  confufe  que  celle  qu'on  ne. peut  objeaion. 
pas  fuffifamment  diftinguer  d'avec  une  autre  de  qui  elle  doit  être  différente, 
il  fera  bien  difficile  de  trouver  aucune  idée  confufe  :  car  quoi  que  puiffe  être 
une  certaine  idée,  elle  ne  peut  être  que  telle  qu'elle  eft  apperçuè'  par  l'Ef- 
prit; &  cette  même  perception  la  diftingue  fuffifamment  de  toutes  autres 
Idées  qui  ne  peuvent  être  autres,  c'eft-à-dire  différentes,  fans  qu'on  s'ap- 
perçoive  qu'elles  le  font.  Par  conféquent,  nulle  idée  ne  peut  être  dans  l'in- 
capacité d'être  diftinguée  d'une  autre  de  qui  elle  doit  être  différente^  moins 
que  vous  ne  la  veuilliez  fuppofer différente  d'elle-même,  car  elle  eft  évidem- 
ment différente  de  toute  autre. 

g.  6.  Pour  lever  cette  difficulté  &  trouver  le  moyen  de  concevoir  au  jufte  La  confufion  des 
ce  que  c'eft  qui  fait  la  confufion  qu'on  attribué'  aux  Idées ,  nous  devons  "1°  nc^ai-on* 
conliderer  que  les  chofes  rangées  fous  certains  noms  diftinéls  font  fuppofées  te»'  donne, 
allez  différentes  pour  être  diftinguées,  en  forte  que  chaque  efpèce  puiffe 
être  défignée  par  fon  nom  particulier,  &  traitée  à  part  dans  quelque  occa- 
fion  que  ce  foit:  &  il  eft  de  la  dernière  évidence  qu'on  fuppofe  que  la  plus 
grande  partie  des  noms  différens  lignifient  des  chofes  différentes.  Or  cha- 
que Idée  qu'un  homme  a  dans  l'Efprit,  étant  vifiblement  ce  qu'elle  cil, 
&  diftincle  de  toute  autre  Idée  que  d'elle-même;  ce  qui  la  rend  confufe, 
c'eft  lorsqu'elle  eft  telle ,  qu'elle  peut  être  auffi  bien  défignée  par  un 
autre  nom  que  par  celui  dont  on  fe  fert  pour  l'exprimer,  ce  qui  arrive  lors- 
qu'on néglige  de  marquer  la  différence  qui  conferve  de  la  diftinclion  entre 
ks  chofes  qui  doivent  être  rangées  fous  ces  deux  différens  noms,  &qui  fait 
que  quelques-unes  appartiennent  à  l'un  de  ces  Noms,  &  quelques  autres  à 
l'autre ,  &  dès-lors  la  diftinétion  qu'on  s'étoit  propofé  de  conferver  par  le 
moyen  de  ces  différens  Noms,  eft  entiérment  perdue. 

§.  7.  Voici,  à  mon  avis,  les  principaux  défauts  qui  caufent  ordinaire-  Défauts  qui c*n- 
inent  cette  confufion.  d«ti£eTfuCtm 

O  0  Le 


190  Des  Idées  claires  &  obfcures , 

'Ciîap.XXîX.  Le  premier  eft,  lorsque  quelque  idée  complexe,  ( car  ce  font  les  Idées 
Premier  défaut:  complexes  qui  font  le  plus  fujettes  à  tomber  dans  la  confufion)  eft  compo- 
tes idées  com-     f^e  ^>an  trop  petit  nombre  d'Idées  fimples,  &  de  ces  Idées  feulement  qui 

plexes  compofees  .-  •  ■    j>  1     r  <    1        J-rr-  -   r  n 

de  trop  peu  d'i-    font  communes  a  d  autres  choies ,  par  ou  les  différences  qui  font  que  cette 
dees  lunpks.        Idée  mérite  un  nom  particulier ,  font  laiffées  à  l'écart.     Ainfi,  celui  qui  a 
une  idée  uniquement  compofée  des  idées  fimples  d'une  Béte  tachetée,  n'a 
qu'une  idéeconfufe  d'un  Léopard,  qui  n'eftpas  fuffifamment  diftingué  par-là 
d'un  Lynx  &  de  plufieurs  autres  Bétes  qui  ont  la  peau  tachetée.     De  forte 
qu'une  telle  idée ,  bien  que  defignée  par  le  nom  particulier  de  Léopard,  ne 
peut  être  diftinguée  de  celles  qu'on  défigne  par  les  noms  de  Lynx  ou  de 
Panthère ,  &  elle  peut   auffi  bien  recevoir  le  nom  de  Lynx  que  celui  de 
Léopard.  Je  vous  lailTe  à  penfer  combien  la  coutume  de  définir  les  mots  par 
des  termes  généraux,  doit  contribuer  à  rendre  confufes  &  indéterminées 
les  idées  qu'on  prétend  défigner  par  ces  termes-là.     Il  eft  évident  que  les 
Idées  confufes  rendent  l'ufage  des  mots  incertain ,  &  détruifent  l'avantage 
qu'on  peut  tirer  des  noms  diftinfts.     Lorsque  les  Idées  que  nous  défignons 
par  différens  termes ,  n'ont  point  de  différence  qui  réponde  aux  noms  dif- 
tincls  qu'on  leur  donne,  de  forte  qu'elles  ne  peuvent  point  être  diitinguées 
par  ces  noms-là,  dans  ce  cas  elles  font  véritablement  confufes.. 
second  défaut .-        g.  8-  Un  autre  défaut  qui  rend  nos  Idées  confufes,  c'eft  lors  qu'encore 
qui  fomem  un'"  1UQ  'es  Idées  particulières  qui  compofent  quelque  idée  complexe ,  foient 
idée  complexe,     en  allez  grand  nombre,  elles  font  pourtant  fi  fort  confondues  enfemble 
fondue"enfcmbie".  <311'^  n'e1^  Pas  a^  de  difeerner  fi  cet  amas  appartient  plutôt  au  nom  qu'on 
donne  à  cette  idée-là,  qu'à  quelque  autre  nom.    Rien  n'eft  plus  propre  à 
nous  faire  comprendre  cette  confufion  que  certaines  Peintures  qu'on  montre 
ordinairement  comme  ce  que  l'Art  peut  produire  de  plus  furprenant,  où 
les  couleurs  de  la  manière  qu'on  les  applique  avec  le  pinceau  fur  la  plaque 
ou  fur  la  Toile ,  repréfentent  des  figures  fort  bizarres  &  fort  extraordinai- 
res, &  paroiffent  pofées  au  hazard  &  fans  aucun  ordre.     Un  tel  Tableau 
compofé  de  parties  où  il  ne  paroit  ni  ordre  ni  fymmetrie,  n'eft  pas  en  lui- 
même  plus  confus  que  le  Portrait  d'un  Ciel  couvert  de  nuages,  que  perfon* 
ne  ne  s'avife  de  regarder  comme  confus  quoi  qu'on  n'y  remarque  pas  plus 
de  fymmetrie  dans  les  figures  ou  dans  l'application  des  couleurs.  Qu'eft-ce 
donc  qui  fait  que  le  premier  Tableau  paflè  pour  confus,  fi  le  manque  de 
fymmetrie  n'en  eft  pas  la  caufe,  comme  il  ne  l'eft  pas  certainement,  puis- 
qu'un autre  Tableau,  fait  Simplement  à  l'imitation  de  celui-là,  ne  feroit 
point  appelle  confus?  A  cela  je  répons,  que  ce  qui  le  fait  paffer  pour  con- 
fus, c'eft  de  lui  appliquer  un  certain  nom  qui  ne  lui  convient  pas  plus  dif- 
tinétement  que  quelque  autre.     Ainfi,  quand  on  dit  que  c'eft  le  Portrait 
d'un  Homme  ou  de  Céfar,  on  le  regarde  dès-lors  avec  raifon  comme  quelque 
chofe  de  confus, parce  que  dans  l'état  qu'il  paraît,  on  ne  fauroit  connoître 
que  le  nom  d'Homme  ou  de  Céfar  lui  convienne  mieux  que  celui  de  Singe 
ou  de  Pompée;  deux  noms  qu'on  fuppofe  lignifier  des  idées  différentes  de 
celles  qu'emportent  les  mots  d'Homme  ou  de  Céfar.     Mais  lorfqu'un  Mi- 
roir Cylindrique  placé  comme  il  faut  par  rapport  à  ce  Tableau,  a  fait  pa- 
roître  ces  traits  irréguliers  daus  leur  ordre,  &  dans  leur  jufte proportion, 

la 


■ 


dijlinftes  & confufes.  Liv.  II.  z$\ 

la  confufion  difparoît  dès  ce  moment,  &  l'Oeil  apperçok  auffi-tôt  que  Chap. 
ce  Portrait  eft  un  Homme  ou  Céfar,  c'eft- à-dire,  que  ces  noms-là  lui  con-  XXIX. 
viennent  véritablement  &  qu'il  eft  fuffifamment  diftingué  d'un  Singe  ou 
de  Pompée ,  c'eft-à-dire ,  des  idées  que  ces  deux  noms  lignifient.  Il  en 
eft  juftement  de  même  à  l'égard  de  nos  idées  qui  font  comme  les  pein- 
tures des  chofes.  Nulle  de  ces  peintures  mentales  ,  j'ofe  m'exprimer 
ainfi,  ne  peut  être  appellée  confufe,  de  quelque  manière  que  leurs  par- 
ties foient  jointes  enfemble  ,  car  telles  qu'elles  font,  elles  peuvent  être 
diftinguées  évidemment  de  toute  autre,  jufqu'à  ce  qu'elles  foient  rangées 
fous  quelque  nom  ordinaire  auquel  on  ne  fauroit  voir  qu'elles  appartien- 
nent plutôt  qu'à  quelque  autre  nom  qu'on  reconnoit  avoir  une  fignification 
différente. 

§.  9.  Un  troifiéme  défaut  qui  fait  fouvent  regarder  nos  Idées  comme  Troifiéme  caufe 
confufes,  c'eft  quand  elles  font  incertaines  &  indéterminées.     Ainfi  l'on  de  la  confufion  de 
voit  tous  les  jours  des  gens  qui  ne  faifant  pas  difficulté  de  fe  fervirdes  mots  font  încertâinesec 
ulitez  dans  leur  Langue  maternelle ,  avant  que  d'en  avoir  appris  la  fignifica-  '"déterminées, 
tion  précife , changent  l'idée  qu'ils  attachent  à  tel  ou  tel  mot,  prefque  auffi 
fouvent  qu'ils  le  font  entrer  dans  leurs  difeours.  Suivant  cela,  l'on  peut  di- 
re, par  exemple,  qu'un  homme  a  une  idée  confufe  de  YEglife  &  de  XJclola- 
trie,  lorfque  par  l'incertitude  où  il  eft  de  ce  qu'il  doit  exclurre  de  l'idée  de 
ces  deux  mots,  ou  de  ce  qu'il  doit  y  faire  entrer  toutes  les  fois  qu'il  penfe  à 
l'une  ou  à  l'autre,  il  ne  fe  fixe  point  conftamment  à  une  certaine  combi- 
naifon  précife  d'Idées  qui  compofent  chacune  de  ces  Idées  ;  &  cela  pour 
la  même  raifon  qui  vient  d'être  propofee  dans  le  Paragraphe  précèdent,  fa- 
voir ,  parce  qu'une  Idée  changeante  (  fi  l'on  veut  la  faire  palïer  pour  une 
feule  idée)  n'appartient  pas  plutôt  à  un  nom  qu'à  un  autre,  &  perd  par 
conféquent  la  diltinélion  pour  laquelle  les  noms  diftincls  ont  été  inventez. 

§.  10.  On  peut  voir  par  tout  ce  que  nous  venons  de  dire,  combien  les 
Noms  contribuent  à  cette  dénomination  à' Idées  difiintles  &  confufes,  fi  l'on 
les  regarde  comme  autant  de  lignes  fixes  des  choies ,  lesquels  félon  qu'ils 
font  différens  lignifient  des  chofes  diftincles,  &  confervent  de  la  diftinc- 
tion  entre  celles  qui  font  effectivement  différentes ,  par  un  rapport  fecret 
&  imperceptible  que  l'Eiprit  met  entre  fes  Idées  &  ces  noms-là.  C'eft  ce 
que  l'on  comprendra  peut-être  mieux  après  avoir  lu  &  examiné  ce  que  je 
dis  des  Mots  dans  le  Troifiéme  Livre  de  cet  Ouvrage.  Du  refte,  fi  l'on  ne 
fait  aucune  attention  au  rapport  que  les  Idées  ont  des  noms  diftinfts  con- 
fiderez  comme  des  fignes  de  chofes  diftinèles ,  il  fera  bien  mal-aifé  de  dire 
ce  que  c'eft  qu'une  Idée  confufe.  C'eft  pourquoi  lorsqu'un  homme  défigne 
par  un  certain  nom  une  efpèce  de  chofes  ou  une  certaine  chofe  particulière 
diftinéte  de  toute  autre ,  l'idée  complexe  qu'il  attache  à  ce  nom ,  eft  d'au- 
tant plus  diftinéte  que  les  idées  font  plus  particulières ,  &  que  le  nombre 
&  l'ordre  des  Idées  dont  elle  eft  compofée,  eft  plus  grand  &  plus  déterminé. 
Car  plus  elle  renferme  de  ces  Idées  particulières,  plus  elle  a  de  différences 
fenfibles  par  où  elle  fe  conferve  diftincle  &  feparée  de  toutes  les  idées  qui 
appartiennent  à  d'autres  noms ,  de  celles  -  là  même  qui  lui  refJemblent  le 
plus ,  ce  qui  fait  qu'elle  ne  peut  être  confondue  avec  elles. 

Oo  2  §.  11.  La 


1 9 1  Des  Idées  claires  &  obfcures ,' 

Cîiap.  §.   il.  La  confufion,  qui  rend. difficile  la  feparation  de  deux-  chofes  qui 

XXIX.  devroierit  être  feparées ,  concerne  toujours  deux  Idées,   &  celles-là  fur-tout 

La  confuUon  te-  qui  font  le  plus  approchantes  l'une  de  l'autre.  C'eft  pourquoi  toutes  les  fois 
Heu*  iteM.1"*  que  nous  foupçonnons  que  quelque  Idée  foit  confufe ,  nous  devons  exami- 
ner quelle  eft  l'autre  idée  qui  peut  être  confondue  avec  elle ,  ou  dont  elle 
ne  peut  être  aifément  feparee ,  &  l'on  trouvera  toujours  que  cette  autre  Idée 
eft  défignée  par  un  autre  nom,  &doit  être  par  confequent  unechofe  diffé- 
rente, dont  elle  n'eft  pas  encore  affez  diftinéte  parce  que  c'eft  ou  la  même, 
ou  qu'elle  en  fait  partie ,  ou  du  moins  qu'elle  eft  aufii  proprement  délignée 
par  le  nom  fous  lequel  cette  autre  eft  rangée,  &  qu'ainfielle  n'en  eft  pas  fi 
différente  que  leurs  divers  noms  le  donnent  à  entendre* 

§.  12.- C'eft  là,  je  penfe,  la  confufion  qui  convient  aux  Idées,  &  qui  a 
toujours  un  fecret  rapport  aux  noms.  Et  s'il  y  a  quelque  autre  confuiion 
d'Idées,  celle-là  du  moins  contribué  plus  qu'aucune  autre  à  mettre  du  def- 
ordre  dans  les  penfées  &  dans  les  difeours  des  hommes  :  car  la  plupart  des 
idées  dont  les  hommes  raifonnent  en  eux-mêmes ,  &  celles  qui  font  le  conr 
tinuel  fujet  de  leurs  entretiens  avec  les  autres  hommes,  ce  font  celles  à  qui 
l'on  a  donné  des  noms.  C'eft  pourquoi  toutes  les  fois  qu'on  fuppofe  deux 
Idées  différentes ,  défignées  par  deux  différens  noms,  mais  qu'on  ne  peut 
pas  diftinguer  iï  facilement  que  les  fons  mêmes  qu'on  employé  pour  lesdé- 
îigner;  dans  de  telles  rencontres  il  ne  manque  jamais  d'y  avoir  de  la  confu- 
iion :  &  au  contraire  lorfque  deux  Idées  font  auiîi  diftinétes  que  les  Idées 
des  deux  fuiis  par  lefquels  on  les  défigne ,  il  ne  peut  y  avoir  aucune  confu- 
iion entre  elles.  Le  moyen  de  prévenir  cette  confufion,  c'eft  d'affembler 
&  de  réunir  dans  notre  Idée  complexe,  d'une  manière  auffi  précife  qu'il 
eft  polîible,  tout  ce  qui  peutfervir  à  la  faire  diftinguer  de  toute  autre  idée, 
&  d'appliquer  conftamment  le  même  nom  à  cet  amas  d'idées,  ainfi  unies 
en  nombre  fixe,  &  dans  un  ordre  déterminé.  Mais  comme  cela  n'accom- 
mode ni  la  pareffe  ni  la  vanité  des  hommes ,  &  qu'il  ne  peut  fervir  à  autre 
chofe  qu'à  la  découverte  &  à  la  défenfe  de  la  Vérité,  qui  n'eft  pas  toujours 
le  but  qu'ils  fe  propofent ,  une  telle  exactitude  eft  une  de  ces  chofes  qu'on 
doit  plutôt  fouhaiter  qu'efperer.  Car  comme  l'application  vague  des  noms 
à  des  idées  indéterminées,  variables  &  qui  font  prefque  de  purs  néants,  fert 
d'un  côté  à  couvrir  notre  propre  ignorance,  &  de  l'autre  à  confondre  & 
embarraffer  les  autres ,  ce  qui  pallé  pour  véritable  favoir&  pour  marque  de 
fupériorité  en  fait  de  connoiffance ,  il  ne  faut  pas  s'étonner  que  la  plupart 
des  hommes  faffent  un  tel  ufage  des  mots ,  pendant  qu'ils  le  blâment  en  au- 
trui. Mais  quoi  que  je  croie  qu'une  bonne  partie  de  l'obfcurité  qui  fe  ren- 
contre dans  les  notions  des  hommes,  pourroit  être  évitée  fi  i'ons'attachoit 
à  parler  d'une  manière  plus  exaéle  &  plus  fincére  ;  je  fuis  pourtant  fort  é- 
loigné  de  conclurre  que  tous  les  abus  qu'on  commet  fur  cet  article  foient 
volontaires.  Certaines  Idées  font  fi  complexes ,  &  compofées  de  tant  de 
parties,  que  la  Mémoire  ne  fauroit  aifément  retenir  au  julle  la  mémecom- 
binaifon  d'Idées  fimples  fous  le  même  nom:  moins  encore  fommes-nous  ca- 
pables de  deviner  conftamment  quelle  eft  précifément  l'Idée  complexe 
qu'un  tel  nom  fignifie  dans  l'ufage  qu'en  fait  une  autre  perfonne.  La  pre- 
mière 


diftiniïes  &  conftifes.  Liv.  II.  i<)3 

miere  de  ces  chofes,met  de  la  confufion  dans  nos  propres  fentimens&dans  CiiAr. 
les  raifonnemens  que   nous  faifons  en  nous-mêmes,  &  la  dernière  dans  XXIX, 
nos  difcours  &  dans  nos  entretiens  avec  les  autres  hommes.  Mais  com- 
me j'ai  traité  plus  au  long,  dans  le  Livre  fuivant,  des  Mots  &  de  l'abus 
qu'on  en  fait ,  je  n'en  dirai  pas  davantage  dans  cet  endroit. 

§.    13.  Comme  nos  Idées  complexes  confident  en  autant  de  combinaifons  ^^""nT 
de  diverfes  Idées  limples,  elles  peuvent  être  fort  claires  &  fort  diftincles  être  ciaues  d'un 
d'un  coté,  &  fort  obicures  &  fort  confufes  de  l'autre.     Par  exemple,  fi  un  f°sted'e  i'ïu:t°ê,u' 
homme  parle  d'une  figure  de  mille  cotez,  l'idée  de  cette  figure  peut  être 
fort  obfcure  dans  fon  EJprit,  quoi  que  celle  du  Nombre  y  foit  fort  diftinc- 
te  ;  de  forte  que  pouvant  difeourir  &  faire  des  démonftrations  fur  cette  par- 
tie de  fon  Idée  complexe  qui  roule  fur  le  nombre  de  mille,  il  eft  porté  à  croi- 
re qu'il  a  auffi  une  idée  diftincle  d'une  Figure  de  mille  cotez ,  quoi  qu'il 
foit  certain  qu'il  n'en  a  point  d'idée  précife,  de  forte  qu'il  puifle  diftinguer 
cette  Figure  d'avec  une  autre  qui  n'a  que  neuf  cens  nonante  neuf  cotez.  Il 
s'eft  introduit  d'afléz  grandes  erreurs  dans  les  penfées  des  hommes ,  &  beau- 
coup de  confufion  dans  leurs  difcours ,  faute  d'avoir  obfervé  cela. 

g.   14.  Que  fi  quelqu'un  s'imagine  avoir  une  idée  diftincle  d'une  Figure  n  peut  arrivet 
de  mille  cotez,  qu'il  en  fafle  l'épreuve  en  prenant  une  autre  partie  de  la  ^"dans^01" 
même  matière  uniforme,   comme  d'or  ou  de  cire,  qui  foit  d'une  égale  raifonnemens 
grolïeur,  &  qu'il  en  fafle  une  figure  de  neuf  cens  nonante  neuf  cotez.  11  £°eund"g  £"dc 
elt  hors  de  doute  qu'il  pourra  diftinguer  ces  deux  idées  l'une  de  l'autre  par  à  «la. 
le  nombre  des  cotez,  &  raifonner  diftinctement  fur  leurs  différentes  pro- 
prietez ,  tandis  qu'il  fixera  uniquement  fes  penfées  &  fes  raifonnemens  fur  ce 
qu'il  y  a  dans  ces  Idées  qui  regarde  le  nombre,  comme  que  les  cotez  de 
l'une  peuvent  être  divifez  en  deux  nombres  égaux,  &  non  ceux  de  l'autre, 
&C.  Mais  s'il  veut  venir  à  diftinguer  ces  idées  par  leur  figure,  il  fe  trouve- 
ra d'abord  hors  de  route ,  &  dans  l'impuilTance,  à  mon  avis,  de  former 
deux  idées  qui  foient  diftincles  l'une  de  l'autre ,  par  la  fimple.  figure  que  ces 
deux  pièces  d'or  préfentent  à  fon  Efprit ,  comme  il  feroit,  fi  les  mêmes 
pièces  d'or  étoient  formées  l'une  en  Cube,  &  l'autre  dans  une  figure  de 
cinq  cotez.     Du  refte,  nous  fommes  fort  fujets  à  nous  trompei'  nous-mê- 
mes, &  à  nous  engager  dans  de  vaines  difputes  avec  les  autres  au  fujet  de 
ces  idées  incomplètes,  &  fur-tout  lorfqu'elles  ont  des  noms  particuliers  & 
généralement  connus.     Car  étant  convaincus  en  nous-mêmes  de  ce  que 
nous  voyons  de  clair  dans  une  partie  de  l'Idée  ;  &  le  nom  de  cette  idée ,  qui 
nous  eft  familier,  étant  appliqué  à  toute  l'idée,  à  la  partie  imparfaite  & 
obfcure  auffi  bien  qu'à  celle  qui  eft  claire  &  diftincle  ,  nous  fommes  portez 
à  nous  fervir  de  ce  nom  pour  exprimer  cette  partie  confufe,  &  à  en  tirer 
des  conclulions  par  rapport  à  ce  qu'il  ne  fignifie  que  d'une  manière  obfcu- 
re, avec  autant  de  confiance  que  nous  le  faifons  à  l'égard  de  ce  qu'il  figni- 
fie clairement. 

§.   15.  Ainfi,  comme  nous  avons  fouvent  dans  la  bouche  le  mot  iïEter-  «u'dani de 
»;'/<?,  nous  fommes  portez  à  croire,  que  nous  en  avons  une  idée  pofitive&  l'Jtteinité. 
complète,  ce  qui  eft  autant  que  fi  nous  difions ,  qu'il  n'y  a  aucune  partie 
4e  cette  durée  qui  ne  foit  clairement  contenue  dans  notre  idée.     Il  eft  vrai 

O  0  3  que 


î94  Des  Idées  claires  &  obfcttres , 

Cu  Aï\  que  celui  qui  fe  figure  une  telle  chofe,  peut  avoir  une  idée  claire  delaDu- 

XXIX.  rée.     Il  peut  avoir,  outre  cela,  une  idée  fort  évidente  d'une  très-grande 

étendue  de  durée  ,  comme  auffi  de  la  comparaifon  de  cette  grande  étendue* 
avec  une  autre  encore  plus  grande.     Mais  comme  il  ne  lui  eft  pas  poffible 
de  renfermer  tout  à  la  fois  dans  fon  idée  de  la  Durée ,  quelque  vafte  qu'elle 
foit,  toute  l'étendue  d'une  durée  qu'il  fuppofe  fans  bornes,  cette  partie  de 
fon  idée  qui  eft  toujours  au  delà  de  cette  vafte  étendue  de  durée,  &  qu'il 
fe  repréfente  en  lui-même  dans  fon  Efprit,  eft  fort  obfcure  &  fort  indéter- 
minée.    De  là  vient  que  dans  les  difputes  &  les  raifonnemens  qui  regardent 
l'Eternité,  ou  quelque  autre  Infini ,  nous  fommes  fujets  à  nous  embarraffer 
Exem        nous-mêmes  dans  de  manifeftes  abfurditez. 
pie,  dans  îa  di-      §.   io\  Dans  la  Matière  nous  n'avons  guère  d'idée  claire  de  la  petiteffe 
Màt/cîèt  de  "*      ^e  ^es  Parties  au  delà  de  la  plus  petite  qui  puiffe  frapper  quelqu'un  de  nos 
Sens  ;  &  c'eft  pour  cela  que  lorfque  nous  parlons  de  la  Divisibilité  de  la  Ma- 
tière à  V infini^  quoi  que  nous  avions  des  idées  claires  de  divifion  &de  divifi- 
bilité ,  auiîi  bien  que  de  parties  détachées  d'un  Tout  par  voye  de  divifion, 
nous  n'avons  pourtant  que  des  idées  fort  obfcures  &  fort  confufes  des  cor- 
pufcules  qui  peuvent  être  ainfi  divifez ,  après  que  par  des  divifions  précé- 
dentes ils  ont  été  une  fois  réduits  à  une  petiteffe  qui  va  beaucoup  au  delà  de 
la  perception  de  nos  Sens.     Ainfi ,  tout  ce  dont  nous  avons  des  idées  claires 
&  diftincles,  c'eft  de  ce  qu'eft  la  divifion  en  général  ou  par  abftraction ,  & 
le  rapport  de  Tout  &  de  Partie.     Mais  pour  ce  qui  eft  de  la  groffeur  du 
Corps  entant  qu'il  peut  être  ainfi  divifé  à  l'infini  après  certaines  progref- 
fions ;  c'eft  dequoi  je  penfe  que  nous  n'avons  point  d'idée  claire  &  diftindte. 
Car  je  demande  fi  un  homme  prend  le  plus  petit  Atome  de  pouffiere  qu'il 
ait  jamais  vu,  aura-t-il  quelque  idée  diftincle  (j'excepte  toujours  le  nom- 
bre, qui  ne  concerne  point  l'Etendue)  entre  la  ioo,  ooome  &  la  i ,  ooo, 
ooomc  particule  de  cet  Atome?  Et  s'il  croit  pouvoir fetbtilifer  fes  idées  jui- 
qu'à  ce  point,  fans  perdre  ces  deux  particules  de  vûë;  qu'il  ajoute  dix  chif- 
fres à  chacun  de  ces  nombres.     La  fuppofition  d'un  tel  degré  de  petiteffe 
ne  doit  pas  paroîcre  déraifonnable,  puifque  par  une  telle  divifion,  cet  Ato- 
me ne  fe  trouve  pas  plus  près  de  la  fin  d'une  Divifion  infinie  que  par  une  di- 
vifion en  deux  parties.     Pour  moi,  j'avoue  ingénument  que  je  n'ai  aucune 
idée  claire  &  diftindte  de  la  différente  grolfeur  ou  étendue  de  ces  petits 
Corps,  puifque  je  n'en  ai  même  qu'une  fort  obfcure  de  chacun  d'eux  pris 
à  part    &   confideré  en   lui-même.     Ainfi,   je   croi  que,  lorfque  nous 
parlons  de  la  Divifion  des  Corps  à  l'infini ,  l'idée  que  nous  avons  de  leur 
groffeur  diftincle ,  qui  eft  le  fujet  &  le  fondement  de  la  divifion ,  fe  con- 
fond après  une  petite  progreffion,  &  feperd  prefque  entièrement  dans  une 
profonde  obfcurité.     Car  une  telle  idée  qui  n'eft  deftinée  qu'à  nous  repré- 
fenter  la  groffeur,  doit  être  bien  obfcure  &  bien  confufe,  puifque  nous  ne 
fuirions  la  diftinguer  d'avec  l'idée  d'un  Corps  dix  fois  auffi  grand ,  que  par 
le  moyen  du  nombre  ;  en  forte  que  tout  ce  que  nous  pouvons  dire ,  c'eft 
que  nous  avons  des  idées  claires  &  diftinéles  d'Un  &  de  Dix,  mais  nulle- 
ment de  deux  pareilles  Etendues.     Il  s'enfuit  clairement  de  là,  que  lorfque 
nous  parlons  de  l'infinie  divifibilité  du  Corps  ou  de  l'Etendue,  nos  idées 

claires 


diftintfes  &  confufes.  Liv.ïf.  295* 

claires  &  diftin&es  ne  tombent  que  fur  les  nombres,  mais  que  nos  idées  clai-  Chap. 
res  &  diftincles  d'Etendue  fe perdant  entièrement  après  quelques dégrez de  XXIX. 
divifion,  fans  qu'il  nous  refte  aucune  idée  diflincle  dételles  &  telles  parcel- 
les, notre  Idée  fe  termine  comme  toutes  celles  que  nous  pouvons  avoir  de 
l'Infini,  à  l'idée  du  Nombre  fuiceptible  de  continuelles  additions,  fans  ar- 
river jamais  à  une  idée  diftincte  de  parties  actuellement  infinies.  Nous  a- 
vons ,  il  eft  vrai ,  une  idée  claire  de  la  Divifion  aulTi  fouvent  que  nous  y 
voulons  penfer,  mais  par-là  nous  n'avons  non  plus  d'idée  claire  de  parties 
infinies  dans  la  Matière,  que  nous  en  avons  d'un  Nombre  infini  dès-là  que 
nous  pouvons  ajouter  de  nouveaux  nombres  à  tout  nombre  donné  qui  eft 
préfent  à  notre  Efprit,  car  la  divifibilité  à  l'infini  ne  nous  donne  pas  plutôt 
une  idée  claire  &  diflincle  de  parties  actuellement  infinies,  que  cette  addi- 
bilité fans  fin ,  fi  j'ofe  m'exprimer  ainfi  ,  nous  donne  une  idée  claire  &  dif- 
lincle d'un  nombre  actuellement  infini  ;  puifque  l'une  &  l'autre  n'eft  autre 
chofe  qu'une  capacité  de  recevoir  fans  celTe  une  augmentation  de  nombre, 
que  le  nombre  foit  déjà  fi  grand  qu'on  voudra.     De  forte  que  pour  ce  qui 
refte  à  ajouter  (  en  quoi  confifte  l'infinité  )  nous  n'en  avons  qu'une  idée  obf- 
cure,  imparfaite  &  confufe,  fur  laquelle  nous  ne  faurions  non  plus  raifon- 
ner  avec  aucune  certitude  ou  clarté  que  nous  pouvons  raifonner  dans  l'A- 
rithmétique fur  un  nombre  dont  nous  n'avons  pas  une  idée  aufli  diftincle 
que  de  quatre  ou  de  cent,  mais  feulement  une  idée  obfcure  &  purement  re- 
lative qui  eft  que  ce  nombre  comparé  à  quelque  autre  que  ce  foit,  eft  tou- 
jours plus  grand:  car  lorfque  nous  difons,  ou  que  nous  concevons  ,  qu'il 
eft  plus  grand  que  400,  000,  000,  nous  n'en  avons  pas  une  idée  plus  clai- 
re &  plus  pofitive  que  fi  nous  difions  qu'il  eft  plus  grand  que  40,  ou  que 
4:  parce  que  400,  000,  000  n'a  pas  une  plus  prochaine  proportion  avec 
la  fin  de  l'Addition  ou  du  Nombre,  que  4.  Car  celui  qui  ajoute 'feulement 
4  à  4,  &  avance  de  cette  manière,  arrivera  aufli-tôt  à  la  fin  de  toute  Ad- 
dition que  celui  qui  ajoute  400 ,  000,  000  à  400,   000.    000.  Il  en  eft 
de  même  à  l'égard  de  Y  Eternité'  :  celui  quia  une  idée  de  4  ans  feulement,  a 
une  idée  de  l'Eternité  aufli  pofitive  &  aufli  complète,  que  celui  qui  en  a 
une  de  400,  000,  000  d'années;  car  ce  qui  refte  de  l'Eternité  au  delà  de 
l'un  &  de  l'autre  de  ces  deux  nombres  d'Années,  eft  aufli  clair  à  l'égard  de 
l'une  de  ces  perfonnes  qu'à  l'égard  de  l'autre,  c'eft-à-dire  que  nul  d'eux 
n'en  a  ablblument  aucune  idée  claire  &  pofitive.     En  effet,  celui  qui  ajou- 
te feulement  4  à  4,  &  continue  ainfi,  parviendra  aulii-tôt  à  l'Eternité,  que 
celui  qui  ajoute  400,  000,  000  d'années  &  ainfi  de  fuite,  ou  qui,  s'il  le 
trouve  à  propos,  double  le  produit  aufli  fouvent  qu'il  lui  plairra:  l'Abyme 
qui  refte  à  remplir,  étant  toujours  autant  au  delà  de  la  fin  de  toutes  ces 
progreflions  qu'il  furpaiTe  la  longueur  d'un  jour  ou  d'une  heure.     Car  rien 
de  ce  qui  eft  fini ,  n'a  aucune  proportion  avec  l'Infini  ;  &  par  conféquent 
cette*  proportion  ne  fe  trouve  point  dans  nos  Idées  qui  font  toutes  finies. 
Ainfi ,  lorfque  nous  augmentons  notre  Idée  de  l'Etendue  par  voye  d'addi- 
tion &  que  nous  voulons  comprendre  par  nos  penfées  un  Efpace  infini,  il 
nous  arrive  la  même  chofe  que  lorsque  nous  diminuons  cette  idée  par  le 
moyen  de  la  divifion.    Après  avoir  doublé  peu  de  fois  les  idées  d'étendue 

les 


i9 6  Des  Idées  réelles ,  &  chimériques.    Liv.  IL 

Chap.  les  plus  vafles  que  nous  ayions  accoutumé  d'avoir,  nous  perdons  de  vue 

XXIX.  l'idée  claire  &  diftinéle  de  cet  Efpace,  ce  n'efl  plus  qu'une  grande  étendue 

que  nous  concevons  confufément  avec  un  relie  d'étendue  encore  plus  grand 
fur  lequel  toutes  les  fois  que  nous  voudrons  raifonner ,  nous  nous  trouverons 
toujours  déforientez  &  tout  à  fait  hors  de  route,  les  idées  confuies  ne  man- 
quant jamais  d'embrouiller  les  raifonnemens  &  les  conclurions  que  nous  vou- 
lons déduire  du  côté  confus  de  ces  Idées. 


Chap.  XXX.  CHAPITRE     XXX. 

Des  Idées  réelles ,  £•?  chimériques. 
Le? idées  réel-     fi  i.  TL  relie  encore  quelques  reflexions  à  faire  fur  les  Idées,  par  rap- 

les  font  coiifor.      * 


I 


mesTieu'is1  ac-  .  Port  aux  chofes  d'où  elles  font  déduites ,  ou  qu'on  peut  fuppofer 

ehetypes.  qu'elles  repréfentent  ;  &  à  cet  égard  je  croi  qu'on  les  peut  confi- 

derer  fous  cette  triple  diftin&ion: 

Premièrement,  comme  Réelles  ou  Chimériques  : 
En  fécond  lieu,  comme  Complètes  ou  Incomplètes: 
Et  en  troifiéme  lieu,  comme  Frayes  ou  Fauffes. 

Et  premièrement,  par  Idées  réelles  j'entens  celles  qui  ont  du  fondement 
dans  la  Nature  ;  qui  font  conformes  à  un  Etre  réel ,  à  l'exiftence  des  Cho- 
fes,  ou  à  leurs  Archétypes.  Et  j'appelle  Idées  phantaftiqv.es  ou  chimériques 
celles  qui  n'ont  point  de  fondement  dans  la  Nature,  ni  aucune  conformité 
avec  la  réalité  des  chofes  auxquelles  elles  fe  rapportent  tacitement  comme  à 
leurs  Archétypes. 
Les  idées  fim-  §•  2.  Si  nous  examinons  les  différentes  fortes  d'Idées  dont   nous  avons 

Kefies"11  t0Ut"    Par'^  ci-devant,  nous  trouverons  en  premier  lieu,  Que  nos  Idées  finales  font 
toutes  réelles  &?  conviennent  toutes  avec  la  réalité  des  chojes.     Ce  n'eft  pas 
qu'elles  foient  toutes  des  Images  ou  repréfentations  de  ce  qui  exifte  ;  nous 
*  chap.  avons  déjà* fait  voir  le  contraire  à  l'égard  de  toutes  ces  Idées,  excepté  les 

JJ"gr  >j£  premières  Qualitez  des  Corps.  Mais  quoi  que  la  Blancheur  &  la  Froideur 
jurera  la  fin  ne  foient  non  plus  dans  la  neige  que  la  Douleur,  cependant  comme  ces  I- 
d*  chapitre.  dées  de  blancheur,  de  froideur,  de  douleur,  &c.  font  en  nous  des  effets 
d'une  Puiffance  attachée  aux  chofes  extérieures,  établie  par  l'Auteur  de  no- 
tre Etre  pour  nous  faire  avoir  telles  &  telles  fenfations ,  ce  font  en  nous  des 
Idées  réelles  par  où  nous  diftinguons  les  Qiialitez  qui  font  réellement  dans 
les  chofes  mêmes.  Car  ces  diverfes  apparences  étant  deftinées  à  être  les 
marques  par  où  nous  puiifions  connoître  &  diftinguer  les  chofes  dont  nous 
avons  à  faire,  nos  Idées  nous  fervent  également  pour  cette  fin,  &  font  des 
caractères  également  propres  à  nous  faire  diftinguer  les  chofes,  foit  que  ce 
ne  foient  que  des  effets  conftans,  ou  bien  des  images  exaétes  de  quelque  cho- 
fe  qui  exifte  dans  les  chofes  mêmes;  la  réalité  de  ces  Idées  confiftant  dans 
cette  continuelle  &  variable  correfpondance  qu'elles  ont  avec  les  confti- 
tutions  diftinÉtes  des  Etres  réels.     Mais  H  n'importe  qu'elles  répondent  à 

ces 


*Des  Idées  réelles ,  &  chimériques.  Liv.  II.  197 

ces  conftitutions  comme  à  des  caufës  ou  à  des  modèles  ;  il  fuffit  qu'elles  Chap.  XXX, 
foient  conftamment  produites  par  ces  conftitutions.  Et  ainfi  nos  Idées  (im- 
pies font  toutes  réelles  &  véritables ,  parce  qu'elles  répondent  toutes  à  ces 
Puiffances  que  les  chofes  ont  de  les  produire  dans  notre  Efprit:  car  c'eft  là 
tout  ce  qu'il  faut  pour  faire  qu'elles  foient  réelles,  &  non  de  vaines  fiftions 
forgées  àplaifir.  Cardans  les  Idées  fimples,  l'Efprit  eft  uniquement  borné 
aux  opérations  que  les  chofes  font  fur  lui ,  comme  nous  l'avons  déjà  mon- 
tré ;  &  il  ne  peut  fè  produire  à  foi-meme  aucune  idée  fimple  au  delà  de  cel- 
les qu'il  a  reçues. 

§.  3.  Mais  quoi  que  l'Efprit  foit  purement  paffif  à  l'égard  de  fes  Idées  MxJs'font "e?" 
fimples  ,  nous  pouvons  dire  ,  à  mon  avis,  qu'il  ne  l'eftpasà  l'égard  de  fes  combinaifons 
Idées  complexes.     Car  comme  ces  dernières  font  des  combinaifons  d'Idées  volonUir«- 
fimples,  jointes  enfemble  &  unies  fous  un  feul  nom  général,  il  eft  évident 
que  l'Efprit  de  l'homme  prend  quelque  liberté  en  formant  ces  Idées  com- 
plexes.    Autrement  d'où  vient  que  l'idée  qu'un  homme  a  de  l'or  ou  de  la 
Juftice  eft  différente  de  celle  qu'un  autre  fe  fait  de  ces  deux  chofes  ,  fi  ce 
n'eft  de  ce  que  l'un  admet  ou  n'admet  pas  dans  fon  Idée  complexe  des  Idées 
fimples  que  l'autre  n'a  pas  admis  ou  qu'il  a  admis  dans  la  fienne?  LaQueftion 
eft  donc  de  favoir,  quelles  de  ces  combinaifons  font  réelles  &  quelles  pure- 
ment imaginaires;  quelles  collections  font  conformes  à  la  réalité  des  chofes, 
&  quelles  n'y  font  pas  conformes? 

§.  4.  A  cela  je  dis ,  en  fécond  lieu ,  Que  les  Modes  mixtes  &  les  Relations  pu  Modes 
n'ayant  d'autre  réalité  que  celle  qu'ils  ont  dans  l'Efprit  des  hommes,  tout  """idées "qui 
ce  qui  eft  requis  pour  faire  que  ces  fortes  d'Idées  foient  réelles,  c'eft  la  poffi-  peuvent  com- 
bilité  d'exifter  &  de  compatir  enfemble.  Comme  ces  idées  font  elles-mê-  dàlush^  e> 
mes  des  Archétypes,  elles  ne  fauroient  différer  de  leurs  originaux,  &  par 
conféquent  être  chimériques  ;  à  moins  qu'on  ne  leur  affocie  des  idées  in- 
compatibles. A  la  vérité,  comme  ces  Idées  ont  des  noms  ufitez  dans  les 
Langues  vulgaires,  qu'on  leur  a  affignez  &par  lefquels  celui  quia  ces  idées 
dans  l'Efprit,  peut  les  faire  connoître  à  d'autres  perfonnes,  une  fimple 
poflibilkfi  d'exifter  ne  fuffit  pas,  il  faut  d'ailleurs  qu'elles  ayent  de  la  con- 
formité avec  la  fignification  ordinaire  du  nom  qui  leur  eft  donné ,  de  peur 
qu'on  ne  les  croye  chimériques,  comme  on  feroit,  par  exemple,  fi  un 
homme  donnoit  le  nom  de  juftice  à  cette  vertu  qu'on  appelle  communé- 
ment Libéralité:  mais  ce  qu'on  appelleroit  chimérique  en  cette  rencontre, 
fe  rapporte  plutôt  à  la  propriété  du  Langage  qu'à  la  réalité  des  Idées.  Car 
être  tranquille  dans  le  danger  pour  conlidérer  de  fang  froid  ce  qu'il  eft  à 
propos  de  faire ,  &  pour  l'exécuter  avec  fermeté  ,  c'eft  un  Mode  mixte  ou 
une  idée  complexe  d'une  Action  qui  peut  exifter.  Mais  de  fe  troubler  dans 
le  péril  fans  faire  aucun  ufage  de  fa  llaifon,  de  fes  forces  ou  de  fon  induftrie, 
c'eft  aulïï  une  chofe  fort  polfible ,  &  par  conféquent  une  idée  auffi  réelle 
que  la  précédente.  Cependant  la  première  étant  une  fois  défignée  par  le 
nom  de  Courage  qu'on  lui  donne  communément,  peut  être  une  idée  jufte 
ou  faulTe  par  rapport  à  ce  nom-là  ;  au  lieu  que  fi  l'autre  n'a  point  de  nom 
commun  &  ufité  dans  quelque  Langue  connue' ,  elle  ne  peut  être,  durant 

P  p  tout 


498 


Des  Idées  complètes  &  incomplètes.  Liv.  II. 


Les  Idc'es  des 
Subfiances  font 
léelles,  lorf. 
qu'elles  con- 
viennent avec 
l'exiftence  des 
choie». 


Ciiap.  XXX.  tout  ce  temps-là,  fufceptiblé  d'aucune  (1) difformité,  puifqu'elle  n'eft  for- 
mée par  rapport  à  aucune  autre  chofe  qu'à  elle-même. 

§.  5.  III.  Pour  nos  Idées  complexes  des  Subftances ,  comme  elles  font 
toutes  formées  par  rapport  aux  chofes  qui  font  hors  de  nous ,  &  pour  re- 
préfenter  les  Subftances  telles  qu'elles  exiftent  réellement,  elles  ne  font  réel- 
les qu'entant  que  ce  font  des  combinaifons  d'Idées  fimples,  réellement  unies 
&  coèxifiantes  dans  les  chofes  qui  exiftent  hors  de  nous.  Au  contraire,  cel- 
les-là font  chimériques  qui    font   compofées   de    telles    collections  d'Idées 
fimples  qui  n'ont  jamais  été  réellement   unies ,   qu'on   n'a  jamais  trou- 
vé enfemble    dans    aucune    Subflance,    par   exemple  une  Créature  rai- 
fonnable  avec  une  tête  de  cheval,  jointe  à  un  corps  de  forme  humaine,  ■ 
ou  telle  qu'on  repréfente  les  Centaures  ,011  bien  ,  un  corps  jaune,  fort  mal- 
léable, fulible  &  fixe  ,   mais  plus  léger  que  l'Eau  ;  ou  un  Corps  uniforme, 
non  organizé  ,  tout  compofé,  à  en  juger  par  les  Sens ,  de  parties  fimilaires, 
qui  ait  de  la  perception  &une  motion  volontaire.     Mais  quoi  qu'il  en  foit, 
ces  Idées  de  Subftances  n'étant  conformes  à  aucun  Patron  actuellement  exif- 
tant  qui  nous  foit  connu.  &  étant  compofées  de  tels  amas  d'Idées  qu'au- 
cune Subflance  ne  nous  a  jamais  fait  voir  jointes  enfemble,  elles  doivent 
palTer  dans  notre  Efprit  pour  des  Idées  purement  imaginaires  :  mais  ce  nom 
convient  fur-tout  à  ces  Idées  complexes  qui  font  compofées  de  parties  in- 
compatibles ,  ou  contradictoires. 

Ciiap.XXXI.  CHAPITRE    XXXI. 

Des  Idées  complètes  £5?  incomplètes. 

§.  1.  "TNtre  nos  Idées  réelles  quelques-unes  font  (2)  complètes,  & 
JC,  quelques  autres  (3)  incomplètes.  J'appelle  Idées  complètes  celles 
qui  repréfentent  parfaitement  les  Originaux  d'où  l'Efprit  fuppofe  qu'elles 
font  tirées,  qu'il  prétend  qu'elles  repréfentent,  &  auxquels  il  les  rapporte. 
Les  Idées  incomplètes  font  celles  qui  ne  repréfentent  qu'une  partie  des  Ori- 
ginaux auxquels  elles  fe  rapportent. 

§.  2.  Cela  pofé,  il  eft  évident  en  premier  lieu,  Que  toutes  nos  Idées  fim- 
ples fout  complètes.  Parce  que  n'étant  autre  chofe  que  des  effets  de  certai- 
nes Puiffances  que  Dieu  a  mifes  dans  les  Chofes  pour  produire  telles  &  tel- 
les fenfations  en  nous ,  elles  ne  peuvent  qu'être  conformes  &  correfpondre 
entièrement  à  ces  Puiffances  ;  &  nous  fommes  affûrez  qu'elles  s'accordent 
avec  la  réalité  des  chofes.  Car  fi  le/^reproduitennousles  idées  que  nous 
appelions  blancheur  ,  &  douceur,  nous  fommes  affùrez  qu'il  y  a  dans  le  fucre 
une  puiffance  de  produire  ces  Idées  dans  notre  Efprit ,  ou  qu'autrement  le 
fucre  n'auroit  pu  les  produire.  Ainfi  chaque  fenfation  répondant  à  la  puif- 
fance qui  opère  fur  quelqu'un  de  nos  Sens ,  l'idée  produite  par  ce  moyen 

eft 

(  1  )  Veformity .-  c'efî  le  mot  Anglois ,  que  M.  Locke  a  trouvé  bon  d'employer  ki. 
(zj  En  Latin  aiUyuix.  (3}  Inadœ^uau. 


Les  Idées  com- 
plètes reprelen- 
tent  parfaite- 
ment leurs  Ar- 
chétypes. 


Tontes  les    Idées 
fimples  font 
complètes. 


D?s  Idées  complètes  &  incomplètes.  Liv.  IL  199 

eft  une  Idée  réelle,  &  non  une  fi&ion  de  notre  Efprit,  car  il  ne  fauroit  fe  Gur.XXXI, 
produire  à  lui-même  aucune  idée  fimple,  comme  nous  l'avons  déjà  prou- 
vé; &  cette  Idée  ne  peut  qu'être  complète,  puifqu'il  fuffit  pour  cela 
qu'elle  réponde  à  cette  PuifTance  :  d'où  il  s'enfuit  que  toutes  les  Idées /impies 
font  complètes.  A  la  vérité,  parmi  les  chofes  qui  produifent  en  nous  ces 
Idées  fimples,  il  y  en  a  peu  que  nous  défignions  par  des  noms  qui  nous  les 
faflent  regarder  comme  de  fimples  caufes  de  ces  Idées  ;  nous  les  confiderons 
au  contraire  comme  des  fujets  où  ces  Idées  font  inhérentes  comme  autant 
d'Etres  réels.  Car  quoi  que  nous  difions  que  le  Feu  eft  (1)  douloureux  lorf- 
qu'on  le  touche  ,  par  où  nous  défignons  la  puifiance  qu'il  a  de  produire  en 
nous  une  idée  de  douleur,  on  l'appelle  aufli  chaud  &  lumineux ,  comme  fi 
dans  le  Feu  la  chaleur,  &  la  lumière  étoient  des  chofes  réelles,  différentes 
de  la  puifiance  d'exciter  ces  idées  en  nous  ;  d'où  vient  qu'on  les  nomme  des 
CHuiitez  du  Feu ,  ou  qui  exiftent  dans  le  Feu.  Mais  comme  ce  ne  font  effec- 
tivement que  des  Puifiances  de  produire  en  nous  telles  &  telles  Idées ,  on 
doit  le  fouvenir  que  c'eft  ainfi  que  je  l'entens  lorfque  je  parle  des  fécondes 
Qualitez,  comme  fi  elles  exiftoient  dans  les  chofes,  ou  de  leurs  Idées, 
comme  fi  elles  étoient  dans  les  Objets  qui  les  excitent  en  nous.  Ces  façons 
de  parler  quoi  qu'accommodées  aux  notions  vulgaires,  fans  lefquelles  on  ne 
fauroit  fe  faire  entendre ,  ne  fignifient  pourtant  rien  dans  le  fond  que  cette 
puifiance  qui  eft  dans  les  chofes,  d'exciter  certaines  fenfations  ou  idées  en 
nous.  Car  s'il  n'y  avoit  point  d'organes  propres  à  recevoir  les  impreffions 
du  Feu  fur  la  Vûë  &  fur  l'Attouchement ,  &  qu'il  n'y  eût  point  d'Ame 
unie  à  ces  organes  pour  recevoir  des  idées  de  Lumière  &  de  Chaleur  par  le 
moyen  des  impreffions  du  Feu  ou  du  Soleil ,  il  n'y  auroit  non  plus  de  lumiè- 
re ou  de  chaleur  dans  le  Monde,  que  de  douleur  s'il  n'y  avoit  aucune  créa- 
ture capable  de  la  fentir,  quoi  que  le  Soleil  fut  précifément  le  même  qu'il 
eft  à  préfent  &  que  le  mont  Gibcl  vomît  des  flammes  plus  haut  &avec  plus 
d'impetuofité  qu'il  n'a  jamais  fait.  Pour  lafolidité,  Yétendué,  la  figure,  le 
mouvement  &  le  repos ,  toutes  chofes  dont  nous  avons  des  idées ,  elles  exifte- 
roient  réellement  dans  le  Monde  telles  qu'elles  font,  foit  qu'il  y  eût  quelque 
Etre  capable  de  fentiment  pour  les  appercevoir,  ou  qu'il  n'y  en  eût  aucun  : 
c'eft  pourquoi  nous  avons  raifon  de  les  regarder  comme  des  modifications 
réelles  delà  Matière,  &  comme  les  caufes  de  toutes  les  diverfes  fenfations 
que  nous  recevons  des  Corps.  Mais  fans  m'engager  plus  avant  dans  cette 
recherche  qu'il  n'eft  pas  à  propos  de  pourfuivre  dans  cet  endroit ,  je  vais 
continuer  de  faire  voir  quelles  Idées  complexes  font,  ou  ne  font  pas  complètes. 
§.  3.  En  fécond  lieu,  comme  nos  Idées  complexes  des  Modes  font  des 
aff-mblages  volontaires  d'Idées  fimples  que  l'Efprit  joint  enfemble,  fans  a-  Jms  ,es  Modes 
voir  égard  à  certains  Archétypes  ou  Modèles  réels  &  actuellement  exiftans ,  °m  com''  *' 
elles  font  complètes,  &  ne  peuvent  être  autrement.  Parce  que  n'étant  pas 
regardées  comme  des  copies  de  chofes  réellement' exiftantes,  mais  comme 
des  Archétypes  que  l'Efprit  forme  pour  s'en  fervir  à  ranger  les  chofes  fous 

cer- 

(  1  ;  g*»  catije  de  la  douleur.     C'eft  ainfi  que  Mrs.  de  l'Académie  Françoife  ont  expliqué  ce 
mot  dans  leur  Diétioniuire ,  Se  c'elt  dans  ce  lens  que  je  l'employé  en  cet  endroit. 

Pp  z 


300 


Des  Idées  complètes  &  Incomplètes.  Liv.  II. 


Chap.XXXI.  certaines  dénominations ,  rien  ne  fauroit  leur  manquer,  puifque  chacune 
renferme  telle  combinaifon  d'Idées  que  l'Efprit  a  voulu  former,  &  par  con- 
féquent  telle  perfection  qu'il  a  eu  deffein  de  lui  donner  ;  de  forte  qu'il  en 
eft  fatisfait  &  n'y  peut  trouver  rien  à  dire.  Ainfi ,  lorfque  j'ai  l'idée  d'une 
figure  de  trois  cotez  qui  forment  trois  angles ,  j'ai  une  idée  complète  ,  où 
je  ne  vois  rien  qui  manque  pour  la  rendre  parfaite.  Que  l'Efprit,  dis-je, 
foit  content  de  la  perfection  d'une  telle  idée,  c'eft  ce  qui  paroît  évidem- 
ment en  ce  qu'il  ne  conçoit  pas  que  l'Entendement  de  qui  que  ce  foit 
ait,  ou  puiffe  avoir  une  idée  plus  complète  ou  plus  parfaite  de  la  Chofe 
qu'il  défigne  par  le  mot  de  Triangle ,  fuppofé  qu'elle  exifte,  que  celle  qu'il 
trouve  dans  cette  idée  complexe  de  trois  cotez  &  de  trois  angles,  dans  la- 
quelle eft  contenu  tout  ce  qui  eft  ou  peut  être  efTentiel  à  cette  idée,  ou 
qui  peut  être  néeeffaire  à  la  rendre  complète ,  dans  quelque  lieu  ou  de  quel- 
que manière  qu'elle  exifte.  Mais  il  en  eft  autrement  de  nos  Idées  des 
Subftances.  Car  comme  par  ces  Idées  nous  nous  propofons  de  copier  les 
chofes  telles  qu'elles  exiftent  réellement ,  &  de  nous  repréfenter  à  nous- 
mêmes  cette  conftitution  d'où  dépendent  toutes  leurs  Propriétez,  nous  ap- 
percevons  que  nos  Idées  n'atteignent  point  la  perfection  que  nous  avons  en 
vûë  ;  nous  trouvons  qu'il  leur  manque  toujours  quelque  chofe  que  nous  fe- 
rions bien  aifes  d'y  voir;  &  par  conféquent  elles  font  toutes  incomplètes. 
Mais  les  Modes  mixtes  &  les  Rapports  étant  des  Archétypes  fans  aucun  mo- 
dèle, ils  n'ont  à  repréfenter  autre  chofe  qu'eux-mêmes,  &  ainfi  ils  ne  peu- 
vent être  que  complets ,  car  chaque  chofe  eft  complète  à  l'égard  d'elle-mê- 
me. Celui  qui  affembla  le  premier  l'idée  d'un  Danger  qu'on  apperçoit, 
l'exemption  du  trouble  que  produit  la  peur ,  une  considération  tranquille 
de  ce  qu'il  feroit  raifonnable  défaire  dans  une  telle  rencontre,  &  une  appli- 
cation actuelle  à  l'exécuter  fans  fe  défaire  ou  s'épouvanter  par  le  péril  où 
l'on  s'engage,  celui-là,  dis-je,  qui  réunit  fe  premier  toutes  ces  chofes, 
avoit  fans  doute  dans  fon  Efprit  une  idée  complexe  ,  compofée  de  cette 
combinaifon  d'idées  :  &  comme  il  ne  vouloit  pas  que  ce  fût  autre  chofe 
que  ce  qu'elle  eft,  ni  qu'elle  contînt  d'autres  idées  iïmples  que  celles  qu'elle 
contient,  ce  ne  pouvoit  être  qu'une  idée  complète,  de  forte  que  la  confer- 
vant  dans  fa  mémoire  en  lui  donnant  le  nom  de  Courage  pour  la  défigner 
aux  autres  &  pour  s'en  fervir  à  dénoter  toute  action  qu'il  verroit  être  con- 
forme à  cette  idée,  il  avoit  par-là  une  Règle  par  où  il  pouvoit  mefurer  & 
défigner  les  actions  qui  s'y  rapportoient.  Une  idée  ainfi  formée,  &  établie 
pour  fervir  de  modèle ,  doit  néceffairement  être  complète ,  puifqu'elle  ne 
fe  rapporte  à  aucune  autre  chofe  qu'à  elle-même,  &  qu'elle  n'a  point  d'au- 
tre origine  que  le  bon  plaifir  de  celui  qui  forma  le  premier  cette  combinai- 
fon particulière. 

§.  4.  A  la  vérité,  fi  après  cela  un  autre  vient  à  apprendre  de  lui  dans  la 
converfation  le  mot  de  courage ,  il  peut  former  une  idée  qu'il  défigne  auili 
par  ce  nom  de  courage ,  qui  foit  différente  de  ce  que  le  premier  Auteur  mar- 
que par  ce  terme-là,  &  qu'il  a  dans  l'Efprit  lorsqu'il  l'employé.  Et  en  ce 
cas-là  s'il  prétend  que  cette  idée  qu'il  a  dans  l'Efprit,  foit  conforme  à  cel-- 
le  de  cette  autre  perfonne,  ainfi  que  le  nom  dont  il  fe  fert  dans  le   difeours, 

eft 


Les  Mode?  peu- 
»ent  être  in- 
comVcrs,  par 
lappoit  à  de 
noms  <|u"on  leur 
a  atuc 


s  qu"oi 
acné. 


Des  Idées  complètes  &  incomplètes.  Liv.  IL  301 

eft  conforme,  quant  au  fon,  à  celui  qu'employé  la  perfonnedontil  l'a  ap-  Ciiap.XXXL 
pris,  en  ce  cas-là,  dis-je,  fon  idée  peut  être  très-faiûTe  &  trés-incomplete. 
Parce  qu'alors  prenant  l'idée  d'un  autre  homme  pour  le  patron  de  l'idée  qu'il 
a  lui-même  dans  l'Efprit,  tout  ainfi  que  le  mot  ou  le  fon  employé  par  un 
autre  lui  fert  de  modèle  en  parlant ,  fon  idée  eft  autant  defeSlueufe  &  in- 
complète, qu'elle  eft  éloignée  de  l'Archétype  &  du  modèle  auquel  il  la  rap- 
porte ,  &  qu'il  prétend  exprimer  &  faire  connoître  par  le  nom  qu'il  em- 
ployé pour  cela  &  qu'il  voudrait  faire  paffer  pour  un  ligne  de  l'idée  de  cet- 
te autre  perfonne  (  à  laquelle  idée  ce  nom  a  été  originairement  attaché  )& 
de  fa  propre  idée  qu'il  prétend  lui  être  conforme.  Mais  fi  dans  le  fond  fon 
idée  ne  s'accorde  pas  exactement  avec  celle-là,  elle  eft  dès-là  défectueufe  & 
incomplète. 

§.  5.  Lors  donc  que  nous  rapportons  dans  notre  Efprit  ces  idées  com- 
plexes des  Modes  à  des  Idées  de  quelque  autre  Etre  Intelligent,  exprimées 
par  les  noms  que  nous  leur  appliquons ,  prétendant  qu'elles  y  répondent 
exactement,  elles  peuvent  être  en  ce  cas-là  très-defeélueufes ,  fauffes& in- 
complètes ;  parce  qu'elles  ne  s'accordent  pas  avec  ce  que  l'Efprit  fe  propo- 
fe  pour  leur  Archétype  ou  modèle.  Et  c'eft  à  cet  égard  feulement  qu'une 
idée  de  Modes  peut  être  fauffe,  imparfaite  ou  incomplète.  Sur  ce  pié-là 
nos  Idées  des  Modes  mixtes  font  plus  fujettes  qu'aucune  autre  à  être  faulT_-s 
&  défe&ueufes  ;  mais  cela  a  plus  de  rapport  à  la  propriété  du  Langage  qu'à 
la  jufteffe  des  connoiffances. 

§.  6.  J'ai  déjà  montré  *  quelles  Idées  nous  avons  des  Subftances,  il  me  »*  "ees  «fe» 
refte  à  remarquer,  en  troifiéme  lieu,  que  ces  Idées  ont  un  double  rapport  ,sj'nt  q"-euesfe 
dans  l'Efprit.   1.  Quelquefois  elles  fe  rapportent  à  une  effence,  fuppofée  «pp°»ent  à  des 
réelle,  de  chaque  Efpèce  de  chofes.  2.  Et  quelquefois  elles  font  uniquement  nefonfpïT  "* 
regardées  comme  des  peintures  &  des  repréfentations  des  chofes  qui  exiftent,  ™£Pletes\ 
peintures  qui  fe  forment  dans  l'Efprit  par  les  idées  des  Qualitez  qu'on  peut  p2g:  ni. 
découvrir  dans  ces  chofes-là.     Et  dans  ces  deux  cas ,  les  copies  de  ces  ori- 
ginaux font  imparfaites  &  incomplètes. 

Je  dis  en  premier  heu,  que  les  hommes  font  accoutumez  à  regarder  le? 
noms  des  Subftances  comme  des  chofes  qu'ils  fuppofent  avoir  certaines  eflèn- 
ces  réelles  qui  les  font  être  de  telle  ou  de  telle  efpèce:  &  comme  ce  qui  eft 
fignifié  par  les  noms ,  n'eft  autre  chofe  que  les  idées  qui  font  dans  l'Efprit 
des  hommes ,  il  faut  par  conféquent  qu'ils  rapportent  leurs  idées  à  ces  eflen- 
ces  réelles  comme  à  leurs  Archétypes.  Or  que  les  hommes  &  fur-tout  ceux 
qui  ont  été  imbus  de  la  doclrine  qu'on  enfeigne  dans  nos  Ecoles,  fuppofent 
certaines  Y.ïïcx\zes  Spécifiques  des  Subftances,  auxquelles  les  Individus  le  rap- 
portent &  participent ,  chacun  dans  fon  Efpèce  différente ,  c'eft  ce  qu'il 
eft  fl  peu  neceffaire  de  prouver,  qu'il  paroîtra  étrange  que  quelqu'un  par- 
mi nous  veuille  s'éloigner  de  cette  méthode.  Ainfi,  l'on  applique  or- 
dinairement les  noms  fpécifiques  fous  lefquels  on  range  les  Subftances  par- 
ticulières ,  aux  chofes  entant  que  diftinguées  enEfpecesparces  fortes  d'ef- 
fences  qu'on  fuppofe  exifrer  réellement.  Et  en  effet  on  auroitde  la  peine  à 
trouver  un  homme  qui  ne  fût  choqué  de  voir  qu'on  doutât  qu'il  fe  donne  le 
Dom  Sbomme  fur  quelque  autre  fondement  que  fur  ce  qu'il  al'eflènee  réelle 

P  p  3  d'us 


3or  Des  Idées  complètes  ér  incomplètes.  Liv.  II. 

Gur.XXXL  d'un  Homme.     Cependant  fi  vous  demandez,  quelles  font  ces  Eflences 
réelles ,  vous  verrez  clairement  que  les  hommes  font  dans  une  entière  igno- 
rance à  cet  égard  ;  &  qu'ils  ne  fa  vent  abfolument  point  ce  que  c'eft.  D'où 
il  s'enfuit  que  les  Idées  qu'ils  ont  dans  l'Efprit,  étant  rapportées  à  des  effen- 
ces  réelles  comme  à  des  Archétypes  qui  leur  font  inconnus,  doivent  être 
fi  éloignées  d'être  complètes,  qu'on  ne  peut  pas  même  fuppofer  qu'elles  foient 
en  aucune  manière  des  repréfentations  de  ces  Eflences.     Les  Idées  com- 
plexes que  nous  avons  des  Subflances ,  font,  comme  j'ai  déjà  montré, cer- 
taines collections  d'Idées  fimples  qu'on  a  obfervé  ou  fuppofé  exifter  con- 
itamment  enfemble.  Mais  une  telle  idée  complexe  ne  fauroit  être  l'eifence 
réelle  d'aucune  Subftance:  car  fi  cela  étoit,les  proprietez  que  nous  décou- 
vrons dans  tel  ou  tel  Corps ,  dépendroient  de  cette  idée  complexe  ;  elles  en 
pourraient  être  déduites ,  &  l'on  connoîtroit  la  connexion  néceffaire  qu'el- 
les auraient  avec  cette  idée,  ainfi  que  toutes  les  proprietez  d'un  Triangle 
dépendent,  &  peuvent  être  déduites,  autant  qu'on  peut  les  connoître,de 
l'idée  complexe  de  trois  lignes  qui  enferment  un  Efpace.     Mais  il  efl  évi- 
dent que  nos  Idées  complexes  des  Subflances  ne  renferment  point  de  telles 
idées  d'où  dépendent  toutes  les  autres  Qualitez  qu'on  peut  rencontrer  dans 
les  Subflances.  Par  exemple ,  l'idée  commune  que  les  hommes  ont  du  Fer, 
c'eft  un  Corps  d'une  certaine  couleur ,  d'un  certain  poids ,  &  d'une  certai- 
ne dureté:  &  une  des  proprietez  qu'ils  regardent  appartenir  à  ce  Corps; 
c'eft  la  malléabilité.     Cependant  cette  propriété  n'a  point  de  liaifon  né- 
ceffaire  avec  une  telle  idée  complexe ,  ou  avec  aucune  de  fes  parties:  car 
il  n'y  a  pas  plus  de  raifon  de  juger  que  la  malléabilité  dépend  de  cette  cou- 
leur, de  ce  poids  &  de  cette  dureté,  que  de  croire  que  cette  couleur  ou  ce 
poids  dépendent  de  fa  malléabilité.     Mais  quoi  que  nous  ne  connoiffions 
point  ces  EfTences  réelles ,  rien  n'eft  pourtant  plus  ordinaire  que  de  voir  des 
gens  qui  rapportent  les  différentes  efpèces  des  chofes  à  de  telles  eflences. 
Ainfi  la  plupart  des  hommes  fuppofent  hardiment  que  cette  partie  particu- 
lière de  Matière  dont  elt  compofé  l'Anneau  que  j'ai  au  doigt,  a  une  effence 
réelle  qui  le  fait  être  de  l'Or,&  que  c'eft  de  là  que  procèdent  les  Qualitez 
que  j'y  remarque,  favoir,  fa  couleur  particulière,  fon  poids, fa  dureté,  fa 
fufibilité ,  fa  fixité ,  comme  parlent  les  Chimiftes  ,  &  le  changement  de 
couleur  qui  lui  arrive  dès  qu'elle  efl  touchée  légèrement  par  du  Vif-argent 
rj?V.   Mais  quand  je  veux  entrer  dans  la  recherche  de  cette  Effence ,  d'où 
découlent  toutes  ce;  proprietez,  je  vois  nettement  que  je  ne  faurois  la  dé- 
couvrir.   Tout  ce  que  je  puis  faire ,  c'eft  de  préfumer  que  cet  Anneau  n'é- 
tant autre  chofe  eue  corps,  fon  effence  réelle  ou  fa  conflitution  intérieure 
d'où  dépendent  ces  Qualitez,  ne  peut  être  autre  chofe  que  la  figure  ,  la 
groffeur  &  la  liaifon  de  fes  parties  folides:    mais  comme  je  n'ai  abfolument 
point  de  perception  diftincle  d'aucune  de  ces  chofes,  je  ne  puis  avoir  aucu- 
ne idée  de  fon  effence  réelle  qui  fait  que  cet  Anneau  a  une  couleur  jaune 
qui  lui  efl  particulière,  une  plus  grande  pefariteur  qu'aucune  chofe  que  je 
connoiffe  d'un  pareil  volume,  &  une  dispofition  à  changer  de  couleur  par 
l'attouchement  du  Vif-argent.    Que  li  quelqu'un  dit  que  l'Eflènce  réelle  & 
la  conflitution  intérieure  d'où  dépendent  ces  proprietez,  n'eft  pas  la  figu- 
re, 


Des  Idées  complètes  &  incomplètes.  Li  v.  II.  303 

re,la  grofleur  &  l'arrangement  ou  la  contexture  de  Tes  parties  folides,  mais  Ghap.XXXT. 
quelque  autre  chofe  qu'il  nomme  fa  forme  particulière,  je  me  trouve  plus 
éloigné  d'avoir  aucune  idée  de  fon  eflence  réelle,  que  je  n'étois  auparavant. 
Car  j'ai  en  général  une  idée  de  figure,  de  grofleur,  &  de  fîtuation  de  par-- 
ties  folides  j  quoi  que  je  n'en  aye  aucune  en  particulier  de  la  figure,  de  la 
grofleur,  ou  de  la  liaifon  des  parties, par  où  les  Qualitez  dont  je  viens  de 
parler,  font  produites:  Qualitez  que  je  trouve  dans  cette  portion  particu- 
lière de  Matière  que  j'ai  au  doigt ,  &  non  dans  une  autre  portion  de  Ma- 
tière dont  je  me  fers  pour  tailler  la  Plume  avec  quoi  j'écris.  Mais  quand 
on  me  dit  que  fon  eflence  eft  quelque  autre  chofe  que  la  figure,  la  grofleur 
&  la  fituation  des  parties  folides  de  ce  Corps ,  quelque  chofe  qu'on  nomme 
Forme  fubflantielle  ;  c'eft  dequoi  j'avoùë  que  je  n'ai  abfolument  au?une 
idée, excepté  celle  du  fon  de  ces  deux  fyllabes,  forme  ;  ce  qui  eft  bien  loin 
d'avoir  une  idée  de  fon  eflence  ou  conftitution  réelle.  Je  n'ai  pas  plus  de 
connoiflance  de  l'eflence  réelle  de  toutes  les  autres  Subftances  naturelles, 
que  j'en  ai  de  celle  de  l'Or  dont  je  viens  de  parler.  Leurs  eflènees  me  font 
également  inconnues,  je  n'en  ai  aucune  idée  diftin&e;  &  je  fuis  porté  à 
croire  que  les  autres  fe  trouveront  dans  la  même  ignorance  fur  ce  point, 
s'ils  prennent  la  peine  d'examiner  leurs  propres  connoiflances. 

§.  7.  Cela  pofé,  lorfque  les  hommes  appliquent  à  cette  portion  particu-  tes  idées  des 
liére  de  Matière  que  j'ai  au  doigt,  un  nom  général  qui  eft  déjà  en  ufage,  oydicTiLTnp- 
&  qu'ils  l'appellent  Or,  ne  lui  donnent-ils  pas,  ou  ne  fuppofe-t-on  pas  or-  portées  à  des  ef- 
dinairement  qu'ils  lui  donnent  ce  nom  comme  appartenant  à  une  Efpèce  fonV^co'npïc- 
particuliére  de  Corps  qui  a  une  eflence  réelle  &  intérieure,  en  forte  que  tes- 
cette  Subftance  particulière  foit  rangée  fous  cette  efpèce,  &  défignée  par 
ce  nom-là,  parce  qu'elle  participe  à  l'Eflénce  réelle  &  intérieure  de  cette 
Efpèce  particulière  "?    Que  fi  cela  eft  ainfi,  comme  il  l'eft  vifiblement,  il 
s'enfuit  de  là  que  les  noms  par  lefquels  les  chofes  font  défignées  comme 
ayant  cette  eflence ,  doivent  être  originairement  rapportez  à  cette  eflence, 
&  par  conféquent  que  l'idée  à  laquelle  ce  nom  eft  attribué, doit  être  aufli 
rapportée  à  cette  Eflence,  &  regardée  comme  en  étant  la  répréfentation. 
Mais  comme  cette  Eflence  eft  inconnue  à  ceux  qui  fe  fervent  ainfi  des  nomsi 
il  eft  vifible  que  toutes  leurs  idées  des  Subftances  doivent  être  incomplètes 
à  cet  égard  ,  puifqu'au  fond  elles  ne  renferment  point  en  elles-mêmes  l'ef- 
fence  réelle  que  l'Efprit  fuppofe  y  être  contenues. 

§.  8-  En  fécond  lieu ,  d'autres  négligeant  cette  fuppofition  inutile  d'ef-  Entant  que  d«» 
fences  réelles  inconnues ,  par  où  font  diftinguées  les  différentes  Efpèces  des  ^^aî.tez 
Subltances ,  tachent  de  repréfenter  les  Subftances  en  affemblant  les  idées  elles  font  routé» 
des  Qualitez  fcnfibles  qu'on  y  trouve  exifter  enfemble.     Bien  que  ceux-là  '""""P1""- 
foient  beaucoup  plus  près  de  s'en  faire  de  juftes  images,  que  ceux  qui  fe  figu- 
rent je  ne  fai  quelles  eflences  fpecifiques  qu'ils  ne  connoiflent  pas,  ils  ne  par- 
viennent pourtant  point  à  fe  former  des  idées  tout-à-fait  complètes  des 
Subftances  dont  ils  voudroient  fe  faire  par-là  des  copies  parfaites  dans  l'Ef- 
prit; &  ces  copies  ne  contiennent  pas  pleinement  &  exactement  tout  ce 
qu'on  peut  trouver  dans  leurs  originaux.     Parce  que  les  Qaalitez  &  Puif- 
fances  dont  nos  Idées  complexes  des  Subftances  font  compoiées ,  font  fi  di- 

verfes 


304  Des  Idées  complètes  &  incomplètes.  Liv.  II. 

Chap.XXXI.  verfes  &  en  fi  grand  nombre,  que  perfonne  ne  les  renferme  toutes  dans  l'i- 
dée complexe  qu'il  s'en  forme  en  lui-même. 

Et  prémiérement,que  nos  Idées  abftraites  des  Subftances  ne  contiennent 
pas  toutes  les  idées  fimples  qui  font  unies  dans  les  chofes  mêmes ,  c'efc  ce 
qui  paroit  vifiblement  en  ce  que  les  hommes  font  entrer  rarement  dans  leur 
idée  complexe  d'aucune  Subftance,  toutes  les  Idées  fimples  qu'ils  favent 
exifter  actuellement  dans  cette  Subftance  rparce  que  tâchant  de  rendre  la 
fignification  des  noms  fpécifiques  des  Subftances  auffi  claire  &auffi  peu  em- 
barraffée  qu'ils  peuvent, ils  compofent  pour  l'ordinaire  les  idées  fpécifiques 
qu'ils  ont  de  diverfes  fortes  de  Subftances,  d'un  petit  nombre  de  ces  Idées 
fimples  qu'on  y  peut  remarquer.  Mais  comme  celles-ci  n'ont  originaire- 
ment aucun  droit  de  pafler  devant,  ni  de  compofer  l'idée  fpécifique,  plu- 
tôt que  les  autres  qu'on  en  exclut,  il  eft  évident  qu'à  ces  deux  égards  nos 
Idées  des  Subftances  font  défeclueufes  &  incomplètes. 

D'ailleurs,  fi  vous  exceptez  dans  certaines  Efpèces  de  Subftances  la  figu- 
re &  la  groffeur,  toutes  les  Idées  fimples  dont  nous  formons  nos  Idées 
complexes  des  Subftances,  font  de  pures  Puiflances:  &  comme  ces  Puif- 
fances  font  des  Relations  à  d'autres  Subftances,  nous  ne  pouvons  jamais 
être  afliïrez  de  connoître  toutes  les  Puiflances  qui  font  dans  un  Corps  jus- 
qu'à ce  que  nous  avions  éprouvé  quels  changemens  il  eft  capable  de  pro- 
duire dans  d'autres  Subftances,  ou  de  recevoir  de  leur  part  dans  les  diffé- 
rentes applications  qui  en  peuvent  être  faites.  C'eft  ce  qu'il  n'eft  pas  poffi- 
ble  d'effayer  fur  aucun  Corps  en  particulier,  moins  encore  fur  tous;  & 
par  conféquent  il  nous  eft  impofiîble  d'avoir  des  idées  complètes  d'aucune 
Subftance,  qui  comprennent  une  collection  parfaite  de  toutes  leurs  Pro- 
priétez. 

§.  9.  Celui  qui  le  premier  trouva  une  pièce  de  cette  efpèce  de  Subftan- 
ce que  nous  défignons  par  le  mot  d'Or,  ne  put  pas  fuppofer  raifonnable- 
ment  que  la  groffeur  &  la  figure  qu'il  remarqua  dans  ce  morceau ,  dépen- 
doient  de  fon  effence  réelle  ou  conftitution  intérieure.  C'eft  pourquoi  ces 
chofes  n'entrèrent  point  dans  l'idée  qu'il  eut  de  cette  efpèce  de  Corps, mais 
peut-être,  fa  couleur  particulière  &  fon  poids  furent  les  premières  qu'il  en 
déduilit  pour  former  l'idée  complexe  de  cette  Efpèce:  deux  chofes  qui  ne 
font  que  de  fimples  Puiflances,  l'une  de  frapper  nos  yeux  d'une  telle  ma- 
nière &  de  produire  en  nous  l'idée  que  nous  appelions  jaune ,  &  l'autre  de 
faire  tomber  en  bas  un  autre  Corps  d'une  égale  groffeur ,  û  l'on  les  met 
dans  les  deux  baflins  d'une  balance  en  équilibre.  Un  autre  ajouta  peut-être 
à  ces  Idées,  celles  de  fuftbilité  &  de  fixité ,  deux  autres  Puifiances  pafiives 
qui  fe  rapportent  à  l'opération  du  Feu  fur  l'Or.  Un  autre  y  remarqua  la 
duclilité  &  la  capacité  d'être  diflbus  dans  de  Y  Eau  Rcgak  :  deux  autres 
Puiflances  qui  fe  rapportent  à  ce  que  d'autres  Corps  opèrent  en  changeant 
fa  figure  extérieure,  ou  en  le  divifant  en  parties  infênfibles.  Ces  Idées, 
ou  une  partie  jointes  enfemble  forment  ordinairement  dans  l'Efprit  des 
hommes  l'idée  complexe  de  cette  efpèce  de  Corps  que  nous  appelions  Or. 

§.  10.  Mais  quiconque  a  fait  quelques  reflexions  fur  les  propriétez  des 
Corps  en  général,  ou  fur  cette  efpèce  en  particulier,  ne  peut  douter  que 

ce 


Des  Idées  complètes  &  incomplètes.  L  i  v.   1 1.  3  o>* 

ce  Corps  que  nous  nommons  Or,  n'ait  une  infinité  d'autres  propriétez,  Chaf-.XXXI. 
qui  ne  font  pas  contenues  dans  cette  idée  complexe.  Quelques-uns  qui 
l'ont  examiné  plus  exactement,  pourraient  compter,  je  m  allure,  dix  fois 
plus  de  propriétez  dans  l'Or,  toutes  aufii  inféparables  de  fa  conftitution 
intérieure  que  fa  couleur  ou  fon  poids.  Et  il  y  a  apparence  que  fi  quel- 
qu'un connoiffoit  toutes  les  propriétez  que  différentes  perfonnes  ont  décou- 
vert dans  ce  Métal,  il  entreroit  dans  l'idée  complexe  de  l'Or  cent  fois  au- 
tant d'idées  qu'un  homme  ait  encore  admis  dans  l'idée  complexe  qu'il  s'en 
eft  formé  en  lui-même:  &  cependant  ce  ne  feroit  peut-être  pas  la  millième 
partie  des  propriétez  qu'on  peut  découvrir  dans  l'Or.  Car  les  changemens 
que  ce  feul  Corps  ell  capable  de  recevoir,  &  de  produire  fur  d'autres  Corps 
furpaffent  de  beaucoup  non  feulement  ce  que  nous  en  connoiffons,  mais  tout 
ce  que  nous  faurions  imaginer.  C'eft  ce  qui  ne  paroîtra  pas  un  fi  grand  pa- 
radoxe à  quiconque  voudra  prendre  la  peine  de  confiderer,  combien  les 
hommes  font  encore  éloignez  de  connoître  toutes  les  propriétez  du  Triangle, 
qui  n'ell  pas  une  figure  fort  compofée  ;  quoi  que  les  Mathématiciens  en 
ayent  déjà  découvert  un  grand  nombre. 

§.  n.  Soit  donc  conclu  que  toutes  nos  Idées  complexes  des  Subftances. 
font  imparfaites  &  incomplètes.  Il  en  feroit  de  même  à  l'égard  des  Figu- 
res de  Mathématique  fi  nous  n'en  pouvions  acquérir  des  idées  complexes 
qu'en  rafTemblant  leurs  propriétez  par  rapport  à  d'autres  Figures.  Combien, 
par  exemple,  nos  idées  d'une  Ellipfe  feroient  incertaines  &  imparfaites,  fi 
l'idée  que  nous  en  aurions,  fe  réduifoit  à  quelques-unes  de  fes  propriétez? 
Au  lieu  que  renfermant  toute  l'efTence  de  cette  Figure  dans  l'idée  claire  & 
nette  que  nous  en  avons,  nous  en  déduifons  ces  propriétez,  &  nous  voyons 
démonftrativement  comment  elles  en  découlent,  &  y  font  infeparablement 
attachées. 

5.  12.  Ainfi  l'Efprit  a  trois  fortes  d'Idées  abftraites  ou  effences  nominales.  }es  Idees  fimp:e« 

*     ,      .  ,  K        tt        r        i  •    r  ■  1  •   font  complètes, 

Premièrement  des  Idees  /impies  qui  lont  certainement  complètes,  quoi  quoique  ce  fount 
que  ce  ne  foient  que  des  copies ,  parce  que  n'étant  deftinées  qu'à  expri-  d"  C0Plti' 
mer  la  puiffance  qui  eft  dans  les  chofes  de  produire  une  telle  fenfation 
dans  l'Efprit ,  cette  fenfation  une  fois  produite  ne  peut  qu'être  l'effet 
de  cette  puiffance.  Ainfi  le  Papier  fur  lequel  j'écris,  ayant  la  puiffan- 
ce, étant  expofé  à  la  lumière,  (je  parle  de  la  lumière  félon  les  notions 
communes  )  de  produire  en  moi  la  fenfation  que  je  nomme  blanc ,  ce  ne 
peut  être  que  l'effet  de  quelque  chofe  qui  eft  hors  de  l'Efprit  ;  puifque 
l'Efprit  n'a  pas  la  puiffance  de  produire  en  lui-même  aucune  femblable 
idée:  de  forte  que  cette  fenfation  ne  lignifiant  autre  chofe  que  l'effet  d'u- 
ne telle  puiffance,  cette  idée  fimple  ell  réelle  &  complète.  Car  la  fenfation 
du  blanc  qui  fe  trouve  dans  mon  Efprit ,  étant  l'effet  de  la  Puiffance  qui  eft 
dans  le  Papier,  de  produire  cette  fenfation,  (1)  répond  parfaitement  à 

cette 

(1)     Huic  cotent':*,  ferfetïi  ad&euata  eft,      obligation   à  quiconque  voudra   prendre   la 
c'eft  ce  qu'emporte  l'Anglois  mot  pour  mot,      peine  de  m'en  convaincre  en   me  fourniilant 
&  qu'on   ne  fauroit  ,  je  croi ,  traduire  en      une  traiudKon  plus  directe  &  plus  julte  de 
François  que  comme  je  l'ai  traduit  aans  le      cette  expreffion  Latine. 
Texte.    Je  pourrois  me  tromper  ;   &  j'aurai 


306  Des  Idées  complètes  à-  incomplètes.  Liv.  II. 

Cri  A  P.  cette  PuilTance,  ou  autrement  cette  PuilTance  produiroit  une  autre  ide'e. 

XXXII.  S.  13.  En  fécond  lieu,  les  Idées  complexes  des  Subfiances  font  auffi  des 

Les  idées  «les  copies ,  mais  qui  ne  font  point  entièrement  complètes.  C'eft  dequoi  l'Ef- 
desbcop'i",f&tin-  prit  ne  peut  douter,  puifqu'il  apperçoit  évidemment  que  de  quelque  amas 
complet»*,'  d'idées  limples  dont  il  compofe  l'idée  de  quelque  Subftance  qui  exifte,  il 

ne  peut  s'afiurer  que  cet  amas  contienne  exactement  tout  ce  qui  eft  dans  cet- 
te Subftance.  Car  comme  il  n'a  pas  éprouvé  toutes  les  opérations  que  tou- 
tes les  autres  Subftanees  peuvent  produire  fur  celle-là ,  ni  découvert  toutes 
les  altérations  qu'elle  peut  recevoir  des  autres  Subftanees ,  ou  qu'elle  y  peut 
caufer ,  il  ne  fauroit  fe  faire  une  collection  exacte  &  complète  de  toutes  fes 
tapacitez  aclives  {kpafiives,  ni  avoir  par  conféquent  une  idée  complète  des 
Puiffances  d'aucune  Subftance  exiftante  &  de  fes  Relations ,  à  quoi  fe  ré- 
duit l'idée  complexe  que  nous  avons  des  Subftanees.  Mais  après  tout  fi 
nous  pouvions  avoir,  &  fi  nous  avions  actuellement  dans  notre  idée  com- 
plexe une  collection  exacte  de  toutes  les  fécondes  Qualitez.  ou  Puiffances  d'u- 
ne certaine  Subftance,  nous  n'aurions  pourtant  pas  par  ce  moyen  une  idée 
de  l'effence  de  cette  chofe.  Car  puifque  les  Puiffances  ou  Qualitez  que 
nous  y  pouvons  obferver,  ne  font  pas  l'effence  réelle  de  cette  Subftance, 
mais  en  dépendent  &  en  découlent  comme  de  leur  Principe  ;  un  amas  de  ces 
qualitez  (quelque  nombreux  qu'il  foit)  ne  peut  être  l'effence  réelle  de  cette 
chofe.  Ce  qui  montre  évidemment  que  nos  Idées  des  Subftanees  ne  font 
,  point  complètes,  qu'elles  ne  font  pas  ce  que  l'Efprit  prétend  qu'elles  foient. 
Et  d'ailleurs,  l'Homme  n'a  aucune  idée  de  la  Subftance  en  général,  &  ne 
fait  ce  que  c'eft  que  la  Subfiance  en  elle-même. 
tes  idées  des  s    j^  jrn  u'oiliéme  lieu,  les  Idées  complexes  des  Modes  &  des  Relations 

ji«u'font  des  a>  font  des  Archétypes  ou  originaux.  Ce  ne  font  point  des  copies  ;  elles  ne  font 
CeuvP"'  &'"e  Point  formées  d'après  le  patron  de  quelque  exiftence  réelle,  à  quoi  l'Efprit 
compotes!"'  ait  en  vûë  qu'elles  foient  conformes  &  qu'elles  répondent  exactement.  Com- 
me ce  font  des  collections  d'idées  fimples  que  l'Efprit  affemble  lui-même, 
&  des  collections  dont  chacune  contient  précifement  tout  ce  que  l'Efprit  a 
deffein  qu'elle  renferme,  ce  font  des  Archétypes  &  des  Eflences  de  Modes 
qui  peuvent  exifter;  &  ainfi  elles  font  uniquement  deftinées  à  repréfenter 
ces  fortes  de  Modes  :  elles  n'appartiennent  qu'à  ces  Modes  qui  lorfqu'ils 
exiftent ,  ont  une  exacte  conformité  avec  ces  Idées  complexes.  Par  con- 
féquent ,  les  Idées  des  Modes  13  des  Relations  ne  peuvent  qu'être  complètes. 

Chat.  CHAPITRE      XXXII. 

XXXII. 

Des  Frayes  &  des  Faujfes  Idées. 


Ia  Vérité  &  u     S    1.   /-*Uoi    qu'a'  parler  exactement,  la  Vérité  &  la  FaufTeté  n'ap 

Fauffitt  appairicn-  ■* 
rient  proprement 


V/  partiennent  qti'aux  Propofitions,  on  ne  laiiîe  pourtant  pas  d'ap- 
aux  rropofitioi.s.  peller  fjuvent  les  Idées  ,   vrayes  &  faujfes  ;  &  où  font  les  mots  qu'on 

•n'em- 


Des  Frayes  &  àes  Faujfes  Idées.  L  iv.  II.  307 

n'employé  dans  un  fens  fort  étendu,  &  un  peu  éloigné  de  leur  propre  &  Ch  ap, 
jufte  lignification?  Je  croi  pourtant  que,  lorfque  les  Idées  font  nommées  XXXII. 
vrayes  ou  faujfes  ,  il  y  a  toujours  quelque  propofition  tacite,  qui  eft  le 
fondement  de  cette  dénomination ,  comme  on  le  verra,  fi  l'on  examine 
les  occafions  particulières  où  elles  viennent  à  être  ainfi  nommées.  Nous 
trouverons,  dis-je,  dans  toutes  ces  rencontres,  quelque  efpèce  d'affirmation 
ou  de  négation  qui  autorife  cette  dénomination-là.  Car  nos  Idées  n'étant 
autre  chofe  que  de  fimples  apparences  ou  perceptions  dans  notre  Efprit,  on 
ne  fauroit  dire ,  à  les  confiderer  proprement  &  purement  en  elles-mêmes, 
qu'elles  foient  vrayes  ou  faufies,  non  plus  que  le  fimple  nom  d'aucune  cho- 
ie ne  peut  être  appelle  vrai  ou  faux. 

§.  2.  On  peut  dire,  à  la  vérité,  que  les  Idées  &  les  Mots  font  véritables  ce  qu'on  nomme 
à  prendre  le  mot  de  vérité  dans  un  fens  métaphyfique,  comme  on  dit  de  q"fIec™nt'emyune 
toutes  les  autres  chofes,  de  quelque  manière  qu'elles  exiftent,  qu'elles  font  fiopoimon  tacite, 
véritables,  c'eft-à-dire,  qu'elles  font  véritablement  telles  qu'elles  exiftent: 
quoi  que  dans  les  chofes  que  nous  appelions  véritables  même  en  ce  fens,  il 
y  ait  peut-être  un  fecret  rapport  à  nos  Idées  que  nous  regardons  comme  la 
mefure  de  cette  efpèce  de  vérité ,  ce  qui  revient  à  une  Propofition  menta- 
le, encore  qu'on  ne  s'en  apperçoive  pas  ordinairement. 

§.  3.  Mais  ce  n'eftpas  en  prenant  le  mot  de  vérité  dans  ce  fensmétaphy-  Nulle  idée  n'eit 
fique,que  nous  examinons  fi  nos  Idées  peuvent  être  vrayes  ou  faufies,mais  c»unt0qJe!î?eii 
dans  le  fens  qu'on  donne  le  plus  communément  à  ces  mots.  Cela  pofé ,  je  una  apparence 
dis  que  les  Idées  n'étant  dans  l'Efprit  qu'autant  d'apparences  ou  de  percep-    ans     pilt' 
tions,  il  n'y  en  a  point  de  fauffe.     Ainfi  l'idée  d'un  Centaure  ne  renferme 
pas  plus  de  faufleté  lorfqu'elle  fe  préfente  à  notre  Efprit,  que  le  nom  de 
Centaure  en  a  lorfqu'il  eft  prononcé  ou  écrit  fur  le  papier.  Car  la  vérité  ou 
la  faulïeté  étant  toujours  attachées  à  quelque  affirmation  ou  négation ,  men- 
tale ou  verbale,  nulle  de  nos  Idées  ne  peut  être  faufîe,  avant  que  l'Eiprit 
vienne  à  en  porter  quel -jue  jugement,  c'eft-à-dire,  à  en  affirmer  ou  nier 
quelque  choie. 

§.   4.   Toutes  les  fois  que  l'Efprit  rapporte  quelqu'une  de  fes  idées  à  Les  idées  emant 

*>,     ^  r  •    ,  n  ,   •     r  ,,rr  n         i  ,  ■   quelles  font  rap- 

quelque  choie  qui  leur  elt  extérieur ,  elles  peuvent  être  nommées  vrayes  portées  à  quelque 
ou  faufies ,  parce  que  dans  ce  rapport  l'Eiprit  fait  une  fuppoiltion  tacite  de  m^^^ÙÊu 
leur  conformité  avec  cette  chofe-là  :  &  félon  que  cette  fuppofition  vient  à 
être  vraye  ou  faulTe ,  les  Idées  elles-mêmes  font  nommées  vrayes  ou  faufies. 
Voici  les  cas  les  plus  ordinaires  où  cela  arrive. 

§.  5.  Premièrement,  lorfque  l'Efprit  fuppofe  que  quelqu'une  de  fes  idées  tes  idées  des  «u. 
eft  conforme  à  une  idée  qui  eft  dans  l'Eiprit  d'une  autre  perfonne  fous  un  Xj, ceTéeu','  "•' 
même  nom   commun:    quand,  par  exemple,  l'Efprit  s'imaeine  ou  iuee  eflences  fuppo'e'es 

«    ,tjj        jrv/j-  j     er>  »      t.  /•  ■  r-         iD       >  réelles,  font  les 

que  les  Idées  de  jujlice ,  de  Tempérance ,  de  Religion ,  font  les  mêmes  que  chofes  à  q.oi  les 
celles  que  d'autres  hommes  désignent  par  ces  noms-là.  hommes  wppor- 

En  fécond  lieu,  lorfque  l'Efprit  fuppofe  qu'une  Idée  qu'il  a  en  lui-même  ment  îcius'idee*. 
eft  conforme  à  quelque  cfaofe  qui  exifte  réellement.     Ainfi,  l'Idée  d'un 
homme  &  celle  d'un  Centaure  étant  fuppofées  des  Idées  de  deux  Subftances 
réelles,  l'une  eft  véritable  &  l'autre  faulfe  ,  l'une  étant  conforme  à  ce  qui 
a  exifté  réellement,  &  l'autre  ne  l'étant  pas. 

•     C^q  2  En 


3o8  Des  Frayes  &  des  Favjfes  Idées.  Ltv.  II. 

Chap.  En  troifiéme  lieu,  lorfque  l'Efprit  rapporte  quelqu'une  de  Tes  Idées  à  cet- 

XXXII.         te  effence  ou  conftitution  réelle  d'où  dépendent  toutes  fes  propriétez;  & 
en  ce  fens,  la  plus  grande  partie  de  nos  Idées  des  Subflances,  pour  ne  pas 
dire  toutes ,  font  fauffes. 
for""!'  d* C"         §•  6-  L'Efprit  efl  fort  porté  à  faire  tacitement  ces  fortes  de  fuppofitions 
por"  e  "  touchant  fes  propres  Idées.  Cependant  à  bien  examiner  la  chofe ,  on  trou- 

vera que  c'eft  principalement,  ou  peut-être  uniquement  à  l'égard  de  fes 
Idées  complexes,  confédérées  d'une  manière  abftraite,  qu'il  en  ufe  ainfi. 
Car  l'Efprit  étant  comme  entraîné  par  un  penchant  naturel  à  favoir  &  à 
connoître,  &  trouvant  que  s'il  ne  s'appliquoit  qu'à  la  connoiffance  des  cho- 
fes  particulières,  fes  progrès  feraient  fort  lents,  &  fon  travail  infini  ;  pour 
abréger  ce  chemin  &  donner  plus  d'étendue  à  chacune  de  fes  perceptions, 
la  première  chofe  qu'il  fait  &  qui  lui  fert  de  fondement  pour  augmenter  fes 
connoifiances  avec  plus  de  facilité ,  foit  en  confiderant  les  chofes  mêmes 
qu'il  voudrait  connoître,  ou  en  s'en  entretenant  avec  les  autres,  c'eft  de 
les  lier ,  pour  ainfi  dire ,  en  autant  de  faifceaux ,  &  de  les  réduire  ainfi  à 
certaines  efpéces ,  pour  pouvoir  par  ce  moyen  étendre  fûrement  la  connoif- 
fance qu'il  acquiert  de  chacune  de  ces  chofes ,  fur  toutes  celles  qui  font  de 
cette  efpèce,  &  avancer  ainfi  à  plus  grands  pas  vers  la  Connoiffance  qui  eft 
le  but  de  toutes  fes  recherches.  C'eft  là,  comme  j'ai  montré  ailleurs,  la 
raifon  pourquoi  nous  reduifons  les  chofes  en  Genres  &  en  EJpèces,  fous  des 
Idées  comprehenfives  auxquelles  nous  attachons  des  noms. 

§.  7.  C'eft  pourquoi  fi  nous  voulons  faire  une  ferieufe  attention  fur  la 
manière  dont  notre  Efprit  agit,  &  confiderer  quel  cours  il  fuit  ordinaire- 
ment pour  aller  à  la  connoiffance ,  nous  trouverons,  fi  je  ne  me  trompe, 
que  l'Efprit  ayant  acquis  une  idée  dont  il  croit  pouvoir  faire  quelque  ufage , 
foit  par  la  confideration  des  chofes  mêmes  ou  par  le  difcours ,  la  première 
chofe  qu'il  fait ,  c'eft  de  fe  la  repréfenter  par  abftraélion ,  &  alors  de  lui 
trouver  un  nom  &  la  mettre  ainfi  en  referve  dans  fa  Mémoire  comme  une 
idée  qui  renferme  l'effence  d'une  efpèce  de  chofes  dont  ce  nom  doit  toujours 
être  la  marque.  De  là  vient  que  nous  remarquons  fort  fouvent ,  que ,  lorf- 
que quelqu'un  voit  une  chofe  nouvelle  d'une  efpèce  qui  lui  eft  inconnue  ,  il 
demande  auffi-tôt  ce  que  c'eft,  ne  fongeant  par  cette  Queftion  qu'à  en  ap- 
prendre le  nom,  comme  fi  le  nom  d'une  chofe  emportoit  avec  lui  la  con- 
noiffance de  fon  efpèce ,  ou  de  fon  Effence  dont  il  eft  effectivement  regar- 
dé comme  le  figne ,  le  nom  étant  fuppofé  en  général  attaché  à  l'effence  de 
la  chofe. 

§.  8-  Mais  cette  Idée  abftraite  étant  quelque  chofe  dans  l'Efprit  qui  tient 
le  milieu  entre  la  chofe  qui  exilte  &  le  nom  qu'on  lui  donne,  c'eft  dans  nos 
Idées  que  confifte  la  jufteffe  de  nos  connoifiances  &  la  propriété  ou  la  net- 
teté de  nos  exprefîîons.  De  là  vient  que  les  hommes  font  fi  enclins  à  fup- 
pofer  que  les  Idées  abftraites  qu'ils  ont  dans  l'Efprit  s'accordent  avec  les 
chofes  qui  exiftent  hors  d'eux-mêmes,  &  auxquelles  ils  rapportent  ces  I- 
dées,  &  que  ce  font  les  mêmes  Idées  auxquelles  les  noms  qu'ils  leur  don- 
nent, appartiennent  félon  l'ufage  &  la  propriété  de  la  Langue  dont  ils  fe 
fervent  :  car  ils  voyent  que  fans  cette  double  conformité ,  ils  n'auraient 

point 


Les  Idées  lim- 
peuvcnt  c« 


Des  frayes  t§  des  Faujfes  Idées.  Liv.  IL  3°9 

point  de  penfées  juftes  fur  les  chofes  mêmes,  &  ne  pourroient  pas  en  parler  Chai». 
intelligiblement  aux  autres.  XXXII 

§.  9.  Je  dis  donc  en  premier  lieu ,  Que  hrfque  nous  jugeons  de  la  vérité  de  i^,1^^ 
nos  Idées  par  la  conformité  qu'elles  ont  avec  celles  qui  Je  trouvent  dans  l'Efprit  ne  faunes  par 
des  autres  hommes ,  fcf  qu'ils  défignent  communément  par  le  même   nom ,  /'/  n'y  ^'sp°"  ^™£t 
en  a  point  qui  ne  puijfent  être  faujfes  dans  ce  fens-là.     Cependant  les   Idées  le  même  nom , 
(impies  font  celles  fur  qui  l'on  ell  moins  fujetàfe  méprendre  en  cette  occa-  SoïnsfnfemMa 
fion,  parce  qu'un  homme  peut  aifément  connoître  par  fes  propres  Sens  &  L'être  en  ce  fens 
par  de  continuelles  obfervations ,  quelles  font  les  Idées  fimples  qu'on  dé-  ?. c  el^ce  d'i- 
lîgne  par  des  noms  particuliers  autorifez  par  l'Ufage ,  ces  Noms  étant  en  d«s. 
petit  nombre,  &  tels,  que  s'il  ell  dans  quelque  doute,  ou  dans  quelque 
meprife  à  leur  égard,  il  peut  fe  redreflèr  aifément  par  le  moyen  des  Objets 
auxquels  ces  Noms  font  attachez. 

C'efl  pourquoi  il  eftrare  que  quelqu'un  fe  trompe  dans  le  nom  de  fes  Idées 
fimples,  qu'il  applique  le  nom  de  rouge  à  l'idée  du  verd,  ou  le  nom  de 
doux  à  l'idée  de  Yamer.  Ces  hommes  font  encore  moins  fujets  à  confondre 
les  noms  qui  appartiennent  à  des  Sens  différens,  à  donner,  par  exemple,  le 
nom  d'un  Goût  aune  Couleur,  &c.  Ce  qui  montre  évidemment  que  les 
Idées  fimples  qu'ils  défignent  par  certains  noms,  font  ordinairement  les  mê- 
mes que  celles  que  les  autres  ont  dans  l'Efprit  quand  ils  employent  les  mê- 
mes noms. 

§.  10.  Les  Idées  complexes  font  beaucoup  plus  fujettes  à  être  f au  (fes  à  cet  Les  idées  des 
égard,  6?  les  Idées  complexes  des  Modes  Mixtes  beaucoup  plus  que  celles  des  "nUes^s'Yi». 
Subfiances.     Parce  que  dans  les  Subfiances,  &  fur-tout  celles  qui  font  dé-  jettes  a  être 
lignées  par  des  noms  communs  &  ufitez  dans  quelque  Langue  que  ce  foit,  fCnS.ïà.en  ce 
il  y  a   toujours    quelques    qualitez   fenfibles    qu'on    remarque    fans   pei- 
ne, &  qui  fervant  pour  l'ordinaire  à  diftinguer  une  Efpéce  d'avec  une 
autre,  empêchent  facilement  que  ceux  qui  apportent  quelque  exactitu- 
de dans  l'ufage  de  leurs  mots  ,  ne  les  appliquent  à  des  efpèces  de  Subfiances 
auxquelles  ils  n'appartiennent  en  aucune  manière.     Mais  l'on  fe  trouve  dans 
un  plus  grand  embarras  à  l'égard  des  Modes  mixtes,  parce  qu'à  l'égard  de 
plulieurs  actions  il  n'efl  pas  facile  de  déterminer  ,  s'il  faut  leur  donner  le 
nom  de  Juflice  ou  de  Cruauté,  de  Libéralité  ou  de  Prodigalité.     Ainfi  en 
rapportant  nos  idées  à  celles  des  autres  hommes  qui  font  défignées  parles 
mêmes  noms,  nos  Idées  peuvent  être  fauffes  :  de  forte  qu'il  peut  fort  bien 
arriver,  par  exemple,  qu'une  idée  que  nous  avons  dans  l'Efprit,  &  que 
nous  exprimons  par  le  mot  de  Juflice ,  foit  en  effet  quelque  chofe  qui  de- 
vroit  porter  un  autre  nom. 

§.  11.  Mais  foit  que  nos  Idées  des  Modes  mixtes  foient  plus  ou  moins  fu-  °fl>,u,™l^ns  * 
jettes  qu'aucune  autre  efpèce  d'idées  à  être  différentes  de  celles  des  autres  Fauffes. 
hommes  qui  font  défignées  par  les  mêmes  noms,  ilefl  du  moins  certain  que 
cette  efpèce  de  fauffeté  efl  plus  communément  attribuée  à  nos  Idées  des 
Modes  mixtes  qu'à  aucune  autre.  Lorfqu'on  juge  qu'un  homme  a  une 
faufïe  i  lée  de  fuflice,  de  Reconnoiffance  ou  de  Gloire,  c'eft  uniquement  par- 
ce que  fon  Idée  ne  s'accorde  pas  avec  celle  que  chacun  de  ces  noms  défi- 
gnent dans  l'Efprit  des  autres  hommes. 

Q.q  3  ,   §.l2.Et 


3io 


Des  Vrayes  &  des  Fauffes  Idées.  Liv.  ï  I. 


Chap. 
XXXII. 

Pourquoi  cela? 


Il  n'y  a  que  les 
idées  des 
Subftances  qui 
puiflent  être 
faufles  par  rap- 
port à  l'exilten- 
ce  réelle. 
Les  Idées  (im- 
pies ne  peuvent 
lêtre  à  cet  é- 
gard,  Se  pour- 
quoi. 


g.  12.  Et  voici,  ce  me  femble  ,  quelle  en  eft  la  raifon,  c'eft  que  les  I- 
dées  abftraites  des  Modes  mixtes  étant  des  combinaifons  volontaires  que  les 
hommes  font  d'un  certain  amas  déterminé  d'Idées  fimples,  &  l'effence  de 
chaque  efpèce  de  ces  Modes  étant  par  cela  même  uniquement  formée  par 
les  hommes,  de  forte  que  nous  n'en  pouvons  avoir  d'autre  modèle  fenfibie 
qui  exifte  nulle  part,  que  le  nom  même  d'une  telle  combinaifon ,  ou  la  dé- 
finition de  ce  nom,  nous  ne  pouvons  rapporter  les  idées  que  nous  nousfai- 
fons  de  ces  Modes  mixtes  à  aucun  autre  Modèle  qu'aux  idées  de  ceux  qui 
ont  la  réputation  d'employer  ces  noms  dans  leur  plus  jufte  &  plus  propre 
lignification.  De  cette  manière,  félon  que  nos  Idées  font  conformes  à  cel- 
les de  ces  gens-là,  ou  en  font  différentes,  elles  paffent  pour  vrayes,  ou 
■pour  faujfes.  En  voilà  affez  fur  la  vérité  &  la  fauifeté  de  nos  Idées  par  rap- 
port à  leurs  noms. 

g.  13.  Pour  ce  qui  eft,  en  fécond  lieu  ,  de  la  vérité  &  de  la  fauffeté  de 
nos  Idées  par  rapport  à  l'exiftence  réelle  des  chofes ,  lorfque  c'eft  cette 
exifhence  qu'on  prend  pour  règle  de  leur  vérité,  il  n'y  a  que  nos  Idées  com- 
plexes de  Subftances  qu'on  puifîe  nommer  fauffes.   . 

g.  14.  Et  premièrement,  comme  nos  Idées  fimples  ne  font  que  dépures 
perceptions ,  telles  que  Dieu  nous  a  rendus  capables  de  les  recevoir  ,  par  la 
puifiance  qu'il  a  donnée  aux  Objets  extérieurs  de  les  produire  en  nous ,  en 
vertu  de  certaines  Loix  ou  moyens  conformes  à  fa  fagefie  &  à  fa  bonté , 
quoi  qu'incomprehenlibles  à  notre  égard ,  toute  la  vérité  de  ces  Idées  fim- 
ples ne  confifte  en  aucune  autre  chofe  que  dans  ces  apparences  qui  font  pro- 
duites en  nous  &  qui  doivent  répondre  à  cette  puifiance  que  Dieu  a  mis  dans 
les  Objets  extérieurs,  fans  quoi  elles  ne  pourroient  être  produites  dans  nos 
Efprits;  &  ainfi  dès-là  qu'elles  répondent  à  ces  puiffances,  elles  font  ce 
qu'elles  doivent  être,  de  véritables  Idées.  Que  fi  l'Efprit  juge  que  ces 
Idées  font  dans  les  chofes  mêmes,  (ce  qui  arrive  ,  comme  jecroi,  à  la  plu- 
part des  hommes  )  elles  ne  doivent  point  être  taxées  pour  cela  d'aucune 
fauffeté.  Car  Dieu  ayant  par  un  effet  de  fa  fageffe ,  établi  ces  idées ,  com- 
me autant  de  marques  de  diftinétion  dans  les  chofes,  par  où  nous  puffions 
être  capables  de  difeerner  une  chofe  d'avec  une  autre  ,  &  ainfi  de  choiiir 
pour  notre  propre  ufage,  celles  dont  nous  avons  befoin;  la  nature  de  nos 
Idées  fimples  n'eft  point  altérée,  foit  que  nous  jugions  que  l'idée  de  jaune 
eft  dans  le  Souci  même,  ou  feulement  dans  notre  Eiprit,  de  forte  qu'il  n'y 
ait  dans  le  Souci  que  la  puifiance  de  produire  cette  idée  par  lacontexture  de 
fes  parties  en  reflechifiant  les  particules  de  lumière  d'une  certaine  manière. 
Car  dès-là  qu'une  telle  contexture  de  l'objet  produit  en  nous  la  même  idée 
de  jaune  par  une  opération  confiante  &  régulière,  cela  fuflit  pour  nous  fai- 
re diftinguer  par  les  yeux  cet  Objet  de  toute  autre  chofe,  foit  que  cette 
marque  difî  inclive  qui  eft  réellement  dans  le  Souci,  ne  foit  qu'une  contexture 
particulière  de  fes  parties,  ou  bien  cette  même  couleur  dont  l'idée  que 
nous  avons  dans  l'Efprit,  eft.  une  exacte  reffemblance.  C'eft  cette  appa- 
rence, qui  lui  donne  également  la  dénomination  de  jaune,  foit  que  ce  foit 
cette  couleur  réelle,  ou  feulement  une  contexture  particulière  du  Souci  qui 
excite  en  nous  cette  idée;  puifque  le  nom  de  jaune  nedéfigne  proprement 

autre 


Des  Frayes  &  des  Fanjfes  Idées.  L 1  v.  1 1.  311 

autre  chofe  que  cette  marque  de  diftinétionquieftdansun<S'0»«&quenous  Chap. 

ne  pouvons  difcerner  que  par  le  moyen  de  nos  yeux,  en  quoi  qu'elle  con-  XXVIII. 

fifte,  ce  que  nous  ne  fommes  pas  capables  deconnoître  diftinclement ,  & 

qui  peut-être  nous  *  feroit  moins  utile,  li  nous  avions  des  facilitez  capa-  *  voy  ci-def- 

blés  de  nous  faire  difcerner  la  contexture  des  parties  d'où  dépend  cette  cou-  xxm.Ma. 

leur. 

§.  15.  Nos  Idées  fimples  ne  devroient  pas  non  plus  être  foupconnées  Qjjandbieni'i- 
d'aucune  fauffeté,  quand  bien  il  feroit  établi  en  vertu  de  la  différente  ftruc-  i,ommUeU"du 
ture  de  nos  Organes ,  Que  le  même  Objet  dût  produire  en  même  temps  diffé-  ig"  iei°^  djf- 
rerttes  idées  dans  F  Efprit  de  différentes  pcrfonnc  s ,  fi  par  exemple,  l'idée  qu'u-  qa-„„  aune  en 
ne  Violette  produit  par  les  yeux  dans  l'Èfprit  d'un  homme ,  étoit  la  même  a- 
que  celle  qu'un  Souci  excite  dans  l'Ëfprit  d'un  autre  homme ,  &  au  contrai- 
re. Car  comme  cela  ne  pourroit  jamais  être  connu,  parce  que  l'Ame  d'un 
homme  ne  fauroit  paffer  dans  le  Corps  d'un  autre  homme  pour  voir  quelles 
apparences  font  produites  par  ces  organes ,  les  Idées  ne  feroient  point  con- 
fondues par-là,  non  plus  que  les  noms;  &  il  n'y  auroit  aucune  fauffeté  dans 
l'une  ou  l'autre  de  ces  chofes.  Car  tous  les  Corps  qui  ont  la  contexture 
d'une  Violette  venant  à  produire  conftamment  l'idée  qu'il  appelle  bleuâtre; 
&  ceux  qui  ont  la  contexture  d'un  Souci  ne  manquant  jamais  de  produire  l'idée 
qu'il  nomme  auffi  conftamment  jaune,  quelles  que  fuiïènt  les  apparences  qui 
font  dans  fon  Efprit,  il  feroit  en  état  de  diftinguer  auffi  régulièrement  les 
chofes  pour  fon  ufage  par  le  moyen  de  ces  apparences  ,  de  comprendre  ,  & 
de  défigner  ces  diftinétions  marquées  par  les  noms  de  bleu  &  de  jaune ,  que 
fi  les  apparences  ou  idées  que  ces  deux  Fleurs  excitent  dans  fon  Efprit ,  é- 
toient  exactement  les  mêmes  que  les  idées  qui  fe  trouvent  dans  l'Ëfprit  des 
autres  hommes.  J'ai  néanmoins  beaucoup  de  penchant  à  croire  que  les  I- 
dées  fenfibles  qui  font  produites  par  quelque  objet  que  ce  foit ,  dans  l'Ëfprit 
de  différentes  perfonnes,  font  pour  l'ordinaire  fort  femblables.  On  peut 
apporter,  à  mon  avis,  plufieurs  raifonsde  ce  fentiment:  mais  ce  n'eft  pas 
ici  le  lieu  d'en  parler.  C'eft  pourquoi  fans  engager  mon  Lecteur  dans  cette 
difeuffion,  je  me  contenterai  de  lui  faire  remarquer,  que  la  fuppofition  con- 
traire, en  cas  qu'elle  pût  être  prouvée,  n'eft  pas  d'un  grand  ufage,  ni 
pour  l'avancement  de  nos  connoiffances ,  ni  pour  la  commodité  de  la 
vie ,  &  qu'ainfi  il  n'eft  pas  néceffaire  que  nous  nous  tourmentions  à  l'exa- 
miner. 

§.   16.  De  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  fur  nos  Idées  fimples,  il  s'en-  Les  idées  Gin. 
fuit  évidemment ,  à  mon  avis ,  Qjf  aucune  de  nos  Idées  fimples  ne  peut  être  Pj^  "a^^Up™p 
faujfe  par  rapport  aux  chofes  qui  exijlcnt  hors  de  nous.     Car  la  vérité  de  ces  apport  aux 
apparences  ou  perceptions  qui  font  dans  notre  Efprit ,  ne  confiftant ,  com-  *"'"%  S^f*" 
me  il  a  été  dit  ,  que  dans  ce  rapport  qu'elles  ont  à  la  puiflance  que  Dieu  a  quoi, 
donnée  aux  Objets  extérieurs  de  produire  de  telles  apparences  en  nous  par 
le  moyen  de  nos  Sens;  &  chacune  de  ces  apparences  étant  dans  l'Elprit, 
telle  qu'elle  eft,  conforme  à  la  puiffance  qui  la  produit,  &quinereprtfen- 
te  autre  chofe,  elle  ne  peut  être  faufie   à  cet   égard,  c'eft-à-  dire  entant 
qu'elle  fc  rappi  rte  à  un  tel  Patron.     Le  bleu  ou  le  jaune,  le  doux  ou  Vamcr, 
ne  fauroient  être  des  Idées  fauffes.     Ce  font  des  perceptions  dans  l'Ëfprit 

qui 


312-  Dis  Vrayes  &  des  Faujfes  Idées.  Liv.  II. 

Chap.  qui  font  juftement  telles  qu'elles  y  paroiffent,  &  qui  répondent  aux  puif- 

XXXI I.  fances  que  Dieu  a  établies  pour  leur  production;  &  ainfi  elles  font  vérita- 
blement ce  qu'elles  font  &  qu'elles  doivent  être  félon  leur  deftination 
naturelle.  L'on  peut  à  la  vérité  appliquer  mal-à-propos  les  noms  de 
ces  idées,  comme  fi  un  homme  qui  n'entend  pas  bien  le  François,  don- 
noit  à  la  Pourpre  le  nom  d'Ecariate  :  mais  cela  ne  met  aucune  faufleté 
dans  les  Idées  mêmes. 
\"}4éesits  §•   i?-  En  fécond  lieu  ,  nos  Idées  complexes  des  Modes  ne  fam oient  non  plus 

venr  veut  aon*     *tre  faufos  par  rapport  à  ïejfence  d'une  cbofe  réellement  exiflante.     Parce  que 
pluK  quelque  idée  complexe  que  je  me  forme  d'un  Mode ,  il  n'a  aucun  rapport  à 

un  modèle  exiftant  &  produit  par  la  Nature.     Il  n'efl  fuppofé  renfermer 
en  lui-même  que  les  idées  qu'il  renferme  actuellement ,  ni  repréfenter  autre 
choie  que  cette  combinaifon  d'Idées  qu'il  repréfente.     Ainfi ,  quand  j'ai 
l'idée  de  l'action  d'un  homme  qui  refuie  de  fe  nourrir,  de  s'habiller,  &  de 
jouir  des  autres  commoditez  de  la  vie  félon  que  fon  Bien  &  fes  richeffes  le 
lui  permettent,  &  que  fa  condition  l'exige  ,  je  n'ai  point  une  fauffeidée, 
mais  une  idée  qui  repréfente  une  action ,  telle  que  je  la  trouve  ,  ou  que  je 
l'imagine  ;  &  dans  ce  fens  elle  n'efl  capable  ni  de  vérité  ni  de  fauffeté.  Mais 
lorfque  je  donne  à  cette  action  le  nom  de  frugalité  ou  de  vertu,  elle  peut 
alors  être  appellée  une  fauffe  idée,  iijefuppofe  par-là  qu'elle  s'accorde  avec 
l'idée  qu'emporte  le  nom  de  frugalité  félon  la  propriété  du  langage ,  ou 
qu'elle  eft  conforme  à  la  Loi  qui  effc  la  mefure  de  la  vertu  &  du  vice, 
oumd  c'eft  aie       §•   J8-  En  troifiéme  lieu,  nos  Idées  complexes  des  Sub fiances  peu-vent  être 
les  idées  des       faujfes ,  parce  qu'elles  fe  rapportent  toutes  à  des  modèles  exiftans  dans  les 
Tenf  ëueViûf-11*   choies  mêmes.     Qu'elles  foient  faufles ,  lorfqu'on  les  confidére  comme  des 
ies-  repréfentations  des  Effences  inconnues  des  chofes,  cela  eft  fi  évident  qu'il 

n'eft  pas  néceflaire  de  perdre  du  temps  à  le  prouver.  Sans  donc  m'arrèter 
à  cette  fuppofition  chimérique,  je  vais  confidérer  les  Subftances  comme 
autant  de  collections  d'Idées  fimples ,  formées  dans  l'Efprit  qui  les  déduit 
de  certaines  combinaifons  d'Idées  fimples  qui  exiftent  conftammentenfem- 
ble  dans  les  chofes  mêmes,  combinaifons  qui  font  les  originaux  dont  on  fup- 
pofé que  ces  collections  formées  dans  l'Efprit ,  font  des  copies.  Or  à  les 
confidérer  dans  ce  rapport  qu'elles  ont  à  l'exiftence  des  Chofes ,  elles  font 
faufles,  I.  Lorfqu'elles  réunifient  des  idées  fimples  qui  ne  fe  trouvent  point 
enfemble  dans  les  chofes  actuellement  exiilantes,  comme  lorfqu'à  la  forme 
&  à  la  grandeur  qui  exiftent  enfemble  dans  un  Cheval,  on  joint  dans  la 
même  idée  complexe  la  puiffance  d'abboyer  qui  fe  trouve  dans  un  Chien: 
trois  Idées  qui,  quoi  que  réunies  dans  l'Efprit  en  une  feule,  n'ont  jamais 
été  jointes  enfemble  dans  la  Nature.  On  peut  donc  appeller  cette  Idée 
complexe ,  une  fauffe  idée  d'un  Cheval.  II.  Les  Idées  des  Subftances  font 
encore  faufles  à  cet  égard  ,  lorfque  d'une  collection  d'Idées  fimples  qui 
exiftent  toujours  enfemble,  on  en  fepare  par  une  négation  directe  &  for- 
melle, quelque  autre  idée  fimple  qui  leur  eft  conftamment  unie.  Si  par 
exemple,  quelqu'un  joint  dans  fon  Efprit  à  l'étendue,  à  la  folidité,  à  la 
fufibilité,  à  la  pefanteur  particulière  &  à  la  couleur  jaune  de  l'Or,  la  néga- 
tion d'un  plus  grand  degré  de  fixité,  que  dans  le  Plomb  ou  le  Cuivre,  on 

peut 


Des  frayes  &  des  Fattjfes  Idées.  Liv.  II.  3*3 

peut  dire  qu'il  a  une  faufle  idée  complexe,  tout  ainfi  que  lorfqu'il  joint  à  Chat. 
ces  autres  idées  (impies  l'idée  d'une  fixité  parfaite  &  abfoluë.  Car  l'idée  XXXII. 
complexe  de  l'or  étant  compofée,  à  ces  deux  égards,  d'Idées  fimples  qui 
ne  fe  trouvent  point  enfemble  dans  la  Nature,  on  peut  l'appeller  une  faufle 
idée.  Mais  s'il  exclut  entièrement  de  l'idée  complexe  qu'il  fe  forme  de  ce 
Métal,  celle  de  h  fixité,  foit  en  ne  l'y  joignant  pas  actuellement,  ou  en 
la  féparant ,  dans  fon  Efprit ,  de  tout  le  refte  ;  on  doit  regarder ,  à  mon 
avis,  cette  idée  complexe  plutôt  comme  incomplète  &  imparfaite  que 
comme  fauffe  :  puifque  ,  bien  qu'elle  ne  contienne  point  toutes  les  Idées 
fimples  qui  font  unies  dans  la  Nature,  elle  ne  joint  enfemble  que  celles  qui 
exiflent  réellement  enfemble. 

§.   19.  Quoi  que  pour  m'accommoder  au  Langage  ordinaire,  j'aye  mon-  La  vérité  &  u 
tré  en  quel  fens  &  fur  quel  fondement  nos  Idées  peuvent  être  quelquefois  £aufl«ê.  fuppo. 
vrayes  ou  jaujjes;  cependant  fi  nous  voulons  examiner  la  choie  de  plus  près  affirmation  o» 
dans  tous  les  cas  où  quelque  idée  efl  appellée  vraye  ou  faujffe ,  nous  trouve-  nesatlon< 
rons  que  c'eft  en  vertu  de  quelque  jugement  que  l'Efpric  fait,  ou  eftfuppo- 
fé  faire,  qu'elle  eft  vraye  ou  faufle.    Car  la  vérité  ou  la  faufleté  n'étant  ja- 
mais fans  quelque  affirmation  ou  négation ,  expreffe  ou  tacite ,  elle  ne  le  trou- 
ve qu'où  des  lignes  font  joints  ou  feparez  ,  félon  la  convenance  ouladifcon- 
venance  des  chofes  qu'ils  repréfentent.     Les. fignes  dontnous  nous  fervons 
principalement,  font  ou  des  Idées  ou  des  Mots,  avec  quoi  nous  formons 
des  Propofitions  mentales  ou  verbales.     La  vérité  confifteàunir  ou  à  féparer 
ces  fignes ,  félon  que  les  chofes  qu'ils  repréfentent ,  conviennent  ou  difeon- 
viennent  entre  elles  ;  &  la  Faufleté  confifte  à  faire  tout  le  contraire ,  com- 
me nous  le  ferons  voir  plus  au  long  dans  la  fuite  de  cet  Ouvrage. 

§.  20.  Donc,  nulle  idée  que  nous  ayons  dans  l'Efprit,   foit  qu'elle  foit     ï-c»  in'M  «»- 
conforme  ou  non  à  l'exiftence  réelle  des  chofes,  ou  à  des  Idées  qui  font  clans  même? ne  font"' 
l'Efprit  des  autres  hommes,  ne  fauroit  par  cela  feul  être  proprement  appel-  "'  Jjpyes  ni 
lée  faufle.     Car  fi  ces  repréfentations  ne  renferment  rien  queeequiexifte 
dans  les  chofes  extérieures ,  elles  ne  fauroient  palier  pour  faufles,  puifque  ce 
font  de  jufles  repréfentations  de  quelque  chofe  :  &  fi  elles  contiennent  quel- 
que chofe  qui  diffère  de  la  réalité  des  Chofes ,  on  ne  peut  pas  dire  propre- 
ment que  ce  font  de  fauffes  repréfentations  ou  idées  de  Chofes  qu'elles  ne  re- 
préfentent point.     Quand  ell-ce  donc  qu'il  y  a  de  l'erreur  &dela  fauffeté.? 
Le  voici  en  peu  de  mots. 

§.  21.    Premièrement,   lorfque    rEfprit  ayant   une  idée,  juge  £5?  conclut  En  que!  cas  ei- 
q  Welle  efi  la  même  que  celle  qui  eft  dans  rEfprit  des  autres  hommes ,  exprimée  lespr^mi«  «s? 
par  le  même  nom;  ou  qu'elle  répond  à  la  lignification  ou  définition  ordinai- 
re &  communément  reçue  de  ce  Mot,  lorfqu'elle  n'y  répond  pas  effective- 
ment :méprife  qu'on  commet  le  plus  ordinairement  à  l'égard  des  Modes  mix- 
tes, quoi  qu'on  y  tombe  aufli  à  l'égard  d'autres  Idées. 

§.  22.  En  fécond  lieu ,  quand  l'Efprit  s'étant  formé  une  idée  complexe,  second  eu. 
compofée  d'une  telle  collection  d'Idées  fimples  que  la  Nature  ne  mie  jamais 
enfemble  ,  il  juge  quelle  s'accorde  avec  une  efpéce  de  Créatures  réellement  exi- 
fiantes,  comme  quand  il  joint  la  pefanteur  de  l'Etain,  à  la  couleur,  à  lafu- 
libilité  ,  &  à  la  fixité  de  l'Or. 

R.r  5.  ,23.  En 


314  Tes  Vrayes  &  des  Fauffes  Idées.  Liv.  IL 

Chap.  g.  23.  En  troifiéme  lieu,  lorfqu'  ayant  réuni  clans  fon  Idée  complexe,  un 

XXXII.        certain  nombre  d'idées  iimples  qui  exifhent  réellement  enfemble  dans  quel- 
troifiéme  cas.      ques  efpéces  de  créatures ,  &  en  ayant  exclus  d'autres  qui  en  font  autant  in- 
feparables,  il  juge  que  c'efl  î idée  -parfaite  £5?  complète  d'une  efpèce  de  chofes, 
ce  qui  nef  point  effectivement  :  omme  fi  venant  à  joindre  les  idées  d'une  fub- 
itance  jaune,  malléable,  fort  pefante  &  fufible,  il  fuppofe  que  cette  Idée 
complexe  efl  une  idée  complète  de  l'Or,  quoi  qu'une  certaine  fixité  &  la 
capacité  d'être  diifous  dans  Y  Eau  Regale  foient  auffi  infeparables  des  autres 
idées  ou  qualitez  de  et  Corps ,  que  celles-là  le  font  l'une  de  l'autre. 
Quatrième  cas.         g,  24..  En  quatrième  lieu ,  la  méprife  efl  encore  plus  grande,  quand  je 
juge  que  cette  Idée   complexe  renferme  fejfence  réelle  d'un    Corps  exiflant\ 
puifqu'il  ne  contient  tout  au  plus  qu'un  petit  nombre  de  propriétez  qui  dé- 
coulent de  fon  efïence  &  confîitution  réelle.     Je  dis  un  petit  nombre  de  ces 
propriétez,  car  comme  ces  propriétez  confiflent,  pour  la  plupart,  znPuif- 
fances  actives  &  paffives  que  tel  ou  tel  Corps  a  par  rapport  à  d'autres  chofes; 
toutes  celles  qu'on  connoit  communément  dans  un  Corps ,  &  dont  on  for- 
me ordinairement  l'idée  complexe  de  cette  efpèce  de  chofes ,  ne  font  qu'en 
très-petit  nombre  en  comparaifon  de  ce  qu'un  homme  qui  l'a  examiné  en 
différentes  manières,  connoit  de  cette  efpèce  particulière;  &  toutes  celles 
que  les  plus  habiles  connoiffent,  font  encore  en  fort  petit  nombre,  en  com- 
paraifon de  celles  qui  font  réellement  dans  ce  Corps  &  qui  dépendent  de  fa 
confîitution  intérieure  ou  eflèntielle.     L'efTence  d'un  Triangle  efl  fort  bor- 
née: elle  confifledans  un  très-petit  nombre  d'idées  ;  trois  lignes  qui  termi- 
nent un  Efpace ,  compofent  toute  cette  efïènce.     Mais  il  en  découle  plus 
de  propriétez  qu'on  n'en  fauroit  connoître  ou  nombrer.  Je  m'imagine  qu'il 
en  efl  de  même  à  l'égard  des  fubflances  ;  leurs  eflences  réelles  fe  réduifent  à 
peu  de  chofe  ;  &  les  propriétez  qui  découlent  de  cette  confîitution  intérieu- 
re ,  font  infinies. 

§.  25.  Enfin ,  comme  l'Homme  n'a  aucune  notion  de  quoi  que  ce  foit 
hors  de  lui ,  que  par  l'idée  qu'il  en  a  dans  fon  Efprit ,  &  à  laquelle  il  peut 
donner  tel  nom  qu'il  voudra  ,  il  peut  à  la  vérité  former  une  idée  qui  ne  s'ac- 
corde ni  avec  la  réalité  des  chofes  ni  avec  les  Idées  exprimées  par  des  mots 
dont  les  autres  hommes  fe  fervent  communément,  mais  il  ne  fauroit  fe  faire 
une  fauffe  idée  d'une  c'iofe  qui  ne  lui  efl  point  autrement  connue  que  par 
l'idée  qu'il  en  a.  Par  exemple,  lorfque  je  me  forme  une  idée  des  jambes, 
des  bras  &  du  corps  d'un  Homme,  &  que  j'y  joins  la  tête  &  le  cou  d'un 
Cheval,  je  ne  me  fais  point  de  fauffe  idée  de  quoi  que  ce  foit  ;  parce  que 
cette  idée  ne  repréfente  rien  hors  de  moi.  Mais  lorfque  je  nomme  cela  un 
homme  ou  un  Tartare;  &  que  je  me  figure  qu'il  repréfente  quelque  Etre  réel 
hors  de  moi ,  ou  que  c'eft  la  même  idée  que  d'autres  défignent  par  ce  mê- 
me nom,  je  puis  me  tromper  en  ces  deux  cas.  Et  c'efl  danscefens  qu'on 
l'appelle  une  fauffe  idée,  quoi  qu'à  parler  exactement,  la  fauffeté  ne  tombe 
pas  fur  Y  idée,  mais  fur  une  Propofttion  tacite  &  mentale,  dans  laquelle  on  at- 
tribue à  deux  chofes  une  conformité  &  une  reffemblance  qu'elles  n'ont  point 
effeclivement.  Cependant ,  fi  après  avoir  formé  une  telle  idée  dans  mon 
Efprit,  fans  penfer  en  moi-même  que  l'exiflence  ou  le  nom  à  homme  ou  de 

Tartare 


Des  Frayes  &  des  Fauffes  Idées.  Liv.  II.  315- 

Tartare  lui  convienne,  je  veux  la  défignerparle  nom  à  homme  ou  àcTarta-  Chap. 
re  ,  on  aura  droit  de  juger  qu'il  y  a  de  la  bizarrerie  dans  l'impofition  d'un  XXXII. 
tel  nom,  mais  nullement  que  je  me  trompe  dans  mon  Jugement,  &  que 
cette  Idée  efl  fauiTe. 

g.  26.  En  un  mot,  je  croi  que  nos  Idées ,  confiderées par l'Efprit ou  par     on  pouvoir 
rapport  à  la  lignification  propre  des  noms  qu'on  leur  (donne  ou  par  rapport  ^"n^0,^"*"'" 
à  la  réalité  des  chofes,  peuvent  être  fort  bien  nommées  idées  (  1  )  jujles  oufau-  idées,  >y?«  ou 
tives,  félon  qu'elles  conviennent  ou  difeon viennent  aux  Modèles  auxquels  ^aw'àufcujrtt. 
on  les  rapporte.  Mais  qui  voudra  les  appeller  véritables  ou  fauffes ,  peut  le 
faire.     Il  efl  jufle  qu'il  jouïfle  de  la  liberté  que  chacun  peut  prendre  de 
donner  aux  chofes  tels  noms  qu'il  juge  leur  convenir  le  mieux ,  quoi  que 
félon  la  propriété  du  Langage,  la  vérité  &  la  faufïeté  ne  puifTent  guère 
convenir  aux  Idées  ,  ce  me  femble ,  finon  entant  'que  d'une    manière  ou 
d'autre  elles  renferment  virtuellement  quelque  Propofition  mentale.     Les 
Idées  qui  font  dans  l'Efprit  d'un  homme ,  confiderées  fimplement  en  elles- 
mêmes,  ne  fauroient  être  fauffes,  excepté  les  Idées  complexes  dont  les 
parties  font  incompatibles.     Toutes  les  autres  Idées  font  droites  en  elles- 
mêmes  ,  &  la  connoifïance  qu'on  en  a ,  eft  une  connoiffance  droite  &  véri- 
table.    Mais  quand  nous  venons  aies  rapporter  à  certaines  chofes,  comme 
à  leurs  Modèles  ou  Archétypes ,  alors  elles  peuvent  être   fauffes ,  autant 
qu'elles  s'éloignent  de  ces  Archétypes. 

CHAPITRE    XXXIII.  Chap 

De  V  AJfocïation  des  Idées. 

5.  1.  TL  n'y  a  prefque  perfonne  qui  ne  remarque  dans  les  opinions,  Bizawe^flbiti- 
1   dans  les  raifonnemens  &  dans  les  adtions  des  autres  hommes  quel-  ™c,on  découvre 
que  chofe  qui  lui  paroit  bizarre  &  extravagant,  &  qui  l'efl  en  effet.  Cha-  d  ns  '«  «Kf- 
cun  a  la  vûë  afTez  perçante  pour  obferver  dans  un  autre  le  moindre  défaut  ^uon^d'autrui. 
de  cette  efpèce  s'il  efl  différent  de  celui  qu'il  a  lui-même ,  &  il  ne  manque 
pas  de  fe  fervir  de  fa  Raifon  pour  le  condamner  ;  quoi  qu'il  y  ait  dans  fes 
opinions  &  dans  fa  conduite  déplus  grandes  irrégularitez  dont  il  ne  s'apper- 
çoit  jamais;  &  dont  il  feroit  difficile,  pour  ne  pas  dire  impoffible,  de  le 
convaincre. 

§.  2.   Cela  ne  vient  pas  abfolument  de  l'Amour  propre ,  quoi  que  cette  n«  rient  point 
paffion  y  ait  fouvent  beaucoup  de  part.   On  voit  tous  les  jours  des  gens  X^^l^ 

cou-  p«. 

(i)Il  n'y  a  pointdemotsen  François  qui  ré-  terme  oppofé  àjufle,  pris  en  ce  fens-!à,  qui 

pondent  mieux  aux  deux  mots  Anglois  right  foit  plus  propre  que  celui  de  fautif,  qui  n'eft 

erwrong,  dont  l'Auteur  fe  fert  en  cette occa-  pourtant  pas  trop  bon,  mais  dout  il  faut  fc 

fion.    On  entend  ce  que  c'eft  qu'une  idéejujle,  fervir ,  faute  d'autre. 


&  nous  n'avons  point,  à  ce  que  je  croi,  de 


Rr  2 


3 1 6 


De  V A fluctation  des    Idées.  L 1  v.  1 1. 


Chap. 

XXXIII. 


11  ne  fîifTitpas, 
pour  expliquer 
ce  défaut  d'en 
atcr.buer  la  eau- 
fe  à  l'Educa- 
■ion   &  aux   pié- 
jugez. 


Pourquoi  on 
lui  conns  le 
nom  de/eliet 


*  P.ig.  n4. 
Chap.  XI. 

8.  u. 


Ce  de'faut  vient 
d  une  liaifon 
d'idées  non- 
tuEiuelle, 


coupables  de  ce  défaut  qui  ont  le  cœur  bien  fait,  &  ne  font  point  fotte- 
riierit  entêtez  de  leur  propre  mérite.  Et  fouvent  une  perfonne  écoute  avec 
furprife  les  raifonnemens  d'un  habile  homme  dont  il  admire  l'opiniâtreté, 
pendant  que  lui-même  réliite  à  des  raifonsdela  dernière  évidence  qu'on  !ai 
propofe  fort  diftinclement. 

§.  3.  On  eft  accoutumé  d'imputer  ce  défaut  de  raifon,  à  l'Education 
&  à  la  force  des  préjugez;  &  ce  n'eft  pas  fans  fujet  pour  l'ordinaire,  quoi 
que  cela  n'aille  pas  jufqu'à  la  racine  du  mal,  &  ne  montre  pas  affez  nette- 
ment d'où  il  vient,  &  en  quoi  il  confifte.  On  eft  fouvent  très-bien  fondé 
à  en  attribuer  la  caufe  à  X 'Education  ;  &  le  terme  de  Préjugé  eft  un  mot  gé- 
néral très-propre  à  défigner  la  chofe  même.  Cependant  je  croi  que  qui 
voudra  conduire  cette  efpèce  de  folie  jufques  à  fa  fource,  doit  porter  la 
vue  un  peu  plus  loin,  &  en  expliquera  nature  de  telle  forte  qu'il  faffe  voir 
d'où  ce  mal  procède  originairement  dans  des  Efprits  fort  raifonnables ,  & 
en  quoi  c'eft  qu'il  confifte  précifément. 

g.  4.  Quelque  rude  que  foit  le  nom  de  folie  que  je  lui  donne  ,  on  n'aura 
pas  de  peine  à  me  le  pardonner,  fi  l'on  confidére  que  l'oppofition  à  la  Rai- 
fon ne  mérite  point  d'autre  titre.  C'eft  effectivement  une  folie ,  &  il  n'y 
a  prefque  perfonne  qui  en  foit  fi  exempt ,  qu'il  ne  fût  jugé  plus  propre  à 
être  mis  aux  Petites-Maifons  qu'à  être  reçu  dans  la  compagnie  des  honnê- 
tes gens,  s'il  raifonnoit  &  agiffoit  toujours  &  en  toutes  occafions, comme 
il  fait  conftamment  en  certaines  rencontres.  Je  ne  veux  pas  dire,  lors 
qu'il  eft  en  proye  à  quelque  violente  paffion ,  mais  dans  le  cours  ordinaire 
de  fa  vie.  Ce  qui  fervira  encore  plus  à  exeufer  l'ufage  de  ce  mot ,  &  la  li- 
berté que  je  prens  d'imputer  une  chofe  fi  choquante  à  la  plus  grande  partie 
du  Genre  Humain,  c'eft  ce  que  j'ai  *  déjà  dit  en  paffant,  &  en  peu  de 
mots  fur  la  nature  de  la  Folie.  J'ai  trouvé  que  la  folie  découle  de  la  même 
fource ,  &  dépend  de  la  même  caufe  que  ce  défaut  dont  nous  parlons  pré- 
fentement.  La  confideration  des  chofes  mêmes  me  fuggera  tout  d'un  coup 
cette  penfée ,  lorfque  je  ne  fongeois  à  rien  moins  qu'au  fujet  que  je  traite 
dans  ce  Chapitre.  Et  fi  c'eft  effectivement  une  foibleffe  à  laquelle  tous  les 
hommes  foient  fi  fort  fujets  ;  fi  c'eft  une  tache  fi  univerfellement  répandue 
fur  le  Genre  Humain,  il  faut  prendre  d'autant  plus  de  foin  de  la  faire  con- 
noître  par  fon  véritable  nom,  afin  d'engager  les  hommes  à  s'appliquer  plus 
fortement  à  prévenir  ce  défaut,  ou  à  s'en  défaire  lorfqu'ils  en  font  entachez. 

§.  5.  Quelques-unes  de  nos  Idées  ont  entr'elles  une  correfpondance  & 
une  liaifon  naturelle.  Le  devoir  &  la  plus  grande  perfection  de  notre  Rai- 
fon confifte  à  découvrir  ces  Idées  &  à  les  tenir  enfemble  dans  cette  union 
&  dans  cette  correfpondance  qui  eft  fondée  fur  leur  exiftence  particulière. 
Il  y  a  une  autre  liaifon  d'idées  qui  dépend  uniquement  du  hazard  ou  de  la 
coutume  ,  de  forte  que  des  Idées  qui  d'elles-mêmes  n'ont  abfolument  aucu- 
ne connexion  naturelle ,  viennent  à  être  fi  fort  unies  dans  l'Efprit  de  certai- 
nes perfonnes,  qu'il  eft  fort  difficile  de  les  feparer.  Elles  vont  toujours  de 
compagnie  ,  &  l'une  n'eft  pas  plutôt  préfente  à  l'Entendement ,  que  celle 
qui  lui  eft  affociée,  paroit  auffi-tôt  ;  &  s'il  y  en  a  plus  de  deux  ainfi  unies, 
elles  vont  aulïi  toutes  enfemble  ,  fans  fe  féparer  jamais. 

§.  6.  Cette 


De  V AJfociation  des  Idées.  Liv.  II.  317 

§.  6.  Cette  forte  combinaifon  d'Idées  qui  n'eft  pas  cimentée  par  la  Na-  Chai». 
turc,  l'Efprit  la  forme  en  lui-même,  ou  volontairement,  ou  par  hazard  j  XXXIII, 
&  de  là  vient  qu'elle  efl  fort  différente  en  diverfes  perfonnes  félon  la  diverfi-  comment  fe 
té  de  leurs  inclinations,  de  leur  éducation,  &  de  leurs  intérêts.     La  coû-  j";^ ?cme 
tume  forme  dans  l'Entendement  des  habitudes  de  penfer  d'une  certaine  ma- 
nière, tout  ainfi  qu'elle  produit  certaines  déterminations  dans  la  Volonté, 
&  certains  mouvemens  dans  le  Corps:  toutes  choies  qui    femblent  n'être 
que  certains  mouvemens  continuez  dans  les  Efprits  animaux  qui  étant  une 
fois  portez  d'un  certain  côté,  coulent  dans  les  mêmes  traces  où  ils  ont  ac- 
coutumé de  couler,  lefquelles  traces  par  le  cours  fréquent  des  Efprits  ani- 
maux fe  changent  en  autant  de  chemins  battus ,  de  forte  que  le  mouvement 
y  devient  aifé,  &  pour  ainfi  dire,  naturel.  Il  me  femble,  dis-je,  que  c'efl 
ainfi  que  les  Idées  font  produites  dans  notre  Efprit,  autant  que  nous  fom- 
mes  capables  de  comprendre  ce  que  c'efl  que  pen  fer.  Et  fi  elles  ne  font  pas 
produites  de  cette  manière,  cela  peut  fervir  du  moins  à  expliquer  comment 
elles  fe  fuivent  l'une  l'autre  dans  un  cours  habituel ,  lorfqu'elles  ont  pris  une 
fois  cette  route,  comme  il  fert  à  expliquer  de  pareils  mouvemens  du  Corps. 
Un  Muficien  accoutumé  à  chanter  un  certain  Air,  le  trouve  dès  qu'il  l'a 
une  fois  commencé.     Les  idées  des  diverfes  notes  fe  fuivent  l'une  l'autre 
dans  fon  Efprit,  chacune  à  fon  tour,  fans  aucun  effort  ou  aucune  altéra- 
tion, auffi  régulièrement  que  fes  doigts  fe  remuent  fur  le  clavier  d'une  Or- 
gue pour  jouer  l'air  qu'il  a  commencé  ,  quoi  que  fon  Efprit  diflrait  prome- 
né fes  penfées  fur  toute  autre  chofe.     Je  ne  détermine  point,  fi  le  mouve- 
ment des  Efprits  animaux  efb  la  caufe  naturelle  de  fes  idées,  aufïï  bien  que 
du  mouvement  régulier  de  fes  doigts,  quelque  probable  que  la  chofe  pa- 
roifië  par  le  moyen  de  cet  exemple.     Mais  cela  peut  fervir  un  peu  à  nous 
donner  quelque  notion  des  habitudes  intellectuelles,  &  de  la  liaifon  des 
Idées. 

g.  7.  Qu'il  y  ait  de  telles  affociations  d'Idées,  que  la  coutume  a  produi-  Ene  ^  iacaure. 
tes  dans  l'Efprit  de  la  plupart  des  hommes,  c'efl  dequoi  je  ne  croi  pas  que  <j<=  la  plupart 
perfonne  qui  ait  fait  de  ferieufes  réflexions  fur  foi-même  &  fur  les  autres  &  antipfduàf 
hommes,  s'avife  de  douter.  Et  c'efl  peut-être  à  cela  qu'on  peut  juflement  iui  Paffent 

■1  1        1  j  •      j        y  l-        0    j  •         u-  >  Pwl  naturelles, 

attribuer  la  plus  grande  partie  des  fympathies  &  des  antipathies  qu  on  re- 
marque dans  les  hommes  ;  &  qui  agiffent  auffi  fortement,  &  produifent  des 
effets  auffi  réglez,  que  fi  elles  étoient  naturelles,  ce  qui  fait  qu'on  les  nom- 
me ainfi;  quoi  que  d'abord  elles  n'ayent  eu  d'autre  origine  que  la  liaifon 
accidentelle  de  deux  Idées,  que  la  violence  d'une  première impreffion  ,  ou 
une  trop  grande  indulgence  a  fi  fort  unies  qu'après  cela  elles  ont  toujours 
été  enfemble  dans  l'Efprit  de  l'Homme  comme  fi  ce  n'étoit  qu'une  feule 
idée.  Je  dis  la  plupart  des  antipathies  &  non  pas  toutes  :  car  il  y  en  a  quel- 
ques-unes véritablement  naturelles,  qui  dépendent  de  notre  conflitution 
originaire,  &  font  nées  avec  nous.  Mais  fi  l'on  obfervoit  exaclement  la 
plupart  de  celles  qui  paiîent  pour  naturelles,  on  reconnoîtroit  qu'elles  ont 
été  caufées  au  commencement  par  des  impreffions  dont  on  ne  s'efl  point  ap- 
percu ,  quoi  qu'elles  ayent  peut-être  commencé  de  fort  bonne  heure,  ou 

Rr  3  bien 


318  De  rJjfbeiation  des  Idées.  Liv.  II. 

C  H  A?."  bien  par  quelques  fantaifies  ridicules.   Un  homme  fait  qui  a  été  incommo- 

XXXIII.  dé  pour  avoir  trop  mangé  de  miel,  n'entend  pas  plutôt  ce  mot,  que  fon 
imagination  lui  caufe  des  foulevemens  de  cœur.  Il  n'en  fauroit  fupporter 
la  feule  idée.  D'autres  idées  de  dégoût,  &  des  maux  de  cœur,  accom- 
pagnez de  vomifTement ,  fuivent  auffi-tôt  ;  &  fon  eftomac  eft  tout  en  des- 
ordre. Mais  il  fait  à  quel  temps  il  doit  rapporter  le  commencement  de 
cette  foibleffe  ;  &  comment  cette  indifpofition  lui  eft  venue.  Que  fi  cela 
lui  fût  arrivé  pour  avoir  mangé  une  trop  grande  quantité  de  miel,  lorfqu'il 
étoit  Enfant ,  tous  les  mêmes  effets  s'en  feraient  enfuivis ,  mais  on  fe  feroit 
mépris  fur  la  caule  de  cet  accident  qu'on  auroit  regardé  comme  une  anti- 
pathie naturelle, 
combien  il  im-  g.  8-  Je  ne  rapporte  pas  cela ,  comme  s'il  étoit  fort  néceffaire  en  cet  en- 
Se'bonae  heure"11  dr01t  ^e  distinguer  exactement  entre  les  antipathies  naturelles  &  acquifes  : 
cette  bizarre  con-  mais  j'ai  fait  cette  remarque  dans  une  autre  vue,  favoir,  afin  que  ceux  qui 
iKJuon  d idées.  Qnt  ^  £nfanSj  ou  qUi  fonc  chargez  de  leur  éducation,  voyent  par-là  que 
c'eft  une  chofe  bien  digne  de  leurs  foins  d'obferver  avec  attention  &  de  pré- 
venir foigneufement  cette  irréguliére  liaifon  d'Idées  dans  l'Efprit  des  jeunes 
gens.  C'eft  le  temps  le  plus  fufceptible  des  impreffions  durables.  Et  quoi 
que  les  perfonnes  raifonnables  faffent  réflexion  à  celles  qui  fe  rapportent  à  la 
faute  &  au  Corps  pour  les  combattre ,  je  fuis  pourtant  fort  tenté  de  croire, 
qu'il  s'en  faut  bien  qu'on  ait  eu  autant  de  foin  que  la  chofe  le  mérite ,  de 
celles  qui  fe  rapportent  plus  particulièrement  à  l'Ame,  &  qui  fe  terminent 
a  l'Entendement  ou  aux  Pallions  :  ou  plutôt,  ces  fortes  d'impreffions ,  qui 
fe  rapportent  purement  à  l'Entendement ,  ont  été ,  je  penfe ,  entièrement 
négligées  par  la  plus  grande  partie  des  hommes. 

§.  9.  Cette  connexion  irréguliére  qui  fe  fait  dans  notre  Efprit ,  de  cer^ 
taines  Idées  qui  ne  font  point  unies  par  elles-mêmes ,  ni  dépendantes  l'une 
de  l'autre ,  a  une  fi  grande  influence  fur  nous ,  &  eft  fi  capable  de  mettre 
du  travers  dans  nos  actions  tant  morales  que  naturelles ,  dans  nos  Pallions, 
dans  nos  raifonnemens,  &  dans  nos  Notions  mêmes,  qu'il  n'y  a  peut-être 
rien  qui  mérite  davantage  que  nous  nous  appliquions  à  le  confiderer  pour  le 
prévenir  ou  le  corriger  le  plutôt  que  nous  pourrons, 
txemp'ede  cette      fi    10.  Les  Idées  des  Efprit  s  ou  des  Pbantômes  n'ont  pas  plus  de  rapport 

liiifon  d'idées.  *  Vl,  ,.    ,     ,        •  •  •     r  r  >  j-        •  ■    ■         1 

aux  tentures  qu  a  la  lumière  :  mais  li  une  fervante  étourdie  vient  a  incul- 
quer fouvent  ces  différentes  idées  dans  l'Efprit  d'un  Enfant,  &  à  les  y  exci- 
ter comme  jointes  enfemble ,  peut-être  que  l'Enfant  ne  pourra  plus  les  fé- 
parer  durant  tout  le  refte  de  fa  vie ,  de  forte  que  l'obfcurité  lui  paroiffant 
toujours  accompagnée  de  ces  effrayantes  Idées,  ces  deux  fortes  d'Idées  fe- 
ront fi  étroitement  unies  dans  fon  Efprit,  qu'il  ne  fera  non  plus  capable  de 
fouffrir  l'une  que  l'autre. 
J  «te  ttemple.  §•  1 1  •  ^  n  homme  reçoit  une  injure  fenfible  de  la  part  d'un  autre  hom- 
me ,  il  penfe  &  repenfe  à  la  perfonne  &  à  l'action  ;  &  en  y  penfant  ainfi 
fortement  ou  pendant  longtemps ,  il  cimente  fi  fort  ces  deux  Idées  enfemble 
qu'il  les  réduit  prefque  à  une  feule,  ne  fongeant  jamais  à  cet  homme,  que 
le  mal  qu'il  en  a  reçu, ne  lui  vienne  dans  l'Efprit:  de  forte  que  diftinguant 
à  neine  ces  deux  chofes  il  a  autant  d'averlion  pour  l'une  que  pour  l'autre. 

C'eft 


Del'JJfociation  des  Idées.  Liv.  H.  319 

G'eft  ainfi  qu'il  naît  fouvent  des  haines  pour  des  fujets  fort  légers  &  pref-  Ciiap. 
que  innocens  ;  &  que  ies  querelles  s'entretiennent  &  re  perpétuent  dans  le  XXXIII. 
Monde. 

§.  12.  Un  homme  a  fouffert  de  la  douleur ,  ou  a  été  malade  dans  un  cer-  Troirume  e«m- 
tain  Lieu  :  il  a  vu  mourir  fon  ami  dans  une  telle  chambre.     Quoi  que  ces'plc' 
chofes  n'ayent  naturellement  aucune  liaiibn  l'une  avec  l'autre,  cependant 
l'impreflion  étant  une  fois  faite,  lorfque  l'idée  de  ce  Lieu  fe  préfente  à  fon 
Efpnt,  elle  porte  avec  elle  une  idée  de  douleur  &  de  déplaiiir;  il  les  con- 
fond enfemble,  &  peut  auffi  peu  fouffrir,  l'une  que  l'autre. 

5.  13.  Lorfque  cette  combinaifon  eft  formée,  &  durant  tout  le  temps  Quatrième  «en. 
qu'elle  fubfifte,  il  n'eft  pas  au  pouvoir  de  la  Raifon  d'en  détourner  les  effets.  p  e" 
Les  Idées  qui  font  dans  notre  Efprit ,  ne  peuvent  qu'y  opérer  tandis  qu'elles 
y  font,felon  leur  nature  &  leurs  cirçonftances  :  d'où  l'on  peut  voir  pourquoi  le 
temps  diffipe  certaines  affections  que  la  Raifon  ne  fauroit  vaincre,  quoi  que 
fes  fuggeftions  foient  très-juftes& reconnues  pour  telles:  <&que  les  mêmes 
perfonnes  fur  qui  la  Raifon  ne  peut  rien  dans  ce  cas-là ,  foient  portées  à  la 
îuivre  en  d'autres  rencontres.  La  mort  d'un  Enfant  qui  faifoit  le  plaifir  con- 
tinuel des  yeux  de  fa  Mère  &  la  plus  grande  fatisfaclion  de  fon  Ame,  ban- 
nit la  joye  de  fon  cœur  &  la  privant  de  toutes  les  douceurs  de  la  vie  lui 
caufe  tous  les  tourmens  imaginables.  Employez, pour  la  confoler,  les  meil- 
leures raifons  du  monde,  vous  avancerez  tout  autant  que  fi  vous  exhortiez 
un  homme  qui  eft  à  la  queftion ,  à  être  tranquille  ;  &  que  vous  prétendif- 
fiez  adoucir  par  de  beaux  difeours  la  douleur  que  lui  caufe  la  contorfion  de 
fes  membres.  Jufqu'à  ce  que  le  temps  ait  infenfiblement  diffipé  le  fenti- 
ment  que  produit,  dans  l'Efprit  de  cette  Mère  affligée,  l'idée  de  fon  En- 
fant qui  lui  revient  dans  la  mémoire,  tout  ce  qu'on  peut  lui  repréfenter  de 
plus  raifonnable,  eft  abfolument  inutile.  De  là  vient  que  certaines  perfon- 
nes en  qui  l'union  de  ces  Idées  ne  peut  être  diffipée ,  paffent  leur  vie  dans 
le  deuil,  &  portent  leur  trifteffe  dans  le  tombeau. 

S.  14.  Un  de  mes  Amis  a  connu  un  homme  qui  ayant  été  parfaitement  cinqu'ém*  ezem» 

•   ■    1     1  •  V-    /-il         e  li-    pie  bien  remai- 

guen  de  la  rage  par  une  opération  extrêmement  leniible ,  le  reconnut  obh-  quabie. 
gé  toute  fa  vie  à  celui  qui  lui  avoit  rendu  ce  fervice,  qu'il  regardoit  comme 
le  plus  grand  qu'il  pût  jamais  recevoir.  Mais  malgré  tout  ce  que  la  recon- 
Eoiffance  &  la  raifon  pouvoient  lui  fuggerer,  il  ne  put  jamais  fouffrir  la 
vûë  de  l'Operateur.  Cette  image  lui  rappelloit  toujours  l'idée  de  l'extrê- 
me douleur  qu'il  avoit  enduré  par  fes  mains  :  idée  qu'il  ne  lui  étoit  pas 
poffible  de  fupporter,  tant  elle  faifoit  de  violentes  impreffions  fur  fon  Ef- 
prit. 

§.  15.  Plufieurs  Enfans  imputant  les  mauvais  traitemens  qu'ils  ont  endu-  Aunes  «lempier, 
rez  dans  les  Ecoles,  à  leurs  Livres  qui  en  ont  été  l'occafion,  joignent  fi 
bien  ces  idées  qu'ils  regardent  un  Livre  avec  averfion ,  &  ne  peuvent  plus 
concevoir  de  l'inclination  pour  l'étude  &  pour  les  Livres  ;  de  forte  que  la 
letture,  qui  autrement  auroit  peut-être  fait  le  plus  grand  plaifir  de  leur  vie, 
leur  devient  un  véritable  fupplice.  Il  y  a  des  Chambres  affez  commodes 
où  certaines  perfonnes  ne  fauroient  étudier,  &  des  Vaiffeanx  d'une  certai- 
ne forme  où  ils  ne  fauroient  jamais  boire,  quelque  propres  &  commodes 

.    qu'ils 


3  io  De  VAjfociation  des  Idées.  L  i  v.  II. 

C  il  a  P.'  qu'ils  foient  ;  &  cela,  à  caufe  de  quelques  idées  accidentelles  qui  y  ont  été 

XXXIII.      attachées,  &qui  leur  rendent  ces  Chambres  &  ces  Vaiffeaux  défagréables. 
Et  qui  eft-ce  qui  n'a  pis  remarqué  certaines  gens  qui  font  atterrez  à  la  pré- 
fence  ou  dans  la  compagnie  de  quelques  autres  perfonnes  qui  ne  leur  font 
■pas  autrement  fuperieures ,  mais  qui  ont  une  fois  pris  de  l'afcendant  fur  eux 
en  certaines  occafions  ?   L'idée  d'autorité  &  de  refpect  fe  trouve  fi  bien 
jointe  avec  l'idée  de  la  perfonne,  dans  l'Efprit  de  celui  qui  a  été  une  fois 
ainfi  fournis,  qu'il  n'efl  plus  capable  de  les  féparer. 
Exemple  qu'on         §•   1 6-  ^n  trouve  par-tout  tant  d'exemples  de  cette  efpèce,  que  fi  j'en 
:uortte  pour  la      ajoute  un  autre  ,  c'eit  feulement  pour  fa  plaifante  fingularité.  C'efl  celui 
d'un  jeune  homme  qui  ayant   appris  à  danfer,  &  même  jufqu'à  un  grand 
point  de  perfection  dans  une  Chambre  où  il  y  avoit  par  hazard  un  vieux 
cofre  tandis  qu'il  apprenoit  à  danfer,combina  de  telle  manière  dans  fon  Ef- 
prit  l'idée  de  ce  cofre  avec  les  tours  &  les  pas  de  toutes  fes  Danfes ,  que 
quoi  qu'il  danfàt^ très-bien  dans  cette  Chambre,  il  n'y  pouvoit  danfer  que 
lorfque  ce  vieux  Cofre  y  étoit,  &  ne  pouvoit  danfer  dans  aucune  autre 
Chambre ,  à  moins  que  ce  cofre  ou  quelque  autre  femblable  n'y  fût  dans  fa 
juîte  pofition.  Si  l'on  foupconne  que  cette  hiftoire  ait  reçu  quelque  em- 
bellilTement  qui  en  a  corrompu  la  vérité ,  je  répons  pour  moi  que  je  la  tiens 
depuis  quelques  années  d'un  homme  d'honneur,  plein  de  bon  Sens,  qui  a 
vu  lui  même  la  chofe  telle  que  je  viens  de  la  raconter.     Et  j'ofe  dire  que 
parmi  les  perfonnes  accoutumées  à  faire  des  reflexions,  qui  liront  ceci,  il 
y  en  a  peu  qui  n'ayent  ouï  raconter,  ou  même  vu  des  exemples  de  cette  na- 
ture, qui  peuvent  être  comparez  à  celui-ci,  ou  du  moins  le  juftifier. 
on  con-rsâe  de        g.   iy.  Les  habitudes  intellectuelles  qu'on  a  contractées  de  cette  manière, 
/esrah"b1tudes'Cin-  ne  font  pas  moins  fortes  ni  moins  fréquentes ,  pour  être  moins  obfervées. 
teiieauciies.         Qpe  ]es  Idées  de  l'Etre  &  de  la  Matière  foient  fortement  unies  enfemble  ou 
par  l'Education  ou  par  une  trop  grande  application  à  ces  deux  idées  pen- 
dant qu'elles  font  ainfi  combinées  dans  l'Efprit,  quelles  notions  &  quels  rai- 
fonnemens  ne  produiront-elles  pas  touchant  les  Efprits  féparez  ?    Qu'une 
coutume  contractée  dés  la  première  Enfance,  ait  une  fois  attaché  une  for- 
me &  une  figure  à  l'idée  de  Dieu,  dans  quelles  abfurditez  une  telle  penfée 
ne  nous  jettera-t-el!e  pas  (i)  à  l'égard  de  la  Divinité? 
ces  combinaifbns       §.  18.  Ontrouvera,  fans  doute,  que  ce  font  de  pareilles  combinaifons 
î 'li'naturTpro-"  d'Idées,  mal  fondées  &  contraires  à  la  Nature,  qui  produifent  ces  oppofi- 
auifem  tant  de  di-  tions  irréconciliables  qu'on  voit  entre  différentes  Sectes  de  Philolbphie  & 
Iura?3g"™edsns    de  Religion:  car  nous  ne  faurions  imaginer  que  chacun  de  ceux  qui  fuivent 
ia  phiiofbphie &    ces' différentes  Sectes,  fe  trompe  volontairement  foi-même,  &  rejette  con- 
e  igion.    tre  ^  propre  confcience  la  Vérité  qui  lui  efl  offerte  par  des  raifôns  évidentes. 
Quoi  que  l'Intérêt  ait  beaucoup  de  part  dans  cette  affaire,  on  ne  fauroit 
pourtant  fe  perfuader  qu'il  corrompe  fi  univerfellement  des  Sociétez  entiè- 
res d'hommes,  que  chacun  d'eux  jufqu'à  un  feul  foûtienne  des  fauffetez 
contre  fes  propres  lumières.     On  doit  reconnoitre  qu'il  y  en  a  au  moins 
quelques-uns  qui  font  ce  que  tous  prétendent  faire,  c'eft-à-dire,  qui  cher- 
chent fincerement  la  Vérité.     Et  par  conféquent,  il  faut  qu'il  y  ait  quel- 
que 
(i)  Voyeï  ce  qui  a  été  remarqué  fur  cela,  png.ji.fux  le  §.i6,duCh.lIl.Liv,I. 


De  VJJfociat ion  des  Idées.  Liv.  II.  31 1 

que  autre  chofe  qui  aveugle  leur  Entendement,  &  les  empêche  de  voir  la  Ci!  a  p. 
rauiïeté  de  ce  qu'ils  prennent  pour  la  Vérité  toute  pure.  Si  l'on  prend  la  XXXIII. 
peine  d'examiner  ce  que  c'eft  qui  captive  ainfi  la  Raifon  des  perfonnes  les 
plus  fincéres,  &  qui  leur  aveugle  l'Efprit  jufqu'à  les  faire  agir  contre  le 
Sens  commun,  on  trouvera  que  c'eft  cela  même  dont  nous  parlons  préfen- 
tement,  je  veux  dire  quelques  Idées  indépendantes  qui  n'ont  aucune  liaifort 
entre  elles,  mais  qui  font  tellement  combinées  dans  leur  Efprit  par  l'éduca- 
tion, par  la  coutume,  &  par  le  bruit  qu'on  en  fait  inceflamment  dans  leur 
Parti,  qu'elles  s'y  montrent  toujours  enfemble ;  de  forte  que  ne  pouvant 
non  plus  les  feparer  en  eux-mêmes,  que  fi  ce  n'étoit  qu'une  feule  idée,  ils 
prennent  l'une  pour  l'autre.  C'eft  ce  qui  fait  pafier  le  galimathias  pour  bon 
fens ,  les  abfurditez  pour  des  démonftrations ,  &  les  difcours  les  plus  incom- 
patibles pour  des  raifonnemens  folides  &  bien  fuivis.  C'eft  le  fondement, 
j'ai  penfé  dire ,  de  toutes  les  erreurs  qui  régnent  dans  le  Monde,  mais  fi  la 
chofe  ne  doit  point  être  poufiee  jufque-là,  c'eft  du  moins  l'un  des  plus  dan- 
gereux, puifque  par-tout  où  il  s'étend, il  empêche  les  hommes  de  voir,  & 
d'entrer  dans  aucun  examen.  Lorfque  deux  chofes  actuellement  féparées 
paroiflent  à  la  vue  conftamment  jointes,  fi  l'Oeuil  les  voit  comme  colées 
enfemble , quoi  qu'elles  foient  féparées  en  effet,  par  où  commencerez-vous 
à  rectifier  les  erreurs  attachées  à  deux  Idées  que  des  perfonnes  qui  voyent 
les  objets  de  cette  manière  font  accoutumées  d'unir  dans  leur  Efprit  jufqu'à 
fubftituer  l'une  à  la  place  de  l'autre,  &  fi  je  ne  me  trompe,  fans  s'en  ap- 
percevoir  eux-mêmes?  Pendant  tout  le  temps  que  les  chofes  leur  paroiffënt 
ainfi,  ils  font  dans  l'impuiffance  d'être  convaincus  de  leur  erreur,  &  s'ap- 
plaudiffënt  eux-mêmes  comme  s'ils  étoient  de  zélez  défenfeurs  de  la  Vérité, 
quoi  qu'en  effet  ils  foûtiennent  le  parti  de  l'Erreur  ;  &  cette  confufion  de 
deux  Idées  différentes,  que  la  liaifon  qu'ils  ont  accoutumé  d'en  faire  dans 
leur  Efprit,  leur  fait  prefque  regarder  comme  une  feule  idée  ,  leur  remplit 
la  tête  de  fauffes  vues,  &  les  entraîne  dans  une  infinité  de  mauvais  raifon- 
nemens. 

5.  19.  Après  avoir  expofé  tout  ce  qu'on  vient  de  voir  fur  l'origine,  les  ConeJnfion de  c« 
différentes  efpéces,  &  l'etenduë  de  nos  Idées,  avec  plufieurs  autres  confi-  ecou4  Uvie* 
derations  fur  ces  inftrumens  ou  matériaux  de  nos  connoiffances,  (je  ne  fai 
laquelle  de  ces  deux  dénominations  leur  convient  le  mieux)  après  cela,  dis- 
je,  je  devrois  en  vertu  de  la  méthode  que  je  m'étois  propofée  d'abord ,  m'at- 
tacher  à  faire  voir  quel  eft  l'ufage  que  l'Entendement  fait  de  ces  Idées  ;  & 
quelle  eft  la  connoiflance  que  nous  acquérons  par  leur  moyen.  Mais  venant 
à  confiderer  la  chofe  de  plus  prés,  j'ai  trouvé  qu'il  y  a  une  fi  étroite  liaifon 
entre  les  Idées  &  les  Mots  ;&  un  rapport  fi  confiant  entre  les  idées  abftrai- 
tes,  &  les  Termes  généraux,  qu'il  eft  impofîible  de  parler  clairement  & 
diftinétement  de  notre  ComieiJ/hnce ,  qui  confifie  toute  en  Propofitions,  fans 
examiner  auparavant,  la  nature,  Pufage  &  la  lignification  du  Langage:  ce 
fera  donc  le  iùjet  du  Livre  fuivant. 

Fin  du  Second  Livre. 

Sf  ESSAI 


3i* 


ESSAI 


PHILOSOPHIQUE 

CONCERNANT 

L'ENTENDEMENT  HUMAIN. 


LIVRE    TROISIEME. 


DES 


MOTS. 


CHAPITRE     l 


Des  Mots  ou  du  Langage  en  général* 


2."nomme  a  des 
organes  propres.» 
former  des  ions 
•nicuiez. 


§•  i-  *^^w^^2j  *E  u  a)'ant  fait  l'homme  pour  être  une  créature  fo- 
&^Ss2SS^§  ciable,non  feulement  lui  a  infpiré  le  defir,&  l'a  mis 
"  TH\  ^«  dans  la  nécelïité  de  vivre  avec  ceux  de  fonEfpèce, 


&£%  mais  de  plus  lui  a  donné  la  faculté  de  parler ,  pour 
if>-§  que  ce  fut  le  grand  infiniment  &le  lien  commun  de 
iR^^sSl^H  cette  Société.  C'eft  pourquoi  l'Homme  a  naturehe- 
ttâtœ^aiïcxz'CX)  ment  Ces  organes  façonnez  de  telle  manière  qu'ils 
font  propres  à  fur  mer  des  [uns  articulez  que  nous  appelions  des  Mots.    Mais 
cela  ne  fuffifoit  pas  pour  faire  le  Langage  :    car  on  peut  dreffer  les  Perro- 
quets &plufieurs  autres  Oifeaux  à  former  des  fons  articulez  &  allez  diftincts, 
cependant  ces  Animaux  ne  font  nullement  capables  de  Langage. 
Afin  de  fe  fervir        §.  2.  Il  étoit  donc  néceffaire  qu'outre  les  fons  articulez,  l'Homme  fut 
$e  ces  fons  Pout  capable  de  fefervir  de  ces  Sons  comme  de  fgnes  de  conceptions  intérieures,^  & 
îd«ej/n"  d£  '"    de  les  établir  comme  autant  de  marques  des  Idées  que  nous  avons  dans  l'Ef- 
prit ,  afin  que  par-là  elles  puflent  être  manifeitées  aux  autres ,  &  qu'ainfi  les 
hommes  puffent  s'entre-communiquer  les  penfées  qu'ils  ont  dans  l'Efpnt.  _ 

ç.  ^.  Mais 


Des  Mots  on  du  Langage  en  g/n/ral.  Liv.  III.  313 

5-  3.  Mais  cela  ne  fuffifoit  point  encore  pour  rendre  les  Mots  auffi  utiles  Chap.  I. 
qu'ils  doivent  être.     Ce  n'eft  pas  affez  pour  la  perfection  du  Langage  que  Les  mots  fetvent 
les  Sons  puiffent  devenir  fignes  des  Idées,  à  moins  qu'on  ne  puiffe  fe  fervir  *«"•  <<e  lignes  gè, 
de  ces  lignes  en  forte  qu'ils  comprenent  pluficurs  chofes  particulières  :  car  "*""*' 
la  multiplication  des  Mots  en  auroit  confondu  l'ufage,  s'il  eut  fallu  un  nom 
diftincl:  pour  défigner  chaque  chofe  particulière.     Afin  de  remédier  à  cet 
inconvénient ,  le  Langage  a  été  encore  perfectionné  par  l'ufage  des  termes 
.généraux,  par  où  un  feul  mot  eft  devenu  le  figne  d'une  multitude  d'exif- 
tences  particulières  :  Excellent  ufage  des  Sons  qui  a  été  uniquement  pro- 
duit par  la  différence  des  Idées  dont  ils  font  devenus  les  fignes  ;  les  Noms  à 
qui  l'on  fait  lignifier  des  Idées  générales,  devenant  généraux;  &  ceux  qui 
expriment  des  Idées  particulières ,  demeurant  particuliers. 

§.  4.  Outre  ces  noms  qui  lignifient  des  Idées,  il  y  a  d'autres  mots  que 
les  hommes  employent,  non  pour  lignifier  quelque  idée ,  mais  le  manque 
ou  Fabfence  d'une  certaine  idée  fimple  ou  complexe, ou  de  toutes  les  idées 
enfemble,  comme  font  les  mots,  Rien,  ignorance  ,  Scfiérilité.  On  ne  peut 
pas  dire  que  tous  ces  mots  négatifs  ou  privatifs  n'appartiennent  proprement 
à  aucune  idée, ou  ne  lignifient  aucune  idée,  car  en  ce  cas-là  ce  feroient  des 
Sons  qui  ne  (ignifieroient  abfolument  rien  :  mais  ils  fe  rapportent  à  des  Idées 
pofitives,  &  en  défignent  fabfence. 

g.  5.  Une  autre  chofe  qui  nous  peut  approcher  un  peu  plus  de  l'origine  Les  Mots  tirent 
de  toutes  nos  notions  &  connoiflances,  c'eft  d'obferver  combien  les  mots  g1ne5"Ûuesemwï 
dont  nous  nous  fervons,  dépendent  des  idées  fenfibles,  &  comment  ceux  JjuJ^fy  dn 
qu'on  employé  pour  fignifier  des  actions  &  des  notions  tout-à-fait  éloignées 
des  Sens,  tirent  leur  origine  de  ces  mêmes  Idées  fenfibles,  d'où  ils  font 
transferez  à  des  fignifications  plus  abftrufes  pour  exprimer  des  Idées  qui  ne 
tombent  point  fous  les  Sens.  Ainfi,  les  mots  fuivans  imaginer,  comprendre , 
s'attacher ,  concevoir ,  infliller ,  dégoûter,  trouble ,  tranquillité ,  &c.  font  tous 
empruntez  des  opérations  de  chofes  fenfibles  ,  &  appliquez  à  certains 
Modes  de  penfer.  Le  mot  Efprit  dans  fa  première  lignification,  c'eft  le 
fouffle;  &  celui  &  Ange  lignifie  MeJJager.  Et  je  ne  doute  point  que,  fi 
nous  pouvions  conduire  tous  les  mots  jufqu'à  leur  fource,  nous  ne  trouvaf- 
fions  que  dans  toutes  les  Langues ,  les  mots  qu'on  employé  pour  fignifier 
des  chofes  qui  ne  tombent  pas  fous  les  Sens,  ont  tiré  leur  première  origine 
d'Idées  fenfibles.  D'où  nous  pouvons  conjecturer  quelle  forte  de  notions 
avoient  ceux  qui  les  premiers  parlèrent  ces  Langues-là,  d'où  elles  leur  vc* 
noient  dans  l'Efprit ,  &  comment  la  Nature  fuggera  inopinément  aux  hom- 
mes l'origine  &  le  principe  de  toutes  leurs  connoiflances ,  par  les  noms  mê- 
mes qu'ils  donnoient  aux  chofes  ;puifque  pour  trouver  des  noms  qui  puflent 
faire  connoître  aux  autres  les  opérations  qu'ils  fentoient  en  eux-mêmes ,  ou 
quelque  autre  idée  qui  ne  tombât  pas  fous  les  Sens ,  ils  furent  obligez  d'em- 
prunter des  mots ,  des  idées  de  fenfation  les  plus  connues ,  afin  de  faire  con- 
cevoir par-là  plus  aifément  les  opérations  qu'ils  éprouvoient  en  eux-mêmes, 
«Se  qui  ne  pouvoient  être  repréfen'tées ,  par  des  apparences  fenfibles  &  exté- 
rieures. Après  avoir  ainfi  trouvé  des  noms  connus  &  dont  ils  convenoient 
mutuellement,  pour  fignifier  ces  opérations  intérieures  de  l'Efprit, ils  pou- 

S  f  2  voient 


• 


32-4  Des  Mots  on  du  Langage  en  général.  Ltv.  III. 

Chap.  I  voien  t  fans  peine  feire  connoître  par  des  mots  toutes  leurs  autres  idées,  puif- 
qu'elles  ne  pouvoienc  oonfîfter  qu'en  des  perceptions  extérieures  &  fenfi- 
bles ,  ou  en  des  opérations  intérieures  de  leur  Efprit  fur  ces  perceptions  :  car 
comme  il  a  été  prouvé,  nous  n'avons  abfolument  aucune  idée  qui  ne  vien- 
ne originairement  des  Objets  fenfibles  &  extérieurs ,  ou  des  opérations  in- 
térieures de  l'Efprit ,  que  nous  fencons ,  &  dont  nous  ibmmes  intérieurement 
convaincus  en  nous-mêmes. 
«!l;d°e\SenT'roi-  $'  6-  Mais  pour  mieux  comprendre  quel  eft  l'ufage  &  la  force  du  Lan- 
terne une.  gage,  entant  qu'il  fert  à  l'inftruction  &  à  laconnoiflance,  il  effc  à  propos  de 
voir  en  premier  lieu,  A  quai  fefl  que  les  noms  font  immédiatement  appliquez 
dans  ï ufdge  qu'on  fait  du  Langage. 

Et  puilque  tous  les  noms  (  excepté  les  noms  propres  )  font  généraux,  & 
qu'ils  ne  fignifient  pas  en  particulier  telle  ou  telle  chofe  finguliére,  mais  les 
efpèces  des  chofes  ;  il  fera  nécelTaire  de  confidérer ,  en  fécond  lieu ,  Ce  que 
c'ejl  que  les  Efpèces  rj?  les  Genres  des  Chofes ,  en  quoi  ils  confijhnt ,  &?  comment 
ils  viennent  à  être  formez.  Après  avoir  examiné  ces  chofes  comme  il  faut, 
nous  ferons  mieux  en  état  de  découvrir  le  véritable  ufage  des  mots,  les  per- 
fections &  les  imperfections  naturelles  du  Langage  ,  &  les  remèdes  qu'il  faut 
employer  pour  éviter  dans  la  lignification  des  mots  l'obfcurité  ou  l'incerti- 
tude ,  fans  quoi  il  effc  impoliible  de  difeourir  nettement  ou  avec  ordre  de  la 
connoiflance  des  chofes  ,  qui  roulant  fur  des  Propositions  pour  l'ordinaire 
univerfelles,  a  plus  de  liaifon  avec  les  mots  qu'on  n'eil  peut-être  porté  à  fe 
l'imaginer. 

Ces  conliderations  feront  donc  le  fujet  des  Chapitres  fuivans. 


Chap.    II  CHAPITRE     II 

De  la  fignification  des  Mots. 

de^efi"nesfen-font  §•  !,^^°  ï  Q.U  e  l'Homme  ait  une  grande  diverfité  de  penfées ,  qui  font  tel- 
les "néceffai-  Y^£   les  que  les  autres  hommes  en  peuvent  recueuillir  auili  bien  que 
mesaipXou°s'èn-     lm»  beaucoup  de  plaifir  &  d'utilité  ;  elles  font  pourtant  toutes  renfermées 
irecommuni-       dans  fon  Efprit ,  invifibles&  cachées  aux  autres,  &  ne  fauroient  paroître  d'el- 
aeis! e""p*n"     les-mèmes.  Comme  on  ne  fauroit  jouir  des  avantages  &  des  commoditez  de  la 
Société,  fans  une  communication  de  penfées,  il  etoit  néceflaire  que  l'Hom- 
me inventât  quelques  fignes  extérieurs  &  fenfibles  par  lefquels  ces  Idées  in- 
vifibles  dont  fes  penfées  font  compofées  ,  puiTent  être  manifeflées  aux  au- 
tres.    Rien  n'étoit  plus  propre  pour  cet  effet ,  foit  à  l'égard  de  la  fécondi- 
té ou  de  la  promptitude,  que  ces  fons  articulez  qu'il  fe  trouve  capable  de  for- 
mer avec  tant  de  facilité  &  de  variété.Nous  voyons  par-là,  comment  les  Mots 
qui  étoient  fi  bien  adaptez  à  cette  fin  par  la  Nature ,  viennent  à  être  employez 
par  les  hommes  pour  être  lignes  de  leurs  Idées ,  &  non  par  aucune  liaifon  natu- 
relle qu'il  y  ait  entre  certains  fons  articulez  &  certaines  idées ,  car  en  ce  cas-  à 
il  n'y  auroit  qu'une  Langue  parmi  les  hommes)  mais  par  une  inltitution  arb> 

trair^ 


Delà  Jtgnifî cation  des  Mots.  Liv.  III.  3^5' 

traire  en  vertu  de  laquelle  un  tel  mot  a  été  fait  volontairement  le  figne  d'une  Chap.  IL 
telle  Idée.     Ainfî ,  l'ulage  des  Mots  confilte  à  être  des  marques  fenfibles 
des  Idées  :  &  les  Idées  qu'on  déligne  par  les  Mots ,  font  ce  qu'ils  ligni- 
fient proprement  &  immédiatement. 

S.  2.  Comme  les  hommes  fe  fervent  de  ces  lignes,  ou  peur  enregîtrer,  h»  font  des 
il  j  oie  ainti  dire,  leurs  propres  penlees  afin  de  loulager  leur  mémoire,  ou  dgS  idées  dece- 
pour  produire  leurs  Idées  &  les  expofer  aux  yeux  des  autres  hommes,  les  'u>  <lui  sen 
Mots  ne  lignifient  autre  choie  dans  leur  première  &  immédiate  fignifica-  *"' 
tion,  que  les  idées  qui  font  dans  l'Efprit  de  celui  qui  s'enfert,  quelque  im- 
parfaitement ou  négligemment  que  ces  Idées  foient  déduites  des  choies  qu'on 
fuppofe  qu'elles  représentent.  Lorfqu'un  homme  parle  à  un  autre,  c'efl 
afin  de  pouvoir  être  entendu  ;  &  le  but  du  Langage  eft  que  ces  fons  ou  mar- 
ques puiffent  faire  connoître  les  idées  de  celui  qui  parle,  à  ceux  qui  l'écou- 
tent.  Par  conféquent  c'eft  des  Idées  de  celui  qui  parle  que  les  Mots  font 
des  lignes ,  &  perlbnne  ne  peut  les  appliquer  immédiatement  comme  lignes 
à  aucune  autre  chofe  qu'aux  idées  qu'il  a  lui-même  dans  l'Efprit:  car  en 
ufer  autrement,  ce  feroit  les  rendre  lignes  de  nos  propres  conceptions,  & 
les  appliquer  cependant  à  d'autres  idées,  c'eft-à-dire  faire  qu'en  même  temps 
ils  fuilent  &  ne  fulTent  pas  des  fignes  de  nos  idées,  &  par  cela  même  qu'ils 
ne  fignifialTent  effectivement  rien  du  tout.  Comme  les  Mots  font  des  li- 
gnes volontaires  par  rapport  à  celui  qui  s'en  fert ,  ils  ne  fauroient  être  des 
fignes  volontaires  qu'il  employé  pour  déligner  des  chofes  qu'il  ne  connoît 
point.  Ce  feroit  vouloir  les  rendre  lignes  de  rien ,  de  vains  fons  deftituez 
de  toute  fignification.  Un  homme  ne  peut  pas  faire  que  fes  Mots  foient 
fignes,  ou  des  qualitez  qui  font  dans  les  chofes,  ou  des  conceptions  qui  fe 
trouvent  dans  l'Efprit  d'une  autre  perfonne ,  s'il  n'a  lui-même  aucune  idée 
de  ces  qualitez  &  de  ces  conceptions.  Jufqu'àce  qu'il  ait  quelques  idées  de 
fon  propre  fonds ,  il  ne  fauroit  fuppofer  que  certaines  idées  correfpondent 
aux  conceptions  d'une  autre  perfonne,  ni  fe  fervir  d'aucuns  fignes  pour  les 
exprimer  ;  car  alors  ce  feroient  des  fignes  de  ce  qu'il  ne  connoîtroit  pas , 
c'eft-à-dire  des  fignes  d'un  Rien.  Mais  lorfqu'il  fe  repréfente  à  lui-même 
les  idées  des  autres  hommes  par  celles  qu'il  a  lui-même,  s'il  confentde  leur 
donner  les  mêmes  noms  que  les  autres  hommes  leur  donnent,  c'eft  toujours 
à  fes  propres  idées  qu'il  donne  ces  noms,  aux  idées  qu'il  a,  &  non  à  celles 
qu'il  n'a  pas. 

§.  3.  Cela  eft  fi  néceffaire  dans  le  Langage,  qu'à  cet  égard  l'homme  ha- 
bile &  l'ignorant ,  le  favant  &  l'idiot  fe  fervent  des  mots  delà  même  manière, 
lorfqu'ils  y  attachent  quelque  lignification.  Je  veux  dire  que  les  mots  fi- 
gnifient  dans  la  bouche  de  chaque  homme  les  idées  qu'il  a  dans  l'Efprit,  & 
qu'il  voudroit  exprimer  par  ces  mots-là.  Ainfi ,  un  Enfant  n'ayant  remar- 
qué dans  le  Métal  qu'il  entend  nommer  Or,  rien  autre  chofe  qu'une  brillan- 
te couleur  jaune ,  applique  feulement  le  mot  d'Or  à  l'idée  qu'il  a  de  cette 
couleur ,  &  à  nulle  autre  chofe  ;  c'eft  pourquoi  il  donne  le  nom  d'Or  à  cette 
même  couleur  qu'il  voit  dans  la  queue  d'un  Paon.  Un  autre  qui  a  mieux 
obfervé  ce  métal,  ajoute  à  la  couleur  jaune  une  grande pefanteur ;  &  alors 
le  moc  d'Or  fignifie  dans  fa  bouche  une  idée  complexe  d'un  Jaune  brillant, 

Ss  3  & 


3 16  De  la  lignification  des  Mâts.    L  i  v.  II I. 

Cïf  AP.  IL  &  d'une  Subfiance  fort  pefante.  Un  troifiéme  ajoute  à  ces  Qualitez  la/«« 
fibïlité ,  &  dès-là  ce  nom  lignifie  à  fon  égard  un  Corps  brillant,  jaune,  fu- 
fible ,  &  fort  pefant.  Un  autre  ajoute  la  malléabilité.  Chacune  de  ces  per- 
fonnes  fe  fervent  également  du  mot  d'Or,  lorfqu'ils  ont  occafion  d'expri- 
mer l'idée  à  laquelle  ils  l'appliquent  ;  mais  il  eil  évident  qu'aucun  d'eux  ne 
peut  l'appliquer  qu'à  fa  propre  idée,  &  qu'il  ne  fauroit  le  rendre  figne  d'u- 
ne idée  complexe  qu'il  n'a  pas  dans  l'Efprit. 

§.  4.  Mais  encore  que  les  Mots ,  confiderez  dans  l'ufage  qu'en  font  les 
hommes,  ne  puiffent  lignifier  proprement  &  immédiatement  rien  autre 
chofe  que  les  idées  qui  font  dans  l'Eiprit  de  celui  qui  parle  ,  cependant  les 
hommes  leur  attribuent  dans  leurs  penfées  un  fecret  rapport  à  deux  autres 
chofes. 

Premièrement,  ils  fuppofent  que  les  Mots  dont  ils  Je  fervent,  fout  fignes  de; 
idées  qui  fe  trouvent  aufji  dans  l 'Efprit  des  autres  hommes  avec  qui  ils  s'' entre- 
tiennent. Car  autrement  ils  parleraient  en  vain  &  ne  pourroient  être  enten- 
dus, fi  les  fons  qu'ils  appliquent  aune  idée,  étoient  attachez  à  une  autre 
idée  par  celui  qui  les  écoute,  ce  qui  feroit  parler  deux  Langues.  Mais  dans 
cette  occafion,  les  hommes  ne  s'arrêtent  pas  ordinairement  à  examiner  fi  l'i- 
dée qu'ils  ont  dans  l'Eiprit ,  eil  la  même  que  celle  qui  eft  dans  FEfprit  de 
ceux  avec  qui  ils  s'entretiennent.  Us  s'imaginent  qu'il  leur  fuffit  d'employer 
le  mot  dans  le  fens  qu'il  a  communément  dans  la  Langue  qu'ils  parlent,  ce 
qu'ils  croyent  faire  ;  &  dans  ce  cas  ils  fuppofent  que  l'idée  dont  ils  le  font 
figne ,  eft  précifément  la  même  que  les  habiles  gens  du  Pais  attachent  à  ce 
nom-là. 

§.  5.  En  fécond  lieu ,  parce  que  les  hommes  feroient  fâchez  qu'on  crût 
qu'ils  parlent  fimplement  de  ce  qu'ils  imaginent ,  mais  qu'ils  veulent  auffi 
qu'on  s'imagine  qu'ils  parlent  des  chofes  félon  ce  qu'elles  font  réellement  en 
elles-mêmes,  ils  fuppofent  fouvent  à  caufe  de  cela,  que  leurs  paroles  figni- 
fient  aufji  la  réalité  des  chofes.  Mais  comme  ceci  fe  rapporte  plus  particu- 
lièrement aux  Subflanccs  &  à  leurs  noms ,  ainli  que  ce  que  nous  venons  de 
dire  dans  le  Paragraphe  précèdent  fe  rapporte  peut-être  aux  Idées  fimplesôc 
aux  Modes ,  nous  parlerons  plus  au  long  de  ces  deux  différens  moyens  d'ap- 
pliquer les  Mots ,  lorfque  nous  traiterons  en  particulier  des  noms  des  Modes 
Mixtes  &  des  Subftances.  Cependant ,  permettez-moi  de  dire  ici  en  paf- 
fant  que  c'eft  pervertir  l'ufage  des  Mots ,  &  embarraffer  leur  fignification 
d'une  obfcurité  &  d'une  confufion  inévitable  ,  que  de  leur  faire  tenir  lieu 
d'aucune  autre  choie  que  des  Idées  que  nous  avons  dans  l'Eiprit. 

§.  <5.  Il  faut  confiderer  encore  à  l'égard  des  Mots ,  premièrement  qu'é- 
tant immédiatement  les  fignes  des  Idées  des  hommes  &  par  ce  moyen  les  inf- 
trumens  dont  ils  fe  fervent  pour  s'entre-communiquer  leurs  conceptions, 
&  exprimer  l'un  à  l'autre  les  penfées  qu'ils  ont  dans  l'Efprit,  il  fe  fait,  par 
un  confiant  ufage  ,  une  telle  connexion  entre  certains  fons  &  les  idées  deû- 
gnées  par  ces  fons-là,  que  les  noms  qu'on  entend,  excitent  dans  l'Efprit  cer- 
taines idées  avec  prefque  autant  de  promptitude  &  de  facilité ,  que  fi  les  Ob- 
jets propres  à  les  produire,  affeftoient  actuellement  les  Sens.  C'efl  ce  qui 
arrive  évidemment  à  l'égard  de  toutes  les  Qualkez  fenfibles  les  plus  com- 
munes , 


Deîa  fignification  des  Mots.  Liv.  III.  327 

munes,  &  de  toutes  les  Subfiances  qui  fe  préfentent  fouvent  &  familière-  Chap.  II, 
ment  à  nous. 

§.  7.  Il  faut  remarquer,  en  fécond  lieu,  que,  quoi  que  les  Mots  ne  fi-  Te°ndee^e0"sfou" 
gnifient  proprement  &  immédiatement  que  les  idées  de  celui  qui  parle; ce-  auxquels  on 
pendant  parce  que  par  un  ufage  qui  nous  devient  familier  dès  le  berceau,  „ea cg^^,"^* 
nous  apprenons  très-parfaitement  certains  fons  articulez  qui  nous  viennent 
promptement  fur  la  langue ,  &  que  nous  pouvons  rappeller  à  tout  moment, 
mais  dont  nous  ne  prenons  pas  toujours  la  peine  d'examiner  ou  de  fixer 
exactement  la  fignification ,  il  arrive  fouvent  que  les  hommes  appliquent  da- 
vantage leurs  penfées  aux  mots  qu'aux  cbofes,  lors  même  qu'ils  voudroient 
s'appliquer  à  confiderer  attentivement  les  chofes  en  elles-mêmes.  Et  parce 
qu'on  a  appris  la  plupart  de  ces  mots ,  avant  que  de  connoître  les  idées  qu'ils 
lignifient,  il  y  a  non  feulement  des  Enfans,  mais  des  hommes  faits,  qui 
parlent  fouvent  comme  des  Perroquets ,  fe  fervant  de  plufieurs  mots  par  la 
feule  raifon  qu'ils  ont  appris  ces  fons  &  qu'ils  fefont  fait  une  habitude  de  les 
prononcer.  Du  refte,  tant  que  les  Mots  ont  quelque  fignification,  il  y  a, 
jufque-là,  une  confiante  liaifon  entre  le  fon  &  l'idée  ,  &  une  marque  que 
l'un  tient  lieu  de  l'autre.  Mais  fi  l'on  n'en  fait  pas  cet  ufage,  ce  ne  font 
plus  que  de  vains  fons  qui  ne  fignifient  rien. 

fi.  8.  Les  Mots,  par  un  lonç  &  familier  ufage,  excitent,  comme  nous  Y  cgnifî«tion 

s  ii-  r   •  1  1  .  1  i.t^/-     •      r ■       '    1  -  *>  J      des  Mots  eft 

venons  de  dire,  certaines  Idées  dans  1  Efpnt  fi  règlement  &  avec  tant  de  parfaitement 
promptitude,  que  les  hommes  font  portez  à  fuppofer  qu'il  y  a  une  liaifon  «WtMiie. 
naturelle  entre  ces  deux  chofes.  Mais  que  les  mots  ne  fignifient  autre  cho- 
ie que  les  idées  particulières  des  hommes ,  &  cela  par  une  inflitution  tout- 
à-fait  arbitraire,  c'eft  ce  qui  paroit  évidemment  en  ce  qu'ils  n'excitent  pas 
toujours  dans  l'Efprit  des  autres,  (  lors  même  qu'ils  parlent  le  même  Lan- 
gage )  les  mêmes  idées  dont  nous  fuppofons  qu'ils  font  les  fignes.  Et  cha- 
cun a  une  fi  inviolable  liberté  de  faire  fignifier.aux  Mots  telles  idées  qu'il 
veut ,  que  perfonne  n'a  le  pouvoir  de  faire  que  d'autres  ayerrt  dans  l'Efprit 
les  mêmes  idées  qu'il  a  lui-même  quand  il  fe  fert  des  mêmes  Mots.  C'efl- 
pourquoi  Augufle  lui-même  élevé  à  ce  haut  degré  de  puiffance  qui  le  ren- . 
doit  maître  du  Monde ,  reconnut  qu'il  n'étoit  pas  en  fon  pouvoir  de  faire 
un  nouveau  mot  Latin  ;  ce  qui  vouloit  dire  qu'il  ne  pouvoit  pas  établir  par 
fa  pure  volonté,  de  quelle  idée  un  certain  fon  devroit  être  le  figne  dans  la 
bouche  &  dans  le  langage  ordinaire  de  fes  Sujets.  A  la  vérité,  dans  toutes 
les  Langues  l'Ufage  approprie  par  un  confentement  tacite  certains  fons  à 
certaines  idées ,  &  limite  de  telle  forte  la  fignification  de  ce  fon ,  que  qui- 
conque ne  l'applique  pas  juflement  à  la  même  idée,  parle  improprement  :  à 
quoi  j'ajoute  qu'à  moins  que  les  Mots  dont  un  homme  fe  fert,  n'excitent" 
dans  l'Efprit  de  celui  qui  l'écoute,  les  mêmes  idées  qu'il  leur  fait  fignifier 
en  parlant,  il  ne  parle  pas  d'une  manière  intelligible.  Mais  quelle  que  foit 
la  conféquence  que  produit  l'ufage  qu'un  homme  fait  des  mots  dans  un  fens 
différent  de  celui  qu'ils  ont  généralement,  ou  de  celui  qu'y  attache  en  par- 
ticulier la  perfonne  à  qui  il  addreffe  fon  difcours,  il  eft  certain  que  par  rap- 
port à  celui  qui  s'en  fert,  leur  fignification  eft  bornée  aux  idées  qu'il  a  dans 
l'Efprit,  &  qu'ils  ne  peuvent  être  fignes  d'aucune  autre  chofe. 

CHA- 


La  p'ns  gnnde 
paiiic  des  Mots 
lo.it  gciieiaux. 


3x8  Dis  Termei  généraux.  Liv  III, 

C«ap.  III. 

CHAPITRE    III. 

Des  Termes  généraux. 

§.   i   jT'Out  ce  qui  exifte,  étant  des  chofes  particulières,  on  pourroit 
*-    peut-être  s'imaginer  ,  qu'il  faudroit  que  les  Mots  qui  doivent  ê- 
tre  conformes  aux  chofes ,  fufîent  auffi  particuliers  par  rapport  à  leur  figni- 
fication.     Nous  voyons  pourtant  que  c'eft  tout  le  contraire  ,  car  la  plus 
grande  partie  des  mots  qui  compofent  les  diverfes  Langues  du  Monde,  font 
des  termes  généraux:  ce  qui  n'eft  pas  arrivé  par  négligence  ou  par  hazard  , 
mais  par  raifon  &  par  nécefîité. 
''ue^T^cho-      §•  2-  Premièrement,  il  eft  impojjible  que  chaque  chofe  particulière  pût  avoir 
re  particulière      un  nom  particulier  £s?  diftincl.     Car  la  lignification  &  l'ufage   des  mots  dé- 
t  cuueiSc  dis-par  pendant  de  la  connexion  que  l'Efprit  met  entre  fes  Idées  &  les  fons  qu'il 
tn.t.  mploye  pour  en  être  les  lignes  ,  il  eft  néceffaire  qu'en  appliquant  les  noms 

aux  chofes  l'Efprit  ait  des  idées  diftinétes  des  chofes ,  &  qu'il  retienne  auffi 
le  nom  particulier  qui  appartient  à  chacune  avec  l'adaptation  particulière 
qui  en  eft  faite  à  cette  idée.  Or  il  eft  au  deffus  de  la  capacité  humaine  de 
former  &  de  retenir  des  idées  diftincies  de  toutes  les  chofes  particulières 
qui  fe  préfentent  à  nous.  Il  n'eft  pas  polïible  que  chaque  Oifeau,  chaque 
Béte  que  nous  voyons  ,  que  chaque  Arbre  &  chaque  Plante  qui  frappent 
nos  Sens ,  trouvent  place  dans  le  plus  vafte  Entendement.  Si  l'on  a  re- 
gardé comme  un  exemple  d'une  mémoire  prodigieufe,  que  certains  Géné- 
raux ayent  pu  appeller  chaque  foldat  de  leur  Armée  par  fon  propre  nom, 
il  eft  aifé  de  voir  la  raifon  pourquoi  les  hommes  n'ont  jamais  tenté  de  don- 
ner des  noms  à  chaque  Brebis  dont  un  Troupeau  eft  compofé,  ou  à  cha*- 
que  Corbeau  qui  vole  fur  leurs  tètes,  &  moins  encore  de  défigner  par  un 
nom  particulier,  chaque  feuille  des  Plantes  qu'ils  voyent,  ou  chaque  grain 
de  fable  qui  fe  trouve  fur  leur  chemin, 
ce'a  feroit  in-  g.   3.  En  fécond  lieu  ,  ficela  pouvoit  fe  faire,  il  /croit  pourtant  inutile , 

parce  qu'il  ne  ferviroit  point  à  la  fin  principale  du  Langage.  C'eft  en  vain 
que  les  hommes  entafléroient  des  noms  de  chofes  particulières,  cela  ne  leur 
feroit  d'aucun  ufage  pour  s'entre-communiquer  leurs  penfées.  Les  hom- 
mes n'apprennent  des  mots  &  ne  s'en  fervent  dans  leurs  entretiens  avec  les 
autres  hommes ,  que  pour  pouvoir  être  entendus  ;  ce  qui  ne  fe  peut  faire 
que  lorfque  par  l'ufage  ou  par  un  mutuel  confentement,  les  fons  que  je  for- 
me par  les  organes  de  la  voix,  excitent  dans  l'Efprit  d'un  autie  qui  l'écou- 
te, l'idée  que  j'y  attache  en  moi-même  lorfque  je  le  prononce.  Or  c'eft 
ce  qu'on  ne  pourroit  faire  par  des  noms  appliquez  à  des  chofes  particuliè- 
res, dont  les  idées  fe  trouvant  uniquement  dans  mon  Efprit,  les  noms  que 
je  leur  donnerois,  ne  pourroient  être  intelligibles  à  une  autre  perfonne,  qui 
ne  connoîtroit  pas  précifément  toutes  les  mêmes  chofes  qui  font  venues  à 
ma  connoiiTance. 

§.  4.  Mais 


unie. 


Des  Termes  généraux.  Liv.  III.  3*9 

g.  4.  Mais  en  troifiéme  lieu,  fuppofc  que  cela  pût  fe  faire,  (ce  que  je  Ch  a  p.  III 
ne  croi  pas)  cependanc  un  nom  difiincl  pour  chaque  cbofe  particulière  ne  feroit 
pas  d'un  grand  ufage  pour  l'avancement  de  nos  connoijjanccs ,  qui ,  bien  que 
fondées  fur  des  chofes  particulières,  s'étendent  par  des  vues  générales  qu'on 
ne  peut  former  qu'en  réduifant  les  chofes  à  certaines  efpèces  fous  des  noms 
généraux.  Ces  Efpèces  font  alors  renfermées  dans  certaines  bornes  avec  les 
noms  qui  leur  appartiennent,  &  ne  fe  multiplient  pas  chaque  moment  au 
delà  de  ce  que  l'Efprit  eft  capable  de  retenir,  ou  que  l'ufage  le  requiert. 
C'eft  pour  cela  que  les  hommes  fe  font  arrêtez  pour  l'ordinaire  à  ces  con- 
ceptions générales  ;  mais  non  pas  pourtant  jufqu'à  s'abftenir  de  diftinguer 
les  chofes  particulières  par  des  noms  diftincts ,  lorfque  la  néceffité  l'exige. 
C'eft  pourquoi  dans  leur  propre  Efpèce  avec  qui  ils  ont  le  plus  à  faire,  & 
qui  leur  fournit  fouvent  des  occafions  de  faire  mention  de  perfonnes  parti- 
culières, ils  fe  fervent  de  noms  propres,  chaque  Individu  diftinét  étant dé- 
iïgné  par  une  particulière  &  diftinéte  dénomination.' 

§.  5.  Outre  les  perfonnes,  on  a  donné  communément  des  noms  particuliers  a  ouoi  c'eft 
auxAi/j,  aux  Villes ,  aux  Rivières,  aux  Montagnes;  &  à  d'autres  telles  des°noms°p1^ 
diftinctions  de  Lieu,  &  cela  par  la  même  raifon;  je  veux  dire,  à  caufè  que  P'«. 
les  hommes  ont  fouvent  occalion  de  les  défigner  en  particulier,  &  de  les 
mettre,  pour  ainfi  dire ,  devant  les  yeux  des  autres  dans  les  entretiens  qu'ils 
ont  avec  eux.     Et  je  fuis  perfuadé  que ,  fi  nous  étions  obligez  de  faire  men- 
tion de  Chevaux  particuliers  aufîi  fouvent  que  nous  avons  occafion  de  parler 
de  différens  hommes  en  particulier,  nous  aurions  pour  défigner  les  Chevaux 
des  noms  propres,  qui  nous  feraient  aulîi  familiers,  que  ceux  dont  nous 
nous  fervons  pour  défigner  les  hommes;  que  le  motde  Bucepbale,  par  exem- 
ple ,  feroit  d'un  ufage  auffi  commun  que  celui  à' Alexandre.     Aufîi  voyons- 
nous  que  les  Maquignons  donnent  des  noms  propres  à  leurs  chevaux  auffi 
communément  qu'à  leurs  valets,  pour  pouvoir  les  connoître,  &les  diftin- 
guer  les  uns  des  autres,  parce  qu'ils  ont  fouvent  occafion  de  parler  de  tel 
ou  tel  cheval  particulier,  lorfqu'il  eft  éloigné  de  leur  vue. 

§.  6.  Une  autre  chofe  qu'il  faut  confiderer  après  cela ,  c'eft ,  comment  fe  comment  Ce 
font  les  termes  généraux.     Car  tout  ce  qui  exifte,  étant  particulier,  com-  g°nc'rau^>teIm8, 
ment  eft-ce  que  nous  avons  des  termes  généraux,  &  où  trouvons-nous  ces 
natures  univerfelles  que  ces  termes  fignifient  ?  Les  Mots  deviennent  géné- 
raux lorfquïls  font  inftituez  fignes  d'Idées  générales  ;  &  les  Idées  devien- 
nent générales  lorfqu'on  en  fépare  les  circonftances  du  temps ,  du  lieu  &  de 
toute  autre  idée  qui  peut  les  déterminer  à  telle  ou  telle  exiftence  particulié 
re.     Par  cette  forte  d'abftraclion  elles  font  rendues  capables  de  repréfenter 
également  plufieurs  chofes  individuelles ,  dont  chacune  étant  en  elle-même 
conforme  à  cette  idée  abftraite,  eft  par-là  de  cette  efpèce  de  chofes, comme 
on  parle. 

§.  7.  Mais  pour  expliquer  ceci  un  peu  plus  diftinctement ,  il  ne  fera 
peut-être  pas  hors  de  propos  de  confiderer  nos  notions  &les  noms  que  nous 
leur  donnons  dès  leur  origine,  &d'obferver  par  quels  dégrez  nous  venons  à 
former  &  à  étendre  nos  Idées  depuis  notre  première  Enfance.  Il  eft  tout 
wtble  que  les  idées  que  les  Enfans  fe  font  des  perfonnes  avec  qui  ils  con- 

Tt  ver- 


350  Des  Termes  généraux.  Liv.  III. 

• 

C  H  A  P.   II I.  verfent  (pour  nous  arrêter  à  cet  exemple)  font  femblables  aux  perfbnnes  mê- 
mes ,  &  ne  font  que  particulières.  Les  Idées  qu'ils  ont  de  leur  Nourrice  &  de 
leur  Mère,  font  fort  bien  tracées  dans  leur  Efprit,  &  comme  autant  de 
fidelles  tableaux  y  repréfentent  uniquement  ces  Individus.     Les  noms  qu'ils 
leur  donnent  d'abord,  fe  terminent  auffi  à  ces  Individus:  ainfi  les  noms  de 
Nourrice  &  de  Maman,  dont  fe  fervent  les  Enfans,  fe  rapportent  unique- 
ment à  ces  perfonnes.     Quand  après  cela  le  temps  &  une  plus  grande  con- 
noiflance  du  Monde  leur  a  fait  obferver  qu'il  y  a  plufieurs  autres  Etres,  qui 
par  certains  communs  rapports  de  figure  &  de  plufieurs  autres  qualitezref- 
femblent  à  leur  Père,  à  leur  Mère,  &  aux  autres  perfonnes  qu'ils  ont  ac- 
coutumé de  voir,  ils  forment  une  idée  à  laquelle  ils  trouvent  que  tous  ces 
Etres  particuliers  participent  également,  «Si  ils  lui  donnent  comme  les  au- 
tres le  nom  d'homme,  par  exemple.  Voila  comment  ils  viennent  à  avoir  un 
nom  général  &  une  idée  générale.  En  quoi  ils  ne  forment  rien  de  nouveau^ 
mais  écartant  feulement  de  l'idée  complexe'qu'ils  avoient  de  Pierre  &  de 
Jaques ,  de  Marie  &  d'Elizabeth ,  ce  qui  eft  particulier  à  chacun  d'eux ,  ils 
ne  retiennent  que  ce  qui  leur  eft  commun  à  tous. 

§.  8-  Par  le  même  moyen  qu'ils  acquièrent  le  nom  &  l'idée  générale 
d' 'Homme ,  ils  acquièrent  aifément  des  noms,  &  des  notions  plus  générales. 
Car  venant  à  obferver  que  plufieurs  chofes  qui  différent  de  l'idée  qu'ils  ont 
de  l' Homme ,  &  qui  ne  fauroientparconféquent  être  comprifes  fous  ce  nom, 
ont  pourtant  certaines  qualitez  en  quoi  elles  conviennent  avec  l'Homme  j 
ils  fe  forment  une  autre  idée  plus  générale  en  retenant  feulement  ces  Quali- 
tez &  les  réunifiant  dans  une  feule  idée  ;  &  en  donnant  un  nomàcetteidéej 
ils  font  un  terme  d'une  comprehenfion  plus  étendue.  Or  cette  nouvelle 
Idée  ne  fe  fait  point  par  aucune  nouvelle  addition,  mais  feulement  comme 
la  précédente,  en  ôtant  la  figure  &  quelques  autres  propriétez  déiïgnées  par 
le  mot  d'homme,  &  en  retenant  feulement  un  Corps,  accompagne  de  vie^ 
de  fentiment,  &  de  motion  fpontance ,  ce  qui  eft  compris  fous  le  nom  d'A- 
nimal. 
■l<*  Nantes  §•  9-  Que  ce  foie  là  le  moyen  par  où  les  hommes  forment  premièrement 

générales  ne         Jes  idées  générales  &  les  noms  généraux  qu'ils  leur  donnent,  c'eft,  jecroi, 

font   autre    choie  ,      r     r    >    •  1  >-i  r  1  rj 

que  des  idées      une  chofe  il  évidente  qu  il  ne  faut  pour  la  prouver  que  conliderer  ce  que 
«bfttaites.  nous  faifons  nous-mêmes,  ou  ce  que  les  autres  font,  &  quelle  eft  la  route 

ordinaire  que  leur  Efprit  prend  pour  arriver  à  la  Connoiffance.  Que  fi 
l'on  fe  figure  que  les  natures  ou  notions  générales  font  autre  chofe  que  de 
telles  idées  abflraites  &  partiales  d'autres  Idées  plus  complexes  qui  ont  été 
premièrement  déduites  de  quelque  exiftence  particulière,  on  fera,  je  pen« 
fe,  bien  en  peine  de  favoir  où  les  trouver.  Car  que  quelqu'un  reflechiffe 
en  foi-même  fur  l'idée  qu'il  a  de  Y  Homme,  &  qu'il  me  dife  enfuite  en  quoi 
elle  diffère  de  l'idée  qu'il  a  de  Pierre  &  de  Paul,  ou  en  quoi  fon  idée  de 
Cheval  eft  différente  de  celle  qu'il  a  de  Bucephale,  fi  ce  n'ell  dans  l'éloigne- 
ment  de  quelque  chofe  qui  eft  particulier  à  chacun  de  ces  Individus ,  &  dans  la 
confe/rvation  d'autant  de  particulières  Idées  complexes  qu'il  trouve  conve- 
nir à  plufieurs  exiflences  particulières.  De  même,  en  ôtant,  des  Idées 
complexes,  fignifiées  par  les  noms  d'homme  &  de  cheval,  les  feules  idées 

parti- 


Des  Termes  généraux.    Liv.  III.  331 

particulières  en  quoi  ils  différent,  en  ne  retenant  que  celles  dans  lefquelles  Chap.     III, 
-ils  conviennent,  &  en  faifant  de  ces  idées  une  nouvelle  &  diftincle  Idée 
complexe,  à  laquelle  on  donne  le  nom  d'Animal ,  on  a  un  terme  plus  géné- 
ral, qui  avec  l'Homme  comprend  plufieurs  autres  Créatures.     Otez  après 
cela,  de  l'idée  &  Animal  ie  fentiment  &  le  mouvement  fpontànéc;  dès-là 
l'idée  complexe  qui  refte,  compofée  d'idées  fimples  de  Corps,  de  vie  & 
de  nutrition,  devient  une  idée  encore  plus  générale,  qu'on  déligne  par  le 
urme  Vivant  qui  eft  d'une  plus  grande  étendue.     Et  pour  ne  pas  nous  ar- 
rêter plus  long-temps  fur  ce  point  qui  eft  fi  évident  par  lui-même,  c'eft 
par  la  même  voye  quel'Efprit  vient  àfe  former  l'idée  de  Corps ,  de  Snbjlan- 
■ce,  <3c  enfin  d'Etre,  de  Chofeôc  de  tels  autres  termes  univerfels  qui  s'appli- 
quent à  quelque  idée  que  ce  foit  que  nous  ayions  dans  l'Efprit.  En  un  mot, 
-tout  ce  myftere  des  Genres  &  des  Effeces  dont  on  fait  tant  de  bruit  dans  les 
Ecoles ,  mais  qui  hors  de  là  eft  avec  raifon  fi  peu  confideré,  tout  ce  myfté- 
Te,  dis-je,  fe  réduit  uniquement  à  la  formation  d'Idées  abftraites,  plus  ou 
moins  étendues,  auxquelles  on  donne  certains  noms.     Sur  quoi  ce  qu'il  y 
-a  de  certain  &  d'invariable,  c'eft  que  chaque  terme  plus  général  fignifie 
une  certaine  idée  qui  n'elt  qu'une  partie  de  quelqu'une  de  celles  qui  font 
contenues  fous  elle. 

%.  10.  Nous  pouvons  voir  par-là  quelle  eft  la  raifon  pourquoi  en  défi-  pourquoi  on  fc 
nillànt  les  mots,  cequi  n'eft autre  chofeque  faire  connoître  leur  fignifica-  ,e"  °"lin'ire- 
tion,  nous  nous  fervons  du  Genre,  ou  du  terme  général  le  plus  prochain  dans  les"  Défini, 
fous  lequel  eft  compris  le  mot  que  nous  voulons  définir.  On  ne  fait  point  tions" 
cela  par  néceffité,  mais  feulement  pour  s'épargner  la  peine  de  compter  les 
différentes  idées  fimples  que  le  prochain  terme  général  fignifie,  ou  quel- 
quefois peut-être  pour  s'épargner  la  honte  de  ne  pouvoir  faire  cette  énume- 
ration.  Mais  quoi  que  la  voye  la  plus  courte  de  définir  foit  par  le  moyen 
du  Genre  &  delà  Différence ,  comme  parlent  les  Logiciens,  on  peut  dou- 
ter, à  mon  avis,  qu'elle  foit  la  meilleure.  Une  choie  du  moins,  dont  je 
fuis  affùré,  c'eft  qu'elle  n'eft  pas  l'unique,  ni  par  conféquent  absolument 
nécefiàire.  Car  définir  n'étant  autre  chofe  que  faire  connoître  à  un  autre 
par  des  paroles  quelle  eft  l'idée  qu'emporte  le  mot  qu'on  définit ,  la  meil- 
leure définition  confifte  à  faire  le  dénombrement  de  ces  idées  fimples  qui 
font  renfermées  dans  la  fignification  du  terme  défini;  &  fi  au  lieu  d'un  tel 
dénombrement  les  hommes  fe  font  accoutumez  à  fe  fervir  du  prochain  ter- 
me général,  ce  n'a  pas  été  par  néceffité,  ou  pour  une  plus  grande  clarté, 
mais  pour  abréger.  Car  je  ne  doute  point  que  ,  fi  quelqu'un  defiroit  de 
connoitre  quelle  idée  eft  lignifiée  par  le  mot  Homme,  &  qu'on  lui  dit  que 
l'Homme  eft  une  Subftance  folide,  étendue  ,  qui  a  de  la  vie,  dufentiment, 
un  mouvement  fpontanée  ,  &  la  faculté  de  raifonner,  je  ne  doute  pas  qu'il 
n'entendît  auffi  bien  le  fens  de  ce  mot  Homme,  &  que  l'idée  qu'il  fignifie  ne 
lui  fût  pour  le  moins  auffi  clairement  connue,  que  lorfqu'on  le  définit  un 
Animal  raifonnable ,  ce  qui  par  les  différentes  définitions  &  Animal,  de  Vi- 
vant,  &  de  Corps ,  fe  réduit  à  ces  autres  idées  dont  on  vient  de  voirie  dé- 
nombrement. Dans  l'explication  du  mot  Homme  je  me  fuis  attaché,  en  cet 
endroit ,  à  la  définition  qu'on  en  donne  ordinairement  dans  les  Ecoles ,  qui 

Tt  i  quoi 


33i  Des  Ter "ma  généraux.  Liv.  III. 

Chap.  III.  quoi  qu'elle  ne  foit  peut-être  pas  la  plus  exa&e,  fert  pourtant  affez  bien  à 
mon  préfent  deflein.  On  peut  voir  par  cet  exemple,  ce  qui  a  donné  ocea- 
fion  à  cette  règle,  Qu'une  Définition  doit  être  compojée  de  Genre  13  de  Diffé- 
rence :  &  cela  fuffit  pour  montrer  le  peu  de  nécelîké  d'une  telle  Règle,  ou 
le  peu  d'avantage  qu'il  y  a  à  l'obferver  exactement.  Car  les  Définitions 
n'étant ,  comme  il  a  été  dit ,  que  l'explication  d'un  Mot  par  plulieurs  au- 
tres ,  en  forte  qu'on  piaffe  connokre  certainement  le  fens  ou  l'idée  qu'il 
fignifie,  les  Langues  ne  font  pas  toujours  formées  félon  les  règles  delà  Lo- 
gique, de  forte  que  la  lignification  de  chaque  terme  puifle  être  exactement 
&  clairement  exprimée  par  deux  autres  termes.  L'expérience  nous  fait 
voir  furfifamment  le  contraire  :  ou  bien  ceux  qui  ont  fait  cette  Règle  ont 
eu  tort  de  nous  avoir  donné  fi  peu  de  définitions  qui  y  foient  conformes. 
Mais  nous  parlerons  plus  au  long  des  Définitions  dans  le  Chapitre  fui- 
vant. 

§.  n.  Pour  retourner  aux  termes  généraux,  il  s'enfuit  évidemment  de 
feGéJZi,1^  ce  que  nous  venons  d-e  dire  ,  que  ce  qu'on  appelle  général  &  univerfel n'ap- 
u,  wtr  .  eu  un     partient  pas  àl'exiflence  réelle  des  chofes ,  mais  que  c'eft  un  Ouvrage  de  TEr.- 

Ouvraae  de  r,  r        ...  ,.  .  -  r  c  ■    r  ■ 

rintendemcnr.  tendement  qu  il  fait  pour  fon  propre  ufage  ,  oc  qui  le  rapporte  uniquement 
aux  lignes ,  foit  que  ce  foient  des  Mots  ou  des  Idées.  Les  Mots  font  géné- 
raux ,  comme  il  a  été  dit ,  lorfqu'on  les  employé  pour  être  lignes  d'Idées 
générales  ;  ce  qui  fait  qu'ils  peuvent  être  indifféremment  appliquez  à  plu- 
fieurs  chofes  particulières:  &les  Idées  font  générales,  lorfqu'elles  font  for- 
mées pour  être  des  repréfentations  de  plulieurs  chofes  particulières.  Mais 
l'univerfalité  n'appartient  pas  aux  chofes  mêmes  qui  font  toutes  particuliè- 
res dans  leur  exiftence,  fans  en  excepter  les  mots  &  les  idées  dont  lafignifi- 

*u"uofcs.'d<es  cation  eft  générale.  Lors  donc  que  nous  laiflbns  à  part  les  *  Particuliers  ; 
les  Généraux  qui  reftent ,  ne  font  que  de  fimples  productions  de  notre  Ef- 
prit,  dont  la  nature  générale  n'eft  autre  chofe  que  la  capacité  que  l'Enten- 
dement leur  communique,  de  fignifier  ou  de  reprefenter  plulieurs  Particu- 
liers. Car  la  fignification  qu'ils  ont ,  n'eft  qu'une  relation ,  qui  leur  eft  at- 
tribuée par  l'Efprit  de  l'Homme. 
te«  idce»  ^  g.   j2.  Ainfi,  ce  qu'il  faut  confiderer  immédiatement  après ,  c'eft  quelle 

\e%  efforces  des  forte  de  fignification  appartient  aux  Mots  généraux.  Car  il  eft  évident  qu'ils 
'  em'I  &  d"  ne  %mfient  Pas  Amplement  une  feule  chofe  particulière,  puifqu'en  ce  cas- 
là  ce  ne  feroient  pas  des  termes  généraux,  mais  des  noms  propres.  D'autre 
part  il  n'eft  pas  moins  évident  qu'ils  ne  lignifient  pas  une  pluralité  de  cho- 
fes ,  car  fi  cela  étoit ,  homme  &  hommes  fignifieroient  la  même  chofe  ;  &  la 
diftinftion  des  nombres ,  comme  parlent  les  Grammairiens ,  feroit  fuperfluë 
&  inutile.  Ainfi ,  ce  que  les  termes  généraux  fignifient  c'eft  une  efpèce 
particulière  de  chofes  ;  &  chacun  de  ces  termes  acquiert  cette  fignification 
en  devenant  figne  d'une  Idée  abftraite  que  nous  avons  dans  l'Elprit  ;  &  à 
mefure  que  les  chofes  exiftantes  fe  trouvent  conformes  à  cette  idée ,  elles 
viennent  à  être  rangées  fous  cette  dénomination ,  ou  ce  qui  eft  la  même 
chofe  ,  à  être  de  cette  efpèce.  D'où  il  paroit  clairement  que  les  Eifences 
de  chaque  Efpèce  de  chofes  ne  font  que  ces  Idées  abftraites.  Car  puifqu'a- 
voir  l'eflènce  d'une  Efpèce 5  c'eft  avoir  ce  qui  fait  qu'une  chofe  eft  de  cette 

Efpè- 


Des  Termes  généraux.    L  i  v.  1 1 1.  333 

Efpèce  ;  &  puifque  la  conformité  à  l'idée  à  laquelle  le  nom  fpécifiqueefl  Ciur.  III. 
attaché,  eft  ce  qui  donne  droit  à  ce  nom  de  déiîgner  cette  idée,  il  s'enfuit 
néceffairement  de  là ,  qu'avoir  cette  eflence  ,  &  avoir  cette  conformité , 
c'eft  une  feule  &  même  chofe,  parce  qu'être  d'une  telle  Efpèce,  &  avoir 
droit  au  nom  de  cette  Efpèce,  eft  une  feule  &  même  chofe.  Ainfi  par 
exemple,  c'eft  la  même  chofe  d'être  homme,  ou  de  V Efpèce  d'homme,  & 
d'avoir  droit  au  nom  d'homme:  comme  être  homme,  ou  de  l'Efpèce d'hom- 
me ,  &  avoir  l'efTence  d'homme ,  eft  une  feule  &  même  chofe.  Or  com- 
me rien  ne  peut  être  homme,  ou  avoir  droit  au  nom  d'homme  que  ce  qui  a 
de  la  conformité  avec  l'idée  abftraite  que  le  nom  d'homme  Cgnifie  ;  &  qu'au- 
cune chofe  ne  peut  être  un  homme  ou  avoir  droit  à  l'Efpèce  d'homme, 
que  ce  qui  a  l'effence  de  cette  Efpèce,  il  s'enfuit  que  l'idée  abftraite  que  ce 
nom  emporte,  &  l'effence  de  cette  Efpèce,  n'eft  qu'une  feule  &  même 
chofe.  Par  où  il  eft  aifé  devoir  que  les  effences  des  Efpèces  des  Chofes  & 
par  conféquent  la  réduction  des  Chofes  en  efpèces  eft  un  ouvrage  de  l'En- 
tendement qui  forme  lui-même  ces  idées  générales  par  abftraciion. 

g.  13.  Je  ne  voudrois  pas  qu'on  s'imaginât  ici,  que  j'oublie,  &  moins  ,  ***  eWcm 
encore  que  je  nie  que  la  Nature  dans  la  production  des  Chofes  en  fait  plu-  de  l'Entende? 
fieurs  femblables.  Rien  n'eft  plus  ordinaire  fur-tout  dans  les  races  des  Ani-  ™enfr>  mais  eI- 
maux,  &  dans  toutes  les  chofes  qui  fe  perpétuent  par  femence.     Cepen-  fm  la  reflèm-6 
dant,  je  croi  pouvoir  dire  que  la  réduction  de  ces  Chofes  en  efpèces  fous  j£fnced«  ch°- 
certaines  dénominations ,  eft  l'Ouvrage  de  l'Entendement  qui  prend  occa- 
fion  de  la  refiemblance  qu'il  remarque  entre  elles  de  former  des  idées  abftrai- 
.tes  &  générales,  &  de  les  fixer  dans  l'Efprit  fous  certains  noms,  qui  font 
attachez  à  ces  idées  dont  ils  font  comme  autant  de  modèles ,  de  forte  qu'à 
mefure  que  les  chofes  particulières  actuellement  exiftantes  fe  trouvent  con- 
formes, à  tels  ou  tels  modelles,  elles  viennent  à  être  d'une  telle  Efpèce,  à 
avoir  une  telle  dénomination ,  ou  à  être  rangées  fous  une  telle  Gaffe.  Car 
lorfque  nous  difons,    c'eft  un  homme,  c'eft  un  cheval,  c'eft  jujïice,  c'eft 
cruauté ,  c'eft  une  montre,  c'eft  une  bouteille;  que  faifons-nous  par-là  que 
ranger  ces  chofes  fous  différens  noms  fpécifiques  entant  qu'elles  conviennent 
aux  idées  abftraites  dont  nous  avons  établi  que  ces  noms  fèroient  les  fignes? 
Et  que  font  les  Effences  de  ces  Efpèces,  diftinguées  &  défignées  par  cer- 
tains noms,  finon  ces  idées  abftraites,  qui  font  comme  des  liens  par  oùles 
chofes  particulières  actuellement  exiftantes  font  attachées  aux  noms  fouslef- 
quels  elles  font  rangées?  En  effet,  lorfque  les  termes  généraux  ont  quelque 
liahon  avec  des  Etres  particuliers,  ces  Idées  abftraites  font  comme  un  mi- 
lieu qui  unit  ces  Etres   enfemble,  de  forte  que  les  Effences  des  Efpèces, 
félon  que  nous  les  diitinguons,  &  les  défignons  par  des  noms,  ne  font,  & 
ne  peuvent  erre  autre  chofe  que  ces  Idées  précifes  &  abftraites  que  nous  a- 
vons  dans  l'Efprit.     C'eft  pourquoi  fi  les  Effences,  fuppofées  réelles ,  des 
Subftances,   font   différentes  de  nos  Idées  abftraites,  elles  ne  fauroient 
être   les   Effences    des   Efpèces   fous  lefquelles  nous  les  rangeons.     Car 
deux  Efpèces  peuvent  être  avec  autant  de  fondement  une  feule   Efpè- 
ce ,  que  deux  différentes  Efiences  peuvent  être  l'effence  d'une  feule  Ef- 
pèce :  &  je  voudrois  bien  qu'on  me  dît  quelles  font  les  altérations   qui 

Tt  3  peu- 


534  Des  Termes  généraux.  Lïv.  ÏIL 

ChaT.  III.  peuvent  ou  ne  peuvent  pas  être  faites  dans  un  Cheval,  ou  dans  le  Plomb, 
fans  que  l'une  ou  l'autre  de  ces  chofes  foit  d'une  autre  Efpéce.    Si  nous  dé- 
terminons les  Efpèces  de  ces  Chofespar  nos  Idées  abftraites,  il  eft  aifé  de 
réfoudre  cette  Queftion;  mais  quiconque  voudra  fe  borner  en  cette  occafion 
à  des  EfTences  fuppofées  réelles,  fera,  je  m'affûre,  tout-à-fait  deforienté , 
&  ne  pourra  jamais  connoitre  quand  une  Chofe  celle  précifément  d'être  de 
l'efpèce  d'un  Cheval,  ou  de  l'efpèce  du  Plomb, 
chaque  idée  ïbf-      §•  14-  Perfonne ,  au  refte,  ne  fera  furpris  de  m'entendre  dire,  que  ces 
traite  diftinfte  eu  £fî"ences  ou  Idées  abftraites  qui  font  les  mefures  des  noms  &  les  bornes  des 
unâe.  e  Efpèces,  foient  l'Ouvrage  de  l'Entendement,  fi  l'on  confidére  qu'il  y  a 

du  moins  des  Idées  complexes  qui  dans  l'Efprit  de  diverfes  perfonnes  font 
fouvent  différentes  collections  d'Idées  (impies;  &  qu'ainfi  ce  qui  eft  Ava- 
rice dans  l'Efprit  d'un  homme,  ne  l'eft  pas  dans  l'Efprit  d'un  autre.  Bien 
plus,  dans  les  Subfiances  dont  les  Idées  abftraites  femblent  être  tirées  des 
Choies  mêmes ,  on  ne  peut  pas  dire  que  ces  Idées  foient  conftamment  les 
mêmes,  non  pas  même  dans  l'Efpèce  qui  nous  eft  la  plus  familière,  &  que 
nous  connoiffons  de  la  manière  la  plus  intime:  puifqu'on  a  douté  plufieurs 
fois  fi  le  fruit  qu'une  femme  a  mis  au  Monde  étoit  homme ,  jufqu'à  difpu- 
ter  ù  l'on  devoir,  le  nourrir  &  le  baptifer:  ce  qui  ne  pourroit  être,  fi  l'idée 
abftraite  ou  l'Effence  à  laquelle  appartient  le  nom  d'homme,  étoit  l'ouvra- 
ge de  la  Nature,  &  non  une  diverfe&  incertaine  colleélion  d'Idées  fimples 
que  l'Entendement  unit  enfemble,  &  à  laquelle  il  attache  un  nom,  après 
l'avoir  rendue  générale  par  voye  d'abftraêtion.  De  forte  que  dans  le  fond 
chaque  Idée  diltmtte  formée  par  abftraétion  eft  une  effence  diftinfte  ;& les 
noms  qui  lignifient  de  telles  Idées  diftincles  font  des  noms  de  Chofes  effen- 
tiellement  différentes.  Ainfi ,  un  Cercle  diffère  aufii  effentiellement  d'un 
Ovale ,  qu'une  Brebis  d'une  Chèvre  ;  &  la  Pluye  eft  aufli  effentiellement 
différente  de  la  Neige,  que  l'Eau  diffère  de  la  Terre;  puifqu'il  eft  impof- 
fible  que  l'Idée  abftraite  qui  eftl'Efience  de  l'une, foit  communiquée  à  l'au- 
tre. Et  ainfi  deux  Idées  abftraites  qui  différent  entre  elles  par  quelque  en- 
droit &  qui  font  défignées  par  deux  noms  diftincts ,  conftituent  deux  Jortes 
ou  efpèces  diftinctes ,  lefquelles  font  auiïi  effentiellement  différentes ,  que  les 
deux  Idées  les  plus  oppofees  du  monde. 
Il  y  a  une  Efint  §.  15.  Mais  parce  qu'il  y  a  des  gens  qui  croyent  ,&  non  fans  raifon, que 
r<f-^>&  une  "*"  les  EfTences  des  Chofes  nous  font  entièrement  inconnues ,  il  ne  fera  pas  hors 
de  propos  de  confiderer  les  différentes  lignifications  du  mot  Effence. 

Premièrement ,  l'Effence  peut  fe  prendre  pour  la  propre  exiftence  de  cha- 
que chofe. Et  ainfi  dans  les  Subftances  en  général,  la  conftitution  réelle,in- 
térieure  &  inconnue  des  Chofes, d'où  dépendent  les  Qualitez  qu'on  y  peut 
découvrir,  peut  être  appellée  leur  effence.  C'eftla  propre  &  originaire  ligni- 
fication de  ce  mot,  comme  il  paroit  par  fa  formation,  le  terme  à" effence 
*>b  eji  EJcr.t:a.  fignifiant  proprement  *  Y  Etre,  dans  fa  première  dénotation.  Et  c  'eft  dans 
ce  fens  que  nous  l'employons  encore  quand  nous  parlons  de  l'Effence  des 
chofes  particulières  fans  leur  donner  aucun  nom. 

En  fécond  lieu,  la  doélrine  des  Ecoles  s'étant  fort  exercée  fur  le  Genre 
&  XEffece  qui  y  ont  été  le  fujet  de  bien  des  mots ,  le  mot  à'effence  a  pref- 

que 


Des  Te?  -yncs  généraux.  Liv.IÎÎ.  33f 

que  perdu  fa  première  fignification,  &  au  lieu  de  défigner  la  conftitution  Chat. III. 
réelle  des  chofes,il  aprefque  été  entièrement  appliqué  à  la  conftitution ar- 
tificielle du  Genre  &  de  X Efphe.  Jl  cft  vrai  qu'on  fuppofe  ordinairement 
une  conftitution  réelle  de  l'Efpèce  de  chaque  chofe,  &  il  eft  hors  de  doute 
qu'il  doit  y  avoir  quelque  conftitution  réelle,  d'où  chaque  amas  d'Idées  fim- 
ples  co'éxijlantes  doit  dépendre.  Mais  comme  il  efl  évident  que  les  Chofes 
ne  font  rangées  en  Sortes  ou  Efpèces  fous  certains  noms  qu'entant  qu'elles 
conviennent  avec  certaines  Idées  abftraites ,  auxquelles  nous  avons  atta- 
ché ces  noms-là,  X  ejfence  de  chaque  Genre  ou  Efpèce  vient  ainfi  à  n'être  au- 
tre chofe  que  l'Idée  abftraite,  lignifiée  par  le  nom  général  ou  fpécifique. 
Et  nous  trouverons  que  c'eft-là  ce  qu'emporte  le  mot  d'ejfencc  félon  l'ufage 
le  plus  ordinaire  qu'on  en  fait.  Il  ne  feroit  pas  mal,  à  mon  avis,  de  défi- 
gner  ces  deux  fortes  d'effences  par  deux  noms  différens,  &  d'appeller  la 
première  réelle,  &  l'autre  ejfence  nominale. 

%..   16.  Il  y  a  une  fi  étroite  liai/on  entre  Peffence  nominale  &?  le  nom,  qu'on  ne  !1  y  »  u"e  conf- 

•*  m  i  J>  r  j         i      r        •  77  \m       t        tante  liail'on  entre 

peut  attribuer  le  nom  d  aucune  forte  de  choies  a  aucun  Etre  particulier  ie  nom  &  rdien- 
qu'à  celui  qui  a  cette  eflence  par  où  il  répond  à  cette  Idée  abftraite,  dont  «nominale. 
le  nom  eft  le  figne. 

§.  17.  A  l'égard  des  Effences  réelles  des  Subftances  corporelles, pour  ne  La  ûppofîrion, . 
parler  que  de  celles-là,-  il  y  a  deux  opinions,  fi  je  ne  me  trompe.  L'une  rom  distinguées 
eft  de  ceux  qui  fe  fervant  du  mot  ejfence  fans  favoir  ce  que  c'eft ,  fuppofent  Pi" leurs(teni:nceî ; 
un  certain  nombre  de  ces  Effences ,  félon  lefquelles  toutes  les  chofes  natu- 
relles font  formées,  &  auxquelles  chacune  d'elles  participe  exactement ,  par 
où  elles  viennent  à  être  de  telle  ou  de  telle  Efpèce.  L'autre  opinion  qui  eft 
beaucoup  plus  raifonnable,  eft  de  ceux  qui  reconnoiffent  que  toutes  les 
Chofes  naturelles  ont  une  certaine  conftitution  réelle,  mais  inconnue,  de 
leurs  parties  infenfibles,  d'où  découlent  ces  Qualitez  fenfibles  qui  nous 
fervent  à  diftinguer  ces  Chofes  l'une  de  l'autre,  félon  que  nous  avons  occa- 
fionde  les  diftinguer  en  certaines  fortes,  fous  de  communes  dénominations. 
La  première  de  ces  Opinions  qui  fuppofe  ces  Effences  comme  autant  de  mou- 
les où  font  jettées  toutes  les  chofes  naturelles  qui  exiftent  &  auxquelles  elles 
ont  également  part,  a,  je  penfe,  fort  embrouillé  la  connoiflànce  des  Cho- 
fes naturelles.  Les  fréquentes  productions  de  Monftres  dans  toutes  les 
Efpèces  d'Animaux,  la  naiffance  des  Imbecilles,  &  d'autres  fuites  étran* 
ges  des  Enfantemens  forment  des  drfficultez  qu'il  n'eft  pas  poflible  d'ac- 
corder avec  cette  hypothefe  :  puifqu'il  eft  auffi  impoffible  que  deux  chofes 
qui  participent  exactement  à  la  même  effence  réelle  ayent  différentes  pro- 
priétez,  qu'il  eft  impoffible  que  deux  figures  participant  à  la  même  effen- 
ce réelle  d'un  Cercle  ayent  différentes  propriétez.  Mais  quand  il  n'y 
auroit  point  d'autre  raifon  contre  une  telle  hypothefe ,  cette  fuppofition 
d'Effences  qu'on  ne  fauroit  connoître,  &  qu'on  regarde  pourtant  comme 
ce  qui  diftingue  les  Efpèces  des  Chofes,  eft  fi  fort  inutile,  &  fi  peu  pro- 
pre à  avancer  aucune  partie  de  nos  connoiffances,  que  cela  feul  fuffiroit 
pour  nous  la  faire  rejetter,  &  nous  obliger  à  nous  contenter  de  ces  Effences 
des  Efpèces  des  Chofes,  que  nous  fommes  capables  de  concevoir, &  qu'on 
trouvera ,  après  y  avoir  bien  penfe-,  n'être  ■autre  chofe  que  ces  Idées  abftrai- 
tes • 


336  Des  Termes  généraux.  Liv.  III. 

C  h  A  p.  1 1 1.   tes  &  complexes  auxquelles  nous  avons  attaché  certains  noms  généraux. 
L'Eflènce rédie &      k    jQ    Les  Effences  étant  ainfi  diftinguées  en  nominales  &  réelles,  nous 

nominale  la  me-  *  ,  r  7        r>/"  »  r"i-7//»»?*.3f 

me  dans  les  idées  pouvons  remarquer  outre  cela ,  que  «tew  /«  Ljpeces  des  Idées  /impies  &  des 
Cmpies&dans     Modes ,  elle  s  font  toujours  les  mêmes ,  mais  que  dans  les  Subftances  elles  font 

les  Modes;   diffe-  '  .',  J     ..„.,  J..     r     ^  .  .  . 

rente  dans  les       toujours  entièrement  différentes.    Ainfi ,  une  I  igure  qui  termine  un  Efpa- 
Sab.hnces.  ce  par  trois  lignes ,  c'efl  l'elTence  d'un  Triangle,  tant  réelle  que  nominale  : 

car  c'eftnon  feulement  l'idée  abftraite  à  laquelle  le  nom  général  eft  attaché, 
mais  FElTence  ou  l'Etre  propre  de  la  chofe  même ,  le  véritable  fondement 
d'où  procèdent  toutes  fes  propriétez,&  auquel  elles  font  infeparablement 
attachées.  Mais  il  en  eft  tout  autrement  à  l'égard  de  cette  portion  de  ma- 
tière qui  compofe  l'Anneau  que  j'ai  au  doigt,  dans  laquelle  ces  deux  effen- 
ces  font  vifiblement  différentes.     Car  c'eft  de  la  conftkution  réelle  de  fe$ 
parties  infenfibles  que  dépendent    toutes  ces  propr.iétez  de  couleur,  de 
pefanteur,  de  fufibilité,  de  fixité,  &c.  qu'on  y  peut  obferver.     Et  cette 
conftkution  nous  eft  inconnue,  de  forte  que  n'en  ayant  point  d'idée, nous 
n'avons  point  de  nom  qui  en  foit  le  figne.   Cependant  c'eft  fa  couleur,  fon 
poids,  fa  fufibilité,  &  fa  fixité,  &c.    qui  la  font  être  de  l'or,  ou  qui  lui 
donnent  droit  à  ce  nom ,  qui  eft  pour  cet  effet  fon  ejfence  nominale  :  puifque 
rien  ne  peut  avoir  le  nom  d'or  que  ce  qui  a  cette  conformité  de  qualitez 
avec  l'idée  complexe  &  abftraite  à  laquelle  ce  nom  eft  attaché.  Mais  com- 
me cette  diftinftion  d'effences  appartient  principalement  aux  Subfiances , 
nous  aurons  occafion  d'en  parler  plus  au  long ,  quand  nous  traiterons  des 
noms  des  Subftances. 
siTerces  w.ginir*.      g.  19.  Une  autre  chofe  qui  peut  faire  voir  encore  que  ces  Idées  abftrai- 
tibie».  in"oaup'    tes,  délignées  par  certains  noms,font  les  Effences  que  nous  concevons  dans 
les  Chofes ,  c'eft  ce  qu'on  a  accoutumé  de  dire ,  qu'elles  font  ingénérables 
&  incorruptibles.     Ce  qui  ne  peut  être  véritable  des  Conftitutions  réelles 
des  chofes ,  qui  commencent  &  périffent  avec  elles.  Toutes  les  chofes  qui 
exiftent,  excepté  leur  Auteur,  font  fujettes  au  changement,  &  fur-tout 
celles  qui  font  de  notre  connoiffance ,  &  que  nous  avons  réduit  à  certaines 
Efpèces  fous  des  noms  diftincts.  Ainfi,  ce  qui  hier  étoit  herbe,  eft  demain 
la  chair  d'une  Brebis,  &.  peu  de  jours  après  fait  partie  d'un  homme.    Dans 
tous  ces  changement  &  autres  femblables,  l'EiTence  réelle  des  Chofes ,  c'eft 
à  dire,  la  conftkution  d'où  dépendent  leurs  différentes  propriétez,  eft  dé- 
truite &  périt  avec  elles.  Mais  les  Effences  étant  prifes  pour  des  Idées  éta- 
blies dans  l'Efprk  avec  certains  noms  qui  leur  ont  été  donnez,  font  fuppo- 
fées  refter  conftamment  les  mêmes ,  à  quelques  changemens  que  foient  ex- 
pofées  les  Subftances  particulières.     Car  quoi  qu'il  arrive  $  Alexandre  &  de 
Bucepbale,  les  idées  auxquelles  on  a  attaché  les  noms  à  homme  &  de  cheval 
font  toujours  fuppofées  demeurer  les  mêmes  ;  &  par  conféquent  les  effences 
de  ces  Efpèces  l'ont  confervées  dans  leur  entier,  quelques  changemens  qui 
arrivent  à  aucun  Individu,  ou  même  à  tous  les  Individus  de  ces  Efpèces 
C'eft  ainfi,  dis  -je  ,  que  l'effence  d'une  Efpèce  refte  en  fureté  &  dans  fon 
entier ,  fans  l'exiftence  même  d'un  feul  Individu  de  cette  Efpèce.    Car  bien 
qu'il  n'y  eût  préfentement  aucun  Cercle  dans  le  Monde  (  comme  peut-être 
cette  Figure  n'exifte  nulle  part  tracée  exactement)  cependant  l'idée  qui  eft 

atta- 


Des  Termes  généraux.  Liv.  III.  337 

attachée  à  ce  nom,  ne  cefferoit  pas  d'être  ce  qu'elle  eft,  &  de  fervir  com-  Chap.  III» 
me  de  modelle  pour  déterminer  quelles  des  Figures  particulières  qui  fe  pré- 
ientent  à  nous,  ont  ou  n'ont  pas  droit  à  ce  nom  de  Cercle  ,  &  pour  faire 
voir  par  même  moyen  laquelle  de  ces  Figures  feroit  de  cette  Efpéce  dès-là 
qu'elle  auroit  cette  effence.  De  même,  quand  bien  il  n'y  auroit  préfente- 
ment,  ou  n'y  auroit  jamais  eu  dans  la  Nature  aucune  Bête  telle  que  la  Li- 
corne ,  ni  aucun  PoilTon  tel  que  la  Sirène ,  cependant  fi  l'on  fuppofe  que  ces 
noms  figni fient  des  idées  complexes  &  abftraites  qui  ne  renferment  aucune 
impolïibilité,  l'efience  d'une  Sirène  eft  aulîi  intelligible  que  celle  d'un  Hom- 
me ;  &  l'idée  d'une  Licorne  eft  auffi  certaine ,  auffi  confiante  &  aufiï  per- 
manente que  celle  d'un  Cheval.  D'où  il  s'enfuit  évidemment  que  les  Effen- 
ces  ne  font  autre  cliofe  que  des  idées  abftraites,  par  cela  même  qu'on  dit 
qu'elles  font  immuables;  que  cette  doctrine  de  l'immutabilité  des  Effences 
eft  fondée  fur  la  Relation  qui  eft  établie  entre  ces  Idées  abftraites  &  certains 
fons  confiderez  comme  fignes  de  ces  Idées,  &  qu'elle  fera  toujours  vérita- 
ble, pendant  que  le  même  nom  peut  avoir  la  même  lignification. 

§.  20.  Pour  conclurre;  voici  en  peu  de  mots  ce  que  j'ai  voulu  dire  fur  RecapituUrion,, 
cette  matière ,  c'eftque  tout  ce  qu'on  nous  débite  à  grand  bruit  fur  les  Gen- 
res ,  fur  les  Efpèces  &  fur  leurs  Effences ,  n'emporte  dans  le  fond  autre  cho- 
fe  que  ceci ,  favoir ,  que  les  hommes  venant  à  former  des  idées  abftraites ,  & 
à  les  fixer  dans  leur  Efprit  avec  des  noms  qu'ils  leur  affignent,  fe  rendent 
par-là  capables  de  confiderer  les  chofes  &  d'en  difeourir ,  comme  fi  elles 
étoient  affemblées ,  pour  ainfi  dire,  en  divers  faiffeaux,  afin  de  pouvoir  plus 
commodément,  plus  promptement  &  plus  facilement  s'entre-communiquer 
leurs  Penfées,  &  avancer  dans  la  connoiffance  des  chofes ,  où  ils  ne  pour- 
raient faire  que  des  progrès  fort  lents,  iï  leurs  mots&  leurs  penfées  étoient 
entièrement  bornées  à  des  chofes  particulières. 

<£5^'v£A£<£!^^^^ 

CHAPITRE      IV.  Chai.  IV. 

Des  Noms  des  Idées  [impies. 

§.  1.   /™\Uoi  q^ue  les  Mots  ne  lignifient  rien  immédiatement  que  les  Les  noms  des 

V/ idées  qui  font  dans  l'Efprit  de  celui  qui  parle,  comme  je  l'ai  Mod«C,m&edùdei 
déjà  montré  ;  cependant  après  avoir  fait  une  revûë  plus  exaéte,  subihnees  ont 
nous  trouverons  que  les  noms  des  Idées Jîmples, des  Modes  mixtes  (fous  lef-  ctofe"dep1imcu. 
quels  je  comprens  aulîi  les  Relations)  &  des  Subjlances  ont  chacun  quelque  Uer- 
chofe  de  particulier,  par  où  ils  différent  les  uns  des  autres. 

§.  2.  Et  premièrement,  les  noms  des  Idées  fimples  &  des  Subftances  „         L    . 

1        •  1  •  ,  n      ■  i-i      r-       -r-  ■  .  i-  .Les  noim    des 

marquent,  outre  les  idées  abltraites  qu ils  fignifient  immédiatement,  quel-  idées  (impies  & 
que  exiftence  réelle ,  d'où  leur  patron  original  a  été  tiré.     Mais  les  noms  j^f"^^"™- 
des  Modes  mixtes  fe  terminent  à  l'idée  qui  eft  dans  l'Efprit ,  &  ne  por-  dte  une  exis- 
tent pas  nos  penfées  plus  avant ,  comme  nous  verrons  dans  le  Chapitre  ce  Ie*lle" 
fuivant. 

Vv  §.3.  En 


33?  Des  Noms  des  Idées  /impies.  Liv.  II. 

CifAP.  IV.       §.  3.  En  fécond  lieu,  les  noms  des  Idées  fimples  &  des  Modes  fignifient 
H-  .        toujours  Xefltncs.  réelle  de  leurs  Efpèces  aulîi  bien  que  la  nominale.  Mais  les 

Les  noms  des  J       ,       ,-,,,-,  ,,  r  ,-       -r  i- 

idées  Cmp-es  «:    noms  des  bubltances  naturelles  ne  lignifient  que  rarement,  pour  ne  pas  dire 
fient^ofoursf'ef  ]'ama^s'  autre  chofe  que  FeiTence  nominale  de  leurs  Efpèces,comme  on  verra 
fençe  réelle  &  no.  dans  le  Chapitre  où  nous  traitons  *  des  Noms  des  Subllances  en  particulier. 
*aui>.  vi  du         5-  4-  En  troifiéme  lieu,  les  noms  des  Idées  fimples  ne  peuvent  être  défi- 
Liv.  m.  nis  ;  &  ceux  de  toutes  fes  Idées  complexes  peuvent  l'être.    Jufqu'ici  perfonne, 

tes  nomVdes      <ïue  je  fâche,  n'a  remarqué  quels  font  les  termes  qui  peuvent ,  ou  ne  peuvent 
idées  Hmnies  ne   pas  être  définis  ;  &  je  fuis  tenté  de  croire  qu'il  s'élève  fouvent  de  grandes 
peuvent  eue  tic-  difputes  <%  qU'jj  s'introduit  bien  du  galimathias  dans  les  difeours  des  hom- 
mes pour  ne  pas  fonger  à  cela,  les  uns  demandant  qu'on  leur  définiffe  des 
termes  qui  ne  peuvent  être  définis ,  &  d'autres  croyant  devoir  fe  contenter 
d'une  explication  qu'on  leur  donne  d'un  mot  par  un  autre  plus  général,  & 
par  ce  qui  en  reflraint  le  fens,ou  pour  parler  en  termes  de  l'Art,par  un  Genre 
&  une  î)ifférence,quoi  que  fouvent  ceux  qui  ont  ouï  cette  définition  faite  fé- 
lon les  régles,n'ayent  pas  une  connoiflance  plus  claire  du  fens  de  ce  mot  qu'ils 
n'en  avoient  auparavant.    Je  croi  du  moins  qu'il  ne  fera  pas  tout-à-fait  hors 
de  propos  de  montrer  en  cet  endroit  quels  mots  peuvent  être  définis  &  quels 
ne  fauroient  l'être,  &  en  quoi  confifte  une  bonne  Définition  ;  ce  qui  fervira 
peut-être  fi  fort  à  faire  connoître  la  nature  de  ces  lignes  de  nos  Idées ,  qu'il 
vaut  la  peine  d'être  examiné  plus  particulièrement  qu'il  ne  l'a  été  jufqu'ici. 
si  tous  pouvoient      §.  5,  Je  ne  m'arrêterai  pas  ici  à  prouver  que  tous  les  Mots  ne  peuvent 
i/oît  à'i'ifini."  *  point  être  définis ,  par  la  raifon  tirée  du  progrès  à  l'infini,  où  nous  nous 
engagerions  vifiblement,  fi  nous  reconnoiflions  que  tous  les  Mots  peuvent 
être  définis.     Car  où  s'arrêter,  s'il  falloit  définir  les  mots  d'une  Définition 
par  d'autres  mots  ?   Mais  je  montrerai  par  la  nature  de  nos  Idées,  &  par  la 
lignification  de  nos  paroles,  pourquoi  certains  noms  peuvent  être  définis, 
&  pourquoi  d'autres  ne  fauroient  l'être,  &  quels  ils  font, 
ceqaec'eftqu't-      §.  6.  On  convient ,  je  penfe,  que  Définir  n'efi  autre  chofe  que  faire  cott- 
noitre  le  fens  d'un  Mot  par  le  moyen  de  plufieurs  autres  mots  qui  ne  foient  pas 
fynonymes.  Or  comme  le  fens  des  mots  n'efi:  autre  chofe  que  les  idées  mêmes 
donc  ils  font  établis  les  lignes  par  celui  qui  les  employé,  la  fignification  d'un 
•  mot  eft  connue,  ou  le  mot  eft  défini  des  que  l'idée  dont  il  eft  rendu  figne, 
&  à  laquelle  il  eft  attaché  dans  l'Efprit  de  celui  qui  parle,  eft,  pour  ainfi 
dire,  repréfentée  &  comme  expofée  aux  yeux  d'une  autre  perfonne  par  le 
moyen  d'autres  termes,  &  que  par-là  la  lignification  en  eft  déterminée. 
C'eft-là  le  feul  ufage  &  l'unique  fin  des  Définitions,  &  par  conféquent  l'u- 
nique régie  par  où  l'on  peut  juger  fi  une  définition  eft  bonne  ou  mauvaife. 
tes  idées  fimples       K    7.  Cela  pofé ,  je  dis  que  les  noms  des  Idées  fimples  ne  peuvent  point 

pourquoi  ne  ueu-    ,      •"    ,',,.    ■      o  r      ..  1        r     1  -rr         i>  t?       ■    -    •  1  -r 

*«nt èuedéfinies.  .être  définis, &  que  ce  lont  les  leuls  qui  ne  puillent  1  être.  En  voici  la  rauon. 
C'elt  que  les  difFérens  termes  d'une  Définition  lignifiant  différentes  idées, 
ils  ne  fauroient  en  aucune  manière  repréfenter  une  idée  qui  n'a  aucune 
compofition.  Et  par  conféquent,  une  Définition,  qui  n'elt  proprement 
autre  chofe  que  l'explication  du  fens  d'un  Mot  par  le  moyen  de  plufieurs 
autres  Mots  qui  ne  lignifient  point  la  même  chofe  ne  peut  avoir  lieu  dans 
les  noms  des  Idées  fimples. 

§.  8  Ces 


Des  Noms  des  Idées  Jîmçles.  L  i  v.  1 1 1.  339 

§.  8.  Ces  célèbres  vétilles  donc  on  fait  tant  de  bruit  dans  les  Eco-  Chap.  IV. 
les,  font  venues  de  ce  qu'on  n'a  pas  pris  garde  à  cette  différence  qui  j/0»v^J.lte d" 
fe  trouve  dans  nos  idées  &  dans  les  noms  dont  nous  nous  fervons  pour 
les  exprimer,  comme  il  eft  aifé  de  voir  dans  les  définitions  qu'ils  nous 
donnent  de  quelque  peu  d'Idées  fimples.  Car  les  plus  grands  Maîtres  dans 
l'art  de  définir,  ont  été  contraints  d'en  laiffer  la  plus  grande  partie  fans  les 
définir,  par  la  feule  impollibilité  qu'ils  y  ont  trouvé.  Le  moyen,  par 
exemple,  que  l'Efprit  de  l'homme  pût  inventer  un  plus  fin  galimathias  que 
celui  qui  elt  renfermé  dans  cette  Définition ,  L'Acte  d'un  Etre  en  puiffance 
enta;::  qu'il  eft  en  put  fiance  ?  Un  homme  raifonnable,  à  qui  elle  ne  feroit  pas 
connue  d'avance  par  fon  extrême  abfurdité  qui  l'a  rendue  ù  fameufe ,  feroit 
fans  doute  fort  embarraffe  de  conjecturer  quel  mot  on  pourroit  fuppofer 
qu'on  ait  voulu  expliquer  par-là.  Si,  par  exemple,  Ciceron  eût  demandé 
à  un  Flamand  ce  que  c'etoit  que  leiveeginge  &  que  le  Flamand  lui  en  eût 
donné  cette  explication  en  Latin,  Eft  Aclus  Emu  in  patent la  quatenus  in  po- 
tentia,  je  demande  fi  l'on  pourroit  fe  figurer  que  Ciceron  eût  entendu  par 
ces  paroles  ce  que  fignifioit  le  mot  de  bcwccginge  ou  qu'il  eût  même  pu 
conjecturer  quelle  étoit  l'idée  qu'un  Flamand  avoit  ordinairement  dans  l'Ef- 
prit, &  qu'il  vouloit  faire  connoître  à  une  autre  perfonne ,  lorfi ju'il  pronon- 
çoit  ce  *  mot-là.  *  Qui  Gguifis  «t 

§.  9.  Nos  Philofophes  modernes  qui  ont  taché  de  fe  défaire  du  jargon  ^uT^'on"' 
des  Ecoles  &  de  parler  intelligiblement,  n'ont  pas  mieux  réufîi  à  définir  les  »»*»"»«■«,  en 
idées  fimples ,  par  l'explication  qu'ils  nous  donnent  de  leurs  caufes  ou  par  y"'",oli' 
quelque  autre  voye  que  ce  foit.  Ainfi  les  Partifans  des  Atomes  qui  definif- 
fent  le  Mouvement,  Un pafiage  d'un  lieu  dans  un  autre,  ne  font  autre  chofe 
que  mettre  un  mot  fynonyme  à  la  place  d'un  autre.  Car  qu'efh-ce  qu'un 
pajjage  finon  un  mouvement  ?  Et  fi  l'on  leur  demandoit,  ce  que  c'efl  que 
pcijfage ,  comment  le  pourroient-ils  mieux  définir  que  par  le  terme  de  mou- 
vement? En  effet,  dire  qu'un paJJ.ige  eft  Un  mouvement  d'un  lieu  dans  un  «a- 
tre,  n'eft-ce  pas  s'exprimer  pour  le  moins  d'une  manière  aufli  propre  &  auffî 
fignificative  que  de  dire,  Le  Mouvement  eft  un  pacage  d'un  lieu  dans  î  autre} 
C'efl  traduire  &  non  pas  définir,  que  de  mettre  ainfi  deux  mots  de  la 
même  lignification  l'un  à  la  place  de  l'autre.  A  la  vérité,  quand  l'un  eft 
mieux  entendu  que  l'autre,  cela  peut  fervir  à  faire  connoître  quelle  idée  eft 
fignifiée  par  le  terme  inconnu  ;  mais  il  s'en  faut  pourtant  beaucoup  que  ce 
foit  une  définition,  à  moins  que  nous  ne  difions  que  chaque  mot  François 
qu'on  trouve  dans  un  Dictionnaire  eft  la  définition  du  mot  Latin  qui  lui  ré- 
pond ,  &  que  le  mot  de  mouvement  eft  une  définition  de  celui  de  motus.  Que 
û  l'on  examine  bien  la  définition  que  les  Cartéfiens  nous  donnent  du  Mou- 
vement, quand  ils  difent  que  c'eft  l'application  fuccejjîve  des  parties  de  la  far- 
face  d  :<u  Corps  aux  parties  d'un  autre  Corps ,  on  trouvera  qu'elle  n'eft  pas 
meilleure. 

§.   10.  L'Aile  de  Tranfparent  entant  que  tranfparent ,  eft  une  autre  défini-  Antre  ex-fm^'e  ti- 
tion  que  les  Peripateticiens  ont  prétendu  donner  d'une  Idée  fimple,  qui  rc  Je  !»£««>**. 
n'eft  pas  dans  le  fond  plus  abfurdeque  celle  qu'ils  nous  donnent  du  Mouve-" 
ment,  mais  qui  paroit  plus  vifiblement  inutile,  &  ne  lignifier  abfjiument 

V  v  2  rien; 


34e 


Des  Noms  des  Idées  fimples.  Liv.  III. 


Cil  A?.  III.  rien;  parce  q:;e  l'expérience  convaincra  aifément  quiconque  y  fera  refle- 
xion, qu'elle  ne  peut  faire  entendre  à  un  Aveugle  le  mot  de  lumière  dont 
on  veut  qu'elle  foit  l'explication.  La  définition  du  Mouvement  ne  paroît 
pas  d'abord  fi  frivole,  parce  qu'on  ne  peut  pas  la  mettre  à  cette  épreuve. 
Car  cette  Idée  fimple  s'introduifant  dans  l'Efprit  par  l'attouchement  auffi 
bien  que  par  la  vue,  il  eft  impoffible  de  citer  quelqu'un  qui  n'ait  point  eu 
d'autre  moyen  d'acquérir  l'idée  du  Mouvement  que  par  la  fimple  définition 
de  ce  Mot.  Ceux  qui  difent  que  la  Lumière  eft  un  grand  nombre  de  petits 
globules  qui  frappent  vivement  le  fond  de  l'œuil,  parlent  plus  intelligible- 
ment qu'on  ne  parle  fur  ce  fujet  dans  les  Ecoles  :  mais  que  ces  mots  foient 
entendus  avec  la  dernière  évidence,  ils  ne  fauroient  pourtant  jamais  faire 
que  l'idée  lignifiée  par  le  mot  de  Lumière  foit  plus  connue  à  un  homme  qui 
ne  l'entend  pas  auparavant ,  que  fi  on  lui  difoit  que  la  Lumière  n'eft  autre 
chofe  qu'un  amas  de  petites  balles  que  des  Fées  pouffent  tout  le  jour  avec 
des  raquettes  contre  le  front  de  certains  hommes ,  pendant  qu'elles  négli- 
gent de  rendre  le  même  fervice  à  d'autres.  Car  fuppofé  que  l'explication  de 
la  chofe  foit  véritable ,  cette  idée  de  la  caufe  de  la  Lumière  auroit  beau  nous 
être  connue  avec  toute  l'exactitude  polïible,  elle  ne  ferviroit  non  plus  à 
nous  donner  l'idée  de  la  Lumière  même,  entant  que  c'eft  une  perception 
particulière  qui  eft  en  nous,  que  l'idée  de  la  figure  &  du  mouvement  d'une 
épingle  nous  pourroit  donner  l'idée  de  la  douleur  qu'une  épingle  eft  capa- 
ble de  produire  en  nous.  Car  dans  toutes  les  Idées  fimples  qui  nous  vien- 
nent par  un  feul  Sens,  la  caufe  de  la  fenlàtion,  &  la  fenfation  elle-même 
font  deux  idées,  &  qui  font  fi  différentes  &  fi  éloignées  l'une  de  l'autre, 
que  deux  Idées  ne  fauroient  l'être  davantage.  C'eft  pourquoi  les  Globules 
de  Defcartes  auroienc  beau  frapper  la  rétine  d'un  homme  que  la  maladie 
nommée  Gntta  ferena-  auroit  rendu  aveugle,  jamais  il  n'auroit,  par  ce  mo- 
yen, aucune  idée  de  lumière  ni  de  quoi  que  ce  foit  d'approchant,  encore 
qu'il  comprit  à  merveille  ce  que  font  ces  petits  Globules,  &  ce  que  c'eft 
que  frapper  un  autre  Corps.  Pour  cet  effet  les  Cartefiens  qui  ont  fort  bien 
compris  cela,  diftinguent  exactement  entre  cette  lumière  qui  eft  la  caufe  de 
la  fenfation  qui  s'excite  en  nous  à  la  vûë  d'un  Objet ,  &  entre  l'idée  qui 
eft  produite  en  nous  par  cette  caufe,  &  qui  eft  proprement  la  Lumière. 

§.  il.  Les  Idées  fimples  ne  nous  viennent,  comme  on  a  déjà  vu,  que 
par  le  moyen  des  impreflions  que  les  Objets  font  fur  notre  Efprit,  par  les 
organes  appropriez  à  chaque  efpéce.  Si  nous  ne  les  recevons  pas  de  cette 
manière,  tous  les  mats  qu'on  employeroit  pour  expliquer  ou  définir  quelqu'un  des 
noms  qu'on  donne  à  ces  Idées ,  ne  pourraient  jamais  produire  en  nous  F  idée  que 
cenomfigr.ifie.  Car  les  mots  n'étant  que  des  fons,  ils  ne  peuvent  exciter 
d'autre  idée  fimple  en  nous  que  celle  de  ces  fons  mêmes ,  ni  nous  faire  avoir 
aucune  idée  qu'en  vertu  de  la  liaifon  volontaire  qu'on  reconnoit  être  entre 
eux  &  ces  idées  fimples  dont  ils  ont  été  établis  lignes  par  l'umge  ordinaire. 
Qj.ie  celui  qui  penfe  autrement  fur  cette  matière,  éprouve  s'il  trouvera  des 
mots  qui  puiffent  lui  donner  le  goût  des  jinanas,  &  lui  faire  avoir  la  vraye 
idée  de  l'exqui-fe  faveur  de  ce  Fruit.  Que  fi  l'on  lui  dit  que  ce  goût  appro- 
che de  quelque  autre  goût,  dont  il  a  déjà  l'idée  dans  fa  Mémoire  où  elle  a 

été 


On  conr'nuë 
«i'ezpliquer 
pourquoi  les 
Idées  limî.si 
peuvent  être 
àcàoies. 


Des  Noms  des  Idées  Jitnples.  Liv.  III.  341 

été  imprimée  par  des  Objets  fenfibles  qui  ne  font  pas  inconnus  à  fon  palais,  Chap.  IV, 
il  peut  approcher'de  ce  goût  en  lui-même  félon  ce  degré  de  reïTemblancei 
Mais  ce  n'eil  pas  nous  l'aire  avoir  cette  idée  par  le  moyen  d'une  définition. 
C'eft  feulement  exciter  en  nous  d'autres  idées  (impies  par  leurs  noms  con- 
nus; ce  qui  fera  toujours  fort  différent  du  véritable  goût  de  ce  Fruit.  Il 
en  eft  de  même  à  l'égard  de  la  Lumière,  des  Couleurs  &  de  toutes  les  autres 
Idées  fimplcs;  car  la  lignification  des  fons  n'eft  pas  naturelle,  mais  impo- 
fée  par  une  inftitution  arbitraire.  C'eft  pourquoi  il  n'y  a  aucune  définition 
de  la  Lumière  ou  de  la  Rougeur  qui  foit  plus  capable  d'exciter  en  nous  aucu- 
ne de  ces  Idées,  que  le  fon  du  mot  lumière,  ou  rougeur  pourrait  le  faire  par 
lui-même.  Car  efpérer  de  produire  une  idée  de  lumière  ou  de  couleurpar 
un  fon,  de  quelque  manière  qu'il  foit  formé,  c'eft  fe  figurer  que  les  fons 
pourront  être  vus  ou  que  les  couleurs  pourront  être  ouïes;  &  attribuer  aux 
oreilles  la  fonction  de  tous  les  autres  Sens;  ce  qui  eft  autant  que  li  l'on  di- 
foit  que  nous  pouvons  goûter,  flairer ,  &  voir  par  le  moyen  des  oreilles; 
efpèce  de  Philofophie  qui  ne  peut  convenir  qu'à  Sancho  Pança  qui  avoit  la 
faculté  de  voir  Dulcinée  par  ouï-dire.  Soit  donc  conclu  que  quiconque  n'a 
pas  déjà  reçu  dans  fon  Efprit  par  la  porte  naturelle,  l'idée  fimple  qui  eft 
lignifiée  par  un  certain  mot ,  ne  fauroit  jamais  venir  à  connoître  la  lignifi- 
cation de  ce  Mot  par  le  moyen  d'autres  mots  ou  fons,  quels  qu'ils  piaffent 
être ,  de  quelque  manière  qu'ils  foient  joints  enfemble  par  aucunes  règles  de 
Définition  qu'on  puiffe  jamais  imaginer.  Le  feul  moyen  de  la  lui  faire  con- 
noître ,  c'eft  de  frapper  fes  Sens  par  l'objet  qui  leur  eft  propre  ,  &  de  pro- 
duire ainfi  en  lui  l'idée  dont  il  a  déjà  appris  le  nom.  Un  homme  aveugle 
qui  aimoit  l'étude,  s'etant  fort  tourmenté  la  tête  fur  lefujet  des  Objets  vi- 
fibles,  &  ayant  confulté  fes  Livres  &  fes  Amis  pour  pouvoir  comprendre  les 
mots  de  lumière  &  de  couleur  qu'il  rencontroit  fouvent  dans  fon  chemin  ,  dit 
un  jour  avec  une  extrême  confiance,  qu'il  comprenoit  enfin  ce  que  figni- 
fioit  XEcarhte.  Sur  quoi  fon  Ami  lui  ayant  demandé  ce  que  c'étoit  quel'E- 
carlate ,  C'efl ,  répondit-il ,  quelque  chofe  de  femblable  au  fon  de  la  Trempette. 
Quiconque  prétendra  découvrir  ce  qu'emporte  le  nom  de  quelque  autre 
Idée  fimple  par  le  feul  moyen  d'une  Définition ,  ou  par  d'autres  termes 
qu'on  peut  employer  pour  l'expliquer ,  fe  trouvera  juflement  dans  le  cas  de 
cet  Aveugle. 

g.   12.  Il  en  eft  tout  autrement  à  l'égard  des  Idées  complexes.     Comme  ^""J,"'^/*" 
elles  font  compofées  de  plufieurs  Idées  fimples  ,  les  Mots  qui  lignifient  les  céescompiexé» 
différentes  idées  qui  entrent  dans  cette  compofition,  peuvent  imprimer  dans  P"^5 set^p^s 
l'Efprit  des  Idées  complexes  qui  n'yavoient  jamais  été,  &  en  rendre  par  là  de  r-Aicen- 
les  noms    intelligibles.     C'eft  dans  de  telles  collections  d'Idées,  délignées  CieK 
par  un  feul  nom  qu'a  lieu  la  définition  ou  l'explication  d'un  Mot  par  plu- 
fieurs autres,  &  qu'elle  peut  nous  faire  entendre  les  noms  de  certaines  cho- 
fes  qui  n'étoient  jamais  tombées  fous  nos  Sens ,  &  nous  engager  à  for- 
mer des  Idées  conformes  à  celles  que  les  autres  hommes  ont  dans  l'Ef- 
prit, lorfqu'ils  fe  fervent  de  ces   noms-là;  pourvu  que    nul    des   termes 
de  la  Définition  ne  fignifie  aucune  idée  fimple,  que  celui  à  qui  on  la 
propofe,  n'ait  encore  jamais  eu  dans  l'Efprit.     Ainli,  le  mot  de  Statua- 

V  v  3  peut 


34i  Des  Noms  des  Idées /impies.  Liv.  III. 

C  a  A  r.  IV.  peut  bien  être  expliqué  à  un  Aveugle  par  d'autres  mots ,  mais  non  pas 
celui  de  peinture,  fes  Sens  lui  ayant  fourni  l'idée  de  la  figure,  &  non 
celle  des  couleurs,  qu'on  ne  fauroit  pour  cet  effet  exciter  en  lui  par 
le  fecours  des  mots.  C'efl:  ce  qui  fit  gagner  le  prix  au  Peintre  fur  le 
Statuaire.  Etant  venus  à  difputer  de  l'excellence  de  leur  Art,  le  Statuaire 
prétendit  que  la  Sculpture  devoit  être  préférée  à  caufe  qu'elle  s'étendoitplus 
loin,  &  que  ceux-là  mêmes  qui  étoient  privez  de  la' vue',  pouvoient  en- 
core s'appercevoir  de  fon  excellence.  Le  Peintre  convint  de  s'en  rappor- 
ter au  jugement  d'un  Aveugle.  Celui-ci  étant  conduit  où  étoit  la  Statué*  du 
Sculpteur  &  le  Tableau  du  Peintre,  on  lui  préfenta  premièrement  la  Sta- 
tue, dont  il  parcourut  avec  fes  mains  tous  les  traits  du  vifage  &  la  forme  du 
Corps ,  &  plein  d'admiration  il  exalta  l'addreiTe  de  l'Ouvrier.  Mais  étant 
conduit  auprès  du  Tableau,  on  lui  dit,  à  mefure  qu'il  étendoit  la  main 
deffiis,  que  tantôt  il  touchoit  la  tête,  tantôt  le  front,  les  yeux,  le  nez, 
&V.  à  mefure  que  fa  main  fe  mouvoit  fur  les  différentes  parties  delapeintu- 
re  qui  avoit  été  tirée  fur  la  Toile,  fans  qu'il  y  trouvât  la  moindre  diftinêlion  ; 
fur  quoi  il  s'écria  que  ce  devoit  être  fans  contredit  un  Ouvrage  tout-à-fait 
admirable  &  divin ,  puifqu'il  pouvoit  leur  repréfenter  toutes  ces  parties  où 
il  n'en  pouvoit  ni  fentir  ni  appercevoir  la  moindre  trace. 

§.  13.  Celui  qui  fe  ferviroit  du  mot  Arc-en-ciel,  en  parlant  à  une  perfon- 
ne  qui  connoîtroit  toutes  les  couleurs  dont  il  eft  compofé  mais  qui  n'au- 
roit  pourtant  jamais  vu  ce  Phénomène ,  définirait  fi  bien  ce  mot  en  repré- 
fentant  la  figure,  la  grandeur,  la  pofition  &  l'arrangement  des  Couleurs, 
qu'il  pourrait  le  lui  faire  tout-à-fait  bien  comprendre.  Mais  quelque  exac- 
te &  parfaite 'que  fût  cette  définition,  elle  ne  ferait  jamais  entendre  à  un 
Aveugle  ce  que  c'efl  que  l'Arc-en-ciel ,  parce  que  plufieurs  desidées  fim- 
ples  qui  forment  cette  Idée  complexe,  étant  de  telle  nature  qu'elles  ne  lui 
ont  jamais  été  connues  par  fenfation&  par  expérience,  iln'y  a  point  de  pa- 
roles qui  piaffent  les  exciter  dans  fon  Eiprit. 
Quand  les  §.   14.  Comme  les  Idées  limples  ne  nous  viennent  que  de  l'expérience  par 

comWt'"  ^e  moyen  des  Objets  qui  font  propres  à  produire  ces  perceptions  en  nous, 
veiuPëti'e'Sien-U  dès  que  notre  Eiprit  a  acquis  par  ce  moyen  une  certaine  quantité  de  ces 
par  ienftcoSJr$les  Mées »  avec  'a  connoilTance  des  noms  qu'on  leur  donne,  nous  fommes  en 
des  Mots.  état  de  définir,  &  d'entendre,  à  la  faveur  des  définitions,  les  noms  des  Idées 

complexes  qui  font  compofées  de  ces  Idées  fimples.  Mais  lorfqif  un  terme 
fignifie  une  idée  (impie  qu'un  homme  n'a  point  eu  encore  dans  l'Efprit , 
il  eft  impoiïible  de  lui  en  faire  comprendre  le  fenspar  des  paroles.  Au  con- 
traire, i\  un  ternie  fignifie  une  idée  qu'un  homme  connoit  déjà,  mais  fans 
favoir  que  ce  terme  enfoitle  ligne,  on  peut  lui  faire  entendre  le  fens  de  ce 
mot  par  le  moyen  d'un  autre  qui  fignifie  la  même  idée  &  auquel  il  eft  ac- 
coutumé. Mais  il  n'y  a  abfolument  aucun  cas  où  le  nom  d'aucune  idée  fim- 
p'e puiflè  être  défini. 
iv.  g.   15.  En  quatrième  lieu,  quoi  qu'on  ne  puiffe  point  faire  concevoir  la 

idleV  finies d"  fignification  précife  des  noms  des  Idées  limples  en  les  définiffant,  cela  n'em- 
fonr  les  moins     piéche  pourtant  pas  qu'en  général  ils  ne  foient  moins  douteux,  &  moins 
incertains  que  ceux  des  Modes  Mixtes  &  des  Subfiances.  Car  comme  ils  ne 

figni- 


Des  Noms  des  Idées  fimples.  L i  v.  I  î  I.  343 

fignifient  qu'une  fimplc  perception,  les  hommes  pour  l'ordinaire 's'accor-  Chap.  IV, 
dent -facilement  &  parfaitement  fur  leur  fignification;  &ainfi,  l'on  n'y 
trouve  pas  grand  fujet  de  fe  méprendre,  ou  de  difputer.  Celui  qui  fait  une 
fois  que  la  blancheur  eft  le  nom  de  la  Couleur  qu'il  a  obfervée  dans  la  Neige 
ou  dans  le  Lait ,  ne  pourra  guère  fe  tromper  dans  l'application  de  ce  mot, 
tandis  qu'il  conferve  cette  idée  dans  l'Efprit  ;  &  s'il  vient  à  la  perdre  entiè- 
rement, il  n'eft  plus  fujet  à  n'en  pas  prendre  le  vrai  fens,  mais  il  apperçoic 
qu'il  ne  l'entend  abfolument  point.  Il  n'y  a ,  dans  ce  cas ,  ni  multiplicité 
d'Idées  fimples  qu'il  faille  joindre  enfemble,  ce  qui  rend  douteux  les  noms 
des  Modes  mixtes  ;  ni  une  effence ,  fuppofée  réelle ,  mais  inconnue ,  accom- 
pagnée de  proprhétez  qui  en  dépendent  &  dont  le  jufte  nombre  n'eft  pas 
moins  inconnu,  ce  qui  met  del'obfcurité  dans  les  noms  des  Subftances.  Au 
contraire  dans  les  Idées  fimples  toute  la  fignification  du  nom  eft  connue  tout 
à  la  fois ,  &  n'eft  point  compofée  de  parties ,  de  forte  qu'en  mettant  un 
plus  grand  ou  un  plus  petit  nombre  de  parties  l'idée  puiffe  varier,  &  que  la 
fignification  du  nom  qu'on  lui  donne,  puiffe  être  par  conféquent  obfcure 
&  incertaine. 

g.   16.  On  peut  obferver,  en  cinquième  lieu,  touchant  les  Idées  fimples  v. 

&  leurs  noms,  qu'ils  n'ont  que  très-peu  de  fubordinations dans  ce  que  les  L?5  Id«5  fi"5- 
Logiciens  appellent  Linea  pradicamentalis ,  depuis  la  *  dernière  Efpéce  juf-  peu  de^uboVdi- 
qu'au  t  Genre  fuprême.     Et  la  raifon,  c'eft  que  la  dernière  Efpèce  n'étant  nations  da«  ce 

*    »  r      I      tj  -      r         1  •  •  i_  r   •  •    1ue  les  L°g'- 

qu  une  leule  Idée  limple,  on  nen  peut  rien  retrancher  pour  faire  que  ce  qui  ciens  nomment 
la  diftingue  des  autres  étant  ôté,  elle  puiffe  convenir  avec  quelque  autre  ^'"/£r**v"' 
chofe  par  une  idée  qui  leur  foit  commune  à  toutes  deux,  &  qui  n'ayant  *  S/>«»«  ™fi**, 
qu'un  nom,  foit  le  genre  des  deux  autres:  par  exemple,  on  ne  peut  rien  L»!"*5^" 
retrancher  de  l'idée  du  Blanc  &  du  Rouge  pour  faire  qu'elles  conviennent 
dans  une  commune  apparence,  &  qu'ainli  elles  ayent  un  feu!  nom  général, 
comme  lorfque  la  faculté  de  raifonner  étant  retranchée  de  l'idée  complexe 
ai1  Homme y  la  fait  convenir  avec  celle  de  Bête,  dans  l'idée  &  la  dénomina- 
tion plus  générale  ôH Animal.     C'eft  pour    cela  que ,  lorfque  les  hommes 
fouhaitans  d'éviter  de  longues  &  ennuyeufes  énumerations  ont  voulu  com- 
prendre le  Blanc  &  le  Rouge  &  plufieurs  autres  femblables  Idées  fimples 
fous  un  feul  nom  général,  ils  ont  été  obligez  de  le  faire  par  un  mot  qui  ex- 
prime uniquement  le  moyen  par  où  elles  s'introduifent  dans  l'Efprit.     Car 
lorfque  le  Blanc,  le  Rouge  &  le  Jaune  font  tous  compris  fous  le  Genre  ou 
le  nom  de  Couleur ,  cela  ne  défigne  autre  chofe  que  ces  Idées  entant  qu'elles 
font  produites  dans  l'Efprit  uniquement  par  la  vue,  &  qu'elles  n'y  entrent 
qu'à  travers  les  yeux.     Et  quand  on  veut  former  un  terme  encore  plus  gé- 
néral qui  comprenne  les  Couleurs,  les  Sons  &  femblables  Idées  fimples,  on 
fe  fert  d'un  mot  qui  lignifie  toutes  ces  fortes  d'Idées  qui  ne  viennent  dans 
l'Efprit  que  par  un  feul  Sens;  &  ainfi  fous  le  terme  général  de  Qualité pris 
dans  le  fens  qu'on  lui  donne  ordinairement  on  comprend  les  Couleurs ,  les 
Sons,  les  Goûts,  les  Odeurs  &  les  Qjialitez  tactiles, pour  les  diftinguerde 
l'Etendue,  du  Nombre,  du  Mouvement,  du  PJaifir  &  de  la  Douleur  qui 
agiflent  fur  l'Efprit  &  y  introduifent  leurs  idées  par  plus  d'un  Sens. 

§.   î".  En  Gxiéme  heu  ,  une  différence  qu'il  y  a  entre  les  noms  des  Idées  'vi. 


344 


Des  Noms  des  Modes  mixtes  L  i  v.  III. 


CîIAP.    IV. 

Idées  (impies 
emportent  des 
idées  qui  ne 
font  nullement 
libituires. 


fhnples,  des  Subfiances  &  des  Modes  mixtes,  c'eft  que  ceux  des  Modes 
mixtes  défignent  des  Idées  parfaitement  arbitraires ,  qu  il  n'en  ejl  pas  tout-n-fait 
de  même  de  ceux  des  Subftances ,  puifqu'ils  fe  rapportent  à  un  modelle,  quoi 
que  d'une  manière  un  peu  vague,  &  enfin  que  les  noms  des  Idées  [impies  font 
entièrement  pris  de  l'exiftence  des  chofes  £s?  ne  font  nullement  arbitraires.  Nous 
verrons  dans  les  Chapitres  fuivans  quelle  différence  naît  de  là  dans  la  lignifi- 
cation des  noms  de  ces  trois  fortes  d'Idées. 

Quant  aux  noms  des  Modes  fimples ,  ils  ne  différent  pas  beaucoup  de 
ceux  des  idées  fimples. 


CHAPITRE     V. 


Chap.   V. 


Des  Noms  des  Modes  Mixtes,  &  des  Relations. 


Les  noms  des 

Modes  mixtes 
lignifient  des 
Idées  abftraites, 
comme  Jes  au- 
tres  noms    gctie 
raux. 


I. 

Les    Idées    qu'i's 
lignifient,   font 
formées  par 
l'Entend  :ment. 


II. 

Elles  font  for. 
mecs  arbitrai- 
rement S<  fans 
modèles. 


§.  1.  T  Es  noms  des  Modes  mixtes  étant  généraux,  ils  lignifient,  com- 
1__/  me  il  a  été  dit,  des  Efpèces  de  chofes  dont  chacune  a  fon  effence 
particulière.  Et  les  effences  de  ces  Efpèces  ne  font  que  des  Idées  abftraites , 
auxquelles  on  a  attaché  certains  noms.  Jufque-là  les  noms  &  les  effences 
des  Modes  mixtes  n'ont  rien  qui  ne  leur  foit  commun  avec  d'autres  Idées: 
mais  fi  nous  les  examinons  de  plus  près ,  nous  y  trouverons  quelque  cho- 
fe  de  particulier  qui  peut-être  mérite  bien  que  nous  y  faffions  attention. 

§.  2.  La  première  chofe  que  je  remarque,  c'eft  que  les  Idées  abftraites, 
ou,  fi  vous  voulez,  les  Effences  des  différentes  Efpèces  de  Modes  mixtes 
font  formées  par  l'Entendement,  en  quoi  elles  différent  de  celles  des  Idées 
fimples,  car  pour  ces  dernières  l'Efprit  n'en  fauroit  produire  aucune;  il 
reçoit  feulement  celles  qui  lui  font  offertes  par  l'exiftence  réelle  des  chofes 
qui  agiffent  fur  lui. 

§.  3.  Je  remarque,  après  cela,  que  les  Effences  des  Efpèces  des  Modes 
mixtes  font  non  feulement  formées  par  l'Entendement,  mais  qu'elles  font 
formées  d'une  manière  purement  arbitraire,  fans  modèle,  ou  rapport  à 
aucune  exiftence  réelle.  En  quoi  elles  différent  de  celles  des  Subftances  qui 
fuppofent  quelque  Etre  réel,  d'où  elles  font  tirées,  &  auquel  elles  font  con- 
formes. Mais  dans  les  Idées  complexes ,  que  l'Efprit  fe  forme  des  Modes 
mixtes,  il  prend  la  liberté  de  ne  pasfuivre  exactement  l'exiftence  des  Cho- 
fes. Il  affemble,  &  retient  certaines  combinaifons  d'idées,  comme  autant 
d' 'Idées  fpécifques  &  diftinctes,  pendant  qu'il  en  laiffeà  quartier  d'autres  qui 
fe  préfentent  auffi  fouvent  dans  la  Nature,  &  qui  font  auffi  clairement  fug- 
gerées  par  les  chofes  extérieures ,  fans  les  défigner  par  des  noms ,  ou  des 
lpécifications  diftinctes.  L'Efprit  ne  fepropofe  pas  non  plus  dans  les  Idées 
des  Modes  mixtes ,  comme  dans  les  Idées  complexes  des  Subftances,  de  les 
examiner  par  rapport  à  l'exiftence  réelle  des  Chofes,  ou  de  les  vérifier  par 
des  modèles  qui  exiftent  dans  la  Nature,  compofez  de  telles  idées  particu- 
lières. Par  exemple,  fi  un  homme  veut  favoir  fi  fon  idée  de  \  adultère  ou" 
ôzVweJle  eft  exaèle,  ira-t-il    la  chercher  parmi  les  chofes  actuellement 

exiftan- 


Des  Noms  des  Modes  Mixtes.  Liv.  M.  345" 

exiftantes  ?  Ou  bien ,  eft-ce qu'une  telle  idée  eft  véritable,  parce  que  quel-  Chap.  V. 
qu'un  a  été  témoin  de  l'aftion  qu'elle  fuppore  ?  Nullement.     Il  fuffit  pour 
cela  que  les  hommes  ayent  réuni  une  telle  Colleélion  dans  une  feule  Idée 
complexe,  qui  dès-là  devient  modèle  original  &  idée  fpecifique,  foit qu'u- 
ne telle  aftion  ait  été  commife,  ou  non. 

§.  4.  Pour  bien  comprendre  ceci,  il  nous  faut  voir  en  quoi  confifte  la  comment  cela? 
formation  de  ces  fortes  d'Idées  complexes.  Ce  n'eft  pas  à  faire  quelque 
nouvelle  Idée,  mais  à  joindre  enfemble  celles  que  l'Efprit  a  déjà.  Et  dans 
cette  occafion,  l'Efprit  fait  ces  trois  chofes :  Premièrement,  il  choifit  un 
certain  nombre  d'Idées;  en  fécond  lieu,  il  met  une  certaine  liaifon  entre 
elles,  &  les  réunit  dans  une  feule  idée;  enfin  il  les  lie  enfemble  par  unfeul 
nom.  Si  nous  examinons  comment  l'Efprit  agit ,  quelle  liberté  il  prend  en 
cela,  nous  verrons  fans  peine  comment  les  EfTences des  Efpèces  des  Modes 
mixtes  font  un  ouvrage  de  l'Efprit  ;  &  que  par  conféquent  les  Efpèces  mê- 
me font  de  l'invention  des  hommes. 

g.  5.  Quiconque  confiderera  qu'on  peut  former  cette  forte  d'Idées  com-     il  patch  ii\. 
plexes,  les  abflraire,  leur  donner  des  noms  ,&  qu'ainfi  l'on  peut  conftituer  leTfonT'arTiwi- 
une  Efpèce  diftinète  avant  qu'aucun  Individu  de  cette  Efpèce  ait  jamais  ex-  |,«  «  «  que 
ifté,  quiconque,  dis-je,  fera  reflexion  fur  tout  cela,  ne  pourra  douter  que  de  tbiskIb.  foû- 
ces  Idées  de  Modes  mixtes  ne  foient  faites  par  une  combinaifon  volontaire  ften^dTia!  "'" 
d'Idées  réunies  dans  l'Efprit.     Qui  ne  voit ,  par  exemple ,  que  les  hommes  choie  quelle 
peuvent  former  en  eux-mêmes  les  idées  de  facrilege  ou  d' 'adultère ,  &  leur  "Parente. 
donner  des  noms,  en  forte  que  par-là  ces  Efpèces  de  Modes  mixtes  pour- 
roient  être  établies  avant  que  ces  chofes  ayent  été  commifes,&  qu'on  en  pour- 
roit  difcourir  aufli  bien ,  &  découvrir  fur  leur  fujet  des  véritez  auffi  certai- 
nes, pendant  qu'elles  n'exiileroient  que  dans  l'Entendement, qu'on fauroit 
le  faire  à  préfent  qu'elles  n'ont  que  tropfouvent  une exifbence réelle?  D'où 
il  paroît  évidemment  que  les  Efpèces  des  Modes  mixtes  font  un  Ouvrage  de 
l'Entendement,  où  ils  ont  une  exiftence  aufli  propre  à  tous  les  ufages  qu'on 
en  peut  tirer  pour  l'avancement  de  la  Vérité ,  que  lorfqu'ils  exiftent  réelle- 
ment.    Et  l'on  ne  peut  douter  que  les  Législateurs  n'ayent  fouvent  fait  des 
Loix  fur  des  efpèces  d'Aclions  qui  n'étoient  que  des  Ouvrages  de  leur  En- 
tendement, c'efl-à-dire,  des  Etres  qui  n'exiftoient  que  dans  leur  Efprit.  Je 
ne  croi  pas  non  plus  que  perfonne  nie ,  que  la  Refurretlion  ne  fût  une  Efpè- 
ce de  Mode  mixte,  qui  exiiloit  dans  l'Efprit  avant  que  d'avoir  hors  de  là  une 
exiflence  réelle. 

§.  6.  Pour  voir  avec  quelle  liberté  ces  EfTences  des  Modes  mixtes  font  Exemples  tirez 
formées  dans  l'Efprit  des  hommes,  il  ne  faut  que  ietter  les  yeux  fur  la  plu-  «|u  M"'r'">  de 
part  de  celles  qui  nous  lont  connues.  Un  peu  de  reflexion  que  nous  lerons 
fur  leur  nature  nous  convaincra  que  c'efl  l'Efprit  qui  combine  en  une  feule 
Idée  complexe  différentes  Idées  difperiees  ,&  indépendantes  les  unes  des  au- 
tres, &  qui  par  le  nom  commun  qu'il  leur  donne,  les  fait  être  l'eflence  d'u- 
ne certaine  Efpèce ,  fans  fe  régler  en  cela  fur  aucune  liaifon  qu'elles  ayent 
dans  la  Nature.  Car  comment  l'Idée  d'un  homme  a-t-elle  une  plus  grande 
liaifon  dans  la  Nature  que  celle  d'une  Brebis  avec  l'idée  de  tuer,  pour  que 
celle-ci  jointe  à  celle  d'un  homme  devienne  l'Efpèce  particulière  d'une  ac- 

Xx  tioo 


'34-6  Des  Noms  des  Modes  Mixtes.  Liv.  III. 

i 
Chap.    V.   'tion  lignifiée  par  le  mot  de  Meurtre,  &  non  quand  elle  elt  jointe  avec  l'idée 
d'une  Brebis  ?  Ou  bien ,  quelle  plus  grande  union  l'idée  de  la  relation  de  Pe'- 
rea-t-elle,  dans  la  Nature,  avec  celle  de  tuer,  que  cette  dernière  idée  n'en 
a  avec  celle  de  Fils  ou  de  yeiftn  ,  pour  que  ces  deux  premières  Idées  foienc 
combinées  dans  une  feule  Idée  complexe,  qui  devient  par-là  l'efTence  de 
cette  Efpèce  diftincte  qu'on  nomme  Parricide,  tandis  que  les  autres  ne  cons- 
tituent point  d'Efpèce  diftinCte  ?  Mais  quoi  qu'on  ait  fait  de  faction  de 
tuer  fon  Père  ou  fa  Mère  une  efpèce  diflincfe  de  celle  de  tuer  fon  Fils  ou  fa 
Fille,  cependant  en  d'autres  cas,  le  Fils  &  la  Fille  font  combinez  avec  la 
même  aftion  auffi  bien  que  le  Père  &  la  Mère,  tous  étant  également  com- 
pris dans  la  même  Efpèce ,  comme  dans  celle  qu'on  nomme  Incefle.  C'elt 
ainfi  que  dans  les  Modes  mixtes  l'Efprit  réunit  arbitrairement  en  Idées  com- 
plexes telles  Idées  fimples  qu'il  trouve  à  propos;  pendant  que  d'autres  qui 
ont  en  elles-mêmes  autant  de  liaifon  enfemble,  font  laiffées  défunies ,  fans 
être  jamais  combinées  en  une  feule  Idée,  parce  qu'on  n'a  pas  befoin  d'en 
parler  fous  une  feule  dénomination.     Il  efl,  dis-je ,  évident  que  l'Efprit 
réunit  par  une  libre  détermination  de  fa  Volonté,  un  certain  nombre  d'I- 
dées qui  en  elles-mêmes  n'ont  pas  plus  de  liaifon  enfemble  que  les  autres 
dont  il  néglige  de  former  de  femblables  combinaifons.  Et  fi  celan'étoitain- 
fi,  d'où  vient  qu'on  fait  attention  à  cette  partie  des  Armes  par  où  commen- 
ce la  blelfure,  pour  conftituer  cette  Efpèce  d'AcFion  diftinfte  de  toute  au- 
tre ,  qu'on  appelle  en  Anglois  (  i  )  Stabbing,  pendant  qu'on  ne  prend  garde  ni 
à  la  figure  ni  à  la  matière  de  l'Arme  même  ?  Je  ne  dis  pas  que  cela  fe  falfe 
fans  raifon.     Nous  verrons  le  contraire  tout  à  l'heure.  Je  dis  feulement  que 
cela  fe  fait  par  un  libre  choix  de  l'Efprit  qui  va  par-là  à  fes  fins  ;  &  qu'ain- 
fi  les  Efpèces  des  Modes  mixtes  font  l'Ouvrage  de  l'Entendement  :  &  il  efr. 
vifible  que  dans  la  formation  de  la  plupart  de  ces  Idées  l'Efprit  n'en  cherche 
pas  les  modèles  dans  la  Nature,  &  qu'il  ne  rapporte  pas  ces  Idées  à  l'exif- 
tence  réelle  des  chofes ,  mais  aiïemble  celles  qui  peuvent  le  mieux  fervir  à 
fon  defiein,  fans  s'obliger  à  une  jufte  &  précife  imitation  d'aucune  chofe 
réellement  exiflante. 
tes  liits  des         §.  7.  Mais  quoi  que  ces  Idées  complexes  ou  Eifences  des  Modes  mixtes 
^,fSqu-«Wtiai.  dépendent  de  l'Efprit  qui  les  forme  avec  une  grande  liberté,  elles  ne  font 
r«  font  pourtant  pourtant  pas  formées  au  hazard,  &.  entaifées  enfemble  fans  aucune  raifon. 

proportionnées       r  r  Fn- 

su  Dut  qu'on  fe  J-.H- 

prnoofê,  dans  le 

Langage.  (1)  Rien  ne  prouve  mieux  le  raifonnement  de  Stabbing.  Le  terme  François  qui  en  approche 
Mr.  Loche  fur  ces  fortes  d'Idées  qu'il  nomme  le  plus,  efl  celui  de  poignarder;  mais  il  n'expri- 
Modes  >»/'.■««  que  l'impoffibiliié  qu'il  y  adetra-  me  pas  précifément  la  même  idée.  Car  pot- 
duire  en  François  ce  mot  de  Stabbing,  dont  l'u-  gnarder  lignifie  feulement  bit  [fer ,  tuer  avec  un 
fage  eft  fondé  fur  une  Loi  d'Angleterre,  par  la-  poignard ,  forte  d' Arme  pour  frapper  delà  pointe, 
quelle  celui  qui  tue  un  homme  en  le  frappant  plus  courte  qu'une  èpée  :  au  lieu  que  le  mot  An- 
d"e(toc  eft  condamné  à  la  mort  fans  efpérance  glois  Stab  fignifie ,  tuer  en  frappant  de  la  poin- 
de  pardon,  au  lieu  que  ceux  qui  tuent  en  frap-  te  d'une  Arme  propre  à  cela  De  forte  que  la 
pant  du  tranchant  de  l'épée  ,  peuvent  obtenir  feule  chofe  quiconftituê  cette  rifpèce  d'aâion, 
grâce  La  Loi  ayant  confideré  différemment  c'eit  de  tuer  de  la  pointe  d'une  Arme  ,  courte 
ces  deux  actions,  on  a  été  obligé  de  faire  de  ou  longue  ,  il  n'importe;  ce  qu'on  ne  peut  ex- 
cet  acte  de  tuer  en  fr-apfant  d'efloc une  Efpèce  primer  en  François  par  un  l'eul  mot,  û  je  ne 
particulière ,  &  de  la  défignet  par  ce  mot  de  me  trompe. 


Des  Noms  des  Modes  Mixtes.  Liv  III.  347 

Encore  qu'elles  ne  foient  pas  toujours  copiées  d'après  nature,  elles  fonttoû-  Ciup.  V. 
jours  proportionnées  à  la  fin  pour  laquelle  on  forme  des  Idées  abftraites  ;  & 
quoi  que  ce  foient  des  combinaifons  compofées  d'Idées  qui  font  naturelle- 
ment allez  défunies  &  qui  ont  entre  elles  auffi  peu  de  liaifon  que  plufieurs 
autres  que  l'Efpric  ne  combine  jamais  dans  une  feule  idée,  elles  font  pour- 
tant toujours  unies  pour  la  commodité  de  l'entretien  qui  eft  la  principale 
fin  du  Langage.  L'ufage  du  Langage  eft  de  marquer  par  des  fons  courts 
d'une  manière  facile  «Si  prompte  des  conceptions  générales ,  qui  non  feule- 
ment renferment  quantité  de  chofes  particulières ,  mais  aufii  une  grande  va- 
riété d'idées  indépendantes,  raffemblées  dans  une  feule  Idée  complexe.  C'eft- 
pourquoi  dans  la  formation  des  différentes  Efpèces  de  Modes  mixtes ,  les 
hommes  n'ont  eu  égard  qu'à  ces  combinaifons  dont  ils  ont  occafion  de  s'en- 
tretenir enfemble.  Ce  font  celles-là  dont  ils  ont  formé  des  Idées  comple- 
xes diftincles,  &  auxquelles  ils  ont  donné  des  noms,  pendant  qu'ils  en laif- 
fent  d'autres  détachées  qui  ont  une  liaifon  auffi  étroite  dans  la  Nature, fans 
fonger  le  moins  du  monde  à  les  réunir.  Car  pour  ne  parler  que  des  A  étions 
humaines ,  s'ils  vouloient  former  des  idées  difîinétes  &  abftraites  de  toutes 
les  variétez  qu'on  y  peut  remarquer,  le  nombre  de  ces  Idées  iroità  l'infini; 
&  la  Mémoire  feroit  non  feulement  confondue  par  cette  grande  abondan- 
ce, mais  accablée  fans  néceffité.  Il  fuffit  que  les  hommes  forment  &  dé- 
fignent  par  des  noms  particuliers  autant  d'Idées  complexes  de  Modes  mixtes, 
qu'ils  trouvent  qu'ils  ont  befoin  d'en  nommer  dans  le  cours  ordinaire  des 
affaires.  S'ils  joignent  à  l'idée  de  tuer  celle  de  Père  ou  de  Mère,  &  qu'ainfi 
ils  en  faffent  une  Efpèce  diftinéte  du  meurtre  de  fon  Enfant  ou  de  fon  voi- 
lin,  c'eft  à  caufe  de  la  différente  atrocité  du  crime,  &  dufupplice  qui  doit 
être  infligé  à  celui  qui  tuë  fon  Père  ou  fa  Mère ,  différent  de  celui  qu'on 
doit  faire  fouffrir  à  celui  qui  tuë  fon  Enfant  ou  fon  voifin.  Et  c'eft  pour 
cela  auffi  qu'on  a  trouvé  néceffaire  de  le  défigner  par  un  nom  diftinft ,  ce 
qui  eft  la  fin  qu'on  fe  propofe  en  faifant  cette  combinaifon  particulière. 
Mais  quoi  que  les  Idées  de  Mère  &  de  Fille  foient  traitées  fi  différemment 
par  rapport  à  l'idée  de  tuer,  que  l'une  y  eft  jointe  pour  former  une  idée  dif 
tinéle  &  abftraite,  défignée  par  un  nom  particulier,  &  pour  conftituer 
par  même  moyen  une  Efpèce  diftincte ,  tandis  que  l'autre  n'entre  point  dans 
une  telle  combinaifon  avec  l'idée  de  meurtre ,  cependant  ces  deux  Idées  de 
Mère  &  de  Tille  confiderées  par  rapport  à  un  commerce  illicite  font  égale- 
ment renfermées  fous  l'incejle,  &  cela  encore  pour  la  commodité  d'expri- 
mer par  un  même  nom  &  de  ranger  fous  une  feule  Efpèce  ces  conjonctions 
impures  qui  ont  quelque  chofe  de  plus  infâme  que  les  autres;  ce  qu'on  fait 
pour  éviter  des  circonlocutions  choquantes,  ou  des  deferiptions  qui  ren- 
draient le  difeours  ennuyeux. 

§.  8-  H  ne  faut  qu'avoir  une  médiocre  connoiffance  de  différentes  Lan-  ^"^'uées'det 
gués  pour  être  convaincu  fans  peine  de  la  vérité  de  ce  que  je  viens  de  dire,  Modes  mixtes 
que  les  hommes  forment  arbitrairement  diverfes  Efpèces  de  Modes  mixtes,  ^ai°ement  "a-' 
car  rien  rfejl  plus  ordinaire  que  de  trouver  quantité  de  mots  dans  une  Langue  rée  de  ce  que 
auxquels  il  n'y  en  a  aucun  dans  axe  autre  Langue  qui  leur  réponde.  Ce  qui  dwTangu" 
montre  évidemment,  que  ceux  d'un  même  Païs  ont  eu  befuinen    conlè-  ne  peuvent  eue 

*     *  v  ttaduits  dans 

A  X   1  quen-  une  autre. 


348  Des  Noms  des  Modes  Mixtes.  Liv.  Iiî. 

Ce  a  p.  V.  quence  de  leurs  coutumes  &  de  leur  manière  de  vivre  ,  de  former  plufieurs 
Idées  complexes  &  de  leur  donner  des  noms,  que  d'autres  n'ont  jamais  réuni 
en  Idées  fpécifïques.  Ce  qui  n'aurait  pu  arriver  de  la  forte,  fi  ces  Efpeccs 
étoient  un  confiant  ouvrage  de  la  Nature ,  &  non  des  combinaifons  for- 
mées &  abfiraites  par  l'Efprit  pour  la  commodité  de  l'entretien ,  après  qu'on 
les  a  défignées  par  des  noms  diftincts.  Ainfi  l'on  auroit  bien  de  la  peine  à 
trouver  en  Italien  ou  en  Efpagnol  qui  font  deux  Langues  fort  abondantes, 
des  mots  qui  répondifTent  aux  termes  de  notre  Jurifprudence  qui  ne  font  pas 
de  vains  fons  :  moins  encore  pourroit-on ,  à  mon  avis ,  traduire  ces  termes  en 
Langue  Caribe  ou  dans  les  Langues  qu'on  parle  parmi  les  Jrcquois  &  les  Kirijli- 
nous.  Il  n'y  a  point  de  mots  dans  d'autres  Langues  qui  répondent  au  mot  vcrfura 
ufité  parmi  les  Romains ,  ni  à  celui  de  corban,  dont  fe  ferraient  les  Juifs.  Il  efl 
aifé  d'en  voir  la  raifon  par  ce  que  nous  venons  de  dire.  Bien  plus  ;  fi  nous 
voulons  examiner  la  choie  d'un  peu  plus  près ,  &  comparer  exactement  di- 
verfes  Langues ,  nous  trouverons  que  quoi  qu'elles  ayent  des  mots  qu'on 
fuppofedans  les  (1)  Traductions  &  dans  les  Dictionnaires  fe  répondre  l'un  à 
l'autre,  à  peine  y  en  a-t-il  un  entre  dix,  parmi  les  noms  des  Idées  com- 
plexes ,  &  fur-tout ,  des  Modes  mixtes ,  qui  fignifie  précifément  la  même 
idée  que  le  mot  par  lequel  il  eft  traduit  dans  les  Dictionnaires.  Il  n'y  a 
point  d'idées  plus  communes  &  moins  compofées  que  celles  des  mefures  du 
Temps ,  de  l'Etendue  &  du  Poids.  On  rend  hardiment  en  François  les. 
mots  Latins,  hora^  pes,  &  libra  par  ceux  d 'heure ,  de  fié  &  de  livre  .'ce- 
pendant il  efl  évident  que  les  idées  qu'un  Romain  attachoit  à  ces  mots  La- 
tins étoient  fort  différentes  de  celles  qu'un  François  exprime  par  ces  mots 
François.  Et  qui  que  ce  fût  des  deux  qui  viendroit  à  fe  fervir  des  mefures 
que  l'autre  défigne  par  des  noms  ufitez  dans  fa  Langue,  fè  méprendrait  in- 
failliblement dans  fon  calcul,  s'il  les  regardoit  comme  les  mêmes  que  celles 
qu'il  exprime  dans  la  fienne.  Les  preuves  en  font  trop  fenfibles  pour  qu'on 
puifTe  le  révoquer  en  doute  ;  &  c'efl  ce  que  nous  verrons  beaucoup  mieux 
dans  les  noms  des  Idées  plus  abfiraites  &  plus  compofées ,  telles  que  font  la. 
plus  grande  partie  de  celles  qui  çompofent  les  Difcours  de  Morale  :  car  fi 
l'on  vient  à  comparer  exactement  les  noms  de  ces  Idées  avec  ceux  par  lef- 
quels  ils  font  rendus  dans  d'autres  Langues,  on  en  trouvera  fort  peu  qui  cor- 
refpondent  exactement  dans  toute  l'étendue  de  leurs  fignifications. 

on  a  formé  Hes        §.  o.  La  raifon  pourquoi  j'examine  ceci  d'une  manière  fi  particulière,. 

des  mUtKp^r    c'e^  a^n  (lue  nous  ne  nous  trompions  point  fur  les  Genres,  les  Efpèces  &. 

s'entretenir  com-  leurs  EiTences ,  comme  fi  c'étoient  des  chofes  formées  régulièrement  & 
conflamment  par  la  Nature ,  &  qui  eufTent  une  exiflence  réelle  dans  les  cho- 
fes mêmes;  puifqu'il  paraît,  après  un  examen  un  peu  plus  exacl,  que  ce 
n'efl  qu'un  artifice  dont  l'Efprit  s'efl  avifé  pour  exprimer  plus  aifément  les. 
collections  d'Idées  dont  il  avoit  fouvent  occafion  de  s'entretenir,  par  un 
feul  terme  général,  fous  lequel  diverfes  chofes  particulières  peuvent  être 

com- 

(1)  Snrs  a"er  plus  loin,  cette  Traduction  en  eft  une  preuve,  comme  on  peut  le  voir  par, 
quelques  Remarques  que  j'ai  été  obligé  de  faire  pour  en  avertir  le  Lecleur. 


Des  Noms  des  Modes  Mixtes.  Liv.  III.  3457 

comprifes,  autant  qu'elles  conviennent  avec  cette  idée  abftraite.  Que  fi  la  Chap,  V. 
lignification  douteufe  du  mot  E/péce  fait  que  certaines  gens  font  cho- 
quez de  m'entendre  dire  que  les  Efpèces  des  Modes  mixtes  font  formées  par 
l'Entendement,  je  croi  pourtant  que  perfonne  ne  peut  nier  que  cène  foie 
l'Efprit  qui  forme  ces  idées  complexes  &  abftraites  auxquelles  les  noms  fpé- 
cifiques  ont  été  attachez.  Et  s'il  eft  vrai ,  comme  il  l'eit  certainement, 
que  l'Efprit  forme  ces  modèles  pour  réduire  lesChofes  en  Efpèces ,  &  leur 
donner  des  noms ,  je  laide  à  penfer  qui  c'eft  qui  fixe  Jes  limites  de  chaque 
Sorte  ou  Efpèce,  car  ces  deux  mots  font  chez  moi  tout-à-fait  fynonymes. 

J.   10.  L'étroit  rapport  qu'il  y  a  entre  les  Effeces ,  les  Effences  &  leurs  Dans  les  Modes 
noms  généraux ,  du  moins  dans  les  Modes  mixtes,  paroîtra  encore  davanta-  nomVuï'nè  én- 
ge ,  fi  nous  confiderons  que  c'eft  le  nom  qui  femble  préferver  ces  Effences  fembie  la  com. 
&  leur  affùrer  une  perpétuelle  durée.     Car  l'Efprit  ayant  mis  de  la  liaifon  ve"fe's°i"  tu  &" 
entre  les  parties  détachées  de  ces  Idées  complexes ,  cette  union  qui  n'a  au-  e?  tait  une  et* 
cun  fondement  particulier  dans  la  Nature,  cefferoit ,  s'il  n'y  avoit  quelque  pece° 
chofe  qui  la  maintînt,  &  qui  empêchât  que  ces  parties  ne  fe  difperfaffent. 
Ainfi ,  quoi  que  ce  foit  l'Eiprit  qui  forme  cette  combinaifon ,  c'eft  le  nom, 
qui  eft ,  pour  ainfi  dire,  le  nœud  qui  les  tient  étroitement  liez  enfemble. 
Quelle  prodigieufe  variété  de  différentes  idées  le  mot  Latin  Triumphus  ne  joint- 
il  pas  enfemble ,  &  nous  préfente  comme  une  Efpèce  unique  !  Si  ce  nom 
n'eût  jamais  été  inventé,  ou  eût  été  entièrement  perdu,  nous  aurions  pu 
fans  doute  avoir  des  deferiptions  de  ce  qui  fe  paffoit  dans  cette  folemnité. 
Mais  je  croi  pourtant,  que  ce  qui  tient  ces  différentes  parties  jointes  enfem- 
ble dans  l'unité  d'une  Idée  complexe ,  c'eft  ce  même  mot  qu'on  y  a  attaché , 
fans  lequel  on  ne  regarderait  non  plus  les  différentes  parties  de  cette  folem- 
nité comme  faifant  une  feule  Chofe,  qu'aucun  autre  fpeclacle  qui  n'ayant 
paru  qu'une  fois  n'a  jamais  été  réuni  en  une  feule  idée  complexe  fous  une 
feule  dénomination.  Qu'on  voye  après  cela  jufques  à  quel  point  l'unité 
néceffaire  àl'effence  des  Modes  mixtes  dépend  de  l'Efprit;  &  combien  la 
continuation  &  la  détermination  de  cette  unité  dépend  du  nom  qui  lui  eft' 
attaché  dans  l'ufage  ordinaire;  jelaiffe,  dis-je,  examiner  cela  .à  ceux  qui' 
regardent  les  Effences  &  les  Efpèces  comme  des  chofes  réelles  &  fondées 
dans  la  Nature. 

g.   11.  Conformément  à  cela,  nous  voyons  que  les  hommes  imaginent' 
&  confidérent  rarement  aucune  autre  idée  complexe  comme  une  Efpèce 
particulière  de  Modes  mixtes ,  que  celles  qui  font  diftinguées  par  certains' 
noms  ;  parce  que  ces  Modes  n'étant  formez  par  les  hommes  que  pour  rece- 
voir une  certaine  dénomination ,  l'on  ne  prend  point  de  connoiffance  d'au- 
cune telle  Efpèce,  l'on  nefuppofe  pas  même  qu'elle  exifle,  à  moins  qu'on- 
n'y  attache  un  nom  qui  foit  comme  unfignequ'on  acombiné  plufieurs  idées* 
détachées  en  une  feule,  &  que  par  ce  nom  on  affùre  une  union  durable  à 
ces  parties  qui  autrement  ceiferoient  d'être  jointes,  dès  que  l'Efprit  laiffe- 
roit  à  quartier  cette  idée  abftraite  ,  ^S:  difeontinueroit  d'y  penfer  actuelle- 
ment.    Mais  quand  une  fois  on  y  a  attaché  un  nom  dans  lequel  les  parties 
de  cette  Idée  complexe  ont  une  union  déterminée  &  permanente,  alors 
l'efîence  eft,  pour  ainfi  dire,  établie,  &  l'Efpèce  eft  conliderée  comme' 

Xx  3  conv* 


3*0 


Des  Nom  des  Modes  Mixtes.  Liv.  III. 


CiIAP.  V.  complète.  Car  dans  quelle  vûë  la  Mémoire  fe  chargeroit-elle  de  telles  com- 
pofitions ,  à  moins  que  ce  ne  fût  par  voye  d'abftracrion  pour  les  rendre  gé- 
nérales ;  &  pourquoi  les  rendroit-on  générales  fi  ce  n'étoit  pour  avoir  des 
noms  généraux  dont  on  put  fe  fervir  commodément  dans  les  entretiens  qu'on 
auroit  avec  les  autres  hommes  ?  Ainfi  nous  voyons  qu'on  ne  regarde  pas 
comme  deux  Efpèces  d'acrions  diftincles  de  tuer  un  homme  avec  une  épée 
ou  avec  une  hache ,  mais  fi  la  pointe  de  l'épée  entre  la  première  dans  le 
Corps  ,on  regarde  cela  comme  une  Efpèce  diltin&e  dans  les  Lieux  où  cette 
aftion  a  un  nom  diftincl,  comme  (i)  en  Angleterre.  Mais  dans  un  autre 
Païs  où  il  eft  arrivé  que  cette  aftion  n'a  pas  été  fpécifiée  fous  un  nom  parti- 
culier, elle  ne  paffe  pas  pour  une  Efpèce  diftincle.  Du  refte,  quoi  que 
dans  les  Efpèces  des  Subftances  corporelles ,  ce  foit  l'Efprit  qui  forme  l'Ef- 
fence  nominale;  cependant  parce  que  les  Idées  qui  y  font  combinées,  font 
fuppofées  être  unies  dans  la  Nature ,  foit  que  l'Efprit  les  joigne  enfemble 
ou  non ,  on  les  regarde  comme  des  Efpèces  diftincies ,  fans  que  l'Efprit  y 
interpole  fon  opération ,  foit  par  voye  d'abftraciion ,  ou  en  donnant  un  nom 
à  l'idée  complexe  qui  conftituë  cette  effence. 

§.   12.  Une  autre  remarque  qu'on  peut  faire  en  conféquencede  ce  que  je 
viens  de  dire  fur  les  Ellences  des  Efpèces  des  Modes  mixtes ,  qu'elles  font 

desmLxreTaj de-  produites  par  l'Entendement  plutôt  que  par  la  Nature ,  c'eft  q  ue  leurs  noms 
Il'\ceconduifc?it  nos  fenfées  à  ce  qui  eft  dans  PB/prit,  £■?  point  au  delà.  Lorfque 
nous  parlons  de  Jujîice  &  de  Reconnoijfance ,  nous  ne  nous  repréfentons  au- 
cune chofe  exiftante  que  nous  fongions  à  concevoir,  mais  nos  penfées  fe 
terminent  aux  idées  abllraitesde  ces  vertus,  &  ne  vont  pas  plus  loin,  com- 
me elles  font  quand  nous  parlons  d: 'un  Cheval  ou  du  Fer,  dont  nous  ne  con- 
sidérons pas  les  idées  fpéciiiques  comme  exiftantes  purement  dans  l'Efprit  ; 
mais  dans  les  Chofes  mêmes  qui  nous  fournillent  les  patrons  originaux  de 
ces  Idées.  Au  contraire,  dans  les  Modes  mixtes,  ou  du  moins  dans  les  plus 
confidérables  qui  font  les  Etres  de  morale,  nous  confierons  les  modèles 
originaux  comme  exiftans  dans  l'Efprit ,  &  c'eft  à  ces  modèles  que  nous 
avons  égard  pour  diftinguer  chaque  Etre  particulier  par  des  noms  diftinéts. 
De-là  vient,  à  mon  avis,  qu'on  donne  aux  effences  des  Efpèces  des  Modes 
mixtes  le  nom  plus  particulier  de  (2)  Notion,  comme  fi  elles  appartenoient 
à  l'Entendement  d'une  manière  plus  particulière  que  les  autres  Idées. 

§.  13.  Nous  pouvons  aulfi  apprendre  par-là,  pourquoi  les  Idées  complexes 
des  Modes  mixtes  font  communément  plus  compofées ,  que  celles  des  Suhjiances  na- 
turelles. C'eft  parce  que  l'Entendement  qui  en  les  formant  par  lui-même 
fans  aucun  rapport  à  un  original  préexiftant ,  s'attache  uniquement  à  fon 
but ,  &  à  la  commodité  d'exprimer  en  abrégé  les  idées  qu'il  voudroit  faire 
connoitre  à  une  autre  perfonne,  réunit  fouvent  avec  une  extrême  liberté 
dans  une  feule  idée  abftraite  des  chofes  qui  n'ont  aucune  liailbn  dans  la  Na- 
ture :  &  par-là  il  affemble  fous  un  feul  terme  une  grande  variété  d'Idées  di- 

verfe- 

(r)  Où  on  la  nomme  Stabbing.  Voyez  ci  deflus  pag.346.  ce  qui  a  été  dit  fur  ce  mot-và._  • 
(2)  On  dit,  la  Notion  de  la  Jujlice,de  lal'emperance;  mais  on  ne  dit  point,  la  Notion  d'un 
Cheval,  d'une  pierre,  ôcc. 


Nous  ne  eonfide 
ions  point  les  O 


qui  prouve  e 
ie  qu'ils  Tonr 
1  Ouvt.-ge  de 
1  Entendement. 


la  raifen  pour- 
quoi ils  font  lî 
compofez,  c'eft i 
patee  qu'ils  font 
formez  pat  l'En- 
tendement fans 
modèles. 


7)es  Noms  des  Modes  Mixtes.  Liv.  II.  35-1 

verfement  compofées.  Prenons  pour  exemple  le  mot  de  Procejfion  ;  quel  C  H  A  p.  V. 
mélange  d'idées  indépendantes,  de  perfonnes,  d'habits,  de  tapifTeries ,  d'or- 
dre, de  mouvemens,  de  fons,  &V.  ne  renferme-t-il  pas  dans  cette  idée 
complexe  que  l'Efprit  de  l'homme  a  formée  arbitrairement  pour  l'exprimer 
par  ce  nom-là'?  Au  lieu  que  les  Idées  complexes  qui  conftituent  les  Efpèces 
des  Subftances ,  ne  font  ordinairement  compofées  que  d'un  petit  nombre 
d'idées  fimples  ;  &  dans  les  différentes  Efpèces  d'Animaux >  l'Efprit  fe  con- 
tente ordinairement  de  ces  deux  Idées,  la  figure  &  la  voix,  pour  conflituer 
toute  leur  effence  nominale. 

§.   14.  Une  autre  chofe  que  nous  pouvons  remarquer  à  propos  de  ce  que  tes  noms  deMo- 
je  viens  de  dire,  c'efl  que  les  noms  des  Modes  mixtes  Jignifient  toujours  les  ejj'en- 1"  mi"es  %<"■ 
ces  réelles  de  leurs  Efpèces  lors  qu'ils  ont  une  fignification  déterminée.     Car  ces  leurs  Effènces 
Idées  abflraites  étant  une  production  de  l'Efprit,  &  n'ayant  aucun  rapport rcelles: 
à  l'exiflence  réelle  des  chofes ,  on  ne  peut  fuppofer  qu'aucune  autre  chofe 
foit  fignifiée  par  ce  nom,  que  la  feule  idée  complexe  que  l'Efprit  a  formé 
lui-même,  &  qui  efl  tout  ce  qu'il  a  voulu  exprimer  par  ce  nom-là:  &  c'eft 
de-là  aulîi  que  dépendent  toutes  les  propriétez  de  cette  Efpéce,  &  d'où  el- 
les découlent  uniquement.  Par  conféquent  dans  les  Modes  mixtes  l'effence 
réelle  &  nominale  n'efl  qu'une  feule  &.  même  chofe.  Nous  verrons  ailleurs 
de  quelle  importance  cela  efl  pour  la  connoiffance  certaine  des  véritez  gé- 
nérales. 

g.  15.  Ceci  nous  peut  encore  faire  voir  la  raifon,  pourquoi  Ton  vient  à 
apprendre  la  plupart  des  noms  des  Modes  mixtes  avant  que  de  connoitre  parfai-  apren^d'ordînaire 
ttment  les  idées  qu'ils  Jignifient.  C'eft  que  n'y  ayant  point  d'Efpèces  de  ces  i|"rTd"oms  V,int 
Modes  dont  on  prenne  ordinairement  connoiffance  finon  de  celles  qui  ont  renferment1.11 
des  noms  ;  &  ces  Efpèces  ou  plutôt  leurs  effences  étant  des  Idées  com- 
plexes &  abflraites ,  formées  arbitrairement  par  l'Efprit ,  il  efl  à  propos, 
pour  ne  pas  dire  néceffaire,  de  connoitre  les  noms  ,  avant  que  de  s'appli- 
quer à  former  ces  Idées  complexes  ;  à  moins  qu'un  homme  ne  veuille  fe 
remplir  la  tête  d'une  foule  d'Idées  complexes  &  abflraites,  auxquelles  les 
autres  hommes  n'ont  attaché  aucun  nom,  &  qui  lui  font  fi  inutiles  à  lui-, 
même  qu'il  n'a  autre  chofe  à  faire  après  les  avoir  formées  que  de  les  laiffer 
à  l'abandon  &  les  oublier  entièrement.  J'avoûë  que  dans  les  commence- 
mens  des  Langues,  il  étoit  néceffaire  qu'on  eût  l'idée,  avant  que  de  lui 
donner  un  certain  nom  ;  &  il  en  efl  de  même  encore  aujourd'hui ,  lorf- 
que  l'Efprit  venant  à  faire  une  nouvelle  idée  complexe  &  la  réunifiant  en 
une  feule  par  un  nouveau  nom  qu'il  lui  donne ,  il  invente  pour  cet  effet  un 
nouveau  mot.  Mais  cela  ne  regarde  point  les  Langues  établies  qui  en  gé- 
néral font  fort  bien  pourvues  de  ces  idées  que  les  hommes  ont  fouvent  oc- 
cafion  d'avoir  dans  l'Efprit  &  de  communiquer  aux  autres.  Et  c'efl  fur  ces 
fortes  d'Idées  que  je  demande ,  s'il  n'efl  pas  ordinaire  que  les  Enfans  ap- 
prennent les  noms  des  Modes  mixtes  avant  qu'ils  en  ayent  les  idées  dans 
l'Efprit?  De  mille  perfonnes  à  peine  y  en  a-t-il  une  qui  forme  l'idée  abflrai- 
te  de  Gloire  ou  à! Ambition  avant  que  d'en  avoir  ouï  les  noms.  Je  conviens 
qu'il  en  eft  tout  autrement  à  l'égard  des  Idées  fimples  &  des  Subftances; 
car  comme  elles  ont  une  exiitence  &  une  liaifon  réelle  dans  la  Nature ,  on 

ac- 


35"^  Des  Noms  des  Modes  Mixtes.  Liv.  II  i. 

C  H  A  P.  V.  acquiert  l'idée  avant  le  nom,  ou  le  nom  avant  l'idée  comme  il  fe  rencontre. 
Pourquoi  je  m'e-  g.  i<5.  Ce  que  je  viens  de  dire  des  Modes  mixtes  peut  être  auffi  appliqué 
iefujet.  °"  "  aux  Relations,  fans  y  changer  grand'  chofe,  &  parce  que  chacun  peut  s'en 
appercevoir  de  lui-même,  je  m'épargnerai  le  foin  d'étendre  davantage  cet 
article,  &  fur  tout  à  caufe  que  ce  que  j'ai  dit  fur  les  Mots  dans  ceTroifié- 
me  Livre  ,  paroîtra  peut-être  à  quelques-uns  beaucoup  plus  long  que  ne 
méritoit  un  fujet  de  li  petite  importance.  J'avoue  qu'on  auroit  pu  le  ren- 
fermer dans  un  plus  petit  efpace.  JNJais  j'ai  été  bien  aife  d'arrêter  mon 
Lecteur  fur  une  matière  qui  me  paroît  nouvelle  ,  &  un  peu  éloignée  de  la 
route  ordinaire ,  (je  fuis  du  moins  aiTùré  que  je  n'y  avois  point  encore  pen- 
fé,  quand  je  commençai  à  écrire  cet  Ouvrage)  afin  qu'en  l'examinant  à 
fond,  &  en  la  tournant  de  tous  cotez,  quelque  partie  puifie  frapper  çà  ou 
là  l'Efprit  des  Lecteurs ,  &  donner  occafion  aux  plus  opiniâtres  ou  aux  plus 
négligens  de  refléchir  fur  un  défordre  général ,  dont  on  ne  s'apperçoit  pas 
beaucoup,  quoi  qu'il  foit  d'une  extrême  conféquence.  Si  l'on  confidére 
le  bruit  qu'on  fait  au  fujet  des  EJfences  des  chofes  ;  &  combien  on  embrouille 
toutes  fortes  de  Sciences ,  de  difcours ,  &  de  converfations  par  le  peu  d'exac- 
titude &  d'ordre  qu'on  employé  dans  l'ufage  &  1  application  des  Mots,  on 
jugera  peut-être  que  c'eft  une  chofe  bien  digne  de  nos  foins  d'approfondir 
entièrement  cette  matière,  &  de  la  mettre  dans  tout  fon  jour.  Ainfi,j'ef- 
pére  qu'on  m'excufera  de  ce  que  j'ai  traité  au  long  un  fujet  qui  mérite  d'au- 
tant plus ,  à  mon  avis ,  d'être  inculqué  &  rebattu  que  les  fautes  qu'on  com- 
met ordinairement  dans  ce  genre,  apportent  non  feulement  les  plus  grands 
cbflacles  à  la  vraye  ConnoilTance ,  mais  font  fi  refpeftées  qu'elles  pafTent 
pour  des  fruits  de  cette  même  ConnoilTance.  Les  hommes  s'appercevroient 
fouvent  que  dans  ces  Opinions  dont  ils  font  tant  les  fiers,  il  y  a  bien  peu  de 
raifon  &  de  vérité,  ou  peut-être  qu'il  n'y  en  a  abfolument  point ,  s'ils  vou- 
loient  porter  leur  Efprit  au  delà  de  certains  fons  qui  font  à  la  mode;  &  con- 
fidérer  quelles  idées  font  ou  ne  font  pas  comprifes  fous  des  termes  dont  ils  fe 
munilTent  à  toutes  fins  &  en  toutes  rencontres ,  &  qu'ils  employent  avec 
tant  de  confiance  pour  expliquer  toute  forte  de  matières.  Pour  moi  je  croi- 
rai avoir  rendu  quelque  fervice  à  la  Vérité ,  à  la  Paix ,  &  à  la  véritable 
Science,  fi  en  m'étendant  un  peu  fur  ce  fujet, je  puis  engager  les  hommes 
à  réfléchir  fur  l'ufage  qu'ils  font  des  mots  en  parlant,  &  leur  donner  occa- 
fion de  foupçonner  que  puifqu'il  arrive  fouvent  à  d'autres  d'employer  dans 
leurs  difcours  &  dans  ieurs Ecrits  de  fort  bons  mots,  autorilez  par  l'ufage, 
dans  un  fens  fort  incertain ,  &  qui  fe  réduit  à  très-peu  de  chofe  ou  même  à 
xien  du  tout ,  ils  pourraient  bien  tomber  auffi  dans  le  même  inconvénient. 
D'où  il  s'enfuit  évidemment  qu'ils  ont  grand'  raifon  de  s'obferver  exacte- 
ment eux-mêmes  ,  fur  ces  matières ,  &  d'être  bien  aifes  que  d'autres  s'ap- 
pliquent à  les  examiner.  C'eft  fur  ce  fondement  que  je  vais  continuer  de 
propofer  ce  qui  me  relie  à  dire  fur  ceç  article. 


CHA- 


Des  Noms  des  Subftances.  Liv.  III.  35  3 

CHAPITRE    VI. 

Des  Noms  des  Subflances.  Chap.  VI 

§.  1.  T  Es  noms  communs  des  Subftances  emportent,  auflî  bien  que  les  Les  noms  com. 
■*-'  autres  termes  généraux-,  l'idée  générale  de  Sorte,  ce  qui  ne  veut  ^rem^oitenf315' 
dire  autre  choie  finon  que  ces  noms-là  font  faits  fignes  de  telles  l'idée  de  Smt. 
ou  telles  Idées  complexes, dans  lefquelles  plufieurs  Subftances  particulières 
conviennent  ou  peuvent  convenir;  &  en  vertu  de  quoi  elles  font  capables 
d'être  comprifes  fous  une  commune  conception ,  &  lignifiées  par  un  feul 
nom.  Je  dis  qu'elles  conviennent  ou  peuvent  convenir:  car,  par  exemple, 
quoi  qu'il  n'y  ait  qu'un  feul  Soleil  dans  le  Monde,  cependant  l'idée  en  étant 
formée  par  abftraclion  de  telle  manière  que  d'autres  Subftances  (fup- 
pofé  qu'il  y  en  eût  plufieurs  autres  )  puffent  chacune  y  participer  éga- 
lement, cette  idée  eft  aufii  bien  une  Sorte  ou  Efp'ece  que  s'il  y  avoit  autant 
de  Soleils  qu'il  y  a  d'Etoiles.  Et  ce  n'efb  pas  fans  fondement  que  certaines 
gens  penfent  qu'il  y  a  véritablement  autant  de  Soleils  ;  &  que  par  rapport  à 
une  perfonne  qui  feroit  placée  à  une  jufle  diftance ,  chaque  Etoile  Fixe  ré- 
pondrait en  effet  à  l'idée  fignifiée  par  le  mot  de  Soleil  :  ce  qui ,  pour  le 
dire  en  pafiant,nous  peut  faire  voir  combien  les  Sortes, ou  fi  vous  voulez, 
les  Genres  &  les  Efpèces  des  Chofes  (  car  ces  deux  derniers  mots  dont  on  fait 
tant  de  bruit  dans  les  Ecoles,  ne  fignifient  autre  chofe  chez  moi  que  ce 
qu'on  entend  en  François  par  le  mot  de  Sorte)  dépendent  des  Collections 
d'idées  que  les  hommes  ont  faites,  &  nullement  de  la  nature  réelle  des  cho- 
fes ,  puifqu'il  n'efl  pas  impoffible  que  dans  la  plus  grande  exactitude  du  Lan- 
gage, ce  qui  à  l'égard  d'une  certaine  perfonne  eft  une  Etoile,  ne  puifle 
être  un  Soleil  à  l'égard  d'une  autre. 

g.  2.  La  mefure  &  les  bornes  de  chaque  Efpcce  ou  Sorte  ,  par  où  elle  eft  L'eflènce  de cha. 
érigée  en  une  telle  Efpèce  particulière,  &  diftinguée  des  autres,  c'eft  ce  ?wç'e îbftraite" 
que  nous  appelions  YonEJfence  ;  qui  n'eft  autre  chofe  que  l'Idée  abftraite  à 
laquelle  le  nom  eft  attaché ,  de  forte  que  chaque  chofe  contenue  dans  cette 
Idée ,  eft  effëntielle  à  cette  Efpèce.  Quoi  que  ce  foit  là  toute  l'effence  des 
Subftances  naturelles  qui  nous  eft  connue,  &  par  où  nous  diftinguons  ces 
Subftances  en  différentes  Efpèces,  je  la  nomme  pourtant  ejfence  nominale, 
pour  la  diftinguer  de  la  conftitution  réelle  des  Subftances ,  d'où  dépendenc 
toutes  les  idées  qui  entrent  dans  X ejfence  nominale, &  toutes  les  propriétezde 
chaque  Efpèce  :  Laquelle  conftitution  ruelle  quoi  qu'inconnue  peut  être 
appellée  pour  cet  effet  Y  ejfence  réelle,  comme  il  a  été  dit.  Par  exemple, 
Yejfencc  nominale  de  l'Or,  c'eft  cette  Idée  complexe  que  le  mot  Or  fignifie, 
comme  vous  diriez  un  Corps  jaune,  d'une  certaine  pefanteur,  malléable. 
fufible,  &  fixe.  Mais  1' 'Ejfence  réelle;  c'eft  la  conftitution  des  parties  in- 
fenfibles  de  ce  Corps,  de  laquelle  ces  Qualitez  &  toutes  les  autres  proprié- 
tez  de  l'Or  dépendent,     il  eft  aifé  de  voir  d'un  coup  d'eeuil  combien  ces 

Y  y  ,  de us 


3f4 


Des  Noms  des  Subflances.  Liv.  III. 


Chaï.VI. 


Différence  entre 
l'tjfnee  rMU  Se 

V'JJïnct  ruminait. 


Rien  n'eft  efTen- 
tiel  aux  Individus. 


deux  chofes  font  différentes ,  quoi  qu'on  leur  donne  à  toutes  deux  le  nom 
d'tjfénce. 

g.  3.  Car  encore  qu'un  Corps  d'une  certaine  forme,  accompagné  de 
fèntiment,  de  raifon,  &  de  motion  volontaire  conftituë  peut-être  l'idée 
complexe  à  laquelle  moi  &  d'autres  attachons  le  nom  d'Homme  ;  &  qu'ainfi 
ce  foit  l'effence  nominale  de  l'Efpèce  que  nous  défignons  par  ce  nom-là,ce- 
pendant  perfonne  ne  dira  jamais,  que  cette  Idée  complexe  eft  l'effence  réel- 
le &  la  fource  de  toutes  les  opérations  qu'on  peut  trouver  dans  chaque  In- 
dividu de  cette  Efpéce.  Le  fondement  de  toutes  ces  Qualitez  qui  entrent 
dans  l'Idée  complexe  que  nous  en  avons,  eft  tout  autre  chofe,  &  fi  nous 
connoiffions  cette  conftitution  de  l'Homme,  d'où  découlent  fes  facultez  de 
mouvoir,  de  fentir,  de  raifonner,  &  fes  autres  puiffances , &  d'où  dépend 
fa  figure  fi  régulière,  comme  peut-être  les  Anges  la  connoiffent,  &  com- 
me la  connoit  certainement  celui  qui  en  eft  l'Auteur,nous  aurions  une  idée 
de  fon  eiî'ence  tout-à-fait  différente  de  celle  quieftpréfentement  renfermée 
dans  notre  définition  de  cette  Efpèce,  en  quoi  elle  confifte  ;  &  l'idée  que 
nous  aurions  de  chaque  homme  individuel  feroit  auffi  différente  de  celle  que 
nons  en  avons  à  préfent,  que  l'idée  de  celui  qui  connoit  tous  les  refforts, 
toutes  les  roués  &  tous  les  mouvemens  particuliers  de  chaque  pièce  de  la 
fameufe  Horloge  de  Strasbourg,  eft  différente  de  celle  qu'en  a  un  Païfan 
groiïier  qui  voit  fimplement  le  mouvement  de  l'Aiguille,  qui  entend  le 
fon  du  Timbre,  &  qui  n'obferve  que  les  parties  extérieures  de  l'Hor- 
loge. 

§.  4.  Ce  qui  fait  voir  que  YEJfence  fe  rapporte  aux  Efpèces ,  dans  l'ufage 
ordinaire  qu'on  fait  de  ce  mot ,  &  qu'on  ne  la  confidére  dans  les  Etres  par- 
ticuliers qu'entant  qu'ils  font  rangez  fous  certaines  Efpèces,  c'eft  qu'ôté 
les  Idées  abftraites  par  où  nous  réduifons  les  Individus  à  certaines  fortes 
&  les  rangeons  fous  de  communes  dénominations,  rien  n'eft  plus  regardé 
comme  leur  étant  effentiel.  Nous  n'avons  point  de  notion  de  l'un  fans  l'au- 
tre, ce  qui  montre  évidemment  leur  relation.    Il  eft  néceffaire  que  je  fois 
ce  que  je  fuis.     D  ie  u  &  la  Nature  m'ont  ainfi  fait,  mais  je  n'ai  rien  qui 
me  foit  effentiel.     Un  accident  ou  une  maladie  peut  apporter  de  grands 
changemens  à  mon  teint  ou  à  ma  taille:  une  Fièvre- ou  une  chute  peut  m'ô- 
ter  entièrement  la  Raifon  ou  la  mémoire ,  ou  toutes  deux  enfemble  ;  &  une 
Apoplexie  peut  me  réduire  à  n'avoir  ni  fèntiment,  ni  entendement,  ni  vie. 
D'autres  Créatures  de  la  même  forme  que  moi  peuvent  être  faites  avec  un 
plus  grand  ou  un  plus  petit  nombre  de  facultez  que  je  n'en  ai,  avec  des 
facultez  plus  excellentes  ou  pires  que  celles  dont  je  fuis  doué;  &  d'autres 
Créatures  peuvent  avoir  de  la  Raifon  &  du  fèntiment  dans  une  forme  &  dans 
un  Corps  fort  différent  du  mien.  Nulle  de  ces  chofes  n'eft  effentielle  à  au- 
cun Individu,  à  celui-ci  ou  à  celui-là,  jufqu'à  ce  que  l'Efprit  le  rapporte  à 
quelque  forte  ou  efpece  de  Chofes:  mais  l'Efpèce  n'eft  pas  plutôt  formée 
qu'on  trouve  quelque  chofe  d'effentiel  par  rapport  à  l'idée  abftraite  de  cette 
Efpèce.  Que  chacun  prenne  la  peine  d'examiner  fes  propres  penfées;  &  il 
verra,  je  m'affùre,  que  dès  qu'il  fuppofe  quelque  chofe  d'effentiel, ou  qu'il 
en  parle,  la  confideracion  de  quelque  Efpèce  ou  de  quelque  Idée  complexe, 

figni- 


Des  Noms  des  Snb fiances.  L i  v.  1 1 1.  ^ss 

lignifiée  par  quelque  nom  général,  fe  préfente  àibnEfprit;  &  c'eft  par  Chap.  VL 
rapport  à  cela  qu'on  dit  que  telle  ou  telle  Qualité  eft  effentielle.  De  forte 
que,  fi  l'on  me  demande  s'il  eft  elfentiel  à  moi  ou  à  quelque  autre  Etre  par- 
ticulier &  corporel  d'avoir  de  la  Raifon,  je  répondrai  que  non,  &  que  ce- 
la n'efh  non  plus  elTentiel  qu'il  eft  effentiel  à  cette  Chofe  blanche  fur  quoi 
j'écris,  qu'on  y  trace  des  mots  deffus.  Mais  fi  cet  Etre  particulier  doit  être 
compté  parmi  cette  Efpèce  qu'on  appelle  Homme  &.  avoir  le  nom  d'homme  t 
dès-lors  la  Raifon  lui  eft  effentielle,  fuppofé  que  la  Raifon  faffe  partie  de 
l'Idée  complexe  qui  eft  fignifiée  par  le  nom  d'homme,  comme  il  eft  effen- 
tiel à  la  Chofe  fur  quoi  j'écris,  de  contenir  des  mots,  fi  je  lui  veux  donner 
le  nom  de  Traité  &  le  ranger  fous  cette  Efpèce.  De  forte  que  ce  qu'on  ap- 
pelle ejfentiel  &  non-effentiel,  fe  rapporte  uniquement  à  nos  Idées  abftraites 
&  aux  noms  qu'on  leur  donne  :  ce  qui  ne  veut  dire  autre  chofe ,  linon  que 
toute  chofe  particulière  qui  n'a  pas  en  elle-même  les  Qualitez  qui  font  con- 
tenues dans  l'idée  abftraite  qu'un  terme  général  fignifie ,  ne  peut  être  ran- 
gée fous  cette  Efpèce  ni  être  appellée  de  ce  nom ,  puifque  cette  Idée  abf- 
traite eft  la  véritable  effence  de  cette  Efpèce. 

§.  5.  Cela  pofé,  fi  l'idée  du  Corps  eft,  comme  veulent  quelques-uns, 
une  fimple  étendue,  ou  le  pur  Efpace,  alors  la  folidité  n'eft  pas  effentielle 
au  Corps.  Si  d'autres  établirent  que  l'idée  à  laquelle  ils  donnent  le  nom 
de  Corps ,  emporte  folidité  &  étendue,  en  ce  cas  la  folidité  eft  effentielle 
au  Corps.  Par  conféquent  ce  qui  fait  partie  de  l'Idée  complexe  que  le  nom 
fignifie ,  eft  la  choie ,  &  la  feule  chofe  qu'il  faut  confiderer  comme  elTen- 
tielle,&fans  laquelle  nulle  chofe  particulière  ne  peut  être  rangée  fous  cette 
Efpèee,  ni  être  défignée  parce  nom-là.  Si  l'on  trouvoit  une  partie  de  Ma- 
tière qui  eût  toutes  les  autres  qualitez  qui  fe  rencontrent  dans  le  Fer ,  ex- 
cepté celle  d'être  attirée  par  l'Aimant  &  d'en  recevoir  une  direction  particu- 
lière, qui  eft-ce  qui  s'aviferoit  de  mettre  en  queftion  s'il  manqueroit  à  cette 
portion  de  matière  quelque  chofe  d'efTentiel?  Qui  ne  voit  plutôt  l'abfurdité 
qu'il  y  auroit  de  demander  s'il  manqueroit  quelque  chofe  d'efTentiel  à  une 
chofe  réellement  exiftante  ?  Ou  bien,  pourroit-on  demander  fi  cela  feroit 
ou  non  une  différence  eilentielle  ou  fpécifique,  puifque  nous  n'avons  point 
d'autre  mefure  de  ce  qui  conftituë  l'eflence  ou  l'Efpèce  des  chofes  que  nos 
Idées  abftraites  ;  &  que  parler  de  différences  fpecifiques  dans  la  Nature, 
fans  rapport  à  des  Idées  générales  &  à  des  noms  généraux,  c'eft parler  inin- 
telligiblement  ?  Car  je  voudrais  bien  vous  demander  ce  qui  fuffit  pour  faire 
une  différence  effentielle  dans  la  Nature  entre  deux  Etres  particuliers  fans 
qu'on  ait  égard  à  quelque  Idée  abftraite  qu'on  conlïdére  comme  l'elfence 
&  le  patron  d'une  Efpèce.  Si  l'on  ne  fait  abfolument  point  d'attention  à 
tous  ces  Modèles,  on  trouvera  fans  doute  que  toutes  les  Qualitez  des  Etres 
particuliers ,  confiderez  en  eux-mêmes ,  leur  font  également  effenticlles  ;  & 
dans  chaque  Individu  chaque  chofe  lui  fera  effentielle ,  ou  plutôt,  rien  du 
tout  ne  lui  fera  elTentiel.  Car  quoi  qu'on  puifîè  demander  raifonnablement 
s'il  eft  effentiel  au  Fer  d'être  attiré  par  l'Aimant,  je  croi  pourtant  que  c'eft 
une  chofe  abfurde  &  frivole  de  demander  fi  cela  ^effentiel  à  cette  portion 
particulière  de  matière  dont  je  me  fers  pour  tailler  ma  plume,  fans  la  conli- 

Y  y  2  derer  ' 


3 $ 6  Des  Noms  des  Subjlances.  Liv.  III. 

Chap.  VI.  derer  fous  le  nom  àefer,  ou  comme  étant  d'une  certaine  Efpèce.  Et  il 
nos  Idées  abfîraites  auxquelles  on  a  attaché  certains  noms ,  font  les  bornes 
des  Efpèces,  comme  nous  avons  déjà  dit,  rien  ne  peut  être  eflentiel  que  ce 
qui  eft  renfermé  dans  ces  Idées. 

g.  6.  A  la  vérité,  j'ai  fouvent  fait  mention  d'une  effence  réelle,  qui  dans 
les  Subfbances  eft  diftinéle  des  Idées  abfîraites  qu'on  s'en  fait  &  que  je  nom- 
me leurs  ejfcnces  nominales.  Et  par  cette effence  réelle,  j'entens la conftitu- 
tion  réelle  de  chaque  chofe  qui  eft  le  fondement  de  toutes  les  proprietez, 
qui  font  combinées  &  qu'on  trouve  coexifler  conftamment  avec  l'eifence  no- 
minale, cette  conftitution  particulière  que  chaque  chofe  a  en  elle-même 
fans  aucun  rapport  à  rien  qui  lui  foit  extérieur.  Mais  l'effence  prife  même 
en  ce  fens-là  fe  rapporte  à  une  certaine  forte ,  &-fuppofe  une  Efpèce:  car 
comme  c'efl  la  conflitution  réelle  d'où  dépendent  les  proprietez  ,  elle  fup- 
pofe  néceffairement  une  forte  de  chofes ,  puifque  les  proprietez  appartien- 
nent feulement  aux  Efpèces,  &  non  aux  Individus.  Suppofé,  par  exem- 
ple, que  X effence  nominale  de  l'Or  foit  d'être  un  Corps  d'une  telle  couleur, 
d'une  telle  pefanteur ,  malléable  &  fufible ,  fon  effence  réelle  efl  la  difpofi- 
tion  des  parties  de  matière,  d'où  dépendent  ces  Qualitez  &  leur  union, 
comme  elle  efl  auffi  le  fondement  de  ce  que  ce  Corps  fe  diffout  dans  Y  Eau. 
Régale  ,  &  des  autres  proprietez  qui  accompagnent  cette  Idée  complexe. 
Voilà  des  effences  &  des  proprietez,  mais  toutes  fondées  fur  la  fuppofition 
d'une  Efpèce  ou  d'une  Idée  générale  &  abflraite  qu'on  confidere  comme 
immuable;  car  il  n'y  a  point  de  particule  individuelle  de  Matière  ,  à  laquel- 
le aucune  de  ces  Qualitez  foit  fi  fort  attachée,  qu'elle  lui  foit  effentielleou 
en  foit  infeparable.  Ce  qui  efl  eflentiel  à  une  certaine  portion  de  matière, 
lui  appartient  comme  une  condition  par  où  elle  efl  de  telle  ou  telle  Efpèce  ; 
mais  celfez  de  la  confiderer  comme  rangée  fous  la  dénomination  d'une  cer- 
taine Idée  abflraite,  dès-lors  il  n'y  a  plus  rien  qui  lui  foit  néceffairement  at- 
taché, rien  qui  en  foit  infeparable.  Il  efl  vrai  qu'à  l'égard  des  Effences  réel- 
les des  Subfiances,  nous  fuppofons  feulement  leur exiflence  fans  connoître 
précifément  ce  qu'elles  font.  Mais  ce  qui  les  lie  toujours  à  certaines  Efpè- 
ces, c'eil  Y ejfènce  nominale  dont  on  fuppofe  qu'elles  font  la  caufe  &  le  fon- 
dement. 
L'Efleriee  no-  g.  7.  \\  faut  examiner  après  cela  par  quelle  de  ces  deux  Effences  on  rê- 
ne l'fiipèee.  duit  les  Subfiances  à  telles  &  telles  Efpèces.  11  efl  évident  que  c'efl  par 
Yeffencc  nominale.  Car  c'efl  cette  feule  elfence  qui  efl  fignifiée  par  le  nom 
qui  efl  la  marque  de  l'Efpèce.  Il  efl  donc  impoffible  que  les  Efpèces 
des  Chofes  que  nous  rangeons  fous  des  noms  généraux,  foient  déter- 
minées par  autre  chofe  que  par  cette  idée  dont  le  nom  efl  établi  pour 
ligne;  &  c'efl  là  ce  que  nous  appelions  efj'ence  nominale,  comme  on  l'a 
déjà  montré.  Pourquoi  difons-nous,  c'efl  un  Cheval,  c'efl  une  Mule, 
c'ell  un  Animal ,  c'efl  un  Arbre  ?  Comment  une  chofe  particulière 
vient-elle  à  être  de  telle  ou  telle  Efpèce,  fi  ce  n'efl  à  caufe  qu'elle  a 
cette  effence  nominale,  ou  ce  qui  revient  au  même,  parce  qu'elle  con- 
vient avec  l'Idée  abllraite  à  laquelle  ce  nom  efl  attaché?  Je  fouhaite 
feulement  que  chacun  prenne  la  peine  de  réfléchir  fur  lés  propres  pen- 

féesj 


Des  Noms  des  Subftances.    Liv.  III.  35-7 

fées,  lorfqu'il  entend  tels  &  tels  noms  de  Subftances,  ou  qu'il  en  par-  Chap.   VI. 
le  lui-même  pour  favoir  quelles  fortes  d'effences  ils  fignifient. 

g.  8-  Or  que  les  Efpèces  des  Chofes  ne  foient  à  notre  égard  que 
leur  réduction  à  des  noms  diftinfls,  félonies  idées  complexes  que  nous 
en  avons,  &  non  pas  félon  les  effcnces  précifes,  diftinctes  &  réelles  qui  ■ 
font  dans  les  Chofes,  c'eft  ce  qui  paroîc  évidemment  de  ce  que  nous 
trouvons  que  quantité  d'Individus  rangez  fous  une  feule  Efpèce,  dé- 
fignez  par  un  nom  commun ,  &  qu'on  confidére  par  conféquent  comme 
d'une  feule  Efpèce ,  ont  pourtant  des  Qualitez  dépendantes  de  leurs  confti- 
tutions  réelles,  par  où  ils  font  autant  differ'ens,  l'un  de  l'autre,  qu'ils  le  font 
d'autres  Individus  dont  on  compte  qu'ils  différent  fpécifiquetnent.  C'eft  ce 
qu'obfervent  fans  peine  tous  ceux  qui  examinent  les  Corps  naturels  :  &  en 
particulier  les  Chymiftcs  ont  fouvent  occafion  d'en  être  convaincus  par  de 
fàcheufes  expériences,  cherchant  quelquefois  en  vain  dans  un  morceau  de 
fouphre,  d'antimoine,  ou  de  vitriol  les  mêmes  Qualitez  qu'ils  ont  trouvées 
dans  d'autres  parties  de  ces  Minéraux.  Quoi  que  ce  foient  des  Corps  de  la 
même  Efpèce ,  qui  ont  la  même  ejjence  nominale  fous  le  même  nom  ;  cepen- 
dant après  un  rigoureux  examen  il  paroit  dans  l'un  des  Qualitez  fi  différen- 
tes de  celles  qui  fe  rencontrent  dans  l'autre  ,  qu'ils  crompent  l'attente  &  le 
travail  des  Chymiftes  les  plus  exacts.  Mais  fi  les  Chofes  étoient  diftinguées 
en  Efpèces  félon  leurs  efTences  réelles ,  il  feroit  auffi  impoffible  de  trouver 
différentes  propriétez  dans  deux  Subftances  individuelles  de  la  même  Efpè- 
ce, qu'il  l'eft  de  trouver  différentes  propriétez  dans  deux  Cercles,  ou  dans 
deux  Triangles  ôquilateres.  C'eft  proprement  l'effence,  qui  à  notre 
égard  détermine  chaque  chofe  particulière  à  telle  ou  à  telle  ClaiTe,  ou 
ce  qui  revient  au  même,  à  tel  ou  tel  nom  général  ;  &  elle  ne  peut  être 
autre  chofe  que  l'idée  abftraite  à  laquelle  le  nom  eft  attaché.  D'où  il  s'en- 
fuit que  dans  le  fond  cette  Effence  n'a  pas  tant  de.  rapport  à  l'exiftence  des 
chofes  particulières ,  qu'à  leurs  dénominations  générales. 

§.  9.  Et  en  effet,  nous  ne  -pouvons  point  réduire  les  chofes  à  certaines  yffn^^u 
Efpèces,  ni  par  conféquent  leur  donner  des  dénominations  (  ce  qui  eft  le  qui  détermine 
but  de  cette  réduction)  en  vertu  de  leurs  ejfenccs  réelles ,  parce  que  ces  effen-  ôu/cett'eEfleifc 
ces  nous  font  inconnues.     Nos  Facilitez  ne  nous  conduifent  point ,  pour  la  "^"H? eft  in- 
connoiffance  &  la  diftinction  des  Subftances,  au  delà  d'une  collection  des 
Idées  fenfibles  que  nous  y  obfervons  actuellement,  laquelle  collection  quoi 
que  faite  avec  la  plus  grande  exattitude  dont  nous  foyons  capables,  eft  pour- 
tant plus  éloignée  de  la  véritable  conftitution  intérieure  d'où  ces  Qualitez 
découlent,  que  l'Idée  qu'un  Païfan  a  de  l'Horloge  de  Strasbourg  n'eft  éloi- 
gnée d'être  conforme  à  l'artifice  intérieur  de  cette   admirable   Machine, 
dont  le  Païfan  ne  voit  que  la  figure  &  les  mouvemens  extérieurs.  Il  n'y  a 
point  de  Plante  ou  d'Animal  fi  peu  confiderable  qui  ne  confonde  l'Enten- 
dement de  la  plus  vafte  capacité.  Quoi  que  l'ufage  ordinaire  des  chofes  qui 
font  autour  de  nous ,  étouffe  fadmirajtion  qu'elles  nous  cauferoient  autre- 
ment, cela  ne  guérit  pourtant  point  notre  ignorance.     Dès  que  nous  ve- 
nons à  examiner  les  pierres  que  nous  foulons  aux  pieds,  ou  le  Fer  que  nous 
manions  tous  les  jours,  nous  fommes  convaincus  que  nous  n'en  connoifibns. 

Y  y  3  ,  poin«-, 


connue. 


3 58  Des  Noms  des  Substances.     Liv.  III. 

Chai'.  VI.  point  laconftitution  intérieure,  &  que  nous  ne  faurions  rendre  raifon  de* 
différentes  Qualitez  que  nous  y  découvrons.  Il  eft  évident  que  cette  con- 
ftitution intérieure,  d'où  dépendent  les  Qualitez  des  Pierres  &  du  Fer  nous 
eft  absolument  inconnue".  Car  pour  ne  parler  que  des  plus  grolîieres&  des  plus 
•  communes  que  nous  y  pouvons  obferver ,  quelle  eft  la  contexture  de  parties , 
î'efîence  réelle  qui  rend  le  Plomb  &  l'Antimoine  fufibles,&  qui  empêche  que  le 
Bois  &  les  Pierres  ne  fe  fondent  point  ?  Qu'eft-ce  qui  fait  que  le  Plomb  &  le  Fer 
font  malléables,  &  que  l'Antimoine  &  les  Pierres  ne  le  font  pas  ?  Cependant 
quelle  iniinie  diftance  n'y  a-t-il  pas  de  ces  Qualitez  aux  arrangemens  fubtils 
&  aux  inconcevables  effences  réelles  des  Plantes  &  des  Animaux?  C'eft  ce 
que  tout  le  monde  reconnoit  fans  peine.  L'artifice  que  Dieu,  cet  Etre 
tout  fage  &  tout  puiffant,  a  employé  dans  le  grand  Ouvrage  de  l'Univers 
&  dans  chacune  de  fes  parties ,  furpaffe  davantage  la  capacité  &  la  compre- 
henfion  de  l'homme  le  plus  curieux  &  le  plus  pénétrant,  que  la  plus  gran- 
de fubtilité  de  l'Efprit  lé  plus  ingénieux  ne  furpafle  les  conceptions  du  plus 
ignorant  &  du  plus  grofiier  des  hommes.  C'eft  donc  en  vain  que  nous  pré- 
tendons réduire  les  chofes  à  certaines  Efpèces  &  les  ranger  en  diverfes  claf- 
fes  fous  certains  noms,  en  vertu  de  leurs  effences  réelles,  que  nous  fommes 
fi  éloignez  de  pouvoir  découvrir,  ou  comprendre.  Un  Aveugle  peut  auffi- 
tôt  réduire  les  Chofes  en  Efpèces  par  le  moyen  de  leurs  couleurs;  &  celui 
qui  a  perdu  l'odorat  peut  uufli  bien  diftinguer  un  Lis  &  une  Rofe  par  leurs 
odeurs  que  par  ces  conftitutions  intérieures  qu'il  ne  connoit  pas.  Celui  qui 
croit  pouvoir  diftinguer  les  Brebis  &  les  Chèvres  par  leurs  effences  réelles, 
qui  lui  font  inconnues ,  peut  tout  aufïi  bien  exercer  fa  pénétration  furies 
Efpèces  qu'on  nomme  Caj/lowary  &  Ghierecbinchio ,  &  déterminer  à  la  fa- 
veur de  leurs  effences  réelles  &  intérieures ,  les  bornes  de  leurs  Efpèces, 
fans  connoître  les  Idées  complexes  des  Qualitez  fenfibles  que  chacun  de  ces 
noms  fignifie  dans  les  Pais  où  l'on  trouve  ces  Animaux-là. 
pitiés  f«™«  §.  10.  Ainfi,  ceux  à  qui  l'on  a  enfeigné  que  les  différentes  Efpèces  de 
MPjnàtU"*  _  Subftances  avoient  leurs  formes  fubfiantielles  diftinctes  &  intérieures ,  &  que 
notons  encore  c'étoient  ces  formes  qui  font  la  diftinftion  des  Subftances  en  leurs  vrais  Gett- 
moins.  res  £,  ]eurs  veri[ab]es  Efpèces,-  ont  été  encore  plus  éloignez  du  droit  che- 

min ,  puifque  par-là  ils  ont  appliqué  leur  Efprit  à  de  vaines  recherches  fur 
des  formes  fubftantielles  entièrement  inintelligibles,  &  dont  à  peine  avons- 
nous  quelque  obfcure  ou  confufe  conception  en  général, 
par  les  Uses  que  g.  ii.  Que  la  diftinclion  que  nous  faifons  des  Subftances  naturelles  en 
ÊfpiSitsVnnparoft  Efpèces  particulières,  confifte  dans  des  Effences  nominales  établies  par 
encore  que  c'eft  l'Efprit ,  &  nullement  dans  les  Effences  réelles  qu'on  peut  trouver  dans  les 
ww/qué  nous  chofes  mêmes,  c'eft  ce  qui  paroit  encore  bien  clairement  par  les  Idées  que 
Efhi£"ont  Us  nous  avons  des  Efprits.  Car  notre  Entendement  n'acquérant  les  idées  qu'il 
attribue  aux  Efpnts  que  par  les  reflexions  qu'il  fait  fur  fes  propres  opéra- 
tions, il  n'a  ou  ne  peut  avoir  d'autre  notion  d'un  Efprit ,  qu'en  attribuant 
toutes  les  opérations  qu'il  trouve  en  lui-même,  à  une  forte  d'Etres,  fans 
aucun  égard  à  la  Matière.  L'idée  même  la  plus  parfaite  que  nous  ayons  de 
Dieu,  n'eft  qu'une  attribution  des  mêmes  Idées  /impies  qui  nous  font 
venues  en  reilechiffant  fur  ce    que  nous  trouvons  en  nous-mêmes,  & 

donc 


Efpèces 


Des  Noms  des  Sitbftances.    Liv.  III.  i^ 

dont  nous  concevons  que  la  poffeffion  nous  communique  plus  de  per-CHàP,  VI» 
fection,  que  nous  n'en  aurions  fi  nous  en  étions  privez;  ce  n'eft,  dis- 
je,  autre  chofe  qu'une  attribution  de  ces  Idées  fimples  à  cet  Etre  fu- 
préme,  dans  un  degré  illimité.  Ainfi  après  avoir  acquis  parla  réflexion 
que  nous  faifons  fur  nous-mêmes,  l'idée  d'exiftence,  de  connoifiance, 
de  puiffance  &  de  plaifir,  de  chacune  defquelles  nous  jugeons  qu'il 
vaut  mieux  jouir  que  d'en  être  privé,  &  que  nous  fommès  d'autant 
plus  heureux  que  nous  les  poffedons  dans  un  plus  haut  degré,  nous 
Joignons  toutes  ces  chofes  enfemble  en  attachant  l'Infinité  à  cha- 
cune en  particulier,  &  par-là  nous  avons  l'idée  complexe  d'un  Etre 
éternel,  omnifeient,  tout-puiffant,  infiniment  fage,  &  infiniment  heu- 
reux. Or  quoi  qu'on  nous  dife  qu'il  y  a  différentes  Efpèces  d'Anges, 
nous  ne  favons  pourtant  comment  nous  en  former  diverfes  idées  fpéci- 
fiques  ;  non  que  nous  foyons  prévenus  de  la  penfée  qu'il  eft  impoifibie 
qu'il  y  ait  plus  d'une  Efpéce  d'Efprits,  mais  parce  que  n'ayant  &  ne 
pouvant  avoir  d'autres  idées  fimples  applicables  à  de  tels  Etres,  que  ce 
petit  nombre  que  nous  tirons  de  nous-mêmes  &  des  actions  de  notre 
propre  Efprit ,  lorfque  nous  penfons ,  que  nous  reflèntons  du  plaifir  &  que 
nous  remuons  différentes  parties  de  notre  Corps,  nous  ne  faurions  autrement 
diftinguerdans  nos  conceptions,  différentes  fortes  d'Efprits,  l'une  de  l'au- 
tre, qu'en  leur  attribuant  dans  un  plus  haut  ou  plus  bas  degré  ces  opérations 
&  ces  puilfances  que  nous  trouvons  en  nous-mêmes:  &  ainfi  nous  ne  pou- 
vons point  avoir  des  Idées  fpecifiques  desEfprks,  qui  foient  fort  diftinct.es, 
Dieu  feul  excepté,  à  qui  nous  attribuons  la  durée  &  toutes  ces  autres  Idées 
dans  un  degré  infini,  au  lieu  que  nous  les  attribuons  aux  autres  Efprits  avec- 
limitation.  Et  autant  que  je  puis  concevoir  la  chofe,  il  me  femble  que 
dans  nos  Idées  nous  ne  mettons  aucune  différence  entre  Dieu  &  les  Efprits 
par  aucun  nombre  d'idées  fimples  que  nous  ayons  de  l'un  &  non  des  autres , 
excepté  celle  de  l'Infinité.  Comme  toutes  les  idées  particulières  d'exiftence, 
de  connoifiance,  de  volonté,  de  puiffànce,  de  mouvement,  &V.  procèdent 
des  opérations  de  notre  Efprit,  nous  les  attribuons  toutes  à  toute  l'orte  d'Ef- 
prits ,  avec  la  feule  différence  de  dégrez  jufqu'au  plus  haut  que  nous  puis- 
sions imaginer,  &  même  jufqu'à  l'infinité,  lorfque  nous  voulons  nous  for- 
mer, autant  qu'il  eft'  en  notre  pouvoir,  une  idée  du  Premier  Etre,  qui  ce-  © 
pendant  eft  toujours  infiniment  plus  éloigné,  par  l'excellence  réelle  de  fa 
nature ,  du  plus  élevé  et:  du  plus  parfait  de  tous  les  Etres  créez  ,  que  le  plus 
excellent  homme,  ou  plutôt  que  l'Ange  &  le  Séraphin  le  plus  pur  eft  éloi- 
gne de  la  partie  de  Matière  la  plus  contemptible,  &  qui  par  conféquenc 
doit  être  infiniment  audeffusde  ce  que  notre  Entendement  borné  peut  con- 
cevoir de  Lui. 

§.  12.  Il  n'eft  ni  impoffible  de  concevoir,  ni  contre  la  Raifon  qu'il  puifie     n  eft  probable 
y  avoir  plufieurs  Efpèces  d'Efprits,  autant  différentes  l'une  de  l'autre  par  Nombre* innom. 
des  propriétez  diftinctes  dont  nous  n'avons  aucune  idée,  que  les  Efpèces  des  brabie  d'Ei^èses 
chofes  fenfibles  font  diftinguées  l'urîe  de  l'autre  par  des  CHialitez  que  nous  aLL?nl*' 
connoiffons  &  que  nous  y  obfervons  actuellement.     Sur  quoi  il  me  femble 
qu'on  peut  conclurre  probablement  de  ce  que  dans  tout  leAIondevifiblect 

cor- 


3<So  Des  Noms  des  Subfiances.  Liv.  III. 

Ç  H  A  P.  V I.   corporel  nous  ne  remarquons  aucun  vuide ,  qu'il  devroit  y  avoir  plus  d'Efpè- 
ces  de  Créatures  Intelligentes  au  deflus  de  nous,  qu'il  n'y  en  a  defenfibles 
&  de  matérielles  au  delTous.  En  effet  en  commençant  depuis  nous  jufqu'aux 
chofes  les  plus  balles ,  c'eft  une  defcente  qui  fe  fait  par  de  fort  petits  dégrez , 
&  par  une  fuite  continuée  de  chofes  qui  dans  Chaque  éloignement  différent 
fort  peu  l'une  de  l'autre.     Il  y  a  des  Poiffons  qui  ont  des  aîles&  à  qui  l'Air 
n'eft  pas  étranger ,  &  il  y  a  des  Oifeaux  qui  habitent  dans  l'Eau ,  qui  ont  le 
fang  froid  comme  les  PohTons  &  dont  la  chair  leur  reffemble  fi  fort  par  le 
goût  qu'on  permet  aux  fcrupuleux  d'en  manger  durant  les  jours  maigres.  Il  . 
y  a  des  animaux  qui  approchent  fi  fort  de  l'Efpèce  des  Oifeaux  &  des  Betes 
qu'ils  tiennent  le  milieu  entre  deux.     Les  Amphibies  tiennent  également 
des  Betes  terreftres  &  des  aquatiques.  Les  Veaux  marins  vivent  fur  la  Ter- 
re <Sc  dans  la  Mer  ;  &  les  Marfouins  ont  le  fang  chaud  &  les  entrailles  d'un 
Cochon,  pour  ne  pas  parler  de  ce  qu'on  rapporte  des  Sirènes  ou  des  hom- 
mes marins.     Il  y  a  des  Bétes  qui  femblent  avoir  autant  de  connoiffance  & 
de  raifon  que  quelques  animaux  qu'on  appelle  hommes  ;  &  il  y  a  une  fi 
grande  proximité  entre  les  Animaux  &  les  Végétaux ,  que  fi  vous  prenez 
le  plus  imparfait  de  l'un&  le  plus  parfait  de  l'autre  ,  à  peine  remarquerez- 
vous  aucune  différence  confiderable  entre  eux.     Et  ainfi ,  jufqu'à  ce  que 
nous  arrivions  aux  plus  baffes  &  moins  organifées  parties  de  matière,  nous 
trouverons  partout,  que  les  différentes  Efpéces  font  liées  enfemble  ;  &ne 
différent  que  par  des  dégrez  prefque  infenfibles.     Et  lorfque  nous  confie- 
rons la  puifiance  &  la  fageffe  infinie  de  l'Auteur  de  toutes  chofes,  nous 
avons  fujet  de  penfèrque  c'eft  une  chofe  conforme  à  la  fomptueufe  harmonie 
de  l'Univers ,  &  au  grand  deffein ,  auffi  bien  qu'à  la  bonté  infinie  de  ce 
fouverain  Architecte ,  que  les  différentes  Efpèces  de  Créatures  s'élèvent  auffi 
peu-à-peu  depuis  nous  vers  fon  infinie  perfection,  comme  nous  voyons 
qu'ils  vont  depuis  nous  en  defeendant  par  des  dégrez  prefque  infenfibles.  Et 
cela  une  fois  admis  comme  probable,  nous  avons  raifon  de  nous  perfuader 
qu'ii  y  a  beaucoup  plus  d'Efpèces  de  Créatures  au  deffus  de  nous  qu'il  n'y 
en  a  au  deffous  ;  parce  que  nous  fommes  beaucoup  plus  éloignez  en  dégrez 
de  perfection  de  l'Etre  infini  de  Dieu,  que  du  plus  bas  état  de  l'Etre  & 
de  ce  qui  approche  le  plus  près  du  néant.     Cependant  nous  n'avons  nulle 
idée  claire  &  diftincte  de  toutes-  ces  différentes  Efpéces ,  pour  les  raifons  qui 
ont  été  propofées  ci-deffus. 
Il  paroit  par  g.  jg.  Mais  pour  revenir  aux  Efpèces des  Subftances  corporelles:  Si  je 

claa  que"eft  i    demandois  à  quelqu'un  fi  la  Glace  &  l'Eau  font  deux  diyerfes    Efpèces  de 
Veffence :  notai-      chofes,  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  me  répondît  qu'oui;  &  l'on  ne  peut  nier 

iule  qui  conlh-  ,.,       ,    ■"  .-  -,r.    .    ^,  .        ,    .  r  ,.         ,     i  ,      ev  ■■  <     M      ' 

tu«  l'Eipèce.  qu  il  n  eut  raifon.  Mais  fi  un  Anglois  eleve  dans  la  Jamaïque  ou  il  n  au- 
roit  peut-être  jamais  vu  de  glace  ni  ouï  dire  qu'il  y  eût  rien  de  pareil  dans 
le  Monde,  arrivant  en  Angleterre  pendant  l'Hyver  trouvoit  l'Eau  qu'il  au- 
roit  mife  le  foir  dans  un  Baffin,  gelée  le  matin  en  grand' partie,  &  que  ne 
fâchant  pas  le  nom  particulier  qu'elle  a  dans  cet  état,  il  l'appellàt  de  Y  Eau 
durcie ,  je  demande  fi  ce  feroit  à  fon  égard  une  nouvelle  Efpèce  différente 
de  l'Eau  ;  &  je  croi  qu'on  me  répondra  que  dans  ce  cas-là  ce  ne  feroit  non 
plus  une  nouvelle  Efpèce  à  l'égard  de  cet  Anglois,  qu'un  fuc  de  viande  qui 

fe 


Des  Noms  des  Subfiances.     Liv.  III.  361 

fe  congèle  quand  il  eft  froid,  eft  une  Efpèce  diftin£te  de  cette  même  gelée  Cuap.  VI. 
quand  elle  eft  chaude  &  fluide;  ou  que  l'or  liquide  dans  le  creufec  eft  une 
Efpèce  diftin£te  de  l'or  qui  eft  en  confiftence  dans  les  mains  de  l'Ouvrier.  Si 
cela  eft  ainfi,  il  eft  évident  que  nos  Efpèces  diftinêtes  ne  font  que  des  amas 
diftinèts  d'Idées  complexes  auxquels  nous  attachons  des  noms  diftin&s.  II 
eft  vrai  que  chaque  Subftance  qui  exifte,  a  fa  conftitution  particulière  d'où 
dépendent  les  Qualitez  fcnfibles  &  les  Puiflaricés  que  nous  v  remarquons: 
mais  la  réduction  que  nous  faifons  des  chofes  en  Efpèces  qui  n'emporte  autre 
chufe  que  leur  arrangement  fous  des  Efpèces  particulières  défignées  par  cer- 
tains noms  diftinéts,  cette  réduction,  dis-je,  fe  rapporte  uniquement  aux 
Idées  que  nous  en  avons:  &  quoi  que  cela  fuffife  pour  les  diftinguer  fi  bien 
par  des  noms ,  que  nous  puiflions  en  difeourir  lorfqu'elles  ne  font  pas  devant 
nous,  cependant  fi  nous  fuppofons  que  cette  diftinction  eft  fondée  fur  leur 
conftitution  réelle  &  intérieure,  &  que  la  nature  diftingue  les  chofes  qui 
exiftent,  en  autant  d'Efpèees  par  leurs  effences  réelles,  de  la  même  maniè- 
re que  nous  les  diftinguons  nous-mêmes  en  Efpèces  par  telles  &  telles  dé- 
nominations, nous  rifquerons  de  tomber  dans  de  grandes  méprifes. 

§.   14.  Pour  pouvoir  diftinguer  les  Etres  fubftantiels  en  Efpèces  félon  la  ^^"fentiment" 
fuppolition  ordinaire ,  qu'il  y  a  certaines  Effences  ou  formes  précifes  des  qui  établit  un 
chofes,  par  où  tous  les  Individus  exiftans  fontdiftinguez  naturellement  en  d^terminé^Ef. 
Efpèces,  voici  des  conditions  qu'il  faut  remplir  nèceflairement.  fences  réelles. 

§.  15.  Premièrement,  on  doit  être  affùré  que  la  Nature  fe  propofe  tou- 
jours dans  la  production  des  Chofes  de  les  faire  participer  à  certaines  Effen- 
ces réglées  &  établies,  qui  doivent  être  les  modèles  de  toutes  les  chofes  à 
produire.  Cela  propofé  ainfi  cruement  comme  on  a  accoutumé  de  faire, 
auroit  befoin  d'une  explication  plus  précife  avant  qu'on  put  le  recevoir 
avec  un  entier  confentement. 

§.  16.  Il  feroit  néceffaire,  en  fécond  lieu,  de  favoir  fi  la  Nature  par- 
vient toujours  à  cette  Effence  qu'elle  a  en  vûë  dans  la  production  des  Cho- 
ies. Les  naiiTances  irréguliéres  &  monftrueufes  qu'on  aobfervées  en  différen- 
tes Efpèces  d'Animaux ,  nous  donneront  toujours  fujet  de  douter  de  l'un 
de  ces  articles ,  ou  de  tous  les  deux  enfemble. 

§.  17.  11  faut  déterminer,  en  troifiéme  lieu,  fi  ces  Etres  que  nous  ap- 
pelions des  Monflres ,  font  réellement  une  Efpèce  diftinéte  félon  la  notion 
îcholaftique  du  mot  d'Efpèce  puifqu'il  eft  certain  que  chaque  chofe  qui 
exifte,  a  fa  conftitution  particulière;  car  nous  trouvons  que  quelques-uns 
de  ces  Monflres  n'ont  que  peu  ou  point  de  ces  Qualitez  qu'on  fuppofe 
refulter  de  l'Ellence  de  cette  Efpèce  d'où  elles  tirent  leur  origine,  &  à 
laquelle  il  femble  qu'elles  appartiennent  en  vertu  de  leur  naiffance. 

§.  18-  11  faut,  en  quatrième  lieu,  que  les  Effences  réelles  de  ces  cho- 
fes que  nous  diftinguons  en  Efpèces  &  auxquelles  nous  donnons  des  noms 
après  les  avoir  ainfi  diftinguées ,  nous  foient  connues,  c'eft- à-dire  que 
nous  devons  en  avoir  des  idées.  Mais  comme  nous  fommes  dans  l'igno- 
rance fur  ces  quatre  articles  les  effences  réelles  des  Chofes  ne  nous  fervent  de 
rien  à  diftinguer  les  Subftance  s  en  Efpèces. 

§.  19.  En  cinquième  lieu,  le  l'eul  moyen  qu'on  pourroit  imaginer  pour  no$  effences 

Z  z  l'é- 


;6x 


Les  Noms  des  Subjtances.     Li  v.  1 1 1. 


CilAP.  VI. 

nominales  des 
SublUnces  ne 
for.t  pas  de  pir- 
fvtes    collections 
de  toutes  lcuus 
piopr.étez. 


*  Monnoye 

d  Or  qui   a  coûts 

en  Angleteue. 


Mais   elles  ren- 
ltrment  telle 
colie&ion  qji 
ett  fîgiaihee  par 
le  nom  que 
nous  leui  don- 
nons. 


l'éclaircilTement  de  cette  Queftion,  ce  feroit  qu'après  avoir  formé  des 
Idées  complexes  entièrement  parfaites  des  Propriétez  des  Chofes,  qui  dé- 
couleraient de  leurs  différentes  elîénces  réelles,  nous  les  diftinguafïions  par- 
là  en  Efpèces.  Mais  c'eft  encore  ce  qu'on  ne  fauroit  faire:  car  comme 
l'Effence  réelle  nous  eft  inconnue,  il  nous  eft  impoffible  de  connoître  tou- 
tes les  Propriétez  qui  en  dérivent,  &  qui  y  font  fi  intimement  unies  que 
l'une  d'elles  n'y  étant  plus ,  nous  puiiïions  certainement  conclurre  que  cette 
ElTence  n'y  efï  pas ,  &  que  par  conféquent  la  chofe  n'appartient  point 
à  cette  Efpèce.  Nous  ne  pouvons  jamais  connoître  quel  eft  précifément 
le  nombre  des  propriétez  qui  dépendent  de  l'elTence  réelle  de  l'Or,  de  for- 
te que  l'une  de  ces  propriétez  venant  à  manquer  dans  tel  ou  tel  fujet,  l'effence 
réelle  de  l'Or  &  par  conféquent  l'Or  ne  fût  point  dans  ce  fujet,  à  moins 
que  nous  ne  connufïïons  l'elTence  de  l'Or  lui-même,  pour  pouvoir  par-là 
déterminer  cette  Efpèce.  Il  faut  fuppofer  qu'ici  parle  mot  d'Or,  je  dé- 
figne  une  pièce  particulière  de  matière  comme  la  dernière  *  Guinée  qui  a 
été  frappée  en  Angleterre.  Car  fi  ce  mot  étoit  pris  ici  dans  fa  lignifi- 
cation ordinaire  pour  l'idée  complexe  que  moi  ou  quelque  autre  appelions 
Or,  c'eft- à-dire,  pour  l'elTence  nominale  de /'Or,  ce  feroit  un  vrai  galima- 
thias  ;  tant  il  eft  difficile  de  faire  voir  la  différente  lignification  des  Mots  & 
leur  imperfection ,  lorfque  nous  ne  pouvons  le  faire  que  par  le  fecours  mê- 
me des  mots. 

§.  20.  De  tout  cela  il  s'enfuit  évidemment  que  les  diftinétions  que  nous 
faifons  des  Subftances  en  Efpèces  par  différentes  dénominations ,  ne  font 
nullement  fondées  fur  leurs  Effences  réelles ,  &  que  nous  ne  faurions  pré- 
tendre les  ranger  &  les  réduire  exactement  à  certaines  Efpèces  en  confé- 
quence  de  leurs  différences  effentielles  &  intérieures. 

§.  21.  Mais  puifque  nous  avons  befoin  de  termes  généraux,  comme  il 
a  été  remarqué  ci-deffus,  quoi  que  nous  ne  connoiffions  pas  les  ejjences  réel- 
les des  chofes;  tout  ce  que  nous  pouvons  faire,  c'eft  d'affembler  tel  nom- 
bre d'Idées  (impies  que  nous  trouvons  par  expérience  unies  enfemble  dans 
les  Chofes  exiftantes ,  &  d'en  faire  une  feule  Idée  complexe.  Bien  que  ce 
ne  foit  point  là  l'Effence  réelle  d'aucune  Subftance  qui  exifte,  c'eft  pour- 
tant Yejjcnce  fpécifique  à  laquelle  appartient  le  nom  que  nous  avons  attaché  à 
cette  Idée  complexe,  de  forte  qu'on  peut  prendre  l'un  pour  l'autre  ;  par 
où  nous  pouvons  enfin  éprouver  la  vérité  de  ces  Ejfences  nominales.  Par 
exemple,  il  y  a  des  gens  qui  difcnt  que  l'Etendue  ell  l'elTence  du  Corps. 
S'il  eft  ainfi,  comme  nous  ne  pouvons  jamais  nous  tromper  en  mettant  l'ef- 
fence d'une  Chofe  pour  la  Choie  même,  mettons  dans  le  difcours  ï étendue 
pour  le  Corps ,  &  quand  nous  voulons  dire  que  le  Corps  fe  meut,  difons 
que  l'Etendue  fe  meut ,  &  voyons  comment  cela  ira.  Quiconque  diroit 
qu'une  Etendue  met  en  mouvement  une  autre  Etendue  par  voye  d'impul- 
fion,  montrerait  fuffifamment  l'abfurdité  d'une  telle  notion.  L'Effence 
d'une  Chofe  eft,  par  rapport  à  nous,  toute  l'idée  complexe,  comprife  & 
délignée  par  un  certain  nom;  &  dans  les  Subftances,  outre  les  différentes 
Idées  fimples  qui  les  compofent,  il  y  a  une  idée  confufe  de  Subftance  ou 
d'un  foûtien  inconnu  ,  &  d'une  caufe  de  leur  union  qui  en  fait  toujours  une 

par- 


Des  Noms  des  Subfiances.  Liv.  III.  363 

partie.  C'eft  pourquoi  l'Eflence  du  Corps  n'eft  pas  la  pure  Etendue,  (i)  C  hap.  VI. 
mais  une  Cbofe  étendue  &  folide;  de  forte  que  dire  qu'une  chofe  étendue  & 
folide  en  remue  ou  poufle  une  autre ,  c'eft  autant  que  fi  l'on  difoit  qu'un 
Corps  remue  ou  poufle  un  autre  Corps.  La  première  de  ces  expreiTions  eft 
autant  intelligible  que  la  dernière.  De  même  quand  on  dit  qu'un  Animal 
raifonnable  eft  capable  de  converfation ,  c'eft  autant  que  fi  l'on  difoit  qu'un 
homme  en  eft  capable.  Mais  perfonne  ne  s'avifera  de  dire  que  la  (2)  Rai- 
fonnabilité  eft  capable  de  converfation ,  parce  qu'elle  ne  conltituë  pas  toute 
l'eflence  à  laquelle  nous  donnons  le  nom  à! Homme. 

§.  22.  Il  y  a  des  Créatures  dans  le  Monde  qui  ont  une  forme  pareille  à  ah^"^"t 
la  nôtre,  mais  qui  font  velues,  &  n'ont  point  l'ufage  de  la  Parole  &  de  la  nous  nous  îot- 
Raifon.     Il  y  a  parmi  nous  des  Imbecilles  qui  ont  parfaitement  la  même  for-  J^ancé?  font 
me  que  nous ,  mais  qui  font  deftituez  de  Raifon ,  &  quelques-uns  d'entre  eux  les  mefuies  des 
qui  n'ont  point  auiïi  l'ufage  de  la  Parole.     Il  y  a  des  Créatures,  à  ce  qu'on  p0HC"nous"P" 
dit,  qui  avec  l'ufage  de  la  Parole,  de  la  Raifon,  &  une  forme  femblableen  Exemple  dans 

1  i_    f  T.        f.  ..  j  ..,...,  ,  l'idée  que  nous 

toute  autre  chofe  a  la  notre  ont  des  queues  velues  ;  je  m  en  rapporte  a  ceux  „vons  je 
qui  nous  le  racontent,  mais  au  moins  ne  paroit-il  pas  contradicloire  qu'il  y  l'Homme, 
ait  de  telles  Créatures.  Il  y  en  a  d'autres  dont  les  Mâles  n'ont  point  de 
barbe,  &  d'autres  dont  les  Femelles  en  ont.  Si  l'on  demande  fi  toutes  ces 
Créatures  font  hommes  ou  non ,  fi  elles  font  d'Efpèce  humaine,  il  eft  vi- 
fible  que  cette  Queftion  fe  rapporte  uniquement  à  YEJfence  nominale;  car 
entre  ces  Creatures-là  celles  à  qui  convient  la  définition  du  mot  Homme,  ou 
l'idée  complexe  fignifiée  par  ce  nom,  font  hommes;  &  les  autres  ne  le  font 
point  à  qui  cette  définition  ou  cette  idée  complexe  ne  convient  pas.  Mais 
ïi  la  recherche  roule  fur  ïcj/ence  fuppofée  réelle,  ou  que  l'on  demande  fi  la 
conftitution  intérieure  de  ces  différentes  Créatures  eft  fpécifiquement  diffé- 
rente, il  nous  eft  abfolument  impoflible  de  répondre,  puifque  nulle  partie 
de  cette  conftitution  intérieure  n'entre  dans  notre  Idée  /pecif  que  :  feulement 
nous  avons  raifon  de  penfer  que  là  où  les  facultez  ou  la  figure  extérieure 
font  fi  différentes ,  la  conftitution  intérieure  n'eft  pas  exactement  la  même. 
Mais  c'eft  en  vain  que  nous  rechercherions  quelle  eft  la  diftinclion  que  la 
différence  fpécifique  met  dans  la  conftitution  réeile  &  intérieure,  tandis 

que 

(1)  C'eft  ainfi  que  l'entendent  les   Carte-  (z)  Ou  faculté  de  raifonner.    Quoi  que  ces 

fiens.     La  ctofe  que  nous  concevons  étendue  en  fortesde  mots  foient  inconnus  dans  le  Monde, 

longueur,  largeur  v  profondeur,  eft  ce  que  nous  l'en  doit  en  permettre  l'ufage,  ce  mefemble, 

nommons  un  Corps ,  dit  Rohault  dans  fa  Phy-  dans  un  Ouvrage  comme  celui-ci.    Je  prens 

iîque,   Ch.    II.  Part.  ï.   Lors  donc    que  les  d'avancecettelibeité  &  je  ferai  fouvent  obligé 

Cartefiens  foûtiennent  que  l'Etendue  e!t  l'ef-  delà  prendre  dans  la  fuite  de  ce  Troifiéme  Li- 

fence  du  Corps,  ils  ne  prétendent  affirmer  au-  vre,  ouf  Auteur  n'auroit  pu  faire  connoître  1j 

tre  chofe  de  l'étendue  parrapportau  Corps  que  meilleure  partie  defes  penfées,  s'il  n'eût  inven- 

ce  que  M.  Locke  eut  ailleurs  de  la  folidité  par  té  de  nouveaux  termes ,  pour  pouvoir  expri- 

rapport  au  Corps,  que  de  toutes  les  idées  c'eft  mer  des  conceptions  toutes  nouvelles  Qui  ne 

telle  qui  partit  la  plus  ejfcnticlle  v  la  plus  étroi-  voit  que  je  ne  puis  me  difpenfer  de  l'imiter  en 

tementunie  auCorps,  —  de  forte  que  l'E'prit  U  cela  ?  C'eft  une  liberté  qu'ont  prife  Rohault,]e 

regarde  comme  infeparabhment  attachée  auCorps,  P.  Malcbranche,  &  que  Meilleurs  de  l' Academit 

oit  qu'il  foi t ,  c?  de  quelque manière  au  il  fuit  mo-  Royale  des  Sciences  prennent  tous  les  jours. 


difié  :  Cl-defTus ,  pag.  79. 


Zz    2 


2  H 


Des  Noms  des  Subjtances.  Liv.  ÎIÎ. 


Les  Efpècrs  ne 
font  pas  diftin- 
puees  par  la 
Génération. 


ChaP.  VI.  que  nos  mefures  des  Efpèces  ne  feront,  comme  elles  font  à  prélent ,  que  les 
Idées  abftraites  que  nous  connoiflbns,  &  non  la  conftitution  intérieure  qui 
ne  fait  point  partie  de  ces  Idées.  La  différence  de  poil  fur  la  peau  doit-elle 
être  une  marque  d'une  différente  conftitution  intérieure  &  fpécifique  entre 
un  Imbecille  &  un  Magot,  lorfqu'ils  conviennent  d'ailleurs  par  la  forme,  & 
par  le  manque  de  raifon  &  de  langage?  Le  défaut  de  raifon&  de  langage  ne 
nous  doit-il  pas  fervir  d'un  ligne  de  différentes  conftitutions  &  d'E/pcces. 
réelles  entre  un  Imbecille  &  un  homme  raifonnable?  Et  ainii  du  refte,  fi 
nous  prétendons  que  la  diftinclion  des  Efpèces  foit  juftement  établie  fur  la 
forme  réelle  &  la  conftitution  intérieure  des  Chofes. 

§.  2,3.  Et  qu'on  ne  dife  pas  que  les  Efpèces  fuppofées  réelles  font  confer- 
vées  diftinftes  &  dans  leur  entier  dans  les  Animaux  par  l'accouplement  du 
Mâle  &  de  la  Femelle  ;  &  dans  les  Plantes  par  le  moyen  des  femences. 
Car  cela  fuppofé  véritable  ne  nous  ferviroit  à  fixer  la  diftinclion  des  Efpèces 
des  Chofes  qu'à  l'égard  des  Animaux  &  des  Végétaux.  Que  faire  du  refte  ? 
Mais  cela  ne  fuffit  pas  même  à  l'égard  de  ceux-là,  car  s'il  en  faut  croire 
FHiftoire,  des  femmes  ont  été  engrolTées  par  des  Magots;  &  voilà  une 
nouvelle  Queftion  de  favoir  de  quelle  Efpèce  doit  être  dans  la  Nature  une 
telle  production  en  vertu  de  cette  Règle.  D'ailleurs ,  nous  n'avons  aucun 
fujet  de  croire  que  cela  foit  impoffible,  puifqu'on  voit  fi  fouvent  des  Mu- 
lets &  des(i)  Jumarts,  les  premiers  engendrez  d'un  Ane  &  d'une  Cavale, 
«Se  les  derniers  d'un  Taureau  &  d'une  Jument.  J'ai  vu  un  Animal  engendré 
d'un  Chat  &  d'un  Rat ,  &  qui  avoit  des  marques  vifibles  de  ces  deux  Bê- 
tes, en  quoi  il  paroifibit  que  la  Nature  n'avoitfuivi  le  modèle  d'aucune  de 
ces  Efpèces  en  particulier,  mais  les  avoit  confondues  enfemble.  Et  qui 
ajoutera  à  cela  les  productions  monftrueufes  qu'on  rencontre  fi  fouvent  dans 
la  Nature,  trouvera  qu'il  eft  bien  mal-aifé  à  l'égard  même  des  races  des 
Animaux  de  déterminer  par  la  génération  de  quelle  efpèce  eft  la  race  de 
chaque  animal,  &  fe  reconnoîtra  dans  une  parfaite  ignorance  touchant  l'ef- 
fence  réelle  qu'il  croit  être  certainement  provignée  par  le  moyen  de  la  gé- 
nération, &  avoir  feule  un  droit  au  nom  fpécifique.  Mais  outre  cela,  fi 
les  Efpèces  des  Animaux  &  des  Plantes  ne  peuvent  être  diftinguéesque  par 
la  propagation,  dois-je  aller  aux  Indes  pour  voir  le  père  &  la  mère  de  l'un, 
&  la  Plante  d'où  la  femence  a  été  cueuillie  qui  produit  l'autre,  afin  de  favoir 
fi  cet  Animal  eft  un  Tigre-,  &  fi  cette  Plante  eft  du  Tbé? 

§.  24.  Enfin  il  eft  évident  que  c'eft  des  collections  que  les  hommes  font 
eux-mêmes  des  Qualitez  fenfibles,  qu'ils  compofent  les  EiTences  des  diffé- 
rentes fortes  de  Subftances  dont  ils  ont  des  idées,  &  que  la  plupart  ne  fon- 
gent  en  aucune  manière  à  leur  ftruèture  intérieure  &  réelle,  quand  ils  les 
réduifent  à  telles  ou  telles  Efpèces  :  moins  encore  aucun  d'eux  a-t-il  jamais 
penfé  à  certaines  formes  fubfant  telles ,  fi  vous  en  exceptez  ceux  qui  dans  ce 
feul  endroit  du  Monde  ont  appris  le  Langage  de  nos  Ecoles.  Cependant 
ces  pauvres  ignorans  qui  fans  prétendre  pénétrer  dans  les  EiTences  réelles , 
ou  s'embaiT.dfer  l'Efprit  de  formes  fubftantielles,  fe  contentent  de  connoi- 
tre  les.  chofes  une  à.  une  par  leurs  Qualitez  fenfibles  font  fouvent  mieux 

in- 

(1)  Voy.  fur  ce  mot  le  Diftionaire  Etymologique  de  Mfc  Menagt. 


Ni  p.ir  les  For- 
mes fubftantiel- 
les. 


Des  Noms  des  Sttbjlances.     Liv.  111.  365* 

inflruits  de  leurs  différences,  peuvent  les  dillinguer  plus  exactement  pour  CirAT.  VT 
Jeur  ufage ,  &  connoiifent  mieux  ce  qu'on  peut  faire  de  chacune  en  particu- 
lier que  ces  Doéleurs  fubtils  qui  s'appliquent  fi  fort  à  en  pénétrer  le  fond 
&  qui  parlent  avec  tant  de  confiance  de  quelque  choie  de  plus  caché  &  de 
plus  elfentiel  que  ces  Qualités  fenfibles  que  tout  le  monde  y  peut  voir  fans 
peine. 

§.  2  y.  Mais  fuppofé  que  les  Effences  réelles  des  Subftances  puffent  être  Les  E(rencM 
découvertes  par  ceux  qui  s'appliqueraient  foignetnement  à  cette  recherché,  JjrtciftjiMiftjie 
nous  ne  faurions  pourtant  croire  raifonnablement  qu'en'rangeantlesChofes  p£u?" 
fous  des  noms  généraux,  on  fe  foit  réglé  par  ces  conftitutions  réelles  & 
intérieures,  ou  par  aucune  autre  chofe  que  par  leurs  apparences  qui  fepré- 
fentent  naturellement;  puifque  dans  tous  les  Païs,  les  Langues  ont  été  for- 
mées long-temps  avant  les  Sciences.  Ce  ne  fonc  pas  des  Philofophes ,  des 
Logiciens  ou  telles  autres  gens ,  qui  après  s'être  bien  tourmentez  à  penfèr  aux 
formes  &  aux  elTencesdes  Chofes  ont  formé  les  noms  généraux  qui  font  en 
ufage  parmi  les  différentes  Nations:  mais  plutôt  dans  toutes  les  Langues, 
la  plupart  de  ces  termes  d'une  extenfion  plus  ou  moins  grande  ont  tiré  leur 
origine  &  leur  fignification  du  Peuple  ignorant  &  fans  Lettres,  qui  a  ré- 
duit les  chofes  à  certaines  Efpèces ,  &  leur  a  donné  des  noms  en  vertu  des 
Qualitez  fenfibles  qu'il  y  rencontrait ,  pour  pouvoir  les  défigner  aux  autres 
lorfqu'clles  n'étoient  pas  préfentes,  foit  qu'ils  euffent  befoin  de  parler  d'une 
Efpèce,  ou  d'une  feule  chofe  en  particulier. 

§.  26.  Puis  donc  qu'il  efl  évident  que  nous  rangeons  les  Subftances  fous  ^«"o"'* 
différentes  Efpèces  &  fous  diverfes  dénominations  félon  leurs  ejfences  notai-  fort  diverfes  & 
nales,  &  non  félon  leurs  ejfences  réelles  ;  ce  qu'il  faut  confiderer  enfuite ,  inceitime!;'î 
c'eit  comment,  &  par  qui  ces  Effences  viennent  à  être  faites.  Pour  ce 
qui  efl  de  ce  dernier  point,  il  efl  vifible  que  c'eftl'Efprit  qui  efl  Auteur  de 
ces  effences,  &  non  la  Nature;  parce  que  fi  c'étoit  un  Ouvrage  de  la  Na- 
ture, elles  ne  pourroient  point  être  fi  différentes  en  différentes  perfonnes, 
comme  il  efl  vifible  qu'elles  font.  Car  fi  nous  prenons  la  peine  de  l'exami- 
ner, nous  ne  trouverons  point  que  l'Effence  nominale  d'aucune  Efpèce  de 
Subftances  foit  la  même  dans  tous  les  hommes ,  non  pas  même  celle  qu'ils 
connoiffent  de  la  manière  la  plus  intime.  Il  ne  ferait  peut-être  pas  poffible 
que  l'Idée  abftraite  à  laquelle  on  a  donné  le  nom  d' 'Homme  fût  différente  en 
différens  hommes,  fi  elle  étoit  formée  par  la  Nature;  &  qu'à  l'un  elle  fut 
un  Animal  raifonnable ,  &  à  l'autre  un  Animal  fans  plume,  à  deux  fiés  avec 
de  larges  ongles.  Ce'ui  qui  attache  le  nom  à  Homme  à  une  idée  complexe, 
compofée  de  fentiment  &  de  motion  volontaire,  jointe  à  un  Corps  d'une 
telle  forme,  a  par  ce  moyen  une  certaine  effence  de  l'Efpèce  qu'il  appelle 
Homme,  &  celui  qui  après  un  plus  profond  examen,  y  ajoute  la  Raifomtahh 
Uté ,  a  une  autre  effence  de  l'Efpèce  à  laquelle  il  donne  le  même  nom  d'Hom* 
me,  de  forte  qu'à  l'égard  de  l'un  d'eux  le  même  Individu  fera  par-là  un  vé- 
ritable homme,  qui  ne  l'eft  point  àj'égard  de  l'autre.  Jenepenfe  pas  qu'il 
fe  trouve  à  peine  une  feule  perfonne  qui  convienne,  que  cette  llature  droite, 
fi  connue,  foit  la  'différence effentielle  de  l'Efpèce  qu'il  .défigne  par  le  nom 
d'Homme.     Cependant  il  efl  vifible  qu'il  y  a  bien  des  gens  qui  déterminent 

Zz  3  çliV 


3 66  Des  Noms  dès  Subftances.  Lit.  III. 

ChàP.  VI.  plutôt  les  Efpèces  des  Animaux  par  leur  forme  extérieure  que  par  leur 
naiflance ,  puifqu'on  a  mis  en  queilion  plus  d'une  fois  fi  certains  fœtus  hu- 
mains dévoient  être  admis  au  Baptême  ou  non, par  la  feule  raifon  que  leur 
configuration  extérieure  difFéroit  de  la  forme  ordinaire  des  Enfans ,  fans 
qu'on  fut  s'ils  n'étoient  point  auffi  capables  de  raifon  que  des  Enfans  jettez 
dans  un  autre  moule,  dont  il  s'en  trouve  quelques-uns,  qui,  quoi  que  d'u- 
ne forme  approuvée,  ne  font  jamais  capables  de  faire  voir,  durant  toute 
leur  vie ,  autant  de  raifon  qu'il  en  paroit  dans  un  Singe  ou  un  Eléphant ,  & 
qui  ne  donnent  jamais  aucune  marque  d'être  conduits  par  une  Ame  raifon- 
nable.   D'où  il  paroit  évidemment,  que  la  forme  extérieure  qu'on  a  feule- 
ment trouvé  à  dire ,  &  non  la  faculté  de  raifonner ,  dont  perfonne  ne  peut 
favoir  fi  elle  devoit  manquer  dans  fon  temps ,  a  été  rendue  efîentielle  à  l'Ef- 
pèce  humaine.    Et  dans  ces  occafions  les  Théologiens  &  les  Jurifconfultes 
les  plus  habiles ,  font  obligez  de  renoncer  à  leur  facrée  définition  $  Animal 
raifonnable,  &  de  mettre  à  la  place  quelque  autre  cffence  de  l'Efpèce  hu- 
maine.   Mr.  Ménage  nous  fournit  l'exemple  d'un  certain  Abbé  de  St.  Mar- 
*  Mer.agiana,       tin  qui  mérite  d'être  rapporté  ici;  *  Quand  cet  Abbé  de  St.  Martin,  dit- 
de  mûrira  de'    iï ,  v'nt  an  '"Wn.-c ,  il  avait  fi  peu  la  figure  d'un  homme  qu'il  reffembloit  plutôt 
KoUaiide,ar..i6.o+.  à  un  Menfire.     On  fiut  quelque  temps  à  délibérer  fi  on  le  batifcro:t.     Cependant 
il  fut  batijé ',  &  on  le  déclara  homme  par  provifion,  ceft-à-dire,  jufqu'à  ce 
que  le  temps  eût  fait  connoitre  ce  qu'il  étoit.     Il  et  oit  fi  difgracié de  la  Na- 
titre ,  qu'on  Va  appelle  toute  fa  vie  l'Abbé  Malotru.     Il  et  oit  de  Ca'én.     Voilà 
un  Enfant  qui  fut  fort  prés  d'être  exclus  de  l'Efpèce  humaine  fimplement 
à  caufe  de  fa  forme.    Il  échappa  à  toute  peine  tel  qu'il  étoit  ;  &  il  eft  cer- 
tain qu'une  figure  un  peu  pins  contrefaite  ,  l'en  auroit  privé  pour  jamais, 
&  l'auroit  fait  périr  comme  un  Etre  qui  ne  devoit  point  palier  pour  un  hom- 
me.    Cependant  on  ne  fauroit  donner  aucune  raifon,  pourquoi  une  Ame 
raifonnable  n'auroit  pu  loger  en  lui  fi  les  traits  de  fon  viiage  euffent  été  un 
peu  plus  altérez,  pourquoi  un  vifage  un  peu  plus  long,  ou  un  nez  plus  plac, 
ou  une  bouche  plus  fendue  n'auroient  pu  fubfifter ,  auffi  bien  que  le  refte 
de  fa  figure  irréguliére,  avec  une  Ame  &  des  qualitez  qui  le  rendirent  ca- 
pable, tout  contrefait  qu'il  étoit,  d'avoir  une  dignité  dans  l'Eglife. 

§.  27.  Pour  cet  effet,  je  ferois  bien  aife  de  favoir  en  quoi  confiftent  les 
bornes  précifes  &  invariables  de  cette  Efpèce.  Il  eft  évident  à  quiconque 
prend  la  peine  de  l'examiner,  que  la  nature  n'a  fait,  ni  établi  rien  de  fem- 
blable  parmi  les  hommes.  On  ne  peut  s'empêcher  de  voir  que  l'Eflence 
réelle  de  telle  ou  telle  forte  de  Subftances  nous  eft  inconnue  ;  &  de  là 
vient  que  nous  fommes  fi  indéterminez  à  l'égard  des  Efiénces  nominales  que 
nous  formons  nous-mêmes ,  que  fi  l'on  interrogeoit  diverfes  perfonnes  fur 
certains  Fœtus  qui  font  difformes  en  venant  au  monde,  pour  favoir  s'ils  les 
croyent  hommes,  il  eft  hors  de  doute  qu'on  en  recevroit  différentes  ré- 
ponfes;  ce  qui  ne  pourroit  arriver,  fi  les  Effences  nominales  par  où  nous 
limitons  &  diftinguons  les  Efpèces  des  Subftances ,  n'étoient  point  for- 
mées par  les  hommes  avec  quelque  liberté ,  mais  qu'elles  fufient  exacte- 
ment copiées  d'après  des  bornes  précifes,  que  la  Nature  eût  établies,  & 
par  lefquelles  elle  eût  diftingué  toutes  les  Subftances  en  certaines  Efpèces. 

Qui 


Des  Noms  des  Subjidnces.  L  i  v.  I II.  367 

Qui  voudroit,  par  exemple,  entreprendre  de  déterminer  de  quelle  efpecc  é-  C  H  À  P.  VI, 
.  toit  ce  Monftre  dont  parle  Licctus,  (  Liv.  I.  Chap.  3.  )  qui  avoit  la  tête  d'un 
homme,&  le  corps  d'un  pourceau  ;  ou  ces  autres  qui  fur  des  corps  d'hommes 
avoient  des  têtes  de  Bêtes,  comme  de  Chiens,  de  Chevaux,  &c. ?  Si  quel- 
qu'une de  ces  Créatures  eût  été  eonfervée  en  vie  &  eût  pu  parler,  la  diffi- 
culté auroit  été  encore  plus  grande.  Si  le  haut  du  Corps  jufqu'au  milieu 
eût  été  de  figure  humaine,  &  que  tout  le  relie  eût  repréfenté  un  pourceau, 
auroit-ce  été  un  meurtre  de  s'en  défaire?  Ou  bien  auroit -il  fallu  confulter 
l'Eveque,  pour  favoir  fi  un  tel  Etre  étoit  allez  homme  pour  devoir  être 
prefenté  fur  les  fonts,  ou  non,  comme  j'ai  ouï  dire  que  cela  effc  arrivé  en 
France  il  v  a  quelques  années  dans  un  cas  à  peu  près  femblable"?  Tant  les 
bornes  des  Efpèces  des  Animaux  font  incertaines  par  rapport  à  nous  qui  n'en 
pouvons  juger  que  par  les  Idées  complexes  que  nous  ralTemblons  nous-mê- 
mes; &  tant  nous  fommes  éloignez  de  connoître  certainement  ce  que  c'effc 
qu'un  Homme.  Ce  qui  n'empêchera  peut-être  pas  qu'on  ne  regarde  com- 
me une  grande  ignorance  d'avoir  aucun  doute  la-deflus.  Quoi  qu'il  en 
foit,  je  penfe  être  en  droit  de  dire,  que,  tant  s'en  faut  que  les  bornes  cer- 
taines de  cette  Efpèce  foient  déterminées ,  &  que  le  nombre  précis  des  Idées 
fimples  qui  en  conftituent  l'effence  nominale,  foit  fixe  &  parfaitement  con- 
nu, qu'on  peut  encore  former  des  doutes  fort  importans  fur  cela;  &  je  croi 
qu'aucune  Définition  qu'on  ait  donnée  jufqu'ici  du  mot  Homme ,  ni  aucune 
defeription  qu'on  ait  faite  de  cette  efpèce  d'Animal,  ne  font  affez  parfaites 
ni  affez  exactes  pour  contenter  une  perfonne  de  bon  fens  qui  approfondit  un 
peu  les  chofes,  moins  encore  pour  être  reçues  avec  un  confentement  géné- 
ral, de  forte  que  par-tout  les  hommes  vouluffent  s'y  tenir  pour  la'décifion 
des  cas  concernant  les  Productions  qui  pourroient  arriver,  &  pour  détermi- 
ner s'il  faudroit  conferver  ces  Productions  en  vie,  ou  leur  donner  la  mort, 
leur  accorder,  ou  leur  refulèr  le  Baptême. 

§.  28.  Mais  quoi  que  ces  Effences  nominales  des  Subfiances  foient  for-  Les  Ertences  «o-- 
mées  par  l'Efprit,  elles  ne  font  pourtant  pas  formées  fi  arbitrairement  que  ^"es"  e  ft>ntUpw . 
celles  des  Modes  mixtes.     Pour  faire  une  effence  nominale  il  faut  première-  formées  fi  aibi. 
ment  que  les  Idées  dont  elle  efl  compofée,  ayent  une  telle  union  qu'elles  ne  ccnes^es'ir"*^ 
forment  qu'une  idée ,  quelque  complexe  qu'elle  foit  ;    &  en  fécond  lieu ,  ■**«* 
que  les  Idées  particulières  ainfi  unies ,  foient  exaclement  les  mêmes ,  fans 
qu'il  y  en  ait  ni  plus  ni  moins.  Pour  la  première  de  ces  chofes ,  lorfque 
l'Efprit  forme  fes  idées  complexes  desSubftances,il  fuit  uniquement  la  Na- 
ture, &  ne  joint  enfemble  aucunes  idées  qu'il  ne  fuppofe  unies  dans  la  Na- 
ture. Perfonne  n'allie  le  bêlement  d'une  Brebis  à  une  figure  de  Cheval,  ni 
la  couleur  du  Plomb  à  la  pefanteur  &  à  h  fixité  de  l'Or  pour  en  faire  des 
idées  complexes  de  quelques  Subftances  réelles,  à  moins  qu'il  ne  veuille  fe 
remplir  la  tête  de  chimères ,  &  embarraffer  fes  difeours  de  mots  inintelligi- 
bles.    Mais  les  hommes  obfervant  certaines  qualitez  qui  toujours  exiftent 
&  font  unies  enfemble,  en  ont  tiré  des  copies  d'après  Nature  ;  &  de  ces 
Idées  ainfi  unies  en  ont  formé  leurs  Idées  complexes  des  Subftances.     Car 
encore  que  les  hommes  puiffent  faire  telles  Idées  complexes  qu'ils  veuîent& 
leur  donner  tels  noms  qu'ils  jugent  à  propos ,  il  faut  pourtant  que  lorf- 

qu'ils 


3  63  Des  Noms  des  Sttijlances.  Liv.  î  11. 

CjK  A  P.  VI.  qu'ils  parlent  de  chofes  réellement  exiftantes  ils  conforment  jufqu'à  un  cer- 
tain degré  leurs  idées  aux  chofes  dont  ils  veulent  parler,  s'ils  fouhaitentd'ê-  , 
tre  entendus.  Autrement ,  le  Langage  des  hommes  feroit  tout-à-fait  fem- 
blable  à  celui  de  Babel ,  &  les  mots  dont  chaque  particulier  fe  ferviroit, 
n'étant  intelligibles  qu'à  lui-même,  ils  ne  feroient  plus  d'aucun  ufage,  pour 
la  converfation  &  pour  les  affaires  ordinaires  de  la  vie,  fi  les  idées  qu'ils  dé- 
fignent,ne  répondoient  en  quelque  manière  aux  communes  apparences  & 
conformitez  des  Subilances ,  confiderées  comme  réellement  exiftantes. 
Quoiqu'elles  §.  20.  En  fécond  lieu,  quoique  l'Efprit  de  l'Homme  en  formant  fes 

foit«! lon  'mpâ>  ^ées  complexes  des  Subilances,  n'en  réuniffe  jamais  qui  n'exiftent  ou  ne 
foient  fuppofées  exiiler  enfemble,  &  qu'ainfi  il  fonde  véritablement  cette 
union  fur  la  nature  même  des  chofes,  cependant  le  nombre  aidées  qu'il  combi- 
ne ,  dépend  de  la  différente  application ,  induftrie ,  ou  fantaifte  de  celui  qui  forme 
cette  Efpèce  de  combinaifon.    En  général  les  hommes  fe  contentent  de  quel- 
que peu  de  qualitez  fenfibles  qui  fe  préfement  fans  aucune  peine  ;  &  fou- 
vent,  pour  ne  pas  dire  toujours,  ils  en  omettent  d'autres  qui  ne  font  ni 
moins  importantes  ni  moins  fortement  unies  que  celles  qu'ils  prennent.  Il 
y  a  deux  fortes  de  Subilances  feniibLs  ;  l'une  des  Corps  organifez  qui  font 
'   perpétuez  par  femence,  &  dans  ces  Subilances  la  forme  extérieure  eft  la 
Qualité  fur  laquelle  nous  nous  réglons  le  plus,  c'ell  la  partie  la  plus  carac- 
teriilique  qui  nous  porte  à  en  déterminer  l'Efpèce.  C'eft  pourquoi  dans  les 
Végétaux  &  dans  les  Animaux ,  une  Subilance  étendue  &  folide  d'une  telle 
ou  telle  figure  fert  ordinairement  à  cela:   Car  quelque  eftime  que  certaines 
gens  faiîent  de  la  définition  d' 'Animal  raifmnable  pour  défigner  l'Homme, 
cependant  fi  l'on  trouvoit  une  Créature  qui  eût  la  faculté  de  parler  &  l'ufage 
de  la  Raifon,  mais  qui  ne  participât  point  à  la  figure  ordinaire  de  l'Hom- 
me, elle  auroit  beau  être  un  Animal  railbnnable,  l'on  auroit,  je  croi,  bien 
de  la  peine  à  la  reconnoître  pour  un  homme.  Et  fi  l'Aneffe  de  Balaam  eût 
difeouru  toute  fa  vie  auffi  raisonnablement  qu'elle  fit  une  fois  avec  fon  Maî- 
tre, je  doute  que  perfonne  l'eût  jugée  digne  du  nom  &  Homme  ou  reconnue 
de  la  même  Efpèce  que  lui-même.     Comme  c'eft  fur  la  figure  qu'on  fe  rè- 
gle le  plus  fouvent  pour  déterminer  l'Efpèce  des  Végétaux  &  des  Animaux, 
de  même  à  l'égard  de  la  plupart  des  Corps  qui  ne  font  pas  produits  par  fe- 
mence, c'eft  à  la  couleur  qu'on  s'attache  le  plus.     Ainfi  là  où  nous  trou- 
vons la  couleur  de  l'Or,  nous  fommes  portez  à  nous  figurer  que  toutes  les 
autres  Qualkez  comprifes  dans  notre  Idée  complexe  y  font  auffi,  de  forte 
que  nous  prenons  communément  ces  deux  Qualitez  qui  fe  préfentent  d'abord 
à  nous,  la  figure  &  la  couleur, pom  des  Idées  fi  propres  à  défigner  diffé- 
rentes Efpèces,que  voyant  un  bon  Tableau,  nous  difons  auffitôt,  C'eft  un 
Lion  ,  c'eft  une  Rofe ,  c'eft  une  coupe  d'or  ou  d'argent  ;  &  cela  feulement  à 
-caufe  des  diverfes  figures  &  couleurs  repréfentées  à  l'Oeuil  par  le  moyen  du 
Pinceau. 
xiies  peuvent  g.  30.  Mais  quoi  que  cela  foit  affez  propre  à  donner  des  conceptions 

pou 'fccowetf*    groffiéres  &  confufes  des  chofes ,  &  à  fournir  des  expreffions  &  des  penfées 
jtion  oïdinaue.      inexa&es  ;  cependant  il  s'en  faut  bien  que  les  hommes  conviennent  du  nombre 
précis  des  Idées  ftmples  ou  des  QuaUtez  qui  appartiennent  à  une  telle  Efpèce  de 

chofes 


Des  Noms  des  Sttbflancès.  Liv.  III.  369 

chofes  £5?  qui  font  défignêes  par  le  nom  qu'on  lui  donne.  Et  il  n'y  a  pas  fujet  Cil  A  p.  Vï" 
d'en  être  furpris,  puisqu'il  faut  beaucoup  de  temps,  de  peine,  d'addreffe, 
une  exacte  recherc  e&un  long  examen  pour  trouver  quelles  font  ces  Idées 
fimples  qui  font  conftamment  &  infeparablement  unies  dans  la  Nature, qui 
fe  rencontrent  toujours  enfemble  dans  le  même  fujet,  &  combien  il  y  en  a. 
La  plupart  des  hommes  n'ayant  ni  le  temps  ni  l'inclination  ou  l'addreffe 
qu'il  faut  pour  porter  fur  cela  leurs  vues  jufqu'à  quelque  degré  tant  foit  peu 
raifonnable,fe  contentent  de  la  connoiffance  de  quelques  apparences  com- 
munes, extérieures  &  en  fort  petit  nombre,  par  où  ils  puiffent  les  diftin- 
guer  aifément,  &  les  réduire  à  certaines  Efpéces  pour  l'ùfage  ordinaire  de 
la  vie;  &  ainfi,fans  un  plus  ample  examen,  ils  leur  donnent  des  noms,  ou 
fe  fervent,  pour  les  défigner,  des  noms  qui  font  déjà  en  ufage.  Or  quoi 
que  dans  la  converfation  ordinaire  ces  noms  paffent  allez  aifément  pour  des 
lignes  de  quelque  peu  de  Qualitcz  communes  qui  coè'xiltent  enfemble,  il 
s'en  faut  pourtant  beaucoup  qu'ils  comprennent  dans  une  fignification  dé- 
terminée un  nombre  précis  d'Idées  fimples,  &  encore  moins  toutes  celles 
qui  font  unies  dans  la  Nature.  Malgré  tout  le  bruit  qu'on  a  fait  fur  le 
Genre  &  YEfpèce,  &  malgré  tant  de  difeours  qu'on  a  débitez  fur  les  Diffé- 
rences fpécifiques ,  quiconque  confiderera  combien  peu  de  mots  il  y  a  dont 
nous  ayions  des  définitions  fixes  &  déterminées,  fera  fans  doute  en  droit  de 
p enfer  que  les  Formes  dont  on  a  tant  parlé  dans  les  Ecoles  ;  ne  font  que  de 
pures  Chimères  qui  ne  fervent  en  aucune  manière  à  nous  faire  entrer  dans  la 
connoiffance  de  la  nature  fpécifique  des  Chofes.  Et  qui  confiderera  com- 
bien il  s'en  faut  que  les  noms  desSubftances  ayentdes  lignifications  fur  les- 
quelles tous  ceux  qui  les  employent  foient  parfaitement  d'accord,  aura  fujet 
d'en  conclurre  qu'encore  qu'on  fuppofe  que  toutes  les  Effences  nominales  des 
Subftances  foient  copiées  d'après  nature,  elles  font  pourtant  toutes  ou  la 
plupart,  très-imparfaites:  puifque  l'amas  de  ces  Idées  complexes  eft  fort 
différent  en  différentes  perfonnes,  &  qu'ainfi  ces  bornes  des  Efpèces  font 
telles  qu'elles  font  établies  par  les  hommes,  &  non  par  la  Nature,  fi  tant 
eft  qu'il  y  ait  dans  la  Nature  de  telles  bornes  fixes  &  déterminées.  Il  eft 
vrai  que  plufieurs  Subftances  particulières  font  formées  de  telle  forte  par  la 
Nature,  qu'elles  ont  de  la  reffemblance  &  de  la  conformité  entre  elles,  & 
que  c'eft  là  un  fondement. fuffifant  pour  les  ranger  fous  certaines  Efpéces. 
Mais  cette  réduction  que  nous  faifons  des  chofes  en  Efpèces  déterminées, 
n'étant  déftinée  qu'à  leur  donner  des  noms  généraux  &  à  les  comprendre 
fous  ces  noms,  je  ne  faurois  voir  comment  en  vertu  de  cette  réduction  on 
peut  dire  proprement  que  la  Nature  fixe  les  bornes  des  Efpéces  des  Chofes.  Ou 
fi  elle  le  fait,  il  eft  du  moins  vifible  que  les  limites  que  nous  affignons  aux 
Efpèces,  ne  font  pas  exactement  conformes  à  celles  qui  ont  été.  établies 
par  la  Nature.  Car  dans  le  befoin  que  nous  avons' de  noms  généraux  pour 
J'ufagepréfent,nous  ne  nous  mettons  point  en  peine  de  découvrir  parfaite- 
ment toutes  ces  Qjialitez,qui  nous  feroient  mieux  connoître  leurs  différen- 
ces oc  leurs  conformitez  les  plus  eflèritielles , mais  nous  les  diftinguons  nous- 
mêmes  en  Efpèces ,  en  vertu  de  certaines  apparences  qui  frappent  les  yeux 
de  tout  le- monde,  afin  de  pouvoir  par  des  noms  généraux  communiquer 

A  a  a  plus 


37ô 


Des  Noms  des  Subjlances.  Liv.  III. 


Les  Eflènces  des 
Efpèces  font  tort 
différentes  ions 
un  même  nom. 


C  U  A  P.  VI.  plus  aifément  aux  autres  ce  que  nous  en  penfons.  Car  comme  nous  ne  con» 
noilTons  aucune  Subftance  que  par  le  moyen  des  Idées  fimples  qui  y  font 
unies,  &  que  nous  obfervons  plufieurs  chofes  particulières  qui  conviennent 
avec  d'autres  par  plufieurs  de  ces  Idées  fimples ,  nous  formons  de  cet  amas 
d'idées  notre  Idée  fpécifique ,  &  lui  donnons  un  nom  général ,  afin  que  lorf- 
que  nous  voulons  enregitrer,  pour  ainfi  dire,  nos  propres  penfées,  &  dis- 
courir avec  les  autres  hommes,  nous  puiffions  déligner  par  un  fon  court 
tous  les  Individus  qui  conviennent  dans  cette  Idée  complexe,fans  faire  une 
énumeration  des  Idées  fimples  dont  elle  eft  compofée,  pour  éviter  par-là  de 
perdre  du  temps  &  d'ufer  nos  poumons  à  faire  de  vaines  &  ennuyeufes  des- 
criptions ;  ce  que  nous  voyons  que  font  obligez  de  faire  tous  ceux  qui  veu- 
lent parler  de  quelque  nouvelle  efpèce  de  chofes  qui  n'ont  point  encore  de 
nom. 

§.  31.  Mais  quoi  que  ces  Efpèces  de  Subftances  puiflent  affez  bien  palier 
dans  la  converfation  ordinaire,  il  eft  évident  que  l'Idée  complexe  dans  la- 
quelle on  remarque  que  plufieurs  Individus  conviennent ,  eil  formée  diffé- 
remment par  différentes  perfonnes,  plus  exactement  par  les  uns,  &  moins 
exactement  par  les  autres ,  quelques-uns  y  comprenant  un  plus  grand ,  & 
d'autres  un  plus  petit  nombre  de  qualitez,  ce  qui  montre  vifiblement  que 
c'eftun  Ouvrage  de  l'Efprit.  Un  Jaune  éclattant  conflituë  l'Or  à  l'égard  des 
Enfans,  d'autres  y  ajoutent  la  pefanteur,  la  malléabilité  &  la  fufibilité,  & 
d'autres  encore  d'autres  Qualitez  qu'ils  trouvent  aufïi  conftamment  jointes  à 
cette  couleur  jaune,  que  là  pefanteur  ou  fa  fufibilité.  Car  parmi  toutes  ces 
Qualitez  &  autres  femblables ,  l'une  a  autant  de  droit  que  l'autre  de  faire 
partie  de  l'Idée  complexe  de  cette  Subftance  ,  où  elles  font  toutes  réunies 
enfemble.  C'eft  pourquoi  différentes  perfonnes  omettant  dans  ce  fujet, 
ou  y  faifant  entrer  plufieurs  idées  fimples ,  félon  leur  différente  application 
ou  addrefTe  à  l'examiner,  ils  fe  font  par -là  diverfes  elfences  de  l'Or,  les- 
quelles doivent  être  ,  par  conféquent ,  une  production  de  leur  Efprit,  & 
non  de  la  Nature. 

§.  32.  Si  le  nombre  des  Idées  fimples  qui  compofent  l'Effence  nominale 
de  la  plus  baffe  Efpèce,  ou  la  première  diftribution  des  Individus  en  Ef- 
pèces ,  dépend  de  l'Efprit  de  l'Homme  qui  afiemble  diverfement  ces  idées, 
•il  eft  bien  plus  évident  qu'il  en  eft  de  même  dans  les  Claffes  les  plus  éten- 
dues qu'on  appelle  Genres  en  terme  de  Logique.  En  effet ,  ce  ne  font  que 
des  Idées  qu'on  rend  imparfaites  à  defiein  ;  car  qui  ne  voit  du  premier  coup 
d'œuil  que  diverfes  qualitez  que  l'on  peut  trouver  dans  les  choies  mêmes, 
font  excluè's  exprès  des  Idées  génériques  ?  Comme  l'Efprit  pour  former  des 
Idées  générales  qui  puiflent  comprendre  divers  Etres  particuliers ,  en  ex- 
clut le  temps,  le  lieu  &  les  autres  circonftances  qui  ne  peuvent  être  com- 
munes à  plufieurs  Individus  ;  ainfi  pour  former  des  Idées  encore  plus  géné- 
rales, &  qui  comprennent  différentes  efpèces,  l'Efprit  en  exclut  les  Qua- 
litez qui  diftinguent  ces  Efpèces  les  unes  des  autres ,  &  ne  renferme  dans 
cette  nouvelle  combinaifon  d'idées  que  celles  qui  font  communes  à  diffé- 
rentes Efpèces.  La  même  commodité  qui  a  porté  les  hommes  à  défigner 
par  un  feul  nom  les  diverfes  pièces  de  cette  Matière  jaune  qui  vient  de  la 

Gui' 


ï'us  nos  idées 
font  généra  es, 

incomplètes. 


'Des  Noms  des  Substances- .  Liv.  III.  571 

Guinée  ou  du  Pérou ,  les  engage  aulïl  à  inventer  un  feul  nom  qui  puiffe  com-  C  H  A  P.'  VI. 
prendre  l'Or,  l'Argent  &  quelques  autres  Corps  de  différentes  fortes;  ce 
qu'on  fait  en  omettant  les  qualitez  qui  font  particulières  à  chaque  Efpèce, 
&  en  retenant  une  idée  complexe,  formée  de  celles  qui  font  communes 
à  toutes  ces  Efpèces.  Ainfi  le  nom  de  Métal  leur  étant  atîigné ,  voilà  un 
Genre  établi,  dont  Feffence  n'eft  autre  chofe  qu'une  idée  abftraite  qui 
contenant  feulement  la  malléabilité  &  la  fufibilite  avec  certains  degrez  de 
pefanteur  &  de  fixité,  en  quoi  quelques  Corps  de  différentes  efpèces  con- 
viennent, laifle  à  part  la  couleur  &  les  autres  qualitez  particulières  à  l'Or, 
à  l'Argent  &  aux  autres  fortes  de  Corps  compris  fous  le  nom  de  Métal. 
D'où  il  paroît  évidemment,  que,  lorfque  les  hommes  forment  leurs  Idées 
génériques  des  Subftances,  ils  ne  fuivent  pas  exactement  les  modèles  qui 
leur  font  propofez  par  la  Nature  ;  puifqu'on  ne  fauroit  trouver  aucun  Corps 
qui  renferme  fimplement  la  malléabilité,  &  la  fufibilite  fans  d'autres  Qua- 
litez ,  qui  en  foient  aufli  inféparables  que  celles  -  là.  Mais  comme  les 
hommes  en  formant  leurs  idées  générales ,  cherchent  plutôt  la  commodité 
du  Langage  ,  &  le  moyen  de  s'exprimer  promptement  ,  par  des  fignes 
courts  &  d'une  certaine  étendue,  qne  de  découvrir  1a  vraye  &  préeife  na- 
ture des  chofes,  telles  qu'elles  font  en  elles-mêmes,  ils  fe  font  principale- 
ment propofé,  dans  la  formation  de  leurs  Idées  abilraites,  cette  fin,  qui 
confifte  à  faire  provifion  de  noms  généraux,  &  de  différente  étendue'. 
De  forte  que  dans  cette  matière  des  Genres  &  des  Efpèces,  le  Genre  ou  l'i- 
dée la  plus  étendue  n'eft  autre  chofe  qu'une  conception  partiale  de  ce  qui 
eft  dans  les  Efpèces,  &  Y  Efpèce  n'eft  autre  chofe  qu'une  idée  partiale 
de  ce  qui  eft  dans  chaque  Individu.  Si  donc  quelqu'un  s'imagine  qu'un 
homme,  un  cheval,  un  animal,  &  une  plante,  fj?<r.  font  diftinguez  par 
des  effences  réelles  formées  par  la  Nature,  il  doit  fe  figurer  la  Nature 
bien  libérale  de  ces  effences  réelles,  fi  elle  en  produit  une  pour  le  Corps, 
une  autre  pour  l'Animal ,  &  l'autre  pour  un  Cheval,  &  qu'il  communique 
libéralement  toutes  ces  effences  à  Bucephale.  Mais  li  nous  confiderons  ex- 
actement ce  qui  arrive  dans  la  formation  de  tous  ces  Genres  &  de  toutes 
ces  Efpèces ,  nous  trouverons  qu'il  ne  fait  rien  de  nouveau  ,  mais  que  ces 
Genres  &  ces  Efpèces  ne  font  autre  chofe  que  des  fignes  plus  ou  moias 
étendus ,  par  où  nous  pouvons  exprimer  en  peu  de  mots  un  grand  nombre 
de  chofes  particulières,  entant  qu'elles  conviennent  dans  des  conceptions 
plus  ou  moins  générales  que  nous  avons  formées  dans  cette  viië.  Et  dans 
tout  cela  nous  pouvons  obferver  que  le  terme  le  plus  général  eft  toujours 
le  nom  d'une  Idée  moins  complexe, &  que  chaque  Genre  n'eft  qu'une  con- 
ception partiale  de  l'Efpèce  qu'il  comprend  fous  lui.  De  forte  que  fi  ces 
Idées  générales  &  abilraites  paffent  pour  complètes ,  ce  ne  peut  être  que 
par  rapport  à  une  certaine  relation  établie  entre  elles  &  certains  noms 
qu'on  employé  pour  les  défigner ,  &  non  à  l'égard  d'aucune  chofe  exiftan- 
te,  entant  que  formée  par  la  Natale. 

g.  33.  Ceci  eft  adapté  à  la  véritable  fin  du  Langage  qui  doit  être  de  Tout  «in  eft  a- 
communiquer  nos  notions  par  le  chemin  le  plus  court  &  le  plus  facile  qu'on  ^tà;^ lu>  du 
puiffe  trouver.  Car  par  ce  moyen  celui  qui  veut  difeourir  des  chofes  entant 

A  a  a  2  qu'el- 


37*  Des  Noms  des  Stibjlances.  Liv.  III. 

Chap.  VI.  qu'elles  conviennent  dans  l'Idée  complexe  &  étendue  &  defolidité,  n'abefoîn 
que  du  mot  de  Ccr/y  pour  défigner  tout  cela.  Celui  qui  à  ces  Idées  en  veut 
joindre  d'autres  fignifiées  par  les  mots  de  vie%  de  fentiment  &  de  mouvement 
fpentanée,  n'a  befoin  que  d'employer  le  mot  à' minimal  pour  lignifier  tout  ce 
qui  participe  à  ces  idées ,  &  celui  qui  a  formé  une  idée  complexe  d'un 
Corps  accompagné  dévie,  de  fentiment  &  de  mouvement ,  auquel  eft  join- 
te la  faculté  de  raifonner  avec  une  certaine  figure ,  n'a  befoin  que  de  ce  pe- 
tit mot  Homme  pour  exprimer  toutes  les  idées  particulières  qui  répondent  à 
cette  idée  complexe.  Tel  eft  le  véritable  ufage  du  Genre  &  de  \  Efpcce,  & 
c'efl  ce  que  les  hommes  font  fans  fooger  en  aucune  manière  aux  effencei 
réelles ,  ou  fermes  fubftantïeiks ,  qui  ne  font  point  partie  de  nos  connoiffan- 
ces  quand  nous  penfons  à  ces  chofes ,  ni  de  la  fignification  des  mots  dont 
nous  nous  fervons  en  nous  entretenant  avec  les  autres  hommes. 

E*^"Pjte  d;  -  g.  34.  Si  je  veux  parler  à  quelqu'un  d'une  Efpèce  d'Oifeaux  que  j'ai 
vu  depuis  peu  dans  le  Parc  de  S.  James,  de  trois  ou  quatre  pies  de  haut, 
dont  la  peau  eft  couverte  de  quelque  chofe  qui  tient  le  milieu  entre  la  plu- 
me &  le  poil,  d'un  brun  obfcur,  fans  ailes,  mais  qui  au  lieu  d'ailes  a  deux 
ou  trois  petites  branches  femblables  à  des  branches  de  genêt  qui  lui  dépen- 
dent au  bas  du  Corps,  avec  de  longues  &  greffes  jambes,  des  pies  armez 
feulement  de  trois  griffes,  &  fans  queue;  je  dois  faire  cette  defeription  par 
où  je  puis  me  faire  entendre  aux  autres.  Mais  quand  on  m'a  dit  que  Caff.O' 
wary  eft  le  nom  de  cet  Animal ,  je  puis  alors  me  fervir  de  ce  mot  pour  dé- 
figner dans  le  difeours  toutes  mes  idées  complexes  comprifes  dans  la  def- 
eription qu'on  vient  de  voir,  quoi  qu'en  vertu  de  ce  mot  qui  eft  pré- 
fentement  devenu  un  nom  fpécifique  je  ne  connoiffe  pas  mieux  la  con- 
fticution  ou  l'effence  réelle  de  cette  forte  d'Animaux  que  je  la  connoif- 
fois  auparavant ,  &  que  félon  toutes  les  apparences  j'eulTe  autant  de  connoif- 
fànce  de  la  Xature  de  cette  efpèce  d'oifeaux  avant  que  d'en  avoir  appris  le 
nom,  que  plufieurs  François  en  ont  des  Ciguës  ou  des  Hérons,  qui  font 
ces  noms  fpécifiques,  fort  connus,  de  certaines  fortes  d'Oifeaux  affez  com- 
muns en  France. 

mesfnu'  déterrai!      §*  35-  ^  paroit  par  ce  que  je  viens  dédire,  que  ce  font  les  hommes  qui for- 

nent  les  Efpèces  ment  les  Efpèces  (les  Chofes.  Car  comme  ce  ne  font  que  les  différentes  effen- 
ces  qui  conftituent  les  différentes  Efpèces,  il  eft  évident  que  ceux  quifor- 
ment  ces  idées  abftraites  qui  conftituent  les  effences  nominales,  forment  par 
même  moyen  les  Efpèces.  Si  l'on  trouvoit  un  Corps  qui  eut  toutes  les  au- 
tres qualitez  de  l'Or  excepté  la  malléabilité ,  on  mettroit  fans  doute  en 
queltion  s'il  feroit  de  l'Or  ou  non,  c'eft-à-dire  -  s'il  feroit  de  cette  Efpèce. 
Et  cela  ne  pourroit  être  déterminé  que  par  l'idée  abftraite  à  laquelle  chacun 
en  particulier  attache  le  nom  d'Or;  en  forte  que  ce  Corps-là  feroit  de  véri- 
table Or,  &  appartiendroit  à  cette  Efpèce  par  rapport  à  celui  qui  ne  ren- 
ferme pas  la  malléabilité  dans  l'effence  nominale  qu'il  défigne  par  le  mot 
d'Or:  &  au  contraire  il  ne  feroit  pas  de  l'Or  véritable  ou  de  cette  Efpèce  à 
l'égard  de  celui  qui  renferme  la  malléabilité  dans  l'idée  fpécifique  qu'il  a  de 
3'Or.  Qui  eit-ce,  je  vous  prie,  qui  fait  ces  diverfes  Efpèces,  même  fous 
un  féal  &  même  nom,  finoa  ceux  qui  forment  deux  différences  idées  abf- 

trai- 


Des  Noms  des  Stiïftances.    Liv  III.  373 

traites  qui  né  font  pas  exactement  compoféês  de  la  même  collection  de  Qm-  Chap.    VL 
litez  ?  Èc  qu'on  ne  dite  pas  que  c'eft  une  pure  fuppolltion ,  d'imaginer  qu'il 
puiffe  exifter  un  Corps,  dans  lequel,  excepté  la  malléabilité,  l'on  puifle 
trouver  les  autres  qualitez  ordinaires  de  l'Or;  puifqu'il  eft  certain  que  l'Or 
lui-même eft  quelquefois  (î  aigre  (comme  parlent  les  Artifans)  qu'il  ne  peut 
non  plus  réfifter  au  marteau  que  le  Verre.     Ce  que  nous  avons  dit  que  l'un 
renferme  la  malléabilité  dans  l'idée  complexe  à  laquelle  il  attache  le  nom 
d'or,  &  que  l'autre  l'omet ,  on  peut  le  dire  de  fa  pefanteur  particulière ,  de 
fa  fixité  &  de  plufieurs  autres  femblablcs  Qualitez  ;  car  quoi  que  ce  foit 
qu'on  exclue  ou  qu'on  admette ,  c'eft  toujours  l'idée  complexe  à  laquelle 
le  nom  eft  attaché  qui  bonftkuë  l'Efpèce;  ce  dès-là  qu'une  portion  parti- 
culière de  matière  répond  à  cette  Idée,  le  nom  de  l'Efpèce  lui  convient  vé- 
ritablement, &  elle  eft  de  cette  efpèce.     C'eft  de  l'or  véritable,  c'eft  un 
parfait  métal.     Il  eft  vifible  que  cette  détermination  desEfpèces  dépend  de 
l'Efprit  de  l'Homme  qui  forme  telle  ou  telle  idée  complexe. 

S.   q6.  Voici  donc  en  un  mot  tout  le  myftère.   La  Nature  produit  plu-  ,ta  %"uu',e  hl! 

_    S      O  .  ,  .  .  J  r  r         la  reflemblance 

fieurs  chofes  particulières  qui  conviennent  entre  elles  en  plulieurs  Qualitez  des  chofes, 
fenfibles,  &  probablement  auffi,  par  leur  forme  &  conftitution  intérieure: 
mais  ce  n'éft  pas  cette  effence  réelle  qui  les  diftingue  en  Efpèces  ;  ce  font 
les  hommes  qui  prenant  occafion  des  qualitez  qu'ils  trouvent  unies  dans  les 
Chofes  particulières  ,  &.  auxquelles  ils  remarquent  que  plufieurs  Individus 
participent  également,  lesréduifenten  Efpèces  par  rapport  aux  noms  qu'ils 
leur  donnent  ;  afin  d'avoir  la  commodité  de  fe  fervir  de  lignes  d'une  certaine 
étendue,  fous  lefquels  les  Individus  viennent  à  être  rangez  comme  fous  au- 
tant d'Etendards ,  félon  qu'ils  font  conformes  à  telle  ou  telle  Idée  abftraite  ; 
de  forte  que  celui-ci  eft  du  Régiment  bleu,  celui-là  du  Régiment  rouge, 
ceci  eft  un  homme,  cela  un  linge.  C'eft-là,  dis-je,  à  quoi  fe  réduit,  à 
mon  avis ,  tout  ce  qui  concerne  le  Genre  &.  Y  Efpèce. 

§.  37.  Je  ne  dis  pas  que  dans  la  conftante  production  des  Etres  particu- 
liers la  Nature  les  faffe  toujours  nouveaux  &  différent.  Elle  les  fait,  au 
contraire,  fort  femblables  l'un  à  l'autre,  ce  qui,  je  croi,  n'empêche  pour- 
tant pas  qu'il  ne  foit  vrai  que  les  bornes  des  Efpèces  font  établiespar  les  hommes , 
puifque  les  Effences  des  Efpèces  qu'on  diftingue  par  différens  noms,  font 
formées  par  les  hommes,  comme  il  a  été  prouvé,  &  qu'elles  font  rarement 
-conformes  à  la  nature  intérieure  des  chofes ,  d'où  elles  font  déduites.  Et 
par  conféquent  nous  pouvons  dire  avec  vérité,  que  cette  réduction  des  cho- 
fes en  certaines  Efpèces ,  eft  l'Ouvrage  de  l'homme. 

g.  38.  Une  chofe  qui,  je  m'aflure,  paroîtra  fort  étrange  dans  cette  £fo™e  ïci'fae 
Doctrine,  c'eft  qu'il  s'enfuivra  de  ce  qu'on  vient  de  dire,  que  chaque  Idée  EfUnce, 
abflraite  qui  a  un  certain  mm,  forme  une  Efpèce  difiinHe.  Mais  que  faire  à 
•cela,  fi  la  Vérité  le  veut  ainfi"?  Car  il  faut  que  cela  refte  de  cette  manière, 
jufqu'à  ce  que  quelqu'un  nous  puifle  montrer  les  Efpèces  des  chofes, limitées  & 
diftinguées  par  quelque  autre  marque  ,  &  nous  faire  voir  que  les  termes  gé- 
néraux ne  lignifient  pas  nos  Idées  abftraites ,  mais  quelque  chofe  qui  en  eft 
différent.  Te  voudrois  bien  favoir  pourquoi  un  Bichon  &  un  Lévrier  ne  {pnt 
pas  des  Éfpçces  auffi  diftinctes  qu'un  Epagneul  &  un  Eléphant.     Nous  n'a- 

Aaa   3  vous 


J74  Des  Noms  des  Subjlances.    Liv.  11 1. 

Chat.   V.    votis  pas  autrement  d'idée  dé  la  différente  effence  d'un  Eléphant  &  d'un 
Epagneul ,  que  nous  en  avons  de  la  différente  effence  d'un  Bichon  &  d'un 
Lévrier,  car  toute  la  différence  effentielle  par  où  nous  cormoiilbns  ces  Ani- 
maux, &  les  diftinguons  les  uns  des  autres,  confifte  uniquement  dans  le 
différent  amas  d'idées  fimples  auquel  nous  avons  donné  ces  différens  noms. 
ta  formation         §•   39-  Outre  l'exemple  de  la  Glace  &  de  l'Eau  que  nous  avons  rappor- 
tes Gares  &       té  *  ci-deffus ,  en  voici  un  fort  familier  par  où  il  fera  aifé  de  voir  combien 
ap?oiie"ax       h  formation  des  Genres  &  des  Efpèces  a  du  rapport  aux  noms  généraux, 
noms  généraux.   &  combien  tes  noms  généraux  font  néceffaires,  fi   ce  n'eft  pour  donner 
ag.  sec  j. 13.  i'exjf-tence  ^  une  Efpèce;,,  du  moins  pour  la  rendre  complète  ,  &  la  faire 
paffer  pour  telle.  Une  Montre  qui  ne  marque  que  les  heures,  &  une  Mon- 
tre fonnante  ne  font  qu'une  feule  Efpèce  à  l'égard  de  ceux  qui  n'ont  qu'un 
nom  pour  les  défigner:  mais  à  l'égard  de  celui  qui  a  le  nom  de  Mordre  pour 
défigner  la  première,  &  celui  &  Horloge  pour  lignifier  la  dernière,  avec 
"    les  différentes  idées  complexes  auxquelles  ces  noms  appartiennent,  ce  font, 
par  rapport  à  lui,  des  Efpèces  différentes.     On  dira  peut-être  que  la  dif- 
pofition  intérieure  eil  différente  dans  ces  deux  Machines  dont  un  Horloger 
a  une  idée  fort  diftincle.     Qu'importe?  11  eft  pourtant  vifible   qu'elles  ne 
font  qu'une  Efpèce  par  rapport  à  l'Horloger,  tandis  qu'il  n'a  qu'un  feùl 
nom  pour  les  défigner.     Car  qu'eft-ce  qui  fuffit  dans  la  difpofition  intérieu- 
re pour  faire  une  nouvelle  Efpèce?  11  y  a  des  Montres  à  quatre  roûè's,  & 
d'autres  à  cinq;  eft-ce  là  une  différence  fpécifique  par  rapport  à  l'Ouvrier? 
Cmelques-unes  ont  des   cordes  &  des  fufées ,  &  d'autres  n'en  ont  point  : 
quelques-unes  ont  le  balancier  libre,  &  d'autres  conduit  par  un  reffort  fait 
en  ligne  fpirale,  &  d'autres  par  des  foyes  de  Pourceau:  quelqu'une  de  ces 
chofes  ou  toutes  enfemble  fufrifent-elles  pour  faire  une  différence  fpécifique 
à  l'égard  de  l'Ouvrier  quiconnoit  chacune  de  ces  différences  en  particulier,  & 
plufieurs  autres  qui  fe  trouvent  dans  la  conftitution  intérieure  des  Montres  ?  11 
eft  certain  que  chacune  de  ces  chofes  diffère  réellement  du  refte,  mais  de  fa- 
voir  fi  c'eft  une  différence  effentielle  &  fpécifique,  ou  non,  c'eft  une  queftion 
dont  la  décifîon  dépend  uniquement  de  l'idée  complexe  à  laquelle  le  nom  de 
•montre  eft  appliqué.  Tandis  que  toutes  ces  chofes  conviennent  dans  l'idée  que 
ce  nom  fignifie,  &  que  ce  nom  ne  comprend  pas  différentes  Efpèces  fous  lui  en 
qualité  de  terme  générique,  il  n'y  a  entre  elles  ni  différence  effentielle,  ni  fpé- 
cifique.    Mais  ii  quelqu'un  veut  faire  de  plus  petites  divifions  fondées  fur 
les  différences  qu'il  connoit  dans  la  configuration  intérieure  des  Montres  , 
&  donner  des  noms  à  ces  idées  complexes,  formées  fur  ces  précifions,  il 
peut  le  faire  ;  &  en  ce  cas-là  ce  feront  tout  autant  de  nouvelles  Efpèces  à 
l'égard  de  ceux  qui  ont  ces  idées  &  qui  leur  allignent  des  noms  particuliers: 
de  forte  qu'en  vertu  de  ces  différences  ils  peuvent  diftinguer  les  Montres 
en  toutes  ces  diverfes  Efpèces  ;  &  alors  le  mot  de  Montre  fera  un  terme  gé- 
nérique.    Cependant  ce  ne  feroient  pas  des  Efpèces  diftin&es  par  rapport  à 
des  gens  qui  n'étant  point  Horlogers  ignoreroient  la  eompofition  intérieure 
des  Montres,  &  n'en  auroient  point  d'autre  idée  que  comme  d'une  Machi- 
ne d'une  certaine  forme  extérieure,  d'une  telle  grofleur,    qui  marque  les 
heures  par  le  moyen  d'une  aiguille.  Tous  ces  autres  noms  ne  feroient  à  leur 

égard 


Des  Noms  des  Subflances.  L i v.  ï I î.  37? 

égard  qu'autant  de  termes  fynonymes  pour  exprimer  la  même  idée,  &  ne  Chap.  VI» 
fignifieroient  autre  chofe  qu'une  Montre.  Il  en  eft  juftement  de  même  dans 
les  chofes  naturelles.  Il  n'y  aperfonnc,  je  m'aflûre,  qui  doute  que  les  Roues 
ou  les  Refforts  (  lij'ofe  m'exprimer  ainfi)  qui  agiflent  intérieurement  dans 
ïin  homme  raifonnable  &  dans  un  Imbecille  ne  l'oient  différens ,  de  même 

■  qu'il  y  a  de  la  différence  entre  la  forme  d'un  Singe,  &  celle  d'un  Imbecille. 
Mais  de  favoir  li  l'une  de  ces  différences,  ou  toutes  deux  font  effentielles  ou 
fpecifiques ,  nous  ne  faurions  le  connoître  que  par  la  conformité  ounon-con' 
formité  qu'un  Imbecille  &  un  Singe  ont  avec  l'idée  complexe  qui  eft  figni- 
fiée  par  le  mot  Homme;  car  c'eft  uniquement  par-là  qu'on  peut  déterminer, 
fi  l'un  de  ces  Etres  eft  Homme;  s'ils  le  font  tous  deux,  ou  s'ils  ne  le  font  ni 
l'un  ni  l'autre. 

g.  40.  Il  eft  aifé  de  voir  par  tout  ce  que  nous  venons  de  dire,  la  raifon     Les  Ef  èces     ■ 
pourquoi  dans  les  Efpèces  de  Chofes  artificielles  il  y  a  en  général  moins  de  ton-  <*«  choies  ani. 
fufton  &?  d'incertitude  que  dans  celles  des  chofes  naturelles.     C'eft  qu'une  chofe  moîns^confufes 
artificielle  étant  un  ouvrage  d'homme  que  l'Artifan  s'eft  propofé  défaire.  &  iue  ce'Ies  de? 
dont  par  conféquent  l'idée  lui  eft  fort  connue,  on  fuppofe  que  le  nom  de  la  "  UI   es' 
chofe  n'emporte  point  d'autre  idée  ni  d'autre  effence  que  ce  qui  peut  être 
certainement  connu  &  qu'il  n'eft  pas  fort  mal-aifé  de  comprendre.     Car  l'i- 
dée ou  l'effence  des  différentes  fortes  de  chofes  artificielles  ne  confiftant  pour 
la  plupart  que  dans  une  certaine  figure  déterminée  des  parties  fenfibles,  & 
quelquefois  dans  le  mouvement  qui  en  dépend ,  (  ce  que  l'Artifan  opère  fur 
la  Matière  félon  qu'il  le  trouve  néceifaire  à  la  fin  qu'il  fe  propofe  )  il  n'eft  pas 
au  deifus  de  la  portée  de  nos  facilitez  de  nous  en  former  une  certaine  idée, 
&  par-là  de  fixer  la  lignification  des  noms  qui  diftinguent  les  différentes  Ef- 
pèces des  chofes  artificielles,  avec  moins  d'incertitude,  d'obfcurité  &  d'é- 
quivoque que  nous  ne  pouvons  le  faire.à  l'égard  des  chofes  naturelles,  dont 
les  différences  &  les  opérations  dépendent  d'un  mechanifme  que  nous  ne  fau- 
rions découvrir. 

§.  41.  J'efpére  qu'on  n'aura  pas  de  peine  à  me  pardonner  la  penfée  où  je  Les  chofes  u_ 
fuis,  que  les  chofes  artificielles  font  de  diverfes  Efpèces  diftinct.es,  aulfibien  rifideiies  font 
que  les  naturelles;  puifque  je  les  trouve  rangées  auffi  nettement  &  auffi  dif-  piCCsVdîftina«.  ■ 
tinctement  en  différentes  fortes  par  le  moyen  de  différentes  idées  abftraites, 
&  des  noms  généraux  qu'on  leur  affigne,  lesquels  font  aulfi  diftincfs  l'un  de 
l'autre  que  ceux  qu'on  donne  aux  Subftances  naturelles.  Car  pourquoi  ne 

'  croirions-nous  pas  qu'une  Montre  &  un  Pijlolet  font  deux  Efpèces  diftinctes 
l'une  de  l'autre  auffi  bien  qu'un  Cheval  &  un  Chien,  puifqu'elles  font  repré- 
f  .ntées  à  notre  Efprit  par  des  idées  diftincles ,  &  aux  autres  hommes  par  des 
dénominations  diftinctes  ? 

fi.  42.  Il  faut  de  plus  remarquer  à  l'égard  des  Subflances,  que  de  toutes  £"  feu,es  sut» 

,      *  ..*      r       r  .£..  ^  o  r  1        r     1  ■  J         flanccs  ont  des 

les  divenes  fortes  d  idées  que  nous  avons,  ce  font  les  feules  qui  ayent  des  noms  pioptcs. 
noms  propres,  par  où  l'on  ne  défigne  qu'une  feule  chofe  particulière.  Et 
cela,  parce  que  dans  les  Idées  fimples,  dans  les  Modes  &  dans  les  Relations 
il  arrive  rarement  que  les  hommes  ayent  occafîon  de  faire  fouvent  mention 
d'aucune  telle  idée  individuelle  &  particulière  lorfqu'elle  eft  abfente.  Ou- 
tre que  la  plus  grande  partie  des  Modes  mixtes  étant  des  àclions  qui  périffent 

dès 


376  Des  Noms  des  Subjlanccs.  Liv.  III. 

^I!ap.  VI.     dès  leur  naiffance,  elles  ne  font  pas  capables  d'une  longue  durée,  ainfi  que 
les  Subftances  qui  font  des  Agents  &  dans  lefquelles  les  Idées  fimples  qui 
forment  les  Idées  complexes,  défignéespar  un  nom  particulier,  fubfiftent 
long-temps  unies  enfemble. 
Difficulté  qu'il         §•  43-  Je  £uls  obligé  de  demander  pardon  à  mon  Lecteur  pour  avoir  dif- 
y  a  î  ttaicet  des     couru  ii  long-temps  fur  ce  fujet ,  &  peut-être  avec  quelque  obfcurité.    Mais 
M<"s,  je  le  prie  en  même  temps  de  confiderer  combien  il  eft  difficile  de  faire  en- 

trer une  autre  perfonne  par  le  fecours  des  paroles  dans  l'examen  des  chofes 
tnèmes  lorfqu'on  vient  à  les  dépouiller  de  ces  différences  fpécifiques  que 
nous  avons  accoutumé  de  leur  attribuer.     Si  je  ne  nomme  pas  ces  chofes, 
je  ne.  dis  rien;  &  fi  je  les  nomme,  je  les  range  par-là  fous  quelque  Efpèce 
particulière,  &  je  fuggére à l'Efprit  l'ordinaire  idée  abftraite  de  cette  Ef- 
pèce-là,  par  où  je  traverfe  mon  propre  delfein.     Car  de  parler  d'un  homme 
&  de  renoncer  en  même  temps  à  la  lignification  ordinaire  du  nom  &  Homme, 
qui  efb  l'idée    complexe  qu'on  y  attache  communément,  &  de  prier  le 
Lefteur  de  confiderer  Y  Homme  comme  il  eft  en  lui-même  &  félon  qu'il  eft 
diftingué  réellement  des  autres  par  fa  conftitution  intérieure  ou  eflence  réel- 
le, c'eft- à-dire  par  quelque  chofe  qu'il  ne  connoit  pas,  c'eft,  cefemble, 
un  vrai  badinage.     Et  cependant  c'eft  ce  que  ne  peut  fe  difpenfer  de  faire 
quiconque  veut  parler  des  Elfences  ou  Efpèces  fuppofées  réelles ,  entant 
qu'on  les  croit  formées  par  la  Nature  ;  quand  ce  ne  feroit  que  pour  faire 
entendre  qu'une  telle  chofe  fignifiée  par  les  noms  généraux  dont  on  fe  fert 
pour  défigner  les  Subftances ,  n'exifte  nulle  part.     Mais  parce  qu'il  eft  dif- 
ficile de  conduire  l'Efprit  de  cette  manière  en  fe  fervant  de  noms  connus  & 
familiers ,  permettez-moi  de  propofer  encore  un  exemple  qui  falïe  connoître 
plus  clairement  les  différentes  vues  fous  lefquelles  l'Efprit  confidere  les  noms 
&  les  idées  fpécifiques ,  &  de  montrer  comment  les  idées  complexes  des 
Modes  ont  quelquefois  du  rapport  à  des  Archétypes  qui  font  dans  l'Efprit  de 
quelque  autre  Etre  intelligent,  ou  ce  qui  eft  la  même  chofe,  à  lafignifica- 
tion  que  d'autres  attachent  aux  noms  dont  on  fe  fert  communément  pour 
défigner  ces  Modes  ;  &  comment  ils  ne  fe  rapportent  quelquefois  à  aucun 
Archétype.     Permettez-moi  aulfi  de  faire  voir  comment  l'Efprit  rapporte 
toujours  fes  idées  des  Subftances,  ou  aux  Subftances  mêmes,  ou  à  la  figni- 
ca.ion  de  leurs  noms,  comme  à  des  Archétypes,  &  d'expliquer  nettement, 
quelle  eft  la  nature  des  Efpèces  ou  de  la  reduétion  des  Chofes  en  Efpèces, 
félon  que  nous  la  comprenons  &  que  nous  la  mettons  en  ufage;  &  quelle 
elt  la  nature  des  elfences  qui  appartiennent  à  ces  Efpèces ,  ce  qui  peut-être 
contribue  beaucoup  plus  qu'on  ne  croit  d'abord,  à  découvrir  quelle  eft  l'é- 
.  tendue  &  la  certitude  de  nos  connoiffances. 
j*iEjX»emmixt«  5-  44-  Suppofons  Adam  dans  l'état  d'un  homme  fait,  doué  d'un  Efprit 

dus  les  mois       folide,  mais  dans  unPaïs  Etranger,  environné  de  chofes  qui  lui  font  toutes 
NiTupt.  &  nouvelles  &  inconnues ,  fans  autres  facilitez  pour  en  acquérir  la  connoiffan- 

ce,  que  celles  qu'un  homme  de  cet  âge  a  préfentement.  Il  voit  Lantech 
plus  trifte  qu'à  l'ordinaire,  &  il  fe  figure  que  cela  vient  du  foupçon  qu'il 
a  conçu  que  fa  femme  Ad.ih  qu'il  aime  paffionnément ,  n'ait  trop  d'amitié 
pour  un  a-utrj  homme.     Adam  communique  ces  penfees-là  à  Eve,  &  lui 

recom- 


Des  Noms  des  Subjlânces.     Liv.  III.  377 

recommande  de  prendre  gardé  qu'Adah  ne  fade  quelque  folie;  &  dans  Chap.  VI, 
cet  entretien  qu'il  a  avec  Eve,  il  fe  fert  de  ces  deux  mots  nouveaux 
Kinneah  &  Niouph.  I!  paroit  dans  la  fuite  qu'Adam  s'eft  trompé  ;  car 
il  trouvé  que  la  mélancolie  de  Lamech  vient  d'avoir  tué  un  homme. 
Cependant  les  deux  mots  Kinneah  &  Niouph  ne  perdent  point  leurs 
lignifications  diftinctes,  le  premier  lignifiant  le  lbupçon  qu'un  Mari  a 
de  l'infidélité  de  fa  femme,  &  l'autre  l'aête  par  lequel  une  femme  com- 
met cette  infidélité.  11  eft  évident  que  voilà  deux  différentes  Idées 
complexes  de  Modes  mixtes ,  défignées  par  des  noms  particuliers,  deux 
efpèces  diftinctes  d'actions  effenticllement  différentes.  Cela  étant,  je  de- 
mande en  quoi  confiffcoient  les  effences  de  ces  deux  Efpèces  diftincles 
d'actions.  11  eft  vifible  qu'elles  confiftoient  dans  une  combinaifon  pré- 
cife  d'Idées  fimples,  différente  dans  l'une  &  dans  l'autre.  Mais  l'idée 
complexe  qu'Adam  avoit  dans  l'Efprit  &  qu'il  nomme  Kinneah,  étoit- 
clle  complète,  ou  non?  Il  eft  évident  qu'elle  étoit  complète:  car  étant 
une  combinaifon  d'Idées  fimples  qu'il  avoit  affemblées  volontairement 
fans  rapport  à  aucun  Archétype  ,  fans  avoir  égard  à  aucune  chofe  qu'il 
prit  pour  modèle  d'une  telle  combinaifon,  l'ayant  formée  lui-même  par 
abftraélion  &  lui  ayant  donné  le  nom  de  Kinneah  pour  exprimer  en 
abrégé  aux  autres  hommes  par  ce  feul  fon  toutes  les  idées  fimples  con- 
tenues &  unies  dans  cette  idée  complexe,  il  s'enfuit  néceffairement  de 
là  que  c'étoit  une  idée  complète.  Comme  cette  combinaifon  avoit  été 
formée  par  un  pur  effet  de  fa  volonté,  elle  renfermoit  tout  ce  qu'il  a- 
voit  deffein  qu'elle  renfermât  ;  &  par  conféquent  elle  ne  pouvoit  qu'ê- 
tre parfaite  &  complète  ,  puisqu'on  ne  pouvoit  fuppofer  qu'elle  fe  rap- 
portât à  aucun  autre  Archétype  qu'elle  dût  repréfenter. 

g.  45.  Ces  mots  Kinneah  &  Niouph  furent  introduits  par  dégrez  dans 
î'ufage  ordinaire,  &  alors  le  cas  fut  un  peu  différent.  Les  Enfans  d'A- 
dam avoient  les  mêmes  facultez,  &  par  conféquent,  le  même  pouvoir 
qu'il  avoit ,  d'affembler  dans  leur  Efprit  telles  idées  complexes  de  Mo- 
des mixtes  qu'ils  trouvoient  à  propos ,  d'en  former  des  abftractions ,  & 
d'inftituer  tels  fons  qu'ils  vouloient  pour  les  défigner.  Mais  parce  que 
I'ufage  des  noms  conlifte  à  faire  connoître  aux  autres  les  idées  que  nous 
avons  dans  l'Efprit ,  on  ne  peut  en  venir  là  que  lorfque  le  même  figne 
lignifie  la  même  idée  dans  l'Efprit  de  deux  perfonnes  qui  veulent  s'en- 
tre-communiquer  leurs  penfées  &.  difeourir  enfemble.  Ainlî  ceux  d'en- 
tre les  Enfans  d'Adam  qui  trouvèrent  ces  deux  mots,  Kinneah  &  Niouph , 
reçus  dans  I'ufage  ordinaire ,  ne  pouvoient  pas  les  prendre  pour  de  vains 
fons  qui  ne  fignifioient  rien ,  mais  ils  dévoient  conclurre  néceffairement 
qu'ils  fignifioient  quelque  chofe,  certaines  idées  déterminées,  des  idées 
abftraites,  puifque  c'étoient  des  noms  généraux;  lefquelles  idées  abftrai- 
tes  étoieut  des  effences  de  certaines  Efpèces  diftinguées  de  toute  autre 
par  ces  noms-là.  Si  donc  ils  vouloient  fe  fervir  de  ces  Mots  comme 
de  noms  d'Efpèces  déjà  établies  &  reconnues  d'un  commun  confente- 
ment,  ils  étoient  obligez  de  conformer  les  idées  qu'ils  formoient  en 
eux-mêmes  comme  fignifiées  par  ces  noms-là  aux  idées  qu'elles  fignifioient 

B  b  b  dans 


37$ 


Des  Noms  des  Sub fiances.    Liv.  III. 


Chai\    VI. 


jaloufie  &  t*j 
dtÀMtére, 


# 


Exemples  des 
Subftances  d.ns 
Je  mot  Zabxb, 


dans  l'Efprit  des  autres  hommes,  comme  à  leurs  véritables  modèles.  Et 
dans  ce  cas  Ls  idées  qu'ils  fe  formoient  de  ces  Modes  complexes  étoientfans 
doute  fujettes  à  être  incomplètes,  parce  qu'il  peut  arriver  facilement  que 
ces  fortes  d'Idées  &  fur-tout  celles  qui  font  compofées  de  combinaifons  de 
quantité  d'idées ,  ne  répondent  pas  exactement  aux  idées  qui  font  dans 
'Efprit  des  autres  hommes  qui  fe  fervent  des  mêmes  noms.  Mais  à  cela  il 
y  a  pour  l'ordinaire  un  remède  tout  prêt,  qui  eft  de  prier  celui  qui  fe  fert 
d'un  mot  que  nous  n'entendons  pas ,  de  nous  en  dire  la  fignification  ;  car 
il  eft  auffi  impofiible  de  favoir  certainement  ce  que  les  mots  de  jaloufie  & 
à' adultère  ,  qui ,  je  croi ,  répondent  aux  mots  Hébreux  *  Kinneah  & 
Nioupb ,  fignifient  dans  l'Efprit  d'un  autre  homme  avec  qui  je  m'entre- 
tiens de  ces  chofes,  qu'il  étoit  impoffible  dans  le  commencement  du  Lan- 
gage de  favoir  ce  que  Kinneah  &  Nioupb  fignifioient  dans  l'Efprit  d'un  au- 
tre homme  fans  en  avoir  entendu  l'explication,  puifque  ce  font  des  fignes 
arbitraires  dans  l'Efprit  de  chaque  perfonne  en  particulier. 

g.  46.  Confiderons  préfentement  de  la  même  manière  les  noms  des  Subf- 
tances,  dans  la  première  application  qui  en  fut  faite.  Un  des  Enfans  d'A- 
dam courant  çà  &  là  fur  des  Montagnes  découvre  par  hazard  une  Subftan- 
çe  éclatante  qui  lui  frappe  agréablement  la  vûë.  Il  la  porte  à  Adam  qui , 
après  l'avoir  confiderée,  trouve  qu'elle  eft  dure,  d'un  jaune  fort  brillant  & 
d'une  extrême  pefanteur.  Ce  font  peut-être  là  toutes  les  Qualitez  qu'il  y 
remarque  d'abord,  &  formant  par  abftracrion  une  idée  complexe,  compo- 
fée  d'une  Subftance  qui  a  cette  particulière  couleur  jaune,  &  une  très- 
grande  pefanteur  par  rapport  à  fa  malle  ,  il  lui  donne  le  nom  de  Zabab, 
pour  déligner  par  ce  mot  toutes  les  Subftances  qui  ont  ces  qualitez  fenfi- 
bles.  Il  eft  évident  que  dans  ce  cas  Adam  agit  d'une  toute  autre  manière 
qu'il  n'a  fait  en  formant  les  idées  de  Modes  mixtes  auxquelles  il  a  donné  les 
noms  de  Kinneah  &  de  Nioupb.  Car  dans  ce  dernier  cas  il  joignit  enfem- 
ble ,  par  le  feul  fecours  de  fon  imagination ,  des  Idées  qui  n'étoient  point 
prifes  de  l'exiftence  d'aucune  chofe  ,  &  leur  donna  des  noms  qui  puffent 
fervir  à  défigner  tout  ce  qui  fe  trouveroit  conforme  à  ces  idées  abftraites 
qu'il  avoit  formées,  fans  confiderer  fi  aucune  telle  chofe  exiftoit  ou  non. 
Là  le  modèle  étoit  purement  de  fon  invention.  Mais  lorfqu'il  fe  forme 
une  idée  de  cette  nouvelle  Subftance ,  il  fuit  un  chemin  tout  oppofé ,  car  il  y  a 
en  cette  occafion  un  modèle  formé  par  la  Nature  :  de  forte  que  voulant  fe 
le  repréfenter  à  lui-même  par  l'idée  qu'il  en  a  lors  même  que  ce  modèle  eft 
abfent,  il  ne  fait  entrer  dans  fon  idée  complexe  nulle  idée  fimple  dont  la 
perception  ne  lui  vienne  de  la  chofe  même.  Il  a  foin  que  fon  idée  foit  con- 
forme à  cet  Archétype ,  &  veut  que  le  nom  exprime  une  idée  qui  ait  une 
telle  conformité. 

§.  47.  Cette  portion  de  Matière  qu'Adam  défigna  ainfi  par  le  terme  de 
Zabab,  étant  entièrement  différente  de  toute  autre  qu'il  eût  vu  aupara- 
vant, il  ne  fe  trouvera,  je  croi,  perfonne  qui  nie  qu'elle  ne  conftituë  une 
Efpèce  diftinéte  qui  a  fon  effence  particulière,  &  que  le  mot  de  Zabab  ne 
foit  le  figne  de  cette  Efpèce ,  &  un  nom  qui  appartient  à  toutes  les  chofes 
qui  participent  à  cette  ElTence.     Or  il  eft  vifible  qu'en  cette  occafion  l'ef- 

fence 


Des  Noms  des  Subfiances.  Liv.  III.  379 

fence  qu'Adam  défigna  par  le  nom  de  Zabaù,  ne  comprenoit  autre  chofe  Chap.  VL 
qu'un  corps  dur,  brillant,  jaune  &  fort  pefant.  Mais  la  curiofité  natu- 
relle à  l'Éfprit  de  l'Homme  qui  ne  fauroitfe contenter  delà  connoiffance  de 
ces  Qualitez  fuperficielles,  engage  Adam  à  confîderer  cette  Matière  de  plus 
près.  Pour  cet  effet ,  il  la  frappe  avec  un  caillou  pour  voir  ce  qu'on  y 
peut  découvrir  en  dedans.  Il  trouve  qu'elle  cède  aux  coups,  mais  qu'elle 
n'eft  pas  aifement  divifée  en  morceaux,  &  qu'elle  fe  plie  fans  fe  rompre. 
La  ductilité  ne  doit-elle  pas,  après  cela,  être  ajoutée  à  fon  idée  précéden- 
te, &  faire  partie  de  l'effence  de  l'Efpcce  qu'il  défigne  par  le  terme  de  Za- 
hub  {  Déplus  particulières  expériences  y  découvrent  la  fuiibilité  &  la  fixi- 
té. Ces  dernières  proprietez  ne  doivent-elles  pas  entrer  auffi  dans  l'idée 
complexe  qu'emporte  le  mot  de  Zabab,  par  la  même  raifon  que  toutes  les 
autres  y  ont  été  admifes?  «Si  l'on  dit  que  non,  comment  fera-t-on  voir  que 
l'une  doit  être  préférée  à  l'autre?  Que  s'il  faut  admettre  celles-là,  dès-lors 
toute  autre  propriété  que  de  nouvelles  obfervations  feront  connoître  dans 
cette  Matière,  doit  par  la  même  raifon  faire  partie  de  ce  qui  conftituè'  cet- 
te idée  complexe,  fignifiée  par  le  mot  de  Zahab,  &  être  par  conféquent 
l'eflènce  de  l'Efpèce  qui  eft  delignée  par  ce  nom-là  ;  &  comme  ces  proprietez 
font  infinies,  il  eft  évident  qu'une  idée  formée  de  cette  manière  fur  un  tel 
Archétype  ,  fera  toujours  incomplète. 

§.  48.  Mais  ce  n'eft  pas  tout;  il  s'enfuivroit  encore  de  là  que  les  noms  Les  idées  des 
des  Subftances  auroient  non  feulement  différentes  fignifications  dans  la  imp^rfahes'""* 
bouche.de  diverles  perfonnes  (ce  qui  eft  effectivement  )  mais  qu'on  lefup-  à  caufe  décela, 
poferoit  ainli,  ce  qui  répandroit  une  grande  confufion  dans  le  Langage. diveif"' 
Car  iî  chaque  qualité  que  chacun  découvrirait  dans  quelque  Matière  que  ce 
fût,  étoit  fuppofee  faire  une  partie  néceffaire  de   l'idée  complexe  ligni- 
fiée par  le  nom  commun  qui  lui  eft  donné ,  il  s'enfuivroit  néceffairement 
de  là  que  les  hommes  doivent  fuppofer  que  le  même  mot  fignifie  différentes 
chofes  en  différentes  perfonnes,  puifqu'onne  peut  douter  que  diverfes per- 
fonnes ne  puiffent  avoir  découvert  plufieurs  qualitez  dans  des  Subftances 
de  la  même  dénomination ,  que  d'autres  ne  connoiffent    en  aucune  ma- 
nière. 

§.  40.  Pour  éviter  cet  inconvénient ,  certaines  gens  ont  fuppofé  une    tomBxa 
effence  réelle,  attachée  à  chaque  Efpèce  ,  d'où  découlent  toutes  ces  pro-  0»  (uppofe  ' 
priétez,  &  ils  prétendent  que  les  noms  dont  ils  fe  fervent  pour  défigner  les  T?,?"™06 
Efpèces,  lignifient  ces  fortes  d'Effences.  Mais  comme  ils  n'ont  aucune  idée 
de  cette  effence  réelle  dans  les  Subftances,  &  que  leurs  paroles  ne  lignifient 
que  les  Idées  qu'ils  ont  dans  l'Efprit,  cet  expédient  n'aboutit  à  autre  chofe 
qu'à  mettre  le  nom  ou  le  ion  à  la  place  de  la  chofe  qui  a  cette  effence  réelle  y- 
fans  favoir  ce  que  c'eft  que  cette  effence,  &c'eft  là  effectivement  ce  que  font 
les  hommes  quand  ils  parlent  des  Efpèces  des  chofes  en  fuppofant  qu'elles 
font  établies  par  la  Nature,  &  diftinguées  par  leurs effences réelles. 

§.  50.  Et  pour  cet  effet ,  quand  nous  difons  que  tout  Or  eft  fixe ,  vo-  fj"n  n'ift'd'ai». 
yons  ce  qu'emporte  cette  affirmation.     Ou  cela  veut  dire  que  h.  fixité  eft  cun  ufage. 
une  partie  de  la  Définition,  une  partie  de  l'Efiènee  nominale  que  le  mot 
Or  fignifie,  &  par  conféquent  cette  affirmation,  Tout  Or  ejî  fixe,  ne  con- 

B  b  b  2  tient 


38o  Des  Noms  des  Subjlances.    Liv.  III. 

Ciur.  VI.  tient  autre  chofe  que  la  fignification  du  terme  d'Or.  Ou  bien  cela  fignifie 
que  la  fixité  ne  faifantpas  partie  de  la  Définition  du  moc  Or,  c'eft  une  pro- 
priété de  cette  Subfiance  même  ;  auquel  cas  il  eft  vifible  que  le  mot  Or 
tient  la  place  d'une  Subfiance  qui  a  PefTence  réelle  d'une  Efpèce  de  chofes, 
formée  par  la  Nature:  fubflitution  qui  donne  à  ee  mot  une  fignification  fi 
çonfufe  &  fi  incertaine,  qu'encore  que  cette  Propofition  ,  l'Or  eft  fixe , 
foit  en  ce  fens  une  affirmation  de  quelque  chofe  de  réel,  c'eft  pourtant  une 
vérité  qui  nous  échappera  toujours  dans  l'application  particulière  que  nous 
en  voudrons  faire;  &  ainfi  elle  eft  incertaine  &  n'a  aucun  ufage  réel.  Mais 
quelque  vrai  qu'il  foit  que  tout  Or ,  c'eft-à-dire  tout  ce  qui  a  l'effence  réel- 
le de  l'Or,  eft  fixe",  à  quoi  fert  cela,  puifqu'à  prendre  la  chofe  en  ce  fens, 
nous  ignorons  ce  que  c'eft  qui  eft  ou  n'eft  pas  Or?  Car  fi  nous  neconnoif- 
fons  pas  l'effence  réelle  de  l'Or ,  il  eft  impoffible  que  nous  connoilïions  quel- 
le particule  de  Matière  a  cette  effence ,  &  par  conféquent  fi  telle  particule 
de  matière  eft  véritable  Or,  ou  non. 
conciufion.  §•  5i-  Pour  conclurre ;  la  même  liberté  qu'Adam  eut  au  commence- 
ment de  former  telles  idées  complexes  de  Modes  mixtes  qu'il  vouloit,fans 
fuivre  aucun  autre  modèle  que  fes  propres  penfées ,  tous  les  hommes  l'ont 
eue  depuis  ce  temps-là;  &  la  même  néceffité  qui  fut  impofée  à  Adam  de 
conformer  fes  idées  des  Subftances  aux  chofes  extérieures ,  s'il  ne  vouloit 
point  fe  tromper  volontairement  lui-même,  cette  même  néceffité  a  été  de- 
puis impofée  à  tous  les  hommes.  De  même  la  liberté  qu'Adam  avoit  d'at- 
tacher un  nouveau  nom  à  quelque  idée  que  ce  fût ,  chacun  l'a  encore  au- 
jourd'hui, &  fur-tout  ceux  qui  font  une  Langue,  fi  l'on  peut  imaginer  de 
telles  perfonnes  ;  nous  avons,  dis-je,  aujourd'hui  ce  même  droit,  mais 
avec  cette  différence  que  dans  les  Lieux  où  les  hommes  unis  en  focieté  ont 
déjà  une  Langue  établie  parmi  eux,  il  ne  faut  changer  la  fignification'  des 
mots  qu'avec  beaucoup  de  circonfpeétion  &  le  moins  qu'on  peut,  parce  que 
les  hommes  étant  déjà  pourvus  de  noms  pour  déiigner  leurs  idées,  &  l'ufage 
ordinaire  ayant  approprié  des  noms  connus  à  certaines  idées ,  ce  feroit  une 
chofe  fort  ridicule  que  d'affecter  de  leur  donner  un  fens  différent  de  celui 
qu'ils  ont  déjà.  Celui  qui  a  de  nouvelles  notions ,  fe  hazardera  peut-être 
quelquefois  de  faire  de  nouveaux  termes  pour  les  exprimer  ;  mais  on  regar- 
de cela  comme  une  efpèce  de  hardieffe;  &  il  eft  incertain  fi  jamais  l'ufage 
ordinaire  les  autorifera.  Mais  dans  les  entretiens  que  nous  avons  avec  les 
autres  hommes ,  il  faut  néceffairement  faire  en  forte  que  les  idées  que  nous 
défignons  par  les  mots  ordinaires  d'une  Langue ,  foient  conformes  aux  idées  . 
qui  font  exprimées  par  ces  mots-là  dans  leur  fignification  propre  &  connue  , 
ce  que  j'ai  déjà  expliqué  au  long;  ou  bien  il  faut  faire  connoïtre  diflincte- 
ment  le  nouveau  fens  que  nous  leur  donnons. 


CHA. 


Des  T  articules.  Liv.  III.  3 Ci 

Cha?.  vir. 

♦s  tniHmMiH*  ttNH^*^NHf»  «$*  •$§&*  «Mwai»  mik  «tu»  *§§s*  «s*  khi» 

CHAPITRE     VHi 
D«  Particules. 


§•  1.  /\Utre  les  Mots  qui  fervent  à. nommer  les  idées  qu'on  a  dans     t«p«nicnies 
V^/  l'Efprii,  il  y  en  a  un  grand  nombre  d'autres,  qu'on  employé  lient  iespaitie*. 

~        .  r,  ,   r  ■  nr«i*     •  1        t  1  '  I        il  r      «îsPiopoIïtions 

pour  fignifier  la  connexion  que  1  Efpnt  met  entre  les  Idées  ou  les  Fropoli-  o.icsPropot;- 
tions,  qui  compofent  le  Difcours.  Lorfquc  l'Efprit  communic]ue  Tes  pen-  tions  "tiétes, 
fées  aux  autres,  il  n'a  pas  feulement  befoin  de  lignes  qui  marquent  les  idées 
qui  fe  présentent  alors  à  lui,  mais  d'autres  encore  pour  déiïgner  ou  faire 
connoître  quelque  action  particulière  qu'il  fait  lui-même,  &  qui  dans  ce 
temps-là  fc  rapporte  à  ces  idées.  C'eft  ce  qu'il  peut  faire  en  diverfes  maniè- 
res. Cela  eft ,  cela  n'eft  pas,  font  les  lignes  généraux  dont  l'Efprit  fe  fert 
en  affirmant  ou  en  niant.  Mais  outre  l'affirmation  &  la  négation,  fans 
quoi  il  n'y  a  ni  vérité  ni  fauffeté  dans  les  paroles;  lorfque  l'Efprit  veut  faire 
connoître  fes  penfées  aux  autres,  il  lie  non  feulement  les  parties  des  Propo- 
rtions, mais  des  fentences  entières  l'une  à  l'autre,  dans  toutes  leurs  diffé- 
rentes relations  &  dépendances,  afin  d'en  faire  un  difcours  fuivi. 

§.  2.  Or  ces  Mots  par  lefqucls  l'Efprit  exprime  cette  liaifon  qu'il  donne  c'eit  dnnsiebo* 
aux  différentes  affirmations  ou  négations  pour  en  faire  un  raifonnement  con-  uiagedespjui. 
tinué,  ou  une  narration  fuivie,  on  les  appelle  en  général  des  Particuls;  rà "debYenpai- ' 
&  c'eft  de  la  jufte  application  qu'on  en  fait,  que  dépend  principalement  la  leri 
clarté  &  la  beauté  du  ftile.     Pour  qu'un  homme  penfe  bien,  il  ne  fuffit 
pas  qu'il  ait  des  idées  claires  &  diltinétes  en  lui-même  ,  ni  qu'il  obferve  la 
convenance  ou  la  difeonvenance  qu'il  y  a  entre  quelques-unes  de  ces  Idées, 
il  doit  encore  lier  fes  penfées ,  &  remarquer  la  dépendance  que  fes  raifonne- 
mens  ont  l'un  avec  l'autre.     Et  pour  bien  exprimer  ces  fortes  de  penfées, 
rangées  méthodiquement ,  &  enchaînées  l'une  à  l'autre  par  des  raifonnemens 
fuivis,  il  lui  faut  des  termes  qui  montrent  la  connexion,  la  reflriclion,  hdif- 
tincJicfi,  Yoppofttion,  Yemphafe,   &c.  qu'il  met  dans  chaque  partie  refpecli- 
ve  de  fon  Difcours.     Que  fi  l'on  vient  à  fe  méprendre  dans  l'application  de 
ces  particules,  on  embarraffe  celui  qui  écoute,  bien  loin    cle  l'inftruire. 
Voilà  pourquoi  ces  Mots,  qui  par  eux-mêmes  ne  font  point  effectivement 
le  nom  d'aucune  idée,  font  d'un  ufage  li  confiant  &  fiindifpenfable  dans  la 
Langue,  &  fervent  fi  fort  aux  hommes  pour  fe  bien  exprimer. 

§.  3.  Cette  partie  de  la  Grammaire  qui  traite  des  Particules  a  peut-être  les  particule» 
été  aufii  négligée  que  quelques  autres  ont  été  cultivées  avec  trop  d'exa&i-  ,"* ^.j"  ™p0pn0"rt 
tude.     Il  ell  aifé  d'écrire  l'un  après  l'autre  des  Cas  &  des  Genres,  des  Modes  l'Eipm  met  en- 
&  des  Temps ,  des  Gérondifs  6c  des  Supins.     C'eft  à  quoi  l'on  s'eft  attaché  tIC  "  per" 
avec  grand  foin  ;  &  dans  quelques  Langues  on  a  aulïî  rangé  les  particules 
fous  différens  chefs  avec  une  extrême  apparence  d'exactitude.     Mais  quoi 
que  les  Prépofitions ,  les  Conjonctions,  &c.  foient  des  noms  fort  connus  dans 
la  Grammaire,  &  que  les  Particules. qu'on  renferme  fous  ces  titres,  foient' 

Bbb  3  raa- 


3$i  Dis  P articules.  Liv.  III. 

C  n  a  p.  V I.  rangées  exaucement  fous  des  fubdivifions  diftin&es  ;  cependant  qui  voudra 
montrer  le  véritable  ufage  des  Particules,  leur  force  &  toute  l'étendue  de 
leurs  lignifications ,  ne  doit  pas  fe  borner  à  parcourir  ces  Catalogues:  il 
faut  qu'il  prenne  un  peu  plus  de  peine,  qu'il  reflechifle  fur  fes  propres  pen- 
fées,  &  qu'il  obferve  avec  la  dernière  exactitude  les  différentes  formes  que 
fou  Efprit  prend  en  dilcourant. 

§.  4.  Et  pour  expliquer  ces  Mots,  il  ne  fuffit  pas  de  les  rendre, comme 
on  fait  ordinairement  dans  les  Dictionnaires,  par  des  Mots  d'une  autre  Lan- 
gue qui  approchent  le  plus  de  leur  lignification,    car  pour  l'ordinaire  il  eft 
aulîi  mal-aifé  de  comprendre  dans  une  Langue  que  dans  l'autre  ce  qu'on  en- 
tend précifement  par  ces  Mots-là.     Ce  font  tout  autant  de  marques  de  quel- 
que action  de  ï  Efprit  ou  de  quelque   chofe  qu'il  veut  donner  à  entendre  :  ainli, 
pour  bien  comprendre  ce  qu'ils  lignifient,  il  faut  conliderer  avec  foin  les 
différentes  v.ûè's,  poftures,  fituations  ,  tours,  limitations,  exceptions  & 
autres penfees  de  l'Efprit que  nous  ne  pouvons  exprimer  faute  de  noms,  ou 
parce  que  ceux  que  nous  avons ,  font  très-imparfaits.     Il  y  a  une  grande 
variété  de  ces  forces  de  penfées ,  &  qui  furpaflent  de  beaucoup  le  nombre 
des  Particules  que  la  plupart  des  Langues  fourniffent  pour  les  exprimer.C'eft- 
pourquoi  l'on  ne  doit  pas  être  furpris  que  la  plupart  de  ces  Particules  ayent 
des  lignifications  différentes,  &  quelquefois  prefque  oppoièes.  Dans  la  Lan- 
gue Hébraïque  il  y  a  une  particule  qui  n'eft  compofee  que  d'une  feule  let- 
tre, mais  dont  on  compte,  s'il  m'en  fouvient  bien,  fc-ixante-dix ,•  ou  cer- 
tainement plus  de  cinquante  lignifications  différentes. 
Exemple  tL-e  de        §.  5-  (i)  Mais  eft  une  des  particules  les  plus  communes  dans  notre  Lan- 
la  Particule  Mais,  gue ,  &  après  avoir  dit  que  c'eft  une  Conjonclion  difcrétive  qui  répond  au 
Sed  des  Latins ,  on  penfe  l'avoir  fuffifamment  expliquée.  Cependant  il  me 
femble  qu'elle  donne  à  entendre  divers  rapports  que  l'Efprit  attribue  à  dif- 
férentes Propofitions  ou  parties  dePropolitions  qu'il  joint  par  ceMonofyllabe. 
Premièrement,  cette  Particule  fert  à  marquer  contrariété ,  exception, 
différence.  Il  eft  fort  honnête  homme ,  Mais  il  eft  trop  piompt.    Vous  pouvez 
faire  un  tel  marché ' ,  Mais  prenez  garde  qu'on  ne  vous  trompe.    Elle  riefi  pas  fi 
belle  qu'une  telle,  Mais  enfin  elle  eft  jolie. 

I I.  Elle  fert  à  rendre  raifon  de  quelque  chofe  dont  on  fe  veut  excufer.  // 
eft  vrai ,  je  l'ai  battu ,  AI  a  1  s  j'en  cvois  Jujet. 

III.  Mais  pour  ne  pas  parler  davantage  fur  ce  fujet  :  Exemple  cù  cette 
Particule  fert  à  faire  entendre  que  l'Efprit  s'arrête  dans  le  chemin  où  il 
alloit,  avant  que  d'être  arrivé  au  bout. 

IV.  (2)  Fous  priez  Dieu,  Mais  ce  n 'eft  pas,  qu  il  veuille  vous  amener  h 

la 

(1)  En  Anglois  But.  Notre  Mais  ne  répond  riftes  blâmeront  peut-être  deux  Mais  dans  une 

point  exactement  à  ce  mot  Anglois,  comme  il  même  période ,  mais  ce  n'eft  pas  dequoi  il  s'a» 

paroit  vifiblejment  par  les  divers  rapports  que  git.  Suffit  qu'on  voye  par- là  que  l'Efprit  marque 

l'Auteur  remarque  dans  cette  Particule,  dont  par  une  feule  particule  deux  rapports  fort  diffe- 

il  y  en  a  quelques-uns q'ii ne  fauroientétreap-  rens:  &  je  ne  fai  même,  fi  malgré  les  règles 

plrquez.  à  notre  Mais.  Comme  je  ne  pouvons  fcrupuleufes  de  nos  Grammairiens ,  il  n'eft  pas 

traduire  ces  exemples  en  notre  Langue,  j'en  néceflaire  d'employer   quelquefois  ces  deux 

ai  mis  d'autres  à  la  place,  cuej'ai  tirez  en  par-  Mais, pom  marquer  plus  vivement  &  plus  net- 

tie  du  Diciionaire  del' Acadtinie  Yranpife.  temerrt  ce  qu'on  a  dans  l'Efprit.  Cela  foit  dit 

(1}  Cet  exemple  elt  dajjs  l'Anglois.  Nos  Pu-  fans  décider. 


'  Des  Païtkîiks.  Liv.  III.  383 

la  connoijfance  de  la  vraye  Religion.     V.  Ma  i  s  qu'il  vous  confirme  clans  la  vôtre.  C 11  a  r.  V 1 1. 
Le  premier  de  ces  Mais  défigne  une  fuppofition  dans  l'Efprit  de  quelque 
chofe  qui  eft  autrement  qu'elle  ne  devroit  être;  &  le  fécond  fait  voir, 
que  l'Efprit  met  une  oppolition  directe  entre  ce  qui  fuit  &  ce  qui  précède. 

VI.  Mais  fert  quelquefois  de  tranfition  (1)  pour  revenir  à  un  fujet,  ou 
pour*  quitter  celui  dont  on  parloit.  Mais  revenons  à  ce  que  nous  difwns  tan- 
tôt.  (2)  Mais  laijfons  Chapelain  pour  la  dernière  fois. 

g.  6.  A  ces  lignifications  du  mot  de  Mais,  j'en  pourrois  ajouter  fans  dou-  °n  n'a  '«.«M 
te  plulieurs  autres,  fi  je  me  faifois  une  affaire  d'examiner  cette  Particule  forUegeiément?6 
dans  toute  fon  étendue,  &  de  la  confidercr  dans  tous  les  Lieux  où  elle  peut 
fe  rencontrer.  Si  quelqu'un  vouloit  prendre  cette  peine,  je  doute  que  dans 
tous  les  fens  qu'on  lui  donne,  elle  put  mériter  le  titre  de  diferétive,  par  où 
les  Grammairiens  la  défignent  ordinairement.  Mais  je  n'ai  pas  defïein  de 
donner  une  explication  complète  de  cette  efpèce  de  lignes.  Les  exemples 
que  je  viens  de  propofer  fur  cette  feule  particule ,  pourront  donner  occalion 
de  réfléchir  fur  l'ufage  &  fur  la  force  que  ces  Mots  ont  dans  le  Difcours ,  & 
nous  conduire  à  la  confédération  de  plulieurs  actions  que  notre  Efprit  a 
trouvé  le  moyen  de  faire  fentir  aux  autres  par  le  fecours  de  ces  Particules, 
dont  quelques-unes  renferment  conftamment  le  fens  d'une  Propofition  en- 
tière ,  &  d'autres  ne  le  renferment  que  lors  qu'elles  font  conftruites  d'u- 
ne certaine  manière. 

CHAPITRE       VIII. 

Des  Termes  abjlraits  &f  concrets.  ChAp.  VIII. 

S.   1.   T    E  s  Mots  communs  des  Langues ,  &  l'ufaee  ordinaire  que  nous  Les  terin«s  abf- 

■*  c  -r  •  a  1-  •       i        F  „    __    a     traits  ne  peuvent 

|  f  en  huions ,  auroient  pu  nous  fournir  des  lumières  pour  connoi-  être  affirmez  rUn 
tre  la  nature  de  nos  Idées,  fi  l'on  eût  pris  la  peine  de  les  confiderer  avec  «k  l'autre,  & 
attention.  L  Elpnt,  comme  nous  avons  lait  voir,  a  la  puillance  d  abjtraire 
fes  idées, qui  par-là  deviennent  autant  d'eflences  générales  par  où  les  cho- 
fes  font  diftinguées  en  Efpèces.  Or  chaque  idée  abftraite  étant  diflindle, 
en  forte  que  de  deux  l'une  ne  peut  jamais  être  l'autre,  l'Efprit  doit  apper- 
cevoir  par  fa  connoilTance  intuitive  la  différence  qu'il  y  a  entre  elles  ;  &  par 
conféquent  dans  des  Propofitions  deux  de  ces  Idées  ne  peuvent  jamais  être 
affirmées  l'une  de  l'autre.  C'ell  ce  que  nous  voyons  dans  l'Ufage  ordinaire 
des  Langues ,  qui  ne  permet  pas  qui  deux  termes  abjlraits ,  ou  deux  noms  d'I- 
dées 

(1)  Une  chofe  digne  de  remarque,  c'eft  Tere?  Ce  qui,  pour  le  dire  en  partant ,  prouve 

■que  les  Latins  fe  fervoitnt  quelquefois  de  r,am  d'une  manière  plus  fenfible  ce  que  vient  de  cite 

en  ce  fens-là.  Nam  quid  ego  dicam  de  Pane,  M.  Locl.e ,  qu  il  ne  faut  pas  chercher  dans  les 

dit  Tennce,  Andr.  AllA.  Se.  VI.  v.  18.     11  ne  *  Didionnairts  la  lignification  de  ces  Particules, 

faut  que  voir  l'endroit   pour   être   convaincu  mais  dans  la  difpolition  d'tfpiit  où  fe  trouve 

qu'on  ne  le  peut  mieux  traduire  en  François  que  celui  qui  s'en  feit. 

par  ces  paroles,  £i.  aïs  ^ue  dirai -je  de  mon  \i)  Defj>r(anx ,  Sat.IX.v.  241. 


384  Dm  Tcrmts  abflraits  à-  concrets.  Liv.  III. 

Cfl  AT. VIII.  dées  abftraites  /oient  affirmez  l'un  de  Vautre.     Car  quelque  affinité  qu'il  pa- 
roiffe  y  avoir  entr'eux,  &  quelque  certain  qu'il  foit,  par  exemple,  qu'un 
homme  eft  un  Animal ,  qu'il  eft  raifonnable ,  qu'il  efl  blanc ,  &c.  cependant 
chacun  voit  d'abord  la  fauffeté  de  ces  Proportions ,  X Humanité  eft  Anima- 
lité, ou  Raifonnabiïitè ',  ou  Blancheur.     Cela  eft  d'ur.e  aufii  grande  éviden- 
ce qu'aucune  des  Maximes  le  plus  généralement  reçues.     Toutes  nos  affir- 
mations roulent  donc  uniquement  fur  des  idées  concrètes ,  ce  qui  efl  affir- 
mer non  qu'une  idée  abftraite  efl  une  autre  idée,mais  qu'une  idée  abflraite 
efl  jointe  à  une  autre  idée.  Ces  idées  abflraites  peuvent  être  de  toute  Efpè- 
ce  dans  les  Subfiances,  mais  dans  tout  le  refle  elles  ne  font  guère  autre  chc- 
fe  que  des  idées  de  Relations.  D'ailleurs,  dans  les  Subfiances,  les  plus  or- 
dinaires font  des  idées  de  PuilT.ince;  par  exemple,  un  homme  eft  blanc,  li- 
gnifie que  la  Chofe  qui  a  l'efTence  d'un  homme  $   a  auffi  en  elle  l'efTence 
de  blancheur ,   qui  n'efl  autre  chofe  qu'un  pouvoir  de  produire  l'idée  de  blan- 
cheur dans  une  perfonne  dont  les  yeux  peuvent  difeerner  les  Objets  ordi- 
naires :  ou ,  un  homme  eft  rni/onnable,  veut  dire  que  la  même  chofe  qui  a  l'ef- 
fence  d'un  homme  a  aufii  en  elle  l'efTence  de  Rai/onnabilitê ',  c'efl-à-dire,  la 
puifTance  de  raifbnner. 
ils  montrent  la         §.  2.  Cette  diflinclion  des  Noms  fait  voir  auffi  la  différence  de  nos 
différence  de  nos  i^es  .  car  f,  nous  y  prenons  garde  j  nous  trouverons  que  nos  Idées  /impies 
ont  toutes  des  noms  abftraits  aujji  bien  que  de  concrets,  dont  l'un  (  pour  parler 
en  Grammairien)'  efl  un  Subftantif ,  &  l'autre  un  Adjectif,  comme  blan- 
cheur, blanc;  douceur ,  doux.     11  en  efl  de  même  à  l'égard  de  nos  Idées  des 
Modes  &  des  Relations,  comme  Juftice ,  jufte  ;   égalité,  égal;   mais  avec 
cette  feule  différence,  que  quelques-uns  des  noms  concrets  des  Relations, 
fur  tout  ceux  qui  concernent  l'Homme ,  font  Subflantifs ,  comme  paternité, 
père;  de  quoi  il  ne  feroit  pas  difficile  de  rendre  raifon.    Quant  à  nos  idées 
des  Subfiances,  elles  n'ont  que  peu  de  noms  abflraits,  ou  plutôt  elles  n'en 
ont  abfolument  point.     Car  quoi  que  les  Ecoles  ayent  introduit  les  noms 
d' Animalité,  d'Humanité,  deCorporcïté,  &  quelques  autres  ;  ce  n'efl  rien 
en  comparaifon  de  ce  nombre  infini  de  noms  de  Subfiances  auxquels  les 
Scholafliques  n'ont  jamais  été  affez  ridicules  pour  joindre  des  noms  abflraits: 
&  le  petit  nombre  qu'ils  ont  forgé,  &  qu'ils  ont  mis  dans  la  bouche  de  leurs 
Ecoliers,  n'a  jamais  pu  entrer  dans  l'Ufage  ordinaire,  ni  être  autorifé  dans 
le  Monde.     D'où  l'on  peut  au  moins  conclurre,  cemefemble,  que  tous 
les  hommes  reconnoiffent  par-là  qu'ils  n'ont  point  d'idée  des  effences  réelles 
des  Subflances,  puifqu'ils  n'ont  point  de  noms  dans  leurs  Langues  pour  les 
exprimer,  dont  ils  n'auroient  pas  manqué  fans  doute  de  fe  pourvoir,  fi  le 
fentiment  par  lequel  ils  font  intérieurement  convaincus  que  ces  EfTences  leur 
font  inconnues,  ne  les  eût  détournez  d'une  fi  frivole  entreprife.     Ain/i, 
quoi  qu'ils  ayent  affez  d'idées  pour  diflinguer  l'Or  d'avec  une  pierre,  &  le 
Métal  d'avec  le  Bois ,  ils  n'oferoient  pourtant  fe  fervir  des  mots  (i)  Aurei- 
tas ,  Saxeitas,  Mctaileitas ,  Ligneitas,  &  de  tels  autres  noms,  par  ou  ils 

pré- 
Ci)  Ces  Mots  qui  font  tout-  à -fait  barbares  en  Latin,  paroîrroient  de  la  dernière  extrava- 
gance en  François. 


De  V Imperfection  des  Mots.  L  i  v.  1 1 1.  385* 

prétendroient  exprimer  les  effences  réelles  de  ces  Subftances  dont  ils  feroient  C  H  A  P.VIII. 
convaincus  qu'ils  n'ont  aucune  idée.  Et  en  effet  ce  ne  fut  que  la  Doétrine 
des  Formes  Subjlantielles ,  &  la  confiance  téméraire  de  certaines  perfonnes, 
déftituées d'une  connoiffance  qu'ils  prétendoient  avoir,  qui  firent  première- 
ment fabriquer  &  enfuite  introduire  les  mots  d' Animalité  &  &  Humanité , 
&  autres  femblables,  qui  cependant  n'allèrent  pas  bien  loin  de  leurs  Ecoles, 
&  n'ont  jamais  pu  être  de  mife  parmi  les  gens  raifonnables.  Je  fai  bien  que 
le  mot  humanitas  étoit  en  ufage  parmi  les  Romains ,  mais  dans  un  fens  bien 
différent;  car  il  ne  fignifioit  pas  l'effence  abftraite  d'aucune  Subftance. 
C'étoit  le  nom  abftrait  d'un  Mode,  fon  concret  étant  humanus  (1),  &  non 
pas  homo. 

CHAPITRE     IX.  Ciiap.  IX. 

De  î Imperfection  des  Mots. 


IL  eft  aifé  de  voir  par  ce  qui  a  été  dit  dans  les  Chapitres  précedens,  n°us„ou: 
quelle  imperfection  il  y  a  dans  le  Langage,  &  comment  la  nature  t£\ucint 


ius  fervons 
i  poiuen- 
regitrer  nos  pro- 

méme  des  Mots  fait  qu'il  eft  prefque  inévitable  que  plufieurs  d'entr'eux  n'a-  Pies  rcnfe«  & 

-..-..■*,  r     o    •  •  ri       ■    1  1  •  ■  P°"r    'es  commu- 

yent  une  lignification  douteule  &  incertaine,  Pour  découvrir  en  quoi  con-  niquei  aux  autres, 
lifte  la  perfection  &  l'imperfection  des  Mots,  il  eft  néceffaire,  en  premier 
lieu,  d'en  confidérer  l'ufage  &  la  fin,  car  félon  qu'ils  font  plus  ou  moins 
proportionnez  à  cette  fin,  ils  font  plus  ou  moins  parfaits.  Dans  la  premiè- 
re partie  de  ce  Difcours  nous  avons  fouvent  parlé  par  occafion  d'un  double 
ufage  qu'ont  les  Mots. 

1.  L'un  eft,  d'enregîtrer ,  pour  ainfi  dire,  nos  propres  penfées. 

2.  L'autre,  de  communiquer  nos  penfées  aux  autres. 

S.  2.  Quant  au  premier  de  ces  ufapres  qui  eft  d'enregîtrer  nos  propres  Tout  ™ot  P£ut 
penfées  pour  aider  notre  Mémoire,  qui  nous  tait ,  pour  aind  dire, parler  a  nos  penfées. 
nous-mêmes;  toutes  fortes  de  paroles,  quelles  qu'elles  foient,  peuvent  fer- 
vir  à  cela.  Car  puifque  les  fons  font  des  fignes  arbitraires  &  indifferens  de 
quelque  idée  que  ce  foit ,  un  homme  peut  employer  tels  mots  qu'il  veut 
pour  exprimer  à  lui-même  fes  propres  idées  ;  &  ces  mots  n'auront  jamais 
aucune  imperfection,  s'il  le  fert  toujours  du  même  figne  pour  défigner  la 
même  idée,  car  en  ce  cas  il  ne  peut  manquer  d'en  comprendre  le  fens,  en 
quoi  confifte  le  véritable  ufage  &  la  perfection  du  Langage. 

§.  3.  En  fécond  lieu,  pour  la  communication  qui  fe  fait  entre  les  hom-  I[  r a  u"e  double 
mes  par  le  moven  des  paroles ,  les  Mots  ont  auffi  un  double  ufage  :  parpaiaks'rûne 

I.  L'un  eft  Civil.  eftcwiie  &rao. 

II.  Et  l'autre  Philofophique.  trepmiofopi,^ 
Premièrement,  par  X ufage  civil  j'entens  cette  communication  de  penfées 

&  d'idées  par  le  fecours  des  Mots ,  autant  qu'elle  peut  fervir  à  la  converfa- 
tion  &  au  commerce  qui  regarde  les  affaires  &  les  commodkez  ordinaires 

de 
(1)   C'cft  ainfi  qu'en  François,  à' humain  nous  avons  fait  humanité, 

C  c  c 


386  De  l'Imperfection  des  Mots.  Liv.  I il. 

Chat.  ^X.  cje  ja  yje  Qvye  dans  les  différences  Sociécez  qui  lient  les  hommes  les  uns 
aux  autres. 

En  fécond  lieu ,  par  Yufage  philofophique  des  Mots  j'entens  l'ufage  qu'on 
en  doit  faire  pour  donner  des  notions  précifes  des  Chofes,  &  pour  expri- 
mer en  proportions  générales  des  véritez  certaines  &  indubitables  fur  lef- 
quelles  l'Efprit  peut  s'appuyer,  &  dont  il  peut  être  fatisfait  dans  la  recher- 
che de  la  Vérité.  Ces  deux  Ufages  font  fort  diftintts  ;  &  l'on  peut  fe 
paffer  dans  l'un  de  beaucoup  moins  d'exaclitude  que  dans  l'autre, comme 
nous  verrons  dans  la  fuite, 
fimpeifcftion  §.  4.  La  principale  fin  du  Langage  dans  la  communication  que  les  hom- 

ramWguité  de  mes  f°nt  de  'eurs  penfées  les  uns  aux  autres,  étant  d'être  entendu, les  Mots 
îems  ffgnifica- ,  ne  fauroient  bien  fervir  à  cette  fin  dans  le  Difcours  Civil  ou  Philofophique, 
lorfqu'un  mot  n'excite  pas  dans  l'Efprit  de  celui  qui  écoute ,  la  même  idée 
qu'il  fignifie  dans  l'Efprit  de  celui  qui  parle.  Or  puifque  les  fons  n'ont  au- 
cune liaifon  naturelle  avec  nos  Idées ,  mais  qu'ils  tirent  tous  leur  lignifica- 
tion de  l'impofition  arbitraire  des  hommes ,  ce  qu'il  y  a  de  douteux  &  d'in- 
certain dans  leur  fignification ,  (en  quoi  confiile  l'imperfeclion  dont  nous 
parlons  préfentement  )  vient  plutôt  des  idées  qu'ils  lignifient  que  d'aucune 
incapacité  qu'un  fon  ait  plutôt  qu'un  autre,  de  fignifier  aucune  idée,  car 
à  cet  égard  ils  font  tous  également  parfaits. 

Par  conféquent,  ce  qui  fait  que  certains  Mots  ont  une  lignification  plus 
douteufe  &  plus  incertaine  que  d'autres,  c'efl  la  différence  des  Idées  qu'ils 
lignifient. 
Q-^n"  fçnt  les  g.  5.  Comme  les  Mots  ne  lignifient  rien  naturellement ,  il  faut  que  ceux 
impeifeciion.1  qui  veulent  s'entrecommuniquer  leurs  penfées,  &  lier  un  difcours  intelligi- 
ble avec  d'autres  perfonnes  en  quelque  Langue  que  ce  foit,  apprennent  & 
retiennent  l'idée  que  chaque  mot  fignifie  :  ce  qui  eft  fort  difficile  à  faire 
dans  les  cas  fuivans. 

I.  Lorfque  les  idées  que  les  Mots  lignifient,  font  extrêmement  comple- 
xes, &  compofées  d'un  grand  nombre  d'idées  jointes  enfemble. 

II.  Lorfque  les  Idées  que  ces  Mots  fignifient ,  n'ont  point  de  liaifon  na- 
turelle les  unes  avec  les  autres ,  de  forte  qu'il  n'y  a  dans  la  Nature  aucune 
mefure  fixe ,  ni  aucun  modèle  pour  les  reèlifier  &  les  combiner. 

III.  Lorfque  la  fignification  d'un  Mot  fe  rapporte  à  un  modèle,  qu'il 
n'eil  pas  aifé  de  connoître. 

IV.  Lorfque  la  fignification  d'un  Mot,  &  l'effence  réelle  de  la  Chofe, 
ne  font  pas  exactement  les  mêmes. 

Ce  fo-nt-là  des  difficultez  attachées  à  la  lignification  de  plufieurs  Mots 
qui  font  intelligibles.  Pour  les  Mots  qui  font  tout-à-fait  inintelligibles, 
comme  les  noms  qui  lignifient  quelque  idée  fimple  qu'on  ne  peut  connoî- 
tre faute  d'organes  ou  de  facultez  propres  à  nous  en  donner  la  connoiffan- 
ce,  tels  que  font  les  noms  des  Couleurs  à  l'égard  d'un  Aveugle,  ou  les 
Sons  à  l'égard  d'un  Sourd ,  il  n'eil  pas  néceffaire  d'en  parler  en  cet  en- 
droit. 

Dans  tous  ces  cas,  dis-je,  nous  trouverons  de  l'imperfeftion  dans  les 
Mots ,  ce  que  j'expliquerai  plus  au  long ,  en  conlidcrant  les  Mots  dans  leur 

appli- 


Des  VImpirfetfion  des  Mots.  Liv.  III.  387 

application  particulière  aux  différentes  fortes  d'idées  que  nous'avons  dans  Chap.  IX. 
J'Efprit  :    car  fi  nous  y  prenons  garde  ,   nous  trouverons  que  les  noms  des 
Modes  mixtes  font  le  plus  fujets  à  être  douteux  £5?  imparfaits  dans  leurs  fignifi- 
cations  pour  les  deux  premières  rai  fins ,  6?  les  noms  des  Subitances  pour  les 
deux  dernières. 

§.  6.  Je  dis  premièrement ,  que  les  noms  des  Modes  mixtes  font  la  plupart  Les  noms  des 
fujets  aune  grande  incertitude,  &  à  une  grande  obfcurité  dans  leurs  fi-  fo^tdoweîi'" 
gnifications. 

I.   A  caufe  de  l'extrême  compofition  de  ces  fortes  d'idées  complexes.  }■  a  «ufe  que  i« 
Pour  faire  que  les  Mots  fervent  au  but  d'un  entretien  mutuel ,  il  faut,  com-  &«  qfont  fo«" 
me  il  a  été  dit,  qu'ils  excitent  exactement  la  même  idée  dans  celui  qui  é-  complexes, 
coûte ,  que  celle  qu'ils  lignifient  dans  l'Efprit  de  celui  qui  parle.     Sans 
quoi  les  hommes  qui  parlent  enfemble,  ne  font  que  fe  remplir  la  tête  de 
vains  fons,  fans  pouvoir  fe  communiquer  par-là  leurs  penfees,  &  fe  pein- 
dre, pour  ainfi  dire,  leurs  idées  les  uns  aux  autres,  ce  qui  efl  le  but  du 
Difcours  &  du  Langage.     Mais  lorfqu'un  mot  fignifie  une  idée  fort  com- 
plexe, compofée  de  différentes  parties  qui  font  elles-mêmes  compofées  de 
plulieurs  autres,  il  n'eft  pas  facile  aux  hommes  de  former  &  de  retenir 
cette  idée  avec  une  telle  exactitude  qu'ils  faffent  fignifier  au  nom  qu'on  lui 
donne  dans  l'ufiige  ordinaire,  la  même  idée  précife,  fans  la  moindre  varia-    • 
tion.  Delà  vient  que  les  noms  des  Idées  fort  complexes ,  comme  font  pour 
la  plupart  les  termes  de  Morale,   ont  rarement  la  même  lignification  pré- 
cife dans  l'Efprit  de  deux  différentes  perfonnes,  parce  que  l'idée  complexe 
d'un  homme  convient  rarement  avec  celle  d'un  autre ,  &  qu'elle  diffère  (bu- 
vent  de  celle  qu'il  a  lui-même  en  divers  temps,   de  celle,  par  exemple, 
qu'il  avoit  hier,  &  qu'il  aura  demain. 

§.  7.  En  fécond  lieu,  les  noms  des  Modes  mixtes  font  fort  équivoques,  17-  Parce  qu'elles 
parce  qu'ils  n'ont,  pour  la  plupart,  aucun  modèle  dans  la  Nature,  furie-  modeie°int  de 
quel  les  hommes  puiffent  en  rectifier  &  régler  la  lignification.  Ce  font  des 
amas  d'Idées  mifes  enfemble,  comme  il  plaît  à  l'Efprit,  qui  les  forme  par 
rapport  au  but  qu'il  fe  propofe  dans  le  difcours  &  a  les  propres  notions,  par 
où  il  n'a  pas  en  vue  de  copier  aucune  chofe  qui  exifle  actuellement,  mais 
de  nommer  &  de  ranger  les  chofes  félon  qu'elles  fe  trouvent  conformes  aux 
Archétypes  ou  modèles  qu'il  a  faits  lui-même.  Celui  qui  le  premier  a 
mis  en  ufage  les  mots  (1)  brufquer,débrutaUfer,dcpicquer,  &c.  a  joint  en- 
femble, comme  il  l'a  jugé  à  propos,  les  idées  qu'il  a  fait  lignifier  à  ces 
Mots  :  &  ce  qui  arrive  à  l'égard  de  quelques  nouveaux  noms  de  Modes  qui 
commencent  préfentement  à  être  introduits  dans  une  Langue,  efl  arrivé  à 
l'égard  des  vieux  Mots  de  cette  Efpèce,  lors  qu'ils  ont  commencé  d'être 
mis  en  ufage.  Il  en  efl  de  ces  derniers  comme  des  premiers.  D'où  il  s'en- 
fuit que  les  noms  qui  fignifient  des  collections  d'Idées  que  l'Efprit  forme  à 
plaifir,  doivent  être  nécefiairement  d'une  fignifi cation  douteufe,  lorfque 
ces  collections  ne  peuvent  fe  trouver  nulle  part ,  conftamment  unies  dans  la 

Natu-. 

(1)  Ce  font  des  termes  nouveaux  dans  la      propres  à  faire  fentjr  le  raifonnement  que  M 
Langue;  <k  par  cela  même  qu'ils  ne  font  pas      Locke  fait  en  cet  endroit, 
fort  en  uf  Age,  ils  n'en  font  peut-être  que  plus 

Ccc  2 


3S8 


De  l' Imperfection  des  Mots.  Liv.  III. 


Chap.   IX. 


La  propriété  du 
Lingace  ne  fuf- 
fît  pas  pour  re- 
médier h  cet  in-' 
tunvénient. 


La  manière 
dont  on  ap- 
prend les  noms 
ilesModet  mix- 
ta  contribue  en- 
core a  leur  in- 
certitude, 


Nature,  &  qu'on  ne  peut  montrer  aucuns  modèles  par  où  l'on  puifle  les 
rectifier.  Ainfi,  l'on  ne  fauroit  jamais  connoître  par  les  chofes  mêmes  ce 
qu'emporte  le  mot  de  Meurtre  ou  de  Sacrilège ,  &c.  Il  y  a  plufieurs  par- 
ties de  ces  Idées  complexes  qui  ne  paroiffent  point  dans  l'action  même  : 
l'intention  de  l'Efprit,  ou  le  rapport  aux  chofes  faintes,  qui  font  partie  du 
Meurtre  ou  du  Sacrilège,  n'ont  pas  une  liaifon  nécelfaire  avec  l'aétion  exté- 
rieure &  vifible  de  celui  qui  commet  l'un  ou  l'autre  de  ces  Crimes  :  & 
l'aftion  de  tirer  à  foi  la  détente  duMoufquet  par  où  l'on  commet  un  meur- 
tre, &  qui  efl  peut-être  la  feule  action  vifible ,  n'a  point  de  liaifon  natu- 
relle avec  les  autres  idées  qui  compofent  cette  idée  complexe,,  nommée 
meurtre;  lefquelles  tirent  uniquement  leur  union  &  leur  combinaifon  de 
l'Entendement  qui  les  aifemble  fous  un  feul  nom.  Mais  comme  il  fait  cet 
alTemblage  fans  règle  ou  modèle,  il  faut  néceffairement  que  la  lignification 
du  Nom  qui  défignede  telles  collections  arbitraires,  fe trouve fouvent diffé- 
rente dans  l'Efprit  de  différentes  perfonnes  qui  ont  à  peine  aucun  modèle 
fixe  fur  lequel  ils  règlent  eux-mêmes  leurs  notions  dans  ces  fortes  d'idées  ar- 
bitraires. 

§.  8-  L'on  peut  fuppofer  à  la  vérité  que  l'Ufage  commun  qui  règle  la 
propriété  du  Langage,  nous  elt  de  quelque  fecours  en  cette  rencontre  pour 
fixer  la  fignification  des  Mots  ;  &  l'on  ne  peut  nier  qu'il  ne  la  fixe  jufqu'à 
un  certain  point.  Il  efl,  dis-je,  hors  de  doute  que  l'Ufage  commun  règle 
affez  bien  le  fens  des  Mots  pour  la  converfation  ordinaire.  Mais  comme 
perfonne  n'a  droit  d'établir  la  fignification  précife  des  Mots,  ni  de  détermi- 
ner à  quelles  idées  chacun  doit  les  attacher,  l'Ufage  ordinaire  ne  fuffit  pas 
pour  nous  autorifer  à  les  adapter  àdesDifcoursPhilofophiques:  car  à  peine  y 
a-t-il  un  nom  d'aucune  Idée  fort  complexe  (pour  ne  pas  parler  des  autres) 
qui  dans  l'Ufage  ordinaire  n'ait  une  fignification  fort  vague ,  &  qui,  fans  de- 
venir impropre,  ne  puiffe  être  fait  figne  d'Idées  fort  différentes.  D'ailleurs , 
la  règle  &  la  mefure  de  la  propriété  des  termes  n'étant  déterminée  nulle  part , 
on  a  fouvent  occafion  de  difputer  fi  fuivant  la  propriété  du  Langage  on 
peut  employer  un  mot  d'une  telle  ou  d'une  telle  manière.  Et  de  tout  cela 
il  s'enfuit  fort  vifiblement,  que  les  noms  de  ces  fortes  d'idées  fort  com- 
plexes font  naturellement  fujets  à  cette  imperfection  d'avoir  une  fignifica- 
tion douteufe  &  incertaine  ;  &  que  même  dans  l'Efprit  de  ceux  qui  défi- 
rent fincerement  de  s'entendre  l'un  l'autre,  ils  ne  fignifient  pas  toujours  la 
même  idée  dans  celui  qui  parle,  &  dans  celui  qui  écoute.  Quoi  que  les 
noms  de  Gloire  &  de  Gratitude  foient  les  mêmes  dans  la  bouche  de  tout 
François  qui  parle  la  Langue  de  fon  Pais,  cependant  l'idée  complexe  que 
chacun  a  dans  l'Efprit,  ou  qu'il  prétend  lignifier  par  l'un  de  ces  noms,  effc 
apparemment  fort  différente  dans  l'ufage  qu'en  font  bien  des  gens  qui  par- 
lent cette  même  Langue. 

§.  9.  D'ailleurs,  la  manière  dont  on  apprend  ordinairement  les  noms  des 
Modes  mixtes ,  ne  contribue  pas  peu  à  rendre  leur  fignification  douteufe. 
Car  fi  nous  prenons  la  peine  de  confiderer  comment  lesEnfans  apprennent 
les  Langues ,  nous  trouverons ,  que ,  pour  leur  faire  entendre  ce  que  figni- 
fient les  noms  des  Idées  {impies  &  des  Subftances ,  on  leur  montre  ordinai- 
rement 


De  V Imperfection  des  Mots:  L  i  v.  î  1 1.  385; 

rement  la  choie  dont  on  veut  qu'i's  ayent  l'idée,  &  qu'on  leur  dit  pliifieurs  Cuap.  IX, 
fois  le  nom  qui  en  eft  le  figne,  blanc,  doux ,  hit,  /tare,  chien ,  chat,  &c. 
Mais  pour  ce  qui  eft  des  Modes  mixtes,  &  fur-tout  les  plus  importans,  je 
veux  dire  ceux  qui  expriment  des  idées  de  Morale ,  d'ordinaire  les  Enfans 
apprennent  premièrement  les  fons  :  &  pour  favoir  enfuite  quelles  idées  com- 
plexes font  fignifiées  par  ces  fons-là  ,  ou  ils  en  font  redevables  à  d'autres  qui 
les  leur  expliquent ,  ou  (ce qui  arrive  leplusfouvent)  on  s'en  remet  à  leur 
fagacité  &  à  leurs  propres  obfervations.     Et  comme  ils  ne  s'appliquent  pas 
beaucoup  à  rechercher  la  véritable  &  précife  lignification  des  noms  ,  il 
arrive  que  ces  termes  de  Morale  ne  font  guère  autre  chofe  que  de  fimples 
fons  dans  la  bouche  de  la  plupart  des  hommes  :ou  s'ils  ont  quelque  lignifica- 
tion ,  c  eft  pour  l'ordinaire  ,  une  fignification  fort  vague  &  fort  indétermi- 
née, &  par  conféquent  très-obfcure  &  très-confufe.     Ceux-là  même  qui 
ont  été  les  plus  exacls  à  déterminer  le  fens  qu'ils  donnent  à  leurs  notions , 
ont  pourtant  bien  de  la  peine  à  éviter  l'inconvénient  de  leur  faire  fignifier 
des  idées  complexes,  différentes  de  celles  que  d'autres  perfonnes  habiles  at- 
tachent à  ces  mêmes  noms.     Où  trouver,  par  exemple,  un  difeours  de 
Controverfe,  ou  un  entretien  familier  fur  X Honneur,  h  Foi,  la  Grâce,  la 
Religion,  XEglife ,  &c.  où  il  ne  foit  pas  facile  de  remarquer  les  différentes 
notions  que  les  hommes  ont  de  ces  Choies  ;  ce  qui  ne  veut  dire  autre  cho- 
fe, finon  qu'ils  ne  conviennent  point  fur  la  fignification  de  ces  Mots,  & 
que  les  idées  complexes  qu'ils  ont  dans  l'Efprit  &  qu'ils  leur  font  fignifier, 
ne  font  pas  les  mêmes,  de  forte  que  toutes  les  Difputes  qui  fuivent  de  là, 
ne  roulent  en  effet ,  que  fur  la  fignification   d'un  fon.     Aufli  voyons-nous 
en  conféquence  de  cela  qu'il  n'y  a  point  de  fin  aux  interprétations  des 
Loix,  divines  ou  humaines;  un  Commentaire  produit  un  autre  Commen- 
taire: une  explication  fournit  de  matière  à  de  nouvelles  explications:  & 
l'on  ne  ceflê  jamais  de  limiter,  de  diftinguer,  &  de  changer  la  fignifica- 
tion de  ces  termes  de  Morale.     Comme  les  hommes  forment  eux-mêmes 
ces  Idées,  ils  peuvent  les  multiplier  à  l'infini ,  parce  qu'ils  ont  toujours  le 
pouvoir  de  les  former.  Combien  y  a-t-il  de  gens  qui  fort  fatisfaits  à  la  pre- 
mière le£ture,  de  la  manière  dont  ils  entendoient  un  texte  de  l'Ecriture, 
ou  une  certaine  claufe  dans  le  Code,  en  ont  tout-à-fait  perdu  l'intelligence, 
en  confultant  les  Commentateurs,  dont  les  explications  n'ont  fervi  qu'à 
leur  faire  avoir  des  doutes,  ou  à  augmenter  ceux  qu'ils  avoient  déjà,  &à 
répandre  des  ténèbres  fur  le  paffage  en  queftion.     Je  ne  dis  pas  cela  pour 
donner  à  entendre  que  je  croye  les  Commentaires  inutiles ,  mais  feulement 
pour  faire  voir  combien  les  noms  des  Modes  mixtes  font  naturellement  in- 
certains, dans  la  bouche  même  de  ceux  qui  vouloient  &  pouvoient  parler 
auiTi  clairement  que  la  Langue  étoit  capable  d'exprimer  leurs  penfées. 

§.   10.  Il  feroit  inutile  de  faire  remarquer  quelle  obfcurité  doit  avoir  été     c'eft  ce  qui 
inévitablement  répandue  par  ce  moyen  dans  les  Ecrits  des  hommes  qui  ont  ""m  Autewi 
vécu  dans  des  temps  reculez ,  &  en»  différens  Païs.     Car  le  grand  nombre  inévitablement 
de  Volumes  que  de  fàvans  hommes  ont  écrit  pour  éclaircir  ces  Ouvrages,  obfcu"' 
ne  prouve  que  trop  quelle  attention,  quelle  étude,  quelle  pénétration, 
quelle  force  de  raifonnementeft  nécelfaire  pour  découvrir  le  véritable  fens 

Ccc  3  des 


Chap. 


IX. 


*  S!  m«  v!s  în- 
telligi,  débet  at- 


Les  noms  des 
Subilaaces  le 
rapportent  pre- 
mièrement à 
des  Eflences 
réelles  qui  ne 
peuvent  être 
lunnuë». 


3^0  De  rimferfefiion  des  Mots.     Liv.  III. 

des  Anciens  Auteurs.  Mais  comme  il  n'y  a  point  d'Ouvrages  dont  il  im- 
porte extrêmement  que  nous  nous  mettions  fort  en  peine  de  pénétrer  le 
fens,  excepté  ceux  qui  contiennent ,  ou  des  véritez  que  nous  devons  croi- 
re ou  des  Loix  auxquelles  nous  devons  obéir  &  que  nous  ne  pouvons  mal 
expliquer  ou  tranfgrelTer  fans  tomber  dans  de  fâcheux  inconvéniens,  nous 
femmes  en  droit  de  ne  pas  nous  tourmenter  beaucoup  à  pénétrer  le  fens  des 
autres  Auteurs  qui  n'écrivent  que  leurs  propres  opinions:  car  nous  ne  fouî- 
mes pas  plus  obligez  de  nous  inftruire  de  ces  opinions,  qu'ils  le  font  de  fa- 
voir  les  nôtres.  Comme  notre  bonheur  ou  notre  malheur  ne  dépend  point 
de  leurs  Décrets ,  nous  pouvons  ignorer  leurs  notions  fans  courir  aucun  dan- 
ger. Si  donc  en  lifant  leurs  Ecrits  nous  voyons  qu'ils  n'employent  pas  les 
mots  avec  toute  la  clarté  &  la  netteté  requife,  nous  pouvons  fort  bien  les 
mettre  à  quartier  fans  leur  faire  aucun  tort,  &  dire  en  nous-mêmes, 

*  Pourquoi  fe  fatiguer  à  pouvoir  te  comprendre, 
Si  tu  ne  veux  te  faire  entendre  ? 

5.  11.  Si  la  fignifkation  des  noms  des  Modes  mixtes  eft  incertaine ,  parce 
qu'il  n'y  a  point  de  modèles  réels,  exiftans  dans  la  Nature,  auxquels  ces 
Idées  puiflent  être  rapportées ,  &  par  où  elles  puiffent  être  réglées  ,  les 
noms  des  Subflances  font  équivoques  par  une  raifon  toute  contraire,  je 
veux  dire  à  caufe  que  les  idées  qu'ils  fignifient  font  fuppofées  conformes  à 
la  réalité  des  Chofes,  &  qu'elles  font  rapportées  à  des  Modèles  fonaez  par  la 
Nature.  Dans  nos  Idées  des  Subftances  nous  n'avons  pas  la  liberté,  com- 
me dans  les  Modes  mixtes ,  de  faire  telles  combinaifons  que  nous  jugeons  à 
propos,  pour  être  des  fignes  caracleriftiques par lefquels nous  puitfions  ran- 
ger &  nommer  les  chofes.  Dans  les  idées  des  Subftances  nous  fommes  obli- 
gez de  fuivre  la  Nature ,  de  conformer  nos  idées  complexes  à  des  exiften- 
ces  réelles ,  &  de  régler  la  fignification  de  leurs  noms  fur  les  Chofes  mêmes , 
fi  nous  voulons  que  les  noms  que  nous  leur  donnons ,  en  foient  les  fignes ,  & 
fervent  à  les  exprimer.  A  la  vérité,  nous  avons  en  cette  occafion  des  mo- 
dèles à  fuivre ,  mais  des  modèles  qui  rendront  la  fignification  de  leurs  noms 
fort  incertaine,  car  les  noms  doivent  avoir  un  fens  fort  incertain  &  fort  di- 
vers, lorfque  les  idées  qu'ils  fignifient,  fe  rapportent  à  des  modèles  hors  de 
nous,  quon  ne  peut  abfolurnent  point  con'uoitre,  ou  quon  ne  peut  cotmoître  que 
d'une  manière  imparfaite ,  &?  incertaine. 

§.  12.  Les  noms  des  Subftances  ont  dans  l'ufage  ordinaire  un  double  rap- 
port ,  comme  on  l'a  déjà  montré. 

Premièrement ,  on  fuppofe  quelquefois  qu'ils  fignifient  la  conftitution 
réelle  des  Chofes,  &  qu'ainfi  leur  fignification  s'accorde  avec  cette  confti- 
tution, d'où  découlent  toutes  leurs  propriétez,  &à  quoi  elles  aboutiflent 
toutes.  Mais  cette  conftitution  réelle,  ou  (comme  on  l'appelle  communé- 
ment) cette  eflencenous  étant  entièrement  inconnue,  tout  fon  qu'on  em- 
ployé pour  l'exprimer  doit  être  fort  incertain  dans  cet  ufage,  de  forte  qu'il 
nous  fera  impoiTible,  par  exemple,  de  favoir  quelles  chofes  font  ou  doivent 
être  appellées  Cheval  ou  Antimoine,  fi  nous  employons  ces  mots  pour  figni- 
fier  des  elTences  réelles ,  dont  nous  n'avons  abfolurnent  aucune  idée.  Com- 
me 


allaite. 


De  V Imperfection  des  Mets.     Liv.  III.  39* 

nie  dans  cette  fuppofition  l'on  rapporte  les  noms  des  Subfiances  à  des  Mo-  Chat.    IX. 
dèles  qui  ne  peuvent  être  connus,  leurs  lignifications  ne  fauroient  être  ré- 
glées &  déterminées  par  ces  Modèles. 

§.  13.  En  fécond  lieu,  ce  que  les  noms  des  Subfiances  lignifient  immé-  f™^™™  * 
diatement ,  n'étant  autre  chofe  que  les  Idées  fimples  qu'on  trouve  co'éxijler  qui  coi&iftent 
dans  les  Subllances,  ces  Idées  entant  que  reunies  dans  les  différentes  Efpè-  cc"Vqu'on'an 
ces  des  Choies,  font  les  véritables  modèles,  auxquels  leurs  noms  ferappor-  ne  connoit 
tent,  &  par  lefquels  on  peut  le  mieux  rectifier  leurs  lignifications.  Mais  ment, 
c'eft  à  quoi  ces  Archétypes  ne  ferviront  pourtant  pas  li  bien ,  qu'ils  puif- 
fent  exempter  ces  noms  d'avoir  des  lignifications  fort  différentes  &  fort  in- 
certaines ,  parce  que  ces  Idées  fimples  qui  coé'xiftent  &  font  unies  dans  un 
mèmefujet,  étant  entrés-grand  nombre,  ik  ayant  toutes  un  égal  droit 
d'entrer  dans  l'idée  complexe  &  fpécifique  que  le  nom  fpécifique  doit  dé- 
figner,  il  arrive  qu'encore  que  les  hommes  ayent  deflein  de  confiderer  le 
même  Sujet,  ils  s'en  forment  pourtant  des  idées  fort  différentes:  ce  qui 
fait  que  le  nom  qu'ils  employent  pour  l'exprimer,  a  infailliblement  diffé- 
rentes lignifications  en  différentes  perfonnes.  Les  Qualitez  qui  compofent 
ces  Idées  complexes,  étant  pour  la  plupart  des Puiflances ,  par  rapport  aux 
changemens  qu'elles  font  capables  de  produire  dans  les  autres  Corps ,  ou  de 
recevoir  des  autres  Corps,  lont  prefque  infinies.  Qui  confiderera  combien 
de  divers  changemens  efl  capable  de  recevoir  l'un  des  plus  bas  Métaux  quel 
qu'il  foit,  feulement  par  la  différente  application  du  Feu,  &  combien  plus 
il  en  reçoit  entre  les  mains  d'un  Chymifte  par  l'application  d'autres  Corps, 
ne  trouvera  nullement  étrange  de  m'entendre  dire  qu'il  n'eft  pas  aiféderaf- 
fembler  les  propriétez  de  quelque  forte  de  Corps  que  ce  foit,  &  de  les  con- 
noître  exactement  par  les  différentes  recherches  où  nos  facultez  peuvent 
nous  conduire.  Comme  donc  ces  Propriétez  font  du  moins  en  li  grand 
nombre  que  nul  homme  ne  peut  en  connoître  le  nombre  précis  &  défini, 
diverfes  perfonnes  font  différentes  découvertes  félon  la  diverfité  qui  fe  trou- 
ve dans  l'habileté ,  &  l'attention  ,  les  moyens  qu'ils  employent  à  manier  les 
Corps  qui  en  font  le  fujet  :  &  par  conféquent  ces  perfonnes  ne  peuvent  qu'a- 
voir différentes  idées  de  la  même  Subjîance,  &  rendre  la  fignification  de 
fon  nom  commun,  fort  diverfe  &fort  incertaine.  Caries  Idées  complexes 
des  Subfiances  étant  compofées  d'Idées  fimples  qu'on  fuppofe  coexifler  dans 
la  Nature,  chacun  a  droit  de  renfermer  dans  fon  idée  complexe  les  qualitez 
qu'il  a  trouvées  jointes  enfemble.  En  effet,  quoi  que  dans  la  Subfiance 
que  nous  nommons  Or,  l'un  fe  contente  d'y  comprendre  la  couleur  &  la  pe- 
fanteur,  un  autre  fe  figure  que  la  capacité  d'être  diffous  dans  Y  Eau  Regale 
doit  être  auffi  néceffairement  jointe  à  cette  couleur,  dans  l'idée  qu'il  a  de 
l'Or,  qu'un  troiiiéme  croit  être  en  droit  d'y  faire  entrer  la  fufibilité  ;  par- 
ce que  la  capacité  d'être  diffous  dans  Y  Eau  Régale  efl  une  Qualité  auffi 
conftamment  unie  à  la  couleur  &  à  la  pefanteur  de  l'Or,  que  la  fufibilité 
ou  quelque  autre  Qualité  que  ce  foit.  D'autres  y  mettent  la  ductilité,  la 
fixité ,  &c.  félon  qu  ils  ont  appris  par  tradition  ou  j  ar  expérience  que  ces 
propriétez  fe  rencontrent  dans  cette  Subflance.  Qui  de  tous  ceux-là  a  éta- 
bli la  vraye  fignification  du  mot  Or,  ou  qui  choilira-t-on  pour  la  détermi- 
nez? 


3Ç(i  De  VImperfecîion  des  Mots.     Liv.  III. 

CiiaP.  VI.  ner?  Chacun  a  fon  modèle  dans  la  Nature,  auquel  il  en  appelle;  & 
c'elt  avec  raifon  qu'il  croit  avoir  autant  de  droit  de  renfermer  dans  fon 
idée  complexe  fignifiée  par  le  mot  Or,  les  Qualitez  que  l'expérience 
lui  a  fait  voir  jointes  enfemble,  qu'un  autre  qui  n'a  pas  fi  bien  exami- 
né la  chofe  en  a  de  les  exclurre  de  fon  Idée,  ou  un  troifiéme  d'y  en 
mettre  d'autres  qu'il  y  a  trouvées  après  de  nouvelles  expériences.  Car 
l'union  naturelle  de  ces  Qualitez  étant  un  véritable  fondement  pour  les 
unir  dans  une  feule  idée  complexe,  l'on  n'a  aucun  fujet  de  dire  que 
l'une  de  ces  Qualitez  doive  être  admife  ou  rejettée  plutôt  que  l'autre. 
D'où  il  s'enfuivra  toujours  inévitablement ,  que  les  idées  complexes  des 
Subilances,  feront  fort  différentes  dans  l'Efprit  des  gens  qui  fe  fervent 
des  mêmes  noms  pour  les  exprimer,  &  que  la  fignification  de  ces  noms 
fera,  par  conféquent,  fort  incertaine. 

§.   14.  Outre  cela  à  peine  y  a-t-il  une    chofe   exiftante  qui  par  quel- 
qu'une de  fes  Idées  fimples  n'ait  de  la  convenance   avec  un  plus  grand 
ou  un  plus    petit  nombre  d'autres  Etres  particuliers.     Qui  déterminera 
dans  ce  cas,  quelles  font  les  idées    qui  doivent   conftituer  la  collection 
p.récife  qui  eft   fignifiée   par  le  nom   fpécifique;  ou  qui  a  droit  de  dé- 
finir quelles  qualitez   communes  &  vifibles  doivent  être   exclues  de   la 
fignification  du  nom  de  quelque  Subftance,  ou  quelles  plus   fecretes   & 
plus  particulières  y  doivent  entrer?  Toutes    chofes  qui   confiderées  en- 
femble,  ne  manquent  guère,  ou  plutôt  jamais  de  produire  dans  les  noms 
des  Subftances  cette  variété  &  cette  ambiguité  de  fignification  qui  cau- 
fe  tant  d'incertitude  ,  de  difputes,  &  d'erreurs,  lorfqu'on  vient  aies  em- 
ployer à  un  ufage  Philofophique. 
Miw cette im-        §•  r5-  A  la  vérité,    dans  le  commerce   civil  &  dans  la  converfation 
perfection  ces,      ordinaire,  les  noms  généraux  des   Subilances,  déterminez  dans  leur  fi- 
femr  dans7a"con-  gnification  vulgaire   par   quelques  qualitez  qui  le  préfentent  d'elles-mê- 
verfation  ordinai-  mes ,  (  comme  par  la  fiçure  extérieure  dans  les  chofes  qui  viennent  par 

ie.  mus  non  pas  x  >«••-.    1      -o  o       1  1         ia  1  o    t_r 

d.ms  des  Difcours  une  propagation  leminale  &  connue,  &  dans  la  plupart  des  autres  bubi- 
phiiofophiqiies.  tances  par  la  couleur,  jointe  à  quelques  autres  Qualitez  fenfibles,)  ces 
noms ,  dis-je,  font  allez  bons  pour  défigner  les  chofes  dont  les  hommes 
veulent  entretenir  les  autres  :  auffi  conçoit-on  d'ordinaire  affez  bien 
quelles  Subftances  font  lignifiées  par  le  mot  Or  ou  Pomme,  pour  pou- 
voir les  diftinguer  l'une  de  l'autre.  Mais  dans  des  Recherches  &  des 
Controverfes  Philofophiques ,  où  il  faut  établir  des  véritez  générales  & 
tirer  des  conféquences  de  certaines  pofitions  déterminées,  on  trouvera 
dans  ce  cas  que  la  fignification  précife  des  noms  des  Subftances  n'eft 
pas  feulement  bien  établie,  mais  qu'il  eft  même  bien  difficile  qu'elle  le 
(bit.  Par  exemple,  celui  qui  fera  entrer  dans  fon  idée  complexe  de 
l'Or  la  malléabilité,  ou  un  certain  degré  de  fixité,  peut  faire  des  pro- 
pofitions  touchant  l'Or,  &  en  déduire  des  conféquences  qui  découleront 
véritablement  &  clairement  de  cette  fignification  particulière  du  mot 
Or,,  mais  qui  font  telles  pourtant  qu'un  autre  homme  ne  peut  jamais 
être  obligé  d'admettre,  ni  être  convaincu  de  leur  vérité,  s'il  ne  regar- 
de point  la  malléabilité  ou  le  même  degré  de  fixité ,  comme  une  partie 

de 


DeVImptrjetfiondes  Mots.  Liv.  III-  393 

de  cette  idée  complexe  que  le  mot  Or  fignifie  dans  le  fens  qu'il  l'em-  Chap.   IX. 
ployé. 

fi.    16.  C'eft  là  une  imperfection  naturelle  &  prefque  inévitablement  at-  Exemple  rems* 

*    ,      ,  r-  ,    r  ,        r,    ,  ,i  1  r  j      1  quable  lui  ielt. 

tachée  a  prefque  tous  les  noms  des  Subltances  dans  toutes  lortes  de  Lan- 
gues, ce  que  les  hommes  reconnoîtront  fans  peine  toutes  les  fois  que  renon- 
çant aux  notions  confufes  ou  indéterminées  ils  viendront  à  des  recherches 
plus  exactes  &  plus  précifes.  Car  alors  ils  verront  combien  ces  Mots  font 
douteux  &  obfcurs  dans  leur  lignification  qui  dans  l'ufage  ordinaire  paroif- 
foit  fort  claire  &  fort  exprelTe.  Je  me  trouvai  un  jour  dans  une  AiTemblée 
de  Médecins  habiles  &  pleins  d'efprit,  où  l'on  vint  à  examiner  parhazard 
fi  quelque  liqueur  paflbit  à  travers  les  filamens  des  nerfs:  les  fentimens  furent 
partagez,  &  la  difpute  dura  allez  long-temps  ,  chacun  propofant  de  part& 
d'autre  difFérens  argumens  pour  appuyer  fon  opinion.  Comme  je  me  fuis 
mis  dans  l'Efprit  depuis  long-temps ,  qu'il  pourroit  bien  être  que  la  plus 
grande  partie  des  Difputes  roule  plutôt  fur  la  fignification  des  Mots  que  fur 
une  différence  réelle  qui  fe  trouve  dans  la  manière  de  concevoir  les  chofes, 
je  m'avifai  de  demander  à  ces  Meflieurs  qu'avant  que  de  pouifer  plus  loin  cet- 
te difpute,  ils  voululTent  premièrement  examinera  établir  entr'euxeeque 
fignifioit  le  mot  de  liqueur.  Us  furent  d'abord  un  peu  furpris  de  cette  pro- 
polition;  &  s'ils  euflent  été  moins  polis,  ils  l'auroient  peut- être  regardée 
avec  mépris  comme  frivole  &  extravagante,  puifqu'il  n'y  avoit  perfonne 
dans  cette  AiTemblée  qui  ne  crût  entendre  parfaitement  ce  que  fignifioit  le 
mot  de  liqueur,  qui,  je  croi,  n'eft  pas  effectivement  un  des  noms  des  Sub- 
ltances le  plus  embarraffé.  Quoi  qu'il  en  foit,  ils  eurent  la  complaifancc 
de  céder  à  mes  inftances;  &  ils  trouvèrent  enfin,  après  avoir  examiné  la 
chofe,  que  la  fignification  de  ce  mot  n'étoit  pas  fi  déterminée  ni  fi  certaine 
qu'ils  l'avoient  tous  crû  jufqu'alors,  &  qu'au  contraire  chacun  d'eux  le  fai- 
foit  figne  d'une  différente  idée  complexe.  Us  virent  par-là  que  le  fort  de 
leur  difpute  rouloit  fur  la  fignification  de  ce  terme ,  &  qu'ils  convenoient 
tous  à  peu  près  de  la  même  chofe,  favoir  que  quelque  matière  fluide  &fub- 
tile  paflbit  à  travers  les  conduits  des  nerfs,  quoi  qu'il  ne  fût  pas  fi  facile  de 
déterminer  fi  cette  matière  devoit  porter  le  nom  de  liqueur  ,  ou  non:  ce 
qui  bien  confideré  par  chacun  d'eux  fut  jugé  indigne  d'être  un  fujet  de 
difpute. 

g.  17.  J'aurai  peut-être  occafion  de  faire  remarquer  ailleurs  que  c'eft  de  **etrafJe  théiti 
là  que  dépend  la  plus  grande  partie  des  Difputes  où  les  hommes  s'engagent 
avec  tant  de  chaleur.  Contentons-nous  de  confiderer  un  peu  plus  exacte- 
ment l'exemple  du  mot  Or  que  nous  avons  propofé  ci-deffus,  &  nous  ver- 
rons combien  il  eft  difficile  d'en  déterminer  précifément  la  fignification.  Je 
croi  que  tout  le  monde  s'accorde  à  lui  faire  lignifier  un  Corps  d'un  certain 
jaune  brillant;  &  comme  c'eft  l'idée  à  laquelle  les  Enfans  ont  attaché  ce 
nom-là,  l'endroit  de  la  queue  d'un  Paon  qui  a  cette  couleur  jaune,  eft  pro- 
prement Or  à  leur  égard.  D'autres  trouvant  la  fufibilité  jointe  à  cette  cou- 
leur jaune  dans  certaines  parties  de  Matière,  en  font  une  idée  complexe  à 
laquelle  ils  donnent  le  nom  d'Or  pour  défigner  une  forte  de  Subftance,  & 
par-là  excluent  du  privilège  d'être  Or  tous  ces  Corps  d'un  jaune  brillant 

Ddd  que 


194 


7)eï 'Imperfection  des  Mots.  Liv.  Ul. 


Chat.   IX.  que  le  Feu  peut  réduire  en  cendres,  &  n'admettent  dans  cette  efpèce,  ou 
ne  comprennent  fous  le  nom  d'Or  que  les  Subfiances  qui  ayant  cette  cou- 
leur jaune  font  fondues  par  le  feu ,  au  lieu  d'être  réduites  en  cendres.  Un 
autre  parla  même  raifon  ajoute  la  pe/anteur ,  qui  étant  une  qualité  auffi 
étroitement  unie  à  cette  couleur  que  la  fufibilité,  a  un  égal  droit,  félon 
lui,  d'être  jointe  à  l'idée  de  cette  Subflance,  &  d'être  renfermée  dans  le 
nom  qu'on  lui  donne  ;  d'où  il  conclut  que  l'autre  idée  qui  ne  contient 
qu'un  Corps  d'une  telle  couleur  &  d'une    telle  fufibilité  efl  imparfaite, 
&  ainfi  de  tout  le  refle  :  en  quoi  perfonne  ne  peut  donner  aucune  rai- 
fon, pourquoi  quelques-unes  des  Qualitez  infeparables  qui  font  toujours 
unies   dans    la   Nature,    devroient   entrer   dans   l'efTence   nominale,  & 
d'autres  en  devroient   être  exclues;   ou    pourquoi  le  mot  Or  qui  figni- 
fie  cette  forte  de  Corps  dont  efl  compofé   l'anneau  que  j'ai    au  doigt, 
devrait  déterminer  cette  efpèce  par  fa  couleur,  par  fon  poids  &  par  fa  fufi- 
bilité plutôt  que  par  fa  couleur,  par  fon  poids  &  par  fa  capacité  d'être  dif- 
fous  dans  Y  Eau  Remis  ;  puifque  cette  dernière  propriété  d'être  diffous  dans 
cette  liqueur  en  efl  auffi  inféparable  que  la  propriété  d'être  fondu  par  le 
feu:  propriétez  qui  ne  font  toutes  deux  qu'un  rapport  que  cette  Subllance 
a  avec  deux  autres  Corps ,  qui  ont  la  puiffance  d'opérer  différemment  fur 
elle.     Car  de  quel  droit  la  fufibilité  vient-elle  à  être  une  partie  de  l'Eifence, 
fignifiée  par  le  mot  Or,  pendant  que  cette  capacité  d'être  diffous  dans  l'Eau 
Regale  n'en  efl  qu'une  propriété?  Ou  bien,  pourquoi  fa  Couleur  fait-elle 
partie  de  fon  effence ,  tandis  que  fa  malléabilité  n'efl  regardée  que  comme 
une  propriété?  Je  veux  dire  par-là,  que  toutes  ces  chofes  n'étant  que  des 
propriétez  qui  dépendent  de  la  conflitution  réelle  de  ce  Corps,  &  ces  pro- 
priétez n'étant  autre  chofe  que  despuifTances^ff/iw  ou  paj/.ves  par  rapport 
à  d'autres  Corps,  perfonne  n'a  le  droit  de  fixer  la  fignification  du  mot  Ort 
entant  qu'il  fe  rapporte  à  un  tel  Corps  exiflant  dans  la  Nature,  perfonne, 
dis-je,  ne  peut  la  fixer  à  une  certaine  collection  d'Idées  qu'on  peut  trouver 
dans  ce  Corps ,  plutôt  qu'à  une  autre.     D'où  il  s'enfuit  que  la  fignification 
de  ce  mot  doit  être  néceffairement  fort  incertaine ,  puifque  différentes  per- 
fonnes  obfervent  différentes  propriétez  dans  la  même  Subfiance,  comme*il 
a  été  dit;  &  je  croi  pouvoir  ajouter,  que  perfonne  ne  les  découvre  toutes. 
Ce  qui  fait  que  nous  n'avons  que  des  defcriptions  fort  imparfaites  des  Cho- 
fes, &  que  la  fignification  des  Mots  efl  très-incertaine. 

§.  i8-  De  tout  ce  qu'on  vient  de  dire,  il  efl  aifé  d'en  conclurre  ce  qui  a 
été  remarqué  ci-deffus,  £>ue  les  noms  des  Idées  /impies  font  le  moins  fujeîs  à 
équivoque ,  &  cela,  pour  les  raifons  fuivantes.  La  première,  parce  que 
chacune  des  idées  qu'ils  fignifient  n'étant  qu'une  fimple  perception,  on  les 
forme  plus  aifément,  &  on  les  conferve  plus  diflin&ement  que  celles  qui 
font  plus  complexes;  &  par  conféquent  elles  font  moins  fujettes  à  cette  in- 
certitude qui  accompagne  ordinairement  les  idées  complexes  des  Subjlances 
&  des  Modes  mixtes ,  dans  lefquelles  on  ne  convient  pas  fi  facilement  du 
nombre  précis  des  idées  /impies  dont  elles  font  compofées  ,  qu'on  ne  retient 
pas  non  plus  fi  bien.  La  féconde  raifon  pourquoi  l'on  efl  moins  fujet  à  fe 
méprendre  dans  les  noms  des  Idées  fimples,  c'efl  qu'ils  ne  fe  rapportent  à 

nul- 


nés  noms  des 
Idé-s  fimples 
font  les  moins 
douteux. 


De  l'Imperfection  des  Mots.  Liv.  III.  39? 

nulle  autre  efTence  qu'à  la  perception  même  que  les  chofes  produifent  en  Chap.  IX. 
nous  &  que  ces  noms  lignifient  immédiatement  ;  lequel  rapport  efl  au  con- 
traire la  véritable  caufe  pourquoi  la  lignification  des  noms  des  Subfiances 
eft  naturellement  fi  perplexe,  &  donne  occafion  à  tant  de  difputes.  Ceux 
qui  n'abufenc  pas  des  termes  pour  tromper  les  autres  ou  pour  fe  tromper  eux- 
mêmes,  fe  méprennent  rarement  dans  une  Langue  qui  leur  efl  connue,  fur 
l'ufage  &  la  lignification  des  noms  des  Idées  fimples  :  Blanc ,  doux,  jaune , 
amer,  font  des  mots  dont  le  fens  fe  préfente  11  naturellement  que  quiconque 
l'ignore  &  veut  s'en  inflruire,  le  comprend  auffi-tot  d'une  manière  précife, 
ou  l'apperçoit  fins  beaucoup  de  peine.  Mais  il  n'efl  pas  fi  aifé  de  lavoir 
quelle  collection  d'Idées  fimples  efl  défignée  au  jufle  parles  termes  de  Mo- 
dejîie  ou  de  Frugalité,  félon  qu'ils  font  employez  par  une  autre  perfonne. 
Et  quoi  que  nous  foyons  portez  à  croire  que  nous  comprenons  allez 
bien  ce  qu'on  entend  par  Or  ou  par  Fer,  cependant  il  s'en  faut  bien 
que  nous  connoiffions  exactement  l'idée  complexe  dont  d'autres  hom- 
mes fe  fervent  pour  en  être  les  lignes  ;  &  c'efl  fort  rarement ,  à  mon 
avis ,  qu'ils  fignifient  précifément  la  même  collection  d'idées ,  dans  l'Ef- 
prit  de  celui  qui  parle,  &  de  celui  qui  écoute.  Ce  qui  ne  peut  que 
produire  des  mécomptes  &  des  difputes,  lorfquc  ces  Mots  font  emplo- 
yez dans  des  Difcours  où  les  hommes  font  des  propositions  générales 
&  voudroient  établir  dans  leur  Efprit  des  véritez  univerfelles ,  &  con- 
fiderer  les  conféquences  qui  en  découlent. 

g.  19.  Après  les  noms  des  Idées  fimples ,    ceux  des  Modes  fimples  font ,  par  Et  après  cela, 
la  même  règle  ,  le  moins  fujets  à  être  ambigus,  &  fur-tout  ceux  des  Figures  S„d.cs  Med" 
&  des  Nombres  dont  on  a  des  idées  fi  claires  &  fi  diflincles.     Car  qui  ja- 
mais a  mal  pris  le  fens  de  fept  ou  d'un  Triangle,  s'il  a  eu  deffeinde  compren- 
dre ce  que  c'efl  ?  Et  en  général  on  peut  dire  qu'en  chaque  Efpèce  les  noms 
des  Idées  les  moins  compofées  font  le  moins  douteux. 

§.  20.  C'efl  pourquoi  les   Modes  mixtes  qui  ne  font  compofez  que  d'un  p^VdouTeux' 
petit  nombre  d'Idées  fimples  les  plus  communes,  ont  ordinairement  des  i"ont  cei *  d" 
noms  dont  la  lignification  n'efl  pas  fort  incertaine.  Mais  les  noms  des  Mo-  fort  complexes, 
des  mixtes  qui  contiennent  un  grand  nombre  d'Idées  fimples,  ont  commu-  &  des s«4/fc««. 
nément  des  lignifications  fort  douteufes  &  fort  indéterminées ,  comme  nous 
l'avons  déjà  montré.     Les  noms  desSubflances  qu'on  attache  à  des  idées  qui 
ne  font  ni  des  Efiences  réelles  ni  des  repréfentations  exactes  des  Modèles 
auxquels  elles  fe  rapportent ,  font  encore  fujets  à  une  plus  grande  incertitude , 
fur-tout  quand  nous  les  employons  à  un  ufage  Philofophique. 

§.21.  Comme  la  plus  grande  confufion  qui  fe  trouve  dans  les  noms  des    Pourquoi  l'on 
Subfiances  procède  pour  l'ordinaire  du  défaut  de  connoiffance &  de  l'inca-  perfection  fuïïes 
pacité  où  nous  fommes  de  découvrir  leurs  conflitutions  réelles ,  on  pourra  Mots. 
s'étonner  avec  quelque  apparence  de  raifon,  que  j'attache  cette  imperfec- 
tion aux  Mots ,  plutôt  que  de  la  mettre  fur  le  compte  de  notre  Entende- 
ment.    Et  cette  Objection  paroît  û  jufle,  que  je  me  crois  obligé  de  dire 
pourquoi- j'ai  fuivi  cette  méthode.     J'avoûë  donc  que,  lorfque  je  commen- 
çai cet  Ouvrage,  &  long-temps  après ,  il  ne  me  vint  nullement  dans  l'Ef- 
prit  qu'il  fût  néceffaire  de  faire  aucune  réflexion  fur  les  Mots  pour  traiter 

D  d  d  2  cette 


396  De  V Imperfection  des  Mois.  Liv.  III. 

Chat.  IX.     cette  matière.  Mais  quand  j'eus  parcouru  l'origine  &  la  compofition  de  nos 
Idées ,  &  que  je  commençai  à  examiner  l'étendue  &  la  certitude  de  nos 
Connoiflances ,  je  trouvai  qu'elles  ont  une  liaifon  fi  étroite  avec  nos  paro- 
les, qu'à  moins  qu'on  n'eut  confideré  auparavant  avec  exactitude,  quelle 
eft  la  force  des  Mots,  &  comment  ils  lignifient  les  Chofes,  on  nefaurok 
guère  parler  clairement  &  raifonnablementde  la  Connoiffance  ,  qui  roulant 
uniquement  fur  la  Vérité  eft  toujours   renfermée  dans  des  Propofitions. 
Et  quoi  qu'elle  fe  termine  aux  Chofes ,  je  m'apperçus  que  c'étoit  principa- 
lement par  l'intervention  des  Mots,  qui  par  cette  raifon  me  fembloient  à 
peine  capables  d'être  feparez  de  nos  Connoiflances  générales.  Il  eft  du  moins 
certain  qu'ils  s'interpofent  de  telle  manière  entre  notre  Efprit  &  la  vérité 
que  l'Entendement  veut  contempler  &  comprendre,  que feinblables  au  Mi- 
lieu par  où  paffent  les  rayons  des  Objets  vifibles,  ils  répandent  fouventdes 
nuages  fur  nos  yeux  &  impofent  à  notre  Entendement  par  le  moyen  de  ce 
qu'ils  ont  d'obfcur  &  de  confus.     Si  nous  confiderons  que  la  plupart  des 
illufions  que  les  hommes  fe  font  à  eux-mêmes,  auffi  bien   qu'aux  autres,. 
que  la  plupart  des  méprifes  qui  fe  trouvent  dans  leurs  notions  &  dans  leur» 
Difputes  viennent  des  Mots ,  &  de  leur  fignification  incertaine  ou  mal-en- 
tendue ,  nous  aurons  tout  fujet  de  croire  que  ce  défaut  n'eft  pas  un  petit 
obftacle  à  la  vraye&folide  Connoiffance.  D'où  je  conclus  qu'il  eft  d'autant 
plus  néceflaire,  que  nous  foyions  foigneufement  avertis ,  que  bien  loin  qu'on 
ait  regardé  cela  comme  un  inconvénient,  l'art  d'augmenter  cet  inconvénient 
a  fait  la  plus  confiderable  partie  de  l'Etude  des  hommes,  &  a  paffépour 
érudition,  &  pour  futilité  d'Efprit,  comme  nous  le  verrons  dans  le  Cha- 
•    pitre  fuivant.     Mais  je  fuis  tenté  de  croire, que  ,  fi  l'on  examinoit  plus  à 
fond  les  imperfections  du  Langage  confideré  comme  l'inflrument  de  nos 
connoiflances,  la  plus  grande  partie  des  Difputes  tomberoient  d'elles-mê- 
mes ,  &  que  le  chemin  de  la  Connoiffance,  &  peut-être  de  la  Paix  feroit 
beaucoup  plus  ouvert  aux  hommes  qu'il  n'eft  encore, 
eette  incerrm-        §•  22-  Une  chofe  au  moins  dont  je  fuis  affûré,  c'eft  que  dans  toutes  les 
«u  des  Mots  nous  Langues  la  fignification  des  Mots  dépendant  extrêmement  des  penfées,  des 
d«dnem£te.     notions,  &  des  idées  de  celui  qui  les  employé,  elle  doit  être  inévitable- 
rez,  quand  il  s'a-  ment  très-incertaine  dans  l'Efprit  de  bien  des  gens  du  même  Pais  &  qui  par- 
f ui lunule  fens   lent  la  même  Langue.     Cela  eft  fi  vilible  dans  les  Auteurs  Grecs ,  que  qui- 
tte nous  ami-     conque  prendra  la  peine  de  feuilleter  leurs  Ecrits,  trouvera  dans  prefque 

buons  aux  An-  ,       -1  ,,  T  i-rr-  >-i  ..   i  » 

ciens  Auteu.-s.  chacun  d  eux  un  Langage  différent,  quoi  qu  il  voye  par-tout  les  mêmes 
Mots.  Que  fi  à  cette  difficulté  naturelle  qui  fe  rencontre  dans  chaque 
P.aïs,  nous  ajoutons  celles  que  doit  produire  la  différence  des  Pais,  &l'é- 
lôignement  des  temps  dans  lefquels  ceux  qui  ont  parlé  &  écrit  ont  eu  diffé- 
rentes notions,  divers  temperamens,  différentes  coutumes,  allufions,  & 
figures  de  Langage,  t§c.  chacune  desquelles  chofes  avoit  quelque  influence 
dans  la  fignification  des  Mots ,  quoi  que  préfentement  elles  nous  foient  tout- 
à-fait  inconnues,  la  Raifon  nous  obligera  à  avoir  de  l'indulgence  &  de  la  cha- 
rité les  uns  pour  les  autres  à  l'égard  des  interprétations  ou  des  faux  fens  que 
les  uns  ouïes  autres  donnent  à  ces  Anciens  Ecrits,  puifqu'encore  qu'il  nous 
importe  beaucoup  de  les  bien  entendre,  ils  renferment  d'inévitables  difficul- 

tez. 


De  r Imperfection  des  Mois.    Liv  II T.  397 

tez,  attachées  au  Langage,  qui  excepté  les  noms  des  Idées  /impies  &  quel-  Chap.   IX. 

ques  autres  fort  communs,  nefauroit  faire  connoître  d'une  manière  claire 

&  déterminée  le  fens  &  l'intention  de  celui  qui  parle,  à  celui  qui  écoute, 

fans  de  continuelles  définitions  des  termes.  EtdanslesDifcoursde  Religion, 

de  Droit  &  de  Morale,  où  les  matières  font  d'une  plus  haute  importance, 

on  y  trouvera  auiîi  de  plus  grandes  difficultez. 

§.  23.  Le  grand  nombre  de  Commentaires  qu'on  a  faits  fur  le  Vieux  & 
fur  le  Nouveau  Teftament ,  en  font  des  preuves  bien  fenfibles.     Quoi  que 
tout  ce  qui  eft  contenu  dans  le  Texte  foit  infailliblement  véritable,  le  Lec- 
teur peut  fort  bien  fe  tromper  dans  la  manière  dont  il  l'explique  ,  ou  plu- 
tôt il  ne  fauroit  éviter  de  tomber  fur  cela  dans  quelque  méprife.  Et  il  ne 
faut  pas  s'étonner  que  la  Volonté  de  Dieu,  lorfqu'elle  eft  ainfi  revêtue  de 
paroles,  foit  fujette  à  des  ambiguitez  qui  font  inévitablement  attachées  à 
cette  manière  de  communication ,  puifque  fon  Fils  même  étoit  fujet  à  tou- 
tes les  foibleffes  &  à  toutes  les  incommoditez  de  notre  Nature ,  excepté  le 
péché ,  tandis  qu'il  a  été  revêtu  de  la  Chair  humaine.     Du  refte  nous  de- 
vons exalter  fa  bonté  de  ce  qu'il  a  daigné  expofer  en  caractères  fi  lifibles  fes 
Ouvrages  &  fa  Providence  aux  yeux  de  tout  le  Monde  ,  &  de  ce  qu'il  a  ac- 
cordé au  Genre  Humain  une  allez  grande  mefure  deRaifon  pour  que  ceux 
qui  n'ont  jamais  entendu  parler  de  fa  Parole  écrite,  ne  puilTent  point  douter 
de  l'exiilence  d'un  Dieu,  ni  de  l'obéiffance  qui  lui  eft  due,  s'ils   appli- 
quent leur  Efprit  à  cette  recherche.  Puis  donc  que  les  Préceptes  de  la  Re- 
ligion Naturelle  font  clairs  &  tout-à-fait  proportionnez  à  l'intelligence  du 
Genre  Humain,  qu'ils  ont  rarement  été  mis  en  queftion,  &  que  d'ailleurs 
les  autres  Véritez  révélées  qui  nous  font  inftillées  par  des  Livres  &  par  le 
moyen  des  Langues,  font  fujettes  aux  obfcuritez  &  aux  difficultez  qui  font 
ordinaires  &  comme  naturellement  attachées- aux  Mots ,  ceferoit,  ce  me 
femble,  une  chofe  bienféante  aux  hommes  de  s'appliquer  avec  plus  de  foin 
&  d'exactitude  à  l'obfervation  des  Loix  naturelles ,  &  d'être  moins  impé- 
rieux &  moins  décillfsà  impofer  aux  autres  le  fens  qu'ils  donnent  aux  Véri- 
tez que  la  Révélation  nous  propofe. 


CHAPITRE    X. 

De  TAbus  des  Mois. 


CnAr.  X. 


§.  1.   /\Utre  l'imperfeétion  naturelle  au  Langage,  ôc  l'obfcurité  &  Abusiiejiiou, 

L/  la  cqnfufion  qu'il  eft  fi  difficile  d'éviter  dans  l'ufage  des  Mots, 
il  y  a  plufieurs  fautes  &  plufieurs  négligences  volontaires  que  les  hommes 
commettent  dans  cette  manière  de  communiquer  leurs  penfées,  par  où  ils 
rendent  la  fignification  de  ces  fignes  moins  claire  &  moins  diftincle  qu'elle 
ne  devroit  être  naturellement. 

§.  2.  Le  premier  &  le  plus  vifible  abus  qu'on  commet  en  ce  point,  c'eft  màls°aBu«md! * 
qu'on  fe  fert  de  Mots  auxquels  on  n'attache  aucune  idée  claire  &  diftincte,  &  s'attache  au. 

Ddd  3  ou, 


598  De  lAbiis  des  Mots.  Liv.  IIÏ. 

Ciïap.  X.       ou,  qui  pis  eft,  qu'on  établit  fignes,  fans  leur  faire  fignifier  aucune  chofe. 

cune  idée,  ou  du  On  peut  diftinguer  ces  Mots  en  deux  Gaffes. 

TiTilïlittT"  I-    Chacun  peut  remarquer  dans  toutes  les  Langues,  certains  Mots, 

qu'on  trouvera,  après  les  avoir  bien  examinez,  ne  fignifier  dans  leur  pre- 
mière origine  &  dans  leur  ufage  ordinaire ,  aucune  idée  claire  &  détermi- 
née. La  plupart  des  Sectes  de  Philofophie  &  de  Religion  en  ont  introduit 
quelques-uns.  Leurs  Auteurs  ou'leurs  Promoteurs  affectant  des  fentimens 
finguliers  &  au  deffus  de  la  portée  ordinaire  des  hommes ,  ou  bien  voulant 
foûtenir  quelque  opinion  étrange  ou  cacher  quelque  endroit  foible  de  leurs 
Syftêmes,ne  manquent  guère  de  fabriquer  de  nouveaux  termes  qu'on  peut 
juftement  appeller  de  vains  fins,  quand  on  vient  à  les  examiner  de  près. 
Car  ces  mots  ne  contenant  pas  un  amas  déterminé  d'idées  qui  leur  ayent 
été  afïignées  quand  on  les  a  inventez  pour  la  première  fois  :  ou  renfermant 
du  moins  des  idées  qu'on  trouvera  incompatibles  après  les  avoir  exami- 
nées, il  ne  faut  pas  s'étonner  que  dans  la  fuite  ce  ne  foient,  dans  l'ufage 
ordinaire  qu'en  fait  le  Parti,  que  de  vains  fons  qui  ne  fignifient  que  peu 
de  chofe ,  ou  rien  du  tout  parmi  des  gens  qui  fe  figurent  qu'il  fuffit  de  les 
avoir  fouvent  à  la  bouche,  comme  des  caractères  diftinclifs  de  leur  Eglife 
ou  de  leur  Ecole ,  fans  fe  mettre  beaucoup  en  peine  d'examiner  quelles 
font  les  idées  précifes  que  ces  Mots  fignifient.  11  n'eft  pas  néceflaire  que 
j'entaffe  ici  des  exemples  de  ces  fortes  de  termes,  chacun  peut  en  remar- 
quer un  affez  grand  nombre  dans  les  Livres  &  dans  la  converfation  :  ou 
s'il  en  veut  faire  une  plus  ample  provifion,  je  croi  qu'il  trouvera  dequoi 
fe  contenter  pleinement  chez  les  Scholafliques  &  les  Metaphyficiens ,  par- 
mi lefquels  on  peut  ranger ,  à  mon  avis ,  les  Philofophes  de  ces  derniers 
fiécles  qui  ont  excité  tant  de  difputes  fur  des  Queflions  Phyfiques  &  Mo- 
rales. 

§.  3.  IL  II  y  en  a  d'autres  qui  portent  cet  abus  encore  plus  avant,  pre- 
nant fi  peu  garde  de  ne  pas  fe  fervir  des  Mots  qui  dans  leur  premier  ufage 
font  à  peine  attachez  à  quelque  idée  claire  &  diftindte,  que  par  une  négli- 
gence inexcufable,  ils  employent  communément  des  Mots  adoptez  par  l'U- 
fage  de  la  Langue  à  des  idées  fort  importantes ,  fans  y  attacher  eux-mêmes 
aucune  idée  diftinéte.  Les  mots  de  fagejfe ,  de  gloire,  de  grâce ,  &c.  font 
fort  fouvent  dans  la  bouche  des  hommes  :  mais  parmi  ceux  qui  s'en  fervent, 
combien  y  en  a-t-il  qui ,    fi  l'on  leur  demandoit  ce  qu'ils  entendent  par-là , 
s'arrêteroient  tout  court,  fans  favoir  que  répondre?  Preuve  évidente  qu'en- 
core qu'ils  ayent  appris  ces  fons  &  qu'ils  les  rappellent  aifément  dans  leur 
Mémoire,  ils  n'ont  pourtant  pas  dans  l'Efprit  des  idées  déterminées  qui 
puiffent  être ,  pour  ainfidire,  exhibées  aux  autres  par  le  moyen  de  ces 
termes. 
_  ,    .  Ç.  4.  Comme  il  eft  facile  aux  hommes  d'apprendre  &  de  retenir  des 

Cela  vient  de  ce  S     *r     -  ■     ■  ,    ,  A  ,      .,     ,r^  ,.. 

qu'on  apprend  les  Mots ,  &  qu  ils  ont  ete  accoutumez  a  cela  des  Je  berceau  avant  qu  ils  con- 
dv'prendTe  us  nuffent  ou  qu'ils  eulfent  formé  les  idées  complexes  auxquelles  les  Mots  font 
idées  qui  îem  ap.  attachez  ou  qui  doivent  fe  trouver  dans  les  Chofes  dont  ils  font  regardez 
painennent,  comrae  les  fignes,ils  continuent  ordinairement  d'en  uferde  même  pendant 
toute  leur  vie  :  de  forte  que  fans  prendre  la  peine  de  fixer  dans  leur  Eiprir 

des 


De  l'Abus  des  Mots.  Liv.  IIÎ.  399 

des  Idées  déterminées ,  ils  fe  fervent  des  Mots  pour  défigner  les  notions  va-  C  n  a  p.  X. 
gués  &  confufes  qu'ils  ont  dans  l'Eiprit,  contens  des  mêmes  mots  que  les 
autres  employent,  comme  fi  conflamment  le  Ton  même  de  ces  mots  devoit 
néceflairement  avoir  le  même  fens.  Mais  quoi  que  les  hommes  s'accommo- 
dent de  cedefordre  dans  les  affaires  ordinaires  de  lavieoùils-  ne  laiffent  pas 
de  fe  faire  entendre  en  cas  de  befoin ,  fe  fervant  de  tant  de  différentes  ex- 
pierions qu'ils  font  enfin  concevoir  aux  autres  ce  qu'ils  veulent  dire;  cepen- 
dant lorfqu'ils  viennent  à  raifonner  fur  leurs  propres  opinions ,  ou  fur  leurs 
intérêts, ce  défaut  de  lignification  dans  leurs  mots  remplit  vifiblement  leur 
difeours  de  quantité  de  vains  fons,&  principalement  fur  des  points  de  Mo- 
rale, où  les  mots  ne  lignifiant  pour  l'ordinaire  que  des  amas  nombreux  & 
arbitraires  d'idées  qui  ne  font  point  unies  régulièrement  &  conflamment 
dans  la  Nature,  il  arrive  fouvent  qu'on  ne  penfe  qu'au  fon  des  fyllabes  dont 
ces  Mots  font  compofez ,  ou  du  moins  qu'à  des  notions  fort  obfcures  &  fort 
incertaines  qu'on  y  a  attachées.  Les  hommes  prennent  les  mots  qu'ils  trou- 
vent en  ufage  chez  leurs  Voifins  ;  &  pour  ne  pas  paroitre  ignorer  ce  que 
ces  mots  lignifient,  ils  les  employent  avec  confiance  fans  fe  mettre  beau- 
coup en  peine  de  les  prendre  en  un  fens  fixe  &  déterminé.  Outre  que  cet- 
te conduite  eft  commode ,  elle  leur  procure  encore  cet  avantage ,  c'eft  que 
comme  dans  ces  fortes  de  difeours  il  leur  arrive  rarement  d'avoir  raifon ,  ils 
font  auffi  rarement  convaincus  qu'ils  ont  tort  :  car  entreprendre  de  tirer 
d'erreur  ces  gens  qui  n'ont  point  de  notions  déterminées ,  c'eft  vouloir  dé- 
poffeder  de  fon  habitation  un  Vagabond  qui  n'a  point  de  demeure  fixe. 
C'eft  ainfi  que  j'imagine  la  chofe  ;  &  chacun  peut  obferver  en  lui-même 
&  dans  les  autres,  ce  qui  en  eft. 

g.  5.  En  fécond  lieu ,  un  autre  grand  abus  qu'on  commet  en  cette  ren-  "•  °n  applique 
contre,  c'eft  Y  ufage  inconfant  qu'on  fait  des  mots.  Il  eft  difficile  de  trouver  m\„TiVe  ^Co„f. 
un  Difeours  écrit  fur  quelque  fujet  &  particulièrement  de  Controverfe  où  tame< 
celui  qui  voudra  le  lire  avec  attention,  ne  s'apperçoive  que  les  mêmes  mots 
&  pour  l'ordinaire  ceux  qui  font  les  plus  efîèntiels  dans  le  Difeours  &  fur 
lefquels  roule  le  fort  de  la  Queftion ,  y  font  employez  en  divers  fens ,  tantôt 
pour  défigner  une  certaine  collection  d'Idées  fimples ,  &  tantôt  pour  en  dé- 
figner une  autre  ;  ce  qui  eft  un  parfait  abus  du  Langage.  Comme  les  Mots 
font  deftinez  à  être  fignes  de  mes  Idées ,  pour  me  fervir  à  faire  connoître 
ces  idées  aux  autres  hommes,  non  par  une  fignification  qui  leur  foit  natu- 
relle, mais  par  une  inftitution  purement  arbitraire,  c'eft  une  manifefte 
tromperie  que  de  faire  fignifier  aux  Mots ,  tantôt  une  chofe ,  &  tantôt  une 
autre:  procédé  qu'on  ne  peut  attribuer,  s'il  eft  volontaire,  qu'à  une  ex- 
trême folie ,  ou  à  une  grande  malice.  Un  homme  qui  a  un  compte  à  faire 
avec  un  aiitre ,  peut  auffi  honnêtement  faire  lignifier  aux  caracléres  des 
nombres  quelquefois  une  certaine  collection  d'unitez  &  quelquefois  une  au- 
tre, prendre,  par  exemple,  ce  caraftére  3,  tantôt  pour  trois,  tantôt  pour 
quatre  &  quelquefois  pour  huit,  qu»il  peut  dans  un  Difeours  ou  dans  un 
Raifonnement  employer  les  mêmes  mots  pour  fignifier  différentes  collec- 
tion d'idées  fimples.  S'il  fe  trouvoit  des  gens  qui  en  ufaffent  ainfi  dans 
leurs  comptes,  qui,  je  vous  prie,  voudroit  avoir  affaire  avec  eux  ?   Il  eft 

vifi- 


400  De  V Abus  des  Mots.  Liv.  III» 

C  H  a  P.  X.  vifible  que  quiconque  parlèrent  de  cette  manière  dans  les  affaires  du  Monde, 
donnant  à  cette  figure  8  j  quelquefois  le  nom  de  fept ,  &  quelquefois  celui 
de  neuf,  félon  qu'il  y  trouveroit  mieux  Ton  compte,  feroit  regardé  comme 
un  fou  ou  un  méchant  homme.  Cependant  dans  les  Difcours  &  dans  les 
Difputes  ées  Savans  cette  manière  d'agir  paflé  ordinairement  pour  fubtili- 
té  &  pour  véritable  favoir.  Mais  pour  moi,  je  n'en  juge  point  ainfi,  &  fi 
j'ofedire  librement  ma  penfée,  il  me  fe'mble  qu'un  tel  procédé  eft  auffi  mal- 
honnête que  de  mal  placer  les  jettons  en  fupputant  un  compte  ;  &  que  la 
tromperie  eft  d'autant  plus  grande  que  la  Vérité  eft  d'une  bien  plus  haute 
importance  &  d'un  plus  grand  prix  que  l'Argent. 
in.  oWcurité  g,  <5.  Un  troifiéme  abus  qu'on  fait  du  Langage,  c'elï  ««<?  obfcurité  affec- 

mïuwifiS'appii.   tée ,  fok  en  donnant  à  des  termes  d'ufage  des  fignifications  nouvelles  &  inu- 
«tions  qu'on  fait  (]cées ,  foit  en  introduifant  des  termes  nouveaux  &  ambigus  fans  définir  ni 
les  uns  ni  les  autres,  ou  bien  en  les  joignant  enfemble  d'une  manière  qui 
confonde  le  fens  qu'ils  ont  ordinairement.  Quoi  que  la.  Pbilofophie  Péripaté- 
ticienne fe  foit  rendue  remarquable  par  ce  défaut,  les  autres  Secles  n'en  ont 
pourtant  pas  été  tout-à-fait  exemptes,   A  peine  y  en  a-t-il  aucune,  (telle 
eft  l'imperfection  des  connoiffances  humaines)  qui  n'ait  été  embarrafle  de 
quelques  difficultez  qu'on  a  été  contraint  de  couvrir  par  l'obfcurité  des  ter- 
mes &  en  confondant  la  lignification  des  Mots,    afin  que  cette  obfcurité 
fût  comme  un  nuage  devant  les  yeux  du  Peuple  qui  put  l'empêcher  de  dé- 
couvrir les  endroits  foibles  de  leur  Hypothefe.    Quiconque  eft  capable  d'un 
peu  de  reflexion  voit  fans  peine  que  dans  Tufage  ordinaire,  Corps  &  Exten- 
fion  fignifient  deux  idées  diftincies  ;  cependant  il  y  a  des  gens  qui  trouvent 
néceffaire  d'en  confondre  la  lignification.   Il  n'y  a  rien  qui  ait  plus  contri- 
bué à  mettre  en  vogue  le  dangereux  abus  du  Langage  qui  confifte  à  confon- 
dre la  lignification  des  termes ,  que  la  Logique  &  les  Sciences ,  telles  qu'on 
les  a  maniées  dans  les  Ecoles  ;  &  l'art  de  difputer ,  qui  a  été  en  fi  grande 
admiration,  a  auffi  beaucoup  augmenté  les  imperfections  naturelles  du  Lai> 
gage,  tandis  qu'on  l'a  fait  fervir  à  embrouiller  la  lignification  des  Mots  plu- 
tôt qu'à  découvrir  la  nature  &  la  vérité  des  Chofes.    En  effet,  qu'on  jette 
les  yeux  fur  les  favans  Ecrits  de  cette  efpéce,  &  l'on  verra  que  les  Mots  y 
ont  un  fens  plus  obfcur,  plus  incertain  &  plus  indéterminé  que  dans  la 
Converfation  ordinaire. 
La  Logique  &  les      g#  ^  çe[a  ^0\t  etre  néceflairement  ainfi ,  par-tout  où  l'on  juge  de  l'Ef- 
couTcornribuTà  prit  &  du  Savoir  des  hommes  par  l'addreffe  qu'ils  ont  à  difputer.     Et  lors 
cet  abus.  qU£  ja  réputation  &  les  récompenfes  font  attachées  à  ces  fortes  de  conquê- 

tes, qui  dépendent  le  plus  fouvent  de  la  fubtilité  des  mots,  ce  n'eft  pas 
merveille  que  l'Efprit  de  l'homme  étant  tourné  de  ce  côté-là,  confonde, 
embrouille ,  &  fubtilife  la  lignification  des  fons,  en  forte  qu'il  lui  refte  tou- 
jours quelque  chofe  à  dire  pour  combattre  ou  pour  défendre  quelque  Quef- 
tion  que  ce  foit ,  la  Victoire  étant  adjugée  non  à  celui  qui  a  la  Vérité  de 
fon  côté,  mais  à  celui  qui  parle  le  dernier  dans  la  Difpute. 
Cette  obfcurité  §.  8-  Quoi  que  ce  foit  une  adrefie  bien  inutile,  &  à  mon  avis,  entie- 
peiiee  /»ÎS  ap"  renient  propre  à  nous  détourner  du  chemin  de  la  Connoiifance,elle  a  pour- 
tant pafle  jufqu'ici  pour  fubtilité  &  pénétration  d'Efprit ,    &  a  remporté 

l'ap* 


De  V Abus  des  Mots.  Liv.  III.  401 

l'apphudiflement  des  Ecoles  &  d'une  partie  des  Savans.  Ce  qui  n'eft  pas  Ch  AP.  X. 
fort  furprenant:  puifque  les  anciens  Philofophes  (j'entens  ces  Philofophes 
fu'otils  &  chicaneurs  que  Lucien  tourne  fi  joliment  &  fi  raisonnablement  en 
ridicule)  &  depuis  ce  temps-là  les  Scholaftiqucs,  prétendant  acquérir  de 
la  gloire  &  gagner  l'eltime  des  hommes  par  une  connoifiance  univerfelle  à 
laquelle  il  eft  bien  plus  aifé  de  prétendre  qu'il  n'eft  facile  de  l'acquérir  ef- 
fectivement, ont  trouvé  par-là  un  bon  moyen  découvrir  leur  ignorance 
par  un  tiffu  curieux  mais  inexplicable  de  paroles  obfcures  &  de  fe  faire  ad- 
mirer des  autres  hommes  par  des  termes  inintelligibles,  d'autant  plus  pro- 
pres à  caufer  de  l'admiration  qu'ils  peuvent  être  moins  entendus  ;  bien  qu'il 
paroifTe  par  toute  l'Hiftoire  que  ces  profonds  Doéteurs  n'ont  été,  ni  plus 
fages ,  ni  de  plus  grand  fervice  que  leurs  Voifins ,  &  qu'ils  n'ont  pas  fait 
grand  bien  aux  hommes  en  général,  ni  aux  Sociétez  particulières  dont  ils 
ont  fait  partie;  à  moins  que  ce  ne  foit  une  chofe  utile  à  la  vie  humaine, 
&  digne  de  louange  &  de  récompenfe  que  de  fabriquer  de  nouveaux  mots 
fans  propofer  de  nouvelles  chofes  auxquelles  ils  puiffent  être  appliquez, ou 
d'embrouill-T  &  d'obfcurcir  la  Signification  de  ceux  qui  font  déjà  ulitez, 
&  par-là  de  mettre  tout  en  queftion  &  en  difpute. 

§.  9.  En  eff^t,  ces  favans  Difputeurs ,  ces  Docleurs  fi  capables  &  fi  in-  ce  s^oit  ne  frit 
telligens  ont  eu  beau  paroitre  dans  le  Monde  avec  toute  leur  Science,  c'eft  u  société.1""1  * 
à  des  Politiques  qui  ignorent  cette  doctrine  des  Ecoles  que  les  Gouverne- 
mens  du  Monde  doivent  leur  tranquillité,  leur  défenfe  &  leur  liberté:  & 
c'eft  de  la  Mechanique,  toute  idiote  &  méprifée  qu'elle  eft  (car  ce  nom 
eft  difgracié  dans  le  Monde  )  c'eft  de  la  Mechanique,  dis-je,  exercée  par 
des  gens  fans  Lettres  que  nous  viennent  ces  Arts  ii  utiles  à  la  vie,  qu'on 
perfectionne  tous  les  jours.  Cependant  le  favoir  qui  s'eft  introduit  dans  les 
Ecoles,  a  fait  entièrement  prévaloir  dans  ces  derniers  fiécles  cette  igno- 
rance artificielle,  &  ce  doéte  jargon ,  qui  par-là  a  été  en  (1  grand  crédit 
dans  le  Monde  qu'il  a  engagé  les  gens  de  loifir  &  d'efprit  dans  mille  difpu- 
tes  embarraffées  fur  des  mots  inintelligibles  ;  Labyrinthe  où  l'admiration 
des  Ignorans  &  des  Idiots  qui  prennent  pour  favoir  profond  tout  ce  qu'ils 
n'entendent  pas,  les  a  retenus,  bon  gré,  malgré  qu'ils  en  enflent.  D'ail- 
leurs ,  il  n'y  a  point  de  meilleur  moyen  pour  mettre  en  vogue  ou  pour  dé- 
fendre des  doctrines  étranges  &  abfurdes  que  de  les  munir  d'une  légion  de 
mots  obfcurs,  douteux,  &  indéterminez.  Ce  qui  pourtant  rend  ces  re- 
traites bien  plus  femblables  à  des  Cavernes  de  Brigands  ou  à  des  Tanières  de 
Renards  qu'à  des  Fortereîïes  de  généreux  Guerriers.  Que  s'il  eft  mal  aifé 
d'en  chafler  ceux  qui  s'y  réfugient ,  ce  n'eft  pas  à  caufe  de  la  force  de 
ces  Lieux-là,  mais  à  caufe  des  ronces,  des  épines  &  de  l'obfcurité  des 
!  uiflbns  dont  ils  font  environnez.  Car  la  Faufieté  étant  par  elle-même  in- 
compatible avec  l'Efprit  de  l'homme,  il  n'y  a  que  l'obfcurité  qui  puiffë 
ièrvirde  défenfe  à  ce  qui  eft  abfurde. 

§.  10.  C'eft  ainfi  que  cette  docte  Jgnorance  ,  que  cet  Art  qui  ne  tend  m^™'/ ■"«""" 
qu'à  éloigner  de  la  véritable  connoifiance  les  gens  mêmes  qui  cherchent  à  rai  de  l'infime 
s'inftruire,  a  été  provigné  dans  le  Monde  &  a  répandudes  ténèbres  dans  Jè°fat*nd,e  la  con" 

E  e  e  l'En- 


4oa  De  V Abus  des  Mots.  Liv.  III. 

Chap.  X,  l'Entendement,  en  prétendant  l'éclairer.  Car  nous  voyons  tous  les  jours 
que  d'autres  perfonnes  de  bon  fens  qui  par  leur  éducation  n'ont  pas  été 
dreflez  à  cette  efpèce  de  fubtilité  ,  peuvent  exprimer  nettement  leurs 
penfées  les  uns  aux  autres  &  fe  fervir  utilement  du  Langage  en  le  prenant 
dans  fa  fimplicité  naturelle.  Mais  quoi  que  les  gens  fans  étude  entendent 
affez  bien  les  mots  blanc  &.  noir ,  &  qu'ils  ayent  des  notions  confiantes  des 
idées  que  ces  mots  fignifient,  il  s'eft  trouvé  des  Philo fophes  qui  avoient 
aflezde  favoir&de  fubtilité  pour  prouver  que  h  Neige  eft  noire,  c'eft-à-dire, 
que  le  blanc  eft  noir;  par  où  ils  avoient  l'avantage  d'anéantir  les  inftru- 
mens  du  Difcours ,  de  la  Converfation ,  de  l'inftruction ,  &  de  la  Société, 
tout  leur  art  &  toute  leur  fubtilité  n'aboutiiTant  à  autre  chofe  qu'à  brouil- 
ler &.  confondre  la  fignification  des  Mots ,  &  à  rendre  ainfi  le  Langage 
moins  utile  qu'il  ne  l'eft  par  fes  défauts  réels  :  Admirable  talent ,  qui  a  été 
inconnu  jufqu'ici  aux  gens  fans  lettres  ! 
r  eft  auir.  utile  §•  EI'  Ces  fortes  de  Savans  fervent  autant  à  éclairer  l'Entendement  des 
sue  ie  îeroit  rart  hommes  &  à  leur  procurer  des  commoditez  dans  ce  Monde,  que  celui  qui 
caiaftéiet, ie  "  altérant  la  fignification  des  Caractères  déjà  connus,  feroit  voir  dans  fes  E- 
crits  par  une  favante  fubtilité  fort  fuperieure  à  la  capacité  d'un  Efprit  idiot, 
greffier  &  vulgaire,  qu'il  peut  mettre  un  A  pour  un  B,  &  un  D  pour  un 
E,  &c.  au  grand  étonnement  de  fon  Lecteur  à  qui  une  telle  invention  fe- 
roit fort  avantageufe  :  car  employer  le  mot  de  noir  qu'on  reconnoit  univer- 
fellement  fignifier  une  certaine  idée  fimple,  pour  exprimer  une  autre  idée , 
ou  une  idée  contraire,  c'eft-à-dir*,  appeller  la  neige  noire ,  c'eft  une  auffi 
grande  extravagance  que  de  mettre  ce  caractère  A  à  qui  l'on  eft  convenu 
de  faire  fignifier  une  modification  de  fon ,  faite  par  un  certain  mouvement 
des  organes  de  la  Parole ,  pour  B  à  qui  l'on  eft  convenu  de  faire  fignifier 
une  autre  modification  de  fon  ,  produite  par  un  autre  mouvement  des 
mêmes  Organes. 
.,  . ,  §.   12.  Mais  ce  mal  ne  s'eft  pas  arrêté  aux  pointilleries  de  Logique,  ou  à 

Cet  art  d  oblcui-     -,    '    .  .,,.  ..     ,    „*.    r        ,,  r       ..       ,      ~    ,        Y      \        ■     s 

cir  les  mots  a  de  vaines  fpeculations ,  il  s  eft  înlinue  dans  ce  qui  înterelie  le  plus  la  vie  o: 
îîei^ton&la  ^a  Société  humaine,  ayant  obfcurci  &  embrouillé  les  véritez  les  plus  im- 
jufiice,  '  portantes  du  Droit  &  de  la  Théologie,  &  jette  le  defordre  &  l'incertitude 

dans  les  affaires  du  Genre  Humain  :  de  forte  que  s'il  n'a  pas  détruit  ces  deux 
grandes  Règles  des  actions  de  l'homme,  la  Religion  &  la  Jufïice,  il  les  a 
rendues  en  grand'  partie  inutiles.  A  quoi  ont  fervi  la  plupart  des  Com- 
mentaires &  des  Controverfes  fur  les  Loix  de  Dieu  &  des  hommes,  qu'à 
en  rendre  le  fens  plus  douteux  &  plus  embarrafie  ?  Combien  de  diftinctions 
curieufes,  multipliées  fans  fin,  combien  de  fubtilitez  délicates  a-t-on  in- 
venté ?  Et  qu'ont-elles  produit  que  l'obfcurité  &  l'incertitude ,  en  rendant 
les  mots  plus  inintelligibles ,  &  en  dépaïfant  davantage  le  Lecteur  ?  Si  cela 
n'étoit .  d'où  vient  qu'on  entend  ù  facilement  les  Princes  dans  les  ordres 
communs  qu'ils  donnent  de  bouche  ou  par  écrit,  &  qu'ils  font  fi  peu  intel- 
ligibles dans  les  Loix  qu'ils  prefcrivent  à  leurs  Peuples  ?  Et  n'arrive-t-il  pas 
fouvent,  comme  il  a  été  remarqué  ci-deflus,  qu'un  homme  d'une  capacité 
ordinaire  lifant  un  palïaee  de  l'Ecriture ,  ou  une  Loi ,  l'entend  fort  bien , 

juf- 


De  VAbus  des  Mots.  L  i  v.  I  ï  I.  40 $ 

jufqu'à  ce  qu'il  aît  confulté  un  Interprète  ou  un  Avocat,  qui  après  avoir  Chat.  X. 
employé  beaucoup  de  temps  à  expliquer  ces  endroits,  fait  en  forte  que  les 
Mots  ne  fignifient  rien  du  tout  ,    ou  qu'ils  fignifient   tout  ce  qu'il  lui 
plaît  ? 

g.  13.  Je  ne  prétens  point  examiner , en  cet  endroit,  fi  quelques-uns  de  11  ne  doit  P» 
ceux  qui  exercent  ces  Profeffions  ont  introduit  ce  defordre  pour  l'intérêt  ['0f"  pout  f'" 
du  Parti  ;  mais  je  laifle  à  penfer  s'il  ne  feroit  pas  avantageux  aux  hommes, 
à  qui  il  importe  de  connoître  les  chofes  comme  elles  font  &  de  faire  ce  qu'ils 
doivent,  &  non  d'employer  leur  vie  à  difcourir  de  ces  chofes  à  perte  de 
vue,  ou  à  fe  jouer  fur  des  mots,  fi,dis-je,  il  ne  vaudroit  pas  mieux  qu'on 
rendît  l'ufage  des  mots  fimple  &  direct,  &  que  le  Langage  qui  nous  a  été 
donné  pour  nous  perfectionner  dans  la  connoilfance  de  la  Vérité,  &  pour 
lier  les  hommes  en  fociété,  ne  fût  point  employé  à  obfcurcir  la  Vérité,  à 
confondre  les  droits  des  Peuples ,  &  à  couvrir  la  Morale  &  la  Religion  de 
ténèbres  impénétrables  ;  ou  que  du  moins ,  fi  cela  doit  arriver  ainfi ,  on  ne 
le  fît  point  pafier  pour  connoilfance  &  pour  véritable  favoir"? 

§.  14.  En  quatrième  lieu ,  un  grand  abus  qu'on  fait  des  Mots ,  c'eft  qu'on  iv.  Autre  abus  da 
les  prend  pour  des  Chofes.  Quoi  que  cela  regarde  en  quelque  manière  tous  îVsTfrVpSui'ucï 
les  noms  en  général,  il  arrive  plus  particulièrement  à  l'égard  des  noms  des  chofes. 
Subfiances  ;  &  ceux-là  font  fur-tout  fujets  à  commettre  cet  abus  qui  renfer- 
ment leurs  penfées  dans  un  certain  Syltéme ,  &  fe  lailfent  fortement  préve- 
nir en  faveur  de  quelque  Hypothefe  reçue  qu'ils  croyent  fans  défauts,  par 
où  ils  viennent  à  fe  perfuader  que  les  termes  de  cette  Sefte  font  fi  confor- 
mes à  la  nature  des  chofes,  qu'ils  répondent  parfaitement  à  leur  exiflence 
réelle.  Qui  eft-ce,  par  exemple,  qui  ayant  été  élevé  dans  la  Philofophie 
Péripatéticienne  ne  fe  figure  que  les  dix  noms  fous  lefquels  font  rangez  les 
dix  Prédicamens  font  exaclement  conformes  à  la  nature  des  Chofes?  Qui 
dans  cette  Ecole  n'eft  pas  perfuadé  que  les  Formes  Subftantielks  ,  les  Ames 
végétatives,  X horreur  du  Vuide^  les  ÊJpèces  intentionnelles  ,  &c.  font  quel- 
que choie  de  réel  ?  Comme  ils  ont  appris  ces  mots  en  commençant  leurs 
Etudes  &  qu'ils  ont  trouvé  que  leurs  Maîtres ,  &  les  Syftèmes  qu'on  leur 
mettoit  entre  les  mains ,  faifoient  beaucoup  de  fond  fur  ces  termes-là , 
ils  ne  fauroient  fe  mettre  dans  l'Efprit  que  ces  mots  ne  font  pas  con- 
formes aux  chofes  mêmes,  &  qu'ils  ne  repréfentent  aucun  Etre  réelle- 
ment exiftant.  Les  Platoniciens  ont  leur  Ame  du  Monde ,  &  les  Epi- 
curiens la  tendance  de  leurs  Atomes  vers  le  Mouvement ,  dans  le  temps 
qu'ils  font  en  repos.  A  peine  y  a-t-il  aucune  Seéïe  de  Philofophie 
qui  n'ait  un  amas  diltincr.  de  termes  que  les  autres  n'entendent  point. 
Et  enfin  ce  jargon ,  qui ,  vu  la  foibleffe  de  l'Entendement  Humain ,  eft 
fi  propre  à  pallier  l'ignorance  des  hommes  &  à  couvrir  leurs  erreurs, 
devenant  familier  à  ceux  de  la  même  Seéle,  il  paffe  dans  leur  Efprit 
pour  ce  qu'il  y  a  de  plus  effentiel  dans  la  Langue,  &  de  plus  expre-f- 
fif  dans  le  Difcours.  Si  les  véhicules  aériens  &  éthêriens  du  Doéleur 
More  euffent  été  une  fois  généralement  introduits  dans  quelque  endroit 
dn  Monde  où  cette  Doctrine  eût  prévalu  ,  eus  termes  auraient  fait 
fans  doute  d'affez   fortes   impreifions    fur    les  Efprits  des  hommes  pour 

Eee  2  leur 


404  De  l'Abus  des  Mots.     Liv.  III. 

C  H  A  P.  X.  leur  perfuader  l'exiftence  réelle  de  ces  véhicules ,  tout  auffi  bien  qu'on- 
a  été  ci-devant  entêté  des  Formes  fubftantielles ,  &  des  Ejpcces  inten- 
tionnelles. 
Exemple  fur  le  §.  15.  Pour  être  pleinement  convaincu,  combien  des  noms  pris  pour 
mot  de  Matière,  fes  chofes  font  propres  à  jetter  l'Entendement  dans  l'erreur,  il  ne  faut  que 
lire  avec  attention  les  Ecrits  des  Philofophes.  Et  peut-être  y  en  verra-t-on. 
des  preuves  dans  des  mots  qu'on  ne  s'avife  guère  de  foupçonner  de  ce  défaut. 
Je  me  contenterai  d'en  propofer  un  feul,  &  qui  eft  fort  commun.  Com- 
bien de  difputes  embarraffées  n'a-t-on  pas  excité  fur  la  Matière,  comme  fi 
c'étoit  un  certain  Etre  réellement  exiftant  dans  la  Nature,  diftincldu  Corpsh 
&  cela  parce  que  le  mot  de  Matière  fignifie  une  idée  diftincle  de  celle  du 
Corps ,  ce  qui  eft  de  la  dernière  évidence  ;  car  fi  les  idées  que  ces  deux  ter- 
mes fignifient,  étoient  précifément  les  mêmes,  on  pourroit  les  mettre  in- 
différemment en  tous  lieux  l'une  à  la  place  de  l'autre.  Or  il  eft  vilïble  que,, 
quoi  qu'on  puiflëdire  proprement  qu'une  feule  Matière  compo/e  tous  les  Corps, 
on  ne  fauroit  dire ,  que  le  Corps  compofe  toutes  les  Matières.  Nous  difons  or- 
dinairement, Un  Corps  efi  plus  grand  qu'un  autre,  mai*  ce  feroit  une  façon 
de  parler  bien  choquante  &  dont  on  ne  s 'eft  jamais  avifé  de  fe  fervir,  à  ce 
que  je  croi,  que  de  dire,  Une  matière  eft  plus  grande  qu une  autre.  Pour- 
quoi cela?  C'eft  qu'encore  que  la  Matière  &  le  Corps  ne  foient  pas  réelle- 
ment diftincts,  mais  que  l'un  foit  par-tout  où  eft  l'autre,  cependant  h  Ma- 
tière &  le  Corps  fignifient  deux  différentes  conceptions ,  dont  l'une  eft  in- 
complète, &n'eft  qu'une  partie  de  l'autre.  Car  le  Corps  fignifie  une  Sub- 
ftance folide,  étendue,  &  figurée,  dont  la  Matière  n'eft  qu'une  concep- 
tion partiale  &  plus  confufe,  qu'on  n'employé,  ce  me  femble,  que  pour 
exprimer  la  Subftance  &  la  folidité  du  Corps  fans  confiderer  fon  étendue  & 
fa  figure.  C'eft  pour  cela  qu'en  parlant  de  la  Matière ,  nous  en  parlons 
comme  d'une  chofe  unique  ,  parce  qu'en  effet  elle  ne  renferme  que  l'idée 
d'une  Subftance  folide  qui  eft  par-tout  la  même,  qui  eft  par-tout  uniforme. 
Telle  étant  notre  idée  de  la  Matière,  nous  ne  concevons  non  plus  différen- 
tes Matières  dans  le  Monde  que  différentes  foliditez ,  nous  ne  parlons  non 
plus  de  différentes  Matières  que  de  différentes  foliditez ,  quoi  que  nous  ima- 
ginions diffërens  Corps  &  que  nous  en  parlions  à  tout  moment,  parce  que 
l'étendue  &  la  figure  font  capables  de  variation.  Mais  comme  h  folidité 
ne  fauroit  exifter  fans  étendue  &  fans  figure,  dès  qu'on  a  pris  la  Matière 
pour  un  nom  de  quelque  chofe  qui  exiftoit  réellement  fous  cette  précifion, 
cettepenféea  produit  fans  doute  tous  ces  difeours  obfcurs  &  inintelligibles, 
toutes  ces  Difputes  embrouillées  fur  la  Matière  première  qui  ont  rempli  là 
tête  &  les  livres  des  Philofophes.  Je  laiffeàpenfer  jufqu  a  quel  point  cet 
abus  peut  regarder  quantité  d'autres  termes  généraux.  Ce  que  je  croi  du 
moins  pouvoir  affùrer,  c'eft  qu'il  y  auroit  beaucoup  moins  de  difputes  dans 
le  Monde,  fi  les  Mots  étoient  pris  pour  ce  qu'ils  font,  feulement  pour  des 
lignes  de  nos  Idées,  &  non  pour  les  Chofes  mêmes.  Car  lorfquenous  rai- 
fonnons  fur  la  Matière  ou  fur  tel  autre  terme,  nous  neraifonnons  effective- 
ment que  fur  l'idée  que  nous  exprimons  par  ce  fon ,  foit  que  cette  idée  pré- 
cife  convienne  avec  quelque  chofe  qui  exifte  réellement  dans  la  Nature  , 

ou 


De  l'Abus  des  Mots.     Liv.  III.  405- 

ou  non.     Et  fi  ks  hommes  vouloient  dire  quelles  idées  ils  attachent  aux  Ciiap.     X. 
Mots  dont  ils  fe  fervent ,  il  ne  pourroit  point  y  avoir  la  moitié  tant  d'obf- 
curitez  ou  de  difputes  dans  la  recherche  ou  dans  la  défenfe  de  la  Vérité, 
qu'il  y  en  a. 

§.  16.  Mais  quelque  inconvénient  qui  naifTe  de  cet  abus  des  Mots,  je  c'eftceqni 
fuis  affùré  que  par  le  confiant  &.  ordinaire  ufage  qu'on  en  fait  en  ce  fens,  ils  PerP«uc  les  Et. 
entraînent  les  hommes  dans  des  notions  fort  éloignées  de  la  vérité  des  Cho- 
fes.  En  effet,  il  feroit  bien  mal-aifé  de  perfuader  à  quelqu'un  que  les  mots 
dont  fe  fert  fon  Père,  fon  Maître,  fon  Curé,  ou  quelque  autre  vénérable 
Docteur  ne  fignifient  rien  quiexifte  réellement  dans  le  Monde."  Prévention 
qui  n'eft  peut-être  pas  l'une  t'es  moindres  raifons  pourquoi  il  eft  fi  difficile 
de  défabufer  les  hommes  de  leurs  erreurs,  même  dans  des  Opinions  purement 
Philofophiques ,  &  où  ils  n'ont  point  d'autre  intérêt  que  la  Vérité.  Car 
les  mots  auxquels  ils  ont  été  accoutumez  depuis  long-temps,  demeurant 
fortement  imprimez  dans  leur  Efprit ,  ce  n'eft  pas  merveille  que  l'on  n'en 
puilTe  éloigner  les  fauffes  notions  qui  y  font  attachées. 

§.   17.  Un  cinquième  abus  qu'on  fait  des  Mots ,  c'eft  de  les  mettre  à  la  m°snpourdce* 
place  des  chofes  qu'ils  ne  fignifient  ni  m  peuvent  fignifier  en  aucune  'manière.     On  5ll''is  "e  Hni- 
peut  obferver  a  l'égard  des  noms  généraux  des  Subftances ,  dont  nous  ne  maniér<v 
connoiffons  que  les  effences  nominales ,  comme  nous  l'avons  déjà  prouvé, 
que,  lorfque  nous  en  formons-  des  propofitions,  &  que  nous  affirmons  ou 
nions  quelque  chofe  fur  leur  fujet ,  nous  avons  accoutumé  de  fuppofer  ou 
de  prétendre  tacitement  que  ces  noms  fignifient  l'effence  réelle  d'une  cer- 
taine efpèce  de  Subftances.     Car  lorfqu'un  homme  dit,  L'Or  ejî  malléable, 
il  entend  &  voudroit  donner  à  entendre  quelque  chofe  de  plus  que  ceci,  Ce 
que  j'appelle  Or,  ejl  malléable ,  (  quoi  que  dans  le  fond  cela  ne  fignifie  pas 
autre  chofe)  prétendant  faire  entendre  par-là,  que  l'Or,  c'eft-à-dire ,  es 
qui  a  Tejfence  réelle  de  l'Or  ejl  malléable  ;  ce  qui  revient  à  ceci ,  Que  la  Mal- 
léabilité dépend  rj?  eft  inféparable  de  Tejfence  réelle  de  l'Or.  Mais  fi  un  homme 
ignore  en  quoi  confifte  cette  effence  réelle,  la  Malléabilité  n'eftpasjointe  ef- 
fectivement dans  fon  Efprit  avec  une  effence  qu'il  ne  connoit  pas,  mais  feule- 
ment avec  le  fon  Or  qu'il  met  à  la  place  de  cette  effence.  Ainfi ,  quand  nous  di- 
fons  que  c'eft  bien  définir  l'Homme  que  de  dire  qu'il  eft  un  Animal  raïfonnable , 
&  qu'au  contraire  c'eft  le  mal  définir  que  de  dire  que  c'eft  ««  Animal  fans  plu- 
me,  à  deux  pies ,  avec  de  larges  ongles ,  il  eft  vifible  que  nous  fuppofons  que 
le  nom  d'homme  fignifie  dans  ce  cas-là  l' effence  réelle  d'une  Efpèce,  & 
que  c'eft  autant  que  fi  l'on  difoit,  qu'un  Animal  raïfonnable  renferme  une 
meilleure  defeription  de  cette  Effence  réelle,  qu'un  Animal  à  deux  pies, 
fans  plume ,  cif  avec  de  larges  ongles.     Car  autrement ,  pourquoi  Plat  en  ne 
pouvoit-il  pas  faire  fignifier  autïi  proprement  au  mot  ôvôpwxos  ou  homme, 
une  idée  complexe,  compoféedes  idées  d'un  Corps  diitinguédes  autres  par 
une  certaine  figure  &  par  d'autres  apparences  extérieures ,  qu' Arijlote  a  pu 
former  une  idée  complexe  qu'il  a  nommée  crApurxoç  ou  homme,  compofée 
d'un  Corps  &de  la  faculté  de  raifonner  qu'il  a  joint  enfemble;  à  moins  qu'on 
ne  fuppofe  que  le  mot  «vôpaxw  ou  homme  lignifie  quelque  autre   choie 

Eee  3  que 


406  De  V Abus  des  Mots.  Liv.  III. 

Chat.  X.      que  ce  qu'il  fignifie ,  &  qu'il  tient  la  place  de  quelque  autre  chofe  que 

de  l'idée  qu'un  homme  déclare  vouloir  exprimer  par  ce  mot. 
comme,  îorf-         K    jg.  A  la  vérité,  les  noms  des  Subftances    feroient  beaucoup  plus 
pouTiis'effences    commodes ,  &  les  Propofitions  qu'on  formeroit  fur  ces  noms ,  beaucoup 
réelles  des  sut>.      pius  certaines ,  fi  les  eiTences  réelles  des  Subftances  étoient  les  idées  mêmes 
que  nous  avons  dans  l'Efprit  &  que  ces  noms  fignifient.  Et  c'eft  parce  que 
ces  eiTences  réelles  nous  manquent ,  que  nos  paroles  répandent  fi  peu  de  lu- 
mière ou  de  certitude  dans  les  Difcours  que  nous  faifons  fur  les  Subftances. 
C'eft  pour  cela  que  l'Efprit  voulant  écarter  cette  imperfection  autant  qu'il 
peut,  fuppofe  tacitement  que  les  mots  fignifient  une  chofe  qui  a  cette  ef- 
fence  réelle,  comme  fi  par-là  il  en  approchoi.*  de  plus  près.     Car  quoique 
le  mot  Homme  ou  Or  ne  fignifie  effectivement  autre  chofe  qu'une  idée  com- 
plexe de  propriétez  Jointes  enfemble  dans  une  certaine  forte  de  Subftance; 
cependant  à  peine  fe  trouve-t-il  une  perfonne  qui  dans  l'ufage  de  ces  Mots 
ne  fuppofe  que  chacun  d'eux  fignifie  une  chofe  qui  a  l'efience  réelle ,  d'où 
dépendent  ces  propriétez.     Mais  tant  s'en  faut  que  l'imperfeétion  de  nos 
Mots  diminue  par  ce  moyen,  qu'au  contraire  elle  eft augmentée  par  l'abus 
vifible  que  nous  en  faifons  en  leur  voulant  faire  fignifier  quelque  chofe  dont 
le  nom  que  nous  donnons  à  notre  idée  complexe,  ne  peut  abfolument  point 
être  le  figne;  parce  qu'elle  n'eft  point  renfermée  dans  cette  idée, 
cequiftitque         §.  io.  Nous  voyons  en  cela  la  raifon  pourquoi  à  l'égard  des  Modes  mix- 
nousnecroyons     Jes  ^  qu'une  des  idées  qui  entrent  dans  la  composition  d'un  Mode  com- 
changement  qui    plexe,  eft  exclue' ou  changée ,  on  reconnoit  aulii-tot  qu  il  elt  autre  choie, 
îreiTécdVne0'      c'eft-à-dire  qu'il  eft  d'une  autre  Efpèce,  comme  il  paroît  vifiblement  par 
subftance  n'en       ces  mots  (i)  meurtre ,  aj] affinât ,  parricide,  &c.  La  raifon  de  cela,  c'eft 
rcl"fCpaS  l  E  "     que  l'idée  complexe  lignifiée  par  le  nom  d'un  Mode  mixte  eft  l'efience  réel- 
le auffi  bien  que  la  nominale,  &  qu'il  n'y  a  point  de  fecret  rapport  de  ce 
nom  à  aucune  autre  efience  qu'à  celle-là.     Mais  il  n'en  eft  pas  de  même  à 
l'égard  des  Subftances.  Car  quoi  que  dans  celle  que  nous  nommons  Or> 
l'un  mette  dans  fon  idée  complexe  ce  qu'un  autre  omet,  &  au  contraire; 
les  hommes  ne  croyent  pourtant  pas  que  pour  cela  l'Efpèce  foit  changée, 
parce  qu'en  eux-mêmes  ils  rapportent  fecretement  ce  nom  à  une  efience 
réelle  &.  immuable  d'une  Chofe  exiftante,  de  laquelle  efience  ces  Proprié- 
tez dépendent  &  à  laquelle  ils  fuppofent  que  ce  nom  eft  attaché.     Celui 
qui  ajoute  à  fon  idée  complexe  de  l'Or  celle  de  fixité  ou  de  capacité  d'être 
diflbus  dans  Y  Eau  Bégaie,  qu'il  n'y  mettoit  pas  auparavant,  ne  pafie  pas 
pour  avoir  changé  l'Efpèce ,  mais  feulement  pour  avoir  une  idée  plus  par- 
lai.e  en  ajoutant  une  autre  idée  fimple  qui  eft  toùjo'urs  actuellement  jointe 
aux  autres,  dont  étoit  compofée  fa  première  idée  complexe.     Mais  bien 

loin 

(i)  L'Auteur  propofe ,  outre  le  mot  de  par-  meurtre  qui  n'a  pas  été  fait  de  deflein  préme- 

ricide,  trois  mou  qui  marquent  trois  efpéces  de  dite,  quoi  que  volontairement;  comme  lorf- 

meurtre,  bien  diihncles.  J'ai  été  obligé  de  les  que  dans  une  querelle  entre  deux  perfonnes, 

omettre ,  parce  qu'on  ne  peut  les  exprimer  en  l'agrerTeur  ayant  le  premier  tire  l'epée,  vient 

François  que  par  periphrafe.     Le  premier  elt  à  être  tué.  Le  troiliéme,  murthtr,  homicide 

chance-medly ,  meurtre  commis  par  hazard  &  de  dcllein  prémédité, 
fans  aucun  deffein.    Le  fécond  nmn-jlaughter, 


De  VAbus  des  Mots.    L  i  v.  III.  407 

loin  que  ce  rapport  du  nom  à  une  chofe  dont  nous  n'avons  point  d'idée,  Ciiap.  X. 
nous  foit  de  quelque  fecours,  il  ne  fert  qu'à  nous  jetter  dans  déplus  gran- 
des difficultez.  Car  par  ce  fecret  rapport  à  l'effence  réelle  d'une  certaine 
efpèce  de  Corps,  le  mot  Or  par  exemple,  (  qui  étant  pris  pour  une  collec- 
tion plus  ou  moins  parfaite  d'Idées  fimples ,  fert  affez  bien  dans  la  Conver- 
*  fation  ordinaire  à  défigner  cette  forte  de  corps)  vient  à  n'avoir  abfolument 
aucune  fignification,  fi  on  le  prend  pour  quelque  chofe  dont  nous  n'avons 
nulle  idée;  &  par  ce  moyen  il  ne  peut  fignifier  quoi  que  ce  foit,  lorfque  le 
Corps  lui-même  eft  hors  de  vûë.  Car  bien  qu'on  puiffe  fe  figurer  que  c'eft 
la  même  chofe  de  raifonner  fur  le  nom  d'Or  ,  &  fur  une  partie  de  ce  Corps 
même ,  comme  fur  une  feuille  d'or  qui  eft  devant  nos  yeux,  &  que  dans  le 
Difcours  ordinaire  nous  foyons  obligez  de  mettre  le  nom  à  la  place  de  la 
chofe  même,  on  trouvera  pourtant,  fi  l'on  y  prend  bien  garde,  que  c'efl 
une  chofe  entièrement  différente. 

§.  20.  Ce  qui,  je  croi,  difpofè  fi  fort  les  hommes  à  mettre  les  noms  à   *-a  eanfedeeet 
la  place  des  eifences  réelles  des  Efpèces ,  c'eft  la  fuppofition  dont  nous  avons  (uppôrequela  °n 
déjà  parlé,  que  la-Nature  agit  régulièrement  dans  la  production  des  cho-  n«ù« agit »&. 
fes,  &  fixe  des  bornes  à  chacune  de  ces  Efpèces  en  donnant  exactement  la  ment.  C°U1C 
même  conftitution  réelle  &  intérieure  à  chaque  Individu  que  nous  rangeons 
fous  un  nom  général.  Mais  quiconque  obferve  leurs  différentes  qualkez , 
ne  peut  guère  douter  que  plufieursdes  Individus  qui  portent  le  même  nom, 
ne  îbient  auffi  différens  l'un  de  l'autre  dans  leur  conftitution  intérieure,  que 
plufieurs  de  ceux  qui  font  rangez  fous  différens  noms  fpécifiques.     Cepen- 
dant cette  fuppofition  qu'on  fait,  que  la  même  conftitution  intérieure  fuit  tou- 
jours le  même  nom  fpécifique,  porte  les  hommes  à  prendre  ces  noms  pour  des 
repréfentations  de  ces  effences  réelles  ;  quoi  que  dans  le  fond  ils  ne  lignifient 
autre  chofe  que  les  idées  complexes  qu'on  a  dans  l'Efprit  quand  on  fe  fert  de 
ces  noms-là.     De  forte  que  fignifiant,  pour  ainfi  dire,  une  certaine  chofe 
&  étant  mis  à  la  place  d'un  autre,  ils  ne  peuvent  qu'apporter  beaucoup 
d'incertitude  dans  les  Difcours  des  hommes,  &  fur -tout,  de  ceux  dont 
l'Efprit  a  été  entièrement  imbu  de  la  doctrine  des  formes  fubftantiellcs,  par 
laquelle  ils  font  fortement  perfuadez  que  les  différentes  Efpèce3  des  choies 
font  déterminées  &  diftinguées  avec  la  dernière  exactitude. 

fi.   21.  Mais  quelque  abfurdité  qu'il  y  ait  à  faire  fignifier  aux  noms  que  cet  abus  eft  fon- 

*       1  urj-j'  »  /  •      n.  1      de  furdeux  tauf- 

nous  donnons  aux  choies ,  des  idées  que  nous  n  avons  pas ,  ou  (  ce  qu:  elt  Ja  ies  îuppomions. 
même  chofe)  des  effences  qui  nous  font  inconnues ,  ce  qui  eft  en  effet  ren- 
dre nos  paroles  fignes  d'un  Rien,  il  eft  pourtant  évident  à  quiconque  reflé- 
chit un  peu  fur  l'ufage  que  les  hommes  font  des  mots ,  que  rien  n'cftplus 
ordinaire.  Quand  un  homme  demande  û  telle  ou  telle  chofe  qu'il  voit, 
(que  ce  foit  un  Magot  ou  un  Fœtus  monftrueux )  eft  un  homme  ou  non, 
il  eft  vifible  que  la  queftion  n'eft  pas  fi  cette  chofe  particulière  convient  avec 
l'idée  complexe  que  cette  perfonne  a  dans  l'Efprit  &  qu'il  fignifie  par  le 
nom  d'homme ,  mais  fi  elle  renferme  l'effence  réelle  d'une  Efpèce  de  chofes  ; 
laquelle  effence  il  fuppofe  que  le  nom  d'homme  fignifie.  Manière  d'em- 
ployer les  noms  des  Subftances  qui  contient  ces  deux  fauffes  fuppofi- 
tions. 

La 


408  De  V Abus  des  Mots.  Liv    Iïî. 

CKAP.   X.        La  première,  qu'il  y  a  certaines  Effences  précifes  félon  lefquelles  la  Na- 
ture forme  toutes  les  chofës  particulières ,  &  par  où  elles  font  diftinguées  en 
Efpèces.     H  eil  hors  de  doute  que  chaque  chofe  a  une  conllitution  réelle 
par  où  elle  eft  ce  qu'elle  eft,  &  d'où  dépendent  fesQualitez  fentibles:mais 
je  penfe  avoir  prouvé  que  ce  n'eil  pas  là  ce  qui  fait  ladiftinclion  des  Efpè- 
ces, de  la  manière  que  nous  les  rangeons,  ni  ce  qui  en  déterminé  les  noms. 
Secondement ,  cet  ufage  des  Mots  donne  tacitement  à  entendre  que  nous 
avons  des  idées  de  ces  Ellences.     Car  autrement,  à  quoi  bon  rechercher  fi 
telle  ou  telle  chofe  a  l'effence  réelle  de  l'Efpèce  que  nous  nommons  homme-, 
fi  nous  ne  fuppofions  pas  qu'il  y  a  une  telle  effence  fpécifique  qui  eil  con- 
nue? Ce  qui  pourtant  eft  tout-à-fait  faux,  d'où  il  s'enfuit  que  cette  appli- 
cation des  noms  par  où  nous  voudrions  leur  faire  fignifier  des  idées  que  nous 
n'avons  pas ,  doit  apporter  néceffairement  bien  du  defordre  dans  les  Difcours 
&  dans  les  Raifonnemens  qu'on  fait  fur  ces  noms-là ,  &  caufer  de  grands  in- 
conveniens  dans  la  communication  que  nous  avons  enfemble  par  le  moyeu 
des  Mots. 
vi.  oiabufc  §•  22.  En  fixiéme  lieu,  un  autre  abus  qu'on  fait  des  Mots,  &  qui  eil 

encore  des  mots  p'us  g-énéral  quoi  que  peut-être  moins  remarqué,  c'eil  que  les  hommes 
qu'Us  ont  une  étant  accoutumez  par  un  long  oc  iamiher  uiage,  a  leur  attacher  certaines 
cmàinTsTéVi.  idées,  f°nt  Portez  à.  fe  figurer  qu'il  y  a  une  liai/on  fi  étroite  13  fi  nécejfaire 
dente,  entre  les  noms  cj?  la  fignification  qu'on  leur  donne,,  qu'ils  fuppofent  fans  peine 

qu'on  ne  peut  qu'en  comprendre  le  fins,  &  qu'il  faut,  pour  cet  effet,  recevoir 
les  mots  qui  entrent  dans  le  difcours  fans  en  demander  la  fignification ,  com- 
me s'il  étoit  indubitable  que  dans  l'ufage  de  ces  fons  ordinaires  &  ufitez,  ce- 
lui qui  parle  &  celui  qui  écoute  ayent  néceffairement  &  précifément  la  mê- 
me idée;  d'où  ils  concluent ,  que,  lorfqu'ils  fe  font  fervis  de  quelque  terme 
dans  leur  Difcours ,  ils  ont  par  ce  moyen  mis,  pour  ainfi  dire,  devant  les 
yeux  des  autres  la  chofe  même  dont  ils  parlent.  Et  prenant  de  même  les 
mots  des  autres  comme  fi  naturellement  ils  avoient  au  juile  la  fignification 
qu'ils  ont  accoutume  eux-mêmes  de  leur  donner,  ils  ne  fe  mettent  nulle- 
ment en  peine  d'expliquer  le  fens  qu'ils  attachent  aux  mots ,  ou  d'entendre 
nettement  celui  que  les  autres  leur  donnent.     C'ellcequi  produit  commu- 
nément bien  du  bruit  &  des  difputes  qui  ne  contribuent  en  rien  à  l'avance- 
ment ou  à  la  connoiffance  de  la  Vérité  ,  tandis  qu'on  fe  figure  que  les  Mots 
font  des  lignes  con(lans&  réglez  de  notions  que  tout  le  monde  leur  attache 
d'un  commun  accord,  quoi  que  dans  le  fond  ce  ne  foient  que  des  fignes  ar- 
bitraires &  variables  des  idées  que  chacun  a  dans  l'Efprit.     Cependant  ,les 
hommes  trouvent  fort  étrange  qu'on  s'avife  quelquefois  de  leur  demander 
dans  un  Entretien  ou  dans  la  Difpute,  où  cela  eil  abfolument  néceffaire, 
quelle  eft  la  fignification  des  mots  dont  ils  fe  fervent,  quoi  qu'il  paroifie 
évidemment  dans  les  raifonnemens  qu'on  fait  en  converfarion ,  comme  cha- 
cun peut  s'en  convaincre  tous  les  jours  par  lui-même,  qu'il  y  apeu  de  noms 
d'Idées  complexes  que  deux  hommes  employent  pour  fignifier  précifément 
la  même  collection.     Il  eil  difficile  de  trouver  un  mot  qui  n'en  foit  pas  un 
exemple  fenfible.     Il  n'y  a  point  de  terme  plus  commun  que  celui  de  vie, 
&  il  fe  trouveroit  peu  de  gens  qui  ne  priflent  pour  un  affront  qu'on  leurde- 

nun- 


De  V Abus  des  Mots.  Liv.  III.  409 

mandât  ce  qu'ils  entendent  parce  mot.  Cependant,  s'il  eft  vrai  qu'on  met-  Chap.  X. 
te  en  queftion,  fi  une  Plante  qui  eft  déjà  formée  dans  la  femence,  a  de  la 
vie,  fi  le  Poulet  dans  un  œuf  qui  n'a  pas  encore  été  couvé,  ou  un  homme 
en  défaillance  fans  fentiment  ni  mouvement ,  eft  en  vie  ou  non;  il  eft  aifé 
de  voir  qu'une  idée  claire,  diftinéte  &  déterminée  n'accompagne  pas  tou- 
jours l'ufage  d'un  Mot  auiîi  connu  que  celui  de  vie.  A  la  vérité  ,  les  hom- 
mes ont  quelques  conceptions  groffiéres  &confufes  auxquelles  ils  appliquent 
les  mots  ordinaires  de  leur  Langue  ;  &  cet  ufage  vague  qu'ils  font  des  mots 
leur  fert  afiezbien  dans  leurs  difcours&  dans  leurs  affaires  ordinaires.  Mais 
cela  ne  fuffit  pas  dans  des  recherches  Philofophiques.  La  véritable  connoif- 
fance  &  le  raifonnement  exact  demandent  des  idées  précifes  &  déterminées. 
Et  quoi  que  les  hommes  ne  veuillent  pas  paroître  fi  peuintelligens  &  fi  im- 
portuns que  de  ne  pouvoir  comprendre  ce  que  les  autres  difent,  fans  leur 
demander  une  explication  de  tous  les  termes  dont  ils  fe  fervent,  ni  critiques 
fi  incommodes  que  de  reprendre  fans  celle  les  autres  de  l'ufage  qu'ils  font 
des  mots  ;  cependant  lorfqu'iî  s'agit  d'un  Point  où  la  Vérité  eft  intéreffée 
&  dont  on  veut  s'inftruire  exactement,  je  ne  vois  pas  quelle  faute  il  peut  y 
avoir  à  s'informer  de  la  figniiication  des  Mots  dont  le  fens  paroît  douteux, 
ou  pourquoi  un  homme  devroit  avoir  honte  d'avouer  qu'il  ignore  en  quel 
fens  une  autre  perfonne  prend  les  mots  dont  il  fe  fert ,  puifque  pour  le  favoir 
certainement,  il  n'a  point  d'autre  voye  que  de  lui  faire  dire  quelles  font  les 
idées  qu'il  y  attache  précifemenE.  Cet  abus  qu'on  fait  des  mots  en  les  pre- 
nant au  hazard  finis  favoir  exactement  quel  fens  les  autres  leur  donnent ,  s'eft 
répandu  plus  avant  &aeu  de  plus  dangereufes  fuites  parmi  les  gens  d'étude 
que  parmi  le  refte  des  hommes.  La  multiplication  &  l'opiniâtreté  des  Dif- 
putes  d'où  font  venus  tant  de  defordres  dans  le  Monde  favant,  ne  doivent . 
leur  principale  origine  qu'au  mauvais  ufage  des  mots.  Car  encore  qu'on  cro- 
ye  en  général  que  tant  de  Livres  &  de  Difputes  dont  le  Monde  eft  accablé, 
contiennent  une  grande  diverfité  d'opinions ,  cependant  tout  ce  que  je  puis 
voir  que  font  les  Savans  de  différens  Partis  dans  les  raifonnemens  qu'ils  éta- 
lent les  uns  contre  les  autres,  c'eft  qu'ils  parlent  différens  Langages;  &  je 
fuis  fort  tenté  de  croire ,  que ,  lorfqu'ils  viennent  à  quitter  les  mots  pour 
penfer  aux  chofes  &  confiderer  ce  qu'ils  penfent,  il  arrive  qu'ils  penfent 
tous  la  même  chofe  ,  quoi  que  peut-être  leurs  intérêts  foient  différens. 

J.  23.  Pour  conclurre  ces  confiderations  fur  l'imperfection  &  l'abus  du  Les  firs  d"  L]r 
Langage  ;  comme  la  fin  du  Langage  dans  nos  entretiens  avec  les  autres  hom-  fSe  em'èr  no" 
mes,  confifte  principalement  dans  ces  trois  chofes,  premièrement,  à  faire  idees ,dl":  ï'- 
connoitre  nos  penlees  ou  nos  idées  aux  autres ,  Jecundement ,  a  le  faire  avec  hommes, 
autant  de  facilité  &de  promptitude  qu'il  eft  poifible,  &  en  troi/Jme  lieu,  à 
faire  entrer  dans  l'Efprit  par  ce  moyen  la  connoiiTance  des  chofes;  le  Lan- 
gage eft  mal  appliqué  ou  imparfait,  quand  il  manque  de  remplir  l'une  de 
ces  trois  fins. 

Je  dis  en  premier  lieu,  que  les  mots  ne  répondent  pas  à  la  première  de 
ces  fins,  &ne  font  pas  connoître  le*s  idées  d'un  homme  à  une  autre  perfon- 
ne, premièrement ,  lorfque  les  hommes  ont  des  noms  à  la  bouche  fans  avoir 
dans  l'Efprit  aucunes  idtes  déterminées  dont  ces  noms  foient  les  fignes;  ou  .     ' 

Fff  en 


/flO 


De  l'Abus  des  Mots.     Liv.  Iïl. 


CiïAiv 


X. 


i.  De  le  Faire 
promptemenr. 


3.  De  leur  don- 
ner pat-là  la 
connoillance  des 
Chofes. 


Comment  les 
mots  dont  fe  fer- 
vent les  hommes 
manquent  à 
remplir  ces  trois 
fins. 


en  fécond  lieu,  îoifqu'ils  appliquent  les  termes  ordinaires  &  ufitez  d'une 
Langue  à  des  idées  auxquelles  l'ufage  commun  de  cette  Langue  ne  les  ap- 
plique point;  &  enfin  lorfqu'ils  ne  font  pas  conftans  dans  cette  applica- 
tion ,  faiiant  fignifier  aux  mots  tantôt  une  idée,  &  bientôt  après  une 
autre. 

g.  24.  En  fécond  lieu,  les  hommes  manquent  à  faire  connoître  leurs  pen- 
fées  avec  toute  la  promptitude  &  toute  la  facilité  poffible,  lorfqu'ils  ont 
dans  l'Efprit  des  idées  complexes ,  fans  avoir  des  noms  diftincls  pour  lesdé- 
figner.  C'eft  quelquefois  la  faute  de  la  Langue  même  qui  n'a  point  det#r- 
me  qu'on  puilTe  appliquer  à  une  telle  fignification  ;  &  quelquefois  la  faute 
de  l'homme  qui  n'a  pas  encore  appris  le  nom  dont  ilpourroit  fefervirpour 
.exprimer  l'idée  qu'il  voudroit  faire  connoître  à  un  autre- 

§.  25.  En  troifiéme  lieu ,  les  mots  dont  fe  fervent  les  hommes  ne  fau-  ' 
roient  donner  aucune  connoilTance  des  Chofes,  quand  leurs  idées  ne  s'ac- 
cordent pas  avec  l'exiftence  réelle  des  Chofes.  Quoi  que  ce  défaut  ait  fon 
origine  dans  nos  Idées  qui  ne  font  pas  fi  conformes  à  la  nature  des  chofes 
qu'elles  peuvent  le  devenir  par  le  moyen  de  l'attention  ,  de  l'étude  &de 
l'application  ;  il  ne  laiffe  pourtant  pas  de  s'étendre auffi  fur  nos  Mots,  Iorf- 
que  nous  les  employons  comme  fignes  d'Etres  réels  qui  n'ont  jamais  eu  au- 
cune réalité. 

g.  26.  Car  premièrement,  quiconque  retient  les  Mots  d'une  Langue 
fans  les  appliquer  à  des  idées  diftincles  qu'il  ait  dans  l'Ecrit,  ne  fait  autre 
chofe,  toutes  les  fois  qu'il  les  employé  dans  leDifcours,  que  prononcer  des 
fons  qui  ne  lignifient  rien.  Et  quelque  favant  qu'il  paroiiTe  par  l'ufage  de 
quelques  mots  extraordinaires  ou  fcientifiques ,  iln'eftpas  plus  avancé  par-là 
dans  la  connoiffance  des  Chofes  que  celui  qui  n'auroitdans  fon  Cabinet  que 
de  fimples  titres  de  Livres,  fans  favoir  ce  qu'ils  contiennent,  pourroitêtre 
chargé  d'érudition.  Car  quoi  que  tous  ces  termes  foient  placez  dans  un 
Difcours,  félon  les  règles  les  plus  exa6r.es  de  la  Grammaire,  &  cette  caden- 
ce harmonieufe  des  périodes  les  mieux  tournées,  ils  ne  renferment  pourtant 
autre  chofe  que  de  fimples  fons ,  &  rien  davantage. 

§.  27.  En  fécond  lieu,  quiconque  a  dans  l'Efprit  des  idées  complexes 
fans  des  noms  particuliers  pour  les  défigner ,  eft  à  peu  près  dans  le  cas  où  fe 
trouveroit  un  Libraire  qui  auroit  dans  fa  Boutique  quantité  de  Livres  en 
feuilles  &  fans  titres,  qu'il  ne  pourroit  par  confequent  faire  connoître  aux 
autres  qu'en  leur  montrant  les  feuilles  détachées,  &  les  donnant  l'une  après 
l'autre.  De  même,  cet  homme  eft  embarraffé  dans  la  Converfation ,  faute 
de  mots  pour  communiquer  aux  autres  fes  idées  complexes  qu'il  ne  peut  leur 
faire  Connoître  que  par  une  énumeration  des  idées  fimples  dont  elles  font 
compofées  ;  de  forte  qu'il  eft  fouvent  obligé  d'employer  vingt  mots  pour 
exprimer  ce  qu'une  autre  perfonne  donne  à  entendre  par  un  feul  mot. 

§.  28;  En  troifiéme  lieu,  celui  qui  n'employé  pas  conltamment  le  mê- 
me figne  pour  fignifier  la  même  idée,  mais  fe  fert  des  mêmes  mots  tantôt 
dans  un  fens  &  tantôt  dans  un  autre,  doit  pafferdans  les  Ecoles  &  dans  les 
Converfations  ordinaires  pour  un  homme  auffi  fincéreque  celui  qui  au  Mar- 
ché &  à  laBourfe  vend  différentes  chofes  fous  le  même  nom. 


De  l'Abus  des  Mots.    L  i  v.  1 1 1.  411 

g.  29.  En  quatrième  lieu,  celui  qui  applique  les  mots  d'une  Langue  Chap.     X. 

à  des  Idées  différentes  de  celles  qu'ils  lignifient  dans  l'ufage  ordinaire 
du  Païs,  a  beau  avoir  l'Entendement  rempli  de  lumière,  il  ne  pourra 
guère  éclairer  les  autres  fans  définir  fes  termes.  Car  encore  que  ce 
foient  des  fons  ordinairement  connus ,  &  aifément  entendus  de  ceux 
qui  y  font  accoutumez,  cependant  s'ils  viennent  à  fignifier  d'autres 
idées  que  celles  qu'ils  lignifient  communément  &  qu'ils  ont  accoutumé 
d'exciter  dans  l'Efprit  de  ceux  qui  les  entendent ,  ils  ne  fauroient  faire 
connoître  les  penfées  de  celui  qui  les  employé  dans  un  autre  fens. 

g.  30.  En  cinquième  lieu,  celui  qui  venant  à  imaginer  des  Subftances 
qui  n'ont  jamais  exifté  &  à  fe  remplir  la  tête  d'idées  qui  n'ont  aucun 
rapport  avec  la  nature  réelle  des  Chofes ,  ne  laiffe  pas  de  donner  à  ces  Sub- 
ftances &  à  ces  idées  des  noms  fixes  &  déterminez,  peut  bien  remplir  fes 
difeours  &  peut-être  la  tète  d'une  autre  perfonne  de  fes  imaginations  chimé- 
riques ,  mais  il  ne  fauroit  faire  par  ce  moyen  un  feul  pas  dans  la  vraye  &  réel- 
le connoiflance  des  Chofes. 

g.  31.  Celui  qui  a  des  noms  fans  idées ,  n'attache  aucun  fens  à  fes  mots  & 
ne  prononce  que  de  vains  fans.  Celui  qui  a  des  idées  complexes  fans  noms 
pour  les  déligner,  ne  fauroit  s'exprimer  facilement  &  en  peu  de  mots,  mais 
cil  obligé  de  fe  fervir  de  périphrafe.  Celui  qui  employé  les  mots  d'une  ma- 
nière vague  &  inconftante,  ne  fera  pas  écouté,  ou  du  moins  ne  fera  point 
entendu.  Celui  qui  applique  les  Mots  à  des  idées  différentes  de  celles  qu'ils 
marquent  dans  l'ufage  ordinaire,  ignore  la  propriété  de  fa  Langue  &  parle 
jargon  :  &  Celui  qui  a  des  idées  des  Subftances ,  incompatibles  avec  l'exif- 
tence  réelle  des  Chofes ,  eft  deftitué  par  cela  même  des  matériaux  de  la 
vraye  connoiflance ,  &  n'a  l'Efprit  rempli  que  de  chimères. 

g.  32.  Dans  les  notions  que  nous  nous  formons  des  Subftances,  nous  pou-  comment  à  :  t- 
vons  commettre  toutes  les  fautes  dont  je  viens  de  parler.  1.  Far  exemple,  \mcti* 
Celui  qui  fe  fert  du  mot  de  Tarentule  fons  avoir  aucune  image  ou  idée  de  ce 
qu'il  fignifie,  prononce  un  bon  mot  ;  mais  jufque-là  il  n'entend  rien  du  tout 
par  ce  lbn.  2.  Celui  qui  dans  un  Païs  nouvellement  découvert ,  voit  plu- 
fieurs  fortes  d'Animaux  &  de  Végétaux  qu'il  ne  connoiffoit  pas  auparavant, 
peut  en  avoir  des  idées  aufli  véritables  que  d'un  Cheval  ou  d'un  Cerf,  mais 
il  ne  fauroit  enparler  que  par  des  descriptions ,  jufquace  qu'il  apprenne  les 
noms  que  les  habitans  du  Païs  leur  donnent ,  ou  qu'il  leur  en  ait  impofé  lui- 
même.  3.  Celui  qui  employé  le  mot  de  Corps,  tantôt  pour  défigner  la 
fimple  étendue,  &  quelquefois  pour  exprimer  l'étendue  &  la  folidité  jointes 
enfemble,  parlera  d'une  manière  trompeufe  &  entièrement  fophiftique.  4. 
Celui  qui  donne  le  nom  de  Cheval  à  l'idée  que  fUfage  ordinaire  déligne  par 
le  mot  de  Mule,  parle  improprement  &  ne  veut  point  être  entendu.  5.  Ce- 
lui qui  fe  figure  que  le  mot  de  Centaure  fignifie  quelque  Etre  réel  ,-fe  trom- 
pe lui-même,  &.  prend  des  mots  pour  des  chofes. 

§.   83*  Dans  les  Modes  &  dans.les  relations  nous  ne  femmes  fujets  en     commenta 
générai  qu'aux  quatre  premiers  de  ces  inconvéniens.  Car  1.  je  puis  me  re&  J^jJ^ 
fouvenir  des  noms  des  Modes,  comme  de  celui  de  gratitude  ou  dechanté,  àc  tions, 
Cependant  n'avoir  dans  i  Efnrit  aucune  idée  précité ,  attachée  à  ces  noms-là. 

Fff  2  2.  Je 


4n  De  V-dbus  des  Mots.    Liv.  III. 

Cbap.  X  2.  Je  puis  avoir  des  idées,  &  ne  favoir  pas  les  noms  qui  leur  appartiennent; 
je  puis  avoir,  par  exemple,  l'idée  d'un  homme  qui  boit  jufqu'à  ce  qu'il 
change  de  couleur  &  d'humeur,  qu'il  commence  à  bégayer,  à  avoir  les 
yeux  rouges  &  à  ne  pouvoir  le  foûtenirfur  fespiés,  &  cependant  ne  lavoir 
pas  que  cela  s'appelle  yvrejfe.  3.  Je  puis  avoir  des  idées  des  vertus  ou  des 
vices  &  en  connoître  les  noms ,  mais  les  mal  appliquer ,  comme  lorfque 
j'applique  le  mot  de  frugalité k  l'idée  que  d'autres  appellent  avarice,  & 
qu'ils  défignent  par  ce  Ion.  4.  Je  puis  enfin  employer  ces  noms-là  d'une 
manière  inconfiante,  tantôt  pour  être  fignes  d'une  idée  &  tantôt  d'une 
autre.  5.  Mais  du  relie  dans  les  Modes  &  dans  les  Relations  je  ne  faurois 
avoir  des  idées  incompatibles  avec  l'exiftence  des  chofes  ;  car  comme  les 
Modes  font  des.  Idées  complexes  que  l'Efprit  forme  à  plaifir,  &  que  la  Re- 
lation n'efl  autre  chofe  que  la  manière  dont  je  confidére  ou  compare  deux 
chofes  enfemb!e,&  que  c'eft  auffi  une  idée  de  mon  invention,  à  peine  peut- 
il  arriver  que  de  telles  idées  foient  incompatibles  avec  aucune  chofe  exiftan- 
te,  puifqu'elles  ne  font  pas  dans  l'Efprit  comme  des  copies  de  chofes  faites 
régulièrement  par  la  Nature,  ni  comme  des  propriétez  qui  découlent  infe- 
parablement  de  la  conftitution  intérieure  ou  de  l'effence  d'aucune  Subflan- 
ce,mais  plutôt  comme  des  modèles  placez  dans  ma  Mémoire  avec  des  noms 
que  je  leur  afîigne  pour  m'en  fervir  à  dénoter  les  actions  &  les  relations ,  à 
mefure  qu'elles  viennent  à  exifter-  La  méprife  que  je  fais  communément  en 
cette  occafion,  c'eft  de  donner  un  faux  nom  à  mes  conceptions;  d'où  il  ar- 
rive qu'employant  les  Mots  dans  un  fens  différent  de  celui  que  les  autres 
hommes  leur  donnent ,  je  me  rends  inintelligible,  &  l'on  croit  que  j'ai  de 
fauffes  idées  de  ces  chofes  lorfque  je  leur  donne  de  faux  noms.  Mais  fi  dans 
mes  idées  des  Modes  mixtes  ou  des  Relations  je  mets  enfemble  des  idées  in- 
compatibles, je  me  remplirai  auffi  la  tête  de  chimères;  puifqu'à  bien  exa- 
miner de  telles  idées,  il  eft  toutvifible  qu'elles  ne  fauroient  exifler  dans  l'Ef- 
prit, tant  s'en  faut  qu'elles  puiffent  fervir  à  dénoter  quelque  Etre  réel. 

vir.  Les  termes         §■  34-  Comme  ce  qu'on  appelle  efprit  &  imagination  eft  mieux  reçu  dans 

figurez  doivent     ]e  Monde  que  la  Connoiffance  réelle  &  la  Vérité  toute  féche ,  on  aura  de  la 
•  po'ur'urTlbus        peine  à  regarder  les  termes  figurez  &?  les  allufions  comme  une  imperfection 

du  Langage.  ^  un  véritable  abus  du  Langage.  J'avoûë  que  dans  des  Difcours  où  nous 
cherchons  plutôt  à  plaire  &  à  divertir,  qu'à  inftruire&  à  perfectionner  le 
Jugement,  on  ne  peut  guère  faire  paffer  pour  fautes  ces  fortes  d'ornemens 
qu'on  emprunte  des  figures.  Mais  fi  nous  voulons  repréfenter  les  chofes  comme 
elles  font,  il  faut  reconnoître  qu'excepté  l'ordre  &  la  netteté,  tout  l'Art  de 
la  Rhétorique,  toutes  ces  applications  artificielles  &  figurées  qu'on  fait  des 
mots,  fuivant  les  règles  que  l'Eloquence  a  inventées,  ne  fervent  à  autre 
chofe  qu'à  infinuer  de  fauffes  idées  dans  l'Efprit,  qu'à  émouvoir  les  Parlions 
&  à  feduire  par-là  le  Jugement  ;  de  forte  que  ce  font  en  effet  de  parfaites 
fupercheries.  Et  par  conféquent  l'Art  Oratoire  a  beau  faire  recevoir  ou  mê- 
me admirer  tous  ces  différens  traits,  il  eft  hors  de  doute  qu'il  faut  les  éviter 
abfolument  dans  tous  les  Difcours  qui  font  deftinez  à  l'inftruction ,  &  l'on 
ne  peut  les  regarder  que  comme  de  grands  défauts  ou  dans  le  Langage  ou 
dans  la  perfonne  qui  s'en  fert,  par-tout. où. la  Vérité  eft  intéreffee.  llferoir* 

inutile 


Del* Abus  des  Mots.  Liv.  III.  41^ 

inutile  de  dire  ici  quels  font  ces  tours  deloquence,  &  de  combien  d'efpèces  Chat.  X. 
différentes  il  y  en  a;  les  Livres  de  Rhétorique  dont  le  Monde  efl  abondam- 
ment pourvu,  en  informeront  ceux  qui  l'ignorent.  Une  feule  chofe  que  je 
ne  puis  m'empécher  de  remarquer,  c'eft  combien  les  hommes  prennent  peu 
d'intérêt  à  la  confervation  &  à  l'avancement  de  la  Vérité,  puifque  c'eft  à 
ces  Arts  fallacieux  qu'on  donne  le  premier  rang  &  les  recompenfes.  Il  eft , 
dis-je,  bien  viiïble  que  les  hommes  aiment  beaucoup  à  tromper  &  à  être 
trompez,  puifque  la  Rhétorique,  ce  puiffant  inflrument  d'erreurs  &  de  four- 
berie, a  fes  ProfefTeurs  gagez ,  qu'elle  efl  enfeignée  publiquement,  &qu'elle 
a  toujours  été  en  grande  réputation  dans  le  monde.  Cela-  efl  fi  vrai,  que 
je  ne  doute  pas  que  ce  que  je  viens  de  dire  (1)  contre  cet  Art,  ne  foit  re- 
gardé comme  l'effet  d'une  extrême  audace,  pour  ne  pas  dire  d'une  bruta- 
lité fans  exemple.  Car  Y  Eloquence,  femblable  au  beau  Sexe,  a  des  char- 
mes trop  puiffans  pour  qu'on  puiffe  être  admis  à  parler  contre  elle  ;  & 
c'eft  en  vain  qu'on  découvrirait  les  défauts  de  certains  Arts  décevans  par 
lefquels  les  hommes  prennent  plaifir  à  être  trompez. 

CHAPITRE      XI.  ClIAp    xi 

Des  Remèdes  qu'on  peut  apporter  aux  imperfetlions ,  &  aux  abus 
dont  on  vient  de  parler. 

Ç.   1.   VTOus   venons   de   voir  au  long  quelles  font  les  imperfections  c'eftune  chofe 

i.\|  naturelles    du  Langage ,    &  celles  que  les  hommes  y  ont  in-  d^ne  de  nos 
troduites:  &  comme  le  Difcours  eft  le  grand  lien  de  la  Société    humai-  chênes  moyen» 
ne  ,  &  le  canal   commun   par   où  les    progrés    qu'un  homme  fait  dans  de  remedie/au* 
la  Connoiffance    font    communiquez  à  d'autres   hommes  ,  &  d'une    Gé-  'ièw  de'raijer. 
nération  à  l'autre ,  c'eft  une  chofe  bien  digne  de  nos   foins   de  confide- 
rer  quels  remèdes  on  pourrait  apporter  aux  inconvéniens  qui  ont  été  propo- 
fez  dans  les  deux  Chapitres  précedens. 

S.  2.  Te  ne  fuis  pas  affez  vain  pour  m'imajtiner  que  qui  que  ce  foit  puiffe   „ 

r    *        •   J  1  r  c  ■  •  j-  ^11  Us  ne  font  pas 

longer  a  tenter  de  reformer  parfaitement,  je  ne  dis  pas  toutes  les  Langues  faciles  a  trou- 
•du  Monde,  mais  même  celle  de  fon  propre  Pais,  fans  fe  rendre  lui-même  vet" 

.     n- 

(1)  Je    croi  que  qui  diftingueroit  exacle-  teur,  &  le  diftinguer du  Declamateur  fleuri  qui 

ment  les  artifices*  de  la  Déclamation  d'avec  les  ne  cherche  que  des  phrafes  brûlantes  cy  des  tours 

règles  foli-des  d  une  véritable  Eloquence  feroit  ingénieux ,  qui  ignorant  le  fond  des  chofes  fait 

convaincu  que  l'Eloquence  eft  en  effet  un  Art  parler  avec  grâce  fans  favoir  ce  qu'il  faut  dire , 

très-ferieux  i>C  très-utile,  propre  à  inflruire ,  a  qui  énerve  les  plus  grandes  veritez.par  des  orne- 

reprimer  les  pajfions ,  à  corriger  les  mœurs,  à.  mens  vains  C  excejfîfs,  on  reconnoîtra  que  la 

foietenir  les  Loix ,  à  diriger  les  délibérations  pu-  véritab'e  Eloquence  a  une  beauté  réelle  ,  & 

Hiques,  à  rendre  les  hommes  bons  cy  heureux ,  que  ceux  qui  la  connoiflent  telle  qu'elle  eft, 

comme  l'afTure  &  le  prouve  l'illuftre  Auteut  en  peuvent  faire  un  très-bon  ufage.    Et  j'ofe 

du  lelemaqut  dans  fes  Réflexions  (ur  la  Rhetori-  aflûrer  que  s'il  ne  paroifloit  aucune  trace  de 

que,  p.  19.  d'où  j'ai  tranferiteet  éloge  del'E-  la  véritable  Eloquence  dans  cet  Ouvrage  de 

loquence.  Si  l'on  lit  tout  ce  que  ce  grand  hom-  M.  Locke  ,  peu  de  gens  voudraient  ou  pouut- 

rue  ajoute  pour  caracterifer  le  véritable  Ora-  roient  fe  donner  la  peine  de  le  lire. 

Fff  3 


4ï4  Remèdes  contre  V Imperfection 

Chat.XI.     ridicule.   Car  exiger  que  les  hommes  employaient  conftamment  les  mots 
dans  un  même  fens ,  &  pour  n'exprimer  que  des  idées  déterminées  &  uni- 
formes ,  ce  feroit  fe  figurer  que  tous  les  hommes  devroient  avoir  les  mêmes 
notions,  &  ne  parler  que  des  chofes  dont  ils  ont  des  idées  claires  &diftinc- 
tes;  ce  que  perfonne  ne  doit  efpérer,  s'il  n'a  la  vanité  de  fe  figurer  qu'il 
pourra  engager  les  hommes  à  être  fort  éclairez  ou  fort  taciturnes.     Et  il 
faut  avoir  bien  peu  de  connoiffance  du  Monde  pour  croire  qu'une  grande 
volubilité  de  Langue  ne  fe  trouve  qu'à  la  fuite  d'un  bon  Jugement,  &  que 
la  feule  règle  que  les  hommes  fe  font  de  parler  plus  ou  moins,  foit  fondée 
fur  le  plus  ou  fur  le  moins  de  connoiffance  qu'ils  ont. 
Mais  ils  font  né-       §•  3-  Mais  quoi  qu'il  ne  faille  pas  fe  mettre  en  peine  de  reformer  le  Lan- 
ceiuires  en  philo-  gage  du  Marché  &  de  la  Bourfe,  &  d'ôter  aux  Femmelettes  leurs  anciens 
privilèges  de  s'affembler  pour  caquetter  fur  tout  à  perte  de  vûë  ;  &  quoi 
qu'il  puiffe  peut-être  fembler  mauvais  aux  Etudians&aux  Logiciens  de  pro- 
feflion  qu'on  propofe  quelque  moyen  d'abréger  la  longueur  ou  le  nombre  de 
leurs  Difputes,  je  croi  pourtant  que  ceux  qui  prétendent  ferieufement  à  la 
recherche  ou  à  la  défenfe  de  la  Vérité,  devroient  fe  faire  une  obligation  d'é- 
tudier comment  ils  pourroient  s'exprimer  fans  ces  obfcuritez  &  ces  équivo- 
ques auxquelles  les  Mots  dont  les  hommes  fe  fervent,  font  naturellement 
fujets ,  fi  l'on  n'a  le  foin  de  les  en  dégager. 
L'abus  des  mots        §•  4-  Car  qui  confiderera  les  erreurs,  la  confufion,  les  méprifes  &  les 
caufe  de  grandes  ténèbres  que  lemauvais  ufage  des  Mots  a  répandu  dans  le  Monde,  trouvera 
quelque  fujet  de  douter  fi  le  Langage  confideré  dans  l'ufage  qu'on  en  a  fait, 
a  plus  contribué  à  avancer  ou  à  interrompre  la  connoiffance  de  la  Vérité 
parmi  les  hommes.    Combien  y  a-t-il  de  gens  qui,  lorfqu'ils  veulent  penfer 
aux  chofes,  attachent  uniquement  leurs  penfées  aux  Mots,  &  fur-tout, 
quand  ils  appliquent  leur  Efprit  à  des  fujets  de  Morale  ?   Le  moyen  d'être 
furpris  -après  cela  que  le  refultat  de  ces  contemplations  ou  raifonnemensqui 
ne  roulent  que  fur  des  fons,  en  forte  que  les  idées  qu'on  y  attache,  font 
très-confufes  ou  fort  incertaines,  ou  peut-être  ne  font  rien  du  tout,  le 
moyen,  dis-je,  d'être  furpris  que  de  telles  penfées  &  de  tels  raifonnemens 
ne  fe  terminent  qu'à  des  décifions  obfcures  &  erronées  fans  produire  au- 
cune connoiffance  claire  &  raifonnée  ? 
comme l'opiol£        §•  5-  Les  hommes  fouflïent  de  cet  inconvénient,  caufé  par  le  mauvais 
ttui'  ufage  des  mots,  dans  leurs  Méditations  particulières,  mais  les  defordres 

qu'il  produit  dans  leur  Converfation ,  dans  leurs  difeours,  &  dans  leurs  rai- 
fonnemens avec  les  autres  hommes,font  encore  plus  vifibles.  Car  le  Langage 
étant  le  grand  canal  par  où  les  hommes  s'entre-communiquent  leurs  décou- 
vertes,lcurs  raifonnemcns,&  leurs  connoiiTances;  quoi  que  celui  qui  en  fait  un 
mauvais  ufage  ne  corrompe  pas  les  fources  de  la  Connoiilance  qui  font  dans 
les  Chofes  mêmes,  il  ne  laillè  pas,  autant  qu'il  dépend  de  lui ,  de  rompre  ou  de 
boucher  les  canaux  par  Iefquels  elle  fe  répand  pour  l'ufage  &  le  bien  du  Genre 
Humain.  Celui  qui  fe  fept  des  mots  fans  leur  donner  un  fens  clair  &  déter- 
miné ne  fiic  autre  chofe  que  fe  tromper  lui-même  &  induire  les  autres  en 
erreur;  &  quiconque  en  ufe  ainfi  de  propos  délibéré,  doit  être  regardé 
comme  ennemi  de  la  Vérité  &  de  la  Connoiilance.    L'on  ne  doit  pourtant 

pas 


à-  VJbus  des  Mots.  Liv.  III.  42^ 

pas  être  furpris  qu'on  ait  fi  fort  accablé  les  Sciences  &  tout  ce  qui  fait  par-  Chap.  XI. 
tie  de  laConnoiifunce,  de  termes  obfcurs  &  équivoques,  d'cxprefïions  dou- 
teufes  &  deftituées  de  fens,  toutes  propres  à  faire  que  i'Éfprk  le  plus  atten- 
tif ou  le  plus  pénétrant  ne  foit  guère  plus  inftruit  ou  plus  orthodoxe,  ou 
plutôt  ne  le  foit  pas  davantage  que  le  plus  greffier  qui  reçoit  ces  mots  fans 
s'appliquer  le  moins  du  monde  à  les  entendre, puisque  la  fubtilité  a  pàfle  fi 
hautement  pour  vertu  dans  la  perfonne  de  ceux  qui  font  profeffion  d'enfei- 
gner  ou  de  défendre  la  Vérité:  vertu  qui  ne  confiftant  pour  l'ordinaire  que 
dans  un  ufage  illufoire  de  termes  obfcurs  ou  trompeurs,  n'efh  propre  qu'à 
rendre  les  hommes  plus  vains  dans  leur  ignorance,  &.  plus  obltinez  dans 
leurs  erreurs. 

§.  6.  On  n'a  qu'à  jetter  les  yeux  fur  des  Livres  de  Controverfe  de  toute  l£5  Difputes. 
efpèce  ,  pour  voir  que  tous  ces  termes  obfcurs ,  indéterminez  ou  équivo- 
ques ,  ne  produifent  autre  chofe  que  du  bruit  &  des  querelles  fur  des  fons, 
fans  jamais  convaincre  ou  éclairer  l'Efprit.  Car  fi  celui  qui  parle,  &  ce- 
lui qui  écoute,  ne  conviennent  point  entr'eux  des  idées  que  fignifient  les 
mots  dont  ils  fe  fervent ,  le  raifonnement  ne  roule  point  fur  des  Chofes,mais 
fur  des  mots.  Pendant  tout  le  temps  qu'un  de  ces  mots  dont  la  lignifica- 
tion n'eft  point  déterminée  entr'eux,  vient  à  être  employé  dans  le  difeours, 
i!  ne  fe  préfente  à  leur  Efprit  aucun  ancre  Objet  fur  lequel  ils  conviennent 
qu'un  fimple  fon,  les  chofes  auxquelles  ils  penfent  en  ce  temps-là  comme 
exprimées  par  ce  mot,  étant  tout-à-fait  différentes. 

§.  7.  Lorfqu'on  demande  fi  une  Chauve-fouris  efl  un  Oifeau  ou  non,  la  Exemple  tiré  <r„. 
queftion  n'eft  pas  fi  une  Chauve-fouris  eft  autre  chofe  que  ce  qu'elle  eft  ef-  nf  Uauvifamu  te 
fe&ivement,  ou  fi  elle  a  d'autres  qualitez  qu'elle  n'a  véritablement,  car  il  fe-  dun  °'f""'' 
roic  de  la  dernière  abfurdité  d'avoir  aucun  doute  là-deiïus.  Liais  la  Queftion 
eft,  1.  ou  entre  ceux  qui  reconnoifient  n'avoir  que  des  idées  imparfaites  de 
l'une  desEfpèces  ou  de  toutes  les  deux  Efpèces  de  chofes  qu'on  fuppofe  que 
ces  noms  fignifient  ;  &  en  ce  cas-là ,  c'eft  une  recherche  réelle  fur  la  nature 
d'un  Oifeau  ou  d'une  Chauve-fouris-,  par  où  ils  tâchent  de  rendre  les  idées 
qu'ils  en  ont,  plus  complètes ,  tout  imparfaites  qu'elles  font ,  &  cela  en  exa- 
minant, il  toutes  les  idées  fimples  qui  combinées  enfemble  font  défignees 
par  le  nom  d' 'oifeau ,  fe  peuvent  toutes  rencontrer  dans  une  Chauve-fouris  :  ce 
qui  n'eft  point  une  Queftion  de  gens  qui  difputent,  mais  de  perfonnes  qui 
examinent  fans  affirmer  ou  nier  quoi  que  ce  foit.  Ou  bien,  en  fécond  lieu, 
cette  Queftion  fe  paffe  entre  des  gens  qui  difputent ,  dont  l'un  affirme  & 
l'autre  nie  qu'une  Chauve-fouris  foit  un  Oifeau  :  mais  alors  la  queftion  roule 
fimplement  fur  la  fignificationd'un  de  ces  mots  ou  de  tous  les  deux  enfem- 
ble, parce  que  n'ayant  pas  départ  &  d'autre  les  mêmes  idées  complexes 
qu'ils  défignent  par  ces  deux  noms,  l'un  foûtient  que  ces  deux  noms  peu- 
vent être  affirmez  l'un  de  l'autre  ;  &  l'autre  le  nie.   S'ils  étoient  d'accord 
fur  la  fignification  de  ces  deux  noms ,  il  feroit  impoffible  qu'ils  y  puffent 
trouver  un  fujet  de  difpute,  car  cela^tant  une  fois  arrêté  entr'eux,  ils  ver* 
roient  d'abord  &  avec  la  dernière  évidence,  fi  toutes  les  idées  du  nom  le 
plus  général  qui  eft.  Oifeau,   fe  trouveroient  dans  l'idée  complexe  d'une 
Chauve- furis  ou  non ,  &  par  ce  moyen  on  ne  failroit  douter  fi  une  Chauve- 
fouris 


41 6  Remèdes  contre  V Imperfection 

Chap.  XL  fouris  feroit  un  Oifeau  ou  non.  A  propos  dequoi  je  voudrois  bien  qu'on 
confiderât,  &  qu'on  examinât  foigneufement  ii  la  plus  grande  partie  des 
Difputes  qu'il  y  a  dans  le  monde  ne  font  pas  purement  verbales,  &  ne  rou- 
lent point  uniquement  fur  la  fignification  des  Mots ,  &  s'il  n'eft  pas  vrai 
que,  fi  l'on  venoit  à  définir  les  termes  dont  on  fefert  pour  les  exprimer,  & 
qu'on  les  reduifît  aux  collections  déterminées  des  idées  fimples  qu'ils  figni- 
fient,  (ce  qu'on  peut  faire , lorfqu'ils  figninent  effectivement  quelque  cho- 
fe)ces  Difputes  finiroient  d'elles-mêmes  &  s'évanouïroient  aufli-tôt.  Qu'on 
voye  après  cela,  ce  que  c'eft  que  l'Art  de  difputer,  &  combien  l'occupa- 
tion de  ceux  dont  l'étude  ne  confifle  que  dans  une  vaine  oftentation  de 
fons,  c'eft-à-dire,  qui  employent  toute  leur  vie  à  des  Difputes  &des  Con- 
troverfes,  contribue  à  leur  avantage,  ou  à  celui  des  autres  hommes.  Du 
refte,  quand  je  remarquerai  que  quelqu'un  de  ces  Difputeurs  écarte  de 
tous  ces  termes  l'équivoque  &  l'obfcunté ,  (  ce  que  chacun  peut  faire  à 
l'égard  des  Mots  dont  il  le  fert  lui-même)  je  croirai  qu'il  combat  vérita- 
blement pour  la  Vérité  &  pour  la  Paix ,  &  qu'il  n'eft  point  efclave  de  la 
Vanité,  de  l'Ambition,  ou  de  l'Amour  de  Parti, 
i. nemeje.TiVm.  g.  8-  Pour  remédier  aux  défauts  de  Langage  dont  on  a  parlé  dans  les 
unsTa^acTc"10'  ^eux  derniers  Chapitres ,  &  pour  prévenir  les  inconvéniens  qui  s'en  enfui- 
une  «Jéc.  vent,  je  m'imagine  que  l'obiervation  des  Règles  fuivantes  pourra  être  de 
quelque  ufage,  jufqu'à  ce  que  quelque  autre  plus  habile  que  moi,  veuille 
bien  prendre  la  peine  de  méditer  plus  profondément  fur  ce  fujet ,  &  faire 
part  de  fes  penfées  au  Public. 

Premièrement  donc,  chacun  devroit  prendre  foin  de  ne  fe  fervir  d'aucun 
nict  fans  fignification  ,ni  d'aucun  nom  auquel  il  n'attachât  quelque  idée.  Cet- 
te Règle  ne  parbîtra  pas  inutile  à  quiconque  prendra  la  peine  de  rappeller 
en  lui-même, combien  de  fois  il  a  remarqué  des  mots  de  cette  nature,  com- 
me injUncly  fympatbie ,  antipathie,  &c.  employez  de  telle  manière  dans  le 
difcours  des  autres  hommes ,  qu'il  lui  eft  aifé  d'en  conclurre  que  ceux  qui 
s'en  fervent,  n'ont  dans  l'Efprit  aucunes  idées  auxquelles  il  ayent  foin  de 
les  attacher ,  mais  qu'ils  les  prononcent  feulement  comme  de  fimples  fons , 
qui  pour  l'ordinaire  tiennent  lieu  de  raifon  en  pareille  rencontre.    Ce  n'eft 
pas  que  ces  Mots  &  autres    femblables  n'ayent  des  lignifications  propres 
dans  lefquelles  on  peut  les  employer  raifonnablement.  Mais  comme  il  n'y  a 
point  de  liaifon  naturelle  entre  aucun  mot  &  aucune  idée,  il  peut  arriver 
que  des  gens  apprenant  ces  mots-là  &  quelques  autres  que  ce  foient  par 
routine,  les  prononcent  ou  les  écrivent  fans  avoir  dans  l'Efprit  des  idées 
auxquelles  ils  les  ayent  attachez  &  dont  ils  les  rendent  lignes,  ce  qu'il  faut 
pourtant  que  les  hommes  falTent  nécefiairement ,  s'ils  veulent  fe  rendre  in- 
telligibles à  eux-mêmes. 
n.  Kcmtde, avoir      g.  9.  En  fécond  lieu,  il  ne  fuffit  pas  qu'un  homme  employé  les  mots 
î«  '«tachtê^aux  comrae  fignes  de  quelques  idées,  il  faut  encore  que  les  idées  qu'il  leur  at- 
mots  qui  expti-     tache,  11  elles  font  fimples,  foient  claires  &  diftincles  ,  &  fi  elles  font 
j*ent  oîs  Moatt.    comp[exes  ^    qu'elles  foient  déterminées  ,    c'eft-à-dire  ,  qu'une  collection 
précifc  d'idées  limples  foit  fixée  dans  l'Efprit  avec  un  fon  qui  lui  foit  atta- 
ché comme  ligne  de  cette  collection  précife&  déterminée,  &  non  d'aucune 

autre 


&  l'Abus  des  Mots.  Liv.  lin.  417 

re  chofe.  Ceci  eft  fort  néceffairc  par  rapport  aux  noms  des  Modes ,  &  Cil  A  P.  XI. 
fur-tout  par  rapport  aux  Mots  qui  n'ayant  dans  la  Nature  aucun  Objet  dé- 
terminé d'où  leurs  idées  ibient  déduites  comme  de  leurs  originaux  font 
fujets  à  tomber  dans  une  grande  confulion.  Le  mot  de  Juftice  eft  dans  la 
bouche  de  tout  le  monde,  mais  il  eft  accompagné  le  plus  fouvent  d'une 
lignification  fort  vague  &  fort  indéterminée ,  ce  qui  fera  toujours  ainli,  à 
moins  qu'un  homme  n'ait  dans  l'Efprit  une  collection  diftinclede  toutes  les 
parties  dont  cette  idée  complexe  eft  compofée  :  &  fi  ces  parties  renfer- 
ment d'autres  parties,  il  doit  pouvoir  les  divifer  encore,  jufqu'à  ce  qu'il 
viciine  enfin  aux  Idées  limples  qui  la  compofent.  Sans  cela  l'on  fait  un 
mauvais  ufage  des  mots,  de  celui  de  Juftice ,  par  exemple,  ou  de  quelque 
autre  que  ce  (bit.  Je  ne  dis  pas  qu'un  homme  foit  obligé  de  rappeller  &.  de 
faire  cette  analyfe  au  long,  toutes  les  fois  que  le  nom  de  Juftice  fe  rencon- 
tre dans  fon  chemin  :  mais  il  faut  du  moins  qu'il  ait  examiné  la  lignifica- 
tion de  ce  mot  &  qu'il  ait  fixé  dans  fon  Efprit  l'idée  de  toutes  fes  parties, 
de  celle  manière  qu'il  puiffe  en  venir-là  quand  il  lui  plait.  Si,  par  exemple, 
quelqu'un  fe  reprefente  la  Juftice  comme  une  conduite  à  l'égard  de  la  perfonne 
6?  des  biens  d autrui ,  qui  foit  conforme  à  la  Loi^Sc  que  cependant  il  n'ait  au- 
cune idée  claire  &  diftincte  de  ce  qu'il  nomme  Lai  qui  fait  une  partie  de 
fon  idée  complexe  de  Juftice ,  il  eft  évident  que  fon  idée  même  de  Juftice 
fera  confufe  &  imparfaite.  Cette  exactitude  paroitra ,  peut-être,  trop  in- 
commode &  trop  pénible  ;  &  par  cette  railbn  la  plupart  des  hommes  croi- 
ront pouvoir  fe  difpenfer  de  déterminer  ii  précilément  dans  leur  Efprit  les 
idées  complexes  des  Modes  mixtes.  N'importe  :  je  fuis  pourtant  obligé  de 
dire  que  jufqu'à  ce  qu'on  en  vienne-là,  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  que 
les  hommes  ayent  l'Efprit  rempli  de  tant  de  ténèbres ,  &  que  leurs  difeours 
avec  les  autres  hommes  foient  fujets  à  tant  de  difputes. 

§.   10.  Quant  aux  noms  des  Subftances,  il  ne  luffit  pas,  pour  en  faire  Et  des  idées  dit 
un  bon  ufage,  d'en  avoir  des  idées  déterminées,  il  faut  encore  que  les  m°fauxchof«i 
noms  foient  conformes  aux  chofes  félon  qu'elles  exiftent  :   mais  c'eft  de-  l'égard  des  Mots 
quoi  j'aurai  bientôt  occaiion  de  parler  plus  au  long.     Cette  exactitude  eft  srijanca?™ 
abfolument  néceffaire  dans  des  recherches  Philofophiques  &  dans  les  Con- 
troverfes  qui  tendent  à  la  découverte  de  la  Vérité.  Il  feroit  auffi  fort  avan- 
tageux qu'elle  s'introduisit  jufque  dans  la  Converfâtion  ordinaire  &  dans  les 
affaires  communes  de  la  vie ,  mais  c'eft  ce  qu'on  ne  peut  guère  attendre,  à 
mon  avis.  Les  notions  vulgaires  s'accordent  avec  les  difeours  vulgaires  ;  & 
quelque  confufion  qui  les  accompagne,  on  s'en  accommode  affez  bien  au 
Marché  &  à  la  Promenade.     Les  Marchands,  les  Amans,  les  Cuiliniers, 
les  Tailleurs ,  &c.  ne  manquent  pas  de  mots  pour  expédier  leurs  arïaires  or- 
dinaires.    Les  Philofophes,  &  les  Controverfiftes  pourroient  aufii  termi- 
ner les  leurs,  s'ils  avoient  envie  d'entendre  nettement,  &  d'être  entendus 
de  même. 

§.  11.  En  troifiéme  lieu ,  ce  n'eft  pas  affez  que  les  hommes  ayent  des  m.  Remède,  fe 
idées,  ce  des  idées  déterminées ,  auxquelles  ils  attachent  leurs  mots  pour  ^'l^  """" 
en  être  les  lignes  :  il  faut  encore  qu'ils  prennent  foin  d'approprier  leurs  mots 
autant  qu'il  eft  pofjible,  aux  idées  que  l  Ufage  ordinaire  leur  a  afjigné.  Car  com- 

Ggg  me 


4 1 8  Remèdes  contre  l'Imperfection 

Ch  a  r.  XL  me  les  Mots ,  &  fur- tout  ceux  des  Langues  déjà  formées ,  n'appartiennent 
point  en  propre  à  aucun  homme ,  mais  font  la  règle  commune  du  commerce 
&  de  la  communication  qu'il  y  a  entre  les  hommes ,  il  n'eft  pas  raifonnable 
que  chacun  change  à  plaifir  l'empreinte  fous  laquelle  ils  ont  cours ,  ni  qu'il 
altère  les  idées  qui  y  ont  été  attachées,  ou  du  moins,  lorfqu'il  doit  le  fai- 
re néceifairement ,  il  eft  obligé  d'en  donner  avis.  Quand  les  hommes  par- 
lent, leur  intention  eft,  ou  devroit  être  au  moins  d'être  entendus,  ce  qui 
ne  peut  être ,  lorfqu'on  s'écarte  de  l'Ufage  ordinaire ,  fans  de  fréquentes 
explications,  des  demandes  &  autres  telles  interruptions  incommodes.  Ce 
qui  fait  entrer  nos  penfées  dans  l'Efprit  des  autres  hommes  de  la  manière 
la  plus  facile  &  la  plus  avantageufe,  c'eft  la  propriété  du  Langage ,  dont  la 
connoiflance  eft  par  conféquent  bien  digne  d'une  partie  de  nos  foins  &  de 
notre  Etude ,  &  fur-tout  à  l'égard  des  Mots  qui  expriment  des  idées  de 
Morale.  Mais  de  qui  peut-on  le  mieux  apprendre  la  fignification  propre 
&  le  véritable  ufage  des  termes  ?  C'eft  fans  doute  de  ceux  qui  dans  leurs 
Ecrits  &  dans  leurs  Difcours  paroifTent  avoir  eu  de  plus  claires  notions  des 
Chofes,  &  avoir  employé  les  termes  les  plus  choifis  &  les  plus  juftes  pour 
les  exprimer.  A  la  vérité,  malgré  tout  le  foin  qu'un  homme  prend  de  ne  le 
fervir  des  mots  que  félon  l'exadte  propriété  du  Langage ,  il  n'a  pas  toujours 
le  bonheur  d'être  entendu:  mais  en  ce  cas-là, l'on  en  impute  ordinairement 
la  faute  à  celui  qui  a  fi  peu  de  connoiifance  de  fa  propre  Langue  qu'il  ne  l'en- 
tend pas,  lors  même  qu'on  l'employé  conformément  à  l'ufage  établi, 
die  a^tTe^quei  5-  I2-  Mais  parce  que  l'Ufage  commun  n'a  pas  fi  vifiblement  attaché 
icn,  en  prend  les  des  fignifications  aux  Mots ,  qu'on  puiffe  toujours  connoître  certainement 
ce  qu'ils  fignifient  au  jufte  ;  &  parce  que  les  hommes  en  perfectionnant  leurs 
connoiffànces ,  viennent  à  avoir  des  idées  qui  différent  des  idées  vulgaires , 
de  forte  que  pour  défigner  ces  nouvelles  idées ,  ils  font  obligez  ou  de  faire 
de  nouveaux  mots,  (ce  qu'on  hazarde  rarement,  de  peur  que  cela  ne  paffe 
pour  affectation  ou  pour  un  defir  d'innover)  ou  d'employer  des  termes  u  fi- 
iez, dans  un  fens  tout  nouveau:  pour  cet  effet  après  avoir  obfervé  les  Rè- 
gles précédentes,  je  dis  en  quatrième  lieu,  qu'/7  eft  quelquefois  néceffaire, 
four  fixer  la  fignification  des  mots,  de  déclarer  en  quel  fens  on  les  prend,  lors 
que  l'ufage  commun  les  a  laiffez  dans  une  fignification  vague  &  incertaine,, 
(comme  dans  la  plupart  des  noms  des  Idées  fort  complexes)  ou  lorsqu'on 
s'en  fert  dans  un  fens  un  peu  particulier,  ou  que  le  terme  étant  fi  effentiel 
dans  le  Difcours  que  le  principal  fujet  de  laQueftion  en  dépend,  il  fe  trou- 
ve fujet  à  quelque  équivoque  ou  à  quelque  mauvaife  interprétation. 
toqe'n°wi!U!m.  §•  r3*  Comme  les  Idées  que  nos  mots  fignifient  ,font  de  différentes  Ef- 
meies.  pèces ,  il  y  a  auffi  différens  moyens  de  faire  connoître  dans  l'occafion  les 

idées  qu'ils  fignifient.  Car  quoi  que  la  Définition  paffe  pour  la  voye  la 
plus  commode  de  faire  connoître  la  fignification  propre  des  Mots ,  il  y  a 
pourtant  quelques  mots  qui  ne  peuvent  être  définis,  comme  il  y  en  a  d'au- 
tres dont  on  ne  fauroit  faire  connoître  le  fens  précis  que  parle  moyen  de  la 
Définition  ;  &  peut-être  y  en  a-t-il  une  troiliéme  efpèce  qui  participe  un 
peu  des  deux  autres,  comme  nous  verrons  en  parcourant  les  noms  des  Idées 
Jimples ,  des  Modes  &  des  Subjîances. 

%  14.  Pré- 


&  F  Abus  des  Mots.  L  i  v.  1 1  ï.  419 

§.  14.  Premièrement  donc ,  quand  un  homme  fe  fert  du  nom  d'une  idée  Ch  a  p.  XI. 
fimple  qu'il  voit  qu'on  n'entend  pas,  ou  qu'on  peut  mal  interpréter,  il  eïl  '•  A  i'<*g«ddes 

1  i-     -    1  >  .    ,         .      .  .  •*  1  1     1       *  *         *    o    r  1  11  1      Idées  amples,  pat 

oblige  dans  les  règles  de  la  véritable  honnêteté  oc  lelon  le  but  même  du  des  termes  ryno. 
Langage  de  déclarer  le  fens  de  ce  mot,  &  de  faire  connoître  quelle  cft  Pi-  ^trantUchofe 
dée  qu'il  lui  fait  lignifier.  Or  c'eft  ce  qui  ne  fe  peut  faire  par  voye  de  dé-     ^ 
finition,  comme  nous  l'avons  *  déjà  montré.     Et  par  conféquent,  Ipïf-iv.j^.1""/*^ 
qu'un  terme  fynonyme  ne  peut  fervir  à  cela,  Ton  n'en  peut  venir  à  bout  &•  ". 
que  par  l'un  de  ces  deux  moyens.     Premièrement,  il  fuffit  quelquefois  de 
nommer  le  fujet  où  fe  trouve  l'idée  fimple  pour  en  rendre  le  nom  intelligi- 
ble à  ceux  qui  connoiffent  ce  Sujet ,  &  qui  en  favent  le  nom.    Ainfi,  pour 
faire  entendre  à  un  Païfan  quelle  eft  la  couleur  qu'on  nomme  feuille-morte, 
il  fuffit  de  lui  dire  que  c'eft  la  couleur  des  feuilles  féches  qui  tombent  en 
Automne.  Mais  en  fécond  lieu ,  la  feule  voye  de  faire  connoître  fùrement 
à  un  autre  la  lignification  du  nom  d'une  Idée  fimple,  c'eft  de  préfenter  à 
fes  Sens  le  Sujet  qui  peut  produire  cette  idée  dans  fon  Efprit ,  &  lui  faire 
avoir  actuellement  l'idée  qui  eft  fignifiée  par  ce  nom-là. 

§.  15.  Voyons  en  fécond  lieu  le  moyen  de  faire  entendre  les  noms  des  ».  a  regardes 
Modes  mixtes.  Comme  les  Modes  mixtes ,  &  fur-tout  ceux  qui  appartien-  "° d("s  'd"  "n"  ' 
nent  à  la  Morale,  font  pour  la  plupart  des  combinaifons  d'idées  que  l'Efprit  tions» 
joint  enfemble  par  un  effet  de  fon  propre  choix ,  &  dont  on  ne  trouve  pas 
toujours  des  modèles  fixes  &  actuellement  exiftans  dans  la  Nature,  on  ne 
peut  pas  faire  connoître  la  fignifîcation  de  leurs  noms  comme  on  fait  enten- 
dre ceux  des  Idées  fimples,  en  montrant  quoi  que  ce  foit:  mais  en  recoin- 
penfe,  on  peut  les  définir  parfaitement  &  avec  la  dernière  exactitude.  Car 
ces  Modes  étant  des  combinaifons  de  différentes  idées  que  l'Efprit  a  alfem- 
blées  arbitrairement  fans  rapport  à  aucun  Archétype,  les  hommes  peuvent 
connoître  exactement, s'ils  veulent,  les  diverfes  idées  qui  entrent  dans  cha- 
-  que  combinaifon ,  &  ainfi  employer  ces  mots  dans  un  fens  fixe  &  affuré ,  & 
Héclarer  parfaitement  ce  qu'ils  lignifient,  lorfque  l'occafion  s'en  préfente. 
Cela  bien  obferve  expoferoit  à  de  grandes  cenfures  ceux  qui  ne  s'exprimen' 
pas  nettement  &  diftin&ement  dans  leurs  difcours  de  Morale.  Car  puis- 
qu'on peut  connoître  la  lignification  précife  des  noms  des  Modes  mixtes, 
ou  ce  qui  eft  la  même  chofe,  l'effence  réelle  de  chaque  Efpèce,  parce  qu'ils 
ne  font  pas  formez  par  la  Nature,  mais  par  les  hommes  mêmes,  c'eft  une 
grande  négligence  ou  une  extrême  malice  que  de  difcourir  de  chofes  mo- 
rales d'une  manière  vague  &  obfcure  :  ce  qui  eft  beaucoup  plus  pardon- 
nable lorfqu'on  traite  des  Subftances  naturelles,  auquel  cas  il  eft  plus  diffi- 
cile d'éviter  les  termes  équivoques,  par  une  raifon  toute  oppofée, comme 
nous  verrons  tout  à  l'heure. 

§.  16.  C'eft  fur  ce  fondement  que  j'ofe  me  perfoader  que  la  Morale  ^,'"  jf°J?,e  . 
eft  capable  de  démonftration  auflî  bien  que  les  Mathématiques ,   puis-  monttmion. 
qu'on  peut  connoître   parfaitement  &  précilement   l'eflènce   réelle   des 
chofes  que  les  termes  de  Morale  fignifient,  par  où  l'on  peut  découvrir 
certainement ,  quelle  eft  la  convenance  ou  la  dii<  nce  des  chofes  mê- 

mes en  quoi  confiée  la  parfaire  ConnoiiTaace.    Et  qu'un  ne  m'objeéfc  pis 
que  dans  làMorslc  on  a  fouvenc  occafîon  d'employer  les  noms  des  Subftan- 

Ggg  2  ces 


4ic 


Remèdes  contre  V Imperfection 


.Ciîap.XL 


Les   matières  de 
.Morale  peuvent 
être  traitées 
clairement  par 
le  moyen  des 
deiiniuons. 


ces  aufll  bien  que  ceux  des  Modes ,  ce  qui  y  caufera  de  l'obfcurité  :  car  pour 
les  Subftances  qui  entrent  dans  les  Difcours  de  Morale ,  on  en  fuppofe  les 
diverfes  natures  plutôt  qu'on  ne  fonge  à  les  rechercher.  Par  exemple, 
quand  nous  difons ,  que  X Homme  efl  fujet  aux  Loix ,  nous  n'entendons  autre 
chofe  par  le  mot  Homme  qu'une  Créature  corporelle  &  raifonnable,  fans  nous 
mettre  aucunement  en  peine  de  lavoir  quelle  eftl'effence  réelle  ou  les  autres 
Qualitez  de  cette  Créature.  Ainli,  que  les  Naturaliftes  difputent  tant  qu'ils 
voudront  entr'eux,  fi  un  Enfant  ou  un  Imbecille  eft  Homme  dans  un  fens 
phyfique,  cela  n'interefle  en  aucune  manière  Y  Homme  moral,  fi  j'ofe  l'ap- 
peller  ainfi ,  qui  ne  renferme  autre  chofe  que  cette  idée  immuable  &  inalté- 
rable d'un  Etre  corporel  &  raifonnable.  Car  fi  l'on  trouvoit  un  Singe  ou  quel- 
que autre  Animal  qui  eût  l'ufage  de  la  Raifon  à  tel  degré  qu'il  fut  capable 
d'entendre  les  fignes  généraux  &  de  tirer  des  conféquences  des  idées  géné- 
rales, il  feroit  fans  doute  fujet  aux  Loix,  &  feroit  Homme  en  ce  fens-là, 
quelque  différent  qu'il  fût,  par  fa  forme  extérieure,  des  autres  Etres  qui 
portent  le  nom  d1 Homme.  Si  les  noms  des  Subftances  font  employez  com- 
me il  faut  dans  les  Difcours  de  Morale ,  ils  n'y  cauferont  non  plus  de  défor- 
dre  que  dans  des  Difcours  de  Mathématique,  dans  lefquels  fi  les  Mathémati- 
ciens viennent  à  parler  d'un  Cube  ou  d'un  Globe  d'or,  ou  de  quelque  au- 
tre matière,  leur  idée  eft  claire  &  déterminée,  fans  varier  le  moins  du  mon- 
de, quoi  qu'elle  puifle  être  appliquée  par  erreur  à  un  Corps  particulier, 
auquel  elle  n'appartient  pas.. 

g.  17.  J'ai  propofé  cela  enpaffant  pour  faire  voir  combien  il  importe  qu'à 
l'égard  des  noms  que  les  hommes  donnent  aux  Modes  mixtes ,  &  par  confé- 
quent  dans  tous  leurs  difcours  de  Morale ,  ils  ayent  foin  de  définir  les  mots  lorf- 
que  l'occafion  s'en  préfente,  puifque  par-là  l'on  peut  porter  la  connoiffance  des 
véritez  morales  à  un  Ci  haut  point  de  clarté  &  de  certitude.  Et  c'eft  avoir  bien 
peudefincerité,  pour  ne  pas  dire  pis,  que  derefuferde  le  faire,  puifque  la 
définition  eft  le  feul  moyen  qu'on  ait  de  faire  connoitre  le  fens  précis  des  ter- 
mes de  Morale  ;  &  un  moyen  par  où  l'on  peut  en  faire  comprendre  le  fens  d'une 
manière  certaine,  &  fans  laiffer  fur  cela  aucun  lieu  à  la  difpute.  C'eft  pourquoi 
la  négligence  ou  la  malice  des  hommes  eft  inexcufable ,  fi  les  Difcours  de 
Morale  ne  font  pas  plus  clairs  que  ceux  de  Phyfique,  puifque  les  Difcours 
de  Morale  roulent  fur  des  idées  qu'on  a  dans  l'Efprit,  &  dont  aucune  n'eft 
ni  fauffe  ni  difproportionnée,  par  la  raifon  qu'elles  ne  fe  rapportent  ànuls 
Etres  extérieurs  comme  à  des  Archétypes  auxquels  elles  doivent  être  con- 
formes. Il  eft  bien  plus  facile  aux  hommes  de  former  dans  leur  Efprit  une 
idée,  pour  être  un  Modèle  auquel  ils  donnent  le  nom  de  Jujlice,  de  forte 
que  toutes  les  aftions  qui  feront  conformes  à  un  Patron  ainfi  fait,  paffent 
fous  cette  dénomination,  que  de  fe  former,  après  avoir  vu  Arijlide,  une 
telle  idée  qui  en  toutes  choies  reflemble  exactement  à  cette  perfonne  ,  qui 
eft  telle  qu'elle  eft,  fous  quelque  idée  qu'il  plaife  aux  hommes  de  fe  la  re- 
préfenter.  Pour  former  la  première  de  ces  idées  ,  ils  n'ont  befoin  que  de 
connoître  la  combinaifon  des  idées  qui  font  jointes  enfemble  dans  leur  Efprit; 
&  pour  former  l'autre,  il  faut  qu'ils  s'engagent  dans  la  recherche  delacon- 
ftitution  cachée  &  abftrufe  de  toute  la  nature  &des  diverfes  qualitez  d'une 
Chofe  qui  exifte  hors  d'eux-mêmes.  §.  1  8-  Une. 


&  F  Abus  des  Mois.  L  i  v.  1 1 1.  411 

§.  18-  Une  autre  raifon  qui  rend  la  définition  des  Modes  mixtes  fi  née'ef-  Cn  ap.  XI. 
faire,  &  fur-tout  celle  des  mots  qui  appartiennent  à  laMoràle,  c'èftce  que  E:  c'eft  le  feul- 
je  viens  de  dire  en  paiiant,  que  c  eft  la  feule  voye par  on  l  on  1    .       omoitre 
certainement  la  plupart  de  ces  mots.     Car  la  plus  grande  partie  des  idées  qu'ils 
fignifient,  étant  de  telle  nature  qu'elles  n'exiftent  nulle  part  enfemble,  mais 
font  difperfées  &  mêlées  avec  d'autres,  c'eft  l'Elprit  feul  qui  les  .  & 

les  réunit  en  une  feule  idée:  &  ce  n'eft  que  par  le  moyen  des  paroles  que 
venant  à  faire  rémunération  des  différentes  idées  fimples  que  L'Elprit  a  jointes 
enfemble,  nous  pouvons  faire  connoitre  aux  autres  ce  qu'emportent  les  noms 
de  ces  Modes  mixtes,  car  les  Sens  ne  peuvent  en  ce  cas-là  nous  être  d'aucun 
fecours  en  nous  préfentant  des  objets  fenlibles,  pour  nous  montrer  les  idées 
que  les  noms  de  ces  Modes  fignifient,  comme  ils  le  font  fouvent  à  l'égard 
des  noms  des  idées  fimples  qui  font  fenfibles ,  &  à  l'égard  des  noms  des 
Subftances  jufqu'à  un  certain  degré. 

§.   19.  Pour  ce  qui  eft,  en  troiliéme  lieu,  des  moyens  d'expliquer  la  fi-    3.  a  regard  de» 
unification  des  noms  des  Subftances,  entant  qu'ils  fumifient  les  idées  que  subftances  le 

1      1  -nr    '  j-n_-     cl  -i  r  1    1-  moyen  de  taire 

nous  avons  de  leurs  Eipeces  diftinctes ,  il  faut,  en  plulieurs  rencontres ,  re-  connoitre  en 
courir  néceffairement  aux  deux  voyes  dont  nous  venons  de  parler,  qui  eft  de  i"ellcnson 
montrer  la  choie  quon  veut  connoitre,  ik  de  définir  les  noms  qu  on  em-  noms,  c'eft  de 
ployé  pour  l'exprimer.  Car  comme  il  y  a  ordinairement  en  chaque  forte  de  |el&deedifiiShie" 
Subftances   quelques  Qualitez  direclrices ,   fi  j'ofe  m'exprimer  ainfi,  aux- nom. 
quelles  nous  fuppofons  que  les  autres  idées  qui  compofent  notre  idée  com- 
plexe de  cette  Efpèce ,  font  attachées ,  nous  donnons  hardiment  le  nom  fpè- 
cifique  à  la  chofe  dans  laquelle   fe  trouve   cette  marque  caratlerijlique  que 
nous  regardons  comme  l'idée  la  plus  diftinftive  de  cette  Efpèce.  Ces  Qua- 
litez  directrices ,  ou,  pour  ainfi  dire ,  caraclerijliques ,   font  pour  l'ordinaire 
dans  les  différentes  Efpèces  d'Animaux  &  de  Végétaux  la  figure,  comme*  *l;v.  iii.  Ch. 
'  nous  l'avons  déjà  remarqué ,  &  la  couleur  dans  les  Corps  inanimez  ;  &  dans  ^J-  J^«*I5S 
quelques-uns ,  c'eft  la  couleur  &  la  figure  tout  enfemble. 

§.  20.  Ces  Qualitez  fenfibles  que  je  nomme  direclrices,  font,  pour  ainfi    ona«qnieri 
dire,  les  principaux  ingrédiens  de  nos  Idées  Ipécifiques,  &  font  par  con-  nùet»  les  idée* 
féquent  la  plus  remarquable  &  la  plus  immuable  partie  des  définitions  des  fikîe<sdes'sub!n~ 
noms  que  nous  donnons  aux  Efpèces  des  Subftances  qui  viennent  à  notre  lances  paria 

.'rr  ^  ■  iVi-t  c  •  r  ff  >     présentation   des 

connoillance.  Car  quoi  que  le  ion  Homme  foit  par  fa  nature  aulii  propre  a  subftances  mê- 
fignifier  une  idée  complexe,  compofée  à' Animalité  &  de  raifonnabilité ,  mes- 
unies  dans  un  même  fujet  qu'à  fignifier  quelque  autre  com'einaifon,  néan- 
moins étant  employé  pour  défigner  une  forte  de  Créature  que  nous  comp- 
tons de  notre  propre  Efpèce,  peut-être  que  la  figure  extérieure  doit  entrer 
aulîi  néceffairement  dans  notre  idée  complexe,  fignifiée  par  le  mot  Homme, 
qu'aucune  autre  qualité  que  nous  y  trouvions.  C'eft  pourquoi  il  n'eft  pas 
aifé  de  faire  voir  par  quelle  raifon  Y  Animal  de  Platon  /ans  plume ,  à  deux  pies , 
*vec  de  larges  ongles ,  ne  feroit  pas  une  auffi  bonne  définition  du  mot  Homme, 
confideré  comme  lignifiant  cette  Efpèce  de  Créature,  car  c'eft  la  figure  qui 
comme  qualité  directrice  femble  plus  déterminer  cette  Efpèce,  que  la  facul- 
té de  raifonner  qui  ne  paroît  pas  d'abord ,  &  même  jamais  dans  quelques- 

Ggg  3  uns.. 


4*i 


Remèdes  contre  l' Imperfection 


Chap.  XI. 


On  acquiert 
mieux  les  idées 
de  leurs  puil- 
ftnces  par  des 
définitions. 


uns.  Que  fi  cela  n'eft  point  ainfi ,  je  ne  vois  pas  comment  on  peut  excu- 
fer  de  meurtre  ceux  qui  mettent  à  mort  des  productions  monfirueufes  (  com- 
me on  a  accoutumé  de  les  nommer)  à  caufe  de  leur  forme  extraordinaire, 
fans  connoître  fi  elles  ont  une  Ame  raifonnable  ou  non  ;  ce  qui  ne  fe  peut 
non  plus  connoître  dans  un  Enfant  bien  formé  que  dans  un  Enfant  contre- 
fait ,  lorfqu'ils  ne  font  que  de  naître.  Et  qui  nous  a  appris  qu'une  Ame 
raifonnable  ne  fauroit  habiter  dans  un  Logis  qui  n'a  pas  juftementune  telle 
forte  de  frontifpice,  ou  qu'elle  ne  peut  s'unir  à  une  Efpèce  de  Corps  qui 
n'a  pas  précifément  une  telle  configuration  extérieure  ? 

g.  ai.  Or  le  meilleur  moyen  de  faire  connoître  ces  qualitez  carablerifli- 
qucs,  c'eft  de  montrer  les  Corps  où  elles  fe  trouvent  ;  &  à  grand'  peine 
pourroit-on  les  faire  connoître  autrement.  Car  la  figure  d'un  Cheval  ou 
d'un  Cafiîoivary  ne  peut  être  empreinte  dans  l'Efprit  par  des  paroles,  que 
d'une  manière  fort  groffi  ère  &  fort  imparfaite.  Cela  fe  fait  cent  fois  mieux 
en  voyant  ces  Animaux.  De  même,  on  ne  peut  acquérir  l'idée  delà  cou- 
leur particulière  de  l'Or  par  aucune  defcription,  mais  feulement  par  une 
fréquente  habitude  que  les  yeux  fe  font  de  confiderer  cette  couleur,  com- 
me on  le  voit  évidemment  dans  ces  perfonnes  accoutumées  à  examiner  ce 
Métal,  qui  diftinguent  fouvent  par  la  vûë  le  véritable  Or  d'avec  le  faux, 
le  pur  d'avec  celui  qui  eft  falfifié,  tandis  que  d'autres  qui  ont  d'auffi 
bons  yeux,  mais  qui  n'ont  pas  acquis,  par  ufage ,  l'idée  precife  de  cet- 
te couleur  particulière,  n'y  remarqueront  aucune  différence.  On  peut 
dire  la  même  choie  des  autres  idées  fimples ,  particulières  en  leur  efpè- 
ce à  une  certaine  Subftance,  auxquelles  idées  précifes  on  n'a  point 
donné  de  noms  particuliers.  Ainfi,  le  fon  particulier  qu'on  remarque 
dans  l'or,  &  qui  eft  diftincl  du  fon  des  autres  Corps,  n'a  été  défigné 
par  aucun  nom  particulier,  non  plus  que  la  couleur  jaune  qui  appar- 
tient à  ce  Métal. 

§.  a2.  Mais  parce  que  la  plupart  des  Idées  fimples  qui  compofent 
nos  Idées  fpécifiques  des  Subftances,  font  des  PuilTances  qui  ne  font 
pas  préfentes  à  nos  Sens  dans  les  chofes  confiderées  félon  qu'elles  pa- 
roiffent  ordinairement ,  il  s'enfuit  de  là  que  dans  les  noms  des  S ub fiances 
Von  peut  mieux  donner  à  connoître  une  partie  de  leur  fignification  en  faifant 
une  énumeration  de  ces  idées  fimples  qu'en  montrant  la  Sabflance  même.  Car 
celui  qui  outre  ce  jaune  brillant  qu'il  a  remarqué  dans  l'Or  par  le  mo- 
yen de  la  vue,  acquerra  les  idées  d'une  grande  duelilité,  de  fufïbihté, 
de  fixité,  &  de  capacité  d'être  diffous  dans  Y  Eau  Regale ,  en  confé- 
quence  de  l'énumeration  que  je  lui  en  ferai,  aura  une  idée  plus  par- 
faite de  l'Or ,  qu'il  ne  peut  avoir  en  voyant  une  pièce  d'or ,  par  ou 
il  ne  peut  recevoir  dans  l'Efprit  que  la  feule  empreinte  des  qualitez  les 
plus  ordinaires  de  l'Or.  Mais  fi  la  conftitution  formelle  de  cette  Ctoo» 
le  brillante,  pefante,  ductile,  &c.  d'où  découlent  toutes  ces  propnt- 
tez,  paroifibit  à  nos  Sens  d'une  manière  auiTi  diftindte  que  nous  vo- 
yons la  conftitution  formelle  ou  l'effènce  d'un  Triangle,  la  lignifica- 
tion du  mot  Or  pourroit  être  aufli  aifément  déterminée  que  celle  d'un 
Triangle. 

5.23.  Nous 


&V Abus  des  Mets.  Liv.  iiî.  423 

§.  23.  Nous  pouvons  voir  par-là   combien  le  fondement  de  toute  laCnAP.    XI. 
connoiflance  que  nous  avons  des  Chofes  corporelles ,  dépend  de  nos  Sens.  Reflexion  fur  u 
Car  pour  les  Efprits  féparez  des  Corps  qui  en  ont  une  connoiffance,  &  des  p^TËf^'ô" 
idées  certainement  beaucoup  plus  parfaites  que  les  nôtres,  nous  n'avons  ab- "oinentl"ch°- 
folument  aucune  idée  ou  notion  de  la  manière  (1)  dont  ces  chofes  leur  font  escorPoie  e 
connues.     Nos  connoiffances  ou  imaginations  ne  s'étendent  point  au  delà 
de  nos  propres  idées,  qui  font  elles-mêmes  bornées  à  notre  manière  d'ap- 
percevoir  les  chofes.     Et  quoi  qu'on  ne  puiffe  point  douter  que  les  Efprits 
d'un  rang  plus  fublime  que  ceux  qui  font  comme  plongez  dans  la  Chair,  ne 
puiffent  avoir  d'auffi  claires  idées  de  la  conftitution  radicale  des  Subftances, 
que  celles  que  nous  avons  de  la  conftitution  d'un  Triangle,  &  reconnoître 
par  ce  moyen  comment  toutes  leurs  propriétez  &  opérations  en  découlent, 
il  eft  toujours  certain  que  la  manière  dont  ils  parviennent  à  cette  connoiflan- 
ce, eft  au  deffus  de  notre  conception. 

§.  24.  Mais  bien  que  les  Définitions  fervent  à  expliquer  les  noms  des  Les  idées  des 
Subftances  entant  qu'ils  fignifient  nos  idées ,  elles  les  laiflènt  pourtant  dans  s^nces  doi. 
une  grande  imperfection  entant  qu'ils  fignifient  des  Chofes.  Car  les  noms  mes aù^cbofe'.' 
des  Subftances  n'étant  pas  fimplement  employez  pour  défigner  nos  Idées, 
mais  étant  auffi  deftinez  à  repréfenter  les  chofes  mêmes ,  &  par  conféquent 
à  en  tenir  la  place,  leur  fignification  doit  s'accorder  avec  la  vérité  des  cho- 
fes, auffi  bien  qu'avec  les  idées  des  hommes.  C'eft  pourquoi  dans  les  Sub- 
fiances il  ne  faut  pas  toujours  s'arrêter  à  l'idée  complexe  qu'on  s'en  forme 
d'ordinaire,  &  qu'on  regarde  communément  comme  la  fignification  du 
nom  qui  leur  a  été  donné;  mais  nous  devons  aller  un  peu  plus  avant,  re- 
chercher la  nature  &  les  propriétez  des  Chofes  mêmes,  &  par  cette  recher- 
che perfectionner,  autant  que  nous  pouvons ,  les  idées  que  nous  avons  de 
leurs  Efpéces  diftinctes,  ou  bien  apprendre  quelles  font  ces  propriétez  de 
ceux  qui  connoiflént  mieux  cette  Efpèce  de  chofes  par  ufage  &  par  expé- 
rience. Car  puifqu'on  prétend  que  les  noms  des  Subftances  doivent  figni- 
fier  des  collections  d'idées  fimples  qui  exiftent  réellement  dans  les  chofes 
mêmes ,  auffi  bien  que  l'idée  complexe  qui  eft  dans  l'Efprit  des  autres  hom- 
mes &  que  ces  noms  fignifient  dans  leur  ufage  ordinaire,  il  faut,  pour  pou- 
voir bien  définir  ces  noms  des  Subftances ,  érudier  l'Hiftoire  naturelle ,  & 
examiner  les  Subftances  mêmes  avec  foin,  pour  en  découvrir  les  propriétez. 
Car  pour  éviter  tout  inconvénient  dans  nos  difcours  &  dans  nos  raifonne- 
mens  fur  les  Corps  naturels  &  fur  les  chofes  fubftantielles ,  il  ne  fuffit  pas 
d'avoir  appris  quelle  eft  l'idée  ordinaire,  mais  confufe,  ou  très-imparfaite 
à  laquelle  chaque  mot  eft  appliqué  félon  la  propriété  du  Langage,  &  tou- 
tes les  fois  que  nous  employons  ces  mots,  de  les  attacher  conltamment  à 
ces  fortes  d'idées:  il  faut,  outre  cela,  que  nous  acquérions  une  connoiflan- 
ce 

(1)  L'homme,  dit  Montagne,  ne  peut  eftre  ceux  qui  chantent:  ou  à  un  hcmme  qui  ne  fut 

que  ce  qu'il  eft ,  ni  imaginer  que  Jeton  fa  portle.  jatr.au  au  camp ,  vouloir  difputer  des  armes  c>  U 

C'ejl  plus  grande  prefomltion  ,  du  Plutarque,  à  ta  guerre,  en  prefumant  comprendre  par  quelqut 

ceux  qui  ne  font  qu'hommes,  d'entreprendre  de  légère  conjecture,  les  (Jfets  d  un  art,qui  eft  hors  dt 

parler  v  difcourir  des  Dieux ,  que  ce  n'ejl  à  un  fa  cognoijTancc.ïL  s  s  A  i  s  ,Liv.  M.  Ch,  li.Tom» 

homme  ignorant  de  mujique,    vouloir  juger  de  il.  paj  405. Ed.de  la  Haye  I 7 2.7. 


414  Remèdes  contre  l'Imperfection 

Chap.    XI.    ce  hiflorique  de  telle  ou  telle  Efpèce  de  chofes,  afin  de  rectifier  &  de  fixer 
par-là  notre  idée  complexe  qui  appartient  à  chaque  Nom  fpécifique:  & 
dans  nos  entretiens  avec  les  autres  hommes  (  fi  nous  voyons  qu'ils  prennent 
mal  notre  penfée)  nous  devons  leur  dire  quelle  eft  l'idée  complexe  que  nous 
faifons  fignifier  à  un  tel  Nom.  Tous  ceux  qui  cherchent  à  s'inftruire  exac- 
tement des  chofes,  font  d'autant  plus  obligez  d'obferver  cette  méthode  , 
que  les  Enfans  apprenant  les  Mots  quand  ils  n'ont  que  des  notions  fort  im- 
parfaites des  chofes,  les  appliquent  au  hazard,  &  fans  fonger  beaucoup  à 
former  des  idées  déterminées  que  ces  mots  doivent  fignifier.     Comme  cette 
coutume  n'engage  à  aucun  effort  d'Efprit  &  qu'on  s'en  accommode  affez 
bien  dans  la  Converfation  &  dans  les  affaires  ordinaires  de  la  vie ,  ils  font  fu- 
jets  à  continuer  de  la  fuivre  après  qu'ils  font  hommes  faits,  &  par  ce  moyen 
ils  commencent  tout  à  rebours,  apprenant  en  premier  lieu  les  mots,  &  par- 
faitement,   mais    formant   fort   groffiérement   les   notions   auxquelles  ils 
appliquent   ces   mots    dans   Ja   fuite.     Il   arrive  par-là  que  des  gens  qui 
parlent  la  Langue  de  leur  Païs    proprement,    c'eft-à-dire   félon    les   rè- 
gles grammaticales    de    cette    Langue,    parlent  pourtant  fort   impropre- 
ment   des    chofes  mêmes  :  de  forte  que   malgré   tous   les   raifonnemens 
qu'ils  font  entr'eux,  ils  ne  découvrent  pas    beaucoup  de  véritez  utiles, 
&  n'avancent  que  fort  peu  dans   la  connoiflance  des  Chofes,  à  les  con- 
fiderer  comme    elles    font   en    elles-mêmes,  &  non  dans    notre    propre 
imagination;     Et  dans  le  fond,  peu  importe  pour  l'avancement  de  nos 
connoifîànces ,  comment  on  nomme  les  chofes    qui  en  doivent   être  le 
fujet. 
n n'eft  pas  aifé       §.  25.    C'eft    pourquoi    il   feroit    à  fouhaiter   que   ceux   qui    fe    font 

telle"  read'e  -exercez  à  des  Recherches  Phyfiques  &  qui  ont  une  connoiiîànce  par- 
ticulière de  diverfes  fortes  de  Corps  naturels,  vouluffent  propofer  les 
idées  fimples  dans  lefquelles  ils  obfervent  que  les  Individus  de  chaque 
Efpèce  conviennent  conftamment.  Cela  remedieroit  en  grande  partie 
à  cette  confufion  que  produit  l'ufage  que  différentes  perfonnes  font  du 
même  nom  pour  défigner  une  collection  d'un  plus  grand  ou  d'un  plus 
petit  nombre  de  Qualitez  fenfibles ,  félon  qu'ils  ont  été  plus  ou  moins 
inftruits  des  Qualitez  d'une  telle  Efpèce  de  Chofes  qui  paffent  fous 
une  feule  dénomination,  ou  qu'ils  ont  été  plus  ou  moins  exaéts  à  les 
examiner.  Mais  pour  compofer  un  Dictionaire  de  cette  efpèce  qui 
contînt,  pour  ainfi  dire,  une  Hiftoire  Naturelle,  il  faudroit  trop  de 
perfonnes  ,  trop  de  temps ,  trop  de  dépenfe ,  trop  de  peine  &  trop  de 
fugacité  pour  qu'on  puiffe  jamais  efperer  de  voir  un  tel  Ouvrage:  & 
jufqu'à  ce  qu'il  foit  fait,  nous  devons  nous  contenter  des  définitions 
des  noms  des  Subfiances  qui  expliquent  le  fens  que  leur  donnent  ceux 
qui  s'en  fervent.  Et  ce  feroit  un  grand  avantage ,  s'ils  vouloient  nous 
donner  ces  définitions,  lorfqu'il  eft  néceffaire.  C'eft  du  moins  ce  qu'on 
n'a  pas  accoutumé  de  faire.  Au  lieu  de  cela  les  hommes  s'entretien- 
nent &  difputent  fur  des  Mots  dont  le  fens  n'eft  point  fixé  entr'eux,  s'i- 
maginantfauffement'que  la  fignification  des  Mots  communs  eft  déterminée 
inconteflablement,  &  que  les  idées  précifes  que  ces  mots  lignifient ,  font 

fi 


6-T  Abus  des  Mots.    Liv  III.  4M 

fi  parfaitement  connues,  qu'il  y  a  de  la  honte  à  les  ignorer:  deux  fuppo-  Chap.  XL 
fitions  entièrement  faufîes.     Car  il  n'y  a  point  de  noms  d'idées  complexes 
qui  ayent  des  lignifications  fi  fixes  &  fi  déterminées  qu'ils  foient  conflam- 
ment  employez  pour  fignifier  juftementles  mêmes  idées;  &  un  homme  ne 
doit  pas  avoir  honte  de  ne  connoître  certainement  une  chofe  que  par  les 
moyens  qu'il  faut  employer  néceffairement  pour  la  connoître.     Par  confé- 
quent,  il  n'y  a  aucun  deshonneur  à  ignorer  quelle  eft  l'idée  prêche  qu'un 
certain  fon  lignifie  dans  l'Efprit  d'un  autre  homme ,  s'il  ne  me  le  déclare  lui- 
même  d'une  autre  manière  qu'en  employant  fimplement  ce  fon-là,  puifque 
fans  une  telle  déclaration,  je  ne  puis  le  favoir  certainement  par  aucune  au- 
tre voye.     A  la  vérité,  la  nécelîitédes'entre-communiquer  fespenfées  par 
le  moyen  du  Langage ,  ayant  engagé  les  hommes  à  convenir  de  !a  lignifi- 
cation des  mots  communs  dans  une  certaine  latitude  qui  peut  afiez  bien  fer- 
vir  à  la  converfation  ordinaire,  l'on  ne  peut  fuppofer  qu'un  homme  ignore 
entièrement  quelles  font  les  idées  que  l'Ufage  commun  a  attachées  aux  Mots 
dans  une  Langue  qui  lui  eft  familière.     Mais  parce  que  l'Ufage  ordinaire 
efl  une  Régie  fort  incertaine  qui  fe  réduit  enfin  aux  idées  des  Particuliers, 
c'eft  fouvent  un  modèle  fort  variable.     Au  relie,  quoi  qu'un  Dictionnaire 
tel  que  celui  dont  je  viens  de  parler ,  demandât  trop  de  temps ,  trop  de  pei- 
ne &  trop  de  dépenfe  pour  pouvoir  efpérer  de  le  voir  dans  ce  fiécle ,  il  n'eft 
pourtant  pas,  jecroi,  mal  a  propos  d'avertir  que  les  mots  qui  lignifient 
des  chofes  qu'on  connoit  &  qu'on  diltingue  par  leur  figure  extérieure  ,  de- 
vroient  être  accompagnez  de  petites  tailles-douces  qui  repréfentaflènt  ces 
chofes.     Un  Dictionnaire  fait  de  cette  manière  enfeigneroit  peut-être  plus 
facilement  &  en  moins  de  temps  (i)  la  véritable  lignification  de  quantité 
de  termes,  fur-tout  dans  des  Langues  de  Pais  ou  de  fiécles  éloignez,  &  fixe- 
roit  dans  l'Efprit  des  hommes  de  plus  juftes  idées  de  quantité  de  chofes  dont 
nous  lifons  les  noms  dans  les  Anciens  Auteurs ,  que  tous  les  vaft.es  &  labo- 
rieux Commentaires  des  plus  favans  Critiques.  Les  Naturalift.es  qui  traitent 
des  Plantes  &  des  Animaux,  ont  fort  bien  compris  l'avantage  de  cette  mé- 
thode; &  quiconque  a  eu  occafion  de  les  confulter,  n'aura  pas  de  peine  à 
reconnoître  qu'il  a,  par  exemple,  une  plus  claire  idée  de*  Y ylche  ou  d'un  f  *  Apium. 
Bouquetin,  par  une  petite  fleure  de  cette  Herbe  ou  de  cet  Animal,  qu'il  t  u<x>  <#&« 
ne  pourroit  avoir  par  le  moyen  d  une  longue  définition  du  nom  de  1  une  ou 
de  l'autre  de  ces  Chofes.     De  même,  il  auroit  fans  doute  une  idée  bien 
plus  diftincte  de  ce  que  les  Latins  appelloient  Strigilis  &  Siftrum,  fi  au  lieu 
des  mots  Etrille  &  Cymbale  qu'on  trouve  dans  quelques  Dictionnaires  Fran- 
çois comme  l'explication  de  ces  deux  mots  Latins,  il  pouvoit  voir  à  la  mar- 
ge de  petites  figures  de  ces  Inftrumens,  tels  qu'ils  étoient  en  ufage  parmi 

les 

(i)  Ce  deflein  a  été  enfin  exécuté  par  un  exaclcsdela  plupart  des  chofes  dont  on  trouve 

favant  Antiquaire ,  le  fameux  P.  de  Montfau-  les  noms  dans  les  Anciens  Auteurs  Grecs  ik 

con.  Son  Ouvrage  eft  intitule:  L'Antiquité  ex-*  Latins,  ik  qui  n'étant  plus  en  ufage,  nepeu- 

pliquée  &   repréfentit  en  figura,    fol.  10  voll.  vent  être  bien  repréfentées  à  l'Efprit,  que  par 

Paris  1712.  11  a  publié  en  1724  unSuplément  les  figures  qui  en  relient  dans  des  bas  reliefs, 

en  5.  voll.  in  fol.  Ce  curieux  Ouvrage  eft  plein  fur  les  Médailles  &  dans  d'autres  Monumens 

de  tailles-douces  qui  nous  donnent  des  idées  antiques. 

Hhh 


Cm?.  XL 


V.  Remède, 
employer  con- 
stamment le 
même  terme 
dans  1:  même 
(eus. 


Quand  on  chan- 
ge la  lignifica- 
tion d'un  mot, 
il  faut  avenir  en 
quel  fens  on  le 
prend. 


4x6  Remèdes  contre  l'Imperfection  &  l'Abus  des  Mots. 

les  Anciens.  On  traduit  fans  peine  les  mots  togz,  tunica  (kpallium  par  ceux 
de  robe ,  de  vejle  &  de  manteau  :  mais  par-là  nous  n'avons  non  plus  de  véri- 
tables idées  de  la  manière  dont  ces  habits  étoient  faits  parmi  les  Romains 
que  du  vifage  des  Tailleurs  qui  les  faifoient.  Les  figures  qu'on  traceroit 
de  ces  fortes  de  chofes  que  l'Oeuil  diftingue  par  leur  forme  extérieure ,  les 
feroient  bien  mieux  entrer  dans  l'Efprit,  &  par-là  détermineroknt  bien 
mieux  la  fignification  des  noms  qu'on  leur  donne,  que  tous  les  mots  qu'on 
met  à  la  place  ,  ou  dont  on  fe  fert  pour  les  définir.  Mais  cela  foit  dit  en 
paiTant. 

§.  26.  En  cinquième  lieu,  fi  les  hommes  ne  veulent  pas  prendre  la  peine 
d'expliquer  le  fens  des  mots  dont  ils  fe  fervent ,  &  qu'on  ne  puiilè  les  obli- 
ger à  définir  leurs  termes,  le  moins  qu'on  puifTe  attendre  c'eft  que  dans 
touslesDifcoursoùunhommeen  prétend  inftruire  ou  convaincre  un  autre, 
/'/  employé  confiamment  le  mime  terme  clans  le  même  fens.  Si  l'on  en  ufoit  ainfi, 
(  ce  que  perfonne  ne  peut  refufer  de  faire ,  s'il  a  quelque  fincerité  )  combien 
de  Livres  qu'on  auroit  pu  s'épargner  la  peine  de  faire  ?  combien  de  Con- 
troverfes  qui  malgré  tout  le  bruit  qu'elles  font  dans  le  Monde ,  s'en  iroient 
en  fumée  ?  Combien  de  gros  Volumes ,  pleins  de  mots  ambigus ,  qu'on  em- 
ployé tantôt  dans  un  fens  &  bientôt  après  dans  un  autre,  feroient  réduits  à 
un  fort  petit  efpace?  Combien  de  Livres  de  Philofophes  (pour  ne  parler 
que  de  ceux-là  )  qui  pourroient  être  renfermez  dans  une  coque  de  noix  auffi 
bien  que  les  Ouvrages  du  Poè'te? 

§.  27.  Mais  après  tout,  il  y  aune  fi  petite  provifion  de  mots  en  compa- 
raifon  de  cette  diverfité  infinie  de  penfées  qui  viennent  dans  l'Efprit ,  que 
les  hommes  manquant  de  termes  pour  exprimer  au  jufte  leurs  véritables  no- 
tions ,  feront  fouvent  obligez ,  quelque  précaution  qu'ils  prennent ,  de  fe 
fervir  du  même  mot  dans  des  fens  un  peu  différens.  Et  quoi  que  dans  la 
fuite  d'un  Difcours  ou  d'un  Raifonnement ,  il  foit  bien  malaifé  de  trouver 
l'occafion  de  donner  la  définition  particulière  d'un  mot  auiîi  fouvent  qu'on 
en  change  la  fignification ,  cependant  le  but  général  du  Difcours ,  fi  l'on  ne 
s'y  propofe  rien  de  fophiftique ,  fufBra  pour  l'ordinaire  à  conduire  un  Lec- 
teur intelligent  &  fincére  dans  le  vrai  fens  de  ce  Mot.  Mais  lors  que  ce- 
la n'eft  pas  capable  de  guider  le  Lecteur ,  l'Ecrivain  eft  obligé  d'expliquer 
fa  penfée ,  &  de  faite  voir  en  quel  fens  il  employé  ce  terme  dans  cet  en- 
droit-là. 


Fin  du  Troifiême  Livre, 


ESSAI 


4** 

ESSAI 

PHILOSOPHIQUE 

CONCERNANT 

^ENTENDEMENT  HUMAIN. 

LIVRE    QUATRIEME. 
DE  LA  CONNOISSANCE. 

CHAPITRE      I.  Chàp-  l 

.Dé  /«  Connoijfance  en  général. 


S-  ï-  ^^.y^w  Ul  sauEl'Efprit  n'a  point  d'autre  Objet  de  Tes  penfées  conT™Lncerc 
£id*S*c:kSS^S  &  de  fes  raifonnemens  que  fes  propres  Idées  qui  font  la  «wie fut  nos 

^^âsïSii^^a-tte.^.rt  Idées. 


feule  chofe  qu'il  contemple  ou  qu'il  puhTe  contempler, 
il  eit  évident  que  ce  n'efl  que  fur  nos  Idées  que  roule  tou- 
te notre  ConnoiiTance. 
^§       §.  2.11  mefemble  donc  que  la  Connoijfance  n"1  cjl  autre  Lj  conno^nee 
ao^5ç)î5CJ«c«ccxa  chofe  que  la  perception  de  la  liaifon  &  convenance,  ou  del'op-  '£  !,  ?^ulln°n. 
pofttion  £5?  de  la  difconvenance  qui  fe  trouve  entre  deux  de  nos  Idées.  C'efl,  dis-  ce  °»  ^  >»  dif- 
je,  en  cela  feul  que  confifte  la  ConnoiiTance.  Par-tout  où  fe  trouve  cette  deuxTde"«!  Je 
perception,  il  y  a  de  la  ConnoiiTance;  &  où  elle  n'efl:  pas,  nous  nefaurions 
jamais  parvenir  à  la  ConnoiiTance  ,  quoi  que  nous  puiffions  y  trouver,  fujet 
d'imaginer,  de  cenjetlurery  ou  de  croire.  Car  lorfque  nous  connoiffons  que  le 
Blanc  rfejl  pas  le  Noir ,  que  faifons-nous  autre  chofe   qu'appercevoir  que 
ces  deux  idées  ne  conviennent  point   enfemble  ?  De  même ,  quand  nous 

H  h  h  2  fcrn- 


4,:  §  De  la  Connoijfance  en  général.  Liv.  IV. 

Chap.  I.       fommes  fortement  convaincus  en  nous-mêmes,  Que  les  trois  Jngtes  d'un 

Triangle  font  égaux  à  deux  Droits,  nous  ne  faifons  autre  chofe  qu'apperce- 

voir  que  l'égalité  à  deux  Angles   droits  convient  neceffairement  avec  les 

trois  Angles  d'un  Triangle,  &  quelle  en  efl  entièrement  infeparable. 

cette  cmvs-  g.    3.  Mais  pour  voir  un  peu  plus  diflinctement  en  quoi  confifle  cette 

quatre  efpeces.     convenance  ou  difconvenance ,  je  croi  qu'on  peut  la  réduire  à  ces  quatre 
Efpèces. 

1 .  Identité  ou  Diverfité. 

2.  Relation 

3.  Co'éxiflence ,  ou  connexion  nécejfaire. 

4.  Exijlence  réelle. 

La  première  eii        §.  4.  Et  pour  ce  qui  efl  de  la  première  efpècede  convenance  ou  de  dif- 
ÎVho'i'frfa      convenance,   qui  efl  V Identité  ou  la  Diyerfté;  le  premier  &  le  principal 
acle  de  l'Efprit,  lorfqu'il  a  quelque  fentiment  ou  quelque  idée,  c'efl  d'ap- 
percevoir  les  idées  qu'il  a ,  &  autant  qu'il  les  apperçoit ,  de  voir  ce  que 
chacune  efl  en  elle-même,  &  par-là  d'appercevoir  aufîi  leur  différence,  & 
comment  l'une  n'eft  pas  l'autre.  C'efl  une  chofe  fi  fort  néceflaire,  que  fans 
cela  l'Efprit  ne  pourroit  ni  connoître,  ni  imaginer,  ni  raifonner,  ni  avoir 
abfolument  aucune  penfée  diflincle.     C'efl  par- là,  dis-je  ,  qu'il  apperçoit 
clairement  &  d'une  manière  infaillible  que  chaque  idée  convient  avec  elle- 
même,  &  qu'elle  efl  ce  qu'elle  efl;  &  qu'au  contraire  toutes  les  idées  dif- 
tinefes  difeonviennent  entre  elles,  c'eft-à-dire,  que  l'une  n'efl  pas  l'autre: 
ce  qu'il  voit  fans  peine,  fans  effort,  fans  faire  aucune  déduction,  mais  dès 
la  première  vûë,  par  la  puifiance  naturelle  qu'il  a  d'appercevoir  &  de  dis- 
tinguer les  chofes.     Quoi  que  les  Logiciens  ayent  réduit  cela  à  ces  deux 
Règles  générales,   Ce  qui  ejl ,  efl;  &    Il  efl  impoflïble  qu'une  même  chofe  fait 
£5?  ne  J oit  pas  en  même  temps,  afin  de  les  pouvoir  promptement  appliquer  à 
tous  les  cas  où  l'on  peut  avoir  fujet  d'y  faire  réflexion ,  il  efl  pourtant  cer- 
tain que  c'efl  fur  des  idées  particulières  que  cette  faculté   commence  de 
s'exercer.     Un  homme  n'a  pas  plutôt  dans  l'Efprit  les  idées  qu'il  nomme 
blanc  &  rond,  qu'il  connoit  infailliblement  que  ce  font  les  idées  qu'elles 
font  véritablement ,  &  non  d'autres  idées  qu'il  appelle  rouge  ou  quarré.   Et 
il  n'y  a  aucune  Maxime  ou  Propofition  dans  le  Monde  qui  puiffe  le  lui  faire 
connoître  plus  nettement  ou  plus  certainement  qu'il  ne  faifoit  auparavant 
fans  le  fecours  d'aucune  Règle  générale.     C'efl  donc  là  la  première  conve- 
nance on  difconvenance  que  l'Efprit  apperçoit  dans  fes  Idées,  &  qu'il  ap- 
perçoit toujours  dès  la  première  vûë.     Que  s'il  s'élevejamais  quelque  dou- 
te fur  ce  fujet,  on  trouvera  toujours  que  c'efl  fur  les  noms  &  non  fur  les 
idées  mêmes ,  defquelles  on  appercevra  toujours  l'Identité  &  la  Diverfité, 
auifi-tôt  &  aufii  clairement  que  les  idées  mêmes.  Cela  ne  fauroit  être  autre- 
ment. 
La  féconde  peut         §.  5.  La  féconde  forte  de  convenance  au  de  difconvenance  que  l'Efprit 
être  appeiiée        apperçoit  dans  quelqu'une  de  fes  idées,  peut. être  appellée  Relative;  &  ce 

Rtliitivt.  >    n.  tri  ■  1  n.  1  u  •  1 

nelt  autre  chofe  que  la  perception  du  rapport  qui  elt  entre  deux  Idées,  de 
quelque  efpèce  qu'elles  foient,  Subjlances^  Modes,  ou  autres.  Car  puifque 
toutes  les  Idées  diflinctes  doivent  être  éternellement  reconnues  pour  n'être 

pas 


Delà  Comioiffiince  en  général.  Liv.  IV.  429 

pas  les  mêmes ,  &  ainfi  être  univerfellement  &  conftamment  niées  l'une  ce  C11  a  p.  I. 
l'autre,  nous  n'aurions  abfolument  point  de  moyen  d'arriver  à  aucune 
connoiflance  pofitive,  fi  nous  ne  pouvions  appercevoir  aucun  rapport 
entre  nos  idées,  ni  découvrir  la  convenance  ou  la  clifconvenance  qu'el- 
les ont  l'une  avec  l'autre  dans  les  difFérens  moyens  dont  l'Efprit  fe  fert 
pour  les  comparer  enfemble. 

§.  6.  La  troifiéme  efpèce  de  convenance  ou  de  difconvenance  qu'on  peut  LatroiGtmee» 
trouver  dans  nos  Idées,  &  fur  laquelle  s'exerce  laPcrception  de  l'Efprit,  c'eft  la  "ne  »»»«»»« 

..    .„  '..«ii  r  ■  1  •  de  coeïiflence, 

loexijtence  ou  la  non- coëxiftence  dans  le  même  lujet  ;  ce  qui  regarde  particu- 
lièrement les  Subfiances.  Ainii,  quand  nous  affirmons  touchant  l'Or, 
qu'il  eft  fixe,  la  connoiflance  que  nous  avons  de  cette  vérité  fe  réduit 
uniquement  à  ceci,  que  la  fixité  ou  la  puiffance  de  demeurer  dans  le 
Feu  fans  fe  confumer,  eft  une  idée  qui  fe  trouve  toujours  jointe  avec 
cette  efpèce  particulière  de  jaune,  de  pefanteur,  de  fufibilité,  de  mal- 
léabilité &  de  capacité  d'être  diflbus  dans  Y  Eau  Regale,  qui  compofe 
notre  idée  complexe  que  nous  délignons  par  le  mot  Or. 

§.  7.  La  dernière  &  quatrième  efpèce  de  convenance,  c'eft  celle  eftVei?ed'ue'me 
d'une  '  exiftence  aêtuelle  &  réelle  qui  convient  à  quelque  chofe  dont  exiftence  «die. 
nous  avons  l'idée  dans  l'Efprit.  Toute  la  connoiflance  que  nous  avons 
ou  pouvons  avoir,  eft  renfermée,  fi  je  ne  me  trompe,  dans  ces  quatre 
fortes  de  convenance  ou  de  difconvenance.  Car  toutes  les  recherches 
que  nous  pouvons  faire  fur  nos  Idées,  tout  ce  que  nous  connoiflbns  ou 
pouvons  affirmer  au  fujet  d'aucune  de  ces  idées,  c'eft  qu'elle  eft  ou 
n'eft  pas  la  même  avec  une  autre  ;  qu'elle  coè'xifte  ou  ne  coè'xifte  pas 
toujours  avec  quelque  autre  idée  dans  le  même  fujet;  qu'elle  a  tel  ou 
tel  rapport  avec  quelque  autre  idée;  ou  qu'elle  a  une  exiftence  réelle 
hors  de  l'Efprit.  Ainfi,  cette  Propofition  le  Bleu  neft  pas  le  Jaune, 
marque  une  difconvenance  d'Identité:  Celle-ci,  Deux  triangles  dont  la 
bafe  eft  égale  £5?  qui  font  entre  deux  lignes  parallèles,  font  égaux,  fignifie 
une  convenance  de  rapport:  Cette  autre,  le  Fer  eft  fufceptible  des  im- 
prejftons  de  r  Aimant ,  emporte  une  convenance  de  coëxiftence:  Et  ces 
mots,  Dicuexifte,  renferment  une  convenance  d'exiftence  réelle.  Quoi 
que  Y Ide„tité  &  la  Coëxiftence  ne  foient  efieftivement  que  de  fimples 
relations,  elles  fourniflènt  pourtant  à  l'Efprit  des  moyens  fi  particuliers 
de  confiderer  la  convenance  ou  la  difconvenance  de  nos  Idées  ,  qu'el- 
les méritent  bien  d'être  confiderées  comme  des  chefs  diftin&s,  &  non 
Amplement  fous  le  titre  de  Relation  en  général,  puifque  ce  font  des 
fondemens  d'affirmation  &  de  négation  fort  différens,  comme  il  paroî- 
tra  aifément  à  quiconque  prendra  feulement  la  peine  de  réfléchir  fur 
ce  qui  eft  dit  en  plufieurs  endroits  de  cet  Ouvrage.  Je  devrais  exami- 
ner préfentement  les  difFérens  dégrez  de  notre  Connoiflance:  mais  il 
faut  confiderer  auparavant  les  divers  fens  du  mot  Connoifjauce. 

§•  8-  H  y  a   différens    états  dans  lefquels  l'Efprit  fe  trouve  imbu  de  uyannecon- 
la  Vérité,  &  auxquels  on  donne  îe  nom  de  Connoiftfay.ee.  îfSimï" 

I.  11  y  a  une  connoiflance  actuelle  quieft  laperception  préfente  que  l'Ef 
prit  a  de  la  convenance  ou  de  la  difconvenance  de  quelqu'une  de  fes  Idées, 
ou  du  rapport  qu'elles  ont  l'une  à  l'autre.  Hhh  3  II.  On 


4p  De  la  Connoiffance  en  géne'r al.  Liv.  IV. 

Chap.  I.  II.    On  dit,  en  fécond  lieu,  qu'un  homme  connoit  une  Propofkion 

lorfque  cette  Propofkion  ayant  été  une  fois  préfente  à  fon  Efprit,  il  a  ap- 
perçu  évidemment  la  convenance  ou  la  disconvenance  des  Idées  dont  elle 
eft  compofée ,  &  qu'il  l'a  placée  de  telle  manière  dans  fa  Mémoire ,  que 
toutes  les  fois  qu'il  vient  à  réfléchir  fur  cette  Propofition,  il  la  voit  par  le 
bon  côté  fans  douter  ni  héfiter  le  moins  du  monde,  l'approuve ,& eft  allu- 
re de  la  vérité  qu'elle  contient.  C'eft  ce  qu'on  peut  appeller,  à  mon  avis, 
Connoiffance  habituelle.  Suivant  cela,  l'on  peut  dire  d'un  homme,  qu'il 
connoit  toutes  les  véritez  qui  font  dans  fa  Mémoire,  en  vertu  d'une  pleine 
&  évidente  perception  qu'il  en  a  eûë  auparavant,  &  fur  laquelle  l'Efprit  fe 
repofe  hardiment  fans  avoir  le  moindre  doute,  toutes  les  fois  qu'il  a  occa- 
fion  de  réfléchir  fur  ces  véritez.  Car  un  Entendement  aufli  borné  que  le 
nôtre,  n'étant  capable  de  penfer  clairement  &  diftin&ement  qu'à  une  feu- 
le chofe  à  la  fois,  fi  les  hommes  ne  connoiffent  que  ce  qui  eft  l'objet  ac- 
tuel de  leurs  penfees,  ils  feroient  tous  extrêmement  ignorans;  &  celui  qui 
connoîtroit  le  plus,  ne  connoîtroit  qu'une  feule  vérité,  l'Efprit  de  l'hom- 
me n'étant  capable  d'en  confiderer  qu'une  feule  à  la  fois. 

il  »  a  une  double      K.  g.  Il  y  a  auffi ,  vulgairement  parlant ,  deux  devrez  de  connoiffance 

bitaeiie.  habituelle. 

I.  L'un  regarde  ces  Vérités  tr/ifes  comme  en  referve  dans  la  Mémoire  qui  ne 
fe  présentent  pas  plutôt  à  l 'Efprit  qu'il  voit  le  rapport  qui  eft  entre  ces  idées.  Ce 
qui  fe  rencontre  dans  toutes  les  Véritez  dont  nous  avons  une  connoiffance 
intuitive, où  les  idées  mêmes  font  connoître  par  une  vue  immédiate  la  con- 
venance ou  la  disconvenance  qu'il  y  a  entre  elles. 

II.  Le  fécond  degré  de  Connoiffance  habituelle  appartient  à  ces  Véritez, 
dont  C  Efprit  ayant  été  une  fois  convaincu,  il  conferve  le  fouvenir  de  la  convic- 
tion fans  en  retenir  les  preuves.  Ainfi,  un  homme  qui  fe  fouvient  certaine- 
ment qu'il  a  vu  une  fois  d'une  manière  démonftrative,  Que  les  trois  angles 
d'un  Triangle  font  égaux  à  deux  Droits,  eft  affiné  qu'il  connoit  la  vérité  de 
cette  Propofition,  parce  qu'il  ne  fauroit  en  douter.  Quoi  qu'un  homme 
puiiTe  s'imaginer  qu'en  adhérant  ainfi  à  une  vérité  dont  la  Démonftration 
qui  la  lui  a  fait  premièrement  connoître,  lui  a  échappé  de  l'Efprit,  il  croit 
plutôt  fa  mémoire,  qu'il  ne  connoit  réellement  la  vérité  en  queftion  ;  & 
quoi  que  cette  manière  de  retenir  une  vérité  m'ait  paru  autrefois  quelque 
chofe  qui  tient  le  milieu  entre  l'opinion  &  la  connoiffance ,  une  efpèce  d'af- 
fùrance  qui  eft  au  deffus  d'une  fimple  croyance  fondée  fur  le  témoignage 
d'autrui;  cependant  je  trouve  après  y  avoir  bien  penfé,  que  cette  connoif- 
fance renferme  une  parfaite  certitude,&  eft  en  effet  une  véritable  connoif- 
fance. Ce  qui  d'abord  peut  nous  faire  d'illufion  fur  ce  fujet,c'eft  que  dans 
ce  cas-là  l'on  n'apperçoit  pas  la  convenance  ou  la  difconvenance  des  Idées 
comme  on  avoit  fait  la  première  fois,  par  une  vûë  attuelle  de  toutes  les 
Idées  intermédiates  par  le  moyen  defquelles  la  convenance  ou  la  dif- 
convenance des  idées  contenues  dans  la  Propofition  avoit  été  apper- 
çuë  la  première  fois ,  mais  par  d'autres  idées  moyennes  qui  font  voir  la 
convenance  ou  la  difconvenance  des  Idées  renfermées  dans  la  Propofition 
dont  la  certitude  nous  eft  connue  par  voye  de  reminifcence.  Par  exemple, 

dans 


De  la  Connoiffance  en  gênerai.  L  i  v.  î  V.  4.3  1 

dans  cette  Propofition ,  les  trois  Angles  d'un  Triangle  font  égaux  à  deux  Droits,  C 11  a  p.  I. 
quiconque  a  vu  &  apperçu  clairement  la  démon ftracion  de  cette  vérité, 
connoit  que  cette  Propofition  eft  véritable  lors  mime  que  la  Démonftra- 
tion  lui  eft  fi  bien  échappée  de  l'Efprit,  qu'il  ne  la  voit  plus,  &  que  peut- 
être  il  ne  fauroit  la  rappeller,  mais  il  le  connoit  d'une  autre  manière  qu'il 
ne  faifoit  auparavant.  Il  apperçoit  la  convenance  des  deux  Idées  qui  ibnt 
jointes  dans  cette  Propofition,  mais  c'eft  par  l'intervention  d'autres  idées 
que  celles  qui  ont  premièrement  produit  cette  perception.  Il  fe  fouvient, 
c'eft- à-dire,  il  connoit  (  car  le  fouvenir  n'eft  autre  chofe  que  le  renouvel- 
lement d'une  chofe  paffée)  qu'il  a  été  une  fois  affûré  de  la  vérité  de  cette 
Propofition ,  Que  les  trois  Angles  d'un  Triangle  font  égaux  à  deux  Droits. 
L'immutabilité  des  mêmes  rapports  entre  les  mêmes  choies  immuables,  eft 
préfentement  l'idée  qui  fait  voir,  que  fi  les  trois  Angles  d'un  Triangle  ont 
été  une  fois  égaux  à  deux  Droits  ,  ils  ne  cefleront  jamais  d'être 
égaux  à  deux  Droits.  D'où  il  s'enfuit  certainement  que  ce  qui  a  été 
une  fois  véritable,  eft  toujours  vrai  dans  le  même  cas,  que  les  Idées 
qui  conviennent  une  fois  entre  elles ,  conviennent  toujours  ;  &  par  confé- 
quent  que  ce  qu'on  a  une  fois  connu  véritable,  on  le  reconnoîtra  toujours 
pour  véritable,  auffi  long-temps  qu'on  pourra  fe  relfouvenir  de  l'avoir  une 
fois  connu  comme  tel.  C'eft  fur  ce  fondement  que  dans  les  Mathémati- 
ques les  Démonftrations  particulières  fournifient  des  connoiffances  géné- 
rales. En  effet ,  fi  la  Connoiffance  n'étoit  pas  fi  fort  établie  fur  cette  per- 
ception ,  Que  les  mêmes  idées  doivent  toujours  avoir  les  mêmes  rapports ,  il  ne 
pourroit  y  avoir  aucune  connoiffance  de  Propofitions  générales  dans  les  Ma- 
thématiques :  car  nulle  Démonftration  Mathématique  ne  feroit  que  particu- 
lière ;  &  lorfqu'un  homme  auroit  démontré  une  Propofition  touchant  un 
Triangle  ou  un  Cercle ,  fa  connoiffance  ne  s'étendroit  point  au  delà  de  cet- 
te Figure  particulière.  S'il  vouloit  l'étendre  plus  avant ,  il  feroit  obligé 
de  renouveller  fa  Démonftration  dans  un  autre  exemple ,  avant  qu'il  pût 
être  affùré  qu'elle  eft  véritable  à  l'égard  d'un  autre  femblable  Triangle,  & 
ainfi  du  refte  :  auquel  cas,  on  ne  pourroit  jamais  parvenir  à  la  connoiffance 
d'aucune  Propofition  générale.  Je  ne  croi  pas  que  perfbnne  puiffe  nier  que 
Mr.  Newton  ne  connoiffe  certainement  que  chaque  Propofition  qu'il  lit 
préfentement  dans  fon  *  Livre  en  quelque  temps  que  ce  foit,  eft  véritable,  *  intitulé,  phi* 
quoi  qu'il  n'ait  pas  actuellement  devant  les  yeux  cette  fuite  admirable  d'Idées tyh}*.K?tUT*li'. 
moyennes  par  Ielquelles  il  en  découvrit  au  commencement  la  vente.  On  »«;«#, 
peut  dire  fùrement  qu'une  Mémoire  qui  feroit  capable  de  retenir  un  tel  en- 
chaînement de  véritez  particulières,  eft  au  delà  des  Facultez  humaines, 
puisqu'on  voit  par  expérience  que  la  découverte,  la  perception  &  l'affem- 
blage  de  cette  admirable  connexion  d'idées  qui  paroît  dans  cet  excellent 
Ouvrage  furpaffe  la  comprehenfion  de  la  plupart  des  Lecteurs.  Il  eft  pour- 
tant vifible  que  l'Auteur  lui-même  connoit  qne  telle  &  telle  Propofition  de 
fon  Livre  eft  véritable,  dès-là  qu'il.fe  fouvient  d'avoir  vu  une  fois  la  con- 
nexion de  ces  Idées  aulîi  certainement  qu'il  fait  qu'un  tel  homme  en  a  blef- 
fé  un  autre,  parce  qu'il  fe  fouvient  de  lui  avoir  vu  paffer  fon  épée  au  tra- 
vers du  Corps.  Mais  parce  que  le  fimple  fouvenir  n'eft  pas  toujours  fi  clair, 

que 


43  î-  "Ois  'Ùégrez  de  notre  ConnoiJJ'ance.  Liv.  IV. 

Chat.  I.  que  la  perception  aftuelle;  &  que  par  fucceffion  de  temps  elle  déchoit, 
plus  ou  moins,  dans  la  plupart  des  hommes,  c'eft  une  raifon,  entre  au- 
tres, qui  fait  voir  que  la  ConnoiJJ'ance  démonflrative  eft  beaucoup  plus  im- 
parfaite que  la  Connoijfance  intuitive,  ou  de  fimple  vtië,  comme  nous  Tal- 
ions voir  dans  le  Chapitre  fuivant. 

Chap.IL  •  C    H    A    P    I    T    R    E      IL 

Des  Dêgrez  de  notre  Connoijfance. 

ce  que c-e<\  que    §.   i.  TOute  notre  Connoiflance  confiftant,  comme  j'ai  dit,  dans  la 
intuitive0.'  wec  vu^  que  l'Efpric  a  de  fes  propres  Idées ,  ce  qui  fait  la  plus  vive 

lumière  &  la  plus  grande  certitude  dont  nous  foyons  capables  avec  les  Fa- 
cilitez que  nous  avons ,  &  félon  la  manière  dont  nous  pouvons  connoître  les 
Chofes,  il  ne  fera  pas  mal  à  propos  de  nous  arrêter  un  peu  à  confiderer  les 
différens  dégrez  d'évidence  dont  cette  Connoiflance  eft  accompagnée.  Il 
me  femble  que  la  différence  qui  fe  trouve  dans  la  clarté  de  nos  Connoiflan- 
ces,confifte  dans  la  différente  manière  dont  notre  Efprit  apperçoit  la  con- 
venance ou  la  difeonvenance  de  fes  propres  Idées.  Car  fi  nous  refiéchif- 
fons  fur  notre  manière  de  penfer,  nous  trouverons  que  quelquefois  l'Efprit 
apperçoit  la  convenance  ou  la  difeonvenance  de  deuxldées,immédiatement 
par  elles-mêmes ,  fans  l'intervention  d'aucune  autre,  ce  qu'on  peut  appeller 
une  ConnoiJJ'ance  intuitive.  Car  en  ce  cas  l'Efprit  ne  prend  aucune  peine 
pour  prouver  ou  examiner  la  vérité,  mais  il  l'apperçoit  comme  l'Oeuil  voit 
la  Lumière ,  dès-là  feulement  qu'il  eft  tourné  vers  elle.  Ainfi ,  l'Efprit  voit 
que  le  Blanc  n'eft  pas  le  Noir ,  qu'un  Cercle  n'eft  pas  un  Triangle ,  que  Trois 
eft  plus  que  Deux ,  &  eft  égal  à  deux  6?  un.  Dés  que  l'Efprit  voit  ces  idées 
enfemble ,  il  apperçoit  ces  fortes  de  véritez  par  une  fimple  intuition ,  fans 
l'intervention  d'aucune  autre  idée.  Cette  efpèce  de  Connoiflance  eft  la  plus 
claire  &  la  plus  certaine  dont  la  foiblelfe  humaine  foit  capable.  .  Elle  agit 
d'une  manière  irréfijlibk.  Semblable  à  l'éclat  d'un  beau  Jour,  elle  fe  fait  voir 
immédiatement  &  comme  par  force ,  dès  que  l'Efprit  tourne  la  vûë  vers  el- 
le; &  fans  lui  permettre  d'héfiter,  de  douter,  ou  d'entrer  dans  aucun  exa- 
men, elle  le  pénètre  auffi-tôt  de  fa  Lumière.  C'eft  fur  cette  fimple  vûë  qu'eft 
fondée  toute  la  certitude  &  toute  l'évidence  de  nos  Connoiffances  ;  & 
chacun  fent  en  lui-même  que  cette  certitude  eft  fi  grande,  qu'il  n'en  fau- 
roit  imaginer,  ni  par  conféquent  demander  une  plus  grande.  Car  perfonne 
ne  fe  peut  croire  capable  d'une  plus  grande  certitude,  que  de  connoître 
qu'une  idée  qu'il  a  dans  l'Efprit ,  eft  telle  qu'il  l'apperçoit  ;  &  que  deux 
Idées  entre  lefquelles  il  voit  de  la  différence ,  font  différentes  &  ne  font  pas 
précifément  la  même.  Quiconque  demande  une  plus  grande  certitude  que 
celle-là, ne  fait  ce  qu'il  demande,  &  fait  voir  feulement  qu'il  a  envie  d'être 
Pyrrhonien  fans  en  pouvoir  venir  à  bout.  La  certitude  dépend  fi  fort  de 
cette  intuition,  que  dans  le  degré  fuivant  de  Connoiflance  que  je  nomme 

Dé' 


Des  Dc'grtz  de  notre  Connoiffance.  L I  v.  I V.  433 

Démonftration,   cette  intuition  eft  abfolument  néceffaire  dans  toutes  les  Chap.  IL 
connexions  des  Idées  moyennes ,  de  forte  que  fans  elle  nous  ne  faurions 
parvenir  à  aucune  Connoiffance  ou  certitude. 

%■  2.   Ce  qui  conftitue  cet  autre  degré  de  notre  Connoiffance  ,  c'eft  9e  iue  c'e$  <iue 

*      1  1  .  1  il-  11"  Connoiffance 

quand  nous  découvrons  la  convenance  ou  la  disconvenance  de  quelques  deiuoniinuve. 
idées ,  mais  non  pas  d'une  manière  immédiate.  Quoi  que  par-tout  où  l'Ef- 
prit  apperçoit  la  convenance  ou  la  difeonvenance  de  quelqu'une  de  fes 
Idées,  il  v  ait  une  Connoiffance  certaine,  il  n'arrive  pourtant  pas  toujours 
que  l'Efprit  voye  la  convenance  ou  la  disconvenance  qui  eft  entre  elle?,!ors 
même  qu'elle  peut  être  découverte  :  auquel  cas  il  demeure  dans  l'ignoran- 
ce, ou  ne  rencontre  tout  au  plus  qu'une  conjecture  probable.  La  raifon 
pourquoi  l'Efprit  ne  peut  pas  toujours  appercevoir  d'abord  la  convenance 
ou  la  disconvenance  de  deux  Idées,  c'elt qu'il  ne  peut  joindre  ces  idées 
dont  il  cherche  à  connoître  la  convenance  ou  la  disconvenance,  en  forte 
que  cela  feul  la  lui  faffe  connoître.  Et  dans  ce  cas  où  l'Efprit  ne  peut  join- 
dre enfemble  fes  idées, pour  appercevoir  leur  convenance  ou  leur  disconve- 
nance en  les  comparant  immédiatement,  &  les  appliquant,  pour  ainfi  di- 
re, l'une  à  l'autre,  il  eft  obligé  de  fe  fervir  de  l'intervention  d'autres  idées 
(d'une  ou  de  plufieurs,  comme  il  fe  rencontre)  pour  découvrir  la  conve- 
nance ou  la  disconvenance  qu'il  cherche  ;  &  c'eft  ce  que  nous  appelions 
raifor.ner.  Ainfi,  dans  la  Grandeur,  l'Efprit  voulant  connoître  la  conve- 
nance ou  la  disconvenance  qui  fe  trouve  entre  les  trois  V\ngles  d'un  Trian- 
gle &  deux  Droits ,  il  ne  peut  le  faire  par  une  vue  immédiate ,  &  en  les 
comparant  enfemble,  parce  que  les  trois  Angles  d'un  Triangle  ne  fauroient 
être  pris  tout  à  la  fois ,  &  comparez  avec  un  ou  deux  autres  Angles  ;  ci: 
par  conféquent  l'Efprit  n'a  pas  fur  cela  une  connoiffance  immédiate  ou  in- 
tuitive. C'eft  pourquoi  il  eft  obligé  de  fe  fervir  de  quelques  autres  angles 
auxquels  les  trois  angles  d'un  Triangle  foient  égaux  :  &  trouvant  que  ceux- 
là  font  égaux  à  deux  Droits, il  connoit  par-là  que  les  trois  angles  d'un  Trian- 
gle font  auffi  égaux  à  deux  Droits. 

§.  3.  Ces  Idées  qu'on  fait  intervenir  pour  montrer  la  convenance  de  deux  E '-  dépend  des 
autres,  on  les  nomme  des  preuves  ;  &  lorsque  par  le  moyen  de  ces  preuves,  ?:t;"'ïs- 
on  vient  à  appercevoir  clairement  &  diftinctement  la  convenance  ou  la  dis- 
convenance des  idées  que  l'on  conlîdere,  c'eft  ce  qu'on  appelle  Démon 
tion,  cette  convenance  ou  djsconvenanee  étant  alors  montrée  à  l'Ente- 
ment,  de  forte  que  l'Efprit  voit  que  la  chofe  eft  ainii,  &  non  autrement. 
Au  refte ,  la  difpolition  que  l'Efprit  a  à  trouver  promprement  ces  idées 
moyennes  qui  montrent  la  convenance  ou  la  disconvenance  de  quelque  au- 
tre idée,  &  à  les  appliquer  comme  il  faut,  c'eft,  à  mon  avis,  ce  qu'on 
nomme  Sagacité. 

§.  4.  Quoi  que  cette  efpéee  de  Connoiffance  qui  nous  vient  par  le  fecours  1 
des  preuves ,  foit  certaine ,  elle  n'a  pourtant  pas  une  évidence  fi  forte  ni  . 
vive,  &  ne  fe  fait  pas  recevoir  fi  promptement,  que  la  Connoiil  mee 
fimple  vue'.     Car  quoi  que  dans  une  Démonftration ,  l'Efprit  appert 
enfin  la  convenance  ou  la  disconvenance  des  idées  qu'iltonfidere ,  ce  n 
pourtant  pas  fans  peine  &  fans  attention;  ce  n'eft  pas  par  une  fe 

I  i  i 


434  Des  Dcgrez  de  notre  Connoijjancc.  Liv.  IV. 

Chap.  II.     paffagére  qu'on,  peut  la  découvrir;  mais  en  s'appliquant  fortement  &  fans 
relâche.    Il  faut  s'engager  dans  une  certaine  progrelïïon  d'Idées,  faite  peu 
à  peu  &  par  dégrez ,  avant  que  l'Efprit  puiffe  arriver  par  cette  voye  à  la 
Certitude,  &  appercevoir  la  convenance  ou  l'oppofition  qui  eft  entre  deux 
idées ,  ce  qu'on  ne  peut  reconnoître  que  par  des  preuves  enchaînées  l'une 
à  l'autre,  &  en  faifant  ufage  de  fa  Raifon. 
EUe  eft  précédée       §•  5-  Une  autre  différence  qu'il  y  a  entre  la  Connoiffance  Intuitive  &  la 
de  quelque  doute.  Démonftrative ,  c'eft  qu'encore  qu il  ne  rejîe  aucun  cloute  dans  cette  dernière 
lorsque  par  l'intervention  des  idées  moyennes  on  apperçoit  une  fois  la  convenance 
ou  la  disconvenance  des  idées  quon  conftdére ,  il  y  en  avoit  avant  la  Démonftra- 
tion  :  ce  qui  dans  la  Connoiffance  intuitive  ne  peut  arriver  à  un  Efprit  qui 
poffede  la  Faculté  qu'on  nomme  Perception  dans  un  degré  affez  parfait  pour 
avoir  des  idées  diftincr.es.  Cela,  dis-je,  eft  auffi  impoffible ,  qu'il  eft  impof- 
fible  à  l'Oeuil  qui  peut  voir  distinctement  le  blanc  &  le  noir,  de  douter  fi 
cette  encre  &  ce  papier  font  de  la  même  couleur.    Si  la  Lumière  refléchie 
de  deffus  ce  Papier,  vient  à  le  frapper,  il  appercevra  tout  auffi-tôt,  fans 
héfiter  le  moins  du  monde,  que  les  mots  tracez  fur  le  Papier,  font  diffé- 
rens  de  la  Couleur  du  Papier  :  de  même  fi  l'Efprit  a  la  faculté  d'apperce- 
voir  diftinctement  les  chofes,  il  appercevra  la  convenance  ou  la  disconve- 
nance des  Idées  qui  produifent  la  Connoiffance  intuitive.  Mais  fi  les  Yeux 
ont  perdu  la  faculté  de  voir,  ou  l'Efprit  celle  d'appercevoir ,  c'eft  en  vain 
que  nous  chercherions  dans  les  premiers  une  vûë  pénétrante,  &  dans  le  der- 
nier une  (i)  Perception  claire  &  diltincte. 
Elle n'eft pas Cchi-      §.  6.  Il  eft  vrai  que  la  perception  qui.  eft  produitepar  voye  de  Démonf- 
Unieeimuiti"e°lf  tration  ■>  e^  au^  f°rt  claire  :    mais  cette  évidence  eft  fouvent  bien  diffé- 
rente de  cette  Lumière  éclatante,  de  cette  pleine  afïurance  qui  accom- 
pagne toujours  ce  que  j'appelle  Connoiffance  intuitive.     Cette  premiè- 
re perception  qui  eft  produite  par  voye  de  Démonftration  peut  être  com- 
parée à  l'image  d'un  Vifage  refléchi  par  plufieurs  Miroirs  de  l'un  à  l'autre, 
qui  auffi  long-temps  qu'elle  conferve  de  la  reffemblance  avec  l'Objet,  pro- 
duit de  la  Connoiffance,  mais  toujours  en  perdant,  à  chaque  reflexion  fuc- 
ceffive,  quelque  partie  de  cette  parfaite  clarté  &  diftinétion  qui  eft  dans  la 
première  image ,  jusqu'à  ce  qu'enfin  après  avoir  été  éloignée  plufieurs  fois,, 
elle  devient  fort  confufe,  &  n'eft  plus  d'abord  fi  reconnoiffable,&  fur-tout 
par  des  yeux  foibles.     Il  en  eft  de  même  à  l'égard  de  la  Connoiffance  qui 
eft  produite  par  une  longue  fuite  de  preuves, 
cinque  dégté  de        §•  7-  Au  refte ,  à  chaque  pas  que  la  Raifon  fait  dans  une  Démonftra- 
h  déduaion  doit   tion    il  faut  qu'elle  appercoive  par  une  connoiffance  de  Ample  vûë  la  con- 

étte  connu  intui-  '  i      i-  *^J  •■  .  r       i  î     î        •  i  ■ 

tivement,  &  par    venance  ou  la  disconvenance  de  c  .aque  idée  qui  lie  enfemble  les  idées  en- 
lui-mêmc.  tre  lesquelles  elle  intervient  pour  montrer  la  convenance  ou  la  disconve- 

nance des  deux  idées  extrêmes.  Car  .fans  cela,  on  auroit  encore  befoin 
de  preuves  pour  faire  voir  la  convenance  ou  Ja  disconvenance  que  chaque 
idée  moyenne  a  avec  celles  entre  lesquelles  elle  eft  placée ,  puisque  fans 

la 

(0  Ce  mot  fe  prend  ici  pour  une  Faculté,  &  c'eft  dans  ce  fens  qu'on  l'a  pris  au  Liv.  IL 
Ch. IXine.  intitulé,  De  ia  V ineptie». 


Des  De'grcz,  de  nôtre  Connoijfance.  Liv.  IV.  43? 

la  perception  d'une  telle  convenance  ou  disconvenance,  il  ne  fauroit  y  Chat.  II. 
avoir  aucune  connoiflance.  Si  elle  eft  apperçuc  par  elle-même,  c'eft  une 
connoiflance  intuitive;  &  fi  elle  ne  peut  être  apperçuc  par  elle-même,  il 
faut  quelque  autre  idée  qui  intervienne  pour  fervir,  en  qualité  de  mefure 
commune,  à  montrer  leur  convenance  ou  leur  disconvenance.  D'où  il 
paroît  évidemment,  que  dans  le  raifonnement  chaque  degré  qui  produit 
de  la  connoiflance,  a  une  certitude  intuitive,  que  l'Efprit  n'a  pas  plutôt 
apperçuë  qu'il  ne  refte  autre  chofe  que  de  s'en  reflbuvenir,  pour  faire  que 
la  convenance  ou  la  disconvenance  des  Idées,  qui  eil  le  fujet  de  notre 
recherche,  foit  vifible  &  certaine.  De  forte  que  pour  faire  une  Démonf- 
tration,  il  eft  néceflaire  d'appercevoir  la  convenance  immédiate  des  idées 
moyennes,  fur  lesquelles  eft  fondée  la  convenance  ou  la  disconvenance 
des  deux  idées  qu'on  examine,  &  dont  l'une  eft:  toujours  la  première  & 
l'autre  la  dernière  qui  entre  en  ligne  de  compte.  L'on  doit  aufli  retenir 
exactement  dans  l'Efprit  cette  perception  intuitive  de  la  convenance  ou  dis- 
convenance des  idées  moyennes ,  dans  chaque  degré  de  la  Demonftration  ; 
&  il  faut  être  aflùré  qu'on  n'en  omet  aucune  partie.  Mais  parce  que , 
lorsqu'il  faut  faire  de  longues  déduclions  &  employer  une  longue  fuite  de 
preuves ,  la  Mémoire  ne  conferve  pas  toujours  û  promptement  &  fi  exac- 
tement cette  liaifon  d'idées,  il  arrive  que  cette  connoiflance  à  laquelle  on 
parvient  par  voye  de  Demonftration,  eft  plus  imparfaite  que  la  Connoif- 
fance  intuitive,  &  que  les  hommes  prennent  fouvent  des  fauifetez  pour  des 
Démonftrations. 

§.  8-  La  nécefiité  de  cette  connoiflance  de  fimple  vue  à  l'égard  de  cha-  De  w  vient  je 
que  degré  d'un  raifonnement  démonftratif,  a,  je  penfe,  donné  occafion  à  ^[TccÎa^o- 
cet  Axiome,  que  tout  raifonnement  vient  de  chofes  déjà  connues  &  déjà  mt^ue uut raj/b» 
accordées,  ex  pracognitis  fj?  prœconceflïs ,  comme  on  parle  dans  les  Ecoles.  Vb^UjaHmait 
Mais  j'aurai  occafion  de  montrer  plus  au  long  ce  qu'il  y  a  de  faux  dans  cet  &  ieia  okoUui. 
Axiome,  lorsque  je  traiterai  des  Propofitions,  &  fur-tout  de  celles  qu'on 
appelle  Maximes ,  qu'on  prend  mal  à  propos  pour  les  fondemens  de  toutes 
nos  Connoiffances  &  de  tous  nos  Raifonnemens,  comme  je  le  ferai  voir  au 
même  endroit. 

§.  9.    C'eft  une  Opinion  communément  reçue,  qu'il  n'y  a  que  les  Ma-  ^0"™^"" 
thématiques  qui  foient  capables  d'une  certifude  démonftrative.  Mais  corn-  ne  1  pas  bornée 
me  je  ne  vois  pas  que  ce  foit  un  privilège  attaché  uniquement  aux  Idées  de  a  a  Qilantltc- 
Nombre,  d'Etendue"  &  de  Figure,  d'avoir  une  convenance  ou  disconve- 
nance qui  puiffe  être  apperçuë  intuitivement,  c'eft  peut-être  faute  d'appli- 
cation de  notre  part,  &  non  d'une  affez  grande  évidence  dans  les  chofes, 
qu'on  a  cru  que  la  Demonftration  avoit  fi  peu  de  part  dans  les  autres  parties 
de  notre  Connoiflance,  &  qu'à  peine  qui  que  ce  foit  a  fongé  à  y  parvenir, 
excepté  les  Mathématiciens  :  car  quelques  idées  que  nous  ayons,  où  l'Efprit 
peut  appercevoir  la  convenance  ou  la  disconvenance  immédiate  qui  eft  en- 
tre elles,  l'Efprit  eft  capable  d'une  ^connoiflance  intuitive  à  leur  égard;  & 
par-tout  où  il  peut  appercevoir  la  convenance  ou  la  disconvenance  que  cer- 
taines idées  ont  avec  d'autres  idées  moyennes, l'Efprit  eft  capable  d'en  ve- 

Iii  2  nir 


43  <>  Des  Dégrez  de  notre  Connoiffance.  Liv.  IV.* 

C  H  A  P.  III.    nir  à  la  Démonftration  ,  qui  par  conféquent  n'eft  pas  bornée  aux  feules  idées 
d'Etendue',  de  Figure,  de  Nombre,  &  de  leurs  Modes. 

pourquoi  on  l'a  g.  jo.  La  raifon  pourquoi  l'on  n'a  cherché  la  Démonftration  que  dans 
ces  dernières  Idées,  &  qu'on  a  fuppofé  qu'elle  ne  fe  rencontrait  point  ail- 
leurs, c'a  été,  jecroi,  non  feulement  à  caufe  que  les  Sciences  qui  ont 
pour  objet  ces  fortes  d'Idées,  font  d'une  utilité  générale,  mais  encore  par- 
ce que  lorfqu'on  compare  l'égalité  ou  l'excès  de  différens  nombres,  la 
moindre  différence  de  chaque  Mode  efl  fort  claire  &  fort  aifée  à  reconnoî- 
tre.  Et  quoi  que  dans  l'Etendue  chaque  moindre  excès  ne  foit  pas  fi  per- 
ceptible, l'Efprit  a  pourtant  trouvé  des  moyens  pour  examiner  &  pour  fai- 
re voir  démonftrativement  la  jufle  égalité  de  deux  Angles,  ou  de  différen- 
tes Figures  ou  étendues  :  &  d'ailleurs ,  on  peut  décrire  les  Nombres  &  les  Fi- 
gures par  des  marques  vilibles  &  durables ,  par  où  les  Idées  qu'on  confidére 
font  parfaitement  déterminées,  ce  qu'elles  ne  font  pas  pour  l'ordinaire , 
lorfqu'on  n'employé  que  des  noms  &  des  mots  pour  les  défigner. 

§.  11.  Mais  dans  les  autres  idées  fimples  dont  on  forme  &  dont  on  comp- 
te les  Modes  &.  les  différences  par  des  dégrez ,  &  non  par  la  quantité  ;  nous 
ne  diftinguons  pas  fi  exactement  leurs  différences,  que  nous  puiffions  apper- 
cevoir  ou  trouver  des  moyens  de  mefurer  leur  jufle  égalité  ,  ou  leurs  plus 
petites  différences  :  car  comme  ces  autres  Idées  fimples  font  des  apparences 
ou  des  fenfations  produites  en  nous  par  la  grofleur  ,'la  figure,  le  nombre  & 
le  mouvement  de  petits  Corpufcules  qui  pris  à  part  font  abfolument  im- 
perceptibles ,  leurs  différens  dégrez  dépendent  auffi  de  la  variation  de  quel- 
ques-unes de  ces  Caufes,  ou  de  toutes  enfemble;  de  forte  que  ne  pouvant 
obferver  cette  variation  dans  les  particules  de  Matière  dont  chacune  efl  trop 
fubtile  pour  être  apperçuë,  il  nous  efl  impoffible  d'avoir  aucunes  mefures 
exactes  des  différens  dégrez  de  ces  Idées  fimples.  Car  fuppofé,  par  exem- 
ple, que  la  Senfation,  ou  l'idée  que  nous  nommons  Bhncheur  foit  produite 
en  nous  par  un  certain  nombre  de  Globules  qui  pirouè'ttans  autour  de  leur 
propre  centre,  vont  frapper  la  rétine  de  l'Oeuil  avec  un  certain  degré  de 
tournoyernent  &  deviteffe  progreiuve,  il  s'enfuivra  aifément  delàqueplus. 
les  parties  qui  compofent  la  furface  d'un  Corps ,  font  difpoféesde  telle  ma- 
nière qu'elles  refiechiffent  un  plus  grand  nombre  de  globules  de  lumière, 
&  leur  donnent  ce  tournoyernent  particulier  qui  efl  propre  à  produire  en 
nous  la  fénfation  du  Blanc ,  plus  un  Corps  doit  paraître  blanc,  lorfque  d'un 
égal  efpace  il  pouffe  vers  îa  rétine  un  plus  grand  nombre  de  ces  Globules 
avec  cette  efpèce  particulière  de  mouvement.  Je  ne  décidepas  que  la  na- 
ture de  la  Lumière  confifte  dans  de  petits  globules ,  ni  celle  de  la  Blancheur 
dans  une  telle  contexture  de  parties  qui  en  reflêchiflant  ces  globules  leur 
donne  un  certain  pirouëttement,  car  je  ne  traite  peint  ici  en  l'hyficien  de 
la  Lumière  ou  des  Couleurs;  mais  ce  que  je  croi  pouvoir  dire  ,  c'eft  que 
je  ne  faurois  comprendre  comment  des  Corps  qui  exiftent  hors  de  nous , 
peuvent  affeéter  autrement  nos  Sens,  que  par  le  contaét  immédiat  des 
Corps  fenfibles ,  comme  dans  le  Goût  &  dans  l'Attouchement ,  ou  par  le 
moyen  de  l'imoullion  de  quelques  particules  infenfibles  qui  viennent  des 
Corps,  comme  a  l'égard  de  la  Vue     de  l'Ouïe,  &  de  l'Odorat;  laquelle 

ira- 


Des  Dc'grez  de  notre  Connoiffittct.     Liv.  IV.  437 

impulfion  étant  différente  félon  qu'elle  eft  cauféepar  la  différente  groffeur,  Chap.   II. 
figure  &  mouvement  des  parties ,  produit  en  nous  les  différentes  fenfations 
que  chacun  éprouve  en  foi-meme.     Que  fi  quelqu'un  peut  faire  voir  d'une 
manière  intelligible  qu'il  conçoit  autrement  la  choie,  il  me  feroit  plaifir  de 
m'en  inftruire. 

§.  12.  Ainfi,  qu'il  y  ait  des  globules,  ou  non,  &  que  ces  globules  par 
un  certain  pirouè'ttement  autour  de  leur  propre  centre,  produifent  en  nous 
l'idée  de  la  Blancheur;  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'eft  que  plus  il  y  a  de  parti- 
cules de  lumière  réfléchies  d'un  Corps  difpofé  à  leur  donner  ce  mouvement 
particulier  qui  produit  la  fenfation  de  Blancheur  en  nous  ;  &  peut-être  auiïi , 
plus  ce  mouvement  particulier  eft  prompt,  plus  le  Corps  d'où  le  plus  grand 
nombre  de  globules  efl  réfléchi,  pârbit  blanc,  comme  on  le  voit  évidem- 
ment dans  une  feuille  de  papier  qu'on  met  aux  rayons  du  Soleil,  à  l'ombre, 
ou  dans  un  trou  obfcur  ;  trois  différens  endroits  où  ce  Papier  produira  en 
nous  l'idée  de  trois  dégrez  de  blancheur  fort  différens. 

§.  13.  Or  comme  nous  ignorons  combien  il  doit  y  avoir  de  particules  & 
quel  mouvement  leur  eft  néceffaire ,  pour  pouvoir  produire  un  certain  dé- 
gré  de  blancheur  quel  qu'il  foit,  nous  ne  faurions  démontrer  la  jufte  égali- 
té de  deux  dégrez  particuliers  de  blancheur,  parce  que  nous  n'avons  aucune 
règle  certaine  pour  les  mefurer ,  ni  aucun  moyen  pour  diftinguer  chaque 
petite  différence  réelle,  tout  le  feeours  que  nous  pouvons  efperer  fur  cela 
venant  de  nos  Sens  qui  ne  font  d'aucun  ufage  en  cette  occalion.  Mais  lorf- 
que  la  différence  eft  li  grande  qu'elle  excite  dans  l'Efprit  des  idées  claire- 
ment diftinétes  dont  on  peut  retenir  parfaitement  les  différences  ;  dans  ce 
cas-là  ces  idées  de  Couleurs, comme  on  le  voit  dans  leurs  différentes  efpè- 
ces  telles  que  le  Bleu  &  le  Rouge ,  font  auiîi  capables  de  démonftration  que 
les  idées  du  Nombre  &  de  l'Etendue.  Ce  que  je  viens  de  dire  de  la  Blan- 
ch.ur  &  des  Couleurs,  eft ,  je  penfe,  également  véritable  à  l'égard  de  tou- 
tes les  fécondes  Qualkez  &  de  leurs  Modes. 

§•   i+.   Voilà  donc  les  deux  dégrez  de  notre  Connoiffance,  Y  Intuition  &  La  connoifTm- 

1-     r\  1 a  t-  in  •  <•  <    i>  ]        ce  lenhtive  éta- 

la Uémonjtration.     Pour  tout  le  refte  qui  ne  peut  fe  rapporter  a  1  un  des  yit  1  exiftence 

deux,  avec  quelque  affùrance  qu'on  le  reçoive  ,  c eft  foi  ou  opinion,  &  non  ^1s,^;res  Parti* 
pas  conncijja-nce ,  du  moins  à  l'égard  de  toutes  les  véritez  générales.  Car 
i  i.i'pnt  a  encore  une  autre  Perception  qui  regarde  l'exiftence  particulière 
des  Etres  finis  hors  de  nous:  Connoiffance  qui  va  au  delà  de  la  fimple pro- 
babilité, mais  qui  n'a  pourtant  pas  toute  la  certitude  des  deux  dégrez  de 
connoifïïnce  dont  on  vient  de  parler.  Que  l'idée  que  nous  recevons  d'un 
objet  extérieur  foit  dans  notre  Efprit,  rien  ne  peut  être  plus  certain,  & 
c'eft  une  ccnnoiiiance  intuitive.  Mais  de  favoir  s'il  y  a  quelque  chofede 
pius  que  cette  idée  qui  eft  dans  notre  Efprit,  &  fi  de  là  nous  pou- 
vûe  inférer  certainement  l'exiftence  d'aucune  chofe  hors  ce  nous  qui 
correfponde  à  cette  idée  ,  c'clt  ce  que  certaines  gens  croyent  qu'on 
peut  meure  en  queflion  ;  parce  qiie  les  hommes  peu  i\  oir  de  tel- 

les idées  dans  leur  Efprit,  lors  que  rien  de  tel  n'exifte  actuellement, 
&  que  leurs  Sens  ne  font  affectez  de  nul  objet  qui  correfponde  à  ces 
iù.es.     Pour  moi,  je  crois  pourtant  que  dans  ce  cas-là  nous  avons  un 

Iii  3  -  dé- 


438  Des  Degrez  de  notre  Connoiffance.  Liv.  IV. 

CllAP.   II.     degré  d'évidence  qui  nous  élevé  au  defilis  du  doute.  Car  je  demande  à  qui 
que  ce  foit ,  s'il  n'eft  pas  invinciblement  convaincu  en  lui-même  qu'il  a  une 
différente  perception,  lorfque  de  jour  il  vient  à  regarder  le  Soleil,  &  que 
de  nuit  il  penfe  à  cet  Ailre  ;  lorfqu'il  goûte  actuellement  de  l'ablinthe  & 
qu'il  fent  une  Rofe,  ou  qu'il  penfe  feulement  à  ce  goût  ou  à  cette  odeur? 
Nous  fentons  aufii  clairement  la  différence  qu'il  y  a  entre  une  idée  qui  eft 
renouvellée  dans  notre  Efprit  par  le  fecours  de  la  Mémoire  ,   ou  qui  nous 
vient  actuellement  dansl'Efprit  par  le  moyen  des  Sens,  que  nous  voyons  la 
différence  qui  eft  entre  deux  idées  ablblument  diftinctes.  Mais  fi  quelqu'un 
me  réplique  qu'un  fonge  peut  faire  le  même  effet ,  &  que  toutes  ces  Idées 
peuvent  être  produites  en  nous  fans  l'intervention  d'aucun  objet  extérieur; 
qu'il  fonge,  s'il  lui  plait ,  que  je  lui  répons  ces  deux  chofes:  Premièrement 
qu'il  n'importe  pas  beaucoup  que  je  levé  ou  non  ce  fcrupule,  car  fi  tout 
n'eft  que  fonge,  le  raifonnement  &  tous  les  argumens  qu'on  pourroitfaire 
font  inutiles ,  la  Vérité  &  la  Connoiffance  n'étant  rien  du  tout  :  &  en  fé- 
cond lieu,  Qu'il  reconnoitra,  à  mon  avis,  une  différence  tout  à  fait  fen- 
fible  entre  fonger  d'être  dans  un  feu,  &  y  être  actuellement.  Que  s'il  per- 
fifte  à  vouloir  paraître  Sceptique  jufqu'à  foûtenir  que  ce  que  j'appelle  être 
actuellement  dans  le  feu  n'eil  qu'un  fonge  ,  &que  par-là  nous  ne  finirions 
connoître  certainement  qu'une  telle  chofe  telle  que  le  Feu,  exifte  actuelle- 
ment hors  de  nous  ;  je  répons  que  comme  nous  trouvons  certainement  que 
le  Plaifir  ou  la  Douleur  vient  en  fuite  de  l'application  de  certains  Ob- 
jets  fur   nous  ,   defquels    Objets   nous    appereevons    l'exiftence    actuel- 
lement   ou   en   fonge,   par    le   moyen  de  nos  Sens,  cette  certitude  eft 
aufii  grande  que  notre  bonheur  ou  notre  mifére  ,  deux  chofes  au  delàdef- 
quelles  nous  n'avons  aucun  intérêt  par  rapport  à  notre  Connoiffance     ou  à 
notre  exiftence.     C'eft  pourquoi  je  croi  que  nous  pouvons  encore  ajouter 
aux  deux  précédentes  efpèces  de  Connoiffance ,  celle  qui  regarde  l'exiitence 
des  objets  particuliers  qui  exiftent  hors  de  nous,  en  vertu  de  cette  percep- 
tion &  de  ce  fentiment  intérieur  que  nous  avons  de  l'introduction  actuelle 
des  Idées  qui  nous  viennent  de  la  part  de  ces  Objets  ;  &  qu'ainfi  nous  pou- 
vons admettre  ces  trois  fortes  de  connoiffance,  favoir  Yintuiîive,  la  démonf- 
trative,  &  la  fmfitivt f,  entre  lefquelles  on  diflingue  differens  dégrez  &  dif- 
férentes voves  d'évidence  &  de  certitude. 
La  Conno;r-i-         §.   15.  Mais  puifque  notre  Connoiffance  n'eft  fondée  &  ne  roule  que  fur 
ce  n'eft  pas  toû-    nos  idées,  ne  s'enfuivra-t-il  pas  de  là  qu'elle  eft  conforme  à  nos  Idées,  & 
quoi  que  les        que  par  tout  où  nos  Idées  font  claires  &  diftinctes,  ou  obfcures  &  confu- 
Wees  le  foieiit.      fes ^  j]  en  fera  <je  même  à  l'égard  de  notre  Connoiffance  ?  Nullement; car 
notre  Connoiffance  n'étant  autre  chofe  que  la  perception  de  la  convenance 
ou  de  la  difeonvenance  qui  eft  entre  deux  idées,  fa  clarté  ou  fon  obfcurité 
confifte  dans  la  clarté  ou  dans  l'obfcurité  de  cette  Perception,  &  non  pas 
dans  la  clarté  ou  dans  l'obfcurité  des  Idées  mêmes  :  par  exemple  ,  un  hom- 
me qui  a  des  idées  aufii  claires  des  Angles  d'un  Triangle  &  de  l'égalité  à 
deux  Droits,  qu'aucun  Mathématicien  qu'il  y  ait  dans  le  monde,  peut 
pourtant  avoir  une  perception  fort  obfcurede  leur  convenance,  &  en  avoir 
par  conféquent  une  connoilîànce  fort  obfcure.     Mais  des  idées  qui  font  con- 
fia- 


De  V Etendue  delà  ConnoiJJ'ance humaine.  Liv.  IV.  439 

fufesà  caufe  de  leur  obfcurité  ou  pour  quelque  autre  raifon,  ne  peuvent  ja-  Chap.  IL 
mais  produire  de  connoifiance  claire  &  diftinéle,  parce  qu'à  mefure 
que  des  idées  font  confufes,  l'Efprit  ne  fauroit  jufque-là  appercevoir 
nettement  fi  elles  conviennent  ou  non;  ou  pour  exprimer  la  même 
chofe  d'une  manière  qui  la  rende  moins  fujette  à  être  mal  interprétée, 
quiconque  n'a  pas  attaché  des  idées  déterminées  aux  Mots  dont  il  fe 
fert,  ne  fauroit  en  former  des  Propofitions,  de  la  vérité  defquelles  il 
puifie  être  afTùrc. 

CHAPITRE    III.  Chap.  III. 

De  V Etendue  de  la  Connoijfance  humaine. 

5.   1.  TA  Connoissance  confinant,  comme  nous  avons  déjà  dit,    1.  Notre 

dans  la  perception  de  la  convenance  ou  difconvenance  de  nos  ^"""pêfiuiu 
idées,  il  s'enfuit  de  là,  premièrement,  Que  nous  ne  pouvons   avoir  au- delà  de  nos 
cune  connoiffance  où  nous  n'avons  aucune  idée.  Idees- 

§.  2.   En   fécond  lieu,   Que  nous  ne  fuirions  avoir  de  connoifiance    n.  Eiiene 
qu'autant  que  nous  pouvons  appercevoir  cette  convenance  ou  cette  dif-  îoln^ue Y/p'è'r- 
convenance  :  Ce  qui   fe  fait,  I.    ou  par  intuition,  c'eft- à-dire,   en  com- «Ption  de  la 

,  v  1  •  1  •  ii  r  •  1      convenance  ou 

parant  immédiatement  deux  idées;   II.  ou  par  raijon^  en  examinant  Ja  <te  u  diiconve. 
convenance  ou  la  difconvenance  de  deux  idées  ,  par  l'intervention  de  n*nce  de  nos 
quelques  autres  idées;  III.  ou  enfin,  par  fcnfation,  en  appercevant  l'exif- 
tence  des  chofes  particulières. 

§.  3.  D'où  il  s'enfuit,  en  troifiéme  lieu,   Que  nous    ne  finirions  avoir     m.  Noue 
une  connoifiance  intuitive  qui  s'étende  à  toutes  nos  idées ,   &  à  tout  ce  connoiffance 

.   .  r        .     i-         ,  ,-  .  '  intuitive  ne 

que  nous  voudrions  lavoir   fur    leur  fujet  ;  parce  que  nous  ne  pouvons  setend  point 
point  examiner  &  appercevoir  toutes  les  relations  qui  fe  trouvent  entre f^on^de"™»-" 
elles  en  les  comparant  immédiatement  l'une  avec  l'autre.  Par  exemple ,  tes  nos  idées, 
fi  j'ai  des   idées  de  deux  Triangles,  l'un   oxygone  &  l'autre  amblygo- 
ne,  tracez  fur  une  bafe  égale  &  entre    deux  lignes  parallèles,  je  puis 
appercevoir  par  une  connoifiance  de  fimpîe  vûë  que  l'un  n'eft  pas  l'au- 
tre, mais  je  ne  faurois  connoitre  par    ce  moyen   fi  ces  deux  Triangles 
font  égaux  ou  non;  parce  qu'on  ne  fauroit  appercevoir  leur  égalité  ou 
inégalité  en  les  comparant  immédiatement.     La  différence  de  leur  figu- 
re rend  leurs  parties  incapables  d'être  exactement  &  immédiatement  ap- 
pliquées l'une  fur  l'autre  ;   c'eft  pourquoi  il  eft  néceflaire  de  faire  inter- 
venir quelque   autre  quantité  pour   les    mefurer,  ce  qui  eft  démontre* '9 
eu  connoitre  par  raifon. 

S.  4.  En  quatrième  lieu,  il  s'enfuit  aulîi  de  ce   qui  a  été  obfervé  ci-     ._  „. 

1    H-  /-  -rr  -r  -  i        rr  IV'  Ni  notre 

deims ,  que  notre  Connoifiance   râfonjape  ne  peut  point  embrailer  toute  connoifiance 
j'etenduë  de  nos  Idées.     Parce  qu'entre  deux  différentes  idées  que  nous  D«=monftrative. 
voudrions  examiner,  nous  ne  faurions  trouver  toujours  des  idées  moyen- 
nes que  nous  puiffions  lier  l'une  à  l'autre  par  une  connoifiance  intuiti- 
ve 


4P  De  V  Etendue  delà  conmijfance  humaine.  Liv.  IV. 

Chap.  III.    ve  dans  toutes  les  parties  de  la  déduction:  &  par  tout  où  cela  nous  man- 
que, la  connoiflance  &  la  démonftration  nous  manquent  aufli. 
oiir!'nce'ren"c-  %'' S'  ^n  cinquième  lieu,  comme  la  Connoiflance  Jenfitivs  ne  s'étend 

tive  ert  moms      point  au  delà  de  l'exiftence  des  chofes  qui  frappent  actuellement  nos  Sens, 
dMwprécéden"     e"e  e^  beauC0UP  moins  étendue  que  les  deux  précédentes, 
tes.  §.  6.  De  tout  cela  il  s'enfuit  évidemment  que  l'étendue  de  notre  Con- 

feVquen"  "oYre  noiflance  eft  non  feulement  au  deflbus  de  la  réalité  des  chofes ,  mais  encore 
Connoiflance  qu'elle  ne  répond  pas  à  l'étendue  de  nos  propres  idées.  Mais  quoi  que  no- 
qu/nos  idées?  tre  connoiflance  fe  termine  à  nos  idées ,  de  forte  qu'elle  ne  puilîe  les  furpaf- 
fer  ni  en  étendue  ni  en  perfection  ;  quoi  que  ce  foient  là  des  bornes  fort 
étroites  par  rapport  à  l'etenduë  de  tous  les  Etres ,  &  qu'une  telle  connoif- 
lance foit  bien  éloignée  de  celle  qu'on  peut  juftementfuppofer  dans  d'autres 
Intelligences  créées,  dont  les  lumières  ne  fe  terminent  pas  à  l'inftruétion 
groffiere  qu'on  peut  tirer  de  quelques  voyes  de  perception  ,  en  aufli  petit 
nombre ,  &  auffi  peu  fubtiles  que  le  font  nos  Sens;  ce  nous  feroit  pourtant 
un  grand  avantage,  fi  notre  connoiflance  s'étendoit  aufli  loin  que  nos  Idées, 
.  &  qu'il  ne  nous  reftàt  bien  des  doutes  &  bien  des  queftions  fur  le  fujet  des 
idées  que  nous  avons,  dont  la  folution  nous  eft  inconnue,  &  que  nous  ne 
trouverons  jamais  dans  ce  Monde ,  à  ce  que  je  croi.  Je  ne  doute  pourtant 
point  que  dans  l'état  &  la  conftitution  préfente  de  notre  Nature ,  la  con- 
noiflance humaine  ne  pût  être  portée  beaucoup  plus  loin  qu'elle  ne  l'a  été 
jufqu'ici,  fl  les  hommes  vouloient  s'employer  lincerement  &  avec  une  en- 
tière liberté  d'efprit,  à  perfectionner  les  moyens  de  découvrir  la  Vérité 
avec  toute  l'application  &  toute  l'induftrie  qu'ils  employent  à  colorer,  ou 
à  foùtenir  la  Faufleté,  à  défendre  un  Syfteme  pour  lequel  ils  fe  font  dé- 
clarez, certain  Parti,  &  certains  Intérêts  où  ils  fe  trouvent  engagez. 
Mais  après  tout  cela,  je  croi  pouvoir  dire  hardiment,  fans  faire  tort  à  la 
Perfection  humaine,  que  notre  connoiflance  ne  fauroit  jamais  embrafler 
tout  ce  que  nous  pouvons  defirer  de  conncître  touchant  les  idées  que  nous 
avons,  ni  lever  toutes  les  difficultez-  &.  refoudre  toutes  les  Queftions  qu'on 
peut  faire  fur  aucune  de  ces  Idées.  Far  exemple,  nous  avons  ces  idées 
d'un  Quané,  d'un  Cercle,  &  de  ce  qu'emporte  égalité;  cependant  nous 
ne  ferons,  peut-être,  jamais  capables  de  trouver  un  Cercle  égala  un  Quar- 
ré,  &  de  favoir  certainement  s'il  y  en  a.  Nous  avons  des  idées  de  la  Ma- 
tière &  de  ia  Penjee;  mais  peut-être  ne  ferons-nous  jamais  capables  de  con- 
noitre  li  un  Erre  purement  matériel  penfe  ou  non,  par  la  raifon  qu'il  nous 
elt  impoiT:b!e  de  découvrir  par  la  contemplation  ue  nos  propres  idées,  fans 
Révélation,  (i)  fl  Dieu  n'a  point  donné  à  quelques  amas  de  Matière  dif- 

po- 

(ï)  Le  Docteur  Stilïmgfleet,  ûvsr.t  Prélat  percevoir  c  de  penftr.  La  queflion  eft  délicate; 

del'Kglife  Anglieape,  ayant  pris  à  tache  de  6c  M  Lcn-ke  ayant  eu  foin  dans  le  dernierOu- 

rèfuterplu  .                   s  dé  M.  Locke  repan-  vrage  qu'il  écrivit  pour  repouffer  les  attaques 

dues  dans  cet  Ouvrage,  fe  récrit  principale-  du  Dr.  Stillingfleet ,  d  étendre  far  enfée  fur  cet 

'  ment  fur  ce  q"e  M.  Locke  avance  i.i,  que  Article,  de  lèdaircir,   &  de  la  prouver  par 

nous  ne  faurions  découvrir,  fi  D.eu  n'a  po:Kt  toutes  les  raifons  dont  il  put  s'avifer,  j'aicruqu'il 

donné  à    c-:rt.t.:s   a:.: a;   de   'matière,   diffofcx.  étoit  néceffaire  de  donner  ici  un  Extrait  exaft 

(omme  il  le  trouve  à  propos,  la  fuijfar.u  d'à?-  de  tout  ce  qa'il  a  dit  pour  établir  fon  fentiment- 

La 


De  V Etendue  de  la  Conmijfance  humaine.  L  i  v.  IV.        441 

pofez  comme  il  le  trouve  à  propos,  lapuiiTance  d'appercevoir  &  de  penfer  ;  Cha.p.  III. 

ou 


La  conneiffance  que  nous  avons,  dit  d'abord  le 
Dr.  Stilingfleer,  étant  fondée,  félon  M.Locke, 
fur  nos  liées;  c?  /  idée  que  nous  avons  de  la  ma- 
tière en  général ,  étant  une  Siibftance  folide;  v 
celle  du  Corps  une    Subjlante   étendue ,  folide , 
C  figurée,  dire  que  la  Matiéreejl  capable  de  pen- 
fer  ,c'e/l  confondre  l'idée  de  ii  Malien  avecl'idét 
d'unEfprit.  Pas  pus,  répond  M.  locke,  que 
je  confons  l'idée  de  la  Matière  avec  l'idée  d'un 
Cheval  quand  je  dis  que  La  Matière  en  général 
eft  une  i>ubftan:e  folide  &  étendue;  &  qu'un 
Cheval  eft  un  Animal,  ou  uneSubliance  foli- 
de, étendue,  avec  fentiment  Se  motion  fpon- 
tanée.  L'Idée  de  la  Matière  ell  une  Subftance 
étendue  &  folide  :  par-tout  où  fe  trouve  une 
telle  Subftance,  là  fe  trouve  h  Matière  &l'ef- 
fence  de  la  Matière;  quelques  autres  qualitez 
non  contenues  dans  cette  ÉlTence,  qu'il  plaife 
à  Dieu  d'y  joindre  par  deflus.    Faroemp'e, 
Dieu  crée  une  Subftance  étendue  8?  fo'ide ,  fans 
y  joindre  par  deflus  aucune  au're  choie;  & 
ainfï  nous  pouvons  la  coniiderer  en  repos.     Il 
joint  le  mouvement  à  quelques-unes  de  fe 
ties,  qui  confervent  toujours  l'eflence   i 
Matière,  lien  façonne  d'autres  parties  en  Plan- 
tes, Scieur  donne  toures  les  propriété!  delà 
végétation,  la  vie  Se  la  beauté  qui  fe  trouve 
dans  un  Rofier  Se  un  Pommier ,  par  deffus  l'ef- 
fence  de  la  matière  en  général,  quoiqu'il  n'y 
ait  que  delà  matière  dansle  Roiier  Se  le  Pom- 
mier.   Et  à  d'autres  parties  il  ajoute  le  fenti- 
ment 5c  le  mouvement  fpontanée,  Se  les  au- 
tres propriétez  qui  fe  trouvent  dans  un  Elé- 
phant. On  ne  doute  point  que  la  puilTance  de 
Dieu  ne  puifie  aller  jusq'ie-'.à  ,  ni  que  les  pro- 
priétez d'un  Rofier,  d'un  Pommier,  ou  d'un 
Eléphant,  ajoutées  à  la  Matière,  changent 'es 
propriétez  de  la  Matière.    On  reconnoit  que 
dans  ceschofes  la  Matière  eft  toujours  ma 
Mais  fi  l'on  fe  bazarde  d'avancer  encore  i.n 
pas,  Se  dédire  que  Dieu  peut  joindre  à  la  Ma- 
tière, la  Penfée,  la  Raifon,  Se  la  Volition  , 
auffi'  bien  que  le  fentiment  Se  le  mouvement 
fpontanée,  il  fe  trouve  auffi-tôt  des  gens  prêts 
à  limiter  la  puifiance  du  Souverain  Créateur, 
8c  à  nous  dire  que  c'eft  unechofequeDieune 
peut  point  faire  ,  parce  que  cela  détruit  l'eflen- 
ce  de  la  Marié>'e,  ou  en  change  les  propriétez 
eflentie'les.    Et  pour  prouver  cette  aflertion, 
tout  ce  qu'ils  difent  fe  réduit  à  ceci,  que  la 
Penfée  8c  la  Raifon  ne  font  pas  renfermées 
dans  l'eflence  de  la  Matière.    Files  n'y  font 
pas  renfermées,  j'en  conviens,  dit  M.  Locke. 
Mais  une  propriété  qui  n'étarit  pas  contenue 


dans  la  Matière,  vient  à  être  ajoutée  à  la  Ma- 
tière, n'en  détruit  point  pour  celal'elTence,  fi 
elle  la  laillè  être  u:ie  Subftance  étendue  Se  fo- 
lide. Par-tout  où  cette  Subflahce  fe  rencontre, 
la  elt  aufli  l'eflence  de  la  Matière  Mais  fi, 
dès  qu'une  chofe  qui  a  p'.u:  de  perfection,  eft 
ajoutée  à  cette  Subftance ,  l'eflence  de  h  Ma- 
tière eft  détruite,  que  deviendra  l'eflence  de  la 
Matière  dar.s  une  Plante,  ou  dans  un  Animal 
dont  les  propriétez  font  fi  fort  au  deflus  d'une 
Subfiance  pure.ue.it  folide  Se  étendue  ? 

Mais,  ajoûte-t  on,  il  n'y  a  pas  moyen  de 
concevoir  comment  la  Matière  peut  penfer.  J'en 
tombe  d'accord,  répond  M.  Locke:  mais  in- 
férer de  là  que  Dieu  r.e  peut  pas  donner  à  la 
Matière  la  faculté  de  penfer,  c'eft  dire  que  la 
toute-puiflance  de  Dieu  eft  renfermée  dans  des 
bornes  fort  étroites,  par  h  raifon  que  l'Enten- 
dement de  l'Homme  eft  lui-même  fort  borné. 
Si  Dieu  ne  peut  donneraucunepuiflanceà  une 
portion  de  matière  que  celle  que  les  hommes 
peuvent  déduire  de  l'eflence  de  la  Ratière  en 
général ,  fi  l'eflence  ou  1  :zdela  Ma- 

tière font  détruites  par  toutes  les  qualitez  qui 
nous  paroiffént  au  deflus  de  la  Matière ,  Se  que 
nous  ne  fautions  concevoir  comme  des  confé- 
quences  naturelles  de  cette  cflence  ,  il  eft  évi- 
dent que  l'F.flence  de  la  Matière  eft  détruite 
dansla  plupart  des  parties  lènfibles  de  notre  Syf- 
tême,  dtns  les  Plantes,  Se  dinsles  Animaux. 
On  ne  ùuroit  comprendre  comment  la  Matiè- 
re pourrait  penfer;  Donc  Dieu  ne  peut  lui  don- 
ner la  puifiance  de  penfer.  Si  celte  raifon  eft 
bonne,  el'e  doit  avoir  lieu  dans  d'autres  ren- 
contras. Vous  ne  pouvez  concevoir  que  la 
Matière  puifle  attirer  la  Matière  à  au  ur.e  dif- 
tance,  moins  encore  à  la  diltance  d'un  million 
de  mill  :s;  Donc  Dieu  ne  peut  lui  donner  une 
telle  pu!  fance.  Vous  ne  pouvez  concevoir  que 
la  Matière  puifle  fentir  ou  fe  mouvoir,  ou  af- 
fecter un  Etre  immatériel  8c  être  mue  par  cet 
Efe;  Donc  Dieu  ne  peut  lui  donner  de  te'les 
Puiflances;  ce  qui  elt  en  effet  nier  la  Pei"  n- 
teur,  Se  la  révolution  des  Planètes  autour  du 
Soleil,  chmgerles  Bêtes  en  pures  machines  fans 
fentiment  ou  mouvement  fpontanée ,  8e  refu- 
fer  à  l'Homme  le  fentiment  Se  le  mouvement 
vo'onfaire 

Portons  cette  Règle  un  peuple  avant  Vous 
nefauriez  concevoir  comment  une  Subftance 
étendue  Se  folide  pourrait  penfer  ;  Donc  Dieu 
ne  fauroit  faire  qu'elle  penfe.  -Mais  pouvez- 
vous  concevoir  comment  votre  propre  Ame, 
ou  aucune  Subftance penfe ?  Vous  trouvezà  la 

vé- 
Kkk 


442        De  V Etendue  de  la  conmijfance  humaine.  Liv.  I  V. 

r„  .      m      ou  s'il  a  joint  &  uni  à  la  Matière  ainfi  difpofée  une  Subfiance  immatérielle 

qui 


vérité,  que  vous  pen fez.  Je  le  trouve  aufli. 
Mais  je  voudrais  bien  -que  quelqu'un  m'apprît 
comment  Te  fait  l'Action  de  penfer;  carj'a- 
voué  que  c'eft  une  choie  tout-à  fait  au  deffus 
de  ma  portée.  Cependant  je  ne  faurois  en  nier 
l'exiftence;  quoi  que  je  n'en  puiffe  pas  com- 
prendre la  manière.  Je  trouve  que  Dieu  m'a 
donné  cette  Faculté,  8c  bien  que  je  ne  puiffe 
qu'être  convaincu  de  fa  Puiffance.icet  égard, 
je  ne  faurois  pourtant  en  concevoir  la  manie- 
te  dont  il  l'exerce;  8c  ne  feroit-ce  pas  une  info- 
lente  abfurdité  de  nier  fa  Puiilance  en  d'autres 
ci;  -pareils,  pat  la  feule  raifon  que  je  ne  faurois 
comprendre  comment  die  peut  être  exercée 
dtns  ces  cas-là? 

Dieu,  commué  M.  Lo:ke,  a  créé  une  Sub- 
ftance:  que  ce  foit,  par  exemple,  une  Subftan- 
ce  étendue  &  folide:  Dieu  eft-il  obligé  de  lui 
donner,  outre  l'être,  la  puiffance  d'agir  ?  C'eft 
ce  que  perfonne  n'ofera  dire  ,  à  ce  que  je  croi. 
Dieu  peut  donc  la  laitier  dans  une  parfaite  in- 
activité.   Ce    fera  pourtant    une    Subllance. 
De  même,  Dieu  crée  ou  fait  exifter  de  nou- 
veau une  Subllance  immatérielle,  qui,  fans 
doute,  ne  perdra  p  s  fon  être  de  Subllance, 
quoi  que  Dieu  ne  lui  donne  que  cette  fnnple 
exillence  ,  fans  lui  communiquer  aucune  acti- 
vité.    Je  demande  à  prefent ,  quelle  puiffan- 
ce Dieu  peut  donner  à  l'une  de  ces  Subftances 
qu'il  ne  puilfe  point  donner  à  l'autre.    Dans 
cet  état  d'inaétivité ,  il   elt  vifible  qu'aucune 
d'elles  ne  penfe  :  car  penfer  étant  une  action , 
l'on  ne  peut  nier  que  Dieu  ne  puiffe  arrêter 
l'action  de  toute  Subftance  créée  fans  annihi- 
ler la  Subftance:  &  fi  cela   eft  ainfi,  il  peut 
auffl  créer  ou  faire  exifter  une  telle  Subftance , 
fans  lui  donner  aucune  action.     Par  la  même 
raifon  il  eft  évident  qu'aucune  de  ces  Subftan- 
ces ne  peut  fe  mouvoir  elle-même.  Je  deman- 
de à  prefent  pourquoi  Dieu  ne  pourrait- il  point 
donner  à  l'une  de  ces   Subftances,  qui  font 
également  dans  un  état  de  parfaite  inactivité  , 
la  même  puiilance  de   fe  mouvoir  qu'il  peut 
donner  à  l'autre,  comme,  par  exemple,  la  puif- 
fance d'un  mouvement  (pontanée,  laquelle  on 
fuppofe  que  Dieu  peut  donner  à  une  Sublhn- 
ce  non  fonde,  mais  qu'on  nie  qu'il  puifle  don- 
ner à  une  Subftance  folide. 

Si  l'on  demande  à  ces  gens-là  pourquoi  ils 
bornent  la  Toute  puiffance  de  Dieu  a  l'égard 
de  l'une  plutôt  qu'à  l'égard  de  l'autre  de  ces 
Subftances,  tout  ce  qu'ils  peuvent  dire  fe  ré- 
duit à  ceci;  Qu'ils  ne  (auraient  concevoir 
comment  la  Subftance  folide  peut  jamais  être 


capable  de  fe  mouvoir  elle-même.  A  quoi  je 
répons,  qu'ils  ne  conçoivent  pas  mieux  com- 
ment une  Subftance  ctéée  non  folide  peut  fe 
mouvoir.  Mais  dans  une  Subftance  immate- 
riel'e  il  peut  y  avoir  des  chofes  que  vous  ne 
connoiliez  pas.  J'en  tombe  d'accord  ;  &  il 
peut  y  en  avoir  auffi  dans  une  Subftance  ma- 
térielle. Par  exemple  ,  la  gravitation  de  la  Ma- 
tière vers  la  Matière  ftlon  différentes  propor- 
tions qu'on  voit  à  l'œuil,  pour  ainfi  dire  ,  mon- 
tre  qu'il  y  a  quelque  chofe  dans  la  Matière  que 
nous  n'entendons  pas,  à  moins  que  nous  ne 
puiffions  découvrit  dans  la  Matière  une  Facul- 
té de  fe  mouvoir  elle-même,  ou  une  attrac- 
tion inexplicable  8c  inconcevable,  qui  s'étend 
jusqu'à  des  diftances  immenfes  Hc  prefque  in- 
comprehenfibles.  Par  conféquent  il  faut  con- 
venir qu'il  y  a  dans  les  Subllances  fondes , 
aufli  bien  que  dans  les  Subftances  non-folides 
quelque  chofe  que  nous  n'entendons  pas.  Ce 
que  nous  favons,  c'eft  que  chacune  de  ces 
Subftances  peut  avoir  fon  exiftence  diftincle, 
fans  qu'aucune  activité  leur  loit  communiquée; 
à  moins  qu'on  ne  veuille  nier  que  Dieu  puifle 
ôter  à  un  Etre  fa  puiffance  d'agir,  ce  qui  paf- 
feroit,fans  doute, pour  une  extrême  prélomp- 
tion.  Et  après  y  avoir  bien  penfé,  vous  trou- 
verez en  effet  qu'il  eft  auffi  difficile  d'imaginer 
h  puiffance  de  le  mouvoir  dans  un  Eue  imma- 
tériel, que  dans  un  Etre  matériel:  8c  par  con-  ' 
féquent,  on  n'a  aucune  raifon  de  nier  qu'il 
foit  au  pouvoir  de  Dieu  de  donner,  s'il  veut, 
la  puiilance  de  fe  mouvoir  à  une  Subftance 
matérielle ,  tout  aufli  bien  qu'à  une  Subftance 
immatérielle;  puifque  nulle  de  ces  deux  Sub- 
ftances ne  peut  l'avoir  par  elle-même,  Si  que 
nous  ne  pouvons  concevoir  comment  cette 
puiffance  peut  être  en  l'une  ou  en  l'autre. 

Que  Dieu  ne  puiffe  pas  faire  qu'une  Sub- 
ftance foit  folide  &  non-folide  en  même  temps, 
c'eft,  je  croi,  ce  que  nous  pouvons  affurer 
ians  bleffer  le  refpect  qui  lui  eft  dû.  Mais 
qu'une  Subftance  ne  puiffe  point  avoir  des 
qualitez,  des  perfections  8c  des  puiffances  qui 
n'ont  aucune  liaifon  naturelle  ou  vifiblement 
néceffaire  avec  la  folidité  8c  l'étendue ,  c'eft 
témérité  à  nous  qui  ne  fommes  que  dhier  8c 
qui  ne  connoiflons  rien,  de  l'affurer  pofitive- 
ment.  Si  Dieu  ne  peut  joindre  les  chofes  par  des 
connexions  que  nous  ne  faurions  comprendre  , 
nous  devons  nier  la  confidence  8c  l'exiftence  de 
la  Matière  même;  puifque  chaque  partie  de  Ma- 
tière ayant  quelque  groffeur,  a  fes  parties  unies 
par  des  moyens  que  nous  ne  faurions  conce- 
voir. 


De  l'Etendue  de  la  Connoijfance  humaine.  Liv..  IV.         443 

qui  penfe.  Car  par  rapport  à  nos  notions  il  ne  nous  eft  pas  plus  mal  aiféde  Chap.  III. 

con- 


voir.  Et  par  conféquent ,  toutes  les  difficul- 
tés qu'on  forme  contre  la  puill'ance  de  penfer 
Attachée  à  la  Matière  fondées  fur  notre  ignoran- 
ce ou  les  bornes  étroites  de  notre  conception  , 
ne  touchent  en  aucune  manière  la  piullancede 
Dieu,  s'il  veut  communiquer  à  la  Matière  la 
faculté  de  penfer;  &  ces  difficulté?,  ne  prou- 
vent point  qu'il  nel'aît  pas  actuellement  com- 
muniquée à  certaines  parties  de  matière  difpo- 
lues  comme  il  le  trouve  à  propos  ,  jufqu'à  ce 
qu'on  puiffe  montrer  qu'il  y  a  de  la  contradic- 
tion à  le  fuppofer. 

Quoi  que  dans  cet  Ouvrage  M.  Locke  aît 
expreiîement  compris  la  fenfation  fous  l'idée  de 
penfer  en  général,  il  parle  dans  fa  Réplique  au 
D.  Stillingrleet  du  fentiment  dans  les  brutes 
comme  d'une  choie  diilinéte  de  la  Penfée  : 
parce  que  ce  Docteur  reconnoît  que  les  Bêtes 
ont  du  fentiment.  Sur  quoi  M.  Locke  ob- 
ferve  que  ii  ce  Docteur  donne  du  fentiment 
aux  Bêtes ,  il  doit  reconnoître ,  ou  que  Dieu 
peut  donner  &  donne  actuellement  la  puidan- 
ce d'appercevoir  &  de  penfer  à  certair.es  par 
ticu'es  de  Matière ,  ou  que  les  Bêtes  ont  des 
Ames  immatérielles,  &.  par  conféquent  im- 
mortelles, félon  le  Dr.  Stillingrleet,  tout  auili 
bien  que  les  Hommes.  Mais ,  ajoute  M.  Locke , 
dire  que  les  Mouches  8c  les  Cirons  ont  des  Ames 
immortelles  aufC  bien  que  les  Hommes,  c'elt 
cequ'onreiarderapeut-étre  comme  une  affer- 
tion  qui  a  bien  lamine  de  n'avoir  été  avancée 
que  pour  faire  valoir  une  hypothefe. 

Le  Docteur  Stillingrleet  avoit  demandé  à 
M.  Locke  ce  qu'il  y  avoit  dans  la  Matière  qui 
put  répondre  au  /intiment  intérieur  que  nous 
avons  de  nos  Actions.  Il  n'y  arien  de  tel,  ré- 
pond M.  Locke ,  dans  la  Matière  confiderée 
fimplement  comme  Matière.  Masonneprou- 
vera  jamais  que  Dieu  ne  puiiTe  donnera  cer- 
taines parties  de  Matière  la  puillance  de  pen- 
fer ,  en  demandant ,  comment  il  eft  poffible 
de  comprendre  que  le  fimple  Corps  puifle  ap- 
percevoir  qu'il  apperçoit.  Je  conviens  de  la  foi- 
bleflede  notre  compréhenfion  à  cet  égard  :  & 
j'avoue  que  nous  ne  faurions  concevoir  com- 
ment une  Subftance  folide,  ni  même  comment 
\me  Subftance  non-fol'de  créée  penfe  :  mais 
cette  foibleffe  de  notre  compréhenfion  n'affec- 
te en  aucune  manière  la  puiflance  de  Dieu. 

Le  Docteur  Stillingrleet  avoit  dit  qu'il  ne 
mettoit  point  de  bornes  à  la  Toute-puijfance  de 
Dieu ,  qui  peut ,  dit-  il ,  changer  un  Corps  en  yne 
Subftance  immatérielle.  C'eft-à-dire ,  répond 
M.  Locke,  que  Dieu  peut  ôter  à  une  Subftan- 


ce la  folidité  qu'elle  avoit  auparavant  &  qui  la 
rendoit  Maticie,  &  lui  donner  enfuitc  la  facul- 
té de  penfer  qu'elle  n'a  voit  pas  auparavant,  fcc 
qui  la  rend  Efprit,  la  même  Suil/ance  refiant. 
Car  fi  la  même  Subftance  ncr*/?«pas,  le  Corps 
n'eft  pas  changé  en  une  Subftance  immatériel- 
le, mais  la  Subftance  folide  elt  annihilée  avec 
toutes  fes  appartenances  ;  &  une  Subftan- 
ce immatérielle  eft  créée  à  la  place,  ce  qui 
n'ell  pas  changer  une  chofe  en  une  autre  ,mais 
en  détruire  une ,  &  en  faire  une  autre  de  nou- 
veau. 

Cela  pofé,  voici  quel  avantage  M.  Locke 
prétend  tirer  de  cet  aveu. 

i.  Dieu,  dites-vous,  peut  ôter  d'une  Subftance 
folidela  folidité,  qui  elt-ce  qui  la  rend  Subftance 
folide  ou  Corps;  &  qu'il  peut  en  faite  une  Sub- 
fiance  immatérielle,  c'eft-à-dire  une  Subftan- 
ce ians  folidité.  Mais  cette  privation  d'une  qua- 
lité ne  donne  pas  une  autre  qualité;  &  le  lim- 
ple  éloignement  d'une  moindre  qualité  n'en 
communique  pas  une  plus  excellente,  à  moins 
qu'on  ne  dife  que  la  puilfance  de  penfer  reful- 
te  de  la  nature  snême  de  la  Subftance,  auquel 
cas  ii  faut  qu'il  y  aît  une  puiflance  de  penier, 
par-tout  où  eft  la  Subftance.  Voila  donc,  ajou- 
te M.  Locke,  une  Subftance  immatérielle  fans 
faculté  de  penfer ,  félon  les  propres  Principes, 
du  Dr.  Stillingrleet. 

î.  Vous  ne  nierez  pas  en  fécond  lieu ,  que 
Dieu  ne  puilfe  donner  la  faculté  de  pen'.er  à 
cette  Subftance  ainfi  dépouil  ée  de  folidité, 
puifqu'il  fuppofe  qu'elle  en  eft  rendue  capable 
en  devenant  immatérielle;  d'où  il  s'enfuit  que 
la  même  Subftance  numérique  peut  être  en  un 
certain  temps  non-penfante,  oufans  faculté  de 
perfer,  &  dans  un  autre  temps  parfaitement 
penfa-nte,  ou  douée  de  la  pr.ilTar.ce  d."  penfer. 

3.  Vous  ne  nierez  pas  non  plus,  que  Dieu 
ne  puiffe  donner  la  folidité  à  cette  Subftance  , 
&  la  rend'e encore  matérielle.  Cela  pofé,  tni- 
mettez-moi  de  vous  demander  pourquoi  Dieu 
ayant  donné  à  cette  Subftance  la  fàcultéde  pen- 
fer après  lui  avoir  ôté  la  folidité .  ne  peut  pas 
lui  redonner  la  folidité  fans  lui  o:er  la  faculté 
de  penfer.  Après  que  vous  aurez  éclaiivi  ce 
point,  vous  aurez  prouvé  qu'il  eft  impofilbleà 
Dieu,  malgré  fa  Toute  puiflance ,  de  donner 
à  une  Subftance  folide  la  Faculté  de  penfer: 
mais  avant  cela  ,  nier  que  Dieu  puiffe  le  faire  , 
c'eft  nier  qu'il  puillé  faire  ce  qui  de  foieftpof- 
fible  ,  &  par  conféquent  mettre  des  bornes  à  la 
Toute-puiffance  de  Dieu. 

Enfin  M.  Locke  déclare  que  s'il  eft  d'une 

dan- 


Kkk  2. 


444         2)'  V Etendue  de  la  ConnoîJJance  humaine.  L ï v.  I V. 

Ci:  A  P.  III.  concevoir  que  Dieu  peut ,  s'il  lui  plait,  ajouter  à  notre  idée  de  la  Matiè- 
re la  faculté  de  penfer ,  que  de  comprendre  qu'il  y  joigne  une  autre  Subftan- 
ce  avec  la  faculté  de  penfer,  puifque  nous  ignorons  en  quoi  conlifte  la  Pen- 
fée,  &  à  quelle  efpecede  Subftances  cet  Etre  tout-puiffant  a  trouvé  à  pro- 
pos d'accorder  cette  puilTance  qui  ne  fauroit  être  dans  aucun  Etre  créé 
qu'en  vertu  du  bon  plaifir  &de  la  bonté  du  Créateur.  Je  ne  vois  pas  quel- 
le contradiction  il  y  a, que  Dieu  cet  Etre  penfant,  éternel  &  tout-puiiïant 
donne,  s'il  veut,  quelques  dégrez  de  fentiment,  de  perception  &  de  pen- 
fee  à  certains  amas  de  Matière  créée  &infenfible,  qu'il  joint  enfemble  com- 
me il  le  trouve  à  propos  ;  quoi  que  j'aye  prouvé ,  fi  je  ne  me  trompe ,  (  Liv. 
IF.  Ch.  10.)  que  c'eit  une  parfaite  contradiction  de  fuppofer  que  la  Matiè- 
re 


dangereufe  conféquence  de  ne  pas  admettre 
comme  une  vente  inconteftable  l'immatérialité 
de  l'Ame ,  fon  Antagonilte  devoit  l'établir  fur 
de  bonnes  preuves ,  à  quoi  il.  étoit  d'autant  plus 
oblige  que ,  félon  lui ,    rien  n'affure  mieux  les 
grandes  fins  de  la  Religion  cy  de  la  Morale  que 
les  preuves  de  l'Immortalité  de  l'Ame,  fondées 
fur  fa  nature    Cî*  fur  fes  propr.etez. ,  qui  font 
voir   qu'elle   ejl   immatérielle.     Car    quoi   qu'il 
ne  dou't  point  que    Dieu  ne  puiffe  donner  V Im- 
mortalité   à    une  Subfiance    matérielle,    il    dit 
exprelTément ,  que  c'eft  beaucoup  diminuer  l'é- 
vidence de  l  Immortalité  que  de  la  faire  dépendre 
entièrement  de  ce  que  Dieu  lui  donne  ce  dont  elle 
ri  ejl  pas  capable  de  fa  propre  nature.    M.  Loc- 
ke foû'ient  que  c'eft  dire  nettement,  que  la  fi- 
délité de  Dieu  n'eft  pas  un  fondement  aflez 
ferme  &afiez fur  pour  s'y  repofer,  fans  le  con- 
cours du  témoignage  de  la  Raifon  ;   ce  qui  eft 
autant  que  fi  l'on  difbit  que  Dieu  ne  doit  pas 
en  être  crii  fur  fa  parole ,  ce  qui  foit  dit  fans 
blasphème,  à  moins  que  ce  qu'il  révèle  ne  foit 
en  foi-même  li  croyable  qu'on  en  puiffe  être 
perfuadé  fans  révélation.    Si  c'eft  là,  ajoure 
M-   Locke,  le  moyen   d'accréditer   la    Religion 
Chrét'unne  dans  tous  Ces  Articles,  je  ne  luis  pas 
fâché  que  cette  méthode  ne  fe  trouve  point  dans 
Aucun  de  mes  Ouvrages.     Car  four  moi ,  je  (roi 
qu'une  telle  chofe  m'aurait  attiré  [  V  avec  raifon) 
un  recrache  de  Scevticifme.     Mais  je  fuis  fi  éloi- 
gné de  m'exfofer  à  un  pareil  reproche  fur  cet  arti- 
cle que  je  fuis  fortement  perfuadé  qu'encore  qu'on 
ne  puiffe  pat  montrer  que  i  Ame  eft  immatérielle, 
cela  ne  diminué  nullement  l'évidence  de  fon  Im- 
mortalité; parce  que  la  fidélité  de  Dieu  efl  une 
démonflrarwn  de  la  vérité  dt  tout  ce  qu'il  a  ré- 
vélé ,  c  que  le  manque  d'une  autre  démonstra- 
tion ne  rend  pas  douteufe  une  Proportion   dé- 
montrée. 

Au  refte  M.  Locke  ayant  prouvé  par  des 
partages  de  Virgile,  &  de  Ciceron  que  l'ùlàge 
qu'il  faifoit  du  mot  F.fprit  en  le  prenant  pour 


une  Subfiance  penfante  fans  en  exclurrela  ma- 
térialité ,  n'étoit  pas  nouveau ,  le  Dr.  Stilling- 
fleet  foûtient  que  ces  deux  Auteurs  diflinguoient 
exprelïément  l'Efprit  du  Corps.  A  cela  M. 
Locke  répond  qu'il  eft  très-convaincu  que  ces 
Auteurs  ont  dillingué  ces  deux  chofes,  c'eft-à- 
dire  que  par  Corps  ils  ont  entendu  les  parties 
grofliéres  ôc  vifibles  d'un  homme ,  &  par  Ef- 
prit  une  matière  fubtile ,  comme  le  vent ,  le 
feu  ou  Xéther,  par  où  il  eft  évident  qu'ils 
n'ont  pas  prétendu  dépouiller  l'Efprit  de 
toute  efpèce  de  matérialité.  Ainlî  Virgile  dé- 
crivant î'Lfprit  ou  l'Ame  d'Anchife,  que  fon 
Fils  veut  embraffer ,  nous  dit  : 

*  Ter  conatus  ibi  ccllo  dare  bracchia  circum  '. 
Ter  fruftra  comprenfa  manus  ejfugit  Imago , 
Pat  levibus  venus ,   volucrique  fimillima 

fomno. 

Et  Ciceron  fuppofe  dans  le  premier  Livre 
des  Queflions  Tufculanes ,  qu'elle  eft  air  ou  feu, 
Anima  fit  Animus  'a)  ,  à\l-i\,  ignifve  nefeio, ou 
bien  un  Air  enflammé,  (b)  injlammata  ani- 
ma ,  ou  une  quintefience  introduite  par  Arif- 
tote,  (c)  quint  a  qu&dam  natura  ab  An  fi  ouïe 
introdu^a. 

Mr.  Locke  conclut  enfin  que,  tant  s'en  faut 
qu'il  y  ait  de  la  contradiction  à  dire  que  Dieu 
peut  donner ,  s'il  %  eut ,  à  certains  amas  de  ma- 
tière,  difpofez.  comme  il  le  trouve  à  propos,  U 
faculté  d'ap  ercevoir  cj?  du  penfer,  perfonne  n'a 
prétendu  trouver  en  cela  aucune  contradiction 
avant  Des- Cartes  qui  pour  en  venir-'i  dépouil- 
le les  Bêtes  de  tout  fentiment,  contre  1  Expé- 
rience la  plus  palpable.  Car  autant  qu  il  a  pu 
s'en  inllruire  par  lui-même  ou  fur  le  rapport 
d'autrui,  les  Pérès  de  TEgrife  Chrétienne  n'ont 
jamais  entrepris  de  démontrer,  que  la  Matière 
fût  incapable  de  recevoir,  des  mains  du  Créa- 
teur ,  le  pouvoir  de  fentir ,  d'appercevoir ,  & 
de  penfer. 

*  jEniid.'Llh.  VI.  ».  700.  &c.     (a)  Cep.  1S- 
(h)  Cap.  18.     (O  Cap.  :«. 


De  V Etendue  de  la  Ctmnoijfance  himaïne.  Liv.  IV.        445- 

re  qui  de  fa  nature  eft  évidemment  deftituée  de  fentiment  &  de  penfe'e,  Chap.   III. 
puiiTe  être  ce  Premier  Etre  penfant  qui  exifte  de  toute  éternité.  Car  com- 
ment un  homme  peut-il  s'afiûrer,  que  quelques  perceptions,  comme  vous 
diriez  le  Plaitir  &  la  Douleur ,  ne  fauroient  fe  rencontrer  dans  certains  Corps , 
modifiez  &  mus  d'une  certaine  manière ,  auffi  bien  que  dans  une  Subftance 
immatérielle  en  conféquence  du  mouvement  des  parties  du  Corps?  Le 
Corps,  autant  que  nous  pouvons  le  concevoir,  n'ett  capable  que  de  frap- 
per &  d'affecler  un  Corps ,  &  le  Mouvement  ne  peut  produire  autre  choie 
que  du  mouvement,  fi  nous  nous  en  rapportons  à  tout  ce  que  nos  Idées 
nous  peuvent  fournir  fur  ce  fujet  ;  de  forte  que  lorfque  nous  convenons  que 
le  Corps  produit  le  Plaifir  ou  la  Douleur,  ou  bien  l'idée  d'une  Couleur  ou 
d'un  Son,  nousfommes  obligez  d'abandonner  notre Raifon,  d'aller  au  delà 
de  nos  propres  idées,  &  d'attribuer  cette  production  au  feul  bon  plaifir  de 
notre  Créateur.     Or  puifque  nous  fommes  contraints  de  reconnoître  que 
Dieu  a  communiqué  au  Mouvement  des  effets  que  nous  ne  pouvons  jamais 
comprendre  que  le  Mouvement  fok   capable  de  produire,  quelle  raifon 
avons-nous  de  conclurre  qu'il  ne  pourrait  pas  ordonner  que  ces  effets  fuient 
produits,  dans  un  Sujet  que  nous  ne  faurions  concevoir  capable  de  les  pro- 
duire, auffi  bien  que  dans  un  Sujet  fur  lequel  nous  ne  faurions  comprendre 
que  le  Mouvement  de  la  Matière  puiffe  opérer  en  aucune  manière?  Je  ne 
dis  point  ceci  pour  diminuer  en  aucune  forte  la  croyance  del' 'Immatérialité 
de  l'Ame.     Je  ne  parle  point  ici  de  probabilité,  mais  d'une  connoifiànce 
évidente;  &  je  croi  que  non  feulement  c'eftune  chofe  digne  de  la  modellie 
d'un  Philofophe  de  ne  pas  prononcer  en  maître,  lorfque  l'évidence  requife 
pour  produire  la  connoifiànce,  vient  à  nous  manquer,  mais  encore,  qu'il 
nous  eft  utile  de  diftinguer  jufqu'où  peut  s'étendre  notre  Connoifiànce;  car 
l'état  où  nous  fommes  préfentement,  n'étant  pas  un  état  de  vifion^  comme 
parlent  les  Théologiens,  la  Foi  &  la  Probabilité  nous  doivent  fufïïre  fur 
plufieurs  chofes  ;  &  à  l'égard  de  X  Immatérialité  de  Y  Ame  dont  il  s'agit  pré- 
fentement, fi  nos  Facukez  ne  peuvent  parvenir  aune  certitude  démonftra- 
tive  fur  cet  article,  nous  ne  le  devons  pas  trouver  étrange.  Toutes  les  gran- 
des fins  de  la  Morale  &  de  la  Religion  font  établies  fur  d'afiez  bons  fonde- 
mensfans  le  fecours  des  preuves  de  l'immatérialité  de  l'Ame  tirées  de  laPhi- 
lofophie;  puifqu'il  eft  évident  que  celui  qui  a  commencé  à  nous  faire  fub- 
fifter  ici  comme  des  Etres  fenfibies  &  intelligens,  &  qui  nous  a  confervez 
plufieurs  années  dans  cet  état ,  peut  &  veut  nous  faire  jouir  encore  d'un  pa- 
reil état  de  fenfibilité  dans  l'autre  Monde,  &  nous  y  rendre  capables  de  re- 
cevoir la  rétribution  qu'il  a  deftinée  aux  hommes  félon  qu'ils  fe  feront  con- 
duits dans  cette  vie.     C'eft  pourquoi  la  néceffité  de  fe  déterminer  pour  ou 
contre  l'immatérialité  de  l'Ame  n'eft  pas  fi  grande,  que  certaines  gens  trop 
paffion nez  pour  leurs  propres  fentimens  ont  voulu  le  perfuader:  dont  les  uns 
ayant  l'Efprit  trop  enfoncé,  pour  ainli  dire,  dans  la  Matière,  ne  fauroient 
accorder  aucune  exiftence  à  ce  qui  n'eft  pas  matériel;  &  les  autres  ne  trou- 
vant point  que  la  penjée  foit  renfermée  dans  les  facilitez  naturelles  de  la  Ma- 
tière ,  après  l'avoir  examinée  en  tout  fens  avec  toute  l'application  dont  ils 
font  capables,  ont  l'afiiïrance  de  conclurre  de  lu,  que  Dieu  lui-même  ne 

Kkk  3  fau- 


44^         T>t  l'Etendue  de  la  Connoijfan'.e  humaine.  Liv.  IV. 

Cu  A  p.  III.  fauroit  donner  la  vie  &  la  perception  à  une  fubftance  folide.  Mais  quicon- 
que confiderera  combien  il  nous  eft  difficile  d'allier  la  fenfation  avec  une 
Matière  étendue ,  &  l'exifcence  avec  une  Chofe  qui  n'ait  abfolument  point 
d'étendue,  confefTera  qu'il  efl  fort  éloigné  de  connoître  certainement  ce 
que  c'eft  que  fon  Ame.     C'eft-là,  dis-je,  un  point  qui  me  femble  tout-à- 
fait  au  deffus  de  notre  Connoiffance.    Et  qui  voudra  fe  donner  la  peine  de 
confiderer  &  d'examiner  librement  les  embarras  &  les  obfcuritez  impéné- 
trables de  ces  deux  hvpothefes ,  n'y  pourra  guère  trouver  de  raifons  capa- 
bles de  le  déterminer  entièrement  pour  ou  contre  la  matérialité  de  l'Ame; 
puisque  de  quelque  manière  qu'il  regarde  l'Ame ,  ou  comme  uneSubftance 
non-étenduë ,  ou  comme  de  la  Matière  étendue"  qui  penfe ,  la  difficulté  qu'il 
aura  de  comprendre  l'une  ou  l'autre  de  ces  chofes  l'entraînera  toujours  vers 
le  fentiment  oppofé,  lorsqu'il  n'aura  l'Efprit  appliqué  qu'à  l'un  des  deux: 
Méthode  déraiibnnable  qui  eft  fuivie  par  certaines  perfonnes,  qui  voyant 
que  des  chofes  confiderées  d'un  certain  côté  font  tout-à-fait  incompréhen- 
fibles,  fe  jettent  tète  baiffée  dans  le  parti  oppofé, quoi  qu'il  foit  auffi  inin- 
telligible à  quiconque  l'examine  fans  préjugé.  Ce  qui  ne  fert  pas  feulement 
à  faire  voir  la  foibleffe  &  l'imperfection  de  nos  Connoiffances ,  mais  auffi  le 
vain  triomphe  qu'on  prétend  obtenir  par  ces  fortes  d'argumens  qui  fondez 
fur  nos  propres  vues  peuvent  à  la  vérité  nous  convaincre  que  nous  ne  fau- 
rions  trouver  aucune  certitude  dans  un  des  cotez  de  la  Queftion ,  mais  qui 
par-là  ne  contribuent  en  aucune  manière  à  nous  approcher  de  la  Vérité ,  fi 
nous  embraffons  l'opinion  contraire,  qui  nous  paroîtra  fujette  àd'auffi  gran- 
des difficultez ,  dès  que  nous  viendrons  à  l'examiner  ferieufement.     Car 
quelle  fureté,  quel  avantage  peut  trouver  un  homme  à  éviter  les  abfurditez 
&  les  difficultez  infurmontables  qu'il  voit  dans  une  Opinion,  fi  pour  cela  il 
embralTe  celle  qui  lui  eftoppofée,  quoi  que  bâtie  fur  quelque  chofe  d'auffi 
inexplicable  ;  &  qui  eft  autant  éloigné  de  fa  comprehenfion  ?  On  ne  peut 
nier  que  nous  n'avions  en  nous  quelque  chofe  qui  penfe  ;  le  doute  même 
que  nous  avons  fur  fa  nature, nous  eft  une  preuve  indubitable  delà  certitu- 
de de  fon  exiftence ,  mais  il  faut  fe  réfoudre  à  ignorer  de  quelle  efpèce  d'E- 
tre elle  eft.     Du  refte,  c'eft  en  vain  qu'on  voudroit  à  caufe  de  cela  douter 
de  fon  exiftence ,  comme  il  eft  déraifonnable  en  plulîeurs  autres  rencontres 
de  nier  positivement  l'exiftence  d'une  chofe,  parce  que  nous  ne  fuirions 
comprendre  fa  nature.     Car  je  voudrois  bien  favoir  quelle  eft  la  Subftance 
actuellement  exiftante  qui  n'ait  pas  en  elle-même  quelque  chofe  qui  pafife 
vifiblement  les  lumières  de  l'Entendement  Humain.     S'il  y  a  d'autres  Ef- 
prits  qui  voyent&qui  connoiffent  la  nature  &  la  conftitution  intérieure  des 
Chofes,  comme  on  n'en  peut  douter,  combien  leur  connoiflance  doit-elle 
être  fupérieure  à  la  nôtre?    Et  fi  nous  ajoutons  à  cela  une  plus  vafte  com- 
prehenfion qui  les  rende  capables  de  voir  tout  à  la  fois  la  connexion  &  la 
convenance  de  quantité  d'idées,  &  qui  leur  fourniffe  promptement  les  preu- 
ves moyennes, que  nous  ne  trouvons  quepié-à-pié,  lentement,  avec  beau- 
coup de  peine,  &  après  avoir  tâtonné  long-temps  dans  les  ténèbres,  fujets 
d'ailleurs  à  oublier  une  de  ces  preuves  avant  que  d'en  avoir  trouvé  une  au- 
tre, nous  pouvons  imaginer  par  conjeéture,  quelle  eft  une  partie  du  bon- 
heur 


De  V Etendue  de  la  Connoijfance  humaine.  Liv.  I V.       447 

heur  des  Efprits  du  premier  Ordre,  qui  ont  la  vûë  plus  vive  &  plus  pené-  Chap.  III. 
trante,  &  un  champ  de  connoiiTanee  beaucoup  plus  vafte  que  nous.  Mais 
pour  revenir  à  notre  fujet, notre  connoiiTanee  ne  fe  termine  pas  feulement 
'  au  petit  nombre  d'idées  que  nous  avons,  &  à  ce  qu'elles  ont  d'imparfait ,  el- 
le relie  même  en  deçà,  comme  nous  Talions  voir  à  cette  heure  en  exami- 
nant jufqu'où  elle  s'étend. 

§.  7.  Les  affirmations  ou  négations  que  nous  faifons  fur  le  fujet  des  idées  Jufqu'oîi  s'étend 
que  nous  avons,  peuvent  (è  réduire  comme  j'ai  déjà  dit  en  général,  à  ces  noue  Connoiflan- 
quatre  Efpèces ,   Identité ,Cocxiflencc,  Relation,  &  Exijlence  réelle.  Voyons"' 
jufqu'où  notre  ConnoiiTanee  s'étend  à  l'égard  de  chacun  de  ces  articles  en 
particulier. 

§.    8-    Premièrement ,  à  l'égard  de  l'Identité  &  de  la  Diverfité  confide-  1.  Notre  connoif- 
rées  comme  une  fource  de  la  convenance  ou  de  la  disconvenance  de  nos  '^nc.e  d'^enthi & 
Idées,  notre  connoiiTanee  de  fimple  vûë  eft  aulli  étendue  que  nos  Idées  mé-  tuflî  loin  que  nos 
mes  ;  car  l'Efprit  ne  peut  avoir  aucune  idée  qu'il  ne  voye  auiïï-tôt  par  une  ld"5, 
connoiiTanee  de  (impie  vûë  qu'elle  ell  ce  qu'elle  eft,  &  qu'elle  eft  dilTéren- 
te  de  toute  autre. 

§.  9.  Quant  à  la  féconde  efpèce  qui  eft  la  convenance  ou  ladisconvenan-  11.  Celle  de  la 
ce  de  nos  idées  par  rapport  à  leur  co'èxiftence ,  notre  connoiflance  ne  s'étend  c.onvenance  ou  , 

r         ,     .       ,       r      ,       rf  -  rJ ■  '       ,  fn       -,       \  disconvenance  de 

pas  fort  loin  a  cet  égard,  quoi  que  ce  foit  en  cela  que  connue  la  plus  gran-  nos  idées  par  nP- 
de  &  la  plus  importante  partie  de  nos  Connoiffances  touchant  les  Subltan-  Stence'në's'étMd 
ces.     Car  nos  Idées  des  Efpèces  des  Subttances  n'étant  autre  chofe,  com-  pas  fort  loin, 
me  j'ai  déjà  montré ,  que  certaines  collections  d'Idées  fimples ,  unies  en  un 
feul  fujet,  &  qui  par-là  coëxiftent  enfemble.    Par  exemple,  notre  idée  de 
Flamme,  c'eft  un  Corps  chaud,  lumineux,  &  qui  fe  meut  en  haut;  &  cel- 
le d'Or,  un  corps  pelant  jufqu'à  un  certain  degré,  jaune,  malléable,  & 
fufible;  de  forte  que  les  deux  noms  de  ces  différentes  Subftances,  Flamme, 
&  Or,  fignifient  ces  idées  complexes ,  ou  telles  autres  qui  fe  trouvent  dans 
l'Efprit  des  hommes.   Et  lorfque'nous  voulons  connoître  quelque  chofe  de 
plus  touchant  ces  Subftances,  ou  aucune  autre  efpèce  de  Subftances,  nos 
recherches  ne  tendent  qu'à  favoir  quelles  autres  Qualitez  ou  PuilTances  fe 
trouvent  ou  ne  fe  trouvent  pas  dans  ces  S  ubfbances,  c'eft-à-dire,  quelles  au- 
tres idées  fimples  coëxiftent,  ou  ne  coëxiftent  pas  avec  celles  qui  confti- 
tuent  notre  idée  complexe. 

§.   ro.  Quoi  que  ce  foit-là  une  partie  fort  importante  de  la  Science  hu-  Parce  que  nous 
maine,  elle  eft  pourtant  fort  bornée,  &  fe  réduit  prefque  à  rien.    La  rai-  jfe"°0°ns la. co"' 
fon  de  cela  eft  que  les  idées  fimples  qui  compofent  nos  idées  complexes  des  «ntre  lapîupm 
Subftances, font  de  telle  nature,  qu'elles  n'emportent  avec  elles  aucune  liai-  des  id<ies  ^P1"» 
fon  vifible  &  nécefTaire,  ou  aucune  incompatibilité  avec  aucune  autre  idée 
fimple ,  dont  nous  voudrions  connoître  la  eoëxilience  avec  l'idée  complexe 
qne  nous  avons  dtja. 

§.  11.  Les  Idées  dont  nos  idées  complexes  des  Subftances  font  compo-  Et  fur-tout  celle 
.  &  fur  quoi  roule  prefque  toute  la  connoiiTanee  que  nous  avons  des  Sub-  o^sal^ec°n<le5 
ftances,  font  celles  des  Secondes  Qualitez.    Et  comme  toutes  c^s  Secondes 
Qualitez  dépendent,  ainfi  que  nous  l'avons  *  déjà  montre,  des  Premières  *  Liv.Ji.ch.rm, 
gïualitez  des  particules  infenfibles  des  Subftances ,  ou  fi  ce  n'eit  de-là ,  de 

quel- 


448       De  V Etendue  de  la  Connoîjfance  humaine.  L 1  v.  IV. 

Chap.  XI.  quelque  chofe  encore  plus  éloigné  de  notre  comprehenfion ,  il  nous  eft  im- 
poffible  de  connoître  la  liaifon  ou  l'incompatibilité  qui  fe  trouve  entre  ces 
Secondes  Qualitez  ;  car  ne  connoiffant  pas  la  fourced'où  elles  découlent,  je 
veux  dire  la  groffeur,  la  figure  &  la  contexture  des  parties  d'où  elles  dépen- 
dent, &  d'où  refultent,  par  exemple,  les  Qualitez  qui  compofent  notre 
idée  complexé* de  l'Or,  il  eft  impofiible  que  nous  puilïions  connoître  quel- 
les autres  Qualitez  procèdent  de  la  même  conftitution  des  parties  infenfi- 
bles  de  l'Or,  ou  font  incompatibles  avec  elle,  &  doivent  par  conféquent 
coè'xifter  toujours  avec  l'idée  complexe  que  nous  avons  de  l'Or,  ou  ne 
pouvoir  fubfifter  avec  une  telle  idée. 
Farce  que  nous  §•  12.  Outre  cette  ignorance  où  nous  fommes  à  l'égard  des  Premières 
ne  faurons  dé-      Qualitez  des  parties  infenfîbles  des  Corps  d'où  dépendent  toutes  leurs  fecon- 

couvru  la  corme-   ^-      _       ,.  r..  .  .  r  r  ,    .    .  ,  .         „ 

xion  qui  en  e.nre  des  Qualitez ,  il  y  a  une  autre  ignorance  encore  plus  incurable,  &qui  nous 

QuxViîé  &c?esdpré-  met  dans  une  plus  grande  impuiffancede  connoître  certainement  la  coéxijlen- 

anc'res  Qualitez.    ce  ou  la  non-co'cxiftence  de  différentes  idées  dans  un  même  fujet,  c'eft  qu'on 

ne  peut  découvrir  aucune  liaifon  entre  une  féconde  Qualité  &  les  premières 

Qualitez  dont  elle  dépend. 

§.    13.  Que  la  groffeur,  la  figure  &  le  mouvement  d'un  Corps  caufent 
du  changement  dans  la  groffeur, dans  la  figure  &  dans  le  mouvement  d'un 
autre  Corps ,  c'eft  ce  que  nous  pouvons  fort  bien  comprendre.     Que  les 
parties  d'un  Corps  foient  divifées  en  conféquence  de  l'intrufion  d'un  autre 
Corps ,  &  qu'un  Corps  foit  .transféré  du  repos  au  mouvement  par  l'impul- 
fion  d'un  autre  Corps,  ces  chofes  &  autres  femblables  nous  paroiffent  avoir 
quelque  liaifon  l'une  avec  l'autre  :  &  fi  nous  connoiffions  ces  premières 
Qualitez  des  Corps, nous  aurions  fujet  d'efpérer  que  nous  pourrions  con- 
noître un  beaucoup  plus  grand  nombre  de  ces  différentes  manières  dont  les 
Corps  opèrent  l'un  fur  l'autre.     Mais  notre  Efprit  étant  incapable  de  dé- 
couvrir aucune  liaifon  entre  ces  premières  Qualitez  des  Corps,  &  les  fenfa- 
tions  qui  font  produites  en  nous  par  leur  moyen,  nous  ne  pouvons  jamais 
être  en  état  d'établir  des  règles  certaines  &  indubitables  de  la  conféquen- 
ce ou  de  la  coè'xiftence  d'aucunes  fécondes  Qualitez,quand  bien  nous  pour- 
rions découvrir  la  groffeur,  la  figure  ou  le  mouvement  des  Parties  infenfi- 
bles  qui  les  produilent  immédiatement.     Nous  fommes  fi  éloignez  de  con- 
noître quelle  figure,  quelle  groffeur,  ou  quel  mouvement  de  parties  pro- 
duit la  couleur  jaune,  un  goût  de  douceur,  ou  un  fon  aigu,  que  nous  ne 
{aurions  comprendre  comment  aucune  groffeur,  aucune  figure,  ou  aucun 
mouvement  de  parties  peut  jamais  être  capable  de  produire  en  nous  l'idée 
de  quelque  couleur,  de  quelque  goût,  ou  de  quelque  fon  que  ce  foit.    Nous 
ne  faurions,  dis-je,  imaginer  aucune  connexion  entre  l'une  &  l'autre  de 
ces  chofes. 

§.  14.  Ainfi  quoi  que  ce  foit  uniquement  par  le  fecours  de  nos  Idées  que 
nous  pouvons  parvenir  à  une  connoiffance  certaine  &générale,c'eft  en  vain 
que  nous  tâcherions  de  découvrir  par  leur  moyen  quelles  font  les  autres 
idées  qu'on  peut  trouver  conflamment  jointes  avec  celles  qui  conflituent 
notre  Idée  complexe  de  quelque  fubftance  que  ce  foit  ;  puisque  nous  ne 

con- 


De  l'Etendue  de  la  Connoijfajtce  humaine.  Liv.  IV.       449 

connoiffons  point  la  conftitution  réelle  des  petites  particules  d'où  dépendent  C  h  a  p.  1 1 1. 
leurs  fécondes  Qualité/.  ,  &  que,  fi  elle  nous  étoit  connue,  nous  ne  faurions 
découvrir  aucune  liaifon  néceffaire  entre  telle  ou  telle  conftitution  des  Corps 
&  aucune  de  leurs  fécondes  Qualitez,ce  qu'il  faudrait  faire  nécèffairement 
avant  que  de  pouvoir  connoître  leur  coëxiftencc  néceflaire.  Et  par  confé- 
quent ,  quelle  que  foit  notre  idée  complexe  d'aucune  efpècc  de  Subftances, 
à  peine  pouvons-nous  déterminer  certainement, en  vertu  des  Idées  fimples 
qui  y  font  renfermées ,  la  coëxiftencc  néceffaire  de  quelque  autre  Qualité 
que  ce  foit.  Dans  toutes  ces  recherches  notre  Connoiffance  ne  s'étend  guè- 
re au  delà  de  notre  expérience.  A  la  vérité,  quelque  peu  de  premières 
Qualitez  ont  une  dépendance  néceffaire  &  une  vifible  liaifon  entr'elles;ainfi 
la  figure  fuppofe  néceffairement  l'étendue;  &  la  réception  ou  la  communi- 
cation du  mouvement  par  voye  d'impulfion  fuppofe  la  folidité:  Mais  quoi 
qu'il  y  ait  une  telle  dépendance  entre  ces  idées ,  &  peut-être  entre  quelques 
autres, il  y  en  a  pourtant  fi  peu  qui  ayent  une  connexion  vifible,  que  nous 
ne  faurions  découvrir  par  intuition  ou  par  démonftration  que  la  coé'xiftence 
de  fort  peu  de  Qualitez  qui  fe  trouvent  unies  dans  les  Subftances; de  forte 
que  pour  connoître  quelles  Qualitez  font  renfermées  dans  les  Subftances,  il 
ne  nous  refte  que  le  iimple  fecours  des  Sens.  Car  de  toutes  les  Qualitez  qui 
coëxiftent  dans  un  fujet  fans  cette  dépendance  &  cette  évidente  connexion 
de  leurs  idées,  on  n'en  fiuiroit  remarquer  deux  dont  on  puiffe  connoître  cer- 
tainement qu'elles  coëxiftent,  qu'entant  que  l'Expérience  nous  en  affûre 
par  le  moyen  de  nos  Sens.  Ainfi,  quoi  que  nous  voyions  la  couleur  jaune, 
&  que  nous  trouvions,  par  expérience,  la  pefanteur,  la  malléabilité,  la 
fufibilité&la  fixité,  unies  dans  une  pièce  d'or;  cependant  parce  que  nulle 
de  ces  Idées  n'a  aucune  dépendance  vifible,  ou  aucune  liaifon  néceflaire 
avec  l'autre,  nous  ne  faurions  connoître  certainement  que  là  où  fe  trouvent 
quatre  de  ces  Idées ,  la  cinquième  y  doive  être  aufli,  quelque  probable  qu'il 
foit  qu'elle  y  eft  effectivement  ;  parce  que  la  plus  grande  probabilité  n'em- 
porte jamais  certitr.de,fans  laquelle  il  ne  peut  y  avoir  aucune  véritable  Con- 
noiffance. Car  la  connoiffance  de  cette  coé'xiftence  ne  peut  s'étendre  au 
delà  de  la  perception  qu'on  en  a,  &  dans  les  fujets  particuliers  on  ne  peut 
a.ppercevoir  cette  coëxiftencc  que  par  le  moyen  des  Sens,ou  en  général  que 
par  la  connexion  néceffaire  des  Idées  mêmes. 

§.   15.  Quant  à  l'incompatibilité  des  idées  dans  un  même  fujet,  nous  La  connoiffance 
pouvons  connoître  qu'un  fujet  ne  fauroit  avoir,  de  chaque  efpcce  de  pré-  bfiité'desTdéM" 
miéres  Qualitez,  qu'une  feule  à  la  fois.    Par  exemple,  une  étendue  parti-  ^^  un  même 
culiére,  une  certaine  figure, un  certain  nombre  de  parties,  un  mouvement  loin'que'cene^e* 
particulier  exclut  toute  autre  étendue,  toute  autre  figure,  tout  autre  mou-  '*««  coexiflaice. 
vement  &  nombre  de  parties.     Il  en  eft  certainement  de  même  de  toutes 
les  idées  fenfibles  particulières  à  chaque  Sens;  car  toute  idée  de  chaque  for- 
te qui  eft  préfente  dans  un  fujet,  exclut  toute  autre  de  cette  efpèce,  par 
exemple,  aucun  fujet  ne  peut  avoir  deux  odeurs,  ou  deux  couleurs  dans  un 
nii-'ine  temps.     Mais,  dira-t-on  peut-être ,  ne  voit-on  pas  dans  le  même 
temps  deux  couleurs  dans  une  Opale,  ou  dans  l'infufion  du  Bois ,  nommé 

L  1 1  Lignum 


4j"o       De  r Etendue  de  la  Comtoijfance  huma-int.  Liv.  IV. 

C  h  a  p.  III.  Ligmtm  Nephritiatm  ?  A  cela  je  répons  que  ces  Corps  peuvent  exciter  dans 
le  même  temps  des  couleurs  différentes  dans  des  yeux  diverfement  placez  ; 
mais  auffi  j'ofe  dire  que  ce  font  différentes  parties  de  l'Objet,  qui  rerléchif- 
fent  les  particules  de  lumière  vers  des  yeux  diverfement  placez;  de  forte 
que  ce  n'eft  pas  la  même  partie  de  l'Objet,  ni  par  conféquent  le  même 
fujet  qui  paroit  jaune  &  azur  dans  le  même  temps.    Car  il  eft  aulli  impof- 
fible  que  dans  le  même  temps  une  feule  &  même  particule  d'un  Corps  mo- 
difie ou  reflèchiffe  différemment  les  rayons  de  lumière,  qu'il  eft  impofii- 
ble  qu'elle  ait  deux  différentes  figures  &  deux  différentes  contextures  dans 
le  même  temps, 
celle  de  la  coëx-      §.  16.  Pour  ce  qui  eft  de  la  puiflance  qu'ont  les  Subftances  de  chan- 
tindt  ne  Retend  Ser  ^es  Qualitez  fenfibles  des  autres  Corps ,  ce  qui  fait  une  grande  par- 
pas  fou  ayant,      tie  de  nos  recherches  fur  les  Subftances ,  &  qui  n'eft  pas  une  branche 
peu  importante  de    nos  Connoifiances  ,   je  doute  qu'à  cet  égard   notre 
Connoiffance  s'étende  plus  loin  que  notre  expérience ,  ou  que  nous  puif- 
fions  découvrir  la  plupart  de  ces  Puiffances  &  être  affùrez  qu'elles  font 
dans  un  fujet  en  vertu  de  la  liaifon  qu'elles  ont  avec  aucune  des  idées 
qui  conftituent  fon  efience  par  rapport  à  nous.     Car  comme  les  Puif- 
j'auccs  aiïives  &. paffivcs  des  Corps,  &  leurs  manières  d'opérer  confident 
dans  une  certaine  contexture  &  un  certain  mouvement  de  parties  que 
nous  ne  faurions  découvrir  en  aucune  manière,    ce  n'eft  que  dans  fort 
peu  de  cas  que  nous  pouvons  être  capables  d'appercevoir  comment  el- 
les dépendent  de  quelqu'une  des  idées  qui  conftituent  l'idée  complexe 
que  nous  nous  formons  d'une  telle  efpèce  de  chofes,    ou  comment  el- 
les leur  font  oppofées.     J'ai  fuivi  en  cette  occaiion  l'hypothefe  des  Phi- 
*iP?fttî'dt'lïa'Na- l°f°phes  *  Materialifl.es,  comme  celle  qui  nous  peut  conduire  plus  avant, 
turipar u /cuit     à  ce  qu'on  croit,  dans  l'explication  intelligible  des  Qualitez  des  Corps: 
'pMura!'d7ufigu.^  je  doute  que  l'Entendement  humain,  foible  comme  il  eft,  puiffe  en 
« ,&■  L  momi-    fubftituer  une  autre  qui  nous  donne  une  plus  ample  &  plus  nette  con- 
u^u'iJeT""  *** noifiance  de  la  connexion  néceiïaire  &  dp  la  coëxiftence  des  Puiffances 
qu'on   peut  obferver  unies  en  différentes  fortes  de  Corps.     Ce  qu'il,  y 
a  de  certain  au  moins  ,    c'eft  que  ,    quelle  que  foit  l'hypothefe  la  plus- 
claire  &  la  plus  conforme  à  la  vérité    (  car  ce  n'eft  pas  mon  affaire  de 
déterminer  cela  préfentement)  notre  connoiffance  touchant  les  Subftan- 
ces corporelles  ne  fera  pas  portée  fort  avant  par  aucune  de  ces  hypo- 
thefes,  jufqu'à  ce  qu'on  nous  fafie  voir  quelles  Qualkez  &  quelles  Puif- 
fances des  Corps  ont  une  liaifon  ou    une   oppofition   néceffaire  entr'et- 
les;  ce  que  nous  ne  connoiffons ,   à  mon  avis,  que  jufqu'à  un  très-pe- 
tit degré  dans   l'état  où  fe  trouve  préfentement  la  Philofophie.     Et  je 
doute  qu'avec  les  facultez  que  nous  avons,  nous  foyions   jamais  capa- 
bles de  porter  plus  avant  fur  ce  point,  je  ne  dis  pas  l'expérience  par- 
ticulière, mais  nos  Connoiffances  générales.     C'eft  de  l'Expérience  que 
doivent  dépendre  toutes  nos  recherches  en  cette  occafion;  &  il  feroit 
à  fouhaiter   qu'on  y  eût   fait   de  plus   grands   progrès.     Nous   voyons 
tous  les  jours  combien  la  peine  que  quelques  perfonnes  génereufes  ont 

pris 


De  V Etendue  de  la  Connoiffance  humaine.  Liv.  IV.       45-1 

pris  pour  cela,   a  augmenté  le  fonds  des  Connoiffances  Phyfiques.     Si  Chap.  IIL 

d'autres  personnes  &  fur-tout  les  Chimiftes ,  qui  prétendent  perfection- 

ner  cette   partie   de   nos  connoiffances ,  avoient    été  aulîi   exacts  dans 

leurs  obfervations  &  aufïi  fincéres  dans  leurs  rapports  que  devroient  l'être 

des  gens  qui  fe  difent  Pbilofopbes ,  nous  connoitrions  beaucoup  mieux  les 

Corps  qui  nous  environnent,  &  nous  pénétrerions  beaucoup  plus  avant  dans 

leurs  Puiflances  ce  dans  leurs  opérations. 

§.   17.   Si  nous  fommes  li  peu  initruits  des  Puiffances  &  des  Opérations  La  «Mnoïffinee 
des  Corps,  je  croi  qu'il  eft  aifé  de  conclurre  que  nous  ibmmes  dans  de  plus  d«  Ê^ïlts eften- 
grandes  ténèbres  à  l'égard  des  Efprits,  dont  nous  n'avons  naturellement  corc  Plus  boaiee. 
point  d'autres  idées  que  celles  que  nous  tirons  de  l'idée  de  notre  propre  Ef- 
prit  en  rellechiffant  fur  les  opérations  de  notre  Ame ,  autant  que  nos  pro- 
pres obfervations  peuvent  nous  les  faire  connoître.  J'ai  propofé  ailleurs  en 
paffant  une  petite  ouverture  à  mes  Lecteurs  pour  leur  donner  lieu  de  pen- 
fer  combien  les  Efprits  qui  habitent  nos  Corps,  tiennent  un  rang  peu  conli- 
derable  parmi  ces  différentes ,  &  peut-être  innombrables  Eipeces  d'Etres 
plus  excellens,  &  combien  ils  font  éloignez  d'avoir  les  qualitez  &  les  per- 
fections des  Chérubins  &  des  Séraphins,  &  d'une  infinité  de  fortes  d'Efprits 
qui  font  au  deffus  de  nous. 

§.    18.  Pour  ce  qui  eft  de  la  troifiéme  efpèce  de  Connoiffance,  qui  eft  la  irr.  ri  n'en  pas 
convenance  ou  la  disconvenance  de  quelqu'une  de  nos  idées,  confiderées  îès  bornes^e" 
dans  quelque  autre  rapport  que  ce  foit;  comme  c'eftlàle  plus  vafte  champ  'rc  connoidir.ee 
de  nos  Connoiffances ,  il  eft  bien  difficile  de  déterminer  jusqu'où  il  peut  s'é-  rions?lT  Morale 
tendre.     Parce  que  les  progrès  qu'on  peut  faire  dans  cette  partie  de  notre  *ft  "P^ie  de 
Connoiffance,  dépendent  de  notre  fugacité  à  trouver  des  idées  moyennes 
qui  puiffent  faire  voir  les  rapports  des  idées  dont  on  ne  confidére  pas  la 
coè'xiftence ,  il  eft  mal-aifé  de  dire  quand  c'eftque  nous  fommes  au  bout  de 
ces  fortes  de  découvertes ,  &  que  la  Raifon  a  tous  les  fecours  dont  elle  peut 
faire  ufage  pour  trouver  des  preuves,&pour  examiner  la  convenance  ou  la 
disconvenance  des  idées  éloignées.  Ceux  qui  ignorent  \  yilgebre  ne  fauroient 
fe  figurer  les  chofes  étonnantes  qu'on  peut  faire  en  ce  genre  par  le  moyen 
de  cette  Science  ;  &  je  ne  vois  pas  qu'il  foit  facile  de  déterminer  quels  nou- 
veaux moyens  de  perfectionner  les  autres  parties  de  nos  Connoiffances  peu- 
vent être  encore  inventez  par  un  Efprit  pénétrant.     Je  croi  du  moins  que 
les  Idées  qui  regardent  la  Quantité,  ne  font  pas  les  feules  capables  de  dé- 
monftration  ;  mais  qu'il  y  en  a  d'autres  qui  font  peut-être  la  plus  importan- 
te partie  de  nos  Contemplations ,  d'où  l'on  pourroit  déduire  des  connoif- 
fances certaines ,  fi  les  Vices,  les  Pallions  ,  &  des  Intérêts  dominans,  ne 
s'oppofoient  directement  à  l'exécution  d'une  telle  entreprife. 

L'idée  d'un  Etre  fupreme,  infini  en  puiffance,  en  bonté  &  en  fageffe, 
qui  nous  a  faits ,  &  de  qui  nous  dépendons  ;  &  l'idée  de  Nous-mêmes  com- 
me de  Créatures  Intelligentes  &  Raifonnables,  ces  deux  Idées,  dis-je,  étant 
une  fois  clairement  dans  notre  Efprit,  en  forte  que  nous  les  confidéraf- 
fions  comme  il  faut  pour  en  déduire  les  conféquences  qui  en  découlent  na- 
turellement, nous  fourniroient,  à  mon  avis,  de  telsfondemensdenosDe- 

Lll  2  voirs, 


452        De  V Etendue  de  la  Connoijfiwce  humaine.  Liv.  IV. 

Chap.  III.  voirs,  &de  telles  règles  de  conduite,  que  nous  pourrions  par  leur  moyen 
élever  la  Morale  au  rang  des  Sciences  capables  de  Démonftration.  Et  à  ce 
propos  je  ne  ferai  pas  difficulté  de  dire  ,  que  je  ne  doute  nullement  qu'on 
ne  puilîe  déduire ,  de  Propofitions  évidentes  par  elles-mêmes ,  les  véritables 
mefiires  du  Julie  &  de  l'Injufte  par  des  conlequences  néceffaircs ,  &  auffi 
inconteftables  que  celles  qu'on  employé  dans  les  Mathématiques,  fi  l'on 
veut  s'appliquer  à  ces  difcuffions  de  Morale  avec  la  même  indifférence  & 
avec  autant  d'attention  qu'on  s'attache  à  fuivre  des  raifonnemens  Mathéma- 
tiques. On  peut  appercevoir  certainement  les  rapports  des  autres  Modes 
auffi  bien  que  ceux  du  Nombre  &  de  l'Etendue;  &  je  ne  faurois  voir  pour- 
quoi ils  ne  feraient  pas  auffi  capables  de  démonftration,  fi  on  fongeoit  à  fe 
faire  de  bonnes  méthodes  pour  examiner  pié-à-pié  leur  convenance  ou  leur 
difconvenance.  Par  exemple»  cette  Propofition,  Il  ne  Jauroit  y  avoir  de 
Tinjujiice  oh  il  n'y  a  point  de  propriété',  eft  auffi  certaine  qu'aucune  Démon- 
ftration qui  foit  dans  Euclich ,  car  l'idée  de  propriété  étant  un  droit  à  une 
certaine  chofe;  &  l'idée  qu'on  défignepar  le  nom  à'injujlice  étant  l'invafion 
ou  la  violation  d'un  Droit,  il  eft  évident  que  ces  idées  étant  ainfi  détermi- 
nées, &  ces  noms  leur  étant  attachez,  je  puis  connoître  auffi  certainement 
que  cette  Propofition  eft  véritable  que  jeconnois  qu'un  Triangle  a  trois  an- 
gles égaux  à  deux  Droits.  Autre  Propofition  d'une  égale  certitude ,  Nul 
Gouvernement  n'accorde  une  abfolué  liberté;  car  comme  l'idée  du  Gouverne- 
ment eft  un  écabliffement  de  fociété  fur  certaines  règles  ouLoixdont  il  exi- 
ge l'exécution ,  &  que  l'idée  d'une  abfolué  liberté  eft  à  chacun  une  puiflan- 
ce  de  faire  tout  ce  qu'il  lui  plaît,  je  puis  être  auffi  certain  de  la  vérité  de 
cette  Propofition  que  d'aucune  qu'on  trouve  dans  les  Mathématiques. 
Deux  chufes  g_   ^  çe  qU{  a  donné  à  cet  égard  ,  l'avantage  aux  idées  de  Quantité,  & 

luUe's'TdJe"        les  a  fait  croire  plus  capables  de  certitude  &  de  démonftration ,  c'eft , 
morales incapa-         Premièrement,  qu'on  peut  les  répréfenter  par  des  marques  fenfibles  qui 

b:es  de  Démon-  '     t  r  .         r  i  ~i  ■ 

dration.  ont  une  plus  grande  &  plus  étroite  con  elpondance  avec  elles,  que  quelques 

ne  Cuvent  'lire     mots  ou  f°ns  qu'on  puifTe  imaginer.     Des  figures  tracées  fur  le  Papier  font 
i-prefentees         autant  de  copies  des  idées  qu'on  a  dans  l'Efprit,  &  qui  ne  font  pas  fujettes 
LnVbUsT;? J"    à  l'incertitude  que  les  Mots  ont  dans  leur  fignification.     Un  Angle ,  un 
rce  gu'ei-      Cercle ,  ou  un  Quarré  qu'on  trace  avec  des  lignes,  paroit  à  la  vue,  fans 
-ses."         qu'on  pufffe  s'y  méprendre,  il  demeure  invariable,  &  peut  être  confideré  à 
loilir;  on  peut  revoir  la  démonftration  qu'on  a  faite  fur  fon  fujet,  &  en 
confiderer  plus  d'une  fois  toutes  les  parties  fans  qu'il  y  ait  aucun  danger  que 
les  idées  changent  le  moins  du  monde.     On  ne  peut  pas  faire  la  même  cho- 
ie à  l'égard  des  Idées  morales;  car  nous  n'avons  point  de  marques  fenfibles 
qui  les  repréfentent ,  &  par  où  nous  puiffions  les  expofer  aux  yeux.  Nous 
n'avons  que  des  mots  pour  les  exprimer  ;  mais  quoi  que  ces  mots  reftent  les 
mêmes  quand  ils  font  écrits ,  cependant  les  idées  qu'ils  lignifient,  peuvent 
varier  dans  le  même  homme;  &  il  eft  fort  rare  qu'elles  ne  foient  pas  diffé- 
rentes en  différentes  perfonnes. 

En  fécond  lieu ,  une  autre  chofe  qui  caufe  une  plus  grande  difficulté  dans 
la  Morale,  c'eft  que  les  Idées  morales  font  communément  plus  complexes 

que 


De  l'Etendue  de  la  ConnoijJ~ance  humaine.  Liv.  IV.         45^ 

que  celles  des  Figures  qu'on  confidére  ordinairement  dans  les  Mathemati-  Ch  AP.  III. 
ques;  D'où  il  naît  ces  deux  inconveniens,  le  premier  que  les  noms  des  idées 
morales  ont  une  fignif.cation  plus  incertaine,  parce  qu'on  ne  convient  pas 
fi  aifément  de  la  collection  d'Idées  llmples  qu'ils  lignifient  précifément;  & 
par  conféquent  le  figne  qu'on  met  toujours  à  leur  place  lorfqu'on  s'entre- 
tient avec  d'autres  perfonnes,  &  fouvent  en  méditant  en  foi-meme,  n'em- 
porte pas  conflamment  avec  lui  la  même  idée;  ce  qui  caufe  le  même  détor- 
dre &.  la'meme  méprife  qui  arriveroit ,  fi  un  homme  voulant  démontrer 
quelque  chofe  d'un  Heptagone  omettoit  dans  la  figure  qu'il  feroit  pour  cela 
un  des  angles,  ou  donnoit  fans  y  penfer,  à  la  Figure  un  angle  de  plus  que 
ce  nom-là  n'en  défigne  ordinairement,  ou  qu'il  ne  vouloit  lui  donner  la  pre- 
mière fois  qu'il  penfa  à  fa  Démonftration.  Cela  arrive  fouvent,  &  à  peine  « 
peut-on  l'éviter  dans  chaque  idée  complexe  de  Morale,  où  en  retenant  le 
même  nom  ,  on  omet  ou  l'on  infère,  dans  un  temps  plutôt  que  dans  l'autre, 
un  Angle,  c'eft-à-dire  une  idée  limple  dans  une  Idée  complexe  qu'on  ap- 
pelle toujours  du  même  nom.  Un  autre  inconvénient  qui  naît  de  la  com- 
plication des  Idées  morales ,  c'eft  que  l'Efprit  ne  fauroit  retenir  aifément 
ces  combinaifonsprécifes  d'une  manière  auiîî  exacle  &  aufli  parfaite  qu'il  eft 
nécelTaire  pour  examiner  les  rapports,  les  convenances,  ou  les  diiconve- 
nances  de  plufieurs  de  ces  Idées  comparées  l'une  à  l'autre,  &  fur-tout  lorf- 
qu'on n'en  peut  juger  que  par  de  longues  déductions,  &par  l'interventi  n 
de  plufieurs  autres  Idées  complexes  dont  on  fe  fert  pour  montrer  la  conve- 
nance de  deux  Idées  éloignées. 

Le  grand  fecours  que  les  Mathématiciens  ont  trouvé  contre  cet  inconvé- 
nient dans  les  Figures  qui  étant  une  fois  tracées  reftent  toujours  les  mêmes, 
eft  fort  vifible;  &  en  effet  fans  cela,  la  Mémoire  auroit  fouvent  bien  de  la 
peine  à  retenir  ces  Figures  fi  exactement ,  tandis  que  l'Efprit  en  parcourt 
les  parties  pié-a-pié,  pour  en  examiner  les  différens  rapports.  Et  quoi  qu'en 
affemblant  une  grande  fomme  dans  Y  Addition,  dans  la  Multiplication,  ou 
dans  la  Diiifion ,  où  chaque  partie  n'eft  qu'une  progreffion  de  l'Efprit  qui 
envifiige  fes  propres  idées ,  &  qui  confidére  leur  convenance  ou  leur  difeon- 
venance ,  la  refolution  de  la  Queftion  ne  foit  autre  chofe  que  le  refultat  du 
'Fout  compofé  de  nombres  particuliers  dont  l'Efprit  a  une  claire  percep- 
tion; cependant  fi  l'on  ne  défigne  les  différentes  parties  par  des  marques 
dont  la  fignifieation  précife  foit  connue,  &  qui  reftent  &  demeurent  en 
vue  lorfque  la  Mémoire  les  a  laiffé  échapper,  il  feroit  prcfque  impoffible 
de  retenir  dans  l'Efprit  un  fi  grand  nombre  d'idées  différentes ,  fans  brouil- 
ler ou  laiffer  échapper  quelques  articles  du  Compte,  &  par-là  rendre  inuti- 
les tous  les  raifonnemens que  nous  ferions  fur  cela.  Dans  ce  cas-jà,  ce  n'eft 
point  du  tout  par  le  fecours  des  Chiffres  que  l'Efprit  apperçoit  la  conve- 
nance de  deux  ou  de  plufieurs  nombres,  leur  égalité  ou  leur  proportion, 
mais  uniquement  par  l'intuition  des  idées  qu'il  a  des  nombres  mêmes. 
Les  caractères  numériques  fervent  feulement  à  la  Mémoire  pour  en- 
regitrer  &  conferver  les  différentes  idées  fur  lefquelles  roule  la  Démonftra- 
tion ;  &  par  leur  moyen  un  homme  peutconnoitre  jufqu'oùeft  parvenue  fa 
Connoiffance  intuitive  dans  l'examen  de  plufieurs  de  ces  nombres  particu- 

Lll  q  liers; 


Cïïàp.  m. 


Moyens  pour 
remédier  a  ces 
diffi.uliez. 


IV.  A  l'cgard 
de  l'exiftence 
réelle,  nous 
avons  une  con- 
noiflance  intui- 
tive de  not:e 
Exiftence ,  une 
demonflranve 
de  l'exiftence 
oe  Dieu,  &  une 
CJnr.oigànce 


45-4        De  l'Etendue  de  la  Connoiffance  humaine.  Liv.  IV. 

liers  ;  afin  que  par-là  ilpuiiïe  avancer  fans  confufion  vers  ce  qui  lui  efl  en- 
core inconnu,  &  avoir  enfin  devant  lui,  d'un  coup  d'œuil,  le  refulcat'de 
toutes  fes  perceptions  &  de  tous  fes  raifonnemens. 

§.  20.  Un  moyen  par  où  l'on  peut  beaucoup  remédier  à  une  partie  de 
ces  inconvéniens  qui  fe  rencontrent  dans  les  Idées  Morales  &•  qui  les  ont 
fait  regarder  comme  incapables  de  démonstration ,  c'eft  d'expofer,  par  des 
définitions,  la  collection  d'idées  fimples  que  chaque  terme  doit  fignifier,  & 
enfuite  de  faire  fervir  les  termes  à  defignerprécifémentéc  conftamment  cette 
collection  d'idées.  Durefte,  il  n'eftpasaifé  de  prévoir  quelles  méthodes  peu- 
vent être  fuggerées  par  Y  algèbre  ou  par  quelque  autre  moven  de  cette  nature, 
pour  écarter  les  autres  diiiicultez.  je  luis  aiiiïré  du  moins  que ,  fi  les  hom- 
mes vouloient  s'appliquer  à  la  recherche  des  Véritez  morales  félon  la  même 
méthode,  &  avec  la  même  indifférence  qu'ils  cherchent  les  Véritez  Mathé- 
matiques; ils  trouveroient  que  ces  premières  ont  une  plus  étroite  liaifon 
l'une  avec  l'autre,  qu'elles  découlent  de  nos  idées- claires  &  diftincles  par 
des  conféquences  plus  néceffaires,  &  qu'elles  peuvent  être  démontrées  d'u- 
ne manière  plus  parfaite  qu'on  ne  croit  communément.  Mais  il  ne  faut  pas 
efpérer  qu'on  s'applique  beaucoup  à  de  telles  découvertes,  tandis  que  le  de- 
fir  de  l'Ellime,  des  Richeffes  ou  de  la  Puiffance  portera  les  hommes  à  épou- 
fer  les  opinions  autorifées  par  la  Mode,  &.  à  chercher  enfuite  des  Argumens 
ou  pour  les  faire  palier  pour  bonnes,  ou  pour  les  farder,  &  pour  couvrir 
leur  difformité,  rien  n'étant  fi  agréable  à  l'Oeuil  que  la  Write  l'eft  à  l'Ef- 
prit,  rien  n'étant  fi  difforme,  ni  fi  incompatible  avec  l'Entendement  que 
le  Menfonge.  Car  quoi  qu'un  homme  puiffe  trouver  affez  de  plaifir  à  s-'u- 
nir  par  Je  mariage  avec  une  femme  d'une  beauté  fort  médiocre,  perfonne 
n'efl  allez  hardi  pour  avouer  ouvertement  qu'il  a  époufé  la  Fauffeté ,  &  re- 
çu dans  font  fein  une  choie  auffi  affreufe  que  le  Menfonge.  Mais  pendant 
que  les  differens  Partis  font  embraffer  leurs  opinions  à  tous  ceux  qu'ils  peu- 
vent avoir  en  leur  puiffance,  fans  leur  permettre  d'examiner  fi  elles  font 
fauffes  ou  vcritables,  &  qu'ils  ne  veulent  pas  laiffer,  pour  ainû  dire,  à  la 
Vérité  fes  coudées  franches,  ni  aux  hommes  la  liberté  de  la  chercher,  quels 
progrés  peut-on  attendre  de  ce  coté-là,  quelle  nouvelle  lumière  peut-on  ef- 
pérer dans  les  Sciences  qui  concernent  la  Morale  ?  Cette  partie  du  Genre 
Humain  qui  efl  fuus  le  joug,  devroit  attendre,  au  lieu  de  cela,  dansla plu- 
part des  Lieux  du  Monde,  les  ténèbres  auffi  bien  que  l'efclavage  d'E..;.p- 
te,  fi  la  Lumière  du  Seigneur  ne  fe  trouvoit  pas  d'elle-même  préfente  à 
fETprit  humain,  Lumière  facrée  que  tout  le  pouvoir  des  hommes  ne  fauroit 
éteindre  entièrement. 

§•  21.  Quant  à  la  quatrième  forte  de  Connoiffance  que  nous  avons ,  qui 
efl  de  l'exiftence  réelle  &  actuelle  des  chofès,  nous  avons-  une  connoiffance 
intuitive  de  notre  exiftence,  &  une  connoiffance  démonflrative  de  l'exiften- 
ce de  Dieu.  Pour  l'exiftence  d'aucune  autre  chofe  nous  n'en  avons  point 
d'autre  qu'une  connoiffance  fenfiin-e  qui  ne  s'étend  point  au  delà  des  objets 
qui  font  préfens  à  nos  Sens. 

§.  22.  Notre  Connoiffance  étant  refferrée  dans  des  bornes  fi  étroites, 
comme  je  l'ai  montré;  pour  mieux  voir  l'état  préfent  de  notre  Efprit,  il 


De  l'Etendue  de  la  connoijfance  humaine.  L  i  v.  IV.        45 S 

ne  fera  peut-être  pas  inutile  d'en  confidérer  un  peu  le  côté  obfcur,  &  de  Chap.  IÎT, 
prendre  connoiffance  de  notre  propre  Ignorance,  qui  étant  infiniment  plus  fenCtiTede 
étendue  que  notre  Gonnoiliance,  peut  Jervir  beaucoup  a  terminer  les  Du-  d'aunes  choie», 
putes  &  à  augmenter  les  eunnoiffanecs  utiles,   fi  après  avoir  découvert  juP-  SJ^^Jg"11" 
qu'où  nous  avons  des  idées  claires  &  diitincles ,  nous  nous  bornons  à  la  cou-  ignorance* 
templation  des  chofes  qui  font  à  la  portée  de  notre  Entendement,  &  que 
nous  ne  nous  engagions  point  dans  cet  abyme  de  ténèbres  (ou  nos  Yeux  nous 
font  entièrement  în tuiles,  &  où  nos  Facilitez  nefauroient  nous  faire  apper- 
cevoir  quoi  que  ce  foit)  entêtez  de  cette  folle  penfeeque  rien  n'eft  au  deffus 
de  notre  comprehenllon.  Mais  nous  n'avons  pas  befoin  d'aller  fortloinpour 
être  convaincus  de  l'extravagance  d'une   telle   imagination.     (Quiconque 
fait  quelque  chofe,  fait  avant  toutes  chofes  qu'il  n'a  pas  befoin  de  cher- 
cher fort  loin  des  exemples  de    fon   Ignorance.     Les  chofes    les   moins 
considérables  &  les  plus  communes  qui  fe  rencontrent    fur    notre    che- 
min ,    ont  des   cotez  obfcurs   ou    la  Viië  la  plus  pénétrante  ne  lauroit 
fc  faire  jour.     Les    hommes    accoutumez  à  penfer,  &   qui  ont  l'Efprit 
le  plus  net  &  le  plus  étendu,  fe  trouvent  embarrâffez  &  hors  de  rou- 
te,  dans    l'examen    de    chaque  particule  de  Matière.  G'eft  dequoi  nous 
ferons  moins  furpris,    li    nous  cenfiderons  les  Caufes  de  notre  î^.orancs , 
Idquelles   peuvent   être    réduites   à   ces    trois    principales ,    ii  je  ne  me 
trompe. 

La  première,  que  nous  manquons  d'Idées. 

La  féconde,  que  nous  ne  faurions  découvrir  la  connexion  qui  cft  en- 
tre les  idées  que  nous  avons. 

Et  la   troiiiéme,  que  nous  négligeons  de  fuivre  &.  d'examiner  exac- 
tement nos  idées. 

§.  23.  Premièrement ,  il  y  a  certaines  chofes,  &  qui  ne  font  pas  en     r.  eue  des 
petit  nombre,  que  nous  ignorons  faute  d'Idées.  "notance"""' 

En  premier  lieu,  toutes  les    Idées  fimples  que  nous  avons,  font  bor-  c?eft que  nous 

1  n  1         /^-  •  1  c      /-..■.     je     manquons  d  i- 

nees  a  eelles  que  nous  recevons  des  Objets  corporels  par  ùenjaitcn,  oc  <iecs  ou  de  cei- 
des  Opérations  de  notre  propre  Efprit  comme  OMets  de   la    Rfftsxim:  1,esn3ui.font w 

.     ,  .  -  r      r        .     r  J  /-A  •        -  deflus  de  notic 

céft  dequoi  nous  (ommes  convaincus- en  nous-mêmes,     Ur  ceux  qui  ne  comprehen- 
font  pas  afîez  deftituez  de  raifon  pour  fe  figurer  que    leur  comprehen-  Jj°f»  °"  de 

.     »     r.  ,       ,  .      ~  ,r  i  •  •     /■  ■  cènes  que  nous 

lion   s  étende  a   toutes   chofes,    n  auront  pas  ce  peine  a  Je  convaincre  ne  conBoiflons 
que  ces  chemins  étroits  ce  en  il  petit  nombre  n'ont  aucune  proportion  Jî2|j£!  ""  ?1:V-' 
avec  toute  la  vafte  étendue  des   Etres.     Il  ne  nous    appartient  pas  de 
déterminer  quelles  autres   idées   fimples  peuvent  avoir  d'autres  Créatu- 
res dans  d'autres  parties  de  l'Univers,  par  d'autres  SeMs  &.  d'autres  Fa-  • 
cultez   plus    parfaites  &  en   plus  grand  nombre  que  celles  que  nous  a- 
.     :s,  ou  différentes  de  celles  que  nous  avons.     Mais  de  dire  ou  de  pen- 
ler  qui'  n'y  a  point  de  telles  facultez  parce  que   nous  n'en  avons  au- 
cune idée ,    c'eft   raifonner    auiii  jufte  qu'un   Aveugle   qui  foûtiendroit 
qu'il   n'y  a  ni  Vue  ni  Couleurs,  parce  qu'il  n'a   abfolument  point  d'i- 
dée d'aucune  telle    chofe,    &  qu'il  ne  iauroit  le  repréfenter  en  aucune 
manière  ce  que  c'eft  que  voir.     L'ignorance  qui  eîl  en  nous,  n'empé- 
che  ni  ne  borne  non  plus  la  connoiilance  des  autres ,  que  le  défaut  de 

la 


45"6  De  l'Etendue  de  la  Connoiffance  humaine.  Liv.  IV. 

Cil  A  P.  III.     la  vûë  dans   les  Taupes  empêche  les  Aigles  d'avoir  les  yeux  fi  perçans. 
Quiconque  confiderera  la  puiffance  infinie,  la  fageffe  &  la  bonté  du  Créa- 
teur de  toutes  chofes,  aura  tout  fujet  de  penfer  que  ces  grandes  Vertus  n'ont 
pas  été  bornées  à  la  formation  d'une  Créature  aufll  peu  confiderable  &  aufli 
impuillànte  que  lui  paraîtra  l'Homme,  qui  félon  toutes  les  apparences  tient 
le  dernier  rang  parmi  tous  les  Etres  Intellectuels.     Ainfi  nous  ignorons  de 
quelles  facilitez  ont  été  enrichies  d'autres  Efpèces  de  Créatures  pour  péné- 
trer dans  la  nature  &  dans  la  conflitution  intérieure  des  Chofes,  &  quelles 
idées  elles  peuvent  en  avoir,  entièrement  différentes  des  nôtres.  Unecho- 
fe  que  nous  favons  &  que  nous  voyons  certainement ,  c'efl  qu'il  nous  man- 
que de  les  voir  plus  à  fond  que  nous  ne  faifons,  pour  pouvoir  les  connoître 
d'une  manière  plus  parfaite.  Et  il  nous  efl  aifé  d'être  convaincus,  que  les 
idées  que  nous  pouvons  avoir  par  le  fecours  de  nos'Facultez,  n'ont  aucune 
proportion  avec  les  Chofes  mêmes,  puifque  nous  n'avons  pas  une  idée  clai- 
re &  diflinêïe  de  la  Subftance  même  qui  efl  le  fondement  de  tout  le  refle. 
Mais  un  tel  manque  d'idées  étant  une  partie  aufli  bien  qu'une  caufe  de  notre 
Ignorance  ,  ne  fauroit  être  fpecifié.  Ce  que  je  croi  pouvoir  dire  hardiment 
fur  cela,  c'efl  que  le  Monde  Intellectuel  &  le  Monde  Matériel  font  parfai- 
tement femblables  en  ce  point,  Que  la  partie  que  nous  voyons  de  l'un  ou 
de  l'autre  n'a  aucune  proportion  avec  ce  que  nous  ne  voyons  pas  ;  &  que 
tout  ce  que  nous  en  pouvons  découvrir  par  nos  yeux  ou  par  nos  penfées, 
n'efl  qu'un  point,  &  prefque  rien  en  comparaifon  du  refle. 
parce  que  les  §.  24.  En  fécond  lieu ,  une  autre  grande  caufe  de  notre  Ignorance ,  c'efl 

uop 'éloignez  'e  manclue  des  Idées  que  nous  fommes  capables  d'avoir.  Car  comme  le  man- 
de nous.  que  d'idées  que  nos  Facilitez  font  incapables  de  nous  donner,  nous  ôte  en- 
tièrement la  vûë  des  chofes  qu'on  doit  fuppofer  raifonnablement  dans  d'au- 
tres Etres  plus  parfaits  que  nous,  ainli  le  manque  des  idées  dont  je  parle  pré- 
fentement ,  nous  retient  dans  l'ignorance  des  chofes  que  nous  concevons  ca- 
pables d'être  connues  par  nous.  La  grojjeur ,  la  figure  &  \t  mouvement  font 
des"  chofes  dont  nous  avons  des  idées.  Mais  quoi  que  les  idées  de  ces  pre- 
mières Ghialitez  des  Corps  ne  nous  manquent  pas ,  cependant  comme  nous 
ne  connoiffons  pas  ce  que  c'efl  que  la  groileur  particulière ,  la  figure  &  le 
mouvement  de  la  plus  grande  partie  des  Corps  de  l'Univers,  nous  ignorons 
les  différentes  puiflances,  productions  &  manières  d'opérer,  par  où  font 
produits  les  Effets  que  nous  voyons  tous  les  jours.  Ces  chofes  nous  font  ca- 
chées en  certains  Corps ,  parce  qu'ils  font  trop  éloignez  de  nous  ;  &  en  d'au- 
tres, parce  qu'ils  font  trop  petits.  Si  nous  confiderons  l'extrême  diflance 
•  des  parties  du  Monde  qui  font  expofées  à  notre  vûë  &  dont  nous  avons 
quelque  connoiffance,  &  les  raifons  que  nous  avons  de  penfer  que  ce  qui  efl 
expofé  à  notre  vûë  n'efl  qu'une  petite  partie  de  cet  immenfe  Univers  , 
nous  découvrirons  auffi-tôt  un  vafle  abyme  d'ignorance.  Le  moyen  de  fa- 
voir  quelles  font  les  fabriques  particulières  des  grandes  Maffes  de  matière 
qui  compofent  cette  prodigieufe  machine  d'Etres  corporels,  jufqu'où  elles 
s'étendent,  quel  efl  leur  mouvement,  comment  il  efl  perpétué  ou  commu- 
niqué ;&  quelle  influence  elles  ont  l'une  fur  l'autre!  Ce  font  tout  autant  de 
recherches  où  notre  Elprit  fe  perd  des  la  première  reflexion  qu'il  y  fait.  Si 

nous 


De l'Etendue  delà  connoijjance  humaine.  Liv.  IV.  457 

nous  bornons  notre  contemplation  à  ce  petit  Coin  de  l'Univers  où  nous  Cil  AT.  III. 
fommes  renfermez ,  je  veux  dire  au  Syftéme  de  notre  Soleil  &  à  ces  gran- 
des Malles  de  matière  qui  roulent  vifiblement  autour  de  lui ,  combien  de 
diverfes  fortes  de  Végétaux  ,  d'Animaux  &  d'Etres  corporels ,  douez  d'in- 
telligence, infiniment  difFérens  de  ceux  qui  vivent  fur  notre  petite  Boule, 
peut-il  y  avoir,  félon  toutes  les  apparences  ,  dans  les  autres  Planètes,  def- 
quels  nous  ne  pouvons  rien  connoître,  pas  même  leurs  figures  &  leurs  par- 
tics  extérieures,  pendant  que  nous  fommes  confinez  dans  cette  Terre,  puis- 
qu'il n'y  a  point  de  voyes  naturelles  qui  en  puiffent  introduire  dans  notre 
Éfprit  des  idées  certaines  par  Senfation  ou  par  Reflexion  ?  Toutes  ces  cho- 
fes ,  dis-je ,  font  au  delà  de  la  portée  de  ces  deux  fources  de  toutes  nos  Con- 
noiflances,  de  forte  que  nous  ne  fuirions  même  conjecturer  dequoi  font  pa- 
rées ces  Régions ,  &  quelles  fortes  d'habitans  il  y  a ,  tant  s'en  faut  que  nous 
en  ayions  des  idées  claires  &  difhinéles. 

§.  25.  Si  une  grande  partie  ,  ou  plutôt  la  plus  grande  partie  des  diffe-  Parce  qu-n»  font 
rentes  efpùces  de  Corps  qui  font  dans  l'Univers,  échappent  à  notre  Con-  tI0PPet'"- 
noiflance  à  caufe  de  leur  éloignement,  il  y  en  a  d'autres  qui  ne  nous  font 
pas  moins  cachez  par  leur  extrême  petitefle.  Comme  ces  corpufcules  in- 
fenfibles  font  les  parties  actives  de  la  Matière  &  les  grands  inftrumens  de  la 
Nature,  d'où  dépendent  non  feulement  toutes  leurs  Secondes  Qualitez,  mais 
auffi  la  plupart  de  leurs  opérations  naturelles,  nous  nous  trouvons  dans  une^ 
ignorance  invincible  de  ce  que  nous  defirons  de  connoître  fur  leur  fujet,' 
parce  que  nous  n'avons  point  d'idées  précifes  &  diftinftes  de  leurs  premiè- 
res Qualitez.  Je  ne  doute  point,  que,  fi  nous  pouvions  découvrir  la  figu- 
re, la  groffeur,  lacontexture  &  le  mouvement  des  petites  particules  de  deux 
Corps  particuliers,  nous  ne  puiîîons  connoître ,  fans  le  fecours  de  l'expé- 
rience, plufieurs  des  opérations  qu'ils  feroient  capables  de  produire  l'un  fur 
l'autre,  comme  nous  connoiffons  préfentement  les  propriétez  d'un  Quarré 
ou  d'un  Triangle.  Par  exemple,  fi  nous  connoiffions  les  affections  mécha- 
niques  des  particules  de  la  Rhubarbe,  de  la  Ciguë ,  de  X Opium  &  d'un  Hom- 
me ,  comme  un  Horloger  connoit  celles  d'une  Montre  par  où  cette  Machi- 
ne produit  fes  opérations,  &  celles  d'une  Lime  qui  agilTant  fur  les  parties 
de  la  Montre  doit  changer  la  figure  de  quelqu'une  de  fes  roues,  nous  ferions 
capables  de  dire  par  avance  que  la  Rhubarbe  doit  purger  un  homme ,  que 
la  Ciguë  le  doit  tuer,  &  l'Opium  le  faire  dormir,  tout  ainfi  qu'un  Horlo- 
ger peut  prévoir  qu'un  petit  morceau  de  papier  pofé  fur  le  Balancier ,  em- 
pêchera la  Montre  d'aller,  jufqu'à  ce  qu'il  foit  ôté,  ou  qu'une  certaine  pe- 
tite partie  de  cette  Machine  étant  détachée  par  la  Lime ,  fon  mouvement 
ceffera  entièrement ,  &  que  la  Montre  n'ira  plus.  En  ce  cas,  la  raifon  pour- 
quoi l'Argent  fe  diffout  dans  l'Eau  forte  ,  &  non  dans  l'Eau  Regale  où  l'Or 
fe  diffout  quoi  qu'il  ne  fe  diffolve  pas  dans  l'Eau  forte,  feroit  peut-être  auf- 
fi facile  à  connoître ,  qu'il  l'eft  à  un  Serrurier  de  comprendre  pourquoi  une 
clé  ouvre  une  certaine  ferrure ,  &  non  pas  une  autre.  Mais  pendant  que 
nous  n'avons  pas  des  Sens  affez  penétrans  pour  nous  faire  voir  les  petites  par- 
ticules des  Corps  &  pour  nous  donner  des  idées  de  leurs  affections  méchani- 
ques,  nous  devons  nous  réfoudre  à  ignorer  leurs  propriétez  &  la  manière 

M  in  m  dont 


4n  De  V Etendue  delà  Connoiffance  humaine.  Liv.  IV. 

C  :i  Al'.  III.     dont  ih  opèrent  ;  &  nous  ne  pouvons  être  aflÛrez  d'aucune  autre  chofe  fur 
leur  fui  i  un  petitnombre  d'expériences  peut  noua  en  appren- 

dre. Mais  de  t '.i\'i  ir  G  ces  expériences  réuniront  une  autre  fois,  c'eft  de- 
quoi  nous  ne  pouvons  pas  être  certains.  Et  c'eft  là  ce  qui  nous  empêche 
d'avoir  une  connoiffance  certaine  des  Véritez  univcrfelles  touchant  les  Corps 
naturels;  car  fur  cet  article  noue  RaifoD  ne  nous  conduit  guère  au  delà  des 
I  aies  particuliers. 

d'où  ii  s'enfuit        g_  26.  C'eft  pourqu  iue  loin  que  l'indullrie  humaine  puuTe  porter 

JÔmIm  la  Philofophie  Expérimentale  fur  des  cliofes  Phyfiques,  je  fuis  tentéde  croi- 

re que  nous  ne  pourrons  jamais  parvenir  fur  ces  matières  à  une  connoiffance 

cernant  les  Coips.  Jciintifiqut ,  fi  j  oie  m  exprimer  ainli,   parce  que  nous  n  avons  pas  des  idées 
parfaites  &  complettes  de  ces  Corps  mêmes  qui  font  le  plus  près  de  nous, 
&  le  plus  à  notre   difpofition.     Nous  n'avons,  dis-je,  que  des  idées  fort 
imparfaites  &  incomplettes  des  Corps  que  nous  avons  rapportez  à  certaines 
Gaffes  fous  des  noms  généraux,  &  que  nous  croyons  le  mieux  connoitre. 
Peut-être  pouvons-nous  avoir  des  idées  diftinftes  de  différentes  (brtes  de 
Corps  qui  tombent  fous  l'examen  de  nos  Sens,  mais  je  doute  que  nous  av- 
ions des  idées  complettes  d'aucun  d'eux.     Et  quoi  que  la  première  manière 
de  connoitre  ces  Corps  nous  fuffife  pour  l'ufage  &  pour  le  difeours  ordinai- 
re, cependant  tandis  que  la  dernière  nous  manque,  nous  ne  fortunes  point 
capables  d'une  Connoiffance  jaentifique ;  &  nous  ne  pourrons  jamais  décou- 
vrir fur  leur  fuj  et  des  véritez  générales,  inftruébives  &  entièrement  in  contef- 
tables.      La   Certitude  &  la  Dtmouf.ration   font  des  chofes  auxquelles  nous 
ne  devons  point  prétendre  fur  ces  matières.  Par  le  moyen  de  la  couleur,  de 
la  figure,  du  goût ,  de  l'odeur  &  des  autres  Oualitez  fenlibles,  nous  avons 
des  idées  aufii  claires  &  aulli  diftin&es  de  la  Sauge  &  de  la  Ciguë  que  nous 
en  avons  d'un   Cercle  &  d'un  Triangle:  mais  comme  nous  n'avons  point 
d'idée  des  premières  Oualitez  des  particules  infenfibles  de  l'une  &  de  l'au- 
tre de  ces  Plantes  èv  des  autres  Corps  auxquels  nous  voudrions  les  appliquer, 
nous  ne  l'aurions  dire  quels  effets  elles  produiront;  &  lorfque  nous  voyons 
ces  effets,  nous  ne  (aurions  conjecturer  la  manière  dont  ils  font  produits  , 
bien  loin  de  la  connoître  certainement.    V\infi,  n'ayani  point  d'idée  des 
particulières  affections  mechaniques  de;:  petites  particules  des  Corps  qui  font 
prés  de  nous ,  nous  ignorons  leurs  conltitutions,  leurs  puiffanecs  &  leurs 
opérations.     Pour  les  Corps  plus  éloigne/.,  ils  nous  font  encore  plus  incon- 
nus, puifque  nous  ne  connoiff  us  pas  même  leur  figure  extérieure,  OU  les 
parties  fenlibles  &  grofliéres  de  leurs  Conltitutions. 
K.  27.  11  paroît  d  abord  par-là  combien  notre  Connoiffance  a  peu  de  pro- 

Encore  mo.ns  ■»  .    '  '  „,  ,*_    ,       —  •    ,  ,  ,         -  ■ 

concernant  ks       portion  avec  toute  I  étendue  des  Etres  même  matériels.      Oueli  nous  a 

L,i'uls'  tons  à  cela  la  confédération  de  ce  nombre  infini  d'Efprits  qui  peuvent  exilter 

èv  qui  exifient  probablement,  mais  qui  font  encore  plus  éloignez  de  i 
Connoiffance,  puifqu'ils  nous  font  abfolutnent  inconnu,  &  que  nous  m 
rions  nous  former  aucune  idée  diftincle  de  leurs  différens  ordres  ou  différen- 
tes Efpèces,  nous  trouverons  que  cette  Ignorance  nous  cache  dans  unï 
curité  impénétrable  prefque  tout  le  Monde  intellectuel,  qui  certainement 
eft  &  plus  grand  ex  plus  beau  que  le  Monde  matériel.     Car  excepté  quel- 
que 


De  V Etendue  de  la  Comajjance  humaine.  Liv.  IV.  45-9 

qu;  peu  d'Idées  fort  fuperficielles  que  nous  nous  formons  d'un  Efprit  parla  Chap.  III. 
rc  .exion  que  nous  faifons  fur  notre  propre  Efprit,  d'où  nous  deduifons  le 
mieux  que  nous  pouvons  l'idée  du  Père  des  Efprit 's ,  cet  Etre  éternel  &  in- 
dépendant qui  a  fait  ces  excellentes  Créatures ,  qui  nous  a  faits  avec  tout 
ce  qui  exifte,  nous  n'avons  aucune  connoilTance  des  autres  Efprits,  non  pas 
même  de  leur  exiftence,  autrement  que  par  le  fecours  de  la  Révélation. 
L'exiftence  actuelle  des  Anges  &  de  leurs  différentes  Efpèces ,  eft  naturel- 
lement au  delà  de  nos  découvertes  ;  &  toutes  ces  Intelligences  dont  il  y  a 
apparemment  plus  de  diverfes  fortes  que  de  Subftances  corporelles,  font  des 
-  -ont  nos  Facultez  naturelles  ne  nous  apprennent  absolument  rien 
d'allure.  Chaque  homme  a  fujet  d'être  perfuadé  par  les  paroles  &  les  ac- 
tions des  autres  hommes  qu'il  y  a  en  eux  une  Ame ,  un  Etre  penfant  auîfi  bien 
que  dans  foi-meme  ;  &.  d'autre  part  la  connoilTance  qu'on  a  de  fon  propre 
Efprit ,  ne  permet  pas  a  un  homme  qui  fait  quelque  reflexion  fur  la  caufe  de 
fon  exiftence  d'ignorer  qu'il  y  a  un  1)  1  e  u.  Mais  qu'il  y  ait  des  dégrez  d'E- 
tres fpirituels  entre  nous  &  Dieu,  qui  eft-ce  qui  peut  venir  à  le  connoître 
par  ks  propres  recherches  &  par  la  feule  pénétration  de  fon  Efprit?  Enco- 
re moins  pouvons-nous  avoir  des  idées  diftinctes  de  leurs  différentes  natures, 
conditions,  états,  puilïances  &  diverfes  conftitutions,  par  ou  ces  Etres 
différent  les  uns  des  autres  &  de  nous.  C'eft  pourquoi  nous  fommes  dans 
une  abfoluë  ignorance  fur  ce  qui  concerne  leurs  différentes  Eipèces  Ccie'irs 
diverfes  Proprietez. 

S.  28.  Après  avoir   vu  combien  parmi  ce  grand  nombre  d'E:res  qui ,  "■  *«« 

,   r        ....    .  .,  r  .     °  -  .  r    1       (uuice  ae  Bout 

exiltent  dans  1  Univers   il   y  en   a  peu  qui  nous  ioient  connus,  faute  ignorance,  c-ea 
d'idées ,  conliderons ,  en  fécond  lieu,  'une  autre  fource  d'Ignorance  qui  n"eitjre  nous  ne 

•        .  '        ■>  '  c.  K  .  ^ajTor.s  pas 

pas  moins  importante ,  c  eft  que  nous  ne  faunons  trouver  la  connexion  qui  mn»  u  con. 
-  ntre  les  Idées  que  nous  avons  actuellement.     Car  par-tout  où  cette  °^;°°^j^ 
connexion  nous  manque,  nous  fommes  entièrement  incap      es    Pane  Con-  que  nousaïons. 
noilTance  univerfelle  &  certaine  ;  &  toutes  nos  vues  fe  réduifent  comme 
dans  le  cas  précèdent  a  ce  que  nous  pouvons  apprendre  par  1  v  ce 

p.;:  l'Expérience,  dont  il  n'eft  pas  necelTaire  de  dire  qu'elle  eft  fort  bornée 
Oc  bien  éloignée  d'une  ConnoilTance  générale  ,  car  qui  ne  le  fait  ?  Je  vais 
donner  quelques  exemples  de  cette  caufe  de  notre  Ignorance,  &  .  en- 
faite  à  d'autres  choies.  Il  eft  évident  que  la  grofleur,  la  figure  &  ie  mou- 
vj.nent  des  differens  Corps  qui  nous  environnent,  produifent  en  nous  c  - 
ferenres  fenfations  de  Couleurs ,  de  Sons ,  de  Goûts  ou  d'Odeurs .  de  plai- 
fir  ou  de  douleur,  Ifc.  Comme  les  affections  mechaniques  de  ces  Ctrps 
n'ont  aucune  liaifon  avec  ces  Idées  qu'elles  produifent  en  nous  (  car  on  ne 
fauroit  concevoir  aucune  liaifon  entre  aucune  impulfion  d'un  Corps  quel 
qu'il  foit,  &  aucune  perception  de  couleur  ou  d'odeur  que  nous  trouvions 
dans  notre  Efprit)  nous  ne  pouvons  avoir  aucune  connoiiIar.ee  diftinéte  _j 
ces  fortes  d'opérations  au  delà  de  notre  propre  expérience ,  ni  raifonner  fur 
leur  fujet  que  comme  fur  des  effets  produits  par  l'infritution  d'un  Agent  in- 
finiment fage,  laquelle  eft  entièrement  au  deffus  de  notre  comprehenfion. 
Mais  tout  ainiî  que  nous  ne  pouvons  déduire,  en  aucune  manière,  les  ic. 
des  Qualitez  fenlibles  que  nous  avons  dans  l'Efprit,  d'aucune  caufe  corpo- 

M  m  m  .  relie , 


460  De  V Etendue  de  la  connoijfance  humaine.  Liv.  IV. 

Chap.  III.  relie,  ni  trouver  aucune  correfpondance  ou  liaifon  entre  ces  Idées  &  les 
premières  Qualitez  qui  les  produifcnt  en  nous,  comme  il  paroît  par  l'ex- 
périence, il  nous  eft  d'autre  part  auffi  impolïible  de  comprendre  com- 
ment nos  Efprits  agillent  fur  nos  Corps.  II  nous  eft,  dis-je,  tout  auffi 
difficile  de  concevoir  qu'une  Fenfee  produife  du  Mouvement  dans  le 
Corps ,  que  de  concevoir  qu'un  Corps  puifTe  produire  aucune  penfée 
dans  l'Efprit.  Si  l'Expérience  ne  nous  eût  convaincus  que  cela  eft  ain- 
fi ,  la  confideration  des  chofes  mêmes  n'auroit  jamais  été  capable  de 
nous  le  découvrir  en  aucune  manière.  Quoi  que  ces  chofes  &  autres 
femblables  ayent  une  liaifon  confiante  &  régulière  dans  le  cours  ordi- 
naire, cependant  comme  cette  liaifon  ne  peut  être  reconnue,  dans  les 
Idées  mêmes,  qui  ne  femblent  avoir  aucune  dépendance  néceffàire,  nous 
ne  pouvons  attribuer  leur  connexion  à  aucune  autre  chofe  qu'à  la  dé- 
termination arbitraire  d'un  Agent  tout  fage  qui  les  a  fait  être  &  agir 
ainfi  par  des  voyes  qu'il  eft  abiblument  impoifible  à  notre  foible  En- 
tendement de  comprendre. 
£xem  !e  §•  20-  I'  Y  a  '  ^ans  quelques-unes  de  nos  Idées ,  des  relations  &  des  liai- 

fons  qui  font  fi  vifiblement  renfermées  dans  la  nature  des  Idées  mêmes,  que 
nous  ne  faurions  concevoir  qu'elles  en  puiffent  être  feparées  par  quelque 
Puiffance  que  ce  foit.  Et  ce  n'eft  qu'à  l'égard  de  ces  idées  que  nous  fouî- 
mes capables  d'une  connoiffance  certaine  &  univerfelle.  Ainfi  l'idée  d'un 
Triangle  rectangle  emporte  néceffairement  avec  foi  l'égalité  de  fes  Angles  à 
deux  Droits;  &  nous  ne  faurions  concevoir  que  la  relation  &  la  connexion 
de  ces  deux  Idées  puiffe  être  changée  ,  ou  dépende  d'un  Pouvoir  arbitraire 
qui  l'ait  fait  ainfi  à  fa  volonté,  ou  qui  l'eût  pu  faire  autrement.  Mais  la 
'cohéfion  &  la  continuité  des  parties  de  la  Matière,  la  manière  dont  les  fen- 
fitions  des  Couleurs ,  des  Sons,  &c.  fe  produifent  en  nous  par  impulfion  & 
par  mouvement,  les  règles  &  la  communication  du  Mouvement  même 
étant  des  chofes  où  nous  ne  faurions  découvrir  aucune  connexion  naturelle 
avec  aucune  idée  que  nous  ayions,  nous  ne  pouvons  les  attribuer  qu'à  la 
volonté  arbitraire  &  au  bon  plaiiir  du  fage  Architecte  de  l'Univers.  Il  n'eft 
pas  néceffaire  ,  à  mon  avis,  que  je  parle  ici  de  la  Refurrecliion  des  Morts, 
de  l'état  à  venir  du  Globe  de  la  Terre  &  de  telles  autres  chofes  que  chacun 
reconnoit  dépendre  entièrement  de  la  détermination  d'un  Agent  libre.  Lorf- 
que  nous  trouvons  que  des  Chofes  agiffent  régulièrement,  auffi  loin  que  s'é- 
tendent nos  Obfervations,  nous  pouvons  conclurre  qu'elles  agiffent  en  ver- 
tu d'une  Loi  qui  leur  eft  prefcrite,  mais  qui  pourtant  nous  eft  inconnue  : 
auquel  cas,  encore  que  les  Caufes  agiffent  règlement  &  que  les  Effets  s'en 
enfuivent  conftamment ,  cependant  comme  nous  ne  faurions  découvrir  par 
nos  Idées  leurs  connexions  &  leurs  dépendances,  nous  ne  pouvons  en  avoir 
qu'une  connoiffance  expérimentale.  Par  tout  cela  il  eft  aifé  de  voir  dans 
quelles  ténèbres  nous  fommes  plongez ,  &  combien  la  Connoiffance  que 
nous  pouvons  avoir  de  ce  qui  exifte,  eft  imparfaite  &  fuperficielle.  Par 
conféquent  nous  ne  mettrons  point  cette  Connoiffance  à  trop  bas  prix  fi 
nous  penfons  modeftement  en  nous-mêmes,  que  nous  fommes  fi  éloignez 
de  nous  former  une  idée  de  toute  la  nature  ded'Univers  &  de  comprendre 

ton- 


De  V Etendus  de  la  Connoifjance  humaine.  Liv.  IV.1  461 

toutes  les  chofes  qu'il  contient,  que  nous  ne  fommes  pas  même  capables  Chap.  III. 
d'acquérir  une  connoiffance  Philofophique  des  Corps  qui  font  autour  de 
nous,  &qui  font  partie  de  nous-mêmes,  puifque  nous  ne  l'aurions  avoir  une 
certitude  univerfelle  de  leurs  fécondes  Qualitez,  de  leurs  PuilTanccs,  &  de 
leurs  Opérations.  Nos  Sens  apperçoivent  chaque  jour  différens  Effets, 
dont  nous  avons  jufque-là  une  connoïjfancc  fenfitive  :  mais  pour  les  caufes,  la 
manière  &  la  certitude  de  leur  production,  nous  devons  nous  refoudre  à  les 
ignorer  pour  les  deux  raifons  que  nous  venons  de  propofer.  Nous  ne  pou- 
vons aller,  fur  ces  chofes,  au  delà  de  ce  que  l'Expérience  particulière  nous 
découvre  comme  un  point  de  fait ,  d'où  nous  pouvons  enfuite  conjecturer 
par  analogie  quels  effets  il  eft  apparent  que  de  pareils  Corps  produiront  dans 
d'autres  Expériences.  Mais  pour  une  connoiffance  parfaite  touchant  les 
Corps  naturels  (pour  ne  pas  parler  des  Efpritsj  nous  fommes,  je  croi,  fi  é- 
loignez  d'être  capables  d'y  parvenir,  que  je  ne  ferai  pas  difficulté  de  dire 
que  c'eft  perdre  fa  peine  que  de  s'engager  dans  une  telle  recherche. 

§.   30.  En  troiliéme  lieu,  là  où  nous  avons  des  idées  complettes  &  où  il  ni.  Troifie'me 
y  a  entr'elles  une  connexion  certaine  que  nous  pouvons  découvrir ,  nous  fom-  J;™  nousSne  nlil 
mes  fouventdans  l'ignorance,  faute  de  fuivreces  idées  que  nous  avons,  ou  vonspasnos 

°    •        o      '  ,  •    '  idées. 

que  nous  pouvons  avoir,  oc  pour  ne  pas  trouver  les  idées  moyennes  qui  peu- 
vent nous  montrer  quelle  efpèce  de  convenance  ou  de  difeonvenance  elles 
ont  l'une  avec  l'autre.  Ainfi,  plulieurs  ignorent  des  véritez  Mathémati- 
ques, non  en  confequence  d'aucune  imperfection  dans  leurs  Facultez,  ou 
d'aucune  incertitude  dans  les  Chofes  mêmes,  mais  faute  de  s'appliquer  à  ac- 
quérir, examiner,  &  comparer  ces  Idées  de  la  manière  qu'il  faut.  Ce  qui 
a  le  plus  contribue  à  nous  empêcher  de  bien  conduire  nos  Idées  &  de  découvrir 
leurs  rapports,  la  convenance  ou  la  difeonvenance  qui  fe  trouve  entr'elles, 
c'a  été,  à  mon  avis,  le  mauvais  ufage  des  Mots.  11  eft  impolfible  que  les 
hommes  puiflent  jamais  chercher  exactement,  ou  découvrir  certainement 
la  convenance,  ou  la  difeonvenance  des  Idées,  tandis  que  leurs  penféesne 
roulent  &  ne  voltigent  que  fur  des  fons  d'une  fignification  douteufe  &  in- 
certaine. Les  Mathématiciens  en  formant  leurs  penfées  indépendamment 
des  noms ,  &  en  s'accoûtumant  à  préfenter  à  leurs  Efprits  les  idées  mêmes 
qu'ils  veulent  confiderer ,  &  non  les  fons  à  la  place  de  ces  idées ,  ont  évité 
par-là  une  grande  partie  des  embarras  &  des  difputes  qui  ont  fi  fort  arrêté 
les  progrès  des  hommes  dans  d'autres  Sciences.  Car  tandis  qu'ils  s'atta- 
chent à  des  mots  d'une  fignification  indéterminée  &  incertaine,  ils  fontin- 
capables  de  diftinguer,  dans  leurs  propres  Opinions,  le  Vrai  du  Faux,  le 
Certain  de  ce  qui  n'eft  que  Probable,  &  cequiefl  fuivi&raifonnable  de  ce 
qui  eft  abfurde.  Tel  a  été  le  deftin  ou  le  malheur  d'une  grande  partie  des 
Gens  de  Lettres  ;  &  par-là  le  fonds  des  ConnoiiTances  réelles  n'a  pas  été  fort 
augmenté  à  proportion  des  Ecoles,  des  Difputes  &  des  Livres  dont  le  Mon- 
de a  été  rempli,  pendant  que  les  gens  d'étude  perdus  dans  un  vafle  labyrin- 
the de  Mots  n'ont  fû  où  ils  en  étoient ,  jufqu'où  leurs  Découvertes  étoient 
avancées ,  &  ce  quimanquoit  à  leur  propre  fonds ,  ou  au  Fonds  général  des 
ConnoiiTances  humaines.  Si  les  hommes  avoient  agi  dans  leurs  Découver- 
tes du  Monde  Matériel  comme  ils  en  ont  ufé  à  l'égard  de  celles  qui  regar- 

Mmm  3  dent 


4^2      De  r Etendu?  de.  la  connoijfance  humaine.  Liv.  IV. 

C  H  A  P.  III.  dent  le  Monde  Intellectuel,  s'ils  avoient  tout  confondu  dans  un  cahos  de 
termes  &  de  façons  de  parler  d'une  fignification  douteufe  &  incertaine  ; 
tous  les  Volumes,  qu'on  auroit  écrit  fur  la  Navigation  &  fur  les  Voyages , 
toutes  les  fpeculations  qu'on  auroit  formées ,  toutes  les  difputes  qu'on  au- 
roit excité  &  multiplié  fans  fin  fur  les  Zones  &  fur  les  Marées,  les  vaiffeaux 
même  qu'on  auroit  bâtis  &  les  Flottes  qu'on  auroit  mifes  en  Mer,  tout  cela 
ne  nous  auroit  jamais  appris  un  chemin  au  delà  de  la  Ligne  ;  &  les  Antipo- 
des feroient  toujours  auffi  inconnus  que  lors  qu'on  avoit  déclaré  que  c'étoit 
une  Hérelle  de  lbûtenir ,  qu'il  y  en  eût.  Mais  parce  que  j'ai  déjà  traité  af- 
fez  au  long  des  Mots  &  du  mauvais  ufage  qu'on  en  fait  communément,  je 
n'en  parlerai  pas  davantage  en  cet  endroit. 
Autre  Rendue  de  §.  31.  Outre  l'étendue  de  notre  Connoiffance  que  nous  avons  examiné 
notre  connoiffan-  ;ufqu'ic;     &  qU[  fe  rapporte  aux  différentes  efpèces  d'Etres  qui  exiftent, 

ce,  par   rapport  a  J       t  ^  r  \  -  r  _        J>  >f 1    •■  •     r 

fon  univerfaUté.  nous  pouvons  y  conhderer  une  autre  lorte  détendue,  par  rapport  a  Ion 
Univerfalité ,  &  qui  eft  bien  digne  aulli  de  nos  reflexions.  Notre  Connoif- 
fance fuit,  à  cet  égard,  la  nature  de  nos  Idées.  Lorfque  les  Idées  dont 
nous  appercevons  la  convenance  ou  la  disconvenance,  font  abftraites,  no- 
tre Connoiffance  eft  univerfelle.  Car  ce  qui  eft  connu  de  ces  fortes  d'I- 
dées générales ,  fera  toujours  véritable  de  chaque  chofe  particulière ,  où  cet- 
te effence,  c'eft  à-dire,  cette  idée  abftraite  doit  fe  trouver  renfermée;  & 
ce  qui  eft  une  fois  connu  de  ces  Idées,  fera  continuellement  &  éternelle- 
ment véritable.  Ainfi  pour  ce  qui  eft  de  toutes  les  connoiffances  générales, 
c'eft  dans  notre  Efprit  que  nous  devons  les  chercher  &  les  trouver  unique- 
ment ;  &  ce  n'eft  que  la  confidération  de  nos  propres  Idées  qui  nous  les 
fournit.  Les  véritez  qui  appartiennent  aux  Effences  des  chofes ,  c'eft-à- 
dire,  aux  idées  abftraites,  font  éternelles;  &  l'on  ne  peut  les  découvrir 
qne  par  la  contemplation  de  ces  Effences,  tout  ainfi  que  l'exiftence  des 
Chofes  ne  peut  être  connue  que  par  l'Expérience.  Mais  je  dois  parler  plus 
au  long  fur  ce  fujet  dans  les  Chapitres  où  je  traiterai  de  la  Connoiffance  gé- 
nérale &  réelle  ;  ce  que  je  viens  de  dire  en  général  de  l'Univerfalité  de  no- 
tre Conoiffance  peut  fuiîire  pour  le  préfent. 


Cdap.  IV.  CHAPITRE     IV. 

De  la  Réalité  de  mire  Connoijjance. 
objeaion:        K.  i.   TE  ne  doute  point  qu'à  préfent  il  ne  puiffe  venir  dans  l'Efprit  de 

Si  notre  connoif-   ■*  »      cl  •         »   •  -,i  -    .  >•    •         ,1    ,   -    •  1  a 

fance  eft  placée  J  mon  Lecteur  que  je  n  ai  travaille  jusqu  ici  qu  a  bâtir  un  château 

elle5  peut' être'  en  ''a'r>  ^  °lu '*'  ne  ^0lt  tent^  de  me  dire,  „  A  quoi  bon  tout  cet  étalage 
toute  chimérique.  ,,  de  raifonnemens  ?  La  Connoiffance ,  dites-vous ,  n'eft  autre  chofe  que  la 

,,  perception  de  la  convenance  ou  de  la  disconvenance  de  nos  propres  idées. 

„  Mais  qui  fait  ce  que  peuvent  être  ces  Idées?  Y  a-t-il  rien  de  fi  extrava- 

„  gant  que  les  Imaginations  qui  fe  forment  dans  le  cerveau  des  hommes  ? 

„  Où  eft  celui  qui  n'a  pas  quelque  chimère  dans  la  tête?  Et  s'il  y  a  un 

,,  hom- 


)l 


Le  la  Réalité  de  notre  Connoijjancc.  L  i  v.  I V.  463 

homme  d'un  fcns  raflis  &  d'un  jugement  tout-à-fait  folide,  quelle  diffé-  Chat.  IV. 
rence  y  aura-t-il,  en  vertu  de  vos  Règles,  entre  la  Connoiffance  d'un  tel 
homme,  &  celle  de  l'Efprit  le  plus  extravagant  du  monde?  Ils  ont  tous 
deux  leurs  idées  ;  &  apperçoivent  tous  deux  la  convenance  ou  la  discon- 
venance qui  eft  entre  elles.  Si  ces  Idées  différent  par  quelque  endroit, 
tout  l'avantage  fcra.ducôtéde  celui  qui  a  l'imagination  la  plus  échauffée, 
parce  qu'il  a  des  idées  plus  vives  &  en  plus  grand  nombre  ;  de  forte  que 
félon  vos  propres  Règles  il  aura  auffi  plus  de  connoiffance.  S'il  eft  vrai 
que  toute  la  Connoiffance  çonfifte  uniquement  dans  la  perception  de  la 
convenance  ou  de  la  disconvenance  de  nos  propres  Idées,  il  y  aura  au- 
tant de  certitude  dans  les  Vifions  d'un  Enthoufiafte  que  dans  les  raifon- 
„  nemens  d'un  homme  de  bon  fcns.  Il  n'importe  ce  que  les  chofes  font  en 
,,  elles-mêmes ,  pourvu  qu'un  homme  obferve  la  convenance  de  fes  pro- 
„  près  imaginations  &  qu'il  parle  conféquemment,  ce  qu'il  dit  eft  certain, 
„  c'eft  la  vérité  toute  pure.  Tous  ces  Châteaux  bâtis  en  l'air  feront  d'aulîî 
,,  fortes  Retraites  de  la  Vérité  que  les  Démonftrations  SEuclide.  A  ce 
„  compte,  dire  qu'une  Harpye  n'eft  pas  un  Centaure,  c'eft  auffi  bien 
,,  une  connoiffance  certaine  &  une  vérité,  que  de  dire  qu'un  Quarré  n'eft 
„  pas  un  Cercle. 

„  Mais  de  quel  ufage  fera  toute  cette  belle  Connoiffance  des  imagina- 
„  dons  des  hommes ,  à  celui  qui  cherche  à  s'inftruire  de  la  réalité  des  Cho- 
„  fes?  Qu'importe  de  favoir  ce  que  font  les  fantaifies  des  hommes?  Ce 
,,  n'eft  que  la  connoiffance  des  Chofes  qu'on  doit  eftimer,  c'eft  cela  feul 
qui  donne  du  prix  à  nos  Raifonnemens ,  &  qui  fait  préférer  la  Connoif 
fance  d'un  homme  à  celle  d'un  autre,  je  veux  dire  la  connoiffance  de  ce 
„  que  les  Chofes  font  réellement  en  elles-mêmes,  &  non  une  connoiffance 
„  de  fonges  &  de  vifions. 

§.   2.  A  cela  je  répons,  que  fi  la  Connoiffance  que  nous  avons  de  nos  Répenfe:  notre 
Idées,  fe  termine  à  ces  idées  fans  s'étendre  plus  avant  lors  qu'on  fe  propofe  0°""°^""  neft 
quelque  chofe  de  plus,  nos  plus  férieufes  penfées  ne  feront  pas  d'un  beau-  par-tout  ou  nos' 
coup  plus  grand  ufage  que  les  rêveries  d'un  Cerveau  déréglé  ;  &  que  les  Vé-  "é"i«  chofes?' 
rkez  fondées  fur  cette  Connoiffance  ne  feront  pas  d'un  plus  grand  poids  que 
ks  difcours  d'un  homme  qui  voit  clairement  les  chofes  en  fonge ,  &  les  dé- 
bite avec  une  extrême  confiance.'    Mais  avant  que  de  finir,  j'efpére  mon- 
trer évidemment  que  cette  voye  d'acquérir  de  la  certitude  par  la  connoiffan- 
ce de  nos  propres  idées  renferme  quelque  chofe  de  plus  qu'une  pure  imagi- 
nation; &  en  même  temps  il  paroîtra,  à  mon  avis,  que  toute  la  certitude 
qu'on  a  des  véritez  générales ,  ne  renferme  effectivement  autre  chofe. 

§.  3.  Il  eft  évident  que  l'Efprit  ne  connoit  pas  les  chofes  immédiate- 
ment, mais  feulement  par  l'intervention  des  idées  qu'il  en  a.  Et  par  con- 
féquent  notre  Connoiffance  n'eft  réelle,  qu'autant  qu'il  y  a  de  la  conformi- 
té entre  nos  Idées  &  la  réalité  des  Chofes.  Mais  quel  fera  ici  notre  Crite- 
rio»?  Comment  l'Efprit  qui  n'appercoit  rien  que  Ils  propres  idées ,  con- 
nokra-t-il  qu'elles  conviennent  avec  les  chofes  mîmes  ?  Quoi  que  cela  ne 
femble  pas  exempt  de  difficulté ,  je  croi  pourtant  qu'il  y  a  deux  fortes  d'I- 
dées dont  nous  pouvons  être  affùrez  qu'elles  font  conf  jrmes  aux  chofes. 

4.  Le 


o 


464         Delà  Realité  de  notre  Connoiffance.  Lï  v.  IV." 

C  h  a  p.  IV.  g.   4.   Les  premières  font  les  Idées  /impies  ;   car  puisque  l'Efprit  ne 

de  ceén"'mbr^ent'  faur°i|:  en  aLlcune  manière  fe  les  former  à  lui-même ,  comme  nous  l'a- 
(ont  toutes  les  vons  fait  voir,  il  faut  néceffairement  qu'elles  foient  produites  par  des 
Uéti  fmpitt.  chofes  qui  agifTent  naturellement  fur  l'Efprit  &  y  font  naître  les  per- 
ceptions auxquelles  elles  font  appropriées  par  la  fageiTe  &  la  volonté 
de  Celui  qui  nous  a  faits.  Il  s'enfuit  de  là  que  les  idées  fnnples  ne 
font  pas  des  fierions  de  notre  propre  imagination,  mais  des  productions 
naturelles  &  régulières  de  Chofes  exiflantes  hors  de  nous,  qui  opèrent 
réellement  fur  nous  ;  &  qu'ainfi  elles  ont  toute  la  conformité  à  quoi 
elles  font  defbinées,  ou  que  notre  état  exige:  car  elles  nous  représen- 
tent les  chofes  fous  les  apparences  que  les  chofes  font  capables  de  pro- 
duire en  nous ,  par  où  nous  devenons  capables  nous-mêmes  de  diftin- 
guer  les  Efpcces  des  fubftances  particulières,  de  difeerner  l'état  où  el- 
les fe  trouvent,  &  par  ce  moyen  de  les  appliquer  à  notre  ufage.  Ainfi, 
l'idée  de  blancheur ,  ou  <ïamcrtume  telle  qu'elle  eft  dans  l'Efprit  étant  ex- 
actement conforme  à  la  Puiffance  qui  efl  dans  un  Corps  d'y  produire  une 
telle  idée,  à  toute  la  conformité  réelle  qu'elle  peut  ou  doit  avoir  avec  les 
chofes  qui  exiftent  hors  de  nous.  Et  cette  conformité  qui  fe  trouve  entre 
nos  idées  fimples  &  l'exiflence  des  chofes,  fuffit  pour  nous  donner  une 
connohTance  réelle, 
secondement,         s    c    £n  feCond  lieu,  toutes  nos  Idées  complexes ,  excepté  celles  des 

toutes   les  Uees  *>     J  ,  '  •      r   r  1    •  »•. 

complexe*,  excepté  Subftances,  étant  des  Archétypes  que  1  Llpnt  a  rormez  lui-même,  quil 
unce$.des Subl*  na  Pas  deftiné  à  être  des  copies  de  quoi  que  ce  foit,  ni  rapportez  à  l'ex- 
iflence d'aucune  chofe  comme  à  leurs  originaux ,  elles  ne  peuvent  man- 
quer d'avoir  toute  la  conformité  néceffaire  à  une  connoiffance  réelle.  Car 
ce  qui  n'eft  pas  deftiné  à  représenter  autre  chofe  que  foi-même,  ne  peut 
être  capable  d'une  faufle  repréfentation,  ni  nous  éloigner  de  la  jufte  con- 
ception d'aucune  chofe  par  fa  difTemblance  d'avec  elle.  Or  excepté  les  idées 
des Subflances ,  telles  font  toutes  nos  idées  complexes  qui, comme  j'ai  fait 
voir  ailleurs,  font  des  combinaifons  d'Idées  que  l'Efprit  joint  enfemble  par 
un  libre  choix,  fans  examiner  fi  elles  ont  aucune  liaifon  dans  la  Nature. 
De  là  vient  que  toutes  les  idées  de  cet  Ordre  font  elles-mêmes  confiderées 
comme  des  Archétypes;  &  les  chofes  ne  font  confiderées  qu'entant  qu'el- 
les y  font  conformes.  De  forte  que  nous  ne  pouvons  qu'être  infaillible- 
ment affûrez  que  toute  notre  Connoiffance  touchant  ces  idées  eft  réelle,  & 
s'étend  aux  chofes  mêmes ,  parce  que  dans  toutes  nos  Penfées ,  dans  tous 
nos  Raifonnemens  &  dans  tous  nos  Difcours  fur  ces  fortes  d'Idées  nous 
n'avons  deffein  de  confiderer  les  chofes  qu'autant  qu'elles  font  conformes 
à  nos  Idées  ;  &  par  conféquent  nous  ne  pouvons  manquer  d'attraper  fur 
ce  fujet  une  réalité  certaine  &  indubitable. 
Ceft  fut  «u  g.  6.    je  {u[s  affuré  qu'on  m'accordera  fans  peine  que  la  Connoiffance 

réa'ité  HeTcon-    que  nous  pouvons  avoir  des  Véritez  Mathématiques ,  n'eft  pas  feulement 
noifl'ances  Mathe'-  une  connoiffance  certaine,  mais  réelle,  que  ce  ne  font  point  de  fimples 
vifions ,  &  des  chimères  d'un  cerveau  fertile  en  imaginations  frivoles.  Ce- 
pendant à  bien  confiderer  la  chofe,  nous  trouverons  que  toute  cette  con- 
noiffance roule  uniquement  fur  nos  propres  idées.   Le  Mathématicien  ex- 
amine 


De  la  Réalité  de  notre  Connoiffante.  Liv.  I V.  46V 

aminé  la  vérité  &  les  propriétez  qui  appartiennent  à  un  Rectangle  ou  à  un  Cil  A  p.  IV. 
Cercle,  à  les  confiderer  feulement  tels  qu'ils  font  en  idée  dans  fon  Efprit; 
car  peut-être  n'a-t-il  jamais  trouvé  en  fa  vie  aucune  de  ces  Figures,  qui 
foient  mathématiquement,  c'eft-à-dire,  précifément  &  exactement  véri- 
tables. Ce  qui  n'empêche  pourtant  pas  que  la  connoiflance  qu'il  a  de  quel- 
que vérité  ou  de  quelque  propriété  que  ce  foit,  qui  appartienne  au  Cer- 
cle ou  à  toute  autre  Figure  Mathématique,  ne  foit  véritable  &  certaine, 
même  à  l'égard  des  chofes  réellement  exiftantes  ,  parce  que  les  chofes 
réelles  n'entrent  dans  ces  fortes  de  Propofitions  &  n'y  font  confiderées 
qu'autant  qu'elles  conviennent  réellement  avec  les  Archétypes  qui  font 
dans  l'Efprit  du  Mathématicien.  Ell-il  vrai  de  l'idée  du  Triangle  que  fes 
trois  Angles  font  égaux  à  deux  Droits  ?  La  même  chofe  eft  aulîi  véritable 
d'un  Triangle,  en  quelque  endroit  qu'il  exifle  réellement.  Mais  que  toute 
autre  Figure  actuellement  existante,  ne  foit  pas  exactement  conforme  à 
l'idée  du  Triangle  qu'il  a  dans  l'Efprit,  elle  n'a  abfolument  rien  à  démê- 
ler avec  cette  Propofition.  Et  par  coniequent  le  Mathématicien  voit  cer- 
tainement que  toute  fa  connoiifance  touchant  ces  fortes  d'Idées  eft  réel- 
le ;  parce  que  ne  confiderant  les  chofes  qu'autant  qu'elles  conviennent  avec 
ces  idées  qu'il  a  dans  l'Efprit,  il  eft  afTiiré,  que  tout  ce  qu'il  fait  fur  ces  Fi- 
gures, lorsqu'elles  n'ont  qu'une  exiftence  idéale  dans  fon  Efprit,  fc  trouve- 
ra aufïi  véritable  à  l'égard  de  ces  mêmes  Figures  fi  elles  viennent  à  exifter 
réellement  dans  la  Matière:  fes  réflexions  ne  tombent  que  fur  ces  Figures, 
qui  font  les  mêmes,  où  qu'elles  exiltent,  &  de  quelque  manière  qu'elles 
exiftent. 

§.  7.   Il  s'enfuit  de  là  que  la  connoiflance  des  Véritez  Morales  eft  auffl  *oJno*ffKt( iea 
capable  d'une  certitude  réelle  que  celle  des  Véritez  Mathématiques ,  car  la  «les. 
certitude  n'étant  que  la  perception  de  la  convenance  ou  de  la  difeonve- 
nance  de  nos  Idées  ;  &  la  Démonftration  n'étant  autre  chofe  que  la  per- 
ception de  cette  convenance  par  l'intervention  d'autres  idées  moyennes  ; 
comme  nos  Idées  Morales  font  elles-mêmes  des  Archétypes  auffi  bien  que 
les  Idées  Mathématiques ,  &  qu'ainii  ce  font  des  idées  complettes ,  toute 
la  convenance  ou  la  difeonvenance  que  nous  découvrirons  entr'elles  pro- 
duira une  connoiflance  réelle,  auffi  bien  que  dans  les   Figures  Ma 
rnatiques. 

g.  8-   Pour  parvenir  à  la  Cennoijfîmce  &  à  la  certitude,  il  eft  néceflaire  L'rxifien-e  n'efti 
que  nous  avions  des  idées  déterminées,  &  pour  faire,  que  notre  Connoif-  rendre1  ce- 
fan  ce  foit  réelle,  il  faut  que  nos  Idées  répondent  à  leurs  Archétypes.    Du  r-oi^nce . 
refte,  l'on  ne  doit  pas  trouver  étrange,  que  je  place  la  certitude  de  notre 
Connoiflance  dans  la  confideration  de  nos  Idées,  fans  me  mettre  fort  en 
peine  (à  ce  qu'il  femble)  de  I  iee  réelle  des  Chofes;  puifqu'après  y 

avoir  bien  penfé,  l'on  trouvera,  fi  je  ne  me  trompe,  que  la  plupart  des 
cours  fur  lefquels  roulent  les  Penfées  &  les  Difputes  de  ceux  qui  prétendent 
ne  fonger  à  autre  chofe  qu'à  la  recherche  de  la  Vérité  &  de  la  Certitude, 
ne  font  effectivement  que  des  Propofitions  générales  &  des  notions  aux- 
quelles l'exiftence  n'a  aucune  part.  Tous  les  Difoours  des  Mathématiciens 
fur  la  Quadrature  du  Cercle,  fur  les  Sections  Coniques,  ou  fur  toute  a 

N  n  n  ,  partie 


4*5  Di  la  Realite  de  notre  Comioiffance.  Liv.  IV. 

• 

Chaf. I V.     partie  des  Mathématiques,  ne  regardent  point  du  tout  l'exiftence  d'aucu- 
ne de  ces  Figures.  Les  Dèmonllrations  qu'ils  font  fur  cela,  &  qui  dépen- 
dent des  idées  qu'ils  ont  dans  l'Efprit,  font  les  mêmes,  foit  qu'il  y  ait  un 
Quarré  ou  un  Cercle  actuellement  exiftant  dans  le  Monde,  ou  qu'il  n'y  en 
ait  point.   De  même,  la  vérité  &  la  certitude  des  Difcours  de  Morale  eft 
contiderée  indépendamment  de  la  vie  des  hommes  &  de  l'exiftence  que  les 
Vertus  dont  ils  traitent, ont  actuellement  dans  le  Monde;  &  les  Offices  de 
Ciciron  ne  font  pas  moins  conformes  à  la  Vérité ,  parce  qu'il  n'y  a  perfonne 
dans  le  Monde  qui  en  pratique  exactement  les  maximes,  &  qui  règle  fa  vie 
fur  le  Modèle  d'un  homme  de  bien ,  tel  que  Ciceron  nous  l'a  dépeint  dans 
cet  Ouvrage,  &  qui  n'exiiloit  qu'en  idée  lorfqu'il  écrivoit.     S'il  eft  vrai 
dans  la  fpéculation,  c'eft-à-dire ,  en  idée,  que  le  Meurtre  mérite  la  mort, 
il  le  fera  auffi  à  l'égard  de  toute  action  réelle  qui  eft  conforme  à  cette  idée 
de  Meurtre  :   Quant  aux  autres  actions,  la  vérité  de  cette  Propofition  ne 
les  touche  en  aucune  manière.  Il  en  eft  de  même  de  toutes  les  autres  efpè- 
ces  de  Chofes  qui  n'ont  point  d'autre  effence  que  les  idées  mêmes  qui  font 
dans  l'Efprit  des  hommes. 
Norre  connoif-        fi    0-  Mais,  dira-t-on ,  fi  la  connoiffance  Morale  ne  confifte  que  dans  la 
mo-ns  vémabie     contemplation  de  nos  propres  Idées  Morales;   &  que  ces  Idées,  comme 
céC«uea'ie!'fdees    ce"es  des  autres  Modes ,  foient  de  notre  propre  invention, quelle  étrange 
de  «orale  font  de  notion  aurons-nous  de  la  Jujîice  &  de  hTemperance  ?  Quelle  confufion  en- 
Tention^ !y'e"    tre  'es  Vertus  &  les  Vices ,  fi  chacun  peut  s'en  former  telles  idées  qu'il  lui 
e'eft  nous  qui  km  plairra  ?   Il  n'y  aura  pas  plus  de  confufion,  ou  de  defordre  dans  les  chofes 
noms?n3  aes    .    mêmes ,  &  dans  les  raifonnemens  qu'on  fera  fur  leur  fujet ,  que  dans  les  Ma- 
thématiques il  arriveroit  du  defordre  dans  les  Démonftrations  ,ou  du  chan- 
gement dans  les  Propriétez  des  Figures  &  dans  les  rapports  que  l'une  a  avec 
l'autre ,  fi  un  homme  faifoit  un  Triangle  à  quatre  coins  ,  &  un  Trapèze  à 
quatre  Angles  droits,  c'eft-à-dire  en  bon  François,  s'il  changeoit  les  noms 
des  Figures,  &  qu'il  appellat  d'un  certain  nom  ce  que  les  Mathématiciens 
appellent  d'un  autre.  Car  qu'un  homme  fe  forme  l'idée  d'une  Figure  à  trois 
angles  dont  l'un  foit  droit,  &  qu'il  l'appelle,  s'il  veut,  Equilatere  ou  Tra- 
peze ,  ou  de  quelque  autre  nom  ;  les  propriétez  de  cette  Idée  &  les  Démonf- 
trations qu'il  fera  fur  fon  fujet,  feront  les  mêmes  que  s'il  l'appelloit  Trian- 
gle Reftangle.  J'avoue  que  ce  changement  de  nom ,  contraire  à  la  propriété 
du  Langage,  troublera  d'abord  celui  qui  ne  fait  pas  quelle  idée  ce  nom 
fignifie  ;  mais  dès  que  la  Figure  eft  tracée ,  les  conféquences  font  éviden- 
tes ,  &  la  Démonftration  paroit  clairement.     Il  en  eft  juftement  de  même 
à  l'égard  des  Connoiffances  Morales.  Par  exemple,  qu'un  homme  ait  l'idée 
d'une  Aclk>n  qui  confifte  à  prendre  aux  autres  fans  leur  confentement  ce 
qu'une  honnête  induftrie  leur  a  fait  gagner ,  &  qu'il  lui  donne ,  s'il  veut ,  le 
nom  de  "Jujîice  ;  quiconque  prendra  ici  le  nom  fans  l'idée  qui  y  eft  attachée , 
s'égarera  infailliblement  ,   en  y  attachant  une   autre   idée  de   fa  façon. 
Mais  féparez  l'idée  d'avec  le  nom ,  ou  prenez  le  nom   tel  qu'il  eft  dans 
la  bouche  de  celui  qui  s'en  fert  ;  &  vous  trouverez  que  les  mêmes  chofes 
conviennent  à  cette  idée  qui  lui  conviendront  fi  vous  l'appeliez  injufi'ue.  A 
h  vérité,  les  noms  impropres  caufent  ordinairement  plus  de  defordre  dans 

les 


De  la  Réalité  de  notre  Connoiffance.  Liv.  IV.  467 

les  Difcours  de  Morale ,  parce  qu'il  n  eft  pas  fi  facile  de  les  rectifier  que  C  H  A  p.  IV. 
dans  les  Mathématiques ,  où  la  Figure  une  fois  tracée  &  expofée  aux  yeux 
fait  que  le  mot  eft  inutile,  &  n'a  plus  aucune  force;  car  qu'eft-il  befoin  de 
figne  lorfque  la  chofe  lignifiée  eft  préfente?  Mais  dans  les  termes  de  Mora- 
le on  ne  fauroit  faire  cela  fi  aifëment  ni  fi  promptement ,  à  caufe  de  tant  de 
compofitions  compliquées  qui  confirment  les  idées  complexes  de  ces  Mo- 
des. Cependant  qu'on  vienne  à  nommer  quelqu'une  de  ces  idées  d'une  ma- 
nière contraire  à  la  lignification  que  les  Mots  ont  ordinairement  dans  cette 
Langue ,  cela  n'empêchera  point  que  nous  ne  puiflions  avoir  une  connoif- 
fance  certaine  &  demonftrative  de  leurs  diverfes  convenances  ou  difconve- 
nances,  fi  nous  avons  le  foin  de  nous  tenir  conftamment  aux  mêmes  idées 
précifes,  comme  dans  les  Mathématiques,  &  que  nous  fuivions  ces  Idées 
dans  les  différentes  relations  qu'elles  ont  l'une  à  l'autre  fans  que  leurs  noms 
nous  faflent  jamais  prendre  le  change.  Si  nous  féparons  une  fois  l'idée  en 
queftion  d'avec  le  figne  qui  tient  fa  place ,  notre  Connoifiance  tend  égale- 
ment à  la  découverte  d'une  vérité  réelle  &  certaine,  quels  que  foient  les 
fons  dont  nous  nous  fervions. 

§.  10.  Une  autre  chofe  à  quoi  nous  devons  prendre  garde,  c'eft  que  Des  noms  mai 
lorfquéDiEU  ou  quelque  autre  Légiflateur  ont  défini  certains  termes  de  ,:T,?°iez  ne  c0"- 

->ti  -i  'ii-  D-r-ir  t->  -    «  ••  fondent  point  la 

Morale,  ils  ont  établi  par-la  1  Ellence  de  cette  Efpece  a  laquelle  ce  nom  certitude  de  notre 
appartient;  &  il  y  a  du  danger,  après  cela",  de  l'appliquer  ou  de  s'en  1er-  Co"00ilbnce- 
vir  dans  un  autre  [eus.  Mais  en  d'autres  rencontres  c'eft  une  pure  impro- 
priété de  Langage  que  d'employer  ces  termes  de  Morale  d'une  manière 
contraire  à  l'ufage  ordinaire  du  Pais.  Cependant  cela  même  ne  trouble 
point  la  certitude  de  la  Connoifiance,  qu'on  peut  toujours  acquérir ,  par 
une  légitime  confidération  &  par  une  exacte  comparaifon  de  ces  Idces, 
quelques  noms  bizarres  qu'on  leur  donne. 

§.  11.  En  troifiéme  lieu,  il  y  a  une  autre  forte  d'Idées  complexes  quife  ^nVe^onf 
rapportant  à  des  Archétypes  qui  exiftent  hors  de  nous ,  peuvent  en  être  Archétypes   hors 
différentes  ;  &  ainfi  notre  Connoifiance  touchant  ces  Idées  peut  manquer   e  nous" 
d'être  réelle.    Telles  font  nos  Idées  des  Subftances,  qui  confiftant  dans 
une  Collection  d'idées  fimples,  qu'on  fuppofe  déduite  des  Ouvrages  de  la 
Nature,  peuvent  pourtant  être  différentes  de  ces  Archétypes ,  dès-là  qu'el- 
les renferment  plus  d'Idées ,  ou  d'autres  Idées  que  celles  qu'on  peut  trou- 
ver unies  dans  les  Chofes  mêmes.    D'où  il  arrive  qu'elles  peuvent  manquer, 
&  qu'en  effet  elles  manquent  d'être  exactement  conformes  aux  Chofes  mê- 
mes. 

§.  12.  Je  dis  donc  que  pour  avoir  des  idées  des  Subftances  qui  étant  con-  Amant  ^vc™* 
formes  aux  Chofes  puifient  nous  fournir  une  connoifiance  réelle,  il  ne  fiirîk 
pas  de  joindre  enfemble,  ainfi  que  dans  les  Modes ,  des  Idées  qui  ne  foient  re'.  autant  not^e 

*_  -i  1  •         1    11  '  .  *  ■  n   -  1  Connoiflance  ett 

pas  incompatibles,  quoi  qu  elles  n  ayent  jamais  cxilte  auparavant  de  cette  : 
manière,  comme  font,  par  exemple,  les  idées  de  facrilege  ou  de  parjure , 
&c.  qui  étoient  aufii  véritables  &  auiïi  réelles  avant  qu'après  l'exiftence 
d'aucune  telle  Aftion.  Il  en  eft,  dis-je,  tout  autrement  à  l'égard  de  nos 
Idées  des  Subftances  ;  car  celles-ci  étant  regardées1  commodes  copies  qui 
doivent  repréfenter  des  Archétypes  exiftans  hors  de  nous ,  elles  doivent  être 

N  n  n  2  ,  toû- 


reti.e. 


453 


De  la  Redite  de  notre  Connoiffance.  Liv.  IV. 


Chat.  IV, 


Dans  nos  re- 
cherches lui  les 
Subftances, 
nous  devons 
coniîderer  les 
Idées:   &  ne 
pas  borner  nos 
penfées  à  des 
noms,  ou  a  des 
Efj'èces    qu'on 
fuppole  etables 
par  des  noms. 


toujours  formées  fur  quelque  chofe  quiexifte  ou  qui  ait  exifté  ;  &  il  ne  faut 
pas  qu'elles  fuient  compofées  d'idées  que  notre  Efprit  joigne  arbitrairement 
enfemble  fans  fuivre  aucun  Modèle  réel  d'où  elles ayent  été  déduites,  quoi 
que  nous  ne  puiffions  appercevoir  aucune  incompatibilité  dans  une  telle 
combinaifon.  La  raifon  de  cela  eft,  que  ne  fâchant  pas  quelle  eft  la  confti- 
tucion  réelle  des  Subilances  d'où  dépendent  nos  Idées  fimples,  &  qui  eft  ef- 
fectivement la  caufe  de  ce  que  quelques-unes  d'elles  font  étroitement  liées 
enfemble  dans  un  même  fujet,  &  que  d'autres  en  font  exclues;  il  y  en  a 
fort  peu  dont  nous  puiffions  affùrer  qu'elles  peuvent  ou  ne  peuvent  pas  exi- 
fter  enfemble  dans  la  Nature ,  au  delà  de  ce  qui  paroît  par  l'Expérience  & 
par  des  Obfervations  fenfibles.  Par  conféquent  toute  la  réalité  de  la  Con- 
noiffance que  nous  avons  des  Subftances  eft  fondée  fur  ceci  :  Que  toutes 
nos  Idées  complexes  des  Subftances  doivent  être  telles  qu'elles  foient  uni- 
quement compofées  d'Idées  fimples  qu'on  ait  reconnu  coè'xifter  dans  la  Na- 
ture. Jufque-là  nos  Idées  font  véritables  ;  &  quoi  qu'elles  ne  foient  peut- 
être  pas  des  copies  fort  exactes  des  Subftances,  elles  ne  laiffent  pourtant 
pas  d'être  les  fujets  de  la  Connoiifance  réelle  que  nous  avons  des  Subftances  : 
Connoiffance  qu'on  trouvera  ne  s'étendre  pas  fort  loin ,  comme  je  l'ai  déjà 
montré.  Mais  ce  fera  toujours  une  Connoiffance  réelle ,  auffi  loin  qu'elle 
pourra  s'étendre.  Quelques  Idées  que  nous  ayions,  la  convenance  que  nous 
trouvons  qu'elles  ont  avec  d'autres ,  fera  toujours  un  fujet  de  Connoiffance. 
Si.  ces  idées  font  abftraites,  la  Connoiffance  fera  générale.  Mais  pour  la 
rendre  réelle  par  rapport  aux  Subftances,  les  idées  doivent  être  déduites  de 
l'exiftence  réelle  des  Chofes.  Quelques  Idées  fimples  qui  ayent  été  trou- 
vées coè'xifter  dans  une  Subftance ,  nous  pouvons  les  rejoindre  hardiment 
enfemble,  &  former  ainfi  des  Idées  abftraites  des  Subftances.  Car  tout  ce 
qui  a  été  une  fois  uni  dans  la  Nature,  peut  l'être  encore. 

§.  13.  Si  nous  confierions  bien  cela,  &  que  nous  ne  bornaffions  pas  nos 
penfées  &  nos  idées  abftraites  à  des  noms,  comme  s'il  n'y  avoit,  ou  nepou- 
voit  y  avoir  d'autres  Efpèces  de  Chofes  que  celles  que  les  noms  connus  ont 
déjà  déterminées ,  &  pour  ainiî  dire,  produites,  nous  penferions  aux  Cho- 
fes mêmes  d'une  manière  beaucoup  plus  libre  &  moins  confufe  que  nous  ne 
faifons.  Si  je  difois  de  certains  Imbecilles  qui  ont  vécu  quarante  ans  fans 
donner  le  moindre  figne  de  raifon,  que  c'eft  quelque  chofe  qui  tient  le  mi- 
lieu entre  l'Homme  &  la  Bete ,  cela  pafferoit  peut-être  pour  un  Paradoxe 
bien  hardi,  ou  même  pour  une  fauffeté  d'une  trés-dangereufe  conféquence  ; 
&  cela  en  vertu  d'un  Préjugé,  qui  n'eft  fondé  fur  autre  chofe  que  fur  cette 
fauffe  fuppofition,  que  ces  deux  noms,  Homme  &  Bête,  lignifient  des  Ef- 
pèces diftinctes ,  ii  bien  marquées  par  des  Eifences  réelles  que  nulle  .autre 
Efpèce  ne  peut  intervenir  entre  elles  ;  au  lieu  que  fi  nous  voulons  faire  ab- 
ftraétion  de  ces  noms,  &  renoncer  à  la  fuppofuion de  ces  Eifences  fpecifi- 
ques,  établies  par  la  Nature,  auxquelles  toutes  les  chofes  de  la  même  dé- 
nomination participent  exactement  &  avec  une  entière  égalité  ,  fi,  dis-je, 
nous  ne  voulons  pas  nous  figurer  qu'il  y  ait  un  certain  nombre  précis  de  ces 
Eifences  fur  lefquelles  toutes  les  Chofes  ayent  été  formées  &  comme  jettées 
au  moule ,  nous  trouverons  que  l'idée  de  la  figure ,  du  mouvement  &  de  la 

vie 


De  la  Réalité de  notre  Connoiffance.     Liv.  IV.  '      469 

vie  d'un  homme  deftitué  de  Raifon,  eft  auffi  bien  une  Idée  diftincte,  &  Chap.  IV. 
ccmftituc  auffi  bien  une  efpècede  Chofes  diftincte  de  l'Homme  &  c!e  la  Bê- 
te, que  l'Idée  de  la  figure  d'un  Ane  accompagnée  de  Raifon  feroit  différen- 
te de  celle  de  l'Homme  ou  de  la  Bête,  &  conftitueroit  une  Efpèce.cL'Ani- 
mal  qui  tiendrok  le  milieu  encre  l'Homme  &  la  Béte,  ou  qui  feroit  diftinct 
de  l'un  &  de  l'autre. 

§.   14.  Ici  chacun  fera  d'abord  tente  de  me  dire,  Si  l'on  peut  fuppofer  que  ^''ff^'""* 
des  Imbecilles  font  queljue  chofe  entre  l'Homme  &  la  Béte^  que  font  ils  donc,  dis  qu'un  imbe- 
je  vous  prie  1  Je  répons,  ce  font  des  Imbecilles;  ce  qui  eft  un  auffi  bon  mot  chLVei.^e1'1"6 
pour  quelque  chofe  de  différent  de  la  lignification  du  mot  Homme  ou  Bête  ,  l'Homme  te  la 
que  les  noms  $  homme  &  de  bt'te  font  propres  à  marquer  des  lignifications  Bete'  Repon  e* 
diitincf.es  l'une  de  l'autre.  Cela  bien  confiderépourroit  réfoudre  cette  CHief- 
tion,  &  faire  voir  ma  penfée  fins  qu'il  fut  befoin  de  plus  longs  difeours. 
Mais  je  ne  connois  pas  fi  peu  le  zèle  de  certaines  gens,  toujours  prêts  à  ti- 
rer des  conféquences ,  &  à  fe  figurer  la  Religion  en  danger,  dès  que  quel- 
qu'un fe -bazarde  de  quitter  leurs  façons  de  parler,  pour  ne  pas  prévoir  quel- 
les odieufes  épithétes  on  peut  donner  à  une  telle  Propofition  ;  &  d'abord  on 
me  demandera  fans  doute,  il  les  Imbecilles  font  quelque  chofe  entre  l'Hom- 
me &  la  Béte,  que  deviendront-ils  dans  l'autre  Monde?  A  cela  je  répons, 
premièrement,  qu'il  ne  m'importe  point  de  le  favoir  ni  de  le  rechercher: 
*  Qjfih  tombent  eu  qu'ils  fe  foùtiennent ,  cela  regarde  leur  Maître.     Et  foit  *  Rm.  xiy,  *.' 
que  nous  déterminions  quelque  chofe  ou  que  nous  ne  déterminions  rien  fin- 
leur  condition,  elle  n'en  fera  ni  meilleure  ni  pire  pour  cela.    Ils  font  entre 
les  mains  d'un  Créateur  fidelle,  &  d'un  Père  plein  de  bonté  qui  ne  difpofe 
pas  de  fes  Créatures  fuivant  les  bornes  étroites  de  nos  penfées  ou  de  nos  opi- 
nions particulières ,  &  qui  ne  les  diftingue  point  conformément  aux  noms 
&  aux  Efpèces  qu'il  nous  plaît  d'imaginer.     Du  relie,  comme  nous  con- 
noifibns  fi  peu  de  chofes  de  ce  Monde ,  où  nous  vivons  actuellement,  nous 
pouvons  bien,  ce  me  femble,  nous/éfoudre  fans  peine  à  nous  abûenir  de 
prononcer  définitivement  fur  les  différens  états  par  où  doivent  pafièr  les 
Créatures  en  quittant  ce  Monde.  11  nous  peut  fuffire  que  Dieu  ait  faiteon- 
noitre  à  tous  ceux  qui  font  capables  d'inftruclion ,  de  difeours  &  de  raifon- 
nement,  qu'ils  feront  appeliez  à  rendre  compte  de  leur  conduite,  &  qu'ils 
recevront  f  félon  ce  qu'ils  auront  fait  dans  ce  Corps.  t    c  '  a 

§.  15.  Mais  je  répons,  en  fécond  lieu,  que  tout  le  fort  de  cette  Quef-  y,  iÔ.  """  ' 
\\on,fije  veux  priver  les  Imbecilles  d'un  Etat  à  venir,  roule  fur  une  de  ces 
deux  fuppofitions  qui  font  également  faillies.  La  première  eft  que  toutes 
les  chofes  qui  ont  la  forme  &  l'apparence  extérieure  d'homme,  doivent  être 
néceffai»ement  deftinées  à  un  état  d'immortalité  après  cette  vie  ;  ou  en  fé- 
cond lieu ,  que  tout  ce  qui  a  une  naiffance  humaine  doit  jouir  de  ce  privilè- 
ge. Otez  ces  imaginations  ;  &  vous  verrez  que  ces  fortes  de  Queftions  font 
ridicules  &  fans  aucun  fondement.  Je  fupplie  donc  ceux  qui  fe  figurent 
qu'il  n'y  a  qu'une  différence  accidentelle  entr'eux&des  Imbecilles,  (l'efien- 
ce  étant  exactement  la  même  dans  l'un  &  dans  l'autre)  de  confiderer  s'ils 
peuvent  imaginer  que  l'Immortalité  foit  attachée  à  aucune  forme  extérieu- 
re du  Corps.     11  fuiïit,  je  penfe  ,  de  leur  propofer  la  chofe,  pour  la  leur 

Nnn  z  •      faire 


47°  2)<?  la  Réalité  de  notre  ConnoiJJance.  Liv.  I  V. 

Chap.  IV.  faire  defavouer.  Car  je  ne  croi  pas  qu'on  ait  encore  vu  perfonne  dont  l'Ef- 
prit  foit  allez  enfoncé  dans  la  Matière  pour  élever  aucune  figure  compofée 
de  parties  groffiéres,  fenfibles,  &  extérieures,  jufqu'à  ce  point  d'excellen- 
ceque  d'affirmer  que  la  Vie  éternelle  lui  foit  due,  ou  en  foit  une  fuite  nécef- 
faire;  ou  qu'aucune  Maffe  de  matière  une  fois  diiToute  ici-bas  doiveenfuite 
être  rétablie  dans  un  état  où  elle  aura  éternellement  du  fentiment,  de  la 
perception  &  de  la  connoifiànce ,  dès-là  feulement  qu'elle  a  été  moulée  fur 
une  telle  figure,  &  que  fss  parties  extérieures  ont  eu  une  telle  configura- 
tion particulière.     Si  l'on  admet  une  fois  ce  Sentiment,  qui  attache  l'Im- 
mortalité aune  certaine  configuration  extérieure,  il  ne  faut  plus  parler  d'A- 
me ou  d'Efprit,  ce  qui  a  été  jufqu'ici  le  feul  fondement  fur  lequel  on  a  con- 
clu que  certains  Etres  Corporels  étoient  immortels ,  &  que  d'autres  ne  l'é- 
taient pas.     C'eft  donner  davantage  à  l'extérieur  qu'à  l'intérieur  des  Cho- 
fes.  C'eil  faire  confifter  l'excellence  d'un  homme  dans  la  figure  extérieure 
de  fon  Corps  plutôt  que  dans  les  perfections  intérieures  de  fon  Ame  ;  ce  qui 
n'eft  guère  mieux  que  d'attacher  cette  grande  &  ineftimable  prérogative 
d'un  Etat  immortel  &  d'une  Vie  éternelle  dont  l'Homme'jouïc  préferable- 
ment  aux  autres  Etres  Matériels,  que  de  l'attacher,  dis-je,  à  la  manière 
dont  fa  Barbe  eft  faite,  ou  dont  fon  Habit  eft  taillé  ;  car  une  telle  ou  une 
telle  forme  extérieure  de  nos  Corps  n'emporte  pas  plutôt  avec  foi  des  efpè- 
rances  d'une  durée  éternelle ,  que  la  façon  dont  eft  fait  l'habit  d'un  homme 
lui  donne  un  fujet  raifonnable  de  penfer  que  cet  habit  ne  s'ufera  jamais ,  ou 
qu'il  rendra  fa  perfonne  immortelle.     On  dira  peut-être,  Que  perfonne  ne 
s'imagine  que  la  Figure  rende  quoi  que  ce  foit  immortel ,  mais  que  c'eft  la 
Figure  qui  eft  le  figne  de  la  refidence  d'une  Ame  raifonnable  qui  eft  immor- 
telle.    J'admire  qui  l'a  rendue  figne  d'une  telle  chofe;  car  pour  faire  que 
cela  foit,  il  ne  fuifit  pas  de  le  dire  fimplement.  Il  faudroit  avoir  des  preu- 
ves pour  en  convaincre  une  autre  perfonne.  Je  ne  fâche  pas  qu'aucune  Fi- 
gure parle  un  tel  Langage,  c'eft-à-dire,  qu'elle  défigne  rien  de  tel  par  elle- 
même.  Car  on  peut  conclurre  auiïi  raifonnablement  que  le  corps  mort  d'un 
homme ,  en  qui  l'on  ne  peut  trouver  non  plus  d'apparence  de  vie  ou  de 
mouvement  que  dans  une  Statue,  renferme  une  Ame  vivanteàcaufedefa 
figure,  que  de  dire  qu'il  y  a  une  Ame  raifonnable  dans  un  Imkcille,  par- 
ce qu'il  a  l'extérieur  d'une  Créature  raifonnable,  quoi  que  durant  tout  le 
cours  de  fa  vie,  il  ne  paroiffe  dans  fes  actions  aucune  marque  de  raifon  fi 
exprefie  que  celles  qu'on  peut  obferver  en  plufieurs  Betes. 
Cece  X'0/?"-        S-   I<5-  ^a*s  un  Imbecille  vient  de  parens  raifonnables  ;  &  par  conféquent 
il  faut  qu'il  ait  une  Ame  raifonnable.  Je  ne  vois  pas  par  quelle  règle  de  Lo- 
gique vous  pouvez  tirer  une  telle  conl'équence;  qui  certainement  n'eft  re- 
connue en  aucun  endroit  de  la  Terre;  car  fi  elle  l'étoit,  commentées  hom- 
mes oferoient-ils  détruire,  comme  ils  font  par-tout,  des  productions  mal 
formées  &  contrefaites  '?  Oh ,  direz-vous ,  mais  ces  Productions  font  des 
Monftres.  Eh  bien ,  foit.     Mais  que  feront  ces  Imbecilles ,  toujours  cou- 
verts de  bave,  fans  intelligence  ,  &  tout-à-fait  intraitables  ?  Un  défaut  dans 
le  corps  fera-t-il  un  Monftre,  &  non  un  défaut  dans  l'Efprit,  qui  eft  la  plus 
noble,  &  comme  on  parle  communément,  la  plus  efientielle  partie  de 

l'Hom- 


Delà  Réalité  de  notre  Connoi  (fanée.  Liv.  IV.  471 

l'Homme?  Eft-ce  le  manque  d'an  Nez  ou  d'un  Cou  qui  doit  faire  un  Mon-  Chap.  IV. 
lire,  &  exclurre  du  rang  des  hommes  ces  fortes  de  Productions  ;  &  non,  le 
manque  de  Raifon  &  d'Entendement*  C'eft  réduire  toute  la  Queftion  à  ce 
qui  vient  d'être  réfute  tout  à  l'heure  ;  c'eft  faire  tout  conlifler  dans  la  figu- 
re, &  ne  juger  de  I'I  Iommequepar  fon  extérieur.  Mais  pour  faire  voir  qu'en 
effet  de  la  manière  dont  on  raifonne  fur  ce  fu jet,  les  gens  fe  fondent  entière- 
ment fur  la  Figure,  &  réduifent  toute  YEJJ'ence  de  l'Efpèce  humaine  (  fui- 
vant  l'idée  qu'ils  s'en  forment)  à  la  forme  extérieure,  quelque  déraifonna- 
ble  que  cela  foit,  &  malgré  tout  ce  qu'ils  difent  pour  le  defavouer,  nous 
n'avons  qu'à  fuivre  leurs  penfées  &  leur  pratique  un  peu  plus  avant,  &  la 
chofe  paraîtra  avec  la  dernière  évidence.  Un  Imbecille  bien  formé  eft  un 
homme,  il  a  une  Ame  raifonnable  quoi  qu'on  n'en  voye  aucun  ligne:  il  n'y 
a  point  de  doute  à  cela,  dites-vous.  Faites  les  oreilles  un  peu  plus  longues 
&  plus  pointues,  le  nez  un  peu  plus  plat  qu'à  l'ordinaire;  &  vous  commen- 
cez à  héfïter,  Faites  le  vifage  plus  étroit,  plus  plat  &  plus  long;  vous  voi- 
là tout-à-fait  indéterminé.  Donnez-lui  encore  plus  de  reffemblance  à  une 
Béte  Brute  ,  jufqu'à  ce  que  la  tète  foit  parfaitement  celle  de  quelque  autre 
Animal,  dès-lors  c'eft  un  Monftrc;  &  ce  vous  eft  une  Démonftration  qu'il 
n'a  point  d'Ame,  &  qu'il  doit  être  détruit.  Je  vous  demande  préfente- 
nient ,  où  trouver  la  jufte  mefure  &  les  dernières  bornes  de  la  Figure  qui 
emporte  avec  elle  une  Ame  raifonnable?  Car  puifqu'il  y  a  eu  des  Fœtus  hu 
mains,  moitié  bete  &  moitié  homme,  &  d'autres  dont  les  trois  parties  par* 
ticipent  de  l'un,  &  l'autre  partie  de  l'autre;  &  qu'il  peut  arriver  qu'ils  ap-' 
prêchent  de  l'une  ou  de  l'autre  forme  félon  toute  la  variété  imaginable,  & 
qu'ils  refiemblent  à  un  homme  ou  aune  béte  par  différens  dégrez  mêlez  en- 
femble;  je  ferois  bien  aife  de  favoir  quels  font  au  jufte  les  lineamens  aux- 
quels une  Ame  raifonnable  peut  ou  ne  peut  pas  être  unie,  félon  cette  Hy- 
pothefe  ;  quelle  forte  d'extérieur  eft  une  marque  affùrée  qu'une  Ame  habi- 
te ou  n'habite  pas  dans  le  Corps.  Car  jufqu'à  ce  qu'on  en  foit  venu  là,  nous 
parlons  de  l'Homme  au  hazard;  &  nous  en  parlerons,  je  croi,  toujours 
ainfi ,  tandis  que  nous  nous  fixerons  à  certains  fons,  &que  nous  nous  figu- 
rerons certaines  Efpeces  déterminées  dans  la  Nature,  fans  favoir  ce  que  c'eft. 
Mais  après  tout ,  je  fouhaiterois  qu'on  coniiderât  que  ceux  qui  croyent  avoir 
fatisfait  à  la  difficulté,  en  nous  difant  qu'un  Fœtus  contrefait  eft  un  Mon- 
ftre,  tombent  dans  la  même  faute  qu'ils  veulent  reprendre,  c'eft  qu'ils  éta- 
blirent par-là  une  Efpèce  moyenne  entre  l'Homme  &  la  Bete  ;  car  je  vous 
prie,  qu'eft-ce  que  leur  Monftre  en  ce  cas-là,  (  fi  le  mot  de  Monflre  figni- 
fie  quoi  que  ce  foit)  finon  une  chofe  qui  n'eft  ni  homme  ni  bete,  mais  qui 
participe  de  l'un  ck  de  l'autre  ?  Or  tel  eft  juftement  Y F/nbecïlle  dont  on  vient 
de  parler.  Tant  il  eft  nécefiaire  de  renoncer  à  la  notion  commune  des  Efpe- 
ces &  des  ElTences,  fi  nous  voulons  pénétrer  véritablement  dans  la  nature 
des  Chofes  mêmes ,  &  les  examiner  par  ce  que  nos  Facultez  nous  y  peu- 
vent faire  découvrir,  à  les  confiderer  telles  qu'elles  exiftent,  &  non  pas, 
par  de  vaines  fantailies  dont  on  s'eft  entêté  fur  leur  fu jet  fans  aucun  fonde- 
ment. 

%.  17.  J'ai  propofé  ceci  dans  cet  endroit ,  parce  que  je  croi  que  nous  ne  tes  Mots  &  13 

fau- 


472  De  la  Réalité' de  notre  Connoiffance.  Liv.  i  V. 

Chap  IV.  faurions  prendre  trop  de  foin  pour  éviter  que  les  Mots,  &  les  Efplces,  à  en 
diftin&ion  des  juger  par  les  notions  vulgaires  félon  lefquelies  nous  avons  accoutumé  de  les 
cesnôuViraîJo."  employer,  ne  nous  impofent;  car  je  fuis  porté  à  croire  que  c'efl  là  ce  qui 
lent.  nous  empêche  le  plus  d'avoir  des  connoiffances  claires  &  diftinctes,  parti- 

culièrement à  l'égard  des  Subftances  ;  &  que  c'efl  de  là  qu'efl  venue  une 
grande  partie  des  dirficultezfur  la  Vérité,  &  fur  la  Certitude.  Si  nous  nous 
accoutumions  feulement  à  feparer  nos  Réflexions  &  nos  Raifonnemens  d'a- 
vec les  Mots ,  nous  pourrions  remédier  en  grand'partie  à  cet  inconvénient 
par  rapport  à  nos  propres penfées  que  nous  confidererions  en  nous-mêmes; 
ce  qui  n'empécheroit  pourtant  pas  que  nous  ne  fuffions  toujours  embrouil- 
lez dans  nos  Difcours  avec  les  autres  hommes ,  pendant  que  nous  perfifte- 
rons  à  croire  que  les  Efpèces&  leurs  EiTences  font  autre  chofe  que  nos  Idées 
abftraites  telles  qu'elles  font ,  auxquelles  nous  attachons  certains  noms  pour 
en  être  les  lignes. 
Récapitulation.  §.  i8-  Enfin ,  pour  reprendre  en  peu  de  mots  ce  que  nous  venons  de  di- 
re fur  la  certitude  &  la  réalité  de  nos  Connoiffances;  par-tout  où  nous  ap- 
percevons  la  convenance  ou  la  difconvenancc  de  quelqu'une  de  nos  Idées, 
il  y  a  là  une  Connoiffance  certaine,  &  par- tout  où  nous  fommes  affùrez  que 
ces  Idées  conviennent  avec  la  réalité  des  Chofes ,  il  y  aune  Connoiffance  cer- 
taine &  réelle.  Et  ayant  donné  ici  les  marques  de  cette  convenance  de  nos 
Idées  avec  la  réalité  des  chofes,  je  croi  avoir  montré  en  quoi  confifle  la 
vraye  Certitude,  la  Certitude  réelle;  ce  qui  de  quelque  manière  qu'il  eût 
paru  à  d'autres,  avoit  été  jufqu'ici,  à  mon  égard,  un  de  ces  Defiderata,  fur 
quoi,  à  parler  franchement,  j'avois  grand  befoin  d'être  éclairci. 

Chip.  V.  C  H  A  P  I   T  R   E    V. 

De  la  Vérité  en  général. 

ce  <iue  c'ea      §•  *■    T  L  Y  a  plufieurs  fiécles  qu'on  a  demandé  ce  que  c'efl  que  la  Vérité; 
qu:  la  vérité.  j[  &  comme  c'efl  là  ce  que  tout  le  Genre  Humain  cherche  ou  pré- 

tend chercher,  il  ne  peut  qu'être  digne  de  nos  foins  d'examiner  avec  toute 
l' exactitude  dont  nous  fommes  capables,  en  quoi  elle  confifle,  &  par-là  de 
nous  inflruire  nous-mêmes  de  fa  ATature,  &  d'obferver  comment  l'Efpritla 
diflingue  de  la  Fauffeté. 
une  iud;  con-        §•  -■  ^  me  femble  donc  que  la  Vérité  n'emporte  autre  chofe ,  félon  la  fl- 
jonction  ou  fe-     gnification  propre  du  mot,  que  la  conjonction  ou' la  féparation  des  fignes  Jui- 
^"^"c'eftàdire  vant  4ue  ^es  cbofes  mêmes  conviennent  lu  dlj 'conviennent  entr 'elles.     11  faut  en- 
dés  idées  ou  des   tendre  ici  par  la  conjonction  ou  la  féparation  des  fignes  ce  que  nous  appel- 
ions autrement  Propoftion.  De  forte  que  la  Vérité  n'appartient  propre- 
ment qu'aux  Proportions  ;  dont  il  y  en  a  de  deux  fortes,  l'une  Mentale,  & 
l'autre  Verbale,  ainfi  que  les  lignes  dont  on  fe  fert  communément  font  de 
deux  fof tes ,  favoir  les  Idées  &  les  Mots. 
ce  qui  fait  tes      §•  3-  Pour  avoir  une  notion  claire  de  la  Vérité,  il  efl  fort  néec-fiaire  de 

con- 


Delà  Vérité  en  général.  Liv.  IV.  473 

Confiderer  la  vérité  mentale  &la  vérité  verbale  diflinclement  l'une  de  Tau-  Chap.  V. 
tre.     Cependant  il  efl  très-difficile  d'en  difcourir  féparément,  parce  qu'en  Pr°pofitions 
traitant  des  Propofitions  mentales  on  ne  peut  éviter  d'employer  Je  fecours  verbàk"  * 
des  Mots;  &  dès-là  les  exemples  qu'on  donne  de  Propofitions  Mentales 
ceffent  d'être  purement  mentales,  &  deviennent  verbales.     Car  une  Pro- 
pofition  mentale  n'étant  qu'une  fimple  confidération  des  Idées  comme  elles 
font  dans  notre  Efprit  fans  être  revêtues  de  mots,  elles  perdent  leur  nature 
de  Propofitions  purement  mentales  dès  qu'on  employé  des  Mots  pour  les 
exprimer. 

§.  4.  Ce  qui  fait  qu'il  efl  encore  plus  difficile  de  traiter  des  Propofitions     «  e!i  fort  à-^ 
mentales  &des  verbales  féparément,  c'efl  que  la  plupart  des  hommes,  pour  cile  de ;  traiter  des 
ne  pas  dire  tous,  mettent  des  mots  à  la  place  des  idées  en  formant  leurs  pen-  menuies.0"5' 
fées  &  leurs  raifonnemens  en  eux-mêmes,  du  moins  lorsque  le  fujet  de  leur 
méditation  renferme  des  idées  complexes.     Ce  qui  efl  une  preuve  bien  évi- 
dente de  l'imperfeclion  &  de  l'incertitude  de  nos  Idées  de  cette  efpéce ,  &  qui , 
à  le  bien  confiderer,  peut  fervir  à  nous  faire  voir  quelles  font  les  chofesdont 
nous  avons  des  idées  claires  &  parfaitement  déterminées ,  &  quelles  font  les 
chofes  dont  nous  n'avons  point  de  telles  idées.  Car  fi  nous  obfervons  foi- 
gneufement  la  manière  dont  notre  Efprit  fè  prend  à  penfer  &  à  raifonner, 
nous  trouverons ,  à  mon  avis ,  que  quand  nous  formons  en  nous-mêmes 
quelques  Propofitions  fur  le  Blanc  ou  le  Noir,  fur  le  Doux  ou  XAmer,  fur 
un  Triangle  ou  un  Cercle ,  nous  pouvons  former  dans  notre  Efprit  les  Idées 
mêmes;  &  qu'en  effet  nous  le  faifons  fouvent,  fans  réfléchir  fur  les  noms 
de  ces  Idées.     Mais  quand  nous  voulons  faire  des  reflexions  ou  former  des 
Propofitions  fur  des  Idées  plus  complexes,  comme  fur  celles  à  homme ,  de 
vitriol,  de  valeur ,  de  gloire,  nous  mettons  ordinairement  le  nom  à  la  place 
de  fldée;  parce  que  les  idées  que  ces  noms  fignifient,  étant  la  plupart  im- 
parfaites, confufes  &  indéterminées,  nous  réfléchifibns  fur  les  noms  mê- 
mes; parce  qu'ils  font  plus  clairs,  plus  certains,  plusdiflincls,  &  plus  propres 
à  fe  préfenter  promptement  à  l'Efprit  que  de  pures  Idées  ;  de  forte  que  nous 
employons  ces  termes  à  la  place  des  Idées  mêmes,  lors  même  que  nous  vou- 
lons méditer  &  raifonner  en  nous-mêmes ,  &  faire  tacitement  des  Propofi- 
tions mentales.     Nous  en  ufons  ainli  à  l'égard  des  Subfiances ,  comme  je 
l'ai  déjà  remarqué,  à  caufe  de  l'imperfeclion  de  nos  Idées,  prenant  le  nom 
pour  l'effence  réelle  dont  nous  n'avons  pourtant  aucune  idée.  Dans  les  Mo- 
des, nous  faifons  la  même  chofe,  à  caufedu  grand  nombre  d'Idées  fimples 
dont  ils  font  compofez.     Car  la  plupart  d'entr'eux  étant  extrêmement  com- 
plexes ,  le  nom  fe  préfente  bien  plus  aifément  que  l'Idée  même  qui  ne  peut 
être  rappellee,  &  pour  ainfi  dire,  e.xa&ement  retracée  à  l'Efprit  qu'à  for- 
ce de  temps  &  d'application ,  même  à  l'égard  des  perfonnes  qui  ont  aupa- 
ravant pris  la  peine  d'éplucher  toutes  ces  différentes  idées,  ce  que  ne  fau- 
roient  faire  ceux  qui  pouvant  aifément  rappeller  dans  leur  Mémoire  la  plus 
grande  partie  des  termes  ordinaires  de  leur  Langue,  n'ont  peut-être  jamais 
longé,  durant  tout  le  cours  de  leur  vie,  à  confiderer  quelles  font  les  idées 
précifes  que  la  plupart  de  ces  termes  fignifient.     Ils  fe  font  contentez  d'en 
avoir  quelques  notions  confufes  &  obfcures.  Combien  de  gens  y  a-t-il,  par 

O  0  0  exem- 


474 


De  la  Write  en  général  Liv.  IV. 


Chap.  V. 


Elles  ne  font 
que  des  Idées 
jointes  ou  !e- 
parèes  fans  l'in- 
tervention des 
mots. 


Quand  c'eft 
que  les  Prouo- 
litions  menta- 
les Se  verbales 
contiennent 
quelque  veiite 
ieelk. 


exemple,  qui  parlent  beaucoup  de  Religion  &  de  Confcience,  d'Eglife  Se 
de  Foi,  de  Puiffance  &  de  Droite  d'Obfruclions  &  dkumeursr  de-  mélan- 
colie &  de  bile,  mais  dont  les  penfées  &  les  méditations  fe  rédui- 
roient  peut-être  à  fort  peu  de  chofe,  fi  on  les  prioit  de  réfléchir  unique- 
ment fur  les  Chofes  mêmes ,  &  de  laiffer  à  quartier  tous  ces  mots  avec  les- 
quels il  efl  fi  ordinaire  qu'ils  embrouillent  les  autres  &  qu'ils  s'embaraffent 
eux-mêmes. 

§.  5.  Mais  pour  revenir  à  confiderer  en  quoi  confifte  la  Vérité ,  je  dis 
qu'il  faut  diflinguer  deux  fortes  de  Propofitions  que  nous  fommes  capables 
de  former. 

Premièrement,  les  Mentales,  où  les  Idées  for.t  jointes  ou  feparées  dans  no- 
tre Entendement,  fans  l'intervention  des  Mots,  par  l'Efprit,  qui  apperce- 
vant  leur  convenance  ou  leur  difeonvenance,  en  juge  actuellement. 

Il  va,  en  fécond  lieu,  des  Propofitions  Verbales  qui  font  des  Mots  ,  fi- 
gnes  "de  nos  Idées,  joints  ou  feparez  en  des  fentences  affirmatives  ou  négatives. 
Et  par  cette  manière  d'affirmer  ou  de  nier,  ces  fignes  formez  par  des  fons, 
font,  pour  ainfi  dire,  joints  enfemble  ou  feparez  l'un  de  l'autre.  De  for- 
te qu'une  Propofition  confifte  à  joindre  ou  à  feparer  des  fignes  ;  &  la  Vé- 
rité confifte  à  joindre  ou  à  feparer  ces  fignes  félon  que  les  chofes  qu'ils  fi- 
gnifient,  conviennent  ou  difeonviennent. 

§.  6.  Chacun  peut  être  convaincu  par  fa  propre  expérience,  que  YEf- 
prit  venant  à  appercevoir  ou  à  fuppofer  la  convenance  ou  la  difeonvenance 
de  quelqu'une  de  fes  Idées,  les  réduit  tacitement  en  lui-même  à  une  Efpè- 
ce  de  Propofition  affirmative  ou  négative,  ce  que  j'ai  tâché  d'exprimer  par 
les  termes  de  joindre  enfemble  &  de  feparer.     Mais  cette  aélion  de  l'Efprix 
qui  eft  fi  familière  à  tout  homme  qui  penfe  &  qui  raifonne,  eft  plus  facile 
à  concevoir  en  reflechiffant  fur  ce  qui  fe  palTe  en  nous ,  lorfque  nous  affir- 
mons ou  nions ,  qu'il  n'eft  aifé  de  l'expliquer  par  des  paroles.     Quand  un 
homme  a  dans  l'Efprit  l'idée  de  deux  Lignes,  lavoir  la  latérale  &  la  diago- 
nale d'un  Quarré,  dont  la  diagonale  a  un  pouce  de  longueur,  il  peut  avoir 
auffi  l'idée  de  la  divifion  de  cette  Ligne  en  un  certain  nombre  de  parties 
égales,  par  exemple  en  cinq,  en  dix,  en  cent,  en  mille,  ou  en  tout  autre 
nombre  ;  &  il  peut  avoir  l'idée  de  cette  Ligne  longue  d'un  pouce  comme 
pouvant ,  ou  ne  pouvant  pas  être  divifée  en  telles  parties  égales  qu'un  cer- 
tain nombre  d'elles  foit  égal  à  la  ligne  latérale.     Or  toutes  les  fois  qu'il  ap- 
perçoit  ,  qu'il  croit,  ou  qu'il  fuppofe  qu'une  telle  Efpèce  de  divifibilité 
convient  ou  ne  convient  pas  avec  l'idée  qu'il  a  de  cette  Ligne,  il  joint  ou 
fepare,  pour  ainfi  dire,  ces  deux  idées,  je  veux  dire  celle  de  cette  Ligne, 
&  celle  de  cette  efpèce  de  divifibilité,  &  par-là  il  forme  une  Propofition 
mentale  qui  eft  vraye  ou  faillie,  félon  qu'une  telle  efpèce  de  divifibilité, 
ou  qu'une  divifibilité  en  de  telles  parties  aliquotes  convient  réellement  ou 
non  avec  cette  Ligne.     Et  quand  les  Idées  font  ainfi  jointes  ou  feparées 
dans  l'Efprit,  félon  que  ces  idées  ou  les  chofes  qu'elles  fignifient,  convien- 
nent ou  difeonviennent,  c'eft  là,  fi  j'ofe  ainfi  parler,  une  Vérité  mentale. 
Mais  la  Vérité  verbale  eft  quelque  chofe  de  plus.     C'eft  une  Propofition 
où  des  Mots  font  affirmez  ou  niez  l'un  de  l'autre,  félon  que  les  idées  qu'ils 

figni- 


De  la  Vérité  en  général.  L  i  v.  IV.  475- 

fighificnt,  conviennent  ou  difconvicnnent:  &  cette  Vérité  efl  encore  de  Chat.  y. 
deux  efpèces,  ou  purement  verbale  &  frivole ,  de  laquelle  je  traiterai  dans  le 
Chapitre  Xmc  ou  bien  réelle  &.  inftructive  ;  &  c'eft  elle  qui  efl  l'objet  de 
cette  Connoiflance  réelle  dont  nous  avons  déjà  parle. 

§.  7.  Mais  peut-être  qu'on  aura  encore  ici  le  même  fcrupule  à  l'égard     objeftion  co* 
de  la  Vérité  qu'on  a  eu  touchant  la  Connoiflance  &  qu'on  m'objectera  "^b*ie"que 
„  que,  il  la  Vérité  n'eft  autre  chofe  qu'une  conjonction  ou  feparation  de  fuivant  ce  que 
„  Mots,  formans  des  Propofîtions,  félon  que  les  Idées  qu'ils  fignifient.,  {,eûtd&ie emié- 
„  "conviennent  ou  difconvienncnt  dans  l'Efprit  des  hommes ,  la  connoiflan-  remeatchimeri- 
„  ce  de  la  Vérité  n'efl  pas  une  chofe  fi  eftimable  qu'on  fe  l'imagine  ordi-  que* 
„  nairement  ;  puifqu'ù  ce  compte,  elle  ne  renferme  autre  chofe  qu'une 
„  conformité  entre  des  mots  &  les  productions  chimériques  du  cerveau  des 
„  hommes  ;  car  qui  ignore  de  quelles  notions  bizarres  efl  remplie  la  tête 
„  de  je  ne  fai  combien  de  perfonnes,  &  quelles  étranges  idées  peuvent  fe 
,,  i  \  tns  le  cerveau  de  tous  les  hommes?  Mais  fi  nous  nous  en  tenons 

,,  là,  il  s'enfuivra  que  par  cette  Règle  nous  ne  connoiffons  la  vérité  de  quoi 
„  que  ce  foit,  que  d'un  Monde  vifionnaire,  &  cela  en  confultant  nospro- 
,,  près  imaginations;  &  que  nous  ne  découvrons  point  de  vérité  qui  ne 
,,  convienne  aulTi  bien  aux  Harpyes  &  aux  Centaures  qu'aux  Hommes  & 
,,  aux  Chevaux.  Car  les  idées  des  Centaures  &  autres  femblables  chimé- 
,,  res  peuvent  fe  trouver  dans  notre  Cerveau,  &  y  avoir  une  convenance 
,,  ou  difeonvenance,  tout  auiïi  bien  que  les  idées  des  Etres  réels,  &  par 
„  conféquent  on  peut  former  d'auiïi  véritables  Propofîtions  fur  leur  fujet, 
„  que  fur  des  idées  de  Chofes  réellement  exitlantes  ,  de  forte  que  cette 
,,  Propofition,  Tous  les  Centaures  font  des  Animaux  ,  fera  auiïi  véritable  que 
„  celle-ci,  Tous  les  hommes  font  des  Animaux,  &  la  certitude  de  l'une  fera 
„  àuifi  grande  que  celle  de  l'autre.  Car  clans  ces  deux  Propofîtions  les 
j,  mots  font  joints  enfemble  félon  la  convenance  que  les  Idées  ont  dans  no- 
,,  tre  Elprit,  la  convenance  de  l'Idée  d' 'Animal  avec  celle  de  Centaure  étant 
„  aufli  claire  &  auiïi  vifible  dans  l'Efprit,  que  la  convenance  de  l'idée 
„  à.' Animal  avec  celle  &  homme;  &  par  conféquent  ces  deux  Propofîtions 
„  font  également  véritables,  &  d'une  égale  certitude.  Mais  à  quoi  nous 
„  fert  une  telle  Vérité  ? 

§.  8-  Quoi  que  ce  qui  a  été  dit  dans  le  Chapitre  précèdent  pour  diflin-  obfeafont  u™ 
puer  la.  connoiflance  réelle  d'avec  l'imaginaire  put  fiiffire  ici  à  difïiper  ce  vérité  réelle 
doute,  &  a  faire  difeerner  la  v  ente  réelle  de  celle  qui  n  eft  que  cnimeri-  A,, .,  con, ..  rxs 
que,  ou,  fi  vous  voulez,  purement  nominale,  ces  deux  diflinciions  étant  au*  chofes. 
établies  fur  le  même  fondement,  il  ne  fera  pourtant  pas  inutile  de  faire  en- 
core remarquer,  dans  cet  endroit,  que,  quoique  nos  Mots  ne  fignifient 
autre  chofe  que  nos  Idées,  cependant  comme  ils  font  deftinez  à  lignifier 
des  chofes,  la  vérité  qu'ils  contiennent,  lorfqu'ils  viennent  à  former  des 
Propofîtions,  ne  fàuroit  être  que  verbale,  quand  ils  défignënt  clans  l'Efprit 
des  Idées  qui  ne  conviennent  point  avec  la  réalité  des  Chofes.  C'efl  pour- 
quoi la  Vérité,  auiïi  bien  que  la  Connoiflance  peut  être  fort  bien  diftin- 
guée  en  verbale ,  &  en  réelle;  celle-là  étant  feulement  verbale,  où  les  ter- 
mes font  joints  félon  la  convenance  ou  la  difeonvenance  des  Idées  qu'ils 

O002  figni- 


47  6 


De  la  Write  en  général  L  i  v.  I V. 


Ciiap.  V. 


'    La  Faufleté 
confifte  à  join- 
dre les  noms 
autrement  que- 
leurs  Idées  ne 
conviennent. 


Les  Propor- 
tions générales 
doivent  être 
traitées  plus 
au  long. 


Vérité  M^ale, 
îc  iietcphy.itiue. 


lignifient,  fans  confiderer  fi  nos  Idées  font  telles  qu'elles  exiftent  ou  peu- 
vent exifter  dans  la  Nature.  Mais  au  contraire  les  Propofitions  renferment 
une  vérité  réelle,  lorfque  les  fignes  dont  elles  font  compofées,  font  joints 
félon  que  nos  Idées  conviennent  ;  &  que  ces  Idées  font  telles  que  nous  les 
connoillons  capables  d'exifter  dans  la  Nature  ;  ce  que  nous  ne  pouvons 
connoïtre  à  l'égard  des  Subftances  qu'en  fâchant  que  telles  Subftances  ont 
exifté. 

§.  9.  La  Vérité  eft  la  dénotation  en  paroles  de  la  convenance  ou  de  la 
difeonvenance  des  Idées,  telle  qu'elle  eft.  La  Fauffcté  eft  la  dénotati'on 
en  paroles  de  la  convenance  ou  de  la  difeonvenance  des  Idées,  autre  qu'elle 
n'eft  effectivement.  Et  tant  que  ces  Idées,  ainfi  dé  lignées  par  certains 
fons,  font  conformes  à  leurs  Archétypes ,  jufque-là  feulement  la  vérité  eft 
réelle  ;  de  forte  que  la  Connoiffance  de  cette  Efpèce  de  vérité  conlifte  à 
favoir  quelles  font  les  Idées  que  les  mots  lignifient,  &  à  appercevoir  la  con- 
venance ou  la  difeonvenance  de  ces  Idées ,  félon  qu'elle  eft  delîgnée  par  ces 
mots. 

§.  10.  Mais  parce  qu'on  regarde  les  Mots  comme  les  grands  véhicules  de 
la  Vérité  &  de  la  Connoiffance,  fi  j'ofe  m'exprimer  ainfi,  &  que  nous  nous 
fervons  de  mots  &  de  Propofitions  en  communiquant  &  en  recevant  la  Vérité, 
&  pour  l'ordinaire  en  raifonnant  fur  fon  fujet,  j'examinerai  plus  au  long  en 
quoi  confifte  la  certitude  des  Véritez  réelles  ,  renfermées  dans  des  Propo- 
fitions, &  où  c'eft  qu'on  peut  la  trouver,  &  je  tâcherai  de  faire  voir  dans 
quelle  efpèce  de  Propofitions  univerfelles  nous  fommes  capables  de  voir 
certainement  la  vérité  ou  la  faufleté  réelle  qu'elles  renferment. 

Je  commencerai  par  les  Propofitions  générales,  comme  étant  ceiles  qui 
occupent  le  plus  nos  penfées,  &  qui  donnent  le  plus  d'exercice  à  nos  fpe- 
culations.  Car  comme  les  Véritez  générales  étendent  le  plus  notre  Con- 
noiflance &  qu'en  nous  inftruifant  tout  d'un  coup  de  plufieurs  chofes  par- 
ticulières, elles  nous  donnent  de  grandes  vues  &  abrègent  le  chemin  qui 
nous  conduit  à  la  Connoiffance ,  l'Efprit  en  fait  auffi  le  plus  grand  objet  de 
fes  recherches. 

§.  11.  Outre  cette  Vérité»  prife  dans  ce  fens  refferré  dont  je  viens  de 
parler,  il  y  en  a  deux  autres  efpèces.  La  première  eft  la  Vérité  Morale, 
qui  confifte  à  parler  des  choies  félon  la  perfuaiion  de  notre  Efprit,  quoi  que  la 
Propofition  que  nous  prononçons ,  ne  foit  pas  conforme  à  la  réalite  des 
chofes.  Il  y  a,  en  fécond  lieu,  une  Vérité  Métaphyfique ,  qui  n'eft  autre 
chofeque  l'exiftence  réelle  des  chofes,  conforme  aux  idées  auxquelles  nous 
avons  attaché  les  noms  dont  on  fe  iert  pour  défigner  ces  chofes.  Quoi  qu'il 
femble  d'abord  que  ce  n'eft  qu'une  fimple  confidération  de  l'exiftence  mê- 
me des  chofes,  cependant  à  le  coi  de  plus  près,  on  verra  qu'il  ren- 
ferme une  Propofition  tacite  par  où  l'Efprit  joint  telle  chofe  particuliereà 
l'idée  qu'il  s'en  étoit  formé  a  mt  en  lui  aiïignant  un  certain  nom. 
Mais  parce  que  ces  confidérations  fur  la  Vérité  ont  été  examinées  aupara- 
vant, ou  qu'elles  n'ont  pas  beaucoup  de  rapport  à  notre  préfent  dellèin, 
c'eft  allez  qu'en  cet  endroit  nous  les  ayions  indiquées  en  paflant. 


CHA. 


Des  Propofitions  ttniverfelles,  de  leur Vérité,  &c.  47 tl 

WW?^  'Il* 

CHAPITRE    VI.  Chap.VI, 

Des  Proportions  uiiivtrfelles ,  de  leur  Vérité ,  &  de  leur  Certitude. 

J.  1.  ^vLtoiq.ue  la  meilleure  &  !a  plus  fiire  voye  pour  arriver  à  une    1X  ett  néc- . 
\Jf  connoiflance  claire  &diftincte,  foie  d'examiner  les  idées  &d'en  de  parier  des  "u 
juger  par  elles-mêmes,  fans  penfer  à  leurs  noms  en  aucune  manière;  cepen-  nncd/ûcoa. 
danc  c'eft ,  je  penfe ,  ce  qu'on  pratique  fore  rarement ,  tant  la  coutume  d'em-  noiOïnce. 
ployer  des  fons  pour  des  idées  a  prévalu  parmi  nous.     Et  chacun  peut  re- 
marquer combien  c'eft  une  chofe  ordinaire  aux  hommes  de  fe  fervir  des 
noms  à  la  place  des  idées,  lors  même  qu'ils  méditent  &  qu'ils  raifonnent  en 
eux-mêmes ,  fur-tout  fi  les  idées  font  fort  complexes  &  compofées  d'une 
grande  collection  d'Idées  fimples.  C'eft  là  ce  qui  fait  que  la  confidération 
des  mots&  des  Propofitions  eft  une  partie  fi  néceflaire  d'un  difeours  où  l'on 
traite  de  la  Connoiflance,  qu'il  eft  fort  difficile  de  parler  intelligiblement 
de  l'une  de  ces  chofes  fans  expliquer  l'autre. 

§.  2.  Comme  toute  la  connoiflance  que  nous  avons  fe  réduit  uniquement  neftdifficiie 
à  des  véritez  particulières,  ou  générales,  il  eft  évident,  que,  quoi  qu'on  d'entendre  des 

•  rr    r  •  •      ■     i>-         n-  1  -   •  •       i-  i.  veniez  générales 

punie  faire  pour  parvenir  a  1  intelligence  des  veritez  particulières,  1  on  ne  fi  elles  ne  font 
fàuroit  jamais  faire  bien  entendre  les  véritez  générales,  qui  font  avec  raifon  p^"™1;^"  dsp 
l'objet  le  plus  ordinaire  de  nos  recherches,  ni  les  comprendre  que  fort  rare-  verbales. 
ment  foi-même,  qu'entant  qu'elles  font  conçues  &  exprimées  par  des  paro- 
les.    Ainfi,  en  recherchant  ce  qui  conftituë  notre  Connoiflance,  il  ne  fera 
pas  hors  de  propos  d'examiner  la  vérité  &  la  certitude  des  Propofitions  Uni- 
verfelles. 

§.  3.  Mais  afin  de  pouvoir  éviter  ici  I'illufion  où  nous  pourroit  jetter  i'>-a  une  double 

ni-       •    »      1  --il  i~  •in."    Ceiritude,  l'une 

1  ambiguïté   des    termes,    ecueil   dangereux   en  toute  occaiion,  il  elt  a  Qe vérité,  & 
propos  de  remarquer  qu'il  y  a  une  double  certitude,  une  Certitude  de Véri-  l'™"e  ds  Con- 
té  &  une  Certitude  de  Conmiffance.  Lorfque  les  mots  f  ts  de  telle  ma-  " 

niére  dans  des  Propofitions,  qu'ils  expriment  exactement  la  convenance  ou 
la  difeonvenance  telle  qu'elle  eft  réellement,  c'eft  une  Certitude  de  Vérité. 
Et  la  Certitude  de  Connoijfance  conlifte  à  appercevoir  la  convenance  ou  la 
difeonvenance  des  Idées,  entant  qu'elle  eft  exprimée  dans  des  Propofitions, 
C'eft  ce  que  nous  appelions  ordinairement  cûnnoïtre  la  vérité  d'une  Propo- 
fition,  ou  en  être  certain. 

§.  4.  Or  comme  nous  ne  faurions  être  affûtez  de  lavérité  d'aucune  Propoji-  0nnepeill     . 
tion  générale ,  à  moins  que  nous  ne  connoiff.ons  les  bornes  pécifes,  6?  l'étendue  aiiuré d'aucune 
des  EJpeces  quefgnif.cn:  les  Termes  dont  elle  ejî  compofée,  il  feroit  néceflàire  ^ePqu*e°ie  la 
que  nous  connulïiuns  l'Eflènce  de  chaque  Efpèce,  puifque  c'eft  .--"cEflèn-  vemabie lorique 
ce  qui  conftituë  &  termine  l'Efpèce.  C'eft  ce  qu'il  ifé  defai-  quelrpecedonr 

re  a  l'égard  de  toutes  les  Idées  Simples  &des  Modes ;.car  -      iées  Sim-  a.^ftpar,é'    ■• 

pies  &  dans  les  Modes ,  l'Effence  réelle  &  la  nom     1  qu'une  feule  &  ne  Pascnn- 

même  chofe,  ou,  pour  exprimer  la  même  penfée res  termes ,  l'idée 

Q  0  0   3  »b- 


%y%  Des  Proportions  univerfelles, 

CHAP.  VI.    abftraite  que  le  terme  général  fignifie  étant  la  feule  chofe  qui  conflituë  ou 
qu'on  peut  fuppofer  qui  conftituë  l'efTence  &  les  bornes  de  l'Efpèce,on  ne 
peut  être  en  peine  de  favoir  jufqu'où  s'étend  l'Efpèce,  ou  quelles  chofes 
font  comprifes  fous  chaque  terme  ;  car  il  efl  évident  que  ce  font  toutes  cel- 
les qui  ont  une  exacle  conformité  avec  l'idée  que-ce  terme  fignifie,  &  nul- 
le autre.    Mais  dans  les  Subfiances,  où  une  Effence  réelle,  diflincte  de  la 
nominale,  efl  fuppofée   conftituer,    déterminer  &  limiter  les  Efpèces,    il 
eil  vifible  que  l'étendue  d'un  terme  général  efl  fort  incertaine;  parce  que 
ne  connoiflant  pas  cette  eifence  réelle,nous  ne  pouvons  pas  favoir  ce  qui  efl 
ou  n'efb  pas  de  cette  Efpèce,  &  par  conféquent,  ce  qui  peut  ou  ne  peut 
pas  en  être  affirmé  avec  certitude.  Ainfi,  lorfque  nous  parlons  d'un  Homme 
ou  de  l'Or,  ou  de  quelque  autre  Efpèce  de  Subftances  naturelles,  entant 
que  déterminée  par  une  certaine  Effence  réelle  que  la  Nature  donne  réguliè- 
rement à  chaqu  -  Invidu  de  cette  Efpèce,  &  qui  le  fait  être  de  cette  Efpè- 
ce, nous  ne  fauri  ms  être  certains  de  la  vérité  d'aucune  affirmation  ou  néga- 
tion faite  fur  le  fujet  de  ces  Subfiances.    Car  à  prendre  Y  Homme  ou  l'Or  en 
ce  fens,  pour  une  Efpèce  de  chofes,  déterminée  par  des  Eiîences  réelles, 
différentes  de  l'idée  complexe  qui  eil  dans  l'Efprit  de  celui  qui  parle ,  ces 
chofes  ne  fignifient  qu'un  je  ne  fin  quoi  ;  &  l'étendue  de  ces  Efpèces ,  fixée 
par  de  telles  limites,  eil  fi  inconnue  &  fi  indéterminée  qu'il  efl  impoifible 
d'affirmer  avec  quelque  certitude,  que  tous  les  hommes  font  raifonnables, 
&  que  tout  Or  efl  jaune.    Mais  lors  qu'on  regarde  l'Effence  nominale  com- 
me ce  qui  limite  chaque  Efpèce,  &  que  les  hommes  n'étendent  point  l'ap- 
plication d'aucun  terme  général  au  delà  des  Chofes  particulières ,  fur  lefquel- 
les  l'idée  complexe  qu'il  fignifie,  doit  être  fondée,  ils  ne  font  point  en  dan- 
ger de  méconnoître  les  bornes  de  chaque  Efpèce ,  &  ne  fauroient  douter  fur 
ce  pié-là,  fi  une  Propofition  efl  véritable,  ou  non.  J'ai  voulu  expliquer  en 
flile  Scholaflique  cette  incertitude  des  Propofitions  qui  regardent  les  Subf- 
tances ,  &  me  fervir  en  cette  occafion  des  termes  &  Effence  &  à'EJptce,  afin 
de  montrer  I'abfurdité  &  l'inconvénient  qu'il  y  a  à  lé  les  figurer  comme 
quelque  forte  de  réalitez  qui  foient  autre  chofe  que  des  idées  abflraites ,  dé- 
lignées  par  certains  noms.    En  effet,  fuppofer  que  les  Efpèces  des  Subllan- 
ces foient  autre  chofe  que  la  réduction  même  des  Subfiances  en  certaines 
fortes ,  rangées  fous  divers  noms  généraux ,  félon  qu'elles  conviennent  aux 
différentes  idées  abflraites  que  nous  défignons  par  ces  noms-là,  c'efl  con- 
fondre la  vérité,  &  rendre  incertaines  toutes  les  Propofitions  générales 
qu'on  peut  faire  fur  les  Subftances.    Ainfi,  quoi  que  peut-être  ces  matières 
pulfent  être  expofees  plus  nettement  &  dans  un  meilleur  tour,  à  des  gens 
qui  n'auroient  aucune  connoifTance  de  la  Science  Scholaflique;  cependant 
comme  ces  faufles  notions  à'Effences  &  $  Efpèces  ont  pris  racine  dans  l'Ef- 
prit de  la  plupart  de  ceux  qui  ont  reçu  quelque  teinture  de  cette  forte  de 
Savoir  qui  a  fi  fort  prévalu  dans  notre  Europe,  il  efl  bon  de  les  faire  con- 
noître  &.  de  lès  diffiper  pour  donner  lieu  à  faire  un  tel  ufage  des  mots ,  qu'il 
puiffe  faire  entrer  la  certitude  dans  l'Efprit. 
Ce'a  regarde  plus       §.  5.  Lors  donc  que  les  noms  des  Subftances  font  employez  pour  fignifier  det 
^"subftancest"'    Efpèces  qu'on  fuppofe  déterminées  par  des  Effences  réelles  que  nous  ne  connoiffons 

pas, 


de  leur  Vérité  &  de  leur  Certitude.  Liv.  IV.  479 

pas,  ils  font  incapables  d'introduire  la  certitude  clans  l'Entendement;  &  nous  Chap.  VI 
ne  faurions  être  afliïrez  de  la  vérité  des  Propoiltions  générales,  compofées 
de  ces  fortes  de  termes.  La  raifon  en  eft  évidente.  Car  comment  pouvons- 
nous  être  alïïïrez  que  telle  ou  telle  Qualité  eft  dans  l'Or,  tandis  que  nous 
ignorons  ce  qui  eft,  ou  n'eft  pas  dans  l'Or;  puifque  félon  cette  manière  de 
parler,  rien  n'eft  Or,  que  ce  qui  participe  à  une  eflence  qui  nous  eft  incon- 
nue, &dont  par  conféquent  nous  ne  faurions  dire ,  où  c'eft  qu'elle  eft,  ou 
n'eft  pas  ;  d'où  il  s'enfuit  que  nous  ne  pouvons  jamais  être  afllirez  à  l'égard 
d'aucune  partie  de  Matière  qui  foit  dans  le  Monde,  qu'elle  eft,  ou  n'eft 
pas  Or  en  ce  fens-la  ;  par  la  raifon  qu'il  nous  eft  abfolument  impoflïble  de 
favoir ,  fi  elle  a  ,  ou  n'a  pas  ce  qui  fait  qu'une  chofe  eft  appellée  Or,  c'eft- 
à-dire,  cette  eflence  réelle  de  l'Or  dont  nous  n'avons  abiblument  aucune 
idée.  Il  nous  eft,  dis-je,  auffi  impoflïble  de  favoir  cela,  qu'il  l'eft  à  un 
Aveugle  de  dire  en  quelle  Fleur  fe  trouve  ou  ne  le  trouve  point  la  Couleur 
de  *  Penfée,  tandis  qu'il  n'a  abfolument  aucune  idée  de  la  Couleur  de  Penfée.  *  c'eft  le  nom 
Ou  bien,  fi  nous  pouvions  favoir  certainement  (ce  qui  n'eft  pas  poflib(e')  d'une  Fle"r affe? 

n.  î-    rr  ■    11  •  rr  i  i  r  .     ■»  ,  '    conlllie.  Voyez  le 

ou  elt  1  eflence  réelle  que  nous  ne  connoiflons  pas,  dans  quels  amas  de  Ma-  niaionnaire  de 
tiére  eft,  par  exemple,  l'eflence  réelle  de  l'Or,  nous  ne  pourrions' pour-  1^Jce"Jm'c Fraa~ 
tant  point  être  affurez  que  telle  ou  telle  Qualité  put  être  attribuée  avec  vé- 
rité à  l'Or,  puifqu'il  nous  eft  impoilible  de  connaître  qu'une  telle  Qualité 
ou  Idée  ait  une  liaifon  néceffàire  avec  une  Fffence  réelle  dont  nous  n'avons 
aucune  idée,  quelle  que  foit  l'Efpèce  qu'on  puufe  imaginer  que  cette  Eflen- 
ce qu'on  fuppofe  réelle,  conftituë  effectivement. 

§.  6.  D'autre  part,  quand  les  noms  des  Subftances  font  employez,  com-  n  n-y  3  qiiepea 
me  ils  devroient  toujours  l'être, pour  défigner  les  idées  que  les  hommes  ont  A'-. Pr°p°i'''°ns 
dans  l'Efprit,quoi  qu'ils  ayent  alors  une  lignification  claire  &  déterminée,  sXuncc"dom" 
ils  ne  fervent  pourtant  pas  encore  à  former  plufieurs  Propofitions  univerfelles,  vérit*  l0lt  con- 
de  la  vérité  desquelles  nous  puijfions  être  affûrez.    Ce  n'eft  pas  à  caufe  qu'en 
faifant  un  tel  ufage  des  mots,  nous  fcmmes  en  peine  de  favoir  quelles  cho- 
fes  ils  fignifient  ;  mais  parce  que  les  Idées  complexes  qu'ils  fignifient,  font 
telles  combinaifons  d'Idées  fimples  qui  n'emportent  avec  elles  nulle  con- 
nexion ,  ou  incompatibilité  vilible  qu'avec  très-peu  d'autres  Idées. 

§.  7.   Les  Idées  complexes  que  les  Noms  que  nous  donnons  aux  Efpèces  v"ce  qu'°".  ne 
des  Subftances,  fignifient,  font  des  Collections  de  certaines  Qualitez  que  qu-eVpeTdTren- 
nous  avons  remarqué  coè'xifter dans  un  *  foûtien  inconnu  quenous  appelions  tom  es  la  co«xif- 

o    ta  nit    •  r        ■  *  •  n  tenctde  leurs 

ùubjtance.  Mais  nous  ne  launons  connoitre  certainement  quelles  autres  idée 
Qualitez  coè'xiftent  néceflairement  avec  de  telles  combinaifons  ;  à  moins  *  ^-V7™""». 
que  nous  ne  puiiiions  découvrir  leur  dépendance  naturelle,  dont  nous  ne 
laurions  porter  la  connoiflance  fort  avant  à  l'égard  de  leurs  Premières  Qua- 
litez. Et  pour  toutes  leurs  fécondes  Qualitez ,  nous  n'y  pouvons  abfolu- 
ment point  découvrir  de  connexion  pour  les  raifons  qu'on  a  vu  dans  le  Cha- 
pitre III.  de  ce  IV.  Livre  ;  premièrement ,  parce  que  nous  ne  connoiflbns 
point  les  conftitutions  réelles  des  Subftances,  defquelles  dépend  en  particu- 
lier chaque  féconde  Qualité;  &  en  fécond  lieu,  parce  que  fuppofé  que  cela 
nous  fût  connu,  il  nu  pourroit  nous  fervir  que  pour  une  connoiflance  expé- 
rimentale, &  non  pour  une  connoiflance  univerfelle,  ne  pouvant  s'étendre 

avec 


480  Des  Proportions  uni-ver J "elles , 

C  H  A  p.  VI.  avec  certitude  au  delà  d'un  tel  ou  d'un  tel  exemple ,  parce  que  notre  Enten- 
dement ne  fauroit  découvrir  aucune  connexion  imaginable  entre  une  Secon- 
de Qualité  &  quelque  modification  que  ce  foit  d'une  des  Premières  Qualiiez. 
Voilà  pourquoi  l'on  ne  peut  former  fur  les  Subftances  que  fort  peu  de  Pro- 
portions générales  qui  emportent  avec  elles  une  certitude  indubitable. 
Exemple  dans  g.  g-    Tout  Or  eft  fixe ,  eft  une  Propofition  dont  nous  ne  pouvons  pas 

connoître  certainement  la  vérité  ;  quelque  généralement  qu'on  la  croye 
véritable.  Car  fi  félon  la  vaine  imagination  des  Ecoles ,  quelqu'un  vient  à 
fuppofer  que  le  mot  Or  fignifie  une  Efpèce  de  chofes,  diftinguée  par  la 
Nature  à  la  faveur  d'une  Efience  réelle  qui  lui  appartient,  il  efb  évident 
qu'il  ignore  quelles  Subftances  particulières  font  de  cette  Efpèce,  & 
qu'ainfi  il  ne  fauroit  avec  certitude  affirmer  univerfellemerit  quoi  que  ce 
foit  de  l'Or.  Mais  s'il  prend  le  mot  Or  pour  une  Efpèce  déterminée  par 
l'on  Effence  nominale;  que  l'Eflence  nominale  foit,  par  exemple  ,  l'idée 
complexe  d'un  Corps  d'une  certaine  couleur  jaune  ,  malléable ,  fufible,  & 
plus  pefant  qu'aucun  autre  Corps  connu  ;  en  employant  ainfi  [e  mot  Or 
dans  fon  ufage  propre,  il  n'eft  pas  difficile  de  connoître  ce  qui  eft  ou  n'eft 
pas  Or.  Mais  avec  tout  cela,  nulle  autre  Qualité  ne  peut  être  univer- 
sellement affirmée  ou  niée  avec  une  certitude  de  l'Or,  que  ce  qui  a  avec 
cette  ElTence  nominale  une  connexion  ou  une  incompatibilité  qu'on  peut 
découvrir.  La  Fixité ,  par  exemple ,  n'ayant  aucune  connexion  néceffai- 
re  avec  la  Couleur,  la  Pefanteur,  ou  aucune  autre  idée  fimple  qui  en- 
tre dans  l'idée  complexe  que  nous  avons  de  l'Or,  ou  avec  cette  com- 
binaifon  d'Idées  pfifes  enfemble  ,  il  eft  impoiîïble  que  nous  puiffions 
connoître  certainement  la  vérité  de  cette  Propofition  ,  Que  tout  Or  eft 
fixe. 

§.    9.    Comme  on  ne  peut  découvrir   aucune   liaifon  entre   la  Fixité 
&  la  Couleur  ,    la  Pefanteur  ,    &  les  autres    idées   fimples  de   l'Eflence 
nominale  de  l'Or,  que  nous  venons  depropofer;   de  même  fi  nous  fai- 
fons  que  notre  Idée  complexe  de   l'Or,   foit  un  Corps  jaune,  fufible, 
dutlile ,  pefant  &  fixe  ,  nous  ferons  dans  la  même  incertitude  à  l'égard 
de  fa  capacité  d'être  difious  dans  Y  Eau  Regale  ,   &  cela   par   la  même 
raifon  ;  puifque  par  la  confidération  des  idées  mêmes  nous   ne  pouvons 
famais  affirmer  ou  nier  avec  certitude  d'un  Corps  dont   l'Idée  complexe 
renferme  la  couleur  jaune,  une  grande  pefanteur,  la  ductilité,  la  fufi- 
bilité  &  la  fixité  ,    qu'il  peut    être  diflbus  dans   Y  Eau  Regale  ;   &  ainfi 
du  refte  de  fes  autres  Qualitez.     Je  voudrois  bien  voir  une  affirmation 
générale  touchant  quelque  Qualité  de  l'Or,  dont  on  puiffe  être  certai- 
nement affiné  qu'elle  eft  véritable.     Sans  doute  qu'on  me  répliquera  d'a- 
bord; voici  une  Propofition  Univerfelle  tout-à-fait  certaine,  Tout  Or  eft 
malléable.  A  quoi  je  répons  :  C'eft-là,  j'en  conviens, une  Propofition  très- 
affurée,  fi  la  Malléabilité  fait  partie  de  l'idée  complexe  que  le  mot  Or  fi- 
gnifie.   Mais  tout  ce  qu'on  affirme  de  l'Or  en  ce  cas-là,  c'eft  que  ce  fon 
fignifie  une  idée  dans  laquelle  eft  renfermée  la  Malléabilité  ;  efpèce  de  vé- 
rité &  de  certitude  toute  Yemblable  à  cette  affirmation ,  Un  Centaure  eft  un 
minimal  à  quatre  pies.  Mais  fi  la  Malléabilité  ne  fait  pas  partie  de  l'Eflence 

fpé- 


de  leur  Vérité  &  de  leur  Certitude.  L  i  v.  I V.  48 1 

fpécifique,  fignifié  par  le  mot  Or,  il  cfl  vifible  que  cette  affirmation  ,  Tout  Chat.  VI. 
Or  eft  malléable, n'etl  pas  une  Propofition  certaine;  car  que  l'idée  comple- 
xe de  l'Or  foie  compolee  de  telles  autres  Qualitez  qu'il  vous  plairra  fuppo- 
fer  dans  l'Or,  la  Malléabilité  ne  paraîtra  point  dépendre  de  cette  idée 
complexe,  ni  découler  d'aucune  idée  fimple  qui  y  foit  renfermée.  La 
connexion  que  la  Malléabilité  a  avec  ces  autres  Qualitez,  fi  elle  en  a  au- 
cune, venant  feulement  de  l'intervention  de  la  conllitution  réelle  de  fes 
parties  infenfibles,  laquelle  conllitution  nous  étant  inconnue,  il  eft  im- 
poffible  que  nous  appercevions  cette  connexion ,  à  moins  que  nous  ne 
puiilions  découvrir  ce  qui  joint  toutes  ces  Qualitez  enfemble. 

§.    10.  A  la  vérité ,  plus  le  nombre  de  ces  Qualitez  coè'xiftantes  que  nous     jufqu'ob  cette 
réunifions  fous  un  feul  nom  dans  une  Idée  complexe,  eft  grand,  plus  nous  ^foT™V?ut- 
rendons  la  fignification  de  ce  mot  précife  &  déterminée.     Mais  pourtant  que  là  les  p'ropo. 
nous  ne  pouvons  jamais  la  rendre  par  ce  moyen  capable  d'une  certitude  uni-  {ës'0p"  uvèntVtte" 
verfelle  par  rapport  à  d'autres  Qualitez  qui  ne  font  pas  contenues  dans  no-  «'"mes.   Mais 

•  •»  ^^*  ce  1 1  ne   i'c t fiil 

tre  Idée  complexe;  puifque  nous  n  appercevons  point  la  liaifon  ou  la  dé-  pas  fou  loin. 
pendance  qu'elles  ont  l'une  avec  l'autre,  ne  connoiiïant  ni  la  conllitution 
réelle  fur  laquelle  elles  font  fondées,  ni  comment  elles  en  tirent  leur  origi- 
ne. Car  la  principale  partie  de  notre  ConnoifTance  fur  les  Subftances  ne 
confifte  pas  Amplement ,  comme  en  d'autres  chofes ,  dans  le  rapport  de  deux 
Idées  qui  peuvent  exifter  feparément ,  mais  dans  la  liaifon  &  dans  la  coè'xif- 
tence  néceflaire  de  plulîeurs  idées  diftinéles  dans  un  même  fujet,  ou  dans 
leur  incompatibilité  à  coëxifter  de  cette  manière.  Si  nous  pouvions  com- 
mencer par  l'autre  bout,  &  découvrir  en  quoi  confifte  une  telle  Couleur, 
ce  qui  rend  un  Corps  plus  léger  ou  plus  pelant,  quelle  contexture  de  par- 
ties le  rend  malléable,  fufible,  fixe  &  propre  à  être  difibus  dans  cette  efpè- 
ce  de  liqueur  &  non  dans  une  autre;  fi,  dis-je,  nous  avions  une  telle  idée 
des  Corps,  &  que  nous  pulfions  appercevoir  en  quoi  confiftent  originaire- 
ment toutes  leurs  Qualitez  fenfibles,  &  comment  elles  font  produites, 
nous  pourrions  nous  en  former  de  telles  idées  abftraites  qui  nous  ouvriraient 
le  chemin  à  une  connoifiance  plus  générale,  &  nous  mettraient  en  état  de 
former  des  Propofitions  univerfelles ,  qui  emporteraient  avec  elles  une  cer- 
titude &  une  vérité  générale.  Mais  tandis  que  nos  idées  complexes 
des  Efpèces  des  Subftances  font  fi  éloignées  de  cette  conllitution  réella 
&  intérieure,  d'où  dépendent  leurs  Qualitez  fenfibles;  &  qu'elles  ne  font 
compofées  que  d'une  collection  imparfaite  des  Qualitez  apparentes  que  nos 
Sens  peuvent  découvrir,  il  ne  peut  y  avoir  que  très-peu  de  Propofitions  gé- 
nérales touchant  les  Subftances,  de  la  vérité  réelle  defquelles  nous  puif- 
fions  être  certainement  afiurez,  parce  qu'il  y  a  fort  peu  d'Idées  (impies 
dont  la  connexion  &  la  coè'xiftence  néceffaire  nous  foient  connues  d'une 
manière  certaine  &  indubitable.  Je  croi  pour  moi,  que  parmi  toutes  les 
fécondes  Qualitez.  des  Subftances,  &  parmi  les  Puiflances  qui  s'y  rapportent, 
on  n'en  fauroit  nommer  deux  dont  la  coè'xiftence  nécefiaire  ou  l'incompa- 
tibilité puiffe  être  connue  certainement,  hormis  dans  les  Qualitez  qui  ap- 
partiennent au  même  Sens,  lefquelles  s'excluent  néceffairement  l'une  l'au- 
tre, comme  je  l'ai  déjà  montre.  Perfonne,  dis-je,  ne  peut  connoître  cer- 

Ppp  taine- 


48  z  Des  Propo/îtions  univerfeîleî, 

C  h  a  p.  V I.  tainement  par  la  couleur  qui  eft  dans  un  certain  Corps ,  quelle  odeur ,  quel 
goût,  quel  fon,  ou  quelles  Qualkez  ta6liies.il  a,  ni  quelles  altérations  il 
elt  capable  de  faire  fur  d'autres  Corps,  ou  de  recevoir  par  leur  moyen.  On 
peut  dire  la  même  chofe  du  Son,  du  Goût,  &C.  Comme  les  noms  fpé- 
cifiques  dont  nous  nous  fervons  pour  défigner  les  Subfiances,  fignifient  des 
Collections  de  ces  fortes  d'Idées,  il  ne  faut  pas  s'étonner  que  nous  ne  puif- 
fions  former  avec  ces  noms  que  fort  peu  de  Propositions  générales  d'une 
certitude  réelle  &  indubitable.  Mais  pourtant  lorfque  l'Idée  complexe  de 
quelque  forte  de  Subftances  que  ce  foit,  contient  quelque  idée  Ample  dont 
ou  peut  découvrir  la  coè'xiftence  néceffaire  qui  eft  entr'elle  &  quelque  au- 
tre idée;  jufque-là  l'on  peut  former  fur  cela  des  Propofitions  univerfelles 
qu'on  a  droit  de  regarder  comme  certaines:  fi  par  exemple,  quelqu'un 
pouvoir  découvrir  une  connexion  nécefTaire  entre  la  Malléabilité  &  la  Cou- 
leur ou  la  Pefanteur  de  l'Or,  ou  quelqu'autre  partie  de  l'Idée  complexe  qui 
efl  defignée  par  ce  nom-là ,  il  pourroit  former  avec  certitude  une  Propor- 
tion univerfelle  touchant  l'Or  confideré  dans  ce  rapport  ;  &  alors  la  véri- 
té réelle  de  cette  Propofition,  Tout  0>  efl  malléable,  feroit  aufïï  certaine 
que  la  vérité  de  celle-ci,  Les  trois  singles  de  tout  Triangle reSlangle  font  égaux 
à  deux  Droits. 
Parce  que  les  g.  n.  Si  nous  avions  de  telles  idées  des  Subftances ,  que  nous  puT:o:is 
^lent'noridéeT' connoître ,  quelles  conftkutions  réelles  produifent  les  Qualkez  fenfibles 
conMi'.exei des  que  nous  v  remarquons,  &  comment  ces  Qualkez  en  découlent,  nous 
cenr.poui  upia- poumons  par  les  Idées  ipecifiques  de  leurs  Eliences  réelles  que  nous 
part ,  de  caiiies  aurions  dans  l'Efprit  ,  déterrer  plus  certainement  leurs  Propriétez,  & 
-que  nous  découvrir  quelles  font  les  Qualkez  que  les  Subftances  ont,  ou  n'ont  pas; 
peictToj"11* ap'  que  nous  ne  pouvons  le  faire  préfentement  par  le  fecours  de  nos  Sens  ;  de 
forte  que  pour  connokre  les  propriétez  de  TOr,  il  ne  feroit  non  plus  né- 
cefTaire, que  l'Or  exiftàt,  &  que  nous  fiffions  des  expériences  fur  ce  Corps 
que  nous  nommons  ainli,  qu'il  efl  nécefTaire,  pour  connoître  les  proprié- 
tez d'un  Triangle,  qu'un  Triangle  exifle  dans  quelque  portion  de  Matière. 
L'idée  que  nous  aurions  dans  l'Efprit  fervirok  auiîi  bien  pour  l'un  que 
pour  l'autre.  Mais  tant  s'en  faut  que  nous  ayions  été  admis  dans  les  Secrets 
de  la  Nature,  qu'à  peine  avons-nous  jamais  approché  de  l'entrée  de  ce 
Sanctuaire.  Car  nous  avons  accoutumé  de  coniiderer  les  Subftances  que 
nous  rencontrons,  chacune  à  part,  comme  une  chofe  entière  qui  fubiilte 
par  elle-même,  qui  a  en  elle-même  toutes  fes  Qualkez,  &  qui  eft  indé- 
pendante de  toute  autre  chofe  ;  c'efl,  dis-je,  ainîi  que  nous  nous  repréfen- 
tons  les  Subftances  fans  fonger  pour  l'ordinaire  aux  opérations  de  cette  ma- 
tiére  fluide  &  invifible  dont  elles  font  environnées,  des  mouvemens  &  des 
opérations  de  laquelle  matière  dépend  la  plus  grande  partie  des  Qualkez 
qu'on  remarque  dans  les  Subftances ,  &  que  nous  regardons  comme  les  mar- 
ques inhérentes  de  diflinétion  ,  par  où  nous  les  connoiïTons,  &  en  vertu 
defquelles  nous  leur  donnons  certaines  dénominations.  Mais  une  pièce 
d'Or  qui  exifteroit  en  quelque  endroit  par  elle-même,  leparée  de  l'irnpref- 
fion  &  de  l'influence  de  tout  autre  Corps,  perdroit  aufli-tot  toute  fa  cou- 
leur &  fa  pefanteur ,  &  peut-être  auffi  fa  Malléabilité ,  qui  pourroit  bien 

fe 


de  leur  Vérité  &  de  leur  Certitude.  L  i  v.  I V-  483 

fe  changer  en  une  parfaite  friabilité  ;  car  je  ne  vois  rien  qui  prouve  le  con-  C 11  a  r.  V  l. 
traire.  .  L'Eau  dans  laquelle  la  fluidité  cil  par  rapport  à  nous  une  Qualité 
efTentielle,  cefferoit  d'être  fluide,  fi  elle  étoit  laiffée  à  elle-même.  Mais 
fi  les  Corps  inanimez  dépendent  fi  fort  d'autres  Corps  extérieurs,  par  rap- 
port à  leur  état  préfent,  en  forte  qu'ils  ne  feroient  pas  ce  qu'ils  nous  paroif- 
fentetre,  fi  les  Corps  qui  les  environnent ,  étoient  éloignez  d'eux;    cette 
dépendance  efl  encore  plus  grande  à  l'égard  des  Végétaux  qui  font  nourris , 
qui  croifient,  &  qui  produifent  des  feuilles,  des  fleurs,  &  de  la  femence 
dans  une  confiante  fuccellion.  Et  fi  nous  examinons  de  plus  près  l'état  des 
Animaux,  nous  trouverons  que  leur  dépendance  par  rapport  à  la  vie,  au 
Mouvement  &  aux  plus  confidérables  Qualitez  qu'on  peut  obferver  en  eux, 
roule  fi  fort  fur  des  caufes  extérieures  &  fur  des  Qualitez  d'autres  Corps  qui 
n'en  font  point  partie,  qu'ils  ne  fauroient  fubfifter  un  moment  fans  eux, 
quoi  que  pourtant  ces  Corps  dont  ils  dépendent  ne  foient  pas  fort  confide- 
rez  en  cette  occafion ,  &  qu'ils  ne  faffent  point  partie  de  l'Idée  complexe 
que  nous  nous  formons  de  ces  Animaux.  Otez  l'Air  à  la  plus  grande  partie 
des  Créatures  vivantes  pendant  une  feule  minute,  &elles  perdront  aulfi-tot 
le  fentiment ,  la  vie  &  le  mouvement.    C'efi  dequoi  la  nécellité  de  relpirer 
nous  a  forcé  de  prendre  connoiffance.  Mais  combien  y  a-t-il  d'autres  Corps 
extérieurs,    &  peut-être  plus  éloignez,  d'où  dépendent  les  refforts  de  ces 
admirables  Machines,  quoi  qu'on  ne  les  remarque  pas  communément,  & 
qu'on  n'y  faffe  même  aucune  reflexion ,  &  combien  y  en'  a-t-il  que  la  re- 
cherche la  plus  exacte  ne  fauroit  découvrir  ?  Les  Habitans  de  cette  petite 
Boule  que  nous  nommons  la  Terre,  quoi  qu'éloignez  du  Soleil  de  tant  de 
millions  de  lieues ,  dépendent  pourtant  fi  fort  du  mouvement  duè'ment  tem- 
péré des  Particules  qui  en  émanent  &  qui  font  agitées  par  la  chaleur  de  cet 
Aftre ,  que  fi  cette  Terre  étoit  transférée  de  la  fituation  où  elle  fe  trouve 
préfentement,àune  petite  partie  de  cette  diitance,de  forte  qu'elle  fût  pla- 
cée un  peu  plus  loin  ou  un  peu  plus  près  de  cette  fource  de  chaleur,  il  effc 
plus  que  probable  que  la  plus  grande  partie  des  Animaux  qui  y  font,  péri- 
roient  tout  aulîi-tôt,  puifque  nous  les  voyons  mourir  fi  fouvent  par  l'excès 
ou  le  défaut  de  la  Chaleur  du  Soleil ,  à  quoi  une  pofition  accidentelle  les 
expofe  dans  quelques  parties  de  ce  petit  Globe.  Les  Qualitez  qu'on  remar- 
que dans  une  Pierre  d'Aimant  doivent  néceiiairement  avoir  leur  caufe  bien 
au  delà  des  limites  de  ce  Corps;  &  la  mortalité  qui  fe  répand  fouvent  fur 
différentes  efpèces  d'Animaux  par  des  Caufes  invifibles,  &  la  mort  qui,  à 
ce  qu'on  dit,  arrive  certainement  à  quelqu'un  d'eux  dès  qu'ils  viennent  à 
palTer  la  Ligne,  ou  à  d'autres,  comme  on  n'en  peut  douter,  pour  être 
transportez  dans  un  Paï's  voifin ,  tout  cela  montre  évidemment  que  le  con- 
cours &  l'opération  de  divers  Corps  avec  lefquels  on  croit  rarement  que  ces 
Animaux  ayent  aucune  relation, eft  abfolument  néceflairë.pour  faire  qu'ils 
foient  tels  qu'ils  nous  parodient,  &pour  conferver  ces  Qualitez  par  où  nous 
les  connoifïbns  &  les  difiinguons.   Nous  nous  trompons  donc  entièrement, 
de  croire  que  les  Choies  renferment  en  elles-mêmes  les  Qualitez  que  nous  y 
remarquons  :  &  c'efi.  en  vain  que  nous  cherchons  dans  le  corps  d'une  Mou- 
che ou  d'un  Eléphant  la  conllitution  d'où  dépendent  les  Qualitez  &  les 

Ppp  2  Puif- 


4S4  Des  Proportions  universelles ,' 

CnAF.  VI.  Puiflanees  que  nous  voyons  dans  ces  Animaux,  puifque  pour  en  avoir  une 
parfaite  connoiilance  il  nous  faudrait  regarder  non  feulement  au  delà  de  cet- 
te Terre  &  de  notre  Atmofphere ,  mais  même  au  delà  du  Soleil ,  ou  des 
Etoiles  les  plus  éloignées  que  nos  yeux  ayent  encore  pu  découvrir  :  car  il 
nous  eft  impoflible  de  déterminer  jufqu'à  quel  point  l'exiftence  &  l'opération 
des  Subfiances  particulières  qui  font  dans  notre  Globe  dépendent  deCaufes 
entièrement  éloignées  de  notre  vue.  Nous  voyons  &  nous  appercevons 
quelques  mouvemens  &  quelques  opérations  dans  les  chofes  qui  nous  envi- 
ronnent: mais  de  favoir  d'où  viennent  ces  flux  de  Matière  qui  confervent 
en  mouvement  &  en  état  toutes  ces  admirables  Machines,  comment  ils  font 
conduits  &  modifiez,  c'eft  ce  qui  pafle  notre  connoiffance&  toute  la  capa- 
cité de  notre  Efprit  ;  de  forte  que  les  grandes  parties,  &  les  roués ,  Il  j'ofe 
ainfldire,  de  ce  prodigieux  Bâtiment  que  nous  nommons  l'Univers,  peu- 
vent avoir  entr^eites  une  telle  connexion  &  une  telle  dépendance  dans  leurs 
influences  &  dans  leurs  opérations  (  car  nous  ne  voyons  rien  qui  aille  à  éta- 
blir le  contraire  )  que  les  Chofes  qui  font  ici  dans  le  coin  que  nous  habitons, 
prendraient  peut-être  une  toute  autre  face,  &  cefleroient  d'être  ce  qu'elles 
font,  fi  quelqu'une  des  Etoiles  ou  quelqu'un  de  ces  vaftes  Corps  qui  font  à 
une  diilance  inconcevable  de  nous,  cefioit  d'être,  ou  de  fe  mouvoir  com- 
me il  fait.  Ce  qu'il  y  a  de  certain ,  c'eft  que  les  Chofes ,  quelque  parfaites 
&  entières  qu'elles  paroilTent  en  elles-mêmes,  ne  font  pourtant  que  des  apa- 
nages d'autres  parties  de  la  Nature,  par  rapport  à  ce  que  nous  y  voyons  de 
plus  remarquable:  car  leurs  Qualitez  fenfibles,  leurs  actions  <Sc  leurs  puif- 
lances dépendent  de  quelque  chofe  qui  leur  eft  extérieur.  Et  parmi  tout  ce 
qui  fait  partie  de  la  Nature ,  nous  ne  connoiflbns  rien  de  fi  complet  &  de  fi 
parfait  qui  ne  doive  fon  exiftence  &  fes  perfections  à  d'autres  Etres  qui  font 
dans  fon  voifinage:  de  forte  que  pour  comprendre  parfaitement  les  Quali- 
tez qui  font  dans  un  Corps, il  ne  faut  pas  borner  nos  penfeesàla  coniidera- 
tion  de  fa  furface,  mais  porter  notre  vue  beaucoup  plus  loin. 

§.  12.  Si  cela  eft  ainfi  ,  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  que  nous 
avions  des  idées  fort  imparfaites  des  Subflanees  ;  &  que  les  Effences 
réelles  d'où  dépendent  leurs  propriétez  &  leurs  opérations ,  nous  foient 
inconnues.  Nous  ne  pouvons  pas  même  découvrir  quelle  eft  la  grof- 
feur,  la  figure  &  la  contexture  des  petites  particules  aétives  qu'elles  ont 
réellement ,  &  moins  encore  les  difierens  mouvemens  que  d'autres  Corps 
extérieurs  communiquent  à  ces  particules,  d'où  dépend  &  par  où  fe 
forme  la  plus  grande  &  la  plus  remarquable  partie  des  Qualitez  que 
nous  obfervons  dans  ces  Subftances,  &  qui  conftituent  les  Idées  com- 
plexes que  nous  en  avons.  Cette  feule  conlideration  fuffit  pour  nous 
faire  perdre  toute  efpérance  d'avoir  jamais  des  idées  de  leurs  effences 
réelles,  au  défaut  defquelles  les  Effences  nominales  que  nous  leur  fub- 
ftituons,  ne  feront  guère  propres  à  nous  donner  aucune  Connoiffance 
générale,  ou  à  nous  fournir  des  Propofitions  univerfelles,  capables  d'une 
certitude  réelle. 
Le  iu°env>nt         §•   *3-  Nous  ne  devons  donc  pas  être  furpris  qu'on  ne  trouve  de  cer- 

peni  s  efer.a.e      titude  que  dans  un  très-petit  nombre  de  Propofitions  générales  qui  re- 
•  int>  gar- 


de  leur  Vérité  &  de  leur  Certitude.  Liv.  IV.  485- 

gardent  les  Subfiances.     La  connoiffance  que  nous  avons  de  leurs  Qua- C h  ap.  VI. 
litez   &   de  leurs   Proprietez    s'étend   rarement  au  delà  de  ce  que  nos  "v,s  "  n'e!*  P1» 
Sens  peuvent  nous    apprendre.     Peut-être  que  des  gens  curieux  oc  ap- 
pliquez à  faire  des  Obfervations  peuvent,    par  la   force   de   leur   Juge- 
ment ,  pénétrer  plus  avant ,  &  par  le  moyen   de   quelques    probabilitez 
déduites  d'une  obfervation  exacte,  &  de  quelques  apparences  réunies  à 
propos,  faire  fouvent  de  jufles  conjectures  fur  ce  que  l'Expérience  ne 
leur  a  pas  encore  découvert.     Mais  ce  n'eft  toujours  que  conjecturer , 
ce    qui    ne  produit    qu'une    fimple  opinion,  &  n'eft  nullement  accom- 
pagné de  la  certitude    néceffaire   à    une   vraye  connoiffance  ;  car  toute 
notre    Connoiffance  générale   eft   uniquement  renfermée  dans  nos  pro- 
pres penfées,  &  ne  conQfte  que  dans  la  contemplation  de  nos  propres 
Idées  abftraites.    Par-tout  où  nous  appercevons  quelque  convenance  ou 
quelque  difeonvenance  entr'elles,  nous  y  avons  une  connoiffance  géné- 
rale ;  de  forte  que  formant  des  Propoficions .  ou  joignant  comme  il  faut 
les  noms  de  ces    Idées,    nous   pouvons   prononcer   des   véritez  générales 
avec  certitude.     Mais  parce  que  dans  les  Idées  abftraites   des  Subflan- 
ces  que  leurs  noms  fpécifiques  fignifient,  lorfqu'ils  ont  une  fignification 
diftincte  &   déterminée,    on  n'y  peut  découvrir  de  liaifon  ou  d'incom- 
patibilité qu'avec  fort  peu  d'autres  Idées  ;  la  certitude  des  Propofitions 
univerfelles  qu'on  peut  faire  fur  les  Subftances,  eft  extrêmement  bornée 
&  defeclueufe  dans  le  principal  point  des    recherches  que  nous  faifons 
fur  leur  fujet;  &  parmi  les  noms  des    Subftances   à  peine    y    en    a-t-il 
un  feul  (que  l'idée   qu'on  lui   attache  foit  ce  qu'on  voudra)  dont  nous 
puiffions  dire  généralement  &  avec  certitude  qu'il  renferme  telle  ou  tel- 
le autre  Qualité  qui   ait    une    coëxiftence   ou  une  incompatibilité  con- 
fiante avec  cette  Idée  par-tout  où  elle  fe  rencontre. 

§.    14.  Avant  que  nous  puiffions  avoir  une  telle  connoiffance  dans  un  ce  qui  eft  nécer- 
dégré  paffable,  nous  devons  favoir  premièrement   quels   font   les  chan-  J^"  P""^!^ 
gemens  que  les  premières   ghialitez  d'un  Corps  produifent  régulièrement  connoiuekt 
dans  les  premières  Qualitez  d'un  autre  Corps ,  &  comment  fe  fait  cet- Su    auces' 
te  altération.  En  fécond  lieu,  nous  devons  favoir  quelles  premières  Quali- 
tez  d'un  Corps  produifent  certaines  fenfations  ou  idées  en  nous.     Ce  qui , 
à  le  bien  prendre,  nefignifie  pas  moins  que  connoître  tous  les  effets  de  la 
Matière  fous  fes  diverfes  modifications  de  grofieur,  de  figure,  de  cohéfion 
de  parcies,  de  mouvement  &  de  repos;  ce  qu'il  nous  efl  abfolument  impof- 
fible  de  connoître  fans  Révélation ,  comme  tout  le  monde  en  conviendra* 
fi  je  ne  me  trompe.     Et  quand  même  une  Révélation  particulière  nous  ap- 
prendrait quelle  force  de  figure,  de  groffeur  &  de  mouvement  dans  les  par- 
ties infenfibles  d'un  Corps  devrait  produire  en  nous  la  fenfation  de  la  Cou- 
leur jaune,  &  quelle  efpèce  de  figure,  de  grofieur  &  de  contexture  de  par- 
ties doit  avoir  la  fuperficie  d'un  Corps  pour  pouvoir  donner  à  de  tels  cor- 
pufcules  le  mouvement  qu'il  faut  pour  proemire  cette  couleur,  cela  fumroit- 
il  pour  former  avec  certitude  des  Propofitions  univerfelles  touchant  les  dif- 
férentes efpèces  de  figure,  de  grofieur,  de  mouvement,  &  de  contexture, 
par  où  les  particules  infenfibles  des  Corps  produifent  en  nous  un  nombre  in- 

Ppp  3  fini 


4S6 


De  s  Proportions  uni-verJeV.es, 


Cuap.  VI. 


Tandis  que  nos 
Idées  des  Sub- 
ftances ne  ren- 
ferment point 
leurs  confritu- 
tions  retllcs, 
nous  re  pou- 
vons former  fut 
leur  fujer,  que 
peu  de  Propor- 
tions ge'ne'rales, 
certaines. 


fini  de  fenfations?  Non  fans  doute,  à  moins  que  nous  n'euffions  des  facul- 
tez  allez  fubtiles  pour  appercevoir  au  jufte  la  grofieur,  la  figure,  la 
contexture,  &  le  mouvement  des  Corps,  dans  ces  petites  particules  par 
où  ils  opèrent  fur  nos  Sens  ;  afin  que  par  cette  connoiiTance  nous  puf- 
fions  nous  en  former  des  idées  abflraites.  Je  n'ai  parlé  dans  cet  en- 
droit que  des  Subftances  corporelles,  dont  les  opérations  femblent  avoir 
plus  de  proportion  avec  notre  Entendement  ;  car  pour  les  opérations 
des  Elprits,  c'eft- à-dire,  la  Faculté  de  penfer  &  de  mouvoir  des  Corps, 
nous  nous  trouvons  d'abord  tout-à-fait  hors  de  route  à  cet  égard; 
quoi  que  peut-être  après  avoir  examiné  de  plus  près  la  nature  des  Corps 
&  leurs  opérations ,  &  confideré  jufqu'où  les  notions  mêmes  que  nous 
avons  de  ces  Opérations  peuvent  être  portées  avec  quelque  clarté  au 
delà  des  faits  fenfibles,  nous  ferons  contraints  d'avouer  qu'à  cet  égard 
même  toutes  nos  découvertes  ne  fervent  prefque  à  autre  chofe  qu'à  nous  faire 
voir  notre  ignorance,  &  l'abfoluë  incapacité  où  nous  fommes  de  trouver 
rien  de  certain  fur  ce  fujet. 

g.  15.  Il  eft,  dis-je,  de  la  dernière  évidence,  que  les  conftitutions  réel- 
les des  Subftances  n'étant  pas  renfermées  dans  les  Idées  abflraites  &  com- 
plexes que  nous  nous  formons  des  Subftances  &  que  nous  défignons  par  leurs 
noms  généraux,  ces  idées  ne  peuvent  nous  fournir  qu'un  petit  degré  de  cer- 
titude univerfelle.  Parce  que  dès-là  que  les  Idées  que  nous  avons  des  Sub- 
ftances, ne  comprennent  point  leurs  conftitutions  réelles,  elles  ne  font  point 
compofées  de  la  chofe  d'où  dépendent  les  Qualitez  que  nous  obfervons  dans 
ces  Subftances ,  ou  avec  laquelle  elles  ont  une  liaifon  certaine,  &  qui  pour- 
roit  nous  en  faire  connoître  la  nature.  Par  exemple,  que  l'idée  à  laquelle 
nous  donnons  le  nom  à' Homme  foit,  comme  elle  eft  communément,  un 
Corps  d'une  certaine  forme  extérieure  avec  du  Sentiment,  de  la  Raifon, 
<Sc  la  Faculté  de  fe  mouvoir  volontairement.  Ccmme  c'eft  là  l'idée  abftrai- 
te,  &  par  conféquent  l'Elfence  de  l'Efpèce  que  nous  nommons  Homme, 
nous  ne  pouvons  former  avec  certitude  que  fort  peu  de  Propofitîons  géné- 
rales touchant  Y  Homme,  pris  pour  une  telle  Idée  complexe.  Parce  que  ne 
connoiffant  pas  la  conftitution  réelle  d'où  dépend  le  fentiment,  la  puiffan- 
ce  de  fe  mouvoir  &  de  raifonncr,  avec  cette  forme  particulière,  &  par  où 
ces  quatre  chofes  fe  trouvent  unies  enfemble  dans  le  même  fujet ,  il  y  a  fort 
peu  d'autres  Qualitez  aveclefquelles  nouspuiffions  appercevoir  qu'elles  ayent 
une  liaifon  neceffaire.  Ainfi ,  nous  ne  finirions  affirmer  avec  certitude  que 
tous  les  hommes  dorment  à  certains  intervalles ,  qu 'aucun  homme  ne  peut  Je 
nourrir  avec  du  bois  ou  des  pierres ,  que  la  Ciguë  efl  un  poifon  pour  tous  les  hom- 
mes; parce  que  ces  Idées  n'ont  aucune  liaifon  ou  incompatibilité  avec  cette 
Effence  nominale  que  nous  attribuons  à  Y  Homme ,  avec  cette  idée  abftraùe 
que  ce  nom  fignifie.  Dans  ce  cas  &  autres  femblables  nous  devons  en  ap- 
peller  à  des  Expériences  faites  fur  des  fujets  particulieis,  ce  qui  ne  fauroit 
s'étendre  fort  loin.  A  l'égard  du  refte  nous  devons  nous  contenter  d'une 
fimple  probabilité;  car  nous  ne  pouvons  avoir  aucune  certitude  générale, 
pendant  que  notre  Idée  fpécinque  de  l'Homme  ne  renferme  point  cette 
conftitution  réelle  qui  eft  la  racine  à  laquelle  toutes  fes  Qualitez  infeparables 

font 


De  leur  Vérité  &  àe  leur  Certitude.  Liv.  IV.  487 

font  unies,  &  d'où  elles  tirent  îéiïr  origine.  Et  tandis  que  l'idée  que  nous  Cil  A  T.  VI. 
faifons  fignifier  au  mot  Homme  n'efl  qu'une  collection  imparfaite  de  quel- 
ques Qualités  fenfibles  &  de  quelques  Puiffances  qui  fe  trouvent  en  lui, 
nous  ne  (aurions  découvrir  aucune  connexion  ou  incompatibilité  entre  no- 
tre Idée  fpécifique  &  l'opération  que  les  parties  de  la  Ciguë  ou  des  pierres 
doivent  produire  fur  fa  conflitution.  Il  y  a  des  Animaux  qui  mangent  de  la 
Ciguë  fans  en  être  incommodez,  &  d'autres  qui  fe  nourriffent  de  bois  & 
de  pierres  ;  mais  tant  que  nous  n'avons  aucune  idée  des  conflitutions  réel- 
les de  différentes  fortes  d'Animaux,  d'où  dépendent  ces  Qualitez,  ces 
Puiffances-là  &  autres  femblables ,  nous  ne  devons  point  efpérer  de  venir 
jamais  à  former ,  fur  leur  fujet ,  des  Propolidons  univerfelles  d'une  entiè- 
re certitude.  Ce  qui  nous  peut  fournir  de  telles  Propofitions ,  c'efl  feu- 
lement les  Idées  qui  font  unies  avec  notre  Elfence  nominale  ou  avec  quel- 
qu'une de  fes  parties  par  des  liens  qu'on  peut  découvrir.  Mais  ces  Idées- 
là  font  en  fi  petit  nombre  &  de  fi  peu  d'importance ,  que  nous  pouvons 
regarder  avec  raifon  notre  Connoiflànce  générale  touchant  les  Subfiances 
(j'entens  une  connoilfance  certaine)  comme  n'étant  prefque  rien  du  tout. 

§.   16.  Enfin,  pour  conclurre,  les  Propofitions  générales,  de  quelque     e„  quoi  con- 
efpèce  qu'elles  foient,  ne  font  capables  de  certitude,  que  lorfque  les  ter-  £*<=,  u  seitkude 
mes  dont  elles  font  compofées,    lignifient  des  Idées  dont  nous  pouvons  dé-  p!opoûîk>nsS. 
couvrir  la  convenance  &  la  difeonvenance  félon  qu'elle  y  eft  exprimée.  Et 
quand  nous  voyons  que  les  Idées  que  ces  termes  fignifient,  conviennent  ou 
ne  conviennent  pas,  félon  qu'ils  font  affirmez  ou  niez  l'un  de  l'autre,  c'efl 
alors  que  nous  fommes  certains  de  la  vérité  ou  de  la  fauffeté  de  ces  Propo- 
fitions. D'où  nous  pouvons  inférer  qu'une  Certitude  générale  ne  peut  ja- 
mais fe  trouver  que  dans  nos  Idées.     Que  fi  nous  Talions  chercher  ailleurs 
dans  des  Expériences  ou  des  Obfervations  hors  de  nous,  dès-lors  notre 
Counoiflance  ne  s'étend  point  au  delà  des  exemples  particuliers.     C'eft  la 
contemplation  de  nos  propres  Idées  abflraites  qui  feule  peut  nous  fournir 
une  Connoijfance  générale. 


C    II    A    P    I    ï    R     E    VII.  Chap.  VIL 

Des  Propofitions  qu'on  nomme  Maximes  ou  Axiomes. 

J.  1.  IL  y  a  une  efpèce  de  Propofitions  qui  fous  le  nom  de  Maximes  &  Les  Axiomes 
1  &  Axiomes  ont  paffé  pour  les  Principes  des  Sciences  :  &  parce  [""'^x^mes, 
qu'elles  font  évidentes  par  elles-mêmes,  on  a  fuppofé  qu'elles  étoient  innées , 
fans  que  perfonne  ait  jamais  tâché  (  que  je  fâche)  de  faire  voir  la  raifon  &  le 
fondement  de  leur  extrême  clarté,  qui  nous  force  ,  pour  ainfi  dire,  à  leur 
donner  notre  confentement.  Il  n'efl  pourtant  pas  inutile  d'entrer  dans  cet- 
te recherche,  &  devoir  fi  cette  grande  évidence  efl  particulière  à  ces  feu- 
les Propofitions,  comme  aufli  d'examiner  jufqu'où  elles  contribuent  à  nos 
autres  ConnohTances. 

5-  2-  La 


483 


Des  Axiomes.  Liv.  IV. 


Chap.  VII. 

En  quoi  con- 
cilie cette  évi- 
dent: immédiat!. 


Elle  n'eft  pis 
particulière  aux 
propositions 
qui'paffent 
pour  Axiomes. 


I.  A.  l'égard  de 

l'Identité'  &  d: 
la  Diverfité 
toutes  les  Pro- 
portions iont 
également  évi- 
dentes pai  el- 
les-mêmes. 


§.  2.  La  Connoiflance  confifle,  comme  je  l'ai  déjà  montré,  dans  la  per- 
ception de  la  convenance  ou  de  la  difconvenance  des  Idées.  Or  par-tout 
où  cette  convenance  ou  difconvenance  eft  apperçuc  immédiatement  par  el- 
le-même, fans  l'intervention  ou  le  fecours  d'aucune  autre  Idée,  notre  Con- 
noiflance eA  évidente  par  elle-même.  C'efl  dequoi  fera  convaincu  tout  hom- 
me qui  confiderera  une  de  ces  Propofitions  auxquelles  il  donne  fon  confen- 
tement  dès  la  première  vûë  fans  l'intervention  d'aucune  preuve;  car  il 
trouvera  que  la  raifon  pourquoi  il  recuit  toutes  ces  Propofitions  ,  vient  de 
la  convenance  ou  de  la  difconvenance  que  l'Efprit  voit  dans  ces  Idées  en  les 
comparant  immédiatement  entr'elles  félon  l'affirmation  ou  la  négation  qu'el- 
les emportent  dans  une  telle  Propofition. 

§.  3.  Cela  étant  ainfi,  voyons  préfentement  fi  cette  (  1  )  évidence  immé- 
diate ne  convient  qu'à  ces  Propofitions  auxquelles  on  donne  communément 
le  nom  de  Afaximes,  &  qui  ont  l'avantage  de  paiTer  pour  axiomes.  Il  eft 
tout  vifible,  que  plulieurs  autres  Véritez  qu'on  ne  reconnoit  point  pour 
Axiomes  font  aufli  évidentes  par  elles-mêmes  que  ces  fortes  de  Propofitions. 
C'eft  ce  que  nous  verrons  bien-tôt,  fi  nous  parcourons  les  différentes  for- 
tes de  convenance  ou  de  difconvenance  d'Idées  que  nous  avons  propofé  ci- 
defliis,  favoir,  Y  Identité,  la  relation,  la  cocxijïence,  &  Vexiflence  réelle;  par 
où  nous  reconnoîtrons  que  non  feulement  ce  peu  de  Propofitions  qui  ont 
pafle  pour  Maximes  font  évidentes  par  elles-mêmes,  mais  que  quantité,  ou 
plutôt  une  infinité  d'autres  Propofitions  le  font  aufli. 

§.  4.  Car  premièrement  la  perception  immédiate  d'une  convenance  ou 
difconvenance  à' Identité,  étant  fondée  fur  ce  que  l'Efprit  a  des  Idées  dif- 
tinc~r.es ,  elle  nous  fournit  autant  de  Propofitions  évidentes  par  elles-mêmes 
que  nous  avons  d'Idées  difl.inc~r.es.  Quiconque  a  quelque  connoiflance ,  a 
diverfes  idées  diflinctes  qui  font  comme  le  fondement  de  cette  Connoiflan- 
ce: &.  le  premier  acte  de  l'Efprit  fans  quoi  il  ne  peut  jamais  être  capable 
d'aucune  connoiflance,  confifle  à  connoître  chacune  de  fes  Idées  par  elle- 
même,  &  à  la  diftinguer  de  toute  autre.  Chacun  voit  en  lui-même  qu'il 
connoit  les  idées  qu'il  a  dans  l'Efprit ,  qu'il  connoit  aufli  quand  c'eft  qu'u- 
ne Idée  eft  préfente  à  fon  Entendement ,  &  ce  qu'elle  eft;  &  que  lorfqu'il 
y  en  a  plus  d'une  ,  il  les  connoit  diftinclement ,  &  fans  les  confondre  l'une 
avec  l'autre.  Ce  qui  étant  toujours  ainfi,  (car  il  eft  impoflible  qu'il  n'ap- 
peryoive  point  ce  qu'il  apperçoit)  il  ne  peut  jamais  douter  qu'une  Idée  qu'il 
a  dans  l'Efprit,  n'y  foit  actuellement,  &  ne  foit  ce  qu'elle  eft;  &  que  deux 
Idées  diftincles  qu'il  a  dans  l'Efprit,  n'y  foient  effectivement,  &  ne  foient 
deux  idées.  Ainfi,  toutes  ces  fortes  d'affirmations  &  de  négations  fe  font 
fans  qu'il  foit  pollible  d'héfiter,  d'avoir  aucun  doute  ou  aucune  incertitude 

à  leur 


(0  Stlftz'tdenct:  mot  expreflif  en  Anglois, 
qu'on  ne  peut  rendre  en  I  ranço's,  li  je  ne  me 
trompe,  que  par  peiiphrafe.  (  'efi  la  propriété 

qu'a  une  l'rojojition  d  être  ividlfltt  var  elie-n.i- 
tne;  ce  que  j'appelle  évidence  imnédiau,  pour 
ne  pas  embarra  er  le  Difcoius  par  une  longue 
circonlocution.  Après  ce  que  l'Auteur  vient 


de  dire  dans  le  Paragraphe  précèdent ,  il  étoit 
aile  d'entendre  ici  ce  que  j  ai  vou'.u  d  re  par 
cette  expielîion.  Mais  comme  'endura  peut- 
être  befoin  dars  la  luire,  j'ai  crû  hu  il  ne  (croit 
pas  inutile  davetir  le  l  eckur  que  c'elt-là  le 
îens  que  je  lui  donnerai  conltamment. 


jD«  Axiomes.  Liv.  IV.  489 

à  leur  égard  ;  &  nous  ne  pouvons  éviter  d'y  donner  notre  confentement ,  Chap.  VIL 
dès  que  nous  les  comprenons,  c'eft-à-dire ,  dès  que  nous  avons  dans  l'Ef- 
prit  les  idées  déterminées  qui  font  délignées  par  les  mots  contenus  dans  la 
Propoiition.     Et  par  conféquent ,  toutes  les  fois  que  l'Efprit  vient  à  conli- 
derer  attentivement  une  Propofition,  en  forte  qu'il  apperçoive  que  les  deux 
Idées  qui  font  lignifiées  par  les  termes  dont  elle  eft  compofée,  &  affirmées 
ou  niées  l'une  de  l'autre,  ne  font  qu'une  même  idée,  ou  font  différentes, 
dès-là  il  eft  infailliblement  certain  de  la  vérité  d'une  telle  Propofition  ;  & 
cela  également,  fuit  que  ces  Propofitions  foient  compofées  de  termes  qui 
lignifient  des  idées  plus  ou  moins  générales  ;  par  exemple ,  foit  que  l'idée 
générale  de  Y  Etre  foit  affirmée  d'elle-même,  comme  dans  cette  Propofi- 
tion, Tout  ce  qui  eft ,  eft  ;  ou  qu'une  idée  plus  particulière  foit  affirmée  d'el- 
le-même, comme  Un  homme  eft  un  homme,  ou  Ce  qui  eft  blanc ,  eft  blanc: 
foit  que  l'idée  de  Y  Etre  en  général  foit  niée  du  Non-Etre,  qui  eft  (  fi  j'ofe 
ainli  parler)  la  feule  idée  différente  de  l'Etre,  comme  dans  cette  autre  Pro- 
pofition, Il  eft  impoflïble  qu'une  même  chofe  fuit  ci?  ne  foit  pas;  ou  que  l'idée 
de  quelque  Etre  particulier  foit  niée  d'une  autre  qui  en  eft  différente,  com- 
me, Un  homme  n" eft  pas  un  cheval,  Le  Rouge  ri 'eft  pas  Bleu.     La  différence 
des  Idées  fait  voir  aulfi-tot  la  vérité  de  la  Propofition  avec  une  entière  évi- 
dence, dès  qu'on  entend  les  termes  dont  on  fe  fert  pour  les  défigner,  &  ce- 
la avec  autant  de  certitude  &  de  facilité  dans  une  Propofition  moins  géné- 
rale que  dans  celle  qui  l'eft  davantage  ;  le  tout  parla  même  raifon,  je  veux 
dire  a  caufe  que  l'Efprit  apperçoit  dans  toute  idée   qu'il  a,    qu'elle  eft  la 
même  avec  elle-même,  &  que  deux  Idées  différentes,  font  différentes  & 
non  les  mêmes.     Dequoi  il  eft  également  certain,  foit  que  ces  Idées  foient 
d'une  plus  petite  ou  d'une  plus  grande  étendue  ,  plus  ou  moins  générales, 
&  plus  ou  moins  abftraites.     Par  conféquent,  le  privilège  d'être  évident 
par  foi-mème  n'appartient  point  uniquement,  &  par  un  droit  particulier, 
à  ces  deux  Propofitions  générales ,  Tout  ce  qui  eft,  eft,  &,  H  eft  impoffible 
qu'une  -même  chofe  Joit  &  ne  fait  pas  en  même  temps.     La  perception  d'être, 
ou  de  n'être  point,  n'appartient  .pas  plutôt  aux  idées  vagues,  lignifiées 
par  ces  termes,  Tout  ce  qui ,  &  chofe,  qu'à  quelque  autre  idée  que  ce  foit. 
Car  ces  deux  Maximes  n'emportent  dans  le  fond  autre  chofe  finon  que  Le     ■ 
même  eft  le  même,  ou  que  Ce  qui  eft  le  même,  ri  eft  pas  différent:  veritez 
qu'on  reconnoit  auffi  bien  dans  des  Exemples  plus  particuliers  que  dans  ces 
Maximes  générales,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  qu'on  découvre 
dans  des  Exemples  particuliers  avant  que  d'avoir  jamais  penfé  à  ces  Maxi- 
mes générales,  &  qui  tirent  toute  leur  force  de  la  Faculté  que  l'Efprit  a  de 
difeerner  les  idées  particulières  qu'il  vient  à  confiderer.     En  effet,  il 
tout  vifible  que  l'Efprit  connoit  &  apperçoit ,  que  l'idée  du  Blanc  ell  l'i 
du  Blanc,  &  non  celle  du  Bleu;  &  que,  Iorfque  l'idée  du  Blanc  eft  dans 
l'Efprit,  elle  y  eft  &  n'en  eft  pas   abfcnte,   qu'il  Y  apperçoit,  dis-je,  fi 
clairement  &  le  connoit  fi  certainement  fans  le  fecours  d'aucune  preuve,  ou 
fans  réfléchir  fur  aucune  de  ces  deux  Propofitions  générales ,  que  la  confi- 
deration  de  ces  Axiomes  ne  peut  rien  ajouter  à  l'évidence  ou  à  la  certitude 
de  la  connoiffance  qu'il  a  de  ces  chofes.  Il  en  eft  juiltment  de  même  à  l'e- 

Qq  q  ird 


49° 


Des  Axiomes.  Liv.  IV. 


Ch  AJ.VII. 


II.  Par  rapport 
à  ia  coëx'itence, 
nous  avons  fort 
peu  de  Propor- 
tions évidentes 
pat  elles-mêmes, 


III.  >Tous  en 
pouvons  svoit 
iianç  les  autres 
Relations. 


IV.  Touchant 
l'exiftence  réelle 
nous  n'en  avons 
aucune. 


gard  de  tontes  les  idées  qu'un  homme  a  dans  l'Efprit ,  comme  chacun  peut 
l'éprouver  en  foi-même.  Il  connoit  que  chaque  Idée  efl  cette  même  idée, 
&  non  une  autre,  &  qu'elle  efl  dans  fon  Efprit,  &  non  hors  de  fon  Efprit, 
lorfqu'elle  y  efl  actuellement;  il  le  connoit,  dis-je,  avec  une  certitude  qui 
ne  fiiuroit  être  plus  grande.  D'où  il  s'enfuit  qu'il  n'y  a  point  de  Propofi- 
tion  générale  dont  la  vérité  puifTe  être  connue  avec  plus  de  certitude,  ni 
qui  foit  capable  de  rendre  cette  première  plus  parfaite.  Ainfi,  notre  Con- 
noilTance  de  fimple  vue  s'étend  aulîi  loin  que  nos  Idées  par  rapport  à  l'I- 
dentité, &  nous  iommes  capables  de  former  autant  de  Propofitions  éviden- 
tes par  elles-mêmes ,  que  nous  avons  de  noms  pour  défigner  des  idées  dif- 
tiiiéles;  fur  quoi  j'en  appelle  à  l'Efprit  de  chacun  en  particulier,  pour  fa- 
voir  fi  cette  Propofition,  Un  Cercle  efl  un  Cercle,  n'efl  pas  une  Propolltion 
auffi  évidente  par  elle-même  que  celle-ci  qui  efl  compofée  de  termes  plus 
généraux,  Tout  ce  qui  efl,  efl;  &  encore,  fi  cette  Propofition,  le  Bleu  nefl 
pas  Rouge ,  n'efl  point  une  Propofition  dont  l'Efprit  ne  peut  non  plus  dou- 
ter, dès  qu'il  en  comprend  les  termes,  que  de  cet  Axiome,  Il  efl  impojji- 
bls  qu'une  même  choje  fait  ci?  ne  foit  pas  :  &  ainfi  de  toutes  les  autres  Propo- 
fitions de  cette  efpèce. 

§.  5.  En  fécond  lieu,  pour  ce  qui  efl  de  la  coëxiflence ,  ou  d'une  con- 
nexion entre  deux  Idées ,  tellement  nécefîaire ,  que  dès  que  l'une  efl  fup- 
p'ofée  dans  un  fujet,  l'autre  doive  l'être  auffi  d'une  manière  inévitable, 
l'Efprit  n'a  une  perception  immédiate  d'une  telle  convenance  ou  difeonve- 
nance  qu'à  l'égard  d'un  très-petit  nombre  d'Idées.  C'efl  pourquoi  notre 
ConnoiiTance  intuitive  ne  s'étend  pas  fort  loin  fur  cet  article;  &  l'on  ne 
peut  former  là-defTus  que  très-peu  de  Propofitions  évidentes  par  elles-mê- 
mes. Il  y  en  a  pourtant  quelques-unes;  par  exemple,  l'idée  clé  remplir  un 
lieu  égal  au  contenu  de  fa  furface ,  étant  attachée  à  notre  Idée  du  Corps , 
je  croi  que  c'efl  une  Propofition  évidente  par  elle-même,  Que  deux  Corps 
ne  fauroient  être  dans  le  même  lieu. 

§.  6.  Quant  à  la  troifiéme  forte  de  convenance  qui  regarde  les  Relations 
des' Modes,  les  Mathématiciens  ont  formé  plufieurs  Axiomes  fur  la  feule  re- 
lation d'Egalité',  comme  queyî  de  chofes  égales  on  en  ôte  des  chofes  égales ,  le 
refle  efl  égal.  Mais  encore  que  cette  Propofition  &  les  autres  du  même  gen- 
re fuient  reçues  par  les  Mathématiciens  comme  autant  de  Maximes,  &  que 
ce  foient  effeclivement  des  Véritez  inconteflables  ;  je  croi  pourtant  qu'en 
les  confiderant  avec  toute  l'attention  imaginable,  on  ne  fauroit  trouver 
qu'elles  foient  plus  clairement  évidentes  par  elles-mêmes  que  celles-ci ,  Un 
&  un  font  égaux  à  deux,  fi  de  cinq  doigts  d'une  Main^  vous  en  ôtez  deux,  rjf 
d:ux  autres  des  cinq  doigts  de  l'autre  Main ,  le  nombre  des  doigts  qui  reftera  fie- 
r.:  égal.  Ces  Propofitions  &  mille  autres  femblables  qu'on  peut  former  fur 
les  Nombres,  fè  font  recevoir  nécefTairement  dès  qu'on  les  entend  pour  la 
première  fois,  &  emportent  avec  elles  une  auffi  grande,  pour  ne  pas  dire 
une  plus  grande  évidence  que  les  Axiomes  de  Mathématique. 

§.  7.  En  quatrième  lieu,  à  l'égard  de  l'exiflence  réelle,  comme  elle  n'a 
de  liaifon  avec  aucune  autre  de  nos  Idées  qu'avec  celle  de  Nous-mêmes  & 
du  Premier  Etre,  tant  s'en  faut  que  nous  avions  fur  l'exiftence  réelle  de  tous 

les 


^Des  Axiomes.  Liv.  IV.  491 

les  autres  Etres  une  connoiffance  qui  nous  foit  évidente  par  elle-même ,  que  C  H  A  p.  VII, 
nous  n'avons  pas  même  une  connoiffance  démonflrative.  Et  par  conféquent 
il  n'y  a  point  d'Axiome  fur  leur  fujet. 

g.  8-  Voyons  après  cela  quelle  eft  l'influence  que  ces  Maximes  reçues     Les  Axiomes 
fous  le  nom  d'Axiomes .  ont  fur  les  autres  parties  de  notre  Connoiflance.  n'om  P.ls„beau- 

'  *  ..  .  1      coup  u  înfiuen- 

La  Règle  qu'on  pofe  dans  les  Ecoles ,  Que  tout  Raifonnement  vient  de  ce  iur  les  autres 
chofes  déjà  connues,  &  déjà  accordées ,  ex  prœcognitis  £5?  praconcefiis ,  com-  ^"^j^cc"2 
me  ils  parlent;  cette  Règle,  dis-je,  femble  faire  regarder  ces  Maximes 
comme  le  fondement  de  toute  autre  connoiffance,  &  comme  des  chofes  dé- 
jà connues:  par  où  l'on  entend ,  je  croi,  ces  deux  chofes;  la  première, 
que  ces  Axiomes  font  les  véritez,  les  premières  connues  à  l'Efprit;  &  la 
féconde ,  que  les  autres  parties  de  notre  Connoiffance  dépendent  de  ces 
Axiomes. 

§.  9.  Et  premièrement ,  il  paroit  évidemment  par  l'Expérience,  que  ces  farce  que  «  m 
Vciitez  ne  font  pas  les  premières  connues,  comme  nous  l'avons* déjà  mon-  ruez^^s'pré-" 
tré.  En  effet,  qui  ne  s'apperçoit  qu'un  Enfant  connoit  certainement J"«es 'on.n/^> 
qu'un  Etranger  n'eft  pas  fa  Mère  ,  que  la  verge  qu'il  craint  n'eft  paslefu- 
cre  qu'on  lui  préfente,  long-temps  avant  que  de  favoir  ,  j£w'/7  ejî  impojjiblc 
qu'une  chofe  foit  rjf  ne  foit  pas?  Combien  peut-on  remarquer  de  véritez  fur 
les  Nombres ,  dont  on  ne  peut  nier  que  l'Efprit  ne  les  connoiffe  parfaite- 
ment &  n'en  foit  pleinement  convaincu,  avant  qu'il  ait  jamais  penfé  à  ces 
Maximes  générales,  auxquelles  les  Mathématiciens  les  rapportent  quelque- 
fois dans  leurs  raifonnemens  ?  Tout  cela  eft inconteftable,  ce  il  n'eft  pas  dif- 
ficile d'en  voir  la  raifon.  Car  ce  qui  fait  que  l'Efprit  donne  fon  confente- 
ment  à  ces  fortes  de  Propofitions,  n'étant  autre  chofe  que  la  perception 
qu'il  a  de  la  convenance  ou  delà  difeonvenance  de  fes  Idées, félon  qu'il  les 
trouve  affirmées  ou  niées  l'une  de  l'autre  par  des  termes  qu'il  entend;  & 
connoiflant  d'ailleurs  que  chaque  Idée  eft  ce  qu'elle  eft,  &  que  deux  Idées 
diftincles  ne  font  jamais  la  même  Idée ,  il  doit  s'enfuivre  neceffairement  de 
la  ,  que  parmi  ces  fortes  de  véritez  évidentes  par  elles-mêmes,  celles-là  doi- 
vent être  connues  les  premières  qui  font  compofées  d'idées  qui  font  les  pre- 
mières dans  l'Efprit:  &  il  eft  vifible  que  les  premières  idées  qui  font  dans 
l'Efprit,  font  celles  des  chofes  particulières,  defquelles  l'Entendement  va 
par  des  dégrez  infenfibles  à  ce  petit  nombre  d'idées  générales  qui  étant  for- 
mées à  l'occafion  des  Objets  des  Sens  qui  fe  préfentent  le  plus  communé- 
ment, font  fixées  dans  l'Efprit  avec  les  noms  généraux  dont  onfefert  pour 
les  défigner.  Ainfi,  les  idées  particulières  font  les  premières  que  l'Ef- 
prit reçoit  ,  qu'il  difeerne,  &  fur  lefquelles  il  acquiert  des  connbiffan- 
ces.  Après  cela,  viennent  les  idées  moins  générales  ou  les  idées  fpe- 
cifiques  qui  fuivent  immédiatement  les  particulières.  Car  les  Idées  ab- 
ftraites  ne  fe  préfentent  pas  fi-tôt  ni  fi  aifément  que  les  Idées  parti- 
culières,  aux  Enfans,  ou  à  un  Efprit  qui  n'eft  pas  encore  exercé  à 
cette  manière  de  penfer.  Que  fi  elles  paroifient  aifées  à  former  à  des 
perfonnes  faites,  ce  n'eft  qu'à  caufe  du  confiant  &  du  familier  ufage  qu'ils 
en  font;  car  fi  nous  les  confiderons  exactement,  nous  trouverons  que  les 
Idées  générales  font  des  fiélions  de  l'Efprit  qu'on  ne  peut  former  fans  quel- 

Qqq  2.  que 


4 pi  Des  Axiomes.  Liv.  IV. 

C  H  a  p.  V 1 1.  que  peine ,  &  qui  ne  fe  préfentent  pas  fi  aifément  que  nous  fommes  portez 
à  nous  le  figurer.  Prenons,  par  exemple,  l'idée  générale  d'un  Triangle; 
quoi  qu'elle  ne  foit  pas  la  plus  abftraite ,  la  plus  étendue  ,  &  la  plus  mal- 
aifée  à  former,  il  eft  certain  qu'il  faut  quelque  peine  &  quelque  addrefie 
pour  fe  la  repréfenter,  car  il  ne  doit  être  ni  Oblique,  ni  Rectangle,  ni 
Equilatére ,  ni  Ifofcele ,  ni  Scalene,  mais  tout  cela  à  la  fois ,  &  nul  de  ces 
Triangles  en  particulier.  Il  ell  vrai  que  dans  l'état  d'imperfection  où  fe 
trouve  notre  Êfprit,  il  a  befoin  de  ces  Idées,  &  qu'il  fe  hâte  de  les  former 
le  plutôt  qu'il  peut,  pour  communiquer  plus  aifément  fes  penfées  &  éten- 
dre fes  propres  connoifiances ,  deux  chofes  auxquelles  il  eft  naturellement 
fort  enclin.  Mais  avec  tout  cela ,  l'on  a  raifon  de  regarder  ces  idées  comme 
autant  de  marques  de  notre  imperfection  ;  ou  du  moins ,  cela  fiiffit  pour  fai- 
re voir  que  les  Idées  les  plus  générales. &  les  plus  abftraites  ne  font  pas  celles 
que  l'Efprit  reçoit  les  premières  &  avec  le  plus  de  facilité,  ni  celles  fur  qui 
roule  fa  première  Connoiffance. 

§.  10.  En  fécond  lieu,  il  s'enfuit  évidemment  de  ce  que  je  viens  de  dire, 
que  ces  Maximes  tant  vantées  ne  font  pas  les  Principes  &  les  Fondemens  de 
toutes  nos  autres  Connoiffances.  Car  s'il  y  a  quantité  d'autres  Veritez  qui 
foient  autant  évidentes  par  elles-mêmes  que  ces  Maximes ,  &  plufieurs  mê- 
me qui  nous  font  plutôt  connues  qu'elles ,  il  eft  impoflible  que  ces  Maxi- 
mes foient  les  Principes  d'où  nous  déduifons  toutes  les  autres  véritez.  Xe 
fauroit-on  voir  par  exemple  ,  qu'#»  £5?  deux  font  égaux  à  trois,  qu'en  vertu 
de  cet  Axiome  ou  de  quelque  autre  femblable,  Le  tout  eft  égal  à  toutes  fes 
parties  prijes  enfemble  ?  Qui  ne  voit  au  contraire  qu'il  y  a  bien  des  gens  qui 
favent  qu'un  &  deux  font  égaux  à  trois,  fans  avoir  jamais  penfé  à  cet  Axio- 
me, ou  à  aucun  autre  femblable,  par  où  l'on  puifl'e  le  prouver,  &  qui  le 
favent  pourtant  aufii  certainement  qu'aucune  autre  perfonne  puiffe  étreaf- 
furée  de  la  vérité  de  cet  Axiome,  Le  Tout  eft  égal  à  toutes  J'es  parties,  ou 
*  7<*'  &  do»*  de  quelque  autre  que  ce  foit;  &  cela  par  la  même  raifon,  qui  eft  *  Yévi- 
4ss.  t  ,.'•>  .  ..-..-  dence  immédiate  qu'ils  voyent  dans  cette  Propofition ,  un  £5?  deux  font  égaux 
tr.ur.irt  par-là.  t,  }r0i5  .  l'égalité  de  ces  idées  leur  étant  aufii  vifible ,  &  aufii  certaine ,  fans 
le  fecours  d'aucun  Axiome,  que  par  fon  moyen,  puifqu'ils  n'ont  befoin 
d'aucune  preuve  pour  l'appercevoir  ?  Et  après  qu'on  vient  à  favoir ,  Que 
le  Tout  ell  égal  à  toutes  fes  parties ,  on  ne  voit  pas  plus  clairement  ni  plus 
certainement  qu'auparavant,  £hi '::;:  rj?  deux  font  égaux  à  trois.  Car  s'il  y  a 
quelque  différence  entre  ces  Idées ,  il  ell  vifible  que  celles  de  Tout  &  de 
Partie  font  plus  obfcures ,  ou  qu'au  moins  elles  fe  placent  plus  difficilement 
dans  Y  Efprit,  que  celles' d' £7»,  de  Deux,  &  de  Trois.  Et  je  voudrois  bien 
demander  à  ces  Meilleurs  qui  prétendent  que  toute  Connoiffance,  excepté 
celle  de  ces  Principes  généraux,  dépend  de  Principes  généraux,  innez, 
&  évidens  par  eux-mêmes,  de  quel  Principe  on  a  befoin  pour  prouver 
qu'/.'?;  £5?  un  font  deux ,  que  deux  6f  deux  font  quatre ,  &  que  trois  fois  deux 
font/*?  Or  comme  on  connoit  la  vérité  de  cesPropofitions  fans  le  fecours 
d'aucune  preuve,  il  s'enfuit  de  là  viiiblement,  ou  que  toute  Connoiffance 
ne  dépend  point  de  certaines  véritez  déjà  connues,  &  de  ces  Maximes  gé- 
nérales qu'on  nomme  Principes,  ou  bien  que  ces  Propofitions-là  font  au- 
tant 


Dét  A;:io;;::s.  Liv.  ÏV.  493 

tant  de  Principes  ;  &  fi  on  les  met  au  rang  des  Principes ,  il  faudra  y  met-  C 11  a  ?.  VIL 
tre  aufii  une  grande  partie  des  Propofitions  qui  reg  irdent  les  Nombres.  Si 
nous  ajoutons  a  cela  toutes  les  Propofitipns  évidentes  par  elles-mêmes  qu'on 
peut  former  fur  toutes  nos  Idées  diftindtes,  le  nombre  des  Principes  que  les 
nommes  viennent  à  connoître  en  differens  âges,  fera  prefque  infini,  ou  du 
moins  innombrable  ;&.  il  en  faudra  mettre  dans  ce  rang  quantité  qui  ne  vien- 
nent jamais  à  leur  connoiffance  durant  tout  le  cours  de  leur  vie.  Riais  que 
ces  fortes  de  véritez  fe  préfentent  à  l'Efprit,  plutôt,  eu  plus  tard;  ce 
qu'on  en  peut  dire  véritablement ,  c'eft  qu'elles  font  irès-connuè's  par  leur 
propre  évidence,  qu'elles  font  entièrement  indépendantes,  &  qu'elles  ne 
reçoivent  &  ne  font  capables  de  recevoir  les  unes  des  autres  aucune  lumière 
ni  aucune  preuve,  ci  moins  encore  les  plus  particulières  des  plus  généra- 
les, ou  les  plus  fimples  des  plus  compofées;  car  les  plus  fimples&les  moins 
abftraites  font  les  plus  familières  &  celles  qu'on  apperçoit  plus  aifément  & 
plutôt.  Mais  quelles  que  foient  les  plus  claires  idées,  voici  en  quoi  confif- 
te  l'évidence  &  la  certitude  de  toutes  ces  fortes  de  Propofitions ,  c'eft  en 
ce  qu'un  homme  voit  que  la  même  idée  eft  la  même  idée,  &  qu'il  apper- 
çoit infailliblement  que  deux  différentes  Idées  font  des  Idées  différentes. 
Car  lorfqu'un  homme  a  dans  l'Efprit  les  idées  d'Un  &  de  Deux,  l'idée  du 
Jaune  ci;  celle  du  Bleu,  il  ne  peut  que  connoître  certainement  que  l'idée 
d'Un  eft  l'idée  d'Un,  ôc  non  celle  de  Deux;  &  que  l'idée  du  Jaune  eft  l'i- 
dée du  Jaune,  &  non  celle  du  Bleu.  Car  un  homme  ne  fauroit  confondre 
dans  fon  Efprit  des  idées  qu'il  y  voit  diftin&es  :  ce  feroit  fuppofer  ces  idées 
çonfufes  &  diftin6r.es  en  même  temps,  ce  qui  elt  une  parfaite  contradiction; 
&  d'ailleurs  n'avoir  point  d'idées  diftinefes,  ce  feroit  être  privé  de  l'ufage 
de  nos  Facultez,  &  n'avoir  abfolument  aucune  connoiffance.  Par  confé- 
quent,  toutes  les  fois  qu'une  idée  eft  affirmée  d'elle-même,  ou  que  deux 
Idées  parfaitement  diftir.ctes  font  niées  l'une  de  l'autre,  l'Efprit  ne  peut  que 
donner  fon  confentement  à  une  telle  Propofition ,  comme  à  une  vérité  in- 
faillible, dès  qu'il  entend  les  termes  dont  elle  eft  compofée,  il  ne  peut , 
dis-je,  que  la  recevoir  fans  héliter  le  moins  du  monde,  fans  avoir  befoin  de 
preuve,  ou  penfer  à  ces  Propofitions  compofées  de  termes  plus  généraux, 
auxquelles  on  donne  le  nom  de  Maximes. 

§.  11.  Que  dirons-nous  donc  de  ces  Maximes  générales?  Sont-elles  ab-  De  <3uel  ufas« 
folument  inutiles  ?  Nullement  ;  quoi  que  peut-être  leur  ufage  ne  foit  pas  mes  générales." 
tel  qu'on  s'imagine  ordinairement.  Mais-  parce  que  douter  le  moins  du 
monde  des  privilèges  que  certaines  gens  ont  attribuez  à  ces  Maximes ,  c'eft 
une  hardiefle  contre  laquelle  on  pourroit  fe  recrier,  comme  contre  un  atten- 
tat horrible  qui  ne  va  pas  à  moins  qu'à  renverfer  toutes  les  Sciences,  il  ne 
fera  pas  inutile  de  conliderer  ces  Maximes  par  rapport  aux  autres  parties 
de  notre  Conrroifiance,  ce  d'examiner  plus  particulièrement  qu'on  n'a  en- 
cure  fait ,  à  quoi  elles  fervent ,  &  à  quoi  elles  ne  fauroient  fervir. 

I.  11  pu/oit  évidemment  par  ce  qui  vient  d'être  dit ,  qu'elles  ne  font  d'au- 
cun ufage  pour  prouver,  ou  pour  confirmer  des  Propofitions  plus  particu- 
lières qui  font  évidentes  par  elles-mêmes. 

IL  11  n'eft  pas  moins  vifible  qu'elles  ne  font  ni  n'ont  jamais  été  les  fon- 

Q_q  q    3  der 


494  DisAxianes*  Liv.  IV. 

Chap.  VII.  deniers  d'aucune  Science.   Je  fai  bien  que  fur  la  foi  des  Scholafliques ,  on 
parle  beaucoup  de  Sciences ,  &  des  Maximes ,  fur  qui  ces  Sciences  font  fon- 
dées. Mais  je  n'ai  point  eu  encore  le  bonheur  de  rencontrer  quelqu'une  de 
ces  Sciences, &  moins  encore  aucune  qui  foit  bâtie  fur  ces  deux  Maximes, 
Ce  qui  efi ,  eft ,  & ,  Il  efi  ïmpejjible  qu'une  même  chofe  foit  &  ne  foit  pas  en 
même  temps.     Je  ferois  fort  aife  qu'on  me  montrât  où  je  pourrois  trouver 
quelqu'une  de  ces  Sciences  bâties  fur  ces  Axiomes  généraux,  ou  fur  quel- 
que autre  femblable;  &  je  ferois  bien  obligé  à  quiconque  voudroit  me  faire 
voir  le  plan  &  le  fyftème  de  quelque  Science,  fondée  fur  ces  Maximes  ou 
fur  quelque  autre  de  cet  ordre  ;  dont  on  ne  puiffe  faire  voir  qu'elle  fe  foû- 
tient  auiïi  bien  fans  le  fecours  de  ces  fortes  d'Axiomes.    Je  demande  fi  ces 
Maximes  générales  ne  peuvent  point  être  du  même  ufage  dans  l'Etude  de 
la  Théologie  &  dans  les  Queftions  Théologiques ,  que  dans  les  autres  Scien- 
ces.    Il  eit  hors  de  doute  qu'elles  peuvent  fervir  auffi  dans  la  Théologie  à 
fermer  la  bouche  aux  Chicaneurs  &  à  terminer  les  Difputes  ;  mais  je  ne  croi 
pourtant  pas  que  perfonne  en  veuille  conclurre  que  la  Religion  Chrétienne 
eft  fondée  fur  ces  Maximes,  ou  que  la  Connoifîance  que  nous  en  avons,dé- 
coule  de  ces  Principes.     C'eft  de  la  Révélation  que  nous  eft  venue  la  con- 
noifîance de  cette  Sainte  Religion  ;  &  fans  le  fecours  de  la  Révélation  ces 
Maximes  n'auroient  jamais  été  capables  de  nous  la  faire  connoître.  Lors- 
que nous  trouvons  une  idée  par  l'intervention  de  laquelle  nous  découvrons 
la  liaifon  de  deux  autres  Idées,  c'eft  une  Révélation  qui  nous  vient  de  la 
part  de  Dieu  par  la  voix  de  la  Raifon,  car  dès-lors  nous  connoilTons  une 
vérité  que  nous  ne  connoiffions  pas  auparavant.  Quand  Dieu  nous  enfei- 
gne  lui-même  une  vérité ,  c'eft  une  Révélation  qui  nous  eft  communiquée 
par  la  voix  de  fon  Efprit  ;  &  dès-là  notre  ConnoifTance  eft  augmentée. 
Mais  dans  l'un  ou  l'autre  de  ces  cas  ce  n'eft  point  de  ces  Maximes  que  no- 
tre Efprit  tire  fa  lumière  ou  fa  connoifîance  ;  car  dans  l'un  elle  nous  vient 
des  chofes  mêmes  dont  nous  découvrons  la  vérité  en  appercevant  leur  con- 
venance ou  leur  disconvenance  ;  &  dans  l'autre  la  Lumière  nous  vient  im- 
médiatement de  Dieu ,  dont  l'infaillible  Véracité,  fi  j'ofe  me  fervir  de  ce 
terme ,  nous  eft  une  preuve  évidente  de  la  vérité  de  ce  qu'il  dit. 

111.  En  troifiéme  lieu,  ces  Maximes  générales  ne  contribuent  en  rien  à 
faire  faire  aux  hommes  des  progrès  dans  les  Sciences ,  ou  des  découvertes  de 
Phu^buNaura-  véritez  auparavant  inconnues.  M.  Newton  a  démontré  dans  *  fon  Livre 
t»  Principi*  Mi-  qu'on  ne  peut  allez  admirer,  plufieurs  Propofitions  qui  font  tout  autant  de 
nouvelles  véritez,  inconnues  auparavant  dans  le  Monde,  &  qui  ont  porté 
la  connoiffance  des  Mathématiques  plus  avant ,  qu'elle  n'avoit  été  encore  : 
mais  ce  n'eft  point  en  recourant  à  ces  Maximes  générales,  Ce  qui  efi ,  eft, 
Le  Tout  efi  plus  grand  que  fa  partie  ,&  autres  femblables,  qu'il  a  fait  ces  bel- 
les découvertes.  Ce  n'eft  point,  dis-je,  par  leur  moyen  qu'il  eft  venu  à 
connoître  la  vérité  &  la  certitude  de  ces  Propofitions.  Ce  n'eft  pas  non 
plus  par  leur  fecours  qu'il  en  a  trouvé  les  démonftraticns ,  mais  en  décou- 
vrant des  Idées  movennes  qui  puffent  lui  faire  voir  la  convenance  ou  la  dif- 
convenance  des  Idées  telles  qu'elles  étoient  exprimées  dans  les  Propofitions 
cju  II  a  démontrées.    Voilà  l'emploi  le  plus  confidérable  de  l'Entendement 

Hu- 


I  ■•lIB.ilSC.l. 


Des  Axiomes.  Liv.  IV.  495- 

Humain;  c'eft  là  ce  qui  l'aide  le  plus  à  étendre  fej  lumières  &  àperfee-  Chap.VII. 
donner  les  Sciences,  en  quoi  il  ne  reçoit  abfolurnent  aucun  fecours  de  la 
confidéracion  de  ces  Maximes  ou  autres  femblables  qu'on  fait  tant  valoir 
dans  les  Ecoles.  Que  fi  ceux  qui  ont  conçu ,  par  tradition ,  une  fi  haute 
eftime  pour  ces  fortes  de  Propolitions,  qu'ils  croyent  qu'on  ne  peut  faire 
un  pas  dans  la  Connoiffance  des  chofes  fans  le  fecours  d'un  Axiome,  & 
qu'on  ne  peut  pofer  aucune  pierre  dans  l'édifice  des  Sciences  fans  une  Ma- 
xime générale,  fi  ces  gens-là,  dis-je,  prenoient  feulement  la  peine  de  dis- 
tinguer entre  le  moyen  d'acquérir  la  Connoiffance ,  &  celui  de  communi- 
quer la  connoiffance  qu'on  a  une  fois  acquife,  entre  la  Méthode  d'inventer 
une  Science,  &  celle  de  l'enfeigncr  aux  autres,  autant  qu'elle  eft  connue", 
ils  verroient  que  ces  Maximes  générales  ne  font  point  les  fondemens  furlef- 
quels  les  premiers  Inventeurs  ont  élevé  ces  admirables  Edifices,  ni  les  Clefs 
qui  leur  ont  ouvert  les  fecrets  de  la  Connoiffance.  Quoi  que  dans  la  fuite, 
après  qu'on  eut  érigé  des  Ecoles  &  établi  des  Profeffeurs  pour  enfeigner  les 
Sciences  que  d'autres  avoient  déjà  inventées,  ces  Profeffeurs  fe  foient  fou- 
vent  fervi  de  Maximes ,  c'eft-à-dire,  qu'ils  ayent  établi  certaines  Propofi- 
tions  évidentes  par  elles-memes,ou  qu'on  ne  pouvoit  éviter  de  recevoir  pour 
véritables  après  les  avoir  examinées  avec  quelque  attention  ;  de  forte  que  les 
ayant  une  fois  imprimées  dans  l'Efprit  de  leurs  Ecoliers  comme  autant  de 
véritez  inconteftables ,  ils  les  ont  employées  dans  l'occafion  pour  convain- 
cre ces  Ecoliers  de  quelques  véritez  particulières  qui  ne  leur  étoient  pas  fi 
familières  que  ces  Axiomes  généraux  qui  leur  avoient  été  auparavant  incul- 
quez,  &  fixez  foigneufement  dans  l'Efprit.  Durefte,  ces  exemples  par- 
ticuliers, confiderez  avec  attention,  ne  paroiffent  pas  moins  éviclens  par 
eux-mêmes  à  l'Entendement ,  que  ces  Maximes  générales  qu'on  propofe 
pour  les  confirmer;  &  c'eft  dans  ces  exemples  particuliers  que  les  premiers 
Inventeurs  ont  trouvé  la  Vérité  fans  le  fecours  de  ces  Maximes  générales; 
&  tout  autre  qui  prendra  la  peine  de  les  confiderer  attentivement,  pourra 
faire  encore  la  même  chofe. 

Pour  venir  donc  à  l'ufage  qu'on  fait  de  ces  Maximes ,  premièrement  el- 
les peuvent  fervir ,  dans  la  Méthode  qu'on  employé  ordinairement  pour  en- 
feigner les  Sciences,  jufqn'où  elles  ont  été  avancées,  mais  elles  ne  fervent 
que  fort  peu,  ou  rien  du  tout  pour  porter  les  Sciences  plus  avant. 

En  fécond  lieu,  elles  peuvent  fervir  dans  les  Difputes,  à  fermer  la  bou- 
che à  des  Chicaneurs  opiniâtres,  &  à  terminer  ces  fortes  de  conteftations. 
Sur  quoi  je  prie  mes  Lecteurs  de  m'accorder  la  liberté  d'examiner  fi  la  né- 
ceffité  d'employer  ces  Maximes  dans  cette  vûë,  n'a  pas  été  introduite  de  la 
manière  qu'on  va  voir.  Les  Ecoles  ayant  établi  la  Difpute  comme  la  pier- 
re-de-touche de  l'habileté  des  gens ,  &  comme  la  preuve  de  leur  Science , 
elles  adjugeoient  la  victoire  à  celui  à  qui  le  champ  de  bataille  demeuroit,  & 
qui  parloit  le  dernier,  de  forte  qu'on  en  concluoit,  que  s'il  n'avoit  pas 
foûtenu  le  meilleur  parti,  il  avoit  eu  du  moins  l'avantage  de  mieux  argu- 
menter. Mais  parce  que  félon  cette  Met'  ode  il  pouvoit  arriver  que  la  Dif- 
pute ne  pourroit  point  être  décidée  entre  deuxCombattans  également  experts, 
tandis  que  l'un  auroit  toujours  un  terme  moyen  pour  prouver  une  certaine  Pro- 
position, 


49^  Des  Axiomes.  Liv.  IV. 

C  HA  P.  VII.  pofition,  &  que  l'autre  par  une  diftinftion  ou  fans  diftinction  pourrok  nier 
conftamraent  la  majeure  ou  la  mineure  de  l'Argument  qui  lui  feroit  objec 
pour  éviter  que  la  Difpute  ne  s'engageât  dans  une  fuite  infinie  de  Syllogil- 
mes ,  on  introduifit  dans  les  Ecoles  certaines  Propofitions  générales  dont  la 
plupart  font  évidentes  par  elles-mêmes,  &  qui  étant  de  nature  à  être  reçues 
de  tous  les  hommes  avec  un  entier  confentement ,  dévoient  être  regardées, 
comme  des  mefures  générales  de  la  Vérité ,  &  tenir  lieu  de  Principes  (  lors- 
que lesDifputans  n'en  avoient  point  pofé  d'autres  entr'eux)  au  delàdefquels 
on  ne  pouvoit  point  aller ,  &  auxquels  on  feroit  obligé  de  fe  tenir  de  part  & 
d'autre.  Ainfi,  ces  Maximes  ayant  reçu  le  nom  de  Principes  qu'on  ne  pou- 
voit point' nier  dans  la  Difpute,  ils  les  prirent,  par  erreur,  pour  l'origine 
&  la  fource  d'où  toute  la  Connoillance  avoit  commencé  à  s'introduire  dans 
FEfprit,  &  pour  les  fondemens  fur  lefquels  les  Sciences  étoient  bâties; 
parce  que  lorfque  dans  leurs  Difputes  ils  en  venoient  à  quelqu'une  de  ces 
Maximes,  ils  s'arretoient  fans  aller  plus  avant,  &  la  queition  étoit  termi- 
née. Mais  j'ai  déjà  fait  voir  que  c'eft-là  une  grande  erreur. 

Cette  Méthode  étant  en  vogue  dans  les  Ecoles  qu'on  a  regardé  comme 
les  fources  de  la  Connoiffance,a  introduit  le  même  ufage  de  ces  Maximes 
dans  la  plupart  des  Converfations  hors  des  Ecoles ,  &  cela  pour  fermer  la 
bouche  aux  Chicaneurs  avec  qui  l'on  efl  excufé  de  raifonner  plus  long- 
temps dès  qu'ils  viennent  à  nier  ces  Principes  généraux,  évidens  par  eux- 
mêmes  &  admis  par  toutes  les  perfonnes  raifonnables  qui  y  ont  une  fois  fait 
quelque  réflexion.  Mais  encore  un  coup,  ils  ne  fervent  dans  cette  occaiion 
qu'à  terminer  les  Difputes.     Car  au  fond  fi  l'on  en  preffe  la  lignification 
dans  ces  mêmes  cas ,  ils  ne  nous  enfeignent  rien  de  nouveau.     Cela  a  été 
déjà  fait  par  les  Idées  moyennes  dont  on  s'eft  fervi  clans  la  Difpute  .  &  dont 
on  peut  voir  la  liaifon  fans  le  fecours  de  ces  Maximes ,  de  forte  que  par  le 
moyen  de  ces  Idées  la  Vérité  peut  être  connue  avant  que  la  Maxime  ait  été 
produite,  &  que  l'Argument  ait  été  pouffe  jufqu'au  premier  Principe.  Car 
les  hommes  n'auroient  pas  de  peine  à  connoître  &  à  quitter  un  méchant 
Argument  avant  que  d'en  venir-là,  fi  dans  leurs  Difputes  ils  avoient  en  vûë 
de  chercher  &  d'embraffer  la  Vérité ,  &  non  de  contefter  pour  obtenir  la 
victoire.     C'eft  ainfi  que  les  Maximes  fervent  à  reprimer  l'opiniâtreté  de 
ceux  que  leur  propre  fincerké  devroit  obliger  à  fe  rendre  plutôt.     Mais  la 
Méihode  des  Ecoles  ayant  autorifé  &  encouragé  les  hommes  à  s'oppofer  & 
à  réfîfter  à  des  veritez  évidentes,  jufqu'à  ce  qu'ils  foient  battus,  c'eit- à-dire, 
qu'ils  foient  réduits  à  fe  contredire  eux-mêmes,  ou  à  combattre  des  Princi- 
pes établis,  il  ne  faut  pas  s'étonner  que  dans  la  converfation  ordinaire  ils 
n'ayent  pas  honte  de  faire  ce  qui  eil  un  fujet  de  gloire  &  paffe  pour  vertu 
dans  les  Ecoles,  je  veux  dire,  de  foûtenir  opiniâtrement  &  jufqu'à  la  der- 
nière extrémité  le  côté  de  la  Queftion  qu'ils  ont  une  fois  embraffe ,  vrai  ou 
faux,nrjrae  après  qu'ils  font  convaincus:  Etrange  moyen  de  parvenir  à  la 
-Vérité  &  à  la  Connoiffance,  &  qui  l'eft  à  tel  point  que  les  gens  raifonna- 
bles répandus  dans  le  refte  du  Monde ,  qui  n'ont  pas  été  corrompus  par  l'E- 
ducation, auraient,  je  penfe,  bien  de  la  peine  à  croire  qu'une  telle  métho- 
de eût  jamais  été  fuivie  par  des  perfonnes  qui  font  profeiiion  d'aimer  la  Vé- 
rité, 


Des  Axiomes.  Liv.  IV.  4.97 

rite,  &  qui  paffent  leur  vie  à  étudier  la  Religion  ou  la  Nature,  ou  qu'elle  Char.  VIL 
eût  été  admife  dans  des  Séminaires  établis  pour  enleigner  les  Véritez  de  la 
Religion  ou  de  la  Philofophie  à  ceux  qui  les  ignorent  entièrement!  Je  n'e-  .   • 

xaminerai  point  ici  combien  cette  manière  d'inftruire  eft  propre  à  détour- 
ner l'Efprit  des  Jeunes-gens  de  l'amour  &  d'une  recherche  fincére  de  la  Vé- 
rité, ou  plutôt,  à  les  faire  douter  s'il  y  a  effectivement  quelque  Vérité 
dans  le  Monde,  ou  du  moins  qui  mérite  qu'on  s'y  attache.  Mais  ce  que  je 
croi  fortement  ,  c'eft  qu'excepté  les  Lieux  qui  ont  admis  la  Philofophie 
Péripatéticienne  dans  leurs  Ecoles, où  elle  a  régné  plufieurs  fiécles  fans  en- 
feigner  autre  chofe  au  monde  que  l'art  de  difputer,  on  n'a  regardé  nulle 
part  ces  Maximes ,  dont  nous  parlons  préfentement ,  comme  les  fondemens 
des  Sciences,  &  comme  des  fecours  importans  pour  avancer  dans  la  Con- 
noiffance  des  chofes. 

Ces  Maximes  générales  font  donc  d'un  grand  ufage  dans  les  Difputes, 
comme  j'ai  déjà  dit,  pour  fermer  la  bouche  aux  Chicaneurs,  mais  elles  ne 
contribuent  pas  beaucoup  à  la  découverte  des  Véritez  inconnuës,ou  à  four- 
nir a  l'Efprit  le  moyen  de  faire  de  nouveaux  progrès  dans  la  recherche  de 
la  Vérité.     Car  qui  eft-ce,  je  vous  prie,    qui  a  commencé  de  fonder  fes 
connoiffances  fur  cette Propofition  générale,  Ce  qui  efi,  efi,  ou,  //  efi  im- 
folf'ble  qiiune  ebofe  foit  13  ne  foit  pas  en  même  temps  ?    Qui  eft-ce  qui  avant 
pris  pour  principe  l'une  ou  l'autre  de  ces  Maximes,  en  a  déduit  un  Syfte- 
me  de  Connoiffances  utiles  ?   L'une  de  ces  Maximes  peut  fort  bien  fërvir 
comme  de  pierre-de-touche,  pour  faire  voir  où  aboutiffent  certaines  fauffes 
opinions  qui  renferment  fouvent  de  pures  contradictions  ;    mais  quelque 
propres  qu'elles  foient  à  dévoiler  l'abîùrdité  ou  la  fauffeté  du  raifonnement 
ou  de  l'opinion  particulière  d'un  homme,elles  ne  lauroient  contribuer  beau- 
coup à  éclairer  l'Entendement ,  &  l'on  ne  trouvera  pas  que  l'Elprit  en  re- 
çoive beaucoup  de  fecours  à  l'égard  du  progrès  qu'il  fait  dans  la  Connoif- 
iance  des  chofes  ;   progrès  qui  ne  ferait  ni  plus  ni  moins  certain  ,  quand 
bien  l'Efprit  n'aurait  jamais  penfé  à  ces  deux  Proportions  générales.  A  la 
vérité,  elles  peuvent  fervir  dans  l'Argumentation,  comme  j'ai  déjà  dit, 
pour  réduire  un  Chicaneur  au  lilence,   en  lui  faifant  voir  l'abfurdité  de  ce 
qu'il  dit,  &  en  l'expofant  à  la  honte  de  contredire  ce  que  tout  le  monde 
voit ,  &  dont  il  ne  peut  s'empêcher  lui-même  de  reconnoître  la  vérité. 
Mais  autre  chofe  eft  de  montrer  à  un  homme  qu'il  eft  dans  l'erreur ,  &  au- 
tre chofe  de  l'inftruire  de  la  Vérité.  Et  je  voudrais  bien  favoir  quelles  vé- 
ritez ces  Proportions  peuvent  nous  faire  connoître  par  leur  influence, 
que  nous  ne  connuffions  pas  auparavant,  ou  que  nous  ne  pufiions  con- 
noitre  fans   leur  fecours.     Tirons-en  toutes  les  conféquences  que  nous 
pourrons;  ces  conféquences  fe  réduiront  toujours  à  des  Propofitions  pure- 
ment (1)  identiques;  &  toute  l'influence  de  ces  Maximes,  fi  elle  en  a  aucu- 

_ ne, 

(I)  C  eft  à-dire  »o«  une  idée  efi ajfîrtnêe d'il-  droit.     Mais  parce  que  je  ferai  bien-tôt  iruiis- 
le-mime.  Comme  le  mot  identique  erl  rout  à-  penfablement  obligé  de  me  fervir  de  ce  ter- 
fait  inconnu  dan;  notre  Langue,  je  me  ferois  me  .autant  vaut-il  que  je  l'employé  préfente- 
con'.enté  d'en  mettre  l'explication  dans  le  Tex-  ment.     Le  Letfrcur  s'y  accoûtumcia  p. 
te,  s'il  ne  fe  tût  rencontré  que  dans  cet  en-  en  le  voyant  plus  i'ouvept. 

Rrr 


49  S  Des  Axiomes.  Liv.  IV. 

Chaf.VII.  ne,  ne  tombera  que  fur  ces  fortes  de  Propofitions.     Chaque  Propofition 
particulière  qui  regarde  X Identité  ou  la  Diverfité,   eft  connue  auffi  claire- 
ment &  auffi  certainement  par  elle-même,  fi  on  la  confidere  avec  attention, 
qu'aucune  de  ces  deux  Propofitions  générales,  avec  cette  feule  différence, 
que  ces  dernières  pouvant  être  appliquées  à  tous  les  cas,  on  y  infifte davan- 
tage.   Quant  aux  autres  Maximes  moins  générales,  il  y  en  a  plufieurs  qui 
ne  font  que  des  Propofitions  purement  verbales,  &  qui  ne  nous  apprennent 
autre  chofe  que  le  rapport  que  certains  noms  ont  entr'eux.  Telle  eil  celle- 
ci,  Le  Tout  eft  égal  à  toutes  fes  parties;  car,  je  vous  prie,  quelle  vérité  réelle 
nous  eft  enfeignée  par  cette  Maxime  ?   Que  contient-elle  de  plus  que  ce 
qu'emporte  par  foi-même  la  fignification  du  mot  Tout  ?  Et  comprend-on 
que  celui  qui  fait  que  le  mot  Tout  fignifie  ce  qui  eft  compofé  de  toutes  fes 
parties,  foit  fort  éloigné  de  favoir,  que  le  Tout  eft  égal  à  toutes  fes  par- 
ties ?  Je  croi  fur  le  même  fondement  que  cette  Propofition ,  Une  Montagne 
eft  plus  haute  qu'une  Vallée,  &  plufieurs  autres  femblables  peuvent  aufli  paf- 
fer  pour  des  Maximes.     Cependant  lorfque  les  Profeffeurs  en  Mathémati- 
que veulent  apprendre  aux  autres  ce  qu'ils  favent  eux-mêmes  de  cette  Scien- 
ce ,  ils  font  très-bien  de  pofer  à  l'entrée  de  leurs  Syftemes  cette  Maxime  & 
quelques  autres  femblables ,  afin  que  dès  le  commencement  leurs  Ecoliers 
s'étant  rendu  tout-à-fait  familières  ces  fortes  de  Propofitions ,  exprimées  en 
termes  généraux ,  ils  puiffent  s'accoutumer  aux  réflexions  qu'elles  renfer- 
ment &  à  regarder  ces  Propofitions  plus  générales  comme  autant  de  fenten- 
ces  &de  régies  établies ,  qu'ils  foient  en  état  d'appliquer  à  tous  les  cas  parti- 
culiers ;  non  qu'à  les  confiderer  avec  une  égale  application  elles  paroifient 
plus  claires  &  plus  évidentes  que  les  exemples  particuliers  pour  la  confirma- 
tion defquels  on  les  propofe,  mais  parce  qu'étant  plus  familières  à  l'Efprit, 
il  fuffit  de  les  nommer  pour  convaincre  l'Entendement.  Cela,  dis-je,  vient 
plutôt,  à  mon  avis,  de  la  coutume  que  nous  avons  de  les  mettre  à  cet  ufa- 
ge ,  &  de  les  fixer  dans  notre  Efprit  à  force  d'y  penfer  fouvent ,  que  de  la 
différente  évidence- qui  foit  dans  les  Chofes.     En  effet,  avant  que  la  cou- 
tume ait  établi  dans  notre  Efprit  des  méthodes  de  penfer  &  de  raifonner,je 
m'imagine  qu'il  en  eft  tout  autrement  ,  &  qu'un  Enfant  à  qui  l'on  ôte  une 
partie  de  fa  pomme,  le  connoit  mieux  dans  cet  exemple  particulier  que  par 
cette  Propofition  générale,  Le  Tout  eft  égal  à  toutes  fes  parties,  &  que  fi 
l'une  de  ces  chofes  a  befoin  de  lui  être  confirmée  par  l'autre,  il  eft  plus  né- 
ceffaire  que  la  Propofition  générale  foit  introduite  dans  fon  Efprit,  à  la  fa- 
veur de  la  Propofition  particulière,  que  la  particulière  par  le  moyen  de  la 
générale;  car  c'eft  par  des  chofes  particulières  que  commence  notre  Con- 
noiffance ,  qui  s'étend  enfuite  par  dégrez  à  des  idées  générales.  Cependant, 
notre  Efprit  prend  après  cela  un  chemin  tout  différent,  car  réduifant  fa 
Connoiffance  à  des  Propofitions  auffi  générales  qu'il  peut,  il  fe  les  rend  fa- 
milières &  s'accoutume  à  y  recourir  comme  à  des  modèles  du  Vrai  &du 
Faux,&les  faifant  fervir  ordinairement  de  Règles  pour  mefurer  la  vérité  des 
autres  Propofitions,  il  vient  à  fe  figurer  dans  la  fuite,  que  les  Propofitions 
plus  particulières  empruntent  leur  vérité  &  leur  évidence  de  la  conformité 
qu'elles  ont  avec  ces  Propofitions  plus  générales,  fur  lefquelles  on  appuyé  û 

fou- 


Des  Axiomes.  Liv-.  IV.  499 

fouvent  en  Converfation  &  dans  les  Difputes ,  &  qui  font  fi  conftamment  Chat.  VII. 
reçues.     C'eft-là,  je  penfe,  la  raifon  pourquoi  parmi  tant  de  Propofitions 
évidentes  par  elles-mêmes,  on  n'a  donné  le  nom  de  Maximes  qu'aux  plus 
générales. 

§.   12.  Une  autre  chofe  qu'il  ne  fera  pas,  je  croi,  mal  à  propos  d'obfer-  fj°",™?'î"?ç. 
ver  fur  ces  Maximes  générales,    c'eft  qu'elles  font  fi  éloignées  d'avancer,  ge  qu'on  fît  des" 
ou  de  confirmer  notre  Efprit  dans  la  vraye  Connoiflance,  que,  fi  nos  no-  SîsVeuvenr*"" 
tions  font  faufTes ,  vagues  ou  incertaines ,  &  que  nous  attachions  nos  pen-  piouvei  des  con- 
fées  au  fon  des  mots,  au  lieu  de  les  fixer  fur  les  idées  confiantes  &  détermi.  emuie' dus  te" 
nées  des  Chofes ,  ces  Maximes  générales  ferviront  à  nous  confirmer  dans  ?«"'*« 
des  erreurs  ;   &  félon  cette  méthode  fi  ordinaire  d'employer  les  Mots  fans 
aucun  rapport  aux  chofes,  elles  ferviront  même  à  prouver  des  contradic- 
tions. Par  exemple,  celui  qui  avec  De/cartes  fe  forme  dans  fon  Efprit  une 
idée  de  ce  qu'il  appelle  Corps,    comme  d'une  chofe  qui  n'efi  qu'Etendue, 
peut  démontrer  aifément  par  cette  Maxime,  Ce  qui  eft,  eji ,  qu'il  n'y  a 
point  de  Vuide,  c'eft-à-dire ,  d'Efpace  fans  Corps.    Car  l'idée  à  laquelle  il 
attache  le  mot  de  Corps  n'étant  que  pure  étendue,  la  connoiflance  qu'il  en 
déduit,  que  l'Efpace  ne  fauroit  être  fans  Corps,  eft  certaine.    Car  il  con- 
noit  clairement  &  diftinctement  fa  propre  idée  d'Etendue,  &  il  fait  quV//ff 
ejî  ce  quelle  eft ,  &  non  une  autre  idée,  quoi  qu'elle  foit  défignée  par  ces 
trois  noms  Etendue,  Corps,  &  Efpace:    trois  mots  qui  fignifiant  une  feule 
&  même  idée,  peuvent  farts  doute  être  affirmez  l'un  de  l'autre  avec  la  mê- 
me évidence  &  la  même  certitude  que  chacun  de  ces  termes  peut  être  affir- 
mé de  foi-même:  &  il  eft  auffi  certain ,  que ,  tandis  que  je  les  employé  tous 
pour  fignifier  une  feule  &  même  idée ,  cette  affirmation ,  le  Corps  eft  Efpace, 
eft  auffi  véritable  &  auffi  identique  dans  fa  lignification  que  celle-ci  ,    le 
Corps  eft  Corps,  l'eft  tant  à  l'égard  de  fa  lignification  qu'à  l'égard  du  fon. 

§.  13.  Mais  fi  une  autre  perfonne  vient  à  fe  repréfenter  la  chofe  fous 
une  idée  différente  de  celle  de  Defcartes ,  fe  fervant  pourtant  avec  Def- 
cartes  du  mot  de  Corps,  mais  regardant  l'idée  qu'il  exprime  par  ce  mot, 
comme  une  chofe  qui  eft  étendue  &  folide  tout  enfemble,  il  démontrera 
auffi  aifément  qu'il  peut  y  avoir  du  Vuide,  ou  un  Efpace  fans  Corps,  que 
Defcartes  a  démontré  le  contraire  ;  parce  que  l'idée  à  laquelle  il  donne 
le  nom  d'E/pace  n'étant  qu'une  idée  fimple  d'Eximfion  ,  &  celle  à  la- 
quelle il  donne  le  nom  de  Corps  étant  une  idée  compofée  d'extenfion  & 
de  refiftibilité  ou  folidité  jointes  enfemble  dans  le  même  Sujet,  les  Idées 
de  Corps  &  d'Efpace  ne  font  pas  exactement  une  feule  &  même  idée, 
mais  font  auffi  diftinftes  dans  l'Entendement  que  les  Idées  d'Un  &  de 
Deux ,  de  Blanc  &  de  Noir ,  ou  que  celle  de  Corporeïté  &  *  d'Humanité ,  fi  »  Vaytz  ci  Je1ns 
j'ofe  me  fervir  de  ces  termes  barbares  :  d'où  il  s'enfuit  que  l'une  n'eft  pag.  jh,îsj. 
pas  affirmée  de  l'autre  ni  dans  notre  Efprit,  ni  par  les  paroles  dont  on 
fe  fert  pour  les  défigner,  mais  que  cette  Propofition  négative  qu'on  en 
peut  former,  XExtenfion  ou  ï Efpace  n'eft  pas  Corps ,  eft  auffi  véritable  & 
auffi  évidemment  certaine  qu'aucune  Propofition  qu'on  puifle  prouver  par 
cette  Maxime ,  11  efi  impoffible  qu'une  même  chofe  foit  £•?  ne  foit  pas  en  même 
temps. 

Rrr  2  Ç.  14.  Mais 


5-00  Des  Axiomzs.  Liv.  IV. 

Chap   VIL        §•  14..    Mais    quoi   qu'on  puiffe  également  démontrer  ces  deux  Pro» 
ces  Maximes  ne  profitions.  Il  y  a  du  Vuide ,   &   II  ri  y  en  a  point ,    par  le  moyen  de  ces 

prouvent  point        \  n  •       •  •    J    L\   u  ^  ■      n         a        s       11       a     ■  rri  1 

rexiftence  <tes  deux  Principes  indubitables  ,  Ce  qui  ejl ,  <?//,  &  7/  <?/?  impojjible  quune 
inous?  ho"  de"  w^*  chofe  [oit  fj?  ne  J  oit  pas;  cependant  nul  de  ces  Principes  ne  pour- 
ra jamais  fervir  à  nous  prouver  qu'il  y  ait  des  Corps  actuellement  exif- 
tans ,  ou  quels  font  ces  Corps  Car  pour  cela ,  il  n'y  a  que  nos  Sens  qui 
puiflent  nous  l'apprendre  autant  qu'il  eft  en  leur  pouvoir.  Quant  à  ces  Prin- 
cipes univerfels  &  évidens  par  eux-mêmes,  comme  ils  ne  font  autre  chofe 
quelaconnoiffance  confiante,  claire  &  diftinéte  que  nous  avons  de  nos  Idées- 
les  plus  générales  &  les  plus  étendues,  ils  ne  peuvent  nous  afTûrer  de  rien 
qui  fe  palfe  hors  de  notre  Efprit:leur  certitude  n'efl  fondée  que  fur  la  con- 
noiffance  que  nous  avons  de  chaque  Idée  confiderée  en  elle-même,  &defa 
diftinétion  d'avec  les  autres ,  fur  quoi  nous  ne  faurions  nous  méprendre , 
tandis  que  ces  Idées  font  dans  notre  Efprit  :  quoi  que  nous  puiffions  nous 
tromper,  &  que  fouvent  nous  nous  trompions  effectivement ,  lorfque  nous 
retenons  les  noms  fans  les  Idées,  ou  que  nous  les  employons  confufément, 
pour  defigner  tantôt  une  idée,  &  tantôt  une  autre.  Dans  ces  cas-là,  la  for- 
ce de  ces  Axiomes  ne  portant  quefurlefon ,  &  non  fur  la  fignifîcation  des 
Mots,  elle  ne  fert  qu'à  nous  jetter  dans  la  confufion  &  dans  l'erreur.  J'ai 
fait  cette  Remarque  pour  montrer  aux  hommes ,  que  ces  Maximes ,  quel- 
que fort  qu'on  les  exalte  comme  les  grands  boulevards  de  la  Vérité,  ne  les 
mettront  pas  à  couvert  de  l'Erreur ,  s'ils  emploient  les  mots  dans  un  fens 
vague  &  indéterminé.  Du  refte,  dans  tout  ce  qu'on  vient  de  voir  fur  le  peu 
qu'elles  contribuent  à  l'avancement  de  nos  Connoiffances,  ou  fur  leur  dan- 
gereux ufage  lors  qu'on  les  applique  à  des  idées  indéterminées,  j'ai  été  fort 
éloigné  de  dire  ou  de  prétendre  qu'elles  doivent  être  (  i  )  laijfées  à  l 'écart , 
comme  certaines  gens  ont  été  un  peu  trop  prompts  à  me  l'imputer.  Je  les 
reconnois  pour  des  véritez,  &  des  véritez  évidentes  par  elles-mêmes ,  & 
en  cette  qualité  elles  ne  peuvent  point  être  laijfées  à  T écart.  Jufques  où  que 
s'étende  leur  influence,  c'eft  en  vain  qu'on  voudroit  tâcher  de  la  refferrer, 
&  c'eft  à  quoi  je  ne  fongeai  jamais.  Je-puis  pourtant  avoir  raifon  de  croire, 
fans  faire  aucun  tort  à  la  Vérité,  que,  quelque  grand  fond  qu'il  femble 
qu'on  fafiè  fur  ces  Maximes,  leur  ufage  ne  répond  pointa  cette  idée;  &je 
puis  avertir  les  hommes  de  n'en  pas  faire  un  mauvais  ufage  pour  fe  confirmer 
eux-mêmes  dans  l'Erreur. 
Leur  ufage  en  g.  15.  Mais  qu'elles  ayent  tel  ufage  qu'on  voudra  dans  des  Proportions 
gi?d™eTidéci"  Verbales,  elles  ne  fauroient  nous  faire  voir,  ou  nous  prouver  la-moindre 
connoillancequi  appartienne  à  la  nature  des  Subftances  telles  qu'eues  fe  trou- 
vent &  qu'elles  exiilent  hors  de  nous,  au  delà  de  ce  que  l'Expérience  nous 
enfeigne.  Et  quoi  que  la  conféquence  decesdeuxPropofitions  qu'on  nom- 
me  Principes ,  foit  fort  claire,  &  que  leur  ufage  nefoit  ni  nuifible  ni  dange- 
reux 

(1)  Ce  font  les  propres-termes  d'un  Auteur  asi  de,  laiffir  à  l'écart.  Peut  être  a-t-i!  voulu 

qui  a  attaque  c- que  Mr.  Locke  a  dit  du  peu  dire  par-h  négliger,  méfr'tftr.     Quoi  qu'il  en 

d'ufage  qu  on  peut  tirer  des  Maximes.   On  ne  foit ,  on  ne  peut  mieux  fare  que  de  rapporter 

veit  pas.  trop  iien  c«  qu'il  entend  p..r  Lai  fcs  propres  termes.  , 


il  -ii'O.SlSS, 


Des  Axiomes.  Liv.  IV.  for 

reux  pour  prouver  des  chofes,  où  le  fecours  de  ces  Maximes  n'efr.  nulle-  Ciiap.  VII. 
ment  nécelîaire  pour  en  établir  la  preuve,  parce  qu'elles  font  allez  claires 
par  elles-mêmes  fans  leur  entremile,  c'eft-à-dire ,  où  nos  Idées  font  déter- 
minées &  connues  par  le  moyen  des  noms  qu'on  employé  pour  les  déligner; 
cependant  lorfqu'on  fe  fert  de  ces  Principes,  Ce  qui  eji,  eft,  &,  Il  eji  im- 
pofjlble  qu'une  même  cbofe [oit  &  ne  fo'it  pas,   pour  prouver  des  Proposions- 
où  il  y  a  des  Mots,  qui  fignifient  des  Idées  complexes,  comme  ceux-ci, 
Homme,  Cheval,  Or,  Vertu,  &c.   alors  ces  Principes  font  extrêmement 
dangereux,  &  engagent  ordinairement  les  hommes  à  regarder  &  à  recevoir 
la  Fauflêté  comme  une  Vérité   manifefte,  &  des  chofes  fort  incertaines- 
comme   des   Démonitrntions,    ce  qui  produit  l'erreur,  l'opiniâtreté,  &- 
tous  les  malheurs  où  peuvent  s'engager  les  hommes  en  raifonnant  mal, 
Ce  n'ett  pas,  que  ces  Principes  foient  moins  véritables,  ou  qu'ils  ayent- 
moins  de  force  pour  prouver  des  Propofitions  compofées  de  termes  qui 
fignifient  des  idées  complexes,  que  des  Propofitions  qui  ne  roulent  que 
fur  des   Idées   fimples  ;  mais  parce  qu'en   général  les  hommes  fe  trom- 
pent en  croyant,   que,  lorfqu'on  retient  les  mêmes  termes,  les  Propo- 
fitions roulent  fur   les  mêmes  chofes ,  quoi  que  dans  le  fond    les    idées» 
que  ces  termes  fignifient,  foient  différentes.     Ainfi,  l'on  fe  fert  de  ces 
Maximes  pour   foùtenir  des   Propofitions   qui  par  le  fon  &  par  l'appa- 
rence  font   vifiblement   contradictoires ,   comme  on   l'a  pu  voir  claire- 
ment dans   les  Démonftrations  que  je   viens  de  propofer   fur  le  Vuide. 
De  forte  que,  tandis  que  les  hommes  prennent  des  mots  pour  des  cho- 
fes, comme    ils  le  font  ordinairement,  ces  Maximes  peuvent  fervir  & 
fervent  communément  à  prouver  des  propofitions  contradictoires ,  com- 
me je  vais  le  faire  voir  encore  plus  au  long. 

§.   16.  Par    exemple,    que   l'homme   fok   le  fujet  fur  lequel  on  veut    Eïempie  dans 
démontrer  quelque  chofe  par  le  moyen  de  ces    premiers   Principes,    &     '""""'• 
nous  verrons   que   tant  que  la  Démonftration  dépendra  de  ces  Princi- 
pes, elle  ne  fera  que  verbale,  &  ne  nous  fournira  aucune  Propofitiorr 
certaine,   véritable,  &  univerfelle,  ni  aucune  connoiffance  de  quelque 
Etre   exiftant  hors   de  nous.     Premièrement ,  un  Enfant  s'étant  formé 
l'Idée  d'un  homme ,   il  eft  probable  que  fon  idée  eft  juflement   fembla- 
ble  au  Portrait  qu'un  Peintre   fait    des    apparences   vifibles  qui  jointes 
enfemble  conftituent  la  forme   extérieure  d'un  homme;  de  forte  qu'une 
telle  complication  d'Idées  unies  dans  fon    Entendement  compofe  cette 
particulière  Idée  complexe  qu'il  appelle  homme;  &  comme  le  Blanc  ou 
la  couleur  de    Chair  fait   partie   de   cette  Idée,  l'Enfant  peut  vous  dé- 
montrer qu'un  Nègre  n'e/l  pas  un  homme,  parce  que  la  Couleur  blanche 
eft'une  des  idées  fimples  qui  entrent  conftamment  dans  l'idée  complexe 
qu'il  appelle  homme,  il  peut ,  dis-je  ,  démontrer  en  vertu    de  ce  Prin- 
cipe, llejl  impejfibk  qu'une  même  chofe  foit  &?  ne  [oit  pas,  qu'un  Nègre  n'eft 
pas  un' homme,  fa  c^tkude  n'étant  pas  fondée  fur  cette  Propofition  uni- 
verfelle, dont  il  n'a  peut-être  jamais  ouï  parler,  ou  à  laquelle  il  n'a  jamais 
p.:Uc,  mais  fur  la  perception  claire  &  dittindle  qu'il  a  de  fes  idées  fimples 
uj  noir  &  de.  blanc ,  cu'il  ne  peut  confondre  enfemble,  ou  prendre  l'uni 

Rrr  3  pour 


S02 


Des  Axiomes.  Liv.  IV. 


Chai*.  VII.  pour  l'autre ,  foit  qu'il  foit ,  ou  ne  foit  pas  inflruit  de  cette  Maxime.  Vous 
ne  fauriez  non  plus  démontrer  à  cet  Enfant,  ou  à  quiconque  a  une  telle 
idée  qu'il  défigne  par  le  nom  &  Homme,  qu'un  homme  ait  une  Ame,  parce 
que  fon  Idée  d 'Homme  ne  renferme  en  elle-même  aucune  telle  notion  ;  & 
par  conlequent  c'eft  un  point  qui  ne  peut  lui  être  prouvé  par  le  Principe, 
Ce  qui  eft ,  efl ,  mais  qui  dépend  de  confequences  &  d'obfervations ,  par  le 
moyen  defquelles  il  doit  former  fon  idée  complexe,  défignée  par  le  mot 
Homme. 

§.  17.  En  fécond  lieu,  un  autre  qui  en  formant  la  collection  de  l'i- 
dée complexe  qu'il  appelle  Homme,  eft  allé  plus  avant,  &  qui  a  ajou- 
té à  la  forme  extérieure  le  rire  &  le  difcours  raifonnable,  peut  démon- 
trer que  les  Enfans  qui  ne  font  que  de  naître  ,  &  les  Imbecilles ,  ne 
font  pas  des  hommes,  par  le  moyen  de  cette  Maxime,  //  eft  impoffible 
qu'une  même  chofe  foit  &?  ne  foit  pas.  Et  en  effet  il  tn'eft  arrivé  de 
difcourir  avec  des  perfonnes  fort  raifonnables  qui  m'ont  nié  actuelle- 
ment ,  que  les  Enfans  &  les  Imbecilles  fuffent  hommes. 

§.  18-  En  troifiéme  lieu,  peut-être  qu'un  autre  ne  compofe  fon  idée 
complexe  qu'il  appelle  Homme,  que  des  idées  de  Corps  en  général,  & 
de  la  puiflance  de  parler  &  de  raifonner  ,  &  en  exclut  entièrement  la 
forme  extérieure.  Et  un  tel  homme  peut  démontrer  qu'un  homme 
peut  n'avoir  point  de  mains  &  avoir  quatre  pies  ;  puifqu'aucune  de  ces 
deux  chofes  ne  fe  trouve  enfermée  dans  fon  idée  à! Homme:  &  dans 
quelque  Corps  ou  Figure  qu'il  trouve  la  faculté  de  parler  jointe  à  cel- 
le de  raifonner,  c'eft  là  un  homme,  à  fon  égard;  parce  qu'ayant  une 
connoiffance  évidente  d'une  telle  Idée  complexe,  il  eft  certain  que  Ce 
qui  eft,  eft. 

§.  19.  De  forte  qu'à  bien  confiderer  la  chofe,  je  croi  que  nous  pou- 
vons affùrer,  que,  lorfque  nos  Idées  font  déterminées  dans  notre  Ef- 
prit ,  &  défignées  par  des  noms  fixes  &  connus  que  nous  leur  avons 
attachez  fous  ces  déterminations  précifes,  ces  Maximes  font  fort  peu 
néceffaires ,  ou  plutôt  ne  font  abfolument  d'aucun  ufage ,  pour  prouver 
la  convenance  ou  la  difeonvenance  d'aucune  de  ces  Idées.  Quiconque 
ne  peut  pas  difeerner  la  vérité  ,  ou  la  fauffeté  de  ces  fortes  de  Propo- 
sitions fans  le  fecours  de  ces  Maximes  ou  autres  femblables ,  ne  pourra 
le  faire  par  leur  entremife  ;  puifqu'on  ne  fauroit  fuppofer  qu'il  connoif- 
fe  fans  preuve  la  vérité  de  ces  Maximes  mêmes ,  s'il  ne  peut  connoî- 
tre  fans  preuve  la  vérité  de  ces  autres  Propofitions  qui  font  aufîi  évi- 
dentes par  elles-mêmes  que  ces  Maximes.  C'eft  fur  ce  fondement  que 
la  Connoiffance  Intuitive  n'exige  ou  n'admet  aucune  preuve  ,  dans  une 
de  fes  parties  plutôt  que  dans  l'autre.  Quiconque  îuppoie  qu'elle  en 
a  befoin,  renverfe  le  fondement  de  toute  Connoiffance  &  de  toute  Cer- 
titude; &  celui  à  qui  il  faut  une  preuve  pour  être  affùré  de  cette  Pro- 
pofition ,  Deux  fout  égaux  à  Deux  ,  &  pour  y  donner  fon  confente- 
ment,  aura  auffi  befoin  d'une  preuve  pour  pouvoir  admettre  celle-ci, 
Ce  qui  eft,  eft.  De  même,  lout  homme  qui  a  befoin  d'une  preuve 
pour  être  convaincu  que   Deux  m  font  pas  Trois,  que  le  Blanc  ti  eft  pas 

Noir. 


Combien  ces 
Msximes  fer- 
Tent  peu  à 
proarer  quelque 
chofe,  lorfque 
nous  irons  des 
idées  claires  & 
dilin&es. 


Des  Proportions  Frivoles.  Liv.  IV.  503 

Noir,  qu'««  Triangle  n'efi  pas  un  Cercle ,  &c.  ou  que  deux  autres  Idées  dé- Chat.  VIT. 
terminées  &  diftincles  ,  quelles  qu'elles  foient ,  ne  font  pas  une  feule  &. 
même  idée,  aura  auffi  befoin  d'une  Démonflration  pour  pouvoir  être  con- 
vaincu, Quileft  impojjîble  qu'une  chofe  foit  rj?  ne  foit  pas. 

§.  20.  Or  comme  ces  Idées  font  d'un  fort  petit  ufage  lorfque  nous  avons  Leur  ufage  co- 
des Idées  déterminées,  elles  font  d'ailleurs  d'un  ufage  fort  dangereux,  com-  dansereux» 

•11  1      r  tj  -  r  1-  •      i  o     'ors  que  nos 

me  je  viens  de  le  montrer,  lorique  nos  Idées  ne  lont  pas  déterminées  ,  &  idée»  iont  c»n. 

que  nous  nous  fervons  de  Mots  qui  ne  font  pas  attachez  à  des  Idées  dé- fuks" 

terminées,  mais  qui  ont  une  fignification  vague  &  inconfiante,  lignifiant 

tantôt  une  idée,  &  tantôt  une  autre  ;  d'où  s'enfuivent  des  méprifes  &  des 

erreurs  que  ces  Maximes  citées  en  preuve  pour  établir   des  Propofitions 

dont  les  termes  lignifient  des  idées  indéterminées ,  fervent  à  confirmer ,  & 

à  graver  plus  fortement  dans  l'Efprit  par  leur  autorité. 

CHAPITRE    VIII.  Ciup.VIII. 

Des  Propofitions  Frivoles. 

§.  1.   TE  laiffe  préfentement  à  d'autres  à  juger  fi  les  Maximes  dont  je  viens     certaines  Pro. 
I  de  parler  dansée  Chapitre  précèdent,  font  d'un  auflï  grand  ufage  P°\'è'n0tnrsienna" 
**   pour  la  Connoifiance  réelle,  qu'on  le  fuppofe  généralement.     Ce  à  notre  con- 
que Je  croi  pouvoir  afliïrer  hardiment,  c'efl  qu'il  y  a  des  Propofitions  uni-  n0lflance> 
verlelles,  qui,  quoi  que  certainement  véritables»  ne  répandent  aucune  lumière 
dans  l'Entendement,  &  n'ajoutent  rien  à  notre  Connoifiance. 

§.  2.  Telles  font ,  premièrement ,  toutes  les  Propofitions  purement  identi-  fitiIon^ef<J1°P°' 
ques.  On  reconnoit  d'abord  &  à  la  première  vûë  qu'elles  ne  renferment  ques. 
aucune  inftruêlion.  Car  lorfque  nous  affirmons  le  même  terme  de  lui-mê- 
me ,  foit  qu'il  ne  foit  qu'un  fimple  fon ,  ou  qu'il  contienne  quelque  idée 
claire  &  réelle ,  une  telle  Propofition  ne  nous  apprend  rien  que  ce  que  nous 
devons  déjà  connoître  certainement,  foit  que  nous  la  formions  nous-mê- 
mes, ou  que  d'autres  nous  la  propofent.  A  la  vérité,  cette  Propofition  fi 
générale,  Ce  .qui  efl ,  ejî ,  peut  fervir  quelquefois  à-faire  voir  à  un  homme 
l'abfurdité  où  il  s'eft  engagé  lorfque  par  des  circonlocutions  ou  des  termes 
équivoques,  il  veut,  dans  des  exemples  particuliers,  nier  la  même  chofe 
d'elle-même  ;  parce  que  perfonne  ne  peut  fe  déclarer  fi  ouvertement  contre 
le  bon  fens  que  de  foiitenir  des  contradictions  vifibles  &  directes  en  termes 
évidens,  ou  s'il  le  fait,  on  eft  excufable  de  rompre  tout  entretien  avec  lui. 
Mais  avec  tout  cela  je  croi  pouvoir  dire  que  ni  cette  Maxime  ni  aucune  au- 
tre Propofition  identique,  ne  nous  apprend  rien  du  tout:  &  quoi  que  dans 
ces  fortes  de  Propofitions,  cette  célèbre  Maxime  qu'on  fait  fi  fort  valoir 
comme  le  fondement  de  la  Démonflration,  puiffe  être  &  foit  fouvent  em- 
ployée pour  les  confirmer,  tout  ce  qu'elle  prouve  n'emporte  dans  le  fond 
autre  chofe  que  ceci ,  c'eit  Que  le  même  mot  peut  être  affirmé  de  lui-même 

avec 


504  Des  Propofitions  Frivoles.  Liv.  IV. 

C  H  A  P.  VIII.  ave c  me  entière  certitude ,  fans  qu'an  puiftfe  douter  de  la  vérité  d'une  telle  Pro- 
pofition,  &  permettez-moi  d'ajouter,  jans  quonpuijfe  au£î  arriver  par-là  à 
aucune  connoiffance  réelle. 

§.  3.  Car  à  ce  compte,  le  plus  ignorant  de  tous  les  hommes  qui  peut 
feulement  former  une  Propofition  &  qui  fait  ce  qu'il  penfe  quand  il  dit  oui 
ou  non,  peut  faire  un  million  de  Propofitions  de  la  vérité  defquelles  il  peut 
être  infailliblement  affùre  fans  être  pourtant  inftruk  de  la  moindre  chofe 
par  ce  moyen,  comme,  Ce  qui  eft  Ame,  ejî  Ame,  c'eft-à-dire,  une  Ame 
ejl  une  Ame ,  un  Efprit  eft  un  Efprit ,  une  Fétiche  eft  une  Fcticlie ,  &c.  tou- 
tes Propofitions  équivalentes  à  celle-ci,  Ce  qui  eft,  eft,  c'eft-à-dire,  Ce 
qui  a  de  l'exiftence ,  a  de  l'exiftence ,  ou  celui  qui  a  une  Ame  a  une  Ame.  Qu'eft- 
ce  autre  chofe  quefe  jouer  des  mots?  C'eft  faire'  juftement  comme  un  Sin- 
ge qui  s'amuferoit  à  jetter  une  Huitre  d'une  main  à  l'autre,  &  qui,  s'il 
avoit  des  mots ,  pourroit  fans  doute  dire,  l'Huitre  dans  la  main  droite  eft 
*  ce  qu'on      le  fujet ,  &  l'Huitre  dans  la  main  gauche  eft  *  l'attribut ,  &  former  par  ce 

nomme  autre-      moyen  cette  Propofition   évidente  par  elle-même,  V Huitre  eft  l Huitre , 

mène  ci dn s  les  ^  ^ 

Ëioiespr£dic*u>s.  fans  avoir  pour  tout  cela  le  moindre  grain  de  connoiffance  de  plus.  Cette 
manière  d'agir  pourroit  tout  auffi  bien  fatisfaire  la  faim  du  Singe  que  l'En- 
tendement d'un  homme;  &  eHe  ferviroit  autant  à  faire  croître  le  pre- 
mier en  groffeur,  qu'à  faire  avancer  le  dernier  en  Connoiffance. 

Je  fai  qu'il  y  a  des  gens ,  qui  s'intereffent  beaucoup  pour  les  Propofitions 
Identiques,  &  qui  s'imaginent  qu'elles  rendent  de  grands  fervices  à  la  Phi- 
lofophie,  parce  qu'elles  font  évidentes  par  elles-mêmes.  Ils  les  exaltent 
comme  fi  elles  renfermoient  tout  le  fecret  de  la  Connoiffance ,  &  que  l'En- 
tendement fut  conduit  uniquement  par  leur  moyen  dans  toutes  les  véritez 
qu'il  eft  capable  de  comprendre.  J'avoùë  aufli  librement  que  qui  que  ce 
foit,  que  toutes  ces  Propofitions  font  véritables  &  évidentes  par  elles-mê- 
mes. Je  conviens  de  plus  que  le  fondement  de  toutes  nos  Connoiffances  dé- 
pend de  la  Faculté  que  nous  avons  d'appercevoir  que  la  même  Idée  eft  la 
même ,  &  de  la  difeerner  de  celles  qui  font  différentes ,  comme  je  l'ai  fait 
voir  dans  le  Chapitre  précèdent.  Mais  je  ne  vois  pas  comment  cela  empê- 
che que  l'ufage  qu'on  prétendroit  faire  des  Propofitions  Identiques  pour  l'a- 
vancement de  la  Connoiffance  ne  foit  juftement  traité  de  frivole.  Qu'on 
répète  aufli  fouvent  qu:on  voudra,  Que  la  volonté  eft  la  volante,  &  qu'on 
falfe  fur  cela  autant  de  fond  qu'on  jugera  à  propos;  de  quel  ufage  fera  cette 
Propofition ,  &  une  infinité  d'autres  femblables  pour  étendre  nos  Connoif- 
fances ?  Qu'un  homme  forme  autant  de  ces  fortes  de  Propofitions  que  les 
mots  qu'il  fait  pourront  lui  permettre  d'en  faire,  comme  celles-ci,  Une 
Loi e II  une  Loi,  &  l'Obligation  eft  l'Obligation,  le  Droit  eft  le  Droit,  &.  I ' Injufte 
eft  riajufte;  ces  Propofitions  &  autres  femblables  lui  feront-elles  d'aucun  u- 
fage  pour  apprendre  la  Morale  ?  Lui  feront-  elles  connoître  à  lui  ou  aux  autres 
les  devoirs  de  la  vie?  Ceux  qui  ne  favent  &  ne  fauront  peut-être  jamais  ce 
que  c'eft  que  Jufte  &  Injufte,  ni  les  mefures  de  l'un  &  de  l'autre,  peuvent 
former  avec  autant  d'affùrance  toutes  ces  fortes  de  Propofitions,  &  en  con- 
noître aufli  infailliblement  la  vérité ,  que  celui  qui  eft  le  mieux  inftruit  des 
véritez  de  la  Morale.     Mais  quel  progrès  font-ils  par  le  moyen  de  ces  Pro- 

pofi- 


Des  Proportions  Frivoles.  Liv..  IV.'  50c 

portions  dans  la  Contioiffance  d'aucune  chofe  néceffaire  ou  utile  à  leur  con-  Chap.  VIII. 
duite  ? 

On  regarderait  fans  doute  comme  un  pur  badinage  les  efforts  d'un  hom- 
me qui  pour  éclairer  l'Entendement  fur  quelque  Science,  s'amuferoit  à  en- 
taffer  des  Propofitions  Identiques  &.  à  infifler  fur  des  Maximes  comme  cel- 
le-ci, Li  S-.bfiance  ejl  la  Subn.ance,  le  Corps  efi  le  Corps,  le  Fuide  eji  le  Vui- 
de,  un  Tourbillon  efi  un  Tourbillon,  un  Centaure  efi  un  Centaure,  &.  une  Chi- 
mère efi  u.-ie  Chimère,  &c.  Car  toutes  ces  Propofitions  &  autres  femblables 
font  également  véritables,  également  certaines,  &  également  évidentes  par 
elles-mêmes.  Mais  avec  tout  cela ,  elles  ne  peuvent  paffer  que  pour  des 
Propofitions  frivoles,  fi  l'on  vient  à  s'en  fervir  comme  de  Principes  d'inftruc- 
tion,  &  à  s'y  appuyer  comme  fur  des  moyens  pour  parvenir  à  la  Connoif- 
fance;  puisqu'elles  ne  nous  enfeignent  rien  que  ce  que  tout  homme,  qui  eft 
capable  dedifeourir,  fait  lui-même  fans  que  perfonne  le  lui  dife,  /avoir, 
que  le  même  terme  eft  le  même  terme,  &  que  la  même  Idée  efi  la  même 
Idée.  Et  c'eft  fur  ce  fondement  que  j'ai  crû  &  que  je  crois  encore ,  que 
de  mettre  en  avant  &  d'inculquer  ces  fortes  de  Propofitions  dans  le  deffein 
de  répandre  de  nouvelles  lumières  dans  l'Entendement,  ou  de  lui  ouvrir  un 
chemin  vers  la  Connoifiance  des  chofes ,  c'eft  une  imagination  tout-à-fait 
ridicule.  L'Inflruction  confifte  en  quelque  chofe  de  bien  différent.  (Qui- 
conque veut  entrer  lui-même,  ou  faire  entrer  les  autres  dans  des  véritez 
qu'il  ne  connoit  point  encore,  doit  trouver  des  Idées  moyennes,  &  les  ran- 
ger l'une  auprès  de  l'autre  dans  un  tel  ordre  que  l'Entendement  puifle  voir 
la  convenance  ou  la  difeonvenance  des  Idées  en  queflion.  Les  Propofitions 
qui  fervent  à  cela,  font  véritablement  inftruéHves,mais  elles  font  bien  dif- 
férentes de  celles  où  l'on  affirme  le  même  terme  de  lui-même,  par  où  nous 
ne  pouvons  jamais  parvenir  ni  faire  parvenir  les  autres  à  aucune  efpèce  de 
Connoiffance.  Cela  n'y  contribue  pas  plus ,  qu'il  ferviroit  à  une  perfonne 
qui  voudroit  apprendre  à  lire,  qu'on  lui  inculquât  ces  Propofitions,  un  A 
ejl  un  A,  un  B  eft  un  B,  &c.  Ce  qu'un  homme  peut  favoir  auffi  bien  qu'au- 
cun Maître  d'Ecole ,  fans  être  pourtant  jamais  capable  de  lire  un  feul  mot 
durant  tout  le  cours  de  fa  vie ,  ces  Propofitions  &  autres  femblables  pure- 
ment Identiques,  ne  contribuant  en  aucune  manière  à  lui  apprendre  à  lire, 
quelque  ufage  qu'il  en  puifle  faire. 

Si  ceux  qui  défapprouvent  que  je  nomme  Frivoles  ces  fortes  de  Propofi- 
tions ,  avoient  lu  &  pris  la  peine  de  comprendre  ce  que  j'ai  écrit  ci-deifus 
en  termes  fort  intelligibles,  ils  n'auroient  pu  s'empêcher  de  voir  que  par 
Propofitions  Identiques  je  n'entens  que  celles-là  feulement  où  le  même  terme 
emportant  la  même  Idée,  eft  affirmé  de  lui-même.  C'efl  là,  à  mon  avis, 
ce  qu'il  faut  entendre  proprement  par  des  Propofitions  Identiques;  &jecroi 
pouvoir  continuer  de  dire  furement  à  l'égard  de  toutes  ces  fortes  de  Propo- 
fitions, que  de  les  propofer  comme  des  moyens  d'inftruire  l'Efprit,  c'eft 
un  vrai  badinage.  Car  perfonne  qui  a  l'ufage  de  la  Raifon ,  ne  peut  éviter 
de  les  rencontrer  toutes  les  fois  qu'il  efi  néceifaire  qu'il  en  prenne  connoif- 
fance ,  &  lorfqu'il  en  prend  connoiffance ,  il  ne  fauroit  douter  de  leur 
vérité. 

Sss  Que 


çù6 


Des  Proportions  Frivoles.  Liv.  IV. 


II.  Lorfqu'on 
efii-me  une  par- 
tie d'une  Idée 
complexe  du 
QOin  du  Tout. 


ChaP.VIII.  Que  fi  certaines  gens  veulent  donner  le  nom  d'Identique  à  des  Propofi- 
tfons  où  le  même  terme  n'eft  pas  affirmé  de. lui-même,  c'eft  à  d'autres  à 
juger  s'ils  parlent  plus  proprement  que  moi.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'eft 
que  tout  ce  qu'ils  difent  des  Propositions  qui  ne  font  pas  Identiques,  ne  tom- 
be point  fur  moi,  ni  fur  ce  que  j'ai  dit;  puifque  tout  ce  que  j'ai  dit,  fe 
rapporte  à  ces  Propolitions  où  le  même  terme  eft  affirmé  de  lui-même  ;  & 
je  voudrois  bien  voir  un  exemple  où  l'on  pût  fe  fervir  d'une  telle  Propofi- 
tion  pour  avancer  dans  quelque  Connoiffance  que  ce  feit.  Quant  aux  Pro- 
pofitions  d'une  autre  Efpèce,  tout  l'ufage  qu'on  en  peut  faire,  ne  m'inte- 
reffe  en  aucune  manière,  parce  qu'elles  ne  font  pas  du  nombre  de  celles  que 
je  nomme  Identiques. 

§.  4.  En  fécond  lieu,  une  autre  Efpèce  de  Propofitions  Frivoles,  c'eft 
quand  une  partie  de  l'Idée  complexe  eft  affirmée  du  nom  du  Tout,  ou  ce 
qui  eft  la  même  chofe,  quand  on  affirme  une  partie  d'une  définition  du  mot 
défini.  Telles  font  toutes  les  Propofitions  où  le  Genre  eft  affirmé  de  l'Ef- 
péce ,  &  où  des  termes  plus  généraux  font  affirmez  de  termes  qui  le  font 
moins.  Car  quelle  initruclion ,  quelle  connoiûance  produit  cette  Propofi- 
tion,  Le  Plomb  eft  un  Métal,  dans  l'Elprit  d'un  homme  qui  connoit  l'Idée 
complexe  que  le  mot  de  Plomb  fignifie ,  puifque  toutes  les  Idées  fimples 
qui  conftituent  l'Idée  complexe  qui  eft  fignifiee  par  le  mot  de  Métal,  ne 
font  autre  chofe  que  ce  qu'il  comprenoit  auparavant  fous  le  nom  de  Plomb. 
11  eft  bien  vrai  qu'à  l'égard  d'un  homme  qui  connoit  la  lignification  du  mot 
de  Métal,  &  non  pas  celle  du  mot  de  Plomb ,  il  eft  plus  court  de  lui  expli- 
quer la  lignification  du  mot  de  Plomb,  en  lui  difent  que  c'eft  un  Métal  (ce 
qui  défigne  tout  d'un  coup  pluiieurs  de  fes  Idées  fimples)  que  de  les  comp- 
ter une  a  une,  en  lui  difent  que  c'eft  un  Corps  fort  pefant,  fufible,  &:  mal- 
léabl .-. 

§.  5.  C'eft  encore  fe  jouer  fur  des  mots  que  d'affirmer  quelque  partie 
d'une  Définition  du  terme  défini,  ou  d'affirmer  une  des  Idées  dont  eft  for- 
mée une  Idée  complexe,  du  nom  de  toute  l'Idée  complexe,  comme  Tout 
Or  efi  fufible  ;  car  la  fufibilité  étant  une  des  Idées  fimples  qui  compofent 
l'Idée  complexe  que  le  mot  Or  fignifie,  affirmer  du  nom  d'Or  ce  qui  eft 
déjà  compris  dans  fa  fignification  reçue,  qu'eft-ce  autre  chofe  que  fe  jouer 
fur  des  fons?  On  trouveroit  beaucoup  plus  ridicule  d'afiùrer  gravement 
comme  une  vérité  fort  importante  que  l'Or  eft  jaune;  mais  je  ne  vois  pas 
comment  c'eft  une  chofe  plus  importante  de  dire  que  !Or  eft  fufible ,  fi  ce 
n.'eft  que  cette  Qualité  n'entre  point  dans  l'idée  complexe  dont  le  mot  Or 
eft  le  ligne  dans  le  difeours  ordinaire.  De  quoi  peut-on  inftruire  un  homme 
en  lui  difant  ce  qu'on  lui  a  deja  dit ,  ou  qu'on  fuppofe  qu'il  fait  aupara- 
vant? car  on  doit  fuppofer  que  je  fai  la  lignification  du  mot  dont  un  autre 
fe  fert  en  me  parlant,  ou  bien  il  doit  me  l'apprendre.  Que  fi  je  fai  que  le 
mot  Or  fignifie  cette  idée  complexe  de  Corps  jame ,  pefant,  fufible,  mal- 
léable, ce  ne  fera  pas  m'apprendre  grand'  choie  que  de  réduire  enfuite  cela 
folemnellement  en  une  Proposition ,  &  de  me  dire  gravement ,  Tout  Or  eft 
fufible.  De  telles  Propofitions  ne  fervent  qu'à  faire  voir  le  peu  de  fincerité 
d'un  homme  qui  veut  me  faire  accroire  qu'il  dit  quelque  chofe  de  nouveau 

en 


Comme  lorf- 
qu'une  partie 
de  la  Définition, 
eft  affirmée  da 
mot  défini. 


Dès  Propofitions  Frivoles.  Ltv.  IV.  s°7 

en  ne  faifant  querepafferfoirventfur  la  définition  des  termes  qu'il  a  déjà  ex-  Chap.  Vlll$ 
pliquez.     Mais  quelque  certaines  qu'elles  foient,  elles  n'emportent  point 
d'autre  connoiflance  que  celle  de  la  lignification  même  des  Mots. 

§.  6.  Eclairciflbns  ceci  par  d'autres  exemples  :  Chaque  homme  eji  un  Ani-  **™pî*ir'Zf  **• 
mal  ou  un  Corps  vivant ,  efl:  une  Propofition  aufli  certaine  qu'il  puifle  y  en 
avoir,  mais  qui  ne  contribue  pas  plus  à  la  connoiflance  des  Chofes,  que  fi 
l'on  difoit,  Un  Palefroi  e fi  un  Cheval,  ou  un Animal  qui  va  ?  amble  &  qui 
hennit;  car  ces  deux  Propositions  roulent  également  fur  la  lignification  des 
Mots ,  la  première  ne  me  faifant  connoître  autre  chofe ,  finon  que  le  Corps, 
le  fentimeut  &  le  mouvement,  ou  la  puiiïance  de  fentir  &  de  le  mouvoir, 
font  trois  idées  que  je  comprens  toujours  fous  le  mot  d'Homme,  &  que  je 
défigne  par  ce  nom-là;  de  forte  que  le  nom  d'Homme  ne  fauroit  appartenir 
aux  chofes  où  ces  Idées  ne  fe  trouvent  point  enfemble;  comme  d'autre  part 
quand  on  me  dit  qu'un  Palefroi  efl  un  Animal  qui  va  l'amble  &  qui  hennit, 
on  ne  m'apprend  par-là  autre  chofe,  finon  que  l'idée  de  Corps ,  le  fenti- 
menc ,  &  une  certaine  manière  d'aller  avec  une  certaine  efpèce  de  voix  font 
quelques-unes  des  Idées  que  je  renferme  toujours  fous  le  terme  de  Pale- 
froi ,  de  forte  que  le  nom  de  Palefroi  n'appartient  point  aux  chofes  où  ces 
Idées  ne  fe  trouvent  point  enfemble.  Il  en  efb  juftement  de  même,  lorf- 
qu'un  terme  concret  qui  lignifie  une  ou  pluiieurs  idées  fimples  qui  compo- 
fent  enfemble  l'Idée  complexe  qu'on  défigne  par  le  nom  d'Homme  eft  affir- 
mée du  mot  Homme:  fuppofez  par  exemple  qu'un  Romain  eût  lignifié  par 
le  mot  Homo  toutes  ces  idées  diflinftcs  unies  dans  un  feul  fujet,  corporeitas, 
fenftbihtas ,  potentia  fe  movendi ,  rationabilitas ,  rifibilitas  ;  il  auroit  pu  fans 
doute  affirmer  très-certainement,  &  univerfellement  du  mot  Homo  une  ou 
plusieurs  de  ces  Liées ,  ou  toutes  enfemble  ,  mais  par-là  il  n'auroit  dit  autre 
chofe ,  linon  que  dans  fon  Pais  le  mot  Homo  comprenoit  dans  fa  fignification 
toutes  ces  idées.  De  même  un  Chevalier  de  Roman  qui  par  le  mot  de  Pale- 
froi fignifieroit  les  idées  Suivantes,  un  Corps  dune  certaine  figure,  qui  a  qua- 
tre jambes ,  d:t  fentiment  tî?  du  mouvement ,  qui  va  ï 'amble ,  qui  hennit ,  {§  efl 
accoutumé  à  porter  une  femme  fur  fon  dos,  pourroit  avec  autant  de  certitude 
affirmer  univerfellement  une  de  ces  Idées  du  mot  de  Palefroi  ou  toutes  en- 
femble, mais  il  ne  nous  enfeigneroit  par-là  autre  chofe  fi  ce  n'efl  que  le 
mot  de  Palefroi  en  termes  de  Roman  lignifie  toutes  ces  Idées,  &  ne  doit 
être  appliqué  à  aucune  chofe  en  qui  l'une  de  ces  idées  ne  fe  rencontre  pas. 
Mais  ii  quelqu'un  me  dit  que  tout  Etre  en  qui  le  fentiment,  le  mouvement,  la 
Raifon  ce  le  rire  font  unis  enfemble ,  a  actuellement  une  notion  de  D  ï  e  u,  ou 
peut  être  aflbupi  par  X opium ,  une  telle  perfonne  avance  fans  doute  une  Propo- 
fition inftruétive,  parce  quavor  une  notion  de  Dieu,  ou  être  plongé  dans  le 
fommeil  par  F  opium,  étant  deux  chofes  qui  ne  fe  trouvent  pas  renfermées 
dans  l'idée  que  le  mot  d'Homme  fignifie,  nous  fommes  inflruits ,  par  ces 
Propofitions,  de  quelque  chofe  de  plus  que  de  ce  que  le  mot  d'Homme  figni- 
fie Amplement  ;&  par  conféquent  la  connoiflance  que  ces  Propofitions  ren- 
ferment ,  efl  plus  que  verbale. 

§.  7.  On  doit  fuppofer  qu'avant  qu'un  homme  forme  une  Propofition ,  il  on  n'ipprenô 
entend  les  termes  donc  elle  efl;  compofée  :  autrement ,  il  parle  comme  un  Per-  p«-i*  <îue  *» 

Sss  2  ro- 


yo8 


res  Proportions  Frivoles.  L  i  v.  IV. 


Ciiap.VIII. 

/îgmfication  des 


Ht  non,  aucur.e 

conp.oiC"ai;e 

icelle. 


tes  Propor- 
tions générales 
concernant  les 
Subftances,  font 
feulent  frivoles. 


roquet,  ne  fongeant  qu'a  faire  du  bruit,  &  à  former  certains  fons  qu'il  a 
appris  de  quelque  autre,  &  qu'il  prononce  après  lui,  fans  favoir  pourquoi, 
&  non  comme  une  Créature  raifonnable  qui  employé  ces  fons  comme  autant 
de  fignes  des  idées  qu'elle  a  dans  l'Efprit.  11  faut  fuppofer  aufli  que  celui 
qui  écoute,  entend  les  termes  dans  le  même  fens  que  s'en  fert  celui  qui  par- 
le; ou  bien,  fon  difeours  n'eft  qu'un  vrai  jargon,  un  bruit  confus  &  inin- 
telligible. C'eft-pourquoi,  c'eft  le  jouer  des  mots  que  de  faire  une  Propo- 
rtion qui  ne  contienne  rien  de  plus  que  ce  qui  efl  renfermé  dans  l'un  des 
termes ,  &  qu'on  fuppofe  être  déjà  connu  de  celui  à  qui  l'on  parle,  comme, 
Un  Triangle  a  trois  cotez,  ou  Le  faffran  efl  jaune.  Ce  qui  ne  peut  être  fou  f- 
fert  que,  lorfqu'un  homme  veut  expliquer  à  un  autre  les  termes  dont  il  fe 
fert,  parce  qu'il  fuppofe  que  la  lignification  lui  en  eft  inconnue,  ou  lorfque 
la  perfonne  avec  qui  il  s'entretient,  lui  déclare  qu'il  ne  les  entend  point: 
auquel  cas  /'/  lui  enfeigne  feulement  la  fignification  de  ce  mot ,  &.  l'ufage  de  ce 
figne. 

§.  8-  Il  y  a  donc  deux  fortes  dePropofitions  dont  nous  pouvons  connoî- 
tre  la  vérité  avec  une  entière  certitude,  l'une  efl  de  ces  Proportions  frivo- 
les qui  ont  de  la  certitude,  mais  une  certitude  purement  verbale,  &  qui 
n'apporte  aucune  inftruétion  dans  l'Efprit.  En  fécond  lieu,  nous  pouvons 
connoître  la  vérité,  &  parce  moyen  être  certains  des  Propofuions  qui  affir- 
ment quelque  chofe  d'une  autre  qui  efl  une  conféquence  néceffaire  de  fon 
idée  complexe,  mais  qui  n'y  eft  pas  renfermée  ,  comme  Que  V Angle  exté- 
rieur de  tout  Triangle  efl  plus  grand  que  l'un  des  Angles  intérieurs  oppofez  ;  car 
comme  ce  rapport  de  1  Angle  extérieur  à  l'un  des  Angles  intérieurs  oppofez 
ne  fait  point  partie  de  l'Idée  complexe  qui  eft  lignifiée  par  le  mot  de  Trian- 
gle, c'eft  là  une  vérité  réelle  qui  emporte  une  connoiffance  réelle  &  inftruc- 
tive. 

§.  9.  Comme  nous  n'avons  que  peu  ou  point  de  connoiffance  des  Com- 
binaisons d'Idées  fimples  qui  exiftent  enfemble  dans  les  Subllances,  que  par 
le  moyen  de  nos  Sens,  nous  ne  faurions  faire  fur  leur  fujet  aucunes  Propofi- 
tions  univerfelles ,  qui  foient  certaines  au  delà  du  terme  où  leurs  Effences 
nominales  nousconduifent;  &  comme  ces  Effences  nominales  ne  s'étendent 
qu'à  un  petit  nombre  de  véritez,  très-peu  importantes,  eu  égard  à  celles 
qui  dépendent  de  leurs  conftitutions  réelles,  il  arrive  de  là  que  les  Propofl- 
tions  générales  qu'on  forme  fur  les  Subflances ,  font  pour  la  plupart  frivoles  ,  fi 
elles  font  certaines  ;  &  que  fi  elles  font  inftruftives ,  elles  font  incertaines,  &: 
de  telle  nature  que  nous  ne  pouvons  avoir  aucune  connoiffance  de  leur  véri- 
té réelle,  quelque  fecours  que  de  confiantes  obfervations  &  l'analogie  puif- 
fent  nous  fournir  pour  former  des  conjectures.  D'où  il  arrive  qu'on  peut 
fouvent  rencontrer  des  difeours  fort  clairs  &  fort  fuivis  qui  fe  réduiient  pour- 
tant à  rien.  Carileltvifible  que  les  noms  des  Etres  fubftanciels,  aùffi  bien 
que  les  autres  étant  coafiderez  dans  toute  l'étendue  de  la  lignification  rela- 
tive qui  leur  efl:  affignée,  peuvent  être  joints,  avec  beaucoup  de  vérité, 
par  des  Propofuions  affirmatives  &  négatives,  félon  que  leurs  Définitions 
refpeftives  les  rendent  propres  à  être  unis  enfemble,  &  que  les  Propolïtions , 
compoiees  de  ces  forces  de  termes,  peuvent  être  déduites  l'une  de  l'autre 

avec 


Des  Vropofitiom  Frivoles.  Liv.  IV.  '^09 

avec  autant  de  clarté  que  celles  qui  fourniffent  à  l'Efprit  les  véritcz  les  plus  Ch-.p.  VIII. 
réelles  ;  &  tout  cela  fans  que  nous  avions  aucune  connoiflance  de  la  nature 
ou  de  la  réalité  des  choies  exiftantes  hors  de  nous.  Selon  cette  méthode, 
l'on  peut  faire  en  paroles  des  démonftrations  &  des  Propofitions  indubita- 
bles, fans  pourtant  avancer  par-là  le  moins  du  monde  dans  la  cunnoiiïunce 
de  la  vérité  des  chofes  :  par  exemple,  celui  qui  a  appris  les  mots  fuivans, 
avec  leurs  lignifications  ordinaires  &  refpectives  qu'on  leur  a  attaché,  Sub- 
flance ,  homme,  animal,  forme,  amz  végétative,  fenfitive  ,  raifonnable  : 
peut  former  plufieurs  Propofitions  indubitables  touchant  X Ame  fans  favoir 
en  aucune  manière  ce  que  l'Ame  eft  réellement.  Chacun  peut  voir  une  in- 
finité de  Propofitions,  de  raifonnemens  &  deconclufionsdecette  forte  dans 
des  Livres  de  Metaphyfique,  de  Théologie  Scholaftique ,  &  d'une  certai- 
ne efpèce  de  Phylïque,  dont  la  lecture  ne  lui  apprendra  rien  de  plus  de 
Dieu,  des  Efprits  &  des  Corps,  que  ce  qu'il  en  favoit  avant  que  d'avoir 
parcouru  ces  Livres. 

§.  10.  Celui  qui  a  la  liberté  de  définir,  c'eft-à-dire ,  de  déterminer  la  Et  P0Ur<lU0U 
fignification  dés  noms  qu'il  donne  aux  Subftances  ;  (  ce  que  tout  homme 
qui  les  établit  lignes  de  fes  propres  idées  fait  certainement  )&  qui  détermine 
ces  lignifications  au  hazard  fur  fes  propres  imaginations  ou  fur  celles  des  au- 
tres hommes ,  &  non  fur  un  ferieux  examen  de  la  nature  des  chofes  mêmes , 
peut  démontrer  facilement  ces  différentes  lignifications  l'une  a  l'égard  de 
l'autre  félon  les  différer»  rapports  &  les  mutuelles  relations  qu'il  a  établi 
entre  elles,  auquel  cas  foit  que  les  chofes  conviennent  ou  difeonviennent, 
telles  qu'elles  font  en  elles-mêmes,  il  n'a  befoin  que  de  réfléchir  fur  fes  pro- 
pres idées  &  fur  les  noms  qu'il  leur  a  impofé.  Mais  aufii  par  ce  moyen  il 
n'augmente  pas  plus  fa  connoiflance  que  celui-là  augmente  fes  richeffes  qui 
prenant  un  fac  de  jettons,  nomme  l'un  placé  dans  un  certain  endroit  un 
Ecu,  l'autre  placé  dans  un  autre  une  Livre ,  &  l'autre  dans  un  troifiéme 
endroit  un  Sou;  il  peut  fans  doute  en  continuant  toujours  de  même  comp- 
ter fort  exactement,  &  aflembler  une  grofle  fomme,  félon  que  fes  jettons 
feront  placez,  &  qu'ils  lignifieront  plus  ou  moins  comme  il  le  trouvera  à 
propos,  fans  être  pourtant  plus  riche  d'une  pite,  &  fans  favoir  même  com- 
bien vaut  un  Ecu,  une  Livre  ou  un  Sou,  mais  feulement  que  l'un  eft  conte- 
nu trois  fois  dans  l'autre,  &  contient  l'autre  vingt  fois,  ce  qu'un  homme 
peut  faire  aulîi  dans  la  fignification  des  Mots  en  leur  donnant  plus  ou  moins- 
d'étendue  confiderez  l'un  par  rapport  à  l'autre. 

§.   11.  Mais  à  l'occafion  des  Mots  qu'on  employé  dans  les  Difcours  &  fur-    in.-  Employer 
tout  dans  ceux  de  Controverfe,  &  où  l'on  difpute  félon  la  méthode  établie  J^Mo'sen  <i.. 
dans  les  Lcoles ,  voici  une  manière  de  fe  jouer  des  mots  qui  eft  d  une  con-  jouer  îur  des 
fequenee  encore  plus  dangereufe ,  &  qui  nous  éloigne  beaucoup  plus  de  la  lons' 
certitude  que  nous  efperons  trouver  dans  les  Mots  ou  à  laquelle  nous  préten- 
dons arriver  par  leur  moyen;  c'eft  que  la  plupart  des  Ecrivains,  bien  loin 
de  fonger  à  nous  inftruire  dans  la  connoiflance  des  chofes  telles  qu'elles  font 
en  elles-mêmes,  employent  les  mots  d'une  manière  vague  &  incertaine,  de 
forte  que  ne  tirant  pas  même  de  leurs  mots  des  déductions  claires  &.  é\  iden- 
tes  l'une  par  rapport  à  l'autre ,  en  prenant  conftamment  les  mêmes  mots 

S  s  s  3  dans 


p° 


Dus  Proportions  Frivoles.  Liv.  I V. 


Chaï.VIII. 


Marques  des 
Proportions 
verbales,     i. 
Lorsqu'elles  font 
compoiees  de 
deux  termes  abf- 
trairs  affirmez 
l'un  de  l'autre. 


ï.  Lorlqu'une 
partie  de  la  défi- 
nition eft  affir- 
mée du  terme 
igfiju. 


dans  la  même  fignification ,  il  arrive  que  leurs  difcours ,  qui  fans  être  fort 
infiruclifs  pourroient  être  du  moins  fuivis  &  faciles  a  entendre,  ne  le  font 
point  du  tout;  ce  qui  ne  leur  feroit  pas  fort  mal-aifé,  s'ils  ne  trouvoient  à 
propos  de  couvrir  leur  ignorance  ou  leur  opiniâtreté  fous  l'obfcurité&  l'em- 
barras des  termes ,  à  quoi  peut-être  l'inadvertance  &  une  mauvaife  habit- 
tude  contribuent  beaucoup  à  l'égard  de  plufieurs  perfonnes. 

§.  1 2.  Mais  pour  conclurre ,  voici  les  marques  auxquelles  on  peut  con- 
noitre  les  Propofitions  purement  'verbales. 

Premièrement ,  toutes  les  Propofitions  où  deux  termes  abftraits  font  af-  ■ 
firmez  l'un  de  l'autre,  ne  concernent  que  la  fignification  des  fons.  Car 
nulle  idée  abftraite  ne  pouvant  être  la  même,  avec  aucune  autre  qu'avec 
elle-même,  lorfque  fon  nom  abftrait  eft  affirmé  d'un  autre  terme  abftrait, 
il  ne  peut  fignifier  autre  chofe  fi  ce  n'eft  que  cette  idée  peut  ou  doit  être 
app'ellée  de  ce  nom  ;  ou  que  ces  deux  noms  fignifient  la  même  idée.  Ainfi, 
qu'un  homme  dife,  que  F  Epargne  eji  Frugalité ,  que  h  Gratitude  eft  Juftice, 
ou  que  telle  ou  telle  aclion  efl  ou  n'ell  pas  Tempérance  ;  quelque  fpécieu- 
fes  que  ces  Propofitions"  &  autres  femblables  paroiffent  du  premier  coup 
d'œuil,  cependant  fi  l'on  vient  à  en  prefler  la  fignification  &  à  examiner 
exactement  ce  qu'elles  contiennent ,  on  trouvera  que  tout  cela  n'emporte 
autre  chofe  que  la  fignification  de  ces  termes. 

§.  13.  En  fécond  lieu,  toutes  les  Propofitions  où  une  partie  de  l'idée 
complexe  qu'un  certain  terme  fignifie ,  eft  affirmé  de  ce  terme_,  font  pu- 
rement verbales,  comme  fi  je  dis  que  l'Or  eft  un  métal  ou  qu'il  eft  pefant. 
Et  ainfi  toute  Propofition  où  les  Mots  de  la  plus  grande  étendue  qu'on  ap- 
pelle Genres  font  affirmez  de  ceux  qui  leur  font  fubordonnez  ou  qui  ont 
moins  d'étendue ,  qu'on  nomme  Efpeces  ou  Individus ,  eft  purement  ver- 
bale. 

Si  nous  examinons  fur  ces  deux  Règles  les  Propofitions  qui  compofent 
les  Difcours  écrits  ou  non  écrits,  nous  trouverons  peut-être  qu'il  y  en  a 
beaucoup  plus  qu'on  ne  croit  communément  qui  ne  roulent  que  fur  la  figni- 
fication des  mots ,  &  qui  ne  renferment  rien  que  l'ufage  &  l'application  de 
ces  fignes. 

En  un  mot ,  je  croi  pouvoir  pofer  pour  une  Règle  infaillible ,  Que  par- 
tout où  l'idée  qu'un  mot  fignifie ,  n'eft  pas  diftinftement  connue  &  pré- 
fente à  l'Efprit,  &  où  quelque  chofe  qui  n'eft  pas  déjà  contenu  dans  cette 
Idée,  n'eft  pas  affirmé  ou  nié,  dans  ce  cas-là  nos  penfées  font  uniquement 
attachées  à  des  fons ,  &  n'enferment  ni  vérité  ni  faufleté  réelle.  Ce  qui, 
fi  l'on  y  prenoit  bien  garde,  pourrait  peut-être  épargner  bien  de  vains 
amufemens&  des  difputes,  &  abréger  extrêmement  la  peine  que  nous  pre- 
nons ,  les  tours  &  détours  que  nous  faifons  pour  parvenir  à  une  Connoif- 
iànce  réelle  &  véritable. 


CHA- 


De  notre  Exiftence.  Liv.  II.  5-ti 

CHAPITRE      IX.  CiiAr.IX. 

•    De  la  Conr.olffance  que  nous  avons  de  notre  Exiftence. 

§•   :-    "\7^us  n'avons  confideré  jufqu'ici  que  les  EfTences  des  Chofes;  Les  profitions 
■i-N  &  comme  ce  ne  font  que  des  Idées  abftraites  que  nous  ralïem-  Ënc"'er  &"rtai" 
blons  dans  notre  Eiprit  en  les  détachant  de  toute  exiftence  particulière  (car  tent  pas  à  r«dfi 
tout  ce  que  l'Efprit  fait  en  fe  formant  des  Abftra£tions,c'eft  de  confiderer tcnce' 
une  idée  fans  aucun  rapport  à  aucune  autre  exiftence  que  celle  qu'elle  a 
dans  l'Entendement)  elles  ne  nous  donnent  abfblument  point  de  connoiffan- 
'ce  d'aucune  exiftence  réelle.   Sur  quoi  nous  pouvons  remarquer  en  paffant 
que  les  Propoiîtions  univerfelles  de  la  vérité  ou  de  la  fauflètédefquellesnous 
pouvons  avoir  une  connoifTance  certaine,ne  fe  rapportent  point  à  l'exigen- 
ce^ d'ailleurs  que  toutes  les  affirmations  ou  négations  particulières  qui  ne 
feroient  pas  certaines, fi  on  les  rendoit  générales,  appartiennent  feulement 
à  l'exiflence;  donnant  feulement  à  connoître  l'union  ou  lafèparation  acci- 
dentelle de  certaines  idées  dans  des  chofes  exifhantes,  quoi  qu'à  les  confi- 
derer dans  leurs  natures  abftraites ,  ces  Idées  n'ayent  aucune  liaifon  ou  in- 
compatibilité néceffaire  qni  nous  foit  connue. 

fi.  2.  Mais  fans  parler  ici  de  la  nature  de  différentes  efpèces  de  Propofi-  Triple  Connoifà 
tions,  que  nous  conlidererons  plus  au  long  dans  un  autre  endroit;  exami-  tence. 
nons  préfentement  quelle  connoiilance  nous  pouvons  avoir  de  l'exiftence 
des  Chofes,  &  comment  nous  y  parvenons.     Je  dis  donc  que  nous  avons 
une  connoiffance  de  notre  propre  exiftence  par  Intuition,  de  l'exiftence  de 
Dieu  par  Démonfiration ,  &  d'autres  Chofes  par  Sen/ation. 

§.  3.  Pour  ce  qui  eft  de  notre  exiftence,  nous  l'appercevons  avec  tant  La  connoifTance 
d'évidence  &  de  certitude,  que  la  chofe  n'a  pas  befoin  &  n'eft  point  capable  eft"muitiwiftcM0 
d'être  démontrée  par  aucune  preuve.  Je  penfe ,  je  raifonne ,  je  feus  du  pluifr 
&  de  la  douleur;  aucune  de  ces  chofes  peut-elle  m'etre  plus  évidente  que 
ma  propre  exiftence  ?  Si  je  doute  de  toute  autre  chofe,  ce  doute  même 
me  convainc  de  ma  propre  exiftence,  &  ne  me  permet  pas  d'en  douter  ; 
car  fi  je  connois  que  je  fens  de  la  douleur ,  il  eft  évident  que  j'ai  une  per- 
ception auili  certaine  de  ma  propre  exiftence  que  de  l'exiftence  de  la  dou- 
leur que  je  fens  ;  ou  fi  je  connois  que  je  doute,  j'ai  une  perception  auffi 
certaine  de  l'exiftence  de  la  Chofe  qui  doute,  que  de  cette  Penfee  que  j'ap- 
pelle Doute.  C'eft  donc  l'Expérience  qui  nous  convainc  que  nous  avens 
une  Connoijfance  intuitive  de  notre  Exiftence ,  &  une  infaillible  perception  in- 
térieure que  nous  fommes  quelque  chofe.  Dans  chaque  A6te  de  fenfa- 
tion,  de  raifonnement  ou  de  penfée,  nous  fommes  intérieurement  con 
vaincus  en  nous-mêmes  de  notre  propre  Etre ,  &  nous  parvenons  fur  cela 
au  plus  haut  degré  de  certitude  qu'il  eft  poftible  d'imaginer. 

C  H  A.  * 


$•11,  De  F  Exiftence  de  Dieu.  Liv.  IV. 


Chap.  X.  C    H    A    P    I    T    R     E    X. 

De  l'a  Connoijfance  que  nous  avons  de  Y  exigence  de  D  i  e  u. 

nous  Tommes  ca-  §.   i.   y"v  U  o  i  <^u  e  Dieu  ne  nous  ait  donné  aucune  idée  de  lui-même  qui 
[reb «rtt  neme."/'  V^oit  née  avec  nous;  quoi  qu'il  n'ait  gravé  dans  nos  Ames  aucuns 

qu'il  y  a  un  Diu.  caractère»  originaux  qui  nous  y  puiffent  faire  lire  fon  exiftence  ;  cepen- 
dant, on  peut  dire  qu'en  donnant  à  notre  Efprit  les  Facukez  dont  il  eft 
orné,  il  ne  s'effc  pas  laille  fans  témoignage  ;  puifque  nous  avons  des  Sens, 
de  l'Intelligence  &  de  la  Raifon  ,  „&  que  nous  ne  pouvons  manquer  de 
preuves  manifeftes  de  fon  exiftence  ,  tandis  que  nous  réfléchirions  fur- 
nous-mêmes.  Nous  ne  faurions,  dis-je,  nous  plaindre  avec  juftice  de  no- 
tre ignorance  fur  cet  important  article;  puifque  Dieu  lui-même  nous  a 
fourni  fi  abondamment  les  moyens  de  le  connoître,  autant  qu'il  eft  nécef- 
faire,  à  la  fin  pour  laquelle  nous  exilions,  &  pour  notre  félicité  qni  eft  le 
plus  grand  de  tous  nos  intérêts.  Mais  encore  que  l'exiftence  de  Dieu  foit 
la  vérité  la  plus  aifée  à  découvrir  par  la  Raifon,  &  que  fon  évidence  éga- 
le, fi  je  ne  me  trompe,  celle  des  Démonftrations  Mathématiques,  elle 
demande  pourtant  de  l'attention  ;  &  il  faut  que  l'Efprit  s'applique  à  la  tirer 
de  quelque  partie  inconteftable  de  nos  Connoiffances  par  une  déduction 
régulière.  Sans  quoi  nous  ferons  dans  une  auffi  grande  incertitude  &  dans 
uue  auffi  grande  ignorance  à  l'égard  de  cette  vérité,  qu'à  l'égard  des  autres 
Propofitions  qui  peuvent  être  démontrées  évidemment.  Durefte,  pour 
faire  voir  que  nous  femmes  capables  de  connoître,  rj?  de  connoître  avec  certi- 
tude qu'il  y  a  un  D  i  eu  ,  &  pour  montrer  comment  nous  parvenons  à  cette 
connoiffance,  je  croi  que  nous  n'avons  befoin  que  de  faire  reflexion  fur  nous- 
mêmes  ,  &  fur  la  connoiffance  indubitable  que  nous  avons  de  notre  propre 
exiftence. 
niomme  connoit  %  2-  C'eft,  jepenfe,  une  chofe  inconteftable,  que  l'Homme  connoîc 
qu'il  eft  îui-mê-  clairement  &  certainement,  qu'il  exifle  &  qu'il  eft  quelque  chofe-  S'il  y  a 
quelqu'un  qui  en  puiffe  douter,  je  déclare  que  ce  n'eft  pas  à  lui  que  je  par- 
le, non  plus  que  je  ne  voudrois  pas  difputer  contre  le  pur  Néant,  &  entre- 
prendre de  convaincre  un  Non-être  qu'il  eft  quelque  chofe.  Que  fi  quel- 
qu'un veut  pouffer  le  Pyrrhonifme  jufques  à  ce  point  que  de  nier  fa  propre 
exiftence  (car  d'en  douter  effectivement ,  il  eft  clair  qu'on  ne.fauroit  le  fai- 
re )  je  ne  m'oppofe  point  au  plaifir  qu'il  a  d'être  un  véritable  Néant  ;  qu'il 
jouïffe  de  ce  prétendu  bonheur,  jufqu'à  ce  que  la  faim  ou  quelque  autre 
incommodité  lui  perfuade  le  contraire.  Je  croi  donc  pouvoir  pofer  cela 
comme  une  vérité,  dont  tous  les  hommes  font  convaincus  certainement 
en  eux-mêmes,  fans  avoir  la  liberté  d'en  douter  en  aucune  manière,  Que 
chacun  connoit ,  qu'il  eft  quelque  chofe  qui  exifle  actuellement. 
ri  connoit  auiïï        §.  3,  L'homme  fait  encore,  par  une  Connoiffance  de  fimple  vue,  que 

»  -ic  le  Neiat  ne  £ 


De  VExiJlence  de  Dieu.  L  i  v.  I V.  s 1 3 

le  pur  Néant  peut  non  plus  produire  un  Etre  réel,  que  le  même  Néant  peut  Chap.  X. 
être  égal  à  deux  angles  droits.     S'il  y  a  quelqu'un  qui  ne  fâche  pas ,  que  le  feutoit  produite 
Non- être,  ou  l'abfence  de  tout  Etre  ne  peut  pas  éire  égal  à  deux  Angles  S'ô^'f  yha0qU;ei. 
droits,  il  efl.  impoiïible  qu'il  conçoive  aucune  des  Démonflrations  à'Eucti-  que  choie "déter- 
de.   Et  par  confisquent,  ii  nous  lavons  que  quelque  Etre  réel  exifte,&  que  lld* 
le  Non-être  ne  fauroit  produire  aucun  Etre,  il  eft  d'une  évidence  Ma- 
thématique que  quelque  chofe  a  exifté  de.  toute  éternité;  puifque  ce- qui 
n'efl:  pas  de  toute  éternité,  a  un  commencement,  &  que  tout  ce  quia  un 
commencement,  doit  avoir  été  produit  par  quelque  autre  chofe. 

§.  4.  Il  eft  de  la  même  évidence',  que  tout  Etre  qui  tire  Ton  exiftence  cet  Etre  Etemel 
&  Ion  commencement  d'un  autre,  tire  auffi  d'un  autre  tout  ce  qu'il  a  &  p^nu  WUt"    ' 
tout  ce  qui  lui  appartient.     On  doit  reconnoitre,  que  toutes  fes  Facultez 
lui  viennent  de  la  même  fource.     11  faut  donc  que  la  fource  éternelle  de 
tous  les  Etres ,  foit  aaffi  la  fource  &  le  Principe  de  toutes  leurs  Puiffances 
ou  Facultez;  de  forte  que  cet  Etre  étemel  doit  être  auffi  îout-puijfant. 

§.  5.  Outre  cela,  l'homme  trouve  en  lui-même  de  la  perception  &  de  la  Tout  intelligent; 
connoiffance.  Nous  pouvons  donc  encore  avancer  d'un  degré,  &  nous  affù- 
rer  non  feulement  que  quelque  Etre  exifle,,   mais  encore,  qu'il  y  a  au 
Monde  quelque  Etre  Intelligent.  .1 

11  faut  donc  dire  l'une  de  ces  deux  chofes,  ou  qu'il  y  a  eu  un  temps  au- 
quel il  n'y  avoit  aucun  Etre  Intelligent,  &  auquel  la  Connoiffance  a  com- 
mencé à  exifter;  ou  bien  qu'il  y  a  eu  un  Etre  Intelligent  de  toute  Eternité. 
Si  l'on  dit ,  qu'il  y  a  eu  un  temps ,  auquel  aucun  Etre  n'a  eu  aucune  Con- 
noiffance, &  auquel  l'Etre  éternel  étoit  privé  de  toute  intelligence,  je  ré- 
plique ,  qu'il  éroit  donc  impoiïible  qu'une  Connoiffance  exiftàt  jamais. 
Car.il  eft  auffi  impoffible,  qu'une  chofe  abfolument  deftituée  de  Connoif- 
fance «Si  qui  agit  aveuglément  &  fans  aucune  perception ,  produife  un  Etre 
intelligent,  qu'il  efl  impoffible  qu'un  Triangle  fe  fafle  à  foi-meme  trois  an- 
gles qui  foient  plus  grands  que  deux  Droits.  Et  il  eft  auffi  contraire  à  l'i- 
dée de  la  Matière  privée  de  fentiment,  qu'elle  fe  produife  à  elle-même  du 
fentiment ,  de  la  perception  &  de  la  connoiffance,  qu'il  efl  contraire  à  l'i- 
dée d'un  Triangle,  qu'il  fe  faffe  à  lui-même  des  angles  qui  foient  plus  grands 
que  deux  Droits. 

g.  6.  Ainfi,  par  la  confédération  de  nous-mêmes,  &  de  ce  que  nous  r.t p=r  confis, 
trouvons  infailliblement  dans  notre  propre  nature, la  Raifon  nous  conduit  mimé.  u "c" 
à  la  connoiffance  de  cette  vérité  certaine.  &  évidente,  Qtfil  y  a  un  Etre 
éternel,  très-puiJJ'ant ,  &  très-intelligent,  quelque  nom  qu'on  lui  veuille 
donner,  foit  qu'on  l'appelle  Dieu  ou  autrement,  il  n'importe.  Rien 
n'efl:  plus  évident;  &  en  confiderant  bien  cette  idée  ,  il  fera  aifé  d'en  dé- 
duire tous  les  autres  Attributs  que  nous  devons  reconnoitre  dans  cet  Etre 
éternel.  Que  s'il  fe  trouvoit  quelqu'un  allez  déraifonnable  pour  fttppofer, 
que  l'Homme  efl  le  feul  Etre  qui  ait  de  la  Côhnoiflance  &  de  la  fageflj, 
mais  que  néanmoins  il  a  été  formé  par  le  pur  hazard  ;  &  que  c'efl  ce  même 
Principe  aveugle  &  fans  connoiffance  qui  conduit  tout  le  relie  de  l'Univers, 
je  le  prierai  d'examiner  à  loiiir  cette  Cenfure  tout-à-fait  folide  &  pleine 
d'emphafe  que  Ciceron  fait  *  quelque  part  contre  ceux  qui  pourraient  avoir  *DtLtS;ius,ub.i. 

T  1 1  une 


514  De  V  Exiftence  de  Dieu.  Liv.  IV. 

Chap.  X.  une  telle  penfée  :  Quid  enim  vcrius,  dit  ce  fage  Romain ,  quant  neminem  ejfe 
oportet  tàm  fi  util  arrogantem  ,  ut  in  fe  mentern  &  rationem  putet  ineffe ,  ;'« 
Cœlo  Mundoque  non  putet  ?  Aut  ut  ea  quœ  vix  fumma  ingenii  ratione  compre- 
hendat ,  nulla  ratione  moveri  putet  ?  „  Certainement  perfonne  ne  devroit  être 
„  fi  fottement  orgueilleux  que  de  s'imaginer  qu'il  y  a  au  dedans  de  lui  un 
„  Entendement  &  de  la  Raifon ,  &  que  cependant  il  n'y  a  aucune  Intelli- 
„  gence  qui  gouverne  les  Cieux  &  tout  ce  vafle  Univers  ;  ou  de  croire  que 
„  des  chofes  que  toute  la  pénétration  de  fon  Efprit  eft  à  peine  capable  de 
„  lui  faire  comprendre,  fe  meuvent  au  hazard,  &  fans  aucune  règle. 

De  ce  que  je  viens  de  dire,  il  s'enfuit  clairement,  cemefemble,  que 
nous  avons  une  connoilTance  plus  certaine  de  l'exiftence  de  D  i  e  u  que  de- 
quelque  autre  chofe  que  ce  foit  que  nos  Sens  ne  nous  ayent  pas  découvert 
immédiatement.  Je  croi  même  pouvoir  dire  que  nous  connoiffons  plus  cer- 
tainement qu'il  y  a  un  Dieu,  que  nous  ne  connoiffons  qu'il  y  a  quelque 
autre  chofe  hors  de  nous.     Quand  je  dis  que  nous  connoiffons,  je  veux  dire 
que  nous  avons  en  notre  pouvoir  cette  connoiffance  qui  ne  peut  nous  man- 
quer, fi  nous  nous  y  appliquons  avec  la  même  attention  qu'à  plufieurs  au- 
tres recherches, 
iidée  que  nous       §•  7.  Je  n'examinerai  point  ici  comment  l'idée  d'un  Etre  fouverainement 
tout  parfait^"»   P^^ût  quun  homme  peut  fe  former  dans  fon^Efprit,  prouve  ou  ne  prouve 
pas  la  feule  pieu-  point  l'exiftence  de  Dieu.     Car  il  y  a  une  telle  diverfité  dans  les  tempe- 
d,unDie"ii:'ence   ramens  des  hommes  &  dans  leur  manière  de  penfer,  qu'à  l'égard  d'une  mê- 
me vérité  dont  on  veut  les  convaincre ,  les  uns  font  plus  frappez  d'une  rai- 
fon, &  les  autres  d'une  autre.  Je  croi  pourtant  être  en  droit  de  dire,  que 
ce  n'eft  pas  un  fort  bon  moyen  d'établir  l'exiftence  d'un  D  i  e  u  &  de  fer- 
mer la  bouche  aux  Athées  que  de  faire  rouler  tout  le  fort  d'un  Article  auffi 
important  que  celui-là  fur  ce  feul  pivot ,  &  de  prendre  pour  feule  preuve 
de  l'exiftence  de  Dieu  l'idée  que  quelques  perfonnes  ont  de  ce  fouverain 
Etre  ;  je  dis  quelques  perfonnes  ;  car  il  eft  évident  qu'il  y  a  des  gens  qui  n'ont 
aucune  idée  de  Dieu ,  qu'il  y  en  a  d'autres  qui  en  ont  une  telle  idée  qu'il 
vaudroit  mieux  qu'ils  n'en  euffent  point  du  tout,&  que  la  plus  grande  par- 
tie en  ont  une  idée  telle  quelle,  fi  j'ofe  me  fervir  de  cette  expreffion.  C'eft, 
dis-je,une  méchante  méthode  que  de  s'attacher  trop  fortement  à  cette  dé- 
couverte favorite:  jufques  à  rejetter  toutes  les  autres  Démonftrations  de 
l'exiftence  de  Dieu,  ou  du  moins  à  tâcher  de  les  affoiblir  ,&  à  défendre  de 
les  employer  comme  fi  elles  étoient  foibles  ou  faufTes  ;  quoi  que  dans  le  fond 
ce  foient  des  preuves  qui  nous  font  voir  fi  clairement  &  d'une  manière  fi 
convainquante  l'Exiftence  de  ce  fouverain  Etre,par  la  confideration  de  no- 
tre propre  exiftence  &  des  Parties  fenfibles  de  l'Univers,  que  je  ne  penfe 
pas  qu'un  homme  fage  y  puifle  réfifter.     Car  il  n'y  a  point,  à  ce  que  je 
croi ,  de  vérité  plus  certaine  &  plus  évidente  que  celle-ci ,  Que  les  perfec- 
tions invifibles  de  D  1  e  u ,  fa  Puiffance  éternelle  &  fa  Divinité  font  devenues 
vifibles  depuis  la  création  du  Monde ,  par  la  connoiffance  que  nous  en  donnent  fes 
Créatures.     Mais  bien  que  notre  propre  exiftence  nous  fourniffe  une  preu- 
ve claire  &  inconteftable  de  l'exiftence  de  Dieu,  comme  je  l'ai  déjà  mon- 
tré ;  &  bien  que  je  croyc  que  perfonne  ne  puifle  éviter  de  s'y  rendre,  fi  on 

l'ex- 


De  VExiftencc  de  Dieu.  L  i  v.  IV.  515* 

j'examine  avec  autant  de  foin  qu'aucune  autre  Démonftration  d'une  aufl]  Ciiap.  X. 
longue  déduction; cependant  comme  c'efl  un  point  fi  fondamental  &  d'une 
fi  hauce  importance.,  que  toute  la  Religion  &  la  véritable  Morale  en  dépen- 
dent, je  ne  doute  pas  que  mon  Lecteur  ne  m'exeufe  fans  peine,  fi  je  re- 
prens  quelques  parties  de  cet  Argument  pour  les  mettre  dans  un  plus  grand 
jour. 

§.  S-  C'efl:  une  vérité  tout-à-fait  évidente  qu'il  doit  y  avoir  quelque  chofe  Quelque  chofe 
fui  exilte  de  Joute  éternité.  Je  n'ai  encore  ouï  perfonne  qui  fût  allez  dérai-  "émit^  toute 
fonaable  pour  fuppofer  une  contradiction  auiîi  manifelte  que  le  feroit  celle 
de  foù  tenir  qu'il  y  a  eu. un  temps  auquel  il  n'y  avoit  abfolument  rien.  Car 
ce  feroit  la  plus  grande  de  toutes  les  abfurditez,  que  de  croire,  que  le  pur 
Néant,  une  parfaite  négation,  &  une  abfence  de  tout  Etre  pût  jamais  pro- 
duire quelque  chofe  d'actuellement  exiftant. 

Puis  donc  que  toute  Créature  raifonnable  doit  nécefTairement  reconnoî- 
tre,  que  quelque  chofe  a  exilté  de  toute  éternité;  voyons  préfentement 
quelle  efpèce  de  chofe  ce  doit  être. 

§.  9.  L'homme  ne  connoit  ou  ne  conçoit  dans  ce  Monde  que  deux  for-  xi  y  a  deux  fortes 
tes  d'Etres.  fSvle?  uns 

t>    '      •  -  ■   r  -i  •)  •     r-  l'enUns  &  les  su. 

Premièrement ,  ceux  qui  font  purement  matériels ,  qui  n  ont  m  fenti-  »«  oun-pïniâns. 
ment,  ni  perception,  ni  penfée,  comme  l'extrémité  des  poils  de  la  Barbe, 
&  les  rogneures  des  Ongles. 

Secondement,  des  Etres  qui  ont  du  fentiment,  de  la  perception,  &  des 
penfées  ,  tels  que  nous  nous  reconnoiilbns  nous-mêmes.  C'efl:  pourquoi 
dans  la  fuite  nous  déflgnerons,  s'il  vous  plait,  ces  deux  fortes  d'Etres  par 
le  nom  d' Etres  peu/ans  &  non-penfans;  ternies  qui  font  peut-être  plus  com- 
modes pour  le  delTein  que  nous  avons  préfentement  en  vûë,  (s'ils  ne  le  font 
pas  pour  autre  choie  )  que  ceux  de  materiel  &  d'immatériel. 

§.  10.  Si  donc  il  doit  y  avoir  un  Etre  qui  exilte  de  toute  éternité,  vo-  un  Etre  non-p-a- 
yons  de  quelle  de  ces  deux  fortes  d'Etre  il  faut  qu'il  foit.  Et  d'abord  la  pTod"i4\m°Etie 
Raifon  porte  naturellement  à  croire  que  ce  doit  être  neceflairement  un  Etre  penknt. 
qui  penfe  ;  car  il  elt  aulîi  impoffible  de  concevoir  que  la  fimple  Matière  non- 
penfante  produite  jamais  un  Etre  intelligent  qui  penfe,  qu'il  elt  impoffible 
de  concevoir  que  le  Néant  pût  de  lui-même  produire  la  Matière.  En  ef- 
fet, fuppofons  une  partie  de  Matière,  groiTe  ou  petite,  qui  exilte  de  tou- 
te éternité,  nous  trouverons  qu'elle  elt  incapable  de  rien  produire  par  elle- 
même.  Suppofons  par  exemple,  que  la;  matière  du  premier  caillou  qui 
nous  tombe  entre  les  mains,  foit  éternelle ,  que  les  parties  en  foient  exacte- 
ment unies,  &  qu'elles  foient  dans  un  parfait  repos  les  unes  auprès  des  au- 
tres: s'il  n'y  avoit  aucun  autre  Etre  dans  le  Monde,  ce  caillou  ne  demeu- 
reroit-il  pas  éternellement  dans  cet  état,  toujours  en  repos  &  dans  une  en- 
tière inaction?  Peut-on  concevoir  qu'il  puilîe  fe  donner  du  mouvement  à 
lui-même,  n'étant  que  pure  Matière,  ou  qu'il  puilîe  produire  aucune  cho- 
fe? Puis  donc  que  la  Matière  ne  fauroit,  par  elle-même,  fe  donner  du 
mouvement,  il  faut  qu'elle  ait  fon  mouvement  de  toute  éternité,  ou  que 
le  mouvement  lui  ait' été  imprimé  par  quelque  autre  Etre  plus  piaffant  que 
la  Matière ,  laquelle ,  comme  on  voit ,  n'a  pas  la  force  de  fe  mouvoir  elle- 

Ttt  2  même 


t;  i  S  De  VExiflence  de  Dieu.  L 1  v,  IV. 

Cuap.  X.  même.  Mais  fuppofons  que  le  Mouvement  foit  de  toute  éternité  dans  la 
Matière;  cependant  la  Matière  qui  eft  un  Etre  nonpenfant ,  &  le  Mouve- 
ment ne  fauroient  jamais  faire  naître  la  Penfée,  quelques  changemens  que 
le  Mouvement  puifTe  produire  tant  à  l'égard  de  la  Figure  qu'à  l'égard, 
de  la  groffeur  des  parties  de  la  Matière.  Il  fera  toujours  autant  au  def- 
fus  des  forces  du  Mouvement  &  de  la  Matière  de  produire  de  la  Connoif- 
fance ,  qu'il  eft  au  deffus  dés  forces  du  Néant  de  produire  la  Matière. 
J'en  appelle  à  ce  que  chacun  penfe  en  lui-même:  qu'il  dife  s'il  n'eft 
point  vrai  qu'il  pourroit  concevoir  auffi  aifément  la  Matière  produite 
par  le  Néant,  que  fe  figurer  que  la  Penfée  ait  été  produite  par  la  (im- 
pie Matière  dans  un  temps,  auquel  il  n'y  avoit  aucune  chofe  penfante, 
ou  aucun  Etre  intelligent  qui  exiftàt  actuellement.  Divifez  la  Matière 
en  autant  de  petites  parties  qu'il  vous  plairra,  (ce  que  nous  fommes  portez  à 
regarder  comme  un  moyen  de  la  Jpiritualifer  &  d'en  faire  une  chofe 
penfante)  donnez-lui,  dis-je  ,  toutes  les  Figures  &  tous  les  différens 
mouvemens  que  vous  voudrez;  faites-en  un  Globe,  un  Cube,  un  Cô- 
ne, un  Prifme,  un  Cylindre,  13 c.  dont  les  Diamètres  ne  foient  que  la 
ioooooome  partie  d'un  (a)  Gry; cette  Particule  de  matière  n'agira  pas  au- 
trement fur  d'autres  Corps  d'une  groffeur  qui  lui  foit  proportionnée, 
que  des  Corps  qui  ont  un  pouce  ou  un  pié  de  Diamètre;  &  vous 
pouvez  efpérer  avec  autant  de  raifon  de  produire  du  fentiment,  des 
Penfées  &  de  la  Connoiffance,  en  joignant  enfemble  de  groffes  parties 
de  matière  qui  ayent  une  certaine  figure  &  un  certain  mouvement  , 
que  par  le  moyen  des  plus  petites  parties  de  Matière  qu'il  y  ait  au 
Monde.  Ces  dernières  fe  heurtent,  fe  pouffent  &  réfiftent  l'une  à  l'au- 
tre, juftement  comme  les  plus  groffes  parties;  &  c'effc  là  tout  ce  qu'el- 
les peuvent  faire.  Par  conféquent,  li  nous  ne  voulons  pas  fuppofer  un 
Premier  Etre  qui  ait  exifté  de  toute  éternité,  la  Matière  ne  peut  ja- 
mais commencer  d'exifter.  Que  fi  nous  difons  que  la  fimple  Matière, 
deftituée  de  Mouvement,  eft  éternelle,  le  Mouvement  ne  peut  jamais 
commencer  d'exifter;  &  fi  nous  fuppofons  qu'il  n'y  a  eu  que  la  Ma- 
tière &  le  Mouvement  qui  ayent  exifté,  ou  qui  foient  éternels,  on  ne 
voit  pas  que  la  Penfée  puiilè  jamais  commencer  d'exifter.  Car  il  eft  impof- 
fible  de  concevoir  que  la  Matière ,  foit  qu'elle  fe  meuve  ou  ne  fe  meuve 
pas,  puiffe  avoir  originairement  en  elle-même,  ou  tirer,  pour  ainfi  dire, 
de  fon  fein  le  fentiment ,  la  perception  &  la  connoiffance  ;  comme  il  paroit 
évidemment  de  ce  qu'en  ce  cas-là  ce  devroit  être  une  Propriété  éternelle- 
ment 

(a)  J'appelle  Gry  J„  de  Ligne:  la  Ligne  f,  qiî'il  [croit  d'une  commodité  générale  que  tous  les 

d'u  i  Pouce  :  le  Pouce  \  .  d'un  Pié  Philosophique  :  le  iavans    s'accerdaffent  à  employer  cette  mefure 

Pié  Thih;ophique  !  d'un  Pendule ,  dont  chaque  llani  leUrs  calculs.     [  Cette  Note  eft  de  Mr. 

vibration,  dans  l'a  latitude  de  4<  dégrez,  e/l  Lccke-     Le  m°t  Gr>  eft  de  fa  façon.    Il  l'a  in- 

égale  à  une  féconde  d,  temps,  0u*  t\  de  minu-  venté  P°"r  exprimer  ;  „  de  Ligne  ,  mefure  qu» 

te.     J'ai  ajfeilé  de  me  fervir  ici  de  cette  mefure ,  jufqtffci  n'a  point  eu  de  nom,  &  qu'on  peut 

C7  de  fes parties  divifées  par  dix,  en  leur  don-  au(îl  blcn  défigner  par  ce  mot  que  par  quelque 

nant  des  noms  particuliers .  parce  que  je  croi  autre  1ue  ce  f0*'  J 


DeVExlJîence  de  Bien.  Liv.  IV.  5-17 

ment  infeparable  delà  Matière  &  de  chacune  de  fes  parues,  d'avoir  du  Ciiap.  X. 
fentiment,  de  la  perception,  &  de  la  connoiiTance.  A  quoi  l'on  pourroic 
ajouter,  qu'encore  que  l'idée  générale  &.  fpecifique  que  nous  avons  de  la 
Matière  nous  porte  à  en  parler  comme  fi  c'étoit  une  chofe  unique  en  nom- 
'bre,  cependant  toute  la  Matière  n'eit  pas  proprement  une  chofe  individuel- 
le qui  exifte  comme  un  Etre  matériel,  ou  un  Corps  fingulier  que  nouscon- 
noitlbns,ou  que  nous  pouvons  concevoir.  De  forte  que  il  la  Matière  étoit 
le  premier  Etre  éternel  penfant,  il  n'y  auroit  pas  un  Etre  unique  éternel , 
infini  &  penfant,  mais  un  nombre  infini  d'Etres  éternels,  finis,  penfans , 
qui  feroient  indépendans  les  uns  des  autres,  dont  les  forces  feroient  bornées, 
ik.  les  penfées  diftin£r.es ,  &  qui  par  conféquent  ne  pourraient  jamais  produi- 
re cet  Ordre,  cette  I  Iarmonie,  &  cette  Beauté  qu'on  remarque  dans  la  Nature. 
.Puis  donc  quc'e  Premier  Etre  doit  être  néceflairement  un  Etre  penfant ,  & 
que  ce  qui  exifte  avant  toutes  chofes ,  doit  néceflairement  contenir,  &  avoir 
actuellement ,  du  moins,  toutes  les  perfections  qui  peuvent  exilter  dans  la 
fuite;  (  car  il  ne  peut  jamais  donner  à  un  autre  des  Perfections  qu'il  n'a 
point,  ou  actuellement  en  lui-même,  ou  du  moins  dans  un  plus  haut  dé- 
gré)  il  s'enfuit  néceflairement  de  là,  que  le  premier  Etre  éternel  ne  peut 
être  la  Matière. 

§.   11.  Si  donc  il  eft  évident,  que  quelque  chofe  doit  n'cejfairctncnt  exijler    n  y  a  donc  « 
de  tente  éternité,  il  ne  l'eft  pas  moins ,   que  cette  chofe  doit  être  néceffairement  totue'rteuutc.' 
un  Etre  penfant.     Car  il  eft  aufïï  impoflible  que  la  Matière  non-penfante  pro- 
duife  un  Etre  penfant,  qu'il  eft  impofîible  que  le  Néant  ou  l'abiènce  de 
tout  Etre  pût  produire  un  Etre  pofitif ,  ou  la  Matière. 

g.  12.  Quoi  que  cette  découverte  à" un  Efprit  néceffairement  exijlant  de 
toute  .éternité  fuffilè  pour  nous  conduire  à  la  connoiiTance  de  Dieu;  puis 
qu'il  s'enfuit  de  là,  que  tous  les  autres  Etres  Intelligens,  qui  ont  un  com- 
mencement, doivent  dépendre  de  ce  Premier  Etre,  &  n'avoir  de  connoif- 
fance  &  de  puiflance  qu'autant  qu'il  leur  en  accorde;  &  que  s'il  a  produit 
ces  Etres  Intelligens,  il  a  fait  aulfi  les  parties  moins  confiderables  de  cet 
Univers,  c'eft-à-dire,  tous  les  Etres  inanimez;  ce  qui  fait  néceflairement 
connoitre  fa  toute-feience ,  fa  puiffance ,  fa  providence,  &  tous  fes  autres  at-  • 
tributs:  encore,  dis-je,  que  cela  fuftife  pour  démontrer  clairement  l'exif- 
tence  de  Dieu,  cependant  pour  mettre  cette  preuve  dans  un  plus  grand 
jour,  nous  allons  voir  ce  qu'on  peut  objeéter  pour  la  rendre  fufpecte. 

§.  13.  Premièrement,  on  dira  peut-être,  que,  bien  que  ce  foit  une  vé-  s'iieftmate- 
rité  aufli  évidente  que  la  Démoniiraiion  la  plus  certaine,  Qu'il  doit  y  avoir  Iie  '  ou  n0B* 
un  Etre  éternel,  &  que  cet  Etre  doit  avoir  de  la  ConnoiiTance;  il  ne 
s'enfuit  pourtant  pas  de  là,  que  cet  Etre  penfant  ne  puifle  être  matériel. 
Eh  bien,  qu'il  foit  matériel;  il  s'enfuivra  toujours  également  de  là,  qu'il 
y  a  un  D  1  e  u.  Car  s'il  y  a  un  Etre  éternel  qui  ait  une  feience  &  une  puif- 
fance infinie,  il  eft  certain  qu'il  y  a  un  Dieu,  foit  que  vous  fuppofiez  cet 
Etre  matériel  ou  non.  Mais  cette  fuppoiition  a  quelque  chofe  de  dange- 
reux &  d'illufoire,  fi  je  ne  me  trompe;  car  comme  on  ne  peut  éviter  defe 
rendre  à  la  Démonftration  qui  étal  lit  un  Etre  éternel  qui  a  de  la  corinoiP 
fance,  ceux  qui  Soutiennent  l'éternité  de  la  Matière,  feraient  bien  aifes 

Ttt  3  qu'on 


6iS  'DeTExijlence  de  Dieu.  Liv.  IV. 

Chap.   X.    qu'on  {leur  accordât,  que  cet  Etre  Intelligent  eft  matériel  ;  après  quoiïaif- 
fant  échapper  de  leurs  Efprits,  &  banniffant  entièrement  de  leurs  Difcours 
la  Démonftration ,  par  laquelle  on  a  prouvé  l'exiftence  néceffaire  d'un  Etre 
éternel  intelligent,  ils  viendraient  à  foûtenir  que  tout  eft  Matière,  &  par 
ce  moyen  ils  nieroient  l'exiftence  de  Dieu,  c'eft-à-dire,  d'un  Etre  éter-' 
nel ,  penfant  ;  ce  qui  bien  loin  de  confirmer  leur  Hypothefe  ne  fert  qu'à  la 
renverfer  entièrement.     Car  s'il  peut  être,  comme  ils  le  croyent,  que  la 
Matière  exifte  de  toute  éternité  fans  aucun  Etre  éternel  penfant,  il  eft  évi- 
dent qu'ils  feparent  la  Matière  &  la  Penfée,  comme  deux  chofes  qu'ils  fup- 
pofent n'avoir  enfemble  aucune  iiaifon  néceffaire;  par  où  ils. établirent, 
contre  leur  propre  penfée,  l'exiftence  néceffaire  d'un  Efprit.  éternel,  & 
non  pas  celle  de  la  Matière  ;puifque  nous  avons  déjà  prouvé  qu'on  ne  fau- 
roit  éviter  de  reconnoître  un  Etre  penfant  qui  exifte  de  toi>--e  éternité.  Si 
donc  la  Penfée  &  la  Matière  peuvent  être  feparées ,  Teseiftence  éternelle  de 
la  Matière  ne  fera  point  une  fuite  de  l'exiftence  éternelle  d'un  Etre  penfant ,  ce 
qu'ils  fuppofent  fans  aucun  fondement. 
11  n'eft  pas  ma-        §•  J4-  Mais  voyons  à  préfent  comment  ils  peuvent  fe  perfuader  à  eux- 
tenei,  i.  parce     mêmes,  &  faire  voir  aux  autres,  que  cet  Etre  éternel  penfant  eft  matériel. 
Teie.  Ma" \î"~        Premièrement,  je  voudrois  leur  demander  s'ils  croyent  que  toute  la  Ma- 
<& non-penfime.   tiere.,  c'ell-à-dire ,  chaque  partie  de  la  Matière,  penfe.     Je  fuppofe  qu'ils 
feront  difficulté  de  le  dire;  car  en  ce  cas-là  il  y  auroit  autant  d'Etres  éter- 
nels penfans ,  qu'il  y  a  de  particules  de  Matière  ;  &  par  conféquent ,  il  y 
auroit  un  nombre  infini  de  Dieux.     Que  s'ils  ne  veulent  pas  reconnoître., 
que  la  Matière    comme  Matière,  c'eft-à-dire  chaque  partie  de  Matière, 
foit  auffi  bien  penfante  qu'elle  eft  étendue ,  ils  n'auront  pas  moins  de  peine 
à  faire  fentir  à  leur  propre  Raifon,  qu'un  Etre  penfant  foit  compofé  dépar- 
ties non-penfantes ,  qu'à  lui  faire  comprendre  qu'un  Etre  étendu  foit  com- 
pofé de  parties  non  étendues. 
n  parce  qu'une         g.   if.  En  fécond  lieu,  û  toute  la  Matière  ne  penfe  pas,  qu'ils  me  di- 

Malîere^ne  peiit  knt  *'#  n'y  a  Çuatt  feui  ^tome  iuï  Penfe-  Ce  fentiment  eft  fujet  à  un  aufïï 
eue  penfante.  grand  nombre  d'abfurditez  que  l'autre;  car  ou  cet  Atome  de  Matière  eft 
feul  éternel,  ou  non.  S'il  eft  feul  éternel,  c'eft  donc  lui  feul  qui  par  fa 
penfée  ou  fa  volonté  toute-puiffante  a  produit  tout  le  refte  de  la  Matière. 
D'où  il  s'enfuit  que  la  Matière  a  été  créée  par  une  Penfée  toute-puiffante, 
ce  que  ne  veulent  point  avouer  ceux  contre  qui  je  difpute  préfentement. 
Car  s'ils  fuppofent  qu'un  feul  Atome  penfant  a  produit  tout  le  refte  de  la 
Matière,  ils  ne  fauroient  lui  attribuer  cette  prééminence  fur  aucun  autre 
fondement  que  fur  ce  qu'il  penfe  ;  ce  qui  eft  l'unique  différence  qu'onfup- 
pofe  entre  cet  Atome  &  les  autres  parties  de  la  Matière.  Que  s'ils  difent 
que  cela  fe  fait  de  quelque  autre  manière  qui  eft  audeffus  de  notre  concep- 
tion, il  faut  toujours  que  ce  foit  par  voye  de  création;  &  par-là  ils  font 
Obligez  de  renoncer  à  leur  grande  Maxime,  Rien  ne  fe  fait  de  Rien.  S'ils 
difent  que  tout  Je  refte  de  la  Matière  exifte  de  toute  éternité  auffi  bien  que 
ce  feul  Atome  penfant,  à  la  vérité  ils  difent  une  chofe  qui  n'eft  pas  tout-à- 
fait  fi  abfurde,mais  ils  l'avancent  gratis  &  fans  aucun  fondement;  car  je 
vous  prie ,  n'eft-ce  pas  bâtir  une  hvpothefe  en  l'air  fans  la  moindre  apparen- 
ce 


DeVEsiJîenceâe  Dieu.  Liv.  IV.  5"T9 

ce  de  raifon,  que  de  fuppofer  que  tonte  la  Matière  efl  éternelle,  mais  qu'il  Chap.  X, 
y  en  a  une  petite  particule  qui  furpafle  tout  le  refte  en  connoillance  & 
en  puiflance?  Chaque  particule  de  Matière ,  en  qualité  de  Matière,  ell 
capable  de  recevoir  toutes  les  mêmes  figures  &  tous  les  mêmes  mou- 
vemens  que  quelque  autre  particule  de  Matière  que  ce  puiflè  être;  & 
je  défie  qui  que  ce  foit  de  donner  à  l'une  quelque  chofe  de  plus  qu'à 
l'autre,  s'il  s'en  rapporte  précifement  à  ce  qu'il  en  penfe  en  lui-même. 

Ç.  1 6.  En  troifiéme  lieu ,  fi  donc  un  feul  Atome  particulier  ne  peut  ni.  Parce  qu*ia> 

peux 
ftK  peniaot. 

parti  qui  reite  a  prendre  à  ceux  qui  veulent  que  cet  Etre  éternel  penfant  foit 
matériel ,  c'efl  de  dire  qu'il  eft  un  certain  amas  particulier  de  Matière  jointe 
enfemble.  C'eft  là,  je  penfe,  l'idée  fous  laquelle  ceux  qui  prétendent  que 
Dieu  foit  matériel,  font  le  plus  portez  à  fe  le  figurer,  parce  que  c'eft  la 
notion  qui  leur  eft  le  plus  promptement  fuggerée  par  l'idée  commune  qu'ils 
ont  d'eux-mêmes  &  des  autres  hommes  qu'ils  regardent  comme  autant  u'E- 
tres  matériels  qui  penfent.  Mais  cette  imagination,  quoi  que  plus  naturel- 
le, n'eft  pas  moins  abfurde  que  celles  que  nous  venons  d'examiner;  car  de 
fuppofer  que  cet  Etre  éternel  penfant  ne  foit  autre  chofe  qu'un  amas  de  par- 
ties de  Matière  dont  chacune  eft  non  penfante,  c'eft  attribuer  toute  la  fageflë 
&  la  connoillance  de  cet  Etre  éternel  à  la  ûmpïe  juxtapofition  de*  Parties  qui 
le  compofent  ;  ce  qui  eft  la  chofe  du  monde  la  plus  abfurde.  Car  des  par- 
ties de  Matière  qui  ne  penfent  point,  ont  beau  être  étroitement  jointes  en- 
femble, elles  ne  peuvent  acquérir  par-là  qu'une  nouvelle  relation  locale, 
qui  confifte  dans  une  nouvelle  pofition  de  ces  différentes  parties;  &  il  n?eft 
pas  polîible  que  cela  feul  puiiïe  leur  communiquer  la  Penfée  &  la  Connoil- 
fance. 

§.'  17.  Mais  de  plus ,  ou  toutes  les  parties  de  cet  amas  de  matière  font  en  erTmouvëmenr  . 
repos ,  ou  bien  elles  ont  un  certain  mouvement  qui  fait  qu'il  penfe.  Si  cet  ou  en  iepos, 
amas  de  matière  eft  dans  un  pariait  repos,  ce  n'eft  qu'une  lourde  maffe  pri- 
vée de  toute  action,  qui  ne  peut  par  conféquent  avoir  aucun  privilège  fur 
un  Atome. 

Si  c'eft  le  mouvement  de  iès  parties  qui  le  fait  penfer,  il  s'enfuivra  de  là, 
que  toutes  fes  penfées  doivent  être  nécellairement  accidentelles  &  limitées; 
car  toutes  les  parties  dont  cet  amas  de  matière  eft  compofé,  &  qui  par  leur 
mouvement  y  produifent  la  penfee,  étant  en  elles-mêmes  &  prifes  feparé- 
ment,  deftituées  de  toute  penfée,  elles  ne  fauroient  régler  leurs  propres 
mouvemens,  &  moins  encore  être  réglées  par  les  penfées  du  Tout  qu'elles 
compofent;  parce  que  dans  cette  fuppofition,  le  Mouvemeut  devant  pré- 
céder la  penfée  &  être  par  conféquent  fans  elle,  la  penfée  n'eft  point  la  cau- 
fe,  mais  la  fuite  du  mouvement;  ce  qui  étant  pofé,  il  n'y  aura  ni  Liberté, 
ni  Pouvoir,  ni  Choix,  ni  Penfée,  ou  Action  quelconque  réglée  par  la  Raifon 
&parlaSagefle.  De  forte  qu'un  tel  Etre  penfant  ne  fera  ni  plus  parfait  ni  plus 
fagequelaiimple  Matière  toute  brute;  puifque  de  réduire  tout  à  des  mouve- 
mens accidentels  &  déréglez  d'une  Matière  aveugle,  ou  bien  à  des  penfées 

dév 


5-20  DeVExifitnce  de  Dieu.  Liv.  IV. 

Chat.   X.     dépendantes  des  mouvemens  déréglez  de  cette  même  matière,  c'eft  la  mê- 
me chofe,  pour  ne  rien  dire  des  bornes  étroites  où  fe  trouveraient  refferrées 
ces  fortes  de  penfées  &  de  connoiffances  qui  feraient  dans  une  abfoluë  dé- 
pendance du  mouvement  de  ces  différentes  parties.     Mais  quoi  que  cette 
Hypothefe  foit  fujette  à  mille  autres  abfurditez,  celle  que  nous  venons  de 
propofer  fuffit  pour  en  faire  voir  rimpoiïibilité  ,  fans  qu'il  foit  néceiTaire 
d'en  rapporter  davantage.     Car  fuppofé  que  cet  amas  de  Matière  penfant 
fût  toute  la  Matière,  ou  feulement  une  partie  de  celle  qui  compofe  cet  Uni- 
vers, il  ferait  impoiïible  qu'aucune  Particule  connût  Ton  propre  mouve- 
ment, ou  celui  d'aucune  autre  Particule,  ou  que  le  Tout  connût  le  mou- 
vement de  chaque  Partie  dont  il  ferait  compofé,  &  qu'il  pût  par  cortfé- 
quent  régler  fes  propres  penfées  ou  mouvemens,  ou  plutôt  avoir  aucune 
penfée  qui  refultat  d'un  femblable  mouvement. 
La  Matière  ne     '    §.   jg.  D'autres  s'imaginent  que  la  Matière  efl  éternelle,  quoiqu'ils  re- 
coë'eraeiieavec     connoiiïent  un  Etre  éternel,  penfant  &  immatériel.  A  la  vérité  ,  ils  ne 
un Efpiù éter.      détruifent  point  par-là  l'exiflence  d'un  Dieu,  cependant  comme  ils  lui 
ôtent  une  des  parties  de  fon  Ouvrage,  la  première  en  ordre,  &  fort  confi- 
derable  par  elle-même,  je  veux  dire  la  Création,  examinons  un  peu  ce  fen- 
timent.     11  faut,  dit-on,  reconnoitre  que  la  Matière  efl;  éternelle.  Pour- 
quoi"? Parce  que  vous  ne  fauriez  concevoir,  comment  elle  pourrait  être 
faite  de  rien.     Pourquoi  donc  ne  vous  regardez-vous  point  auffi  vous-mê- 
me comme  éternel  ?  Vous  répondrez  peut-être,  que  c'eft  à  caufe  que  vous 
avez  commencé  d'exifler  depuis  vingt  ou  trente  ans.     Mais  fi  je  vous  de- 
mande ce  que  vous  entendez  par  ce  Fous  qui  commença  alors  à  exifter, 
peut-être  ferez-vous  embarraiTé  à  le  dire.  La  Matière  dont  vous  êtes  com- 
pofé, ne  commença  pas  alors  à  exifter;  parce  que  fi  cela  étoit,  elle  ne  fe- 
rait pas  éternelle:  elle  commença  feulement  à  être  formée  &  arrangée  delà 
manière  qu'il  faut  pour  compofer  votre  Corps.     Mais  cette  difpoïition  de 
parties  n'eft  pas  Fous,  elle  ne  conflituë  pas  ce  Principe  penfant  qui  eften 
vous  &  qui  eft  vous-même;  car  ceux  à  qui  j'ai  à  faire  préfentement,  ad- 
mettent bien  un  Etre  penfant,  éternel  &  immatériel,  mais  ils  veulent  auiïî 
que  la  Matière,  quoi  que  non-penfanie ,  foit  auffi  éternelle.     Quand  eft-ce 
donc  que  ce  Principe  penfant  qui  eft  en  vous ,  a  commencé  d'exifler  ?  S'il 
n'a  jamais  commencé  d'exifter ,  ii  faut  donc  que  de  toute  éternité  vous  ayez 
été  un  Etre  penlànt;  abfurdité  que  je  n'ai  pas  befoin  de  réfuter,  jufqu'ace 
que  je  trouve  quelqu'un  qui  foit  affez  dépourvu  de  fens  pour  la  foûtenir. 
Que  fi  vous  pouvez  reconnoitre  qu'un  Etre  penfant  a  été  fait  de  rien  (  com- 
me doivent  être  toutes  les  chofes  qui  ne  font  point  éternelles)  pourquoi  ne 
pouvez-vous  pas  auffi  reconnoitre,  qu'une  égale  Puiflànce  puiffe  tirer  du 
néant  un  Etre  matériel,  avec  cette  feule  différence  que  vous  êtes  affûré  du 
premier  par  votre  propre  expérience,  &  non  pas  de  l'autre? Bien  plus  ;  on 
trouvera,  tout  bien  confideré,  qu'il  ne  faut  pas  moins  de  pouvoir  pour  créer 
un  Efprit,  que  pour  créer  la  Matière.     Et  peut-être  que  fi  nous  voulions 
nous  éloigner  un  peu  des  idées  communes,  donner  l'efforà  notre  Efprit,  & 
nous  engager  dans  l'examen  le  plus  profond  que  nous  pourrions  faire  de  la 

nature 


De  Vexiflence  de  Dieu.  L  i  v.  IV. 


5-11 


nature  des  chofes,(i)  nous  pourrions  en  venir  jufques  à  concevoir,  quoique  Chap.  X. 
d'une  manière  imparfaite,  comment  la  Matière  peut  d'abord  avoir  été 
produite,  &  avoir  commencé  d'exifter  par  le  pouvoir  de  ce  premier  Etre 
éternel,  mais  on  verroit  en  même  temps  que  de  donner  l'être  à  un  Efprit, 
c'eft  un  effet  de  cette  Puiffance  éternelle  &  infinie,  beaucoup  plus  maUifé 
à  comprendre.  (2)  Mais  parce  que  cela  m'écarteroit  peut-être  trop  des  notions 
fur  lefquelles  la  Philofophie  eft  préfentement- fondée  dans  le  Monde,  je  ne 
ferois  pas  excafable  de  m'en  éloigner  li  fort,  ou  de  rechercher  autant  que 
la  Grammaire  le  pourroit  permettre,  fi  dans  le  fond  l'Opinion  communé- 
ment établie  eft  contraire  à  ce  fentiment  particulier,  j'aurais  tort,  dis-je, 
de  m'engager  dans  cette  difculfion,  fur-tout  dans  cet  endroit  de  la  Terre  où 
la  Doélrine  reçue  eft  affez  bonne  pour  mon  deffein ,  puifqu'elle  pofe  com- 
me 


(1)  11  y  a ,  mot  pour  mot ,  dans  l' Anglois , 
Sons  pourrions  être  capalles  de  vifer  à  quelque 
conception  obfcure  &  confufe ,  de  la  manière 
dont  la  Matière  pourroit  d'abord  avoir  été  pro- 
duite i  &C.  we  might  be  able  to  aim  at  fome  dim 
and  feeming  conception  hou  Mxtter  might  at 
firft  be  made.  Comme  je  n'entendois  pas  fort 
bien  ces  mots ,  dim  andfecmtng  conception  ,  que 
je  n'entens  pas  mieux  encore  ,  je  mis  à  la  pla- 
ce,  quoi  que  d'Une  manière  imparfaite:  traduc- 
tion un  peu  libre  que  Mr.  Locke  ne  defaprou- 
va  point ,  parce  que  dans  le  fond  elle  rend  af- 
fez  bien  la  penfée. 

(1)  Ici  Mr  Locke  excite  notre  curiofité, 
fans  vouloir  la  fatisraire.  Bien  des  gens  s'etant 
imaginez  qu'il  m'avoit  communiqué  cette  ma- 
nière d'expliquer  la  création  delà  Matière,  me 
prièrent  peu  de  temps  après  que  ma  Traduc- 
tion eut  vu  le  jour,  de  leur  en  faire  part  ;  mais 
je  fus  obligé  de  leur  avouer  que  M.  Locke 
m'en  avoit  fait  un  fecret  à  moi-même.  Enfin 
long-temps  après  fa  mort,  M.  le  Chevalier 
Ne-^ton  ,  à  qui  je  parlai  par  hazard  ,  de  cet  en 
droit  du  Livre  de  M.  Locke,  me  découvrit 
tout  le  myftere.  Souriant  il  me  dit  d'abord 
que  c'étoit  lui-même  qui  avoit  imaginé  cette 
manière  d'expliquer  la  création  de  la  Matière, 
que  la  penfée  lui  en  étoit  venue  dans  l'efprit 
un  jour  qu'il  vint  à  tomber  fur  cette  Queftion 
avec  M.  Locke  &  un  Seigneur  Anglois*.  Et 
voici  comment  il  leur  expliqua  fa  penfée.  On 
pourroit  ,  dit-il  ,  fe  former  en  quelque  manière 
une  idée  de  la  création  de  la  Matière  in  fuppo- 
fant  que  Dieu  eut  empêché  par  fa  puiffance  que 
rien  ne  put  entrer  dans  une  certaine  tortion  de 
l'Efpace  pur ,  qui  de  fa  nature  efl  pêne  trahie ,  éter- 
nel ,  néceffa,re ,  infini ,  car  des  là  celte  portion 

*  Le  feu  Comte  de  Pembrck' ,  mort  au  mois  de 
Février  de  la  pieleme  année  J733. 


d'Efpace  aurait  l'impénétrabilité ,  l'une  des  qua'i- 
tez.  ejjestielles  À  la  Matière:  c  comme  l'Efpace 
pur  eft  abfolument  uniforme ,  on  n'a  qu'à  fuppoftr 
que  Dieuauroit  communiqué  cette  efpece  d'impéné- 
trabilité à  une  autre  pareille  portion  de  l'Efpa- 
ce, ejr  cela  nous  donntroit ,  en  quelque  forte,  une 
idée  de  la  mobilité  de  la  Matière,  autre  Qualité 
qui  lui  eft  aujfî  trh-effentielle.  Nous  voila  main- 
tenant délivrez  de  l'embarras  de  chercher  ce 
que  M.  Locke  avoit  trouvé  bon  de  cacher  à 
les  Lecteurs:  car  c'eft  là  tout  ce  qui  lui  a  don- 
né occafion  de  nous  dire ,  que  fi  nous  voulions 
donner  l'ejfor  à  notre  Efprit ,  nous  pourrions  con- 
cevoir, quoi  que  d'une  manière  imparjaite,  com- 
ment la  Matière  pourroit  d'abord  avoir  été  pro- 
duite,  &c.  Pour  moi  ,  s'il  m'eft  permis  de 
dire  librement  ma  penfée  ,  je  ne  vois  pas 
comment  ces  deux  fuppofitions  peuvent  con- 
tribuer à  nous  faire  concevoir  la  création  de 
la  Matière.  A  mon  fens ,  elles  n'y  contribuent 
non  plus  qu'un  Pont  contribue  à  rendre  l'eau 
qui  coule  immédiatement  deiTous,  impénétrable 
à  un  Boulet  de  canon ,  qui  venant  à  tomber 
perpendiculairement  d'une  hauteur  de  vingt 
ou  trente  toifes  fur  ce  Pont  y  eft  arrêté  fans 
pouvoir  pafler  à  travers  pour  entrer  dans  l'eau 
qui  coule  directement  deffous.  Car  dans  ce 
cas-là,  l'Eau  refte  liquide.  &  pénétrable  à  ce 
Boulet,  quoique  la  folidité  du  Pont  empêche 
que  le  boulet  ne  tombe  dans  l'Eau.  De  mê- 
me, la  Puiffance  de  Dieu  peut  empêcher  que 
rien  n'entre  dans  une  certaine  portion  d'Efpa- 
ce:  mais  elle  ne  change  point,  par  la,  la  na- 
ture de  cette  portion  d'Efpace  ,  qui  reftant 
toujours  pénétrable ,  comme  toute  autre  por- 
tion d'Efpace ,  n'acquiert  point  en  cor.féquencc 
de  cet  obftacle,  le  moindre  degré  de  l'impé- 
nétrabilité qui  eft  effentielle  à  la  Matière ,  &c. 


Vvv 


$zz  DeVExiJience  de  Dieu.  Liv.  IV. 

C  K  A  p.  X.  me  une  chofe  indubitable,  que  fi  l'on  admet  une  fois  la  Création  ou  le  com- 
mencement de  quelque  Substance  que  ce  foit ,  tirée  du  Néant,  on 
peut  fuppofer,  avec  la  même  facilité,  la  Création  de  toute  autre  Subftan- 
ce ,  excepté  le  Créateur  lui-même. 

§.   19.  Mais,  direz-vous,  n'eft-il  pas  impofïible  d'admettre,  qiïuxe  cho- 
jg  ait  été  faite  de  rien ,  puifque  nous  ne  {aurions  le  concevoir  ?  Je  répons  que 
non.     Premièrement ,  parce  qu'il  n'eil  pas  raifonnable  de  nier  la  Puiflance 
d'un  Etre  infini,  fous  prétexte  que  nous  ne  faurions  comprendre  fes  opéra- 
tions. Nous  ne  refufons  pas  de  croire  d'autres  effets  fur  ce  fondement  que 
nous  ne  faurions  comprendre  la  manière  dont  ils  font  produits.     Nous  ne 
faurions  concevoir  comment  quelque  autre  chofe  que  l'impulfion  d'un  Corps 
peut  mouvoir  le  Corps  ;  cependant  ce  n'eft  pas  une  raifon  fuffifante  pour 
nous  obliger  à  nier  que  cela  fe  puiffe  faire,  contre  l'Expérience  confiante 
que  nous  en  avons  en  nous-mêmes ,  dans  tous  les  mouveinens  volontaires 
qui  ne  font  produits  en  nous,  que  par  l'action  libre,  ou  la  feule  penfée  de 
notre  Efprit  :  mouvemens  qui  ne  font  ni  ne  peuvent  être  des  effets  de  l'im- 
pulfion ou  de  la  détermination  que  le  Mouvement  d'une  Matière  aveugle 
caufe  au  dedans  de  nos  Corps ,  ou  fur  nos  Corps  ;  car  fi  cela  étoit ,  nous 
n'aurions  pas  le  pouvoir  ou  la  liberté  de  changer  cette  détermination.     Par 
exemple,  ma  main  droite  écrit,  pendant  que  ma  main  gauche  efi  en  re- 
pos: qu'eft-ce  qui  caufe  le  repos  de  l'une,  &  le  mouvement  de  l'autre?  Ce 
n'eft  que  ma  volonté ,  une  certaine  penfée  de  mon  Efprit.     Cette  penfée 
vient-elle  feulement  à  changer ,  ma  main  droite  s'arrête  aulïi-tôt,  &  la  gau- 
che commence  à  fe  mouvoir.     C'eft  un  point  de  fait  qu'on  ne  peut  nier. 
Expliquez  comment  cela   fe   fait,    rendez-le  intelligible,   &  vous  pour- 
rez par  même  moyen   comprendre   la  Création.     Car  de  dire,  comme 
font  quelques-uns  pour  expliquer  la  caufe  de  ces    mouvemens  volontai- 
res, que  l'Ame  donne   une    nouvelle  détermination  au  mouvement  des 
Efprits  animaux,  cela  n'éclaircit  nullement  la  difficulté.     C'eft  expliquer 
une  chofe  obfcure  par  une  autre  auffi   obfcure,  car  dans  cette  rencon- 
tre il   n'eft   ni  plus   ni  moins  difficile  de  changer   la  détermination  dci 
mouvement  que  de  produire  le  Mouvement  même,  parce  qu'il  faut  que 
cette  nouvelle  détermination  qui  eft  communiquée  aux  Efprits  animaux  foit 
ou  produite  immédiatement  par  la  Penfée,  ou  bien  par  quelque  autre  Corps 
que  la  Penfée  mette  dans  leur  chemin,  où  il  n'étoit  pas  auparavant,  de  for- 
te que  ce  Corps  reçoive  fon  mouvement  de  la  Penfée  ;  &  lequel  des  deux 
partis  qu'on  prenne ,  le  mouvement  volontaire  eft  aufli  difficile  à  expliquer 
qu'auparavant.  2.  D'ailleurs,  c'eft  avoir  trop  bonne  opinion  de  nous-mê- 
mes que  de  réduire  toutes  chofes  aux  bornes  étroites  de  notre  capacité  ;'& 
de  conclurre  que  tout  ce  qui  paffe  notre  comprehenfion  eft  impofïible, 
comme  fi  une  chofe  ne  pouvoit  être,  dès-là  que  nous  ne  faurions  concevoir 
comment  elle  fepeut  faire.  Borner  ce  que  Dieu  peut  faire  à  ce  que  nous 
pouvons  comprendre,  c'eft  donner  une  étendue  infinie  à  notre  comprehen- 
fion, ou  faire  Dieu  lui-même,  fini.  Mais  fi  vous  ne  pouvez  pas  conce- 
voir les  opérations  de  votre  propre  Ame  qui  eft  finie,  de  ce  Principe  penfant 

qui 


De  V Exiftence  des  autres  Chofes.  Liv.  IV.  523 

qui  eft  au  dedans  de  vous,  ne  foyez  point  étonnez  de  ne  pouvoir,  compren-  Chap.    X, 
dre  les  opérations  de  cet  Èspr  i  t  éternel  &  infini  qui  a  fait  &  qui  gou- 
verne toutes  chofes,  &  que  les  deux  des  deux  ne  faur oient  contenir. 


CHAPITRE     XI. 

De  la  Connoijfauce  que  nous  avons  de  l'exiftence  des  autres  Chofes. 


Chap.  XI, 


§.  1.  T    A  Connoiffance  que  nous  avons  de  notre  propre  exiftence  nous     0n  ne      e 
[^  vient  par  intuition:  &  c'eft  la  Raifon  qui  nous  fait  connoître  clai-  avoir  une  con- 
rement  l'exiftence  de  Dieu,  comme  on  l'a  montré  dans  le  îutf^choftî 
Chapitre  précèdent.  9ue  p«  «>ye 

Quant  à  l'exiftence  des  autres  chofes,  on  ne  fauroit  la  connoître  que  par  e  enau°0, 
Senjation;  car  comme  l'exiftence  réelle  n'a  aucune  liaifon  néceffaire  avec 
aucune  des  Idées  qu'un  homme  a  dans  fa  mémoire,  &  que  nulle  exiftence, 
excepté  celle  de  Dieu,  n'a  de  liaifon  néceffaire  avec  l'exiftence  d'aucun 
homme  en  particulier,  il  s'enfuit  de  là  que  nul  homme  ne  peut  connoître 
l'exiftence  d'aucun  autre  Etre ,  que  Iorfque  cet  Etre  fe  fait  appercevoir  à 
cet  homme  par  l'opération  actuelle  qu'il  fait  fur  lui.  Car  d'avoir  l'idée 
d'une  chofe  dans  notre  Efprit,  ne  prouve  pas  plus  l'exiftence  de  cette  Cho- 
fe  que  le  Portrait  d'un  homme  démontre  fon  exiftence  dans  le  Monde,  ou 
que  les  vifions  d'un  fonge  établiïTent  une  véritable  Hiftoire. 

§.  z.  C'eft  donc  par  la  réception  aètuelle  des  Idées  qui  nous  viennent  de  Exemple  ia 
dehors ,  que  nous  venons  à  connoître  l'exiftence  des  autres  Chofes ,  &  à  blancheur  de  ce 
être  convaincus  en  nous-mêmes  que  dans  ce  temps-là  il  exifte  hors  de  nous  3r'"' 
quelque  chofe  qui  excite  cette  idée  en  nous ,  quoi  que  peut-être  nous  ne 
lâchions  ni  ne  confiderions  point  comment  cela  fe  fait.  Car  que  nous  ne 
connoifïïons  pas  la  manière  dont  ces  Idées  font  produites  en  nous ,  cela  ne 
diminue  en  rien  la  certitude  de  nos  Sens  ni  la  réalité  des  Idées  que  nous  re- 
cevons par  leur  moyen:  par  exemple,  Iorfque  j'écris  ceci,  le  papier  venant 
à  frapper  mes  yeux,  produit  dans  mon  Efprit  l'idée  à  laquelle  je  donne  le 
nom  de  blanc ,  quel  que  foit  l'Objet  qui  l'excite  en  moi  ;  &  par-là  je  con- 
nois  que  cette  Qualité  ou  cet  Accident,  dont  l'apparence  étant  devant  mes 
yeux  produit  toujours  cette  idée,  exifte  réellement  &  hors  de  moi.  Et 
l'aflurance  que  j'en  ai,  qui  eft  peut-être  la  plus  grande  que  je  puifie 
avoir,  &  à  laquelle  mes  Facilitez  puiffent  parvenir,  c'eft  le  témoigna- 
ge de  mes  yeux  qui  font  les  véritables  &  les  feuls  juges  de  cette  chofe; 
&  fur  le  témoignage  defquels  j'ai  raifon  de  m'appuyer,  comme  fur  une 
chofe  fi  certaine,  que  je  ne  puis  non  plus  douter,  tandis  que  j'écris  ceci,- 
que  je  vois  du  blanc  &  du  noir,  &  que  quelque  chofe  exifte  réellement 
qui  caufe  cette  fenfation  en  moi,  que  je  puis  douter  que  j'écris  ou  que 
je  remue  ma  main  ;  certitude  auffi  grande  qu'aucune  que  nous  foyions 
capables  d'avoir  fur  l'exiftence  d'aucune  chofe,  excepté  feulement  la  cer- 

Vvv  z  titude 


f*4 


De  VExiJiènce  des  autres  Chojes.  L  i  v.  I V. 


CrfAP      XI. 

Quoi  que  cala 
ne  fot  pjs  fi 
certain  que  les 
r>cmonft.-arions, 
il  peut  être  ap- 
pelle' du  nom  de 
connoiflance ,  Se 
prouve  1'exiften- 
ee  des  choies 
ioi»  de  nous. 


I.  Parce  que 
nous  ne  pou- 
tons  en  avoir 
des  Idées  qu'à 
la  faveur  des 
Sens. 


II.  Parce  que 

-,*u.x  Idées  dont 
]  une  vient  d'une 
jënfation  aâuelle, 
&  l'autre  de  la 
Mémoire,  font 
des  Perceptions 
#o«  diftmaes, 


titude  qu'un  homme  a  de  fa  propre  exiftence  &  de  celle  de  Dieu. 

§.  3.  Quoi  que  la  connoiflance  que  nous  avons,  par  le  moyen  de  nos 
Sens,  de  l'exiftence  des  chofesqui  font  hors  de  nous,  ne-foitpas  tout-à-fait 
fi  certaine  que  notre  Connoiflance  de  fimple  vue,  ou  que  les  conclufions 
que  notre  Raifon  déduit,  en  confiderant  les  idées  claires  &  abflraites  qui 
font  dans  notre  Efprit ,  c'eft  pourtant  une  certitude  qui  mérite  le  nom  de 
Conmiffance.  Si  nous  fommes  une  fois  perfuadez  que  nos  Facilitez  nous  inf- 
truifent  comme  il  faut,  touchant  l'exiftence  des  Objets  par  qui  elles  font 
affectées ,  cette  aflurance  ne  fauroit  paflér  pour  une  confiance  mal  fondée; 
car  je  ne  croi  pas  que  perfonne  puifle  être  ferieufement  fi  Sceptique  que 
d'être  incertain  de  l'exiftence  des  chofes  qu'il  voit  &  qu'il  fent  actuelle- 
ment.    Du  moins,  celui  qui  peut  porter  fes  doutes  fi  avant,  (quelles  que 
foient  d'ailleurs  fes  propres  penfées  )  n'aura  jamais  aucun  différend  avec  moi, 
puifqu'il  ne  peut  jamais  être  afluré  que  je  dife  quoi  que  ce  foit  contre  fon 
ilntiment.     Pour  ce  qui  eft  de  moi ,  je  croi  que  Dieu  m'a  donné  une  affez 
grande  certitude  de  l'exiftence  des  chofes  qui  font  hors  de  moi,  puifqu'en 
les  appliquant  différemment  je  puis  produire  en  moi  du  plaifir  &  de  la  dou- 
leur, d'où  dépend  mon  plus  grand  intérêt  dans  l'état  où  je  me  trouve  pré- 
fentement.     Ce  qu'il  y  a  de  certain  c'eft  que  la  confiance  où  nous  fommes 
que  nos  Facultez  ne  nous  trompent  point  en  cette  occafion,  fonde  la  plus 
grande  aflurance  dont  nous  foyions  capables  à  l'égard  de  l'exiftence  des  Etres 
matériels.     Car  nous  ne  pouvons  rien  faire  que  par  le  moyen  de  nos  Facul- 
tez ;  &  nous  ne  faurions  parler  de  la  Connoiflance  elle-même ,  que  par  le 
fecours  des  Facultez  qui  foient  propres  à  comprendre  ce  que  c'eft  que  Con- 
noiflance.    Mais  outre  l'aflurance  que  nos  Sens  eux-mêmes  nous  donnent, 
qu'ils  ne  fe  trompent  point  dans  le  rapport  qu'ils  nous  font  de  l'exiftence 
des  chofes  extérieures,  par  les  impreflions  actuelles  qu'ils  en  reçoivent,  nous 
fommes  encore  confirmez  dans  cette  aflurance  par  d'autres  raifons  qui  con- 
courent à  l'établir. 

§.  4.  Premièrement,  il  eft  évident  que  ces  Perceptions  font  produites 
en  nous  par  des  Caufes  extérieures  qui  affectent  nos  Sens  ;  parce  que  ceux 
qui  font  deftituez  des  Organes  d'un  certain  Sens,  ne  peuvent  jamais  faire 
que  les  Idées  qui  appartiennent  à  ce  Sens,  foient  actuellement  produites 
dans  leur  Efprit.  C'eft  une  vérité  fi  manifefte,  qu'on  ne  peut  la  révoquer 
en  doute  ;  &  par  conféquent,  nous  ne  pouvons  qu'être  affûrez  que  ces  Per- 
ceptions nous  viennent  dans  l'Efprit  par  les  Organes  de  ce  Sens,&  non  par 
aucune  autre  voye.  Il  eft  vifible  que  les  Organes  eux-mêmes  ne  les  produi- 
fent  pas;  car  fi  cela  étoit ,  les  yeux  d'un  homme produiroient  des  Couleurs 
dans  les  Ténèbres ,  &  fon  nez  fentiroit  des  Rofes  en  hyver.  Mais  nous  ne 
voyons  pas  que  perfonne  acquière  le  goût  des  Ananas  ,  avant  qu'il  aille  aux 
Indes  où  fe  trouve  cet  excellent  Fruit,  &  qu'il  en  goûte  actuellement. 

§.  5.  En  fécond  lieu,  ce  qui  prouve  que  ces  Perceptions  viennent  d'une 
caufe  extérieure,  c'eft  que  j'éprouve  quelquefois,  que  je  ne  faurois  empêcher 
quelles  ne  foient  produites  dans  mon  Efprit.  Car  encore  que,  lorfque  j'ai  les 
yeux  fermez  ou  que  je  fuis  dans  une  Chambre  obfcure ,  je  puiffe  rappeller 

dans 


De  l'Exiftence  des  autres  Chofes.  Liv.  I V.  '^25 

dans  mon  Efprit,  quand  je  veux,  les  idées  de  la  Lumière  ou  du  Soleil  y  que  Chap.  XI 
des  fenfations  précédentes  avoient  placé  dans  ma  Mémoire, &  que  jepuif- 
fe  quitter  ces  idées,  quand  je  veux,  &  me  représenter  celle  de  l'odeur  d'une 
Rofe,  ou  du  goût  du  fucre;  cependant  fi  à  midi -je  tourne  les  yeux  vers  le 
Soleil,  je  ne  faurois  éviter  de  recevoir  les  idées  que  la  Lumière  ou  le  Soleil 
produit  alors  en  moi.     De  forte  qu'il  y  a  une  différence  vifible  entre  les 
idées  qui  s'introduifent  par  force  en  moi,  &  que  je  ne  puis  éviter  d'avoir, 
&  celles  qui  font  comme  en  referve  dans  ma  Mémoire,  fur  lefquelles ,  fup- 
pofé  qu'elles  ne  fuiïënt  que  là,  j'auroisconflamment  le  même  pouvoir  d'en 
difpofer  &  de  les  laifler  à  l'écart,  félon  qu'il  m'en  prendrait  envie.     Et  par 
conféquent  il  faut  qu'il  y  ait  néceffairement  quelque  caufe  extérieure,  & 
l'impreffion  vive  de  quelques  Qbjets  hors  de  moi  dont  je  ne  puis  furmonter 
l'efficace,  qui  produifent  ces  Idées  dans  mon  Efprit,  foit  que  je  veuille  ou 
non.     Outre  cela,  il  n'y  a  perfonne  qui  ne  fente  en  lui-même  la  différen- 
ce qui  fe  trouve  entre  contempler  le  Soleil ,  félon  qu'il  en  a  l'idée  dans  fa 
Mémoire,  &  le  regarder  actuellement  :  deux  chofes  dont  la  perception  efr. 
fi  diftincle  dans  fon  Efprit  que  peu  de  fes  Idées  font  plus  diftincles  l'une  de 
l'autre.     Il  connoit  donc  certainement  qu'elles  ne  font  pas  toutes  deux  un 
effet  de  fa  Mémoire,  ou  des  productions  de  fon  propre  Efprit,  &  de  pures 
fantaifies  formées  en  lui-même  ;  mais  que  la  vûë  actuelle  du  Soleil  eil  pro- 
duite par  une  caufe  qui  exifle  hors  de  lui. 

§.  6.  En    troifiéme   lieu,  ajoutez  à   cela,   que  plujîeurs  de  ces   Idées  in.  Parce  <ja« 
font  produites  en  nous  avec  douleur  ;  quoi  quenfuite  nous  nous    en  fouvenions  1?  p!aifir  ou  ]a 
fans    rejfentir   la  moindre   incommodité.     Ainfi,   un    fentiment   défagréable  comparent' une 
de  chaud  ou  de  froid  ne  nous  caufe  aucune  fàcheufe  imprefîion,   lorf-  fenfn4cconfuel* 
que  nous  en  rappelions  l'idée  dans  notre  Efprit,  quoi  qu'il  fût  fortin-  panent  pas  ie  re- 
commode quand  nous  l'avons   fenti,    &  qu'il  le  foit  encore,    quand    il  dées^'orfqJê  les 
vient  à  nous  frapper  actuellement  une  féconde  fois  ;  ce  qui  procède  du  °biets  "teriems 
defordre  que  les  Objets  extérieurs  caufent  dans  notre  Corps  par  les  im-  °m  a  rens' 
prelTions  actuelles  qu'elles  y  font.     De  même,    nous  nous  reflbuvenons 
de  la  douleur  que  caufe  la  Faim,  la  Soif  &  le  Mal    de   tête,   fans  en 
reflentir  aucune  incommodité;  cependant,    ou   ces    différentes   douleurs 
devraient  ne  nous  incommoder  jamais  ,  ou  bien  nous  incommoder  cons- 
tamment toutes   les   fois  que  nous  y  penfons  ,   fi  elles  n'étoient  autre 
chofe  que  des  idées  flottantes  dans  notre  Efprit ,    &  de  Amples   appa- 
rences qui  viendraient  occuper  notre  fantaifle,  fans  qu'il  y  eût  hors  de 
nous  aucune  chofe  réellement  exiilante   qui  nous  caufat  ces  différentes 
perceptions.     On  peut  dire  la  même  chofe  du  plaifir   qui   accompagne 
plufieurs  fenfations  actuelles;  &  quoi  que  les  Démonftrations  Mathéma- 
tiques ne  dépendent  pas   des    Sens,  cependant  l'examen  qu'on  en  fait 
par  le  moyen  des  Figures,  fert  beaucoup  à  prouver  l'évidence  de  no- 
tre vûë,  &  femble  lui  donner  une  certitude  qui  approche  de  celle  de 
la  Démonftration    elle-même.      Car   ce  ferait  une  chofe   bien    étrange 
qu'un  homme   ne  fît  pas  difficulté  de  reconnoître  que  de  deux  Angles 
d l'une  certaine  Figure  qu'il  mefUre  par  des  Lignes  «5c  des  Angles  d'une 

Vvv  3  autre 


5%6  De  VExiJlence  des  autres  Cbofes.  Liv.  IV. 

Chat.  XI.  autre  Figure,  l'un  efl  plus  grand  que  l'autre,  &  que  cependant  il  doutât 
de  l'exiftence  des  Lignes  &  des  Angles  qu'il  regarde  &  dont  il  fe  fert  ac- 
tuellement pour  mefurer  cela. 
leà&muw&?  §•  7'  En  quatrième  lieu,  nos  Sens  en  plu ficurs  cas  fe  rendent  témoi- 
gnage l'un  à  rau-  gnage  l'un  à  l'autre  de  la  vérité  de  leurs  rapports  touchant  l'exiftence  des 
des  choies  elle"  cno("es  fenfibles  qui  font  hors  de  nous.  Celui  qmvoii  le  feu,  peut  le  fen- 
ncuies.  tir ,  sll  doute  que  ce  ne  foit  autre  chofe  qu'une  fimple  imagination  ;  &  il 

peut  s'en  convaincre  en  mettant  dans  le  feu  fa  propre  main  qui  certaine- 
ment ne  pourrait  jamais  refTentir  une  douleur  fi  violente  à  l'occafion  d'u- 
ne pure  idée  ou  d'un  fimple  phantôme;  à  moins  que  cette  douleur  ne  foit 
elle-même  une  imagination ,  qu'il  ne  pourrait  pourtant  pas  rappeller  dans 
fon  Efprit,  en  fe  repréfentant  l'idée  de  la  brûlure  après  qu'elle  eft  actuel- 
lement guérie. 

Ainfi  en  écrivant  ceci  je  vois  que  je  puis  changer  les  apparences  du  Pa- 
pier, &  en  traçant  des  Lettres,  dire  d'avance  quelle  nouvelle  Idée  il  pré- 
fentera  à  l'Efprit  dans  le  moment  immédiatement  fuivant,  par  quelques 
traits  que  j'y  ferai  avec  la  plume;  mais  j'aurai  beau  imaginer  ces  traits, ils 
ne  paraîtront  point ,  fi  ma  main  demeure  en  repos ,  ou  fi  je  ferme  les  yeux, 
en  remuant  ma  main  :  &  ces  Caractères  une  fois  tracez  fnr  le  Papier  je  ne 
puis  plus  éviter  de  les  voir  tels  qu'ils  font, c'eft-à-dire ,  d'avoir  les  idées  de 
.  telles  &  telles  lettres  que  j'ai  formées.  D'où  il  s'enfuit  vifiblement  que  ce 
n'eft  pas  un  fimple  jeu  de  mon  Imagination ,  puifque  je  trouve  que  les  ca- 
ractères qui  ont  été  tracez  félon  la  fimtaifie  de  mon  Efprit,  ne  dépendent 
plus  de  cette  fantaifie ,  &  ne  ceffent  pas  d'être,  dès  que  je  viens  à  me  figu- 
rer qu'ils  ne  font  plus  ;  mais  qu'au  contraire  ils  continuent  d'affecter  mes 
Sens  conftamment  &  régulièrement  félon  la  figure  que  je  leur  ai  donnée. 
Si  nous  ajoutons  à  cela,  que  la  vue'  de  ces  caractères  fera  prononcer  à  un 
autre  homme  les  mêmes  fons  que  je  m'étois  propofé  auparavant  de  leur  fai- 
re fignifier ,  on  n'aura  pas  grand'  raifon  de  douter  que  ces  Mots  que  j'écris, 
n'exiftent  réellement  hors  de  moi,  puisqu'ils  produifent  cette  longue  fuite 
de  fons  réguliers  dont  mes  oreilles  font  actuellement  frapées,lesquels  ne  fau- 
roient  être  un  effet  de  mon  imagination ,  &  que  ma  Mémoire  ne  pourrait 
jamais  retenir  dans  cet  ordre. 
Ce«e  certitude  §.  8-  Que  fi  après  tout  cela,  il  fe  trouve  quelqu'un  qui  foit  affez  Scepti- 
que"notrilae"t«  ie  1ue  Pour  *e  défier  de  fes  propres  Sens  &  pour  affirmer ,  que  tout  ce  que 
tequien.  nous  voyons ,  que  nous  entendons,  que  nous  fentons,  que  nous  goûtons, 

que  nous  penfons,&que  nous  faifons  pendant  tout  le  temps  que  nous  Hab- 
ilitons ,  n'eft  qu'une  fuite  &  une  apparence  trompeufe  d'un  long  fonge  qui 
n'a  aucune  réalité  ;  de  forte  qu'il  veuille  mettre  en  queftion  l'exiftence  de 
toutes  chofes,ou  la  connoiffance  que  nous  pouvons  avoir  de  quelque  chofe 
que  ce  foit,  je  le  prierai  de  confiderer  que,  fi  tout  n'eft  que  fonge,  il  ne 
fait  lui-même  autre  chofe  que  fonger  qu'il  forme  cette  Queftion,  &qu'ainfi 
il  n'importe  pas  beaucoup  qu'un  homme  éveillé  prenne  la  peine  de  lui  ré- 
pondre. Cependant,  il  pourra  fonger  s'il  veut,  que  je  lui  fais  cette  répon- 
se, Que  la  certitude  de  l'exiftence  des  Cbofes  qui  font  dans  la  Nature,étant 

une 


De  VExiflence  des  anU 'es  Chofes.  L  i  v.  I V.  517 

une  fois  fondée  fur  le  témoignage  de  nos  Sens,  elle  eflnon  feulement  aufft  Chap.  XI. 
parfaite  que  notre  Nature  peut  le  permettre,  mais  même  que  notre  condi- 
tion le  requiert.    Car  nos  Facilitez  n'étant  pas  proportionnées  à  toute  l'é- 
tendue des  Etres  ni  à  une  connoilTance  des  Chofes  claire,  parfaite, abfoluë, 
&  dégagée  de  tout  doute  &  de  toute  incertitude,  mais  à  la  confervation  de 
nos  Personnes  en  qui  elles  fe  trouvent,  telles  qu'elles  doivent  être  pour  l'u- 
fage'de  cette  vie,  elles  nous  fervent  allez  bien  dans  cette  vûë,  en  nous  don- 
nant feulement  à  connoître  d'une  manière  certaine  les  chofes  qui  font  con- 
venables ou  contraires  à  notre  Nature.  Car  celui  qui  voit  brûler  une  Chan- 
delle &  qui  a  éprouvé  la  chaleur  de  fa  flamme  en  y  mettant  le  doigt,  ne 
doutera  pas  beaucoup  que  ce  ne  foit  une  chofe  exiftante  hors  de  lui,  qui  lui 
fait  du  mal  &  lui  caufe  une  violente  douleur;   ce  qui  eft  une  allez  grande 
affurance,puifque  perfonne  ne  demande  une  plus  grande  certitude  pour  lui 
fervir  de  règle  dans  fes  actions,  que  ce  qui  eft  aufli  certain  que  les  actions 
mêmes.     Que  fi  notre  fongeur  trouve  à  propos  d'éprouver  fi  la  chaleur  ar- 
dente d'une  fournaife  n'eft  qu'une  vaine  imagination  d'un  homme  endormi, 
peut-être  qu'en  mettant  la  main  dans  cette  fournaife,  il  fe  trouvera  fi  bien 
éveillé  que  la  certitude  qu'il  aura  que  c'eft  quelque  chofe  de  plus  qu'une 
fimple  imagination  lui  paraîtra  plus  grande  qu'il  ne  voudrait.    Et  par  con- 
féquent, cette  évidence  eftauiïi  grande  que  nous  pouvons  le  fouhaiter  ;puif- 
qu'elle  ell  aulli  certaine  que  le  plaifir  ou  la  douleur  que  nous  fentons,  c'eft  - 
à-dire,  que  notre  bonheur  ou  notre  mifere,  deux  chofes  au  delà  defquelles 
nous  n'avons  aucun  intérêt  par  rapport  à  la  connoilîànce  ou  à  l'exiftence. 
Une  telle  affùrance  de  l'exiftence  des  chofes  qui  font  hors  de  nous,  fuffit 
pour  nous  conduire  dans  la  recherche  du  Bien  &  dans  la  fuite  du  Mal  qu'el- 
les caufent ,   à  quoi  fe  réduit  tout  l'intérêt  que  nous  avons  de  les  con- 
noître. 

§.  9.  Lors  donc  que  nos  Sens  introduifent  actuellement  quelque  idée  Ma!s  en«  je  sV- 
dans  notre  Efprit ,  nous  ne  pouvons  éviter  d'être  convaincus  qu'il  y  a,  alors,  dT?aPr°iraFi«>dï11 
quelque  chofe  qui  exifte  réellement  hors  de  nous,  qui  affecte  nos  Sens,  &  aftuelIe« 
qui  par  leur  moyen  fe  fait  connoître  aux  Facilitez  que  no.us  avons  d'apper- 
•  cevoir  les  Objets,  &  produit  actuellement  l'idée  que  nous  appercevons  en 
ce  temps-là  ;  &  nous  ne  faurions  nous  défier  de  leur  témoignage  jufqu'à 
douter  fi  ces  collections  d'Idées  fimples  que  nos  Sens  nous  ont  fait  voir 
unies  enfemble,  exiftent  réellement  enfemble.  Cette  connoiffance  s'étend 
aufli  loin  qne  le  témoignage  actuel  de  nos  Sens,  appliquez  à  des  Objets  par- 
ticuliers qui  les  affectent  en  ce  temps-là, mais  elle  ne  va  pas  plus  avant.  Car 
fi  j'ai  vu  cette  collection  d'Idées  qu'on  a  accoutumé  de  déflgner  par  le  nom 
d'Homme,  fi  j'ai  vu  ces  Idées  exifter  enfemble  depuis  une  minute,  &  que  je 
fois  préfentement  feul,  je  ne  faurois  être  allure  que  le  même  homme  exilte 
préfentement,  puisqu'il  n'y  a  point  de  liaifon  néceffaire  entre  fonexiftence 
depuis  une  minute,  &  fon  exiftence  d'à  préfent.  Il  peut  avoir  ceffé  d'exif- 
ter  en  mille  manières ,  depuis  que  j'ai  été  allure  de  fon  exiftence  par  le  té- 
moignage de  mes  Sens.  Que  fi  je  ne  puis  être  certain  que  le  dernier  hom- 
me que  j'ai  vu  aujourd'hui,  exilte  préfentement,  moins  encore  puis-je  l'ê- 
tre 


5z8  De  V Exijlence  des  axtres  chôfes.  Liv.  IV. 

C  H  a  r.  X I.     tre  que  celui-là  exifte  qui  a  été  plus  longtemps  éloigné  de  moi ,  &  que  je 
n'ai  point  vu  depuis  hier  ou  l'année  dernière;  &  moins  encore  puis-je  être 
afîuré  de  l'exiftence  des  perfonnes  que  je  n'ai  jamais  vues.     Ainfi,  quoi 
qu'il  foit  extrêmement  probable,qu  il  y  a  préfentement  des  millions  d'hom- 
mes actuellement  exiftans,  cependant  tandis  que  je  fuis  feul  en  écrivant  ce- 
ci, je  n'en  ai  pas  cette  certitude  que  nous  appelions  cmnoijfancc ,  à  prendre 
ce  terme  dans  toute  fa  rigueur;  quoi  que  la  grande  vraifemblance  qu'il  y  a 
à  cela  ne  me  permette  pas  d'en  douter,  &  que  je  fois  obligé  raifonnable- 
ment  de  faire  plufieurs  chofes  dans  l'aflurance  qu'il  y  a  préfentement  des 
hommes  dans  le  Monde,  &  des  hommes  même  de  ma  connoiffance  avec  qui 
j'ai  des  affaires.     Mais  ce  n'eft  pourtant  que  probabilité,  &  non  Connoif- 
fance. 
c'eâ  un»  folie         §•   IO-  D'où  nous  Pouvons  conclurre  en  paffant  quelle  folie  c'eft  à  un 
d'attendre  ùna      homme  dont  la  connoiffance  eft  fi  bornée,  &  à  qui  la  Raifon  a  été  donnée 
fat'X^uTchofe.  Pour  juoer  de  la  différente  évidence  &  probabilité  des  chofes,  &  pour  fe 
régler  fur  cela,  d'attendre  une  Démonftration  &  une  entière  certitude  fur 
des  chofes  qui  en  font  incapables,  de  refufer  fon  confentement  à  des  Propo- 
rtions fort  raifonnables ,  &  d'agir  contre  des  véritez  claires  &  évidentes, 
parce  qu'elles  ne  peuvent  être  démontrées  avec  une  telle  évidence  qui  ôte 
je  ne  dis  pas  un  fujet  raifonnable,  mais  le  moindre  prétexte  de  douter.  Ce- 
lui qui  dans  les  affaires  ordinaires  de  la  vie,  ne  voudroit  rien  admettre  qui 
ne  fût  fondé  fur  des  démonftrations  claires  &  directes,  ne  pourrait  s'afîu- 
rer  d'autre  chofe  que  de  périr  en  fort  peu  de  tems.     Il  ne  pourroit  trou- 
ver aucun  mets  ni  aucune  boiffon  dont  il  pût  hazarder  de  fe  nourrir;  &  je 
voudrois  bien  favoir  ce  qu'il  pourroit  faire  fur  de  tels  fondemens ,  qui  fût 
à  l'abri  de  tout  doute  &  de  toute  forte  d'objection. 
Vexiftence  pairie      g#   IIt  Comme  nous  connoiffons  qu'un  Objet  exifte  lorsqu'il  frappe  ac- 
«oyende'a  Mé*  tuellement  nos  Sens,  nous  pouvons  de  même  être  afïïirez  par  le  moyen  de 
.moire.  notre  Mémoire  que  les  chofes  dont  nos  Sens  ont  été  affeclez  ,  ont  exifte 

auparavant.  Ainfi ,  nous  avons  une  connoiffance  de  J'exiftence  paffée  de 
plufieurs  chofes  dont  notre  Mémoire  conferve  des  idées,après  que  nos  Sens 
nous  les  ont  fait  connoître;&  c'eft  dequoi  nous  ne  pouvons  douter  en  au-- 
cune  manière,  tandis  que  nous  nous  en  fouvenons  bien.  Mais  cette  con- 
noifTance  ne  s'étend  pas  non  plus  au  delà  de  ce  que  nos  Sens  nous  ont  pre- 
mièrement appris.  Ainfi,  voyant  de  l'eau  dans  ce  moment,  c'eft  une  vé- 
rité indubitable  à  mon  égard  que  cette  Eau  exifte;  &  fi  je  me  reffouviens 
que  j'en  vis  hier ,  cela  fera  aufïï  toujours  véritable ,  &  aulïi  long-temps  que 
ma  Mémoire  le  retiendra,  ce  fera  toujours  une  Propofition  inconteftable  à 
mon  égard  qu'il  y  avoit  de  l'Eau  actuellement  exiftante  (i)  le  iome  de  Juil- 
let de  l'an  1688-  comme  il  fera  tout  aufîi  véritable  qu'il  a  exifte  un  certain 
nombre  de  belles  couleurs  que  je  vis  dans  le  même  temps  fur  des  Bulles  qui 
fe  formèrent  alors  fur  cette  Eau.  Mais  à  cette  heure  que  je  fuis  éloigné  de 
la  vûë  de  l'Eau  &  de  ces  Bulles ,  je  ne  connois  pas  plus  certainement  que 
l'Eau  exifte  préfentement,  que  ces  Bulles  ou  ces  Couleurs  ;  parce  qu'il  n'eft 

pas 
Ci)  Ccft  en  ce  temps -là  que  Mr.  Loch  écrivoit  ceci. 


De  VExiftcnce  des  autres  Chofes.  L  i  v.  I V.  y %<) 

pas  plus  héceflâire  que  l'Eau  doive  exifter  aujourd'hui  parce  qu'elle  exiftoit  Chat.  XL 
hier ,  qu'il  eft  néceflaire  que  ces  Couleurs  ou  ces  Bulles-là  exiiîent  au- 
jourd'hui parce  qu'elles  exiftoient  hier,  quoi  qu'il  foit  infiniment  plus  pro- 
bable que  l'Eau  exifle  ;  parce  qu'on  a  obfervé  que  l'Eau  continue  long- 
temps en  exiftence,&  que  les  Bulles  qui  fe  forment  fur  l'Eau,  &  les  cou- 
leurs qu'on  y  remarque ,  difparoiffent  bientôt. 

§,   12.  J'ai  déjà  montré  quelles  idées  nous  avons  des  Efprits,  &  com- L,«'.rt<:nce  dcs 
ment  elles  nous  viennent.     Mais  quoi  que   nous  ayions  ces  Idées  dans  nouTêûecKs 
l'Efprit,  &  que  nous  fâchions  qu'elles  y  font  actuellement,  cependant  ce  P"  eiie-mèuit, 
que  nous  avons  ces  idées  ne  nous  fait  pas  connoître  qu'aucune  telle  chofe 
exifle  hors  de  nous,  ou  qu'il  y  ait  aucuns  Efprits  finis,  ni  aucun  autre 
Etre  Ipirituef  que  Dieu.    Nous  fommes  autonfez  par  h  Révélation  &  par 
plufieurs  autres  raifons  à  croire  avec  affùrance  qu'il  y  a  de  telles  créatu- 
res; mais  nos  Sens  n'étant  pas  capables  de  nous  les  découvrir,  nous  n'a- 
vons aucun  moyen  de  connoître  leurs  exiftences  particulières.     Car  nous 
ne  pouvons  non  plus  connoître  qu'il  y  ait  des  Efprits  finis  réellement  exif- 
tans  par  les  idées  que  nous  avons  en  nous-mêmes  de  ces  fortes  d'Etres, 
qu'un  homme  peut  venir  à  connoître  par  les  idées  qu'il  a  des  Fées  ou  des 
Centaures  qu'il  y  a  des  chofes  actuellement  exiltantes  ,qui  répondent  à  ces 
Idées. 

Et  par  conféquent  fur  l'exiftence  des  Efprits  aufïï  bien  que  fur  plu- 
fieurs autres  chofes  nous  devons  nous  contenter  de  l'évidence  de  la  Foi. 
Pour  des  Propofitions  univerfelles  &  certaines  fur  cette  matière  ,  elles 
font  au  delà  de  notre  portée.  Car  par  exemple,  quelque  véritable  qu'il 
puifle  être,  que  tous  les  Efprits  intelligens  que  Dieu  ait  jamais  créé, 
continuent  encore  d'exifter,  cela  ne  fauroit  pourtant  jamais  faire  partie 
de  nos  ConnoifTances  certaines.  Nous  pouvons  recevoir  ces  Propofi- 
tions &  autres  femblables  comme  extrêmement  probables  :  mais  dans 
l'état  où  nous  fommes ,  je  doute  que  nous  puilïions  les  connoître  cer- 
tainement. Nous  ne  devons  donc  pas  demander  aux  autres  des  Dé- 
monftrations ,  ni  chercher  nous-mêmes  une  certitude  univerfelle  fur  tou- 
tes ces  matières ,  où  nous  ne  fommes  capables  de  trouver  aucune  autre 
connoiflance  que  celle  que  nos  Sens  nous  fournifient  dans  tel  ou  tel  exem- 
ple particulier. 

§.    13.    D'où  il  paroit  qu'il  y  a  deux  fortes  de  Propofitions.     I.  L'u-  >i  y  a  des  Propo- 
ne  eft  de  Propofitions  qui  regardent  l'exiftence  d'une  chofe  qui  répon-  rés'  rûf  i^xWelIce' 
de  à  une   telle   idée;   comme  fi  j'ai  dans  mon   Efprit   l'idée  d'un  Êle*  9u!on ^ eift  co»- 
ph.iHt ,   d'un  Phénix,    du  Mouvement  ou  d'un  Ange,  la  première  recl 
che  qui  fe  préfente  naturellement,  c'efi,  fi  une  telle  chofe  exifle  quel- 
que part.     Et  cette  connoiflance  ne  s'étend  qu'à  des  chofes  particuliè- 
res.    Car   nulle   exiftence  de  chofes   hors  de  nous  ,    excepté  feulement 
l'exiftence  de  Dieu  ,  ne  peut  être  connue  certainement  au  delà  de  ce 
que  nos  Sens  nous  en  apprennent.     II.  Il  y  a  une  autre  forte  de  Pro- 
pofitions où  eft  exprimée   la  convenance  ou   la  disconvenance  de   nos 
Idées  abilraites  &  la  dépendance  qui  eft  entre  elles.     De  telles  Propofi- 

X  x  x  tions 


5-30 


Dt  VExijîence  des  autres  Chofes.  L  iv.  I V. 


Ckat.  XL 


On  peut  connoi- 
tre  auffi  des  Pro- 
pofitions  généra- 
les touchant  les 
Mées  abltraites. 


tions  peuvent  être  univerfeltes  &  certaines.  Ainfi,  ayant  l'idée  de  Dieu 
&  de  moi-même,  celle  de  crainte  &  d'obéijfance,  je  ne  puis  qu'être  afluré 
que  je  dois  craindre  Dieu  &  lui  obéir  :  &  cette  Propofition  fera  certaine  à 
l'égard  de  Y  Homme  en  général,  fi  j'ai  formé  une  idée  abflrake  d'une  telle 
Efpéce  dont  je  fuis  un  fujet  particulier.  Mais  quelque  certaine  que  foit 
cette  Propofition,  Les  hommes  doivent  craindre  Dieu  &  lui  obéir,  elle  ne 
me  prouve  pourtant  pas  l'exiftence  des  hommes  dans  le  Monde  ;  mais 
elle  fera  véritable  à  l'égard  de  toutes  ces  fortes  de  Créatures  dès  qu'elles 
viennent  à  exifter.  La  certitude  de  ces  Propofitions  générales  dépend  de 
la  convenance  ou  de  la  disconvenancc  qu'on  peut  découvrir  dans  ces  Idées 
abltraites.  .  ■ 

§.   14.  Dans  le  premier  cas,  notre  Connoiflance  eft  la  conféquenee  de 
l'exiftence  des  Chofes  qui  produifent  des  idées  dans  notre  Efprit  par  le  moyen 
des  Sens  ;  &  dans  le  fécond ,  notre  Connoiflance  eft  une  fuite  des  idées  qui 
(quoi  qu'elles  foient)  exiftent  dans  notre  Efprit  &  y  produifent  ces  Propo- 
fitions générales  &  certaines.    La  plupart  d'entre  elles  portent  le  nom  de 
•veniez  éternelles  ;  &  en  effet,  elles  le  font  toutes.     Ce  n'eft  pas  qu'elles 
foient  toutes  ni  aucunes  d'elles  gravées  dans  l'Ame  de  tous  les  hommes ,  ni 
qu'elles  ayent  été  formées  en  Propofitions  dans  l'Efprit  de  qui  que  ce  foit , 
jufqu'à  ce  qu'il  ait  acquis  des  idées  abltraites,  &  qu'il  les  ait  jointes  ou  fe- 
parées  par  voye  d'affirmation  ou  de  négation:  mais  par- tout  où  nous  pou- 
vons fuppofer  une  Créature  telle  que  l'homme ,  enrichie  de  ces  fortes  de  fa- 
cultez  &  par  ce  moyen  fournie  de  telles  ou  telles  idées  que  nous  avons, 
nous  devons  conclurre  que,  lorsqu'il  vient  à  appliquer  fes  penfées  à  la  con- 
fideration  de  fes  Idées  ,  il  doit  conrioître  néceflairement  la  vérité  de  certai- 
nes Propofitions  qui  découleront  de  la  convenance  ou  de  la  disconvenance 
qu'il  appercevra  dans  fes  propres  Idées.  C'eft  pourquoi  ces  Propofitions  font 
nommées  l'éritez  éternelles ,  non  pas  à  caufe  que  ce  font  des  Propofitions 
actuellement  formées  de  toute  éternité,&qui  exiftent  avant  l'Entendement 
qui  les  forme  en  aucun  temps  ,  ni  parce  qu'elles  font  gravées  dans  l'Efprit 
d'après  quelque  modèle  qui  foit  quelque  part  hors  de  l'Efprit ,  &  qui  ex- 
iftoit  auparavant  ;  mais  parce  que  ces  Propofitions  étant  une  fois  formées 
fur  des  idées  abltraites,  en  forte  qu'elles  foient  véritables,  elles  ne  peu- 
vent qu'être  toujours  actuellement  véritables,,  en  quelque  temps  que  ce 
foit,  pafle  ou  avenir,  auquel  on  fuppofe  qu'elles  foient  formées  une  autre 
fois  par  un  Efprit  en  qui  fe  trouvent  les  Idées  dont  ces  Propofitions  font 
compofées.     Car  les  noms  étant  fuppofez  fignifier    toujours   les  mêmes 
idées  ;  &  les  mêmes  idées  ayant  conftamment  les  mêmes  rapports  l'une 
avec  l'autre,  il  eft  vifible  que  des  Propofitions  qui  étant  formées  fur  des 
Idées  abftraites ,  font  une  fois  véritables ,  doivent  être  néceflairement  des 
l'éritez  éternelles. 


CHA- 


Des  Moyens  à? augmenter  notre  Connoijfance.  Liv.  IV.    5-31 

CHAPITRE      XII.  Chap.  XII, 

Des  Moyens  d'augmenter  notre  Connoijfance. 
K.  1.    f~%  'A  été  une  opinion  reçue  parmi  les  Savans ,  que  les  Maximes  *■*  çomioiflàncc 

•S  -  1        r        1  1  -rr  o  i  o    ■  ne  vient  Pas  «es 

V-/  loin  les  fondemens  de  toute  connoulance  ,Ck.  que  chaque  bcien-  Maximes, 
ce  en  particulier  eft  fondée  fur  certaines  chofes  *  déjà  connues ,  d'où  l'En-  *  ^«»ff"M« 
tendement  doit  emprunter  fes  premiers  rayons  de  lumière, &  par  où  il  doit 
fe  conduire  dans  fes  recherches  fur  les  matières  qui  appartiennent  à  cette 
Science;  c'eil  pourquoi  la  grande  routine  des  Ecoles  a  été  de  pofer,  en 
commentant  à  traiter  quelque  matière,  une  ou  plufieurs  Maximes  généra- 
les comme  les  fondemens  fur  lesquels  on  doit  bâtir  la  connoiffance  qu'on 
peut  avoir  fur  ce  fujet.  Et  ces  Doctrines  ainfi  pofées  pour  fondement  de 
quelque  Science ,  ont  été  nommées  Principes ,  comme  étant  les  premières 
chofes  d'où  nous  devons  commencer  nos  recherches,  fans  remonter  plus 
haut,  comme  nous  l'avons  déjà  remarqué. 

fi.  2.  Une  chofe  qui  apparemment  a  donné  lieu  à  cette  méthode  dans  les  De  I'°c«<>°nd« 

r       c    ■  ,   *  .    ,  ri.  /-il         r  >   n     r       t  i  •     j  cette  opinion. 

autres  Sciences ,  ç  a  ete,  je  penie,  le  bon  luççes  quelle  lemble  avoir  dans 
les  Mathématiques  qui  ont  été  ainfi  nommées  par  excellence  du  mot  Grec 
Maêv;,u-aT« ,  qui  lignifie  Chofes  apprifes ,  exactement  &  parfaitement  apprifes, 
cette  Science  ayant  un  plus  grand  degré  de  certitude,  de  clarté,  ci  d'évi- 
dence qu'aucune  autre  Science. 

§.  3.  Mais  je  croi  que  quiconque  confidérera  la  chofe  avec  foin,  avoue-  ta  connoiflince 
ra  que  les  grands  progrès  &  la  certitude  de  la  Connoiffance  réelle  où  les  p'aer"^  desTdeës 
hommes  parviennent  dans  les  Mathématiques, ne  doivent  point  être  attri-  claires  &  diftino 
buez  à  l'influence  de  ces  Principes,  &  ne  procèdent  point  de  quelque  avan-  " 
tage  particulier  que  produifent  deux  ou  trois  Maximes  générales  qu'ils  ont 
pofé  au  commencement,  mais  des  idées  claires,  diftinctes,  &  complettes 
qu'ils  ont  dans  l'Efprit,  &  du  rapport  d'égalité  &  d'inégalité  qui  eft  il  évi- 
dent entre  quelques-unes  de  ces  Idées,  qu'ils  le  connoilTent  intuitivement, 
par  où  ils  ont  un  moyen  de  le  découvrir  dans  d'autres  idées,  &  cela  fans  le 
fecours  de  ces  Maximes.  Car  je  vous  prie ,  un  jeune  Garçon  ne  peut-il 
connoitre  que  tout  fon  Corps  eft  plus  gros  que  fon  petit  doigt,  finon  en 
vertu  de  cet  Axiome,  Le  tout  efi  plus  grand  qu'une  partie ,  ni  en  être  affûré 
qu'après  avoir  appris  cette  Maxime  ?  Ou,eft-ce  qu'une  Païfanne  ne  fauroit 
connoitre  qu'ayant  reçu  un  fou  d'une  perfonne  qui  lui  en  doit  trois ,  &  en- 
core un  fou  d'une  autre  perfonne  qui  lui  doit  aulîi  trois  fous ,  le  refte  de  ces 
deux  dettes  eft  égal,  ne  peut-elle  point,  dis-je,  connoitre  cela  fans  en  dé- 
duire la  certitude  de  cette  Maxime,  que  y?  de  chofes  égales  vous  en  otez  des 
chofes  égaies,  ce  qui  refle,  efi  égal  ;  maxime  dont  elle  n'a  peut-être  jamais 
ouï  parler,  ou  qui  ne  s'eft  jamais  préfentée  à  fon  Efprit?  Je  prie  mon  Lec- 
teur de  confiderer  fur  ce  qui  a  été  dit  ailleurs ,  lequel  des  deux  eft  connu  le 
premier  &  le  plus  clairement  par  la  plupart  des  hommes,  un  exemple  par- 

Xxx  2  ticu- 


tes. 


S 3  2         Des  Moyens  d'augmenter  notre  Connoiflance.  Liv.  IV. 

C  il  a  p.  XII.  ticulier ,  ou  une  Règle  générale ,  &  laquelle  de  ces  deux  chofes  donne  naif- 
fance  à  l'autre.  Les  Règles  générales  ne  font  autre  chofe  qu'une  comparai- 
fon  de  nos  Idées  les  plus  générales  &  les  plus  abftraites  qui  font  un  Ouvrage 
de  l'Efprit  qui  les  forme  &  leur  donne  des  noms  pour  avancer  plus  aifément 
dans  fes  Raifonnemens ,  &  renfermer  toutes  fes  différentes  obfervations  dans* 
des  termes  d'une  étendue  générale,  &  les  réduire  à  de  courtes  Règles. 
Mais  la  Connoiffance  a  commencé  par  des  idées  particulières  5  c'eft,  dis- 
je,  fur  ces  idées  qu'elle  s'eft  établie  dans  l'Efprit,  quoi  que  dans  la  fuite  on 
n'y  fafTe  peut-être  aucune  reflexion;  car  il  eft  naturel  à  l'Efprit,  tou- 
jours emprelTé  à  étendre  fes  connoiiTances ,  d'affembler  avec  foin  ces 
notions  générales,  &  d'en  faire  un  jufte  ufage,  qui  eft  de  décharger, 
pai*leur  moyen,  la  Mémoire  d'un  tas  embarraffant  d'idées  particulières. 
En  effet,  qu'on  prenne  la  peine  de  confiderer  comment  un  Enfant  ou 
quelque  autre  perfonne  que  ce  foit,  après  avoir  donné  à  fon  Corps  le 
nom  de  Tout  &  à  fon  petit  doigt  celui  de  partie,  a  une  plus  grande 
certitude  que  fon  Corps  &  fon  petit  doigt,  tout  enfemble,  font  plus 
gros  que  fon  petit  doigt  tout  feul,  qu'il  ne  pouvoit  avoir  auparavant, 
ou  quelle  nouvelle  connoiffance  peuvent  lui  donner  fur  le  fujet  de  fon 
Corps  ces  deux  termes  relatifs,  qu'il  ne  puiffe  point  avoir  fans  eux? 
Ne  pourroit-il  pas  connoître  que  fon  Corps  eft  plus  gros  que  fon  pe- 
tit doigt,  fi  fon  Langage  étoit  fi  imparfait,  qu'il  n'eût  point  de  ter- 
mes relatifs  tels  que  ceux  de  Tout  &  de  partie'?  .Je  demande  encore, 
comment  eft-il  plus  certain,  après  avoir  appris  ces  mots,  que  fon  Corps 
eft  un  Tout  &  Ion  petit  doigt  une  partie ,  qu'il  n'étoit  ou  ne  pouvoit 
être  certain  que  fon  Corps  étoit  plus  gros  que  fon  petit  doigt,  avant 
que  d'avoir  appris  ces  termes?  Une  perfonne  peut  avec  autant  de  rai- 
fon  douter  ou  nier  que  ion  petit  doigt  foit  une  partie  de  fon  Corps, 
que  douter  ou  nier  qu'il  foit  plus  petit  que  fon  Corps.  De  forte  qu'on 
ne  peut  jamais  fe  fervir  de  cette  Maxime,  Le  tout  eft  plus  grand  qu'une 
partie,  pour  prouver  que  le  petit  doigt  eft  plus  petit  que  le  Corps, 
finon  en  la  propofant  fans  néeefîité  pour  convaincre  quelqu'un  d'une 
vérité  qu'il  connoit  déjà.  Car  quiconque  ne  connoit  pas  certainement 
qu'une  particule  de  Matière  avec  une  autre  particule  de  Matière  qui 
lui  eft  jointe,  eft  plus  greffe  qu'aucune  des  deux  toute  feule,  ne  fera 
jamais  capable  de  le  connoître  par  le  fecours  de  ces  deux  termes  rela- 
tifs Tout  &  partie,  dont  on  compofera  telle  Maxime  qu'on  voudra, 
it  e<î  chngîreuir         K.  4.  Mais  de  quelque  manière  que  cela  foit  dans  les  Mathématiques; 

de  bâtir  (ur  des  f,     ,-  ■  ,  1    •        1         1-  >  a  j>  t  ■ 

pr:ncipîs  gu-  qu  il  loit  plus  clair  de  dire  qu  en  otant  un  pouce  d  une  Ligne  noire 
de  deux  pouces,  &  un  pouce  d'une  Ligne  rouge  de  deux  pouces,  le 
refte  des  deux  Lignes  fera  égal,  ou  de  dire  que  fi  de  chofes  égales 
vous  en  ôtez  des  chofes  égales ,  le  refte  fera  égal  ;  je  laifle  déterminer 
à  quiconque  voudra  le  faire,  laquelle  de  ces  deux  Propofitions  eft  plus 
claire,  &  plàtût  connue,  cela  n'étant  d'aucune  importance  pour  ce  que 
j'ai  préfentem^nt  en  vûë.  Ce  que  je  dois  faire  en  cet  endroit ,  c'eft  d'exa- 
miner fi,  fuppolé  que  dans  les  Mathématiques  le  plus  prompt  moyen  de 
parvenir  à  la  Conuoiffance ,  foit  de  commencer  par  des  Maximes  généra.- 

leSj 


tuits 


.     Des  Moyens  d'augmenter  notre  Connoiffance.  Liv.  IV.        s  II 

les,  &  d'en  faire  le  fondement  de  nos  recherches,  c'eft  une  voyc  bienfûre  CiiaP.  XL 

de  regarder  les  Principes  qu'on  établit  dans  quelque  autre  Science, comme 

autant  de  véritez  inconteftables,  &  ainfi  de  les  recevoir  fans  examen,  &  d'y 

adhérer  fans  permettre  qu'ils  foient  révoquez  en  doute,  fous  prétexte  que 

les  Mathématiciens  ont  été  fi  heureux  ou  fi  fincéres  que  de  n'en  employer 

aucun  qui  ne  fut  évident  par  lui-même,  &  tout-à-fait  inconteftable.     Si 

cela  eft,  je  ne  vois  pas  ce  que  c'eft  qui  pourroit  ne    point  pafler  pour 

vérité  dans  la  Morale,  &  n'être  pas  introduit  &  prouvé  dans  la  Phy- 

fique. 

Qu'on  reçoive  comme  certain  &  indubitable  ce  Principe  de  quel- 
ques Anciens  Philofophes,  Que  tout  efl  Matière ,  &  qu'il  n'y  a  aucune 
autre  chofe  ,  il  fera  aifé  de  voir  par  les  Ecrits  de  quelques  perfonnes 
qui  de  nos  jours  ont  renouvelle  ce  Dogme,  dans  quelles  conîequences 
il  nous  engagera.  Qu'on  fuppole  avec  Pohmon  que  le  Monde  effc 
Dieu,  ou  avec  les  Stoïciens  que  c'eft  XEther  ou  le  Soleil,  ou  avec 
Anaximenès  que  c'eft  l'Air;  quelle  Théologie,  quelle  Religion,  quel 
Culte  aurons-nous  !  Tant  il  eft  vrai  que  rien  ne  peut  être  fi  dangereux 
que  des  Principes  qu'on  reçoit  fans  les  mettre  en  queftion,  ou  fans  les 
examiner  ;  &  fur-tout  s'ils  intéreffent  la  Morale  qui  a  une  fi  grande 
influence  fur  la  vie  des  hommes  &  qui  donne  un  tour  particulier  à 
toutes  leurs  actions.  Qui  n'attendra  avec  raifon  une  autre  forte  de  vie 
d'AriJIipfe  qui  faifoit  confifter  la  félicité  dans  les  Plaifirs  du  Corps, 
que  SAntiftbene  qui  foûtenoit  que  la  Vertu  fufHfoit  pour  nous  rendre 
heureux?  De  même,  celui  qui  avec  Platon  placera  la  Béatitude  dans 
la  connoiffance  de  D  i  e  u  élèvera  fon  Efprit  à  d'autres  contemplations  que 
ceux  qui  ne  portent  point  leur  vûë  au  delà  de  ce  coin  de  Terre  &  des  cho- 
fes  p'ériffables  qu'on  y  peut  poffeder.  Celui  qui  pofera  pour  Principe  avec 
Arc/jelaus,  que  le  Julie  &  l'Injufte,  l'Honnête  &  le  Deshonnête  font  uni- 
quement déterminez  par  les  Loix  ci:  non  pas  par  la  Nature,  aura  fans  doute 
d'autres  mefures  du  Bien  &  du  Mal  moral,  que  ceux  qui  reconnoiffent  que 
nous  fommes  fujets  à  des  Obligations  antérieures  à  toutes  les  Conftitutions 
humaines. 

§.  5.  Si  donc  des  Principes,  c'eft-à-dire  ceux  qui  paffent  pour  tels ,  ne     ceHviPoint 
font  pas  certains,  (  ce  que  nous  devons  connoître  par  quelque  moyen,  afin  "^'^uouvci 
de  pouvoir  diftinguerles  principes  certains  de  ceux  qui  font  douteux)  mais  ia  vente, 
le  .deviennent  feulement  à  notre  égard  par  un  confentement  aveugle  qui 
nous  les  faffe  recevoir  en  cette  qualité,  il  eft  à  craindre  qu'ils  ne  nous  éga- 
rent.    Ainfi  bien  loin  que  les  Principes  nous  conduifent  dans  le  chemin  de 
là  Vérité,  ils  ne  ferviront  qu'à  nous  confirmer  dans  l'Erreur. 

fi.  6.  Mais  'comme  la  connoiffance  de  la  certitude  des  Principes,  auffi  Maïs  ce  moyen 

,  .  J  .  ..,,,,.  ,     ,  contifte  a  com- 

bien que  de  toute  autre  vente,  dépend  uniquement  de  la  perception  que  paret  des  idées 

nous  avons  de  la  convenance  ou  de  la  difeonvenance  de  nos  Idées ,  je  fuis  '£','"  foUcs°dmj 

fur ,  que  le  moyen  d  augmenter  nos  ComioiJ/ances  n'ell  pas  de  recevoir  des  noms  fixes  & 

Principes  aveuglément  &  avec  une  foi  implicite  ;  mais  plutôt ,  à  ce  que  je  dtt«lu>n*?« 

croi ,  d'acquérir  &  de  fixer  dans  notre  Efprit  des  idées  claires ,  diftincies  & 

complètes,  autant  qu'on  peut  les  avoir,  &  de  leur  affigner  des  noms  pro- 

Xxx  3  •  pres 


534        Des  M)) ens  d'augmenter  notre  ConnoiJJance.  Liv.  IV. 

Chap.  XII.  près  &  d'une  lignification  confiante.  Et  peut-être  que  par  ce  moyen ,  fans 
nous  faire  aucun  autre  Principe  que  de  coniiderer  ces  Idées,  &  de  les  com- 
parer l'une  avec  l'autre^  en  trouvant  leur  convenance ,  leur  difeonvenance, 
ce  leurs  différens  rapports,  en  fuivant,  dis-je,  cette  feule  Règle,  nous  ac- 
querrons plus  de  vrayes  &  claires  connoilfances  qu'en  epoufant  certains  Prin- 


Lavraye  mé- 
thode d'avancer 
la  connoiflance , 
c'eitenconli.ie- 
rantnos  Idées 
abltraites. 


Tar  cette  mé- 
thode la  Morale 
peurerreportée 
à  un  plus  grand 
eu    re  d'eVidence, 


Pour  la  con- 
noiflance des 


cipes,  &  en  foûmettant  ainfi  notre  Efprit  à  la  diferetion  d'autrui. 

§.  7.  C'efl  pourquoi ,  li  nous  voulons  nous  conduire  en  ceci  félon  les  avis 
de  la  Raifon ,  il  faut  que  nous  réglions  la  méthode  que  nous  fuïvons  dans  nos  re- 
cherches fur  les  idées  que  nous  examinons ,  &  fur  la  vérité  que  nous  cherchons. 
Les  véritez  générales  &  certaines  ne  font  fondées  que  fur  les  rapports  des 
Idées  abflraites.  L'application  de  l'Efprit,  réglée  par  une  bonne  métho- 
de, &  accompagnée  d'une  grande  pénétration  qui  lui  fafle  trouver  ces  dif- 
férens  rapports,  eft  le  feul  moyen  de  découvrir  tout  ce  qui  peut  former 
avec  vérité  &  avec  certitude  des  Propofitions  générales  lur  le  fujet  de  ces 
Idées.  Et  pour  apprendre  par  quels  dégrez  on  doit  avancer  dans  cette  re- 
cherche, il  faut  s'addreiTer  aux  Mathématiciens  qui  de  commencemens  fort 
clairs  &  fort  faciles  montent  par  de  petits  dégrez  &  par  une  enchainure  con- 
tinuée de  raifonnemens,  à  la  découverte  &  à  la  démonflration  de  Véritez 
qui  paroilTent  d'abord  au  dellus  de  la  capacité  humaine.  L'Art  de  trouver 
des  preuves,  &  ces  méthodes  admirables  qu'ils  ont  inventées,  pour  démê- 
ler &  mettre  en  ordre  ces  idées  moyennes  qui  font  voir  démonftrativement 
l'égalité  ou  l'inégalité  des  Quantitez  qu'on  ne  peut  joindre  immédiatement 
enfemble,  efb  ce  qui  a  porté  leurs  connoilTances  ii  avant,  &  qui  a  produit 
des  découvertes  fi  étonnantes  &  li  inefperées.  Mais  de  favoir  fi  avec  le 
temps  on  ne  pourra  point  inventer  quelque  femblable  Méthode  à  l'égard 
des  autres  idées ,  aulii  bien  qu'à  l'égard  de  celles  qui  appartiennent  à  la  Gran- 
deur ,  c'ell  ce  que  je  ne  veux  point  déterminer.  Une  chofe  que  je  croi  pou- 
voir aflurer,  c'ell  que,  fi  d'autres  Idées  qui  font  les  eflences  réelles  aulii 
bien  que  les  nominales  de  leurs  Elpèces,  étoient  examinées  félon  la  métho- 
de ordinaire  aux  Mathématiciens ,  elles  conduiroient  nos  penftes  plus  loin 
&  avec  plus  de  clarté  &  d'évidence  que  nousne„fommes  peut-être  portez  à 
nous  le  figurer. 

%.  8-  C'efl  ce  qui  m'a  donné  la  hardieflè  d'avancer  cette  conjecture  qu'on 
a  vu  dans  le  Chapitre  III.  *  de  ce  dernier  Livre ,  favoir  ,  Que  la  Morale 
ejl  aujji  capable  de  Démonftration  que  les  Mathématiques.  Car  les  idées  fur 
qui  roule  la  Morale  ,  étant  toutes  des  Effences  réelles,  &  de  telle  nature 
qu'elles  ont  entr'elles,  fi  je  ne  me  trompe,  une  connexion  &"  une  conve- 
nance qu'on  peut  découvrir,  il  s'enfuit  de  là  qu'auiïï  avant  que  nous  pour- 
rons trouver  les  rapports  de  ces  Idées,  nous  ferons  jufque-là  en  pofTeffion 
d'autant  de  véritez  certaines ,  réelles ,  &  générales  :  &  je  fuis  fur  qu'en 
fuivant  une  bonne  méthode  on  pourrait  porter  une  grande  partie  de  la  Mo- 
rale à  un  tel  degré  d'évidence  &  de  certitude,  qu'un  homme  attentif,  & 
judicieux  n'y  pourrait  trouver  non  plus  de  fujet  de  douter  que  dans  lés  Pro- 
pofitions de  Mathématique  qui  lui  ont  été  démontrées. 

5.  9.  Mais  dans  la  recherche  que  nous  faifons  pour  perfectionner  la 

connoiflance  que  nous  pouvons  avoir  des  Subfiances,  le  manque  d'Idées 

•  né- 


Des  Moyens  d'augmenter  notre  ComioiJJ'ance.  L  i  v.  IV;        5-35- 

iléceflaires  pour  fuivre  cette  méthode  nous  oblige  de  prendre  un  tout  Ciîap.  XII. 
autre  chemin.  Ici  nous  n'augmentons  pas  notre  Connoiffance  comme  corps,  on  ne 
dans  les  Modes  (dont  les  Idées  abftraites  font  les  EiTcnces  réelles  aulii  progrès  mîV p» 
bien  que  les  nominales)  en  contemplant  nos  propres  Idées,  &  en  con-  ^"pétience. 
fiderant  leurs  rapports  &  leurs  correfpondances  qui  dans  les  Subftan- 
ces  ne  nous  font  pas  d'un  grand  fecours,  par  les  raifons  que  j'ai  pro- 
pofées  au  long  dans  un  autre  endroit  de  cet  Ouvrage.  D'où  il  s'enfuit 
évidemment,  à  mon  avis,  que  les  Subftances  ne  nous  fourniffent  pas 
beaucoup  de  Connoifiances  générales,  &  que  la  fimple  contemplation 
de  leurs  Idées  abftraites  ne  nous  conduira  pas  fort  avant  dans  la  re- 
cherche de  la  Vérité  &  de  la  Certitude..  Que  faut-il  donc  que  nous 
falTions  pour  augmenter  notre.  Connoiffance  à  l'égard  des  Etres  fub- 
ftantiels  ?  Nous  devons  prendre  ici  une  route  directement  contraire  ; 
car  n'ayant  aucune  idée  de  leurs  effences  réelles  nous  fommes  obligez 
de  confiderer  les  chofes  mêmes  telles  qu'elles  exiftent,  au  lieu  de  con- 
fulter  nos  propres  penfées.  L'Expérience  doit  m'inftruire  en  cette  oc- 
cafion  de  ce  que  la  Raifon  ne  fauroit  m'apprendre  ;  &  ce  n'eft  que 
par  des  expériences  que  je  puis  connoître  certainement  quelles  autres 
Qjialitez  coëxiftent  avec  celles  de  mon  Idée  complexe  ,  fi  par  exem- 
ple, ce  Corps  jaune,  pefant ,  fiifible,  que  j'appelle  Or,  eft  malléable,  ou 
non;  laquelle  expérience  de  quelque  manière  qu'elle  réuffiffe  fur  le 
Corps  particulier  que  j'examine,  ne  me  rend  pas  certain  qu'il  en  eft 
de  même  dans  tout  autre  Corps  jaune,  pefant,  fufible,  excepté  celui 
fur  qui  j'ai  fait  l'épreuve.  Parce  que  ce  n'eft  point  une  conféquence 
qui  découle,  en  aucune  manière,  de  mon  Idée  complexe;  la  néceffité 
ou  l'.incompatibilité  de  la  malléabilité  n'ayant  aucune  connexion  vifible 
avec  la  combinaifon  de  cette  couleur ,  de  cette  pefanteur ,  de  cette  fu- 
fibilité  dans  aucun  Corps.  Ce  que  je  viens  de  dire  ici  de  l'effence 
nominale  de  l'Or,  en  fuppofant  qu'elle  confifte  en  un  Corps  d'une  tel- 
le couleur  déterminée,  d'une  telle  pefanteur  &  fufibilité,  fe  trouvera 
véritable,  fi  l'on  y  ajoute  la  malléabilité,  la  fixité,  &  la  capacité  d'ê- 
tre dilfous  dans  VEau  Regale.  Les  raifonnemens  que  nous  déduirons 
de  ces  Idées  ne  nous  ferviront  pas  beaucoup  à  découvrir  certainement  d'au- 
tres Propriétez  dans  les  Maffes  de  matière  où  l'on'peut  trouver  toutes  cel- 
les-ci. Comme  les  autres  propriétez  de  ces  Corps  ne  dépendent  point  de 
ces  dernières,  mais  d'une effence  réelle  inconnue,  d'où  celles-ci  dépendent 
aufii ,  nous  ne  pouvons  point  les  découvrir  par  leur  moyen.  Nous  ne  fau- 
rions  aller  au  delà  de  ce  que  les  Idées  fimples  de  notre  effence  nominale  peu- 
vent nous  faire  connoître,  ce  qui  n'eft  guère  au  delà  d'elles-mêmes  ;  &  par 
conféquent,  ces  Idées  ne  peuvent  nous  fournir  qu'un  très-petit  nombre  de 
véritez  certaines,  univerfelles ,  &  utiles.  Car  ayant  trouvé  par  expérien- 
ce que  cette  pièce  particulière  de  Matière  eft  malléable  aufii  bien  que  tou- 
tes les  autres  de  cette  couleur,  de  cette  pefanteur,  &  de  cette  fufibilité, 
dont  j'aye  jamais  fait  l'épreuve,  peut-être  qu'à  préfent  la  -malléabilité  fait 
auflï  une  partie  de  mon  Idée  complexe,  une  partie  de  mon  effence  nomina- 
le de  l'Or.     Mais  quoi  que  par-là  je  faffe  entrer  dans  mon  idée  complexe  à 

lar 


^6       Des  Moyens  d'augmenter  notre  Connoifjance  Liv.  IV. 

Chap.  XII  laquelle  j'attache  le  nom  d'Or,  plus  d'idées  fimples  qu'auparavant,  cepen- 
dant comme  cette  idée  ne  renferme  pas  l'efTence  réelle  d'aucune  Efpèce  de 
Corps,  elle  ne  me  fert  point  à  connoître  certainement  le  relie  des  proprié- 
tez  de  ce  Corps ,  qu'autant  que  ces  propriétez  ont  une  connexion  viiïble 
avec  quelquft-unes  des  idées  ou  avec  toutes  les  idées  fimples  qui  conftituent 
mon  ElTence  nominale:  je  dis  connoître  certainement,  car  peut-être  qu'el- 
le peut  nous  aider  à  imaginer  par  conjecture  quelque  autre  Propriété.  Par 
exemple ,  je  ne  faurois  être  certain  par  l'idée  complexe  de  l'Or  que  je  viens 
de  propofer,  fi  l'Or  eft  fixe  ou  non,  parce  que  ne  pouvant  découvrir  au- 
cune connexion  ou  incompatibilité  néceflàire  entre  l'idée  complexe  d'un 
Corps  jauKe,  pefant ,  fufibk  &  malléable,  entre  ces  Qu  alitez  ,  dis-je,  & 
celles  de  \z  fixité,  de  forte  que  je  puiiTe  connoître  certainement ,  que  dans 
quelque  Corps  que  fe  trouvent  ces  Qualitez-là,  il  foit  allure  que  la  fixité  y 
ell  aulïi ,  pour  parvenir  à  une  entière  certitude  fur  ce  point,  je  dois  encore 
recourir  à  l'Expérience  ;&  auiîi  loin  qu'elle  s'étend,  je  puis  avoir  une  con- 
noiflance certaine ,  &  non  au  delà, 
ceiipeut  nous  g.  io.  Je  ne  nie  pas  qu'un  homme  accoutumé  à  faire  des  Expériences 
commTcUtez ,  raifonnables  &  régulières  ne  foit  capable  de  pénétrer  plus  avant  dans  lana- 
&non  unecon-    ture  des  Corps ,  &  déformer  des  conjectures  plus  juftes  fur  leurs  propriétez 

noiQance  gène-  •  r      ..  ,  r  >      •  -     r         <  •  • 

taie.  encore  inconnues ,  qu  une  perlonne  qui  n  a  jamais  fonge  a  examiner  ces 

Corps;  mais  pourtant  ce  n'eft,  comme  j'ai  déjà  dit,  que  Jugement  &  opi- 
nion ,  &  non  Connoiflance  &  certitude.     Cette  voye  d'acquérir  de  la  con- 
noiffance  fur  le  fujet  des  Subftances  &  de  l'augmenter  par  le  feul  fecours  de 
l'Expérience  &  de  l'Hifloire,  qui  eft  tout  ce  que  nous  pouvons  obtenir  de 
la  foiblelTe  de  nos  Facultez  dans  l'état  de  médiocrité  où  elles  fe  trouvent 
clans  cette  vie;  cela,  dis-je,  méfait  croire  que  la  Phyfique  n'eft  pas  capa- 
ble de  devenir  une  Science  entre  nos  mains.     Je  m'imagine  que  nous  ne 
pouvons  arriver  qu'à  une  fort  petite  connoiflance  générale  touchant  les  Ef- 
pèces  des  Corps  &  leurs  différentes  propriétez.     Quant  aux  Expériences 
&  aux  Obfervations  Hiftoriques ,  elles  peuvent  nous  fervir  par  rapporta  la 
commodité  &  à  la  fanté  de  nos  Corps,  &  par-là  augmenter  le  fonds  des 
commoditez  de  la  vie,  mais  je  doute  que  nos  talens  aillent  au  delà;  &  je 
m'imagine  que  nos  Facultez  font  incapables  d'étendre  plus  loin  nos  Con- 
noiflances. 
Nous. (brames        §•  il-  Il  eft  naturel  de  conclurre  de  là,  que,  puifque  nos  Facultez  ne 
ve'r'ierconno'f     *"ont  Pas  caPa^es  de  nous  hïis  difcernerla  fabrique  intérieure  &  les  effences 
fonces  Momies,     réelles  des  Corps,   quoi  qu'elles  nous  découvrent  évidemment  l'exiflence 
cda^Tcetre      d'un  Dieu,  &  qu'elles  nous  donnent  une  allez  grande  connoiflance  de 
vie.  nous-mêmes  pour  nous  inftruire  de  nos  Devoirs  &.  de  nos  plus  grands  inté- 

rêts, il  nous  fiéroit  bien,  en  qualité  de  Créatures  raifonnables,  d'appliquer 
les  Facultez  dont  Dieu  nous  a  enrichis ,  aux  chofes  auxquelles  elles  font  le 
plus  propres,  &  de  fuivre  la  direction  de  la  Nature,  où  il  femble  qu'elle 
veut  nous  conduire.  11  eft,  dis-je,  raifonnable  de  conclurre  de  là  que  no- 
tre véritable  occupation  confifte  dans  ces  recherches  &  dans  cette  efpèce  de 
connoiflance  qui  ell  lapins  proportionnée  à  notre  capacité  naturelle  &  d'où 
dépend  notre  plus  grand  intérêt,  je  veux  dire  notr  e  condition  dans  l'éter- 
nité. 


Des  Moyens  d'augmenter  notre  ConnoiJJance.  L  iv\  IV.      $}? 

»  àité.  Je  croi  donc  être  en  droit  d'inférer  de  là ,  que  la  Morale  eft  la  propre  Chap.  Xlî. 
Science  &  la  grande  affaire  des  hommes  en  général,  qui  font  intereflez  à  cher- 
cher le  fouverain  Bien,  &  qui  font  propres  à  cette  recherche,  comme  d'au- 
tre part  differens  Arts  qui  regardent  différentes  parties  de  la  Nature,  font  ' 
le  partage  &  le  talent  des  Particuliers,  qui  doivent  s'y  appliquer  pour  l'u- 
fage  ordinaire  de  la  vie  &  pour  leur  propre  fubfiftance  dans  ce  Monde. 
Pourvoir  d'une  manière  inconteftable  de  quelle  conféquence  peut  être  pour 
la  vie  humaine  la  découverte  &  les  propriétez  d'un  feul  Corps  naturel,  il 
ne  faut  que  jetter  les  yeux  fur  le  vafte  Continent  de  l' Amérique ,  où  l'igno- 
rance des  Arts  les  plus  utiles,  &  le  défaut  de  la  plus  grande  partie  des  corn- 
moditez  de  la  vie,  dans  un  Païs  où  la  Nature  a  répandu  abondamment  tou- 
tes fortes  de  biens,  viennent,  je  penfe,  de  ce  que  ces  Peuples  ignoroient 
ce  qu'on  peut  trouver  dans  une  Pierre  fort  commune  &  très-peu  eftimée, 
je  veux  dire  le  Fer.  Et  quelle  que  foit  l'idée  que  nous  avons  de  la  beauté 
de  notre  génie  ou  de  la  perfection  de  nos  Lumières  dans  cet  endroit  de  la 
Terre  où  la  Connoifiance  &  l'Abondance  femblent  fe  difputer  le  premier 
rang,  cependant  quiconque  voudra  prendre  la  peine  de  confiderer  la chofe 
de  près,  fera  convaincu  que  fi  l'ufage  du  Fer  étoit  perdu  parmi  nous,  nous 
ferions  en  peu  de  fiécles  inévitablement  réduits  à  la  néceffité  &  à  l'ignoran- 
ce des  anciens  Sauvages  deY  Amérique,  dont  les  talens  naturels  &  lesprovi- 
fions  néceffaires  à  la  vie  ne  font  pas  moins  confiderables  que  parmi  les  Na- 
tions les  plus  florhTantes  &  les  plus  polies.  De  forte  que  celui  qui  a  le  pre- 
mier fuit  connoître  l'ufage  de  ce  feul  Métal  dont  on  fait  ù  peu  de  cas,  peut 
être  juftement  appelle  le  Père  des  Arts  &  l'Auteur  de  l'Abondance. 

§.  12.  Je  ne  voudrois  pourtant  pas  qu'on  crût  que  je  méprife  ou  que  je     Nous  dsvons 
difluade  l'étude  de  la  Nature.     Je  conviens  fans  peine  que  la  contemplation  ^"ofhefes  sT 
de  fes  Ouvrages  nous  donne  fujet  d'admirer ,  d'adorer  &  de  glorifier  leur  des  faux  Fiin- 
Auteur,  &  que  fi  cette  étude  eft  dirigée  comme  il  faut,  elle  peut  être  d'u-  c't,cs' 
ne  plus  grande  utilité  au  Genre  Humain  que  les  Monumens  de  la  plus  infi- 
gne  Charité,  qui  ont  été  élevez  à  grands  frais  par  les  Fondateurs  des  Hôpi- 
taux.    Celui  qui  inventa  l'Imprimerie,  qui  découvrit  l'ufage  de  la  Boulîb- 
le,  ou  qui  fit  connoître  publiquement  la  vertu  &  le  véritable  ufage  du  Quin- 
quina, a  plus  contribué  à  la  propagation  de  la  Connoifiance,  à  l'avance- 
ment des  commoditez  utiles  à  la  vie,  &  a  fauve  plus  de  gens  du  tombeau 
que  ceux  qui  ont  bâti  des  Collèges,  des  (i)  Manufactures,  &  des  Hôpi- 
taux.    Tout  cequejeprétensdire,  c'efk  que  nous  ne  devons  pas  être  trop 
prompts  à  nous  figurer  que  nous  avons  acquis ,  ou  que  nous  pouvons  acqué- 
rir de  la  Connoifiance  où  il  n'y  a  aucune  connouTance  à  efpérer,  ou  bien 
.par  des  voyes  qui  ne  peuvent  point  nous  y  conduire ,  &  que  nous  ne  de- 
vrions pas  prendre  des  Syftémes  douteux  pour  des  Sciences  compîettes ,  ni 
des  notions  inintelligibles  pour  des  démonflrations  parfaites.  Surlaconnoif- 
fance  des  Corps  nous  devons  nous  contenter  de  tirer  ce  que  nous  pouvons 
des  Expériences  particulières ,  puifque  nous  ne  finirions  former  un  Syftéme 

com- 

(0  Ce  mot  lignifie  ici  le  Lieu  oùl'où  travaille.  Voi.  le  Dlîlknm'ire  de  ï  Acadmie  ira»- 

Yyy 


CliAP.XII. 


Véritable  ufage 
«lesKypotliefes. 


Avoir  des  Ide'es 
claires  &  diltinc- 
tes  avec  des 
noms  fixes  & 
trouver  d'autres 
Jdées  qui  puif- 
fent  montrer 
leur  convenance 
ou  leur  difcon- 
yenance,  ce 
font  les  moyens 
d'étendre  nos 
Coanoiflances, 


538        Des  Moyens  d'augmenter  notre  Connoiffance.  L.iv.  IV. 

complet  fur  la  découverte  de  leurs  elTences  réelles ,  &  raffembler  en  un  tas 
la  nature  &  les  propriétez  de  toute  l'Efpéce, .  Lorfquenos  recherches  rou- 
lent fur  une  coëxiflence  ou  une  impoffibilité  de  coè'xifter  que  nous  ne  fau- 
rions  découvrir  par  la  confideration  de  nos  Idées ,  il  faut  que  l'Expérience, . 
les  Obfervations  &.  l'Hiftoire  Naturelle  nous  falTent  entrer  en  détail  &  par 
le  fecours  de  nos  Sens  dans  la  connoiffance  des  Subftances  Corporelles.  Nous 
devons ,  dis-je ,  acquérir  la  connoiffance  des  Corps  par  le  moyen  de  nos  Sens , 
diverfement  occupez  à  obferver  leurs  Qualitez,  &  les  différentes  manières 
dont  ils  opèrent  l'un  fur  l'autre.  Quant  aux  Efprits  feparez  nous  ne  devons 
efpérer  d'en  favoir  que  ce  que  la  Révélation  nous  en  enfeigne.  Qui  confi- 
derera  combien  les  Maximes  générales,  les  Principes  avancez  gratuitement ,  &? 
les  Hypotbefes  faites  à  plaifîr  ont  peu  fervi  à  avancer  la  véritable  Connoiffance  , 
&  à  fatisfaire  les  gens  raifonnables  dans  les  recherches  qu'ils  ont  voulu  fai- 
re pour  étendre  leurs  lumières ,  combien  l'application  qu'on  en  a  fait  dans 
cette  vûë,  a  peu  contribué  pendant  plufieursfiéclesconfécutifs,  à  avancer  les 
hommes  dans  la  connoiffance  de  la  Phyfique ,  n'aura  pas  de  peine  à  recon-  • 
noître  que  nous  avons  fujet  de  remercier  ceux  qui  dans  ce  dernier  fiecle  ont 
pris  une  autre  route,  &  nous  ont  tracé  un  chemin,  qui,  s'il  ne  conduit  pas 
ii  aifément  à  une  docte  Ignorance,  mène  plus  fûrement  à  des  Connoiffan- 
ces  utiles.  : 

§.  13.  Ce  n'eft  pas  que  pour  expliquer  des  Phénomènes  de  la  Nature  nous 
ne  puiflions  nous  fervir  de  quelque  Hypothefe  probable,  quelle  qu'elle  foit; 
car  les  Hypothefes  qui  font  bien  faites ,  font  au  moins  d'un  grand  fecours  à  . 
la  Mémoire,  &  nous  conduifent  quelquefois  à  de  nouvelles  découvertes.  Ce  • 
que  je  veux  dire,  c'eft  que  nous  n'en  devons  embraffer  aucune  trop  promp- 
tement  (  ce  que  l'efprit  de  l'Homme  eft  fort  porté  à  faire  parce  qu'il  vou- 
droit  toujours  pénétrer  dans  les  Caufes  des  chofes ,  &  avoir  des  Principes  fur  ■ 
lefquels  il  pût  s'appuyer)  jufqu'àce  que  nous  avions  exactement  examiné  les 
cas  particuliers ,  &  fait  plufieurs  expériences  dans  la  chofe  que  nous  vou- 
drions expliquer  par  le  fecours  de  notre  Hypothefe,  &  que  nous  ayions  vu 
fi  elle  conviendra  à  tous  ces  cas;  fi  nos  Principes  s'étendent  à  tous  les  Phé- 
nomènes de  la  Nature,  &  ne  font  pas  aufli  incompatibles  avec  l'un,  qu'ils 
femblent  propres  à  expliquer  l'autre.  Et  enfin ,  nous  devons  prendre  gar- 
de, que  le  nom  de  Principe  ne  nous  faffe  illufion,  &ne  nousimpofeen  nous 
faifanc  recevoir  comme  une  vérité  inconteftable  ce  qui  n'eft  tout  au  plus 
qu'une  conjecture  fort  incertaine,  telles  que  font  la  plupart  des  Hypothefes 
qu'on  fait  dans  la  Phyfique,  j'ai  penfé  dire  toutes  fans  exception. 

§.  14.  Mais  foit  que  la  Phyfique  foit  capable  de  certitude  ou  non,  il  me 
femble  que  voici  en  abrégé  les  deux  moyens  d'étendre  notre  Connoiffance 
autant  que  nous  fommes  capables  de  le  faire. 

I.  Le  premier  eft  d'acquérir  £5?  à  établir  dans  notre  Efprit  des  Idées  déter- 
minées des  chofes  dont  nous  avons  des  noms  généraux  ou  fpecifiques ,  ou  du 
moins  de  toutes  celles  que  nous  voulons  confidérer,  £5?  fur  lefquelles  nous  voulons 
raijonner  13  augmenter  notre  Connoiffance.  Que  fi  ce  font  des  Idées  fpecifi- 
ques de  Subftances ,  nous  devons  tacher  de  les  rendre  aufii  complètes  que 
nous  pouvons  ;  par  où  j'entens  que  nous  devons  réunir  autant  d'Idées  Am- 
ples 


Des  Moyens  (Y augmenter  notre  Connoiffance.  Liv.  IV.        5^39 

pies  qui  étant  obfervées  exifter  conftamment  enfemble,  peuvent  parfaite-  Cil  AT.  XIJL 

ment  déterminer  YEfpèce;  &  chacune  de  ces  Idées  (impies  qui  conftituent 

notre  Idée  complexe,  doit  être  claire  &  diftin&è  dans  notre  Efprit.     Car 

comme  il  ell  vilible  que  notre  Connoiffance  ne  fauroit  s'étendre  au  delà  de 

nos  Idées,  tant  que  nos  idées  font  imparfaites,  confufes  ou  obfcures,  nous 

ne  pouvons  point  prétendre  avoir  une   connoiffance  certaine,  parfaite, 

ou  évidente. 

II.  Le  fécond  moyen  c'eft  Vont  de  trouver  des  Idées  moyennes  qui  nous 
ifent  faire  voir  la  convenance  ou  l'incompatibilité  des  autres  Idées  qu'on  ne 
peut  comparer  immédiatement. 

§.  15.  Que  ce  foit  en  mettant  ces  deux  moyens  en  pratique,  &  non  en  LesMathema. 
fe  repoiant  fur  des  Maximes  &  en  tirant  des  conféquences  de  quelques  Pro-  JJ^"^}^1" 
poiitions  générales ,  que  confifte  la  véritable  méthode  d'avancer  notre  Con- 
noiilance à  l'égard  des  autres  Modes,  outre  ceux  de  la  Quantité,  c'eft  ce 
qui  paroîtra  aifément  à  quiconque  fera  réflexion  fur  la  connoiffance  qu'on 
acquiert  dans  les  Mathématiques;  où  nous  trouverons  premièrement,  que 
quiconque  n'a  pas  une  idée  claire  &  parfaite  des  Angles  ou  des  Figures  fur 
quoi  il  defire  de  connoître  quelque  choie ,  eft  dès-là  entièrement  incapable 
d'aucune  connoiffance  fur  leur  fujet.  Suppofez  qu'un  homme  n'ait  pas  une 
idée  exacte  &  parfaite  d'un  Angle  droit,  d'un  Scalene  ou  d'un  Trapèze ,  il 
eft  hors  de  doute  qu'il  fe  tourmentera  en  vain  à  former  quelque  Démonftra- 
tion  fur  le  fujet  de  ces  Figures.  D'ailleurs,  il  eft  évident  que  ce  n'eft  pas 
l'iniluence  de  ces  Maximes  qu'on  prend  pour  Principes  dans  les  Mathéma- 
tiques, qui  a  conduit  les  Maîtres  de  cette  Science  dans  les  découvertes 
étonnantes  qu'ils  y  ont  faites.  Qu'un  homme  de  bon  fens  vienne  à  connoî- 
tre .aulîi  parfaitement  qu'il  eft  poilible,  toutes  ces  Maximes  dont  on  fe  fert 
généralement  dans  les  Mathématiques;  qu'il  en  confidere  l'étendue  &  les 
conféquences  tant  qu'il  voudra,  je  croi  qu'à  peine  il  pourra  jamais  venir  à 
connoître  par  leur  lècours  ;  Que  dans  un  Triangle  reffangle  le  quarré  de  VHy- 
potbenufe  efi  égal  au  quarré  des  deux  autres  cotez..  Et  lorfqu'un  homme  a  dé- 
couvert la  vérité  de  cette  Propolition,  je  ne  penfe  pas  que  ce  qui  l'a  con- 
duit dans  cette  démonftration ,  foit  la  connoiffance  de  ces  Maximes,  Le 
Tout  eft  plus  grand  que  toutes  [es  -parties  ,  & ,  Si  de  ebofes  égales  vous  en  ôlez 
des  chofes  égales ,  le  refle  fera  égal,  car  je  m'imagine  qu'on  pourroit  ruminer 
long-temps  ces  Axiomes  fans  voir  jamais  plus  clair  dans  les  Véritez  Mathé- 
matiques. Lorfque  l'Efprit  a  commencé  d'acquérir  la  connoiffance  de  ces 
fortes  de  Veritez,  il  a  eu  devant  lui  des  Objets,  &  des  vues  bien  diffé- 
rentes de  ces  Maximes ,  &  que  des  gens  à  qui  ces  Maximes  ne  font  pas  in- 
connues ,  mais  qui  ignorent  la  méthode  de  ceux  qui  ont  les  premiers  découvert 
ces  Véritez,  ne  fauroient  jamais  affez  admirer.  Et  qui  fait  û  pour  étendre 
nos  Connoiffances  dans  les  autres  Sciences,  on  n'inventera  point  tin  jour 
quelque  Méthode  qui  foit  du  même  ufage  que  Y  Algèbre  dans  les  Mathéma- 
tiques, par  le  moyen  de  laquelle  on  trouve  fi  promptement  des  Idées  de 
Quantité  pour  en  mefurer  d'autres,  dont  on  ne  pourroit  connoître  autre- 
ment l'égalité  ou  la  proportion  qu'avec  une  extrême  peine,  ou  qu'on  ne 
connoîtroit  peut-être  jamais? 

Yyy2  CHA- 


5-4o 


Atitrcf  Confiàerâîions 


«ha  r.  XIII. 


CHAPITRE.  XIII. . 


Notre  Connsif- 
fanee  eft  en  par- 
tie néceflaire  ,  & 
en  partie  volon- 
taire. 


L'application 
eft  Tolonraire  , 
mais  nous  con- 
noiflons  les 
ehofes  comme 
elles  font ,  5: 
non  comme  il 
nous  plaît. 


Autres  Confiderat ions  fur  notre  Connoiflance.  ■. 

%.  i  "r^O  tre  Connoiflance  a  beaucoup  de  conformité  avec  notre  Vûë 
■*-^   par  cet  endroit  (  auffi  bien  qu'à  d'autres  égards  )  qu'elle  n'efl , 
ni  entièrement  néceflaire ,  ni  entièrement  volontaire.  Si  notre  Connoiflan- 
ce étoit  tout-à-fait  néceflaire,  non  feulement  toute  la  connoiflance  des  hom- 
mes feroit  égale ,  mais  encore  chaque  homme  connoîtroit  tout  ce  qui  pour> 
roit  être  connu;  &  fi  la  Connoiflance  étoit  entièrement  volontaire,  il  y 
a  des  gens  qui  s'en  mettent  fi  peu  en  peine,  ou  qui  en  font  fi  peu  de  cas, 
qu'ils  en  auroient  très-peu ,  ou  n'en  auraient  abfoîument  point.     Les  hom^ 
mes  qui  ont  des  Sens ,  ne  peuvent  que  recevoir  quelques  Idées  par  leur  mo- 
yen; &  s'ils  ont  la  faculté  de  distinguer  les  Objets,  ils  ne  peuvent  qu'api 
percevoir  la  convenance  ou  la  difconvenance  que  quelques-unes  de  ces  Idées 
ont  entre  elles;  tout  de  même  que  celui  qui  a  des  yeux,  s'il  veut  les  ouvrir, 
en  plein  jour,  ne  peut  que  voir  quelques  Objets,  &  reconnoître  de  la  dif- 
férence entre  eux.     Mais  quoi  qu'un  homme  qui  a  les  yeux  ouverts  à  la  : 
Lumière,  nepuifle  éviter  de  voir,  il  y  a  pourtant  certains  Objets  vers  leA 
quels  il  dépend  de  lui  de  tourner  les  yeux,  s'il  veut.  Par  exemple,  il  peut 
avoir  à  fa  difpofition  un  Livre  qui  contienne  des  Peintures  &  des  Difcours,  . 
capables  de  lui  plairre  &  de  l'inirruire,  mais  il  peut  n'avoir  jamais  envie  de. 
l'ouvrir,  &  ne  prendre  jamais  la  peine  d'y  jetter  les  yeux  deflus.  . 

§.  2.  Une  autre  chofe  qui  eft  au  pouvoir  d'un  homme,  c'eft  qu'encore 
qu'il  tourne  quelquefois  les  yeux  vers  un  certain  objet,  il  eft  pourtant  en. 
liberté  de  le  confiderer  curieufement  &  de  s'attacher  avec  une  extrême  ap-. 
plication  à  y  remarquer  exactement  tout  ce  qu'on  y  peut  voir.     Mais  du 
refle  il  ne  peut  voir  ce  qu'il  voit,  autrement  qu'il  ne  fait.     Il  ne  dépend 
point  de  fa  Volonté  de  voir  noir  ce  qui  lui  parait /«««f ,  ni  de  fe  perfuader. 
que  ce  qui  l'échauffé  actuellement,  eft  froid.     La  Terre  ne  lui  paraîtra 
pas  ornée  de  Fleurs  ni  les  Champs  couverts  de  verdure  toutes  les  fois  qu'il, 
le  fouhaitera;  &  fi  pendant  l'hyver  il  vient  à  regarder  la  campagne,  il  ne 
peut  s'empêcher  de  la  voir  couverte  de  gelée  blanche.     Il  en  eft  juftement 
de  même  à  l'égard  de  notre  Entendement  ;  tout  ce  qu'il  y  a  de  volontaire 
dans  notre  Connoiflance,  c'eft  d'appliquer  quelques-unes  de  nos  Facultés 
à  telle  ou  à  telle  efpèce  d'Objets,  ou  de  les  en  éloigner,  &  de  confiderer 
ces  Objets  avec  plus  ou  moins  d'exactitude.     Mais  ces  Facultez  une  fois 
appliquées  à  cette  contemplation,  notre  Volonté  n'a  plus  la  puiflance  da 
déterminer  la  Connoiflance  de  l'Efprit  d'une  manière  ou  d'autre.  Cet  effet 
eft  uniquement  produit  par  les  Objets  mêmes,  jufqu'ou  ils  font  clairement 
découverts.  C'eft  pourquoi  tant  que  les  Sens  d'une  Perfonne  font  affectez 
par  des  Objets  extérieurs,  jufque-là  fon  Efprit  ne  peut  que  recevoir  les 
idées  qui  lui  font  présentées  par  ce  moyen ,  &  être  aflliré  de  l'exiitence  de 

quel- 


fur  notre  connoijfance.  Liv.  IV.  5-41 

quelque  ehofe  qui  eft  hors  de  lui  ;  &  tant  que  les  penfées  des  hommes  font  C  jup.  XIII. 

appliquées  à  confiderer  leurs  propres  idées  déterminées,  ils  ne  peuvent 

qu'obferver  en  quelque  degré  la  convenance  &  la  difconvenance  qui  fc 

peut  trouver  entre  quelques-unes  de  ces  Idées ,  ce  qui  jufque-là  eft  une 

véritable  ConnoiiTance  ;  &  s'ils  ont  des    noms  pour   délîgner  les    idées 

qu'ils  ont  ainfi  confiderées,  ils  ne  peuvent  qu'être  aiîurez  de  la  vérité 

des  Propofitions  qui  expriment  la  convenance  ou  la  difconvenance  qu'ils 

apperçoivent  entre  ces  Idées,   &  être  certainement  convaincus  de  ces 

Véritez.     Car   un   homme    ne  peut   s'empêcher  de  voir  ce  qu'il  voit , 

ni   éviter  de   connoître   qu'il   apperçoit    ce    qu'il    apperçoit   effective- . 

ment. 

Ç.   q.  Ainfi,  celui  qui   a    acquis   les  idées  des  Nombres  &   a  pris  la,  -"mp'e  dans 

•  j  j  jp     >      •  r  1  a    F         1     les  Nombres, 

peine  de  comparer,  un,  deux,  oc  trots  avec  y?*,  ne  peut  s  empêcher  de 
connoître  qu'ils  font  égaux.  Celui  qui  a  acquis  l'idée  d'un  Triangle , 
&  a  trouvé  le  moyen  de  mefurer  fes  Angles  &  leur  grandeur,  eft  af- 
fùré  que  fes  trois  Angles  font  égaux  à  deux  Droits  ;  &  il  n'en  peut 
non  plus  douter  que  de  la  vérité  de  cette  Propofuion,  //  eft  impoffible 
qtiunc  chofe  foit  &  m  foit  pas. 

De  même ,  celui  qui  a  l'idée  d'un  Etre   Intelligent ,   mais   foible   &  Et  dans  i*  Reik 
fragile,  formé  par  un  autre  dont  il  dépend,  qui  eft  éternel ,  tout-puif- £ion  ,wtuxcIJe' 
fant,  parfaitement  fage,  &  parfaitement  bon,  connoîtra  auffi  certaine- 
ment  que   l'Homme   doit   honorer  Dieu,   le   craindre,  &  lui  obe'ïr, 
qu'il  ell  affûré  que  le  Soleil   luit   quand  il  le    voit  actuellement.     Car 
s'il  a  feulement  dans  fon  Efprit  des  idées  de  ces   deux  fortes  d'Etres 
&  qu'il  veuille  s'appliquer  à  les  confiderer,   il  trouvera  auffi   certaine- 
ment que  l'Etre  inférieur ,  fini  &  dépendant  eft  dans  l'obligation  d'obeïr  à 
l'Etre  fupérieur  &  infini,  qu'il  eft  certain  de  trouver  que  trois  ,  quatre  & 
fe.pt  font  moins  que  quinze,  s'il. veut  confiderer  &  calculer  ces  Nombres} 
&  ii  ne  fauroit  être  plus  affuré  par  un  temps  ferein,  que  le  Soleil  eft  levé 
en  plein  Midi,  s'il  veut  ouvrir  fes  yeux  &  les  tourner  du  côté  de  cetAftre. 
Mais  quelque  certaines  &  claires  que  foient  ces  véritez  ,  celui  qui  ne  voudra 
jamais  prendre  la  peine  d'employer  fes  Facilitez  comme  il  devroit,  pour 
s'en  inftruire,  pourra  pourtant  en  ignorer  quelqu'une,  ou  toutes  enièm- 
ble. . 


CH-A  PITRE     XIV. 
Du  Jugement. 


CHAP.  XIV. 


§.  1.  1"  Es  Facultez  Intellectuelles  n'ayant  pas  été  feulement  données  à  Norre  connoir- 
■*-'  l'Homme  pour  la  fpeculation ,  mais  auffi  pour  la  conduite  de  fa  ^"«'/""oifs0" 
vie,  l'Homme  feroit  dans  un  trille  état ,  s'il  ne  pouvoit  tirer  du  fecours  vons  beîoinde 
pour  cette  direction  que  des  chofes  qui  font  fondées  fur  la  certitude  d'une  ^j£ue au,ie 
véritable  connoiffance  ;  car  cette  efpèce  de  connoiflance  étant  refferrée  dans 

Yyy  3  des 


-f^z  Du  Jugement.  Liv.  IV. 

Ci!  4T  XIV.  ^es  bornes  fort  étroites,  comme  nous  avons  déjà  vu,  il  fe  trouverait  fou- 
"  vent  dans  de  parfaites  ténèbres,  &  tout-à-fait  indéterminé  dans  la  plupart 
des  actions  de  fa  vie, s'il  n'avoit  rien  pour  fe  conduire  dès  qu'une  Connoif- 
fance  claire  &  certaine  viendroit  à  lui  manquer.  Quiconque  ne  voudra 
manger  qu'après  avoir  vu  démonftrativement  qu'une  telle  viande  le  nourri- 
ra, &  quiconque  ne  voudra  agir  qu'après  avoir  connu  infailliblement  que 
l'affaire  qu'il  doit  entreprendre,  fera  fuivie  d'un  heureux  fuccès,  n'aura 
guère  autre  chofe  à  faire  qu'à  fe  tenir  en  repos  &  à  périr  en  peu  de  temps. 

Quel  ufage  on  fi    2.  C'eft  pourquoi  comme  Dieu  a  expofé  certaines  chofes  à  nos  yeux 

doit  taire  de  ce  ■*  .*,         ,'  .  ,  „  ,.  t  j 

crepufcuie  ou     .  avec  une  entière  évidence,  ex;  qu  il  nous  a  donne  quelques  connoifiances 
dans*  «Monde,    certaines ,  quoi  que  réduites  à  un  très-petit  nombre ,  en  comparai/on  de  tout 
ce  que  des  Créatures  Intellectuelles  peuvent  comprendre,  &  dont  celles-là 
font  apparemment  comme  des  Avant-goûts ,  par  où  il  nous  veut  porter  à 
délirer  &  à  rechercher  un  meilleur  état  ;  il  ne  nous  a  fourni  aufli ,  par  rap- 
port à  la  plus  grande  partie  des  chofes  qui  regardent  nos  propres  intérêts, 
qu'une  lumière  obfcure  ,  &  un  iimple  crepufcuie  de  probabilité ,  fi  j'oie 
m'exprimer  ainfi ,  conforme  à  l'état  de  médiocrité  &  d'épreuve  où  il  lui  a 
plù  de  nous  mettre  dans  ce  Monde;  afin  de  réprimer  par-là  notre  préemp- 
tion &  la  confiance  exceffive  que  nous  avons  en  nous-mêmes ,  en  nous  fai- 
fant  voir  fenfiblement  par  une  Expérience  journalière  combien  notre  Efprit 
eil  borné  &  fujet  à  l'erreur  ;  Vérité  dont  la  conviction  peut  nous  être  un 
avertiffement  continuel  d'employer  les  jours  de  notre  Pèlerinage  à  chercher 
&  à  fuivre  avec  tout  le  foin  &  toute  l'induftrie  dont  nous  fommes  capables, 
le  chemin  qui  peut  nous  conduire  à  un  état  beaucoup  plus  parfait.     Car 
rien  n'eft  plus  raifonnable  que  de  penfer,  (quand  bien  la  Révélation  fe  taï- 
roit  fur  cet  article  )  que ,  félon  que  les  hommes  font  valoir  les  talens  que 
Dieu  leur  a  donné  dans  ce  Monde  ils  recevront  leur  récompenfe  fur  la  fin 
du  Jour,  lorsque  le  Soleil  fera  couché  pour  eux,  &  que  la  Nuit  aura  ter- 
miné leurs  travaux, 
te  jugement  fiip-      §.  3.  La  Faculté  que  Dieu  a  donné  à  l'homme  pour  fuppléer  au  défaut 
FalecoannoiÉnce'îe  d'une  Connoiffance  claire  &  certaine  dans  des  cas  où  l'on  ne  peut  l'obte- 
nir, c'efl  le  Jugement,  par  où  l'Efprit  fuppofe  que  fes  Idées  conviennent 
ou  disconviennent ,  ou  ce  qui  eft  la  même  chofe ,  qu'une  Propofition  efl 
vraye  ou  fauffe,  fans  appercevoir  une  évidence  démonftrative  dans  les  preu- 
ves.    L'Efprit  met  fouvent  en  ufage  ce  Jugement  par  néceffité,  dans  des 
rencontres  où  l'on  ne  peut  avoir  des  preuves  démonlfcatives  &  une  connoif- 
fance certaine  ;  &  quelquefois  auffi  il  y  a  recours  par  négligence,  faute 
d'addreffe ,  ou  par  précipitation ,  lors  même  qu'on  peut  trouver  des  preuves 
démonflratives  &  certaines.     Souvent  les  hommes  ne  s'arrêtent  pas  pour 
examiner  avec  foin  la  convenance  ou  la  disconvenance  de  deux  Idées  qu'ils 
fouhaitent  ou  qu'ils  font  intereffez  de  connoître  ;  mais  incapables  du  degré 
d'attention  qui  eft  requis  dans  une  longue  fuite  de  gradations,  ou  de  diffé- 
rer quelque  temps  à  fe  déterminer,  ils  jettent  légèrement  les  yeux  deffus, 
ou  négligent  entièrement  d'en  chercher  les  preuves  ;  &  ainfi  fans  découvrir 
la  Démonftration ,  ils  décident  de  la  convenance  ou  de  la  disconvenance  de 
deux  Idées  à  vue  de  païs,  fi  j'ofe  ainfi  dire,  &  comme  elles  paroilTent 

con- 


Du  Jugement.  Liv.  IV.  5-43 

confédérées  en  éloignement,fuppofant  qu'elles  conviennent  eu  d.'sconvien-  Chap.XIV, 
nent,  félon  qu'il  leur  paroît  plus  vraifemblable ,  après  un  û  léger  examen. 
Lorsque  cette  Faculté  s'exerce  immédiatement  fur  les  Chofes,  on  le  nom- 
me Jugement ,  &  lorsqu'elle  roule  fur  des  Véritez  exprimées  par  des  paro- 
les ,  on  l'appelle  plus  communément  Jfjentiment  ou  Dijfentimcnt  ;  &  com- 
me c'eft-là  la  voye  la  plus  ordinaire  dont  l'Efprit  a  occafion  d'employer 
cette  Faculté ,  j'en  parlerai  fous  ces  noms-là  comme  moins  fujets  à  équivo- 
que dans  notre  Langue. 

Ci.  4.,  Ainfi  l'Efprit  a  deux  Facultez  qui  s'exercent  fur  la  Vérité  &  fur  *■*  Jugement  con. 

*,    ~J—  x  •  iiite  a  préfunier 

la  T  aullete.  que  les  chofes 

La  première  eft  la  Connoiiïance  par  où  l'Efprit  apperçoit  certainement,  |™n^ïï?  c"tai* 
&efl  indubitablement  convaincu  de  la  convenance  ou  de  la  disconvenance  ?ap™«cUoâ  ans 
qui  eft  entre  deux  Idées.  cettanemeM, 

La  féconde  eft  le  Jugement  qui  confifte  à  joindre  des  Idées  dans  l'Efprit, 
bu  à  les  feparer  l'une  de  l'autre,  lorsqu'on  ne  voit  pas  qu'il  y  ait  entr 'elles 
une  convenance  ou  disconvenance  certaine , mais  qu'on  le/>r?/#;«<?,c'eft-à- 
dire,  félon  ce  qu'emporte  ce  mot,  lorsqu'on  le  prend  ainfi  avant  qu'il  pa- 
roiffe  certainement.  Et  fi  l'Efprit  unit  ou  fepare  les  Idées,  félon  qu'elles 
font  dans  la  réalité  des  chofes ,  c'eft  un  Jugement  droit. 


C    II    A    P    I    T    R    E    XV.-  Chap.  XV. 

De  la  Probabilité. 

g.  1.*  /^i  O  m  m  e  la  Démonftration  confifte  à  montrer  la  convenance  ou  La 'Probabilité  eft 
V->  la  disconvenance  de  deux  Idées,  par  l'intervention  d'une  ou.de  convenance  fur'a 
plufieurs  preuves  qui  ont  entr'elles  une  liaifon  confiante,  immuable,  &  vi-  des  preuves  qui  m 
fible;  de  môme  la  Probabilité  n'eft  autre  chofe  que  l'apparence  d'une  telle  biel^**  ultaiUl" 
convenance  ou  disconvenance  par  l'intervention  de  preuves  dont  la  conne-  ■ 
xÂon  n'eft  point  conftante  &  immuable,   ou  du  moins  n'eft  pas  apperçuë 
comme  telle,  mais  eft  ou  paroît  être  ainfi,  le  plus  fouvent,  &  fuffit  pour 
porter  l'Efprit  à  juger  que  la  Propofition  eft  vraye  ou  faufle  plutôt  que  le 
contraire.    Par  exemple,  dans  la  Démonftration  de  cette  vérité,  Les  trois 
Angles  d'un  Triangle  [ont  égaux  à  deux  Droits ,  un  homme  apperçoit  la  con- 
nexion certaine  &  immuable  d'égalité  qui  eft  entre  les  trois  Angles  d'un 
Triangle,  &  les  Idées  moyennes  dont  on  fe  fert  pour  prouver  leur  égalité  à 
deux  Droits;  &  ainfi,  par  une  connoiiïance  intuitive  de  la  convenance  ou 
de  la  disconvenance  des  Idées  moyennes  qu'on  employé  dans  chaque  degré 
de  la  déduélion,  toute  la  fuite  fe  trouve  accompagnée  d'une  évidence  qui 
montre  clairement  la  convenance  ou  la  disconvenance  de  ces  trois  Angles 
en  égalité  à  deux  Droits  :  &  par  ce  moyen  il  a  une  connoiiïance  certaine 
que  cela  eft  ainli.     Mais  un  autre  homme  qui  n'a  jamais  pris  la  peine  de 
confiderer  cette  Démonftration,  entendant  affirmer  a  un  Mathématicien, . 
homme  de  poids ,  que  les  trois  Angles  d'un  Triangle  font  égaux  à  deux 

Droits,- 


.j 44  &e  la  Probabilité.  Liv.  IV. 

.Chap.  XV.  Droits,  y  donne  Ton  confentement,  e'eft-à-dire,  le  reçoit  pour  véritable: 
■auquel  cas  le  fondement  de  fon  Affentiment,  c'efl  la  Probabilité  de  la  cho- 
fe,dont  la  preuve  ell  pour  l'ordinaire  accompagnée  de  la  vérité,  l'homme 
fur  le  témoignage  duquel  il  la  reçoit,  n'ayant  pas  accoutumé  d'affirmer 
une  chofe  qui  foit  contraire  à  fa  connoiffance  ou  au  deffus  de  fa  connoif- 
fance,  &  fur-tout  dans  ces  fortes  de  matières.  Ainfi,  ce  qui  lui  fait  don- 
ner fon  confentement  à  cette  Propofition ,  Que  les  trois  angles  d'un  Trian- 
gle font  égaux  à  deux  Droits,  ce  qui  l'oblige  à  fuppofer  de  la  convenance 
entre  ces  Idées  fans  connoitre  qu'elles  conviennent  effectivement ,  c'efl  la 
•véracité  de  celui'qui  parle,  laquelle  il  a  fouvent  éprouvée  en  d'autres  ren- 
contres ,  ou  qu'il  fuppofe  dans  celle-ci. 
ta  Probabilité  §.  2.  Parce  que  notre  Connoiffance  eft  refferrée  dans  des  bornes  fort 

fuppiée  au  défaut  étroites,  comme  on  l'a  déjà  montré,  &  que  nous  ne  fommes  pas  affez  heu- 

ae  connoiiUnce.  '  -     J  ,         ,  •    .  ,  m     v       r 

reux  pour  trouver  certainement  la  vente  en  chaque  Choie  que  nous  avons 
occafion  de  confiderer;  la  plupart  des  Propofitions  qui  font  l'objet  de  nos 
penfées ,  de  nos  raifonnemens ,  de  nos  difcours ,  &.  même  de  nos  actions , 
font  telles  que  nous  ne  pouvons  pas  avoir  une  connoiffance  indubitable  de 
leur  vérité.  Cependant,  il  y  en  a  quelques-unes  qui  approchent  fi  fort  de 
la  certitude,  que  nous  n'avons  aucun  doute  fur  leur  fujet;  de  forte  que  nous 
leur  donnons  notre  affentiment  avec  autant  d'affùrance,&  que  nous  agiffons 
avec  autant  de  fermeté  en  vertu  de  cet  affentiment ,  que  fi  elles  étoient  dé- 
montrées d'une  manière  infaillible ,  &  que  nous  en  eutîions  une  connoiffan- 
ce parfaite  &  certaine.  Mais  parce  qu'il  y  a  en  cela  des  dégrez  depuis  ce 
qui  efl  le  plus  près  de  la  Certitude  &  de  la  Démonftration  jufqu'à  ce  qui  eft 
contraire  à  toute  vraifemblance  &  près  des  confins  de  l'impoffible,  &  qu'il 
y  a  auiïi  des  dégrez  d'Affentiment  depuis  une  pleine  affûrance  jufqu'à  la  con- 
gelure,  au.  doute,  &  à  la  défiance  ;  je  vais  confiderer  préfentement  (après 
avoir  trouvé,  fi  je  ne  me  trompe,  les  bornes  de  la  Connoiffance  &  de  la 
Certitude  humaine)  quels  font  les  différens  dégrez  &?  fondemens  de  la  Proba- 
bilité ,  fj?  de  ce  qu'on  nomme  Foi  ou  Affentiment. 
parce  qu'elle  nous  g,  .j,  La  Probabilité  eft  la  vraifemblance  qu'il  y  a  qu'une  chofe  eft  véri- 
îes^hofeTfont1112  table,  ce  terme  même  défignant  une  Propofition  pour  la  confirmation  de 
véritables,  avant    ]aqUÊite  \\  y  a  des  preuves  propres  à  la  faire  paffer  ou  recevoir  pour  vérita- 

que  nous  connoil-       "l  J       .  ,       *.  ,,-f.r     ■  •  r  i      t»  r  •  n. 

iîons  qu'elles  le    ble.     La  manière  dont  1  Efpnt  reçoit  ces  lortes  de  Propofitions ,  elt  ce 
foient.  qu'on  nomme  croyance ,  affentiment  ou  opinion  ;  ce  quiconfifte  à  recevoir  une 

Propofition  pour  véritable  fur  des  preuves  qui  nous  perfuadent  actuellement 
de  la  recevoir  comme  véritable,  fans  que  nous  avions  une  connoiffance  cer- 
taine qu'elle  le  foit  effectivement.  Et  la  différence  entre  la  Probabilité  tjf  la. 
Certitude,  entre  la  Foi  £s?  la  Connoiffance ,  confifte  en  ce  que  dans  toutes  les 
parties  de  la  Connoiffance,  il  y  a  intuition,  de  forte  que  chaque  Idée  im- 
médiate ,  chaque  partie  de  la  déduction  a  une  liaifon  vifible  &  certaine ,  au 
lieu  qu'à  l'égard  de  ce  qu!on  nomme  croyance,  ce  qui  me  fait  croire ,  eft  quel- 
que chofe  d'étranger  à  ce  que  je  croi,  quelque  chofe  qui  n'y  eft  pas  joint 
évidemment  par  les  deux  bouts ,  &  qui  par-là  ne  montre  pas  évidemment 
la  convenance  ou  la  disconvenance  des  Idées  en  queftion. 
îl  >-»  deux  fonde-     S-  4.   Ainfi ,  la  Probabilité  étant  deftinée  à  fuppléer  au  défaut  de  notre 

Con- 


De  h  Probabilité.  Liv.  IV.  5-45- 

Connoifïance  &  à  nous  fervir  de  guide  dans  les  endroits  où  la  ConnoifTance  Ch  a  p  XV 
nous  manque,  elle  roule  toujours  fur  des  Propofitions  que  quelques  motifs  mens  de  probabù 
nous  portent  à  recevoir  pour  véritables  fans  que  nous  connoiiîîons  certaine-  llté;.  \: la  co,nf°I- 

1      ,    ,,       .     /.  „*..  .  x  .  /-îri  '    mite  d  une  chofe 

ment  qu  elles  le  lont.  Et  voici  en  peu  de  mots  quels  en  font  les  fondemens.  avec  noue  expé- 
Prémiéremcnt,la  conformité  d'une  chofe  avec  ce  que  nous  connoiffons,  tfmol'na'e^e16 

ou  avec  notre  Expérience.  r-Expéuence  des 

En  fécond  lieu,  le  témoignage  des  autres  appuyé  fur  ce  qu'ils  connoif-  autie*" 

fent,  ou  qu'ils  ont  expérimenté.     On  doit  confiderer  dans  le  témoignage  . 

des  autres,   1.  le  nombre;  2.  l'intégrité;  3.  l'habileté  des  témoins  ;  4.1e 

but  de  l'Auteur  lorfque  le  témoignage  eft  tiré  d'un  Livre  ;    5.  l'accord  des 

parties  de  la  Relation  &  fes  circon fiances;  6.  les  témoignages  contraires. 

g.  5.  Comme  la  Probabilité  n'eft  pas  accompagnée  de  cette  évidence  qui  Sur  quoi  il  faut 

détermine  l'Entendement  d'une  manière  infaillible  &  qui  produit  une  con-  f"m,net  toutes 

.„  .  ..   c  ■•,-,.    1  1  i»t-^     •  .         les  convenances 

no'iflance  certaine,  il  tant  que  pour  agir  railonnablement,l  Efpnt  examine  pour  &  contre, 

tous  les  fondemens  de  probabilité  ,&  qu'il  voye  comment  ils  font  plus  ou  "ant  que  de  ju" 

moins,  pour  ou  contre  quelque  Proposition  probable,  afin  de  lui  donner 

ou  refufer  fon  confentement  :  &  après  avoir  dùement  pefé  les  raifons  de  part 

&  d'autre,  il  doit  la  rejetter  ou  la  recevoir  avec  un  confentement  plus  ou 

moins  ferme ,  félon  qu'il  y  a  de  plus  grands  fondemens  de  Probabilité  d'un 

côté  plutôt  que  d'un  autre. 

Par  exemple,  fi  je  vois  moi-même  un  homme  qui  marche  fur  la  glace, 
c  eft  plus  que  probabilité,  c'eft  connoilTance  :  mais  fi  une  autre  perfonne 
me  dit  qu'il  a  vu  en  Angleterre  un  homme  qui  au  milieu  d'un  rude  hyver 
marchoit  fur  l'Eau  durcie  par  3e  froid,  c'eft  une  chofe  fi  conforme  a  ce 
qu  on  voit  arriver  ordinairement,  que  je  fuis  difpofé  par  la  nature  même  de 
la  chofe  à  y  donner  mon  confentement;  à  moins  que  la  relation  de  ce  Fait 
ne  foit  accompagnée  de  quelque  circonftance  qui  le  rende  vifiblement  fuf- 
pecl.  Mais  fi  on  dit  la  même  chofe  à  une  perfonne  née  entre  les  deux  Tro- 
piques, qui  auparavant  n'ait  jamais  vu  ni  ouï  dire  rien  de  femblable,en  ce 
cas  toute  la  Probabilité  fe  trouve  fondée  fur  le  témoignage  du  Rapporteur: 
&  félon  que  les  Auteurs  de  la  Relation  font  en  plus  grand  nombre,  plus  di- 
gnes de  foi,  &  qu'ils  ne  font  point  engagez  par  leur  intérêt  à  parler  contre 
la  vérité, le  Fait  doit  trouver  plus  ou  moins  de  créance  dans  l'Efprit  de  ceux 
à  qui  il  eft  rapporté.  Néanmoins  à  l'égard  d'un  homme  qui  n'a  jamais  eu 
que  des  expériences  entièrement  contraires,  &  qui  n'a  jamais  entendu  par- 
ler de  rien  de  pareil  à  ce  qu'on  lui  raconte,  l'autorité  du  témoin  le  moins 
fnfpecl  fera  à  peine  capable  de  le  porter  à  y  ajouter  foi,comme  on  peut  voir 
par  ce  qui  arriva  a  un  Ambaffadeur  Hoïïmdois  qui  entretenant  le  Roi  de  ' 
Siam  des  particularkez  de  la  Hollande  dont  ce  Prince  s'informoit ,  lui  clic 
entr'autres  chofes  que  dans  {on  Païs  l'Eau  fe  durcilloit  quelquefois  fi  fort 
pendant  la  faifon  la  plus  froide  de  l'année,  que  les  hommes  marchoient  def- 
fus  ;  &  que  cette  Eau  ainfi  durcie  porteroit  des  Elephans  s'il  y  en  avoit  : 
car  fur  cela  le  Roi  reprit,  J'ai  cru  jufquici  les  chofes  extraordinaires  que  ions 
m'avez  dites ,  parce  que  je  vous  prenois  pour  un  homme  d'honneur  cj?  de  probité, 
mais  préfentementje  fuis  ajfuré  que  vous  mentez. 

§.  6.  C'eft  de  ces  fondemens  que  dépend  la  Probabilité  d'une  Propofi-  £p,wedw eft 

Z  Z  Z  tion  ,  Srande  vaiiet;'. 


stf 


De  la  'Probabilité.  Liv.  IV. 


Chap.  XV.  tiottî  &  une  Propoficion  eft  en  elle-même  plus  ou  moins  probable,  ftlon 
que  notre  Connoiffance,  que  la  certitude  de  nos  obfèrvations,  que  les  expé- 
riences confiances  &  fouvent  réitérées  que  nous  avons  faites,que  le  nombre 
&  la  crédibilité  des  témoignages  conviennent  plus  ou  moins  avec  elle,  ou 
lui  font  plus  ou  moins  contraires.  J'avoûë  qu'il  y  a  une  autre  chofe,  qui, 
bien  qu'elle  ne  foit  pas  par  elle-même  un  vrai  fondement  de  Probabilité,ne 
laifTe  pas  d'être  fouvent  employée  comme  un  fondement  fur  lequel  les  hom- 
mes ont  accoutumé  de  fe  déterminer  &  de  fixer  leur  croyance  plus  que  fur 
aucune  autre  chofe ,  c'eft  Y'opinion  des  autres;  quoi  qu'il  n'y  ait  rien  de  plus 
dangereux  ni  de  plus  propre  à  nous  jetterdans  l'erreur  qu'un  tel  appui, puif- 
qu'il  y  a  beaucoup  plus  de  fauffeté  &  d'erreur  parmi  les  hommes ,  que  de 
connoiflance  &  de  vérité.  D'ailleurs,  fi  les  fentimens  &  la  croyance  de 
ceux  que  nous  connoiffons  &  que  nous  eftimons,  font  un  fondement  légiti- 
me d'aiTentiment ,  les  hommes  auront  raifon  d'être  Payens  dans  le  Japon , 
Mahometans  en  'Turquie ,  Catholiques  Romains  en  Ejpagne ,  Proteftans  en 
Angleterre ,  &  Luthériens  en  Suéde.  Mais  j'aurai  occalion  de  parler  plus  au 
long,  dans  un  autre  endroit,  de  ce  faux  Principe  d'AfTentiment. 


Chap.  XVI. 


CHAPITRE      XVI. 

Des  Degrez  à ' ÀJfentiment \ 


§■■  x- 


CO  m  M  e  les  fondemens  de  Probabilité  que  nous  avons  propofé 
dans  le  Chapitre  précèdent ,  font  la  bafe  fur  quoi  notre  Àjfenti- 


tilite. 


Motre  Aflenti- 
ment  coit  être 
règle  par  les  fon- 
demens de  ricbs-  ment  eft  bâti ,  ils  font  auffi  la  mefure  par  laquelle  fes  différens  dégrez  font  ou 
doivent  être  réglez.  Il  faut  feulement  prendre  garde  que  quelques  fonde- 
mens de  probabilité  qu'il  puiffe  y  avoir,  ils  n'opèrent  pourtant  pas  fur  un 
Efprit  appliqué  à  chercher  la  Vérité  &  à  juger  droitement,  au  de-là  de  ce 
qu'ils  paroiffent,  du  moins  dans  le  premier  Jugement  de  l'Efprit ,  ou  dans 
la  première  recherche  qu'il  fait.  J'avoûë  qu'à  l'égard  des  opinions  que  les 
hommes  embraffent  dans  le  Monde  &  auxquelles  ils  s'attachent  le  plus  for- 
tement, leur  affentiment  n'eftpas  toujours  fondé  fur  une  vue  aétuelle  des 
Raifons  qui  ont  premièrement  prévalu  fur  leur  Efprit  ;  car  en  plulieurs  ran- 
contres  il  eft  prefque  impoiïible,  &dans  la  plupart  très-difficile,  à  ceux-là 
même  qui  ont  une  Mémoire  admirable,  de  retenir  toutes  les  preuves  qui 
les  ont  engagez,  après  un  légitime  examen,  à  fe  déclarer  pour  un  certain 
fentiment.  Il  fuffit  qu'une  fois  ils  ayent  épluché  la  matière  fincerement  & 
avec  foin,  autant  qu'il  étoit  en  leur  pouvoir  de  le  faire, qu'ils  foient  entrez 
dans  l'examen  de  toutes  les  chofes  particulières  qu'ils  pouvoient  imaginer 
qui  répandroient  quelque  Lumière  fur  la  Queftion,  &  qu'avec  toute  l'ad- 
dreffe  dont  ils  font  capables,  ils  ayent,  pour  ainfi  dire,  arrêté  le  compte, 
fur  toutes  les  preuves  qui  font  venues  à  leur  connoiffance.  Ayant  ainfi  dé- 
couvert une  fois  de  quel  côté  il  leur  paroît  que  fe  trouve  la  Probabilité , 
après  une  recherche  auffi  parfaite  ôc  auffi  exacte  qu'ils  foient  capables  de 
faire,  ils  impriment  dans  leur  Mémoire  la  conclufion  de  cet  examen, 

Comme 


Des  Dègrcz  d'Ajfcntiment.  Liv.  IV.  s 47 

comme  une  vérité  qu'ils  ont  découverte;  &  pour  l'avenir  ils  font  convain-  Chap.XVI. 
eus  fur  le  témoignage  de  leur  Mémoire,  que  c'eïl-là  l'opinion  qui  mérite 
tel  ou  tel  degré  de  leur  affentiment ,  en  vertu  des  preuves  fur  lesquelles  ils 
l'ont  trouvée  établie. 

§.  2.  C'eft-là  tout  ce  que  la  plus  grande  partie  des  hommes  ne  peu-  Tous  ne  fauroient 
vent  faire  pour  régler   leurs  opinions  &  leurs  jugemens,à  moins  qu'on  ne  tuéneOÛ'OUIS  l" 
veuille  exiger  d'eux  qu'ils  retiennent  dans  leur  Mémoire  toutes  les  preuves  fens  *  l'Efpnt; 
d'une  vérité  probable ,  dans  le  même  ordre  &  dans  cette  fuite  régulière  de  conieme^de  "°us 
conféquences  dans  laquelle  ils  les  ont  placées  ou  vues  auparavant,  ce  qui  r°u«,n» que nous 
peut  quelquefois  remplir  un  gros  Volume  fur  une  feule  QtJeftioh|ou  qu'ils  ûa^fofcmnt?* 
examinent  chaque  jour  les  preuves  de  chaque  opinion  qu'ils  ont  embraf-  fu^&.nt  PouI  «n 
fee:  deux  chofes  également  impoilibles.     On  ne  peut  éviter  dans  ce  cas  umenf.re  d  aûeu* 
de  fe  repofer  fur  fa  Mémoire  ;   &  il  efl  d'une  abfoluë  néceffité  que  les 
bammes  foient  perfuadez  de  plufieurs  opinions  dont  les  preuves  ne  font  pas  ac- 
tuellement préfentes  à  leur  Efprit,  &  même  qu'ils  ne  fo.nt  peut-être  pas  ca- 
pables de  rappeller.     Sans  cela,  il  faut,  ou  que  la  plupart  des  hommes 
foient  fort  Pyrrhoniens ,  ou  que  changeant  d'opinion  à  tout  moment ,  ils 
fe  rangent  du  parti  de  tout  homme  qui  ayant  examiné  la  Queftion  depuis 
peu,  leur  propofe  des  Argumens  auxquels  ils  ne  font  pas  capables  de  ré- 
pondre fur  le  champ ,  faute  de  mémoire. 

§.  3.  Je  ne  puis  m'empêcher  d'avouer,  que  ce  que  les  hommes  adhèrent  Dangere„fe  con- 
ainli  à  leurs  Jugemens  précedens  &.  s'attachent  fortement  aux  conclurions  conduit"  1?  cctte 
qu'ils  ont  une  fois  formées, eft  fouvent  caufe  qu'ils  font  fort  obftinez  dans  P{<»»« Jugement 
l'Erreur.  Mais  la  faute  ne  vient  pas  de  ce  qu'ils  fe  repofent  fur  leur  Mé-  fonde?  ele  b'ec 
moire,  à  l'égard  des  chofes  dont  ils  ont  bien  jugé  auparavant,  mais  de  ce 
qu'auparavant  ils  ont  jugé  qu'ils  avoient  bien  examiné  avant  que  de  fe  dé- 
terminer. Combien  y  a-t-il  de  gens,  (pour  ne  pas  mettre  dans  ce  rang  la 
glus  grande  partie  des  hommes)  qui  penfent  avoir  formé  des  Jugemens  droits 
fur  diiférentes  matières,  par  cette  feule  raifon  qu'ils  n'ont  jamais  penfé  au- 
trement, qui  s'imaginent  avoir  bien  jugé  par  cela  feul  qu'ils  n'ont  jamais 
mis  en  queftion  ou  examiné  leurs  propres  opinions?  Ce  qui  dans  le  fond  fi- 
gnifie  qu'ils  croyent  juger  droitement,  parce  qu'ils  n'ont  jamais  fait  aucun 
wfage  de  leur  Jugement  à  l'égard  de  ce  qu'ils  croyent.  Cependant  ces  gens- 
là  font  ceux  qui  foùtiennent  leurs  fentimens  avec  le  plus  d'opiniâtreté  ;  car 
en  général  ceux  qui  ont  le  moins  examiné  leurs  propres  opinions ,  font  lès 
plus  emportez  &  les  plus  attachez  à  leur  fens.     Ce  que  nous  connoiflons 
une  fois ,  nous  fommes  certains  qu'il  eft  tel  que  nous  le  connoiffons  ;&  nous 
pouvons  être  alTùrez  qu'il  n'y  a  point  de  preuves  cachées  qui  puiffent  ren- 
verfer  notre  Connoiflance ,  ou  la  rendre  douteufe.   Mais  en  fait  de  Proba- 
bilité, nous  ne  faurions  être  afïiïrez,  que  dans  chaque  cas  nous  ayions  de- 
vant les  yeux  tous  les  points  particuliers  qui   touchent  la  Queftion  par 
quelque  endroit, &que  nous  n'ayions  ni  laifle  en  arrière, ni  oublié  de  con- 
fiderer  quelque  preuve  dont  la  folidité  pourroit  faire  paner  la  probabilité 
de  l'autre  côté,  &  contrebalancer  tout  ce  qui  nous  a  paru  jufqti  alors  de 
plus  grand  poids.  A  peine  y  a-t-il  clans  le  Monde  un  feul  !  omme  qui  ait  le 
ïoifir,  la  patience,  &  les  moyens  d'aflembler  toutes  les  preuves  qui  peu- 

Zzz  2  vent 


f48 


Des  Devrez  à' Affentiment.  Liv.  IV. 


Le  véritable 
«Page  qu'on  en 
doit  faite  c'eft 
d'avoir  de  la 
charité  6i  de  la 
toletance  les 
uns  pout  les 
autres, 


CliAP.  XVI.  vent  établir  la  plupart  des  opinions  qu'il  a,  en  forte  qu'il  puiffe  conclurrê 
fùrement  qu'il  en  a  une  idée  claire  &  entière,  &  qu'il  ne  lui  relie  plus  rien 
à  favoir  pour  une  plus  ample  inftruéiion.  Cependant  nous  fommes  contraints 
de  nous  déterminer  d'un  côté  ou  d'autre.  Le  foin  de  notre  vie  &  de  nos 
plus  grands  intérêts  ne  fauroit  fouffrir  du  délai;  car  ces  chofes  dépendent 
pour  ia  plupart  de  la  détermination  de  notre  Jugement  fur  des  articles  où 
nous  ne  fommes  pas  capables  d'arriver  à  une  connoiffance  certaine  &  dé- 
monftrative,  &  où  il  eft  abfolument  néceffaire  que  nous  nous  rangions  d'un 
côté  ou  d'autre. 

§.  4.  Puis  donc  que  la  plus  grande  partie  des  hommes ,  pour  ne  pas  dire 
tous ,  ne  fauroient  éviter  d'avoir  divers  fentimens  fans  être  aflurez  de  leur 
vérité  par  des  preuves  certaines  &  indubitables,  &  que  d'ailleurs  on  re- 
garde comme  une  grande  marque  d'ignorance,  de  légèreté  ou  de  folie, 
dans  un  homme  de  renoncer  aux  opinions  qu'il  a  déjà  embraffées,  dès  qu'on 
vient  à  lui  oppofer  quelque  argument  dont  il  ne  peut  montrer  la  foibleffe  fur  le 
champ,  ce  feroit,  je  penfe ,  une  chofe  bien-féante  aux  hommes  de  vivre  en  paix 
&de  pratiquer  entr'eux  les  communs  devoirs  d'humanité  &  d'amitié  parmi 
cette  diverfité  d'opinions  qui  les  partage:  puifque  nous  ne  pouvons  pas  atten- 
dre raifonnablement  que  perfonne  abandonne  promptement  &  avec  foûmif- 
fion  fes  propres  fentimens,pour  embraffer  les  nôtres  avec  une  aveugle  déféren- 
ce à  une  Autorité  que  l'Entendement  de  l'Homme  ne  reconnoit  point.  Car 
quoi  que  l'Homme puiffe tomber fouvent  dans  l'Erreur,  il  ne  peutreconnoî- 
tre  d'autre  guide  que  la  Raifon,  ni  fe  foûmettre  aveuglément  à  la  volonté  & 
aux  décifions  d'autrui.  Si  celui  que  vous  voulez  attirer  dans  vos  fentimens, 
eft  accoutumé  à  examiner  avant  que  de  donner  fon  confentement,  vous  de- 
vez lui  permettre  de  repaffer  à  loifir  fur  le  fujet  en  queftion  ,  de  rappeller 
ce  qui  lui  en  eft  échappé  de  l'Efprit,  d'en  examiner  toutes  les  parties,  & 
de  voir  de  quel  côté  panche  la  balance:  &  s'il  ne  croit  pas  que  vos  Argu- 
mens  foient  aflez  importanspour  devoir  l'engager  de  nouveau  dans  unedif- 
cuffion  fi  pénible,  c'eft  ce  que  nous  faifons  fouvent  nous-mêmes  en  pareil 
cas;  &nous  trouverions  fort  mauvais  que  d'autres  vouluffent nous prefcrire 
quels  articles  nous  devrions  étudier.  Que  s'il  eft  de  ces  gens  qui  fe  rangent 
à  telle  ou  telle  opinion  au  hazard  &  fur  la  foi  d'autrui ,  comment  pouvons- 
nous  croire  qu'il  renoncera  à  des  Opinions ,  que  le  temps  &  la  coutume  ont 
û  fort  enracinées  dans  fon  Efprit,  qu'il  les  croit  évidentes  par  elles-mêmes,  & 
d'une  certitude  indubitable,  ou  qu'il  les  regarde  comme  autant  d'impref- 
fions  qu'il  a  reçues  de  D  1  eu  même,  ou  de  Perfonnes  envoyées  de  la  part 
de  Dieu  ?  Comment ,  dis-je ,  pouvons-nous  efperer  que  les  Argumens  ou  l'Au- 
torité d'un  Etranger  ou  d'un  Adverfaire  détruiront  des  Opinions  ainfi  établies , 
f.ir-tout,  s'il  y  a  lieu  de  foupçonner  que  cet  Adverfaire  agit  par  intérêt  ou 
dans  quelque  deffein  particulier,  ce  que  les  hommes  ne  manquent  jamais  de 
fe  figurer  lorfqu'ils  fe  voyentmal-traitez?  Le  parti  que  nous  devrions  pren- 
dre dans  cette  occafion,  ce  feroit  d'avoir  pitié  de  notre  mutuelle  Ignorance, 
&  de  tâcher  de  la  diffiper  par  toutes  les  voyes  douces  &  honnêtes  dont  on 
peut  s'avifer  pour  éclairer  l'Efprit,  &  non  pas  de  mal-traiter  d'abord  les  au- 
tres comme  des  gens  obftinez.  &  pervers ,  parce  qu'ils  ne  veulent  point  aban- 
donner 


Des  Dégrez  $ Affcntïment.  Liv.  IV.  5-49 

donner  leurs  opinions  &  embraffer  les  nôtres,  ou  du  moins  celles  que  nous  C 11  a  p.  XVI, 
voudrions  les  forcer  de  recevoir,  tandis  qu'il  eft  plus  que  probable  que  nous 
ne  fommes  pas  moins  obftinez  qu'eux  en  refufant  d'embrafTer  quelques-uns 
de  leurs  fentimens.  Car  où  eft  l'homme  qui  a  des  preuves  inconteftables  de 
la  vérité  de  tout  ce  qu'il  foûtient,  ou  de  la  faufTeté  de  tout  ce  qu'il  condam- 
ne, ou  qui  peut  dire  qu'il  a  examiné  à  fond  toutes  fes  opinions,  ou  toutes 
celles  des  autres  hommes  ?  La  néceiîité  où  nous  nous  trouvons  de  croire  fans 
connoiffance ,  &  fouvent  même  fur  de  fort  légers  fondemens ,  dans  cet  état 
paflager  d'aélion  &  d'aveuglement  où 'nous  vivons  fur  la  Terre  ,  cette  né- 
ceiîité, dis-je,  devroit  nous  rendre  plus  foigneux  de  nous  inftruire  nous- 
mêmes  ,  que  de  contraindre  les  autres  à  recevoir  nos  fentimens.  Du  moins, 
ceux  qui  n'ont  pas  examiné  parfaitement  &  à  fond  toutes  leurs  opinions , 
doivent  avouer  qu'ils  ne  font  point  en  état  de  les  preferire  aux  autres ,  & 
qu'ils  agiffent  vifiblement  contre  la  Raifon  en  impofant  à  d'autres  hommes 
la  néceiîité  de  croire  comme  une  Vérité  ce  qu'ils  n'ont  pas  examiné  eux- 
mêmes,  n'ayant  pas  pefé  lesraifons  de  probabilité  fur  lefquelles  ils  devroient 
le  recevoir  ou  le  rejetter.  Pour  ceux  qui  font  entrez  fincerement  dans  cet 
examen ,  &  qui  par-là  fe  font  mis  au  deffus  de  tout  doute  à  l'égard  de  tou- 
tes les  Doctrines  qu'ils  profeflent,  &  fur  lesquelles  ils  règlent  leur  conduite, 
ils  pourroient  avoir  un  plusjufte  prétexte  d'exiger  que  les  autres  fe  foûmiffent 
à  eux:  mais  ceux-là  font  en  fi  petit  nombre,  &  ils  trouvent  fi  peu  de  fujet 
d'être  décififs  dans  leurs  opinions,  qu'on  ne  doit  s'attendre  à  rien  d'infolent 
ck  d'impérieux  de  leur  part:  &  l'on  a  raifon  de  croire,  que  ,fi  les  hommes 
étoient  mieux  inftruits  eux-mêmes ,  ils  feroient  moins  fujets  à  impofer  aux 
autres  leurs  propres  fentimens. 

§..  y .  Mais  pour  revenir  aux  fondemens  d'affentiment  &  à  fes  différens  te^Jè°oah^ 
dégrez,  il  eft  à  propos  de  remarquer  que  lesPropofitionsque  nous  recevons  points  de  fait» 
fur  des  motifs  de  Probabilité  font  de  deux  fortes.     Les  unes  regardent  "JJ,^6  cvecal3' 
quelque  exiftence  particulière,  ou,  comme  on  parle  ordinairement,  des 
chofes  de  fait,  qui  dépendant  de  l'Obiervation  peuvent  être  fondées  fur  un 
témoignage  humain  ;  &  les  autres  concernent  des  chofes  qui  étant  au  de- 
là de  ce  que  nos  Sens  peuvent  nous  découvrir ,  ne  fauroient  dépendre  d'un 
pareil  témoignage. 

g.  6.  A  l'égard  des  Propofitions  qui  appartiennent  à  la  première  de  ces  Lotfque  les  ex- 
chofes,  je  veux  dire,  à  des  faits  particuliers,  je  remarque  en  premier  lieu,  ^"eTaufres 
Que  lorfqu'une  chofe  particulière ,  conforme  aux  obfervations  confiantes  hommes  s'ac- 
faites  par  nous-mêmes  &  par  d'autres  en  pareil  cas,fe  trouve  atteftée  par  le  nô»»*  "«  " 
rapport  uniforme  de  tous  ceux  qui  la  racontent ,  nous  la  recevons  auffi  aifé-  naît  une  aia- 

o  rr-    r  rr      t  >      ■  <">T    tance  qui  ap- 

ment  oc  nous  nous  y  appuyons  aulii  iermement  que  li  c  etoit  une  Lonnoil-  proche  de  la 
fance  certaine;  &  nous  raifonnons  &  agiffons  en  conféquence,  avec  aufïi  connoiflance, 
peu  de  doute  que  fi  c'étoit  une  parfaite  démonfhration.  Par  exemple,  fi 
tous  les  Anglois  qui  ont  occafion  déparier  de  l'IJyver  paffe,  affirment  qu'il 
gela  alors  en  Angleterre,  ou  qu'on  y  vit  des  Hirondelles  en  Eté  ,  je  croi 
qu'un  homme  pourroit  prefque  auffi  peu  douter  de  ces  deux  faits,  que  de 
cette  Propofition,  fept  &f  quatre  font  onze.  Par  conféquent,  le  premier  & 
le  plus  haut  degré  de  Probabilité ,  c'eft  lorfque  le  confentement  général  de 

Zzz  3  tous 


S$o  VcsDégrezd'AfTentiment.  Liv.  IV. 

Chat. XVI.  tous  les  hommes  dans  tous  les  fiécles,  autant  qu'il  peut  être  connu,  con- 
court avec  l'expérience  confiante  &.  continuelle  qu'un  homme  fait  en  pareil 
cas ,  à  confirmer  la  vérité  d'un  Fait  particulier  attelle  par  des  Témoins  fin- 
céres:  telles  font  toutes  les  conftitutions  &  toutes  les  propriétez  communes 
des  Corps,  &  la  liaifon  régulière  desCaufes  &des  Effets  qui  paroït  dans  le 
cours  ordinaire  de  la  Nature.  C'efl  ce  que  nous  appelions  un  Argument 
pris  de  la  nature  des  chofes  mêmes.  Car  ce  qui  par  nos  confiantes  obferva- 
tions  &  celles  des  autres  hommes  s'eft  toujours  trouvé  de  la  même  manière, 
nous  avons  raifon  de  le  regarder  comme  un  effet  de  caufes  confiantes  &  ré- 
gulières, quoi  que  ces  caufes  ne  viennent  pas  immédiatement  à  notre  con- 
noiffance.  Aintl ,  Que  le  Feu  ait  échauffé  un  homme  ,  Qu'il  ait  rendu  du 
Plomb  fluide,  &  changé  la  couleur  ou  la  confiftance  du  Bois  ou  du  Char- 
bon, Que  le  Ferait  coulé  au  fond  de  l'Eau  &  nagé  fur  le  vif  argent;  ces 
Propofitions  &  autres  femblables  fur  des  faits  particuliers,  étant  conformes 
à  l'expérience  que  nousfaifons  nous-mêmes  auffifouvent  que  l'occafion  s'en 
préfente  ;  &  étant  généralement  regardées  par  ceux  qui  ont  occaflon  de  par- 
ler de  ces  matières,  comme  des  chofes  qui  fe  trouvent  toujours  ainfi,  fans 
que  parfonne  s'avife  jamais  de  les  mettre  en  queflion,  nous  n'avons  aucun 
droit  de  douter  qu'une  Relation  qui  allure  que  telle  chofe  a  été,  ou  que 
toute  affirmation  qui  pofe  qu'elle  arrivera  encore  de  la  même  manière,  ne 
foit  véritable.  Ces  fortes  de  Probabilkez  approchent  fi  fort  de  la  Certitu- 
de, qu'elles  règlent  nos  penfées  aufïï  abfolument,  &  ont  une  influence  auf- 
fi  entière  fur  nos  actions,  que  la  Démonflration  la  plus  évidente;  &  dans 
ce  qui  nous  concerne,  nous  ne  faifons  que  peu  ou  point  de  différence  entre 
de  telles  Probabilkez,  &  une  connoiflance  certaine.  Notre  Croyance  fe 
change  en  Affarance,  lorfqu'elle  efl  appuyée  fur  de  tels  fondemens. 
un  Témoignage  §.  7.  Le  degré  fuivant  de  Probabilité,  c'efl  lorfque  je  trouve  par  ma 
qu"onnifeXpeutnceProPre  expérience  &  par  le  rapport  unanime  de  tous  les  autres  hommes 
révoquer  en  doute  qu'une  choie  efl  la  plupart  du  temps  telle  que  l'exemple  particulier  qu'en 

prod.it  pour  l'or-  1  ,    r  f     r.  ,.  j      r  ■  1        nir-n    •  ^ 

ainaire  la  cor.-     donnent  plulieurs  témoins  dignes  de  foi  ;  par  exemple ,  1  Hiitoire  nous  ap- 

fiince.  prenant  dans  tous  les  àges,&  ma  propre  expérience  me  confirmant  autant 

que  j'ai  occafion  de  l'obferver,  que  la  plupart  des  hommes  préfèrent  leur 

intérêt  particulier  à  celui  du  Public,  fi  tous  les  Hifloriens  qui  ont  écrit  de 

Tibère ,  difent  que  Tibère  en  a  ufé  ainfi,  cela  efl  probable.     Et  en  ce  cas, 

notre  affentiment  efl  allez  bien  fondé  pour  s'élever  jufqu'à  un  degré  qu'on 

peut  appeller  confiance. 

un  Témoigna.         5"  ^"  ^n  t!'°ifiême  Heu,  dans  des  chofes  qui  arrivent  indifféremment, 

ge  non.fufpect     comme  qu'un  Oifeau  vole  de  ce  côté  ou  de  celui-là,  qu'il  tonne  à  la  main 

la  ciiore'q'ui^tt    droite  ou  à  la  main  gauche  d'un  homme,  &V.  lorfqu'un  fait  particulier  de 

indiffererire,       cette  nature  efl  attelle  par  le  témoignage  uniforme  de  Témoins  non-fuf- 

une  fome  crû.     pects ,  nous  ne  pouvons  pas  éviter  non  plus  d  y  donner  notre  conientement. 

jraace,  Ainfi,  qu'ij  y  ait  en  Italie  une  ville  appellée  Rome^  que  dans  cette  Ville  il 

ait  vécu  il  y  a  environ  1700.  ans  un  homme  nommé  Jules  Céfar;  que  cet 

homme  fut  Général  d'Armée,  &  qu'il  gagna  une  Bataille  contre  un  autre 

Général  nommé  Pompée,  quoi  qu'il  n'y  ait  rien  dans  la  nature  des  chofes 

pour  ou  contre  ces  Faits ,  cependant  comme  ils  font  rapportez  par  des  Hif- 

toriens 


Des  Dégrez  tfJffenlimcnt.  Liv.  IV.  5-51 

toriens  dignes  de  foi  &  qui  n'ont  été  contredits  par  aucun  Ecrivain  ,  un  Chap  XVL 
homme  nefauroit  éviter  de  les  croire;  &  il  n'en  peut  non  plus  douter ,  qu'il 
doute  de  l'exiftence&  des  actions  des  perfonnes  de  fa  connoifiance  dont  il 
eft  témoin  lui-même. 

g.  9.  Jufque-là,  la  chofe  eft  affez  aifée  à  comprendre.  La  Probabilité     d=s  npériea. 
établie  fur  de  tels  fondemens  emporte  avec  elle  un  fi  grand  degré  d'évidence  ces  &  des  Te- 
qu'elle  détermine  naturellement  le  Jugement,  &  noushtiffe  aufii  peu  en  li-  feclmifdifent 
berté  de  croire  ou  de  ne  pas  croire,  qu'une  Démon ftration  laHTe  en  liberté  j!i.ve.''ï.li?nt  3 
de  connoitre  ou  de  ne  pas  connoître.     Mais  où  il  y  a  de  la  difficulté  ,  c'eft  gl'êzdè  prob*. 
lorfque  les  Témoignages  contredifent  la  commune  expérience,  &  que  les  bilite'« 
Relations  hiftoriques&les  témoins  fe  trouvent  contraires  au  cours  ordinai- 
re de  la  Nature  ,  ou  entr'eux.     C'eft  là  qu'il  faut  de  l'application  &  de 
l'exa6titude  pour  former  un  Jugement  droit,  &  pour  proportionner  notre 
affentiment  à  la  différente  probabilité  delà  chofe,  lequel  alfentiment  hauffe 
ou  baiffe  félon  qu'il  eft  favorifé  ou  contredit  par  ces  deux  fondemens  decre- 
.dibilité,  je  veux  dire  l'obfervation  ordinaire  en  pareil  cas,  &  les  témoigna- 
ges particuliers  dans  tel  ou  tel  exemple.     Ces  deux  fondemens  de  crédibili- 
té font  fujets  aune  fi  grande  variété  d'obfervations ,  de  circonftances  &  de 
rapports  contraires,  à  tant  de  différentes  qualifications,  temperamens,  def- 
feins,  négligences, &c.  de  la  part  des  Auteurs  de  la  Relation ,  qu'il  eftim- 
poflible  de  réduire  à  des  régies  précifes  les  différens  dégrez  félon  lefquels  les 
nommes  donnent  leur  affentiment.     Tout  ce -qu'on  peut  dire  en  général, 
c'eft  que  les  raifons  &  les  preuves  qu'on  peut  apporter  pour  &  contre,  étant 
une  fois  foùmifes  à  un  examen  légitime  où  l'on  pefe  exactement  chaque  cir- 
conftance  particulière,  doivent  paroître  fur  le  tout  l'emporter  plus  ou 
moins  d'un  côté  que  de   l'autre  ;   ce  qui  les   rend   propres   à   produire 
dans  l'Efprit  ces  différens  dégrez  d'affantiment ,  que  nous  appelions  cro- 
yance, conjetlure,  dente ,  incertitude,  défiance,  &c. 

§.   10.  Voilà   ce   qui  regarde  l'affentiment  dans  des  matières  qui  dé- Les  T(?moi. 
pendent   du  témoignage  d'autrui  :   fur    quoi  je   penfe  qu'il  ne  fera  pas  g«  connus  pai 
hors  de  propos  de  prendre  connoifiance   d'une  Règle  obfervée  dans  la  ^Vom0 éloignez. 
Loi  d' 'Angleterre ,  qui  eft  que,  quoi  que  la  Copie  d'un  Acte,  reconnue  P'»s  f°ibie  eft  la' 
authentique  par  des  Témoins,  foit  une  bonne  preuve,  cependant  la  co- petu  titer. 
pie  d'une  Copie,  quelque  bien  atteftée   qu'elle    foit  &  par  les  témoins 
les  plus  accréditez,  n'eft  jamais  admife  pour  preuve  en  Jugement.    Ce- 
la paffe  fi  généralement  pour  une  pratique  raifonnable,  &  conforme  à 
la  prudence  &  aux  fages  précautions  que  nous   devons  employer  dans 
nos  recherches  fur  des  matières  importantes,  que  je  ne  l'ai  pas  enco- 
re ouï  blâmer  de  perfonne.     Or  fi  cette  pratique  doit  être  reçue  dans 
les  décidons  qui  regardent  le  Jufte  &.  1'Injufte,  on  en  peut   tirer   cet- 
te obfervation    qu'un    Témoignage    a   moins   de  force  &  d'autorité,  à 
mefure  qu'il  eft  plus   éloigne   de   la   vérité  originale.     J'appelle   vérité 
originale,   l'être    &  l'exiftence  de   la  chofe  même.     Un  homme  digne 
de  foi   venant  à  témoigner  qu'une    chofe    lui    eft    connue ,    eft   une 
bonne  preuve;   mais  fi   une  autre  perfonne  également  croyable,  la  té- 
moigne fur  le  rapport  de  cet  homme,  le  témoignage  eft  plus  foible; 

& 


fj£  Des  Dégrez  d1  AJJentitnent.  Liv.  IV. 

ClCAP  XVI  ^  ce'u^  ^'un  ^i^me  1ul  certifie  un  ouï-dire  d'un  ouï-dire,  eft  en- 
core  moins  confiderable;  de  forte  que  dans  des  véritez  qui  viennent  par 
tradition  ,  chaque  degré  d'éloignement  de  la  fource  affaiblit  la  force  de 
la  preuve  ;  &  à  mefure  qu'une  Tradition  pafTe  fucceffivement  par  plus 
de  mains ,  elle  a  toujours  moins  de  force  &  d'évidence.  J'ai  cru  qu'il 
étoit  néceifaire  de  faire  cette  remarque ,  parce  que  je  trouve  qu'on  en 
ufe  ordinairement  d'une  manière  direftement  contraire  parmi  certaines 
gens  chez  qui  les  Opinions  acquièrent  de  nouvelles  forces  en  vieillif- 
fant,  de  forte  qu'une  chofe  qui  n'auroit  point  du  tout  paru  probable  il 
y  a  mille  ans  à  un  homme  raifonnable,  contemporain  de  celui  qui  la 
certifia  le  premier ,  pafTe  préfentement  dans  leur  Efprit  pour  certaine 
&  tout-à-fait  indubitable  ,  parce  que  depuis  ce  temps-là  plufieurs  per- 
fonnes  l'ont  rapportée  fur  fon  témoignage  les  uns  après  les  autres.  C'eft 
fur  ce  fondement  que  des  Propolitions  évidemment  fauffes ,  ou  aflez  in- 
certaines dans  leur  commencement,  viennent  à  être  regardées  comme 
autant  de  véritez  authentiques,  par  une  Règle  de  probabilité  prife  à 
rebours,-  de  forte  qu'on  fe  figure  que  celles  qui  ont  trouvé  ou  mérité 
peu  de  créance  dans  la  bouche  de  leurs  premiers  Auteurs ,  deviennent 
vénérables  par  l'âge;  &  l'on  y  infifle  comme  fur  des  choies  incontef- 
tables. 
L'Hiftoire  eft  S-   1 I-  Je  ne  voudrois  pas  qu'on  s'allât   imaginer   que  je   prétens   ici 

a-un  grand  uOge.  diminuer  l'autorité  &  l'ufage  de  l'Hifloire.  C'eft  elle  qui  nous  fournit 
toute  la  lumière  que  nous  avons  en  plufieurs  cas  ;  &  c'eft  de  cette  four- 
ce  que  nous  recevons  avec  une  évidence  convaincante  une  grande  partie  des 
véritez  utiles  qui  viennent  à  notre  Connoiflance.  Je  ne  vois  rien  de  plus 
eflimable  que  les  Mémoires  qui  nous  reflent  de  l'Antiquité  ;  &  je  voudrois 
bien  que  nous  en  euffions  un  plus  grand  nombre,  &  qui  fuffent  moins  cor- 
rompus. Mais  c'eft  la  Vérité  qui  me  force  à  dire  que  nulle  Probabilité  ne 
peut  s'élever  au-deffus  de  fon  premier  Original.  Ce  qui  n'eft  appuyé  que 
fur  le  témoignage  d'un  feul  Témoin ,  doit  uniquement  fe  foûtenir  ou  être 
détruit  par  fon  témoignage, qu'il  foit  bon,  mauvais  ou  indifférent;  &  quoi 
que  cent  autres  perfonnes  le  citent  enfuite  les  uns  après  les  autres,  tant 
s'en  faut  qu'il  reçoive  par-là  quelque  nouvelle  force,  qu'il  n'en  eft  que 
plus  foible.  La  paillon,  l'intérêt,  l'inadvertance,  une  faufie  interpréta- 
tion du  fens  de  l'Auteur  ,  &  mille  raifons  bizarres  par  où  l'efprit  des 
hommes  eft  déterminé,  &  qu'il  efl  impoffible  de  découvrir,  peuvent 
faire  qu'un  homme  cite  à  faux  les  paroles  ou  le  fens  d'un  autre  hom- 
me. Qj.iiconque  s 'eft  un  peu  appliqué  à  examiner  les  citations  des  E- 
crivains,  ne  peut  pas  douter  que  les  citations  ne  méritent  peu  de  cré- 
ance lorfque  les  originaux  viennent  à  manquer,  &  par  conféquent  qu'on 
ne  doive  fe  fier  encore  moins  à  des  citations  de  citations.  Ce  qu'il  y 
a  de  certain,  c'efb  que  ce  qui  a  été  avancé  dans  un  fiécle  fur  de  lé- 
gers fondemens,  ne  peut  jamais  acquérir  plus  de  validité  dans  les  fié- 
cles  fuivans,  pour  être  répété  plufieurs  fois.  Mais  au  contraire,  plus 
il  eft  éloigné  de  l'original ,  moins  il  a  de  force  ,  car  il  devient  tou- 
jours moins  confiderable  dans  la  bouche  ou  dans  les  Ecrits  de  celui  qui 

s'en 


Des  Dêgrcz  tf  Ajfcntimtnt.  Liv.  IV.  $53 

s'en  eft  fervi  le  dernier,  que  dans  la  bouche  ou  dans  les  Ecrits  de  ce-  Chap.  XVI, 
lui  de  qui  ce  dernier  l'a  appris. 

<S.  12.  Les  Probabilitez  donc  nous  avons  parle  jufqu'ici,  ne  regardent  Dans  les  chofe* 

s  j       r  •       o      1  1     /-  11  i>  ■  '  .      qu  on  ne  peut 

que  des  matières  de  tait  oc  des  choies  capables  d  être  prouvées  par  ob-  découvrir  par 
fervacion  &  par  témoignage.  11  refte  une  autre  efpèce  de  Probabilité  qui  I/">Se^'1^*' 
appartient  à  des  choies  fur  lefquelles  les  hommes  ont  des  opinions ,  ac-  de  Règle  de  u"" 
compagnées  de  différens  dégrez  d'alTentiment ,  quoi  que  ces  choies  foient  rioblb'llte> 
de  telle  nature  que  ne  tombant  pas  fous  nos  Sens,  elles  ne  fauroient  dé- 
pendre d'aucun  témoignage.  Telles  font,  i.  l'exiltence,  la  nature  &  les  o- 
pérations  des  Etres  finis  &  immatériels  qui  font  hors  de  nous,  comme  les- 
Efprits,  les  Anges,  les  Démons,  &c.  ou  l'exiftence  des  Etres  matériels  que 
nos  Sens  ne  peuvent  appercevoir  à  caufe  de  leur  petiteffe  ou  de  leur  éloi- 
gnement,  comme  de  favoir  s'il  y  a  des  Plantes,  des  Animaux  &  des  Etres 
Intelligens  dans  les  Planètes  &  dans  d'autres  Demeures  de  ce  vafte  Univers 
2.  Tel  eft  encore  ce  qui  regarde  la  manière  d'opérer  dans  la  plupart  des  par- 
ties des  Ouvrages  de  la  Nature  où  ,  quoi  que  nous  voyions  des  Effets  fenfi- 
bles,  leurs  Caufes  nous  font  abfolument  inconnues,  de  forte  que  nous  ne 
finirions  appercevoir  les  moyens  &  la  manière  dont  ils  font  produits.  Nous 
voyons  que  les  Animaux  font  engendrez,  nourris,  &  qu'ils  fe  meuvent, 
que  l'Aimant  attire  le  Fer,  <5c  que  les  parties  d'une  Chandelle  venant  àfe 
fondre  fucceflivement,  fe  changent  en  flamme ,  &  nous  donnent  de  la  lu- 
mière &  de  la  chaleur.  Nous  voyons  &  connoifibns  ces  Effets  &  autres 
fcmblables:  mais  pour  ce  qui  eft  des  Caufes  qui  opèrent,  &  de  la  manière 
dont  ils  font  produits,  nous  ne  pouvons  faire  autre  chofe  que  les  conjectu- 
rer probablement.  Car  ces  chofes  &.  autres  femblablesne  tombant  pas  fous 
i?os  Sens,  ne  peuvent  être  foûmifes  à  leur  examen,  ou  atteflées  par  aucun 
homme  ;  &  par  conféquent  elles  ne  peuvent  paroître  plus  ou  moins  proba- 
bles, qu'entant  qu'elles  conviennent  plus  ou  moins  avec  les  véritez  qui  font 
établies  dans  notre  Efprit ,  &  qu'elles  ont  du  rapport  avec  les  autres  parties 
de  notre  Connoillance  &  de  nos  Obfervations.  \J Analogie  eft  le  feul  fe- 
cours  que  nous  avions  dans  ces  matières  ;  &  c'eft  de  là  feulemeat  que  nous 
tirons  tous  nos  fondemens  de  Probabilité.  Ainfi,  ayant  obfervé  qu'un  frot- 
tement violent  de  deux  Corps  produit  de  la  Chaleur,  &  fouvent  même  du 
Feu ,  nous  avons  fujet  de  croire  que  ce  que  nous  appelions  Chaleur  &  Feà 
confifte  dans  une  certaine  agitation  violente  des  particules  imperceptibles 
de  la  Matière  brûlante  :  obiervant  de  même  que  les  différentes  réfractions 
des  Corps  pellucides  excitent  dans  nos  yeux  différentes  apparences  de  plu- 
fieurs  Couleurs,  comme  aufli  que  la  diverfe  pofition  &  le  différent  arrange- 
ment des  parties  quicompofent  lafurfacede  différens  Corps  comme  du  Ve- 
lours, de  lafoye  façonnée  en  ondes,  &c.  produit  le  même  effet,  nous  cro- 
yons qu'il  eft  probable  que  la  couleur  &  l'éclat  des  Corps  n'eft  autre  chofe 
de  la  part  des  Corps ,  que  le  différent  arrangement  &  la  réfraction  de  leurs 
particules  infenfibles.  Ainfi,  trouvant  que  dans  toutes  les  parties  delà 
Création  qui  peuvent  être  le  fujet  des  obfervations  humaines,  il  y  aune 
connexion  graduelle  de  l'une  à  l'autre,  fans  aucun  yuide  confiderable,  ou 
vifible,  entre-deux,  parmi  toute  cette  grande  diverfitéde  chofes  que  nous 

Aaaa  vq- 


>54 


Des  Dégrez  £ Affentiment .  Liv.  IV». 


Chap.  XVI.  voyons  dans  les  Monde,  qui  font  fi  étroitement  liées  enfemble,  qu'en 
divers  rangs  d'Etres  il  n'eft  pas  facile  de  découvrir  les  bornes  qui  fe- 
parent  les  uns  des  autres ,  nous  avons  tout  fujet  de  penfer  que  les  cho- 
fes  s'élèvent  auifi  vers  la  perfection  peu  à  peu  &  par  des  dégrez  infen- 
fibles.  11  eft  mal-aifé  de  dire  où  le  Senfible  &  le-  Raifonnable  com- 
mence, &  où  l'Infenfible  &  le  Deraifonnable  finit;  &  qui  eft-ce,  je 
vous  prie,  qui  a  l'Eiprit  allez  pénétrant  pour  déterminer  précifément 
quel  eft  le  plus  bas  degré  des  Chofes  vivantes,  &  quel  eft  le  premier 
de  celles  qui  font  deftituées  de  vie  ?  Les  chofes  diminuent  &  augmen- 
tent ,  autant  que  nous  fommes  capables  de  le  drftinguer,  tout  ainfi  que 
la  Quantité  augmente  ou  diminué'  dans  un  Cône  régulier ,  où ,  quoi 
qu'il  y  ait  une  différence  vifible  entre  la  grandeur  du  Diamètre  ,  à  des 
diftances  éloignées,  cependant  la  différence  qui  eft  entre  le  delTus  & 
le  deffous  lorsqu'ils  fe  touchent  l'un  l'autre ,  peut  à  peine  être  difcer- 
née.  Il  y  a  une  différence  excefîive  entre  certains  hommes  &  certains 
Animaux  Brutes:  mais  fi  nous  voulons  comparer  l'Entendement  &.  la 
capacité  de  certains  hommes  &  de  certaines  Bètes,  nous  y  trouverons 
fi  peu  de  différence  ,  qu'il  fera  bien  mal-aife  d'affùrer  que  l'Entendement 
de  l'Homme  foit  plus  net  ou  plus  étendu.  Lors  donc  que  nous  ob- 
fêrvons  une  telle  gradation  infenfible  entre  les  parties  de  la  Création 
depuis  l'Homme  jufqu'aux  parties  les  plus  baffes  qui  font  au  deffous  de 
lui,  la  Règle  de  l'Analogie  peut  nous  conduire  à  regarder  comme  pro- 
bable ,  Quil  y  a  une  pareille  gradation  dans  les  chofes  qui  font  au  dejfus 
de  nous  13  hors  de  la  fphe're  de  nos  Obfervations ,  &  qu'il  y  a  par  con-  - 
féquent  différens  Ordres  d'Etres  Intelligens,  qui  font  plus  excellens  que 
nous  par  différens  dégrez  de  perfection  en  s'élevant  vers  la  perfection 
infinie  du  Créateur,  à  petit  pas  &  par  des  différences,  dont  cha- 
cune eft  à  une  très-petite  diftance  de  celle  qui  vient  immédiatement 
après.  Cette  efpèce  de  Probabilité  qui  eft  le  meilleur  guide  qu'on  ait 
pour  les  Expériences  dirigées  par  la  Raifon  ,  &  le  grand  fondement 
des  Hypothefes  raifonnables ,  a  auffi  fes  ufages  &  fon  influence:  car  un  rai- 
fonnement  circonfpecl,  fondé  fur  l'Analogie,  nous  mène  fouvent  à  la  dé- 
couverte de  véritez  &  de  productions  utiles  qui  fans  cela  demeureroient  en- 
fevelies  dans  les  ténèbres. 

§.  13.  Quoi  que  la  commune  Expérience  &  le  cours  ordinaire  des  Cho- 
fes ayent  avec  raifon  une  grande  influence  fur  l'Efprit  des  hommes,  pour 
les  porter  à  donner  ou  à  refufer  leur  confentement  à  une  chofe  qui  leur  eft 
propofée  à  croire  ;  il  y  a  pourtant  un  cas  où  ce  qu'il  y  a  d'étrange  dans  un 
Fait,  n'affoiblit  point  faffentiment  que  nous  devons  donner  au  témoigna- 
ge fincére  fur  lequel  il  eft  fondé.  Car  lorfque  de  tels  Evenemens  furnatu- 
rels  font  conformes  aux  fins  que  fe  propofe  celui  qui  a  le  pouvoir  de  chan- 
ger le  cours  de  la  Nature,  dans  un  tel  temps  &  dans  de  telles  circonftances 
ils  peuvent  être  d'autant  plus  propres  à  trouver  créance  dans  nos  Efprits 
qu'ils  font  plus  au  deffus  des  obfervations  ordinaires,  ou  même  qu'ils  y 
font  plus  oppofez.  Tel  eft  juftement  le  cas  des  Miracles  qui  étant  une  fois 
bien  atteftez ,  trouvent  non  feulement  créance  pour  eux-mêmes ,  mais  la 

com- 


II  y  3  un  cas  où 
l'Expérience 
contraire  ne  di- 
minue pas  la 
force  du  témoi- 
gnage. 


Des  Dfgrezd'AJJentimnt.  Liv.  IV.  J57 

communiquent  aulîi  à  d'autres  veniez  qui   ont   befoin  d'une  telle  con-  Chàp.  XVI. 
.  iirmation. 

§.  14.  Outre  les  Proportions  dont  nous  avons  parlé  jufqu'ici,  il  y  en  a  Le  fimpie  Té- 
une  autre  Efpèce  qui  fondée  fur  un  fimple  témoignage  l'emporte  fur  le  de-  ™JVfi"»fs  °e  '.* 
gré  le  plus  parfait  de  notre  Affentiment,  foit  que  la  chofe  établie  fur  ce  te-  dut  tout  dôme, 
nioignage  convienne  ou  ne  convienne  point  avec  la  commune  Expérience,  mfn/mfe'ïa" 
&  a\  ec  le  cours  ordinaire  des  choies.  La  raifon  de  cela  eft  que  le  témoi-  connoiirancc  u 
gnage  vient  de  la  part  d'un  Etre  qui  ne  peut  ni  tromper  ni  être  trompé  ,  r'us  ceIUlne• 
c'elt-à-dire  de  D  1  eu  lui-même  ;  ce  qui  emporte  avec  foi  une  affurance  au 
defliis  de  tout  doute,  &  une  évidence  qui  n'eft  fujette  à  aucune  exception. 
C'eft  là  ce  qu'on  deiîgne  par  le  nom  particulier  de  Révélation;  &  l'aflénti- 
ment  que  nous  lui  donnons  s'appelle  Foi,  qui  détermine  aulîi  abfokiment 
notre  Efprit,  &  exclut  aulîi  parfaitement  tout  doute  que  notre  Connoiffan- 
ce  peut  Je  faire  ;  car  nous  pouvons  tout  auffi  bien  douter  de  notre  propre 
exiltence,  que  nous  pouvons  douter,  li  une  Révélation  qui  vient  de  la  part 
de  Dieu,  eit  véritable.  Ainli,  la  Foi  eft  un  Principe  d'Affentiment  & 
de  certitude ,  fur ,  &  établi  fur  des  fondemens  inébranlables ,  &  qui  ne  laif- 
fe  aucun  lieu  au  doute  ou  à  l'helitation.  La  feule  chofe  dont  nous  devons 
nous  bien  alîurer,  c'eft  que  telle  &  telle  choie  eft  une  Révélation  divine, 
&  que  nous  en  comprenons  le  véritable  fens;  autrement,  nous  nous  expo- 
ferons  à  toutes  les  extravagances  du  Fanatifme,  &  à  toutes  les  erreurs  que 
peuvent  produire  de  faux  Principes  lors  qu'on  ajoute  foi  à  ce  qui  n'eft  pas 
une  Révélation  divine.  C'eft  pourquoi  dans  ces  cas-là,  fi  nous  voulons  agir 
raiîonnablement,  il  ne  faut  pas  que  notre  Affentiment  furpaffele  degré  d'é- 
vidence que  nous  avons,  que  ce  qui  en  eft  l'objet  eft  une  Révélation  divi- 
ne ,  &  que  c'eft  là  le  fens  des  termes  par  lefquels  cette  Révélation  eft  ex- 
primée. Si  l'évidence  que  nous  avons  que  c'eft  une  Révélation,  ou  que 
c'en  eft  là  le  vrai  fens ,  n'eft  que  probable ,  notre  Affentiment  ne  peut  aller 
au  delà  de  l'affùrance  ou  de  la  défiance  que  produit  le  plus  ou  le  moins  de 
probabilité  qui  le  trouve  dans  les  Preuves.  Mais  je  traiterai  plus  au  long 
dans  la  fuite ,  de  la  Foi  &  de  la  prefeance  qu'elle  doit  avoir  fur  les  autres  ar- 
gumens  propres  à  perfuader,  lors  que  je  la  confidererai  telle  qu'on  la  regar- 
de ordinairement  comme  diftinguée  d'avec  la  Raifon  &  mife  en  oppofition 
avec  elle,  quoi  que  dans  le  fond  la  Foi  ne  foit  autre  chofe  qu'un  AlTenti- 
ment  fondé  fur  la  Raifon  la  plus  parfaite. 

CHAPITRE    XVII.  dur.  XVII. 

De  h  Raifon. 

§•  1.  T    E  mot  de  Raifon  fe prend  en  divers  fens.  Quelquefois  il  lignifie  des'   Diffe'ientes 
_^  Principes  clairs  &  véritables ,  quelquefois  des  conclurions  éviden-  lignifications  du 
tes  &  nettement  déduites  d,v  ces  Principes,  &  quelquefois  la  eau-  c  *    "• 
fe ,  &  particulièrement  la  caufe  finale.  Mais  par  Rai/on  j'entens  ici  une  Faculté 

Aaaa  2  par 


5ï6~  Delà  Raifon.  Liv.  IV. 

CiUr.XYII.  par  ou  l'on  fuppofe  que  l'Homme  efl  diflingué  des   Bêtes,  &  en  quoi 
il  efl  évident  qu'il  les  furpaffe  de  beaucoup;   &   c'efl    dans    ce  fens-là 
que  je  vais  la  conficerer  dans  tout  ce  Chapitre. 
tn  quoi  confiée       g.  2.  Si  la  Connoiflance  générale   confifte,   comme  on  l'a  déjà  mon- 
jnem,"0""2'        tré,  dans  une  perception  de  la  convenance  ou  de  la  difconvenance  de 
nos  propres  Idées ,  &  que  nous  ne  puilîions  connoître  l'exiftence  d'au- 
cune chofe    qui  foit  hors  de  nous  que  par  le  fecours  de  nos  Sens,  ex- 
cepté feulement   l'exiftence  de  Dieu,  de  laquelle  chaque  homme  peut 
s'inftruire   lui-même  certainement    &   d'une  manière  démonftrative  par 
la  confideration  de  fa  propre  exiftence  ;  quel  lieu  refte-t-il  donc  à  l'exer- 
cice d'aucune  autre  Faculté  que  de  la  Perception  extérieure  des   Sens 
&  de  la  Perception   intérieure  de  l'Efprit  ?  Quel  befoin  avons-nous  de 
la  Raifon?    Nous    en    avons   un  fort  grand  befoin,  tant  pour  étendre 
notre  ConnohTance  que  pour  régler  notre  Aflentiment;    car  elle  a  lieu 
la  Raifon  &  dans  ce  qui  appartient  à  la  Connoiflance   &  dans  ce  qui 
regarde   l'Opinion.     Elle  efl    d'ailleurs  néceflaire  &  utile  à  toutes  nos 
autres  Facilitez  Intellectuelles,  &  à  le  bien  prendre,  elle  conftituë  deux 
de  ces  Facultez,  favoir  la  Sagacité,  &  la  Faculté  d'inférer  ou  de  tirer 
des  conclufions.     Par  la  première  elle  trouve  des   Idées   moyennes,  & 
par  la  féconde  elle   les  arrange  de    telle  manière  ,    qu'elle  découvre  la 
connexion  qu'il  y  a  dans  chaque  partie  de  la  Déduction,  par  où  les  Extrê- 
mes font  unis  enfemble,  &  qu'elle  amène  au  jour  ,  pour  ainlî  dire,  la  véri- 
té en  queftion,  ce- que  nous  appelions  inférer ,  &  qui  ne  confifte  en  autre 
chcfe  que  dans  la  perception  de  la  liaifon  qui  efl  entre  les  idées  dans  chaque 
degré  de  la  Déduclion;  par  où  l'Efprit  vient  à  découvrir  la  convenance  ou 
la  difconvenance  certaine  de  deux  Idées,  commedans  laDemonllrationoù 
il  parvient  à  la  Connoiflance,  ou  bien  à  voir  Amplement  leur  connexion 
probable,  auquel  cas  il  donne  ou  retient  fon  confentement,  comme  dans 
l'Opinion.     Le  Sentiment  &  l'Intuition  ne  s'étendent  pas  fort  loin.     La 
plus  grande  partie  de  notre  Connoiflance  dépend  de  déductions  &  d'Idée3 
moyennes;  &  dans  les  cas  où  au  lieu  de  Connoiflance  ,  nous  fommes obli- 
gez de  nous  contenter  d'un  fimple  aflentiment ,  &  de  recevoir  des  Propo- 
litionspourvéritablesfans  être  certains  qu'elles  le  foient,  nous  avons  befoin 
de  découvrir,  d'examiner  ,  &  de  comparer  les  fondemensde  leur  probabili- 
té.    Dans  ces  deux  cas ,  la  Faculté  qui  trouve  &  applique  comme  il  faut 
les  moyens  nèceflaires  pour  découvrir  la  certitude  dans  l'un  ,  &  la  probabi- 
lité dans  l'autre,  c'efl  ce  que  nous  appelions  Raifon.     Car  comme  Ja  Rai- 
fon apperçoit  la  connexion  néceflaire  &  indubitable  que  toutes  les  idées  ou 
preuves  ont  l'une  avec  l'autre  dans  chaque  degré  d'une  Démonflration  qui 
produit  la  Connoiflance  ;  elle  apperçoit  aufîi  la  connexion  probable  que 
toutes  les  idées  ou  preuves  ont  l'une  avec  l'autre  dans  chaque  degré  d'un 
Difcours  auquel  elle  juge  qu'on  doit  donner  fon  aflentiment  ;  ce  qui  efl  le 
plus  bas  degré  de  ce  qui  peut  être  véritablement  appelle  Raifon.     Car  lorf- 
que  l'Efprit  n'apperçoit  pas  cette  connexion  probable  ,  &  qu'il  ne  voit  pas 
s'il  y  a  une  telle  connexion  ou  non,  en  ce  cas-là  les  opinions  des  hommes 
ne  font  pas  des  productions  du  Jugement  ou  de  la  Raifon,  mais  des  effets 

du 


VelaRai/ào.  Liv.  IV.  5-57 

dû  hazard,  des  penfées  d'un  Efprit  flottant  qui  embrafle  les  chofes  fortuite-  Cn.\r.  XVII. 
ment ,  fans  choix  &  fans  règle, 

§.  3.  De  forte  que  nous  pouvons  fort  bien  confiderer  dans  la  Raifon  ces  ses  quauc 
quatre  dégrez;  le  premier  &  le  plus  important  confifte  à  découvrir  des  PaiIiC4« 
preuves;  le  fécond  à  les  ranger  régulièrement,  &  dans  un  ordre  clair  & 
convenaLe  qui  faffe  voir  nettement  &  facilement  la  connexion  &  la  force 
de  ces  preuves  ;  letroifiéme  à  appercevoir  leur  connexion  clans  chaque  par- 
tie de  la  Déduction  ;  &  le  quatrième  à  tirer  une  juile  conclufion  du  tout. 
On  peut  obferver  ces  différens  dégrez  dans  toute  Démon ftration  Mathé- 
matique ,  car  autre  choie  efl  d'appercevoir  la  connexion  de  chaque  partie, 
à  mefure  que  la  Demonftration  eft  faite  par  une  autre  perfonne ,  &  autre 
chofe  d'appercevoir  la  dépendance  qne  la  conclufion  a  "avec  toutes  les  par- 
ties de  la  Demonftration;  autre  chofe  eft  encore  de  faire  voir  une  Demonf- 
tration par  foi-méme  d'une  manière  claire  &  diftincte  ;  &  enfin  une  chofe 
différente  de  ces  trois-là,  c'eft  d'avoir  trouvé  le  premier  ces  Idées  moyen- 
nes ou  ces  preuves  dont  la  Demonftration  eft  compofée. 

§.  4.  Il  y  a  encore  une  chofe  à  confiderer  fur  le  fujet  de  la  Raifon  que  je    Le  syllogifme 
voudrois  bien  qu'on  prît  la  peine  d'examiner  ,  c'eft  fi  le  Syllogifme  efl ,  com-  n'cft  f*%  'e 
me  on  croit  généralement,  le  grand  infiniment  de  la  Rayon,  ty  le  meilleur  memdehiui. 
moyen  de  mettre  cette  Faculté  en  exercice.     Pour  moi  j'en  doute,  &  voici  fon« 
pourquoi. 

Premièrement  à  caufe  que  le  Syllogifme  n'aide  la  Raifon  que  dans  l'une 
des  quatre  parties  dont  je  viens  de  parler,  c'eft-à-dire  pour  montrer  la  con- 
nexion des  preuves  dans  un  feul  exemple ,  &  non  au  delà.  Mais  en  cela 
même  il  n'eft  pas  d'un  grand  ufage  ,  puifque  l'Efprit  peut  appercevoir  une 
telle  connexion  où  elle  eft  réellement,  auifi  facilement,  &  peut-être  mieux 
fans  le  fecours  du  Svilogifme,  que  par  fon  entremife. 

Si  nous  faifons  réflexion  fur  les  actions  de  notre  Efprit ,  nous  trouverons 
que  nous  raifonnons  mieux  &  plus  clairement  lorfque nous  obfervons  feule- 
ment la  connexion  des  preuves ,  fans  réduire  nos  penfées  à  aucune  règle  ou 
forme  Syllogiftique.     Auffi  voyons-nous  qu'il  y  a  quantité  de  gens  qui  rai- 
fonnent  d'une  manière  fort  nette  &  fort  jufte,  quoi  qu'ils  ne  fachentpoint 
faire  de  Syllogifme  en  forme.     Quiconque  prendra  la  peine  de  confiderer  la 
plus  grande  partie  de  Ysijîe  &  de  Y  Amérique,  y  trouvera  des  hommes  qui 
raifonnent  peut-être  aulïi  iubtileraent  que  lui,  mais  qui  n'ont  pourtant  ja- 
mais ouï  parler  de  Syllogifme,  &  qui  ne  fauroient  réduire  aucun  Argument  ' 
à  ces  fortes  de  Formes  ;  &  je  doute  que  perfonne  s'avife  prefquejamais  de 
faire  un  Syllogifme  en  raifonnant  en  lui-même.     A  la  vérité,  les  Syilogif- 
mes  peuvent  lèrvir  quelquefois  à  découvrir  une  fauffeté  cachée  fous  l'éclat 
brillant  d'une  Figure  de  Rhétorique,  &  adroitement  enveloppée  dans  une 
Période  harmonieufe ,  qui  remplit  agréablement  l'oreille;  ils  peuvent,  dis- 
je,  fervir  a  faire  paraître  un  raifonnement  abfurde  dans  fa  difformité  natu- 
relle, en  le  dépouillant  du  faux  éclat  dont  il  eft  couvert,  &  de  la  beauté 
de  l'exprelîion  qui  impofe  d'abord  a  l'Efprit.     Mais  la  foiblcflè  ou  U  fauïîc> 
té  d'un  tel  Difcours  ne  fe  montre  par  le  moyen  de  la  foi  -  ÎHe  qu'on 

lui  donne,  qu'à  ceux  qui  ont  étudie  à  fond  les  Modes  &  lesFigurèi  du  Syl- 

Aaaa  3  îcgif- 


.5$$  De  la  Raifon.  Liv.  IV. 

CiiAr.  XVII.  logifme,  &  qui  ont  fi  bien  examiné  les  différentes  manières  félon  lesquelles 
trois  Propofitions  peuvent  être  jointes  enfemble,  qu'ils  connoiffent  laquel- 
le produit  certainement  une  jûffce  conclufion ,  &  laquelle  ne  fauroit  le  fai- 
re; &  fur  quels  fondemens  cela  arrive.  Je  conviens  que  ceux  qui  ont  étu- 
dié les  Règles  du  Syllogifme  jufqu'à  voir  la  raifon  pourquoi  en  trois  Pro- 
pofitions jointes  enfemble  dans  une  certaine  Forme,  la  Conclufion  fera  cer- 
tainement jufte,  &  pourquoi  elle  ne  le  fera  pas  certainement  dans  une  au- 
*     tre,  je  conviens,  dis-je,  que  ces  gens-là  font  certains  de  la  Conclufion 
qu'ils  déduifent  des  Prémffes  félon  les  Modes  &  les  Figures  qu'on  a  établies 
dans  les  Ecoles.     Mais  pour  ceux  qui  n'ont  pas  pénétré  fi  avant  dans  les 
fondemens  de  ces  Formes ,  ils  ne  font  point  aflurez  en  vertu  d'un  Argument 
fyllogiftique,  que  la  Conclufion  découle  certainement  des  Prémiffes.     Ils 
le  fuppofent  feulement  ainfi  par  une  foi  implicite  qu'ils  ont  pour  leurs  Maî- 
tres &  par  une  confiance  qu'ils  mettent  dans  ces  Formes  d'argumentation. 
Or  fi  parmi  tous  les  hommes  ceux-là  font  en  fort  petit  nombre  qui  peuvent 
faire  un  Syllogifme,  en  comparaifon  de  ceux  qui  ne  fauroient  le  faire  ;  &  fi 
entre  ce  petit  nombre  qui  ont  appris  la  Logique,  il  n'y  en  a  que  très-peu 
qui  faifent autre  chofe  que  croire,  que  les  Syllogifmes  réduits  auxAMi  & 
aux  Figures  établies,  font  concluans,  fans  connoître  certainement  qu'ils  le 
foient;  cela,  dis-je,  étant  fuppofé,  fi  le  Syllogifme  doit  être  pris  pour  le 
feul  véritable  Infiniment  de  la  Raiion,  &  le  feul  moyen  de  parvenir  à  la 
Connoiffance,  il  s'enfuivra  qu'avant  Arifiote  il  n'y  avoit  perfonne  qui  con- 
nut ou  qui  put  connoître  quoi  que  ce  foit  par  Raifon  ;  &  que  depuis  l'in- 
vention du  Syllogifme  il  n'y  a  pas  un  homme  entre  dix-mille  qui  jouïffe  de 
cet  avantage. 

Mais  Dieu  n'a  pas  été  fi  peu  libéral  de  fes  faveurs  envers  les  hommes,que 
fe  contentant  d'en  faire  des  Créatures  à  deux  jambes,  il  ait  laiffé  z.Arïflote 
le  foin  de  les  rendre  Créatures  raifonnables ,  je  veux  dire  ce  petit  nombre 
qu'il  pourroit  engager  à  examiner  de  telle  manière  les  fondemens  du  Syllo- 
gifme ,  qu'ils  viffent  qu'entre  plus  de  foixante  manières  dont  trois  Propofi- 
tions peuvent  être  rangées ,  il  n'y  en  a  qu'environ  quatorze  où  l'on  puifle 
être  afluré  que  la  Conclufion  eft  jufte, &  fur  quel  fondement  la  Conclufion 
eft  certaine  dans  ce  petit  nombre  de  Syllogifmes,-  &  non  dans  les  autres. 
Dieu  a  eu  beaucoup  plus  de  bonté  pour  les  hommes.  Il  leur  a  donné  un 
Efprit  capable  de  raifonner ,  fans  qu'ils  ayent  befoin  d'apprendre  les  formes 
des  Syllogifmes.  Ce  n'eft  point,  dis-je,  par  les  Règles  du  Syllogifme  que 
l'Efprit  humain  apprend  à  raifonner.  Il  a  une  Faculté  naturelle  d'apperce- 
voir  la  convenance  ou  la  difconvenancedefes  Idées,&  il  peut  les  mettre  en 
bon  ordre  fans  toutes  ces  répétitions  embarraffantes.  Je  ne  dis  point  ceci 
pour  rabaiffer  en  aucune  manière  Arijîote  que  je  regarde  comme  un  des  pins 
grands  hommes  de  l'Antiquité ,  que  peu  ont  égalé  en  étendue ,  en  fubtili- 
té,  en  pénétration  d'Efprit,  &  par  la  force  du  Jugement,  &  qui  en  cela 
même  qu'il  a  inventé  ce  petit  Syfteme  des  Formes  de  l'Argumentation,  par 
où  l'on  peut  faire  voir  que  la  Conclufion  d'un  Syllogifme  eft  jufte  &  bien 
fondée,  a  rendu  un  grand  fervice  aux  Savans  contre  ceux  qui  n'avoient  pas 
honte  de  nier  tout;  &  je  conviens  fins  peine  que  tous  les  bons  raifonne- 

mens 


Le  la  Raifon.  Liv.  IV.  5-5-9 

mens  peuvent  être  réduits  à  ces  formes  Syllogiftiques.  Mais  cependant  je  Chai*.  XVII. 
croi  pouvoir  dire  avec  vérité,  &  fans  rabaiflèr  Ariftite,  que  ces  formes 
d'Argumentation  ne  font  ni  le  feul  ni  le  meilleur  moyen  de  raifonner ,  pour 
amener  à  la  Connoiflance  de  la  Vérité  ceux  qui  défirent  de  la  trouver,  & 
qui  fouhaitent  de  faire  le  meilleur  ufage  qu'ils  peuvent  de  leur  Raifon  pour 
parvenir  à  cette  Connoiflance.  Et  il  eiî  viflble  qu Ariflote  lui-même  trou- 
va que  certaines  Formes  étoient  concluantes,  &  que  d'autres  ne  l'étoient 
pas  ;  non  par  le  moyen  des  Formes  mêmes ,  mais  par  la  voye  originale  de 
la  Connoiflance,  c'eft-à-dire,  par  la  convenance  manifefte  des  Idées.  Di- 
tes à  une  Dame  de  campagne  que  le  vent  eft  fud-oueft,  &  le  temps  cou- 
vert &  tourné  à  la  pluye  ;  elle  comprendra  fans  peine  qu'il  n'eft  pas  fur 
pour  elle  de  farcir,  par  un  tel  jour,  légèrement  vétué  après  avoir  eu  la  fiè- 
vre; elle  voit  fort  nettement  la  liaifon  de  toutes  ces  chofes,  vent  Jud-ouefl, 
nuages,  pluye,  humidité,  prendre  froid  ,  rechute  &  danger  de  mort  ,  fans  les 
lier  enfemble  par  une  chaine  artificielle  &  embarraflànte  de  divers  Syllogif- 
mes  qui  ne  fervent  qu'à  embrouiller  &  retarder  l'Efprit ,  qui  fans  leur  fe- 
cours  va  plus  vite  &  plus  nettement  d'une  partie  à  l'autre  ;  de  forte  que  la 
probabilité  que  cette  perfonne  apperçoit  aifément  dans  les  chofes  mêmes 
ainfi  placées  dans  leur  ordre  naturel ,  feroit  tout-à-fait  perdue  à  fon  égard, 
fi  cet  Argument  étoit  traité  favamment  &  réduit  aux  formes  du  Syllogif- 
me.  Car  cela  confond  très-fouvent  la  connexion  des  Idées  ;  &  je  croi  que 
chacun  reconnoitra  fans  peine  dans  les  DémonftrationsMathematiques,que 
la  connoiflance  qu'on  acquiert  par  cet  ordre  naturel  ;  paroït  plutôt  &  plus 
clairement  fans  le  fecours  d'aucun  Syllogifme. 

L'Acle  de  la  Faculté  Raifonnable  qu'on  regarde  comme  le  plus  confide- 
rable  eft  celui  d'inférer;  &  il  l'eft  effectivement  lorfque  la  confèquence  efl 
bien  tirée.-  Mais  l'Efprit  eft  fi  fort  porté  à  tirer  des  conféquences,  foit 
par  le  violent  defir  qu'il' a  d'étendre  fes  connoifïknces,  ou  par  un  grand 
penchant  qui  l'entraine  à  favorifer  les  fentimens  dont  il  a  écé  une  fois  im- 
bu, que  fouvent  il  fe  hâle  trop  d'inférer,  avant  que  d'avoir  apperçu  la  con- 
nexion des  Idées  qui  doivent  lier  enfemble  les  deux  extrêmes. 

Inférer  n'eft  autre  chofe  que  déduire  une  Propofition  comme  véritable, 
en  vertu  d'une  Propofition  qu'on  a  déjà  avancée  comme  véritable,  c'eft-à- 
dire,  voir  ou  fuppofer  une  connexion  de  certaines  Idées  moyennes  qui  mon- 
trent la  connexion  de  deux  Idées  dont  eft  compofée  la  Propofition  inférée. 
Par  exemple,  fuppofons  qu'on  avance  cette  Propofition,  Les  hommes  fe- 
1  çnt  punis  dans  l'autre  Monde ,  &  que  de-là  on  veuille  en  inférer  cette  autre , 
Donc  les  hommes  peuvent  fe  déterminer  eux-mêmes;  la  Queftion  eft  préfente- 
ment  de  favoir  fi  l'Efprit  a  bien  ou  mal  fait  cette  inference.  S'il  l'a  faite 
en  trouvant  des  Idées  moyennes,&en  confiderani  leur  connexion  dans  leur 
véritable  ordre,  il  s'eft  conduit  raifonnablement,  &  a  tiré  une  jufte  confè- 
quence. S'il  l'a  faite  fans  une  telle  vue,  bien  loin  d'avoir  tiré  une  confè- 
quence fohde  &  fondée  en  raifon,  il  a  montré  feulement  le  defir  qu'il  avoit 
qu'elle  le  fût,  ou  qu'on  la  reçût  en  cette  qualité.  Mais  ce  n'eft  pas  le  Syl- 
logifme qui  dans  l'un  ou  l'autre  de  ces  cas  découvre  ces  Idées  ou  fait  voir 
leur  connexion  ;  car  il  faut  que  l'Efprit  les  ait  trouvées ,  &  qu'il  ait  apper- 
çu 


5-6*0  Di  la  Raifon.  Liv.  IV. 

ÇllAr.  XVII.  çu  la  connexion  de  chacune  d'elles  avant  qu'il  puiflè  s'en  fervir  raifonnablc- 
ment  à  former  des  Syllogifmes ;  à  moins  qu'on  ne  dife,  que  toute  Idée  qui 
fe  préfente  à  l'Efprit,  peut  allez  bien  entrer  dans  un  Syllogifme  fans  qu'il 
foit  néceflaire  de  conlidérer  quelle  liaifon  elle  a  avec  les  deux  autres  ;  & 
qu'elle  peut  fervir  à  tout  hazard  de  terme  moyen  pour  prouver  quelque  con- 
clufion  que  ce  foit.  C'eft  ce  que  perfonne  ne  dira  jamais ,  parce  que  c'eft 
en  vertu  de  la  convenance  qu'on  apperçoit  entre  une  idée  moyenne  &  les 
deux  extrêmes ,  qu'on  conclut  que  les  extrêmes  conviennent  entr'eux^  d'où 
il  s'enfuit  que  chaque  idée  moyenne  doit  être  telle  que  dans  toute  la  chaine 
elle  ait  une  connexion  vifible  avec  les  deux  Idées  entre  lefquelles  elle  eft  pla- 
cée ,  fans  quoi  la  conclufion  ne  peut  être  déduite  par  fon  entremifè.  Car 
par-tout  où  un  anneau  de  cette  chaine  vient  à  fe  détacher  &  à  n'avoir  aucu- 
ne liaifon  avec  le  refte,  dès-là  il  perd  toute  fa  force,  &  ne  peut  plus  con- 
tribuer à  attirer,  ou  inférer  quoi  que  ce  foit.  Ainfi,  dans  l'exemple  que 
je  viens  de  propofer,  quelle  autre  chofe  montre  la  force,  &  par  confequent 
la  juffcefTe  de  la  conféquence,  que  la  vûë  de  la  connexion  de  toutes  les  idées 
moyennes  qui  attirent  la  conclufion  ou  la  Propofition  inférée  ;  comme ,  Les 

hommes  feront  punis -Dieu  celui  qui  punit la  punition 

jufie Le  puni   coupable //  aurait  pu  faire  autrement 

Liberté Puiffance  de  fe  déterminer  foi-même?  Par  cet- 
te vifible  enchainure  d'Idées ,  ainli  jointes  enfemble  tout  de  fuite,  en  forte 
que  chaque  idée  moyenne  s'accorde  de  chaque  côté ,  avec  les  deux  idées 
entre  lefquelles  elle  eft  immédiatement  placée,  les  idées  d'hommes ,  &  de 
puiffance  de  fe  déterminer  foi-même ,  paroiffent  jointes  enfemble,  c'eft-à-dire, 
que  cette  Propofition ,  Les  hommes  peuvent  fe  déterminer  eux-mêmes ,  efl  atti- 
rée ou  inférée  par  celle-ci  Qu'ils  feront  punis  dans  l'autre  Monde.  Car  par- 
là  l'Efprit  voyant  la  connexion  qu'il  y  a  entre  l'idée  de  la  punition  des  hom- 
mes dans  Vautre  Monde ,  &  l'idée  de  Dieu  qui  punit  ;  entre  Dieu  qui  punit  & 
la  juflice  de  la  punition  ;  entre  la  juftice  de  la  punition  &  la  coulpe  ;  entre  la 
coulpe  &  la  puiffance  de  faire  autrement  ;  entre  la  puiffance  de  faire  autrement 
&  la  liberté  ;  entre  la  liberté  &.  la  puifjance  de  fe  déterminer  foi  -  même  ;  l'Ef- 
prit, dis-je,  appercevant  la  liaifon  que  toutes  ces  idées  ont  l'une  avec  l'au- 
tre, voit  par  même  moven  la  connexion  qu'il  y  a  entre  les  hommes  &.  la  puif- 
fance de  fe  déterminer  foi-même. 

Je  demande  préfentement  Ci  la  connexion  des  Extrêmes  ne  fe  voit  pas 
plus  clairement  dans  cette  difpolition  fimple  &  naturelle,  que  dans  des  ré- 
pétitions perplexes  &  embrouillées  de  cinq  ou  fîx  Syllogifmes.  On  doit 
me  pardonner  le  terme  d'embrouillé,  jufqu'à  ce  que  quelqu'un  ayant  réduit 
ces  idées  en  autant  de  Syllogifmes,  ofe  affùrer  que. ces  Idées  font  moins 
embrouillées ,  &  que  leur  connexion  efl  plus  vifible  lorfqu'elles  font  ainfi 
transpofées, répétées,  &  enchaffées  dans  ces  formes  artificielles,  que  lorf- 
qu'elles font  préfentes  à  l'Efprit  dans  cet  ordre  court,  fimple,  &  naturel, 
dans  lequel  on  vient  de  les  propofer,  où  chacun  peut  les  voir,  &  félon  le- 
quel elles  doivent  être  vues  avant  qu'elles  puiffent  former  une  chaîne  de 
Syllogifmes.  Car  l'ordre  naturel  des  Idées  qui  fervent  à  lier  d'autres  Idées, 
doit  régler  l'ordre  des  Syllogifmes,  de  forte  qu'un  homme  doit  voir  la  con- 
nexion 


De  la  Uaifcn.  Liv.  IV.  $Si 

Tiexion  que  chaque  Idée  moyenne  a  avec  celles  qu'il  joint  enfemble  avant  ç...  v-i/TT 
qu'il  puifTe  s'en  fervir  avec  raifon  à  former  un  Syllogifme.  Et  quand 
tous  ces  Syllogifmes  font  faits ,  ceux  qui  font  Logiciens  &  ceux  qui  ne  le 
font  pas,  ne  voyent  pas  mieux  qu'auparavant  la  force  de  l'Argumentation, 
c'eft-à-dire ,  la  connexion  des  Extrêmes.  Car  ceux  qui  ne  font  pas  Logi- 
ciens de  profelîion  ,  ignorant  les  véritables  formes  du  Syllogifme  auffi 
bien  que  les  fondemens  de  ces  formes ,  ne  fauroieht  connoître  il  les  Syl- 
logifmes font  réguliers  ou  non,  dans  des  Modes  &  des  Figures  qui  con- 
cluent jufte;  &  ainfi  ils  ne  font  point  aidez  par  les  Formes  fcïon  lesquel- 
les on  range  ces  Idées;  &  d'ailleurs  l'ordre  naturel  dans  lequel  l'Efprit 
pourrait  juger  de  leurs  connexions  refpe&ives  étant  troublé  par.  ces  for- 
mes fyllogiftiques ,  il  arrive  de-là  que  la  conféquence  eft  beaucoup  plus  in- 
certaine ,  que  fans  leur  entremife.  Et  pour  ce  qui  eft  des  Logiciens  eux- 
mêmes  ,  ils  voyent  la  connexion  que  chaque  Idée  moyenne  a  avec  celles 
entre  lefquelles  elle  eft  placée  (d'où  dépend  toute  la  force  de  la  confé- 
quence) ils  la  voyent, dis-je,  tout  auffi  bien  avant  qu'après  que  le  Svllo- 
gifme  eft  fait  ;  ou  bien  ils  ne  la  voyent  point  du  tout.  Car  un  Syllogif- 
me ne  contribue  en  rien  à  montrer  ou  a  fortifier  la  connexion  de  deux 
Idées  jointes  immédiatement  enfemble;  il  montre  feulement  par  la  conne- 
xion qui  a  été  déjà  découverte  entr'elles ,  comment  les  Extrêmes  font  liez 
l'un  à  l'autre.  Mais  s'agit-il  de  favoir  quelle  connexion  une  Idée  moyen- 
ne a  avec  aucun  des  Extrêmes  dans  ce  Syllogifme  ,  c'eft  ce  que  nul  Syl- 
logifme ne  montre,  ni  ne  peut  jamais  montrer.  C'eft  l'Efprit  feulement 
qui  apperçoit  ou  qui  peut  appercevoir  ces  Idées  placées  ainfi  dans  une  ef- 
pèce  de  juxta-pofition ,  &cela  par  fa  propre  Vûë  qui  ne  reçoit  abfolument 
aucun  fecours  ni  aucune  lumière  de  la  forme  Syllogiftique  qu'on  leur 
donne.  Cette  forme  fert  feulement  à  montrer  que  fi  l'idée  moyenne  con- 
vient avec  celles  auxquelles  elle  eft  immédiatement  appliquée  de  deux  co- 
tez, les  deux  Idées  éloignées,  ou,  comme  parlent  les  Logiciens,  les  Ex- 
trêmes conviennent  certainement  enfemble  ;  &  par  conféquent  la  liai- 
fon  immédiate  que  chaque  idée  a  avec  celle  à  laquelle  elle  eft  appliquée 
de  deux  cotez,  d'où  dépend  toute  la  force  du  Raifonnement,  paraît  auffi 
bien  avant  qu'après  la  conftruclion  du  Syllogi/me  ;  ou  bien  celui  qui  forme 
le  Syllogifme  ne  la  verra  jamais.  Cette  connexion  d'Idées  ne  fe  voit,com-' 
me  nous  avons  déjà  dit,  que  par  la  Faculté  perceptive  de  l'Efprit  qui  les 
découvre  jointes  enfemble  dans  une  efpèce  à&juxtci-fOjîtion,  &  cela,  lors- 
que les  deux  Idées  font  jointes  enfemble  dans  une  Propofition ,  foit  que 
cette  Propofition  conftituë  ou  non  la  Majeure  ou  la  Mineure  d'un  Syllo- 
gifme. 

A  quoi  fert  donc  le  Syllogifme  ?  Je  répons ,  qu'il  eft  principalement  d'u- 
fage  dans  les  Ecoles  ,r  où  l'on  n'a  pas  honte  de  nier  la  convenance  des  Idées 
qui  conviennent  vifiblement  enfemble,  ou  bien  hors  des  Ecoles  à  l'égard  de 
ceux  qui,  à  l'occafion  &  à  l'exemple  de  ce  que  les  Doéles  n'ont  pas  honte 
de  faire ,  ont  appris  auffi  à  nier  fans  pudeur  la  connexion  des  Idées  qu'ils  ne 
peuvent  s'empêcher  de  voir  eux-mêmes.  Pour  celui  qui  cherche  fincere- 
ment  la  Vérité  &  qui  n'a  d'autre  but  que  de  la  trouver;  il  n'a  aucun  befoin 

B  b  b  b  de 


$6z  De  la  Raifon.  Liv.  IV. 

Chap.XVIJ.  de  ces  formes  Syllogiftiques  pour  être  forcé  à  reconnoître  la  conféquence 
dont  la  vérité  &  la  jufteile  paroilî'ent  bien  mieux  en  mettant  les  Idées  dans 
un  ordre  fimple  &  naturel.  De-là  vient  que  les  hommes  ne  font  jamais  des 
Syllogifmes  en  eux-mêmes,  lorsqu'ils  cherchent  la  Vérité,  ou  qu'ils  l'en- 
feignent  à  des  gens  qui  défirent  fincerement  de  la  connoître  ;  parce  qu'avant 
que  de  pouvoir  mettre  leurs  penfées  en  forme  Syllogiftique ,  il  faut  qu'ils 
voyent  la  connexion  qui  eft  entre  l'Idée  moyenne  &  les  deux  autres  idées 
entre  lefquelles  elle  eft  placée,  &  auxquelles  elle  eit  appliquée  pour  faire 
voir  leur  convenance;  &  lorsqu'ils  voyent  une  fois  cela,  ils  voyent  11  la 
conféquence  eft  bonne  ou  mauvaife,  &  par  conféquent  le  Syllogifme  vient 
trop  tard  pour  l'établir.  Car,  pour  me  fervir  encore  de  l'exemple  qui  a 
été  propofé  ci-defius ,  je  demande  II  l'Eiprit  venant  à  confiderer  l'idée  de 
JuJIice ,  placée  comme  une  idée  moyenne  entre  la  punition  des  hommes  & 
la  coulpe  de  celui  qui  eft  puni,  (idée  que  l'Efprit  ne  peut  employer  comme 
un  terme  moyen  avant  qu'il  l'ait  confiderée  dans  ce  rapport  )  je  demande  fi 
dès-lors  il  ne  voit  pas  la  force  &  la  validité  de  la  conféquence ,  auffi  claire- 
ment que  lorsqu'on  forme  un  Syllogifme  de  ces  Idées.  Et  pour  faire  voir 
la  même  chofe  dans  un  exemple  tout-à-fait  fimple' &  aifé  à  comprendre, 
fuppofons  que  le  mot  Animal  foit  l'Idée  moyenne ,  ou ,  comme  on  parle 
dans  les  Ecoles,  le  terme  moyen  que  l'Efprit  employé  pour  montrer  la  con- 
nexion à'bomo  &  de  vivens,  je  demande  fi  l'Efprit  ne  voit  pas  cette  liaifon 
auffi  promptement  &  auffi  nettement  lorsque  l'Idée  qui  lie  ces  deux  termes 
eft  placée  au  milieu  dans  cet  arrangement  fimple  &  naturel, 

Homo ■     Animal ■     Vivons, 

que  dans  cet  autre  plus  embarrafle, 

Animal    Fivens    — —   Homo    — —    Animal; 

ce  qui  eft  la  polition  qu'on  donne  à  ces  Idées  dans  un  Syllogifme,  pour  fai- 
re voir  la  connexion  qui  eft  entre  homo  &.  vivens  par  l'intervention  du  mot 
Animal. 

On  croit  à  la  vérité  que  le  Syllogifme  eft  nécefiaire  àceux-mêmes  qui  ai- 
ment fincerement  la  Vérité  pour  leur  faire  voir  lesSophifmes  qui  font  fou- 
vent  cachez  fous  des  difeours  fleuris,  pointilleux,  ou  embrouillez.  Mais 
.  on  fe  trompe  en  cela,  comme  nous  verrons  fans  peine  fi  nous  confiderons 
que  la  raifon  pourquoi  ces  fortes  de  difeours  vagues  &  fans  liaifon ,  qui  ne 
font  pleins  que  d'une  vaine  Rhétorique,  impôfent  quelquefois  à  des  gens 
qui  aiment  fincerement  la  Vérité,  c'eft  que  leur  Imagination  étant  frappée 
par  quelques  Métaphores  vives  &  brillantes, ils  négligent  d'examiner  quel- 
les font  les  véritables  Idées  d'où  dépend  la  conféquence  du  Difeours,  ou 
bien  éblouis  de  l'éclat  de  ces  Figures  ils  ont  de  la  peine  à  découvrir  ces 
Idées.  Mais  pour  leur  faire  voir  la  foiblelle  de  ces  fortes  dellaifonnemens, 
il  ne  faut  que  les  dépouiller  des  idées  fuperfluë's  qui  mêlées  &  confondues 
avec  celles  d'où  dépend  la  conféquence,  femblent  faire  voir  une  connexion 
où  il  n'y  en  a  aucune ,  ou  qui  du  moins  empêchent  qu'on  ne  découvre  qu'il 
n'y  a  point  de  connexion;  après  quoi  il  faut  placer  dans  leur  ordre  naturel 
ces  idées  nues  d'où  dépend  la  force  de  l'Argumentation  ;  &  l'Efprit  venant 
à  les  confiderer  en  elles-mêmes  dans  une  telle  polition ,  voit  bientôt  quelles 

con.~ 


De  la  Raifon.  Liv.  IV.  $6$ 

connexions  elles  ont  entr'elles  &  peut  par  ce  moyen  juger  de  la  confequen--  Chap.  XVIÏ* 
ce  fans  avoir  bcfoin  du  fecours  d'aucun  Syllogifmc. 

Je  conviens  qu'en  de  tels  cas  on  fe  fert  communément  des  Modes  &  des 
Figures ,  comme  fi  la  découverte  de  X incohérence  de  ces  fortes  de  Djfcours 
étoit  entièrement  due  à  la  forme  Syllogiftique.     J'ai  éçé  moi-même  dans 
ce  fentiment,  jufqu'à  ce  qu'après  un  plus  févére  examen  j'ai  trouve  qu'en 
rangeant  les  Idées  moyennes  toutes  nues  dans  leur  ordre  naturel ,  on  voit 
mieux  X incohérence  de  l'Argumentation  que  par  le  moyen  d'un  Syllogifme; 
non  feulement  à  caufe  que  cette  première  Méthode  expofe  immédiatement 
à  l'Efprit  chaque  anneau  de  la  chaîne  dans  fa  véritable  place,  par  où  l'on 
en  voit  mieux  la  liajfon , rpais  aulïï  parce  que  le  Syllogifmc  ne  montre  l'in- 
cohérence qu'à  ceux  qui  entendent  parfaitement  les  formes  Syllogifliques 
&les  fondemens  fur  lelquels  elles  font  établies,  &  ces  perfonnes  ne  font  pas 
un  entre  mille  ;  au  lieu  que  l'arrangement  naturel  des  Idées ,    d'où  dépend 
la  conféquence  d'un  raifonnement,  fuffit  pour  faire  voir  à  tout  homme  le 
défaut  de  connexion  dans  ce  raifonnement  &  l'abfurdité  de  la  conféquence, 
foit  qu'il  foie  Logicien  ou  non  ;   pourvu  qu'il  entende  les  termes  &  qu'il 
ait  la  faculté  d'appercevoir  la  convenance  ou  la  disconvenance  de  ces  Idées, 
fans  laquelle  faculté  il  ne  pourroit  jamais  reconnoître  la  force  ou  la  foiblef- 
fe ,  la  cohérence  ou  X incohérence  d'un  Difcours  par  l'entremife  ou  fans  le  fe- 
cours du  Syllogifme. 

Ainfi,  j'ai  connu  un  homme  à  qui  les  règles  du  Syllogifme  étoient  entiè- 
rement inconnues,  qui  appercevoit  d'abord  la  foibleife  &  les  faux  raifonne- 
mens  d'un  long  Difcours,  artificieux  &  plaufible  ,  auquel  d'autres  gens  exer- 
cez à  toutes  les  lineffes  de  la  Logique  fe  font  laifie  attraper  ;  &  je  croi  qu'il 
y  aura  peu  de  mes  Lecteurs  qui  ne  connoifient  de  telles  perfonnes.  Et  en 
effet  fi  cela  n'étoit  ainfi ,  les  Difputes  qui  s'élèvent  dans  les  Confeils  de  la 
plupart  des  Princes,  &  les  affaires  qui  fe  traitent  dans  les  Affemblées  Publi- 
ques feroient  en  danger  d'être  mal  ménagées, puisque  ceux  qui  y  ont  le  plus 
d'autorité  &  qui  d'ordinaire  contribuent  le  plus  aux  décifions  qu'on  y 
prend,  ne  font  pas  toujours  des  gens  qui  ayent  eu  le  bonheur  d'être  parfai- 
tement irtflruits  dans  l'Art  de  faire  des  Syllogifmes  en  forme.  Que  fi  le  Syl- 
logifmc étoit  le  feul ,  ou  même  le  plus  fur  moyen  de  découvrir  les  fauffetez 
d'un  Difcours  artificieux, je  ne  croi  pas  que  l'Erreur  &  la  Fauffeté  foient  fi 
fort  du  goût  de  tout  le  Genre  Humain  &  particulièrement  des  Princes  dans 
des  matières  qui  intéreffent  leur  Couronne  &  leur  Dignité,  que  par-tout  ils 
euilent  voulu  négliger  de  faire  entrer  le  Syllogifme  dans  des  difeuflions  im- 
portantes, ou  regardé  comme  une  chofe  fi  ridicule  de  s'en  fervir  dans  des 
affaires  de  conféquence  :  Preuve  évidente  à  mon  égard  que  les  gens  de  bon 
fens  &  d'un  Efprit  folide  &  pénétrant,  qui  n'ayant  pas  le  loifir  de  perdre  le 
temps  à  disputer, dévoient  agir  félon  le  refultat  de  leurs  décifions,  &  fou- 
vent  payer  leurs  méprifes  de  leur  vie  ou  de  leurs  biens ,  ont  trouvé  que  ces 
formes  Schokutiques  n'étoient  pas  d'un  grand  ufagepour  découvrir  la  véri- 
té ou  la  fauffeté  d'un  raifonnement,  l'une  &  l'autre  pouvant  être  montrées 
fans  leur  entremife,  &  d'une  manière  beaucoup  plus  fenfible  à  quiconque 
ne  refuferoit  pas  de  voir  ce  qui  feroit  expofé  viiiblement  à  fes  yeux. 

Bbbb  2  En 


564  De  la  Raifon.  Lrv.  IV. 

Chap.  XVII.  '  En  fécond  lieu ,  une  autre  raifon  qui  me  fait  douter  que  le  Syllogifme 
•  foit  le  véritable  Inftrument  de  la  Raifon  dans  la  découverte  de  la  Vérité, 
c'efl  que  de  quelque  ufage  qu'on  ait  jamais  prétendu  que  les  Modes  &  les 
Figures  puflènt  être ,  pour  découvrir  la  fallaee  d'un  Argument  (  ce  qui  a  été 
examiné  ci-deiïus  )  il  fe  trouve  dans  le  fond  que  ces  formes  Scholaftiques 
qu'on  donne  au  difcours,  ne  font  pas  moins  fujettes  à  tromper  l'Efprit  que 
des  manières  d'argumenter  plus  fimples;  fur  quoi  j'en  appelle  à  l'Expérien- 
ce qui  a  toujours  fait  voir  que  ces  Méthodes  artificielles  étoient  plus  pro- 
pres à  furprendre  &  à  embrouiller  l'Efprit  qu'à  l'inftruire  &  à  l'éclairer.  De 
là  vient  que  les  gens  qui  font  battus  &  réduits  au  filence  par  cette  méthode 
•  Scholaftique ,  font  rarement  ou  plutôt  ne  font  jamais  convaincus  &  attirez 
par-là  dans  le  parti  du  vainqueur.  Ils  reconnoiffent  peut-être  que  leur  ad- 
verfaire  efl  plus  adroit  dans  la  difpute  ;  mais  ils  ne  laifiènt  pas  d'être  perfua- 
dez  de  la  juflice  de  leur  propre  caufe;  &  tout  vaincus  qu'ils  font,  ils  fe  re- 
tirent avec  la  même  opinion  qu'ils  avoient  auparavant;  ce  qu'ils  ne  pour- 
roient  faire,  fi  cette  manière  d'argumenter  portoit  la  lumière  &  la  convic- 
tion avec  elle,  en  forte  qu'elle  fit  voir  aux  hommes  où  efl  la  Vérité.  Auf- 
fi  a-t-on  regardé  le  Syllogifme  comme  plus  propre  à  faire  obtenir  la  viéloi- 
re  dans  la  Difpute,  qu'à  découvrir  ou  à  confirmer  la  Vérité  dans  les  recher- 
ches fmcéres  qu'on  en  peut  faire.  Et  s'il  eft  certain,  comme  on  n'en  peut 
douter,  qu'on  puiffe  envelopper  des  raifonnemens  fallacieux  dans  des  Syllo- 
gifmes,  il  faut  que  la  fallaee  puiffe  être  découverte  par  quelque  autre  moyen 
que  par  celui  du  Syllogifme. 

J'ai  vu  par  expérience ,  que ,  lorfqu'on  ne  reconnoit  pas  dans  une  chofe 
tous  les  ufages  que  certaines  gens  ont  été  accoutumez  de  lui  attribuer  ,  ils 
s'écrient  d'abord  que  je  voudrais  qu'on  en  négligeât  entièrement  l'ufage. 
Mais  pour  prévenir  des  imputations  fi  injuftes&fideflituées  de  fondement, 
je  leur  déclare  ici  que  je  ne  fuis  point  d'avis  qu'on  fe  prive  d'aucun  moyen 
capable  d'aider  l'Entendement  dans  l'acquifition  de  la  Connoiffance  ;  &  Ci 
des  perfonnes  flilées  &  accoutumées  aux  formes  Syllogiftiques  les  trouvent 
propres  à  aider  leur  Raifon  dans  la  découverte  de  la  Vérité,  je  croi  qu'ils 
doivent  s'en  fervir.  Tout  ce  que  j'ai  en  vûë  dans  ce  que  je  viens'dediredu 
Syllogifme,  c'efl  de  leur  prouver  qu'ils  ne  devroient  pas  donner  plus  de 
poids  à  ces  formes  qu'elles  n'en  méritent,  ni  fe  figurer  que  fans  leur  fecours 
les  hommes  ne  font  aucun  ufage,  ou  du  moins  qu'ils  ne  font  pas  un  ufage  fi 
parfait  de  leur  Faculté  de  raifonner.  Il  y  a  des  Yeux  qui  ont  befoin  de  Lu- 
nettes pourvoir  clairement  &  diftinflement  les  Objets;  mais  ceux  qui  s'en 
fervent ,  ne  doivent  pas  dire  à  caufe  de  cela ,  que  perfonne  ne  peut  bien  voir 
fans  Lunettes.  On  aura  raifon  de  juger  de  ceux  qui  en  ufent  ainfi,  qu'ils  veu- 
lent un  peu  trop  rabaifier  la  Nature  en  faveur  d'un  Art  auquel  ils  font  peut- 
être  redevables.  Lorfque  la  Raifon  efl  ferme  &  accoutumée  à  s'exercer, 
elle  voit  plus  promptement&  plus  nettement  par  fa  propre  pénétration  fans 
le  fecours  du  Syllogifme,  que  par  fon  entremife.  Mais  Ci  l'ufage  de  cette 
efpèce  de  Lunettes  a  Ci  fort  offufqué  la  vûë  d'un  Logicien  qu'il  ne  puiffe 
voir  fans  leur  fecours,  les  conféquences  ou  les  inconféquences  d'un  Raifon- 
nement,  je  ne  fuis  pas  Ci  déraifonnable  pour  le  blâmer  de  ce  qu'il  s'en  fert. 

Cha- 


Le  la  Raifon.  Liv.  IV.  $6$ 

Chacun  connoit  mieux  qu'aucune  autre  perfonne  ce  qui  convient  le  mieux  Ciur.XVII. 
à  fa  vue  ;  mais  qu'il  ne  conclue  pas  de  là  que  tous  ceux  qui  n'cmployent 
pas  juflement  les  mêmes  fecours  qu'il  trouve  lui  être  néceflkires,  font  dans 
les  ténèbres. 

fi.  5.  Mais  quel  que  foit  l'ufage  du  Syllogifme  dans  ce   qui  regarde  la    ^  ns>"°?ifme 

.  •  r**  •  •  *       i"  t    '     *         *  •  1     n   7  '  .»      11  eu  pas  ci  un 

Connoifiance ,  je  croi  pouvoir  dire  avec  vente  qu  tlefi  beaucoup  moins  utile,  gtand  fCCouts 
ou  plutôt  qu'il  nefl  abfolument  d'aucun  ufage  dans  tes  Probabilités,  car  l'aiTen-  ^"^^^-^ 
timent  devant  être  déterminé  dans  les  choies  probables  par  le  plus  grand  encore  dans  les 
poids  des  preuves ,  après  qu'on  les  a  dûement  examinées  de  part  &  d'autre  Ptobablllteï» 
dans  toutes  leurs  circonftances,  rien  n'eft  moins  propre  à  aider  l'Efpritdans 
cet  examen  que  le  Syllogifme,  qui  muni  d'une  feule  probabilité  ou  d'un 
feul  argument  topique  fc  donne  carrière ,  &  pouiTe  cet  Argument  dans  fes 
derniers  confins,  jufqu'à  ce  qu'il  ait  entraîné  l'Eiprit  hors  de  la  vue  de  la 
chofe  en  queftion;  de  forte  que  le  forçant,  pour  ainfi  dire,  à  la  faveur  de 
quelque  difficulté  éloignée,  il  le  tient  là  fortement  attaché,  &  peut-être 
même  embrouillé  &  entrelafie  dans  une  chaine  de  Syllogifmes ,  fans  lui  don- 
ner la  liberté  de  confiderer  de  quel  côté  fe  trouve  la  plus  grande  probabili- 
té ,  après  que  toutes  ont  été  dûement  examinées  ;  tant  s'en  faut  qu'il  lui 
fournifle  les  fecours  capables  de  s'en  inftruire. 

§.  6.  Qu'on  fuppofe  enfin ,  fi  l'on  veut ,  que  le  Syllogifme  eil  de  quel-  à  augmenta Pr,oT 
que  fecours  pour  convaincre  les  hommes  de  leurs  erreurs  ou  de  leurs  mépri-  connoiOànces, 

~i  r  11-  a  1  /\  r         mais  a  chamail- 

fes ,  comme  on  peut  le  dire  peut-être,  quoi  que  je  n  aye  encore  vu  perlon-  icr  avec  celles 
ne  qui  ait  été  forcé  par  le  Syllogifme  à  quitter  fes  opinions,  il  efl  du  moins  2elnous  a,ons 
certain  que  le  Syllogifme  n'eft  d'aucun  ufage  à  notre  Raifon  dans  cette  par- 
tie qui  confifle  à  trouver  des  preuves  £5?  à  faire  de  nouvelles  découvertes ,  la- 
quelle fi  elle  n'eft  pas  la  qualité  la  plus  parfaite  de  l'Efprit,  eft  fans  contre- 
dit fa  plus  pénible  fonction ,  &  celle  dont  nous  tirons  le  plus  d'utilité.  Les 
règles  du  Syllogifme  ne  fervent  en  aucune  manière  à  fournir  à  l'Efprit  des 
idées  moyennes  qui  puiffent  montrer  la  connexion  de  celles  qui  font  éloi- 
gnées. Cette  méthode  de  raifonner  ne  découvre  point  de  nouvelles  preu- 
ves; c'eft  feulement  l'Art  d'arranger  celles  que  nous  avons  déjà.  La  47me. 
Propoiition  du  Premier  Livre  d'Euclide  eft  très-véritable,  mais  je  ne  croi 
pas  que  la  découverte  en  foit  due  à  aucunes  Règles  de  la  Logique  ordinaire. 
Un  homme  connoît  premièrement ,  &  il  eft  enfuite  capable  de  prouver  en 
forme  Syllogiftique  ;  de  forte  que  le  Syllogifme  vient  après  la  Connoifian- 
ce,&  alors  on  n'en  a  que  fort  peu,  ou  point  du  tout  de  befoin.  Mais  c'eft 
principalement  par  la  découverte  des  Idées  qui  montrent  la  connexion  de 
celles  qui  font  éloignées,  que  le  fond  des  Connoiffances  s'augmente ,  &  que 
les  Arts  &  les  Sciences  utiles  fe  perfectionnent.  Le  Syllogifme  n'eft  tout 
au  plus  que  l'Art  de  faire  valoir,  en  difputant,  le  peu  de  connoiflance  que 
nous  avons ,  fans  y  rien  ajouter  ;  de  forte  qu'un  homme  qui  employeroit 
entièrement  fa  Raifon  de  cette  manière ,  n'en  feroit  pas  un  meilleur  ufage 
que  celui  qui  ayant  tiré  quelques  Lingots  de  fer  des  entrailles  de  la  Terre, 
n'en  feroit  forger  que  des  épées  qu'il  mettroit  entre  les  mains  de  fes  Valct3 
pour  fe  battre  &  fe  tuer  les  uns  les  autres.  Si  le  Roi  d'Efpagne  eût  emplo- 
yé de  cette  manière  le  Fer  qu'il  avoit  dans  fon  Royaume,  &  les  mains  de 

Bbbb  3  fort 


s66 


De  la  Rnifon.  Liv.   IV. 


Ciiap. XVII.  fon  Peuple,  il  n'auroit  pu  tirer  de  la  Terre  qu'une  très-petite  quantité  de 
ces  Thréfors  qui  avoienc  été  cachez  fi  long-temps  dans  les  Mines  de  l' Amé- 
rique. De  même,  je  fuis  tenté  de  croire,  que  quiconque  confumera  toute 
la  force  de  fa  Raifon  à  mettre  des  Argumens  en  forme,  ne  pénétrera  pas 
fort  avant  dans  ce  fond  de  Connoiilance  qui  refte  encore  caché  dans  les  fe- 
crets  recoins  de  la  Nature,  &  vers  ou  je  m'imagine  que  le  pur  bon  fens  dans 
fa  l'implicite  naturelle  eft  beaucoup  plus  propre  à  nous  tracer  un  chemin , 
pour  augmenter  par  là  le  fond  des  Connoillances  humaines ,  que  cette  ré- 
duction du  Raifonnement  aux  Modes  &  aux  Figures  dont  on  donne  des  rè- 
gles fi  précifes  dans  les  Ecoles. 

§.  7.  Je  m'imagine  pourtant  qu'on  peut  trouver  des  voyes  d'aider  la  Rai- 
fon dans  cette  partie  qui  eft  d'un  fi  grand  ufage;  &  ce  qui  m'encourage  à 
le  dire  c'eft  le  judicieux  Hcoker  qui  parle  ainfi  dans  fon  Livre  intitulé  La 
Police  Eccléfiafiique ,  Liv.  I.  g.  6.  Si  l'on  pouvait  fournir  les  vrais  feceurs  du 
Savoir  13  de  l'Art  de  raifonner  (  car  je  ne  ferai  pas  difficulté  de  dire  que  dans  ce 
Jîécle  qui  paffe  pour  éclairé  on  ne  les  connoit  pas  beaucoup  fj?  qu'en  gênerai  on  ne 
s'en  met  pas  fort  en  peine)  il  y  aurait  fans  doute  prefqu 'autant  de  différence  par 
rapport  à  la  folidité  du  Jugement  entre  les  hommes  qui  s'en  ferviroient ,  fj?  ce 
que  les  hommes  font  préfentement ,  qu'entre  les  hommes  d'à  préfent  &  des  Imbe- 
cilles.  Je  ne  prétens  pas  avoir  trouve  ou  découvert  aucun  de  ces  vrais  fe- 
cours  de  P 'Art ,  dont  parle  ce  grand  homme  qui  avoit  l'Efprit  fi  pénétrant; 
mais  il  eft  vifible  que  le  Syllogifme  &  la  Logique  qui  eft  préfentement  en 
ufage,  &  qu'on  connoiffoit  auiïi  bien  de  fon  temps  qu'aujourd'hui,  ne  peu- 
vent être  du  nombre  de  ceux  qu'il  avoit  dans  l'Efprit.  C'eft  afiez  pour  moi 
fi  dans  un  Difcours  qui  eft  peut-être  un  peu  éloigné  du  chemin  battu ,  qui 
n'a  point  été  emprunté  d'ailleurs ,  &  qui  à  mon  égard  eft  affûrémcnt  tout- 
à-fait  nouveau,  je  donne  occafion  à  d'autres  de  s'appliquer  à  faire  de  nou- 
velles découvertes  &  à  chercher  en  eux-mêmes  ces  vrais  fecours  de  l'Art, 
que  je  crains  bien  que  ceux  qui  fe~  foùmettent  fervilement  aux  décidons 
dautrui,  ne  pourront  jamais  trouver,  caries  chemins  battus  conduifent  cet- 
te efpéce  de  Bétail  (  c'eft  ainfi  qu'un  judicieux  *  Romain  les  a  nommez  ) 
dont  toutes  les  penfées  ne  tendent  qu'à  l'imitation,  non  où  il  faut  aller 
mais  où  l'on  va,  non  qub  eundum  eft,  Jed  quo  itur.  Mais  j'ofe  dire  qu'il  y  a 
dans  ce  fiécle  quelques  perfonnes  d'une  telle  force  de  jugement  &  d'une  fi 
grande  étendue  d'Efprit ,  qu'ils  pourroient  tracer  pour  l'avancement  de  la 
Connoiilance  des  chemins  nouveaux  &  qui  n'ont  point  encore  été  décou- 
verts, s'ils  vouloient  prendre  la  peine  de  tourner  leurs  penfées  de  ce  côté-là. 
§.  8-  Après  avoir  eu  occafion  de  parler  dans  cet  endroit  du  Syllogifme 
en  général  &  de  fes  ufages  dans  le  Raifonnement  &  pour  la  perfection  de 
nos  Connoiffances ,  il  ne  fera  pas  hors  de  propos,  avant  que  de  quitter  cet- 
te matière,  de  prendre  connoiffance  d'une  méprife  vifible  qu'on  commet 
dans  les  Règles  du  Syllogifme,  c'eft  que  nul  Raifonnement  Syllogiflique  ne 
peut  être  jujie  13  concluant ,  s'il  ne  contient  au  moins  une  Proportion  générale  : 
comme  fi  nous  ne  pouvions  point  raifonner  &  avoir  des  connoillances  fur 
des  chofes  particulières.  Au  lieu  que  dans  le  fond  on  trouvera  tout  bien 
confideré  qu'il  n'y  a  que  les  chofes  particulières  qui  foient  l'objet  immédiat 

de 


*  Horace,  Epid 
Lib.  I.  Epi».  19 
O   Imitstoris  , 
fervum  pieus. 


Nous  raifon- 
nons  fur  des 
ihofes  particu- 
lières. 


De  la  Raifon.  Liv.  IV.  sGj 

de  tons  nos  Raifonnemens  &  de  toutes  nos  Connoi (Tances.  Le  raifonne-  Chap.  XVlî, 
mène  Ck  la  connoiiïance  de  chaque  homme  ne  roule  que  fur  les  Idées  qui 
exiftentdans  fonEfprit,  defquelles  chacunen'eft  effectivement  qu'une exif- 
tence particulière  ;  &  d'autres  chofes  ne  deviennent  l'objet  de  nos  Connoif- 
fances  &  de  nos  Raifonnemens  qu'entant  qu'elles  font  conformes  à  ces  Idées 
parciculiéres  que  nous  avons  dans  l'Efprit.  De  forte  que  la  perception  de  la 
convenance  ou  deladifconvenance  de  nos  Idées  particulières  eft  le  fond  &  le 
total  de  notre  Connoiiïance.  L'Univerfalité  n'eft  qu'un  accident  à  (on 
égard,  &  conlîfle  uniquement  en  ce  que  les  Idées  parciculiéres  qui  en  font 
le  fujet,  font  telles  que  plus  d'une  chofe  particulière  peut  leur  être  confor- 
me Ck  être  repréfentée  par  elles.  Mais  la  perception  de  la  convenance  ou 
difeonvenance  de  deux  Idées,  &  par  conféquent  notre  Connoiiïance  eft  éga- 
lement claire  &  certaine,  foit  que  l'une  d'elles  ou  toutes  deux  foient  capa- 
bles de  repréfenter  plus  d'un  Etre  réel  ou  non  ,  ou  que  nulle  d'elles  ne  le 
foit.  Une  autre  chofe  que  je  prens  la  liberté  de  propofer  fur  le  Syllogilme,  * 
avant  que  de  finir  cet  article,  c'eft  fi  l'on  n'auroic  pas  fujet  d'examiner,!] 
la  forme  qu'on  donne  préfentement  au  Syllogifme  eft  telle  qu'elle  doit  être 
raifonnablement.  Car  le  terme  moyen  étant  deftiné  à  joindre  les  Extrêmes, 
c'eft-à-dire  les  Idées  moyennes  pour  faire  voir  par  fon  entremife  la  conve- 
nance ou  la  difeonvenance  des  deux  Idées  en  queftion,  la  pofition  du  terme 
moyen  ne  feroit-elle  pas  plus  naturelle,  &  ne  montreroit-elle  pas  mieux  & 
d'une  manière  plus  claire  la  convenance  ou  la  difeonvenance  des  Extrêmes, 
s'il  étoit  placé  au  milieu  entredeux  ?  Ce  qu'on  pourroit  faire  fans  peine  en 
tranfpofant  les  Propofitions  6c  en  faifant  que  le  terme  moyen  fût  l'attribut 
du  premier  &  le  fujet  du  fécond ,  comme  dans  ces  deux  exemples , 

Omnis  homo  eft  animal , 
Omne  animal  ejt  vivetts, 
Ergo  omnis  homo  eft  livens. 

«8§§8» 

Omm  Corpus  eft  extenfum  rjf  folidum , 
Nullum  ext  nfum  &  folidum  eft  pura  extenfw, 
Ergo  Corpus  non  eft  pura  extenjîo. 

Il  n'eft  pas  néceffaire  que  j'importune  mon  Ledleur  par  des  exemples  de 
Syllogifines  dont  la  Conclufion  foit  particulière.  La  même  râifon  autorife 
auffi  bien  cette  forme  à  l'égard  de  ces  derniers  Syllogifines  qu'à  l'égard  de 
ceux  dont  là  Conclufion  eft  générale. 

§.  9.  Pour  dire  préfentement  un  mot  de  l'étendue  de  notre  Raifon  ;  quoi     Pourquoi  la 
qulelle  pénétre  dans  les  abymesde  la  Merci:  de  la  Terre,  qu'elle  s'élève  juf-  ' 
qu'aux  Etoiles  &  nous  conduife  dans  les  vaftes  Efpaces  &  les  appartenons  en  ceiuines 
immenfes  de  ce  prodigieux  Edifice  qu'on  nomme  Y  Univers,  il  s'en  faut 
pourLini  beaucoup  qu'elle  comprenne  même  l'étendue  réelle  des  Etres  Cor- 
porels ;  &  il  y  a  bien  des  rencontres  où  elle  vient  à  nous  manquer. 

Et 


EUiton  vient  à- 
r.ous  manquer 
>.n  certaines 
icuconuts. 


5-6$ 


De  la  Rdifon.  Liv.  IV 


Chat.  XVII 

I.  Parce  que 
les  Idées  nous 
ai  laquent. 


II.  Parce  que 
nos  Idées  font 
oblcures  &:  im- 
parfaites. 


III.  Parce 
que  les  Idées 
moyennes  nous 
manquent. 


IV.  Parce  que 
nous  Tommes 
imbus  de  faux 
Tiincipes. 


V.  A  c.iufe  des 
ternes  douteux 
&  ince» tains. 


Et  premièrement  elle  nous  manque  abfolument  par-tout  où  les  Idées  nous 
manquent.  Elle  ne  s'étend  pas  plus  loin  que  ces  Idées,  &  ne  fauroitle fai- 
re. C'eft  pourquoi  par-tout  où  nous  n'avons  point  d'idées,  notre  Raifon- 
nement  s'arrête,  &  nous  nous  trouvons  au  bout  de  nos  comptes.  Que  fi 
nous  raifonnons  quelquefois  fur  des  mots  qui  n'emportent  aucune  idée ,  c'efl 
uniquement  fur  ces  fons  que  roulent  nos  raifonnemens ,  &  non  fur  aucune 
autre  chofe. 

§.  10.  En  fécond  lieu  ,  notre  Raifon  eft  fouvent  embarraffée  &  hors  de 
route,  à  caufe  de  l'obfcurité,  de  la  confufion,  ou  de  l'imperfection  des 
Idées  fur  lefquelles  elle  s'exerce  ;  &  c'eft  alors  que  nous  nous  trouvons  em- 
barraffez  dans  des  contradictions  &  des  diflicultez  infurmontables.  Ainfi, 
parce  que  nous  n'avons  point  d'idée  parfaite  de  la  plus  petite  extenfionde 
la  Matière  ni  de  l'Infinité,  notre  Raifon  eft  à  bout  fur  le  fujet  de  la  divifi- 
bilité  de  la  Matière;  au  lieu  qu'ayant  des  idées  parfaites,  claires  &diftinc- 
tes  du  Nombre  ,  notre  Raifon  ne  trouve  dans  les  Nombres  aucune  de  ces 
diflicultez  infurmontables,  &  ne  tombe  dans  aucune  contradiction  fur  leur 
fujet.  Ainfi ,  les  idées  que  nous  avons  des  opérations  de  notre  Efprit  &  du 
commencement  du  Mouvement  ou  de  la  Penfée,  &dela  manière  dont  l'Ef- 
prit  produit  l'une  &  l'autre  en  nous,  ces  idées  ,  dis-je,  étant  imparfaites, 
&  celles  que  nous  nous  formons  de  l'opération  de  Dieu  l'étant  encore  da- 
vantage, elles  nous  jettent  dans  de  grandes  diflicultez  furies  Agens  créez, 
douez  de  liberté,  defquelles  la  Raifon  ne  peut  guère  fe  débarraffer. 

g.  ii.  En  troifiéme  lieu,  notre  Raifon  eft  fouvent  pouffée  à  bout,  par- 
ce qu'elle  n'apperçoit  pas  les  idées  qui  pourraient  fervir  à  lui  montrer  une 
convenance  ou  difconvenance  certaine  ou  probable  de  deux  autres  Idées:  Se 
dans  ce  point,  les  Facilitez  de  certains  hommes  l'emportent  de  beaucoup 
fur  celles  de  quelques  autres.  Jufqu'à  ce  que  X  Algèbre ,  ce  grand  inftrument 
&  cette  preuve  infigne  de  la  fagacité  de  l'homme  ,  eut  été  découverte,  les 
hommes  regardoient  avec  étonnement  plufieurs  Démonftrations  des  An- 
ciens Mathématiciens ,  &  pouvoient  à  peine  s'empêcher  de  croire  que  la 
découverte  de  quelques-unes  de  ces  Preuves  ne  fût  audeffus  des  forces  hu- 
maines. 

§.  12.  En  quatrième  lieu,  l'Efprit  venant  à  bâtir  fur  de  faux  Principes, 
fe  trouve  fouvent  engagé  dans  des  abfurditez,  &  des  diflicultez  infurmon- 
tables, dans  de  fâcheux  défilez  &  de  pures  contradictions,  fans favoir com- 
ment s'en  tirer.  Et  dans  ce  cas  il  eft  inutile  d'implorer  le  fecours  de  la  Rai- 
fon, à  moins  que  ce  ne  foit  pour  découvrir  la  fauffeté  &fecouer  le  joug  de 
ces  Principes.  Bien  loin  que  la  Raifon  éclairciffe  les  difficultez  dans  lef- 
quelles un  homme  s'engage  en  s'appuyant  fur  de  mauvais  fondemens,  elle 
l'embrouille  davantage,  &  le  jette  toujours  plus  avant  dans  l'embarras. 

§.  13.  En  cinquième  lieu,  comme  les  Idées  obfcures  &  imparfaites  em- 
brouillent fouvent  la  Raifon ,  fur  le  même  fondement  il  arrive  fouvent  que 
dans  les  Difcours  &  dans  les  Raifonnemens  des  hommes ,  leur  Raifon  eft 
confondue  &  pouffée  à  bout  par  des  mots  équivoques ,  &  des  fignes  dou- 
teux &  incertains,  lors  qu'ils  ne  font  pas  exactement  fur  leur  garde.  Mais 
quand  nous  venons  à  tomber  dans  ces  deux  derniers  égaremens,  c'eft  notre 

fau- 


De  la  Raijon.  Liv.  IV.  S  $9 

îaute ,  &  non  celle  de  la  Raifon.  Cependant  les  confe'quences  n'en  font  pas  Ciur.  XVII, 
moins  communes  ;  &  l'on  voit  par-tout  les  embarras  ou  les  erreurs  qu'ils 
produifent  dans  l'Efprit  des  hommes. 

§.  14.  Entre  les  Idées  que  nous  avons  dans  l'Efprit,  il  y  en  a  qui  peuvent  Jg^?*™ 
être  immédiatement  comparées  par  elles-mêmes,  l'une  avec  l'autre;  &  à  connoiffance eft  ; 
l'égard  de  ces  Idées  l'Efprit  eft  capable  d'appercevoir  qu'elles  conviennent  J]$„™e'Ilf')M 
ou  difconviennent  auiïi  clairement  qu'il  voit  qu'il  les  a  en  lui-même.  Ain- 
iï  l'Efprit  apperçoir.  aufli  clairement  que  l'Arc  a'un  Cercle  eft  plus  petit 
que  tout  le  Cercle ,  qu'il  apperçoit  l'idée  même  d'un  Cercle  :  &  c'eft  ce 
que  j'appelle  à  caufe  de  cela  une  Connoijfance  intuitive ,  comme  j'ai  déjà  dit: 
Connoiflance  certaine,  à  l'abri  de  tout  doute,  qui  n'a  befoin  d'aucune  preu- 
ve &  ne  peut  en  recevoir  aucune,  parce  que  c'eft  le  plus  haut  point  de  tou- 
te la  Certitude  humaine.  C'eft  en  cela  que  confifte  l'évidence  de  toutes 
ces  Maximes  fur  lefquelles  perfonne  n'a  aucun  doute ,  de  forte  que  non  feu- 
lement chacun  leur  donne  fou  confentement,  mais  les  reconnoit  pour  véri- 
tables dès  qu'elles  font  propofees  à  fon  Entendement.  Pour  découvrir  & 
embraffer  ces  véritez,  il  n'eft  pas  néceflaire  de  faire  aucun  ufage  de  la  Fa- 
culté de  difeourir,  on  n'a  pas  befoin  du  Raifonnement,  car  elles  font  con- 
nues dans  un  plus  haut  degré  d'évidence;  degré  que  je  fuis  tenté  de  croire 
(  s'il  eft  permis  de hazarder des  conjectures  fur  desehofes  inconnues)  tel  que 
celui  que  les  Anges  ont  préfentement,  &  que  les  Efprits  des  hommes  juftes 
parvenus  à  la  perfection  auront  dans  l'Etat-à- venir,  fur  mille  chofes  qui  à 
préfent  échappent  tout-à-fait  à  notre  Entendement  &  defquelles  notre  Rai- 
ibn  dont  la  vue  eft  fi  bornée,  ayant  découvert  quelques  foibles  rayons,  tout 
le  refte  demeure  enfeveli  dans  ies  ténèbres  à  notre  égard. 

§.  15.  Mais  quoi  que  nous  voyions  eà  &  là  quelque  lueur  de  cette  pure     Le  fuivant  eft 
Lumière,  quelques  étincelles  de  cette  éclatante  Connoiflance;  cependant  Jf0°c("1rt""^"ae 
la  plus  grande  partie  de  nos  Idées  font  de  telle  nature  que  nous  ne  fautions  raifonnement. 
difeerner  leur  convenance  ou  leur  difeonvenance  en  les  comparant  immédia- 
tement enfemble.     Et  à  l'égard  de  toutes  ces  Idées  nous  avons  befoin  du 
Raifonnement,  &  fommes  obligez  de  faire  nos  découvertes  par  le  moyen 
du  difeours  &  des  déductions.     Or  ces  Idées  font  de  deux  fortes  ,  que  je 
prendrai  la  liberté  d'expofer  encore  aux  yeux  de  mon  Lecteur. 

Il  y  a  premièrement,  les  Idées  dont  on  peut  découvrir  la  convenance  ou 
la  difeonvenance  par  l'intervention  d'autres  Idées  qu'on  compare  avec  elles, 
quoi  qu'on  ne  puifle  la  voir  en  joignant  enfemble  ces  premières  Idées.  Et 
en  ce  cas-là,  lorfque  la  convenance  ou  la  difeonvenance  des  Idées  moyen- 
nes avec  celles  auxquelles  nous  voulons  les  comparer,  fe  montrent  vifible- 
ment  à  nous,  cela  fait  une  Démonftration  qui  emporte  avec  foi  une  vraye 
connoiflance ,  mais  qui ,  bien  que  certaine ,  n'eft  pourtant  pas  fi  aifée  à  ac- 
quérir ni.  tout-à-fait  fi  claire  que  la  Connoiflance  Intuitive.  Parce  qu'en 
celle-ci  il  n'y  a  qu'une  feule  intuition,  pure  &  fimple,  fur  laquelle  on  ne 
fauroit  fe  méprendre  ni  avoir  la  moindre  apparence  de  doute,  la  vérité  y 
paroiflant  tout  à  la  fois  dans  fa  dernière  perfection.  Il  eft  vrai  que  l'intui- 
tion fe  trouve  aufli  dans  la  Démonftration  ,  mais  ce  n'eft  pas  tout  à  la  fois  ; 
car  il  faut  retenir  dans  fa  Mémoire  l'intuition  de  la  convenance  que  l'Idée 

Cccc  rno- 


S7° 


De  la  Raifon.  Liv.  IV. 


Cilvp.  XVII 


Pour  fupp!ée: 
à  ces  bornes 
étroites  de  la 
Raifon,  il  ne 
nous  relte  que 
le  Jugement 
fonde  lur  des    - 
iaifonnemens 
probables. 


Intuition,  Dé 
monftration,  Ju- 
jeiuent, 


6onfeo.ues.cei 


moyenne  a  avec  celle  à  laquelle  nous  l'avons  comparée  auparavant,  lorfque 
nous  venons  à  la  comparer  avec  l'Idée  fuivante  ;  &  plus  il  y  a  d'Idées  mo- 
yennes dans  une  Démonftration ,  plus  on  eft  en  danger  de  fe  tromper,  car 
il  faut  remarquer  &  voir  d'une  connoiffance  de  fimple  vue  chaque  conve- 
nance ou  difconvenance  des  Idées  qui  entrent  dans  la  Démonftration,  en 
chaque  degré  de  la  déduction,  &  retenir  cette  liaifon  dans  la  Mémoire, 
juftement  comme  elle  e£,  de  forte  que  l'Efprit  doit  être  affûré  que  nulle 
partie  de  ce  qui  eft  néceffaire  pour  former  la  Démonftration ,  n'a  été  omife 
ou  négligée.  C'eil  ce  qui  rend  certaines  Démonftrations  longues ,  embar- 
raffées ,  &  trop  difficiles  pour  ceux  qui  n'ont  pas  affez  de  force  &  d'éten- 
due d'Efprit  pour  appercevoir  diftinétement ,  &  pour  retenir  exactement 
&  en  bon  ordre  tant  d'articles  particuliers.  Ceux  mêmes  qui  font  capables 
de  débrouiller  dans  leur  tête  ces  fortes  de  fpéculations  compliquées ,  font 
obligez  quelquefois  de  les  faire  paffer  plus  d'une  fois  en  revûë  avant  que  de 
pouvoir  parvenir  à  une  connoifiance  certaine.  Mais  du  refte ,  lorfque  l'Ef- 
prit retient  nettement  &  d'une connoiffance de  fimple  vite  le  fouvenir  delà 
convenance  d'une  Idée  avec  une  autre ,  &  de  celle-ci  avec  une  troilîéme  ; 
&  de  cette  troifiéme  avec  une  quatrième,  &c.  alors  la  convenance  de  la 
première  &  de  la  quatrième  eft  une  Démonftration,  &  produit  une  con- 
noiffance certaine  qu'on  peut  appeller  Connoiffance  r -aifonnée ,  comme  l'autre 
eft  une  Connoiffance  intuitive. 

§.  1 6.  Il  y  a,  en  fécond  lieu,  d'autres  Idées  dont  on  ne  peut  juger 
qu'elles  conviennent  ou  disconviennent,  autrement  que  par  l'entremife  d'au- 
tres Idées  qui  n'ont  point  de  convenance  certaine  avec  les  Extrêmes ,  mais 
feulement  une  convenance  ordinaire  ou  vraifemblable  ;  &  c'eft  fur  ces  Idées 
qu'il  y  a  occafion  d'exercer  le  Jugement ,  qui  eft  cet  acquiefcemcnt  de  TEf- 
prit  par  lequel  on  fuppofe  que  certaines  Idées  conviennent  entr'elles  en  les  compa- 
rant avec  ces  fortes  de  Moyens  probables.  Quoi  que  cela  ne  s'élève  jamais 
jufqu'a  la  Connoifiance,  ni  julqu'à  ce  qui  en  fait  le  plus  bas  degré;  cepen- 
dant ces  Idées  moyennes  lient  quelquefois  les  Extrêmes  d'une  manière  fi  in- 
time; &  la  Probabilité  eft  fi  claire  &  fi  forte ,  quel'Affentiment  la  fuit  auf- 
fi  néceffairement  que  la  Connoiffance  fuit  la  Démonftration.  L'excellence 
&  l'ufage  du  Jugement  confifte  à  obferver  exactement  la  force  &  le  poids 
de  chaque  Probabilité  &  à  en  faire  une  jufte  eftimation  ;  &  enfuite  après 
les  avoir,  pour  ainfi  dire,  toutes  fommées  exactement,  à  fe  déterminer  pour 
le  côté  qui  emporte  la  balance. 

§.  17.  La  Connoijfance  intuitive  eft  la  perception  de  la  convenance  ou  dif- 
convenance certaine  de  deux  Idées  comparées  immédiatement  enfemble. 

La  Connoifj'ance  raifonnée  eft  la  perception  de  la  convenance  ou  difconve- 
nance certaine  de  deux  Idées,  par  l'intervention  d'une  ou  de  plufieurs  au- 
tres Idées. 

Le  Jugement  eft  la  penfée  ou  la  fuppofition  que  deux  Idées  conviennent 
ou  difconviennent,par  l'intervention  d'une  ou  de  plufieurs  Idées  dont  l'Ef- 
prit ne  voit  pas  la  convenance  ou  la  difconvenance  certaine  avec  ces  deux 
Idées ,  mais  qu'il  a  obfervé  être  fréquente  &  ordinaire. 
$•  *8«  Q.u°i  qu'une  grande  partie  des  fonitions  de  la  Raifon,  &  ce  qui 

en 


De  la  Raifon.  Liv.  IV.  $71 

en  fait  le  fujet  ordinaire,  cefoit  de  déduire  une Propofition d'une  autre,  ou  Chap.XVIÎ-. 
de  tirer  des  conféquences  par  des  paroles  ;  cependant  le  principal  acte  du  déduites  des  pa- 
Raifonnement  confifle  à  trouver  la  convenance  ou  la  difeonvenance  de  deux  féquVnc«  de?" 
Idées  par  l'entremife  d'une  troifiéme,  comme  un  homme  trouve  parlemo- duites  des  lde'«. 
yen  d'une  Aune  que  la  même  longueur  convient  à  deux  Maifons  qu'on  ne 
fauroit  joindre  enlemble  pour  en  mefurer  l'égalité  par  une  juxta-pofition.  Les 
Mots  ont  leurs  conféquences  entant  qu'ils  font  fignes  de  telles  ou  telles 
Idées  ;  &  les  chofes  conviennent  ou  difeonviennent  félon  ce  qu'elles  font 
réellement ,  mais  nous  ne  pouvons  le  découvrir  que  par  les  Idées  que  nous 
en  avons. 

§.   ip.  Avant  que   de   finir  c"ette  matière,  il  ne  fera  pas  inutile  de     Quatre  Cown 
foire  quelques  réflexions  fur  quatre  fortes  d'Argumens  dont  les  hommes  dAlËUin£"s' 
ont  accoutumé  de  fe  fervir  en  raifonnant  avec  les  autres  hommes ,  pour 
les  entraîner  dans  leurs  propres  fentimens,  ou  du  moins  pour  les  tenir 
dans  une  efpèce  de  refpeél  qui  les  empêche  de  contredire. 

Le  premier  efl  de  citer  les  opinions  des  perfonnes  qui  par  leur  Le  premier  ai 
Efprit,  par  leur  favoir,  par  l'éminence  de  leur  rang,  par  leur  puiffan-  vmmni""*' 
ce,  ou  par  quelque  autre  raifon,  le  font  fait  un  nom  &  ont  établi  leur 
réputation  fur  l'eftime  commune  avec  une  certaine  efpèce  d'autorité. 
Lorfque  les  hommes  font  élevez  à  quelque  dignité,  on  croit  qu'il  ne 
lied  pas  bien  à  d'autres  de  les  contredire  en  quoi  que  ce  fuit ,  &  que 
c'efl  bleffer  la  modeflie  de  mettre  en  queflion  l'Autorité  de  ceux  qui 
en  font  déjà  en  pofTeifion.  Lorfqu'un  homme  ne  fe  rend  pas  promp- 
tement  à  des  décifions  d'Auteurs  approuvez  que  les  autres  embralfent 
avec  foûmiflîon  &  avec  refpecl ,  on  eft  porté  à  le  cenfurer  comme  un 
homme  trop  plein  de  vanité  :  &  l'on  regarde  comme  l'effet  d'une  gran- 
•de  infolence  qu'un  homme  ofe  établir  un  fentiment  particulier  &  le 
foûtenir  contre  le  torrent  de  l'Antiquité,  ou  le  mettre  en  oppolition 
avec  celui  de  quelque  favant  Docteur,  ou  de  quelque  fameux  Ecrivain. 
C'efl  pourquoi  celui  qui  peut  appuyer  fes  opinions  fur  une  telle  autori- 
té ,  croit  dès-là  être  en  droit  de  prétendre  la  victoire  ;  &  il  eft  tout 
prêt  à  taxer  d'imprudence  quiconque  ofera  les  attaquer.  C'en:  ce  qu'on 
peut  appeller  ,  à  mon  avis ,  un  Argument  ad  •verecundiam. 

§.  20.  Un  fécond  moyen  dont  les  hommes  fe  fervent  pour  porter  &  for-     L«  fecond  ad 
cer,  pour  ainfidire,  les  autres  à  foûmettre  leur  Jugement  aux  décifions  Z'""ran"am- 
qu'ils  ont  prononcées  eux-mêmes  fur  l'opinion  dont  on  difpute,  c'efl  d'exiger    • 
de  leur  Adverfaire  qu'il  admette  la  preuve  qu'ils  mettent  en  avant,  ou  qu'il 
en  affigne  une  medleure.  C'efl  ce   que  j'appelle  un  Argument  ad  Igno- 
rant tant. 

§.  21.  Un  troifiéme  moyen  c'efl  de  preffer  un  homme  par  les  conféquen-    i««ffiWiM 
ces  qui  découlent  de  fes  propres  Principes ,  ou  de  ce  qu'il  accorde  lui-mé-  "' 
me.  C'efl  un  Argument  déjà  connu  fous  le  titre  d'Argumenté  hominèm. 

§.  11.  Le  quatrième  confifle  à  employer  des  preuves  tirées  dequelqu'u-     .1|J.u?trieme 
ne  des  Sources  de  la  ConnoifTance  ou  de  la  Probabilité.  C'efl  ce  que  j'ap-  * 
pelle  un  Argument  adjudicium.     Et  c'efl  le  feul  de  tous  les  quatre  quifoit 
accompagné  d'une  véritable  inftrucïion-  &  qui  nous  avance  dans  le  chemin 

Cccc  2  de 


$$%  7>fU  Raifon.  Liv.  IV. 

Ciiap.  XVII.  de  la  Connoiffance.  Car  I.  de  ce  que  je  ne  veux  pas  contredire  un 
homme  par  refpeér, ,  ou  par  quelque  autre  confideration  que  celle  de  la 
conviction,  il  ne  s'enfuit  point  que  fon  opinion  foit  raifonnable.  II. 
Ce  n'eft  pas  à  dire  qu'un  autre  homme  foit  dans  le  bon  chemin,  ou 
que  je  doive  entrer  dans  le  même  chemin  que  lui  par  la  raifon  que  je 
n'en  connois  point  de  meilleur.  III.  Dés-là  qu'un  homme  m'a  fait 
voir  que  j'ai  tort,  il  ne  s'enfuit  pas  qu'il  ait  raifon  lui-même.  Je  puis 
être  modefte,  &  par  cette  raifon  ne  point  attaquer  l'opinion  d'un  au- 
tre homme.  Je  puis  être  ignorant ,  &  n'être  pas  capable  d'en  produi- 
re une  meilleure.  Je  puis  être  dans  l'Erreur,  &  un  autre  peut  me  fai- 
re voir  que  je  me  trompe.  Tout  cela  peut  me  difpofer  peut-être  à 
recevoir  la  Vérité ,  mais  il  ne  contribue  en  rien  à  m'en  donner  la  con- 
noiffance  ;  cela  doit  venir  des  preuves ,  des  Argumens ,  &  d'une  Lumiè- 
re qui  naiffe  de 'la  nature  des  chofes  mêmes,  &  non  de  ma  timidité > 
de  mon  ignorance,  ou  de  mes  égaremens. 
ce  que  c'eft         §.  2.3.  Par  ce  que  nous  venons  de  dire  de  la  Raifon  ,  nous  pouvons 

AaifJ'/'jJlf-    être  en  état  de  former  quelque  conjeciure  fur  cette  diftinction  des  Cho- 

J£r  u ■  Raym>  fes,  entant  qu'elles  font  félon  la  Raifon,   au  dejfus  de  la  Raifon,  &  con- 

u  Rti/m.  traires  à  la  Rat J on. 

I.  Par  celles  qui  font  félon  la  Raifon  j'entens  ces  Propofitions  dont 
nous  pouvons  découvrir  la  vérité  en  examinant  &  en  fuivant  les  Idées 
qui  nous  viennent  par  voye  de  Senfation  &  de  Reflexion,  &  que  nous 
trouvons  véritables  ,  ou  probables  par  des  déductions  naturelles. 

II.  J'appelle  au  dejfus  de  la  Raifon  les  Propofitions  dont  nous  ne  vo- 
yons pas  que  la  vérité  ou  la  probabilité  puifîè  être  déduite  de  ces  Prin- 
cipes par  le  fecours  de  la  Raifon. 

III.  Enfin  les  Propofitions  contraires  à  la  Raifon  font  celles  qui  ne 
peuvent  confifter  ou  compatir  avec  nos  Idées  claires  &  diftinétes.  Ain- 
fî,  l'exiftence  d'un  Dieu  eft  félon  la  Raifon;  l'exiftence  de  plus  d'un 
Dieu  eft  contraire  à  la  Raifon;  &  la  Refurreétion  des  Morts  eft  au 
defTus  de  la  Raifon.  De  plus,  comme  ces  mots  au  dejfus  de  la  Raifon 
peuvent  être  pris  dans  un  double  fens,  favoir  pour  ce  qui  eft  hors  de  la  fphe- 
re  de  la  Probabilité  ou  de  la  Certitude,  je  croi  que  c'eft  auffi  dans  ce  fens 
étendu  qu'on  dit  quelquefois  qu'une  chofe  eft  contraire  à  la  Raifon. 

t%  Raifjn  &  24.  Le  mot  de  Raifon  eft  encore  employé  dans  un  autre  ufage,  par  où 
h  Foi  ne  font  •  il  eft  oppofe  à  la  Foi:  &  quoi  que  ce  foit  la  une  manière  de  parler  fort  im- 
?«  oppofeesC.h°"  ProPre  en  elle-même,  cependant  elle  eft  fi  fort  autorifée  par  l'ufage  ordi- 
naire, que  ce  feroit  une  folie  de  vouloir  s'oppofer,  ou  remédier  à  cet  incon- 
vénient. Je  croi  feulement  qu'il  ne  fera  pas  mal  à  propos  de  remarquer  que, 
de  quelque  manière  qu'on  oppofe  la  Foi  à  la  Raifon,  la  Foi  n'eil  autre  cho- 
fe qu'un  ferme  Affentiment  de  l'Efprit,  lequel  affentiment  étant  réglé  com- 
me il  doit  être,  ne  peut  être  donné  à  aucune  chofe  que  fur  de  bonnes  rai- 
fons,  &  par  confequent  il  ne  fauroit  être  oppofe  à  la  Raifon.  Celui  qui 
croit,  fans  avoir  aucune  raifon  de  croire,  peut  être  amoureux  de  fes  pro- 
pres fantaifies ,  mais  il  n'eu  pas  vrai  qu'il  cherche  la  Vérité  dans  l'efprit 
qu'il  la  doit  chercher ,  ni  qu'il  rende  une  obeïfîanc?  légitime  à  fon  Maitre 

qui 


De  la  Raifon.  Liv.  IV.  573 

qui  voudroit  qu'il  fit  ufage  des  Facilitez  de  difcerner  les  Objets,  defquelles  CilAp  XVIL 
il  l'a  enrichi  pour  le  préferver  des  méprifes  &  de  l'Erreur.  Celui  qui  ne  les 
employé  pas  à  cet  ufage  autant  qu'il  eft  en  fa  puiffance ,  a  beau  voir  quel- 
quefois la  Vérité,  il  n'eft  dans  le  bon  chemin  que  par  hazard  ;  &  je  ne  fai 
fi  le  bonheur  de  cet  accident  excufera  l'irrégularité  de  fa  conduite.  Ce  qu'il 
y  a  de  certain,  au  moins,  c'eft  qu'il  doit  être  comptable  de  toutes  les  fau- 
tes où  il  s'engage  :  au  lieu  que  celui  qui  fait  ufage  de  la  Lumière  &  des  Fa- 
cultez  que  Dieu  lui  a  données,  &  qui  s'applique  lincerement  à  découvrir 
la  Vérité,  par  les  fecours  &  l'habileté  qu'il  a,  peut  avoir  cette  fatisfaclion 
en  faifant  fon  devoir  comme  une  Créature  raifonnable ,  qu'encore  qu'il  vînt 
à  ne  pas  rencontrer  la  Vérité,  fa  recherche  nelaiflera  pas  d'être  récompen- 
fée.  Car  celui-là  règle  toujours  bien  fon  Aifentiment  &  le  place  comme  il 
doit,  lorfqu'en  quelque  cas  ou  fur  quelque  matière  que  ce  foit,  il  croit  ou 
refufe  de  croire  félon  que  fa  Raifon  l'y  conduit.  Celui  qui  fait  autrement, 
pèche  contre  fes  propres  Lumières,  &  abufe  de  ces  Facultezqui  ne  lui  ont 
été  données  pour  aucune  autre  fin  que  pour  chercher  &  fuivre  la  plus  claire 
évidence ,  &  la  plus  grande  probabilité.  Mais  parce  que  la  Raifon  &  la  Foi 
font  mifes  en  oppofition  par  certaines  perfonnes ,  nous  allons  les  confidérer 
fous  ce  rapport  dans  le  Chapitre  fuivant. 

CHAPITRE     XVIII.  -„ 

^  H  A  P. 

De  la  Foi  &  de  la  Raifon  ;  &?  de  leurs  bornes  difiincles. 

§.  1.  VfOus  avons  montré  ci-deffus ,  1.  Que  nous  fommes  néceflaire-    n  eft  ne'ccflaire 
-i-^   ment  dans  l'Ignorance ,  &  que  toute  forte  de  Connoiflance  nous  de  «"moine  ie$ 

1»       >    1        u  '  /~\  r  1  ii-  bornes  de  la    Foi 

manque,  la  ou  les  Idées  nous  manquent.  2.  Que  nous  lommes  dansl  igno-  &  de  la  R«ij<,„. 
rance  &  deftituezde  Connoiffance  raifonnée,  dès  que  les  preuves  nous  man- 
quent. 3.  Que  la  ConnoiiTance  générale  &  la  certitude  nous  manquent, 
par-tout  où  les  Idées  fpécifiques  ,  claires  &  déterminées  viennent  à  nous 
manquer.  4.  Et  enfin,  Que  la  Probabilité  nous  manque  pour  diriger  notre 
Aifentiment  dans  des  matières  où  nous  n'avons  ni  connoiflance  par  nous- 
mêmes,  ni  témoignage  de  la  part  des  autres  hommes  fur  quoi  notre  Raifon 
puilfe  fe  fonder. 

De  ces  quatre  chofes  préfuppofées ,  on  peut  venir,  je  penfe,  à  établir 
les  bornes  qui  font  entre  la  Foi  &  la  Raifon  :  connoiflance  dont  le  défaut  a 
certainement  produit  dans  le  Monde  de  grandes  difputes  &  peut-être  bien 
des  méprifes,  fi  tant  efl  qu'il  n'y  ait  pas  caufé  aufli  de  grands  defordres. 
Car  avant  que  d'avoir  détermine  jufqu'où  nous  fommes  guidez  par  la  Rai- 
fon, &  jufqu'où  nous  fommes  conduits  par  la  Foi,  c'eft  en  vain  que.nous 
difputerons ,  &  que  nous  tâcherons  de  nous  convaincre  l'un  l'autre  fur  des 
Matières  de  Religion. 

§.  2.  Je  trouve  que  dans  chaque  Seéte  on  fe  fert  avec  pîaiilr  de  la  Raifon     Ce  que  c'eft 
autant  qu'on  en  peut  tirer  quelque  fecours  ;  &  que,  des  que  la  Raifon  vient  Sif  «Siit* 

C  c  c  c  3  à 


^74  De  la  Foi  &  àe  la  Raifort  ; 

C  H  A  p.  à  manquer  à  quelqu'un ,  de  quelque  Secte  qu'il  foit ,  il  s'écrie  auffitôt ,  ceji 

XVI II.        ici  un  article  de  Foi,  c?  qui  efi  audejjus  de  la  Raifon.     Mais  je  ne  vois  pas 
qu'elles  font  dif-  comment  ils  peuvent  argumenter  contre  une  perfonne  d'un  autre  Parti ,  ou 
î'"utte.lunede     convaincre  un  Antagonifte  qui  fe  fert  de  la  même  défaite,  fans  pofer  des 
bornes  précifes  entre  la  Foi  &  la  Raifon  ;  ce  qui  devroit  être  le  premier 
point  établi  dans  toutes  les  Queftions  où  la  Foi  a  quelque  part. 

Confiderant  donc  ici  la  Raijon  comme  diftinéle  de  la  Foi,  je  fuppofe  que 
c'eft  la  découverte  de  la  certitude  ou  de  la  probabilité  des  Propofitions  ou 
Véritez  que  l'Efprit  vient  à  connoitre  par  des  déductions  tirées  d'Idées 
qu'il  a  acquifes  par  l'ufage  de  fes  Facultez  naturelles,  c'eil-à-dire ,  par  Sen- 
fation  ou  par  Relîexion. 

La  Foi  d'un  autre  côté,  eft  l'aiTentiment  qu'on  donne  à  toute  Propofi- 
tion  qui  n'efl  pas  ainli  fondée  fur  des  déductions  de  la  Raifon,  mais  fur  le 
crédit  de  celui  qui  les  propofe  comme  venant  de  la  part  de  Dieu  par  quel- 
que communication  extraordinaire.  Cette  manière  de  découvrir  des  véri- 
tez aux  hommes ,  c'eft  ce  que  nous  appelions  Révélation. 
Nulle  nouvelle  §.  3.  Premièrement  donc  je  dis  que  nul  homme  infpiré  de  Dieu  ne  peut 
idée  fimpiene     par  aucune  Révélation  communiquer  aux  autres  hommes  aucune  nouvelle 

peut  être  mtto-      r     ,  ,  .  . 

duiie  dans  l'Efprit  Idée  fimple  qu  ils  n  eullent  auparavant  par  voye  de  Senlation  ou  de  Reiie- 
r"nUT?aditionaie.  xi°n-  Car  quelque  impreiïion  qu'il  puillé  recevoir  immédiatement  lui-mê- 
me de  la  main  de  Dieu ,  fi  cette  Révélation  eft  compofée  de  nouvelles  Idées 
limples,  elle  ne  peut  être  introduite  dans  l'Efprit  d'un  autre  homme  par  des 
paroles  ou  par  aucun  autre  ligne; parce  que  les  paroles  ne  produifent  point 
d'autres  idées  par  leur  opération  immédiate  fur  nous  que  celles  de  leurs  fons 
naturels  :  &  c'eft  par  la  coutume  que  nous  avons  pris  de  les  employer  com- 
me fignes ,  qu'ils  excitent  &  reveillent  dans  notre  Èfprit  des  idées  qui  y  ont 
été  auparavant,  &  non  d'autres.  Car  des  mots  vus  ou  entendus  ne  rappel- 
lent dans  notre  Efprit  que  les  Idées  dont  nous  avons  accoutumé  de  les  pren- 
dre pour  fignes ,  &  ne  fauroient  y  introduire  aucune  idée  fimple  parfaite- 
ment nouvelle  &  auparavant  inconnue.  Il  en  eft  de  même  à  l'égard  de  tout 
autre  figne  qui  ne  peut  nous  donner  à  connoitre  des  chofes  dont  nous  n'a- 
vons jamais  eu  auparavant  aucune  idée. 

Ainfi ,  quelques  chofes  qui  euffent  été  découvertes  à  S.  Paul  lorsqu'il  fut 
ravi  dans  le  troiliéme  Ciel ,  quelque  nouvelles  idées  que  fon  Efprit  y  eût 
reçu,  toute  la  defcription  qu'il  peut  faire  de  ce  Lieu  aux  autres  hommes, 
c'eft  que  ce  font  des  cho/es  que  TOeuil  n'a  point  vues,  que  l'Oreille  na  point 
ouïes ,  &  qui  ne  font  jamais  entrées  dans  le  cœur  de  ï Homme.  Et  fuppofé  que 
Dieu  fit  connoitre  furnaturellement  à  un  homme  une  Efpèce  de  Créatures 
qui  habite  par  exemple  dans  Jupiter  ou  dans  Saturne ,  pourvue  de  fix  Sens, 
(car  perfonne  ne  peut  nier  qu'il  ne  puifTe  y  avoir  de  telles  Créatures  dans  ces 
Planètes  )  &  qu'il  vînt  à  imprimer  dans  fon  Efprit  les  idées  qui  font  intro- 
duites dans  l'Eiprit  de  ces  Habitans  de  Jupiter  ou  de  Saturne  par  ce  fixié- 
me  Sens, cet  homme  ne  pourroit  non  plus  faire  naître  par  des  paroles  dans 
l'Efprit  des  autres  hommes  les  idées  produites  par  ce  fixiéme  Sens,  qu'un 
de  nous  pourroit,  par  le  fon  de  certains  mots,  introduire  l'idée  d'une  Cou- 
leur dans  l'Efprit  d'un  homme  qui  poiïèdant  les  quatre  autres  Sens  dans 

leur 


&  de  leurs  bornes  dijlincies.  Liv.  IV.  575- 

leur  perfe&ion,  aurait  toujours  été  privé  de  celui  de  la  vûë.  Par  confé-  C  h  a  p 
quent,  c'eft  uniquement  de  nos  Facultez  naturelles  que  nous  pouvons  re-  XVIII 
cevoir  nos  Idées  /impies  qui  font  le  fondement  &  la  feule  madère  de  toutes 
nos  Notions  &  de  toute  notre  Connoifiance  ;  &  nous  n'en  pouvons  abfolu- 
ment  recevoir  aucune  par  une  Révélation  Traditionale ,  fi  j'ofe  me  fervir  de 
ce  terme.  Je  dis  une  Révélation  Traditionak ,  pour  la  diftinguer  d'une  Révé- 
lation Originale.  J'entens  par  cette  dernière  la  première  imprefiion  qui  eft 
faite  immédiatement  par  le  doigt  de  Dieu  fur  l'Efprit  d'un  homme;  im- 
prefiion à  laquelle  nous  ne  pouvons  fixer  aucunes  bornes  ;  &  par  l'autre 
j'entens  ces  imprefiions  propolèes  à  d'autres  par  des  paroles  &  par  les  voyes 
ordinaires  que  nous  avons  de  nous  communiquer  nos  conceptions  les  uns 
aux  autres. 

§.  4.  Je  dis  en  fécond  lieu,  que  les  mêmes  Véritez  que  nous  pouvons  u  R«yeiation 
découvrir  par  la  Raifon ,  peuvent  nous  être  communiquées  par  une  Re-  Jout'f""^^"' 
velation  Traditionale.     Ainfi  Dieu  pourrait  avoir  communiqué  aux  nom-  "°.'tre  dcs,  ProP?' 
mes,  par  le  moyen  d'une  telle  Révélation,  la  connoifiance  de  la  vérité  connoit»  pa/f" 
d'une  Propofition  iïEnclide,  tout  de  même  que  les  hommes  viennent  à  recours  de  la  Rai* 

ii--  v    c  111  t-.i  ■«,    .     l°n,  mais  non  pas 

la  découvrir  eux-mêmes   par  1  ulage   naturel  de   leurs  Facultez.     Mais  ^ec  autant  de 
dans  toutes  les  chofes  de  cette  efpèce,  la  Révélation  n'eft  pas  fort  né-  cerdérnteiqmoPet 
ceflaire ,  ni  d'un  grand  ufage  ;  parce  que  Dieu  nous  a  donné  des  moyens 
naturels  &  plus  flirs  pour  arriver  à  cette  connoifiance.     Car  toute  vé- 
rité que  nous  venons  à  découvrir  clairement  par  la  connoifiance  &  par 
la  contemplation  de  nos  propres  idées ,  fera  toujours  plus  certaine  à  no- 
tre égard  que  celles  qui  nous  feront  enfeignées  par  une  Révélation  Tra- 
ditionale.    Car  la  connoifiance  que  nous  avons  que  cette  Révélation  eft 
venue  premièrement  de  Dieu,  ne  peut  jamais  être  fi  fûre  que  la  Con- 
noifiance que  produit  en  nous  la  perception  claire  &  diftincle  que  nous 
avons  de  la  convenance  ou  de  la  disconvenance  de  nos  propres  Idées. 
Par  exemple  ,    s'il  avoit  été  révélé  depuis  quelques  fiécles  que  les  trois 
angles  d'un  Triangle  font  égaux  à  deux  Droits  ,  je  pourrois  donner  mon 
confentement  à  la  vérité  de  cette  Propofition  fur  la  foi  de  la  Tradition 
qui  affûre  qu'elle  a  été  révélée;  mais  cela  ne  parviendrait  jamais  à  un 
fi  haut  degré  de  certitude  que  la  connoiffance  même  que  j'en  aurais  en 
comparant  &  mefurant  mes  propres  idées  de  deux  Angles  Droits,  &  les 
trois  Angles    d'un  Triangle.     Il    en   eft  de   même    à   l'égard  d'un  Fait 
qu'on  peut  connoitre  par  le  moyen  des  Sens  :  par  exemple,  l'Hiftoire 
du  Déluge  nous  eft  communiquée  par  des  Ecrits  qui  tirent  leur  origi- 
ne de  la  Révélation;  cependant  perfonne  ne  dira,  je  penfe,  qu'il  a  une 
connoiffance  aufii  certaine  &  aufli  claire  du  Déluge  que  Noé  qui  le  vit, 
ou  qu'il  en  auroit  eu  lui-même   s'il  eut  été  alors  en  vie  &  qu'il  l'eût 
vu.     Car  l'aflurance   qu'il  a  que  cette  Iliftoire  eft   écrite  dans    un  Li- 
vre qu'on  fuppofe  écrit  par  Moyfe  Auteur  infpiré,  n'eft  pas  plus  gran- 
de que  celle  qu'il  en  a  par  le  moyen  de  fes  Sens;  mais  l'aflurance  qu'il 
a  que  c'eft  Moyfe  qui  a  écrit  ce  Livre  ,    n'eft  pas  fi   grande  ,    que  s'il 
avoit  vu  Moyfe  qui  l'écrivoit   actuellement  ;   &  par  conlequent   l'aflu- 
rance 


çy6  Delà  Foi  &  de  la  Raifon; 

Ciia-p.  rance  qu'il  a  que  cette  Hiftoire  eft  une  Révélation  eft  toujours  moindre 

XVIII.         que  l' affùrance  qui  lui  vient  des  Sens. 

La  Révélation  S.  5.    Ainfi ,    à  l'égard  des  Proposions  dont  la  certitude  eft  fondée  fur 

më^oime'un""  la  perception  claire  de  la  convenance  ou  de  la  disconvenance  de  nos  idées 
daire  eridence  de  qUi  nous  eft  connue'  ou  par  une  intuition  immédiate  comme  dans  les  Propo- 
u Raifon.  fltions  évidentes  par  elles-mêmes,  ou  par  des  déductions  évidentes  de  la 

Raifon  comme  dans  les  Démonftrationî ,  le  fecours  de  la  Révélation  n'eft 
point  nécelTaire  pour  gagner  notre  Affentiment,  &  pour  introduire  ces 
Propofitions  dans  notre  Efprit.  Parce  que  les  voyes  naturelles  par  où  nous 
vient  la  Connoiffance,  peuvent  les  y  établir,  ou  l'ont  déjà  fait  :  ce  qui  eft 
la  plus  grande  affùrance  que  nous  puilîions  peut-être  avoir  de  quoi  que  ce 
foit ,  hormis  lorsque  Dieu  nous  le  révèle  immédiatement  ;  &  dans  cette  oc- 
cafion  même  notre  affùrance  ne  fauroitétre  plus  grande  que  la  connoiffance 
que  nous  avons  que  c'eft  une  Révélation  qui  vient  de  Dieu.     Mais  je  ne 
croi  pourtant  pas  que  fous  ce  titre  rien  puilte  ébranler  ou  renverfer  une  con- 
noiffance évidente ,  &  engager  raifonnablement  aucun  homme  à  recevoir 
pour  vrai  ce  qui  eft  directement  contraire  à  une  chofe  qui  fe  montre  à  fon 
Entendement  avec  une  parfaite  évidence.  Car  nulle  évidence  dont  puiffent 
être  capables  les  Facultez  par  où  nous  recevons  de  telles  Révélations,  ne 
pouvant  furpaffer  la  certitude  de  notre  Connoiffance  intuitive ,  fi  tant  eft 
qu'elle  puiffe  l'égaler:  il  s'enfuit  de-là  que  nous  ne  pouvons  jamais  pren- 
dre pour  vérité  aucune  chofe  qui  foit  directement  contraire  à  notre  Con- 
noiffance claire  &  diftincle.  Parce  que  l'évidence  que  nous  avons ,  premiè- 
rement,  que'  nous  ne  nous  trompons  point  en  attribuant  une  telle  chofe  à 
Dieu,  &  en  fécond  lieu ,  que  nous  en  comprenons  le  vrai  fens ,  ne  peut  ja- 
mais être  fi  grande  que  l'évidence  de  notre  propre  Connoiffance  Intuitive 
par  où  nous  appercevons  qu'il  eft  impoffible  que  deux  Idées  dont  nous  voyons 
intuitivement  la  disconvenance,  doivent  être  regardées  ou  admifes  comme 
ayant  une  parfaite  convenance  entr'elles.     Et  par  conféquent,  nulle  Pro- 
portion ne  peut  être  reçue  pour  Révélation  divine,  ou  obtenir  l'affenti- 
ment  qui  eft  dû  à  toute  Révélation  émanée  de  Dieu,  fi  elle  eft  contra- 
dicloirement  oppofée  à  notre  Connoiffance  claire  &  de  fimple  vue';  parce 
que  ce  feroit  renverfer  les  Principes  &  les  fondemens  de  toute  Connoiffance 
&  de  tout  affentiment  ;  de  forte  qu'il  ne  refteroit  plus  de  différence  dans  le 
Monde  entre  la  Vérité  &  la  Fauffeté,  nulles  mefures  du  Croyable  &  de 
l'Incroyable ,  fi  des  Propofitions  douteufes  dévoient  prendre  place  devant 
des  Propofitions  évidentes  par  elles-mêmes,  &  que  ce  que  nous  connoiffons 
certainement ,  dût  céder  le  pas  à  ce  fur  quoi  nous  fommes  peut-être  dans 
l'erreur.    Il  eft  donc  inutile  de  preffer  comme  articles  de  Foi  des  Propofi- 
tions contraires  a  la  perception  claire  que  nous  avons  de  la  convenance  ou 
de  la  disconvenance  d'aucune  de  nos  Idées.  Elles  ne  fauroient  gagner  no- 
tre affentiment  fous  ce  titre,  ou  fous  quelque  autre  que  ce  foit.  Caria 
Foi  ne  peut  nous  convaincre  d'aucune  chofe  qui  foit  contraire  à  notre  Con- 
noiffance ;  parce  qu'encore  que  la  Foi  foit  fondée  fur  le  témoignage  de 
Dieu,  qui  ne  peut  mentir, '&  par  qui  telle  ou  telle  Propofition  nous  eft  re- 
Yelée,  cependant  nous  ne  fuirions  être  affùrez  qu'elle  eft  véritablement  une 

Rêve- 


&  âe  leurs  bornés àijtinftes.  L i v.  I V.  s 77 

Révélation  divine,  avec  plus  de  certitude  que  nous  le  fommes  de  la  vérité  Chap. 
de  notre  propre  Connoiflance;  puisque  toute  la  force  de  la  Certitude  dé-  XVIII. 
pend  de  la  connoiflance  que  nous  avons  que  c'efl:  Dieu  qui  a  révélé  cette 
Propofition  ;  de  forte  qne  dans  ce  cas  où  l'on  fuppofe  que  la  Propofition 
révélée  eft  contraire  à  notre  Connoiflance  ou  à  notre  Raifon,elle  fera  tou- 
jours en  butte  à  cette  Objection,  Que  nous  ne  faurions  dire  comment  il 
eft  poflible  de  concevoir  qu'une  choie  vienne  deD  i  eu, ce  bienfaifant  Au- 
teur de  notre  Etre,  laquelle  étant  reçue  pour  véritable,  doit  renverfer  tous 
les  Principes  &  tous  les  fondemens  de  Connoiflance,  qu'il  nous  a  donnez, 
rendre  toutes  nos  Facilitez  inutiles,  détruire  abfolument  la  plus  excellente 
partie  de  fon  Ouvrage,  je  veux  dire  notre  Entendement,  &  réduire  l'Hom- 
me dans  un  état  où  il  aura  moins  de  lumière  &  de  moyens  de  fe  conduire 
que  les  Betes  qui  périffent.  Car  ii  l'Efprit  de  l'Homme  ne  peut  jamais 
avoir  une  évidence  plus  claire ,  ni  peut-être  fi  claire  qu'une  chofe  eft  de 
Révélation  divine,  que  celle  qu'il  a  des  Principes  de  fa  propre  Raifon,  il 
ne  peut  jamais  avoir  aucun  fondement  de  renoncer  à  la  pleine  évidence 
de  fa  propre  Raifon  pour  recevoir  à  la  place  une  Propofition  dont  la  révé- 
lation n'eft  pas  accompagnée  d'une  plus  grande  évidence  que  ces  Principes. 

§.  6.  Jusques  là  un  homme  a  droit  de  faire  ufage  de  fa  Raifon  &  eft  obli-  "evêut1ôn°TM* 
gé  de  l'écouter, même  à  l'égard  d'une  Révélation  originale  &  immédiate  ditionak. 
qu'on  fuppofe  avoir  été  faite  à  lui-même.  Mais  pour  tous  ceux  qui  ne  pré- 
tendent pas  à  une  Révélation  immédiate  &  de  qui  l'on  exige  qu'ils  reçoi- 
vent avec  fonmitîion  des  Véritez,  révélées  à  d'autres  hommes,  qui  leur 
font  communiquées  par  des  Ecrits  que  la  Tradition  a  fait  paffer  entre  leurs 
mains  ,ou  par  des  Paroles  forties  de  la  bouche  d'une  autre  perfonne,  ils  ont 
beaucoup  plus  à  faire  de  la  Raifon,  &  il  n'y  a  qu'elle  qui  puiiTe  nous  engager 
'  à  recevoir  ces  fortes  de  véritez. Car  ce  qui  eft  matière  de  Foi  étant  feulement 
une  Révélation  divine,  &  rien  autre  chofe;  la  Foi,  à  prendre  ce  mot  pour 
ce  que  nous  appelions  communément  Foi  divine ,  n'a  rien  à  faire  avec  au- 
cune autre  Propofition  que  celles  qu'on  fuppofe  divinement  révélées.  De 
forte  que  je  ne  vois  pas  comment  ceux  qui  tiennent  que  la  feule  Révélation 
eft  l'unique  objet  de  la  Foi,  peuvent  dire,  que  c'eft  une  matière  de  Foi  & 
non  de  Raifon  ,  de  croire  que  telle  ou  telle  Propofition  qu'on  peut  trouver 
darts  tel  ou  tel  Livre  eft  d'infpiration  divine,  à  moins  qu'ils  ne  fâchent  par 
révélation  que  cette  Propofition  ou  toutes  celles  qui  font  dans  ce  Livre,  ont 
été  communiquées  par  une  Infpiration  divin?.  Sans  une  telle  révélation, 
croire  ou  ne  pas  croire  que  cette  Propofition  ou  ce  Livre  ait  une  autorité 
divine, ne  peut  jamais  être  une  matière  de  Foi,  mais  de  Raifon, jufques- 
là  que  je  ne  puis  venir  à  y  donner  mon  confentement  que  par  l'ufage  de 
ma  Raifon,  qui  ne  peut  jamais  exiger  de  moi,  ou  me  mettre  en  état  de 
croire  ce  qui  eft  contraire  à  elle-même,  étant  impoflible  à  la  Raifon  de 
porter  jamais  l'Efprit  à  donner  fon  aflentiment  à  ce  qu'elle-même  trouve 
déraifonnable. 

Par  conféquent  dans  toutes  les  chofes  où  nous  recevons  une  claire  évi- 
dence par  nos  propres  Idées  &  par  les  Principes  de  Connoiffance  dont  j'ai 
parlé  ci-deflùs,  la  Raifon  eft  le  vrai  Juge  compétent;  &  quoi  que  la  Re- 

Dddd  velation 


578  De  la  Foi  &  de  la  Raifon; 

Chap.  relation  en  s'accordant  avec  elle  puifTe  confirmer  lès  décifions ,  elle  ne 

XVI-IL  fauroit  pourtant,  dans  de  tels  cas,  invalider  fes  décrets;  &  par-tout 
où  nous  avons  une  décifion  claire  &  évidente  de  la  Raifon,  nous  ne 
pouvons  être  obligez  d'y  renoncer  pour  embrafTer  l'opinion  contrai- 
re, fous  prétexte  que  c'eft  une  Matière  de  Foi  ;  car  la  Foi  ne  peut 
avoir  aucune  autorité  contre  des  décifions  claires  &  exprefles  de  la  Rai- 
fon. 
Les  chofes  qui         «    -    Mais  en  troifiéme  lieu  ,  comme  il  y  a  plufieurs  chofes  fur  quoi 

lor.t  au  delius  de  •*      ' ,  ,  r         .  r  .       J        rr  .  ,  ' 

u  Ranon.  nous  n  avons  que  des  notions  fort  imparfaites  ou  fur  quoi  nous  n  en  avons 

abfolument  point;  &  d'autres  dont  nous  ne  pouvons  point  connoître  l'ex- 
iftence  pafiee',  préfente,  ou  à  venir,  par  l'ufage  naturel  de  nos  Facul- 
tez;  comme,  dis-je,  ces  chofes  font  au  delà  de  ce  que  nos  Facultez  na- 
turelles peuvent  découvrir  &  au  deiTus  de  la  Raifon,  ce  font  de  propres 
Matières  de  Foi  lorsqu'elles  font  révélées.     Ainii,  qu'une  partie  des  An- 
ges-fe  foient  rebellez  contre  Dieu,  &  qu'à  cauie  de  cela  ils  ayent  été  pri- 
vez du  bonheur  de  leur  premier  état  ;  &  que  les  Morts  refiufciteront  & 
vivront  encore  ;  ces  chofes  &  autres  femblables  étant  au  delà  de  ce  que  la 
Raifon  peut  découvrir,  font  purement  des  Matières  de  Foi  avec  lesquel- 
les la  Raifon  n'a  rien  à  voir  direclement. 
ou  non  contraires      §.  8.  Mais  parce  que  Dieu  en  nous  accordant  la  Lumière  de  la  Raifon, 
fesVontievèiéef  ne  s'e^  Pas  °c^  par-là  la  liberté  de  nous  donner, lorsqu'il  le  juge  à  propos, 
font  des  Matières  ]e  feccurs  de  la  Révélation  fur  les    matières  où    nos   Facultez   naturel- 
les font  capables  de  nous  déterminer  par  des  raifons  probables  ;  dans  ce  cas 
lorsqu'il  a  plù  à  Dieu  de  nous  fournir  ce  fecours  extraordinaire,  la  Révé- 
lation doit  l'emporter  fur  les  conjectures  probables  de  la  Raifon.     Parce 
que  l'Efprit  n'étant  pas  certain  de  la  vérité  de  ce  qu'il  ne  connoit  pas  é- 
videmment  ,  mais  fe  laifiant  feulement  entraîner  à  la  probabilité  qu'il  y 
découvre  efl  obligé  de  donner  fon  afièntiment  à  un  témoignage  qu'il  fait 
venir  de  Celui  qui  ne  peut  tromper  ni  être  trompé.     Cependant  il  appar- 
tient toujours  à  la  Raifon  de  juger  fi  c'efl  véritablement  une  Révélation, 
&  quelle  eft  la  lignification  des  paroles  dans  lesquelles  elle  eft  propofée. 
11  eit   vrai  que  fi  une  chofe  qui  eft  contraire  aux  Principes  évidens  de 
la  Raifon  &  à  la  connoiffance  manifelte  que  l'Efprit  a  de  fes  propres  Idées 
claires  &  diflincles,  palTe  pour  Révélation,  il  faut  alors  écouter  la  Rai- 
fon fur  cela  comme  fur  une  matière  dont  elle  a  droit  de  juger;  puisqu'un 
homme  ne  peut  jamais  connoître  fi  certainement,  qu'une  Propofition  con- 
traire aux  Principes  clairs  &  évidens  de  fes  ConnoiiTances 'naturelles*,  efl 
révélée,  ou  qu'il  entend  bien  les  mots  dans   lesquels  elle  lui  eft  propofée, 
qu'il  connoit  que  la  Propofition  contraire  efl  véritable  ;  &  par  conféquent 
il  efl  obligé  de  confiderer,  d'examiner  cette  Propofition  comme  une  Ma- 
tière qui  efl  du  refTort  de  la  Raifon ,  &  non  de  la  recevoir  fans  examen , 
comme  un  Article  de  Foi. 
KevdatfoC°d'aetsla      8-  9'  Premièrement  donc  toute  Propofition  révélée,  de  la  vérité  de- 
<ksV  Ma'tieresaioii  laquelle  rEfprit  ne  fauroit  juger  par  fes  Facultez  &  Notions  naturelles ,  efl 
u  Raifon  ne  fau-  pUre  matjére  de  Foi ,  &  au  delius  de  la  Raifon. 

En 


une 
cer- 


&  de  leurs  bornes  àiftinttes.  L  iv.  I V.  ^79 

Eh  fécond  lieu ,  toutes  les  Proportions  fur  lesquelles  l'Efprit  peut  fe  Chap. 
déterminer,  avec  le  fecours  de  fes  Facultez  naturelles,  par  des  déduc*  XVIII 
tions  tirées  des  idées  qu'il  a  acquifes  naturellement,  font  du  reflbrt  de  la  r°i[  iugeroudont 
Raifon,  mais  toujours  avec  cette  différence  qu'à  l'égard  de  celles  fur  lef-  «/qlfeïc"' ju"" 
quelles,  l'Efprit  n'a  qu'une  évidence  incertaine,  n'étant  perfuadé  de  leur  Bçmcns proba- 
vérité  que  fardes  fondemens  probables,  qui  n'empêchent  point  que  le 
contraire  ne  puiffe  être  vrai  fans  faire  violence  à  l'évidence  certaine  de 
fes  propres  Connoiffances ,  &  fans  détruire  les  Principes  de  tout  Raifon- 
nement  ;  à  l'égard,  dis-jc,  de  ces  Propofitions  probables ,  une  Révélation 
évidente  doit  déterminer  notre  affentiment,  &  même  contre  la  probabili- 
té. Car  lorsque  les  Principes  de  la  Raifon  n'ont  pas  fait  voir  évidemment 
qu'une  Propolition  cft  certainement  vraye  ou  fauffe,  en  ce  cas-là  une  Révé- 
lation manifefte,  comme  un  autre  Principe  de  vérité,  &  un  autre  fonde- 
ment d'affentiment,  a  lieu  de  déterminer  l'Efprit;  &  ainfi  la  Propofition 
appuyée  de  la  Révélation  devient   matière  de  Foi  ,    &  au-deffus  de  la 
Raifon.     Parce  que  dans  cet  article  particulier  la  Raifon  ne  pouvant  s'é- 
lever au-deffus  de  la  Probabilité,  la  Foi  a  déterminé  l'Efprit  où  la  Raifon 
eft  venue  à  manquer,  la  Révélation  ayant  découvert  de  quel  coté  fe  trou- 
ve la  Vérité. 
Ç.    10.    Tufques-là  s'étend  l'Empire  de  la  Foi,    &  cela  fans  faire  au-  ]}  f?ut  ^oattt  u 

*  •    1  i  n       i        i    i      n     -r  >    n         •  i_l    ff  Raifon  dans  des 

cune  violence  ou  aucun  obltacle  a  la  Raifon,  qui  nelt  point  blellee  ou  matières  oh  die 
troublée, mais  afliftée  &  perfectionnée  par  de  nouvelles  découvertes  de  la  Te  [  io"'nk 

\  ente,  émanées  de  la  iource  éternelle  de  toute  Connoillance.  loue  ce  tame. 
que  Dieu  a  révélé,  e(l  certainement  véritable,  on  n'en  fauroit  douter. 
Et  c'eft-là  le  propre  objet  de  la  Foi.  Mais  pour  favoir  fi  le  Point  en  quef- 
tion  eft  une  Révélation  ou  non,  il  faut  que  la  Pvaifon  en  juge,  elle  qui 
ne  peut  jamais  permettre  à  l'Efprit  de  rejetter  une  plus  grande  évidence 
pour  embraffer  ce  qui  eft  moins  évident,  ni  fe  déclarer  pour  la  probabi- 
lité par  oppolition  à  la  Connoiffanee  &  à  la  Certitude.  Il  ne  peut  point 
y  avoir  d'évidence,  qu'une  Révélation  connue  par  Tradition  vient  de 
Dieu  dans  les  termes  que  nous  la  recevons  &  dans  le  fens  que  nous  l'en- 
tendons, qui  foit  fi  claire  &  il  certaine  que  celle  des  Principes  de  la  Rai- 
fon. C'eft  pourquoi  nulle  chç/e  contraire  ou  incompatible  avec  des  décijions  de 
la  Raifon,  claires  &  évidentes  par  elles-mêmes ,  n'a  droit  d'être  jrcjjee  ou  re- 
çue comme  une  Matière  de  Fui  à  laquelle  la  Raifon  n'ait  rien  à  voir.  Tout  ce 
qui  eft  Révélation  divine,  doit  prévaloir  fur  nos  opinions,  fur  nos  préju- 
gez, &  nos  intérêts,  &  eft  en  droit  d'exiger  de  l'Efprit  un  parfait  affen- 
timent. Mais  une  telle  foûmiiîion  de  notre  Raifon  à  la  Foi  ne  renverfe 
pas  les  limites  de  la  Connoiffanee ,  &  n'ébranle  pas  les  fondemens  de  la 
Raifon,  mais  nous  laiffe  la  liberté  d'employer  nos  Facultez  à  l'ufage  pour 
lequel  elles  nous  ont  été  données. 

§.   ii.  Si  l'on  n'a  pas  foin  de  diftinguer  les  différentes  Jurisdictions  de  Si  •'«>» n'établit 
la  Foi  &  de  la  Raifon  par  le  moyen  de  ces  bornes,  la  Raifon  n'aura  abfolu-  c-trô'eiV. 
ment  point  de  lieu  en  matière  de  Religion,  &  l'on  n'aura  aucun  droit  de  ^ai'»"»  ji  n'y  a 

,,i  ••  oi  <'  •  °  .  rien  de  (1  fmati- 

blamer  les   opinions   &   les    cérémonies   extravagantes    qu  on  remarque  que  ou  de  fi  cx- 
dans  la  plupart  des  Religions  du   Monde  ;   car  c'eft  à  cette   coutume  tiavas»»t  en 

Dddd  2  d'eu 


580  De  l'EnthouJîaftne.  Liv.  IV. 

Chap.  d'en  appeller  à  la  Foi  par  oppofition  à  la  Raifon  qu'on  peut,  je  pen- 

XVIII.  fe,  attribuer,  en  grand'  partie,  ces  abfurditez  dont  la  plupart  des  Re- 
amiére  de  Re-  ]j>i0ns  qui  divifent  le  Genre  Humain,  font  remplies.  Les  hommes 
étreie/uté.  ayant  ete  une  rois  imbus  de  cette  opinion,  (^u  ils  ne  doivent  pas  con- 

fulter  la  Raifon  dans  les  chofes  qui  regardent  la  Religion  quoi  que  vi- 
fiblement  contraires  au  fens  commun  &  aux  Principes  de  toute  leur 
ConnoifTance,  ils  ont  lâché  la  bride  à  leurs  fantaifies  &  au  penchant 
qu'ils  ont  naturellement  vers  la  Superftition,  par  où  ils  ont  été  entraî- 
nez dans  des  opinions  fi  étranges,  &  dans  des  pratiques  fi  extravagan- 
tes en  fait  de  Religion  qu'un  homme  raifonnable  ne  peut  qu'être  fur- 
pris  de  leur  folie,  &  que  regarder  ces  opinions  &  ces  pratiques  com- 
me des  chofes  fi  éloignées  d'être  agréables  à  Dieu,  cet  Etre  fupréme  qui 
eft  la  Sageffe  même,  qu'il  ne  peut  s'empêcher  de  croire  qu'elles  paroiffent 
ridicules  &  choquantes  à  tout  homme  qui  a  l'efprit  &  le  cœur  bien  fait.  De 
forte  que  dans  le  fond  la  Religion  qui  devrait  nous  diftinguer  le  plus  des 
Bêtes  &  contribuer  plus  particulièrement  à  nous  élever  comme  des  Créatu- 
res raifonnables  au  delfus  des  Brutes ,  eft  la  chofe  en  quoi  les  hommes  pa- 
roilfent  fouvent  le  plus  déraifonnables ,  &  plus  infenfez  que  les  Bêtes  mê- 
mes. Credo  quia  impofflbile  eft ,  Je  le  croi  parce  qu'il  eft  impoffible,  eft  une 
maxime  qui  peut  paffer  dans  un  homme  de  bien  pour  un  emportement  de 
zèle  ;  mais  ce  ferait  une  fort  méchante  règle  pour  déterminer  les  hommes 
dans  le  choix  de  leurs  opinions  ou  de  leur  Religion. 


Chap.  XIX. 


CHAPITRE    XIX. 
De  ÏEnthoufiafme. 


combien  ii  eft  5.  1.  /"^Ui  conque  veut  chercher  ferieufement  la  Vérité,  doit  avant 

lécefljire  d'2i- 
mei  ii  Vérité. 


néceiTi.re  d  ai-  il  toutes  chofes  concevoir  de  l'amour  pour  Elle.  Car  celui  qui 


ne  l'aime  point,  ne  fauroit  fe  tourmenter  beaucoup  pour  l'acquérir,  ni  être 
beaucoup  en  peine  lorfqu'il  manque  de  la  trouver.  Il  n'y  a  perfonne  dans 
la  République  des  Lettres  qui  ne  faffe  profeffion  ouverte  d'être  amateur  de 
la  Vérité  ;  &  il  n'y  a  point  de  Créature  raifonnable  qui  ne  prit  en  mauvaife 
part  de  palier  dans  l'Efprit  des  autres  pour  avoir  une  inclination  contraire. 
Mais  avec  tout  cela,  l'on  peut  dire  fans  fe  tromper  ,  qu'il  y' a  fort  peu  de 
gens  qui  aiment  la  Vérité  pour  l'amour  de  la  Vérité,  parmi  ceux-là  mê- 
me qui  croyent  être  de  ce  nombre.  Sur  quoi  il  vaudrait  la  peine  d'exami- 
ner comment  un  homme  peut  connoître  qu'il  aime  iincerement  la  Vérité. 
Pour  moi,  je  croi  qu'en  voici  une  preuve  infaillible,  c'eft  de  ne  pas  recevoir 
une  Proposition  avec  plus  d'ap'trance,  que  les  preuves  fur  le  [quelles  elle  eft  fon- 
dée ne  le  permettent.  11  eft  vifible  que  quiconque  va  au  delà  de  cette  mefu- 
re-,  n'embraffe  pas  la  Vérité  par  l'amour  qu'il  a  pour  elle,  qu'il  n'aime  pas 
la  Vérité  pour  l'amour  d'elle-même ,  mais  pour  quelque  autre  fin  indi- 
recte.    Car  l'évidence   qu'une  Propofuion  eft  véritable  (excepté  celles 

qui 


De  VEnthotiJiafrne.  Liv.  IV.  581 

qui  font  évidentes  par  elles-mêmes  )  confiftant  uniquement  dans  les  preu- Chap.  XIX, 
ves  qu'un  homme  en  a ,  il  efl  clair  que  quelques  dégrez  d'afTcntiment 
qu'il  lui  donne  au  delà  des  dégrez  de  cette  évidence  ,  tout  ce  furplus 
d'affùrance  efl  dû  à  quelque  autre  paiïion ,  &  non  à  l'amour  de  la  Vé- 
rité. Parce  qu'il  eft  aufli  impoflible  que  l'amour  de  la  Vérité  empor- 
te mon  aflentiment  au  defliis  de  l'évidence  que  j'ai  qu'une  telle  Pro- 
pofition  efl  véritable,  qu'il  eft  impoflible  que  l'amour  de  la  Vérité 
me  fafTe  donner  mon  confentement  à  une  Propofition  en  confideration 
d'une  évidence  qui  ne  me  fait  pas  voir  que  cette  Propofition  foit  vé- 
ritable ;  ce  qui  eft  en  effet  embraffer  cette  Propofition  comme  une  vé- 
rité ,  parce  qu'il  eft  poffible  ou  probable  qu'elle  ne  foit  pas  véritable. 
Dans  toute  vérité  qui  ne  s'établit  pas  dans  notre  Efprit  par  la  lumiè- 
re irréfiftible  d'une  *  évidence  immédiate  ,  ou  par  la  force  d'une  Dé-  *  v^n  u  M,t 
monftration ,  les  argumens  qui    entraînent  fon  aflentiment,  font  les  ga-  ^i  eft  *  ta  page 

&,  1       r  1     1  -i-     •    ■  1  o  +88.  pour  /avoir 

le  gage  de  la  probabilité  a  notre  égard  ,    ci:  nous  ne  pouvons  ce  au >t faut  «. 

la  recevoir  que  pour  ce  que  ces  Argumens  la  font  voir  à  notre  Entende-  ,n'dr'J^  ""* 
ment  ;  de  forte  que  quelque  autorité  que  nous  donnions  à  une  Propofition , 
au  delà  de  ce  qu'elle  reçoit  des  Principes  &  des  preuves  fur  quoi  elle  eft  ap- 
puyée, on.  en  doit  attribuer  la  caufe  au  penchant  qui  nous  entraine.de  ce 
côté-là;  &  c'eft  déroger  d'autant  à  l'amour  de  la  Vérité  ,  qui  ne  pouvant 
recevoir  aucune  évidence  de  nos  pallions ,  n'en  doit  recevoir  non  plus  au- 
cune teinture. 

§.  2.  Une  fuite  confiante  de  cette  mauvaife  difpofition  d'Efprit,  c'eft  p£^ci°"n^"é Ie 
de  s'attribuer  l'autorité  de  prefcrire  aux  autres  nos  propres  opinions.     Car  les  hommes  ont 
le  moyen  qu'il  puiflè  prefque  arriver  autrement,  finon  que  celui  qui  a  déjà  opmîo^s'aux" 
impofé  à  fa  propre  Croyance,  foit  prêt  d'impofer  à  la  Croyance  d'autrui?  aunes. 
Qui  peut  attendre  raifonnablement,  qu'un  homme  employé  des  Argumens 
&  des  preuves  convaincantes  auprès  des  autres  hommes,  fi  fon  Entende- 
ment n'eft  pas  accoutumé  à  s'en  fervir  pour  lui-même  ;  s'il  fait  violence  à 
fes  propres  Facilitez,  s'il  tyrannifefon  Efprit  &  ufurpe  une  prérogative  uni- 
quement due  à  la  Vérité,  qui  eft  d'exiger  l'aflentiment  de  l'Eiprit  par  fa 
feule  autorité ,  c'eft-à-dire  à  proportion  de  l'évidence  que  la  Vérité  empor- 
te avec  elle. 

§.  3.  A  cette  occafion  je  prendrai  la  liberté  de  confiderer  un  troifiéme  La  force  de 
fondement  d'afientiment,  auquel  certaines  gens  attribuent  la  mémeautori-  l'Enthoufiafme. 
té  qu'à  la  Foi  ou  à  la  Raifon,  &  fur  lequel  ils  s'appuyent  avec  une  aufli 
grande  confiance  ;  je  veux  parler  de  Y Entbeafiafme ,  qui  Iaiffant  la  Raifon 
à  quartier,  voudroit  établir  la  Révélation  fans  elle,  mais  qui  par-là  détruit 
en  effet  la  Raifon  &  la  Révélation  tout  à  la  fois,  &  leur  fubftituë  de  vaines 
fantailies,  qu'un  homme  a  forgées  lui-même,  &  qu'il  prend  pour  un  fon- 
dement folide  de  croyance  &  de  conduite. 

§.  4.  La  Raifon  eft"  une  Révélation  naturelle,  par  où  le  Père  de  Lumié-     ce  que  c'eft 
re,la  fource  éternelle  de  toute  Connoiffance,  communique  aux  hommes  ^RcveUtlo". * 
cette  portion  de  vérité  qu'il  a  mife  à  la  portée  de  leurs  Facilitez  naturelles. 
Et  la  Révélation  eft  la  Raifon  naturelle  augmentée  par  un  nouveau  fonds  de 
découvertes  émanées  immédiatement  de  Dieu,  &  dont  la  Raifon  établit  la 

Dddd  3  véri- 


?8i  De  VEnthottJiafme.  Liv.  IV. 

CliAP.  XIX.  y^rité  par  le  témoignage  &  les  preuves  qu'elle  employé  pour  montrer  qu'el- 
les viennent  effectivement  de  Dieu  ;  de  forte  que  celui  qui  profcrit  la  Rai- 
fon  pour  faire  place  à  la  Révélation,  éteint  ces  deux  Flambeaux  tout  à  la 
fois ,  &  fait  la  même  chofe  que  s'il  vouloit  perfuader  à  un  homme  de  s'ar- 
racher les  yeux  pour  mieux  recevoir  par  le  moyen  d'un  Telefcope ,  la  lu- 
mière éloignée  d'une  Etoile  qu'il  ne  peut  voir  par  le  fecours  de  fes  yeux. 

source  de  î-En-  §.  5.  Mais  les  hommes  trouvant  qu'une  Révélai  ion  immédiate  efhun  mo- 
yen plus  facile  pour  établir  leurs  opinions  &  pour  régler  leur  conduite  que 
le  travail  de  raifonner  jufte;  travail  pénible,  ennuyeux,  &  qui  n'eft  pas 
toujours  fuivi  d'un  heureux  fuccès  ,  il  ne  faut  pas  s'étonner  qu'ils  ayent  été 
fort  fujets  à  prétendre  avoir  des  Révélations  &  à  fe  perfuader  à  eux-mêmes 
qu'ils  font  fou-  la  direction  particulière  du  Ciel  par  rapport  à  leurs  actions 
&  a  leurs  opinions ,  fur-tout  à  l'égard  de  celles  qu'ils  ne  peuvent  juftifier 
par  les  Principes  de  la  Raifon  &  par  les  voyes  ordinaires  de  parvenir  à  la 
Connoiffance.  Auiîi  voyons-nous  que  dans  tous  les  fiécles  les  hommes  en 
qui  la  melancholie  a  été  mêlée  avec  la  dévotion,  &  dont  la  bonne  opinion 
d'eux-mêmes  leur  a  fait  accroire  qu'ils  avoient  une  plus  étroite  familiarité 
avec  Dieu  &  plus  de  part  à  fa  Faveur  que  les  autres  hommes,  fefont  fou- 
vent  flattez  d'avoir  un  commerce  immédiat  avec  la  Divinité  &  de  fréquen- 
tes communications  avec  l'Efprit  divin.  On  ne  peut  nier  que  Dieu  ne  puif- 
fe  illuminer  l'Entendement  par  un  ravon  qui  vient  immédiatement  de  cette 
fource  de  Lumière.  Us  s'imaginent  que  c'eft  là  ce  qu'il  a  promis  de  faire; 
&  cela  pofé,  qui  peut  avoir  plus  de  droit  de  prétendre  à  cet  avantage  que 
ceux  qui  font  fon  Peuple  particulier ,  choili  de  fa  main  ,  &  fournis  à  les  or- 
dres ? 
Ce  que  c'eft         §•  <5.  Leurs  Efprits  ainfi  prévenus ,  quelque  opinion  frivole  qui  vienne 

îiaanefmh'OU"  *  s'établir  fortement  dans  leur  fantaifie,  c'eft  une  illumination  qui  vient  de 
l'Efprit  de  Dieu ,  &  qui  eft  en  même  temps  d'une  autorité  divine;  &  à 
quelque  action  extravagante  qu'ils  fe  fentent  portez  par  une  forte  inclina- 
tion, ils  concluent  que  c'eft  une  vocation  ou  une  direction  du  Ciel  qu'ils 
font  obligez  de  fuivre.  C'eft  un  ordre  d'enhaut,  ils  ne  fauroient  errer  en 
l'exécutant. 

g.  7.  Je  fuppofe  que  c'eft  là  ce  qu'il  faut  entendre  proprement  par  En- 
thoufiafme,  qui  fans  être  fondé  fur  la  Raifon  ou  fur  la  Révélation  divine, 
mais  procédant  de  l'imagination  d'un  Efprit  échauffé  ou  plein  de  lui-mê- 
me, n'a  pas  plutôt  pris  racine  quelque  part,  qu'il  a  plus  d'influence  furies 
Opinions  &  les  Actions  des  hommes  que  la  Raifon  ou  la  Révélation ,  prifes 
feparément  ou  jointes  enfemble;  car  les  hommes  ont  beaucoup  de  penchant 
à  fuivre  les  impuifions  qu'ils  reçoivent  d'eux-mêmes  ;  &  il  eft  fur  que  tout 
homme  agit  plus  vigoureufement  lorfque  c'eft  un  mouvement  naturel  qui 
l'entraîne  tout  entier.  Une  forte  imagination  s'étant  une  fois  emparée  de 
l'Efprit  fous  l'idée  d'un  nouveau  Principe,  emporte  aifèment  tout  avec  el- 
le, lorfqu'élevée  au  deffus  du  fens  commun  &  délivrée  du  joug  de  la  Rai- 
fon &  de  l'importunité  des  Reflexions  elle  eft  parvenue  à  une  autorité  di- 
vine &  foûtenuë  en  même  temps  par  notre  inclination  &  par  notre  propre 
tempérament. 

§.  8.  Quoi 


De  VEnthotifiaJme.  Liv.  IV.  583 

§.  8.  Quoi  que  les  Opinions  &  les  Aétions  extravagantes  où  l'Enthou-  Chap.  XIX. 
fiafme  a  engagé  les  hommes,  dullcnt  fuffire  pour  les  précautionner  contre  L'Emheufiaf 
ce  faux  Principe  qui  efl  fi  propre  à  les  jetter  dans  l'égarement,  tant  à  Te-  Sent'pout  une 
gard  de  leur  croyance  qu'à  l'égard  de  leur  conduite;  cependant  l'amour  que  vi«  &  un  ren- 
ies hommes  ont  pour  ce  qui  efl  extraordinaire,  la  commodité  &  la  gloire 
qu'il  y  a  d'être  infpiré  &  élevé  au  défais  des  voyes  ordinaires  &  communes 
de  parvenir  à  la  ConnoifTance,  flattent  fi  fort  ia  parefle,  l'ignorance,  &la 
vanité  de  quantité  de  gens,  que  lorfqu'ils  font  une  fois  entêtez  de  cette 
manière  de  Révélation  immédiate,  de  cette  efpèce  d'illumination  fans  re- 
cherche, de  certitude  fans  preuves  &  fans  examen,  il  efl  difficile  de  les  ti- 
rer de  là.  La  Raifon  efl  perdue  pour  eux.  ,,  Ils  fe  font  élevez  au  deffus 
„  d'elle  ;  ils  voyent  la  Lumière  infufe  dans  leur  Entendement ,  &  ne  peu- 
„  vent  fe  tromper.  Cette  Lumière  y  paroît  vifiblement:  femblable  à  l'é- 
,,  clat  d'un  beau  Soleil,  elle  fe  montre  elle-même,  &  n'a  befoin  d'autre 
„  preuve  que  de  fa  propre  évidence.  Ils  fentent,  difent-i!s,  la  main  de 
„  Dieu  qui  les  poulie  intérieurement  ;  ils  fentent  les  impulfions  de  l'Efprit, 
,,  &  ils  ne  peuvent  fe  tromper  fur  ce  qu'ils  fentent.  C'efl  par-là  qu'ils  fe 
défendent ,  &  qu'ils  fe  perfuadent  que  la  Raifon  n'a  rien  à  démêler  avec  ce 
qu'ils  voyent,  &  qu'ils  fentent  en  eux-mêmes.  ,,  Ce  font  des  chofes  dont 
„  ils  ont  une  expérience  fenfible,  &  qui  font  parconféquent  au  deffus  de 
„  tout  doute  &  n'ont  befoin  d'aucune  preuve.  Ne  feroit-on  pas  ridicule 
„  d'exiger  d'un  homme  qu'il  eût  à  prouver  que  la  Lumière  brille  ,  &  qu'il 
„  la  voit  ?  Elle  efl  elle-même  une  preuve  de  ion  éclat ,  &  n'en  peut  avoir 
„  d'autre.  Lorfque  l'Efprit  divin  porte  la  lumière  dans  nos  Ames,  il  en 
,,  écarte  les  ténèbres,  &  nous  voyons  cette  lumière  comme  nous  voyons 
„  celle  du  Soleil  en  plein  Midi ,  fans  avoir  befoin  que  le  Crepufcule  de  la 
,,  Raifon  nous  la  montre.  Cette  lumière  qui  vient  du  Ciel  efl  vive,  claire 
,,  &  pure,  elle  emporte  fa  propre  démontlration  avec  elle;  &  nous  pou- 
,,  vons  avec  autant  de  raifon  prendre  un  ver  luifant  pour  nous  aider  à  voir 
,,  le  Soleil  ,  qu'à  examiner  ce  rayon  célefle  à  la  faveur  de  notre  Raifon  qui 
„  n'eft  qu'un  foible  &  obfcur  lumignon. 

§.  9.  C'efl  le  Langage  ordinaire  de  ces  gens-là.  Ils  font  afiurez,  parce 
qu'ils  font  afiurez;  &  leur  perfuafions  font  droites,  parce  qu'elles  font  for- 
tement établies  dans  leur  Efprit.  Car  c'efl  à  quoi  fe  réduit  tout  ce  qu'ils 
difent,  après  qu'on  l'a  détaché  des  métaphores  prifes  de  la  vue  &  du  Jenti- 
wetit,  dont  ils  l'enveloppent.  Cependant  ce  Langage  figuré  leur  impofe 
fi  fort,  qu'il  leur  tient  lieu  de  certitude  pour  eux-mêmes,  ci.de  démonilra- 
tion  à  l'égard  des  autres. 

S.  10.  Mais  pour  examiner  avec  un  peu  d'exaclitude  cette  lumière  inte-     comment  o« 

•  p  r        ■  f  •  -  r  r        1        ti  J'      Peut  découvrit 

rieure  ce  ce  fentiment  fur  quoi  ces  perfonnes  font  tant  de  fonds.  II  y  a, eu-  îEnthouiîaûne. 
fent-ils,  une  lumière  claire  au  dedans  d'eux,  &  ils  la  voyent.  Us  ont  un 
fentiment  vif,  &  ils  le  fentent.  Us  en  font  afiurez  ,  &  ne  voyent  pas  qu'on 
puiffe  le  leur  difputer.  Car  lorfqu'un  homme  dit  qu'il  voit  ou  qu'il  fent, 
perfonne  ne  peut  lui  nier  qu'il  voye  ou  qu'il  fente.  Mais  qu'ils  me  permet- 
tent à  mon  tour  de  leur  faire  ici  quelques  Queflions.  Cette  vue',  eft-elle 
la  perception  de  la  vérité  d'une  Propolkion ,  ou  de  ceci ,  que  cefi  une  Rt- 

vêla- 


y 8 4  &e  VEnthouJîafrne.  Liv.  IV. 

C  H  il  P.  XIX.  relation  qui  vient  de  Diettl  Ce  fentiment,  eft-il  une  perception  d'une  in- 
clination ou  fantailie  de  faire  quelque  chofe ,  ou  bien  de  l'Efprit  de  Dieu 
qui  produit  en  eux  cette  inclination?  Ce  font  là  deux  perceptions  fort  dif- 
férentes, &  que  nous  devons  diftinguer  foigneufement,  fi  nous  ne  voulons 
pas  nous  abufer  nous-mêmes.     Je  puis  appercevoir  la  vérité  d'une  Propor- 
tion, &  cependant  ne  pas  appercevoir  que  c'eft  une  Révélation  immédiate 
de  Dieu.     Je  puis  appercevoir  dans  Euclide  la  vérité  d'une  Propofition  , 
fans  qu'elle  foit  ou  que  j'apperçoive  qu'elle  foit  une  Révélation.     Je  puis 
appercevoir  auffi  que  je  n'en  ai  pas  acquis  la  connoiffance  par  une  voye  na- 
turelle; d'où  je  puis  conclurre  qu'elle  m'eft  révélée,  fans  appercevoir  pour- 
tant que  c'eft  une  Révélation  qui  vient  de  Dieu  ;  parce  qu'il  y  a  des  Ef- 
prits  qui  fans  en  avoir  reçu  la  commilîion  de  la  part  de  Dieu,  peuvent  ex- 
citer ces  idées  en  moi ,  &  les  préfcnter  à  mon  Efprit  dans  un  tel  ordre  que 
j'en  puiffe  appercevoir  la  connexion.     De  forte  que  la  connoiffance  d'une 
Propofition  qui  vient  dans  mon  Efprit  je  ne  fai  comment,  n'eftpas  une  per- 
ception qu'elle  vienne  de  Dieu.     Moins  encore  une  forte  perfuafion  que 
cette  Propofition  ell  véritable,   eft-elle  une  perception  qu'elle  vient  de 
Dieu,  ou  même  qu'elle  eft  véritable.     Mais  quoi  qu'on  donne  à  une  telle 
penfée  le  nom  de  lumière  &  de  vue ,  je  croi  que  ce  n'eft  tout  au  plus  que 
croyance  &  confiance:  &  la  Propofition  qu'ils  fuppofent  être  une  Révéla- 
tion, n'eft  pas  une  Propofition  qu'ils  connoiffent  véritable,  mais  qu'ils  pré- 
fument véritable.     Car  lorfqu'on  connoit  qu'une  Propofition  eft   véritable, 
la  Révélation  eft  inutile.  Et  il  eft  difficile  de  concevoir  comment  un  hom- 
me peut  avoir  une  révélation  de  ce  qu'il  connoit  déjà.     Si  donc  c'eft  une 
Propofition  de  la  vérité  de  laquelle  ils  foient  perfuadez ,  fans  connaître  qu'el- 
le foit  véritable,  ce  n'eft  pas  voir,  mais  croire;  quel  que  foit  le  nom  qu'ils 
donnent  à  une  telle  perfuafion.     Car  ce  font  deux  voyes  par  où  la  Vérité 
entre  dans  l'Efprit,  tout-à-fait  diftinctes,  de  forte  que  l'une  n'eftpas  l'au- 
tre.    Ce  que  je  vois ,  je  connois  qu'il  eft  tel  que  je  le  vois ,  par  l'évidence 
de  la  chofe  même.     Et  ce  que  je  croi,  je  le  fuppoiè  véritable  par  le  témoi- 
gnage d'autrui.     Mais  je  dois  connoître  que  ce  témoignage  a   été  rendu: 
autrement,  quel  fondement  puis-je  avoir  de  croire?  Je  dois  voir  que  c'eft 
Dieu  qui  me  révèle  cela,  ou  bien  je  ne  vois  rien.     La  queftion  fe  réduit 
donc  à  lavoir  comment  je  connois ,  que  c'eft  Dieu  qui  me  révèle  cela ,  que 
cette  impreiïion  eft  faite  fur  mon  Ame  par  fon  Saint  Efprit,  &  que  je  fuis 
par  confequcnt  oblige  de  la  fuivre.     Si  je  ne  connois  pas  cela,  mon  aflïï- 
rance  eft  fans  fondement,  quelque  grande  qu'elle  foit,  &  toute  la  lumière 
dont  je  prétens  être  éclairé,  n'eft  qu'Enthoufiafme.     Car  foit  que  la  Pro- 
pofition qu'on  fuppofe  révélée  foit  en  elle-même  évidemment  vérkable,  ou 
viliblement  probable,  ou  incertaine,  à  en  juger  parles  voyes  ordinaires  de 
la  Connoiffance ,  la  vérité  qu'il  faut  établir  folidement  &  prouver  évidem- 
ment, c'eft  que  Dieu  a  révélé  cette  Propofition,  &  que  ce  que  je  prens 
pour  Révélation  a  été  mis  certainement  dans  mon  Efprit  par  lui-même,  & 
que  ce  n'eftpas  une  illufion  qui  y  ait  été  infinuc'e  par  quelque  autre  Efprit, 
ou  excitée  par  ma  propre  fantaifie.     Car,  fi  je  ne  me  trompe,  ces  gens-là 
prennent  une  telle  choie  pour  vraye,  parce  qu'ils  préfument  que  Dieu  l'a 

rêve- 


De  VEnthoiifîafme.  L  i  v.  I V.  5  8  ? 

révélée.     Cela  étant,  ne  leur  eft-il  pas  de  la  dernière  importance d'exami-  CiUP.  XIX. 

ner  fur  quel  fondement  ils  préfument  quec'efl  une  Révélation  qui  vient  de 

Dieu?  Sans  cela,  leur  confiance  ne  fera  que  pure  préfomption;  &  cette 

lumière  dont  ils  font  fi  fort  éblouis,  ne  fera  autre  chofe  qu'un  Feu  follet  qui 

les  promènera  fans  celle  autour  de  ce  cercle,  Cefi  une  Révélation  parce  que 

je  le  croi  fortement ,  6?  je  le  croi  parce  que  cefi  une  Revelatic  a. 

§.  11.  A  l'égard  de  tout  ce  qui  eft  de  révélation  divine,  iln'eflpas  né-  m\'^%°^' 
çenaire  de  le  prouver  autrement  qu'en  faifant  voir  que  c'eft  véritablement  prouva  qu'une 
une  Infpiration  qui  vient.de  Dieu,  car  cet  Etre  qui  cil  tout  bon  &  tout  fa-  vi««0de  *  Dieu. 
ge  ne  peut  ni  tromper  ni  être  trompé.  Mais  comment  pourrons-nous  con- 
noître  qu'une  Propofition  que  nous  avons  dans  l'Efprit ,  eft  une  vérité  que 
Djeu  nous  .a  infpirée,  qu'il  nous  a  révélée,  qu'il  expofe  lui-même  à  nos 
yeux,  &  que  pour  cet  effet  nous  devons  croire  ?  Cefi:  ici  que  Y  Enthoufiaf- 
me  manque  d'avoir  l'évidence  à  laquelle  il  prétend.  Car  les  perfonnes  pré- 
venues de  cette  imagination  fe  glorifient  d'une  lumière  qui  les  éclaire,  à  ce 
qu'ils  difent,  &  qui  leur  communique  la  connoiffance  de  telle  ou  telle  véri- 
té. Mais  s'ils  connoiffent  que  c'eft  une  vérité ,  ils  doivent  le  connoître  ou 
par  fa  propre  évidence,  ou  par  les  preuves  naturelles  qui  le  démontrent  vi- 
fiblement.  S'ils  voyent  &  connoiffent  que  c'eft  une  vérité  par  l'une  de  ces 
deux  voyes ,  ils  fuppofent  en  vain  que  c'eft  une  Révélation  ;  car  ils  connoif- 
fent que  cela  eft  vrai  par  la  même  voyeque  tout  autre  homme  le  peut  con- 
noître naturellement  fans  le  fecours  de  la  Révélation ,  puifque  c'eft  effecti- 
vement ainfi  que  toutes  les  véritez  que  des  hommes  non-infpirez  viennent 
à  connoître,  entrent  dans  leurs  Efprits  &  s'y  établiffent  de  quelque  efpèce 
qu'elles  foient.  S'ils  difent  qu'ils  lavent  que  Cela  eft  vrai,  parce  que  c'eft 
une  Révélation  émanée  de  Dieu,  la  raifon  eft  bonne:  mais  alors  on  leur 
demandera,  comment  ils  viennent  à  connoître  que  c'eft  une  Révélation  qui 
vient  de  Dieu.  S'ils  difent  qu'ils  le  connoiffent  par  la  lumière  que  la  chofe 
porte  avec  elle,  lumière  qui  brille,  qui  éclatte  dans  leur  Ame  &  à  laquelle 
ils  ne  fauroient  réfifter,  je  les  prierai  de  confiderer  fi  cela  fignifie  autre  cho- 
fe que  ce  que  nous  avons  déjà  remarqué,  favoir,  Que  c'eft  une  Révélation 
parce  qu'ils  croyent  fortement  qu'il  eft  véritable  ;  toute  la  lumière  dont  ils 
parlent ,  n'étant  qu'une  perfuafion  fortement  établie  dans  leur  Efprit ,  mais 
fans  aucun  fondement  que  c'eft  une  vérité.  Car  pour  des  fondemens  raifon- 
nables,  tirez  de  quelque  preuve  qui  montre  que  c'eft  une  vérité,  ils  doi- 
vent reconnoître  qu'ils  n'en  ont  point;  parce  que,  s'ils  en  ont,  ils  ne  le  re- 
çoivent plus  comme  une  Révélation ,  mais  fur  les  fondemens  ordinaires  fur 
lefquels  on  reçoit  d'autres  véritez  :  &  s'ils  croyent  qu'il  eft  vrai  parce  que 
c'eft  une  Révélation,  &  qu'ils  n'ayent  point  d'autre  raifon  pour  prouver 
que  c'eft  une  Révélation  finon  qu'ils  font  pleinement  perfuadèz  qu'il  eftvé- 
ritable  fans  aucun  autre  fondement  que  cette  même  perfuafion ,  ils  croyent 
que  c'eft  une  Révélation  feulement  parce  qu'ils  croyent  fortement  que  c'eft 
une  Révélation;  ce  qui  eft  un  fondement  très-peu  fur  pour  s'y  appuyer , 
tant  à  l'égard  de  nos  opinions  qu'à  l'égard  de  notre  conduite.  Et  je  vous 
prie ,  quel  autre  moyen  peut  être  plus  propre  à  nous  précipiter  dans  les  er- 
reurs &  dans  les  méprifes  les  plus  extravagantes ,  que  de  prendre  aiufi  notre 

Eeee  pr» 


5Î6 


DiVEnthoufiafme.  Liv.  IV. 


Chap.  XIX. 


La  force  de 
la  peifuaiion  ne 
piouve  point 
qu'une  Propor- 
tion vienne  Je 
Dieu. 


Une  lumière 
dans  l'Efprit,  ce 
«jue  c'elt. 


C'eft  la  Rai- 
ion  cjui  doit  lu- 


propre  Fantaifie  pour  notre  fuprême  &  unique  guide,  &  de  croire 
qu'une  Propofition  efl  véritable  ,  qu'une  aclion  eft  droite,  feulement 
parce  que  nous  le  croyons?  La  force  de  nos  perfuafions  n'efl  nullement 
une  preuve  de  leur  reclitude.  Les  chofes  courbées  peuvent  être  auffi 
roides  &  difficiles  à  plier  que  celles  qui  font  droites;  &  les  hommes 
peuvent  être  auffi  déciiifs  à  l'égard  de  l'Erreur  qu'à  l'égard  de  la  Vé- 
rité. Et  comment  fe  formeroient  autrement  ces  Zélez  intraitables  dans 
des  Partis  difFérens  &  directement  oppofez?  En  effet,  fi  la  lumière  que 
chacun  croit  être  dans  fon  Efprit,  &  qui  dans-  ce  cas  n'efl  autre  cho- 
fe  que  la  force  de  fa  propre  perfuafion ,  fi  cette  lumière  ,  dis-je  ,  efl 
une  preuve  que  la  chofe  dont  on  eft  perfuadé,  vient  de  Dieu,  des  opi- 
nions contraires  peuvent  avoir  le  même  droit  de  pafTer  pour  des  Infpi- 
rations  ;  &  Dieu  ne  fera  pas  feulement  le  Père  de  la  Lumière,  mais 
de  Lumières  diamétralement  oppofées  qui  conduifent  les  hommes  dans 
des  routes  contraires  ;  de  forte  que  des  Propofitions  contradictoires  fe- 
ront des  véritez  divines,  fi  la  force  de  l'affurance,  quoi  que  deflituée 
de  fondement ,  peut  prouver  qu'une  Propofition  efl  une  Révélation  di- 
vine. 

§.  12.  Cela  ne  fauroit  être  autrement,  tandis  que  la  force  de  la  per- 
fuafion efl  établie  pour  caufe  de  croire,  &  qu'on  regarde  la  confiance 
d'avoir  raifon  comme  une  preuve  de  la  vérité  de  ce  qu'on  veut  foûte- 
nir.  S.  Paul  lui-même  croyoit  bien  faire,  &  être  appellera  faire  ce  qu'il 
faifoit  quand  il  perfecutoit  les  Chrétiens,  croyant  fortement  qu'ils  avoient 
tort.  Cependant  c'étoit  lui  qui  fe  trompoit,  &  non  pas  les  Chrétiens.  Les 
gens  de  bien  font  toujours  hommes,  fujets  à  fe  méprendre,  &  fouvent for- 
tement engagez  dans  des  erreurs  qu'ils  prennent  pour  autant  de  véritez  di- 
vines qui  brillent  dans  leur  Efprit  avec  le  dernier  éclat. 

§.  13.  Dans  l'Efprit  la  lumière,  la  vrave  lumière  n'efl  ou  ne  peut  être 
autre  chofe  que  l'évidence  de  la  vérité  de  quelque  Propofition  que  ce  foit; 
&  fi  ce  n'efl  pas  une  Propofition  évidente  par  elle-même ,  toute  la  lumière 
qu'elle  peut  avoir,  vient  de  la  clarté  &  de  la  validité  des  preuves  fur  lefquel- 
les  on  la  reçoit.  Parler  d'aucune  autre  lumière  dans  l'Entendement,  c'efl 
s'abandonner  aux  ténèbres  ou  à  la  puiflance  du  Prince  des  ténèbres  &  fe  li- 
vrer foi-même  à  l'illufion,  de  notre  propre  confentement,  pour  croire  le 
menfonge.  Car  fi  la  force  de  la  perfuafion  efl  la  lumière  qui  nous  doitfer- 
vir  de  guide,  je  demande  comment  on  pourra  diflinguer  entre  les  illufions 
de"  Sathan  &  les  infpirations  du  S.  Efprit.  Ceux  qui  font  conduits  par  ce" 
Feu  follet,  le  prennent  auffi  fermement  pour  une  vraye  illumination  ,  c'efl- 
à-dire,  font  auffi  fortement  perfuadez  qu'ils  font  éclairez  par  FEfprit  dé 
Dieu ,  que  ceux  que  l'Efprit  divin  éclaire  véritablement.  Ils  acquiefeent  à 
cette  fauffe  lumière,  ils  y  prennent  plaifir,  ils  la  fuivent  par-tout  où  elle 
les  entraîne;  &  perfonne  ne  peut  être  ni  plus  affiïré,  ni  plus  dans  le  parti 
de  la  Raifon  qu'eux ,  i\  l'on  s'en  rapporte  à  la  force  de  leur  propre  perfua- 
fion. 

§.  14.  Par  conféquent,  celui  qui  ne  voudra  pas  donner  tête  baiflee  dans 
toutes  les  extravagances  de  l'illufion  &  de  l'erreur,  doit  mettre  à  l'épreuve 

cet- 


De  VEnthovJiafm.  Liv.  IV.  ^87 

cette  hwùére  intérieure  qui  fe  préfente  à  lui  pour  lui  fervir  de  guide.  Dieu  Chat.  XIX. 
ne  détruit  pas  l'homme  en  faifant  un  Prophète.  Il  lui  laiffe  toutes  Tes  Fa-  s«  <fe  ^  vérité 
cultez  dans  leur  état  naturel,  pour  qu'il  puiffe  juger  fi  les  Infpirations  qu'il  de  '"  KeveUHOn« 
fent  en  lui-même  font  d'une  origine  divine,  ou  non.  Dieu  n'éteint  point 
la  lumière  naturelle  d'une  perfonne  lorfqu'il  vient  à  éclairer  fon  Efprit  d'une 
lumière  furnaturelle.  S'il  veut  nous  porter  à  recevoir  la  vérité  d'une  Pro- 
pofition, ou  il  nous  fait  voir  cette  vérité  par  les  voyes  ordinaires  de  laRai- 
ibn  naturelle,  ou  bien  il  nous  donne  à  connoître  que  c'eft  une  vérité  que 
fon  Autorité  nous  doit  faire  recevoir ,  &  il  nous  convainc  qu'elle  vient  de 
lui,  &  cela  par  certaines  marques  auxquelles  laRaifon  ne  fauroit  fe  mépren- 
dre. Ainlï ,  la  Raifon  doit  être  notre  dernier  Juge  &  notre  dernier  Guide 
en  toute  chofe.  Je  ne  veux  pas  dire  par-là  que  nous  devions  confulterla 
Raifon  &  examiner  fi  une  Propofition  que  Dieu  a  révélée,  peut  être  dé- 
montrée par  des  Principes  naturels,  &  que  fi  elle  ne  peut  l'être  ,  nous  fo- 
yons  en  droit  de  la  rejetter  ;  mais  je  dis  que  nous  devons  confulter  la  Raifon 
pour  examiner  par  fon  moyen  fi  c'eft  une  Révélation  qui  vient  de  Dieu,  ou 
non.  Et  fi  laRaifon  trouve  que  c'eft  une  Révélation  divine,  dès-lors  la 
Raifon  fe  déclare  auffi  fortement  pour  elle  que  pour  aucune  autre  vérité,  & 
en  fait  une  de  fes  Règles.  Du  refte  il  faut  que  chaque  imagination  qui  frap- 
pe vivement  notre  fantaiile  paffe  pour  une  infpiration,  fi  nous  ne  jugeons 
de  nos  perfuafions  que  par  la  forte  imprefiion  qu'elles  font  fur  nous.  Si, 
dis-je,  nous  ne  1  aillons  point  à  la  Raifon  le  foin  d'en  examiner  la  vérité  par 
quelque  chofe  d'extérieur  à  l'égard  de  ces  perfuafions  mêmes ,  les  Infpira- 
tions &  les  Ululions ,  la  Vérité  &  la  Fauffeté  auront  une  même  mefure ,  & 
il  ne  fera  pas  pofiïble  de  les  diftinguer. 

§.  15.  Si  cette  lumière  intérieure  ou  quelque  Propofition  que  ce  foit,  L?  croyance 
qui  fous  ce  titre  paffe  pour  infpirée  dans  notre  Efprit,  fe  trouve  conforme  "^Révélation* 
aux  Principes  de  la  Raifon  ou  à  la  Parole  de  Dieu,  qui  eft  une  Révélation 
atteftée;  en  ce  cas-là  nous  avons  la  Raifon  pour  garant,  &  nous  pouvons 
recevoir  cette  lumière  pour  véritable  &la  prendre  pour  Guide  tant  à  l'égard 
de  notre  croyance  qu'à  l'égard  de  nos  actions.  Mais  fi  elle  ne  reçoit  ni  té- 
moignage ni  preuve  d'aucune  de  ces  Règles,  nous  ne  pouvons  point  la 
prendre  pour  une  Révélation,  ni  même  pour  une  vérité,  jufqu'à  ce  que 
quelque  autre  marque  différente  de  la  croyance  où  nous  fommes  que  c'eft 
une  Révélation,  nous  allure  que  c'eft  effectivement  une  Révélation.  Ain- 
fi  nous  voyons  que  les  Saints  hommes  qui  recevoient  des  révélations  de 
Dieu,  avoient  quelque  autre  preuve  que  la  lumière  intérieure  qui  éclattoit 
dans  leurs  Efprits,  pour  les  affurerqueces  Révélations  venoient  de  la  part 
de  Dieu.  Ils  n'étoient  pas  abandonnez  à  la  feule  perfuafion  que  leurs  per- 
fuafions venoient  de  Dieu  ;  mais  ils  avoient  des  fignes  extérieurs  qui  les  af- 
fùroient,que  Dieu  étoit  l'Auteur  de  ces  Révélations; &  lorfqu'ils  dévoient 
en  convaincre  les  autres  ,  ils  recevoient  un  pouvoir  particulier  pour  juftifier 
la  vérité  de  la  commiffion  qui  leur  avoit  été  donnée  du  Ciel ,  &  pour  certi- 
fier par  des  fignes  vifibles  l'autorité  du  meffage  dont  ils  avoient  été  chargez 
de  la  part  de  Dieu.  Moïfe  vit  un  Buiffon  qui  brûloir  fans  fe  confumer,  & 
entendit  une  voix  du  milieu  du  Buiffon.  C'étoit  là  queq  ue  chofe  de  plus 

Eeee  z  qu'un 


5-88  De  l'Enthoufiafme.  Liv.  IV. 

Chap.  XIX.  qu'an  fentiment  intérieur  d'une  impulfion  qui  l'entraînoit  vers  Pharaon 
pour  pouvoir  tirer  fes  frères  hors  de  Y  Egypte  ;  cependant  il  ne  crut  pas  que 
cela  fuffît  pour  aller  en  Egypte  avec  cet  ordre  de  la  part  de  Dieu ,  jufqu'à 
ce  que  par  un  autre  Miracle  de  fa  Verge  changée  en  Serpent,  Dieu  l'eût 
affûré  du  pouvoir  de  confirmer  fa  milïion  par  le  même  miracle  répété  de- 
vant ceux  auxquels  il  étoit  envoyé.  Gedeon  fut  envoyé  par  un  Ange  pour 
délivrer  le  peuple  à'Ifra'él  du  joug  des  Madianites;  cependant  il  demanda 
un  figne  pour  être  convaincu  que  cette  commiffion  lui  étoit  donnée  de  la 
part  de  Dieu.  Ces  exemples  &  autres  femblables  qu'on  peut  remarquer  à 
l'égard  des  Anciens  Prophètes ,  fuffifent  pour  faire  voir  qu'ils  ne  croyoient 
pas  qu'une  vue  intérieure  ou  une  perfuafion  de  leur  Efprit,  fans  aucune  au- 
tre preuve,  fut  une  affez  bonne  raifon  pour  les  convaincre  que  leur  perfua- 
fion venoit  de  Dieu ,  quoi  que  l'Ecriture  ne  remarque  pas  par-tout  qu'ils 
ayent  demandé  ou  reçu  de  telles  preuves. 

§.  16.  Au  refte,  dans  tout  ce  que  je  viens  de  dire,  j'ai  été  fort  éloigné 
de  nier  que  Dieu  ne  puiffe  illuminer,  ou  qu'il  n'illumine  même  quelquefois 
TEfprit  des  hommes  pour  leur  faire  comprendre  certaines  véritez  ou  pour 
les  porter  à  de  bonnes  actions  par  l'influence  &  l'afliftance  immédiate  du 
Saint  Efprit,  fans  aucuns  Agnes  extraordinaires  qui  accompagnent  cette 
influence.  Mais  aufli  dans  ces  cas  nous  avons  la  Raifon  &  l'Ecriture,  deux 
Règles  infaillibles,  pour  connoître  fi  ces  illuminations  viennent  de  Dieu  ou 
non.  Lorfque  la  vérité  que  nous.embraflbns,  fe  trouve  conforme  à  la  Re- 
\-elation  écrite,  ou  que  l'action  que  nous  voulons  faire,  s'accorde  avec  ce 
que  nous  dicte  la  droite  Raifon  ou  l'Ecriture  Sainte,  nous  pouvons  être 
affûrez  que  nous  ne  courons  aucun  rifque  de  la  regarder  comme  infpirée  de 
Dieu,  parce  qu'encore  que  ce  ne  foit  peut-être  pas  une  Révélation  immé- 
diate, inftillée  dans  nos  Efprits  par  une  opération  extraordinaire  de  Dieu, 
nous  fommes  pourtant  fûrs  qu'elle  eft  authentique  par  fa  conformité  avec  la 
vérité  que  nous  avons  reçue  de  Dieu.  Mais  ce  n'elt  point  la  force  de  la  per- 
fuafion particulière  que  nous  fentons  en  nous-mêmes  qui  peut  prouver  que 
c'eft  une  lumière  ou  un  mouvement  qui  vient  du  Ciel.  Rien  ne  peut  le  fai- 
re que  la  Parole  de  Dieu  écrite,  ou  la  Raifon ,  cette  règle  qui  nous  eft  com- 
mune avec  tous  les  hommes.  Lors  donc  qu'une  opinion  ou  une  action  eft 
autorifée  expreflement  par  la  Raifon  ou  par  l'Ecriture,  nous  pouvons  la  re- 
garder comme  fondée  fur  une  autorité  divine;  mais  jamais  la  force  de  notre 
perfuafion  ne  pourra  par  elle-même  lui  donner  cette  empreinte.  L'inclina- 
tion de  notre  Efprit  peut  favorifer  cette  perfuafion  autant  qu'il  lui  plairra, 
&  faire  voir  que  c'eft  l'objet  particulier  de  notre  tendreffe,  mais  elle  nefau- 
roit  prouver  que  ce  foit  une  production  du  Ciel  &  d'une  origine  divine. 


C  II  A- 


De  V Erreur.  Liv.  IV.  589 

CHAPITRE    XX.  Chap.  XX. 

De  T  Erreur. 

J.   1.   /^Ohme  la  Connoiflance  ne  regarde  que  les  véritcz  vifibles  &     Les  dures 
\i  certaines ,  l'Erreur  n'efl  pas  une  faute  de  notre  Connoiflance,  d*  lE"'ur- 
mais  une  méprife  de  notre  Jugement  qui  donne  fon  confente- 
ment  à  ce  qui  n'efl  pas  véritable. 

Mais  fi  l'Aflentiment  eft  fondé  fur  la  vraifemblance ,  fi  la  Probabilité  eft 
Je  propre  objet  &  le  motif  de  notre  affentiment ,  &  que  la  Probabilité  con- 
fille  dans  ce  qu'on  vient  de  propofer  dans  les  Chapitres  précedens,  on  de- 
mandera comment  les  hommes  viennent  à  donner  leur  affentiment  d'une 
manière  oppofée  à  la  Probabilité',  car  rien  n'eft  plus  commun  que  la  con- 
trariété des  fentimens:  rien  de  plus  ordinaire  que  de  voir  un  hommcquine 
croit  en  aucune  manière  ce  dont  un  autre  fe  contente  de  douter,  &  qu'un 
autre  croit  fermement ,  faifant  gloire  d'y  adhérer  avec  une  confiance  iné- 
branlable. Quoi  que  les  raifons  de  cette  conduite  puilTent  être  fort  diffé- 
rentes, je  croi  pourtant  qu'on  peut  les  réduire  à  ces  quatre, 

1 .  Le  manque  de  preuves. 

2.  Le  peu  d'habileté  à  faire  valoir  les  preuves. 

3.  Le  manque  de  volonté  d  en  faire  ufage. 

4.  Les  faujfes  règles  de  Probabilité. 

§.  2.  Premièrement  par  le  manque  de  preuves  je  n'entens  pas  feulement  le     ».  Le  m»n. 
défaut  des  preuves  qui  ne  font  nulle  part,  &  que  par  conféquenton  nefau-  iuc de Pteuves* 
roit  trouver,  mais  le  défaut  même  des  preuves  qui  exiftent,  ou  qu'on  peut 
découvrir».     Ainfi,  un  homme  manque 'de  preuves  lorfqu'il  n'a  pas  la  com- 
modité ou  l'opportunité  de  faire  les  expériences  &les  obfervations  qui  fer- 
vent à  prouver  une  Propolition ,  ou  qu'il  n'a  pas  la  commodité  de  ramaffer 
les  témoignages  des  autres  hommes  &  d'y  faire  les  réflexions  qu'il  faut.  Et 
tel  eft  l'état  de  la  plus  grande  partie  des  hommes  qui  fe  trouvent  engagez 
au  travail,  &  affervis  à  la  néceflité  d'une  baffe  condition,  &  dont  toute  la 
vie  fe  pafle  uniquement  à  chercher  dequoi  fubfifter.     La  commodité  que 
ces  fortes  de  gens  peuvent  avoir  d'acquérir  des  connoiflances  &  de  faire  des 
recherches ,  eft  ordinairement  refferree  dans  des  bornes  auffi  étroites  que 
leur  fortune.     Comme  ils  employent  tout  leur  temps  &.  tous  leurs  foins  à 
appaifbr  leur  faim  ou  celle  de  leurs  Enfans  ,  leur  Entendement  nefe  remplit 
pas  de  beaucoup  d'inftruclion.     Un  homme  qui  confume  toute  fa  vie  dans 
un  Métier  pénible,  ne  peut  non  plus  s'inftruire  de  cette  diverlîtédechofes 
qui  fe  font  dans  le  Monde,  qu'un  Cheval  de  forrime  qui  ne  va  jamais  qu'au 
Marché  par  un  chemin  étroit  &  bourbeux  peut  devenir  habile  dans  la  Car- 
te du  Pai's.     Il  n'eft  pas,  dis-je,  plus  poiîible  qu'un  homme  qui  ignore  les 
Langues,  qui  n'a  ni  loifir,  ni  Livres,  ni  la  commodité  de  converfer  avec  dif- 
férentes perfonnes,  foit  en  état  de  ramafler  les  témoignages  &  les  obferva- 

Eeee  3  tions 


?90  De  l'Erreur.  Liv.Wi 

Chap.  XX.  tions  qui  exiftent  actuellement  &  qui  font  néceffaires  pour  prouver  plu- 
fieurs  Propofitions  ou  plutôt  la  plupart  des  Propofitions  qui  paffent  pour 
les  plus  importantes  dans  les  différentes  Sociétez  des  hommes,  ou  pour  dé- 
couvrir des  fondemens  d'affùrance  aulîi  folides ,  que  la  croyance  des  articles 
qu'il  voudroit  bâtir  deffus  eft  jugée  néceffaire.  De  forte  que  dans  l'état  na- 
turel &  inaltérable  où  fe  trouvent  les  chofes  dans  ce  Mondé, &  félon  la  con- 
flitution  des  affaires  humaines,  une  grande  partie  du  Genre  Humain  eft  iné- 
vitablement engagée  dans  une  ignorance  invincible  des  preuves  fur  lesquel- 
les d'autres  fondent  ces  Opinions  &  qui  font  effectivement  néceffaires  pour 
les  établir.  La  plupart  des  hommes,  dis-je,  ayant  affez  à  faire  à  trouver 
les  moyens  de  foûtenir  leur  vie,  ne  font  pas  en  état  de  s'appliquer  à  ces 
favantes  &  laboneufes  recherches. 

oiyeaien,  que  de-      ff    ?    Dirons-nous  donc,  que  la  plus  grande  partie  des  hommes  font  li- 

viendront  ceux  i  <       «•     '   j     i  i-   ■  <  •  •      <    •      li       1  u 

qui  manquent  de  vrez  par  la  neceiiite  de  leur  condition ,  a  une  ignorance  inévitable  des  cho- 
pieuves?  Réponfe.  fes  qLl'i[  |eur  importe  le  plus  de  favoir?car  c'eft  fur  celles-là  qu'on  eft  natu- 
rellement porté  à  faire  cette  Queftion.  Eft-ce  que  le  gros  des  hommes  n'eft 
conduit  au  Bonheur  ou  à  la  Mifére  que  par  un  hazard  aveugle  ?  Eft-ce  que 
les  Opinions  courantes  &  les  Guides  autorifez  dans  chaque  Pais  font  à  cha- 
que homme  une  preuve  &  une  alîïïrance  fuffifante  pour  rifquer,  fur  leur  foi, 
fes  plus  chers  intérêts,  &  même  fon  Bonheur  ou  fon  Malheur  éternel?  Ou 
bien  faudra-t=-il  prendre  pour  Oracles  certains  &  infaillibles  de  la  Vérité 
ceux  qui  enfeignent  une  chofe  dans  la  Chrétienté ,  &  une  autre  en  Turquie? 
Ou,  eft-ce  qu'un  pauvre  Païfan  fera  éternellement  heureux  pour  avoir  eu 
l'avantage  de  naître  en  Italie;  &  un  homme  de  journée,  perdu  fans  reffour- 
ce,  pour  avoir  eu  le  .malheur  de  naître  en  Angleterre^.  Je  ne  veux  pas  re- 
chercher ici  combien  certaines  gens  peuvent  être  prêts  à  avancer  quelques- 
unes  de  ces  chofes;  ce  que  je  l'ai  certainement, c'eft  que  les  hommes  doi- 
vent reconnoître  pour  véritable  quelqu'une  de  ces  Suppofitions  (  qu'ils  choi- 
fiffent  celle  qu'ils  voudront  )  ou  bien  tomber  d'accord  que  Dieu  a  donné 
aux  hommes  des  Facilitez  qui  iuffifent  pour  les  conduire  dans  le  chemin 
qu'ils  devroient  prendre  s'ils  les  employoient  ferieufement  à  cet  ufage,  lors- 
que leurs  occupations  ordinaires  leur  en  donnent  le  loifir.  Perfonne  n'eft  fi 
fort  occupé  du  foin  de  pourvoir  à  fa  fubfiftance ,  qu'il  n'ait  aucun  temps 
de  refte  pour  penfer  à  fon  Ame  &  pour  s'inftruire  de  ce  qui  regarde  la  Re- 
ligion: &  fi  les  hommes  étoient  autant  appliquez  à  cela  qu'ils  le  font  à  des 
chofes  moins  importantes,  il  n'y  en  a  point  de  fi  preffé  par  la  neceffité, 
qu'il  ne  pût  trouver  le  moyen  d'employer  plufieurs  intervalles  de  loifir  à 
fe  perfectionner  dans  cette  efpèce  de  connoiffance. 

§.  4.  Outre  ceux  que  la  petiteffe  de  leur  fortune  empêche  de  cultiver 
leur  Efprit ,  il  y  en  a  d'autres  qui  font  affez  riches  pour  avoir  des  Livres  & 
les  autres  commoditez  néçeffaires  pour  éclaircir  leurs  doutes  &  leur  faire 
voir  la  Vérité  ;  mais  ils  font  détournez  de  cela  par  des  obftacles  pleins  d'ar  • 
tifice  qu'il  eft  affez  facile  d'appercevoir,fans  qu'il  foit  néceffaire  de  les  éta- 
ler en  cet  endroit. 
H.  caufe  de  §•  5-  En  fécond  lieu ,  ceux  qui  manquent  d'habileté  pour  faire  valoir  les 
l'Erreur,  défaut    preuves  qu'ils  ont,  pour  ainfi  dire,  fous  la  main,  qui  ne  fauroient  retenir 

dans 


De  l'Erreur.  Liv.  IV.  591 

dans  leur  Efprit  une  fuite  de  conféquences  ni  pefer  exactement  de  combien  C  h  a  p.  XX. 
les  preuves  &  les  témoignages  l'emportent  les  uns  fur  les  autres, après  avoir  ffàaiTe  pour 
affigné  à  chaque  circonltance  fa  jufte  valeur,  tous  ceux-là, dis-je,  qui  ne  preuves'.10'1  lu 
font  pas  capables  d'entrer  dans  cette  diseuffion  peuvent  être  aifément  en- 
traînez à  recevoir  des  pofitions  qui  ne  font  pas  probables.    Il  y  a  des  gens 
d'un  feul  Syllogilme,  &  d'autres  de  deux  feulement.  D'autres  font  capabLs 
d'avancer  encore  d'un  pas,   mais  vous  attendrez  en  vain  qu'ils  aillent  plus 
avant  ;  leur  comprehenfion  ne  s'étend  point  au  de-là.     Ces  fortes  de  gens 
ne  peuvent  pas  toujours  diftinguer  de  quel  côté  fe  trouvent  les  plus  fortes 
preuves, ni  par  conféquent  fuivre  conftamment  l'opinion  qui  eften  elle-mê- 
me la  plus  probable.    Or  qu'il  y  ait  une  telle  différence  entre  les  hommes 
par  rapport  à  leur  Entendement,  c'eft  ce  que  je  ne  croi  pas  qui  foit  mis  en 
queflion  par  qui  que  ce  foit  qui  ait  eu  quelque  converfation  avec  fes  voi- 
fins,  quoi  qu'il  n'ait  jamais  été,  d'un  'côté,  au  Palais  &  à  la  Bourfe,  ou 
de  l'autre  dans  des  Hôpitaux  &  aux  Petites-Maifons.     Soit  que  cette  dif- 
férence qu'on  remarque  dans  l'Intelligence  des  hommes  vienne  de  quelque 
défaut  dans  les  organes  du  Corps,  particulièrement  formez  pour  la  Penfée, 
ou  de  ce  que  leurs  Facilitez  font  grolîiéres  ou  intraitables  faute  d'ufage,  ou 
comme  croyent  quelques-uns,  de  la  différence  naturelle  des  Ames  même 
des  hommes,  ou  de  quelques-unes  de  ces  chofes,  ou  de  toutes  prifes  enfem- 
blc,  c'eft  ce  qu'il  n'eft  pas  néceffaire  d'examiner  en  cet  endroit.     Mais  ce 
qu'il  y  a  d'évident,   c'eft  qu'il  fe  rencontre  dans  les  divers  Entendemens, 
dans  les  conceptions  &  les  raifonnemens  des  hommes  une  fi  vafte  différence 
de  dégrez,  qu'on  peut  affùrer ,  fans  faire  aucun  tort  au  Genre  Humain  ,  qu'il 
y  a  une  plus  grande  différence  à  cet  égard  entre  certains  hommes  &  d'au- 
_  très  hommes,  qu'entre  certains  hommes  &  certaines  Betes.   Mais  de  favoir 
d'où  vient  cela,  c'eft  une  Queftion  fpeculative  qui,  bien  que  d'une  grande 
conféquence,  ne  fait  pourtant  rien  à  mon  préfent  deffein. 

§.  6.  En  troiiîéme  lieu,  il  y  a  une  autre  forte  de  gens  qui  manquent  de  }'«  deUvoîonté 
preuves ,  non  qu'elles  foient  au  delà  de  leur  portée ,  mais  parce  qu'ils  ne  veu- 
lent  pas  en  faire  ufage.  Quoi  qu'ils  ayent  affez  de  bien  &  de  loifir,&  qu'ils 
ne  manquent  ni  de  talens  ni  d'autres  fecours ,  ils  n'en  font  jamais  fnieux 
pour  tout  cela.  Un  violent  attachement  au  Plaifir,  ou  une  confiante  ap- 
plication aux  affaires,  détournent  ailleurs  les  penfées  de  quelques-uns, une 
Pareffe  &  une  Négligence  générale,  ou  bien  une  averfion  particulière  pour 
les  Livres ,  pour  l'Etude  ,  &  la  Méditation  empêche  d'autres  d'avoir  abfo- 
lument  aucune  penfée  ferieufe:  &  quelques-uns  craignant  qu'une  recherche 
exempte  de  toute  partialité  ne  fut  point  favorable  à  ces  opinions  qui  s'ac- 
commodent le  mieux  avec  leurs  Préjugez,  leur  manière  de  vivre,  &  leurs 
defi"eins,fê  contentent  de  recevoir  fans  examen  &fur  la  foi  d'autrui  ce  qu'ils 
trouvent  qui  leur  convient  le  mieux ,  &  qui  eit  autorifé  par  la  Mode.  Ainfi, 
quantité  de  gens,  même  de  ceux  qui  pourraient  faire  autrement,  paffent 
leur  vie  fans  s'informer  des  probabilitez  qu'il  leur  importe  de  connoître, 
tant  s'en  faut  qu'ils  en  faffent  l'objet  d'un  alTentiment  fondé  en  raifon  ;  quoi 
que  ces  Probabilitez  foient  fi  près  d'eux  qu'ils  n'ont  qu'à  tourner  les  yeux 
vers  elles  pour  en  être  frapuz.  On  connoit  des  perfonnes  qui  ne  veulent  pas 

hre 


5"9^  De  l'Erreur.  Liv.  IV. 

Ch  a  P.  XX.  lire  une  Lettre  qu'on  fuppofe  porter  de  méchantes  nouvelles  ;   &  bien  des 
gens  évitent  d'arrêter  leurs  comptes,  ou  de  s'informer  même  de  l'écat  de 
leur  Bien,  parce  qu'ils  ont  fujet  de  craindre  que  leurs  affaires  ne  foient  en  fort 
mauvaife  pofture.  Pour  moi,je  ne  faurois  dire  comment  des  perfonnes  à  qui  de 
grandes  richeffes  donnent  le  loifir  de  perfectionner  leur  Entendement, peu- 
vent s'accommoder  d'une  molle  &  lâche  ignorance,  mais  il  me  femble  que 
ceux-là  ont  une  idée  bien  baffe  de  leur  Ame,qui  emploient  tous  leurs  revenus 
à  des  provifions  pour  le  Corps ,  fans  fonger  à  en  employer  aucune  partie  à 
fe  procurer  les  moyens  d'acquérir  de  la  connoiffance,  qui  prennent  un  grand 
foin  de  paroître  toujours  dans  un  équipage  propre  &  brillant ,  &  fe  croi- 
roient  malheureux  avec  des  habits  d'étoffe  groffiére  ou  avec  un  jufte-au- 
corps  rapiécé,  &  qui  pourtant  fouffrent  fans  peine  que  leur  Ame  paroiffe 
avec  une  Livrée  toute  ufée,  couverte  de  médians  haillons,  telle  qu'elle 
lui  a  été  préfentée  par  le  Hasard  ou  par  le  Tailleur  de  fon  Pais,  c'eft-à-dire 
pour  quitter  la  figure,  imbuë  des  opinions  ordinaires  que  ceux  qu'ils  ont 
fréquentez,  leur  ont  inculquées.    Je  n'infifterai  point  ici  à  faire  voir  com- 
bien cette  conduite  eft  déraifonnable  dans  des  perfonnes  qui  penfent  à  un 
Etat-à-venir,&à  l'intérêt  qu'ils  y  ont,  (ce  qu'un  homme  raisonnable  ne  peuc 
s'empêcher  de  faire  quelquefois)  je  ne  remarquerai  pas  non  plus  quelle 
honte  c'eft  à  ces  gens  qui  méprifent  fi  fort  la  Connoiffance ,  de  fe  trouver 
ignorans  dans  des  chofes  qu'ils  font  intéreffez  de  connoître.  Mais  une  chofe 
au  moins  qui  vaut  la  peine  d'être  confiderée  par  ceux  qui  fe  difent  Gentils- 
hommes &  de  bonne  Maifon, c'eft  qu'encore  qu'ils  regardent  le  Crédit, le 
Refpeft,la  Puiffance,&  l'Autorité  comme  des  appanages  de  leur  Naiffan- 
ce  &  de  leur  Fortune,  ils  trouveront  pourtant  que  tous  ces  avantages  leur 
feront  enlevez  par  des  gens  d'une  plus  baffe  condition  qui  les  furpaffent  en 
connoiffance.    Ceux  qui  font  aveugles ,  feront  toujours  conduits  par  ceux 
qui  voyent,  ou  bien  ils  tomberont  dans  la  Foffe;  &  celui  dont  l'Enten- 
dement eft  ainfi  plongé  dans  les  ténèbres,  eft  fans  doute  le  plus  efclave& 
le  plus  dépendant  de  tous  les  hommes.     Nous  avons  montré  dans  les  Ex- 
emples précedens  quelques-unes  des  caufes  de  l'Erreur  où  s'engagent  les 
homrrîes ,  &  comment  il  arrive  que  des  Ûoftrines  probables  ne  font  pas 
toujours  reçues  avec  un  Affentiment  proportionné  aux  raifons  qu'on  paut 
avoir  de  leur  probabilité;  du  refte  nous  n'avons conilderé  jufqu'ici  que  les 
Probabilitez  dont  on  peut  trouver  les  preuves ,  mais  qui  ne  fe  préfentent 
v  point  à  l'Efprit  de  ceux  qui  embraffent  l'Erreur, 

foires  mefiués  §•  7-   11  y  a,  en  quatrième  rjf  dernier  lieu  ,  une  autre  forte  de  gens 

de  probabilité.  qU\  t  jors  même  que  les  Probabilitez  réelles  font  clairement  expofées  à 
leurs  yeux,  ne  fe  rendent  pourtant  pas  aux  raifons  manifeftes  fur  lef- 
quelles  ils  les  voyent  établies ,  mais  fufpendent  leur  affentiment ,  ou  le 
donnent  à  l'opinion  la  moins  probable.  Les  perfonnes  expofées  à  ce 
danger,  font  celles  qui  ont  pris  de  fauffes  mefures  de  probabilité,  que 
l'on  peut  réduire  à  ces  quatre: 

i .  Des  Proportions  qui  ne  fout  ni  certaines   ni  évidentes   en  elles  •  mê- 
mes ,  mais  douteujes  13  faujfes ,  prifes  four  Principes. 
2  Des  Hypothefes   reçues. 

g.  Des 


De  l'Erreur.  Liv.  IV.  593 

3.  Des  P  a  filons  ou  des  Inclinations  dominantes.  Cil  a  P.  XX 

4.  L'Autorité. 

§.  8.  Le  premier  &  le  plus  ferme  fondement  de  la  Probabilité  ,  c'effc  r.  rropofitionj 
la  conformité  qu'une  chofe  a  avec  notre  ConnoifTance  ,  &  fur-tout  avec  pow^fncjpè'i? 
cette  partie  de  notre  Connoiffimce  que  nous  avons  reçu  &  que  nous 
continuons  de  regarder  comme  autant  de  Principes.  Ces  fortes  de  Prin- 
cipes ont  une  fi  grande  influence  fur  nos  Opinions  ,  que  c'eft  ordinai- 
rement par  eux  que  nous  jugeons  de  la  Vérité;  &  ils  deviennent  à  tel 
point  la  mefure  de  la  Probabilité  que  ce  qui  ne  peut  s'accorder  avec 
nos  Principes ,  bien  loin  de  paffer  pour  probable  dans  notre  Efprit ,  ne 
fauroit  fe  faire  regarder  comme  poffible.  Le  refpecl:  qu'on  porte  à  ces 
Principes,  eft  fi  grand,  &  leur  autorité  fi  fort  au  deffus  de  toute  au- 
tre autorité ,  que  non  feulement  nous  rejettons  le  témoignage  des  hom- 
mes, mais  même  l'évidence  de  nos  propres  Sens,  lorsqu'ils  viennent  à 
dépofer  quelque  chofe  de  contraire  à  ces  Régies  déjà  établies.  Je  n'exa- 
minerai point  ici ,  combien  la  Doctrine  qui  pofe  des  Principes  innez  ,  & 
que  les  Principes  ne  doivent  point  être  prouvez  ou  mis  en  quejlion  ,  a  con- 
tribué à  cela;  mais  ce  que  je  ne  ferai  pas  difficulté  de  foûtenir,  c'effc 
qu'une  vérité  ne  fauroit  être  contraire  à  une  autre  vérité,  d'où  je  pren- 
drai la  liberté  de  conclurre  que  chacun  devroit  être  foigneufement  fur 
les  gardes  lorsqu'il  s'agit  d'admettre  quelque  chofe  en  qualité  de  Prin- 
cipe ;  qu'il  devroit  l'examiner  auparavant  avec  la  dernière  exactitude, 
&  voir  s'il  connoit  certainement  que  ce  foit  une  chofe  véritable  par 
elle-même  &  par  fa  propre  évidence,  ou  bien  fi  la  forte  affûrance  qu'il 
a  qu'elle  eft  véritable  ,  eft  uniquement  fondée  fur  le  témoignage  d'au- 
trui.  Car  dès  qu'un  homme  a  pris  de  faux  Principes  &  qu'il  s'eft  li- 
vré aveuglément  à  l'autorité  d'une  opinion  qui  n'eft  pas  en  elle-même 
évidemment  véritable,  fon  Entendement  eft  entraîné  par  un  contrepoids 
qui  le  fait  tomber  inévitablement  dans  l'Erreur. 

5.  9.  Il  eft  généralement  établi  par  la  coutume  ,  que  les  EnFans  re- 
çoivent de  leurs  Pérès  &  Mères,  de  leurs  Nourrices  ou  des  perfonnes  qui 
fe  tiennent  autour  d'eux ,  certaines  Propofitions  (&  fur-tout  fur  le  fujet  de 
la  Religion)  lesquelles  étant  une  fois  inculquées  dans  leur  Entendement  qui 
eft  fans  précaution  auffi  bien  que  fans  prévention,  y  font  fortement  em- 
preintes ,  &  foit  quelles  foient  vrayes  ou  fauffes ,  y  prennent  à  la  fin  de  fi 
fortes  racines  par  le  moyen  de  l'Education  &  d'une  longue  accoutumance 
qu'il  eft  tout-à-fait  impoffible  de  les  en  arracher.  Car  après  qu'ils  font  de- 
venus hommes  faits,  venant  à  refléchir  fur  leurs  opinions,  &  trouvant  celles 
de  cette  efpèce  auffi  anciennes  dans  leur  Efprit  qu'aucune  chofe  dont  ils  fe 
puiffent  reffouvenir ,  fans  avoir  obfervé  quand  elles  ont  commencé  d'y  être 
introduites  ni  par  quel  moyen  ils  les  ont  acquifes,ils  font  portez  à  les  refpec- 
ter  comme  des  chofes  facrées,ne  voulant  pas  permettre  qu'elles  foient  profa- 
nées ,  attaquées ,  ou  mifes  en  queftion,mais  les  regardant  plutôt  comme  VU- 
rim  &  le  Thummim  que  Dieu  a  mis  lui-même  dans  leur  Ame,  pour  être  les 
Arbitres  fouverains  &  infaillibles  de  la  Vérité  &  de  la  Fauffeté,  &  autant 
d'Oracles  auxquels  ils  doivent  en  appeller  dans  toutes  fortes  de  Controverfes. 

Ffff  §•  10.  Cette 


594  De  l'Erreur.  Liv.  IV. 

Chap.  XX.  §•  IO-  Cette  opinion  qu'un  homme  a  conçu  de  ce  qu'il  appelle  fes  Prin- 
cipes (quoi  qu'ils  puiffent  être)  étant  une  fois  établie  dans  fon  Efprit,  il  effc 
aifé  de  fe  figurer  comment  il  recevra  une  Propofition  ,  prouvée  autïi  claire- 
ment qu'il  eft  poifible,  fi  elle  tend  à  affoiblir  l'autorité  de  ces  Oracles  in- 
ternes ,  ou  qu'elle  leur  foit  tant  foit  peu  contraire  ;  tandis  qu'il  digère  fans 
peine  les  chofes  les  moins  probables  &  les  abfurditez  les  plus  groffiéres, 
pourvu  qu'elles  s'accordent  avec  ces  Principes  favoris.  L'extrême  obftina- 
tion  qu'on  remarque  dans  les  hommes  à  croire  fortement  des  opinions  direc- 
tement oppofées,  quoi  que  fort  fouvent  également  abfurdes,  parmi  les  dif- 
férentes Religions  qui  partagent  le  Genre  Humain  ;  cette  obftination ,  dis- 
je,  eft  une  preuve  évidente  auffi  bien  qu'une  conféquence  inévitable  de  cet- 
te manière  de  raifonner  fur  des  Principes  reçus  par  tradition  ;  jufque-là  que 
les  hommes  viennent  à  désavouer  leurs  propres  yeux,à  renoncer  à  l'éviden- 
ce de  leurs  Sens,  &  à  donner  un  démenti  à  leur  propre  Expérience,  plu- 
tôt que  d'admettre  quoi  que  ce  foit  d'incompatible  avec  ces  facrez  dogmes. 
Prenez  un  Luthérien  de  bon  fens  à  qui  l'on  ait  conilamment  inculqué  ce 
Principe,  (dès  que  fon  Entendement  a  commencé  de  recevoir  quelques  no- 
tions) Qu'il  doit  croire  ce  que  croyent  ceux  de  fa  Communion,  de  forte  qu'il 
n'ait  jamais  entendu  mettre  en  queftion  ce  Principe,  jufqu'à  ce  que  parve- 
nu à  l'âge  de  quarante  ou  cinquante  ans ,  il  trouve  quelqu'un  qui  ait  des 
Principes  tout  différens  ;  quelle  dispofition  n'a-t-il  pas  à  recevoir  fans  peine 
la  Doctrine  de  la  Confié jlanîiaùon ,  non  feulement  contre  toute  probabilité, 
mais  même  contre  l'évidence  manifefte  de  fes  propres  Sens  ?  Ce  Principe  a 
une  telle  influence  fur  fon  Efprit  qu'il  croira  qu'une  chofe  eft  Chair  &  Pain 
tout  à  la  fois,  quoi  qu'il  foit  impoiîible  qu'elle  foit  autre  chofe  que  l'un  des 
deux:  &  quel  chemin  prendrez- vous  pour  convaincre  un  homme  de  l'ab- 
furdité  d'une  opinion  qu'il  s'eft  mis  en  tête  de  foûtenir ,  s'il  a  pofé  pour 
Principe  de  Raifonnement,  avec  quelques  Philofophes ,  Qu'il  doit  croire 
fa  Raifon  (car  c'eft  ainfi  que  les  hommes  appellent  improprement  les  Argu- 
mens  qui  découlent  de  leurs  Principes  )  contre  le  témoignage  des  Sens. 
Qu'un  Fanatique  prenne  pour  Principe  que  lui  ou  fon  Docteur  eftinfpiré  & 
conduit  par  une  direction  immédiate  du  Saint  Efprit  ;  c'eil  en  vain  que 
vous  attaquez  fes  Dogmes  par  les  raifons  les  plus  évidentes.  Et  par  confé- 
quent  tous  ceux  qui  ont  été  imbus  de  faux  Principes  ne  peuvent  être  tou- 
chez des  Probabilitez  les  plus  apparentes  &  les  plus  convaincantes ,  dans  des 
chofes  qui  font  incompatibles  avec  ces  Principes,  jufqu'à  ce  qu'ils  en  foient 
venus  à  agir  avec  eux-mêmes  avec  une  candeur  &  une  ingénuité  qui  les 
porte  à  examiner  ces  fortes  de  Principes,  ce  que  plufieurs  ne  fe  permettent 
jamais. 
MineTuv^lh".''  §•  II-  Après  ces  gens-là  viennent  ceux  dont  î  Entendement  eft  comme  jet té 
fes.  au  meule  d"une  Hypothefe  reçue ,  c'eft  leur  fphére  ;  ils  y  font  renfermez  &  ne 

vont  jamais  au  delà.  La  différence  qu'il  y  a  entre  ceux-ci  &  les  autres  dont 
je  viens  de  parler,  c'eft  que  ceux-ci  ne  font  pas  difficulté  de  recevoir  un 
point  de  fait ,  &  conviennent  fans  peine  fur  cela  avec  tous  ceux  qui  le  leur 
prouvent,  desquels  ils  ne  différent  que  fur  les  raifons  de  la  Chofe  &  fur  la 
manière  d'en  expliquer  l'opération.    Ils  ne  fe  défient  pas  ouvertement  de 

leur» 


De  l'Erreur.  Liv.  IV.  5*9/ 

leurs  Sens,  comme  les  premiers;  ils  peuvent  écouter  plus  patiemment  Chap.XX. 
les  inftruétions  qu'on  leur  donne ,  mais  ils  ne  veulent  faire  aucun  fond 
fur  les   rapports  qu'on  leur   fait  pour   expliquer   les   chofes   autrement 
qu'ils  ne  les  expliquent ,   ni  fe  laiffer  toucher  par  des  Probabilitez  qui 
les  convaincroient  que  les  chofes  ne  vont   pas  juftement  de  la  même 
manière,  qu'ils  l'ont  déterminé  en  eux-mêmes.     Et  en  effet,  ne  feroit- 
ce  pas  une  chofe  infupportable  à  un  favant  Profeffeur  de  voir  fon  au- 
torité renverfée  en  un  inftant  par  un  Nouveau-venu ,  jufqu'alors  incon- 
nu dans  le  Monde,  fon  autorité,  dis-je,  qui  eft  en  vogue  depuis  tren- 
te ou  quarante  ans,    foùienuë    par  quantité  de  Grec  &  de  Latin,  ac- 
quife  par  bien  des  lueurs  &  des  veilles,  &  confirmée  par  une  tradition 
générale,  &  par  une  Barbe  vénérable?    Qui  peut  jamais  efpérer  de  ré- 
duire ce  Profeffeur  à  confeffer  que  tout  ce  qu'il  a  enfeigné  à  fes  Eco- 
liers pendant  trente  années  ne  contient  que  des  erreurs  &  des  mépri-     • 
fes,  &  qu'il  leur  a  vendu  bien  cher  de   l'ignorance  &  de  grands  mots 
qui  ne  lignifioient  rien?    Quelles  probabilitez,  dis-je,  pourraient  être 
allez  conliderables  pour  produire  un  tel  effet?  Et  qui  eft-ce  qui  pour- 
ra jamais  être  porté  par  les  Argumens  les  plus  preffans  à  fe  dépouiller 
tout  d'un  coup  de  toutes   fes  anciennes  opinions  &  de  fes  prétentions 
à  un  Savoir  à  l'acquilition  duquel  il  a  donné  tout  fon  temps  avec  une 
application  infatigable,  &  à  prendre  des  notions  toutes  nouvelles  après 
avoir  entièrement   renoncé  à  tout  ce  qui   lui  faifoit  le  plus  d'honneur 
dans  le  Monde?  Tous  les  Argumens  qu'on  peut  employer  pour  l'enga- 
ger à  cela  ,    feront  fans  doute   auifi  peu  capables  de   prévaloir  fur  fon 
Efprit  que  les  efforts,  que  fit  Borée  pour   obliger    le  Voyageur  à  quit- 
.  ter  fon  Manteau  qu'il   tint  d'autant   plus   ferme  que   le  Vent  fouffloit 
avec   plus   de   violence.     On   peut  rapporter  à  cet  abus  qu'on  fait   de 
fauffes  Hypothefes  ,    les  Erreurs  qui  viesnent  d'une  Hypothefe  véritable 
ou  de  Principes  raifonnables  ,   mais  qu'on   n'entend  pas  dans  leur  virai 
fens.     Les  exemples  de  ceux  qui  foûtiennent  différentes  opinions ,  mais 
qu'ils  fondent  tous  fur  la  vérité    infaillible  des   faintes  Ecritures  ,   font 
une  preuve  inconteftable  de  cette  efpèce  d'erreurs.     Tous  ceux  qui  le 
difent  Chrétiens  ,   reconnoiffent   que  le  Texte   de  l'Evangile    qui   dit , 
MsTttvcsïTc,  oblige  à  un  devoir  fort  important.  Cependant  combien  fera 
erronnée  la  pratique  de  l'un  des  deux  qui  n'entendant  que  le  François, 
fuppofera  que  cette  Règle  efh  félon  une  Traduction,  Repentez  -  vous ,  ou 
félon  l'autre,  Faites  pénitence? 

§.  12.  En  troifiéme  lieu,  les  Probabilitez  qui  font  contraires  aux  de-  '•  nc?  P'^ons 
firs  &  aux  parlions  dominantes  des  hommes  ,  courent  le  même  danger 
d'être  rejettées.  Que  la  plus  grande  Probabilité  qu'on  puiffe  imaginer, 
fe  préfente  d'un  côté  à  l'Efprit  d'un  Avare  pour  lui  faire  voir  J'injuf- 
tice  &  la  folie  de  fa  palîion  ,  &  que  de  l'autre  il  voye  de  l'argent  à 
gagner,  il  eft  aile  de  prévoir  de  quel  côté  panehera  la  balance.  Ces 
Ames  de  boûè'  femblables  à  des  remparts  de  terre  réiiftent  aux  plus 
fortes  batteries  ;  &  quoi  que  peut-être  la  force  de  quelque  Argument 
évident  faffe  quelque  imprelîion  fur  elles  en  certaines   rencontres  ,  ce- 

Ffff  2  pendant 


59$ 


De  l'Erreur.  Liv.  IV. 


Caxv.  XX. 


*  Quoi  velumus 
fauté  credim»s. 


Moyens  d'echa- 
per  aux  Proba- 
bilitez ,  l.  So- 

philtiquerie 
luppoiee. 


II.  Argamens 
fuppofez  pour 
le  Parti  contraire, 


Quelles  proba- 
bilités déierrui- 
nent  l'Anemi- 
raesc 


pendant  elles  demeurent  fermes  &  tiennent  bon  contre  la  Vérité  leur  En- 
nemie, qui  voudroit  les  captiver,  ou  les  traverfer  dans  leurs  deffeins.  Di- 
tes à  un  homme  palTionnément  amoureux  ,  qu'il  efl  duppé  ;  aportez-lui 
vingt  témoins  de  l'infidélité  de  fa  Maîtreffe ,  il  y  a  à  parier  dix  contre  un , 
que  trois  paroles  obligeantes  de  cette  Infidelle  renverferont  en  un  moment 
tous  leurs  témoignages.  *  Nous  croyons  facilement  ce  que  nous  de/irons  ;  c'eft 
une  vérité  dont  je  croi  que  chacun  a  fait  l'épreuve  plus  d'une  fois  :  &  quoi 
que  les  hommes  ne  puiffent  pas  toujours  fe  déclarer  ouvertement  contre  des 
Probabilitez  manifeftes  qui  font  contraires  à  leurs  fentimens ,  &  qu'ils  ne 
puiffent  pas  en  éluder  la  force ,  ils  n'avouent  pourtant  pas  la  confèquence 
qu'on  en  tire.  Ce  n'efl  pas  à  dire  que  l'Entendement  ne  foit  porté  de  fa  na- 
ture à  fuivre  conftamment  le  parti  le  plus  probable ,  mais  c'eft  que  l'homme 
a  la  puiffance  de  fulpendre  &  d'arrêter  fes  recherches ,  &  d'empêcher  fon 
Efpiït  de  s'engager  dans  un  examen  abfolu  &  fatisfaifant ,  aufii  avant  que  la 
matière  en  queftion  en  eft  capable,  &  le  peut  permettre.  Or  jufqu  a  ce 
qu'on  en  vienne  là,  il  reliera  toujours  ces  deux  moyens  d'écbaper  aux  probabi- 
lités les  plus  apparentes. 

§.  13.  Le  premier  eft,  que  les  Argumens  étant  exprimez  par  des  paro- 
les ,  comme  font  la  plupart ,  il  peut  y  avoir  quelque  fophijliquerie  cachée  dans 
les  termes;  &  que,  s'il  y  a  plufieurs  conféquences  de  fuite,  il  peut  y  en  a- 
voir  quelqu'une  mal  liée.  En  effet ,  il  y  a  fort  peu  de  difcours ,  qui  foient 
fi  ferrez,  fi  clairs,  &  fi  juftes,  qu'ils  ne  puiffent  fournir  à  la  plupart  des 
gens  un  prétexte  affez  plaufible  de  former  ce  doute ,  &  de  s'empêcher  d'y 
donner  leur  confentement  fans  avoir  à  fe  reprocher  d'agir  contre  la  fincerité 
ou  contre  la  Raifon,  par  le  moyen  de  cette  ancienne  réplique,  Non  per- 
fuadebis  etiamfi perfuaferis ,  „  Quoi  que  je  ne  puiffe  pas  vous  répondre,  je 
,,  ne  me  rendrai  pourtant  point. 

§.  14.  En  fécond  lieu ,  je  puis  échaper  aux  Probabilitez  manifeftes  & 
fufpendre  mon  confentement,  fur  ce  fondement  que  je  ne  fai  pas  encore 
tout  ce  qui  peut  être  dit  en  faveur  du  parti  contraire.  C'eft  pourquoi  bien 
que  je  fois  battu,  il  n'eft  pas  néceffaire  que  je  me  rende, ne connoiflant pas 
les  forces  qui  font  en  referve.  C'eft.  un  refuge  contre  la  conviction,  qui  eft 
fi  ouvert,  &  d'une  fi  vafte étendue,  qu'il  efl  difficile  de  déterminer  quand  un 
homme  en  efl  tout-à- fait  exclu. 

§.  15.  Cependant  il  a  fes  bornes;  &  lorfqu'un  homme  a  recherché  foi- 
gneufement  tous  les  fondemens  de  Probabilité  &  à' h  probabilité,  lorfqu'il  a 
fait  tout  fon  pofïible  pour  s'informer  fincerement  de  toutes  les  particularitez 
de  la  Queftion ,  &  qu'il  a  afiemblé  exactement  toutes  les  raifons  qu'il  a  pu 
découvrir  des  deux  cotez,  dans  la  plupart  des  cas  il  peut  venir  à  connoître 
fur  le  tout  de  quel  côté  fe  trouve  la  probabilité  :  car  fur  certaines  matières 
de  raifonnement  il  y  a  des  preuves  qui  étant  des  fuppofitions  fondées  fur  une 
expérience  univerfelle,  font  fi  fortes  &  fi  claires;  &  fur  certains  points 
de  fait,  les  témoignages  font  fi  univerfels ,  qu'il  ne  peut  leur  refu  fer  fon  con- 
fentement. De  forte  que  nous  pouvons  conclurre ,  à  mon  avis ,  qu'à  l'é- 
gard des  Propofitions,  où  encore  que  les  Preuves  qui  fe  préfëntent  à  nous 
foient  fort  coiifîderables,  il  y  a  pourtant  des  raifons  fuffifantesde  foupçon- 


7)e  V Erreur.  Liv.  IV.  5><- 7 

ner  qu'il  y  a  de  la  fophiftiquerie  dans  les  termes,  ou  qu'on  peut  produire  Clli 
des  preuves  d'un  aufli  grand  poids  en  faveur  du  parti  contraire,  alors  1 
fentiment,la  fufpenfion  ou  le  difTentimentfontfouvent  des  aftes  volontaires. 
Mais  lorfque  les  preuves  font  de  nature  à  rendre  la  chofe  en  queftion  e 
trèmement  probable,  fans  avoir  un  fondement  fulfifantde  foupçonner  qui! 
y  ait  rien  de  fophiltique  dans  les  termes  (ce  qu'on  peut  découvrir  avec..:: 
peu  d'application  )  ni  des  preuves  également  fortes  de  l'autre  côté ,  qui 
n'ayent  pas  encore  été  découvertes,  (ce  qu'en  certains  cas  la  nature  de  la- 
chofe  peut  encore  montrer  clairement  à  un  homme  attentif  )  je  croi,  dis-je, 
que  dans  cette  occafion  un  homme  qui  a  confideré  mûrement  ces  preuves , 
ne  peut  guère  refufer  fon  confentement  au  côté  de  la  Queftion  qui  pa- 
roît  avoir  le  plus  de  probabilité.  S'agit-il,  par  exemple,  de  favoir  fi  des 
caractères  d'Imprimerie  mêlez  confufément  enfemble  pourront  fe  trouver 
fouvent  rangez  de  telle  manière  qu'ils  tracent  fur  le  Papier  un  Dif- 
cours  fuivi ,  ou  fi  un  concours  fortuit  d'Atomes ,  qui  ne  font  pas  con- 
duits par  un  Agent  intelligent,  pourra  former  plufieurs  fois  des  Corps 
d'une  certaine  efpèce  d'Animaux  ;  dans  ces  cas  &  autres  femblables , 
il  n'y  a  perfonne ,  qui ,  s'il  y  fait  quelque  réflexion ,  puiffe  douter  le  moins  du 
monde  quel  parti  prendre ,  ou  être  dans  la  moindre  incertitude  à  cet  égard. 
Enfin  lorfque  la  chofe  étant  indifférente  de  fa  nature  &  entièrement  dépen- 
dante des  Témoins  qui  en  atteftent  la  vérité,  il  ne  peut  y  avoir  aucun  lieu 
de  fuppofer  qu'il  y  a  un  témoignage  auffi  fpecieux  contre  que  pour  le  fait  at- 
tefté,  duquel  on  ne  peut  s'inftruire  que  par  voye  de  recherche  ,  comme  eft, 
par  exemple ,  de  favoir  s'il  y  avoit  à  Rome ,  il  y  a  1 700.  ans ,  un  homme  tel 
que  Jules  Ce'far  ;  dans  tous  les  cas  de  cette  efpèce  je  ne  croi  pas  qu'il  foit  au 
pouvoir  d'un  homme  raifonnable  de  refufer  fon  affentiment  &  d'éviter  de 
fe  rendre  à  de  telles  Probabilitez.  Je  croi  au  contraire  que  dans  d'autres 
cas  moins  évidens  il  eft  au  pouvoir  d'un  homme  raifonnable  de  fufpendre 
fon  afientiment,  &  peut-être  même  de  fe  contenter  des  preuves  qu'il  a,  fi 
elles  favorifent  l'opinion  qui  convient  !e  mieux  avec  fon  inclination  ou  fon 
intérêt ,  &  d'arrêter  là  fes  recherches.  Mais  qu'un  homme  donne  fon  con-  • 

fentement  au  côté  où  il  voit  le  moins  de  probabilité,  c'eft  une  chofe  qui 
me  paroît  tout-à-fait  impraticable  ;  &  aufli  impoflibîe  qu'il  l'eft  de  croire 
qu'une  même  chofe  foit  tout  à  la  fois  probable  &.  non-probable. 

§.   16.  Comme  la  Connoiffance  n'eft  non  plus  arbitraire  que  la  Percep- 
tion ,  je  ne  croi  pas  que  l'Afîentiment  foit  plus  en  notre  pouvoir  que  la  Con-  q^Ta  en'no 
noiffance.     Lorfque  la  convenance  de  deux  Idées  fe  montre  à  mon  Efprit,  ^^'"I,eoir0de 
ou  immédiatement,  ou  par  le  fecours  delà  Raifon,  je  ne  puis  non  plus  refufer  Adentimcr.-.  ' 
del'appercevoirniéviterdelaconnoîtreque  je  puis  éviter  de  voir  les  Objets 
verslefquelsje  tourne  les  yeux  &  que  je  regarde  en  plein  midi;  &  ce  que  je 
trouve  le  plus  probable  après  l'avoir  pleinement  examiné,  je  ne  puis  refufer 
d'y  donner  mon  confentement.  Mais  quoi  que  nous  ne  puiflions  pas  nous  em- 
pêcher de  connoître  la  convenance  de  deux  Idées,  lorfque  nous  venons  à  l'ap- 
percevoir,  ni  de  donner  notre  affentiment  aune  Probabilité  dès  qu'elle  fe  mon- 
tre viiiblement  à  nous  après  un  légitime  examen  de  tout  ce  qui  concourt  à  l'éta- 
blir, nous  pouvons  nourtant  arrêter  les  progrès  de  notreConnoiflance  &  de  no- 

Ffff  3  tte 


giereue. 


^98  De  l'Erreur.  Liv.  IV. 

Chap.  XX.  treAflentiment,  en  arrêtant  nos  perquifitions,  &  en  ceflanH'employer  no« 
Facultez  à  la  recherche  de  la  Vérité.  Si  cela  n'étoit  ainfi,  l'Ignorance,  l'Erreur, 
ou  l'Infidélité  ne  pourroient  être  un  péché  en  aucun  cas.  Nous  pouvons  donc 
en  certaines  rencontres  prévenir,  ou  fufpendre  notre  aiTentiment.  Mais  un 
homme  verfé  dans  l'Hifloire  moderne  ou  ancienne  peut-il  douter  s'il  y  a 
un  Lieu  tel  que  Rome,  ou  s'il  y  a  jamais  eu  un  homme  tel  que  Jules 
Céfarl  Du  relie,  il  efb  confiant  qu'il  y  a  un  million  de  véritez  qu'un 
'  homme  n'a  aucun  intérêt  de  connoitre,  ou  dont  il  peut  ne  fe  pas  croi- 
Roi  d'An-  re  intereffé  de  s'inflruire,  comme  fi  *  Richard  III.  étoit  boffu  ou  non, 
fi  Roger  Bacon  étoit  Mathématicien  ou  Magicien,  &c.  Dans  ces  cas 
&  aucres  fembiables,  où  perfonne  n'a  aucun  intérêt  à  fe  déterminer 
d'un  côté  ou  d'autre,  nulle  de  Tes  aftions  ou  de  Tes  defTeins  ne  dépen- 
dant d'une  telle  détermination,  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  que  l'Ef- 
prit  embraife  l'opinion  commune,  ou  fe  range  au  fentiment  du  pre- 
mier venu.  Ces  fortes  d'opinions  font  de  fi  peu  d'importance  que  fem- 
biables à  de  petits  Moucherons,  voltigeans  dans  l'air,  on  ne  s'avife  guè- 
re d'y  faire  aucune  attention.  Elles  font  dans  l'Efprit  comme  par  ha- 
zard;  &  on  les  y  lailfe  flotter  en  liberté.  Mais  lorfque  l'Efprit  juge 
que  la  Propofition  renferme  quelque  chofe  à  quoi  il  prend  intérêt, 
lorfqu'il  croit  que  les  conféquences  qui  fuivent  de  ce  qu'on  la  reçoit 
ou  qu'on  la  rejette,  font  importantes,  &  que  le  Bonheur  ou  le  Mal- 
heur dépendent  de  prendre  ou  de  refufer  le  bon  parti,  de  forte  qu'il 
s'applique  ferieufement  à  en  rechercher  &  examiner  la  Probabilité ,  je 
penfe  qu'en  ce  cas-là  nous  n'avons  pas  le  choix  de  nous  déterminer 
pour  le  côté  que  nous  voulons,  s'il  y  a  entr'eux  des  différences  tout- 
à-fait  vifibles.  Dans  ce  cas  la  plus  grande  Probabilité  déterminera ,  je 
croi,  notre  afientiment;  car  un  homme  ne  peut  non  plus  éviter  de 
donner  fon  affentiment,  ou  de  prendre  pour  véritable,  le  côté  où  il 
apperçoit  une  plus  grande  probabilité,  qu'il  peut  éviter  de  reconnoitre 
une  Propofition  pour  véritable,  lorfqu'il  apperçoit  la  convenance  ou  la 
difconvenance  des  deux  Idées  qui  la  compofent. 

Si  cela  efb  ainfi,  le  fondement  de  l'Erreur  doit  confifler  dans  de  fauffes 
mefures  de  Probabilité,  comme  le  fondement  du  Vice  dans  de  fauffes  mefu- 
res  du  Bien. 
*"  Jau(rebmep'  S-  I7-  La  quatrième  &  dernière  fauffe  mefure de  Probabilité  que  j'aidef- 
k,  t'Amite.'  fem  de  remarquer  &  qui  retient  plus  de  gens  dans  l'Ignorance  &  dans  l'Er- 
reur, que  toutes  les  autres  enfemble,  c'efl  ce  que  j'ai  déjà  avancé  dans  le 
C  apitre  précèdent,  qui  efl  de  prendre  pour  règle  de  notre  afientiment  les 
Opinions  communément  reçues  parmi  nos  Amis,  ou  dans  notre  Parti,  en- 
tre nos  Voifins,  ou  dans  notre  Païs.  Combien  de  gens  qui  n'ont  point  d'au- 
tre fondement  de  leurs  opinions  que  l'honnêteté  fuppofée,  ou  le  nombre 
de  ceux  d'une  même  Proreffion  !  Comme  fi  un  honnête  homme  ou  unfavant 
de  prufeflion  ne  pouvoient  point  errer ,  ou  que  la  Vérité  dût  être  établie  par 
le  fuffrage  de  la  Multitude.  Cependant  la  plupart  n'en  demandent  pas  da- 
vantage pour  fe  déterminer.  Un  tel  fentiment  a  été  attelle  par  la  Vénéra- 
ble Antiquité,  il  vient  à  moi  fous  le  paffeport  des  fiécles  précedens, 

donc 


De  l'Erreur.  Liv.  IV.  599 

donc  je  fuis  à  l'abri  de  l'erreur  en  le  recevant.  D'autres  perfonnes  Chap.  XX, 
ont  été  &  font  dans  la  même  Opinion ,  (  car  c'eft  là  tout  ce  qu'on 
dit  pour  l'autorifer)  &  par  conféquent  j'ai  raifon  de  l'embraiTer.  Un 
homme  feroit  tout  auffi  bien  fondé  à  jetter  à  croix  ou  à  pile  pour  fa- 
voir  quelles  opinions  i!  devroit  embraflèr,  qu'à  les  choifir  fur  de  telles 
règles.  Tous  les  hommes  font  fujets  à  l'Erreur  ;  &  plufîeurs  font  ex- 
pofez  à  y  tomber,  en  plufîeurs  rencontres,  par  paflion  ou  par  intérêt. 
Si  nous  pouvions  voir  les  fecrets  motifs  qui  font  agir  les  perfonnes  de 
nom,  les  Savans,  &  les  Chefs  de  Parti,  nous  ne  trouverions  pas  tou- 
jours que  ce  foit  le  pur  amour  de  la  Vérité  qui  leur  a  fait  recevoir 
les'  Doctrines  qu'ils  profeffent  &  foùtiennent  publiquement.  Une  cho- 
fe  du  moins  fort  certaine,  c'eft  qu'il  n'y  a  point  d'Opinion  û  abfurde 
qu'on  ne  puifle  embraffer  fur  ce  fondement  dont  je  viens  de  parler, 
car  on  ne  peut  nommer  aucune  Erreur  qui  n'aît  eu  {"es  Partifans  :  de 
forte  qu'un  homme  ne  manquera  jamais  de  fentierstortus,  s'il  croit  être  dans 
le  bon  chemin  par-tout  où  il  découvre  des  fentiers  que  d'autres  ont  tracé. 

g.  18.  Mais  malgré  tout  ce  grand  bruit  qu'on  fait  dans  le  Monde  fur  les     Les  Hommes 
Erreurs  &  les  diverfes  Opinions  des  hommes,  je  fuis  obligé  de  dire,  pour  ltg°zà/nsm' 
rendre  jultice  au  Genre  Humain ,  ^uii  ri  y  a  pas  tant  de  gens  dans  l'Erreur  '■  g«nd  nom. 
&f  entêtez  de  faujfes  opinions  qu'on  le  fuppofe   ordinairement  :   non    que  je  qu'on^'înwgine. 
croye  qu'ils  embraflent  la  Vérité,  mais  parce  qu'en  effet  fur  ces  Doctrines 
dont  on  fait  tant  de  bruit,  ils  n'ont  absolument  point  d'opinion  ni  aucune 
penfée  poiitive.     Car  fi  quelqu'un  prenoit  la  peine  de  catechifer  un  peu  la 
plus  grande  partie  des  Partifans  de  la  plupart  des  Sectes  qu'on  voit  dans  le 
Monde,  i!  ne  trouveroit  pas  qu'ils  ayent  en  eux-mêmes  aucun  fentiment  ab- 
folu  fur  ces  Matières  qu'ils  foùtiennent  avec  tant  d'ardeur:  moins  encore 
auroit-il  fujet  de  penfer  qu'ils  ayent  pris  tels  ou  tels  fentimens  fur  l'examen 
des  preuves  &  fur  l'apparence  des  Probabilitez  fur  lefquelles  ces  fentimens 
font  fondez.     Ils  font  réfolus  de  fe  tenir  attachez  au  Parti  dans  lequel  l'E- 
ducation ou  l'Intérêt  les  a  engagez;  &  là  comme  les  (impies  foldats  d'une 
Armée,  ils  font  éclater  leur  chaleur  &  leur  courage  félon  qu'ils  font  dirigez 
par  leurs  Capitaines  fans  jamais  examiner  la  caufe  qu'ils  défendent,  ni  mê- 
me en  prendre  aucune  connoiifance.     Si  la  vie  d'un  homme  fait  voir  qu'il 
n'a  aucun  égard  fincére  pour  la  Religion,  quelle  raifon  pourrions-nous  avoir 
de  penfer  qu'il  fe  rompt  beaucoup  la  tête  à  étudier  les  Opinions  de  fonEgli- 
'  fe ,  &  à  examiner  les  fondemens  de  telle  ou  telle  Doctrine  ?   Il  fuffit  à  un  tel 
homme  d'obeïr  à  fes  Conducteurs ,  d'avoir  toujours  la  main  &  la  langue 
prête  à  foûtenir  la  caufe  commune,  &  de  fe  rendre  par-làrecommandableà 
ceux  qui  peuvent  le  mettre  en  crédit,  lui  procurer  des  Emplois ,  ou  de  l'ap- 
pui dans  la  Société.     Et  voilà  comment  les  hommes  deviennent  Partifans  & 
Djfenfeurs  des  Opinions  dont  ils  n'ont  jamais  été  convaincus  ou  inftruits, 
& -dont  ils  n'ont  même  jamais  eu  dans  la  tête  les  idées  les  plus  fuperficielles; 
de  forte  qu'encore  qu'on  ne  puifle  point  dire  qu'il  y  aît  dans  le  Monde  moins 
d'Opinions  abfurdes  ou  erronées  qu'il  n'y  en  a  ,  il  eft  pourtant  certain  qu'il 
y  a  moins  de  perfonnes  qui  y  donnent  un  affentiment  actuel,  &  qui  les  pren- 
nent fauflement  pour  des  véritcz ,  qu'on  ne  s'imagine  communément. 

CHA- 


6qq 


De  la  Divifion  des  Sciences,  Liv.  IV. 


Chap.  XXL 


Les  Science»  di- 
vilecs  en  trois 
JETpcces. 


I.  rliyfique. 


*  i/VTlK^. 


il.  Pratique. 

*  IIi&iniKi)'. 


III.  Con.-.oi.Cin- 
se  des  fignes. 

*  \oyui  du 
est  \oya  qui 

:   nsiu'c. 


CHAPITRE     XXL 


£V  /<?  Divifion  des  Sciences. 


S 


TTOut  ce  qui  peut  entrer  dans  la  fphére  de  l'Entendement 
Humain,  étant  en  premier  lieu,  ou  la  nature  des  Chofes 
telles  qu'elles  font  en  elles-mêmes ,  leurs  relations  &  leur  manière 
d'opérer;  ou  en  fécond  lieu,  ce  que  l'Homme  lui-même  efl  obligé. de 
faire  en  qualité  d'Agent  raifonnable  &  volontaire  pour  parvenir  à  quel- 
que fin  &  particulièrement  à  la  Félicité;  ou  en  troifiéme  lieu,  les  mo- 
yens par  où  l'on  peut  acquérir  la  connoifTance  de  ces  chofes  &  la  com- 
muniquer aux  autres;  je  croi  qu'on  peut  divifer  proprement  la  Science 
en  ces  trois  Efpéces. 

§.  2.  La  première  efl  la  connoifTance  des  chofes  comme  elles  font 
dans  leur  propre  exiflence,  dans  leurs  conflitutions,  propriétez  coopé- 
rations, par  où  je  n'entens  pas  feulement  la  Matière  &  le  Corps,  mais 
auffi  les  Efprits,  qui  ont  leurs  natures,  leurs  conflitutions,  leurs  ope- 
rations  particulières  auffi  bien  que  les  Corps.  C'efl  ce  que  j'appelle  * 
Phyfique  ou  Philofophie  naturelle,  en  prenant  ce  mot  dans  un  fens  un 
peu  plus  étendu  qu'on  ne  fait  ordinairement.  La  fin  de  cette  Scien- 
ce n'efl  que  la  fimple  fpeculation  ;  &  tout  ce  qui  peut  en  fournir  le  fujet  à 
I'Efprit  de  l'homme,  efl  de  fon  diflricl,  foit  Dieu  lui-même,  les  Anges, 
les  Efprits;  les  Corps,  ou  quelqu'une  de  leurs  Affections,  comme  le  Nom- 
bre, &  la  Figure,  &c. 

§.  3.  La  féconde  que  je  nomme*  Pratique,  enfeigne  les  moyens  de  bien 
appliquer  nos  propres  Puiffances  &  Aclions ,  pour  obtenir  des  chofes  bon- 
nes &  utiles.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  confiderable  fous  ce  chef,  c'efl  la  Mora- 
le ,.  qui  confifle  à  découvrir  les  règles  &  les  mefures  des  Aclions  humaines 
qui  conduifent  au  Bonheur,  &les  moyens  de  mettre  ces  régies  en  pratique. 
Cette  féconde  Science  fe  propofe  pour  fin ,  non  la  fimple  fpeculation  &  la 
connoifTance  de  la  Vérité  ,  mais  ce  qui  efl  jufle,  &  une  conduite  qui  y  foit 
conforme. 

§.  4.  Enfin  la  troifiéme  peut. être  appellée  gvuisiutiw  ou  la  connoijfance 
des  fignes;  &  comme  les  Mots  en  font  la  plus  ordinaire  partie,  elle  efl  auffi 
nommée  afTez  proprement  *  Logique  :  fon  emploi  confifle  à  confiderer  la  na- 
ture des  lignes  dont  I'Efprit  fe  fert  pour  entendre  les  chofes ,  ou  pour  com- 
muniquer fa  connoifTance  aux  autres.  Car  puifqu'entre  les  chofes  que  I'Ef- 
prit contemple  il  n'y  en  a  aucune,  excepté  lui-même,  qui  foit  préfente  à 
l'Entendement,  il  efl  néceflaire  que  quelque  autre  chofe  fe  préfente  à  lui 
comme  figne  ou  repréfentation  de  la  choie  qu'il  confidére  ;  &  ce  font  les 
Idées.  Mais  parce  que  la  fcene  des  Idées  qui  conftituè'  les  penfées  d'un 
nomme,  ne  peut  pas  paroître  immédiatement  à  la  vûè*  d'un  autre  homme, 
ni  être  confervée  ailleurs  que  dans  la  Mémoire }  qui  n'efl  pas  un  refervoir 

fort 


De  la  jQivi/ron  des  Sciences.  L  i  v.  IV.  6"oi 

fort  affuré,  nous  avons  befoin  de  fignes  de  nos  Idées  pour  pouvoir  nous  en-  Ciîap.  XXI. 
tu  -communiquer  nos  penfées  aulli  bien  que  pour  les  enregîtrer  pour  notre 
propre  ufage.  Les  lignes  que  les  hommes  ont  trouve  les  plus  commodes  & 
dont  ils  ont  fait  par  conféquent  un  ufage  plus  général  ;  ce  font  les  fons  arti- 
culez. C'en:  pourquoi  la  considération  des  Idées  &  des  Mots ,  entant  qu'ils 
font  les  grands  Inflrumens  de  la  Connoiflance ,  fait  une  partie  aflez.  impor- 
tante de  leurs  contemplations ,  s'ils  veulent  envifxger  la  connoiflance  hu- 
maine dans  toute  fon  étendue.  Et  peut-être  que  fi  l'on  confideroit  diftinéte- 
ment&avec  tout  le  foin  poflible  cette  dernière  efpèce  de  Science  qui  roule 
fur  les  Idées  &  les  Mots,  elle  produirait  une  Logique  &  une  Critique  dif- 
férentes de  celles  qu'on  a  vues  jufqu'à  prélent. 

§-  5.  Voilà,  ce  me  femble,  la  première,  la  plus  générale,  &  la  plus  CeftfihprfmMM 
naturelle  divifion  des  Objets  de  notre  Entendement.     Car  l'Homme  ne  SoÏÏt 
peut  appliquer  fes  penfées  ,  qu'A  la  contemplation  des  chofes  mêmes ,  pour  fan<;e< 
découvrir  la  Vérité;  ou  Aux  chofes  qui  font  en  fa  puiflance,  c'eft-à-dire, 
à  fes  propres  aiïioiis,  pour  parvenir  à  les  fins  ;  qu Aux  fignes  dont  l'Efpric 
fe  fert  dans  l'une  &  l'autre  de  ces  recherches ,  &  dans  le  jufte  arrangement 
de  ces  fignes  mêmes,  pour  s'inftruire  plus  nettement  lui-même.    Or  com- 
me ces  trois  articles,  (je  veux  dire  les  Chofes  entant  qu'elles  peuvent  être 
connues  en  elles-mêmes,  les  Allions  entant  qu'elles  dépendent  de  nous  par 
rapport  à  notre  Bonheur,  &  l 'ufage  légitime  des  fignes  pour  parvenir  à  la 
Connoiflance)  font  tout-à-fait  differens,  il  me  femble  aufli  que  ce  font 
comme  trois  grandes  Provinces  dans  le  Monde  Intellectuel ,  entièrement 
feparées  &  diftinctes  l'une  de  l'autre. 

FIN  du  Quatrième  &  Dernier  Livre. 


Gggg  TABLE 


TABLE 


DES 


PRINCIPALES  MATIERES. 


A. 

^gOk  ";^  s  tr  acti  on, ce  que  c'eft.  112.5.9. 
<ffî    Elle  met  une  parfaite  difnnce  entre 


A 


les  hommes  &  les  Bêtes.  HUA.  10. 
Idées  <rôy?r«tf«,commentfonnées.a3i. 

5-<5, 7,8-  ,         _ 

Les  termes  abfiraits  ne  fauroient  être  amrmez 

l'un  de  l'autre.  383    §.  1. 
[Accident ,  ce  que  c'eit.  130.  §.  1. 
ACIions ,  rien  ce  découvre  mieux  les  Principes  des 

hommes  que  leurs  adions.  28.  §.  7. 

•Il  n'y  a  que  deux  fortes  à'aclior.s.  180.  5.4. 
Une  Atlion  désagréable  peut  devenir  agréable, 

&  comment,  m 7.  §.6  •. 

Nulles  aMhns  coniïderées  en  différens  temps  ne 

peuvent  être  les  mêmes.  159  5-  7- 

Aillons  corrfiderées  comme  des  Modes ,  ou  par 

rapport  a  ce  qu'elles  ont  de  moral.  2Sj.  $.  15. 
Adoration,  l'idée  à' Adoration  n'eft  pas  innée.  44, 

45-  §-7-  r      ,      .„ 

Affirmations ,  elles  ne  roulent  que  fur  des  idées 

concrètes.  384.  §.  1. 
Algèbre,  ion  ufage.  539.  §.15. 
Altération,  ce  que  c'eft,  155.  §.2. 
Ame,  elle  ne  pènfe  pis  toujours.  64.  §  9,  vc 

Elle  ne  penie  pas  dans  un  profond  lbmmeil.  <5j. 

g.  1 1 ,  vc. 

bon  immatérialité  nous  eft  inconnue.  445.  5-  6. 

La  Religion  n'eft  pas  intereffée  dans  l'immaté- 
rialité de  YAme.  ibid. 

Notre  ignorance  fur  la  nature  de  YAnie.  z-5. 

§■27. 

Combien  les  actions  de  YAme  font  fabites.  100. 

§.  10. 
Amour  ,  ce  que  c'eft.   17;.  §.4. 
Analogie,  combien  utile  dans  la  Fhyfiqne.  553.  5. 

ri. 
Antipathie  &  Sympathie,  quelle  en  eft  la  fource. 

317.  •).  7. 

Si  cl  es  font  naturelles  ou  acquifes.  ilul.  §.78. 
Elles  font  caufées  quelquefois  par  la  connexion 

des  idées. 
'Argument ,  il  y  en  a  de  quatre  fortes. 

1.  A;l  verecundiam.  ^71.  §.  T9. 

2.  Ad  ignoraatiam.  ibid.  S.  20. 

3.  Ad  ho  l.  §.  21. 

4.  Ad  judictum   ibid.  5  22. 
Arithmétique,  l'ufage  des  Chiffres  dans  l' Arithmé- 
tique. 453.  g.  10. 


Les  chofes  Artificielles  font  la  plupart  des  idées- 
colleétives.  250.  §.  3. 

Pourquoi  nous  fommes  moins  fujets  à  tomber 
dans  la  confufion  à  l'égard  des  chofes  Artificiel- 
les que  des  Naturelles.  37 y.  §.  40. 
31  y  a  des  Efpèces  diftinétes  de  chofes  artificiel- 
'«•  375»  §-4i- 

AJfenttmtnt  qu'on  donne  aux  Maximes,  rr.  §.  10. 
Dès  qu'0,1  les  entend  &  qu'on  comprend  les  ter- 
mes qu'on  employé  pour  les  exprimer^c'eft  un 
ligne  que  ces  fropuiitior.s  fontiéviderfles  par  el- 
les-mêmes. 15.  §.f].ècfag.i6.  §.  18. 
Et  non  pas  qu'elles  font  innées,  ibid,  17.  §.19, 
20.  pag.  52.  §.19. 
L'Ailentnnent  tombe  fur  des  Propofitions.  542; 

S.  3- 

Ce  que  c'eft.  544.  §.  3. 

Il  doit  être  proportionné  aux   preuves.  546.  §.  ti 
Il  dépend  fouvent  de  la  Mémoire,  ibid.  §.  1 ,  2. 
En  quelles  rencontres  il  eft  volontaire  de  refufer 
ou  de  fuirendre  fon  confentement ,  8c  en  quel- 
les occalîons  il  eft  nécefiaire.  596.  S-  15  ,  16. 

AJJociation  d'Idées.  315. 
Comment  elle  fe  fait.  317.  §-6. 
Ses  mauvais  effets,  comme  à  l'égard  des  Anti- 
pathies.  317.318.5.7,8.  319.5.15. 
A  l'égard  des  Erreurs  de  l'Efprit  318.  5-9, 10. 
Et  cela  dans  des  Sedtes  de  Philofophie  &  de  Re- 
ligion. 320.  g  18. 

Le  temps  remédie  quelquefois  à  ces  inconve- 
niens,  &  comment.  319.  5-  13- 
Exemples  du  mauvais  effet  de  l'affociation  des 
Idées.  3T9.  5.  14,  cjrc. 

Les  dangereufes  influences  qu'elle  a  fur  les  Ha- 
bitudes intellectuelles.  320.5.  17- 

Afjurance,  quand  on  y  ell  parvenu.  549.  5.6. 

A'théifmc  dans  le  Monde.  45.  5-  8. 

Atome  .  ce  que  c'eft.  260. 5  3 . 

Aveugle ,  fi  un  aveugle  venoit  à  voir ,  il  ne  con- 
noitroit  pas  par  le  moyen  de  la  vûë  un  Globe 
d'avec  un  Cube ,  quoi  qu'il  les  diftinguât  par  l'at- 
touchement. 99.  5-8. 

Autorité ,  fuivre  les  fentimens  des  autres  hommes, 
grande  fource  d'Erreur.  598.  5- 17. 

Axiomes,  ne  font  pas  les  fondeniens  des  Sciences. 
487.5.1,0V. 


B. 


TABLE    DES    MATIERE 


c 


B. 

BEtes  Bsotbs,  Elles  n'ont  pas  des  idées 
univerfelles.  112..  5.  10,  n. 
Ni  des  idées  abftraites.  112.  g.  10. 
Si  elles    ont  du  fentiment ,  elles  penfent  71. 

S  19- 

bi  elles  penfent.ee  qu'eft  le  Principe  penfant  qui 
elt  en  elles,  ibid. 
Bien  &  mal,  ce  que  c'eft.  175.5.1.  100.541. 
Le  plus  grand  Bien  ne  détermine  pas  la  Volon- 
té. 159-  5-  3î-  197-  S-38-  ioi.g.44- 
Pourquoi.  101.5  44>  46.  111.  §.  59 >  60,64, 
6s,  68. 

Il  y  a  deux  fortes  de  Biens,  m.  §.6x. 
Le  Bien  n'agit  fur  la  Volonté  que  par  le  Defir. 
203.5.46. 
Comment  on  peut  exciter  le  defir  du  Bien.  103. 

§•  46,47. 

Souvetain  Bien,  en  quoi  il  confifte.  108.  J.  55;. 
Bonheur  ,  ce  que  c'eft.  ioo.  5-41- 

Quel  Bonheur  les  hommes  recherchent.  «£.5.43. 
Commi-nt  il  arrive  que  nous  nous  contentons 
d'un  bonheur  peu  étendu.  11 1.  5  59- 

C. 

CAPACITE".    Iip.  5-3- 
11   et  utile  de  connoître  lYtendnë  de  nos 
Cipacitez.  3  3  4'     (-e:te  connoiffance  eft 
propre  a  guérir  du  Scepticifine  Se  de  h  Parefle. 

6-5  6.       -  ; 

Nos  capacitif  lont  proportionnées  a  noire  Etat 
ent.  4-5-  S- 

Caufe,  ce  que  c'eft  154,1--,-.  Ç  r. 

Ce  qui  e[i ,  eft;  pas  reçue  avec 

un  confen  énéral.  8  ij.  4. 

Certitude:  id  !e  l'intuition  431.  5.  r.' 

En  quoi  cl'e  confifte.  -171   '".  18. 
Certitude  de  Vérité.  -'7  7   5  3. 
Certitude  de  Connoiffance  ibid.  à  regard   des 
S ub fiances,  on  ne  peut  trouver  d.'  certitude  que 
dans  un  fort  petit  nombre  de  Pfopofîtiohs  géné- 
rales. 484.  5  f  3-  Et  pourquoi.  4^6.  5-  r  5. 
Où  l'on  peut  trouver  la  certitu  le.  4S7.  5. 16. 
Certitude  verbale.  508  g.8    RétWe^tèid. 
Connoiffance  f  1  plus  grande  certitude 

que  nous  ayions  de  l'exiftence.  513    J.i. 

Char.l  &  froid,  comment  la  fei  •  ces  deux 

chofes  eft  produite  parla  même  eau  dan  le     ê- 
m  ■  temps,  9.}.  5  "■ 

Cheveu,  comm  nt  il  paroit  à  travers  un  Microf- 
cope.  135.  5  '  '• 

Citations ,  ci  n  peu  l'on  d  ;  5  5  1.  J.  r  r . 

Clarté:  F.l'e  feule  empêche  la  confullon 
109-  5-3 

Ce  que  c'ell  qu'Idées  Claires  &  obfcures.  2$8.  $.  2. 

Cthiiitien,  ce  que  c'eft.  185.  5.13. 


Colère,  ce  que  c'eft.  177    5    ,1- 

Commentaires  fur  ies  Lo  x  ,  pourquoi  infinis.  387, 

5.9. 

Idées  Complexes,  comment  on  les  forme.  110.  5. 
6.  110.  5. 1. 

A  l'égard  de  ces  I  dêes  l'Efprit  eft  pi  -s  que  paflif. 
Ii6,ri7.  5.1,1. 

Elles  peu  "ent  être  réduites  à  ces  trois  fortes, 
Modes,  Subftanccs  tic  Relations.  117    §  3. 

Comparer  des  Idées,  ce  que  c'e:t.  uo.  5-  4- 
En  cela  les  Hommes  furpaflent  les  Bêtes,  no, 
m.  5.6. 

Idées  complètes.  198.  ej-c.  Nous  n'avons  point  d'i- 
dées complètes  d'aucune  Efpèce  de  Subftances. 
30.5.6. 

Compofer  des  Idées, ce  que  c'eft.  no.  5-6. 
Il  y  a  par-là   une  grande  différence  entre  les 
hommes  &  les  bêtes,  ibid  J.  7. 

Compter:  ce  que  c'eft.  155.  J.  5. 
Les  noms  font  néceffaire;  pour  compter,  ibid. 
Et  l'ordre,   157   5  7- 

Pourquoi  les  Eufans  ne  foit  p?s  capables  de 
compter  de  bonne  heure ,  &  pourquoi  quelques- 
uns  ne  peuvent  jamais  le  faire,  ibid. 

Confiance   550    5-7' 

Idées  confufes   189.  5-4' 

Confusion  d'idées ,  en  quoi  cl'e  cor.fi.1e.  289.  5.  j, 

6,7- 

Caufe  de  cet:e  confuiion.  2C9-  §  7.8,9,  ri. 
Elle  eft  fondée  fur  un  rapport  aux  no;iis  qu'on 
donne  aux  Idées.  291.  5    i°- 
Moyen  Je  remédier  à  cette  confuiion. 291  J.n. 
Connoiffance:   elle  a  une  g-ande   lia. fou  a,«c  les 
mots.  39.I    5  2I- 

Ce  que  c'eft  que  la  Connoiffance.  417.  Ç.  1. 
Combien  elle  dépend  de  nos  Sens.  413.  5-  i'3> 
Connoiffance  aûuelle.  419.  J.8. 
Habituelle.  430.  5.8. 

La  Connnoijfance  habituelle  eft  double.  4p.  5°- 
Connoiffance  int .  tive.  431.5.1.  Eft  la  plus  cl  i  -. 
ibid.  Et  irrefiflibîe.  ibid. 
Connoiffance  dimonflrative   433.  5-2- 
Toute Connoiffance  des  véritez  général  s  eft  ou 
intuitive  ou  d(  r.|. 

Celle  djs  exiftences  particulières  eft  fenfitive.438. 

S-  14 

Les  Idées  claires  ne  produifent  pis  toujours  une 

Connoiffance  claire,  ibid   J.  1 5. 

Quelle  forte   de  Conr.cff'ance  nous  avons  de  la 

Nature  235.  5-  '*• 

Les  comrcencemens  &  les  progrès  de  la  Cen- 

ndfance,  14.  5-  15  •  16.    115,  i>6.   g.  15,  16, 

17- 

Où  e'ie  doit  commencer-  131.  §.  28. 

File  nous  eft  donnée  dans  les Eaeulrez  p:opr.s  à 

l'obtenir,  .f'.  J.  11. 

La  Caazpiffance  des  hommes  répond  à  l'ufage 

qu'ils  font  de  leurs  Facilitez.  55.  §.  21. 


Gggg  2 


Nous 


A        B 


E 


Nous  ne  pouvons  l'acqucrirque  par  l'application 
de  nos  propres  Penfées  à  la  contemplation  des 
chofes  mêmes.  57.  g.22. 
Etendue  de  la  Connoijjance  humaine.  439.  g.  I. 
crc. 

Notre  Connoiffance  ne  s'étend  pas  au  delà  de 
nos  idées,  ibid. 

Ni  au  delà  de  la  perception  de  leur  convenance 
ou  disconvenancc.  ibid.  g.  2. 
Elle  ne  s'étend  pas  à  toutes  nos  Idées  ibid.  g.  3. 
Moins  encore  à  la  réalité  des  choies.  440  g    6. 
Me  eft  pourtant  fort  capable  d'accroiffement,  fi 
l'on  prenoit  de  bons  chemins,  ibid. 
Notre  connoijfance  d'idemi'é  &  de  Diverfité  eft 
aufii  étendue  que  nos  Idées-  447-  g  8. 
Notre  ccnr.oijjance  de  coê'xiftence  eft  fort  bor- 
née, ibid.  g.  9,  10,  11. 

Et  par  conféquent  celle  des  Subflances  l'eft  aufii. 
4-18.  g.  14,15,16. 

La  connoijfance  des  autres  relations  ne  peut  être 
déterminée.  451.  g.  18. 

Quelle  eft  la  connoijfance  de  l'exiftence.  454-g  21. 
Où  c'eft  qu'on  peut  avoir  une  connoijfance  cer- 
taine &  univerfelle.  460.  g. 29.  487.  g.  16. 
Le  mauvais  ufage  des  Mots, grand  obftacle  à  la 
Connoijfance  461,  g.  30. 

Où  le  trouve  la  connoijfance  générale.  462.  g- 31. 
Elle  ne  fe  trouve  que  dans  nos  penfées  485. g  13. 
Réalité  de  notre,  connoijfance  462. 
Combien  eft  réelle  la  connoijfance  que  nous  a- 
\ons  des  verrez  Mathématiques.  4'>4.  g. 6. 
Celle  que  nous  avons  de  la  Morale  ctt  réelle. 
465.  g.  7. 

Jufqu'où  s'étend  la  réalité  de  celle  que  nous  a- 
vons  des  Subilances.  467.  g.  12. 
Ce  qui  fait  notre  Connoijfance  réelle.  463.  g.  3. 
&  8. 

Confiderer  les  chofes  tk  non  les  noms  des  cho- 
fes, moyen  de  parvenu'  à  la  connoijjance   468. 

g-  13. 

Connoijfance  des  Subflances,  en  quoi  elle  confifte. 
481   g.  10. 

Ce  qui  eft  neceffaire  pour  parvenir  à  une  con- 
noijjanst  paffable  des  Subflances.  485.  g  14 
Cor.noffar.ee  évidente  par  elle-même.  488.  g. ïr 
La  connoijjance  de  l'Identité  &  de  1a  Diverfité  eft 
aufti  étendue  que  nos  Idées,  ibid.  g.  4.  En  quoi 
elle  confifte.  ibid. 

Celle  de  laCoëxiftence  eft  fort  bornée.  490.  g.  5. 
Celle  des  Relations  des  Modes  ne  l'eft  pas  tant. 
ibid.  g.  6. 

Nous  n'avons  aucune  connoijjance  de  l'exiftence 
réelle, excepté  notre  propre  exiftence  &  ce'le  de 
Dieu.  ibid.  g.  7. 

La  connoijjance  commence  par  des  chofes  parti- 
culières. 498.  g.  11. 

Nous  avons  une  connoijjance  intuitive  de  notre 
propre  exiftence.  511.  g-  3.  &  une  connoiffance 


démonftrative  de  l'exiftence  de  Dieu.  512.  g  r. 
La  Connoijjance  que  nous  avons  par  le  moyen 
des  Sens  mente  le  nom  de  connoiffance.  524. 

g-  3- 

Comment  on  peut  augmenter  la  connoijfance. 
531.  Ce  n'eft  point  par  le  fecoûrs  des  Maximes. 
ibid.  g.  5.  Pourquoi  on  s'eft  figuré  cela.  ibid.§.z. 
On  ne  peut  augmenter  la  Connoiiïance  qu'en 
déterminant  Ce  comparant  les  Idées.  533.  g    6. 

\3~-  g-  '4. 

Et  en  trouvant  leurs  rapports.  535.  g.  9. 

Par  des  l'dées  moyennes.  538.  g.  14. 
Comment   la  Connoiffance   peut  être  perfection- 
née à  l'égard  des  Subflances.  535.  g  9. 

La  Connoijfance  eft  en  partie  neceffaire.,   6c  en 

partie  volontaire    540.  g.  1,2. 

Pourquoi  notre  Connoiffance  eft  fi  petite.  541. 

g.  i. 
Confcicnce  ,   c'eft  l'opinion  que  nous  avons  nous- 
mêmes  de  ce  que  nous  faifons.  28.  g.  8. 
Con-fcience  fait  qu'une  petfonne  eft  la  même.  270. 

g.  16.  Ce  que  c'eft.  71.  g.  19. 

11  eft  probable  qu'elle  eft  attachée  à  la  même 

Subftonce  individuelle, immatetielle.  274.  g- 25. 

Elle  eft  neceffaire  pour  penfer.  64.  g.  io*  u. 

71.  g.  19. 
Contemplation,  103.  g.  r. 
Convenance  &  disconvenance  de  nos  Idées  divifée 

en  quatre  efrèces.  428.  g.  3. 
Corps ,  nous  n'avons  pas  plus  d'idées  originales  du 

Corps  que  de  l'Efprit.  239.  g  16. 

Quelles  font  ces  idées  originales  du  Corps.  239. 

g.,'7- 

L'étendue  ou  la  cohéfion  des  Corps  eft  auffi  dif- 
ficile à  concevoir  que  la  penfée  dans  TEfprit. 
241.  5.23,24,2^,26,27. 
Le  mouvement  d'un  Corps  par  un  autre  Corps, 
aufii  difficile  à  concevoir  que  le  mouvement  d'un 
Corps  par   ie  moyen  de  la  penfée.  243,  244. 

g.  18. 

Le  Corps  n'agit  que  par  impulfion.  90.  g.  1  r. 

Ce  que  c'eft  que  Corps.   123.  g  il. 
Couleurs,  Modes  des  cou'eurs.  171.  g  4- 

Ce  que  c'eft  que  la  Couleur.  343.  g.  10". 
Crainte,  ce  que  c'eft.  177.  g  10. 
Création,  ce  que  c'eft.  255.  g.  2. 

Elle  ne  doit  pas  être  niée  parce  que  nous  n'en 

fuirions  concevoir  la  manière.  522.  g.  19. 
Croire  fans  raifon  c'eft  agir  contre  fon  devoir.  572. 

g.  14- 
Croyance,  ce  que  c'eft,  544.  g.  3. 


DEcisif.  Les  plus  habiles"*  gens  font  les 
moins  décififs.  548.  g.  4- 
Définition,  pourquoi  l'on  fe  fert  du  Genre 
dans  1* Définition,  331.  g.  10. 


Ce 


DES      MATIERES. 


Ce  que  c'eft  que  la  Définition.  338.  $.  6. 
Définir  tes  mois  termineio.t  une  grande    partie 
des  Difputes,  404.  g.  15 

Dimonjî ration,  ce  que  c'elt  433.  g-  3.  569.  g-  15. 
Elle  n'elt  pas  fi  claire  que  la  Connoiffance  intui- 
'i«e.  433.  g   4.6,7- 

La  connoiiunce  i;,tuitivc  eft  néceflaire  dans  cha- 
que degré  d'une  Démonstration.  434.  §    7 • 
La  Demonftration  n'elt  pas  bornée  a  la  Quanti- 
ïé.  435.  J.  9. 

Pourquoi  on  a  Aippofé  cela  436.  g.  10. 
11  ue  faut  p.*s  attendre  une  déinonllration  en  tou- 
tes fortes  de  cas.  j  18.  g.  10. 

Vtjefpo'f,  ce  que  c'eft.  177.5   !*■ 

Defir  .ce  que  c'elt.  176.  g.  6. 
C'elt  un  état  où  l'Efprit  n'eft  pas  à  fon  aifc.  193. 

5   31»  3*- 

Le  Defr  n'eft  excite  que  par  le  Bonheur.  199. 

J.  4L 

Juiques  où.  100.  g   43. 

Comment  il  peut  être  excité,  loi ,  203.  g.  46. 
Il  s'égare  par  un  faux  Jugement,  210.  g.  58. 
Diilïtnairts ,  comment  ils  devroient  être  faits. 41 5 . 

5-  *$• 
Dieu,  immobile  parce  qu'il  eft  infini.  240  g.  ir. 
Il  remplit  l'Immenfite  aum  bien  que  l'Eternité. 
147.  g.  3- 

Sa  durée  n'eft  pas  fembUble  à  celle  des  Créatu- 
res. 153J   12. 

L'Idée  de  Dieu  n'eft  pas  innée.  45.  5-  8. 
L'exiltence  de  Dieu  elt  évidente  &  fe  préfente 
fans  peine  à  1a  Rail'on.  46.  g.  9. 
La  notion  de  Dieu  une  fois  acquife ,  il  eft  fort 
apparent  qu'elle  doit  fe  répandre  &  fe  conferver 
dans  l'Efprit  des  hommes.  47.  5-  10. 
L'Idée  de  Dieu  vient  tard  &  eft  imparfaite.  49. 

Combien  étrange  &   incompatible  dans  l'Efprit 
de  certains  hommes.  49.  5.  1$. 
Les  meilleures  notions  de  la   Divinité  peuvent 
èfe  acquifes  par  l'application  de  l'tfr-rit  50.5  16. 
Le*  Notions  qu'on  fe  forme  de  Dieu  font  fou- 
tent indignes  de  lui.  49.  g.  15  ,  »6. 
L'cxiftence  d'un  D'uu  certaine   51.  5-  16. 
Elle  eft  auflî  évidente  qu'il  eft  évident  que  les 
treis  Angles  d'un  Triangle  font   égaux  à   deux 
Droits,  ibid. 

L'e'xiîtence  d'un  Dieu  peut  être  démontrée.  511. 
$.1,6. 

Elle  eft  plus  certaine  qu'aucune  autre  exifler.ee 
hors  de  nous  513   §  6. 

L'Idée  de  Dieu  n'elt  pas  la  feu'.e  preuve  de  fon 
exiitence.  514.  §.  7. 

L'exiftence  de  Dieu  eft  le  fondement  de  la  Mo- 
rale &  de  la  Théologie,  di.i. 
Dieu  n'eft  pas  matériel  517.  g.  t?. 
Comment  nous  formons  notre  idcedcD;**,  24^. 
§•33    34- 


Facu'té  de  difeerner  les  Idées.  icS  5  r. 

Li!e  eft  le  îoniement  de  quelques  Maxime;  Gé- 
nérales. ;  s 

Dijcours,  ne  peut  être  entre  deux  hommes  qui  ont 
du-  -  poui  défigner  la  même  idée,  ou 

qu;  tthfférentes  idées  par  un  même  nom 

,81.  5  5. 

Difpofttion.  228.  g    10. 

Difputer:  l'ait  de  difputer  eft   nuifiblc  à  la   Con- 
mee.  415.  56,7. 

11  détruit  l'ufage  du  Langage.  422.  g.  10.  II. 
Difpuus,  d'où  e  «ut.  :  p.  ■;.  2 

1  a  multiplicité  des  Difputes  doit  être  attribuée  à 

l'abus  des  mots.  40?.  g-,  2.1. 

Elies  roulent  prefque  toutes  fur  la  lignification 

des  mots  415  g.  7. 

Moyen  de  diminuer  le  nombre  des  Difputes.  $10'. 

5.  13.  Quand  c'eft  que  nous  difputons  fur   des* 

mots.  ibi.l. 
Diftance.  119.  5.  3. 
Idées  diftinfies.  189.  5  4. 
Divifibilité  de   la  Matière  ,  eft  incomprehenfïble. 

*4S.  5   3'- 
Douleur:  la  Douleur  préfente  açit  fortement  fur 

nous.  213.  5  64. 

Ufage  de  la  Douleur.  8j.  5.  4. 
Durée.  133.  g.  1,  z. 

D'où  nous  vient  l'idée  delà  Durée.  133.  5.  3; 

4,5- 

Ce  n'eft  pas  du  mouvement.  138.  5  16. 

Mefure  de  la  Durée.  138.  5.  j-j  ,  18. 

Toute  apparence  périodique  régulière,  no.  f 

19 .  10. 

Nulle  de  ces  mefiires  n'eft  connue  pour  être  par- 
faitement exaéte.  140.  5-  zi. 

Nous  conjecturons  feulement  qu'elles  font  égales 

par  la  fuite  de  nos  Idées.  140,  141.  g.  zi. 

Les  Minutes,  les  Jours,  &  les  Années  ce.  ne 
font  pas  néceflaires  à  h  Durée.  141.  5.  23. 
Le  changement  des  mefures  de  la  Durée  ne  chan- 
ge pas  la  notion  que  nous  en  avons.  141.  5.  Z3. 
J  es  mefures  de  la  Durée  pnfes  pour  des  Révo- 
lutions du  Soleil,  peuvent  é;re  appliquées  à  la 
Durée  avant  que  le  Soleil  exiftàt.  141.  5.  Z4. 
Durée  fans  commencement.  143.  5.  Z7. 
Comment  nous  mefurons  la  Durét.  144.  5.  28,' 
29,  30 

De  quelle   efpèce  d'Idées  (impies  eft  compoféc 
l'idée  que  nous  avons  de  la  Durée.  151.  g.  9. 
Recapitulation  des  Idées  que  nous  avons  de  la 
Durée,  du  Temps,  !k  de  l'Eternité.  145.  5.  3  t. 
La  Durée  £<  1  Expanfion  comparées.  142. 
La  Durée  &   l'Expanfion  font  renfermées  l'u- 
ne dans  l'autre.  153.  5   12. 
La  Durée  confiderée  comme   une   ligne.  152 
5- 11. 

Nous  ne  pouvons  la  conGderer  fans-  fuccellion. 
153  8  iz. 
Gggg  3  ?<£ 


B 


E 


Vtirtti ,  ce  que  c'eft.  80.  g.  4. 


Î  Coi. es,  en  quoi  elles  manquent.  400.  g.  6. 
C7T. 
Ecriture,  les  interprétations  de  l'écriture  Sain- 
te ne  doivent  pas  être  impofées  aux  autres  397. 

Ecrits  de;  Anciens,  combien  il  eft  difficile  c'en 
comprendre  exactement  le  fens.  396.  g.  22. 

Education ,  c  !  h&  en  partie  du  peu  de  raifon  des 
gens.  316.  g.  3. 

Effet,  ce  que  c'eft.  zjy.  §.  I. 

EatendcmeM,  ce  que  c'eft.  181.  g.  5.  Semblable 
à  une  Chambre  obfcure.  nç.  g.  17.  Quand  on 
en  fait  un  bon  ufage.  3.  5.  5.  C'eft  le  pouvoir 
de  penfer.  117.5.  -•  N  eft  entièrement  paffir"  à 
l'égard  delà  réception  des  Idées  funples.  74.5.25. 

Enthoufiafine.  5S0.  Décrit.  582.  g.  6,  7."  Son 
Origine.  5S1.  g.  5.  Le  fondement  de  la  perfua- 
iionque  nous  avons  d'être  infpirez  doit  être  exa- 
miné &  comment.  583.  g.  10. 
La  force  de  cette  perfuafîon  n'eft  pas  une  preu- 
ve fuffifante.  586.  g.  11,  13. 

VEnthonfiafme  paiie  pour  un  fondement  d'affenti- 
ment.  581.  g.  3  11  ne  parvientpoint  à  Févîdén- 
ce  à  laquelle  il  prétend.  585.  g.  n. 

Bfi-ùie,  ce  que  c'eft.  177.  g.  13. 

Erreur,  ce  que  c'eft.  589.  g.  r. 
Caufes  de  l'Erreur,  ibid. 

1.  Le  manque  de  preuves,  ibid.  5.  2. 

2.  Le  défaut  d'habileté  à  s'en  fervir.  590.  g.  5. 

3.  Le  défaut  de  volonté  pour  les  faire  valoir. 
59.1.5.6. 

4.  Fauilés  règles  de  probabilité.  592.  g.  7. 

Il  y  a  moins  de  gens  qui  donnent  leur  affenti- 

ment  à  des  Erreurs  qu'on  ne  croit  ordinairement. 

599-  S-  18. 
Efface:  on  en  acquiert  l'idée  par  la  vue  &  par  l'at- 
touchement. 119.  J.  2. 

Modifications  de  l'Ëfpace.  ibid.  g.  4. 

Il  n'eft  pas  Corps.  123.  g.  11,  12,  13. 

Ses  parties  font  infeparables  r24.  g.  13. 

L'Ëfpace  eft  immobile.  124  g    14. 

S'il  eft  Corps  ou  Efprit.  r25   g.  16. 

S'il  eft  Subftancc  ou  Accident.  ibU.  g.  17. 

L'Efface  eft  infini.  117.  g.  2t.  159.  g.  4. 

Les  Idées  de  YEfpace  &du  Corps  font  diftintftes. 

iio  g.  24.  13t.  g.  27. 

!         tire  confidèré  comme  un  lolide.  152.  g.  ir. 

Il  eft  difficile  de  concevoir  aucun  Etre  réel  vui- 

de  à'Effaxe.  ibid. 
Efféce,  pourquoi  dans  une  Idée  complexe  le  chan- 
gement d'une  féale  idée  fimple  eft  jugé  changer 

l'Efpèce  dans  les  Modes,  &   non   pas  dans  les 

Subftances.  406.  g.  19. 

L  tfpict  des  kAnimaux  6c  des  Végétaux  -eft  dif- 


tinguée  le  plus  fouvent  par  la  Figure.  42t.  g.  rp. 
Et  celle  des  autres  choses  par  la  Couleur,  ibtd.  ce 

}6B.  g.  29. 

L'Efpèce  eft  un  ouvrage  que  l'Entendement  de 
l'homme  forme  pour  s'entretenir  avec  les  aunes 
hommes.  34S.  g.  9. 

II  n'y  a  point  d'ejpece  de  Modes  Mixtes  fans  un 

nom.  225.  g.  4. 

Celle  des  Subftances  eft  déterminée  par  rEfîence 

nominale.  356.  g.  7  ,  8.  358   g.  n  ,  13. 

Non  parles  Formes  Subftantieflés.  3^8.  g.  10. 

Ni  par  l'Effence  réelle.  3(^1.  g.  18.  365.  g.  25. 

L'Efpèce  des  Efprits  comment  peut  être  diflin- 

guée.  358.  g.  iï. 

II  y  a  plus  d'Efplces  de  Créatures  au  deflus  de 

lions  qu'au  deflous.  359.  g.  r2. 

Les  EJpcces  des  Créatures  vont  par  dégrez  infeu- 

fibles.  358.  g.  n. 

Ce  qui  eft  néceffaire  pour  faire  àcsEffecis  par 

des  Euences réelles.  361.  g.  14,  15.  ctt. 

Les  Eipcces  des  Animaux  ne  fauroient  être  dif- 

tinguees  par  la  propagation  364.  g.  23. 

L'Effcce  n'eft  qu'une  conception  partiale  de  ce 

qui  eft  dans  les  Individus.  370.  g.  32. 

C'eft  l'Idée  complexe,  lignifiée  par  un  certain 

nom,  qui  formel' Efpece.  372.  g.  35. 

L'homme  fait  les  Ejpïces  ou  iones.  ibid. 

Mais  le  fondement  eft  dans  la  fimïlïtude  qui  fe 

trouve  dans  les  chofes.  373.  g.  36,  37. 

Chaque  Idée  abftraite  dilrmcte  confritueuneEf- 

pèce  diftincie  373.  g.  3  S. 
Efpirar.ce,  ce  que  c'eft.  177.  g.  9. 
Efprit;  l'exiftence  des  Efprits  ne  peut  être  connu  ■ 
"520.  g.  12. 

On  ne  faurort  concevoir  l'opération  des  E frits 

fur  les  Corps.  159.  g.  28. 

Quelle  connoÉance  les  Efprit  s  ont  ces  Corps. 

423.  g.  23. 

Comment  la   connoifiànce  des    Efprits  l'épatez 

peut  furpafler  la  nôtre.  107.  g.  9. 

Nous  avons  une  notion  aufîi  claire  de  la  fubfhui- 

ce  des  Efprits  que  de  celle  du  Corps.  232.  g.  5. 

Conjecture  fur  une  manière  de  connoître  par  où 

les  Efprits  l'emportent  fur  nous.  Z37.  g.  13. 

Quelles  idées  nousavonsdesH//>r«j.238.g.  1  5. 

Idées  originales  qui  appartiennent  aux    2 

239.  g.  18. 

Les  EJprits  fe  meuvent.  239.  g    19  ,  îo. 

Idées  que  nous  avons  de  Y  Efprit   oc  du  Corps, 

comparées.  240   g.  22.  245   g.  30. 

L'exiftence  des  Efprits  auffi  aiiee  a  recevoir  que 

celle  des  Corps  245  g.  31. 

Nous  ne    concevons  pas  comment  les   Efprits 

s"entte-"Corfnnuniq  ent  leurs  penfées.  2 

Jufques  où  nous  f„n-  rocs  l'exiftence  .  les  Espè- 
ces 8c  les  propriété*  des  Hfprits.a,  8  "  _ 
L'Ecrit  8c  le  Jugement,  en  quoi  ils  di.férent.  109, 

g.  z. 


DES      MATIERES. 


Ejjentt,  réelle  &  nominale,  334.5.  15- 
La  fuppolition  que  les  Efpèccs  font  difiingudes 
par  des   Effences  réelles   incomprehenlibles ,  eft 
inutile.  335.  g.  17. 

L'EJJence  réelle  &  nominale  toujours  la  même 
dans  les  Idées  lîrnples  &  dans  les  Modes;  &  tou- 
jours différente  dans  les  fubftances,  336  §   18. 
Effences ,  comment  ingénerables  Se  incorruptibles. 

33v  5-  r9- 

Les  Effences  fpecifiques  des  Modes  mixtes  font 

un  Ouvrage  de  l'Homme  6c  comment.  345.  §. 

4»  S»  6- 

Quoiqu'elles  foient  arbitraires  elles  ne  font  pour- 
tant pas  formées  au  hazard.  346.  347.  §.  7. 
Effences  des   Modes  mixtes  pourquoi  appcllécs 
Notions.  350.  g.  12. 

Ce  que  c'eft  que  ces  Effences.  350  5-  13,  14. 
Elles  ne  fe  rapportent  qu'aux  Efpèces.3j4.  $«  4- 
Ce  que  c'eft  que  les  EJjemes  réelles.  356.  %  6. 
Nous  ne  les  connoitïbns  pas.  357.  S.  9. 
Notre  Ejjence  fpecifique  des  Snbftances  n'elt 
qu'une  collection  d'Idées  fenfibles.  362.  5-  M. 
Les  Effences  nominales  formées  par  l'Efprit.  3|5j. 

5-  M- 

Mais  non  pas  tout  a  fait  arbitrairement.  3C- 
28. 

Elles  font  différentes  en  differens  hommes.  365. 
S-  «S. 
Effences  nominales  des   Subfiances  comment  for- 
mées. 367.  J.  28,  29.    Fort  différentes.  370.5. 

L'Effence  des  Efpèces  eft  l'idée  abflraite  défignée 
par  un  certain  nom.  332.  g.  12.  362.  g.  19. 
C'eft    l'Homme    qui    en    eft    l'Auteur.     334. 
|.  14. 

Elle  eft  pourtant  fondée  fur  la  convenance  des 
chofes.  3  33-5    13- 

Les  Effences  réelles  ne  déterminent  pas  nos  Efpè- 
ces. ibid. 

Chaque  Id.'e  abflraite  d.flincte,  avec  un  nom, 
eft  Yeffence  diflincîe  dune  Efpèce  dillincte.  334. 

5-  14- 

Les  effences  réelles  des  Subftances  ne  peuvent  être 
connues.  4?+  5-  !*• 
Effentiel,  ce  que  c'efl.  353.  5-  *•  355-  5-  ?• 

Rien  n'eft  effeneiel  aux  Individus.  354.  5.4.  Mais 

aux  Ffpèces.  356.  5-  <5. 

Ce  que  c'eft  qu'une  différence  eiTentielle.  355-, 

5-   S- 
Etendue ,  nous  n' avons  point  d'idée  d;flinéte  de  la 
plus  grande  ou  de  la  plus  petite  étendue.  294. 

■6. 
L'Etendue  du  Corps  eft  incompréhensible.  241. 
fi},  o-r. 

La  pftrpart  des  i~  Fis  prifes  du  Lieu  & 

de  Y  Etc.  '"7^5-  v 

L'Etrn  ini  Si  le  corps  n'eu  pas  la  même  chofe. 
114.  5.  16.  vrc. 


La  Définition  de  l'Etendue  ne  fignifie  rien.  114. 

S-  !*• 

L'Etendue  du  Corps  &  de  l'Efpace  comment 

diltinguee.  81.  5.  5- 
Veritez  éternelles.  53c.  5.  14. 
Eternité,  d'où  vient  que  nous  fommeslujetsànous 

embarraffer  dans  nos  raifonnemens  fur  l'Eternité. 

203,  294.  5.  15. 

D'où  nous  vient  l'idée  AeY  Eternité.  143.  g.  z~. 

On  démontre  que  quelque  chofe  exifte  de  toute 

éternité.  I43.  5.   17. 
Etre  s .-  11  n'y  en  a  que  de  deux  fortes.  515.5. 9. 

L'£/re  Eternel  doit  être  perdant,  ibid. 
Evident  .-   Propofitions  évidentes  par  elles-mêmes. 

où  l'on  peut  les  trouver.  488. 

fclles  n'ont  pas  befoin  de  preuve  &  n'en  reçoi- 
vent aucune.  502.  5. 19. 
Ixiflcnce,  idée  qui  nous  vient  par  Senfation  8c  par 

Reflexion.  86.  5.  7. 

Nous  connoiflbns  notre  propre  exi/lence  intuitive- 
ment. 512.  5. 1.  Et  nous  n'en  faurions  douter. 

5t2.    $     2. 

L'exi/tence  paflee  n'eft  connue  que  par  le  moyen 
de  la  Mémoire.  528.  g.  1  r. 

fion  eft  fans  bornes.  146.  §.  2. 

L'Expérience  nous  aide  fouvent'dans  des  rencontres 
où  nous  ne  penfons  point  qu'elle  nous  foit  d'au- 
cun fecours.  100.  g.  8. 

Extafe,  ce  que  c'eft."i73.  5-  *■ 


FAcultez  de  l'Efprit,  les  préiriéres    exer- 
cées, irj.  5.  14. 

Elles  ne  font  que  des  Puiflances.  186.  §.  17. 
Elles  n'opèrent  pas  l'une  fur  l'autre.  iSt,"  :S8. 

5- 18,20. 

Taire,  ce  que  c'eft.  255.  J.  Z. 

Fauffeté.  480.  §.  9. 

Ter,  de  quelle  utilité  il  eft  au  Genre  Humain.  535. 

S    'i- 
Eigure.  120.  5.  5.    Elle  peut  être  variée  à  ï'iniir.i. 

120.5.  5. 

Difcoursj^aré,  abus  du  Langage.  412.  ".  34. 
Uni  &  ir  .5  de  la  Quantité.  1 5  S .  " i)  -  & 

Toutes  les  Idées  pof.tives  de  h  Quantité  font  fi- 
nies. 162.5.  8. 
Toi  8ç  Opinion ,  entant  que  diftinguées  de  la  con- 

noifTance,  ce  q.ie  c'eft.  2.  J.  3. 

Comment  la   Toi   £<  la  Co.-moilur.ce  différent. 

544-  5-  3- 

Ce  r  (Ue  la  Toi.  55c.  $;  14. 

u'eft  pss  oppofée  à  la  Raifon  572.  5-  -4. 
La  Foi  &  ta  Raflon.  573. 
La  .  par  oppofîtion  à  la  Raifon,  ce 

que  c  .  5  2. 

La  Foi  ne  fauroit  nous  convaincre  de  quoi  que 
ce  foit  qui  foit  contraire  à  notre  Raifon.  57c  . 
S.  6,  8  Ce 


B 


E 


Ce  qui  e!t  Révélation  divine  eit  la  feule  chofe 
qui  foit  une  matière  de  Foi  577.  g   6. 
Les  chofes  au  deflus  de  la  Raiibn  iont  les  feules 
qni  appartiennent  proprement  à  la  Foi.  571.  g.  7. 

formes:  les  formes  fubîlantielles  ne  distinguent  pas 
l'Efpèce.  36^.  g  24. 

Propofitions  frivoles.  503. 

Difcours /rit> oie*.  509.  5.9,  10.  11. 

G. 

GEneral,   Connoifonce  générale  ,    ce  que 
c'eit.  4<5i.  5-  31-       n  -,     „        r. 
On  ne  peut  l'avoir  fi  les  Propofitions  gfac> 

r«i«  font  véritables  qu'on  ne  connoiile  l'effence 

de  l'Efpèce.  477-  g-  4- 

Comment  fe  font  les  termes  généraux.  319.  5. 

6,  7.  8. 

La  généralité  appartient  feulement  aux   lignes. 

332.  ■f.-i.i. 
Cinérat'wn,  ce  que  c'eft.  2çy.  5-  2. 
Gf»re  &  fcfpèce,  ce  que  c'eit.  331.  g   12. 

Ce  ne  font  que  des  mots  dérivez  du  Latin  qui 

lignifient  ce  que  nous  appelions  vulgairement 

fortes.  353.  g    I.  _ 

Le  Genre  n'elt  qu'une  conception  partiale  de  ce 

qui  e.'t  dans  le?  Efpèces.  37  r.  g.  31. 

Le  Genre  8c  l'Efpèce  font  des  idées  adaptées  au 

but  du  Langage.  371-5   33- 

On  n'a  formé  des  Genres  &  des  Efpèces  que 

pour  avoir  des  noms  généraux.  374-  §•  39- 
Gentilshommes ,  nedevroient  pas  être  igriorans.  591. 

g.  6. 
Glace  U  Eau,  fi  ce  font  des  Efpèces  difiinctes.  360. 

§   i3- 
Goût ,  fes  Modes.  171.  §■  ï- 

H. 

Habitude,  ce  que  c'eft.  22S.  g.  ro. 
Les  actions  habituelles  fe  font  fouvent    en 
nous  fans  que  nous  y  prenions    garde.  100. 
S-  10. 
Haine,  ce  que  c'eft.  176.  5.5. 
Hifioirt, quelle  hiftoire  a  plus  d'autorité.  5:52.  5.  ri. 
Homme ,  il  n'eft  pas  la  production  d'un  hazard  a- 
veugle.  5:3.  §.  6. 
L'Etîence  de  {'homme  eft  placée  dans  fa  figure. 

47i-  S-  I<5- 

ISous  ne  connoiflbns  pas  fon  eiïence  réelle.  354. 
i.  3. 363.  g.  22.  36,-.  5.16. 
Les  bornes  de  l'Efpèce  humaine  ne  font  pas  dé- 
terminées  366.  g.  27. 

Ce  qui  fait  le  même  Homme  Individuel.  171.  g. 
ai.  177.  f  20. 

Le  même  homme  peut  être  différentes  perfonnes. 
271.  g.  ii. 
ti»ntt;  ce  que  c'eft.  178.  g. 17. 


Hypothefes,  leur  ufage  y 3 8.  g.  13. 
JVlauvaifes  confequences  des'  faufies  Hypothefes. 
594>  5-  n- 

Les  Hypothefes  doivent  être  fondées  fur  des  points 
défait.  65.  g.  10. 

I. 

IDe'e.  Les  Idées  particulières  font  les  premières 
dans  l'Efprit.  491.  g.  9. 
Les  Idées  générales  font  imparfaites,  ibid. 
Idée,  ce  que  c'eit.  5    g.  8.  89. 'g.  8. 
Origine  des  Idées  dans  les  Enfans.  43.  g.  2.  49.  J. 

13- 

Nulle  idée  n'eft  innée.  51.  g.  17.   Parce  qu'on 
n'en  a  aucun  fouvenir.  53.  g.  20. 
Toutes  les  Idées  viennent  de  la  Senfation  8c  de 
la  Reflexion  61.  g.  2. 

Moyen  de  les  acquérir  qui   peut  être    obfervé 
dans  les  Enfans.  62.  g.  6. 
Pourquoi  quelques-uns  ont  plus  d  idées ,  8c  d'au- 
tres moins   63.  g.  7. 

Idées  acquifes  par  Refleiion  viennent  tard  ,8c  en 
certaines  gens  fort  imparfaitement.  63.  g.  8. 
Comment  elles  commencent  8c  augmentent  dans 
les  Enfans.  73.  g.  21 ,  22  ,  23  ,  24. 
idées  qui  nous  viennent  par  les  Sens.  77.  g.  I. 
Elles  manquent  de  noms.  78.  g.  2. 
Idées  qui  nous  viennent  parplusd'un  Sens.  83. 
Celles  qui  viennent  par  Réflexion.  83.  g.  1.   Pat 
Senfation  Ik  par  Réflexion.  84. 
Idées  doivent  être  diftinguées  entant  qu'elles  font 
dans  l'Efprit  8c  dans  les  chofes.  89.  g.  7. 
Quelles  font  les  premières  Idées  qui   le  préfen- 
tent  à  l'Efprit ,  cela  eft  accidentel  8c  il  n'importe 
pas  de  le  connoitre.  99  g.  1. 
Idées  de  Senfation  fouvent  altérées  par  le  Juge- 
ment. 99.  g.  8.  Particulièrement  celles  de  la  vue. 
100.  g.  9. 

Idées  de  Reflexion   114.  g.  14. 
Les  hommes  conviennent  fur  -les  Idées  fimples. 
132.  g.  28. 

Les  idées  fe  fuccedent  dans  notre Efprit  dans  un 
certain  degré  de  vitelfe.  136.  g.  9. 
Elles  ont  des  dégrez  qui  manquent  de  noms.  171, 
g  -  6\ 

Pourquoi  quelques-unes  ont  des  noms,  8c  d'au- 
tres n'en  ont  pas.  172.  g.  7. 
Idées  originales.  222.  g   73. 
Toutes  les  idées  complexes^euvent  être  réduites 
à  des  Idées  fimples.  227.  g.  9. 
Quelles  Idées  fimples  ont  été  le  plus  modifiées. 
228.  g.  10. 

Notre  idée  complexe  de  Dieu  8c  des  Efprits com- 
mune en  chaque  choie  excepté  l'Infinité-  247. g. 
36\ 

Idées  claires  8c  obfcurcs  288.  £.  ï.  Diftinétes 
&  confufes,  289,  g.  4. 

De! 


DES      MATIERES. 


Des  ItUes  peuvent  être  claires  d'un  côté  5c  obf- 

cures  de  l'autre.  293.  g.  '3- 

Idées  réelles  &  chimériques.  296.  g.  1. 

Les  Idées  fimples  font  toutes  réelles,  ibid.  g.  2. 

Et  complètes   198.  g.  2. 

Quelles  idées  de  Modes  mixtes  font  chimériques. 

297.  g    4- 

Quelles  idées  de  Subftances  le  font  aufll.  298.5  5. 

Des  Idées  complètes  &  incomplètes.  298.  g.  1. 

Comment  on  dit  que  les  idées  font  dans  les  cho- 

fes.  298.  g.  2. 

Les  Modes  font  tous  des  idées  complètes,  299. 

5-  3- 

Hormis  quand  on  les  confidére  par  rapport  aux 

noms  qu'on  leur  donne.  300.  g.  4. 

Les  Idées  des  Subftances  font  incomplètes.  30  r. 

§.  6.    I.  Entant  qu'elles  fe  rapportent  à  des  ef- 

l'ences  réelles.  303.  g.  7.    II.  Entant  qu'elles  la 

rapportent  à  une  collection  d'Idées  Iimples.  303. 

g.  8. 

Les  Idées  Iimples  font  des  copies  parfaites.  305. 

g-    H- 

Les  Idées  des  Subftances  font  des  copies  impar- 
faites. 306.  g.  13.    Celles  des  Modes  font  de  par- 
faits Archétypes.  3C.6.  g.  14. 
Idées  vrayes  ou  faufles.  306.  g.  1.  Quand  elles 
font  fau fies.  313.  g.  21 ,  22  ,  23  ,  24,  25. 
Confiderées  comme  de  fimples  apparences  dans 
l'Efprit,   elles  ne  font  ni  vrayes  ni  fauiTes.  307. 
g.  3.    Confiderées  par  rapport  aux  Idées  des  au- 
tres hommes,  ou  à  une  exiftence  réelle,  ou  à 
des  H  flences  réelles,  elles  peuvent  être  vrayes  ou 
faunes.  307.  g.  4,  5. 
Raifond'un  tel  rapport.  308.  g.  6. 
Les  Idées  fimples  rapportées  aux  Idées  des  au- 
tres hommes  font  ie  moins  fujettes  à  être  faufles 
309.5.  9.    Les  complexes  font  à  cet  égard  plus 
iujettes  à  être  faufles,  &  fur-tout  celles  des  Mo- 
des Mixtes.  309.  5-  10,  ir. 
Les  Idées  fimples  rapportées  à  l'exiftence  font 
toutes  véritables.  310.  5-  *4- 
Quand  bien  elles  feroient  différentes  en  différen- 
tes perfonnes.  311.  g.  r  j. 
Les  Idées  complexes  des  Modes  font  toutes  vé- 
ritables. 312.  5    17.  Celles  des  Subftances  quand 
fauiTes.  312.  S-  18. 

Quand  c'eft  que  les  Idées  font  juftes  ou  fautives 
315.  5.  26. 

Idées  qui  nous  manquent  abfolument.  455.  g. 
23.  D'autres  que  nous  ne  pouvons  acquérir  à 
caufe  de  leur  eloignement.  4^6.  5-  24.  Ou  à 
caufe  de  leur  petitefle.  457.  g.  25. 
Les  Idées  fimples  ont  une  conformité  réelle  avec 
les  chofes.  464.  g.  4.  Et  toutes  les  autres  Idées 
excepté  celles  des  Subftances.  ibid.  5-  5- 
Les  Idées  Amples  ne  peuvent  point  s'acquérir 
par  des  mots  &  des  définitions.  340  5-  !!•  Mais 
feulement  par  expérience.  342.  5.  14- 


Idées  des  Modes  mixtes,  pourquoi  les  plus  corn-, 
plexes.  350/5.  13. 

Idées  fpecifiques  des  Modes  mixtes,  comment 
formées  au  commencement:  exemple  dans  les 
mois  Kinneah  &  Kiouph.  377.  g.  44,  45.  Cel- 
les des  Subftances  comment  formées,  exemple 
pris  du  mot  Zahab.  378.  5-  4<>. 
Les  Idées  fimples  &  les  Modes  ont  toutes  des 

•  noms  abftraits  auffi  bien  que  concrets.  384.  5-  '2- 
Les  Idées  des  Subftances  ont  à  peine  aucuns 
noms  concrets.  ibid.  Elles  font  differentes 
en  différentes  perfonnes  39t.  5-  r3- 
Nos  Idées  font  prefque  toutes  relatives  180.  g.  3. 
Comment  de  caufes  privatives  on  peut  avoir  des 
Idées  pofinves  88.  g-  4. 

Identique:  Les Propotirions Identiques  n'enfeignent 
rien.  503.  5-  *• 

Identité  n'eftpas  une  Idée  innée. 43.  g.  3,  4,  5. 
Identité  &  diverfité.  258. 
En  quoi  confifte  l'Identité  d'une  Plante.  260.  5-4^ 
Celle  des  Animaux  261.  5-  5- 
Celle  d'un  homme.  261.  g.  6. 
Unité  de  fubftance  ne  conllituë  pas  toujours  là 
même  idée.  262.  g    7.  266.  g.  ir. 
Identité  perfonnelle  264.  g.  9.  Elledépend  de  la 
même  Con-fcience.  265.  g.  ro. 
Une  exiftence  continuée  tiit  l'Identîté.277.5. 29-" 
Identité  &  diverfité  dans  les  Idées,  c'eft  la  pré-, 
miére  perception  de  l'tfprit.  428.  g.  4. 

Ignorance  :  notre  Ignorance  furpafle  infiniment  no; 
tre  Connoiflance.  45  5.  g.  22. 
Caufes  de  l'Ignorance,  ibid.  g.  22. 

1.  Manquer  d'Idées,  ibid.  g.  23. 

2.  Ne  pas  découvrir  la  connexion  qui  eft  entre 
les  Idées  que  nous  avons.  459.  g   28. 

3.  Ne  pas  fuivre  les  Idées  que  nous  avons.  4<5rJ 

§■  3°- 
Imagination.  ro6.  g.  8. 
Imbecilles  8c  Fous.  112.  g.  12,  13. 
Immenfitê.  119.  g.  4.    Comment  nous  vient  cette 

Idée.  t59.  g.  3. 
Immoralités  de  Nations  entières.  29.  g.  9  ,  10. 
Immortalité  :  elle  n'ell  pas  attachée  à  aucune  for? 

me  extérieure.  469.  g.  15. 
Impénétrabilité.  79.  g.  1. 
Imposition  d'opinions  déraifonnable.  548,  g.  4. 
Il  eft  Impossible  qu'une  même  ckofe  [oit  &  ni 

foit  pas  ;  ce  n'eft  pas  la  première  choie  connue. 

21    g.  25. 
ImpojpbUité,  ce  n'eft  pas  une  idée  innée.  43.  g.  3. 
Imprelfton  fur  l'Efprit,  ce  que  c'eft.  9.  g.  5- 
Incompatibilité ,   julqu'où  peut   être  connue.  449} 

5-  15- 
Idées  incomplètes.  298.  g.  r. 

Individuationis  Vrincipium,  fon  exiftence.  259.  g  3« 
Injerer,  ce  que  c'eft.  556.  g-  2. 
Infini,  pourquoi  l'Idée  de  l'infini  ne  peut  être  ap^ 

pliquée  à  d'autres  Idées  auffi  bien  qu'à  celles  de 
Hhhh  l» 


B 


E 


la  Quantité,  puifqu'ellcs  peuvent  être  répétées 
aufïi  fouvent.  160.  g.  6. 

Il  faut  diftinguer  entre  l'idée  de  l'Infinité  de  l'Ef- 
pace  ou  du  Nombre,  6c  celle  d'un  Efpace  ou 
d'un  Nombre  infini.  i6r.  §■  7. 
Morre     Jdée    de    ï  Itifini    elt     fort    obfcure. 
162.  §.  8. 

Le  Nombre  nous  fournit  les  Idées  les  plus  clai- 
res que  nous puiiïions  avoir  de  l'Infini.  163.5.9. 
Notre  Idée  de  1  Infini  elt  une  Idée  qui  groffit 
toujours.  164.  §.  11. 

Elie  eft  en  partie  politive,  en  partie  comparati- 
ve &  en  partie  négative.  165.  §.  15. 
Pourquoi  certaines  gens  croyent  avoir  une  iiée 
d'une  Durée  infinie,  &  non  d'un  Efpace  infini. 
168.3    20. 

Pourquoi  les  Dirputes  fur  X Infini  font  ordinaire- 
ment embarrallées    16;.  5-  il.  293    §.  15. 
Notre  Idée  de  17»,  niié   a   fon    origine  dans  la 
Senfation  6c  dans  la  Réflexion.  170.  §.22 
Nous  n'avons  point  d'Idée  pofitive  de  l'infini. 
164.J.  13.  194    g    16. 
Infinité,  pourquoi  p. us  communément  attribuée  à 
la  Durée  qu'.i  l'Expanfion.  144.  §    4. 
Comment  nous  l'appliquons  à  Dieu  158.  J.  I. 
Comment  nous  acquérons  cette  idée.  ibid. 
L'Infinité  du  Nombre ,  de  la  Durée  &  de  l'Ef- 
pace  confiderée  en  différentes  manières.  163.  §. 
10  ,  rr. 

Veritez  Innées  doivent  être  les  premières  connues. 
22.  5   26. 

Principes  innez.  font  inutiles  fi  les  hommes  peu- 
vent les  ignorer  ou  les  révoquer  en  doute.  32. 

S  n- 

Principes  innez  que    propofe  Mylord  Herbtrt, 
examine?.  3  5.  g.  15 ,  crc. 
Règles  de  Morale   innées   font  inutiles.,  fi  elles 
peuvent  être  effacées  ou  altérées.  38.  5-  20. 
Propofuions  innées  doivent  être  diftinguées  des 
autre?  par  leur  clarté  &  par  leur  utilité.  55  §  21. 
La  Do&vine  des  Principes  innez.  elt  d  une  dan- 
gereufe  coniéquence    58.  J    24. 
'Inquiétude  détermine  feule  la  volonté  à  une  nou- 
velle aétion.  191    5    29.  I9J.  5    31-  I94-Î-33- 
Pourquoi  elle  détermine  la  Volonté.  196.5.  .6, 

37- 

Cau'es  de  cette  Inquiétude.  209.  §.  57,  vc. 
battant,  ce  que  c'eft.  136.  j.  io. 
Intuitif:  Connoifl.ince  intuitive.  432.  5   I- 

N'admet  aucun  doute.  433.  J.  4. 

Conltitué  notre  plus  grande  certitude.  569-  5-  1. 
Jeyt.  177    5-  7- 
jugement,  en  quoi  il  cortfifte  principalement.  109. 

g     2-    OO.    J.    l6. 

Faux  Jugement  des  hommes  par  rapport  au  bien 
&'  au  mal    211    J    60 
Jugement  droir.  543.  J.  4. 
|Jiic Caufe  des  faux  Jxzemsns  des  hommes.  547 .  S-  3 . 


LAngages,  pourquoi  ils  changent.  226.  J.  7; 
En  quoi    confite  le    Langage.  321.  J.  1, 

i.  3- 
Son  ufage.  347.  §.  7.    Double  ufage.  385.  J.  i\ 
Ses  Imperfections.  3^5.  J    1. 
L'utilité  du  Langage  détruite  par  la  fubtilité  des 
Difputes.  4.2   §.  10,  ti. 
En  quoi  conlifte  la  fin  du  Langage.  409.  §.  2  3. 

3M-  5    *• 

Il  n'eft  pas  aifé  de  remédier  à  fes  défauts.  413. 

5-  2. 

11  feroit  néceflaire  de  le  faire  pour  pbilofophîr. 
ibid.  5.  3,  .4,  5,  6, 

N'employer  aucun  mot  fans  y  attacher  une  idée 
cl.  ire  &  dilti'iéte  eft  un  des  remèdes  aux  imper- 
fections du  Langage.  416.  J.  8,  9. 
Se  fervir  des  mots  dans  leur  ufage  propre ,  au- 
tre remède  417.  J    11. 

Faire  connoître  le  fers  que  nous  donnons  à  nos 
paro'es,  autre  remède   418.  J.  12. 
On  peut  faire  connoître  le  lens  des  mots  à  l'é- 
gard des  Idées  fimples  en  montrant  ces  Idées. 
418.  J.  13.     Dans  les  Modes  mixtes  en  définif- 
fant  les  mots.  419.  J   ij.    Et  dans  les  Subftances 
en  montrant  les  choies  &  en  définiiïant  les  noms 
qu'on  leur  donne  421.  5.19,21. 
Langage  propre   32^   5   8. 
Langage  mtelligible.  ibid. 

Liberté,  ce  que  c'eft.  182.5    8,9,    10,  n,  12. 
Elle  n'appartient  pas  a  la  Volonté.  185.5-  M- 
La  Liberté  n'eft  pis  contrainte  lorfju'elle  eft  dé- 
terminée par  le  relultat  de  nos  piopres  délibéra- 
tions. 203.  g.  47  .  48,  49,  50. 
Elle  eft  fondée  fur  un  pouvoir  de  fufpendre  nos 
defirs  particuliers,  ibid.  J  47,  51,  52. 
La  Liberté  n'appaitient   qu'aux  Agents.     187. 
S-  '9 
En  quoi  elle  confifte.   191   5  ^1- 

Libre,  jufqu'où  un  homme  eft  libre.  1S8  5-  21. 
L'Homme  n'elt  pas  libre  de  vouloir  ou  de  ne 
pas  vouloir.  189.  5  22  ,  23  ,  24. 

Libre  arbitre,  h  Liberté  n'appartient  pas  à  la  Vo- 
lonté. 1S5.  5.   '4. 

En  quoi  conliile  ce  qu'on  nomme  Livre  Arbitre. 
203.  J  47. 

Liai   121.  5-  7  ,  8. 

Ufage  du  Lieu   122.  §.  9. 
Ce  n'eft  qu'une  pofition  relative.  122.  5-  ro. 
On  le  prend  quelquefois  pour  1  Efpace  que  rem- 
plit un  Corps.  ;  . 
Le  Lieu  pris  en  deus  fens  148  ,  149.  §■  6  .   7. 

Lo  ique  a  introduit  iVn.a'riié  dans  le  Langage.4CO. 
§  6.  Et  a  arrêté  ie  progrès  de  la  Coanoiflance. 
ibid.  J.  •>  ,  (ye. 

Loi  de  la  Nature  généra'ement  reconnue.  27.  J.  6. 
11  y  a  une  telle  Loi,  quoi  qu'elle  ne  ioit  pas  in- 
née 33.  5-  13.  Ce 


DES      MATIERES. 


Ce  qui  la  fait  valoir,  sfb.  jt,  6, 
lumière:  Dctùv.tion  abfurde  de  la  Lumière.  339. 
$•  io. 

M. 

M  Al,  ce  que  c'eft.  100.  g.  41. 
Martin  (Abbé  de  S.)  3^6-  g.  16. 
Mathématiques ,  quelle  en   ell  la  Méthode.  534. 

g-  '7. 

Comment  elles  fe  perfectionnent.  539.  g.  15. 
Matière  incompreheniîble  dans  fa  cohclion  &  dans 
■  fa  divitibilité.  141-  5-  13-  »*• 

Ce  que  c'elt  que  la  Matière.  404.  5-  i$. 

Si  elle  penfe ,  c'eit  ce  qu'on  ne  fait  pas.  440.  g. 

6.    Qu'on  ne  fauroit  prouver  que  Dieu  ne  puif- 

fe  donner  à  la  Matière  la  faculté  de  penfer.  440. 

§■  6. 

Lz  Matière  ne  fauroit  produire  du  mouvement, 

ni  aucune  autre  chofe.  5 1 5.  g.  10. 

La  Matière  &  le  Mouvement  ne  fauroient  pro- 
duire la  penfée.  ib. 

La  Matière  n'eft  pas  éternelle.  510.  g.  18. 
Maximes.  487.  g.  I  ,  crc. 

Ne  font  pas    feules    évidentes  par  elles-mêmes. 

488.  5-3-  ... 

Ce  ne  font  pas  les  Verriez  les  premieresconnues. 

49i-  5-  9- 

Ni  le  fondement  de  notre  Connoidance.  491. 

§•  10. 

Comment  formées.  531.  g.  3. 

En  quoi  confute  leur  évidence  49*.  g.   10.  569. 

5-   '4- 

Pourquoi  les  plus  générales  Propofitions  éviden- 
tes par  elles-mêmes  pafient  pour  des  Maximes. 

493.  3    il- 

Elles  ne  fervent  ordinairement  de  preuve  que 
dans  les  rencontres  où  l'on  n'a  aucun  befoin  de 
preuve.  500.  g.  15. 

Les  Maximes  font  de  peu  d'ufage  lorfque  les  ter- 
mes font  clairs.  501.  g.  16,  19.  Etd'un  ufage 
dangereux  lorfque  les  termes  font  équivoques. 
499.  5.  11-  10. 

Quand  les  Maximes  commencent  d'être  con- 
nues, n.  g.  9,    11,   13.   p.    13.5.   14.  P-  M- 

g.  16. 

Comment  elles  fe  font  recevoir.  18.  §.  11 ,  11. 
Elles  font  faites  fur  des  Obfervations  particulières. 
18.  J.  11. 

Elles  ne  font  pas  dans  l'Entendement  avant  que 
d'être  actuellement  connues.  18.  g.  n. 
Ni  les  termes  ni  'es  idées  qui  les  compofent  ne 
font  innées.  19  g  13. 

Elles  font  moins  connues  aux  Enfans  &  aux  gens 
fans  lettres.  21.  g.  17. 

Ce  qui  nous  paroit  meilleur  n'eft  pas  une  Règle 
pour  les  aclions  do  Dieu.  48.  §.  il. 
Mémoire,  icj.  g.  1. 


L'Attention ,  la  Répétition  .lePlaiilr,  &la  Dou- 
leur mettent  des  Idées  dans  la   mémoire.  104. 

5  3- 

Dilierence  qu'il  y  a  dans  la  durée  des  Idées  ga- 
vées dans  la  Mémoire    104   g.  4,  5. 
Dansle  rellbuvenir  l'Efprit  e't  quelquefois  aâif, 

6  quelquefois  paffif.  io5.  g.  7. 

Necelïïté  de  la  Mémoire.  ic6.  %.  8.  fes   défauts, 

ïb.  g.  S ,  9. 

Mémoire  dans  les  Fêtes.  107.  g.  10. 
Menagiana  cite   366  g.  16. 
Metaphyjique  &  Théologie  de  l'Ecole,  font  pleines 

de  Propofitions  qui   n'iniïruifent  de  rien.  500. 

5-,  9. 
Méthode  qu'on  employé  dans  les  Mathématiques. 

Î3-4-  8-  h 
Minutes,  heures,  jours,  ne  font  pas  néceffaires  à  la 

durée.  141.5  13. 
Miracles,  fur  quel  fondement  on  donne  fort  con- 

fcntement  aux  Miracles.  554.  §.  13. 
Mifere,  ce  que  c'clt.  ico.  g.  41. 
Modes:  Modes  mixtes.  114.  S.  r. 

Ils  font  formez  par  l'Efprit.  114  g.  z. 

On  en  acquiert  quelquefois  les  idées  par  l'expli- 

cation  de  leurs  noms.  11$.  g.  x. 

D'où  c'eft  qu'un  Mode  Mixte  tire  fon  unité.  îîj. 

5-4- 

Occafion  des  Modes  mixtes.  îiç.  g.  5. 

Modes   mixtes ,  leurs  idées   comment  acquife;, 

"7-  5  9- 

Modes  fimples  &  complexes.  117.  g.  4.  C7  5. 

Modes  fimples.  1 19.  g.  1. 

Modes  du  Mouvement.  170.  g.  î. 
Moral  :  ce  que  c'eft  que  le  Bien  &  le  Mal  Moral. 

179-  g.  5- 

Trois  Règles  par  où  les  hommes  jugent  de  la 

Redtitude  Morale.  180.  g.  6. 

Etres  moraux  comment  fondez  fur  des  Idées  fim- 
ples  de   Senfation  ou   de    Reflexion.   183.   §. 

M.  iÇ- 

Règles  Morales  ne  font  pas  évidentes  par  elles^ 

mêmes.  16.  g.  4. 

Diverfitéd  opinions  fur  les  Règles  de  Morale,  d'où 

vient  17.5.  5,6" 

Règles  Morales,  fi  elles  font  innées,  ne  peuvent  ' 

être  violées  avec  l'approbation  publique.  30.  g. 
n  ,  il,  13. 
Morale  :  La  Morale  eft  capable  de  Démonftration^ 

419-  5-  i<5. 

La  Morale  eft  la  véritable  étude  des  hommes.  536V 

g.  n. 

(  e  qu'il  y  a  de  moral  dans  les  Action»   confifte 

dans  leur  conformité  à  une  certaine  Règle.  184. 

g.  15. 

hautes  qu'on  commet  dans  la  Morale  doivent  S- 
tre  rapportées  aux  mots.  185.  g   16. 
Si  les  difeours  de  Morale  ne  font  pas  clairs ,  c'eft 
la  faute  de  celui  qui  parle.  410.  g.  17. 

Hhhh  1  Ce 


BLE 


Ce  qui  empêche  qu'on  ne  traite  la  Morale  par 
des  argumens  démonfiratifs.     r    Le  défaut  de  fi- 
gues.   2.  Leur  trop  grande  corapofition.  452.  g. 
19.  3.  L'Intérêt.  454.  S-  10- 
Dans  la   Morale  le  changement  des   noms  ne 
change  pas  la  nature  des  chofes.  4^6.  g  9 ,  1 1. 
11  elt  bien  difficile  d'allier  la  Morale  avec  la  né- 
cefiite  d'agir  en  Machine.  34.  g.  14. 
Malgré  les  taux  Jugemens  des  hommes  la  Mora- 
le doit  prévaloir.  218.  5.  70. 
Mets,  le  mauvais  ufage  des  Mots  efl  un  grand  ob- 
ftacle  à  la  Connoiflance.  461.  g.  30. 
Abus  des  mots   397. 

Des  Secles  introduifent  des  mots  fans  leur  atta- 
cher aucune  lignification.  398.  g.  2. 
Les  Ecoles  ont  fabriqué  qumtité  de  mots  qui  ne 
lignifient  rien.  ibid.    Et  eu  ont  obfcurci  d'autres. 
4:0.  g.  6. 

Qui  tout  fou  vent  employez  fans  aucune  fignifi- 
cation.  398.  g.  3. 
Jnconft.iiice  dans  l'ufage  des/wtteftun  abus  des 

mots.  w>-  S-  5-      ,       , 

L'obfcurité ,  autre  ab.is  de?  mots.  400.  5.  6. 

Prendre  les  mots  pour  des  chofes,  auire  abus.  403. 

S-  14 

Qui  font  les  plus  fujets  à  cet  abus  des  Mots.  ib. 

Cet  abus  des  Mots  e(l  une  caufe  de  l'obftination 

dans  l'Erreur.  405.  g.  16. 

Faire  fignifier  aux  mots  des  Eflences  réelles  que 

nous  ne  connoilîbns  pas,  elt  un  abus  des  mots. 

itîd.  §.  17.  18. 

Suppofer  qu'ils  ont  une  fignificaiion  certaine  & 

évidente,  autre  abus.  408.  g    22. 

L'Ufage  des  Mots  elt,  1.  de  faire  connoître  nos 

Idées  aux  autres;    2.     promptement;  3.  &  de 

donner  par-là  la  connoiflance  des    choies.  409. 

J.  23. 

Quand  c'eft  que  les  Mots  manquent  à  remplir  ces 

trois   fins.  ibid.   &c.    Comment  à  l'égard   des 

Stibllances.  41t.  g.  32.    Comment  à  l'égard  des 

Modes  &  des  Relations.  41  r.  g  33. 

L'abus  des  mots  caufe  de  grandes  erreurs.  414. 

5-  4- 

Comme  l'Opiniâtreté,  ihii.  g.  5.  Les  Difpu- 
tes  415.  g.  6. 

Les  Mots  fignifient  autre  cliofe  dans  les  Recher- 
ches, &  autre  chofe  dans  les  Difputes.  415.  g.  7. 
Le  lens  des  Mets  elt  donné  à  connoître  dans  les 
Idées  fimples  en  montrant.  419.  g.  14.  Dans 
les  Modes  mixtes  en  définiflant.  il.  g.  15.  Et 
dans  les  Subitancesen  montrant  &:  en  définiflant. 
421   g.  19,  11,  22. 

Conféquence  dangereufe  d'apprendre  première- 
ment les  mots  &  eniuite  leur  fignirkation.  423. 

$•  *4. 

il  n'y  a  aucun  fujet  de  honle  à  demander  aux 
hommes  le  fens  de  leurs  mots  lorsqu'ils  fontdou: 
tçux.  414.  g.  zj. 


11  faut  employer  conftamment  les  mots  dans  le 

même  fens.  426.  g.  16. 

Ou  du  moins  les  expliquer  lorfque  la  difpute  ne 

les  détermine  pas  tb.  g.  27. 

Comment  les  mots  lont  faits  généraux.  313.  g.  3. 

Mots  qui  fignifient  des  chofes  qui  ne  tombent  pas 

fous  les  fens,  dérivez  de  noms  d'idées  fenfibles. 

3^3-  5   S- 

Les  Mots  n'ont  point  de  lignification  naturelle. 
324    g.  1. 

Mais  par  impoiïnon.  327.  g.  8. 
Ils  lignifient  immédiatement  les  idées  de  celui 
qui  parle.  32.;.  g.  1,2,  3.  Cependant  avec 
un  double  rapporr,  1.  aux  Idées  qui  font  dans 
l'Efprit  de  celui  qui  écoute:  2.  à  ia  réalité  des 
chofes.  326.  g.  4  »  S- 

Les  Mots  font  propres  par  l'accoutumance  à  ex- 
citer des  Idées.  416.  g  6. 
On  les  employé  fouvent  fans  lignification.  327. 

g-  7- 

La  plupart  des  mots  font  généraux.  328.  g.  1. 
Pourquoi  certains  Mots  d'une  Langue  ne  peu- 
vent point  être  traduits  en  ceux  d'une  autre.  3,47. 
g.  8. 

Pourquoi  je  me  fuis  fi  fort  étendu  fur  les  Moti. 
352.  g.  16. 

11  faut  être  fort  circonfpect  a  employer  de  nou- 
veaux mots  ou  dans  des  lignifications  nouvelles. 
380.5.51. 

Ufage  civil  des  Mots.  385.  5.  3.    Uiage  Philo- 
fophique.  tb.  Sont  fort  dirïérens.  392.  g,  rç. 
Les  Mots  manquent  leur  but    quand  ils  n'exci- 
tent pas  dans  l'Efprit  de  celui  qui  écoute,  la  mê- 
me idée  que  dans  l'Efprit  de  celui  qui  parle.  386. 

5-4- 

Quels  mots  font  les  plus  douteux ,  &  pourquoi. 
386.  g.  5.  &c. 

Les  Mots  ont  été  formez  pour  l'ufage  de  la  vie 
commune.  278.  g.  2. 
Mots  qu'on  ne  peut  traduire.  226.  g.  6. 
Mouvement,  lent  ou  fort  prompt,  pourquoi  im- 
perceptible. 13*;.  g  7. 

Mouvement  volontaiie  inexplicable.  522.  g.  19. 
Définitions  abfurdes  du  Mouvement.  339.  g.  8 ,  9. 

N. 

NECESSITE'.    184.   g.  13. 
Négatif.  Termes  négatifs.  323.  g  4. 
Nom  s  négatifs  fignifient  l'abience  d  Idées  po- 
fitives.  88  g.  5 
M.  Newton.  .94  g.  ir. 
Noms  donnez  aux  Idées,  ur.  g.  8. 

Noms  d'Idées  morales,  établis  par  une   Loi,  ne 
doivent  pas  être  changez.  509.  §.  10. 
Noms  de  Subftances,  fignirians  des  Eflences  ré- 
elles ne  font  pas  capables  de  porter  la  certitude 
dans  l'Entendement.  478.  g.  5. 

LorP- 


DES      MATIERES. 


Lorfqu'ils  fignifient  des  cffcnces  nominales  ils 
peuvent  faire  quelques  Propofitions  certaines, 
mais  en  fort  petit  nombre.  479  g.  6. 
Pourquoi  les  hommes  mettent  les  noms  4  la  pla- 
ce des  Effences  réelles  qu'ils  ne  connoiffcnt  pas. 
406.  5.  19. 

Deux  faufles  fuppofitions  dans  cet  ufage  des 
noms.  407.  $.  11. 

Il  eft  impoflible  d'avoir  un  nom  particulier  pour 
chaque  chofe  particulière.  318    g.  z.    Et  inutile. 
ib.  g.  3- 
Quand  c'eft  qu'on  employé  des  noms  propres. 

y-  •  s  4. 5.  ,  „ 

Les  noms  fpecifiques  font  attachez  a  1  Eflence  no- 
minale. 335.  g   16 

Les  nous  des  Idées  fimplcs ,  des  Modes,  Se  des 
Subftances  ont  tous  quelque  chofe  de  particulier. 

337-  5-i- 

Ceux  des  Idées  fimples  &  des  Subftances  fe  rap- 
portent aux  chofes.  ibid   g.  z. 
Ceux  des  Idées  fimples  &  des  Modes  font  em- 
ployez pour  défigner  l'eflence  réelle  &  la  nomi- 
nale, ibid.  g.  3. 

Koms  d'Idées  fimples   ne  peuvent   être  définis. 
338.  5   4  Pourquoi,  ib.  g.  7. 
Ils  lont  les  moins  douteux.  342.  g.  1  j. 
Ont  très-peu  de  fubordinations  dans  ce  que  les 
Logiciens  appellent  Linea  prtdkamtntalis,  343. 

f.  16. 

Le^  noms  des  Idées  complexes  peuvent  être  dé- 
finis, g  iz. 

Les  noms  des  Modes  mixtes  fignifient  des  idées 
arbitrai-es.  344.  g.  z  ,  3.  376  g.  44.  Ils  lent  en- 
femble  les  parties  de  leurs  Idées  complexes.  349. 

g.  10.  Us  lignifient  toujours  l'effence  réelle.  351. 
g.  14.  Pourquoi  appris  ordinairement  avant  que 
les  Idées  qu'ils  lignifient  foient  connues,  ib.  g.  15. 
Noms  des  Relations  compris  fous  ceux  des  Mo- 
des mixtes.  351.  g.  '6. 

Les  noms  généraux  des  Subftances  fignifient  les 
fortes  353.  g.  1. 

'lires  pour  dîfignerles  Efpèces.  374.  g.  39. 
Les  noms  propres  appartiennent  uniquement  aux 
Sublfances.  375.  5  -iz. 

Noms  des  Modes  conliderez  dans  leur  première 
application.  376.  5    44,45. 
Ceux  des  Subftances  conliderez  de  même  378. 
J.46. 

Les  noms  fpecifiques  fignifient  différentes  chofes 
en  différens  hommes.  37g.  §.  48. 
Ils  font  mis  à  la  place  de  la  chofe  qu'on  fuppofe 
avoir  l'effence  réelle  de  i'hlpèce  379  5  4;. 
Noms  des  ;"woJes  mixtes  fouvent  douteux  à  cau- 
fe  de  la  grande  compofuion  des  Idées  qu'ils  fi- 
gnifient. ^87.  g.  6. 

Parce  qu'ils  n'ont  point  de  modelle  dans  la 
Nature.  il>  g.  7.  Parce  qu'on  apprend  le  fou 
avant  la  lignification.  389.  g.  9, 


Noms  des  Subftances  douteux,"  parce  qu'ils  fé 

rapportent  à  des  modelles qu'on  ne  peut  connoî- 
•  tre  ou  du  moins  que  d'une  manière  imparfaite. 

390.  g.  n. 

11  eft  difficile  que  ces  noms  ayent  des  lignifica- 
tions déterminées  dans  des   recherches  philofo» 

phiques.  391  g.  15. 

Exemple  furie  nom  de  liqueur.  393.  g.  16. 

Le  nom  d'or.  391.  g.  13  ,  6c  393.  g.  17. 

Noms  d'Idées  fimples  pourquoi  les  moins  dou- 
teux. 394.  §.  18. 

Les  idées  les  moins  compofées  ont  les  noms  les 

moins  douteux.  395.  §.  19. 
Nombre.  154.  g    1. 

Modes  de  Nombres  font  les  Idées  les  plus  diftinc- 

tes.  ib  g.  3. 

Démonftrations  fur  les  Nombres  font  les  plus  dé- 

teiminées.  ib.  g.  4. 

Le  Nombre  elt  une  mefure  générale.  157.  g.  8. 

11  nous  fournit  l'idée  la  plus  claire  de  l'Infinité. /'£. 

&  i54.  g.  13. 
Notions.  124.  J.  z, 

O. 

OBscuniTt'  inévitable    dans    les  Anciens 
Auteurs.  389.  g.  10. 

Quelle  eft  la  caufe  de  Yobfcurité  qui  fe  ren- 
contre dans  nos  Idées.  zK8.  §.  3. 
Ob/linez,  ceux  qui  ont  le  moins  examiné  les  cho~ 

fes  font  les  plus  obftinez.  547.  g.  3. 
Opinion,  ce  que  c'eft.  544.  $.  3.  598.  g.  17. 

Comment  les  Opinions  deviennent  des  Principes. 

39.  g.  zz,  23,  24,  25,26. 

Les  Opinions  des  autres  font  un  faux  fondement 

d'affentiment.  546.  g.  6. 

On  prend  fouvent  des  Opinions  fans  de  bonnes 

preuves.  547.  §.  3. 
L'Or e(l fixe,  différentes  fignifications  de  cette  Pro- 

pofition   379.  g.  50. 

L'Eau  paffe  à  travers  l'Or.  80.  g.  4. 
Organes.  Nos  Organes  font  proportionnez  à  notre 

état  dans  ce  Monde.  235.  g.  iz,  13. 
Oh  &  Quand,  ce  que  c'eft.  149.  g.  8. 

P. 

1)Articuies  joignent  enfemble  les   parties 
du  dil'cours  ou  les    fentences  entières.  381. 
%.  r. 
C'eft  des  particules  que  dépend  la  beauté  du  Lan- 
gage ib.  §.  z. 

Comment  on  en  peuteonnoître  l'ufage.  ibid.  g  3J 
Elles  expriment  cettaines  aérions  ou  difpolitions 
de  l'Elprit.  382-  g.  4. 
Mr.   Pafcul  avoit  une  excellente  mémoire.  107. 

t  9- 

fajj.on    zz9   $.  n, 

Hhhh  3  Cpn> 


T 


B 


E 


Comment  les  Papous  nous  entraînent  dans  l'Er- 
reur. 595-  g.  ii.' 

Elles  roulent  fur  le  Plaïfîr  &  la  Douleur.  1-5.  $.  3 
Rarement  une  Paffion  exifte  toute  feule-  195. 
§.  39. 

Péché ,  chez  différentes  perfonnes  lignifie  des  actions 
différentes.  37.  5. 19. 

Ptnfée.  C'elt  une  opération  &  non  l'Effence  de  l'A- 
me. 64.  §.  10.  174.5.4. 

Modes  de  penfer.  173.  5-  1,2.  Manière  ordinaire 
dont  les  hommes  penfenr.  473.  g.  4.  La  penfée 
fans  mémoire  elt  inutile.  67.  g.  15. 

Perception  de  trois  efpèces.  [8  1.  >.  s. 

Dans  la  Perception  l'Efprit  elt  pour  l'ordinaire  paf- 
fif.  97.  S.  1. 

C'elt  une  impreffion  faite  fur  l'Efprit. ibid.§.  2,  3. 
Dans  'e  ventre  de  nos  Mères.  98.  g.  5. 
Différence  entre  la  perception  &  les  Idées  innées. 
ibid  A. 6. 

La  Perception  met  de  la  différence  entre  les  Ani- 
maux &  lec  Végétaux.  101.  g.  11. 
Les  dirTérens  dégrez  de  la  Perception  montrent  la 
fageffe  &  la  bonté  de  celui  qui  nous  a  faits,  ibid. 
g.  il. 

i_a  Perception   appartient  à  tous  les  Animaux. 
loi.  5.14. 
C'elt  la  première  entrée  à  la  connoiffance.  ibid. 

S.15. 

Perroquet  qui  parlerait  raifonnablement,  s'il  paffe- 
roit  dès-là  pour  homme ,  &  s'il  en  porteroit  le 
nom.  262.  5-  8. 

Personne,  et  que  c'eft.  264.  §.9.  Terme  du  barreau. 
175    *-*6. 

La  même  con-feience  feule  fait  la  même  perfona- 
l'rté.  167.  §.13.  273  5.23. 
La  même  Ame  fans  la  même  con-feience  ne 
fait  pas  îa  même  perfonalité.  269  §.  15. 
La  Recompenfe  &  la  Punition  fuivent  l'Identité 
perfonnelle.  271.  g.  18. 

Phyfique.  La  Phyfique  n'eit  pas  capable  d'être  une 
Science.  458.5.16.  $36.  g  10,  Elle  eft  pour- 
tant fort  utile.  537.  §.  12.  comment  elle  peut 
être  perfectionnée,  ibid.  ce  qui  en  a  empêché 
les  progrès,  ibid. 

Plaijir  &  douleur.  175.  g.  r.  178.5. 15,  r 6. 
Se  joignent  à  la  plupart  de  nos  Idées.  84  5  2. 
Pourquoi  ils  font  attachez  à  différentes  actions. 
ibid  5.  3. 

Preuves.  433.  5.3. 

Principes  pratiques  ne  font  pas  innez.  14.  g.  r.  ni 
reçus  avec  un  confentement  univerfel.  25.  5-  2. 
Ils  tendent  à  l'action  ibid  5.  3  Tout  le  mon- 
de ne  convient  pas  fur  leur  fujet.  34.5.14.  Ils 
font  differens.  39.  i.  21. 

Principes ,  ne  doivent  pas  être  reçus  fans  un  fevére 
examen.  532.  g  4.  593.  5. S. 
Mauvaifes  coniéquences  des  faux  Piincipes.iW. 


Nul  Principe  n'efl  Inné,  7.5.  t.    Ni  reçu  avec  un 

confente nent  univerfel.  8.  §.2,3.  trt 

Comment  on  acquiert  ordinairement  les  Princi- 

pes.  39.  5.  22.  ère. 

Ils  doivent  être  examinez.  41.  5- 27 

Ils  ne  font  pas  innez,  li  les  Idées  dent  ils  font 

compofez  ,  n.  font  pas  innées.  42.  g.  1. 

Ter  ces  privatifs.  323.  5  4. 

Probabilité,  ce  que  c'  lt.    543    5-  T>3- 
Les  fondemens  de  la  Probabilité.  545.  g.  4. 
Sur  des  matiérï  s  de  fait.  548.  g.  6. 
Comment  nous  devons  juger  dans  des  Probabili- 
tés.. 545.  fi.  5. 

Difficultez  dans  les  Probabilités..  551.  g.  9» 
Fondemens  de  Probabilité  dans  "la  ipeculaticn. 
553.5.12. 

ratifies  règles  de  Probabilité.  5,91.  ~r . 
Comment  des  Efprits  prévenus  évitent  de  fe  ren- 
dre à  la  Probabilité.  5-6.  g.  13. 

Propriétés,  des  Eiïences  fpecitiques  ne  font  pas  con- 
nues. 362.  5-'9- 

Les  Proonétez.  des  chofes  font  en  fort  grand 
nombre  309  5- 10.  314-  5-  24. 

Proportions  Identiques,  n'enfeignent  rien.  504. §.2. 
Ni  les  génériques.  506   5  4,  510.5.13. 
Les  Propofitions  où  une  partie  de  la  Définition  efi: 
affirmée  du  fujet,  n'apprennent  rien.  506.  g.  5, 
6.  Sinon  la  lignification    de  ce  mot.  508.  g-  7. 
Les  Proportions  généra'es  qui  regardent  les  fubf- 
tances  font  en  général  ou  frivoles  ou  incertaines. 
ibid.  §.  9.     Propofitions  purement  verbales  com- 
ment peuvent  être  connues.  510.  g.  12. 
Termes  abftraits  affirmez  l'un  de  l'autre  ne  pro- 
duifent  que  des  Propofitions  verbales  ibid.  Com- 
me aulli  lors  qu'une  partie  d'une  Idée  complexe 
eft  affirmée  du  tour.  510.  §.13. 
Il  y  a  plus  de  Proportions   purement  verbales 
qu'on  ne  croit,  ibid. 

Les  Propofitions  univerfelles  n'appartiennent  pas 
à  l'eriftence.  512.  g.  1. 

Quelles  Propofitions  appartiennent  à  l'exiitence. 
ibid. 

Certaines  Propofitions  concernant  l'exiitence  font 
particulières,  &  d'autres  qui  appartiennent  à  des 
Idées  abitraites ,  peuvent  être   générales..  529. 

$••3- 

Proportions  mentales.  473.  §.  3.  &  5. 
Verbales,  ibid. 

Il  elt  difficile  de  traiter  des  Propofitions  mentales. 
473-  §-3.4- 
Puiffance,  comment  nous  venons  à  en  acquérir  l'i- 
dée. 179.  j.  r. 

Puiffance  active  &  palîîve.  ibid.  g.  2. 
Nulle  puijjance  paflive  en  Dieu,  nulle  puiffance 
active  dans  la  Matière;  active  &  palti\e  dans  les 
Efprits.  ibid. 

Notre  plus  claire  Idée  de  Puiffance  active  nous 
vient  pat  Réflexion.  1  £0.5.4, 

Le* 


DES      MATIERES. 


Le  s  Puiflanccs  n'opèrent  pas  fur  des  Puiffances. 
187.  J.18. 

Elles  "contlituent  une  grande  partie  des  idées  des 
Subftances.  233.  §.7. 
l'ourquoi.  134.  §.  8. 

PuifTarce  ell  une  idée  qui  vient  par  Senfation& 
pas  Reflexion.  86.  J.  8. 
Punition,  ce  que  c  ell  279-  g  5. 
La  Punition  &  la  Recompenfe  font  attachées  à 
la  Con-Jcience.  271.  5- 18.  175.  g.  16. 
L'n  homme  yvre  qui  n'a  aucun  l'entimcnt  de  ce 
qu'il  fait,  pourquoi  puni.  273.  g  22. 


QU  a  1 1  t  e'  :    fécondes  Qualitez ,   leur   con- 
nexion ou  leur  incompatibilité  inconnue. 
447.  §  u. 
Qualitez.    des    Subilances   peuvent   à   peine  être 
connues  que  par  expérience.  448.  §.14. 16. 
Celles" des  Subftances  fpirituelles  rcoinsque  celles 
des  Subftances  corporelles.  451.  g.  17. 
Les  fécondes  Qualitez.  n'ont  aucune  liaifon  con- 
cevable entre  les  premières  Qualitez  qui  les  pro- 
duifent  447.5.11,13  SC28. 
Les  Qualité*  des  Subilances  dépendent  de  caufes 
éloignées.  4SZ.  $.  11,   Elles  ne  peuvent  être  con- 
nues par  des  Descriptions.  411.  5  2.1. 
Les  fécondes  Qualitez  jutqu'où  capables  de  dé- 
monftration.  436  g.  11,  iz,  r3.    Ce  que  c'eft. 
89.5  8.  343-  §  16 

Comment  on  dit  qu'elles  font  dans  les  Chofes. 
298  S.  z. 

Les  fécondes  Qualitez  feroient  autres  qu'elles  ne 
paroill'ent  fi  l'on   pouvoit  découvrir  les  petites 
p.;  des  des  Corps.  135.  §.  ri. 
Premières  Qualitez   Çç>.  5.  9.     Comment  elles 
produifent  des  Idées  en  nous.  90.  g.  iz. 
Secondes  Quai  tez.  00, 9r.  g.  13, 14,  15. 
Les  Premières  Qualitez  reffembent  à  nos  Idées, 
îk  non  les  fécondes.  9r.  §.15, 16.  &c. 
Trois  fortes  de  Qualitez   dans  les  Corps  95-  g- 
23.  &  97J.Z6. 

Les  ferondesUualitez  font  de  fimplcs  puiffances. 
95  g  13  Z4.M- 

Elles  n'ont  aucune  liaifon  vifible  avec  les  pré- 
«îiéres  Qualitez.  <,6.  5- -5. 


R 


R. 

A 1  s  o  •.  :  es^pnneations  de  ce  mot. 

5"-  5  i- 

<  e  que  c'eft  que  la  Raifon.  556.  g  1. 

.  quatre  pal  5-3 

Où  c'(  n  rous  manque.  5^7.  J.  9. 

vfiûire  par  tout  hormis  dans  l'iniui- 
tion.  56  •   J   i  1 
Ce  que  c'elt  que  Jdon  U  Raifon  ,  contraire  à  la 


Raifon,  &  au  deffus  de  la  Raifon.  572.  5-  23I 
Confédérée  en  oppofuion  à  la  Foi,  ce  que  c'eft. 

573-  5-i- 

Elle  doit  avo  r  lieu  dans  les  matières  de  Reli- 
gion. <8o.  5  '!■ 

Elle  ne  nous  lert  de  rien  pour  nous  faire  con- 
noître  des  \  entez  innées.  1  > .  §•  9. 
L'acquifnion  des  Idées  générales,  des  termes  gé- 
néraux ,  &  la  Raifon  croùîent  ordinairement  en- 
l'emble.   14   g.rj 

Recompoife,  ce  que  c'c^l.  Z79.  g.  j. 

Béel.  idées  réelles.  296. 

Réflexion,  6..  g.4- 

Relatif  ?50.  g  '• 

Quel  u.s  termes  Relatifs  pris  pour  des  dénomi- 
nation   externes.  251.  g.  2.    Quelques-uns  pour 
des  termes  abfolus.  zjz.  5.3. 
Comment  on  peut  les  connoître.  254.  g  10. 
Plu.'eurs  Mots^uoiqu'abfolus  en  apparence  font 
relatifs.  157.  g;6. 

Relation    1 18.  g  7.  Z50.g   T. 

Relation  proportionnelle.  277.  g.  r. 

Natur  lie.    hbid.  g.  2. 

Dinftitutim.  278^.3.   Morale.  279.  g.  4. 

11  y  a  quantité  de  Relations.  285.  g.  17. 

fclles  le  lerminent  à  des  Idées  ilmples.  ibid.§.i$. 

Notre  Idée  de  la  Relation  eft  claire.  z86.  19. 

Noms  de  Relations  douteux,  ib'd.  g.  19. 

Les  Relations  qui  n'ont  pas  de  termes  corrélatifs 

ne  font  pas  )i  communément  obfervées.  251. g  2. 

La  Relation  eft  différente  des  choies  qui  en  font 

le  fuet.  Zs2.  g.4. 

Les  Relations  changent  fans  qu'il  arrive  aucun 

changement  t'a'.is  le  fujet.  ilid.  g. 5. 

La  Rehtion  ell  toujours  entre  deux  chofes.  ibid. 

5-6. 

Toutes  chofes  font   capables  de  Relation.  253. 

s  7. 

L'Idée  de  la  Relation  fouvent  plus  claire  que  cel- 
le des  choies  qui  en  font  le  fujet.  ihid.  g.  t. 
Les  Relations  fe  terminent  toutes  à   des  Idées 
fimples  venues  par  Senfation  ou  par  Reflexion. 

254'  5-9 
Religion.  Tous  les  hommes  ont  du  temps  pour  s  en 

informer.  590.  g  3. 

Les  Préceptes  de  la  Rt'.'rjcn  Naturelle  font  évi- 

derh   397.  g  23 
Remintfcin;c    55.  g  20.  S:  Ic6    g.  7.     Ce  que  ceft. 

173  5». 

Ref>  1  tation  :  elle  a  beaucoup  de  pouvoir  dans  la  vie 

or<  11 

Révélation  :  fondement  d'  Gentiment  qu'on  ne  peut 

mettre  en  queilion.  J55, 

La  -         ■  '.aie   ne  peut  introduire 

da::-  1  nine  ni  -  3  tl- 

le  n'e'l  pas  fi  certaine  que  notre  Raifon  ou  nos 

Sens.  575   g.4. 

Dans  des  matières  de  rayonnement  nous  n  a- 

JOÛS 


TABLE 


voim  pas  befoin  de  Révélation.  576.  g.  5. 

La  Révélation  ne  doit  pas  prévaloir  fur  ce  que 

nous  connoiflbns  clairement.  576.5.  5.  579.5.10. 

Elle  doit  prévaloir  fur  les  Probabilité!  de  la  Rai- 

fon.  578.  5.8  9. 
Rhétorique,  c'el\  l'Art  de  tromper  les  hommes.  411. 

.5-34- 
Rien.-  c'eft  une  demonftration  que  Rien  ne  peut 

produire  aucune  chofe.  513.  5-  3. 


SA  b  l  b  ,  b'anc  à  l'œuil ,  pellucide  dans  un  Mi- 
crofcope.  23c.  g   11. 
Sagacité,  ce  que  c'eft.  556.  §.  1. 
Sang  ,  comment  il  paroît  dans  un  Microfcope.235. 

5-  n- 
Savoir;  mauvais  état  du  Savoir  dans  ces  derniers 

fïédes  400.  5.7.  vc. 

Le  Savoir  des    Ecoles  confifte  principalement 

dans  l'abus  des  termes.  400.  5.8.  vc. 

Un  tel  Savoir  eft  d'une  dangereufe  conféquence. 

401.  J.  11. 
Sceptique,  perfonne  n'eft  aflez  fceptique  pour  dou- 
ter de  fa  propre  exiftence.  512.5  2. 
Science  :  diviiion  des  Sciences  par  rapport  aux  cho- 

fes  de  la  Nature ,  à  nos  Aérions ,  &  aux  lignes 

dont  nous  nous  fervons  pour  nous  entre-commu- 

niquer  nos  penfées.  600.  5- 1.  ve. 

Il  n'y  a  point  de  Science  des  Corps  naturels.  459. 

S.  29. 
Sens,  pourquoi  nous  ne  pouvons  concevoir  d'autres 

Qualitez  que  celles  qui  font  les   objets  de  nos 

Sens.  76.  5.3. 

Les  Sens  apprennent  à  difeerner  les  Objets  par 

l'exercice.  422.  5.21. 

Ils  ne  peuvent  être  affeétez  que  par  contacl,436. 

S-  11. 

Des  Sens  plus  vifs  ne  nous  feroient  pas  avanta- 
geux. 236.  5.  iî- 

Les  Organes  de  nos  Sens  proportionnez  à  notre 

Etat  235.  5.11. 
Senfation.(.i.§  3.    Peut  être  difiinguée  des  autres 

perceptions.  437.  5. 14. 

Expliquée,  90.  5. 12,13,  r4>iï>ic>,  &c. 

Ce  que  c'eft.  173  S-1- 
Connciflance  fenfible  aufïï  certaine  qu'il  le  faut. 
526.5  8. 

Ne  va  pas  au  delà  del'aéte  préfent.  527.  5.9. 
Jdées  /impies.  75   J.  r. 

Ne  font  pas  formées  par  l'Efprit.  ibid.  g.  2. 

Sont  les  matériaux  de  toutes  nos  Connoiflances. 

87.5.10. 

Sont  toutes  pofitives.  ibid.  J.  1. 

Fort  différentes  de  leurs  Caufes.  ibid.  g.  î,  3. 
Solidité:    79-5-  '•    'nfeparable  du  Corps  ibid.§.  1. 

Par  elle  le  Corps  remplit  l'Efpace.  ibid.  5.2.  on 

çn  acquiert  l'idée  par  l'attouchement,  ibid. 


Comment  difiinguée  de  l'Espace.  80.5.3.  Et  de 

la  dureté,  ibid.  §.4. 
Soi,  ce  qui  le  continue.  270.5, 17.    271.  5,10.  5c 

271.  5  23,14,25. 
Son,  fes  Modes.  171.  5.3. 
Stupidité.  106  g.  8. 
Sut fiance.  130.  5- 1. 

Nous  n'en  avons  aucune  idée.  52.  5. 18. 

Elle  ne  peut  guère  erre  connue.  447.  5.  n.&c. 

Notre  certitude  touchant  les  fubllances  ne  s'é- 
tend pas  fort  loin.  479.  5.7.  486  5. 15. 

Dans  les  Subfiances  nous  devons  rectifier  la  ligni- 
fication de  leurs  noms  par  les  chofes  plutôt  que 

par  des  définitions.  423.  5  24. 

Leurs  idées  font  iîngulieres  ou  collectives.  118. 

5-6". 

Nous  n'avons  point  d'idée  diftinéte.  delà  Subflan- 
ce.  125.  5.  18.19. 

Nous  n'avons  aucune  idée  d'une  pure  Subftance. 

230.5.2. 

Quelles  font  nos  Idées  des  différentes  fortes  de 

Subftances.  231   §.3,4. 6. 

Ce  qui  eft  à  obferver  dans  nos  Idées  desSubftan- 

ces.  248  5.  37. 

Idées  collectives  desS  ubftances.  249.  font  des  I- 

dées  finguliéres.  ibid.  5. 2. 

Trois  fortes  de  Subftances.  259.  5.  2. 

Les  Idées  des  Subftances  ont  un  double  rapport 

dans  l'Efprit.  30  t.  5-6. 

Les  propriété!  des  Subftances  font  en  fort  grand 

nombre,   &  ne  fauroient  être  toutes  connues. 

304.5.9,10. 

La  plus  parfaite  idée  des  Subftances.  233.5.  7. 

Trois  fortes  d'Idées  continuent  notre  Idée  com- 
plexe des  Subftances.  234.  5-  9. 
Subtilité,  ce  que  c'eft.  400.  §.  8. 
SucctJJion ,  Idée  qui  nous  vient  principalement  par 

la  fuite  de  nos  idées.  86.  5-9.    135.  5-6. 

Et  cette  fuite  d'Idées  en  eft  la  mefure.137.  §,12. 
Syllogifme,  n'eft  d'aucun    fecours  pour  rnifonner. 

557-  5-  4. 

Son  ufage.  ibid. 

Inconveniens  qu'il  produit,  ibid. 

Il  n'eft  d'aucun  ufage  dans  les  Probabilité!.  565.' 

S-î- 

N'aide   point  a  faire  de  nouvelles  découvertes. 

ibid.  5  6. 

Ou  à  avancer  nos  Connoiflances.  566.  $.  7. 

On  peut  faire  des  fyllogïfmes  fur  des  chofes  parti- 
culières, ibid  5.8. 

•r. 

TEmoignage,  Comment  fes  forces  vien- 
nent à  s'aftbiblir.  5 5 1 .' 5- IO- 
Temple  (le  Chevalier)  conte  qu'il  fait  d'un  Per- 
roquet. 262.  5-  81 
Ttmj>s,  ce  que  c'eft.  138.  J.  17. 


DES       MATIERES, 


11  n'eft  pas  la  mefure  du  Mouvement.  141. 5  «• 

Le  jJt*  &  le  Lieu  kmt  des  Port^onS  dlt  à    / 
de  U  Purée  &  de  l'Expanfion  infimes.  148.  S- 

Deux  fortes  de  temps,  ibid.  SA  7- 

Les  dénomination»  prifes  du  few/>*  font  relatives. 

fljoWft  néceffare  dans  lïtat  où  eft  notre  Con- 

UTmfrtptâ  gr'and  V«  fit  p">tiet ,  ufage  de  cet 
Axiome.  498.  5.  1 1  •  , 

2o.w  &  P<ir/(e  ne  font  pas  des  Idées  mnees.  44- 

TrlÈ'uon,  la  plus  ancienne  eft  la  moins  croyable. 

5  S  T.  g.  1^.. 

Trtfejfe,  ce  que  c  eft.  i77-4-a- 
V. 

VA  e  1  e  t  e"  dans  les  pourfuites  des  hommes, 
d'où  vient.  107.  g- S4-  _,    .t,  . 

yWré.cc  que  Ccft  47i- p-S-9-  Vçntcdc 
penfee.  473  $•  3/<;  De  paroles.  ,*«*.  S;  3,  Y£ 
rite  verbale  6c  réelle  47S-  §•>?•  ,  Wo,af  * 
Meuphvfique.  476.  §■  !  t-  Générale  rarement 
S  qVentant  qVélle  eft  e^prim  e  par  des 
paroles.  477  J  h    ^  quoi  elle  conhfte.  3H- 

r«««î9ce  que  c'eft  réellement.  36.  $.  18. 
Gc  que  c'eft  dans  Implication  commune  de  ce 
mot.  181.  §  io,tr. 


La  Vertu  eft  préférable  au  vice,  fuppole  feu- 
lement une  fimple  pollibilité  d'un  Etat  à  venir, 
n8.  S.70.  _        ,      ' 

Vice,  il  confifte  dans  de  faufles  mefures  du  Bien. 

598  $.  16. 
ViJibU,  le  moins  vifible.  151.  §•<?• 
Vnite:  idée  qui  vient  par  Senlation  &  par  F. 
xion.  86.  g.7. 

Suggérée  pour  chaque  chofe.  154.  S-  r. 
Vmverfaliti  n'eft  que  dans  les  lignes.  331.  S-  ri. 
Vmvtrfatix  ,  comment  faits,  m.  g- 9- 
Volition,  ce  que  c'eft.  f8i  g  5.  &  185.5  ij. 
Mieux  connue  par  reflexion  que  par  des  mot*. 

Volontaire,  ce  que  c'eft.  181.  5-5-  183.  g.  u.  8ç 

191.  «.18.  „      . 

ro/ow/é,  ce  que  c'eft    181.  5.5-    i8j.  J-ifc   ÏJI. 

5.19.  ce  qui  détermine  la  Volonté.  19!.   J.19. 
Elle  eft  fouvent  confondue  avec  le  Delir.  19*. 

Elle  n'influe  que  fur  nos  propres  actions,  ibii. 
C'eft  à  elles  quelle  le  termine.  199.15.40. 
La  Volonté  eft  déterminée    par  la  plus  grande  ta* 
g«i*/«<fc  préfente,  &  capable  d'être  éloignée.  199. 

La ^ Volonté  eft  la  Puifiar.ee  de  vouloir.  83.  J.  5, 
K««fc:  ileftpoffible.  117-  5- i'-,  , 

Le  Mouvemert  prouve  le  Vmdt.  118.  S-t». 
Nous  avons  une  idée  de  Vmdt.  80.5.  3.  «  ci, 


F     I     N. 


Ca* 


Corrections  à-  fautes  tfimp'cfjîcn. 


Quoique  j'enfle  revu  avec  beaucoup,  de  foin  la  Copie  fur  laquelle  a  été  faite 
c&tit  Troijieme  Edition ,  où  j'ai  en  effet  reformé  plufieurs  partages  concernant  l'es 
chofes,  &  fur  tout  le  flile,  vous  trouverez  ici  des  corrections  importantes ,  ou- 
tre les  fautes  d'impreif;  on  qui  font  en  très-petit  nombre,  vulagrofleur  du  Volume. 


PAg.  9.  !ign.  penult.  qui  puffent  lif,  qui  puijfent. 
P/.g.  ij    lig.  6.  font  lif.  (oient. 
P.ig.  86    $.  8  1.  5.  font  lif.  font. 

Pag.  88.  {.  5.  1.  8  de  rayons,  lif.  dei  rayons. 

P.  105. 1.  il.  mois  lif.  mais. 

P.  ni.  dans  la  note  col.  1.  I.  dern.  ne  fefoit.  ].ft 
foit. 

P.  I2J.  Not.  col.  1. 1.  23  n'avons,  lif.  avons. 

P.  132.  1, 40  ferfennts  qui  font  des  réflexions  furleurs 
propres  fenjies,  ayent  lif.  perfonnes  fenfées  çr  ju- 
diciiufes  ayent. 

P.  208.  §.  55.  1.  antep.  qu'ils  1.  qu'elles.  $.  56. 1. 1, 
donnerons  1.  donneront. 

P.  407.  §.  20.  1.  15.  d'un  1.  d'une. 

V.  408.  j.  22.  1.  19.  Notions  que  tout  le  monde 
leur  attache  d  un  commun  accord,  i.  Notions  re- 
çues d'un  commun  con/entement. 

P.  414.  5.  4.  i.  j.  Combien  y  at-il  de  gens.  1.  Com- 
bien n'y  ai  il  pas  de  gens. 

?.  416.  1.  14.  ces  l.  [es. 


P.  421.  1.  3,4.  connaître  certainement  la  plupart 
de  ces  mots.]. favoir  certainement  la  lignification 
de  la  plupart  de  ces  mots. 

430.  {.  y.  1.  22.  faire  d'illufionj  \.  faire  illufion. 
447-  5.  9.I.  5.  n'étant  1.  ne  font. 
464.  1.  17.  ».  1.  a. 

473.  474.  Combien  de  gens  &c.  1.  Et  parm't 
ceux  qui  parlent  le  plus  de  Religion  &  de  Conf- 
cience,  ^'Egliie  er  de  Foi,  de  Puiflance  ejr  dt 
Droit,  <2obftru<£tioris  er  ^'humeurs,  de  raelan- 
cholie  ey de  bile  ,  combien  n'y  tn  at-il  pas  dont 
les  penfées  &C. 

P.  491.  5.   10.  1.  27.  font  \.font. 

P.  503.  1.  dern.  de  ceci,  cefl  Que.  !.  de  ceci,  Que. 

P.  512.  1.  11.  à  la  fin,  1.  pour  la  fin. 

P.  524.  $.  4.  !.     8.  aucune  autre.  1.  quelque  autrt 

P.  525.  1.2.  placé.  1.  placées. 

P.  547.  5>.  2.  1.  1.  hommes  ne  peuvent,  1.  hommes 
peuvent. 

P.  550.  1.  18.  parfonne.  1.  perfonn*. 


Achevé  d'imprimer  le  30.  Novembre  1734. 


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