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v. Juiickr
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Vf <LU.ctiQlifi- A y-/ .
ESSAI
PHILOSOPHIQUE
CONCERNANT
L'ENTENDEMENT
HUMAIN,
OU L'ON MONTRE QUELLE EST L'ETENDUE DE NOS
CONNOISSANCES CERTAINES, ET LA MANIERE
DONT NOUS T PARVENONS.
PAR M. LOCKE.
Traduit de l'Anglois
PAR M. C' 0 S T E.
Troifiéme Edition , revue, corrigée, & augmentée de quelques Additions
importantes de l'Auteur qui n'ont paru qu'après fa mort, & de quelques
Remarques du Traducteur.
Quant hélium efl velh confit eri potius nefcire quod ncfcias , quàm
ijla effutientem naufeare^ atquc ipfum Jibi diJplUere!
Cic. de Nat, Deor. Lib. L
A AMSTERDA M,
Chez PIERRE MORTIER.
M. D C C. XXXV.
A MONSEIGNEUR,
MONSEIGNEUR
EDMUND SHEFFIELD
D U C D E
BUCKINGSHAMSHIRE & NORMANBY,
MARQUIS DE NORMANBY, COMTE DE
MULGRAVE, BARON DE BUTTERWICfc,
&c.
ONSEIGNEUR,
M
En vous dédiant ce Livre , je puis hardiment
vous en faire leloge. Ceft le Chef-d'œuvre
* 2 d'un
E P I T R E.
d'un des plus beaux Génies que l'Angleterre ait
produit dans le dernier Siècle. Il s'en eft fait
quatre Editions en Anglois fous les yeux de
l'Auteur, dans l'eipace de dix ou douze ans; &
la Traduction Françoîfe que j'en publiai en 1700.
l'ayant fait connoître en Hollande, en France ,
en Italie & en Allemagne , il a été & eft enco-
re autant eftimé dans tous ces Païs , qu'en An-
gleterre , où l'on ne cefîè d'admirer l'étendue,
la profondeur , la jufteflè & la netteté qui y
régnent d'un bout à l'autre. Enfin , ce qui met
le comble à fa gloire , adopté en quelque ma-
nière à Oxford & à Cambrige, il y eft lu &
expliqué aux Jeunes gens comme le Livre le
plus propre à leur former l'Eiprit , à régler &
étendre leurs Connoifîànces ; de forte que Loc-
K E tient à préfent la place d'A ristote & de
fes plus célèbres Commentateurs , dans ces deux
fameufes Univerfitez.
Vous pourrez dans quelque temps, Mon-
sei-
E P I T R E,
seigneur, juger vous-même du mérite de
cet Ouvrage. Apres y avoir vu quels font, fé-
lon l'Auteur, les fondemens , l'étendue , & la cer-
titude de nos Connoifïànces , il vous fera aifé
de vous afïurer , par fes propres Règles , de la
vérité de fes Découvertes , & de la juftefïè de
fes Raifbnnemens.
Je vous préfente maintenant cet Objet com-
me en éloignement , dans l'efperance qu'une no-
ble Curiofité vous portera à faire tous les jours
des progrès qui puifïent vous mettre à portée
de l'examiner de près, & d'en découvrir toutes
les beautez.
Il ne vous faudra pour cela , Monsei-
gneur, qu'un certain degré d'attention qui en
vous engageant à fuivre cet Auteur pas à pas,
vous fera voir clairement tout ce qu'il a vu lui-
même. Et ce n'eft pas là tout l'avantage qui
vous en reviendra. En vous familiarifant avec
les Principes qu'il a lî évidemment établis dans
* 3 fon
E P I T R E.
Ton Livre, vous étendrez 8c perfectionnerez
Vous-même vos Connoifîànces à la faveur de
ces Principes; & par-là vous contracterez une
juftefîè d'Efprit peu commune, qui éclattera
dans votre Converfation , dans vos Lettres les
plus familières, & fur-tout dans ces Débats &
ces Dilcours Publics , où vous ferez engagé à
traiter de ce qui concerne vos plus chers Intérêts
dans ce Monde , je veux dire la Profperité de vo-
tre Païs.
Vous ' favez , Monseigneur , qu'un de
vos premiers , & plus importans Devoi'S, ceft
de fervir votre Patrie ; & je puis dire fans vous
flatter, que Vous avez toutes les Qualitez nécef-
faires pour pouvoir un jour vous en acquiter di-
gnement. Ces excellentes difpofitions vous font
honneur , à l'âge * où vous êtes : mais elles vous
feroient inutiles , lî vous négligiez de les culti-
ver,
* Treize ans.
E PI T R E.
ver, & de les fortifier par un fond de belles
Connoifïànces , & par des habitudes vertueufès.
Heureufement , tout vous facilite le moyen de
les élever à un grand degré de perfection. Ou-
tre l'exemple du feu Duc de Buckingham votre
Père , qui par fon Eloquence & fa Fermeté vous
a ouvert un chemin à la véritable Gloire , Vous
avez l'avantage de recevoir tous les jours de Ma-
dame la DuchelTe votre Mère des Inftrudtions
qui pleines de Sagefïè , & foûtenuës de fon Ex-
emple ne peuvent que vous infpirer des Senti-
mens élevez, un Courage, un Défînterefîèment
à l'épreuve des plus fortes tentations , un atta-
chement à des occupations nobles de utiles,
& une ardeur fincere pour tout ce qui eft louable
& généreux. Sans doute , on verra bientôt par
votre conduite tant en public qu'en particulier ,
que vous avez fu faire ufage de ces Inftru&ions
pour enrichir & perfectionner le beau Naturel
dont le Ciel vous a favorifé.
De
E P I T R E.
De mon côté , je ferai tout ce qui dépendra
de moi pour vous aider dans ce noble Defïèin,
tant que j'aurai l'honneur d'être auprès de vous r
& toute ma vie , je ferai avec un profond refpect ,
MONSEIGNEUR,
Ce 10. Mai 1729.
Votre très-humble &
très-obeiflant ferviteur ,
P. C O S T E.
AVERTISSEMENT
D U
T R A DU CTE UR.
Il j'allois faire un long Difcours à la tête
^ || de ce Livre pour étaler tout ce que j'y
^WÎ3 ai remarqué d'excellent , je ne craindrois
pas le reproche qu'on fait à la plupart des Tra-
ducteurs ,qu'ils relèvent un peu trop le mérite
de leurs Originaux pour faire valoir le foin qu'ils
ont pris de les publier dans une autre Langue.
Mais outre que j'ai été prévenu dans ce dellein
par pluiïeurs célèbres Ecrivains Anglois qui tous
les jours font gloire d'admirer la juftefîe, la pro-
fondeur, & la netteté d'Efprit qu'on y trouve
prefque par- tout , ce feroit une peine fort inutile.
Car dans le fond fur des matières de la nature
de celles qui font traitées dans cet Ouvrage,
perfonne ne doit en croire que fon propre ju-
gement , comme M. Locke nous l'a re-
commandé lui-même, en nous faifant remar-
quer
**
x AVERTISSEMENT
• vvjix. en- qaer plus d'une fois , * que la fourni Ihon aveugle
tr autres endroits IX. 777; 1
iillÏ'va- Ch aux fentimens des plus grands hommes , a plus ar-
rêté le progrès de la Connoiffance qu'aucune autre
chofe. Je me contenterai donc de dire un mot
de ma Traduction , & de la difpofition d'Efprit
où doivent être ceux qui voudront retirer quel-
que profit de la lecture de cet Ouvrage.
Ma plus grande peine a été de bien entrer dans
la penfée de l'Auteur ; & malgré toute mon ap-
plication, je ferois fouvent demeuré court fans
î'aflîftance de M. Locke, qui a eu la bonté de re-
voir ma Traduction. Quoi qu'en plufieurs en-
droits mon embarras ne vînt que de mon peu
de pénétration, il efh certain qu'en général le fu-
jet de ce Livre & la manière profonde & exacte
dont il eit traité , demandent un Lecteur fort at-
tentif. Ce que je ne dis pas tant pour obliger
le Lecteur à excufer les fautes qu'il trouvera dans
ma Traduction , que pour lui faire fentir la né-
cefîité de le lire avec application , s'il veut en re-
tirer du profit.
Il y a encore , à mon avis , deux précautions
à prendre , pour pouvoir recueillir quelque fruit de
cette lecture. La première eft , de laiffer à quar-
tier toutes les Opinions dont on efi prévenu fur les
Que fiions qui font traitées dans cet Ouvrage , &
Ja féconde , de- juger des raifonncmens de l'Auteur
par
©
DU TRADUCTEUR. xi
• par rapport a ce qrion trouve en foi-même , fans
fe mettre en peine s'ils font conformes ou non à
ce qu'a dit Platon , Arifiote , Gaffendi , De (carte s,
ou quelque autre célèbre Philofophe. C'eft dans
cette difpofîtion d'Efprit que M. Locke a corn-
pofé cet Ouvrage. Il eft tout vifible qu'il n'avan-
ce rien que ce qu'il croit avoir trouvé conforme
à la Vérité , par l'examen qu'il en a fait en lui-
même. On diroit qu'il n'a rien appris de perfon-
ne , tant il dit les choies les plus communes d'u-
ne manière originale ; de forte qu'on eft convain-
cu en lifant fon Ouvrage qu'il ne débite pas ce
qu'il a appris d autrui comme l'aiant appris , mais
comme autant de véritez qu'il a trouvées par fa
propre méditation. Je croi qu'il faut nécelfaire-
ment entrer dans cet efprit pour découvrir toute
la ftruéture de cet Ouvrage , & pour voir n les
Idées de l'Auteur font conformes à la nature des
chofes.
Une autre raifon qui nous doit obliger "à ne
pas lire trop rapidement cet Ouvrage , c'en: l'ac-
cident qui efl arrivé à quelques perfonnes d'atta-
quer des Chimères en prétendant attaquer les lèn-
timens de l'Auteur. On en peut voir un exem-
ple dans la Préface même de M. Locke. Cet
avis regarde fur -tout ces Avanturiers qui toujours
prêts à entrer en lice contre tous les Ouvrages
** 2 qui
xii AVERTISSEMENT
qui ne leur plaifent pas , les attaquent avant que
de fe donner la peine de les entendre. Semblables
au H eros de Cervantes , ils ne penfent qu'à fî-
gnaler leur valeur contre tout venant ; & aveuglez
par cette pafîlon démefurée , il leur arrive quel-
quefois , comme à ce défaftreux Chevalier , de
prendre des Moulins-à-vent pour des Géans. Si
les Anglois,qui font naturellement fi circonfpects,
font tombez dans cet inconvénient à 1 égard du
Livre de M. Locke, on pourra bien y tomber
ailleurs , 8c par conféquent l'avis n'eft pas inutile.
En profitera qui voudra.
A l'égard des Déclamateurs qui ne fongent ni
à s'inftruire ni à inftruire les autres, cet avis ne les
regarde point. Comme ils ne cherchent pas la
Vérité , on ne peut leur fouhaiter que le mépris
du Public ; jufte recompenfe de leurs travaux
qu'ils ne manquent guère de recevoir tôt ou tard*
Je mets dans ce rang ceux qui s'aviferoient de pu-
blier; pour rendre odieux les Principes de M.
Locke, que, félon lui , ce que nous tenons de
la Révélation n'eft pas certain , parce qu'il diftin-
gue la Certitude d'avec la Foi ; & qu'il n'appelle
certain que ce qui nous paroît véritable par des
raifons évidentes , & que nous voyons de nous-
mên-es. Il eft viiîbie que ceux qui feraient cette
Gbj.&ioa, le fonderoient uniquement fur l'équi-
vo-
DU TRADUCTEUR. xm
voque du mot de-Certitude qu'ils prendraient dans
un fens populaire , au lieu que M. Locke l'a tou-
jours pris dans un fens Philofophique pour une
Connoiiïànce évidente, c'eft-à-dire pour la per-
ception de la convenance ou de la di [convenance
qui ejl entre deux ldées,2Îm& que M. Locke le dit
lui-même plufîeurs fois , en autant de termes.
Comme cette Objection a été imprimée en Ah-
glois , j'ai été bien aife d'en avertir les Leéleurs
François pour empêcher, s'il fe peut, qu'on ne
barbouille inutilement du Papier en la renouvel-
ant. Car apparemment elle ferait (ifflée ailleurs ,
comme elle l'a été en Angleterre.
Pour revenir à ma Traduction , je n'ai point
fongé à difputer le prix de rélocution à M. Loc-
ke qui , à ce qu'on dit , écrit très-bien en An-
dois. Si l'on doit tâcher d'enchérir far fon Ori-
ginal , c'eft en traduifmt des Harangues & des
Pièces d'Eloquence dont la plus grande beauté
confîfte dans la noblefïè & la vivacité des expref-
fïons. C'eft ainfî que Ciceron en uia en mettant
en Latin les Harangues quEfchine & Dêmojlhene
avoient prononcées l'un contre l'autre: Je les ai
traduites en Orateur ■> * dit il , & non en lnter-*Nec
prête. Dans ces fortes d'Ouvrages , un bon Tra
ducteur profite de tous les avantages qui fe pré- «« onârmï
I O L l Cap. 5.
fentent, employant dan's l'occauon des Images
** 3 plus
conver-
ti ut Interpres»
fedut Orator.
T)t if un 0 e
Arte Poëticà
Y. i
xiv AVERTISSEMENT
plus fortes , des tours plus vifs , des expreiîions
plus brillantes , & fe donnant la liberté non feu-
lement d'ajouter certaines penfées, mais même
d'en retrancher d'autres qu'il ne croit pas pouvoir
îe1S<?c mettre heureufement en œuvre; f quœ dcfpcrat
i9.is°- traâaîa Jiitcjccrc pojf.j , rdinqmt. Mais il eiltout
vifible qu'une pareille liberté feroit fort mal pla-
cée dans un Ouvrage de pur raifonnement com-
me celui-ci , où une expreflion trop foible ou
trop forte déguife la Vérité, & l'empêche de ie
montrer à l'Elprit dans fa pureté naturelle. Je me
fuis donc fait une affaire de fui vrefcrupuleulèment
mon Auteur fins m'en écarter le moins du mon-
de ; & fî j'ai pris quelque liberté ( car on ne peut
s'en paffer ) c'a toujours été fous le bon plaifir
de M. Locke qui entend afïèz bien le François
pour juger quand je rendois exactement la pen-
fée , quoi que je prifîè un tour un peu différent
de celui qu'il avoir pris dans la Langue. Et peut-
être que fans cette permifîion je n'aurois oie en
bien des endroits prendre des libertez qu'il falloit
prendre nécefîàirement pour bien repréfenter la
penfée de l'Auteur. Sur quoi il me vient dans
l'Elprit qu'on pourroit comparer un Traducteur
avec un Plénipotentiaire. La Comparaifon eft
magnifique , & je crains bien qu'on ne me repro-
che de faire un peu trop Valoir un métier qui n'eft
pas
DU TRADUCTEUR.
xv
pas en grand crédit dans Te Monde. Quoi qu'il
en foit, il me fèmble que le Traducteur & le
Plénipotentiaire ne fâurôient bien profiter de tous
leurs avantages , fi leurs Pouvoirs font trop limi-
tez. Je n'ai point à me plaindre de ce côté-la.
La feule liberté que je me fuis donné fans au-
cune refêrve , c'eft de nïexprimer le plus nette-
ment qu'il m'a été poiîible. ]'ai mis tout en ulâ-
ge pour cela. J'ai évité avec foin le ftile figuré
dès qu'il pouvoit jetter quelque confufion dans
l'Efprit. Sans me mettre en peine de la mefure &
de l'harmonie des Périodes , j'ai répété le même
mot toutes les fois que cette répétition pouvoit
fauver la moindre apparence d équivoque ; je me
fuis fervi, autant que j'ai pu m'en refîbuvenir, de
tous les expédiens que nos Grammairiens ont in-
venté pour éviter les faux rapports. Toutes les
fois que je n'ai pas bien compris une penféeen
Anglois, parce qu'elle renfermoit quelque rap-
port douteux (car les Anglois ne font pas fi feru-
puleux que nous fur cet article) j'ai tâché, après
l'avoir comprile , de l'exprimer ii clairement en
François , qu'on ne put éviter de l'entendre. C'eft
principalement par la netteté que la Langue Fran-
çoife emporte le prix fur toutes les autres Lan-
gues , fans en excepter les Langues Savantes , au-
tant que j'en puis juger. Et c'eft pour cela , dit
*le
xvi AVERTISSEMENT
loriq
nZf/ïrl * Ie P- Lam* > quelle' ejl plus propre qu'aucune
JSLPa§' autre pour traiter les Sciences parce quelle le fait
io£J!erdam' avec une admirable clarté. Je n'ai garde de me
figurer, que ma Traduction en foit une preuve,
mais je puis dire que je n'ai rien épargné pour me
faire entendre ; & -que mes fcrupules ODt obligé
M. Locke à exprimer en Anglois quantité d'en-
droits, d'une manière plus précile& plus diftincte
qu'il n'avoit fait dans les trois premières Editions
de fon Livre.
Cependant, comme il n'y a point de Langue
qui par quelque endroit ne foit inférieure à quel-
que autre , j'ai éprouvé dans cette Traduction ce
que je ne favois autrefois que par ouï dire, que
la Langue Angloifè en: beaucoup plus abondante
en termes que la Françoife , & qu'elle s'accom-
mode beaucoup mieux des mots tout- à-fait nou-
veaux. Malgré les Règles que nos Grammairiens
ont preferites fur ce dernier article , jecroi qu'ils ne
trouveront pas mauvais que j'aye employé des
termes qui ne font pas fort connus dans le Mon-
de, pour pouvoir exprimer des Idées toutes nou-
velles. Je n'ai- guère pris cette liberté que je n'en
aye fait voir lanécefîité dans une petite Note. Je
ne fai fi l'on fe contentera de mes raifons. Je
pourrois m appuyer de l'autorité du plus favant
des Romains, qii, quelque jaloux qu'il fut de la
pu-
DU TRADUCTEUR, xvn
pureté de fa Langue , comme il paroit par Ces
Difcours de l Orateur , ne put fe difpenfer de fai-
re de nouveaux mots dans fes Traitez Phiî.ofbphi-
ques. Mais un tel exemple ne tire point à confé-
quence pour moi , j'en tombe d'accord. Ciceron
avoit le fecret d'adoucir la rudeilè de ces nou-
veaux fons par le charme de Ton Eloquence , &
dédommageait bientôt Ton Lecteur par mille
be?ux tours d'expreflion qu'il avoit à commande-
ment. Mais s'il ne m'appartient pas d'autorifer la
liberté que j'ai prhe , par l'exemple de cet illuflre
Romain ; qu'on me permette d'imiter en cela nos
Philofophes Modernes qui ne font aucune difficul-
té de faire de nouveaux mots quand ils en ont
befoin; comme il me feroit ailé de le prouver,
fi lachofe en valoit la peine.
Au relie , quoi que M. Locke ait l'honnêteté
de témoigner publiquement qu'il approuve ma
Traduction , je déclare que je ne prétens pas me
prévaloir de cette Approbation. Elle fignifie tout
au plus qu'en gros je fuis entré dans fon fens,
mais elle ne garantit point les fautes particulières
qui peuvent m être échapées. Malgré toute l'at-
tention que M. Locke a donné à la lecture que je
lui ai faite de ma Traduction avant que de l'en-
voyer à l'Imprimeur , il peut fort bien avoir
laiffé
> •
xvin AVERTISSEMENT DU TRAD.
laiffé pafïèr des exprefîîons qui ne rendent pas
exactement la penfée. L 'Errata en eft une bon-
ne preuve. Les fautes que j'y ai marquées , ( ou-
tre .celles qui doivent être mifès fur le compte de
l'Imprimeur ) ne font pas toutes également con-
sidérables ; mais il y en a qui gâtent entièrement le
fens. C eft pourquoi l'on fera bien de les corriger
toutes , avant que de lire l'Ouvrage , pour n'être
pas arrêté inutilement. Je ne doute pas qu'on
n'en découvre plufïeurs autres. Mais quoi qu'on
penfe de cette Traduction , je m'imagine que j'y
trouverai encore plus de défauts que bien des
Lecteurs , plus éclairez que moi , parce qu'il n'y
a pas apparence qu'ils s'avifênt de l'examiner avec
autant de foin que j'ai réfolu de faire-
AVIS
AVIS
SUR CETTE
TROISIEME EDITION.
Uoiq^ue dans la Première Edition Franpife de ce.' Ouvrage,
a^ M. L o c K e m'eût hijfé une entière liberté d'employer les tours
r$£ O P^ 1ue Je iu&er°is îes Plus P'°Pres à exprimer fes penfees , &? £«'//
8^ r^9 entendit ajjéz bien le génie de la Langue Françoife pour fentir
Vfy-T^'VVïy -^ w" exPreJJions réponduient exaclement à [es idées, j'ai trou-
Oo-oooc-Oo ve'^ en iHi relifant maïraduclion imprimée, & après l'avoir,
depuis , examinée avec foin , qu'il y avoit bien des endroits à reformer tant à
regard du Jlile qu'à l'égard du fens. Je dois encore un bon nombre de correc-
tions à la critique pénétrante d'un des plus folides Ecrivains de ce fie de , l'illuf-
tre M. B arbeyrac, qui ayant lu ma ïraduclion avant même qu'il enten-
dit /' Angloii , y découvrit des fautes , 13 rne les indiqua avec cette aimable poli-
teffe qui eft infeparable d'un Èfprit mo défie & d un cœur bien fait.
En relifant l'Ouvrage de M. Locke , j'ai été frappé d'un défaut que bien
des gens y ont obfcrvé depuis longtemps: ce font les répétitions inutiles. M. Locke
a prejfenti l'Objeclion ; (3 pour jufiifier les répétitions dont il a grofii [on Li-
vre, il nous dit dans la Préface, qu'une même nocion ayant differens rap-
ports peut être propre ou néceffaire à prouver ou à éçlairçir différentes
parties d'un même difeours, & que, s'il a répété les mêmes argumens,
c'a été dans des vues différentes. L'excufe efl bonne en général: mais il refie
bien des répétitions qui ne femblent pas pouvoir être pleinement jufiijiées par-là.
Quelques perfonnes d un goût très -délicat m'ont extrêmement foliieifé à
retrancher abfolument ces fortes de répétitions qui paroiffent plus propres à fati-
guer qu'à éclairer ï 'Efprit du Lecteur: mais je n'ai pas ofé tenter V avant ure.
Car outre que lentreprife me fembloit trop pénible, j'ai conftderé qu'au bout du
compte h plupart des gens me blâmerotent d'avoir pris cette licence, par la rai-
fon qu' en retranchant ces répétitions, faurois fort bien pâlaiffer échapper quel-
que reflexion, ou quelque ra.ifonnement de T Auteur. Je me fuis donc entière-
ment borné à retoucher mon fiile , & à redreffer tous les P affages oh j'ai cru
n'avoir pas exprimé la penfée de l'Auteur avec ajfez de précifton. Ces Correc-
* * » 2 tions
xx AVIS SUR LA TROISIEME EDITION.
îions avec des Additions très-importantes faites far M. Locke, qu'il me
communiqua lui-même , £5? qui n'ont été imprimées en Anglais qu'après fa mort ,
ont mis ta Seconde Edition fort au dejfus de la Première , fj? par conféquent ,
de la Reimpreffion qui en a été faite en 1713. en quelque Ville de SuilTe qu'on
ri a pas voulu nommer dans le Titre. Et voici maintenant une Trois ie'me
Edition^ fera lui de beaucoup fuperieurc par les nouveaux avantages quelle
a fur la féconde : car j'ai encore trouvé plufieurs Paffages qui avaient befoin
d'être ou plus vivement ou plus exactement exprimez, £5? quelques-uns même où
f avais mal pris la penjée de l'Juteur.
Pour rendre la Seconde Edition plus complette , 'f avais d'abord réfolu d'infé-
rer en leur place des Extraits fidelks de tout ce que M.Locke avoit publié dans fe s
Réponds au Docte ir S tillingdeet pour défendre fan E s s a i contre les Objec-
tions de ce Prélat. Mais en parcourant ces Objetlions , f ai trouvé quelles ne
contenaient rien de folide contre cet Ouvrage; & que les Réponfes de M. Locke
tendaient plutôt à confondre fan Antagonifle quà é clair cir ou à confirmer la Doc-
trine de fort Livre. J'excepte les Objetlions du Dotleur Stillingfleet contre ce
que M. Locke a dit dans fou EfTai ( Liv. IV. ch. III. §. 6.) qu'on ne fauroit
être allure que Dieu ne peut point donner à certains amas de madère, dif-
pofez comme il le trouve à propos, la Puiflance d'appercevoir , & de pen-
îer. Comme c'efl une Queflion ciirieufe , j'ai mis fous cePafjage tout ce que M.
Locke a imaginé fur ce Jujet dans fa Réponfe au Dotleur Stillingfleet. Pour cet
effet , j'ai iranfcHt une banne partie de l'Extrait de cette Réponfe , imprimé dans
ks Nouvelles de la République des Lettres en 1 609. Mois dOtlobre , p. 363.
&c. & Mois de Novembre , p. 497. &c. Et courue j avais compofé moi-même
cet Extrait, ; 'y ai changé , corrigé, ajouté & reîr.riché plnf.curs chofes , après
F avoir comparé de nouveau avec les Pièces Originales d'où je l'avais tiré.
Enfin pour tranfmcître à la Pofterité {fi ma Irâdtttljon peut aller juf'que la)
le Caracl. re de M. Locke tel que je Tai conçu après avoir pafjc avec lui les
fept dernières années de fa vie, je mettrai ici une efèce d Eloge Hiftorique de
cet excellent Homme, que je compafai peu de tenir, zprès fa mort, le (ai que
mon fufrage , confondu avec tant d'autres d'un prix infiniment fuperieur , ne
it cire d' un grand poids. Mais s'il efl inutils à la gloire de M. Locke, il
uns à témoigner qu '.: ont vu & admiré '{es belles qualitez, je me
fias fait un plaifir d'en perpétuer .
ELOGE
ELOGE DE M. LOCKE
Contenu dans une Lettre du Traducteur à l'Auteur des Nouvelles de .
laRepublique des Lettres, al'occafiondela mort de M. Locke,
à- inférée dans ces Nouvelles, Mois de Février 1705-. pag. 154.
MONSIEUR,
VOus venez d'apprendre la mort de l'illuftre M.Locke. C'efluneper-
te générale. Aufïi eft-il regretté de tous les gens de bien , de tous les
finceres Amateurs de la Vérité , auxquels fon Caractère étoit connu.
On peut dire qu'il étoit né pour le bien des hommes. C'efl à quoi ont ten-
du la plupart de fes Actions : & je ne fai fi durant fa vie il s'eft trouvé en
Europe d'homme qui fe foit appliqué plus fincerement à ce noble deffein,
& qui l'ait exécuté fi heureufement.
Je ne vous parlerai point du prix de fes Ouvrages. L'eflime qu'on en
fait, & qu'on en fera tant qu'il y aura du Bon-Sens & de la Vertu dans le
Monde; le bien qu'ils ont procuré ou à l'Angleterre en particulier, ou en
général à tous ceux qui s'attachent férieufement à la recherche de la Véri-
té, & à l'étude du Chriftianifmc, en fait le véritable Eloge. L'Amour de
la Vérité y paroi tvi fi blement par-tout. C'eft dequoi conviennent tous ceux
qui les ont lus. Car ceux-là même qui n'ont pas goûté quelques-uns des
Sentimens de M. Locke lui ont rendu cette juftice, que la manière dont
il les défend, fait voir qu'il n'a rien avancé dont il ne fût fincerement con-
vaincu lui-même. Ses Amis lui ont rapporté cela de pluiieurs endroits :
Xht'on objecte après cela , répondoit-il, tout ce qu'on voudra contre mes Ouvra-
ges ; je ne m'en mets point en peine. Car puis qu'on tombe d'accord que je n'y
avance rien que je ne croye véritable, je me ferai toujours un plaifir de préfé-
rer la Vérité à toutes mas opinions, dès que je verrai par moi-même ou qu'on
me fera voir qu'elles ri y /ont pas conformes, Heureufe difpoiîuon d'Efprit,
qui, .je rfl'affûre, a plus contribué, que la pénétration de ce beau Génie,
à lui faire découvrir ces grandes & utiles Vérioéz qui font répandues dans
les Ouvrages !
riais fans m'arr('jrer plus !ong-tems à confiderer M. Lecke fous la quali-
té X Auteur , qui n'elr. propre bienfouvent qu'à mafquer le véritable naturel
de la Perfonne , je me hâte de vous le faire voir par des endroits bien plus
aimables & qui vous donneront une plus haute idée de fon Mérite.
. Locke avoit une grande conhoiflance du Monde & des affaires du
Monde. Prudent fans être fin, i! gagnoit l'eftime de: hommes par fa pro-
bité, & jours à couvert des attaques d'un faux A • d'un là?
che ] . . É >ighé de toute baflè Corn nfan( ■; fi,n hahiieLe, fon expé-
. _ res douces &-eivilés lefaifoientri slgferieursj
Itiïoïent feftime de les Egaux, l'amitié & la b 1 :e des pfiisgrands
urs.
Sans s'ériger en Dofieur, il inftruifoit par fa conduite. Il avoit été d'a-
bord allez porté à donner des confeils à fes Amis qu'il croyoit en avoir be-
*** 3 foin:
xxn ELOGE DE M. LOCKE.
foin : mais enfin ayant reconnu que les bons Confeils ne fervent point à ren-
dre les gens plus fages , il devint beaucoup plus retenu fur cet article. Je
lui ai fouvent entendu dire que la première fois qu'il ouït cette Maxime ,
elle lui avoit paru fort étrange, mais que l'expérience lui en avoit montré
clairement la vérité. Par Conjeils il faut entendre ici ceux qu'on donne à
des gens qui n'en demandent point. Cependant quelque defabufé qu'il fût
•de Fefperance de redrefier ceux à qui il voyoit prendre de fauffes rnefures;
fa bonté naturelle, l'averfion- qu'il avoit pour ledéfordre, & l'intérêt qu'il
prenoit en ceux qui étoient autour de lui, le forçoient, pour ainfi dire, à
rompre quelquefois la réfolution qu'il avoit prife de les lailTer en repos ;&
à leur donner les avis qu'il croyoit propres à les ramener: mais c'étoit tou-
jours d'une manière modefte, & capable de convaincre l'Efp rit par le foin
qu'il prenoit d'accompagner fes avis de raifons folidesqui neluimanquoient
jamais au befoin.
Du refte, M. Locke étoit fort libéral de fes avis lors qu'on les lui de-
mandoit : & l'on ne le confultoit jamais en vain. Une extrême vivacité
d'Efprit, l'une de fes Qualitez dominantes , en quoi il n'a peut-être eu ja-
mais d'égal, fa grande expérience & le defirfincere qu'il avoit d'être utile
à tout le monde , lui fourniffoient bientôt les expediens les plus jufles &
les moins dangereux. Je dis les moins dangereux ; car ce qu'il fepropofoit
avant toutes chofes, étoit de ne faire aucun mal à ceux quileconfultoient.
C'étoit une de fes Maximes favorites qu'il ne perdoit jamais de vue" dans
l'occaiion.
Quoi que M. Locke aimât fur-tout les véritez utiles ; qu'il en nourrit fon
Efpnt ; & qu'il fût bien aife d'en faire le fujet de fes Converfations , il avoit
accoutumé de dire , que pour employer utilement une partie de cette vie
à des occupations ferieufes, il falloit en pafler une autreàdefimplesdiver-
tiflemens: &lors que l'occafion s'en prefentoit naturellement, il s'aban-
donnoit avec plailir aux douceurs d'une Converfation libre & enjouée. Il
favoit plufieurs Contes agréables dont il fe fouvenoit à propos ; & ordinai-
rement il les rendoit encore plus agréables parla manière fine & aifée dont
il les racontoit. Il aimoit allez la raillerie, maisune raillerie délicate, &
tout-à-fait innocente.
Perfonne n'a jamais mieux entendu l'art de s'accommoder à la portée de
toute forte d'Efprits; qui eft , à mon avis , l'une des plus fûres marques
d'un grand génie.
Une de fes addreffes dans la Converfation étoit de faire parler les gens
fur ce qu'ils entendoient le mieux. Avec un Jardinier il s'entretenoit de
jardinage, avec un Joaillier de pierreries, avec un Chimifte de Chimie,
&c. ,, ïJar-là, difoit-il lui-même, je plais à tous ces gens-là, qui pour
,, l'ordinaire ne peuvent parler pertinemment d'autre chofe. Comme ils
„ voyent que je fais cas de leurs occupations, ils font charmez de me faire
„ voir leur habileté ; & moi , je profite de leur entretien ". Effective-
ment, M. Locke avoit acquis parce moyen une affez grande connoiifan-
ce de tous les Arts ; & s'y perfectionoit tous les jours. Il difoit aufïi , que
la connohTance des Ans comenoit plus de véritabie Philofophie que toutes
ces
ELOGE DE M. LOCKE. xxni
ces belles & favantes Hypothefes, qui n'ayant aucun rapport avec la nature
des chofes ne fervent au fond qu'à faire perdre du teins à les inventer ou à
les comprendre. Mille fois j'ai admiré commentpardifferenr.es interroga-
tions qu'il faifoit à des gens de métier, il trouvoit le fecret de leur Art
qu'ils n'entendoient pas eux-mêmes, & leur fourniiToit fort fouvent des
vues toutes nouvelles qu'ils étoient quelquefois bien aifes de mettre à profit.
Cette facilité que M. Locke avoit à s'entretenir avec toute forte de per-
fonnes, le plaifir qu'il prenoit à le faire, furprenoit d'abord ceux qui lui
parloient pour la première fois. Ils étoient charmez de cette condefeendan-
• ce, allez rare dans les gens de Lettres, qu'ils attendoient 11 peu d'un hom-
me que fes grandes qualitez élevoient fi fort au deffus de la plupart des au-
tres hommes. Bien des gens qui ne le connoiflbient que par fes Ecrits , ou
par la réputation qu'il avoit d'être un des premiers Philofophes du fiécle,
s'étant figuré par avance, que c'étoit un de ces Efprits tout occupez d'eux-
mêmes & de leurs rares fpeadations , incapables de fe familiarifer avec le
commun des hommes, d'entrer dans leurs petits intérêts, de s'entretenir
des affaires ordinaires de la vie , étoient tout étonnez de trouver un homme
affable, plein de douceur, d'humanité, d'enjoûment, toujours prêt à les
écouter, à parler avec eux des chofes qui leur étoient le plus connues, bien
plus empreffe à s'inllruire de ce qu'ils favoient mieux que lui , qu'à leur
étaler fa Science. Je connois un bel Efprit en Angleterre qui fut quelque
tems dans la même prévention. Avant que d'avoir vu M. Locke , il fe l'é-
' toit reprefenté fous l'idée d'un de ces Anciens Philofophes à longue barbe,
ne parlant que par fentences, négligé dans fa perfonne, fans autre politeffe
que celle que peut donner la bonté du naturel , efpéce de politeffe quel-
quefois bien grofïiére, & bien incommode dans la Société civile. Mais
dans une heure de converfation, revenu entièrement de fon erreur à tous
ces égards il ne put s'empêcher de faire connoitre qu'il regardoit M. Locke
comme un homme des plus polis qu'il eût jamais vu. Ce rieft pas unPhilo-
fopbe toujours grave, toujours renfermé dans fon caractère , comme je me Tétois
figuré :ce[l, dit-il , un parfait homme de Cour, autant aimable par Je s ma-
nières civiles &? obligeantes , qu admirable par la profondeur & la délicat ejfe de
fon génie.
M. Locke ctoit fi éloigné de prendre ces airs de gravité, par où certai-
nes gens, favans & non favans, aiment à le diftinguer du refte des hom-
mes, qu'il les regardoit au contraire comme une marque infaillible d'imper-
tinence. Quelquefois même il fe divertiffbit à imiter cette Gravité concer-
tée, pour la tourner plus agréablement en ridicule; & dans ces rencontres
ii fe fouvenoit toujours de cette Maxime du Duc de la Rochefoucault , qu'il
admiroit fur toutes les autres, La Gravité efl un myflere du Corps inventé
pour cacher les défauts de V Efprit. 11 aimoit r.uili à confirmer fon fentiment
fur cela par celui du fameux Comte de * Shaftsbury , à qui il prenoit plaifir » cimnSer
de faire honneur de toutes les chofes qu'il croyoit avoir appiïfes dans fa Con- f^)j'%"ree ±
verfation. ddrlts il
Rien ne le flattoit plus agréablement que l'eftime que ce Seigneur con-
çut pour lui prefque auffi- tôt qu'il l'eut vu, & qu'il conferva depuis, tout
le
xxiv ELOGE DEM. LOCKE,
le refte de fa vie. Et en effet rien ne met dans un plus beau jour le mérite
de M. Locke que cette eftime confiante qu'eut pour lui Mylord Shaftsbury,
le plus grand Génie de fon Siècle, fuperieur à tant de bonsEfprits quibril-
Ioient de fon tems à la Cour de Charles II. non feulement par fa fermeté,
par fon intrépidité à foutenir les véritables intérêts de fa Patrie, mais enco-
re par fon extrême habileté dans le manîment des affaires les plus épineufes.
Dans le tems que M. Locke étudioit à Oxford, il fe trouva par accident
dans fa compagnie; & une feule converfation avec ce grand homme lui
gagna fon eflime & fa confiance à tel point que bien-tôt après Mylord
Shaftsbury le retint auprès de lui pour y refter auffi long-tems que la fanté
ou les affaires de M. Locke le lui pourroient permettre. Ce Comte excel-
loit far-tout à connoitre les hommes. Il n'étoit pas poffible de furprendre
fon eflime par des qualitez médiocres ; c'eft dequoi fes ennemis même
n'ont jamais difconvenu. Que ne puis-je d'un autre côté vous faire con-
noître la haute idée que M. Locke avoit du mérite de ce Seigneur ? Il ne
perdoit aucune occaiion d'en parler ; & cela d'un ton qui faifoit bienfen-
tir, qu'il étoit fortement perfuadé de ce qu'il en difoit. Quoi que Mylord
Shaftsbury n'eût pardonné beaucoup de tems à la lecture, rien n'étoit plus
jufte, au rapport de M. Locke, que le jugement qu'il faifoit des Livres
qui lui tomboient entre les mains. I! démeloit en peu de tems le deffein
d'un Ouvrage , & fans s'attacher beaucoup aux paroles qu'il parcouroit
avec une extrême rapidité, il découvrait bien-tôt ii l'Auteur étoit maître
de fon fujet, & fifes raifonnemens étoient exacts. Mais M. Locke admirait
fur-tout en lui, cette pénétration, cette préfence d'Efpnt qui lui fourniffoic
toujours les expediens les plus utiles dans les cas les plus defefperez, cette
noble hardieffe qui éclatoif dans tous fes Difcours Publics, toujours guidée
par un jugement folide, qui ne lui permettant de dire que ce qu'il devoit
dire , régloit toutes fes paroles, & ne laiffoit aucune prife à la vigilance de
fes Ennemis.
Durant le tems que M. Locke vécut avec cet illuflre Seigneur , il eut l'a-
vantage de connoitre tout ce qu'il y avoit en Angleterre de plus fin, de
plus fpirituel & de plus poli. C'eft alors qu'il fe fit entièrement à ces ma-
nières douces & civiles qui foûtenucs d'un langage aifé & poli , d'une gran-
de connoiffance du Monde, & d'une vafte étendue d'Efprit , ont rendu fa
converfation fi agréable à toute forte de perfonnes. C'eft alors fans doute
qu'il fe forma aux grandes affaires dont il a paru fi capable dans la fuite.
Je ne fai fi fous le Roi Guillaume , le mauvais état de fa fanté lui fit re-
fufer d'aller en Ambaffade dans une des plus confiderables Cours de l'Eu-
rope. Il eft certain du moins, que ce grand Prince le jugea digne de ce
pofte ; & perfonne ne doute qu'il ne l'eût rempli glorieufement.
Le même Prince lui donna après cela, une place parmi les Seigneurs
Commiffaires qu'il établit pour avancer l'intérêt du Négoce & des Planta-
tions. M. Locke exerça cet emploi durant plufieurs années; &l'on dit (ab-
fit invidia icrbo) qu'il étoit comme l'Ame de ce noble Corps. Les Mar-
chands les plus expérimentez admiraient qu'un homme qui avoit pafféfavie
à l'étude de la Médecine, des Belles Lettres, ou de la Philofophie, eût des
vues
ELOGE DE M. LOCKE. xxv
vues plus étendues & plus Aires qu'eux fur une chofe à quoi ils s'étoient
uniquement appliquez dès leur première jeuneflè. Enfin lorfque M. Locke
ne put plus palier l'Eté à Londres fans expofer fa vie, il alla fe démettre de
cette Charge entre les mains du Roi, par la raifon que fa fanté ne pouvoit
plus lui permettre de relier long-tems à Londres. Cette raifon n'empêcha
pas le Roi de folliciter M. Locke à conferver fun Pofle, après lui avoir dit
exprefi'cnent qu'encore qu'il ne put demeurer à Londres que quelques Se-
maines , fes fervices dans cette Place ne laifleroient pas de lui être fort utiles:
Mais il fe rendit enfin aux infiances de M. Locke, qui ne pouvoit fe réfou-
dre à garder un Emploi auffi important que celui-là , fans en faire les fonc-
tions avec plus de régularité. Il forma & exécuta ce deficin fans en dire mot
à qui que ce foit, évitant par une générofité peu commune ce que d'autres
auroient recherché fort foigneufement. Car en faifant favoir qu'il étoit prêt
à quitter cet Emploi, qui lui portoit mille Livres ilerling de revenu , il lui
étoit aifé d'entrer dansuneefpècede compofition avec tout Prétendant, qui
averti en particulier de cette nouvelle & apuyé du crédit de M. Locke au-
roit été par-là en état d'emporter la place vacante fur toute autre perfonne.
On ne manqua pas de le lui dire, & même en forme de reproche. Je le fa-
vois bien, répondit- il; mais c'a été pour cela même que je n'ai pas •voulu com-
muniquer mon defjein à perfonne. J'azois reçu cette Place du Roi , j'ai loulu la.
lui remettre pour qu'il en put difpofer félon [on bon-phifir.
Une chofe que ceux qui ont vécu quelque tems avec M. Locke, n'ont
pu s'empêcher de remarquer en lui , c'eft qu'il prenoit plaifir à faire ufage
de fa Raifon dans tout ce qu'il faifoit: & rien de ce quieft accompagné de
quelque utilité, ne lui paroifîbit indigne de fes foins ; de forte qu'on peut
dire -de lui, comme on l'a dit de la Reine Elizaleth , qu'il n'étoit pas moins
capable des petites que des grandes chofes. 11 difoit ordinairement lui-même
qu'il y avoit de l'art à tout; & il étoit aifé de s'en convaincre, à voir la
manière dont il fe prenoit à faire les moindres choies, toujours fondée fur
quelque bonne raifon. Je pourrois entrer ici dans un détail qui ne déplair-
roit peut-être pas à bien des gens. Mais les bornes que je me fuis preferi-
tes, & la crainte de remplir trop de pages de votre Journal ne me le
permettent pas.
M. L.ocke aimoit fur tout l'Ordre; & il avoit trouvé le moyen de l'obfer-
ver en toutes chofes avec une exactitude admirable.
Comme il avoit toujours l'utilité en vue dans toutes fes recherches, il
n'eilimoit les occupations des hommes qu'à proportion du bien qu'elles font
capables de produire : c'ell pourquoi il ne faifoit pas ;^randcas de ces Criti-
ques, purs Grammairiens qui confirment leur vie à comparer des mots &
des phrafes, & à fe déterminer fur le choix d'une diverfité de leib.ire à
l'égard d'un paflage qui ne c intient r'un de fort important. Il goûtoit en-
core moins les Difputeurs de profefîion qui uniquement occupez du delîr
de remporter la victoire, fe cachent fous l'ambiguité d'un terme pour :nieux
embarrafll-r le'uiv adversaires. Et lors qu'il avoit à faire à ces fortes de gens
s'il ne prenoit par avance une forte réfolution de ne pas fe fâcher, il s'em-
portoit bien-tôt. Et en général il efl certain qu'il étoit naturellement allez
* * * * fu-
xxvi ELOGE DE M. LOCKE.
fujet à la colère. Mais ces accès ne lui duroient pas long-tems. S'il con-
fer voit quelque relTentiment, ce n'étoit que contre lui-même, pour s'être
laiffé aller à une paillon fi ridicule, & qui, comme il avoit accoutume de
le dire, peut faire beaucoup de mal, mais n'a jamais fait aucun bien. Il fe
blàmoit fouvent lui-même de cette foibleffe. Sur quoi il me fouvient que
deux ou trois femaines avant fa mort, comme il étoit affis dans un Jardin à
prendre l'air par un beau Soleil, dont la chaleur lui plaifoit beaucoup, &
qu'il mettoit à profit en faifant tranfporter fachaife vers le Soleil à mefure
qu'elle fe couvrait d'ombre , nous vinmes à parler <S Horace , je ne fai à
quelle occafion , & je rappellai fur cela ces vers où il dit de lui-même qu'iL
ctoit
Solibus aptum;
Ircifci cekretu tsmsn ut placabilis cM
„ qu'il aimoit la chaleur du Soleil, & qu'étant naturellement prompt &
„ colère il ne laiffoit pas d'être facile à appaifer ". M.Locke répliqua d'a-
bord que s'il ofoit fe comparer à Horace par quelque endroit, il lui reffem-
bloit parfaitement dans ces deux chofes. Mais afin que vous foyez moins
furpris de fa modeftie en cette occafion , je fuis obligé de vous dire tout
d'un tems qu'il regardoit Horace comme un des plus figes & des plus heu-
reux Romains qui ayent vécu du tems &Augufte , par le foin qu'il avoit eu
de fe confèrver libre d'ambition & d'avarice, de borner fes defirs, & de
gagner l'amitié des plus grands hommes de fon fiécle , fans vivre dans leur
dépendance.
M. Locke n'approuvoit pas non plus ces Ecrivains qui ne travaillent qu'à
détruire, fans rien établir eux-mêmes. „ Un bâtiment, difoit-il, leur
,, déplaît. Ils y trouvent de grands défauts : qu'ils le renverfent , àlabon-
„ ne heure, pourvu qu'ils tâchent d'en élever un autre à la place, s'il eft
„ poffible.
11 confeilloit qu'après qu'on a médité quelque chofe de nouveau , on
le jettât au plutôt fur le papier, pour en pouvoir mieux juger en le voyant
tout enfemble ; parce que l'Efprit humain n'eft pas capable de retenir clai-
rement une longue fuite de conféquences , & de voir nettement le rapport
de quantité d'idées différentes. D'ailleurs il arrive fouvent , que ce qu'on
avoir le plus admiré, à le confiderer en gros & d'une manière confufe, pa-
raît fans confiftence & tout-à-fait infoûtenable dès qu'on en voit diftinéle-
ment toutes les parties.
M. Locke confeilloit auffi de Communiquer toujours fes penfées à quelque
Ami, fur-tout fi l'on fe propofoit d'en faire part au Public; & c'eft ce
qu'il obfervoit lui-merr.3 trcs-reiigieufement. 11 ne pouvoit comprendre,
qu'un Etre d'une capacité auffi bornée que l'Homme, auffi fujet à l'Erreur,
eût la confknce de négliger cette précaution.
Jamais homme n'a mieux~employé fon tems que M. Locke. Il y paraît
par les Ouvrages qu'il a publiez lui-même ; & peut-être qu'on en verra
un jour de nouvelles preuves. Il a pafie les quatorze ou quinze dernières
an-
ELOGE DE M. LOCKE. xxvn
années de fa vie à Oates, Maifon de Campagne de Mr. le Chevalier Mas-
ham, à vingt-cinq milles de Londres dans la Province d'EiTex. Je prens
plailir à m'imagincr que ce Lieu, fi connu à tant de gens de mérite que
j'ai vu s'y rendre de pluficurs endroits de l'Angleterre pour viiîter M. Locke,
fera fameux dans la Pofterité par le long féjour qu'y a fait ce grand hom-
me. Quoi qu'il en foit , c'elt-là que jouïfiant quelquefois de l'entretien de
fes Amis, & conftamment de la compagnie de Madame Masham, pour
qui M. Locke avoit conçu depuis long-tcms, une eftime & une amitié toute
particulière, (malgré tout le mérite de cette Dame, elle n'aura aujourd'hui
de moi que cette louange ) il goûtoit des douceurs qui n'étoient interrom-
pues que par le mauvais état d'une fanté foible & délicate. Durant cet
agréable féjour, il. s'attachoit fur-tout à l'étude de l'Ecriture Sainte ;&
n'employa prefque à autre chofe les dernières années de fa vie. Il ne pou-
voit fe laffer d'admirer les grandes vues de ce facré Livre, & le jufte rap-
port de toutes fes parties : il y faifoit tous les jours des découvertes qui lui
fournifibient de nouveaux fujets d'admiration. Le bruit eft grand en Angle-
terre que ces découvertes feront communiquées au Public. Si cela eft,
tout le monde aura, je m'aiTùre, une preuve bien évidente de ce qui a été
remarqué par tous ceux qui ont été auprès de M. Losée jufqu'à la fin de
fa vie, je veux dire que fon Efprit n'a jamais fuufrert aucune diminution,
quoi que fon Corps s'affbiblît de jour en jour d'une manière afiez fenfible.
Ses forces commencèrent à défaillir plus vifiblement que jamais, dès l'en-
trée de l'Eté dernier, Saifon, qui les années précédentes lui avoit toujours
redonné quelques dégrez de vigueur. Dès-lors il prévit que fa fin étoit fort
proche. 11 en parloit même allez fouvent , mais toujours avec beaucoup de
îerenité, quoiqu'il n'oubliât d'ailleurs aucune des précautions que fon habi-
leté dans la Médecine pouvoit lui fournir pour fe prolonger la vie. Enfin
fes jambes commencèrent à s'enfler; & cette endure augmentant tous les
jours, fes forces diminuèrent à vue d'oeil. 11 s'apperçut alors du peu de
tems qui luireftoit à vivre; ôc fe difpofa à quitter ce Monde, pénétré de
reconnoillance pour toutes les grâces que Dieu lui avoit faites, donc il pre-
nait plailir à faire rémunération à fes Amis, plein d'une fincere refignation
à fa Volonté, & d'une ferme efpérance en fes promeiïbs , fondées fur la pa-
role de Jefns-Chïifl envoyé dans le Monde pour mettre en lumière la vie <Sc
l'immortalité par fon Evangile.
Enfin les forces lui manquèrent à tel point que le vingt-fixiéme d'Octo-
bre ( 1704.) deux jours avant fa mort, l'étant allé voir dans fon Cabinet,
je le trouvai à genoux, mais dans l'impuiffance de fe relever de lui-mê-
me.
Le lendemain,* quoi qu'il ne fut pas plus mal, il voulut refier dans le
lit. Il eut to'it ce jour-la plus de peine à refpirer que jamais: & vers les
cinq heures du foir il lui prit une meuf accompagnée d'une extrême foi"
blelfe qui fit craindre pour ft vie. Ii crut lui-même qu'il n'étoit pas loin
de l'iii dernier moment. Alors il recommanda qu'on fe fouvînt de lui dans
la Prière du foir: là-deiïiis Madame Mashan lui dit que s'il le vouloit,
toute la Famille viendroit prier Dieu dans fa Chambre. Il répondit qu'il
* ^ ^E 1<f (y £j-j
xxvin ELOGE DE M. LOCKE.
enferoit fort aife fi cela ne donnoit pas trop d'embarras. On s'y rendis
donc & on pria en particulier pour lui. Après cela il donna quelques or-
dres avec une grande tranquillité d'efprit; & l'occaûons'étantpréfentéede
parler de la Bonté de Dieu, il exalta fur-tout l'amour que Dieu a témoi-
gné aux hommes en Jes juftifiant par la foi en Jefus-Chrifi. Il le remercia
en particulier de ce qu'il l'avoit appelle à la connoiffance de ce divin Sau-
veur. 11 exhorta tous ceux qui fe trouvoient auprès de lui de lire avec foin
l'Ecriture Sainte, & de s'attacher fincerement à la pratique de tous leurs
devoirs, ajoutant expreflement, que par ce moyen ils feraient plus heureux
dans ce Monde; £5? qu'ils s ' afj'ûreroient la poffeffon d'une éternelle félicite clans
l'autre. Il pafla toute la nuit fans dormir. Le lendemain , il fe fit porter
dans fon Cabinet, car il n'avoit plus la force de fe foûtenir; & là fur un
fauteuil & dans une efpèce d'afibupiflement , quoi que maître de fes pen-
fées , comme il paroiflbit par ce qu'il difoit de tems en tems , il rendit l'Ef-
prit vers les trois heures après midi le 28me d'Octobre vieux ftile.
Je vous prie , Monlieur , ne prenez pas ce que je viens de vous dire du
caractère de M. Locke pour un Portrait achevé. Ce n'efl qu'un foible
crayon de quelques-unes de fes excellentes qualitez. J'apprens qu'on en ver-
ra bien-tôt une Peinture faite de main de Maître. C'elt là que je vous ren-
voyé. Bien des traits m'ont échappé, j'en fuis fur; mais j'ofe dire que ceux
que je viens de vous tracer, ne font point embellis par de fauflesxouleurs,
mais tirez fidellement fur l'Original.
Je ne dois pas oublier une particularité du Teftament de M Locke dont
il eft important que la République des Lettres foit informée ; c'en: qu'il y dé-
couvre quels font les Ouvrages qu'il avoit publiez fans y mettre fon nom.
Et voici à quelle occafion. Quelque tems avant fa mort, le Doéleur Hud-
Jon qui eft chargé du foin de la Bibliothèque Bodleienne à Oxford , l'avoit
prié de lui envoyer tous les Ouvrages qu'il avoit donnez au Public, tant
ceux où fon nom paroiiToit , que ceux où il ne paroiflbit pas , pour qu'ils
fuiTent tous placez dans cette fameufe Bibliothèque. M. Locke ne lui envoya
que les premiers ; mais dans fon Teftament il déclare qu'il eft réfolu de fa-
tisfaire pleinement le Docteur Hudfon ; & pour cet effet il lègue à la Bi-
bliothèque Bodleienne , un Exemplaire du refte de fes Ouvrages où il n'a-
voit pas mis fon nom, favoir une (i) Lettre Latine fur la Tolérance, impri-
mée à Tcrgou , & traduite quelque tems après en Anglois à l'infû de M.
Locke; deux autres Lettres fur le même fujet, deftinées àrepoufier des Ob-
jections faites contre la Première; le Chriftianifme Raifonnable (2), avec
deux
(1) Elle a été tt adulte en François o" ïmpri- fes en Dieu. 3. de divetfes Lettres de M. Lo(>
tn'ee -i Rotterdam en i7ro. av c d'autres pièces ke V de M. de Limborch.
de M. Locke, fous le titre d'Oeuvres dwe'fes (z) Reimprimé en François en I7IJ. « Am-
de M.Locke. J. Fred. Bern.ir J ,L'ibrai>e d' Am- fier dam che:.. L'Honoré ejr Châtelain. Cette
fier dam, a fait en 1731. une féconde Edition de Edition eft augmentée d'une Diffotation du
ces Oeuvres diverfes, augmentée 1. d'un Eflai Traducteur fur la Réunion des Chrétiens. Z.
fur la nef édité d'expliquer les F.pîtres de S. Paul Châtelain a fait en 17 31. une troijlane Edi-
par S. Paul même. z. de l'Examen dit fenti- tion de cet Ouvrage. On y a joint , commt
ment du P. Mallebnnchc qu'on voit toutes ch»- dans la féconde Edition , la Religion des Dames.
ELOGE DE M. LOCKE. xxix
deux Défenfes ( 3 ) de ce Livre ; & deux Traitez fur le Gouvernement Civil.
Voilà tous les Ouvrages anonymes , dont M. Locke fe reconnoit l'Auteur.
Au relie, je ne vous marque point à quel âge il eft mort, parce que je
ne le fai point. Je lui ai ouï dire plufieurs fois qu'il avoit oublié l'année de
fa naiffance ; mais qu'il croyoit l'avoir écrit quelque part. On n'a pu le
trouver encore parmi fes papiers; mais on s'imagine avoir des preuves qu'il
a vécu environ foixante ik ieize ans.
Quoi que je fois depuis quelque tems à Londres, Ville féconde en Nou-
velles Littéraires , je n'ai rien de nouveau à vous mander. Depuis que M.
Locke a été enlevé de ce Monde, je n'ai prefquepenfé à autre chofe qu'à
la perte de ce grand homme , dont la mémoire me fera toujours précieufe:
heureux fi comme je l'ai admiré plufieurs années que j'ai été auprès de lui,
je pouvois l'imiter par quelque endroit. Je fuis de tout mon cœur, Mon-
fieur, &c.
A Londres ce 10. de
Décembre 170$.
(3) Elles font aujjitradttittsmlrançois, fous le titrt de Seconde Partie du Chriluanifine
.'ailonnable.
****
P RE.
PREFACE
D E
■ L' A U T E U R.
|Oici cher LeBeur , ce qui a fait le divertiffement de quelques
H y |p heures de loiftr que je n'étois pas d'humeur d'employer à autre chofe.
iÊ&r^r*Êk ^' cef Ouvrage a k bonheur d'occuper de la même manière quelque
■ 'gk&sîM petjte partie d'un temps oh •vous ferez bien aife de vous relâche r de
vos affaires plus importantes , & que vous preniez feulement la moitié tant de
plaifir à le lire que j'en ai eu à le compofer , vous n'aurez pas , je croi , plus de
regret à votre argent que j'en ai eu à ma peine. N'allez pas prendre ceci pour
un Eloge de mon Livre , ni vous figurer que , puisque j'ai pris du plaifir à le
faire, je l'admire à préfent qu'il efl fait. Vous auriez tort de n? attribuer v.>.e
telle penfée. Quoi que celui qui chaffe aux alouettes ou aux Moineaux , n'en
puiffe pas retirer un grand profit , il ne fe divertit pas moins que celui qui court
un Cerf ou un Sanglier. D'ailleurs , il faut avoir fort peu de connoijjance du
fujet de ce Livre , je veux dire ^Entendement, pour ne pas favoir ,
que , comme c'eft la plus fublime Faculté de T Ame , il n'y en a point auffi dont
l'exercice fait accompagné d'une plus grande £5? d'une plus confiante fatisfaîlion.
Les recherches ou l'Entendement s'engage pour trouver la Vérité, font une efpèce
de chaffe , oh la pour fuite même fait une grande partie du plaifir.
Chaque pas que l'Efprit fait dans la Connoijjance , efl une efpèce de découver-
te qui efl non feulement nouvelle , mais auffi la plus parfaite , du moins pour le
préfent. Car l'Entendement , fcmblable à TOeuil , ne jugeant des Objets que
par fa propre vue , ne peut que prendre plaifir anx' découvertes qu'il fait ,
moins inquiet pour ce qui lui efi échappé , parce qu'il ignore ce que c'eft. Ainfi ,
quiconque ayant formé le généreux deffein de ne pas vivre d'aumône , je veux dire
de ne pas fe repofer nonchalamment fur des Opinions empruntées au hazard , met
fies propres penfées en œuvre pour trouver & embraffer la Vérité ', goûtera du
contentement dans cette Chaffe , quoi que ce fait qu'il rencontre. Chaque moment
qu'il employé à cette recherche , le recempenfera de fa peine par quelque plaifir^
& il aura fujet de croire fon temps bien employé, quand même il ne pourrait pas
fi glorifier d'avoir fait de grandes acquifitions .
Tel
PREFACE DE L'AUTEUR. xxxi
Tel efl le contentement de ceux qui laiffent agir librement leur EJprit dans la.
"Recherche de la Vérité , £s? qui en écrivant fuivent leurs propres penfées ; ce que
vous ne devez pas leur envier , puisqu'ils vous four nifjènt loccafion de goûter un
femblable plaifir , fi en lifant leurs Productions vous voulez aûfjï faire ufage de
vos propres pnifées. C'ejl à ces penfées , que j'en appelle , fi elles viennent de
votre fond. Mais fi vous les empruntez des autres hommes , au bazar d & fans
aucun difeernement , elles ne méritent pas d entrer en ligne de compte , puisque
ce n efl pas T amour de la Vérité ' , mais quelque confideraîicn moins eftimable qui
vous les fait rechercher. Car qu'importe de f avoir ce que dit ou penfe un homme
qui ne dit ou ne penfe que ce qu'un autre lui fuggere? Si vous jugez par vous-
même, je fuis aflfùré que vous jugerez flneerement ; & en ce cas-là , quelque cen-
fure que vous faffiez de mon Ouvrage, je n'en ferai nullement choqué. Car en-
core qu'il foit certain qu'il n'y a rien dans ce Traité dont je ne fois pleinement
perfuadé qu'il efl conforme à la Vérité, cependant je me regarde comme auffi
fujet à erreur qu'aucun de vous ; & je fai que cefl de vous que dépend le fort de
mon Livre; qu'il doit fe foû tenir ou tomber , en conféquence de l'opinion que vous
«n aurez, non de celle que j'en ai conçu moi-même. Si vous y trouvez peu de
chofes nouvelles ou infrutlives à votre égard, vous ne devez pas vous en prendre
à moi. Cet Ouvrage na pas été compofé pour ceux qui font maîtres fur le fu:ct
qu'on y traite , & qui counoiffent à fond leur propre Entendement , mais pom-
ma propre inftruclion , (y pour contenter quelques Amis qui confef oient qu'ils
n'étoient pas entrez affez avant dans l'examen de cet important fujet. S'il
étoit à propos de faire ici rHiJloire de cet Eflai,y<? vous dirois que cinq ou fix
de nies Amis s' étant affemblez chez moi £s? venant à difeourir fur un point fort
différent de celui que je traite dans cet Ouvrage , fe trouvèrent bientôt pouffez
à bout par les difficultez qui s'élevèrent de différens cotez. Après mus être
fatiguez quelque temps, fans nous trouver plus en état de refoudre les doutes qui
nous embar raffolent , il me vint dans l'Efp; it que nous prenions un mauvais che-
min ; y qu'avant que de nous engager dans ces fortes de recherches , il étoit né-
ceffaire d examiner notre propre capacité , & de voir quels objets font à notre
portée , ou au defjus de notre comprehenfton. Je propofai cela à h compagnie ,
&? tous T approuvèrent auffi-tôt. Sur quoi Von convint que ce feroit là le fujet de
nos premières recherches. Il me vint alors quelques penfées ir.digeflcs fur cette
matière que je n'avois jamais examinée auparavant. Je les jettai fur le papier;
13 ces penfées formées à la hâte que f écrivis pour les montrer à vies Amis , à
notre prochaine entrevue , fournirent la première occafon de ce Traité ; qui
ayant été commencé par hazard, (3 continué à la follicitation de ces mêmes per-
fonnes, n'a été écrit que par pièce s détachées: car après l'avoir long- temps négli-
gé, je le repris félon que mon humeur, ou l'occafion me le permet toit, 6? en fi»
■nt une retraite que je fis pour le bien de ma faute, je le mis dans F état
ou vous le voyez préfentei
En compofant ainfi à dtverfes reprifes , je puis être tombé dans deux défauts
z, outre s autres, c'eft que je me ferai trop, ou trop peu étendu
fur divers fujet s. Si vous trouvez l'Ouvrage trop court . je ferai bien aife que
ce que j'ai écrit vous faffe fouhaiter que j'euffe été plus loin. Et's'il vous par oit
trop lo;:g, vous devez vous en prendre à la matière: car lorfque je commençai de
met'
XXXII
PREFACE
mettre la main à la plume, -je crus que tout ce que pavois à dire , pourvoit étve
renfermé dans une feuille de Papier. Mais à nie jure que j'avançai , je découvris
toujours plus de pais: 13 les découvertes que je faifois , m'engagèrent dans de
nouvelles recherches , l'Ouvrage parvint injenfiblement à la groffeur oit vous le
voyez, pré [[internent. Je ne veux pas nier qu'on ne pût le réduire peut-être à un
plus petit Folume, & en abréger quelques parties, parce que la manière dont il
a été é.; it , par parcelles , à diveifes reprifes , (3 en differens intervalles de
tons, a pu m'i tramer dans quelques répétitions. Mais à vous parler 'franche-
ment , je n réfentement ni le courage ni le loifir de le faire plus court.
Je n'ignore pas à quoij'expofe ma propre réputation en mettant au jour mon
Ouvrage avec un défaut fi propre à dégoûter les LeSteurs les plus judicieux qui
font toujours les plus délicats. Mais ceux qui favent que la Pareffe fe paye'aifé-
tnent des moindres exeufes, me pardonneront fi je lui ai laiffé prendre de l'empire
fur moi dans cette occafion , ou je penfe avoir une fort bonne rai/on de ne pas la
combattre. Je pourrais alléguer pour ma défenfe , que la même Notion ayant
differens rapports , peut être propre ou nêceffaïre à prouver on à éclair cir diffé-
rentes parties d'un même Difcours , (3 que c'efl là ce qui efl arrivé en plufieurs
endroits de celui que je donne préfentement au Public: mais fans appuyer fur ce-
la , j'avouerai de bonne foi que j'ai quelquefois infijlé long temps fur un même
Argument, 13 que je l'ai exprimé en diverfes manières dans des vues tout-à-fait
différentes. Je ne prétens pas publier cet Effai pour infruire ces per formes d'une
vafie comprehenfion , dont VEfprit vif & pénétrant voit auffi-tôt le fond des cho-
fes; je me reconnois un fimple Ecolier auprès de ces grands Maîtres. C'efl-
pourquoi je les avertis par avance de ne s'attendre pas à voir ici autre chofe que
des penfées communes que mon Efiprit ma fournies, (3 qui font proportionnées à
des Efprits de la même portée , Icfquels ne trouveront put- être pas mauvais que
j'aye pris quelque peine pour leur faire voir clairement certaines véritez que des
Préjugez établis , ou ce qu'il y a de trop abflrait dans les Liées 'mêmes , peuvent
avoir rendu difficiles à comprendre. Certains Objets ont befoin d'être tournez de
tous cotez pour pouvoir être vus diftincJement ; (3 lorfquune Notion e(i nouvelle
à VEfprit , comme je confeffe que quelques-unes de celles-ci le font à mon égard ,
ou qu'elle efl éloignée du chemin battu , comme je m'imagine que plufieurs de cel-
les que je propofe dans cet Ouvrage , le par oit r ont aux autres , une fimple vue
ne fa fit pas pour la faire entrer dans l' Entendement de chaque perjonr.e, ou pour
l'y fixer par une impref Ion nette (3 durable. Il y a peu de gens, à mon avis y
qui n'ayent obfervé en eux-mêmes , ou dans les autres, que ce' qui propofé d'une
certaine manière, avoit été fort obfcur , eft devenu fort clair (3 fort intelligi-
ble, exprimé en d'autres ternes; quoi que dans la fuite VEfprit ne trouvât pas
grand' différence dans ces différentes phr a fes, (3 qu'il fut fui pris que l'une eût
été moins aifée à entendre que l'autre. Mais chaque chofe ne frappe pas égale-
ment V imagination de chaque homme en particulier. Il n'y a p.is moins de diffé-
rence dans V Entendement des hommes que dans leur Palais; & quiconque fe
re que la même vérité fera également goûtée de tous, étant propofée à a
la même manière, peut efpérer ave: autant de fondement de régaler tous les
hommes avec un même ragoût. Le mets peut être excellent en lui-même: mais
ajfaifonné de cette manière, il ne fera pas au gcût de tout le monde: de forte
qu'il
DE L'A U T E U R. xxxm
qu'il faut V apprêter autrement , fi vous voulez que certaines perfonnes qui ont
d'ailleurs l'efiomac fort bon, puiffent le digérer. La vérité efi que ceux qir,
m'ont exhorté à publier cet Ouvrage , m'ont confeillé p.ir cette rai/on de le pu-
Hier tel qu'il efi; ce que je Juis bien aife d apprendre à quiconque fe donnera Ici
peine de le lire. J ai fi peu d envie d être imprimé , que fi je ne me flattais que
cet Effai pourrait être de quelque ufage aux autres comme je croi qu'il l'a été à
moi-même , je me ferais contenté de le faire voir à ces mêmes Amis qui m'ont
fourni la première occafion de le compofer. Mon deffein ayant donc été, en pu-
bliant cet Ouvrage, d être autant utile qu'il dépend de moi, j'ai crû que je dé-
vots nêceffain ment rendre ce que j'avois à dire , aufjï clair (fj auj/i intelligible
que je pourrais , à toute forte de Lecleurs. y aime bien mieux que les Efprits
fpeculatifs & pénétrans fe plaignent que je les ennuyé , en quelques endroits de
mon Livre , que fi d autres perjonnes qui ne font pas accoutumées a des fpecula-
tions abfiraites , ou qui font prévenues de notions différentes de celles que je leur
p/opofe, n'entraient pas dans mon fens ou ne pouvolent abfolument point com-
prendre mes penfées.
On regardera peut-être co?nme l'effet d'une vanité ou dune infoîence infuppor-
table , que je prétende inflruire un Siècle auffi éclairé que le notre , puifque c'eft
à peu près à quoi fe réduit ce que je viens d'avouer , que je publie cet Éffai dans
Tefpérance qu'il pourra être utile à d'autres. Mais s'il efi permis de parler li-
brement de ceux qui par une feinte modefiie publient que ce qu'ils écrivent ri efi-
d'aucune utilité, je croi qu'il y a beaucoup plus de vanité 6? d infoîence de fie
propofer aucun autre but que T utilité publique en mettant un Livre au jour ; de
forte que qui fait imprimer un Ouvrage oh il ne prétend pas que les Lecleurs
trouvent rien d utile ni pour eux ni pour les autres , pêche vifiblement contre le
refpetl qu'il doit au Public. Quand bien ce Livre ferait effeblivement de cet
ordre, mon deffein ne laiffera pas d'être louable , & j'efpére que la bonté de mon
intention exeufera le peu de valeur du Préfent que je fais au Public. C'eft là
principalement ce qui me raffûre contre la crainte des Cenfures auxquelles je riat-
tens pas d échapper plutôt que de plus excellais Ecrivains. Les Principes, les
Notions, 6? les Goûts des hommes font fi différens , qu'il efi mal-aifé de trou-
ver un Livre qui plaife ou déplaifie à tout le monde. Je reconnais que le Siècle
a'.', nous vivons ri efi pas le moins éclairé ', & qu'il ri efi pas par conféquent le plus
facile à contenter. Si je n'ai pas le bonheur de plaine , perjonne ne doit s'en
prendre à moi. Je déclare naïvement à tous mes Lecleurs qu'excepté une demi-
douzaine de perfonnes, ce ri était pas pour eux que cet Ouvrage avait d abord
été dcf.iné , & quainfi il ri efi pas néceffaire qu'ils fe dor.nent la peine de fe ran-
ger dans ce petit nombre. Mais fi , malgré tout cela , quelqu'un juge à propos
de critiquer ce Livre avec un Efprit d'aigreur £5? de médifance, il peut le faire
hardiment , car je trouverai le moyen d employer mon temps à quelque chafe de
meilleur qu'à repouffa fis attaques. J'aurai toujours la fatisfaclion d'avoir eu
pour but de chercher la Vérité 13 d'être de quelque utilité aux hommes, quoi que
par un moj en fart peu confiderable. La République des Lettres ne manque pas
préfent emeni de fameux Architecles, qui, dans les grands dejfieins qu'ils fe pro-
pofentpour F avancement des Sciences , laifferont des Monumens qui feront admi-
rez de la Pofterité la plus reculée ; mais tout le fjiçnde ne peut pas efpérer d être
***** mi
XXXIV
PREFACE
un Boyle , ou un Sydenham. Et dans un Siècle qui produit cVattJfi grands
Maîtres que l'illujlre Huygens (3 lin (imparable M. Newton avec quelques
autres de ta même "volée , c'efi un affez grand honneur que d'être employé en qua-
lité de fimple ouvrier à nettoyer un peu le terrain, & à écarter une partie des
vieilles ruines qui je rencontrent jur le chemin de la t onmiffance , dont les pro-
grès auraient Jans doute été plus fenfibles , fi les recherchas de bien des gens pleins
d'E/p; it o laborieux n'eufjent été embarrafjèes par un [avant , mais frivole
ufage de ternies barbares , aff étiez, & inintetlig-bles , qu'on a introduit dans
les Sciences (3 réduit en Art , de forte que la Philofuphie , qui n'efi autre chofa
que la véritable Connoiffahce des Chofes , a été jugée indigne ou incapable d'être
admife dans la Converjation des perfonnes polies (3 bien élevées. Il y a fi long-
temps que l abus du Langage , (3 certaines façons de parler vagues £s? de nul
fens , pajfent pour des Myfléres de Science ; (3 que de grands mots ou des ter-
mes mal appliquez qui fignifient fort peu de chofe , ou qui ne fignifient abfolu-
ment rien, fe [ont acquis, par prefcription , le droit de pafier faufftment pour
le Savoir le plus profond 13 le plus abfïrus , qu'il ne fera pas facile de perfuader
à ceux qui parlent ce Langage , ou qui l'entendent parler, que ce n'eft dans le
fond autre chofe qu'un moyen de cache r fort ignorance, & d'arrêter le progrès
de la vraye Connoiffance. Ainfi, je m'imagine que ce fera rendre fervice à
l'Entendement humain, de faire quelque brèche à ce Santluaire d'Ignorance (3
de Vanité, Quoi qu'il y ait fort peu de gens qui s'avifent de (oupçonner que
dans l'ufage des mots ils trompent ou foient trompez , ou que le Langage de la
Secle qu'ils ont embraffée , ait aucun défaut qui mérite d être examiné ou corri-
gé , j efpére pourtant qu'on m'exeufera de m 'être fi frt étendu Jur ce fujet dans
le 'troifiéme Livre de cet Ouvrage , (3 d'avoir tâché de faire voir fi évidem-
ment cet abus des Mots , que la longueur invétérée du mal , m l'empire de la
Coutume ne pujfent plus fervir d'excu/e a ceux qui ne voudront pas fe mettre en
peine du fens qu'Us attachent aux mots dont ils fe fervent , ni permettre que d'au-
tres en recherchent la fignification.
Ayant fait imprimer un petit Abrégé de cet Efi ai en 1688. deux ans avant
la publication de tout l'Ouvrage , fouis dire qu'il fut condamné par quelques per-
fonnes avant quelles fe fuffent donné la peine de le lire , par la raijon qu'on y
niait les Idées innées , concluant avec un peu trop de précipitation que fi l'on ne
fuppofoit pas des Idées innées, il refîeroit à peine quelque notion des Efprits ou
quelque preuve de leur exiflence. Si quelqu'un conçoit un pareil préjugé à l'en-
trée de ce Livre , je le prie de ne laiffer pas de le lire d'un bout a l autre ; après
quoi 'f efpére qu'il fera convaincu qu'en renverfant de faux Principes on rend
fervice à la Vérité , bien loin de lui faire aucun tort , la Vérité n'étant jamais
fi fort bleffce , ou expo fée à de fi grands dangers , que lorfquc la Fauffeté efi mê-
lée avec elle , ou quelle efi employée à lui fervir de fondement.
Voici ce que j'ajoutai dans la féconde Edition.
Le Libraire ne me le pardonnerait pas , fi je ne difois rien de cette Nouvelle
Edition, qu'il a promis de purger de tant de fautes qui défiguraient la Première.
JUfoubaite aujfi qu'on fâche qu'il y a dans cette féconde Édition un nouveau Cha-
pitre
DE LA U T E U R.
XXXV
fifre touchant /Identité, £3 quantité d'additions &? de corrections qu'on a fait
en d'autres endroits. A l'égard de ces Additions , je dois avertir le Lecleur
que ce ne font pas toujours des chofes nouvelles , mais que la plupart font , ou de
nouvelles preuves de ce que j'ai déjà dit , ou des explications , pour prévenir les
faux fens qu'an pourrait donner à ce qui avait été publié auparavant , & non des
rétractations de ce que f avais déjà avancé. J'en excepte feulement le changement
que j'ai fait au Chapitre XXI. au fécond Livre.
Je crus que ce que j'avois écrit en cet endroit fur la Liberté & la Volonté
mirit 'oit d'être revît avec toute l'exactitude dont f et ois capable , d'autant plus
que ces Matières ont exercé les Savans dans tous les fié de s ^ & qu'elles fe trou-
vent accompagnées de Queflions (3 de difficultés qui n'ont pas peu contribué à
embrouiller la Morale 13 la Théologie , deux parties de la Connoiffance fur lef-
quelles les hommes font le plus intereffez à avoir des Idées claires (3 difîinbles.
Après avoir cl ne confderé de plus près la manière dont TEfprit de l'Homme
agit , 13 avoir examiné avec plus d'exactitude quels font les motifs (3 les vues
qui le déterminent , j'ai trouvé que j'avois raifon de faire quelque changement
aux penfées que j'avois eues auparavant fur ce qui détermine la Volonté en der-
nier r effort dans toutes les actions volontaires. Je ne puis m empêcher d'en faire
an aveu public avec autant de facilité 6? de franchife que je publiai d'abord ce
qui me parut alors le plus raifonnable , me croyant plus obligé de renoncer à une
de mes Opinions lorfque la Vérité lui paraît contraire , que de combattre celle
d'une autre perfonne. Car je ne cherche autre chofe que la Vérité, qui fera
toujours bien-vernie chez moi , en quelque temps 13 de quelque lieu qu'elle vienne.
Mais quelque penchant quej'aye à abandonner mes opinions (3 à corriger ce
que fai écrit , dès que j'y trouve quelque chofe à reprendre , je fuis pourtant
ebligé de dire que je n'ai pas eu le bonheur de retirer aucune lumière des Objec-
tions qu'on a publiées contre différais endroits de mon Livre, 13 que je n'ai point
eu fujet de changer de penfée fur aucun des articles qui ont été mis en quejîictt.
Soit que le fujet que je tra.it e dans cet Ouvrage, exige fouvent plus d'attention
& de méditation que des Letleurs trop hâtez , ou déjà préoccupez d'autres Opi-
nions , ne font d'humeur d'en donner à une telle lecture , fait que mes exprefjîons
répandent des ténèbres fur la matière même , \3 que la manière dont je traite de
ces Notions empêche les autres de les comprendre facilement ; je trouve que fou-
vent on prend mal h fens de mes paroles 13 que je n ai pas le bonheur d'être en-
tendu par-tout comme il faut.
C'eft dequoi l'ingénieux * Auteur d'un Difcours fur la Nature de l'Homme, » m. Livide,
m'a fourni dep'tis peu un exemple fenfiblc, pour ne parler d'aucun autre. Car Ecsiefiaftique
T honnêteté de fes expre (fions (3 h candeur qui convient aux perfonne s de fon Or- dep ^quelque
ire , m'empêchent de penfer qu'il ait voulu infinuer fur la fin de fa Préface que temPs-
par ce que j'ai dit au Chapitre XXVIII. du fécond Livre j'ai voulu changer la
Vertu en Vice 13 le Vice en Vertu , à moins qu'il n'ait mal pris ma penfée',
te qu'il n'aurait pu faire , s'il fe fût donné la peine de confiderer quel était le fu-
jet que j'avais alors en main , (3 le deffein principal de ce Chapitre qui eft ajfez
nettement expofé dans * le quatrième Paragraphe 13 dans les fuivans. Car en * rag. i-}, $■£
cet endroit mon but n'étoit pas de donner des Règles de Morale , mais de mon-
trer î origine 13 la nature des Idées Morales, & de déftgner les Règles dont les
***** 2, htm-
XXXVI
PREFACE
hommes fe fervent dans les Relations morales , [oit que ces Règles [oient vrayes
ou fauffes. A cette occafion je remarque ce que c'efl qui dans le langage de chaque
Pais a une dénomination qui répond à ce que nous appelions Vice &? \txi\xdans
le nôtre; ce qui ne change point la nature des chofes quoi qu'en général les
hommes jugent de leurs avions félon l'efime rjf les coutumes du Pais ou de la
Secle ou ils vivent, (3 que cefoit fur cette eflime qu'ils leur donnent telle ou tel-
le dénomination.
Si cet Auteur avoit pris la peine de réfléchir fur ce que j'ai dit pag. 36. §.
iS. & 283. §.13, 14, if. & 28/. §. 20. il aurait appris ce que je penfe de
la nature éternelle 13 inaltérable du Jufte (3 de l'Injufle , (3 ce que c'efl que je
nomme Vertu 13 Vice : (3 s'il eût pris garde que dans l endroit qu'il cite , je
rapporte feulement comme un point de fait , ce que c'efl que d'autres appellent
Vertu Î3 Vice, il n'y aurait pas trouvé matière à aucune cenfure conftdera-
ble. Car je ne cr ai pas me nié compter beaucoup en difant qu'une des Règles qu'on
prend dans ce Monde pour fondement ou mefure d'une Relation Morale , c'efl
l 'eflime 13 /<* réputation qui efl attachée à diverfes fortes d' aillons en différentes
Sociétés d'hommes en conféquence dequoi ces atltons Jont appellées Vertus (3 Vi-
ces : 13 quelque fond que le favant M. Low de faffe fur fon vieux Diétionaire
Anglois , j'ofe dire (Ji fétois obligé d'en appeller à ce Dictionnaire) qu'il ne lui
enfeignera nulle part , que la même action n efl pas autoriféc dans un endroit du
Monde fous le nom de Vertu , & diffamé dans un autre endroit oh elle paffe pour
Vice (3 en porte le nom. Tout ce que j'ai faity ou qu'on peut mettre fur mon
compte pour en conclurre que je change le Vice en Vertu & la Vertu en Vice,
cefl d'avoir remarqué que les hommes impofent les noms de Venu (3 de Vice
félon cette règle de réputation. Mais le bon homme fait bien d'être aux aguets
fur ces fortes de matières. C'efl un emploi convenable à fa Vocation. Il a,
raifon de prendre l'allarme à la feule vue des expreffions qui prifles à part 13
en elles-mêmes peuvent être fujpectcs (3 avoir quelque chofe de choquant.
Cefl en confideratien de ce zèle permis à un homme de Ja Profeffion que je
Texcufe de citer , comme il fait , ces paroles de mon Livre ( pag. 282.5.11.)
„ Les Docteurs infpirez n'ont pas même fait difficulté dans leurs exhorta-
,, tions d'en appeller à la commune réputation; §>ue toutes les chofes qui font
„ aimables, dit S. Paul, que toutes les chofes qui font de bonne renommée,
„ s'il y a quelque vertu fj? quelque louange , penfez à ces chofes , Phil. Ch. IV.
„ vf. 8- fans prendre connoiffance de celles-ci qui précèdent immédiatement 13
qui leur fervent d'introduction, Ce qui fit que parmi la dtpravation même
des mœurs , les véritables bornes de la Loi de Nature qui doit être la
Régie de la Vertu & du Vice, furent afTez bien confervées; de forte que
les Docleurs infpirez n'ont pas même fait difficulté 13 c Paroles qui mon-
trent vifiblement , aufjl bien que le refte du Paragraphe , que je n'ai pas cité ce
paffage de S. Paul, pour prouver que la réputation 13 la coutume de chaque So-
ciété particulière confiderée en elle-même foit la règle générale de ce que la hom-
mes appellent Vertu 13 Vice par tout le Monde , mais pour faire voir que , fi
cette coutume était effectivement la règle de la Vertu (3 du Vice , cependant
pour les raifons que je propofe dans cet endroit , les hommes pour l'ordinaire ne
s'ékigneroient pas beaucoup dans les dénominations qu'ils donneraient à leurs
aillons
DE L'A U T E U R. xxxvn
Aillons conftâerées dans ce rapport , de la Loi de la Nature qui efl U Règle
confiante (fj inaltérable , par laquelle ils doivent juger de la reclitude des mœurs
£î? de leur dépravation, pour leur donner en conféquence de ce jugement , les
dénominations de Vertu ou de Vice. Si M. Lowde eût confideré cela, il au-
roit vu quil ne pouvoit pas tirer un grand avantage de citer ces paroles dans un
fens que je ne leur ai pas donné moi-même; {3 fans doute qu'il Je Jet oit épargné
r explication quil y ajoute, laquelle net oit pas fort néceffaire. Mais fejpére
que cette Jeconde Edition le fat I fera fur cet article, rjf que conftderant la ma-
nière dont j'exprime à préfent ma pen/ée , il ne pourra s'empêcher de voir qu'il
n ivoit aucun fujet d'en prendre ombrage.
Quoi que je fois contraint de m'1 éloigner de fon fmtiment fur le fujet de ces
apprehenfions qu'il étale fur la fin de fa Préface , à regard de ce que j'ai dit de
h Vertu & du Vice, nous fommes pourtant mieux d'accord qu'il ne penfe ,
fur ce qu'il dit dans fon Chapitre troifiéme pag. 78. (1) De l'infcription na-
turelle & des notions innées. Je ne veux pas lui refufer le privilège qu il s 'at-
tribué (pag. fi.) de pofer la Que filon comme il le trouvera à propos, & fur-
tout pulfqu'll la pofe de telle manière qu'il n'y met rien de contraire à ce que j'ai
dit moi-même \ car fuivant lui , les Notions innées font des chofes condition-
nelles qui dépendent du concours de plufieurs autres circonftances pour que
l'Ame les * rafle paroître : tout ce qu'il dit en faveur des Notions innées , im- * Fxerat ëS
primées , gravées ( car pour les Idées innées il n'en dit pas un fcul mot ) fe ré- Latin Nous
duit enfin à ceci: Qu'il y a certaines Propofitions qui, quoi qu'inconnues à "avons Point» .
l'Ame dans le commencement, dès que l Homme efl né, peuvent pourtant ve- mot°Frincois
nir à fa connotfifance dam la fuite par l'aiïiftance qu'elle tire des Sens exté- qui exprime
rieurs & de quelque culture précédente , de forte qu'elle fit certainement af «atterrent la
fûrée de leur vérité, ce qui dans le fond n'emporte autre chofe que ce que j'ai ^Snincation de
avan.é dans mon Premier Livre. Car je fuppoje que par cet acle qu'il attribué Les An lois
à 1 Ame de j- faire paroître ces notions , /'/ n entend autre chofe que commencer l'cn " '•
de les connoitre : autrement, ce fera , à mon égard, une exprcjfon tout- à-fait à3ns lc :urJ m~
ininteWgib.e , ou dit moins très-impropre , à mon avis, dans cette occafon, où fervent"^5 m os
elle nous donne le change en nous insinuant en quelque manière, que ces Notions wr qui vient
font dans l'Efprit avant que l'Efprit les fafle pai oître, c'efi. à- dire avant quel- du rnot ' an'n.
les lui foient connues : au Uni qu'avant que ces Notions foient connues à l Efprit, fïT^X'. Ignir
il n'y a effectivement autre chofe dans l'Efprit qu'une capacité de les connoitre h mêmecho-'
lorfque le concours de ces circonftances que cet ingénieux Auteur juge néceffai- fe
re, pour que l'Ame fafle paroitre ces Notions , nous les fait connoitis. î hxirere'
Je trouve qu'il s'exprime ainfià la page 52. Ces Notions naturelles ne font
pas imprimées de telle forte dans l'Ame qu'elles * fe produifent elles-mêmes * SetPfas *** '
néceffairement (même dans les Enfans & les Imbecilles) fans aucune afilftan- ran('
ce des Sens extérieurs , ou fans le fecours de quelque culture précédente. //
dit ici quelles fe produifent elles-mêmes, rj? à la page 78. que c'eft l'Ame qui
les fait paroitre. Quand il aura expliqué à lui-même ou aux autres ce qu'il en-
tend
(1) II y a dans l'Anglois, Saturai in- Obje&ion n'entendoit peut-être pas trop bien
ftripvon. Jecroiquil eft bon de conierver ce qu'il vouloir dire par-là, je ne dois pas
en François cette exprcllion , quelque étran- l'exprimer plus nettement que lui.
ge qu'elle paroifle. Comme 1 Auteur de cette
***** „
xxxvni PREFACE
tend par cet acle de T Ame qui fait paroître les Notions innées , eu par ces No-
tions qui fe produifent elles-mêmes , (3 ce que ceft que cette culture préce-
f Exerantur. dente (3 ces cir confiâmes requifes pour que les Notions innées * foient produi-
tes, il trouvera, je penfe, qu'excepté qu'il appelle produire des Notions ce
que je nomme dans un fiile plus commun connoître , il y a peu de différence
entre fon fentiment & le mien fur cet article, que j'ai rai/on de croire qu'il n'a
inféré ?non nom dans fon Ouvrage que pour avoir le plaifir de parler obligeam-
ment de moi, car j'avoue avec des fentimens d'une véritable reconnoijfance que
■par-tout ou il a parlé de -moi , il Ta fait , auffi bien que d'autres Ecrivains , en
m' honorant d'un titre fur lequel je n'ai aucun droit. .
C'efl là ce que je jugeai néceffaire de dire fur la féconde Edition
de cet Ouvrage, & voici ce que je fuis obligé d'ajouter
préfentement.
L e Libraire fe difpofant à publier (a) une Quatrième Edition de mon EfTai ,
m'en donna avis, afin que je puffe faire les Additions ou les Corr celions que je
juger ois à propos, fi j'en avois le loifir. Sur quoi il ne fera pas inutile d'avertir
le Lecleur , qu'outre plufieurs corrections que j'ai fait çà 13 là dans tout l'Ou-
vrage , il y a un changement dont je croi qu'il efi néceffaire de dire un mot dans
cet endroit , parce qu'il fe répand fur tout le Livre (3 q!l"H importe de le bien
comprendre.
On parle fort fouvent aidées claires & diflinctes : «V» n'eft plus ordinaire
que ces termes. Mais quoi qu'ils /oient communément dans la bouche des hom-
mes , j'ai rai fon de croire que tous ceux qui s'en fervent , ne les entendent pas
parfaitement. Et peut-être n'y a t-il que quelques perfonnes çà 13 là qui pren-
nent la peine d'examiner ces termes , jufques à connoître ce queux ou les autres
entendent précifément par-là. Ceft pourquoi j'ai mieux aimé mettre ordinaire-
ment au lieu des mots clair & diflincî: celui de déterminé, comme plus propre à
faire comprendre à mes Lecteurs ce que je penfe fur cette matière. J'entens donc
par une idée déterminée un certain Objet dans l'Efprit, (3 par conféquent un
Objet déterminé, c' efi -à-dire , tel qu'il y efi vu & actuellement apperçu. C'efk
là, je penfe, ce qu'on peut commodément appeller une Idée déterminée , lorfqut
telle qu'elle efi objectivement dans l'Efprit en quelque temps que ce foit , (3
qu'elle y efi, par conféquent , déterminée, elle cft attachée & fixée fans aucune
variation à un certain nom ou fon articulé qui doit être conftamment le figne de
fe même objet de l'Efprit, de cette Idée précife {3 déterminée.
Tour expliquer ceci d'une manière un peu plus particulière ; lorfque ce mot
déterminé efi appliqué à une Idée fimple, j'entens par-là cette fimple apparen-
ce que l'Efprit a, pour ainft dire, devant les yeux , ou qu'il aperçoit en foi-
même lorfque cette Idée efi dite être en lui. Par le même terme , appliqué à une
Idée complexe , j'entens une Idée compofée d'un nombre déterminé de certaines
Idées fimples, ou d'Idées moins complexes, unies dans cette proportion (3 Situa-
tion
(a) Ceft fur cette Quatrième Edition qu'a cet Ouvrage, imprimée en 170a
été faite la première Edition Françoife de
DE L'A U T E U R. xxxix
tiott ou TEfprit la confidere préfente à fa Vue, ou Ja voit en lui-même, lorfque
(cite Idée y eft ou devroit y être pré fente , lorsqu'elle cjl dé/ignée par un certain
nom déterminé. Je dis qii elle devroit être préfente, parce que, bien loin que
chacun ait foin de n'employer aucun terme avant que d'avoir vu dans fon Efprit
l'idée précife & déterminée dont il veut qu'il foit le fgne , il n'y a prefque per-
fotihe qui defeende dans cette grande exactitude. C'ejl pourtant ce défaut d'exacti-
tude qui répand tant d'obfcurité &? de confufion dans les penfées & dans les dif-
tours des hommes.
Jefixi qu'il n'y a poh.t de Langue affez fertile pour exprimer par certains mots
particuliers toute cette vatiété d'Idées qui entrent dans les Difcours & les rai'
fonnemem des hommes. Mais cela n empêche pas que lorfqu'un homme employé
un mot dans un difcours, il ne pnijfe avoir dans 1 Efprit une Idée déterminée
dont il le faffe figne , eff à laquelle il devroit le tenir conftamment attaché toutes
les fois qu'il le fait entrer dans ce difcours. Et lorfqu'il ne le fait pas , ou qu'il
efl dans l'impuiffatxe de le faire , c'ejl en vain qu'il prétend à des Idées claires
&" difiincles ; ilefl vifible que les fiennes ne le font pas. Et par conféquent par-
tout où l'on employé des termes auxquels on n'a point attaché de telles idées déter-
minées, il n'y a que confufion fj? obfcurité à attendre.
Sur ce fondement , j'ai crû que fi je donnais aux Idées Tépithete de détermi-
nées, cette expreffion fer oit moins fu jette à être mal interprétée que fi je les ap-
pelions claires & diitinctes. J'ai choifi ce terme pour defigner premièrement ^
tout Objet que l Efprit apperçoit immédiatement , C5? qu'il a devant lui comme
diftintl du fon qu'il employé pour en être lefigne; & en fécond lieu, pour donner
à entendre qu? cette Idée ainfi déterminée, c' eft- a- dire que V Efprit a en lui-
même, qu'il connoit £j? voit comme y étant acluellement , eft attachée fans aucun
changement , à un tel nom , & que ce nom deftgne précifément cette idée. Si les
hommes avoient de telles Idées déterminées dans leurs Difcours £5? dans les Re-
cherches oh ils s'engagent , ils ver rotent bien-tôt jufqu'oh s'étendent leurs recher-
chés £5? leurs découvertes ; & en même temps ils éviteraient la plus grande partie
des Difputes £5? des Querelles qu'ils ont aire les- autres hommes : car la plupart
des Que fiions & des Controverfes qui embarraffent V Efprit des hommes, ne rou-
lent que fur Tufage douteux £s? incertain quils font des mots , ou ( ce qui eft la
■même chofe) fur les idées vagues & indéterminées qu'ils leur font fignifier \ .
MON-
MONSIEUR LOCKE
A U
LIBRAIRE.
LA netteté d'Efprit & la connoiffance de la Langue Françoife , dont
M. Gpfle a déjà donné au Public des preuves fi vifibles , pouvoient
vous être un aiTez bon garant de l'excellence de Ton travail fur mon
Ejfai , fans qu'il fût necefTaire que vous m'en demandaffiez mon fentiment.
Si j'étois capable de juger de ce qui eft écrit proprement & élégamment
en François, je me croirois obligé de vous envoyer un grand éloge de cet-
te Traduction dont j'ai ouï dire que quelques perfonnes, plus habiles que
moi dans la Langue Françoife , ont alfûré qu'elle pouvoit paffer pour un
Or: ;irul. Mais ce que je puis dire à l'égard du point fur lequel vous fouhai-
tez de favoir mon fentiment , c'eft que M. Cotte m'a lu cette Verfion d'un
bout à l'autre avant que de vous l'envoyer, & que tous les endroits que j'ai
remarqué s'éloigner de mes penfées , ont été ramenez au fens de l'Original,
ce qui n'étoit pas facile dans des Notions auffi abftraites que le font quel-
ques-unes de mon Ellai, les deux Langues n'ayant pas toujours des mots
ck des expreffions qui fe répondent û jufte l'une à l'autre qu'elles remplif-
fent toute l'exactitude Philofophique ; mais la juftefle d'efprit de M. Cofte
& la fouplelfe de fa Plume lui ont fait trouver les moyens de corriger toutes
ces fautes que j'ai découvertes à mefure qu'il me lifoit ce qu'il avoit tra-
duit. De forte que je puis dire au Lefteur que je préfume qu'il trouvera
dans cet Ouvrage toutes les qualitez qu'on peut defirer dans une bonne Tra-
duction.
TABLE
TABLE
DES CHAPITRES.
D
Pag. i.
AVANT-PROPOS.
EJfein de i Auteur.
LIVRE PREMIER.
Des Notions Innées.
Ch. I. Qu'il n'y a point de Principes innez.
dans l'Efprit de l'Homme. 7
II. Qu'il n'y a point de Principes de pratique
qui foient innez.. 24
III. Autres Considérations touchant les Prin-
cipes innez,, tant ceux qui regardent la Spé-
culation que ceux qui appartiennent k la
pratique. 41
LIVRE SECOND.
Des Idées.
Ch. 1.0 U l' on traite des Idées en général , Cr
de leur Origine ; Cr ok l'on examinepar oc
cafion, Ci l'Ame de l'Homme penfe toujours.
60
II. Des Idées fimples. 75
III. Des Idées qui nous viennent par un feul
Sens 77
IV. De la Solidité. 79
V. Des Idée< fimples qui nous viennent par
divers Sens. 8}
VI Des Iuées fimples qui viennent par Ré-
flexion, jbid.
VU. Dt Id" 'es fimp <le <s qui viennent par Sen-
sation w par Réflexion. 84
Ch. VIII. Autres Confiderat ions furies Idées
fimples. g7
IX. De la Perception. 07
X. De la Rétention. IO,
XI. De la Faculté de diflinguer les Idées, Cr
quelques autres Opérations de l'Efprit. 108
XII. Des Idées complexes. II(î
XIII.. Des Modes fimples; Oj premièrement ,
de ceux de l'Efpace. j Tg
XIV. De la Durée , cr de fes Modes fimples.
XV. De la Durée Cr de l'Expanfion, confi.
derées ensemble. \ a<$
XVI. Du Nombre. jl4
XVII. Dj l'Infinité. 1$
XVIII. De quelques autres Modes fimples.iyo
XIX. Des Modes qui regardent la Pen-
fée. I7?
XX. Des Modes du Plaifir Cr de la Douleur.
i7f
XXI. De la Puifance. \ jn
XXII. Des Modes Mixtes. 224
XXIII. De nos Idées Complexes des Subflan-
ces. 23o
XXIV. Des Idées Colleélives de Subfiances.
XXV. De la Relation. 2j2
XXVl.De/aCaut Crde /'Effet; Cr de quel-
ques autres Relations. 2 54
XXVII. Ce que c'efi ^«'Identité, Cr Diver-
<ié. 258
XXVIII. De quelques autres Relations, cr
fur-tout, des Relations Aiorales. 277
XXIX. Des Idées claires cr obfcures ,difinc-
tes cr confufes. 288
****** XXX.
SUT
TABLE DES
Ch. XXX. Des Idées réelles Cr chimériques.
296
XXXI. Des Idées complètes CT incomplètes.
;?8
XXXII. Des vrayes <r des faufes Idées. 306
XXXIII. De l'AJfociation des Idées. 3 1 J
LIVRE TROISIEME,
Des Mots.
CHAPITRES.
Ch. II
Des Degrez de mire Connçijfaaee..
43 î
îlï. Dé "Etendue de la Connoijfance humaine,
439
IV. De la Réalité de notre Connoijfance. 461
V. De la Vérité en général. 471
VI. Des Proportions universelles , de leur Vé-
rité, Cr de leur Certitude. 477
VII. Des Proportions qu'on nomme Maximes
ou Axiomes. 487
VIII Des Proportions Frivoles. $03
Ça. I. Des Mots ou du Langage en gênerai. {X Dg u Connoijfance que nous avons de no-
tre Exifince. 511
la Connoijfance que nous avons de
II. De la fgnif cation des Mots. 324
III. Des Termes généraux. 3*8
IV. Des Noms des Idées [impies. 337
y. Des Noms des Modes Mixtes QT des Rela-
tions. 344
VI. Des Noms des Subfiances. 2 5 3
VII. Des Particules. 381
VIII. DesTermes abftraits ZT concrets. 383
IX. De l'Imperfection des Mots, 385
X. De l'Abus des Mots. ^97
XL Des Remèdes qu'on peut apporter aux im-
perfections, O" aux abus dont on vient de
parler. 4J3
LIVRE QU A T R I E M E.
De la Connoiiïance.
Ciï. I. De la Connoijfance en général.
X. De
l'Exiflence de Dieu. 5 1 1
XI. De la Connoifance que nous avons de
l'Exiflence des autres Chofes. 513
XII. Des Moyens d'augmenter notre Connoif.
fonce. 5 3 r
XIII. Antres Confderations fur notre Con.
noijfance, ^40
XIV. D« Jugement. 541
XV. De la Probabilité. jÂj
XVI. Des Deorez. d' Ajfentiment. 546
XVII. De la Rai f on. 555
XVIII. De la Foi cr de la Raifon; Cr de leurs
bornes dift Dictes. 573
XIX De tEnthoufiafme. 580
XX De l'Erreur. ' 589
XXI. De la Di-v 'fondes Sciences. 6qq
4*7
ESSAI
ESSAI
PHILOSOPHIQUE
CONCERNANT
L'ENTENDEMENT HUMAIN.
AVANT- PROPOS.
DeJJein de l'Auteur dam cet Ouvrage.
î. i. %^^r:£$®*X)t U i s o u e Y Entendement élevé l'Homme au deffiis combien iî en
$%£&&& de tous les Etres fenfibles, & lui donne cette fu- tf££«*
r-<ÏH F) &S«s périorité & cette efpèce d'empire qu'il a fur eux, l'Entendement
Sx? & \-* 5>l?îî » n r i v • • r il Humain.
u| _ IJaS c eft fans doute un fujet qui par fon excellence
%^tt3£9e$% mérite bien que nous nous appliquions à le con-
^^r^^^i noître autant que nous en fommes capables. L'En-
<*GQQÇtf^osGC2 tendement femblable à l'Oeuil, nous fait voir &
comprendre toutes les autres chofes , mais il ne s'apperçoit pas lui-
même. C'eit pourquoi il faut de l'art & des foins pour le placer à u-
ne certaine difbnce , & faire en forte qu'il devienne l'Objet de fes
propres contemplations. Mais quelque difficulté qu'il y ait à trouver
le moyen d'entrer dans cette recherche , & quelle que foit la chofe
qui nous cache fi fort à nous-mêmes , je fuis alfuré néanmoins , que
la lumière que cet examen peut répandre dans notre Efprit , que la
connoifTance que nous pourrons acquérir par-là de notre Entendement,
nous donnera non feulement beaucoup de plaifir, mais nous fera d'une
grande utilité pour nous conduire dans la recherche de plufieurs autres
chofes.
§. 2. Dans le defTein que j'ai formé d'examiner la certitude & l'étendue' Dcflemde
des Connoiiïances humaines, auffi bien que les fondemens& les dégrez de cct0uvias«
Fui , d'Opinion, & d'Afibntiment qu'on peut avoir par rapport aux diffe-
A rens
% AVANT- PROPOS.
rens fiijets qui fè préfentent à notre Efprit , je ne m'engagerai point à con~
fiderer enPhyficien, la nature de l'Ame; à voir ce qui en conftitue l'eflen-
ce , quels mouvemens doivent s'exciter dans nos Efprits animaux , ou quels
changemens doivent arriver dans notre Corps, pour produire, à la faveur
de nos Organes , certaines fenfations ou certaines idées dans notre Entende-
ment; &fi quelques-unes de ces idées, ou toutes enfemble dépendent, dans
leur principe, de la Matière, ou non. Quelque curieufes & inftru&ives
que foient ces fpéculations, je les éviterai, comme n'ayant aucun rapport
au but que je me propofe dans cet Ouvrage. 11 fuffira pour le deflein que
j'ai préfentement en vûè" , d'examiner les différentes Facultez de connoître
qui le rencontrent dans l'Homme , entant qu'elles s'exercent fur les divers
Objets qui fe préfentent à fon Efprit : & je croi que je n'aurai pas tout-à-faic
perdu mon temps à méditer fur cette matière, fi en examinant pié-à-pié,
d'une manière claire, & hiftorique, toutes ces Facultez de notre Efprit, je
puis faire voir en quelque forte, par quels moyens notre Entendement vient
à fe former les idées qu'il a des chofes , & que je puiffe marquer les bornes
de la certitude de nos Connoiffances , & les fondemens des Opinions qu'on
voit régner parmi les Hommes : Opinions fi différentes , fi oppofées , fi di-
rectement contradictoires; & qu'on foûtient pourtant dans tel ou tel en-
droit du Monde, avec tant de confiance, que qui prendra la peine de
confiderer les divers fentimens du Genre Humain, d'examiner l'oppofition
qu'il y a entre tous ces fentimens , & d'obferver en même temps , avec com-
bien peu de fondement on les embraffe , avec quel zèle & avec quelle cha-
leur on les défend , aura peut-être fujet de foupçonner l'une de ces deux
chofes , ou qu'il n'y a abfolument rien de vrai , ou que les Hommes n'ont
aucun moyen fur pour arriver à la connoifTance certaine de la Vérité.
Méthode qu'on y §• 3- C'eft donc une chofe bien digne de nos foins , de chercher les bor-
•biene. nes qUj féparent l'Opinion d'avec la Connoiffance , & d'examiner quelles rè-
gles il faut obferver pour déterminer exactement lesdégrez de notre perfua-
lion à l'égard des chofes dont nous n'avons pas une connoiffance certaine.
Pour cet effet, voici la Méthode que j'ai réfolu de fuivre dans cet Ou-
vrage.
L. J'examinerai premièrement, quelle eft l'origine des Idées, Notions,
ou comme il vous plaira de les appeller, que l'Homme apperçoit dans fon
Ame , & que fon propre fentiment l'y fait découvrir ; & par quels moyens
l'Entendement vient à recevoir toutes ces idées.
II. En fécond lieu , je tâcherai de montrer quelle eft la connoiffance que
l'Entendement acquiert par le moyen de ces Idées ; & quelle eft la Certitu-
de, l'Evidence, & l'Etendue' de cette connoiffance.
III. Je rechercherai en troiiiéme lieu, la nature & les fondemens de ce
qu'on nomme Foi, ou Opinion; par où j'entens Cet jijfentiment que nous
donnons a une Propof.tion entant que 'véritable , mais de la •vérité de laquelle nous
n'avons pas une conno'.Jfance certaine. Et de là je prendrai occafion d'exa-
miner les raifons & les dégrez de l'affentiment qu'on donne à différentes
Propofitions.
combien a eâ % 4. Si en. examinant la nature de l'Entendement félon cette Méthode,
Je
A V A N T-P ROPOS. 3
je puis découvrir, quelles font Tes principales Propriétez, quelle eft l'étendue' («îiede connoitre
de ces Proprietez, ce qui eft de leur compétence, jufques à quel degré elles c^mwéhcaCon!"
peuvent nous aider à trouver la Vérité; & où c'efl que leurfecours vient à
nous manquer , je m'imagine , quoi que notre Efprit foit naturellement ac-
tif & plein de feu , cet examen pourra fervir à régler cette activité im-
modérée , en nous obligeant à prendre garde avec plus de circonfpeélion
que nous n'avons accoutumé de faire , à ne pas nous occuper à des cho-
fes qui pafTent notre compréhenfion ; à nous arrêter, lors que nous avons
porté nos recherches jufqu'au plus haut point où nous foyons capables de
les porter ; & à vouloir bien ignorer ce que nous voyons être au deffùs de
notre conception , après l'avoir bien examiné. Si nous en ufions de la
forte, nous ne ferions peut-être pas fi empreifez, par un vain defir de con-
noitre toutes chofes, à exciter inceflamment de nouvelles Queftions, à
nous embarrafier nous-mêmes , & à engager les autres dans des Difputes
fur des fujets qui font tout-à-fait difproportionnez à notre Entendement,
& dont nous ne faurions nous former des idées claires & diftin&es , ou
même (ce qui n'eft peut-être arrivé que trop fouvent) dont nous n'avons
abfolument aucune idée. Si donc nous pouvons découvrir jufqu'où notre
Entendement peut porter fa vûë, jufqu'où il peut fe fervir de fes Facili-
tez pour connoître les chofes avec certitude ; & en quels cas il ne peut
juger que par de fimples conjectures, nous apprendrons à nous contenter
des connoiffances auxquelles notre Efprit eft capable de parvenir , dans
l'état où nous nous trouvons dans ce Monde.
§. 5. Quoi qu'il y aît une infinité de choies que notre Efprit ne fauroit L'etenduë dtnoi
comprendre, la portion & les dégrez de connoifiance que Dieu nous a ac- connoiffances eft
t * x o j proportionnée a
cordez avec beaucoup plus de profufion qu'aux autres Habitans de ce bas notre ératdam ce
Monde, cette portion de connoifiance qu'il nous a départie fi libérale- be°o\a1* &* n°*
ment, nous fournit pourtant un aflez ample fujet d'exalter la Bonté de
cet Etre Suprême , de qui nous tenons notre propre exiftence. Quelque
bornées que foient les connoiffances des Hommes , ils ont raifon d'être
entièrement fatisfaits des grâces que Dieu a jugé à propos de leur faire,
puis qu'il leur a donné, comme dit St. Pierre (i), toutes les chofes qui re-
gardent la vie fjf /« ptété, les ayant mis en état de découvrir par eux-mê-
mes ce qui leur eft néceffaire pour les befoins de cette vie , & leur ayant
montré le chemin qui peut les conduire à une autre vie beaucoup plus
heureufe que celle dont ils jou'ùTent dans ce Monde. Tout éloignez qu'ils
font d'avoir une connoifiance univerfelle & parfaite de tout ce qui exifte;
la lumière qu'ils ont , leur fulfit pour démêler ce qu'il leur importe abfo-
lument de favoir : puifqu'à la faveur de cette Lumière ils peuvent parve-
nir à la connoifiance de Celui qui les a faits , & des Devoirs fur lefquels
ils font obligez de régler leur vie. Les Hommes trouveront toujours le
moyen d'exercer leur Efprit, & d'occuper leurs Mains à des chofes éga-
lement agréables par leur diverfité, & par le plaifir qui les accompagne,
pourvu qu'ils ne s'amufent point à former des plaintes contre leur propre
nature,
(i) nacT«*{it f»i|t MJ ùrifruti. II, Ep. ch. I. 3.
A 2
4 A V A N T-P R O P O S.
nature , & à rejetter les thréfors dont leurs mains font pleines , fous pre'-
texte qu'il y a des chofes qu'elles ne fauroient embraiTer. Jamais, dis-je,
nous n'aurons fujet de nous plaindre du peu d'étendue de nos connoiffan-
ces, fi nous appliquons uniquement notre Efprit à ce qui peut nous être
utile, car en ce cas-là il peut nous rendre de grands fervices.. Mais fi,
loin d'en ufer de la forte, nous venons à ravaler l'excellence de cette Fa-
culté que nous avons d'acquérir certaines connoiflances , & à négliger de
la perfectionner par rapport au but pour lequel elle nous a été donnée,
fous prétexte qu'il y a des chofes qui font au delà de fa fphère , c'eft un
chagrin puéril, & tout-à-fait inexcufable. Car, je vous prie, un Valet pa-
refléux & revéche qui pouvant travailler de nuit à la chandelle, n'auroit
pas voulu le faire , auroit-il bonne grâce de dire pour excufe que le Soleil
n'étant pas levé, il n'avoit pas pu jouir de l'éclatante lumière de cet Aftre?
Il en eft de même à notre égard , fi nous négligeons de nous fervir des lu?
♦ p<-mi. xs. i-j. mieres que Dieu nous a données. Notre Efprit eft * comme une Chan-
delle que nous avons devant les yeux, & qui répand affez de lumière pour
nous éclairer dans toutes nos affaires. Nous devons être fatisfaits des dé-
couvertes que nous pouvons faire à la faveur de cette lumière. Nous fe-
rons toujours un bonufage de notre Entendement, fi nous confiderons tous
les Objets par rapport à la proportion qu'ils ont avec nos Facilitez, plei-
nement convaincus que ce n'eft que fur ce pié-là que la connoiflance peut
nous en être propofée ; & fi, au lieu de demander abfolument, & par un
excès de délicatelTe , une Démonftration & une certitude entière , nous
nous contentons d'une fimple probabilité, lors que nous ne pouvons obte-
nir qu'une probabilité, & que ce degré de connoiflance fuffit pour régler
tous nos intérêts dans ce Monde. Que fi nous voulons douter de chaque
chofe en particulier , parce que nous ne pouvons pas les connoître toutes
avec certitude, nous ferons aufli déraifonnables qu'un homme qui ne vou?
droit pas fe fervir de fcs jambes pour fe tirer d'un lieu dangereux, mais
s'opiniàtreroit à y demeurer &y périr miferablement , fous prétexte qu'il
n'auroit pas des ailes pour échapper avec plus de vitefle.
lacomoiflânce §• 6. Si nous connoiflbns une fois nos propres forces, cette connôiflan-
Efprir&ffi^poîu6 ce ^ervira a nQUS fan'e d'autant mieux fentir ce que nous pouvons entre-
guerir ditscepti- prendre avec fondement; & lors que nous aurons examiné foigneufement
gîigence où\*àu' ce 4ue notre Efprit eft capable de faire, & que nous aurons vu, en quel-
sibandonr.e lors que manière, ce que nous en pouvons attendre, nous ne ferons portez ni
pouvoir°uouver à demeurer dans une lâche oiiiveté , & dans une entière inaction , comme
b venté. fj nous defefperions de jamais connoitre quoi que ce foit, ni à mettre tout
en queftion , & à décrier toute forte de connoif fances , fous prétexte qu'il
y a certaines chofes que l'Efprit Humain ne fauroit comprendre. Il en eft
de nous, à cet égard, comme d'un Pilote qui voyage fur mer. Il lui eft
extrêmement avantageux de favoir quelle eft la longueur du cordeau de la
fonde, quoi qu'il ne puiffe pas toujours reconnoitre, par le moyen de fa
fonde , toutes les différentes profondeurs de l'Océan. Il fuffit qu'il fâche,
que le cordeau eft allez long pour trouver fond en certains endroits du la
Mer qu'il lui importe de connoitre pour bien diriger la courfe, & pour é-
< itei
A V A N T-P R 0 P O S. 5
vitcr les Bas-fonds qui pourroient le faire échouer. Notre affaire dans ce
Monde n'cft pas de connoître toutes chofes, mais celles qui regardent la
conduite de notre vie. Si donc nous pouvons trouver les Règles par les-
quelles une Créature Raifonnable, telle que l'Homme confideré dans l'état
où il fe trouve dans ce Monde, peut & doit conduire fes fentimens , & les
actions qui en dépendent, fi, dis-je, nous pouvons en venir là, nous ne
devons pas nous inquiéter de ce qu'il y a plufieurs autres choies qui échap-
pent à notre connoilTance.
§. 7. Ces confiderations-là me firent venir la première penfée de travail- ocelle a été l'oc-
ler à cet Effai, lequel je donne préfentement au Public. Car je me mis "1^°" de cet °u*
dans l'Efprit , que le premier moyen qu'il y auroit de fatisfaire l'Efprit de
l'Homme fur plufieurs Recherches dans lesquelles il eft fort porté à s'en-
gager, ce feroit de prendre, pour ainfi dire, un état des Facultez de no-
tre propre Entendement , d'examiner l'étendue de fes forces , & de voir
quelles font les chofes qui font proportionnées à fa capacité. Jufqu'à ce
que cela fût fait, je m'imaginai que nous prendrions la chofe tout-à-fait à
contre-fens ; & que nous chercherions en vain cette douce fatisfaèlion que
nous pourroit donner la pofTelïion tranquille & affurée des véritez qui nous
font les plus néceffaires, pendant tout le temps que nous nous fatiguerions
à courir après la recherche de toutes les chofes du Monde fans diftinclion ,
comme fi toutes ces chofes , dont le nombre eft infini , étoient l'objet na-
turel de l'Entendement humain, de forte que l'Homme pût en acquérir u-
ne connoiffance certaine, & qu'il n'y eût abfolument rien qui excédât fa
portée, & dont il ne fût très -capable de juger.
Lors que les hommes infatuez de cette penfée, viennent à pouffer leurs
recherches plus loin que leur capacité ne leur permet de faire, s'abandon-
nant fur ce vafle Océan, où ils ne trouvent ni fond ni rive, il ne faut pas
s'éto.nner qu'ils faifent des Qjieftions & multiplient des diffïcultez, qui ne
pouvant jamais être décidées d'une manière claire &. diftincle, ne fervent
qu'à perpétuer & à augmenter leurs doutes, & aies engager enfin dans
un parfait Pyrrhonifme. Mais, fi au lieu de fuivre cette dangereufe mé-
thode , les hommes commençoient par examiner avec foin quelle eft la ca-
pacité de leur Entendement, s'ils venoient à découvrir jufques où peu-
vent aller leurs connoiffances , &. à trouver les bornes qui féparent la par-
tie lumineufè des différens Objets de leurs connoiffances, d'avec la partie
obfcure & entièrement impénétrable, ce qu'ils peuvent concevoir d'avec ce
qui paffe leur intelligence , peut-être qu'ils auraient beaucoup moins de peine
à reconnuitre leur ignorance fur ce qu'ils ne peuvent point comprendre, &
qu'ils employeroient leurs penfées de leurs raifonnemens avec plus de fruit
& de fatisfaétion , à des chofes qui font proportionnées à leur capacité.
fi. 8- Voilà ce que j'ai jugé néceiïhire de dire touchant l'occafion qui ce que r1?nifie fe
ma tait entreprendre cet Ouvrage. Mais avant que d entrer en matière,
je prierai mon Leéleur d'exeufer le fréquent ufage que j'ai fait du mot d'I-
dée dans le Traité fuivant '. Comme ce terme eft, ce me femble, le plus
pro-
i Cette exeufe n'cft nullement néceflaire, pour un Lecteur François , accoutumé à la
A ^ lecture
6 A V A N T-P R O P O S.
propre qu'on puifle employer pour fignifîer tout ce qui efl l'objet de notre
Entendement lors que nous penfons , je m'en fuis fervi pour exprimer tout
ce qu'on entend par fantôme , notion, efpèce, ou quoi que ce puifle être qui
occupe notre Efprit lors qu'il penfe; & je n'aurois pu éviter de m'en fer-
vir aufïi fouvent que j'ai fait.
Je croi qu'on n'aura pas de peine à m'accorder qu'il y a de telles idées
dans l'Efprit des hommes. Chacun les fent en foi-méme , & peut s'aflu-
rer qu'elles fe rencontrent dans les autres Hommes, s'il prend la peine
d'examiner leurs difcours & leurs actions.
Nous allons voir préfentement de quelle manière ces Idées viennent
dans l'Efprit.
lecture des Ouvrages Philofophiques qui ont
paru depuis long-temps en François, où le
mot d'Idée eft employé â tout moment. 11 fe
trouve même fort communément dans toute
forte de Livres, écrits en cette Langue.
ESSAI
ESSAI
PHILOSOPHIQUE
CONCERNANT
L'ENTENDEMENT HUMAIN.
LIVRE PREMIER.
DES NOTIONS INNEES.
CHAPITRE I,
Qu'il n'y a point de Principes innez dans VEfprit
de V Homme,
La manière
dont les Hom-
mes acquièrent
S- i. ^t^^w^S^k y a des gens qui fuppofent comme une Vérité
§^2^2*SSϧ inconteftable , g^u'il y a certains Principes innez,cer- n
& ŒiK £&'$- faines Notions primitives , autrement appeïïées * No- leurs connomin-
«D-rflio 5)1x£J • • . cj / \ • „r. A: ces prouve que
&(*& X. fjlp tlons communes , empreintes c? gravées , pour ainji ai- ces Co„noiiTances
SlOL^j^J^S re, dans notre Ame, qui les reçoit des le premier mo- ^e[ont Point in-
F-fe'^H^^l ment de fon exijlence , &? les apporte au monde avec "taiî,,,,,,,
«^oaoai^RaWi die. Si j'avois à faire à des Letteurs dégagez de
tout préjugé, je n'aurois, pour les convaincre de la faufïeté de cette Sup-
pofition, qu'à leur montrer, (comme j'efpere de le faire dans les autres
Parties de cet Ouvrage ) que les hommes peuvent acquérir toutes les con-
noiflances qu'ils ont , par le fimple ufage de leurs Facilitez naturelles, fans
le fecours d'aucune impreffion innée ; & qu'ils peuvent arriver à une en-
tière certitude de certaines chofes , fans avoir befoin d'aucune de ces No-
tions naturelles , ou de ces Principes innez, Car tout le Monde , à mon
avis„
8 Qu'il n'y a point
Chap. I. avis, doit convenir fans peine, qu'il feroit ridicule de fuppofer, par ex-
emple, que les idées des Couleurs ont été imprimées dans l'Ame d'une
Créature , à qui Dieu a donné la vue & la puiffance de recevoir ces idées
par l'imprelïion que les Objets extérieurs feroient fur fes yeux. Il ne feroic
pas moins abfurde d'attribuer à des impreiîîons naturelles & à des caractè-
res intiez la connoilTance que nous avons de plufieurs Véritez , fi nous
pouvons remarquer en nous-mêmes des Facilitez , propres à nous faire con-
noître ces Véritez avec autant de facilité & de certitude , que fi elles é-
toient originairement gravées dans notre Ame.
Mais parce qu'un iimple Particulier ne peut éviter d'être cenfuré lors
qu'il cherche la Vérité par un chemin qu'il s'efl tracé lui-même , fi ce che-
min l'écarté le moins du monde de la route ordinaire , je propoferai les rai-
fons qui m'ont fait douter de la vérité du Sentiment qui fuppofe des idées
innées dans l'efprit de l'Homme , afin que ces raifons puiffent fervir à excu-
fer mon erreur , fi tant eft que je fois effectivement dans l'erreur fur cet ar-
ticle ; ce que je laiffe examiner à ceux qui comme moi font difpofez à re-
cevoir la Vérité par tout où ils la rencontrent,
on dit que cer- §■ 2- H n'y a Pas d'Opinion plus communément reçue que celle qui éta-
nins Principes blit, £hi il y a de certains Principes , tant pour la Spéculation que pour la Pra-
confenTment1"1 tique , ( car on en compte de ces deux fortes ) de la vérité de/quels tous les
univerfei : prind- hommes conviennent généralement : d'où l'on infère qu'il faut que ces Princi-
pale railon par , , „ . ° ... ,„ .. , /i „TT 1
laquelle on pré- pes-la foient autant d imprellions , que 1 Ame de 1 Homme reçoit avec
ceslwï^'fom 1 exiftence , & qu'elle apporte au Monde avec elle auiïi nécefiairement &
huez. auifi réellement qu'aucune de fes Facultez naturelles.
ce confentement §• 3- Je remarque d'abord que cet Argument, tiré du confentement uni-
Sériel' nepiûu" verfil* eft fujet à cet inconvénient , Que, quand le fait feroit certain,
je veux dire qu'il y auroit effectivement des véritez fur lefquelles tout le
Genre Humain feroit d'accord, ce confentement univerfel ne prouverait
point que ces véritez fuflent innées , fi l'on pouvoit montrer une autre
voye, par laquelle les Hommes ont pu arriver à cette uniformité de fen-
timent fur les chofes dont ils conviennent, ce qu'on peut fort bien faire,
fi je ne me trompe.
■Ctcjuieji ,<■/?.-& §• +• ^is» ce qui eft encore pis, la raifon qu'on tire du Confente-
iiejt imptffi'bu ' ment univerfel pour faire voir qu'il y a des Principes innez , eft, ce me
%"Ze f!îtf'pl°'ln femble, une preuve démonftrative qu'il n'y a point de femblable Principe,
même tempss Deux parce qu'il n'y a effectivement aucun Principe fur lequel tous les hommes
neX.u'p'as uni'- s'accordent généralement. Et pour commencer par les notions fpéculati-
TerfeUement re- w s ; voici deux de ces Principes célèbres, auxquels on donne, préfera-
blement à tout autre , la qualité de Principes Innez : Tout ce qui eft , eft ; &,
Il eft impoffible qu'une cbofe foit fjf ne /oit pas en même temps. Ces Propofi-
tions ont paffé û conftamment pour des Maximes univerfellement reçues
qu'on trouvera, fans doute, fort étrange, que qui que ce foit ofe leur
difputer ce titre. Cependant je prendrai la liberté de dire , que tant s'en
faut qu'on donne un confentement général à ces deux Propofitions ,
qu'il y a une grande partie du Genre Humain à qui elles ne font pas mê-
me connues.
§• 5- Car
de Principes binez. Liv. I. 9
§. 5. Car premièrement, il eft clair que les Enfans & les Idiots n'ont Chap. I.
■pas la moindre idée de ces Principes & qu'ils n'y penfent en aucune ma-
• . • r rr u ,-, i~ ■ r \ 1 Elles ne lont pas
niere, ce qui iumt pour détruire ce Confentement univeriel, que toutes les gravees natureiie-
léritez innées doivent produire néceffaircment. Car de dire, qu'il y a des ^'"'^"f,^*1"0'
véritez imprimées dans l'Ame que l'Ame n'apperçoit ou n'entend point , rom pas connues
c'eft , ce me femblc , une efpèce de contradiction , l'action cl 'imprimer ne iJ^"^* de$
pouvant marquer autre chofe (fuppofé qu'elle fignifie quelque chofe de
réel en cette rencontre) que faire appercevoir certaines véritez. Car im-
primer quoi que ce foit dans l'Ame, fans que l'Ame l'appercoive, c'eft,
à mon fens , une chofe à peine intelligible. Si donc il y a de telles im-
preffions dans les Ames des Enfans & des Idiots , il faut néceflàirement
que les Enfans & les Idiots apperçoivent ces impreffions , qu'ils connoif-
fent les véritez qui font gravées dans leur Efprit ; & qu'ils y donnent leur
confentement. Mais comme cela n'arrive pas , il eft évident qu'il n'y a
point de -telles impreffions. Or fl ce ne font pas des Notions imprimées
naturellement dans l'Ame , comment peuvent-elles être innées ? Et fi elles
y font imprimées, comment peuvent -elles lui être inconnues? Dire qu'u-
ne Notion eft gravée dans l'Ame, & foùtenir en même tems que l'Ame ne
la connoît point, & qu'elle n'en a eu encore aucune connoiifance, c'eft
faire de cette impreffion un pur néant. On ne peut point affiner qu'une
certaine Propofition foit dans l'Efprit, lors que l'Efprit ne l'a point en-
core apperçuë, & qu'il n'en a découvert aucune idée en lui-même: car fi
on peut le dire de quelque Propofition en particulier, on pourra foùte-
nir par la même raifon , que toutes les Propofitions qui font véritables &
que l'Efprit pourra jamais regarder comme telles , font déjà imprimées dans
l'Ame. Puisque, fi l'on peut dire qu'une chofe eft dans l'Ame, quoi que
l'Ame ne l'ait pas encore connue, ce ne peut être qu'à eaufe qu'elle a la
capacité ou la faculté de la connoître: faculté qui s'étend fur toutes les vé-
ritez qui pourront venir à fa connoiifance. Bien plus , à le prendre de cette
manière, on peut dire qu'il y a des véritez gravées dans l'Ame, que l'A-
me n'a pourtant jamais connues, & qu'elle ne connoîtra jamais. Car un
homme peut vivre long-tems, & mourir enfin dans l'ignorance de plu-
ficurs véritez que fon Efprit étoit capable de connoître, & même avec une
entière certitude. De forte que fi par ces imprefiîons naturelles qu on foùtient
être dans l'Ame , on entend la capacité que l'Ame a de connoître certai-
nes véritez, il s'enfuivra de là , que toutes les véritez qu'un homme vient
àconnoitre, font autant de véritez innées. Et ainfi cette grande Queftion
fe réduira uniquement à dire, que ceux qui parlent de Principes innez, par-
lent très-improprement , mais que dans le fond ils croyent la même chofe
que ceux qui nient qu'il y en ait: car je ne penfe pas que perfonne ait ja-
mais nié, que l'Ame ne fut capable de connoître plufieurs véritez. C'eft
cette capacité, dit -on, qui eft innée; & c'eft la connoiifance de telle ou
telle vérité qu'on doit appeller acquife. Mais fi c'eft-là tout ce qu'on pré-
tend, à quoi bon s'échauffer à foùtenir qu'il y a certaines maximes innées?
Et s'il y a des véritez qui puffent être imprimées dans l'Entendement , fuis
qu'il les apperçoive, je ne vois pas comment elles peuvent différer , par
B rap-
io Qu'il n'y a point
Ciïap. I. rapport à leur origine, de toute autre vérité que l'Eiprit eft capable de
connoître. Il faut, ou que toutes foient innées , ou qu'elles viennent tou-
tes d'ailleurs dans l'Ame. C'eft en vain qu'on prétend les diftinguer à
cet égard. Et par conféquent , quiconque parle de Notions innées dans
l'Entendement, (s'il entend par-là certaines véritez particulières) ne fau-
roit imaginer que ces Notions foient dans l'Entendement de telle manière
que l'Entendement ne les ait jamais apperçuës & qu'il n'en ait effective-
ment aucune connoiffance. Car fi ces mots , être dans T Entendement , em-
portent quelque chofe de pofitif, ils lignifient, être appcrçît& compris par
l'Entendement. De forte que foùtenir, qu'une chofe eft dans l'Entendement,
& qu'elle n'eft pas conçue par l'Entendement , qu'elle eft dans l'Efprit
fans que l'Efprit l'apperçoive, c'eft autant que fi l'on difoit, qu'une chofe
eft & n'eft pas dans l'Efprit ou dans l'Entendement. Si donc ces deux Pro-
pofltions, Ce qui efi , efi; &, Il eft impojfible qu'une chofe fait rj? ne foit pas
en même temps, étoient gravées dans l'Ame des hommes par la Nature, les
Enfans ne pourraient pas les ignorer : les petits Enfans, dis-je, & tous
ceux qui ont une Ame , devroient les avoir néceffairement dans l'Eiprit ,
en reconnoître la vérité, & y donner leur confentement.
Réfutation d'une §. 6. Pour éviter cette Difficulté , les Défenfeurs des Idées innées onc
donTon felffe"t accoutumé de répondre, Que les Hommes connoifent ces véritez &? y donnent
pour prouver qu'il je uy confentement , dès qu'ils viennent à avoir l'ufage de leur Raifon ; Ce qui
Lvj.-Cquireft~,que fuffit, félon eux, pour faire voir que ces véritez font innées,
les hommes con- g. -jm Je répons à cela, Que des expreflïons ambiguës qui ne fignifient
«"'dès qu'Usant prefque rien, paffent pour des raifons évidentes dans l'Efprit de ceux qui
iu^f de IeuI p!eins de quelque préjugé, ne prennent pas la peine d'examiner avec allez
d'application ce qu'ils difent pour défendre leur propre fentiment. C'eft
ce qui paroît évidemment dans cette occafion. Car pour donner à la Ré-
ponfe que je viens de propofer , un fens tant foit peu raifonnable par rap-
port à la Queftion que nous avons en main, on ne peut lui faire lignifier
que l'une ou l'autre de ces deux chofes , favoir , qu'auffi-tôt que les Hom-
mes viennent à faire ufage de la Raifon, ils apperçoivent ces Principes
qu'on fuppofe être imprimez naturellement dans l'Efprit , ou bien , que
1 iifage de la Raifon les leur fait découvrir & connoître avec certitude.
Or ceux à qui j'ai à faire, ne fauroient montrer par aucune de ces deux
chofes qu'il y ait des Principes innez.
suppofe que la m g. 8. S'ils diiènt , que c'eft par l'ufage de la Raifon que les Hommes
fes'p'rnemîeCr<sUprin- peuvent découvrir ces Principes, & que cela fuffit pour prouver qu'ils font
cipes, ii ne s'en- innez, leur raifonnement fe réduira à ceci, Que toutes les véritez que la Rai-
qu'ils fo.ent ia- fon peut nous faire connaître £5? recevoir comme autant de véritez certaines & in-
"cz- duhilables , font naturellement gravées dans notre Efprit : puis que le confen-
tement univerfel qu'on a voulu faire regarder comme le fceau auquel on
peut reconnoître que certaines véritez font innées, ne fignifie dans le fond
autre chofe Ci ce n'eft qu'en faifant ufage de la Raifon , nous fommes capa-
bles de parvenir à une connoiffance certaine de ces véritez , & d'y donner
notre confentement. Et à ce compte-là, il n'y aura aucune différence en-
tre les Axiomes des Mathématiciens & les Théorèmes qu'il» en déduifent.
Pria ci-
des Principes innez. Liv. I. m
Principes & Conclurions, tout fera également inné: puis que toutes ces Ciïap. I.
choies font des découvertes qu'on fait par le moyen de la Raifon, & que ce
font des véritez qu'une Créature Raifijnnable peut connoître certainement
iî elle s'applique comme il faut à les rechercher.
g. 9. Mais comment peut-on penfer, que Vufage de la Rai/en foit né- n eft faux quel»
cellaire pour découvrir des Principes qu'on fuppofe innez, puis que la Rai- f^1 ttinctpe$Jte
fon n'eft autre chofe, (s'il en faut croire ceux contre qui je dilpute) que
la Faculté de déduire de Principes déjà connus, des véricez inconnues?
Certainement, on ne pourra jamais regarder comme un Principe inné , ce
qu'on ne fauroit découvrir que par le moyen de la Raifon, à moins qu'on
ne reçoive, comme je l'ai déjà dit, toutes les véritez certaines que la Rai-
fon peut nous faire connoitre, pour autant de véritez innées. Nous ferions
aulîi bien fondez à dire, que l'ufage de la Raifon ell néceffaire pour difpo-
lèr nos yeux à difeerner les Objets vifibles , qu'à foûtenir que ce n'eil que
par la Raifon ou par l'ufage de la Raifon que l'Entendement peut voir ce
qui eil originairement imprimé dans l'Entendement lui-même , & qui ne
fauroit y être avant qu'il l'apperçoive. De forte que de donner à la Raifon la
charge de découvrir des véritez, qui font imprimées dans l'Efprit de cet-
te manière , c'eft dire , que l'ufage de la Raifon fait voir à l'Homme ce
qu'il favo.it déjà; & par conféquent l'Opinion de ceux qui ofent avancer
que ces véritez font innées dans l'Efprit des Hommes , qu'elles y font ori-
ginairement empreintes avant l'ufage de la Raifon , quoi que l'Homme les
ignore conftamment, jufqu'à ce qu'il vienne à faire ufage de fa Raifon,
cette Opinion, dis-je, revient proprement à ceci, Que l'Homme connaît
& ne connoit pas en même temps ces fortes de véritez.
§. 10. On répliquera peut-être, que les Démonftrations Mathématiques
& plulieurs autres véritez qui ne font point innées , ne trouvent pas créan-
ce dans notre Efprit, dès que nous les entendons propofer, ce qui les dif-
tingue de ces Premiers Principes que nous venons de voir, & de toutes
les autres véritez innées. J'aurai bientôt occaiion de parler d'une manière
plus précife du confentement qu'on donne à certaines Propofitions dès qu'on
les entend prononcer. Je me contenterai de reconnoître ici franchement ,
que les Maximes qu'on nomme innées, & les Démonftrations Mathémati-
ques différent en ce que celles-ci ont befoindu fecours de la Raifon, qui les
rende fenfibles & nous les faffe recevoir par le moyen de certaines preuves ,
au lieu que les Maximes qu'on veut faire palier pour Principes innez, font
reconnnës pour véritables des qu'on vient à les comprendre , fans qu'on ait
befoin pour cela du moindre raifonnement. Mais qu'il me foit permis en
même temps de remarquer, que cela même fait voir clairement le peu de
folidité qu'il y a à dire, comme font les Partifans des Idées innées , que l'ufa-
ge de la Raifon eft néceffaire pour découvrir ces véritez générales : puif-
qu'on doit avouer de bonne foi qu'il n'eft befoin d'aucun raifonnement pour
en reconnoître la certitude. Et en effet, je ne penfe pas que ceux qui
ont recours à cette réponfe, ofent foûtenir par exemple, que Ja connoif-
fance de cette Maxime, Il eft impoffible qu'une chofe foit £5? ne foit pas en
mime temps, foit fondée fur une oonfequen.ee. tirée par Je fecours de notre
13 z Raifon.
1% Qu'il n'y a point
Chat. I. Raifor*. Car ce feroit détruire la Bonté qu'ils prétendent que Dieu a eu
pour les Hommes en gravant dans leurs Ames ces fortes de Maximes,
ce feroit, dis-je, anéantir tout-à-fait cette grâce dont ils paroilfent fi ja-
loux, que de faire dépendre la connoiflance de ces Premiers Principes,
d'une fuite de penfées déduites avec peine les unes des autres. Comme
tout raifonnement fuppofe quelque recherche , il demande du foin & de
l'application, cela eft inconteftable. D'ailleurs, en quel fens tant foit
peu raifonnable peut-on foûtenir qu'afin de découvrir ce qui a été impri-
mé dans notre Ame par la Nature, pour qu'il ferve de guide & de fon-
dement à notre Raifon , il faille faire ufage de cette même Raifon ?
g. ii. Tous ceux qui voudront prendre la peine de réfléchir avec un peu
d'attention fur les opérations de l'Entendement, trouveront que ceconfen-
tement que l'Efprit donne fans peine à certaines véntez, ne dépend en au-
cune manière, ni de l'impreflion naturelle qui en ait été faite dans l'Ame,
ni de l'ufage de la Raifon, mais d'une Faculté de l'Efprit Humain, qui eft
tout-à-fait différente de ces deux chofes , comme nous le verrons dans la
fuite. Puis donc que la Raifon ne contribue en aucune manière à nous
faire recevoir ces Premiers Principes , fi ceux qui ibùtiennent que les Hom-
mes les connoiffent cjf y donnent leur confentement , dès qu'ils viennent à faire
■ufage de leur Raifon , veulent dire par-là, que l'Ufage de la Raifon nous
conduit à la connoiflance de ces Principes , cela eft entièrement faux ; &
quand il feroit véritable , il ne prouveroit point que ces Maximes foient innées.
Quand on com- §• i-- Mais lors qu'on dit que nous connoiflbns ces véritez & que nous
"defa'R1-? u'a* ? donnons notre confentement, des que nous venons à faire ufage de la Rat-
on ne commence fon ; fi l'on entend par-là , que c'eft dans ce temps-là que l'Ame s'apper-
wsximes^n^ra" Ç°lt ^e ces véritez î & qu'aufli-tôt que les Enians viennent à fe fervir de la
i« qu'on veut &i- Raifon, ils commencent aufli à connoître & à recevoir ces Premiers Prin-
nees. srpout in" cipes , cela eft encore faux & inutile. Je dis premièrement que cela eft faux,
parce qu'il eft évident , que ces fortes de Maximes ne font pas connues à
l'Ame , dans le même temps qu'elle commence à faire ufage de la Raifon ; &
par conféquent qu'il n'eft point vrai, que le temps auquel on commence à
faire ufage de laRaifon, foit le même que celui auquel on commence à dé-
couvrir ces Maximes. Car je vous prie, combien démarques de Raifon
n'obferve-t-on pas dans les Enfans, long-temps avant qu'ils ayent aucune
connoiifance de cette Maxime, Il eft impoffible qu'une ebofe foit £5? ne foit
pas en même temps'? Combien y a-t-il de gens fans Lettres, & de Peuples
Sauvages qui étant parvenus à l'âge de raifon , palfent une bonne partie
de leur vie fans faire aucune reflexion à cette Maxime & aux autres Pro-
pofitions générales de cette nature? Je conviens que les hommes n'arri-
vent point à la connoiifance de ces véritez générales & abftraites qu'on
croit innées, avant que de faire ufage de leur Raifon: mais j'ajoute
qu'ils ne les connoiffent pas même alors. Et cela, parce qu'avant que de
faire ufage de la Raifon, l'Efprit n'a pas formé les idées générales &
abftraites , d'où réfultent les Maximes générales qu'on prend mal-à-pro-
pos pour des Principes innez ; & parce que ces Maximes font effective-
ment des connoiifances & des véritez qui s'introduifent dans l'Efprit par
la
de Principes innez. Liv. I. 13
la même voyc, & par les mêmes dégrez, que plufieurs autres Prcpofi- C h a p. I.
tions que perfonne ne s'eil avifé de fuppofer innées , comme j'efpére de le
faire voir dans la fuite de cet Ouvrage. Je reconnois donc qu'il faut né-
ceffairement que les Hommes faflènt ufage de leur Raifon, avant que de
parvenir à la connoiflance de ces véritez générales: mais encore un coup,
je nie que le temps auquel ils commencent à le fervir de leur Raifon , foit
juftement celui auquel ils viennent à découvrir ces véritez.
fi. 17. Cependant il efb bonde remarquer, que ce qu'on dit, que dès O" ne ùa!0h ,es
» r •• r 1 1 n -r j .. S • , 1/ • tj 1 . „ «iftinguer par-là
qn on fait ufage de la Raifon, on s apperçoit ae ces Maximes <5 ou on y acqmef- de piSikursautre*
ce, n'emporte dans le fond autre choie que ceci, lavoir, qu'on ne con- v«itez qut>n peut
> . K -, . ,, r 1 1 tj -r ■ . • connoure dans le
noit jamais ces Maximes avant 1 mage de la kanon , quoi que peut-être on même temps,
n'y donne un confentement actuel que quelque temps après , durant le cours
de la vie. Du refte, le temps auquel on vient à les connoître & à les
recevoir , efl tout-à-fait incertain. D'où il paroît qu'on peut dire la mê-
me chofe de toutes les autres véritez qui peuvent être connues, auffi bien
que de ces Maximes générales. Et par confequent il ne s'enfuit point , de
ce qu'on connoît ces Maximes lors qu'on vient à faire ufage de fa Raifon ,
qu'elles ayent, à cet égard, aucune prérogative qui les diflingue des autres
véritez ; & bien loin que ce foit une marque qu'elles foient innées , c'efl
une preuve du contraire.
§. 14. Mais en fécond lieu , quand il feroit vrai , qu'on viendrait à con- Quand on «mr-
noîtreces Maximes, & à y acquiefeer, juftement dans le temps qu'on vient concoure, de"
à faire ufage de la Raifon, cela ne prouveroit point encore qu'elles foient [!f30"dv!!e1"[afaite
innées. Ce raifonnement efl auffi frivole , que la fuppofition fur laquelle on fon , cela ne prou-
le fonde, eft fauffe. Car par quelle règle de Logique peut-on conclurre dolent'1" qud"
qu'une certaine Maxime a été imprimée originairement dans l'Ame auffi-tôt
que l'Ame a commencé à exifter, de ce qu'on vient à s'appercevoir de cet-
te Maxime, & à l'approuver, dès qu'une certaine Faculté de l'Ame, qui
eft appliquée à toute autre chofe, vient à le déployer? Suppofé qu'on vint
à recevoir ces Maximes juftement dans le temps qu'on commence à par-
ler , (ce qui peut tout auffi bien arriver alors , que dans le temps auquel on
commence à faire ufage de la Raifon) on feroit tout auffi bien fondé à dire
que ces Maximes font inné 'es, parce qu'on les reçoit dès qu'on commence à
parler, qu'à foùtenir qu'elles font innées, parce que les Hommes y donnent
leur confentement dès qu'ils viennent à fe fervir de leur Raifon. Je conviens
donc avec les Partifans des Principes innez, que l'Ame n'a aucune connoif-
fance de ces Maximes générales , évidentes par elles-mêmes , avant qu'elle
commence à faire ufage de la Raifon : mais je nie que le temps auquel on
commence à faire ufage de la Raifon, foit précifément celui auquel on
commence à s'appercevoir de ces Maximes; & quand cela feroit,
je nie qu'il s'enfuivît de là qu'elles fuiTent innées. Lors qu'on dit, que
les Hommes donnent leur confentement à ces véritez 9 des qu'ils -viennent à fai-
re ufage de la Raifon, tout ce qu'on peut faire lignifier raifonnablement
à cette Propofition, c'efl que J'Efprit venant à fe former des idées gé-
nérales & abftraites, & à comprendre les noms généraux qui les re-
prdlnteut , dans le temps que la l'acuité de raifonner commence à fe
B s de-
14 Qu'il n'y a point
Chap. I. déployer, & tous ces matériaux fe multipliant àmefure que cette Faculté
fe perfectionne , il arrive d'ordinaire que les Enfans n'acquièrent ces idées
générales & n'apprennent les noms qui fervent à les exprimer, que lors
qu'ayant exercé leur Raifon pendant un allez long teins fur des idées fa-
milières & plus particulières, ils font devenus capables d'un entretien rai-
fonnable par le commerce qu'ils ont eu avec d'autres perfonnes. Si
l'on peut dire dans un autre fens, que les Hommes reçoivent ces Maxi-
mes générales lors qu'ils viennent à faire ufage de leur Raifon , c'eft ce
que j'ignore; & je voudrais bien qu'on prit la peine de lé faire voir, ou
du moins qu'on me montrât , (quelque fens qu'on donne à cette Propofi-
tion , celui-là , ou quelque autre) comment on en peut inférer , que ces
Maximes font innées.
ju quels degrez §. 15. D'abord les Sens rempliffent, pour ainfi dire, notre Efprit de di-
connoLeepiu.a verfes idées qu'il n'avoit point ; & l'Eiprit fe rendant peu-à-peu ces idées
Ce»* vêtirez, familières, les place dans fa Mémoire, & leur donne des Noms. En-
fuite, il vient à fe repréfenter d'autres idées, qu'il abjîrait de celles-là, &
il apprend l'ufage des noms généraux. De cette manière l'Eiprit prépare
des matériaux d'idées & de paroles, fur lefquels il exerce fa Faculté de rai-
fonner; & l'ufage de la Raifon devient, chaque jour, plus fenlible, à
mefure que ces matériaux fur lefquels elle s'exerce, augmentent. Mais
quoi que toutes ces chofes, c'eft à dire, l'acquilition des idées géné-
rales, l'ufage des noms généraux qui les repreièntent, & l'ufage de la
Raifon, croiffent, pour ainfi dire, ordinairement enfemble, je ne vois
pourtant pas que cela prouve en aucune manière que ces idées foient innées.
J'avoûë qu'il y a certaines véritez, dont la gonnoiffance eftdansl'Efprit de
fort bonne heure , mais c'eft d'une manière qui fait voir que ces véritez ne
font point innées. En effet, fi nous y prenons garde, nous trouverons que
ces fortes de véritez font compofées d'idées qui ne font nullement innées ,
mais acquifes : car les premières idées qui occupent l'Efprit des Enfans ,
ce font celles qui leur viennent par l'impreffion des chofes extérieures , &
qui font de plus fréquentes impreflions fur leurs Sens. C'eft fur ces idées ,
acquifes de cette manière, que l'Efprit vient à juger du rapport, ou de la
différence qu'il y a entre les unes & les autres ; & cela apparemment , dès
qu'il vient à faire ufage de la Mémoire, & qu'il eft capable de recevoir &
de retenir diverfes idées diftinefes. Mais que cela fe faflè alors ou non , il
eft certain du moins , que les Enfans forment ces fortes de jugemens long-
tems avant qu'ils ayent appris à parler ; & qu'ils foient parvenus à ce que
nous appelions Cage de Raifon. Car avant qu'un Enfant fâche parler , il con-
noît auffi certainement la différence qu'il y a entre les idées du deux & de Va-
mer , c'eft à dire, que le doux n'eft pas l'amer, qu'il fait dans la fuite quand
il vient à parler , que l'abfinthe & les dragées ne font pas la même ciiofe.
5. 16. Un Enfant ne vient à connoitre que trois Ï3 quatre [ont égaux h
Jept, que lors qu'il eft capable de compter jufqu'à fept, qu'il a acquis l'idée
de ce qu'on nomme égalité, & qu'il fait comment on la nomme. Du refte,
quand il en eft venu la, dès qu'on lui dit, que trois fj? quatre font égaux à
fept , il n'a pas plutôt compris le fens de ces paroles, qu'il donne fdn consen-
tement
de Principes irinez. Liv. I, 15
cernent à cette Propofîtion, ou pour mieux dire, qu'il en apperçoit la vé- Chat. L
rite. Mais s'il y acquiefee li facilement alors, ce n'efl: point à caufe que
c'eft une vérité innée. Et s'il avoit différé jufqu'à ce tcms-là à y donner
fon confentement , ce n'étoit pas non plus, à caufè qu'il n' avoit point en-
l'ufage de la Kailbn. Mais plutôt, il reçoit cette Propofîtion, parce
qu'il reconnoît la vérité renfermée clans ces paroles, trois 6? quatre font é-
gaitx à fept , dès qu'il a clans l'Efprit les idées claires & dillinctes qu'elles
fignifient. Par conféquent, il connoît la vérité de cette Propofîtion fur
les mêmes fondemens, & de la même manière, qu'il favoit auparavant,
que la Verge fc? une Cerife ne font pas la même chofe: & c'eft encore fur les
mêmes fondemens qu'il peut venir à connoître dans la fuite, Quilefl im-
poffible quuuc chofe Joit Q ne foit pas en même temps, comme nous le ferons
voir plus amplement ailleurs. De forte que plus tard on vient à connoitre
les idées générales dont ces Maximes font compofées , ou àfavoirla lignifi-
cation des termes généraux dont on fe Jèrt pour les exprimer , ou à rallém-
bler dans fon Efprit les idées que ces ternies repréfèntent; plus tard aufïi
l'on donne fon confentement à ces Maximes, dont les termes auili bien que
les idées qu'ils repréfèntent, n'étant pas plus innez q«ie ceux de Chat ou de
Belette, il faut attendre que le temps ik les reflexions que nous pouvons
faire fur ce qui fe pallé devant nos yeux, nous en donnent la connoiflan-
ce: & c'eft alors qu'on fera capable de connoître la vérité de ces Maximes,
dès laprémiére occafion qu'on aura de joindre ces idées dans fon Efprit, &
de remarquer (i elles conviennent ou ne conviennent point enfemble, félon
qu'elles font exprimées dans ces Propofitions.' D'où il s'enfuit qu'un hom-
me fait, que dix-huit & dix -neuf font égaux à trente-fept , avec la même
évidence qu'il fait qu'a» fj? deux font égaux à trois , mais qu'un Enfant né
connoa pourtant pas la première Propofîtion fi-tot que la féconde; ce qui
ne vient pas de ce que l'ufage de la llaifon lui manque, mais de ce qu'il
n'a pas .fi-tot formé les idées fignifiées par les mots dix-huit, dix-neuf y &
trente-fept , que celles qui font exprimées par les mots »«, deux , & trois.
K. 17. La raifon qu'on tire du confentement général pour faire voir qu'il ne ce qu'on te.
•*,,..,* ,- . ,°, * o .■* cuit ces Maximes
y a des ventez innées, ne pouvant point fervar a le prouver, ô: ne mettant lk,lj!UVn (ont
aucune différence entre les véritez qu'on fuppofe innées, & plufieurs autres proposes &cop-
, -, ■ „- i . r ■ -r r • eues, ilnci'ciiliiit
dont on acquiert la connoillance dans la fuite, cette ranon, dis-je, venant pas qu'eue» foieni
à manquer, les Défenfeurs de cette Mypothefeont prétendu conlèrver aux umecs- .
Maximes qu'ils nomment innées, le privilège d'être reçues d'un confente-
ment général, en foûtehant que, dès que ces Maximes font propofées,
& qu'on entend la lignification des termes qui fervent a les exprimer, on
les adopte fans peine. Voyant, dis-je, que tous les hommes, & même
les Enfans, donnent leur confentement à ces Propofitions, aufii-tot qu'ils
entendent ci: comprennent les mots dont on fe fort pour les exprimer, ils
s'imaginent que cela fuiïit pour prouver que ces Propofitions font innées.
Comme les hommes ne manquent jamais de lesxeconnoitre pour des veniez
indubitables dès qu'ils en ont compris les termes, les Défenfeurs des idées
innées vaudraient conclurre de là, qu il tdent que ces Proportions
ttuicui auparavant imprimées dans l'EiHeadement, puis qu'à laprémiére
ouver-
ig Qu'il n'y a point
C H A p. I. ouverture qui en eft faite à l'Efprit , il les comprend fans que perfonne les
lui enfeigne , & y donne fon consentement fans jamais les révoquer en
doute,
ce ronfentement g. jg. Pour répondre à cette Difficulté, je demande à ceux qui défen-
lès FrapoGuow, dent de la forte les idées innées , fi ce confencement que l'on donne à une
u. iy ituxfiM Propofition, dès qu'on l'a entendue, efb un caraclére certain d'un Principe
éZx "•IftV.nt ' i»»é ? S'ils difent que non, c'efl en vain qu'ils employent cette preuve ; &
VAmcr, & mille s'j{s répondent qu'oui, ils feront obligez de reconnoître poux Principes inntz
autres lemo, Mes, r M . » ° . . , ,, \ , r ,
feroient inntes. toutes les Propofitions dont on reconnoit la vente des qu on les entend pro-
noncer , c'eft-à-dire un très-grand nombre. Car s'ils pofent une fois que
les véritez qu'on reçoit dès qu'on les entend dire, & qu'on les comprend,
doivent palier pour autant de Principes innez , il faut qu'ils reconnoiffenc
en même tems que plufieurs Proportions qui regardent les nombres font
innées , comme celles-ci , Un & deux font égaux à trois , Deux & deux font
égaux à quatre, & quantité d'autres femblables Propofitions d'Arithméti-
que, que chacun reçoit dès qu'il les entend dire, & qu'il comprend les
termes dont on fe fert ponr les exprimer. Et ce n'eft pas là un privilège
attaché aux Nombres & aux différens Axiomes qu'on en peut compofer:
on rencontre aulTi dans laPhyfique& dans toutes les autres Sciences, des
Propofitions auxquelles on acquiefce infailliblement dès qu'on les entend.
Par exemple , cette Propofition , Deux Corps ne peuvent pas être en un même
lieu à la fois , eft une vérité dont on n'eil pas autrement perfuadé que des Ma-
ximes fuivantes , // eft impoffible qiiun? cbife fait cjf ne fait pas en même temps :
Le blanc n'eft pas le rouge : Un §)uarré nef pas un Cercle : La couleur jaune
n'eft pas la douceur. Ces Propofitions, dis -je, & un million d'autres fem-
blables, ou du moins toutes celles dont nous avons des idées diftin&es , font
du nombre de celles que tout homme de bon fens & qui entend les termes
dont on fe fert pour les exprimer, doit recevoir néceffairement , dès qu'il
les entend prononcer. Si donc les Partifans des Idées innées veulent s'en tenir
à leur propre Règle , & pofer pour marque d'une vérité innée le confentement
qu'on lui donne, dès qu'on l'entend £5? qu'on comprend les termes qu'on employé
pour l 'exprimer , ils feront obligez de reconnoître, qu'il y a non feulement
autant de Propofitions innées que d'idées diflinctes dans l'Efprit des Hom-
mes , mais même autant que les Hommes peuvent faire de Propofitions,
dont les idées différentes font niées l'une de l'autre. Car chaque Propo-
fition , qui eft compofée de deux différentes idées dont l'une efl niée de l'au-
tre , fera auffi certainement reçue comme indubitable , dès qu'on l'entendra
pour la première fois & qu'on en comprendra les termes , que cette Maxi-
me générale , // eft impoffible qu'une chofe foit £5? ne [oit pas en même temps ;
ou que celle-ci , qui en efl le fondement , & qui efl encore plus aifée à en-
tendre, Ce qui eft la même chofe, ri eft pas différent: & à ce compte, il fau-
dra qu'ils reçoivent. pour véritez innées un nombre infini de Propofitions de
cette feule efpèce, fans parler des autres. Ajoutez à cela, qu'une Propofi-
tion ne pouvant être innée , à moins que les idées dont elle efl compofée,
ne le foient auffi, il faudra fuppofer que toutes les idées que nous avons des
Couleurs, des Sons, des Goûts, des Figures, &c. font innées; ce qui fe-
roit
de Principes innez. Liv. I. 17
Toit la chofe du monde la plus contraire à la Raifon & à l'Expérience. Le Chap. f.
confentement qu'on donne finis peine à unePropofkion dès qu'on l'entend
prononcer & qu'on en comprend les termes, eft, fans doute, une marque
que cette Propofition eft évidente par elle-même : mais cette évidence , qui
ne dépend d'aucune imprelîion innée , mais de quelque autre chofe, comme
nous le ferons voir. dans la fuite, appartient à plufieurs Propofitions , qu'il
feroit abfurde de regarder comme des véritez innées ; & que perfonne ne
s'eft encore avifé de faire paffer pour telles.
§. jo. Et qu'on ne dife pas, que ces Propofitions particulières, & évi- ^onslnomswn^
dentés par elles-mêmes, dont on reconnoît la vérité dès qu'on les entend «J"> font pia-
prononcer, [comme Qu'»« & deux font égaux à trois, Que le Ferd ri eft pas le \°l 1v°"x"Iun"s<1i|fli.
Rouie, &c. font reçues comme des conféquences de ces autres Propofitions retfeiies, qu'on
, ° , , , , , in-- /-< veut taite palier
plus générales quon regarde comme autant de Principes innez : Car tous pom iW«.
ceux qui prendront la peine de réfléchir fur ce qui fe paffe dans l'Entende-
ment, lors qu'on commence à en faire quelque ufage, trouveront infaillible-
ment que ces Propofitions particulières , ou moins générales , font recon-
nues & reçues comme des véritez indubitables par des perfonnes qui n'ont
aucune connoiffance de ces Maximes plus générales. D'où il s'enfuit évidem-
ment , que , puis que ces Propofitions particulières fe rencontrent dans leur
Efprit plutôt que ces Maximes qu'on nomme premiers Principes , ils ne pour-
raient recevoir ces Propofitions particulières comme ils font , dès qu'ils les
entendent prononcer pour la première fois , s'il étoit vrai que ce ne fuffent
que des conféquences de ces premiers Principes.
§. 20. Si l'on réplique, que ces Propofitions, Deux (3 deux font égaux
à quatre, Le Rouge ri eft pa< le Bleu, &c. ne font pas des Maximes généra-
les^ dont on puiife faire un fort grand ufage, je répons , que cette inftan-
'ce ne touche en aucune manière l'argument qu'on veut tirer du Confente-
ment univerfel qu'on donne à une Propofition dès qu'on l'entend dire &
qu'on en comprend le fèns. Car fi ce Confentement efb une marque affùrée
d'une Propofition innée, toute Propofition qui eft généralement reçue" dès
qu'on l'entend dire & qu'on la comprend , doit paffer pour une Propofition
innée, tout aufli bien que cette Maxime , // eft impoftible qu'une chofe foit fj?
ne foit pas en même tems : puis qu'à cet égard, elles font dans une parfaite
égalité. Quant à ce que cette dernière Maxime eft plus générale, tant s'en
faut que cela la rende plutôt innée, qu'au contraire c'eft pour cela même
qu'elle eft plus éloignée de l'être. Car les idées générales & abftraites étant
d'abord plus étrangères à notre Efprit que les idées des Propofitions parti-
culières qui font évidentes par elles-mêmes, elles entrent par conféquent
plus tard dans un Efprit qui commence à fe former. Et pour ce qui eft de
l'utilité de ces Maximes tant vantées , on verra peut-être qu'elle n'eft pas
fi confiderable qu'on fe l'imagine ordinairement, lors que nous examine- Ce ^ p:ovve
rons plus particulièrement en fon lieu , quel eft le fruit qu'on peut recueil- ^^n M>pel-
lir de ces Maximes. le innées ne 'ie
§. 2r. Mais ilrefte encore une chofe à remarquer fur le confnt:rncnt Ç^\^'J^M
qu'on donne à certaines Propofitions , des qiCon les entend prononcer (3 qu'on en connues a/, près
comprend le fens , c'eft que, bien loin que ce confentement faffe voir que w°?s lcs a t"°"
C tes
,i8 Qu'il n'y a point
Ch a p. L ces Propofitiont foient wp«,ceft juftement une preuve du contraire ; car
cela fuppofe que des gens , qui fonc inftruits de diverfes chofes , ignorent
ces Principes jufqu'à ce qu'on les leur ait propofez, & que perfonne ne les
connoit avant que d'en avoir ouï parler. Or fi ces véritez étoient innées,
quelle néceffité y anroit-il de les propofer, pour les faire recevoir ? Car
étant déjà gravées dans l'Entendement par une impreiïion naturelle & ori-
ginale , ( fuppofé qu'il y eût une telle impreiïion , comme on le prétend )
elles ne pourroient qu'être déjà connues. Dira-t-on qu'en les propofant on
les imprime plus nettement dans l'Efprit que la Nature n'avoit fu faire'?
Mais fi cela eft, il s'enfuivra de là, qu'un homme connoît mieux ces véritez,
après qu'on les lui a enfeignées, qu'il ne faifoit auparavant. D'où il faudra
conclurre, que nous pouvons connoitre ces Principes d'une manière plus é-
vidente,lors qu'ils nous font expofez par d'autres hommes, que lors que la
Nature feule les a imprimez dans notre Efprit, ce qui s'accorde fort mal
avec ce qu'on dit qu'il y a des Principes innez , rien n'étant plus propre à en
affoiblir l'autorité. Car dès-là, ces Principes deviennent incapables de fervir
de fondement à toutes nos autres connoiiîances, quoi qu'en veuillent dire
les Partifans des Idées innées, qui leur attribuent cette prérogative.
A la vérité , l'on ne peut nier que les Hommes ne connoiifent plufieurs
de ces véritez , évidentes par elles-mêmes , dès qu'elles leur font propofées :
mais il n'eft pas moins évident , que tout homme à qui cela arrive , eft con-
vaincu en lui-même que dans ce même temps-là il commence à connoitre
une Propofition qu'il ne connoiffoit pas auparavant, & qu'il ne révoque plus
en doute dès ce moment. Du refte,s'il y acquiefce fi promptement,ce n'eft
point àcaufeque cette Propofition étoit gravée naturellement dans fonEf-
prit, mais parce que la confideration même de la nature des chofes expri-
mées par les paroles que ces fortes de Propoiitions renferment, ne lui per-'
met pas d'en juger autrement , de quelque manière & en quelque temps qu'il
vienne à y réfléchir. Que fi l'on doit regarder comme un Principe inné , cha-
que Propofition à laquelle on donne fon confentement , dès qu'on l'entend
prononcer pour la première fois , & qu'on en comprend les termes , toute
obfervation qui fondée légitimement fur des expériences particulières , fait
une règle générale,devradonc auffi paffer pour innée. Cependant il eft certain
que ces obfervations ne fepréfentent pas d'abord indifféremment à tous les
hommes, mais feulement à ceux qui ont le plus de pénétration : lesquels les ré-
duifent enfuite en Propoiitions générales , nullement innées , mais déduites
de quelque connoiffance précédente , & de la rerlexion qu'ils ont faite fur
des exemples particuliers. Mais ces Maximes une fois établies par de cu-
rieux obfervateurs , de la manière que je viens de dire, fi on les propofe à
si l'on dit qu'el- d'autres hommes qui ne font point portez d'eux-mêmes à cette efpèce de
les font connues recherche , ils ne peuvent refufer d'y donner aufii-tôt leur confentement.
avin^que d'être §• 22- L'on dira peut-être, que /' Entendement n'avoit pas une connoijjance
P^pofées;, ou explicite de ces Principes, mais feulement implicite , avant qu'on les lui propofàt
l'Efprû eft capable Pmr ^a première fois. C'eft en effet ce que font obligez de dire tous ceux qui
dœ'" ^TÎT"" i°utiennent»que ces Principes font dans l'Entendement avant que d'être con--
unifie aen. nus. Mais il n'eft pas facile de concevoir ce que ces perfonnes entendent par
un
de Principes innez. Liv. I. 19
un Principe gravé dans l'Entendement d'une manière implicite,à moins qu'ils Chap. I.
ne veuillent dire par-là, Que l'Ame efb capable de comprendre ces fortes de
Proportions & d'y donner un entier confentement. En ce cas-là, il faut
reconnoître toutes IesDémonftrations Mathématiques pour autant de véri-
tez gravées naturellement dans l'Elprit, aufii bien que les premiers Princi-
pes. Mais c'ell à quoi, fi je ne me trompe, ne confentiront pas aifément
ceux qui voyent par expérience qu'il eft plus difficile de démontrer une Pro-
pofition de cette nature, que d'y donner Ton confentement après qu'elle a été
démontrée ; «Se il fe trouvera fort peu de Mathématiciens qui foient difpo-
léz à croire que toutes les Figures qu'ils ont tracées, n'étoient que des copies
d'autant de Caractères innez, que la Nature avoit gravez dans leur Ame.
g. 23. Il y a un fécond défaut, Q je ne me trompe, dans cet Argument ta, confluence
par lequel on prétend prouver, que les Maximes que les Hommes reçoivent dès 3" ""qu'on"»-'
qu'elles leur font propofées doivent pajjer pour innées, parce que ce font des Pro- soit «s Propoù-
pofifions auxquelles ils donnent leur confentement fans les avoir apprifes aupara- les entend dire,
vant , & fans avoir été portez à les recevoir par la force d'aucune preuve ou dé- tA to"dene. f"r
n ■ , • r t ■ • 1 cette iaune iup-
monpratwn précédente , mais par la fimple explication ou intelligence des termes, poiition, qu'en
Il me femble , dis-je , que cet Argument eft appuyé fur cette faulTe fuppo- pXIon^Tn^p-
fition , que ceux à qui on propofe ces Maximes pour la première fois n'ap- p^nd rien de
• • i r» • • •> m 1 nouveau.
prennent rien qui leur loit entièrement nouveau : quoi qu en enet on leur
enfeigne des chofes qu'ils ignoraient abfolument, avant que de les avoir ap-
prifes. Car premièrement , il eft vifible qu'ils ont appris les termes dont on
fe fert pour exprimer ces Propofitions, & la lignification de ces termes : deux
chofes qui n'étoient point nées avec eux. De plus , les idées que ces Maxi-
mes renferment, ne naiiTent point avec eux, non plus que les termes qu'on
employé pour les exprimer, mais ils les acquièrent dans la fuite, après en
avoir appris les noms. Puis donc que dans toutes les Propofitions auxquel-
les les hommes donnent leur confentement dès qu'ils les entendent dire pour
la première fois, il n'y a rien d'inné, ni les termes qui expriment ces Propo-
fitions, ni l'ufage qu'on en fait pour déiigner les idées que ces Propofitions
renferment, ni enfin les idées mêmes que ces termes fignifient, je ne faurois
voir ce qui refte d'inné dans ces fortes de Propofitions. Que fi quelqu'un
peut trouver une Propofition dont les termes ou les idées foient innées , il
me ferait un fingulier plaifir de me l'indiquer.
C'eft par dégrez que nous acquérons des Idées , que nous apprenons les
termes dont on fe fert pour les exprimer, & que nous venons àconnoître la
véritable liaifon qu'il y a entre ces Idées. Après quoi , nous n'entendons pas
plutôt les Propofitions exprimées par les termes dont nous avons appris la
lignification, & dans lefquelles paraît la convenance ou la difeonvenance
qu'il y a entre nos idées lorsqu'elles font jointes enfemble, que nous y don-
nons notre confentement , quoi que dans-le même temps nous ne foyons point
du tout capables de recevoir d'autres Propofitions, qui suffi certaines & auffi
évidentes en elles-mêmes que celles-là, font compofées d'idées qu'on n'ac-
quiert pas de fi bonne heure, ni avec tant de facilité. Ainfi, quoi qu'un
Enfant commence bientôt à donner fon confentement à cette Propofition,
Une Pomme ti'eft pas du Feu : fa voir dès qu'il a acquis, par l'ufage ordin ,ii-
C z re,
ao "... Qu'il n'y a point
Cuàt. 1. re , les idées de ces deux différentes ehofes , gravées diftinctement dans forr
Efprit, & qu'il a appris les noms de Pomme & de Feu qui fervent à exprimer
ces idées : cependant ce même Enfant ne donnera peut-être fon confente-
ment, que quelques années après, à cette autre Propofition, Il eft impoftible
qu'une cboje fait & ne [oit pas en même temps. Parce que , bien que les mots,
qui expriment cette dernière Propofition , foient peut-être aulfi faciles à
apprendre que ceux de Pomme &de Feu, cependant comme la fignifkation
en eft plus étendue & plusabftraite que celle des noms deftinez à exprimer
ces ehofes fenfibles qu'un Enfant a occafion de connoitre, il n'apprend pas
lî-tôt le fens précis de ces termes abstraits, & il lui faut effectivement plus
de temps , pour former clairement dans fon Efprit les idées générales qui font
exprimées par ces termes.. Jufque-là, c'eil en vain que vous tâcherez de
faire recevoir à un Enfant une Propofition compofée de ces fortes de termes
généraux: car avant qu'il ait acquis la connoilfance des idées qui font ren-
fermées dans cette Propofition , & qu'il ait appris les noms qu'on donne à
ces idées, il ignore abfolument cette Propofition , aufii bien que cette autre
dont je viens de parler, Une Pomme n 'eft pas du Feu, fuppofé qu'il n'en con-
noiffe pas non plus les termes ni les idées: il ignore, dis-je, ces deux Pro-
pofitions également, & cela, par la même raifon, c'eft-à-dire parce que
pour porter un jugement il faut qu'il trouve que les idées qu'il a dans l'Ef-
prit, conviennent ou ne conviennent pas entre elles, félon que les mots qui
font employez pour les exprimer, font affirmez ou niez l'un de l'autre dans
une certaine Propofition. Or fi on lui donne à confiderer des Propofitions
conçues en des termes , qui expriment des Idées qui ne foient point encore
dans fon Efprit , il ne donne ni ne refufe fon confentement à ces fortes de
Propofitions , foit qu'elles foient évidemment vrayes ou évidemment fauf-
fes , mais il les ignore entièrement. Car comme les mots ne font que de
vains fons pendant tout Je temps qu'ils ne font pas des fignes de nos i-
dées, nous ne pouvons en faire le fujet de nos penfées, qu'entant qu'ils
répondent aux idées que nous avons dans l'Efprit. Il fuffit d'avoir dit ce-
la en paffant comme une raifon qui m'a porté à révoquer en doute les Prin-
cipes qu'on appelle innez: car du refte je ferai voir plus au long, dans le
Livre fuivant, Quelle eft l'origine de nos çonnoiffances, Par quelle
voye notre Efprit vient à connoitre les ehofes ; & Qy els font les fon-
demens des differens dégrez iïajfentiment que nous donnons aux diverfes
véritez que nous embralfons.
Les Propofitions %• 24- Enfin pour conclurre ce que j'ai à propofer contre l'Argument
qu'on veut faite qU'on ùre du Confentement univerfel, pour établir des Principes innez, je
palTet pour innées, ^ . , > r r> • r ■ -i 1 \
ne le font point, conviens avec ceux qui s en fervent, Que fi ces Principes Jont innez , il faut
?on?p1s unfve"6 «éceffairement qu'ils fuient reçus d'un conjentement unnerfel. Car qu'une vé-
feiiement lejuës. rite foit innée , & que cependant on n'y donne pas fon confentement, c'eil
à mon égard une chofe auiîi difficile à entendre , que de concevoir qu'un hom-
me connoiffe, & ignore une certaine vérité dans le même temps. Mais cela
pofé, les Principes qu'ils nomment innez, ne fauroient être innez, de leur
propre aveu, puis qu'ils ne font pas reçus de ceux qui n'entendent pas les
termes çufi fervent à les exprimer , ni par une grande partie de ceux qui-,
bien.
de Principes innez. L iv. I. zï
bien qu'ils les entendent, n'ont jamais ouï parler de ces Propofitions, & n'y Chap. 1.
Ont jamais fongé: ce qui, je penfe, comprend pour le moins la moitié du
Genre Humain. Mais quand bien le nombre de ceux qui ne connoifTent
point ces fortes de Propofitions , feroit beaucoup moindre, quand il n'y
auroit que les Enfaas qui les ignorafTent, cela fumroitpour détruire ce con-
tentement aniverfèl dont on parle ; & pour faire voir par conféquent , que
ces Propofitions ne font nullement innées.
§. 25. Mais afin qu'on ne m'aceufe pas de fonder des raifonnemens fur eMm ne font pa*
les penfées des Enfans qui nous font inconnues, &de tirer des conclulions connues avant
de ce qui fe paife dans leur Entendement, avant qu'ils faffent connoître t(
eux-mêmes ce qui s'y palfe effeètivement, j'ajouterai que les deux * Pro- * a ejt impojibit
pofitions générales dont nous avons parlé ci-delTus, ne font point des veri- i»'**f*tifiMt&
r ■ r 1 ' • ' j i-rr 1 T7 r o 1 11 r.e fin pas er. même
tez qui ie trouvent les premières dans 1 iupnt des rmrans, ik quelles ne temps, &, Ce qui
précèdent point toutes les notions acquifes , & qui viennent de dehors, ce eJ1, i" m'mj. ,crh"f'
V . . r . .. ,. ■ , -r^ r ■ r f n ejt pas différent*
qui devrait être, h elles etoicntinnees. De lavoir 11 on peut, ou fi on ne
peut point déterminer le temps auquel les Enfans commencent à penfer,
e'efl: dequoi il ne s'agit pas préfentemenc : mais il efb certain qu'il y a un
temps auquel les Enfans commencent à penfer: leurs difeours & leurs ac-
tions nous en alTùrent inconteflablement. Or fi les Enfans font capables de
penfer, d'acquérir des connoifiances , & de donner leur confentement à diffé-
rentes véritez , peut-on fuppofer raifonnablement , qu'ils puifîént ignorer
les Notions que la Nature a gravées dans leur Efprit, fi ces Notions y font
effectivement empreintes ? Peut-on s'imaginer avec quelque apparence de
raifon , qu'ils reçoivent des impreiïions des chofes extérieures , & qu'en mê-
me temps ils méconnoifiënt ces caractères que la Nature elle-même a pris
foin de graver dans leur Ame? Efl-il poiïible que recevant des Notions
qui leur viennent de dehors, & y donnant leur confentement, ils n'ayent
aucune connoiffance de celles qu'on fuppofe être nées avec eux , & faire
comme partie de leurEfprit,où elles font empreintes en caractères ineffaça-
bles pourfervir de fondement &de règle à toutes leurs connoifiances acqui-
fes, & à tous les raifonnemens qu'ils feront dans la fuite de leur vie"? Si cela
étoit, la Nature fe feroit donné de la peine fort inutilement, ou du moins
elle auroit mal gravé ces caraéléres , puis qu'ils ne fuiraient être apperçùs
par des yeux qui voyent fort bien d'autres chofes. Ainfi c'efr. fort mal à
propos qu'on fuppofe que ces Principes qu'on veut faire palfer pour innez,
font les rayons les plus lumineux de la Vérité & les vrais fondemens de tou-
tes nos connoifiances, puis qu'ils ne font pas connus avant toute autre cho-
fe; & que l'on peut acquérir, fans leur fecours, une connoiffance indubi-
table de plulieurs autres véritez. Un Enfant , par exemple , connoît fort
certainement, que fa Nourrice n'eft point le Chat avec lequel il badine, ni
le Nègre dont il a peur. Il fait fort bien , que le Semencoutraou la Moutar-
de dont il refufe de manger, n'efl point la Pomme ou le Sucre qu'il veut a-
voir. Il fait , dis-je , cela très-certainement , & en efl fortement perfuadé1,
fans en douter le moins du monde. Mais qui oferoit dire, que c'eit en
vertu de ce Principe , Il eji impofible qu'une chofe foit fc? ne /oit pas en même
temps, qu'un Enfant connoît fi fixement ces chofes & toutes les autres qu'il
C % lait?
ai Qtfilfïy a point
Chap. I. fait? Se trouveroit-il même quelqu'un qui ofàt foûtenir, qu'un Enfant ait
aucune idée, ou aucune connoiffance de cette Propofition dans un âge, où
cependant on voit évidemment qu'il connoît plufieurs autres véritez ? Que
s'il y a des gens qui ofent affurer que les Enfans ont des idées de ces Maxi-
mes générales & abflraites dans le temps qu'ils commencent à connoître leurs
Jouets & leurs Poupées, on pourroit peut-être dire d'eux, fans leur faire
grand tort, qu'à la vérité ils font fort zélez pour leur fentiment, mais
qu'ils ne le défendent point avec cette aimable fincerité qu'on découvre
dans les Enfans.
Par confVquent §. 26". Donc , quoi qu'il y ait plufieurs Proportions générales qui font
pointninne?es! toujours reçues avec un entier confentement dès qu'on les propofe à des
personnes qui font parvenues à un âge raifonnable , & qui étant accoutu-
mées à des idées abilraites &. universelles , favent les termes dont on fe fert
pour' les exprimer, cependant, comme ces véritez font inconnues aux En-
fans dans le temps qu'ils connoiffent d'autres chofes, on ne peut point dire
qu'elles foient reçues d'un confentement univerfel de tout Etre doué d'in-
telligence , & par conféquent on ne fauroit fuppofer en aucune manière ,
qu'elles foient innées. Car il eft impoffible qu'une vérité innée (s'il y en a
de telles) puiffe être inconnue, du moins à une perfonne qui connoît déjà
quelque autre chofe , parce que s'il y a des véritez innées , il faut qu'il y
ait des penfées innées : car on ne fauroit concevoir qu'une vérité foit dans
l'Efprit, fi l'Efprit n'a jamais penfé à cette vérité. D'où il s'enfuit évidem-
ment, que s'il y a des véritez innées , il faut de néceflité que ce foient les
premiers Objets de la penfée, la première chofe qui paroiife dans l'Ef-
prit.
Elles ne font §. 27. Or que ces Maximes générales , dont nous avons parlé j mimes ici,
Êeqi'èu^paio"- ^ent inconnues aux Enfans, aux Imbecilles, & à une grande partie du
Cent moins, ou Genre Humain, c'eft ce que nous avons déjà fuffifamment prouvé: d'où
montreer"vècnpius H Paraît évidemment, que ces fortes de Maximes ne font pas reçues d'un
d'éclat. confentement univerfel ; & qu'elles ne font point naturellement gravées dans
l'Efprit des Hommes. Mais on peut tirer de là une autre preuve contre le
fentiment de ceux qui prétendent que ces Maximes font innées , c'eft que,
fi c'étoient autant d'impreffions naturelles & originales , elles devroient pa-
roître avec plus d'éclat dans l'Efprit de certaines Perfonnes; où cependant
nous n'en voyons aucune trace. Ce qui eft, à mon avis, une forte pré-
fomption que ces Caractères ne font point innez , puis qu'ils font moins con-
nus de ceux en qui ils devroient fe faire voir avec plus d'éclat, s'ils étoient
effectivement innez. Je veux parler des Enfans, des Imbecilles, des Sau-
vages, & des gens fans Lettres: car de tous les hommes ce font ceux qui
ont l'Efprit moins altéré & corrompu par la coutume & par des opinions
étrangères. Le Savoir & l'Education n'ont point fait prendre une nouvelle
forme à leurs premières penfées , ni brouillé ces beaux caractères , gravez
dans leur Ame par la Nature même , en les mêlant avec des Doctrines étran-
gères & acquifèspar art. Cela pofé, l'on pourroit croire raifonnablement,
que ces Notions innées devroient fe faire voir aux yeux de tout le monde
dans ces fortes de perfonnes , comme il eft certain qu'on s apperçoit fans
pei-
de Principes innez. Liv. I. 2.3
peine des penfées des Enfans. On devroit fur-tout s'attendre à reconnoître C H A P. I.
diftinéïement ces fortes de Principes dans les Imbecilles : car ces Principes
étant gravez immédiatement dans l'Ame, fi l'on en croit les Partifans des
Idées innées, ils ne dépendent point de la conftitution du Corps ou de la
différente difpofition de fès organes , en quoi confifte , de leur propre aveu ,
toute la différence qu'il y a entre ces pauvres Imbecilles, & les autres hom-
mes. On crokoit, dis-je, à raifonner fur ce Principe, que tous ces rayons
de lumière, tracez naturellement dans l'Ame, (fuppofé qu'il y en eût de
tels) devroient paraître avec tout leur éclat dans ces perfonnes qui n'era-
ployent aucun déguifement ni aucun artifice pour cacher leurs penfées : de
forte qu'on devroit découvrir plus aifément en eux ces premiers rayons ,
qu'on ne s'apperçoit du penchant qu'ils ont au plaifir, & de l'averfion qu'ils
ont pour la douleur. Mais il s'en faut bien que cela foit ainfi : car je vous
prie , quelles Maximes générales , quels Principes univerfels découvre-t-
on dans l'Efprit des Enfans, des Imbecilles, des Sauvages, & des gens
grofiiers & fans Lettres ? On n'en voit aucune trace. Leurs idées font en
petit nombre, & fort bornées; & c'eft uniquement à l'occafion des Ob-
jets qui leur font le plus connus & qui font de plus fréquentes & déplus for-
tes impreffions fur leurs Sens , que ces idées leur viennent dans l'Efprit. Un
Enfant connoît fa Nourrice & fon Berceau; & infenfiblement , il vient à
connoître les différentes chofesqui fervent à fesjeux, à mefure qu'il avan-
ce en âge. De même un jeune Sauvage a peut-être la tête remplie d'idées
d'Amour & de Chaffe, félon que ces chofes font en ufage parmi les fembla-
bles. Mais fi l'on s'attend à voir dans l'Efprit d'un jeune Enfant fans inf-
truftion, ou d'un grofïier habitant des Bois, ces Maximes abftraites & ces
premiers Principes des Sciences , on fera fort trompé , à mon avis. Dans
les Cabanes des Indiens on ne parle guère de ces fortes de Propofitions gé-
nérales ; & elles entrent encore moins dans l'Efprit des Enfans , & dans l'Ame
de ces pauvres Innocens en qui il ne paroît aucune étincelle d'efprit. Mais
où elles font connues ces Maximes, c'eft dans les Ecoles & dans les Acadé-
mies où l'on fait profeiïion de Science, & où l'on efh accoutumé à une ef-
pèce de Savoir & à des entretiens qui confiftent dans des difputes fur des
matières abftraites. C'eft. dans ces lieux-là , dis-je , qu'on connoit ces Pro-
pofitions , parce qu'on peut s'en fervir à argumenter dans les formes , & à
réduire au iilence ceux contre qui l'on difpute , quoi que dans le fond elles
ne contribuent pas beaucoup à découvrir la Vérité , ou à faire faire des pro-
grès dans la connoiffance des chofes. Mais j'aurai occafion de montrer * * voy. Uv.iv.
ailleurs plus au long, combien ces fortes de Maximes fervent peu à faire ' '7'
connoitre la Vérité.
g. 28. Au refle, je ne fai quel jugement porteront de mes raifons
ceux qui font exercez dans fart de démontrer une Vérité. Je ne fai,
dis-je, fi elles leur paraîtront abfurdes. Apparemment, ceux qui les en-
tendront pour la première fois , auront d'abord de la peine à s'y ren-
dre: c'eft pourquoi je les prie de fufpendre un peu leur jugement; &
de ne pas me condamner avant que d'avoir ouï ce que j'ai à dire dans
la fuite de ce Dilcours. Comme je n'ai d'autre vûë que de trouver la
Véri-
24 §int nuls Trincipes
C lî A P. I. Vérité , je ne ferai nullement fâché d'être convaincu d'avoir fait trop de
fond fur mes propres raifonnemens : Inconvénient, dans lequel je reconnois
que nous pouvons tous tomber, lors que nous nous échauffons la tête à for-
ce de penfer à quelque fujet avec trop d'application.
Quoi qu'il en foit, je ne faurois voir, jufqu'ici, fur quel fondement
on pourroit faire paffer pour des Maximes innées ces deux célèbres Axiomes
Ipéculatifs, Tout ce qui efl , efl\ &, Il efl impojjible qu'une <hofe foit &? ne
foit pas en même temps : puis qu'ils ne font pas univerfellement reçus ; & que
le confentement général qu'on leur donne, n'eft en rien différent de celui
qu'on donne à plufieurs autres Propofitions qu'on convient n'être point in-
nées ; & enfin , puis que ce confentement efr. produit par une autre voye,
& nullement par une imprelîion naturelle, comme j'efpere de le faire voir
dans le fécond Livre. Or fi ces deux célèbres Principes ipéculatifs ne font
point innez, je fuppofe, fans qu'il foit néceffaire de le prouver , qu'il n'y a
point d'autre Maxime de pure ipéculation qu'on ait droit de faire paffer
pour innée.
CHAPITRE II.
C H A P. II. S&iï n*y a Point de Principes de pratique qui foient inncz'
il n'y a "point de ft j. Qi ]es Maximes fpéculatives , dont nous avons parlé dans le Chapi-
Pnncipe de Mo- •* /N ■ i r .- i , r 1
«le fi clair ni il *~r tre précèdent , ne font pas reçues de tout le monde , par un con-
Suee'ïeseMa"hne51'1 fentement actuel , comme nous venons de le prouver, il efl beaucoup plus
fpéculatives dont évident à l'égard des Principes de pratique , Qu'il s'en faut bien qu'ils
on vjent de p«. f0\enf reçUS d'un confentement univcrfel. Et je croi qu'il feroit bien difficile
de produire une Règle de Morale, qui foit de nature à être reçue d'un con-
fentement auffi général &auffi prompt que cette Maxime, Ce qui efl, efl,
ou qui puiffe paffer pour une vérité aufîi manifefte que ce Principe , Il efl
impoffible qu'une chofe foit fjf ne foit pas en même temps. D'où il paroît
clairement que le privilège d'être inné convient beaucoup moins aux Prin-
cipes de pratique qu'à ceux de fpéculation ; & qu'on efl plus en droit de
douter que ceux-là foient imprimez naturellement dans l'Ame que ceux-ci.
Ce n'efb pas que ce doute contribue en aucune manière à mettre en queflion
la vérité de ces différens Principes. Ils font également véritables, quoi qu'ils
ne foient pas également évidens. Les Maximes fpéculatives que je viens
d'alléguer, font évidentes par elles-mêmes: mais à l'égard des Principes de
Morale , ce n'eft que par des raifonnemens , par des difeours , & par quelque,
application d'efprit qu'on peut s'affûrer de leur vérité. Us ne paroiffent point
comme autant de caractères gravez naturellement dans l'Ame: car s'ils y é-
toient effectivement empreints de cette manière , il faudrait néceflairement
que ces caractères fe rendiffent vifibles par eux-mêmes , & que chaque hom-
me les pût reconnoître certainement par fes propres lumières. Mais en refu-
fant aux Principes de Morale la prérogative d'être innez, qui ne leur appar-
tient
<le pratique m font innè&. Liv. ï. 2.5*
tient point, on n'affbiblit en aucune manière leur vérité ni leur certitude, Cil A p. IL
Comme on ne diminué' en rien la vérité & la certitude de cette Propor-
tion, Les trois Angles d'un Triangle font égaux à deux droits, lorsqu'on dit
qu'elle n'eft pas li évidente que cette autre Propofition, Le tout eji plus
grand que fa partie ; & qu'elle n'eft pas fi propre à être reçue dès qu'on
T'entend pour la première fois. Il furfit, que ces Régies de Morale font
capables d'être démontrées, de forte que c'efb notre faute, fi nous ne ve-
nons pas à nous affùrer certainement de leur vérité. Mais de ce que
plulieurs perfonnes ignorent abfolument ces Règles , & que d'autres les
reçoivent d'un confentement foible & chancelant, il paroit clairement
qu'elles ne font rien moins qu'innées; ,ôc qu'il s'en faut bien qu'elles fe
prefentent d'elles-mêmes à leur vùë, fans qu'ils fe mettent en peine de
ies chercher.
fl. 2. Pour favoir s'il v a quelque Principe de Morale dont tous les Tous '« homme*
, * . •* 11 i - 1 -rr ne «gardent pa»
hommes conviennent, j en appelle a ceux qui ont quelque connoinance hFdehté & u
de l'Hiftoire du Genre Humain, & qui ont, pour ainfi dire, perdu de £jfti« comme
vue le clocher de leur Village , pour aller voir ce qui fe pafle hors
de chez eux. Car où eft cette vérité de pratique qui foit univerfelle-
ment reçue fans aucune difficulté , comme elle doit l'être , fi elle eft
innée ? La Juftice & l'obfervation des contrats eft le point fur lequel la
plupart des hommes femblent s'accorder entr'eux. C'ell un Principe
qui eft reçu , à ce qu'on croit , dans les Cavernes même des Brigans
& parmi les Sociétez des plus grands fcélerats ; de forte que ceux qui
détruifent le plus l'humanité, font fidèles les uns aux autres & obfervent
entr'eux les règles de la Juftice. Je "conviens que les Bandits en ufent
ainfi les uns à l'égard des autres , mais c'eft fans confiderer les Règles de
juftice qu'ils obfervent entr'eux , comme des Principes innez,&. comme des
Loix que la Nature ait gravées dans leur Ame. Ils les obfervent feulement
comme des règles de convenance dont la pratique eft abfolument néceffaire
pour conferver leur Société : car il eft impoffible de concevoir qu'un hom-
me regarde la Juftice comme un Principe de pratique, fi dans le même
Temps qu'il en obferve les règles avec fes Compagnons voleurs de grand che-
min, il dépouille ou tuë le premier homme qu'il rencontre. La Juftice &
la Vérité font les liens communs de toute Société: c'eft pourquoi les Ban-
dits & les Voleurs qui ont rompu avec tout le refte des hommes , font obli-
gez d'avoir de la fidélité & de garder quelques règles de juftice entr'eux ,
fans quoi ils ne pourraient pas vivre enfemble. Mais qui oferoit conclurre
de là, que ces gens, qui ne vivent que de fraude & de rapine, ont des
Principes de Vérité & de Juftice , gravez naturellement dans l'Ame , aux-
quels ils donnent leur confentement ?
§. 3. On dira peut-être, Que la conduite des Brigans eft contrare à fe« °w« *l°e.
lumières , & qu'ils approuvent tacitement dans leur Ame ce qu'ils démentent par te»t par km* ac-
hur s allions. Je répons premièrement, que j'avois toujours crû qu'on ne '"TtïJ" LrVâe.
pouvoit mieux connoître les penfées des hommes que par leurs actions. ^P°"fe * cette
Mais enfin puis qu'il eft évident par la pratique de la plupart des hommes, 'Ct 10n
& par la profeffion ouverte de quelques-uns d'entr'eux, qu'ils ont mis en
D queftion,
%$ §ue nuls Principes
Chap. IL queftion, ou même nié la vérité de ces Principes, il eft impoffible de foû~
tenir qu'ils foient reçus d'un confentement univerfel , fans quoi l'on ne fau-
roit conclurre qu'ils foient innez ; & d'ailleurs il n'y a que des hommes faits
qui donnent leur confentement à ces fortes de Principes. En fécond lieu ,
c'eft une chofe bien étrange & tout-à-fait contraire à la Raifon , de fuppo-
fer que des Principes de pratique , qui fe terminent à de pures fpéculations,
foient innez. Si la Nature a pris la peine de graver dans notre Ame des
Principes de pratique, c'efl fans doute afin qu'ils foient mis en œuvre; &
par conféquent ils doivent produire des aciions qui leur foient conformes ;
& non pas un fimple confentement qui les faffe recevoir comme véritables.
Autrement , c'efl en vain qu'on les diftingue des Maximes de pure fpécu-
lation. J'avoûë que la Nature a mis , dans tous les hommes , l'envie d'ê-
tre heureux, & une forte averfion pour la mifére. Ce font là des Princi-
pes de pratique , véritablement innez ; & qui , félon la deftination de tout
Principe de pratique, ont une influence continuelle fur toutes nos actions.
On peut, d'ailleurs, les remarquer dans toutes fortes de perfonnes , de
quelque âge qu'elles foient, en qui ils paroiffent conftamment & fans difeon-
tinuation: mais ce font - là des inclinations de notre Ame vers le Bien,
& non pas des impreffions de quelque vérité, qui foit gravée dans notre
Entendement. Je conviens qu'il y a dans l'Ame des Hommes certains pen-
chans qui y font imprimez naturellement , & qu'en conféquence des pre-
mières impreflions que les hommes reçoivent par le moyen des Sens , il fe
trouve certaines chofes qui leur plaifent, & d'autres qui leur font désagréa-
bles, certaines chofes pour lefquelles ils ont du penchant, & d'autres
dont ils s'éloignent & qu'ils ont en averfion. Mais cela ne fert de rien pour
prouver qu'il y a dans l'Ame des caractères innez qui doivent être les Prin-
cipes de connoiffance qui règlent actuellement notre conduite. Bien loin
qu'on puifie établir par-là l'exiftence de ces fortes de caractères , on peut en
inférer au contraire, qu'il n'y en a point du tout : car s'il y avoit dans no-
tre Ame certains caractères qui y fuffent gravez naturellement , comme au-
tant de Principes de connoiffance, nous ne pourrions que les apercevoir a-
giffant en nous, comme nous fentons l'influence que ces autres impreflions
naturelles ont actuellement fur notre volonté & fur nos défirs, je veux dire
V en-vie d'être heureux , &. la crainte d'être miferable : Deux Principes qui agif-
fenc conftamment en nous, qui font les reflbrts & les motifs inféparables
de toutes nos aciions , auxquelles nous fentons qu'ils nous pouffent & nous
déterminent inceffamment.
] §.4. Une autre raifon qui me fait douter s'il y a aucun Principe de pra-
tique imé, c'eft qu'on ne Jauroit propofer , à ce que je croi, aucune Règle de
': dont on ne pitijfc demander lar ai/on avec jufticc. Ce qui feroit tout-à-
ût ridicule '& abfurde, s'il y en avoit quelques-unes qui luffent i;.ne'es, ou
même évidentes par elles-mêmes : car tout Principe inné doit être fi c .
dent par lui-même, qu'on n'ait befoin d'aucuiie preuve pour en voir la vé-
rité , ni d'aucune raifon pour le recevoir avec un entier confentement. En
effet, on croiroit deftituez de fens commun ceux qui demanderoient, ou
qui eilayeroient de rendre laifon , pourquoi il eft impoffible qu'une iboje /oit
de pratique ne font itmez'. Liv. I. 27
&? ne [oit pas en même temps. Cette Proportion porte avec elle Ton c'viden- Cil ap. II.
ce; & n'a nul befoin de preuve, de forte que celui qui entend les termes
qui fervent à l'exprimer, ou la reçoit d'abord en vertu de la lumière qu'el-
le a par elle-même, ou rien ne fera jamais capable de la lui faire recevoir.
Mais fi l'on propofoit cette Règle de Morale, qui eft la fource & le fonde-
ment inébranlable de toutes les vertus qui regardent la Société , Ne faites à
autrui que ce que vous voudriez, qui vous fût fait à vous-même, fi, dis-je, on
propofoit cette Règle aune perfonne qui n'en auroit jamais ouï parler aupa-
ravant, mais qui feroit pourtant capable d'en comprendre le fens,ne pour-
roit-elle pas, fans abfurdité, en demander la raifon ? Et celui qui la propo-
feroit,ne feroit-il pas obligé d'en faire voir la vérité? Il s'enfuit clairement
de là, que cette Loi n'efl pas née avec nous, puifque, fi cela étoit, elle
n'aurait aucun befoin d'être prouvée, & ne pourroit être mife dans un plus
grand jour, mais devrait être reçue comme une vérité inconteftable qu'on
ne fauroit révoquer en doute, dès lors, au moins, qu'on l'entendrait pro-
noncer & qu'on en comprendroit le fens. D'où il paraît évidemment que
la vérité des Règles de Morale dépend de quelque autre vérité antérieure,
d'où elles doivent être déduites par voye de raifonnement, ce qui ne pour-
roit être , fi ces Règles étoient innées, ou même évidentes par elles-mêmes.
§. 5. L'obfervation des Contrats & des Traitez eft fans contredit un des Exemple tire dej
plus grands & des plus inconteftables Devoirs de la Morale. Mais fi vous "'£"* MeZV
demandez à un Chrétien qui croit des récompenfes & des peines après cette i" contrats.
vie , Pourquoi un homme doit tenir fa parole , il en rendra cette raifon , c'eft
que Dieu qui eft l'arbitre du bonheur & du malheur éternel , nous le com-
mande. Un Difciple d'Hobùes à qui vous ferez la même demande, vous
dira que le Public le veut ainfi , & que le Leviathan vous punira , fi vous
faites le contraire. Enfin , un Philofophe Payen auroit répondu à cette
Qjieftion, que de violer fa promelfe , c'étoit faire une chofe deshonnete,
indigne de l'excellence de l'homme , & contraire à la Vertu , qui élevé la
Nature humaine au plus haut point de perfection où elle foit capable de
parvenir.
§. 6. C'eft de ces différens Principes que découle naturellement cette La vertu ca sê.
grande diverfité d'Opinions qui fe rencontre parmi les hommes à l'égard des "rouv^noifp'as
Règles de Morale , félon les différentes efpècesde bonheur qu'ils ont en vite, acaufè qu'elle
on dont ils fe propofent l'acquifition : diverfité qui leur ferait abfolument in- pikTaxt&^ei
connue, s'il y avoit des Principes de pratique qui fuffent innez & gravez ""le.
immédiatement dans leur Ame par le doigt de Dieu. Je conviens que
l'exiftence de Dieu paraît par tant d'endroits, & que l'obéiffance que nous
devons à cet Etre fupreme , eft fi conforme aux lumières de la Raifon ,
qu'une grande partie du Genre Humain rend témoignage à la Loi de la Na-
ture fur cet important article. Mais d'autre part, on doit reconnoure, à
mon avis , que tous les hommes peuvent s'accorder à recevoir plufieurs Rè-
gles de Morale, d'un confentement univerfel, fans connoitre ou recevoir le
véritable fondement de la Morale, lequel ne peut être autre chofe que la
volonté ou la Loi de Dieu , qui voyant toutes les actions des hommes , &
pénétrant leurs plus fecretes penfées, tient, pour ainfi dire, entre les mains
D 2 • les
îS Que nuls Principes
C h a P. II. les peines & les récompenfes , & a affez de pouvoir pour faire venir à comp-
te ceux qui violent fes ordres avec le plus d'infolence. Car Dieu ayant mis
uneliaifon inféparable entre la Vertu & la Félicité publique, & ayant ren-
du la pratique de la Vertu néceffaire pour la confervation de la Société hu-
maine , & viliblement avantageufe à tous ceux avec qui les gens-de-bien ont
à faire , il ne faut pas s'étonner que chacun veuille non feulement approu-
ver ces Règles , mais auffi les recommander aux autres , puifqu'il eft per-
fuadé que s'ils les obfervent, il lui en reviendra à lui-même de grands avan-
tages. Il peut, dis-je, être porté par intérêt, auffi bien que par con-
viction, à faire regarder ces Régies comme facrées, parce que fi elles vien-
nent à être profanées & foulées aux pies, il n'eft plus en fureté lui-même.
Quoi qu'une telle approbation ne diminue en rien l'obligation morale &
éternelle que ces Régies emportent évidemment avec elles , c'eft pourtant
une preuve que le confentement extérieur & verbal que les hommes don-
nent à ces Règles , ne prouve point que ce foient des Principes innez. Que
dis-je? Cette approbation ne prouve pas même, que les hommes les re-
çoivent intérieurement comme des Régies inviolables de leur propre con-
duite, puifqu'on voit tous les jours, que l'intérêt particulier & la bien-
féance obligent plufieurs perfonnes à s'attacher extérieurement à ces Rè-
gles; & à les approuver publiquement, quoi que leurs actions faffent affez
voir qu'ils ne fongent pas beaucoup au Légiilateur qui les leur a prefcri-
tes , ni à l'Enfer qu'il a deftiné à la punition de ceux qui les violeraient.
§. 7. En effet, ii nous ne voulons par civilité attribuer à la plupart des
hommes plus de fincerité qu'ils n'en ont effectivement , mais que nous re-
gardions leurs actions comme les interprètes de leurs penfées , nous trouve-
rons qu'en eux-mêmes ils n'ont point tant de refpect pour ces fortes de Rè-
gles, ni une fort grande perfuafion de leur certitude, & de l'obligation où
ils font de les obferver. Par exemple , ce grand Principe de Morale , qui
nous ordonne de faire aux autres ce que nous voudrions qui nous fût fait à nous-
viê/r.es , eft beaucoup plus recommandé que pratiqué. Mais l'infraction de
cette Règle ne fauroit être fi criminelle, que la folie de celui qui enfeigne-
roit aux autres hommes que ce n'eft pas un Précepte de Morale qu'on foit
obligé d'obferver, paroîcroit abfurde & contraire à ce même intérêt qui
porte les hommes à violer ce Précepte.
Lacenfcicncene §• 8- On dira peut-être , que puifque la Confcience nous reproche l'in-
piouve pas qu'il y fraction de ces Règles, il s'enfuit de là que nous en reconnoiffons intérieu-
ait aucune Règle , . -, . p ' ,. . i r 1 tvt
*e Morale, i,.r.(e. rement la juitice & 1 obligation. A cela je répons, que, lans que la .Na-
ture aie rien gravé dans le cœur des hommes , je fuis aflliré qu'il y en a plu-
fieurs qui par la même vove qu'ils parviennent à la connoiffance de plufieurs
autres véritez, peuvent venir à reconnoître la juitice & l'obligation de
plufieurs Règles de Morale. D'autres peuvent en être inftruits par l'édu-
cation, par les Compagnies qu'ils fréquentent, &par les coutumes de leur
Pais: & cette perfuafion une fois établie met en action leur Confcience, qui
n'eft autre chofe que X Opinion que nous avons nous-mêmes de ce que nous fai-
fons. Or fi la Confcience étok une preuve de l'exiftence des Principes
innez , ces Principes pourroient être oppofez les uns aux autres: puifque
. " cexi
ams.
de pratique ne font innez. Liv. I. 29
certaines perfonnes font par principe de confcience ce que d'antres évitent Ch ap. II.
par le même motif.
§. 9. D'ailleurs, fi ces Règles de Morale étoient innées & empreintes Exemples de Piu-
naturellement dans l'Ame des hommes , je ne faurois comprendre comment formes f commi-
ils pourroient venir à les violer tranquillement, & avec une entière çon- fes &m aucun ie-
fiance. Confiderez une Ville prife d'affaut, & voyez s'il paroît dans le lcknce.de c°n"
cœur des fuldats, animez au carnage & au butin, quelque égard pour la
Vertu, quelque Principe de Morale, & quelque remords de confcience
pour toutes les injuftices qu'ils commettent. Rien moins que cela. Le
brigandage, la violence, & le meurtre ne font que des jeux pour des gens
mis en liberté de commettre ces crimes fans en être ni cenfurez ni punis.
Et en effet n'y a-t-il pas eu des Nations entières &méme des plus polies*, * L" Gréa & it*
qui ont crû qu'il leur étoit aufii bien permis d'expofer leurs Enfans pour les
laiffer mourir de faim, ou dévorer par les bétes farouches, que de les met-
tre au Monde? Il y a encore aujourd'hui des Païs où l'on enfevelit les En-
fans tout vifs avec leurs Mères, s'il arrive qu'elles meurent dans leurs cou-
ches; ou bien on les tue, fi un Aftrologue affùre qu'ils font nez fous une
mauvaife Etoile. Dans d'autres' Lieux, un Enfant tuë ou expofe fon Père
& fa Mère, fans aucun remords, lors qu'ils font parvenus à un certain âge.
Dans (a) un endroit de ï ' Afie , dès qu'on défefpére delafanté d'un Malade, M £»■«««■ apud
on le met dans une foffe creufée enterre; & là expofé au vent& à toutes pagTj"' Bait" "'
les injures de l'air, on le laifïe périr impitoyablement, fans lui donner au-
cun fecours. C'eft une chofe ordinaire (b) parmi les Mingreliens , qui font (*) t-amilTt apud
profdïion du Chriftianifme, d'enfevelir leurs Enfans tout vifs, fans aucun '_" pa8' 3
fcrupule. Ailleurs, les Pères (c) mangent leurs propres Enfans. Les Ca- U) vkffm de ntîiî
ribes (d) ont accoutumé de les châtrer, pour les engraifier & les manger. °df"p.' mJ*,; "'
Et Garcillajfo de laFega rapporte (e) que certains Peuples du Pérou avoient T,ec- »•
accoutumé de garderies femmes qu'ils prenoient prilbnnières , pour enfai- ^.Liv.'i.'ch.îiv.
re des Concubines, & nourriflbient auiïi délicatement qu'ils pouvoient, les
Enfans qu'ils en avoient, jufqu'à l'âge de treize ans ; après quoi ils les man-
geoient, & faifoient le même traitement à la Mère dès qu'elle ne leurdon-
noit plus d'Enfans. Les 'toupinambous (f) ne connoiffoient pas de meilleur C/)£«a, ch. i*..
moyen pour aller en Paradis que de fe vanger cruellement de leurs Enne-
mis, & d'en manger le plus qu'ils pouvoient. Ceux que les Turcs cano-
nifent & mettent au nombre des Saints , mènent une vie qu'on ne fauroit
rapporter fans bleffer la pudeur. Il y a , fur ce fujet , un endroit fort re-
marquable dans le Voyage de Baumgarten. Comme ce Livre eft affêz rare,,
je tranferirai ici le paffage tout au long dans la même Langue qu'il a été pu-
blié. Ibi (fcil. prope Belbes in yEgypto) ixidimus fanctum unttm Saraceni-
cum inter arenarum cumulos, lia ut- ex utero mitris prodiit , nudum fèdentem..
Mos e[i , ut didicimus , Mabometifiis , ut eos , qui ameutes & fine ratione funt ,
pro fanclis calant rjf vénèrent ur. bifupcr £5? eos qui ohm din vitam egerint in-
quimùjfimam , 'volunîariam demhn poenitentiam fj? paupcrtatem , fantlitate
venerandos députant. Ejufmodi verbgcnus honiinum UBertatem quandam effra-
nem babent^ dornos quas volunt itttrandi, edcidi^ bibendi, 13 quod majus efi ,.
toncumbendi ; es qno wicubitit , fi proies fcuta fuerit , fancla Jimiliter habctur*.
3<3> Qu: nuls Principes
Chap. II. His ergo homïmbus , dnm vivant, magnos exhibent honores: mortuis verb veï
templa vel monumenta exfiruunt amplijfima , eofque cont ingère ac fepelire maxi-
m& fortunœ ducant loco. jiudivimus hac dicla £5? dicenda per intct^retem à
Mucrelo noflro. Infuper fantlum illum , quem eo loci vidimus , publicitùs ap-
prime commendari, eu?n effe hominem Janclum, divinum ac integritatc pœci-
firem; eo quod, nec fœmimrum unquam effet nec puerorum , fed tantummods
afellarum concv.bitor atque mularum. Peregr. Baumgarten , Lib. i. cap. i.
p. 73. * Où font, je vous prie, ces Principes innezàe jufbice, de piété,
de reconnoiffance , d'équité & de chafleté, dans ce dernier exemple &
dans les autres que nous venons de rapporter ? Et où efl ce confentement
univerfel qui nous montre qu'il y a de tels Principes, gravez naturellement
dans nos Ames ? Lors que la mode avoit rendu les Duels honorables , on
commettoit des meurtres fans aucun remords de confeience ; & encore au-
jourd'hui, c'eft un grand deshonneur en certains Lieux que d'être inno-
cent fur cet article. Enfin , fi nous jettons les yeux hors de chez-nous ,
pour voir ce qui fe paffe dans le refte du Monde, & confiderer les hommes
tels qu'ils font effectivement, nous trouverons qu'en un Lieu ils font feru-
pule de faire, ou de négliger certaines chofes , pendant qu'ailleurs d'autres
croyent mériter récompenfe en s'abftenant des mêmes chofes que ceux-là
font par un motif de confeience , ou en faifant ce que ces premiers n'ofe-
roient faire.
Les Hommes ont §• i°- Qjii prendra la peine de lire avec foin l'Hiftoire du Genre Hu-
des principes de main & d'examiner d'un œuil indiffèrent la conduite des Peuples de la Ter-
pratique, oppofez r . ,. , ,, -. . r . - , /.
lejunsaux autres, re , pourra le convaincre lui-même , qu excepte les Devoirs qui font abio-
lument nécefTaires à la confërvation de la Société humaine (qui ne font mê-
me que trop fouvent violez par des Sociétez entières à l'égard des autres
Sociétez) on ne fauroit nommer aucun Principe de Morale, ni imaginer au-
cune Règle de vertu qui dans quelque endroit du Monde ne foit méprifée
ou contredite par la pratique générale de quelques Sociétez entières qui
font gouvernées par des Maximes de pratique, & par des règles de con-
duite tout-à-fait oppofées à celles de quelque autre Société.
nés Nations en- §- il. On objeétera peut-être ici, qu'il ne s'enfuit pas qu'une règle foit
titres rejettent inconnue", de ce qu'elle eft violée. L'Obiecrion eft bonne, lors que ceux
pluheurs règles de . , . -' r > 1 i ■ rr j i r.-j T
Moule. qui n obfervent pas la règle , ne laiilent pas de la recevoir en qualité de Loi ;
lors, dis-je, qu'on la regarde avec quelque refpecl par la crainte qu'on a
d'être deshonoré , cenfuré , ou châtié , fi l'on vient à la négliger. Mais il
eft impoffible de concevoir qu'une Nation entière rejettàt publiquement ce
que chacun de ceux qui lacompofent, connoîtroit certainement & infailli-
blement être une véritable Loi , car telle eft la connoilTance que tous les
hommes doivent nécefTairement avoir des Loix dont nous parlons, s'il eft
vrai qu'elles foient naturellement empreintes dans leur Ame. On conçoit
bien que des gens peuvent reconnoître quelquefois certaines Règles de Mo-
rale comme véritables , quoi que dans le fond de leur ame , ils les crovent
faut?
* On peut voir encore au fuj'et de cette Turcs , ce qu'en a dit Pietro Mh Valk dans
cfpèce de Saints fi fort refpe&ez par les une Lettre du 25. de Janvier, iôi<5.
de pratique ne font innez. Liv. I. 31
fauffes: il peut être, dis-je, que certaines pcrfonnes en ufent ainfi en cer- Chap. IL
taines rencontres, dans la feule vûë de conferver leur réputation & de s'at-
tirer Feffcime de ceux qui croyent ces Règles d'une obligation indifpenfable.
Mais qu'une Société entière d'hommes rejette & viole, publiquement &
d'un commun accord, une R*igle qu'ils regardent chacun en particulier
comme une Loi, de la vérité & de la juftice de laquelle ils font parfaite-
ment convaincus , & dont ils font perluadez que tous ceux à qui ils ont à
faire, portent le même jugement, c'eft une chofe qui pafTe l'imagination.
Et en effet, chaque Membre de cette Société qui viendrait à méprifer une
telle Loi, devroiî craindre néceffairement de s'attirer, de la part de tous les
autres , le mépris & l'horreur que méritent ceux qui font profeiïion d'avoir
dépouillé l'humanité ; car une perfonne qui connoîtroit les bornes naturelles
du Jufte & de l'Injufte, & qui ne laiflèroit pas de les confondre enfemble,
ne pourroit être regardé que comme l'ennemi déclaré du repos & du bon-
heur de la Société dont il fait partie. Or tout Principe de pratique qu'on
fuppofe inné, ne peut qu'être connu d'un chacun comme jufte &. avanta-
geux. C'eft donc une véritable contradiction ou peu s'en faut, quedefup-
pofer, que des Nations entières pulfent s'accorder à démentir tant par leurs
difeours que par leur pratique, d'un confentement unanime & univerfel,
une chofe, de la vérité, de la juftice & de la bonté de laquelle chacun
d'eux feroit convaincu avec une évidence tout-à-fait irréfragable. Cela
fufEt pour faire voir, que nulle Règle de pratique qui eft violée univerfel-
lemcnt ci; avec l'approbation publique, dans un certain endroit du Mon-
de, ne peut palTer pour innée. Mais j'ai quelque autre chofe à répondre
à l'objection que je viens de propofer.
§. 12. 11 ne s'enfuit pas, dit -en , qu'une Loi foit inconnue de ce qu'elle
eft violée. Soit: j'en tombe d'accord. Mais je foûtiens qu'une permijfion
publique de la violer, prouve que cette Loi n'efi pas innée. Prenons, par
exemple, quelques-unes de ces Règles que moins de gens ont eu l'audace
de nier, ou l'imprudence de révoquer en doute, comme étant des confé-
quences qui fe préfentent !e plus aifément à la Raifon humaine, & qui font
les plus conformes à l'inclination naturelle de la plus grande partie des hont-
es. S'il y a quelque règle qu'on puifle regarder comme innée, il n'y en a
point, ce me fen:b!e, à qui ce privilège doive mieux convenir qu'à celle-
ci, Pérès iy AJcres, aimez rj? confériez vos Enfans.. Si l'on dit, que cet-
te Règle cil innée , on doit entendre par-là l'une de ces deux chofes, ou que
c'eft un Principe conftamment obfcrvé de tous les hommes; ou du moins, que
c'eft une vérité gavée dans Y Ame de tous les hommes, ojd leur eft, par conjé-
quent, connue à tous, cj? qtî'ils reçoivent tous d'un commun aoufentement. Or
cette Règle n'eft innée en aucun de ces deux fens. Car premièrement ce
n'elt pas un Principe que tous les hommes pt pour règle de leurs ac-
tions, comme il paroît par les exemples qi;e nous venons c!c citer; & fans
aller chercher en Mingreiie & dans le Pcnuu^ : peu de foin que
des Peuples entiers ont de leurs Enfans, jufques a !.. : mourir de leurs
propres mains , fars recourir à la cruauté de quelques Nations Barbares
qui iurpafTe celle dej De^es mêmes , qui ne laL que c'étoit une coutu-
me:
Chap. II.
Des Nations en
tiéies rejettent
plulieurs Règles
de Moiale.
"k± Que nuls Trindpcs
me ordinaire & autorifée parmi les Grecs & les Romains , d'expofer impi-
toyablement & fans aucun remords de confcience, leurs propres Enfans,
iors qu'ils ne vouloient pas les élever? Il eft faux, en fécond lieu, que ce
foit une vérité innée & connue de tous les hommes; car tant s'en faut qu'on
piaffe regarder comme une vérité innée ces paroles , Pérès, &? Mères , ayez
foin de conferver vos Enfans , qu'on ne peut pas même leur donner le nom
de Vérité, car c'eft un commandement, & non pas une Propofition; &
par conféquent on ne peut pas dire qu'il emporte vérité ou fauffeté. Pour
faire qu'il puiffe être regardé comme vrai , il faut le réduire à une Propofi-
tion , comme eft celle-ci , Cejî le devoir des Pérès fj? des Mères de conferver
leurs Enfans. Mais tout Devoir emporte l'idée de Loi ; & une Loi ne
fauroit être connue" ou fuppofée fans un Légifiateur qui l'ait prefcrite , ou
fans récompenfe & fans peine : de forte qu'on ne peut fuppofer , que cette
Règle, ou quelque autre Régie de pratique que ce foit, puiffe être innée,
c'ell-à-dire imprimée dans l'Ame fous l'idée d'un Devoir, fans fuppofer que
les idées d'un Dieu , d'une Loi , d'une Vie à venir , & de ce qu'on nomme
obligation & peine, foient auffi innées avec nous. Car parmi les Nations
dont nous venons déparier, il n'y a point de peine à craindre dans cette vie
pour ceux qui violent cette Règle; & par conféquent, elle ne fauroit avoir
force de Loi dans les Pais où l'ufage généralement établi y eft directement
contraire. Or ces idées qui doivent toutes être néceffairement innées , fi
rien eu. inné en qualité de Devoir, font fi éloignées d'être gravées naturelle-
ment dans l'efprit de tous les hommes , qu'elles ne paroiffent pas même fort
claires & fort diftinftes dans l'efprit de plufieurs perfonnes d'étude & qui
fontprofeffion d'examiner les chofes avec quelque exactitude, tant s'en faut
qu'elles foient connues de toute créature humaine. Et parmi ces idées
dont je viens de faire rémunération , je prouverai en particulier dans le
Chapitre fuivant qu'il y en a une qui femble devoir être innée préferable-
ment à toutes les autres, qui ne l'eft pourtant point, je veux parler de l'i-
dée de Dieu : ce que j'efpére faire voir avec la dernière évidence à tout hom-
me qui eft capable de fuivre un raifonnement.
§. 13. De ce que je viens de dire, je croi pouvoir conclurre fùrement,
qu'une Régie de pratique qui efl violée en quelque endroit du Monde d'un confen-
tement général & fans aucune oppofition , ne J aurait paffer pour innée. Car il
eft impoffible, que des hommes puffent violer fans crainte ni pudeur, de
fang froid, & avec une entière confiance, une Règle qu'ils fauroient évi-
demment & fans pouvoir l'ignorer, être un Devoir que Dieu leur a prefcrit,
& dont il punira certainement les infracleurs , d'une manière à leur faire
fentir qu'ils ont pris un fort mauvais parti en la violant. Or c'eft ce qu'ils
doivent reconnoître néceffairement, fi cette Règle eft née avec eux; &
fans une telle connoiffance , l'on ne peut jamais être affùré d'être obligé à
une chofe en qualité de Devoir. Ignorer la Loi, douter de fon autorité,
efpérer d'échapper à la connoiffance du Légifiateur, ou de fe fouftraire à
fon pouvoir; tout cela peut fervir aux hommes de prétexte pour s'aban-
donner à leurs pallions préfentes. Mais fi l'on fuppofê qu'on voit le péché
ik la peine i'un près de l'autre, le fupplice joint au crime , un feu toujours
prêt
de pratique ne font innez. Liv. I. 33
prêt à punir le coupable; & qu'en confiderant d'un côté le plaifîr qui fol- Ch ap. II.
iicite à mal faire, on découvre en même temps la main de Dieu levée &
en état de châtier celui qui s'abandonne à la tentation ; (car c'eft ce que
doit produire un Devoir qui eft gravé naturellement dans l'Ame , ) cela , dis-
je, étant pofé, concevez- vous qu'il foit poiîible que des gens placez dans
ce point de vùë, & qui ont une connoillance fi diftincte& fi affùrée de tous
ces objets, puiifent enfraindre hardiment & fans fcrupule, une Loi qu'ils
portent gravée dans leur Ame en caractères ineffaçables, '& qui fe préfente
à eux toute brillante de lumière à mefure qu'ils la violent? Pouvez-vous
comprendre que des hommes qui lifent au dedans d'eux-mêmes les ordres
d'un Légiflateur tout-puilfant, foient en même temps capables de méprifer
& fouler aux pieds avec confiance & avec plaifir, fes commandemens les
plus facrez? Enfin, efl-il bieri poifible que, pendant qu'un homme fe dé-
clare ouvertement contre une Loi innée, & contre le fouverain Légiflateur
qui l'a gravée dans fon ame, eft-il poiîible, dis-je, que tous ceux qui le
voyent faire fans prendre aucun intérêt à fon crime, que les Gouverneurs
même du Peuple qui ont la même idée de la Loi & de celui qui en eft
l'Auteur, la laiffent violer fans faire femblant de s'en appercevoir, fans rien
dire, & fans en témoigner aucun déplaifir, ni jetter le moindre blâme fur
une telle conduite "?
Nos appétits font à la vérité des Principes actifs , mais ils font fi éloignez
de pouvoir paffer pour des Principes de Morale, gravez naturellement dans
notre Ame, que G nous leur laiflions un plein pouvoir de déterminer nos
Actions, ils nous feroient violer tout ce qu'il y a de plus facré dans le Mon-
de. Les Loix font comme une digue qu'on oppofe à ces defirs déréglez
pour en arrêter le cours ; ce qu'elles ne peuvent faire que par le moyen des
récompenfes & des peines qui contre-balancent la fatisfacf ion que chacun
peut avoir defiein de fe procurer en transgreffant la Loi. Si donc il y a voit
quelque chofe de gravé dans l'Efprit de l'Homme, fous l'idée de Loi, il
faudrait que tous les hommes fufient aifùrez d'une manière certaine & à
n'en pouvoir jamais douter, qu'une peine inévitable fera le partage de ceux
qui violeront cette Loi. Car Ci les hommes peuvent ignorer ou révoquer
en doute ce qui eft inné, c'eft en vain qu'on nous parle de Principes innez,
& qu'on en veut faire voir la néceflité. Bien loin qu'ils puiffent férvir à
nous inftruire de la vérité & de la certitude des chofes , comme on le pré-
tend, nous nous trouverons dans le même état d'incertitude avec ces Princi-
pes, que s'ils n'étoiçnt point en nous. Une Loi innée doit être accom-
pagnée de la connoiffànce claire & certaine d'une punition indubitable &
affez grande pour faire qu'on ne puiffe être tenté de violer cette Loi fi l'on
confulte les véritables intérêts; à moins qu'en fuppofant une Loi innée, on
ne veuille fuppofer auffi un Evangile inné. Du relie, de ce que je nie qu'il
y ait aucune Loi innée, on aurait tort d'en conclurre que je croi qu'il n'y
a que des Loix poiitives. Ce ferait prendre tout-à-fait mal ma penfée. 11
y a une grande différence entre une Loi innée, & une Loi de Nature , en-
tre une vérité gravée originairement dans l'Ame, & une vérité que- nous
ignorons, mais dont nous pouvons acquérir la connoillance en nous fervant
E corn-
3 4 Que mils Principes
C H A P. IL comme il faut des Facilitez que nous avens reçue? de la Nature. Et pour
mol, je croi que ceux qui donnent dans les extrémitez oppofées, fe trom-
pent également, je veux dire, ceux qui pofent une Loi innée , & ceux qui
nient qu'il y ait aucune Loi qui puiffe être connue par la lumière de la Na-
ture , c'eft-à-dire , fans le fecours d'une Révélation pofitive.
ceux qui foù- §. 14. Il eft fi évident , que les hommes ne s'accordent point fur les Prin-
deTprincipes'de3 c^Pes ^e pratique , que je ne penfe pas , qu'il foit néceffaire d'en dire davan-
pratique mne-, tage pour faire voir qu'il n'eft pas poffible de prouver par le confentement
p^ueMbnTces général qu'il y ait aucune Règle de Morale, innée; & cela fuffit pour faire
Principes. ibupçonner que la fuppofition de ces fortes de Principes n'eft qu'une opinion
inventée à plaifir ; puifque ceux qui parlent de ces Principes avec tant de
confiance , font fi réfervez à nous les marquer en détail. C'eft pourtant ce
qu'on auroit droit d'attendre de ceux qui font tant de fond fur cette opinion.
Leur refus nous donne fujet de nous défier de leurs lumières ou de leur cha-
rité, puifque foûtenant que Dieu a imprimé dans l'Ame des hommes, les
fondemens de leurs connoiffances , & les règles néceffairts à la conduite de
leur vie, ils s'intereffent fi peu pour l'inftruétion de leurs prochains, &pour
le repos du Genre Humain, fi fatalement divifé fur ce fujet, qu'ils négli-
gent de leur montrer quels font ces Principes de fpéculation & de pratique.
Mais à dire le vrai , s'il y avoit de tels Principes , il ne feroit pas néceffaire
de les indiquer à perfonne. Car Ci les hommes les trouvoient gravez dans leur
Ame , ils pourroient aifément les diftinguer des autres véritez qu'ils vien-
droient à apprendre dans la fuite, & à déduire de ces premières connoiffan-
ces ce que c'eft que ces Principes , & combien il y en a. Nous ferions
auffi aff ùrez de leur nombre que nous le fommes du nombre de nos doigts ;
& en ce cas-là , l'on ne manquerait pas apparemment de les étaler un à un
dans tous les Syftemes. Mais comme perfonne , que je fâche, n'a encore ofé
nous donner un Catalogue exaétdeces Principes qu'on fuppofe innez, on ne
faurait blâmer ceux qui doutent de la vérité de cette fuppofition , puifque
ceux-là même qui veulent impofer aux autres la néceffité de croire qu'il y a des
Propofitions innées, ne nous difent point quelles font ces Propositions. Il
eft aifé de prévoir, que fi différentes perfonnes, attachées à différentes
Seftes, entreprenoient de nous donner une lifte des Principes de pratique
qu'ils regardent comme innez, ils ne mettraient dans ce rang que ceux qui
s'accordant avec leurs hypothefes , feraient propres à faire valoir les opinions
qui régnent dans leurs Ecoles , ou dans leurs Eglifes particulières : preuve
évidente qu'il n'y a point de telles véritez innées. Bien plus, une grande
partie des hommes font fi éloignez de trouver en eux-mêmes de tels Princi-
pes de Morale innez , que dépouillant les hommes de leur Liberté , & les
changeant par-là en autant de Machines, ils détruifent non feulement les
Règles de Morale qu'on veut faire paffer pour innées, mais toutes les au-
tres, quelles qu'elles foient, fans laiflër aucun moyen de croire qu'il y en aîl
aucune, à tous ceux qui ne finiraient concevoir qu'une Loi puifie convenir à
autre chofe qu'à un Agent libre : de forte que fur ce fondement on eft obligé
de rejetter tout Principe de vertu, pour ne pouvoir allier la Morale avec la
néceiîité d'agir en Machine : deux chofes qu'il n'eft pas effectivement fort
aifé de concilier, ou de faire fubfifter enfemble. §. 15. Coin-
de pratique ne font innez. L i v. I. 35*
§. 15. Comme je vcnois d'écrire ceci, l'on m'apprit que Mylord Hcr- Chap. II. ■
bert avoit indique les Principes de Morale qu'on prétend être innez, dans Examendes
fon Ouvrage intitulé, De Veritate, Delà Vérité. J'allai d'abord ie *"™P*> ""«j.
,- , ° ,- . j ,- , , ., , -i- 1 \ r • que propoieMv-
coniulier, eiperant qu un h habile homme auroit dit quelque choie qui lord titrben.
pourroit me iatisfaire, & terminer toutes mes recherches fur cet article.
Dans le chapitre où il traite de 1'inftincT: naturel, De injlinclu naturali,
pag. ~6. Edit. 165C. voici les fix marques auxquelles il dit qu'on peut re-
connoître ce qu'il appelle Notions communes, 1. Prioritas, ou l'avantage de
précéder toutes les autres connoiflanecs. 2. Indcpendentia , l'indépendan-
ce. 3. Univerfalitas , l'univerfalité. 4. Certitudo , la certitude. 5. Ne-
ceffitas, la nécelîité, c'eft-à-dire, comme il l'explique lui-même, ce qui
fert à la confervation de l'homme , qu<e faciunt ad hominis confer-vationem. 6.
Modus conformationis , id eft , Afj'enfus nullâ interpofitâ mord , la manière
dont on reçoit une certaine vérité , c'eft-à-dire un prompt confentement
qu'on donne fans héfiter le moins du monde. Et fur la fin de fon petit
Traité * De Religione Laici, il parle ainfi de ces Principes innez, pag. 3. * Dt u Ret^im
Adeb ut non uniujcujufvis Religionis confinio arélentur qu& ubique vigent veri- ** La,iue'
tates. Sunt enim in ipfâ mente cœliths deferiptœ , nuïïifque traditionibus , five
feriptis , Jive non feriptis obnoxiz: C'eft-à-dire, „ Ainfi ces Véritez qui font
„ reçues par tout, ne font point reflerrées dans les bornes d'une Religion
,, particulière, car étant gravées dans l'Ame même par le doigt de Dieu,
„ elles ne dépendent d'aucune Tradition, écrite ou non écrite". Et un peu
plus bas. il ajoute, Veritates noftrœ Catholica , quœ tanquam indubia Dei
effata, in foro interiori defcripfa; c'eft-à-dire, ,, nos Véritez catholiques,
,, qui font écrites dans la Confcience , comme autant d'Oracles infaillibles
„ émanez de Dieu". Mylord Herbert ayant ainfi propofé les caractères des
Principes innez ou Notions communes, & ayant afîiïré que ces Principes
ont été gravez dans l'Ame des hommes par le doigt de Dieu, il vient à les
propofer, & les réduit à ces cinq: * Le premier eft, qu'il y a un Dieu fa-
prême: Le fécond, que ce Dieu doit être fervi : Le troifiéme, que la Vertu
jointe avec la piété eft le Culte le plus excellent qu'on puijfe rendre à la Divini-
té: Le quatrième, qu'il j «ut fe repentir de fes péchez: Le cinquième, qu'/7
y a des peines ou des récompenses après cette vie , félon qu'on aura bien ou mal
vécu. Qj.ioi que je tombe d'accord que ce font là des véritez évidentes, &
d'une telle nature qu'étant bien expliquées, une Créature raifonnable ne
peut guère éviter d'y donner fon confentement, je croi pourtant qu'il s'en
faut beaucoup que cet Auteur faflë voir que ce font des impreffions innées,
naturellement gravées dans la Confcience de tous les hommes, in Foro inte-
riori deferipta. Je me fonde fur quelques obfervations que j'ai pris la liber-
té de faire contre fon hypothefe.
§. 16. Je remarque, en premier lieu, que ces cinq Propofitions ne font
pas toutes des Notions communes , gravées dans nos Ames par le doigt de
Dieu,
* 1. Ejje aliquod fupremum Numen. z. Nu- 4. Rejip'îfeendum effe à peccatis. 5. Darï pr«-
mn illud colï debere. 3. Virtutem cum pietate mïum vtl pœnam pojl hanc vïtam tranj*&<im.
tonjmHam optimam effe rationcm Cultûs dïv'im.
E z
3 6 Que nids Principes
ChaP. II. Dieu, ou bien, qu'il "y en a beaucoup d'autres qu'il faudrok mettre dans ce
rang , fi l'on étoit fondé à croire qu'il y en eût aucune qui y fut gravée de
cette manière. Car il y a d'autres Propofitions , qui, fuivant les propres
Règles de Mylord Herbert, ont pour le moins autant de droit à une telle
origine, & peuvent auiîi bien palier pour innées, que quelques-unes de ces
cinq qu'il rapporte, comme par exemple, cette Règle de Morale, Faites
comme vous •voudriez qu il vous fût fait , & peut-être cent autres, fi l'on
prenoit la peine de les chercher.
g. 17. En fécond lieu, toutes les marques qu'il donne d'un Principe in-
né, ne fauroient convenir à chacune de ces cinq Propofitions. Ainfi, la
première , la féconde & la troifiéme de ces marques ne conviennent pas par-
faitement à aucune de ces Propofitions: & la première, la féconde, la troi-
fiéme , la quatrième , & la fixiéme quadrent fort mal à la troifiéme Propo-
sition, à la quatrième & à la cinquième. On pourroit ajouter, que nous
favons certainement par l'Hiftoire , non-feulement que plulieurs perfonnes,
mais des Nations entières regardent quelques-unes de ces Propofitions, ou
même toutes, comme douteufes, ou comme fauffes. Mais cela mis àpart,
jenefaurois voir comment on peut mettre au nombre des Principes innez la
troifiéme Propofition, dont voici les propres termes, La Vertu jointe avec
la pété ', efl le Culte le plus excellent quon puiJJ'e rendre à la Divinité : tant le
mot de Vertu eft difficile à entendre, tant la lignification en eit équivoque,
& la chofe qu'il exprime, difputée & mal-aifée à connoître. D'où il s'en-
fuit qu'une telle Règle de pratique ne peut qu'être fort peu utile à la con-
duite de notre vie; &que par conféquent elle n'eft nullement propre à être
mife au nombre des Principes de pratique qu'on prétend être innez.
%. iS- Confiderons, pour cet effet, cette Propofition félon le fens qu'el-
le peut recevoir; car ce qui conitituë & doit conflituerun Principe ou une
Notion commune , c'eft le fens de la Propofition & non pas le fon des ter-
mes qui fervent à l'exprimer. Voici la Propofition : La Vertu cfi le Culte
le plus excellent quon puijfe rendre à Dieu, c'eft-à-dire, qui lui ell le plus
agréable. Or fi on prend le mot de Vertu dans le fens qu'on lui donne le
plus communément, je veux dire pour les actions qui paiîent pour louables
félon les différentes opinions qui régnent en différens Païs , tant s'en faut que
cette Propofition foit évidente, qu'elle n'eft pas même véritable. Que fi
on appelle Vertu les actions qui font conformes à la Volonté de Dieu, ou à
la Règle qu'il apreferite lui-même, qui ell le véritable&Je feul fondement
de la Vertu, à entendre parce terme ce qui eft bon & droit en lui-même:
en ce cas-là, rien n'eft plus vrai ni plus certain que cette Propofition, La-
Vertu efl le Culte le plus excellent qu'on puiJJ'e vendre à Dieu. Mais elle ne fera
pas d'un grand ufage dans la vie humaine, puifqu'elle ne fignifiera autre
chofe, finon que Dieu fe plaît à voir pratiquer ce qu'il .commande : vérité dont
un homme peut être entièrement convaincu fans lavoir ce que c'eft que Dieu
commande , de forte que faute d'une connoiffance plus déterminée il fe
trouvera tout auffi éloigné d'avoir Une Règle ou un Principe de conduite ,
que fi cette Vérité-là lui étoit tout-à-fait inconnue. Or je ne penfe pas
qu'une Propofition qui n'emporte autre chofe linon que Dieu Je plaît à voir
praU-
de pratique ne font innez. Liv. I. 37
•pratiquer ce qu'il commande , (bit reçue de bien des gens pour un Principe Chap. II.
de Morale, gravé naturellement dans TFiprit de tous les hommes, quel-
• que véritable & quelque certaine qu'elle Coït ; puis qu'elle enfeigne fi peu
de choie. Mais quiconque lui attribuera ce privilège, fera en droit de re-
garder cent autres Propofitions comme des Principes innez, car il y en a
plulîeurs que perfonnene s'eft encore avifé de mettre dans ce rang, qui peu-
vent y être placées avec autant de fondement que cette première Propo-
li tion.
§.#io. La quatrième Propofition, qui porte que tous les hommes doivent on continus
fe repentir de leurs péchez, n'ett pas plus inilruétive, jufqu'à ce qu'on ait paScip^»»»,
expliqué quelles font les aclions qu'on appelle des Péchez. Car le mot de propoiez pat My-
féebé étant pris (comme il l'ell ordinairement) pour fignifier en général de
mauvaifes actions qui attirent quelque châtiment fur ceux qui les commet-
tent; nous donne-t-on un grand Principe de Morale, en nous difant que
nous devons être affligez d'avoir convins, & que nous devons cefTer de com-
mettre ce qui ne peut que nous rendre malheureux, fi nous ignorons quel-
les font ces actions particulières que nous ne pouvons commettre fans nous
réduire dans ce trille état ? Cette Propofition eft fans doute très-véritable.
Elle eflaufii très-propre à être inculquée dans l'efprit de ceux qu'on fuppo-
fe avoir appris quelles actions font des péchez dans les différentes circonllan-
ces de la vie; & elle doit être reçue de tous ceux qui ont acquis ces con-
noiffances. Mais on ne fauroit concevoir que cette Propofition ni la prè«-
cedente, foient des Principes innez, ni qu'elles foient d'aucun ufage, quand
bien elles feroient innées; à moins que la mefure & les bornes précifes de
toutes les Vertus & de tous les Vices n'euffent aufii été gravées dansl'Ame
des hommes, &ne fuffent autant de Principes innez; dequoi l'on a, je pen-
fe, grand fujet de douter. D'où je conclus qu'il ne femble prefque pas
polhble, que Dieu ait imprimé dans l'Ame des hommes, des Principes,
conçus en termes vagues, tels que ceux de FertuSc de Péché, qui dansl'Ef-
prit de différentes perfonnes lignifient des chofes fort différentes. On ne
îauroit, dis-je, fuppolêr que ces fortes de Principes puiffent être attachez
à certains mots, parce qu'ils font pour la plupart compofez de termes gé-
néraux qu'on nefauroit entendre, avant quedeconnoïtre les idées particu-
lières'qu ils renferment. Car à l'égard des exemples de pratique, l'on ne
peut en bien juger que par la connoiliance des actions mêmes ; & les Règles
fur lefquelles ces actions font fondées, doivent être indépendantes des mots,
& précéder la connoiffance du langage; de forte qu'un homme doit con-
noitre ces Règles , quelque Langue qu'il apprenne , le François , l'Anglois , ou
le Japonnois; dut-il même n'apprendre aucune Langue,& n'entendre jamais
l'uiàge des mots , comme il arrive aux fourds & aux muets. Quand on aura fait
voir, que des hommes qui n'entendent aucun Langage, & qui n'ont pas ap-
pris par le moyen des Loix & des coutumes de leur Pais, Qu'une partie du
Culte de Dieu confifle à ne tuer perfonne, à n'avoir de commerce qu'avec
une feule femme , a ne pas faire périr des Enfansdans le ventre de leur Mè-
re, à ne pas les expofer, à n'oter point aux autres ce qui leur appartient,
quoi qu'on en aît L-efoin foi-même, mais au contraire aies fecourir dans
E 3 leurs
33
mis Pi'i/ic;pcs
CkaP. II. leurs néceflitez ; & lors qu'envient à violer ces règles, à en témoigner du
repentir, a en être affligé, & à :e une ferme réfolution de ne pas ie
faire une autre fois; quand, dis-je, on aura prouvé que ces gens -la con- ■
noiflent& reçoivent actuellement pour régie de leur conduite tous ces Pré-
cepte- , & mille autres femblables qui font compris fous ces deux mots Fertsi
& Péché , Ton fera mieux fondé à regarder ces Règles & autres :'. n _■>-,
comme des Notions communes & des Principes de pratique. ' Mais avec
tout cela, quand il feroit vrai, que tous les hommes s'accorderoient fur les
Principes ce Morale, ce confentement univerfel donné à des véritez q^i'on
peut connoitre autrement que par le moyen d'une impreffion naturelle, ne
prouveroit pas fort bien que ces véritez fuilènt effectivement innées ; &.
c'eft là tout ce que je prétens foùtenir.
on objefte, que §. 20. Ce feroit inutilement qu'on oppoferoit ici ce qu'on a accoutumé
%Âr'.t"ftrl îor-'~ de dire , Que la Coutume , C Education tj? les opmkm générales de ceux avec qui
rompus ]" 0n corner Je peuvent objatreir 'ces Principes de Morale qu'on fuppofe innez, ci?
obi'éaion? Cet' : enpt les effacer entièrement de Te/prit des hommes. Car fi cette réponfe eft
bonne , elle anéantit la preuve qu'on prétend tirer du confentement univer-
fel, en faveur des Principes innez, à moins que ceux qui, parlent ainli,ne
s'imaginent que leur opinion particulière, ou celle de leur Parti, doit palTer
pour un confentement général , ce qui arrive aiTez fouvent à ceux qui fe
croyant les feuls arbitres du Vrai & du Faux, ne comptent pour rien les fuf-
frages de tout le refte du Genre Humain. De forte que le raifonnement de
ces gens-là fe réduit à ceci : „ Les Principes que tout le Genre Humain re-
„ connoit pour véritables, font innez: Ceux que les perfonnes de bon fens
„ reconnoiffent , font admis par tout le Genre Humain; ATous & ceux de
„ notre Parti fournies des gens de bon fens : Donc nos Principes font innez.
Plaifante manière de raifonner qui va tout droit à l'infaillibilité ! Cependant
fi l'on ne prend la chofe de ce biais , il fera fort difficile de comprendre com-
ment il y a certains Principes que tous les hommes reconnoiilent d'un com-
mun confentement, quoi qu'il n'y ait aucun de ces Principes que la Coutu-
me ou l'Education naît effacé de l'efprit de lira des gens : ce qui fe réduit à
ceci, que tous les hommes reçoivent ces Principes, mais que cependant plu-
fieurs perfonnes les rejettent, & refufent d'y donner leur confentement. Et
dans le tond, la fuppofition de ces fortes de premiers Principes ne fauroit
nous être d'un grand ufage : car que ces Principes foient innez ou non, nous
ferons dans un égal embarras, s'ils peuvent être altérez, ou entièrement
effacez de notre Elprit par quelque moyen humain , comme par la volonté
de nos Maîtres & par les fentimens de nos Amis ; & tout l'étalage qu'on nous
fait de ces premiers Principes & de cette lumière innée , n'empêchera pas
que nous ne nous trouvions dans des ténèbres auiïi epaifles,& dans une auffi
grande incertitude que s'il n'y avoit point de femblable lumière. Il vaut
autant n'avoir aucune Règle, que d'en avoir une faillie par quelque en-
droit, ou que de ne pas connoître parmi pluiieurs Règles différentes & .con-
traires les unes aux autres, quelle ell celle qui eft droite. Mais je voudrois
bien, que les Partifans des idées innées me diffent, fi ces Principes peu-
vent, ou ne peuvent pas être effacez par l'Education o: par la Coutume.
S'ils
de pratique ne font innez. Liv. I. 39
S'ils ne peuvent l'être, nous devons les trouver dans tous les homme? ; & il Chap. II.
faut qu'ils paroiffent clairement dans l'Efprit de chaque homme en particu-
lier. Et s'ils peuvent être altérez par des Notions étrangères, ils doivent
paraître plus diffeinctement & avec plus d'éclat, lors qu'ils font plus près
de leur fource, je veux dire clans les Enfans & les Ignorans fur qui les opi-
nions étrangères ont fait le moins d'impreffion. Qu'ils prennent tel parti
qu'ils voudront, ils verront clairement qu'il eft démenti par des faits con-
ftans , & par une continuelle expérience.
S. 21. l'avouerai fans peine que des perfonnes de différent Païs, d'un tem- , °» reç°>t dans
•* i-rr. o • > - • 'î ' 1 1 •' • JcMondedes
perament différent, & qui n ont pas ete élevées de la même manière, s ac- principes nuire
cordent à recevoir un fort grand nombre d'Opinions comme premiers Prin- {"émurent i« uns
cipes, comme Principes irréfragables, parmi lefquelles il y en a plufieurs
qui ne fauroient être véritables, tant à caufe de leur abfurdité, que parce
qu'elles font direclement contraires les unes aux autres. Mais quelque op-
pofées qu'elles foient à la Raifon, elles ne laiffent pas d'être reçues dans
quelque endrok du Monde avec un fi grand refpecr. , qu'il fe trouve des gens
de bon fens en toute autre chofe qui aimeraient mieux perdre la vie &tout
ce qu'ils ont de plus cher, que de les révoquer en doute, ou de permettre
à d'autres de les contefter.
S. 22. Quelque étrange que cela paroiffe, c'eft ce que l'expérience con- Par quels degrez
f \ ■ oui r r r r • r v r J ' ■ ies nommes vien-
firme tous les jours ; & 1 on n en fera pas 11 fort furpns, fi 1 on conhdere nemcomiminé-
par quels dégrez il peut arriver que des Doctrines qui n'ont pas de meilleu- ment à recevoir
r r ° 1 r- n- ■ 1» tvt ■ i> • ' j' ■ -n certaines chofes
res fources que la fuperintion dune INournce, ou 1 autorité dune vieille pour principes.
femme, deviennent, avec le temps, ce par le confentement des voifins,
autant de Principes de Religion, & de Morale. Car ceux qui ont foin de
donner, comme ils parlent, de bons Principes à leurs Enfans, (& il y en a
peu qui n'ayent fait provifïon pour eux-mêmes de ces fortes de Principes
qu'ils regardent comme autant d'articles de Foi) leur infp'ïent lesfentimens
qu'ils veulent leur faire retenir & profeiler durant tout le cours de leur vie.
Et les Efpritsdes Enfans étant alors fansconnoiffance, & indifférens à toute
forte d'opinions, reçoivent les imprelîions qu'on leur veut donner, fembh-
bles à du Papier blanc fur lequel on écrit tels caractères qu'on veut. Etant
ainfi imbus de ces Doctrines , dès qu'ils commencent à entendre ce qu'on
leur dit, ils y font confirmez dans la fuite, à inclure qu'ils avancent en âge,
foit par la profelîion ouverte ou le confentement tacite de ceux parmi lef-
sls ils vivent, foit par l'autorité de ceux dont la fageffe, la feience, & la
piété leur eft en recommandation , & qui ne permettent pas que l'on parle
jamais de ces Doclrines que comme de vrais fondemens de la Religion &
des bonnes mœurs. Et voilà comment ces ibrtes de Principes paffent enfin
pour des véritez inconteftables , évidentes, & nées avec nous.
§. 23. A quoi nous pouvons rjo'Jter, que ceux qui ont été inftruits de
cetie manière, venant a réfléchir ftii?ëax-méHifes lors qu'ils font parvenus à 1 a-
' n, & ne trouvant rien dans leurEfprit de plus vieux que ces Opi-
ns , qui leur ont 1 ;nées avant que leur Mer >ire tint , pour ainfi di-
re; .. ;q.'clque chofe
veau commencoit de fe montrer à eux, ils s'imaginent que ces pen-
fées
40 Qfte nuls Principes
C H A P. IL fe'ef d°nî & ne peuvent découvrir en eux la ■première four ce , font affurément des
imprefjivns de Dieu &? de la Nature ; £5? non des ebofes que d'autres hommes
leur ayent apprifes. Prévenus de cette imagination, ils confervent ces pen-
fées dans leur Efprit, & les reçoivent avec la même vénération que plu-
sieurs ont accoutumé d'avoir pour leurs Parens, non en vertu d'une im-
preiîïon naturelle, (car en certains Lieux où les Enfans font élevez d'une
autre manière, cette vénération leur eft inconnue ) mais parce qu'ayant
été constamment élevez dansées idées, & ne fe Souvenant plus du temps
auquel ils ont commencé de concevoir ce refpect, ils croyent qu'il eft naturel.
$. 24. C'eft ce qui paraîtra fort vraisemblable , & prefque inévitable,
fi l'on fait réflexion fur la nature de l'homme & fur la constitution des af-
faires de cette vie. De la manière que les chofes font établies dans ce
Monde , la plupart des hommes font obligez d'employer prefque tout leur
temps à travailler à leur profefiion , pour gagner leur vie , & ne fauroient
néanmoins jouir de quelque repos d'efprk, fans avoir des Principes qu'ils
regardent comme indubitables , & auxquels ils acquiefeent entièrement.
Il n'y a perfonne qui foit d'un efprit fi Superficiel ou ii flottant, qu'il ne fe
déclare pour certaines- Proportions qu'il tient pour fondamentales , fur
lefquelles il appuyé fes raifonnemens , & qu'il prend pour règle du Vrai
& du Faux, du jufte & de l'Injufte. Les uns n'ont ni affez -d'habileté,
ni affez de loifir pour les examiner ; les autres en font détournez par la
p are lie ; & il y en a qui s'en abstiennent parce qu'on leur a dit, de-
puis leur enfance , qu'ils fe dévoient bien garder d'entrer dans cet ex-
amen : de forte qu'il y a peu de perfonnes que l'ignorance , la foibleffe
d'efprk, les diftraétions , la parefîe, l'éducation ou la légèreté n'engagent
à embrafler les Principes qu'on leur a appris , fur la foi d'autrui fans les
examiner.
§. 25. C'eft-là, vifiblement, l'état où fe trouvent tous les Enfans , &
tous les jeunes (gens; & la Coutume plus forte que la Nature, ne man-
quant guère de leur faire adorer comme autant d'Oracles émanez de
Dieu , tout ce qu'elle a fait entrer une fois dans leur Efprit , pour y
être reçu avec un entier acquiefeement ; il ne faut pas s'étonner li dans
un âge plus avancé , qu'ils font ou embarrafïèz des affaires indifpenfa-
bles de cette vie, ou engagez dans les plaifirs, ils ne penfent jamais fe-
rieufement à examiner les opinions dont ils font prévenus , particulière-
ment fi l'un de leurs Principes eft, que les Principes ne doivent pas être
mis en quejlion. Mais fuppofé même que l'on ait du temps, de l'efprit
& de l'inclination pour cette recherche; qui eft affez hardi pour entre-
prendre d'ébranler les fondemens de tous fes raifonnemens & de toutes
les actions paffées ? Qui peut Soutenir une penfée aufîi mortifiante, qu'eft
celle de Soupçonner que l'on a été, pendant long -temps, dans l'erreur?
Combien de gens y a-t-il qui ayent allez de hardiefie & de fermeté
pour envifager fans crainte les reproches que l'on fait à ceux qui ofent
s'éloigner du Sentiment de leur Païs , ou du Parti dans lequel ils font
nez ? Et où eft l'homme qui puiffe fe réfoudre patiemment à porter les
noms odieux de Pyrrhonien , de Deïfte & d'Athée , dont il ne peut
maa-
de pratique ne font innez. Liv. I. 41
manquer d'être régalé s'il témoigne feulement qu'il doute de quelqu'une des Ch a p. II.
opinions communes? Ajoutez qu'il ne peut qu'avoir encore plus de répu-
gnance à mettre en queftion ces fortes de Principes , s'il croit , comme font
la plupart des hommes , que Dieu a gravé ces Principes dans fon Ame pour
être la règle & la pierre de touche de toutes fes autres opinions. Et qu'eft-ce
qui pourroit l'empêcher de regarder ces Principes comme facrez, puifque
de toutes les penfees qu'il trouve en lui , ce font les plus anciennes , & cel-
les qu'il voit que les autres hommes reçoivent avec le plus de refpecV?
§. 26. Il efl aifé de s'imaginer, après cela, comment il arrive, que les comment les
hommes viennent à adorer les Idoles qu'ils ont faites eux-mêmes, à fe paf- pouiTordînvre'à
fionner pour les idées qu'ils fe font rendues familières pendant long-temps, ic fane des rim-
& à regarder comme des véritez divines, des erreurs & de pures abfurdi- cipes*
tez; zélez adorateurs de finges & de veaux d'or, je veux dire de vaines &
ridicules opinions, qu'ils regardent avec un fouverain refpecl, jufques à
difputer, fe battre, & mourir pour les défendre;
- - - * quum folos credat habendos * juvensiis Sot.
EJJe Deos , quos ipfe colit : xV- vs' »' * *«•
„ Chacun s'imaginant que les Dieux qu'il fert, font feuls dignes de l'adora-
„ tiondes hommes ". Car comme les Facultez de raifonner, dont on fait
prefque toujours quelque ufage, quoi que prefque toujours fans aucune
circonfpection , ne peuvent être mifes en aêtion, faute de fondement &
d'appui, dans la plupart des hommes, qui par pareffe ou par diftraêtion ne
découvrent point les véritables Principes de la Connoiffance, ou qui faute
de temps, ou de bons fecours, ou pour quelque autre raifon que ce foit, ne
peuvent point les découvrir pour aller chercher eux-mêmes la Vérité juf-
quédans fa fource; il arrive naturellement & d'une manière prefque inévi-
table, que ces fortes de gens s'attachent à certains Principes qu'ils embraf-
fent fur la foi d'autrui ; de forte que venant à les regarder comme des
preuves de quelque autre chofe , ils s'imaginent que ces Principes n'ont
aucun befoin d'être prouvez. Or quiconque a admis une fois dans fon
Eiprit quelques-uns de ces Principes, & les y conferveavec tout le refpecl
qu'on a accoutumé d'avoir pour des Principes, c'eft-à-dire , fans fe hazar-
cler jamais de les examiner, mais en fe faifant une habitude de les croi-
re parce qu'il faut les croire, ceux, dis-je, qui font dans cette difpofition
d'efprit, peuvent fe trouver engagez par l'éducation & parles coutumes
de leur Païs à recevoir pour des Principes innez les plus grandes abfurditez
du monde ; & à force d'avoir les yeux long-temps attachez fur les mêmes
objets, ils peuvent s'offufquer la vue jufqu'à prendre des Monftres qu'ils
ont forgez dans leur Cerveau, pour des images de la Divinité, & l'ouvra-
ge même de fes mains.
§. 27. On peut voir aifément par ce progrès' infenfible, comment l« Principes
dans cette grande diverfité de Principes oppofez que des gens de tout %£££ êtrewa-
ordre & de toute profeiïion reçoivent & défendent comme inconteftables,
il y en a tant qui palfent pour innez. Que fi quelcun s'avife de nier que ce
F foit
42 Qu'il fi y a point
Chap. II. foit là le moyen par où la plupart des hommes viennent à s'aiïurer de la
vérité & de l'évidence de leurs Principes, il aura peut-être bien de la
peine à expliquer d'une autre manière comment ils embraffent des opi-
nions tout-à-fait oppofées, qu'ils croyent fortement, qu'ils foûtiennent
avec une extrême confiance, & qu'ils font prêts, pour la plûpirt, de
féeller de leur propre fang. Et dans le fond , lî c'eft là le privilège des
Principes innez d'être reçus fur leur propre autorité , fans aucun exa-
men, je ne vois pas qu'il y ait rien qu'on ne puhTe croire, ni com-
ment les Principes que chacun s'eft ciioifi en particulier, pourroient
être révoquez en doute. Mais fi l'on dit, qu'on peut & qu'on doit
examiner les Principes & les mettre, pour ainli dire, à l'épreuve, je
voudrais bien lavoir comment de premiers Principes, des Principes gra-
vez naturellement dans l'ame, peuvent être mis à l'épreuve: ou du
moins qu'il me foit permis de demander à quelles marques , & par quels
caraftéres on peut diftinguer les véritables Principes, les Principes in-
nez, d'avec ceux qui ne le font pas, afin que parmi le grand nombre
de Principes aufquels on attribue ce privilège, je puiffe être à l'abri de
l'erreur dans un point auiïi important que celui-là. Cela fait , je ferai
tout prêt à recevoir avec joye ces admirables Propofitions qui ne peu-
vent être que d'une grande utilité. Mais jufque-là, je fuis en droit de
douter qu'il y ait aucun Principe véritablement inné, parce que je crains
que le confentement univerfel, qui eft le feul caraètére qu'on ait enco-
re produit pour difcerner les Principes innez, ne foit pas une marque
affez fûre pour me' déterminer en cette occalion , & pour me convain-
cre de l'exiftence d'aucun Principe inné. Par tout ce que je viens de
dire, il paroît clairement, à mon avis, qu'il n'y a point de Principe de
pratique dont tous les hommes conviennent; & qu'il n'y en a, par con-
lequent, aucun qu'on puiffe appeller inné.
CHAPITRE III.
Chap III. autres considérations touchant les Principes innez , tant ceux qui regardent
la Spéculation que ceux qui appartiennent à la pratique.
part les diverfes parties dont font compofées les Propofitions qu':_.
lie!» r«"^°âuffi. nient Principes innez, ils n'auroient pas été peut-être fi prompts à croire
que ces Propofitions font effectivement innées. Parce que ù les idées
dont ces Propofitions font compofées, ne font pas innées, il eft impoffibie
que les Propofitions elles-mêmes foient innées , ou que la connoifTance que
nous en avons, foit née avec nous. Car fi ces idées ne font point in-
nées, il y a eu un temps auquel l'Ame ne connoifibit point ces Princi-
pes, qui, par conféquent, ne font point innez, mais viennent de quel-
que
de 'Principes innez. Liv. I. 43
que autre foùrce. Or où il n'y a point d'Idées, il ne peut y avoir au- Ch a p. III.
cune connoiflance, aucun àflentiment, aucunes Propofitions mentales ou
verbales concernant ces Idées.
S. 2, Si nous confiderons avec foin les Enfans nouvellement nez, nous Les idées & fur
S , . . . .,. , , tout celles qui
n aurons pas grand fujet de croire qu ils apportent beaucoup d idées avec eux compote™ les
en venant au Monde. Car excepté, peut-être, quelques foibles idées d ;
faim, de foif, de chaleur, & de douleur qu'ils peuvent avoir fenti dans le Principes, ne font
fein de leur Mère, il n'y a nulle apparence qu'ils ayent aucune idée éta- ^"L'feK.""
blie , & fur tout de celles qui répondent aux termes dont font compofées
ces Propofitions générales, qu'on veut faire paner pour innées. On peut re-
marquer comment différentes idées leur viennent enfuite par dégrez dans
l'Efprit, & qu'ils n'en acquièrent juftement que celles que l'expérience, &
l'obiérvation des chofes qui fe préfentent à eux , excitent dans leur Efprit ;
ce qui peut fuffire pour nous convaincre que ces idées ne font pas des ca-
ractères gravez originairement clans l'Ame.
g. 3. S'il y a quelque Principe inné, c'eft, fans contredit, celui-ci, // Preuve de 1» m£.
eft impojjlble qu'une chofe foiî & ne foi t pas en même temps. Mais qui pourra memite'
fe perfuader , ou qui ofera foûtenir , que les idées d'impojjïbilité & d'identité
foient innées? Eft-ce que tous les hommes ont ces Idées, & qu'ils les por-
tent avec eux en venant au Monde ?. Se trouvent-elles les premières dans les
Enfans , & précèdent-elles dans leur Efprit toutes leurs autres connoiffanees ,
car c'eft ce qui doit arriver néceffaircment, fi elles font innées ? Dira-t-
on qu'un Enfant a les ïdéesà'impoJJîbilitéSc d 'identité , avant que d'avoir cel-
les du blanc ou du noir , du doux ou de Y amer , & que c'eft de la connoiflan-
ce de ce Principe, qu'il conclut que l'abfmthe dont on frotte le bout des
mammelles de fa Nourrice, n'a pas le même goût que celui qu'il avoit ac-
coutumé de fentir auparavant, lors qu'il tettoit ? Eft-ce la connoiffance
qu'il a, qu'une chofe ne peut pas être rj? n'être pas en même temps , eft-ce, dis-
je, la connoiflance actuelle de cette Maxime qui fait qu'il diftingue fa
.Nourrice d'avec un Etranger, qu'il aime celle-là, & évite l'approche de
celui-ci? Ou bien, eft-ce que l'Ame règle fa conduite , & la détermina-
tion de fes jugemens, fur des idées qu'elle n'a jamais eues ? Et l'Enten-
dement tire-t-il des .Conclulions de Principes qu'il n'a point encore connus
ni compris? Ces mots d'impojfibilité & d'identité marquent deux idées, qui
font fi éloignées d'être innées & gravées naturellement dans notre Ame,
que nous avons befoin , à mon avis , d'une grande attention pour les for-
mer comme il faut dans notre Entendement ; & bien loin de naître avec
nous , elles font fi fort éloignées des penfées de l'Enfance & de la premiè-
re Jeuneffe, que G l'on y prend bien garde, je croi qu'on trouvera, qu il
y a bien des hommes faits à qui elles font inconnues.
§. 4. Si l'idée de l'Identité (pour ne parler que de celle-ci) eft naturelle, L-idée de m->
& par conféquent li évidente & fi préfente à notre Efprit , que nous devions "'* n'eflpoint in.
la connoître dès le berceau, je voudrais bien qu'un Enfant de fept ans, ou "
même un homme de foixante-dix ans, me dît, G un homme qui eft une
Créature compofée de corps & d'ame , eft le même , lorfque fon Corps eft
change, G Euphorbe & Pythagore qui avoient eu la même Ame, n'étoient
F 2 qu'un
44 Qll*iï n'y a point
Chap. III. qu'un même homme quoi qu'ils enflent vécu éloignez de plufienrs fiécles
l'un de l'autre : Et , fi le Cocq dans lequel cette même Ame paffa enfuite ,
étoit le même qu'Euphorbe & que Pythagore. Il paraîtra peut-être par
l'embarras où il fera de réfoudre cette Queftion , que l'idée d' 'Identité n'eft
pas fi établie, ni fi claire, qu'elle mérite de palier pour innée. Or fi ces
idées, qu'on prétend être innées , ne font ni allez claires ni allez diftinc-
tes, pour être univerfellement connues, & reçues naturellement, el-
les ne fauroient fervir de fondement à des véritez univerfelles & in-
dubitables , mais elles feront au contraire une occafion certaine d'une
perpétuelle incertitude. Car fuppofé que tout le monde n'ait pas la
même idée de Y identité que Pythagore, & mille de fes Seclateurs en
ont eu; quelle eft donc la véritable idée de l'identité, celle qui nous
eft naturelle, & qui eft proprement née avec nous? ou bien, y a-t-il
deux idées d'identité, différentes l'une de l'autre , qui foient pourtant
toutes deux innées'?
§. 5. C'eft en vain qu'on répliquerait à cela, que les Queftions que je
viens de propofer fur Yidentité de l'homme, ne font que de vaines fpécula-
tions: car quand cela ferait, on ne laifferoit pas d'en pouvoir conclurre,
qu'il n'y a aucune idée innée de Y identité dans l'Efprit des hommes. D'ail-
leurs, quiconque confiderera, avec un peu d'attention, la Refurreclion des
Morts, où Dieu fera fortir du Tombeau les mêmes hommes qui feront
morts auparavant, pour les juger & les rendre heureux ou malheureux fé-
lon qu'ils auront bien ou mai vécu dans cette vie, quiconque, dis-je, fera
quelque réflexion fur ce qui doit arriver alors à tous les hommes, aura peut-
être aflez.de difficulté à déterminer en lui-même ce qui fait le même homme,
ou en quoi confifte Yiden'.ilé , & n'aura garde de s'imaginer que lui ou quel-
que autre que ce foit, & les Enfans eux-mêmes, en ayent naturellement
une idée claire & diftinéte.
les idées de r,w g. 6. Examinons ce Principe de Mathématique, Le tout eft plus grand
fom%int 'Innées. ïue fa Partlc- Je fuppofe qu'on le met au nombre des Principes innez , &
je fuis allure qu'il peut y être mis avec autant de raifon , qu'aucun autre
Principe que ce foit. Cependant perfonne ne peut regarder ce Principe
comme inné , s'il confidére que les idées de Tout & de Partie qu'il renferme -,
font parfaitement relatives, & que les idées pofitives auxquelles elles fe rap-
portent proprement & immédiatement, font celles d' Extenfion & de Nom-
bre, dont ce qu'on nomme Tout & Partie ne font que de fimples relations.
De forte que, fi les idées de Tout & de Partie étoient innées, il faudrait que
celles d'Extenfion & de Nombre le fuflênt auff; , car il eft impolîible d'a-
voir l'idée d'une Relation, fans en avoir aucune de la chofememe à laquel-
le cette Relation appartient, & fur quoi elle eft fondée. Du refte, je
laiffe à examiner aifx Partifans des Principes innez, 11 les idées d'Exten-
fion & de Nombre font naturellement gravées dans l'Ame de tous les hom-
mes.
y\iè: s Ahra. §. 7. Une autre vérité qui eft, fuis contredit, l'une des plus importan-
«« n'eft pas xn- tes qui puiflent entrer dans l'Efprit des Hommes & qui mérite de tenir le
premier rang parmi tous les Principes de pratique, c'eft, §m DitU doit
être
de Principes ïfmez. Liv. I. 45
être adore.. Cependant elle ne peut en aucune manière pafler pour innée, Cn.\ r. III.
à moins que les idées de Dieu & d'adoration ne foient aulïi innées. Or que
l'idée lignifiée par le tenue . ne (bit pas dans l'Entendement des
Enfans, comme un caractère originairement empreint dans leur Ame , c'eft
dequoi l'on conviendra, je penfe, fort aifément, lî l'on confidére qu'il fe
trouve bien peu d'hommes faits qui en ayent une idée claire & diftincle.
Cela pofé, je ne vois pas qu'on puiflê imaginer rien de plus ridicule que de
dire, que les Enfans ont une connoifiance innée de ce Principe de pratique,
Dieu doit être adoré; mais que pourtant ils ignorent quelle eft cette adora-
tion qu'il faut rendre à Dieu, en quoi confifte tout leur devoir. Mais fans
appuyer davantage fur cela, pafibns outre.
fi. 8- Si aucune idée peut être regardée comme innée, on doit pour plu- L!'£'S di r:*-
fieurs railons recevoir en cette qualité 1 idée de ZA'f«,prcterablement a tou-
te autre : car il eft difficile de concevoir comment il pourrait y avoir des
Principes de Morale innez (ans une idée innée dé ce qu'on nomme Divinité',
parce qu'ôté l'idée d'un Légiflateur, il n'eftpluspolïïble d'avoir l'idée d'une
Loi, & de fe croire obligé de l'obferver. Or fans parler des Athées dont
les Anciens ont fait mention, & qui font flétris de ce tître odieux fur la foi
de l'Iliftoire, n'a-t-on pas découvert, dans ces derniers fiécles, par le
moyen de la Navigation, des Nations entières qui n'avaient aucune idée
de Dieu , à (a) la Baye de Soldante, dans (£) le Brefil , &dans les (c) Iles M Rfoe apud
Caribes , &c. Voici les propres termes de Nicolas dcl Tecbo dans les Let- t^'Ii/Ê o- "
très qu'il écrit * du Paraguai touchant la Converfion des Caaigues: Reperi v»g»x"|||.
tant gentem (d) nullumnomen habere aucd Deum, & Hominis animant Jtgnifi- W 7'** de Ury.
cet, nulla facra habet , nul'.a idola; c'eft-à-dire, „ J'ai trouvé que cette \c] r>àns le Bo.
„ Nation n'a aucun mot qui fienifie Dieu & l'Ame- de l'Homme; qu'elle Tfnd'^>. Vo.V2ge
" , . f. \ . ° o 1 1 1 a. r* T? 1 des Fais Septen-
,, n oblerve aucun culte religieux, ce na aucune idole . Ces exemples monaw par je
font pris de Nations où la Nature inculte a été abandonnée à elle-même J^f'/?/4"**"
fans avoir reçu aucun fecours des Lettres, de la Difcipline & de la culture * Explràmaria
des Arts & des Sciences. Mais il fe trouve d'autres Peuples qui ayant jouï de Caaiguat»»
de tous ces avantages dans un degré très-conl le, ne 'aillent pas d'être ("J/rVuI'o «(pies
privez de l'Idée & de la connoifiance de Dieu. Bien des gens feront fans ie rebus Indicis
1 r ■ .,..,,, ■ 1 o- • r 1 Caaiguarum.
doute lurpris, comme je 1 ai ete, de voir que les Siamois lont de ce nom-
bre. Il ne faut pour s'en aiFurer, que-confulter La Loubere (<?) Envoyé du Roi (*) n» Royaume
de France Louis XIV. dans ce Païs-là, lequel (f) ne nous donne pas une idée f^fi.dï™'1"
plus avantageulè à cet égard des Chinois ei les. Et fi nous ne voulons se&. ij.&pait.
pas l'en croire, les Miffionaires de la Chine, fans en excepter même les &I'CC'222C; ^f; ;"
Tefuites, grands Panegvriftes des Chinois , qui tous s'accordent unanime- (f) Vf.d pait.uK
men-t lur cet article, nous convaincront que dans la Secte des Lettrez qui
font le Parti dominant, & fe tiennent attachez à l'ancienne Religion du
Païs, ils font tousAthées. Voyez Navarette, & le Livre intitulé, Hifioria
toire du culte des Chinois.
Et peut-être que fi nous examinions :.\ ec 1" in la vie&lesdifcoursdebien
des gens qui ne font pas fi loin d'ici, nous n'aurions que trop de fujet d'appré-
hender que dans les Païs les plus civilifez il ne le trouve plufieurs perlbnnes
qui ont des idées fort foibles & fort obfcures d'une Divinité, & que les
F 3 pfaiif
c. 20. Sea.4. &
c.23.
4<j £$■$ »'j <* ^««/
C.hap. III. plaintes qu'on fait en chaire du progrès de l'Athéïfine, ne foient que trop
bien fondées. De forte , que , bien qu'il n'y ait que quelques fcélerats en-
tièrement corrompus qui ayent l'imprudence de fe déclarer Athées, nous
en entendrions, peut-être, beaucoup plus qui tiendraient le même langage,
fi la crainte de l'Epée du Magiftrat, ou les cenfures de leurs voifins ne
leur fermoient la bouche; tout prêts d'ailleurs à publier auffi ouvertement
leur Atheïfme par leurs difcours , qu'ils le font par les déreglemens de leur
vie, s'ils étoient délivrez de la crainte du châtiment, & qu'ils euffent é-
touffé toute pudeur.
§. 9. Mais fuppofé que tout le Genre Humain eût quelque idée de Dieu
dans tous les endroits du Monde, (quoi que l'Hiftoire nous enfeigne direc-
tement le contraire) il ne s'enfuivroit nullement de là que cette idée fût
innée. Car quand il n'y auroit aucune Nation qui ne defignât Dieu par
quelque nom, &qui n'eût quelques notions obfcures de cet Etre fupreme,
cela ne prouveroit pourtant pas que ces notions fuiïent autant de caraéféres
gravez naturellement clans l'Ame ; non plus que les mots de Feu , de Soleil,
de chaleur, ou de nombre, ne prouvent point que les idées que ces mots ligni-
fient foient innées, parce que les hommes connoiflent & reçoivent univer-
fellement les noms & les idées de ces chofes. Comme au contraire, de ce
que les Hommes ne défiguent Dieu par aucun nom , & n'en ont aucune
idée, on n'en peut rien conclurre contre l'exiftence de Dieu, non plus que
ce ne feroit pas une preuve, qu'il n'y a point d Aimant dans le Monde,
parce qu'une grande partie des hommes n'ont aucune idée d'une telle chofe,
ni aucun nom pour la déiîgner; ou qu'il n'y a point d'Efpéces différentes,
& diftinétes d'Anges ou d'Etres Intelligens au deffus de nous, par la raifon
que nous n'avons point d'idée de ces Efpéces diftinétes, ni aucuns noms
pour en parler. Comme c'eft par le langage ordinaire de chaque Païs
que les hommes viennent à faire provifion de mots, ils ne peuvent guère
éviter d'avoir quelque efpèce d'idée des chofes dont ceux avec qui ils
converfent, ont fouvent occafion de les entretenir fous certains noms: ce
fi c'eft une chofe qui emporte avec elle l'idée d'excellence , de grandeur ,
ou, de quelque qualité extraordinaire , qui intereffe par quelque endroit,
& qui s'imprime dans l'efprit fous l'idée d'une puiflànce abfoluë & irréiifti-
ble qu'on ne puiffe s'empêcher de craindre, une telle idée doit , fuivant
toutes les apparences , faire de plus fortes imprefiions & fe répandre plus
loin qu'aucune autre , fur tout fi c'eft une idée qui s'accorde avec les plus
fimples lumières de la Raifon , & qui découle naturellement de chaque par-
tie de nos connoiflances. Or telle eft Vidée de Dieu : car les marques écla-
tantes d'une fageffe & d'une puiffance extraordinaires paroifiènt fi vifible-
ment dans tous les Ouvrages de la Création , que toute Créature raifonna-
ble qui voudra y faire une ferieufe réiiexion , ne fuiroit manquer de décou-
vrir l'Auteur de toutes ces merveilles ; & i'imprelïion que la découverte
d'un tel Etre doit faire néceffairement fur l'Ame de tous ceux qui en ont
entendu parler une feule fois, eft fi grande & entraine avec elle une fuite de
penfées d'un û grand poids, & propres à fe répandre dans le Monde, qu'il
me paroît tout-à-fait étrange, qu'il puiffe fe trouver fur la Terre une Na-
tion
de Trwcipcs innez. Liv. I. 47
tion entière d'hommes , aflcz ftupides pour n'avoir aucune idée de Dieu : C H A P. I ' ,
cela, dis-je, me femble auiii furprenadt que d'imaginer des hommes qui
n'auroient aucune idée des Nombres, ou du Feu.
g. 10. Le nom de Dieu ayant été une fois employé en quelque endroit
du Monde pour lignifier un Etre fupreme, tout-puiflUnt, tout-fage, &
invifible, la conformité qu'une telle idée a avec les Principes de la Raifon,
& l'intérêt des nommes qui les portera toujours à faire -fouvent mention de
cette idée, doivent la répandre nécelTairement fort loin , & la faire paffer
dans toutes les Générations fuivantes. Mais fuppofé que ce mot fait généra-
lement connu , & que cette partie du Genre Humain, qui efl peu accoutu-
mée à penfer , y ait attaché quelques idées vagues &f imparfaites , il ne s'enfuit
MiLernent d. là que /' die de Dieu foit innée. Cela prouverait tout au plus,
que ceux qui auroient laie cette découverte, fe feraient fervis comme il faut
de leur Raifon 5 qu ils auroient fait des Réflexions ferieufes fur les Caufes
des chofes & les auroient rapportées à leur véritable origine ; de fo*te que
cette importante notion ayant été communiquée par leur moyen à d'autres
hommes moins fpéculatifs, & ceux-ci l'ayant une fois reçue, il ne pouvoit
guère arriver qu'elle fe perdît jamais.
§. n. C'eft là tout ce qu'on pourrait conclurre de l'idée de Dieu, s'il ofea n-eft'potot
étoit vrai qu'elle fe trouvât univerfellement répandue dans l'Efprit de tous inncc.
les hommes , & que dans tous les Païs du Monde , elle fut généralement
reçue, de tout homme qui feroit parvenu à un âge mûr, car le confente-
ment général de tous les hommes à reconnoître un Dieu, ne s'étend pas
plus loin, à mon avii. Que li l'on foùtient qu'un tel confentement fuffit
pour prouver que l'idée de Dieu efl innée, on en pourra tout auiîi bien
conclurre que l'idée du Feu eil innée ; parce qu'on peut, à ce que je croi,
affurer politivement qu'il n'y a perfonne dans le Monde , qui ait quelque
idée de Dieu , qui n'ait auiîi l'idée du Feu. Or je fuis certain qu'une Co-
lonie de jeunes Enfans qu'on enverrait dans une Ile où il n'y aurait point
de feu , n'auroient abfolument aucune idée du feu , ni aucun nom pour le
défigner, quoi que ce fût une chofe généralement connue par tout ailleurs.
Et peut-être ces Enfans feroient-ils auiîi éloignez d'avoir aucun nom ou au-
cune idée pour exprimer la Divinité , jufqu a ce que quelqu'un d'entr'eux
s'avifat d'appliquer fon Elprit a la conlîderation de ce Monde & des caufes
de tout ce qu'il contient, par où il parviendrait aifément à l'idée d'un
Dieu. Après quoi, il n'aurait pas plutôt fait part aux autres de cette dé-
couverte, que la Raifon & le penchant naturel qui les porterait à réfléchir
fur un tel Objet* la répandraient enfuite,& la provigneroient , pour ainii
dire, au milieu d'eux.
§. 12. Mais on réplique à cela que c'efl; une chofe convenable à la Bon- Wei "".ome^e
té de Dieu, d'imprihnr dans l'Ame des hommes* des caractères £5? des idées de Dieu, qiie««/«
... 1 1 ■ /v --i.il>- 1 ' 1' ' bemmes ayent une
m même, pour ne les pas huiler dans les ténèbres & dans 1 incertitude a 1 e- uee<u atEirefu-
gard d un article qui les touche de fi près , comme auffi pour s'affùrer à j^^/^£ ffft'
lui-même les reipeecs & les hommages qu'une Créature intelligente, telle damVAmedt
que l'nomme, e:t obligée de lui rendre. D'où l'on conclut qu'il n'a pas ^J,*'^
manque de le iaire» objeftion.
Si
48 Qu'il riy a point
Chap. III. Si cet Argument a quelque force, il prouvera beaucoup plus que ceux
qui s'en fervent en cette occafion ,*ne fe l'imaginent. Car li nous pouvons
conclurre que Dieu a fait pour les hommes, tout ce que les hommes juge-
ront leur être le plus avantageux, parce qu'il eft convenable à fa Bonté
d'en ufer ainfi , il s'enfuivra de là, non-feulement que Dieu a imprimé dans
l'Ame des hommes une idée de Lui-même, mais qu'il y empreint nette-
ment & en beaux caractères tout ce que les hommes doivent favoir ou croi-
re de cet Etre fupréme, tout ce qu'ils doivent faire pour obéir à fes or-
dres, & qu'il leur a donné une volonté & des affeftions qui y font entière-
ment conformes : car tout le monde conviendra fans peine , qu'il eft beau-
coup plus avantageux aux hommes de fe trouver dans cet état, que d'être
dans les ténèbres, à chercher la lumière & la counoiflance comme à tâtons,
ainfi que S. Paul nous repréfente tous les Gentils, Atl. XVII. 27. & que
d'éprouver une perpétuelle oppofition entre leur Volonté & leur Entende-
ment, entre leurs Panions & leur Devoir. Je croi pour moi, que c'eft
raifonner fort jufte que de dire, Dieu qui eji infiniment fage, a fait une
cboje d'une telle manière : Donc elle efi très-bien faite. Mais il me femble que
c'eft préfumer un peu trop de notre propre fageife, que de dire, Je croi
que cela feroit mieux- ainfi : Donc Dieu Ta ainfi fait. Et à l'égard du point
en queftion, c'eft en vain qu'on prétend prouver fur ce fondement, que
Dieu a gravé certaines idées dans l'Ame de tous les Hommes, puifque l'ex-
périence nous montre clairement qu'il ne l'a point fait. Mais Dieu n'a pour-
tant pas négligé les hommes , quoi qu'il n'ait pas imprimé dans leur Ame
ces idées & ces cara6r.éres originaux de connoiiTance, parce qu'il leur a
donné d'ailleurs des Facilitez qui furiifent pour leur faire découvrir toutes
les chofes néceffaires à un Etre tel que l'Homme, par rapport àfa véritable
deftination. Et je me fais fort de montrer, qu'un homme peut, fans le
fecours d'aucuns Principes innez, parvenir à la connoiffance d'un Dieu &
des autres chofes qu'il lui importe de connoître , s'il fait un bon ufage de
les Facilitez naturelles. Dieu ayant doué l'Homme des Facultez de con-
noître qu'il polTede, n'étoit pas plus obligé par fa Bonté, à graver dans fon
Ame les Notions innées dont nous avons parlé jufqu'ici, qu'à lui bâtir des
Ponts, ou des Maifons, après lui avoir donné la Raifon, des mains, & des
matériaux. Cependant il y a des Peuples dans le Monde, qui quoi qu'ingé-
nieux d'ailleurs, n'ont ni Ponts ni Maifons, ou qui en font fort mal pour-
vus, comme il y en a d'autres qui n'ont absolument aucune idée de Dieu
ni aucuns Principes de Morale , ou qui du moins n'en ont que de fort mau-
vais. La raifon de cette ignorance, dans ces deux rencontres , vient de ce
que les uns & les autres n'ont pas employé leur Efprit, leurs Facultez, &
leurs forces, avec toute l'induftrie dont il? étoient capables, mais qu'ils fe
font contentez des opinions, des coutumes & des ufages établis dans leurs
Pais fans regarder plus loin. Si vous ou moi étions nez dans la Baye de
Soldanie , nos penfées & nos idées n'auroient pas été peut-être plus parfai-
tes , que les idée? & les penfées grolîiéres des Holtetitots qui y habitent ; &
fi Apochanc.vrii Roi de Virginie eût été élevé en Angleterre, peut-être
auroit-il été auffi habile Théologien & aufli grand Mathématicien que qui
que
de Principes inîiez. Liv. ï. 49
que ce foit dans ce Royaume. Toute la différence qu'il y a entre ce Roi , C H a p. IIL
& un Anglois plus intelligent, confifte Amplement en ce que l'exercice de
fes Facultez a été borné aux manières, aux ufages & aux idées de Ton Païs,
fans que fon Efprit ait écé jamais pouffé plus loin, ni appliqué à d'autres
recherches , de forte que s'il n'a eu aucune idée de Dieu , ce n'eft que pour
n'avoir pas fuivi le lil des penfées qui l'y auraient conduit infailliblement.
S. 13. Te conviens, que s'il v avoit quelque idée, naturellement em- ies ice'cs de
•ji'A JTT TT » Dieu font d.lTe-
premte dans 1 Ame des Hommes , nous avons droit de penler , que ce Ientes en &&&.
devroit être l'idée de celui qui les a faits, laquelle feroit comme une mar- tentes peiibnnes.
que que Dieu auroit imprimée lui-même fur fon propre Ouvrage, pour fai-
re fouvenir les Hommes qu'ils font dans fa dépendance, & qu'ils doivent
obéir à fes ordres. C'eft par -là, dis-je, que devroient éclatter les pre-
miers rayons de la connoiffance humaine. Mais combien fe paffe-t-il
de temps, avant qu'une telle idée puiffe paraître dans les Enfans? Et
lors qu'on vient à la découvrir, qui ne voit qu'elle reffemble beau-
coup plus à une opinion ou à une idée qui vient du Maître de l'En-
fant, qu'à une notion qui repréfente directement le véritable Dieu?
Quiconque obfervera le progrès par lequel les Enfans parviennent a la
connoiffance qu'ils ont, ne manquera pas de reconnoître, que les Ob-
jets qui fe préfentent premièrement à eux, & avec qui ils ont, pour
ainlî dire, le plus de familiarité, font les premières imprelTions dans
leur Entendement, fans qu'on puiffe y trouver la moindre trace d'au-
cune autre impreifion que ce foit. Il efl aifé de remarquer, outre ce-
la, comment leurs penfées ne fe multiplient qu'à mefure qu'ils viennent
à connoitre une plus grande quantité d'Objets fenfibles, à . en confer-
ver les idées dans leur Mémoire , & à fe faire une habitude de les af-
fembler , de les étendre , & de les combiner en différentes manières. Je
montrerai dans la fuite, comment par ces différens moyens ils viennent à
.former dans leur Efprit l'idée d'un Dieu.
§. 14. Peut-on fe figurer que les idées que les Hommes ont de Dieu,
foient autant de caractères de cet Etre fuprême qu'il ait gravez dans leur
Ame , de fon propre doigt , quand, on voit que dans un même Pais , les
hommes qui. le défignent par un feul & même nom, ne laiffent pas d'en
avoir des idées fort différentes , fouvent diamétralement oppofées , & tout-
à-fait incompatibles? Dira-t-on qu'ils ont une idée innée de Dieu, dès-là
feulement qu'ils s'accordent fur le nom qu'ils lui donnent ?
§. 15. Mais quelle vraye ou même fupportable idée de Dieu pourroit-on
trouver dans l'Eiprit de ceux qui reconnoiffoient & adoroient deux ou trois
cens Dieux? Dès-là qu'ils en reconnoiffoient plus d'un, ils faifoient voir
d'une manière claire & inconteflable , que Dieu leur étoit inconnu, &
qu'ils n'avoient aucune véritable idée de cet Etre fupreme , puifqu'ils lui
ôtoient l'Unité, 1" Infinité, & X Eternité. Si nous ajoutons à cela les idées
groifiéres qu ils avoient d'un Dieu corporel, idées qu'ils exprimoient par les
Images & les repréfentations qu'ils faifoient de leurs Dieux , fi nous confi-
derons les amours, les mariages, les impudicitez, les débauches, les que-
relles , & les autres baffefTes qu'ils attribuoient à leurs Divinitez , quelle rai-
G fon
yo Qu'il n'y a point
ChàP. III. Ton pourrons-nous avoir de croire qne le Monde Payen, c'eft-à-dire, la plus
grande partie du Genre Humain , aît eu dans 1 Efprit des idées de Dieu
que Dieu lui-même aît eu foin d'y graver, de peur qu'ils ne tombafTent
dans l'erreur fur fonfujet? Que fi ce confentement univerfel qu'on prelTe fi
fort , prouve qu'il y a quelque idée innée de Dieu , elle ne lignifiera autre
chofe , finon que Dieu a gravé dans l'Ame de tous les hommes qui parlent
• Je même Langage, un nom pour le défigner , mais fans attacher à ce nom
aucune idée de lui-même: puifque ces Peuples qui conviennent du nom,
ont en même temps des idées fort différentes touchant la chofe fignifiée. Si
l'on m'oppofe , que par cette diverfité de Dieux que les Payens adoroient ,
ils n'avoient en vue que d'exprimer figurément les différens attributs de
cet Etre incompreheniïble, ou les différens emplois de fa P'rovidence, je
répons , que fans m'amufer ici à rechercher ce qu étoient ces différens Dieux
dans leur première origine, je ne crois pas que perfonne ofe dire, que le
Vulgaire les aît regardez comme de limples attributs d'un feulDieu. Et en
effet, fans recourir à d'autres témoignages, on n'a qu'à confulterle Voyage
de 1 Eveque de Beryte (Chap. XI U.) pour être convaincu que la Théologie des
Sian.ois admet ouvertement la pluralité des Dieux, ou plutôt, comme le
* Tai- jjj remarque judicieufement Y Abbé de Choify dans fon * Journal du Voyage de
Siam , qu'elle confifte proprement à ne reconnoître aucun Dieu.
§. 1 6. Si l'on dit , que parmi toutes les Nations du Monde les Sages ont
eu de véritables idées de V Unité & de Y Infinité de Dieu, j'en tombe d'ac-
cord. Mais fur cela je remarque deux chofes.
La première, c'eft que cela exclut l'univerfalité de confentement en tout
ce qui regarde Dieu, excepté le nom; car ces Sages étant en fort petit
nombre, un peut-être entre mille, cette univerfalité fe trouve refferrée dans
des bornes fort étroites.
Je dis en fécond lieu, qu'il s'enfuit clairement de là que les idées les plus
parfaites que les Hommes ayent de Dieu , n'ont pas été naturellement gra-.
vées dans leur Ame, mais qu'ils les ont acquifes parleur méditation, &. par
un légitime ufage de leurs Facultez, puifqu'en différens Lieux du Monde
les perfonnes fages & appliquées à larecherche de la Vérité, fefontfait des
idées jufles fur ce point, auiïî bien que plufieurs autres, par- le foin qu'ils
ont pris de .faire un bon ufage de leur Raifon ; pendant que d'autres
croupiffant dans une lâche négligence, (& c'a toujours été le plus grand
nombre) ont formé leurs idées au hazard, fur la commune tradition, &
fur les notions vulgaires, fans fe mettre fort en peine de les examiner. A-
joûtez à cela, que u l'on a droit de conclurre que Vidée de Dieu foit innée,
de ce que tous les gens fages ont eu cette idée , la Vertu doit aufiî être in-
née, parce que les gens fages en ont toujours eu une véritable idée.
Tel étoit vifiblement le cas où fe trouvoient tous les Payens: & quelque
foin qu'on ait pris parmi les Juifs , les Chrétiens & les Mahometans, qui ne
reconnoiffent qu unfeul Dieu, de donner de véritables idées de ce Souve-
rain Etre , cette Doftrine n'a pas ii fort prévalu fur l'Efprit des Peuples ,
imbus de ces différentes Religions, pour faire qu'ils ayent une véritable
idée de Dieu & qu'ils en ayenc tous la même idée. Combien trouveroit-
on
de Principes innez. Liv. I. fr
on de gens , même parmi nous , qui fe repréfentent Dieu aflis dans les Cieux C H A P. III.
fous la figure d'un homme, & qui s'en forment plulîeurs autres idées ab-
furdes & tout-à-fait indignes de cet Etre fouverainement parfait ? II y a eu
parmi les Chrétiens, aulii bien que parmi les Turcs, desSecles entières qui
ont foûtenu fortferieufement que Dieu étoit corporel, & de forme humai-
ne; &quoi qu'à préfentonne trouve gueres de perfonnes parmi nous, qui
faffent profeifion ouverte d'être Anthropomorphites , (j'en ai pourtant vu qui
me l'ont avoué) (i) je croi que qui voudroit s'appliquer à le rechercher,
trouveroit parmi les Chrétiens ignorans & mal inftruits , bien des gens de
cette opinion. ' Vous n'avez qu'à vous entretenir fur cet article avec le fim-
ple Peuple de la campagne, fans prefque aucune diftinction d'âge, & avec
les jeunes gens fans faire prefque aucune différence de condition, & vous
trouverez que , bien qu'ils ayent fort fouvent le nom de D i e u dans la bou-
che, les idées qu'ils attachent à ce mot, font pourtant fi étranges, fi gro-
teftjues, Ci balfes & fi pitoyables ; que perfonne ne pourrait fe figurer qu'ils
les ayent apprifes d'un homme raifonnable, tant s'en faut que cefoient des
caractères qui ayent été gravez dans leur Ame par le propre doigt de Dieu.
Et dans le fond, je ne vois pas que Dieu déroge plus à fa Bonté, en n'ayant
point imprLné dans nos Ames des idées de lui-même, qu'en nous envo-
yant tout nuds dans ce Monde fans nous donner des habits , ou en nous fai-
fiant naure fans la connoiffance innée d'aucun Art. Car étant douez des
Facultez nécelfaires pour apprendre à pourvoir nous-mêmes à tous nos be-
foins, c'eft faute d'inuuftrie & d'application, de notre part, &non un dé-
faut de Bonté, de la part de Dieu, i\ nous en ignorons les moyens. Il eft
auùi certain qu'il y a un Dieu , qu'il eft certain que les Angles oppofez qui
Il font par Pinterfeétion de deux lignes droites, font égaux. Et il n'y eut
jamais de Créature raifonnable qui fefoit appliquée fincerement à examiner
la vérité de ces deux Propofitions qui ait manqué d'y donner fon confente-
ment. Cependant il eft hors de doute , qu'il y a bien des hommes qui n'a-
yant pas tourné leurs penfées de ce côté-là, ignorent également ces deux vé-
ritez. Que fi quelqu'un juge à propos de donner à cette difpofition où
font tous les hommes de découvrir un Dieu , s'ils s'appliquent à rechercher
les preuves de fon exiftence, le nom de Confentement univerfel, qui fûrë-
ment n'emporte autre chofe dans cette rencontre , je ne m'y oppofe pas. Mais
un tel Confentement ne fert non plus à prouver que l'idée de Die x foit in-
née, qu'il le prouve à l'égard de l'idée de ces Angles dont je viens de
parler.
§. 17. Puis donc que, quoi que la connoiffance de Dieu foit l'une des si l'idée de Dieu
découvertes qui fe préfentent le plus naturellement à la Raifon humaine, n'eftP" innée,
1 x r l'"J ' aucune autre idée
J lCICe ne peut être re-
(1) Cette réflexion de M. Locke me fait jeftion me furprit; & je lui demandai, fur ^"ad^%en cwo
Convenir de ce que me dit il y a quelque temps quoi elle étoit fondée. CV//, me répliqua- ^
une perfonne de bonne Maifon, dont l'édu- t-on , que fi Dieu lui été alors fur la Terre, il
cation n'apoinrété négligée, &qui ne man- Je fcroii noyé. Suivant cette perfonne, Dieu
que pas d'efprit. Etant venu à parler devant a certainement un corps, & qui reffemble fi
elle, delà To iteprefencede Dieu, elle s'a- fort au notre, qu'il ne fauroit fe conferver
vifa de nie foùtenir que Dieu n'étoit pas fui la dans l'eau comme celui des Poilibns.
terre pendant le Déluge de Noé. Cette Ob-
G 2
$t §!%'il n'y a point
Chap. III. l'idée de cet Etre fi prême n'eft pourtant pas innée, comme je viens de le
montrer évidemment, fi je ne me trompe, je croi qu'on aura de la peine
à trouver aucune autre idée qu'on ait droit de faire palier pour innée. Car fi
Dieu eût imprimé quelque caractère dans l'Efprit des hommes, il eft plus
raifonnabJe de penfer que c'aurait été quelque idée claire & uniforme de
lui-même, qu'il aurait gravée profondément dans notre Ame, autant
que notre foible Entendement eft capable de recevoir l'impreffion d'un Ob-
jet infini & qui eft fi fort au deffus de notre portée. Puis donc que notre
Ame fe trouve, d'abord, fans cette idée, qu'il nous importe le plus d'a-
voir, c'eft là une forte prefomption contre tous les autres caractères qu'on
voudroit faire paffer pour innez. Et pour moi, je ne puis m'empecher de
dire que je n'en faurois voir aucun de cette efpéce, quelque foin que j'ave
pris pour cela, & que je ferais bien aife que quelqu'un voulût m'apprendre
fur ce point, ce que je n'ai pu découvrir de moi-même,
ridée de u 5*> §• ï8- J'avoûë qu'il y a une autre idée qu'il ferait généralement avanta-
£■;■--< n'eft pas geux aux hommes d'avoir, parce que c'eft le fujet général de leurs difcours ,
où ils font entrer cette idée comme s'ils la connoiffoient effectivement : je
veux parler de l'idée Je la Subftance , que nous n'avons ni ne pouvons avoir
par voye defenfïition, ou de reflexion. Si la Nature fe chargeoit du foin
den^us donner quelques idées , nous aurions fujet d'efpérer, que cèle-
raient celles que nous ne pouvons point acquérir nous-mêmes par l'ufage de
nos ï'acultez. Mais nous voyons au contraire, que, parce que cette idée
ne nous vient pas par les mêmes voyes que les autres idées, nous ne la con-
noiffbns point du tout , d'une manière diftincte : de forte que le mot
de Sublimée n'emporte autre chofe à notre égard, qu'un certain fujet
indéterminé que nous ne connoiffons point, c'eft- à -dire, quelque cho-
fe, dont nous n'avons aucune idée particulière, diftincte, & pofitive,
mais que nous regardons comme le ( i ) foutïen des idées que nous con-
noiffons.
Naiies Fropofi- g. 19. Quoi qu'on dife donc des Principe;, innez , tant de ceux qui regar-
de1 Innées',' /arce dent la fpéculation que de ceux qui appartiennent à la pratique, on ferok
qu'il ny a point auiîî bien fondé à foûtenir qu'un homme aurait cent francs dans fa poche,
d idées qui foient / -s ,-i » ■ 1 - r '.' • •
innées. argent comptant, quoi quon mat quil y eut m denier, ni iou, ni ecu, m
aucune pièce de monnoye qui pût faire cette fomme, on ferait, dis-je,
tout autîi bien fondé à dire cela, qu'à fe figurer, que certaines Propofi-
tions font innées , quoi qu'on ne puilTe fuppofer en aucune manière, que
les idées dont elles font compofées , foient innées : car en plufieurs rencon-
tres d'où que viennent les idées, on reçoit neceiîairement des Propofitions
qui expriment la convenance ou la difconven mce de certaines idées. Quicon-
que a, par exemple, une véritable idée de Dieu & du culce qu'on lui doit
rendre, donnera fon confentement à cette Propofition, Dieu doit être fervi,
fi
(1^ Subflratum: L'Auteur a employé ce mot de fi propre, à mon avis; e'eft-pourquoi je
Latin dans cet endroit, ne croyant pas trou le contewe ici pour faire mieux comprendre
ver un mot Ang'ois qui exprimât fi bien fa ce que j'ai mis dans le Texte,
penfée. Le François n'en fournit pas non plus
de Principes innez. Liv. I. s 3
fi elle eft exprimée dans un Langage qu'il entende: & tout homme raifon- Chap. III,
nable qui n'y a pas fait réflexion aujourd'hui , fera prêt à la recevoir demain
fans aucune difficulté. Or nous pouvons fort bien fuppofer qu'un million
d'hommes manquent aujourd'hui de l'une de ces idées, ou de toutes deux
enfemble. Car pofé le cas que les Sauvages & la plus grande partie des
Païfans ayent effectivement des idées de "Dieu & du culte qu'on lui doit ren-
dre, (ce qu'on n'ofera jamais foûtenir, fi on entre en converfation avec eux
fur ces matières ) je croi du moins qu'on ne fauroit fuppofer qu'il y ait beau-
coup d'Enfans qui ayent ces idées. Cela étant, il faut que les Enfans
commencent à les avoir dans un certain temps , quel qu'il foit ; & ce fera
•alors , qu'ils commenceront auiîi à donner leur confentement à cette Propo-
fition, pour n'en plus douter. Mais un tel confentement donné à une Pro-
potition dès qu'on l'entend pour la première fois, ne prouve pas plus, que
les idées qu'elle contient, font innées, qu'il prouve qu'un aveugle de naif-
fance à qui on lèvera demain les cataractes, avoit des idées innées du Soleil,
de la Lumière , du Saffran , ou du Jaune , parce que dès que fa vûë fera
éclaircie, il ne manquera pas de donner fon confentement à ces deux Pro-
pofitions , Le Soleil eft lumineux , Le Saffran eft jaune. Or fi un tel confente-
ment ne prouve point, que les idées dont ces Propofitionsfont compofées,
foient innées , il prouve encore moins, que ces Propofitions le foient. Que
fi quelqu'un a des idées innées , je ferois bien aife qu'il voulût prendre la
peine de me dire , quelles font ces Idées , & combien il en connoit de
cette efpéce.
§. 20. A quoi j'ajouterai, que s'il y a des Idées innées, qui foient dans iin'ya point d'ï-
l'Efprit fans que l'Efprit y penfe actuellement, il faut, du moins, qu'elles' d=« innées du»
foient dans la Mémoire d'où elles doivent être tirées par voye de Réminis-
cence, c'eft-à-dire , être connues, lors qu'on en rappelle le fouvenir, com-
me autant de perceptions qui ont été auparavant dans l'Ame, à moins que
la Reminifcence ne puiffe fubfifter fans reminifeence. Car fe reffouvenir
d'une chofe , c'eft l'appercevoir par mémoire ou par une conviction intérieure
qui nous fafie fentir que nous avons eu auparavant une connoiffance ou une
perception particulière de cette chofe. Sans cela, toute idée qui vient dans
l'Efprit, eft nouvelle, & n'efb point apperçuë par voye de reminifcence: car
cette perfuafion où l'on ell intérieurement qu'une telle idée a été auparavant
dans notre Efprit , eft proprement ce quidiftingue la reminifcence de toute
autre manière de penfer. Toute idée que l'Efprit n'a jamais apperçuë , n'a
jamais été dans l'Efprit ; & toute idée qui eft dans l'Efprit , eit ou une per-
ception actuelle, ou bien ayant été actuellement apperçuë, elle eft en telle
forte dans l'Efprit , qu'elle peut redevenir une perception actuelle par le
moyen de la Mémoire. Lors qu'il y a dans l'Ffprit une perception actifel-
le de quelque idée fans mémoire, cette idée paroit tout-à-fait nouvelle à
l'Entendement : & lorfque la Mémoire rend quelque idée actuellement pré-
fente à l'Efprit , c'eft en faifant fentir intérieurement , que cette idée a été
actuellement dans l'Efprit, & qu'elle ne lui étoit pas tout-à-fait inconnue.
J'en appelle à ce que chacun o'oferve en foi-meme, pour favoir fi cela n'efb
pas auifij & je voudrois bien qu'on me donnât un exemple de quelque idée,,
G 3 pré-
54 Qu'il n'y a point
Chap. III. prétendue/*»/?, que quelqu'un pût rappeller dans fon Efprit comme une
idée déjà connue avant que d'en avoir reçu aucune impreiiion par les voyes»
dont nous parlerons dans la fuite : car encore un coup , fans ce fentiment
intérieur d'une perception qu'on ait déjà eue, il n'y a point de réminifcen-
ce , & on ne fauroic dire d'aucune idée qui vient dans l'Efprit fans cette
conviction, qu'on s'en reffouvienne , ou qu'elle forte de la Mémoire, ou
qu'elle foit dans l'Efprit avant qu'elle commence de fe montrer actuellement
à nous. Lors qu'une idée n'eft pas actuellement préfente à l'Efprit, ou en
referve, pour ainli dire, dans la Mémoire, elle n'eft point du tout dans
l'Efprit, & c'eft comme fi elle n'y avoit jamais été. Suppofons un Enfant
qui ait l'ufage de fes yeux jufqu'à ce qu'il connoifie & diftingue les Cou-.
leurs, mais qu'alors les cataractes venant à fermer l'entrée à la lumière, il
foit quarante ou cinquante ans, fans rien voir abfolument,& que pendant
tout ce temps-là il perde entièrement le fouvenir des idées des couleurs qu'il
avoit eues auparavant. C'étoit là juftement le cas où fe trouvoit un aveugle
auquel j'ai parlé une fois, qui dés l'enfance avoit été privé de la vue par la
petite vérole , & n'avoit aucune idée des Couleurs , non plus qu'un Aveu-
gle-né. Je demande fi un homme dans cet état-là, 'a dans l'Efprit quelque
idée des Couleurs, plutôt qu'un Aveugle-né ? Je ne croi pas que perfon-
ne dife que l'un ou l'autre en ayent absolument aucune. Mais qu'on levé
les cataractes de celui qui eft devenu aveugle , il aura de nouveau des idées
des Couleurs, qu'il ne fe fouvient nullement d'avoir eues: idées que la Vue
qu'il vient de recouvrer , fera paffer dans fon Efprit , fans qu'il foit convain-
cu en lui-même de les avoir connues auparavant : après quoi il pourra les
■ rappellera fêles rendre comme préfentes à 1 Efprit au milieu des ténèbres.
Et c'eft à l'égard de toutes ces idées des Couleurs qu'on peut rappeller dans
l'Efprit, quoi qu'elles ne foient pas préfentes aux yeux, qu'on dit, qu'é-
tant dans la Mémoire elles font aufli dans l'Efprit. * D'où je conclus , Que
toute idée qui eft dans l'Efprit fans être actuellement prefence à l'Efprit,
n'y eft qu'entant qu'elle eft dans la Mémoire : Que fi elle n'eft pas dans
la Mémoire, elle n'eft point dans l'Efprit; & Que fi elle eft dans la Mé-
moire, elle ne peut devenir actuellement prtfence à l'Efprit, fans une per-
ception qui fallé connoitre que cette idée procède de la Mémoire, c'eft-
à-clire qu'on l'a auparavant connue, & qu'on s'en reffouvient préfentement.
Si donc il y a des idées innées, elles doivent être dans la Mémoire, ou bien on
ne fauroit dire qu'elles foient dans l'Efprit ; & fi elles font dans la Mémoire,
elles peuvent être retracées à l'Efprit fans qu'aucune impreflion extérieure
précède; & toutes les fois qu'elles fepréfentent à l'Efprit, elles produifent
un fentiment de reminifeence , c'eft-à-dire qu'elles portent avec elles une
perception qui convainc intérieurement l'Efprit , qu'elles ne lui font pas
entièrement nouvelles. Telle étant la différence qui fe trouve conftamment
entre ce qui eft & ce qui n'eft pas dans la Mémoire ou dans l'Efprit , tout
ce qui n'eft pas dans la Mémoire, eft regardé comme une chofe entièrement
nouvelle, & qui étoit auparavant tout- à-fait inconnue, lorsqu'il vient à
fe préfenter à l'Efprit : au contraire , ce qui eft dans la Mémoire ou dans
l'Efprit, ne paroit point nouveau, lors qu'il vient à paroitre par l'inter-
ven-
de Principes innez. Liv. I. ST
vention de la Mémoire, mais l'Efprit le trouve en lui-même, & connoit Chap. Ilf.
qu'il y étoit auparavant. On peut éprouver par-là s'il y a aucune idée dans
l'Efprit avant l'impreflion faite par Senfation, ou par Réflexion. Du refte,
je voudrois bien voir un homme, qui étant parvenu à l'âge de raifon, ou
dans quelque autre temps que ce foit, fe refiouvint de quelqu'une de ces
Idées qu'on prétend être innées; &. auquel elles n'auroient jamais paru nou-
• velles depuis fa naiffance. Que lî quelqu'un prétend foûtenir qu'il y a dans
l'Efprit des Idées qui ne font pas dans la Mémoire, je le prierai de s'expli-
quer, & de me faire comprendre ce qu'il entend par-là.
§. 21. Outre ce que j'ai déjà dit, il y a une autre raifon qui me fait dou- gJ'mv^'f^e
ter fi ces Principes que je viens d'examiner , ou quelque autre que ce foit, paffer pour ;«»«,
font véritablement innez. Comme je fuis_ pleinement convaincu que au'ufToTdJp^u
Dieu qui efl infiniment fage, n'a rien fait qui ne foit parfaitement confor- 3'ufage, ou d'une
me à fon infinie fagelTe , je ne faurois voir pourquoi l'on devroit fuppofer, ^bie!"" pC"
que Dieu imprime certains Principes univerfels dans l'Ame des hommes,
puifque les Principes de fpcculation qu 'on prétend être innez , ne font pas du»
fort grand uj âge , ci? que ceux qui concernent la pratique , ne font point évidens
far eux-mêmes ; fj? que les uns ni les autres ne peuvent être difiingwez de quel-
ques autres véritez qui ne j ont pas reconnues pour innées. Car pourquoi Dieu
auroit-il gravé de fon propre doigt dans l'Ame des Hommes , des caractè-
res qui n'y paroiffent pas plus nettement, que ceux qui y font introduits
dans la fuite, ou qui même ne peuvent être diftinguez de ces derniers?
Que fi quelqu'un croit qu'il y a effectivement des Idées & des Propofitions
innées , qui par leur clarté & leur utilité peuvent être diltinguées de tout
ce qui vient de dehors dans l'Efprit, & dont on a une connoiffance acqui-
fe, il n'aura pas de peine à nous dire quelles font ces Propofitions & ces
Idées , & alors tout le monde fera capable de juger, ïi elles font véritable-
ment innées ou non. Car s'il y a de telles idées qui foient vifiblement diffé-
rentes de toute autre perception ou connoiffance, chacun pourra s'en con-
vaincre par lui-même. J'ai déjà parlé de l'évidence des Maximes qu'on
fuppofe innées; & j'aurai occalion de parler plus au long de leur utilité.
g. 22. Pour conclurre : il y a quelques Idées qui fe présentent, d'abord J|c^£!f^
comme d'elles-mêmes à l'Entendement dé tous les Hommes , & certaines font les hommes,.
v'éritez qui refultent de quelques Idées dès que l'Efprit joint ces idées en- raïttfigî qïfvl
femble pour en faire des Propofitions. Il y a d'autres v'éritez qui dépen- f»«tde leurs Fa-
dent d'une fuite d'idées, difpofées en bon ordre, de l'exacte comparaifon cutcz"
qu'on en fait, & de certaines déductions faites avec foin, fans quoi 1 on
ne peut les découvrir, ni leur donner fon confentement. Certaines véritez.
de la première efpèce ont été regardées mal à propos comme innées, parce
qn'elles font reçues généralement & fans peine. Mais la vérité eit, que
les Idées , quelles qu'elles foient , ne font pas plus nées avec nous , que les
Arts & les Sciences : quoi qu'il y en ait effectivement quelques-unes qui fe
préfenient plus aifément à notre Efprit que d'autres, & qui par confis-
quent font plus généralement reçues , bien qu'au refte elles ne viennent à
notre connoiffance, qu'en conféquence de l'ufage que nous faifons des Or-
ganes de notre Corps & des F acultez de notre Ame : Dieu ayant donné aux
htm-
<5<5 Qu'il n'y a point
C H A p, III, hommes des facilitez 13 des moyens , pour découvrir , recevoir ci? retenir certai-
nes véritez, félon qu 'ils fe fervent de ces facultez £s? de ces moyens dont il les a
pourvus. L'extrême différence qu'on trouve entre les idées des hommes ,
vient du différent ufage qu'ils font de leurs Facultez. Les uns recevant les
chofes fur la foi d'autrui , (& ceux-là font le plus grand nombre ) abufent
de ce pouvoir qu'ils ont de donner leur confentement à telle ou telle chofe,
en ibûmettant lâchement leur Efpr.it à l'autorité des autres dans des points-
qu'il eft de leur devoir d'examiner eux-mêmes avec foin , au lieu de les re-
cevoir aveuglément avec une foi implicite. D'autres n'appliquent leur Ef-
prit qu'à un certain petit nombre de chofes dont ils acquièrent une affez
grande connoiflance , mais ils ignorent toute autre chofe , pour ne s'être
jamais attachez à d'autres recherches. Ainfi rien n'eft plus certain que
cette vérité, Trois angles d'un Triangle font égaux à deux droits. Elle eft non
feulement très-certaine , mais même plus évidente, à mon avis, que plu-
fieurs de ces Propoiïtions qu'on regarde comme des Principes. Cependant il
y a des millions d'hommes , qui , quoi qu'habiles en d'autres chofes , igno-
rent entièrement celle-là, parce qu'ils n'ont jamais appliqué leur Efprit à
l'examen de ces fortes d'Angles. D'ailleurs , celui qui connoit très-certaine-
ment cette Propoiltion , peut néanmoins ignorer entièrement la vérité de
plufieurs autres Propoiïtions de Mathématique, qui font aufîi claires &
auffi évidentes que celle-là, parce qu'il n'a pas pouffé fes recherches juf-
ques à l'examen de ces véritez de Mathématique. La même chofe peut ar-
river à l'égard des idées que nous avons de Dieu : car quoi qu'il n'y ait point
de vérité que l'homme puiffe connoître plus évidemment par lui-même, que
l'exiftence de Dieu,cependant quiconque regardera les chofes de ce Monde,
félon qu'elles fervent à fes plaifirs , & au contentement de fes paffions , fans
fe mettre autrement en peine d'en rechercher les caufes , les diverfes fins, &
l'admirable diipoiition , pour s'attacher avec foin à en tirer les conféquences
qui en naiffent naturellement , un tel homme peut vivre long - temps fans
avoir aucune idée de Dieu. Et s'il s'en trouve d'autres qui viennent à mettre
cette idée dans leur tête pour en avoir ouï parler en converfation, peut-être
croiront - ils l'exiftence d'un tel Etre : mais s'ils n'en ont jamais examiné
les fondemens, la connoiflance qu'ils en auront, ne fera pas plus parfaite
que celle qu'une perfonne peut avoir de cette vérité, Les trois angles d'un
Triangle font égaux à deux droits , s'il la reçoit fur la foi d'autrui , par la feule
raifon qu'il en a ouï parler comme d'une vérité certaine, fans en avoir ja-
mais examiné lui-même la démonftration. Auquel cas ils peuvent regarder
l'exiftence de Dieu comme une opinion probable , mais ils n'en voyent pas
la vérité, quoi qu'ils ayent des Facultez capables de leur en donner une con-
noiflance claire & évidente, s'ils les employoient foigneufement à cette re-
cherche. Mais cela foitdit en paflant, pour montrer , combien nos connoiffances
dépendent du bon ufage des Facultez que la Nature nous a données > & combien peu
elles dépendent de ces Principes qu'on fuppofe fans raifon avoir été impri-
mez dans l'Ame de tous les hommes pour être la règle de leur conduite:
Principes que tous les hommes connoitroient néceflairement , s'ils étoient
dans leur Efprit, ou qui leur étant inconnus, y feroient fort inutilement. Or
puif-
de Principes itmez. Liv. I. 57
puifque tous les hommes ne'les connoiflent pas, & ne peuvent même les dif- Chaf. lll.
tinguer des autres véritez dont la connoiflance leur vient certainement de
dehors , nous fommes en droit de conclurre qu'il n'y a point de tels Principes.
§. 23. Je ne faurois dire à quelles cenfures je puis m'être expofé, en re- *-« homme»
voquant en doute qu'il y ait des Principes innez ; & fi on ne dira point que connoiue les cfco-
je renverfe par-là les anciens fondemens de la connoiflance &. de la certitu- fes P" e0*-»ê-
de: mais je croi du moins que la méthode que j'ai fume, étant conforme
à la Vérité, rend ces fondemens plus inébranlables. Une autre chofedont
je.fuis fortement perfuadé, c'eft que dans le Difcours fuivantjene me fuis
point fait, une affaire, d'abandonner ou de fuivre l'autorité de qui que ce
foit. La Vérité a été mon unique but. Par tout où elle a paru me con-
duire, je l'ai fuivie fans aucune prévention, & fans me mettre en peine fi
quelque autre avoit fuivi ou non le même chemin. Ce n'eft pas que je
n'aye beaucoup de refpecl: pour, les fentimens des autres hommes : mais la
Vérité doit être refpe£tée par defllis tout; & j'efpére qu'on ne me taxera
pas de vanité , fi je dis que nous ferions peut-être de plus grands progrés
dans la connoiflance des chofes , fi nous allions à la fource, je veux dire à
l'examen des chofes mêmes ; & que nous nous filions une affaire de cher-
cher la Vérité en fuivant nos propres penfées , plutôt que celles des autres ,
hommes. Car je croi que nous pouvons efpérer avec autant de fondement
de voir par les yeux d'autrui , que de connoître les chofes par l'Entendement
des autres hommes. Plus nous connoifîbns la Vérité & la Raifon par nous-
mêmes, plus nos connoiffances font réelles & véritables. Pour les opinions
des autres hommes , fi elles viennent à rouler & flotter , pour ainli dire ,
dans notre Efprit , elles ne contribuent en rien à nous rendre plus intelli-
gens, quoi que d'ailleurs elles foient conformes à la Vérité. Tandis que nous
n'embraflons ces opinions que par refpecl: pour le nom de leurs Auteurs , &
que nous n'employons point notre Raifon, comme eux, à comprendre ces
Véritez , dont la connoiflance les a rendus fi illuftres dans le Monde , ce qui
en eux étoit véritable feience, n'efl en nous que pur entêtement. Ariflote
étoit fans doute un très-habile homme, mais pc-rfonne ne s'eft encore avifé
de le juger tel, parce qu'il embraflbit aveuglément & foutenoit avec con-
fiance les fentimens d'autrui. Et s'il n'eft pas devenu Philofophe en recevant
fans examen les Principes des Savansqui l'ont précédé, je ne vois pas que
perfonne puiffe le devenir par ce moyen-là. Dans les Sciences, chacun ne
pofiede qu'autant qu'il a de connoiffances réelles, dont il comprend lui-mê-
me les fondemens. C'eft là fon véritable tréfor, le fonds qui lui appartient
en propre, & dont il fe peut dire le maître. Pour ce quieftdes chofes qu'il
croit, & reçoit Amplement fur la foi d'autrui, elles ne fauroient entrer en
ligne de compte: ce ne font que des lambeaux , entièrement inutiles à ceux
qui les ramaiTent, quoi qu'ils vaillent leur prix étant joints à la pièce d'où
ils ont été détachez: Monnoye d'emprunt, toute pareille à ces pièces en-
chantées qui paroiflent de l'or entre les mains de celui dont on les reçoit,
mais qui deviennent des feuilles, ou de la cendre dès qu'on vient à s'en fêrvir. >x
%. 24. Les hommes ayant une fois trouvé certaines Propolitions généra- nr^n ^'u ILbiir'"
les , qu'on ne fauroit révoquer en doute, dès qu'on les comprend , je vois de< Principes in-
Il bien '■
5-8 Qu'il n'y a point
Chap. III. bien que rien n'étoit plus court & plus aifé que de conclurre que ces Pro-
pofitions étoient innées. Cette conclufion une fois reçue, a délivré les pa-
refTeux de la peine de faire des recherches , fur tout ce qui étoit déclaré
inné, & a empêché ceux qui doutoient, de fonger à s'en inftruire par
eux-mêmes. D'ailleurs , ce n'eft pas un petit avantage pour ceux qui font
les Maîtres & les Docteurs, de pofer pour Principe de tous les Princi-
pes , que les Principes ne doivent point être mis en quejiion : car ayant une
fois établi qu'il y a des Principes innez, ils mettent leurs Sectateurs
dans la néceiïité de recevoir certaines Doctrines , comme innées , & leur
ôtent par ce moyen l'ufage de leur propre Raifon, en les engageant à croi-
re & à recevoir ces Doctrines fur la foi de leur Maître, fans aucun autre
examen : de forte que ces pauvres Difeiples devenus efclaves d'une aveu-
gle crédulité, font bien plus aifez à gouverner, & deviennent beaucoup
plus utiles à une certaine efpece de gens qui ont radreffe & la charge de
leur dicter des Principes, & de fe rendre maîtres de leur conduite. Or
ce n'eft pas un petit pouvoir que celui qu'un homme prend fur un autre,
lors qu'il a l'autorité de lui inculquer tels Principes qu'il' veut , comme au-
tant de véritez qu'il ne doit jamais révoquer en doute , & de lui faire re-
cevoir comme un Principe inné tout ce qui peut fervir à fes propres fins.
Mais fi au lieu d'en ufer ainfi, l'on eut examiné les moyens par où les
hommes viennent à la connoiffance de plufieurs véritez univerlèlles, on
auroit trouvé qu'elles fe forment dans l'elprit par la confidération exaéte
des chofes mêmes ; & qu'on les découvre par l'ufage de ces Facultez, qui
par leur deftination font très-propres à nous faire recevoir ces véritez, &
à nous en faire juger droitement, fi nous les appliquons comme il faut à
cette recherche.
«onciuGon. g, 25. Tout le defiein que je me propofe dans le Livre fuivant, c'eft de
montrer comment l'Entendement procède dans cette affaire. Mais j'aver-
tirai d'avance, qu'afin de me frayer le chemin à la découverte de ces fon-
demens, qui font les feuls , à ce que je croi, fur lefquels les notions que
nous pouvons avoir de nos propres connoiflances , puilfent être folidement
établies , j'ai été obligé de rendre compte des raifons que j'avois de douter
qu'il y ait des Principes innez. Et parce que parmi les Argumens qui combat-
tent ce fentiment, il y en a quelques-uns qui font fondez fur les opinions
vulgaires, j'ai été contraint de fuppofer plufieurs chofes, ce qu'on ne peut
guère éviter, lors qu'on s'attache uniquement à montrer la faufîeté ou l'in-
confiftence de quelque fentiment particulier. Dans les côntroverfes il arri-
ve la même choie que dans le fiége d'une Ville, où , pourvu que la terre
fur laquelle on veut drefler les batteries, foit ferme, on ne fe met point en
peine d'où elle eft prife, ni à qui elle appartient: fuffit, qu'elle ferve au
befoin préfent. Mais comme je me propofe dans la fuite de cet Ouvrage,
d'élever un Bâtiment uniforme, & dont toutes les Parties fuient bien join-
tes enfemble, autant que mon expérience & les observations, que j'ai faites,
me le pourront permettre , j'efpére de le conitruire de telle manière fur fes
propres fondemens, qu'il ne faudra ni piliers, ni arc-boutans pour le fuii-
tenir. Qjae û l'on montre en le minant, que c'eft un Château bâti en l'air,
je
de Principes innez, Liv. I.
59
je ferai du moins en forte qu'il foit tout d'une pièce, & qu'il nepuiffe être C hap. III.
enlevé que tout à la fois. Au reftc , j'avertirai ici mon Lecteur de ne pas
s'attendre à des Démonftrations incontcilables , à moins qu'on ne m'accor-
de le privilège, que d'autres s'attribuent affez fouvent, de fuppofer mes
Principes comme autant de veritez reconnues, auquel cas je ne ferai pas en
peine défaire auiîi des Démonftrations. Tout ce que j'ai à dire en faveur
des Principes fur lefquels je vais fonder mes raifonnemens , c'eft que j'en
appelle uniquement à l'expérience & aux obfervations que chacun peut
faire par foi-même fans aucun préjugé , pour favoir s'ils font vrais ou faux :
& cela fuffit pour une perfonne qui ne lait profeffion que d'expofer fince-
rement & librement fes propres conjectures fur un fujet allez obfcur, fans
autre deffein que de chercher la Vérité avec un efprit dépouillé de toute
prévention.
Fin du Premier Livre.
H a
ESSAI
ESSAI
PHILOSOPHIQUE
CONCERNANT
L'ENTENDEMENT HUMAIN.
LIVRE SECOND.
DES IDEES.
o
CHAPITRE I.
Oit Von traite des Idées en général, & de leur Origine ; &
où Von examine par occafion , fï l'Ame de l'Homme penfe
toujours.
ceqn*oB*om- §. i. §^^^^^Haq_ue homme étant convaincu en lui-même qu'il
£tedeiVpenfée.b" ^2^^:"^SS^g penfe, & ce qui eft dans fon Efprit lors qu'il pen-
g£ft /^ ij&Ss î"ei étant des idées qui l'occupent actuellement, il
ëliî \^ VJifè e^ nors de doute que les hommes ont plusieurs I-
B^^^-^^^9 dées dans l'Elprit, comme celles qui font expri-
B^^iÇyiyif mées par ces mots, blancheur , dureté , douceur, pen-
'&a®(X2.GfuQ!S.(XZ jeg^ mouvement, homme, ékphant, armée, meurtre,
& plufieurs autres. Cela pofé, la première chofe qui fe préfente à exa-
miner, c'eft, Comment V Homme vient à avoir toutes ces Idées? Jefai que
c'eft un fentiment généralement établi , que tous les ' hommes ont des
Idées innées , certains caractères originaux qui ont été gravez dans leur
Ame, dès le premier moment de leur exiftence. J'ai déjà examiné
au long ce fentiment ; & je m'imagine que ce que j'ai dit dans le Li-
vre précèdent pour le réfuter, fera reçu avec beaucoup plus de facili-
té, lorfque j'aurai fait voir, d'où l'Entendement peut tirer toutes les
idées
De l'Origine des Idées. L i v. 1 1. 6 1
idées qu'il a, par quels moyens & par quels dégrez elles peuvent venir Chap. I.
dans l'Efpric, fur quoi j'en appellerai à ce que chacun peut obferver &.
éprouver en foi-meme.
§. 2. Suppofons donc qu'au commencement l'Ame eft ce qu'on ap- Toutes les ide'ei
pelle une Table ra/e * , vuide de tous caractères , fans aucune idée , quel- r«ion ouPpL iu-
le qu'elle foit : Comment vient-elle à recevoir des Idées ? Par quel moyen £°iion- .
en acquiert-elle cette prodigieufe quantité que l'Imagination de l'homme,
toujours agiflante & fans bornes, lui préfente avec une variété prefque
infinie ? D'où puife-t-elle tous ces matériaux qui font comme le fond de
tous fes raifonnemens & de toutes fes connoiffances ? A cela je répons en
un mot, De V Expérience : c'eil-là le fondement de toutes nos connoiflan-
ces ; & c'effc de là qu'elles tirent leur première origine. Les obfervations
que nous faifons fur les Objets extérieurs & fenfibles, ou fur les opérations
intérieures de notre Ame , que nous apercevons & fur lefquelks nous rejïc-
chiffons nous-mêmes , fournirent à notre Efprit les matériaux de toutes fes pen-
Jées. Ce font-là les deux fources d'où découlent toutes les Idées que nous
avons , ou que nous pouvons avoir naturellement.
§. 3. Et premièrement nos Sens étant frappez par certains Objets exté- °[iie's «feu fin.
rieurs, font entrer dans notre Ame plufieurs perceptions diftinctes des chn- fource' denosi™
fes , félon les diverfes manières dont ces objets agillènt fur nos Sens. C'elt d"s'
ainfi que nous acquérons les idées que nous avons du blanc, au jaune, du
chaud) du froid, du dur , du mou, du doux, de Tenter, & de tout ce que
nous appelions qualitez fenfibles. Nos Sens, dis-je, font entrer toutes ces
idées dans notre Ame, par où j'entens qu'ils font palier des objets extérieurs
dans l'Ame ce qui y produit ces fortes de pcrccp:ions. Et comme cette gran- m •
de fource de la plupart des Idées que nous avons, dépend entièrement de
nos Sens , & fe communique à l'Entendement par leur moyen , je l'ap-
pelle Sensation.
§. 4. L'autre fource d'où l'Entendement vient à recevoir des Idées, c'eft .Les opérations
la perception des Opérations de notre Ame fur les Idées qu'elle a reçues par autre foureed't
les Sens : opérations qui devenant l'Objet des réflexions de l'Ame , produi- t!;cs-
fent dans l'Entendement une autre efpéce d'idées, que les Objecs extérieurs
n'auroient pu lui fournir : telles que font les idées de ce qu'on appelle apper-
cevoir , penfer , douter, croire, raifonner , connoître , vouloir, & toutes les
différentes actions de notre Ame, de l'exiftence defquelles étant pleinement
convaincus parce que nous les trouvons en nous-mêmes , nous recevons par
leur moyen des idées auiïidiftinctes, que celles que les Corps produifent en
nous, lors qu'ils viennent à frapper nos Sens. C'eft-là une fource d'idées
que chaque homme a toujours en lui-même ; & quoi que cette Faculté ne
foit pas un Sens , parce qu'elle n'a rien à faire avec les Objets extérieurs ,
elle en approche beaucoup , & le nom de Sens intérieur ne lui conviendroit
pas mal. Mais comme j'appelle l'autre fource de nos Idées Senfation, je
nommerai celle-ci Reflexion, parce que l'Ame ne reçoit par fon
moyen que les Idées qu'elle acquiert en refiecliiflant fur fes propres Opéra-
tions. C'elt pourquoi je vous prie de remarquer, que dans la fuite de ce
Difcours, j'entens par Reflexion la connoiflance que l'Ame prend de
H 3 fes
6z 7)e l'Origine des Idées. Liv. II.
ChaP. T. fes différentes opérations, par où l'Entendement vient à s'en former des
idées. Ce font-là , à mon avis , les feuls Principes d'où toutes nos Idées
tirent leur origine ; lavoir , les chofes extérieures & matérielles qui font les
Objets de la Sensation, & les Opérations de notre Efprit, qui font
les Objets delà Re flexion. J'employe ici le mot d'opération dans un
fens étendu, non-feulement pour lignifier les actions de l'Ame concernant
fes Idées , mais encore certaines Pallions qui font produites quelquefois par
ces Idées , comme le plailir ou la douleur que caufe quelque penfée que
ce foit.
Toutes nos idéa g. j. L'Entendement ne me paraît avoir abfolument aucune idée, qui
foui- ne lui vienne de l'une de ces deux fources. Les Objets extérieurs four-
ces' niffènt à F 'Efprit les idées des quaiitez fenfibles , c'eft-à-dire , toutes ces diffé-
rentes perceptions que ces quaiitez produifent en nous : & T Efprit fournit
a FE :nt les idées de fes propres Opérations. .Si nous faifonsune exacte
revue" de toutes ces idées, & de leurs differens modes, combinaifons , ôc
relations, nous trouverons que c'eft à quoi fe reduifent toutes nos idées;
& que nous n'avons rien dans l'Elprit qui n'y vienne par l'une de ces deux
voyes. Que quelqu'un prenne feulement la peine d'examiner fes propres
penfées, & de fouiller exactement dans fon Efprit pour confiderer tout ce
qui s'y pafie; & qu'il me dife après cela, fi toutes les Idées originales qui
y font , viennent d'ailleurs que des Objets de fes Sens , ou des Opérations
de fon Ame, confiderées comme des objets de la Réflexion qu'elle fait fur
les idées qui lui font venues par les Sens. Quelque grand amas de con-
noiflances qu'il y découvre , il verra , je m'affùre , après y avoir bien pen-
fé, qu'il n'a d'autre idée dans F Efprit , que celles qui y ont été produites par
ces deux voyes-, quoi que peut-être combinées et étendues par l'Entende-
ment, avec une variété infinie, comme nous le verrons dans la fuite.
ce qu'on peut §. 6. Quiconque confiderera avec attention l'état où fe trouve un En -
ini^jîs?aans e* faut, dès qu'il vient au Monde, n'aura pas grand fujet de fe figurer qu'il
ait dans l'Efprit ce grand nombre d'Idées qui font la matière des connoifian-
cjs qu'il a dans la fuite. C'eft par dégrez qu'il acquiert toutes ces Idées :
& quoi que celles des quaiitez qui font le plus expofées à fa vue & qui lui
font le plus familières, s'impriment dans fon Efprit, avant que la Mémoi-
re commence de tenir regître du temps & de l'ordre des chofes, il arrive
néanmoins affez fouvent, que certaines quaiitez peu communes fe préfen-
tent fi tarda l'Elprit, qu'il y a peu de gens qui ne puifïênt rappeller le fou-
venir du temps auquel ils ont commencé à les connoitre : & fi ceia en va-
lait la 'peine, il eft certain, qu'un Enfant pourrait être conduit de telle
forte , qu'il aurait fort peu d'idées , même des plus communes , avant que
d'être homme fait. Mais tous ceux qui viennent dans ce Monde, étant
d'abord environnez de Corps qui frappent leurs Sens continuellement & en
différentes manières, une grande diverfité d'Idées fe trouvent gravées dans
l'Ame des Enfans , foit qu'on prenne foin de leur en donner la connoiffan-
ce, ou non. La Lumière & les Couleurs font toujours en état de faire im-
preiîionpar tout où l'Oeuil eft ouvert pour leur donner entrée. Les Sons,
& certaines quaiitez qui concernent l'attouchement, ne manquent pas non
plus
De l'Origine des Idées. Liv. II. 63
plus d'agir fur les Sens qui leur font propres, & de s'ouvrir un paflage dans Chap. I.
l'Ame. Je croi pourtant qu'on m'accordera fans peine, que fi un Enfant
étoit retenu dans un Lieu où il ne vit que du blanc & du noir, jufqu'à ce
qu'il devint homme fait, il n'auroit pas plus d'idée de l'écarlate ou du vert,
que celui qui dès fon Enfance n'a jamais goûté ni lluitre ni (i) Ananas,
connoit le goût particulier de ces deux chofes.
§. 7. Par confisquent les hommes reçoivent de dehors plus ou moins d'i- Les hommes re-
dées iimples, félon que les Objets qui fe préfentent à eux, leur en four- molnsde ces U
niffent une diverlité plus ou moins grande , comme ils en reçoivent auiïi des !^ffSrenseob;et"fc
Opérations intérieures de leur Efprit, félon qu'ils y reflechiffent plus ou préfentent à eu»,
moins. Car quoi que celui qui examine les opérations de fon Efprit, ne
puilTe qu'en avoir des idées claires & diftinétes , il eft pourtant certain ,
que, s'il ne tourne pas fes penfées de ce côté-là pour faire une attention
particulière fur ce qui fe paile dans fon Ame , il fera auffi éloigné d'avoir
des idées diftincles de toutes les opérations de fon Efprit, que celui qui pré-
tendroit avoir toutes les idées particulières qu'on peut avoir d'un certain
Païfage , on des parties & des divers mouvemens d'une Horloge , fans avoir
jamais jette les yeux fur ce Païfage ou fur cette Horloge, pour en confi-
derer exactement toutes les parties. L'Horloge ou le Tableau peuvent
être placez d'une telle manière, que quoiqu'ils fe rencontrent tous les jours
fur fon chemin, il n'aura que des idées fort confufes de toutes leurs Par-
ties , jufqu'à ce qu'il fe foit appliqué avec attention à les confiderer chacu-
ne en particulier.
§. 8- Et de là nous voyons pourquoi il fe paffe bien du temps avant que r^Ja^l^'
la plupart des Enfans ayent des idées des Opérations de leur propre Efprit , flexion, font plus
& pourquoi certaines perfonnes n'en connoiiîènt ni fort clairement, ni fort pTrce^Tu'Iifr'de
parfaitement, la plus grande partie pendant tout le cours de leur vie. La l'attention pour
raifonde cela eft, que quoi que ces Opérations foient continuellement exci- £s ct0UVIir-
tées dans l'Ame, elles n'y paroilTent que comme des vifions flottantes, &
n'y font pas d'alîez fortes imprelîions pour en laifîèr dans l'Ame des idées
claires , diftinctes , & durables , jufqu'à ce que l'Entendement vienne à fe
replier , pour ainii dire , fur foi-meme , à réfléchir fur fes propres opéra-
tions ; & à fe propofer lui-même pour l'Objet de fes propres Contempla-
tions. Les Enfans ne font pas plutôt au Monde, qu'ils fe trouvent envi-
ronnez d'une infinité de chofes nouvelles , qui par l'impreiïion continuelle
qu'elles font fur leurs Sens, s'attirent l'attention de ces petites Créatures,
que leur penchant porte à connoitre tout ce qui leur efl nouveau , & à
prendre du plaiiir à la diveriite des Objets qui les frappent en tant de diffé-
rentes manières. Ainfi les Enfans employent ordinairement leurs pre-
mières années à voir & à obferver ce qui fe paffe au dehors , de forte que
continuant à s'attacher conftamment à tout ce qui frappe les Sens , ils font
rarement aucune fericule réflexion fur ce qui fè paffe au dedans d'eux-mê-
mes , jufqu'à ce qu'ils foient parvenus à un âge plus avance ; & il s'en trou-
ve qui devenus hommes, n'y penfent prefque jamais.
g. 9. Du
(1) L'un des meilleurs fruits des Indes, ajfez Relation du Voyage de M. de Gennes ,p. 79.
Semblable à une pomme de pin par la figure: de l'Edition J'Amflcrdam.
64 Tfe l'Origine des Idées. Liv. II.
Chap- I. §■ 9- Du refte, demander en quel temps Thomme commence d'avoir quel-
L'Ame commen- ques Idées, c'eft demander en quel temps il commence d'appercevoir ; car
d«saviorrsdeu'eiie av°ir des idées , & avoir des perceptions, c'eft une feule & même chofe.
commence d'ap- Je fai bien , que certains Philofophes * aiTùrent , §ue VAme penfe toû-
ÇTtt'cartefias. j0!"'s i qu'elle a conftamment en elle-même une perception actuelle de
certaines idées , aufli long-temps qu'elle exifte ; & que la penfée actuelle
eft aufli infeparable de l'Ame , que l'extenfion actuelle eft inféparable du
Corps ; de forte que , fi cette opinion eft véritable , rechercher en quel
temps un homme commence d'avoir des idées, c'eft la même chofe, que
de rechercher quand fon Ame a commencé d'exifter. Car, à ce compte,
l'Ame & fes Idées commencent à exifter dans le même temps, tout de mê-
me que le Corps & fon étendue.
rAme ne penfe §. io. Mais foit qu'on fuppofe que l'Ame exifte avant , après, ou dans
ceV^onneViu"* ^e meme temps que le Corps commence d'être groflierement organifé, ou
Eoit le prouver, d'avoir les principes de la vie, (ce que je laine difeuter à ceux qui ont
mieux médité fur cette matière que moi) quelque fuppofition, dis-je, qu'on
fafle à cet égard, j'avoùë qu'il m'eft tombé en partage une de ces Ames
pefantes qui ne fe fentent pas toujours occupées de quelque idée, &qui ne
fauroient concevoir qu'il foit plus néceflaire à l'Ame de penfer toujours,
qu'au Corps d'être toujours en mouvement ; la perception des idées étant à
l'Ame, comme je croi, ce que le mouvement eft au Corps, favoir, une
de fes Opérations, & non pas ce qui en conftituè" l'eflence. D'où il s'en-
fuit, que , quoi que la penfée foit regardée comme l'action la plus propre à
l'Ame , il n'eft pourtant pas néceflaire de fuppofer que l'Ame penfe tou-
jours, ;& qu'elle foit toujours en aftion. C'eft-là peut-être le privilège de
l'Auteur & du Confervateur de toutes chofes,qui étant infini dans fes per-
fections ne dort ni ne fommeille jamais ; ce qui ne convient point à aucun
Etre fini, ou du moins, à un Etre tel que l'Ame de l'Homme. Nous fa-
vons certainement par expérience que nous penfons quelquefois ; d'où nous
tirons cette Conclulîon infaillible, qu'il y a en nous quelque chofe qui a la
puilTance de penfer. Mais de favoir, fi cette fubftance penfe continuelle-
ment, ou non, c'eft dequoi nous ne pouvons nous aflurer qu'autant que
l'Expérience nous en inftruit. Car dire, que penfer actuellement eft une
propriété effentielle à l'Ame, c'eft pofer vifiblement ce qui eft en queftion,
fans en donner aucune preuve, dequoi l'on ne fauroit pourtant fe difpenfer,
à moins que ce ne foit une Propofition évidente par elle-même. Or j'en ap-
pelle à tout le Genre Humain, pour favoir s'il eft vrai que cette Propofi-
tion , T Ame penfe touours , foit évidente par elle-même , de forte que cha-
cun y donne fon confentement , dès qu'il l'entend pour la première fois. Je
doute fi j'ai penfé la nuit précédente, ou non. Comme c'eft une queftion
de fait , c'eft la décider gratuitement & fans raifon , que d'alléguer en preu-
ve une fuppofition qui eft la chofe même dont on difpute. Il n'y a rien
qu'on ne puiffe prouver par cette méthode. Je n'ai qu'à fuppofer , que
toutes les Pendules penfent tandis que le balancier éft en mouvement ; &
dès-là j'ai prouvé fumfamment & d'une manière inconteftable que ma Pen-
dule a penfé durant toute la nuit précédente. Mais quiconque veut éviter
de
Çiue ks Hommes ne penfènî pas toujours. Li v. II. 6f
de fe tromper foi-même, doit établir fon hypothéfe fur un point de fait, Chap. I.
& en démontrer la vérité par des expériences fenfibles, ocnonpasfe préve-
nir fur un point de fait, en faveur tic fon hypothéfe, c'eft-à-dire, juger
qu'un fait eft vrai r r.-cc qu'il le fuppofe tel: manière de prouver qui fe ré-
duit à ceci, il fuie neceifurement que j'aye penfe pendant toute 1a nuit pré-
cédente, parce qu'un autre a fuppofe que je penfe toujours, quoi que je
ne puiife pas appercevoir moi-même que je penfe effectivement tou-
jours.
Je ne puis m'empecher de remarquer ici , que des gens paffionnez pour
leurs fentimensfont non-feulement capables d'alléguer en preuve une pure
fuppolition de ce qui eit en quellion , mais encore de faire dire à ceux qui
ne font pas de leur avis, toute autre chofe que ce qu'ils ont dit effective-
ment. C'efl ce que j'ai éprouvé dans cette occafion ; car il s'eft trouvé un
Auteur qui ayant lu la première Edition de cet Ouvrage, & n'étant pas
fatisfait de ce que je viens d'avancer contre l'opinion de ceux qui foùtien-
nent que X Ame penfe toujours, me fait dire, qu'une chofe cejfe cVexïfler parce
que nous ne /entons pas qu'elle exifle pendant notre fommeil. Etrange confé-
quence, qu'on ne peut m'attribuer fans avoir l'Efprit rempli d'une aveugle
préoccupation! Car je ne dis pas, qu'il n'y ait point d'Âme dans l'Hom-
me, parce que durant le fommeil, l'Homme n'en a aucun fentiment: mais
je dis que l'Homme ne fauroit penfer, en quelque temps que ce foit, qu il
veille ou qu'il dorme , fans s'en appereevoir. Ce fentiment n'efl néceilaire
à l'égard d'aucune chofe, excepté nos penfées, auxquelles il efb & fera tou-
jours néceflairement attaché, jufqu'à ce que nous puiffions penfer, fans
être convaincus en nous-mêmes que nous penfons.
ft. ii. Te conviens que l'Ame n'efl jamais fans penfer dans un homme L'Ame ne fent
■ -ii ». n • i> - i> i • Ml ' TV T " Pus toujours qu cl-
qui veille , parce que c elt ce qu emporte 1 état d un homme éveille. Mais le pcaic>
de favoir s'il ne peut pas convenir à tout l'Homme, y compris l'Ame aufîi
bien que le Corps, de dormir fans avoir aucun fonge, c'eft une quellion
qui vaut la peine d'être examinée par un homme qui veille: car il n'efl: pas
aifé de concevoir qu'une chofe puiffe penfer, & ne point fentir qu'elle pen-
fe. Que li l'Ame penfe dans un homme qui dort fans en avoir une percep-
tion aftuelle . je demande fi pendant qu'elle penfe de cette manière , elle
fent du plailiroude la douleur, fi elle eft capable de félicité ou de mifére?
Pour l'Homme , je fuis affûre qu'il n'en eft pas plus capable dans ce temps-
là que le Lit ou la Terre où il eft couché. Car d'être heureux ou mal-
heureux fans en avoir aucun fentiment, c'elt une chofe qui me paroît tout-
à-fait incompatible. Que fi l'on dit, qu'il peut être, que, tandis que le
Corps elt accablé de fommeil, l'Ame a fes penfées, fes fentimens, fes plai-
firs, & fes peines, féparément & en elle-même, fans que l'Homme s'en
appercoive & y prenne aucune part, il elt certain, que Socrate dormant,
ci Socrate éveillé n'eftpasla même perfonne, & que l'Ame de Socrate lors
qu'il dort, & Socrace qui eft un homme compofé de Corps & d'Ame lors
qu'il veille, font deux perfonnes; parce que Socrate éveillé n'a aucune con-
noiihnce du bonheur ou -de la mifére de fon Ame, qui y participe toute
feule pendant qu'd dort, auquel état il ne s'en apperçoit point du tout, &
I n'y
66 Que les Hommes ne penfent pas toujours- L i v. II.
C H A P. I. n'y prend pas plus de part qu'au bonheur ou à la mifére d'un homme qui efl
aux Indes & qui lui eil abfolument inconnu. Car fi nous féparons de nos
actions & de nos fenfations , & fur tout du plaifir & de la douleur , le fenti-
ment intérieur que nous en avons & l'intérêt qui l'accompagne, il fera bien
mal-aifé de lavoir (i) ce qui fait lamcme fe-ftonne.
si un homme en- §. i2. L'Ame penfe, difent ces gens-là, pendant le plus profond fom-
?e°f«o£!fnW meil. Mais lors que l'Ame penfe, & qu'elle a des perceptions, elle eft,
me qui dort, & fans doute , aufîi capable de recevoir des idées de plaifir ou de douleur qu'au-
«Tn^ewpw!' cune autre idée que ce foit, & elle doit néceffairement fentir en elle-même
famés. fes propres perceptions. Cependant fi l'Ame a toutes ces perceptions à
part , il efl viiible , que l'homme qui eft endormi , n'en a aucun fentiment
en lui-même. Suppofons donc que Caftor étant endormi, fon Ame efl fé-
parée de fon Corps pendant qu'il dort: fuppolition, qui ne doit point pa-
roître impofïïble à ceux avec qui j'ai prefentement à faire, lefquels accor-
dent fi librement la vie à tous les autres Animaux différens de l'Homme,
fans leur donner une Ame qui connoiiîe & qui penfe. Ces gens-là, dis-je,
ne peuvent trouver aucune impcilibilité ou contradiction à dire que le
Corps puifTe vivre fans Ame, ou que l'Ame puiife fubfifler, penfer, ou a-
voir des perceptions, même celles de plaifir ou de douleur, fans être jointe
à un Corps. Cela étant , fuppofons que l'Ame de Caftor , féparée de fon
Corps pendant qu'il dort, a fes penfées à part. Suppofons encore, qu'elle
choifit pour théâtre de fes penfées , le Corps d'un autre homme , celui de
Poïïux , par exemple , qui dort fans Ame ; car fi , tandis que Caftor efl
endormi, fon Ame peut avoir des penfées dont il n'a aucun fentiment en
lui-même, n'importe quel lieu fon Ame choififîe pour penfer. Nous avons
par ce moyen les Corps de deux hommes , qui n'ont entr'eux qu'une feule
Ame ; & que nous fuppofons endormis , & éveillez tour à tour , de forte
que l'Ame penfe toujours dans celui des deux qui eft éveillé, dequoi celui
qui efl endormi n'a jamais aucun fentiment en lui-même, ni aucune per-
ception quelle qu'elle foit. Je demande prefentement , fi Caftor & Pollux
n*ayant qu'une feule Ame qui agit en eux par tour, de forte qu'elle a, dans
l'un, des penfées & des perceptions, dont l'autre n'a jamais aucun fenti-
ment & auxquelles il ne prend jamais aucun intérêt, je demande, dis-je,
fi dans ce cas-là Caftor & Poilu» ne font pas deuxperfonnesaufîi diftinctes,
que Caftor & Hercule, ou que Socraie ci Platon; & li l'un d'eux ne pour-
roit point être fort heureux, & l'autre tout-à-fait miferable? C'eft julte-
nient par la même raifon que ceux qui difent, que l'Ame a en elle-même
des penfées dont l'homme n'a aucun fentiment , feparent l'Ame d'avec
l'Homme, & divifent l'Homme même en deux perfonnes diftinctes : car je
fuppofe qu'on ne s'avilira pas de faire confifter Xidentité des perlbnnes dans
l'union de l'Ame . \ ec certaines particules de matière qui foient !es marnes
en nombre, parce que G c< 1 1 étoit neceffaire pour conftituer Vide itité de la
Perfonne, il feioi: impoif bie dans ce fiux perpétuel où font Les particules
de notre Corps , qu'a i cun h >mme put être la même perfonne , deux j airs ,
ou même deux nie. . s de fuite. §. 13.
(0 C'eft uçe Quelconque M. Lockç examine foit au long, dans le Ch. XXVII, du Livie II.
Que les Hommes ne penfent pas toujours. Liv. IL 6?
§. 13. Ainfi le moindre afloupiffement où nous jette le fommeil, fuffit, Chap. I.
ce me ièmble, pour renverfcr la doclrine de ceux qui foùtiennent que l'A- neft importe
me penfe toujours. Du moins ceux à qui il arrive de dormir fans faire au- d= convaincre
r_ ■> , x ■ 1 /-' r • ceux qui dormer.r
cun longe, ne peuvent jamais être conva.ncus que leurs penlees loient en rins taire aUcun
attion, quelquefois pendant quatre heures, fans qu'ils en fâchent rien; & {?"S*> quiispen-
> Tl ;i i . ^ i • 1 v » 1 lent penuan: leur.
fi on les éveille au milieu de cette contemplation dormante, & qu on les fommeil.
prenne, pour ainfi dire, fur le fait, il ne leur eft pas poflible de rendre
compte de ces prétendues contemplations.
§. 14. On dira peut-être, que dans le plus profond fommeil l'Ame a
des penfées , que la Mémoire ne retient point. Mais il paroît bien mal-
aifé à concevoir que dans ce moment l'Ame penfe dans un homme endor-
mi, & le moment fuivant dans un homme éveillé, fans qu'elle fe relTou-
vienne ni qu'elle foit capable de rappeller la mémoire de la moindre cir- ■
confiance de toutes les penfées qu'elle vient d'avoir en dormant. Pour
perfuader une chofe qui paroît fi inconcevable, il faudroit la prouver au-
trement que par une fimple affirmation. Car qui peut fe figurer, fans en
avoir d'autre raifon que î'afTertion magiftrale de la perfonne qui l'affirme,
qui peut, dis-je, ie perfuader fur un autîi foible fondement, que la plus
grande partie des hommes penfent durant toute leur vie , plufieurs heures
chaque jour, à des chofes dont ils ne peuvent fe reiTouvenir le moins du
monde, i\ dans le temps mern; que leur Efprit en eft actuellement occupé,
on leur demande ce que c'efl. Je croi pour moi que la plupart des hom-
mes paflent une grande partie de leur fommeil fans fonger ; & j'ai fù d'un
homme qui dans fa jeunelTe s'étoit appliqué à l'étude , & avoit la mémoire
aflez heureufe, qu'il n'avoit jamais fait aucun fonge, avant que d'avoir eu
la fièvre dont il venoit d'être guéri dans le temps qu'il me parloit. Il avoit
alors vingt-cinq ou vingt-fix ans. On pourroit, je croi, trouver plufieurs
exemples femblables dans le monde. 11 n'y a du moins perfonne qui par-
mi ceux de fa connoifiance n'en trouve alTez qui paflent la plus grande par-
tie des nuits fans fonger.
§. 15. D'ailleurs, penfer fouvent, & ne pas conferver un feul moment selon cette hy.
le fouvenir de ce qu'on penfe, c'ell penfer d'une manière bien inutile. f!othjve» ,,ei P"1-
t . » j .* u - > «1 r • 1 j rr j 1 fees ° un nomme
L Ame dans cet etat-la n eit que fort peu, ou point du tout au-dellus de la endormidevroienc
condition d'un Miroir qui recevant conftamment diverfes Images ou idées, mre^ Y» Rilfa».
n'en retient aucune. Ces Images s'évanouïiTant & dilparoiflant fans qu'il
y en refte aucune trace, le Miroir n'en devient pas plus parfait, non plus
(1) que l'Ame par le moyen de ces fortes de penfées dont elle ne iauroit
con-
(0 Le railbnnement que M. Locke fait imparfaite. Car à quoi bon tous ces fonges ?
ici fur l'inutilité de ces penfées prouve trop 11 ne femble pas qu'ils lbient d'un plus grand
en lui-même, puifq ion en pourroit conclurre ufage à 1 Homme que ces penfées que iesFhi-
qu'il eft fort inutile ^ue l'Âme (bit occupée de loiophes à qui M. Locke en veut ici attri-
certe foule innombrable de fanges dont tant bjent à l'Ame de l'Homme enfeveli dans un
de gens font amufei durant une bonne partie piofond fommeil , desquelles il ne fauroit rap-
de leur vie, lefque'.s pour 1 ordinaire ils ou- pulcr le moindre fouvenir lorsqu'il vient à
blient bien tôt, & fouvent même dans Imitant s'éveiller. <^uant à l'inutilité de cette manié-
de leur réveil , ou dont ils ne fe fiuviennent re de penfer, je ne fai fi elle eft conftamment
guère que d'une manière uès-confufe & très- auili réelle que le dit M. Locke. Voici du
I 2 moins
68 §}ne les Hommes nefenfent pas toujours. Liv. Iï.
Chap. I. conferver le fouvenir un feul infiant. On dira peut-être , que lors qu'un
homme éveillé penfe, fon Corps a quelque part à cette action, & que le
fouvenir de fes penfées fe conferve par le moyen des impreffions qui fe
font dans le Cerveaa & des traces qui y relient après qu'il a penfé, mais,
qu'à l'égard des penfées que l'homme n'apperçoit point lors qu'il dort, l'A-
me les roule à part en elle-même , fans faire aucun ufage des organes da
Corps, c'eft pourquoi elle n'y laiffe aucune impreflion, ni par conféquent.
aucun fouvenir de ces fortes de penfées. Mais fans repeter ici ce que je viens
de dire de Tabfurdké qui fuit d'une telle fuppofition, favoir que le même
homme fe trouve par-là divifé en deux perfonnes diftinftes ; je répons ou-
tre cela, que quelques idées que l'Ame puiffe recevoir & eonfiderer fans,
l'intervention du Corps, il efl raifonnable de conclurre, qu'elle peut aulîî
en conferver le fouvenir fans l'intervention du Corps , ou bien , la faculté,
de penfer ne fera pas d'un grand avantage à l'Ame & à tout autre Efprit
féparé du Corps. Si l'Ame ne fe fbuyïerk pas de fes propres penfées , fi
elle ne peut point les mettre en referve, ni les rappëller pour les employer,
dans l'occafion; fi elle n'a pas le pouvoir de redechir fur le pafTé <k de fe.
fervir des expériences , des raifonnemens & des réflexions qu'elle a faites
auparavant, à quoi lui fert de penfer? Ceux qui réduifent l'Ame à pen-
fer de cette manière, n'en font pas un Etre beaucoup plus excellent, que.
ceux qui ne la regardent que comme un aflemblage des parties les plus,
fubtiles de la Matière , gens qu'ils condamnent eux-mêmes avec tant de
hauteur. Car enfin des caractères tracez fur la pouffiére que le premier
fouffle de vent efface , ou bien des impreifions faites fur un amas d'atomes
ou d'Efprits animaux, font auffi utiles & rendent le fujet auffi excellent
que les penfées de l'Ame qui s'évanouïfient à mefure qu'elle penfe, ces.
penfées n'étant pas plutôt- hors de fa vûë, qu'elles fe diffipent pour jamais,,
fans laiffer aucun fouvenir après elles. La Nature ne fait rien en vain,
ou pour des fins peu confiderables : & il efl bien mal-aifé de concevoir
que notre divin Créateur dont la fageffe efl infinie, nous ait' donné la fa-
culté de penfer, qui efl fi admirable, & qui approche le plus de l'excel-
lence de cet Etre incomprehenfible, pour être employée, d'une manière,
ii inutile, la quatrième partie du temps qu'elle efl en aclion, pour le
moins; en forte qu'elle penfe conflamment durant tout ce temps-là, fans
fe fouvenir d'aucune de fes penfées , fans en retirer aucun avantage pour
elle-même, ou pour les autres, & fans être par-là d'aucune utilité à quoi
que ce foit dans ce Monde. Si nous penfons bien à cela, nous ne trou-
verons pas, je m'affùre, que le mouvement de- la Matière, toute brute
&:
moins une expérience très-commune qui fem- fommeil? L'Enfant n'en fait rien. Cepen->
ble prouver le contraire. Un Enfant elt obli- dant fi l'on Ame a effectivement ruminé
gé d'<i,prendre par cœur douze ou quinze lut ces Vers, comme on pourroit, je penfe,
Vers de Virgile: il les- lit trois ou quatre fois le foupçonner avec quelque apparence de r h
immédiatement avant que de s'endormir; & fon, \oilà des penfecs qui ne lont pas inuti-
il les récite fort bien le lendemain, à fon re- les h l'Homme , quoi qu'il ne puifie poi.u fe
veil. Son Ame a-t-elle penfé à ces Vers, fouvenir que fon Âme en ait été occupée un.
pendmt qu'il étoit enfevdi dans un profond feul moment.
§[ue les Hommes ne penfent pas toujours. Liv. Iî. 09
& infenfible qu'elle cft, puiflc être, nulle part dans le Monde, fi inutile Chap. h
& l\ abfolument hors d'œuvre.
§. 16. A la vérité, nous avons quelquefois des exemples de certaines
perceptions qui nous viennent en dormant, & dont nous confervons le
fouvenir: mais y a-t-il rien de plus extravagant & de plus mal lié, que la
plupart de ces penfées? Combien peu de rapport ont-elles avec la perfec-
tion qui doit convenir à un Etre raifonnabîe ? C'eft ce que lavent fort
bien tous ceux qui font accoutumez à faire des fonges, fans qu'il foit né-
ceflaire de les en avertir. Sur quoi je voudrais bien qu'on me dît , ii lors
que l'Ame penfe ainli à part, & comme (1) féparée du Corps, elle agit
moins raifonnablement que lors qu'elle agit conjointement avec le Corps,
eu non. Si les penfées qu'elle a dans ce premier état, font moins raifon-
nables , ces gens-là doivent donc dire , que c'eft du Corps que l'Ame tient
la
(1) Je ne penfe pas que ceux que M. Loc-
ke combat ici , fe foient jaunis avifez de foù-
renir, que l'Ame de l'Homme foit plus fépa-
rée du Corps pendant que l'Homme doit , que
pendant qu'il veille. A l'égard des fonges qu'on
fait en dormant, qu'ils foient aufTi fr. voles &
auffi abfurdes qu'on voudra , ces Philofophes
ne s'en mettront pas fort en peine: mais ils
en pourront inférer contre M. Locke, que
de ceh même que nos fonges font fi frivoles,
il s'enfuit que l'Ame pourrait bien avoir d'au-
tres penfées, ou plus, ou moins, ou auffi peu
importantes que ces fonges; & qu'on ne lau-
roii conciurre de leur peu d'importance, qu'el-
les n'ont jamais exiflé. Car les fonges qui exif-
tent de l'aveu de M. Locke, ne font pas d'un
fort grand poids; & il arrive tous les jours
qu'on oublie des fonges dont on a été amufé
en dormant , tons qu'il foit poffible d'en rap-
peller autre chofe qu'un fouvenir très confus,
qu'on a fengé : Quelquefois même on ne rap-
pelle le fouvenir d'un Songe que longtemps
après qu'on s'elt éveillé, ce qui donne lieu de
croire, qu'il eft fort poffible, que l'Ame foit
amufée par des fonges dont elle ne conferve
ablo'.un-.ent aucun ïbu'venir; & que par con-
spt elle ait des penfées dont elle ne r.ip-
ianuis le fouvenir. Tout ceh, je l'avoûë ,
ne prouve point que l'Ame penfeaftuellèmenl
on en pourrait fort bien con-
ciurre, cerne (emble, ts: contre Du Cartes
& contre M. Loc'<e , qu'à h rigueur on ne peut
ni affirmer :ii nier pofitivement, que ['Ame
ptnft toujours. Sur un point comme Celai là ,
dont la déciiion dépend d'une connoiSance
cxicle & diliincte de la Nature de ÏA:v.e,
connoi.lance qui nous manque abfolument,
un peu de Pyrrhonifme ne fierait point ma!,
a- mon avis. C'eft ce qu'on vient de recon •
I
mor.fîration of the-'
Beitig c Attri .: *
ofC o D, uc Lon-
rion : pui.ic.t an :
I752-
noître fort' ingénument dans un petit Ouvrage, a Defence of Dr.
écrit en Anglois, intitulé Définfe du Dr. CL.iRKt Clakke'i De
fur l'exiflencev les Attributs de Dieu, &C. L'Au-
teur venant à raifonner fur h Nature de l'Ame,
8c en particulier fur ion extinfion , nous dit que
,, toute la difficulté qu'il y a à fe déterminer
„ fur l'article de fon extenfion , femble fon-
„ dee fur l'incapacité oùnousfomnusde con-
„ cevoir ce que c'eft que penfer , & en quoi
„ il confilte. Que ce foit, dit-il, une Ope-
„ ration de l'Ame, & non fon elTence , c'eft ,
„ je croi , ce qui eft allez certain , quoi qu'il
„ ne paroiffe pas , comme le fuppole M.
,, Locke, que Penfer foit à l'Ame comme
,, le Mouvement eft au Corps. Car ce peut
,, fort bien être une opération qui ne fauroit
„ ceffer , ce que cet Auteur prouve immédiate-
ment après, par un raifonnement fort fubtil à
la vérité , mais qui eft tout aufti probable que
le fujet le peut permettre. Lt de tout cela il
conclut, Que de favoir fil' Ame penfe toujours,
c'eft une QucHion jort difputable , C5* que nous
fommes peut-être toiit-à fait incapables d; déci-
der. Comme il y a préfentement bien des
Savans en Europe qui entendent I'Anglois,
je croi qu'Us feront bien ajfes
les rrop:es termes ce l'Auteur: Ihe wh^e'
■Aty 'xhethtr a Ihinkmg Being is ex:.
or no , feim's to arife from o.tr i-.a'i'ùty in con--
1 ■ ■ ,it Thinktng is , c where'm it ce.
That it is an opération of the Soûl , C? nol its
eflexce , 1 think is preiiy certain , thé it dosnot
■r to le as Motion is to the Body, as Mr.
efuppofes. Ter it may be an opération -
cannot cea.U, v will appear to le very likely fo
upon considération — - Wblthtr- the [ou' al-
ways thir.ks, is a -very diffutabU'Queftion; c?'
perhaps incapable of being dutermined. i'ag».
44. 45-
3
■jo Que les Hommes ne penfait pas toujours. L i v. 11.
C H A p. I. la faculté de penfer raifonnablement. Que fi fes penfées ne font pas alors
moins raifonnables que lors qu'elle agit avec le Corps, c'eft une chofe é-
tonnante que nos fonges foient pour la plupart fi frivoles & fi abfurdes ;
& que l'Amené retienne aucun de fes Soliloques, aucune de fes Médita-
tions les plus raifonnables.
suivant cette g. 1 7. Je voudrois aufïi que ceux qui afTûrent avec tant de confiance,
doKaTOifd'ei'idë^ (iue ' '^me penfe actuellement toujours, nous diffent quelles font les idées
qm ne viennent m qui fe trouvent dans l'Ame (1) d'un Enfant, avant qu'elle foit unie au
par Renflexio",ni Corps, ou juftement dans le temps de fon union, avant qu'elle ait reçu au-
quoi ii n'y a uuiie cune idée par voye de Senfation. Les fonges d'un homme endormi ne font
appuence. compofez, à mon avis , que des idées que cet homme a eu en veillant, quoi
que pour la plupart jointes bizarrement enfemble. Si l'Ame a des idées par
elle-même , qui ne lui viennent ni par fenfation ni par réflexion , comme
cela doit être , fuppofé qu'elle penfe avant que d'avoir reçu aucune impref-
fion par le moyen du Corps , c'eft une chofe bien étrange , que plongée
dans ces méditations particulières , qui le font à tel point que l'homme lui-
même ne s'en apperçoitpas, elle ne puilTe jamais en retenir aucune dans le
même moment qu'elle vient à en être retirée par le dégourdiffement du
Corps, pour donner par-là à l'homme le plaifir d'avoir fait quelque nouvel-
le découverte. Et qui pourroit trouver la raifon pourquoi pendant tant
d'heures qu'on paffe dans le fommeil , l'Ame recueillie en elle-même & ne
ceflant de penfer durant tout ce temps-là, ne rencontre pourtant jamais
aucune de ces idées qu'elle n'a reçu ni par fenfation ni par réflexion , ou du
moins, n'en conferve dans fa Mémoire abfolument aucune autre,' que cel-
les qui lui viennent à l'occallon du Corps , & qui dès-là doivent néceffaire-
ment être moins naturelles à l'Efprit? C'eft une chofe bien furprenante,
que pendant la vie d'un homme, fon Ame ne puiffe pas rappeller , une feu-
le fois, quelqu'une de ces penfées pures & naturelles, quelqu'une de ces
idées qu'elle a eues avant que d'en emprunter aucune du Corps, & que ja-
mais elle ne lui préfente, lors qu'il eft éveillé, aucunes autres idées que
celles qui retiennent l'odeur du vafe où elle eft renfermée , je veux dire qui
tirent manifeftement leur origine de l'union qu'il y a entre l'Ame & le Corps.
Si l'Ame (2) penfe toujours , & qu'ainii elle ait eu des idées avant que d'a-
voir été unie au Corps , ou que d'en avoir reçu aucune par le Corps , on ne
peut s'empêcher de iuppofer, que durant le fommeil elle ne rappelle fes i-
dées
(0 Un Enfant n'eft point Enfant avant que des Idées par voye de Senfation.
d'avoir un Corps , & par conféquent, dès qu'il (1) De ce que l'Ame penferoit toujours
a une Ame, cette Ame eft actuellement unie dans l'Homme, il ne s eniuivroit nullement
à fon Corps. De favoir lî cette Ame a fub qu'elle eût eu des Idées avant que d'avoir été
lifté avant que d'être l'Ame d'un Enfant, c'eft unie au Ccrps, puisqu'elle pourroit avoir com-
une Queftion qui n'eft point, je penre, du mencé d'exifter juftement dans le temps qu'el-
reffort de la Phiiofophie. Ceux aqui M.Locke le a été ur.ie au Corps: & fi je neme trom-
en veut en cet endroit, pourroient fort bien pe, c'eft là l'Opinion delà plupart des Philo-
dire fans contredire leur Hypothefe, que l'A lophes que M. Locke attaque dans ce Cha-
îne commence à penfer dans le temps de fon pitre.
union avec le Corps, 8c même qu'il lui vient
Qtie les Hommes ne penfent pas toujours, L i v. 1 1. fi
dées naturelles , & que pendant cette cfpèce de feparation d'avec le Corps , C H a p. I.
il n'arrive, au moins quelquefois, que parmi toutes ces idées dont elle eft
occupée en fe recueillant ainfi en elle-même, il s'en préfente quelques-unes
purement naturelles &quifoientjuftcmentdu même ordre que celles qu'el-
le avoit eues autrement que par le Corps, ou par fes réflexions fur les idées
qui lui font venues des Objets extérieurs. Or comme jamais homme ne
rappelle le fouvenir d'aucune de ces fortes d'idées lors qu'il eft éveillé, nous
devons conclurre de cette hypothéfe, ou que l'Ame fe relîbuvient de quel-
que chofe dont l'Homme ne fauroit fe relîbuvenir , ou bien que la Mémoi-
re ne s'étend que fur les idées qui viennent du Corps , ou des Opérations de
l'Ame fur ces idées.
%• i8- Je voudrais bien auffi que ceux qui foûtiennent avec tant de con- Pcrfonne ne peut
fiance, que l'Ame de l'Homme, ou ce qui eft la même chofe, que l'Hom- [•Ame'penS'toà-
me nenfe toujours,, me diflent, comment ils le favent, & par quel moyen jouis, ftns en a-
' K > J I. »•/ r . t i ' fi > " .. voit des preuves,
ils viennent a connaître qu us penfent eux - mêmes , lors même qu ils ne s en ap- parce cjUe ce n-eft
perçoivent point. Pour moi, je crains fort que ce ne foit une affirmation pat une Piopofi-
rriT. i o J -rr r a tion évidente pat
delbtuee de preuves, oc une connoniance îans perception, ou plutôt, une ciie.mêioc.
notion très-confufe qu'on s'eft formée pour défendre une hypothéfe, bien
loin d'être une de ces véritez claires que leur propre évidence nous force de
recevoir , ou qu'on ne peut nier fans contredire groifiérement la plus com-
mune expérience. Car ce qu'on peut dire tout au plus fur cet article ,
c'eft, qu'il eft poiîible que l'Ame penfe toujours, mais qu'elle ne conferve
pas toujours le fouvenir de ce qu'elle penfe : & moi , je dis qu'il eft aufïi
poffible, que l'Ame ne penfe pas toujours ; & qu'il eft beaucoup (i) plus
probable qu'elle ne penfe pas quelquefois, qu'il n 'eft probable qu'elle penfe
fouvent cependant un aflez long temps tout de fuite, fans pouvoir être
convaincue, un moment après, qu'elle ait eu aucune penfée.
§. 19. Suppofer que l'Ame penfe & que l'Homme ne s'en apperçoit
point, c'eft, comme j'ai déjà dit, faire deux perfonnes d'un feul homme;
& c'eft dequoi l'on aura fujet de foupçonner ces Meflîeurs , fi l'on prend
bien garde à la manière dont ils s'expriment en cette occafion. Car il ne
me fouvient pas d'avoir remarqué, que ceux qui nous difent, que Y Ame
p enfe
(1) Si M. Locke votfoit s'en tenir à cette foit convaincu qu'il penfe; 8c par conféquent
en/ece de Pynhonjsme qui paioit fort raiîbn- il ne penfe jamais qu'il ne puiiTe diilmgucr
nable fur cet article, la plupart des raifonne- le remps auquel il penfe davec celui auquel
mens qu'il fait ici, prouveroient trop, car ils il ne penfe pas , tel qu'eft, félon M Locke,
tendent presque tous à faire voir, non qu;/ le temps auquel l'Homme elt enfeveli dans un
eft fus f>robable,mùshjut. à • fiit certain , que profond fommeil. ]e ne fai, fila Quefiion
l'Ame de i'Homme ne penfe pas toujours. Mais que je fais ici n'eft point trop fubtiie , mais
qu'auroit répondu M. Locke , fi l'on lui eût elle 1 eft moins certainement que celle que
dit qu'il s'enfuit de fi Doctrine, que lHom- M. Locke fait lui même à ceux qti affinent
me ne penl'e point un inilant avant que dêire pofi'ivement que l'Ame penfe actuellement
eiido mi, parce que nul homme ne peut dif- toùjoms, lois qu il dit au comme. icement du;
tinguer par lentiment cet mflant-là d'avec ce- paragraphe qui précède immédiate!] etit celui*
lui qui le fuit immédiatement. Cependant ci, qu'il voudroit bien favoir d'eux, quilles
félon M. i ocke , l'homme penfe pendant font Us idées qui fe trouvent /'ans l Ame du»
•ju'ilell éveillé ; & il lie penfe jamais qu'il ne Enfant avant qti elle foit mm au Corps.
72 §lueïcs Hommes ne penfent pas toujours. Ltv. îî.
Ckkv. I. penfe toujours , difent jamais, que Y Homme penfe toujours. Or l'Ame -
elle penfer, fans que l'Homme penfe? ou bien, l'Homme peut-il penfer,
fans en être convaincu en lui-même"? Cela pafferoit apparemment pour ga~
limathias, fi d'autres le difoient. S'ils foûtiennent que l'Homme penfe
toujours, mais qu'il n'en eft pas toujours convaincu en lui-même, ils peu-
vent tout auffi bien dire , que le Corps eft étendu fans avoir des parties. Car
dire que le Corps eft étendu fans avoir des parties, & qu'une chofe penfe
fans connoitre & fans appercevoir qu'elle penfe, ce font deux affertions
également inintelligibles. Et ceux qui parlent ainfi, feront tout auffi bien
fondez à foûtenir, ficela peut fervir à leur hypothéfe, que l'Homme a
toujours faim; mais qu'il n'a pas toujours un fentiment de faim ; puifque
la Faim ne fauroit être fans ce fentiment -là, non plus que la penfée fans
une conviction qui nous allure intérieurement que nous penfons. S'ils di-
fent, que l'Homme a toujours cette conviction, je demande d'où ils le
lavent, puis que cette conviction n'eft autre chofe que la perception de ce
qui fe pàffe dans l'Ame de l'Homme. Or un autre Homme peut-il s'affu-
rer que je fens en moi ce que je n'apperçois pas moi-même ? C'eft ici que
la connoifiance de l'Homme ne fauroit s'étendre au delà de fa propre expé-
rience. Reveillez un homme d'un profond fommeil, & demandez-lui à
quoi il penfoit dans ce moment. S il ne fent pas lui-même qu'il aît penfé
à quoi que ce foit dans ce temps-là, il faut être grand Devin pour pouvoir
l'alfurer qu'il n'a pas laiffé de penfer effectivement. Ne pourroit-on pas
lui foûtenir avec plus de raifon, qu'il n'a point dormi? C'eft là fans doute
une affaire qui paife la Philofophie : & il n'y a qu'une Révélation expreffe
qui puiffe découvrir à un autre, qu'il y a dans mon Ame des penfées,lors
que je ne puis point y en découvrir moi-même. Il faut que ces gens-là
ayent la vûë bien perçante pour voir certainement que je penfe, lorfque
je ne le faurois voir moi-même, & que je déclare expreffément que je ne
le vois pas. Et ce qu'il y a de plus admirable, des mêmes yeux qu'ils pé-
nétrent en moi ce que je n'y faurois voir moi-même, (i) ils voyent que les
Chiens & les Elephans ne penfent point , quoi que ces Animaux en don-
nent toutes les demonfttations imaginables, excepté qu'ils ne nous le di-
fent pas eux-mêmes. Il y a en tout cela plus de myftére, au jugement de
certaines perfonnes, que dans tout ce qu'on rapporte des Frères de la Rofe-
Croix: car enfin il paroît plus aifé de fe rendre invifible aux autres, que de
faire que les penfées d'un autre me foient connues , tandis qu'il ne les con-
noît pas lui-même. Mais pour cela il ne faut que définir l'Ame , une Subf-
iance qui penfe toujours , & l'affaire eft faite. Si une telle définition eft de
quelque autorité , je ne vois pas qu'elle puiffe fervir à autre chofe qu'à fai-
re foupçonner à plufieurs perfonnes, qu'ils n'ont point d'Ame , puifqu'ils
éprouvent qu'une bonne partie de leur vie fe paffe fans qu'ils ayent aucune
penfee. Car je ne connois point de définitions ni de fuppofitions d'aucune
Se6te qui foient capables de détruire une expérience confiante; & c'eft
fans
(i] Il tiaroit vifiMement par cet endroit, veut M. Locke dans tout ce Chapitre.
que c'eft a Des Cartes & à fes Difciples cuen
Que les Hommes ne penfent pas toujours. Liv. II. 73
fans doute une pareille affectation de vouloir favoir plus que nous ne pou- CïïAP. I.
vons comprendre qui fait tant de fracas & caufe tant de vaines difputes
dans le Monde. • , ,
§. 20. Je ne vois donc aucune raifon de croire , (1) que l'Ame penfè Je*™'e g*eap™"
avant que les Sens lui ayent fourni des idées pour être l'objet de fes pen- senfation ou par
fées ; & comme le nombre de ces idées augmente, & qu'elles fe confervent
dans l'Efprit, il arrive que l'Ame perfectionnant, par l'exercice, fa facul-
té de penfer dans fes différentes parties , en combinant diversement ces
idées, & en rerlechiffant fur fes propres opérations, augmente le fonds de
fes idées, auffi bien que la facilité d'en acquérir de nouvelles par le moyen
de la mémoire, de l'imagination , du raifonnement, & des autres maniè-
res de penfer.
§. 21. Quiconque voudra prendre la peine de s'initruire par obfervation ^0CnSqXe°v"î
& par expérience , au lieu d'affujettir la conduite de la Nature à fes pro- évidemment dans
près hypothéfes, n'a qu'à conliderer un Enfant nouvellement né; & il ne lcs Enans"
trouvera pas , je m'aflure , que fon Ame donne de grandes marques d'être
accoutumée à penfer beaucoup, & moins encore (2) à former aucun raifon-
nement. Cependant il efl bien mal-aifé de concevoir, qu'une Ame raifon-
nable puiffe penfer beaucoup , fans raifonner en aucune manière. D'ailleurs,
qui confiderera que les Enfans nouvellement nez, paffent la plus grande par-
tie du temps à dormir, & qu'ils ne font guère éveillez que lorsque la faim
leur fait fouhaitter le tetton, ou que la douleur, (qui eft la plus importune
de nos Senfations) ou quelque autre violente impreflîon , faite fur le Corps,
forcent l'Ame à en prendre connoiffance, & à y faire attention : quicon-
que, dis-je, confiderera cela, aura fans doute raifon de croire, que le
Fœtus dans le ventre de la Mère , ne diffère p.is beaucoup de l'état d'un vege-
table ; & qu'il paffe la plus grande partie du temps fans perception ou pen-
fée, ne faifant guère autre chofe que dormir dans un Lieu, où il n'a pas
befoin de tetter pour fe nourrir, & où il eil environné d'une liqueur, tou-
jours également iluide, & prefque toujours également tempérée , où les
yeux ne font frappez d'aucune lumière, où les oreilles ne font guère en état
de recevoir aucun fon ; & où il n'y a que peu, ou point de changement
d'objets qui puiffent émouvoir les Sens.
§. 22. Suivez un Enfant depuis fi naiffance , obfervez les change-
mens que le temps produit en lui , & vous trouverez que l'Ame ve-
nant
(0 Des le moment que l'Ame efl unie au (i) Je ne fai pourquoi Mr. Locke mê e
Corps, les Sens peuvent lui fournir des idées, ici le raifonnement à la penfée. Cela ne fert
par l'iivpreflion qu'ils reçoivent des Objets qu'à embanafler la Queflion. Il eft certain
extérieurs, laquelle impreilion étant commu- qu'un Enfant qui en naiflant voit une chan-
mquée à l'Ame , y produit ce qu'on appelle dclle allumée, à l'idée de la Lumière, & que
perception ou penfée. i 'eft ce que doivent foû- par conféquent il penfe dins le temps qu'il
tenir ceux qui ctoyent que l'Ame penïe toû- voit une chandelle a'iumée. Dût-il ne railon-
jours: Philofophes trop décifïfs fur cet Arti ner jamais fur la Lumière, il ne laifleroit
cle, mais que M. Locke combat à fon tour pourtant pas de penfer durant tout le temps
par des railor.nemcns qui ne font pas toujours que fon F/prit feroit frappé de cette perception.
cemonllratifs, comme j'ai pris la liberté de le 11 en eft de même de toute autre perception.
faire voir.
74 &e VOrigint des Idées.
Chap. I. liant â fe fournir de plus en plus d'idées par le moyen des Sens , fe
reveille , pour ainfi dire , de plus en plus , & penfe davantage à mefure
qu'elle a plus de matière pour penfer. Quelque temps après , elle com-
mence à connoître les objets qui ont fait fur elle de fortes impreflions
à mefure qu'elle eft plus familiarifée avec eux. C'eft ainfi qu'un En-
fant vient, par dégrez, à connoître les perfonnes avec qui il eft tous
les jours , & à les diftinguer d'avec les Etrangers , ce qui montre en
effet, qu'il'commence à retenir & à diftinguer les idées qui lui viennent
par les Sens. Nous pouvons voir par même moyen comment l'Ame fe
perfectionne par dégrez de ce côté-là, auffi bien que dans l'exercice des
autres Facultez qu'elle a d'étendre fes idées , de les compofer , d'en for-
mer des abflratlions, de raifonner & de réfléchir fur toutes fes idées, de-
quoi j'aurai occafion de parler plus particulièrement dans la fuite de ce
Livre.
g. 23. Si donc on demande , Quand c'efl que ïHomine commence d'a-
voir des idées , je croi que la véritable réponfe qu'on puiffe faire, c'efb
de dire , Dès qu'il a quelque fenfation. Car puisqu'il ne paroit aucune
idée dans l'Ame, avant que les Sens y en ayent introduit, je conçois
que l'Entendement commence à recevoir des Idées , juftement dans le
temps qu'il vient à recevoir des fenfations , & par conféquent que les
idées commencent d'y être produites dans le même temps que la Jen-
fation, qui eft une imprelïion , ou un mouvement excité dans quelque
partie du Corps , qui produit quelque perception dans l'Entende-
ment.
Qaeile eft l'origine §. 24. Voici donc, à mon avis, les deux fources de toutes nos con-
eo.i°Jmiisccs6. noiflànces , XImprtJJion que les Objets extérieurs font fur nos Sens, &
les propres Opéra/ions de l'Ame concernant ces Impreflions , fur lesquel-
les elle réfléchit comme fur les véritables objets de lès Contemplations.
Ainfi la première capacité de l'Entendement Humain confifte en ce
que l'Ame eft propre à recevoir les impreflions qui fe font en elle , ou
par les Objets extérieurs à la faveur des Sens , ou par fes propres Opé-
rations lors qu'elle réfléchit fur ces Opérations. C'eft-là le premier pas
que l'Homme fait vers la découverte des chofes quelles qu'elles loient.
C'eft' fur ce fondement que font établies toutes les notions qu'il aura
jamais naturellement dans ce Monde. Toutes ces penfees fublimes qui
s'élèvent au deflus des nues & pénétrent jufque dans les Cieux, tirent
de là leur origine : & dans toute cette grande étendue que l'Ame par-
court par fes vaftes fpéculations , qui femblent l'élever fi haut , elle ne
paffe point au delà des Idées que la Senfaiïon ou la Reflexion lui préfen-
tent pour être les objets de fes contemplations.
rftEpo^-™d"nai. §" 25- L'Efprit clt , à cet égard, purement paflifj & il n'eft pas en
ie paintdans la fon pouvoir d'avoir ou de n'avoir pas ces rudimens, &, pour ainfi dire,
Am?ies!n(iesiddes ces matenaux de connoiflànce. Car les idées particulières des Objets
des Sens s'introduifent dans notre Ame, foit que nous veuillions ou que
nous ne veuillions pas ;& les Opérations de notre Entendement nous laif-
fent pour le moins quelque notion obfcure d'elles-mêmes , perfonne ne
pou-
Des Ide'es fimples. Liv. II. 75-
pouvant ignorer abfolument ce qu'il fait lors qu'il penfe. Lors, dis -je, Chap. I.
que ces idées particulières fe préfentent à l'Efprit, l'Entendement n'a pas
la puiflfance de les refufer, ou de les altérer lors qu'elles ont fait leur im-
prelïion, de les effacer, ou d'en produire de nouvelles en lui-même, non
plus qu'un Miroir ne peut point refufer, altérer ou effacer les images
que les Objets produifent fur la Glace devant laquelle ils font placez.
Comme les Corps qui nous environnent, frappent diverfement nos Orga-
nes , l'Ame eft forcée d'en recevoir les imprelîions , & ne fauroit s'em-
pêcher d'avoir la perception des idées qui font attachées à ces impref-
lions - là.
C II A P I T R E II.
Des Idées f.mpl.s. Chap. II.
8- l- T) O u R mieux comprendre quelle eft la nature & l'étendue de nos idées qui ne r0«
1. connoiffances , il v a une chofe qui concerne nos idées à laquelle pas coulPofé«.
il faut bien prendre garde : c'eil qu'il y a de deux fortes u idées , les unes
/impies &. les autres compofées.
Bien que les Qualitez qui frappent nos Sens, £bient fi fort unies, & fi
bien mêlées enfemble dans les chofes mêmes, qu'il n'y ait aucune fepara-
tion ou diftance entre elles , il eft certain néanmoins , que les idées que ces
diverfes Qualitez produifent dans l'Ame, y entrent par les Sens d'une ma-
nière (Impie & fans nul mélange. Car quoi que la Vûë & l'Attouchement
excitent fouvent dans le même temps différentes idées par le même objet,
comme lors qu'on voit le mouvement & la couleur tout à la fois, & que
la Main fent la molleffe & la chaleur d'un même morceau de cire , cepen-
dant les idées fimples qui font ainii réunies dans le même fujet, font auin
parfaitement diftinctes que celles qui entrent dans l'Efprit par divers Sens.
Par exemple, la froideur & la dureté qu'on fent dans un morceau de Gla-
ce, font des Idées auili diftinctes dans l'Ame, que l'odeur & la blancheur
d'une Fleur de Lis, ou que la douceur du Sucre & l'odeur d'une Rofe : &.
rien n'eft plus évident à un homme que la perception claire & diftincte
qu'il a de ces idées lïmples , dont chacune prife a part, eft exempte de
toute compofition 6e ne produit par conféquent dans l'Ame qu'une con-
ception entièrement uniforme, qui ne peut être diftinguée en différentes
idées.
§. 2. Or ces idées fimples, qui font les matériaux de toutes nos cenneif- virait rr
fances, ne font fuggerées à l'Ame, que par les deux v'oyés dont nous avons <£ ^
parlé ci-deffus, je veux dire, parla Senfation, & par la Réflexion, Lors
que l'Entendement a une fois reçu ces idées fmples, il a la puiffance de les
repeter, de les comparer, de les unir enfemble, avec une variété préfque
infinie , & de former par ce moyen de nouvelles idées complexes , félon qu'il
le trouve à propos. Mais il n'eft pas au pouvoir des Efprits les plus fubli-
K s ' mes ,
7 6 Des Idées /Impies. Liv. II.
Chat. IL mes , & les plus vaftes , quelque vivacité & quelque fertilité qu'ils puhTent a-
voir, de former dans leur Entendement aucune nouvelle idée fimple qui ne
vienne par l'une de ces deux voyes que je viens d'indiquer; & il n'y a au-
cune force dans l'Entendement qui foit capable de détruire celles qui y font
déjà. L'Empire que l'homme a fur ce petit Monde, je veux dire fur fort
propre Entendement, eft le même que celui qu'il exerce dans ce grand
Monde d'Etres vifibles. Comme toute la puiffance que nous avons fur ce
Monde Matériel , ménagée avec tout l'art & toute l'adreffe imaginable,
ne s'étend clans le fond qu'à compofer & à divifer les Matériaux qui font à
notre difpofition , fans qu'il foit en notre pouvoir de faire la moindre par-
ticule de nouvelle matière , ou de détruire un feul atome de celle qui exifte
déjà, de même nous ne pouvons pas former dans notre Entendement aucu-
ne idée fimple , qui ne nous vienne par les Objets extérieurs à la faveur des
Sens, ou par les réflexions que nous faifons fur les propres opérations de
notre Efprit. C'eft ce que chacun peut éprouver par lui-même. Et pour
moi , je ferois bien aife que quelqu'un voulût effayer defe donner l'idée de
quelque Goût dont fon Palais n'eût jamais été frappé, ou de fe former
l'idée d'une odeur qu'il n'eût jamais fentie: & lors qu'il pourra le faire, j'en
conclurrai tout aufii-tôt qu'un Aveugle a des idées des Couleurs , & un
Sourd des notions diflincles des Sons.
§. 3. Ainfl, bien que nous ne puiflions pas nier qu'il ne foit auffi poffible
à Dieu de faire une Créature qui reçoive dans fon Entendement la con-
noiffance des chofes corporelles par des organes différens de ceux qu'il a
donnez à l'Homme, & en plus grand nombre que ces derniers qu'on nom-
me les Sens, & qui font au nombre de cinq, félon l'opinion vulgaire, (1) je
croi pourtant que nous ne faurions imaginer ni connoître dans les Corps ,
de quelque manière qu'ils foient difpofez, aucunes qualitez, dont nous
puillions avoir quelque connoiflance , qui foient différentes des Sons, des
Goûts, des Odeurs, & des Qualitez qui concernent la Vue & l'Attouche-
ment. Par la même raifon , fi l'Homme n'avoit reçu que quatre de ces
Sens*
(1) Montagne a exprimé tout cela à fa ma- - An pot(rum Oculos Auras rifrebendere ,.
mire. Comme le pallaee eft curieux , quoi- .
ou" un peu long , je croi qu'on ne fera pas , , _ . .
fâché de le voir ici. „ La première confide- » TaSîus^ an hune forro taclum Sapor
„ ration ,dit-il, que j ay furie fubjedl des Sens, arguet oris ,
,, eft que je mets en doute que l'Homme foit „ An tonfutabunt Nares , Oculive re-
,, pourveu de tous fens naturels. Je voy plu- ■Vincent *
„ fieurs animaux qui vivent une vie entière
„ Se parfaire, les uns fans h veuë, autres
„ fans l'ouye: qui ieait fi à nous auffi il ne „ Us font trestous la ligne extrême de
„ manque pas encore un, deux, trois, & „ noflre Faculté. - --Que lç.ut-on , fi les dit-
„ plusieurs autres Sens ? Car s'il en man- „ ficultez que nous trouvons en pluiïews ou-
„ que quelqu'un , noltre difeours n'en peut „ vrages de rature, viennent du rfefuit de
,, defeouvrir le défaut. C'eft le privilège des „ quelques Sens >. & h pluneurs effects des
„ Sens, d'élire l'extrême borne de noftre ap- „ animai.x qui excédent nollre capacité . font
„ percevance: il n'y a rien au delà d'eux, „ produiftspar la faculté de quelque Sens que
„ qui nous puilfe fervir à les defeouvrir: voire „ nous ayons à dire ? & 11 aucuns d entr eux
„ ny l'un des Sens ne veut defeouvrir l'autre. „ ont une vie plus pleine par ce moyen, &
„ plus
Des Idées qui viennent par un feul Sens. Liv. IL 77
Sens, les Qualitez qui font les Objets du cinquième Sens, auroient été Ciiap. II.
aufli éloignées de notre connoiflance , imagination & conception , que le
font préfentement les Qualitez qui appartiennent auxfixiéme, feptiémeou
huitième Sens , que nous fuppofons poffibles , & dont on ne fauroit dire ,
fans une grande préemption, que quelques autres Créatures nepuifienmre
enrichies, dans quelque autre partie de ce vafle Univers. Car quiconque
n'aura pas la vanité ridicule de s'élever audeflus de tout ce qui eft forti de
la main du Créateur, mais confiderera ferieufement l'immenfité de ce pro-
digieux Edifice, & la grande variété qui paroît fur la Terre, cette petite
& fi peu confiderable Partie de l'Univers fur laquelle il fe trouve placé ,
fera porté à croire que dans d'autres Habitations de cet Univers, il peut y
avoir d'autres Etres Intelligens dont les facultez lui font aufli peu connues ,
que les Sens ou l'Entendement de l'Homme font connus à un ver caché
dans le fond d'un cabinet. Une telle variété & une telle excellence dans
les Ouvrages de Dieu, conviennent à la fageflè & à lapuiflance de ce grand
Ouvrier. Au refte, j'ai fuivi dans cette occafion le fentiment commun
qui ne donne que cinq Sens à l'Homme, quoi que peut-être on eût droit
d'en compter davantage. Mais ces deux fuppofitions fervent également à
mon delîéin.
CHAPITRE III.
Des Idées qui nous 'viennent par un feul Sens. C h a p. III.
§. 1. I)Our mieux connoître les Idées que nous recevons par les Sens, DhiSon des 1-
1 il ne fera pas inutile de les confiderer par rapport aux différen- ees '""P1"-
tes voyes par où elles entrent dans l'Ame, & fe font connoître à nous.
I. Premièrement donc il y en a quelques-unes qui nous viennent par un
feul Sens.
II. En fécond lieu, il y en a d'autres qui entrent dans l'Elprit par plus
d'un Sens.
III. D'autres y viennent par la feule Réflexion.
IV. Et enfin il y en a d'autres que nous recevons par toutes les voyes de
la Senfation, aulîi bien que par la Réflexion.
Nu us allons les confiderer à part fous ces difTérens chefs.
Premièrement, il y a des Idées qui n'entrent dansl'Efprit que par un feul tdees qui v.:en-
J ^ r -1 i. nentdansl'E'prit
°wlu 5 pat un feul Sent.
„ plus entière que la noflre? Non; fhifiiïbns „ plufieurs chûtes, comme à l'aymant d'atti-
„ U pomme quafi par tous nos Sens: nous y ,, 1er le Fer,n'ell-il pas vray-lembhbk qu'il
„ trouverons de la routeur, de la polifTeiire; „ y a des facilitez fenfitives en nature propres
„ de l'odeur & de la douceur: outre cela elle „ a les juger cz à les appercevoir, & que le
„ peut av ir d'autres verrus, comme d'affei- ,, défaut de telles faculté! nous apporte l'igno-
„ cher ou reftraindre. auxquelles nous n'avons „ rance de la vraye effen.e de telles choies?
„ point de Sens qui le puifle rappoiter. Les Essais, Tom. II. Liv. U Chap. XII.
„ propriété que eous appelions occultes en pag..56i. & 565, Ed. dt la lUye. 1717.
K 3
y 2 Des Idées qui viennent par un feul Sens. Liv. II.
Chap. III. Sens, qui eft particulièrement difpofc à les recevoir. Ainfi , la Lumière
& les Couleurs, comme le Blanc, le 'Rouge, le Jaune, & le Bleu avec
leurs mélanges & leurs différentes nuances qui forment le vert, l'écarlate,
le pourpre, le vert de mer & le relie, entrent uniquement par les yeux;
toutes les fortes de bruits, de fons & de tons différens, entrent parles
Oreilles ; les différens Goûts par le Palais , & les Odeurs par le Nez. Et
fi les Organes ou Nerfs , qui après avoir reçu ces impreffions de dehors ,
les portent au Cerveau, qui eft, pour ainfi dire, la Chambre d'audience,
où elles fe préfëntent à l'Ame, pour y produire différentes fenfations, fi,
dis-je, quelques-uns de ces Organes viennent à être détraquez, en forte
qu'ils ne puiifent point exercer leur fonction , ces fenfations ne fauroient y
être admifes par quelque faufle porte : elles ne peuvent plus fe préfenter à
l'Entendement, & en être apperçuè's par aucune autre voye.
Les plus confidérables des (^ualitez tatliles, font le froid, le chaud & la
foliditê. Pour, toutes les autres, qui ne confiftent prefque en autre chofe
que dans la configuration des parties fénfibles, comme eft ce qu'on nomme
poli & rude , ou bien , dans l'union des parties , plus ou moins forte , com-
me eft ce qu'on nomme compacie, &lviou, dur, & fragile, elles fe pré-
fëntent allez d'elles-mêmes,
n y a peu d'idées §. 2. Je ne croi pas qu'il foit néceffaire de faire ici une énumeration de
dèsP'oa?tti ayent t0UI:es les idées fimples qui font les Objets particuliers des Sens. Et oh ne
pourroit même en venir à bout quand onvoudroit, parce qu'il y en a beau-
coup plus que nous n'avons de noms pour les exprimer. Les Odeurs,
par exemple,. qui font peut-être en aufii grand nombre, ou même en plus
grand nombre que les différentes Efpéces de Corps qui font dans le Monde ,
manquent de nom pour la plupart. Nous nous fervons communément des
mots fentir bon , on fentir mauvais , pour exprimer ces idées , par où nous
ne difons, clans le fond, autre chofe finon qu'elles nous font agréables,
ou désagréables, quoi que l'odeur de laRofe, & celle de la Violette, par
exemple , qui font agréables l'une & l'autre, foient fans doute des idées fort
diftincles. On n'a pas eu plus de foin de donner des noms aux différens
Goûts, dont nous recevons les idées par le moyen du Palais. Le doux,
X 'amer , X 'aigre, Xâcre , X acerbe, & k-falé font prefque les feuls termes que
nous ayions pour défigner ce nombre infini de faveurs qui fe peuvent re-
marquer diftinctement, non-feulement dans prefque toutes les Efpéces d'E-
tres fénfibles, mais dans les différentes parties de la même Plante, ou du
même Animai. On peut dire la même chofe des Couleurs & des Sons.
Je me contenterai donc fur ce que j'ai à dire des idées fimples , de ne propo-
ser que celles qui font le plus à mon deffein , ou qui font en elles-mêmes de
nature à être moins connues, quoi que fort fouvent elles fafient partie de
nos idées complexes. Parmi ces Idées fimples , auxquelles on fait peu d'at-
tention, il me fëfnble qu'on peut fort bien mettre la Solidité, dont je par-
lerai pour cet effet dans le Chapitre fuivans.
CHA-
Vidée de la Solidité. Liv. II. 7Î>
CHAPITRE IV.
. De la Solidité C u a r. IV.
g. i. T 'Ide'e de la Solidité nous vient par l'Attouchement; & elle eft c'eft par l'At-
L caufee par la réfiftance que nous trouvons dans un Corps jufqu'à nou^recevons"6
ce qu'il aît quitté le lieu qu'il occupe, lors qu'un autre Corps y entre actuel- VidtcdelaSoiidue.
lement. De toutes les Idées qui nous viennent par Senfation, il n'y en a
point que nous recevions plus conffcamment que celle de la Solidité. Soit
que nous foyons en mouvement ou en repos, dans quelque fituation que
nous nous rencontrions, nous Tentons toujours quelque chofe qui nous foû-
tient & qui nous empêche d'aller plus bas; &nous éprouvons tous les.jours
en maniant des Corps , que , tandis qu'ils font entre nos mains , ils em-
pêchent, par une force invincible, l'approche des parties de nos mains qui
les preffent. Or ce qui empêche ainfi l'approche de deux Corps lors qu'ils
fe meuvent l'un vers l'autre, c'eft ce que j'appelle Solidité. Je n'examine
point fi le mot de Solide, employé dans ce Sens, approche plus de fa figni-
fication originale, que dans lefens auquel s'en fervent les Mathématiciens:
fuffit que la notion ordinaire de la Solidité doive, je ne dis pas juftifier,
mais autorifer l'ufage de ce mot ,' au fens que je viens de marquer ; ce que
je ne croi pas que perfonne veuille nier. Mais fi quelqu'un trouve plus à
propos d'appeller Impénétrabilité ', ce que je viens de nommer Solidité, j'y
donne les mains. Pour moi, j'ai crû le terme de Solidité, beaucoup plus
propre à exprimer cette idée, non-feulement à caufe qu'on l'employé com-
munément en ce fèns-là, mais .auffi parce qu'il emporte quelque chofe de
plus pofuif que celui d Impénétrabilité ', qui eft purement négatif, & qui,
peut-être, eft plutôt un effet de la Solidité, que la Solidité elle-même.
Du refte, la Solidité eft de toutes les idées, celle qui paroît la plus effen-
tielle & la plus étroitement unie au Corps, en forte qu'on ne peut la trou-
ver ou imaginer ailleurs que dans la Matière: &quoi que nos Sens ne la re-
marquent que dans des amas dé matière d'une groffeur capable de produire
en nous quelque fenfation, cependant l'Ame ayant une fois reçu cette idée
parle moyen de ces Corps grolîiers, la porte encore plus loin, la confide-
rant, auffi bien que la Figure, dans la plus petite partie de matière qui
puiffe exifter, & la regardant comme infeparablement attachée au Corps,
où qu'il foit, & de quelque manière qu'il foit modifié.
g. 2. Or par cette idée qui appartient au Corps, nous concevons que le ta solidité rem-
Corps remplit ÏE/pace: autre idée qui emporte, que par tout où nous ima- pht r£fPace'
ginons quelque eipace occupé par une fubftance folide, nous concevons que
cette- fubftance occupe de telle forte cet efpace, qu'elle en exclut toute au-
tre fubftance folide; & qu'elle empêchera a jamais deux autres Corps qui fe
meuvent en ligne droite l'un vers l'autre, de venir à fe toucher, fi elle ne
s'éloigne d'entr'eux par une ligne qui ne foit point parallèle à celle fur la-
quelle
8o VWe de U Solidité. Liv. II.
Chap. I V. quelle ils fe meuvent actuellement. C'efl là une idée qui nous efl fuic-
famment fournie par les Corps que nous manions ordinairement.
diff;SoIidid'i*ln §• 3- ^r ceCte rcfiftance qui empêche que d'autres Corps n'occupent
pâcô""" " " l'Efpace dont un Corps efl actuellement en pofïefïion, cette réfiftance,
dis-je, efl fi grande qu'il n'y a point de force, quelque grande qu'elle foit,
qui puille la vaincre. Que tous les Corps du Monde prelTent de tous cotez
une goutte d'eau, ils ne pourront jamais furmonter la réfiftance qu'elle fe-
ra, quelque molle qu'elle foit, jufqu'à s'approcher l'un de l'autre, fi aupa-
ravant ce petit Corps n'efl oté de leur chemin: en quoi notre idée de la
Solidité eu. différente de celle de Y Efface pur , (qui n'efl capable ni de ré-
fiilance ni de mouvement) & de l'idée de la Dureté. Car un homme peut
concevoir deux Corps éloignez l'un de l'autre qui s'approchent fans toucher
ni déplacer aucune chofefolide, jufqu'à ce que leurs furfaces viennent à fë
rencontrer. Et par-là nous avons , à ce que je croi , une idée nette de l'Ef-
pace^fans Solidité. Car fans recourir à l'annihilation d'aucun Corps particu-
lier, je demande, fi un homme ne peut point avoir l'idée du mouvement
d'un feul Corps fans qu'aucun autre Corps fuccede immédiatement à fa pla-
ce. Il efl évident , ce me femble , qu'il peut fort bien fe former cette idée :
parce que l'idée de mouvement dans un certain Corps, ne renferme pas
k l'idée de mouvement dans un autre Corps, que l'idée d'une figure quar-
i\ e dans un Corps , renferme l'idée de cette figure dans un autre Corps. Je ne
demande pas fi les Corps exiftent de telle manière que le mouvement d'un
feul Corps ne puiffe exifler réellement fans le mouvement de quelque autre:
déterminer cela, c'efl foùtenir ou combattre l'exiflence actuelle du Vuide,
à quoi je ne fonge pas préfentement. Je demande feulement, fi l'on ne
peut point avoir l'idée d'un Corps particulier qui foi: en mouvement, pen-
dant que les autres font en repos. Je ne croi pas queperfonne le nie. Ce-
la étant, la place que le Corps abandonne en fe mouvant, nous donne l'idée
d'un pur efpace fans folidité, dans lequel un autre Corps peut entrer fans
qu'aucune chofe s'y oppofe, ou l'y pouffe. Lors qu'on tire le piflon d'une
Pompe, l'efpace qu'il remplit dans le tube, efl vifiblement le même, foit
qu'un autre Corps fuive le piflon à mefure qu'il fe meut, ou non: & lors
qu'un Corps vient à fe mouvoir, il n'y a point de contradiction à fuppofer
qu'un autre Corps qui lui efl feulement contigu , ne le fuive pas. ■ La né-
ceffité d'un tel mouvement n'ell fondée que fur la fuppofition , Que le Mon-
de efl plein, mais nullement, fur l'idée diftintte de l'Efpace & de la Soli-
dité , qui font deux idées aufii différentes que la réiiflance & la non-ré-
fiflance, l'impulfion & la non-impullion. Les Difputes mêmes que les
hommes ont fur le Vuide, montrent clairement qu'ils ont des idées d'un Ef-
pace fans corps, comme je le ferai voir ailleurs.
En quoilaS \- g. 4. \\ s'enfuit encore de là, que la Solidité diffère de la Dureté , en ce
Dureté."6 ' que 'a Solidité d'un Corps n'emporte autre chofe, fi ce n'efl que ce Corps
remplit l'Efpace qu'il occupe, de telle forte qu'il en exclut abfolument tout
autre Corps: au lieu que la Dureté coniille dans une forte union de certai-
nes parties de matière, quicompofent des amas d'une grofîeur fenfibJë, de
forte que toute la malle ne change pas aifément de figure. En effet , le
dur
Vidée delà Solidité. Liv. II. 8r
■dur &. le viou font des noms que nous donnons aux chofes , feulement par C n A P/ IV .
rapport à la conftitui culiére de nos Corps. . Ainfi nous donnons
généralement le nom de dur à tout ce que nous ne pouvons fans peine faire
en le preflànt avec quelque partie de notre Corps; & au
contraire, nous appelions mou ce qui change la fituation de Tes parties , lors
que nous venons à le toucher liras faire aucun effort confiderable & pé-
nible.
Mais la difficulté qu'il y a à faire changer de fituation aux différentes
parties fenfibles d'un Corps, ou à changer la figure de tout le Corps, cet-
te difficulté, dis-je, ne donne pas plus de folidité aux parties les plus du-
res de la Matière qu'aux plus molles ; & un Diamant n'eft point plus foli-
de que l'Eau. Car quoi que deux plaques de Marbre foient plus aifément
jointes l'une à l'autre, lors qu'il n'y a que de l'eau ou de l'air entre deux,
que s'il y avoit un Diamant, ce n'eft pas à caufe que les parties du Dia-
mant font plus folides que celles de l'Eau, ou qu'elles réfiftent davantage,
mais parce que les parties de l'Eau pouvant être plus aifément feparées les
unes des autres, elles font écartées plus facilement par un mouvement
oblique, & lailfent aux°deux pièces de Marbre le moyen de s'approcher
l'une de l'autre. Mais fi les parties de l'Eau pouvoient n'être point chaf-
fées de leur place par ce mouvement oblique, elles empêcheroient éter-
nellement l'approche de ces deux pièces de Marbre, tout auffi bien que le
Diamant ; & il feroit auffi impoffible de furmonter leur réiiflance par quel-
que force que ce fût, que de vaincre la réiiflance des parties du Diamant.
Car que les parties de matière les plus molles & les plus pliables qu'il y ait
au Monde , foient entre deux Corps quels qu'ils foient, fi on ne les chaffe
point de là, & qu'elles relient toujours entre deux, elles renfleront auffi
invinciblement à l'approche de ces Corps, que le Corps le plus dur qu'on
puiffe trouver ou imaginer. On n'a qu'à bien remplir d'eau ou d'air un
Corps fouple & mou, pour fentir bientôt de la réfiftance en le preffant: &
quiconque s'imagine qu'il n'y a que les Corps durs qui puiffent l'empêcher
d'approcher fes mains l'une de l'autre, peut fe convaincre aifément du con-
traire par le moyen d'un Ballon rempli d'air. L'Expérience que j'ai ouï
dire avoir été faite à Florence, avec un Globe d'or concave, qu'on rem-
plît d'eau & qu'on referma exactement , fait voir la Solidité de l'eau , tou-
te liquide qu'elle efl. Car ce Globe ainfi rempli étant mis fous une Preflè ,
qu'on ferra à toute force autant que les vis le purent permettre, l'eau fe fit
chemin elle-même à travers les pores de ce Métal fi compacte. Comme fes
particules ne trouvoient point de place dans le creux du Globe pour fe
refferrer davantage, elles échappèrent au dehors où elles s'exhalcrent en
forme de rofée, & tombèrent ainfi goutte à goutte, avant qu'on pût faire
céder les cotez du Globe à l'effort de la Machine qui les preffoit avec tant
de violence.
§. 5. Selon cette idée de la Solidité, X étendue du Corps efl diflincle de
X étendue de l'Efpace. Car l'étendue du Corps n'eft autre chofe qu'une
union ou continuité de parties folides , di , & capables de mouve-
L ment
32 L'Idée de U Solidité. Liv. ïï.
Chap. IV. ment: au lieu que l'étendue de FEfpace (i) effc une continuité de parties
non folides , indivifibles , & immobiles. C'eft d'ailleurs de la Solidité des
Corps que dépend leur impulfion mutuelle , leur réfiflance & leur fimple
impulfion. Cela pofé, il y a bien des gens, au nombre defquels je me
range , qui croyent avoir des idées claires & diftin6r.es du pur Efpace & de
la Solidité, & qui s'imaginent pouvoir penfer à l'Efpace fans y concevoir
quoi que ce fcit qui réfïfte , ou qui foit capable d'être pouffé par aucun Corps.
C'eft-là, dis-je, l'idée de 1' 'Efpace pur , qu'ils croyent avoir aufîi nettement
dans l'Efprit, que l'idée qu'on peut fe former de l'étendue' du Corps: car
l'idée de la diftance qui eft entre les parties oppofées d'une furface concave, e£t
tout auffi claire, félon eux, fans l'idée d'aucune partie folide qui foit en-
tredeux, qu'avec cette idée. D'un autre côté, ils fe perfuadent qu'outre
l'idée de Y Efpace pur , ils en ont une autre tout-à-fait différente de quelque
chofe qui remplit cet Efpace, & qui -peut en être chaffé par l'impulfion
de quelque autre Corps, ou réfifter à ce mouvement. Que s'il fe trouve
d'autres gens qui n'ayent pas ces deux idées diftindtes , mais qui les confon-
dent & des deux n'en faffent qu'une , je ne vois pas que des perfonnes qui
ont la même idée fous differens noms , ou qui donnent le même nom à des
idées différentes, puiffent non plus s'entretenir enfemble, qu'un. homme
qui n'étant ni aveugle ni fourd & ayant des idées diftin&es de la couleur
nommée Ecarlate , & du fon de la Trompette , voudroit difcourir de l'Ecar-
late avec cet Aveugle, dont je parle ailleurs, qui s'étoit figuré que l'idée
de l'Ecarlate reffembloit au fon d'une Trompette.
§. 6. Si, après cela, quelqu'un me demande, ce que c'eft que la Soli-
dité, je le renverrai à fes Sens pour s'en inftruire. Qu'il mette entre fes
mains un caillou ou un ballon ; qu'il tâche de joindre fes mains , & il con-
noîtra bientôt ce que c'eft que la Solidité. S'il croit que cela ne fuffit pas
pour expliquer ce que c'eft que la Solidité, & en quoi elle confifte, je
m'engage de le lui dire , lors qu'il m'aura appris ce que c'eft que la Penfée
& en quoi elle confifte, ou, ce qui eft peut-être plus aifé, lors qu'il m'au-
ra expliqué ce que c'eft que l'étendue, ou le mouvement. Les idées fim-
ples font telles précifément que l'expérience nous les fait connoître. Mais
fi non contens de cela, nous voulons nous en former des idées plus nettes
dans l'Efprit , nous n'avancerons pas davantage , que fi nous entreprenions
de diffiper par de fimples paroles les ténèbres dont l'Ame d'un Aveugle eft
environnée, & d'y produire par le difcours des idées de la Lumière & des
Couleurs. J'en donnerai la raifon dans un autre endroit.
(1) The continuity ofunfolid, unfeparable, ble de concevoir fous l'idée de partit ce qui
C immovtnU Parti : ce font les propres ter- ne peut être conçu comme feparable de quel-
mes de IV igmal : par où il paroit que M. que autre chofe à qui l'on donne le nom de
Locke donne des parties à l'Efpace, parties partie dans le même fens , c'eft ce qui me
non-jolides ,. injcparabïes v incapablts d'être palle, & dont je laiffe 1a détermination a des
mi/es en mouvement. De favoir s'il eft poflî- Efprits plus fubtils 6c plus penetrans.
Cil A-
7) es Idées /impies &c. LîV. II. 83
CHAPITRE V.
Des Idées fimples qui nous viennent par divers Sens. C H A P. V.
LE s I de' es qui viennent à l'Efprit par plus d'un Sens, font celles
de X Efface ou de X Etendue , de la Figure , du Mouvement & du Repos.
Car toutes ces chofes font des impreflions fur nos yeux & fur les organes de
l'attouchement, de forte que nous pouvons également, par le moyen de la
vûë & de l'attouchement , recevoir & faire entrer dans notre Efprit les
idées de l'Etendue, de la Figure, du Mouvement, & du Repos des
Corps. Mais comme j'aurai occafion de parler ailleurs plus au long, de
ces Idées-là, il fuffira d'en avoir fait ici l'énumeration.
CHAPITRE VI.
Des Idées Simples qui viennent par Réflexion. „
g. 1. Es Objets extérieurs ayant fourni à l'Efprit les Idées dont nous
*-* avons parlé dans les Chapitres précedens , l'Efprit faifant réflexion
fur lui-même, & confiderant fes propres opérations par rapport aux idées
qu'il vient de recevoir, tire de là d'autres Idées qui fontauiîi propres à être
les Objets de fes contemplations qu'aucune de celles qu'il reçoit de de-
hors.
§. 2. Il y a deux grandes & principales aftions de notre Ame dont on Les idées de ia
parle le plus ordinairement, & qui font en effet fi fréquentes, que chacun faevoioménouse
peut les découvrir aifément en lui-même, s'il veut en prendre la peine, viennent par la
C'eft la Perception ou la Puiffance de penfer , & la Volonté ', ou la Puiffance Rcfk:tl0n-
de vouloir.
La Puiffance de penfer eil ce qu'on nomme X Entendement , & la Puiffan-
ce de vouloir eft ce qu'on nomme la Volonté '; deux Puiffances ou diipofi-
tions de l'Ame auxquelles on donne le nom de Facultez. J'aurai occafion
de parler dans la fuite de quelques-uns des modes de ces idées fimples pro-
duites par la Réflexion, comme efl/£ rejfouvenir des idées, les dijeerner ou
diflinguer, raifonner, juger , connaître, croire, &c.
L 2 C H A-
84 Des Idées /impies qui viennent
CHAPITRE VIL
C h A p VII Des Idées /impies qui viennent par Senfatïon £5? par Réflexion.
§. 1. Ily a d'autres Idées fimples qui s'introduifent dans l'Efprit par
1 toutes les voyes de la Senfation, & par Réflexion', favoir
Le Plaiflr , & fon contraire ,
La Douleur, ou Y inquiétude,
La Puiffànce,
L' 'Exijlence , &
L' Unité.
Durtaifir&de §• 2- Le Ptoif'r & la -Douleur font deux Idées dont l'une ou l'autre fe
la Douleur. trouve jointe à prefque toutes nos Idées , tant à celles qui nous viennent par
fenfation qu'à celles que nous recevons par réflexion ; & à peine y a-t-il au-
cune perception excitée en nous par l'imprefïion des Objets 'extérieurs fur
nos Sens , ou aucune penfée renfermée dans notre Efprit , qui ne foit ca-
pable de produire en nous du plaifir ou de la douleur. J'entens par plaijir
& douleur tout ce qui nous plaît ou nous incommode , foit qu'il procède des
penlees de notre Efprit, ou de quelque chofe qui agifle fur nos Corps. Car
foit que nous l'appellions d'un côté falisfaïïion, contentement , plaijir , bon-
heur , &c. ou de l'autre, inquiétude, peine, douleur, tourment , affUclion,
vnijérc , &c. ce ne font dans le fond que différens dégrez de la même cho-
fe , lefquels fe rapportent à des idées de plaifir , & de douleur , de conten-
tement , ou d'inquiétude : termes dont je me fervirai le plus ordinairement
pour défigner ces deux fortes d'Idées.
§. 3. Le fouverain Auteur de notre Etre, dont la fageffe eit infinie ,
nous a donné la puiilànce de mouvoir différentes parties de notre Corps,
ou de les tenir en repos, comme il nous plaît; &.par ce mouvement que
nous leur imprimons, de nous mouvoir nous-mêmes, & de mouvoir les
autres Corps contigus, en quoi confiftent toutes les aclions de notre Corps.
Il a auffi accordé à notre Efprit le pouvoir de choifir en différentes rencon-
tres, entre fes idées, celle dont il veut faire le fujet de fes penfées, & de
s'appliquer avec une attention particulière à la recherche de tel ou tel fujet.
Et afin de nous porter à ces mouvemens & à ces penfées , qu'il eft en no-
tre pouvoir de produire quand nous voulons, il a eu la bonté d'attacher un
fentiment de plaifir à différentes penfées , & à diverfes fenfations. Rien ne
pouvoit être plus fagement établi: car fi ce fentiment étoit entièrement dé-
taché de toutes nos fenfations extérieures, & de toutes les penfées que nous
avons en nous-mêmes, nous n'aurions aucun fujet de préférer une penfée
ou unea&ion à une autre, de préférer, par exemple, l'attention à la noncha-
lance, & le mouvement au repos. Et ain i nous ne foi à met-
tre notre Corps en mouvement, ou à occuper notre Efprit, mais laiffant
aller nos penlees ù l'aventure, fans les diriger vers aucun but particulier,
nous
par Senfation & par Réflexion. Liv. II. 8?
nous ne ferions aucune attention fur nos idées, qui dès- là femblables à de Chat. VII.
vaines ombres viendraient fe montrer à notre Efprit, fans que nous nous en
millions autrement en peine. Dans cet état, l'Homme, quoi que doué
des facilitez de l'Entendement ce de la Volonté, ne feroit qu'une Créature
inutile, plongée dans une parfaite inaction, parlant toute fa vie dans une
lâche & continuelle léthargie. 11 a donc plu à notre fage Créateur d'at-
tacher à plusieurs Objets , & aux Idées que nous recevons par leur moyen ,
aulîi bien qu'à la plupart de nos penfées, certain pjaifir qui les accom-
pagne; & cela en différens dégrez, félon les différens Objets dont nous
fommes frappez, afin que nous ne laifiions pas ces Facilitez dont il nous a
enrichis, dans une entière inaction, & fans en faire aucun ufage.
g. 4. La Douleur n'eft pas moins propre à nous mettre en mouvement,
que le Plaitir: car nous fommes tout auffi prêts à faire ufage de nos Facili-
tez pour éviter la Douleur, que pour rechercher le Plaifir. La feule chofe
qui mérite d'être remarquée en cette occaiion, c'eft que la Douleur ejl fou-
vent produite far les mêmes Objets , ci? par les mêmes Idées , qui nous caufent du
Plaifir. L'étroite liaifon qu'il y a entre l'un & l'autre, & qui nous came
fouvent de la douleur par les mêmes fenfàtions d'où nous attendons du plai-
fir, nous fournit un nouveau fujet d'admirer la fagefie & la bonté de notre
Créateur qui pour la confèrvation de notre Etre a établi, que certaines cho-
fes venant à agir fur nos Corps, nous caufaffent delà douleur, pour nous
avertir par-là du mal qu'elles nous peuvent faire, afin que nous fongions à
nous en éloigner. Mais comme il n'a pas eu feulement en vue la confèr-
vation de nos perfonnes en général , mais la confèrvation entière de toutes
les parties & de tous les organes de notre Corps en particulier, il a attaché,
en plufieurs occafions , un fentiment de douleur aux mêmes idées qui nous
font du plaifir en d'autres rencontres. Ainfi la Chaleur, qui dans un cer-
tain degré nous eft fort agréable , venant à s'augmenter un peu plus , nous
caufe une extrême douleur. La Lumière elle-même qui efl le plus char-
mant de tous les Objets fenfibles, nous incommode beaucoup, fi elle frappe
nos yeux avec trop de force , & au delà d'une certaine proportion. Or c'eft
une chofe fagement & utilement établie par la Nature, que, lors que quel-
que Objet met en desordre, par la force de fes impreliions, les organes
du fentiment, dont la flructure ne peut qu'être fort délicate, nous puiiîions
être avertis par la douleur que ces fortes d'imprefiions produilènt en nous,
de nous éloigner de cet objet, avant que l'organe foit entièrement dérangé,
& par ce moyen mis hors d'état de faire fes fonctions à l'avenir. Il nefaut"
que réfléchir fur les Objets qui caufent de tels fentimens, pour être con-
vaincu que c'efl là effectivement la fin ou l'ufage de la douleur. Car quoi
qu'une trop grande Lumière foit insupportable à nos yeux, cependant les
ténèbres les plus obfcures ne leur caufent aucune incommodité, parce que
la plus grande obfcurité ne produifant aucun mouvement déréglé dans les
yeux, laine cet excellent Organe de la vûë dans fon état naturel fans le
bleffer en aucune manière. D'autre part, un trop grand Froid nous caufe
de la douleur aufli bien que le Chaud; parce q roid efl au
propre à détruire le tempérament qui eft nécefiaire à la confèrvation de na-
L q tre
86 Des Idées /Impies qui viennent
Chat. VII. tre vie, & à l'exercice des fonctions différentes de notre Corps: tempéra-
ment qui confifte dans un degré modéré de chaleur, ou fi vous voulez.,
dans le mouvement des parties infenfibles de notre Corps , réduit à certai-
nes bornes.
§. 5. Outre cela, nous pouvons trouver une autre raifon pourquoi Dieu
a attaché différens dégrez de plaifir&de peine, à toutes les chofes qui noirs
environnent & qui agiffent fur nous, & pourquoi il les a joints enfemble
dans la plupart des chofes qui frappent notre Efprit & nos Sens. C'efl afin
que trouvant dans tous les plaifirs que les Créatures peuvent nous donner,
quelque amertume, une fatisfaction imparfaite & éloignée d'une entière
félicité, nous foyions portez à chercher notre bonheur dans la poiïèffion de
pf. xvi. h. celui * en qui il y a un rajfafiement de joye, & à la droite duquel il y a des
flaifirs pour toujours.
§. 6. Quoi que ce que je viens de dire ne puiffe peut-être de. rien fervir
à nous faire connoître les idées du plaifir & de la douleur plus clairement
que nous les connoiffons par notre propre expérience, qui effc la feule voye
par laquelle nous pouvons avoir ces Idées , cependant comme en confide-
rant la raifon pourquoi ces idées fe trouvent attachées à tant d'autres , nous
forames portez par-là à concevoir de juff.es fentimens de la fageffe & de la
bonté du Souverain Conducteur de toutes chofes , cette confideration con-
vient affez bien au but principal de ces Recherches , puifque la principale
de toutes nos penfées , & la véritable occupation de tout Etre doué d'En-
tendement, c'eft la connoiffance & l'adoration de cet Etre fuprême.
£e™T"e fôrmei §• 7- VExiftence & VUnité font deux autres idées, qui font communi-
des idées de VEx- quées à l'Entendement par chaque objet extérieur, & par chaque idée que
nous appercevons en nous-mêmes. Lors que nous avons des idées dans 1 M-
prit, nous les confiderons comme y étant actuellement, tout ainfi que nous
confiderons les chofes comme étant actuellement hors de nous, c'eft-â-dire,
comme actuellement exifiantes en elles-mêmes. D'autre part , tout ce que
nous confiderons comme une feule chofe, foit que ce foit un Etre réel, ou
une fimple idée, fuggere à notre Entendement l'idée de l'Unité.
ta Paijpmce, autre g. g. 1.3. P uijjance elt encore une de ces Idées fimples que nous recevons
rous vïeïupar" par Senfation & par Réflexion. Car venant à obferver en nous-mêmes ,
senfarion & P" que nous penfons & que nous pouvons penfer, que nous pouvons, quand
nous voulons , mettre en mouvement certaines parties de notre Corps qui
font en repos , & d'ailleurs les effets que les Corps naturels font capa-
bles de produire les uns fur les autres, fe préfentant , à tout moment, à nos
Sens, nous acquérons par ces deux voyes l'idée de la Puijfance.
cela. Suc- §. 9- Outre ces Idées, il y en a une autre, qui, quoi qu'elle nous foit
iSfr^duitedâns proprement communiquée par les Sens, nous ell néanmoins offerte plus
rfifprir. conflamment par ce qui fe paffe dans notre Efprit ; & cette Idée efh celle
de la SucceJJion. Car fi nous nous confiderons immédiatement nous-mêmes,
& que nous réfléchirions fur ce qui peut y être obfervé , nous trouverons
toujours, que, tandis que nous fommes éveillez, ou que nous penfons ac-
tuellement, nos Idées paffent , pour ainfi dire, à la file, l'une allant, &
l'autre venant, fans aucune intermilîion.
§. 10. Voi-
far Senfation & par Reflexion. Liv. II. 87
g. ro. Voila, à ce que je croi, les plus confidérables , pour ne pas dire Chap. VII.
les feules Idées limples que nous ayions, defquelles notre Efprit tire toutes fo^^MataSlS
fes auires connoiffonces , & qu'il ne reçoit que par les deux voyes de Sen- de toutes nos
fation & de Reflexion dont nous avons déjà parlé. connoi.Tanc«.
Et qu'on n'aille pas fe figurer que ce font là des bornes trop étroites pour
fournir à la vafle capacité de l'Entendement Humain qui s'élève au defllis
des Etoiles , & qui ne pouvant être renfermé dans les limites du Monde , fe
tranfporte quelquefois bien au delà de l'étendue matérielle ,& fait des coût-
és jufques dans ces Efpaces incomprehenfibles qui ne contiennent aucun
Corps. Telle eft l'étendue & la capacité de l'Ame, j'en tombe d'accord:
mais avec tout cela, je voudrais bien que quelqu'un prît la peine de mar-
quer une feule idée fimple , qu'il n'ait pas reçue par l'une des voyes que je
viens d'indiquer , ou quelque idée complexe qui ne foit pas compofee de
quelqu'une de ces Idées fimples. Du relie, nous ne ferons pas fi fort furpris
que ce petit nombre d'idées fimples fufrife à exercer l'Efprit le plus vif &
de la plus vafle capacité, & à fournir les matériaux de toutes les diverfes
connoillances, des opinions & des imaginations les plus particulières de tout
le Genre Humain , li nous conliderons quel nombre prodigieux de mots on
peut faire par le différent affemblage des vingt-quatre Lettres de l'Alpha-
bet ; & fi avançant plus loin d'un degré nous iaifons réflexion fur la diverlî-
té de combinaifons qu'on peut faire par le moyen d'une feule de ces idées
fimples que nous venons d'indiquer , je veux dire le nombre : combinaifons
dont le fonds eft inépuifable & véritablement infini. Que dirons-nous de
V étendue ? Quel large & vafle champ ne fournit-elle pas aux Mathémati-
ciens ?
CHAPITRE VIII. Ciiap.VIII.
autres Confédérations fur les Idées fimples.
g. 1. A L'égard des Idées fimples qui viennent par Senfation , il faut idées poGtives qui
-**■ conliderer , que tout ce qui en vertu de l'inftitution de la Na- p^""^"^.6 "uies
ture efl capable d'exciter quelque perception dans l'Efprit, en frappant nos
Sens, produit par même moyen dans l'Entendement une idée fimple, qui
par quelque caufe extérieure qu'elle foit produite, ne vient pas plutôt à
notre connoiffance , que notre Efprit la regarde & la confidere dans l'En-
tendement comme une Idée aufii réelle & aufïi pofitive, que quelque autre
idée que ce foit: quoi que peut-être la caufe qui la produit, ne foit dans le
Sujet qu'une fimple privation.
§. 2. Ainfi les idées du Chaud & du Froid , de la Lumière & des Té-
nèbres , du Blanc & du Noir , du Mouvement & du Repos , font des idées
également claires & pofitives dans l'Efprit, bien que quelques-unes des cau-
fes qui les produifent, ne foient, peut-être, que de pures privations dans
les Sujets, d'où les Sens tirent ces Idées. Lors, dis-je, que l'Entendement
voit
88 Autres Configurations
Ch a p. VIII. voit ces Idées, il les confidére toutes comme diftinétes & pofitives , fans
fonger à examiner les caufes qui les produifent : examen qui ne regarde
point l'idée entant qu'elle eft dans l'Entendement, mais la nature même des
choies qui exiftent hors de nous. Or ce font deux chofes bien différentes ,
& qu'il faut diitinguer exactement: car autre chofe efl:, d'appercevoir &
de connoître l'idée du Blanc ou du Noir, & autre chofe, d'examiner quel-
le efpéce& quel arrangement de particules doivent fe rencontrer fur la fur-
face d'un Corps pour faire qu'il paroiffe blanc ou noir.
§. 3. Un Peintre ou un Teinturier qui n'a jamais recherché les caufes
des Couleurs , a dans fon Entendement les Idées du Blanc & du Noir , &
des autres couleurs , d'une manière auiïi claire, aufli parfaite & aufîi diftinc-
te, qu'un Philofophe qui a employé bien du temps à examiner la nature de
toutes ces différentes Couleurs ; ci qui penfe connoître ce qu'il y a préci-
fement de pofitif ou de privatif dans leurs Caufes. Ajoutez à cela , que
Vidée du Noir n'eft pas moins pofitive dans l'Elprit, que celle du Blanc,
quoi que la caufe du Noir , coniideré dans l'Objet extérieur, puijfe n'être
qu'une fimple privation.
§. 4. Si c'étoit ici le lieu de rechercher les caufes naturelles de la Per-
ception , je prouverais par-là qu'une c.iuje privative peut , du moins en cer-
taines rencontres, produire une idée pofitive : je veux dire, que, comme
toute fenfation eft produite en nous, feulement par différens dégrez & par
différentes déterminations de mouvement dans nos Efprits animaux, diver-
fement agitez par les Objets extérieurs, la diminution d'un mouvement qui
vient d'y être excité, doit produire auffi néceffairement une nouvelle fenfa-
tion, que la variation ou l'augmentation de ce mouvement -là, & intro-
duire par conféquent dans notre Efprit une nouvelle idée, qui dtpend uni-
quement d'un mouvement différent des Eiprits animaux dans l'organe defli-
né à produire cette fenfation.
§. 5. Mais que cela foit ainfi ou non, c'eft ce que je ne veux pas détermi-
ner préfentement. Je me contenterai d'en appeller à ce que chacun éprou-
ve en foi-meme , pour favoir fi l'Ombre d'un homme , par exemple , ( la-
quelle ne confifte que dans l'abfence de la lumière, en forte que moins la
lumière peut pénétrer dans le lieu où l'Ombre paroit , plus l'Ombre y pa-
roit diflinélement ) fi cette Ombre, dis-je, ne caufe pas dans l'Elprit de
celui qui la regarde une idée aufli claire & aufli pofitive, que le Corps mê-
me de l'Homme , quoi que tout couvert de rayons du Soleil ? La peinture
de l'Ombre eft de même quelque chofe de pofitif. Il efl: vrai que nous
avons des Noms négatifs qui ne lignifient pas directement des idées pofiti-
ves, mais l'abfence de ces idées; tels font ces mots, injîpide, filence, rien,
&c. lefquels défignent des idées pofitives, comme celles du goût, du fo»9
& de Y Etre, avec une fignification de l'abfence de ces chofes.
idées pofitives qui g. g. On peut donc dire avec vérité qu'un homme voit les ténèbres.
fesepi.Cvj:.'. Car fuppofons un trou parfaitement obfcur, d'où il ne reilechiffe aucune
lumière, il efl: certain qu'on en peut voir la figure ou la reprefenîer-; &je
ne fai fi l'idée produite par l'ancre dont j'écris, vient par une autre \
En propofant ces privations comme des caufes d'idées pofitives, j'ai
l'opi-
fur les Idées fîtnples. Liv. II. 89
l'opinion vulgaire; mais dans le fond il fera mal-aifé de déterminer s'il Chap. VIII.
y a effectivement aucune idée, qui vienne d'une caufe privative, juf-
qu'à ce qu'on ait déterminé , fi le Repos ejî plutôt une privation que le Mou~
•vement.
g. 7. Mais afin de mieux découvrir la nature de nos Idées , & d'en ^f."^^'^1"''
difcourir d'une manière plus intelligible, il eft néceffaire de les diltin- corps, &QuaU-
guer entant qu'elles font des perceptions & des idées dans notre Efprit, ^or s^deix' cho-
& entant qu'elles font, dans les Corps, des modifications de matière qui r« qui' doivent
produifent ces perceptions dans l'Efprit. Il faut , dis-je , diflinguer exaête- *Utt dlftinsuecs'
ment ces deux chofes, de peur que nous ne nous figurions (comme on
n'eft peut-être que trop accoutumé à le faire ) que nos idées font de véri-
tables images ou refiemblances de quelque chofe d'inhérent dans le Sujet
qui les produit : car la plupart des Idées de Senfation qui font dans notre
Efprit, ne reflemblent pas plus à quelque chofe qui exifte hors de nous,
que les noms qu'on employé pour les exprimer , reflemblent à nos Idées , "
quoi que ces noms ne laiflënt pas de les exciter en nous , dès que nous les
entendons.
§. 8- J'appelle idée tout ce que l'Efprit apperçoit en lui-même , toute
perception qui eft dans notre Efprit lors qu'il penfe : & j'appelle qualité
du fujet , la puifiance ou faculté qu'il a de produire une certaine idée dans
l'Efprit. Ainfi j'appelle idées , la blancheur, la froideur & la rondeur, en-
tant qu'elles font des perceptions ou des fenfations qui font dans l'Ame : &.
entant qu'elles font dans une balle de neige, qui peut produire ces idées
en nous, je les appelle qualitez. Que fi je parle quelquefois de ces idées
comme fi elles étoient dans les chofes mêmes , on doit fuppofer que j'en-
tens par-là les qualitez qui fe rencontrent dans les Objets qui produifent
ces idées en nous.
§. 9. Cela pofé , l'on doit diftinguer dans les Corps deux fortes de rremieres & fe-
Qualitez. Premièrement , celles qui font entièrement infeparables du ^"5 fc, coips!"
Corps, en quelque état qu'il foit, de forte qu'il les conferve toujours,
quelques altérations & quelques changemens que le Corps vienne à fouf-
frir. Ces qualitez, dis-je, font de telle nature que nos Sens les trou-
vent toujours dans chaque partie de matière qui eft aflez greffe pour
être apperçuë ; & l'Efprit les regarde comme infeparables de chaque
partie de matière , lors même qu'elle eft trop petite pour que nos Sens
puiflent l'appercevoir. Prenez , par exemple , un grain de blé , & le
divifez en deux parties : chaque partie a toujours de Xétendué , de la
folidité, une certaine figure, & de la mobilité. Divifez-le encore, il re-
tiendra toujours les mêmes qualitez, & fi enfin vous le divifez jufqu'à ce
que ces parties deviennent infenfibles , toutes ces qualitez relieront tou-
jours dans chacune des parties. Car une divifion qui va à réduire un Corps
en parties infenfibles, ( qui eft tout ce qu'une meule de moulin, un pi-
lon ou quelque autre Corps peut faire fur un autre Corps ) une telle divi-
fion ne peut jamais ôter à un Corps la folidité, l'étendue', la figure & la
mobilité, mais feulement faire plulieurs amas de matière, diftinfts & fé-
parez de ce qui n'en compofoit qu'un auparavant , lefquels étant regardez
M dès-
9°
jlutres Conjïderations
Comment les
premières Qualitez
produifent des
idées en nous,
C H A P. VIII. dès-lâ comme autant de Corps diftincts , font un certain nombre détermi-
né, après que la divifion eft finie. Ces qualitez du Corps qui n'en peu-
vent être féparées , je les nomme qualitez originales & premières , qui font
la folidité, l'étendue, la figure, le nombre, le mouvement, ou le repos,
& qui produifent en nous des idées fimples, comme chacun peut, à mon
avis , s'en affurer par foi-meme.
g. 10. Il y a, en fécond lieu, des qualitez qui dans les Corps ne font
effectivement autre chofe que la puiffance de produire diverfes fenfations
en nous par le moyen de leurs premières qualitez, c'eft-à-dire, par la groffeur,
figure , contexture & mouvement de leurs parties infenfibles , comme font
les Couleurs, les Sons, les Goûts, &c. Je donne à ces qualitez le nom de
fécondes qualitez : auxquelles on peut ajouter une troifiéme éfpèce,que tout le
monde s'accorde à ne regarder que comme une puiffance que les Corps ont de
produire tels & tels efFets, quoique ce foient des qualitez aufli réelles dans le
fujet que celles que j'appelle qualitez,pour m'accommoder à l'ufage communé-
ment recu,mais que je nommefecondes qualitez pour les diftinguer de celles qui
font réellement dans les Corps, & qui n'en peuvent être feparées. Car par ex-
emple la puiffance qui eft dans le Feu , de produire par le moyen de fes pre-
mières qualitez une nouvelle couleur ou une nouvelle confiftence dans la ci-
re ou dans la boûë , eft autant une qualité dans le Feu , que la puiffance qu'il
a de produire en moi , par les mêmes qualitez , c'eft-à-dire, par la groffeur , la
contexture & le mouvement de fes parties infenfibles, une.nouvelle idée ou
fenfation de chaleur ou de brûlure que je ne fentois pas auparavant.
§. ir. Ce que l'on doit confiderer après cela, c'eft la manière dont les
Corps produifent des idées en nous. Il eft vifible , du moins autant que
nous pouvons le concevoir , que c'eft uniquement par impulfion.
g. 12. Si donc les Objets extérieurs ne s'uniffent pas immédiatement à
l'Ame lors qu'ils y excitent des idées : & que cependant nous apperceviqns
ces Qualitez originales dans ceux de ces Objets qui viennent à tomber fous
nos Sens, il eft viiible qu'il doit y avoir, dans les Objets extérieurs, un
certain mouvement , qui agilfant fur certaines parties de notre Corps ,
fbit continué par le moyen des Nerfs ou des Efprits animaux, jufques au
Cerveau, ou au fiége de nos Senfations , pour exciter là dans notre Efprit
les idées particulières que nous avons de ces Premières Qualitez. Ainfi ,
puifque l'Etendue , la figure , le nombre & le mouvement des Corps qui
font d'une groffeur propre à frapper nos yeux , peuvent être apperçus par
la vue à une certaine diftance , il eft évident, que certains petits Corps
imperceptibles doivent venir de l'Objet que nous regardons, jufqu'aux
yeux , & par-là communiquer au Cerveau certains mouvemens qui produi-
fent en nous les idées que nous avons de ces différentes Qualitez.
§. 13. Nous pouvons concevoir par même moyen, comment les idées
des Secondes Qualitez font produites en nous , je veux dire par Faction de
quelques particules infenfibles fur les Organes de nos Sens. Car il eft évi-
dent qu'il y a un grand amas de Corps dont chacun eft fi petit, que nous
ne pouvons en découvrir, par aucun de nos Sens, la groffeur, la figure &
le mouvement, comme il paroit par les particules de 1 Air & de l'Eau, &
par
Comment les
St:ondts Qualitez
excitent en nous
(ici Icées.
fur les Idées /impies. Liv. II. 91
p?.r d'autres beaucoup plus déliées, que celles de l'Air & de l'Eau ; & qui Cn A.P.V1ÏI.
peut-être le font beaucoup plus, que les particules de l'Air ou de l'Eau ne
le font, en comparailbn des pois, ou de quelque autre grain encore plus
gros. Cela étant, nous fommes en droit de fuppofer que ces fortes de par-
ticules , différentes en mouvement , en figure , en groifeur , & en nombre,
venant à frapper les différens organes de nos Sens, produifent en nous ces
différentes fenfations que nous caufent les Couleurs & les Odeurs des Corps;
qu'une Violette ,par exemple, produit en nous les idées de la couleur bleuâ-
tre, & de la douce odeur de cette Fleur, par l'impulfion de ces fortes de
particules infenfibles, d'une figure & d'une groffeur particulière, qui di-
verfement agitées viennent à frapper les organes de Ja vûë & de l'odorat.
Car il n'efl pas plus difficile de concevoir , que Dieu peut attacher de tel-
les idées à des mouvemens avec lefquels elles n'ont aucune reffemblance ,
qu'il eft difficile de concevoir qu'il a attaché l'idée de la douleur au mouve-
ment d'un morceau de fer qui divife notre Chair, auquel mouvement la
douleur ne reffemble en aucune manière.
g. 14. Ce que je viens de dire des Couleurs & des Odeurs (1) peut s'ap-
pliquer aufli aux Sons, aux Saveurs, & à toutes les autres Qualitez-fenfi-
bles, qui (quelque réalité que nous leur attribuyions faïuTement) ne font
dans le fond autre chofe dans les Objets que la puiffance de produire en
nous diverfes fenfations par le moyen de leurs Premières Qualitez, qui font,
comme j'ai dit, la groffeur, la figure, la contexture & le mouvement de
leurs Parties.
§. 15. Il eft aifé, je penfe, de tirer de là cette conclufion, que les idées L" ,idces *»*«•
des premières Qualiiez des Corps reffemblent à ces Qualitez, & que les îSrembient ï'xel
exemplaires de ces idées exifkent réellement dans les Corps , mais que les ^fo^,'^ cellcs
Idées, produites en nous par les fécondes Qualitez, ne leur reffemblent eh leur leflem'bient
aucune manière, & qu'il n'y a rien dans les Corps mêmes qui ait de la con- l"/^"ms """
formité avec ces idées. Il n'y a, dis -je, dans les Corps auxquels nous
donnons certaines dénominations fondées fur les fenfations produites par
leur préfence , rien autre chofe que la puiffance de produire en nous ces mê-
mes fenfations: de forte que ce qui eft. Doux, Bleu, ou Chaud dans l'idée,
n'efl
(1) Remarquons ici que dans Des Car. douleur c? chatouillement , tels que les fenti-
tes, dans les Ouvrages du P. M al u b r. an. mens qu'on a quand on approche du Feu, ou
c h e , dans la Phyfique de R o h a u l t , en quand on touche de la Glace : fecondement par la
un mot dans tous les Traitez de Phyfique Chaleur, c par la Froideur on entend le Pou-
compofez par des Cartésiens, on trou- voir que certains Corps »nt de caufer en nous •
ve l'explication des Qual.tez. fenfibles , fondée ces deux fentimens dont je viens de parler. Ro-
exaétement fur les- mêmes Principes que M. hault employé la même diftinâion en parlant
Locke nous étale dans ce Ch pitre. Ainfi, des Saieurs. Ch. XXIV. des Odeurs; Ch.
Rohault ayant à traiter de h Chaleur XXV. du Son , C h. XXVI. de la Lumière,
& delà Froideur , ( Chap. XXIII. Part.ï.) Si des Couleurs, Cii.XXVII. Je ferai
dit d'abord : Ces deux mots on! chacun deux bientôt obligé de me fervir de cette Remar-
fignifeations : car premièrement par la Cha- <; ne pour en juftifîer une autre concernant un
leur, v par la Froideur on entend deux [en- Pafiàge au Livre de M. Locke où il femble
timens particuliers qui font cn nous, a- qui ref- avoir entièrement oublié la manière dont les
femblent en quelque façon à ceux qu'on nomme Gattefiens expliquent les Qualitez. fenfibles.
M 2
pi Autres Cûujiâcrations
Ce.'.t. VIII. n'eft autre chofe dans les Corps auxquels on donne ces noms , qu'une cer-
taine grofïeur, figure & mouvement des particules infenfibles dont ils font
compofez.
g. 16. Ainfi, l'on dit que le Feu eft chaud & lumineux, la Neige
blanche & froide , & la Manne blanche & douce , à caufe de ces différen-
tes idées que ces Corps produifent en nous. Et l'on croit communément
que ces Qualitez font la même chofe dans ces Corps , que ce que ces idées
font en nous , en forte qu'il y ait une parfaite reffemblance entre ces Quali-
tez & ces Idées, telle qu'entre un Corps, & fon Image reprefentée dans
un Miroir. On le croit, dis-je, fi fortement, que qui voudroit dire le
contraire , pafieroit pour extravagant dans l'Efprit de la plupart des hom-
mes. Cependant , quiconque prendra la peine de confiderer , que le mê-
me Feu qui à certaine diftance produit en nous la fenfation de la chaleur,
nous caufe, fi nous en approchons de plus près, une fenfation bien diffé-
rente, je veux dire celle de la Douleur, quiconque, dis-je, fera réflexion
fur cela , doit fe demander à lui-même , quelle raifon il peut avoir de foû-
tenir que l'idée de Chaleur, que le Feu a produit en lui, eft actuellement
dans le Feu, & que l'Idée de Douleur, que le même Feu fait naître en lui
par la même voye , n'eft point dans le Feu ? Par quelle raifon la blancheur
& la froideur eft dans la Neige , & non la douleur , puifque c'eft la Neige
qui produit ces trois idées en nous , ce qu'elle ne peut faire que par la
groflbur, la figure, le nombre & le mouvement de fes parties?
g. 17. Il y a réellement dans le Feu ou dans la Neige des parties d'une
certaine groiTeur, figure, nombre & mouvement, foit que nos Sens les ap-
perçoivent , ou non : c'eft pourquoi ces qualitez peuvent être appellées
réelles, parce qu'elles exiftent réellement dans ces Corps. Mais pour la.
Lumière, la Chaleur, ou la Froideur, elles n'y font pas plus réellement
que la langueur ou la douleur dans la Manne. Ôtez le fentiment que nous
avons de ces qualitez , faites que les yeux ne voyent point la lumière ou les
couleurs, que les oreilles n'entendent aucun fon, que le palais ne foit frap-
pé d'aucun goût, ni le nez d'aucune odeur; & dès-lors toutes les Cou-
leurs , tous les Goûts , toutes les Odeurs , & tous les Sons , entant que ce
font telles & telles Idées particulières , s'evanouïront , & ceiTeront
d'exifter , fans qu'il refte après cela autre chofe que les caufes mêmes de
ces idées , c'eft-à-dire certaine groiTeur , figure & mouvement des parues
des Corps qui produifent toutes ces idées en nous.
§. 18. Prenons un morceau de Manne d'une groiTeur fenfible : il eft ca-
pable de produire en nous l'idée d'une figure ronde ou quarrée ; & fi elle
elt tranfportée d'un lieu dans un autre , l'idée du mouvement. Cette der-
nière Idée nous repréfente le mouvement comme étant réellement dans la
Manne qui fe meut: La figure ronde ou quarrée de la Manne eft aulïï la
même , foit qu'on la confidere dans l'idée qui s'en prefente à l'Efprit , foit
entant qu'elle exifte dans la Manne, de forte que Je mouvement & la figu-
re font réellement dans la Manne , foit que nous y fongions , ou que nous
n'y fongionspas: c'eft dequoi tout le monde tombe d'accord. Mais outre
cela, la Manne a la puiitance de produire en cous, par le moyen de la
grof-
fur les Idées (Impies. Liv. II. 93
groffeur , figure , contexture & mouvement de fes parties , des fenfations Chap. VïïI.
de douleur , & quelquefois de violentes tranchées. Tout le monde con-
vient encore fans peine, que ces Idées de douleur ne font pas dans la Manne,
mais que ce font des effets de la manière dont elle opère en nous ; & que,
lors que nous n'avons pas ces perceptions , elles n'exiitent nulle part. Mais
que la Douceur rjf la Blancheur ne /oient pas non plus réellement dans la Man*
we, c'eft ce qu'on a delà peine à fe perfuader, quoi que ce ne fuient que
des effets de la manière dont la Manne agit fur nos yeux & fur notre palais,
par le mouvement, la groffeur & la figure de fes particules, tout de même
que la douleur caufée par la Manne, n'eft autre chofe, de l'aveu de tout
le monde , que l'effet que la Manne produit dans l'eftomac & dans les in-
teftins par la contexture , le mouvement , & la figure de fes parties infenfi-
bles, car un Corps ne peut agir par aucune autre chofe, comme je l'ai déjà
prouvé. On a, dis-je, de la peine à fe figurer que la Blancheur & la
Douceur ne foient pas dans la Manne, comme fi la Manne ne pouvoit pas
agir fur nos yeux & fur notre palais , & produire par ce moyen , dans no-
tre Efprit, certaines idées diftincles qu'elle n'a pas elle-même, tout aufli
bien qu'elle peut agir, de notre propre aveu, fur nos inteftins & fur notre
eftomac, & produire par-là des idées diftinef.es qu'elle n'a pas en elle-mê-
me. Puifque toutes ces idées font des effets de la manière dont la Man-
ne opère fur différentes parties de notre Corps , par la fituation , la figure ,
le nombre & le mouvement de fes parties , il feroit néceiîaire d'expliquer,
quelle raifon on pourroit avoir de penfer que les idées , produites par les
yeux & par le palais, exiftent réellement dans la Manne , plutôt que cel-
les qui fontcaufées par l'eftomac & les inteftins, ou bien fur quel fondement
on pourroit croire, que la douleur & la langueur, qui font des idées eau-
fées par la Manne, n'exiftent nulle part, lors qu'on ne les fent pas, &
que pourtant la douceur & la blancheur qui font des effets de lamême Man*
ne , agiffant fur d'autres parties du Corps par des voyes également inconnues,
exiftent actuellement dans la Manne, lorfqu'on n'en a aucune perception
ni par le goût ni par la vûë.
§. 19. Confiderons la couleur rouge & blanche dans le Porphyre: Fai*
tes que la lumière ne donne pasdeffus, fa couleur s'évanouît, &le Porphy-
re ne produit plus de telles idées en nous. La lumière revient-elle, le
Porphyre excite encore en nous l'idée de ces couleurs. Peut-on fe figurer
qu'il foit arrivé aucune altération réelle dans le Porphyre par lapréfence ou
l'abfence de la lumière; & que ces idées de blanc & de rouge foient réelle-
ment dans le Porphyre, lors qu'il eft expofé à la lumière, puifqu'il eft évi-
dent qu'il n'a aucune couleur dans les ténèbres? A la vérité, il a, de jour
& de nuit , telle configuration de parties qu'il faut , pour que les rayons de
lumière réfléchis de quelques parties de ce Corps dur, produifent en nous
l'idée du rouge-, & qu'étant réfléchis de quelques autres parties, ils nous,
donnent l'idée du blanc: cependant il n'y a en aucun temps, ni blancheur ni
rougeur dans le Porphyre, mais feulement un arrangement départies pro- .
pre à produire ces fenfations dans notre Ame.
§_. 20. Autre expérience qui confirme vifiblement que les fécondes qua-
M 3 litez-
94
Antres Confiâeratiom
Chap. VIII. Htez ne font point dans les Objets mêmes qui en produifent les idées en
nous. Prenez une amande , & la pilez dans un mortier : fa couleur nette
& blanche fera auffi-tôt changée en une couleur plus chargée & plus obf-
cure , & le goût de douceur qu'elle avoit , fera changé en un goût fade
& huileux. Or en froiflant un Corps avec le pilon , quel autre change-
ment réel peut-on y produire que celui de la contexture de fes parties ?
§. 21. Les Idées étant ainfi diftinguées, entant que ce font des Senfa-
tions excitées dans l'Efprit, & des effets de la configuration & du mouve-
ment des parties infenlibles du Corps , il eft aifé d'expliquer comment la
même Eau peut en même temps produire l'idée du froid par une main,
&. celle du chaud par l'autre; au lieu qu'il feroit impoffible, que la même
Eau pût être en même temps froide & chaude , fi ces deux Idées étoient
réellement dans l'Eau. Car fi nous Imaginons que la chaleur telle qu'elle
eft dans nos mains, n'eft autre chofe qu'une certaine efpéce de mouvement
produit, en un certain degré, dans les petits filets des Nerfs ou dans les
Efprits Animaux, nous pouvons comprendre comment il fe peut faire que
la même Eau produit dans le même temps le fentiment du chaud dans une
main , & celui du froid dans une autre. Ce que la Figure ne fait jamais :
car la même Figure qui appliquée à une main, a produit l'idée d'un Glo-
be, ne produit jamais l'idée d'un Quarré étant appliquée à l'autre main.
Mais fi la Senfation du chaud & du froid n'eft autre chofe que l'augmenta-
tion ou la diminution du mouvement des petites- parties de notre Corps,
càufée par les corpufcules de quelque autre corps, il eft aifé de compren-
plus grand mouvement que celles d'une main , ci moins agitées que
les petites parties de l'autre main , ce Corps augmentant le mouvement
d'une main & diminuant celui de l'autre, caufera par ce moyen les diffé-
rentes fenfations de chaleur & de froideur qui dépendent de ce différent dé-
gré de mouvement.
§. 22. Je viens de m'engager peut-être un peu plus que je n'avois réfolu ,
dans des recherches Phyfiques. Mais comme cela eft néceffaire pour don-
ner quelque idée de la nature des Senfations, & pour faire concevoir diftinc-
tement la différence qu'il y a entre les Qualitez qui font dans les Corps;
& entre les Idées que les Corps excitent dans l'Efprit , fans quoi il feroit
impoffible d'en difcourir d'une manière intelligible, j'efpére qu'on me par-
donnera cette petite digreffion : car il eft d'une abfoluë néceffité pour notre
deffein de diftinguer les Qualitez réelles & originales des Corps , qui font
toujours dans les Corps & n'en peuvent être feparées, favoir Wfoliditê , l'é-
tendue, h figure, le nombre, & le mouvement, ou le repos , qualitez que
nous appercevons toujours dans les Corps lorfque pris à part ils font affez
gros pour pouvoir être difcernez: il eft, dis-je, abfolument néceffaire de
diftinguer ces fortes de qualitez d'avec celles que je nomme fécondes §>uaM-
tez , qu'on regarde fauffement comme inhérentes aux Corps , & qui ne font
que des effets de différentes combinaifons de ces premières Qualitez, lors
qu'elles agiffent fans qu'on les difcerne diftinftement. Et par-là nous pou-
vons
fur les Idées fimplcs. Liv. II. 95
vons parvenir à connoître quelles Idées font, & quelles Idées ne font pas Chap. VIII.
des reffemblances de quelque chofe qui exifte réellement dans les Corps
auxquels nous donnons des noms tirez de ces Idées.
S 2%. Il s'enfuit de tout ce que nous venons de dire, qu'à bien exami- on «flingue «ois
S" ^ ,. , -, n . ■ . n . . ' *- , fortes de Qualitez
ner les Qualitez des Corps on peut les dnlinguer en trois efpeces. dans ks corps.
Premièrement, il y a la grolTeur , la figure, le nombre, la fituation, &
le mouvement ou le repos de leurs parties folides. Ces Qualitez font dans
les Corps , (bit que nous les y appercevions ou non ; & lors qu'elles font
telles que nous pouvons les découvrir , nous avons par leur moyen une idée
de la chofe telle qu'elle efl en elle-même, comme on le voit dans les
chofes artificielles. Ce font ces Qualitez que je nomme Qualitez origina-
les , ou premières.
En fécond lieu , il y a dans chaque Corps la puiffance d'agir d'une ma-
nière particulière fur quelqu'un de nos Sens par le moyen de fes premières
Qualitez imperceptibles , & par-là de produire en nous les différentes idées
des Couleurs , des Sons, des Odeurs, des Saveurs , &c. C'efl ce qu'on appel-
le communément les Qualitez fenfibles.
On peut remarquer, en troifiéme lieu, dans chaque Corps la puiffance
de produire en vertu de la conflitution particulière de fes premières Quali-
tez , de tels changemens dans la groffeur , la figure , la contexture & le
mouvement d'un autre Corps , qu'il le faffe agir fur nos Sens d'une autre ma-
nière qu'il ne faifoit auparavant. Ainfi , le Soleil a la puiffance de blanchir
la Cire ; & le Feu celle de rendre le plomb fluide.
Je croi que les premières de ces Qualitez peuvent être proprement appel-
lées Qualitez réelles , originales & premières , comme il a été déjà remarqué,.
parce qu'elles exiflent dans les chofes mêmes, foit qu'on les apperçoive ou
non; & c'efl de leurs différentes modifications que dépendent les fécondes
Qualitez.
Pour les deux autres, ce n'eft qu'une puiffance d'agir en différentes
manières fur d'autres chofes : puiffance qui refuke des combinaifons diffé-
rentes des premières Qualitez.
§. 24. Mais quoique ces deux dernières fortes de Qualitez, foient de ^"«Sb^ns
pures puiffances, qui fe rapportent à d'autres Corps & qui refultent des les corps: les fe-
differentes modifications des premières Qualitez, cependant on en juge gé- "Jj
néralement d'une manière toute différente. Car à l'égard des Qualitez de pa
la féconde efpèce , qui ne font autre chofe que la puiffance de produire en &"en'j^
nous différentes idées par le moyen des Sens, on les regarde comme des ge'esy aie.
Qualitez qui exiflent réellement dans les chofes qui nous caufent tels & tels
fentimens: Mais pour celles de la troilîeme efpèce, on les appelle de /im-
pies Puiffances; & on ne les regarde pas autrement. Ainfi, les Idées de
chaleur ou de lumière que nous recevons du Soleil par les yeux, ou par l'at-
touchement, font regardées communément comme des qualitez réelles qui
exiflent dans le Soleil, & qui y font autrement que comme de (impies puif-
fances. Mais lors que nous confierons le Soleil par rapport à la Cire qu'il
amollit ou blanchit, nous jugeons que la blancheur & la molleffefont pro-
duites dans la Cire non comme des Qualitez qui exiflent actuellement dans
le;
96 Autres Confédérations fur les lâe'es fimples. Liv. Iï.
Chap. VIII. le Soleil , mais comme des effets de la puiffance qu'il a d'amollir & de blan-
chir. Cependant à bien confiderer la chofe , ces qualitez de lumière & de
chaleur qui font des perceptions en moi lors que je fuis échauffé ou éclairé
par le Soleil, ne font point dans le Soleil d'une autre manière que les chan-
■ gemens produits dans la Cire lorfqu'elle eft blanchie ou fondue, font
dans cet Aftre. Dans le Soleil, les unes & les autres font également des
Puiffances qui dépendent de fes premières Qualitez, par lefquelles il eft ca-
pable, dans le premier cas, d'altérer en telle forte la groffeur, la figure, la
contexture ou le mouvement de quelques-unes des parties infenfibles de
mes veux ou de mes mains, qu'il produit en moi, par ce moyen, des idées
de lumière ou de chaleur; & dans-le fécond cas, de changer de telle maniè-
re la groffeur , la figure, la contexture & le mouvement des parties in-
fenfibles de la Cire, qu'elles deviennent propres à exciter en moi les idées
diftinétes du Blanc & du Fluide.
§. 25. La raifon pourquoi les unes font regardées commune tuent comme des
Qualitez réelles, &? les autres comme de fimplcs puiffances , c'eft apparemment
parce que les idées que nous avons des Couleurs, des Sons, &c. ne conte-
nant rien en elles-mêmes qui tienne de la groffeur , figure , & mouvement
des parties de quelque Corps, nous ne fommes point portez à croire que ce
foient des effets de ces premières Qualitez, qui ne paroiffent point à nos
Sens comme ayant part à leur production , & avec qui ces Idées n'ont effecti-
vement aucun rapport apparent , ni aucune liaifon concevable. De là vient
que nous avons tant de penchant à nous figurer que ce font des reffemblan-
ces de quelque chofe qui exifte réellement dans les Objets mêmes: parce
que nous ne finirions découvrir par les Sens , que la groffeur , la figure ou
le mouvement des parties contribuent à leur production ; & que d'ailleurs la
Raifon ne peut faire voir comment les Corps peuvent produire dans l'Efprit
les idées du Bleu, ou du Jaune, &c. par le moven de la groffeur, figure,
& mouvement de leurs parties. Au contraire, dans l'autre cas, je veux
dire dans les opérations d'un Corps fur un autre Corps, dont ils altèrent les
Qualitez, nous voyons clairement que la Qualité qui efl produite par ce
changement , n'a ordinairement aucune reffémblance avec quoi que ce foit
qui exifte dans le Corps qui vient de produire cette nouvelle qualité. C'eft
pourquoi nous la regardons comme un pur effet delapuiffance qu'un Corps
a fur un autre Corps. Car bien qu'en recevant du Soleil l'idée delà cha-
leur, ou de la lumière, nous foyions portez à croire que c'eft une percep-
tion & une reffémblance d'une pareille qualité qui exifte dans le Soleil , ce-
pendant lorfque nous voyons que la Cire ou un beau vifage reçoivent du
Soleil un changement de couleur , nous ne faurions nous figurer , que ce
foit une émanation , ou reffémblance d'une pareille chofe qui foit actuelle-
ment dans le Soleil , parce que nous ne trouvons point ces différentes cou-
leurs dans le Soleil même. Comme nos Sens font capables de remarquer
la reffémblance ou la diffemblance des qualitez fenfibles qui lont dans deux
differens Objets extérieurs , nous ne faifons pas difficulté de conclurre , que
la production de quelque qualité fenfible dans un fujet, n'eft que l'effet
d'une certaine puiffance, & non la communication d'une qualité qui exifte
réel-
*De la Perception, Liv. II. o?
réellement dans celui qui la produit. Mais lors que nos Sens ne font pas ca- Chap. VIII.
pables de découvrir aucune diiTcmblance entre l'idée qui efl produite en
nous, & la qualité de l'Objet qui la produit, nous fommes portez à croire
que nos Idées font des reffemblances de quelque chofe qui exifle dans les
Objets, & non les effets d'une certaine punTance, qui confille dans la mo-
dification de leurs premières qualité?., avec qui les Idées, produites en
nous , n'ont aucune reffemblance.
S. 26. Enfin, excepté ces premières Qualitez qui font réellement dans "iftinft.onqu'o»
les Corps, je veux dire Jagrolleur, la figure, 1 étendue, le nombre & le [es fécond* Qg*.
mouvement de leurs parties folides, tout le refle par où nous connoillbns '""•
les Corps & les diflinguons les uns des autres, n'efl autre chofe qu'un diffé-
rent pouvoir qui efl en eux, & qui dépend de ces premières qualitez, par
le moyen desquelles ils font capables de produire en nousplufieurs différen-
tes Idées, en agiffant immédiatement fur nos Corps, ou d'agir fur d'autres
Corps en changeant leurs premières qualitez, & par-là de les rendre capa-
bles de faire naître en nous des idées différentes de celles que ces Corps y
excitoient auparavant. On peut appeller les premières de ces deux puiifan-
ces, des fécondes Qualitez qu'on apperçoit immédiatement , & les dernières,
des fécondes Qualitez qu'on apperçoit médiatement.
CHAPITRE IX.
De la Perception. C a a p. IX.
§. 1. T A Perception efl la première Faculté de l'Ame qui efl occupée u Perception tft
.L de nos Idées. C'efl auffi la première & la plus fimple idée que fim^î^rotoe"
nous recevions par le moyen de la Réflexion. Quelques-uns la défignent p«URéflcxion.
par le nom général de Penfée. Mais comme ce dernier mot fignifie fouvent
l'opération de l'Efprit fur fes propres Idées lors qu'il agit, & qu'il confide-
re une chofe avec un certain degré d'attention volontaire , il vaut mieux
employer ici le terme de Perception, qui fait mieux comprendre la nature
de cette Faculté. Car dans ce qu'on nomme Amplement Perception, l'Ef-
prit efl, pour l'ordinaire, purement paffif, ne pouvant éviter d'appercevoir
ce qu'il apperçoit actuellement.
§. 2. Chacun peut mieux connoître ce que c'efl que perception, en ré- c^um ^aeilff
flechiffant fur ce qu'il fait lui-même, lorfqu'il voit, qu'il entend, qu'il que l'imprcffion
c B >-i /- X • 1 ■ !• ~ C.„. „~ agit fur l\£fput.
fent, Cxc. ou qu il penfe, que par tout ce que je lui pourrois dire nu ce
fujet. Quiconque réfléchit fur ce qui fe pafTe dans fon Efprit, ne peut
éviter d'en être inftruit ; & s'il n'y fait aucune réflexion, tous les difeours
dn monde ne fauroient lui en donner aucune idée.
§. 3. Ce qu'il y a de certain , c'efl que quelques altérations , quelques
impreflions qui fe fafîent dans notre Corps ou fur fes parties extérieures, il
n'y a point de perception, fi l'Efprit n'eft pas aélueîlement frappé de ces
altérations, fi ces impreflions ne parviennent point jufque dans l'intérieur
N de
9 8 De la Perception. Liv. II.
Chap. IX. de notre Ame. Le Feu, par exemple, peut brûler notre Corps, fans pro-
duire d'autre effet fur nous, que fur une pièce de bois qu'il confume, à
moins que le mouvement caufé dans notre Corps par le Feu , ne foit conti-
nue jufqu'au Cerveau ; & qu'il ne s'excite dans notre Efprit un fentiment
de chaleur ou une idée de douleur, en quoi confifle l'actuelle perception.
g. 4. Chacun a pu obferver fouvent en foi-même , que lorfque fon Ef-
prit eil fortement appliqué à contempler certains Objets , & à réfléchir fur
les Idées qu'ils excitent en lui , il ne s'apperçoit en aucune manière de l'im-
prefiion que certains Corps font fur l'organe de l'Ouïe, quoi qu'ils y caufent
les mêmes changemens qui fe font ordinairement pour la production de Vi-
dée du Son. L'impreffion qui fe fait alors fur l'organe peut être affez for-
te, mais l'Ame n'en prenant aucune connoiffance, il n'en provient aucune
perception; & quoi que le mouvement qui produit ordinairement l'Idée
du Son, vienne à frapper actuellement l'oreille, on n'entend pourtant au-
cun fon. Dans ce cas , le manque de fentiment ne vient ni d'aucun dé-
faut dans l'organe , ni de ce que l'oreille de l'homme eil moins frappée que
dans d'autres temps où il entend, mais de ce que le mouvement qui a ac-
coutumé de produire cette Idée , quoi qu'introduit par le même organe ,
n'étant point obfervé par l'Entendement, & n'excitant par conféquent au-
cune Idée dans l'Ame , il n'en provient aucune fenfation. De forte que
far tout ou il y a fentiment , ou. perception, il y a quelque idée actuellement pro-
duite, fj? préfente à l'Entendement.
îieceqne ies §. 5. C'efl pourquoi , je ne doute point que les Enfans, avant que de
ïdëesdMisîe fcin naître, ne reçoivent par l'impreffion que certains Objets peuvent faire fur
detem Méiè, jl leurs Sens dans le fèin de leur Mère, quelque petit nombre d'idées, com-
qu'iis ayën/dcs i- me des effets inévitables des Corps qui les environnent, ou bien des befoins
4é<a mntci. où \\s fe trouvent, & des incommoditez qu'ils fouffrent. Je compte par-
mi ces Idées, (s'il eft permis de conjecturer dans deschofes qui ne font guè-
re capables d'examen) celles de la faim & de la chaleur, qui félon toutes les
apparences font des premières que les Enfans ayent, & qu'à peine peuvent-
ils jamais perdre.
§. 6. Mais quoi qu'on ait raifon de croire , que les Enfans reçoivent
certaines Idées avant que de venir au Monde , ces Idées fimples font pour-
tant fort éloignées d'être du nombre de ces Principes innez , dont certaines
gens fe déclarent les défenfeurs , quoi que fans fondement , ainfi que nous
l'avons déjà montré. Car les Idées dont je parle en cet endroit, étant pro-
duites par voye de fenfation , ne viennent que de quelque impreffion faite
fur le Corps des Enfans lors qu'ils font encore dans le fein de leur Mère ; &
par conféquent elles dépendent de quelque chofe d'extérieur à l'Ame : de
forte que dans leur origine elles ne différent en rien des autres Idées qui nous
viennent par les Sens , li ce n'eft par rapport à l'ordre du temps. C'eft ce
qu'on ne peut pas dire des Principes innez qu'on fuppofe d'une nature tout-
à-fait différente , puisqu'ils ne viennent point dans l'Ame à l'occalion d'au-
cun changement ou d'aucune opération quife faffedans le Corps , mais que
ce font comme autant de caractères gravez originairement dans l'Ame dès
Je premier moment qu'elle commence d'exilter.
§. 7. Com-
De la ^Perception. Liv. II, 99
J, 7. Comme il y a des idées que nous pouvons raifonnablement fuppo- Chap, IX.
fer être introduites dans l'Efprit des Enfans lorfqu'ils font encore dans le fein on ne peut favok
de leur Mère, je veux dire celles qui peuvent fervir à la confervation de leur évidemment quel-
• o . 1 J i-n-. 1 r ■ -1 1 i- - • -i r 1 i-\ les font les pre-
vie , & a leurs dirrerens beloins , dans 1 état ou ils le trouvent alors : De miéres idées qui
même les Idées desCkialitez fenfibles, qui fe préfentent les premières à eux "j^"" dans m"
dès qu'ils font nez, font celles qui s'impriment le plutôt dans leur Efprit:
defquelles la Lumière n'eft pas une des moins confidérables , ni des moins
puiifantes. Et l'on peut conje&urcr en quelque forte avec quelle ârdëtif
l'Ame defire d'acquérir toutes les idées dont les impreflions ne lui caufent
aucune douleur, par ce qu'on remarque dans les Enfans nouvellement nez,
qui de quelque manière qu'on les place, tournent toujours les yeux du coté
de la Lumière. Mais parce que les premières idées qui deviennent familiè-
res aux Enfans , font différentes félon les diverfes circonftances où ils fe trou-
vent & la manière dont on les conduit dès leur entrée dans ce Monde, l'or-
dre dans lequel plulieurs Idées commencent à s'introduire dans leur Ef-
prit, eft fort différent, & fort incertain. C'efl d'ailleurs une chofe qu'il
n'importe pas beaucoup de favoir.
§. 3. Une autre obfervation qu'il eft à propos de faire au fujet de la Per- Les He'es qui
ception, c'eft que les Idées qui viennent par voye de Senfation, font fouvent ration font foû*
altérées par le Jugement dans T Efprit des per formes faites , Jans qu'elles s'en vent aIcer«s P"
apper çoivent . Ainfi, lorfque nous plaçons devant nos yeux un Corps rond
d'une couleur uniforme, d'or par exemple, d'albâtre ou de jaïet, il eft
certain que l'Idée qui s'imprime dans notre Efprit à la vûë de ce Globe,
repréfente un cercle plat, diverfement ombragé, avec différens dégrez de
lumière dont nos yeux fe trouvent frappez. Mais comme nous fommes
accoutumez par l'ufage à diftinguer quelle forte d'image les Corps convexes
produifent ordinairement en nous, & quels changemens arrivent dans la
réflexion de la lumière félon la différence des figures fenfibles des Corps ,
nous mettons auffi-tôt , à la place de ce qui nous paraît , la caufe même de
l'image que nous voyons; & cela, en vertu d'un jugement que la coutume
nous a rendu habituel : de forte que joignant à la vifion un jugement que
nous confondons avec elle , nous nous formons l'idée d'une figure convexe
& d'une couleur uniforme, quoi que dans le fond nos yeux ne nous re-
présentent qu'un plain ombragé & coloré diverfement, comme il paraît
dans la peinture. A cette occafion, j'inférerai ici un Problème du favant
Mr. Molineax qui employé fi utilement fon beau génie à l'avancement des
Sciences. Le voici tel qu'il me l'a communiqué lui-même dans une Let-
tre qu'il m'a fait l'honneur de m'écrire depuis quelque temps : Suppofez un
aveugle de naijfance, qui foi t préfentement homme fait, auquel on ait apris à
diftinguer par l'attouchement un Cube & un Globe, du même métal, £5? à peu
près de la même gnrfféur, en forte que lors qu'il touche l'un 6f Vautre, il puijji
dire quel eft ie Cube , £5? quel eft le Globe. Suppofez que le Cube £5? le G.'oùe
■?:t po fez fur une Table , cet Aveugle vienne à jouir de la vue. On demande
fi eu les voyant fans les toucher, il pourrait les difeerner, & dire quel eft le
Globe y queleftle Cube. Le pénétrant& judicieux Auteur de cette Queffcïon,
répond en même temps, qnc non: car, ajoùte-t-il, bien que cet AvèugÔl
N 2 ait
ioo ■ De la Perception. Liv- II.
CllAP. IX. aît appris par expérience de quelle manière le Globe ci? /* Cube affectent fon at-
touchement , il ne /ait pourtant pas encore, que ce qui affecte [un attouchement
de telle ou de telle manière , doive frapper [es yeux de telle ou de telle manière ,
ni que V Angle avancé d'un Cube qui prejfe fa main d'une manière inégale, doi-
ve paraître à [es yeux tel qu'il paroit dans le Cube. Je fuis tout-à-fait du
fentiment de cet habile homme , que j'ai pris la liberté d'appeller mon ami,
quoi que je n'aye pas eu encore le bonheur de le voir. Je croi , dis-je , que
eet Aveugle ne feroit point capable, à la première vue, de dire avec cer-
titude, quel feroit le Globe & quel feroit le Cube, s'il fe contentoit de les
regarder, quoi qu'en les touchant, il pût les nommer & les diftinguer
fûrement par la différence de leurs figures qu'il appercevroit par l'attouche-
ment. J'ai voulu propofer ceci à mon Lecteur, pour lui fournir une occa-
fion d'examiner combien il eft redevable à l'expérience , de quantité d'idées
acquifes , dans le temps qu'il ne croit pas en faire aucun ufage , ni en tirer
aucun fecours, d'autant plus que Mr. Molineux ajoute dans la Lettre où il
me communique ce Problème, Qu'ayant propofé, à l'occajion de mon Li-
vre, cette Ghiejlion à diverfes perfonnes d'un efprit fort pénétrant , à pei-
ne en a-t-il trouvé une qui d'abord lui ait répondu fur cela comme il croit
qu'il faut répondre, quoi qu'ils ayent été convaincus de leur méprife après
avoir ouï fes raifons.
§. 9. Du refte, je ne croi pas qu'excepté les Idées qui nous vien-
nent par la Vûë, la même choie arrive ordinairement à l'égard d'au-
cune autre de nos Idées, je veux dire, que le Jugement change l'idée
de la Senfation ; & nous la repréfente autre qu'elle eft en elle-même.
Mais cela eft ordinaire dans les Idées qui nous viennent paries yeux,
parce que la Vûë, qui elt le plus étendu de tous nos Sens, venant à
introduire dans notre Efprit , avec les idées de la Lumière & des Cou-
leurs qui appartiennent uniquement à ce Sens, d'autres idées bien diffé-
rentes , je veux dire celles de l'Elpace , de la figure & du mouvement ,
dont la variété change les apparences de la Lumière & des Couleurs,
qui font les propres objets de la Vûë, il arrive que par l' ufage nous nous
faifons une habitude de juger de l'un par l'autre. Et en plufieurs ren-
contres,, cela fe fait par une habitude formée, dans des chofes dont
nous avons de fréquentes expériences , d'une manière fi confiante & fi
prompte, que nous prenons pour une perception des Sens ce qui Ji'efl
qu'une idée formée par le Jugement, en forte que l'une, c'eft-à-dire
la perception qui vient des Sens, ne fert qu'à exciter l'autre, & eft à
peine obfèrvée elle-même. Ainfi, un homme qui lit, ou écoute avec
attention, & comprend ce qu'il voit dans un Livre, ou ce qu'un autre
lui dit, fonge peu aux caractères ou aux fons, & donne toute fon at-
tention aux Idées que ces fons ou ces caractères excitent en lui.
§. 10. Nous ne devons pas être furpris, que nous fafîions fi peu de ré-
flexion à des chofes qui nous frappent d'une manière fi intime, fi nous con-
finerons combien les actions de. l'Ame font fubites. Car on peut dire,
que, comme on croit qu'elle n'occupe aucun efpace, & qu'elle n'a point
d'étendue , i] femble auiïi que fes actions n'ont befoin d'aucun intervalle de
temps
De la Perception. Liv. II. loi
temps pour être produites, & qu'un infbnt en renferme plufieurs. Je dis Chat. IX.
ceci par rapport aux aftions du Corps. Quiconque voudra prendre la pei-
ne de réilechir fur fes propres penfées pourra s'en convaincre aifement lui-
même. Comment, par exemple, notre Efprit voit-il dans un inftant, &
pour ainfi dire, dans un clin d'œuil, toutes les parties d'une Démonftration
qui peut fort bien paffer pour longue fi nous confiderons le temps qu'il faut
employer pour l'exprimer par des paroles , & pour la faire comprendre pié
à'pié à une autre perfonne ? En fécond lieu, nous ne ferons pas fi fort furprîs
que cela fepaffe en nous fans que nous en avions prefque aucune connoifian-
ce , fi nous confiderons combien la facilité que nous acquérons par habitu-
de de faire certaines chofes, nous les fait faire fort fouvant, fans que nous
nous en appercevions nous-mêmes. Les habitudes, fur tout celles qui com-
mencent de bonne heure, nous portent enfin à des allions que nous faifons fou-
vent fans y prendre garde. Combien de fois dans un jour nous arrive-t-il de
fermer les paupières , fans nous appercevoir que nous fommes tout-à-fait
dans les ténèbres? Ceux qui fe font fait une habitude de fe fervir de cer-
tains mots hors d'œuvre (i), fi j'ofe ainfi dire, prononcent à tout propos
des fons qu'ils n'entendent ni ne remarquent point eux-mêmes , quoi que
d'autres y prennent fort bien garde, jufqu'à en être fatiguez. Il ne faut
donc pas s'étonner, que notre Efprit prenne fouvent l'idée d'un Jugement
qu'il forme lui-même, pour l'idée d'une fenfation dont il eft actuellement
frappé, & que, fans s'en appercevoir , il ne fe ferve de celle-ci que pour ex-
citer l'autre.
§. ii. Au refte, cette Faculté à' appercevoir eft, ce me femble, ce qui c'effiaFèrcep,
diitingue les Animaux d'avec les Etres d'une efpèce inférieure. Car quoi Ï£a5id«m 'èfê!^'
que certains Végétaux ayent quelques dégrez de mouvement , & que par ree les Etres init-
ia différente manière dont d'autres Corps font appliquez fur eux, ils chan-neuts"
gent 'promptement de figure & de mouvement, de forte que le nom de
Plantes Jenpives leur aît été donné en conféquence d'un mouvement qui a
quelque reilèmblance avec celui qui dans les Animaux eft une fuite de la fen-
fation, cependant tout cela n'eft, à mon avis, qu'un pur méchanifme ; Ck
ne fe fait pas autrement que ce qui arrive à la barbe qui croît au bout de
l'avoine fauvage que (2) l'humidité de l'Air fait tourner fur elle-même , ou
que
(1) C'eft ce qu'on appelle en Anglois Bj- "„ dent Charreton de dire continuellement
■word, c'eftàdire, un mot qui vient a la ,, Stica, c'eft - à - dire , Je dis cela. 11 n'eft
traverfe dans le Difcours ou l'on l'infère à tout ,, pas le premier. Diogene Laerce remar-
fropos fans aucune néceffité. Je doute que „ que qu'Arcefilaùç dilbit éternellement ,.
nous ayions en François un terme propre ,, »*,"'•->», qui lignifie aulli , Jt dis cela. Rien
pour exprimer cela. C'eft pour l'apprendre ,, ne prouve davantage qu'il n'y a rien de
de mes amis ou de ceux qui me voudront ,, nouveau fous le Soleil. Mr. nagiana,
dire leur fentiment fur cette Traduction , que Tom. II. p. 184. Ed. de Paris, 17 15.
je rus cette Remarque. Voici un padage (1) On en peut f.ure un Xerometre; & c'eft
du Mer.apana qui explique fort diftinctement peut-être le plus exaâ & le plus fur qu'on,
ce que j enttns par ces mots hors d'œuvre. puiffe trouver. M. Locke en avoit un dont
„ Ce n'eft pas d'aujourd'hui , vous dit -on il s'eft fervi plufieersannées pour obferver les
„ dans ce Livre, quon a de mauvais ac- differens changemens que ibufTre TAir paf
„, CQÛiumanceSi C'en ctoit une au Prcli- rapport à la fecherelTe 6c à l'humidité.
N s
iox De la Perception. Liv. II.
C H A P. IX. que le raccourciflement d'une corde qui fe gonfle par le moyen de Feau dont
on la mouille. Ce qui fe fait, fans que le fujet foit frappé d'aucune fenfa-
tion , & fans qu'il ait , ou reçoive aucune Idée.
§. 12. Dans toute forte d'Animaux il y a, à mon avis, de la Perception
dans un certain degré, quoi que dans quelques-uns les avenues que la Na-
ture a formées pour la réception des Senfations , foient, peut-être, en fi
petit nombre , & la perception qui en provient fi foible & fi grofliére ,
qu'elle diffère beaucoup de cette vivacité & de cette diverfité de fenfations
qui fe trouve dans d'autres Animaux. Mais telle qu'elle eft, elle eft fage-
ment proportionnée à l'état de cette efpèce d'Animaux qui font ainfi faits,
de forte qu'elle fujffit à tous leurs befoins : en quoi la fageffe & la bonté de
l'Auteur de la Nature, éclattent viliblement dans toutes les parties de cette
prodigieufe Machine, & dans tous les différens ordres de créatures qui s'y
rencontrent.
§. 13. De la manière dont eft faite une Huître ou un Moule, nous en
pouvons raifonnablement inférer, à mon avis, que ces Animaux n'ont
pas les Sens fi vifs; ni en fi grand nombre que l'Homme ou que plu-
iieurs autres Animaux. Et s'ils avoient précifément les mêmes Sens , je
ne vois pas qu'ils en fuffent mieux, demeurans dans le même état où
ils font, & dans cette incapacité de fe tranfporter d'un lieu dans un au-
tre. Quel bien feroient la vue & l'ouïe à une créature qui ne peut fe
mouvoir vers les Objets qui peuvent lui être agréables, ni s'éloigner
de ceux qui lui peuvent nuire? A quoi ferviroient des Senfations vives
qu'à incommoder un animal comme celui-là, qui eft contraint de ref-
ter toujours dans le lieu où le hazard l'a placé, & où il eft arrofé
d'eau froide ou chaude, nette ou fale, félon ' qu'elle vient à lui?
§. 14. Cependant, je ne faurois m'empécher de croire que dans ces for-
tes d'animaux il n'y ait quelque foible perception qui les diftingue des
Etres parfaitement infenfibles. Et que cela puilîe être ainfi, nous en avons
des exemples vifibles dans les hommes mêmes. Prenez un de ces vieillards
décrépits à qui l'âge a fait perdre le fouvenir de tout ce qu'il a jamais fu: il
ne lui refte plus dans l'Efpvit aucune des idées qu'il avoit auparavant , l'âge
lui a fermé prefque tous les paflàges à de nouvelles Senfations , en le pri-
vant entièrement de la Vue, de l'Ouïe & de l'Odorat, &en luiôtant pref-
que tout fentiment du Goût ; ou fi quelques-uns de ces partages font à de-
mi-ouverts, les impreflions qui s'y font, ne font prefque point apperçuë; ,
ou s'évanouïfient en peu de temps. Cela pofé , je laine à penfer , (malgré
tout ce qu'on publie des Principes innez) en quoi un tel homme ell au ceflus
delà condition d'une Huître, par fes connoiilànces & par l'exercice de fes
facilitez intellectuelles. Que fi un homme avoit pafle foixante ans clans cet
état, (ce qu'il pourroit auiîî bien faire que d'y palfer trois jours) je ne fau-
rois dire quelle différence il y auroit eu, à l'égard d'aucune perfection in-
tellectuelle, entre lui & les Animaux du dernier ordre,
c'cflparh Fer- g. 15. Puisdonc que la Perception eft le premier degré vers la cor.r.eijjance
prM°ommenccï & quelle fert cTiutïoduElion à tout ce qui en fait le fujet , fi un homme, ou
■olffMiccIr '°n' 9ue^ue autre Créature que ce luit, n'a pas tous les Sens dont un autre ell
enrichi,
De la Rétention. Liv. II. . 103
enrichi , fi les impreffions que les Sens ont accoutumé de produire font en
plus petit nombre & plus foibles, & que les facilitez que ces impreffions
mettent en œuvre, {oient moins vives, plus cet homme, & quelque autre
Etre que cefoit, font inférieurs par-là à d'autres hommes, plus ils font
éloignez d'avoir les connoiifances qui fe trouvent dans ceux qui les furpaf-
fent à l'égard de tous ces points. Mais comme il y a en tout cela une
grande diverlité de dégrez, ( ainlî qu'on peut le remarquer parmi les hom-
mes ) on ne fauroit le démêler certainement dans les diverfes efpéces d'A-
nimaux, & moins encore dans chaque individu. Il me fuffit d'avoir remar-
qué ici, que la Perception eft la première Opération de toutes nos Facili-
tez intellectuelles, & qu'elle donne entrée dans notre-Eiprit à toutes les
connoilîances qu'il peut acquérir. J'ai d'ailleurs beaucoup de penchant à
croire, que c'eft la Perception, confiderée dans le plus bas degré, qui dif-
tingue les Animaux d'avec les Créatures d'un rang inférieur. Mais je ne
donne cela que comme une fimple conjecture, faite en paflant: car quelque •
parti que lesSavans prennent fur cet article, peu importe à l'égard du fujet
que j'ai préfentement en main.
C H A P I T R E X.
De la Rétention. Chap. X,
J. 1. T 'Autre Faculté de l'Efprit, par laquelle il avance plus vers la j£ contempla.
l_j connoilfance des chofes que par la fimple Perception , c'eft ce
que je nomme Rétention: Faculté par laquelle l'Efprit conferve les Idées
fimples qu'il a reçues par la Senfation ou par la Reflexion. Ce qui fe fait
en deux manières. La première, en confervant l'idée qui a été introduite
dans l'Efprit, actuellement préfente pendant quelque temps, ce que j'ap-
pelle Contemplation.
§. 2. L'autre voye de retenir les Idées eft la puiflance de rappeller,& de LlM'mo"e-
ranimer , pour ainli dire , dans l'Efprit ces idées qui après y avoir été impri-
mées, avoient difparu, & avoient été entièrement éloignées. de fa vue.
C'eft ce que nous faifons, quand (1) nous concevons la chaleur ou la lu-
mière, le jaune, ou le doux, lorfque l'Objet qui produit ces Senfations, eft
abfent; & c'eft ce qu'on appelle la Mémoire, qui eft comme le refervoir
de toutes nos idées. Car l'Efprit borné de l'Homme n'étant pas capable
de confiderer plufieurs idées tout à la fois, il était nécelîaire qu'il eût un
refervoir où il mît les Idées, dont il pourroit avoir befoin dans un autre
temps. Mais comme nos Idées ne font rien autre chofe que des Percep-
tions;
Ci) Il y a dans l'Original, we conctivt , c'eft celui de concevoir, qui pourtant ne peut, à
à dire , nais concevons 11 n'y a certaine- mon avis , palier pour le plus propre en. cette
ment point de mot en François qui réponde occalion que faute d'auue»
plus exactement à l'exprelliuu Anglojfe que
104 • De la Rétention. Liv. II.
Chap. X. tions qui font actuellement dans l'Efprit, lefquelles ceffent d'être quelque
chofe dès qu'elles ne font point actuellement apperçuës, dire qu'il y a des
idées en referve dans la Mémoire, n'emporte dans le fond autre chofe fi
ce n'eft que l'Ame a , en plufieurs rencontres , la puifiance de réveiller
les perceptions qu'elle a déjà eues , avec un fentiment qui dans ce temps-
là la convainc qu'elle a eu, auparavant, ces fortes de perceptions. Et
c'eft dans ce fens qu'on peut dire que nos idées font dans la Mémoire ,
quoi qu'à proprement parler, elles ne foient nulle part. Tout ce qu'on
peut dire là-deffus, c'eft que l'Ame a la puifiance de réveiller ces idées
lorfqu'elle veut, & de fe les peindre, pour ainfi dire, de nouveau à elle-
même, ce que quelques-uns font plus aifément, & d'autres avec plus de
peine, quelques-uns plus vivement, & d'autres d'une manière plus foible
& plus obfcure. C'ell par le moyen de cette Faculté qu'on peut dire que
nous avons dans notre Entendement , toutes les idées que nous pouvons
rappeller dans notre Efprit, & faire redevenir l'objet de nos penfées,
fans l'intervention des Qualitez fenfibles qui les ont premièrement exci-
tées dans l'Ame.
L'\trenrion, u §. g. L'Attention , & la Répétition fervent beaucoup à fixer les Idées
phî'iir'&Ta'Dou- dans la Mémoire. Mais les Idées qui naturellement font d'abord les plus
leur servent a fixer profondes & les plus durables imprelfions, ce font celles qui font accompa-
l'Efprit/ ant gnées de plaifir ou de douleur. Comme la fin principale des Sens confifle
à nous faire connoître ce qui fait du bien ou du mal à notre Corps , la
Nature a fagement établi (comme nous l'avons déjà montré) que la Dou-
leur accompagnât l'imprefiion de certaines idées : parce que tenant la place
du raifonnement dans les Enfans ; & agilTant dans les hommes faits d'une
manière bien plus prompte que le raifonnement , elle oblige les Jeunes &
les Vieux à s'éloigner des Objets nuifibles avec toute la promptitude qui
eft néceffaire pour leur confervation ; & par le moyen de la Mémoire elle
leur infpire de la précaution pour l'avenir.
Les idées s'effa- iv * Maïs pour ce qui eft de la différence qu'il y a dans la durée des
cent de la Me- T , , * - , F , \ ,-»,-• ^ J
moite. Idées qui ont ete gravées dans la Mémoire, nous pouvons remarquer, que
quelques-unes de ces idées ont été produites dans l'Entendement par un
Objet qui n'a affecté les Sens qu'une feule fois, & que d'autres s'étant pré-
fentées plus d'une fois à l'Efprit, n'ont pas été fort obfervées, l'Efprit ne
fe les imprimant pas profondément, foit par nonchalance, comme dans les
Enfans, foit pour être occupé à autre chofe, comme dans les hommes faits,
fortement appliquez à un feul objet. Et il fe trouve quelques perfonnes en
qui ces idées ont été gravées avec foin, & par des impreffions fouvent
réitérées ; & qui pourtant ont la mémoire très-foible , foit en conféquence
du tempérament de leur Corps , ou pour quelque autre défaut. Dans tous
ces cas , les Idées qui s'impriment dans l'Ame , fe diffipent bientôt ; &
fouvent s'effacent pour toujours de l'Entendement, fans laiffer aucunes tra-
ces, non plus que l'ombre que le vol d'un Oifeau fait fur la Terre: de
forte qu'elles ne font pas plus dans l'Efprit , que fi elles n'y avoieht ja-
mais été.
g. 5. Ainfi, plufieurs des Idées qui ont été produites dans l'Efprit des
En-
De la Rétention. Liv. II. ioj
•Enfans , d:s qu'ils ont commence d'avoir des Senfations (quelques-unes CïïAr. X..
defquelles , comme celles qui confident en certains plaifirs & en certaines
douleurs, ont peut-être été excitées en eux avant leur naiffance, & d'au-
tres pendant leur Enfance) plufieurs, dis-je, de ces Idées fe perdent en-
tièrement , fans qu'il en refte le moindre vertige, fi elles ne font pas
renouvellées dans la fuite de leur vie. C'eft ce qu'on peut remarquer dans
ceux qui par quelque malheur ont perdu la vue , lorfqu'ils étoient fort jeu-
nes : car comme ils n'ont pas fait grand' reflexion fur les couleurs , ces
idées n'étant plus renouvellées dans leur Efprit, s'effacent entièrement, de
forte que , quelques années après , il ne leur refte non plus d'idée ou de
fouvenir des Couleurs qu'à des aveugles de naiffance. Il y a^à la vérité,
des gens dont la Mémoire efl heureufe jufqu'au prodige. Cependant il me
femble qu'il arrive toujours du déchet dans toutes nos Idées, dans celles-là
même qui font gravées le plus profondément, & dans les Efprits qui les con-
fervent le plus long-temps : de forte que fi elles ne font pas renouvellées
quelquefois par le moyen des Sens, ou par la reflexion de l'Efprit fur cette
efpèce d'Objets qui en a été la première occafion , l'empreinte s'efface , &
enfin il n'en refte plus aucune image. Ainfi les Idées de notre Jeuneffe ,
aufli bien que nos Enfàns , meurent fouvent avant nous. En cela notre Ef-
prit reffemble à ces tombeaux dont la matière fubfifte encore : on voit l'ai-
rain & le marbre , mois le temps a effacé les Infcriptions , & réduit en pou-
dre tous les caractères. Les Images tracées dans notre Efprit , font peintes
avec des couleurs légères : fi on ne les rafraichit quelquefois , elles paffent
& difparoiffent entièrement. De favoir quelle part a à tout cela la conftitu-
tion de nos Corps & l'action des Efprits animaux , & fi le tempérament du
cerveau produit cette différence , en forte que dans les uns il conferve com-
me le Marbre, les traces qu'il a reçues, en d'autres comme une pierre de
taille , & en d'autres à peu près comme une couche de fable , c'eft ce que
je ne prétens pas examiner ici : quoi qu'il puiffe paroître aflez probable que
la conflitution du Corps a quelquefois de l'influence fur la Mémoire, puif-
que nous voyons fouvent qu'une Maladie dépouille l'Ame de toutes fes
idées, & qu'une Fièvre ardente confond en peu de jours & réduit en poudre
toutes ces images qui fembloient devoir durer aulfi long-temps que ii elles
eulfent été gravées dans le Marbre.
§. 6. Mais par rapport aux Idées mêmes, il efl aifé de remarquer, que Des ije'es conf-
celles qui par le fréquent retour des Objets ou des actions qui les produi- reu"èn"Vpeîneet
fent, font le plus fouvent renouvellées, comme celles qui font introduites <"« perdre.
dans l'Ame par plus d'un Sens , s'impriment aufli plus fortement dans la
Mémoire, & y relient plus long-temps, & d'une manière plus diftincte.
C'eft pourquoi les Idées des qualitez originales des Corps, je veux dire la
folidité, l'étendue, la figure, le mouvement & le repos; celles qui affec-
tent prefque inceflamment nos Corps, comme le froid & le chaud ; & cel-
les qui font des affections de toutes les efpèces d'Etres, comme Yexijrence,
la durée, c'e le nonibre, que prefque tous les Objets qui frappent nos Sens, &
toutes les penfées qui occupent notre Efprit , nous fourniffent à tout mo-
ment; toutes ces Idées, dis-je, & autres femblables, s'effacent rarement
O . tout-
io6 De la Rétention. Liv. II.
CHAP. X. tout-à-fait de la mémoire , tandis que notre Efprit retient (i) encore quel-
ques idées.
§. 7. Dans cette féconde Perception , ou , fi j'ofe ainfi parler , dans cette
reviilon d'Idées placées dans la Mémoire , YEfpiit eji fouvent autre chofe
que pureifieut pafiïf ', car la repréfentation de ces peintures dormantes, dépend
quelquefois de la Volonté. L'Efprit s'applique fort fouvent à découvrir
une certaine Idée qui eft comme enfêvehe dans la Mémoire, & tourne,
pour ainfi dire, les yeux de ce coté-là. D'autres fois auffi ces Idées fe pré-
sentent comme d'elles-mêmes à notre Entendement; & bien fouvent elles
font réveillées, & tirées de leurs cachettes pour être expofées au grand jour,
par quelque^viok-iKc paillon ; car nos affections offrent à notre Mémoire des
idées qui fans cela auroient été enfeve c: dans un parfait oubli. Il faut ob-
ferver, d'ailleurs, à l'égard des Idées qui font dans la mémoire, &que no-
tre Efprit réveille par occalion , que , félon ce qu'emporte ce mot de ré-
veiller , non feulement elles ne font pas du nombre des Idées qui font entiè-
rement nouvelles à l'Efprit , mais encore que l'Efprit les conlidére comme
des effets d'une impreffion précédente , & qu'il recommence à les connoî-
tre comme des Idées qu'il avait connues auparavant. De forte que , bien
que les Idées qui ont été déjà imprimées dans l'Efprit, ne foient pas conf-
tamment piéfentes à l'Efprit , elles font pourtant connues, à l'aide de \z.Re-
m'mifcence , comme y ayant été auparavant empreintes , c'eft-à-dire , comme
ayant été actuellement apperçuè's & connues par l'Entendement.
Deux défauts §. 8- La Mémoire eft néceffaire à une Créature raifonnable, immédiate-
unnentaie^oubiire' ment aPr^s ^a Perception. Elle eft d'une fi grande importance , que fi elle
& une grande ien- vient à manquer, toutes nos autres Facilitez font, pour la plupart, inu-
"s"-:ee"qu'e!îe a tiles : car nos penfées, nos raifonnemens & nos connoiiîànces ne peuvent
en dépôt. s'étendre au delà des objets préfens fans le fecours de la Mémoire , qui peut
avoir ces deux défauts.
Le premier eft , de laiffer perdre entièrement les idées , ce qui produit
une parfaite ignorance. Car comme nous ne iàurions connoître quoi que
ce foit qu'autant que nous en avons l'idée, dès que cette idée eft effacée,
nous fommes dans une parfaite ignorance à cet égard. -
Un fécond défaut dans la Mémoire , c'eft d'être trop lente , & de ne pas
réveiller allez promptement les idées qu'elle tient en dépôt , pour les four-
nir à l'Efprit à point nommé lorfqu'il en a befoin. Si cette lenteur vient à
un grand degré , c'eft fiupidité. Et celui qui pour avoir ce défaut , ne peut
rappeller les idées qui font actuellement dans fa Mémoire, juftement dans le
temps qu'il en a befoin, feroit prefque auffi bien fans ces idées, puifqu'el-
les ne lui font pas d'un grand mage : car un homme naturellement pelant,
qui venant à chercher dans fon Efprit les idées qui lui font néceffaires , ne
les
(1) Car il arrive fouvent que tant un âge Enfant à h mamelle reconnoit fa Nourrice;
fort avancé l Homme venant à retomber dans &un\ eduit à ce trille état de cadu-
Jajrémiére Enfance , ne retient plus aucune ci;c meconnoit fi femme , & les Pornefti-
idée Le Proverbe, bis pueri fenes , n expri- que: , qui font presque toujours autour de la
me ce malheur que très - imparfaitement. Un peiibune pour le fervir.
■ De la Rétention. Liv. II. 107
les trouve pas à poin: nommé , n'eft guère plus heureux qu'un homme en- Ch A P. X.
tierement ignonint. C :ft donc l'affaire de la Mémoire de fournir à l'Ef-
prit ces :d:es dormantes d ut elle eft la depolicaire, dans le temps qu'il en a
befoin; & c'eft à les .a-.ur toi1 tes prêtes dans l'occafion que confifle ce que
nous appelions ouaentitM., imagination*, & vivacité d'e/frit.
§. p. Tels font les défauts 4 ae nous obfervons dans la Mémoire d'un hom-
me compare à un autre homme. Mais il y en a un autre que nous pouvons
concevoir dans la Mémoire de l'Homme en général, comparé avec d'autres
Créatures intelligentes d'une nature fupérieure , lefquelles peuvent exceller
en ce point au deflus de l'Homme jufqu'à avoir conflamment un fentiment
actuel de toutes leurs actions précédentes, de forte qu'aucune des penfées
qu'ils ont eues , ne difparoiiTe jamais à leur vue'. Que cela foit poffible , nous
en pouvons être convaincus par la confideration de la Toute-fcience de
Dieu qui connoît toutes les chofes préfentes, pafTées, & à venir, & devant
qui toutes les penfées du cœur de l'homme font toujours à découvert. Car
qui peut douter que Dieu ne puiffe communiquer à ces Efprits Glorieux,
qui font immédiatement à fa fuite , quelques-unes de fes perfections , en telle
proportion qu'il veut, autant que des Etres créez en font capables. On rap-
porte de Mr. Pafcal, dont le grand efprit tenoit du prodige, que jufqu'à ce
que le déclin de fa fanté eut affoibli fa mémoire , il n'avoit rien oublié de
tout ce qu'il avoit fait, lu, ou penfé depuis l'âge de raifon. C'eft là un privi-
lège Il peu connu de la plupart des hommes, que la chofe paroît prefque in-
croyable à ceux qui , félon la coutume, jugent de tous les autres par eux-mê-
mes. Cependant la confideration d'une telle Faculté dans Mr. Pafcal peut
fervir à nous repréfenter de plus grandes perfections de cette efpèce dans
des Efprits d'un rang fupérjeur. Car enfin cette qualité de Mr. Pafcal étoit
réduite aux bornes étroites où l'Efprit de l'Homme fe trouve reiTerré, je
veux dire à n'avoir une grande diverfité d'idées que par fucceflion , &. non
tout à la fois : au lieu que différens ordres d'Anges peuvent probablement
avoir des vùé's plus étendues ; & quelques-uns d'eux être actuellement enri-
chis de la Faculté de retenir & d'avoir conftamment & tout à la fois devant
eux , comme dans un Ta' >leau , toutes leurs connoiffances précédentes. Il eft
aile de voir que ce feroit un grand avantage à un homme qui cultive fon Ef-
prit , s'il avoit toujours devant les yeux toutes les penfées qu'il a jamais eues,
& tous les raifonnemens qu'il a jamais faits. D'où nous pouvons conclurre,
en forme de fuppofuion, que c'eft là un des moyens par où la connoiflânee .
des Efprits féparez peut être exceffivernent fupérieure à la nôtre.
§. 10. Il femble, au refte,que cette Faculté de raffembler & de confer- LesBêres ont de
ver les Idées fe trouve en un grand degré dans plufieurs autres Animaux, UM«"w«e.
suffi bien que dans l'Homme. Car fans rapporter plufieurs autres exemples,
décela feul que les Oifeaux apprennent des Airs de chanfon ,& s'appliquent
vifiblement à en bien marquer les notes , je ne faurois m'empecher d'en con-
clurre que ces Oifeaux ont de la perception , & qu'ils confervent dans leur
Mémoire des Idées qui leur fervent de modèle : car il me paroit impoffible
qu'ih pujTent s'ippliquer (comme il eft clair qu'ils le font) à conformer leur
voix à des tons dont ils n'auroient aucune idée. Et en effet quand bien j'ac-
O 2 cor-
io8 De la Faculté que nous avons
Chap. X. corderois que le fon peut exciter méchaniquement un certain mouvement
d'Efprits animaux dans le cerveau de ces Oifeaux tandis qu'on leur joue ac-
tuellement un air de chanfon ; & que le mouvement peut être continué juf-
qu'au mufcle des ailes , en forte que Poifeau foit poufle méchaniquement
par certains bruits à prendre la fuite, parce que cela peut contribuer à fa
confervation , on ne fauroit pourtant fuppofer cela comme une raifon pour-
quoi en jouant un Air à un Oifeau , & moins encore après avoir ceffé de le.
jouer, cela devroit produire méchaniquement dans les organes de la voix
de cet Oifeau un mouvement qui l'obligeât à imiter les notes d'un fon é-
tranger , dont l'imitation ne peut être d'aucun ufage à la confervation de
ce petit Animal. Mais qui plus eft, on ne fauroit fuppofer avec quelque
apparence de raifon , & moins encore prouver , que des Oifeaux puiffent
fans fentiment ni mémoire conformer peu à peu & par dégrez les inflexions-
de leur voix à un Air qu'on leur joua hier, puifque s'ils n'en ont aucune
idée dans leur Mémoire, il n'eil préfentement nulle part; & par confé-
quent ils ne peuvent avoir aucun modèle, pour l'imiter, ou pour en ap-
procher plus près par des effais réitérez. Car il n'y a point de raifon pour-
quoi le fon du flageolet laifferoit dans leur Cerveau des traces qui ne de-
vroient point produire d'abord de pareils fons , mais feulement après cer-
tains efforts que les Oifeaux font obligez de faire lorfqu'ils ont ouï le fla-
geolet: & d'ailleurs il eft impoffible de concevoir pourquoi les fons qu'ils
rendent eux-mêmes, ne feroient pas des traces qu'ils devroient fuivre tout
auffi bien que celles que produit le fon du flageolet.
CHAPITRE XI.
De la Faculté de dijlingaer les Idées , rj? de quelques autres Opéra-
Chap. XI. tions de VEfprit.
Il n'y a point de
cor.noilfance fans
dil'cerr.eraent.
§. i. TTXe autre Faculté que nous pouvons remarquer dans notre Ef-
^•s prit, c'eft celle de difcerner ou diftinguer fes différentes idées.
Il ne fufïït pas que l'Efprit ait une perception confufe de quelque chofe en
général. S'il n'avoit pas, outre cela, une perception diftincte de divers
Objets & de leurs différentes Qualitez, il ne feroit capable que d'u-
ne très-petite connoiffance , quand bien les Corps. qui nous affectent, fe-
roient aufli actifs autour de nous qu'ils le font préfentement ; & quoi que
l'Efprit fût continuellement occupé à penfer. C'eft de cette Faculté de
diftinguer une chofe d'avec une autre que dépend l'évidence & la certitude
de plusieurs Propofitions , de celles-là même qui font les plus générales , &
qu'on a regardé comme des Féritez innées , parce que les hommes ne
conliderant pas la véritable caufe qui fait recevoir ces Propofitions ;
un confentement univerfel , l'ont "entièrement attribuée à une impref-
fion naturelle & uniforme , quoi que dans le fond ce confentement dé-
pende proprement de cette Faculté que VEfprit a de difcerner nettement les Ob-
jets, par où il appercoit que deux Idées font les mêmes, ou différentes
entre',-
de diftinguer les Idées. Liv. II. 109
entr'elles. Mais c'eft dequoi nous parlerons plus au long dans la fuite. Chap. XI.
§. 2. Je n'examinerai point ici combien l'imperfection dans la Faculté Difï-e'rence £ntre
de bien diftinguer les idées, dépend de la grolïiéreté ou du défaut des or- l'Efprit&lejugfr
ganes , ou du manqu? de pénétration , d'exercice & d'attention du côté de 1Dem'
l'Entendement, ou d'une trop grande précipitation, naturelle à certains
temperamens. Il fuffit de remarquer que cette Faculté eft une des Opéra-
tions fur laquelle l'Ame peut réfléchir, & qu'elle peut obferver en elle-mê-
me. Elle eft, au refte, d'une telle conféquence par rapport à nos autres
connoifTances , que plus cette Faculté eft groffiére, ou mal employée à
marquer la diftinclion d'une chofe d'avec une autre, plus nos Notions font
confufes, & plus notre Raifon s'égare. Si la vivacité de l'Efprit confifte
à rappeller promptement & à point nommé les idées qui font dans la Mé-
moire, c'eft à fe les repréfenter nettement, & à pouvoir les diftinguer
exactement l'une de l'autre, lorfqu'il y a de la différence entr'elles, quel-
que petite qu'elle foit, que confifte, pour la plus grand' part , cette juftefTe
& cette netteté de Jugement , en quoi l'on voit qu'un homme excelle au
deffus d'un autre. Et par-là on pourrait, peut-être, rendre raifon de ce
qu'on obferve communément , Que les perfonnes qui ont le plus d'efprit ,
& la mémoire la plus prompte, n'ont pas toujours le jugement le plus net
& le plus profond. Car au lieu que ce qu'on appelle Efprit, confifte pour
l'ordinaire à affembler des idées , & à joindre promptement & avec une
agréable variété celles en qui on peut obferver quelque reffemblance ou
quelque rapport, pour en faire de belles peintures qui divertiflent OS: frap-
pent agréablement l'imagination : au contraire le Jugement confifte à diftin-
guer exactement une idée d'avec une autre, fi l'on peut y trouver la moin-
dre différence, afin d'éviter qu'une fimilitude ou quelque affinité ne nous
donne le change en nous faifant prendre une chofe pour l'autre. Il faut,
pour cela, faire autre chofe que chercher une métaphore & une allufion,
en quoi confiftent, pour l'ordinaire, ces belles & agréables penfées qui
frapent fi vivement l'imagination, & qui plaifent li fort à tout le monde,
parce que leur beauté paroît d'abord, & qu'il n'eft pas nécefîaire d'une
grande application d'efprit pour examiner ce qu'elles renferment de vrai ,
ou de raifonnable. L'Efprit fatisfait de la beauté de la peinture & de la
vivacité de l'imagination , ne fonge point à pénétrer plus avant. Et c'eft
en effet choquer en quelque manière ces fortes de penfées fpirituelles que de
les examiner par les règles févéres de la Vérité & du bon raifonnement ;
d'où il paroi t que ce qu'on nomme Efprit, confifte en quelque chofe qui
n'eft pas tout-a-fait d'accord avec la Vérité & la Raifon.
§. 3. Bien diftinguer nos Idées, c'eft ce qui contribue le plus à faire
quelles fbient claires & déterminées; •& fi elles ont une fois ces quali
nous nerifquerons point de les confondre, ni de tomber dans aucune erreur
à leur occafion , quoi que nos Sens nous les repréfentent de la part du
me objet diverferrient en différentes rencontres, (comme il arrive quelque-
fois) & qu'ainliils femblei dans l'erreur. Car quoi qu'un homme re-
çoive dans la fièvre u. amer par le moyen du Sucre, qui dans un au-
tre temps auroit t>:cm: en lui i'idée de la douceur, cependant l'idée de IV
0 3
ito <De U Faculté que nous avons
Chap. XI. mer dans l'Efprit de cet homme, eft une idée aufli diftin&ede celle du doux
que s'il eût goûté du Fiel. Et de ce que le même CV'-ps j -oduir. , par le
moyen du Goût , l'idée du doux dans un temps , & celle de l'amer dans un
autre temps, il n'en arrive pas plus de confufion entre ces deux Idées,
qu'entre les deux Idées de blanc & de doux , ou de blanc ci de rond que le
même morceau de Sucre produit en nous dans le même temps. Ainii, les
idées de couleur citrine & d'azur qui font excitées dans l'Efprit par la feu-
le infufion du Bois qu'on nomme communément Lignum Nephritkum , ne
font pas des idées moins diftinctes , que celles de ces mêmes Couleurs, pro-
duites par deux différens Corps.
De la Faculté g. 4. Une autre opération de l'Efprit à l'égard de fes Idées , c'eft la
que nous avons de .„„.^_ •/■ >-i r ■ i> ■ 1 • i> ! i't- 1 ••
comparer nosi- comparaijon qu il fait d une idée avec 1 autre par rapport a 1 Etendue, aux
d"s- Dégrez, au Temps, au Lieu, ou à quelque autre circonllance ; & c'efl
de là que dépend ce grand nombre d'Idées qui font comprifes fous le nom
de Relation. Mais j'aurai occaiion dans la fuite d'examiner quelle en eft la
vafte étendue.
res Bêtes ne com- g. 5. 11 n'eft pas aifé de déterminer iufqu'à quel point cette Faculté fe
parent des hiees «.„„ 1 1 r> t • ■ > 11 1 n- 1
que dune manié- trouve dans les Betes. Je croi, pour moi, quelles ne la poiledent pas
ie imparfaite. dans un fort grand degré : car quoi qu'il foit probable qu'elles ont plulieurs
Idées allez diftinéles , il me femble pourtant que c'eft un privilège particu-
lier de l'Entendement humain , lors qu'il a fufiifamment diftingué deux Idées
jufqu'à reconnoître qu'elles font parfaitement différentes, & à s'affûrer par
conféquent que ce font deux' Idées, c'eft, dis-je, une de fes prérogatives
de voir & d'examiner en quelles circonftances elles peuvent être comparées
enfemble. C'eft-pourquoi je croi que les Bètes ne comparent (i) leurs I-
dees que par rapport à quelques circonftances feniibles, attachées aux Ob-
jets mêmes. Mais pour ce qui eft de l'autre puilfance de comparer qu'on
peut obferver dans les hommes , qui roule fur les Idées générales , & ne fert
que pour les raifonnemens abftraits , nous pouvons conjecturer probable-
ment qu'elle ne fe rencontre pas dans les Betes.
AutreFacuitéqui §• 6. Une autre opération que nous pouvons remarquer dans l'Efprit de
llfïdéè"mp°/er l'Homme par rapport à Tes Idées, c'eft la Compofition, par laquelle l'Efprit
joint
* L.n. Ch.xrr. (1) Aux fpeclacles de Rome, dit Montagne * déterminez à repeter leur leçon par des ci r-
T. n. p. 270. Ed. fur la foi de Plutarque, // fe ■voyait ordinaire- confiances fenfibles, attachées aux Objet; mê-
de la Haye 1727. ment des Elephans drejfez à fe mouvoir , <y dan- mes.-' Nullement: puisque leurs Sens ne pou-
cer av. fin de la -voix, des dames à plujict'.r s en- voient être affectez par aucun Objet, comme
Irel.jJJettrcs , coupeures c? diverfes cadences très- Pline . * qui rapporte le même Fait aufli bien
difficdes à apprendre. Dira-t-on que ces Ani- que Plutarque, nous l'affûte pofitivement:
maux ne comparoient les idées qu'i's fe for- Ccrtum efl, dit-il, unitm (Elephantem) tai-
moient de tous ces diffèrens mouvemens que dioris tngenii m accipiendis quî tradebantur fi-
par r.ippoit à quelques circonftances fenfibles, piùs caftigatu-m verberibus , eademilla meditan-
comme au fin de la voix qui régloit &i déter- tem noàlv. repertum. Cet Eléphant d'un Efprit
minoit tous leurs pas ? On le veut , j'y foufcris. moins vif que les autres , repetoit fa leçon du-
Mais que dire Je ces Elephans qu'on a vu dins rant la nuit , fort éloigné par conféquent de
le même temps, qui, comme a;outc Monta- compuer fes Idées par rapport à des circon-
gne, en leur privé remémoraient hur leçon, v fiances fenfibles, attachées à quelque Objet
s'exerçoyent par fiing cr par efi:<de pour n élire extéfieur.
tancez. & battus de Itttrt Maiftro.' Eioient-ils * Pl.Hift.Nat.L. viU.c. î.
de diftingtier les Idées. Liv. II. m
joint enfemble plufieurs Idées fimpîes qu'il a reçues par le moyen de la Sen- C H a p. XL
fation & de la Réflexion, pour en faire des Idées complexes. On peut
rapporter à cette Faculté de compofer des Idées, celle de les étendre; car
quoi que dans cette dernière opération, la compofitionneparoifTepas tant,
que dans l'aflèmblage de plufieurs Idées complexes, c'eft pourtant joindre
plufieurs idées enfemble, mais qui font de laméme efpèce. Ainfi, en ajou-
tant plufieurs unitez enfemble, nous nous formons l'idée d'une douzaine;
& en joignant enfemble des idées répétées de plufieurs toi/es, nous nous for-
mons l'idée d'un ftade.
§. 7. Je fuppofe encore , que dans ce point les Bêtes font inférieures aux Les tàes font
Hommes. Car quoi qu'elles reçoivent & retiennent enfemble plufieurs peu de cnmpoii-
combinaifons d'Idées fimples , comme lors qu'un Chien regarde Ion Mai- uons
tre, dont la figure, l'odeur, & la voix forment peut-être une idée com-
plexe dans le Chien, ou font, pour mieux dire, plufieurs marques diftincîes
auxquelles il le reconhoît, cependant je ne croi pas que jamais les Betes
affemblent d'elles-mêmes ces idées pour en faire des Idées complexes. Et
peut-être que dans les occafions où nouspenfons reconnoître que les Bêtes
ont des Idées complexes, il n'y a qu'une feule idée qui les dirige vers la
connoiffance de plufieurs chofes qu'elles diftinguent beaucoup moins par la
vûè", que nous ne croyons. Car j'ai appris de gens dignes de foi, qu'une
Chienne nourrira de petits Renards , badinera avec eux , & aura pour eux
la même paifion que pour fes Petits , fi l'on peut faire en forte que les Re-
nardeaux la tettent tout autant qu'il faut pour que le lait fe répande par tout
leur Corps. Et il ne paroît pas que les Animaux qui ont quantité de Pe-
tits à la fois, ayent aucune connoiffance de leur nombre; car quoi qu'ils
s'intéreffent beaucoup pour un de leurs Petits qu'on leur enlevé en leur. pré-
fence ,' ou lors qu'ils viennent à l'entendre , cependant fi on leur en dérobe
un ou deux en leurabfence, ou fans faire du bruit, (1) ils ne femblent pas
s'en mettre fort en peine, ou même s'appercevoir que le nombre en ait été
diminué.
§. 8- Lorfque les Enfans ont acquis , par des Senfations réitérées , des nonnerdesnoms
idées qui fe font imprimées dans leur Mémoire, ils commencent à appren- auKldees-
dre par dégrez l'ufage des fignes. Et quand ils ont plié les organes de la
parole
Ci) Te ne fai fi l'on peut dire cela de la éloigne du Rivage où 1a Tigrefle paroît bien-
ijours bon nombre de Petits : tôt, pleine de rage de ne pouvoir lui avler ôter
car s'il 1 ils foient enlevez en fon ab- les Petits qu'il emporte avec lai. Tout cela
Se de courir ça & là qu'elle nous eft auellé par Pline, dont voici les
r t cil ils doivent être. Le Chaf- propres paroles: Totus Tigridis fœtus qui fem-
\ cheval s'enfuit à toute bride fer numeroftu eft , ab injidiante rapitur eqnt>
•levez , en lâche un, à l'ap- quàm maxime ptrnici , atquc in recer.tes fubin-
prochedi a ' igre'.Te dont il entend le fremif- de translertur. At ubi vacuum cxbile reperit
t!'..- «en faifit, le porte dans fa tanie- fœta (maribus er.im cura non eft fobolis) fertur
re; ^c retournant auffi tôt avec plus de rapi- prteeps , odore vtftigans. Raptor approp-.nquan-
dité, dis en reprend un autre qu'on lâche en- te frémit;», abjicit unmn e catuiis. Joiiit Ma
core fu liemin; ik toujours de meme, morfu,^ pondère etiam ocyor aSîa remeat, i.'e-
revenir fur fespas, jufqu'à ce rumque conjequiiur , ac fubinde . donec in navem
0 eu qui court toujours à bride regrtjfo irrita firitas Uzit in li.'fore. Hift, Na-
."o.t jette dans un bateau qu'il tux. Lib. VIII. c 10.
ii2 ÏDe la Faculté que nous avons
ChaP. XI. parole à former des fons articulez, ils commencent àfefèrvirde mots pour
faire comprendre leurs idées aux autres. Et ces fignes nominaux , ils les ap-
prennent quelquefois des autres hommes, & quelquefois ils en inventent
eux-mêmes , comme chacun peut le voir par ces mots nouveaux & inu-
fitez que les Enfans donnent fouvent aux chofes lors qu'ils commen-
cent à parler.
qu'ablhattion. §• 9- Or comme on n'employé les mots que pour être des fignes exté-
rieurs des idées qui font dans l'Efprit , & que ces Idées font prifes de cho-
fes particulières , fi chaque Idée particulière que nous recevons , devoit
être marquée par un terme diftincl, le nombre des motsferoit infini. Pour
prévenir cet inconvénient, l'Efprit rend générales les Idées particulières
qu'il a reçues par l'entremife des Objets particuliers , ce qu'il fait en con-
fiderant ces Idées comme des apparences féparées de toute autre chofe, &
de toutes les circonftances qui font qu'elles repréfentent des Etres particu-
liers actuellement exiflans, comme font le temps, le lieu & autres Idées
concomitantes. C'eft ce qu'on appelle Abjiraclion , par où des Idées tirées
de quelque Etre particulier devenant générales, repréfentent tous les Etres
de cette efpèce , de forte que les Noms généraux qu'on leur donne, peu-
vent être appliquez à tout ce qui dans les Etres actuellement exiftans con-
vient à ces Idées abflraites. Ces Idées fimples & précifes que l'Efprit fe
repréfente, fans confiderer comment, d'où & avec quelles autres Idées
elles lui font venues , l'Entendement les met à part avec les noms qu'on leur
donne communément, comme autant de modèles, auxquels on puhTe rap-
porter les Etres réels fous différentes efpèces félon qu'ils correfpondent à
ces exemplaires, en les défignant fuivant cela par différens noms. Ainfi,
remarquant aujourd'hui , dans de la craye ou dans la neige , la même cou-
leur que le lait excita hier dans mon Efprit, je confidére cette idée unique,
je la regarde comme une repréfentation de toutes les autres de cette efpèce ,
& lui ayant donné le nom de blancheur , j'exprime par cefon la même qua-
lité, en quelque endroit que je puifié l'imaginer, ou la rencontrer: & c'eft
ainfi que fe forment les idées univerfelles ,oc les termes qu'on employé pour
les défigner.
testâtes ne for- K. io. Si l'on peut douter que les Bètes compofent & étendent leurs
ment point d'abl- r i • î • » < '• i » • • • î " • j >
tia&ions. Idées de cette manière, a un certain degré, je crois être en droit de lup-
pofer que la puilfance de former des abftraclions ne leur a pas été donnée ,
& que cette Faculté de former des idées générales eft ce qui met une par-
faite diftinction entre l'Homme & les Brutes, excellente qualité qu'elles ne
fauroient acquérir en aucune manière par le fecours de leurs Facilitez. Car
il eft évident que nous n'obfervons dans les Betes aucunes preuves qui nous
puifient faire connoître qu'elles fe fervent de fignes généraux pour défigner
des Idées univerfelles ; & puifqu'elles n'ont point l'ufage des mots ni d'au-
cuns autres fignes généraux, nous avons raifon de penfer qu'elles n'ont
point la Faculté (i) de faire des abftraclions , ou de former des idées gé-
nérales.
§. ii. Or
(i) Ne pourroit-il pas être qu'un Chien , qui après avoir couru un Cerf, tombe fur la pifte
d'un
de diftittguer les Idées. Liv. II. 113
§. il. Or on ne fauroic dire, que c'eft faute d'organes propres à former Ciiap. XI.
des fons articulez qu'elles ne font aucun ufage ou n'ont aucune connoiffance
des mots généraux, puifque nous en voyons plulieurs qui peuvent former
de tels fons , & prononcer des paroles aiTez diftinftement , mais qui n'en
font jamais une pareille application. D'autre part , les hommes qui par
quelque défaut dans les organes, font privez de l'ufage de la parole, ne
laiffent pourtant pas d'exprimer leurs idées univerfelles par des fignes qui
leur tiennent lieu de termes généraux, Faculté que nous ne découvrons
point dans les Bétes. Nous pouvons donc fuppofer, à mon avis, que c'elt
en cela que les Betes différent de l'Homme. C'eft-là, dis-je, la propre
différence, à l'égard de laquelle ces deux fortes de Créatures font entière-
ment diftinct.es, & qui met enfin une fi vafte diftance entre elles. Car fi
les Bétes ont quelques idées , & ne font pas de pures Machines , comme
quelques-uns le prétendent , nous ne finirions nier qu'elles n'ayent de la rai-
fon dans un certain degré. Et pour moi, il me paroit auffi évidenc qu'il
y en a quelques-unes qui raisonnent en certaines rencontres , qu'il me
paroit qu'elles ont du fentiment: mais c'efl feulement fur des idées particu-
lières qu'elles raifonmnt , félon que leurs Sens les leur préfentent. Les plus
parfaites d'entre elles font renfermées dans ces étroites bornes , (1) n'ayant
point, à ce queyV croi, la Faculté de les étendre par aucune forte d'abf-
traélion.
§. 12. Si l'on examinoit avec foin les divers égaremens des Imbecilles, Dcftutdes im-
on découvriroit fans doute jufqua quel point leur imbécillité procède de "'""•
l'abfence ou de la foibleffe de quelqu'une des Facilitez dont nous venons de
parler , ou de ces deux chofes enfemble. Car ceux qui n'appereoivent qu'avec
peine, qui ne retiennent qu'imparfaitement les idées qui leur viennent dans
J'Efprk, & qui ne fauroient les rappcller ou atïembler promptement, n'ont
que très-peu de penfées. Ceux qui ne peuvent diftinguer, comparer &.
abflraïre des idées , ne fauroient être fort capables de comprendre les cho-
fes, défaire ufage des termes, ou déjuger & de raifonner paffablement bien.
Leurs
d'un autre Cerf & refuie de la fuivre , connoît tous à lui : après quoi , rentrant promptement
par une efpèce d'abflraétion , que ce dernier dans la Chambre, il fe plaçoit auprès du Foyer
Cerf cft un Animal de la même efpèce que ce- fort à fon aife , fans fe mettre en peine de
lui qu'il a couru d'abord, quoi que ce r.efoit l'aboyement des autres Chiens, qui quelques
pas le même Cerf ? 11 me femble qu'onde- jours, ou quelques iemaines après, donnoient
vroit être fort retenu à fe déterminer fur un encore dans le même panneau,
point fi obfcur. On fait d'ailleurs, qi-e non- d) Tant qu'on ignore. a jusqu'à quel degré
feulement les Bêtes d'une certaine elpèee pa- les B:tes raifonnent, & font à cet égard plus
roiflent fort lupéiieures par le raifcnnément à parfaites les unes que les autres, on ne pour-
des Bêtes d'une autre efpèce, mais qu'il s'en ra point, à mon avis , définir précifément
trouve aufli qui conftamment raifonnent ave: .leur manière de raifonner ni en déterminer
plus de fubtilité que quiritité d'autres de leur les bornes. M. Locke en convient enquel-
eïpèce. J'ai vît un Chien qui en hyver r,c que manière, puisqu'il fe contente de nous-
manquoit jamais de donner le change à plu- dire qu'il croit qu'elles font incapables de faire
fleurs autres Chiens qui le foir fe rangeoierit aucune forte d'abflraclions. 11 y a grande ap-
autour du Foyer. Car toutes les fois qui] r.e parence que , s'il eût pu le prouver évidem-
pouvoit pas s'y placer auffi avantageuièment ment, il l'auroit fait, ou du moins Vaut oit
que les autres, il alloit hors de la' Chambré afl'uré comme une chofe indubitable.
leur donner l'alr.rme d'un ton qui les attiroit
P
les Foin.
114 De la Faculté que nous avons
Chat. XI. Leurs raifonnemens qui font rares & très-imparfaits ne roulent que fur
des chofes préfentes, & fort familières à leurs Sens. Et en effet, fi aucu-
ne des Facultez dont j'ai parlé ci-deffus, vient à manquer ou à fe dérégler,
l'Entendement de l'Homme a conitamnient les défauts que doit produire
l'abfence ou le dérèglement de cette Faculté.
Différence entre §• I3- Enfin, il me femble que le défaut des Imbecilles vient de manque
i s mibedjjes & de vivacité, d'aclivité & de mouvement dans les Facultez intellectuelles ,
par où ils fe trouvent privez de l'ufage de la Raifon. Les Fous, au con-
traire, femblent être dans l'extrémité oppofée. Car il ne me paroît pas
que ces derniers ayent perdu la faculté deraifonner : mais ayant joint mal à
propos certaines Idées, ils les prennent pour desvéritez, & fe trompent de
la même manière que ceux qui raifonnent jufte fur de faux Principes.. Après
avoir converti leurs propres fantaifies en réalitez par la force de leur imagi-
nation , ils en tirent des conciliions fort raifonnables. Ainfi , vous verrez
un Fou qui s'imaginant être Roi, prétend, par une jufte conféquence,
être fervi , honoré , & obéi félon fa dignité. D'autres qui ont crû être de
verre , ont pris toutes les précautions néceffaires pour empêcher leur Corps
de fe cafler. De là vient qu'un homme fort fage & de très-bon fens en
toute autre chofe, peut être auffi fou fur un certain article qu'aucun de
ceux qu'on renferme dans les Petites-Maifons , fi par quelque violente im-
preffion qui fe foit faite fubitement dans fon Efprit, ou par une longue ap-
plication àuneefpèce particulière depenfées, il arrive que des Idées incom-
patibles foient jointes fi fortement enfemble dans fon Efprit, qu'elles y de-
meurent unies. Mais il y a des dégrez de folie auffi bien que d'imbécillité ,
cette union déréglée d'Idées étant plus ou moins forte dans les uns que dans
les autres. En un mot, il me femble que ce qui fait la différence des Im-
becilles d'avec les Fous, c'eft que les Fous joignent enfemble des idées
mal-afforties , & forment ainfi des Propofitions extravagantes, fur lefquel-
les néanmoins ils raifonnent jufte: au lieu que les Imbecilles ne forment que
très-peu, ou point de Propofitions, & ne raifonnent prefque point.
g. 14. Ce font là, je croi, les premières Facultez & opérations de l'Ef-
prit, par lefquelles l'Entendement eft mis en action. Quoi qu'elles regar-
dent toutes fes Idées en général, cependant les exemples que j'en ai donné
jufqu'ici, ont principalement roulé fur des Idées fimples. Que fi j'ai joint
l'explication de ces Facultez à celle des Idées fimples, avant que depropo-
fer ce que j'ai à dire fur les Idées complexes, c'a été pour les raifons fui-
vantes.
Premièrement, à caufe que plufieurs de ces Facultez ayant d'abord pour-
objet les Idées fimples , nous pouvons , en fuivant l'ordre que la Nature s'effc
preferit, fuivre & découvrir ces Facultez dans leur fource, dans leurs pro-
grès & dans leurs accroiffemens.
En fécond lieu, parce qu'en obfervant de quelle manière ces Facultez
opèrent à l'égard des Idées fimples, qui pour l'ordinaire font plus nettes,
plus précifes & plus diftindtes dans l'Efprit de la plupart des hommes , que
les Idées complexes, nous pouvons mieux examiner & apprendre comment
l'Efprit fait des abftraôtions , comment il compare , diftingue & exerce fes
autres
de diftingmr les Idi'es. Liv. II. iij
autres opérations à l'égard des Idées complexes , fur quoi nous fommcsplus Chap. XI.
fujets à nous méprendre.
En troifiéme lieu, parce que ces mêmes Opérations de l'Efprit concer-
nant les Idées qui viennent par voye de Senfation, font elles-mêmes, lors
que l'Efprit en fait l'objet de fes réflexions, une autre efpèce d'Idées, qui
procèdent de cette féconde fburce de nos connoifTances que je nomme Ré-
flexion, lefqudles il étoit à propos, à caufe de cela, de confiderer en cet
endroit, après avoir parlé des Idées fimples qui viennent par Senfation. Du
relie , je n'ai fait qu'indiquer en paflant ces Facultez de compofer des Idées ,
de les comparer, de faire des abff.rac~t.ions , &c. parce que j'aurai occalion
d'en parler plus au long en d'autres endroits.
g. 15. Voilà en abrégé une véritable hifloire, fi je ne me trompe, des source des con-
prémiers commencemens des connoifTances humaines. Par où l'on voit "es!"1"'" hamM'
d'où l'Efprit tire les premiers objets de fes penfées, & par quels dégrez il
vient à faire cet amas d'Idées qui compofent toutes les connoifTances dont
il efl capable. Sur quoi j'en appelle à l'expérience & aux obfervations que
chacun peut faire en foi-même , pour favoir fi j'ai raifon : car le meilleur
moyen de trouver la Vérité, c'efl d'examiner les chofès comme elles font
réellement en elles-mêmes, & non pas de conclurre qu'elles font telles
que notre propre imagination ou d'autres perfonnes nous les ont repré-
sentées.
§. 16. Quant à moi, je déclare fincerement que c'efl là la feule voye sur quoi on en
par où je puis découvrir que les Idées des chofes entrent dans l'Entende- apPeUe à lape-
ment. Si d'autres perfonnes ont des Idées innées ou des Principes infus,
je conviens qu'ils ont raifon d'en jouir ; & s'ils en font pleinement afTu-
rez, il efl impoiïible aux autres hommes de leur refufer ce privilège
qu'ils ont par deflus leurs Voifins. Je ne faurois parler , à cet égard ,
que de ce que je trouve en moi-même , & qui s'accorde avec les no-
tions qui femblent dépendre des fondemens que j'ai pofez, & s'y rap-
porter dans toutes leurs parties & dans tous leurs différens dégrez, fé-
lon la méthode que je viens d'expofer , comme on peut s'en convain-
cre en examinant tout le cours de la vie des hommes dans leurs diffé-
rens âges, dans leurs différens Païs, & par rapport à la différente ma-
nière dont ils font élevez.
§. 17. Je ne prétens pas enfeigner, mais chercher la Vérité. C'efl Notre Entende-
pourquoi je ne puis m'empêcher de déclarer encore une fois, que les "^J^^1^
Senfations extérieures & intérieures font les feules voyes par où je puis cure.
voir que la connoifTance entre dans l'Entendement Humain. Ce font
là, dis-je, autant que je puis m'en anpercevoir, les feuls pafTages par
lefquels la lumière entre dans cette' Chambre obfcure. Car, à mon a-
vis, l'Entendement ne refîemble pas mal à un Cabinet entièrement obf-
cur, qui n'auroit que quelques petites ouvertures pour lailfer entrer par
dehors les images extérieures & vifibles, ou, pour ainfi dire, les idées
des chofes : de forte que fi ces images venant à le peindre dans ce Ca-
binet obfcur, pouvoient y relier, &y être placées en ordre, en forte
qu'on pût les trouver dans i'occafion, il y auroit une grande relfem-
P 2 blance
ii 6 Des Idées complexes. Liv. II.
ChaP. XL blance entre ce Cabinet & l'Entendement humain, par rapport à tous
les Objets de la vûë , & aux Idées qu'ils excitent dans l'Efprit.
Ce font là mes conjectures touchant les moyens par lefquels l'Enten-
dement vient à recevoir & à conlèrver les Idées fimples & leurs diffé-
rens Modes , avec quelques autres Opérations qui les concernent. Je
vais préfentement examiner, avec un peu plus de précifion, quelques-
unes de ces Idées fimples & leurs Modes.
CHAPITRE X1L
Chap XII. ^es ^êes complexes.
Les idées ««■ g. i. \-|Ods avons confideré jufqu'ici les Idées, clans la réception
queT'EÏteom! ' IN defquelles l'Efprit eft purement paffif , c'eft-à-dire , ces Idées
pofe des idées fimples qu'il reçoit par la Senfation & par la Réflexion, en forte qu'il
Mt ff. n-e^. pas en fon pOUvoir d'en produire en lui-même aucune nouvelle de
cet ordre, ni d'en avoir aucune qui ne foit pas entièrement compofée
de celles-là. Mais quoi que l'Efprit foit purement paflif dans la ré-
ception de toutes fes Idées fimples, il produit néanmoins de lui-même
plulîeurs actes par lefquels il forme d'autres Idées , fondées fur les Idées fim-
ples qu'il a reçues & qui font les matériaux & les fondemens de toutes fes
penfées. Voici en quoi confident principalement ces actes de l'Efprit: i.
à combiner plulieurs Idées fimples en une feule; & c'eltpar ce moyen que
le font toutes les Idées complexes: 2. à joindre deux Idées enfemble, foit
qu'elles foient fimples ou complexes, & à les placer l'une près de l'autre,
en forte qu'on les voye tout à la fois fans les combiner en une feule idée :
c'eft par-là que l'Efprit fe forme toutes les Idées des Relations. 3. Le troi-
fiéme de ces actes confifte à feparer des Idées d'avec toutes les autres
qui exiftent réellement avec elles : c'eft ce qu'on nomme abflraftion ; &.
c'eft par cette voye que l'Efprit forme toutes fes Idées générales. Ces
différens actes montrent quel eft le pouvoir de l'Homme ; & que fes opéra-
tions font à peu près les mêmes dans le Monde matériel & dans le Monde
intellectuel. Car les matériaux de ces deux Mondes font de telle nature,
que l'Homme ne peut ni en faire de nouveaux, ni détruire ceux qui exiftent,
toute fa puiffance fe terminant uniquement ou aies unir enfemble, ou à les
■ placer les uns auprès des autres, ou à les feparer entièrement. Dans le def-
fein que j'ai d'examiner nos Idées complexes, je commencerai par le premier
de ces actes ; & je parlerai des deux autres dans un autre endroit. Comme
on peut obferver que les Idées fimples exiftent en différentes combinaifons,
l'Efprit a la puiffance de confiderer comme une feule idée plufieurs de ces
idées jointes enfemble; & cela, non-feulement félon qu'elles font unies dans
les Objets extérieurs , mais lelon qu'il les a jointes lui-même. Ces Idées
formées ainfi de plufieurs idées fimples mifes enfemble, je les nomme com-
plexes, telles font la Beauté , la reconnoijfance , un homme , une Armée , l'Uni-
vers.
Des Idées complexes. Liv. II. 117
vers. Et quoi qu'elles foient compofées de différentes Idées fimples , ou Chap. XII.
d'Idées complexes formées d'Idées (Impies , l'Efprit confidére pourtant,
quand il veut , ces idées complexes chacune à part comme une chofe uni-
que qui fait un Tout défîgné par un feul nom.
§. 2. Par cette faculté que l'Efprit a de repeter & de joindre enfemble C'eft voiortaire-
fes Idées, il peut varier & multiplier à l'infini les Objets de fespenfées, au ment qu'on fait
,.,,',-. • n r • ]■> '1-1 - • di;s Uiescom-
dela de ce qu il reçoit par benlation ou par Kellexion : mais toutes ces p:exes.
Idées fe réduifent toujours à ces Idées fimples que l'Efprit a reçues de ces
deux Sources ; & qui font les matériaux auxquels fe réfolvent enfin toutes
les compofitions qu'il peut faire. Car les Idées fimples font toutes tirées
des chofes mêmes ; & l'Efprit n'en peut avoir d'autres que celles qui lui font
fuggerées. Il ne peut fe former d'autres Idées de qualitezfenfibles que cel-
les qui lui viennent de dehors par les Sens, ni des idées d'aucune autre forte
d'opérations d'une Subftance penfante que de celles qu'il trouve en lui-mê-
me. Mais lors qu'il a une fois acquis ces Idées (impies, il n'eft pas réduit
à une (impie contemplation des objets extérieurs qui fe préfentent à lui, il
peut encore, par fa propre puifiance, joindre enfemble les Idées qu'il a
acquifes, & en faire des Idées complexes, toutes nouvelles, qu'il n'avoit
jamais reçues ainfi unies.
§. 3. De quelque manière que les Idées complexes foient compofées & Les idées com-
divifées, quoi que le nombre en foit infini, & qu'elles occupent lespenfées J^*10'^0^"
des hommes avec une diverfiié fans bornes, elles peuvent pourtant étrere- subftan'a-s, ou dé-
duites à ces trois chefs : . R<lat10"'
1. Les Modes :
2. Les Subfiances:
3. Les Relations.
Ç. 4. Et premièrement j'appelle Modes, ces Idées complexes, qui, quel- Des Modes,
que compofées qu'elles foient, ne renferment point la fuppofition de fub-
fifter par elles-mêmes, mais font confiderées comme des dépendances ou
des affections des Subftances, telles font les idées fignifiées par les mots de
Triangle, de gratitude , de meurtre, &c. Que fi j'employe dans cette occa-
fion le terme de Mode dans un fens un peu différent de celui qu'on a accou-
tumé de lui donner, je prie mon Lecteur de me pardonner cette liberté:
car c'efbune néceffité inévitable dans des Difcours où l'on s'éloigne des no-
tions communément reçues, de faire de nouveaux mots, ou d'employer
les anciens termes dans une lignification un peu nouvelle ; & ce dernier ex-
pédient eft, peut-être, le plus tolerable dans cette rencontre.
§. 5. 11 y a de deux fortes de ces Modes, qui méritent d'être confiderez rien* fortes-de-
à part. 1. Les uns ne font que des combinaifons d'Idées fimples de la me- "°pte'J&"e*
me efpèce, fans mélange d'aucune autre idée, comme une douzaine, une auucs Mixtes..
vint aine , qui ne font autre chofe que des idées d'autant d'unitez diftincles ,
jointes enfemble. Et ces Modes je les nomme Modes Simples , parce qu'ils
font renfermez dans les bornes d'une feule idée fimple. 2. I! y en a d'autres
qui font compofez d'idées fimples de différentes efpèces , qui jointes enfem*
ble n'en font qu'une: telle eft, par exemple, l'idée de la Beauté, qui eft
un certain affcmblage de couleurs & de traits , qui fait du plaifir à voir..
Y 5 Ainii.
ii 8 Des Idées complexes. Liv. II.
Cii a p. XII. Ainfi le Vol, qui effc un tranfport fecret de la poffeffion d'une chofe, fans
le confentement du Propriétaire, contient vifiblement une combinaifon de
plufieurs idées de différentes efpèces; & c'eft ce que j'appelle Modes
mixtes.
Subftances' finsu- g. <$, En fécond lieu , les Idées des Subfiances font certaines combinai-
^eres.ouco ec 1- ^ong j'Idées fimples , qu'on fuppofe repréfenter des chofes particulières &
diftinéles, fubfiftant par elles-mêmes, parmi lefquelles idées l'idée de Sub-
fiance -qu'on fuppofe fans la connoitre , quelle qu'elle foit en elle-même ,
efl toujours la première & la principale. Ainfi, en joignant à l'idée de
Subflance celle d'un certain blanc-pale , avec certains dégrezde pefunteur,
de dureté, de malléabilité, & de fufibilité, nous avons l'idée du Plomb.
De même, une combinaifon d'idées d'une certaine efpèce de figure , avec
la puiffance de fe mouvoir, de penfer, & deraifonner, jointes avec la Sub-
flance , forme l'idée ordinaire d'un homme.
Or à l'égard des Subfiances, il y a auffi deux fortes d'Idées, l'une
des Subfiances finguliéres entant qu'elles exiftent feparément , comme cel-
le d'un Homme ou d'une Brebis , & l'autre de plufieurs Subflances jointes
enfemble , comme une Armée d'hommes, & tin Trou-peau de brebis : car ces
Idées colleèlives de plufieurs Subflances jointes de cette manière, forment
auiîi bien une feule idée que celle d'un homme, ou d'une unité.
Reiaiïen ee& que §' 7" ^a troifiéme efpèce d'Idées complexes , efl ce que nous nommons
Relation, qui confifle dans la comparaifon d'une idée avec une autre: com-
paraifon qui fait que la confideration d'une chofe enferme en elle-même la
confideration d'une autre. Nous traiterons par ordre de ces trois différen-
tes efpèces d'Idées.
Les idées les plus fi g. si nous prenons la peine de fuivre pié-à-pié les progrès de notre
nent que de deux Elpnt , oc que nous nous appliquions a obierver, comment il répète, ajou-
fouicesjiasenia- te & un[t enfemble les idées fimples qu'il reçoit par le moyen de la Senfa-
tionoulaRe- . , , „ ,n ri y r m , i .
flexion. tion ou de la Renexion , cet examen nous conduira plus loin que nous ne
pourrions peut-être nous le figurer d'abord. Et fi nous obfervons foigneu-
fement les origines de nos Idées , nous trouverons , à mon avis , que les
Idées même les plus abflrufes, quelque éloignées qu'elles paroiffent des Sens
ou d'aucune opération de notre propre Entendement, ne font pourtant que
des notions que l'Entendement fe forme en répétant & combinant les Idées
qu'il avoit reçues des Objets des Sens , ou de fes propres Opérations con-
cernant les Idées qui lui ont été fournies parles Sens. De forte que les idées
les plus étendues fj? les plus abfiraiîes nous viennent -par la Senfation ou par la
Réflexion : car l'Efprit ne connoit & ne fauroit connoitre que par l'ufage
ordinaire de fes facilitez, qu'il exerce fur les Idées qui lui viennent par les
Objets extérieurs, ou parles Opérations qu'il obferve en lui-même con-
cernant celles qu'il a reçues par les Sens. C'efl ce que je tâcherai de faire
voir à l'égard des Idées que nous avons de YE/pace, du Temps, de Y Infini-
té, & de quelques autres qui paroiffent les plus éloignées de ces deux
fources.
CHA-
Des Modes Simples de VEfpace. Liv. IL 119
CHAPITRE XIII.
Des Modes Simples ; £5? premièrement , de ceux de V Efface. Chap. XIII.
5. I. /*"VUoique j'aye déjà parlé fort fouvent des Idées fimples, qui LesModessim-
\J font en effet les matériaux de toutes nos connoiflances, cepen- ples'
dant comme je les ai plutôt confiderées par rapport à la manière dont elles
font introduites dans l'Efprit, qu'entant qu'elles font diftinttes des autres
Idées plus compofées, il ne fera peut-être pas hors de propos d'en exami-
ner encore quelques-unes fous ce dernier rapport, & devoir ces différentes
modifications de la même Idée, que l'Efprit trouve dans les chofes mêmes,
ou qu'il eft capable de former en lui-même fans le fecours d'aucun objet ex-
térieur, ou d'aucune caufe étrangère.
Ces Modifications d'une Idée Simple, quelle qu'elle foit, auxquelles je
donne le nom de Modes Simples , comme il a été dit , font des Idées auffi
parfaitement diftincles dans l'Efprit que celles entre lefquelles il y a le plus
de diftance ou d'oppofition. Car l'idée de deux, par exemple , eft auffi diffé-
rente & auffi diftin&e de celle d'un , que l'idée du Bleu diffère de celle de la
Chaleur , ou que l'une de ces idées eft uiftinéle de celle de quelque autre nom-
bre que ce foit. Cependant deux n'eft compofé que de l'idée Simple de
l'unité répétée ; & ce font les répétitions de cette efpèce d'idée qui jointes
enfemble , font les idées diftinéles ou les modes fimples d'une Douzaine ,
d'une Grojfe, d'un Million, &c.
§. 2. Je commencerai par l'idée Jîmple de TEfpace. J'ai déjà montré dans idée de l'Efpxe.
le Chapitre Quatrième de ce Second Livre, que nous acquérons l'idée de
l'Efpace &. par la vûë & par l'attouchement, ce qui eft, ce me femble,
d'une telle évidence , qu'il feroit auffi inutile de prouver que les hommes
apperçoivent , par la vûë, la diftance qui eft entre des Corps de diverfes
couleurs, ou entre les parties du même Corps, qu'il le feroit de prouver
qu'ils voyent les couleurs mêmes. Il n'eft pas moins aifé de fe convaincre
que l'on peut appercevoir l'Efpace dans les ténèbres par le moyen de l'at-
touchement.
§. 3. L'Efpace confideré fimplement par rapport à la longueur qui fe-
pare deux Corps fans confiderer aucune autre chofe entre-deux, s'appelle
Diftance. S'il eft confideré par rapport à la longueur, à la largeur & à la
profondeur, on peut, à mon avis, le nommer capacité. Pour le terme
d'Etendue , on l'applique ordinairement à l'Efpace de quelque manière
qu'on le confideré.
§. 4. Chaque diftance diftinfte eft une différente modification de l'Ef- L'immenfité.
pace, & chaque Idée d'une diftance diftincle ou d'un certain Efpace, eft
un Mode Simple de cette Idée. Les hommes, pour leur ufage, & par la
coutume de mefurer, qui s'eft introduite parmi eux, ont établi dans leur
Efprit les idées de certaines longueurs déterminées , comme font un pou-
ce,.
no Des Modes Simples de V Effacé. Liv. II.
Chap. XIII. ce, un pie', une aune, un ftade, un mille , le Diamètre delà Terre, &c,
qui font tout autant d'Idées diftincies, uniquement compofées d'Efpace.
Lors que ces fortes de longueurs ou mefures d'Efpace, leur font devenues
familières, ils peuvent les repeter dans leur Efprit auiïi fouvent qu'il leur
plaît, fans y joindre ou mêler l'idée du Corps ou d'aucune autre chofe; &
fe faire des idées de long, de quarré, ou de cubique, de pies, d'aunes, ou
doflades, pour les rapporter dans cet Univers, aux Corps qui y font, ou
au delà des dernières limites de tous les Corps; & en multipliant ainfi ces
idées par de continuelles additions, ils peuvent étendre leur idée de l'Efpa-
ce autant qu'ils veulent. C'eft. par cette puiffance de repeter ou de doubler
l'idée que nous avons de quelque diftance que ce foit, & de l'ajouter à la
précédente auffi fouvent que nous voulons, fans pouvoir être arrêtez nulle
part , que nous nous formons l'idée de Yimmenfitë.
La Figms. §. 5. Il y a une autre modification de cette Idée de l'Efpace , qui n'eft
autre chofe que la relation qui ell entre les parties qui terminent l'étendue.
C'eft ce que l'attouchement découvre dans les Corps fenlibles lorsque nous
en pouvons toucher les extremitez, ou que l'œil apperçoit par les Corps
mêmes & par leurs couleurs, lors qu'il en voit les bornes: auquel cas ve-
nant à obferver comment les extremitez fe terminent ou par des lignes droi-
tes qui forment des angles diftinéts, ou par des lignes courbes, où l'on ne
peut appercevoir aucun angle , & les confiderant dans le rapport qu'elles
ont les unes avec les autres , dans toutes les parties des extremitez d'un Corps
ou de l'Efpace, nous nous formons l'idée que nous appelions Figure, qui
fe multiplie dans l'Efprit avec une infinie variété. Car outre le nombre
prodigieux de figures différentes qui exigent réellement en diverfes maf-
fes de matière, l'Efprit en a un fonds abfolument inépuifable par la
puiffance qu'il a de diverfifier l'idée de l'Efpace, & d'en faire par ce
moyen de nouvelles compofkions en répétant fes propres idées, & les
affemblant comme il lui plait. C'efl ainfi qu'il peut multiplier les Fi-
gures à l'infini.
§. 6". En effet, l'Efprit ayant la puiffance de repeter l'idée d'une certaine
ligne droite, & d'y en joindre une autre toute femblable fur le même plan ,
c'eft- à-dire de doubler la longueur de cette ligne, ou bien de la joindre aune
autre avec telle inclination qu'il juge à propos , & ainfi de faire telle forte
d'angle qu'il veut, notre Efprit, dis-je, pouvant outre cela accourcir une
certaine ligne qu'il imagine, en ôtant la moitié de cette ligne, un quart ou
telle partie qu'il lui plaira, fans pouvoir arriver à la fin de ces fortes de divi-
fions, il peut faire un angle dételle grandeur qu'il veut. Il peut faire auffi
les lignes qui en conftituent les cotez, de telle longueur qu'il le juge à pro-
pos, & les joindre encore à d'autres lignes de différentes longueurs, &àclif-
ferens angles, jufqu'à ce qu'il ait entièrement fermé un certain efpace : d'où
il s'enfuit évidemment que nous pouvons multiplier les Figures à l'infini tant
à l'égard de leur particulière configuration, qu'à l'égard de leur capacité;
& toutes ces Figures ne font autre choie que des Modes Simples de l'Efpa-
ce , différens les uns des autres.
Ce qu'on peut faire avec des lignes droites, on peut le faire auffi avec des
lignes
Des Modes Simples de l'Efface. Liv- II. i^i
lignes courbes , ou bien avec des lignes courbes & droites méle'es enfemble : Ciur. XIII.
& ce qu'on peut faire fur des lignes, on peut le faire fur des furfaces, ce qui
peut nous conduire à la connoiffance d'une diverfité infinie de Figures que
î'Efprit peutfe former à lui-même & par où il devient capable de multiplier
fi fort les Modes Simples de l'Efpace.
§. 7. Une autre Idée qui fe rapporte à cet article, c'eft ce que nous ap- Le Lieu,
pelions la place, ou le Heu. Comme dans le fimple Efpace nous conlîderons
le rapport de diftance qui eft entre deux Corps, ou deux Points, de même
dans l'idée que nous avons du L/>«,nous conlîderons le rapport de diftance
qui eft entre une certaine chofe, &deux Points ou plus encore, qu'on con-
fédéré comme gardant la même diftance l'un à l'égard de l'autre, & qu'on
fuppofe parconféquent en repos: car lorfque nous trouvons aujourd'hui une
chofe à la même diftance qu'elle étoit hier, de certains Points qui depuis
n'ont point changé de fituation les uns à l'égard des autres , & avec lefquels
nous la comparions alors, nous difons qu'elle a gardé la même place. Mais
fi fa diftance à l'égard de l'un de ces Points, a changé fenfiblement, nous
difons qu'elle a changé de place. Cependant à parler vulgairement, & fé-
lon la notion commune de ce qu'on nomme le lieu , ce n'eft pas toujours de
certains points précis que nous prenons exactement la diftance , mais de quel-
ques parties confiderables de certains Objets fenfibles auxquels nous rappor-
tons la chofe dont nous obfervonsla place & dont nous avons quelque raifon
de remarquer la diftance qui eft entre elle & ces Objets.
§. 8- Ainfidans le jeu des Echecs quand nous trouvons toutes les Pièces
placées fur les mêmes cafés de l'Echiquier où nous les avions laiffées, nous
difons qu'elles font toutes dans la même place, fans avoir été remuées, quoi
que peut-être l'Echiquier ait été tranfporté, dans le même temps, d'une
chambre dans une autre : parce que nous ne confiderons les Pièces que par
rapport aux parties de l'Echiquier qui gardent la même diftance entre elles.
Nous difons auffi, que l'Echiquier eft dans le même lieu qu'il étoit, s'il ref-
te dans le même endroit de la Chambre d'un Vaiffeau où l'on l'avoit mis,
quoi que le Vaiffeau ait fait voile pendant tout ce tems-là. On dit auflique
le Vaifieau eft dans le même lieu , fuppofé qu'il garde la même diftance à
l'égard des parties des Païs voifins , quoi que la Terre ait peut-être tourné
tout autour, & qu'ainfi les Echecs, l'Echiquier & le Vaiffeau ayent chan-
gé de place par rapport à des Corps plus éloignez qui ont gardé la même
diftance l'un à l'égard de l'autre. Cependant comme la place des Echecs eft
déterminée par leur diftance de certaines parties de l'Echiquier : comme la
diftance où font certaines parties fixes delà Chambre d'un Vaifieau à l'égard
de l'Echiquier, fert à en déterminer la place, & que c'eft par rapport à cer-
taines parties fixes de la Terre que nous décerminons la place du Vaifieau,
on peut dire à tous ces différens égards, que les Echecs, l'Echiquier, & le
Vaifieau font dans la même place, quoi que leur diftance de quelques autres
chofes, auxquelles nous ne faifons aucune réflexion dans ce cas-là, ayant chan-
gé, il foit indubitable qu'ils ont auffi changé de place à cet égard; & c'eft
ainfi que nous en jugeons nous-mêmes, lorfque nous les comparons avec ces
autres chofes.
Q §. 9. Mais
ï 2 2 Des Modes Simples de V Efface. L i v. IF.
Chap. XIII. §• 9. Mais comme les Hommes ont inftitué pour leur ufage, cette mo-
dification de Diftance qu'on nomme Lieu, afin de pouvoir défigner la pofi-
tion particulière des chofes, lorsqu'ils ont befoin d'une telle dénotation, ils
confidérent & déterminent la place d'une certaine chofe par rapport aux cho-
fes adjacentes qui peuvent le mieux fervir à leur préfent deflèin , fans fonger
aux autres chofes qui dans une autre vûè' feroient plus propres à déterminer
le lieu de cette même chofe. Ainfi l'ufage de la dénotation de la place
que chaque Echec doit occuper, étant déterminé par les différentes cafés
tracées fur l'Echiquier, ce feroit s'embarrafTer inutilement par rapport à cet
ufage particulier que de mefurer la place des Echecs par quelque autre chofe.
Mais lorsque ces mêmes Echecs font dans un Sac, û quelqu'un demandoit
où eft le Roi noir, il faudroit en déterminer le lieu par certains endroits de
la Chambre où il feroit , & non pas par l'Echiquier : parce que l'ufage pour
lequel on défigne la place qu'il occupe préfentement , eft différent de celui
qu'on en tire en jouant lorsqu'il eft fur l'Echiquier ; & par conféquent , la
place en doit être déterminée par d'autres Corps. De même, fi l'on de-
mandoit où font les Vers qui contiennent l'avanture deNifas & d' Eurialus,
ce feroit en déterminer fort mal l'endroit que de dire qu'ils font dans un teL
lieu de la Terre , ou dans la Bibliothèque du Roi : mais la véritable déter-
mination du lieu où font ces Vers , devroit être prife des Ouvrages de Vir-
gik : de forte que pour bien répondre à cette Queftion , il faudroit dire qu'ils
font vers le milieu du Neuvième Livre de fon Enéide , & qu'ils ont toujours
été dans le même endroit , depuis que Virgile a été imprimé , ce qui eft tou-
jours vrai, quoi que le Livre lui-même ait changé mille fois de place: l'u-
fage qu'on fait en cette rencontre de l'idée du Lieu , confiftant feulement à
connoître en quel endroit du Livre fe trouve cette Hiftoire, afin que dans
l'occafion nous puifiions favoir où la trouver, pour y recourir quand nous
en aurons befoin.
Du Lieu, g# I0> Que l'idée que nous avons du Liai, ne foit qu'une telle pofition
d'une chofe par rapport à d'autres , comme je viens de l'expliquer , cela eft,
à mon avis, tout-à-fait évident ; & nous le reconnoîtrons fans peine, fi
nous confiderons que nous ne faurions avoir aucune idée de la place de l'U-
nivers, quoi que nous piaffions avoir une idée de la place de toutes fes par-
ties , parce qu'au delà de l'Univers nous n'avons point d'idée de certains
Etres fixes, diftinéts, & particuliers auxquels nous puifiions juger que l'U-
nivers ait aucun rapport de diftance, n'y ayant au delà qu'un Efpace ou
Etendue uniforme, où l'Eiprit ne trouve aucune variété ni aucune marque
de diftinêtion. Que fi l'on dit que l'Univers eft quelque part, cela n'em-
porte dans le fond autre chofe, fi ce n'eft que l'Univers exifte : car cette
expreffron quoi qu'empruntée du Lieu, fignifie fimplement fon exiftence,
& non fa fituation ou location, s'il m'eft permis de parler ainfi. Et qui-
conque pourra trouver & fe repréfenter nettement & diftinétement la place
de l'Univers, pourra fort bien nous dire fi l'Univers eft en mouvement ou
dans un continuel repos , dans cette étendue infinie du Vuide où l'on ne
fauroit concevoir aucune diftinction. Il eft pourtant vrai , que le mot de
placs ou de lieu fe prend fouvent dans un fens plus confus , pour cet efpace
que
Des Modes Simples de l'Efpace. Liv. II. 113
que chaque Corps occupe; & dans ce fens, l'Univers efl dans un certain Chap.XIU.
lieu.
Il efl donc certain que nous avons l'idée du Lieu par les mêmes moyens
que nous acquérons celle de l'Efpace , dont le Lieu n'eft qu'une confidera-
tion particulière, bornée à certaines parties : je veux dire par la vûë & l'at-
touchement qui font les deux moyens par lefquels nous recevons les idées
de ce qu'on nomme étendue ou diftance.
§. ix. Il y a des gens * qui voudroient nous perfuader , §>ue le Corps rj? Le. ?<"■?'& •'»«•
TEtenduë font une même chofe. Mais ou ils changent la lignification des u LimèXfe?
mots , dequoi je ne voudrois pas les foupçonner , eux qui ont fi féverement
condamné f la Philofophie qui étoit en vogue avant eux, pour être trop
fondée fur le fens incertain ou fur l'obfcurité illufoire de certains termes
ambigus ou qui ne fignifioient rien : ou bien , ils confondent deux Idées fore
différentes, fi par le Corps &Y Etendue ils entendent la même chofe que les
autres hommes , favoir par le Corps ce qui eft folide & étendu , dont les
parties peuvent être divifées & muè's en différentes manières , & par l'E-
tendue , feulement l'efpace que ces parties folides jointes enfemble occupent,
& qui efl entre les extremitez de ces parties. Car j'en appelle à ce que
chacun juge en foi-méme, pour favoir fi l'Idée de l'Efpace n'efl pas auiîi
diflincle de celle de la Solidité, que de l'Idée de la Couleur qu'on nomme
Ecarlate. Il efl vrai que la Solidité ne peut fubfifler fans l'étendue , ni l'E-
carlate ne fauroit exifler non plus fans l'étendue", ce qui n'empêche pas que
ce ne foient des Idées diflincîes. Il y a plufieurs Idées qui pour exifler,
ou pour pouvoir être conçues , ont abfolument befoin d'autres Idées dont
elles font pourtant très-différentes. Le Mouvement ne peut être , ni être
conçu fans l'Efpace ; & cependant le Mouvement n'efl point l'Efpace , ni
l'Efpace le Mouvement : l'Efpace peut exifler fans le Mouvement , & ce
font deux idées fort diflincîes. Il en efl de même , à ce que je croi , de
l'Efpace & de la Solidité. La Solidité efl une idée fi inféparable du Corps,
que c'efl parce que le Corps ell folide, qu'il remplit l'Efpace, qu'il touche
un autre Corps, qu'il le pouffe, & par-là lui communique du mouvement,
(^ue fi l'on peut prouver que l'Efprit efl différent du Corps , parce que ce
qui penfe, n'enferme point l'idée de l'étendue : fi cette raifbn efl bonne,
elle peut, à mon avis, fervir tout aufïi bien à prouver que l'Efpace n'efl pas
Corps, parce qu'il n'enferme pas l'idée de la Solidité, l'Efpace & la Soli-
dité étant des Idées auffi différentes entr'elles que la Penfée & l'Etendue,
de forte que l'Efprit peut les feparer entièrement l'une de l'autre. Il efl
donc évident que le Corps & l' Etendue font deux Idées diflincîes.
§. 12. Car premièrement , l'Etendue n'enferme ni Solidité ni réllflance
au mouvement d'un Corps , comme fait le Corps.
§. 13. En fécond lieu, les Parties de l'Efpace pur font inféparables l'une
de l'autre , en forte que la continuité n'en peut être, ni réellement , ni men-
tale-
* Les Cartefiens.
t La Philofophie Scholaftique qui a été uifeignée dans toutes les Univerlitez de l'Europe
k>og- temps avaot Defcaites.
Q.3
ii4 Des Modes Simples de V Efface. Liv. II.
Oh a p. XIII. talement féparée. Car je défie qui que ce foit de pouvoir écarter, même'
par la penfee, une partie de l'Efpace d'avec une autre. Divifer & feparer
actuellement, c'efl, à ce que je croi, faire deux fuperficies en écartant
des parties qui faifoierït auparavant une quantité continue; & divifer men-
talement , c'efl imaginer deux fuperficies où auparavant il y avoit conti-
nuité, & les confiderer comme éloignées l'une de l'autre, ce qui ne peut
fe faire que dans les chofes que l'Efprit confidére comme capables d'être
divifées, & de recevoir, par la divifion, de nouvelles furfaces diftinctes,
qu'elles n'ont pas alors, mais qu'elles font capables d'avoir. Or aucune de
ces fortes de divifions, foit réelle, ou mentale, ne fauroit convenir, ce me
femble, à l'Efpace pur. A la vérité, un homme peut confiderer autant
d'un tel efpace , qui réponde ou foit commenfurable à un pié , fans penfer
au refte, ce qui eft bien une confideration de certaine portion de l'Efpace ,
mais n'eft point une divifion même mentale, parce qu'il n'eftpas plus poffi-
ble à un homme de faire une divifion par l'Efprit fans réfléchir fur deux
furfaces feparées l'une de l'autre, que de divifer actuellement, fans faire
deux furfaces, écartées l'une de l'autre. Mais confiderer des parties, ce
n'eft point les divifer. Je puis confiderer la lumière dans le Soleil, fans fai-
re réflexion à fa chaleur, ou la mobilité dans le Corps, fans penfer à fon
étendue, mais par-là je ne fonge point à feparer la lumière d'avec la cha-
leur, ni la mobilité d'avec l'étendue. La première de ces chofes n'eft
qu'une fimple confideration d'une feule partie , au lieu que l'autre eft une
confideration de deux parties entant qu'elles exiftent feparément.
§. 14. En troifiéme lieu , les parties de X Efpace pur font immobiles, ce
qui fuit de ce qu'elles font indivifibles : car comme le mouvement n'eft qu'un
changement de diftance entre deux chofes, un tel changement ne peut ar-
river entre des parties qui font inféparables , car il faut qu'elles foient par
cela même dans un perpétuel repos l'une à l'égard de l'autre.
Ainfi l'Idée déterminée de 1 Efpace pur le diftingue évidemment & fuffi-
famment du Corps, puisque fes parties font inféparables, immobiles, &
fans refiftance au mouvement du Corps.
La Définition de g. ij. Que fi quelqu'un me demande > ce que c'eft que cet Efpace, dont
re 'poin^u'a ne"* je parle , je fuis prêt à le lui dire , quand il me dira ce que c'eft que YEten-
ïEfl' Vv°'r de ^u'' ^^ ^e ^re comme on ^c ordinairement , que l'Etendue c'eft d'à-
corps. voir partes extra partes , c'eft dire fimplement que l'Etendue eft étendue.
Car , je vous prie, fuis-je mieux inftruit de la nature de l'Etendue lorsqu'on
me dit qu'elle confifte à avoir des parties étendues, extérieures à d'autres
parties étendues, c'eft à dire que l'Etendue eft compofée de parties éten-
dues, fûis-je mieux inftruit fur ce point, que celui qui me demandant ce
que c'eft qu'une Fibre, recevroit pour réponfe, que c'eft une chofe com-
pofée de plufieurs Fibres? £ntendroit-il mieux, après une telle réponfe,
ce que c'eft qu'une Fibre, qu'il ne l'entendoit auparavant ? ou plutôt ,
i,a Divifion des rr'auroit-il pas raifon de croire que j'aurois bien plus en vue de me moquer
£K»SS£«ieIui, quedel'inftruire?
point qie l'Efpace §. 16. Ceux qui foûtienneiit que 1 Efpace a: le Corps font une même
VLiZ chofe?'" chofe, fe fervent de ce Dilemme : Ou l"Efp ace ft quelque chofe, ou ce
aeft
Des Modes Simples de VEfpace. L i v. 1 1.
lis
n'efb rien. S'il n'y a rien entre deux Corps, il faut néceffairement qu'ils Chap. XIII.
fe touchent : & fi l'on dit que l'Eipâce eft quelque chofe (i) , ils deman-
dent fi c'eft Corps , ou Eiprit ? A quoi je répons par une autre Queftion :
CHii vous a dit, qu'il n'y a, ou qu'il n'y peut avoir que des Etres foliJes
qui ne peuvent penfer, & que des Etres penfans qui ne font point éten-
dus ? Car c'eft là tout ce qu'ils entendent par les termes de Corps & d'£/-
frit.
§. 17. Si l'on demande, comme on a accoutumé de faire, fi l'Efpace no^ne'con'no^
fans Corps cil Subftance ou Accident, je répondrai fans héfiter, Que je fonspas, ne peut
n'en fai rien ; & je n'aurai point de honte d'avoûé'r mon ignorance, juf- contre ^'exXnce
qu'à ce que ceux qui font cette Queltion, me donnent une idée claire & dun EJp«e (ans
diftinfte de ce qu'on nomme Subftance. orps'
§. 18. Je tâche de me délivrer, autant que je puis, de ces illufions que
nous fommes fujets à nous faire à nous-mêmes , en prenant des mots pour
des chofes. Il ne nous fert de rien de faire femblant de favoir ce que nous '
ne favons pas , en prononçant certains fons qui ne fignifient rien de diftinér.
& de pofitif. C'eft battre l'air inutilement. Car des mots faits à plailir
ne changent point la nature des chofes, & ne peuvent devenir intelligibles
qu'en-
(0 C'eft la demande qu'on vient de faire *
au Défenfeur des Notions du Docteur Clar-
ke, concernant l'Eipâce, cité ci-deffus, p. 6g.
Kot. 1. „ Si l'Auteur de cette Défenfe , dit-
,, on , a quelque idée d'une Chofe qui n'eft
„ nî Matière ni Efprir , qu'il ne nous dife
„ point ce que cette Choie n'eft pas , mais
,, ce qu'elle eft. S'il n'a aucune idée d'une
„ telle Chofe, je fuis affuré, dit fon Antago-
„ nifte, qu'il ne prouvera jamais que l'Efpace
,, foit cette Choie- là: car prouver que c'eft
,, ce dont il n'a aucune idée, c'eft prouver
„ que c'eft feulement un il ne fait quoi Et
„ il nefuffira point, ajoûte-t il, de répondre
„ avec M.Locke à la Queftion, Si l'Efpace
„ eft Corp ou Efpr'it ? Qui vous a dit , qu'il
,, n'y a , ou qu'il ne peut y avoir que des E-
„ très folides qui ne peuvent penfer, & que
„ des Etres penfans qui ne font point éten-
„ dus. Cette réponfe . dit-il , ne fuffira point
,, parce qu'ici la quellion n'eft pas, s'il peut
» y avoir autre chofe que Corps & Vf'.rit ,
„ mais fi nous n'avons aucune idée de quel-
„ que autre chofe. Et fi nous n'en avons au-
» cune, je fuis affuré qu'il fera impofiible de
,1 prouver , comme je viens de dire , que -
,, l'Efpace foit cette Chofe là. Voici les pro-
n près paroles de l'Original: Iftbe Autkor of
the Defence ofDr. Clakke's Sctions concer*
x:"l Space bas any Usa of a thing , that is
«either natter nor fpirit , let him net tell us
* Dans un Livre Anglois , iruitu'.e Dr. Clark
tn i-i?.
wbat it is not , lut -chat il is. If he bas net
any Idea of fucb a Thing, then 1 am fure he
can never preve Space to ht that thing : for
proving it to Le 'jjbat he bas no Idea of, is pre-
ving it to be only - - - he kno-.vs net what.
Hor wili it te fufficient to fay herewith Mr.
Locke, tvbo to the Que/lion , 'xhether Space
le Body or Spirit ? anf.-.ers ly another Qutf
tien , vil. Who told them that there was , or
could be nothing but folid Seings which could.
not think , or thinking Seings that votre not ex.
tended ? ichich is ail they mean , he fays,
ly the termes Body cr Spirit. This , 1 fay ,
Ulill not be fuficient ; fince the Quellion hère ,
is not , -xhether there cannot be any îbing bifi-
de Body and Spirit ? but ::heiher wt bave any
Idea of any otber Thing ? And , if we bave
not , I am fure it will be impofiible to prove Spa-
ce, y I hâve fay d before , to be fucb a Thing.
L'Auteur employé la meilleure partie de fon
Livre à prouver que l'Efpa-c diflincl de la
Matière n'a en effet aucune exiftence 'edle,
que c'eft un pur vuide, un Néam u foin , un
Etre imaginaire , l'abfence du ('orps 5c rhn de
plus. Pour moi , j'avoue fincerement que fur
une Quefiion li fubtile, comme fur bien d'an-
tres de cette nature, je n'ai point d'opinion
déterminée; & que je me fais une affaire de
desapprendre tous les jours bien des chofey
dont je m'étois crû fort bien inftruit, Mult*.
nefeire met pars magna fapientU.
E'S Nctions cf Spaet examined. Imprimé i Loruire» >
^3
12,6 *Des Modes Simples de VEfpace. Liv. IL
Chaf. X1IL qu'entant que ce font des fignes de quelque chofe de pofitif, & qu'ils ex-
priment des Idées diftinctes & déterminées. Je fouhaiterois au refte,que
ceux qui appuyent fi fort fur le fon de ces trois fyllabes, Subftance, priffent
la peine de confiderer, fi l'appliquant, comme ils font, à Dieu, cet Etre
infini oc incomprehenfible, aux Efprits finis , & au Corps, ils le prennent
dau : le même fens ; & fi ce mot emporte la même idée lorsqu'on le donne
à chacun de ces trois Etres fi différens. S'ils difent qu'oui, je les prie de
voir s'il ne s'enfuivra point de là , Que Dieu , les Efprits finis , & les Corps
participans en commun à la même nature de Subftance, ne différent point
autrement que par la différente modification de cette Subftance, comme
un Arbre & un Caillou qui étant Corps dans le même fens , & participant
également à la nature du Corps , ne différent que dans la fimple modifica-
tion de cette matière commune dont ils font compofez, ce qui fèroit un
dogme bien difficile à digérer. S'ils difent qu'ils appliquent le mot de
Subftance à Dieu , aux Efprits finis , & à la Matière en trois différentes figni-
fications : que, lors qu'on dit que Dieu eft une Subftance, ce mot mar-
que une certaine idée, qu'il en lignifie une autre lors qu'on le donne à l'A-
me, & une troifiéme lors qu'on le donne au Corps: fi, dis-je, le terme de
Subftance a trois différentes idées , abfolument diftincles , ces Meilleurs nous
rendraient un grand fervice s'ils vouloient prendre la peine de nous faire
connoître ces trois idées , ou du moins de leur donner trois noms diftinéis,
afin de prévenir , dans un fujet fi important , la confufion & les erreurs que
caufera naturellement l'ufage d'un terme fi ambigu, fi on l'applique indiffé-
remment & fans diftinciion à des choies fi différentes ; car à peine a-t-il une
feule lignification claire & déterminée , tant s'en faut que dans l'ufage or-
dinaire on foupçonne qu'il en renferme trois. Et du refte, s'ils peuvent
-attribuer trois idées diftinctes à la Subftance, qui peut empêcher qu'un au-
tre ne lui en attribue une quatrième ?
Les mots de s.*/- g. 19. Ceux qui les premiers fe font avifez de regarder les Accidens com-
font'de pead'u-' nie une efpèce d'Etres réels qui ont befoin de quelque chofe à quoi ils foient
fjge dans îi phi- attachez, ont été contraints d'inventer le mot de Subftance , pour fervir de
foutien aux Accidens. Si un pauvre Pbiiojopbe Indien qui s imagine que la
Terre a auffi befoin de quelque appui , fe fût avifé feulement du mot de
Subftance, il n'aurait pas eu l'embarras de chercher un Eléphant pour foù-
tenir la Terre, & une Tortue pour foùtenir fon Eléphant, le mot de Sabf-
tance auroit entièrement fait fon affaire. Et quiconque demanderait après
cela, ce que c'efl qui foûtient la Terre, devrait être auffi content de la
réponfe d'un Philofophe Indien qui lui diroit, que c'eft la Subftance , fans
favoir ce qu'emporte ce mot , que nous le femmes d'un Philofophe Européen
qui nous dit, que la Subftance, ternie dont il n'entend pas non plus la figni-
fication , eft ce qui foûtient les jieçtdens. Car toute l'idée que nous avons
de la Subftance, c'efl une idée obfcure de ce qu'elle fait, & non une idée
de ce qu'elle eft.
§. 2o. Quoi que put faire un Savant en pareille rencontre, je ne croi
pas qu'un Américain d'un Efprit un peu pénétrant qui voudrait s'inftruire
de la nature des chofes, fût fort fatisfait, \\ délirant d'apprendre notre ma-
nière
Des Modes Simples fur l'Efpace. Liv. IL
1x7
niere de bâtir, on lui difoit, qu'un Pilier efl une chofe foûtenue par une Chap.XIII.
Bafe; & qu'une Bafe efl quelque chofe qui foûcient un Pilier. Ne croi-
roit-il pas qu'en lui tenant un tel difcours,on auroit envie de fe moquer de
lui , au lieu de fonger à l'inflruire ? Et fi un Etranger qui n'auroit jamais
vil des Livres, vouloit apprendre exactement, comment ils font faits &
ce qu'ils contiennent , ne feroit-ce pas un plaifant moyen de l'en inflruire
que de lui dire , que tous les bons Livres font compo'fez de Papier & de
Lettres, que les Lettres font des chofes inhérentes au Papier,. & le Papier
une chofe qui foûtient les Lettres? N'auroit-il pas, après cela, des Idées
fort claires des Lettres & du Papier ? Mais fi les mots Latins , inharentit
&cfubjlantia, étoient rendus nettement en François par des termes qui ex-
primafTent Yailion de s'attacher ik Yaclion de foiltenir, (car c'efl ce qu'ils fi-
gnifient proprement) nous verrions bien mieux le peu de clarté qu'il y a
dans tout ce qu'on dit de la Subftance «Si des Accidensy & de quel ufage ces
mots peuvent être en Philofophie pour décider les Queflions qui y ont
quelque rapport.
§. 21. Mais pour revenir à notre Idée de l'Efpace. Si l'on ne fup- Qu'>i„yaunvuide
pofe pas le Corps infini , ce que perfonne n'ofera faire , à ce que je *X££.*?*'
croi , je demande , fi un homme que Dieu auroit placé à l'extrémité Co1?5'
des Etres Corporels , ne pourroit point étendre fa main au delà de fort
Corps. S'il le pouvoit , il mettrait donc fon bras dans un endroit où
il y avoit auparavant de l'Efpace fans Corps ; «Si fi fa main étant dans
cet Efpace, il venoit à écarter les doigts, il y auroit encore entredeux
de l'Efpace fans Corps. Que s'il ne pouvoit étendre fa main, ( i ) ce
devroit être à caufe de quelque empêchement extérieur, car je fuppofe
que cet homme efb en vie avec la . même puiflance de mouvoir les
parties de fon Corps qu'il a préfentement , ce qui de foi n'efl pas im-
pofîible , fi Dieu le veut ainli , ou du moins efl-il certain que Dieu
peut le mouvoir en ce fens : & alors je demande fi ce qui empêche fa
main de fe mouvoir en dehors, efl fubflance ou accident, quelque chofe,
ou rien? Quand ils auront fatisfait à cette queftion , ils feront capables
de déterminer d'eux-mêmes ce que c'efl qui fans être Corps & fans
avoir aucune Solidité, efl, ou peut être entre deux Corps éloignez
i'un de l'autre. Du reile , celui qui dit qu'un Corps en mouvement *
peut
(r) — — 5» jàm finitum conflituatur
Omne quod efi fpatium , fi quis procurrat ad
eras
Vllimus extremas , jacidtqui volatile telum ;
là vatidis utritm contortum viribus ire
Qui futrit miffitm , mavis , longique volare ,
An prohibtre aliquid cenfes , objbtréque foffe f
Ahtrutntm fattans tnim, fumâsque ne-
"/» €/>.
Quorum uirumque tihi tffugium prtciudit,
Voirait
Cogit ut exempta concédas fine patere.
Namfive efl aliquid , quod prohibeat officiâtqus-
§jto miniï quo miffum'fi variât , fini^ue h-
cet fe,
Sive foras fertur , non efl ea fini' profeïïi.
Hoc patio Jeqttar , atjtie oras ubicumque l&>
caris
Extremas , qusram quid telo deniqut fiar,
liet , uti nufquam pofflt confifler» finis ;
EJfugiumqus fuge prolatet eofta. femper.
L u c r s t. Lib,I. vs.çô-j , Sic^.
iz8 Des Modes Simples de î'Efpace. L iv. II.
Chap. XIII. peut fe mouvoir vers où rien ne peut s'oppofer à fon mouvement,
comme au delà de I'Efpace qui borne tous les Corps , raifonne pour le
moins auffi conféquemment que ceux qui difent, que deux Corps entre
lesquels il n'y a rien, doivent fe toucher nécelTairement. Car au lieu
que I'Efpace qui eft entre deux Corps, fuffit pour empêcher leur con-
tact mutuel , I'Efpace pur qui fe trouve fur le chemin d'un Corps qui
fe meut, ne fuffit pas pour en arrêter le mouvement. La vérité eft,
qu'il n'y a que deux partis à prendre pour ces Meilleurs , ou de décla-
rer que les Corps font infinis , quoi qu'ils ayent de la répugnance à le dire
ouvertement , ou de recounoître de bonne foi que I'Efpace n'eft pas Corps.
Car je voudrois bien trouver quelqu'un de ces Efprits profonds qui par la
penfée pût plutôt mettre des bornes à I'Efpace qu'il n'en peut mettre à la
Durée, ou qui, à force de penfer à l'étendue de I'Efpace & de la Durée,
pût les épuifer entièrement & arriver à leurs dernières bornes. Que fi fon
idée de Y Eternité eft infinie, celle qu'il a de 1' ' Immenfité l'eft auiii, toutes
deux étant également finies, ou infinies.
ta puiffance d'an- §. 22. Bien plus , non feulement il faut que ceux qui foû tiennent que
ruid" prouve le l'exiftence d'un Efpace fans matière eft impofiible , reconnoifTent que le
Corps eft infini, il faut, outre cela, qu'ils nient que Dieu ait la puiffànce
d'annihiler aucune partie de la Matière. Je fuppofe que perfonne ne me
niera que Dieu ne puifie faire ceffer tout le mouvement qui eft dans la Ma-
tière,'& mettre tous les Corps de l'Univers dans un parfait repos , pour les
leiller dans cet état tout aulîi long-temps qu'il voudra. Or quiconque tom-
bera d'accord que durant ce repos univerfel Dieu peut annihiler ce Livre,
ou le Corps de celui qui le lit, ne peut éviter de reconnoître la poffibilité
du Vuidc. Car il eft évident que I'Efpace qui étoit rempli par les parties
du Corps annihilé, reftera toujours, & fera un Efpace fans corps; parce
que les Corps qui font tout autour, étant dans un parfait repos, font com-
me une muraille de Diamant ;& dans cet état mettent tout autre Corps dans
une parfaite impoiïibilité d'aller remplir cet Efpace. Et en effet, ce n'eft
que de la firppoiition , que tout eft plein, qu'il s'enfuit qu'une partie de ma-
tière doit néceffairement prendre la place qu'une autre partie vient de quit-
ter. Mais cette fuppolition devroit être prouvée autrement que par un fait
en queftion, qui bien loin de pouvoir être démontré par l'expérience, eft
vifiblement contraire à des Idées claires & diftincles qui nous convainquent
évidemment qu'il n'y a point de liaifon néceffaire entre l' Efpace &la Solidi-
té , puisque nous pouvons concevoir l'un fans fonger à l'autre. Et par con-
féquent ceux qui disputent pour ou contre le Vuide , doivent reconnoître
qu'ils ont des idées diftincles du Vuide & du Plein, c'eft à dire, qu'ils ont
une idée de l'Etendue exempte de folidité , quoi qu'ils en nient l'exiftence,
ou bien ils disputent fur le pur néant. Car ceux qui changent fi fort la
fignification des mots, qu'ils donnent à X Etendue 'le nom de Corps; &qui
réduifent,par confequent, toute l'effence du Corps à n'être rien autre cho-
fe qu'une pure étendue fans folidité, doivent parler d'une manière bien ab-
furde lorsqu'ils raifonnent du Vuide, puisqu'il eft impolfible que 1 Etendue'
foit fans étendue. Car enfin, qu'on reconnoiflè ou qu'on nie lexiltence
du
Des Modes Simples âeVEfpace. Liv. II. H5>
du Vuide, il eft certain que le Vuide fignifie un Efpace fans Corps-, & tou- Chai'.XIIJ
te perfonne qui ne veut ni fuppofer la Matière infinie, ni ôter à Dieu la
puiflance d'en annihiler quelque particule, ne peut nier la pofiibilité d'un
tel Efpace.
§. 2}.- Mais fans fortir de l'Univers pour aller au delà des dernières bor- Le Mouremeit
nés des Corps, & fans recourir à la toute-puiffance de Dieu pour établir le '"fUTe le Vuide*
Vuide, il me femble que le mouvement des Corps que nous voyons & dont
nous fommes environnez , en démontre clairement l'exiftence. Car je
voudrois bien que quelqu'un effayât de divifer un Corps folide de telle
dimenfion qu'il voudrait, en forte qu'il fît que ces parties folides puiTcnt
fe mouvoir librement en haut, en bas, & de tous cotez dans les bornes
de la fuperficie de ce Corps , quoi que dans l'étendue de cette fuperficie il
n'y eût point d'efpace vuide auffi grand que la moindre partie dans la-
quelle il a divifé ce Corps folide. Que fi lorsque la moindre partie du Corps
clivife eft auffi greffe qu'un grain de femence de moutarde, il faut qu'il y
ait un efpace vuide qui foit égal à la groffeur d'un grain de moutarde , pour
faire que les parties de ce Corps ayent de la place pour fe mouvoir libre-
ment dans les bornes de fa fuperficie; il faut auffi, que lorsque les parties
de la Matière font cent millions de fois plus petites qu'un grain de mou-
tarde , il y ait un efpace , vuide de matière folide , qui foit auffi grand
qu'une partie de moutarde, cent millions de fois plus petite qu'un grain
de cette femence. Et fi ce Vuide proportionel eft néceffaire dans le
premier cas, il doit l'être dans le fécond, & ainfi à l'infini. Or que cet
Efpace vuide foit fi petit qu'on voudra , cela fuffit pour détruire l'hypo-
thefe qui établit que tout ell plein. Car s'il peut y avoir un Efpace, vui-
de de Corps, égal à la plus petite partie diftincle de matière qui exifte
préfentement dans le Monde, c'eft toujours un Efpace vuide de Corps,
& qui met une auffi grande différence entre l'Efpace pur, & le Corps, que
fi c'étoit un Vuide immenfe, pUy* %ao>s;. Par conféquent, fi nous fup-
pofons que l'Efpace vuide qui ell néceffaire pour le mouvement, n'ell pas
égal à la plus petite partie de la Matière folide, actuellement divifée,mais
à ts ou à ï5ôô de cette partie., il s'enfuivra toujours également qu'il y a de
l'Efpace fans matière.
§. 24. Mais comme ici la Queftion eft de favoir, fi l'idée de Efpace Les idées de i'ec
on de l'Etendue eft la même que celle du Corps, il n'eft pas néceffaire de fb3" M&gffi
prouver l'exiftence réelle du Vuide, mais feulement de montrer qu'on peut ne deiWe.
avoir l'idée d'un Efpace fans Corps. Or je dis qu'il eft évident que les
hommes ont cette idée, puisqu'il cherchent & disputent s'il y a du Vui-
de, ou non. Car s'ils n'avoient point l'idée d'un Efpace fans Corps, ils ne
pourraient pas mettre en queftion fi cet Efpace exifte; & fi l'idée qu'ils ont
du Corps, n'enferme pas en foi quelque chofe de plus que l'Idée fimple de
l'Efpace, ils ne peuvent plus douter que tout le Monde ne foit parfaitement
plein. Et en ce cas-là, il ferait auffi abfurde de demander s'il y aurait un
Efpace fans Corps , que de demander s'il y aurait un Efpace fans efpace ,
ou un Corps fans corps , puisque ce ne feroient que différens noms d'une
même Idée.
R §■ 2f- n
u-
ijo Des Modes Simples de VEfpace. Liv. II.
Chap. XIII. §. 25. Il eft vrai que l'Idée de l'Etendue eft fi infeparablement jointe à
Decequei'éten- toutes les Qualitez vifibles, & à la plupart des Qualitez tactiles, que nous
eue eft mCepara- ne pOUVons voir aucun Objet extérieur, ni en toucher fort peu , fans rece-
ble du Corps il .r , , J . /y 1 ur? 1 •• /-\ i>t?
ne s'enfuit ps que voir en même temps quelque împrellion de I Etendue. Or parce que 1 ïL-
r£fpace& le tendue fe mêle fi conftamment avec d'autres Idées, ie coniefturequec'efl
Corps loient une .,, _ , . .1- • J ? rr
fcuie & même ce qui a donne o'ccalion a certaines gens de déterminer que toute 1 ellence
thole* du Corps confifte dans l'étendue. Ce n'eft pas une chofe fort étonnante;
puifque quelques-uns fe font fi fort rempli. FEiprit de l'idée de l'Etendue par
le moyen de la Vue & de l'Attouchement , (les plus occupez de tous les Sens)
qu'ils ne fauroient donner de l'exiftence à ce qui n'a point d'étendue, cette
Idée ayant, pour ainii dire, rempli toute la capacité de leur Ame. Je ne
prétens pas difputer préfentement contre ces perfonnes, qui renferment la
mefure & la pollibilité de tous les Etres dans les bornes étroites de leur Ima-
gination grofliére. Mais comme je n'ai à faire ici qu'à ceux qui concluent
que l'effence du Corps confifte dans l'Etendue, parce qu'ils ne fauroient,
difent-ils, imaginer aucune qualité fenfible de quelque Corps que ce foi t fans
étendue, je les prie de coniiderer, (i) que, s'ils euiTent autant réfléchi fur
les Idées qu'ils ont des Goûts & des Odeurs, que fur celles de la Vûë & de
l'Attouchement, ou qu'ils euflent examiné les idées que leur caufe la faim,
la foif, & plufieurs autres incommoditez, ils auroient compris que toutes
ces idées n'enferment en elles-mêmes aucune idée d'étendue, quin'eft qu'u-
ne affection du Corps , comme tout le relie de ce qui peut être découvert
par nos Sens, dont la pénétration ne peut guère aller jufqu'à voir la pure ef-
fence des chofes. §. 26.
(1) Il eft difficile d'imaginer ce qui peut a- que temps après, commençant à me défier
voir engagé M. Locke à nous débiter ce de mon jugement lur cette affaire, j'en écri-
long raiionnement contre les Cartefiens. C'eft vis à M. Bayle, qui me répendit quej'é-
à eux qu'il en veut ici; & il leur parle des tois bien fondé à trouver Yignoratio elenchi
idées des Coûts & des Odeurs , comme s ils dans le paiTage en queftion. On peut voir fa
croyoient qie ce font des Qualités inhérentes Réponfe dans la i47ine. Lettre, p.03i. Tom.
dans les Corps. 11 eft pourtant tiès-certain 111. de la Nouvelle Edition des Lettres
que long ten.ps avant que M. Locke eût fon- de Mk. Bayle, pub'iée en 1719. par Mr.
gé a compofer fon Livre, les Cartefiens a- D e s-M ai 2 e aux , qui l'a augmentée de
voient démontré que les Idées des Saveurs & Nouvdles Lettres, & enrichie de Remarques
des Odeurs lont Liuquemer.t dans 1 Eiput de très-curieu'es & très-inftruduves. ht voici la
ceux qui goûtent les Corps qu'on nomme fa- Note par laquelle ce judicieux Editeur a trou-
voureux ik qui flairent les Corps qu'on nom- vé bon de confirmer la. cenfure que M. Bay-
111e odoriferans; Se que bien loin quecfj Idées le avoit faite du Pafl^ge qui fait le fujet de
enferment en elles-mêmes aucune idée d étendue , cet article: Les Cartefiens, dit-il après avoir
elles font excitées dans notre Ame par quel- cité les propres paroles de M. Locke jufqu'à
que chofe dans les Corps qui n'a aucun rap- ces mots, Ils auroient corn' ris que toutes ces
port à ces Idées,. comme on peut le voir par Idées n'enferment en elles-mêmes aucune idée
ce qui a été remarqué fur la page 91. ch. détendue, — Les Carte/uns à qui Air. Locke
VIll. g. 14. — Lorsque je vins à traduire en -veut ici, ont fort bien compris, que toutes
cet enaroit de YEJfai concernant l'Vntendemtr.t ces Idées n'enferment en elles-mêmes aucune
humain, je m'apperçus de la mdpriije de M. idée d'étendue, ils l'ont dit, redit, ej- prou-
Locke, èi je l'en avertis: mais il me fut im- vé plus nettement qu'on ne l 'avoit encore fait :
pollible de le faire convenir que le fentiment de forte que t avis que Al. Loche leur donne,
qu'il atuibuoit aux Csrtefiens, ctoit diiede- nejt pas fort à propos, c pourreit même fairt
ment oppolé à celui qu'ils ont foûter.u, & croire qu'il n'enttndoit fas tro^ bien leurs Prin-
prouvé avec la dernière évidence, & qu il a- cipes , comme Al. Cofte s'en ctoit afiercu, ey
voit adopte lui:même dans cet Ouvrage. Quel: comme l'infinité ici AI. Bayle.
Des Modes Simples de VEfpace. Liv. II. 131
5. 26. Que fi les Idées qui font conftamment jointes à toutes les autres, Ciiap. XIII,
doivent palier dès-là pour l'eflencc des chofes auxquelles ces Idées fe trou-
vent jointes, & dont elles font inféparables , l'Unité doit donc être, fans
contredit, l'effence de chaque choie. Car il n'y a aucun Objet de Senfa-
tion ou de Réflexion , qui n'emporte l'idée de l'unité. Mais c'eft une forte
deraifonncmentdont nous avons déjà montré fuififamment la foibleife.
§. 27. Enfin, quelles que foient les penfées des hommes fur l'exiftence du t« idées de
Vuide, il me paraît évident, que nous avons une idée auffi claire de l'Ef- so'.dué ^firent '
pace, diftincl de la Solidité, que nous en avons de la Solidité, diftin£te du l'une dei'auuc.
Mouvement, ou du Mouvement diftincl: de l'Efpace. Il n'y a pas deux I-
dées plus diftincles que celles-là, & nous pouvons concevoir auili aifement
l'Efpace fans folidité, que le Corps ou l'Eipace fans mouvement; quoi qu'il
foit très-certain, que le Corps ou le Mouvement ne fauroient exifter fans
l'Efpace. Mais foit qu'on ne regarde l'Efpace que comme une Relation qui
refulte de l'exiftence de quelques Etres éloignez les uns des autres, ou qu'on
croye devoir entendre littéralement ces paroles du fage Roi Salomon, Les
Cicux 6? les Cteux des deux ne te peuvent contenir , ou celles-ci de St. Paul,
ce Phtlofopheinfpiré de Dieu, Iefquelles font encore plus emphatiques, (1) Ccft
en lui que nous avons la vie , le mouvement , & l'être, je laifle examiner ce qui
en eft à quiconque voudra en prendre la peine, & je me contente de dire,
que l'idée que nous avons de l'Efpace, eft, à mon avis, telle que je viens
de la repréfenter , & entièrement diftincle de celle du Corps. Car foit que
nous confierions dans la Matière même la diftance de fes parties folides, join-
tes enfemble , & que nous lui donnions le nom d 'étendue par rapport à ces
parties folides , ou que confiderant cette diftance comme étant entre les ex-
trêmitez
(0 -ASl. XVII , verf. 18. E» «ût» £.,«(», «« ment de tous les autres; & c'eft par fon affi-
xiioûfi&a , kkï arfi.it. Ces paroles de l'Origi- fiance actuelle que nous en jouïflbns. Cette
nal expriment , ce me femble , quelque chofe de explication ell fort naturelle , & s'accorde très-
plus que la Tradudion Vrançoife , ou du moins el- bien avec ce que S. Paul venoit de dite dans
les représentent la même chofe plus vivement c?" le même Dilcours d'où ce paffage eft tiré, que
plus nettement. C'eft la réflexion que je fis fur c'eft Dieu qui donne à tous la vie, la re/pira-
les paroles de S. Paul dans la première Edition tion z? toutes chofes, «'"Tic Jihin irîirî ^w, «*«
Françoife de cet Ouvrage. Je voulois infinuer soi»» , nuù ri zrnW*, $, ij. C'eft d'ailleurs u-
par-là qu'on devoit expliquer ces paroles litte- ne chofe connue de tous ceux qui ont qud-
ralement & dans le fens propre. M. Locke que teinture de h Langue Greque que la pré-
parut faiisfait du tour que j'avois pris , qui pofition » que S. Luc a employée dans le
tendoit en effet à établir ce que M. Locke Paffage en queftion lignifie quelquefois par
croyoit de l'Efpace, & qu'il infinuë en plu- dans les meilleurs Auteurs, & furtout dans le
fleurs endroits de cet Ouvrage, quoi que du- Nouveau Teftament: <**Vz«' »m« s» ^ï . dit
ne manière myfterieufe & indirecte, favoir S. Paul dans fon Epitre aux Hébreux, Il nous
que cet Efpace eft Dieu lui-même, ou plutôt aparté par fon Fils, Ch. I. tf. 1. & dans ce
une propriété de Dieu. Mais après y avoir " même Chapitre des Actes, v. 31. l'jtVçl < »><«*,
penfé plus exactement, je m'apperçois qu'il y par l'homme qu'il a défini. Pour ce qui eft
a beaucoup plus d'apparence, que dans ce des raifonnemens purement Philofophiques
Paffage il faut traduire comme ont fait quel- que Mr. Locke employé dans ce Chapitre &
ques Interprêtes , <» ««*», par lui, Ce s t par ailleurs pour établir Ion fentiment fur l'exilten-
lui que nous avons la vie, le mouvement V l'é- ce & les proprietez de l'Efpace voyez ce qui
tre, c'eft de la Bonté de Dieu que nous te- en a été dit dans ce même Chapitre, §. 16.
lions la vie, ce grand Bien qui eft le fonde- pag. 125. dans la Note
R 2
Ï3I- 'Dei Modes Simples de l'Efpace. Liv. II.
Chap. XIIÎ. trêmitezd'un Corps, félon fes différentes dimenfions, nous l'appellions lon-
gueur , largeur , & profondeur , ou foi: que la conliderant comme étant entre
deux Corps, ou deux Etres pofitifs, fans penfer s'il y a entredeux de la Ma-
tière, ou non, nous la nommions diflance: quelque nom qu'on lui donne,
ou de quelque manière qu'on la confidére, c'eft toujours la même idée fim-
ple & uniforme de l'Efpace , qui nous eft venue par le moyen des Objets
dont nos Sens ont été occupez, de forte qu'en ayant établi des idées dans no-
tre Efprit , nous pouvons les reveiller , les repeter & les ajouter l'une à l'au-
tre aulfi fouvent que nous voulons, & ainfi confiderer l'Efpace ou la diftan-
ce , foit comme remplie de parties folides, en forte qu'un aucre Corps n'y puif-
fe point venir , fans déplacer & chaffer le Corps qui y étoit auparavant , foit
comme vuide de toute chofe folide , en forte qu'un Corps d'une dimenlion
égale à ce purEfpace, puiffe y être placé, fans en éloigner ou chaffer aucu-
ne chofe qui y foit déjà. Mais pour éviter la confufionen traitant cette ma-
tière, il feroit peut-être à fouhaiter qu'on n'appliquât le nom d'Etendue qu'à
la Matière ou à la diftance qui eft entre les extremitez des Corps particuliers ,
& qu'on donnât le nom d' ' Expmfion à l'Efpace en général, foit qu'il fut plein
ou vuide de matière folide; de forte qu'on dit, l'Efpace a de Xexpanfion, &
le Corps détendu. Mais en ce point, chacun eft maître d'en ufer comme
il lui plaira. Je ne propofe ceci que comme un moyen de s'exprimer plus
clairement & plus diftinftement.
Les hommes dif- §• 28- Pour moi, je m'imagine que dans cette occafion auffi bien que
ferent peu en- fans plufieurs autres , toute la difpute feroit bientôt terminée fi nous avions
fimpies quiis œn- une connoiffance précife & diftinéte de la fignificationdes termes dont nous
forent claire- nous fervons. Car je fuis porté à croire que ceux qui viennent à réfléchir
fur leurs propres penfées , trouvent qu'en général leurs idées fimpies convien-
nent enfemble quoi que dans les difeours qu'ils ont enfemble, ils les con-
fondent par différens noms : de forte que ceux qui font accoutumez à faire
des abftraétions , & qui examinent bien les idées qu'ils ont dans l'Efprit , ne
fauroient penfer fort différemment, quoi que peut-être ils s'embarraffent
par des mots, en s'attachant aux façons de parler des Académies ou des Sec-
tes dans lefquelles ils ont été élevez. Au contraire, je comprens fort bien ,
que les difputes , les criailleries &les vains galimathias doivent durer fans fin
parmi les gens qui n'étant point accoutumez à penfer, ne fe font point une
affaire d'examiner fcrupuleufement & avec foin leurs propres Idées , & ne les
diftinguent point d'avec les fignes que les hommes employent pour les faire
connoître aux autres, & fur tout, fi ce font des Savansdeprofeflion, char-
gez de leclure, dévouez à certaines Se6r.es, accoutumez au langage qui y eft
en ufage, & qui fe font fait une habitude de parler après les autres fans fa-
voir pourquoi. Mais enfin , s'il arrive que deux perfonnes qui font des ré-
flexions fur leurs propres penfées , ayent des Idées différentes , je ne vois pas
comment ils peuvent difeourir ou raifonner enfemble. Au reite, ce feroit
prendre fort mal ma penfée que de croire que toutes les vaines imaginations
qui peuvent entrer dans le cerveau des hommes , foient precifément de cet-
te efpèce d'Idées dont je parle. Il n'eft pas facile à l'Efprit de fe débarraf-
fer des notions confufes, & des préjugez dont il a été imbu par la coutume,
par
De la Durée à- de fes Modes Simples. Liv. II. 135
par inadvertance, ou par les converfations ordinaires. Il faut deiapeine, ChaK XIII.
& une longue &férieufc application pour examiner les propres Idées, jufqu'à
ce qu'on lésait réduites à toutes les idées fimples, claires & diftinttes dont
elles font compofées , & pour démêler parmi ces idées fimples , celles qui
ont, ou qui n'ont point de liaifon & de dépendance néceffaire entre elles.
Car jufqu'à ce qu'un homme en foit venu aux notions premières & origina-
les des choies , il ne peut que bâtir fur des Principes incertains , & tomber
fou vent dans de grands mécomptes.
CHAPITRE XIV.
De la Durée, & de Jes Modes Simples. Chap. XIV.
§. 1. IL y a une autre efpèce de Diftance ou de Longueur, dont l'idée ne ce que c'eft que
X nous eft pas fournie par les parties permanentes del'Efpace, mais la Dur'*-
par les changemens perpétuels de tefuccej/îon , dont les parties dépendent in-
cefTamment. C'eft ce que nous appelions Durée; & les Modes fimples de
cette durée font toutes fes différentes parties, dont nous avons des idées dif-
tincles, comme les Heures,, les Jours, les Années, &c. le temps, & l'£-
ternité.
§. 2. La réponfe qu'un grand homme fit à celui qui lui demandoit ce que i/idee que nous*
c'étoit que le Temps, Si non rogas , intell go, je comprens ce que c'eft, lors *nav°,ns? noa^
que vous ne me le demandez pas, c'eft-à-dire , plus je m'applique à en dé- xlon que nous
couvrir la nature, moins je la comprens, cette réponfe, dis-je , pourroit ^["îdéeT, 'quTfc
peut-être faire croire à certaines perfonnes, que le Temps, qui découvre fuccedent'dan*
toutes chofes, ne fauroit être connu lui-même. A la vérité, ce n'eft pas notie Efpat'
fans raifon qu'on regarde la Durée, le Temps, & l'Eternité, comme des
chofes dont la nature eft, à certains égards, bien difficile à pénétrer. Mais
quelque éloignées qu'elles paroiffent être de notre conception , cependant
fi nous les rapportons à leur véritable origine, je ne doute nullement que
l'une des fources de toutes nos connoiffimces , qui font la Senfatioi&h Ré-
flexion , ne puifle nous en fournir des idées , aufii claires & aulTi diftincles , que
plufieurs autres qui paffent pour beaucoup moins obfcures; & nous trouve-
rons que l'idée de X Eternité elle-même découle de la même fource d'où
viennent toutes nos autres Idées'.
§. 3. Pour bien comprendre ce que c'eft que le Tems& l'Eternité, nous
devons confiderer avec attention quelle eft l'idée que nous avons de la Durée ,
& comment elle nous vient. Il eft évident à quiconque voudra rentrer en
foi-meme & remarquer ce qui fe paflè dans ion Efprit, qu'il y a, dans fon
Entendement, une fuite d'Idées qui fe fuccedent conftamment les unes aux
autres, pendant qu'il veille. Or la Réflexion que nous faifons fur cette fui-
te de différentes Idées qui paroiffent l'une après l'autre dans notre Efprit,
eft ce qui nous donne l'idée de la SitcceJJion ; & nous appelions Durée la dif-
tance qui éfl entre quelque partie de cette fuccellion, ou entre les apparen-
R 3, ces;
134 De la Durée,
Chap. XIV. ces de deux Idées qui fe préfentent à notre Efpric Car tandis que nous pen>
fons , ou que nous recevons fucceflivement plufieurs idées dans notre Ef-
prit, nous connoiiTons que nous exiftons ; & ainfi la continuation de notre
Etre, c'eft-à-dire , notre propre exiftence, & la continuation de tout autre
Etre , laquelle eft commenfurable à la fuccefïion des Idées qui paroiiTent &
disparoifîent dans notre Efprit, peut être appellée durée de nous-mêmes,
& durée de tout autre Etre coè'xiitant avec nos penfées.
§. 4. Que la notion que nous avons de la SuccelTicn & de la Durée nous
vienne de cette fource , je veux dire , de la Réflexion que nous faifons fur cet-
te fuite d'Idées que nous voyons paroitre l'une après l'autre dans notre Ef-
prit, c'eft ce qui me femble fuivre évidemment de ce que nous n'avons au-
cune perception de la Durée, qu'en confiderant cette fuite d'Idées qui fefuc-
cedent les unes aux autres dans notre Entendement. En effet, dès que cet-
te fucceilion d'Idées vient à céder , la perception que nous avions de la Du-
rée, ceffe aufli , comme chacun l'éprouve clairement par lui-même lorfqu'il
vient à dormir profondément: car qu'il dorme une heure, ou un jour, un
mois , ou une année, il n'a aucune perception de la durée des chofes tandis
qu'il dort, ou qu'il ne fonge à rien. Cette durée eft alors tout-à-fait nulle
à fon égard; & il lui femble qu'il n'v a aucune diftance entre le moment qu'il
a celle de penfer en s'endormant , & celui auquel il s'efl reveille. Et je ne
doute pas , qu'un homme éveillé n'éprouvât la même chofe , s'il lui étoit
poflible de n'avoir qu'une feule idée dans l'Eiprit , fans qu'il arrivât aucun
changement à cette Idée, & qu'aucune autre vînt fe joindre à elle. Nous
vovons, tous les jours, que, lors qu'une perfonne fixe fes penfées avec u-
ne extrême application fur une feule chofe , en forte qu'il ne fonge prefque
point à cette fuite d'idées qui fe fuccedent les unes aux autres dans fon Efprit ,
il laifle échapper, fans y faire réflexion, une bonne partie de la Durée qui
s'éccule pendant tout le temps qu'il eft dans cette forte contemplation , s'i-
maginant que ce temps-là eft beaucoup plus court, qu'il ne l'eft effective-
ment. Que fi le fommeil nous fait regarder ordinairement les parties diftan-
tes delà Durée comme un feul point, c'eft parce que, tandis que nous dor-
mons, cette fuccefîlon d'idées ne fe préfente point à notre Efprit. Car fi
un homme vient àfonger en dormant; & que fes fonges lui préfentent une
fuite d'idées différentes , il a pendant tout ce temps-là une perception de la
Durée & delà longueur de cette durée. Ce qui, à mon avis, prouve évi-
demment, que les hommes tirent les idées qu'ils ont de la Durée, de la Ré-
flexion qu'ils font fur cette fuite d'Idées dont ilsobfervent lafucceflion dans
leur propre Entendement , fans quoi ils ne fauroient avoir aucune idée de la
Durée, quoi qu'il pût arriver dans le Monde.
Nous pouvons §. 5. En effet, ces qu'un homme a une fois acquis l'idéede laDuréepar
dePiaqDur«f des !a réflexion qu'il a fait fur la fuccefïion & le nombre de fes propres penfées ,
chofes qui exiflent il peut appliquer cette notion à des chofès qui exiftent tandis qu'il ne penfe
PdTimonsTC n0US point, tout de même que celui à qui la vue ou l'attouchement ont fourni
l'idée de l'Etendue, peut appliquer cette idée à différentes diftances où il
ne voit ni ne touche aucun Corps. Ainfi, quoi qu'un homme n'ait aucu-
ne perception de la longueur de la durée qui s'écoule penuaflt qu'il dort ou
qu'il
& de fes Modes Simples. Liv. II. 135-
qu'il n'a aucune penfée, cependant comme il a obfervé la révolution des CHAr.XIY.
Jours & des Nuits, & qu'il a trouvé que la longueur de cette durée eft,
en apparence, régulière &* confiante, dès là qu'il fuppofeque, tandis qu'il
a dormi, ou qu'il a penfé à autre chofè, cette Révolution s'eft faite com-
me à l'ordinaire, il peut juger de la longueur de la durée qui s'efh écoulée
pendant fon fommeil. Mais \oriqu Adam & Eve étoient feuls, fi au lieu
de ne dormir que pendant le temps qu'on employé ordinairement au fom-
meil, ils enflent dormi vingt-quatre heures fans interruption, cet efpace
de vingt-quatre heures auroit été abfolument perdu pour eux, & neferoit
jamais entré dans le compte qu'ils faifoient du temps.
S 6. C'eft ainfi qu'en réfléchi [Tant fur cette fuite de nouvelles Idées qui Ce ï-'idee delà sut>
ï" „ * , ? . . „ . , , , , n rr ceflion ne nous
pr é I entent a nous lune après laut>e , nous acquérons l idée de la ùuccejjion. vient pas du Mo u-
Oue fi quelqu'un fe figure qu'elle nous vient plutôt de la réflexion que vemem-
nous faifons fur le Mouvement par le moyen des Sens, il changera, peut-
être, de fentiment pour entrer dans ma penfée, s'il confidere que le Mou-
vement même excite dans fon Efprit une idée de fuccejjion , juftement de la
même manière qu'il y produit une fuite continue d'Idées diftincles les unes
des autres. Car un homme qui regarde un Corps qui fe meut actuellement,
n'y apperçoit aucun mouvement, à moins que ce mouvement n'excite en
lui une fuite confiante d' 'Idées JucceJJîves : Par exemple, qu'un homme foit
fur la Mer lorfqu'elle eft calme, par un beau jour & hors de la vue des
Terres, s'il jette les yeux vers le Soleil, fur la Mer, ou fur fon Vaiffeau,
une heure de fuite , il n'y appercevra aucun mouvement, quoi qu'il foit
affùré que deux de ces Corps, & peut-être, tous trois ayent fait beaucoup
de chemin pendant tout ce temps-là: mais s'il apperçoit que l'un de ces
trois Corps ait changé de diftance à l'égard de quelque autre Corps , ce
mouvement n'a pas plutôt produit en lui une nouvelle idée, qu'il recon-
noit qu'il y a eu du mouvement. Mais quelque part qu'un homme fe trou-
ve, toutes chofes étant en repos autour de lui, fans qu'il apperçoive le
moindre mouvement durant l'efpace d'une heure, s'il a eu des penfées pen-
dant cette heure de repos , il appercevra les différentes idées de fes propres
penfées , qui tout d'une fuite ont paru les unes après les autres dans fon
Efprit ; & par-là il obfervera & trouvera de la fucceiîion où il ne fauroit
remarquer aucun mouvement.
§. 7. Et c'eft là, je croi , la raifon pourquoi nous n'appercevons pas
des mouvemens fort lents , quoi que conftans, parce qu'en paffant d'une
partie fenlible a une autre , le changement de diftance eft fi lent , qu'il ne
caufe aucune nouvelle idée en nous , qu'après un long temps . écoulé de-
puis un terme jufqu'a l'autre. Or comme ces mouvemens fucceffifs ne nous
frappent point par une fuite confiante de nouvelles idées qui fe fuccedent
immédiatement l'une à l'autre dans notre Efprit, nous n'avons aucune per-
ception de mouvement : car comme le Mouvement confifte dans une fuc-
ceffîon continue,, nous ne faurions appercevoir cette fucceflion, fans une
fucceiiion confiante d'idées qui en proviennent.
§. 8- On n'apperçoit pas non plus les chofes, qui fe meuvent fi vite
qu'elles n'affeètejit pvinc les Sens , parce que les différentes diftances de
kur
1 3 6 De la 7)ure'e ,
Chap.XIV. leur mouvement ne pouvant frapper nos Sens d'une manière difiincte, el-
les ne produifent aucune fuite d'idées dans l'Efprit. Car lors qu'un Corps
fe meut en rond, en moins de temps qu'il n'en faut à nos Idées pour pou-
voir fe fucceder dans notre Efprit les unes aux autres, il ne paroit pas être
en mouvement, mais femble être un cercle parfait & entier, de k même
matière ou couleur que le Corps qui efl en mouvement, & nullement une
partie d'un Cercle en mouvement.
nos idées fe fuc- §. 9. Qu'on juge après cela ', s'il n'eft pas fort probable, que pendant
ETpr"/, dinsun"6 que nous iommes éveillez, nos Idées fe fuccedent les unes aux autres' dans
certain degré de notre Efprit, à peu près de la même manière que ces Figures difpofées en
rond au dedans d'une Lanterne, que la chaleur d'une bougie fait tourner
fur un pivot. Or quoi que nos Idées fe fuivent peut-être quelquefois un
peu plus vite & quelquefois un peu plus lentement, elles vont pourtant, à
mon avis , prefque toujours du même train dans un homme éveillé ; & il
me femble même , que la vitefTe & la lenteur de cette fuceeffion d'idées ,
ont certaines bornes qu'elles ne fauroient palier.
§. 10. Je fonde la raifon de cette conjecture, fur ce que j'obferve que
nous nefaurions appercevoirde la fuceeliion dans les impreffions qui fe font
fur nos Sens, que lorsqu'elles fe font dans un certain degré de viteffe ou
de lenteur; li par exemple , fimpre'lion eft extrêmement prompte, nous
n'y fentons aucune fuccevfion, dans les cas mêmes, où il eft évident qu'il
v a une fuceeliion réelle. Qu'un Boulet de canon palTe au travers d'une
Chambre, & que dans fon ciiemin il emporte quelque membre du Corps
d'un homme, c'eft une chofe aulïi évidente qu'aucune Démonftration puiffe
l'être, que le boulet doit percer fucceiïivement les deux cotez oppofez
de la Chambre. Il n'eft pas moins certain qu'il doit toucher une certaine
partie de la Chair avant l'autre, &ainfi de fuite; & cependant je ne penfe
pas qu'aucun de ceux qui ont jamais fenti ou entendu un tel coup de ca-
non, qui ait percé deux murailles éloignées l'une de l'autre, ait pu îibfer-
ver aucune fuceeffion dans la douleur, ou dans le fon d'un coup iï prompt.
Cette portion de durée où nous ne remarquons aucune fuceeffion , c'eft
ce que nous appelions un infiant. ; portion de durée qui n'occupe juftement que
Je temps auquel une feule idée eft dans notre Efprit fans qu'une autre lui fucce-
de, &où, par conféquent , nous ne remarquons abfolument aucune fuc-
eeffion.
§. n. La même chofe arrive, lorsque le Mouvement eft fi lent , qu'il
ne fournit point à nos Sens une fuite confiante de nouvelles idées , dans le
degré de viteflê qui eft requis pour faire que l'efprit foit capable d'en rece-
voir de nouvelles. Et alors comme les Idées de nos propres penfées trou-
vent de la place pour s'introduire dans notre Efprit entre celles que le Corps
qui eft en mouvement préfente à nos Sens, le fentiment de ce mouvement
fe perd; & le Corps, quoi que dans un mouvement actuel, femble être
toujours en repos, parce que fa diftance d'avec quelques autres Corps ne
change pas d'une manière vifible , auffi promptement que les idées de no-
tre Efprit fe fuivent naturellement l'une l'autre. C'eft ce qui paroit évi-
demment par l'éguille d'une Montre, par l'ombre d'un Cadran à Soleil;
&
& des Modes Simples. Liv. II. 137
& par plufieurs autres mouvemens continus, mais fort lents, où après Chap.XIV.
certains intervalles , nous appercevons par le changement de difbance qui
arrive au Corps en mouvement , que ce Corps s'efl mû , mais fans que nous
avions aucune perception du mouvement aéluel.
5. 12. C'efl pourquoi il me femble , c[\xune confiante 13 régulière fuccejjion cette fuite de nos
d'idées dans un homme éveillé , eft comme la mefure (3 lu rhle de toutes les ldées e" la °}efurj?
autres JucceJ/ions. Ainli , Jonque certaines choies le fuccedent puis vite fions.
que~nos Idées , comme quand deux Sons , ou deux Senfations de douleur
(3c n'enferment dans leur Succeiïion que la durée d'une feule idée, ou lorf-
qu'un certain mouvement eft fi lent qu'il ne va pas d'un pas égal avec les
idées qui roulent dans notre Efprit,je veux dire avec la même vîteffe,que
ces idées fe fuccedent les unes aux autres comme lorfque dans le cours or-
dinaire , une ou plufieurs idées viennent dans l'Efprit entre celles qui s'of-
frent à la vûë par les différens changemens de diftance qui arrivent à un
Corps en mouvement, ou entre des Sons & des Odeurs dont la perception
nous frappe fucceflivement, dans tous ces cas, le fentiment d'une confian-
te & continuelle fucceffion fe perd, de forte que nous ne nous en apperee-
vons qu'à certains intervalles de repos qui s'écoulent entre deux.
§. 13. Mais, dira-t-on, „ s'il eft vrai , que, tandis qu'il y a des idées Notre.Erpnt *e
„ dans notre Efprit, elles fe fuccedent continuellement, il eft impoffiblc ^ps^ur^'n'e"8*
„ qu'un homme penfe longtemps à une feule chofe ". Si l'on entend par feu,le idee 1™
iT ' , 1 -, \?nT ■ r 1 ■ 1 ' • ni refte purement
là qu un homme ait dans 1 Efprit une feule idée qui y refte long-temps pu- ia même,
rement la même, fans qu'il y arrive aucun changement, je croi pouvoir
dire qu'en effet cela n'efl pas polfible. Mais comme je ne fai pas de quelle
manière fe forment nos idées, dequoi elles font compofées , d'où elles ti-
rent leur lumière & comment elles viennent à paroître , je ne faurois ren-
dre d'autre raifon de ce Fait que l'expérience, & je fouhaiterois que quel-
qu'un voulût eiTayer de fixer fon Efprit, pendant un temps confiderable fur
une feule idée qui ne fût accompagnée d'aucune autre , & fans qu'il s'y fît
aucun changement.
§. 14. Qu'il prenne, par exemple, une certaine figure, un certain degré
de lumière ou de blancheur, ou telle autre idée qu'il voudra, & il aura, je
m'alfùre , bien de la peine à tenir fon Efprit vuide de toute autre idée , ou
plutôt , il éprouvera qu'effectivement d'autres idées d'une efpece différente ,
ou diverfes confédérations de la même idée, (chacune desquelles eft une idée
nouvelle) viendront fe préfenter iriceflàmment à fon Efprit les unes après les
autres, quelque foin qu'il prenne pour fe fixer à une feule idée.
§. 15. Tout ce qu'un homme peut faire en cette occafion, c'efl, je
croi, de voir & de confiderer quelles font les idées qui fe fuccedent dans
fon Entendement, ou bien de diriger. fon Efprit vers une certaine efpèce
d'Idées, & de rappeller celles qu'il veut, ou dont il a befoin. Mais d'em-
pecher une confiante fucceffion de nouvelles idées, c'efl, à mon avis, ce
qu'il ne fauroit faire, quoi qu'ordinairement il foit en fon pouvoir de fe dé-
terminer à les confiderer avec application, s'il le trouve à propos.
§. 16. De favoir fi ces différentes Idées que nous avons dans l'Efprit, D- que'qne ma-
r _. _ 1 • • > n • - riere que i os [-
font produites par certains mouvemens , c eft ce que je ne pretens pas exa- dées foient pro-
S miner
i38 De la Durée,
Chat. XIV. miner ici ; mais une chofe dont je fuis certain , c'efl: qu'elles n'enferment
duites en nous, aucune idée de mouvement en fe montrant à nous , & que celui qui n'au-
eiies n'enferment roit pas l'idée du Mouvement par quelque autre voye, n'en auroit aucune,
d"£moute"n«ut.n à mon avis ; ce qui fuffit pour le defïèin que j'ai préfentement en vûë ,
comme auffi, pouf faire voir que c'efl par ce changement perpétuel d'idées
que nous remarquons dans notre Efprit, & par cette fuite de nouvelles ap-
parences qui fe préfentent à lui , que nous acquérons les idées de la Suc-
cej/îon & de la Durée, fans quoi elles nous feroient abfolument inconnues.
Ce n'efl donc pas le Mouvement , mais une fuite confiante d'idées qui fe
préfentent à notre Efprit pendant que nous veillons, qui nous donne.Vidée
de la Durée, laquelle idée le Mouvement ne nous fait appercevoir qu'entant
qu'il produit dans notre Efprit une confiante fuccefîïon d'idées, comme je?
l'ai déjà montré, de forte que fans l'idée d'aucun mouvement nous avons
une liée auffi claire de la Succefïion & de la Durée par cette fuite d'idées
qui fe préfentent à notre Efprit les unes après les autres, que par une fuc-
ceffion d'Idéej produites par un changement fenfible & continu de diflan1-
ce encre deux Corps , c'efl à dire par des idées qui nous viennent da
Mouvement. C'efl pourquoi nous aurions l'idée de la Durée, quand bien
nous n'aurions aucune perception du Mouvement.
Le Temps ed une g. 17. L' Efprit ayant ainfi acquis l'idée de la Durée, la première chofe
p« certaines51"6 qui fe préfente naturellement à faire après cela, c'efl de trouver une mefu-
meCue». re de cette commune Durée, par laquelle on puiffe juger de fes différentes
longueurs, & voir l'ordre diflincl dans lequel plufîeurs chofes exiflent;
car fans cela, la plupart de nos connoiiTances tomberoient dans la confu-
fion, & une grande partie de l'Hifloire deviendroit entièrement inutile.
La Durée ainfi dillinguée en certaines Périodes, & défignée par certaines
mefures ou Epoques , c'efl, à mon avis, ce que nous appelions plus propre-
ment le Temps.
Une bonne mefu. ^ jg_ Pour mefurer l'Etendue , il ne faut qu'appliquer la mefure dont
mefjret'toute & nous nous fervons , à la chofe dont nous voulons favoir l'étendue. Mais
durée en Périodes c'efl- ce qU'on ne peut fau-e p0Ur mefurer la Durée; parce qu'on ne fauroit
joindre enfemble deux différentes parties de fuccelîion pour les faire fervir
de mefure l'une à l'autre. Comme la Durée ne peut être mefurée que par la
Durée même, non plus que l'Etendue par autre chofe que par l'Etendue',
nous ne fuirions retenir auprès de nous une mefure confiante & invariable
de la Durée, qui confifle dans une fuccelîion perpétuelle, comme nous
pouvons garder des mefures de certaines longueurs d'étendue, telles que les
pouces , les pies , les aunes , &c. qui font compofées de parties permanen-
tes de matière. Auffi n'y a-t-il rien qui puiffe fervir de règle propre à bien
mefurer le Temps , que ce qui a divifé toute la longueur de fa durée en par-
ties apparemment égales, par des Périodes qui fe fuivent conflamment.
Pour ce qui efl des parties de la Durée qui ne font pas diflinguées, ou qui
ne font pas confiderées comme diflinéles & mefurées par de femblables Pé-
riodes, elles ne peuvent pas être comprifes fi naturellement fous la notion
du tems , comme il paroît par ces fortes de parafes , avant tous les temps ,
& lorsqu'il n'y aura plus de temps.
§. 19. Com-
& de fes Modes Simples. Liv. II. 139
5- 19. Comme les Révolutions diurnes & annuelles du Soleil ont été, de- Chai». XIV.
puis le commencement du Monde, confiantes, régulières, généralement Le$-Ré»oiuto
obfervées de tout le Genre Humain, & fuppofées égales entr'elles, on a eu ri" soiai&de u
raifon de s'en fervir pour mefurer la Durée. Mais parce que la diftin&ion fares^Tempsta
des Jours & des Années a dépendu du mouvement du Soleil, cela a donné i>lus commode*
lieu à une erreur fort commune , c'eft qu'on s'elt imaginé que le Mouve-
ment & la Durée étoient la mefure l'un de l'autre. Car les hommes étant
accoutumez à fe fervir, pour mefurer la longueur du Temps, des idées de
Minutes, d'Heures, de Jours, de Mois , d'années , &c. qui fe préfentent
l'Efprit dès qu'on vient à parler du Temps ou de la Durée, & ayant mefuré
différentes parties du Temps par le mouvement des Corps céleftes , ils ont
été portez à confondre le Temps & le Mouvement , ou du moins à penfer
qu'il y a une liaifon néceffaire entre ces deux chofes. Cependant toute
autre apparence périodique , ou altération d'Idées qui arriveroit dans des Ef-
paces deDuréee'quidiflans en apparence,& qui feroit conftamment & univer-
sellement obfervée , ferviroit aulîi bien à diftinguer les intervalles du Temps,
qu'aucun des moyens qu'on ait employé pour cela. Suppofons, par exem-
ple, que le Soleil, que quelques-uns ont regardé comme un Feu, eût été
allumé à la même diftancede temps qu'il paroit maintenant chaque jour fur
le même Méridien, qu'il s'éteignit enfuite douze heures après, & que dans
l'Efpace d'une Révolution annuelle , ce Feu augmentât fenfiblement en éclat
& en chaleur, & diminuât dans la même proportion ; une apparence ainfi
réglée ne ferviroit-elle pas à tous ceux qui pourroient Fobferver, à mefurer
les diftances de la Durée fans mouvement tout aufîi bien qu'ils pourroient le
faire à l'aide du mouvement ? Car fi ces apparences étoient confiantes, à
portée d'être univerfellement obfervées, & dans des Périodes équidiftantes ,
elles ferviroient également au Genre Humain à mefurer le Temps, quand
bien il n'y auroit aucun Mouvement.
§. 20. Car li la gelée , ou une certaine efpèce de Fleurs revenoient re- Ce n'cft pas pw
glément dans toutes les parties de la Terre, à certaines Périodes équidif- soiTiî&dThLu™
tantes, les hommes pourroient aufli bien s'en fervir pour compter les années nc que _,e, Tempj
que des Révolutions du Soleil. Et en effet, il y a des Peuples en Atneri- parkureap^i.
que qui comptent leurs années par la venue de certains Oifeaux qui dans ces périodiques,
quelques-unes de leurs faifons paroiffent dans leur Païs, & dans d'autres fe
retirent. De même, un accès de fièvre, un fentiment de faim ou de foif,
une odeur, une certaine faveur, ou quelque autre idée que ce fût, qui re-
vint conftamment clans des Périodes équidijlantes , & fe fit univerfellement
fentir , tout cela feroit également propre à mefurer le cours de la fucceffion
& à diftinguer les diftances du Temps. Ainfi , nous voyons que les Aveu-
gles-nez comptent allez bien par années, dont ils ne peuvent pourtant pas
diftinguer les révolutions par des Mouvemens qu'ils ne peuvent appercevoir.
Sur quoi je dernande fi un homme qui diftingue les Années par la chaleur
de l'Eté &par le froid de l'Hiver, par l'odeur d'une Fleur dans le Printemps,
ou par le goût d'un Fruit dans l'Automne , je demande, fi un tel homme »
n'a point une meilleure mefure du Temps , que les Romains avant la refor-
mation de leur Calendrier par Jules Ccjar , ou que plufieurs autres Peuples
S 2 dont
i4o De la Durée,
Chap. XIV. dont les années font fort irre'guliéres malgré le mouvement du Soleil dont ils
prétendent faire ufage. Un des plus grands embarras qu'on rencontre dans
la Chronologie , vient de ce qu'il n'eft pas aifé de trouver exactement la
longueur que chaque Nation a donné à fes Années , tant elles différent les
unes des autres , & toutes enfemble , du mouvement précis du Soleil , com-
me je croi pouvoir l'affurer hardiment. Que fi depuis la Création jufqu'au
Déluge, le Soleil s'eft mû conftamment fur l'Equateur, & qu'il ait ainii ré-
pandu également fa chaleur & fa lumière fur toutes les Parties habitables de
la Terre , faifant tous les Jours d'une même longueur , fans s1écarter vers les
*n'Lri'vfeTn" ?m, Tropiques dans une Révolution annuelle , comme l'a fuppofé un favant &
Tttiuris Theoria ingénieux * Auteur de ce temps, je ne vois pas qu'il foit fort aifé d'imagi-
«liTde g? %tîft ner , malgré le mouvement du Soleil , que les hommes qui ont vécu avant
qui cit mort Eve- ]e Déluge ayent compté par années depuis le commencement du Monde,
&d«n futrebBur-' ou qu'ils ayent mefure le Temps par Périodes, puifque dans cette fuppofi-
»«, Médecin e- tion j]s n'avoient point de marques fort naturelles pour les diftinguer.
on ne peut §. 2i. Mais, dira-t-on peut-être, Je moyen que fans un mouvement re-
point connoiue gU]jer comme celui du Soleil , ou quelque autre femblable , on pût jamais
dei^"artiœ te connoître que de telles Périodes fuflerit égales ? A quoi je répons que l'éga-
Dutée foiew ega- j-^ ^£ toute autre apparence qui reviendroit à certains intervalles, pourroit
être connue de la même manière, qu'au commencement on connut,ou qu'on
s'imagina de connoître l'égalité des Jours,ceque les hommes ne firent qu'en
jugeant de leur longueur par cette fuite d'Idées qui durant les intervalles leur
pafférent dans l'Efprit. Car venant à remarquer par-là qu'il y avoit de l'iné-
galité dans les Jours artificiels, & qu'il n'y en avoit point dans les Jours na-
turels qui comprennent le jour & la nuit, ils conjecturèrent que ces derniers
étoient égaux, ce qui fuffifoit pour les faire fervir de mefure, quoi qu'on ait
découvert après une exacte recherche, qu'il y a effectivement de l'inégali-
té dans les Révolutions diurnes du Soleil ; & nous ne favons pas fi les Révo-
lutions annuelles ne font point aulïï inégales. Cependant par leur égalité
fuppofee & apparente elles fervent tout auffi bien à mefurer le Temps , que
i] l'on pouvoit prouver qu'elles font exactement égales , quoi qu'au relie
elles ne puiiïent point mefurer les parties de la Durée dans la dernière exacti-
tude. Il faut donc prendre garde à diftinguer foigneufement entre la Durée
en elle-même , & entre les mefures que nous employons pour juger de fa lon-
gueur. La Durée en elle-même doit être confiderée comme allant d'un pas
conftamment égal , & tout-à-fait uniforme. Mais nous ne pouvons point
favoir qu'aucune des mefures de la Durée ait la même propriété, ni être af-
fùrez que les parties ou Périodes qu'on leur attribue foient égales en durée
l'une à l'autre; car on ne peut jamais démontrer, que deux longueurs fuc-
celîives de Durée foient égales , avec quelque foin qu'elles ayent été mefu-
rées. Le mouvement du Soleil, dont les hommes fe font fervis fi long-temps
&avec tant d'alTurance comme d'une mefure de Durée parfaitement exacte,
s'elt trouvé inégal dans fes différentes parties , comme je viens de dire. Et
quoique depuis peu l'on ait employé le Pendule comme un mouvement plus
confiant & plus régulier que celui du Soleil, ou, pour mieux dire , que ce-
lui de la Terre; cependant ù. l'on demandoit à quelqu'un*, comment il fait
cer-
& de fis Modes Simples. Liv. II. 141
certainement que deux vibrations fheceflives d'un Pendule font cgales,il au- Ciur. XIV,
roit bien de la peine à fe convaincre lui-même qu'elles le font indubitable-
ment parce que nous ne pouvons point être affinez que la caufe de ce Mou-
vement, qui nous eft inconnue, opère toujours également, & nous lavons
certainement que le milieu dans lequel le Pendule le mcutm'eftpasconftam-
ment le même. Or l'une de ces deux ciiofes venant a varier, l'égalité de
ces Périodes peut changer,& par ce moyen la certitude & la jullelfe de cet-
te mefure du Mouvement peut être tout auffi bien détruite que la jufteffe
des Périodes de quelque autre apparence que ce foit. Du refle , la notion
de la Durée demeure toujours claire & diftinéle, quoi que parmi les mefu-
res que nous employons pour en déterminer les parties, il n'y en ait aucune
dont on puilfe démontrer qu'elle eft parfaitement exaéte. Puis donc que
deux parties de fucceflion ne fauroient être jointes enfemble , il eft impoiîi-
ble de pouvoir jamais s'aifurer cju 'elles font égales. Tout ce que nous pou-
vons faire, pour mefurer le Temps, c'eft de prendre certaines parties qui
femblent fe fucceder conftamment à diltances égales : égalité apparente dont
nous n'avons point d'autre mefure que celle que la fuite de nos propres idées
a placé dans notre Mémoire ; ce qui avec le concours de quelques autres
raifons probables nous perfuade que ces Périodes font effectivement égales
entre elles.
§. 22. Une chofe qui me paroît bien étrange dans cet article, c'eft que Le Temps n*eft
pendant que tous les hommes mefurent viliblement le Temps par le mouve- Mouvement"
ment des Corps Céleftes, on ne laiffe pas de définir le Temps, la mefure du
Mouvement ; au lieu qu'il efl évident à quiconque y fait la moindre réfle-
xion, que pour mefurer le mouvement il n'eftpas moins néceffairede confi-
derer l'Efpace, que le Temps: & ceux qui porteront leur vue un peu plus
loin, trouveront encore, que pour bien juger du mouvement d'un Corps,
& en faire une jufte eftimation , il fuit nécelfairement faire entrer en comp-
te la groffeur de ce Corps. Et dans le fond le Mouvement ne fert point au-
trement a mefurer la Durée, qu'entant qu'il ramené conftamment certaines
Idées fenlibles, par des Périodes qui paroilfent également éloignées l'une de
l'autre. Car fi le mouvement du Soleil étoit auiïi inégal que celui d'un
Vaiffeau pouffé par des vents inconftans, tantôt foibles, & tantôt impé-
tueux, & toujours fort irréguliers : ou fi étant conftamment d'une égale
vîteffe, il n'étoit pourtant pas circulaire, & ne produifoit pas les mêmes
apparences , nous ne pourrions non plus nous en fervir à mefurer le Temps
que du mouvement des Comètes,- qui eft inégal en apparence.
(À. 23. Les Minutes, les Heures , les Jours & les Années, ne font pis plus -« M»*», te»
r.HS
néceffaires pour mefurer le Temps, ou la Durée, que le Pouce, le Pie\ X Au- & les'AK
ne, ou la Lieue qu'on prend fur quelque portion de Matière, font néceffai- »<= lonl P
res pour melurer 1 Etendue. Car quoi que par 1 ulage que nous en tailons ICi de ia Dmc*,
conftamment dans cet endroit de l'Univers, comme d'autant de Périodes,
déterminées par les Révolutions du Soleil, ou comme de portions connues
de ces fortes de Périodes, nous ayions fixé dans notre Efprit les idées de ces
différentes longueurs de Durée, que nous appliquons à toutes les parties du
temps dont nous voulons coniidçr-er la longueur^ cependant il peut y avoir
S' 3 d'au-
142 De la Durée ,
' Chat. XIV. d'autres Parties de l'Univers où l'on ne fe fert non plus de ces fortes deme
fures, qu'on fe fert dans le Japon de nos pouces, de nos pies, ou de nos
lieues. Il faut pourtant qu'on employé par tout quelque chofe qui ait du rap-
port à ces mefures. Car nous ne faurions mefurer, ni faire connoître aux
autres, la longueur d'aucune Durée; quoi qu'il y eût, dans le même temps ,
autant de mouvement dans le Monde qu'il y en a préfentement , fuppofe
qu'il n'y eût aucune partie de ce Mouvement qui fe trouvât difpofée de ma-
nière à faire des révolutions régulières & apparemment équidfftantes. Du
refte, les différentes mefures dont on peut fefervir pour compter le Temps,
ne changent en aucune manière la notion de la Durée, qui eft la chofe à me-
furer; non plus que les différens modèles du Pié & de la Coudée n'altèrent
point l'idée de l'Etendue, à l'égard de ceux qui employent ces différentes
mefures.
du TémP?peUuc §• 24- L'Efprit ayant une fois acquis l'idée d'une mefure du Temps , tel-
être appliquée \q que la révolution annuelle du Soleil , peut appliquer cette mefure à une
» la Durée qui • 1 ■ 1 11 r ■■ -a B ■ 1
a exifté avant le certaine durée , avec laquelle cette mefure ne coexijie point, ce avec qui el-
Temps. le n'a aucun rapport , confiderée en elle-même. Car dire, par exemple,
qu' 'Abraham naquit l'an 2712. de la Pc'riode Julienne , c'eft parler aufli intel-
ligiblement, que fi l'on comptoit du commencement du Monde; bien que
dans une diftance fi éloignée il n'y eût ni mouvement du Soleil, ni aucun au-
tre mouvement. En effet, quoi qu'on fuppofe que la Période Julienne a
commencé plufieurs centaines d'années avant qu'il y eût des Jours, des
Nuits ou des Années, défignées par aucune révolution Solaire, nous ne
laiffons pas de compter & de mefurer auffi bien la Durée par cette E-
poque, que fi le Soleil eût réellement exifté dans ce temps-là, & qu'il
fe fût mû de la même manière qu'il iè meut préfentement. L'Idée d'u-
ne Durée égale à une révolution annuelle du Soleil , peut être auffi ai-
fément appliquée dans notre Efprit à la Durée , quand il n'y auroit ni
Soleil ni Mouvement, que l'idée d'un pié ou d'une aune, prife fur les
Corps que nous voyons fur la Terre , peut être appliquée par la pen-
fée à des Diftances qui foient au delà des limites du Monde , où il n'y
a aucun Corps.
§. 25. Car fuppofe que de ce Lieu jufqu'au Corps qui borne l'U-
nivers il y eut 5639. Lieues, ou millions de Lieuè's, (car le Monde é-
tant fini , fes bornes doivent être à une certaine diftance) comme nous
fuppofons qu'il y a 5639. années depuis le temps préfent jufques à la
première exiftence d'aucun Corps dans le commencement du Monde ,
nous pouvons appliquer dans notre Efprit cette mefure d'une année à
la Durée qui a exifté avant la Création , au delà de la Durée des
Corps ou du Mouvement , tout de même que nous pouvons appliquer
la mefure d'une lieuë à l'Efpace qui eft au delà des Corps qui termi-
nent le Monde ; & ainfi par l'une de ces idées nous pouvons auffi bien
mefurer la durée là' où il n'y avoit point de mouvement , que nous
pouvons par l'autre mefurer en nous - mêmes l'Efpace là où il n'y a
point de Corps.
J. 26. Si l'on m'objecte ici , que de la manière dont j'explique le
Temps ,
& defes Modes Simples. Liv. II. 143
Temps, je fuppofe ce que je n'ai pas droit de fuppofer, favoir, Que le Çhap. XV.
Monde n'eft ni étemel ni infini, je répara qu'il n'eft pas néceffaire pour mon
deffein , de prouver en cet endroit que le Monde eft fini , tant à l'égard de
fa durée que de fon étendue. Mais comme cette dernière fuppofition eft
pour le moins auffi facile à concevoir que celle qui lui eft oppofée , j'ai (ans
contredit la liberté de m'en fervir aulli bien qu'un autre a celle de poferle
contraire ; & je ne doute pas que quiconque voudra faire réflexion fur ce
point, ne puilfe aifément concevoir en lui-même le commencement du Mou-
vement, quoi qu'il ne puiffe comprendre celui de la Durée prife dans toute
fon étendue. Il peut aulli, en confiderant le Mouvement, venir à un
dernier point, fans qu'il lui foit pollible d'aller plus avant. Il peut de mê-
me donner des bornes au Corps & à l'Etendue qui appartient au Corps ;
mais c'eft ce qu'il ne fauroit faire à l'égard de l'Efpace vuide de Corps , par-
ce que les dernières limites de l'Efpace & de la Durée font au deffus de no-
tre conception , tout ainfi que les dernières bornes du Nombre paffent la
plus vafte capacité de l'Efprit; ce qui eft fondé, à l'un & à l'autre égard,
fur les mêmes raifons , comme nous le verrons ailleurs.
§. 27. Ainfi de la même fource que nous vient Y idée du Temps, nous vient v^°["imj^^us
aulli celle que nous nommons Eternité. Car ayant acquis d'idée de la Suc- V Et émis t.
ceflion & de la Durée en reflechiflant fur cette fuite d'idées qui fefuccedent
en nous les unes aux autres, laquelle eft produite en nous, ou par les appa-
rences naturelles de ces Idées qui d'elles-mêmes viennent fepréfenter con-
ftamment à notre Efprit pendant que nous veillons , ou par les objets ex-
térieurs qui affeftent fuccelTivcmcnt nos Sens, ayant d'ailleurs acquis, par
le moyen des Révolutions du Soleil , les idées de certaines longueurs de
Durée, nous pouvons ajouter dans notre Efprit ces fortes de longueurs les
unes aux autres, auffi fouvent qu'il nous plait; & après les avoir ainfi ajou-
tées , nous pouvons les appliquer à des durées paffées ou à venir», ce que
nous pouvons continuer de faire fans jamais arriver à aucun bout, pouffant
ainfi nos penfées à l'infini, & appliquant la longueur d'une révolution an-
nuelle du Soleil à une Durée qu'on fuppofe avoir été avant l'exiftence du
Soleil, ou de quelque autre Mouvement que ce foit. Il n'y a pas plusd'ab-
furdité ou de difficulté à cela, qu'à appliquer la notion que j'ai du mouve-
ment que fait l'Ombre d'un Cadran pendant une heure du jour à la durée
de quelque chofe qui foit arrivée la nuit paffée , par exemple à la flamme
d'une chandelle qui aura brûlé pendant ce temps-là ; car cette flamme
étant préfentement éteinte, eft entièrement feparée de tout mouvement
a£hiel, & il eft aulli impoffible que la durée de cette flamme, qui a paru
pendant une heure la nuit paffée, coëxifte avec aucun mouvement qui
exifte préfentement ou qui doive exifter à l'avenir, qu'il eft impoffible
qu'aucune portion de durée qui ait exifté avant le commencement du Mon-
de, coëxifte avec le mouvement préfent du Soleil. Mais cela n'empêche
pourtant pas, qiîe fi j'ai l'idée de la longueur du mouvement que l'ombre
fait fur un Cadran en parcourant l'efpace qui marque une heure, je ne puiffe
mefurer auffi diftinclement en moi-même la durée de cette chandelle qui a
brûlé la nuit paffée , que je puis mefurer la durée de quoi que ce foit qui
exift&
144 De la Dura ,
Cn.vr. XIV. exifte préfentement : & ce n'efl faire dans le fond autre chofe que d'imagi-
ner que fi le Soleil eût éclairé de fcs rayons un Cadran, & qu'il fe fût mû
avec le même degré de viteffe qu'à cette heure , l'Ombre auroit pailé
fur ce Cadran depuis une de ces divilions qui marquent les heures jufqu'à
l'autre, pendant le temps que la chandelle auroit continué de brûler.
§. 28- La notion que j'ai d'une Heure, d'un Jour, ou d'une Année ,
n'étant que l'idée que je me fuis formé de la longueur de certains mouve-
mens réguliers & périodiques, dont il n'y en a aucun qui exifte tout à la
fois, mais feulement dans les idées que j'en conferve dans~ ma mémoire , &
qui me font venues par voye de Senfation ou de Reflexion, je puis avec la
même facilité , & par la même raifon appliquer dans mon Efprit la notion
de toutes ces différentes Périodes à une durée qui ait précédé toute forte de
mouvement , tout auffi bien qu'à une chofe qui n'aît précédé que d'une mi-
nute ou d'un Jour, le mouvement où fe trouve le Soleil dans ce moment-
ci. Toutes les chofès paifées font dans un égal & parfait repos ; & à les
confiderer dans cette vûë, il éfl indifférent qu'elles ayent exifte avant le
commencement du Monde ou feulement hier. Car pour mefurer la durée
d'une chofe par un mouvement particulier, il n'efl nullement néceffaire
que cette chofe coè'xifte réellement avec ce mouvement-là , ou avec quel-
que autre révolution périodique, mais feulement que j'aye clans mon Efprit
une idée claire de la longueur de quelque mouvement périodique , ou de
quelque autre intervalle de durée, & que je l'applique à la durée de la cho-
fe que je veux mefurer.
§. 29. Auffi voyons-nous que certaines gens comptent que depuis la
première exiftence du Monde jufqu'à l'année 1689. il s'eft écoulé 5639.
années, ou que la durée du Monde eil égale à 563p. Révolutions annuel-
les du Soleil; & que d'autres retendent beaucoup plus loin, comme les an-
ciens Egyptiens, qui du temps d' Alexandre comptoient 23000. années de-
puis le Règne du Soleil , & les Chinois d'aujourd'hui , qui donnent au
Monde 3, 269, 000. années, ou plus. Quoi que je ne croye pas que
les Egyptiens & les Chinois ayent raifon d'attribuer une fi longue du-
rée à l'Univers , je puis pourtant imaginer cette durée tout auffi bien
qu'eux, & dire que l'une efl plus grande que l'autre , de la même ma-
nière que je comprens que la vie de Mathufakm a été plus longue que
celle d'Enoch. Et fuppofé que le calcul ordinaire de 5639. années foit
véritable, qui peut l'être auffi bien que tout autre, cela ne m'empêche
nullement d'imaginer ce que les autres penfent lorfqu'ils donnent au
Monde mille ans de plus , parce que chacun peut auffi aifément ima-
giner , (je ne dis pas croire) que le Monde a duré 50000. ans, que
5639. années, par la raifon qu'il peut auffi bien concevoir la durée de
50000. ans que de 5639. années. D'où il paroit que pour mefurer la
durée d'une chofe par le Temps , il n'efl pas néceffaire que la chofe
foit coexijlante au mouvement , ou à quelque autre Révolution Pério-
dique que nous employions pour en mefurer la durée. Il fuffit pour
cela que nous ayions l'idée de la longueur de quelque apparence régu- ■
liére & périodique, que nous piaulons appliquer en nous-mêmes à cet-
te
De la Durée y & de fcs Modes Simples. Liv. II. 145-
te durée, avec laquelle le mouvement, ou cette apparence particulière Chap. XV.
n'aura pourtant jamais exifté.
§. 30. Car comme dans l'Hiftoire de la Création telle que Mo'ife nous l'a i.£^'idée Je
rapportée , je puis imaginer que la lumière a exifté trois jours avant qu'il
y eut ni Soleil ni aucun Mouvement, & cela Amplement en me reprélèn-
tant que la durée de la Lumière qui fut créée avant le Soleil , fut li longue
qu'elle auroit été égale à trois révolutions diurnes du Soleil, fi alors cet Aftre
fe fût mû comme à préfent ; je puis avoir par le même moyen , une idée
du Chaos ou des Anges, comme s'ils avoient été créez une minute, une
heure, un jour, une année, ou mille années, avant qu'il y eût ni Lumiè-
re, ni aucun mouvement continu. Car fi je puis feulement confiderer la
durée comme égale à une minute avant l'exiilence ou le mouvement d'au-
cun Corps, je puis ajouter une minute de plus, & encore une autre, juf-
qu'à ce que j'arrive à 60. minutes, & en ajoutant de cette forte des minu-
tes, des heures ou des années, c'eft à dire, telles ou telles parties d'une
Révolution folaire, ou de quelque autre Période, dont j'aye l'idée, je puis
avancer à l'infini , & fuppofer une Durée qui excède autant de fois ces for-
tes de Périodes, que j'en puis compter en les multipliant aufli fouvent qu'il
me plaît, & c'eft là, à mon avis, l'idée que nous avons de l'Eternité, dont
l'infinité ne nous paroît point différente de l'idée que nous avons de l'infi-
nité des Nombres, auxquels nous pouvons toujours ajouter, fans jamais ar-
river au bout.
§. 31. Il eft donc évident, à mon avis, que les idées & les mefures de
la Durée nous viennent des deux fources de toutes nos connoiflances dont
j'ai déjà parlé , favoir la Reflexion & la Senfation.
Car premièrement, c'eft en obfervant ce qui fe paffe dans notre Efprit,
je veux dire cette fuite confiante d'Idées dont les unes paroifient àmefure
que d'autres viennent à difparoître, que nous nous formons l'idée de la Suc-
ceffion.
Nous acquérons, en fécond lieu, l'idée de la Durée en remarquant de la
diltance dans les parties de cette Succelîion.
En troiliéme lieu, venant à obferver, par le moyen des Sens, certaines
apparences , diftinguées par certaines Périodes régulières , & en apparence
équidiftantes , nous nous formons l'idée de certaines longueurs ou mefures
de durée , comme font les Minutes , les Heures , les Jours , les An-
nées, &c.
En quatrième lieu, par la Faculté que nous avons de repeter aufli fou-
vent que nous voulons, ces mefures du Temps, ou ces idées de longueurs
de durée déterminées dans notre Efprit , nous pouvons venir à imaginer de
la durée là-meme où rien n'exiile réellement. C'eft ainfi que nous imagi-
nons demain, l'année fuivante , owfept années qui doivent fucceder au temps
prélent.
En cinquicme.lieu, par ce pouvoir que nous avons de repeter telle ou
telle idée d'une certaine longueur de temps, comme d'une minute, d'une
année ou d'un fiécle, aufli fouvent qu'il nous plaît, en les ajoutant les unes
aux autres, fans jamais approcher plus près de la fin d'une telle addition,
T que
146 De la Durée & de VExpanfion
Chap.XIV. que de la fin des Nombres auxquels nous pouvons toujours ajouter, nous
nous formons à nous-mêmes l'idée de Y Eternité, qui peut être auffi bien
appliquée à l'éternelle durée de nos Ames , qu'à l'Eternité de cet Etre in-
fini qui doit neceflairement avoir toujours exiité.
6. Enfin, en confiderant une certaine partie de cette Durée infinie en-
tant que défignée par des mefures périodiques, nous acquérons l'idée de ce
qu'on nomme généralement le Temps.
CHAPITRE XV.
C H A P. XV. De la Durée rj? de VExpanfion , confiderées enfemble.
La Durée & i'ex- K. j. y** U o i q.ue dans les Chapitres précedens je me fois arrêté afièz
§un'sZ &p2u" ■ Vj long-temps à confiderer l'Efpace & la Durée ; cependant com-
*">in«- me ce font des Idées d'une importance générale , & qui de leur
nature ont quelque chofe de fort abflrus & de fort particulier, je vais les
comparer l'une avec l'autre , pour les faire mieux connoître , perfuadé que
nous pourrons avoir des idées plus nettes & plus diftin&es de ces deux cho-
fes en les examinant jointes enfemble. Pour éviter la confufion , je donne
à la Diftance ou à l'Efpace confideré dans une idée fimple & abftraite, le
nom SExpanfion, afin de le diflinguer de l' Etendue , terme que quelques-
uns n'employent que pour exprimer cette diftance entant qu'elle eft dans les
parties folides de la Matière , auquel fens il renferme , ou défigne du moins
l'idée du Corps ; au lieu que l'idée d'une pure diftance n'enferme rien de
femblable. Je préfère aufiî le mot VExpanfion à celui SEfpace , parce que
ce dernier eft fouvent appliqué à la diftance des parties fuccefîives & tranfi-
toires qui n'exiftent jamais enfemble, auffi bien qu'à celles qui font per-
manentes.
Pour venir maintenant à la comparaifon de l'Expanfion & de la Durée ,
je remarque d'abord que l'Efprit y trouve l'Idée commune d'une longueur
continuée, capable du plus ou du moins, car on a une idée auffi claire de
la différence qu'il y a entre la longueur d'une heure & celle d'un jour, que
de la différence qu'il y a entre un pouce & un pie.
t'Expanfion n'eft §. 2. L'Efprit s'étant formé l'idée de la longueur d'une certaine partie de
Matl«e?ee pai la VExpanfion, d'un empan, d'un pas , ou de telle longueur que vous voudrez,
il peut repeter cette idée , comme il a été dit , & ainfi en l'ajoutant a la pre-
mière ,. étendre l'idée qu'il a de la longueur & l'égaler à deux empans , ou à
deux pas, & cela auffi fouvent qu'il veut, jufqu'à ce qu'il égale la diftance
de quelques parties de la Terre qui foient à tel éloignement qu'on voudra l'u-
ne de l'autre , & continuer ainfi jufqu'à ce qu'il parvienne à remplir la diftan-
ce qu'il y a d'ici au Soleil , ou aux Etoiles les plus éloignées. Et par une
telle progreiîion , dont le commencement foit pris de l'endroit où nous fom-
mes, ou de quelque autre que ce foit , notre Efprit peut toujours avancer &
paiTer au delà de toutes ces diftances ; en forte qu'il ne trouve rien quipuifle
l'em-
conjîderc'es cnfemblc. Liv. II. 147
l'empêcher d'aller plus avant, foit dans le lieu des Corps, %u dans l'Efpace Chap. XV.
vuide de Corps. Il eft vrai, que nous pouvons aifément parvenir à la fin
de l'Etendue iblide , & que nous n'avons aucune peine à concevoir l'extre- • •
mite & les bornes de tout ce qu'on nomme Corps : mais lors que l'Efprit eft
parvenu à ce terme , il ne trouve rien qui l'empêche d'avancer dans cette Ex-
panfion infinie qu'il imagine au delà des Corps & où il ne fauroit ni trou-
ver ni concevoir aucun bout. Et qu'on n'oppof» point à cela, qu'il n'y a
rien du tout au delà des limites du Corps , à moins qu'on ne prétende ren-
fermer Dieu dans les bornes de la Matière. Salomon, dont l'Entendement
étoit rempli d'une fagefle extraordinaire, qui en avoit étendu & perfection-
né les lumières , femble avoir d'autres penfées lorsqu'il dit en parlant à Dieu,
Les Cieux £5? les deux des deux ne peuvent te contenir. Et je croi pour moi
que celui-là fe fait une trop haute idée de la capacité de fon propre Enten-
dement, qui fè figure de pouvoir étendre fes penfées plus loin que le lieu où
Dieu exifte , ou imaginer une expanfion où Dieu n'efl pas.
fi. <?. Ce que je viens de dire de l'Expanfion , convient parfaitement à la „La?ur*e neft
t» ' t <-rr • )'• 1 ' j> - 1 ' 1 1 ii P« bornée non
Durée. L Efpnt ayant conçu 1 idée d une certaine durée, peut la doubler, plus paru Mou-
la multiplier , & l'étendre non feulement au delà de fa propre exifhence , Temem*
mais au delà de celle de tous les Etres corporels , & de toutes les mefures du
Temps , prifes fur les Corps Céleftes & fur leurs mouvemens. Mais quoi que
nous falfions la Durée infinie, comme elle l'eft certainement, perfonne ne
fait difficulté de reconnoître que nous ne pouvons pourtant pas étendre
cette Durée au delà de tout Etre , car Dieu remplit l'Eternité , comme
chacun en tombe aifément d'accord. On ne convient pas de même que Dieu
rempliflê l'Immenfité, mais il eftmal-aifé de trouver la raifon pourquoi l'on
douteroit de ce dernier point , pendant qu'on allure le premier , car certaine-
ment fon Etre infini eft auffi bien fans bornes à l'un qu'à l'autre de ces é-
gards ; & il me femble que c'eft donner un peu trop à la Matière que de dire,
qu'il n'y a rien là où il n'y a point de Corps.
§. 4. De là nous pouvons apprendre, à mon avis, d'où vient que cha- ^°"T?wirP ad"
cun parle familièrement de l'Eternité, & la fuppofe fans hefiter le moins du uneDi^ée'infînt"!
monde , ne faifant aucune difficulté d'attribuer l'infinité à la Durée , quoi [J"£"ee ExP3nfio'»
que plufieurs n'admettent ou ne fuppofent l'Infinité de l'Efpace qu'avec
beaucoup plus de retenue , & d'un ton beaucoup moins affirmatif. La raifon
de cette différence vient, ce me femble, de ce que les termes de Durée &
d'Etendue étant employez comme des noms de qualitez qui appartiennent à
d'autres Etres , nous concevons fans peine une durée infinie en Dieu, &
ne pouvons même nous empêcher de le faire. Mais comme nous n'attri-
buons pas l'étendue' à Dieu, mais feulement à la Matière qui eft finie, nous
fommes plus fujets à douter de l'exiftence d'une Expanfion fans Matière, de
laquelle feule nous fuppofons communément que l'Expanfion eft un attribut.
Voilà pourquoi v lors que les hommes fuivent les penfées qu'ils ont de l'Ef-
pace, ils font portez à s'arrêter fur les limites qui terminent le Corps, com-
me û l'Efpace étoit là auffi fur fes fins, & qu'il ne s'étendît pas plus loin:
ou fi confiderant la chofe de plus près , leurs idées les engagent à porter leurs
penfées encore plus avant, ils ne laillent pas d'appeller tout ce qui eft au de -
T 2 là
i48
De la Durée & de VExpanfîon
Chai*. XV. là des bornes de»I'Univers , Efpace imaginaire , comme fi cet Efpace n'étoit
rien, dès là qu'il ne contient aucun Corps. Mais à l'égard de la Durée qui
précède tous les Corps & les mouvemens par lefquels on la mefure , ils rayon-
nent tout autrement, car ils ne la nomment jamais imaginaire, parce quel-
le n'eft jamais fuppofée vuide de quelque fujet qui exifte réellement. Que
fi les noms des chofes peuvent nous conduire en quelque manière à l'origine
des idées des hommes ,^comme je fuis tenté de croire qu'elles y peuvent
contribuer beaucoup) le mot de Durée peut donner fujet de penfer , que les
hommes crurent qu'il y avoit quelque analogie entre une continuation d'e-
xiftence qui enferme comme une efpéce de réfiftance à toute force deftruc-
tive, & entre une continuation de folidité, (propriété des Corps qu'on eft
fouvent porté à confondre avec la dureté, & qu'on trouvera effectivement
n'en être pas fort différente, fi l'on confidere les plus petits atomes de la
Matière ,) & que cela donna occafion à la formation des mots durer , & être
dur, qui ont une fi étroite affinité enfemble. Cela paroit fur tout dans la
Langue Latine , d'où ces mots ont paffé dans nos Langues Modernes : car le
mot Latin durare eft auffi bien employé pour lignifier l'idée de la dureté
proprement dite, que l'idée d'une exiftence continuée, comme il paroît
par cet endroit d' Horace , (Epod. xvi.) ferro duravit facula.. Quoi qu'il en
foit, il ell certain, que quiconque fuit les propres penfées, trouvera qu'el-
les fe portent quelquefois bien au delà de l'étendue des Corps, dans l'infini-
té de l'Efpace ou de l'Expanfion, dont l'idée eft diftincle du Corps & de
toute autre chofe ; ce qui peut fournir la matière d'une plus ample médita-
tion à qui voudra s'y appliquer.
§. j. En général , le Temps eft à la Durée , ce que le Lieu eft à l'Ex-
panfion. Ce font autant de portions de ces deux Océans infinis d'Eternité^
d' ' lmmenf.té , diftinguées du refte comme par autant de Bornes ;& qui fervent
en effet à marquer la pofition des Etres réels & finis , félon le raport qu'ils ont
entr'eux dans cette uniforme & infinie étendue de Durée & d'Efpace. Ain-
fi , à bien confiderer le Temps & le Lieu , ils ne font rien autre chofe que
des idées de certaines diftances déterminées, prifes de certains points con-
nus & fixes dans les chofes fenfibles , capables d'être diftinguées & qu'on
fuppofe garder toujours la même diftance les unes à l'égard des autres. C'eft
de ces points fixes dans les Etres fenfibles que nous comptons la durée parti-
culière, & que nous mefurons la diftance de diverfes portions de ces Quanti-
tez infinies ; & ces diftinclions obfervées font ce que nous appelions le Temps
& le Lieu. Car la Durée & l'Efpace étant uniformes de leur nature, fi l'on
ne jettoit la vûë fur ces fortes de points fixes, on ne pourrait point obfer-
ver dans la Durée & dans l'Efpace, l'ordre & la pofition des chofes ; &tout
feroit dans un confus entaffement que rien ne ferait capable de débrouiller.
§. 6. Or à confiderer ainfi le Temps & le Lieu comme autant de portions
déterminées de ces Abymes infinis d'Elpace & de Durée , qui font feparées
ou qu'on fuppofe diftinguées du refte , par des marques & des bornes Con-
te Temps eft à
1j Durée ce que
!c Lieu i_;t i
l'fcxpaniion.
Le Temps & le
ïjeu font pris
pour autint de
portions (te Dr-
rée & d'Elpace
3u'on en peut
eligner par
l'exiftcnce & le
mouvement
des Corps.
nues, on leur fait fignifier à chacun deux chofes différentes.
Et premièrement, le Temps confidere en général le prend communément
pour cette portion de Durée infinie, qui eft mefurée par l'exiftence & le
mou
confiderées enfimble. Liv. II. 149
mouvement des Corps Céleftes, & qui coëxifte à cette exiftence & à ce Chat. XV,
mouvement, autant que nousenpouvonsjugerparlaconnoifTancequcnous
avons de ces Corps. A prendre la chofe de cette manière le Temps com-
. mence & finit avec la formation de ce Monde fenfible, & c'eft le fens qu'il
faut donner à ces exprelîions que j'ai déjà citées, avant tous les temps, ou
larsqu'il n'y aura plus de temps. Le Lieu fe prend aufii quelquefois pour cet-
te portion de l'Efpace infini qui eft comprife & renfermée dans le Monde
matériel, & qui par-là eft diftinguée du refte de YExpanfion, quoi que ce
fût parler plus proprement de donner à une telle portion de l'Efpace, le
nom & Etendue plutôt que celui de Lieu. C'eft dans ces bornes que font
renfermez le Temps & le Lieu, pris dans le fens que je viens d'expliquer ;&
c'eft par leurs parties capables d'être obfervées , qu'on mefure & qu'on dé-
termine le temps ou la durée particulière de tous les Etres corporels , aufii
bien que leur étendue & leur place particulière.
§. 7. En fécond lieu, le Temps fe prend quelquefois dans un fens plus é- po^ftolTau-*
tendu, & eft appliqué aux parties de la Durée infinie, non à celles qui font "ntfde Dxuie &
réellement diftinguées & mefurées par l'exiftence réelle & par les mouve- nonVen dl&
mens périodiques des Corps, qui ont été deftinez dès le commencement* à Hn°™ pudei
fervir de figne, & à marquer les faifons, les jours & les années, & qui fui- de î/groïéu"
vant cela nous fervent à mefurer le Temps ; mais à d'autres portions de cet- ^Int^^ccT
te Durée infinie & uniforme que nous fuppofons égales , dans quelques ren- » Gne/e, cfaap."
contres , à certaines longueurs d'un temps précis , & que nous confiderons L vs- '4-
par conféquent comme déterminées par certaines bornes. Car fi nous fup-
pofions par exemple , que la création des Anges ou leur chute fût arrivée
au commencement de la Période Julienne , nous parlerions affez propre-
ment , & nous nous ferions fort bien entendre , fi nous difions que depuis
la création des Anges il s'eft écoulé 764. ans de plus, que depuis la Créa-
tion du Monde. Par où nous défignerions tout autant de cette Durée in-
diftincte, que nous fuppolèrions égaler 764. Révolutions annuelles du So-
leil , de forte qu'elles auroient été renfermées dans cette portion , fuppofé
que le Soleil fe fût mù de la même manière qu'à préfent. De même , nous
fuppofons quelquefois de la place, de la difbnce ou de la grandeur dans ce
Vuide immenfe qui eft au delà des bornes de l'Univers, lorfque nous confi-
derons une portion de cet Efpace, qui foit égale à un Corps d'une certaine
dimenfion déterminée comme d'un pié cubique, ou qui ioit capable de le
recevoir : ou lors que dans cette vafte Expanfion , vuide de Corps , nous
concevons un Point, aune diilance précife d'une certaine partie de l'U-
nivers.
§. 8- Ou & Quand font des Queftions qui appartiennent à toutes les T^pSie"p*r!e
exiftences finies, defquelles nous déterminons toujours le lieu & le temps, tiennent à tous
par rapport à quelques parties connues de ce Monde fenfible , & à certaines ,es Ettes ms'
Epoques qui nous font marquées par les mouvemens qu'on y peut obferver.
Sans ces fortes de Périodes ou Parties fixes, l'ordre deschofesfetrouveroit
anéanti eu égard à notre Entendement borné, dans ces deux vaftes Océans
de Durée & d'Expanfion, qui invariables & fans bornes renferment en eux-
mêmes tous les Etres finis, «Se n'appartiennent dans toute leur étendue qu'à
T 3 la
i$o Delà Vitrée & de VExpanfion
Chap. XV. la Divinité. Il ne faut donc pas s'étonner que nous ne puifîions nous for-
mer une idée complette de la Durée & de l'Expanfion, Se que notre Efprit
fe trouve, pour ainfi dire, fi fouvent hors de route, lorsque nous venons à
les confiderer, ou en elles-mêmes par voye d'abftraétion , ou comme appli-
quées en quelque manière à l'Etre fupreme rj? incomprehenfible. Mais lors-
que l'Expanfion & la Durée font appliquées à quelque Etre fini , l'Eten-
due d'un Corps eft tout autant de cet Efpace infini , que la grolTeur de ce
Corps en occupe ; & ce qu'on nomme le Lieu , c'eft la pofition d'un
Corps confideré à une certaine diflance de quelque autre Corps. Et com-
me l'idée de la durée particulière d'une choie, eft l'idée de cette portion
de durée infinie, qui paflè durant l'exiflence de cette chofe, de même le
temps pendant lequel une chofe exifte, eft l'idée de cet Efpace de durée
qui s'écoule entre quelques périodes de durée , connues & déterminées , &
entre l'exiflence de cette chofe. La première de ces Idées montre la diflan-
ce des extremitez de la grandeur ou des extremitez de l'exiflence d'une feu-
le & même chofe , comme que cette chofe eft d'un pié en quarré , ou qu'el-
le dure deux années ; l'autre fait voir la diflance de fa location , ou de fon
exiilence d'avec certains autres points fixes d'Efpace ou de Durée , comme
qu'elle exifte au milieu de la Place Royale, ou dans le premier degré du
Taureau, ou dans l'année 1671. ou l'an 1000. de la Période Julienne; tou-
tes dillances que nous mefurons par les idées que nous avons conçues aupa-
ravant de certaines longueurs d'Efpace, ou de Durée, comme font, à l'é-
gard de l'Efpace, les pouces , les pies, les lieues, les dégrez; & à l'é-
gard de la Durée , les Minutes , les Jours , & les Années , fjfc.
chique partit de g. 9. Il y a une autre chofe fur quoi l'Efpace & la Durée ont enfèmble
ettén'conf&cha- une grande conformité, c'efl que quoi que nous les mettions avec raifon au
que partie de u nombre de nos Idées [impies , cependant de toutes les idées diftinétes que
Uuree, eft durée. 1 ver je j- i- tn ' -i » • _> * 1
nous avons de 1 Efpace 6c de la Durée , il n y en a aucune qui n ait quelque
forte de compofition. Telle eft la nature de ces deux chofes (i) d'être com-
pofées
(0 On a objedlé à M. Locke , que fi l'Ef- „ jeétion , M. Locke déclare d'abord .qu'il n'a
pace eft compoie de parties, comme il l'avoué „ pas traité fon fujetdans un ordre parfaitement
en cet endroit, il ne lauroit le mettre au nom- „ Scholaftique , n'ayant pas eu beaucoup de
bre des Idées fimples, ou bien qu'il doit ré- „ familiarité avec ces fortes de Livres lors qu'il
noncer à ce qu'il dit srilleurs qu'une des propne- „ a écrit le fien.ou plutôt ne fe fouvenant gue-
tta des idées /impies t'ejl d'être exemptes de toute „ re plus alors de la Méthode qu'on y obferve;
tompojttion , o- de ne produire dans I Ame qu'u- „ & qu'ainfi fes Leéteurs ne doivent pas s'at-
ne conception entièrement uniforme, qui ne puijje „ tendre à des Définitions régulièrement |>Li-
âtre dijlinguée en différentes idées, p. 7ç. A „ cées à la tête de chaque nouveau fujet. 11 s'elt
quoi on ajoute en paffant qu'on eft furprisque ,, contenté d'employer les principaux termes fur
M. Locke n'ait pas donné dans le Chapitre II. ,, lesquels il raifonne de telle forte que d'une ma-
du II. Livre où il commence à parler des idées ,, niére ou d'autre il falfe comprendre nettement
fimples, une définition exaéle de ce qu'il en- „ à fes Lecteurs cequ'il entend par ces termes-
tend par Idées [impies. C'eft M. Barbeyrac à „ là. Kt en particulier à l'égard du terme d7-
prefent Profeflèur en Droit à Groningue qui me „ dée [impie , il a eu le bonheur de le définir dans
communiqua ces Objections dans une Lettre ,, l'endroit de la p,ige 75. cité dans l'Ob-
que je fis voir à M. Locke. Et voici la ré- ,, jection; & par conféquent il n'aura pas be-
ponfe que M.Locke me dida peu de jours a- ,, foin de fuppléer à ce défaut.. La Queftion fc
près. „ Pour commencer par la dernière Ob- „ réduit doue a favoir il l'idée à'exiinjion peut
s'accor-
. confîderées enfemble. Liv. IL j$i
pofées de parties. Mais comme ces parties font toutes de la même efpèce , Chap. XV.
& fans mélange d'aucune autre idée, elles n'empêchent pas que l'Efpace &
la Durée ne foient du nombre des Idées (impies. Si l'Erprit pouvoit arri-
ver, comme dans les Nombres, à une fi petite partie de l'Etendue ou de
la Durée, qu'elle ne pût être divifée, ceferoit, pour ainfi dire , une idée,
on une unité indivifible , par la répétition de laquelle l'Efprit pourroic fe
former les plus vafr.es idées de l'Etendue & de la Durée qu'il puiffe avoir.
Mais parce que notre Efprit n'eft pas capable de fe reprefenter l'idée d'un
Efpace fans parties, on fe fert, au lieu de cela, des mefures communes qui
s'impriment dans la mémoire par l'ufage qu'on en fait dans chaque Paï's ,
comme font à l'égard de l'Efpace , les pouces , les pies , les coudées & les
parafanges ; & à l'égard de la Durée , les fécondes , les minutes , les heures,
les jours & les années : notre Efprit , dis-je , regarde ces idées ou autres
femblables comme des idées fimples dont il fe fert pour compofer des idées
plus étendues , qu'il forme dans i'occafion par l'addition de ces fortes de
longueurs qui lui font devenues familières. D'un autre côté, la plus petite
mefure ordinaire que nous ayons de l'un & de l'autre, efb regardée comme
l'Unité dans les Nombres, lorsque l'Efprit veut réduire l'Efpace ou la Du-
rée en plus petites fractions, par voye de divifion. Du refte, dans ces
deux opérations , je veux dire dans l'addition & la divifion de l'Efpace ou
de la Durée, & lorsque l'idée en queflion devient fort étendue, ou extrême-
ment relTerrée, fa quantité précife devient fort obfcure & fort confufe ; &
il n'y a plus que le nombre de ces additions ou divifions répétées qui foit
dais
„ s'accorder avec cette définition , qui lui con- „ 1er une Idée ftrr.ple , puisque c'eft la plus peti-
„ viendra effectivement , fi elle elt entendue ,, te Idée de l'Efpace que l'Efprit fe puiffe for-
„ dans le fens que M. Locke a eu principale- », mer à lui-même & qu'il ne peut par con-
„ ment devant les yeux. Or la compofition ,, féquent la divifer en deux plus petites. D'où
„ qu'il a eu proprement deffeind'exclurredans », il s'enfuit qu'elle eft à l'Efprit une Idée iim-
„ cette définition.c'eft une compofition de diffe- ., pie, ce qui fuffit dans cette occafion. Car
„ rentes idées dans l'Efprit , & non une compo- „ l'affaire de M. Locke n'eft pas de discourir
„ fition d'idées de même efpece en définiiîant ,, en cet endroit de la réalité des chofes , mais
„ une chofe dont l'effence confifte à avoir des ,, des Idées de l'Efprit. Et fi cela ne fuffit pas
», parties de même efpèce, 8c où l'on ne peut », pour éclaircir la difficulté, M. Locke n'a plus
>» venir à une dernière entièrement exempte de », rien à ajouter, finon que fi 1 idée à' étendu? 'eft
», cette compofition ; de forte que fi l'Idée », fi (inguliere qu'elle ne puiffe s'accorder exacle-
», d'étendue confifte à avoir -pattes extra partes, », ment avec la définition qu'il a donnée des I-
», comme,on parle dans les Ecoles, c'eft toû- „ dées fimp!es,de forte qu'elle diffère en quelque
», jours au fens de M. Locke , une idée fim- », manière de toutes les autres de cette efpèce,
» pie , parce que l'idée d'avoir fartes extra par- », il croit qu'il vaut mieux la laiffer là expofée à
», tes ne peut être refoluë en deux autres idées. », cette difficulté , que de faire une nouvelle di-
„ Du refte ,1'Objeétioi qu'on tait à M.Locke », vifion en fa faveur. C'eft affez pour Mr.
» à propos de la nature de l'Etendue, ne lui », Locke qu'on puiffe comprendre fa penfee.
», avoit pas entièrement échappé , comme on „ Il n'eft que trop ordinaire de voir des discours
», peut le voir dans le g. 9. de ce Chapitre où „ très-intelligibles, gâtez par trop de délicateffe
„ il dit que la moindre portion d' Efpace ou d'K- „ fur ces pointilleries. Nous devons affortir les
,, tendue dont nous ayions une idée claire & ,, chofes le mieux que nous pouvons, doSlrhiA
„ diftinéte, eft la plus propre à être regardée », caufâ; mais après tout, il fe trouvera toû-
„ comme l'Idée (impie de cette efpece dont les », jours quantité de chofes qui ne pourront pas
„ Modes complexes de cette efpece font compo- „ s'ajuiler exactement avec nos conceptions :
», fez : & à fon avis ,on peut fort bien l'appel- „ nos façons de parler,
15-t
<De la Durée ôJ de VExpan/îon
Les parties de
l'E.\'paniïon 5c
de la Durée
font infepara-
bies.
Chap. XV. clair & diftincl:. C'eft dequoi l'on fera aifément convaincu, fi l'on aban-
donne fon Efprit à la contemplation de cette valte expanfion de l'Efpace
ou de la divifibilité de la Matière. Chaque partie de la Durée, eft durée,
& chaque partie de l'Extenfion , eft extenfion ; & l'une & l'autre font ca-
pables d'addition ou de divifion à l'infini. Mais il eft, peut-être, plus à
propos que nous nous fixions à la conuderation des plus petites parties de l'u-
ne & de l'autre , dont nous avions des idées claires & diftinftes , comme à
des idées fimples de cette efpece , defquelles nos Modes complexes de l'Efpa-
ce, de l'Etendue & de la Durée, font formez, & auxquelles ils peuvent
être encore diftindlement réduits. Dans la Durée, cette petite partie peut
être nommée un moment, & c'eft le temps qu'une Idée refte dans notre Ef-
prit , dans cette perpétuelle fucceffion d'idées qui s'y fait ordinairement.
Pour l'autre petite portion qu'on peut remarquer dans l'Efpace, comme el-
le n'a point de nom, je ne fai fi l'on me permettra de l'appeller Point fenji-
bk , par où j'entens la plus petite particule de Matière ou d'Efpace, que
nous puiilions difcerner , & qui eft ordinairement environ une minute , ou
aux yeux les plus pénétrans, rarement moins que trente fécondes d'un cer-
cle dont l'Oeuil eft le centre.
§. 10. L'Expanfion & la Durée conviennent dans cet autre point; c'eft
que bien qu'on les confidere l'une & l'autre comme ayant des parties , ce-
pendant leurs parties ne peuvent être feparées l'une de l'autre , pas même
par la penfée ; quoi que les parties des Corps d'où nous tirons la mefure de
l'Expanfion , & celles du Mouvement , ou plutôt , de la fucceffion des I-
• dées dans notre Efprit, d'où nous empruntons la mefure de la Durée, puif-
fent être divifées & interrompues, ce qui arrive affez fouvent, le Mouve-
ment étant terminé par le Repos, & la fucceffion de nos idées par le fom-
meil , auquel nous donnons aufiî le nom de repos.
§. 1 1. Il y a pourtant cette différence vifible entre l'Efpace & la Durée
que les idées de longueur que nous avons de l'Expanfion , peuvent être tour-
nées en tout fens , & font ainfi ce que nous nommons figure , largeur & é-
paiffeur ; au lieu que la Durée n'eft que comme une longueur continuée à
l'infini en ligne droite, qui n'eft capable de recevoir ni multiplicité ni varia-
tion, ni figure, mais eft une commune mefure de tout ce qui exifte, de
quelque nature qu'il foit, une mefure à laquelle toutes chofes participent é-
galement pendant leur exiftence. Car ce moment-ci eft commun à toutes
les chofes qui exiftent préfentement , & renferme également cette partie de
leur exiftence, tout de même que fi toutes ces chofes n'étoient qu'un feulE-
tre, de forte que nous pouvons dire avec vérité, que tout ce qui eft, exif-
te dans un feul & même moment de temps. De favoir ii la nature des An-
ges & des Efprits a, de même, quelque analogie avec l'Expanfion, c'eft
ce qui eft au deffus de ma portée : & peut-être que par rapport à nous ,
dont l'Entendement eft tel qu'il nous le faut pour la confervation de notre
Etre , & pour les fins auxquelles nous fommes deftinez , & non pour avoir
une véritable & parfaite idée de tous les autres Etres , il nous eft prefqueauf-
fi difficile de concevoir quelque exiftence, ou d'avoir l'idée de quelque Etre
réel, entièrement privé de toute forte d'Expaniion, que d'avoir 1 idée de
quel-
La Dure'e eft
comme une
Ligne, & l'Ex-
panfion comme
un Solide.
conjïderêes enfemble. Lïv. II. 15-3
quelque exiftence réelle qui n'ait abfolument aucune efpècede durée. C'cft Cil \r. XV:
pourquoi nous ne favons pas quel rapport les Ëfprits ont avec l'Efpacc, ni
comment ils y participent. Tout ce que nous favons, c'efl que chaque
Corps pris à part occupe fa portion particulière de l'Efpacc, félon l'éten-
due de les parties fo)idesi& que par -là il empêche tous les autres Corps
d'avoir aucune place dans cette portion paraculicre, pendant qu'il en eft
en polTelfton.
fi. i2. La Durée eft donc, aiifli bien que le Temps qui en fait partie, ?eux ?™<c*fct*
1 idée que nous avons d une dutance qui périt, Ci dont deux parties n exif- jamais enfemble,
tent jamais enfemble, mais fe fuivent fuccelîivement l'une l'autre; &l'Ex- ^lil„p,s"!eLde
panfion eu 1 idée d une dutance durable dont toutes les parties exiftent en- «.font toutes en-
femble, & font incapables de fuccelfion. C'ell pour cela que , bien que iemble*
nous ne puitîions concevoir aucune Durée fans fuccelfion , ni nous mettre
dans l'Efprit, qu'un Etre coé'xifte préfentement h. Demain, ou polfede à la
fois plus que ce moment préfent de Durée, cependant nous pouvons con-
cevoir que la Durée éternelle de l'Etre infini eft fort différente de celle de
l'Homme, ou de quelque autre Etre fini. Parce que la connoiflance ou
la puiffance de l'Homme ne s'étend point à toutes les chofes paffées & à
venir, fes penfées ne font, pour aiofi dire, que d'hier, & il ne fait pas ce
que le jour de demain doit mettre en évidence. Il ne fauroit rappeller le
paffé, ni rendre préfent ce qui eft encore à venir. Ce que je dis de l'Hom-
me, je le dis de tous les Etres finis, qui, quoi qu'ils puiffent être beau-
coup au delTus de l'Homme en connoiflance & en puiffance, ne font pour-
tant que de foibles Créatures en comparaifon de Dieu lui-même. Ce qui
eft fini, quelque grand qu'il foit, n'a aucune proportion avec l'Infini.
Comme la durée infinie de Dieu eft accompagnée d'une connoiflance &
d'une puiffance infinies, il voit toutes les chofes paffées & à venir ; en forte
qu'elles ne font pas plus éloignées de fa connoiflance, ni moins expofées
à fa vue que les chofes préfentes Elles font toutes également fous fes
y,eux ; «Si il n'y a rien qu'il ne puiffe faire exifter , chaque moment qu'il
veut. Car l'exiftence de toutes chofes dépendant uniquement de fon bon-
plailir, elles exiftent toutes dans le même moment qu'il juge à propos de
leur donner l'exiftence.
K. 13, Enfin l'Expartfion & la Durée font renfermées l'une dans l'autre, £■'**!»■«*«» & !»
1 l" j'r-z- ' 1 1 1 1 ' r. /' 0 1 Purée font ren-
chaque portion d Efpace étant dans chaque partie de la Durée, & chaque fermées l'une â*m
portion de durée dans chaque partie de l'Expanfion. Je croi que parmi tou- 1,autre-
te cette grande variété d'idées que nous concevons ou pouvons concevoir,
on trouveroic à peine une telle combinaifon de deux Idées diftineïtes, ce
qui peut fournir matière à de plus profondes fpéculations.
V CHA-
m
Vu Nombre. Liv. II.
CHAPITRE XVL
Chap.XVI.
Du Nombre.
Le Nombre eft la
plu, îimple & la
plus universelle de
toutes nos Idées.
Les Modes du
Nombre fe font
par voye d*Add.-
tion.
Chiq-te M"d« ex-
actement diftinâ
<1jus le Nombre.
Les Demonftra-
tîons dans les
Nombres font
plus piécifes.
%. i. f~^ Omme parmi toutes les Idées que nous avons, il n'y en a au-
V_/ cune qui nous foit fuggerée par plus de voyes que celle de l'U-
nité, auffi n'y en a-t-il point de plus fimple. Il n'y a, dis-je, aucune ap-
parence de variété ou de compofition dans cette Idée ;& elle fe trouve join-
te à chaque Objet qui frappe nos Sens, à chaque idée qui fe préfente à no-
tre Entendement, & à chaque penfée de notre Efprit. C'efl pourquoi il n'y
en a point qui nous foit plus familière, comme c'efl auffi la plus univerfelle
de nos Idées dans le rapport qu'elle a avec toutes les autres choies ; car le
Nombre s'applique aux Hommes, aux Anges , aux actions, aux penfées,
en un mot, à tout ce qui exifle, ou qui peut être imaginé.
§. 2. En répétant cette idée de T'Uniie dans notre Efprit , & ajoutant
ces repétitions enfemble , nous venons à former les Modes ou Idées complexes
du Nombre. Ainfi en ajoutant un à un , nous avons l'idée complexe d'une
couple ; en mettant enfemble douze unitez , nous avons l'idée complexe d'u-
ne douzaine ; & ainfi d'une centaine, d'un million, ou de tout autre nom-
bre.
§. 3. De tous les Modes fimples il n'y en a point de plus diftinéts que
ceux du Nombre, la moindre variation, qui eft d'une unité, rendant cha-
que combinaifon aulh clairement diflinète de celle qui en approche de plus
près, que de celle qui en eil la plus éloignée, deux étant auffi diftinc! d'««,
que de deux cens-, & l'idée de deux auffi diflincte de celle de trois, que la
grandeur de toute la Terre efl diflincte de celle d'un Ciron. Il n'en eft pas
de même à l'égard des autres modes fimples, dans lefquels il ne nous eil
pas Ci aifé, ni peut-être poffible de mettre de la diftinction entre deux idées
approchantes , quoi qu'il y ait une différence réelle entre elles. Car qui
voudroit entreprendre de trouver de la différence entre la blancheur de ce
Papier & celle qui en approche d'un degré, ou qui pourrait former des
idées diflinctes du moindre excès de grandeur en différentes portions d'E-
tendue?
§. 4. Or de ce que chaque Mode du Nombre paroit fi clairement diflincl
de tout autre, de ceux-là même qui en approchent de plus près, je fuis
porté à conclurre que, fi les Démonflrations dans les Nombres ne font pas
plus évidentes & plus exactes que celles qu'on fait fur l'Etendue, elles font
du moins plub générales dans l'ufage, & plus déterminées dans l'applica-
tion qu'on en peut faire. Parce que, dans les Nombres, les idées font &
plus précifes & plus propres à être diflinguées les unes des autres , que dans
l'Etendue , où l'on ne peut point obferver ou mefurer chaque égalité &
chaque excès de grandeur auffi aifément que dans les Nombres, par la rai-
fon que dans l'Eipace nous ne fauxions arriver par la penfee à une certaine
peti'
Du Nombre. Liv. II. 15- 5-
petitefTe déterminée au delà de laquelle nous ne puiflions aller, telle qu'efl Chap. XVI.
l'unité dans le Nombre. C'eft-pourquoi l'on ne fauroit découvrir la quan-
tité ou la proportion du moindre excès de grandeur , qui d'ailleurs paroit
fort nettement dans les Nombres, où, comme il a été dit, 01. efl auflï
aifé à diflinguer de 90. que de 9000, quoi que 91. excède immédiatement
go. Il n'en efb pas de même dans l'Etendue, où tout ce qui efl quelque
chofe de plus qu'un pié ou un pouce, ne peut être diflingué de la mefure
jufle d'un pié ou d'un pouce. Ainfi dans des lignes qui paroiffent être
d'une égale longueur, l'une peut être plus longue que l'autre par des par-
ties innombrables; & il n'y a perfonne qui puiffe donner un Angle qui com-
paré à un Droit, foit immédiatement le plus grand, en forte qu'il n'y en
ait point d'autre plus petit qui fe trouve plus grand que le Droit.
g. 5. En répétant, comme nous avons dit , l'idée de l'Unité, & la joi- ^/c^|| j1 *ft
gnant à une autre unité , nous en faifons une Idée colleilive que nous nom- n« <*" noms aux
mons Deux. Et quiconque peut faire cela, & avancer en ajoutant toû- Norabres"
jours un de plus à la dernière idée collective qu'il a d'un certain nombre
quel qu'il foit, & à laquelle il donne un nom particulier, quiconque, dis-
je, fait cela, peut compter, ou avoir des idées de différentes collections
d'Unitez, diflincles les unes des autres, tandis qu'il a une fuite de noms
pour délîgner les nombres divans, & affez de mémoire pour retenir cette
fuite' de nombres avec leurs differens noms : car compter n'efl autre chofe
qu'ajouter toujours une unité de plus, & donner au nombre total regardé
comme compris dans une feule idée, un nom ou un figne nouveau ou
dillindl, par où l'on puiffe le difcerner de ceux qui font devant & après,
& le diflinguer de chaque multitude d'Unitez qui efl plus petite ou plus
grande. De forte que celui qui fait ajouter un à un & ainfi à deux, &
avancer de cette manière dans fon calcul , marquant toujours en lui-môme
les noms diflincls qui appartiennent à chaque progreffion , & qui d'autre
part ôtant une unité de chaque colleclion peut les diminuer autant qu'il
veut, celui-là efl capable d'acquérir toutes les idées des nombres dont les'
noms font en ufage dans fa Langue, ou qu'il peut nommer lui-même, quoi
que peut-être il n'en puiffe pas connoître davantage. Car comme les diffe-
rens Modes des Nombres ne font dans notre Efprit que tout autant de com-
binaifons d'unitez, qui ne changent point, & ne font capables d'aucune
autre différence que du plus ou du moins, il femble que des noms ou des
lignes particuliers font plus néceffaires à chacune de ces combinaifons dif-
tincles , qu'à aucune autre efpèce d'Idées. La raifon de cela efl , que fans de
tels noms ou fignes à peine pouvons-nous faire ufage des Nombres en comp-
tant, fur tout lorsque la combinaifon efl compofée d'une grande multitude
d'Unitez, car alors il efl difficile d'empêcher, que de ces unitez jointes en-
femble fans qu'on ait diflingué cette colleclion particulière par un nom ou
un figne précis, il ne s'en faffe un parfait cahos.
5- 6. C'efl là , je croi , la raifon pourquoi certains Américains avec qui je Autre raifon pour
me fuis entretenu, &qui avoient d'ailleurs l'efprit affez vif & aflez raifon- £$£ cctte Di-
nable, ne pouvoient en aucune manière compter comme nous jufqu'à mille,
n'ayant aucune idée diflincle de ce nombre, quoi qu'ils piuTent compter
V 2 juf-
*
156 Du Nombre. Liv. II.
ChaP.XVI. jufqu'à vingt. C'efb que leur Langue peu abondante, & uniquement ac-
commodée au peu de befoins d'une pauvre & fimple vie, qui ne connoiflbit
ni le Négoce ni les Mathématiques, n'avoit point de mot qui lignifiât mil-
le , de forte que lorsqu'ils étoient obligez de parler de quelque grand nom-
bre, ils mohtroient les cheveux de leur tête, pour marquer en général une
grande multitude qu'ils ne pouvoient nombrer : incapacité qui venoit, fi
Jean de Ltry, je ne me trompe, de ce qu'ils manquoient de noms. Un * Voyageur qui
Hiiioire d'un fa£ c]iez je, foupinamhus , nous apprend qu'ils n'avoient point de noms
Voyage tait en la , V- 1 • o 1 vi 1 • - -
Terre du Breiïi . de nombres au delius de cinq ; tx que lorsqu ils vouloient exprimer quelque
fi.io.pag.107 nomrjre au delà, ils montroient leurs doigts, & les doigts des autres per-
3S:' formes qui étoient avec eux. Leur calcul n'alloit pas plus loin : & je ne
doute pas que nous-mêmes ne puffions compter diftinclement en paroles
une beaucoup plus grande quantité de nombres que nous n'avons accoutu-
mé de faire , fi nous trouvions feulement quelques dénominations propres
à les exprimer ; au lieu que fuivant le tour que nous prenons de compter
par millions (i) de millions , de millions , &c. il eft fort difficile d'aller fans
confuiion au delà de dix-huit, ou pour le plus, de vingt-quatre progreffions
décimales. Mais pour faire voir , combien des noms diftincis nous peuvent
fervir à bien compter, ou à avoir des idées utiles des Nombres, je vais ran-
ger toutes les figures fuivantes dans une feule ligne , comme fi c'étoient des
lignes d'un feul nombre :
Konilions. Oflilions. Septilions. Sextilions. Quintû-ions. Ouatrilions. Trilions. Bilions. Millions. Unitez.
85731+ 161486. 345896. 437916. 42.3147. 148106. 135411. 161734. 368149. 613137.
La manière ordinaire de compter ce nombre en Anglois, feroit de repeter
fouvent de millions, de millions, de millions, &c. Or millions eft la pro-
pre dénomination de la féconde Jixaitie, 368149. Selon cette manière, il
feroit bien mal-aifé d'avoir aucune notion diftincïe de ce nombre : mais
qu'on voye fi en donnant à chaque Jîxaine une nouvelle dénomination fé-
lon l'ordre dans lequel elle feroit placée, l'on ne pourrait point compter
fans peine ces figures ainli rangées, & peut-être plufieurs autres, en forte
qu'on s'en format plus aifément des idées diftinctes à foi-même, & qu'on
les fit connoltre plus clairement aux autres. Je n'avance cela que pour fai-
re voir, combien des noms diftincis font néceflaires pour compter, fans
prétendre introduire de nouveaux termes de ma façon.
§. 7. Ainli
(1) 11 faut entendre ceci par rapport aux An- fufion, onles ccupede troisentrois par tranches*
glois : car il y a long-temps que les François ou [lukment on laijje un petit efpace vuide; C
connoilTent les termes de bilions , de trilions , de chaque tranche ou chaque terraire a fon nom.
quatrdions. Sic. on trouve dans la Nouvelle Le premier ternaiie s appelle unité; le fécond.
Méthode Latine, dont la première Edition parut mille, le troiÇitme , millions; le quatrième , mil-
en 1655,1e motde billion, dans le Traité des liards ou billions ; le cinquième initions , le
Observation* particulières, au Jixiéme , quatriilions. Quand on paffe
Chapitre fécond intitulé Des nomlres Romains, les quintiUions, dit-il, cela s'appelle fexiillions ,
Et le P. lamy a inféré les mots de bilions, de feptillion<, ainjt de fuite. Ce font des mots que
trilions, de quatriltons ckc. dans fon Traité de l'on invenu, parce qu'on n'en a point d autres.
i<jGrrt»«W,quiaétéimpriméquelquesannées 11 ne prétend pas par-la s'en attribuer l'inven-
avant que cet Ouvrage deM. Locke eût vu le tion , car ils avoient été inventez long temps
jour. Lorsqu'il y a plufieurs chifies fur une mi- auparavant, comme je viens de le prouver.,
tnt ligne, dit le P. Lamy, pour éviter la cen~
Du Nombre. Liv. II. 15 7
§. 7. Ainfi les Enfans commencent affez tard à compter, & ne comp- Giap. XVI.
tent point fort avant, ni d'une manière fort aiïïiréc que long-temps après Pourquoi îesEn-
qu'ils ont l'Efprit rempli de quantité d'autres idées , foit que d'abord il leur ^"£1° ™%™l
manque des mots pour marquer les différentes progreffions des Nombres, n'ont accoutumé
ou qu'ils n'ayent pas encore la faculté de former des idées complexes , de e aiie'
plufieurs idées fimples & détachées les unes des autres, de les difpofer
dans un certain ordre régulier, & de les retenir ainfi dans leur Mémoire,
comme il eft néceflaire pour bien compter. Quoi qu'il en foit, on peut voir
tous les jours , des Enfans qui parlent & raifonnent affez bien , & ont
des notions fort claires de bien des chofes, avant que de pouvoir compter
jufqu'à vingt. Et il y a des perfonnes qui faute de mémoire ne pouvant
retenir différentes combinaifons de Nombres, avec les noms qu'on leur
donne par rapport aux rangs diftinéts qui leur font afiîgnez, ni la dépen-
dance d'une fi longue fuite de progreffions numérales dans la relation qu'elles
ont les unes avec les autres , font incapables durant toute leur vie de
compter, ou de fuivre régulièrement une affez petite fuite de nombres.
Car qui veut compter Vingt , ou avoir une idée de ce nombre , doit fa-
voir que Dix-neuf le précède , & connoître le nom ou le figne de ces
deux nombres , félon qu'ils font marquez dans leur ordre , parce que dès
que cela vient à manquer , il fe fait une brèche , la chaîne fe rompt , & il
n'y a plus aucune progreffion. De forte que, pour bien compter, il eft
néceffaire, 1. Que l'Efprit diftingue exactement deux Idées , qui ne dif-
férent l'une de l'autre que par l'addition ou la fouftraélion d'une Unité.
2. Qu'il conferve dans fa mémoire les noms , ou les lignes des différentes
combinaifons depuis l'unité jusqu'à ce Nombre, & cela, non d'une ma-
nière confufe & fans règle , mais félon cet ordre exact dans lequel les Nom-
bres fe fuivent les uns les autres. Si l'on vient à s'égarer dans l'un ou dans
l'autre de ces points, tout le calcul eft confondu, & il ne refte plus qu'une
idee confufe de multitude, fans qu'il foit poflible d'attraper les idées qui
font néceffaires pour compter diftinctement.
§. 8- Une autre chofe qu'il faut remarquer dans le Nombre , c'eft que Le Nombre mt.
l'Efprit s'en fert pour mellirer toutes les chofes que nous pouvons mefurer, eft^pabie^'eue
qui font principalement Y Expanfion & la Durée ; & que l'idée que nous mefiué.
avons de l' Infini , lors même qu'on l'applique à l'Efpace & à la Durée, ne
femble être autre chofe qu'une infinité de Nombres. Car que font nos
idées de l'Eternité & de l'îmmenfité, finon des additions de certaines idées
de parties imaginées dans la Durée & dans l'Expanfion que nous repetons
avec l'infinité du Nombre qui fournit à de continuelles additions fans que
nous en puifiions jamais trouver le bout? Chacun peut voir fans peine que
le Nombre nous fournit ce fonds inepuifable plus nettement que toutes nos
autres Idées. Car qu'un homme affemble , en une feule fomme , un auifi
grand nombre qu'il voudra , cette multitude d'Unitez , quelque grande
qu'elle foit, ne diminué en aucune manière la puiffance qu'il a d'yen ajou-
ter d'autres , & ne l'approche pas plus près de la fin de ce fonds intariffable
de nombres, auquel il refte toujours autant à ajouter que 11 l'on n'en avoit
oté aucun. Et c'elt de cette addition infinie de nombres qui fe préfente Ci
V 3 r.atu-
m
*De V Infinité. Liv. II.
Chap. XVI. naturellement à l'Efprit, que nous vient, à mon avis, la plus nette & la
plus diftincle idée que nous puiffions avoir de Y Infinité, dont nous allons
parler plus au long dans le Chapitre fuivant.
CHAPITRE XVII.
Chap. XVII.
De V Infinité.
Nous attribuons
immédiatement
l'idée de l'Infinie
a l'Erpace , à la
Durée & au
Nombre,
L'Idée du Fini
nous vient aifé-
ment dans l'Ef-
pric.
g. i. X"^ U i voudra favoir de quelle efpèce efl l'idée à laquelle nous don-
V^f nons le nom d'Infinité , ne peut mieux parvenir à cette con,-
noiflance qu'en confiderant à quoi c'eft que notre Efprit attri-
bue plus immédiatement l'infinité , & comment il vient à fe former cette
idée.
Il me femble que le Fini & Y Infini font regardez comme des Modes de la
Quantité, & qu'ils ne font attribuez originairement & dans leur première
dénomination qu'aux chofes qui ont des parties & qui font capables du plus
ou du moins par l'addition ou la fouftraêcion de la moindre partie. Telles
font les idées de l'Efpace, de la Durée & du Nombre , dont nous avons
parlé dans les Chapitres précedens. A la vérité, nous ne pouvons qu'être
perfuadez , que D i e u cet Etre fuprême , de qui & par qui font toutes cho-
fes, eft inconcevablement infini: cependant lorsque nous appliquons, dans
notre Entendement, dont les vues font ii foibles & fi bornées, notre Idée
de F Infini à ce Premier Etre , nous le faifons principalement par rapport à
fa Durée & à fon Ubiquité, & plus figurément, à mon avis, par rapport à
fa puifîance , à fa fageiTe , à (a bonté & à fes autres Attributs , qui font
effectivement inépuifables & incompréhenfibles. Car lorfque nous nom-
mons ces attributs , infinis , nous n'avons aucune autre idée de cette Infini-
té, que celle qui porte l'Efprit à faire quelque forte de réflexion fur le nom-
bre ou l'étendue des Aftes ou des Objets de la Puiflance, de la Sagefle &
de la Bonté de Dieu : A6t.es ou Objets qui ne peuvent jamais être fuppo-
fez en fi grand nombre que ces Attributs ne foient toujours bien au delà,
(i) quoi que nous les multipliyons en nous-mêmes avec une infinité de nom-
bres multipliez fans fin. Du refte , je ne prétens pas expliquer comment
ces Attributs font en Dieu , qui eft infiniment au deflus de la foible capa-
cité de notre Efprit, dont les vues font fi courtes. Ces Attributs contien-
nent fans doute en eux-mêmes toute perfection poffible,mais telle eft,dis-
je, la manière dont nous les concevons, & telles font les idées que nous
avons de leur infinité.
§. 2. Après avoir donc établi, que l'Efprit regarde le Fini & l'Infini
corn-
Ci) Il y a dans l'Angîois , Ut us multiply
them in our Thougts , as far as we cari , voit h
ail the infinity cf eadlefs number , c'eft-à-dire
mot pour mot, multiplions-Us en nous-mêmes,
autant que. nous pouvons , avec toute l'infinité
du nombre, ou d'un nombre infini. L'ûbfcu-
rite que bien des Lecteurs trouveront dans ces
paroles de l'Original, pourra m'excufer au-
près de ceux qui trouveront !e même défaut
dans ma traduction.
De l'Infinité. Liv. II. 15*9
comme des Modifications de l'Expanfion & de la Dure'e , il faut commen- CiUP. XVII.
cer par examiner comment l'Efprit vient à s'en former des idées. Pour ce
qui eft de Y Idée du Fini, la ehofe eft fort aifée à comprendre, car des por-
tions bornées d'Etendue venant à frapper nos Sens , nous donnent l'idée du
Fini : & les Périodes ordinaires de Succellion , comme les Heures , les Jours
& les Années , qui font autant de longueurs bornées par lefquelles nous me-
furons le Temps & la Durée, nous fourniffent encore la même idée. La
difficulté confïile à favoir comment nous acquérons les idées infinies d'E-
ternité & d' Immenfité ; puifque les Objets qui nous environnent font fi
éloignez d'avoir aucune affinité ou proportion avec cette étendue in-
finie.
§. 3. Quiconque a l'idée de quelque longueur déterminée d'Efpace,
comme d'un Pié , trouve qu'il peut repeter cette idée , & en la joignant à
la précédente former l'idée de deux pies, & enfuite de trois par l'addition
d'une troifiéme,& avancer toujours de même fans jamais venir à la fin des
additions , foit de la même idée d'un pié, ou s'il veut , d'une double de
celle-là, ou de quelque autre idée de longueur, comme d'un Mille, ou du
Diamètre de la Terre, ou de YOrbis Magnus : car laquelle de ces idées qu'il
prenne, & combien de fois qu'il les double, ou de quelque autre manière
qu'il les multiplie, il voit qu'après avoir continué ces additions en lui-mê-
me, & étendu auffi fouvent qu'il a voulu , l'idée fur laquelle il a d'abord
fixé fon Efprit, il n'a aucune raifon de s'arrêter, & qu'il ne fe trouve pas
d'un point plus près de la fin de ces fortes de multiplications, qu'il étoit lorf-
qu'il les a commencées. Ainfi la puiflance qu'il a d'étendre fans fin fon
idée de l'Efpace par de nouvelles additions, étant toujours la même, c'eft
de là qu'il tire Y idée d'un Efpace infini.
fi. 4. Tel efr. , à mon avis , le moyen par où l'Efprit fe forme l'idée d'un pîre idée de
„J> ^ . r . ', . J r r lEIpace eft lins
Eipace infini. Mais parce que nos idées ne font pas toujours des preuves bo
de l'exiftence des chofes, examiner après cela fi un tel Efpace fans bornes
dont l'efprit a l'idée, exifte actuellement, c'efr. une Queftion tout-à-fait
différente. Cependant, puis qu'elle fe préfente ici fur notre chemin, je
penfe être en droit de dire, que nous fommes portez à croire, qu'effeclive-
ment l'Efpace eft en lui-même actuellement infini ; & c'efl l'idée même de
l'Efpace qui nous y conduit naturellement. En effet foit que nous confi-
derions l'Efpace comme l'étendue du Corps, ou" comme exiftant par lui-
même fans contenir aucune matière folide , (car non feulement nous avons
l'idée d'un tel Efpace vuide de Corps, mais je penfe avoir prouvé la né-
ceffité de fon exiftence pour le mouvement des Corps,) il eft impoffible que
l'Efprit y puiffe jamais trouver ou fuppofêr des bornes, ou être arrêté nulle
part en avançant dans cet Efpace, quelque loin qu'il porte fes penlees.
Tant s'en faut que des bornes de quelque Corps folide, quand ce feroient
des murailles de Diamant, piaffent empêcher l'Efprit de porter fes penfées
plus avant dans l'Efpace & dans l'étendue, qu'au contraire (i) cela lui en
facilite les moyens. Car auffi loin que s'étend le Corps, auffi loin s'étend
l'Etea-
(1) Voyez fur cela un beau partage de Lucrtee, cité ci-deflus, fag, 117.
aomes.
i6o
Vt V Infinité. Liv. II.
Chap.XVII
* V&cuum iijjitni
tiaium.
Notre idée de la
Durée eft aufli
fins bornes.
Pourquoi d'autres
Idées ne font pas
capables d'inti-
aité.
l'Etendue , c'eft dequoi perfonne ne peut douter. Mais lorfque nous Tom-
mes parvenus aux dernières extrémitez du Corps , qu'y a-t-il là qui puiffe
arrêter l'Efprit, & le convaincre qu'il eft arrivé au bout de l'Efpace, puif-
que bien loin d'appercevoir aucun bout, il eft perfuadé que le Corps lui-
même peut fe mouvoir dans l'Efpace qui eft au delà? Car s'il eft nécelTaire
qu'il y ait parmi les Corps de l'Efpace vuide, quelque petit qu'il {bit, pour
que les Corps puiiTent fe mouvoir, & par conféquent, fi les Corps peuvent
le mouvoir dans ou à travers cet Efpace vuide, ou plutôt, s'il eft impoffi-
ble qu'aucune particule de Matière fe meuve que dans un Efpace vuide , il
eft tout vifible qu'un Corps doit être dans la même poflibilité de fe mou-
voir dans un Efpace vuide , au delà des dernières bornes des Corps , que
dans un Vuide * disperfé parmi les Corps. Car l'idée d'un Efpace vuide,
qu'on appelle autrement pur Efpace, eft exactement la même, foit que cet
Efpace fe trouve entre les Corps, ou au delà de leurs dernières limites.
C'eft toujours le même Efpace. L'un ne diffère point de l'autre en natu-
re, mais en degré d'expanlion,&il n'y a rien qui empêche le Corps de s'y
mouvoir: de forte que partout où l'Efprit fe transporte par la penfée, par-
mi les Corps, ou au delà de tous les Corps, il ne fauroit trouver, nulle
part, des bornes & une fin à cette idée uniforme de l'Efpace; ce qui doit
l'obliger à conclurre néceffairement de la nature & de l'idée de chaque par-
tie de l'Efpace , que l'Efpace eft actuellement infini.
§. 5. Comme nous acquérons l'idée de l'Immeniité par la puiffance que
nous trouvons en nous-mêmes de repeter l'idée de l'Efpace, aufîi fouvent
que nous voulons, nous venons aufli à nous former Vidée de l'Eternité par le
pouvoir que nous avons de répéter l'idée d'une longueur particulière de
Durée, avec une infinité de nombres, ajoutez fans fin. Car nous fentons
en nous-mêmes que nous ne pouvons non plus arriver à la fin de ces répéti-
tions , qu'à la fin des nombres , ce que chacun eft convaincu qu'il ne fauroit
faire. Mais de favoir s'il y a quelque Etre réel dont la durée foit éternelle,
c'eft une queftion toute différente de ce que je viens de pofer, que nous
avons une idée de l'Eternité. Et fur cela je dis , que quiconque confidere
quelque chofe comme actuellement exiftant, doit venir néceffairement à
quelque chofe d'éternel. Mais comme j'ai preffé cet Argument dans un
autre endroit , je n'en parlerai pas davantage ici ; & je pafferai à quelques
autres réflexions fur l'idée que nous avons de l'Infinité.
§. 6. S'il eft vrai que notre idée de l'Infinité nous vienne de ce pouvoir
que nous remarquons en nous-mêmes, de repeter fans fin nos propres idées,
on peut demander, Pourquoi nous n'attribuons pas V Infinité à d'autres idées ,
attjji bien qu'à celles de l'Efpace fj? de la Durée, puisque nous les pouvons re-
peter aufli aifément & aufli fouvent dans notre Efprit que ces dernières ; &
cependant perfonne ne s'eft encore avifé d'admettre une douceur infinie ,
ou une infinie blancheur , quoi qu'on puifle repeter l'idée du Doux ou du
Blanc aufli fouvent que celles d'une Aune, ou d'un Jour ? A cela je ré-
pons , que la répétition de toutes les Idées qui font confiderées comme ayant
des parties & qui font capables d'accroiffement par l'addition de parties éga-
les ou plus petites, nous fournit l'Idée de /' Infinité, parce que par cette re-
peti-
De V Infinité'. Liv. II. 16*1
pétition fans fin, il fe fait un accroifiement continuel qui ne peut avoir de CiïAP.XVII»
bout. Mais dans d'autres Idées ce n'eft plus la même chofercar que j'ajou-
te la plus petite partie qu'il foit poffible de concevoir, à la plus vafte idée
d'Etendue ou de Durée que j'aye préfentement , elle en deviendra plus gran-
de: mais fi à la plus parfaite idée que j'aye du Blanc le plus éclatant, j'y
en ajoute une autre d'un Blanc égal ou moins vif, ( car je ne faurois y join-
dre l'idée d'un plus blanc que celui dont j'ai l'idée, que je fuppofe le plus
éclatant que je conçoive actuellement ) cela n'augmente ni n'étend mon idée
en aucune manière, c'efb-pourquoi on nomme dégrez, les différentes idées
de blancheur, &c. A la vérité, les idées compofées de parties font capa-
bles de recevoir de l'augmentation par l'addition de la moindre partie : mais
prenez l'idée du Blanc qui fut hier produit en vous par la vûë d'un mor-
ceau de neige, & une autre idée du Blanc qu'excite en vous un autre mor-
ceau de neige que vous voyez préfentement , fi vous joignez ces deux idées
enfemble , elles s'incorporent , pour ainfi dire, & fe réunifient en une feu-
le, fans que l'idée de Blancheur en foit augmentée le moins du monde.
Que fi nous ajoutons un moindre degré de blancheur à un plus grand , bien
loin de l'augmenter, c'efl juftement par-là que nous le diminuons. D'où
il s'enfuit vifiblement que toutes ces Idées qui ne font pas compofées de par-
ties, ne peuvent point être augmentées en telle proportion qu'il plaît aux
hommes, ou, au delà de ce qu'elles leur font repréfentées par leurs Sens.
Au contraire, comme l'Efpace, la Durée & le Nombre font capables d'ac-
croifiement par voye de répétition , ils laiffent à l'Efprit une idée à laquelle
il peut toujours ajouter fans jamais arriver au bout, en forte que nous ne
faurions concevoir un terme qui borne ces additions ou ces progreiîîons ; &
par conféquent, ce font là les feules idées quiconduifent nos penfcesvers
l'Infini.
§. 7. Mais quoi que notre Idée de l'Infinité procède de la confideration Différence entre
de la Quantité, & des additions que l'Efprit eft capable d'y faire, par des prre"&tnEfp«e
répétitions réitérées fans fin, de telles portions qu'il veut , cependant je infinî.
croi que nous mettons une extrême confufion dans nos penfées, lorsque
nous joignons l'Infinité à quelque idée précife de Quantité, qui puifie être
fuppofée préfente à l'Efprit, & qu'après cela nous dilcourons fur une Quan-
tité infinie , favoir fur un Efpace infini ou une Durée infinie ; car notre
Idée de l Infinité étant, à mon avis , une idée qui s'augmente fans fin, &
l'idée que l'Efprit a de quelque .Quantité étant alors terminée à cette idée,
parce que quelque grande qu'on la fuppofe, elle ne fauroit être plus grande
qu'elle efi: actuellement, joindre l'infinité à cette dernière idée, c'eft préten-
dre ajufler une mefure déterminée à une grandeur qui va toujours en aug-
mentant. C'efl pourquoi je ne penfe pas que ce foit une vaine fubtilité de
dire qu'il faut diftinguer foigneufement entre l'idée de l' Infinité de l'Ef-
pace, & l'idée d'un EJpace infini. La première de ces idées n'eft autre cho-
fe qu'une progreffion fans fin, qu'on fuppofe que l'Efprit fait par des répé-
titions de telles idées de l'Efpace qu'il lui plaît de choifir. Mais fuppofer
qu'on a actuellement dans l'Efprit l'idée d'un Efpace infini, c'eft fuppofer
que l'Efprit a déjà parcouru, <5c qu'il voit actuellement toutes les idées
X répe-
x6i Ve V Infinité. Liv. II.
£hap. XVII. répétées de l'Efpace, qu'une répétition à l'infini ne peut jamais lui repre-
fenter totalement , ce qui renferme en foi une contradiction manifefte.
,N'°us"',avons. Pas \. S- Cela fera peut-être un peu plus clair, fi nous l'appliquons aux Nom-
J idée d unEipace , "»..'/••/» '-»ri i 1 • »
infini. bres. L infinité des h ombre s auxquels tout le monde voit qu on peut toû-
jours ajouter, fans pouvoir approcher de la fin de ces additions, paroit
fans peine à quiconque y fait réflexion. Mais quelque claire que foit cette
idée de l'infinité des Nombres, rien n'effc pourtant plus fenfible que l'ab-
furdité d'une idée actuelle d'un Nombre infini. Quelques idées pofuives
que nous ayions en nous-mêmes d'un certain Efpace , Nombre ou Durée,
de quelque grandeur qu'elles foient, ce feront toujours des idées finies.
Mais lorsque nous fuppofons un refte inépuifable où nous ne concevons
aucunes bornes , de forte que l'Efprit y trouve dequoi faire des progref-
fions continuelles fans en pouvoir jamais remplir toute l'idée, c'eft là que
nous trouvons notre idée de l'Infini. Or bien qu'à la confiderer dans cette
vue, je veux dire, à n'y concevoir autre choie qu'une négation de limi-
tes , elle nous paroiffe fort claire , cependant lorsque nous voulons nous
former l'idée d'une Expanfion, ou d'une Durée infinie, cette idée de-
vient alors fort obfcure & fort embrouillée , parce qu'elle eftcompofée de
deux parcies fort différentes, pour ne pas dire entièrement incompatibles.
Car fuppofons qu'un homme forme dans fon Efprit l'idée de quelque Efpa-
ce ou de quelque Nombre, auffi grand qu'il voudra, il eft vifible que l'Ef-
prit s'arrête & fe borne à cette idée, ce qui eft directement contraire à l'i-
dée de Y Infinité qui confille dans une progreffion qu'on fuppofe fans bor-
nes. De là vient, à mon avis, que nous nous brouillons fi aifément lorsque
nous venons à raifonner fur un Efpace infini, ou fur une Durée infinie,
parce que voulant combiner deux Idées qui ne fauroientfubfifterenfemble,
bien loin d'être deux parties d'une même idée, comme je l'ai dit d'abord
pour m'accommoder à la fuppofition de ceux qui prétendent avoir une
idée pofitive d'un Efpace ou d'un Nombre infini, nous ne pouvons tirer
des confequences de l'une à l'autre fans nous engager dans des difficultez
infurmontables , & toutes pareilles à celles où fe jetteroit celui qui voudroit
raifonner du Mouvement fur l'idée d'un mouvement qui n'avance point,
c'eft-à-dire , fur une idée auffi chimérique & aufii frivole que celle d'un
Mouvement en repos. D'où je crois être en droit de conclurre, que l'idée
d'un Efpace, ou, ce qui eft la même chofe, d'un Nombre infini , c'eft-à-
dire, d'un Efpace ou d'un Nombre qui eft actuellement préfent à l'Efprit,
& fur lequel il fixe & termine la vue, eft différente de l'idée d'un Efpace
ou d'un ATombre qu'on ne peut jamais épuifer par la penfée, quoi qu'on
l'étende fans ceffe par des additions & des progrefiions , continuées fans
fin. Car de quelque étendue que foit l'idée d'un Efpace que j'ai ac-
tuellement dans TEfprit, fa grandeur ne furpaffe point la grandeur
qu'elle a dans l'inftant même qu'elle eft préfente à mon Efprit, bien
que dans le moment fuivant je puiffe l'étendre au double, & ainfi, à
l'infini: car enfin rien n'eft infini que ce qui n'a point de bornes, &
telle eft cette idée de X Infinité à laquelle nos penfées ne fauroient trouver
aucune fin.
§. p. Mais
De l'Infinité. Liv. II. 263
J. 9. Mais de toutes les idées qui nous fournifTent l'idée de l'infinité, Ciiap.XVII.
telle que nous fommes capables de l'avoir, il n'y en a aucune qui nous en Le Nombre nous
donne une idée plus nette & plus difiinSîe que celle du Nombre , comme nous t° Idle'de rînfi-"
l'avons déjà remarqué. Car lors même que l'Efprit applique l'idée de nité-
l'infinité à l'Efpacc & à la Durée, il fe fert d'idées de nombres répétez,
comme de millions de millions de Lieues ou d'Années , qui font autant
d'idées diltincles , que le Nombre empêche de tomber dans un confus en-
talTement où l'Efprit ne fauroit éviter de fe perdre. Mais quand nous a-
vons ajouté autant de millions qu'il nous a plû, de certaines longueurs d'Ef-
pace ou de Durée, l'idée la plus claire que nous nous puitïions former de
l'Infinité, c'efb ce refte confus & incomprehenfible de nombres, qui multi-
pliez fans fin ne laiflent voir aucun bout qui termine ces additions.
(X. 10. Pour pénétrer plus avant dans cette idée que nous avons de l'Infi- N°us ">ncevon«
• . o > n. l/-> • r • , , -vt oifteremment lin-
nite , & nous convaincre que ce n elt autre choie qu une infinité de A om- finité du Nombre,
bres que nous appliquons à des parties déterminées dont nous avons des ^"ceclf| ia D.mee
idées diftinctes dans l'Efprit, il ne fera peut-être pas inutile de confiderer paniioii.
qu'en général nous ne regardons pas le Nombre comme infini, au lieu que
nous fommes portez à attacher cette idée à la Durée & à l'Expanfion ,
ce qui vient de ce que dans le Nombre nous trouvons une fin: car comme
il n'y a rien dans le Nombre qui foit moindre que l'Unité , nous nous ar-
rêtons là, & y trouvons, pour ainfi dire, le bout de nos comptes. Du
refte, nous ne pouvons mettre aucunes bornes à l'addition ou à l'augmen-
tation des Nombres. Nous fommes à cet égard comme à l'extrémité d'u-
ne ligne qui peut être continuée de l'autre coteau delà de tout ce que nous
pouvons concevoir. Mais il n'en eft pas de même à l'égard de l'Efpace &
de la Durée: car dans la Durée, nous coniiderons cette ligne de nombres,
comme étendue de deux cotez, à une longueur inconcevable, indétermi-
née, & infinie. Ce qui paraîtra évidemment à quiconque voudra réfléchir
fur l'idée qu'il a de l'Eternité, qui, je croi, ne lui paraîtra autre chofe,
que cette Infinité de nombres étendue de deux cotez , à l'égard de la Du-
rée paffée, & de celle qui eft à venir, à parte ante, & à parte pofl , com-
me on parle dans les Ecoles. Car lorsque nous voulons confiderer l'Eter-
nité à parte ante , que faifons-nous autre chofe, que repeter dans notre Ef-
prit en commençant par le temps préfent où nous exilions, les idées des
Années, ou des Siècles, ou de quelque autre portion que ce foit de la Du-
rée palTée, convaincus en nous-mêmes que nous pouvons continuer ces ad-
ditions par le moyen d'une infinité de nombres qui ne peut jamais nous
manquer "? Et lorsque nous coniiderons l'Eternité à parte pojl , nous com-
mençons aufli par nous-mêmes, précifément de la même manière, en éten-
dant, par des périodes à venir, multipliées fans fin, cette ligne de nombres
que nous continuons toujours comme auparavant ; & ces deux Lignes join-
tes enfemble font cette Durée que nous nommons Eternité, laquelle paroît
infinie de quelque côté que nous la confiderions , ou devant, ou derrière:
parce que nous appliquons toujours au côté que nous envifageons l'infinité
de nombres, c'eft à dire, te puiffimee d'ajouter toujours plus, fans jamais
parvenir à la fin de ces Additions.
X 2 §. 11. La
iÔ4 De V Infinité, Liv. II.
Chap. XVII. §. 1 1 . La même chofe arrive à l'égard de l'Efpace , où nous nous confide-
comtnent nous rons comme placez dans un Centre d'où nous pouvons ajouter de tous côtes
nitTdeT'Jefpwft des lignes indéfinies de nombre, comptant vers tous les endroits qui nous
environnent, une aune, une lieuë, un Diamètre delà Terre, ou de YOr-
bis Magnas que nous multiplions par cette infinité de nombres auffi fouvent
que nous voulons , & comme nous n'avons pas plus de raifon de donner des
bornes à ces idées répétées , qu'au Nombre , nous acquérons par-là l'idée
indéterminée de Ylmmenfité.
n y aune infinie s l2. Et parce que dans quelque mafle de Matière que ce foit , notre
divilibilicé dins la i-r • • • ■ i j • ' J- -ri t.' -i /• . rr
Matière. Efpnt ne peut jamais arriver a la dernière aivifwilite , il le trouve aulii en
cela une infinité à notre égard ; & qui eft auffi une infinité de Nombre-,
mais avec cette différence que dans l'infinité qui regarde l'Efpace & la Du-
rée , nous n'employons que l'addition des nombres , au lieu que la divifibili-
té de la Matière eft femblable à la divifion de l'Unité en fes fractions , où
l'Efprit trouve à faire des additions à l'infini , auffi bien que dans les addi-
tions précédentes, cette divifion n'étant en effet qu'une continuelle addi-
tion de nouveaux nombres. Or dans l'addition de l'un nous ne pouvons non
plus avoir l'idée pofitive d'un Efpace infiniment grand , que par la divifion
de l'autre arriver à l'idée d'un Corps infiniment petit, notre idée de l'Infi-
nité étant à tous égards, une idée fugitive, & qui, pour ainfi dire,groffit
toujours par une progreffion qui va à l'infini fans pouvoir être fixée nulle
part.
Nou» n'avons §• 13- H feroit , je penfe , bien difficile de trouver quelqu'un afiez extra*
point d'idée pofi- yagant pour dire qu'il a une idée pofitive d'un Nombre actuellement infi-
ni, cette infinité ne confiftant que dans le pouvoir d'ajouter quelque com-
binaifon d'unitez au dernier nombre quel qu'il foit ; & cela aufii long-temps,
& autant qu'on veut. Il en eft de même à l'égard de l'Infinité de l'Efpace
& de la Durée, où ce pouvoir dont je viens de parler, laifle toujours à
l'Efprit le moyen d'ajouter fans fin. Cependant il y a des gens qui le figu-
rent d'avoir des idées pofitives d'une Durée infinie, ou d'un Efpace infini.
Mais pour anéantir une telle idée pofitive de l'Infini que ces perfonnes prér
tendent avoir, je croi qu'il fuffit de leur demander s'ils pourroient ajouter
quelque chofe à cette idée , ou non , ce qui montre fans peine le peu de
fondement de cette prétendue idée. En effet, nous ne fuirions avoir, ce
me femble, aucune idée pofitive d'un certain Efpace ou d'une certaine Du-
rée qui ne foit compofée d'un certain nombre de pies ou d'aunes, de jours
ou d'années , ou qui ne foit commenfurable aux nombres répétez de ces
communes mefures dont nous avons des idées dans l'Efprit, & par lesquel-
les nous jugeons de la grandeur de ces fortes de quantitez. Puis donc que
l'idée d'un Efpace infini ou d'une Durée infinie doit être nécefiairernent com-
pofée de parties infinies , elle ne peut avoir d'autre infinité, que celle des
nombres capables d'être multipliez fans fin, & non, une idée pofitive d'un
nombre actuellement infini. Car il eft évident , à mon avis , que l'addition
des chofes finies (comme font toutes les longueurs dont nous avons des idées
pofitives) ne fiuiroit jamais produire l'idée de l'infini qu'à la manière du
Nombre, qui étant compofé d'unitez finies, ajoutées les unes aux autres,
ne
De V Infinité. Liv. II. 16$
ne nous fournit l'idée de l'Infini que par la puifiance que nous trouvons en Chap. XVII.
nous-mêmes d'augmenter fans celle la fomme, & de faire toujours de nou-
velles additions de la même efpèce, fans approcher le moins du monde de
la fin d'une telle progreiïion.
§. 14. Ceux qui prétendent prouver que leur idée de l'Infini eft pofiti-
ve , fe fervent pour cela , d'un Argument qui me paroît bien frivole. Ils
le tirent cet Argument de la négation d'une fin, qui elt, difent-ils, quel-
que chofe de négatif, mais dont la négation eft pofitive. Mais quiconque
confiderera que la fin n'eft autre chofe dans le Corps que l'extrémité ou la
fuperficie de ce Corps , aura peut-être de la peine à concevoir que la fin
foit quelque chofe de purement négatif; & celui qui voit que le bout de fa
plume eft noir ou blanc, fera porté à croire, que la Fi» eft quelque choie
de plus qu'une pure négation : & en effet lorsqu'on l'applique à la Durée,
ce n'eft point une pure négation d'exiftence, mais c'eft,à parler plus pro-
prement , le dernier moment de l'exiftence. Que fi ces gens-là veulent
que la fin ne foit, par rapport à la Durée, qu'une pure négation d'exiften-
ce , je fuis affuré qu'ils ne fauroient nier que le Commencement ne foit le
premier inftant de l'exiftence de l'Etre qui commence à exifter; & jamais
perfonne n'a imaginé que ce fût une pure négation. D'où il s'enfuit, par
leur propre raifonnement , que l'idée de l'Eternité à parte anîe , ou d'une
Durée fans commencement n'eft qu'une idée négative.
§. 15. L'Idée de l'Infini a, je l'avoué', quelque chofe de pofitif dans les ce qu'il y a de
chofes mêmes que nous appliquons à cette idée. Lorsque nous voulons n° dans notre es*
penfer à un Efpace infini ou à une Durée infinie, nous nous repréfentons idee di nilfini>
d'abord une idée fort étendue, comme vous diriez de quelques millions de
lîécles ou de lieues , que peut-être nous doublons & multiplions plufieurs
fois. Et tout ce que nous aflèmblons ainfi dans notre Efprit, eft pofitif:
c'eft l'amas d'un grand nombre d'idées poiltives d'EfpaceoudeDurée; mais
eequi refte toujours au delà, c'eft dequoi nous n'avons non plus de notion
pofitive & diftincïe qu'un Pilote en a de la profondeur de la Mer, lorsqu'y
ayant jette un cordeau de quantité de brafies, il ne trouve aucun fond. Il
connoît bien par-là, que la profondeur eft de tant de brafies & au delà,
mais il n'a aucune notion diftincte de ce furplus. De forte que s'il pouvoic
ajouter toujours une nouvelle ligne, & qu'il trouvât que le Plomb avançât
toujours fans s'arrêter jamais, il feroit à peu près dans l'état où fe rencon-
tre notre Efprit lorsqu'il tâche d'arriver à une idée complétée & pofitive de
l'Infini: & dans ce cas, que le cordeau foit de dix bralTes, ou de dix mil-
le , il fert également à faire voir ce qui eft au delà , je veux dire à nous dé-
couvrir fort confufément & par voye de comparaifon , que ce n'eft pas là
tout, & qu'on peut aller encore plus avant. L'Efprit a une idée pofitive
d'autant d'Efpace qu'il en conçoit actuellement; mais dans les efforts qu'il
fait pour rendre cette idée infinie, il a beau l'étendre & l'augmenter fans
ceffe, elle eft toujours incomplettc. Autant d'Efpace que l'Efprit fe repré-
fente à lui-même dans l'idée qu'il le forme d'une certaine grandeur, c'eft
tout autant d'étendue nettement & réellement tracée dans l'Entendement :
mais l'infini eft encore plus grand. D'où j'infère, 1. Que l'idée d'autant eji
X 3 glaire
i66 De V Infinité. Liv. II.
Chap. XyUs dalre cjf pofitive : 2. Que Vidée de quelque chofe de plus grand eft aufiî claire ,
mais que ce n'efl qu'une idée comparative: 3. Que l'idée d'une Quantité , qui
pa{fe d'autant toute grandeur qu'on ne [aurait la comprendre , efl une idée pure-
ment négative, qui n'a abfokiment rien de pofitif : car celui qui n'a pas
une idée claire & pofitive de la grandeur d'une certaine Etendue (ce
qu'on cherche précifément dans l'idée de l'Infini) ne fauroit avoir une
idée comprehenfive des dimenfions de cette Etendue ; & je ne penfe pas
que perfonne prétende avoir une telle idée par rapport à ce qui efl
infini. Car de dire qu'un homme a une idce claire & pofitive d'une
Quantité fans favoir quelle en eft la grandeur, c'eft raifonner auffi jufle,
que de dire que celui-là a une idée claire & pofitive des grains de fable qui
font fur le Rivage de la Mer, qui ne fait pas à la vérité, combien il y en a,
mais qui fait feulement qu'il y en a plus de vingt. Or c'efl juftement là
l'idée parfaite & pofitive que nous avons d'un Efpace ou d'une Durée infi-
nie, lorsque nous difons de l'un & de l'autre, qu'ils furpaffent l'étendue ou
la durée de 10, 100, 1000, ou de quelque autre nombre de Lieuè's ou
d'Années , dont nous avons , ou dont nous pouvons avoir une idée pofitive.
Et c'eft là, je croi, toute l'idée que nous avons de l'infini. De forte que
tout ce qui eft au delà de notre idée pofitive à l'égard de l'Infini , eft en-
vironné de ténèbres, & n'excite dans l'Efprk qu'une confufion indétermi-
née d'une idée négative, où je ne puis voir autre chofe fi ce n'eftque je ne
comprens point ni ne puis comprendre tout ce que j'y voudrais concevoir,
& cela parce que c'eft un Objet trop vafte pour une capacité foible & bor-
née comme la mienne : ce qui ne peut être que fort éloigné d'une idée
complette & pofitive, puisque la plus grande partie de ce que je voudrois
comprendre, eft à l'écart fous la dénomination vague de quelque chofe qui
efl toujours plus grand. Car de dire qu'après avoir mefuré autant, ou a-
voir été fi avant dans une Quantité, on n'en trouve pas le bout, c'efl dire
feulement , que cette Quantité efl plus grande. De forte que nier d'une
certaine Quantité qu'elle aît une fin , iignifie feulement en d'autres termes,
qu'elle efl plus grande ; & la totale négation d'une fin n'emporte autre cho-
fe que l'idée d'une Quantité toujours plus grande, que vous retenez en vous-
même pour l'appliquer à toutes les progreifions que votre Efprit fera fur la
Quantité , en l'ajoutant à toutes les idées de Quantité que vous avez, ou
qu'on peut fuppofer que vous ayiez. Qu'on juge à préfent fi c'efl là une
idée pofitive.
Kous n'avons g. 1 6. Je voudrois bien que ceux qui prétendent avoir une Idée pofitive
ft^e DiSe'e" de éternité, me diflent i\ l'idée qu'ils ont de la Durée, enferme de la fuc-
infinie. ceffion , ou non ? Si elle n'enferme aucune fucceflion , ils font obligez de
faire voir la différence qu'il y a entre la notion qu'ils ont de la Durée, lors-
qu'elle eft appliquée à un Etre éternel, & celle qu'ils en ont, lorsqu'elle
efl appliquée à un Etre fini : parce qu'ils trouveront peut -être d'autres
perfonnes que moi , qui leur faifant un libre aveu de la foibleffe de leur
Entendement dans ce point, déclareront que la notion qu'ils ont de la
Durée, les oblige à concevoir, que de tout ce qui a de la Durée, la
continuation en a été plus longue aujourd'hui qu'hier. Que iî pour évi-
ter
DeVlnfinité.'L.iv.M. 167
ter de mettre de la fucceffion dans l'exiftence éternelle, ils recourent à ce Ciiap.XVII.
qu'on appelle dans les Ecoles Punclum ftans , Point fixe & permanent,
je croi que cet expédient ne leur fervira pas beaucoup à éclaircir la
chofe, ou à nous donner une idée plus claire & plus pofitive d'une Du-
rée infinie, rien ne me paroiflant plus inconcevable qu'une Durée fans
fuccelfion. Et d'ailleurs, fuppofc que ce Point permanent lignifie quelque
chofe, comme il n'a aucune * quantité de durée, finie ou infinie, on ne difo«îesSuf-
peut l'appliquer à la Durée infinie dont nous parlons. Mais fi notre foible tiques,
capacité ne nous permet pas de feparer la fuccelfion d'avec la Durée
quelle qu'elle foit, notre idée de l'Eternité ne peut être compofée que
d'une fuccelfion infinie deMomens, dans laquelle toutes chofes exiftent.
Du refte, fi quelqu'un a , ou peut avoir une idée pofitive d'un Nom-
bre actuellement infini, je m'en rapporte à lui-même. Qu'il voye quand
c'eft que ce Nombre infini , dont il prétend avoir l'idée , eft alfez grand
pour qu'il ne puiffe y rien ajouter lui-même : car tandis qu'il peut l'aug-
menter, je m'imagine qu'il fera convaincu en lui-même, que l'idée qu'il
a de ce nombre , eft un peu trop reflerrée pour faire une infinité po-
fitive.
§. 17. Je croi qu'une Créature raifonnable, qui faifant ufage de fon
Efprit, veut bien prendre la peine de réfléchir fur fon exiftence, ou fur
celle de quelque autre Etre que ce foit , ne peut éviter d'avoir l'idée d'un
Etre tout fage, qui n'a eu aucun commencement : & pour moi, je fuis
alfùré d'avoir une telle idée d'une Durée infinie. Mais cette Négation d'un
commencement n'étant qu'une négation d'une chofe pofitive, ne peut gue-
res me donner une idée pofitive de l'infinité , à laquelle je ne faurois parve-
nir, quelque eflbr que je donne à mes penfées pour m'en former une notion
claire & complette. J'avoûë , dis-je , que mon Efprit fe perd dans cette pour-
fuite, & qu'après tous mes efforts, je me trouve toujours au deçà du but,
bien loin de l'atteindre.
§. 18. Quiconque penfe avoir une idée pofitive d'un Efpace infini, f£™ vidéTLa-
trouvera, je m'alïïire , s'il y fait un peu de réflexion, qu'il n'a pas plus d'i- tive d'un Efpace
dée du plus-grand que du plus petit Efpace. Car pour ce dernier, qui fem- "
ble le plus aifé à concevoir , & le plus proportionné à notre portée , nous
ne pouvons, au fond, y découvrir autre chofe qu'une idée comparative de
petneffe, qui fera toujours plus petite qu'aucune de celles dont nous avons
une idée pofitive.. Toutes les Idées pofitives que nous avons de quel-
que Quantité que ce foit, grande ou petite, ont toujours des bornes, quoi
que nos idées de comparaifon,par où nous pouvons toujours ajouter à l'u-
. ne, & ôter de l'autre, n'en ayent point: car ce qui refte, foit grand ou
petit, n'étant pas compris dans l'idée pofitive que nous avons, eft dans les
ténèbres, & ne confifte, à notre égard, que dans la puiffance que nous
avons d'étendre l'un, <& de diminuer l'autre fans jamais celfer. Un Pilon
& un Mortier réduiront tout auifi-tôt une partie de Matière à X indivifibili-
té, que l'Efprit du plus fubtil Mathématicien j& un Arpenteur pottrroit aulîî-
tôt roefurer à la Perche l'Efpace infini, qu'un Philofophe s'en former l'idée
par la pénétrante vivacité de fon Efprit, ou le comprendre par la penfée,
ce
iDi.a:.
rre Idée de l'In
tini,
168 De l'Infinité. Liv. II.
CKAr. XVII. ce qui eft en avoir une idée pofitive. Celui qui penfe à un Cube d'un pou-
ce de Diamètre, en a dans fon Efprk une idée claire & pofitive. Il peut
de même fe former l'idée d'un Cube d'un { pouce, d'un ' ou d'un i de
pouce , & toujours en diminuant , jufqu'à ce qu'il ne lui refte dans l'Ef-
prit que l'idée de quelque chofe d'extrêmement petit, mais qui cependant
ne parvient point a cette petiteffe incomprehenfible que la Divifion peut
produire. Son Efprit efl autïi éloigné de ce refte de petiteffe, que lors-
qu'il a commencé la divifion : & par conféquent il ne vient jamais à avoir
une idée claire & pofitive de cette petiteffe qui eft la fuite d'une infinie
Divilibilité.
Ge qu'il y a de g_ I^ Quiconque jette les yeux fur l'Infinité, fe fait d'abord une idée
negàùr dans 'no- fort étendue de la chofe à quoi il l'applique, foit Efpace ou Durée; &
peut-être fe fatigue-t-il lui-même à force de multiplier dans fon Efprit cette
première Idée. Cependant , après tous ces efforts , il ne fe trouve pas plus près
d'avoir une idée pofitive & diftincie de ce qui refte , pour en -faire un Infini
pofitif, que le Païfan à' Horace en avoit de l'eau qui devoit paffer dans le Ca-
nal d'un Fleuve qu'il trouva fur fon chemin :
* Ce pauvre fit que Veau du Fleuve arrête ,
Pour pouvoir à pie' fec plus aifément pajfer ,
Va fe mettre dam la tête
De la voir écouler.
Il attend ce moment , mais le Fleuve rapide
Continué à fuivre fon cours,
Ej le fuivra toujours.
iiy adesger.i §. 20. J'ai vu quelques perfonnes qui mettent une fi grande différence
une îdee6 pofilfve entre une Durée infinie , & un Efpace infini , qu'ils fe perfuadent à eux-
dt TEunàié & mêmes qu'ils ont une idée pofitive de l'Eternité , mais qu'ils n'ont ni ne peu-
londei Efpace. vent avok aucune idée d'un Efpace infini. Voici, à mon avis, d'où vient
cette erreur, c'eft que ces gens-là trouvant par les reflexions folides qu'ils
font fur les caufes & les effets, qu'il eft nécefiaire d'admettre quelque Etre
éternel , & par conféquent de regarder l'exiftence réelle de cet Etre , com-
me correfpondante à l'idée qu'ils ont de l'Eternité; & d'autre part ne voyant
pas qu'il foit nécefiaire, mais jugeant au contraire qu'il eft apparemment
abfurde que le Corps foit infini, ils concluent hardiment qu'ils ne fauroient
avoir l'idée d'un Efpace infini, parce qu'ils ne fauroient imaginer h Ma-
tière infinie : Conféquence fort mal tirée , à mon avis , parce que l'exiften-
ce de la Matière n'eft non plus nécefiaire à l'exiftence de l'Efpace, que
l'exiftence du Mouvement ou du Soleil l'eft à la Durée , quoi qu"on foit ac-
coutumé de s'en fervir pour la mefurer ; & je ne doute pas qu'un iicmme
ne puifie auffi-bien avoir l'idée de iocoo Lieues en quarré fans penfer à un
Corps de cette étendue, que l'idée de iocco années fansfongeràun Corps
qui ait exifté aulîi long-temps. Pour moi , il ne me femble pas plus mal-
aife
J Rujlicus cxptttat dur» defiuat amnh , at illt Labitur , v labttur in cmne volubilis iront».
Hont. Epift. Lié: I. Epift, 11. v>-4i.
Del'Infîmte. Liv. II. i6<>
aifé d'avoir l'idée d'un Efpace vuide de Corps , que de penfer à la capacité Chaî>. XVII.
d'un BoifTeau vuide de blé, ou au creux d'une Noix fans Cerneaux. Car
de ce que nous avons une idée de l'Infinité de l'Efpace , il ne s'enfuit pas
plus nécefiairement qu'il y aît un Corps folide infiniment étendu, qu'il eft
ncceffaire que le Monde foit éternel , parce que nous avons l'idéed'une Du-
rée infinie. Et pourquoi, je vous prie, nous irions-nous figurer quel'exif-
tence réelle de la Matière foit nécefTaire pour foûtenir notre Idée d'un Ef-
pace infini, puifque nous voyons que nous avons une idée claire d'une Du-
rée infinie à venir , tout de même que d'une Durée infinie dejapaffée ,quoi
qu'il n'y ait perfonne, à ce que je croi, qui s'imagine qu'on puiffe conce-
voir qu'une chofe exifté ou ait exifté dans cette Durée à venir? Car il efl
aulfi impolîible de joindre l'idée que nous avons d'une Durée à venir à une
exiflence préfente ou pafTée, que de faire que l'idée du Jour d'hier foit la
même que celle d'aujourd'hui ou de demain, ou que d'afiembler desfiécles
paffez & à venir, & les rendre, pour ainfi dire, contemporains. Mais fi
ces perfonnes fe figurent d'avoir des idées plus claires d'une Durée infinie,
que d'un Efpace infini, parce qu'il efl certain que D i eu a exifté de tou-
te éternité , au lieu qu'il n'y a point de Matière réelle qui rempliffe l'éten-
due de l'Efpace infini : cependant comme il y a des Philofophes qui croyent
que l'Efpace infini eft occupé par l'infinie omnipréjence de D i e u , tout de
même que la Durée infinie eft occupée par l'exiftence éternelle de cet Etre
fuprème, il faudra qu'ils conviennent que ces Philofophes ont une idéeauffi
claire d'un Efpace infini que d'une Durée infinie, quoi que dans l'un ou
l'autre de ces cas ils n'ayent, à mon avis, ni les uns ni les autres aucune
idée pofitive de X Infinité. Car quelque idée pofitive de Quantité qu'un
homme ait dans fon Efprit, il peut repeter cette idée, & l'ajouter à la pré-
cédente avec autant de facilité qu'il peut ajouter enfemble auffi fouvent qu'il
veut, les idées de deux Jours ou de deux Pas : idées pofitives de longueurs
qu'il a dans fon Efprit. D'où il s'enfuit que fi un homme avoit une idée
pofitive de l'Infini, foit Durée ou Efpace, il pourroit joindre deux Infinis
enfemble ; & même faire un Infini , infiniment plus grand que l'autre : Ab-
furditez trop grofliéres pour devoir être refutées.
§. 21. Si cependant après tout ce que je viens de dire, il fe trouve des i*sM&spofitiT«
gens qui fe perfuadent à eux-mêmes qu'ils ont des idées claires & pofitives voir°der/£!rJtf"
de Y Infinité, il eftjufte qu'ils jouïflent de ce rare privilège: & je ferois ""/"f des mé"
bien aife , ( auffi bien que d'autres perfonnes que je connois , qui confeffent Se. *" "' *
ingénument que ces idées leur manquent) qu'ils vouluflent me faire part de
leurs découvertes fur cette matière : car je me fuis figuré jufqu'ici, que ces
grandes & inexplicables difficultez qui ne ceffent d'embrouiller tous les dis-
cours qu'on fait fur l'Infinité foit de l'Efpace, de la Durée, ou de la Divi-
fibilité, étoient des preuves certaines des Idées imparfaites que nous nous
formons de l'Infini, & de la difproportion qu'il y a entre l'Infinité & la
comprehenfion d'un Entendement auffi borné que le nôtre. Car tandis que
les hommes parlent & difputent fur un Efpace infini, ou une Durée infinie,
comme s'ils en avoient une idée auffi complette & auffi pofitive , que des
noms dont ils fe fervent pour les exprimer , ou de l'idée qu'ils ont d^une
Y aune,
170 De V Infinité. Lïv. II.
Chap. XVII. aune, d'une heure, oude quelque autre Quantité déterminée, cen'eftpas
merveille que la nature incomprehenfible de la chofe dont ils difcourent , les
jette dans des embarras & des contradictions perpétuelles, & que leur Ef-
prit fe trouve accablé par un Objet qui eft trop vafte & trop au deflus de
leur portée, pour qu'ils puiflent l'examiner, & le manier, pour ainll dire,
à leur volonté.
g. 22. Si je me fuis arrêté afTez long-temps àconfiderer la Durée, l'Ef-
pace, le Nombre, & l'Infinité qui dérive de la contemplation de ces trois
chofes , ce n'a pas été peut-être au delà de ce que la matière l'exigeoit : car
il y a peu d'Idées fimples dont les Modes donnent plus d'exercice aux pen-
fées des hommes que celles-ci. Je ne prétens pas, au refte, traiter de ces
chofes dans toute leur étendue : il fuffitpour mon defiein , de montrer com-
ment l'Efprit les reçoit telles qu'elles font, de la Senfation &dela Reflexion ;
& comment l'idée même que nous avons de Y Infinité, quelque éloignée
qu'elle paroiffe d'aucun Objet des Sens ou d'aucune opération de l'Efprit,
ne lahTe pas de tirer de là fon origine auffi-bien que toutes nos autres idées.
Peut-être fe trouvera-t-il quelques Mathématiciens qui exercez à de plus
fubtiles fpeculations , pourront introduire dans leur Efprit les idées de l'In-
finité par d'autres voyes: mais cela n'empêche pas, qu'eux-mêmes n'ayent
eu, comme le refte des hommes, les premières idées de l'Infinité par la
Senfation & la Reflexion, de la manière que je viens de l'expliquer.
Ciiap.XVIIL CHAPITRE XVIII.
De quelques autres Modes Simples.
J. 1. T'Ai fait voir dans les Chapitres précedens, comment l'Efprit ayant
I reçu des Idées fimples par le moyen des Sens, s'en fert pour s'éle-
ver jufqu'à l'idée même de \ Infinité, qui, bien qu'elle parodie
plus éloignée d'aucune perception fenfible , que quelque autre idée que ce
foit , ne renferme pourtant rien qui ne foit compofé d'idées fimples qui nous
font venues par voye de Senfation, & que nous avons enfuite joint enfem-
ble par le moyen de cette Faculté que nous avons de repeter nos propres
Idées. Mais quoi que les exemples que j'ai donnez jufqu'ici, de Modes
fimples, formez d'idées fimples qui nous font venues par les Sens,puiTent
fuffire pour montrer comment l'Efprit vient à connoître ces Modes, ce-
pendant en confideration de l'ordre, je parlerai encore de quelques au-
tres, mais en peu de mots: après quoi, je pafferai aux Idées plus com-
pofées.
Modes du Mouye- §• 2- ^ ne faut qu'entendre le François pour comprendre ce que c'efl
que glijfer , rouler , pirouetter , ramper , fe promener , courir , danfer , fauter ,
voltiger , & plufieurs autres termes qu'on pourroit nommer , car dès qu'on
les entend, on a dans l'Efprit tout autant d'idées diftinttes de différentes
snodHications du Mouvement. Or les Modes du Mouvement répondent à
ceux
ment
De quelques autres Modes Simples Liv. II. 171
ceux de l'Etendue' : car vite & lent font deux différentes idées du Mouve- C h a p.
ment, dont les mefures font prifes des diftances du Temps & de l'Efpace XVI IL
jointes enfemble, de forte que ce font des Idées complexes qui comprennent
Temps , & Efpace avec du Mouvement.
g. 3. La même diverfité fe rencontre dans les Sons. Chaque mot arti- Modes desson*,
culé eftune différente modification du Son: d'où il paroît qu'à la faveur
de ces Modifications l'Ame peut recevoir, par le Sens de l'Ouïe, des idées
diflin&es dans une quantité prefque infinie. Outre les cris diftincls qui font
particuliers aux Oifeaux & aux autres Bètes, les Sons peuvent être modi-
fiez par le moyen de diverfes Notes de différente étendue , jointes enfem-
ble, ce qui fait cette Idée complexe que nous nommons un Air , & qu'un
Muficien peut avoir préfente à l'Efprit, lors même qu'il n'entend ni ne for-
me aucun fon , en refléchifîant fur les idées de ces fons qu'il affemble ainfi
tacitement en lui-même & dans fil propre imagination.
§. 4. Les Modes des Couleurs font auffi fort différens. Il y en a quel- Modes des
ques-uns que nous regardons Amplement comme divers dégrez, ou pour Couleuis>
parler en termes de l'Art, comme des nuances d'une même Couleur. Mais
parce que nousfaifons rarement des aflemblages de Couleurs, pour l'ufage,
ou pour le plaifir, fans que la figure y ait quelque part, comme dans la
Peinture , dans les Ouvrages de Tapifferie , de Broderie , &c. les aflembla-
ges de couleurs les plus connus appartiennent pour l'ordinaire aux Modes
Mixtes, parce qu'ils font compofez d'idées de différentes efpèces, favoir de
figure & de couleur, comme font \z Beauté, Y Arc-en-Ciel , &c.
§. 5. Toutes les Saveurs &? les Odeurs compofées font auffi des Modes com- Modes des s».
pofez des Idées fimples de ces deux Sens. Mais on y fait moins de reflexion, *eurs & des
parce qu'en général on manque de noms pour les exprimer ; & par la même
raifon il n'eft paspoffible de les défigner en écrivant. C'eft pourquoi jem'en
rapporte aux penfées & à l'expérience de mes Lecteurs , fans m'arréter à en
faire l'énumeration.
§. 6. Mais il eftbonde remarquer en général, que ces Modes fimples qui
ne font regardez que comme différens dégrez de la même Idée /impie , quoi
qu'il y en ait plufieurs qui en eux-mêmes font des idées fort diftincles de
tout autre Mode, n'ont pourtant pas ordinairement des noms diftincls, &
ne font pas fort confiderez comme des idées diftin&es , lorfqu'il n'y a en-
tr'eux qu'une très-petite différence. De favoir fi les hommes ont négligé
de prendre connoiffancede ces Modes, & de leur donner des noms particu-
liers , pour n'avoir pas des mefures propres à les diftinguer exactement, ou
bien parce qu'après qu'on les auroit ainfi diftinguez, cette connoiflance
n'auroit pas été fort neceffaire , ni d'unufage général, j'en laiffela décifion
à d'autres. Il fuffit pour mon deffein , que je fafîe voir que toutes nos idées
fimples ne nous viennent dans l'Efprit que par Senfation & par Reflexion ,
& que , lorfqu'elles y ont été introduites , notre Efprit peut les repeter &
combiner en différentes manières, & faire ainfi de nouvelles idées com-
plexes. Mais quoi que le Blanc , le Rouge, ou le Doux, &c. n'ayent pas
été modifiez, ou réduits à des Idées complexes par différentes combinaifons
qu'on ait défigné par certains noms & rangé après cela en différentes Efpè-
Y 2 ces,
172
De quelques autrei Modes Simples. Liv. II.
C H A P.
xvni.
7ourquoi quel-
ques Modes ont
des noms ; Se
d'amies n'en
ont pas.
* Terme d'Im-
primerie.
T Termes de
Chimie.
ces , il y a pourtant quelques autres Idées/impies , comme XUnitês la Durée ?
le Mouvement dont nous avons déjà parlé, la P 'uij/ance & hPenfée, defquel-
les on a formé une grande diverfité d'Idées complexes qu'on a eu foin de dif-
tinguer par différens noms.
g. 7. Et voici, à mon avis, la raifon pourquoi on en a ufé ainfi , c'effc
que , comme le grand intérêt des hommes roule fur la focieté qu'ils ont en-
tr'eux , rien n'étoit plus néceffaire que la connoilTance des hommes & de
leurs actions , jointe au moyen de s'inftruire les uns les autres de ces actions.
C'eil pour cela, dis-je, qu'ils ont formé des Idées d'Actions humaines,
modifiées avec une extrême précifion; & qu'ils ont donné à chacune de ces
idées complexes, des noms particuliers , afin qu'ils puffent plus aifément
conferver le fouvenir de ces chofes qui fe préfentoient continuellement à leur
Efprit, en difeourir fans de grands détours & de longues circonlocutions ,
& les comprendre plus facilement & pluspromptement, puis qu'ils dévoient
à toute heure en inftruire les autres, & en être inftruits eux-mêmes. Que
les Hommes ayent eu cela en vue, je veux dire qu'ils ayent été principale-
ment portez à former différentes Idées complexes, & à leur donner des noms,
pour le but général du Langage, l'un des plus prompts &. des plus courts
moyens qu'on ait pours'entre-communiquerfes penfées, c'eft ce qui paroît
évidemment par les noms que les hommes ont inventez dans plufieurs Arts
ou Métiers , pour les appliquer à différentes Idées complexes de certaines
Actions compofées qui appartiennent à ces différens Métiers, afin d'abré-
ger le difeours, lorfqu'ils donnent des ordres concernant ces actions-là, ou
qu'ils en parlent entr'eux. Mais parce que ces Idées ne fe trouvent point
en général dans TEfprit de ceux à qui ces occupations font étrangères , les
Mots qui expriment ces Actions-là font inconnus à la plupart des hommes
qui parlent la même Langue. Tels font les mots de * frijfcr , -f amalga-
mer , fubUmation^ cohobation: car ces mots étant employez pour défigner cer-
taines idées complexes qui font rarement dans l'Efprit d'autres perfonnes que
de ceux à qui elles font fuggerées de temps en temps par leurs occupations par-
ticulières, ils ne font entendus en général que des Imprimeurs, ou des Chi-
miftes, qui ayant formé dans leur Efprit les idées complexes que ces termes'
fignifient, & leur ayant donné des noms ou ayant reçu ceux que d'autres
avoient déjà inventez pour les exprimer, ne les entendent pas plutôt pro-
noncer par les perfonnes de leur Métier que ces Idées fe préfentent à leur
Efprit. Le terme de Cohobation , par exemple , excite d'abord dans l'Ef-
prit d'un Chimifte toutes les idées fimples de Diftillation , & le mélange
qu'on fait de la liqueur diftillée avec la matière dont elle a été extraite pour
la diftiller de nouveau. Ainfi nous voyons qu'il y a une grande diverfité
d'Idées fimples de Goûts , d'Odeurs , &c. qui n'ont point de nom ; & en-
core plus de Modes, qui, ou n'ayant pas été allez généralement obfervez,
ou n'étant pas d'un affez grand ufage pour que les hommes s'avifent d'en
prendre connoiflance dans leurs affaires & dans leurs entretiens , n'ont point
été défignez par des noms, &nepafient pas par conféquent pour des Èfpè-
ces particulières. Mais j'aurai occafion dans la fuite d'examiner plus au
long cette matière , lorfque je viendrai à parler des Mots.
C H A"
Des Modes qui regardent la Tenfée. Liv. II. 173
m
C H A P I T R E XIX, CiiAr.XlX,
Des Modes qui regardent la Renféel
Ç. 1. 1" Orsq.ue l'Efprit vient à réfléchir fur foi-même, & â contem- DfrwMota &
-L'pler fes propres actions , la Penfée eftla première chofe qui fe pré- non "a Reminif-
fente à lui ; & il y remarque une grande variété de Modifications , qui lui """j,13 ^nteœ"
fourniflent différentes idées diftinctes. Ainfi , la perception ou penfée qui
accompagne actuellement les imprelfions faites fur le Corps , & y efh com-
me attachée , cette perception, dis-je, étant diftinéte de toute autre mo-
dification de la Penfée, produit dans l'Efprit une idée diftinéte de ce que
nous nommons Senfation , qui efl, pour ainfi dire, l'entrée aêtuelle des
Idées dans l'Entendement par le moyen des Sens. Lorsque la même Idée
revient dans l'Efprit , fans que l'Objet extérieur qui l'a d'abord fait naître,
agiife fur nos Sens, cet Aète de l'Efprit, fe nomme Mémoire. Si l'Efprit
tache de la rappeller ; & qu'enfin après quelques efforts il la trouve &fe la
rende préfente , c'eft Remïnifcence. Si l'Efprit l'envifage long-temps avec
attention, c'eft Contemplation. Lorsque l'Idée que nous avons dans l'Es-
prit, y flotte, pour ainfi dire, fans que l'Entendement y faffe aucune at-
tention , c'eft ce qu'on appelle Rêverie. Lorsqu'on refléchit fur les idées
qui fe préfentent d'elles-mêmes (car comme j'ai remarqué ailleurs, il y a
toujours dans notre Efprit une fuite d'Idées qui fe fuccedent les unes aux
autres tandis que nous veillons ) & qu'on les enregître , pour ainfi dire , dans
fa Mémoire , c'eft Attention ; & lorsque l'Efprit fe fixe fur une Idée avec
beaucoup d'application, qu'il la confidere de tous cotez, & ne veut point
s'en détourner malgré d'autres Idées qui viennent à la traverfe, c'eft ce qu'on
nomme Etude ou Contention d'EJprit. Le Sommeil qui n'eft accompagné
d'aucun fonge , eft une ceffation de toutes ces chofes ; & fonger c'eft avoir
des idées dans l'Efprit pendant que les Sens extérieurs font fermez, en forte
qu'ils ne reçoivent point l'impreffion des Objets extérieurs avec cette viva-
cité qui leur eft ordinaire, c'eft, dis-je, avoir des idées fans qu'elles nous
foient fuggerées par aucun Objet de dehors , ou par aucune occafion con-
nue , & fans être choifies ni déterminées en aucune manière par l'Entende-
ment. Quant à ce que nous nommons Exta/c, je laiffe juger à d'autres fi
ce n'eft point fonger les yeux ouverts.
§. 2. Voilà un petit nombre d'exemples de divers Modes de penfèr,.
que l'Ame peut obferver en elle-même, & dont elle peut, par confis-
quent, avoir des idées auffi diftinétes que celles qu'elle a du Blanc & du
Rouge, d'un Quarré ou d'un Cercle. Je ne prétens pas en faire une énume-
ration complette, ni traiter au long de cette fuite d'idées qui nous viennent
par la Réflexion. Ce feroit la matière d'un Volume. Il me fuffït pour le
defleinque je me propofe préféntement , d'avoir montré par ce peu d'exem-
ples, de quelle efpece font ces Idées, & comment l'EIprit vient à les acque-
Y 3 rir,
174 Z)« Modes qui regardent la Tenféc. Liv. II.
Chap. XXI. rir, d'autant plus que j'aurai occafion dans la fuite de parler plus au long de
ce qu'on nomme Raifonner , J»ger, Vouloir , & Connaître, qui font du
nombre des plus confiderables Modes de penfer, ou Opérations de l'Efprit.
Diffërens degrez K o. Mais peut-être m'exeufera-t-on fi je fais ici en paffant quelque re-
d attention dans „ ■* - J r , i.rr, ^ ,. * \ r . « j 1 > 11 r /-.in
l'Efptit, lorsqu'il flexion fur le différent état ou je trouve notre Ame lorsqu elle penje. C eft une
P«nfe, Digreffion qui femble avoir affez de rapport à notre prélent deflein ; & ce
que je viens de dire de Y Attention, de la Rêverie & des Songes , &c. nous
y conduit alTez naturellement. Qu'un Homme éveillé ait toujours des
idées préfentes à l'Efprit , quelles qu'elles foient , c'eft dequoi chacun elt
convaincu par fa propre expérience, quoi que l'Efprit les contemple avec
diffërens dégrez d'attention. En effet, l'Elprit s'attache quelquefois à
confiderer certains Objets avec une fi grande application , qu'il en examine
les idées de tous cotez , en remarque les rapports & les circonflances , & en
obferve chaque partie fi exactement & avec une telle contention qu'il écar-
te toute autre penfée , & ne prend aucune connoiffance des impreliions or-
dinaires qui fe font alors fur les Sens & qui dans d'autres temps lui auroient
communiqué des perceptions extrêmement fenfibles. Dans d'autres occa-
sions il obferve la fuite des Idées qui fe fuccedent dans fon Entendement,
fans s'attacher particulièrement à aucune ; & dans d'autres rencontres il les
laiffe palier fans presque jetter la vûë deffus , comme autant de vaines om-
bres qui ne font aucune impreflîon fur lui.
ns^enfuit probi. §. 4. Je croi que chacun a éprouvé en foi-méme cette contention ou ce
qu™apenféeért relâchement de l'Efprit lorsqu'il penfê, félon cette diverfité de dégrez qui
ration & non fe rencontre entre la plus forte application & un certain état où il eft fort
#• ' t • Ail O
près de ne penfer a rien du tout. Allez un peu plus avant, & vous trou-
verez l'Ame dans le fommeil, éloignée, pour ainfi dire, de toute fenfation,
& à l'abri des mouvemens qui fe font fur les organes des Sens , & qui lui
caufent dans d'autres temps des idées fi vives & fi fenfibles. Je n'ai pas be-
foin de citer pour cela, l'exemple de ceux qui durant les nuits les plus ora-
geufes dorment profondement fans entendre le bruit du Tonnerre, fans voir
les éclairs, ou fentir le fecouement de laMaifon, toutes chofes fort fenfibles
à ceux qui font éveillez. Mais dans cet état où l'Ame fe trouve aliénée des
Sens, elle conferve iouvent une manière de penfer, foible & fans liaifon
que nous nommons fonger: & enfin un profond fornmeil ferme entièrement
la feene, & met fin à toute forte d'apparences. C'eft, je croi, ce que
presque tous les hommes ont éprouvé en eux-mêmes , de forte que leurs
propres obfervations les conduifent fans peine jusques-là. Il me refte à ti-
rer de là une conféquence qui me paroît affez importante : car puisque l'A-
me peut fenfiblement fe faire différens dégrez de penfée en divers temps,
& quelquefois fe détendre, pour ainfi dire, même dans un homme éveillé,
à un tel point qu'elle n'ait que des penfées foibles & obfcures, qui ne font
pas fort éloignées de n'être rien du tout ; & qu'enfin dans le ténébreux re-
cueillement d'un profond fommeil, elle perd entièrement de vûë toutes
fortes d'idées quelles qu'elles foient, puis, dis-je, que tout cela eft évidem-
ment confirmé par une confiante expérience, je demande, s'il n'eft pas fort
probable, Que h Penfée eji î action, £? non Teffaice de ÏAme, par la raifon
que
l'etfcace de l'Ame.
Des Modes du Tlaijtr & de la Douleur. Liv. IL 175-
que les Opérations des Agents font capables du plus & du moins , mais Chat. XIX.
qu'on ne peut concevoir que les EfTences des chofes foient fujettes à une
telle variation : ce qui foit dit e:i paffant. Continuons d'examiner quel-
ques autres Modes Simples.
CHAPITRE XX. Chai>. XX.
Des Modes du Plaifir & de la Douleur.
fi. I. T"* Ntre les Idées Simples que nous recevons par voye de Senfa- },e *]aiC" ,& '*,
■» IH • o 1 ri ,1 • 11 1 m •/• o î i t-v > r Douleur (ont des
JL» tion o: de Kellexion , celles du Plaifir Ck de la Douleur ne lont idées Simples.
pas des moins confiderables. Comme parmi les Senfations du Corps il y
en a qui font purement indifférentes, & d'autres qui font accompagnées de
plaifir ou de douleur, de même les penfées de l'Efprit font ou indifférentes ,
ou fuivies de plaifir ou de douleur, de fatisfacïion ou de trouble, ou comme
il vous plairra de l'appeller. On ne peut décrire ces Idées , non plus que
toutes les autres idées fimples, ni donner aucune définition des mots donc
on fe fert pour les défigner. La feule chofe qui puiffe nous les faire con-
noître, aulfi bien que les Idées fimples des Sens , c'eft l'Expérience. Car
de les définir par la préfence du Bien ou du Mal , c'efl feulement nous faire
réfléchir, fur ce que nous fentons en nous-mêmes, à l'occafion de diverfes
opérations que le Bien ou le Mal font fur nos Ames, félon qu'elles agilfent
différemment fur nous, ou que nous les confiderons nous-mêmes.
§. 2. Donc les chofes ne font bonnes ou mauvaifes que par rapport au ce que c'eft que
Plaifir, ou à la Douleur. Nous nommons Bien, tout ce qui eit propre le Bien& 'e Mai.
à produire &f à augmenter le plaifir en nous, eu à diminuer & alregir la dou-
leur; ou bien, à nous [recurer eu conferiur lapoffejjicn de tout autre Bit h, eu
Vabfence de quelque Mal, que ce foit. Au contraire, nous appelions Mal,
ce qui eft propre à produire ou augmenter en nous quelque douleur, eu à dimi-
nuer quelque plaifir que ce foit; ou bien, à nous caufer du mal, ou à nous pri-
ver de quelque bien que ce foit. Au refte, je parle du Plaifir & de la Douleur
comme appartenant au Corps ou à l'Ame fuivant la diilinétion qu'on en fait
communément, quoique dans la vérité ce ne foient que différens états de
l'Ame, produits quelquefois par le défordre qui arrive dans le Corps, &
quelquefois par les penfées de l'Efprit.
§. 3. Le Plaifir & la Douleur, ik ce qui les produit, favoir, le Bien & Le Bien & leMai
le Mal, font les pivots fur lesquels roulent toutes nos Pallions, dont nous ,rment no' P»f-
■ r, .. " , . , , ,. ''°ns en mou>«.
pourrons alternent nous lormerdes idées, fi rentrant en nous-mêmes nous ment,
obfervons comment le Plaifir & la Douleur agiiîent fur notre Ame fous difie-
rens égards; quelles modifications ou dispositions d'Efprit, & quelles fen-
fations intérieures, fi j'ofe ainfi parler, ils produifent en nous.
§. 4. Ainfi , en refiechiffant fur le plaifir, qu'une chofe préfente ou abfente îrf iu* c'eft 1ue
1 * 1 ~ I r 1 AïliouJ»
peut produire en nous, nous avons l'idée que nous appelions Jmiur. Car
lorsque quelqu'un dit en Automne, quand il y a des Raifins, ou au Prin-
temps
17 6 'Des Modes du Plaiftr
Chap. XX. temps qu'il n'y en a point, qu'il les aime, il ne veut dire autre chofe,
finon que le goût des Raifins lui donne de plaifir. Mais fi l'altération
de fa fanté ou de fa conflitution ordinaire lui ôte le plaifir qu'il trou-
voit à manger des Raifins , on ne pourra plus dire de lui qu'il les
aime.
LiHïinc. g. 5. Au contraire la réflexion du desagrément ou de la douleur
qu'une chofe préfente ou abfente peut produire en nous , nous donne
J'idée de ce que nous appelions Haine. Si c'étoit ici le lieu de porter
mes recherches au delà des fimples idées des Paflions , entant qu'elles
dépendent des différentes modifications du Plaifir & de la Douleur, je
remarquerais que l'Amour & la Haine que nous avons pour les chofes
inanimées & infenfibles , font ordinairement fondées fur le plaifir & la
douleur que nous recevons de leur ufage, & de l'application qui en eft
faite fur nos Sens de quelque manière que ce foit , bien qne ces chofes
foient détruites par cet ufage même. Mais la Haine ou l'Amour qui
ont pour objet des Etres capables de bonheur ou de malheur , c'eft fou-
vent un déplaifir ou un contentement que nous fentons en nous, pro-
cédant de la confideration même de leur exiftence ou du bonheur dont
ils jou'ïffent. Ainii, l'exiftence & la profperité de nos Enfans ou de nos
Amis, nous donnant conflamment du plaifir, nous difons que nous les
aimons conflamment. Mais il fuffit de remarquer que nos idées $A-
tnour & de Haine ne font que des dispofitions de l'Ame par rapport au
Plaifir & à la Douleur en général, de quelque manière que ces difpofi-
tions foient produites en nous,
te Defii, §. 6. L' Inquiétude (1) qu'un homme reffent en lui-même pour l'abfence
d'une chofe qui lui donneroit du plaifir fi elle étoit préfente , c'eft ce
qu'on nomme Deftr , qui eft plus ou moins grand, félon que cette in-
quiétude eft plus ou moins ardente. Et ici il ne fera peut-être pas in-
utile de remarquer en paffant , que Y Inquiétude eft le principal , pour ne
pas dire le feul aiguillon qui excite l'induftrie & l'activité des hommes.
Car quelque Bien qu'on propofe à l'Homme , fi l'abfence de ce Bien
n'eft fui vie d'aucun déplaifir, ni d'aucune douleur, & que celui qui en
eft privé, puifle être content & à fon aife fans le poffeder, il ne s'a-
vifè pas de le defirer, & moins encore de faire des efforts pour en jouir.
(i~)UneaJînejf, c'eft le mot Anglois dont l'Ait- qu'on le verra imprimé en Italique, car c'eft
teur fe fertda'ns cet endroit & que je rends par ainfi que j'ai eu foin de l'écrire .toutes les fois
celui & inquiétude , qui n'exprime pas précifé- qu'il fe prend dans le fens que je viens d'expli-
ment la même idée. Mais nous n'avons point, quer. Cet Avis eft fur tout néceffaire par rap-
à mon avis, d'autre terme en François qui en port au chapitre hrivant, où l'Auteur raifonne
approche de plus près. Par uneafineff l'Auteur beaucoup fur cette efpèce à' Inquiétude Car ii
entend Xétat d'un h:mme qui n'eft pas à. fon ai- l'on n'attachoit pas à ce mot l'idée que je viens
fe, le manque d'ùkw de tranquillité dans l'A- démarquer, il ne feroit pas poffible de com-
me , qui à cet égard eft purement pailive. De prendre exactement les matières qu'on traite
forte que fi l'on veut bien entrer dans la penfée dans ce chapitre , & qui font des plus impor-
de l'Auteur , il faut néceffairement attacher tantes 8i des plus délicates de tout l'Ouvrage,
toujours cette idée au mot ûinauiétudt lors-
& de la Douleur. Liv. II. 177
Il ne font pour cette efpèce de Bien qu'une pure velléité , terme qu'on cm- Cir ap XX
ployé pour lignifier le plus bas degré du Defir, & ce qui approche le plus
•de cet état où fe trouve l'Ame à l'égard d'une chofè qui lui eil tout-à-fait
indifférente, & qu'elle ne défire en aucune manière, lors que le déplailir
que caufe l'abièncâ d'une chofe eft l] peu confiderable, & l\ mince, pour
ainfi dire, qu'il ne porte celui qui en eft privé, qu'à former quelques toi-
bles fouhaits fans fe mettre autrement en peine d'en rechercher lapofTeffion.
'L.ç.Defir eft encore éteint ou rallenti par l'opinion où l'on eft, que le Bien
fouhaité ne peut être obtenu, à proportion que l'inquiétude de l'Ame eft
diffipée, ou diminuée par cette confideration particulière. C'eft une re-
flexion qui pourrait porter nos penfées plus loin , fi c'en étoit ici le lieu.
g. 7. La J oye eft un plaifir que l'Ame relient, lorsqu'elle confidere la La joye.'
poflèffion d'un Bien préfent ou futur, comme affùrée ; & nous fournies en
poffeffion d'un Bien, lorsqu'il efbde telle forte en notre pouvoir, que nous
pouvons en jouïr quand nous voulons. Ainfi un homme à demi-mort ref-
fent de la joye lorsqu'il lui arrive du fecours, avant même qu'il ait le plailir
d'en éprouver l'effet. Et un Père à qui la profperité de fes Enfans donne
-de la joye, eft en poffeffion de ce Bien, aufîi long-temps que fes Enfans
font dans cet état: car il n'a befoin que d'y penfer pour fentir du plailir.
g. 8. La 'trifleffe eft une inquiétude de l'Ame, lorsqu'elle penfe à un Bien La Triftefle.
perdu, dont elle aurait pu jouir plus long-temps, ou quand elle eft tour-
mentée d'un mal actuellement préfent.
g, 9. L'Efperance eft ce contentement de l'Ame que chacun trouve en L'Efperance.
foi-même lorsqu'il penfe à la jouïflance qu'il doit probablement avoir, d'u-
ne chofe qui eft propre à lui donner du plaifir.
g. 10. La Crainte eft une inquiétude de notre Ame , lorsque nous penfons u crainte.
à un Mal futur qui peut nous arriver.
g. 11. Le Dcjefpoir eft la penfée qu'on a qu'un Bien ne peut être obte- te Defefpoù.
nu : penfée qui agit différemment dans PEfprit des hommes , car quelque-
fois elle y produit l'inquiétude, & l'affliction ; & quelquefois, le repos &
l'indolence.
g. 12. La Colère eft cette inquiétude ou ce defordre que nous reffentons Lî Col««-
après avoir reçu quelque injure ; & qui eft accompagné d'un defir préfent
de nous vanger.
g. 13. V Envie eft une inquiétude de l'Ame, caufée par la confideration L'Envie,
d'un Bien que nous defirons ; lequel eft pofîedé par une autre perfonne ,
qui, à notre avis , n'aurait pas du l'avoir préferablement à nous.
g. 14. Comme ces deux dernières Paffions, Y Envie & la Colère , ne font Quelle» Pâmons
pas Amplement produites en elles-mêmes par la Douleur, ou par le Plaifir, touTteHomrnes.
mais qu'elles renferment certaines confiderations de nous-mêmes & des au-
tres, jointes enfemble , elles ne fe rencontrent point dans tous les Hommes,
parce qu'ils n'ont pas tous cette eftime de leur propre mérite, ou ce defir
de vangeance , qui font partie de ces deux Paffions. Mais pour toutes les ■
autres qui fe terminent purement à la Douleur & au Plaifir , je croi qu'el-
les fe trouvent dans tous les hommes; car nous aimons , nous defirons , nous
nous réjouijjfons ,nous ejperons, feulement par rapport au Plailir; au contraire
Z c'eft
Chap.XX.
Ce que c'eft que
le Plaiiir 8c la
Douleur,
La Honte.
Ces Exemples
peuvent fervii à
montrer comment
les idées des Paf-
lions nous vien-
nent paiSenfition
& pai Réflexion.
178 T>es Modes du Pîai/îr & de la Douleur. Liv. II.
c'eft uniquement en vûë de la Douleur que nous haïjfons , que nous craignons,
&que nous nous affligeons, & ces Pallions ne font produites que par les. cho-
fes qui paroifTent être les caufes du Plaiiir & de la Douleur, de forte que le
Plaiiir ou la Douleur s'y trouvent joints d'une manière ou d'autre. Ainfi ,
nous étendons ordinairement notre haine fur le fujet qui nous a caufé de la
douleur, du moins fi c'eft un Agent fenfible, ou volontaire, parce que la
crainte qu'il nous laifie, eft une douleur confiante. Mais nous n'aimons
pas fi conftamment ce qui nous a fait du bien, parce que le Plaiiir n'agit
pas fi fortement fur nous que la Douleur ; & parce que nous ne fommes pas
fi dispofez à efperer qu'une autre fois il agira fur nous de la même maniè-
re : mais cela foit dit en paflant.
§. 15. Je prie encore un coup mon Lefteur de remarquer, que j'entens
toujours par Plaifir & Douleur, par contentement & inquiétude , non feu-
lement un plaifir & une douleur qui viennent du Corps, mais quelque ef-
pèce de fatisfaftion & $ inquiétude que nous fentions en nous-mêmes, foit
qu'elles procèdent de quelque Senfation, ou de quelque Reflexion , agréa-
ble ou desagréable.
§. 16. Il faut confiderer, outre cela, que par rapport aux Parlions, l'é-
loignement ou la diminution de la Douleur eft coniideré & agit effective-
ment comme Plaifir; & que la privation ou la diminution d'un plaifir eft
confiderée & agit comme douleur.
§. 17. On peut remarquer aufli, que la plupart des Pallions font en plu-
fieurs perfonnes des impreffions fur le Corps , <Sc y caufent diverfes altéra-
tions. Mais comme ces altérations ne font pas toujours fenfibles , elles ne
font point une partie néceflaire de l'Idée de chaque paffion. Car par
exemple, h Honte, qui eft une inquiétude de l' Ame , qu'on reffent quand
on vient à confiderer qu'on a fait quelque chofe d'indécent , ou qui peut
diminuer l'eftime que les autres font de nous, n'eft pas toujours accom-
pagnée de rougeur.
\ 18. Je ne voudrais pas au refie qu'on allât s'imaginer que je donne ce-
ci pour un Traité des Pallions. Il y en a beaucoup plus que celles que je
viens de nommer , & chacune de celles que j'ai indiquées, auroit befoin
d'être expliquée plus au long, & d'une manière beaucoup plus exacte. Mais
ce n'eft pas mon deflein. Je n'ai propofé ici celles qu'on vient de voir,
que comme des exemples de Modes du Plaiiir & de la Douleur , qui reful-
tent en nous de différentes confiderations du Bien& du Mal. Peut-être
aurois-je pu propofer d'autres Modes de Plaifir & de Douleur plus fimples
que ceux-là, comme l'inquiétude que caufe la faim & la foif, & le plaifir
de manger & de boire qui fait ceffbr ces deux premières Senfations, la dou-
leur qu'on fent quand on a les dents agacées, le charme de la Mufique, le
chagrin que caufe un ignorant chicaneur , & le plaifir que donne la conver-
fation raifonnable d'un Ami , ou une étude bien réglée qui tend à la recher-
che & à la découverte de la Vérité. Mais comme les Pallions nous inte-
reflent beaucoup plus, j'ai mieux aime prendre de là des exemples, pour
faire voir comment les idées que nous en avons, tirent leur origine de la
Senfation & de la Reflexion.
CHA-
De fa Puiffance. Liv. II. 179
CHAPITRE XXI. Ciiap.XXI.
De la Puiffance.
§. 1. ¥ 'Esprit étant inflruit tous les jours, parle moyen des Sens, comment nou»
'-'de l'altération des Idées fimples, qu'il remarque dans les chofes deAaTa'îf ni"
extérieures ; & obfervant comment une chofe vient à finir & ceffer d'être,
& comment une autre, qui n'étoit pas auparavant, commence d'exifter;
refiéchiffant , d'autre part, fur ce qui fe pafie en lui-même, & voyant un
perpétuel changement de Tes propres Idées , caufé quelquefois par l'impref-
lîon des Objets extérieurs fur fes Sens, & quelquefois par la détermination
de fon propre choix, & concluant de ces changemens qu'il a vu arriver fi
conflamment, qu'il y en aura, à l'avenir, de pareils dans les mêmes cho-
fes, produits par de pareils 'Agents & par de femblables voyes, il vient à
confiderer dans une chofe , la poflibilité qu'il y a qu'une de fes Idées fim-
ples foit changée , & dans une autre , la poflibilité de produire ce change-
ment ; & par-là l'Efprit fe forme l'idée que nous nommons Puiffance.
Ainfi, nous difons, que le Feu a la puiffance de fondre l'Or, c'eft-à-dire,
de détruire l'union de fes parties infenfibles, & par conféquent fa dureté,
& par-là de le rendre fluide ; & que l'Or a la puiffance d'être fondu : Que
le Soleil a la puiffance de blanchir la Cire , & que la Cire a la puiffance
d'être blanchie par le Soleil, qui fait que la Couleur Jaune eft détruite, &
que la Blancheur exifte en fa place. Dans ces cas & autres femblables,nous
confiderons la Puiffance par rapport au changement des Idées qu'on peut
appercevoir ; car nous ne faurions découvrir qu'aucune altération ait été
faite dans une chofe, ou que rien y ait opéré fi ce n'eftpar un changement
remarquable de fes Idées fenfibles ; & nous ne pouvons comprendre qu'au-
cune altération arrive dans une chofè , qu'en concevant un changement de
quelques-unes de fes Idées.
%.. 2. A prendre la chofe dans ce fens-là, il y a deux fortes de puiffances, Puiflànce aait-ê
1 une capable de produire ces changemens, 1 autre d en recevoir: on peut
appeller la première Puiffance vîtlive, & l'autre Puiffance Paffive. De fa-
voir Si la Matière n'eft pas entièrement deftituée de Puiffance atlive, com-
me Dieu fon Auteur efl fans contredit au deffus de toute Puiffance paffîve,
& Si les Efprits créez, qui font entre la Matière & Dieu, ne font pas les
feuls Etres capables de la Puiffance aclive & pajjïve, c'eft une chofe qui méri-
terait affez d'être examinée. Je ne prétens pas entrer ici dans cette recherche,
mon delfein étant à préfent de voir comment nous acquérons l'idée de la Puif-
fance, & non d'en chercher l'origine. Mais puisque les Puiffances aclives font
une grande partie des Idées complexes que nous avons des Subfiances natu-
relles , (comme nous le verrons dans la fuite) & que je les fuppofe aclives
pour m'accommoder aux notions qu'on en a communément, quoi qu'elles
ne le foient peut-être pas auiii certainement que notre Eiprit décilif efl
Z 2 prompt
i8c De la Puijfance. Liv. II.
Chap. XXI. prompt à fe le figurer, je ne croi pas qu'il foit mal d'avoir fait fentir par
cette reflexion jettée ici en paffant, qu'on ne peut avoir l'idée la plus claire
de ce qu'on nomme Puijfance aclive qu'en s'élevant jufqu'à la confideration
deDiEU & des Efprits.
La Puiflance §. 3. J'avoûë que la Puijfance renferme en foi quelque efpèce de
^ae'iSation.61 relation à l'action , ou au changement Et. dans le fond à examiner les
chofes avec foin, quelle idée avons-nous, de quelque efpèce qu'elle foit,
qui n'enferme quelque relation? Nos Idées de l'Etendue',, de la Durée &
du Nombre, ne contiennent-elles pas toutes en elles-mêmes un fecret rap-
port de parties? La même chofe fe remarque d'une manière encore plus vi-
iible dans la Figure & le Mouvement. Et les Qualitez fenfibles, comme
les Couleurs, les Odeurs, &c. que font-elles que des Puijfances de diffé-
rens Corps par rapport à notre Perception , &c ? Et fi l'on les eonfidere
dans les chofes mêmes, ne dépendent-elles pas de la groffeur, . de la figure,
de la contexture, &du mouvement des parties, ce qui met une efpèce de
rapport entre elles? Ainli, notre Idée de h Puijfance peut fort bien être pla-
cée, à mon avis, parmi les autres Idées fimples, & être confiderée com-
me de la même efpèce , puifqu'elle efl du nombre de celles qui compofent
en grand' partie nos Idées complexes des Subfiances , comme nous aurons
occalion de le faire voir dans la fuite.
La plus claire §• 4. Il n'y a prefque point d'efpèce d'Etres fenfibles, qui ne nous four-
ffncc'^ti'v/1"^ m^e amplement l'idée de la Puijfance paffîve ; car ne pouvant nous empêcher
nous vient de d'obferver dans la plupart, que leurs Qualitez fenfibles & leurs Subftances
Ep"t- mêmes font dans \mflux continuel, c'efl avec raifon que nous confiderons
ces Etres comme conftamment fujets au même changement. Nous n'avons
pas moins d'exemples de la Puijfance aclive , qui eft ce que le mot de, Puij-
fance emporte plus proprement: car quelque changement qu'on obferve»
l'Efprit en doit conclurre qu'il y a, quelque part, une Puiflance capable de
faire ce changement, auiîi bien qu'une difpofition dans la chofe même aie
recevoir. Cependant , fi nous y prenons bien garde , les Corps ne nous
fournifient pas, par le moyen des Sens, une idée 11 claire & fi diftinéte de
la Puijfance aclive, que celle que nous en avons par les reflexions que nous
faifons fur les opérations de notre Efprit. Comme toute PuilTance a du
rapport à l'Action; & qu'il n'y a, je croi, que deux fortes d'Actions dont
nous ayions d'idée, favoir Penjer, & Mouvoir, voyons d'où nous avons
l'idée la plus diftincle des Puifjances qui produifent ces Actions. I. Pour
ce qui efl de la P en fée , le Corps ne nous en donne aucune idée ; & ce n'eft
que par le moyen de la Réflexion que nous l'avons. II: Nous n'avons pas
non plus , par le moyen du Corps , aucune idée du commencement du Mou-
vement. Un Corps en repos ne nous fournit aucune idée d'une Puijfance
aclive capable de produire du Mouvement. Et quand le Corps lui-mê-
me eft en mouvement, ce mouvement eft dans le Corps une paffion
plutôt qu'une Action, car lorfqu'une boule de Billard cède au choc du~Bâr
ton , ce n'eft point une action de la part de la boule , mais une fimple paffion.
De même, lorfqu'elle vient à pouffer une autre boule qui fe trouve furfon
chemin, & la met en mouvement, elle ne fait que lui communiquer le
mouve-
De la Puiffance. Liv. II. x8i
mouvement qu'elle avoit reçu, & en perd tout autant que l'autre en re- Cil ap. XXT.
çoit ; ce qui ne nous donne qu'une idée fort obfcure d'une Puiffance atlive
de mouvoir qui foit dans le Corps, puifque dans ce cas nous ne voyons au-
tre chofe qu'un Corps qui transfère le mouvement , fans le produire en au-
cune manière. C'eft, dis-je, une idée bien obfcure de la Puiffance que
celle qui ne s'étend point jufqu'à la production de l'Action, mais eft une
fimple continuation de Pafiion. Or tel eft le Mouvement dans un Corps
pouflé par un autre Corps, car la continuation du changement qui eft pro-
duit dans ce Corps, du repos au mouvement, n'eft non plus une action,
que l'eft la continuation du changement de figure, produit en lui parl'im-
preffion du même coup. Quant à l'idée du commencement du Mouvement,
nous ne l'avons que par le moyen de la reflexion que nousfaifons fur ce qui
fe pafTe en nous-mêmes , lorfque nous voyons par expérience qu'en voulant
Amplement mouvoir des parties de notre Corps , qui étoient auparavant en
repos , nous pouvons les mouvoir. De forte qu'il me femble que l'opéra-
tion des Corps que nous obfervons par le moyen des Sens , ne nous donne
qu'une idée fort imparfaite & fort obfcure d'une Puiffance aflive; puifque
les Corps ne fauroient nous fournir aucune idée en eux-mêmes de la puiffan-
ce de commencer aucune action, foit penfée, foit mouvement. Mais fi
quelqu'un penfe avoir une idée claire de la Puiffance , en obfervant que les
Corps fe pouffent les uns les autres, cela fert également à mon deffein;
puifque la Senfation eft une des voyes par où l'Efprit vient à acquérir des
Idées. Du refte, j'ai crû qu'il étoit important d'examiner ici en paffant ,
fi l'Efprit ne reçoit point une idée plus claire & plus diftincte de la Puiffam
a aclive, par la reflexion qu'il fait fur fes propres opérations, que par au-
cune fenfation extérieure.
g. 5. Une chofe qui du moins eft évidente , à mon avis , c'eft que nous La vwonré &
trouvons en nous-mêmes la puiffance de commencer ou de ne pas commen- f™7deux"emf-
cer, de continuer ou de terminer plufieurs actions de notre Efprit, & plu^ fcnces.
fleurs mouvemens de notre Corps, & cela Amplement par une penfée ou
un choix de notre Efprit, qui détermine & commande, pour ainfi dire,
que telle ou telle action particulière foit faite , ou ne foit pas faite. Cette
Puiffance que notre Efprit a de difpofer ainfi de la préfence ou de l'abfence
d'une idée particulière, ou de préférer le mouvement de quelque partie du
Corps au repos de cette même partie, ou de faire le contraire, c'eft ce que
nous appelions Volonté. Etl'ufage actuel que nous faifons de cette Puiffan-
ce, en produifant, ou en ceffant de produire telle ou telle action, c'eft ce
qu'on nomme Volit'ion. La ceffation ou la production de l'action qui fuit
d'un tel commandement de l'Ame, s'appelle volontaire ; & toute action qui
eft faite fans une telle direction de l'Ame, fe nomme involontaire. La
Puiffance d'appercevoir eft ce que- nous appelions Entendement ; & la Per-
ception que nous regardons comme un Acte de l'Entendement peut être
diftinguée en trois efpèces. 1. Il y a la Perception des Idées dans notre Ef-
prit. 2. La Perception de la fignification des Signes. 3. La Perception
de la liaifon ou oppofition, de la convenance ou difconvenance qu'il y a en-
tre quelqu'une de nos Idées. Toutes ces différentes Perceptions font attri-
Z 3 buées.
i8r De la Puiffance. Liv II.
jj'
Chap. XXL buées à l'Entendement ou à la PuifTance d'appercevoir que nous Tentons en
nous-mêmes, quoi que l'Ufage ne nous permette d'appliquer le mot dV«-
tendre^ qu'aux deux dernières feulement.
g. 6. Ces PuifTances que l'Ame a d'appercevoir, & de préférer une cho-
fe à une autre, font ordinairement désignées par d'autres noms; & Ton dit
communément , que l'Entendement & la Volonté font deux Facultez de l'A-
me. Ces mots font affez commodes , fi l'on s'en fèrt comme on devroit fe
fervir de tous les mots , de telle manière qu'ils ne fuTent naître aucune con-
fufion dans l'Efprit des hommes : précaution qu'on a ici un peu négligée ,
en fuppofant , comme je foupçonne qu'on a fait , que ces Mots fignifient
quelques Etres réels dans l'Ame , lefquelsproduifent les actes d>»/e#^'<?& de
•vouloir. Car lorfque nous difons que h Volonté efl cette Faculté fupérieur$
de ï Ame qui règle & ordonne toutes cbofes , quelle efi ou n'efi pas libre, quelle
détermine les Facultez inférieures, quelle fuit le dièlamen de /'Entendement,
&c. quoi que ces expreffions& autres femblables puilTent être entendues en
un fens clair & diflinct par ceux qui examinent avec attention leurs propres
Idées , & qui règlent plutôt leurs penfées fur l'évidence des chofes que fur
le fon des mots ; je crains pourtant que cette manière de parler des Fa-
cultez de l'Ame, n'aît fait venir à plufieurs perfonnes l'idée confufe d'au-
tant d'Agents qui exiflent diflinctement en nous , qui ont différentes fonc-
tions & différens pouvoirs , qui commandent , obeïifent , & exécutent di-
verfes chofes, comme autant d'Etres diflincls, ce qui a produit quantité
de vaines difputes , de difcours obfcurs & pleins d'incertitude fur les Queflions
qui fe rapportent à ces différens Pouvoirs de l'Ame.
d'où nous vien- §. 7. Chacun , je penfe , trouve en foi-même la Puijfance de commencer
2 -la '!!*»"& différentes actions, ou de s'en abftenir , de les continuer ou de les terminer.
di u Nec/jptt. Et c'efl la confideration de l'étendue de cette Puijfance que l'Ame a fur les
Actions de l'Homme, &que chacun trouve en foi-meme, qui nous fournit
l'idée de la Liberté & de la NéceJJïté.
teLikrtf. quC §• 8- Toutes les Actions dont nous avons quelque idée, fe réduifèntàces
deux, mouvoir, & penfer , comme nous l'avons déjà remarqué. Tant qu'un
Homme a la puiffance de penfer ou de ne pas penfer, de mouvoir ou de ne
pas mouvoir, conformément à la préférence ou au choix de fon propre Ef-
prit, jufque-là il efl Libre. Au contraire, lorfqu'il n'eftpas également au
pouvoir de l'Homme d'agir ou de ne pas agir, tant que ces deux chofes ne
dépendent pas également de la préférence de fon Efprit qui ordonne l'une
ou l'autre, à cet égard l'Homme n'efi point Libre, quoi que peut-être
l'action qu'il fait, foit volontaire. Ainfi l'idée de la Liberté dans un certain
Agent c'efl l'idée de la Puiffance qu'a cet Agent de faire ou de s'abflenir de
faire une certaine action, conformément à la détermination de fon Efprit en
vertu de laquelle il préfère l'une à l'autre. Mais lorfque l'Agent n'a pas le
pouvoir de faire l'une de ces deux chofes en conféquence de la détermination
actuelle de fa Volonté, que je nomme autrement volition , il n'y a, dans ce
cas-là, plus de Liberté ; & l'Agent efl néceffité à cet égard. D'où il s'en-
fuit que là où il n'y a ni penfée, ni volition, ni volonté , il ne peut y. avoir
de Liberté, mais que la penfée, la volonté & la volition peuvent fe trouver
où
De la Puiffance. L i v. 1 1. i S 3
où il n'y a point de Liberté. Il ne faut que faire un peu de reflexion fur Chap. XXI.
un ou deux exemples familiers , pour être convaincu de tout cela d'une ma-
nière évidente.
S. p. Perfonne ne s'eft encore avifé de prendre pour un Agent Libre une L3,T-^"té &?•
t. 11 /• • ) 11 r • . • • ' fp- P°'e 1 Entende-
Balle, foit qu elle foit en mouvement après avoir ete pouilee par une ra- ment &u vo-
quette, ou qu'elle foit en repos. Si nous en cherchons la raifon, nous trou- Iomc•
verons que c'eft parce que nous ne concevons pas qu'une Balle penfe ; ni
qu'elle ait, par conféquent, aucune volition qui lui fafTe préférer le mou-
vement au repos , ou le repos au mouvement. D'où nous concluons qu'el-
le n'a point de Liberté, qu'elle n'eft pas un Agent Libre. Aufîi regardons-
nous fon mouvement & fon repos fous l'idée d'une chofe néceffaire , & nous
l'appelions ainfi. De même, un Homme venant à tomber dans l'Eau, par-
ce qu'un Pont fur lequel il marchoit , s'eft rompu fous lui , n'a point de li-
berté , & n'eft pas un Agent libre à cet égard. Car quoi qu'il aît la voli-
tion, c'eft-à-dire qu'il préfère de ne pas tomber à tomber, cependant com-
me il n'eft pas en fa puiffance d'empêcher ce mouvement, la ceffation de
ce mouvement ne fuit pas fa volition; c'eft pourquoi il n'eft point libre dans
ce cas-là. Il en eft de même d'un homme qui fe frappe lui-même , ou qui
frappe fon Ami, par un mouvement convullif de fon Bras, qu'il n'eft pas
en fon pouvoir d'empêcher ou d'arrêter par la direction de fon Efprit: per-
fonne ne s'avife de penfer qu'un tel homme foit libre à cet égard, mais on
le plaint comme agiffant par néceflité & par contrainte.
§. 10. Autre exemple: Suppofons qu'on porte un homme, pendant ta tiberte' n'ap.
qu'il eft dans un profond fommeil, dans une Chambre où il y ait une per- pâment pas à la
fonne qu'il lui tarde fort de voir & d'entretenir, &que l'on ferme à clef la
porte fur lui, de forte qu'il ne foit pas en fon pouvoir de fortir. Cet hom-
me s'éveille, & eft charmé de fe trouver avec une perfonne dont il fouhai-
toit fi fort la compagnie, & avec qui ildemeureavec plaifir, aimant mieux
être là avec elle dans cette Chambre que d'en fortir pour aller ailleurs : je
demande s'il ne refte pas volontairement dans ce Lieu-là? Je ne penfe pas que
perfonne s'avife d'en douter. Cependant, comme cet homme eft enfermé
à clef, il eft évident qu'il n'eft pas en liberté de ne pas demeurer dans cette
Chambre , & d'en fortir s'il veut. Et par conféquent , la Liberté n'eft pas
une idée qui appartienne à h volition, ou à la préférence que notre Efprit
donne à une aftion plutôt qu'à une autre, mais à la Perfonne qui a la puif-
fance d'agir ou de s'empêcher d'agir, félon que fon Efprit fe déterminera à
l'un ou à l'autre de ces deux partis. Notre Idée delà Liberté s'étend auffi
loin que cette Puiflance, mais elle ne va point au delà. Car toutes les fois
que quelque obftacle arrête cette Puiffance d'agir ou de ne pas agir, ou que
quelque force vient à détruire l'indifférence de cette puiffance, il n'y a plus
de Liberté ; & la notion que nous en avons , difparoit tout aufli-tôt.
§. 1 1. C'eft dequoi nous avons affez d'exemples dans notre propre Corp?,
& fouvent plus que nous ne voudrions. Le Cœur d'un homme bat, &
fon fang circule, fans qu'il foit en fon pouvoir de l'empêcher par aucune
penfée ou volition particulière ; il n'eft donc pas un Agent libre par rapport
à ces mouvemens dont la ceiîation ne dépend pas de fon choix & ne fuit
point
184 Ve la Tmfanct. L i v. IL
Chap. XXI. point la détermination de fon Efprit. Des mouvemens convulfifs agitent
fes jambes , de forte que, quoi qu'il veuille en arrêter le mouvement, il ne
peut le faire par aucune puiffance de fon Efprit, ces mouvemens convulfifs
le contraignant de darder fans interruption, comme il arrive dans la maladie
qu'on nomme Chorea Santli Viti. Il eli tout vifible que bien loin d'être en
liberté à cet égard, il eft dans une auffi grande nécelfité de fe mouvoir,
qu'une pierre qui tombe, ou une Balle pouffée par une Raquette. D'un
autre côté , la Paralyfie empêche que fes Jambes n'obeïlfent à la détermina-
tion de fon Efprit, s'il veut s'en fervir pour porter fonCorpsdans un autre
Lieu. La Liberté manque dans tous ces cas, quoi que dans un Paralyti-
que même ce fort une chofe volontaire de demeurer alfis , tandis qu'il préfè-
re d'être affis à changer de place. Volontaire n'eft donc pas oppofé à Né-
cej/'aire, mais à Involontaire, car un homme peut préférer ce qu'il veut faire,
à ce qu'il n'a pas la puiifance de faire: il peut préférer l'état où il eft, à
fabfence ou au. changement de cet état, quoi que dans le fond la néceflité
l'ait réduit à ne pouvoir changer.
«meVi-V eft §' I2- -M en e^ ^es penses de l'Efprit comme des mouvemens du Corps.
Lorfqu'une penfée eft telle que nous avons la puiffance de l'éloigner ou de
la conferver , conformément à la préférence de notre Efprit , nous fournies
en liberté à cet égard. Un homme éveillé étant dans la nécellité d'avoir
conftamment quelques idées dans l'Efprit, n'eft non plus libre de penfer
ou de ne pas penfer, qu'il eft en liberté d'empêcher ou de ne pas
empêcher que fon Corps touche ou ne touche point aucun' autre
Corps. Mais de tranfporter fes penfées d'une idée à l'autre, c'eft ce qui
eft fouvent en fa difpofition; & en ce cas-là, il eft auffi libre par rapport
à fes Idées, qu'il l'ell par rapport aux Corps fur lefquels il s'appuye, pou-
vant fe tranfporter de l'un fur l'autre comme il lui vient en fantaifie. 11 y
a pourtant des Idées, qui comme certains Mouvemens du Corps, font tel-
lement fixées dans l'Efprit, que dans certaines circonftances on ne peut les
éloigner quelque effort qu'on faffe pour cela. Un homme à la torture n'eft
pas en liberté de n'avoir pas l'idée de la douleur , & de l'éloigner en s'atta-
chant à d'autres contemplations. Et quelquefois une violente paffion agit
fur notre Efprit , comme le vent le plus furieux agit fur nos Corps , fans
nous laiffer la liberté de penfer à d'autres choies auxquelles nous aime-
rions bien mieux penfer. Mais lorfque l'Efprit reprend la puiffance d'ar-
rêter ou de continuer , de commencer ou d'éloigner quelqu'un des
mouvemens du Corps ou quelqu'une de fes propres penfées, félon qu'il
juge à propos de préférer l'un à l'autre , dès lors nous le confiderons comme
un Agent libre,
ce que c'eft que g. 13. La Néceffïté a lieu par-tout où la penfée n'a aucune part, ou bien
u Neceffite. par-tout où ne fe trouve point la puiffance d'agir ou de ne pas agir en confé-
quence d'une direction particulière de l'Efprit. Lorfque cette néceffité fe
trouve dans un Agent capable de -volition , & que le commencement ou la
continuation de quelque Action eft contraire à cette Préférence de fon Efprit,
je la nomme Contrainte; & lorfque l'empêchement ou la ceffation d'une
Action, eft contraire à la volition de cet Agent , qu'on me permette de l'ap-
peller
De la Puiffance. L i ?. 1 1. 1 8 $
peller(i) Cobibitio». Quant aux Agents qui n'ont abfolument ni pcnfée ni Chap. XXI.
volition , ce font des Agents néceffaires à tous égards.
§. 14. Si cela eft ainfi, comme je lecroi; qu'on voye, fi, en prenant n'apparia* pa
la chofe de cette manière , l'on ne pourroit point terminer la Queftion agi- à u volonté,
tée depuis fi long-temps, mais trés-abfurde, à mon avis, puifqu'elle eft
inintelligible, Si la volonté de l 'homme eft libre, ou non. Car de ce que je
viens de dire, il s'enfuit nettement , fi je ne me trompe , que cette Queftion
confiderée en elle-même , eft très-mal conçue , & que demander à un hom-
me fi fa volonté eft libre, c'eft tomber dans une aulîi grande abfurditè, que
fi l'on lui demandoity? [on fommeil eft rapide, ou fa vertu quarrée; parce
que la Liberté peut être auffi peu appliquée à la Volonté, que la rapidité
du mouvement au Sommeil, ou la figure quarrée à la Vertu. Tout le mon-
de voit l'abfurdité de ces deux dernières Queftions ; & qui les entendroit
propofer ferieufement , ne pourroit s'empêcher d'en rire : parce que chacun
voit fans peine, que les modifications du Mouvementn'appartiennentpoint
au Sommeil, ni la différence de figure à la Vertu. Je croi de même, que '
quiconque voudra examiner la chofe avec foin, verra tout aufli clairement,
que la Liberté qui n'eft qu'une Puiffance, appartient uniquement à des A-
gents, & ne fauroit être un attribut ou une modification de la Volonté, qui
n'eft elle-même rien autre chofe qu'une Puiffance.
§. 15. La difficulté d'exprimer par des fons les actions intérieures de DelaPi/ftw,
l'Efprit, pour en donner par-là des Idées claires aux autres, eft fi grande,
que je dois avertir ici mon Lecleur, que les mots ordonner, diriger, c'soiftr,
préférer, &c. dont je me fuis fervi dans cette rencontre, ne font pas com-
prendre affez diftin&ement ce qu'il faut entendre par volition, à moins que
ceux qui liront ce que je dis ici , ne prennent la peine de réfléchir fur ce
qu'ils font eux-mêmes quand ils veulent. Par exemple, le mot de préféren-
ce qui femble peut-être le plus propre à exprimer l'acle de la volition, ne
l'exprime pourtant pas précifément: car quoi qu'un homme préférât de voler
à marcher, on ne peut pourtant pas dire qu'il veuille jamais voler. La Vo-
lition eft vifiblement un Able de ÏEfprit exerçant avec conmijfance , V empire
qu'il fuppofe avoir fur quelque partie de l'Homme pour rappliquer à qu Ique
action particulière , ou pour 1 en détourner. Et qu'eft-ce que la Volonté finon
la Faculté de produire cet Acle? Et cette Faculté n'eft en effet autre
chofe que la Pui flance que notre Efprit a de déterminer fes penfées à la produc-
tion, à la continuation ou à la ceffation d'une Action, autant que cela dé-
pend de nous : Car on ne peut nier que tout Agent qui a la puiffance de penfer
à fes propres actions , & de préférer l'exécution d'une chofe à l'omiffion de
cette chofe , ou au contraire , on ne peut nier qu'un tel Agent n'ait la Faculté
quonnomme Volonté. La Volonté n'eft donc autre chofe qu'une telle puiffan-
ce. La Liberté , d'autre part , c'eft la puiffance qu'un Homme a de faire ou de
ne pas faire quelque Action particuliére,conformément à la préférence actuel-
le
( i) Ce mot n'eft pas François , mais je m'en tionnaire Latin & François n'a pu bien ex-
fers faute d'autre , car , fi je ne me trompe , pliquer le terme Latin cohib'-iio , que par cette
nous n'en avons aucun pour exprimer cette penphrafe, SAilim d'tm(êcber ^n'er. r.t fijfe
idée. En effet , le P. T*ch.irt dans lbn Die- qutljue (be/i.
A a
i86 De la Puiffance. Liv. II.
Chap. XXI. le que notre Efprit a donnée à l'aéHon ou à la ceflationde l'a&ion , qui eft
autant que fi l'on difoit , conformément à ce qu'il veut lui-même.
LaPuiflance _ §. 16. Il eft donc évident , que la Volonté n'eft autre chofe qu'une Puif-
3«PAgéns°,: qu a fance ou Faculté ; & que la Liberté eft une autre Puiffance ou Faculté : de
forte que demander fi la Volonté a de la Liberté , c'eft demander fi une
Puiflance a une autre Puiflance , & fi une Faculté a une autre Faculté :
Queftion qui paroit, dès la première vue, trop grofiierement abfurde,
pour devoir être agitée , ou avoir befoin de réponfe. Car qui ne voit que
les Puiffances n'appartiennent qu'à des Agents , &.font uniquement des Attri*
buts des Sut fiances 13 nullement de quelque autre Puiffance? De forte que po-
fer ainfi la Qiieftion, La Volonté eft- elle libre? c'eft demander en effet, fi
la Volonté eft une Subfiance , & un Agent proprement dit , ou du moins
c'eft le fuppofer réellement : puifque ce n'efl qu'à un Agent que la Liberté
peut être proprement attribuée. Si l'on peut attribuer la Liberté à quelque
Puiflance, fans parler improprement , on pourra l'attribuera la puiflance
que l'Homme a de produire ou de s'empêcher de produire du mouvement
dans les parties de fon Corps, par choix ou par préférence; car c'eft ce
qui fait qu'on le nomme libre , c'eft en cela même que confiflela Liberté.
Mais fi quelqu'un s'avifoit de demander, fi la Liberté eft libre, il pafferoit
fans doute pour un homme qui ne fait lui-même ce qu'il dit , comme toute
perfonne feroit jugée digne d'avoir des oreilles femblables à celles du
Roi Midas, qui fâchant que la pofleflion desRicheffes donne à un homme la
dénomination de Riche, demanderait fi les Richeffes elles-mêmes font riches.
§. 17. Quoi que le mot de Faculté que les Hommes ont donné à cette
Puiflance qu'on appelle Volonté, & qui les a engagez à parler delà Volonté
comme d'un fujet agiflant, puifle un peufervir à pallier cette abfurdité , à la
faveur d'une adaptation qui en déguifele véritable fens, il eft pourtant vrai
que dans le fond la Volonté 'ne fignifie autre chofe qu'une puiflance, ou ca-
pacité de préférer ou choifir , & par conféquent, fi fous le nom de faculté
l'on la regarde fimplement comme une capacité de faire quelque chofe, ain-
fi qu'elle eft effectivement , on verra fans peine combien il efl abfurde de
dire que la Volonté efl, ou n'efl pas libre. Car s'il peut être raifonnable
de fuppofer les Facilitez comme autant d'Etres diftinfts qui puiffent agir,
& d'en parler fous cette idée, comme nous avons accoutumé de faire, lorf-
que nous difons que la Volonté ordonne , que la Volonté efl libre, &SV. il
faut que nous établiffions aufli une Faculté parlante , une Faculté marchante ,
& une Faculté danfante , par lefquelles foient produites les aclions de parler,
de marcher, & de danfer, qui ne font que différentes Modifications du
Mouvement, tout de même que nous faifons de la Volonté & de l'Entende-
ment des Facilitez par qui font produites les aclions de choifir & d'apperce-
voir qui ne font que différens Modes de la Penfée. De forte que nous par-
lons aufli proprement en difant, que c'eft la Faculté chantante qui chante,
& la Faculté danfante qui danfe , que lors que nous difons , que c'eft la Volon-
té qui choiftt , ou l'Entendement qui conçoit , ou, comme on a accoutumé de
s'exprimer, que la Volonté dirige V Entendement , ou que V Entendement obéit y
eu ri obéit pas à la Volonté. Car qui diroit., que la puiflance de parler dirige
la
De h PttiJJance. Liv. II. 187
la puiflance de chanter , ou que la puiflance de chanter obéit , ou défobéït à Ciur. XXI,
la puiflance de parler, s'exprimeroit d'une manière aufli propre & aufli in-
telligible.
g. 18. Cependant cette façon de parler a prévalu, & caufé, fi je ne me
trompe, bien du défordre; car toutes ces chofes n'étant que différentes
Puiflances, dans l'Efprit, ou dans l'Homme, de faire diverfes Actions,
l'Homme les met en œuvre félon qu'il le juge à propos. Mais la puiflance
de faire une certaine Action, n'opère point fur la puiflance de faire une au-
tre Action. Car la puiflance de penfer n'opère non plus fur la puiflance de
choiiir, ni la puiflance de choifir fur celle de penfer, que la puiifancede
danfer opère fur la puiflance de chanter, ou la puiflance de chanter fur cel-
le de danfer , comme tout homme qui voudra y faire reflexion , le recon-
noîtra fans peine. C'eft pourtant là ce que nous difons, lorfque nous nous
fervons de ces façons de parler, La Volonté agit fur l 'Entendement , ou l'En-
tendement fur la Volonté.
g. 19. Je conviens que telle ou telle Penfée actuelle peut donner lieu à la
Volition^ ou pour parler plus nettement, fournir à l'Homme une occafion
d'exercer la puiflance qu'il a de choifir ; & d'autre part , le choix actuel
de l'Efprit peut être caufe qu'il penfe actuellement à telle ou à telle chofe,
de même que de chanter actuellement un certain Air peut être l'occafion
de danfer une telle Danfe, & qu'une certaine Danfe peut être l'occafion de
chanter un tel Air. Mais en tout cela ce n'eit pas une Puiifance qui agit fur une
autre Puiflance , mais c'eft l'Efprit ou l'Homme quimet en œuvre ces différen-
tes Puiflances ; car les Puiflances font des Relations & non des Agents. C'eft
celui qui fait l'Action qui a la puiflance ou la capacité d'agir. Et par con-
fequent, ce qui a , on qui n'a pas la puiffance d'agir^ cejl cela feul qui ejl ou
qui ri eft pas libre , etnon la Puiflance elle-même ; car la Liberté ou l'abfence
de la Liberté ne peut appartenir qu'à ce qui a , ou n'a pas la puiflance d'agir.
§. 20. L'erreur qui a fut attribuer aux Facultez ce qui ne leur appartient La Liberté n'ap-
pas, a donné lieu à cette façon de parler: mais la coutume qu'on a pris en volonté pas * **
difeourant de l'Efprit , de parler de fes différentes opérations fous le nom
de Faculté , cette coutume , dis-je, a, je croi, aufli peu contribué à nous
avancer dans la connoiflance de cette partie de nous-mêmes , que le grand
ufage qu'on a fait des Facultez, pour défigner les opérations du Corps, a
fervi à nous perfectionner dans la connoiflance de la Médecine. Je ne nie
pourtant pas qu'il n'y ait des Facultez dans le Corps & dans l'Eiprit. Ils
ont , l'un & l'autre , leurs Puiflances d'opérer : autrement , ils ne pourraient
opérer ni l'un ni l'autre: car rien ne peut opérer, qui n'eftpas capable d'o-
pérer, & ce qui n'a pas la puifl'ance d'opérer , n'eft pas capable d'opérer.
Tout cela eft inconteltable. Je ne nie pas non plus que ces mots & autres
femblables ne doivent avoir lieu dans l'ufage ordinaire des Langues , où
ils font communément reçus. Ce feroit une trop grande affectation de les
rejetter abfolument. La Philofophie elle-même peut s'en fervir , car quoi
qu'elle ne s'accommode pas d'une parure extravagante, cependant quand
elle fe montre en public, elle doit avoir la eomplaiiknce de paroitre ornée
à la mode du Pais, je veux dire fe fervir des termes ulitez, autant que la
A a 2 verir
i88 Ot la Puijjfance. Liv. IT.
Chap.XXI. vérité & la clarcé le peuvent permettre. Mais la faute qu'on a commis dans"
cet ufage des Facilitez , c'eft qu'on en a parlé comme d'autant d'Agents , &
qu'on les a repréfentées effectivement ainii. Car qu'on vint à demander.
Ce que c'étoit qui digeroit les viandes dans l'eftomac : c'étoit difoit-on ,
une Faculté digeftive. La réponfe étoit toute prête , & fort bien reçue.
Si l'on demandoit , ce qui faifoit fortir quelque chofe hors du Corps : on
répondoit, Une Faculté expulfive : ce qui y caufoit du mouvement, Une
Faculté motive. De même à l'égard de l'Éfprit, on difoit que c'étoit la
Faculté intellectuelle-, ou l' Entendement , qui entendoit , & la Faculté éleclive
ou la Volonté , qui vouloit ou ordonnoit : Ce^qui en peu de mots ne fignifie
autre chofe linon que la Capacité de digérer, digère; que la Capacité de
mouvoir, meut; & que la Capacité d'entendre, entend. Car ces mots de
Faculté, de Capacité & de PuiJJance ne font que différens noms qui fignifient
purement les mêmes chofes. De forte que ces façons de parler , exprimées
en d'autres termes plus intelligibles, n'emportent autre chofe, à mon avis,
finon que la Digellion eff. faite par quelque chofe qui eft capable de digé-
rer , que le Mouvement eft produit par quelque chofe qui eft capable de
mouvoir, & l'Entendement par quelque chofe qui eft capable d'entendre.
Et dans le fond il feroit fort étrange, que cela fût autrement, & tout au-
tant qu'il le feroit, qu'un homme fut libre fans être capable d'être libre.
la Liberté ap- §• 21. Pour revenir maintenant à nos recherches touchant la Liberté, la
ménrà'i-A^enT, Queftion ne doit pas être, à mon avis, fi la Volonté eft libre , car c'efr. par-
eil à l'Homme.' 1er d'une manière fort impropre , mais , fi l'Homme eft libre.
Cela pofé, je dis, I. Que, tandis que quelqu'un peut par la direction
ou le choix de fon Efprit , préférer l'exiftence d'une action à la non-exiften-
ce de cette action, & au contraire, c'eft à dire, tandis qu'il peut faire
qu'elle exifte ou qu'elle n'exifte pas, félon qu'il le veut , jufque-là il eft Li-
bre. Car fi par le moyen d'une penfée qui dirige le mouvement de mon
Doigt, je puis faire, qu'il fe meuve lorsqu'il eft en repos, ou qu'il ceffe de
fe mouvoir, il eft évident qu'à cet égard-là je fuis libre. Et fi en confé-
quence d'une femblable penfée de mon Efprit préférant une chofe à une au-
tre , je puis prononcer des mots ou n'en point prononcer , il eft vifible que
j'ai la liberté de parler, ou de me taire: & par conféquent, AuJJi loin que
{étend cette Puijfance d'agir ou de ne pas agir , conformément à la préférence
que V Efprit donne à ïun ou à T autre, jusque-là l'Homme eft Libre. Car que
pouvons-nous concevoir de plus , pour faire qu'un homme foit Libre , que
d'avoir la puiffance de faire ce qu'il veut"? Or tandis qu'un homme peut en
préférant la préfence d'une Action à fon abfence, ou le Repos à un mouve-
ment particulier, produire cette Action ou le Repos, il eft évident qu'il
peut à cet égard faire ce qu'il veut; car préférer de cette manière une action
particulière à fon abfence , c'eft vouloir faire cette action , & à peine pour-
rions-nous dire comment il feroit poflible de concevoir un Etre plus libre
qu'entant qu'il eft capable de faire ce qu'il veut. Il femble donc que
l'Homme eft auffi libre, par rapport aux Aérions qui dépendent de ce pou-
voir qu'il trouve en lui-même , qu'il eft polîible à la Liberté de le rendre
libre , fi j'oie m'exprimer ainfi.
§.22. Mais
De la Puijfatice. Liv. II. tS?
§. 22. Mais les hommes dont le génie eft naturellement fort curieux , C ir ap.XXL
délirant d'éloisner de leur Efprit , autant qu'ils peuvent, la penfée d'être
,, D- r-r-'-rj^ l • 1 • J> L Homme n'eft
coupables, quoi que ce loit en le ruminant dans un état pire que celui d u- pas L,bre par «?.
ne fatale nécetîité, ne font pas fatisfaits de cela. A moins que la Liber- p°" j !'a&'°n d«
,, , i i • -i ' i * o vouloir.
te ne s étende encore plus loin , ils n y trouvent pas leur compte ; et
il l'homme n'a auffi bien la liberté de vouloir, que celle de faire ce qu'il
veut , c'eft, à leur avis, une. fort bonne preuve, que l'Homme n'eft point
libre. C'eft pourquoi l'on fait encore cette autre Queftion fur la Liberté
de l'Homme , fi V Homme eft libre de vouloir ; car c'eft là , je penfe , ce qu'on
veut dire, lorsqu'on difpute, fi la Volonté eft libre ou non.
g. 2$. Sur quoi je croi , II. Que vouloir ou choifir étant une Aclion , &
la Liberté confiftant dans le pouvoir d'agir ou de ne pas agir, un Homme ne
fauroit être libre par rapport à cet Aile particulier de vouloir une aclion qui eft
en fa pulffance, lorsque cette Aclion a été une fois propofée à fon Efprit , com-
me devant être faite fur le champ. La raifon en eft toute vifible ; car l'Ac-
tion dépendant de fa Volonté , il faut de toute néceffité qu'elle exifte ou
qu'elle n'exifte pas , & fon exiftence ou fa non-exiftence ne pouvant man-
quer de fuivre exactement la détermination & le choix de fa Volonté , il ne
peut éviter de vouloir l'exiftence ou la non-exiftence de cette Aclion , il eft,
dis-je, abfolument néceffaire qu'il veuille l'un ou l'autre, c'eft à dire, qu'il
préfère l'un à l'autre , puisque l'un des deux doit fuivre néceffairement , &
que la chofe qui fuit , procède du choix & de la détermination de fon Ef-
prit, c'eft à dire, de ce qu'il la veut, car s'il ne la vouloit pas, elle ne
feroit point. Et par conféquent, dans un tel cas l'Homme n'eft point libre
par rapport à l'acle même de vouloir, la Liberté confiftant dans la puifian-
ce d'agir ou de ne pas agir , puifîance que l'Homme n'a point alors par
rapport à la (i) Velition. Car un Homme eft dans une néceffité inévita-
ble de choifir de faire ou de ne pas faire une Aclion qui eft en fa puiifance
lorsqu'elle a été ainfi propofée à fon Efprit. Il doit néceffairement vouloir
l'un ou l'autre ; & fur cette préférence ou volitïon, l'aclion ou Xabftinence
de cette aclion fuit certainement , & ne laiffe pas d'être abfolument volon-
taire. Mais l'acle de vouloir ou de préférer l'un des deux étant une chofe
qu'il ne fauroit éviter , il eft néceffité par rapport à cet acle de vouloir, &
ne peut, par conféquent , être libre à cet égard; à moins que la Néceffité
& la Liberté ne puiifent îubfifter enfemble , & qu'un homme ne. puiife être
libre , & lié tout à la fois.
§. 24. Il eft donc évident, qu'«» Homme n'eft pas en liberté de vouloir ow
de ne pas vouloir une chofe qui eft en fa puiff&ncc, dans toutes les occaftons oh
Taclion lui eft propofée à faire fur le champ , la Liberté confiftant dans la puif-
îance d'agir ou de s'empêcher d'agir, & en cela feulement. Car un hom-
me qui eft afîis , eft dit être en liberté , parce qu'il peut fe promener s'il
veut. Un homme qui fe promené,, eft aulfi en liberté, non parce qu'il fe
promené & fe meut lui-même, mais parce qu'il peut s'arrêter s'il veut.
Au
(1) Pour bien entrer dans le fens de l'Au- me il l'a expliqué ci-deiTus §. 5. ôc g. 15. Cd»
leur , il faut toujours avoir dans l'Efprit ce foit dit une fois pour toutes,
qu'il entend par Vilïtion, Se Volonté, com-
A a 1
190 De la Puiflanee. Liv. II.
Ciiap. XXI. Au contraire, un homme qui étant affis, n'a pas la puiflanee de changer
de place, n'eft pas en liberté. De même, un homme qui vient à tomber
dans un Précipice, quoi qu'il foit en mouvement n'eft pas en liberté,
parce qu'il ne peut pas arrêter ce mouvement , s'il veut le faire. Cela étant
ainfi, il eft évident qu'un homme qui le promenant, fe propofe de ceiTer
de fe promener, n'eft plus en liberté de vouloir vouloir , (permettez -moi
cette expreiïion) car il faut nécefl'airement qu'il choififle l'un ou l'autre,
je veux dire de le promener ou de ne pas fe promener. Il en eft de mê-
me par rapport à toutes fes autres actions qui font en fa puiflanee ; & qui
lui font ainfi propofées pour être faites fur le champ, lesquelles font fans
doute le plus grand nombre. Car parmi cette prodigieufe quantité d'ac-
tions volontaires qui fe fuccedent l'une à l'autre à chaque moment que
nous fommes éveillez dans le cours de notre vie , il y en a fort peu qui
foient propofées à la Volonté avant le temps auquel elles doivent être mi-
les en exécution. Je foCitiens que dans toutes ces aclions l'Efprit n'a pas,
par rapport à la volition , la puiflanee d'agir ou de ne pas agir , en quoi
confifte la Liberté. L'Efprit, dis-je, n'a point, en ce cas, la puiflanee de
s'empêcher de vouloir, il ne peut éviter de fe déterminer d'une manière ou
d'autre à l'égard de fes actions. Que la reflexion foit auffi courte, & la
penfée auffi rapide qu'on voudra, ou elle laifle l'Homme dans l'état où il
étoit avant que de penfer , ou elle le fait changer ; ou l'Homme conti-
nué l'aclion, ou il la termine. D'où il paroît clairement, qu'il ordonne &
choiflt l'un préferablement à l'autre, & que par -là ou la continuation ou
le changement devient inévitablement volontaire.
La\roiont^déter- K 2r. puis Jonc qu'il eft évident que dans la plupart des cas un Homme
sue chofe qui eft n'eft pas en liberté de vouloir vouloir, ou non; la première chofe qu'on
bor$ d'elle-même, demande après cela , c'eft , Si l'Homme eft en liberté de vouloir lequel des deux
il lui plail : le Mouvement , ou le Repos. Cette Queftion eft fi vifiblement
abfurde en elle-même, qu'elle peut fuffire à convaincre quiconque y fera
reflexion , que la Liberté ne concerne point la Volonté. Car demander
fi un homme eft en liberté de vouloir lequel il lui plaît du Mouvement,
ou du Repos, de parler, ou de fe taire, c'eft demander fi un homme peut
vouloir ce qu'il veut, ou fe plaire à ce à quoi il fe plaît : Queftion qui, à
mon avis, n'a pas befoin de réponfe. Quiconque peut mettre cela en
queftion, doit fuppofer qu'une Volonté détermine les Actes d'une autre
Volonté, & qu'une autre détermine celle-ci, & ainfi à l'infini.
§. 26. Pour éviter ces abfurditez & autres femblables, rien ne peut être
plus utile, que d'établir dans notre Efprit des Idées diftinétes & détermi-
nées des chofes en queftion. Car fi les Idées de Liberté & de Volition étoient
bien fixées dans notre Entendement, & que nous les euffions toujours pré-
fentes à l'Efprit telles qu'elles font, pour les appliquer à toutes les Queftions
qu'on a excitées fur ces deux articles, je croi que la plupart des difficultez
qui embarralTent & brouillent l'Efprit des Hommes fur cette matière, fe-
roient beaucoup plus aifément réfoluè's ; & par-là nous verrions où c'eft
que l'obfcurité procederoit de la fignifi cation confufe des termes, ou de la
nature même des chofes.
$. 27. Pré-
7)e la Tmffance. Liv. II. 191
g. 27. Premièrement donc, il faut fe bien reflbuvenir, Que la Liberté Ch ap. XXI.
confifle dans la dépendance de Vexiflence ou de la non-exiftence d'une Aclion d'à- ce que c'eft que
vec la préférence de notre Lfprit Jeton qu il veut agir ou ne pas agir, is non
dans la dépendance d'une Aïlion ou de celle qui lui efl oppofée d'avec notre préfé-
rence. Un homme qui eft fur un Rocher , eft en liberté de fauter vingt
braifes en bas dans la Mer , non pas à caufe qu'il a la puiifance de faire le
contraire , qui eft de fauter vingt brades en haut, car c'eft ce qu'il ne fau-
roit faire ; mais il eft libre , p'arce qu'il a la puiflance de fauter ou de ne pas
fauter. Que fi une plus grande force que la fienne le retient, ou le pouffe
en bas , il n'eft plus libre à cet égard, par la raifon qu'il n'eft plus en fa
puiflance de faire ou de s'empêcher de faire cette action. Un Prifonnier
enfermé dans une Chambre de vingt pies en quarré , lorfqu'il eft au Nord
de la Chambre , eft en liberté d'aller l'efpace de vingt pies vers le Midi,
parce qu'il peut parcourir tout cet Efpace ou ne le pas parcourir. Mais
dans le même temps il n'eft pas en liberté de faire le contraire, je veux dire
d'aller vingt pies vers le Nord.
Voici donc en quoi confifte la Liberté, c'eft en ce que nous finîmes capa-
bles d'agir ou de ne pas agir , en confié quence de notre choix , ou volition.
§. 28. Nous devons nous fouvenir ; en fécond lieu, que la Volition eft un ce que c'eft que.
acte de l'Efprit, dirigeant fes penfées à la production d'une certaine action} ?"»*»»»•
& par-là mettant en œuvre la puiifance qu'il a de produire cette action. Pour
éviter une ennuyeufe multiplication de paroles, je demanderai ici la per-
miffion de comprendre fous le terme & Aclion, l'abflincnce même d'une action
que nous nous propofons en nous-mêmes , comme être ajjis , ou demeurer
dans le filence, lorfque l'action de fie promener, ou de parler font propofées ;
car quoi que cefoient dépures abftinences d'une certaine action, cependant
comme elles demandent auffi bien la détermination de la Volonté, & font
fouvent auffi importantes dans leurs fuites, que les Actions contraires, on
eft afl'ez autorifé par ces confiderations-là, à les regarder auffi comme des
Aillons. Ce que je dis pour empêcher qu'on ne prenne mal le fens de mes
paroles, fi pour abréger je parle quelquefois ainfi.
§. 2,9. En troifiême lieu, comme la Volonté n'eft autre chofe que cet- Qu'eft-ce qui
te Puiflance que l'Efprit a de diriger les Facultez operatives de l'Hom- volonté?
me, au Mouvement ou au Repos, autant qu'elles dépendent d'une telle
direction; lorfqu'on demande, Quefl-ce qui détermine la Volontés la
véritable réponfe qu'on doit faire à cette Queftion , confifte à dire , que
c'eft l'Efprit qui détermine la Volonté. Car ce qui détermine la puif-
fance générale de diriger à telle ou telle direction particulière , n'eft au-
tre chofe que l'Agent lui-même qui exerce fa puiflance de cette ma-
nière particulière. Si cette Réponfe ne fatisfait pas, il eft vifible que le
fens de cette Queftion fe réduit à ceci, ghfefl-ce qui pouffe lEJjrit,
dans chaque occafion particulière, à , déterminer à tel mouvement ou à tel
repos particulier ta puijfiance générale qu'il a de diriger Je s facultez vers le
Mouvement ou vers le Repos? A quoi je répons, que le motif qui nous
porte à demeurer dans le même état ou à continuer la même action, c'eft
uniquement la fatisfaction préfente qu'on y trouve. Au contraire, le mo-
tif
ll)%
De la Puifauce. Liv II.
dur.
La "ft'onté &
le Defir e doi
vent pis être
eoni'ondus.
* M. Locke
en vouloit ici
«u P. Malt-
hrtr.tht.
XXI. tif qui incite à changer c'eft toujours quelque ( i ) inquiétude, rien ne nous
portant à changer d'état , ou à quelque nouvelle action, que quelque in-
quiétude. C'eft là, dis-je, le grand motif qui agit fur l'Efprit pour le por-
ter à quelque aftion, ce que je nommerai, pour abréger, déterminer la.
volonté, & que je vais expliquer plus au long dans ce même Chapitre.
§. 30. Pour entrer dans cet examen, il eft nécefiaire de remarquer avant
toutes chofes, que, bien que j'aye tâché d'exprimer l'acle de volition par
les termes de choïfir , préférer, & autres femBlables qui fignifient aufli bien
le Defir que la Volition, & cela faute d'autres mots pour marquer cet Acle
de l'Efprit dont le nom propre eft Vouhir ou Volition; cependant comme
c'eft un Acle fort fimple , quiconque fouhaite de concevoir ce que c'eft,
le comprendra beaucoup mieux en refiéchiffant fur fon propre Efprit, &
obfervant ce qu'il fait lorfqu'il veut, que par tous les ; différen-s fons articu-
lez qu'on peut employer pour l'exprimer. Et d'ailleurs , il eft à propos de
fe précautionner contre l'erreur où nous pourroient jetter des expreifions
qui ne marquent pas allez la différence qu'il y a entre la Volonté , & divers
Acles de l'Efprit tout-à-fait différens de la Volonté. Cette précaution,
dis-je, eft d'autant plus nécefiaire, à mon avis, que j'obferve que la
Volonté eft fouvent confondue avec différentes Affections de l'Efprit,
& fur -tout, avec le Defir; de forte que l'un eft fouvent mis pour l'autre,
& cela * par des gens qui feraient lâchez qu'on les foupçonnàt de n'a-
voir pas des idées fort diftinéles des chofes, & de n'en avoir pas é-
crit avec une extrême clarté. Cette méprife n'a pas été , je penfe , une
des moindres occafions de l'obfcurité & des égaremens où l'on eft tom-
bé fur cette matière. Il faut donc tacher de l'éviter autant que nous
pourrons. Or quiconque réfléchira en lui-même fur ce qui fe paffe dans
fon Efprit lorfqu'il veut , trouvera que la Volonté ou la puiflànce de
vouloir ne fe rapporte qu'à nos propres Actions , qu'elle fe termine là , fans
aller plus loin, & que la Volition n'eft autre chofe que cette détermination
particulière de l'Efprit par laquelle il tâche, par un Ample effet de la pen-
fée, de produire, continuer, ou arrêter une action qu'il fuppofe être en
fon pouvoir. Cela bien confideré prouve évidemment que la Volonté eft
parfaitement diftinfle du Defir , qui dans la même Action peut avoir un
but tout-à-fait différent de celui où nous porte notre Volonté. Par exemple,
un Homme que je ne faurois refufer , peut m'obliger à me fervir de certai-
nes paroles pour perfuader un autre homme fur l'Efprit de qui je puis fou-
haiterde ne rien gagner, dans le même temps que je lui parle. Il eft vi-
fible que dans ce cas-là la Volonté & le Defir fe trouvent en parfaite oppo-
fition ; car je yeux une aclion qui tend d'un côté, pendant que mon Defir
tend
( 1 ) Vneajînefs. C'eft le mot Anglois que le
terme à.' Inquiétude ne rend qu'imparfaitement.
Voyez ce que j'ai dit ci delTus dans une Note
furcemot.ChXX. §.6. pag. i76.11importefur-
tout ici d'avoir dans l'Efprit ce qui a tté remar-
qué dans cet endroit, pour bien entendre ce
que l'Auteur va dire dans le relie de ce Cha-
pitre fur ce qui nous détermine à cette fuite
d'aétions dont notre vie elt compofée.
Delà PuiJJance. Liv. II. 193
tend d'un autre directement contraire. Un homme qui par une violente Chap. XXI.
attaque de Goûte aux mains ou aux pies, fe fent délivré d'une pefanteur
de tête ou d'un grand dégoût , délire d'être auffi foulage de la douleur
qu'il fent aux pies ou aux mains, (car par-tout où fe trouve la Douleur,
il y a un defir d'en être délivré) cependant s'il vient à comprendre que
l'éloignement de cette douleur peut caufer le tranfport d'une dangereufe
humeur dans quelque partie plus vitale, fa volonté nefauroit être détermi-
née à aucune Action qui puilfe fervir à dilïiper cette douleur : d'oui! paroît
évidemment , que dejïrer & vouloir font deux Actes de l'Efprit, tout-à-fait
diflinéts ; & par conséquent , que la Volonté qui n'efl que la puiffance de
•vouloir, eft encore beaucoup plus diflincte du Defir.
§. 31. Voyons préfentement Ce que c'efl qui détermine la Volonté par rap- c't&l'inquUt*-
fort à nos Actions. Pour moi, après avoir examiné la chofe une féconde ^ ^ Volonté.'
fois, je fuis porté à croire, que ce qui détermine la Volonté à agir, n'efl
pas le plus grand Bien , comme on le fuppofe ordinairement, mais plutôt
quelque inquiétude actuelle, &, pour l'ordinaire , celle qui efl la pluspref-
fante. C'efl là , dis-je , ce qui détermine fucceffivement la Volonté , &
nous porte à faire les actions que nous faifons. Nous pouvons donner à
cette inquiétude le nom de Defir qui efl effectivement une inquiétude de l'Ef-
prit, caufée parla privation de quelque Bien abfent. Toute douleur du
Corps, quelle qu'elle foit, & tout mécontentement de l'Efprit, efl une in-
quiétude, à laquelle efl toujours joint un Defir proportionné à la douleur
ou à X inquiétude qu'on reffent , & dont il peut à peine être dillingué. Car
le Defir n'étant que l'inquiétude que caufe le manque d'un Bien abfent par
rapport à quelque douleur qu'on relient actuellement, le foulagement de
cette inquiétude efl ce Bien abfent, &jufqu'à ce qu'on obtienne ce foulage-
ment oit cette ( 1 ) quiétude, on peut donner à cette inquiétude le nom de
defr, parce que perfonne ne fent de la douleur (2) qui ne fouhaited'en
être délivré, avec un defir proportionné à l'imprelfion de cette douleur,
& qui en efl inféparable. Mais outre le defir d'être délivré de la douleur,
il y a un autre delir d'un bien pofitif qui efl abfent; & encore à cet égard
le defr & Y inquiétude font dans une égale proportion : car autant que nous
defirons un bien abfent , autant elt grande Y inquiétude que nous caufe ce de-
fir.
(1) Eafe; c'eft le mot Anglois dont fefert d'efirtmal....Car ce mitme chatouillement cr m-
l'Auteur pour exprimer cet Etat de l'Ame guifement , qui fe remontre en certains plufirs ,
lorfqu'elle eft à fon aife. Le mot de quiétude C" fmble vous enlever au de(fus de lafantéjim-
ne lignifie peut-être pas exactement cela , non pie o* de l'indolence ; cette volupté aclive , mouvan-
plus que celui d'inquiétude 1 état contraire. te, ey je ne fçay comment cuifante c mordante,
Mais je ne puis faite autre chofe que d'en a- celle là marne ne vife qu'à l'indolence comme à (on
yertir le Lecteur , afin qu'il y attache l'idée que but. L 'appétit qui nous ravit à l'accointancedes
je viens de marquer. C'eft dequoi je le prie femmes, il ne cherche qu à chajfer la peine que
de febien reiTouvenir, s'il veut entrer exacte- nous apporte le defir ardent ey furieux ; une de-
ment dans la penfee de l'Auteur. mande qu'à l'ajjouvir , u fe lo^er en repos , a- en
(i) Montagne qui fenible fe jouer en trai- l'exemption de cette fièvre. Ainfi des autres Effais,
tant les matières les plus ferieufes & les plis Tom H. L. Il Ch. XII. p. 335. Ed. de la.
abltnites, a décidé cette Queftion endtuxmots Haye 1717. Voila la peine, l'inquiétude pro-
furiePrincipe dont fe iért ici M. Locke. Nof- duite par un defir, qui nous détermine à agir.
tre bien eftre , dit-il , et n'ift que la privation
B b
* Pnvtrb. XIII
12.
* Cm. XXX.
194 'Delà Puijfauce. Liv. II.
Chap. XXI. fir. Mais il efl à propos de remarquer ici, que tout bien abfentne produit
pas une douleur proportionnée au degré d'excellence qui eft en lui,ou que nous
y reconnoiffons , comme toute Douleur caufe un defir égal à elle-même ; par-
ce que l'abfence du Bien n'eft pas toujours un mal , comme eft la préfence
de la Douleur. C'eft pourquoi l'on peut confiderer & envifagerun Bienab-
fent fans defir. Mais à proportion qu'il y a du defir quelque part, autant
y a-t-il d'inquiétude.
^""'iL?.'f'r e(l 5- 32- Quiconque réfléchit fur foi-même trouvera bientôt que le Defir
eft un état à' inquiétude ; car qui eft-ce qui n'a point fenti dans le Defir ce
que le Sage dit de YEfperance, qui n'eft pas fort différente du Defir, * qu'é-
tant différée elle fait languir le cœur, & cela d'une manière proportionnée à
la grandeur du defir , qui quelquefois porte ^inquiétude à un tel point , qu'el-
le fait crier avec * Rachel, Donnez-moi des Enfans , donnez-moi ce que je
délire, ou je vais mourir? La Vie elle-même avec tout ce qu'elle a de plus
délicieux, feroit un fardeau infupportable , 11 elle étoit accompagnée du
poids accablant d'une inquiétude quife fîtfentir fans relâche, & fans qu'il fût
poffible de s'en délivrer.
Vîmpùetudt g. 22, 11 eft vrai que le Bien & le Mal , préfent & abfent , agifient fur
Defii'ei^ce qui l'Efprit : mais ce qui de temps à autre détermine immédiatement Ta Volonté
détermine i» ^ chaque action volontaire, c'eft X inquiétude du Defir, fixé fur quelque Bien
abfent, quel qu'il foit , ou négatif, comme la privation de la Douleur à
l'égard d'une perfonne qui en eft actuellement atteinte , ou pofitif , comme
la jouuTance d'un plaifir. Que ce foit cette inquiétude qui détermine la Vo-
lonté aux aclions volontaires, qui fe fuccedant en nous les unes aux autres,
occupent la plus grande partie de notre vie , & nous conduifent à différen-
tes fins par des voyes différentes, c'eft ce que je tâcherai de faire voir, &
par l'expérience , & par l'examen de la chofe même.
Et qui nous §. 34. Lorfque l'Homme eft parfaitement iatisfait de l'état où il eft,
roue a laihon. ce qUj arrive ]orfqU'il eft abfolument libre de toute inquiétude ; quel foin,
quelle Volonté lui peut-il refter, que de continuer dans cet état"? Iln'a vi-
siblement autre chofe à faire, comme chacun peut s'en convaincre par fa
propre expérience. Ainfi nous voyons que le fage Auteur de notre Etre
ayant égard à notre conftitution , & fâchant ce qui détermine notre Volon-
té, amis dans les Hommes l'incommodité de la faim & de la foif & des
autres defirs naturels qui reviennent dans leur temps, afin d'exciter & de
déterminer leurs Volontez à leur propre confervation, & à la continuation
de leur Efpéce. Car fi la fimple contemplation de ces deux fins auxquel-
les nous fommes portez par ces différens defirs , eût fuffi pour déterminer
notre Volonté & nous mettre en aclion, on peut, à mon avis, conclurre
fûrement, qu'en ce cas-là nous n'aurions été fujets à aucunes de ces douleurs
naturelles , & que peut-être nous n'aurions fenti dans ce Monde que fort
peu de douleur, ou que même nous en aurions été entièrement exempts.
* 1. O. vil ». * Il vaut mieux , dit S. Paul, fe marier que brûler; par où nous pouvons
voir ce que c'eft qui porte principalement les Hommes auxplaifirs de la vie
Conjugale. Tant il eft vrai, que le fentiment préfent d'unepetite brûlure
a plus
Ve la Twtfance, L i v. 1 1. 1 9 5
a plus de pouvoir fur nous que les attraits des plus grands plaifirs confiderez Chap. XXI,
en éloignement. ,
§. 35. C'eft une Maxime fi fort établie par le confentement général de jà"^".»
tous les hommes, Que ce fi le Bien &? le plus n and Bien qui détermine la Po- pofitff, mals
/•v*-' 11 /• •!>■/- /•' 1 • J 1 " 1 Inquiétude qui
/»»/<?, que je ne fuis nullement furpns d avoir fuppole cela comme îndubi- détermine i»
table , la première fois que je publiai mes penfées fur cette matière ; & je volonté,
penfe que bien des gens m'exeuferont plutôt d'avoir d'abord adopté cette
Maxime» que de ce que je me hazarde préfentement à m'éloigner d'une
Opinion fi généralement reçue. Cependant, après une plus exacte recher-
che, je me fens forcé de conclurre, que le Bien & le plus grand Bien, quoi
que jugé & reconnu tel, ne détermine point la Volonté ; à moins que ve-
nans à le defirer d'une manière proportionnée à fon excellence, ce defir ne
nous rende inquiets de ce que nous en fommes privez. En effet , periuadez
à un Homme, tant qu'il vous plairra, que l'abondance eft plus avantageu-
ie que la pauvreté ; faites-lui voir & confefler que les agréables commodi-
tez de la vie font préférables à une fordide indigence ; s'il eft fatisfait de ce
dernier état, & qu'il n'y trouve aucune incommodité, il y perfifte malgré
tous vos difeours; fa Volonté n'eft déterminée à aucune action qui le porte
à y renoncer. Qu'un homme foit convaincu de l'utilité de la Vertu , juf-
qu'à voir qu'elle eft aufli néceffaire à quiconque fe propofe quelque chofe de
grand dans ce Monde, ou efpére d'être heureux dans l'autre, que la nour-
riture eft néceffaire au foûtien de notre vie ; cependant jufqu'à ce que cet
homme foit affamé ci? altéré de la Jujlice , jufqu'à ce qu*il fe fente inquiétât
ce qu'elle lui manque, fa volonténe fera jamais déterminée à aucune action
qui le porte à la recherche de cet excellent Bien dont il reconnoit l'utilité;
mais quelque autre inquiétude qu'il fent en lui-même , venant à la traverfe
entraînera là Volonté à d'autres chofes. D'autre part , qu'un Homme adon-
né au vin confidere, qu'en menant la vie qu'il mené, il ruine fafanté, dif-
fipe fon Bien , qu'il va fe deshonorer dans le Monde , s'attirer des maladies,
& tomber enfin clans l'indigence jufques à n'avoir plus dequoi fatisfaire cet-
te paflion de boire qui le poffede fi fort: cependant les retours de Yinquiétude
qu'il fent à être abfent de fes compagnons de débauche , l'entraînent au cabaret
aux heures qu'il eft accoutumé d'y aller, quoi qu'il ait alors devant les yeux
la perte de fa fanté & de fon Bien, & peut-être même celle du Bonheur de
l'autre Vie : Bonheur qu'il ne peut regarder comme un Bien peu confide-
rable en lui-même , puifqu'il avoué au contraire qu'il eft beaucoup plus ex-
cellent que le plaifir de boire, ou que le vain babil d'une troupe de Débau-
chez. Ce n'eft donc pas faute de jetter les yeux fur le fouverain Bien qu'il
periifte dans ce dérèglement, car il l'envifage &en reconnoit l'excellence,
jufque-là que durant le temps qui s'écoule entre les heures qu'il employé à
boire , il réfout de s'appliquer à la recherche de ce fouverain Bien; mais quand
Yinquiétude d'être privé du plaifir auquel il eft accoutumé , vient le tourmen-
ter , ce Bien qu'il reconnoit être plus excellent que celui de boire, n'a plus
de force fur fon Efprit ; & c'eft cette inquiétude actuelle qui détermine fa
Volonté à l'Action à laquelle il eft accoutumé, & qui par-là faifant de plus
fortes imprejjons prévaut encore à la première oecafion , quoi que dans le
B b 2 même
iç)6
De la Puiffance. Lïv.ll.
Chap. XXI
»Ovid. Meti-
morph. Lib.
Vli. verf. îo. 2
L'e'ioignement
de la Douleur
elt le piémter
degré vers le
bonheur.
* UneafineJJl
Parce que c'eft
la feule ihofe
<jui nous eft
pïsfente.
même temps il s'engage, pour ainfi dire, à lui-même par de fecrêtes pro-
mefles à ne plus faire la même choie; & qu'il fe figure que ce fera là en effet
la dernière fois qu'il agira contre fon plus grand intérêt. Ainfi il fe trouve
de temps en temps réduit dans l'état de cette miferable perfonne qui foû-
mife à une paffion imperieufe difoit :
* Video meliora , probeque ,
Détériora fequor:
Je vois le meilleur parti , je l 'approuve , &f je prens le pire. Cette fentence
qu'on reconnoit véritable, & qui n'eft que trop confirmée par une confian-
te expérience, eft aifée à comprendre par cette voye-là; & ne l'eft peut-
être pas , de quelque autre fens qu'on la prenne.
§. 36. Si nous recherchons la raifon de ce qu'ici l'Expérience vérifie
avec tant d'évidence, & que nous examinions comment cette inquiétude
opère toute feule fur la Volonté, & la détermine à prendre tel ou tel parti,
nous trouverons , que , comme nous ne fommes capables que d'une feule dé-
termination de la Volonté vers une feule adrion à la fois , X inquiétude pré-
fente qui nous preffe , détermine naturellement la Volonté en vue de ce bon-
heur auquel nous tendons tous dans toutes nos Aérions. Car tant que nous
fommes tourmentez de quelque inquiétude, nous ne pouvons nous croire
heureux ou dans le chemin du bonheur, parce que chacun regarde la dou-
leur & * X inquiétude comme des chofes incompatibles avec la félicité , &
qui plus eft, on en eft convaincu par le propre fentiment de la Douleur qui
nous ôte même le goût des Biens que nous poffedons actuellement, car une
petite Douleur fuffit pour corrompre tous les plaifirs dont nous jouïfïbns.
Par conféquent ce qui détermine inceffamment le choix de notre Volonté à
l'adrion fuivante , fera toujours l'éloignement de la Douleur, tandis que
nous en fentons quelque atteinte, cet éloignement étant le premier degré
vers le bonheur , & fans lequel nous n'y finirions jamais parvenir.
§. 37. Une autre raifon pourquoi l'on peut dire que X inquiétude déter-
mine feule la Volonté , c'eil qu'il n'y a que cela de préfent à l'Efprit ; &
que c'eft contre la nature des chofes que ce qui eft abfent, opère où il n'eft
pas. On dira peut-être , qu'un Bien abfent peut être offert à l'Efprit par
voye de contemplation, & y être comme préfent. I! eft vrai que l'idée d'un
Bien abfent peut être dans l'Efprit & y être confiderée comme préfente:
cela eft inconteftable. Mais rien ne peut être dans l'Efprit comme un Bien
préfent, en forte qu'il foit capable de contrebalancer l'éloignement de quel-
que inquiétude dont nous fommes actuellement tourmentez , que lorfque ce
Bien excite actuellement quelque defir en nous : & l'inquiétude caufée par
ce Defir eft juftement ce qui prévaut pour déterminer la Volonté. Jufque-
là, l'idée d'un Bien quel qu'il foit , fuppofée dans l'Efprit, n'y eft, tout
ainfi que d'autres Idées , que comme l'Objet d'une fimple fpéculation tout-
à fait inacrive, qui n'opère nullement fur la Volonté & n'a aucune force
pour nous mettre en mouvement, dequoi je dirai la raifon tout à l'heure.
En effet, combien y a-t-il de gens à qui l'on a repréfenté les joyes indici-
bles
De la Ptiiffance. Liv. II. 197
blés du Paradis par de vives peintures qu'ils reconnoifient poflibles & proba- Chap. XXI,
blés, qui cependant fecontenteroient volontiers de la félicité dont ils jouïf-
fent dans ce Monde ? C'eft que les inquiétudes de leurs préfens defirs venant
à prendre le deffus& àfe porter rapidement vers les plaifirs de cette Vie, dé-
terminent, chacune à fdn tour, leurs voloritez à rechercher ces plaifirs: &
pendant tout ce temps-là ils ne font pas un feul pas, ils ne font portez par
aucun defir vers les Biens de l'autre vie, quelque excellens qu'ils fe les figu-
rent.
§. 38. Si la Volonté étoit déterminée par la vûë du Bien , félon qu'il pa- rarce que tous
roît plus ou moins important à l'Entendement lorfqu'il vient à le contem- n^flent'ia^of-"
pler, ce qui eft le cas où fe trouve tout Bien abfent, par rapport à nous ; fibilfté d'un
ii , dis-je , la Volonté s'y portoit & y étoit entraînée par la confideration «tte vîe*PM le
du plus ou du moins d'excellence , comme on le fuppofe ordinairement , je «cherchent
ne vois pas que la Volonté pût jamais perdre de vûë les délices éternelles & pas'
infinies du Paradis, Jorfque l'Efprit les aurait une fois contemplées & con-
iiderées comme poflibles. Car fuppofé comme on croit communément
que tout Bien abfent propofé & repréfenté à l'Efprit, détermine par' cela
feul la Volonté, & nous mette en aftion par même moyen: comme
tout Bien abfent eft feulement poflible , & non infailliblement affùré , il
s'enfuivroit inévitablement de là, que le Bien poflible qui ferait infiniment
plus excellent que tout autre Bien, devrait déterminer conflamment la Vo-
lonté par rapport à toutes les Actions fucceffives qui dépendent de fa di-
rection ; & qu'ainfi nous devrions conflamment porter nos pas vers le Ciel,
fans nous arrêter jamais , ou nous détourner ailleurs , puifque l'état d'une
éternelle félicité après cette vie eft infiniment plus confiderable que l'efpé-
rance d'acquérir des Richeffes, des Honneurs , ou quelque autre Bien dont
nous puiffions nous propofer la jouïfiance dans ce Monde, quand bien la
poflelfion de ces derniers Biens nous paroîtroit plus probable. Car rien
de ce qui eft avenir, n'eft encore pofledé: & par conféquent nous pouvons
être trompez dans l'attente même de ces Biens. Si donc il étoit vrai que
le plus grand Bien, offert à l'Efprit, déterminât en même temps la volon-
té , un Bien auiïi excellent que celui qu'on attend après cette vie-, nous
étant une fois propofé , ne pourrait que s'emparer entièrement de la Volon-
té & l'attacher fortement à la recherche de ce Bien infiniment excellent,
fans lui permettre jamais de s'en éloigner. Car comme la Volonté gou-
verne & dirige les penfées auffi bien que les autres aftions, elle fixerait l'Ef-
prit à la contemplation de ce Bien , s'il étoit vrai qu'elle Kit neceffairement
déterminée vers ce que l'Efprit conlidere & envifage comme le plus grand
Bien.
Tel feroit, en ce cas-là, l'état de l'Ame, & la pente régulière de la Vo- onnen^ige
lonté dans toutes fes déterminations. • Mais c'eft ce qui ne paraît pas fort p™1""' J»""*»
clairement par 1 expérience ; puifqu au contraire nous négligeons louvent j«.ivw<,
ce Bien, qui, de notre propre aveu, eft infiniment au deffus de tous les
autres Biens, pour fatisfaire des defirs inquiets qui nous portent fucceffive-
mcnt à de pures bagatelles. Mais quoi quecefouverainEienquenous re-
connoiflbns d'une durée éternelle & d'une excellence indicible, & dont me-
B b 3 ^
198 UelaTuiJJance. Liv. II.
Chat. XXI. me notre Efprit a quelquefois été touché, ne fixe pas pour toujours notre
Volonté, nous voyons pourtant qu'une grande & violente inquiétude s'étant
une fois emparée de la Volonté , ne lui donne aucun répit; ce qui peut nous
convaincre que c'eft ce fentiment-là qui détermine la Volonté. Ainfi quel-
que véhémente douleur du Corps , l'indomptable paffion d'un homme for-
tement amoureux, ou un impatient défis de vengeance arrêtent & fixent
entièrement la Volonté '; & la Volonté ainfi déterminée ne permet jamais à
l'Entendement de perdre fon objet de vue , mais toutes les penfées de l'Ef-
prit & toutes les puiffances du Corps font portées fans interruption de ce
côté-là par la détermination de la Volonté, que cette violente inquiétude met
en action pendant tout le temps qu'elle dure. D'où il paraît évidemment ,
ce me femble, que la Volonté, ou la puiiTance que nous avons de nous por-
ter à une certaine action préferablement à toute autre, eft déterminée en
nous par ce que j'appelle inquiétude; fur quoi je ibuhaite que chacun exa-
mine en foi-méme li cela n'eft point ainfi.
Le Defir «com- §. 39. Jufqu'ici je me fuis particulièrement attaché à confiderer Xinquié-
L'&!°me ""*' tude 1l" nait ^u Deftr-> comme ce qui détermine la Volonté; parce que c'en
elt le principal & le plus fenfible reffort. En effet, il arrive rarement que
la Volonté nous pouffe à quelque action , ou qu'aucune action volontaire
foit produite en nous, fans que quelque defir l'accompagne ; & c'eft là, je
penfe, la raifon pourquoi la Volonté & le Defir font fi fouvent confondus en-
femble. Cependant il ne faut pas regarder Y inquiétude qui fait partie , ou
qui eft du moins une fuite de la plupart des autres Pallions , comme en-
tièrement exclue dans ce cas. Car la Haine , h Crainte, h Colère, ['Envie,
la Honte, &c. ont chacune leurs inquiétudes ; & par-là opèrent fur la Vo-
lonté. Je doute que dans la vie & dans la pratique, aucune de ces Parlions
exifte toute feule dans une entière l'implicite , fans être mêlée avec d'autres,
quoique dans le Difcours & dans nos Réflexions nous ne nommions & ne
confiderions que celle qui agit avec plus de force , & qui éclate le plus par
rapport à l'état prefent de l'Ame. Je croi même qu'on auroit de la peine
à trouver quelque Paffion qui ne foit accompagnée de Defir. Du relie je
fuis affùré que par-tout où il y a de ^inquiétude , il y a du defir, car nous
délirons inceffamment le bonheur ; & autant que nous fentons ^inquiétude,
il eft certain que c'eft autant de bonheur qui nous manque , félon notre pro-
pre opinion, dans quelque état ou condition que nous foyons d'ailleurs. Et
comme (i) notre Eternité ne dépend pas du moment préfent où nous exif-
tons , nous portons notre vûë au delà du temps préfent , quels que foient
les plaifirs dont nous jouïffions aétuellement ; &. le defir accompagnant ces
re-
(1) Je ne fuis pas trop afluré d'avoir attrap- mot à' éternité n'eft pas fort Philofophique en
pé ici le fens de M. Locke , quoi qu'il aît cet endroit. Peut-être que tout ce que M.
entendu lire cet endroit de ma Tradu&ion fans Locke a voulu dire ici, c'eft que la Durée dt
y trouver à redire. 11 y a dans l'Anglois, notre Etat n'eft pas mefurée ou déterminée par
The prefent moment not being our eternity : Ex- le moment préfent de notre exiflence. C'eft du
preflion fort extraordinaire , qui rendue mot moins le lèul fens raifonnable que je puis don-
pour mot, veut dire, te moment préfent né- neràces paroles pour les accorder avec ce qui
tant pas notre Eternité. 11 me femble que le vient immédiatement après.
De la Tiiijjancc. Liv. II. 199
regards anticipez fur l'avenir, entraîne toujours la Volonté à fa fuite. De Ch a p. XXI.
forte qu'au milieu même de la joye , ce qui foûtient l'action d'où dépend
le plailir préfent, c'eit le délir de continuer ce plaifir & la crainte d'en
être privé: & toutes les fois qu'une plus grande inquiétude que celle-là,
vient à s'emparer de l'Efprit , elle détermine autïi-tôt la Volonté à quelque
nouvelle a&ion ; & le plaifir prefent eft négligé.
§. 40. Mais comme dans ce Monde nous fommes affiégez de diverfes v;«^;/tudt u
inquiétudes, & diftraits par différens delirs , ce qui fe prélènte naturelle- tenMiSé'nîmreiicI
ment à rechercher après cela, c'eft laquelle de ces inquiétudes eft la première ment kvoiomc.
à déterminer la Volonté à laclionfurcante ? A quoi l'on peut répondre qu'or-
dinairement c'eft la plus preffante de toutes celles dont on croit être alors
en état de pouvoir fe délivrer. Car la Volonté étant cette puiflànce que
nous avons de diriger nos Facilitez operatives à quelque action pour une
certaine fin, elle ne peut être mue vers une chofe dans le temps même
que nous jugeons ne pouvoir abfolument point l'obtenir. Autrement, ce
feroit fuppofer qu'un Etre intelligent agiroit de deffein formé pour une
certaine fin dans la feule vue de perdre fà peine , car agir pour ce qu'on
juge ne pouvoir nullement obtenir, n'emporte précifément autre chofe.
C'eft pour cela auiïi que de fort grandes inquiétudes n'excitent pas la Vo-
lonté, quand on les juge incurables. On ne fait en ce cas-là aucun effort
pour s'en délivrer. Mais celles-là exceptées , Yinquiétude la plus confide-
rable & la plus preffante que nous fentons actuellement, eft ce qui d'or-
dinaire détermine fucceffivement la Volonté , dans cette fuite d'Aftions
volontaires dont notre Vie eft compofée. La plus grande inquiétude ac-
tuellement préfente , eft ce qui nous pouffe à agir , c'eft l'aiguillon
qu'on fent conftamment , & qui pour l'ordinaire détermine la Volonté
au choix de l'action immédiatement fuivante. Car nous devons toujours
avoir ceci devant les yeux , Qj.ie le propre & le feul objet de la Vo-
lonté c'eft quelqu'une de nos actions , & rien autre chofe. Et en effet
par notre Volition nous ne produifons autre chofe que quelque action
qui eft en notre puiflànce. C'eft à quoi notre Volonté fe termine, fans aller
plus loin.
§. 41. Si l'on demande, outre cela, Ce que cejl qui excite le defir, je J^"^™6*
répons que c'eft le Bonheur, & rien autre chofe. Le Bonheur & la Mi- hem.
[ère font des noms de deux extrémitez dont les dernières bornes nous
font inconnues : * Ceft ce que Tœuil na point vu , que l'oreille na point * ,,<*iB*
entendu , &? que le cœur de l'Homme na jamais compris. Mais il fe fait
en nous de vives impreffions de l'un & de l'autre, par différentes ef-
pcces de fatisfaClion & de joye , de tourment & de chagrin , que je
comprendrai, pour abréger, fous le nom de Plaifir & de Douleur , qui
conviennent, l'un & l'autre, à l'Efprit aulfi bien qu'au Corps, ou qui,
pour parler exactement, n'appartiennent qu'à l'Efprit, quoi que tantôt
ils prennent leur origine dans FEfprit à l'occalïon de certaines penfées,
& tantôt dans le Corps à l'occafion de certaines modifications du mou-
vement.
5- 42. Ainfi, le Bonheur pris dans toute fon étendue eft le plus grand £e$£^ **
plai- '
ioo De laTv.ififance. Lîv. II.
(CHAT. XXI. plaifir dont nous foyons capables, comme la Mifére confiderde dans la mê-
me étendue, eft la plus grande douleur que nous puiffions reiTentir; & le
plus bas degré de ce qu'on peut appeller Bonheur, c'eft cet état, où déli-
vré de toute douleur on jouît d'une telle mefure de plaifir préfent , qu'on
ne fauroit être content avec moins. Or parce que c'efl l'impreffion de cer-
tains Objets fur nos Efprits ou fur nos Corps qui produit en nous le Plaifir
ou la Douleur, en differens dégrez ; nous appellons.fi/>», tout ce qui eft
propre à produire en nous du Plaifir, & au contraire nous appelions Mal,
ce qui eft propre à produire en nous de la Douleur : & nous ne les nom-
mons ainfiqu'à caufe de Y aptitude que ces chofes ont, à nous cauferdu plaifir
ou de la douleur,en quoi confifte notre bonheur & notre mifére. Du refte , quoi
que ce qui eft propre à produire quelque degré de plaifir, foit bon en lui-même,
& que ce qui eft propre à produire quelque degré de douleur foit mauvais: ce-
pendant il arrive fouvent que nous ne le nommons pas ainfi, lorsque l'un ou
l'autre de ces Biens ou de ces Maux fe trouvent en concurrence avec un plus
grand Bien ou un plus grand Mal , car alors on donne avec raifon la préféren-
ce à ce qui a plus de dégrez de bien, ou moins de dégrez de mal. De forte qu'à
juger exactement de ce que nous appelions Bien&Mal,on trouvera qu'il con-
fifte pour la plupart en idées de comparaifon, caria caufe de chaque diminu-
tion de douleur , aufïi bien que de chaque augmentation de plaifir , participe
de la nature du Bien, & au contraire, on regarde comme Mal la caufe de
chaque augmentation de douleur, & de chaque diminution de plaifir.
§. 43. Quoique ce foit là ce qu'on nomme Bien & Mal, & que tout
Bien foit le propre objet du Defir en général , cependant tout Bien , celui-
là même qu'on voit & qu'on reconnoitêtre tel, n'émeut pas nécefiairement
le defir de chaque homme en particulier : mais feulement chacun defire
tout autant de ce Bien qu'il regarde comme faifant une partie nécefiaire de
fon bonheur. Tous les autres Biens , quelque grands qu'ils foient , réelle-
ment ou en apparence, n'excitent point les defirs d'un homme qui dans la
dispofition préfente de fon Efprit ne les conlidere pas comme faifant partie
du Bonheur dont il peut fe contenter. Le Bonheur confideré dans cette
vûè*,eft le but auquel chaque homme vife conftamment & fans aucune in-
terruption ; & tout ce qui en fait partie , eft l'objet de fes Defirs. Mais
en même temps il peut regarder d'un œuil indifférent d'autres chofes qu'il
reconnoit bonnes en elles-mêmes. Il peut , dis-je , ne les point defirer , les
négliger; & refter fatisfait, fans en avoir la jouïfiance. Il n'y a perfonne,
je penfe, qui foit allez deftitué de fens pour nier qu'il n'y ait du plaifir dans
la connoifiance de la Vérité; & quant aux plaifirs des Sens, ils ont trop de
feclateurs pour qu'on puifie mettre en queftion fi les Hommes les aiment
ou non. Cela étant, fuppofons qu'un homme mette fon contentement
dans la jouïfiance des plaifirs fenfuels , & un autre dans les charmes de la
Science ; quoique l'un des deux ne puifie nier qu'il n'y ait du plaifir dans
ce que l'autre recherche, cependant comme nul des deux ne fait confifter
une partie de fon bonheur dans ce qui plaît à l'autre, l'un ne defire point ce
que l'autre aime paffionnément,mais chacun eft content fans jouïr de ce que
l'autre polTede ; & par conféquent , fa Volonté n'eft point déterminée 3 le re-
cher-
*De la Puijfance. Liv. II. 101
ehercher. Cependant, f; l'homme d'étude vient à être preflë de la faim & de la ChàP. XXL
foif, quoique fa Volonté n'ait jamais été déterminée à chercher la bonne chère,
les faillies piquantes , ou les vins délicieux , par le goût agréable qu'il y ait
trouvé, il eft d'abord déterminé à manger & à boire, par Y inquiétude que lui
caufent la faim & la foif; & il le repaît, quoique peut-être avec beaucoup
d'indifférence, du premier mets propre à le nourrir, qu'il rencontre. L'Epicu-
rien , d'un autre côté, fe donne tout entier à l'Etude, lorsque la honte de paffer
pour ignorant, ou ledefirde fe faire eflimerde fa Maîtrefie,peuvent lui faire
regarder avec inquiétude le défaut de connoiffance. Ainfi avec quelque ardeur
& quelque perfeverance que les hommes courent après le bonheur, ils peuvent
avoir une idée claire d'un Bien , excellent en foi-meme, & qu'ils reconnoilTent
pour tel, fans s'y interelîer, ou y être aucunement fenfibles, s'ils croyent
pouvoir être heureux fans lui. Il n'en eft pas de même de la Douleur. Elle * Vn.
intereffe tous les Hommes, car ils ne fauroient fentir aucune inquiétude fans iat,nmà tnrai.
en être émus. Il s'enfuit de là que le manque de tout ce qu'ils jugent né-^p!,1^0^^™1*
ceiTaire à leur bonheur, les rendant * inquiets, un Bien ne paraît pas plutôt »«&>/«, comme
faire partie de leur bonheur, qu'ils commencent à le defirer. f0"sa pai1' autte*
§. 44. Je croi donc que chacun peut obferver en foi-mëme & dans les jj°ï")uoi ion ne
autres , que le plus grand Bien vifibk n excite pas toujours les dejirs des hommes îepi^gund"^^
à proportion de l'excellence qu'il par oit avoir & quen y recoupait , quoi que la
moindre petite incommodité nous touche, & nous difpofe actuellement à
tacher de nous en délivrer. La raifon de cela fe déduit évidemment de la
nature même de notre bonheur, & de notre mifc're. Toute douleur ac-
tuelle, quelle qu'elle foit, fait partie de notre mifére préfente. Mais tout
Bien abfent n'eft pas coniideré comme faifant en tout temps une partie né-
ceflaire de notre prefent Bonheur ; ni fon abfence non plus comme faifant
une partie de notre mifére. Si cela étoit , nous ferions conftamment & in-
finiment miferables , parce qu'il y a une infinité de dégrez de bonheur dont
nous ne jouïfibns point. C'ell pourquoi toute inquiétude étant écartée, une
portion médiocre de Bien Çuffit pour donner aux hommes une fiitisfaftion pré-
fente ; de forte que peu de dégrez de plailirs ordinaires qui fe fuccedent les uns
aux autres , compofent une félicité qui peut fort bien les fatisfaire. Sans cela,
il ne pourroit point y avoir de lieu à ces actions indifférentes &vifib!ement
frivoles, auxquelles notre Volonté fe trouve fouvent déterminée jufqu'a y
confumer volontairement une bonne partie de notre vie. Ce relâchement,
dis-je, ne fauroit s'accorder en aucune manière avec une confiante déter-
mination de la Volonté ou du Defir vers le plus grand Bien apparent. C'eft
dequoi il eft aifé de fe convaincre ; & il y a fort peu gens, à mon avis, qui
ayent befoin d'aller bien loin de chez eux pour en être perfuadez. En effet, il
n'y a pas beaucoup de perfonnes ici-bas , dont le bonheur parvienne à un tel
point de perfection qu'il leur fournifTe une fuite confiante de plaifirs médiocres
fans aucun mélange d'inquiétude; & cependant, ils feraient bien ailes de de-
meurer toujours dans ce Monde , quoi qu'ils ne puillent nier qu'il eft polfible
qu'il y aura, après cette vie,unétat éternellement heureux & infiniment plus
excellent que tous les Biens dont on peut jouir fur la Terre. Us ne fauroient
même s'empêcher de voir , que cet état eft plus poffible , que l'acquifuion &
Ce la
toz . Delà Puijfance. Liv. II.
Chap. XXI. la confervation de cette petite portion d'Honneurs, de RichefTes ou de Plai-
firs , après quoi ils foûpirent , & qui leur fait négliger cette éternelle féli-
cité. Mais quoi qu'ils voyent diftin&ement cette différence , & qu'ils
foient perfuadezde la pofîibilité d'un bonheur parfait, certain, & durable
dans un état avenir, & convaincus évidemment qu'ils ne peuvent s'en
afTùrer ici-bas la poiîeffion, tandis qu'ils bornent leur félicité à quelque
petit plaifir, ou à ce qni regarde uniquement cette vie, & qu'ils excluent
les délices du Paradis du rang des chofes qui doivent faire une partie né-
ceflaire de leur bonheur, cependant leurs defirs ne font point émus par ce
plus grand Bien apparent, ni leurs volontez déterminées à aucune action
ou à aucun effort qui tende à le leur faire obtenir.
Pourquoi le plus §. 45. Les néceiïitez ordinaires de la Vie , en rempliflent une gran-
meut'p^la "o:on- de partie par les inquiétudes de h faim, de tefoif, du Chaud, du Froid ,
té, ion qu'a n'eit de la lajttude caufée par le travail, de Y envie de dormir, &c. lesquelles
reviennent conftamment à certains temps. Que fi , outre les maux
d'accident, nous joignons à cela les inquiétudes chimériques , (comme
la démangeaifon d'acquérir des honneurs , du crédit , ou des richejfes , &c. )
que la Mode, l'Exemple ou l'Education nous rendenHiabituelles , & mil-
le autres defirs irréguliers qui nous font devenus naturels par la coutume ,
nous trouverons qu'il n'y a qu'une très-petite portion de notre Vie qui foit
allez exempte de ces fortes ^inquiétudes pour nous laiffer en liberté d'être
attirez par un Bien abfent plus éloigné. Nous fommes rarement dans une
entière quiétude , & aifez dégagez de la follicitation des defirs naturels ou
artificiels , de forte que les inquiétudes qui fe fuccedent conftamment en
nous, & qui émanent de ce fonds que nos befoins naturels ou nos ha-
bitudes ont fi fort groiïi, fe faififfant par tour de la Volonté, nous n'avons
pas plutôt terminé l'action à laquelle nous avons été engagez par une déter-
mination particulière de la Volonté, qu'une autre inquiétude eit prête à
nous mettre en œuvre, fi j'ofe m'exprimer ainii. Car comme c'eft en
éloignant les maux que nous Tentons & dont nous fommes actuellement tour-
mentez , que nous nous délivrons de la Mifere; & que c'eft là par confé-
quent , la première chofe qu'il faut faire pour parvenir au bonheur, il arri-
ve de là, qu'un Bien abfent, auquel nous penfons , que nous reconnoifibns
pour un vrai Bien , & qui nous paraît tel actuellement , mais dont l'abfen-
ce ne fait pas partie de notre Mifére, s'éloigne infeniiblement de notre Ef-
prit pour faire place au foin d'écarter les inquiétudes actuelles que nous fen-
tons, jusqu'à ce que venant à contempler de nouveau ce Bien comme il le
mérite, cette contemplation l'ait, pour ainfi dire, approché plus près de
notre Efprit, nous en ait donné quelque goût, & nous ait infpiré quelque
defir, qui commençant dès lors à faire partie de notre préfente inquiétude ,
fe trouve comme de niveau avec nos autres defirs ; & à fon tour détermine
effectivement notre Volonté , à proportion de fa véhémence , & de l'im-
preffion qu'il fait fur nous.
Deux confiera- §. 4.6. Ainfi en confiderant & examinant comme il faut , quelque Bien
deilxeo nous '* Ç116 ce ^01t clu' nous e'^ P5"0?0^ , il eft en notre puiftance d'exciter nos de-
firs d'une manière proportionnée à -l'excellence de ce Bien, qui par-là peut
en
De fa Puiffance. Liv. 11. . 103
en temps & lieu opérer fur notre Volonté & devenir actuellement l'objet Chap.XXI.
de nos recherches. Car un Bien , pour grand qu'on le reconnoifle , n'af-
fefte point notre Volonté, qu'il n'ait excité dans notre Efprit des defirs
qui font que nous ne pouvons plus en être privez fans inquiétude. Avant
cela, nous ne fommcs point dans la fphere de fon activité, notre Volonté
n'étant foùmife qu'à la détermination des inquiétudes qui fe trouvent actuel-
lement en nous, &qui, tant qu'elles y fubiillent, ne ceffent de nous pref-
fer, & de fournir à la Volonté le fujet de fa prochaine détermination , l'in-
certitude (lors qu'il s'en trouve dans l'Efprit) fe réduifant uniquement à
favoir, quel dellr doit être le premier fatisfait, quelle inquiétude doit être
la première éloignée. De là vient qu'aulïi long-temps qu'il refte dans l'Ef-
prit quelque inquiétude, quelque defir particulier, il n'y a aucun Bien, con-
îideré fimplement comme tel, qui ait lieu d'affecter la Volonté, ou de la
déterminer en aucune manière, parce que, comme nous avons déjà dit,
le premier pas que nous faifons vers le Bonheur tendant à nous délivrer en-
tièrement de la mifére , & d'en éloigner tout fentiment , la Volonté n'a
pas le loifir de vifer à autre chofe, jusqu'à ce que chaque inquiétude que
nous fentons, foit parfaitement diffipée: •&. vu la multitude de befoins &
de defirs dont nous fommes comme affiégez dans l'état d'imperfection où
nous vivons , il n'y a pas apparence que dans ce Monde nous nous trou-
vions jamais entièrement libres à cet égard.
Ç. 47. Comme donc il fe rencontre en nous un ffrand nombre d'inquiétu- La r»i(ran" «J"?
,•*.' n- r rr o • r /-• > i 1 • ■ i nous avons de fuf-
des qui nous prellent lans celle , ce qui lont toujours en état de déterminer la pendre chacun de
volonté, il eft naturel, comme j'ai déjà dit, que celle qui efl la plus con- f°*rdenîs'moUen
fiderable & la plus véhémente, détermine la Volontés. l'Acfion prochaine, d'ex "miner , avant
C'eft-là en effet ce qui arrive pour l'ordinaire, mais non pas toujours. Car <]llIe dc n°us ,dre"
l'Ame ayant le pouvoir de fufpendre l'accompliffement de quelqu'un de fes
defirs, comme il paraît évidemment par l'expérience, elle eft, par confé-
quent, en liberté de les confiderer tous l'un après l'autre, d'en examiner
les Objets, de les obferver de tous cotez, &de les comparer les uns avec les
autres. C'eft en cela que confifte la Liberté de l'Homme ; & c eft du mau-
vais ufage qu'il en fait que procède toute cette diverficé d'égaremens , d'er-
reurs, & de fautes où nous nous précipitons dans la conduite d ■ n tre Vie
&dans la recherche que nous faifons du Bonheur ; lorsque nous de e rnittofls
trop promptement notre Volonté & que nous nous engageons trop rat à
agir, avant que d'avoir bien examiné quel parti nous devons prendre. Paut
prévenir cet inconvénient, nous avons la puiffance de fulpendue l'exécution
de tel ou tel defir, comme chacun le peut éprouver tous les jours en foi-
meme. C'eft-là, ce me femble, la fource de toute Liberté: cSc c'eft en
quoi confifte, fi je ne me trompe, ce que nous nommons, quo> qu'impro-
prement, à mon avis, Libre Arbitre. Car en fufpendanr. ninfi nus defirs
avant que la Volonté foit déterminée à agir, & que l'action qui fuit
cette détermination, foit faite, nous avons., durant tout ce temps -ià,
la commodité d'examiner, de confiderer, & de juger quel bien ou > quel
mal il y a dans ce que nous allons faire ; & lorsque nous avons jugé
après un légitime examen , nous avons fait tout ce que nous pouvons ou
devons faire en vûë de notre Bonheur: après quoi, ce n'eft plus notre
C c 2 faute
Chap. XXI.
Etre détermine
par fon propre
jugement, n'eft
pas une chofe -
qui détruife la
Libeite.
l« Agents les
plus libres font
déterminez de
«eue mamsie.
104 Delà Pîtifance. Liv II.
faute de defirer , de vouloir , & d'agir conformément au dernier refultat
d'un fincére examen : c'eil plutôt une perfection de notre Nature.
g. 48. Bien loin que ce foit là ce qui reftraint ou abrège la Liberté,
c'eft ce qui en fait l'utilité & la perfection. C'eft là, dis-je, la fin & le
véritable ufage de la Liberté , au lieu d'en être la diminution : & plus nous
fommes éloignez de nous déterminer de cette manière, plus nous fommes
près de la mifére & de l'efclavage. En effet , fuppofez dans l'Efprit une
parfaite & abfoluë indifférence qui ne puiffe être déterminée par le dernier
Jugement qu'il fait du Bien & du Mal dont il croit que fon choix doit être
fuivi : une telle indifférence feroit fi éloignée d'être une belle & avantageu-
fe qualité dans une Nature Intelligente, que ce feroit un état aufii impar-
fait que celui où fe trouveroit cette même Nature, fi elle n'avoit pas l'in-
différence d'agir ou de ne pas agir, jufqu'à ce qu'elle fût déterminée par fa
Volonté. Un Homme eft en liberté de porter fa main fur fa tête , ou de
la laiffer en repos, il eft parfaitement indifférent à l'égard de l'une & de
l'autre de ces chofes ; & ce feroit une imperfection en lui , fi ce pouvoir lui
manquoit, s'il étoit privé de cette indifférence. Mais fa condition feroit
aufii imparfaite, s'il avoit la même indifférence, foit qu'il voulût lever fa
main, ou la laiffer en repos, lorfqu'il voudroit défendre fa tête ou fes yeux
d'un coup dont il fe verroit prêt d'être frappé. C'eft donc une auffi gran-
de perfection , que le defir ou la puifiance de préférer une choie à l'autre
foit déterminée par le Bien, qu'il eft avantageux que la puiffance d'agir foit
déterminée par la Volonté : & plus cette détermination eft fondée fur de
bonnes raifons , plus cette perfection eft grande. Bien plus : II nous étions
déterminez par autre chofe, que par le dernier refultat de notre Efprit en
vertu du jugement que nous avons fait du Bien ou du Mal attaché à une cer-
taine action, nous ne ferions point libres. Comme le vrai but de notre
Liberté eft que nous puiffions obtenir le bien que nous choififfons, chaque
homme eft par cela même dans la néceffité, en vertu de fa propre confti-
tution, & en qualité d'Etre intelligent, de fe déterminer à vouloir ce que
fes propres penfées & fon Jugement lui repréfentent pour lors comme la
meilleure chofe qu'il puiffe faire: fans quoi il feroit fournis à la détermina-
tion de quelque autre que de lui-même, & par conféquent privé de Liber-
té. Et nier que la Volonté d'un homme fuive fon Jugement dans chaque
détermination particulière, c'eft dire qu'un homme veut & agit pour une
fin qu'il ne voudroit pas obtenir, dans le temps même qu'il veut cette fin ,
& qu'il agit dans le deflein de l'obtenir. Car li dans ce temps-là il la préfère
en lui-même à toute autre chofe, il eft vifible qu'il la juge alors la meilleu-
re, & qu'il voudroit l'obtenir préferablement à toute autre, à moins qu'il
ne puiffe l'obtenir, & ne pas l'obtenir , la vouloir, & ne pas la vouloir en
même temps : contradiction trop manifefte pour pouvoir être admife.
§. 49. Si nous jettons les yeux fur ces Etres fupérieurs qui font audeffus
de nous & qui jouïffent d'une parfaite félicité, nous aurons fujet de croire
qu'ils font plus fortement déterminez au choix du Bien, que nous; & cepen-
dant nous n'avons pas raifon de nous figurer qu'ils foient moins heureux ou
moins libres que nous. Et s'il convenoit à de pauvres Créatures bornées
com=
Dî la PuiJJance. Li v. II. 20?
comme nous fommes, de juger de ce que pourroit faire uneSageffe & une Ch a p. XXI,
Bonté infinie , je croi que nous pourrions dire, Que Dieu lui-même ne
fauroit choifir ce qui n'eft pas bon , & que la Liberté de cet Etre tout-
puifiant ne l'empêche pas d'être déterminé par ce qui eft le meilleur.
g. 50. Mais pour faire connoître exactement en quoi confifte l'erreur où une confiante
l'on tombe fur cet article particulier de la Liberté, je demande s'il y a veKTTJnheut
quelqu'un qui voulût être Imbecille , par la raifon qu'un Imbecille eft moins ne dt'™iB"<; ,
déterminé par de fages reflexions , qu'un homme de bon fens ? Donner le
nom de Liberté au pouvoir de faire le fou & de fe rendre le jouet de la hon-
te & de la mifére, n'eft-cepas ravaler un fi beau nom? Si la Liberté con-
fifte à fecouër le joug de la Raifon & à n'être point fournis à la néceffité
d'examiner & déjuger, par oii nous fommes empêchez de choifir ou de
faire ce qui eft le pire ; fi c'eft-ïà, dis-je, la véritable Liberté, les Fous
& les Infenfez feront les feuls Libres. Mais je ne croi pas , que pour l'a-
mour d'une telle Liberté perfonne voulut être fou, hormis ceux qui le font
déjà. Perfonne , je penfe , ne regarde le defir confiant d'être heureux , &
la néceffité qui nous eft impofée d'agir en vûë du bonheur, comme une di-
minution de fa Liberté, ou du moins comme une diminution dont il s'avi-
fe de fe plaindre. Dieu lui-même eft fournis à la néceffité d'être heureux:
& plus un Etre intelligent eft dans une telle néceffité, plus il approche d'u-
ne perfection & d'une félicité infinie. Afin que dans l'état d'ignorance où
nous nous trouvons, nous puifiions éviter de nous méprendre dans le che-
min du véritable Bonheur , foibles comme nous fommes & d'un efprit ex-
trêmement borné , nous avons le pouvoir de fufpendre chaque defir parti-
culier qui s'excite en nous, & d'empêcher qu'il ne détermine la Volonté &
ne nous porte à agir. Ainfi, fufpendre un defir particulier, c'eft comme
€ arrêter où l'on n'eft pas affez bien afiuré du chemin. Examiner, c'eft cm'
fuher un guide; & Déterminer fa volonté après un folide examen, c'eft fui-
vre la direction de ce guide : & celui qui a Je pouvoir d'agir eu de ne pas agir
félon qu'il eft dirigé par une telle détermination, eft un Agent libre; & cette
détermination ne diminue en aucune manière ce Pouvoir , en quoi confifte la
Liberté. Un Prifonnier dont les chaînes viennent à fe détacher & à qui les
portes de la Prifon font ouvertes , eft parfaitement en liberté , parce, qu'il
peut s'en aller ou demeurer félon qu'il le trouve à propos, quoi qu'il puiffe
être déterminé à demeurer, par l'obfcurité de la nuit, ou par le mauvais
temps , ou faute d'autre Logis où il pût fe retirer. Il ne celle point d'être
libre, quoi que le defir de quelque commodité qu'il peut avoir en prifon ,
l'engage à y refter, & détermine abfolument fon choix de ce côté-là.
§. 51. Comme donc la plus haute perfection d'un Etre Intelligent con- La Néceffité' de
fifte à s'appliquer foigneufement & co'nftamment à la recherche du vérita- Î^^bm.
ble & folide Bonheur, de même le foin que nous devons avoir, de ne pas heur eft k fo8.
prendre pour une félicité réelle celle qui n'eft qu'imaginaire, eft le fonde- i^iu, e *
ment néceftaire de notre Liberté. Plus nous fommes liez à la recherche
invariable du Bonheur en général qui eft notre plus grand Bien, & qui
comme tel ne ceffe jamais d'être l'objet de nos delirs, plus notre Volonté
fe trouve dégagée delanéceffité d'être déterminée à aucune action particu-
C c 3 lié-
206 De la Ptnjjance. L i v. I ï.
Chap. XXI. liére & de complairre au defir qui nous porte vers quelque Bien particulier
qui nous paroit alors le plus important , jufqu'à ce que nous avions exami-
né avec toute l'application néceffaire, fi effectivement ce Bien particulier fe
rapporte ou s'oppofe à notre véritable Bonheur. Et ainfi jufqu'à ce que
par cette recherche nous foyions autant inflruits que l'importance de la ma-
tière & la nature de la chofe l'exigent , nous fommes obligez de fufpendre
la fatisfaclion de nos defirs dans chaque cas particulier, & cela par la né-
ceflité qui nous eft impofée de préférer & de rechercher le véritable Bon-
heur comme notre plus grand Bien.
Pourquoi ? g. 5 2. C'eft ici le pivot fur lequel roule toute la Liberté des Etres Intelligens
dans les continuels efforts qu'ils employent pour arriver à la véritable féli-
cité, & dans la vigoureufe & confiante recherche qu'ils en font, je veux
dire fur ce qu'ils peuvent fufpendre cette recherche dans les cas particuliers,
jufqu'à ce qu'ils ayent regardé devant eux, & reconnu fi la chofe qui leur
eft alors propofée, ou dont ils défirent la jouïffance, peut les conduire à
leur principal but, & faire une partie réelle de ce qui conftituë leur plus
grand Bien. Car l'Inclination qu'ils ont naturellement pour le Bonheur,
leur eft une obligation & un motif de prendre foin de ne pas méconnoître
ou manquer ce Bonheur, & par-là les engage néceffairement à fe conduire ,
dans la direction de leurs actions particulières, avec beaucoup de retenue ,
de prudence, & de circonfpection. La même nécefiité qui détermine à
la recherche du vrai Bonheur, emporte auffi une obligation indifpenfable de
fufpendre, d'examiner, &deconfidereravec circonfpeclion chaque defir qui
s'élève fuccefiîvement en nous , pour voir fi l'accompliffement n'en eft pas
contraire à notre véritable bonheur , de forte qu'il nous en éloigne au lieu
de nous y conduire. C'eft là, ce me femble, le grand privilège des Etres
finis douez d'intelligence ; & je fouhaiterois fort qu'on prît la peine d'exa-
miner avec foin, fi (ï ) le grand mobile, & l'ufage le plus important de
toute la Liberté que les hommes ont , qu'ils font capables d'avoir, ou qui
peut leur être de quelque avantage, de celle d'où dépend la conduite de leurs
actions , ne confifte point en ce qu'ils peuvent fufpendre leurs defirs ci; les em-
pêcher de déterminer leur volonté à quelque aftion particulière, jufqu'à ce
qu'ils en ayent dûement & fincerement examiné le bien & le mal , autant
que l'importance de la chofe le requiert. C'eft ce que nous fommes capa-
bles de faire; & quand nous l'avons fait, nous avons fait notre devoir &
tout ce qui eft en notre puiffance , & dans le fond , tout ce qui eft ncceffai-
re: car puifqu'on fuppofe que c'eft la connoiffance qui règle le choix de la
Volonté, tout ce que nous pouvons faire ici, fe réduit à tenir nos volon-
tez indéterminées jufqu'à ce que nous ayions examiné le bien & le mal de
ce que nous defirons. Ce qui fuit après cela, vient par une fuite de confé-
quences enchainées l'une à l'autre, qui dépendent toutes de la dernière dé-
termination du Jugement, laquelle ell en notre pouvoir, foit qu'elle foit
formée fur un examen fait à la hâte & d'une manière précipitée, ou mû-
rement & avec toutes les précautions requifes, l'expérience nous faifant
voir que dans la plupart des cas nous fommes capables de fufpendre l'accom-
pliflèment préfent de quelque defir que ce foit. §. 53. Mais
(ï) Il y a dans l'Original The grat Met.
Delà Pmjfance. Liv. II. ioy
§. 53. Mais fi quelque trouble exceffif vient à s'emparer entièrement de Cèap. XXI.
notre Ame, ce qui arrive quelquefois, comme lorfque la douleur d'une Le grande per-
cruelle torture, un mouvement impétueux d'amour, de colère ou de quel- befte^confifte1*"
que autre violente paffion,nous entraînent avec rapidité & ne nous donnent miîmfei fes
pas la liberté de penfer, en forte que nous ne fommes pas allez maîtres de ProPres p^ons,
nous-mêmes pour confiderer & examiner les chofes à fond& fans préjugé;
dans ce cas-là Dieu qui connoit notre fragilité, qui compatit à notre foi-
blefle , qui n'exige rien de nous au delà de ce que nous pouvons faire , &
qui voit ce qui étoit & n'étoit pas en notre pouvoir, nous jugera comme
un Père tendre & plein de compaiîion. Mais comme la jufte direction de
notre conduite par rapport au véritable bonheur, dépend du foin que nous
prenons de ne pas fatis faire trop promptement nos defirs, de modérer &de
reprimer nos Parlions , en forte que notre Entendement puiffe avoir la li-
berté d'examiner, &laRaifon, celle déjuger fans aucune prévention; ce
foin-là devroit faire notre principale étude. C'eft en cette rencontre que
nous devrions tâcher de faire prendre à notre Efprit le goût du bien ou du
mal , réel & effectif qui fe trouve dans les chofes , & ne pas permettre qu'un
Bien excellent & confiderable, que nous reconnoiflbns ou fuppofons pou-
voir être obtenu , nous échappe de l'Efprit, fans y laiiTer aucun goût, au-
cun defir de lui-même, jufqu'à ce que par une juite confideration de fon
véritable prix, nous ayions excité en nous des appétits proportionnez à fon
excellence, & que nous nous foyions mis dans une telle difpofitionàfon
égard que fa privation nous rende inquiets , ou bien la crainte de le perdre
lorfque nous le poffedons. Il eft aifé à chacun en particulier d'éprouver
jufqu'où cela eft en fon pouvoir , en formant- en lui-même les réfolutions
qu'il eft capable d'accomplir. Et que perfonne ne dife ici qu'il ne fauroit
maîtrifer fes pallions , ni empêcher qu'elles ne fe déchaînent & ne le forcent
d'agir; car ce qu'il peut faire devant un Prince, ou un grand Seigneur, il
peut le faire, s'il veut, lorfqu'il eft feul, ou en la préfence de Dieu.
§. 54. Par ce que nous venons de dire, il eft aile d'expliquer comment Comment ;rar.
il arrive, que, quoi que tous les hommes défirent d'être heureux, ils font Homme* 'ne
pourtant entraînez par leur volonté à des chofes fi oppofées, & quelques- tiennent pas
uns par conféquent à ce qui eft mauvais en foi-même. Sur quoi je dis que [or.duUc?1'"16
tous ces différens choix que les Hommes font dans ce Monde, quelque op-
pofèz qu'ils foient, ne prouvent point que les Hommes ne vifent pas tous
à la recherche du Bien, mais feulement que la m^mec' ofe n'eft pas égale-
ment bonne pour chacun d'eux. Cette variété de recherches montre que
chacun ne place pas le bonheur dans la jou'ifîance de la même chofe , ou
qu'il ne choifit pas le même chemin pour y parvenir. Si les intérêts de
l'Homme ne s'étendoient point au delà- de cette Vie, la raifon pourquoi les
uns s'appliqueroient à l'Etude, &. les autres à la ChalTe, pourquoi ceux-ci
fe plongeroient dans le luxe &dans la débauche, & pourquoi ceux-là pré-
férant la Tempérance à la Volupté, fe feroient un plaifir d'amaffer des ri-
chefles, la raifon, dis-je, de cette diverfité d'inclinations ne procederoit
pas de ce que chacun d'eux n'anroit pas en vûë fon propre bonheur, mais
feulement de ce qu'ils placeraient leur bonheur dans des choies différentes»
C'eft*
io8 T)e la Puijjance. Liv. II.
Chap. XXI. C'eft pourquoi cette réponfe qu'un Médecin fit un jour à un homme qui a-
voit mal aux yeux, étoit fort raifonnable, Si vous prenez plus de plaifir au
goût du vin qu'à ïufage de la Vue , le vin vous efi fort bon: mais fi le plaifir
de voir vous par oit plus grand que celui de boire , le vin vous efi fort mau-
vais.
§. S5- L'Ame a différens Goûts auffi bien que le Palais ; & fi vous pré-
tendiez faire aimer à tous les Hommes la gloire ou les richefles, auxquelles
pourtant certaines perfonnes attachent entièrement leur Bonheur, vous y
travailleriez auffi inutilement que fi vous vouliez fatisfaire le goût de tous les
hommes en leur donnant du fromage ou des huîtres, qui font des mets fort
exquis pour certaines gens, mais extrêmement dégoutans pour d'autres, de
forte que bien des perfonnes préfereroient avec raifon les incommoditez de
la faim la plus piquante à ces' mets que d'autres mangent avec tant de plai-
fir. C'étoitlà, jecroi, la raifon pourquoi les Anciens Philofophes cher-
choient inutilement fi le Souverain Bien confiftoit dans les Richefles, ou
dans les Voluptez du Corps, ou dans la Vertu, ou dans la Contemplation.
Ils auroient pu difputer avec autant de raifon , s'il falloit chercher le goût
le plus délicieux dans les Pommes , les Prunes , ou les Abricots , & fe par-
tager fur cela en différentes Sectes. Car comme les Goûts agréables ne dé-
pendent pas des chofes mêmes , mais de la convenance qu'ils ont avec tel
ou tel Palais, en quoi il y a une grande diverfité, de même le plus grand
bonheur conlifte dans la jouïflance des chofes qui produifent le plus grand
plaifir, & dans l'abfence de celles qui caufent quelque trouble & quelque
douleur: chofes qui font fort différentes par rapport à différentes perfonnes.
Si donc les hommes n'avoient d'efpérance & ne pouvoient goûter de plai-
fir que dans cette Vie , ce ne feroit point une chofe étrange ni déraifonnable
qu'ils fiiTent confifher leur félicité à éviter toutes les chofes qui leur caufent
ici-bas quelque incommodité, & à rechercher tout ce qui leur donne du
plaifir; & l'on ne devroit point être furpris de voir fur tout cela une gran-
de variété d'inclinations. Car s'il n'y a rien à efperer au delà du Tombeau,
la conféquence eft fans doute fort jufte , Mangeons & buvons, jouïflbns de
tout ce qui nous fait plaifir, car demain nous mourrons. Et cela peut fer-
vir, ce me femble, à nous faire voir la raifon pourquoi, bien que tous les
hommes défirent d'être heureux, ils ne font pourtant pas émus par le même
Objet. Les hommes pourroient choifir différentes chofes , & cependant
faire tous un, bon choix, fuppofé que femblables à une troupe de chetifs
Infect.es , quelques-uns comme les Abeilles aimaffent les Fleurs & le doux
fuc qu'ils en recueillent, & d'autres comme les EfcarbotsfeplulTentà quel-
que autre chofe; & qu'après avoir paffé une certaine faifon ils ceflanent d'ê-
tre , pour ne plus exifler.
ce qui cngige §. j<5. çes chofes duement confidercesnous donnerons, à mon avis , une
faire d^mau-* claire connoiflance de l'Etat de la Liberté de V Homme. Il eft vifible que la
»ais choix. Liberté confifte dans la Puiflance de faire ou de ne pas faire , de faire ou de
s'empêcher de faire, félon ce que nous voulons. C'eft ce qu'on ne fauroit
nier. Mais comme cela femble ne comprendre que les actions qu'un hom-
me fait en conféquence de fa Volition , on demande encore fi l'homme eft
en
De îa Puiffance. Liv. IL 20$
€n liberté de vouloir ou non. A quoi l'on a déjà répondu , que dans la Chat. XXλ
plupart des cas un homme n'eft pas en liberté de ne pas vouloir ; qu'il eil
obligé de produire un a&e de fa Volonté d'où s'enfuit l'exiftence ou la non-
exiftence de l'action propofée. 11 y a pourtant un cas où l'Homme eft en
liberté par rapport à l'action de vouloir : c'eft lorfqu'il s'agit de choifir un
bien éloigné comme une fin à obtenir. Dans cette occafion un homme peut *
fufpendre l'acte de fon choix: il peut empêcher que cet Acte ne foit dé-
terminé pour ou contre la chofe propofée, jufqu'à ce qu'il ait examiné fi
la chofe eft , de fa nature & dans fes confcquences , véritablement propre
à le rendre heureux ou non. Car lorfqu'il l'a une fois choifie , & que par-
là elle eft venue à faire partie de fon bonheur , elle excite un defir en lui :
& ce defir lui caufe, à proportion de fa violence, une inquiétude qui déter-
mine fa Volonté , & lui fait entreprendre la pourfuite de fon choix dans
toutes les occafions qui s'en préfentent. Et ici, nous pouvons voir com-
ment il arrive qu'un homme peut fe rendre juftement digne de punition :
quoi qu'il foit indubitable que dans toutes les actions particulières qu'il -w»/,
il veut néceffairement ce qu'il juge être bon dans le temps qu'il le veut.
Car bien que fa Volonté foit toujours déterminée à ce que fon Entendement
lui fait juger être bon, cela ne l'excufe pourtant pas: parce que par un
choix précipité qu'il a fait lui-même , il s'eft impofé de faufles mefures du
Bien & du Mal , qui toutes faufles & trompeufes qu'elles font , ont autant
d'influence fur toute fa conduite à venir, que fi elles étoient juftes & véri-
tables. Il a corrompu fon palais , & doit être refponfable à lui-même de
la maladie & de la mort qui s'en enfuit. La Loi éternelle & la nature des
chofes ne doit pas être altérée pour être adaptée à fon choix mal réglé. Si
l'abus qu'il a fait de cette Liberté qu'il avoit d'examiner ce qui pourroit
fervir réellement & véritablement à fon bonheur, le jette dans l'égarement,
quelques mauvaifes conféquences qui en découlent, c'eft à fon propre choix
qu'il faut en attribuer la caufe. Il avoit le pouvoir de fufpendre fa détermi-
'nation: ce pouvoir lui avoit été donné afin qu'il pût examiner, prendre
foin de fa propre félicité, & voir de ne pas fe tromper foi-même : &ilne
pouvoit point juger qu'il valût mieux être trompé que de ne l'être pas ,
dans un point dune fi haute importance , & qui le touche de fi près. Ce
que nous avons dit jufqu'ici, peut encore nous faire voir laraifon pourquoi
les Hommes fe déterminent dans ce Monde à différentes chofes , & recher-
chent le bonheur par des chemins oppofez. Mais comme ils ont conftam-
ment & ferieufèment les mêmes penfées a l'égard du Bonheur &delaMifé-
re, il refte toujours à examiner, d'où vient que les Hommes préfèrent fouvent
le pire à ce qui eft meilleur ; & choififlent ce qui de leur propre aveu , les a
rendus miferables.
§. 57. Pour rendre raifon de tous les Chemins différens & oppofez que
les Hommes prennent dans ce Monde, quoi que tous afpirent égale-
ment au Bonheur, il faut confiderer d'où naiflènt les diverfes inquiétudes
qui déterminent la Volonté au choix de chaque action volontaire.
I. Quelques-unes proviennent de certaines caufes qui ne font pas en no- j"^"^110
tre puiffance , comme font fort fouvent les Douleurs du Corps , produites " °ips*
D d par
1IO
De la Puijfance. Liv. II.
Chap. XXI
* Matth. VI. 13,
tes Defirs cau-
fez par de faux
Jugemens.
Le Jugement
ptéfent que
nous faifons du
Bien ou du Mal
eiï toûjouis
vi. '.'Il
par l'indigence, la maladie, ou quelque force extérieure, comme la tor-
ture , &c. lefquelles agiffant actuellement & d'une manière violente fur
l'Efprit des hommes , forcent pour l'ordinaire leur volonté , les détournent
du chemin de la Vertu , les contraignent d'abandonner le parti de la Piété
& de la Religion, & de renoncer à ce qu'ils croyoient auparavant pro-
pre à les rendre heureux; & cela, parce que tout homme ne tâche
pas, ou n'eft pas capable d'exciter en foi-méme, par la contempla-
tion d'un Bien éloigné & à venir , des defirs de ce Bien qui foient af-
fez puiffans pour contrebalancer Xinquiétude que lui caufent ces tour-
mens corporels , & pour conferver fa Volonté conftamment fixée au
choix des actions qui conduifent au Bonheur qu'il attend après cette
vie. C'eft dequoi le Monde nous fournit une infinité d'exemples ; &
l'on peut trouver dans tous les Païs & dans tous les- temps affez de
preuves de cette commune obfervation " Que la Neceffité entraîne les
„ hommes à des actions honteufes , NeceJJitas cogit ad turpia. C'eft pourquoi
nous avons grand fujet de prier Dieu, * Qu'il ne nous induife point en
tentation.
II. 11 y a d'autres inquiétudes qui procèdent des defirs que nous
avons d'un Bien abfent, lefquels defirs font toujours proportionnez au
jugement que nous formons de ce Bien abfent, de forte que c'eft de
là qu'ils dépendent auffi bien que du goût que nous en concevons : deux
considérations qui nous font tomber en divers égaremens; & toujours
par notre propre faute.
§. 58. J'examinerai, en premier lieu, les faux jugemens que les
Hommes font du Bien & du Mal à venir, par où leurs delirs font feduits :
car pour ce qui eft de la félicité & de la mifére préfente, lorfque la réfle-
xion ne va pas plus loin, & que toutes conféquences font entièrement mi-
fes à quartier, P Homme ne choifit jamais mal. Il connoit ce qui lui plaît le
plus; & il s'y porte actuellement. Or les chofes confiderées entant qu'on en
jouît actuellement, font ce qu'elles femblent être: dans ce cas, le bien
apparent, & réel n'eft qu'une feule & même chofe. Car la Douleur
ou le Plaifir étant juftement auffi confiderables qu'on les fent, & pas da-
vantage, le Bien ou le Mal préfent eft réellement auffi grand qu'il paroît.
l.i par confisquent, fi chacune de nos Actions étoit renfermée en elle-mê-
me, fans traîner aucune conféquence après elle, nous ne pourrions jamais
nous méprendre dans le choix que nuus ferions du Bien: mais infaillible-
ment, nous prendrions toujours le meilleur parti. Que dans le même temps
la peine qui fuit un honnête travail fe préfentât à nous d'un côté, & de
l'autre la neceffité de mourir de faim & de froid, perfonne ne balancerait à
choifir. Si l'on ofitoit tout à la fois à un homme le moyen de contenter
quelque paffion préfente , & la jouïffance actuelle des Délices du Paradis, il
n'auroit garde J'héfiter le moins du monde , ou de fe méprendre dans la
détermination de fon choix.
§. 59. Mais parce que nos Actions volontaires ne produifent pas jufte-
ment dans le temps de leur éxecution tout le Bonheur & toute la Mifére
qui en dépend, mais qu'elles font des caufes antécédentes du Bien & du
Mal,
IDelaTuiffance. Liv. II. in
Mal, qu'elles entraînent après elles & attirent fur nous après même Chap. XXI»
qu'elles ont ceffé d'exifter; par cette raifon nos defirs s'étendent au
delà du plaifir préfent, & nous obligent à jetter les yeux fur le Bienab-
fent, félon que nous le jugeons nécefiaire pour faire , ou pour augmenter
notre Bonheur. C'eft cette opinion que nous avons de fa néceffité qui
nous attire à lui ; & fans cela, un Bien abfènt ne nous touche point. Car
dans cette petite mefure de capacité que nous éprouvons en nous-mêmes, &
à quoi nousfommes tout accoutumez, nous ne jouïffbns que d'un feul plai-
fir à la fois , qui tandis qu'il dure , fulfit pour nous perfuader que nous
fommes heureux , fi dans ce même temps nous fommes dégagez de toute in-
quiétude. C'eft pourquoi tout Bien qui eft éloigné , ou même qui nous eft
actuellement offert, ne nous émeut point, parce que l'indolence , & la
jouïflance actuelle de quelque autre Bien fuffifant à notre Bonheur préfent,
nous ne nous foncions pas de courir le hazard du changement , par la raifon
qu'étant contens nous nous croyons déjà heureux, ce qui fuffit: car qui efl
content, eft heureux. Mais dès que quelque nouvelle inquiétude vient à la
traverfe, ce bonheur eft interrompu; & nous voilà engagez de nouveau à
courir après le Bonheur.
§. 60. Par conféquent, une des grandes raifons pourquoi les Hommes ne
font pas excitez à defirer le plus grand Bien abfent , c'eft ce penchant qu'ils
ont à conclurre qu'ils peuvent être heureux fans en jouir. Car tandis qu'ils
font préoccupez de cette penfée , les Délices d'un état à venir ne les tou-
chent point: ils ne s'en. mettent pas fort en peine, & ne les défirent que
foiblement. Et la Volonté n'étant point déterminée par ces fortes de de-
firs, s'abandonne à la recherche des plaifirs plus prochains, uniquement
appliquée à fe délivrer de l'inquiétude que lui caufe alors l'abfence de ces
pluilirs, ou l'envie de les poffeder. Mais que ces chofes fe préfentent à
•l'Homme dans un autre point de vue; qu'il voye que la Vertu & la Reli-
gion font néceflàires à fon Bonheur; qu'il jette les yeux fur cet état à ve-
nir qui doit être accompagné de bonheur ou de miiére félon la fage dilpen-
fation de Dieu ; & qu'il fe repréfente ce jufte Juge prêt à rendre à chacun
félon [es œuvres, en donnant la Vie éternelle à ceux qui par leur perfeverance à
bien faire, cherchent la gloire, l'honneur &? l'immortalité , &. en répandant
fur l' Ame de tout homme qui fait le mal les effets de fon indignation £s? defafw
reur, l'affliclion £5? l 'angoijfe ; qu'un homme, dis-je, fe forme une jufte idée
de ce différent état de Bonheur ou de Mifére, deftiné aux hommes après
cette vie félon qu'ils fe feront conduits dans ce Monde; dès-lors les Règles
du Bien ou du Mal qui déterminent fon choix, feront tout autres à fon
égard. Car puifque les plaifirs & les peines de ce Monde ne peuvent avoir
aucune proportion avec le Bonheur éternel ou la Mifére extrême que l'Ame
doit fouffrir après cette vie, un tel homme ne réglera pas les actions qui
font en h puiffance par rapport aux plaifirs paffagers ou à la douleur dont
elles font accompagnées ou fuivies ici-bas, mais félon qu'elles peuvent con-
tribuer à lui affurcr la pofielîion de cette parfaite & éternelle félicité qu'il
attend après cette vie.
J. 61. Mais pour rendre plus particulièrement raifon de la Mifére où les id<!e plus p3«i-
D d 2 Hom- culi"e dei fai11
ai 2 DelaPuiJfance. Liv. II.
Chap. XXI. Hommes fe précipitent fouvent d'eux-mêmes , quoi qu'ils recherchent tous
jugemens des ]e Bonheur avec une entière fincerité, il faut confiderer comment les cho-
Wommej. ^ viennent à être repréfentées à nos Defirs fous des apparences trompeufes,
ce qui vient du faux Jugement que nous portons de ces chofes. Et pour
voir jufqu'où cela s'étend,& quelles font les caufes de ces faux Jugemens,il faut
fe rèffouvenir que les chofes font jugées bonnes ou mauvailes en deux fens.
Premièrement, ce qui efl proprement bon ou mauvais, rieft autre chofe que
le Plaifir ou la Douleur : & en fécond lieu , comme ce qui eft le propre ob-
jet de nos defirs , & qui eft capable de toucher une Créature douée de pré-
voyance, n'eft pas feulement la fatisfattion & la douleur préfente, mais en-
core ce qui par fon efficace ou par fes fuites eft propre à produire cesfenti-
mens en nous , à une certaine diftance de temps , on confidére aujji comme
bonnes & mauvaifes les chofes qui font fuivies de Plaifir & de Douleur.
§. 62. Le faux Jugement qui nous feduit , «Se qui détermine fouvent la
Volonté au plus méchant parti, confifteàfaire unemauvaife évaluation fur
les diverfes comparaifons du Bien «Si du Mal confiderez dans les chofes capa-
bles de nous caufer du plaifir & de la douleur. Le faux Jugement dont je
parle en cet endroit, n'elt pas ce qu'un homme peut penferde la détermi-
nation d'un autre homme , mais ce que chacun doit confeffer en foi-même
être déraifonnable. Car après avoir pofé pour fondement indubitable, Que
tout Etre Intelligent cherche réellement le Bonheur, qui confifte dans la
jouïlîance du Plaifir fans aucun mélange confiderable d'inquiétude, il eft im-
poflible que perfonne put rendre volontairement fa condition malheureufè ,
ou négliger une chofe qui feroit en fon pouvoir & contribueroit à fa propre
fatisfaclion «Sr à l'accompliffement de fon bonheur, s'il n'y étoit porté par
un faux Jugement. Je ne prétens point parler ici de ces fortes de méprifes
qui font des fuites d'une erreur invincible, &. qui méritent à peine le nom
de faux Jugement : je ne parle que de ce faux Jugement qui eft tel par la
propre confeffion que chaque Homme en doit faire en lui-même,
lu iràent S- ^3* Premièrement donc, pour ce qui eft du Plaifir & de la Douleur
dans u compa- que nous fentons actuellement, l'Ame ne fe méprend jamais dans le juge-
& d" ratenir'"" ment qu'elle fait du Bien ou du Mal réel , comme* nous avons déjà dit;
* voyez ci deflus. car ce qui eft le plus grand plaifir, ou la plus grande douleur, eft juftement
(. s», pig. 210. £ej qU,jj parojt jviais quoi que la différence «Si les degrez du Plaifir pré-
fent «Se de la Douleur préfente foient fi vifibles qu'on ne puiffe s'y mépren-
dre , cependant lorfque nous comparons ce Plaifir ou cette Douleur avec un Plai-
fir ou une Douleur à venir , (& c'eft pour l'ordinaire fur cela que roulent
les plus importantes déterminations de la Volonté ) nous faifons fouvent de
faux Jugemens , en ce que nous mefurons ces deux fortes de plailîrs «Si de
douleurs parla différente diftance où elles fe trouvent à notre égard. Com-
me les Objets qui font près de nous, paffent aifément pour être plus grands
que d'autres d'une plus vafte circonférence qui font plus éloignez , de mê-
me à l'égard des Biens & des Maux, le préfent prend ordinairement le
deffus; & dans la comparaifon ceux qui font éloignez, ont toujours du des-
avantage. Ainfi la plupart des Hommes , femblables à des Héritiers pro-
digues , font portez à croire qu'un petit Bien préfent eft préférable à de
grands
De la Puifance. Liv IT. nj
grands Biens à venir; de forte que pour la pofleflion préfente de peu de Chap. XXI.
chofe ils renoncent à un grand héritage qui nepourroit leur manquer. Or,
que cefoitlà un faux Jugement, chacun doit le reconnoître, en quoi que ce
foit qu'il fafle confifler Ion plaifir, parce que ce qui effc à venir, doit cer-
tainement devenir préfent un jour; & alors ayant le même avantage de pro-
ximité , il fe fera voir dans fa jufle grandeur & mettra en jour la prévention
déraifonnable de celui qui a jugé de fon prix par des mefures inégales. Si
dans le mém? moment qu'un homme prend un verre en main, (i)leplaifir
qu'il trouve à boire étoit accompagné de cette douleur de tête & de ces
maux d'eflomac qui ne manquent pas d'arriver à certaines gens, peu d'heu-
res après qu'ils ont trop bû , je ne croi pas que jamais perfonne voulût à
ces conditions goûter du vin du bout des lèvres, quelque plaifir qu'il prît
à en boire ; & cependant , ce même homme fe remplit tous les jours de
cette dangereufe liqueur, uniquement déterminé à choifir le plus mauvais
par la feule illufion que lui fait une petite différence de temps. Mais fi le
Plaifir ou la Douleur diminue fi fort par le feul éloignement de peu
d'heures, à combien plus forte raifon une plus grande diflance produi-
ra-t-elle le même effet dans l'Efprit d'un homme qui ne fait point,
par un jufle examen de la chofe même, ce que le temps l'obligera de
faire en la lui mettant actuellement devant les yeux, c'efl-à-dire qui
ne la confidére pas comme préfénte pour en connoître au jufle les vé-
ritables dimenfions? C'efl ainfi que" nous nous trompons ordinairement
nous-mêmes par rapport au Plaifir & à la Douleur confidérez en eux-mê-
mes , ou par rapport aux véritables dégrez de Bonheur ou de Mifére que
les chofes font capables de produire. Car ce qui efl à venir perdant fa jufle
proportion à notre égard, nous préferons le préfent comme plus confidera-
ble. Je ne parle point ici de ce faux Jugement par lequel ce qui efl abfent
n'efl pas feulement diminué, mais tout-à-fait anéanti dans l'Efprit des
hommes; quand ils jouïfTent de tout ce qu'ils peuvent obtenir pour le pré-
fent, & s'en mettent en poffefiion, concluant fauffement qu'il n'en arrivera
aucun mal : car cela n'efl pas fondé fur la comparaifon qu'on peut faire de
la grandeur d'un Bien & d'un Mal à venir, dequoi nous parlons préfente-
ment , mais fur une autre efpèce de faux Jngement qui regarde le Bien ou le
Mal confidérez comme la caufe & l'occafion du plaifir & de la douleur qui
en doit provenir.
§. 64. C'efl , ce me femble , la foible rj? étroite capacité de notre Efprit qui Quelles en foct
eji la caufe des Faux Jugeme.is que nous faifons en comparant le Plaifir préfent " "u es*
ou la Douleur pré fente avec un Plaifir on une Douleur à "venir. Nous ne fau-
rions bien jouir de deux Plaifirs à la fois ; & moins encore pouvons-nous
guère jouïr d'aucun plaifir dans le temps que nous fommes obfedez pa#la
Douleur. Le Plaifir préfent, s'il n'efl extrêmement foible , jufqu'à n'être
prefque rien du tout, remplit l'étroite capacité de notre Ame; & par-là
s'em-
(1) Voici comment Montagne a exprimé la de trop loire : maïsla volupté , pour nous tromper ,
même chofe. Si la douleur t telle, dit il, marche devant, ç? nous cache fa fuite.Efîris,Toïn*
nousvenoit avant l'yvrejfe, nous nous garderions I.Liv.I. Ch. 38. pag. 449. Ed.de laHaye 1717.
Dd 3
214 Delà Tuijfance. Liv. II.
Chap. XXI. s'empare de tout notre Efprit en forte qu'il y laifie à peine aucune penfée
de chofes abfentes. Ou fi parmi nos Plaifirs il s'en trouve quelques-uns qui
ne nous frappent point afiez vivement pour nous détourner delà confidera-
tion des chofes éloignées, nous avons pourtant une telle averfion pour la
Douleur, qu'une petite douleur éteint tous nos plaifirs. Un peu d'amer-
tume mêlée dans la coupe, nous empêche d'en goûter la douceur ; &de là
vient que nous defirons à quelque prix que ce foit d'être délivrez du Mal
préfent , que nous fommes portez à croire plus rude que tout autre Mal ab-
fent ; parce qu'au milieu de la Douleur qui nous preffe actuellement , nous
ne nous trouvons capables d'aucun degré de Bonheur. Les plaintes qu'on
entend faire tous les jours aux Hommes , en font une bonne preuve , car le
Mal que chacun fent actuellement , eft toujours le plus rude de tous , té-
moin ces cris qu'on entend fortir ordinairement de la bouche de ceux qui
fouffrent , Ah ! toute autre douleur plutôt que celle-ci : Rien ne peut être plus in-
fupportable que ce que f endure préfentement. C'eft pour cela que nous em-
ployons tous nos efforts & toutes nos penfées à nous délivrer avant toutes
choies du Mal préfent , confiderans cette délivrance comme la première
condition abfolument néceffaire pour nous rendre heureux, quoi qu'il
en puiffe arriver. Dans le fort de la pafiion , nous nous figurons que
rien ne peut furpaffier, ou prefque égaler Y inquiétude qui nous preffe fi vio-
lemment. Et parce que I'abftinence d'unplaifir préfent qui s'offre à nous ,
eft une douleur , & qui même eft fouVent très-aiguë , à caufe de la violence
du defir qui eft enflammé par la proximité & par les attraits de l'Objet, il
ne faut pas s'étonner qu'un tel fentiment agiflè de la même manière que la
douleur, qu'il diminué dans notre Efprit 1 idée de ce qui eft à venir; &
que par conféquent il nous force, pour ainfi dire, à lembraffer aveuglé-
ment.
§. 65. Ajoutez à cela, qu'un Bien abfent, ou ce qui eft la même chofe,
un plaiiir à venir, & fur tout, s'il eft d'une efpèce de plaifirs qui nous
foient inconnus, eft rarement capable de contrebalancer une inquiétude eau-
fée par une douleur, ou un defir actuellement préfent. Car la grandeur de
ce plaifir ne pouvant s'étendre au delà du goût qu'on en recevra réellement
quand on en aura la jouïffance, les Hommes ont affez de penchant à dimi-
nuer ce plaifir à venir, pour lui faire céder la place à quelque defir préfent,
& à conclurre en eux-mêmes , que quand on en viendroit à l'épreuve , il
ne répondrait peut-être pas à l'idée qu'on en donne, ni à l'opinion qu'on
en a généralement, ayant fouvent trouvé par leur propre expérience que
non feulement les plaifirs que d'autres ont exalté, leur ont paru fortinfipi-
des, mais que ce qui leur a caufé à eux-mêmes beaucoup de plaifir dans un
temps , les a choquez & leur a déplu dans un autre ; & qu'ainfi ils ne voyent
rien dans ce Bien à venir pourquoi ils devraient renoncer à un plaifir qui
s'offre actuellement à eux. Mais que cette manière de juger foit déraifun-
nable, étant appliquée au Bonheur que Dieu nous promet après cette vie,
c'eft ce qu'ils ne fauroient s'empêcher de reconnoître, à moins qu'ils ne di-
fent que Dieu ne fauroit rendre heureux ceux qu'il a deffein de rendre tels
effectivement. Car comme c'eft là ce qu'il fe propofe en les mettant dans
l'eut
De la Puijfance. Liv. II. Uf
l'état du bonheur, il faut néceflTairement que cet état convienne à chacun CHAP. XXL
de ceux qui y auront part ; de forte que fuppofé que leurs goûts foient là
auiîi différens qu'ils font ici - bas , cette Manne célefbe conviendra au palais
de chacun d'eux. En voilà affez fur le fujet des Faux Jugemens que nous
faifons du Plailir & de la Douleur, à les confiderer comme préfens & à
venir, lorsque les comparant enfemble,on regarde ce qui efl abfent, com-
me à venir.
§. 66. Pour ce qui, efl:, en fécond lieu, des chofes bonnes ou mauvaifes n.
dans leurs conféquences , & par Y 'aptitude qu'elles ont à nous procurer du Bien ! u"on ^fiTu'Êie»
ou du Mal à l'avenir, nous en jugeons fauflement en différentes ma- ou du Mai, con.
■ / lïderez dans lems
nieres. $ sonféquencei.
i. Lorsque nous jugeons que ces chofes ne font pas capables de nous fai-
re réellement autant de mal qu'elles le font effectivement.
2. Lorsque nous jugeons, que, bien que les conféquences en foient fort
importantes, elles ne font pourtant pas fi certaines que le contraire ne puif-
fe arriver , ou du moins qu'on ne puifle en éviter l'effet d'une manière ou
d'autre, comme par induftrie, par addrefle, par un changement de con-
duite, par la repentance, &c. Il feroit aifé de montrer en détail que ce font
là tout autant de Jugemens déraifonnables, fi je les voulois examiner au long
un par un ; mais je me contenterai de remarquer en général , que c'eft agir
directement contre la Raifon que de hazarder un plus grand Bien pour un
plus petit, fur des conjectures incertaines, & avant que d'être entré dans
un jufle examen, proportionné à l'importance de la chofe, & à l'intérêt
que nous avons de ne pas nous méprendre. C'eft , à mon avis , ce que cha-
cun efl obligé d'avouer, & fur-tout, s'il confidere les caufes ordinaires de
ce faux Jugement , dont voici quelques-unes.
•§. 67. I. Premièrement, Y Ignorance; car celui qui juge fans s'inf- Quelles font le*
truire autant qu'il en efl capable, ne peut s'exempter de mal juger. l^'l jg"^
II. La féconde efl Y Inadvertance ; lorsqu'un homme ne fait aucune refle- jugement,
xion fur cela même dont il efl inflruit. C'eft une ignorance affectée & pré-
fente qui féduit le Jugement autant que l'autre. Juger, c'eft, pour ainfi
dire , balancer un compte , & déterminer de quel côté efl la différence. Si
donc on affemble confufement & à la hâte l'un des cotez, & qu'on laiffe
échapper par négligence plufieurs fommesqui doivent faire partie du comp-
te, cette précipitation ne produit pas moins dzfaux Jugemens , qu'une par-
faite ignorance. Or la caufe la plus ordinaire de ce défaut, c'eil la force
prédominante de quelque fentiment préfent de plaifir ou de douleur, aug-
mentée par notre Nature foible & paiiionnée , fur qui le préfent fait de fi
fortes impreifions. L'Entendement & la Raifon nous ont été donnez pour
arrêter cette précipitation , fi nous en voulons faire un bon ufage , en con-
fiderant les chofes en elles-mêmes, & jugeant alors fur ce que nous aurons
vu. L'Entendement fans Liberté ne feroit d'aucun ufage, & la Liberté
fans l'Entendement ( fuppofé que cela pût être ) ne figniiieroit rien. Si un
homme voit ce qui peut lui faire du bien ou du mal, ce qui peut le rendre
heureux ou malheureux, mais que du refle il ne foit pas capable de faire un
pas pour s'avancer vers l'un,' ou s'éloigner de l'autre, en efl-il mieux pour
avoir
tlô
t)e la Puijfancè. Liv. II
Nous jugeons mal
de ce qui eft né-
celTaire à notre
tondeur.
G H A r. XXI. avoir l'ufage de la vûë ? Et celui qui a la liberté de courir çà &là dans
une parfaite obfcurité, ne retire pas plus d'avantage de cette efpèce de
liberté, que s'il étoit balotté jau gré du vent comme ces bouteilles qui fe
forment fur la furface de l'Eau ? Si l'on efl entrainé par une impulfion
aveugle ; que l'impulfion vienne de dedans , ou de dehors , la différence
n'eft pas fort grande. Ainfi le premier & le plus grand ufage de la Liber-
té confifle à reprimer ces précipitations aveugles , & fa principale occupa-
tion doit être de s'arrêter , d'ouvrir les yeux , de regarder autour de foi ,
& de pénétrer dans les conféquences de ce qu'on va faire autant que
l'importance de la matière le requiert. Je n'entrerai point ici dans un
plus grand examen pour faire voir combien la parefle, la négligence , la
paillon , l'emportement , le poids de la coutume , ou des habitudes qu'on
a contractées , contribuent ordinairement à produire ces faux Jugemens.
Je me contenterai d'ajouter un autre faux Jugement dont je croi qu'il
eft nécelTaire de parler , parce qu'on n'y fait peut-être pas beaucoup
de réflexion , quoi qu'il ait une grande influence fur la conduite des hom-
mes.
§. 6$. Tous les hommes défirent d'être heureux, cela eft inconteftable :
mais , comme nous avons déjà remarqué , lorsqu'ils font exempts de dou-
leur, ils font fujets à prendre le premier plaifir qui leur vient fous la main,
ou que la coutume leur a rendu agréable , & à en reiter fatisfaits : de forte
qu'étant heureux, jufqu'à ce que quelque nouveau defir les rendant inquiets
vienne troubler cette félicité , & leur faire fentir qu'ils ne font point heu-
reux, ils ne regardent pas plus loin, leur volonté ne fe trouvant détermi-
née à aucune aftion qui les porte à la recherche de quelque autre Bien con-
nu , ou apparent. Comme nous fommes convaincus par expérience , que
nous ne faurions jouir de toute forte de Biens, mais que la poiTeflion de
l'un exclut la jouïiïànce de l'autre, nous ne fixons point nos defirs fur cha-
que Bien qui paroit le plus excellent, à moins que nous ne le jugions nécef-
faire à notre Bonheur ; de forte que , fi nous croyons pouvoir être heu-
reux fans en jouir, il ne nous touche point. C'eft encore là une occafion
aux hommes de mal juger, lorsqu'ils ne regardent pas comme nécelTaire à
leur Bonheur ce qui l'efl effectivement : Erreur qui nous féduit , & par
rapport au choix du Bien que nous avons en vûë, & fort fouvent par rap-
port aux moyens que nous employons pour l'obtenir , lorsque c'eft un Bien
éloigné. Mais de quelque manière que nous nous trompions , foit en met-
tant notre bonheur où dans le fond il ne fauroit confifter , foit en négli-
geant d'employer les moyens néceflaires pour nous y conduire , comme s'ils
n'y pouvoient fervir de rien ; il efl hors de doute que quiconque manque
fon principal but, qui efl fa propre félicité, doit reconnoître qu'il n'a pas
jugé droitement. Ce qui contribué' à cette Erreur , c'eft le désagrément,
réel ou fuppofé , des actions qui conduifent au Bonheur : car les hommes
s'imaginent qu'il eft fi fort contre l'ordre de fe rendre malheureux foi-mê-
me pour parvenir au Bonheur, qu'ils ont beaucoup de peine à s'y réfou-
dre.
§. 09. Ainfi , la dernière chofe qui relie à exarniner fur cette matière
c'efl^
Sous pouvons
changer J'agre»
De la Tuiffance. Liv. II. xi?
c'eft, s'il eft au pouvoir d'un homme de changer ï 'agrément ou le désagrément CîîAl\XXL
qui accompaqnc quelque aBion particulière ? & il eft vifible qu'on peut le fai- ment ou le det1'
, p t tt d i • • i grement que nou»
re en plulieurs rencontres. Les Hommes peuvent & doivent corriger leur trouvons dan* les
palais, & fe faire du goût pour des chofes qui ne lui conviennent point, chofe,>
ou qu'ils fuppofent ne lui pas convenir. Le Goût de l'Ame n'eft pas moins
divers que celui du Corps , & l'on peut y faire des changemens tout auflî
bien qu'à ce dernier. C'eft une erreur de s'imaginer, que les Hommes ne
fauroient changer leurs inclinations jusqu'à trouver du plaifir dans des ac-
tions pour lesquelles ils ont du dégoût & de l'indifférence , s'ils veulent s'y
appliquer de tout leur pouvoir. En certains cas un jufte examen de la cho-
fe produira ce changement ; & dans la plupart, la pratique, l'application
& la coutume feront le même effet. Quoi qu'on ait ouï dire que le Pain
ou le Tabac font utiles à la fanté, on peut en négliger l'ufage à caufe de
l'indifférence ou du dégoût qu'on a pour ces deux chofes : mais la Raifon &
la réflexion venant à nous les rendre recommandables , on commence à en
faire l'épreuve; & l'ufage ou la coutume nous les fait trouver agréables. Il
eft certain qu'il en eft de même à l'égard de la Vertu. Les Aftions font
agréables ou desagréables , confiderées en elles-mêmes , ou comme des
moyens pour arriver à une fin plus excellente & plus defirable. Qu'un
homme mange d'une viande bien affaifonnée & tout-à-fait à fon goût, fon
Ame peut être touchée du plaifir même qu'il trouve en mangeant , fans a-
voir égard à aucune autre fin : mais la confédération du plaifir que donne la
fanté & la force du Corps, à quoi cette viande contribue, peut y ajouter
un nouveau goût, capable de nous faire avaler une potion fort desagréable.
A ce dernier égard , une action ne devient plus ou moins agréable que par
la confidération de la fin qu'on fe propofe , & par la perfuafion plus ou
moins forte où l'on eft, que cette action y conduit, ou qu'elle a une liai-
foh néceffaire avec elle. Pour ce qui eft du plaifir qui fe trouve dans l'Ac-
tion même, il s'acquiert ou s'augmente beaucoup plus par l'ufage & *par
la pratique. En effet l'expérience nous rend fouvent agréable ce que nous
regardions de loin avec averfion, & nous fait aimer, par la répétition des
mêmes actes, ce qui peut-être nous avoit déplu au premier effai. Les ha-
bitudes font de puiffans charmes, & attachent un li grand plaifir à ce que
nous nous accoutumons de faire , que nous ne finirions nous en abftenir , ou
du moins omettre fans inquiétude les Actions qu'une pratique habituelle nous
a rendues propres & familières, & par même moyen recommandables.
Quoi que cela foit de la dernière évidence, & que chacun foit convaincu
par fa propre expérience , qu'il en peut venir là ; c'eft néanmoins un De-
voir que les Hommes négligent fi fort dans la conduite qu'ils tiennent par
rapport au Bonheur , qu'on regardera peut-être comme un Paradoxe fi je
dis, que les hommes peuvent faire que des chofes ou des actions leur foient
plus ou moins agréables, & par-là remédier à cette dispofition d'efprit, à
laquelle on peut juftement attribuer une grande partie de leurs égaremens.
La Mode ok les Opinions communément reçues ayant une fois établi de
faillies notions dans le Monde , & l'Education & la Coutume ayant formé
de mauvaifes habitudes, on perd enfin l'idée du jufte prix des chofes, &
E e le
il S De la Pttiffance. Ltv. II.
CfUP. XXI. le goût des hommes fe corrompt entièrement. II faudrait donc prendre la
peine de re&ifier ce goût & de contracter des habitudes oppofées qui puf-
fent changer nos Plaifirs , & nous faire aimer ce qui eft néceffaire , ou qui
peut contribuer à notre félicité. Chacun doit avouer que c'eft là ce qu'il
peut faire ; & quand un jour ayant perdu le Bonheur , il fe verra en proye à
îa Mifére, il confeffera qu'il a eu tort de le négliger, & fe condamnera lui-
même pour cela. Je demande à chacun en particulier s'il ne lui eft pas fou-
vent arrivé de fe reconnoitre coupable à cet égard,
ïrëferer le vice* §. 70. Je ne m'étendrai pas préfentement davantage fur les faux Juge-
bie^nent'mlf/ui'" mens des Hommes, ni fur leur négligence à l'égard de ce qui eft en leur
g". pouvoir : deux grandes fources des égaremens où ils fe précipitent malheu-
reufement eux-mêmes. Cet examen pourrait fournir la matière d'un Vo-
lume ; & ce n'eft pas mon affaire d'entrer dans une telle discuffion. Mais
quelque fauffes que fuient les notions des hommes, ou quelque honteufe
que foit leur négligence à l'égard de ce qui eft en leur pouvoir ; & de quel-
que manière que ces fauffes notions & cette négligence contribuent à les
mettre hors du chemin du Bonheur, & à leur faire prendre toutes ces dif-
férentes routes où nous les voyons engagez, il eft pourtant certain que la
Morale établie fur fes véritables fondemensne peut que déterminer à la Ver-
tu le choix de quiconque voudra prendre la peine d'examiner fes propres
aclions : & celui qui n'eft pas raifonnable jufques à fe faire une affaire de
refléchir ferieufement fur un Bonheur «Se un Malheur infini, qui peut arri-
ver après cette vie, doit fe condamner lui-même, comme ne faifant pas
l'ufage qu'il doit de fon Entendement. Les récompenfes & les peines d'u-
ne autre Vie que Dieu a établies pour donner plus de force à fesLoix, font
d'une affez grande importance pour déterminer notre choix, contre tous
les Biens , ou tous les Maux de cette Vie , lors même qu'on ne confidere
le Bonheur ou le Malheur à venir que comme poffible ; dequoi perfonne ne
peut douter. Quiconque, dis-je, conviendra qu'un Bonheur excellent &
infini eft une fuite poffible de la bonne vie qu'on aura menée fur la Terre, &
un Etat oppofé la récompenfe poffible d'une conduite déréglée, un tel
homme doit néceffairement avouer qu'il juge très-mal , s'il ne conclut pas
de là, qu'une bonne vie jointe à l'efperance d'une éternelle félicité qui peut
arriver, eft préférable à une mauvaife vie, accompagnée de la crainte d'u-
ne mifere affreufe dans laquelle il eft fort poffible que le Méchant fe trouve
un jour enveloppé, ou pour le moins, de l'épouvantable & incertaine ef-
pérance d'être annihilé. Tout cela eft de la dernière évidence , fuppofé
même que les gens de bien n'euffent que des maux à eflliyer dans ce Mon-
de, & que les Méchans y jouïffent d'une perpétuelle félicité, ce qui pour
l'ordinaire prend un tour fi oppofé que les Méchans n'ont pas grand fujet de
fe glorifier de la différence de leur Etat, par rapport même aux Biens dont ils
jouïffent actuellement ; ou plutôt, qu'à bien confiderer toutes chofes,ils font,
à mon avis, les plus mal-partagez, même dans cette vie. Mais lorsqu'on
met en balance un Bonheur infini avec une infinie Mifére , fi le pis qui
pujfle arriver à l'Homme de bien, fuppofé qu'il fe trompe , eft le plus grand
avantage que le Méchant puiffe obtenir 3 au cas qu'il vienne à rencontrer
jufte»
De la Pnijfame. L i v. 1 1. z x 9
jufle, qui eft l'homme qui peut en courir le hazard, s'il n'a tout-à-fait CiiAP.XXÏ,
perdu l'Efprit? Qui pourroit, dis-je, être afTez fou pour réfoudre en foi-
même de s'expofer à un danger poffible d'être infiniment malheureux , en
forte qu'il n'y aît rien à gagner pour lui que le pur néant , s'il vient à échap-
per à ce danger? L'Homme de bien, au contraire, hazarde le néant con-
tre un Bonheur infini dont il doit jouir au cas que le fuccès fuive fon atten-
te. Si fon efpérance fe trouve bien fondée , il efl éternellement heureux ;
& s'il fe trompe , il n'eft pas malheureux , il ne fent rien. D'un autre côté , û
le Méchant a raifon, il n'efl pas heureux, & s'il fe trompe, il efl infini-
ment miferable. N'efl-ce pas un des plus vifibles déréglemens d'efprit où
les hommes puiflbnt tomber, que de ne pas voir du premier coup d'œuil
quel parti doit être préféré dans cette rencontre ? J'ai évité de rien dire de
la certitude ou de la probabilité d'un Etat à venir; parce que je n'ai d'autre
deffein en cet endroit que de montrer le faux Jugement dont chacun doit
fe reconnoître coupable félon fes propres Principes , quels qu'ils puiflent
être, lorsque pour quelque confidération que ce foit i\ s'abandonne aux
courtes voluptez d'une vie déréglée, dans le temps qu'il fait d'une manière
à n'en pouvoir douter, qu'une Vie après celle-ci eft, tout au moins, une
chofe poffible.
§. 71. Pour conclurre cette discuffion fur la Liberté de l'Homme,
je ne puis m'empécher de dire, que la première fois que ce Livre vit le
jour, je commençai à craindre qu'il n'y eut quelque méprife dans ce Cha-
pitre tel qu'il étoit alors. Un de mes Amis eût la même penfée après la
publication de l'Ouvrage , quoi qu'il ne pût m'indiquer précifément ce
qui lui étoit fufpecl. C'efl ce qui m'obligea à revoir ce Chapitre avec plus
dexaclitude ; & ayant jette par hazard les yeux fur une méprife presque
imperceptible que j'avois faite en mettant un mot pour un autre , ce qui ne
fembloit être d'aucune conféquence , cette découverte me donna les nouvel-
les ouvertures que je foûmets préfentement au jugement des Savans, &
dont voici l'abrégé. La Liberté eft une puilTance d'agir ou de ne pas agir,
félon que notre Efprit fe détermine à l'un ou à l'autre. Le pouvoir de di-
riger les Facilitez Opératives au mouvement ou au repos dans les cas parti-
culiers , c'efl ce que nous appelions la Volonté. Ce qui dans le cours de
nos Actions volontaires détermine la Volonté à quelque changement d'opé-
ration, efl quelque inquiétude préfente, qui confifle dans le Dejir ou qui
du moins en efl toujours accompagnée. Le Defir eft toujours excité par le
Mal en vue de le fuir ; parce qu'une totale exemption de douleur fait tou-
jours une partie nécefTaire de notre Félicité. Mais chaque Bien, ni même
chaque Bien plus excellent n'émeut pas conflamment le Defir, parce qu'il
peut ne pas faire , ou n'être pas confideré comme faifant une partie né-
cefTaire de notre Bonheur: car tout ce que nous defirons , c'efl unique-
ment d'être heureux. Mais quoi que ce Defir général d'être heureux agifie
conflamment & invariablement dans l'Homme, nous pouvons fufpendre la
fatisfaclion de chaque defir particulier, & empêcher qu'il ne détermine la
Volonté à faire quoi que ce foit qui tende à cette fatisf aêtion , jusqu'à ce
que nous ayions examiné mûrement , fi le Bien particulier qui jfe montre
Ee 2 à •
axo Vêla Puiffance. Liv II.
;Chap. XXI. à nous & que nous defirons dans ce temps-là, fait partie de notre Bon-
heur réel, ou bien s'il y efl contraire, ou non. Le refultat de notre Ju-
gement en conféquence de cet examen, c'eft ce qui, pour ainG dire,
détermine en dernier reflbrt l'Homme, qui ne fauroit être Libre, fi fa
Volonté étoit déterminée par autre chofe que par fon propre Defir guidé
par fon propre Jugement.
je fai que certaines gens font confifter la Liberté dans une certaine In-
différence de l'Homme , antécédente à la détermination de fa Volonté. Je
fonhaiterois que ceux qui font tant de fond fur cette indifférence antécéden-
te , comme ils parlent, nous euffent dit nettement fi cette indifférence qu'ils
fuppofent, précède la connoiffance & le jugement de l'Entendement, auffi
bien que la détermination de la Volonté; car il eft bien fnalaifé de la pla-
cer entre ces deux termes, je veux dire immédiatement après le jugement
de l'Entendement & avant la détermination de la Volonté, parce que
la détermination de la Volonté fuit immédiatement le jugement de l'Enten-
dement: & d'ailleurs, placer la Liberté dans une Indifférence qui précède
la penfée & le jugement de l'Entendement , c'eft, ce me femble, faire
çonfifter la Liberté dans un état de ténèbres où l'on ne peut ni voir ni dire
ce que c'eft: C'eft du moins la placer dans un fujet incapable de Liberté,
nul Agent n'étant jugé capable de Liberté qu'en conféquence de la penfée
& du jugement qu'on reconnoît en lui. Comme je ne fuis pas délicat en
fait d'expreffions , je confens à dire avec ceux qui aiment à parler ainfi,
que la Liberté conlifte dans l'Indifférence ; mais dans une Indifférence qui
refte après le Jugement de l'Entendement, & même après la détermination
de la Volonté: ce qui n'eft pas une Indifférence de l'Homme, (car après
que l'Homme a une fois jugé ce qu'il eft meilleur de faire ou de ne pas fai-
re, il n'eft plus indifférent) mais une Indifférence des Puiffances actives ou
opératives de l'Homme, lesquelles demeurant tout autant capables d'agir
ou de ne pas agir, après qu'avant la détermination de la Volonté, font
dans un état qu'on peut appeller Indifférence , fi l'on veut : & auffi loin
que cette Indifférence s'étend, jusque-là l'Homme eft libre, & non au delà.
Par exemple, j'ai la puiffance de mouvoir ma main, ou de la laiffer en re-
pos: cette faculté opérative eft indifférente au mouvement & au repos de
ma main: je fuis libre à cet égard. Ma Volonté vient-elle à déterminer
cette puiffance opérative au repos: je fuis encore libre, parce que l'indiffé-
rence de cette puiffance opérative qui eft en moi d'agir ou de ne pas agir
refte encore ; la puiffance de mouvoir ma main n'étant nullement diminuée
par la détermination de ma Volonté qui à préfent ordonne le repos. L'in
différence de cette puiffance à agir ou à ne pas agir , eft toute telle qu'elle
étoit auparavant, comme il paroîtra fi la Volonté veut en faire l'épreuve
en ordonnant le contraire. Mais fi pendant le temps que ma main eft en
repos , elle vient à être faifie d'une foudaine paraly fie , l'indifférence de cet-
te Puiffance opérative eft détruite , & ma Liberté avec elle : je n'ai plus
de liberté à cet égard, mais je fuis dans la néceffité de laiffer ma main en
repos. D'un autre côté fi ma main eft mife en mouvement par une con-
vulfion , l'indifférence de cette faculté opérative s'évanouît ; & en ce cas-
là-
*De la Pttijfance. Liv. II. m
là ma Liberté efl détruite, parce que je fuis dans la néceflité delaifTbrmou- Chap. XXI,
voir ma main. J'ai ajouté ceci pour faire voir dans quelle forte d'Indifféren-
ce il me paroit que la Liberté confifte précifément , & qu'elle ne peut con-
fiiter dans aucune autre,' réelle ou imaginaire.
g. 72. Il efl (.l'une fi grande importance d'avoir de véritables notions fur
la nature & l'étendue de la Liberté, que j'efpere qu'on me pardonnera cette
Digrellion où m'a engagé le defir d'éclaircir une matière fi abilrufe. Les
Idées de /'elonté, de Foliiion, de Liberté & de NéceJJïté fe préfentoient na-
turellement dans ce Chapitre de la Puijance. J'expofai mes penfées fur ■
toutes ces chofes dans la première Edition de cet Ouvrage, fuivant les lu-
mières que j'avois alors ; mais en qualité d'amateur lincére de la Vérité qui
n'adore nullement fes propres conceptions, j'avoûë que j'ai fait quelque
changement dans mon opinion , croyant y être fuffifamment autorifé par
des raifons que j'ai découvertes depuis la première publication de ce Livre.
Dans ce que j'écrivis d'abord , je fuivis avec une entière indifférence la
Vérité, où je croyois qu'elle me conduifoit. Mais comme je ne fuis pas
affez vain pour prétendre à l'Infaillibilité , ni fi entêté d'un faux honneur
que je veuille cacher mes fautes de peur de ternir ma réputation, je n'ai
pas eu honte de publier, dans le même deffein defuivre fincerement la Vé-,
rite, ce qu'une recherche plus exacte m'a fait connoître. Il pourra bien
arriver, que certaines gens croiront mes premières penfées plus juftes ; que
d'autres, comme j'en ai déjà trouvé, approuveront les dernières ; & que
quelques-uns ne trouveront ni les unes ni les autres à leur gré. Je ne ferai
nullement furpris d'une telle diverfité de fentimens ; parce que c'eft une
chofe affez rare parmi les hommes que de raifonner fans aucune prévention fur
des points controverfez, & que d'ailleurs il n'eft pas fort aifé de faire des
déductions exactes dans des fujets abftraits ; & fur tout lorsqu'elles font de
quelque étendue. C'eft pourquoi je me croirai fort redevable à quiconque
voudra prendre la peine d'éclaircir fincerement les difficultez qui peuvent
refter dans cette matière de la Liberté, foitenraifonnantfurles fondemens
que je viens de pofer , ou fur quelque autre que ce foit. Du refte , avant
que de finir ce Chapitre , je croi que, pour avoir des Idées plus diftinctes
de la PuiJJance , il ne fera ni hors de propos ni inutile de prendre une plus
exacte connoiffance de ce qu'on nomme Action. J'ai déjà dit * au corn- *pag iso. $. *
mencement de ce Chapitre, qu'il n'y a que deux fortes & Allions dont nous
ayions d'idée, favoir, le Mouvement & la Penfée. Or quoi qu'on donne
à ces deux chofes le nom d'Aftion, & qu'on les confidére comme telles,
on trouvera pourtant , à les confiderer de près , que cette Qualité ne leur
convient pas toujours parfaitement. Et ù je ne me trompe, il y a des
exemples de ces deux efpèces de chofes, .qu'on reconnoîtra , après les avoir
examinées exactement , pour des PaJJJons plutôt que pour des Atlions , &
par conféquent, pour^de fimples effets de puiffances paiïives dans des fujets
qui pourtant paffent à leur occafion pour véritables Agents. Car dans ces
exemples, la Subftance en qui fe trouve le mouvement ou la penfée, re-
çoit purement de dehors l'impreffion par où l'action lui eft communiquée ;
& ainfi 3 elle n'agit que par la feule capacité qu'elle a de recevoir une telle
E e 3 ira-
^2^ De laTmffance. Liv. II.
C M A P. XXI. impreffion de la part de quelque Agent extérieur ; de forte qu'en ce cas-là,
la Puijfance n'eft pas proprement dans le fujet une Puiflance aclive, mais
une pure capacité paflive. Quelquefois, la Subftance ou l'Agent fe met
en aclion par fa propre puiflance, & c'eft là proprement une Puijfance acli-
ve. On appelle Aclion, toute modification qui fe trouve dans une Subftan-
ce par laquelle modification cette Subftance produit quelque effet ; par
exemple, qu'une Subftance folide agiffe parle moyen du mouvement fur
les Idées fenfibles de quelque autre Subftance, ou y caufè quelque altera-
• tion , nous donnons à cette modification du mouvement le nom d' 'Aclion.
Cependant, à bien confiderer la choie, ce mouvement n'eft dans cette
Subftance folide qu'une fimple paffion , fi elle le reçoit uniquement de quel-
que Agent extérieur. Et par conféquent , la Puijfance aclive de mouvoir
ne fe trouve dans aucune Subftance, qui étant en repos ne fauroit commen-
cer le mouvement en elle-même, ou dans quelque autre Subftance. De
même, à l'égard de la Penfée, la puiflance de recevoir des idées ou des
penfées par l'opération de quelque Subftance extérieure, s'appelle Puijfan-
ce de penfer, mais ce n'eft dans le fond qu'une Puijfance pajfve , ou une
fimple capacité. Mais le pouvoir que nous avons de rappeller , quand nous
voulons, des Idées abfentes, & de comparer enfemble celles que nous ju-
geons à propos , eft véritablement un Pouvoir aclif. Cette réflexion peut
nous empêcher de tomber, à l'égard de ce qu'on nomme Puijfance
& Action, dans des erreurs, où la Grammaire & le tour ordinaire des
Langues peuvent nous engager facilement , parce que ce qui eft fignifié
par les verbes que les Grammairiens nomment Aclif s , ne fignifié pas tou-
jours Y Aclion: Par exemple, ces Propofitions , Je vois la Lune, ou une
Etoile , Je Jêns la chaleur du Soleil, quoi qu'exprimées par un verbe aclif,
ne lignifient en moi aucune action par où j'opère fur ces Subftances, mais
feulement la réception des idées de lumière , de rondeur & de chaleur ; en
quoi je ne fuis point aclif, mais purement paflif; de forte que, pofé l'état
où font mes yeux ou mon Corps, je ne faurois éviter de recevoir ces Idées.
Mais lorfque je tourne mes yeux d'un autre côté, ou que j'éloigne mon
Corps des rayons du Soleil , je fuis proprement aclif, parce que par mon
propre choix, & par une puiflance que j'ai en moi-même, je me donne
ce mouvement-là; & une telle aclion eft la production d'une Puijfance
Aclive.
§. 73. Jufqu'ici j'ai expofé comme dans un petit Tableau nos Idées
Originales d'où toutes les autres viennent , & dont elles font compofées.
De forte que, fi l'on vouloit examiner ces dernières en Philofophe, & voir
quelles en font les caufes & la matière , je croi qu'on pourroit les réduire à
ce petit nombre à Idées primitives & originales, favoir ,
L'Etendue,
La Solidité^
La Mobilité ou la Puiflance d'être mû :
Idées que nous recevons du Corps par le moyen des Sens :
La Percptivité , ou la Puiflance d'appercevoir ou de penfer,
La Motivité, ou la Puiflance de mouvoir. ( Qu'on me permet-
te
Delà Puifl/ince. Liv. II. 123
te (1 ) de me fervir de ces deux mots nouveaux , de peur qu'on ne prît mal ma Chap. XXI,
penfee fi j'employois les termes ufitez qui font équivoques dans cette ren-
contre-)
Ces deux dernières Idées nous viennent dans l'Efprit par voye de Reflexion.
Si nous leur joignons
L' Exiftence ,
\a. Durée ^
& le Nombre,
qui nous viennent par les deux voyes de Senfation & de Reflexion , nous
aurons peut-être toutes les Idées Originales d'où dépendent toutes les au-
tres. Car par ces Idées-là , nous pourrions expliquer , fi je ne me trom-
pe , la nature des Couleurs , des Sons , des Goûts , des Odeurs & de tou-
tes les autres Idées que nous avons ; fi nos Facultez étoient allez fubtiles
pour appercevoir les différentes modifications d'étendue, & les divers mou-
vemens des petits Corps qui produifent en nous toutes ces différentes fenfa-
tions. Mais comme je me propofe dans cet Ouvrage d'examiner quelle
efl: la connoiffance que l'Efprit Humain a des chofespar le moyen des Idées
qu'il en reçoit félon que Dieu l'en a rendu capable , & comment il vient à
acquérir cette connoiflance, plutôt que de rechercher les caufes de ces I-
dées & la manière dont elles font produites; je ne m'engagerai point àcon-
fiderer en Phyficien la forme particulière des Corps, & la configuration
des parties , par où ils ont le pouvoir de produire en nous les Idées de leurs
Qualitez fenfibles. Il fuffit, pour mon deflein , que j'obferve par exem-
ple , que l'Or ou le Saffran ont la puiffance de produire en nous l'idée du
Jaune , & la Neige ou le Lait celle du Blanc, idées que nous pouvons
avoir feulement par le moyen de la Vue ; fans que je m'amufe à examiner la
contexture des parties de ces Corps, non plus que les figures particulières ou
les mouvemens des particules qui font refléchies de leur furface pour caufer
en nous ces Senfations particulières; quoi qu'au fond, fi non contens de
confiderer purement & fimplement les idées que nous trouvons en nous-
mêmes, nous voulons en rechercher les Caufes, nous ne puitïions conce-
voir qu'il y aît dans les Objets fenfibles aucune autre choie par où ils pro-
duifent différentes idées en nous, que la différente groffeur, figure, nom-
bre, contexture & mouvement de leurs parties infenlibles.
( 1 ) Si M. Lockt s'exeufe à fes Leéleurs de ce abflraites , l'on ne peut éviter de faire des
qu'il employé ces deux mots je doi> le taire mots , pour pouvoir exprimer de nouvelles
à plus forte nifon , parce que la Langue Fran- idées- N> s plus grands Purifies convi ndront
çoife permet beaucoup moins que l'Ar.gloife fans doute que dans un tel cas c'eil une liberté
qu'on fabrique de nouveaux termes. Mais dans qu'on d, r prendre, fans craindre de choquer
un Ouvrage de pur raifonnement , comme leur dé'.ic.iefle.
celui-ci, rempli de difquilitions fi fines & fi
C II A-
1X4
Des Modes Mixtes. Liv. II.
Chap.XXII.
CHAPITRE XXII.
Des Modes Mixtes.
Ce que c'eft que
les Modes Mix-
tes.
Ils font formez
pai l'Eiprit.
§. i APre's avoir traité des Modes Simples dans les Chapitres préce-
•^* dens , & donné divers exemples de quelques-uns des plus confi-
dérables , pour faire voir ce qu'ils font , & comment nous venons à les ac-
quérir, il nous faut examiner enfuite les Modes que nous appelions Mixtes ,
comme font les Idées complexes que nous défignons par les noms d'O-
bligation, & Amitié , de Menfonge , &c. qui ne font que diverfes combinai-
fons d' 'Idées [impies de différentes efpèces. Je leur ai donné le nom de Modes
Mixtes , pour les diftinguer des Modes plus fimples , qui ne font compo-
fez que d'idées fimples de la même efpèce. Et d'ailleurs, comme ces
Modes Mixtes font de certaines combinaifons d'Idées fimples, qu'on ne
regarde pas comme des marques caracteriftiques d'aucun Etre qui aît
une exiftence fixe, mais comme des Idées détachées & indépendantes, que
l'Efprit joint enfemble, elles font par-là diftinguées des Idées complexes
des Subftances.
§. 2. L'Expérience nous montre évidemment, que l'Efprit eft pure-
ment paffif à l'égard de fes Idées fimples, & qu'il les reçoit toutes de l'exif-
tence & des opérations des chofes , félon que la Senfation ou la Reflexion
les lui préfente, fans qu'il foit capable d'en former aucune de lui-même.
Mais fi nous examinons avec attention les Idées que j'appelle Modes Mixtes
& dont nous parlons préfentement, nous trouverons qu'elles ont une autre
origine. En effet, l'Efprit agit Couvent par lui-même en faifantces diffé-
rentes combinaifons ; car ayant une fois reçu des idées fimples, il peut les
joindre & combiner en diverfes manières, & faire par-là différentes Idées
complexes, fans confiderer fi elles exiflent ainfi réunies dans la Nature. Et
de là vient, à mon avis, qu'on donne à ces fortes d'idées le nom de Notion ;
comme fi leur origine & leur continuelle exiftence étoient plutôt fondées
fur les penfées des hommes que fur la nature même des chofes, & qu'il fuf-
fit, pour former ces Idées-là, que l'Eiprit joignît enfemble leurs différen-
tes parties, & qu'elles fubfiftaffent ainfi réunies dans l'Entendement, fans
examiner fi elles avoient , hors de là , aucune exiftence réelle. Je ne
nie pourtant pas, que plufieurs de ces Idées ne puiffent être déduites
de l'obfervation & de l'exiftence de plufieurs idées fimples, combinées
de la même manière qu'elles font réunies dans l'Entendement. Car
celui qui le premier forma l'idée de l' Hypocrifie , peut l'avoir reçue d'abord
de la reflexion qu'il fit fur quelque perfonne qui faifoit parade de bonnes
qualitez qu'il n'avoit pas , ou avoir formé cette idée dans fon Efprit fans
avoir eu un tel modelle devant fes yeux. En effet, il eft évident, que îorf-
que les hommes commencèrent à difcourir entr'eux , & à entrer en focie-
té, plufieurs de ces idées complexes qui étoient des fuites des
régle-
mens
'Des Modes Mixtes. Liv. II. 225*
mens établis parmi eux, ont été néceflairement dans l'Efprit des hommes, Ciiap. XXIL
avant que d'exifter nulle autre part, & que plufieurs Mots qui fignifioiént
de telles idées complexes , ont été en ufage , & que les Idées attachées à ces
Mots ont été formées , ( 1 ) avant que les combinaifons que ces Mots &
ces Idées repréfentoient, eufTent exifté.
g. 3. A la vérité, préfentement que les Langues font formées & quel- on les acquiert
les abondent en termes qui expriment ces Combinaifons, c'efi par l'explica- Ya$cu:£n pa'
tien des tenues mêmes qui fervent à les exprimer, quon acquiert ordinairement des termes qui
ces idées complexes. Car comme elles font compofées d'un certain nombre exprimer.
d'Idées fimples combinées enfemble, elles peuvent, par le moyen des mots
qui expriment ces Idées (Impies , être préfentées à l'Efprit de celui qui en-
tend ces mots , quoi que l'exiftence réelle des chofes n'eût jamais fait naître
dans fon Efprit une telle combinaifon d'Idées iimples. Âinfi un homme
peut venir à fe repréfenter l'idée de ce qu'on nomme Meurtre , ou Sacrilè-
ge, fi l'on lui fait une énumeration des Idées fimples que ces deux mots
lignifient, fans qu'il aît jamais vu commettre ni l'un ni l'autre de ces
crimes.
%. 4. Chaque Mode mixte étant compofé de plufieurs Idées fimples , Ji"^"™, "tâ"
diftinctes les unes des antres , il femble raifonnable de rechercher d'où cefl ties des Modej
qu'il tire fon Unité , & comment une telle multitude particulière d'Idées feuîé'wce.1"1'
vient à faire une feule Idée, puis que cette combinaifon n'exille pas toujours
réellement dans la nature des chofes. Il eft évident, que l'Unité de ces Mo-
des vient d'un Aéte de l'Efprit qui combine enfemble ces différentes Idées
fimples , & les conlidére comme une feule Idée complexe qui renferme tou-
tes ces diverfès parties: & ce qui eft la marque de cette union, ou qu'on
regarde en général comme ce qui la détermine exactement , c'eft le nom
qu.'on donne à cette combinaifon d'idées. Car c'eft fur les noms que les
hommes règlent ordinairement le compte qu'ils font d'autant d'efpèces dif-
tinftes de Modes mixtes ; & il arrive rarement qu'ils reçoivent ou confi-
derent aucun nombre d'Idées fimples comme faifant une idée complexe,
excepté les collections qui font défignées par certains noms. Ainfi, quoi
que le crime de celui qui tue un Vieillard, foit ,de fa nature, auffi propre
à former une idée complexe, que le crime de celui qui tué fon Père; ce-
pendant parce qu'il n'y a point de nom qui fignifie précifément le premier,
comme il y a le mot de Parricide pour déligner le dernier , on ne regarde
pas le premier comme une particulière Idée complexe , ou comme une
efpèce d'action diftincle de celle par laquelle on tué' un jeune homme, ou
quelque autre homme que ce foit.
%,. 5. Si nous pouffons un peu plus loin nos recherches pour voir ce qui Pourquoi tes
,,"* . , , r , r • i- r 1 - ■/• F>- j ' r I hommes font
détermine les hommes a convertir diveries combinaiions d idées amples en dcs Modes »is.
autant de Modes diftinéïs , pendant qu'ils en négligent d'autres , qui , à
conli-
(il Supporé,par ex en- ple.que le premier hem- tel crime eût été commis , il eft vifible que li-
me aît fait une Loi contre le crime qui con- dée complexe que le mot de Parricide fignifie,
iille à tuer fon Père ou fa Mère, en le défi- n'exilia d'abord, que dans l'Efprit du Légifla-
gnant par le terme de Panifiât, avant qu'un teur tk de ceux à qui cette Loi fut notifiée.
F f
lu'
T.%6
Des Modes Mixtes. Liv. ÎI.
Comment dnns
une Langue , il
y a des mots
qu'on ne peut
exprime! dans
une autre p.:r
des mots qui
kur Icp01ldi.il!
t JPre/criptio,
Ciiap. XXII. eoafaferér là nature même des chofes, font aufïï propres à être combinées
âc à former des idées diftincles , nous en trouverons ia raifon dans le but mê-
me du Langage. Car les hommes l'ayant inftitué pour fe faire connoitre
ou le communiquer leurs penfées les uns aux autres, auiîi promptement
qu'ils peuvent, ils font d'ordinaire de ces fortes de collerions d'idées qu'ils
convertiffenten Modes complexes auxquels ils donnent certains noms, félon
qu'ils en ont befoin par rapport à leur manière de vivre & à leur converià-
tion ordinaire. Pour les autres idées qu'ils ont rarement occafion de faire
encrer dans leurs difeours, ils les lailfent détachées, & fans noms qui les
puilfent lier enfemble , aimant mieux, lorfqu'ils en ont befoin, compter l'u-
ne après l'autre toutes les idées qui les compofent , que de fe charger la mé-
moire d'idées complexes & de leurs noms, dont ils n'auront que rarement,
& peut-être jamais aucune occafion de fe fervir.
§. 6. Il paroit de là comment il arrive, §>uil y a dans chaque Langue des
termes particuliers qu'on ne peut rendre mot pour mot dans une autre. Car les
Coutumes, les Mœurs, ci les Ufages d'une Nation faifant tout autant de
combinaifons d'idées , qui l'ont familières & nécefiaires à un Peuple , &
qu'un autre Peuple n'a jamais eu occafion de former , ni peut-être même
de connoître en aucune manière , les Peuples qui font ufage de ces fortes de
combinaifons, y attachent communément des noms , pour éviter de longues
periphrafes dans des chofes dont ils parlent tous les jours ;& dès-là ces com-
binaifons deviennent dans leur Efprit tout autant aidées complexes, entière-
ment diftinctes. Ainfi *VOJlracifme parmi les Grecs, & la f Profcription
parmi les Romains , étoient des mots que les autres Langues ne pouvoient
exprimer par d'autres termes' qui y répondiifent exactement , parce que ces
mots fignihoient parmi les Grecs & les Romains des idées complexes qui ne
fe rencontroient pas dans l'Efprit des autres Peuples. Par-tout où de telles
Coutumes n'étoient point en ufage, on n'y avoit aucune notion de ces for-
tes d'aèlions & l'on ne s'y fervoit point de femblables combinaifons d'Idées
jointes, &, pour ainfi dire, liées enfemble par des termes particuliers; &
par conféquent, dans tous ces Païs il n'y avoit point de noms pour les
exprimer.
g. 7. Par-là nous pouvons voir auffi la raifon pourquoi les Langues font fu-
jettes à de continuels changemens , pourquoi elles adoptent des mots nouveaux
& en abandonnent d'autres qui ont été en ufage depuis long temps. C'efl
que le changement qui arrive dans les Coutumes & dans les Opinions , in-
troduiront en même temps de nouvelles Combinaifons d'idées dont on efl
fouvent obligé de s'entretenir en foi-même & avec les autres hommes, on
leur donne des noms pour éviter de longues periphrafes ; ce qui fait qu'el-
les deviennent de nouvelles efpcces de Modes complexes. Pour être con-
vaincu combien d'idées différentes font comprifespar ce moyen dansunfeul
mot , & combien on épargne par-là de temps, il ne faut que prendre la pei-
ne de faire une énumeration de toutes les Idées qu'emportent ces deux ter-
mes de Palais, Surféance ou Jppel, & d'employer à la place de l'un de ces
mots une periphrafe pour en faire comprendre le fens à un autre.
*î> «xifiew les §. 8. Quoi que je doive avoir occafion d'examiner cela plus au long,
quand
Pourquoi les
Langues chan-
gent (
Des Modes Mixtes. Lit. IL 217
quand je viendrai à traiter des * Mots & de leurufage, je nepouvois pour- Chat. XXI.
tant pas éviter de faire quelque reflexion en paffànt fur les noms des Modes *?£* JÇ"**"
mixtes, qui étant des combinaifons d'Idées fimples purement tranfitoires ,
qui n'exiftent que peu de temps , & cela fimplement dans l'Efprit des Hom-
mes, où même leur exiftence ne s'étend point au delàdu temps qu'elles font
l'objet aéhiel de la penfée , n'ont par conféquent V apparence d'une exijlence con-
fiante &? durable , nulle autre part que dans les mots dont on fe fert pour les ex-
primer; lesquels par cela même font fort fujets à être pris pour les Idées
mêmes qu'ils lignifient. En effet, 11 nous examinons où exifte l'idée d'un
Triomphe ou d'une Jpotheofe, il eft évident qu'aucune de ces Idées ne fau-
roit exifter nulle part tout à la fois dans les chofes mêmes , parce que ce font
des aêtions qui demandent du temps pour être exécutées , & qui ne pour-
roient jamais exifter toutes enfemble. Pour ce qui eft de l'Efprit des hom-
mes, où l'on fuppofe que fe trouvent les idées de ces Aftions, elles y ont
aulîi une exiftence fort incertaine ; c'eft pourquoi nous fournies portez à les
attacher à des noms qui les excitent en nous.
§. 9. Au refte , c'eft par trois moyens que nous acquérons ces Idées complexes de comment nous
Modes Mixtes : I. par l'Expérience & l'obfervation des chofes mêmes. Ain- ^""es Mode»
fi , en voyant deux hommes luter , ou faire des armes , nous acquérons l'i- mixtes,
dée de ces deux fortes d'exercices. 1 1. Par X invention, ou l'affemblage vo-
lontaire de différentes idées fimples que nous joignons enfemble dans notre
Efprit; ainfi celui qui le premier inventa X Imprimerie ou la Gravure, en
avoit l'idée dans l'Efprit, avant qu'aucun de cesArts eût jamais exifté. III.
Le troifiéme moyen par où nous acquérons plus ordinairement des idées de
Modes mixtes , c'eft par l'explication qu'on nous donne des termes qui expri-
ment les Actions que nous n'avons jamais vues , ou des Notions que nous
ne.faurions voir , en nous préfentant une à une toutes les Idées dont ces
Actions doivent être compofées, & les peignant , pour ainfi dire, à notre
imagination. Car après avoir reçu des idées fimples dans l'Efprit par voye
de Senfation & de Reflexion, & avoir appris par l'ufageles noms qu'on leur
donne,nous pouvons par le moyen de ces noms repréfenter aune autre per-
fonne l'idée complexe que nous voulons lui faire concevoir pourvu qu'elle
ne renferme aucune idée fimple qui ne lui foit connue, & qu'il n'exprime
par le même nom que nous. Car toutes nos Idées complexes peuvent stre
réduites aux Idées fimples dont elles font originairement compofées , quoi
que peut-être leurs parties immédiates foient auffi des Idées complexes.
Ainfi, le Mode mixte exprimé par le mot de Menfonge, comprend ces
Idées fimples: i. des fons articulez: 2. certaines idées dans l'Efprit de
celui qui parle : 3. des mots qui font les lignes de ces idées : 4. l'union
de ces lignes joints enfemble par affirmation ou par négation, autrement que
les idées qu'ils fignifient ne le font dans l'Efprit de celui oui parle. Je ne
croi pas qu'il foit néceffaire de pouffer plus loin l'analyfe de cette Idée
mplexe nue nous appelions Mcnfonge. Ce que je viens de dire fuf-
fk, pour faire voir qu'elle eft cofripofée 'd'Idées Ihnples; & il ne pourrait
e que fort ennuveux à mon Lecleur 11 j'ai lois lui faire un plus grand
détail de chaque Idée fimple qui fait partie de cette Idée complexe,
F f 2 ce
iig Des Modes Mixtes., Liv. II.
Ç iiaf. XXII. ce qu'il peut aifément déduire par lui-même de ce qui a 'été dit ci-
deffus. Nous pouvons faire la même çhofe à l'égard de toutes nos Idées
complexes, fans exception , car quelque complexes qu'elles foient, elles
peuvent enfin être réduites à des Idées fimples , uniques matériaux des con-
noiflances ou des penfées que nous avons, ou que nous pouvons avoir. Et
il ne faut pas appréhender, que par^là notre Efprit fe trouve réduit à un
trop petit nombre d'Idées, fi l'on confidere quel fonds inépuifable de Mo-
des fimples nous eft fourni par le Nombre & la Figure feulement. Il eft aifé
d'imaginer après cela que les Modes mixtes qui contiennent diverfes combi-
naifons de différentes Idées fimples & de leurs Modes dont le nombre eft in-
fini, font bien éloignez d'être en petit nombre & renfermez -dans des bornes
fort étroites. Nous verrons même, avant que de finir cet Ouvrage, que
perfonne n'a fujet de craindre de n'avoir pas un champ affez vafte pour
donner effor à les penfées; quoi qu'à mon avis elles fe réduifent toutes aux
Idées fimples que nous recevons de la Senfation ou de la Reflexion, & de
leurs différentes combinaifons.
Les idées qui ont §• IO- Une chofe qui mérite d'être examinée, c'eft, lesquelles de toutes
été le plus modi nos Idées fimples ont été le plus modifiées , £5? ont fervi à compofer le plus de Mo-
d^M^uvlnen" desMixtes, qiï ou ait dé [igné par des noms particuliers. Ce font les trois fui-
de îapenfée&de vantes, la Penfée ,1e Mouvement ,deux Idées auxquelles fe réduifent toutes
les actions, & la PuiJ/dnce, d'où l'on conçoit que ces Actions découlent.
Ces Idées fimples de Penfée, de Mouvement, & de Puiffance ont, dis-je,
reçu plus de modifications qu'aucune autre ; & c'eft de leurs modifications
qu'on a formé plus de Modes complexes, défignez par des noms particu-
liers. Car comme la grande affaire du Genre Humain confifte dans l'Action,
& que c'eft à l'Action que fe rapporte tout ce qui fait le fujet des Loix, il
ne faut pas s'étonner qu'on ait pris connoiffance des differens Modes de pen-
fer&de mouvoir, qu'on en ait obfervé les idées, qu'on les ait comme en-
regitrées dans la Mémoire, & qu'on leur ait donné des noms; fins quoi
les Loix n'auroient pu être faites, ni le vice ou le dérèglement reprimé.
Il n'auroit guère pu y avoir, non plus, de commerce entre les hommes,
fans le fecours de telles idées complexes , exprimées par certains noms par-
ticuliers ; c'eft pourquoi ils ont établi des noms, & fuppofé dans leur Efprit
des idées fixes de Modes de diverfes Actions, diftinguées par leurs Caufes,
Moyens, Objets, Fins, Inftrumens, Temps, Lieu, & autres Circons-
tances, comme aufïides Idées de leurs différentes Puiffances qui fe rappor-
tent à ces Actions, telle eft la Hardiejfe qui eft la Puilfance de faire, ou de
dire ce qu'on veut, devant d'autres perfonnes, fans craindre, ou fe décon-
certer le moins du monde *. puiffance qui par rapport à cette dernière par-
* n*fp>,7i*. tie qui regarde le difeours, avoit un nom particulier * parmi les Grecs. Or
cette Puilfance ou aptitude qui le trouve dans un homme de faire une chofe,
conftituë l'idée que nous nommons Habitude , lorsqu'on a acquis cette puif-
fance en faifant fouvent la même chofe ; & quand on peut la réduire en acte,
à chaque occalion qui' s'en préfente , nous l'appelions Difpofition ; ainfi la
Tendreje eft une dispofition à l'amitié ou à X amour.
Qu'on examine enfin tels Modes d'Action qu'on voudra , comme la Çon-
km-
Des Modes Mixtes. Liv. II. 2.2.9
•
temnjation & VAffentiment qui font des Actions de l'Efprit, le Marcher & le Chaf. XXII.
Parier qui font des Actions du Corps, la Vengeance & le Meurtre. qui l'ont
des Actions du Corps & de l'Efprit ; & l'on trouvera que ce ne font autre
chofe que des Collections d'Idées fimples qui jointes enfemble conftituent
les Idées complexes qu'on a défignées par ces noms-là.
§. 11. Comme \\Puiffancc eft la fource d'où procèdent toutes les Ac- rlufieurs mots qui
tions , on donne le nom de Caufe aux Subllances où ces Puiffances refident, m'ent qtldqueAc-
lorsqu'elles reduifent leur puiilance en acte; & on nomme Effets les Subf- >'on ne îigmfieat
•■ . . r 1 • 1 t î - /- 1 • v quel Effet.
tances produites par ce moyen, ou plutôt les Idées limples qui, par I exer- '
cice de telle ou telle PuifTance, font introduites dans un fujet. Ainli, Y Ef-
ficace par laquelle une nouvelle Subftance ou Idée eft produite, s'appelle
Action dans le fujet qui exerce ce pouvoir , & on la nomme PaJJion dans le
fujet où quelque Idée fimple eft altérée ou produite. Mais quelque diverfe
que foit cette efficace; & quoi que les effets qu'elle produit, foient presque
infinis , je croi pourtant qu'il nous eft aifé de reconnoitre que dans les Agents
Intellectuels ce n'eft autre chofe que différens Modes de penfer & de vouloir,
&dans les Agents corporels, que diverfes modifications du Mouvement ;nous
ne pouvons , dis-je , concevoir , à mon avis , que ce foit autre chofe que cela;
car s'il y a quelque autre efpèce d'Action, outre celles-là, qui produife
quelques effets, j'avoue ingénument que je n'en ai ni notion ni idée quel-
conque , que c'eft une chofe tout-à-fait éloignée de mes conceptions , de
mes penfées , de ma connoiffance , &. qui m'eft aulîi inconnue que la
notion de cinq autres Sens différens des nôtres, ou que les Idées des Cou-
leurs font inconnues à un Aveugle. Du refte, flufieurs mots qui femblent
exprimer quelque Action, ne fignifient rien de rAclion, ou de la manière d'o-
pérer, mais amplement l'effet avec quelques circonftances du fujet qui re-
çoit l'aétion, ou bien la caufe opérante. Ainfi, par exemple, la Création
& Y Annihilation ne renferment aucune idée de l'action , ou de la maniè-
re, par où ces deux chofes font produites, mais fimplement de la caufe,
& de la chofe même qui eft produite. Et lorsqu'un Païfan dit que le Froid
glace l'Eau, quoi que le terme de gheer femble emporter quelque action,
il ne fignifie pourtant autre chofe que Y effet ; favoir que l'eau qui étoit au-
paravant fluide , eft devenue dure & conliftante , fans que ce mot emporte
dans fa bouche aucune idée de l'action par laquelle cela fe fait.
§. 12. Je ne croi pas, au refte, qu'il foit néceffaire de remarquer ici, Modes Mixtes
que, quoi que la Puiffance & l'Action conftituent la plus grande partie des j-ompofez d'autres
Modes mixees qu'on a déùgnez par des noms particuliers & qui font le plus
fouvent dans l'Efprit & dans la bouche des hommes, il ne faut pourtant pas
exclurre les autres Idées limples avec leurs différentes combinaifons. Il eft,
je penfe , encore moins néceffaire de faire une énumeration de tous les Mo-
des mixtes qui ont été fixez & déterminez par des noms particuliers. Ce
feroit vouloir faire un Dictionnaire de la p'.us grande partie des Mots qu'on
employé dans la Théologie , dans la Morale, dans la Jurisprudence, dans la
Politique & dans diverfes autres Sciences. Tout ce qui fait à mon préfent
deffein, c'eft de montrer, quelle efpèce d'Idées font celles que je nomme
Modes Mixtes , comment l'Efprit vient à les acquérir , & que ce font des
F f 3 com-
i3 o ®t nos Idées Complexes
combinaifons d'Idées fimples qu'on acquiert par la Senfation & par la Ré-
flexion : & c'efl là, à mon avis , ce que j'ai déjà fait.
Chap.XXIIL CHAPITRE XXIII.
De nos Idées Complexes des Subftances.
idées des subftan- g# r. y 'Esprit étant fourni, comme j'ai déjà remarqué, d'un grand
formées."16'1 JL» nombre d'Idées fimples qui lui font venues par les Sens félon les
diverfes impreffions qu'ils ont reçu des Objets extérieurs , ou par la Re-
flexion qu'il fait fur fes propres opérations, remarque outre cela, qu'un
certain nombre de ces Idées fimples vont conftamment enfemble , qui étant
regardées comme appartenantes à une feule chofe , font défignées par un
feul nom lors qu'elles font ainfi réunies dans un feul fujet , par la raifon que
le Langage eil accommodé aux communes conceptions , & que fon princi-
pal ufage eft de marquer promptement ce qu'on a dans l'Èfprit. De là
vient, que quoi que ce foit véritablement un amas de plufieurs idées join-
tes enfemble , dans la fuite nous fommes portez par inadvertance à en par-
ler comme d'une feule Idée fimple, & à les confiderer comme n'étant ef-
fectivement qu'une feule Idée; parce que, comme j'ai déjà dit, ne pou-
Suhftratun. vant imaginer comment ces Idées fimples peuvent fubfifter par elles-mê-
"vucqvù iféttîù. mes5 nous nous accoutumons à fuppofer quelque * chofe qui les foûtienne,
te fur ce mox,pa&. où elles fubfiftent , & d'où elles refultent , à qui pour cet effet on a donné le
^.L.i.ch.111. nom fe Subftance.
Quelle eft notre §. ». De forte que qui voudra prendre la peine de fe confulter foi-méme
en'général fur la notion qu'il a de la. pure Subftance en général, trouvera qu'il n'en a ab-
folument point d'autre que de je ne fai quel fujet qui lui eft tout-à-fait in-
connu , & qu'il fuppofe être le foûtien des Qualitez qui font capables d'ex-
citer des Idées fimples dans notre Efprit , Qualitez qu'on nomme commu-
nément des accidents. En effet, qu'on demande à quelqu'un ce que c'efl
que le fujet dans lequel la Couleur ou le Poids exiftent, il n'r.ura autre cho-
fe à dire finon que ce font des parties folides & étendues. Mais fi on lui
demande ce que c'eft que la choie dans laquelle la folidité& l'étendue font
* Pag. ut. lai. inhérentes , il ne fera pas moins en peine que l'Indien dont * nous avons dé-
.jtin. $. ta. ja par]^ qUj ayant dit que la Terre étoit foùtenuë par un grand Eléphant ,
répondit à ceux qui lui demandèrent fur quoi s'appuyoit cet Eléphant, que
c'étoit fur une grande Tortue, & qui étant encore preffé de dire ce qui foû-
tenoit la Tortue, répliqua que c'étoit quelque chofe, un je ne fai quoi qu'il
ne connoiffoit pas. Dans cette rencontre auffl bien que dans plufieurs au-
tres où nous employons des mots fans avoir des idées claires &diftinc"tesde
ce que nous voulons dire, nous parlons comme des Enfans, à qui l'on n'a
pas plutôt demandé ce que c'efl: qu'use telle chofe qui leur eft inconnue,
qu'ils font cette réponfe fort fatislaifante à leur gré, que c'efl quelque chofe;
mais qui employée de cette manière ou par des Ènians ou par des Hommes
faits,
»
des Svbjîances Liv. IT. %$x
faits , fîgnifîe purement & fimplement qu'ils ne favent ce que c'eft ; & que Chap.XXIU,
la choie dont ils prétendent parler èk avoir quelque connoiffance , n'excite
aucune idée dans leur Kfprit, & leur eft par conféquent tout- à-fait incon-
nue. Comme donc toute l'idée que nous avons de ce que nous défignons
par le terme général de Subfiance , n'eft autre chofe qu'un fujet que nous ne"
connoiffons pas, que nous llippofons être le foûtien des Quaiitez dont nous
découvrons 1 exiftence , & que nous ne croyons pas pouvoir fiibfifter fine re
fubfante, fans quelque chofe qui les foùtienne, nous donnons à ce foûtien
le nom de Subftance qui rendu nettement en François félon fa véritable li-
gnification veut dire * ce qui eft deffous ou qui (oûtient. Q:«>J%J/u!n
§. 3. Nous étant ainfi fait une idée obfcure & relative de la Subftance en De Afférentes Ef.
général , nous venons à nous former des idées d'efpèces particulières de fubftan- £fsces de SublUo-
ces, en affemblant ces Combinaifons d'Idées fimplcs , que l'Expérience &
lesObfervations que nous faifons par le moyen des Sens, nous font remar-
quer exiftant enfemble , & que nous fuppofons pour cet effet émaner de
l'interne & particulière conftitution ou effence inconnue de cette Subftan-
ce. C'eft ainfi que nous venons à avoir les idées d'un Homme , d'un Cheval ,
de l'Or, du Plomb , de Y Eau, &c. desquelles Subftances fi quelqu'un a aucu-
ne autre idée que celle de certaines Idées fimples qui exiftent enfemble, je
m'en rapporte à ce que chacun éprouve en foi-meme. Les Quaiitez ordi-
naires qui fe remarquent dans \e Fer ou dans un Diamant , conftituent la vé-
ritable idée complexe de ces deux Subftances qu'un Serrurier ou un Jouail-
lier connoit communément beaucoup mieux qu'un Philofophe, qui, mal-
gré tout ce qu'il nous dit des formes fubftantielles , n'a dans le fond aucun
autre idée de ces Subftances, que celle qui eft formée par la collection des
Idées fimples qu'on y obferve. Nous devons feulement remarquer, que
nos Idées complexes desSubftances,outre toutes les Idées fimples dont elles
font compofées, emportent toujours une idée confufe de quelque chofe à
quoi elles appartiennent & dans quoi elles fubfiftent. C'eft pour cela que,
lorsque nous parlons de quelque efpèce de Subftance, nous difons que c'eft
une Chofe qui a telles ou telles Quaiitez ; comme , que le Corps eft une
Chofe étendue, figurée, & capable de Mouvement, que YE/prit eft une Cho-
fe capable de penfer. Nous difons de même que la Dureté, la Friabilité &
la puiffance d'attirer le Fer, font des Quaiitez qu'on trouve dans l'Aimant.
Ces façons de parler & autre;; femblables donnent à entendre que la Subftan-
ce eft toujours fuppofée comme quelque chofe de diftinct de 1 Etendue, de
la Figure, de la Solidité, du Mouvement, de la Penfée& des autres Idées
qu'on peut obferver, quoi que nous ne fâchions ce que c'eft.
§. 4. Delà vient, que lorsque quelque Efpèce particulière de Subftances wousn'wmj a»,
corporelles, comme un Cheval ', une Pierre, &c. vient à faire le fujet de càue"h 'su A^»n
notre entretien & de nos penfées, quoi que l'idée que nous avons de l'une ou général.
de l'autre de ces chofes ne foit qu'une combinaifon ou on de différen-
tes Idées fimples des Quaiitez feniibles que nous trouvons unies dans ce que
nous appelions Cheval ou Pierre, cependant comme nous ne faurions con-
cevoir que ces Quaiitez fubfiftent toutes feules, ou l'une dans l'autre, nous
fuppofons qu'elles exiftant dans quelque fujet commun qui en eft le foûtien;
&
r$i De nos Idées Complexes
Chap.XXIII. & c'eft ce foûtien que nous défignons par le nom de Subjîance , quoi qu'au
fond il foit certain que nous n'avons aucune idée claire & diftinéte de cette
Chofe que nous fuppofons être le foûtien de ces Qjialitez ainfi combi-
nées.
Nom avons une ■ §• 5- La même chofe arrive à l'égard des Opérations de l'Efprit, fa-
idee auflï ciaue Voir , la Penfée , le Raifonnement , la Crainte, &c. Car voyant d'un côté
de l'Efpnt que du , ., rirn. - ■ 11 s 1
corps. qu elles ne lubliltent point par elles-mêmes, & ne pouvant comprendre,
de l'autre, comment elles peuvent appartenir au Corps ou être produites
par le Corps , nous fommes portez à penfer que ce font des Aérions de quel-
que autre Subftance que nous nommons Efprit. D'où il paroît pourtant
avec la dernière évidence, que, puisque nous n'avons aucune idée ou no-
tion de la Matière , que comme de quelque chofe dans quoi fubfiftent plu-
fieurs Qjralitez fenfibles qui frappent nos Sens , nous n'avons pas plutôt
fuppofe un Sujet dans lequel exifte \i penfée, la connoiffance , le cloute & la
puiffance de mouvoir , &c. que nous avons une idée aujji claire de la Subjîance
? Subjiratum. de ! Efprit que de la Subjîance du Corps ; celle-ci étant fuppofée le * foûtien
des Idées limples qui nous viennent de dehors , fans que nous connoiffions-
ce que c'eft que ce foùtien-là; & l'autre étant regardée comme le foûtien
des Opérations que nous trouvons en nous-mêmes par expérience, & qui
nous eft auffi tout-à-fait inconnu. Il eft donc évident , que l'idée d'une
Subftance corporelle dans la Matière eft auffi éloignée de nos conceptions,
que celle de la Subftance fpirituelle, ou de l'Efprit. Et par conféquent,
de ce que nous n'avons aucune notion de la Subftance fpintuelle, nous ne
fommes pas plus autorifez àconclurre la non-exiftence des Efprits, qu'à nier
par la même raifon l'exiftence des Corps : car il eft auffi raifonnable
d'affurer qu'il n'y a point de Corps parce que nous n'avons aucune idée de
la Subftance de la Matière, que de dire qu'il n'y a point d'Efprits parce que
nous n'avons aucune idée de la Subftance d'un Efprit.
pes différent» K g_ Ainfi, quelle que foit la nature abftraite de la Subftance en géné-
fortes de Subftan- , •» 1 • 1 - , r > i- > o î-n.- n
rai, toutes les idées que nous avons des eipeces particulières & diltinctes
des Subftances ,ne font autre chofe que différentes combinaifons d'Idées fim-
ples qui coex'rjlent par une union à nous inconnue , qui en fait un Tout
exiftant par lui-même. C'elt par de telles combinaifons d'Idées fimples,
& non par autre chofe, que nous nous repréfentons à nous-mêmes des ef-
pèces particulières de Subftances. C'eft à quoi fe réduifent les Idées que
nous avons dans l'Efprit de différentes efpèces de Subftances, & celles que
nous fuggerons aux autres en les leur défignant par des noms fpécifiques ,
comme font ceux & Homme, de Cheval, de Soleil, à' Eau, de Fer, &c.
Car quiconque entend le François fe forme d'abord à l'ouïe de ces noms ,
une combinaifonde diverfes idées fimples qu'il a communément obfervé ou
imaginé exifter enfemble fous telle ou telle dénomination : toutes lefquelles
idées il fuppofe fubfifter, & être, pour ainfi dire, attachées à ce commun
fujet inconnu, qui n'eft pas inhérent lui-même dans aucune autre chofe:
quoi qu'en même temps il foit manifefte, comme chacun peut s'en con-
vaincre en reilêchiffant fur fes proprés penfées, que nous n'avons aucune
autre idée de quelque Subftance particulière, comme de l'Or, d'un Cheval,
du
cas
des Subjlances. Liv. II. 233
du Fer ^ d'un Homme, du fitriol, duP<?/«, &c. que celle que nous avons Chap.XXIII.
des Qualitez fenfibles que nous fuppofons jointes enfemble parle moyen d'un
certain Sujet qui fert, pour ainfi dire, de * Joutien à ces Qualitez ou Idées * uJ!ra"-m-
fimples qu'on a obfervé exifter jointes enfemble. Ainfi, qu'eft-ce que le
Soleil , linon un alTemblage de ces différentes Idées fimples , la lumière ,
la chaleur, la rondeur, un mouvement confiant & régulier qui efl à une
certaine diftance de nous , & peut-être quelques autres , félon que celui qui
réfléchit fur le Soleil ou qui enj parle, a été plus ou moins exael: à obferver
les Qualitez, Idées, ou Proprietez fenfibles qui font dans ce qu'il nomme
Soleil ?
§. 7. Car celui-là a l'idée la plus parfaite de quelque Subfiance particu- £« Puiflances
liera qui a joint & raffemblé un plus grand nombre d'Idées fimples qui lpin\edenôi1dlu
exiftent dans cette Subfiance, parmi lesquelles il faut compter fes Puijfances complexes des
aclives & fes capacitez pajfîves , qui , à parler exactement , ne font pas des " aJ1CM"
Idées fimples, mais qu'on peut pourtant mettre ici allez commodément dans
ce rang-là, pour abréger. Ainfi, la puiflance d'attirer le Fer efi une des
Idées de la Subftance que nous nommons Aimant ; & la puiflance d'être ainfi
attiré, fait partie de l'idée complexe que nous nommons Fer: deux fortes
de Puiflances qui paflent pour autant de Qualitez inhérentes dans l'Aimant,
& dans le Fer. Car chaque Subftance étant aufii propre à changer certai-
nes Qualitez fenfibles dans d'autres fiujets par le moyen de diverfes Puiflan-
ces qu'on y obferve , qu'elle eft capable d'exciter en nous les idées fimples
que nous en recevons immédiatement , elle nous fait voir par le moyen de
ces nouvelles Qualitez fenfibles produites dans d'autres fujets, ces fortes de
Puiflances qui par-là frappent médiatement nos Sens, & cela d'une manière
aulfi régulière que les Qualitez fenfibles de cette Subfiance,lorsqu'elles agif-
fent immédiatement fur nous. Dans le Feu , par exemple , nous y apper-
cevons immédiatement, par le moyen des Sens , de la chaleur & de la cou-
leur, qui, à bien confiderer la chofe, ne font dans le Feu, que des Puij-
fances de produire ces Idées en nous. De même , nous appercevons par
nos Sens la couleur & la friabilité du Charbon, par où nous venons à con-
noître une autre Puiflance du Feu qui confifie à changer la couleur & la
confiftence du Bois. Ces différentes Puiflances du Feu le découvrent à nous
immédiatement dans le premier cas, & médiatemevî dans le fécond: c'efi-
pourquoi nous les regardons comme faifant partie des Qualitez du Feu , &
par conféquent, de l'idée complexe que nous nous en formons. Car com-
me toutes ces Puijfances que nous venons à connoître , fe terminent unique-
ment à l'akerationqu'elles font de quelques Qualitez fenfibles dans les fu-
jets fur qui elles exercent leur opération, & qui par-là excitent de nouvel-
les idées fenfibles en nous, je mets ces Puijfances au nombre des Idées fim-
ples qui entrent dans la compofition des efpèces particulières des Subftan-
ces , quoi que ces Puiflances considérées en elles-mêmes foient effectivement
des Idées complexes. Je prie mon Lecleur de m'accorder la liberté de
m'exprimer ainfi, & de fe fouvenir de ne pas prendre mes paroles à la ri-
gueur, lorsque je range quelqu'une de ces P otenti alitez parmi les Idées fim-
ples que nous raiïemblons dans notre Efbrit , toutes les fois que nous venons
Cg à
23 4 ®e M0S làéts Complexes
Chap. a penfer à quelque Subftance particulière. Car fi nous voulons avoir de
XXIII. vrayes & diftinétes notions des Subftances, il eft abfolument néceffairede
confiderer les différentes Puiffances qu'on y peut découvrir.
Et comment. g. g. Au refle , nous ne devons pas être furpris, que les Puiffances faf-
fent une grandi partie des Idées complexes que nous avons des Subftances ; puif-
que ce qui dans la plupart des Subftances contribué' le plus aies diftinguer
l'une de l'autre, & qui fait ordinairement une partie confiderable de l'Idée
* voyez d deffus complexe que nous avons de leurs différentes efpèces , ce font leurs * fe-
ch?F\tre vin. condes Qualitez. Car nos Sens ne pouvant nous faire appercevoir la grof-
°iî "* "u Ton"' ^*eur' 'a contexture & la figure des petites parties des Corps d'où dépen-
de qu'il emend dent leurs conftitutions réelles & leurs véritables différences, nous fommes
?£,£""*" ii"a' obligez d'employer leurs fécondes Qualitez comme des marques caraéterifti-
ques , par lesquelles nous puiffions nous en former des idées dans l'Efprit ,
& les diftinguer les unes des autres. Or toutes ces fécondes Qualitez ne
t P-!$- ss. 6- font que de iimples Puiffances, comme nous l'avons f déjà montré. Car
■/i"v' la couleur & le goût de YOpium font aufii bien que fa vertu foporifique ou
anodyne, dépures Puiffances qui dépendent de fes Premières Qualitez.,
p*ar lefquelles il eftpropre à produire ces différentes Opérations fur diverfes
parties de nos Corps.
Ttois fortes g. p. Il y a trois fortes d'Idées qui forment les idées complexes que nous
tuenteSno°n!dees avons des Subftances corporelles. Premièrement les Idées des Premières
complexes des QuaYitez que nous appercevons dans les chofes par le moyen des Sens , &
qui y font lors même que nous ne les y appercevons pas , comme font la
groffeur , la figure , le nombre , lafituation & le mouvement des parties des
Corps qui exiftent réellement, foit que nous les appercevions ou non. Il y
a, en fécond lieu, tes fécondes ghtalitez qu'on appelle communément £hia-
litez fenfibles , qui dépendent de ces Premières ^ua/itez, & ne font autre
chofe que différentes Puiffances que ces Subftances ont de produire diver-
fes idées en nous à la faveur des Sens ; idées qui ne font dans les chofes mê-
mes que de la même manière qi&ine chofe exifte dans la caufe qui l'a pro-
duite. Il y a, en troifiéme lieu, X aptitude que nous obfervons dans une
Subftance, de produire ou de recevoir tels & telschangemensde fes Premiè-
res Quahtez ; de forte que la Subftance ainfi altérée excite en nous des idées,
différentes de celles qu'elle y produifoit auparavant, &c'eft ce qu'on nom-
me Puiffance atlive & Puiffance paffive; deux Puiffances^ qui, autant que
nous en avons quelque perception ou connoiffance, fe terminent unique-
ment à des Idées fimples qui tombent fous les Sens. Car quelque altération
qu'un Aimant ait pu produire dans les petites particules du Fer, nous n'au-
rions jamais aucune notion de cette puiffance par laquelle il peut opérer fur
le Fer, fi le mouvement lenfible du Fer ne nous le montroit expreffément,
& je ne doute pas que les Corps que nous manions tous les jours, n'ayent
la puiffance de produire l'un dans l'autre mille changemens auxquels nous
ne fongeons en aucune manière, parce qu'ils ne paroilîent jamais par des ef-
fets fenfibles.
§. 10. Il eft donc vrai dédire, que les Puiffances font une grande partie
denos Idées complexes des Subftanc. Quiconque réfléchira, par exem-
ple ,
des Subjlancet. Liv. II. 135"
pie, fur l'idée complexe qu'il a de l'Or, trouvera que la plupart des Idées CnAr.XXIU.
dont elle efl compofée, ne font que des PuiJ/ances; ainfilapuiflance d'être
fondu dans le Feu , mais fans rien perdre de fa propre matière , & celle d'être
diifous dans l'Eau Regak , font des Idées qui compofent aufïï néceffaire-
ment l'idée complexe que nous avons de l'Or , que fa couleur & fa pefanteur,
qui, à le bien prendre, ne font aufiique différentes PuiJ/ances. Car à par-
ler exactement, la Couleur jaune n'efl pas actuellement dans l'Or, mais c'eft
une Puiflance que ce Métal a d'exciter cette idée en nous par le moyen
de nos yeux, lorfqu'il efl dans fon véritable jour. De même, la chaleur
que nous ne pouvons féparer de l'idée que nous avons du Soleil, n'efl pas
plus réellement dans le Soleil que la blancheur que cet Aflre produit dans
la Cire. L'une & l'autre font également de fimples PuiJ/ances dans le So-
leil, qui par le mouvement & la figure de fes parties infenfibles opère tan-
tôt fur l'Homme en lui faifant avoir l'idée de la Chaleur , & tantôt fur la
Cire en la rendant capable d'exciter dans l'Homme l'idée du Blanc.
§. ii. Si nous avions les Sens alfez vifs pour difeerner les petites parti- Ql^<j1,Ig"ond"
cules des Corps, & la conflitution réelle d'où dépendent leurs Qualitez fen- nous remarquons
fibles, je ne doute pas qu'ils ne produififfent de tout autres idées en nous: 5tanse"ésncort
que la couleur jaune, par exemple, qui efl préfentement dans l'Or, ne difparoirroient 'c
difparût ; & qu'au lieu de cela , nous ne vifîîons une admirable contexture découTt,",°« *
de parties , d'une certaine eroffeur & figure. C'efl ce qui paroît évidem- premiers* qui.
1 !»«■• r • - i- i .. i i 'nez de leurs
ment par les Microlcopes , car ce qui vu amplement des yeux, nous donne pius pCtItei pu-
l'idée d'une certaine couleur , fe trouve tout autre chofe , lorfque notre vue tics-
vient à s'augmenter par le moyen d'un Microfcope : de forte que cet Inflru-
ment changeant, pour ainfi dire, la proportion qui efl entre la groffeur
des particules de l'Objet coloré & notre vûë ordinaire, nous fait avoir des
idées différentes de celles que le même Objet excitoit auparavant en nous.
Ainli, le fable , ou le verre pilé , qui nous paroit opaque & blanc, efl tranf-
parent dans un Microfcope ; & un cheveu que nous regardons à travers cet
Inllrument, perd auffi fa couleur ordinaire, & paroit tranfparent pour
la plus grande partie , avec un mélange de quelques couleurs brillantes ,
femblables à celles qui font produites par la réfraction d'un Diamant ou
de quelque autre Corps pellucide. Le Sang nous paroît tout rouge ; mais
par le moyen d'un bon Microfcope qui nous découvre fes plus petites parties,
nous n'y voyons que quelques Globules rouges en fort petit nombre , qui
nagent dans une liqueur tranfparente ; & l'on ne fait de quelle manière pa-
roîtroient ces Globules rouges, lî l'on pouvoit trouver des Verres qui les
puffent grofîir mille ou dix mille fois davantage.
§. i.2. Dieu qui par fa fageife infinie nous a fait tels que nous fommes, l« Faculté?,
avec toutes les chofes qui font autour de nous, a difpofé nos Sens , nos Tlômoitn"^
Facultez, & nos Organes de telle forte qu'ils puffent nous fervir aux chofes font
néceffitez de cette vie, & à ce que nous avons à faire dans ce Monde. Ain- ^'notre'"^""'"
fi, nous pouvons par le fecours des Sens, connoitre & diflinguer lescho- dans ce Monde.
fes, les examiner autant qu'il eflnécelfaire pour les appliquer à notre ufa-
ge, & les employer, en différentes manières, à nos befoins dans cette vie.
Et en effet, nous pénétrons affez avant dans leur admirable conforma-
G g 2 tion
r$6 ®e nos Idées Complexes
Chap.XXIII. tion & dans leurs effets furprenans, pour reconnoître & exalter la fageffe,
la puiffance , & la bonté de Celui qui les a faites. Une telle connoilhnce
convient à l'état où nous nous trouvons dans ce Monde, & nous avons
toutes les Facilitez néceffaires pour y parvenir. Mais il ne paraît pas que
Dieu ait eu en vue" de faire que nous puffions avoir une connoiffance par-
faite, claire & abfoluë des Chofes qui nous environnent; & peut-être mê-
me que cela eft bien au deffus de la portée de tout Etre fini. Du refte , nos
Facultez, toutes groffiéres & foibles qu'elles font, fuffifent pour nous faire
connoître le Créateur par la connoiffance qu'elles nous donnent de la Créa-
ture, & pour nous inftruire de nos devoirs, comme auffi pour nous faire
trouver les moyens de pourvoir aux nécefiitez de cette vie. Et c'eft à quoi
fe réduit tout ce que nous avons à faire dans ce Monde. Mais fi nos Sens,
recevoient quelque altération confiderable , & devenoient beaucoup plus
vifs & plus penétrans, l'apparence & la forme extérieure des choies feroit
toute ;1!- re à notre égard. Et je fuis tenté de croire que dans cette partie
de 1 LJ ivers que nous habitons , un tel changement feroit (incompatible avec
notre nature, ou du moins avec un état auffi commode & auffi agréable que
celui où nous nous trouvons préfentement. En effet, qui confiderera com-
bien par notre conftitution nousfommes peu capables de fubfifter dans un
endroit de l'Air un peu plus haut que celui où nous refpirons ordinairement,
aura raïfori de croire, que fur cette Terre qui nous a été affignée pour de-
meure, le fige Architecte de l'Univers a mis de la proportion entre nos or-
ganes & les Corps qui doivent agir fur ces organes. Si, par exemple , notre Sens
de YOuh étoit mille fois plus vif qu'il n'eft, combien ferions-nous diftraits
par.ee bruit qui nous battrait inceîîamment les oreilles, puis qu'en ce cas-là
nous ferions moins en état de dormir ou de méditer dans la plus tranquille
retraite que parmi le fracas d'un Combat de Mer? 11 en eft de même à l'é-
gard de la Vue , qui eft le plus inftruftif de tous nos Sens. Si un homme
avoit la Vue mille ou dix mille fois plus fubtile , qu'il ne l'a par le fecours
du meilleur Microfcope, il verrait avec les yeux fans l'aide d'aucun Microf-
cope des chofes, plulieurs millions de fois plus petites, que le plus petit
objet qu'il puiffe difeerner préfentement ; & il feroit ainfi plus en état de
découvrir lacontexture & le mouvement des petites particules dont chaque
Corps eft compofé. Mais dans ce cas il feroit dans un Monde tout diffé-
rent de celui où fe trouve le refte des hommes. Les idées vilibles de chaque
chofe feraient tout autres à fori égard que ce qu'elles nous paroiffent préfen-
tement. C'eft pourquoi je doute qu'il put difeourir avec les autres hommes
des Objets de la Vue ou des Couleurs, dont les apparences feraient en ce
cas-là fi fort différentes. Peut-être même qu'une Vue fi perçante & fi fub-
tile ne pourrait pas foûtenir l'éclat des rayons du Soleil , ou même la Lu-
mière du Jour, ni appercevoir à la fois qu'une très-petite partie d'un Ob-
jet, & feulement à une fort petite diftance. Suppofé donc que par le fe-
cours de ces fortes de Microfcopes , ( qu'on me permette cette exprefiion)
un homme pût pénétrer plus avant qu'on ne fait d'ordinaire , dans la con-
texture radicale des Corps, il ne gagneroit pas beaucoup au change , s'il ne
pouvoit pas fe fervir d'une vue fi perçante pour aller au Marché ou à la
Bourfe ,
des Sub (lances. Liv. II. 237
Bourfe; -s'il fe trouvoit après tout dans l'incapacité de voir à une juftedif- Chap.XXJII.
tance les chofes qu'il lui importerait d'cviter ; &de diftinguer celles dont
il aurait befoin, par le moyen des Qualitez fenfibles qui les font connoitre
aux autres. Un homme , par exemple , qui auroit les yeux aflcz pénetrans
pour voir la configuration des petites parties du reffort d'une Horloge , &
pour obferver quelle en eft la ftru&ure particulière, & la jufte impulfion
d'où dépend Ton mouvement élaftique, découvrirait fans doute quelque
chofe de fort admirable. Mais fi avec des yeux ainfi faits il nepouvoitpas
voir tout d'un coup l'aiguille & les nombres du Cadran, & par-là connoitre
de loin, quelle heure il eft, une vue fi perçante ne lui feroit pas dans le
fond fort avantageufe, puis qu'en lui découvrant la configuration fecrete
des parties de cette Machine , elle lui en feroit perdre l'ufage.
§. 13. Permettez-moi ici de vous propofer une Conjecture bizarre qui conjecture tou-'
m'effc venue dans l'Efprit. Si l'on peut ajouter foi au rapport des choies caaat les Efpm5*
dont notre Philofophie ne fauroit rendre raifon , nous avons quelque fujet
de croire que les Efprits peuvent s'unir à des Corps de différente groffeur,
figure , &. conformation de parties. Cela étant , je ne fai fi i!un des grands
avantages que quelques-uns de ces Efprits ont fur nous, ne confifte point en
ce qu'ils peuvent fe former & fe façonner à eux-mêmes des organes de fen-
fation ou de perception qui conviennent juftement à leurpréfent deflfcin,&
aux circonftances de l'Objet qu'ils veulent examiner. Car conibien un
homme furpafferoit-il tous les autres en connoillance, qui auroit feulement
la faculté de changer de telle forte la ftructure de fes veux, que le Sens de
la Vue devînt capable de tous les difFérens dégrezdevifionquelefecoursdes
Verres au travers defquels on regarda au commencement parhazard ,nous
a fait connoitre"? Quelles merveilles ne découvriroit pas celui qui pourroit
proportionner fes yeux à toute forte d'Objets , jufqu'à voir, quand il vou-
• droit, la figure & le mouvement des petites particules du fang& des autres
liqueurs qui fe trouvent dans le Corps des Animaux, d'une manière aulîi
diitinète qu'il voit la figure & le mouvement des Animaux mêmes ? Mais
dans l'état où nous fommes préfentement , il ne nous feroit peut-être d'au-
cun ufage d'avoir des organes invariables , façonnez de telle forte que par
leur moyen nous puffions découvrir la figure & le mouvement des petites
particules des Corps, d'où dépendent les Qualitez fenfibles que nous y re-
marquons préfentement. Dieu nous a faits fans doute de la manière, qui
nous eft la plus avantageufe par rapport à notre condition, & tels que nous
devons être à l'égard des Corps qui nous environnent & avec qui nous avons
à faire. Ainfi, quoi que nos Faculteznepuiffentnous conduire a une par-
fake connoillance des chofes , elles peuvent néanmoins nous être d'un allez
grand ufage par rapport aux fins dont je viens de parler, en quoi confifte
notre grand intérêt. Encore une fois , je demande pardon à mon Lecteur de la
liberté que j'ai pris de lui propofer une penfee fi extravagante touchant la
manière dont les Etres qui font au defius de nous , peuvent appercevoir les
chofes. Mais quelque bizarre qu'elle foit, je doute que nous puiflions ima-
giner comment les Anges viennent à ennoître les chofes, autrement que
par cette vove, ou par quelque autre femblable, je veux dire qui ait quel-
* G g 3 que
138 De nos Idées Complexes
Chap. XXIII. que rapport à ce que nous trouvons & obfervons en nous-mêmes. Car
bien que nous ne puilîions nous empêcher de reconnoître que Dieu qui eft
infiniment piaffant & infiniment fage, peut faire des Créatures qu'il enri-
chiffe de mille facultez & manières d'appercevoir les chofes extérieures,
que nous n'avons pas; cependant nous ne faurions imaginer d'autres facul-
tez qu_ celles que nous trouvons en nous-mêmes, tant il nous eft impofîi-
ble de cendre nos conjectures mêmes, au delà des Idées qui nous viennent
par ia Senfation & par la Reflexion. Il ne faut pas, du moins , que ce
qu'on fuppofe que les Anges s'uniffent quelquefois à des Corps , nous fur-
prenne, puisqu'il femble que quelques-uns des plus anciens & des plus favans
Pérès de l'Eglife ont cru, que les Anges avoient des Corps. Ce qu'il y a
de certain , c'eft que leur état & leur manière d'exifter nous eft tout-à-fait
inconnue.
1Jdée* «°™p'«e« K. 14. Mais pour revenir aux Idées que nous avons des Subftances, &
ses Suintant»*. * . ^ \ . , Z1 , . . ,. , T , : >
aux moyens par lesquels nous venons a les acquérir, je dis que les idées lpe-
cifiques que nous avons des Subftances, ne font autre chofe qu'une colletlion
d'un certain nombre d' 'Idées /impies , confiderées comme unies en un fcul fujet.
Quoi qu'on appelle communément ces idées de Subftances /impies appréhen-
dons , Ôc les noms qu'on leur donne , Termes /impies , elles font pourtant
complexes dans le fond. Ainfi , l'Idée qu'un François comprend fous le
mot de Cygne, c'eft une couleur blanche, un long cou, un bec rouge, des
jambes noires, unpiéuni, & tout cela d'une certaine grandeur , avec la
puiffance de nager dans l'eau & de faire un certain bruit ; à quoi un hom-
me qui a long-temps obfervé ces fortes d'Oifeaux, ajoute peut-être quel-
ques autres propriétez qui fe terminent toutes à des Idées limples , unies
dans un commun fujet.
L'idée d« subi- G h. Outre les Idées complexes que nous avons des Subftances materiel-
«ancej. Ipimuellet , ^o r ri 1 1 • • j 1 r
«ftaufli claire que les ex lennbles dont je viens de parler, nous pouvons encore nous former .
V^coiL^tUe3"' \'dee complexe d'un E/prit immatériel, par le moyen des Idées fimple's que
nous avons déduites des opérations de notre propre Efprit , que nous
fentons tous les jours en nous-mêmes, comme pen/er , entendre, vouloir,
connaître & pouvoir mettre des Corps en mouvement , &c. qualitez qui ccè'xif-
tent dans une même Subftance. De forte qu'en joignant enfemble les idées
àepen/ée, de perception , de Liberté , & de puijfcmce de mouvoir notre propre
Corps & des Corps étrangers , nous avons une notion aulîi claire des Subf-
tances immatérielles que des matérielles. Car en confiderant les idées de
Pen/cr , de Vouloir , ou de pouvoir exciter ou arrêter le mouvement des Corps
comme inhérentes dans une certaine Subftance dont nous n'avons aucune
idée diftincle, nous avons l'idée d'un E/prit immatériel: & de même en
joignant les idées de /olidité, de cohe/on de parties avec la puij/ance d'être
mû, & fuppofant que ces chofes coëxiftent dans une Subftance dont nous
n'avons non plus aucune idée pofitive, nous avons l'idée de la Matière.
L'une de ces Idées eft auffi claire & auffi diftincle que l'autre : car le !
de penfer, & de mouvoir un Corps, peuvent être conçues auili nettement
& aulîi diftinclement que celles d'étendue, de folidité & de mobilité, &
dans l'une & l'autre de ces chofes, l'idée de Subfiance eft également obfcure,
des Subftames. Liv. II. 139
ou plutôt n'eft rien du tout à notre égard , puifqu'elle n'eft qu'un je ne Chap.XXJII»
fui quoi, que nous fuppofons être le foùcien de ces Idées que nous nom-
mons Acadens. C'eft donc faute de reflexion que nous fommes portez à .
croire , que nos Sens ne nous préfentent que des chofes matérielles. Cha-
que a£te de Senfation , à le conflderer exactement , nous fait également en-
vifager des chofes corporelles , & des chofes fpirituelles. Car dans le temps
que voyant ou entendant, &V. je connois qu'il y a quelque Etre corporel
hors de moi qui eft l'objet de cette fenfation, je fai d'une manière encore
plus certaine qu'il y a au dedans de moi quelque Etre fpirituel qui voit &
qui entend. Je ne faurois,dis-je, éviter d'être convaincu en moi-même que
cela n'eft pas l'aclion d'une matière purement infenfible, &ne pourroit ja-
mais le faire fans un Etre penfant & immatériel.
§. 16. Par l'idée complexe d'étendue, de figure, de couleur, & de nous n'irons ia.
toutes les autres Qualitez fenfibles, à quoi fe réduit tout ce que nous con- subftinc'e »bVU
noiflbns du Corps , nous fommes aufli éloignez d'avoir quelque idée de traite,
la Subftance du Corps , que fi nous ne le connoiflions point du tout.
Et quelque connoiflance particulière que nous penfions avoir de la Ma-
tière, & malgré ce grand nombre de Qualitez que les hommes croyent ap-
percevoir «Se remarquer dans les Corps, on trouvera, peut-être, après y
avoir bien penfé , que les idées originales qu'ils ont du Corps , ne font ni en plus
grand nombre ni plus claires, que celles qu'ils ont des Efprits immatériels.
g. 17. Les Idées originales que nous avons du Corps, comme lui étant l» cohefion *e
particulières, entant qu'elles fervent à le diftinguer de l'Efprit, font la co- £i£i^cêndfont
befion de parties folides & par conséquent feparables , rj? la puijfance de commu- les idées origmi.
rtiquer le mouvement par la voye d'impulfion. Ce font là, dis-je, à mon avis, lcs du CorP6*
les idées originales du Corps qui lui font propres & particulières, car la
figure n'eft qu'une fuite d'une Extenfion bornée.
§. ig. Les Idées que nous conlîderons comme particulières à l'Efprit, La penfïe & h
font la Penfée, la Volonté , ou la puiflance de mettre un Corps en mouve- f^^nce de Mo-
ment par la penfée ; & la liberté qui eft une fuite de ce pouvoir. Car com- ment,ronTî«ui'*«
me un Corps ne peut que communiquer fon mouvement par voye d'impul- ot,?miieide l'u-
fion à un autre Corps qu'il rencontre en repos ; de même l'Efprit peut met-
tre des Corps en mouvement, ou s'empêcher de le faire, félon qu'il lui
plaît. Quant aux idées d'Exiftence , de Durée & de Mobilité, elles font
communes au Corps & à l'Efprit.
§. 19. On ne doit point, au refte, trouver étrange que j'attribue la Mb- Les siprin font
bihté à l'Efprit : car comme je ne connois le mouvement que fous l'idée "/^J," de sa°9~
d'un changement de diftance par rapport à d'autres Etres qui font confie-
rez en repos ; à\ que je trouve que les Efprits non plus que les Corps ne
fauroient opérer qu'où ils font ; & que les Efprits opèrent en divers temps
dans différens lieux ; je ne puis qu'attribuer le changement de place à tous
les Efprits finis, car je ne parle point ici de YEfprit Infini. En effet, mon
Efprit étant un Etre réel auffi bien que mon Corps, il eft certainement aufli
capable que le Corps même, de changer de diftance par rapport à quel-
que Corps ou à quelque autre Etre que ce foit ; & par conféquent il eft as-
table de mouvement. De forte que, fi un Mathématicien peut confiderer
\inô
X4° &e nos Idées Complexes
Chap.XXIII. une certaine diftance, ou un changement de diftance entre deux points,
qui que ce foit peut concevoir fans doute une diftance & un changement de
diftance entre deux Efprits, & concevoir par ce moyen leur mouvement,
l'approche ou l'éloignement de l'un à l'égard de l'autre.
g. 20. Chacun fent en lui-même que Ton Ame peut penfer, vouloir, &
opérer fur fon Corps, dans le lieu où il eft , mais qu'elle ne fauroit opérer
fur un Corps ou dans un Lieu qui ferait à cent lieues d'elle. Ainfi , perfon-
ne ne peut s'imaginer que, tandis qu'il eft à Paris, fon Ame puifle penfer
ou remuer un Corps à Montpellier, & ne pas voir que fon Ame étant unie
' à fon Corps , elle change continuellement de place durant tout le chemin
qu'il fait de Paris à Montpellier, de même que le Carofle ou le Cheval qui
le porte. D'où l'on peut fûrement conclurre , à mon avis , que fon Ame
eft en mouvement pendant tout ce temps-là. Que fî l'on fait difficulté de
reconnoître que cet exemple nous donne une idée alTez claire du mouve-
ment de l'Ame , on n'a, je penfe, qu'à réfléchir fur fa feparation d'avec le
Corps par la Mort , pour être convaincu de ce mouvement: car confide-
rer l'Ame comme forçant du Corps , & abandonnant le Corps , fans avoir
aucune idée de fon mouvement, c'eft, ce me femble, une chofe abfolu-
ment impoiïible.
§. 21. Si l'on dit, Que l'Ame ne fauroit changer de lieu, parce qu'elle n'en
occupe aucun , les Efprits n'étant pas (1) in loco ,fed ubi; je ne croi pas que
bien des gens faflent maintenant beaucoup de fond fur cette façon de par-
ler, dais un fiécle où l'on n'eft pas fort dispofé à admirer des fons frivoles,
ou à fe laifler tromper par ces fortes d'expreilions inintelligibles. Mais fi
quelqu'un s'imagine que cette diftinclion peut recevoir un fens raifonnable
& qu'on peut l'appliquer à notre préfente Queftion, je le prie de l'expri-
mer en François intelligible, & d'en tirer, après cela, une raifon qui mon-
tre que les Efprits immatériels ne font pas capables de mouvement. On
ne peut, à la vérité, attribuer du mouvement à Dieu, non pas parce
qu'il eft un Efprit immatériel, mais parce qu'il eft un Efprit infini.
Comparaifon en- g. 22. Comparons donc l'idée complexe que nous avons de \ Efprit avec
cor;.? & ceùe de l'idée complexe que nous avons du Corps, &. voyons s'il y a plus d'obfcurité
l'Ame. dans l'une que dans l'autre, & dans laquelle il y en a davantage. Notre
idée du Corps emporte, à ce que je croi, une Subftance étendue, folide &
capable de communiquer du mouvement par impullion ; & l'idée que nous
avons de notre Ame confiderée comme un Efprit immatériel , eft celle d'u-
ne Subftance qui penfe, & qui a la puiiTance de mettre un Corps en mouve-
ment par la volonté ou la penfée. Telles font, à mon avis, les idées corn.
plexes
(iï Comme ces mots employez de cette qsand on les oblige d'expliquer ces termes par
manière, ne lignifient rien, il n'eft pas poilï- d'autres qui l'oient ufitez dans une Langue vul-
ble de les traduire en François. Les Scho- gaire , i'.impofiibilité où ils font de le faite,
lafliques ont cette commodité de fe fervir de montre nettement qu'ils ne cachent fous ces
mots auxquels ils n'attachent aucune idée; & mots que de vains galimath as , & un jargon
à la faveur de ces termes barbares ils foûtien- mytlérieux par lequel' ils ne peuvent tromper
rient tout ce qu'ils veulent, ce qu'ils n'enten- que ceux qui fout allez lots pour admirer ce
dent pas aujji bien^ue ce 3* 'ils entendent. Mais qu'ils n'entendent point.
'Des Subftânces. Liv. II. 141
plexes que nous avons de l'Efprit & du Corps entant qu'ils font diftincls Ckap.XXIII,
l'un de l'autre. Voyons préfentement laquelle de ces deux idées eft la plus
obfcure & la plus difficile à comprendre. Je fai que certaines gens dont les
penfées font, pour ainfi dire, enfoncées dans la matière, & qui ont fi fort
afTervi leur Efprit à leurs Sens, qu'ils élèvent rarement leurs penfées au de-
là, font portez à dire , qu'ils ne fauroient concevoir une chofe qui penfe ; ce
qui eft, peut-être, fort véritable. Mais je foûtiens que s'ils y fongent bien,
ils trouveront qu'ils ne peuvent pas mieux concevoir une chofe étendue.
§. 23. Si quelqu'un dit à ce propos, Qu'il ne fait ce que c'eft qui pen- La çohéGon de
fe en lni, il entend par-là qu'il ne fait quelle eft la Subftance de cet Etre \l corp°î"^unïan'
penfant. Il ne connoit pas non plus, répondrai-je, quelle eft la Subftance d,rticilc à conce-
i> l r r i-J r?f fi ' • aI >•!/-■• -i r- voir que la SenQi
d une choie lohde. t,t s il ajoute qu il ne lait point comment il penfe, je dans l'Ame,
répliquerai, qu'il ne fait pas non plus comment il ell étendu ; comment les
parties folides du Corps font unies ou attachées enfemble pour faire un tout
étendu. Car quoi qu'on puiffe attribuer à la prellion des particules de
l'Air, la cohélîon des différentes parties de Matière qui font plus groffes
que les parties de l'Air, & qui ont des pores plus petits que les corpufcules
de l'Air, cependant la preffion de l'Air ne fauroit fervir à expliquer la co-
héfion des particules de l'Air même, puifqu'elle n'en fauroit être la caufe.
Que fi la preffion de X'Ether ou de quelque autre matière plus fubtile que
lAir , peut unir & tenir attachées les parties d'une particule d'Air auffi bien
que des autres Corps , cette Matière fubtile ne peut fe fervir de lien à elle-
même, & tenir unies les parties qui compofent l'un de fes plus petits cor-
pufcules. Et ainfi, quelque ingénieufement qu'on explique cette Hypo-
thefe , en faifant voir que les parties des Corps fenfibles font unies par la
preffion de quelque autre Corps infenfible, elle ne fert de rien pour ex-
pliquer l'union des parties de YEther même ; & plus elle prouve évi-
demment que les parties des autres Corps font jointes enfemble par la preffion
extérieure de VEtber,ôc qu'elles ne peuvent avoir une autre caufe intelligi-
ble de leur cohéfion,plus elle nous laiffe dans l'obfcurité par rapport à la
cohéfion des parties qui compofent les corpufcules de ÏEtber lui-même :
car nous ne faurions concevoir ces corpufcules fans parties , puis qu'ils font
Corps & par conféquent divifibles, ni comprendre comment leurs parties
font unies les unes aux autres , puifqu'il leur manque cette caufe d'union qui
fert à expliquer la cohéfion des parties des autres Corps.
§. 24. Mais dans le fond on ne fauroit concevoir que la preffion d'un
Ambiant fluide, quelque grande qu'elle foit, puiffe être la caufe de la eo-
héfion des parties folides de la Matière. Car quoi qu'une telle preffion
puiffe empêcher qu'on n'éloigne deux furfaces polies l'une de l'autre par
une ligne qui leur foit perpendiculaire , comme on voit par l'expérience de
deux Marbres polis, pofez l'un fur l'autre, elle ne fauroit du moins em-
pêcher qu'on ne les fepare par un mouvement parallèle à ces furfaces. Parce
que , comme X Ambiant fluide a une entière liberté de fucceder à chaque
point d'efpace qui eft abandonné par ce mouvement de côté, il ne réfifte
pas davantage au mouvement des Corps ainfi joints , qu'il réfifteroit au
mouvement d'un Corps qui feroit environné de tous cotez par ce Fluide,
Il h &
%^z De nos Idées Complexes
Cjup.XXIII. & ne toucheroit aucun autre Corps. C'eftpour cela que s'il n'y avoit point
d'autre caufe de Ja cohéfion des Corps , il feroit fort aifé d'en feparer tou-
tes les parties , en les faifant ainfi gliffer de côté. Car fi la preffion de
YEther eft la caufe abfoluë de la cohéfion, il ne peut y avoir de cohéfion,
là où cette caufe n'opère point. Et puifque la preffion de YEther ne fau-
roit agir contre une telle feparation de côté, ainfi que je viens de le faire
voir, il s'enfuit de là qu'à prendre tel plain qu'on voudroit, qui coupât
quelque maffe de Matière, il n'y auroit pas plus de cohéfion qu'entre deux
furfaces polies, qu'on pourra toujours faire gliffer aifément l'une de deffus
l'autre , quelque grande qu'on imagine la preffion du Fluide qui les envi-
ronne. De forte que, quelque claire que foit l'idée que nous croyons avoir
de l'étendue' du Corps, qui n'eft autre chofe qu'une cohéfion de parties fo-
lides, peut-être que qui confiderera bien la chofe en lui-même , aura fujet
de conclurre qu'il lui eft auffi facile d'avoir une idée claire de la manière
dont l'Ame penfe , que de celle dont le Corps eft étendu. Car comme le
Corps n'eft point autrement étendu que par l'union & la cohéfion de fes
parties folides,nous ne pouvons jamais bien concevoir l'étendue du Corps,
fans voir en quoi confifte l'union de fes parties , ce qui me paroit auffi in-
comprehenlible que la penfée & la manière dont elle fe forme.
§. 25. Je fai que la plupart des gens s'étonnent de voir qu'on trouve de
la difficulté dans ce qu'ils croyent obferver chaque jour. Ne voyons-nous
pas, diront-ils d'abord, les parties des Corps fortement jointes enfemble?
Y a-t-il rien de plus commun ? Quel doute peut-on avoir là-deffus ? Et
moi, je dis de même à l'égard de la Penfée & de laPuiffance de mouvoir, ne
fentons-nous pas ces deux chofes en nous-mêmes par de continuelles expé-
riences , & ainfi , le moyen d'en douter ? De part & d'autre le fait eft évi-
dent, j'en tombe d'accord. Mais quand nous venons à l'examiner d'un peu
plus près, & à confiderer comment fe fait la chofe, je croi qu'alors nous
fommes hors de route à l'un & à l'autre égard. Car je comprens auffi peu
comment les parties du Corps font jointes enfemble, que de quelle manière
nous appercevons le Corps, ou le mettons en mouvement: ce font pour
moi deux énigmes également impénétrables. Et je voudrais bien que quel-
qu'un m'expliquât d'une manière intelligible , comment les parties de l'Or
& du Cuivre, qui venant d'être fondues tout à l'heure, étoient auffi défu-
nies les unes des autres que les particules de l'Eau ou du fable, ont été,
quelques momens après , fi fortement jointes & attachées l'une à l'autre ,
que toute la force des bras d'un homme ne fauroit les feparer. Je croi que
toute perfonne qui eft accoutumée à faire des reflexions , fe verra ici dans
l'impoilibilité de trouver quoi que ce foit qui puiffe le fatisfaire.
§. 26. Les petits corpuicules qui compofent ce Fluide que nous appel-
ions Eau , font d'une fi extraordinaire petiteffe , que je n'ai pas encore ouï
dire que perfonne ait prétendu appercevoir leur groffeur,leur figure diftinc-
te, ou leur mouvement particulier; par le moyen d'aucun Microfcope,
quoi qu'on m'ait affuré qu'il y a des Microfcopes , qui font voir les Objets ,
dix mille & même cent mille fois plus grands qu'ils ne nous paroiffent
naturellement. D'ailleurs, les particules de l'Eau fout fi fort détachées le$
. unes
des Sub 'fiances. Liv. II. 243
unes des autres , que la moindre force les fepare d'une manière fenfible. Bien CHAr.XXIII.
plus , fi nous confiderons leur perpétuel mouvement, nous devons recon-
noître qu'elles ne font point attachées l'une à l'autre. Cependant, qu'il
vienne un grand froid, elles s'unifient & deviennent folides: ces petits ato-
mes s'attachent les uns aux autres , & ne fauroient être feparez que par une
grande force. Qui pourra trouver les liens qui attachent fi fortement en-
femble les amas de ces petits corpufcules qui étoient auparavant feparez ,
quiconque, dis-je, nous fera connoître le ciment qui les joint fi étroite-
ment l'un à l'autre , nous découvrira un grand fecret, jufqu'à cette heure
entièrement inconnu. Mais quand on en feroit venu là , l'on feroit encore
afTez éloigné d'expliquer d'une manière intelligible l'étendue du Corps,
c'eft-à-dire , la cohéfion de fes parties folides , jufqu'à ce qu'on put faire
voir en quoi confifie l'union ou la cohéfion des parties de ces liens , ou de
ce ciment, ou de la plus petite partie de Matière qui exifte. D'où il pa-
roît que cette première qualité du Corps qu'on fuppofe fi évidente, fe
trouvera, après y avoir bien penfé, tout auffi incomprehenfible qu'aucun
attribut de l'Efprit : on verra , dis-je , qu'une Subftance folide & étendue"
efl auffi difficile à concevoir qu'une Subftance qui penfe , quelques difficul-
tez que certaines gens forment contre cette dernière Subftance.
§. 27. En effet, pour pouffer nos penfées un peu plus loin, cette pref- p^rt'i°sh^°"ede'
fion qu'on propofe pour expliquer la cohéfion des Corps, efl auffi inintelli- dans le corps,
gible que la cohéfion elle-même. Car fi la Matière efl fuppofée finie , "ÎJLil^'iue
comme elle l'eft fans doute , que quelqu'un fe tranfporte en efprit jufqu'aux i« penfee &ua
extremitez de l'Univers , & qu'il voye là quels cerceaux , quels crampons Alue*
il peut imaginer qui retiennent cette maffé de matière dans cette étroite
union, d'où YJcier tire toute fa folidité, & les parties du Diamant leur
dureté & leur indijfolubilité , fi j'ofe me fervir de ce terme: car fi la
Matière éfl finie, elle doit avoir fes limites, & il faut que quelque chofe
empêche que fes parties ne fe diffipent de tous cotez. Que fi pour éviter
cette difficulté, quelqu'un s'avife de fuppofer la Matière infinie, qu'il voye
à quoi lui fervira de s'engager dans cet abyme, quel fecours il en pourra ti-
rer pour expliquer la cohéfion du Corps ; & s'il fera plus en état de la ren-
dre intelligible en l'établiflant fur la plus abfurde & la plus incomprehenfi-
ble fuppolition qu'on puiffe faire. Tant il efl vrai que fi nous voulons re-
chercher la nature, la caufe & la manière de l'Etendue du Corps , qui n'eft
autre chofe que la cohéfion de parties folides, nous trouverons qu'il s'en faut
de beaucoup que l'idée que nous avons de l'étendue du Corps foit plus clai-
re que l'idée que nous avons de la Penfe'e.
%. 28. Une autre idée que nous avons du Corps, c'efl la pu'tjjance de l» communica-
communiquer le mouvement par impulfwn, & une autre que nous avons de ^™dp"r™"vt
l'Ame, c'eft la puijfance de produire du mouvement par la penfée. L'expé- puifion ou pat
rience nous fournit chaque jour ces deux Idées d'une manière évidente: ^ç^^fu^i.
mais fi nous voulons encore rechercher comment cela fe fait, nous nous Me.
trouvons également dans les ténèbres. Car à l'égard de la communication
du mouvement , par où un Corps perd autant de mouvement qu'un autre
en reçoit , qui efl le cas le plus ordinaire , nous ne concevons autre chofe
li h 2 par
144 De 7ios Idées Complexes
CilAP.XXHL par-là qu'un mouvement qui paffe d'un Corps à un autre Corps, ce qui eft,
je croi, auffi obfcur & auiîi inconcevable, que la manière dont notre Efprit
met en mouvement ou arrête notre Corps par la penfee, ce que nous vo-
yons qu'il fait à tout moment. Et il eft encore plus mal-aife d'expliquer
par voye d'impulfion, l'augmentation du mouvement qu'on obferve, ou
qu'on croit arriver en certaines rencontres. L'expérience nous fait voir
tous les jours des preuves évidentes du mouvement produit par l'impulfion,
& par la penfee, mais nous ne pouvons guère comprendre comment cela fe
fait. Dans ces deux cas notre Efprit eft également à bout. De forte que
de quelque manière que nous conliderions le mouvement, & fa communi-
cation, comme des effets produits par le Corps ou par l'Efprit,, l'idée qui
appartient à V Efprit , efi four le moins aujfi claire, que celle qui appartient au
Corps. Et pour ce qui eft; de la Puiffance aclive de mouvoir , ou de la mo-
tivitê , fi j'ofe me fervir de ce terme, on la conçoit beaucoup plus claire-
ment dans l'Efprit que dans le Corps: parce que deux Corps en repos, pla-
* voy. ci-deffiis, cez l'un auprès de l'autre, ne nous fourniront jamais * l'idée d'une Puif-
ch. xx'. f. +. fance qui foit dans l'un de ces Corps pour remuer l'autre , autrement que
fg. no. ou T K r .,_., . ,. i
teii eft prouvé par un mouvement emprunte , au lieu que 1 rLlpnt nous prelente chaque
plus »d long. jour l'idée d'une Puiffance a&ive de mouvoir les Corps. C'eft pourquoi ce
n'eft pas une chofe indigne de notre recherche de voir fi la Puijfance aclive
eft l'attribut propre des Eiprits, & la Puiffance pajjive celui des Corps.
D'où l'on pourrait conjecturer, que les Efprits créez étant aclifs &pajfîfs
ne font pas totalement feparez de la Matière. Car l'Efprit pur,
c'eft-à-dire Dieu, étant feulement aclif, & la pure Matière Ample-
ment/rt^Ve, on peu: croire que ces autres Etres qui font aclifs & pafîfs
tout enfemble, participent de l'un & de l'autre. Mais quoi qu'il en foit,
les idées que nous avons de l'Efprit, font , je penfe , en auffi grand nom-
bre & auffi claires que celles que nous avons du Corps, la Subftance de l'un
& de l'autre nous étant également inconnue ; & l'idée de la pcnjée que nous
trouvons dans l'Efprit nous paroiffant auffi claire que celle de retendue que
nous remarquons dans le Corps ; & la communication dumouvement quife
fait par la penfee & que nous attribuons à l'Efprit, eft auffi évidente que
celle qui fe fait par impulfion & que nous attribuons au Corps. Une con-
fiante expérience nous fait voir ces deux communications d'une manière
fenfible, quoi que la foible capacité de notre Entendement ne puiffe les com-
prendre ni l'une ni l'autre. Car dès que l'Efprit veut porter fa vue au delà de ces
Idées originales qui nous viennent par Senfation ou par Refit xxi on ,pour pénétrer
dans leurs caufes & dans la manière de leur production , nous trouvons que cet-
te recherche ne fert qu'à nous faire fentir combien font courtes nos lumières.
§. 29. Enfin pour conclurre ce Parallèle, la Senfation nous fait connoître
évidemment, qu'il y a des Subftances folides & étendues, & la Reflexion
qu'il y a des Subftances qui penfent. L'Expérience nous perfuadedel'exif-
tence de ces deux fortes d'Etres , & que l'un a la Puiffance de mouvoir le
Corps par impullion, & l'autre par la penfee: c'eft dequoi nous ne faurions
douter. L'Expérience, dis-je, nous fournit à tout moment des idées clai-
res de l'un & de l'autre; mais nos Facultez ne peuvent rien ajouter à ces
Idées
des- Substances. Liv. II.
*\5
Comparaifon
des Idées que
nous avons dtt
Corps & de
l'Efprit.
Idées au delà de ce que nous y découvrons par la Senfation ou par la Rcfle- Chap.XXIIL
xion. Que fi nous voulons rechercher, outre cela, leur nature, leurs cau-
fes , fjff . nous appercevons bientôt que la nature de l'Etendue" ne nous efl
pas connue plus nettement que celle de la Penfée. Si, dis-je, nous voulons
les expliquer plus particulièrement, la facilité eft égale des deux cotez, je
veux dire que nous ne trouvons pas plus de difficulté à concevoir comment
une Subftance que nous ne connoiflons pas, peut par la penfée mettre un
Corps en mouvement, qu'à comprendre comment une Subftance que nous
ne connoiflons pas non plus, peut remuer un Corps par voye d'impullïon.
De forte que nous ne fommes pas plus en état de découvrir en quoi confif-
tent les Idées qui regardent le Corps , que celles qui appartiennent à l'Ef-
prit. D'où il paroit fort probable que les Idées fimples que nous recevons
de la Senfation & de la Réflexion font les bornes de nos penfées , au delà def-
quelles notre Efprit ne fauroit avancer d'un feul point, quelque effort qu'il
faffe pour cela ; & par conféquent , c'eft en vain qu'il s'attacheroit à re-
chercher avec foin la nature & les caufes fecretes de ces idées , il ne peut ja-
mais y faire aucune découverte.
§. 30. Voici donc en peu de mots à quoi fe réduit l'idée que nous avons
de l'Efprit comparée à celle que nous avons du Corps.» La Subftance de
l'Efprit nous eft inconnue, & celle du Corps nous l'eft tout autant. Nous
avons des idées claires & diftinétes de deux Premières Qualitez ou propriétez
du Corps, qui font la cohéfion de parties folides, & l'impulfion: de même
nous connoiflons dans l'Efprit deux premières Qualitez ou propriétez dont
nous avons des idées claires & diftinéles , favoir la penfée & la puiflance d'a-
gir , c'efl-à-dire , de commencer ou d'arrêter différentes penfées ou divers
mouvemens. Nous avons aufli des idées claires & diftinéles de plufieurs Qua-
litez inhérentes dans le Corps-, lefquelles ne font autre chofe que différen-
tes modifications de l'étendue de parties folides, jointes enfemble, &
de leur mouvement. L'Efprit nous fournit de même des idées de plufieurs
Modes de penfer, comme croire, douter, être appliqué , craindre, efpérer,
&c. nous*y trouvons aufli les idées de Vouloir, & de mouvoir le Corps en
conféquence de la volonté, & de fe mouvoir lui-même avec le Corps: car
l'Efprit eft capable de mouvement , comme nous l'avons * déjà montré. ^ .*f
§.31. Enfin, s'il fe trouve dans cette notion de l'Efprit quelque diffi-
culté, qu'il ne foit peut-être pas facile d'expliquer, nous n'avons pas pour
cela plus de raifon de nier ou de révoquer en doute l'exiftence des Efprits, de difficulté que
r 1 1 . * ■ 1, -n , A celle du Corps»
que nous en aurions de nier ou de révoquer en doute 1 exiltence du Corps,
fous prétexte que la notion du Corps eft embarraflee de quelques difficukez
qu'il efl fort difficile & peut-être impoflible d'expliquer ou d'entendre. Car
je voudrois bien qu'on me montrât dans la notion que nous avons de l'Efprit,
quelque chofe de plus embrouillé ou qui approche plus de la contradiction,
que ce que renferme la notion même du Corps, je veux parler de la Divi-
Jibïlité à V infini d'une étendue finie. Car foit que nous recevions cette di-
vifibilité à l'infini , ou que nous la rejettions, elle nous engage dans des
conféquences qu'il nous efl impoflible d'expliquer ou de pouvoir concilier,
ik qui entraînent de plus grandes difficukez & des abfurditez plus apparen-
11 h 3 tes
Î39-
La Notion d'ua
Efprft n'enfei-
me pas plus
2,46 D? nos Idées Complexes
Chap.XXJII. tes que tout ce qui peut fuivre de la notion d'une Subfiance immatérielle
douée d'intelligence.
Nous ne con- g. 32. Et c'eft dequoi nous ne devons point êtrefurpris, puifque n'ayant
de^deSnosen '" que quelque petit nombre d'Idées fuperficielles des chofes, qui nous vien-
idees îimpiej. nent uniquement ou des Objets extérieurs à la faveur des Sens, ou de notre
propre Efprit reflechiflant fur ce qu'il éprouve en lui-même, notre con-
noiffance ne s'étend pas plus avant, tant s'en faut que nous puiffions péné-
trer dans la conftitution intérieure &lavraye nature des chofes, étant defti-
tuez des Facultez néceffaires pour parvenir jufque-là. Puis donc que nous
trouvons en nous-mêmes de la connoiffance, & le pouvoir d'exciter du
mouvement en conféquence de notre volonté, ôc cela d'une manière auffi
certaine que nous découvrons dans des chofes qui font hors de nous, une
cohéfion & une divifion de parties folides, en quoi confifte l'étendue &le
mouvement des Corps , nous avons autant de raifon de nous contenter de l'I-
dée que mus avons d'un Efprit Immatériel, que de celles que nous avons du Corps,
& d'être également convaincus de Vexijler.ee de tous les deux. Car il n'y a pas
plus de contradiction que la Pcnjée exifte feparée & indépendante de la So-
lidité, qu'il y en a que la Solidité exifte feparée & indépendante de la Pen-
fée; la Solidité & la Penfée n'étant que des Idées limples, indépendantes
l'une de l'autre. Et comme nous trouvons d'ailleurs en nous-mêmes des.
idées auffi claires & auffi diftincles de la Penfée que de la Solidité , je ne
vois pas pourquoi nous ne pourrions pas admettre auffi bien l'exiftence d'u-
ne chofe qui penfe fans être folide, c'eft-à-dire , qui foit immatérielle , que
l'exiftence d'une chofe folide qui ne penfe pas , c'eft-à-dire , de la Matière ;
& fur-tout, puifqu'il n'eft pas plus difficile de concevoir comment la pen-
fée pourroit exifter fans Matière, que de comprendre comment la Matière
pourroit penfer. Car dès que nous voulons aller au delà des Idées Simples
qui nous viennent par la Senfation ou par la Réflexion , & pénétrer plus avant
dans la nature des Chofes, nous nous trouvons auffi-tot dans les ténèbres,
& dans un embarras de diificultez inexplicables , & ne pouvons après tout
découvrir autre chofe que notre ignorance & notre propre aveuglement.
Mais quelle que foit la plus claire de ces deux Idées Complexes, celle du
Corps ou celle de l'Efbrit , il eft évident que les Idées fimples qui les com-
pofent ne font autre chofe que ce qui nous vient par Senfation ou par Ré-
flexion. Il en eft de même de toutes les autres Idées de Subflances fans en
excepter celle de D i eu lui-même.
M& de Dieu. §• 33- En effet , fi nous examinons l'Idée que nous avons de cet Etre fu-
prëme & incompréhenfible , nous trouverons que nous l'acquérons par la
même voye , & que les Idées complexes que nous avons de D i e u & des Ef-
prits purs , font compofées des Idées /impies que nous recevons de la ReflcsioK
Par exemple , après avoir formé par la confideration de ce que nous éprou-
vons en nous-mêmes, les idées à'exiflence & de durée, de connoiffance , de
puiffance , de plaiflr , de bonheur & de piufieurs autres Qualitez & i'uiilàn-
ces, qu'il eft plus avantageux d'avoir que de n'avoir pas, lorfque nous vou-
lons former l'idée la plus convenable à l'Etre fupreme, qu'il nous eft poffi-
ble d'imaginer, nous étendons chacune de ces idées par le moyen de celle
que
des Subjlances. Liv. II. «47
que nous avons de* Y Infini, & joignant toutes ces Idées enfemble, nous Chap.XXIIL
formons notre Idée complexe deDiEU. Car que l'Efprit ait cette puif- M>ont il dt
fance d'étendre quelques-unes de fes Idées, qui lui font venues par Senjation &!» tout le*
ou par Réflexion, c'eft ce que nous avons f déjà montré. c?eh«LivXn L
g. 34. Si je trouve que je connois un petit nombre de choies, & quel- pag. iSs.'
ques-unes de celles-là, ou, peut-être, toutes, d'une manière imparfaite: , î*** «»• &»-fc
je puis former une idée d'un Etre qui en connoit deux fois autant , que je &v.
puis doubler encore auiîi fouvent que je puis ajouter au nombre, & ainfi
augmenter mon idée de connoifTance en étendant fa comprehenfion à tou-
tes les chofes qui exiftent ou peuvent exifter. J'en puis faire de même à
l'égard de la manière de connoître toutes ces chofes plus parfaitement, c'eft
à-dire, toutes leurs Qualitez, Puifiànccs, Caufes, Conféquences, & Rela-
tions, &c. jufqu'à ce que tout ce qu'elles renferment ou qui peut y être
rapporté en quelque manière, foit parfaitement connu: Par où je puis me
former l'idée d'une connoifTance infinie, ou qui n'a point de bornes. Ou
peut faire la même chofe à l'égard de la PuifTance que nous pouvons éten-
dre jufqu'à ce que nous foyions parvenus à ce que nous appelions Infini.,
comme auiîi à l'égard de la Durée d'une exiftence fans commencement ou
fans fin , & ainfi former l'idée d'un Etre Eternel. Les dégrez ou l'etenduë
dans laquelle nous attribuons à cet Etre fuprème que nous appelions Dieu,
l'exiftence, la puiffance , la fagelle, & toutes les autres Perfections dont
nous pouvons avoir quelque idée, ces dégrez, dis-je, étant infinis & fans
bornes, nous nous formons par-là la meilleure idée que notre Efprit foit ca-
pable de fe faire de ce Souverain Etre ; & tout cela fe fait , comme je viens
de dire, en élargiffant ces Idées fimples qui nous viennent des opérations
de notre Efprit par la Réflexion, ou des chofes extérieures par le moyen
des Sens, jufqu'à cette prodigieufe étendue où l'Infinité peut les por-
ter.
§. 35. Car c'eft Y Infinité' qui jointe à nos Idées d'exiftence, de puiffan-
ce, de connoifTance , &V. conflituë cette idée complexe, par laquelle nous
nous repréfentons l'Etre fuprême le mieux que nous pouvons. Car quoi
que Dieu dans fa propre efTence , qui certainement nous eft inconnue à
nous qui ne connoifTons pas même l'efience d'un Caillou, d'un Moucheron
ou de notre propre perfonne , foit fimple & fans aucune compofition ; ce-
pendant je croi pouvoir dire que nous n'avons de Lui qu'une idée complexe
d'exiftence , de connoifTance , de puiffance , de félicité , &c. infinie &
éternelle : toutes idées diftinêles , & dont quelques-unes étant relatives , font
compofées de quelque autre idée. Et ce font toutes ces Idées, qui procé-
dant originairement de la Senfation&dela Reflexion , comme on l'a déjà
montré, compofent l'idée ou notion que nous avons de D 1 eu.
S. 36.Il faut remarquer, outre cela, qu'excepté Y Infinité, il n'y a au- Dan? les idée»
* • 1 - 1 ■ t-w- • <~ ■ iv .■ J~ l'T complexes que
cune idée que nous attnbuyons a Dieu, qui ne loit auili une partie de 1 1- nous avons de»
dée complexe que nous avons des autres Efprits. Parce que n'étant capa- Efprits.a n'y
11 1 • i» ti/- 1 11 • • /-» ena aucune que
blés de recevoir d autres Idées limples que celles qui appartiennent au Corps, nous B*ayioi»
excepté celles que nous recevons de la Reflexion que nous faifons fur les Opé- JXV^ite"'!,»
rations de notre propre Efprit, nous ne pouvons attribuer d'autres Idées aux Reaexioa,
El-
148
De nos Idées Complexes
CiiAr.XXIII. Efprits que celles qui nous viennent de cette fource ; & toute la différence
que nous pouvons mettre entre elles en les rapportant aux Efprits , confifte
uniquement dans la différente étendue, & les divers dégrez de leur Con-
noiflance, de leur Puiflance, de leur Durée, de leur Bonheur, &c. Car
que les Idées que nous avons , tant des Efprits que des autres Chofes , fe
terminent à celles que nous recevons de \a Senfation & de la Reflexion, c'efl
ce qui fuit évidemment de ce que dans nos idées des Efprits, à quelque dé-
gré de perfection que nous les portions au delà de celles des Corps, même
jufqu'à celle de l'Infini , nous ne {aurions pourtant y démêler aucune idée de la
manière dont les Efprits fe découvrent leurs penfées les uns aux autres ;
quoique nous ne puilîions éviter de conclurre , que les Efprits feparez, qui
ont des connoiffances plus parfaites & qui font dans un état beaucoup plus
heureux que nous, doivent avoir auffi une voye plus parfaite de s'entre-
communiquer leurs penfées ,• que nous qui fommes obligez de nous fervir
de fignes corporels, & particulièrement de fons, qui font de l'ufage le
plus général comme les moyens les plus commodes & les plus prompts que
nous puilîions employer pour nous communiquer nos penfées les uns aux
autres. Mais parce que nous n'avons en nous-mêmes aucune expérience,
& par conféquent, aucune notion d'une communication immédiate, nous
n'avons point autîi d'idée de la manière dont les Efprits qui n'ufent point
de paroles, peuvent fe communiquer promptement leurs penfées; &
moins encore comprenons-nous comment n'ayant point de Corps , ils peu-
vent être maîtres de leurs propres penfées, & les faire connoître ou les ca-
cher comme il leur plaît , quoi que nous devions fuppofer néceffairement
qu'ils ont une telle Puiflance.
Recapitulation. g ^7. Voilà donc prélentement , Quelles fortes i Idées nous avons de tou-
tes les différentes cjpeces de Subftances, En quoi elles confident ; ik Comment
nous les acquérons. D'où je croi qu'on peut tirer évidemment ces trois
conféquences.
La première , que toutes les Idées que nous avons des différentes Efpè-
ces deSubftances, ne font que des Collections d'Idées fimples avec.la fup-
pofidon d'un Sujet auquel elles appartiennent &dans lequel elles fubfiftent,
quoi que nous n'ayions point d'idée claire & diftincle de ce fujet.
» Suhûransi, La féconde , que toutes les Idées fimples qui ainfi unies dans un com-
mun * fujet compofent les Idées complexes que nous avons de différentes for-
tes de Subftances , ne font autre chofe que des idées qui nous font venues
par Senfation ou par Reflexion. De forte que dans les chofes mêmes que
nous croyons connoître de la manière la plus intime, & comprendre avec
le plus d'exa&itude , nos plus vaft.es conceptions ne fauroient s'étendre au
delà de ces Idées fimples. De même, dans les chofes qui paroiffent les
plus éloignées de toutes les autres que nous connoiffons,& qui furpaffent in-
finiment tout ce que nous pouvons appercevoir en nous-mêmes par la Ré-
flexion, ou découvrir dans les autres chofes par le moyen de la Senfation,
nous ne faurions y rien découvrir que ces Idées fimples qui nous viennent
originairement de la Senfation ou de la Reflexion , comme il paroît évidem-
ment à l'égard des Idées complexes que nous avons des Anges & en particulier
de Dieu lui-même. Ma
Des Idées Collectives de Subjlances. Liv. II. 249
Ma troifiéme conféquence eft, que la plupart des Idées fimples qui com- Chap.XXIII.
pofent nos Idées complexes des Subllances, ne font, aies bien confide-
rer, que des Puiiïances, quelque penchant que nous ayions aies prendre
pour des Qualkez pofitives. Par exemple, la plus grande partie des Idées
qui compolént l'idée complexe que nous avons de l'Or, font la Couleur
jaune, une grande pefanteur, la duEUlité ', la fufibilitê , la capacité d'être
dilïbus par l'Eau Regale , &c. toutes lcfquelles idées unies enfemble dans
unfujet inconnu qui en eft comme * le foûtien, ne font qu'autant derap- * s^jtratum.
ports à d'autres Subflances , & n'exiflent pas réellement dans l'Or confideré
purement en lui même, quoi qu'elles dépendent des Qualkez originales &
réelles de fa conltitution intérieure, par laquelle il eft capable d'opérer di-
verfement, & de recevoir différentes impreffions de la part de plufieurs au-
tres Subllances.
3«.
CHAPITRE XXIV.
Des Idées Colleclives de Subjlances. Chap.XXIV
§. 1. /\Utre ces Idées complexes de différentes Subflances fingulié- unefeuie idée
VJres, comme d'un Homme, d'un Cheval, de l'Or, d'une Rofe , [f^de ,!lu?'r''
d'une Pomme, &c. l'Efprit a auffi des Idées collectives de Subjlances. Je les fieurs idées,
nomme ainfi, parce que ces fortes d'idées font compofées de plufieurs
Subflances particulières, confiderées enfemble comme jointes en une feule
Idée, & qui étant ainfi unies ne font effectivement qu'une idée : par exem-
ple, l'idée de cet amas d'hommes qui compofe une Armée, eft auffi bien
une feule idée que celle d'un homme quoi qu'elle foit compofée d'un grand
nombre de Subllances diftincles. De même cette grande idée collective de
tous les Corps qu'on défigne par le terme d'Univers, eft auffi bien une feu-
le idée, que celle de la plus petite particule de Matière qui foit dans le
Monde. Car pour faire qu'une idée foit unique, il fuffit qu'elle foit confé-
dérée comme une feule image, quoi que d'ailleurs elle foit compofée
du plus grand nombre d'Idées particulières qu'il foit poffible de conce-
voir.
Ç. 2. L'Efprit forme ces Idées colleclives de Subflances par la PuifTance „, „ . r , .
r-i 1 r r o j ■ t <• 1 t 1 - r 1 Ce qui fe fut
qu il a ae compoier 6c de réunir diverfement- des Idées fimples ou coin- pir 1 . puifonce
plexes en une feule idée, ainfi qu'il fe forme, par la même faculté, des idées ^mpoln'é;1 "*'
complexes des Subflances particulières, qui font compofées d'un afTemblage t ffcmbiei d«s
de diverfes idées fimples, unies dans une feule Subftance. Et comme l'Efprit I(kPs"
enjoignant enfemble de:; idées répétées d'unité, fait les modes collectifs ou
l'idée complexe de quelque nombre que ce foit , comme d'une douzaine y
d'une vingtaine, d'une Grojfe , &c. de même en joignant enfemble di-
verfes Subllances particulières , il forme des idées collectives de Subflan-
ces, comme une iioupe, une Armée, un EJfain, une Ville, une Flot-
te ; car il n'y a perfonne qui n'éprouve en lui-même qu'il fe repréfente,
I i pour
i$o
De la Relation. Liv. II.
CHAP.XXIV. pour ainfi dire , d'un coup d'œuil chacune de ces Idées en particulier par
une feule idée ; & qu'ainli fous cette notion il confidére auffi parfaitement
ces différens amas de chofes comme une feuie chofe , que lorfqu'il fe repré-
fente un Vaijfeau ou un atome. En effet, il n'eft pas plus mal-aifé de con-
cevoir comment une Armée de dix mille hommes peut faire une feule idée,
que comment un homme peut nous être reprefenté fous une feule idée ; car
il efl aufh facile àl'Efprit de réunir l'idée d'un grand nombre d'hommes en
une feule idée , & de la confidérer comme une idée effectivement unique ,
que de former une idée finguliére de toutes les idées difhincles qui entrent
dans la composition d'un homme, & les regarder toutes enfemble connue
une feule idée.
§. 3. Il faut mettre au nombre de ces fortes d'Idées ColleSives, la plus
grande partie des Chofes artificielles , ou du moins celles de cette nature
qui font compofées de Subfiances diflincles ; & dans le fond, à bien consi-
dérer toutes ces Idées collectives , comme une Armée , une Conftellation ,
l'Univers , nous trouverons qu'entant qu'elles forment autant d'Idées Singu-
lières, ce ne font que des Tableaux artificiels que l'Elprit trace, pour ainfi
dire, en affemblant fous un feul point de vue des chofes fort éloignées, &
indépendantes les unes des autres , afin de les mieux contempler , & d'en dif-
courir plus commodément lorfqu'elles font ainfi réunies fous une feule con-
ception, & déiignées par un feul nom. Car il n'y a rien défi éloigné ni
de fi contraire que l'Efprit ne puiffe raffembler en une feule idée par le mo-
yen de cette Faculté, comme il paroît viiiblement par ce que fîgnifie
le mot d'Univers qui n'emporte qu'une feule idée, quelque compofé qu'il
puiffe être.
Toute? les cho
fes artificielles
font des [dees
coUe&ives.
Chap.XXV.
C H A P I T~R E XXV.
De la Relation.
£te".c'e(l que 5- *• ^VUtre les Idées fimples ou complexes que l'Efprit a des Cho-
V-/ fes confiderées en elles-mêmes , il y en d'autres qu'il forme de
la comparaifon qu'il fait de ces chofes entre elles. Lors que l'Entendement
confidére une chofe, il n'eft. pas borné précifément à cet Objet; il peut
tranfporter, pour ainfi dire, chaque idée hors d'elle-même, ou du moins
regarder au delà , pour voir quel rapport elle a avec quelque autre idée.
Lorfque l'Efprit envifage ainfi une chofe, en forte qu'il la conduit & la
place, pour ainfi dire, auprès d'une autre, en jettant la vue de l'une fur
l'autre , c'efl une Relation ou rapport , félon ce qu'emportent ces deux mots ;
quant aux dénominations qu'on donne aux chofes pofitives, pourdéfignerce
rapport & être comme autant de marques qui fervent à porter la penfée au
delà du fujetméme qui reçoit la dénomination vers quelque chofe qui en foit
diftincl: , c'efl ce qu'on appelle termes Relatifs ; & pour les chofes qu'on
* Reiat*. approche ainfi l'une de l'autre , on les nomme * fujets de la Relation. Ainfi,
lorf-
Delà Relation. Liv. IL ^y^
lorfque I'Efprk confidere Titius comme un certain Etre pofitif , il ne ren- Chap. XXV.
ferme rien dans cette idée que ce qui exifle réellement dans Titius : par e-
xemple, lors que je le confidere comme un homme, je n'ai autre chofe
dans l'Efprit que l'idée complexe de cette efpèce Homme ; de même quand
je dis que Titius ell un homme blanc, je ne merepréfente autre chofe qu'un
homme qui a cette couleur particulière. Mais quand je donne à Titius le
nom de Mari, je délîgne en même temps quelque autre perfonne, favoir,
fa. femme; & lorfque je dis qu'il ell plus blanc, je défigne aufli quelque
autre chofe, par exemple Xyvoire; car dans ces deux cas ma penfée porte
fur quelque autre chofe que fur Titius, de forte que j'ai actuellement deux
objets préfens à l'Efprit. Et comme chaque idée foit fimple ou comple-
xe, peut fournir à l'Efprit une occafionde mettre ainfi deuxchofes enfem-
ble, & de les envifager en quelque forte tout à la fois, quoi qu'il ne laine
pas de les confiderer comme diftinétes, il s'enfuit de là que chacune de nos
idées peut fervir de fondement à un rapport. Ainfi dans l'exemple que je
viens de propofer , le contraét & la cérémonie du mariage de Titius avec
Sempronia fondent la dénomination ou la Relation de Mari; & la couleur
blanche eft la raifon pourquoi je dis qu'il edplus blanc que X y voire.
S. 2. Ces Relations-là & autres femblables exprimées par des termes Re- °" n.'^PPerîoif
. *r , ., ,, . , f .r P3S Vilement Ict
latus auxquels il y a d autres termes qui repondent réciproquement, com- Reimims qui
me Père & Fils ; plus grand & plus petit ; Caiife & Effet ; toutes ces fortes TeTmtT^L
de Relations fe préfentent aifément à l'Efprit, & chacun découvre aufli- tifs.
tôt le rapport qu'elles renferment. Car les mots de Père & de Fils , de Ata-
ri & de Femme , & tels autres termes corrélatifs paroiflènt avoir une fi étroi-
te liaifon entr'eux, & par coutume fe répondent fi promptement l'un à
l'autre dans l'Efprit des hommes , que dès qu'on nomme un de ces termes ,
la penfée fe porte d'abord au delà de la chofe nommée; de forte qu'il n'y
a perfonne qui manque de s'appercevoir ou qui doute en aucune manière
d'un rapport qui eft marqué avec tant d'évidence. Mais lorfque les Lan-
gues ne fourniflent point de noms corrélatifs, l'on ne s'apperçoit pas tou-
jours fi facilement de la Relation. Concubine eil fans doute un terme rela-
tif aufli bien que femme; mais dans les Langues où ce mot& autres fembla-
bles n'ont point de terme corrélatif, on n'eft pas fi porté à les regarder fous
cette idée ; parce qu'ils n'ont pas cette marque évidente de relation qu'on
trouve entré les termes corrélatifs , qui femblent s'expliquer l'un l'autre , &
ne pouvoir exifter que tout à la fois. De là vient que plufieurs de ces ter-
mes, qui, à les bien confiderer, enferment des Rapports évidents, ont
paiTé fous le nom de dénominations extérieures. Mais tous les noms qui ne
font pas de vains fons,' doivent renfermer néceflairement quelque idée; &
cette idée efl , ou dans la chofe à laquelle le nom eft appliqué , auquel cas
elle eft politive, & eft confidérée comme unie & existante dans la chofe à
laquelle on donne la dénomination , ou bien elle procède du rapport que
l'Efprit trouve entre cette idée & quelque autre chofe qui en eft diftincT:,
avec quoi il la confidere ; & alors cette idée renferme une relation.
Ç. 5. Il y a une autre forte de termes relatifs qu'on ne regarde point fous Quelques t«-
cette idée, ni même comme des dénominations extérieures , « qui paroii-
li 2 fane
M2
De la "Relation. L i v. II.
en appa-
ience l'ont erfec
tivement rela-
tifs.
La Relation
diffère des cho-
fes qui font ie
fujet de la Rela
lion,
Il peut y avoir
qu'il arrive au-
cun change-
f rient dans ie
met.
Chap. XXV. fant lignifier quelque chofe d'abfolu dans le fujetauquel on les applique, ca-
gnifi.-ation ab- chent pourtant fous la forme & l'apparence de termes pefîtifs , une relation
tacite , quoi que moins remarquaole ; tels lont les termes en apparence pofi-
tifs de vieux-, grand', imparfait, &c. dont j'aurai occafion de parler plus
au long dans les Chapitres fuivans.
§. 4. On peut remarquer, outre cela, Que les idées de Relation peu-
vent être les mêmes dans l'Efprit de certaines perfonnes qui ont d'ailleurs
des idées fort différentes des chofes qui fe rapportent ou font ainfi compa-
rées l'une à l'autre. Ceux qui ont, par exemple, des idées extrêmement
différentes de X Homme , peuvent pourtant s'accorder fur la notion de Père y
qui efh une notion ajoutée à cette Subftame qui conflituë l'homme , & fe
rapporte uniquement à un acle particulier de la chofe que nous nommons
Homme , par lequel a£le cet homme contribue à la génération d'un Etre de
fon Efpèce ; que l'Homme foit d'ailleurs ce qu'on voudra.
g. 5. II" s'enfuit de là que la nature de la Relation confifle dans la compa-
re RehtToTfans raifon qu'on fait d'une chofe avec une autre ; de laquelle comparaifon l'une-
de ces chofes ou toutes deux reçoivent une dénomination particulière. Que
fi l'une efl mife à l'écart ou celle d'être, la Relation ceffe, auiii bien que la.
dénomination qui en efl une fuite , quoi que l'autre ne reçoive par-là aucune
altération en elle-même. Ainfi Titius que je confidére aujourd'hui comme
Père , ceffe de l'être demain, fans qu'il fe faiTe aucun changement en lui,
par cela feul que fon Fils vient àmourir. Bien plus, la même chofe efl capable
d'avoir des dénominations contraires dans le même temps , dès là feulement
que l'Efprit la compare avec un autre objet; par exemple, en comparant
Titius à différentes perfonnes on peut dire avec véricé qu'il efl plus vieux &
plus jeune , plus fort & plus faible , &c.
§. 6. Tout ce qui exifle, qui peut exifler ou être confideré comme une
feule chofe, efl politif, & par conféquent,non feulement les Idées fimples
& les Subflances font des Etres pofitifs , mais aulli les Modes. Car quoi
que les parties dont ils font compofez, foient fort fouvent relatives l'une à
l'autre , le tout pris enfemble efl confideré comme une feule chofe, & pro-
duit en nous Y idée complexe d'une feule chofe : laquelle idée efl dans notre
Efprit comme un feul Tableau (bien que ce foit un affemblage de diver-
fes parties ) & nous préfènte fous un fèul nom une chofe ou une idée pofi-
tive & abfoluë. Ainfi, quoi que les parties d'un Triangle , comparées Tune
à l'autre foient relatii-es , cependant l'idée du Tout efl une idée politive &
abfoluë. On peut dire la même chofe d'une Famille , d'un Air de cbanfon,
&c. car il ne peut y avoir de Relation qu'entre deux chofes confédérées
comme deux chofes. Un rapport fuppofe néceflaifement deux idées ou
deux chofes, réellement feparées l'une de l'autre ou confiderées comme dif-
tinéles , & qui par-là fervent de fondement ou d'occafion à la comparaifon
qu'on en fait.
§. 7. Voici quelques obfervations qu'on peut faire touchant la Relation
en général.
Premièrement, H n'y a aucune chofe , foit Idée fimple, Subfiance, Mo-
ï-a Relation
n'eft qu'entre
A;us caofes.
Tontes chofes
fon: capables de
ReiaticB,
de, foit Relation
ou dénomination d'aucune de ces chofes, fur laquelle on-
De la Relation. Liv. II. 25-3
ne puiffe faire un nombre prcfque infini de confiderations par rapport à d'autres Çhap> XXV
chofes ^ ce qui compofe une grande partie despenfees & des paroles des hom-
mes. Un homme, par exemple, peut foûtenir tout à la fois toutes les
Relations fui vantes, Père, Frère, Fils, Grand-pére, Petit-fils Beau-pire,
Beau-fils, Mari, Ami, Ennemi, Sujet, Général , Juge, Patron, Profef-
feur, Européen, Anglois, Infulaire , Falet , Maître, Poffeffeur , Capitaine,
Supérieur, Inférieur, Plus grand, Plus petit, Plus vieux, Plus jeune, Con-
temporain , Semblable , Diffemblable , &c. Un homme , dis-je , peut
avoir tous ces différens rapports & plufieurs autres dans un nombre prefque
infini, étant capable de recevoir autant de relations, qu'on trouve d'occa-
fions de le comparer à d'autres chofes , eu égard à toute forte de convenan-
ce, de difeonvenance , ou de rapport qu'il eft poflible d'imaginer. Car,
comme il a été dit, la Relation eft un moyen de comparer, ou confiderer
deux chofes enfemble, en donnant à l'une ou à toutes deux quelque nom
tiré de cette comparaifon ; & quelquefois en délignant la Relation même,
par un nom particulier.
g. 8- On peut remarquer, en fécond lieu, que, quoi que la Relation ne Les ;d,
fbit pas renfermée dans l'exiftence réelle des chofes, mais que ce foitquel- Relations font
que chofe d'extérieur & comme ajouté au fujet, cependant les Idées figni- dsXSqaeeei
fiées par des termes relatifs, font fouvent plus claires & plus diftincles que '«des chofes
celles des Subftances à qui elles appartiennent. Ainfî, la notion que nous ?e"'s S^gS*1"
avons d'un Pire ou d'un Frire, eft beaucoup plus claire & plus diftincle que t101"-
celle que nous avons d'un Homme; ou fi vous voulez, la pat émit i eft une
chofe dont il eft bien plus aifé d'avoir une idée claire que de Xhumaniti. Je
puis de même concevoir beaucoup plus facilement ce quec'eft qu'un Ami,
que ce que c'eft que Dieu. Parce que la connoiflance d'une action ou
d'une fimple idée luffit fouvent pour me donner la notion d'un Rapport : au
lieu que pour connoître quelque Etre Subfiantiel, il faut faire néceiîairement
une collection exacte de pluiîeurs idées. Lors qu'un homme compare deux
chofes enfemble, on ne peut gueres fuppofer qu'il ignore ce qu'eft la chofe
fur quoi il les compare , de forte qu'en comparant certaines chofes enfem-
ble, il ne peut qu'avoir une idée fort nette de ce rapport. Et par confé-
quent , les Idées des Relations font tout au moins capables d'être plus parfaites
6? plus diftincles dans noire Efprit que les Idées des Subfiances : parce qu'il eft dif-
ficile pour l'ordinaire de connoître toutes les Idées /impies qui font réelle-
ment dans chaque Subftance, & qu'au contraire il eft communément allez
facile de connoître les Idées fimples qui conftituent un Rapport auquel je
penfe , ou que je puis exprimer par un nom particulier. Ainfi en compa-
rant deux hommes par rapport à un commun Père, il m'eft fort aifé de for-
mer les idées de Frères , quoi que je n'aye pas l'idée parfaite d'un Homme,.
Car les termes relatifs qui renferment quelque fens, ne fignifiant que des
idées, non plus que les autres; & ces Idées étant toutes, ou fim-
ples, ou compofées d'autres Idées fimples; pour connoître l'idée pré-
cilè qu'un terme relatif lignifie, il fuffit de concevoir nettement ce
qui eit le fondement de la Relation: ce qu'on peut faire fans avoir une
idée claire & parfaite de la chofe à laquelle cette Relation eft attri-
Ii 3 buée..
%S4
De la Caufe & de V Effet,
Tomes les Rela-
tions le termi-
nent à des Idées
iimples.
Les Termes qui
conduifent l'Ef-
prit au delà du
lujet de la deiio^
mination, font
Relatifs,
ChaP. XXV. buée. Ainfi , lorfque je fai qu'un Oifeau a pondu l'Oeuf d'où efl éclos un
autre Oifeau, j'ai une idée claire de la Relation de Mère & de Petit , qui
efl entre les deux (i) CaJJîovaris qu'on voit dans le (2) Parc de St. James,
quoi que je n'aye peut-être qu'une idée fort obfcure & fort imparfaite de
cette efpèce d'Qifeaux.
§. 9. En troiiiéme lieu, quoi qu'il y ait quantité de confiderations fur
quoi l'on peut fonder la comparaifon d'une chofe avec une autre , & par
conféquent un grand nombre de Relations, cependant ces Relations fe
terminent toutes à des Idées iimples qui tirent leur origine de la Senfation
ou de la Réflexion, comme je le montrerai nettement à l'égard des plus
confiderables Relations qui nous foient connues , & de quelques-unes qui
femblent les plus éloignées des Sens ou de la Réflexion.
g. 10. En quatrième lieu , comme la Relation efl la confédération d'une
chofe par rapport à une autre, ce qui lui efl tout-à-fait extérieur, il efl
évident que tous les mots qui conduifent nécelTairement l'Efprit à d'autres
Idées qu'à celles qu'on fuppofe exifter réellement dans la chofe à laquelle le
mot efl; appliqué, font des termes relatifs. Ainfi, quand je dis, un homme
noir , gai, ■penftf , altéré , chagrin, fincere , ces termes & pluileurs autres fem-
blables font tous termes ab foins , parce qu'ils ne fignifient ni ne défignent au-
cune autre chofe que ce qui exille , ou qu'on fuppofe exifter réellement
dans l'Homme , à qui l'on donne ces dénominations. Mais les mots fuivans,
Père, Frère, Roi, Mari, Plus noir, Plus gai, &c. font des mots qui, outre
la chofe qu'ils dénotent, renferment aulii quelque autre chofe de feparé de
l'exillence de cette chofe-là & qui lui efl tout-à-fait extérieur.
§. 11. Après avoir propofé ces Remarques préliminaires touchant la
Relation en général, je vais montrer préfentement par quelques exemples,
comment toutes nos Idées de Relation ne font compofees que d'Idées Iim-
ples, auffi bien que les autres, & fe terminent enfin à des Idées fimples,
quelque déliées, & éloignées des Sens qu'elles paroifTent. Je commencerai
par la Relation qui efl de la plus vafle étendue, & à laquelle toutes les cho-
ies qui exiflent ou peuvent exifler, ont part, je veux dire la Relation de la
Caufe & de Y Effet : idées qui découlent des deux fources de nos con-
noiffances, la Senfation & la Reflexion, comme je le ferai voir dans le Cha-
pitre fuivant.
Concluiïon.
»@MiM!i«
WNHiNflNHlN^MiMHlMffiMHNINHNH»
Chap.XXVI.
CHAPITRE XXVI.
De la Caufe &? de /'Effet ; £s? de quelques autres Relations.
EN confiderant, par le moyen des Sens, la confiante vicifïitude
des chofes , nous ne pouvons nous empêcher d'obferver que
D'où nous vien- g, I.
nent les Idées de
Caufe & i! Effet.
plufieurs chofes particulières , foit Qualkez ou Subfiances , commencent d ex-
ifter;
fi) Ce font deuxOifeaux inconnus en Europe , qui apparemment n'ont point d'autre nom eu
François.
(z) Parc du Roi d'Angleterre , derrière le Palais de S. James à Londres.
& de quelques autres Relations, Liv. II. 15- 5*
ifter ;& qu'elles reçoivent leur exiftencede la jufte application ou opération Chap.XXVT.
de quelque autre Etre. Et c'eft par cette obfervation que nous acquérons
les Idées de Caufe & d'Effet. Nous defignons par le terme général de Caufe, ce
qui produit quelque idée /impie ou complexe, & ce qui eft produit, par celui
d' Effet. Ainii , après avoir vu que dans la Subftance que nous appelions Cire,
la Fluidité qui eft une idée fimple , qui n'y étoit pas auparavant , y eft con-
ftamment produite par l'application d'un certain degré de chaleur, nous
donnons à l'idée fimple de chaleur le nom de Caufe , par rapport à la flui-
dité qui eft dans la Cire, & celui d'Effet à cette fluidité. De même , éprou-
vant que la Subftance que nous appelions Bois , qui eft une certaine collec-
tion d'Idées Amples à qui l'on donne ce nom, eft réduite par le moyen du
Feu dans une autre Subftance qu'on nomme Cendre, autre idée complexe qui
confifte dans une collection d' Idées fimple s , entièrement différente de cette
Idée Complexe que nous appelions Bois ; nous confidérons le Feu par rapport
aux Cendres , comme Caufe , & les cendres comme un Effet. Ainfi, tout ce
que nous confidérons comme contribuant à la production de quelque idée
Ample ou de quelque collection d'Idées fimples , foit Subftance ou Mode
qui n'exiftoit point auparavant, excite par-là dans notre Efprit la relation
d'une Caufe, & nous lui en donnons le nom.
§. 2. Après avoir ainfi acquis la notion de la Caufe & de V Effet, par le ce qlie c'eft que
moyen de ce que nos Sens font capables de découvrir dans les Opérations Cr"tio"> Gêné-
1 Jn n _ « 1» - 1 1 n • n. ' J- - - r • «non, Faire, et
des Corps 1 un al égard de 1 autre , c elt-a-dire , après avoir compris que Altération,
la Caufe eft ce qui fait qu'une autre chofe, foit idée fimple, Subftance, ou
Mode , commence à exifter ; & qu'un Effet eft ce qui tire fon origine de
quelque autre chofe ; l'Efprit ne trouve pas grand' difficulté à diftinguer les
différentes origines des Chofes en deux efpèces.
Premièrement , lorsque la chofe eft tout-à-fait nouvelle, de forte que nulle
de fes parties n'avoit exifté auparavant, (comme lorsqu'une nouvelle par-
ticule de Matière qui n'avoit eu auparavant aucune exiftence, commence
à paroître dans la nature des Chofes ) c'eft ce que nous appelions Création.
En fécond lieu , quand une chofe elt compofée de particules qui exiftoient
toutes auparavant, quoi que la chofe même ainfi formée de parties pre'-
exiftantes , qui confiderées dans cet affemblage compofeht une telle collec-
tion d'idées fimples, n'eût point exifté auparavant, comme cet homme , cet
ceuf, cette rofe, cette cerife, &c. fi cette efpèce de formation fe rapporte
à une Subftance produite félon le cours ordinaire de la Nature, par un
Principe interne qui eft mis en œuvre par quelque Agent ou quelque Caufè
extérieure , d'où elle reçoit fa forme par des voyes que nous n'appercevons
pas, nous nommons cela Génération: fi la Caufe eft extérieure, &que l'Ef-
fet foit produit par une feparation fenfible, ou une juxtapofition de parties
qui puiflènt être difeernées, nous appelions cela faire; &dans ce rang font
toutes les Chofes Artificielles: & fi une idée fimple, qui n'étoit pas aupa-
ravant dans un Sujet, y eft produite, c'eft ce qu'on nomme Altération.
Ainfi, un homme eft engendré, un Tableau fait, & l'une ou l'autre de ces
chofes eft altérée lorsque dans l'une ou l'autre il fe fait une production de
quelque nouvelle Qualité fenfible , ou Idée fimple , qui n'y étoit pas aupara-
vant
x$6 De la Catife & de V Effet,
CnAP.XXVI. vant. Les Chofes qui reçoivent ainfi une exiftence qu'elles n'avoient pas
auparavant, font des Effets; & celles qui procurent cette exiftence, font
des Caufes. Nous pouvons obferver dans ce cas-là & dans tous les autres,
que la notion de Caufe & à! Effet tire fon origine des Idées qu'on a reçues
par Senfation ou par Reflexion, & qu'ainfl ce Rapport , quelque étendu
qu'il fait, fe termine enfin à ces fortes d'Idées. Car pour avoir les idées
de Caufe & d' 'Effet , il fuffit de confiderer quelque idée Ample ou quelque
Subftance comme commençant d'exifter par l'opération de quelque au-
tre chofe, quoi qu'on ne connoiûe point la manière dont fe fait cette opé-
ration,
tes Relations fon. §. 3. LeTemps & le Lieu fervent aufïi de fondement à des Relations fort
^«eS lut k Temps, étendues, auxquelles ont part tous les Etres finis pour le moins. Mais
comme j'ai déjà montré ailleurs , de quelle manière nous acquérons ces
Idées, il fuflîra de faire remarquer ici, que la plupart des dénominations des
chofes , fondées fur le Temps , ne font que de pures Relations. Ainfi ,
quand on dit, que la Reine Elizabeth a vécu foixante-neuf ans, & es a
régné quarante-cinq , ces mots n'emportent autre chofe qu'un rapport de
cette Durée avec quelque autre Durée, & fignifie Amplement, que la Du-
rée de l'exiflence de cette Princelfe étoit égale à foixante-neuf Révolutions
annuelles du Soleil, & la Durée de fon Gouvernement à quarante-cinq de
ces mêmes Révolutions; & tels font tous les mots par lesquels on répond à
cette Queftion , Combien de temps ? De même , quand je dis , Guillaume
3e Conquérant envahit l'Angleterre environ l'an 1070. cela Agnifie qu'en
prenant la Durée depuis le temps de notre Sauveur jusqu'à préfent pour une
longueur entière de temps , il paroit à quelle diftance de ces deux extrémi-
tez fut faite cette Invafon. Il en eft de même de tous les termes deftinez
à marquer le temps, qui répondent à la Queftion , Quand"? lesquels mon-
trent feulement la diftance de tel ou tel point de temps, d'avec une Pério-
de d'une plus longue Durée, d'où nous mefurons, & à laquelle nous confi-
derons par-là que fe rapporte cette diftance.
§. 4. Outre ces termes Relatifs qu'on employé pour déAgner le Temps,
il y en a d'autres qu'on regarde ordinairement comme ne Agnifiant que des
Idées pofitives, qui cependant, à les bien confiderer, font effectivement
Relatifs, comme, jeune , vieux, ôcc. qui renferment & Agnifient le rapport
qu'une chofe a avec une certaine longueur de Durée, dont nous avons
l'idée dans l'Efprit. Ainfi, après avoir pofé en nous-mêmes, que l'idée de
la Durée ordinaire d'un homme comprend foixante-dix ans, lorsque nous
difons qu'un homme c'a. jeune, nous entendons par-là, que fon âge n'eft
encore qu'une petite partie de la Durée àlaquelle les hommes arrivent ordi-
nairement ; & quand nous difons qu'il eft vieux , nous voulons donner à en-
tendre que fa Durée eft presque arrivée à la fin de celle que les hommes ne
paifent point ordinairement. Et par-là on ne fait autre chofe que comparer
l'âge ou la durée particulière de tel ou tel homme avec l'idée de la Durée
que nous jugeons appartenir ordinairement à cette efpèce d'Animaux.
C'eft ce qui paroit évidemment dans l'application que nous faifons de ces
noms à d'autres chofes. Car un Homme eft appelle jeune à l'âge de vingt
ans,
& de quelques autres Relations. Liv II. 157
ans, & fort jeune à l'âge de fept ans: cependant nous appelions vieux, un Ciur.XXVI.
Cheval qui a vingt ans , & un Chien qui en a fept ; parce que nous compa-
rons luge de chacun de ces Animaux à différentes idées de Durée que nous
avons fixé dans notre Efprit, comme appartenant à ces diverfes ; efpèccs
dAnimaux, félon le cours ordinaire de la Nature. Car quoi que le Soleil
& les Etoiles ayent duré depuis quantité de générations d'hommes , nous ne
difons pas que cesAftres foient vieux , parce que nous ne favonspas quelle
durée DiEua affigné à ces fortes d'Etres. Le terme de vieux appartenant
proprement aux chofes dont nous pouvons obferver fuivant le cours ordi-
naire, que deperiffant naturellement elles viennent à finir dans une certai-
ne période de temps, nous avons par ce moyen-là une efpèce de mefure
dans l'efprit à laquelle nous pouvons comparer les différentes parties de leur
Durée, & c'eft en vertu de ce rapport que nous les appelions jeunes ou
vieilles ; ce que nous ne faurions faire par conféquent à l'égard d'un Rubis
ou d'un Diamant , parce que nous ne connoiflbns pas les périodes ordinaires
de leur Durée.
§. 5. Il eft auffi fort aifé d'obferver la relation que les chofes ont l'une à Les Relations du
l'autre à l'occafion des Lieux qu'elles occupent & de leurs diftances , com- j£" & de V£tM'
me quand on dit qu'une chofe eft en haut, en bas, à une lieuë de Ver failles,
en Angleterre, à Londres , &c. Mais il y a certaines Idées concernant l'Eten.
due & la Grandeur , qui font Relatives, auffi bien que celles qui appartien-
nent à la Durée, quoi que nous les exprimions par des termes qui paffent
pour poiitifs. Ainfi grand & petit font des termes effectivement Relatifs.
Car ayant auffi fixé dans notre Efprit des idées de la grandeur de différentes
efpèces de chofes que nous avons fouvent obfervées, & cela, par le moyen
de celles de chaque efpéce qui nous font le plus connues nous nous fervons
de ces Idées comme d'une Mefure pour défigner la grandeur de toutes les
autres de la même efpèce. Ainfi, nous appelions une groffe Pomme celle
qui eft plus groffe que l'Efpèce ordinaire de celles que nous avons accoutu-
mé de voir: nous appelions de même un petit Cheval celui qui n'égale pas
l'idée que nous nous fommes faite de la grandeur ordinaire des Chevaux, &
un Cheval qui fera grand félon l'idée d'un Gallois paroît fort petit à un
Flamand, parce que les différentes races de Chevaux qu'on nourrit dans
leurs Pais, leur ont donné différentes idées de ces Animaux, auxquelles ils
les comparent, & à l'égard defquelles ils les appellent grands & petits.
fi. 6. Les mots, fort & foible, font auffi des dénominations relatives de P?5tf.rm" "*•
Puiiunce, comparées a quelque idée que nous avons alors dune rumance fouvent de* Kd*.
plus ou moins grande. Ainfi, quand nous difons d'un homme qu'il eft foi- '"*'•
lie, nous entendons qu'il n'a pas tant de force, ou de puiffimee de mou-
voir, que les hommes en ont ordinairement, ou que ceux de fa taille ont
accoutumé d'en avoir ; ce qui eft comparer fa force avec l'idée que
nous avons de la force ordinaire des hommes , ou de ceux qui font de la
même grandeur que lui. Il en eft de même quand nous difons, que toutes les
Créatures font foibles: car dans cette occaîion le terme de foible eft pure-
ment relatif, & ne fignifie autre chofe que la disproportion qu'il y a entre
la Puiffimee de Dieu & fes Créatures. Et dans le Difcours ordinaire,
K k quan-
1 5 8 Ce que c'eft qu'Identité
Ch.ap.XXVL quantité de m Dts , ( & peut-être la plus grande partie ) ne renferment autre
chofe que de iimples Relations, quoi qu'à la première vue" ils ne paroiffent
point avoir une lignification relative. Ainfi quand on dit qu'un Vaiifeau a
les provifions néceflaires , les mots néceflaire & frovifion font tous deux re-
latifs, car l'un fe rapporte à l'accompliffement du Voyage qu'on a deffeia
de faire, & l'autre à Pillage à venir. Du refte, il eft fi aifé de voir comment
toutes ces Relations fe terminent à des Idées qui viennent par Senfation ou
par Réflexion qu'il n'eft pas néceffaire de l'expliquer.
CHAPITRE XXVII.
Chap. Ce que c'efi ^«'Identité , fj? Diverfité.
XXVII.
rÂ'w*°ieoBfiûq §' I' " ' T ^ E aiUre f°urce <^e comparaifons dont nous faifons un allez
^-•^ fréquent ufage, c'eft l'exiftence même des chofes, lorsque ve-
nant àconfiderer une chofe comme exiftant dans un tel temps &dans un td
lieu déterminé, nous la comparons avec elle-même exiftant dans un autre
temps , par où nous formons les Idées d' 'Identité & de Diverfité. Quand
nous voyons une chofe dans une telle place durant un certain moment, nous
femmes affûrez (quoi que ce puifle être ) que c'eft la chofe même que nous
voyons, & non une autre qui dans le même temps exifte dans un autre lieu,
quelque femblables & difficiles à diftinguer qu'elles foient, à tout autre
égard. Et c'eft en cela que confifte X 'Identité , je veux dire en ce que les
Idées auxquelles on l'attribué, ne font en rien différentes de ce qu'elles é-
toient dans le moment que nous confiderons leur première exiftence , & à
quoi nous comparons leur exiftence préfente. Car ne trouvant jamais &
ne pouvant même concevoir qu'il foit poflible , que deux chofes de la mê-
me efpèce exiftent en même temps dans le même lieu, nous avons droit de
conduire., que tout ce qui exifte quelque part dans un certain temps, en
exclut toute, autre chofe de la même efpèce, & exifte là tout feul. Lors
donc que nous demandons , Jï une chofe efl la même , eu non , cela fe rappor-
te toujours à une chofe qui dans un tel temps exiftoit dans une telle place,
& qui dans cet inftant étoit certainement la même avec elle-même , &. non
avec une autre. D'où il s'enfuit, qu'une chofe ne peut avoir deux com-
mencemens d'exiftenee, ni deux chofes un feul commencement, étant im-
poffi ble que deux chofes de la même efpèce foient ou exiftent, dans le mê-
me inftant, dans un feul & même lieu, ou qu'une feule & même chofe
exifte en differens lieux. Par conféquent, ce qui a un même commence-
ment par rapport au temps & au lieu, eft la même chofe, & ce qui à ces
deux égards a un commencement différent de celle-là , n'eft pas la même
chofe qu'elle , mais en eft actuellement différent. L'embarras qu'on
a trouvé dans cette efpèce de Relation , n'eft venu que du peu de foin qu'on
a pris de fe faire des notions préeifes des chofes auxquelles on l'attribué'.
§. 2. Nous
& Divérfitê. Liv. II. i$r$>
J. i. Nous n*avons d'idée que de trois fortes de Subfiances , qui font, C n a p.
I. Dieu; 2. les Intelligences Finies ; 3. & les Corps. XXVII.
Premièrement, Dieu efh fans commencement , éternel, inaltérable, & identité de»
prélent par-tout, c'eft pourquoi l'on ne peut former aucun doute fur fon """"'
Identité.
En fécond lieu, les Efprits finis ayant eu chacun un certain temps & un
certain lieu qui a déterminé le commencement de leur exiftence, la relation
à ce temps & à ce lieu déterminera toujours X Identité de chacun d'eux,
long temps qu'elle fubfiftera.
En troifiéme lieu, l'on peut dire de même à l'égard de chaque particu-
le de Matière, que, tandis qu'elle n'eft ni augmentée ni diminuée par l'ad-
dition ou la fouftraction d'aucune matière, elle eft la même. Car quoi que
ces trois fortes de Subfiances , comme nous les nommons, ne s'excluent pas
l'une l'autre du même heu, cependant nous ne pouvons nous empêcher de
concevoir, que chacune d'elles doit néceffairement exclurre du même lieu
toute autre qui efh de la même efpèce. Autrement, les notions & les noms
à' Identité & àeDiverfité feroient inutiles ; & il nepourroit y avoir aucune
distinction de Subftances ni d'aucunes chofes différentes l'une de l'autre.
Par exemple, fi deux Corps pouvoient être dans un même lieu tout à la
fois, deux particules de Madère feroient une feule & même particule , foit
que vous les fuppofiez grandes ou petites; ou plutôt, tous les Corps ne
feroient qu'un feul & même Corps. Car par la même raifon que deux par-
ticules de Matière peuvent être dans un feul lieu, tous les Corps peuvent
être aufli dans un feul lieu : fuppofition qui étant une fois admife détruit
toute diftinclion entre l' Identité &. la Diverfité , entre un & plufieurs , &
la rend tout-à-fait ridicule. Or comme c'eft une contradiction , que deux
ou plus d'un ne foient qu'un, Y Identité & la Diverfité font des rapports &
des moyens de comparaifon très-bien fondez, & de grand ufage à l'En-
tendement.
Toutes les autres chofes n'étant , après les Subftances , que des Modes ou *£'°^ ** •
des Relations qui fe terminent aux Subftances , on peut déterminer encore
par la même voye Y Identité & laDiverfité de chaque exiftence particulière
qui leur convient. Seulement à l'égard des chofes dont l'exigence confifte
dans une perpétuelle fucceffion , comme font les actions des Etres finis , le
Mouvement & la Penfée , qui confiflent l'un & l'autre dans une continu
fucceffion, on ne peut douter de leur dîverfité; car chacune périffant dans
le même moment qu'elle commence , elles ne fauroient exifter en difFérens
temps, on en differens lieux, ainfi que des Etres permanens peuvent en
divers temps exifter dans des lieux difFérens; & par conféquent, aucun
mouvement ni aucune penfée qu'on confidere comme dans difFérens temps,
ne peuvent être les mêmes , puisque chacune de leurs parties a un différent
commencement d'exiftence.
§. 3. Par tout ce que nous venons de dire il eft aifé de voir ce que c'eft ce que c'eft
qui conftituè' un Individu & le diftingue de tout autre Etre, (ce qu'on ^"ntlesTcoio-
nomme Principium Individuationis dans les Ecoles , où l'on fe tourmente fi P™cip,um irj.vi-
fort pour favoir ce que c'eft) il eft, dis-je, évident, que ce Principe con-
Kk 2 lifte
i6o Ce que c'eft qu'Identité
Chap. fifte dans l'exiftence même qui fixe chaque être, de quelque forte qu'il
XXVII. foit, à un temps particulier, & à un lieu incommunicable à deux Etres
de la même efpèce. Quoi que cela paroiffe plus aifé à concevoir dans les
Subfiances ou Modes les plus (impies , on trouvera pourtant , fi l'on y faic
réflexion , qu'il n'efl pas plus difficile de le comprendre dans les Subfiances ,
ou Modes les plus complexes , fi l'on prend la peine de confiderer à quoi
ce Principe efl précifément appliqué. Suppofons par exemple un Atome ,
c'eft-à-dire , un Corps continu fous une furface immuable, qui exifte dans
un temps & dans un lieu déterminé, il efl évident , que dans quelque infiant
de fon exiflence qu'on le confidere, il efl dans cet infiant le même avec lui-
même. Car étant dans cet infiant ce qu'il efl effectivement & rien autre
chofe , il efl le même & doit continuer d'être tel , auffi long-temps que fon
exiflence efl continuée : car pendant tout ce temps il fera le méme,&
non un autre. Et û deux , trois , quatre Atomes , & davantage , font
joints enfemble dans une même Maffe , chacun de ces Atomes fera le même,
par la règle que je viens de pofer ; & pendant qu'ils exiftent joints enfem-
ble , la maffe qui efl compofée des mêmes Atomes , doit être la même maffe,
ou le même Co?ps, de quelque manière que- les parties foient affemblées.
Mais fi l'on en ôte un de ces Atomes , ou qu'on y en ajoute un nouveau,
ce n'efl plus la même maffe , ni le même corps. Quant aux créatures vi-
vantes, leur Identité ne dépend pas d'une maffe compofée des mêmes particu-
les , mais de quelque autre chofe. Car en elles un changement de grandes
parties de matière ne donne point d'atteinte à Y Identité. Un Chêne qui
d'une petite plante devient un grand arbre, & qu'on vient d'émonder, efl
toujours le même Chêne; & un Poulain devenu Cheval, tantôt gras, &
tantôt maigre , efl durant tout ce temps-là le même Cheval, quoi que dans
ces deux cas il y aît un manifefle changement de parties : de forte qu'en ef-
fet ni l'un ni l'autre n'efl une même maffe de matière, bien qu'ils foient vé-
ritablement, l'un le même Chêne ; & l'autre, le même Cheval. Et la raifon
de cette différence efl fondée fur ce que dans ces deux cas concernant une
maffe de matière, & un Corps vivant, Y Identité n'efl pas appliquée à la
même chofe.
™™'ÏÏLdii §• 4- U refte donc de voir en quoi un Chêne diffère d'une maffe de Ma-
tière ; & c'eft, ce me femble, en ce que la dernière de ces chofes n'efl que
la cohéfion de certaines particules de Matière, de quelque manière quelles
foient unies , au lieu que l'autre efl une dispofition de ces particules telle
qu'elle doit être pour conflituer les parties d'un Chêne, & une telle organi-
sation de ces parties qui foit propre à recevoir & à diflribuer la nourriture
néceffaire pour former le bois , l'écorce , les feuilles , &c. d'un Chêne , en
quoi confifte la vie des Végétaux. Puis donc que ce qui conflituë l'unité
d'une Plante , c'efl d'avoir une telle organisation de parties dans un feul
Corps qui participe à une commune vie ; une Plante continue d'être la mê-
me Plante anlfi long-temps qu'elle a part à la même vie, quoi que cette vie
vienne à être communiquée à de nouvelles parties de matière, unies vitale-
rnent a la Plante déjà vivante, en vertu d'une pareille organisation continuée,
laquelle convient à cette efpèce de Plante. Car cette organization étant
en
filiaux.
& Drjcrjîte. Liv. II. i<5i
en un certain moment dans un certain amas de Matière , eft diflinguée dans C h a p.
ce compofé particulier de toute autre organization, & conftituë cette vie XXVII.
individuelle, qui exifte continuellement dans ce moment, tanc avant, qu'a-
près , dans la même continuité de parties infenfibles qui fe fuccedent les
unes aux autres, unies au Corps vivant de la Plante, par où la Plan-
te a cette Identité qui la fait être la même Plante, & qui fait que tou-
tes fes parties font les parties d'une même Plante , pendant tout le temps
qu'elles exiftent jointes à cette organisation continuée, qui efl propre à
tranfmettre cette commune vie à toutes les parties ainfi unies.
§. 5. Le cas n'eft pas fi différent dans les Brutes que chacun ne puifle atntiti dos
conclurre de là, que leur Identité confifte dans ce qui conftituë un Animal Anim»i»,
& le fait continuer d'être le même. Il y a quelque chofe de pareil dans les
Machines artificielles , & qui peut fervir à éclaircir cet article. Car par
exemple, qu'eft-ce qu'une Montre ? Il eft évident que ce n'eft autre chofe
qu'une organization ou conftrudlion de parties , propre à une certaine fin ,
qu'elle eft capable de remplir, lorfqu'elle reçoit l'impreflion d'une force
fuffifante pour cela. De forte que fi nous fuppofions que cette Machine
fût un feul Corps continu, dont toutes les parties organizées fuffent repa-
rées , augmentées , ou diminuées par une confiante addition ou feparation
de parties infenfibles par le moyen d'une commune vie qui entretînt toute la
machine, nous aurions quelque chofe de fort femblable au Corps d'un Ani-
mal, avec cette différence, Que dans un Animal la jufteffe de l'organiza-
tion&du mouvement, en quoi confifte la vie, commence tout à la fois,
le mouvement venant de dedans, au lieu que dans les Machines la force qui
les fait agir, venant de dehors, manque fouvent lorfque l'organe eft en état
& bien difpofé à en recevoir les imprefiions.
§. 6. Cela montre encore en quoi confifte Y Identité du même homme, fa- itfentM dé
voir, en cela feul qu'il jouît de la même vie , continuée par des particules 1Homm*«
de Matière qui font dans un flux perpétuel, mais qui dans cette fucceflion
font l'italement unies au même Corps organizé. Quiconque attachera l'I-
dentité de r Homme à quelque autre chofe qu'à ce qui conftituë celle des au-
tres Animaux, je veux dire à un Corps bien organizé dans un certain
inftant , & qui dès lors continue dans cette organisation vitale par une fiic-
ceflion de diverfes particules de Matière qui lui font unies , aura de la peine
à faire qu'un Embryon, un homme âgé, un fou & un fage foient le même
homme en vertu d'une fuppofition d'où il ne s'enfuive qu'il eft poflible que
Setb, Ifmaël, Socrate, Pilate, St. Augufiin, & Céfar Borgia font un feul
& même homme. Car II X Identité de l'Ame fait toute feule qu'un homme
eft le même, & qu'il n'y ait rien dans la nature de la Matière qui empêche
qu'un même Efprit individuel ne puiiîè être uni à diffcrens Corps, il fera
fort poflible que ces hommes qui ont vécu en différens fiécles & ont été
d'un tempérament différent, ayent été un feul & même homme: façon de
parler qui feroit fondée fur l'étrange ufage qu'on feroit du mot homme en
l'appliquant à une idée dont on exclurroit le Corps & la forme extérieure.
"Cette manière de parler s'accorderoit encore plus mal avec les notions de
ces Philofophes qui reconnoiflant la 'Xranfmigratïon, croyent que les Ames
Kk s des
Chap.
XXVH.
L'Identité te-
^oni à l'i
qu'on Ce tait
..es choies.
Ce qui fr.it le
mîme Homme»
i6% Ce que c'ejï qu'Identité,
des hommes peuvent être envoyées pour punition de leurs déreglemens ,
dans des Corps de Bêtes, comme dans des habitations propres à l'aifouviiTe-
ment de leurs pallions brutales. Car je ne croi pas qu'une perfonne qui
feroit aflurée que l'Ame iïHeliogabak exiftoit dans l'un de fes Pourceaux,
voulut dire que ce Pourceau étoit un homme, ou le même homme qviHelio-
gabale.
§. 7. Ce n'eft donc pas l'unité de Subfiance qui comprend toute forte
$ Identité, ou qui la peut déterminer clans chaque rencontre. Mais pour
fe faire une idée exacte de X Identité, &en juger fainement, (i)i! faut voir
quelle idée eft lignifiée par le mot auquel on l'applique; car être la même
Subflat:ce,le même homme, & la même perfonne font trois chofes différen-
tes, s'il eft \ ces trois termes , "Perfonne, Homme, & Subfiance em-
portent trois différentes idées; parce que telle qu'eft l'idée qui appartient à
un certain nom , telle doit être XiâenijtL Cela confideré avec un peu plus
d'attention <3 :itude auroit peut-être prévenu une bonne partie des
embarras où l'on tombe foûvènt fur cette madère, & qui font fuivis de
grandes difiieukez apparentes , principalement à l'égard de Y Identité fer-
fonneîle que nous allons examiner pour cet effet avec un peu d'application.
§. g. Un si:-:: ma! effc un Corps vivant organizé ; & par conféquent, le
?.. ême Animal eft , comme nous avons déjà remarqué , la même vie conti-
nuée, qui eft communiquée à différentes particules de Matière, félon
qu'elles viennent à être fuceefiivement unies à ce Corps organizé qui a de
la vie : & quoi qu'on dife des autres définitions , une obfervation fincere
nous fait voir certainement, que l'idée que nous avons dans l'Efprit de ce
dont le mot Homme eft un ligne dans notre bouche , n'eft autre chofe que
l'idée d'un Animal d'une certaine forme. C'eft dequoi je ne doute en au-
cune manière ; car je croi pouvoir avancer hardiment , que qui de nous
verroit une Créature faite & formée comme foi-mémé, quoi qu'elle n'eût
jamais fait paroîtreplus de raifon qu'un Chat ou un Perroquet , ne laifferoit
pas de l'appeller Homme; ou que, s'il entendoit un Perroquet difeourir rai-
fonnablement & en Philofophe, il ne l'appelleroit ou ne le croiroit que
Perroquet, 6e qu'il diroit du premier de ces Animaux que c'eft un Homme
^roffter , lourd & deftitué de raifon, & du dernier que c'eft un Perroquet
plein d'eiprit & de bon fens. Un fameux ( 2 ) Ecrivain de ce temps nous
raconte une hilloire qui peut fuffirepourautoriferla fuppofition que je viens
de faire, d'un Perroquet raifonnable. Voici fes paroles: „J'avois toujours
eu envie de favoir de la propre bouche du Prince Maurice de Najfau , ce
qu'il y avoit de vrai dans une hiftoire que j'avois ouï dire plufieurs fois
au fujet d'un Perroquet qu'il avoit pendant qu'il étoit dans fon Gouver-
nement du Brefil. Comme je crus quevraifemblablement je ne le verrois
plus, je le priai de m'en éclaircir. On difoit que ce Perroquet faifoit
des queftions & des réponfes auffi juftes qu'une créature raifonnable au-
roit pu faire , de forte que l'on croyoit dans laMaifonde ce Prince que
ce Perroquet étoit polledé. On ajoûtoit qu'un de fes Chapelains qui
„ avoit
9>
9»
JJ
»
<l) Ceci fert à expliquer la fin du premier Paragraphe de ce Chapitre.
(1) Mr. Je Chevalier Temple dans fcs Mémoires, p. 66. Edit. de Hollande, an. 1691.
13
J)
èr Diverfîié. Liv. II. 263
avoit vécu depuis ce temps-là en Hollande, avoit pris une fi forte aver- Chap.
fion pour les Perroquets à caufè de celui-là, qu'il ne pouvoit pas les XXVII.
„ fouffrir , difant qu'ils avoient le Diable dans le Corps. J'avois appris tou-
tes ces circonftances & plufieurs autres qu'on m'aiïuroitétre véritables;
ce qui m'obligea de prier le Prince Maurice de me dire ce qu'il y avoit de
vrai en tout cela. Il me répondit avec fa franchife ordinaire & en peu
de mots , qu'il y avoit quelque chofe de véritable , maie que la plus gran-
de partie de ce qu'on m'avoit dit, étoitfaux. Il médit que lorfqu'il vint
dans le Breiil, il avoit ouï parler de ce Perroquet; & qu'encore qu'il
crut qu'il n'y avoit rien de vrai dans le récit qu'on lui en fait'oit,il avoit
eu la curiofité de l'envoyer chercher , quoi qu'il fût fort loin du lieu où,
il faifoit fa refidence : qu'il étoit fort vieux & fort gros ; & que lorfqu'il
vint dans la Sale où le Prince étoit avec plufieurs Hollandois auprès de
lui; le Perroquet dit, dès qu'il les vit, ghielle compagnie d'hommes blancs
efî celle-ci? On lui demanda en lui montrant le Prince, qui il étoit? II
„ répondit que c'étoit quelque Général. On le fit approcher, & le Prince
„ lui demanda, D'oie venez-vous? Il répondit, de Marinan. Le Prince,
,, A qui étes-vous ? Le Perroquet, A un Portugais. Le Prince, Que fais-
,, tu là? Le Perroquet, Je garde les poules. Le Prince fe mit à rire, & dit,
,, Fous gardez les poules ? Le Perroquet répondit, Oui, moi; & je fai bien
„ faire chue, chue; ce qu'on a accoutumé de faire quand on appelle les pou-
„ les, & ce que le Perroquet répéta plufieurs fois. Je rapporte les paroles
„ de ce beau Dialogue en François , comme le Prince me les dit. Je lui
„ demandai encore en quelle langue parloit le Perroquet. 11 me répondit,
„ que c'étoit en Brafilien. Je lui demandai s'il eiuendoit cette Langue. 11
„ me répondit, que non , mais qu'il avoit eu foin d'avoir deux Interprètes,
,, un Brafilien qui parloit Hollandois, & l'autre Hollandois qui parloit Ëra-
,, filien, qu'il les avoit interrogez feparement, & qu'ils lui avoient rappor-
,, té tous deux les mêmes paroles. Je n'ai pas voulu omettre cette Hiftoi-
,, re, parce qu'elle eft extrêmement finguhére, & qu'elle peut paffer pour
„ certaine. J'ofe dire au moins que ce Prince croyoit ce qu'il me difoit,
„ ayant toujours pafié pour un homme de bien & d'honneur. Je laifle aux
„ Naturaliftes le foin de raifonner fur cette avanture, & aux autres hom-
„ mes la liberté d'en croire ce qu'il leur plairra. Quoi qu'il enfoit,iln'eft
„ peut-être pas mal d'égayer quelquefois la feene par de telles digreffions,
„ à propos ou non.
J'ai eu foin de faire voir à mon Lecteur cette Hiftoire tout au long dans
les propres termes de l'Auteur, parce qu'il me femble qu'il ne l'a pas jugée
incroyable, car on ne fauroit s'imaginer qu'un fi habile homme que lui, qui
avoit affez de capacité pour autorifer tous les témoignages qu'il nous donne
de lui-même, eût pris tant de peine dans un endroit où cette Hiftoire ne
fait rien à fon fujet, pour nous reciter fur la foi d'un homme qui étoit non
feulement fon ami, comme il nous l'apprend lui-même, mais encore un
Prince qu'il reconnoit homme de bien ëc d'honneur, un conte qu'il ne pou-
voit croire incroyable fans le regarder comme fort ridicule. Il eft vifibJe
que le Prince qui garentk cette Hiftoire, & que notre Auteur qui la rappor-
te
i6±
Ce que Ccft qti Identité',
Ghap.
XXVII.
îr. quoi con-
fiée l" 'Identité
ftrftr.ntlle.
te après lui, appellent tous deux ce cauflur, un Perroquet .-& je demande à
toute autre perfonne à qui cette Hiftoire paroit digne d'être racontée, fi,
fuppofé que ce Perroquet & tous ceux de fonEfpèce euûent toujours parle,
comme ce Prince nous afïure que celui-là parloit, je demande, dis-je, s'ils
n'auroient pas pafTé pour une race d' 'Animaux rdijbnnabks: mais fi malgré
tout cela ils n'auroient pas été reconnus pour des Perroquets plutôt que pour
des hommes. Car je m'imagine, que ce qui conflituë l'idée Sun homme,
dans l'Efprit de la plupart des gens, n'eft pas feulement l'Idée d'un Etre
penfant & raifonnable, maisauiïi celle d'un Corps formé de telle & de telle
manière qui eft joint à cet Etre. Or fi c'eft là l'idée d'un Homme , le mê-
me Corps formé de parties fucceffives qui ne fe diiïipent pas toutes à la fois,
doit concourir aufli bien qu'un même Eiprit Immatériel à faire le même
homme.
§. 9. Cela pofé, pour trouver en quoi confifte X Identité perfonnelle, il
faut voir ce qu'emporte le mot de Perfonne. C'eft, à ce que je croi, un
Etre penfant & intelligent , capable de raifon & de réflexion, & qui fe
peut confiderer foi-même comme le même, comme une même chofe qui
penfe en différens temps & en différens lieux; ce qu'il fait uniquement par
le fentiment qu'il a de fes propres actions, lequel eft infeparable delapen-
fée, & lui eft, ce me femble, entièrement effentiel, étant impoiïible à
quelque Etre que ce foit d'appercevoir , fans appercevoir qu'il apperçoit.
Lorfque nous voyons, que nous entendons, que nous flairons, que nous
goûtons, que nous fentons , que nous méditons , ou que nous voulons quel-
que chofe , nous le connoifïons à mefure que nous le faifons. Cette con-
r.oiflance accompagne toujours nos Senfations & nos perceptions préfentes ;
& c'eft par-là que chacun. eft à lui-même ce qu'il appelle foi-même. On ne
confidére pas dans ce cas fi le même ( 1 ) Soi eft continué dans la même
Subftance, ou dans diverfjs Subftances. Car puifque la( 2 ) con-feience ac-
compagne toujours la penfée, & que c'eft là ce qui fait que chacun eft ce
qu'il
Ci) Le A/o; <3e Mr. P4/ïj/m'autorife en quel-
que manière à mefervirdu mot foi, foi-mime,
pour exprimer ce fentiment que chacun a en
lui-même qu'il eft le même; ou pour mieux di-
re, j'y fuis obligé par une néceffité indifpenfa-
ble, car je ne faurois exprimer autrement le
fens de mon Auteur qui a pris la même liberté
dans fa Langue. Les Périphrafes que je pour-
rois emplover dans cette occafion, embarra fe-
raient le Difcours, & le rendraient peut-être
tout-à-fàit inintelligible.
0) Le mot Anglois eft confeiousnefs qu'on
pourrait exprimer en La'in p^r celui de ton.
Je'unùa , fi fumatur pro aSîu Ulo komtnts q::o fibi
efl covfcius. Et c'eft en ce fens que les Latins
ont Couvent employé ce mot, témoin cet en-
droit ce Ciceron (Epift. ad. Famil. Lib VI.
hpifl. 4. ) Contcientia reïït -voluntaùs maxïma
çonfilatio ejl rerum incommo.i&rum. En Fran-
çois nous n'avons à mon avis que les mots de
fentiment & de conviftion qui répondent en
quelque forte à cette idée. Mais en plufieivrj
endroits de ce Chapitre ils ne peuvent qu'expri-
mer fort imparfaitement la penfée de Mr. Lockt
qui fait abfolument dépendre Xldenr.ti fer on-
r.ellt de cet aifte de l'Homme quo (Ht efl cot>
faut. J'ai appréhendé que tous les raifonne-
mens que l'Auteur fait fur cette matière, ne
fuflent entièrement perdus, fi je me fervo;sen
certaines renconttes du mot de fentiment pour
exprimer ce qu'il eritendparc<;»/aiî</j72r/j& que
je viens d'expliquer. Après avoir longé quel-
que temps aux moyens de remédier à cet in-
convénient, je n'en ai point trouvé de meilleur
que de me fervir du terme de Confcw ce pour
exprimer cet aéte même. C'eft pourquoi j'.uirai
foin de le faire imprimer en itslique , afin que
le Lecleur fe fouvienne d'y attacher toujours
cet-
& Dwerfité. Liv. II.
2-6.$
qu'il nomme foi-même , & par où il fe diftingue de toute autre chofe penfan- Chap.
te: c'eft auffi en cela feul que confifte l'Identité pet formelle , ou ce qui fait XXVII.
qu'un Etre raifonnable eft toujours le même. Et auffi loin que cette con-
fcience peut s'étendre fur les actions ou les penfées déjà pafTées, auffi loin s'é-
tend l'Identité de cette Perfonne: le foi eft préfentement le même qu'il étoit
alors ; & cette action paffée a été faite par le même foi que celui qui fêla
remet à préfent dans l'Efprit.
§. 10. Mais on demande outre cela, fi c'eft précifément & abfolument l» cm-fàan
la même Subftance. Peu de gens penferoient être en droit d'en douter, li pa«roimcUe! é
les perceptions avec la con-feience qu'on en a en foi-même , fe trouvoient
toujours préfentes à l'Efprit, par où la même Chofe penfante feroit toujours
feiemment préfente , &, comme on croirait, évidemment la même à elle-
même. Mais ce qui femble faire de la peine dans ce point, c'eft que cette
con-feience eft toujours interrompue par l'oubli , n'y ayant aucun moment
dans notre vie , auquel tout l'enchaînement des aclions que nous avons ja-
mais faites, foit préfent à notre Efprit; c'eft que ceux qui ont le plus de
mémoire perdent de vue une partie de leurs actions , pendant qu'ils confi-
derent l'autre ; c'eft que quelquefois, ou plutôt la plus grande partie déno-
ue vie, au lieu de réfléchir fur notre foi paffé, nous fommes occupez de nos
penfées préfentes , & qu'enfin dans un profond fommeil , nous n'avons ab-
iuiument aucune penfée, ou aucune du moins qui foit accompagnée de cet-
te
cette idée. Et pour faire qu'on diftingue encore
mieux cette lignification d avec celle qu'on don-
ne ordinairement a ce mot, il m'eft venu dans
l'efprit un expédient qui paraîtra d'abord ridi-
cule à bien des gens, mais qui fera au goût de
plulicurs autres, fi je ne me trompe, c'eft
d'écrire conscience en deux mots joints par un
tiret, de cette manière, con-fetence. Mais,
dira-t-on, voila une étrange licence, de dé-
tourner un mot 4e fa lignification ordinaire ,
pour lui en attribuer une qu'on nelui a jamais
donnée dans notre Langue. A cela je n'ai
rien à répondre. Je fuis choqué moi-même
de la liberté que je prens , & peut-être ferois-
je des premiers à condamner un autre berivain
qui aurait eu recours à un tel expédient. Mais
j'aurois tort, cerne femble, fi après m'être
misa la place de cet Ecrivain, je trouvois enfin
qu'il ne pouvoit fe tirer autrement d'affaire.
C'e't à quoi je fouhaite qu'on faife reflexion,
avant que de décider fi j'ai bien ou mal fait.
J'avoue que dans un Ouvrage qui ne feroit pas
comme celui-ci , de pur raisonnement , une
pareille liberté feroit tout-à-fai: inexcufable.
Mais dans un DifcoursPhilofophique non feu-
lement on peut, mais on doit employer des
mo's nouveaux, ou hors d'ufage, lorfquon
n i n a point qui expriment l'idée f-récife de
1 Auteur. Se faire un fcrupule d'ufer de cette
liberté dans un pareil cas, ce feroit vouloir
perdre ou affoiblir un raifonnement de gayeté
de cœur; ce qui feroit, à mon avis, une
delxatefTe fort mal pl.icée. J'entens , lorfquon
y eft réduit par une néceffité indifpenfable , qui
eft le cas où je me trouve dans cette occafion,
fi je ne me trompe. Je vois enfin que j'aurois
pu fans tant de façon employer le mot de
confeience dans le fens que M. Locke l'a em-
ployé dans ce Chapitre & ailleurs , puifqu'un
de nos meilleurs Ecrivains , le fameux Fére
Malebr anche, r\z pas fait difficulté de s'en fervir
dans ce même fens en plufieurs endroits delà
Recherche de la Vérité. Après avoir remarqué
dans le Chap. VII. du troifiéme Livre, qu'il
faut ditlinguer quatre manières de connoîire les
chofes , il dit que la troifiéme eft de les connjitrt
par confeience ou far fentiment intérieur. Senti-
ment interieur&c confeience font donc, félon lui,
des termes fynonymes. On connoit far con-
feience , dit- il un peu plus bas, toutes les chofes
qui ne font f oint ditlinguées de foi. Nous
ne connoiffons point notre Ame , dit-il encore ,
far fon idée , nous ne la connoiffons que far con-
feience. — La Confeience que nous avons de nous-
mêmes ne nous montre que la moindre fartie de
notre Etre. Voilà qui iuffit pour faire voir en
quel fens j'ai employé le mot de confeience , &
pour en autoril'er l'uiage.
Ll
2 66 Ce que c'eft qu'Identité,
Chip. te con-fcience qui eft attachée aux penfées que nous avons en veillant. Com-
XX'vU. me, dis-je, dans tous ces cas le fentiment que nous avons de nous-mêmes
eft interrompu , & que nous nous perdons nom-mêmes de vûë par rapport
au pailé, on peut douter fi nous fommes toujours la même Chofe f enfante ,
c'efl-à-dire, la même Subflance, ou non. Lequel doute, quelque raifon-
nable ou déraifonnable qu'il foit , n'interefle en aucune manière X Identité
perfonmlle. Car il s'agit de favoir ce qui fait la même per/onne , & non li
c'eft précifément la même Subftance qui penfe toujours dans la même perfon-
ne , ce qui ne fait rien dans ce cas : parce que différentes Subftances peuvent
être unies dans une feule perfonne par le moyen de la même con-fcience à la-
quelle ils ont part, tout ainfi que différens Corps font unis par la même vie
dans un feul animal, dont X Identité eft confervée parmi le changement de
Subftances , à la faveur de l'unité d'une même vie continuée. En effet ,
comme c'eft la même con-fcience qui fait qu'un homme eft le même à
lui-même, X Identité perfonmlle ne dépend que de là, foit que cette con-
fcience ne foit attachée qu'à une feule Subftance individuelle , ou qu'elle
puilîè être continuée dans différentes Subftances qui fe fuccedent l'une à
l'autre. En effet, tant qu'un Etre intelligent peut repeter en foi-même
l'idée d'une action paffée avec la même con-fcience qu'il en avoiteu première-
ment, & avec la même qu'il a d'une action préfente, jufque-là il eft le mê-
me foi. Car c'eft par la con-fcience qu'il a en lui-même de fes penfées &de
fes actions préfentes qu'il eft dans ce moment le même à lui-même; & par la
même raifon il fera le même foi, aufïi long-temps que cette con-fcience peut
s'étendre aux actions paffées ou à venir : de forte qu'il ne fauroit non plus
être deux Perfonnes par la diftance des temps, ou par le changement de
Subflance, qu'un homme être deux hommes, parce qu'il porte aujourd'hui
un habit qu'il ne portoit pas hier, après avoir dormi entre-deux pendant un
long ou un court efpace de temps. Cette même con-fcience réunit dans la
même Perfonne ces actions qui ont exifté en différens temps, quelles que
foient les Subftances qui ont contribué à leur production.
vidntite ftr. §• ii. Que cela foit ainfi, nous en avons une efpèce de- démonftration
ftrmtitt fubfifte jang notre propre Corps , dont toutes les particules font partie de nous-
«l-ins le charge- , r- , f ,. , t- r ■ r . . r . ,
ment des mêmes , cett-a-dire, de cet Etre peinant qui le reconnoit intérieurement le
SuttUaces. même, tandis que ces particules font vitalement unies à ce même foi pen-
iànt, de forte que nous fentons le bien ou le mal qui leur arrive par l'attou-
chement <3u par quelque autre voye que ce foit. Ainfi les Membres du
Corps de chaque homme font une partie de lui-même: il prend part & eft
interefle à ce qui les touche. Mais qu'une main vienne à être coupée, &
par-là feparée du fentiment que nous avions du chaud, du froid, & des au-
tres affections de cette main, dès ce moment elle n'eft non plus une partie
de ce que nous appelions nous-mêmes, que la partie de Matière qui eft la plus
éloignée de nous. Ainfi nous voyons que la Subftance dans laquelle con-
fiftoit le foi perfonnel en un temps, peut être changée dans un autre temps,
fans qu'il arrive aucun changement à X Identité perfonmlle : car on ne doute
point de la continuation de la même Perfonne, quoi que les membres qui
en faifoienc partie il n'y a qu'un moment, viennent à être retranchez.
§. 12. Mais
& Diverjît/. Liv. II. 167
^, 12. Mais la Queftion, eft, fi la même Subftance qui penfe, étant chan- Chap.
gée, la Perfonne peut être la même , ou fi cette Subftance demeurant la même, XXVII.
il peut y avoir différentes Per formes. s> «lle <ubfift«
»'"•'•*' i" 1 r • a /-~. n • dans le chance-
A quoi je répons en premier heu, que cela ne lauroit être une Queihon ment des
pour ceux qui font confifter la penfée dans une conftitution animale, pure- subftanccs pe».
ment matérielle, fansqu'uneSubftancehnmaterielley ait aucune part. Car
que leur fuppolition foit vraye ou faulTe, il eft évident qu'ils conçoivent
que l'Identité perfonnclle ell çonfervée dans quelque autre chofe que dans
l'Identité de Subfiance, tout de même que l'Identité de l'Animal eft çon-
fervée dans une Identité de vie & non de Subftance. Et par conféquent,
ceux qui n'attribuent la penfée qu'à une Subftance immatérielle, doivent
montrer , avant que de pouvoir attaquer ces premiers, pourquoi X Identité
perfonnclle ne peut être çonfervée dans un changement de Subfiances imma-
térielles, ou dans une variété de Subfiances particulières immatérielles,
aulîi bien que X Identité animale feconferve dans un changement de Subftan-
ces matérielles, ou dans une variété de Corps particuliers; à moins qu'ils ne
veuillent dire qu'un feul Efprit immatériel fait la même vie dans les Brutes,
comme un feul Efprit immatériel fait la même perfonne dans les Hommes ,
ce que les Carteficus au moins n'admettront pas, de peur d'ériger aulli les
Bêtes Brutes en Etres penfans.
g. 13. Mais, fuppofé qu'il n'y ait que des Subfiances immatérielles, qui
penfent, je dis fur la première partie de la Queftion, qui eft, fi la même
Subftance pen faute étant changée , la Perfonne peut être la même ; je répons ,
dis-je, qu'elle ne peut être réfoluë que par ceux qui favent quelle eft l'efpè-
cede Subftance qui penfe en eux, & fi la con-Jcience qu'on a de fes actions
paffées, peut être transférée d'une Subftance penfante à une autre Subftan- :
ce penfante. Je conviens, que cela ne pourroitfe faire, fi cette çon-feience
étoit une feule & même action individuelle. Mais comme ce n'eft qu'une
repréfentation actuelle d'une action pallee , il refte à prouver comment il
n'eft pas poffible que ce qui n'a jamais été réellement, puiiîe être repré-
fenté à l'Efprit comme ayant été véritablement. C'eft pourquoi nous au-
rons de la peine à déterminer jufques où le * fentiment des aérions paffées * Confà «nufl,
eft attaché à quelque Agent individuel, en forte qu'un autre Agent ne
puifle l'avoir ;^ il nous fera, dis-je, bien difficile de déterminer cela, juf-
qu'à ce que nous connoiiïions quelle efpèce d'Actions ne peuvent être faites
fans un Aéle réfléchi de perception, qui les accompagne, & comment ces
fortes d'actions font produites par des Subfiances penfantes qui ne fauroienc
penfer fans en être convaincues en elles-mêmes. Mais parce que ce que
nous appelions la même con-fcier.ce n'eft pas un même A£te individuel, il
n'eft pas facile de s'affùrer par la nature des chofes , comment une Subftan-
ce intellectuelle ne fauroit recevoir la repréfentation d'une chofe comme lai-
te par elle-même, qu'elle n'auroit pas faite, mais qui peut-être auroit été
faite par quelque autre Agent, tout aulfi bien queplufieursrepréfentations
eo fonge, que nous regardons comme véritables pendant que nous fongeons.
Et jufques à ce que nous connoiffions plus clairement la nature des Subftan-
ees penfantes, nous n'aurons point de meilleur moyen pour nous aflùrer que
L 1 2 ce-
1 68 Ce que c'ejl qu'Identité,
Ciup cela n'eft point ainfi , que de nous en remettre à la Bonté de Dieu: cafau-
\Xvil tant que la félicité ou la mifére de quelqu'une de fes créatures capables de
fentiment, fe trouve intereffée en cela, il faut croire que cet Etre fupréme
dont la Bonté eft infinie , ne tranfportera pas de l'une à l'autre en confé-
quence de l'erreur où elles pourroient être, le fentiment qu'elles ont de
leurs bonnes ou de leurs mauvaifes actions, qui entraîne après lui la peine
ou la recompenfe. Je laiffe à d'autres à juger jufqu'où- ce raifonnement
peut être preffé contre ceux qui font confifter la Penfée dans un affemblage
d'Efprits Animaux qui font dans un flux continuel. Mais pour revenir à
la Queftion que nous avons en main, on doit reconnoître que fi la même
con-fc'.ence , qui eft une chofe entièrement différente de la même figure ou
du même mouvement numérique dans le Corps , peut être tranfportée d'u-
ne Subftance penfante à une autre Subftance penfante, il fe pourra faire
que deux Subftances penfantes ne confti tuent qu'une feule perfonne. Car
X Identité pcrfoimelle eft confervée, dès là que la même con-fcience eftpréfer-
vée dans la même Subftance, ou dans différentes Subftances.
§. 14. Quant à la féconde partie de la Queftion, qui eft, Si la même
Subfla, -.ce immatérielle reftant, il peut y avoir deux Perfonnes dijlincles; elle
me paroît fondée fur ceci, [avoir , fi le même Etre immatériel convaincu
en lui-même de fes actions paffées , peut être tout-à-fait dépouillé de tout
fentiment de fon exiftence paffée, & le perdre entièrement, fans le pou-
voir jamais recouvrer; de forte que commençant, pour ainfi dire, un nou-
veau compte depuis une nouvelle période, il aît une con-fcience, qui ne
puiffe s'étendre au delà de ce nouvel état. Tous ceux qui croyent la pré-
exiftence des Ames , font vifiblement dans cette penfée , puifqu'ils recon-
noiflent que l'Ame n'a aucun refte de connoiffance de ce qu'elle a fait dans
l'état où elle a préexifté, ou entièrement feparée du Corps, ou dans un
autre Corps. Et s'ils faifoient difficulté de l'avouer , l'Expérience feroit
vifiblement contre eux. Ainfi, Y Identité perfonnelle ne s 'étendant pas plus
loin que le fentiment intérieur qu'on a de fa propre exiftence, un Efprit
préexiftant qui n'a pas paffé tant de fiécles dans une parfaite infenfibilité ,
doit néceffairement conftituer différentes perfonnes. Suppofez un Chré-
tien Platonicien ou Pythagoricien qui fe crût en droit de conclurre de ce que
Dieu auroit terminé le feptiéme jour tous les Ouvrages de la Création, que
fon Ame a exifté depuis ce temps-là , & qu'il vînt à s'imaginer qu'elle au-
roit paffé dans différens Corps Humains, comme un homme que j'ai vu,
qui étoit perfuadé que fon Ame avoit été l'Ame de Socrate; (je n'examine-
rai point fi cette prétenfion étoit bien fondée, mais ce que je puis aflurer
certainement, c'eft que dans le pofte qu'il a rempli, & qui n'étoit pas de
petite importance , il a paffé pour un homme fort raifonnable ; Se il a paru
par fes Ouvrages qui ont vu le jour, qu'il ne manquoit ni d'efpritni defa-
voir) cet homme ou quelque autre qui crut la Tranfrnigration des Ames,
diroit-il qu'il pourroit être la même perfonne que Socrate, quoi qu'il ne
trouvât en lui-même aucun fentiment des actions ou des penfées de Socrate?
Qu'un homme, après avoir refléchi fur foi-même, conclue qu'il a en lui-
même une Ame immatérielle qxù eft ce qui penfe en lui, & le fait être le
me-
& Divcrjite. Liv. II. x5r>
même, clans le changement continuel qui arrive à fon Corps, & quec'eft- Chap.
là ce qu'il appel le foi-même: Qu'il fuppofe encore , que c'eft la meme Ame XXVU,
qui étoit dans Neftor ou dans Therfite au fiege de Troye; car les Ames étant
indifférentes à l'égard de quelque portion de Matière que cefoit, autant
que nous le pouvons connoître par leur nature, cette fuppofition ne renfer-
me aucune abfurdité apparente, & par conféquent cette Ame peut avoir
été alors aulîi bien celle de Neftor ou de Therfite, qu'elle eft préfentement
celle de quelque autre homme. Cependant fi cet homme n'a préfentement
aucun * fentiment de quoi que ce foit que Neftor ou Therfite ait jamais fait * Ou m-fàtmq
eu penfé ; conçoit-il, ou- peut-il concevoir qu'il eft la même perfonne que
Neftor ou Therfite ? Peut-il prendre part aux actions de ces deux anciens
Grecs"? Peut-il fe les attribuer, ou penfer qu'elles'foient plutôt fes propres
Actions que celles de quelque autre homme qui ait jamais exifté? Il eft vi-
fible que le fentiment qu'il a de fa propre exiftence , ne s'étendant à aucu-
ne des aérions de Neftor ou de Therfite, il n'eft pas plus une même perfon-
ne avec l'un des deux, que fi l'Ame ou l'Efprit immatériel qui eft préfente-
ment en lui, avoit été créé, & avoit commencé d'exifter, lorfqu'il com-
mença d'animer le Corps qu'il a préfentement; quelque vrai qu'il fût d'ail-
leurs que le même Efprit qui avoit animé le Corps de Neftor ou de Ther-
fite, étoit le meme en nombre que celui qui anime le fien préfentement.
Cela, dis-je, ne contribueroit pas davantage à le faire la même perfonne que
Neftor, que fi quelques-unes des particules de matière qui une fois ont fait
partie de Neftor, étoient à préfent une partie de cet homme-là: car la mê-
me Subftance immatérielle fans la meme con-feience , ne fait non plus la mê-
me perfonne pour être unie à tel ou tel Corps, que les mêmes particules de
matière unies à quelque Corps fans une eon-feience commune, peuvent faire
la même perfonne. Mais que cet homme vienne à trouver en lui-même
que quelqu'une des a étions de Neftor lui appartient comme émanée de lui-
même , il fe trouve alors la meme perfonne que Neftor.
§. 15. Et par-là nous pouvons concevoir fans aucune peine ce qui à la
Refurrection doit faire la même perfonne, quoi que dans un Corps qui n'ait
pas exactement la même forme & les mêmes parties qu'il avoit dans ce Mon-
de , pourvu que la même con-feience fe trouve jointe à l'Efprit qui l'anime.
Cependant l'Ame toute feule , le Corps étant changé, peut à peine fuffire
pour faire le même homme, horfmis à l'égard de ceux qui attachent toute
l'effence de l'Homme à l'Ame qui eft en lui. Car que l'Ame d'un Prince:
accompagnée d'un fentiment intérieur de la vie de Prince qu'il a déjà me-
née dans le Monde, vînt à entrer dans le Corps à' nn Savetier , auffitotque
l'Ame de ce pauvre homme auroit abandonné fon Corps, chacun voit que
ce feroit la même perfonne que le Prince , uniquement refponfable des ac-
tions qu'elle auroit fait étant Prince. Mais qui voudrait dire queceferoit
k même homme 1 Le Corps doit donc entrer auffi dans ce qui conftitue
l'Homme ; & je m'imagine qu'en ce cas-là le corps détermineroit
i' Homme, au jugement de tout le monde; & que l'Ame accompagnée de
toutes les penfées de Prince qu'elle avoit autrefois, ne conftituerok pas
un autre homme. Ce feroit toujours le même Savetier, dans l'opinion de
Ll c> cha-
2,70 Ce que c'eft qu'Identité,
CtîAP. chacun, (1) lui feul excepté. Je fai que dans le Langage ordinaire h ml-
XX VII me fer forme, Se le même homrr.e lignifient une feule & même chofe. A la
vérité, il lera toujours libre à chacun de parler comme il voudra, & d'at-
tacher tels fons articulez à telles idées qu'il jugera à propos , & de les
changer auffi fouvent qu'il lui plairra. Mais lorsque nous voudrons recher-
cher ce que c'efl qui fait le même Efprit , le même homme , ou la même per-
fonne , nous ne faurions nous dispenfer de fixer en nous-mêmes les idées
d' Efprit , $ Homme & de Perfonne; & après avoir ainfi établi ce que nous
entendons par ces trois mots, il ne fera pas mal-aifé de déterminer à l'égard
d'aucune de ces chofes ou d'autres femblables , quand c'eft qu'elle eft , ou
n'eft pas la même.
„ r. ,. , .. (\ 16. Mais quoi que la même Subftance immatérielle ou la même Ame
L.a LôHjctenct lait y* *■ t* 1 n_* i'tt » » il " n *" ' *o"j
u mime fer/a™. ne fuftile pas toute feule pour conltituer 1 Homme, ou quelle ioit,cxdans
quelque état qu'elle exifte; il eft pourtant vifible que la con-Jcïence, auffi
loin qu'elle peut s'étendre , quand ce feroit jufqu'aux fiécles paiïéz , réunie
dans une même perfonne les exifences & les actions les plus éloignées par le
temps, tout de même qu'elle unit l'exiitence & les actions du moment im-
médiatement précèdent; de forte que quiconque a une con-feience , un fenti-
ment intérieur de quelques actions préfentes & paffées , eft la même per-
fonne à qui ces actions appartiennent. Si par exemple, je f entais également
en moi-même, que j'ai vu l'Arche & le Déluge de Noé , comme je feus
que j'ai vu, l'hyver paffé, l'inondation de la Tamife,ou que j'écris présen-
tement, je ne pourrois non plus douter, que le Moi qui écrit dans ce mo-
ment, qui a vu, l'hyver pafie, inonder la Tamife, & qui a été préfent au
Déluge Univerfel, ne fût le même foi , dans quelque Subftance que vous
mettiez ce foi, que je fuis certain, que moi qui écris ceci, fuis, à préfent
que j'écris, le même moi que j'étois hier, foit que je fois tout compofé ou
non de la même Subftance matérielle ou immatérielle. Car pour être le
même foi, il eft indiffèrent que ce même foi foit compofé de la mente
Subftance, ou de différentes Subftances; car je fuis autant interelïé, &
auffi juftement refponfable pour une action faite il y a mille ans, qui m'eft
préfentement adjugée par cette (2) confeience que j'en ai comme ayant été
faite par moi-même, que je le fuis pour ce que je viens de faire dans le mo-
ment précèdent.
u Soi dépend de §. 17. Le foi eft cette chofe penfante , intérieurement convaincue de fts
l*e«a/B««.j propres actions (de quelque Subftance qu'elle foit formée, foit fpiriiuelle
ou matérielle, fimple ou compofée, il n'importe) qui fent du plailir & de
la douleur, qui eft capable de bonheur ou de mifére, & par-là eft intereffée
pour foi-même, aufli loin que cette confeience peut s'étendre. Ainfi chacun
éprouve
(0 Si lui fcul doit être excepté, & qu'on point le n.ême Savetier, c'eft donc un autre
convienne qu'il fait mieux que perlonne quil homme.
n'eft pas le mime Savetier, ce qu'on ne fau- (2) Selfcenfc'wifneff: mot expreflïf en An-
loit nier., il ferhble qu'ici cet exemple eft glois qu'on ne fauroit rendre en François dans
beaucoup plus propre à brouiller le point en toute l'a force. Je le mets ici en faveur de
queftion qu'à Pédaircir. Car puisqu'en effet, ceux qui entendent l'Anglois.
U de l'aveu de M. Locke-, cet homme n'eÂ
& Diverfité. Liv. II. 171
éprouve tous les jours, que, tandis que fon petit doigt eft compris fous Chap.'
cette con-feience , il fait autant partie de foi-même , que ce qui y a le plus de XX VIL
part. Et fi ce petit doigt venant à être ïèparé du relie du Corps, cette con-
feience accompagnoit le petit doigt, & abandonnoit le refte du Corps , il
eft évident que le petit doigt ferait la perfonne , la même perfonne;& qu'alors
le /m n'aurait rien à démêler avec le refte du Corps. Comme dans ce cas
ce qui fait la même perfonne & conftituë ce foi qui en eft inféparable, c'eft
la confeience qui accompagne la Subftance lorsqu'une partie vient à être fe-
paree de l'autre; il en eft de même par rapport aux Subftances qui font
éloignées par le temps. Ce à quoi la con-feience de cette préfente chofe pu-
faute fe peut joindre, fait la même perfonne & le même foi avec elle, &
non avec aucune autre chofe; «Srainfi il reconnoit.& s'attribue à lui-même
toutes les a&ions de cette chofe comme des actions qui lui font propres, au-
tant que cette con-feience s'étend, & pas plus loin, comme Fappercevront
tous ceux qui y feront quelque reflexion.
§. 18. C'eft fur cette Identité per formelle qu'eft fondé tout le droit & tou- Je qui eft l'objet
te la juftice des peines & des récompenfes, du bonheur & de la mifére, &"desCchTtimcns.
puisque c'eft fur cela que chacun eft intereflé pour lui-même , fans fe mettre
en peine de ce qui arrive d'aucune Subftance qui n'a aucune liaifon avec
cette con-feience, ou qui n'y a point de part. Car comme il paroit nettement
dans l'exemple que je viens de propofer, fi la con-feience fuivoit le petit
doigt, lorsqu'il vient à être coupé, le même foi qui hier étoit intereffé pour
tout le Corps comme faifant partie de lui-même , ne pourrait que regarder
les aclions qui furent faites hier, comme des actions qui lui appartiennent
préfentement. Et cependant, fi le même Corps continuoit de vivre &
d'avoir, immédiatement après la feparation du petit doigt, fa con-feience
particulière à laquelle le petit doit n'eût aucune part, le foi attaché au
petit doigt n'aurait garde d'y prendre aucun intérêt comme à une partie de
lui-même , il ne pourrait avouer aucune de fes aêlions, & l'on ne pourrait
non plus lui en imputer aucune.
§. 19. Nous pouvons voir par-là en quoi confifte Y Identité perfonnelle;
& qu'elle ne confifte pas dans l'Identité de Subftance, mais comme j'ai dit,
dans l'Identité de con-feience: de forte que fi Socrate & le préfent Roi du
A'.ojol participent à cette dernière Identité, Socrate. & le Roi du Mogol
font une même perfonne. Que fi le même Socrate veillant, & dormant,
ne participe pas à une feule & même con-feience : Socrate veillant , & dor-
mant, n'eft pas la même perfonne. Et il n'y aurait pas plus de juftice à
punir Socrate veillant pour ce qu'aurait penfé Socrate dormant, & dont
Socrate veillant n'aurait jamais eu aucun fentiment, qu'à punir un Jumeau
pour ce qu'aurait fait fon frère & dont il n'aurait aucun fentiment, parce
que leur extérieur feroit fi femblable qu'on ne pourrait les diftinguer l'un
de l'autre ; car on a vu de tels Jumeaux.
§. 20. Mais voici une Objeclion qu'on fera peut-être encore fur cet ar-
ticle : Suppofé que je perde entièrement le fouvenir de quelques parties de
ma vie, fans qu'il foit pofiïble de le rappeller, de forte que je n'en aurai
peut-être jamais aucune connoiflance ; ne fuis-je pourtant pas la même per-
fonne
%jx Ce que c'cjl qu'Identité,
C h a p. ibnne qui a fait ces a&ions , qui a eu ces penfées , desquelles j'ai eu une fois
XX VIL en moi-même un fenciment pofitif, quoi que je les aye oubliées préfente-
menc? Je répons à cela ; Que nous devons prendre garde àquo'i ce mot je
efl appliqué dans cette occalion. Il eft vifible que dans ce cas il ne defigne
autre chofe que l'homme. Et comme on préfume que le même homme efl
la même perfbnne , on fuppofe aifément qu'ici le mot j e fignifie aufïi la
même perfonne. Mais s'il efl polîible à un même homme d'avoir en diffé-
rens temps une con-fcience diflinête & incommunicable , il efl hors de doute
que le même homme doit conftituer différentes perfonnes en différens
temps ; & il paroit par des Déclarations folemnelles que c'eft là le fenti-
ment du Genre Humain, car les Loix Humaines ne puniiïent pas Xhmnme
fou pour les actions que fait Xhomme de fens raj/is, ni l'homme de fens raflis
pour ce qu'a fait l'homme fou, par où elles en font deux perfonnes : ce
qu'on peut expliquer en quelque forte par une façon de parler dont on fe
fert communément en François, quand on dit, un Tel rCeft plus le même ,
ou, (i) Il efl hors de lui-même : exprefîions qui donnent à entendre en
quelque manière que ceux qui s'en fervent préfentement , ou du moins ,
qui s'en font fervis au commencement, ont crû que le foi ctoit changé,
que et foi, dis-je, qui conftituë la même perfonne, n'étoit plus dans cet
homme.
Différence emte §. 21. Il efl pourtant bien difficile de concevoir que Socrate, le même
i.^& «île deT<f- homme individuel , foit deux perfonnes. Pour nous aider un peu nous-
/»»«. mêmes à foudre cette difficulté, nous devons confiderer ce qu'on peut en-
tendre par Socrate, ou par le même homme individuel.
On ne peut entendre par-là que ces trois chofes :
Premièrement, la même Subfiance individuelle, immatérielle &. pen-
fante, en un mot, la même Ame en nombre, & rien autre chofe.
Ou , en fécond lieu , le même Animal fans aucun rapport à l'Ame imma-
térielle.
Ou, en troifiéme lieu, le même Efprit immatériel uni au même A-
nimal.
Qu'on prenne telle de ces fuppofitions qu'on voudra, il efl impofïible de
faire confifter Y Identité perfonnelle dans autre chofe que dans la con-fcience,
X)u même de la porter au delà.
Car par la première de ces fuppofitions on doit reconnoître qu'il efl pofîible
qu'un homme né de différentes femmes & en divers temps , foit le même
homme. Façon de parler qu'on ne fauroit admettre fans avouer qu'il efl
pofîible qu'un même homme foit auffi bien deux perfonnes diflincles , que
deux hommes qui ont vécu en différens fiecles fans avoir eu aucune con-
noiffance mutuelle de leurs penfées.
Par la féconde & la troifiéme fuppofition , Socrate dans cette vie , &
après , ne peut être en aucune manière le même homme qu'à la faveur de la
me-
(0 Te font des exprefîions plus populaires que Philofophiques , comme il paroît par Tu-
fage quon en a toujours fait. Tu fac apud te ut fies, dit Tereme dansl' Andnmne, Àéte 11.
Scène 4.
é- D'rverfitf. Liv. II. 475 '
"même con-fcience ; & ainfi en faifant confifler Y Identité humaine dans la mê- Ch af
me chofe à quoi nous attachons l'Identité perfonnelle, il n'y aura point d'in- XXV II»
convénient à reconnoitre que le même homme eft la même perfonne. Mais
en ce cas-là, ceux qui ne placent \' Identité humaine que dans la con-fcience,
& non dans aucune autre chofe, s'engagent dans un fâcheux défilé ; car il
leur refte à voir comment ils pourront faire que Socrate Enfant foit le mê-
me homme que Socrate après la refurrection. Mais quoi que ce foit qui,
félon certaines gens , conftituè' l'Homme & par conféquent le même homme
individuel, fur quoi peut-être il y en a peu qui foient d'un même avis; il
eft certain qu'on ne fauroit placer l'Identité perfonnelle dans aucune autre
chofe que dans la con-fcience , qui feule fait ce qu'on appelle foi-même , fans
s'embarraffer dans de grandes abfurditez.
g. 22. Mais fi un homme qui eft yvre, & qui enfui te ne l'eft plus , n'effc
pas la même perfonne, pourquoi le punit-on pour ce qu'il a fait étant yvre,
quoi qu'il n'en ait plus aucun fentiment ? 11 eft tout autant la même perfon-
ne qu'un homme qui pendant fon fommeil marche & fait plufieurs autres
choies , & qui eft refponfable de tout le mal qu'il vient à faire dans cet état,
les Loix humaines punilTant l'un & l'autre par une juftice conforme à leur
manière de connoîcre les chofes. Comme dans ces cas-là, elles ne peuvent
pas diftinguer certainement ce qui eft réel, & ce qui eft contrefait, l'igno-
rance n'eft pas reçue pour exeufe de ce qu'on a fait étant yvre ou endormi.
Car quoi que la punition foit attachée à la perfonalité , & la perfonalité à la
con-fcience, & qu'un homme yvre n'ait peut-être aucune con-fcience de ce
qu'il fait, il eft pourtant puni devant les Tribunaux humains, parce que le
fait eft prouvé contre lui, & qu'on ne fauroit prouver pour lui le défaut de
con Jcience. Mais au grand & redoutable Jour du Jugement, où les fecrets
de tous les cœurs feront découverts, on adroit de croire que perfonne ne
fera refponfable de ce qui lui eft entièrement inconnu, mais que chacun
recevra ce qui lui eft dû , étant aceufé ou exeufé par fa propre Con-
fcience.
§. 23. Il n'y a que la con-fcience qui puhTe réunir dans une même Per- ta Con-fàmet fea-
fonne des exijiences éloignées. L'Identité de Subftance ne peut le faire. le conftltuc le/*
Car quelle que foit la Subftance, de quelque manière qu'elle foit formée, il
n'y a point de perfonalité fans con-fcience ; & un Cadavre peut auTi bien être
une Perfonne , qu'aucune forte de Subftance peut l'être fans con-fcience.
Si nous pouvions fuppofer deux Con-fcientes diftincles & incommunica-
bles, qui agiroient dans le même Corps, l'une conftamment pendant le
jour, & l'autre durant la nuit, & d'un autre côté la même con-fcience a-
giflant par intervalle dans deux Corps différens ; je demande û dans le pre-
mier cas l'homme de jour & l'homme de nuit, fi j'ofe m'exprimer de la for-
te , ne feroient pas deux perfonnes auffi diftinctes que Socrate & Pht on ; &
fi dans le fécond cas ce ne feroit pas une feule Perfonne dans deux Corps
diftin£ts , tout de même qu'un homme eft le même homme dans deux diffé-
rens l.abits?Et il n'importe en rien de dire, que cette même con-fcience qui
affecte deux différens Corps, & ces con-feiencos diftincles qui affeclent le
même Corps en divers temps , appartiennent l'une à la même Subftance im-
Mm ma-
•a 74* Ce 1ut c'efl qu'Identité
C H aï. matérielle , & les deux autres à deux diftinéles Subfiances immatérielles qui
XXVII. introduifent ces diverfes con-fciences dans ces Corps-là. Car que cela foit
vrai ou faux, le cas ne change en rien du tout, puisqu'il eft évident que
Y Identité perfomelle feroit également déterminée par la eon-fcience, foit que
cette eon-fcience fût attachée à quelque Subftance individuelle immatérielle,
ou non. Car après avô"ir accordé que la Subftance penfante qui eft dans
l'Homme , doit être fuppofée néceffairement immatérielle , il eft évident
qu'une chofe immatérielle qui penfe, doit quelquefois perdre de vûè" fa eon-
fcience paffée & la rappeller de nouveau , comme il paroit en ce que les
hommes oublient fouvent leurs aclions paffées,&que plufieurs fois l'Efprit
rappelle le fouvenir de chofes qu'il avoit faites , mais dont, il n'avoit eu au-
cune reminifeence pendant vingt ans de fuite. Suppofez que ces intervalles
de mémoire & d'oubli reviennent par tour, le jour & la nuit, dès-là vous
avez deux Perfonnes avec le même Efprit immatériel, tout ainfi que dans
l'Exemple que je viens de propofer, on voit deux Perfonnes dans un mê-
me Corps. D'où il s'enfuit que le foi n'eft pas déterminé par l'Identité ou
la Diverfité de Subftance, dont on ne peut être afTûré, mais feulement par
l'Identité de eon-fcience.
§. 24. A la vérité , le. foi peut concevoir que la Subftance dont il eft pré-
fentement compofé , a exifté auparavant , uni au même Etre qui fe fent le
même. Mais feparez-en la eon-fcience, cette Subftance ne conftituè" non
plus le même foi , ou n'en fait non plus une partie, que quelque autre Sub-
ftance que ce foit , comme il paroit par l'exemple que nous avons déjà don-
né, d'un Membre retranché du refte du Corps, dont la chaleur, la froideur,
ou les autres affeclions n'étant plus attachées au fentiment intérieur que
l'Homme a de ce qui le touche , ce Membre n'appartient pas plus au foi de
l'Homme qu'aucune autre matière de l'Univers. Il en fera de même de
toute Subftance immatérielle qui eft deftituée de cette eon-fcience par laquel-
le je fuis moi-même à moi-même : car s'il y a quelque partie de fon exiftence
dont je ne puiffe rappeller le fouvenir pour la joindre à cette eon-fcience pré-
fente par laquelle je fuis préfentement 'moi-même, elle n'eft non plus moi-
même par rapport à cette partie de fon exiftence, que quelque autre Etre
immatériel que ce foit. Car qu'une Subftance ait penfé ou fait des chofes
que je ne puis rappeller en moi-même , ni en faire mes propres penfées &
mes propres aclions par ce que nous nommons eon-fcience, tout cela, dis-
je, a beau avoir été fait ou penfé par une partie de moi , il ne m'appartient
pourtant pas plus , que fi un autre Etre immatériel qui eût exifté en tout
autre endroit , l'eût fait ou penfé.
§. 25. Je tombe d'accord que l'opinion la plus probable , c'eft , que ce .
fentiment intérieur que nous avons de notre exiftence & de nos actions , eft
attaché à une feule Subftance individuelle & immatérielle.
Mais que les Hommes décident ce point comme ils voudront félon leurs
différentes hypothefes , chaque Etre Intelligent fenfible au bonheur ou à la
mifére, doit reconnoitre, qu'il y a en lui quelque chofe qui eft lui-même,
à quoi il s'intereife, & dont il defire le bonheur, que ce foi a exifté dans
une durée continue plus d'uninftant, qu'ainfi il eft poffible qu'à l'avenir il
exifté
& Diverjîte. Liv. II. 275-
exifte comme il a déjà fait, des mois & des années, fans qu'on puifle met- Ciiap.
tre des bornes précifes à fa durée ; & qu'il peut être le même/», à la fa- XXVII.
veur de la même con-fcience ,continuée pour l'avenir. Et ainfi par le moyen
de cette con-fcience il fe trouve être le même foi qui fit, il y a quelques an-
nées, telle ou telle action, par laquelle il eft préfentement heureux ou mal-
heureux. Dans cette expofition de ce qui conftituë le foi, on n'a point
d'égard à la même Subftancc numérique comme conftituant le même foi ,
mais à la même con-fcience continuée, & quoi que différentes Subftances
puiffent avoir été unies à cette Con-fcience , & en avoir été feparées
dans la fuite, elles ont pourtant faic partie de ce même foi, tandis qu'elles
ont parfi&e dans une union vitale avec le Sujet où cette con-fcience refi-
doit alors. Ainli chaque partie de notre Corps qui vitalement unie à ce qui
agit en nous avec con-fcience fait une partie de nous-mêmes ; mais dès qu'elle
vient à être feparéede cette union vitale, par laquelle cette con-fcience lui eft
communiquée, ce qui étoit partie de nous-mêmes il n'y a qu'un moment, ne
l'clt non plus à préfent, qu'une portion de matière unie vitalement au Corps
d'un autre homme e(t une parae de moi-même; & il n'eft pas impoffible
.qu'elle piaffe devenir en peu de temps une partie réelle d'une autre perfonne.
Voilà comment une m^meSubftance numérique vient a faire partie de deux
différentes Petfoi & comment une même perfonne eft confervée parmi
le changement de différentes Subftances. Si l'on pouvoit fuppofer un Ef-
prit entièrement privé de tout fouvenir & de toute con-fcience de fes actions
paffées , comme nous éprouvons que les nôtres le font à l'égard d'une grande
partie, & quelquefois de toutes, l'union ou la feparation d'une telle Subftan-
ce fpirituelle ne feroit non plus de changement à ï Identité perfonnelh, que
celle que fait quelque particule de Matière que ce puiffe être. Toute Subf-
tance vitalement unie à ce préfent Etre peniant, eft une partie de ce même
foi qui êxifte préfentement ; &. toute Subftance qui lui eft unie par la con-
fcience des actions paffées, fait auffi partie de ce même foi, qui eft le même
tant à l'égard de ce temps paffé qu'à l'égard du temps préfent.
§. 26. Je regarde le mot de Perfonne comme un mot qui a été employé Le mot depfr/ni
pour déligner précifement ce qu'on entend par foi-même. Par-tout où un hom- d^Bai"eau!rme
me trouve ce qu'il appelle foi-même, je croi qu'un autre peut dire que là re-
fide la même Perfonne. Le mot de Perfonne eft un terme de Barreau qui
approprie des actions , & le mérite ou le démérite de ces actions ; & qui par
conféquent n'appartient qu'à des Agents Intelligens, capables de Loi, &
de bonheur eu de mifére. La perfonalité ne s'étend au delà de l'exiftence
préfente jusqu'à ce qui eft paffé, que par le moyen de la con-fcience, qui fait
que la perfonne prend intérêt à des actions paffées , en devient refponfable,
les reconnoit pour fiennes , & fe les impute fur le même fondement &
pour la même raifon qu'elle s'attribue les actions préfentes. Et tout cela eft
fondé fur l'intérêt qu'on prend au bonheur qui eft inévitablement attaché
à la con-fcience: car ce qui a un fentiment de plaifir & de douleur, defire
que ce foi en qui refide ce fentiment, foit heureux. Ainfi toute action paf-
fée qu'il ne fauroit adapter ou approprier par la con-fcience à ce préfent foi,
ne peut non plus l'intereffer que s'il ne l'avoit jamais faite, de forte que s'il
M m 2 venoit
'276 Ce que c'ejl qu'Identité,
Ciup. venoit à recevoir du plaifir ou de la douleur, c'eft-à-dire , des récompenfss
XXVII. ou des peines en conféquence d'une telle action, ce ferait autant que s'il de-
venoit heureux ou malheureux dès le premier moment de fon exiftence fans-
l'avoir mérité en aucune manière. Car fuppofé qu'un homme fut puni pré-
fentement pour ce qu'il a fait dans une autre vie , mais dont on ne fauroit
lui faire avoir abfolument aucune con-fcience , il eft tout vifible qu'il n'y au-
roit aucune différence entre un tel traitement, & celui qu'on lui feroit en le.
créant miferable. C'eft pourquoi S. Paul nous dit , qu'au Jour du Juge-
ment où Dieu rendra à chacun félon fes œuvres, les fecrets de tous les Coeurs
feront manifeflez. La fentence fera juftifiée par la conviction même où fe-
ront tous les hommes , que dans quelque Corps qu'ils paroiffent , ou à quel-
que Subftance que ce fentiment intérieur foit attaché, ils ont Eux-mêmes
commis telles ou telles actions , & qu'ils méritent le châtiment qui leur eft
infligé pour les avoir commifes.
§. 27. Je n'ai pas de peine à croire que certaines fuppofitions que j'ai fai-
tes pour éclaircir cette matière, paroitront étranges à quelques-uns de mes
Lecteurs ; & peut-être le font-elles effectivement. Il me femble pourtant
qu'elles font excufables , vu l'ignorance où nous fommes concernant la na-
ture de cette Chofe penfante qui eft en nous, & que nous regardons comme
Nous-mêmes. Si nous favions ce que c'eft que cet Etre , ou Comment il eft
uni à un certain affemblage d'Efprits Animaux qui font dans un flux conti-
nuel , ou s'il pourrait ou ne pourroit pas penfer & fe reffouvenir hors d'un
Corps organizé comme font les nôtres; & li Dieu a jugé à propos d'établir
qu'un tel Efprit ne fut uni qu'à un tel Corps, en forte que fa faculté de re-
tenir ou de rappelle, les Idées dépendît de la jufte conftitution des organes,
de ce Corps , fi , dis-je , nous étions une fois bien inftruits de toutes ces
chofes, nous pourrions voir l'abfurdité de quelques-unes des fuppofitions
que je viens de faire. Mais fi dans les ténèbres où nous fommes fur ce fu-
jet, nous prenons l'Elprit de l'Homme, comme on a accoutumé de faire
préfentement , pour une Subftance immatérielle, indépendante de la Ma-
tière, à l'égard de laquelle il elt également indifférent , il ne peut y -avoir
aucune abfurdité, fondée fur la nature des chofes, à fuppofer -que le même
Efprit peut en divers temps être uni à différens Corps, & compofer avec
eux un feul homme durant un certain temps , tout ainfi que nous fuppofons
que ce qui étoit hier une partie du Corps d'une Brebis peut être demain une
partie du Corps d'un homme, & faire dans cette union une partie vitale de .
Mclibée auffibien qu'il faifoit auparavant une partie de fon Bélier.
§. 28- Enfin, toute Subftance qui commence à exifter, doit néceffaire-
ment être la même durant fon exiftence: de même, quelque compofition
de Subftances qui vienne à exifter, le compofé doit être le même pendant
que ces Subftances font ainfi jointes enfemble ; & tout Mode qui commen-
ce à exifter, eft auffi le même durant tout le temps de fon exiftence. En-
fin la même Règle a lieu, foit que la compofition renferme des Subftances
diftinctes, ou différens Modes. D'où il paraît que la difficulté ou l'obfcu-
rité qu'il y a dans cette matière vient plutôt des Mots mal appliquez, que
de l'obfcurité des Choies mêmes. Car quelle que foit la choie qui confti-
tuë
& Divirjîté. Liv. II. %77
tue une idée fpecifique, defignée par un certain nom, fi cette Idée efl Chap.
conftamment attachée à ce nom, la diftinction de l'Identité ou delaDiver- XXVII.
fité d'une Chofe fera fort aifée à concevoir , fans qu'il puiiTe naître aucun
doute fur ce fujet.
g. 29. Suppofons par exemple qu'un Efprit raifonnable conftituë Y Idée
d'un Homme, il efl aifede fa voir ce que c'eft que le même Homme; car il efl
vifible qu'en ce cas-là le même Efprit, feparé du Corps , ou dans le Corps ,
fera le même homme. Que fi l'on fuppofe qu'un Efprit raifonnable , vitale-
ment uni à un Corps d'une certaine configuration de parties conftituë un
homme, l'homme ferafc même, tandis que cet Efprit raifonnable reflcra uni
à cette configuration vitale de parties, quoi que continuée dans un Corps
dont les particules fe fuccedent les unes aux autres dans un flux perpétuel.
Mais fi d'autres gens ne renferment dans leur idée de l'Homme que l'union
vitale de ces parties avec une certaine forme extérieure, un Homme reliera
h même aulfi long-temps que cette union vitale & cette forme relieront dans
un compofé , qui n'efl le même qu'à la faveur d'une fucceifion de particu-
les, continuée dans un flux perpétuel. Car quelle que foit la compofition
dont une Idée complexe efl formée, tant que l'exillence la fait une chofe
particulière fous une certaine dénomination , la même exiflence continuée
fait qu'elle continué' d'être le même individu fous la même dénomination»
CHAPITRE XXVIII.
De quelques autres Relations, & fur-tout , des Relations Morales. Chap
., , ,,,.,. xxviir.'.
g. 1. /aUtre les raifons de comparer ou de rapporter les chofes 1 une Relations pro.
Vv à l'autre, dont je viens de parler, & qui font fondées fur le P°"i«nneiie».
temps , le lieu & la caufalitè , il y en a une infinité d'autres ,. comme j'ai dé-
jà dit , dont je vais propofer quelques-unes.
Je mets dans le premier rang toute Idée /Impie qui étant capable de par-
ties & de dégrez, fournit un moyen de comparer les fujets où ellefe trou-
ve, l'un avec l'autre, par rapport à cette Idée fimple; par exemple, plus
blanc, plus doux, plus gros, égal, davantage, &c. Ces Relations qui dé-
pendent de l'égalité & de l'excès de la même idée fimple, endifférens fu-
jets, peuvent être appellées , fi l'on veut, proportionnelles. Or que ces
fortes de Relations roulent uniquement furies Idées fimples que nous avons
reçues par la Senfation ou par la Reflexion , cela efl fi évident qu'il feroit
inutile de le prouver.
§. 2. En fécond lieu, une autre raifon de comparer des chofes enfemble, Relations m«s-#
ou de confiderer une chofe en forte qu'on renferme quelque autre chofe dans """• ■
cette confideration , ce font Jes circon (lances de leur origine ou de leur
commencement qui n'étant pas altérées dans la fuite, fondent des relations
qui durent aulfi long-temps que les fujets auxquels elles appartiennent, par
exemple, Père & Enfant, Frères , Couftnsgermains , &c. dont les Rela-
M m 3 tiona
X78
Des Relations Mordes. Liv. Iî.
Chai».
XXVIII.
E-apports
(i'inftitutior;
tionsfont établies fur la communauté d'un même fang auquel ils participent
en différens dégrez ; Compatriotes , c'eft-à-dire, ceux qui font nez dans un
même Païs. Et ces Relations , je les nomme Naturelles. Nous pouvons
obferver à ce propos que les Hommes ont adapté leurs notions & leur langage
à l'ufage delà vie commune, & non pas à la vérité & à l'étendue des chofes.
Car il eft certain que dans le fond la Relation entre celui qui produit & ce-
lui qui eft produit , eft la même dans les différentes races des autres Ani-
maux que parmi les Hommes : cependant on ne s'avife guère de dire , ce
Taureau eft le grand-pére d'un tel Veau , ou que deux Pigeons font cou-
fins-germains. 11 eft fort néceffaire que parmi les hommes on remarque ces
Relations & qu'on les défigne par des noms diftincls , parce que dans les
Loix, & dans d'autres commerces qui les lient enfemble, on a occafionde
parler des Hommes & de les défigner fous ces fortes de relations. Mais il
n'en eft pas de même des Betes. Comme les hommes n'ont que peu ou
point du tout de fujet de leur appliquer ces relations, ils n'ont pas jugé à
propos de leur donner des noms diftincls & particuliers. Cela peut fervir
en paffant à nous donner quelque connoifTance du différent état & progrès
des Langues qui ayant été uniquement formées pour la commodité de com-
muniquer enfemble, font proportionnées aux notions des hommes & au
defir qu'ils ont de s'entre-communiquer des penfées qui leur font familières,
mais nullement à la réalité ou à l'étendue des chofes, ni aux divers rapports
qu'on peut trouver encr'eiles, non plus qu'aux différentes confidérations
abftraites dont elles peuvent fournir le fujet. Où ils n'ont point eu de no-
tions Philofophiques, ils n'ont point eu non plus de termes pour les expri-
mer: & l'on ne doit pas être furpris que les hommes n'ayent point inventé
de noms, pour exprimer des penfées, dont ils n'ont point occafionde s'en-
tretenir. D'où il eft aifé de voir pourquoi dans certains Païs les hommes
n'ont pas même un mot pour défigner un Cheval, pendant qu'ailleurs nfoins
curieux de leur propre généalogie que de celle de leurs Chevaux , ils ont
non feulement des noms pour chaque cheval en particulier, mais auffi pour
les différens dégrez de parentage qui fe trouvent entre eux.
' §. 3. En troiiiéme lieu , le fondement fur lequel on confidere quelque-
fois les chofes , l'une par rapport à l'autre , c'eft un certain acte par lequel
on vient à faire quelque chofe en vertu d'un droit moral , d'un certain pou-
voir, ou d'une obligation particulière. Ainfi un Général eft celui qui a le
pouvoir de commander une Armée ; & une Armée qui eft fous le comman-
dement d'un Général, eft un amas d'hommes armez , obligez d'obeïr à un
feul homme. Un Citoyen ou un Bourgeois eft celui qui a droit à certains
privilèges dans tel ou tel Lieu. Toutes ces fortes de Relations qui dépen-
dent de la volonté des hommes ou des accords qu'ils ont fait entr'eux , je
les appelle Rapports d'infiitution ou volontaires ; & l'on peut les diftinguer
des Relations naturelles en ce que la plupart, pour ne pas dire toutes, peu-
vent être altérées d'une manière ou d'autre, &feparées desperfonnes à qui
elles ont appartenu quelquefois ; fans que pourtant aucune des Subftances
qui font le fujet de la Relation vienne à être détruite. Mais quoi qu'elle*
iuxent toutes réciproques auJïi bien que les autres, & qu'elles renferment
un
Des Relations Morales. Liv. II. . 279
tin rapport de deux chofes, l'une à l'autre: cependant parce que fouvent Chap.
l'une des deux n'a point de nom relatif qui emporte cette mutuelle corref- XXVIII.
pondance, les hommes n'en prennent pour l'ordinaire aucune connoiffan-
ce, & ne penfent point à la Relation qu'elles renferment effectivement.
Par exemple, on reconnoit fans peine que les termes de Patron & de Client
font relatifs: mais dès qu'on entend ceux de Délateur ou de Chancelier, on
ne fe les figure pas fi promptement fous cette idée; parce qu'il n'y a point
de nom particulier pour défigner ceux qui font fous le commandement d'un
Dictateur ou d'un Chancelier , & qui exprime un rapport à ces deux fortes
*de Magiftrats ; quoi qu'il foit indubitable que l'un & l'autre ont certain
pouvoir fur quelques autres perfonnes par où ils ont relation avec ces Per-
sonnes, tout auiîi bien qu'un Patron avec fon Client, ou un Général
avec fon Armée.
§. 4. Il y a , en quatrième lieu , une autre forte de Relation , qui eft la Relations m*.
convenance ou la difeonvenance qui fe trouve entre les Actions volontaires Iales«
des hommes , & une Règle à quoi on les rapporte & par où l'on en juge,
ce qu'on peut appeller, à mon avis, Relation morale: parce que c'efl de là
que nos actions morales tirent leur dénomination : fujet qui fans doute mé-
rite bien d'être examiné avec foin , puifqu'il n'y a aucune partie de nos
connoiffances fur quoi nous devions être plus foigneux de former' des idées
déterminées , & d'éviter la confufion & l'obfcurité , autant qu'il eft en
notre pouvoir. Lorfque les Actions humaines avec leurs différens objets,
leurs diverfes fins, manières & circonftances viennent à former des Idées
diftin6t.es & complexes, ce font, comme j'ai déjà montré, autant de Mo-
des Mixtes dont la plus grande partie ont leurs noms particuliers. Ainfi,
fuppofant que la Gratitude eft une difpofition à reconnoître & à rendre les
honnetetez qu'on a reçues, que la Polygamie eft d'avoir plus d'une femme
à la fois; lors que nous formons ainh ces notions dans notre Efprit, nous y
avons autant d'Idées déterminées de Modes Mixtes. Mais ce n'eft pas à
quoi fe terminent toutes nos actions : il ne fuffit pas d'en avoir des Idées
déterminées , & de favoir quels noms appartiennent à telles' & à telles com-
binaifons d'Idées qui compofent une Idée complexe, déiignée par un tel
nom; nous avons dans cette affaire un intérêt bien plus important & qui
s'étend beaucoup plus loin. C'eft de favoir fi ces fortes d'Actions font mo-
ralement bonnes ou mauvaifes.
§. 5. Le Bien&]Q Mal n'eft, comme * nous avons montré ailleurs, ce que c'eft que
que le Plaifir ou la Douleur, ou bien ce qui eft l'occafion ou la caufe du ^ ZZat. &
Plaifir ou de la Douleur que nous fentons. Par conféquent le Bien & le * ebap. m. $.
Mal confideré moralement, n'eft autre chofe que la conformité ou l'oppofi- **,. $. «a,
tion qui fe trouve entre nos actions volontaires & une certaineLoi : conformité
& oppofition qui nous attire du Bien ou du Mal par la Volonté & la Puif-
fance du Légillateur; & ce Bien & ce Mal qui n'eft autre chofe que le
plaifir ou la douleur qui par la détermination du Légiflateur accompagnent
î'obfervation ou la violation de la Loi , c'eft ce que nous appelons récom-
fenfe & punition.
\. 6. Il y a , ce me fembie , troii fortes de telles Règles , ou Loix Mo- Règles M«iai«.
raies
xSo
Des Relations Mordes. Liv. IL
Chap.
XXVIII.
Combien de
fostes de Lu.1.?
la Loi Divine
règle ce qui eft
ft;hé ou dtvtir.
La Loi Civile
eft la rèçle du
Cnrat Se de 17»-
ntctntt.
raies auxquelles les Hommes rapportent généralement leurs Actions , & par
où ils jugent fi elles font bonnes ou mauvaifes ; & ces trois fortes de Loix
font foûtenué's par trois différentes efpéces de récompenfe & de peine qui
leur donnent de l'autorité. Car comme il feront entièrement inutile de
fuppofer uneLoiimpoféeaux Actions libres de l'Homme fans être renforcée
par quelque Bien ou quelque Mal qui pût déterminer la Volonté., il faut
pour cet effet que par-tout où l'on fuppofe une Loi, l'on fuppofe auffi quel-
que peine ou quelque récompenfe attachée à cette Loi. Ce feroit en vain
qu'un Etre Intelligent prétendrait foûmettre les actions d'un autre à une
certaine règle , s'il n'eft pas en fon pouvoir de le récompenfer lorfqu'il fe
conforme à cette règle, & de le punir lorfqu'il s'en éloigne, & cela par
quelque Bien ou par quelque Mal qui ne foit pas la production & la fuite
naturelle de l'adtion même : car ce qui eft naturellement commode ou in-
commode agiroit de lui-même fans le fecours d'aucune Loi. Telle eft, fi
je ne me trompe, la nature de toute Loi, proprement ainfi nommée.
§. 7. Voici, ce me femble, les trois fortes de Loix auxquelles les Hom-
mes rapportent en général leurs Actions , pour juger de leur droiture ou de
leur obliquité: 1. la Loi Divine: 2. la Loi Civile: 3. la Loi d'opinion
ou de réputation, fi j'ofe l'appeller ainfi. Lorfque les nommes rapportent
leurs actions à la première de ces Loix, ils jugent par-là fi ce font des Pé-
chez, ou des Devoirs: en les rapportant à la féconde ils jugent fi elles font
criminelles ou innocentes ; & à la troifiéme , fi ce font des "vertus ou des
vises.
§. 8- Hy.a, premièrement, la Loi Divine, par où j'entens cette Loi
que Dieu a preferite aux hommes pour régler leurs actions, foit qu'elle leur
ait été notifiée par la Lumière de la Nature, ou parvoyede Révélation. Je
ne penfe pas qu'il y ait d'homme affez greffier pour nier que Dieu ait donné
une telle règle par laquelle les hommes devraient fe conduire. Il a droit de
le faire , puifque nous fommes fes créatures. D'ailleurs, fa bonté &fa fa-
gefle le portent à diriger nos actions vers ce qu'il y a de meilleur ;& il eft
Puiffant pour nous y engager par des récompenfes & des punitions d'un
poids & d'une durée infinie dans une autre vie: carperfonne ne peut nous
enlever de fes mains. C'eft la feule pierre-de-touche par où l'on peut juger
de la ReElitude Morale ; &. c'eft en comparant leurs actions à cette Loi , que
les hommes jugent du plus grand bien ou du plus grand mal moral qu'elles
renferment, c'eft-à-dire , fi en qualité de Devoirs ou de Péchez elles peu-
vent leur procurer du bonheur ou du malheur de la part du Tout-puif-
fant.
_ §. 9. En fécond lieu, la Loi Civile qui eft établie par la Société pour
diriger les actions de ceux qui en font partie, eft une autre Règle à laquelle
les hommes rapportent leurs actions pour juger fi elles font criminelles ou
non. Perfonne ne méprife cette Loi: car les peines & les récompenfes qui
lui donnent du poids font toujours prêtes, & proportionnées à la Puiffance
d'où cette Loi émane, c'eft-à-dire, à la force même de la Société qui eft
engagée à défendre la vie, la liberté, & les biens de ceux qui vivent con-
formément à ces Loix, & qui aie pouvoir d'ôter à ceux qui les violent, la
vie.
Des Relations Mordes. Liv. II. 181
vie, la liberté ou les biens; ce qui eil le châtiment des offenfes commifes Chap.
contre cette Loi. X X V I H.
§. 10. Il y a, en troifiéme lieu, la Loi d'opinion ou de réputation. On La Loi phiiofo-
prétend & on fuppofe par tout le Monde que les mots de Vertu & de Vice mXre ^u met
lignifient des a&ions bonnes & mauvaifes de leur nature: & tant qu'ils font & dc u *""••
réellement appliquez en ce fens , la Vertu s'accorde parfaitement avec la
Loi Divine dont je viens de parler, & le Vice eu. tout-à-fait la même choie
que ce qui eft contraire à cette Loi. Mais quelles que foient les préten-
fions des hommes fur cet article, il eft vifible que ces noms de Vertu &. de
Vice, confiderez dans les applications particulières qu'on en fait parmi les
diverfes Nations , & les différentes Sociétez d'hommes répandues fur la
Terre, font conftamment & uniquement attribuez à -telles ou telles actions
qui dans chaque Païs & dans chaque Société font réputées honorables ou
honteufes. Et il ne faut pas trouver étrange que les hommes en ufent ain-
li, je veux dire que par tout le Monde ils donnent le nom de vertu aux
aélions qui parmi eux font jugées dignes de louange, & qu'ils appellent vi-
ce tout ce qui leur paroît digne de blâme. Car autrement, ils fe condam-
neroient eux-mêmes, s'ils jugeoient qu'une chofe eft bonne & jufte fans
l'accompagner d'aucune marque d'eftime, & qu'une autre eft mauvaifefans
y attacher aucune idée de blâme. Ainfi , lamefure de ce qu'on appelle ver-
tu 6c vice & qui paffe pour tel dans tout le Monde, c'eft cette approbation
ou ce mépris, cette eftime ou ce blâme qui s'établit par un fecret & tacite
confentement en différentes Sociétez & Affemblées d'hommes ; par où dif-
férentes Aclions fonteftimées ou méprifées parmi eux, félon le jugement,
les maximes & les coutumes de chaque Lieu. Car quoi que les hommes
réunis en Sociétez politiques , ayent refigné entre les mains du Public
la difpofition de toutes leurs forces, de forte qu'ils ne peuvent pas les em-
ployer contre aucun de leurs Concitoyens au delà de ce qui eft permis pur la
Loi du Païs, ils retiennent pourtant toujours la puiffancede penfer bien ou
mal, d'approuver ou defapprouver les aciions de ceux avec qui ils vivent
& entretiennent quelque liaifon; & c'eft par cette approbation & cedefa-
veu qu'ils établiffent parmi eux ce qu'ils veulent appeller Vertu & Vice.
§. ii. Que ce foit là la mefure ordinaire de ce qu'on nomme Vertu & Vi-
ce, c'eft ce qui paroitra à quiconque coniiderera , que, quoi que ce qui
paffe pour vice dans un Païs foit regardé dans un autre comme une vertu, ou
du moins comme une action indifférente, cependant la vertu & la louange,
le vice & le blâme vont par tout de compagnie. En tous lieux ce qui paffe
pour vertu, eft cela même qu'on juge digne de louange, & l'on ne donne
ce nom à aucune autre chofe qu'à ce qui remporte l'eftime publique. Que
dis-je? La vertu & la louange font unies fi étroitement enfemble, qu'on
les défigne fouvent par le même nom: (i) Sunt hic etiam fuci pnemta laudj,
dit Virgile; & Ciceron, Nihil habet natura prœftantius quàm honcJlatemy
quant laudem, quàm dignitatem, quàm decus. Quasft. Tufculanarum Lab.
2. cap.
(i) JEneid. Lib. I. verf.41S1.il eft vifible que le mot T.aus qui lignifie ordinairement l'appioba-
pon due à la Vertu, fe prend ici pour la Vertu même.
Nn
28 z
Des Relations Morales. Liv. II.
Chap.
XXVIII.
Ce qui fait va-
loir cette det-,
nitre Loi c'ett
la louange & le
blâme.
2. cap. 20. à quoi il ajoute immédiatement après, (2) Qu'il ne prétend
exprimer par tous ces noms d'honnêteté., de louange, de dignité, & d'hon-
neur , qu'une feule & même chofe. Tel étoit le langage des Philofophes
Payens qui favoient fort bien en quoi conliftoient les notions qu'ils avoient
de la Vertu & du Vice. Et bien que le divers tempérament, l'éducation,
les coutumes , les maximes , & les intérêts de différentes fortes d'hommes
fuffent peut-être caufe que ce qu'on eïtimoit dans un Lieu , étoit cenfuré
dans un autre ; & qu'ainli les vertus & les vices changeaffent en différentes
Sociétez, cependant quant au principal, c'étoient pour la plupart les mê-
mes par-tout. Car comme rien n'eft plus naturel que d'attacher l'eftime &
la réputation à ce que chacun reconnoît lui être avantageux à lui-même,
& de blâmer & de decrediter le contraire; l'on ne doit pas être furpris que
l'eftime & le deshonneur, la vertu & le vice fe trouvaient par-tout confor-
mes, pour l'ordinaire, ù la Règle invariable du Jufte & de l'Injufte, qui
a été établie par la Loi de Dieu, rien dans ce Monde ne procurant & n'aifù-
rant le Bien général du Genre Humain d'une manière fi directe &fi vifible
que l'obeiiTance aux Loix que Dieu a impofées à l'Homme , & rien au con-
traire n'y caufant tant de mifere & de confufion que la négligence de ces
mêmes Loix. C'eft pourquoi à moins que les hommes n'eufient renoncé tout-
à-fait à laRaifon, au Sens commun, & à leur propre intérêt, auquelilsfont
fi conftamment dévouez, ils ne pouvoient pas en général fe méprendre juf-
ques à ce point que de faire tomber leur eftime & leur mépris fur ce qui ne le
mérite pas réellement. Ceux-là même dont la conduite étoit contraire à.
ces Loix, ne laiflbient pas de bien placer leur eftime, peu étant parvenus
à ce degré de corruption , de ne pas condamner , du moins dans les autres,
les fautes dont ils étoient eux-mêmes coupables : ce qui fit que parmi la dé-
pravation même des mœurs, les véritables bornes de la Loi de Nature qui
doit être la Règle de la Vertu &. du Vice , furent allez bien confervées , de
forte que les Docteurs infpirez n'ont pas même fait difficulté dans leurs exhor-
tations d'en appeller à la commune réputation: Que toutes les chofes qui font
aimables , dit S.Paul, que toutes les chofes qui font de bonne renommée, s'il y a
quelque vertu & quelque louange , penfez à ces chofes. Philip. Ch. IV. vs. 8-
§. 12. Je ne fai ïi quelqu'un ira fe figurer que j'ai oublié la notion que je
viens d'attacher au mot de Loi, lorfque je dis que la Loi par laquelle les
hommes jugent de la Vertu & du Vice, n'eft autre chofe que le confente-
ment de fimples Particuliers , qui n'ont pas afiez d'autorité pour faire une
Loi , & fur-tout , puifque ce qui eft fi néceflàire & fi effentiel à une Loi
leur manque, je veux dire la puiffance delà faire valoir. Maisjecroi pou-
voir dire que quiconque s'imagine que l'approbation &le blâme ne font pas
de puilfans motifs pour engager les hommes à fe conformer aux opinions &
aux maximes de ceux avec qui ils converfent , ne paroît pas fort bien inf-
truit de l'Hiftoire du Genre Humain , ni avoir pénétré fort avant dans la
nature des hommes, dont il trouvera que la plus grande partie fe gouverne
principalement , pour ne pas dire uniquement, par la Loi de la Coutume:
d'où vient qu'ils ne penfent qu'à ce qui peut leur conferver l'eftime de
ceux-
Ce) Hif» tgo plHribui ntminil/Ht nnam rtm rftcltirtiri vel».
Des Relations Morales. Liv. IL 3.83
ceux qu'ils fréquentent, fans fe mettre beaucoup en peine des Loix de Cmap.
Dieu ou de celles du Magiftrat. Pour les peines qui font attachées à fin- XXVIII
fraction des Loix de Dieu, quelques-uns, & peut-être la plupart y font
rarement de ferieufes réflexions ; & parmi ceux qui y penlent , il y en a
plufieurs qui fe figurent à mefure qu'ils violent cette Loi , qu'ils fe recon-
cilieront un jour avec celui qui en eft l'Auteur: & à l'égard des châtimens
qu'ils ont à craindre de la part des Loix de l'Etat , ils fe flattent fouvent de
l'efperance de l'impunité. Mais il n'y a point d'homme qui venant à faire
quelque chofe de contraire à la coutume & aux opinions de ceux qu'il fré-
quente, & à qui il veut fe rendre recommandable , puifle éviter la peine de
leur eenfure & de leur dédain. De dix mille hommes il ne s'en trouvera pas
un feul qui aît affez de force & d'infenlibilité d'efprit, pour pouvoir fup-
porter le blâme & le mépris continuel de fa propre Cotterie. Et l'homme
qui peut être fatisfait de vivre conftammentdécredité& en difgrace auprès
de ceux-là même avec qui il eft en focieté, doit avoir une difpofition d'ef-
prit fort étrange , & bien différente de celle des autres hommes. 11 s'eft trouvé
bien des gens qui ont cherché la folitude, & qui s'y font accoutumez : mais per-
fonne à qui il foit refté quelque fentiment de fa propre nature, ne peut vi-
vre en focieté, continuellement dédaigné & méprifé par fes Amis & par
ceux avec qui il converfe. Un fardeau fi pefant eft au deffus des forces hu-
maines ; & quiconque peut prendre plaifir à la compagnie des hommes , &
fouffrir pourtant avec infenfibilité le mépris & le dédain de fes compa-
gnons , doit être un compofé bizarre de contradictions abfolument incom-
patibles.
§. 13. Voilà donc les trois Loix auxquelles les Hommes rapportent leurs Trois Rè Ies d||
actions en différentes manières, la Loi de Dieu, la Loi des Sociétez Poli- Bifn motai &
tiques , & la Loi de la Coutume ou la Cenfure des Particuliers. Et c'eft Mal mora1,
par la conformité que les actions ont avec l'une de ces Loix qneles hommes
fe règlent quand ils veulent juger de la rectitude morale de ces actions, <Sc
les qualifier bonnes ou mauvaifes.
§. 14. Soit que la Règle à laquelle nous rapportons nos actions volontai-
res comme à une pierre-de-touche par où nous puiflîons les examiner, ju-
ger de leur bonté, & leur donner, en conféquence de cet examen, un
certain nom qui eft comme la marque du prix que nous leur affignons,foit,
dis-je, que cette règle foit prife de la Coutume du Païs ou de la volonté
d'un Légiflateur, l'Efpritpeut obferver aifément le rapport qu'une action a
avec cette Règle, & juger fi l'action lui eft conforme ou non. Et par-là
il a une notion du Bien ou du Mal moral qui eft la conformité ou la non-
conformité d'une action avec cette Règle, qui pour cet effet eft fouvent
appellée Retlitude morale. Or comme cette Règle n'efl qu'une collection
de différentes Idées fimples , s'y conformer n'eft autre chofe que difpofer
l'action de telle forte que les Idées fimples qui la compofent, puiffent cor-
respondre à celles que la Loi exige. Par où nous voyons comment les
Etres ou Notions morales fe terminent à ces Idées fimples que nous rece-
vons par Senfation ou par Reflexion, & qui en font le dernier fondement.
Confierons par exemple l'idée complexe que nous exprimons par le mot de
Nnz Meur-
2,84 Du Relations Morales. Liv. II.
Ciur. Meurtre. Si nous l'épluchons exactement & que nous examinions toutes
XX. VIII. les idées particulières qu'elle renferme, nous trouverons qu'elles ne font au-
tre choie qu'un amas d'Idées fimples qui viennent de la Réflexion ou de la
Scnfaticn, ( car premièrement par la Reflexion que nous faifons fur les opé-
rations de notre Efprit nous avons les Idées de vouloir, de délibérer, de
réfoudre par avance, de fouhaiter du mal à un autre, d'être mal intention-
né contre lui 9 comme aufli les idées de vie ou de perception & de faculté
de fe mouvoir. La Senfation en fécond lieu nous fournit un aiTembiage de
toutes les idées fimples & fenfibles qu'on peut découvrir dans un homme,
& d'une action particulière par où nous détruifons la perception & le mou-
vement dans un tel homme ; toutes lefquelles idées fimples font comprifet
dans le mot de Meurtre. Selon que je trouve que cette collection d'Idées
fimples s'accorde ou ne s'accorde pas avec l'eftime générale dans le Païs où
j'ai été élevé, & qu'elle y eft jugée par la plupart digne de louange ou de
blâme, je la nomme une aftion vertueufe ou vicieufe. Si je prens pour rè-
gle la Volonté d'un fupréme&invifible Légiilateur , comme je fuppofe en
ce cas-là que cette action eft commandée ou défendue de Dieu, je l'appel-
le bonne ou mauvaife, un Péché ou un Devoir; & fi j'en juge par rap-
port à la Loi Civile, à la Règle établie par le pouvoir Légiilatif du Païs,
je dis qu'elle eflpermife ou non permife, qu'elle eft criminelle , ou non cri-
minelle. De forte que d'où que nous prenions la règle des AcT-ions Morales ,
de quelque mefure que nous nous fervions pour nous former des Idées des
Vertus ou des Vices , les Actions morales ne font compofées que de col-
lections d'Idées fimples que nous recevons originairement de la Senfla-
tion ou de la Reflexion; & leur rectitude ou obliquité confifte dans là
convenance ou la difleonvenance qu'elles ont avec des modelles preferks par
quelque Loi.
ce qu'il T a de §. 15. Pour avoir des idées juftes des Actions Morales, nous devons les
Âa.'ons'e"^ ''n confiderer fous ces deux égards. Premièrement, entant qu'elles font cha-
rappon des cune à part & en elles-mêmes compofées de telle ou telle collection d'Idées
KegïeTia? "s fimples. Ainfi, YTvrogneric o\x\t Menfonge renferment tel ou tel amas d'Idées
fimples que j'appelle Modes Mixtes ; & en ce fens ce font des Idées tout autant
pofltives &z abfolucs que l'action d'un Cheval qui boit ou d'un Perroquet qui
parle. En fécond lieu, nos aftions font confiderées comme bennes, mau-
vaifles, ou indifférentes, & à cet égard elles font relatives : car c'eft leur
convenance ou difeonvenance avec quelque Règle, qui les rend régulières
ou irréguliéres, bonnes ou mauvaifes; & ce rapport s'étend aufli loin que
s'étend la comparaifon qu'on fait de ces Actions avec une certaine Règle,
& que la dénomination qui leur elt donnée en vertu de cette comparaifon.
Ainfi l'action de défier & de combattre un homme, confiderée comme un cer-
tain Mode pofitif, ou une certaine efpèce d'action diftinguée de toutes les
autres par des idées qui lui font particulières, s'appelle Duel: laquelle aètion
confiderée par rapport à la Loi de Dieu, mérite le nom de péché , par rap-
port à la Loi de la Coutume pafie en certains Païs pour une action de va-
leur & de vertu ; & par rapport aux Loix municipales de certains Couver-
îiemens eft un crime capital. Daas ce cas , lorfque le Mode pofitif a diffe-
rens
Les Relations Mordes. Liv. IF. 2^5-
rens noms félon les divers rapports qu'il a avec la Loi, la diftinétion eftauffi Ciop.
facile à obferver que dans les Subfhnces, où un feu] nom, par exemple ce- XXVIII.
lui d'Homme , eft employé pour fignifier la choie même; & un autre com-
me celui de Père pour exprimer la Relation.
§. 16. Mais parce que fort Couvent l'idée pofitive d'une aclion& celle de ^u>aédtT'îaiota'
fa relation morale, Cont compriCes Cous unfeul nom, & qu'un même terme no"s trompe
efb employé pour exprimer le Mode ou l'Action, & fa rectitude ou Conobli- ouvcm'
quité morale; on rellechit moins fur la Relation même, & fortfouvent on
ne met aucune diftinétion entre l'idée pofitive de l'Action & le rapport qu'elle
a à une certaine Règle. En confondant ainii fous un même nom ces deux
confédérations diftinctes , ceux qui Ce laiifent trop aiCément préoccuper par
l'impreffion des Cons , & qui Cont accoutumez à prendre les mots pour des
choies, s'égarent Couvent dans les jugemens qu'ils Cont des Actions. Par
exemple, boire du vin ou quelque autre liqueur forte jufqu'à en perdre l'u-
fage de la Raifon, c'eft ce qu'on appelle proprement s'enyvrer: mais com-
me ce mot fignifie aufli dans l'ufage ordinaire la turpitude morale qui eft dans
l'action par oppoficion à la Loi, les hommes font portez à condamner tout
ce qu'ils entendent nommer yvrejje, comme une aclion mauvaife & contrai-
re à la Loi Morale. Cependant s'il arrive à un homme d'avoir le cerveau
troublé pour avoir bu une certaine quantité de vin qu'un Médecin lui aura
preferit pour le bien de fa fanté, quoi qu'on puiffe donner proprement le
nom d'yvrej/e à cette action, à la confiderer comme le nom d'un tel Mode
Mixte , il elt vifible que confiderée par rapport à la Loi de Dieu &dans le
rapport qu'elle a avec cette fouveraine Règle, ce n'eft point un péché ou
une transgreffiondelaLoi , bien que le mot d'yvi 'Remporte ordinairement
une telle idée.
§. 17. En voilà affez fur les actions humaines confiderées dans la relation tes Relations
qu'elles ont à la Loi, & que je nomme pour cet effet des Relations Mo- (jîês. mnombra"
raies.
Il faudroit un Volume pour parcourir toutes les efpèces de Relations.
On ne doit donc pas attendre que je les étale ici toutes. Ilfiifïitpourmon
prélent deffein de montrer par celles qu'on vient de voir, quelles font les
Idées que nous avons de ce qu'on nomme Relation, ou Rapport : confédé-
ration qui eft d'une fi vafte étendue, fidiverfe, & dont les occafions Cont
en fi grand nombre ( car il y en a autant qu'il peut y avoir d'occafionsde
comparer leschoCcs l'une à l'autre) qu'il n eft pasCort aiCé de les réduire à
des régies préciCes, ou à certains chefs particuliers. Ceiles dont j'ai Cait
mention, font, je croi, des plus confiderables & peuvent fervir à faire voir
d'où c'eft que nous recevons nos idées des Relations, & fur quoi elles font
fondées. Mais avant que de quitter cette matière , permettez-moi de dé-
duire de ce que je viens de dire, les obfervations Cuvantes.
%, 18. La première eft, qu'il eft évident que toute Relation fe termine SnsfeVeïi6,
à ces Idées limples que nous avons reçu par Senfation ou par Réflexion, que mirent à des
c'en eft le dernier fondement; de forte que ce que nous avons nous-mêmes Idees '"P1"'
dans l'ECprit en penCant, (fi nous penCons effectivement à quelque choCe,
ou qu'il y ait quelque Cens à ce que nous penfons) tout ce qui eft l'objet de
N n 3 nos
i8<> Des Relations Morales. Liv. II.
CH>pi nos propres penfées ou que nous voulons faire entendre aux autres lorsque
XXVIII. nous nous fervons de mots, & qui renferme quelque relation, tout cela,
dis-je, n'eft autre chofe que certaines Idées fimples, ou un afTemblage de
quelques Idées fimples , comparées l'une avec l'autre. La chofe eft fi vi-
iible dans cette efpèce de Relations que j'ai nommé proportionnelles, que rien
ne peut l'être davantage. Car lorsqu'un homme dit , Le Miel eft plus doux
que la Cire , il eft évident que dans cette relation fes penfées fe terminent à
l'idée fimple de douceur; &il en eft de même de toute autre relation, quoi
que peut-être quand nos penfées font extrêmement compliquées , on fafie
rarement réflexion aux Idées fimples dont elles font compofées. Par exem-
ple, lorsqu'on employé le mot de Père, premièrement on entend par-là
cette efpèce particulière , ou cette idée collective fignifiée par le mot hom-
me ; fecondement , les idées fimples & fenfibles , lignifiées par le terme de
génération ; & en troifiéme lieu , fes effets , & toutes les idées fimples qu'em-
porte le mot $ Enfant. Ainfi le mot d'Ami étant pris pour un homme qui
aime un autre homme 13 eft prêt à lui faire du bien, contient toutes les Idées
fuivantes qui le compofent; premièrement, toutes les idées fimples corn-
prifes fous le mot Homme, ou Etre intelligent; en fécond lieu, l'idée d'a-
mour ; en troifiéme lieu , l'idée de dispojition à faire quelque chofe ; en qua-
trième lieu l'idée d'atlion qui doit êtte quelque efpèce de penfee ou de mou-
vement, & enfin l'idée dtBien, qui fignifie tout ce qui peut lui procurer
du bonheur, & qui à l'examiner de près, fe termine enfin à des idées fim-
ples & particulières , dont chacune eft renfermée fous le terme de Bien en
général, lequel terme ne fignifie rien, s'il eft entièrement feparé de toute
idée fimple. Voilà comment les termes de Morale fe terminent enfin,
comme tout autre, à une collection d'idées fimples, quoi que peut-être de
plus loin , la lignification immédiate des termes Relatifs contenant fort fou-
vent des relations fuppofées connues, qui étant conduites comme à la trace
de l'une à l'autre ne manquent pas de fe terminer à des Idées fimples.
n'oirraen't"^1'11" §• I9- La féconde chofe que j'ai à remarquer, c'eft que dans les Rela-
notionauffi cià.e tions nous avons pour l'ordinaire, fi ce n'eft point toujours, une idée auffi
de u Refarion ' claire du rapport , que des Idées fimples fur lesquelles il eft fonde , la cane-
3.".de,lon fon" nance ou l-1 disconvenance d'où dépend la Relation étant des chofes dont nous
avons communément des idées auflî claires que de quelque autre que ce foit,
parce qu'il ne faut pour cela que diftinguer les idées fimples l'une de l'autre,
ou leurs différensdégrez, fans quoi nous ne pouvons abfolument point avoir
de connoiffance diftuncte. Car fi j'ai une idée claire de douceur , de lumière
où d'étendue, j'ai auffi une idée claire d'autant, déplus, ou de moins de
chacune de ces chofes. Si je fai ce que c'eft à l'égard d'un homme d'être
né d'une femme, comme de Sempronia, je fai ce que c'eft à l'égard d'un
autre homme d'être né de la même Sempronia, & par-là je puis avoir une
notion auffi claire de la fraternité que de la naiffance, & peut-être plus clai-
re. Car ù je croyois que Sempronia a pris Titus de deffous un Chou , com-
me (i) on a accoutume de dire aux petits Enfans, &que par-là elle eft de-
venue
(i) Je ne fai fi l'on fe fe:t communeaent en France de ce tour , pour fatisfasre la corio
fittf
dément.
Des Relations Morales. Liv. II. %îj
venue fi Mère ; & qu'énfuite elle a eu Cajns de la même manière , j'aurois Chat.
une notion auffi claire de la relation de frère entre Titus & Cajus, que fi j'a- XX VI IL
vois tout le favoir des fages-femmes ; parce que tout le fondement de cette
relation roule fur cette notion, que la même femme a également contribué
à leur naiffance en qualité de Mère ( quoi que je fuffe dans l'ignorance ou
dans l'erreur à l'égard de la manière ) &. que la naifTance de ces deux Enfans
convient dans cette circonllance, en quoi que ce foit qu'elle confifte effec-
tivement. Pour fonder la notion de fraternité qui efb ou n'eft pas entr'eux,
il me fuffit de les comparer fur l'origine qu'ils tirent d'une même perfonne,
fans que je connoiffe les circonilances particulières de cette origine. Mais
quoi que les idées des Relations particulières puiffent être auffi claires & auffi
diilincies dans l'Efprit de ceux qui les confiderent dùement , que les idées
des Modes -mixtes, & plus déterminées que celles des Subftances, cependant
les termes de Relation font fouvent auffi ambigus, & d'une lignification auffi
incertaine , que les noms des Subfiances ou des Modes mixtes ; & beaucoup
plus, que ceux des Idées fimples. La raifon de cela, c'eft que les termes
relatifs étant des lignes d'une comparaifon , qui fe fait uniquement par les
penfées des hommes , & dont l'idée n'exifte que dans leur Èfprit , les hom-
mes appliquent fouvent ces termes à différentes comparaifons de chpfes ,
félon leurs propres imaginations (i) qui ne correfpondent pas toujours à
l'imagination d'autres perfonnes qui fe fervent des mêmes mots.
§. 20. Je remarque en troifiéme lieu, que dans les Relations que je nom- 1-3 norion'deii
me morales, j'ai une véritable notion du Rapport en comparant l'action avec ml^e"".*? ifeu
une certaine Règle, foit que la Règle foit vraye, ou fauffe. Car fi je me- 'h^ ^'laquelle
fure une chofe avec une Aune, je lai fi la choie que je mefure eft plus Ion- compWe'to
gue ou plus courte que cette Aune prétendue, quoi que peut-être l'Aune vra>'c °u frufle,
dont je me fers, ne foit pas exactement julte, ce qui à la vérité eft une
Queftion tout-à-fait différente. Car quoi que la Règle foit fauffe & que je
me méprenne en la prenant pour bonne, cela n'empêche pourtant pas, que
la convenance ou la disconvenance qui fe remarque dans ce que je compare à
cette Règle, ne me faffe voir la relation. A la vérité en me fervant d'une
fauffe
fité des Enfans fur cet article. Je l'ai ouï e-n- fonne qui avoit l'Efprit julte & pénétrant,
ployer dans ce deflein. Quoi qu'il en foit , la furprife de ce nouveau caraélere qui lui pa-
chofe n'elt p-s de grande importance. On fe roillbit incompatible avec le premier, s écria,
fert en Anglois d'un tour un peu différent] Mais n'avez.- vous pas dit tout M heurt que c'é-
mais qui revient au même toit un très-bon homme? Oui vraiment , je l'ai
(1) 11 me fouvient à ce propos d'une plai- dit, repliqua-t-el!e auffitôt: mais jevousajju*
fante équivoque fondée fur ce que M. Locke re , Madame, qu'on nen vaut fis mieux four
dit ici. Deux Femmes converfant enfsmble, être bon: tarant fentir par le ton railleur dont
l'une vint à parler d'un certain homme de fa elle prononça ces dernières paroles qu'elle étoit
connoillance , 6c dit que c'etoit un très-bon fort furprife a fontour, que la perfonne qui
homme. Mais quelque temps après, s'étant lui faifoit une (i pitoyable Objection , eut
engagée à le caraiterifer plus particulièrement, vécu li long temps dans le monde fans s'être
elle ajouta que c'étoit un homme injufle, de apperçué d'une chofe fi trdinaire. C'eft que
mauvaife humeur, qui par fa dureté & fes dans le langage de celte bonne Femme, être
manières violente? fe rendoit infupportable à bon ne lîgnifîoit autre chofe qu'aller fouvent
fa Femme, à fes Enfans, & à tous ceux qui à l'Eglue, 6c s'acquitter exactement de tous
ivoient à faire avec lui. Sur cela l'autre pe> les devoirs extérieurs de la Religion.
a88 D?s Idées clair a à- obfcures t
C ir a p. fauffe règle Je ferai engagé par-là à mal juger de la rectitude morale de l'ac-
XXVIII. tion; parce que je ne l'aurai pas examinée par ce qui eft la véritable Règle;
mais je ne me trompe pourtant pas à l'égard du rapport que cette action a
avec la Règle à laquelle je la compare, ce qui en fait la convenance ou la
disconvenance.
Chaf.XXIX. CHAPITRE XXIX.
Des Idées claires £<? obfcures , dijiindes cjf confufes.
dwtd*" §• I- À Pre's avoir montré l'origine de nos Idées & fait une revûè" de
tes' d-autrcsoMiù- x\. leurs différentes efpèces ; après avoir confideré la différence qu'il
t&i & confufes. y a entre jes idées fimples & complexes,& avoir obfervé comment les Com-
plexes fe réduifent à ces trois fortes d'Idées, les Modes , les Subjlances & les
Relations: examen où doit entrer néceffairement quiconque veut connoître
à fond les progrès de fon Efprit dans fa manière de concevoir & de connoî-
tre les chofes : on s'imaginera peut-être qu'ayant parcouru tous ces chefs,
j'ai traité allez amplement des Idées. Il faut pourtant que je prie mon Lec-
teur, de me permettre de lui propofer encore un petit nombre de reflexions
qu'il me refte à faire fur ce fujet. La première eft, que certaines Idées font
claires & d'autres obfcures, quelques-unes diftintles & d'autres confufes.
la clarté & : r_obf- g. o. Comme rien n'explique plus nettement la perception de f Efprit
esp'uquéV pai^ que les mots qui ont rapport à la Vue, nous comprendrons mieux ce qu'il
comp-uaiibn à la faU[; entendre par la clarté & l'obfcurité dans nos Idées , fi nous faifons re-
flexion fur ce qu'on appelle clair & obfcur dans les Objets de la Vue. La
Lumière étant ce qui nous découvre les Objets vifibles, nous nommons
obfcur ce qui n'eit pas expofé à une lumière qui fuffife pour nous faire voir
exactement la figure & les couleurs qu'on y peut obferver , & qu'on y dif-
cerneroit dans une plus grande lumière. De même nos Idées fimples font
claires lorsqu'elles font telles , que les Objets mêmes d'où l'on les reçoit,
les préientent ou peuvent les préfenter avec toutes les circonftances requilos
à une fenfation ou perception bien ordonnée. Lorsque la Mémoire les con-
ferve de cette manière, & qu'elle peu: les exciter ainfi dans l'Efprit toutes
les fois qu'il a occafion de les confiderer , ce font en ce cas-là des Idées clai-
res. Et autant qu'il leur manque de cette exactitude originale, ou qu'elles
ont, pour ainfi dire, perdu de leur première fraîcheur, étant comme ter-
nies & flétri js par le temps, autant font-elles obfcures. Quant aux Idées
complexes, comme elles font compofées d'Idées fimples, elles font claires
quand les Idées qui en font partie , font claires ; & que le nombre & l'ordre
des Idées fimples qui compofent chaque idée complexe, eft certainement
fixé & déterminé dans l'Efprit.
Qucii« font ie« g. 3. La caufe de l'obfcurité des Idées fimples, c'eft ou des organes
té'dcs u««!rcim" groifiers , ou des imprefïions foibles & tranfitoires faites par les Objets, ou
bien la foiblefTe de la Mémoire qui ne peut les retenir comme elle les a re-
çues.
Des Idées claires & obfc tires , âijlintles à- confufes. L i v. 1 1. 189
çuè's. Car pour revenir encore aux Objets vifibles qui peuvent nous aider CHAP.XXIX.
à comprendre cette matière; fi les organes ou les facultez de Ja Perception ,
femblables à de la Cire durcie par le froid, ne reçoivent pas l'impreliion du
Cachet, en conféquence de la preflion qui fe fait ordinairement pour en
tracer l'empreinte , ou fi ces organes ne retiennent pas bien l'empreinte du
cachet, quoi qu'il foit bien appliqué, parce qu'ils refTemblent à de la Cire
trop molle où l'impreliion ne le conferve pas long-temps, ou enfin parce
que le feau n'efl pas appliqué avec toute la force nécelTaire pour faire une
impreffion nette & diitincle, quoi que d'ailleurs la Cire foit dispofée com-
me il faut pour recevoir tout ce qu'on y voudra imprimer; dans tous ces cas
l'imprelïion du feau ne peut qu'être obfcure. Je ne croi pas qu'il foit né-
celTaire d'en venir à l'application pour rendre cela plus évident.
5. 4. Comme une Idée claire elt celle dont l'Efprit a une pleine & évi- ce que c'eft qu'a,
dente perception, telle qu'elle elt quand il la reçoit d'un Objet extérieur &confufe.fti"ae
qui opère dûement fur un organe bien difpofé ; de même une idée diflincle
eft celle où l'Efprit apperçoit une différence qui la diftingue de toute autre
idée : & une idée confufe eft celle qu'on ne peut pas fuflifamment diftinguer
d'avec une autre, de qui elle doit être différente.
§. 5. Mais, dira-t-on, s'il n'y a d'Idée confufe que celle qu'on ne. peut objeaion.
pas fuffifamment diftinguer d'avec une autre de qui elle doit être différente,
il fera bien difficile de trouver aucune idée confufe : car quoi que puiffe être
une certaine idée, elle ne peut être que telle qu'elle eft apperçuè' par l'Ef-
prit; & cette même perception la diftingue fuffifamment de toutes autres
Idées qui ne peuvent être autres, c'eft-à-dire différentes, fans qu'on s'ap-
perçoive qu'elles le font. Par conféquent, nulle idée ne peut être dans l'in-
capacité d'être diftinguée d'une autre de qui elle doit être différente^ moins
que vous ne la veuilliez fuppofer différente d'elle-même, car elle eft évidem-
ment différente de toute autre.
g. 6. Pour lever cette difficulté & trouver le moyen de concevoir au jufte La confufion des
ce que c'eft qui fait la confufion qu'on attribué' aux Idées , nous devons "1° nc^ai-on*
conliderer que les chofes rangées fous certains noms diftinéls font fuppofées te»' donne,
allez différentes pour être diftinguées, en forte que chaque efpèce puiffe
être défignée par fon nom particulier, & traitée à part dans quelque occa-
fion que ce foit: & il eft de la dernière évidence qu'on fuppofe que la plus
grande partie des noms différens lignifient des chofes différentes. Or cha-
que Idée qu'un homme a dans l'Efprit, étant vifiblement ce qu'elle cil,
& diftincle de toute autre Idée que d'elle-même; ce qui la rend confufe,
c'eft lorsqu'elle eft telle , qu'elle peut être auffi bien défignée par un
autre nom que par celui dont on fe fert pour l'exprimer, ce qui arrive lors-
qu'on néglige de marquer la différence qui conferve de la diftinclion entre
ks chofes qui doivent être rangées fous ces deux différens noms, &qui fait
que quelques-unes appartiennent à l'un de ces Noms, & quelques autres à
l'autre , & dès-lors la diftinétion qu'on s'étoit propofé de conferver par le
moyen de ces différens Noms, eft entiérment perdue.
§. 7. Voici, à mon avis, les principaux défauts qui caufent ordinaire- Défauts qui c*n-
inent cette confufion. d«ti£eTfuCtm
O 0 Le
190 Des Idées claires & obfcures ,
'Ciîap.XXîX. Le premier eft, lorsque quelque idée complexe, ( car ce font les Idées
Premier défaut: complexes qui font le plus fujettes à tomber dans la confufion) eft compo-
tes idées com- f^e ^>an trop petit nombre d'Idées fimples, & de ces Idées feulement qui
plexes compofees .- • ■ j> 1 r < 1 J-rr- - r n
de trop peu d'i- font communes a d autres choies , par ou les différences qui font que cette
dees lunpks. Idée mérite un nom particulier , font laiffées à l'écart. Ainfi, celui qui a
une idée uniquement compofée des idées fimples d'une Béte tachetée, n'a
qu'une idéeconfufe d'un Léopard, qui n'eftpas fuffifamment diftingué par-là
d'un Lynx & de plufieurs autres Bétes qui ont la peau tachetée. De forte
qu'une telle idée , bien que defignée par le nom particulier de Léopard, ne
peut être diftinguée de celles qu'on défigne par les noms de Lynx ou de
Panthère , & elle peut auffi bien recevoir le nom de Lynx que celui de
Léopard. Je vous lailTe à penfer combien la coutume de définir les mots par
des termes généraux, doit contribuer à rendre confufes & indéterminées
les idées qu'on prétend défigner par ces termes-là. Il eft évident que les
Idées confufes rendent l'ufage des mots incertain , & détruifent l'avantage
qu'on peut tirer des noms diftinfts. Lorsque les Idées que nous défignons
par différens termes , n'ont point de différence qui réponde aux noms dif-
tincls qu'on leur donne, de forte qu'elles ne peuvent point être diitinguées
par ces noms-là, dans ce cas elles font véritablement confufes..
second défaut .- g. 8- Un autre défaut qui rend nos Idées confufes, c'eft lors qu'encore
qui fomem un'" 1UQ 'es Idées particulières qui compofent quelque idée complexe , foient
idée complexe, en allez grand nombre, elles font pourtant fi fort confondues enfemble
fondue"enfcmbie". <311'^ n'e1^ Pas a^ de difeerner fi cet amas appartient plutôt au nom qu'on
donne à cette idée-là, qu'à quelque autre nom. Rien n'eft plus propre à
nous faire comprendre cette confufion que certaines Peintures qu'on montre
ordinairement comme ce que l'Art peut produire de plus furprenant, où
les couleurs de la manière qu'on les applique avec le pinceau fur la plaque
ou fur la Toile , repréfentent des figures fort bizarres & fort extraordinai-
res, & paroiffent pofées au hazard & fans aucun ordre. Un tel Tableau
compofé de parties où il ne paroit ni ordre ni fymmetrie, n'eft pas en lui-
même plus confus que le Portrait d'un Ciel couvert de nuages, que perfon*
ne ne s'avife de regarder comme confus quoi qu'on n'y remarque pas plus
de fymmetrie dans les figures ou dans l'application des couleurs. Qu'eft-ce
donc qui fait que le premier Tableau paflè pour confus, fi le manque de
fymmetrie n'en eft pas la caufe, comme il ne l'eft pas certainement, puis-
qu'un autre Tableau, fait Simplement à l'imitation de celui-là, ne feroit
point appelle confus? A cela je répons, que ce qui le fait paffer pour con-
fus, c'eft de lui appliquer un certain nom qui ne lui convient pas plus dif-
tinétement que quelque autre. Ainfi, quand on dit que c'eft le Portrait
d'un Homme ou de Céfar, on le regarde dès-lors avec raifon comme quelque
chofe de confus, parce que dans l'état qu'il paraît, on ne fauroit connoître
que le nom d'Homme ou de Céfar lui convienne mieux que celui de Singe
ou de Pompée; deux noms qu'on fuppofe lignifier des idées différentes de
celles qu'emportent les mots d'Homme ou de Céfar. Mais lorfqu'un Mi-
roir Cylindrique placé comme il faut par rapport à ce Tableau, a fait pa-
roître ces traits irréguliers daus leur ordre, & dans leur jufte proportion,
la
■
dijlinftes & confufes. Liv. II. z$\
la confufion difparoît dès ce moment, & l'Oeil apperçok auffi-tôt que Chap.
ce Portrait eft un Homme ou Céfar, c'eft- à-dire, que ces noms-là lui con- XXIX.
viennent véritablement & qu'il eft fuffifamment diftingué d'un Singe ou
de Pompée , c'eft-à-dire , des idées que ces deux noms lignifient. Il en
eft juftement de même à l'égard de nos idées qui font comme les pein-
tures des chofes. Nulle de ces peintures mentales , j'ofe m'exprimer
ainfi, ne peut être appellée confufe, de quelque manière que leurs par-
ties foient jointes enfemble , car telles qu'elles font, elles peuvent être
diftinguées évidemment de toute autre, jufqu'à ce qu'elles foient rangées
fous quelque nom ordinaire auquel on ne fauroit voir qu'elles appartien-
nent plutôt qu'à quelque autre nom qu'on reconnoit avoir une fignification
différente.
§. 9. Un troifiéme défaut qui fait fouvent regarder nos Idées comme Troifiéme caufe
confufes, c'eft quand elles font incertaines & indéterminées. Ainfi l'on de la confufion de
voit tous les jours des gens qui ne faifant pas difficulté de fe fervirdes mots font încertâinesec
ulitez dans leur Langue maternelle , avant que d'en avoir appris la fignifica- '"déterminées,
tion précife , changent l'idée qu'ils attachent à tel ou tel mot, prefque auffi
fouvent qu'ils le font entrer dans leurs difeours. Suivant cela, l'on peut di-
re, par exemple, qu'un homme a une idée confufe de YEglife & de XJclola-
trie, lorfque par l'incertitude où il eft de ce qu'il doit exclurre de l'idée de
ces deux mots, ou de ce qu'il doit y faire entrer toutes les fois qu'il penfe à
l'une ou à l'autre, il ne fe fixe point conftamment à une certaine combi-
naifon précife d'Idées qui compofent chacune de ces Idées ; & cela pour
la même raifon qui vient d'être propofee dans le Paragraphe précèdent, fa-
voir , parce qu'une Idée changeante ( fi l'on veut la faire palïer pour une
feule idée) n'appartient pas plutôt à un nom qu'à un autre, & perd par
conféquent la diltinélion pour laquelle les noms diftincls ont été inventez.
§. 10. On peut voir par tout ce que nous venons de dire, combien les
Noms contribuent à cette dénomination à' Idées difiintles & confufes, fi l'on
les regarde comme autant de lignes fixes des choies , lesquels félon qu'ils
font différens lignifient des chofes diftincles, & confervent de la diftinc-
tion entre celles qui font effectivement différentes , par un rapport fecret
& imperceptible que l'Eiprit met entre fes Idées & ces noms-là. C'eft ce
que l'on comprendra peut-être mieux après avoir lu & examiné ce que je
dis des Mots dans le Troifiéme Livre de cet Ouvrage. Du refte, fi l'on ne
fait aucune attention au rapport que les Idées ont des noms diftinfts con-
fiderez comme des fignes de chofes diftinèles , il fera bien mal-aifé de dire
ce que c'eft qu'une Idée confufe. C'eft pourquoi lorsqu'un homme défigne
par un certain nom une efpèce de chofes ou une certaine chofe particulière
diftinéte de toute autre , l'idée complexe qu'il attache à ce nom , eft d'au-
tant plus diftinéte que les idées font plus particulières , & que le nombre
& l'ordre des Idées dont elle eft compofée, eft plus grand & plus déterminé.
Car plus elle renferme de ces Idées particulières, plus elle a de différences
fenfibles par où elle fe conferve diftincle & feparée de toutes les idées qui
appartiennent à d'autres noms , de celles - là même qui lui refJemblent le
plus , ce qui fait qu'elle ne peut être confondue avec elles.
Oo 2 §. 11. La
1 9 1 Des Idées claires & obfcures ,'
Cîiap. §. il. La confufion, qui rend. difficile la feparation de deux- chofes qui
XXIX. devroierit être feparées , concerne toujours deux Idées, & celles-là fur-tout
La confuUon te- qui font le plus approchantes l'une de l'autre. C'eft pourquoi toutes les fois
Heu* iteM.1"* que nous foupçonnons que quelque Idée foit confufe , nous devons exami-
ner quelle eft l'autre idée qui peut être confondue avec elle , ou dont elle
ne peut être aifément feparee , & l'on trouvera toujours que cette autre Idée
eft défignée par un autre nom, &doit être par confequent unechofe diffé-
rente, dont elle n'eft pas encore affez diftinéte parce que c'eft ou la même,
ou qu'elle en fait partie , ou du moins qu'elle eft aufii proprement délignée
par le nom fous lequel cette autre eft rangée, & qu'ainfielle n'en eft pas fi
différente que leurs divers noms le donnent à entendre*
§. 12.- C'eft là, je penfe, la confufion qui convient aux Idées, & qui a
toujours un fecret rapport aux noms. Et s'il y a quelque autre confuiion
d'Idées, celle-là du moins contribué plus qu'aucune autre à mettre du def-
ordre dans les penfées & dans les difeours des hommes : car la plupart des
idées dont les hommes raifonnent en eux-mêmes , & celles qui font le conr
tinuel fujet de leurs entretiens avec les autres hommes, ce font celles à qui
l'on a donné des noms. C'eft pourquoi toutes les fois qu'on fuppofe deux
Idées différentes , défignées par deux différens noms, mais qu'on ne peut
pas diftinguer iï facilement que les fons mêmes qu'on employé pour lesdé-
îigner; dans de telles rencontres il ne manque jamais d'y avoir de la confu-
iion : & au contraire lorfque deux Idées font auiîi diftinétes que les Idées
des deux fuiis par lefquels on les défigne , il ne peut y avoir aucune confu-
iion entre elles. Le moyen de prévenir cette confufion, c'eft d'affembler
& de réunir dans notre Idée complexe, d'une manière auffi précife qu'il
eft polîible, tout ce qui peutfervir à la faire diftinguer de toute autre idée,
& d'appliquer conftamment le même nom à cet amas d'idées, ainfi unies
en nombre fixe, & dans un ordre déterminé. Mais comme cela n'accom-
mode ni la pareffe ni la vanité des hommes , & qu'il ne peut fervir à autre
chofe qu'à la découverte & à la défenfe de la Vérité, qui n'eft pas toujours
le but qu'ils fe propofent , une telle exactitude eft une de ces chofes qu'on
doit plutôt fouhaiter qu'efperer. Car comme l'application vague des noms
à des idées indéterminées, variables & qui font prefque de purs néants, fert
d'un côté à couvrir notre propre ignorance, & de l'autre à confondre &
embarraffer les autres , ce qui pallé pour véritable favoir& pour marque de
fupériorité en fait de connoiffance , il ne faut pas s'étonner que la plupart
des hommes faffent un tel ufage des mots , pendant qu'ils le blâment en au-
trui. Mais quoi que je croie qu'une bonne partie de l'obfcurité qui fe ren-
contre dans les notions des hommes, pourroit être évitée fi i'ons'attachoit
à parler d'une manière plus exaéle & plus fincére ; je fuis pourtant fort é-
loigné de conclurre que tous les abus qu'on commet fur cet article foient
volontaires. Certaines Idées font fi complexes , & compofées de tant de
parties, que la Mémoire ne fauroit aifément retenir au julle la mémecom-
binaifon d'Idées fimples fous le même nom: moins encore fommes-nous ca-
pables de deviner conftamment quelle eft précifément l'Idée complexe
qu'un tel nom fignifie dans l'ufage qu'en fait une autre perfonne. La pre-
mière
diftiniïes & conftifes. Liv. II. i<)3
miere de ces chofes,met de la confufion dans nos propres fentimens&dans CiiAr.
les raifonnemens que nous faifons en nous-mêmes, & la dernière dans XXIX,
nos difcours & dans nos entretiens avec les autres hommes. Mais com-
me j'ai traité plus au long, dans le Livre fuivant, des Mots & de l'abus
qu'on en fait , je n'en dirai pas davantage dans cet endroit.
§. 13. Comme nos Idées complexes confident en autant de combinaifons ^^""nT
de diverfes Idées limples, elles peuvent être fort claires & fort diftincles être ciaues d'un
d'un coté, & fort obicures & fort confufes de l'autre. Par exemple, fi un f°sted'e i'ïu:t°ê,u'
homme parle d'une figure de mille cotez, l'idée de cette figure peut être
fort obfcure dans fon EJprit, quoi que celle du Nombre y foit fort diftinc-
te ; de forte que pouvant difeourir & faire des démonftrations fur cette par-
tie de fon Idée complexe qui roule fur le nombre de mille, il eft porté à croi-
re qu'il a auffi une idée diftincle d'une Figure de mille cotez , quoi qu'il
foit certain qu'il n'en a point d'idée précife, de forte qu'il puifle diftinguer
cette Figure d'avec une autre qui n'a que neuf cens nonante neuf cotez. Il
s'eft introduit d'afléz grandes erreurs dans les penfées des hommes , & beau-
coup de confufion dans leurs difcours , faute d'avoir obfervé cela.
g. 14. Que fi quelqu'un s'imagine avoir une idée diftincle d'une Figure n peut arrivet
de mille cotez, qu'il en fafle l'épreuve en prenant une autre partie de la ^"dans^01"
même matière uniforme, comme d'or ou de cire, qui foit d'une égale raifonnemens
grolïeur, & qu'il en fafle une figure de neuf cens nonante neuf cotez. 11 £°eund"g £"dc
elt hors de doute qu'il pourra diftinguer ces deux idées l'une de l'autre par à «la.
le nombre des cotez, & raifonner diftinctement fur leurs différentes pro-
prietez , tandis qu'il fixera uniquement fes penfées & fes raifonnemens fur ce
qu'il y a dans ces Idées qui regarde le nombre, comme que les cotez de
l'une peuvent être divifez en deux nombres égaux, & non ceux de l'autre,
&C. Mais s'il veut venir à diftinguer ces idées par leur figure, il fe trouve-
ra d'abord hors de route , & dans l'impuilTance, à mon avis, de former
deux idées qui foient diftincles l'une de l'autre , par la fimple. figure que ces
deux pièces d'or préfentent à fon Efprit , comme il feroit, fi les mêmes
pièces d'or étoient formées l'une en Cube, & l'autre dans une figure de
cinq cotez. Du refte, nous fommes fort fujets à nous trompei' nous-mê-
mes, & à nous engager dans de vaines difputes avec les autres au fujet de
ces idées incomplètes, & fur-tout lorfqu'elles ont des noms particuliers &
généralement connus. Car étant convaincus en nous-mêmes de ce que
nous voyons de clair dans une partie de l'Idée ; & le nom de cette idée , qui
nous eft familier, étant appliqué à toute l'idée, à la partie imparfaite &
obfcure auffi bien qu'à celle qui eft claire & diftincle , nous fommes portez
à nous fervir de ce nom pour exprimer cette partie confufe, & à en tirer
des conclulions par rapport à ce qu'il ne fignifie que d'une manière obfcu-
re, avec autant de confiance que nous le faifons à l'égard de ce qu'il figni-
fie clairement.
§. 15. Ainfi, comme nous avons fouvent dans la bouche le mot iïEter- «u'dani de
»;'/<?, nous fommes portez à croire, que nous en avons une idée pofitive& l'Jtteinité.
complète, ce qui eft autant que fi nous difions , qu'il n'y a aucune partie
4e cette durée qui ne foit clairement contenue dans notre idée. Il eft vrai
O 0 3 que
î94 Des Idées claires & obfcttres ,
Cu Aï\ que celui qui fe figure une telle chofe, peut avoir une idée claire delaDu-
XXIX. rée. Il peut avoir, outre cela, une idée fort évidente d'une très-grande
étendue de durée , comme auffi de la comparaifon de cette grande étendue*
avec une autre encore plus grande. Mais comme il ne lui eft pas poffible
de renfermer tout à la fois dans fon idée de la Durée , quelque vafte qu'elle
foit, toute l'étendue d'une durée qu'il fuppofe fans bornes, cette partie de
fon idée qui eft toujours au delà de cette vafte étendue de durée, & qu'il
fe repréfente en lui-même dans fon Efprit, eft fort obfcure & fort indéter-
minée. De là vient que dans les difputes & les raifonnemens qui regardent
l'Eternité, ou quelque autre Infini , nous fommes fujets à nous embarraffer
Exem nous-mêmes dans de manifeftes abfurditez.
pie, dans îa di- §. io\ Dans la Matière nous n'avons guère d'idée claire de la petiteffe
Màt/cîèt de "* ^e ^es Parties au delà de la plus petite qui puiffe frapper quelqu'un de nos
Sens ; & c'eft pour cela que lorfque nous parlons de la Divisibilité de la Ma-
tière à V infini^ quoi que nous avions des idées claires de divifion &de divifi-
bilité , auiîi bien que de parties détachées d'un Tout par voye de divifion,
nous n'avons pourtant que des idées fort obfcures & fort confufes des cor-
pufcules qui peuvent être ainfi divifez , après que par des divifions précé-
dentes ils ont été une fois réduits à une petiteffe qui va beaucoup au delà de
la perception de nos Sens. Ainfi , tout ce dont nous avons des idées claires
& diftincles, c'eft de ce qu'eft la divifion en général ou par abftraction , &
le rapport de Tout & de Partie. Mais pour ce qui eft de la groffeur du
Corps entant qu'il peut être ainfi divifé à l'infini après certaines progref-
fions ; c'eft dequoi je penfe que nous n'avons point d'idée claire & diftindte.
Car je demande fi un homme prend le plus petit Atome de pouffiere qu'il
ait jamais vu, aura-t-il quelque idée diftincle (j'excepte toujours le nom-
bre, qui ne concerne point l'Etendue) entre la ioo, ooome & la i , ooo,
ooomc particule de cet Atome? Et s'il croit pouvoir fetbtilifer fes idées jui-
qu'à ce point, fans perdre ces deux particules de vûë; qu'il ajoute dix chif-
fres à chacun de ces nombres. La fuppofition d'un tel degré de petiteffe
ne doit pas paroîcre déraifonnable, puifque par une telle divifion, cet Ato-
me ne fe trouve pas plus près de la fin d'une Divifion infinie que par une di-
vifion en deux parties. Pour moi, j'avoue ingénument que je n'ai aucune
idée claire & diftindte de la différente grolfeur ou étendue de ces petits
Corps, puifque je n'en ai même qu'une fort obfcure de chacun d'eux pris
à part & confideré en lui-même. Ainfi, je croi que, lorfque nous
parlons de la Divifion des Corps à l'infini , l'idée que nous avons de leur
groffeur diftincle , qui eft le fujet & le fondement de la divifion , fe con-
fond après une petite progreffion, & feperd prefque entièrement dans une
profonde obfcurité. Car une telle idée qui n'eft deftinée qu'à nous repré-
fenter la groffeur, doit être bien obfcure & bien confufe, puifque nous ne
fuirions la diftinguer d'avec l'idée d'un Corps dix fois auffi grand , que par
le moyen du nombre ; en forte que tout ce que nous pouvons dire , c'eft
que nous avons des idées claires & diftinéles d'Un & de Dix, mais nulle-
ment de deux pareilles Etendues. Il s'enfuit clairement de là, que lorfque
nous parlons de l'infinie divifibilité du Corps ou de l'Etendue, nos idées
claires
diftintfes & confufes. Liv.ïf. 295*
claires & diftin&es ne tombent que fur les nombres, mais que nos idées clai- Chap.
res & diftincles d'Etendue fe perdant entièrement après quelques dégrez de XXIX.
divifion, fans qu'il nous refte aucune idée diflincle dételles & telles parcel-
les, notre Idée fe termine comme toutes celles que nous pouvons avoir de
l'Infini, à l'idée du Nombre fuiceptible de continuelles additions, fans ar-
river jamais à une idée diftincte de parties actuellement infinies. Nous a-
vons , il eft vrai , une idée claire de la Divifion aulTi fouvent que nous y
voulons penfer, mais par-là nous n'avons non plus d'idée claire de parties
infinies dans la Matière, que nous en avons d'un Nombre infini dès-là que
nous pouvons ajouter de nouveaux nombres à tout nombre donné qui eft
préfent à notre Efprit, car la divifibilité à l'infini ne nous donne pas plutôt
une idée claire & diflincle de parties actuellement infinies, que cette addi-
bilité fans fin , fi j'ofe m'exprimer ainfi , nous donne une idée claire & dif-
lincle d'un nombre actuellement infini ; puifque l'une & l'autre n'eft autre
chofe qu'une capacité de recevoir fans celTe une augmentation de nombre,
que le nombre foit déjà fi grand qu'on voudra. De forte que pour ce qui
refte à ajouter ( en quoi confifte l'infinité ) nous n'en avons qu'une idée obf-
cure, imparfaite & confufe, fur laquelle nous ne faurions non plus raifon-
ner avec aucune certitude ou clarté que nous pouvons raifonner dans l'A-
rithmétique fur un nombre dont nous n'avons pas une idée aufli diftincle
que de quatre ou de cent, mais feulement une idée obfcure & purement re-
lative qui eft que ce nombre comparé à quelque autre que ce foit, eft tou-
jours plus grand: car lorfque nous difons, ou que nous concevons , qu'il
eft plus grand que 400, 000, 000, nous n'en avons pas une idée plus clai-
re & plus pofitive que fi nous difions qu'il eft plus grand que 40, ou que
4: parce que 400, 000, 000 n'a pas une plus prochaine proportion avec
la fin de l'Addition ou du Nombre, que 4. Car celui qui ajoute 'feulement
4 à 4, & avance de cette manière, arrivera aufli-tôt à la fin de toute Ad-
dition que celui qui ajoute 400 , 000, 000 à 400, 000. 000. Il en eft
de même à l'égard de Y Eternité' : celui quia une idée de 4 ans feulement, a
une idée de l'Eternité aufli pofitive & aufli complète, que celui qui en a
une de 400, 000, 000 d'années; car ce qui refte de l'Eternité au delà de
l'un & de l'autre de ces deux nombres d'Années, eft aufli clair à l'égard de
l'une de ces perfonnes qu'à l'égard de l'autre, c'eft-à-dire que nul d'eux
n'en a ablblument aucune idée claire & pofitive. En effet, celui qui ajou-
te feulement 4 à 4, & continue ainfi, parviendra aulii-tôt à l'Eternité, que
celui qui ajoute 400, 000, 000 d'années & ainfi de fuite, ou qui, s'il le
trouve à propos, double le produit aufli fouvent qu'il lui plairra: l'Abyme
qui refte à remplir, étant toujours autant au delà de la fin de toutes ces
progreflions qu'il furpaiTe la longueur d'un jour ou d'une heure. Car rien
de ce qui eft fini , n'a aucune proportion avec l'Infini ; & par conféquent
cette* proportion ne fe trouve point dans nos Idées qui font toutes finies.
Ainfi , lorfque nous augmentons notre Idée de l'Etendue par voye d'addi-
tion & que nous voulons comprendre par nos penfées un Efpace infini, il
nous arrive la même chofe que lorsque nous diminuons cette idée par le
moyen de la divifion. Après avoir doublé peu de fois les idées d'étendue
les
i9 6 Des Idées réelles , & chimériques. Liv. IL
Chap. les plus vafles que nous ayions accoutumé d'avoir, nous perdons de vue
XXIX. l'idée claire & diftinéle de cet Efpace, ce n'efl plus qu'une grande étendue
que nous concevons confufément avec un relie d'étendue encore plus grand
fur lequel toutes les fois que nous voudrons raifonner , nous nous trouverons
toujours déforientez & tout à fait hors de route, les idées confuies ne man-
quant jamais d'embrouiller les raifonnemens & les conclurions que nous vou-
lons déduire du côté confus de ces Idées.
Chap. XXX. CHAPITRE XXX.
Des Idées réelles , £•? chimériques.
Le? idées réel- fi i. TL relie encore quelques reflexions à faire fur les Idées, par rap-
les font coiifor. *
I
mesTieu'is1 ac- . Port aux chofes d'où elles font déduites , ou qu'on peut fuppofer
ehetypes. qu'elles repréfentent ; & à cet égard je croi qu'on les peut confi-
derer fous cette triple diftin&ion:
Premièrement, comme Réelles ou Chimériques :
En fécond lieu, comme Complètes ou Incomplètes:
Et en troifiéme lieu, comme Frayes ou Fauffes.
Et premièrement, par Idées réelles j'entens celles qui ont du fondement
dans la Nature ; qui font conformes à un Etre réel , à l'exiftence des Cho-
fes, ou à leurs Archétypes. Et j'appelle Idées phantaftiqv.es ou chimériques
celles qui n'ont point de fondement dans la Nature, ni aucune conformité
avec la réalité des chofes auxquelles elles fe rapportent tacitement comme à
leurs Archétypes.
Les idées fim- §• 2. Si nous examinons les différentes fortes d'Idées dont nous avons
Kefies"11 t0Ut" Par'^ ci-devant, nous trouverons en premier lieu, Que nos Idées finales font
toutes réelles &? conviennent toutes avec la réalité des chojes. Ce n'eft pas
qu'elles foient toutes des Images ou repréfentations de ce qui exifte ; nous
* chap. avons déjà* fait voir le contraire à l'égard de toutes ces Idées, excepté les
JJ"gr >j£ premières Qualitez des Corps. Mais quoi que la Blancheur & la Froideur
jurera la fin ne foient non plus dans la neige que la Douleur, cependant comme ces I-
d* chapitre. dées de blancheur, de froideur, de douleur, &c. font en nous des effets
d'une Puiffance attachée aux chofes extérieures, établie par l'Auteur de no-
tre Etre pour nous faire avoir telles & telles fenfations , ce font en nous des
Idées réelles par où nous diftinguons les Qiialitez qui font réellement dans
les chofes mêmes. Car ces diverfes apparences étant deftinées à être les
marques par où nous puiifions connoître & diftinguer les chofes dont nous
avons à faire, nos Idées nous fervent également pour cette fin, & font des
caractères également propres à nous faire diftinguer les chofes, foit que ce
ne foient que des effets conftans, ou bien des images exaétes de quelque cho-
fe qui exifte dans les chofes mêmes; la réalité de ces Idées confiftant dans
cette continuelle & variable correfpondance qu'elles ont avec les confti-
tutions diftinÉtes des Etres réels. Mais H n'importe qu'elles répondent à
ces
*Des Idées réelles , & chimériques. Liv. II. 197
ces conftitutions comme à des caufës ou à des modèles ; il fuffit qu'elles Chap. XXX,
foient conftamment produites par ces conftitutions. Et ainfi nos Idées (im-
pies font toutes réelles & véritables , parce qu'elles répondent toutes à ces
Puiffances que les chofes ont de les produire dans notre Efprit: car c'eft là
tout ce qu'il faut pour faire qu'elles foient réelles, & non de vaines fiftions
forgées àplaifir. Cardans les Idées fimples, l'Efprit eft uniquement borné
aux opérations que les chofes font fur lui , comme nous l'avons déjà mon-
tré ; & il ne peut fè produire à foi-meme aucune idée fimple au delà de cel-
les qu'il a reçues.
§. 3. Mais quoi que l'Efprit foit purement paffif à l'égard de fes Idées MxJs'font "e?"
fimples , nous pouvons dire , à mon avis, qu'il ne l'eftpasà l'égard de fes combinaifons
Idées complexes. Car comme ces dernières font des combinaifons d'Idées volonUir«-
fimples, jointes enfemble & unies fous un feul nom général, il eft évident
que l'Efprit de l'homme prend quelque liberté en formant ces Idées com-
plexes. Autrement d'où vient que l'idée qu'un homme a de l'or ou de la
Juftice eft différente de celle qu'un autre fe fait de ces deux chofes , fi ce
n'eft de ce que l'un admet ou n'admet pas dans fon Idée complexe des Idées
fimples que l'autre n'a pas admis ou qu'il a admis dans la fienne? LaQueftion
eft donc de favoir, quelles de ces combinaifons font réelles & quelles pure-
ment imaginaires; quelles collections font conformes à la réalité des chofes,
& quelles n'y font pas conformes?
§. 4. A cela je dis , en fécond lieu , Que les Modes mixtes & les Relations pu Modes
n'ayant d'autre réalité que celle qu'ils ont dans l'Efprit des hommes, tout """idées "qui
ce qui eft requis pour faire que ces fortes d'Idées foient réelles, c'eft la poffi- peuvent com-
bilité d'exifter & de compatir enfemble. Comme ces idées font elles-mê- dàlush^ e>
mes des Archétypes, elles ne fauroient différer de leurs originaux, & par
conféquent être chimériques ; à moins qu'on ne leur affocie des idées in-
compatibles. A la vérité, comme ces Idées ont des noms ufitez dans les
Langues vulgaires, qu'on leur a affignez &par lefquels celui quia ces idées
dans l'Efprit, peut les faire connoître à d'autres perfonnes, une fimple
poflibilkfi d'exifter ne fuffit pas, il faut d'ailleurs qu'elles ayent de la con-
formité avec la fignification ordinaire du nom qui leur eft donné , de peur
qu'on ne les croye chimériques, comme on feroit, par exemple, fi un
homme donnoit le nom de juftice à cette vertu qu'on appelle communé-
ment Libéralité: mais ce qu'on appelleroit chimérique en cette rencontre,
fe rapporte plutôt à la propriété du Langage qu'à la réalité des Idées. Car
être tranquille dans le danger pour conlidérer de fang froid ce qu'il eft à
propos de faire , & pour l'exécuter avec fermeté , c'eft un Mode mixte ou
une idée complexe d'une Action qui peut exifter. Mais de fe troubler dans
le péril fans faire aucun ufage de fa llaifon, de fes forces ou de fon induftrie,
c'eft aulïï une chofe fort polfible , & par conféquent une idée auffi réelle
que la précédente. Cependant la première étant une fois défignée par le
nom de Courage qu'on lui donne communément, peut être une idée jufte
ou faulTe par rapport à ce nom-là ; au lieu que fi l'autre n'a point de nom
commun & ufité dans quelque Langue connue' , elle ne peut être, durant
P p tout
498
Des Idées complètes & incomplètes. Liv. II.
Les Idc'es des
Subfiances font
léelles, lorf.
qu'elles con-
viennent avec
l'exiftence des
choie».
Ciiap. XXX. tout ce temps-là, fufceptiblé d'aucune (1) difformité, puifqu'elle n'eft for-
mée par rapport à aucune autre chofe qu'à elle-même.
§. 5. III. Pour nos Idées complexes des Subftances , comme elles font
toutes formées par rapport aux chofes qui font hors de nous , & pour re-
préfenter les Subftances telles qu'elles exiftent réellement, elles ne font réel-
les qu'entant que ce font des combinaifons d'Idées fimples, réellement unies
& coèxifiantes dans les chofes qui exiftent hors de nous. Au contraire, cel-
les-là font chimériques qui font compofées de telles collections d'Idées
fimples qui n'ont jamais été réellement unies , qu'on n'a jamais trou-
vé enfemble dans aucune Subflance, par exemple une Créature rai-
fonnable avec une tête de cheval, jointe à un corps de forme humaine, ■
ou telle qu'on repréfente les Centaures ,011 bien , un corps jaune, fort mal-
léable, fulible & fixe , mais plus léger que l'Eau ; ou un Corps uniforme,
non organizé , tout compofé, à en juger par les Sens , de parties fimilaires,
qui ait de la perception &une motion volontaire. Mais quoi qu'il en foit,
ces Idées de Subftances n'étant conformes à aucun Patron actuellement exif-
tant qui nous foit connu. & étant compofées de tels amas d'Idées qu'au-
cune Subflance ne nous a jamais fait voir jointes enfemble, elles doivent
palTer dans notre Efprit pour des Idées purement imaginaires : mais ce nom
convient fur-tout à ces Idées complexes qui font compofées de parties in-
compatibles , ou contradictoires.
Ciiap.XXXI. CHAPITRE XXXI.
Des Idées complètes £5? incomplètes.
§. 1. "TNtre nos Idées réelles quelques-unes font (2) complètes, &
JC, quelques autres (3) incomplètes. J'appelle Idées complètes celles
qui repréfentent parfaitement les Originaux d'où l'Efprit fuppofe qu'elles
font tirées, qu'il prétend qu'elles repréfentent, & auxquels il les rapporte.
Les Idées incomplètes font celles qui ne repréfentent qu'une partie des Ori-
ginaux auxquels elles fe rapportent.
§. 2. Cela pofé, il eft évident en premier lieu, Que toutes nos Idées fim-
ples fout complètes. Parce que n'étant autre chofe que des effets de certai-
nes Puiffances que Dieu a mifes dans les Chofes pour produire telles & tel-
les fenfations en nous , elles ne peuvent qu'être conformes & correfpondre
entièrement à ces Puiffances ; & nous fommes affûrez qu'elles s'accordent
avec la réalité des chofes. Car fi le/^reproduitennousles idées que nous
appelions blancheur , & douceur, nous fommes affùrez qu'il y a dans le fucre
une puiffance de produire ces Idées dans notre Efprit , ou qu'autrement le
fucre n'auroit pu les produire. Ainfi chaque fenfation répondant à la puif-
fance qui opère fur quelqu'un de nos Sens , l'idée produite par ce moyen
eft
( 1 ) Veformity .- c'efî le mot Anglois , que M. Locke a trouvé bon d'employer ki.
(zj En Latin aiUyuix. (3} Inadœ^uau.
Les Idées com-
plètes reprelen-
tent parfaite-
ment leurs Ar-
chétypes.
Tontes les Idées
fimples font
complètes.
D?s Idées complètes & incomplètes. Liv. IL 199
eft une Idée réelle, & non une fi&ion de notre Efprit, car il ne fauroit fe Gur.XXXI,
produire à lui-même aucune idée fimple, comme nous l'avons déjà prou-
vé; & cette Idée ne peut qu'être complète, puifqu'il fuffit pour cela
qu'elle réponde à cette PuifTance : d'où il s'enfuit que toutes les Idées /impies
font complètes. A la vérité, parmi les chofes qui produifent en nous ces
Idées fimples, il y en a peu que nous défignions par des noms qui nous les
faflent regarder comme de fimples caufes de ces Idées ; nous les confiderons
au contraire comme des fujets où ces Idées font inhérentes comme autant
d'Etres réels. Car quoi que nous difions que le Feu eft (1) douloureux lorf-
qu'on le touche , par où nous défignons la puifiance qu'il a de produire en
nous une idée de douleur, on l'appelle aufli chaud & lumineux , comme fi
dans le Feu la chaleur, & la lumière étoient des chofes réelles, différentes
de la puifiance d'exciter ces idées en nous ; d'où vient qu'on les nomme des
CHuiitez du Feu , ou qui exiftent dans le Feu. Mais comme ce ne font effec-
tivement que des Puifiances de produire en nous telles & telles Idées , on
doit le fouvenir que c'eft ainfi que je l'entens lorfque je parle des fécondes
Qualitez, comme fi elles exiftoient dans les chofes, ou de leurs Idées,
comme fi elles étoient dans les Objets qui les excitent en nous. Ces façons
de parler quoi qu'accommodées aux notions vulgaires, fans lefquelles on ne
fauroit fe faire entendre , ne fignifient pourtant rien dans le fond que cette
puifiance qui eft dans les chofes, d'exciter certaines fenfations ou idées en
nous. Car s'il n'y avoit point d'organes propres à recevoir les impreffions
du Feu fur la Vûë & fur l'Attouchement , & qu'il n'y eût point d'Ame
unie à ces organes pour recevoir des idées de Lumière & de Chaleur par le
moyen des impreffions du Feu ou du Soleil , il n'y auroit non plus de lumiè-
re ou de chaleur dans le Monde, que de douleur s'il n'y avoit aucune créa-
ture capable de la fentir, quoi que le Soleil fut précifément le même qu'il
eft à préfent & que le mont Gibcl vomît des flammes plus haut &avec plus
d'impetuofité qu'il n'a jamais fait. Pour lafolidité, Yétendué, la figure, le
mouvement & le repos , toutes chofes dont nous avons des idées , elles exifte-
roient réellement dans le Monde telles qu'elles font, foit qu'il y eût quelque
Etre capable de fentiment pour les appercevoir, ou qu'il n'y en eût aucun :
c'eft pourquoi nous avons raifon de les regarder comme des modifications
réelles delà Matière, & comme les caufes de toutes les diverfes fenfations
que nous recevons des Corps. Mais fans m'engager plus avant dans cette
recherche qu'il n'eft pas à propos de pourfuivre dans cet endroit , je vais
continuer de faire voir quelles Idées complexes font, ou ne font pas complètes.
§. 3. En fécond lieu, comme nos Idées complexes des Modes font des
aff-mblages volontaires d'Idées fimples que l'Efprit joint enfemble, fans a- Jms ,es Modes
voir égard à certains Archétypes ou Modèles réels & actuellement exiftans , °m com'' *'
elles font complètes, & ne peuvent être autrement. Parce que n'étant pas
regardées comme des copies de chofes réellement' exiftantes, mais comme
des Archétypes que l'Efprit forme pour s'en fervir à ranger les chofes fous
cer-
( 1 ; g*» catije de la douleur. C'eft ainfi que Mrs. de l'Académie Françoife ont expliqué ce
mot dans leur Diétioniuire , Se c'elt dans ce lens que je l'employé en cet endroit.
Pp z
300
Des Idées complètes & Incomplètes. Liv. II.
Chap.XXXI. certaines dénominations , rien ne fauroit leur manquer, puifque chacune
renferme telle combinaifon d'Idées que l'Efprit a voulu former, & par con-
féquent telle perfection qu'il a eu deffein de lui donner ; de forte qu'il en
eft fatisfait & n'y peut trouver rien à dire. Ainfi , lorfque j'ai l'idée d'une
figure de trois cotez qui forment trois angles , j'ai une idée complète , où
je ne vois rien qui manque pour la rendre parfaite. Que l'Efprit, dis-je,
foit content de la perfection d'une telle idée, c'eft ce qui paroît évidem-
ment en ce qu'il ne conçoit pas que l'Entendement de qui que ce foit
ait, ou puiffe avoir une idée plus complète ou plus parfaite de la Chofe
qu'il défigne par le mot de Triangle , fuppofé qu'elle exifte, que celle qu'il
trouve dans cette idée complexe de trois cotez & de trois angles, dans la-
quelle eft contenu tout ce qui eft ou peut être efTentiel à cette idée, ou
qui peut être néeeffaire à la rendre complète , dans quelque lieu ou de quel-
que manière qu'elle exifte. Mais il en eft autrement de nos Idées des
Subftances. Car comme par ces Idées nous nous propofons de copier les
chofes telles qu'elles exiftent réellement , & de nous repréfenter à nous-
mêmes cette conftitution d'où dépendent toutes leurs Propriétez, nous ap-
percevons que nos Idées n'atteignent point la perfection que nous avons en
vûë ; nous trouvons qu'il leur manque toujours quelque chofe que nous fe-
rions bien aifes d'y voir; & par conféquent elles font toutes incomplètes.
Mais les Modes mixtes & les Rapports étant des Archétypes fans aucun mo-
dèle, ils n'ont à repréfenter autre chofe qu'eux-mêmes, & ainfi ils ne peu-
vent être que complets , car chaque chofe eft complète à l'égard d'elle-mê-
me. Celui qui affembla le premier l'idée d'un Danger qu'on apperçoit,
l'exemption du trouble que produit la peur , une considération tranquille
de ce qu'il feroit raifonnable défaire dans une telle rencontre, & une appli-
cation actuelle à l'exécuter fans fe défaire ou s'épouvanter par le péril où
l'on s'engage, celui-là, dis-je, qui réunit fe premier toutes ces chofes,
avoit fans doute dans fon Efprit une idée complexe , compofée de cette
combinaifon d'idées : & comme il ne vouloit pas que ce fût autre chofe
que ce qu'elle eft, ni qu'elle contînt d'autres idées iïmples que celles qu'elle
contient, ce ne pouvoit être qu'une idée complète, de forte que la confer-
vant dans fa mémoire en lui donnant le nom de Courage pour la défigner
aux autres & pour s'en fervir à dénoter toute action qu'il verroit être con-
forme à cette idée, il avoit par-là une Règle par où il pouvoit mefurer &
défigner les actions qui s'y rapportoient. Une idée ainfi formée, & établie
pour fervir de modèle , doit néceffairement être complète , puifqu'elle ne
fe rapporte à aucune autre chofe qu'à elle-même, & qu'elle n'a point d'au-
tre origine que le bon plaifir de celui qui forma le premier cette combinai-
fon particulière.
§. 4. A la vérité, fi après cela un autre vient à apprendre de lui dans la
converfation le mot de courage , il peut former une idée qu'il défigne auili
par ce nom de courage , qui foit différente de ce que le premier Auteur mar-
que par ce terme-là, & qu'il a dans l'Efprit lorsqu'il l'employé. Et en ce
cas-là s'il prétend que cette idée qu'il a dans l'Efprit, foit conforme à cel--
le de cette autre perfonne, ainfi que le nom dont il fe fert dans le difeours,
eft
Les Mode? peu-
»ent être in-
comVcrs, par
lappoit à de
noms <|u"on leur
a atuc
s qu"oi
acné.
Des Idées complètes & incomplètes. Liv. IL 301
eft conforme, quant au fon, à celui qu'employé la perfonnedontil l'a ap- Ciiap.XXXL
pris, en ce cas-là, dis-je, fon idée peut être très-faiûTe & trés-incomplete.
Parce qu'alors prenant l'idée d'un autre homme pour le patron de l'idée qu'il
a lui-même dans l'Efprit, tout ainfi que le mot ou le fon employé par un
autre lui fert de modèle en parlant , fon idée eft autant defeSlueufe & in-
complète, qu'elle eft éloignée de l'Archétype & du modèle auquel il la rap-
porte , & qu'il prétend exprimer & faire connoître par le nom qu'il em-
ployé pour cela & qu'il voudrait faire paffer pour un ligne de l'idée de cet-
te autre perfonne ( à laquelle idée ce nom a été originairement attaché )&
de fa propre idée qu'il prétend lui être conforme. Mais fi dans le fond fon
idée ne s'accorde pas exactement avec celle-là, elle eft dès-là défectueufe &
incomplète.
§. 5. Lors donc que nous rapportons dans notre Efprit ces idées com-
plexes des Modes à des Idées de quelque autre Etre Intelligent, exprimées
par les noms que nous leur appliquons , prétendant qu'elles y répondent
exactement, elles peuvent être en ce cas-là très-defeélueufes , fauffes& in-
complètes ; parce qu'elles ne s'accordent pas avec ce que l'Efprit fe propo-
fe pour leur Archétype ou modèle. Et c'eft à cet égard feulement qu'une
idée de Modes peut être fauffe, imparfaite ou incomplète. Sur ce pié-là
nos Idées des Modes mixtes font plus fujettes qu'aucune autre à être faulT_-s
& défe&ueufes ; mais cela a plus de rapport à la propriété du Langage qu'à
la jufteffe des connoiffances.
§. 6. J'ai déjà montré * quelles Idées nous avons des Subftances, il me »* "ees «fe»
refte à remarquer, en troifiéme lieu, que ces Idées ont un double rapport ,sj'nt q"-euesfe
dans l'Efprit. 1. Quelquefois elles fe rapportent à une effence, fuppofée «pp°»ent à des
réelle, de chaque Efpèce de chofes. 2. Et quelquefois elles font uniquement nefonfpïT "*
regardées comme des peintures & des repréfentations des chofes qui exiftent, ™£Pletes\
peintures qui fe forment dans l'Efprit par les idées des Qualitez qu'on peut p2g: ni.
découvrir dans ces chofes-là. Et dans ces deux cas , les copies de ces ori-
ginaux font imparfaites & incomplètes.
Je dis en premier heu, que les hommes font accoutumez à regarder le?
noms des Subftances comme des chofes qu'ils fuppofent avoir certaines eflèn-
ces réelles qui les font être de telle ou de telle efpèce: & comme ce qui eft
fignifié par les noms , n'eft autre chofe que les idées qui font dans l'Efprit
des hommes , il faut par conféquent qu'ils rapportent leurs idées à ces eflen-
ces réelles comme à leurs Archétypes. Or que les hommes & fur-tout ceux
qui ont été imbus de la doclrine qu'on enfeigne dans nos Ecoles, fuppofent
certaines Y.ïïcx\zes Spécifiques des Subftances, auxquelles les Individus le rap-
portent & participent , chacun dans fon Efpèce différente , c'eft ce qu'il
eft fl peu neceffaire de prouver, qu'il paroîtra étrange que quelqu'un par-
mi nous veuille s'éloigner de cette méthode. Ainfi, l'on applique or-
dinairement les noms fpécifiques fous lefquels on range les Subftances par-
ticulières , aux chofes entant que diftinguées enEfpecesparces fortes d'ef-
fences qu'on fuppofe exifrer réellement. Et en effet on auroitde la peine à
trouver un homme qui ne fût choqué de voir qu'on doutât qu'il fe donne le
Dom Sbomme fur quelque autre fondement que fur ce qu'il al'eflènee réelle
P p 3 d'us
3or Des Idées complètes ér incomplètes. Liv. II.
Gur.XXXL d'un Homme. Cependant fi vous demandez, quelles font ces Eflences
réelles , vous verrez clairement que les hommes font dans une entière igno-
rance à cet égard ; & qu'ils ne fa vent abfolument point ce que c'eft. D'où
il s'enfuit que les Idées qu'ils ont dans l'Efprit, étant rapportées à des effen-
ces réelles comme à des Archétypes qui leur font inconnus, doivent être
fi éloignées d'être complètes, qu'on ne peut pas même fuppofer qu'elles foient
en aucune manière des repréfentations de ces Eflences. Les Idées com-
plexes que nous avons des Subflances , font, comme j'ai déjà montré, cer-
taines collections d'Idées fimples qu'on a obfervé ou fuppofé exifter con-
itamment enfemble. Mais une telle idée complexe ne fauroit être l'eifence
réelle d'aucune Subftance: car fi cela étoit,les proprietez que nous décou-
vrons dans tel ou tel Corps , dépendroient de cette idée complexe ; elles en
pourraient être déduites , & l'on connoîtroit la connexion néceffaire qu'el-
les auraient avec cette idée, ainfi que toutes les proprietez d'un Triangle
dépendent, & peuvent être déduites, autant qu'on peut les connoître,de
l'idée complexe de trois lignes qui enferment un Efpace. Mais il efl évi-
dent que nos Idées complexes des Subflances ne renferment point de telles
idées d'où dépendent toutes les autres Qualitez qu'on peut rencontrer dans
les Subflances. Par exemple , l'idée commune que les hommes ont du Fer,
c'eft un Corps d'une certaine couleur , d'un certain poids , & d'une certai-
ne dureté: & une des proprietez qu'ils regardent appartenir à ce Corps;
c'eft la malléabilité. Cependant cette propriété n'a point de liaifon né-
ceffaire avec une telle idée complexe , ou avec aucune de fes parties: car
il n'y a pas plus de raifon de juger que la malléabilité dépend de cette cou-
leur, de ce poids & de cette dureté, que de croire que cette couleur ou ce
poids dépendent de fa malléabilité. Mais quoi que nous ne connoiffions
point ces EfTences réelles , rien n'eft pourtant plus ordinaire que de voir des
gens qui rapportent les différentes efpèces des chofes à de telles eflences.
Ainfi la plupart des hommes fuppofent hardiment que cette partie particu-
lière de Matière dont elt compofé l'Anneau que j'ai au doigt, a une effence
réelle qui le fait être de l'Or,& que c'eft de là que procèdent les Qualitez
que j'y remarque, favoir, fa couleur particulière, fon poids, fa dureté, fa
fufibilité , fa fixité , comme parlent les Chimiftes , & le changement de
couleur qui lui arrive dès qu'elle efl touchée légèrement par du Vif-argent
rj?V. Mais quand je veux entrer dans la recherche de cette Effence , d'où
découlent toutes ce; proprietez, je vois nettement que je ne faurois la dé-
couvrir. Tout ce que je puis faire , c'eft de préfumer que cet Anneau n'é-
tant autre chofe eue corps, fon effence réelle ou fa conflitution intérieure
d'où dépendent ces Qualitez, ne peut être autre chofe que la figure , la
groffeur & la liaifon de fes parties folides: mais comme je n'ai abfolument
point de perception diftincle d'aucune de ces chofes, je ne puis avoir aucu-
ne idée de fon effence réelle qui fait que cet Anneau a une couleur jaune
qui lui efl particulière, une plus grande pefariteur qu'aucune chofe que je
connoiffe d'un pareil volume, & une dispofition à changer de couleur par
l'attouchement du Vif-argent. Que li quelqu'un dit que l'Eflènce réelle &
la conflitution intérieure d'où dépendent ces proprietez, n'eft pas la figu-
re,
Des Idées complètes & incomplètes. Li v. II. 303
re,la grofleur & l'arrangement ou la contexture de Tes parties folides, mais Ghap.XXXT.
quelque autre chofe qu'il nomme fa forme particulière, je me trouve plus
éloigné d'avoir aucune idée de fon eflence réelle, que je n'étois auparavant.
Car j'ai en général une idée de figure, de grofleur, & de fîtuation de par--
ties folides j quoi que je n'en aye aucune en particulier de la figure, de la
grofleur, ou de la liaifon des parties, par où les Qualitez dont je viens de
parler, font produites: Qualitez que je trouve dans cette portion particu-
lière de Matière que j'ai au doigt , & non dans une autre portion de Ma-
tière dont je me fers pour tailler la Plume avec quoi j'écris. Mais quand
on me dit que fon eflence eft quelque autre chofe que la figure, la grofleur
& la fituation des parties folides de ce Corps , quelque chofe qu'on nomme
Forme fubflantielle ; c'eft dequoi j'avoùë que je n'ai abfolument au?une
idée, excepté celle du fon de ces deux fyllabes, forme ; ce qui eft bien loin
d'avoir une idée de fon eflence ou conftitution réelle. Je n'ai pas plus de
connoiflance de l'eflence réelle de toutes les autres Subftances naturelles,
que j'en ai de celle de l'Or dont je viens de parler. Leurs eflènees me font
également inconnues, je n'en ai aucune idée diftin&e; & je fuis porté à
croire que les autres fe trouveront dans la même ignorance fur ce point,
s'ils prennent la peine d'examiner leurs propres connoiflances.
§. 7. Cela pofé, lorfque les hommes appliquent à cette portion particu- tes idées des
liére de Matière que j'ai au doigt, un nom général qui eft déjà en ufage, oydicTiLTnp-
& qu'ils l'appellent Or, ne lui donnent-ils pas, ou ne fuppofe-t-on pas or- portées à des ef-
dinairement qu'ils lui donnent ce nom comme appartenant à une Efpèce fonV^co'npïc-
particuliére de Corps qui a une eflence réelle & intérieure, en forte que tes-
cette Subftance particulière foit rangée fous cette efpèce, & défignée par
ce nom-là, parce qu'elle participe à l'Eflénce réelle & intérieure de cette
Efpèce particulière "? Que fi cela eft ainfi, comme il l'eft vifiblement, il
s'enfuit de là que les noms par lefquels les chofes font défignées comme
ayant cette eflence , doivent être originairement rapportez à cette eflence,
& par conféquent que l'idée à laquelle ce nom eft attribué, doit être aufli
rapportée à cette Eflence, & regardée comme en étant la répréfentation.
Mais comme cette Eflence eft inconnue à ceux qui fe fervent ainfi des nomsi
il eft vifible que toutes leurs idées des Subftances doivent être incomplètes
à cet égard , puifqu'au fond elles ne renferment point en elles-mêmes l'ef-
fence réelle que l'Efprit fuppofe y être contenues.
§. 8- En fécond lieu , d'autres négligeant cette fuppofition inutile d'ef- Entant que d«»
fences réelles inconnues , par où font diftinguées les différentes Efpèces des ^^aî.tez
Subltances , tachent de repréfenter les Subftances en affemblant les idées elles font routé»
des Qualitez fcnfibles qu'on y trouve exifter enfemble. Bien que ceux-là '""""P1""-
foient beaucoup plus près de s'en faire de juftes images, que ceux qui fe figu-
rent je ne fai quelles eflences fpecifiques qu'ils ne connoiflent pas, ils ne par-
viennent pourtant point à fe former des idées tout-à-fait complètes des
Subftances dont ils voudroient fe faire par-là des copies parfaites dans l'Ef-
prit; & ces copies ne contiennent pas pleinement & exactement tout ce
qu'on peut trouver dans leurs originaux. Parce que les Qaalitez & Puif-
fances dont nos Idées complexes des Subftances font compoiées , font fi di-
verfes
304 Des Idées complètes & incomplètes. Liv. II.
Chap.XXXI. verfes & en fi grand nombre, que perfonne ne les renferme toutes dans l'i-
dée complexe qu'il s'en forme en lui-même.
Et prémiérement,que nos Idées abftraites des Subftances ne contiennent
pas toutes les idées fimples qui font unies dans les chofes mêmes , c'efc ce
qui paroit vifiblement en ce que les hommes font entrer rarement dans leur
idée complexe d'aucune Subftance, toutes les Idées fimples qu'ils favent
exifter actuellement dans cette Subftance rparce que tâchant de rendre la
fignification des noms fpécifiques des Subftances auffi claire &auffi peu em-
barraffée qu'ils peuvent, ils compofent pour l'ordinaire les idées fpécifiques
qu'ils ont de diverfes fortes de Subftances, d'un petit nombre de ces Idées
fimples qu'on y peut remarquer. Mais comme celles-ci n'ont originaire-
ment aucun droit de pafler devant, ni de compofer l'idée fpécifique, plu-
tôt que les autres qu'on en exclut, il eft évident qu'à ces deux égards nos
Idées des Subftances font défeclueufes & incomplètes.
D'ailleurs, fi vous exceptez dans certaines Efpèces de Subftances la figu-
re & la groffeur, toutes les Idées fimples dont nous formons nos Idées
complexes des Subftances, font de pures Puiflances: & comme ces Puif-
fances font des Relations à d'autres Subftances, nous ne pouvons jamais
être afliïrez de connoître toutes les Puiflances qui font dans un Corps jus-
qu'à ce que nous avions éprouvé quels changemens il eft capable de pro-
duire dans d'autres Subftances, ou de recevoir de leur part dans les diffé-
rentes applications qui en peuvent être faites. C'eft ce qu'il n'eft pas poffi-
ble d'effayer fur aucun Corps en particulier, moins encore fur tous; &
par conféquent il nous eft impofiîble d'avoir des idées complètes d'aucune
Subftance, qui comprennent une collection parfaite de toutes leurs Pro-
priétez.
§. 9. Celui qui le premier trouva une pièce de cette efpèce de Subftan-
ce que nous défignons par le mot d'Or, ne put pas fuppofer raifonnable-
ment que la groffeur & la figure qu'il remarqua dans ce morceau , dépen-
doient de fon effence réelle ou conftitution intérieure. C'eft pourquoi ces
chofes n'entrèrent point dans l'idée qu'il eut de cette efpèce de Corps, mais
peut-être, fa couleur particulière & fon poids furent les premières qu'il en
déduilit pour former l'idée complexe de cette Efpèce: deux chofes qui ne
font que de fimples Puiflances, l'une de frapper nos yeux d'une telle ma-
nière & de produire en nous l'idée que nous appelions jaune , & l'autre de
faire tomber en bas un autre Corps d'une égale groffeur , û l'on les met
dans les deux baflins d'une balance en équilibre. Un autre ajouta peut-être
à ces Idées, celles de fuftbilité & de fixité , deux autres Puifiances pafiives
qui fe rapportent à l'opération du Feu fur l'Or. Un autre y remarqua la
duclilité & la capacité d'être diflbus dans de Y Eau Rcgak : deux autres
Puiflances qui fe rapportent à ce que d'autres Corps opèrent en changeant
fa figure extérieure, ou en le divifant en parties infênfibles. Ces Idées,
ou une partie jointes enfemble forment ordinairement dans l'Efprit des
hommes l'idée complexe de cette efpèce de Corps que nous appelions Or.
§. 10. Mais quiconque a fait quelques reflexions fur les propriétez des
Corps en général, ou fur cette efpèce en particulier, ne peut douter que
ce
Des Idées complètes & incomplètes. L i v. 1 1. 3 o>*
ce Corps que nous nommons Or, n'ait une infinité d'autres propriétez, Chaf-.XXXI.
qui ne font pas contenues dans cette idée complexe. Quelques-uns qui
l'ont examiné plus exactement, pourraient compter, je m allure, dix fois
plus de propriétez dans l'Or, toutes aufii inféparables de fa conftitution
intérieure que fa couleur ou fon poids. Et il y a apparence que fi quel-
qu'un connoiffoit toutes les propriétez que différentes perfonnes ont décou-
vert dans ce Métal, il entreroit dans l'idée complexe de l'Or cent fois au-
tant d'idées qu'un homme ait encore admis dans l'idée complexe qu'il s'en
eft formé en lui-même: & cependant ce ne feroit peut-être pas la millième
partie des propriétez qu'on peut découvrir dans l'Or. Car les changemens
que ce feul Corps ell capable de recevoir, & de produire fur d'autres Corps
furpaffent de beaucoup non feulement ce que nous en connoiffons, mais tout
ce que nous faurions imaginer. C'eft ce qui ne paroîtra pas un fi grand pa-
radoxe à quiconque voudra prendre la peine de confiderer, combien les
hommes font encore éloignez de connoître toutes les propriétez du Triangle,
qui n'ell pas une figure fort compofée ; quoi que les Mathématiciens en
ayent déjà découvert un grand nombre.
§. n. Soit donc conclu que toutes nos Idées complexes des Subftances.
font imparfaites & incomplètes. Il en feroit de même à l'égard des Figu-
res de Mathématique fi nous n'en pouvions acquérir des idées complexes
qu'en rafTemblant leurs propriétez par rapport à d'autres Figures. Combien,
par exemple, nos idées d'une Ellipfe feroient incertaines & imparfaites, fi
l'idée que nous en aurions, fe réduifoit à quelques-unes de fes propriétez?
Au lieu que renfermant toute l'efTence de cette Figure dans l'idée claire &
nette que nous en avons, nous en déduifons ces propriétez, & nous voyons
démonftrativement comment elles en découlent, & y font infeparablement
attachées.
5. 12. Ainfi l'Efprit a trois fortes d'Idées abftraites ou effences nominales. }es Idees fimp:e«
* , . , K tt r i • r ■ 1 • font complètes,
Premièrement des Idees /impies qui lont certainement complètes, quoi quoique ce fount
que ce ne foient que des copies , parce que n'étant deftinées qu'à expri- d" C0Plti'
mer la puiffance qui eft dans les chofes de produire une telle fenfation
dans l'Efprit , cette fenfation une fois produite ne peut qu'être l'effet
de cette puiffance. Ainfi le Papier fur lequel j'écris, ayant la puiffan-
ce, étant expofé à la lumière, (je parle de la lumière félon les notions
communes ) de produire en moi la fenfation que je nomme blanc , ce ne
peut être que l'effet de quelque chofe qui eft hors de l'Efprit ; puifque
l'Efprit n'a pas la puiffance de produire en lui-même aucune femblable
idée: de forte que cette fenfation ne lignifiant autre chofe que l'effet d'u-
ne telle puiffance, cette idée fimple ell réelle & complète. Car la fenfation
du blanc qui fe trouve dans mon Efprit , étant l'effet de la Puiffance qui eft
dans le Papier, de produire cette fenfation, (1) répond parfaitement à
cette
(1) Huic cotent':*, ferfetïi ad&euata eft, obligation à quiconque voudra prendre la
c'eft ce qu'emporte l'Anglois mot pour mot, peine de m'en convaincre en me fourniilant
& qu'on ne fauroit , je croi , traduire en une traiudKon plus directe & plus julte de
François que comme je l'ai traduit aans le cette expreffion Latine.
Texte. Je pourrois me tromper ; & j'aurai
306 Des Idées complètes à- incomplètes. Liv. II.
Cri A P. cette PuilTance, ou autrement cette PuilTance produiroit une autre ide'e.
XXXII. S. 13. En fécond lieu, les Idées complexes des Subfiances font auffi des
Les idées «les copies , mais qui ne font point entièrement complètes. C'eft dequoi l'Ef-
desbcop'i",f&tin- prit ne peut douter, puifqu'il apperçoit évidemment que de quelque amas
complet»*,' d'idées limples dont il compofe l'idée de quelque Subftance qui exifte, il
ne peut s'afiurer que cet amas contienne exactement tout ce qui eft dans cet-
te Subftance. Car comme il n'a pas éprouvé toutes les opérations que tou-
tes les autres Subftanees peuvent produire fur celle-là , ni découvert toutes
les altérations qu'elle peut recevoir des autres Subftanees , ou qu'elle y peut
caufer , il ne fauroit fe faire une collection exacte & complète de toutes fes
tapacitez aclives {kpafiives, ni avoir par conféquent une idée complète des
Puiffances d'aucune Subftance exiftante & de fes Relations , à quoi fe ré-
duit l'idée complexe que nous avons des Subftanees. Mais après tout fi
nous pouvions avoir, & fi nous avions actuellement dans notre idée com-
plexe une collection exacte de toutes les fécondes Qualitez. ou Puiffances d'u-
ne certaine Subftance, nous n'aurions pourtant pas par ce moyen une idée
de l'effence de cette chofe. Car puifque les Puiffances ou Qualitez que
nous y pouvons obferver, ne font pas l'effence réelle de cette Subftance,
mais en dépendent & en découlent comme de leur Principe ; un amas de ces
qualitez (quelque nombreux qu'il foit) ne peut être l'effence réelle de cette
chofe. Ce qui montre évidemment que nos Idées des Subftanees ne font
, point complètes, qu'elles ne font pas ce que l'Efprit prétend qu'elles foient.
Et d'ailleurs, l'Homme n'a aucune idée de la Subftance en général, & ne
fait ce que c'eft que la Subfiance en elle-même.
tes idées des s j^ jrn u'oiliéme lieu, les Idées complexes des Modes & des Relations
ji«u'font des a> font des Archétypes ou originaux. Ce ne font point des copies ; elles ne font
CeuvP"' &'"e Point formées d'après le patron de quelque exiftence réelle, à quoi l'Efprit
compotes!"' ait en vûë qu'elles foient conformes & qu'elles répondent exactement. Com-
me ce font des collections d'idées fimples que l'Efprit affemble lui-même,
& des collections dont chacune contient précifement tout ce que l'Efprit a
deffein qu'elle renferme, ce font des Archétypes & des Eflences de Modes
qui peuvent exifter; & ainfi elles font uniquement deftinées à repréfenter
ces fortes de Modes : elles n'appartiennent qu'à ces Modes qui lorfqu'ils
exiftent , ont une exacte conformité avec ces Idées complexes. Par con-
féquent , les Idées des Modes 13 des Relations ne peuvent qu'être complètes.
Chat. CHAPITRE XXXII.
XXXII.
Des Frayes & des Faujfes Idées.
Ia Vérité & u S 1. /-*Uoi qu'a' parler exactement, la Vérité & la FaufTeté n'ap
Fauffitt appairicn- ■*
rient proprement
V/ partiennent qti'aux Propofitions, on ne laiiîe pourtant pas d'ap-
aux rropofitioi.s. peller fjuvent les Idées , vrayes & faujfes ; & où font les mots qu'on
•n'em-
Des Frayes & àes Faujfes Idées. L iv. II. 307
n'employé dans un fens fort étendu, & un peu éloigné de leur propre & Ch ap,
jufte lignification? Je croi pourtant que, lorfque les Idées font nommées XXXII.
vrayes ou faujfes , il y a toujours quelque propofition tacite, qui eft le
fondement de cette dénomination , comme on le verra, fi l'on examine
les occafions particulières où elles viennent à être ainfi nommées. Nous
trouverons, dis-je, dans toutes ces rencontres, quelque efpèce d'affirmation
ou de négation qui autorife cette dénomination-là. Car nos Idées n'étant
autre chofe que de fimples apparences ou perceptions dans notre Efprit, on
ne fauroit dire , à les confiderer proprement & purement en elles-mêmes,
qu'elles foient vrayes ou faufies, non plus que le fimple nom d'aucune cho-
ie ne peut être appelle vrai ou faux.
§. 2. On peut dire, à la vérité, que les Idées & les Mots font véritables ce qu'on nomme
à prendre le mot de vérité dans un fens métaphyfique, comme on dit de q"fIec™nt'emyune
toutes les autres chofes, de quelque manière qu'elles exiftent, qu'elles font fiopoimon tacite,
véritables, c'eft-à-dire, qu'elles font véritablement telles qu'elles exiftent:
quoi que dans les chofes que nous appelions véritables même en ce fens, il
y ait peut-être un fecret rapport à nos Idées que nous regardons comme la
mefure de cette efpèce de vérité , ce qui revient à une Propofition menta-
le, encore qu'on ne s'en apperçoive pas ordinairement.
§. 3. Mais ce n'eftpas en prenant le mot de vérité dans ce fensmétaphy- Nulle idée n'eit
fique,que nous examinons fi nos Idées peuvent être vrayes ou faufies,mais c»unt0qJe!î?eii
dans le fens qu'on donne le plus communément à ces mots. Cela pofé , je una apparence
dis que les Idées n'étant dans l'Efprit qu'autant d'apparences ou de percep- ans pilt'
tions, il n'y en a point de fauffe. Ainfi l'idée d'un Centaure ne renferme
pas plus de faufleté lorfqu'elle fe préfente à notre Efprit, que le nom de
Centaure en a lorfqu'il eft prononcé ou écrit fur le papier. Car la vérité ou
la faulïeté étant toujours attachées à quelque affirmation ou négation , men-
tale ou verbale, nulle de nos Idées ne peut être faufîe, avant que l'Eiprit
vienne à en porter quel -jue jugement, c'eft-à-dire, à en affirmer ou nier
quelque choie.
§. 4. Toutes les fois que l'Efprit rapporte quelqu'une de fes idées à Les idées emant
*>, ^ r • , n , • r ,,rr n i , ■ quelles font rap-
quelque choie qui leur elt extérieur , elles peuvent être nommées vrayes portées à quelque
ou faufies , parce que dans ce rapport l'Eiprit fait une fuppoiltion tacite de m^^^ÙÊu
leur conformité avec cette chofe-là : & félon que cette fuppofition vient à
être vraye ou faulTe , les Idées elles-mêmes font nommées vrayes ou faufies.
Voici les cas les plus ordinaires où cela arrive.
§. 5. Premièrement, lorfque l'Efprit fuppofe que quelqu'une de fes idées tes idées des «u.
eft conforme à une idée qui eft dans l'Eiprit d'une autre perfonne fous un Xj, ceTéeu',' "•'
même nom commun: quand, par exemple, l'Efprit s'imaeine ou iuee eflences fuppo'e'es
« ,tjj jrv/j- j er> » t. /• ■ r- iD > réelles, font les
que les Idées de jujlice , de Tempérance , de Religion , font les mêmes que chofes à q.oi les
celles que d'autres hommes désignent par ces noms-là. hommes wppor-
En fécond lieu, lorfque l'Efprit fuppofe qu'une Idée qu'il a en lui-même ment îcius'idee*.
eft conforme à quelque cfaofe qui exifte réellement. Ainfi, l'Idée d'un
homme & celle d'un Centaure étant fuppofées des Idées de deux Subftances
réelles, l'une eft véritable & l'autre faulfe , l'une étant conforme à ce qui
a exifté réellement, & l'autre ne l'étant pas.
• C^q 2 En
3o8 Des Frayes & des Favjfes Idées. Ltv. II.
Chap. En troifiéme lieu, lorfque l'Efprit rapporte quelqu'une de Tes Idées à cet-
XXXII. te effence ou conftitution réelle d'où dépendent toutes fes propriétez; &
en ce fens, la plus grande partie de nos Idées des Subflances, pour ne pas
dire toutes , font fauffes.
for""!' d* C" §• 6- L'Efprit efl fort porté à faire tacitement ces fortes de fuppofitions
por" e " touchant fes propres Idées. Cependant à bien examiner la chofe , on trou-
vera que c'eft principalement, ou peut-être uniquement à l'égard de fes
Idées complexes, confédérées d'une manière abftraite, qu'il en ufe ainfi.
Car l'Efprit étant comme entraîné par un penchant naturel à favoir & à
connoître, & trouvant que s'il ne s'appliquoit qu'à la connoiffance des cho-
fes particulières, fes progrès feraient fort lents, & fon travail infini ; pour
abréger ce chemin & donner plus d'étendue à chacune de fes perceptions,
la première chofe qu'il fait & qui lui fert de fondement pour augmenter fes
connoifiances avec plus de facilité , foit en confiderant les chofes mêmes
qu'il voudrait connoître, ou en s'en entretenant avec les autres, c'eft de
les lier , pour ainfi dire , en autant de faifceaux , & de les réduire ainfi à
certaines efpéces , pour pouvoir par ce moyen étendre fûrement la connoif-
fance qu'il acquiert de chacune de ces chofes , fur toutes celles qui font de
cette efpèce, & avancer ainfi à plus grands pas vers la Connoiffance qui eft
le but de toutes fes recherches. C'eft là, comme j'ai montré ailleurs, la
raifon pourquoi nous reduifons les chofes en Genres & en EJpèces, fous des
Idées comprehenfives auxquelles nous attachons des noms.
§. 7. C'eft pourquoi fi nous voulons faire une ferieufe attention fur la
manière dont notre Efprit agit, & confiderer quel cours il fuit ordinaire-
ment pour aller à la connoiffance , nous trouverons, fi je ne me trompe,
que l'Efprit ayant acquis une idée dont il croit pouvoir faire quelque ufage ,
foit par la confideration des chofes mêmes ou par le difcours , la première
chofe qu'il fait , c'eft de fe la repréfenter par abftraélion , & alors de lui
trouver un nom & la mettre ainfi en referve dans fa Mémoire comme une
idée qui renferme l'effence d'une efpèce de chofes dont ce nom doit toujours
être la marque. De là vient que nous remarquons fort fouvent , que , lorf-
que quelqu'un voit une chofe nouvelle d'une efpèce qui lui eft inconnue , il
demande auffi-tôt ce que c'eft, ne fongeant par cette Queftion qu'à en ap-
prendre le nom, comme fi le nom d'une chofe emportoit avec lui la con-
noiffance de fon efpèce , ou de fon Effence dont il eft effectivement regar-
dé comme le figne , le nom étant fuppofé en général attaché à l'effence de
la chofe.
§. 8- Mais cette Idée abftraite étant quelque chofe dans l'Efprit qui tient
le milieu entre la chofe qui exilte & le nom qu'on lui donne, c'eft dans nos
Idées que confifte la jufteffe de nos connoifiances & la propriété ou la net-
teté de nos exprefîîons. De là vient que les hommes font fi enclins à fup-
pofer que les Idées abftraites qu'ils ont dans l'Efprit s'accordent avec les
chofes qui exiftent hors d'eux-mêmes, & auxquelles ils rapportent ces I-
dées, & que ce font les mêmes Idées auxquelles les noms qu'ils leur don-
nent, appartiennent félon l'ufage & la propriété de la Langue dont ils fe
fervent : car ils voyent que fans cette double conformité , ils n'auraient
point
Les Idées lim-
peuvcnt c«
Des frayes t§ des Faujfes Idées. Liv. IL 3°9
point de penfées juftes fur les chofes mêmes, & ne pourroient pas en parler Chai».
intelligiblement aux autres. XXXII
§. 9. Je dis donc en premier lieu , Que hrfque nous jugeons de la vérité de i^,1^^
nos Idées par la conformité qu'elles ont avec celles qui Je trouvent dans l'Efprit ne faunes par
des autres hommes , fcf qu'ils défignent communément par le même nom , /'/ n'y ^'sp°" ^™£t
en a point qui ne puijfent être faujfes dans ce fens-là. Cependant les Idées le même nom ,
(impies font celles fur qui l'on ell moins fujetàfe méprendre en cette occa- SoïnsfnfemMa
fion, parce qu'un homme peut aifément connoître par fes propres Sens & L'être en ce fens
par de continuelles obfervations , quelles font les Idées fimples qu'on dé- ?. c el^ce d'i-
lîgne par des noms particuliers autorifez par l'Ufage , ces Noms étant en d«s.
petit nombre, & tels, que s'il ell dans quelque doute, ou dans quelque
meprife à leur égard, il peut fe redreflèr aifément par le moyen des Objets
auxquels ces Noms font attachez.
C'efl pourquoi il eftrare que quelqu'un fe trompe dans le nom de fes Idées
fimples, qu'il applique le nom de rouge à l'idée du verd, ou le nom de
doux à l'idée de Yamer. Ces hommes font encore moins fujets à confondre
les noms qui appartiennent à des Sens différens, à donner, par exemple, le
nom d'un Goût aune Couleur, &c. Ce qui montre évidemment que les
Idées fimples qu'ils défignent par certains noms, font ordinairement les mê-
mes que celles que les autres ont dans l'Efprit quand ils employent les mê-
mes noms.
§. 10. Les Idées complexes font beaucoup plus fujettes à être f au (fes à cet Les idées des
égard, 6? les Idées complexes des Modes Mixtes beaucoup plus que celles des "nUes^s'Yi».
Subfiances. Parce que dans les Subfiances, & fur-tout celles qui font dé- jettes a être
lignées par des noms communs & ufitez dans quelque Langue que ce foit, fCnS.ïà.en ce
il y a toujours quelques qualitez fenfibles qu'on remarque fans pei-
ne, & qui fervant pour l'ordinaire à diftinguer une Efpéce d'avec une
autre, empêchent facilement que ceux qui apportent quelque exactitu-
de dans l'ufage de leurs mots , ne les appliquent à des efpèces de Subfiances
auxquelles ils n'appartiennent en aucune manière. Mais l'on fe trouve dans
un plus grand embarras à l'égard des Modes mixtes, parce qu'à l'égard de
plulieurs actions il n'efl pas facile de déterminer , s'il faut leur donner le
nom de Juflice ou de Cruauté, de Libéralité ou de Prodigalité. Ainfi en
rapportant nos idées à celles des autres hommes qui font défignées parles
mêmes noms, nos Idées peuvent être fauffes : de forte qu'il peut fort bien
arriver, par exemple, qu'une idée que nous avons dans l'Efprit, & que
nous exprimons par le mot de Juflice , foit en effet quelque chofe qui de-
vroit porter un autre nom.
§. 11. Mais foit que nos Idées des Modes mixtes foient plus ou moins fu- °fl>,u,™l^ns *
jettes qu'aucune autre efpèce d'idées à être différentes de celles des autres Fauffes.
hommes qui font défignées par les mêmes noms, ilefl du moins certain que
cette efpèce de fauffeté efl plus communément attribuée à nos Idées des
Modes mixtes qu'à aucune autre. Lorfqu'on juge qu'un homme a une
faufïe i lée de fuflice, de Reconnoiffance ou de Gloire, c'eft uniquement par-
ce que fon Idée ne s'accorde pas avec celle que chacun de ces noms défi-
gnent dans l'Efprit des autres hommes.
Q.q 3 , §.l2.Et
3io
Des Vrayes & des Fauffes Idées. Liv. ï I.
Chap.
XXXII.
Pourquoi cela?
Il n'y a que les
idées des
Subftances qui
puiflent être
faufles par rap-
port à l'exilten-
ce réelle.
Les Idées (im-
pies ne peuvent
lêtre à cet é-
gard, Se pour-
quoi.
g. 12. Et voici, ce me femble , quelle en eft la raifon, c'eft que les I-
dées abftraites des Modes mixtes étant des combinaifons volontaires que les
hommes font d'un certain amas déterminé d'Idées fimples, & l'effence de
chaque efpèce de ces Modes étant par cela même uniquement formée par
les hommes, de forte que nous n'en pouvons avoir d'autre modèle fenfibie
qui exifte nulle part, que le nom même d'une telle combinaifon , ou la dé-
finition de ce nom, nous ne pouvons rapporter les idées que nous nousfai-
fons de ces Modes mixtes à aucun autre Modèle qu'aux idées de ceux qui
ont la réputation d'employer ces noms dans leur plus jufte & plus propre
lignification. De cette manière, félon que nos Idées font conformes à cel-
les de ces gens-là, ou en font différentes, elles paffent pour vrayes, ou
■pour faujfes. En voilà affez fur la vérité & la fauifeté de nos Idées par rap-
port à leurs noms.
g. 13. Pour ce qui eft, en fécond lieu , de la vérité & de la fauffeté de
nos Idées par rapport à l'exiftence réelle des chofes , lorfque c'eft cette
exifhence qu'on prend pour règle de leur vérité, il n'y a que nos Idées com-
plexes de Subftances qu'on puifîe nommer fauffes. .
g. 14. Et premièrement, comme nos Idées fimples ne font que dépures
perceptions , telles que Dieu nous a rendus capables de les recevoir , par la
puifiance qu'il a donnée aux Objets extérieurs de les produire en nous , en
vertu de certaines Loix ou moyens conformes à fa fagefie & à fa bonté ,
quoi qu'incomprehenlibles à notre égard , toute la vérité de ces Idées fim-
ples ne confifte en aucune autre chofe que dans ces apparences qui font pro-
duites en nous & qui doivent répondre à cette puifiance que Dieu a mis dans
les Objets extérieurs, fans quoi elles ne pourroient être produites dans nos
Efprits; & ainfi dès-là qu'elles répondent à ces puiffances, elles font ce
qu'elles doivent être, de véritables Idées. Que fi l'Efprit juge que ces
Idées font dans les chofes mêmes, (ce qui arrive , comme jecroi, à la plu-
part des hommes ) elles ne doivent point être taxées pour cela d'aucune
fauffeté. Car Dieu ayant par un effet de fa fageffe , établi ces idées , com-
me autant de marques de diftinétion dans les chofes, par où nous puffions
être capables de difeerner une chofe d'avec une autre , & ainfi de choiiir
pour notre propre ufage, celles dont nous avons befoin; la nature de nos
Idées fimples n'eft point altérée, foit que nous jugions que l'idée de jaune
eft dans le Souci même, ou feulement dans notre Eiprit, de forte qu'il n'y
ait dans le Souci que la puifiance de produire cette idée par lacontexture de
fes parties en reflechifiant les particules de lumière d'une certaine manière.
Car dès-là qu'une telle contexture de l'objet produit en nous la même idée
de jaune par une opération confiante & régulière, cela fuflit pour nous fai-
re diftinguer par les yeux cet Objet de toute autre chofe, foit que cette
marque difî inclive qui eft réellement dans le Souci, ne foit qu'une contexture
particulière de fes parties, ou bien cette même couleur dont l'idée que
nous avons dans l'Efprit, eft. une exacte reffemblance. C'eft cette appa-
rence, qui lui donne également la dénomination de jaune, foit que ce foit
cette couleur réelle, ou feulement une contexture particulière du Souci qui
excite en nous cette idée; puifque le nom de jaune nedéfigne proprement
autre
Des Frayes & des Fanjfes Idées. L 1 v. 1 1. 311
autre chofe que cette marque de diftinétionquieftdansun<S'0»«&quenous Chap.
ne pouvons difcerner que par le moyen de nos yeux, en quoi qu'elle con- XXVIII.
fifte, ce que nous ne fommes pas capables deconnoître diftinclement , &
qui peut-être nous * feroit moins utile, li nous avions des facilitez capa- * voy ci-def-
blés de nous faire difcerner la contexture des parties d'où dépend cette cou- xxm.Ma.
leur.
§. 15. Nos Idées fimples ne devroient pas non plus être foupconnées Qjjandbieni'i-
d'aucune fauffeté, quand bien il feroit établi en vertu de la différente ftruc- i,ommUeU"du
ture de nos Organes , Que le même Objet dût produire en même temps diffé- ig" iei°^ djf-
rerttes idées dans F Efprit de différentes pcrfonnc s , fi par exemple, l'idée qu'u- qa-„„ aune en
ne Violette produit par les yeux dans l'Èfprit d'un homme , étoit la même a-
que celle qu'un Souci excite dans l'Ëfprit d'un autre homme , & au contrai-
re. Car comme cela ne pourroit jamais être connu, parce que l'Ame d'un
homme ne fauroit paffer dans le Corps d'un autre homme pour voir quelles
apparences font produites par ces organes , les Idées ne feroient point con-
fondues par-là, non plus que les noms; & il n'y auroit aucune fauffeté dans
l'une ou l'autre de ces chofes. Car tous les Corps qui ont la contexture
d'une Violette venant à produire conftamment l'idée qu'il appelle bleuâtre;
& ceux qui ont la contexture d'un Souci ne manquant jamais de produire l'idée
qu'il nomme auffi conftamment jaune, quelles que fuiïènt les apparences qui
font dans fon Efprit, il feroit en état de diftinguer auffi régulièrement les
chofes pour fon ufage par le moyen de ces apparences , de comprendre , &
de défigner ces diftinétions marquées par les noms de bleu & de jaune , que
fi les apparences ou idées que ces deux Fleurs excitent dans fon Efprit , é-
toient exactement les mêmes que les idées qui fe trouvent dans l'Ëfprit des
autres hommes. J'ai néanmoins beaucoup de penchant à croire que les I-
dées fenfibles qui font produites par quelque objet que ce foit , dans l'Ëfprit
de différentes perfonnes, font pour l'ordinaire fort femblables. On peut
apporter, à mon avis, plufieurs raifonsde ce fentiment: mais ce n'eft pas
ici le lieu d'en parler. C'eft pourquoi fans engager mon Lecteur dans cette
difeuffion, je me contenterai de lui faire remarquer, que la fuppofition con-
traire, en cas qu'elle pût être prouvée, n'eft pas d'un grand ufage, ni
pour l'avancement de nos connoiffances , ni pour la commodité de la
vie , & qu'ainfi il n'eft pas néceffaire que nous nous tourmentions à l'exa-
miner.
§. 16. De tout ce que nous venons de dire fur nos Idées fimples, il s'en- Les idées Gin.
fuit évidemment , à mon avis , Qjf aucune de nos Idées fimples ne peut être Pj^ "a^^Up™p
faujfe par rapport aux chofes qui exijlcnt hors de nous. Car la vérité de ces apport aux
apparences ou perceptions qui font dans notre Efprit , ne confiftant , com- *"'"% S^f*"
me il a été dit , que dans ce rapport qu'elles ont à la puiflance que Dieu a quoi,
donnée aux Objets extérieurs de produire de telles apparences en nous par
le moyen de nos Sens; & chacune de ces apparences étant dans l'Elprit,
telle qu'elle eft, conforme à la puiffance qui la produit, &quinereprtfen-
te autre chofe, elle ne peut être faufie à cet égard, c'eft-à- dire entant
qu'elle fc rappi rte à un tel Patron. Le bleu ou le jaune, le doux ou Vamcr,
ne fauroient être des Idées fauffes. Ce font des perceptions dans l'Ëfprit
qui
312- Dis Vrayes & des Faujfes Idées. Liv. II.
Chap. qui font juftement telles qu'elles y paroiffent, & qui répondent aux puif-
XXXI I. fances que Dieu a établies pour leur production; & ainfi elles font vérita-
blement ce qu'elles font & qu'elles doivent être félon leur deftination
naturelle. L'on peut à la vérité appliquer mal-à-propos les noms de
ces idées, comme fi un homme qui n'entend pas bien le François, don-
noit à la Pourpre le nom d'Ecariate : mais cela ne met aucune faufleté
dans les Idées mêmes.
\"}4éesits §• i?- En fécond lieu , nos Idées complexes des Modes ne fam oient non plus
venr veut aon* *tre faufos par rapport à ïejfence d'une cbofe réellement exiflante. Parce que
pluK quelque idée complexe que je me forme d'un Mode , il n'a aucun rapport à
un modèle exiftant & produit par la Nature. Il n'efl fuppofé renfermer
en lui-même que les idées qu'il renferme actuellement , ni repréfenter autre
choie que cette combinaifon d'Idées qu'il repréfente. Ainfi , quand j'ai
l'idée de l'action d'un homme qui refuie de fe nourrir, de s'habiller, & de
jouir des autres commoditez de la vie félon que fon Bien & fes richeffes le
lui permettent, & que fa condition l'exige , je n'ai point une fauffeidée,
mais une idée qui repréfente une action , telle que je la trouve , ou que je
l'imagine ; & dans ce fens elle n'efl capable ni de vérité ni de fauffeté. Mais
lorfque je donne à cette action le nom de frugalité ou de vertu, elle peut
alors être appellée une fauffe idée, iijefuppofe par-là qu'elle s'accorde avec
l'idée qu'emporte le nom de frugalité félon la propriété du langage , ou
qu'elle eft conforme à la Loi qui effc la mefure de la vertu & du vice,
oumd c'eft aie §• J8- En troifiéme lieu, nos Idées complexes des Sub fiances peu-vent être
les idées des faujfes , parce qu'elles fe rapportent toutes à des modèles exiftans dans les
Tenf ëueViûf-11* choies mêmes. Qu'elles foient faufles , lorfqu'on les confidére comme des
ies- repréfentations des Effences inconnues des chofes, cela eft fi évident qu'il
n'eft pas néceflaire de perdre du temps à le prouver. Sans donc m'arrèter
à cette fuppofition chimérique, je vais confidérer les Subftances comme
autant de collections d'Idées fimples , formées dans l'Efprit qui les déduit
de certaines combinaifons d'Idées fimples qui exiftent conftammentenfem-
ble dans les chofes mêmes, combinaifons qui font les originaux dont on fup-
pofé que ces collections formées dans l'Efprit , font des copies. Or à les
confidérer dans ce rapport qu'elles ont à l'exiftence des Chofes , elles font
faufles, I. Lorfqu'elles réunifient des idées fimples qui ne fe trouvent point
enfemble dans les chofes actuellement exiilantes, comme lorfqu'à la forme
& à la grandeur qui exiftent enfemble dans un Cheval, on joint dans la
même idée complexe la puiffance d'abboyer qui fe trouve dans un Chien:
trois Idées qui, quoi que réunies dans l'Efprit en une feule, n'ont jamais
été jointes enfemble dans la Nature. On peut donc appeller cette Idée
complexe , une fauffe idée d'un Cheval. II. Les Idées des Subftances font
encore faufles à cet égard , lorfque d'une collection d'Idées fimples qui
exiftent toujours enfemble, on en fepare par une négation directe & for-
melle, quelque autre idée fimple qui leur eft conftamment unie. Si par
exemple, quelqu'un joint dans fon Efprit à l'étendue, à la folidité, à la
fufibilité, à la pefanteur particulière & à la couleur jaune de l'Or, la néga-
tion d'un plus grand degré de fixité, que dans le Plomb ou le Cuivre, on
peut
Des frayes & des Fattjfes Idées. Liv. II. 3*3
peut dire qu'il a une faufle idée complexe, tout ainfi que lorfqu'il joint à Chat.
ces autres idées (impies l'idée d'une fixité parfaite & abfoluë. Car l'idée XXXII.
complexe de l'or étant compofée, à ces deux égards, d'Idées fimples qui
ne fe trouvent point enfemble dans la Nature, on peut l'appeller une faufle
idée. Mais s'il exclut entièrement de l'idée complexe qu'il fe forme de ce
Métal, celle de h fixité, foit en ne l'y joignant pas actuellement, ou en
la féparant , dans fon Efprit , de tout le refte ; on doit regarder , à mon
avis, cette idée complexe plutôt comme incomplète & imparfaite que
comme fauffe : puifque , bien qu'elle ne contienne point toutes les Idées
fimples qui font unies dans la Nature, elle ne joint enfemble que celles qui
exiflent réellement enfemble.
§. 19. Quoi que pour m'accommoder au Langage ordinaire, j'aye mon- La vérité & u
tré en quel fens & fur quel fondement nos Idées peuvent être quelquefois £aufl«ê. fuppo.
vrayes ou jaujjes; cependant fi nous voulons examiner la choie de plus près affirmation o»
dans tous les cas où quelque idée efl appellée vraye ou faujffe , nous trouve- nesatlon<
rons que c'eft en vertu de quelque jugement que l'Efpric fait, ou eftfuppo-
fé faire, qu'elle eft vraye ou faufle. Car la vérité ou la faufleté n'étant ja-
mais fans quelque affirmation ou négation , expreffe ou tacite , elle ne le trou-
ve qu'où des lignes font joints ou feparez , félon la convenance ouladifcon-
venance des chofes qu'ils repréfentent. Les. fignes dontnous nous fervons
principalement, font ou des Idées ou des Mots, avec quoi nous formons
des Propofitions mentales ou verbales. La vérité confifteàunir ou à féparer
ces fignes , félon que les chofes qu'ils repréfentent , conviennent ou difeon-
viennent entre elles ; & la Faufleté confifte à faire tout le contraire , com-
me nous le ferons voir plus au long dans la fuite de cet Ouvrage.
§. 20. Donc, nulle idée que nous ayons dans l'Efprit, foit qu'elle foit ï-c» in'M «»-
conforme ou non à l'exiftence réelle des chofes, ou à des Idées qui font clans même? ne font"'
l'Efprit des autres hommes, ne fauroit par cela feul être proprement appel- "' Jjpyes ni
lée faufle. Car fi ces repréfentations ne renferment rien queeequiexifte
dans les chofes extérieures , elles ne fauroient palier pour faufles, puifque ce
font de jufles repréfentations de quelque chofe : & fi elles contiennent quel-
que chofe qui diffère de la réalité des Chofes , on ne peut pas dire propre-
ment que ce font de fauffes repréfentations ou idées de Chofes qu'elles ne re-
préfentent point. Quand ell-ce donc qu'il y a de l'erreur &dela fauffeté.?
Le voici en peu de mots.
§. 21. Premièrement, lorfque rEfprit ayant une idée, juge £5? conclut En que! cas ei-
q Welle efi la même que celle qui eft dans rEfprit des autres hommes , exprimée lespr^mi« «s?
par le même nom; ou qu'elle répond à la lignification ou définition ordinai-
re & communément reçue de ce Mot, lorfqu'elle n'y répond pas effective-
ment :méprife qu'on commet le plus ordinairement à l'égard des Modes mix-
tes, quoi qu'on y tombe aufli à l'égard d'autres Idées.
§. 22. En fécond lieu , quand l'Efprit s'étant formé une idée complexe, second eu.
compofée d'une telle collection d'Idées fimples que la Nature ne mie jamais
enfemble , il juge quelle s'accorde avec une efpéce de Créatures réellement exi-
fiantes, comme quand il joint la pefanteur de l'Etain, à la couleur, à lafu-
libilité , & à la fixité de l'Or.
R.r 5. ,23. En
314 Tes Vrayes & des Fauffes Idées. Liv. IL
Chap. g. 23. En troifiéme lieu, lorfqu' ayant réuni clans fon Idée complexe, un
XXXII. certain nombre d'idées iimples qui exifhent réellement enfemble dans quel-
troifiéme cas. ques efpéces de créatures , & en ayant exclus d'autres qui en font autant in-
feparables, il juge que c'efl î idée -parfaite £5? complète d'une efpèce de chofes,
ce qui nef point effectivement : omme fi venant à joindre les idées d'une fub-
itance jaune, malléable, fort pefante & fufible, il fuppofe que cette Idée
complexe efl une idée complète de l'Or, quoi qu'une certaine fixité & la
capacité d'être diifous dans Y Eau Regale foient auffi infeparables des autres
idées ou qualitez de et Corps , que celles-là le font l'une de l'autre.
Quatrième cas. g, 24.. En quatrième lieu , la méprife efl encore plus grande, quand je
juge que cette Idée complexe renferme fejfence réelle d'un Corps exiflant\
puifqu'il ne contient tout au plus qu'un petit nombre de propriétez qui dé-
coulent de fon efïence & confîitution réelle. Je dis un petit nombre de ces
propriétez, car comme ces propriétez confiflent, pour la plupart, znPuif-
fances actives & paffives que tel ou tel Corps a par rapport à d'autres chofes;
toutes celles qu'on connoit communément dans un Corps , & dont on for-
me ordinairement l'idée complexe de cette efpèce de chofes , ne font qu'en
très-petit nombre en comparaifon de ce qu'un homme qui l'a examiné en
différentes manières, connoit de cette efpèce particulière; & toutes celles
que les plus habiles connoiffent, font encore en fort petit nombre, en com-
paraifon de celles qui font réellement dans ce Corps & qui dépendent de fa
confîitution intérieure ou eflèntielle. L'efTence d'un Triangle efl fort bor-
née: elle confifledans un très-petit nombre d'idées ; trois lignes qui termi-
nent un Efpace , compofent toute cette efïènce. Mais il en découle plus
de propriétez qu'on n'en fauroit connoître ou nombrer. Je m'imagine qu'il
en efl de même à l'égard des fubflances ; leurs eflences réelles fe réduifent à
peu de chofe ; & les propriétez qui découlent de cette confîitution intérieu-
re , font infinies.
§. 25. Enfin , comme l'Homme n'a aucune notion de quoi que ce foit
hors de lui , que par l'idée qu'il en a dans fon Efprit , & à laquelle il peut
donner tel nom qu'il voudra , il peut à la vérité former une idée qui ne s'ac-
corde ni avec la réalité des chofes ni avec les Idées exprimées par des mots
dont les autres hommes fe fervent communément, mais il ne fauroit fe faire
une fauffe idée d'une c'iofe qui ne lui efl point autrement connue que par
l'idée qu'il en a. Par exemple, lorfque je me forme une idée des jambes,
des bras & du corps d'un Homme, & que j'y joins la tête & le cou d'un
Cheval, je ne me fais point de fauffe idée de quoi que ce foit ; parce que
cette idée ne repréfente rien hors de moi. Mais lorfque je nomme cela un
homme ou un Tartare; & que je me figure qu'il repréfente quelque Etre réel
hors de moi , ou que c'eft la même idée que d'autres défignent par ce mê-
me nom, je puis me tromper en ces deux cas. Et c'efl danscefens qu'on
l'appelle une fauffe idée, quoi qu'à parler exactement, la fauffeté ne tombe
pas fur Y idée, mais fur une Propofttion tacite & mentale, dans laquelle on at-
tribue à deux chofes une conformité & une reffemblance qu'elles n'ont point
effeclivement. Cependant , fi après avoir formé une telle idée dans mon
Efprit, fans penfer en moi-même que l'exiflence ou le nom à homme ou de
Tartare
Des Frayes & des Fauffes Idées. Liv. II. 315-
Tartare lui convienne, je veux la défignerparle nom à homme ou àcTarta- Chap.
re , on aura droit de juger qu'il y a de la bizarrerie dans l'impofition d'un XXXII.
tel nom, mais nullement que je me trompe dans mon Jugement, & que
cette Idée efl fauiTe.
g. 26. En un mot, je croi que nos Idées , confiderées par l'Efprit ou par on pouvoir
rapport à la lignification propre des noms qu'on leur (donne ou par rapport ^"n^0,^"*"'"
à la réalité des chofes, peuvent être fort bien nommées idées ( 1 ) jujles oufau- idées, >y?« ou
tives, félon qu'elles conviennent ou difeon viennent aux Modèles auxquels ^aw'àufcujrtt.
on les rapporte. Mais qui voudra les appeller véritables ou fauffes , peut le
faire. Il efl jufle qu'il jouïfle de la liberté que chacun peut prendre de
donner aux chofes tels noms qu'il juge leur convenir le mieux , quoi que
félon la propriété du Langage, la vérité & la faufïeté ne puifTent guère
convenir aux Idées , ce me femble , finon entant 'que d'une manière ou
d'autre elles renferment virtuellement quelque Propofition mentale. Les
Idées qui font dans l'Efprit d'un homme , confiderées fimplement en elles-
mêmes, ne fauroient être fauffes, excepté les Idées complexes dont les
parties font incompatibles. Toutes les autres Idées font droites en elles-
mêmes , & la connoifïance qu'on en a , eft une connoiffance droite & véri-
table. Mais quand nous venons aies rapporter à certaines chofes, comme
à leurs Modèles ou Archétypes , alors elles peuvent être fauffes , autant
qu'elles s'éloignent de ces Archétypes.
CHAPITRE XXXIII. Chap
De V AJfocïation des Idées.
5. 1. TL n'y a prefque perfonne qui ne remarque dans les opinions, Bizawe^flbiti-
1 dans les raifonnemens & dans les adtions des autres hommes quel- ™c,on découvre
que chofe qui lui paroit bizarre & extravagant, & qui l'efl en effet. Cha- d ns '« «Kf-
cun a la vûë afTez perçante pour obferver dans un autre le moindre défaut ^uon^d'autrui.
de cette efpèce s'il efl différent de celui qu'il a lui-même , & il ne manque
pas de fe fervir de fa Raifon pour le condamner ; quoi qu'il y ait dans fes
opinions & dans fa conduite déplus grandes irrégularitez dont il ne s'apper-
çoit jamais; & dont il feroit difficile, pour ne pas dire impoffible, de le
convaincre.
§. 2. Cela ne vient pas abfolument de l'Amour propre , quoi que cette n« rient point
paffion y ait fouvent beaucoup de part. On voit tous les jours des gens X^^l^
cou- p«.
(i)Il n'y a pointdemotsen François qui ré- terme oppofé àjufle, pris en ce fens-!à, qui
pondent mieux aux deux mots Anglois right foit plus propre que celui de fautif, qui n'eft
erwrong, dont l'Auteur fe fert en cette occa- pourtant pas trop bon, mais dout il faut fc
fion. On entend ce que c'eft qu'une idéejujle, fervir , faute d'autre.
& nous n'avons point, à ce que je croi, de
Rr 2
3 1 6
De V A fluctation des Idées. L 1 v. 1 1.
Chap.
XXXIII.
11 ne fîifTitpas,
pour expliquer
ce défaut d'en
atcr.buer la eau-
fe à l'Educa-
■ion & aux pié-
jugez.
Pourquoi on
lui conns le
nom de/eliet
* P.ig. n4.
Chap. XI.
8. u.
Ce de'faut vient
d une liaifon
d'idées non-
tuEiuelle,
coupables de ce défaut qui ont le cœur bien fait, & ne font point fotte-
riierit entêtez de leur propre mérite. Et fouvent une perfonne écoute avec
furprife les raifonnemens d'un habile homme dont il admire l'opiniâtreté,
pendant que lui-même réliite à des raifonsdela dernière évidence qu'on !ai
propofe fort diftinclement.
§. 3. On eft accoutumé d'imputer ce défaut de raifon, à l'Education
& à la force des préjugez; & ce n'eft pas fans fujet pour l'ordinaire, quoi
que cela n'aille pas jufqu'à la racine du mal, & ne montre pas affez nette-
ment d'où il vient, & en quoi il confifte. On eft fouvent très-bien fondé
à en attribuer la caufe à X 'Education ; & le terme de Préjugé eft un mot gé-
néral très-propre à défigner la chofe même. Cependant je croi que qui
voudra conduire cette efpèce de folie jufques à fa fource, doit porter la
vue un peu plus loin, & en expliquera nature de telle forte qu'il faffe voir
d'où ce mal procède originairement dans des Efprits fort raifonnables , &
en quoi c'eft qu'il confifte précifément.
g. 4. Quelque rude que foit le nom de folie que je lui donne , on n'aura
pas de peine à me le pardonner, fi l'on confidére que l'oppofition à la Rai-
fon ne mérite point d'autre titre. C'eft effectivement une folie , & il n'y
a prefque perfonne qui en foit fi exempt , qu'il ne fût jugé plus propre à
être mis aux Petites-Maifons qu'à être reçu dans la compagnie des honnê-
tes gens, s'il raifonnoit & agiffoit toujours & en toutes occafions, comme
il fait conftamment en certaines rencontres. Je ne veux pas dire, lors
qu'il eft en proye à quelque violente paffion , mais dans le cours ordinaire
de fa vie. Ce qui fervira encore plus à exeufer l'ufage de ce mot , & la li-
berté que je prens d'imputer une chofe fi choquante à la plus grande partie
du Genre Humain, c'eft ce que j'ai * déjà dit en paffant, & en peu de
mots fur la nature de la Folie. J'ai trouvé que la folie découle de la même
fource , & dépend de la même caufe que ce défaut dont nous parlons pré-
fentement. La confideration des chofes mêmes me fuggera tout d'un coup
cette penfée , lorfque je ne fongeois à rien moins qu'au fujet que je traite
dans ce Chapitre. Et fi c'eft effectivement une foibleffe à laquelle tous les
hommes foient fi fort fujets ; fi c'eft une tache fi univerfellement répandue
fur le Genre Humain, il faut prendre d'autant plus de foin de la faire con-
noître par fon véritable nom, afin d'engager les hommes à s'appliquer plus
fortement à prévenir ce défaut, ou à s'en défaire lorfqu'ils en font entachez.
§. 5. Quelques-unes de nos Idées ont entr'elles une correfpondance &
une liaifon naturelle. Le devoir & la plus grande perfection de notre Rai-
fon confifte à découvrir ces Idées & à les tenir enfemble dans cette union
& dans cette correfpondance qui eft fondée fur leur exiftence particulière.
Il y a une autre liaifon d'idées qui dépend uniquement du hazard ou de la
coutume , de forte que des Idées qui d'elles-mêmes n'ont abfolument aucu-
ne connexion naturelle , viennent à être fi fort unies dans l'Efprit de certai-
nes perfonnes, qu'il eft fort difficile de les feparer. Elles vont toujours de
compagnie , & l'une n'eft pas plutôt préfente à l'Entendement , que celle
qui lui eft affociée, paroit auffi-tôt ; & s'il y en a plus de deux ainfi unies,
elles vont aulïi toutes enfemble , fans fe féparer jamais.
§. 6. Cette
De V AJfociation des Idées. Liv. II. 317
§. 6. Cette forte combinaifon d'Idées qui n'eft pas cimentée par la Na- Chai».
turc, l'Efprit la forme en lui-même, ou volontairement, ou par hazard j XXXIII,
& de là vient qu'elle efl fort différente en diverfes perfonnes félon la diverfi- comment fe
té de leurs inclinations, de leur éducation, & de leurs intérêts. La coû- j";^ ?cme
tume forme dans l'Entendement des habitudes de penfer d'une certaine ma-
nière, tout ainfi qu'elle produit certaines déterminations dans la Volonté,
& certains mouvemens dans le Corps: toutes choies qui femblent n'être
que certains mouvemens continuez dans les Efprits animaux qui étant une
fois portez d'un certain côté, coulent dans les mêmes traces où ils ont ac-
coutumé de couler, lefquelles traces par le cours fréquent des Efprits ani-
maux fe changent en autant de chemins battus , de forte que le mouvement
y devient aifé, & pour ainfi dire, naturel. Il me femble, dis-je, que c'efl
ainfi que les Idées font produites dans notre Efprit, autant que nous fom-
mes capables de comprendre ce que c'efl que pen fer. Et fi elles ne font pas
produites de cette manière, cela peut fervir du moins à expliquer comment
elles fe fuivent l'une l'autre dans un cours habituel , lorfqu'elles ont pris une
fois cette route, comme il fert à expliquer de pareils mouvemens du Corps.
Un Muficien accoutumé à chanter un certain Air, le trouve dès qu'il l'a
une fois commencé. Les idées des diverfes notes fe fuivent l'une l'autre
dans fon Efprit, chacune à fon tour, fans aucun effort ou aucune altéra-
tion, auffi régulièrement que fes doigts fe remuent fur le clavier d'une Or-
gue pour jouer l'air qu'il a commencé , quoi que fon Efprit diflrait prome-
né fes penfées fur toute autre chofe. Je ne détermine point, fi le mouve-
ment des Efprits animaux efb la caufe naturelle de fes idées, aufïï bien que
du mouvement régulier de fes doigts, quelque probable que la chofe pa-
roifië par le moyen de cet exemple. Mais cela peut fervir un peu à nous
donner quelque notion des habitudes intellectuelles, & de la liaifon des
Idées.
g. 7. Qu'il y ait de telles affociations d'Idées, que la coutume a produi- Ene ^ iacaure.
tes dans l'Efprit de la plupart des hommes, c'efl dequoi je ne croi pas que <j<= la plupart
perfonne qui ait fait de ferieufes réflexions fur foi-même & fur les autres & antipfduàf
hommes, s'avife de douter. Et c'efl peut-être à cela qu'on peut juflement iui Paffent
■1 1 1 j • j y l- 0 j • u- > Pwl naturelles,
attribuer la plus grande partie des fympathies & des antipathies qu on re-
marque dans les hommes ; & qui agiffent auffi fortement, & produifent des
effets auffi réglez, que fi elles étoient naturelles, ce qui fait qu'on les nom-
me ainfi; quoi que d'abord elles n'ayent eu d'autre origine que la liaifon
accidentelle de deux Idées, que la violence d'une première impreffion , ou
une trop grande indulgence a fi fort unies qu'après cela elles ont toujours
été enfemble dans l'Efprit de l'Homme comme fi ce n'étoit qu'une feule
idée. Je dis la plupart des antipathies & non pas toutes : car il y en a quel-
ques-unes véritablement naturelles, qui dépendent de notre conflitution
originaire, & font nées avec nous. Mais fi l'on obfervoit exaclement la
plupart de celles qui paiîent pour naturelles, on reconnoîtroit qu'elles ont
été caufées au commencement par des impreffions dont on ne s'efl point ap-
percu , quoi qu'elles ayent peut-être commencé de fort bonne heure, ou
Rr 3 bien
318 De rJjfbeiation des Idées. Liv. II.
C H A?." bien par quelques fantaifies ridicules. Un homme fait qui a été incommo-
XXXIII. dé pour avoir trop mangé de miel, n'entend pas plutôt ce mot, que fon
imagination lui caufe des foulevemens de cœur. Il n'en fauroit fupporter
la feule idée. D'autres idées de dégoût, & des maux de cœur, accom-
pagnez de vomifTement , fuivent auffi-tôt ; & fon eftomac eft tout en des-
ordre. Mais il fait à quel temps il doit rapporter le commencement de
cette foibleffe ; & comment cette indifpofition lui eft venue. Que fi cela
lui fût arrivé pour avoir mangé une trop grande quantité de miel, lorfqu'il
étoit Enfant , tous les mêmes effets s'en feraient enfuivis , mais on fe feroit
mépris fur la caule de cet accident qu'on auroit regardé comme une anti-
pathie naturelle,
combien il im- g. 8- Je ne rapporte pas cela , comme s'il étoit fort néceffaire en cet en-
Se'bonae heure"11 dr01t ^e distinguer exactement entre les antipathies naturelles & acquifes :
cette bizarre con- mais j'ai fait cette remarque dans une autre vue, favoir, afin que ceux qui
iKJuon d idées. Qnt ^ £nfanSj ou qUi fonc chargez de leur éducation, voyent par-là que
c'eft une chofe bien digne de leurs foins d'obferver avec attention & de pré-
venir foigneufement cette irréguliére liaifon d'Idées dans l'Efprit des jeunes
gens. C'eft le temps le plus fufceptible des impreffions durables. Et quoi
que les perfonnes raifonnables faffent réflexion à celles qui fe rapportent à la
faute & au Corps pour les combattre , je fuis pourtant fort tenté de croire,
qu'il s'en faut bien qu'on ait eu autant de foin que la chofe le mérite , de
celles qui fe rapportent plus particulièrement à l'Ame, & qui fe terminent
a l'Entendement ou aux Pallions : ou plutôt, ces fortes d'impreffions , qui
fe rapportent purement à l'Entendement , ont été , je penfe , entièrement
négligées par la plus grande partie des hommes.
§. 9. Cette connexion irréguliére qui fe fait dans notre Efprit , de cer^
taines Idées qui ne font point unies par elles-mêmes , ni dépendantes l'une
de l'autre , a une fi grande influence fur nous , & eft fi capable de mettre
du travers dans nos actions tant morales que naturelles , dans nos Pallions,
dans nos raifonnemens, & dans nos Notions mêmes, qu'il n'y a peut-être
rien qui mérite davantage que nous nous appliquions à le confiderer pour le
prévenir ou le corriger le plutôt que nous pourrons,
txemp'ede cette fi 10. Les Idées des Efprit s ou des Pbantômes n'ont pas plus de rapport
liiifon d'idées. * Vl, ,. , , • • • r r > j- • ■ ■ 1
aux tentures qu a la lumière : mais li une fervante étourdie vient a incul-
quer fouvent ces différentes idées dans l'Efprit d'un Enfant, & à les y exci-
ter comme jointes enfemble , peut-être que l'Enfant ne pourra plus les fé-
parer durant tout le refte de fa vie , de forte que l'obfcurité lui paroiffant
toujours accompagnée de ces effrayantes Idées, ces deux fortes d'Idées fe-
ront fi étroitement unies dans fon Efprit, qu'il ne fera non plus capable de
fouffrir l'une que l'autre.
J «te ttemple. §• 1 1 • ^ n homme reçoit une injure fenfible de la part d'un autre hom-
me , il penfe & repenfe à la perfonne & à l'action ; & en y penfant ainfi
fortement ou pendant longtemps , il cimente fi fort ces deux Idées enfemble
qu'il les réduit prefque à une feule, ne fongeant jamais à cet homme, que
le mal qu'il en a reçu, ne lui vienne dans l'Efprit: de forte que diftinguant
à neine ces deux chofes il a autant d'averlion pour l'une que pour l'autre.
C'eft
Del'JJfociation des Idées. Liv. H. 319
G'eft ainfi qu'il naît fouvent des haines pour des fujets fort légers & pref- Ciiap.
que innocens ; & que ies querelles s'entretiennent & re perpétuent dans le XXXIII.
Monde.
§. 12. Un homme a fouffert de la douleur , ou a été malade dans un cer- Troirume e«m-
tain Lieu : il a vu mourir fon ami dans une telle chambre. Quoi que ces'plc'
chofes n'ayent naturellement aucune liaiibn l'une avec l'autre, cependant
l'impreflion étant une fois faite, lorfque l'idée de ce Lieu fe préfente à fon
Efpnt, elle porte avec elle une idée de douleur & de déplaiiir; il les con-
fond enfemble, & peut auffi peu fouffrir, l'une que l'autre.
5. 13. Lorfque cette combinaifon eft formée, & durant tout le temps Quatrième «en.
qu'elle fubfifte, il n'eft pas au pouvoir de la Raifon d'en détourner les effets. p e"
Les Idées qui font dans notre Efprit , ne peuvent qu'y opérer tandis qu'elles
y font,felon leur nature & leurs cirçonftances : d'où l'on peut voir pourquoi le
temps diffipe certaines affections que la Raifon ne fauroit vaincre, quoi que
fes fuggeftions foient très-juftes& reconnues pour telles: <&que les mêmes
perfonnes fur qui la Raifon ne peut rien dans ce cas-là , foient portées à la
îuivre en d'autres rencontres. La mort d'un Enfant qui faifoit le plaifir con-
tinuel des yeux de fa Mère & la plus grande fatisfaclion de fon Ame, ban-
nit la joye de fon cœur & la privant de toutes les douceurs de la vie lui
caufe tous les tourmens imaginables. Employez, pour la confoler, les meil-
leures raifons du monde, vous avancerez tout autant que fi vous exhortiez
un homme qui eft à la queftion , à être tranquille ; & que vous prétendif-
fiez adoucir par de beaux difeours la douleur que lui caufe la contorfion de
fes membres. Jufqu'à ce que le temps ait infenfiblement diffipé le fenti-
ment que produit, dans l'Efprit de cette Mère affligée, l'idée de fon En-
fant qui lui revient dans la mémoire, tout ce qu'on peut lui repréfenter de
plus raifonnable, eft abfolument inutile. De là vient que certaines perfon-
nes en qui l'union de ces Idées ne peut être diffipée , paffent leur vie dans
le deuil, & portent leur trifteffe dans le tombeau.
S. 14. Un de mes Amis a connu un homme qui ayant été parfaitement cinqu'ém* ezem»
• ■ 1 1 • V- /-il e li- pie bien remai-
guen de la rage par une opération extrêmement leniible , le reconnut obh- quabie.
gé toute fa vie à celui qui lui avoit rendu ce fervice, qu'il regardoit comme
le plus grand qu'il pût jamais recevoir. Mais malgré tout ce que la recon-
Eoiffance & la raifon pouvoient lui fuggerer, il ne put jamais fouffrir la
vûë de l'Operateur. Cette image lui rappelloit toujours l'idée de l'extrê-
me douleur qu'il avoit enduré par fes mains : idée qu'il ne lui étoit pas
poffible de fupporter, tant elle faifoit de violentes impreffions fur fon Ef-
prit.
§. 15. Plufieurs Enfans imputant les mauvais traitemens qu'ils ont endu- Aunes «lempier,
rez dans les Ecoles, à leurs Livres qui en ont été l'occafion, joignent fi
bien ces idées qu'ils regardent un Livre avec averfion , & ne peuvent plus
concevoir de l'inclination pour l'étude & pour les Livres ; de forte que la
letture, qui autrement auroit peut-être fait le plus grand plaifir de leur vie,
leur devient un véritable fupplice. Il y a des Chambres affez commodes
où certaines perfonnes ne fauroient étudier, & des Vaiffeanx d'une certai-
ne forme où ils ne fauroient jamais boire, quelque propres & commodes
. qu'ils
3 io De VAjfociation des Idées. L i v. II.
C il a P.' qu'ils foient ; & cela, à caufe de quelques idées accidentelles qui y ont été
XXXIII. attachées, &qui leur rendent ces Chambres & ces Vaiffeaux défagréables.
Et qui eft-ce qui n'a pis remarqué certaines gens qui font atterrez à la pré-
fence ou dans la compagnie de quelques autres perfonnes qui ne leur font
■pas autrement fuperieures , mais qui ont une fois pris de l'afcendant fur eux
en certaines occafions ? L'idée d'autorité & de refpect fe trouve fi bien
jointe avec l'idée de la perfonne, dans l'Efprit de celui qui a été une fois
ainfi fournis, qu'il n'efl plus capable de les féparer.
Exemple qu'on §• 1 6- ^n trouve par-tout tant d'exemples de cette efpèce, que fi j'en
:uortte pour la ajoute un autre , c'eit feulement pour fa plaifante fingularité. C'efl celui
d'un jeune homme qui ayant appris à danfer, & même jufqu'à un grand
point de perfection dans une Chambre où il y avoit par hazard un vieux
cofre tandis qu'il apprenoit à danfer,combina de telle manière dans fon Ef-
prit l'idée de ce cofre avec les tours & les pas de toutes fes Danfes , que
quoi qu'il danfàt^ très-bien dans cette Chambre, il n'y pouvoit danfer que
lorfque ce vieux Cofre y étoit, & ne pouvoit danfer dans aucune autre
Chambre , à moins que ce cofre ou quelque autre femblable n'y fût dans fa
juîte pofition. Si l'on foupconne que cette hiftoire ait reçu quelque em-
bellilTement qui en a corrompu la vérité , je répons pour moi que je la tiens
depuis quelques années d'un homme d'honneur, plein de bon Sens, qui a
vu lui même la chofe telle que je viens de la raconter. Et j'ofe dire que
parmi les perfonnes accoutumées à faire des reflexions, qui liront ceci, il
y en a peu qui n'ayent ouï raconter, ou même vu des exemples de cette na-
ture, qui peuvent être comparez à celui-ci, ou du moins le juftifier.
on con-rsâe de g. iy. Les habitudes intellectuelles qu'on a contractées de cette manière,
/esrah"b1tudes'Cin- ne font pas moins fortes ni moins fréquentes , pour être moins obfervées.
teiieauciies. Qpe ]es Idées de l'Etre & de la Matière foient fortement unies enfemble ou
par l'Education ou par une trop grande application à ces deux idées pen-
dant qu'elles font ainfi combinées dans l'Efprit, quelles notions & quels rai-
fonnemens ne produiront-elles pas touchant les Efprits féparez ? Qu'une
coutume contractée dés la première Enfance, ait une fois attaché une for-
me & une figure à l'idée de Dieu, dans quelles abfurditez une telle penfée
ne nous jettera-t-el!e pas (i) à l'égard de la Divinité?
ces combinaifbns §. 18. Ontrouvera, fans doute, que ce font de pareilles combinaifons
î 'li'naturTpro-" d'Idées, mal fondées & contraires à la Nature, qui produifent ces oppofi-
auifem tant de di- tions irréconciliables qu'on voit entre différentes Sectes de Philolbphie &
Iura?3g"™edsns de Religion: car nous ne faurions imaginer que chacun de ceux qui fuivent
ia phiiofbphie & ces' différentes Sectes, fe trompe volontairement foi-même, & rejette con-
e igion. tre ^ propre confcience la Vérité qui lui efl offerte par des raifôns évidentes.
Quoi que l'Intérêt ait beaucoup de part dans cette affaire, on ne fauroit
pourtant fe perfuader qu'il corrompe fi univerfellement des Sociétez entiè-
res d'hommes, que chacun d'eux jufqu'à un feul foûtienne des fauffetez
contre fes propres lumières. On doit reconnoitre qu'il y en a au moins
quelques-uns qui font ce que tous prétendent faire, c'eft-à-dire, qui cher-
chent fincerement la Vérité. Et par conféquent, il faut qu'il y ait quel-
que
(i) Voyeï ce qui a été remarqué fur cela, png.ji.fux le §.i6,duCh.lIl.Liv,I.
De VJJfociat ion des Idées. Liv. II. 31 1
que autre chofe qui aveugle leur Entendement, & les empêche de voir la Ci! a p.
rauiïeté de ce qu'ils prennent pour la Vérité toute pure. Si l'on prend la XXXIII.
peine d'examiner ce que c'eft qui captive ainfi la Raifon des perfonnes les
plus fincéres, & qui leur aveugle l'Efprit jufqu'à les faire agir contre le
Sens commun, on trouvera que c'eft cela même dont nous parlons préfen-
tement, je veux dire quelques Idées indépendantes qui n'ont aucune liaifort
entre elles, mais qui font tellement combinées dans leur Efprit par l'éduca-
tion, par la coutume, & par le bruit qu'on en fait inceflamment dans leur
Parti, qu'elles s'y montrent toujours enfemble ; de forte que ne pouvant
non plus les feparer en eux-mêmes, que fi ce n'étoit qu'une feule idée, ils
prennent l'une pour l'autre. C'eft ce qui fait pafier le galimathias pour bon
fens , les abfurditez pour des démonftrations , & les difcours les plus incom-
patibles pour des raifonnemens folides & bien fuivis. C'eft le fondement,
j'ai penfé dire , de toutes les erreurs qui régnent dans le Monde, mais fi la
chofe ne doit point être poufiee jufque-là, c'eft du moins l'un des plus dan-
gereux, puifque par-tout où il s'étend, il empêche les hommes de voir, &
d'entrer dans aucun examen. Lorfque deux chofes actuellement féparées
paroiflent à la vue conftamment jointes, fi l'Oeuil les voit comme colées
enfemble , quoi qu'elles foient féparées en effet, par où commencerez-vous
à rectifier les erreurs attachées à deux Idées que des perfonnes qui voyent
les objets de cette manière font accoutumées d'unir dans leur Efprit jufqu'à
fubftituer l'une à la place de l'autre, & fi je ne me trompe, fans s'en ap-
percevoir eux-mêmes? Pendant tout le temps que les chofes leur paroiffënt
ainfi, ils font dans l'impuiffance d'être convaincus de leur erreur, & s'ap-
plaudiffënt eux-mêmes comme s'ils étoient de zélez défenfeurs de la Vérité,
quoi qu'en effet ils foûtiennent le parti de l'Erreur ; & cette confufion de
deux Idées différentes, que la liaifon qu'ils ont accoutumé d'en faire dans
leur Efprit, leur fait prefque regarder comme une feule idée , leur remplit
la tête de fauffes vues, & les entraîne dans une infinité de mauvais raifon-
nemens.
5. 19. Après avoir expofé tout ce qu'on vient de voir fur l'origine, les ConeJnfion de c«
différentes efpéces, & l'etenduë de nos Idées, avec plufieurs autres confi- ecou4 Uvie*
derations fur ces inftrumens ou matériaux de nos connoiffances, (je ne fai
laquelle de ces deux dénominations leur convient le mieux) après cela, dis-
je, je devrois en vertu de la méthode que je m'étois propofée d'abord , m'at-
tacher à faire voir quel eft l'ufage que l'Entendement fait de ces Idées ; &
quelle eft la connoiflance que nous acquérons par leur moyen. Mais venant
à confiderer la chofe de plus prés, j'ai trouvé qu'il y a une fi étroite liaifon
entre les Idées & les Mots ;& un rapport fi confiant entre les idées abftrai-
tes, & les Termes généraux, qu'il eft impofîible de parler clairement &
diftinétement de notre ComieiJ/hnce , qui confifie toute en Propofitions, fans
examiner auparavant, la nature, Pufage & la lignification du Langage: ce
fera donc le iùjet du Livre fuivant.
Fin du Second Livre.
Sf ESSAI
3i*
ESSAI
PHILOSOPHIQUE
CONCERNANT
L'ENTENDEMENT HUMAIN.
LIVRE TROISIEME.
DES
MOTS.
CHAPITRE l
Des Mots ou du Langage en général*
2."nomme a des
organes propres.»
former des ions
•nicuiez.
§• i- *^^w^^2j *E u a)'ant fait l'homme pour être une créature fo-
&^Ss2SS^§ ciable,non feulement lui a infpiré le defir,& l'a mis
" TH\ ^« dans la nécelïité de vivre avec ceux de fonEfpèce,
&£% mais de plus lui a donné la faculté de parler , pour
if>-§ que ce fut le grand infiniment &le lien commun de
iR^^sSl^H cette Société. C'eft pourquoi l'Homme a naturehe-
ttâtœ^aiïcxz'CX) ment Ces organes façonnez de telle manière qu'ils
font propres à fur mer des [uns articulez que nous appelions des Mots. Mais
cela ne fuffifoit pas pour faire le Langage : car on peut dreffer les Perro-
quets &plufieurs autres Oifeaux à former des fons articulez & allez diftincts,
cependant ces Animaux ne font nullement capables de Langage.
Afin de fe fervir §. 2. Il étoit donc néceffaire qu'outre les fons articulez, l'Homme fut
$e ces fons Pout capable de fefervir de ces Sons comme de fgnes de conceptions intérieures,^ &
îd«ej/n" d£ '" de les établir comme autant de marques des Idées que nous avons dans l'Ef-
prit , afin que par-là elles puflent être manifeitées aux autres , & qu'ainfi les
hommes puffent s'entre-communiquer les penfées qu'ils ont dans l'Efpnt. _
ç. ^. Mais
Des Mots on du Langage en g/n/ral. Liv. III. 313
5- 3. Mais cela ne fuffifoit point encore pour rendre les Mots auffi utiles Chap. I.
qu'ils doivent être. Ce n'eft pas affez pour la perfection du Langage que Les mots fetvent
les Sons puiffent devenir fignes des Idées, à moins qu'on ne puiffe fe fervir *«"• <<e lignes gè,
de ces lignes en forte qu'ils comprenent pluficurs chofes particulières : car "*""*'
la multiplication des Mots en auroit confondu l'ufage, s'il eut fallu un nom
diftincl: pour défigner chaque chofe particulière. Afin de remédier à cet
inconvénient , le Langage a été encore perfectionné par l'ufage des termes
.généraux, par où un feul mot eft devenu le figne d'une multitude d'exif-
tences particulières : Excellent ufage des Sons qui a été uniquement pro-
duit par la différence des Idées dont ils font devenus les fignes ; les Noms à
qui l'on fait lignifier des Idées générales, devenant généraux; & ceux qui
expriment des Idées particulières , demeurant particuliers.
§. 4. Outre ces noms qui lignifient des Idées, il y a d'autres mots que
les hommes employent, non pour lignifier quelque idée , mais le manque
ou Fabfence d'une certaine idée fimple ou complexe, ou de toutes les idées
enfemble, comme font les mots, Rien, ignorance , Scfiérilité. On ne peut
pas dire que tous ces mots négatifs ou privatifs n'appartiennent proprement
à aucune idée, ou ne lignifient aucune idée, car en ce cas-là ce feroient des
Sons qui ne (ignifieroient abfolument rien : mais ils fe rapportent à des Idées
pofitives, & en défignent fabfence.
g. 5. Une autre chofe qui nous peut approcher un peu plus de l'origine Les Mots tirent
de toutes nos notions & connoiflances, c'eft d'obferver combien les mots g1ne5"Ûuesemwï
dont nous nous fervons, dépendent des idées fenfibles, & comment ceux JjuJ^fy dn
qu'on employé pour fignifier des actions & des notions tout-à-fait éloignées
des Sens, tirent leur origine de ces mêmes Idées fenfibles, d'où ils font
transferez à des fignifications plus abftrufes pour exprimer des Idées qui ne
tombent point fous les Sens. Ainfi, les mots fuivans imaginer, comprendre ,
s'attacher , concevoir , infliller , dégoûter, trouble , tranquillité , &c. font tous
empruntez des opérations de chofes fenfibles , & appliquez à certains
Modes de penfer. Le mot Efprit dans fa première lignification, c'eft le
fouffle; & celui & Ange lignifie MeJJager. Et je ne doute point que, fi
nous pouvions conduire tous les mots jufqu'à leur fource, nous ne trouvaf-
fions que dans toutes les Langues , les mots qu'on employé pour fignifier
des chofes qui ne tombent pas fous les Sens, ont tiré leur première origine
d'Idées fenfibles. D'où nous pouvons conjecturer quelle forte de notions
avoient ceux qui les premiers parlèrent ces Langues-là, d'où elles leur vc*
noient dans l'Efprit , & comment la Nature fuggera inopinément aux hom-
mes l'origine & le principe de toutes leurs connoiflances , par les noms mê-
mes qu'ils donnoient aux chofes ;puifque pour trouver des noms qui puflent
faire connoître aux autres les opérations qu'ils fentoient en eux-mêmes , ou
quelque autre idée qui ne tombât pas fous les Sens , ils furent obligez d'em-
prunter des mots , des idées de fenfation les plus connues , afin de faire con-
cevoir par-là plus aifément les opérations qu'ils éprouvoient en eux-mêmes,
«Se qui ne pouvoient être repréfen'tées , par des apparences fenfibles & exté-
rieures. Après avoir ainfi trouvé des noms connus & dont ils convenoient
mutuellement, pour fignifier ces opérations intérieures de l'Efprit, ils pou-
S f 2 voient
•
32-4 Des Mots on du Langage en général. Ltv. III.
Chap. I voien t fans peine feire connoître par des mots toutes leurs autres idées, puif-
qu'elles ne pouvoienc oonfîfter qu'en des perceptions extérieures & fenfi-
bles , ou en des opérations intérieures de leur Efprit fur ces perceptions : car
comme il a été prouvé, nous n'avons abfolument aucune idée qui ne vien-
ne originairement des Objets fenfibles & extérieurs , ou des opérations in-
térieures de l'Efprit , que nous fencons , & dont nous ibmmes intérieurement
convaincus en nous-mêmes.
«!l;d°e\SenT'roi- $' 6- Mais pour mieux comprendre quel eft l'ufage & la force du Lan-
terne une. gage, entant qu'il fert à l'inftruction & à laconnoiflance, il effc à propos de
voir en premier lieu, A quai fefl que les noms font immédiatement appliquez
dans ï ufdge qu'on fait du Langage.
Et puilque tous les noms ( excepté les noms propres ) font généraux, &
qu'ils ne fignifient pas en particulier telle ou telle chofe finguliére, mais les
efpèces des chofes ; il fera nécelTaire de confidérer , en fécond lieu , Ce que
c'ejl que les Efpèces rj? les Genres des Chofes , en quoi ils confijhnt , &? comment
ils viennent à être formez. Après avoir examiné ces chofes comme il faut,
nous ferons mieux en état de découvrir le véritable ufage des mots, les per-
fections & les imperfections naturelles du Langage , & les remèdes qu'il faut
employer pour éviter dans la lignification des mots l'obfcurité ou l'incerti-
tude , fans quoi il effc impoliible de difeourir nettement ou avec ordre de la
connoiflance des chofes , qui roulant fur des Propositions pour l'ordinaire
univerfelles, a plus de liaifon avec les mots qu'on n'eil peut-être porté à fe
l'imaginer.
Ces conliderations feront donc le fujet des Chapitres fuivans.
Chap. II CHAPITRE II
De la fignification des Mots.
de^efi"nesfen-font §• !,^^° ï Q.U e l'Homme ait une grande diverfité de penfées , qui font tel-
les "néceffai- Y^£ les que les autres hommes en peuvent recueuillir auili bien que
mesaipXou°s'èn- lm» beaucoup de plaifir & d'utilité ; elles font pourtant toutes renfermées
irecommuni- dans fon Efprit , invifibles& cachées aux autres, & ne fauroient paroître d'el-
aeis! e""p*n" les-mèmes. Comme on ne fauroit jouir des avantages & des commoditez de la
Société, fans une communication de penfées, il etoit néceflaire que l'Hom-
me inventât quelques fignes extérieurs & fenfibles par lefquels ces Idées in-
vifibles dont fes penfées font compofées , puiTent être manifeflées aux au-
tres. Rien n'étoit plus propre pour cet effet , foit à l'égard de la fécondi-
té ou de la promptitude, que ces fons articulez qu'il fe trouve capable de for-
mer avec tant de facilité & de variété.Nous voyons par-là, comment les Mots
qui étoient fi bien adaptez à cette fin par la Nature , viennent à être employez
par les hommes pour être lignes de leurs Idées , & non par aucune liaifon natu-
relle qu'il y ait entre certains fons articulez & certaines idées , car en ce cas- à
il n'y auroit qu'une Langue parmi les hommes) mais par une inltitution arb>
trair^
Delà Jtgnifî cation des Mots. Liv. III. 3^5'
traire en vertu de laquelle un tel mot a été fait volontairement le figne d'une Chap. IL
telle Idée. Ainfî , l'ulage des Mots confilte à être des marques fenfibles
des Idées : & les Idées qu'on déligne par les Mots , font ce qu'ils ligni-
fient proprement & immédiatement.
S. 2. Comme les hommes fe fervent de ces lignes, ou peur enregîtrer, h» font des
il j oie ainti dire, leurs propres penlees afin de loulager leur mémoire, ou dgS idées dece-
pour produire leurs Idées & les expofer aux yeux des autres hommes, les 'u> <lui sen
Mots ne lignifient autre choie dans leur première & immédiate fignifica- *"'
tion, que les idées qui font dans l'Efprit de celui qui s'enfert, quelque im-
parfaitement ou négligemment que ces Idées foient déduites des choies qu'on
fuppofe qu'elles représentent. Lorfqu'un homme parle à un autre, c'efl
afin de pouvoir être entendu ; & le but du Langage eft que ces fons ou mar-
ques puiffent faire connoître les idées de celui qui parle, à ceux qui l'écou-
tent. Par conféquent c'eft des Idées de celui qui parle que les Mots font
des lignes , & perlbnne ne peut les appliquer immédiatement comme lignes
à aucune autre chofe qu'aux idées qu'il a lui-même dans l'Efprit: car en
ufer autrement, ce feroit les rendre lignes de nos propres conceptions, &
les appliquer cependant à d'autres idées, c'eft-à-dire faire qu'en même temps
ils fuilent & ne fulTent pas des fignes de nos idées, & par cela même qu'ils
ne fignifialTent effectivement rien du tout. Comme les Mots font des li-
gnes volontaires par rapport à celui qui s'en fert , ils ne fauroient être des
fignes volontaires qu'il employé pour déligner des chofes qu'il ne connoît
point. Ce feroit vouloir les rendre lignes de rien , de vains fons deftituez
de toute fignification. Un homme ne peut pas faire que fes Mots foient
fignes, ou des qualitez qui font dans les chofes, ou des conceptions qui fe
trouvent dans l'Efprit d'une autre perfonne , s'il n'a lui-même aucune idée
de ces qualitez & de ces conceptions. Jufqu'àce qu'il ait quelques idées de
fon propre fonds , il ne fauroit fuppofer que certaines idées correfpondent
aux conceptions d'une autre perfonne, ni fe fervir d'aucuns fignes pour les
exprimer ; car alors ce feroient des fignes de ce qu'il ne connoîtroit pas ,
c'eft-à-dire des fignes d'un Rien. Mais lorfqu'il fe repréfente à lui-même
les idées des autres hommes par celles qu'il a lui-même, s'il confentde leur
donner les mêmes noms que les autres hommes leur donnent, c'eft toujours
à fes propres idées qu'il donne ces noms, aux idées qu'il a, & non à celles
qu'il n'a pas.
§. 3. Cela eft fi néceffaire dans le Langage, qu'à cet égard l'homme ha-
bile & l'ignorant , le favant & l'idiot fe fervent des mots delà même manière,
lorfqu'ils y attachent quelque lignification. Je veux dire que les mots fi-
gnifient dans la bouche de chaque homme les idées qu'il a dans l'Efprit, &
qu'il voudroit exprimer par ces mots-là. Ainfi , un Enfant n'ayant remar-
qué dans le Métal qu'il entend nommer Or, rien autre chofe qu'une brillan-
te couleur jaune , applique feulement le mot d'Or à l'idée qu'il a de cette
couleur , & à nulle autre chofe ; c'eft pourquoi il donne le nom d'Or à cette
même couleur qu'il voit dans la queue d'un Paon. Un autre qui a mieux
obfervé ce métal, ajoute à la couleur jaune une grande pefanteur ; & alors
le moc d'Or fignifie dans fa bouche une idée complexe d'un Jaune brillant,
Ss 3 &
3 16 De la lignification des Mâts. L i v. II I.
Cïf AP. IL & d'une Subfiance fort pefante. Un troifiéme ajoute à ces Qualitez la/««
fibïlité , & dès-là ce nom lignifie à fon égard un Corps brillant, jaune, fu-
fible , & fort pefant. Un autre ajoute la malléabilité. Chacune de ces per-
fonnes fe fervent également du mot d'Or, lorfqu'ils ont occafion d'expri-
mer l'idée à laquelle ils l'appliquent ; mais il eil évident qu'aucun d'eux ne
peut l'appliquer qu'à fa propre idée, & qu'il ne fauroit le rendre figne d'u-
ne idée complexe qu'il n'a pas dans l'Efprit.
§. 4. Mais encore que les Mots , confiderez dans l'ufage qu'en font les
hommes, ne puiffent lignifier proprement & immédiatement rien autre
chofe que les idées qui font dans l'Eiprit de celui qui parle , cependant les
hommes leur attribuent dans leurs penfées un fecret rapport à deux autres
chofes.
Premièrement, ils fuppofent que les Mots dont ils Je fervent, fout fignes de;
idées qui fe trouvent aufji dans l 'Efprit des autres hommes avec qui ils s'' entre-
tiennent. Car autrement ils parleraient en vain & ne pourroient être enten-
dus, fi les fons qu'ils appliquent aune idée, étoient attachez à une autre
idée par celui qui les écoute, ce qui feroit parler deux Langues. Mais dans
cette occafion, les hommes ne s'arrêtent pas ordinairement à examiner fi l'i-
dée qu'ils ont dans l'Eiprit , eil la même que celle qui eft dans FEfprit de
ceux avec qui ils s'entretiennent. Us s'imaginent qu'il leur fuffit d'employer
le mot dans le fens qu'il a communément dans la Langue qu'ils parlent, ce
qu'ils croyent faire ; & dans ce cas ils fuppofent que l'idée dont ils le font
figne , eft précifément la même que les habiles gens du Pais attachent à ce
nom-là.
§. 5. En fécond lieu , parce que les hommes feroient fâchez qu'on crût
qu'ils parlent fimplement de ce qu'ils imaginent , mais qu'ils veulent auffi
qu'on s'imagine qu'ils parlent des chofes félon ce qu'elles font réellement en
elles-mêmes, ils fuppofent fouvent à caufe de cela, que leurs paroles figni-
fient aufji la réalité des chofes. Mais comme ceci fe rapporte plus particu-
lièrement aux Subflanccs & à leurs noms , ainli que ce que nous venons de
dire dans le Paragraphe précèdent fe rapporte peut-être aux Idées fimplesôc
aux Modes , nous parlerons plus au long de ces deux différens moyens d'ap-
pliquer les Mots , lorfque nous traiterons en particulier des noms des Modes
Mixtes & des Subftances. Cependant , permettez-moi de dire ici en paf-
fant que c'eft pervertir l'ufage des Mots , & embarraffer leur fignification
d'une obfcurité & d'une confufion inévitable , que de leur faire tenir lieu
d'aucune autre choie que des Idées que nous avons dans l'Eiprit.
§. <5. Il faut confiderer encore à l'égard des Mots , premièrement qu'é-
tant immédiatement les fignes des Idées des hommes & par ce moyen les inf-
trumens dont ils fe fervent pour s'entre-communiquer leurs conceptions,
& exprimer l'un à l'autre les penfées qu'ils ont dans l'Efprit, il fe fait, par
un confiant ufage , une telle connexion entre certains fons & les idées deû-
gnées par ces fons-là, que les noms qu'on entend, excitent dans l'Efprit cer-
taines idées avec prefque autant de promptitude & de facilité , que fi les Ob-
jets propres à les produire, affeftoient actuellement les Sens. C'efl ce qui
arrive évidemment à l'égard de toutes les Qualkez fenfibles les plus com-
munes ,
Deîa fignification des Mots. Liv. III. 327
munes, & de toutes les Subfiances qui fe préfentent fouvent & familière- Chap. II,
ment à nous.
§. 7. Il faut remarquer, en fécond lieu, que, quoi que les Mots ne fi- Te°ndee^e0"sfou"
gnifient proprement & immédiatement que les idées de celui qui parle; ce- auxquels on
pendant parce que par un ufage qui nous devient familier dès le berceau, „ea cg^^,"^*
nous apprenons très-parfaitement certains fons articulez qui nous viennent
promptement fur la langue , & que nous pouvons rappeller à tout moment,
mais dont nous ne prenons pas toujours la peine d'examiner ou de fixer
exactement la fignification , il arrive fouvent que les hommes appliquent da-
vantage leurs penfées aux mots qu'aux cbofes, lors même qu'ils voudroient
s'appliquer à confiderer attentivement les chofes en elles-mêmes. Et parce
qu'on a appris la plupart de ces mots , avant que de connoître les idées qu'ils
lignifient, il y a non feulement des Enfans, mais des hommes faits, qui
parlent fouvent comme des Perroquets , fe fervant de plufieurs mots par la
feule raifon qu'ils ont appris ces fons & qu'ils fefont fait une habitude de les
prononcer. Du refte, tant que les Mots ont quelque fignification, il y a,
jufque-là, une confiante liaifon entre le fon & l'idée , & une marque que
l'un tient lieu de l'autre. Mais fi l'on n'en fait pas cet ufage, ce ne font
plus que de vains fons qui ne fignifient rien.
fi. 8. Les Mots, par un lonç & familier ufage, excitent, comme nous Y cgnifî«tion
s ii- r • 1 1 . 1 i.t^/- • r ■ ' 1 - *> J des Mots eft
venons de dire, certaines Idées dans 1 Efpnt fi règlement & avec tant de parfaitement
promptitude, que les hommes font portez à fuppofer qu'il y a une liaifon «WtMiie.
naturelle entre ces deux chofes. Mais que les mots ne fignifient autre cho-
ie que les idées particulières des hommes , & cela par une inflitution tout-
à-fait arbitraire, c'eft ce qui paroit évidemment en ce qu'ils n'excitent pas
toujours dans l'Efprit des autres, ( lors même qu'ils parlent le même Lan-
gage ) les mêmes idées dont nous fuppofons qu'ils font les fignes. Et cha-
cun a une fi inviolable liberté de faire fignifier.aux Mots telles idées qu'il
veut , que perfonne n'a le pouvoir de faire que d'autres ayerrt dans l'Efprit
les mêmes idées qu'il a lui-même quand il fe fert des mêmes Mots. C'efl-
pourquoi Augufle lui-même élevé à ce haut degré de puiffance qui le ren- .
doit maître du Monde , reconnut qu'il n'étoit pas en fon pouvoir de faire
un nouveau mot Latin ; ce qui vouloit dire qu'il ne pouvoit pas établir par
fa pure volonté, de quelle idée un certain fon devroit être le figne dans la
bouche & dans le langage ordinaire de fes Sujets. A la vérité, dans toutes
les Langues l'Ufage approprie par un confentement tacite certains fons à
certaines idées , & limite de telle forte la fignification de ce fon , que qui-
conque ne l'applique pas juflement à la même idée, parle improprement : à
quoi j'ajoute qu'à moins que les Mots dont un homme fe fert, n'excitent"
dans l'Efprit de celui qui l'écoute, les mêmes idées qu'il leur fait fignifier
en parlant, il ne parle pas d'une manière intelligible. Mais quelle que foit
la conféquence que produit l'ufage qu'un homme fait des mots dans un fens
différent de celui qu'ils ont généralement, ou de celui qu'y attache en par-
ticulier la perfonne à qui il addreffe fon difcours, il eft certain que par rap-
port à celui qui s'en fert, leur fignification eft bornée aux idées qu'il a dans
l'Efprit, & qu'ils ne peuvent être fignes d'aucune autre chofe.
CHA-
La p'ns gnnde
paiiic des Mots
lo.it gciieiaux.
3x8 Dis Termei généraux. Liv III,
C«ap. III.
CHAPITRE III.
Des Termes généraux.
§. i jT'Out ce qui exifte, étant des chofes particulières, on pourroit
*- peut-être s'imaginer , qu'il faudroit que les Mots qui doivent ê-
tre conformes aux chofes , fufîent auffi particuliers par rapport à leur figni-
fication. Nous voyons pourtant que c'eft tout le contraire , car la plus
grande partie des mots qui compofent les diverfes Langues du Monde, font
des termes généraux: ce qui n'eft pas arrivé par négligence ou par hazard ,
mais par raifon & par nécefîité.
''ue^T^cho- §• 2- Premièrement, il eft impojjible que chaque chofe particulière pût avoir
re particulière un nom particulier £s? diftincl. Car la lignification & l'ufage des mots dé-
t cuueiSc dis-par pendant de la connexion que l'Efprit met entre fes Idées & les fons qu'il
tn.t. mploye pour en être les lignes , il eft néceffaire qu'en appliquant les noms
aux chofes l'Efprit ait des idées diftinétes des chofes , & qu'il retienne auffi
le nom particulier qui appartient à chacune avec l'adaptation particulière
qui en eft faite à cette idée. Or il eft au deffus de la capacité humaine de
former & de retenir des idées diftincies de toutes les chofes particulières
qui fe préfentent à nous. Il n'eft pas polïible que chaque Oifeau, chaque
Béte que nous voyons , que chaque Arbre & chaque Plante qui frappent
nos Sens , trouvent place dans le plus vafte Entendement. Si l'on a re-
gardé comme un exemple d'une mémoire prodigieufe, que certains Géné-
raux ayent pu appeller chaque foldat de leur Armée par fon propre nom,
il eft aifé de voir la raifon pourquoi les hommes n'ont jamais tenté de don-
ner des noms à chaque Brebis dont un Troupeau eft compofé, ou à cha*-
que Corbeau qui vole fur leurs tètes, & moins encore de défigner par un
nom particulier, chaque feuille des Plantes qu'ils voyent, ou chaque grain
de fable qui fe trouve fur leur chemin,
ce'a feroit in- g. 3. En fécond lieu , ficela pouvoit fe faire, il /croit pourtant inutile ,
parce qu'il ne ferviroit point à la fin principale du Langage. C'eft en vain
que les hommes entafléroient des noms de chofes particulières, cela ne leur
feroit d'aucun ufage pour s'entre-communiquer leurs penfées. Les hom-
mes n'apprennent des mots & ne s'en fervent dans leurs entretiens avec les
autres hommes , que pour pouvoir être entendus ; ce qui ne fe peut faire
que lorfque par l'ufage ou par un mutuel confentement, les fons que je for-
me par les organes de la voix, excitent dans l'Efprit d'un autie qui l'écou-
te, l'idée que j'y attache en moi-même lorfque je le prononce. Or c'eft
ce qu'on ne pourroit faire par des noms appliquez à des chofes particuliè-
res, dont les idées fe trouvant uniquement dans mon Efprit, les noms que
je leur donnerois, ne pourroient être intelligibles à une autre perfonne, qui
ne connoîtroit pas précifément toutes les mêmes chofes qui font venues à
ma connoiiTance.
§. 4. Mais
unie.
Des Termes généraux. Liv. III. 3*9
g. 4. Mais en troifiéme lieu, fuppofc que cela pût fe faire, (ce que je Ch a p. III
ne croi pas) cependanc un nom difiincl pour chaque cbofe particulière ne feroit
pas d'un grand ufage pour l'avancement de nos connoijjanccs , qui , bien que
fondées fur des chofes particulières, s'étendent par des vues générales qu'on
ne peut former qu'en réduifant les chofes à certaines efpèces fous des noms
généraux. Ces Efpèces font alors renfermées dans certaines bornes avec les
noms qui leur appartiennent, & ne fe multiplient pas chaque moment au
delà de ce que l'Efprit eft capable de retenir, ou que l'ufage le requiert.
C'eft pour cela que les hommes fe font arrêtez pour l'ordinaire à ces con-
ceptions générales ; mais non pas pourtant jufqu'à s'abftenir de diftinguer
les chofes particulières par des noms diftincts , lorfque la néceffité l'exige.
C'eft pourquoi dans leur propre Efpèce avec qui ils ont le plus à faire, &
qui leur fournit fouvent des occafions de faire mention de perfonnes parti-
culières, ils fe fervent de noms propres, chaque Individu diftinét étant dé-
iïgné par une particulière & diftinéte dénomination.'
§. 5. Outre les perfonnes, on a donné communément des noms particuliers a ouoi c'eft
auxAi/j, aux Villes , aux Rivières, aux Montagnes; & à d'autres telles des°noms°p1^
diftinctions de Lieu, & cela par la même raifon; je veux dire, à caufè que P'«.
les hommes ont fouvent occalion de les défigner en particulier, & de les
mettre, pour ainfi dire , devant les yeux des autres dans les entretiens qu'ils
ont avec eux. Et je fuis perfuadé que , fi nous étions obligez de faire men-
tion de Chevaux particuliers aufîi fouvent que nous avons occafion de parler
de différens hommes en particulier, nous aurions pour défigner les Chevaux
des noms propres, qui nous feraient aulîi familiers, que ceux dont nous
nous fervons pour défigner les hommes; que le motde Bucepbale, par exem-
ple , feroit d'un ufage auffi commun que celui à' Alexandre. Aufîi voyons-
nous que les Maquignons donnent des noms propres à leurs chevaux auffi
communément qu'à leurs valets, pour pouvoir les connoître, &les diftin-
guer les uns des autres, parce qu'ils ont fouvent occafion de parler de tel
ou tel cheval particulier, lorfqu'il eft éloigné de leur vue.
§. 6. Une autre chofe qu'il faut confiderer après cela , c'eft , comment fe comment Ce
font les termes généraux. Car tout ce qui exifte, étant particulier, com- g°nc'rau^>teIm8,
ment eft-ce que nous avons des termes généraux, & où trouvons-nous ces
natures univerfelles que ces termes fignifient ? Les Mots deviennent géné-
raux lorfquïls font inftituez fignes d'Idées générales ; & les Idées devien-
nent générales lorfqu'on en fépare les circonftances du temps , du lieu & de
toute autre idée qui peut les déterminer à telle ou telle exiftence particulié
re. Par cette forte d'abftraclion elles font rendues capables de repréfenter
également plufieurs chofes individuelles , dont chacune étant en elle-même
conforme à cette idée abftraite, eft par-là de cette efpèce de chofes, comme
on parle.
§. 7. Mais pour expliquer ceci un peu plus diftinctement , il ne fera
peut-être pas hors de propos de confiderer nos notions &les noms que nous
leur donnons dès leur origine, &d'obferver par quels dégrez nous venons à
former & à étendre nos Idées depuis notre première Enfance. Il eft tout
wtble que les idées que les Enfans fe font des perfonnes avec qui ils con-
Tt ver-
350 Des Termes généraux. Liv. III.
•
C H A P. II I. verfent (pour nous arrêter à cet exemple) font femblables aux perfbnnes mê-
mes , & ne font que particulières. Les Idées qu'ils ont de leur Nourrice & de
leur Mère, font fort bien tracées dans leur Efprit, & comme autant de
fidelles tableaux y repréfentent uniquement ces Individus. Les noms qu'ils
leur donnent d'abord, fe terminent auffi à ces Individus: ainfi les noms de
Nourrice & de Maman, dont fe fervent les Enfans, fe rapportent unique-
ment à ces perfonnes. Quand après cela le temps & une plus grande con-
noiflance du Monde leur a fait obferver qu'il y a plufieurs autres Etres, qui
par certains communs rapports de figure & de plufieurs autres qualitezref-
femblent à leur Père, à leur Mère, & aux autres perfonnes qu'ils ont ac-
coutumé de voir, ils forment une idée à laquelle ils trouvent que tous ces
Etres particuliers participent également, «Si ils lui donnent comme les au-
tres le nom d'homme, par exemple. Voila comment ils viennent à avoir un
nom général & une idée générale. En quoi ils ne forment rien de nouveau^
mais écartant feulement de l'idée complexe'qu'ils avoient de Pierre & de
Jaques , de Marie & d'Elizabeth , ce qui eft particulier à chacun d'eux , ils
ne retiennent que ce qui leur eft commun à tous.
§. 8- Par le même moyen qu'ils acquièrent le nom & l'idée générale
d' 'Homme , ils acquièrent aifément des noms, & des notions plus générales.
Car venant à obferver que plufieurs chofes qui différent de l'idée qu'ils ont
de l' Homme , & qui ne fauroientparconféquent être comprifes fous ce nom,
ont pourtant certaines qualitez en quoi elles conviennent avec l'Homme j
ils fe forment une autre idée plus générale en retenant feulement ces Quali-
tez & les réunifiant dans une feule idée ; & en donnant un nomàcetteidéej
ils font un terme d'une comprehenfion plus étendue. Or cette nouvelle
Idée ne fe fait point par aucune nouvelle addition, mais feulement comme
la précédente, en ôtant la figure & quelques autres propriétez déiïgnées par
le mot d'homme, & en retenant feulement un Corps, accompagne de vie^
de fentiment, & de motion fpontance , ce qui eft compris fous le nom d'A-
nimal.
■l<* Nantes §• 9- Que ce foie là le moyen par où les hommes forment premièrement
générales ne Jes idées générales & les noms généraux qu'ils leur donnent, c'eft, jecroi,
font autre choie , r r > • 1 >-i r 1 rj
que des idées une chofe il évidente qu il ne faut pour la prouver que conliderer ce que
«bfttaites. nous faifons nous-mêmes, ou ce que les autres font, & quelle eft la route
ordinaire que leur Efprit prend pour arriver à la Connoiffance. Que fi
l'on fe figure que les natures ou notions générales font autre chofe que de
telles idées abflraites & partiales d'autres Idées plus complexes qui ont été
premièrement déduites de quelque exiftence particulière, on fera, je pen«
fe, bien en peine de favoir où les trouver. Car que quelqu'un reflechiffe
en foi-même fur l'idée qu'il a de Y Homme, & qu'il me dife enfuite en quoi
elle diffère de l'idée qu'il a de Pierre & de Paul, ou en quoi fon idée de
Cheval eft différente de celle qu'il a de Bucephale, fi ce n'ell dans l'éloigne-
ment de quelque chofe qui eft particulier à chacun de ces Individus , & dans la
confe/rvation d'autant de particulières Idées complexes qu'il trouve conve-
nir à plufieurs exiflences particulières. De même, en ôtant, des Idées
complexes, fignifiées par les noms d'homme & de cheval, les feules idées
parti-
Des Termes généraux. Liv. III. 331
particulières en quoi ils différent, en ne retenant que celles dans lefquelles Chap. III,
-ils conviennent, & en faifant de ces idées une nouvelle & diftincle Idée
complexe, à laquelle on donne le nom d'Animal , on a un terme plus géné-
ral, qui avec l'Homme comprend plufieurs autres Créatures. Otez après
cela, de l'idée & Animal ie fentiment & le mouvement fpontànéc; dès-là
l'idée complexe qui refte, compofée d'idées fimples de Corps, de vie &
de nutrition, devient une idée encore plus générale, qu'on déligne par le
urme Vivant qui eft d'une plus grande étendue. Et pour ne pas nous ar-
rêter plus long-temps fur ce point qui eft fi évident par lui-même, c'eft
par la même voye quel'Efprit vient àfe former l'idée de Corps , de Snbjlan-
■ce, <3c enfin d'Etre, de Chofeôc de tels autres termes univerfels qui s'appli-
quent à quelque idée que ce foit que nous ayions dans l'Efprit. En un mot,
-tout ce myftere des Genres & des Effeces dont on fait tant de bruit dans les
Ecoles , mais qui hors de là eft avec raifon fi peu confideré, tout ce myfté-
Te, dis-je, fe réduit uniquement à la formation d'Idées abftraites, plus ou
moins étendues, auxquelles on donne certains noms. Sur quoi ce qu'il y
-a de certain & d'invariable, c'eft que chaque terme plus général fignifie
une certaine idée qui n'elt qu'une partie de quelqu'une de celles qui font
contenues fous elle.
%. 10. Nous pouvons voir par-là quelle eft la raifon pourquoi en défi- pourquoi on fc
nillànt les mots, cequi n'eft autre chofeque faire connoître leur fignifica- ,e" °"lin'ire-
tion, nous nous fervons du Genre, ou du terme général le plus prochain dans les" Défini,
fous lequel eft compris le mot que nous voulons définir. On ne fait point tions"
cela par néceffité, mais feulement pour s'épargner la peine de compter les
différentes idées fimples que le prochain terme général fignifie, ou quel-
quefois peut-être pour s'épargner la honte de ne pouvoir faire cette énume-
ration. Mais quoi que la voye la plus courte de définir foit par le moyen
du Genre & delà Différence , comme parlent les Logiciens, on peut dou-
ter, à mon avis, qu'elle foit la meilleure. Une choie du moins, dont je
fuis affùré, c'eft qu'elle n'eft pas l'unique, ni par conféquent absolument
nécefiàire. Car définir n'étant autre chofe que faire connoître à un autre
par des paroles quelle eft l'idée qu'emporte le mot qu'on définit , la meil-
leure définition confifte à faire le dénombrement de ces idées fimples qui
font renfermées dans la fignification du terme défini; & fi au lieu d'un tel
dénombrement les hommes fe font accoutumez à fe fervir du prochain ter-
me général, ce n'a pas été par néceffité, ou pour une plus grande clarté,
mais pour abréger. Car je ne doute point que , fi quelqu'un defiroit de
connoitre quelle idée eft lignifiée par le mot Homme, & qu'on lui dit que
l'Homme eft une Subftance folide, étendue , qui a de la vie, dufentiment,
un mouvement fpontanée , & la faculté de raifonner, je ne doute pas qu'il
n'entendît auffi bien le fens de ce mot Homme, & que l'idée qu'il fignifie ne
lui fût pour le moins auffi clairement connue, que lorfqu'on le définit un
Animal raifonnable , ce qui par les différentes définitions & Animal, de Vi-
vant, & de Corps , fe réduit à ces autres idées dont on vient de voirie dé-
nombrement. Dans l'explication du mot Homme je me fuis attaché, en cet
endroit , à la définition qu'on en donne ordinairement dans les Ecoles , qui
Tt i quoi
33i Des Ter "ma généraux. Liv. III.
Chap. III. quoi qu'elle ne foit peut-être pas la plus exa&e, fert pourtant affez bien à
mon préfent deflein. On peut voir par cet exemple, ce qui a donné ocea-
fion à cette règle, Qu'une Définition doit être compojée de Genre 13 de Diffé-
rence : & cela fuffit pour montrer le peu de nécelîké d'une telle Règle, ou
le peu d'avantage qu'il y a à l'obferver exactement. Car les Définitions
n'étant , comme il a été dit , que l'explication d'un Mot par plulieurs au-
tres , en forte qu'on piaffe connokre certainement le fens ou l'idée qu'il
fignifie, les Langues ne font pas toujours formées félon les règles delà Lo-
gique, de forte que la lignification de chaque terme puifle être exactement
& clairement exprimée par deux autres termes. L'expérience nous fait
voir furfifamment le contraire : ou bien ceux qui ont fait cette Règle ont
eu tort de nous avoir donné fi peu de définitions qui y foient conformes.
Mais nous parlerons plus au long des Définitions dans le Chapitre fui-
vant.
§. n. Pour retourner aux termes généraux, il s'enfuit évidemment de
feGéJZi,1^ ce que nous venons d-e dire , que ce qu'on appelle général & univerfel n'ap-
u, wtr . eu un partient pas àl'exiflence réelle des chofes , mais que c'eft un Ouvrage de TEr.-
Ouvraae de r, r ... ,. . - r c ■ r ■
rintendemcnr. tendement qu il fait pour fon propre ufage , oc qui le rapporte uniquement
aux lignes , foit que ce foient des Mots ou des Idées. Les Mots font géné-
raux , comme il a été dit , lorfqu'on les employé pour être lignes d'Idées
générales ; ce qui fait qu'ils peuvent être indifféremment appliquez à plu-
fieurs chofes particulières: &les Idées font générales, lorfqu'elles font for-
mées pour être des repréfentations de plulieurs chofes particulières. Mais
l'univerfalité n'appartient pas aux chofes mêmes qui font toutes particuliè-
res dans leur exiftence, fans en excepter les mots & les idées dont lafignifi-
*u"uofcs.'d<es cation eft générale. Lors donc que nous laiflbns à part les * Particuliers ;
les Généraux qui reftent , ne font que de fimples productions de notre Ef-
prit, dont la nature générale n'eft autre chofe que la capacité que l'Enten-
dement leur communique, de fignifier ou de reprefenter plulieurs Particu-
liers. Car la fignification qu'ils ont , n'eft qu'une relation , qui leur eft at-
tribuée par l'Efprit de l'Homme.
te« idce» ^ g. j2. Ainfi, ce qu'il faut confiderer immédiatement après , c'eft quelle
\e% efforces des forte de fignification appartient aux Mots généraux. Car il eft évident qu'ils
' em'I & d" ne %mfient Pas Amplement une feule chofe particulière, puifqu'en ce cas-
là ce ne feroient pas des termes généraux, mais des noms propres. D'autre
part il n'eft pas moins évident qu'ils ne lignifient pas une pluralité de cho-
fes , car fi cela étoit , homme & hommes fignifieroient la même chofe ; & la
diftinftion des nombres , comme parlent les Grammairiens , feroit fuperfluë
& inutile. Ainfi , ce que les termes généraux fignifient c'eft une efpèce
particulière de chofes ; & chacun de ces termes acquiert cette fignification
en devenant figne d'une Idée abftraite que nous avons dans l'Elprit ; & à
mefure que les chofes exiftantes fe trouvent conformes à cette idée , elles
viennent à être rangées fous cette dénomination , ou ce qui eft la même
chofe , à être de cette efpèce. D'où il paroit clairement que les Eifences
de chaque Efpèce de chofes ne font que ces Idées abftraites. Car puifqu'a-
voir l'eflènce d'une Efpèce 5 c'eft avoir ce qui fait qu'une chofe eft de cette
Efpè-
Des Termes généraux. L i v. 1 1 1. 333
Efpèce ; & puifque la conformité à l'idée à laquelle le nom fpécifiqueefl Ciur. III.
attaché, eft ce qui donne droit à ce nom de déiîgner cette idée, il s'enfuit
néceffairement de là , qu'avoir cette eflence , & avoir cette conformité ,
c'eft une feule & même chofe, parce qu'être d'une telle Efpèce, & avoir
droit au nom de cette Efpèce, eft une feule & même chofe. Ainfi par
exemple, c'eft la même chofe d'être homme, ou de V Efpèce d'homme, &
d'avoir droit au nom d'homme: comme être homme, ou de l'Efpèce d'hom-
me , & avoir l'efTence d'homme , eft une feule & même chofe. Or com-
me rien ne peut être homme, ou avoir droit au nom d'homme que ce qui a
de la conformité avec l'idée abftraite que le nom d'homme Cgnifie ; & qu'au-
cune chofe ne peut être un homme ou avoir droit à l'Efpèce d'homme,
que ce qui a l'effence de cette Efpèce, il s'enfuit que l'idée abftraite que ce
nom emporte, & l'effence de cette Efpèce, n'eft qu'une feule & même
chofe. Par où il eft aifé devoir que les effences des Efpèces des Chofes &
par conféquent la réduction des Chofes en efpèces eft un ouvrage de l'En-
tendement qui forme lui-même ces idées générales par abftraciion.
g. 13. Je ne voudrois pas qu'on s'imaginât ici, que j'oublie, & moins , *** eWcm
encore que je nie que la Nature dans la production des Chofes en fait plu- de l'Entende?
fieurs femblables. Rien n'eft plus ordinaire fur-tout dans les races des Ani- ™enfr> mais eI-
maux, & dans toutes les chofes qui fe perpétuent par femence. Cepen- fm la reflèm-6
dant, je croi pouvoir dire que la réduction de ces Chofes en efpèces fous j£fnced« ch°-
certaines dénominations , eft l'Ouvrage de l'Entendement qui prend occa-
fion de la refiemblance qu'il remarque entre elles de former des idées abftrai-
.tes & générales, & de les fixer dans l'Efprit fous certains noms, qui font
attachez à ces idées dont ils font comme autant de modèles , de forte qu'à
mefure que les chofes particulières actuellement exiftantes fe trouvent con-
formes, à tels ou tels modelles, elles viennent à être d'une telle Efpèce, à
avoir une telle dénomination , ou à être rangées fous une telle Gaffe. Car
lorfque nous difons, c'eft un homme, c'eft un cheval, c'eft jujïice, c'eft
cruauté , c'eft une montre, c'eft une bouteille; que faifons-nous par-là que
ranger ces chofes fous différens noms fpécifiques entant qu'elles conviennent
aux idées abftraites dont nous avons établi que ces noms fèroient les fignes?
Et que font les Effences de ces Efpèces, diftinguées & défignées par cer-
tains noms, finon ces idées abftraites, qui font comme des liens par oùles
chofes particulières actuellement exiftantes font attachées aux noms fouslef-
quels elles font rangées? En effet, lorfque les termes généraux ont quelque
liahon avec des Etres particuliers, ces Idées abftraites font comme un mi-
lieu qui unit ces Etres enfemble, de forte que les Effences des Efpèces,
félon que nous les diitinguons, & les défignons par des noms, ne font, &
ne peuvent erre autre chofe que ces Idées précifes & abftraites que nous a-
vons dans l'Efprit. C'eft pourquoi fi les Effences, fuppofées réelles , des
Subftances, font différentes de nos Idées abftraites, elles ne fauroient
être les Effences des Efpèces fous lefquelles nous les rangeons. Car
deux Efpèces peuvent être avec autant de fondement une feule Efpè-
ce , que deux différentes Efiences peuvent être l'effence d'une feule Ef-
pèce : & je voudrois bien qu'on me dît quelles font les altérations qui
Tt 3 peu-
534 Des Termes généraux. Lïv. ÏIL
ChaT. III. peuvent ou ne peuvent pas être faites dans un Cheval, ou dans le Plomb,
fans que l'une ou l'autre de ces chofes foit d'une autre Efpéce. Si nous dé-
terminons les Efpèces de ces Chofespar nos Idées abftraites, il eft aifé de
réfoudre cette Queftion; mais quiconque voudra fe borner en cette occafion
à des EfTences fuppofées réelles, fera, je m'affûre, tout-à-fait deforienté ,
& ne pourra jamais connoitre quand une Chofe celle précifément d'être de
l'efpèce d'un Cheval, ou de l'efpèce du Plomb,
chaque idée ïbf- §• 14- Perfonne , au refte, ne fera furpris de m'entendre dire, que ces
traite diftinfte eu £fî"ences ou Idées abftraites qui font les mefures des noms & les bornes des
unâe. e Efpèces, foient l'Ouvrage de l'Entendement, fi l'on confidére qu'il y a
du moins des Idées complexes qui dans l'Efprit de diverfes perfonnes font
fouvent différentes collections d'Idées (impies; & qu'ainfi ce qui eft Ava-
rice dans l'Efprit d'un homme, ne l'eft pas dans l'Efprit d'un autre. Bien
plus, dans les Subfiances dont les Idées abftraites femblent être tirées des
Choies mêmes , on ne peut pas dire que ces Idées foient conftamment les
mêmes, non pas même dans l'Efpèce qui nous eft la plus familière, & que
nous connoiffons de la manière la plus intime: puifqu'on a douté plufieurs
fois fi le fruit qu'une femme a mis au Monde étoit homme , jufqu'à difpu-
ter ù l'on devoir, le nourrir & le baptifer: ce qui ne pourroit être, fi l'idée
abftraite ou l'Effence à laquelle appartient le nom d'homme, étoit l'ouvra-
ge de la Nature, & non une diverfe& incertaine colleélion d'Idées fimples
que l'Entendement unit enfemble, & à laquelle il attache un nom, après
l'avoir rendue générale par voye d'abftraêtion. De forte que dans le fond
chaque Idée diltmtte formée par abftraétion eft une effence diftinfte ;& les
noms qui lignifient de telles Idées diftincles font des noms de Chofes effen-
tiellement différentes. Ainfi , un Cercle diffère aufii effentiellement d'un
Ovale , qu'une Brebis d'une Chèvre ; & la Pluye eft aufli effentiellement
différente de la Neige, que l'Eau diffère de la Terre; puifqu'il eft impof-
fible que l'Idée abftraite qui eftl'Efience de l'une, foit communiquée à l'au-
tre. Et ainfi deux Idées abftraites qui différent entre elles par quelque en-
droit & qui font défignées par deux noms diftincts , conftituent deux Jortes
ou efpèces diftinctes , lefquelles font auiïi effentiellement différentes , que les
deux Idées les plus oppofees du monde.
Il y a une Efint §. 15. Mais parce qu'il y a des gens qui croyent ,& non fans raifon, que
r<f-^>& une "*" les EfTences des Chofes nous font entièrement inconnues , il ne fera pas hors
de propos de confiderer les différentes lignifications du mot Effence.
Premièrement , l'Effence peut fe prendre pour la propre exiftence de cha-
que chofe. Et ainfi dans les Subftances en général, la conftitution réelle,in-
térieure & inconnue des Chofes, d'où dépendent les Qualitez qu'on y peut
découvrir, peut être appellée leur effence. C'eftla propre & originaire ligni-
fication de ce mot, comme il paroit par fa formation, le terme à" effence
*>b eji EJcr.t:a. fignifiant proprement * Y Etre, dans fa première dénotation. Et c 'eft dans
ce fens que nous l'employons encore quand nous parlons de l'Effence des
chofes particulières fans leur donner aucun nom.
En fécond lieu, la doélrine des Ecoles s'étant fort exercée fur le Genre
& XEffece qui y ont été le fujet de bien des mots , le mot à'effence a pref-
que
Des Te? -yncs généraux. Liv.IÎÎ. 33f
que perdu fa première fignification, & au lieu de défigner la conftitution Chat. III.
réelle des chofes,il aprefque été entièrement appliqué à la conftitution ar-
tificielle du Genre & de X Efphe. Jl cft vrai qu'on fuppofe ordinairement
une conftitution réelle de l'Efpèce de chaque chofe, & il eft hors de doute
qu'il doit y avoir quelque conftitution réelle, d'où chaque amas d'Idées fim-
ples co'éxijlantes doit dépendre. Mais comme il efl évident que les Chofes
ne font rangées en Sortes ou Efpèces fous certains noms qu'entant qu'elles
conviennent avec certaines Idées abftraites , auxquelles nous avons atta-
ché ces noms-là, X ejfence de chaque Genre ou Efpèce vient ainfi à n'être au-
tre chofe que l'Idée abftraite, lignifiée par le nom général ou fpécifique.
Et nous trouverons que c'eft-là ce qu'emporte le mot d'ejfencc félon l'ufage
le plus ordinaire qu'on en fait. Il ne feroit pas mal, à mon avis, de défi-
gner ces deux fortes d'effences par deux noms différens, & d'appeller la
première réelle, & l'autre ejfence nominale.
%.. 16. Il y a une fi étroite liai/on entre Peffence nominale &? le nom, qu'on ne !1 y » u"e conf-
•* m i J> r j i r • 77 \m t tante liail'on entre
peut attribuer le nom d aucune forte de choies a aucun Etre particulier ie nom & rdien-
qu'à celui qui a cette eflence par où il répond à cette Idée abftraite, dont «nominale.
le nom eft le figne.
§. 17. A l'égard des Effences réelles des Subftances corporelles, pour ne La ûppofîrion, .
parler que de celles-là,- il y a deux opinions, fi je ne me trompe. L'une rom distinguées
eft de ceux qui fe fervant du mot ejfence fans favoir ce que c'eft , fuppofent Pi" leurs(teni:nceî ;
un certain nombre de ces Effences , félon lefquelles toutes les chofes natu-
relles font formées, & auxquelles chacune d'elles participe exactement , par
où elles viennent à être de telle ou de telle Efpèce. L'autre opinion qui eft
beaucoup plus raifonnable, eft de ceux qui reconnoiffent que toutes les
Chofes naturelles ont une certaine conftitution réelle, mais inconnue, de
leurs parties infenfibles, d'où découlent ces Qualitez fenfibles qui nous
fervent à diftinguer ces Chofes l'une de l'autre, félon que nous avons occa-
fionde les diftinguer en certaines fortes, fous de communes dénominations.
La première de ces Opinions qui fuppofe ces Effences comme autant de mou-
les où font jettées toutes les chofes naturelles qui exiftent & auxquelles elles
ont également part, a, je penfe, fort embrouillé la connoiflànce des Cho-
fes naturelles. Les fréquentes productions de Monftres dans toutes les
Efpèces d'Animaux, la naiffance des Imbecilles, & d'autres fuites étran*
ges des Enfantemens forment des drfficultez qu'il n'eft pas poflible d'ac-
corder avec cette hypothefe : puifqu'il eft auffi impoffible que deux chofes
qui participent exactement à la même effence réelle ayent différentes pro-
priétez, qu'il eft impoffible que deux figures participant à la même effen-
ce réelle d'un Cercle ayent différentes propriétez. Mais quand il n'y
auroit point d'autre raifon contre une telle hypothefe , cette fuppofition
d'Effences qu'on ne fauroit connoître, & qu'on regarde pourtant comme
ce qui diftingue les Efpèces des Chofes, eft fi fort inutile, & fi peu pro-
pre à avancer aucune partie de nos connoiffances, que cela feul fuffiroit
pour nous la faire rejetter, & nous obliger à nous contenter de ces Effences
des Efpèces des Chofes, que nous fommes capables de concevoir, & qu'on
trouvera , après y avoir bien penfe-, n'être ■autre chofe que ces Idées abftrai-
tes •
336 Des Termes généraux. Liv. III.
C h A p. 1 1 1. tes & complexes auxquelles nous avons attaché certains noms généraux.
L'Eflènce rédie & k jQ Les Effences étant ainfi diftinguées en nominales & réelles, nous
nominale la me- * , r 7 r>/" » r"i-7//»»?*.3f
me dans les idées pouvons remarquer outre cela , que «tew /« Ljpeces des Idées /impies & des
Cmpies&dans Modes , elle s font toujours les mêmes , mais que dans les Subftances elles font
les Modes; diffe- ' .', J ..„., J.. r ^ . . .
rente dans les toujours entièrement différentes. Ainfi , une I igure qui termine un Efpa-
Sab.hnces. ce par trois lignes , c'efl l'elTence d'un Triangle, tant réelle que nominale :
car c'eftnon feulement l'idée abftraite à laquelle le nom général eft attaché,
mais FElTence ou l'Etre propre de la chofe même , le véritable fondement
d'où procèdent toutes fes propriétez,& auquel elles font infeparablement
attachées. Mais il en eft tout autrement à l'égard de cette portion de ma-
tière qui compofe l'Anneau que j'ai au doigt, dans laquelle ces deux effen-
ces font vifiblement différentes. Car c'eft de la conftkution réelle de fe$
parties infenfibles que dépendent toutes ces propr.iétez de couleur, de
pefanteur, de fufibilité, de fixité, &c. qu'on y peut obferver. Et cette
conftkution nous eft inconnue, de forte que n'en ayant point d'idée, nous
n'avons point de nom qui en foit le figne. Cependant c'eft fa couleur, fon
poids, fa fufibilité, & fa fixité, &c. qui la font être de l'or, ou qui lui
donnent droit à ce nom , qui eft pour cet effet fon ejfence nominale : puifque
rien ne peut avoir le nom d'or que ce qui a cette conformité de qualitez
avec l'idée complexe & abftraite à laquelle ce nom eft attaché. Mais com-
me cette diftinftion d'effences appartient principalement aux Subfiances ,
nous aurons occafion d'en parler plus au long , quand nous traiterons des
noms des Subftances.
siTerces w.ginir*. g. 19. Une autre chofe qui peut faire voir encore que ces Idées abftrai-
tibie». in"oaup' tes, délignées par certains noms,font les Effences que nous concevons dans
les Chofes , c'eft ce qu'on a accoutumé de dire , qu'elles font ingénérables
& incorruptibles. Ce qui ne peut être véritable des Conftitutions réelles
des chofes , qui commencent & périffent avec elles. Toutes les chofes qui
exiftent, excepté leur Auteur, font fujettes au changement, & fur-tout
celles qui font de notre connoiffance , & que nous avons réduit à certaines
Efpèces fous des noms diftincts. Ainfi, ce qui hier étoit herbe, eft demain
la chair d'une Brebis, &. peu de jours après fait partie d'un homme. Dans
tous ces changement & autres femblables, l'EiTence réelle des Chofes , c'eft
à dire, la conftkution d'où dépendent leurs différentes propriétez, eft dé-
truite & périt avec elles. Mais les Effences étant prifes pour des Idées éta-
blies dans l'Efprk avec certains noms qui leur ont été donnez, font fuppo-
fées refter conftamment les mêmes , à quelques changemens que foient ex-
pofées les Subftances particulières. Car quoi qu'il arrive $ Alexandre & de
Bucepbale, les idées auxquelles on a attaché les noms à homme & de cheval
font toujours fuppofées demeurer les mêmes ; & par conféquent les effences
de ces Efpèces l'ont confervées dans leur entier, quelques changemens qui
arrivent à aucun Individu, ou même à tous les Individus de ces Efpèces
C'eft ainfi, dis -je , que l'effence d'une Efpèce refte en fureté & dans fon
entier , fans l'exiftence même d'un feul Individu de cette Efpèce. Car bien
qu'il n'y eût préfentement aucun Cercle dans le Monde ( comme peut-être
cette Figure n'exifte nulle part tracée exactement) cependant l'idée qui eft
atta-
Des Termes généraux. Liv. III. 337
attachée à ce nom, ne cefferoit pas d'être ce qu'elle eft, & de fervir com- Chap. III»
me de modelle pour déterminer quelles des Figures particulières qui fe pré-
ientent à nous, ont ou n'ont pas droit à ce nom de Cercle , & pour faire
voir par même moyen laquelle de ces Figures feroit de cette Efpéce dès-là
qu'elle auroit cette effence. De même, quand bien il n'y auroit préfente-
ment, ou n'y auroit jamais eu dans la Nature aucune Bête telle que la Li-
corne , ni aucun PoilTon tel que la Sirène , cependant fi l'on fuppofe que ces
noms figni fient des idées complexes & abftraites qui ne renferment aucune
impolïibilité, l'efience d'une Sirène eft aulîi intelligible que celle d'un Hom-
me ; & l'idée d'une Licorne eft auffi certaine , auffi confiante & aufiï per-
manente que celle d'un Cheval. D'où il s'enfuit évidemment que les Effen-
ces ne font autre cliofe que des idées abftraites, par cela même qu'on dit
qu'elles font immuables; que cette doctrine de l'immutabilité des Effences
eft fondée fur la Relation qui eft établie entre ces Idées abftraites & certains
fons confiderez comme fignes de ces Idées, & qu'elle fera toujours vérita-
ble, pendant que le même nom peut avoir la même lignification.
§. 20. Pour conclurre; voici en peu de mots ce que j'ai voulu dire fur RecapituUrion,,
cette matière , c'eftque tout ce qu'on nous débite à grand bruit fur les Gen-
res , fur les Efpèces & fur leurs Effences , n'emporte dans le fond autre cho-
fe que ceci , favoir , que les hommes venant à former des idées abftraites , &
à les fixer dans leur Efprit avec des noms qu'ils leur affignent, fe rendent
par-là capables de confiderer les chofes & d'en difeourir , comme fi elles
étoient affemblées , pour ainfi dire, en divers faiffeaux, afin de pouvoir plus
commodément, plus promptement & plus facilement s'entre-communiquer
leurs Penfées, & avancer dans la connoiffance des chofes , où ils ne pour-
raient faire que des progrès fort lents, iï leurs mots& leurs penfées étoient
entièrement bornées à des chofes particulières.
<£5^'v£A£<£!^^^^
CHAPITRE IV. Chai. IV.
Des Noms des Idées [impies.
§. 1. /™\Uoi q^ue les Mots ne lignifient rien immédiatement que les Les noms des
V/ idées qui font dans l'Efprit de celui qui parle, comme je l'ai Mod«C,m&edùdei
déjà montré ; cependant après avoir fait une revûë plus exaéte, subihnees ont
nous trouverons que les noms des Idées Jîmples, des Modes mixtes (fous lef- ctofe"dep1imcu.
quels je comprens aulîi les Relations) & des Subjlances ont chacun quelque Uer-
chofe de particulier, par où ils différent les uns des autres.
§. 2. Et premièrement, les noms des Idées fimples & des Subftances „ L .
1 • 1 • , n ■ i-i r- -r- ■ . i- .Les noim des
marquent, outre les idées abltraites qu ils fignifient immédiatement, quel- idées (impies &
que exiftence réelle , d'où leur patron original a été tiré. Mais les noms j^f"^^"™-
des Modes mixtes fe terminent à l'idée qui eft dans l'Efprit , & ne por- dte une exis-
tent pas nos penfées plus avant , comme nous verrons dans le Chapitre ce Ie*lle"
fuivant.
Vv §.3. En
33? Des Noms des Idées /impies. Liv. II.
CifAP. IV. §. 3. En fécond lieu, les noms des Idées fimples & des Modes fignifient
H- . toujours Xefltncs. réelle de leurs Efpèces aulîi bien que la nominale. Mais les
Les noms des J , ,-,,,-, ,, r ,- -r i-
idées Cmp-es «: noms des bubltances naturelles ne lignifient que rarement, pour ne pas dire
fient^ofoursf'ef ]'ama^s' autre chofe que FeiTence nominale de leurs Efpèces,comme on verra
fençe réelle & no. dans le Chapitre où nous traitons * des Noms des Subllances en particulier.
*aui>. vi du 5- 4- En troifiéme lieu, les noms des Idées fimples ne peuvent être défi-
Liv. m. nis ; & ceux de toutes fes Idées complexes peuvent l'être. Jufqu'ici perfonne,
tes nomVdes <ïue je fâche, n'a remarqué quels font les termes qui peuvent , ou ne peuvent
idées Hmnies ne pas être définis ; & je fuis tenté de croire qu'il s'élève fouvent de grandes
peuvent eue tic- difputes <% qU'jj s'introduit bien du galimathias dans les difeours des hom-
mes pour ne pas fonger à cela, les uns demandant qu'on leur définiffe des
termes qui ne peuvent être définis , & d'autres croyant devoir fe contenter
d'une explication qu'on leur donne d'un mot par un autre plus général, &
par ce qui en reflraint le fens,ou pour parler en termes de l'Art,par un Genre
& une î)ifférence,quoi que fouvent ceux qui ont ouï cette définition faite fé-
lon les régles,n'ayent pas une connoiflance plus claire du fens de ce mot qu'ils
n'en avoient auparavant. Je croi du moins qu'il ne fera pas tout-à-fait hors
de propos de montrer en cet endroit quels mots peuvent être définis & quels
ne fauroient l'être, & en quoi confifte une bonne Définition ; ce qui fervira
peut-être fi fort à faire connoître la nature de ces lignes de nos Idées , qu'il
vaut la peine d'être examiné plus particulièrement qu'il ne l'a été jufqu'ici.
si tous pouvoient §. 5, Je ne m'arrêterai pas ici à prouver que tous les Mots ne peuvent
i/oît à'i'ifini." * point être définis , par la raifon tirée du progrès à l'infini, où nous nous
engagerions vifiblement, fi nous reconnoiflions que tous les Mots peuvent
être définis. Car où s'arrêter, s'il falloit définir les mots d'une Définition
par d'autres mots ? Mais je montrerai par la nature de nos Idées, & par la
lignification de nos paroles, pourquoi certains noms peuvent être définis,
& pourquoi d'autres ne fauroient l'être, & quels ils font,
ceqaec'eftqu't- §. 6. On convient , je penfe, que Définir n'efi autre chofe que faire cott-
noitre le fens d'un Mot par le moyen de plufieurs autres mots qui ne foient pas
fynonymes. Or comme le fens des mots n'efi: autre chofe que les idées mêmes
donc ils font établis les lignes par celui qui les employé, la fignification d'un
• mot eft connue, ou le mot eft défini des que l'idée dont il eft rendu figne,
& à laquelle il eft attaché dans l'Efprit de celui qui parle, eft, pour ainfi
dire, repréfentée & comme expofée aux yeux d'une autre perfonne par le
moyen d'autres termes, & que par-là la lignification en eft déterminée.
C'eft-là le feul ufage & l'unique fin des Définitions, & par conféquent l'u-
nique régie par où l'on peut juger fi une définition eft bonne ou mauvaife.
tes idées fimples K 7. Cela pofé , je dis que les noms des Idées fimples ne peuvent point
pourquoi ne ueu- , •" ,',,. ■ o r .. 1 r 1 -rr i> t? ■ - • 1 -r
*«nt èuedéfinies. .être définis, & que ce lont les leuls qui ne puillent 1 être. En voici la rauon.
C'elt que les difFérens termes d'une Définition lignifiant différentes idées,
ils ne fauroient en aucune manière repréfenter une idée qui n'a aucune
compofition. Et par conféquent, une Définition, qui n'elt proprement
autre chofe que l'explication du fens d'un Mot par le moyen de plufieurs
autres Mots qui ne lignifient point la même chofe ne peut avoir lieu dans
les noms des Idées fimples.
§. 8 Ces
Des Noms des Idées Jîmçles. L i v. 1 1 1. 339
§. 8. Ces célèbres vétilles donc on fait tant de bruit dans les Eco- Chap. IV.
les, font venues de ce qu'on n'a pas pris garde à cette différence qui j/0»v^J.lte d"
fe trouve dans nos idées & dans les noms dont nous nous fervons pour
les exprimer, comme il eft aifé de voir dans les définitions qu'ils nous
donnent de quelque peu d'Idées fimples. Car les plus grands Maîtres dans
l'art de définir, ont été contraints d'en laiffer la plus grande partie fans les
définir, par la feule impollibilité qu'ils y ont trouvé. Le moyen, par
exemple, que l'Efprit de l'homme pût inventer un plus fin galimathias que
celui qui elt renfermé dans cette Définition , L'Acte d'un Etre en puiffance
enta;:: qu'il eft en put fiance ? Un homme raifonnable, à qui elle ne feroit pas
connue d'avance par fon extrême abfurdité qui l'a rendue ù fameufe , feroit
fans doute fort embarraffe de conjecturer quel mot on pourroit fuppofer
qu'on ait voulu expliquer par-là. Si, par exemple, Ciceron eût demandé
à un Flamand ce que c'etoit que leiveeginge & que le Flamand lui en eût
donné cette explication en Latin, Eft Aclus Emu in patent la quatenus in po-
tentia, je demande fi l'on pourroit fe figurer que Ciceron eût entendu par
ces paroles ce que fignifioit le mot de bcwccginge ou qu'il eût même pu
conjecturer quelle étoit l'idée qu'un Flamand avoit ordinairement dans l'Ef-
prit, & qu'il vouloit faire connoître à une autre perfonne , lorfi ju'il pronon-
çoit ce * mot-là. * Qui Gguifis «t
§. 9. Nos Philofophes modernes qui ont taché de fe défaire du jargon ^uT^'on"'
des Ecoles & de parler intelligiblement, n'ont pas mieux réufîi à définir les »»*»"»«■«, en
idées fimples , par l'explication qu'ils nous donnent de leurs caufes ou par y"'",oli'
quelque autre voye que ce foit. Ainfi les Partifans des Atomes qui definif-
fent le Mouvement, Un pafiage d'un lieu dans un autre, ne font autre chofe
que mettre un mot fynonyme à la place d'un autre. Car qu'efh-ce qu'un
pajjage finon un mouvement ? Et fi l'on leur demandoit, ce que c'efl que
pcijfage , comment le pourroient-ils mieux définir que par le terme de mou-
vement? En effet, dire qu'un paJJ.ige eft Un mouvement d'un lieu dans un «a-
tre, n'eft-ce pas s'exprimer pour le moins d'une manière aufli propre & auffî
fignificative que de dire, Le Mouvement eft un pacage d'un lieu dans î autre}
C'efl traduire & non pas définir, que de mettre ainfi deux mots de la
même lignification l'un à la place de l'autre. A la vérité, quand l'un eft
mieux entendu que l'autre, cela peut fervir à faire connoître quelle idée eft
fignifiée par le terme inconnu ; mais il s'en faut pourtant beaucoup que ce
foit une définition, à moins que nous ne difions que chaque mot François
qu'on trouve dans un Dictionnaire eft la définition du mot Latin qui lui ré-
pond , & que le mot de mouvement eft une définition de celui de motus. Que
û l'on examine bien la définition que les Cartéfiens nous donnent du Mou-
vement, quand ils difent que c'eft l'application fuccejjîve des parties de la far-
face d :<u Corps aux parties d'un autre Corps , on trouvera qu'elle n'eft pas
meilleure.
§. 10. L'Aile de Tranfparent entant que tranfparent , eft une autre défini- Antre ex-fm^'e ti-
tion que les Peripateticiens ont prétendu donner d'une Idée fimple, qui rc Je !»£««>**.
n'eft pas dans le fond plus abfurdeque celle qu'ils nous donnent du Mouve-"
ment, mais qui paroit plus vifiblement inutile, & ne lignifier abfjiument
V v 2 rien;
34e
Des Noms des Idées fimples. Liv. III.
Cil A?. III. rien; parce q:;e l'expérience convaincra aifément quiconque y fera refle-
xion, qu'elle ne peut faire entendre à un Aveugle le mot de lumière dont
on veut qu'elle foit l'explication. La définition du Mouvement ne paroît
pas d'abord fi frivole, parce qu'on ne peut pas la mettre à cette épreuve.
Car cette Idée fimple s'introduifant dans l'Efprit par l'attouchement auffi
bien que par la vue, il eft impoffible de citer quelqu'un qui n'ait point eu
d'autre moyen d'acquérir l'idée du Mouvement que par la fimple définition
de ce Mot. Ceux qui difent que la Lumière eft un grand nombre de petits
globules qui frappent vivement le fond de l'œuil, parlent plus intelligible-
ment qu'on ne parle fur ce fujet dans les Ecoles : mais que ces mots foient
entendus avec la dernière évidence, ils ne fauroient pourtant jamais faire
que l'idée lignifiée par le mot de Lumière foit plus connue à un homme qui
ne l'entend pas auparavant , que fi on lui difoit que la Lumière n'eft autre
chofe qu'un amas de petites balles que des Fées pouffent tout le jour avec
des raquettes contre le front de certains hommes , pendant qu'elles négli-
gent de rendre le même fervice à d'autres. Car fuppofé que l'explication de
la chofe foit véritable , cette idée de la caufe de la Lumière auroit beau nous
être connue avec toute l'exactitude polïible, elle ne ferviroit non plus à
nous donner l'idée de la Lumière même, entant que c'eft une perception
particulière qui eft en nous, que l'idée de la figure & du mouvement d'une
épingle nous pourroit donner l'idée de la douleur qu'une épingle eft capa-
ble de produire en nous. Car dans toutes les Idées fimples qui nous vien-
nent par un feul Sens, la caufe de la fenlàtion, & la fenfation elle-même
font deux idées, & qui font fi différentes & fi éloignées l'une de l'autre,
que deux Idées ne fauroient l'être davantage. C'eft pourquoi les Globules
de Defcartes auroienc beau frapper la rétine d'un homme que la maladie
nommée Gntta ferena- auroit rendu aveugle, jamais il n'auroit, par ce mo-
yen, aucune idée de lumière ni de quoi que ce foit d'approchant, encore
qu'il comprit à merveille ce que font ces petits Globules, & ce que c'eft
que frapper un autre Corps. Pour cet effet les Cartefiens qui ont fort bien
compris cela, diftinguent exactement entre cette lumière qui eft la caufe de
la fenfation qui s'excite en nous à la vûë d'un Objet , & entre l'idée qui
eft produite en nous par cette caufe, & qui eft proprement la Lumière.
§. il. Les Idées fimples ne nous viennent, comme on a déjà vu, que
par le moyen des impreflions que les Objets font fur notre Efprit, par les
organes appropriez à chaque efpéce. Si nous ne les recevons pas de cette
manière, tous les mats qu'on employeroit pour expliquer ou définir quelqu'un des
noms qu'on donne à ces Idées , ne pourraient jamais produire en nous F idée que
cenomfigr.ifie. Car les mots n'étant que des fons, ils ne peuvent exciter
d'autre idée fimple en nous que celle de ces fons mêmes , ni nous faire avoir
aucune idée qu'en vertu de la liaifon volontaire qu'on reconnoit être entre
eux & ces idées fimples dont ils ont été établis lignes par l'umge ordinaire.
Qj.ie celui qui penfe autrement fur cette matière, éprouve s'il trouvera des
mots qui puiffent lui donner le goût des jinanas, & lui faire avoir la vraye
idée de l'exqui-fe faveur de ce Fruit. Que fi l'on lui dit que ce goût appro-
che de quelque autre goût, dont il a déjà l'idée dans fa Mémoire où elle a
été
On conr'nuë
«i'ezpliquer
pourquoi les
Idées limî.si
peuvent être
àcàoies.
Des Noms des Idées Jitnples. Liv. III. 341
été imprimée par des Objets fenfibles qui ne font pas inconnus à fon palais, Chap. IV,
il peut approcher'de ce goût en lui-même félon ce degré de reïTemblancei
Mais ce n'eil pas nous l'aire avoir cette idée par le moyen d'une définition.
C'eft feulement exciter en nous d'autres idées (impies par leurs noms con-
nus; ce qui fera toujours fort différent du véritable goût de ce Fruit. Il
en eft de même à l'égard de la Lumière, des Couleurs & de toutes les autres
Idées fimplcs; car la lignification des fons n'eft pas naturelle, mais impo-
fée par une inftitution arbitraire. C'eft pourquoi il n'y a aucune définition
de la Lumière ou de la Rougeur qui foit plus capable d'exciter en nous aucu-
ne de ces Idées, que le fon du mot lumière, ou rougeur pourrait le faire par
lui-même. Car efpérer de produire une idée de lumière ou de couleurpar
un fon, de quelque manière qu'il foit formé, c'eft fe figurer que les fons
pourront être vus ou que les couleurs pourront être ouïes; & attribuer aux
oreilles la fonction de tous les autres Sens; ce qui eft autant que li l'on di-
foit que nous pouvons goûter, flairer , & voir par le moyen des oreilles;
efpèce de Philofophie qui ne peut convenir qu'à Sancho Pança qui avoit la
faculté de voir Dulcinée par ouï-dire. Soit donc conclu que quiconque n'a
pas déjà reçu dans fon Efprit par la porte naturelle, l'idée fimple qui eft
lignifiée par un certain mot , ne fauroit jamais venir à connoître la lignifi-
cation de ce Mot par le moyen d'autres mots ou fons, quels qu'ils piaffent
être , de quelque manière qu'ils foient joints enfemble par aucunes règles de
Définition qu'on puiffe jamais imaginer. Le feul moyen de la lui faire con-
noître , c'eft de frapper fes Sens par l'objet qui leur eft propre , & de pro-
duire ainfi en lui l'idée dont il a déjà appris le nom. Un homme aveugle
qui aimoit l'étude, s'etant fort tourmenté la tête fur lefujet des Objets vi-
fibles, & ayant confulté fes Livres & fes Amis pour pouvoir comprendre les
mots de lumière & de couleur qu'il rencontroit fouvent dans fon chemin , dit
un jour avec une extrême confiance, qu'il comprenoit enfin ce que figni-
fioit XEcarhte. Sur quoi fon Ami lui ayant demandé ce que c'étoit quel'E-
carlate , C'efl , répondit-il , quelque chofe de femblable au fon de la Trempette.
Quiconque prétendra découvrir ce qu'emporte le nom de quelque autre
Idée fimple par le feul moyen d'une Définition , ou par d'autres termes
qu'on peut employer pour l'expliquer , fe trouvera juflement dans le cas de
cet Aveugle.
g. 12. Il en eft tout autrement à l'égard des Idées complexes. Comme ^""J,"'^/*"
elles font compofées de plufieurs Idées fimples , les Mots qui lignifient les céescompiexé»
différentes idées qui entrent dans cette compofition, peuvent imprimer dans P"^5 set^p^s
l'Efprit des Idées complexes qui n'yavoient jamais été, & en rendre par là de r-Aicen-
les noms intelligibles. C'eft dans de telles collections d'Idées, délignées CieK
par un feul nom qu'a lieu la définition ou l'explication d'un Mot par plu-
fieurs autres, & qu'elle peut nous faire entendre les noms de certaines cho-
fes qui n'étoient jamais tombées fous nos Sens , & nous engager à for-
mer des Idées conformes à celles que les autres hommes ont dans l'Ef-
prit, lorfqu'ils fe fervent de ces noms-là; pourvu que nul des termes
de la Définition ne fignifie aucune idée fimple, que celui à qui on la
propofe, n'ait encore jamais eu dans l'Efprit. Ainli, le mot de Statua-
V v 3 peut
34i Des Noms des Idées /impies. Liv. III.
C a A r. IV. peut bien être expliqué à un Aveugle par d'autres mots , mais non pas
celui de peinture, fes Sens lui ayant fourni l'idée de la figure, & non
celle des couleurs, qu'on ne fauroit pour cet effet exciter en lui par
le fecours des mots. C'efl: ce qui fit gagner le prix au Peintre fur le
Statuaire. Etant venus à difputer de l'excellence de leur Art, le Statuaire
prétendit que la Sculpture devoit être préférée à caufe qu'elle s'étendoitplus
loin, & que ceux-là mêmes qui étoient privez de la' vue', pouvoient en-
core s'appercevoir de fon excellence. Le Peintre convint de s'en rappor-
ter au jugement d'un Aveugle. Celui-ci étant conduit où étoit la Statué* du
Sculpteur & le Tableau du Peintre, on lui préfenta premièrement la Sta-
tue, dont il parcourut avec fes mains tous les traits du vifage & la forme du
Corps , & plein d'admiration il exalta l'addreiTe de l'Ouvrier. Mais étant
conduit auprès du Tableau, on lui dit, à mefure qu'il étendoit la main
deffiis, que tantôt il touchoit la tête, tantôt le front, les yeux, le nez,
&V. à mefure que fa main fe mouvoit fur les différentes parties delapeintu-
re qui avoit été tirée fur la Toile, fans qu'il y trouvât la moindre diftinêlion ;
fur quoi il s'écria que ce devoit être fans contredit un Ouvrage tout-à-fait
admirable & divin , puifqu'il pouvoit leur repréfenter toutes ces parties où
il n'en pouvoit ni fentir ni appercevoir la moindre trace.
§. 13. Celui qui fe ferviroit du mot Arc-en-ciel, en parlant à une perfon-
ne qui connoîtroit toutes les couleurs dont il eft compofé mais qui n'au-
roit pourtant jamais vu ce Phénomène , définirait fi bien ce mot en repré-
fentant la figure, la grandeur, la pofition & l'arrangement des Couleurs,
qu'il pourrait le lui faire tout-à-fait bien comprendre. Mais quelque exac-
te & parfaite 'que fût cette définition, elle ne ferait jamais entendre à un
Aveugle ce que c'efl que l'Arc-en-ciel , parce que plufieurs desidées fim-
ples qui forment cette Idée complexe, étant de telle nature qu'elles ne lui
ont jamais été connues par fenfation& par expérience, iln'y a point de pa-
roles qui piaffent les exciter dans fon Eiprit.
Quand les §. 14. Comme les Idées limples ne nous viennent que de l'expérience par
comWt'" ^e moyen des Objets qui font propres à produire ces perceptions en nous,
veiuPëti'e'Sien-U dès que notre Eiprit a acquis par ce moyen une certaine quantité de ces
par ienftcoSJr$les Mées » avec 'a connoilTance des noms qu'on leur donne, nous fommes en
des Mots. état de définir, & d'entendre, à la faveur des définitions, les noms des Idées
complexes qui font compofées de ces Idées fimples. Mais lorfqif un terme
fignifie une idée (impie qu'un homme n'a point eu encore dans l'Efprit ,
il eft impoiïible de lui en faire comprendre le fenspar des paroles. Au con-
traire, i\ un ternie fignifie une idée qu'un homme connoit déjà, mais fans
favoir que ce terme enfoitle ligne, on peut lui faire entendre le fens de ce
mot par le moyen d'un autre qui fignifie la même idée & auquel il eft ac-
coutumé. Mais il n'y a abfolument aucun cas où le nom d'aucune idée fim-
p'e puiflè être défini.
iv. g. 15. En quatrième lieu, quoi qu'on ne puiffe point faire concevoir la
idleV finies d" fignification précife des noms des Idées limples en les définiffant, cela n'em-
fonr les moins piéche pourtant pas qu'en général ils ne foient moins douteux, & moins
incertains que ceux des Modes Mixtes & des Subfiances. Car comme ils ne
figni-
Des Noms des Idées fimples. L i v. I î I. 343
fignifient qu'une fimplc perception, les hommes pour l'ordinaire 's'accor- Chap. IV,
dent -facilement & parfaitement fur leur fignification; &ainfi, l'on n'y
trouve pas grand fujet de fe méprendre, ou de difputer. Celui qui fait une
fois que la blancheur eft le nom de la Couleur qu'il a obfervée dans la Neige
ou dans le Lait , ne pourra guère fe tromper dans l'application de ce mot,
tandis qu'il conferve cette idée dans l'Efprit ; & s'il vient à la perdre entiè-
rement, il n'eft plus fujet à n'en pas prendre le vrai fens, mais il apperçoic
qu'il ne l'entend abfolument point. Il n'y a , dans ce cas , ni multiplicité
d'Idées fimples qu'il faille joindre enfemble, ce qui rend douteux les noms
des Modes mixtes ; ni une effence , fuppofée réelle , mais inconnue , accom-
pagnée de proprhétez qui en dépendent & dont le jufte nombre n'eft pas
moins inconnu, ce qui met del'obfcurité dans les noms des Subftances. Au
contraire dans les Idées fimples toute la fignification du nom eft connue tout
à la fois , & n'eft point compofée de parties , de forte qu'en mettant un
plus grand ou un plus petit nombre de parties l'idée puiffe varier, & que la
fignification du nom qu'on lui donne, puiffe être par conféquent obfcure
& incertaine.
g. 16. On peut obferver, en cinquième lieu, touchant les Idées fimples v.
& leurs noms, qu'ils n'ont que très-peu de fubordinations dans ce que les L?5 Id«5 fi"5-
Logiciens appellent Linea pradicamentalis , depuis la * dernière Efpéce juf- peu de^uboVdi-
qu'au t Genre fuprême. Et la raifon, c'eft que la dernière Efpèce n'étant nations da« ce
* » r I tj - r 1 • • i_ r • • 1ue les L°g'-
qu une leule Idée limple, on nen peut rien retrancher pour faire que ce qui ciens nomment
la diftingue des autres étant ôté, elle puiffe convenir avec quelque autre ^'"/£r**v"'
chofe par une idée qui leur foit commune à toutes deux, & qui n'ayant * S/>«»« ™fi**,
qu'un nom, foit le genre des deux autres: par exemple, on ne peut rien L»!"*5^"
retrancher de l'idée du Blanc & du Rouge pour faire qu'elles conviennent
dans une commune apparence, & qu'ainli elles ayent un feu! nom général,
comme lorfque la faculté de raifonner étant retranchée de l'idée complexe
ai1 Homme y la fait convenir avec celle de Bête, dans l'idée & la dénomina-
tion plus générale ôH Animal. C'eft pour cela que , lorfque les hommes
fouhaitans d'éviter de longues & ennuyeufes énumerations ont voulu com-
prendre le Blanc & le Rouge & plufieurs autres femblables Idées fimples
fous un feul nom général, ils ont été obligez de le faire par un mot qui ex-
prime uniquement le moyen par où elles s'introduifent dans l'Efprit. Car
lorfque le Blanc, le Rouge & le Jaune font tous compris fous le Genre ou
le nom de Couleur , cela ne défigne autre chofe que ces Idées entant qu'elles
font produites dans l'Efprit uniquement par la vue, & qu'elles n'y entrent
qu'à travers les yeux. Et quand on veut former un terme encore plus gé-
néral qui comprenne les Couleurs, les Sons & femblables Idées fimples, on
fe fert d'un mot qui lignifie toutes ces fortes d'Idées qui ne viennent dans
l'Efprit que par un feul Sens; & ainfi fous le terme général de Qualité pris
dans le fens qu'on lui donne ordinairement on comprend les Couleurs , les
Sons, les Goûts, les Odeurs & les Qjialitez tactiles, pour les diftinguerde
l'Etendue, du Nombre, du Mouvement, du PJaifir & de la Douleur qui
agiflent fur l'Efprit & y introduifent leurs idées par plus d'un Sens.
§. î". En Gxiéme heu , une différence qu'il y a entre les noms des Idées 'vi.
344
Des Noms des Modes mixtes L i v. III.
CîIAP. IV.
Idées (impies
emportent des
idées qui ne
font nullement
libituires.
fhnples, des Subfiances & des Modes mixtes, c'eft que ceux des Modes
mixtes défignent des Idées parfaitement arbitraires , qu il n'en ejl pas tout-n-fait
de même de ceux des Subftances , puifqu'ils fe rapportent à un modelle, quoi
que d'une manière un peu vague, & enfin que les noms des Idées [impies font
entièrement pris de l'exiftence des chofes £s? ne font nullement arbitraires. Nous
verrons dans les Chapitres fuivans quelle différence naît de là dans la lignifi-
cation des noms de ces trois fortes d'Idées.
Quant aux noms des Modes fimples , ils ne différent pas beaucoup de
ceux des idées fimples.
CHAPITRE V.
Chap. V.
Des Noms des Modes Mixtes, & des Relations.
Les noms des
Modes mixtes
lignifient des
Idées abftraites,
comme Jes au-
tres noms gctie
raux.
I.
Les Idées qu'i's
lignifient, font
formées par
l'Entend :ment.
II.
Elles font for.
mecs arbitrai-
rement S< fans
modèles.
§. 1. T Es noms des Modes mixtes étant généraux, ils lignifient, com-
1__/ me il a été dit, des Efpèces de chofes dont chacune a fon effence
particulière. Et les effences de ces Efpèces ne font que des Idées abftraites ,
auxquelles on a attaché certains noms. Jufque-là les noms & les effences
des Modes mixtes n'ont rien qui ne leur foit commun avec d'autres Idées:
mais fi nous les examinons de plus près , nous y trouverons quelque cho-
fe de particulier qui peut-être mérite bien que nous y faffions attention.
§. 2. La première chofe que je remarque, c'eft que les Idées abftraites,
ou, fi vous voulez, les Effences des différentes Efpèces de Modes mixtes
font formées par l'Entendement, en quoi elles différent de celles des Idées
fimples, car pour ces dernières l'Efprit n'en fauroit produire aucune; il
reçoit feulement celles qui lui font offertes par l'exiftence réelle des chofes
qui agiffent fur lui.
§. 3. Je remarque, après cela, que les Effences des Efpèces des Modes
mixtes font non feulement formées par l'Entendement, mais qu'elles font
formées d'une manière purement arbitraire, fans modèle, ou rapport à
aucune exiftence réelle. En quoi elles différent de celles des Subftances qui
fuppofent quelque Etre réel, d'où elles font tirées, & auquel elles font con-
formes. Mais dans les Idées complexes , que l'Efprit fe forme des Modes
mixtes, il prend la liberté de ne pasfuivre exactement l'exiftence des Cho-
fes. Il affemble, & retient certaines combinaifons d'idées, comme autant
d' 'Idées fpécifques & diftinctes, pendant qu'il en laiffeà quartier d'autres qui
fe préfentent auffi fouvent dans la Nature, & qui font auffi clairement fug-
gerées par les chofes extérieures , fans les défigner par des noms , ou des
lpécifications diftinctes. L'Efprit ne fepropofe pas non plus dans les Idées
des Modes mixtes , comme dans les Idées complexes des Subftances, de les
examiner par rapport à l'exiftence réelle des Chofes, ou de les vérifier par
des modèles qui exiftent dans la Nature, compofez de telles idées particu-
lières. Par exemple, fi un homme veut favoir fi fon idée de \ adultère ou"
ôzVweJle eft exaèle, ira-t-il la chercher parmi les chofes actuellement
exiftan-
Des Noms des Modes Mixtes. Liv. M. 345"
exiftantes ? Ou bien , eft-ce qu'une telle idée eft véritable, parce que quel- Chap. V.
qu'un a été témoin de l'aftion qu'elle fuppore ? Nullement. Il fuffit pour
cela que les hommes ayent réuni une telle Colleélion dans une feule Idée
complexe, qui dès-là devient modèle original & idée fpecifique, foit qu'u-
ne telle aftion ait été commife, ou non.
§. 4. Pour bien comprendre ceci, il nous faut voir en quoi confifte la comment cela?
formation de ces fortes d'Idées complexes. Ce n'eft pas à faire quelque
nouvelle Idée, mais à joindre enfemble celles que l'Efprit a déjà. Et dans
cette occafion, l'Efprit fait ces trois chofes : Premièrement, il choifit un
certain nombre d'Idées; en fécond lieu, il met une certaine liaifon entre
elles, & les réunit dans une feule idée; enfin il les lie enfemble par unfeul
nom. Si nous examinons comment l'Efprit agit , quelle liberté il prend en
cela, nous verrons fans peine comment les EfTences des Efpèces des Modes
mixtes font un ouvrage de l'Efprit ; & que par conféquent les Efpèces mê-
me font de l'invention des hommes.
g. 5. Quiconque confiderera qu'on peut former cette forte d'Idées com- il patch ii\.
plexes, les abflraire, leur donner des noms ,& qu'ainfi l'on peut conftituer leTfonT'arTiwi-
une Efpèce diftinète avant qu'aucun Individu de cette Efpèce ait jamais ex- |,« « « que
ifté, quiconque, dis-je, fera reflexion fur tout cela, ne pourra douter que de tbiskIb. foû-
ces Idées de Modes mixtes ne foient faites par une combinaifon volontaire ften^dTia! "'"
d'Idées réunies dans l'Efprit. Qui ne voit , par exemple , que les hommes choie quelle
peuvent former en eux-mêmes les idées de facrilege ou d' 'adultère , & leur "Parente.
donner des noms, en forte que par-là ces Efpèces de Modes mixtes pour-
roient être établies avant que ces chofes ayent été commifes,& qu'on en pour-
roit difcourir aufli bien , & découvrir fur leur fujet des véritez auffi certai-
nes, pendant qu'elles n'exiileroient que dans l'Entendement, qu'on fauroit
le faire à préfent qu'elles n'ont que tropfouvent une exifbence réelle? D'où
il paroît évidemment que les Efpèces des Modes mixtes font un Ouvrage de
l'Entendement, où ils ont une exiftence aufli propre à tous les ufages qu'on
en peut tirer pour l'avancement de la Vérité , que lorfqu'ils exiftent réelle-
ment. Et l'on ne peut douter que les Législateurs n'ayent fouvent fait des
Loix fur des efpèces d'Aclions qui n'étoient que des Ouvrages de leur En-
tendement, c'efl-à-dire, des Etres qui n'exiftoient que dans leur Efprit. Je
ne croi pas non plus que perfonne nie , que la Refurretlion ne fût une Efpè-
ce de Mode mixte, qui exiiloit dans l'Efprit avant que d'avoir hors de là une
exiflence réelle.
§. 6. Pour voir avec quelle liberté ces EfTences des Modes mixtes font Exemples tirez
formées dans l'Efprit des hommes, il ne faut que ietter les yeux fur la plu- «|u M"'r'"> de
part de celles qui nous lont connues. Un peu de reflexion que nous lerons
fur leur nature nous convaincra que c'efl l'Efprit qui combine en une feule
Idée complexe différentes Idées difperiees ,& indépendantes les unes des au-
tres, & qui par le nom commun qu'il leur donne, les fait être l'eflence d'u-
ne certaine Efpèce , fans fe régler en cela fur aucune liaifon qu'elles ayent
dans la Nature. Car comment l'Idée d'un homme a-t-elle une plus grande
liaifon dans la Nature que celle d'une Brebis avec l'idée de tuer, pour que
celle-ci jointe à celle d'un homme devienne l'Efpèce particulière d'une ac-
Xx tioo
'34-6 Des Noms des Modes Mixtes. Liv. III.
i
Chap. V. 'tion lignifiée par le mot de Meurtre, & non quand elle elt jointe avec l'idée
d'une Brebis ? Ou bien , quelle plus grande union l'idée de la relation de Pe'-
rea-t-elle, dans la Nature, avec celle de tuer, que cette dernière idée n'en
a avec celle de Fils ou de yeiftn , pour que ces deux premières Idées foienc
combinées dans une feule Idée complexe, qui devient par-là l'efTence de
cette Efpèce diftincte qu'on nomme Parricide, tandis que les autres ne cons-
tituent point d'Efpèce diftinCte ? Mais quoi qu'on ait fait de faction de
tuer fon Père ou fa Mère une efpèce diflincfe de celle de tuer fon Fils ou fa
Fille, cependant en d'autres cas, le Fils & la Fille font combinez avec la
même aftion auffi bien que le Père & la Mère, tous étant également com-
pris dans la même Efpèce , comme dans celle qu'on nomme Incefle. C'elt
ainfi que dans les Modes mixtes l'Efprit réunit arbitrairement en Idées com-
plexes telles Idées fimples qu'il trouve à propos; pendant que d'autres qui
ont en elles-mêmes autant de liaifon enfemble, font laiffées défunies , fans
être jamais combinées en une feule Idée, parce qu'on n'a pas befoin d'en
parler fous une feule dénomination. Il efl, dis-je , évident que l'Efprit
réunit par une libre détermination de fa Volonté, un certain nombre d'I-
dées qui en elles-mêmes n'ont pas plus de liaifon enfemble que les autres
dont il néglige de former de femblables combinaifons. Et fi celan'étoitain-
fi, d'où vient qu'on fait attention à cette partie des Armes par où commen-
ce la blelfure, pour conftituer cette Efpèce d'AcFion diftinfte de toute au-
tre , qu'on appelle en Anglois ( i ) Stabbing, pendant qu'on ne prend garde ni
à la figure ni à la matière de l'Arme même ? Je ne dis pas que cela fe falfe
fans raifon. Nous verrons le contraire tout à l'heure. Je dis feulement que
cela fe fait par un libre choix de l'Efprit qui va par-là à fes fins ; & qu'ain-
fi les Efpèces des Modes mixtes font l'Ouvrage de l'Entendement : & il efr.
vifible que dans la formation de la plupart de ces Idées l'Efprit n'en cherche
pas les modèles dans la Nature, & qu'il ne rapporte pas ces Idées à l'exif-
tence réelle des chofes , mais aiïemble celles qui peuvent le mieux fervir à
fon defiein, fans s'obliger à une jufte & précife imitation d'aucune chofe
réellement exiflante.
tes liits des §. 7. Mais quoi que ces Idées complexes ou Eifences des Modes mixtes
^,fSqu-«Wtiai. dépendent de l'Efprit qui les forme avec une grande liberté, elles ne font
r« font pourtant pourtant pas formées au hazard, &. entaifées enfemble fans aucune raifon.
proportionnées r r Fn-
su Dut qu'on fe J-.H-
prnoofê, dans le
Langage. (1) Rien ne prouve mieux le raifonnement de Stabbing. Le terme François qui en approche
Mr. Loche fur ces fortes d'Idées qu'il nomme le plus, efl celui de poignarder; mais il n'expri-
Modes >»/'.■«« que l'impoffibiliié qu'il y adetra- me pas précifément la même idée. Car pot-
duire en François ce mot de Stabbing, dont l'u- gnarder lignifie feulement bit [fer , tuer avec un
fage eft fondé fur une Loi d'Angleterre, par la- poignard , forte d' Arme pour frapper delà pointe,
quelle celui qui tue un homme en le frappant plus courte qu'une èpée : au lieu que le mot An-
d"e(toc eft condamné à la mort fans efpérance glois Stab fignifie , tuer en frappant de la poin-
de pardon, au lieu que ceux qui tuent en frap- te d'une Arme propre à cela De forte que la
pant du tranchant de l'épée , peuvent obtenir feule chofe quiconftituê cette rifpèce d'aâion,
grâce La Loi ayant confideré différemment c'eit de tuer de la pointe d'une Arme , courte
ces deux actions, on a été obligé de faire de ou longue , il n'importe; ce qu'on ne peut ex-
cet acte de tuer en fr-apfant d'efloc une Efpèce primer en François par un l'eul mot, û je ne
particulière , & de la défignet par ce mot de me trompe.
Des Noms des Modes Mixtes. Liv III. 347
Encore qu'elles ne foient pas toujours copiées d'après nature, elles fonttoû- Ciup. V.
jours proportionnées à la fin pour laquelle on forme des Idées abftraites ; &
quoi que ce foient des combinaifons compofées d'Idées qui font naturelle-
ment allez défunies & qui ont entre elles auffi peu de liaifon que plufieurs
autres que l'Efpric ne combine jamais dans une feule idée, elles font pour-
tant toujours unies pour la commodité de l'entretien qui eft la principale
fin du Langage. L'ufage du Langage eft de marquer par des fons courts
d'une manière facile «Si prompte des conceptions générales , qui non feule-
ment renferment quantité de chofes particulières , mais aufii une grande va-
riété d'idées indépendantes, raffemblées dans une feule Idée complexe. C'eft-
pourquoi dans la formation des différentes Efpèces de Modes mixtes , les
hommes n'ont eu égard qu'à ces combinaifons dont ils ont occafion de s'en-
tretenir enfemble. Ce font celles-là dont ils ont formé des Idées comple-
xes diftincles, & auxquelles ils ont donné des noms, pendant qu'ils en laif-
fent d'autres détachées qui ont une liaifon auffi étroite dans la Nature, fans
fonger le moins du monde à les réunir. Car pour ne parler que des A étions
humaines , s'ils vouloient former des idées difîinétes & abftraites de toutes
les variétez qu'on y peut remarquer, le nombre de ces Idées iroità l'infini;
& la Mémoire feroit non feulement confondue par cette grande abondan-
ce, mais accablée fans néceffité. Il fuffit que les hommes forment & dé-
fignent par des noms particuliers autant d'Idées complexes de Modes mixtes,
qu'ils trouvent qu'ils ont befoin d'en nommer dans le cours ordinaire des
affaires. S'ils joignent à l'idée de tuer celle de Père ou de Mère, & qu'ainfi
ils en faffent une Efpèce diftinéte du meurtre de fon Enfant ou de fon voi-
lin, c'eft à caufe de la différente atrocité du crime, & dufupplice qui doit
être infligé à celui qui tuë fon Père ou fa Mère , différent de celui qu'on
doit faire fouffrir à celui qui tuë fon Enfant ou fon voifin. Et c'eft pour
cela auffi qu'on a trouvé néceffaire de le défigner par un nom diftinft , ce
qui eft la fin qu'on fe propofe en faifant cette combinaifon particulière.
Mais quoi que les Idées de Mère & de Fille foient traitées fi différemment
par rapport à l'idée de tuer, que l'une y eft jointe pour former une idée dif
tinéle & abftraite, défignée par un nom particulier, & pour conftituer
par même moyen une Efpèce diftincte , tandis que l'autre n'entre point dans
une telle combinaifon avec l'idée de meurtre , cependant ces deux Idées de
Mère & de Tille confiderées par rapport à un commerce illicite font égale-
ment renfermées fous l'incejle, & cela encore pour la commodité d'expri-
mer par un même nom & de ranger fous une feule Efpèce ces conjonctions
impures qui ont quelque chofe de plus infâme que les autres; ce qu'on fait
pour éviter des circonlocutions choquantes, ou des deferiptions qui ren-
draient le difeours ennuyeux.
§. 8- H ne faut qu'avoir une médiocre connoiffance de différentes Lan- ^"^'uées'det
gués pour être convaincu fans peine de la vérité de ce que je viens de dire, Modes mixtes
que les hommes forment arbitrairement diverfes Efpèces de Modes mixtes, ^ai°ement "a-'
car rien rfejl plus ordinaire que de trouver quantité de mots dans une Langue rée de ce que
auxquels il n'y en a aucun dans axe autre Langue qui leur réponde. Ce qui dwTangu"
montre évidemment, que ceux d'un même Païs ont eu befuinen conlè- ne peuvent eue
* * v ttaduits dans
A X 1 quen- une autre.
348 Des Noms des Modes Mixtes. Liv. Iiî.
Ce a p. V. quence de leurs coutumes & de leur manière de vivre , de former plufieurs
Idées complexes & de leur donner des noms, que d'autres n'ont jamais réuni
en Idées fpécifïques. Ce qui n'aurait pu arriver de la forte, fi ces Efpeccs
étoient un confiant ouvrage de la Nature , & non des combinaifons for-
mées & abfiraites par l'Efprit pour la commodité de l'entretien , après qu'on
les a défignées par des noms diftincts. Ainfi l'on auroit bien de la peine à
trouver en Italien ou en Efpagnol qui font deux Langues fort abondantes,
des mots qui répondifTent aux termes de notre Jurifprudence qui ne font pas
de vains fons : moins encore pourroit-on , à mon avis , traduire ces termes en
Langue Caribe ou dans les Langues qu'on parle parmi les Jrcquois & les Kirijli-
nous. Il n'y a point de mots dans d'autres Langues qui répondent au mot vcrfura
ufité parmi les Romains , ni à celui de corban, dont fe ferraient les Juifs. Il efl
aifé d'en voir la raifon par ce que nous venons de dire. Bien plus ; fi nous
voulons examiner la choie d'un peu plus près , & comparer exactement di-
verfes Langues , nous trouverons que quoi qu'elles ayent des mots qu'on
fuppofedans les (1) Traductions & dans les Dictionnaires fe répondre l'un à
l'autre, à peine y en a-t-il un entre dix, parmi les noms des Idées com-
plexes , & fur-tout , des Modes mixtes , qui fignifie précifément la même
idée que le mot par lequel il eft traduit dans les Dictionnaires. Il n'y a
point d'idées plus communes & moins compofées que celles des mefures du
Temps , de l'Etendue & du Poids. On rend hardiment en François les.
mots Latins, hora^ pes, & libra par ceux d 'heure , de fié & de livre .'ce-
pendant il efl évident que les idées qu'un Romain attachoit à ces mots La-
tins étoient fort différentes de celles qu'un François exprime par ces mots
François. Et qui que ce fût des deux qui viendroit à fe fervir des mefures
que l'autre défigne par des noms ufitez dans fa Langue, fè méprendrait in-
failliblement dans fon calcul, s'il les regardoit comme les mêmes que celles
qu'il exprime dans la fienne. Les preuves en font trop fenfibles pour qu'on
puifTe le révoquer en doute ; & c'efl ce que nous verrons beaucoup mieux
dans les noms des Idées plus abfiraites & plus compofées , telles que font la.
plus grande partie de celles qui çompofent les Difcours de Morale : car fi
l'on vient à comparer exactement les noms de ces Idées avec ceux par lef-
quels ils font rendus dans d'autres Langues, on en trouvera fort peu qui cor-
refpondent exactement dans toute l'étendue de leurs fignifications.
on a formé Hes §. o. La raifon pourquoi j'examine ceci d'une manière fi particulière,.
des mUtKp^r c'e^ a^n (lue nous ne nous trompions point fur les Genres, les Efpèces &.
s'entretenir com- leurs EiTences , comme fi c'étoient des chofes formées régulièrement &
conflamment par la Nature , & qui eufTent une exiflence réelle dans les cho-
fes mêmes; puifqu'il paraît, après un examen un peu plus exacl, que ce
n'efl qu'un artifice dont l'Efprit s'efl avifé pour exprimer plus aifément les.
collections d'Idées dont il avoit fouvent occafion de s'entretenir, par un
feul terme général, fous lequel diverfes chofes particulières peuvent être
com-
(1) Snrs a"er plus loin, cette Traduction en eft une preuve, comme on peut le voir par,
quelques Remarques que j'ai été obligé de faire pour en avertir le Lecleur.
Des Noms des Modes Mixtes. Liv. III. 3457
comprifes, autant qu'elles conviennent avec cette idée abftraite. Que fi la Chap, V.
lignification douteufe du mot E/péce fait que certaines gens font cho-
quez de m'entendre dire que les Efpèces des Modes mixtes font formées par
l'Entendement, je croi pourtant que perfonne ne peut nier que cène foie
l'Efprit qui forme ces idées complexes & abftraites auxquelles les noms fpé-
cifiques ont été attachez. Et s'il eft vrai , comme il l'eit certainement,
que l'Efprit forme ces modèles pour réduire lesChofes en Efpèces , & leur
donner des noms , je laide à penfer qui c'eft qui fixe Jes limites de chaque
Sorte ou Efpèce, car ces deux mots font chez moi tout-à-fait fynonymes.
J. 10. L'étroit rapport qu'il y a entre les Effeces , les Effences & leurs Dans les Modes
noms généraux , du moins dans les Modes mixtes, paroîtra encore davanta- nomVuï'nè én-
ge , fi nous confiderons que c'eft le nom qui femble préferver ces Effences fembie la com.
& leur affùrer une perpétuelle durée. Car l'Efprit ayant mis de la liaifon ve"fe's°i" tu &"
entre les parties détachées de ces Idées complexes , cette union qui n'a au- e? tait une et*
cun fondement particulier dans la Nature, cefferoit , s'il n'y avoit quelque pece°
chofe qui la maintînt, & qui empêchât que ces parties ne fe difperfaffent.
Ainfi , quoi que ce foit l'Eiprit qui forme cette combinaifon , c'eft le nom,
qui eft , pour ainfi dire, le nœud qui les tient étroitement liez enfemble.
Quelle prodigieufe variété de différentes idées le mot Latin Triumphus ne joint-
il pas enfemble , & nous préfente comme une Efpèce unique ! Si ce nom
n'eût jamais été inventé, ou eût été entièrement perdu, nous aurions pu
fans doute avoir des deferiptions de ce qui fe paffoit dans cette folemnité.
Mais je croi pourtant, que ce qui tient ces différentes parties jointes enfem-
ble dans l'unité d'une Idée complexe , c'eft ce même mot qu'on y a attaché ,
fans lequel on ne regarderait non plus les différentes parties de cette folem-
nité comme faifant une feule Chofe, qu'aucun autre fpeclacle qui n'ayant
paru qu'une fois n'a jamais été réuni en une feule idée complexe fous une
feule dénomination. Qu'on voye après cela jufques à quel point l'unité
néceffaire àl'effence des Modes mixtes dépend de l'Efprit; & combien la
continuation & la détermination de cette unité dépend du nom qui lui eft'
attaché dans l'ufage ordinaire; jelaiffe, dis-je, examiner cela .à ceux qui'
regardent les Effences & les Efpèces comme des chofes réelles & fondées
dans la Nature.
g. 11. Conformément à cela, nous voyons que les hommes imaginent'
& confidérent rarement aucune autre idée complexe comme une Efpèce
particulière de Modes mixtes , que celles qui font diftinguées par certains'
noms ; parce que ces Modes n'étant formez par les hommes que pour rece-
voir une certaine dénomination , l'on ne prend point de connoiffance d'au-
cune telle Efpèce, l'on nefuppofe pas même qu'elle exifle, à moins qu'on-
n'y attache un nom qui foit comme unfignequ'on acombiné plufieurs idées*
détachées en une feule, & que par ce nom on affùre une union durable à
ces parties qui autrement ceiferoient d'être jointes, dès que l'Efprit laiffe-
roit à quartier cette idée abftraite , ^S: difeontinueroit d'y penfer actuelle-
ment. Mais quand une fois on y a attaché un nom dans lequel les parties
de cette Idée complexe ont une union déterminée & permanente, alors
l'efîence eft, pour ainfi dire, établie, & l'Efpèce eft conliderée comme'
Xx 3 conv*
3*0
Des Nom des Modes Mixtes. Liv. III.
CiIAP. V. complète. Car dans quelle vûë la Mémoire fe chargeroit-elle de telles com-
pofitions , à moins que ce ne fût par voye d'abftracrion pour les rendre gé-
nérales ; & pourquoi les rendroit-on générales fi ce n'étoit pour avoir des
noms généraux dont on put fe fervir commodément dans les entretiens qu'on
auroit avec les autres hommes ? Ainfi nous voyons qu'on ne regarde pas
comme deux Efpèces d'acrions diftincles de tuer un homme avec une épée
ou avec une hache , mais fi la pointe de l'épée entre la première dans le
Corps ,on regarde cela comme une Efpèce diltin&e dans les Lieux où cette
aftion a un nom diftincl, comme (i) en Angleterre. Mais dans un autre
Païs où il eft arrivé que cette aftion n'a pas été fpécifiée fous un nom parti-
culier, elle ne paffe pas pour une Efpèce diftincle. Du refte, quoi que
dans les Efpèces des Subftances corporelles , ce foit l'Efprit qui forme l'Ef-
fence nominale; cependant parce que les Idées qui y font combinées, font
fuppofées être unies dans la Nature , foit que l'Efprit les joigne enfemble
ou non , on les regarde comme des Efpèces diftincies , fans que l'Efprit y
interpole fon opération , foit par voye d'abftraciion , ou en donnant un nom
à l'idée complexe qui conftituë cette effence.
§. 12. Une autre remarque qu'on peut faire en conféquencede ce que je
viens de dire fur les Ellences des Efpèces des Modes mixtes , qu'elles font
desmLxreTaj de- produites par l'Entendement plutôt que par la Nature , c'eft q ue leurs noms
Il'\ceconduifc?it nos fenfées à ce qui eft dans PB/prit, £■? point au delà. Lorfque
nous parlons de Jujîice & de Reconnoijfance , nous ne nous repréfentons au-
cune chofe exiftante que nous fongions à concevoir, mais nos penfées fe
terminent aux idées abllraitesde ces vertus, & ne vont pas plus loin, com-
me elles font quand nous parlons d: 'un Cheval ou du Fer, dont nous ne con-
sidérons pas les idées fpéciiiques comme exiftantes purement dans l'Efprit ;
mais dans les Chofes mêmes qui nous fournillent les patrons originaux de
ces Idées. Au contraire, dans les Modes mixtes, ou du moins dans les plus
confidérables qui font les Etres de morale, nous confierons les modèles
originaux comme exiftans dans l'Efprit , & c'eft à ces modèles que nous
avons égard pour diftinguer chaque Etre particulier par des noms diftinéts.
De-là vient, à mon avis, qu'on donne aux effences des Efpèces des Modes
mixtes le nom plus particulier de (2) Notion, comme fi elles appartenoient
à l'Entendement d'une manière plus particulière que les autres Idées.
§. 13. Nous pouvons aulfi apprendre par-là, pourquoi les Idées complexes
des Modes mixtes font communément plus compofées , que celles des Suhjiances na-
turelles. C'eft parce que l'Entendement qui en les formant par lui-même
fans aucun rapport à un original préexiftant , s'attache uniquement à fon
but , & à la commodité d'exprimer en abrégé les idées qu'il voudroit faire
connoitre à une autre perfonne, réunit fouvent avec une extrême liberté
dans une feule idée abftraite des chofes qui n'ont aucune liailbn dans la Na-
ture : & par-là il affemble fous un feul terme une grande variété d'Idées di-
verfe-
(r) Où on la nomme Stabbing. Voyez ci deflus pag.346. ce qui a été dit fur ce mot-và._ •
(2) On dit, la Notion de la Jujlice,de lal'emperance; mais on ne dit point, la Notion d'un
Cheval, d'une pierre, ôcc.
Nous ne eonfide
ions point les O
qui prouve e
ie qu'ils Tonr
1 Ouvt.-ge de
1 Entendement.
la raifen pour-
quoi ils font lî
compofez, c'eft i
patee qu'ils font
formez pat l'En-
tendement fans
modèles.
7)es Noms des Modes Mixtes. Liv. II. 35-1
verfement compofées. Prenons pour exemple le mot de Procejfion ; quel C H A p. V.
mélange d'idées indépendantes, de perfonnes, d'habits, de tapifTeries , d'or-
dre, de mouvemens, de fons, &V. ne renferme-t-il pas dans cette idée
complexe que l'Efprit de l'homme a formée arbitrairement pour l'exprimer
par ce nom-là'? Au lieu que les Idées complexes qui conftituent les Efpèces
des Subftances , ne font ordinairement compofées que d'un petit nombre
d'idées fimples ; & dans les différentes Efpèces d'Animaux > l'Efprit fe con-
tente ordinairement de ces deux Idées, la figure & la voix, pour conflituer
toute leur effence nominale.
§. 14. Une autre chofe que nous pouvons remarquer à propos de ce que tes noms deMo-
je viens de dire, c'efl que les noms des Modes mixtes Jignifient toujours les ejj'en- 1" mi"es %<"■
ces réelles de leurs Efpèces lors qu'ils ont une fignification déterminée. Car ces leurs Effènces
Idées abflraites étant une production de l'Efprit, & n'ayant aucun rapport rcelles:
à l'exiflence réelle des chofes , on ne peut fuppofer qu'aucune autre chofe
foit fignifiée par ce nom, que la feule idée complexe que l'Efprit a formé
lui-même, & qui efl tout ce qu'il a voulu exprimer par ce nom-là: & c'eft
de-là aulîi que dépendent toutes les propriétez de cette Efpéce, & d'où el-
les découlent uniquement. Par conféquent dans les Modes mixtes l'effence
réelle & nominale n'efl qu'une feule &. même chofe. Nous verrons ailleurs
de quelle importance cela efl pour la connoiffance certaine des véritez gé-
nérales.
g. 15. Ceci nous peut encore faire voir la raifon, pourquoi Ton vient à
apprendre la plupart des noms des Modes mixtes avant que de connoitre parfai- apren^d'ordînaire
ttment les idées qu'ils Jignifient. C'eft que n'y ayant point d'Efpèces de ces i|"rTd"oms V,int
Modes dont on prenne ordinairement connoiffance finon de celles qui ont renferment1.11
des noms ; & ces Efpèces ou plutôt leurs effences étant des Idées com-
plexes & abflraites , formées arbitrairement par l'Efprit , il efl à propos,
pour ne pas dire néceffaire, de connoitre les noms , avant que de s'appli-
quer à former ces Idées complexes ; à moins qu'un homme ne veuille fe
remplir la tête d'une foule d'Idées complexes & abflraites, auxquelles les
autres hommes n'ont attaché aucun nom, & qui lui font fi inutiles à lui-,
même qu'il n'a autre chofe à faire après les avoir formées que de les laiffer
à l'abandon & les oublier entièrement. J'avoûë que dans les commence-
mens des Langues, il étoit néceffaire qu'on eût l'idée, avant que de lui
donner un certain nom ; & il en efl de même encore aujourd'hui , lorf-
que l'Efprit venant à faire une nouvelle idée complexe & la réunifiant en
une feule par un nouveau nom qu'il lui donne , il invente pour cet effet un
nouveau mot. Mais cela ne regarde point les Langues établies qui en gé-
néral font fort bien pourvues de ces idées que les hommes ont fouvent oc-
cafion d'avoir dans l'Efprit & de communiquer aux autres. Et c'efl fur ces
fortes d'Idées que je demande , s'il n'efl pas ordinaire que les Enfans ap-
prennent les noms des Modes mixtes avant qu'ils en ayent les idées dans
l'Efprit? De mille perfonnes à peine y en a-t-il une qui forme l'idée abflrai-
te de Gloire ou à! Ambition avant que d'en avoir ouï les noms. Je conviens
qu'il en eft tout autrement à l'égard des Idées fimples & des Subftances;
car comme elles ont une exiitence & une liaifon réelle dans la Nature , on
ac-
35"^ Des Noms des Modes Mixtes. Liv. II i.
C H A P. V. acquiert l'idée avant le nom, ou le nom avant l'idée comme il fe rencontre.
Pourquoi je m'e- g. i<5. Ce que je viens de dire des Modes mixtes peut être auffi appliqué
iefujet. °" " aux Relations, fans y changer grand' chofe, & parce que chacun peut s'en
appercevoir de lui-même, je m'épargnerai le foin d'étendre davantage cet
article, & fur tout à caufe que ce que j'ai dit fur les Mots dans ceTroifié-
me Livre , paroîtra peut-être à quelques-uns beaucoup plus long que ne
méritoit un fujet de li petite importance. J'avoue qu'on auroit pu le ren-
fermer dans un plus petit efpace. JNJais j'ai été bien aife d'arrêter mon
Lecteur fur une matière qui me paroît nouvelle , & un peu éloignée de la
route ordinaire , (je fuis du moins aiTùré que je n'y avois point encore pen-
fé, quand je commençai à écrire cet Ouvrage) afin qu'en l'examinant à
fond, & en la tournant de tous cotez, quelque partie puifie frapper çà ou
là l'Efprit des Lecteurs , & donner occafion aux plus opiniâtres ou aux plus
négligens de refléchir fur un défordre général , dont on ne s'apperçoit pas
beaucoup, quoi qu'il foit d'une extrême conféquence. Si l'on confidére
le bruit qu'on fait au fujet des EJfences des chofes ; & combien on embrouille
toutes fortes de Sciences , de difcours , & de converfations par le peu d'exac-
titude & d'ordre qu'on employé dans l'ufage & 1 application des Mots, on
jugera peut-être que c'eft une chofe bien digne de nos foins d'approfondir
entièrement cette matière, & de la mettre dans tout fon jour. Ainfi,j'ef-
pére qu'on m'excufera de ce que j'ai traité au long un fujet qui mérite d'au-
tant plus , à mon avis , d'être inculqué & rebattu que les fautes qu'on com-
met ordinairement dans ce genre, apportent non feulement les plus grands
cbflacles à la vraye ConnoilTance , mais font fi refpeftées qu'elles pafTent
pour des fruits de cette même ConnoilTance. Les hommes s'appercevroient
fouvent que dans ces Opinions dont ils font tant les fiers, il y a bien peu de
raifon & de vérité, ou peut-être qu'il n'y en a abfolument point , s'ils vou-
loient porter leur Efprit au delà de certains fons qui font à la mode; & con-
fidérer quelles idées font ou ne font pas comprifes fous des termes dont ils fe
munilTent à toutes fins & en toutes rencontres , & qu'ils employent avec
tant de confiance pour expliquer toute forte de matières. Pour moi je croi-
rai avoir rendu quelque fervice à la Vérité , à la Paix , & à la véritable
Science, fi en m'étendant un peu fur ce fujet, je puis engager les hommes
à réfléchir fur l'ufage qu'ils font des mots en parlant, & leur donner occa-
fion de foupçonner que puifqu'il arrive fouvent à d'autres d'employer dans
leurs difcours & dans ieurs Ecrits de fort bons mots, autorilez par l'ufage,
dans un fens fort incertain , & qui fe réduit à très-peu de chofe ou même à
xien du tout , ils pourraient bien tomber auffi dans le même inconvénient.
D'où il s'enfuit évidemment qu'ils ont grand' raifon de s'obferver exacte-
ment eux-mêmes , fur ces matières , & d'être bien aifes que d'autres s'ap-
pliquent à les examiner. C'eft fur ce fondement que je vais continuer de
propofer ce qui me relie à dire fur ceç article.
CHA-
Des Noms des Subftances. Liv. III. 35 3
CHAPITRE VI.
Des Noms des Subflances. Chap. VI
§. 1. T Es noms communs des Subftances emportent, auflî bien que les Les noms com.
■*-' autres termes généraux-, l'idée générale de Sorte, ce qui ne veut ^rem^oitenf315'
dire autre choie finon que ces noms-là font faits fignes de telles l'idée de Smt.
ou telles Idées complexes, dans lefquelles plufieurs Subftances particulières
conviennent ou peuvent convenir; & en vertu de quoi elles font capables
d'être comprifes fous une commune conception , & lignifiées par un feul
nom. Je dis qu'elles conviennent ou peuvent convenir: car, par exemple,
quoi qu'il n'y ait qu'un feul Soleil dans le Monde, cependant l'idée en étant
formée par abftraclion de telle manière que d'autres Subftances (fup-
pofé qu'il y en eût plufieurs autres ) puffent chacune y participer éga-
lement, cette idée eft aufii bien une Sorte ou Efp'ece que s'il y avoit autant
de Soleils qu'il y a d'Etoiles. Et ce n'efb pas fans fondement que certaines
gens penfent qu'il y a véritablement autant de Soleils ; & que par rapport à
une perfonne qui feroit placée à une jufle diftance , chaque Etoile Fixe ré-
pondrait en effet à l'idée fignifiée par le mot de Soleil : ce qui , pour le
dire en pafiant,nous peut faire voir combien les Sortes, ou fi vous voulez,
les Genres & les Efpèces des Chofes ( car ces deux derniers mots dont on fait
tant de bruit dans les Ecoles, ne fignifient autre chofe chez moi que ce
qu'on entend en François par le mot de Sorte) dépendent des Collections
d'idées que les hommes ont faites, & nullement de la nature réelle des cho-
fes , puifqu'il n'efl pas impoffible que dans la plus grande exactitude du Lan-
gage, ce qui à l'égard d'une certaine perfonne eft une Etoile, ne puifle
être un Soleil à l'égard d'une autre.
g. 2. La mefure & les bornes de chaque Efpcce ou Sorte , par où elle eft L'eflènce de cha.
érigée en une telle Efpèce particulière, & diftinguée des autres, c'eft ce ?wç'e îbftraite"
que nous appelions YonEJfence ; qui n'eft autre chofe que l'Idée abftraite à
laquelle le nom eft attaché , de forte que chaque chofe contenue dans cette
Idée , eft effëntielle à cette Efpèce. Quoi que ce foit là toute l'effence des
Subftances naturelles qui nous eft connue, & par où nous diftinguons ces
Subftances en différentes Efpèces, je la nomme pourtant ejfence nominale,
pour la diftinguer de la conftitution réelle des Subftances , d'où dépendenc
toutes les idées qui entrent dans X ejfence nominale, & toutes les propriétezde
chaque Efpèce : Laquelle conftitution ruelle quoi qu'inconnue peut être
appellée pour cet effet Y ejfence réelle, comme il a été dit. Par exemple,
Yejfencc nominale de l'Or, c'eft cette Idée complexe que le mot Or fignifie,
comme vous diriez un Corps jaune, d'une certaine pefanteur, malléable.
fufible, & fixe. Mais 1' 'Ejfence réelle; c'eft la conftitution des parties in-
fenfibles de ce Corps, de laquelle ces Qualitez & toutes les autres proprié-
tez de l'Or dépendent, il eft aifé de voir d'un coup d'eeuil combien ces
Y y , de us
3f4
Des Noms des Subflances. Liv. III.
Chaï.VI.
Différence entre
l'tjfnee rMU Se
V'JJïnct ruminait.
Rien n'eft efTen-
tiel aux Individus.
deux chofes font différentes , quoi qu'on leur donne à toutes deux le nom
d'tjfénce.
g. 3. Car encore qu'un Corps d'une certaine forme, accompagné de
fèntiment, de raifon, & de motion volontaire conftituë peut-être l'idée
complexe à laquelle moi & d'autres attachons le nom d'Homme ; & qu'ainfi
ce foit l'effence nominale de l'Efpèce que nous défignons par ce nom-là,ce-
pendant perfonne ne dira jamais, que cette Idée complexe eft l'effence réel-
le & la fource de toutes les opérations qu'on peut trouver dans chaque In-
dividu de cette Efpéce. Le fondement de toutes ces Qualitez qui entrent
dans l'Idée complexe que nous en avons, eft tout autre chofe, & fi nous
connoiffions cette conftitution de l'Homme, d'où découlent fes facultez de
mouvoir, de fentir, de raifonner, & fes autres puiffances , & d'où dépend
fa figure fi régulière, comme peut-être les Anges la connoiffent, & com-
me la connoit certainement celui qui en eft l'Auteur,nous aurions une idée
de fon eiî'ence tout-à-fait différente de celle quieftpréfentement renfermée
dans notre définition de cette Efpèce, en quoi elle confifte ; & l'idée que
nous aurions de chaque homme individuel feroit auffi différente de celle que
nons en avons à préfent, que l'idée de celui qui connoit tous les refforts,
toutes les roués & tous les mouvemens particuliers de chaque pièce de la
fameufe Horloge de Strasbourg, eft différente de celle qu'en a un Païfan
groiïier qui voit fimplement le mouvement de l'Aiguille, qui entend le
fon du Timbre, & qui n'obferve que les parties extérieures de l'Hor-
loge.
§. 4. Ce qui fait voir que YEJfence fe rapporte aux Efpèces , dans l'ufage
ordinaire qu'on fait de ce mot , & qu'on ne la confidére dans les Etres par-
ticuliers qu'entant qu'ils font rangez fous certaines Efpèces, c'eft qu'ôté
les Idées abftraites par où nous réduifons les Individus à certaines fortes
& les rangeons fous de communes dénominations, rien n'eft plus regardé
comme leur étant effentiel. Nous n'avons point de notion de l'un fans l'au-
tre, ce qui montre évidemment leur relation. Il eft néceffaire que je fois
ce que je fuis. D ie u & la Nature m'ont ainfi fait, mais je n'ai rien qui
me foit effentiel. Un accident ou une maladie peut apporter de grands
changemens à mon teint ou à ma taille: une Fièvre- ou une chute peut m'ô-
ter entièrement la Raifon ou la mémoire , ou toutes deux enfemble ; & une
Apoplexie peut me réduire à n'avoir ni fèntiment, ni entendement, ni vie.
D'autres Créatures de la même forme que moi peuvent être faites avec un
plus grand ou un plus petit nombre de facultez que je n'en ai, avec des
facultez plus excellentes ou pires que celles dont je fuis doué; & d'autres
Créatures peuvent avoir de la Raifon & du fèntiment dans une forme & dans
un Corps fort différent du mien. Nulle de ces chofes n'eft effentielle à au-
cun Individu, à celui-ci ou à celui-là, jufqu'à ce que l'Efprit le rapporte à
quelque forte ou efpece de Chofes: mais l'Efpèce n'eft pas plutôt formée
qu'on trouve quelque chofe d'effentiel par rapport à l'idée abftraite de cette
Efpèce. Que chacun prenne la peine d'examiner fes propres penfées; & il
verra, je m'affùre, que dès qu'il fuppofe quelque chofe d'effentiel, ou qu'il
en parle, la confideracion de quelque Efpèce ou de quelque Idée complexe,
figni-
Des Noms des Snb fiances. L i v. 1 1 1. ^ss
lignifiée par quelque nom général, fe préfente àibnEfprit; & c'eft par Chap. VL
rapport à cela qu'on dit que telle ou telle Qualité eft effentielle. De forte
que, fi l'on me demande s'il eft elfentiel à moi ou à quelque autre Etre par-
ticulier & corporel d'avoir de la Raifon, je répondrai que non, & que ce-
la n'efh non plus elTentiel qu'il eft effentiel à cette Chofe blanche fur quoi
j'écris, qu'on y trace des mots deffus. Mais fi cet Etre particulier doit être
compté parmi cette Efpèce qu'on appelle Homme &. avoir le nom d'homme t
dès-lors la Raifon lui eft effentielle, fuppofé que la Raifon faffe partie de
l'Idée complexe qui eft fignifiée par le nom d'homme, comme il eft effen-
tiel à la Chofe fur quoi j'écris, de contenir des mots, fi je lui veux donner
le nom de Traité & le ranger fous cette Efpèce. De forte que ce qu'on ap-
pelle ejfentiel & non-effentiel, fe rapporte uniquement à nos Idées abftraites
& aux noms qu'on leur donne : ce qui ne veut dire autre chofe , linon que
toute chofe particulière qui n'a pas en elle-même les Qualitez qui font con-
tenues dans l'idée abftraite qu'un terme général fignifie , ne peut être ran-
gée fous cette Efpèce ni être appellée de ce nom , puifque cette Idée abf-
traite eft la véritable effence de cette Efpèce.
§. 5. Cela pofé, fi l'idée du Corps eft, comme veulent quelques-uns,
une fimple étendue, ou le pur Efpace, alors la folidité n'eft pas effentielle
au Corps. Si d'autres établirent que l'idée à laquelle ils donnent le nom
de Corps , emporte folidité & étendue, en ce cas la folidité eft effentielle
au Corps. Par conféquent ce qui fait partie de l'Idée complexe que le nom
fignifie , eft la choie , & la feule chofe qu'il faut confiderer comme elTen-
tielle,&fans laquelle nulle chofe particulière ne peut être rangée fous cette
Efpèee, ni être défignée parce nom-là. Si l'on trouvoit une partie de Ma-
tière qui eût toutes les autres qualitez qui fe rencontrent dans le Fer , ex-
cepté celle d'être attirée par l'Aimant & d'en recevoir une direction particu-
lière, qui eft-ce qui s'aviferoit de mettre en queftion s'il manqueroit à cette
portion de matière quelque chofe d'efTentiel? Qui ne voit plutôt l'abfurdité
qu'il y auroit de demander s'il manqueroit quelque chofe d'efTentiel à une
chofe réellement exiftante ? Ou bien, pourroit-on demander fi cela feroit
ou non une différence eilentielle ou fpécifique, puifque nous n'avons point
d'autre mefure de ce qui conftituë l'eflence ou l'Efpèce des chofes que nos
Idées abftraites ; & que parler de différences fpecifiques dans la Nature,
fans rapport à des Idées générales & à des noms généraux, c'eft parler inin-
telligiblement ? Car je voudrais bien vous demander ce qui fuffit pour faire
une différence effentielle dans la Nature entre deux Etres particuliers fans
qu'on ait égard à quelque Idée abftraite qu'on conlïdére comme l'elfence
& le patron d'une Efpèce. Si l'on ne fait abfolument point d'attention à
tous ces Modèles, on trouvera fans doute que toutes les Qualitez des Etres
particuliers , confiderez en eux-mêmes , leur font également effenticlles ; &
dans chaque Individu chaque chofe lui fera effentielle , ou plutôt, rien du
tout ne lui fera elTentiel. Car quoi qu'on puifîè demander raifonnablement
s'il eft effentiel au Fer d'être attiré par l'Aimant, je croi pourtant que c'eft
une chofe abfurde & frivole de demander fi cela ^effentiel à cette portion
particulière de matière dont je me fers pour tailler ma plume, fans la conli-
Y y 2 derer '
3 $ 6 Des Noms des Subjlances. Liv. III.
Chap. VI. derer fous le nom àefer, ou comme étant d'une certaine Efpèce. Et il
nos Idées abfîraites auxquelles on a attaché certains noms , font les bornes
des Efpèces, comme nous avons déjà dit, rien ne peut être eflentiel que ce
qui eft renfermé dans ces Idées.
g. 6. A la vérité, j'ai fouvent fait mention d'une effence réelle, qui dans
les Subfbances eft diftinéle des Idées abfîraites qu'on s'en fait & que je nom-
me leurs ejfcnces nominales. Et par cette effence réelle, j'entens la conftitu-
tion réelle de chaque chofe qui eft le fondement de toutes les proprietez,
qui font combinées & qu'on trouve coexifler conftamment avec l'eifence no-
minale, cette conftitution particulière que chaque chofe a en elle-même
fans aucun rapport à rien qui lui foit extérieur. Mais l'effence prife même
en ce fens-là fe rapporte à une certaine forte , &-fuppofe une Efpèce: car
comme c'efl la conflitution réelle d'où dépendent les proprietez , elle fup-
pofe néceffairement une forte de chofes , puifque les proprietez appartien-
nent feulement aux Efpèces, & non aux Individus. Suppofé, par exem-
ple, que X effence nominale de l'Or foit d'être un Corps d'une telle couleur,
d'une telle pefanteur , malléable & fufible , fon effence réelle efl la difpofi-
tion des parties de matière, d'où dépendent ces Qualitez & leur union,
comme elle efl auffi le fondement de ce que ce Corps fe diffout dans Y Eau.
Régale , & des autres proprietez qui accompagnent cette Idée complexe.
Voilà des effences & des proprietez, mais toutes fondées fur la fuppofition
d'une Efpèce ou d'une Idée générale & abflraite qu'on confidere comme
immuable; car il n'y a point de particule individuelle de Matière , à laquel-
le aucune de ces Qualitez foit fi fort attachée, qu'elle lui foit effentielleou
en foit infeparable. Ce qui efl eflentiel à une certaine portion de matière,
lui appartient comme une condition par où elle efl de telle ou telle Efpèce ;
mais celfez de la confiderer comme rangée fous la dénomination d'une cer-
taine Idée abflraite, dès-lors il n'y a plus rien qui lui foit néceffairement at-
taché, rien qui en foit infeparable. Il efl vrai qu'à l'égard des Effences réel-
les des Subfiances, nous fuppofons feulement leur exiflence fans connoître
précifément ce qu'elles font. Mais ce qui les lie toujours à certaines Efpè-
ces, c'eil Y ejfènce nominale dont on fuppofe qu'elles font la caufe & le fon-
dement.
L'Efleriee no- g. 7. \\ faut examiner après cela par quelle de ces deux Effences on rê-
ne l'fiipèee. duit les Subfiances à telles & telles Efpèces. 11 efl évident que c'efl par
Yeffencc nominale. Car c'efl cette feule elfence qui efl fignifiée par le nom
qui efl la marque de l'Efpèce. Il efl donc impoffible que les Efpèces
des Chofes que nous rangeons fous des noms généraux, foient déter-
minées par autre chofe que par cette idée dont le nom efl établi pour
ligne; & c'efl là ce que nous appelions efj'ence nominale, comme on l'a
déjà montré. Pourquoi difons-nous, c'efl un Cheval, c'efl une Mule,
c'ell un Animal , c'efl un Arbre ? Comment une chofe particulière
vient-elle à être de telle ou telle Efpèce, fi ce n'efl à caufe qu'elle a
cette effence nominale, ou ce qui revient au même, parce qu'elle con-
vient avec l'Idée abllraite à laquelle ce nom efl attaché? Je fouhaite
feulement que chacun prenne la peine de réfléchir fur lés propres pen-
féesj
Des Noms des Subftances. Liv. III. 35-7
fées, lorfqu'il entend tels & tels noms de Subftances, ou qu'il en par- Chap. VI.
le lui-même pour favoir quelles fortes d'effences ils fignifient.
g. 8- Or que les Efpèces des Chofes ne foient à notre égard que
leur réduction à des noms diftinfls, félonies idées complexes que nous
en avons, & non pas félon les effcnces précifes, diftinctes & réelles qui ■
font dans les Chofes, c'eft ce qui paroîc évidemment de ce que nous
trouvons que quantité d'Individus rangez fous une feule Efpèce, dé-
fignez par un nom commun , & qu'on confidére par conféquent comme
d'une feule Efpèce , ont pourtant des Qualitez dépendantes de leurs confti-
tutions réelles, par où ils font autant differ'ens, l'un de l'autre, qu'ils le font
d'autres Individus dont on compte qu'ils différent fpécifiquetnent. C'eft ce
qu'obfervent fans peine tous ceux qui examinent les Corps naturels : & en
particulier les Chymiftcs ont fouvent occafion d'en être convaincus par de
fàcheufes expériences, cherchant quelquefois en vain dans un morceau de
fouphre, d'antimoine, ou de vitriol les mêmes Qualitez qu'ils ont trouvées
dans d'autres parties de ces Minéraux. Quoi que ce foient des Corps de la
même Efpèce , qui ont la même ejjence nominale fous le même nom ; cepen-
dant après un rigoureux examen il paroit dans l'un des Qualitez fi différen-
tes de celles qui fe rencontrent dans l'autre , qu'ils crompent l'attente & le
travail des Chymiftes les plus exacts. Mais fi les Chofes étoient diftinguées
en Efpèces félon leurs efTences réelles , il feroit auffi impoffible de trouver
différentes propriétez dans deux Subftances individuelles de la même Efpè-
ce, qu'il l'eft de trouver différentes propriétez dans deux Cercles, ou dans
deux Triangles ôquilateres. C'eft proprement l'effence, qui à notre
égard détermine chaque chofe particulière à telle ou à telle ClaiTe, ou
ce qui revient au même, à tel ou tel nom général ; & elle ne peut être
autre chofe que l'idée abftraite à laquelle le nom eft attaché. D'où il s'en-
fuit que dans le fond cette Effence n'a pas tant de. rapport à l'exiftence des
chofes particulières , qu'à leurs dénominations générales.
§. 9. Et en effet, nous ne -pouvons point réduire les chofes à certaines yffn^^u
Efpèces, ni par conféquent leur donner des dénominations ( ce qui eft le qui détermine
but de cette réduction) en vertu de leurs ejfenccs réelles , parce que ces effen- ôu/cett'eEfleifc
ces nous font inconnues. Nos Facilitez ne nous conduifent point , pour la "^"H? eft in-
connoiffance & la diftinction des Subftances, au delà d'une collection des
Idées fenfibles que nous y obfervons actuellement, laquelle collection quoi
que faite avec la plus grande exattitude dont nous foyons capables, eft pour-
tant plus éloignée de la véritable conftitution intérieure d'où ces Qualitez
découlent, que l'Idée qu'un Païfan a de l'Horloge de Strasbourg n'eft éloi-
gnée d'être conforme à l'artifice intérieur de cette admirable Machine,
dont le Païfan ne voit que la figure & les mouvemens extérieurs. Il n'y a
point de Plante ou d'Animal fi peu confiderable qui ne confonde l'Enten-
dement de la plus vafte capacité. Quoi que l'ufage ordinaire des chofes qui
font autour de nous , étouffe fadmirajtion qu'elles nous cauferoient autre-
ment, cela ne guérit pourtant point notre ignorance. Dès que nous ve-
nons à examiner les pierres que nous foulons aux pieds, ou le Fer que nous
manions tous les jours, nous fommes convaincus que nous n'en connoifibns.
Y y 3 , poin«-,
connue.
3 58 Des Noms des Substances. Liv. III.
Chai'. VI. point laconftitution intérieure, & que nous ne faurions rendre raifon de*
différentes Qualitez que nous y découvrons. Il eft évident que cette con-
ftitution intérieure, d'où dépendent les Qualitez des Pierres & du Fer nous
eft absolument inconnue". Car pour ne parler que des plus grolîieres& des plus
• communes que nous y pouvons obferver , quelle eft la contexture de parties ,
î'efîence réelle qui rend le Plomb & l'Antimoine fufibles,& qui empêche que le
Bois & les Pierres ne fe fondent point ? Qu'eft-ce qui fait que le Plomb & le Fer
font malléables, & que l'Antimoine & les Pierres ne le font pas ? Cependant
quelle iniinie diftance n'y a-t-il pas de ces Qualitez aux arrangemens fubtils
& aux inconcevables effences réelles des Plantes & des Animaux? C'eft ce
que tout le monde reconnoit fans peine. L'artifice que Dieu, cet Etre
tout fage & tout puiffant, a employé dans le grand Ouvrage de l'Univers
& dans chacune de fes parties , furpaffe davantage la capacité & la compre-
henfion de l'homme le plus curieux & le plus pénétrant, que la plus gran-
de fubtilité de l'Efprit lé plus ingénieux ne furpafle les conceptions du plus
ignorant & du plus grofiier des hommes. C'eft donc en vain que nous pré-
tendons réduire les chofes à certaines Efpèces & les ranger en diverfes claf-
fes fous certains noms, en vertu de leurs effences réelles, que nous fommes
fi éloignez de pouvoir découvrir, ou comprendre. Un Aveugle peut auffi-
tôt réduire les Chofes en Efpèces par le moyen de leurs couleurs; & celui
qui a perdu l'odorat peut uufli bien diftinguer un Lis & une Rofe par leurs
odeurs que par ces conftitutions intérieures qu'il ne connoit pas. Celui qui
croit pouvoir diftinguer les Brebis & les Chèvres par leurs effences réelles,
qui lui font inconnues , peut tout aufïi bien exercer fa pénétration furies
Efpèces qu'on nomme Caj/lowary & Ghierecbinchio , & déterminer à la fa-
veur de leurs effences réelles & intérieures , les bornes de leurs Efpèces,
fans connoître les Idées complexes des Qualitez fenfibles que chacun de ces
noms fignifie dans les Pais où l'on trouve ces Animaux-là.
pitiés f«™« §. 10. Ainfi, ceux à qui l'on a enfeigné que les différentes Efpèces de
MPjnàtU"* _ Subftances avoient leurs formes fubfiantielles diftinctes & intérieures , & que
notons encore c'étoient ces formes qui font la diftinftion des Subftances en leurs vrais Gett-
moins. res £, ]eurs veri[ab]es Efpèces,- ont été encore plus éloignez du droit che-
min , puifque par-là ils ont appliqué leur Efprit à de vaines recherches fur
des formes fubftantielles entièrement inintelligibles, & dont à peine avons-
nous quelque obfcure ou confufe conception en général,
par les Uses que g. ii. Que la diftinclion que nous faifons des Subftances naturelles en
ÊfpiSitsVnnparoft Efpèces particulières, confifte dans des Effences nominales établies par
encore que c'eft l'Efprit , & nullement dans les Effences réelles qu'on peut trouver dans les
ww/qué nous chofes mêmes, c'eft ce qui paroit encore bien clairement par les Idées que
Efhi£"ont Us nous avons des Efprits. Car notre Entendement n'acquérant les idées qu'il
attribue aux Efpnts que par les reflexions qu'il fait fur fes propres opéra-
tions, il n'a ou ne peut avoir d'autre notion d'un Efprit , qu'en attribuant
toutes les opérations qu'il trouve en lui-même, à une forte d'Etres, fans
aucun égard à la Matière. L'idée même la plus parfaite que nous ayons de
Dieu, n'eft qu'une attribution des mêmes Idées /impies qui nous font
venues en reilechiffant fur ce que nous trouvons en nous-mêmes, &
donc
Efpèces
Des Noms des Sitbftances. Liv. III. i^
dont nous concevons que la poffeffion nous communique plus de per-CHàP, VI»
fection, que nous n'en aurions fi nous en étions privez; ce n'eft, dis-
je, autre chofe qu'une attribution de ces Idées fimples à cet Etre fu-
préme, dans un degré illimité. Ainfi après avoir acquis parla réflexion
que nous faifons fur nous-mêmes, l'idée d'exiftence, de connoifiance,
de puiffance & de plaifir, de chacune defquelles nous jugeons qu'il
vaut mieux jouir que d'en être privé, & que nous fommès d'autant
plus heureux que nous les poffedons dans un plus haut degré, nous
Joignons toutes ces chofes enfemble en attachant l'Infinité à cha-
cune en particulier, & par-là nous avons l'idée complexe d'un Etre
éternel, omnifeient, tout-puiffant, infiniment fage, & infiniment heu-
reux. Or quoi qu'on nous dife qu'il y a différentes Efpèces d'Anges,
nous ne favons pourtant comment nous en former diverfes idées fpéci-
fiques ; non que nous foyons prévenus de la penfée qu'il eft impoifibie
qu'il y ait plus d'une Efpéce d'Efprits, mais parce que n'ayant & ne
pouvant avoir d'autres idées fimples applicables à de tels Etres, que ce
petit nombre que nous tirons de nous-mêmes & des actions de notre
propre Efprit , lorfque nous penfons , que nous reflèntons du plaifir & que
nous remuons différentes parties de notre Corps, nous ne faurions autrement
diftinguerdans nos conceptions, différentes fortes d'Efprits, l'une de l'au-
tre, qu'en leur attribuant dans un plus haut ou plus bas degré ces opérations
& ces puilfances que nous trouvons en nous-mêmes: & ainfi nous ne pou-
vons point avoir des Idées fpecifiques desEfprks, qui foient fort diftinct.es,
Dieu feul excepté, à qui nous attribuons la durée & toutes ces autres Idées
dans un degré infini, au lieu que nous les attribuons aux autres Efprits avec-
limitation. Et autant que je puis concevoir la chofe, il me femble que
dans nos Idées nous ne mettons aucune différence entre Dieu & les Efprits
par aucun nombre d'idées fimples que nous ayons de l'un & non des autres ,
excepté celle de l'Infinité. Comme toutes les idées particulières d'exiftence,
de connoifiance, de volonté, de puiffànce, de mouvement, &V. procèdent
des opérations de notre Efprit, nous les attribuons toutes à toute l'orte d'Ef-
prits , avec la feule différence de dégrez jufqu'au plus haut que nous puis-
sions imaginer, & même jufqu'à l'infinité, lorfque nous voulons nous for-
mer, autant qu'il eft' en notre pouvoir, une idée du Premier Etre, qui ce- ©
pendant eft toujours infiniment plus éloigné, par l'excellence réelle de fa
nature , du plus élevé et: du plus parfait de tous les Etres créez , que le plus
excellent homme, ou plutôt que l'Ange & le Séraphin le plus pur eft éloi-
gne de la partie de Matière la plus contemptible, & qui par conféquenc
doit être infiniment audeffusde ce que notre Entendement borné peut con-
cevoir de Lui.
§. 12. Il n'eft ni impoffible de concevoir, ni contre la Raifon qu'il puifie n eft probable
y avoir plufieurs Efpèces d'Efprits, autant différentes l'une de l'autre par Nombre* innom.
des propriétez diftinctes dont nous n'avons aucune idée, que les Efpèces des brabie d'Ei^èses
chofes fenfibles font diftinguées l'urîe de l'autre par des CHialitez que nous aLL?nl*'
connoiffons & que nous y obfervons actuellement. Sur quoi il me femble
qu'on peut conclurre probablement de ce que dans tout leAIondevifiblect
cor-
3<So Des Noms des Subfiances. Liv. III.
Ç H A P. V I. corporel nous ne remarquons aucun vuide , qu'il devroit y avoir plus d'Efpè-
ces de Créatures Intelligentes au deflus de nous, qu'il n'y en a defenfibles
& de matérielles au delTous. En effet en commençant depuis nous jufqu'aux
chofes les plus balles , c'eft une defcente qui fe fait par de fort petits dégrez ,
& par une fuite continuée de chofes qui dans Chaque éloignement différent
fort peu l'une de l'autre. Il y a des Poiffons qui ont des aîles& à qui l'Air
n'eft pas étranger , & il y a des Oifeaux qui habitent dans l'Eau , qui ont le
fang froid comme les PohTons & dont la chair leur reffemble fi fort par le
goût qu'on permet aux fcrupuleux d'en manger durant les jours maigres. Il .
y a des animaux qui approchent fi fort de l'Efpèce des Oifeaux & des Betes
qu'ils tiennent le milieu entre deux. Les Amphibies tiennent également
des Betes terreftres & des aquatiques. Les Veaux marins vivent fur la Ter-
re <Sc dans la Mer ; & les Marfouins ont le fang chaud & les entrailles d'un
Cochon, pour ne pas parler de ce qu'on rapporte des Sirènes ou des hom-
mes marins. Il y a des Bétes qui femblent avoir autant de connoiffance &
de raifon que quelques animaux qu'on appelle hommes ; & il y a une fi
grande proximité entre les Animaux & les Végétaux , que fi vous prenez
le plus imparfait de l'un& le plus parfait de l'autre , à peine remarquerez-
vous aucune différence confiderable entre eux. Et ainfi , jufqu'à ce que
nous arrivions aux plus baffes & moins organifées parties de matière, nous
trouverons partout, que les différentes Efpéces font liées enfemble ; &ne
différent que par des dégrez prefque infenfibles. Et lorfque nous confie-
rons la puifiance & la fageffe infinie de l'Auteur de toutes chofes, nous
avons fujet de penfèrque c'eft une chofe conforme à la fomptueufe harmonie
de l'Univers , & au grand deffein , auffi bien qu'à la bonté infinie de ce
fouverain Architecte , que les différentes Efpèces de Créatures s'élèvent auffi
peu-à-peu depuis nous vers fon infinie perfection, comme nous voyons
qu'ils vont depuis nous en defeendant par des dégrez prefque infenfibles. Et
cela une fois admis comme probable, nous avons raifon de nous perfuader
qu'ii y a beaucoup plus d'Efpèces de Créatures au deffus de nous qu'il n'y
en a au deffous ; parce que nous fommes beaucoup plus éloignez en dégrez
de perfection de l'Etre infini de Dieu, que du plus bas état de l'Etre &
de ce qui approche le plus près du néant. Cependant nous n'avons nulle
idée claire & diftincte de toutes- ces différentes Efpéces , pour les raifons qui
ont été propofées ci-deffus.
Il paroit par g. jg. Mais pour revenir aux Efpèces des Subftances corporelles: Si je
claa que"eft i demandois à quelqu'un fi la Glace & l'Eau font deux diyerfes Efpèces de
Veffence : notai- chofes, je ne doute pas qu'il ne me répondît qu'oui; & l'on ne peut nier
iule qui conlh- ,., , ■" .- -,r. . ^, . , . r ,. , i , ev ■■ < M '
tu« l'Eipèce. qu il n eut raifon. Mais fi un Anglois eleve dans la Jamaïque ou il n au-
roit peut-être jamais vu de glace ni ouï dire qu'il y eût rien de pareil dans
le Monde, arrivant en Angleterre pendant l'Hyver trouvoit l'Eau qu'il au-
roit mife le foir dans un Baffin, gelée le matin en grand' partie, & que ne
fâchant pas le nom particulier qu'elle a dans cet état, il l'appellàt de Y Eau
durcie , je demande fi ce feroit à fon égard une nouvelle Efpèce différente
de l'Eau ; & je croi qu'on me répondra que dans ce cas-là ce ne feroit non
plus une nouvelle Efpèce à l'égard de cet Anglois, qu'un fuc de viande qui
fe
Des Noms des Subfiances. Liv. III. 361
fe congèle quand il eft froid, eft une Efpèce diftin£te de cette même gelée Cuap. VI.
quand elle eft chaude & fluide; ou que l'or liquide dans le creufec eft une
Efpèce diftin£te de l'or qui eft en confiftence dans les mains de l'Ouvrier. Si
cela eft ainfi, il eft évident que nos Efpèces diftinêtes ne font que des amas
diftinèts d'Idées complexes auxquels nous attachons des noms diftin&s. II
eft vrai que chaque Subftance qui exifte, a fa conftitution particulière d'où
dépendent les Qualitez fcnfibles & les Puiflaricés que nous v remarquons:
mais la réduction que nous faifons des chofes en Efpèces qui n'emporte autre
chufe que leur arrangement fous des Efpèces particulières défignées par cer-
tains noms diftinéts, cette réduction, dis-je, fe rapporte uniquement aux
Idées que nous en avons: & quoi que cela fuffife pour les diftinguer fi bien
par des noms , que nous puiflions en difeourir lorfqu'elles ne font pas devant
nous, cependant fi nous fuppofons que cette diftinction eft fondée fur leur
conftitution réelle & intérieure, & que la nature diftingue les chofes qui
exiftent, en autant d'Efpèees par leurs effences réelles, de la même maniè-
re que nous les diftinguons nous-mêmes en Efpèces par telles & telles dé-
nominations, nous rifquerons de tomber dans de grandes méprifes.
§. 14. Pour pouvoir diftinguer les Etres fubftantiels en Efpèces félon la ^^"fentiment"
fuppolition ordinaire , qu'il y a certaines Effences ou formes précifes des qui établit un
chofes, par où tous les Individus exiftans fontdiftinguez naturellement en d^terminé^Ef.
Efpèces, voici des conditions qu'il faut remplir nèceflairement. fences réelles.
§. 15. Premièrement, on doit être affùré que la Nature fe propofe tou-
jours dans la production des Chofes de les faire participer à certaines Effen-
ces réglées & établies, qui doivent être les modèles de toutes les chofes à
produire. Cela propofé ainfi cruement comme on a accoutumé de faire,
auroit befoin d'une explication plus précife avant qu'on put le recevoir
avec un entier confentement.
§. 16. Il feroit néceffaire, en fécond lieu, de favoir fi la Nature par-
vient toujours à cette Effence qu'elle a en vûë dans la production des Cho-
ies. Les naiiTances irréguliéres & monftrueufes qu'on aobfervées en différen-
tes Efpèces d'Animaux , nous donneront toujours fujet de douter de l'un
de ces articles , ou de tous les deux enfemble.
§. 17. 11 faut déterminer, en troifiéme lieu, fi ces Etres que nous ap-
pelions des Monflres , font réellement une Efpèce diftinéte félon la notion
îcholaftique du mot d'Efpèce puifqu'il eft certain que chaque chofe qui
exifte, a fa conftitution particulière; car nous trouvons que quelques-uns
de ces Monflres n'ont que peu ou point de ces Qualitez qu'on fuppofe
refulter de l'Ellence de cette Efpèce d'où elles tirent leur origine, & à
laquelle il femble qu'elles appartiennent en vertu de leur naiffance.
§. 18- 11 faut, en quatrième lieu, que les Effences réelles de ces cho-
fes que nous diftinguons en Efpèces & auxquelles nous donnons des noms
après les avoir ainfi diftinguées , nous foient connues, c'eft- à-dire que
nous devons en avoir des idées. Mais comme nous fommes dans l'igno-
rance fur ces quatre articles les effences réelles des Chofes ne nous fervent de
rien à diftinguer les Subftance s en Efpèces.
§. 19. En cinquième lieu, le l'eul moyen qu'on pourroit imaginer pour no$ effences
Z z l'é-
;6x
Les Noms des Subjtances. Li v. 1 1 1.
CilAP. VI.
nominales des
SublUnces ne
for.t pas de pir-
fvtes collections
de toutes lcuus
piopr.étez.
* Monnoye
d Or qui a coûts
en Angleteue.
Mais elles ren-
ltrment telle
colie&ion qji
ett fîgiaihee par
le nom que
nous leui don-
nons.
l'éclaircilTement de cette Queftion, ce feroit qu'après avoir formé des
Idées complexes entièrement parfaites des Propriétez des Chofes, qui dé-
couleraient de leurs différentes elîénces réelles, nous les diftinguafïions par-
là en Efpèces. Mais c'eft encore ce qu'on ne fauroit faire: car comme
l'Effence réelle nous eft inconnue, il nous eft impoffible de connoître tou-
tes les Propriétez qui en dérivent, & qui y font fi intimement unies que
l'une d'elles n'y étant plus , nous puiiïions certainement conclurre que cette
ElTence n'y efï pas , & que par conféquent la chofe n'appartient point
à cette Efpèce. Nous ne pouvons jamais connoître quel eft précifément
le nombre des propriétez qui dépendent de l'elTence réelle de l'Or, de for-
te que l'une de ces propriétez venant à manquer dans tel ou tel fujet, l'effence
réelle de l'Or & par conféquent l'Or ne fût point dans ce fujet, à moins
que nous ne connufïïons l'elTence de l'Or lui-même, pour pouvoir par-là
déterminer cette Efpèce. Il faut fuppofer qu'ici parle mot d'Or, je dé-
figne une pièce particulière de matière comme la dernière * Guinée qui a
été frappée en Angleterre. Car fi ce mot étoit pris ici dans fa lignifi-
cation ordinaire pour l'idée complexe que moi ou quelque autre appelions
Or, c'eft- à-dire, pour l'elTence nominale de /'Or, ce feroit un vrai galima-
thias ; tant il eft difficile de faire voir la différente lignification des Mots &
leur imperfection , lorfque nous ne pouvons le faire que par le fecours mê-
me des mots.
§. 20. De tout cela il s'enfuit évidemment que les diftinétions que nous
faifons des Subftances en Efpèces par différentes dénominations , ne font
nullement fondées fur leurs Effences réelles , & que nous ne faurions pré-
tendre les ranger & les réduire exactement à certaines Efpèces en confé-
quence de leurs différences effentielles & intérieures.
§. 21. Mais puifque nous avons befoin de termes généraux, comme il
a été remarqué ci-deffus, quoi que nous ne connoiffions pas les ejjences réel-
les des chofes; tout ce que nous pouvons faire, c'eft d'affembler tel nom-
bre d'Idées (impies que nous trouvons par expérience unies enfemble dans
les Chofes exiftantes , & d'en faire une feule Idée complexe. Bien que ce
ne foit point là l'Effence réelle d'aucune Subftance qui exifte, c'eft pour-
tant Yejjcnce fpécifique à laquelle appartient le nom que nous avons attaché à
cette Idée complexe, de forte qu'on peut prendre l'un pour l'autre ; par
où nous pouvons enfin éprouver la vérité de ces Ejfences nominales. Par
exemple, il y a des gens qui difcnt que l'Etendue ell l'elTence du Corps.
S'il eft ainfi, comme nous ne pouvons jamais nous tromper en mettant l'ef-
fence d'une Chofe pour la Choie même, mettons dans le difcours ï étendue
pour le Corps , & quand nous voulons dire que le Corps fe meut, difons
que l'Etendue fe meut , & voyons comment cela ira. Quiconque diroit
qu'une Etendue met en mouvement une autre Etendue par voye d'impul-
fion, montrerait fuffifamment l'abfurdité d'une telle notion. L'Effence
d'une Chofe eft, par rapport à nous, toute l'idée complexe, comprife &
délignée par un certain nom; & dans les Subftances, outre les différentes
Idées fimples qui les compofent, il y a une idée confufe de Subftance ou
d'un foûtien inconnu , & d'une caufe de leur union qui en fait toujours une
par-
Des Noms des Subfiances. Liv. III. 363
partie. C'eft pourquoi l'Eflence du Corps n'eft pas la pure Etendue, (i) C hap. VI.
mais une Cbofe étendue & folide; de forte que dire qu'une chofe étendue &
folide en remue ou poufle une autre , c'eft autant que fi l'on difoit qu'un
Corps remue ou poufle un autre Corps. La première de ces expreiTions eft
autant intelligible que la dernière. De même quand on dit qu'un Animal
raifonnable eft capable de converfation , c'eft autant que fi l'on difoit qu'un
homme en eft capable. Mais perfonne ne s'avifera de dire que la (2) Rai-
fonnabilité eft capable de converfation , parce qu'elle ne conltituë pas toute
l'eflence à laquelle nous donnons le nom à! Homme.
§. 22. Il y a des Créatures dans le Monde qui ont une forme pareille à ah^"^"t
la nôtre, mais qui font velues, & n'ont point l'ufage de la Parole & de la nous nous îot-
Raifon. Il y a parmi nous des Imbecilles qui ont parfaitement la même for- J^ancé? font
me que nous , mais qui font deftituez de Raifon , & quelques-uns d'entre eux les mefuies des
qui n'ont point auiïi l'ufage de la Parole. Il y a des Créatures, à ce qu'on p0HC"nous"P"
dit, qui avec l'ufage de la Parole, de la Raifon, & une forme femblableen Exemple dans
1 i_ f T. f. .. j ..,..., , l'idée que nous
toute autre chofe a la notre ont des queues velues ; je m en rapporte a ceux „vons je
qui nous le racontent, mais au moins ne paroit-il pas contradicloire qu'il y l'Homme,
ait de telles Créatures. Il y en a d'autres dont les Mâles n'ont point de
barbe, & d'autres dont les Femelles en ont. Si l'on demande fi toutes ces
Créatures font hommes ou non , fi elles font d'Efpèce humaine, il eft vi-
fible que cette Queftion fe rapporte uniquement à YEJfence nominale; car
entre ces Creatures-là celles à qui convient la définition du mot Homme, ou
l'idée complexe fignifiée par ce nom, font hommes; & les autres ne le font
point à qui cette définition ou cette idée complexe ne convient pas. Mais
ïi la recherche roule fur ïcj/ence fuppofée réelle, ou que l'on demande fi la
conftitution intérieure de ces différentes Créatures eft fpécifiquement diffé-
rente, il nous eft abfolument impoflible de répondre, puifque nulle partie
de cette conftitution intérieure n'entre dans notre Idée /pecif que : feulement
nous avons raifon de penfer que là où les facultez ou la figure extérieure
font fi différentes , la conftitution intérieure n'eft pas exactement la même.
Mais c'eft en vain que nous rechercherions quelle eft la diftinclion que la
différence fpécifique met dans la conftitution réeile & intérieure, tandis
que
(1) C'eft ainfi que l'entendent les Carte- (z) Ou faculté de raifonner. Quoi que ces
fiens. La ctofe que nous concevons étendue en fortesde mots foient inconnus dans le Monde,
longueur, largeur v profondeur, eft ce que nous l'en doit en permettre l'ufage, ce mefemble,
nommons un Corps , dit Rohault dans fa Phy- dans un Ouvrage comme celui-ci. Je prens
iîque, Ch. II. Part. ï. Lors donc que les d'avancecettelibeité & je ferai fouvent obligé
Cartefiens foûtiennent que l'Etendue e!t l'ef- delà prendre dans la fuite de ce Troifiéme Li-
fence du Corps, ils ne prétendent affirmer au- vre, ouf Auteur n'auroit pu faire connoître 1j
tre chofe de l'étendue parrapportau Corps que meilleure partie defes penfées, s'il n'eût inven-
ce que M. Locke eut ailleurs de la folidité par té de nouveaux termes , pour pouvoir expri-
rapport au Corps, que de toutes les idées c'eft mer des conceptions toutes nouvelles Qui ne
telle qui partit la plus ejfcnticlle v la plus étroi- voit que je ne puis me difpenfer de l'imiter en
tementunie auCorps, — de forte que l'E'prit U cela ? C'eft une liberté qu'ont prife Rohault,]e
regarde comme infeparabhment attachée auCorps, P. Malcbranche, & que Meilleurs de l' Academit
oit qu'il foi t , c? de quelque manière au il fuit mo- Royale des Sciences prennent tous les jours.
difié : Cl-defTus , pag. 79.
Zz 2
2 H
Des Noms des Subjtances. Liv. ÎIÎ.
Les Efpècrs ne
font pas diftin-
puees par la
Génération.
ChaP. VI. que nos mefures des Efpèces ne feront, comme elles font à prélent , que les
Idées abftraites que nous connoiflbns, & non la conftitution intérieure qui
ne fait point partie de ces Idées. La différence de poil fur la peau doit-elle
être une marque d'une différente conftitution intérieure & fpécifique entre
un Imbecille & un Magot, lorfqu'ils conviennent d'ailleurs par la forme, &
par le manque de raifon & de langage? Le défaut de raifon& de langage ne
nous doit-il pas fervir d'un ligne de différentes conftitutions & d'E/pcces.
réelles entre un Imbecille & un homme raifonnable? Et ainii du refte, fi
nous prétendons que la diftinclion des Efpèces foit juftement établie fur la
forme réelle & la conftitution intérieure des Chofes.
§. 2,3. Et qu'on ne dife pas que les Efpèces fuppofées réelles font confer-
vées diftinftes & dans leur entier dans les Animaux par l'accouplement du
Mâle & de la Femelle ; & dans les Plantes par le moyen des femences.
Car cela fuppofé véritable ne nous ferviroit à fixer la diftinclion des Efpèces
des Chofes qu'à l'égard des Animaux & des Végétaux. Que faire du refte ?
Mais cela ne fuffit pas même à l'égard de ceux-là, car s'il en faut croire
FHiftoire, des femmes ont été engrolTées par des Magots; & voilà une
nouvelle Queftion de favoir de quelle Efpèce doit être dans la Nature une
telle production en vertu de cette Règle. D'ailleurs , nous n'avons aucun
fujet de croire que cela foit impoffible, puifqu'on voit fi fouvent des Mu-
lets & des(i) Jumarts, les premiers engendrez d'un Ane & d'une Cavale,
«Se les derniers d'un Taureau & d'une Jument. J'ai vu un Animal engendré
d'un Chat & d'un Rat , & qui avoit des marques vifibles de ces deux Bê-
tes, en quoi il paroifibit que la Nature n'avoitfuivi le modèle d'aucune de
ces Efpèces en particulier, mais les avoit confondues enfemble. Et qui
ajoutera à cela les productions monftrueufes qu'on rencontre fi fouvent dans
la Nature, trouvera qu'il eft bien mal-aifé à l'égard même des races des
Animaux de déterminer par la génération de quelle efpèce eft la race de
chaque animal, & fe reconnoîtra dans une parfaite ignorance touchant l'ef-
fence réelle qu'il croit être certainement provignée par le moyen de la gé-
nération, & avoir feule un droit au nom fpécifique. Mais outre cela, fi
les Efpèces des Animaux & des Plantes ne peuvent être diftinguéesque par
la propagation, dois-je aller aux Indes pour voir le père & la mère de l'un,
& la Plante d'où la femence a été cueuillie qui produit l'autre, afin de favoir
fi cet Animal eft un Tigre-, & fi cette Plante eft du Tbé?
§. 24. Enfin il eft évident que c'eft des collections que les hommes font
eux-mêmes des Qualitez fenfibles, qu'ils compofent les EiTences des diffé-
rentes fortes de Subftances dont ils ont des idées, & que la plupart ne fon-
gent en aucune manière à leur ftruèture intérieure & réelle, quand ils les
réduifent à telles ou telles Efpèces : moins encore aucun d'eux a-t-il jamais
penfé à certaines formes fubfant telles , fi vous en exceptez ceux qui dans ce
feul endroit du Monde ont appris le Langage de nos Ecoles. Cependant
ces pauvres ignorans qui fans prétendre pénétrer dans les EiTences réelles ,
ou s'embaiT.dfer l'Efprit de formes fubftantielles, fe contentent de connoi-
tre les. chofes une à. une par leurs Qualitez fenfibles font fouvent mieux
in-
(1) Voy. fur ce mot le Diftionaire Etymologique de Mfc Menagt.
Ni p.ir les For-
mes fubftantiel-
les.
Des Noms des Sttbjlances. Liv. 111. 365*
inflruits de leurs différences, peuvent les dillinguer plus exactement pour CirAT. VT
Jeur ufage , & connoiifent mieux ce qu'on peut faire de chacune en particu-
lier que ces Doéleurs fubtils qui s'appliquent fi fort à en pénétrer le fond
& qui parlent avec tant de confiance de quelque choie de plus caché & de
plus elfentiel que ces Qualités fenfibles que tout le monde y peut voir fans
peine.
§. 2 y. Mais fuppofé que les Effences réelles des Subftances puffent être Les E(rencM
découvertes par ceux qui s'appliqueraient foignetnement à cette recherché, JjrtciftjiMiftjie
nous ne faurions pourtant croire raifonnablement qu'en'rangeantlesChofes p£u?"
fous des noms généraux, on fe foit réglé par ces conftitutions réelles &
intérieures, ou par aucune autre chofe que par leurs apparences qui fepré-
fentent naturellement; puifque dans tous les Païs, les Langues ont été for-
mées long-temps avant les Sciences. Ce ne fonc pas des Philofophes , des
Logiciens ou telles autres gens , qui après s'être bien tourmentez à penfèr aux
formes & aux elTencesdes Chofes ont formé les noms généraux qui font en
ufage parmi les différentes Nations: mais plutôt dans toutes les Langues,
la plupart de ces termes d'une extenfion plus ou moins grande ont tiré leur
origine & leur fignification du Peuple ignorant & fans Lettres, qui a ré-
duit les chofes à certaines Efpèces , & leur a donné des noms en vertu des
Qualitez fenfibles qu'il y rencontrait , pour pouvoir les défigner aux autres
lorfqu'clles n'étoient pas préfentes, foit qu'ils euffent befoin de parler d'une
Efpèce, ou d'une feule chofe en particulier.
§. 26. Puis donc qu'il efl évident que nous rangeons les Subftances fous ^«"o"'*
différentes Efpèces & fous diverfes dénominations félon leurs ejfences notai- fort diverfes &
nales, & non félon leurs ejfences réelles ; ce qu'il faut confiderer enfuite , inceitime!;'î
c'eit comment, & par qui ces Effences viennent à être faites. Pour ce
qui efl de ce dernier point, il efl vifible que c'eftl'Efprit qui efl Auteur de
ces effences, & non la Nature; parce que fi c'étoit un Ouvrage de la Na-
ture, elles ne pourroient point être fi différentes en différentes perfonnes,
comme il efl vifible qu'elles font. Car fi nous prenons la peine de l'exami-
ner, nous ne trouverons point que l'Effence nominale d'aucune Efpèce de
Subftances foit la même dans tous les hommes , non pas même celle qu'ils
connoiffent de la manière la plus intime. Il ne ferait peut-être pas poffible
que l'Idée abftraite à laquelle on a donné le nom d' 'Homme fût différente en
différens hommes, fi elle étoit formée par la Nature; & qu'à l'un elle fut
un Animal raifonnable , & à l'autre un Animal fans plume, à deux fiés avec
de larges ongles. Ce'ui qui attache le nom à Homme à une idée complexe,
compofée de fentiment & de motion volontaire, jointe à un Corps d'une
telle forme, a par ce moyen une certaine effence de l'Efpèce qu'il appelle
Homme, & celui qui après un plus profond examen, y ajoute la Raifomtahh
Uté , a une autre effence de l'Efpèce à laquelle il donne le même nom d'Hom*
me, de forte qu'à l'égard de l'un d'eux le même Individu fera par-là un vé-
ritable homme, qui ne l'eft point àj'égard de l'autre. Jenepenfe pas qu'il
fe trouve à peine une feule perfonne qui convienne, que cette llature droite,
fi connue, foit la 'différence effentielle de l'Efpèce qu'il .défigne par le nom
d'Homme. Cependant il efl vifible qu'il y a bien des gens qui déterminent
Zz 3 çliV
3 66 Des Noms dès Subftances. Lit. III.
ChàP. VI. plutôt les Efpèces des Animaux par leur forme extérieure que par leur
naiflance , puifqu'on a mis en queilion plus d'une fois fi certains fœtus hu-
mains dévoient être admis au Baptême ou non, par la feule raifon que leur
configuration extérieure difFéroit de la forme ordinaire des Enfans , fans
qu'on fut s'ils n'étoient point auffi capables de raifon que des Enfans jettez
dans un autre moule, dont il s'en trouve quelques-uns, qui, quoi que d'u-
ne forme approuvée, ne font jamais capables de faire voir, durant toute
leur vie , autant de raifon qu'il en paroit dans un Singe ou un Eléphant , &
qui ne donnent jamais aucune marque d'être conduits par une Ame raifon-
nable. D'où il paroit évidemment, que la forme extérieure qu'on a feule-
ment trouvé à dire , & non la faculté de raifonner , dont perfonne ne peut
favoir fi elle devoit manquer dans fon temps , a été rendue efîentielle à l'Ef-
pèce humaine. Et dans ces occafions les Théologiens & les Jurifconfultes
les plus habiles , font obligez de renoncer à leur facrée définition $ Animal
raifonnable, & de mettre à la place quelque autre cffence de l'Efpèce hu-
maine. Mr. Ménage nous fournit l'exemple d'un certain Abbé de St. Mar-
* Mer.agiana, tin qui mérite d'être rapporté ici; * Quand cet Abbé de St. Martin, dit-
de mûrira de' iï , v'nt an '"Wn.-c , il avait fi peu la figure d'un homme qu'il reffembloit plutôt
KoUaiide,ar..i6.o+. à un Menfire. On fiut quelque temps à délibérer fi on le batifcro:t. Cependant
il fut batijé ', & on le déclara homme par provifion, ceft-à-dire, jufqu'à ce
que le temps eût fait connoitre ce qu'il étoit. Il et oit fi difgracié de la Na-
titre , qu'on Va appelle toute fa vie l'Abbé Malotru. Il et oit de Ca'én. Voilà
un Enfant qui fut fort prés d'être exclus de l'Efpèce humaine fimplement
à caufe de fa forme. Il échappa à toute peine tel qu'il étoit ; & il eft cer-
tain qu'une figure un peu pins contrefaite , l'en auroit privé pour jamais,
& l'auroit fait périr comme un Etre qui ne devoit point palier pour un hom-
me. Cependant on ne fauroit donner aucune raifon, pourquoi une Ame
raifonnable n'auroit pu loger en lui fi les traits de fon viiage euffent été un
peu plus altérez, pourquoi un vifage un peu plus long, ou un nez plus plac,
ou une bouche plus fendue n'auroient pu fubfifter , auffi bien que le refte
de fa figure irréguliére, avec une Ame & des qualitez qui le rendirent ca-
pable, tout contrefait qu'il étoit, d'avoir une dignité dans l'Eglife.
§. 27. Pour cet effet, je ferois bien aife de favoir en quoi confiftent les
bornes précifes & invariables de cette Efpèce. Il eft évident à quiconque
prend la peine de l'examiner, que la nature n'a fait, ni établi rien de fem-
blable parmi les hommes. On ne peut s'empêcher de voir que l'Eflence
réelle de telle ou telle forte de Subftances nous eft inconnue ; & de là
vient que nous fommes fi indéterminez à l'égard des Efiénces nominales que
nous formons nous-mêmes , que fi l'on interrogeoit diverfes perfonnes fur
certains Fœtus qui font difformes en venant au monde, pour favoir s'ils les
croyent hommes, il eft hors de doute qu'on en recevroit différentes ré-
ponfes; ce qui ne pourroit arriver, fi les Effences nominales par où nous
limitons & diftinguons les Efpèces des Subftances , n'étoient point for-
mées par les hommes avec quelque liberté , mais qu'elles fufient exacte-
ment copiées d'après des bornes précifes, que la Nature eût établies, &
par lefquelles elle eût diftingué toutes les Subftances en certaines Efpèces.
Qui
Des Noms des Subjidnces. L i v. I II. 367
Qui voudroit, par exemple, entreprendre de déterminer de quelle efpecc é- C H À P. VI,
. toit ce Monftre dont parle Licctus, ( Liv. I. Chap. 3. ) qui avoit la tête d'un
homme,& le corps d'un pourceau ; ou ces autres qui fur des corps d'hommes
avoient des têtes de Bêtes, comme de Chiens, de Chevaux, &c. ? Si quel-
qu'une de ces Créatures eût été eonfervée en vie & eût pu parler, la diffi-
culté auroit été encore plus grande. Si le haut du Corps jufqu'au milieu
eût été de figure humaine, & que tout le relie eût repréfenté un pourceau,
auroit-ce été un meurtre de s'en défaire? Ou bien auroit -il fallu confulter
l'Eveque, pour favoir fi un tel Etre étoit allez homme pour devoir être
prefenté fur les fonts, ou non, comme j'ai ouï dire que cela effc arrivé en
France il v a quelques années dans un cas à peu près femblable"? Tant les
bornes des Efpèces des Animaux font incertaines par rapport à nous qui n'en
pouvons juger que par les Idées complexes que nous ralTemblons nous-mê-
mes; & tant nous fommes éloignez de connoître certainement ce que c'effc
qu'un Homme. Ce qui n'empêchera peut-être pas qu'on ne regarde com-
me une grande ignorance d'avoir aucun doute la-deflus. Quoi qu'il en
foit, je penfe être en droit de dire, que, tant s'en faut que les bornes cer-
taines de cette Efpèce foient déterminées , & que le nombre précis des Idées
fimples qui en conftituent l'effence nominale, foit fixe & parfaitement con-
nu, qu'on peut encore former des doutes fort importans fur cela; & je croi
qu'aucune Définition qu'on ait donnée jufqu'ici du mot Homme , ni aucune
defeription qu'on ait faite de cette efpèce d'Animal, ne font affez parfaites
ni affez exactes pour contenter une perfonne de bon fens qui approfondit un
peu les chofes, moins encore pour être reçues avec un confentement géné-
ral, de forte que par-tout les hommes vouluffent s'y tenir pour la'décifion
des cas concernant les Productions qui pourroient arriver, & pour détermi-
ner s'il faudroit conferver ces Productions en vie, ou leur donner la mort,
leur accorder, ou leur refulèr le Baptême.
§. 28. Mais quoi que ces Effences nominales des Subfiances foient for- Les Ertences «o--
mées par l'Efprit, elles ne font pourtant pas formées fi arbitrairement que ^"es" e ft>ntUpw .
celles des Modes mixtes. Pour faire une effence nominale il faut première- formées fi aibi.
ment que les Idées dont elle efl compofée, ayent une telle union qu'elles ne ccnes^es'ir"*^
forment qu'une idée , quelque complexe qu'elle foit ; & en fécond lieu , ■**«*
que les Idées particulières ainfi unies , foient exaclement les mêmes , fans
qu'il y en ait ni plus ni moins. Pour la première de ces chofes , lorfque
l'Efprit forme fes idées complexes desSubftances,il fuit uniquement la Na-
ture, & ne joint enfemble aucunes idées qu'il ne fuppofe unies dans la Na-
ture. Perfonne n'allie le bêlement d'une Brebis à une figure de Cheval, ni
la couleur du Plomb à la pefanteur & à h fixité de l'Or pour en faire des
idées complexes de quelques Subftances réelles, à moins qu'il ne veuille fe
remplir la tête de chimères , & embarraffer fes difeours de mots inintelligi-
bles. Mais les hommes obfervant certaines qualitez qui toujours exiftent
& font unies enfemble, en ont tiré des copies d'après Nature ; & de ces
Idées ainfi unies en ont formé leurs Idées complexes des Subftances. Car
encore que les hommes puiffent faire telles Idées complexes qu'ils veuîent&
leur donner tels noms qu'ils jugent à propos , il faut pourtant que lorf-
qu'ils
3 63 Des Noms des Sttijlances. Liv. î 11.
CjK A P. VI. qu'ils parlent de chofes réellement exiftantes ils conforment jufqu'à un cer-
tain degré leurs idées aux chofes dont ils veulent parler, s'ils fouhaitentd'ê- ,
tre entendus. Autrement , le Langage des hommes feroit tout-à-fait fem-
blable à celui de Babel , & les mots dont chaque particulier fe ferviroit,
n'étant intelligibles qu'à lui-même, ils ne feroient plus d'aucun ufage, pour
la converfation & pour les affaires ordinaires de la vie, fi les idées qu'ils dé-
fignent,ne répondoient en quelque manière aux communes apparences &
conformitez des Subilances , confiderées comme réellement exiftantes.
Quoiqu'elles §. 20. En fécond lieu, quoique l'Efprit de l'Homme en formant fes
foit«! lon 'mpâ> ^ées complexes des Subilances, n'en réuniffe jamais qui n'exiftent ou ne
foient fuppofées exiiler enfemble, & qu'ainfi il fonde véritablement cette
union fur la nature même des chofes, cependant le nombre aidées qu'il combi-
ne , dépend de la différente application , induftrie , ou fantaifte de celui qui forme
cette Efpèce de combinaifon. En général les hommes fe contentent de quel-
que peu de qualitez fenfibles qui fe préfement fans aucune peine ; & fou-
vent, pour ne pas dire toujours, ils en omettent d'autres qui ne font ni
moins importantes ni moins fortement unies que celles qu'ils prennent. Il
y a deux fortes de Subilances feniibLs ; l'une des Corps organifez qui font
' perpétuez par femence, & dans ces Subilances la forme extérieure eft la
Qualité fur laquelle nous nous réglons le plus, c'ell la partie la plus carac-
teriilique qui nous porte à en déterminer l'Efpèce. C'eft pourquoi dans les
Végétaux & dans les Animaux , une Subilance étendue & folide d'une telle
ou telle figure fert ordinairement à cela: Car quelque eftime que certaines
gens faiîent de la définition d' 'Animal raifmnable pour défigner l'Homme,
cependant fi l'on trouvoit une Créature qui eût la faculté de parler & l'ufage
de la Raifon, mais qui ne participât point à la figure ordinaire de l'Hom-
me, elle auroit beau être un Animal railbnnable, l'on auroit, je croi, bien
de la peine à la reconnoître pour un homme. Et fi l'Aneffe de Balaam eût
difeouru toute fa vie auffi raisonnablement qu'elle fit une fois avec fon Maî-
tre, je doute que perfonne l'eût jugée digne du nom & Homme ou reconnue
de la même Efpèce que lui-même. Comme c'eft fur la figure qu'on fe rè-
gle le plus fouvent pour déterminer l'Efpèce des Végétaux & des Animaux,
de même à l'égard de la plupart des Corps qui ne font pas produits par fe-
mence, c'eft à la couleur qu'on s'attache le plus. Ainfi là où nous trou-
vons la couleur de l'Or, nous fommes portez à nous figurer que toutes les
autres Qualkez comprifes dans notre Idée complexe y font auffi, de forte
que nous prenons communément ces deux Qualitez qui fe préfentent d'abord
à nous, la figure & la couleur, pom des Idées fi propres à défigner diffé-
rentes Efpèces,que voyant un bon Tableau, nous difons auffitôt, C'eft un
Lion , c'eft une Rofe , c'eft une coupe d'or ou d'argent ; & cela feulement à
-caufe des diverfes figures & couleurs repréfentées à l'Oeuil par le moyen du
Pinceau.
xiies peuvent g. 30. Mais quoi que cela foit affez propre à donner des conceptions
pou 'fccowetf* groffiéres & confufes des chofes , & à fournir des expreffions & des penfées
jtion oïdinaue. inexa&es ; cependant il s'en faut bien que les hommes conviennent du nombre
précis des Idées ftmples ou des QuaUtez qui appartiennent à une telle Efpèce de
chofes
Des Noms des Sttbflancès. Liv. III. 369
chofes £5? qui font défignêes par le nom qu'on lui donne. Et il n'y a pas fujet Cil A p. Vï"
d'en être furpris, puisqu'il faut beaucoup de temps, de peine, d'addreffe,
une exacte recherc e&un long examen pour trouver quelles font ces Idées
fimples qui font conftamment & infeparablement unies dans la Nature, qui
fe rencontrent toujours enfemble dans le même fujet, & combien il y en a.
La plupart des hommes n'ayant ni le temps ni l'inclination ou l'addreffe
qu'il faut pour porter fur cela leurs vues jufqu'à quelque degré tant foit peu
raifonnable,fe contentent de la connoiffance de quelques apparences com-
munes, extérieures & en fort petit nombre, par où ils puiffent les diftin-
guer aifément, & les réduire à certaines Efpéces pour l'ùfage ordinaire de
la vie; & ainfi,fans un plus ample examen, ils leur donnent des noms, ou
fe fervent, pour les défigner, des noms qui font déjà en ufage. Or quoi
que dans la converfation ordinaire ces noms paffent allez aifément pour des
lignes de quelque peu de Qualitcz communes qui coè'xiltent enfemble, il
s'en faut pourtant beaucoup qu'ils comprennent dans une fignification dé-
terminée un nombre précis d'Idées fimples, & encore moins toutes celles
qui font unies dans la Nature. Malgré tout le bruit qu'on a fait fur le
Genre & YEfpèce, & malgré tant de difeours qu'on a débitez fur les Diffé-
rences fpécifiques , quiconque confiderera combien peu de mots il y a dont
nous ayions des définitions fixes & déterminées, fera fans doute en droit de
p enfer que les Formes dont on a tant parlé dans les Ecoles ; ne font que de
pures Chimères qui ne fervent en aucune manière à nous faire entrer dans la
connoiffance de la nature fpécifique des Chofes. Et qui confiderera com-
bien il s'en faut que les noms desSubftances ayentdes lignifications fur les-
quelles tous ceux qui les employent foient parfaitement d'accord, aura fujet
d'en conclurre qu'encore qu'on fuppofe que toutes les Effences nominales des
Subftances foient copiées d'après nature, elles font pourtant toutes ou la
plupart, très-imparfaites: puifque l'amas de ces Idées complexes eft fort
différent en différentes perfonnes, & qu'ainfi ces bornes des Efpèces font
telles qu'elles font établies par les hommes, & non par la Nature, fi tant
eft qu'il y ait dans la Nature de telles bornes fixes & déterminées. Il eft
vrai que plufieurs Subftances particulières font formées de telle forte par la
Nature, qu'elles ont de la reffemblance & de la conformité entre elles, &
que c'eft là un fondement. fuffifant pour les ranger fous certaines Efpéces.
Mais cette réduction que nous faifons des chofes en Efpèces déterminées,
n'étant déftinée qu'à leur donner des noms généraux & à les comprendre
fous ces noms, je ne faurois voir comment en vertu de cette réduction on
peut dire proprement que la Nature fixe les bornes des Efpéces des Chofes. Ou
fi elle le fait, il eft du moins vifible que les limites que nous affignons aux
Efpèces, ne font pas exactement conformes à celles qui ont été. établies
par la Nature. Car dans le befoin que nous avons' de noms généraux pour
J'ufagepréfent,nous ne nous mettons point en peine de découvrir parfaite-
ment toutes ces Qjialitez,qui nous feroient mieux connoître leurs différen-
ces oc leurs conformitez les plus eflèritielles , mais nous les diftinguons nous-
mêmes en Efpèces , en vertu de certaines apparences qui frappent les yeux
de tout le- monde, afin de pouvoir par des noms généraux communiquer
A a a plus
37ô
Des Noms des Subjlances. Liv. III.
Les Eflènces des
Efpèces font tort
différentes ions
un même nom.
C U A P. VI. plus aifément aux autres ce que nous en penfons. Car comme nous ne con»
noilTons aucune Subftance que par le moyen des Idées fimples qui y font
unies, & que nous obfervons plufieurs chofes particulières qui conviennent
avec d'autres par plufieurs de ces Idées fimples , nous formons de cet amas
d'idées notre Idée fpécifique , & lui donnons un nom général , afin que lorf-
que nous voulons enregitrer, pour ainfi dire, nos propres penfées, & dis-
courir avec les autres hommes, nous puiffions déligner par un fon court
tous les Individus qui conviennent dans cette Idée complexe,fans faire une
énumeration des Idées fimples dont elle eft compofée, pour éviter par-là de
perdre du temps & d'ufer nos poumons à faire de vaines & ennuyeufes des-
criptions ; ce que nous voyons que font obligez de faire tous ceux qui veu-
lent parler de quelque nouvelle efpèce de chofes qui n'ont point encore de
nom.
§. 31. Mais quoi que ces Efpèces de Subftances puiflent affez bien palier
dans la converfation ordinaire, il eft évident que l'Idée complexe dans la-
quelle on remarque que plufieurs Individus conviennent , eil formée diffé-
remment par différentes perfonnes, plus exactement par les uns, & moins
exactement par les autres , quelques-uns y comprenant un plus grand , &
d'autres un plus petit nombre de qualitez, ce qui montre vifiblement que
c'eftun Ouvrage de l'Efprit. Un Jaune éclattant conflituë l'Or à l'égard des
Enfans, d'autres y ajoutent la pefanteur, la malléabilité & la fufibilité, &
d'autres encore d'autres Qualitez qu'ils trouvent aufïi conftamment jointes à
cette couleur jaune, que là pefanteur ou fa fufibilité. Car parmi toutes ces
Qualitez & autres femblables , l'une a autant de droit que l'autre de faire
partie de l'Idée complexe de cette Subftance , où elles font toutes réunies
enfemble. C'eft pourquoi différentes perfonnes omettant dans ce fujet,
ou y faifant entrer plufieurs idées fimples , félon leur différente application
ou addrefTe à l'examiner, ils fe font par -là diverfes elfences de l'Or, les-
quelles doivent être , par conféquent , une production de leur Efprit, &
non de la Nature.
§. 32. Si le nombre des Idées fimples qui compofent l'Effence nominale
de la plus baffe Efpèce, ou la première diftribution des Individus en Ef-
pèces , dépend de l'Efprit de l'Homme qui afiemble diverfement ces idées,
•il eft bien plus évident qu'il en eft de même dans les Claffes les plus éten-
dues qu'on appelle Genres en terme de Logique. En effet , ce ne font que
des Idées qu'on rend imparfaites à defiein ; car qui ne voit du premier coup
d'œuil que diverfes qualitez que l'on peut trouver dans les choies mêmes,
font excluè's exprès des Idées génériques ? Comme l'Efprit pour former des
Idées générales qui puiflent comprendre divers Etres particuliers , en ex-
clut le temps, le lieu & les autres circonftances qui ne peuvent être com-
munes à plufieurs Individus ; ainfi pour former des Idées encore plus géné-
rales, & qui comprennent différentes efpèces, l'Efprit en exclut les Qua-
litez qui diftinguent ces Efpèces les unes des autres , & ne renferme dans
cette nouvelle combinaifon d'idées que celles qui font communes à diffé-
rentes Efpèces. La même commodité qui a porté les hommes à défigner
par un feul nom les diverfes pièces de cette Matière jaune qui vient de la
Gui'
ï'us nos idées
font généra es,
incomplètes.
'Des Noms des Substances- . Liv. III. 571
Guinée ou du Pérou , les engage aulïl à inventer un feul nom qui puiffe com- C H A P.' VI.
prendre l'Or, l'Argent & quelques autres Corps de différentes fortes; ce
qu'on fait en omettant les qualitez qui font particulières à chaque Efpèce,
& en retenant une idée complexe, formée de celles qui font communes
à toutes ces Efpèces. Ainfi le nom de Métal leur étant atîigné , voilà un
Genre établi, dont Feffence n'eft autre chofe qu'une idée abftraite qui
contenant feulement la malléabilité & la fufibilite avec certains degrez de
pefanteur & de fixité, en quoi quelques Corps de différentes efpèces con-
viennent, laifle à part la couleur & les autres qualitez particulières à l'Or,
à l'Argent & aux autres fortes de Corps compris fous le nom de Métal.
D'où il paroît évidemment, que, lorfque les hommes forment leurs Idées
génériques des Subftances, ils ne fuivent pas exactement les modèles qui
leur font propofez par la Nature ; puifqu'on ne fauroit trouver aucun Corps
qui renferme fimplement la malléabilité, & la fufibilite fans d'autres Qua-
litez , qui en foient aufli inféparables que celles - là. Mais comme les
hommes en formant leurs idées générales , cherchent plutôt la commodité
du Langage , & le moyen de s'exprimer promptement , par des fignes
courts & d'une certaine étendue, qne de découvrir 1a vraye & préeife na-
ture des chofes, telles qu'elles font en elles-mêmes, ils fe font principale-
ment propofé, dans la formation de leurs Idées abilraites, cette fin, qui
confifte à faire provifion de noms généraux, & de différente étendue'.
De forte que dans cette matière des Genres & des Efpèces, le Genre ou l'i-
dée la plus étendue n'eft autre chofe qu'une conception partiale de ce qui
eft dans les Efpèces, & Y Efpèce n'eft autre chofe qu'une idée partiale
de ce qui eft dans chaque Individu. Si donc quelqu'un s'imagine qu'un
homme, un cheval, un animal, & une plante, fj?<r. font diftinguez par
des effences réelles formées par la Nature, il doit fe figurer la Nature
bien libérale de ces effences réelles, fi elle en produit une pour le Corps,
une autre pour l'Animal , & l'autre pour un Cheval, & qu'il communique
libéralement toutes ces effences à Bucephale. Mais li nous confiderons ex-
actement ce qui arrive dans la formation de tous ces Genres & de toutes
ces Efpèces , nous trouverons qu'il ne fait rien de nouveau , mais que ces
Genres & ces Efpèces ne font autre chofe que des fignes plus ou moias
étendus , par où nous pouvons exprimer en peu de mots un grand nombre
de chofes particulières, entant qu'elles conviennent dans des conceptions
plus ou moins générales que nous avons formées dans cette viië. Et dans
tout cela nous pouvons obferver que le terme le plus général eft toujours
le nom d'une Idée moins complexe, & que chaque Genre n'eft qu'une con-
ception partiale de l'Efpèce qu'il comprend fous lui. De forte que fi ces
Idées générales & abilraites paffent pour complètes , ce ne peut être que
par rapport à une certaine relation établie entre elles & certains noms
qu'on employé pour les défigner , & non à l'égard d'aucune chofe exiftan-
te, entant que formée par la Natale.
g. 33. Ceci eft adapté à la véritable fin du Langage qui doit être de Tout «in eft a-
communiquer nos notions par le chemin le plus court & le plus facile qu'on ^tà;^ lu> du
puiffe trouver. Car par ce moyen celui qui veut difeourir des chofes entant
A a a 2 qu'el-
37* Des Noms des Stibjlances. Liv. III.
Chap. VI. qu'elles conviennent dans l'Idée complexe & étendue & defolidité, n'abefoîn
que du mot de Ccr/y pour défigner tout cela. Celui qui à ces Idées en veut
joindre d'autres fignifiées par les mots de vie% de fentiment & de mouvement
fpentanée, n'a befoin que d'employer le mot à' minimal pour lignifier tout ce
qui participe à ces idées , & celui qui a formé une idée complexe d'un
Corps accompagné dévie, de fentiment & de mouvement , auquel eft join-
te la faculté de raifonner avec une certaine figure , n'a befoin que de ce pe-
tit mot Homme pour exprimer toutes les idées particulières qui répondent à
cette idée complexe. Tel eft le véritable ufage du Genre & de \ Efpcce, &
c'efl ce que les hommes font fans fooger en aucune manière aux effencei
réelles , ou fermes fubftantïeiks , qui ne font point partie de nos connoiffan-
ces quand nous penfons à ces chofes , ni de la fignification des mots dont
nous nous fervons en nous entretenant avec les autres hommes.
E*^"Pjte d; - g. 34. Si je veux parler à quelqu'un d'une Efpèce d'Oifeaux que j'ai
vu depuis peu dans le Parc de S. James, de trois ou quatre pies de haut,
dont la peau eft couverte de quelque chofe qui tient le milieu entre la plu-
me & le poil, d'un brun obfcur, fans ailes, mais qui au lieu d'ailes a deux
ou trois petites branches femblables à des branches de genêt qui lui dépen-
dent au bas du Corps, avec de longues & greffes jambes, des pies armez
feulement de trois griffes, & fans queue; je dois faire cette defeription par
où je puis me faire entendre aux autres. Mais quand on m'a dit que Caff.O'
wary eft le nom de cet Animal , je puis alors me fervir de ce mot pour dé-
figner dans le difeours toutes mes idées complexes comprifes dans la def-
eription qu'on vient de voir, quoi qu'en vertu de ce mot qui eft pré-
fentement devenu un nom fpécifique je ne connoiffe pas mieux la con-
fticution ou l'effence réelle de cette forte d'Animaux que je la connoif-
fois auparavant , & que félon toutes les apparences j'eulTe autant de connoif-
fànce de la Xature de cette efpèce d'oifeaux avant que d'en avoir appris le
nom, que plufieurs François en ont des Ciguës ou des Hérons, qui font
ces noms fpécifiques, fort connus, de certaines fortes d'Oifeaux affez com-
muns en France.
mesfnu' déterrai! §* 35- ^ paroit par ce que je viens dédire, que ce font les hommes qui for-
nent les Efpèces ment les Efpèces (les Chofes. Car comme ce ne font que les différentes effen-
ces qui conftituent les différentes Efpèces, il eft évident que ceux quifor-
ment ces idées abftraites qui conftituent les effences nominales, forment par
même moyen les Efpèces. Si l'on trouvoit un Corps qui eut toutes les au-
tres qualitez de l'Or excepté la malléabilité , on mettroit fans doute en
queltion s'il feroit de l'Or ou non, c'eft-à-dire - s'il feroit de cette Efpèce.
Et cela ne pourroit être déterminé que par l'idée abftraite à laquelle chacun
en particulier attache le nom d'Or; en forte que ce Corps-là feroit de véri-
table Or, & appartiendroit à cette Efpèce par rapport à celui qui ne ren-
ferme pas la malléabilité dans l'effence nominale qu'il défigne par le mot
d'Or: & au contraire il ne feroit pas de l'Or véritable ou de cette Efpèce à
l'égard de celui qui renferme la malléabilité dans l'idée fpécifique qu'il a de
3'Or. Qui eit-ce, je vous prie, qui fait ces diverfes Efpèces, même fous
un féal & même nom, finoa ceux qui forment deux différences idées abf-
trai-
Des Noms des Stiïftances. Liv III. 373
traites qui né font pas exactement compoféês de la même collection de Qm- Chap. VL
litez ? Èc qu'on ne dite pas que c'eft une pure fuppolltion , d'imaginer qu'il
puiffe exifter un Corps, dans lequel, excepté la malléabilité, l'on puifle
trouver les autres qualitez ordinaires de l'Or; puifqu'il eft certain que l'Or
lui-même eft quelquefois (î aigre (comme parlent les Artifans) qu'il ne peut
non plus réfifter au marteau que le Verre. Ce que nous avons dit que l'un
renferme la malléabilité dans l'idée complexe à laquelle il attache le nom
d'or, & que l'autre l'omet , on peut le dire de fa pefanteur particulière , de
fa fixité & de plufieurs autres femblablcs Qualitez ; car quoi que ce foit
qu'on exclue ou qu'on admette , c'eft toujours l'idée complexe à laquelle
le nom eft attaché qui bonftkuë l'Efpèce; ce dès-là qu'une portion parti-
culière de matière répond à cette Idée, le nom de l'Efpèce lui convient vé-
ritablement, & elle eft de cette efpèce. C'eft de l'or véritable, c'eft un
parfait métal. Il eft vifible que cette détermination desEfpèces dépend de
l'Efprit de l'Homme qui forme telle ou telle idée complexe.
S. q6. Voici donc en un mot tout le myftère. La Nature produit plu- ,ta %"uu',e hl!
_ S O . , . . J r r la reflemblance
fieurs chofes particulières qui conviennent entre elles en plulieurs Qualitez des chofes,
fenfibles, & probablement auffi, par leur forme & conftitution intérieure:
mais ce n'éft pas cette effence réelle qui les diftingue en Efpèces ; ce font
les hommes qui prenant occafion des qualitez qu'ils trouvent unies dans les
Chofes particulières , &. auxquelles ils remarquent que plufieurs Individus
participent également, lesréduifenten Efpèces par rapport aux noms qu'ils
leur donnent ; afin d'avoir la commodité de fe fervir de lignes d'une certaine
étendue, fous lefquels les Individus viennent à être rangez comme fous au-
tant d'Etendards , félon qu'ils font conformes à telle ou telle Idée abftraite ;
de forte que celui-ci eft du Régiment bleu, celui-là du Régiment rouge,
ceci eft un homme, cela un linge. C'eft-là, dis-je, à quoi fe réduit, à
mon avis , tout ce qui concerne le Genre &. Y Efpèce.
§. 37. Je ne dis pas que dans la conftante production des Etres particu-
liers la Nature les faffe toujours nouveaux & différent. Elle les fait, au
contraire, fort femblables l'un à l'autre, ce qui, je croi, n'empêche pour-
tant pas qu'il ne foit vrai que les bornes des Efpèces font établiespar les hommes ,
puifque les Effences des Efpèces qu'on diftingue par différens noms, font
formées par les hommes, comme il a été prouvé, & qu'elles font rarement
-conformes à la nature intérieure des chofes , d'où elles font déduites. Et
par conféquent nous pouvons dire avec vérité, que cette réduction des cho-
fes en certaines Efpèces , eft l'Ouvrage de l'homme.
g. 38. Une chofe qui, je m'aflure, paroîtra fort étrange dans cette £fo™e ïci'fae
Doctrine, c'eft qu'il s'enfuivra de ce qu'on vient de dire, que chaque Idée EfUnce,
abflraite qui a un certain mm, forme une Efpèce difiinHe. Mais que faire à
•cela, fi la Vérité le veut ainfi"? Car il faut que cela refte de cette manière,
jufqu'à ce que quelqu'un nous puifle montrer les Efpèces des chofes, limitées &
diftinguées par quelque autre marque , & nous faire voir que les termes gé-
néraux ne lignifient pas nos Idées abftraites , mais quelque chofe qui en eft
différent. Te voudrois bien favoir pourquoi un Bichon & un Lévrier ne {pnt
pas des Éfpçces auffi diftinctes qu'un Epagneul & un Eléphant. Nous n'a-
Aaa 3 vous
J74 Des Noms des Subjlances. Liv. 11 1.
Chat. V. votis pas autrement d'idée dé la différente effence d'un Eléphant & d'un
Epagneul , que nous en avons de la différente effence d'un Bichon & d'un
Lévrier, car toute la différence effentielle par où nous cormoiilbns ces Ani-
maux, & les diftinguons les uns des autres, confifte uniquement dans le
différent amas d'idées fimples auquel nous avons donné ces différens noms.
ta formation §• 39- Outre l'exemple de la Glace & de l'Eau que nous avons rappor-
tes Gares & té * ci-deffus , en voici un fort familier par où il fera aifé de voir combien
ap?oiie"ax h formation des Genres & des Efpèces a du rapport aux noms généraux,
noms généraux. & combien tes noms généraux font néceffaires, fi ce n'eft pour donner
ag. sec j. 13. i'exjf-tence ^ une Efpèce;,, du moins pour la rendre complète , & la faire
paffer pour telle. Une Montre qui ne marque que les heures, & une Mon-
tre fonnante ne font qu'une feule Efpèce à l'égard de ceux qui n'ont qu'un
nom pour les défigner: mais à l'égard de celui qui a le nom de Mordre pour
défigner la première, & celui & Horloge pour lignifier la dernière, avec
" les différentes idées complexes auxquelles ces noms appartiennent, ce font,
par rapport à lui, des Efpèces différentes. On dira peut-être que la dif-
pofition intérieure eil différente dans ces deux Machines dont un Horloger
a une idée fort diftincle. Qu'importe? 11 eft pourtant vifible qu'elles ne
font qu'une Efpèce par rapport à l'Horloger, tandis qu'il n'a qu'un feùl
nom pour les défigner. Car qu'eft-ce qui fuffit dans la difpofition intérieu-
re pour faire une nouvelle Efpèce? 11 y a des Montres à quatre roûè's, &
d'autres à cinq; eft-ce là une différence fpécifique par rapport à l'Ouvrier?
Cmelques-unes ont des cordes & des fufées , & d'autres n'en ont point :
quelques-unes ont le balancier libre, & d'autres conduit par un reffort fait
en ligne fpirale, & d'autres par des foyes de Pourceau: quelqu'une de ces
chofes ou toutes enfemble fufrifent-elles pour faire une différence fpécifique
à l'égard de l'Ouvrier quiconnoit chacune de ces différences en particulier, &
plufieurs autres qui fe trouvent dans la conftitution intérieure des Montres ? 11
eft certain que chacune de ces chofes diffère réellement du refte, mais de fa-
voir fi c'eft une différence effentielle & fpécifique, ou non, c'eft une queftion
dont la décifîon dépend uniquement de l'idée complexe à laquelle le nom de
•montre eft appliqué. Tandis que toutes ces chofes conviennent dans l'idée que
ce nom fignifie, & que ce nom ne comprend pas différentes Efpèces fous lui en
qualité de terme générique, il n'y a entre elles ni différence effentielle, ni fpé-
cifique. Mais ii quelqu'un veut faire de plus petites divifions fondées fur
les différences qu'il connoit dans la configuration intérieure des Montres ,
& donner des noms à ces idées complexes, formées fur ces précifions, il
peut le faire ; & en ce cas-là ce feront tout autant de nouvelles Efpèces à
l'égard de ceux qui ont ces idées & qui leur allignent des noms particuliers:
de forte qu'en vertu de ces différences ils peuvent diftinguer les Montres
en toutes ces diverfes Efpèces ; & alors le mot de Montre fera un terme gé-
nérique. Cependant ce ne feroient pas des Efpèces diftin&es par rapport à
des gens qui n'étant point Horlogers ignoreroient la eompofition intérieure
des Montres, & n'en auroient point d'autre idée que comme d'une Machi-
ne d'une certaine forme extérieure, d'une telle grofleur, qui marque les
heures par le moyen d'une aiguille. Tous ces autres noms ne feroient à leur
égard
Des Noms des Subflances. L i v. ï I î. 37?
égard qu'autant de termes fynonymes pour exprimer la même idée, & ne Chap. VI»
fignifieroient autre chofe qu'une Montre. Il en eft juftement de même dans
les chofes naturelles. Il n'y aperfonnc, je m'aflûre, qui doute que les Roues
ou les Refforts ( lij'ofe m'exprimer ainfi) qui agiflent intérieurement dans
ïin homme raifonnable & dans un Imbecille ne l'oient différens , de même
■ qu'il y a de la différence entre la forme d'un Singe, & celle d'un Imbecille.
Mais de favoir li l'une de ces différences, ou toutes deux font effentielles ou
fpecifiques , nous ne faurions le connoître que par la conformité ounon-con'
formité qu'un Imbecille & un Singe ont avec l'idée complexe qui eft figni-
fiée par le mot Homme; car c'eft uniquement par-là qu'on peut déterminer,
fi l'un de ces Etres eft Homme; s'ils le font tous deux, ou s'ils ne le font ni
l'un ni l'autre.
g. 40. Il eft aifé de voir par tout ce que nous venons de dire, la raifon Les Ef èces ■
pourquoi dans les Efpèces de Chofes artificielles il y a en général moins de ton- <*« choies ani.
fufton &? d'incertitude que dans celles des chofes naturelles. C'eft qu'une chofe moîns^confufes
artificielle étant un ouvrage d'homme que l'Artifan s'eft propofé défaire. & iue ce'Ies de?
dont par conféquent l'idée lui eft fort connue, on fuppofe que le nom de la " UI es'
chofe n'emporte point d'autre idée ni d'autre effence que ce qui peut être
certainement connu & qu'il n'eft pas fort mal-aifé de comprendre. Car l'i-
dée ou l'effence des différentes fortes de chofes artificielles ne confiftant pour
la plupart que dans une certaine figure déterminée des parties fenfibles, &
quelquefois dans le mouvement qui en dépend , ( ce que l'Artifan opère fur
la Matière félon qu'il le trouve néceifaire à la fin qu'il fe propofe ) il n'eft pas
au deifus de la portée de nos facilitez de nous en former une certaine idée,
& par-là de fixer la lignification des noms qui diftinguent les différentes Ef-
pèces des chofes artificielles, avec moins d'incertitude, d'obfcurité & d'é-
quivoque que nous ne pouvons le faire.à l'égard des chofes naturelles, dont
les différences & les opérations dépendent d'un mechanifme que nous ne fau-
rions découvrir.
§. 41. J'efpére qu'on n'aura pas de peine à me pardonner la penfée où je Les chofes u_
fuis, que les chofes artificielles font de diverfes Efpèces diftinct.es, aulfibien rifideiies font
que les naturelles; puifque je les trouve rangées auffi nettement & auffi dif- piCCsVdîftina«. ■
tinctement en différentes fortes par le moyen de différentes idées abftraites,
& des noms généraux qu'on leur affigne, lesquels font aulfi diftincfs l'un de
l'autre que ceux qu'on donne aux Subftances naturelles. Car pourquoi ne
' croirions-nous pas qu'une Montre & un Pijlolet font deux Efpèces diftinctes
l'une de l'autre auffi bien qu'un Cheval & un Chien, puifqu'elles font repré-
f .ntées à notre Efprit par des idées diftincles , & aux autres hommes par des
dénominations diftinctes ?
fi. 42. Il faut de plus remarquer à l'égard des Subflances, que de toutes £" feu,es sut»
, * ..* r r .£.. ^ o r 1 r 1 ■ J flanccs ont des
les divenes fortes d idées que nous avons, ce font les feules qui ayent des noms pioptcs.
noms propres, par où l'on ne défigne qu'une feule chofe particulière. Et
cela, parce que dans les Idées fimples, dans les Modes & dans les Relations
il arrive rarement que les hommes ayent occafîon de faire fouvent mention
d'aucune telle idée individuelle & particulière lorfqu'elle eft abfente. Ou-
tre que la plus grande partie des Modes mixtes étant des àclions qui périffent
dès
376 Des Noms des Subjlanccs. Liv. III.
^I!ap. VI. dès leur naiffance, elles ne font pas capables d'une longue durée, ainfi que
les Subftances qui font des Agents & dans lefquelles les Idées fimples qui
forment les Idées complexes, défignéespar un nom particulier, fubfiftent
long-temps unies enfemble.
Difficulté qu'il §• 43- Je £uls obligé de demander pardon à mon Lecteur pour avoir dif-
y a î ttaicet des couru ii long-temps fur ce fujet , & peut-être avec quelque obfcurité. Mais
M<"s, je le prie en même temps de confiderer combien il eft difficile de faire en-
trer une autre perfonne par le fecours des paroles dans l'examen des chofes
tnèmes lorfqu'on vient à les dépouiller de ces différences fpécifiques que
nous avons accoutumé de leur attribuer. Si je ne nomme pas ces chofes,
je ne. dis rien; & fi je les nomme, je les range par-là fous quelque Efpèce
particulière, & je fuggére à l'Efprit l'ordinaire idée abftraite de cette Ef-
pèce-là, par où je traverfe mon propre delfein. Car de parler d'un homme
& de renoncer en même temps à la lignification ordinaire du nom & Homme,
qui efb l'idée complexe qu'on y attache communément, & de prier le
Lefteur de confiderer Y Homme comme il eft en lui-même & félon qu'il eft
diftingué réellement des autres par fa conftitution intérieure ou eflence réel-
le, c'eft- à-dire par quelque chofe qu'il ne connoit pas, c'eft, cefemble,
un vrai badinage. Et cependant c'eft ce que ne peut fe difpenfer de faire
quiconque veut parler des Elfences ou Efpèces fuppofées réelles , entant
qu'on les croit formées par la Nature ; quand ce ne feroit que pour faire
entendre qu'une telle chofe fignifiée par les noms généraux dont on fe fert
pour défigner les Subftances , n'exifte nulle part. Mais parce qu'il eft dif-
ficile de conduire l'Efprit de cette manière en fe fervant de noms connus &
familiers , permettez-moi de propofer encore un exemple qui falïe connoître
plus clairement les différentes vues fous lefquelles l'Efprit confidere les noms
& les idées fpécifiques , & de montrer comment les idées complexes des
Modes ont quelquefois du rapport à des Archétypes qui font dans l'Efprit de
quelque autre Etre intelligent, ou ce qui eft la même chofe, à lafignifica-
tion que d'autres attachent aux noms dont on fe fert communément pour
défigner ces Modes ; & comment ils ne fe rapportent quelquefois à aucun
Archétype. Permettez-moi aulfi de faire voir comment l'Efprit rapporte
toujours fes idées des Subftances, ou aux Subftances mêmes, ou à la figni-
ca.ion de leurs noms, comme à des Archétypes, & d'expliquer nettement,
quelle eft la nature des Efpèces ou de la reduétion des Chofes en Efpèces,
félon que nous la comprenons & que nous la mettons en ufage; & quelle
elt la nature des elfences qui appartiennent à ces Efpèces , ce qui peut-être
contribue beaucoup plus qu'on ne croit d'abord, à découvrir quelle eft l'é-
. tendue & la certitude de nos connoiffances.
j*iEjX»emmixt« 5- 44- Suppofons Adam dans l'état d'un homme fait, doué d'un Efprit
dus les mois folide, mais dans unPaïs Etranger, environné de chofes qui lui font toutes
NiTupt. & nouvelles & inconnues , fans autres facilitez pour en acquérir la connoiffan-
ce, que celles qu'un homme de cet âge a préfentement. Il voit Lantech
plus trifte qu'à l'ordinaire, & il fe figure que cela vient du foupçon qu'il
a conçu que fa femme Ad.ih qu'il aime paffionnément , n'ait trop d'amitié
pour un a-utrj homme. Adam communique ces penfees-là à Eve, & lui
recom-
Des Noms des Subjlânces. Liv. III. 377
recommande de prendre gardé qu'Adah ne fade quelque folie; & dans Chap. VI,
cet entretien qu'il a avec Eve, il fe fert de ces deux mots nouveaux
Kinneah & Niouph. I! paroit dans la fuite qu'Adam s'eft trompé ; car
il trouvé que la mélancolie de Lamech vient d'avoir tué un homme.
Cependant les deux mots Kinneah & Niouph ne perdent point leurs
lignifications diftinctes, le premier lignifiant le lbupçon qu'un Mari a
de l'infidélité de fa femme, & l'autre l'aête par lequel une femme com-
met cette infidélité. 11 eft évident que voilà deux différentes Idées
complexes de Modes mixtes , défignées par des noms particuliers, deux
efpèces diftinctes d'actions effenticllement différentes. Cela étant, je de-
mande en quoi confiffcoient les effences de ces deux Efpèces diftincles
d'actions. 11 eft vifible qu'elles confiftoient dans une combinaifon pré-
cife d'Idées fimples, différente dans l'une & dans l'autre. Mais l'idée
complexe qu'Adam avoit dans l'Efprit & qu'il nomme Kinneah, étoit-
clle complète, ou non? Il eft évident qu'elle étoit complète: car étant
une combinaifon d'Idées fimples qu'il avoit affemblées volontairement
fans rapport à aucun Archétype , fans avoir égard à aucune chofe qu'il
prit pour modèle d'une telle combinaifon, l'ayant formée lui-même par
abftraélion & lui ayant donné le nom de Kinneah pour exprimer en
abrégé aux autres hommes par ce feul fon toutes les idées fimples con-
tenues & unies dans cette idée complexe, il s'enfuit néceffairement de
là que c'étoit une idée complète. Comme cette combinaifon avoit été
formée par un pur effet de fa volonté, elle renfermoit tout ce qu'il a-
voit deffein qu'elle renfermât ; & par conféquent elle ne pouvoit qu'ê-
tre parfaite & complète , puisqu'on ne pouvoit fuppofer qu'elle fe rap-
portât à aucun autre Archétype qu'elle dût repréfenter.
g. 45. Ces mots Kinneah & Niouph furent introduits par dégrez dans
î'ufage ordinaire, & alors le cas fut un peu différent. Les Enfans d'A-
dam avoient les mêmes facultez, & par conféquent, le même pouvoir
qu'il avoit , d'affembler dans leur Efprit telles idées complexes de Mo-
des mixtes qu'ils trouvoient à propos , d'en former des abftractions , &
d'inftituer tels fons qu'ils vouloient pour les défigner. Mais parce que
I'ufage des noms conlifte à faire connoître aux autres les idées que nous
avons dans l'Efprit , on ne peut en venir là que lorfque le même figne
lignifie la même idée dans l'Efprit de deux perfonnes qui veulent s'en-
tre-communiquer leurs penfées &. difeourir enfemble. Ainlî ceux d'en-
tre les Enfans d'Adam qui trouvèrent ces deux mots, Kinneah & Niouph ,
reçus dans I'ufage ordinaire , ne pouvoient pas les prendre pour de vains
fons qui ne fignifioient rien , mais ils dévoient conclurre néceffairement
qu'ils fignifioient quelque chofe, certaines idées déterminées, des idées
abftraites, puifque c'étoient des noms généraux; lefquelles idées abftrai-
tes étoieut des effences de certaines Efpèces diftinguées de toute autre
par ces noms-là. Si donc ils vouloient fe fervir de ces Mots comme
de noms d'Efpèces déjà établies & reconnues d'un commun confente-
ment, ils étoient obligez de conformer les idées qu'ils formoient en
eux-mêmes comme fignifiées par ces noms-là aux idées qu'elles fignifioient
B b b dans
37$
Des Noms des Sub fiances. Liv. III.
Chai\ VI.
jaloufie & t*j
dtÀMtére,
#
Exemples des
Subftances d.ns
Je mot Zabxb,
dans l'Efprit des autres hommes, comme à leurs véritables modèles. Et
dans ce cas Ls idées qu'ils fe formoient de ces Modes complexes étoientfans
doute fujettes à être incomplètes, parce qu'il peut arriver facilement que
ces fortes d'Idées & fur-tout celles qui font compofées de combinaifons de
quantité d'idées , ne répondent pas exactement aux idées qui font dans
'Efprit des autres hommes qui fe fervent des mêmes noms. Mais à cela il
y a pour l'ordinaire un remède tout prêt, qui eft de prier celui qui fe fert
d'un mot que nous n'entendons pas , de nous en dire la fignification ; car
il eft auffi impofiible de favoir certainement ce que les mots de jaloufie &
à' adultère , qui , je croi , répondent aux mots Hébreux * Kinneah &
Nioupb , fignifient dans l'Efprit d'un autre homme avec qui je m'entre-
tiens de ces chofes, qu'il étoit impoffible dans le commencement du Lan-
gage de favoir ce que Kinneah & Nioupb fignifioient dans l'Efprit d'un au-
tre homme fans en avoir entendu l'explication, puifque ce font des fignes
arbitraires dans l'Efprit de chaque perfonne en particulier.
g. 46. Confiderons préfentement de la même manière les noms des Subf-
tances, dans la première application qui en fut faite. Un des Enfans d'A-
dam courant çà & là fur des Montagnes découvre par hazard une Subftan-
çe éclatante qui lui frappe agréablement la vûë. Il la porte à Adam qui ,
après l'avoir confiderée, trouve qu'elle eft dure, d'un jaune fort brillant &
d'une extrême pefanteur. Ce font peut-être là toutes les Qualitez qu'il y
remarque d'abord, & formant par abftracrion une idée complexe, compo-
fée d'une Subftance qui a cette particulière couleur jaune, & une très-
grande pefanteur par rapport à fa malle , il lui donne le nom de Zabab,
pour déligner par ce mot toutes les Subftances qui ont ces qualitez fenfi-
bles. Il eft évident que dans ce cas Adam agit d'une toute autre manière
qu'il n'a fait en formant les idées de Modes mixtes auxquelles il a donné les
noms de Kinneah & de Nioupb. Car dans ce dernier cas il joignit enfem-
ble , par le feul fecours de fon imagination , des Idées qui n'étoient point
prifes de l'exiftence d'aucune chofe , & leur donna des noms qui puffent
fervir à défigner tout ce qui fe trouveroit conforme à ces idées abftraites
qu'il avoit formées, fans confiderer fi aucune telle chofe exiftoit ou non.
Là le modèle étoit purement de fon invention. Mais lorfqu'il fe forme
une idée de cette nouvelle Subftance , il fuit un chemin tout oppofé , car il y a
en cette occafion un modèle formé par la Nature : de forte que voulant fe
le repréfenter à lui-même par l'idée qu'il en a lors même que ce modèle eft
abfent, il ne fait entrer dans fon idée complexe nulle idée fimple dont la
perception ne lui vienne de la chofe même. Il a foin que fon idée foit con-
forme à cet Archétype , & veut que le nom exprime une idée qui ait une
telle conformité.
§. 47. Cette portion de Matière qu'Adam défigna ainfi par le terme de
Zabab, étant entièrement différente de toute autre qu'il eût vu aupara-
vant, il ne fe trouvera, je croi, perfonne qui nie qu'elle ne conftituë une
Efpèce diftinéte qui a fon effence particulière, & que le mot de Zabab ne
foit le figne de cette Efpèce , & un nom qui appartient à toutes les chofes
qui participent à cette ElTence. Or il eft vifible qu'en cette occafion l'ef-
fence
Des Noms des Subfiances. Liv. III. 379
fence qu'Adam défigna par le nom de Zabaù, ne comprenoit autre chofe Chap. VL
qu'un corps dur, brillant, jaune & fort pefant. Mais la curiofité natu-
relle à l'Éfprit de l'Homme qui ne fauroitfe contenter delà connoiffance de
ces Qualitez fuperficielles, engage Adam à confîderer cette Matière de plus
près. Pour cet effet , il la frappe avec un caillou pour voir ce qu'on y
peut découvrir en dedans. Il trouve qu'elle cède aux coups, mais qu'elle
n'eft pas aifement divifée en morceaux, & qu'elle fe plie fans fe rompre.
La ductilité ne doit-elle pas, après cela, être ajoutée à fon idée précéden-
te, & faire partie de l'effence de l'Efpcce qu'il défigne par le terme de Za-
hub { Déplus particulières expériences y découvrent la fuiibilité & la fixi-
té. Ces dernières proprietez ne doivent-elles pas entrer auffi dans l'idée
complexe qu'emporte le mot de Zabab, par la même raifon que toutes les
autres y ont été admifes? «Si l'on dit que non, comment fera-t-on voir que
l'une doit être préférée à l'autre? Que s'il faut admettre celles-là, dès-lors
toute autre propriété que de nouvelles obfervations feront connoître dans
cette Matière, doit par la même raifon faire partie de ce qui conftituè' cet-
te idée complexe, fignifiée par le mot de Zahab, & être par conféquent
l'eflènce de l'Efpèce qui eft delignée par ce nom-là ; & comme ces proprietez
font infinies, il eft évident qu'une idée formée de cette manière fur un tel
Archétype , fera toujours incomplète.
§. 48. Mais ce n'eft pas tout; il s'enfuivroit encore de là que les noms Les idées des
des Subftances auroient non feulement différentes fignifications dans la imp^rfahes'""*
bouche.de diverles perfonnes (ce qui eft effectivement ) mais qu'on lefup- à caufe décela,
poferoit ainli, ce qui répandroit une grande confufion dans le Langage. diveif"'
Car iî chaque qualité que chacun découvrirait dans quelque Matière que ce
fût, étoit fuppofee faire une partie néceffaire de l'idée complexe ligni-
fiée par le nom commun qui lui eft donné , il s'enfuivroit néceffairement
de là que les hommes doivent fuppofer que le même mot fignifie différentes
chofes en différentes perfonnes, puifqu'onne peut douter que diverfes per-
fonnes ne puiffent avoir découvert plufieurs qualitez dans des Subftances
de la même dénomination , que d'autres ne connoiffent en aucune ma-
nière.
§. 40. Pour éviter cet inconvénient , certaines gens ont fuppofé une tomBxa
effence réelle, attachée à chaque Efpèce , d'où découlent toutes ces pro- 0» (uppofe '
priétez, & ils prétendent que les noms dont ils fe fervent pour défigner les T?,?"™06
Efpèces, lignifient ces fortes d'Effences. Mais comme ils n'ont aucune idée
de cette effence réelle dans les Subftances, & que leurs paroles ne lignifient
que les Idées qu'ils ont dans l'Efprit, cet expédient n'aboutit à autre chofe
qu'à mettre le nom ou le ion à la place de la chofe qui a cette effence réelle y-
fans favoir ce que c'eft que cette effence, &c'eft là effectivement ce que font
les hommes quand ils parlent des Efpèces des chofes en fuppofant qu'elles
font établies par la Nature, & diftinguées par leurs effences réelles.
§. 50. Et pour cet effet , quand nous difons que tout Or eft fixe , vo- fj"n n'ift'd'ai».
yons ce qu'emporte cette affirmation. Ou cela veut dire que h. fixité eft cun ufage.
une partie de la Définition, une partie de l'Efiènee nominale que le mot
Or fignifie, & par conféquent cette affirmation, Tout Or ejî fixe, ne con-
B b b 2 tient
38o Des Noms des Subjlances. Liv. III.
Ciur. VI. tient autre chofe que la fignification du terme d'Or. Ou bien cela fignifie
que la fixité ne faifantpas partie de la Définition du moc Or, c'eft une pro-
priété de cette Subfiance même ; auquel cas il eft vifible que le mot Or
tient la place d'une Subfiance qui a PefTence réelle d'une Efpèce de chofes,
formée par la Nature: fubflitution qui donne à ee mot une fignification fi
çonfufe & fi incertaine, qu'encore que cette Propofition , l'Or eft fixe ,
foit en ce fens une affirmation de quelque chofe de réel, c'eft pourtant une
vérité qui nous échappera toujours dans l'application particulière que nous
en voudrons faire; & ainfi elle eft incertaine & n'a aucun ufage réel. Mais
quelque vrai qu'il foit que tout Or , c'eft-à-dire tout ce qui a l'effence réel-
le de l'Or, eft fixe", à quoi fert cela, puifqu'à prendre la chofe en ce fens,
nous ignorons ce que c'eft qui eft ou n'eft pas Or? Car fi nous neconnoif-
fons pas l'effence réelle de l'Or , il eft impoffible que nous connoilïions quel-
le particule de Matière a cette effence , & par conféquent fi telle particule
de matière eft véritable Or, ou non.
conciufion. §• 5i- Pour conclurre ; la même liberté qu'Adam eut au commence-
ment de former telles idées complexes de Modes mixtes qu'il vouloit,fans
fuivre aucun autre modèle que fes propres penfées , tous les hommes l'ont
eue depuis ce temps-là; & la même néceffité qui fut impofée à Adam de
conformer fes idées des Subftances aux chofes extérieures , s'il ne vouloit
point fe tromper volontairement lui-même, cette même néceffité a été de-
puis impofée à tous les hommes. De même la liberté qu'Adam avoit d'at-
tacher un nouveau nom à quelque idée que ce fût , chacun l'a encore au-
jourd'hui, & fur-tout ceux qui font une Langue, fi l'on peut imaginer de
telles perfonnes ; nous avons, dis-je, aujourd'hui ce même droit, mais
avec cette différence que dans les Lieux où les hommes unis en focieté ont
déjà une Langue établie parmi eux, il ne faut changer la fignification' des
mots qu'avec beaucoup de circonfpeétion & le moins qu'on peut, parce que
les hommes étant déjà pourvus de noms pour déiigner leurs idées, & l'ufage
ordinaire ayant approprié des noms connus à certaines idées , ce feroit une
chofe fort ridicule que d'affecter de leur donner un fens différent de celui
qu'ils ont déjà. Celui qui a de nouvelles notions , fe hazardera peut-être
quelquefois de faire de nouveaux termes pour les exprimer ; mais on regar-
de cela comme une efpèce de hardieffe; & il eft incertain fi jamais l'ufage
ordinaire les autorifera. Mais dans les entretiens que nous avons avec les
autres hommes , il faut néceffairement faire en forte que les idées que nous
défignons par les mots ordinaires d'une Langue , foient conformes aux idées .
qui font exprimées par ces mots-là dans leur fignification propre & connue ,
ce que j'ai déjà expliqué au long; ou bien il faut faire connoïtre diflincte-
ment le nouveau fens que nous leur donnons.
CHA.
Des T articules. Liv. III. 3 Ci
Cha?. vir.
♦s tniHmMiH* ttNH^*^NHf» «$* •$§&* «Mwai» mik «tu» *§§s* «s* khi»
CHAPITRE VHi
D« Particules.
§• 1. /\Utre les Mots qui fervent à. nommer les idées qu'on a dans t«p«nicnies
V^/ l'Efprii, il y en a un grand nombre d'autres, qu'on employé lient iespaitie*.
~ . r, , r ■ nr«i* • 1 t 1 ' I il r «îsPiopoIïtions
pour fignifier la connexion que 1 Efpnt met entre les Idées ou les Fropoli- o.icsPropot;-
tions, qui compofent le Difcours. Lorfquc l'Efprit communic]ue Tes pen- tions "tiétes,
fées aux autres, il n'a pas feulement befoin de lignes qui marquent les idées
qui fe présentent alors à lui, mais d'autres encore pour déiïgner ou faire
connoître quelque action particulière qu'il fait lui-même, & qui dans ce
temps-là fc rapporte à ces idées. C'eft ce qu'il peut faire en diverfes maniè-
res. Cela eft , cela n'eft pas, font les lignes généraux dont l'Efprit fe fert
en affirmant ou en niant. Mais outre l'affirmation & la négation, fans
quoi il n'y a ni vérité ni fauffeté dans les paroles; lorfque l'Efprit veut faire
connoître fes penfées aux autres, il lie non feulement les parties des Propo-
rtions, mais des fentences entières l'une à l'autre, dans toutes leurs diffé-
rentes relations & dépendances, afin d'en faire un difcours fuivi.
§. 2. Or ces Mots par lefqucls l'Efprit exprime cette liaifon qu'il donne c'eit dnnsiebo*
aux différentes affirmations ou négations pour en faire un raifonnement con- uiagedespjui.
tinué, ou une narration fuivie, on les appelle en général des Particuls; rà "debYenpai- '
& c'eft de la jufte application qu'on en fait, que dépend principalement la leri
clarté & la beauté du ftile. Pour qu'un homme penfe bien, il ne fuffit
pas qu'il ait des idées claires & diltinétes en lui-même , ni qu'il obferve la
convenance ou la difeonvenance qu'il y a entre quelques-unes de ces Idées,
il doit encore lier fes penfées , & remarquer la dépendance que fes raifonne-
mens ont l'un avec l'autre. Et pour bien exprimer ces fortes de penfées,
rangées méthodiquement , & enchaînées l'une à l'autre par des raifonnemens
fuivis, il lui faut des termes qui montrent la connexion, la reflriclion, hdif-
tincJicfi, Yoppofttion, Yemphafe, &c. qu'il met dans chaque partie refpecli-
ve de fon Difcours. Que fi l'on vient à fe méprendre dans l'application de
ces particules, on embarraffe celui qui écoute, bien loin cle l'inftruire.
Voilà pourquoi ces Mots, qui par eux-mêmes ne font point effectivement
le nom d'aucune idée, font d'un ufage li confiant & fiindifpenfable dans la
Langue, & fervent fi fort aux hommes pour fe bien exprimer.
§. 3. Cette partie de la Grammaire qui traite des Particules a peut-être les particule»
été aufii négligée que quelques autres ont été cultivées avec trop d'exa&i- ,"* ^.j" ™p0pn0"rt
tude. Il ell aifé d'écrire l'un après l'autre des Cas & des Genres, des Modes l'Eipm met en-
& des Temps , des Gérondifs 6c des Supins. C'eft à quoi l'on s'eft attaché tIC " per"
avec grand foin ; & dans quelques Langues on a aulïî rangé les particules
fous différens chefs avec une extrême apparence d'exactitude. Mais quoi
que les Prépofitions , les Conjonctions, &c. foient des noms fort connus dans
la Grammaire, & que les Particules. qu'on renferme fous ces titres, foient'
Bbb 3 raa-
3$i Dis P articules. Liv. III.
C n a p. V I. rangées exaucement fous des fubdivifions diftin&es ; cependant qui voudra
montrer le véritable ufage des Particules, leur force & toute l'étendue de
leurs lignifications , ne doit pas fe borner à parcourir ces Catalogues: il
faut qu'il prenne un peu plus de peine, qu'il reflechifle fur fes propres pen-
fées, & qu'il obferve avec la dernière exactitude les différentes formes que
fou Efprit prend en dilcourant.
§. 4. Et pour expliquer ces Mots, il ne fuffit pas de les rendre, comme
on fait ordinairement dans les Dictionnaires, par des Mots d'une autre Lan-
gue qui approchent le plus de leur lignification, car pour l'ordinaire il eft
aulîi mal-aifé de comprendre dans une Langue que dans l'autre ce qu'on en-
tend précifement par ces Mots-là. Ce font tout autant de marques de quel-
que action de ï Efprit ou de quelque chofe qu'il veut donner à entendre : ainli,
pour bien comprendre ce qu'ils lignifient, il faut conliderer avec foin les
différentes v.ûè's, poftures, fituations , tours, limitations, exceptions &
autres penfees de l'Efprit que nous ne pouvons exprimer faute de noms, ou
parce que ceux que nous avons , font très-imparfaits. Il y a une grande
variété de ces forces de penfées , & qui furpaflent de beaucoup le nombre
des Particules que la plupart des Langues fourniffent pour les exprimer.C'eft-
pourquoi l'on ne doit pas être furpris que la plupart de ces Particules ayent
des lignifications différentes, & quelquefois prefque oppoièes. Dans la Lan-
gue Hébraïque il y a une particule qui n'eft compofee que d'une feule let-
tre, mais dont on compte, s'il m'en fouvient bien, fc-ixante-dix ,• ou cer-
tainement plus de cinquante lignifications différentes.
Exemple tL-e de §. 5- (i) Mais eft une des particules les plus communes dans notre Lan-
la Particule Mais, gue , & après avoir dit que c'eft une Conjonclion difcrétive qui répond au
Sed des Latins , on penfe l'avoir fuffifamment expliquée. Cependant il me
femble qu'elle donne à entendre divers rapports que l'Efprit attribue à dif-
férentes Propofitions ou parties dePropolitions qu'il joint par ceMonofyllabe.
Premièrement, cette Particule fert à marquer contrariété , exception,
différence. Il eft fort honnête homme , Mais il eft trop piompt. Vous pouvez
faire un tel marché ' , Mais prenez garde qu'on ne vous trompe. Elle riefi pas fi
belle qu'une telle, Mais enfin elle eft jolie.
I I. Elle fert à rendre raifon de quelque chofe dont on fe veut excufer. //
eft vrai , je l'ai battu , AI a 1 s j'en cvois Jujet.
III. Mais pour ne pas parler davantage fur ce fujet : Exemple cù cette
Particule fert à faire entendre que l'Efprit s'arrête dans le chemin où il
alloit, avant que d'être arrivé au bout.
IV. (2) Fous priez Dieu, Mais ce n 'eft pas, qu il veuille vous amener h
la
(1) En Anglois But. Notre Mais ne répond riftes blâmeront peut-être deux Mais dans une
point exactement à ce mot Anglois, comme il même période , mais ce n'eft pas dequoi il s'a»
paroit vifiblejment par les divers rapports que git. Suffit qu'on voye par- là que l'Efprit marque
l'Auteur remarque dans cette Particule, dont par une feule particule deux rapports fort diffe-
il y en a quelques-uns q'ii ne fauroientétreap- rens: & je ne fai même, fi malgré les règles
plrquez. à notre Mais. Comme je ne pouvons fcrupuleufes de nos Grammairiens , il n'eft pas
traduire ces exemples en notre Langue, j'en néceflaire d'employer quelquefois ces deux
ai mis d'autres à la place, cuej'ai tirez en par- Mais, pom marquer plus vivement & plus net-
tie du Diciionaire del' Acadtinie Yranpife. temerrt ce qu'on a dans l'Efprit. Cela foit dit
(1} Cet exemple elt dajjs l'Anglois. Nos Pu- fans décider.
' Des Païtkîiks. Liv. III. 383
la connoijfance de la vraye Religion. V. Ma i s qu'il vous confirme clans la vôtre. C 11 a r. V 1 1.
Le premier de ces Mais défigne une fuppofition dans l'Efprit de quelque
chofe qui eft autrement qu'elle ne devroit être; & le fécond fait voir,
que l'Efprit met une oppolition directe entre ce qui fuit & ce qui précède.
VI. Mais fert quelquefois de tranfition (1) pour revenir à un fujet, ou
pour* quitter celui dont on parloit. Mais revenons à ce que nous difwns tan-
tôt. (2) Mais laijfons Chapelain pour la dernière fois.
g. 6. A ces lignifications du mot de Mais, j'en pourrois ajouter fans dou- °n n'a '«.«M
te plulieurs autres, fi je me faifois une affaire d'examiner cette Particule forUegeiément?6
dans toute fon étendue, & de la confidercr dans tous les Lieux où elle peut
fe rencontrer. Si quelqu'un vouloit prendre cette peine, je doute que dans
tous les fens qu'on lui donne, elle put mériter le titre de diferétive, par où
les Grammairiens la défignent ordinairement. Mais je n'ai pas defïein de
donner une explication complète de cette efpèce de lignes. Les exemples
que je viens de propofer fur cette feule particule , pourront donner occalion
de réfléchir fur l'ufage & fur la force que ces Mots ont dans le Difcours , &
nous conduire à la confédération de plulieurs actions que notre Efprit a
trouvé le moyen de faire fentir aux autres par le fecours de ces Particules,
dont quelques-unes renferment conftamment le fens d'une Propofition en-
tière , & d'autres ne le renferment que lors qu'elles font conftruites d'u-
ne certaine manière.
CHAPITRE VIII.
Des Termes abjlraits &f concrets. ChAp. VIII.
S. 1. T E s Mots communs des Langues , & l'ufaee ordinaire que nous Les terin«s abf-
■* c -r • a 1- • i F „ __ a traits ne peuvent
| f en huions , auroient pu nous fournir des lumières pour connoi- être affirmez rUn
tre la nature de nos Idées, fi l'on eût pris la peine de les confiderer avec «k l'autre, &
attention. L Elpnt, comme nous avons lait voir, a la puillance d abjtraire
fes idées, qui par-là deviennent autant d'eflences générales par où les cho-
fes font diftinguées en Efpèces. Or chaque idée abftraite étant diflindle,
en forte que de deux l'une ne peut jamais être l'autre, l'Efprit doit apper-
cevoir par fa connoilTance intuitive la différence qu'il y a entre elles ; & par
conféquent dans des Propofitions deux de ces Idées ne peuvent jamais être
affirmées l'une de l'autre. C'ell ce que nous voyons dans l'Ufage ordinaire
des Langues , qui ne permet pas qui deux termes abjlraits , ou deux noms d'I-
dées
(1) Une chofe digne de remarque, c'eft Tere? Ce qui, pour le dire en partant , prouve
■que les Latins fe fervoitnt quelquefois de r,am d'une manière plus fenfible ce que vient de cite
en ce fens-là. Nam quid ego dicam de Pane, M. Locl.e , qu il ne faut pas chercher dans les
dit Tennce, Andr. AllA. Se. VI. v. 18. 11 ne * Didionnairts la lignification de ces Particules,
faut que voir l'endroit pour être convaincu mais dans la difpolition d'tfpiit où fe trouve
qu'on ne le peut mieux traduire en François que celui qui s'en feit.
par ces paroles, £i. aïs ^ue dirai -je de mon \i) Defj>r(anx , Sat.IX.v. 241.
384 Dm Tcrmts abflraits à- concrets. Liv. III.
Cfl AT. VIII. dées abftraites /oient affirmez l'un de Vautre. Car quelque affinité qu'il pa-
roiffe y avoir entr'eux, & quelque certain qu'il foit, par exemple, qu'un
homme eft un Animal , qu'il eft raifonnable , qu'il efl blanc , &c. cependant
chacun voit d'abord la fauffeté de ces Proportions , X Humanité eft Anima-
lité, ou Raifonnabiïitè ', ou Blancheur. Cela eft d'ur.e aufii grande éviden-
ce qu'aucune des Maximes le plus généralement reçues. Toutes nos affir-
mations roulent donc uniquement fur des idées concrètes , ce qui efl affir-
mer non qu'une idée abftraite efl une autre idée,mais qu'une idée abflraite
efl jointe à une autre idée. Ces idées abflraites peuvent être de toute Efpè-
ce dans les Subfiances, mais dans tout le refle elles ne font guère autre chc-
fe que des idées de Relations. D'ailleurs, dans les Subfiances, les plus or-
dinaires font des idées de PuilT.ince; par exemple, un homme eft blanc, li-
gnifie que la Chofe qui a l'efTence d'un homme $ a auffi en elle l'efTence
de blancheur , qui n'efl autre chofe qu'un pouvoir de produire l'idée de blan-
cheur dans une perfonne dont les yeux peuvent difeerner les Objets ordi-
naires : ou , un homme eft rni/onnable, veut dire que la même chofe qui a l'ef-
fence d'un homme a aufii en elle l'efTence de Rai/onnabilitê ', c'efl-à-dire, la
puifTance de raifbnner.
ils montrent la §. 2. Cette diflinclion des Noms fait voir auffi la différence de nos
différence de nos i^es . car f, nous y prenons garde j nous trouverons que nos Idées /impies
ont toutes des noms abftraits aujji bien que de concrets, dont l'un ( pour parler
en Grammairien)' efl un Subftantif , & l'autre un Adjectif, comme blan-
cheur, blanc; douceur , doux. 11 en efl de même à l'égard de nos Idées des
Modes & des Relations, comme Juftice , jufte ; égalité, égal; mais avec
cette feule différence, que quelques-uns des noms concrets des Relations,
fur tout ceux qui concernent l'Homme , font Subflantifs , comme paternité,
père; de quoi il ne feroit pas difficile de rendre raifon. Quant à nos idées
des Subfiances, elles n'ont que peu de noms abflraits, ou plutôt elles n'en
ont abfolument point. Car quoi que les Ecoles ayent introduit les noms
d' Animalité, d'Humanité, deCorporcïté, & quelques autres ; ce n'efl rien
en comparaifon de ce nombre infini de noms de Subfiances auxquels les
Scholafliques n'ont jamais été affez ridicules pour joindre des noms abflraits:
& le petit nombre qu'ils ont forgé, & qu'ils ont mis dans la bouche de leurs
Ecoliers, n'a jamais pu entrer dans l'Ufage ordinaire, ni être autorifé dans
le Monde. D'où l'on peut au moins conclurre, cemefemble, que tous
les hommes reconnoiffent par-là qu'ils n'ont point d'idée des effences réelles
des Subflances, puifqu'ils n'ont point de noms dans leurs Langues pour les
exprimer, dont ils n'auroient pas manqué fans doute de fe pourvoir, fi le
fentiment par lequel ils font intérieurement convaincus que ces EfTences leur
font inconnues, ne les eût détournez d'une fi frivole entreprife. Ain/i,
quoi qu'ils ayent affez d'idées pour diflinguer l'Or d'avec une pierre, & le
Métal d'avec le Bois , ils n'oferoient pourtant fe fervir des mots (i) Aurei-
tas , Saxeitas, Mctaileitas , Ligneitas, & de tels autres noms, par ou ils
pré-
Ci) Ces Mots qui font tout- à -fait barbares en Latin, paroîrroient de la dernière extrava-
gance en François.
De V Imperfection des Mots. L i v. 1 1 1. 385*
prétendroient exprimer les effences réelles de ces Subftances dont ils feroient C H A P.VIII.
convaincus qu'ils n'ont aucune idée. Et en effet ce ne fut que la Doétrine
des Formes Subjlantielles , & la confiance téméraire de certaines perfonnes,
déftituées d'une connoiffance qu'ils prétendoient avoir, qui firent première-
ment fabriquer & enfuite introduire les mots d' Animalité & & Humanité ,
& autres femblables, qui cependant n'allèrent pas bien loin de leurs Ecoles,
& n'ont jamais pu être de mife parmi les gens raifonnables. Je fai bien que
le mot humanitas étoit en ufage parmi les Romains , mais dans un fens bien
différent; car il ne fignifioit pas l'effence abftraite d'aucune Subftance.
C'étoit le nom abftrait d'un Mode, fon concret étant humanus (1), & non
pas homo.
CHAPITRE IX. Ciiap. IX.
De î Imperfection des Mots.
IL eft aifé de voir par ce qui a été dit dans les Chapitres précedens, n°us„ou:
quelle imperfection il y a dans le Langage, & comment la nature t£\ucint
ius fervons
i poiuen-
regitrer nos pro-
méme des Mots fait qu'il eft prefque inévitable que plufieurs d'entr'eux n'a- Pies rcnfe« &
-..-..■*, r o • • ri ■ 1 1 • ■ P°"r 'es commu-
yent une lignification douteule & incertaine, Pour découvrir en quoi con- niquei aux autres,
lifte la perfection & l'imperfection des Mots, il eft néceffaire, en premier
lieu, d'en confidérer l'ufage & la fin, car félon qu'ils font plus ou moins
proportionnez à cette fin, ils font plus ou moins parfaits. Dans la premiè-
re partie de ce Difcours nous avons fouvent parlé par occafion d'un double
ufage qu'ont les Mots.
1. L'un eft, d'enregîtrer , pour ainfi dire, nos propres penfées.
2. L'autre, de communiquer nos penfées aux autres.
S. 2. Quant au premier de ces ufapres qui eft d'enregîtrer nos propres Tout ™ot P£ut
penfées pour aider notre Mémoire, qui nous tait , pour aind dire, parler a nos penfées.
nous-mêmes; toutes fortes de paroles, quelles qu'elles foient, peuvent fer-
vir à cela. Car puifque les fons font des fignes arbitraires & indifferens de
quelque idée que ce foit , un homme peut employer tels mots qu'il veut
pour exprimer à lui-même fes propres idées ; & ces mots n'auront jamais
aucune imperfection, s'il le fert toujours du même figne pour défigner la
même idée, car en ce cas il ne peut manquer d'en comprendre le fens, en
quoi confifte le véritable ufage & la perfection du Langage.
§. 3. En fécond lieu, pour la communication qui fe fait entre les hom- I[ r a u"e double
mes par le moven des paroles , les Mots ont auffi un double ufage : parpaiaks'rûne
I. L'un eft Civil. eftcwiie &rao.
II. Et l'autre Philofophique. trepmiofopi,^
Premièrement, par X ufage civil j'entens cette communication de penfées
& d'idées par le fecours des Mots , autant qu'elle peut fervir à la converfa-
tion & au commerce qui regarde les affaires & les commodkez ordinaires
de
(1) C'cft ainfi qu'en François, à' humain nous avons fait humanité,
C c c
386 De l'Imperfection des Mots. Liv. I il.
Chat. ^X. cje ja yje Qvye dans les différences Sociécez qui lient les hommes les uns
aux autres.
En fécond lieu , par Yufage philofophique des Mots j'entens l'ufage qu'on
en doit faire pour donner des notions précifes des Chofes, & pour expri-
mer en proportions générales des véritez certaines & indubitables fur lef-
quelles l'Efprit peut s'appuyer, & dont il peut être fatisfait dans la recher-
che de la Vérité. Ces deux Ufages font fort diftintts ; & l'on peut fe
paffer dans l'un de beaucoup moins d'exaclitude que dans l'autre, comme
nous verrons dans la fuite,
fimpeifcftion §. 4. La principale fin du Langage dans la communication que les hom-
ramWguité de mes f°nt de 'eurs penfées les uns aux autres, étant d'être entendu, les Mots
îems ffgnifica- , ne fauroient bien fervir à cette fin dans le Difcours Civil ou Philofophique,
lorfqu'un mot n'excite pas dans l'Efprit de celui qui écoute , la même idée
qu'il fignifie dans l'Efprit de celui qui parle. Or puifque les fons n'ont au-
cune liaifon naturelle avec nos Idées , mais qu'ils tirent tous leur lignifica-
tion de l'impofition arbitraire des hommes , ce qu'il y a de douteux & d'in-
certain dans leur fignification , (en quoi confiile l'imperfeclion dont nous
parlons préfentement ) vient plutôt des idées qu'ils lignifient que d'aucune
incapacité qu'un fon ait plutôt qu'un autre, de fignifier aucune idée, car
à cet égard ils font tous également parfaits.
Par conféquent, ce qui fait que certains Mots ont une lignification plus
douteufe & plus incertaine que d'autres, c'efl la différence des Idées qu'ils
lignifient.
Q-^n" fçnt les g. 5. Comme les Mots ne lignifient rien naturellement , il faut que ceux
impeifeciion.1 qui veulent s'entrecommuniquer leurs penfées, & lier un difcours intelligi-
ble avec d'autres perfonnes en quelque Langue que ce foit, apprennent &
retiennent l'idée que chaque mot fignifie : ce qui eft fort difficile à faire
dans les cas fuivans.
I. Lorfque les idées que les Mots lignifient, font extrêmement comple-
xes, & compofées d'un grand nombre d'idées jointes enfemble.
II. Lorfque les Idées que ces Mots fignifient , n'ont point de liaifon na-
turelle les unes avec les autres , de forte qu'il n'y a dans la Nature aucune
mefure fixe , ni aucun modèle pour les reèlifier & les combiner.
III. Lorfque la fignification d'un Mot fe rapporte à un modèle, qu'il
n'eil pas aifé de connoître.
IV. Lorfque la fignification d'un Mot, & l'effence réelle de la Chofe,
ne font pas exactement les mêmes.
Ce fo-nt-là des difficultez attachées à la lignification de plufieurs Mots
qui font intelligibles. Pour les Mots qui font tout-à-fait inintelligibles,
comme les noms qui lignifient quelque idée fimple qu'on ne peut connoî-
tre faute d'organes ou de facultez propres à nous en donner la connoiffan-
ce, tels que font les noms des Couleurs à l'égard d'un Aveugle, ou les
Sons à l'égard d'un Sourd , il n'eil pas néceffaire d'en parler en cet en-
droit.
Dans tous ces cas, dis-je, nous trouverons de l'imperfeftion dans les
Mots , ce que j'expliquerai plus au long , en conlidcrant les Mots dans leur
appli-
Des VImpirfetfion des Mots. Liv. III. 387
application particulière aux différentes fortes d'idées que nous'avons dans Chap. IX.
J'Efprit : car fi nous y prenons garde , nous trouverons que les noms des
Modes mixtes font le plus fujets à être douteux £5? imparfaits dans leurs fignifi-
cations pour les deux premières rai fins , 6? les noms des Subitances pour les
deux dernières.
§. 6. Je dis premièrement , que les noms des Modes mixtes font la plupart Les noms des
fujets aune grande incertitude, & à une grande obfcurité dans leurs fi- fo^tdoweîi'"
gnifications.
I. A caufe de l'extrême compofition de ces fortes d'idées complexes. }■ a «ufe que i«
Pour faire que les Mots fervent au but d'un entretien mutuel , il faut, com- &« qfont fo«"
me il a été dit, qu'ils excitent exactement la même idée dans celui qui é- complexes,
coûte , que celle qu'ils lignifient dans l'Efprit de celui qui parle. Sans
quoi les hommes qui parlent enfemble, ne font que fe remplir la tête de
vains fons, fans pouvoir fe communiquer par-là leurs penfees, & fe pein-
dre, pour ainfi dire, leurs idées les uns aux autres, ce qui efl le but du
Difcours & du Langage. Mais lorfqu'un mot fignifie une idée fort com-
plexe, compofée de différentes parties qui font elles-mêmes compofées de
plulieurs autres, il n'eft pas facile aux hommes de former & de retenir
cette idée avec une telle exactitude qu'ils faffent fignifier au nom qu'on lui
donne dans l'ufiige ordinaire, la même idée précife, fans la moindre varia- •
tion. Delà vient que les noms des Idées fort complexes , comme font pour
la plupart les termes de Morale, ont rarement la même lignification pré-
cife dans l'Efprit de deux différentes perfonnes, parce que l'idée complexe
d'un homme convient rarement avec celle d'un autre , & qu'elle diffère (bu-
vent de celle qu'il a lui-même en divers temps, de celle, par exemple,
qu'il avoit hier, & qu'il aura demain.
§. 7. En fécond lieu, les noms des Modes mixtes font fort équivoques, 17- Parce qu'elles
parce qu'ils n'ont, pour la plupart, aucun modèle dans la Nature, furie- modeie°int de
quel les hommes puiffent en rectifier & régler la lignification. Ce font des
amas d'Idées mifes enfemble, comme il plaît à l'Efprit, qui les forme par
rapport au but qu'il fe propofe dans le difcours & a les propres notions, par
où il n'a pas en vue de copier aucune chofe qui exifle actuellement, mais
de nommer & de ranger les chofes félon qu'elles fe trouvent conformes aux
Archétypes ou modèles qu'il a faits lui-même. Celui qui le premier a
mis en ufage les mots (1) brufquer,débrutaUfer,dcpicquer, &c. a joint en-
femble, comme il l'a jugé à propos, les idées qu'il a fait lignifier à ces
Mots : & ce qui arrive à l'égard de quelques nouveaux noms de Modes qui
commencent préfentement à être introduits dans une Langue, efl arrivé à
l'égard des vieux Mots de cette Efpèce, lors qu'ils ont commencé d'être
mis en ufage. Il en efl de ces derniers comme des premiers. D'où il s'en-
fuit que les noms qui fignifient des collections d'Idées que l'Efprit forme à
plaifir, doivent être nécefiairement d'une fignifi cation douteufe, lorfque
ces collections ne peuvent fe trouver nulle part , conftamment unies dans la
Natu-.
(1) Ce font des termes nouveaux dans la propres à faire fentjr le raifonnement que M
Langue; <k par cela même qu'ils ne font pas Locke fait en cet endroit,
fort en uf Age, ils n'en font peut-être que plus
Ccc 2
3S8
De l' Imperfection des Mots. Liv. III.
Chap. IX.
La propriété du
Lingace ne fuf-
fît pas pour re-
médier h cet in-'
tunvénient.
La manière
dont on ap-
prend les noms
ilesModet mix-
ta contribue en-
core a leur in-
certitude,
Nature, & qu'on ne peut montrer aucuns modèles par où l'on puifle les
rectifier. Ainfi, l'on ne fauroit jamais connoître par les chofes mêmes ce
qu'emporte le mot de Meurtre ou de Sacrilège , &c. Il y a plufieurs par-
ties de ces Idées complexes qui ne paroiffent point dans l'action même :
l'intention de l'Efprit, ou le rapport aux chofes faintes, qui font partie du
Meurtre ou du Sacrilège, n'ont pas une liaifon nécelfaire avec l'aétion exté-
rieure & vifible de celui qui commet l'un ou l'autre de ces Crimes : &
l'aftion de tirer à foi la détente duMoufquet par où l'on commet un meur-
tre, & qui efl peut-être la feule action vifible , n'a point de liaifon natu-
relle avec les autres idées qui compofent cette idée complexe,, nommée
meurtre; lefquelles tirent uniquement leur union & leur combinaifon de
l'Entendement qui les aifemble fous un feul nom. Mais comme il fait cet
alTemblage fans règle ou modèle, il faut néceffairement que la lignification
du Nom qui défignede telles collections arbitraires, fe trouve fouvent diffé-
rente dans l'Efprit de différentes perfonnes qui ont à peine aucun modèle
fixe fur lequel ils règlent eux-mêmes leurs notions dans ces fortes d'idées ar-
bitraires.
§. 8- L'on peut fuppofer à la vérité que l'Ufage commun qui règle la
propriété du Langage, nous elt de quelque fecours en cette rencontre pour
fixer la fignification des Mots ; & l'on ne peut nier qu'il ne la fixe jufqu'à
un certain point. Il efl, dis-je, hors de doute que l'Ufage commun règle
affez bien le fens des Mots pour la converfation ordinaire. Mais comme
perfonne n'a droit d'établir la fignification précife des Mots, ni de détermi-
ner à quelles idées chacun doit les attacher, l'Ufage ordinaire ne fuffit pas
pour nous autorifer à les adapter àdesDifcoursPhilofophiques: car à peine y
a-t-il un nom d'aucune Idée fort complexe (pour ne pas parler des autres)
qui dans l'Ufage ordinaire n'ait une fignification fort vague , & qui, fans de-
venir impropre, ne puiffe être fait figne d'Idées fort différentes. D'ailleurs ,
la règle & la mefure de la propriété des termes n'étant déterminée nulle part ,
on a fouvent occafion de difputer fi fuivant la propriété du Langage on
peut employer un mot d'une telle ou d'une telle manière. Et de tout cela
il s'enfuit fort vifiblement, que les noms de ces fortes d'idées fort com-
plexes font naturellement fujets à cette imperfection d'avoir une fignifica-
tion douteufe & incertaine ; & que même dans l'Efprit de ceux qui défi-
rent fincerement de s'entendre l'un l'autre, ils ne fignifient pas toujours la
même idée dans celui qui parle, & dans celui qui écoute. Quoi que les
noms de Gloire & de Gratitude foient les mêmes dans la bouche de tout
François qui parle la Langue de fon Pais, cependant l'idée complexe que
chacun a dans l'Efprit, ou qu'il prétend lignifier par l'un de ces noms, effc
apparemment fort différente dans l'ufage qu'en font bien des gens qui par-
lent cette même Langue.
§. 9. D'ailleurs, la manière dont on apprend ordinairement les noms des
Modes mixtes , ne contribue pas peu à rendre leur fignification douteufe.
Car fi nous prenons la peine de confiderer comment lesEnfans apprennent
les Langues , nous trouverons , que , pour leur faire entendre ce que figni-
fient les noms des Idées {impies & des Subftances , on leur montre ordinai-
rement
De V Imperfection des Mots: L i v. î 1 1. 385;
rement la choie dont on veut qu'i's ayent l'idée, & qu'on leur dit pliifieurs Cuap. IX,
fois le nom qui en eft le figne, blanc, doux , hit, /tare, chien , chat, &c.
Mais pour ce qui eft des Modes mixtes, & fur-tout les plus importans, je
veux dire ceux qui expriment des idées de Morale , d'ordinaire les Enfans
apprennent premièrement les fons : & pour favoir enfuite quelles idées com-
plexes font fignifiées par ces fons-là , ou ils en font redevables à d'autres qui
les leur expliquent , ou (ce qui arrive leplusfouvent) on s'en remet à leur
fagacité & à leurs propres obfervations. Et comme ils ne s'appliquent pas
beaucoup à rechercher la véritable & précife lignification des noms , il
arrive que ces termes de Morale ne font guère autre chofe que de fimples
fons dans la bouche de la plupart des hommes :ou s'ils ont quelque lignifica-
tion , c eft pour l'ordinaire , une fignification fort vague & fort indétermi-
née, & par conféquent très-obfcure & très-confufe. Ceux-là même qui
ont été les plus exacls à déterminer le fens qu'ils donnent à leurs notions ,
ont pourtant bien de la peine à éviter l'inconvénient de leur faire fignifier
des idées complexes, différentes de celles que d'autres perfonnes habiles at-
tachent à ces mêmes noms. Où trouver, par exemple, un difeours de
Controverfe, ou un entretien familier fur X Honneur, h Foi, la Grâce, la
Religion, XEglife , &c. où il ne foit pas facile de remarquer les différentes
notions que les hommes ont de ces Choies ; ce qui ne veut dire autre cho-
fe, finon qu'ils ne conviennent point fur la fignification de ces Mots, &
que les idées complexes qu'ils ont dans l'Efprit & qu'ils leur font fignifier,
ne font pas les mêmes, de forte que toutes les Difputes qui fuivent de là,
ne roulent en effet , que fur la fignification d'un fon. Aufli voyons-nous
en conféquence de cela qu'il n'y a point de fin aux interprétations des
Loix, divines ou humaines; un Commentaire produit un autre Commen-
taire: une explication fournit de matière à de nouvelles explications: &
l'on ne ceflê jamais de limiter, de diftinguer, & de changer la fignifica-
tion de ces termes de Morale. Comme les hommes forment eux-mêmes
ces Idées, ils peuvent les multiplier à l'infini , parce qu'ils ont toujours le
pouvoir de les former. Combien y a-t-il de gens qui fort fatisfaits à la pre-
mière le£ture, de la manière dont ils entendoient un texte de l'Ecriture,
ou une certaine claufe dans le Code, en ont tout-à-fait perdu l'intelligence,
en confultant les Commentateurs, dont les explications n'ont fervi qu'à
leur faire avoir des doutes, ou à augmenter ceux qu'ils avoient déjà, &à
répandre des ténèbres fur le paffage en queftion. Je ne dis pas cela pour
donner à entendre que je croye les Commentaires inutiles , mais feulement
pour faire voir combien les noms des Modes mixtes font naturellement in-
certains, dans la bouche même de ceux qui vouloient & pouvoient parler
auiTi clairement que la Langue étoit capable d'exprimer leurs penfées.
§. 10. Il feroit inutile de faire remarquer quelle obfcurité doit avoir été c'eft ce qui
inévitablement répandue par ce moyen dans les Ecrits des hommes qui ont ""m Autewi
vécu dans des temps reculez , & en» différens Païs. Car le grand nombre inévitablement
de Volumes que de fàvans hommes ont écrit pour éclaircir ces Ouvrages, obfcu"'
ne prouve que trop quelle attention, quelle étude, quelle pénétration,
quelle force de raifonnementeft nécelfaire pour découvrir le véritable fens
Ccc 3 des
Chap.
IX.
* S! m« v!s în-
telligi, débet at-
Les noms des
Subilaaces le
rapportent pre-
mièrement à
des Eflences
réelles qui ne
peuvent être
lunnuë».
3^0 De rimferfefiion des Mots. Liv. III.
des Anciens Auteurs. Mais comme il n'y a point d'Ouvrages dont il im-
porte extrêmement que nous nous mettions fort en peine de pénétrer le
fens, excepté ceux qui contiennent , ou des véritez que nous devons croi-
re ou des Loix auxquelles nous devons obéir & que nous ne pouvons mal
expliquer ou tranfgrelTer fans tomber dans de fâcheux inconvéniens, nous
femmes en droit de ne pas nous tourmenter beaucoup à pénétrer le fens des
autres Auteurs qui n'écrivent que leurs propres opinions: car nous ne fouî-
mes pas plus obligez de nous inftruire de ces opinions, qu'ils le font de fa-
voir les nôtres. Comme notre bonheur ou notre malheur ne dépend point
de leurs Décrets , nous pouvons ignorer leurs notions fans courir aucun dan-
ger. Si donc en lifant leurs Ecrits nous voyons qu'ils n'employent pas les
mots avec toute la clarté & la netteté requife, nous pouvons fort bien les
mettre à quartier fans leur faire aucun tort, & dire en nous-mêmes,
* Pourquoi fe fatiguer à pouvoir te comprendre,
Si tu ne veux te faire entendre ?
5. 11. Si la fignifkation des noms des Modes mixtes eft incertaine , parce
qu'il n'y a point de modèles réels, exiftans dans la Nature, auxquels ces
Idées puiflent être rapportées , & par où elles puiffent être réglées , les
noms des Subflances font équivoques par une raifon toute contraire, je
veux dire à caufe que les idées qu'ils fignifient font fuppofées conformes à
la réalité des Chofes, & qu'elles font rapportées à des Modèles fonaez par la
Nature. Dans nos Idées des Subftances nous n'avons pas la liberté, com-
me dans les Modes mixtes , de faire telles combinaifons que nous jugeons à
propos, pour être des fignes caracleriftiques par lefquels nous puitfions ran-
ger & nommer les chofes. Dans les idées des Subftances nous fommes obli-
gez de fuivre la Nature , de conformer nos idées complexes à des exiften-
ces réelles , & de régler la fignification de leurs noms fur les Chofes mêmes ,
fi nous voulons que les noms que nous leur donnons , en foient les fignes , &
fervent à les exprimer. A la vérité, nous avons en cette occafion des mo-
dèles à fuivre , mais des modèles qui rendront la fignification de leurs noms
fort incertaine, car les noms doivent avoir un fens fort incertain & fort di-
vers, lorfque les idées qu'ils fignifient, fe rapportent à des modèles hors de
nous, quon ne peut abfolurnent point con'uoitre, ou quon ne peut cotmoître que
d'une manière imparfaite , &? incertaine.
§. 12. Les noms des Subftances ont dans l'ufage ordinaire un double rap-
port , comme on l'a déjà montré.
Premièrement , on fuppofe quelquefois qu'ils fignifient la conftitution
réelle des Chofes, & qu'ainfi leur fignification s'accorde avec cette confti-
tution, d'où découlent toutes leurs propriétez, &à quoi elles aboutiflent
toutes. Mais cette conftitution réelle, ou (comme on l'appelle communé-
ment) cette eflencenous étant entièrement inconnue, tout fon qu'on em-
ployé pour l'exprimer doit être fort incertain dans cet ufage, de forte qu'il
nous fera impoiTible, par exemple, de favoir quelles chofes font ou doivent
être appellées Cheval ou Antimoine, fi nous employons ces mots pour figni-
fier des elTences réelles , dont nous n'avons abfolurnent aucune idée. Com-
me
allaite.
De V Imperfection des Mets. Liv. III. 39*
nie dans cette fuppofition l'on rapporte les noms des Subfiances à des Mo- Chat. IX.
dèles qui ne peuvent être connus, leurs lignifications ne fauroient être ré-
glées & déterminées par ces Modèles.
§. 13. En fécond lieu, ce que les noms des Subfiances lignifient immé- f™^™™ *
diatement , n'étant autre chofe que les Idées fimples qu'on trouve co'éxijler qui coi&iftent
dans les Subllances, ces Idées entant que reunies dans les différentes Efpè- cc"Vqu'on'an
ces des Choies, font les véritables modèles, auxquels leurs noms ferappor- ne connoit
tent, & par lefquels on peut le mieux rectifier leurs lignifications. Mais ment,
c'eft à quoi ces Archétypes ne ferviront pourtant pas li bien , qu'ils puif-
fent exempter ces noms d'avoir des lignifications fort différentes & fort in-
certaines , parce que ces Idées fimples qui coé'xiftent & font unies dans un
mèmefujet, étant entrés-grand nombre, ik ayant toutes un égal droit
d'entrer dans l'idée complexe & fpécifique que le nom fpécifique doit dé-
figner, il arrive qu'encore que les hommes ayent deflein de confiderer le
même Sujet, ils s'en forment pourtant des idées fort différentes: ce qui
fait que le nom qu'ils employent pour l'exprimer, a infailliblement diffé-
rentes lignifications en différentes perfonnes. Les Qualitez qui compofent
ces Idées complexes, étant pour la plupart des Puiflances , par rapport aux
changemens qu'elles font capables de produire dans les autres Corps , ou de
recevoir des autres Corps, lont prefque infinies. Qui confiderera combien
de divers changemens efl capable de recevoir l'un des plus bas Métaux quel
qu'il foit, feulement par la différente application du Feu, & combien plus
il en reçoit entre les mains d'un Chymifte par l'application d'autres Corps,
ne trouvera nullement étrange de m'entendre dire qu'il n'eft pas aiféderaf-
fembler les propriétez de quelque forte de Corps que ce foit, & de les con-
noître exactement par les différentes recherches où nos facultez peuvent
nous conduire. Comme donc ces Propriétez font du moins en li grand
nombre que nul homme ne peut en connoître le nombre précis & défini,
diverfes perfonnes font différentes découvertes félon la diverfité qui fe trou-
ve dans l'habileté , & l'attention , les moyens qu'ils employent à manier les
Corps qui en font le fujet : & par conféquent ces perfonnes ne peuvent qu'a-
voir différentes idées de la même Subjîance, & rendre la fignification de
fon nom commun, fort diverfe &fort incertaine. Caries Idées complexes
des Subfiances étant compofées d'Idées fimples qu'on fuppofe coexifler dans
la Nature, chacun a droit de renfermer dans fon idée complexe les qualitez
qu'il a trouvées jointes enfemble. En effet, quoi que dans la Subfiance
que nous nommons Or, l'un fe contente d'y comprendre la couleur & la pe-
fanteur, un autre fe figure que la capacité d'être diffous dans Y Eau Regale
doit être auffi néceffairement jointe à cette couleur, dans l'idée qu'il a de
l'Or, qu'un troiiiéme croit être en droit d'y faire entrer la fufibilité ; par-
ce que la capacité d'être diffous dans Y Eau Régale efl une Qualité auffi
conftamment unie à la couleur & à la pefanteur de l'Or, que la fufibilité
ou quelque autre Qualité que ce foit. D'autres y mettent la ductilité, la
fixité , &c. félon qu ils ont appris par tradition ou j ar expérience que ces
propriétez fe rencontrent dans cette Subflance. Qui de tous ceux-là a éta-
bli la vraye fignification du mot Or, ou qui choilira-t-on pour la détermi-
nez?
3Ç(i De VImperfecîion des Mots. Liv. III.
CiiaP. VI. ner? Chacun a fon modèle dans la Nature, auquel il en appelle; &
c'elt avec raifon qu'il croit avoir autant de droit de renfermer dans fon
idée complexe fignifiée par le mot Or, les Qualitez que l'expérience
lui a fait voir jointes enfemble, qu'un autre qui n'a pas fi bien exami-
né la chofe en a de les exclurre de fon Idée, ou un troifiéme d'y en
mettre d'autres qu'il y a trouvées après de nouvelles expériences. Car
l'union naturelle de ces Qualitez étant un véritable fondement pour les
unir dans une feule idée complexe, l'on n'a aucun fujet de dire que
l'une de ces Qualitez doive être admife ou rejettée plutôt que l'autre.
D'où il s'enfuivra toujours inévitablement , que les idées complexes des
Subilances, feront fort différentes dans l'Efprit des gens qui fe fervent
des mêmes noms pour les exprimer, & que la fignification de ces noms
fera, par conféquent, fort incertaine.
§. 14. Outre cela à peine y a-t-il une chofe exiftante qui par quel-
qu'une de fes Idées fimples n'ait de la convenance avec un plus grand
ou un plus petit nombre d'autres Etres particuliers. Qui déterminera
dans ce cas, quelles font les idées qui doivent conftituer la collection
p.récife qui eft fignifiée par le nom fpécifique; ou qui a droit de dé-
finir quelles qualitez communes & vifibles doivent être exclues de la
fignification du nom de quelque Subftance, ou quelles plus fecretes &
plus particulières y doivent entrer? Toutes chofes qui confiderées en-
femble, ne manquent guère, ou plutôt jamais de produire dans les noms
des Subftances cette variété & cette ambiguité de fignification qui cau-
fe tant d'incertitude , de difputes, & d'erreurs, lorfqu'on vient aies em-
ployer à un ufage Philofophique.
Miw cette im- §• r5- A la vérité, dans le commerce civil & dans la converfation
perfection ces, ordinaire, les noms généraux des Subilances, déterminez dans leur fi-
femr dans7a"con- gnification vulgaire par quelques qualitez qui le préfentent d'elles-mê-
verfation ordinai- mes , ( comme par la fiçure extérieure dans les chofes qui viennent par
ie. mus non pas x >«••-. 1 -o o 1 1 ia 1 o t_r
d.ms des Difcours une propagation leminale & connue, & dans la plupart des autres bubi-
phiiofophiqiies. tances par la couleur, jointe à quelques autres Qualitez fenfibles,) ces
noms , dis-je, font allez bons pour défigner les chofes dont les hommes
veulent entretenir les autres : auffi conçoit-on d'ordinaire affez bien
quelles Subftances font lignifiées par le mot Or ou Pomme, pour pou-
voir les diftinguer l'une de l'autre. Mais dans des Recherches & des
Controverfes Philofophiques , où il faut établir des véritez générales &
tirer des conféquences de certaines pofitions déterminées, on trouvera
dans ce cas que la fignification précife des noms des Subftances n'eft
pas feulement bien établie, mais qu'il eft même bien difficile qu'elle le
(bit. Par exemple, celui qui fera entrer dans fon idée complexe de
l'Or la malléabilité, ou un certain degré de fixité, peut faire des pro-
pofitions touchant l'Or, & en déduire des conféquences qui découleront
véritablement & clairement de cette fignification particulière du mot
Or,, mais qui font telles pourtant qu'un autre homme ne peut jamais
être obligé d'admettre, ni être convaincu de leur vérité, s'il ne regar-
de point la malléabilité ou le même degré de fixité , comme une partie
de
DeVImptrjetfiondes Mots. Liv. III- 393
de cette idée complexe que le mot Or fignifie dans le fens qu'il l'em- Chap. IX.
ployé.
fi. 16. C'eft là une imperfection naturelle & prefque inévitablement at- Exemple rems*
* , , r- , r , r, , ,i 1 r j 1 quable lui ielt.
tachée a prefque tous les noms des Subltances dans toutes lortes de Lan-
gues, ce que les hommes reconnoîtront fans peine toutes les fois que renon-
çant aux notions confufes ou indéterminées ils viendront à des recherches
plus exactes & plus précifes. Car alors ils verront combien ces Mots font
douteux & obfcurs dans leur lignification qui dans l'ufage ordinaire paroif-
foit fort claire & fort exprelTe. Je me trouvai un jour dans une AiTemblée
de Médecins habiles & pleins d'efprit, où l'on vint à examiner parhazard
fi quelque liqueur paflbit à travers les filamens des nerfs: les fentimens furent
partagez, & la difpute dura allez long-temps , chacun propofant de part&
d'autre difFérens argumens pour appuyer fon opinion. Comme je me fuis
mis dans l'Efprit depuis long-temps , qu'il pourroit bien être que la plus
grande partie des Difputes roule plutôt fur la fignification des Mots que fur
une différence réelle qui fe trouve dans la manière de concevoir les chofes,
je m'avifai de demander à ces Meflieurs qu'avant que de pouifer plus loin cet-
te difpute, ils voululTent premièrement examinera établir entr'euxeeque
fignifioit le mot de liqueur. Us furent d'abord un peu furpris de cette pro-
polition; & s'ils euflent été moins polis, ils l'auroient peut- être regardée
avec mépris comme frivole & extravagante, puifqu'il n'y avoit perfonne
dans cette AiTemblée qui ne crût entendre parfaitement ce que fignifioit le
mot de liqueur, qui, je croi, n'eft pas effectivement un des noms des Sub-
ltances le plus embarraffé. Quoi qu'il en foit, ils eurent la complaifancc
de céder à mes inftances; & ils trouvèrent enfin, après avoir examiné la
chofe, que la fignification de ce mot n'étoit pas fi déterminée ni fi certaine
qu'ils l'avoient tous crû jufqu'alors, & qu'au contraire chacun d'eux le fai-
foit figne d'une différente idée complexe. Us virent par-là que le fort de
leur difpute rouloit fur la fignification de ce terme , & qu'ils convenoient
tous à peu près de la même chofe, favoir que quelque matière fluide &fub-
tile paflbit à travers les conduits des nerfs, quoi qu'il ne fût pas fi facile de
déterminer fi cette matière devoit porter le nom de liqueur , ou non: ce
qui bien confideré par chacun d'eux fut jugé indigne d'être un fujet de
difpute.
g. 17. J'aurai peut-être occafion de faire remarquer ailleurs que c'eft de **etrafJe théiti
là que dépend la plus grande partie des Difputes où les hommes s'engagent
avec tant de chaleur. Contentons-nous de confiderer un peu plus exacte-
ment l'exemple du mot Or que nous avons propofé ci-deffus, & nous ver-
rons combien il eft difficile d'en déterminer précifément la fignification. Je
croi que tout le monde s'accorde à lui faire lignifier un Corps d'un certain
jaune brillant; & comme c'eft l'idée à laquelle les Enfans ont attaché ce
nom-là, l'endroit de la queue d'un Paon qui a cette couleur jaune, eft pro-
prement Or à leur égard. D'autres trouvant la fufibilité jointe à cette cou-
leur jaune dans certaines parties de Matière, en font une idée complexe à
laquelle ils donnent le nom d'Or pour défigner une forte de Subftance, &
par-là excluent du privilège d'être Or tous ces Corps d'un jaune brillant
Ddd que
194
7)eï 'Imperfection des Mots. Liv. Ul.
Chat. IX. que le Feu peut réduire en cendres, & n'admettent dans cette efpèce, ou
ne comprennent fous le nom d'Or que les Subfiances qui ayant cette cou-
leur jaune font fondues par le feu , au lieu d'être réduites en cendres. Un
autre parla même raifon ajoute la pe/anteur , qui étant une qualité auffi
étroitement unie à cette couleur que la fufibilité, a un égal droit, félon
lui, d'être jointe à l'idée de cette Subflance, & d'être renfermée dans le
nom qu'on lui donne ; d'où il conclut que l'autre idée qui ne contient
qu'un Corps d'une telle couleur & d'une telle fufibilité efl imparfaite,
& ainfi de tout le refle : en quoi perfonne ne peut donner aucune rai-
fon, pourquoi quelques-unes des Qualitez infeparables qui font toujours
unies dans la Nature, devroient entrer dans l'efTence nominale, &
d'autres en devroient être exclues; ou pourquoi le mot Or qui figni-
fie cette forte de Corps dont efl compofé l'anneau que j'ai au doigt,
devrait déterminer cette efpèce par fa couleur, par fon poids & par fa fufi-
bilité plutôt que par fa couleur, par fon poids & par fa capacité d'être dif-
fous dans Y Eau Remis ; puifque cette dernière propriété d'être diffous dans
cette liqueur en efl auffi inféparable que la propriété d'être fondu par le
feu: propriétez qui ne font toutes deux qu'un rapport que cette Subllance
a avec deux autres Corps , qui ont la puiffance d'opérer différemment fur
elle. Car de quel droit la fufibilité vient-elle à être une partie de l'Eifence,
fignifiée par le mot Or, pendant que cette capacité d'être diffous dans l'Eau
Regale n'en efl qu'une propriété? Ou bien, pourquoi fa Couleur fait-elle
partie de fon effence , tandis que fa malléabilité n'efl regardée que comme
une propriété? Je veux dire par-là, que toutes ces chofes n'étant que des
propriétez qui dépendent de la conflitution réelle de ce Corps, & ces pro-
priétez n'étant autre chofe que despuifTances^ff/iw ou paj/.ves par rapport
à d'autres Corps, perfonne n'a le droit de fixer la fignification du mot Ort
entant qu'il fe rapporte à un tel Corps exiflant dans la Nature, perfonne,
dis-je, ne peut la fixer à une certaine collection d'Idées qu'on peut trouver
dans ce Corps , plutôt qu'à une autre. D'où il s'enfuit que la fignification
de ce mot doit être néceffairement fort incertaine , puifque différentes per-
fonnes obfervent différentes propriétez dans la même Subfiance, comme*il
a été dit; & je croi pouvoir ajouter, que perfonne ne les découvre toutes.
Ce qui fait que nous n'avons que des defcriptions fort imparfaites des Cho-
fes, & que la fignification des Mots efl très-incertaine.
§. i8- De tout ce qu'on vient de dire, il efl aifé d'en conclurre ce qui a
été remarqué ci-deffus, £>ue les noms des Idées /impies font le moins fujeîs à
équivoque , & cela, pour les raifons fuivantes. La première, parce que
chacune des idées qu'ils fignifient n'étant qu'une fimple perception, on les
forme plus aifément, & on les conferve plus diflin&ement que celles qui
font plus complexes; & par conféquent elles font moins fujettes à cette in-
certitude qui accompagne ordinairement les idées complexes des Subjlances
& des Modes mixtes , dans lefquelles on ne convient pas fi facilement du
nombre précis des idées /impies dont elles font compofées , qu'on ne retient
pas non plus fi bien. La féconde raifon pourquoi l'on efl moins fujet à fe
méprendre dans les noms des Idées fimples, c'efl qu'ils ne fe rapportent à
nul-
nés noms des
Idé-s fimples
font les moins
douteux.
De l'Imperfection des Mots. Liv. III. 39?
nulle autre efTence qu'à la perception même que les chofes produifent en Chap. IX.
nous & que ces noms lignifient immédiatement ; lequel rapport efl au con-
traire la véritable caufe pourquoi la lignification des noms des Subfiances
eft naturellement fi perplexe, & donne occafion à tant de difputes. Ceux
qui n'abufenc pas des termes pour tromper les autres ou pour fe tromper eux-
mêmes, fe méprennent rarement dans une Langue qui leur efl connue, fur
l'ufage & la lignification des noms des Idées fimples : Blanc , doux, jaune ,
amer, font des mots dont le fens fe préfente 11 naturellement que quiconque
l'ignore & veut s'en inflruire, le comprend auffi-tot d'une manière précife,
ou l'apperçoit fins beaucoup de peine. Mais il n'efl pas fi aifé de lavoir
quelle collection d'Idées fimples efl défignée au jufle parles termes de Mo-
dejîie ou de Frugalité, félon qu'ils font employez par une autre perfonne.
Et quoi que nous foyons portez à croire que nous comprenons allez
bien ce qu'on entend par Or ou par Fer, cependant il s'en faut bien
que nous connoiffions exactement l'idée complexe dont d'autres hom-
mes fe fervent pour en être les lignes ; & c'efl fort rarement , à mon
avis , qu'ils fignifient précifément la même collection d'idées , dans l'Ef-
prit de celui qui parle, & de celui qui écoute. Ce qui ne peut que
produire des mécomptes & des difputes, lorfquc ces Mots font emplo-
yez dans des Difcours où les hommes font des propositions générales
& voudroient établir dans leur Efprit des véritez univerfelles , & con-
fiderer les conféquences qui en découlent.
g. 19. Après les noms des Idées fimples , ceux des Modes fimples font , par Et après cela,
la même règle , le moins fujets à être ambigus, & fur-tout ceux des Figures S„d.cs Med"
& des Nombres dont on a des idées fi claires & fi diflincles. Car qui ja-
mais a mal pris le fens de fept ou d'un Triangle, s'il a eu deffeinde compren-
dre ce que c'efl ? Et en général on peut dire qu'en chaque Efpèce les noms
des Idées les moins compofées font le moins douteux.
§. 20. C'efl pourquoi les Modes mixtes qui ne font compofez que d'un p^VdouTeux'
petit nombre d'Idées fimples les plus communes, ont ordinairement des i"ont cei * d"
noms dont la lignification n'efl pas fort incertaine. Mais les noms des Mo- fort complexes,
des mixtes qui contiennent un grand nombre d'Idées fimples, ont commu- & des s«4/fc««.
nément des lignifications fort douteufes & fort indéterminées , comme nous
l'avons déjà montré. Les noms desSubflances qu'on attache à des idées qui
ne font ni des Efiences réelles ni des repréfentations exactes des Modèles
auxquels elles fe rapportent , font encore fujets à une plus grande incertitude ,
fur-tout quand nous les employons à un ufage Philofophique.
§.21. Comme la plus grande confufion qui fe trouve dans les noms des Pourquoi l'on
Subfiances procède pour l'ordinaire du défaut de connoiffance & de l'inca- perfection fuïïes
pacité où nous fommes de découvrir leurs conflitutions réelles , on pourra Mots.
s'étonner avec quelque apparence de raifon, que j'attache cette imperfec-
tion aux Mots , plutôt que de la mettre fur le compte de notre Entende-
ment. Et cette Objection paroît û jufle, que je me crois obligé de dire
pourquoi- j'ai fuivi cette méthode. J'avoûë donc que, lorfque je commen-
çai cet Ouvrage, & long-temps après , il ne me vint nullement dans l'Ef-
prit qu'il fût néceffaire de faire aucune réflexion fur les Mots pour traiter
D d d 2 cette
396 De V Imperfection des Mois. Liv. III.
Chat. IX. cette matière. Mais quand j'eus parcouru l'origine & la compofition de nos
Idées , & que je commençai à examiner l'étendue & la certitude de nos
Connoiflances , je trouvai qu'elles ont une liaifon fi étroite avec nos paro-
les, qu'à moins qu'on n'eut confideré auparavant avec exactitude, quelle
eft la force des Mots, & comment ils lignifient les Chofes, on nefaurok
guère parler clairement & raifonnablementde la Connoiffance , qui roulant
uniquement fur la Vérité eft toujours renfermée dans des Propofitions.
Et quoi qu'elle fe termine aux Chofes , je m'apperçus que c'étoit principa-
lement par l'intervention des Mots, qui par cette raifon me fembloient à
peine capables d'être feparez de nos Connoiflances générales. Il eft du moins
certain qu'ils s'interpofent de telle manière entre notre Efprit & la vérité
que l'Entendement veut contempler & comprendre, que feinblables au Mi-
lieu par où paffent les rayons des Objets vifibles, ils répandent fouventdes
nuages fur nos yeux & impofent à notre Entendement par le moyen de ce
qu'ils ont d'obfcur & de confus. Si nous confiderons que la plupart des
illufions que les hommes fe font à eux-mêmes, auffi bien qu'aux autres,.
que la plupart des méprifes qui fe trouvent dans leurs notions & dans leur»
Difputes viennent des Mots , & de leur fignification incertaine ou mal-en-
tendue , nous aurons tout fujet de croire que ce défaut n'eft pas un petit
obftacle à la vraye&folide Connoiffance. D'où je conclus qu'il eft d'autant
plus néceflaire, que nous foyions foigneufement avertis , que bien loin qu'on
ait regardé cela comme un inconvénient, l'art d'augmenter cet inconvénient
a fait la plus confiderable partie de l'Etude des hommes, & a paffépour
érudition, & pour futilité d'Efprit, comme nous le verrons dans le Cha-
• pitre fuivant. Mais je fuis tenté de croire, que , fi l'on examinoit plus à
fond les imperfections du Langage confideré comme l'inflrument de nos
connoiflances, la plus grande partie des Difputes tomberoient d'elles-mê-
mes , & que le chemin de la Connoiffance, & peut-être de la Paix feroit
beaucoup plus ouvert aux hommes qu'il n'eft encore,
eette incerrm- §• 22- Une chofe au moins dont je fuis affûré, c'eft que dans toutes les
«u des Mots nous Langues la fignification des Mots dépendant extrêmement des penfées, des
d«dnem£te. notions, & des idées de celui qui les employé, elle doit être inévitable-
rez, quand il s'a- ment très-incertaine dans l'Efprit de bien des gens du même Pais & qui par-
f ui lunule fens lent la même Langue. Cela eft fi vilible dans les Auteurs Grecs , que qui-
tte nous ami- conque prendra la peine de feuilleter leurs Ecrits, trouvera dans prefque
buons aux An- , -1 ,, T i-rr- >-i .. i »
ciens Auteu.-s. chacun d eux un Langage différent, quoi qu il voye par-tout les mêmes
Mots. Que fi à cette difficulté naturelle qui fe rencontre dans chaque
P.aïs, nous ajoutons celles que doit produire la différence des Pais, &l'é-
lôignement des temps dans lefquels ceux qui ont parlé & écrit ont eu diffé-
rentes notions, divers temperamens, différentes coutumes, allufions, &
figures de Langage, t§c. chacune desquelles chofes avoit quelque influence
dans la fignification des Mots , quoi que préfentement elles nous foient tout-
à-fait inconnues, la Raifon nous obligera à avoir de l'indulgence & de la cha-
rité les uns pour les autres à l'égard des interprétations ou des faux fens que
les uns ouïes autres donnent à ces Anciens Ecrits, puifqu'encore qu'il nous
importe beaucoup de les bien entendre, ils renferment d'inévitables difficul-
tez.
De r Imperfection des Mois. Liv II T. 397
tez, attachées au Langage, qui excepté les noms des Idées /impies & quel- Chap. IX.
ques autres fort communs, nefauroit faire connoître d'une manière claire
& déterminée le fens & l'intention de celui qui parle, à celui qui écoute,
fans de continuelles définitions des termes. EtdanslesDifcoursde Religion,
de Droit & de Morale, où les matières font d'une plus haute importance,
on y trouvera auiîi de plus grandes difficultez.
§. 23. Le grand nombre de Commentaires qu'on a faits fur le Vieux &
fur le Nouveau Teftament , en font des preuves bien fenfibles. Quoi que
tout ce qui eft contenu dans le Texte foit infailliblement véritable, le Lec-
teur peut fort bien fe tromper dans la manière dont il l'explique , ou plu-
tôt il ne fauroit éviter de tomber fur cela dans quelque méprife. Et il ne
faut pas s'étonner que la Volonté de Dieu, lorfqu'elle eft ainfi revêtue de
paroles, foit fujette à des ambiguitez qui font inévitablement attachées à
cette manière de communication , puifque fon Fils même étoit fujet à tou-
tes les foibleffes & à toutes les incommoditez de notre Nature , excepté le
péché , tandis qu'il a été revêtu de la Chair humaine. Du refte nous de-
vons exalter fa bonté de ce qu'il a daigné expofer en caractères fi lifibles fes
Ouvrages & fa Providence aux yeux de tout le Monde , & de ce qu'il a ac-
cordé au Genre Humain une allez grande mefure deRaifon pour que ceux
qui n'ont jamais entendu parler de fa Parole écrite, ne puilTent point douter
de l'exiilence d'un Dieu, ni de l'obéiffance qui lui eft due, s'ils appli-
quent leur Efprit à cette recherche. Puis donc que les Préceptes de la Re-
ligion Naturelle font clairs & tout-à-fait proportionnez à l'intelligence du
Genre Humain, qu'ils ont rarement été mis en queftion, & que d'ailleurs
les autres Véritez révélées qui nous font inftillées par des Livres & par le
moyen des Langues, font fujettes aux obfcuritez & aux difficultez qui font
ordinaires & comme naturellement attachées- aux Mots , ceferoit, ce me
femble, une chofe bienféante aux hommes de s'appliquer avec plus de foin
& d'exactitude à l'obfervation des Loix naturelles , & d'être moins impé-
rieux & moins décillfsà impofer aux autres le fens qu'ils donnent aux Véri-
tez que la Révélation nous propofe.
CHAPITRE X.
De TAbus des Mois.
CnAr. X.
§. 1. /\Utre l'imperfeétion naturelle au Langage, ôc l'obfcurité & Abusiiejiiou,
L/ la cqnfufion qu'il eft fi difficile d'éviter dans l'ufage des Mots,
il y a plufieurs fautes & plufieurs négligences volontaires que les hommes
commettent dans cette manière de communiquer leurs penfées, par où ils
rendent la fignification de ces fignes moins claire & moins diftincle qu'elle
ne devroit être naturellement.
§. 2. Le premier & le plus vifible abus qu'on commet en ce point, c'eft màls°aBu«md! *
qu'on fe fert de Mots auxquels on n'attache aucune idée claire & diftincte, & s'attache au.
Ddd 3 ou,
598 De lAbiis des Mots. Liv. IIÏ.
Ciïap. X. ou, qui pis eft, qu'on établit fignes, fans leur faire fignifier aucune chofe.
cune idée, ou du On peut diftinguer ces Mots en deux Gaffes.
TiTilïlittT" I- Chacun peut remarquer dans toutes les Langues, certains Mots,
qu'on trouvera, après les avoir bien examinez, ne fignifier dans leur pre-
mière origine & dans leur ufage ordinaire , aucune idée claire & détermi-
née. La plupart des Sectes de Philofophie & de Religion en ont introduit
quelques-uns. Leurs Auteurs ou'leurs Promoteurs affectant des fentimens
finguliers & au deffus de la portée ordinaire des hommes , ou bien voulant
foûtenir quelque opinion étrange ou cacher quelque endroit foible de leurs
Syftêmes,ne manquent guère de fabriquer de nouveaux termes qu'on peut
juftement appeller de vains fins, quand on vient à les examiner de près.
Car ces mots ne contenant pas un amas déterminé d'idées qui leur ayent
été afïignées quand on les a inventez pour la première fois : ou renfermant
du moins des idées qu'on trouvera incompatibles après les avoir exami-
nées, il ne faut pas s'étonner que dans la fuite ce ne foient, dans l'ufage
ordinaire qu'en fait le Parti, que de vains fons qui ne fignifient que peu
de chofe , ou rien du tout parmi des gens qui fe figurent qu'il fuffit de les
avoir fouvent à la bouche, comme des caractères diftinclifs de leur Eglife
ou de leur Ecole , fans fe mettre beaucoup en peine d'examiner quelles
font les idées précifes que ces Mots fignifient. 11 n'eft pas néceflaire que
j'entaffe ici des exemples de ces fortes de termes, chacun peut en remar-
quer un affez grand nombre dans les Livres & dans la converfation : ou
s'il en veut faire une plus ample provifion, je croi qu'il trouvera dequoi
fe contenter pleinement chez les Scholafliques & les Metaphyficiens , par-
mi lefquels on peut ranger , à mon avis , les Philofophes de ces derniers
fiécles qui ont excité tant de difputes fur des Queflions Phyfiques & Mo-
rales.
§. 3. IL II y en a d'autres qui portent cet abus encore plus avant, pre-
nant fi peu garde de ne pas fe fervir des Mots qui dans leur premier ufage
font à peine attachez à quelque idée claire & diftindte, que par une négli-
gence inexcufable, ils employent communément des Mots adoptez par l'U-
fage de la Langue à des idées fort importantes , fans y attacher eux-mêmes
aucune idée diftinéte. Les mots de fagejfe , de gloire, de grâce , &c. font
fort fouvent dans la bouche des hommes : mais parmi ceux qui s'en fervent,
combien y en a-t-il qui , fi l'on leur demandoit ce qu'ils entendent par-là ,
s'arrêteroient tout court, fans favoir que répondre? Preuve évidente qu'en-
core qu'ils ayent appris ces fons & qu'ils les rappellent aifément dans leur
Mémoire, ils n'ont pourtant pas dans l'Efprit des idées déterminées qui
puiffent être , pour ainfidire, exhibées aux autres par le moyen de ces
termes.
_ , . Ç. 4. Comme il eft facile aux hommes d'apprendre & de retenir des
Cela vient de ce S *r - ■ ■ , , A , ., ,r^ ,..
qu'on apprend les Mots , & qu ils ont ete accoutumez a cela des Je berceau avant qu ils con-
dv'prendTe us nuffent ou qu'ils eulfent formé les idées complexes auxquelles les Mots font
idées qui îem ap. attachez ou qui doivent fe trouver dans les Chofes dont ils font regardez
painennent, comrae les fignes,ils continuent ordinairement d'en uferde même pendant
toute leur vie : de forte que fans prendre la peine de fixer dans leur Eiprir
des
De l'Abus des Mots. Liv. IIÎ. 399
des Idées déterminées , ils fe fervent des Mots pour défigner les notions va- C n a p. X.
gués & confufes qu'ils ont dans l'Eiprit, contens des mêmes mots que les
autres employent, comme fi conflamment le Ton même de ces mots devoit
néceflairement avoir le même fens. Mais quoi que les hommes s'accommo-
dent de cedefordre dans les affaires ordinaires de lavieoùils- ne laiffent pas
de fe faire entendre en cas de befoin , fe fervant de tant de différentes ex-
pierions qu'ils font enfin concevoir aux autres ce qu'ils veulent dire; cepen-
dant lorfqu'ils viennent à raifonner fur leurs propres opinions , ou fur leurs
intérêts, ce défaut de lignification dans leurs mots remplit vifiblement leur
difeours de quantité de vains fons,& principalement fur des points de Mo-
rale, où les mots ne lignifiant pour l'ordinaire que des amas nombreux &
arbitraires d'idées qui ne font point unies régulièrement & conflamment
dans la Nature, il arrive fouvent qu'on ne penfe qu'au fon des fyllabes dont
ces Mots font compofez , ou du moins qu'à des notions fort obfcures & fort
incertaines qu'on y a attachées. Les hommes prennent les mots qu'ils trou-
vent en ufage chez leurs Voifins ; & pour ne pas paroitre ignorer ce que
ces mots lignifient, ils les employent avec confiance fans fe mettre beau-
coup en peine de les prendre en un fens fixe & déterminé. Outre que cet-
te conduite eft commode , elle leur procure encore cet avantage , c'eft que
comme dans ces fortes de difeours il leur arrive rarement d'avoir raifon , ils
font auffi rarement convaincus qu'ils ont tort : car entreprendre de tirer
d'erreur ces gens qui n'ont point de notions déterminées , c'eft vouloir dé-
poffeder de fon habitation un Vagabond qui n'a point de demeure fixe.
C'eft ainfi que j'imagine la chofe ; & chacun peut obferver en lui-même
& dans les autres, ce qui en eft.
g. 5. En fécond lieu , un autre grand abus qu'on commet en cette ren- "• °n applique
contre, c'eft Y ufage inconfant qu'on fait des mots. Il eft difficile de trouver m\„TiVe ^Co„f.
un Difeours écrit fur quelque fujet & particulièrement de Controverfe où tame<
celui qui voudra le lire avec attention, ne s'apperçoive que les mêmes mots
& pour l'ordinaire ceux qui font les plus efîèntiels dans le Difeours & fur
lefquels roule le fort de la Queftion , y font employez en divers fens , tantôt
pour défigner une certaine collection d'Idées fimples , & tantôt pour en dé-
figner une autre ; ce qui eft un parfait abus du Langage. Comme les Mots
font deftinez à être fignes de mes Idées , pour me fervir à faire connoître
ces idées aux autres hommes, non par une fignification qui leur foit natu-
relle, mais par une inftitution purement arbitraire, c'eft une manifefte
tromperie que de faire fignifier aux Mots , tantôt une chofe , & tantôt une
autre: procédé qu'on ne peut attribuer, s'il eft volontaire, qu'à une ex-
trême folie , ou à une grande malice. Un homme qui a un compte à faire
avec un aiitre , peut auffi honnêtement faire lignifier aux caracléres des
nombres quelquefois une certaine collection d'unitez & quelquefois une au-
tre, prendre, par exemple, ce caraftére 3, tantôt pour trois, tantôt pour
quatre & quelquefois pour huit, qu»il peut dans un Difeours ou dans un
Raifonnement employer les mêmes mots pour fignifier différentes collec-
tion d'idées fimples. S'il fe trouvoit des gens qui en ufaffent ainfi dans
leurs comptes, qui, je vous prie, voudroit avoir affaire avec eux ? Il eft
vifi-
400 De V Abus des Mots. Liv. III»
C H a P. X. vifible que quiconque parlèrent de cette manière dans les affaires du Monde,
donnant à cette figure 8 j quelquefois le nom de fept , & quelquefois celui
de neuf, félon qu'il y trouveroit mieux Ton compte, feroit regardé comme
un fou ou un méchant homme. Cependant dans les Difcours & dans les
Difputes ées Savans cette manière d'agir paflé ordinairement pour fubtili-
té & pour véritable favoir. Mais pour moi, je n'en juge point ainfi, & fi
j'ofedire librement ma penfée, il me fe'mble qu'un tel procédé eft auffi mal-
honnête que de mal placer les jettons en fupputant un compte ; & que la
tromperie eft d'autant plus grande que la Vérité eft d'une bien plus haute
importance & d'un plus grand prix que l'Argent.
in. oWcurité g, <5. Un troifiéme abus qu'on fait du Langage, c'elï ««<? obfcurité affec-
mïuwifiS'appii. tée , fok en donnant à des termes d'ufage des fignifications nouvelles & inu-
«tions qu'on fait (]cées , foit en introduifant des termes nouveaux & ambigus fans définir ni
les uns ni les autres, ou bien en les joignant enfemble d'une manière qui
confonde le fens qu'ils ont ordinairement. Quoi que la. Pbilofophie Péripaté-
ticienne fe foit rendue remarquable par ce défaut, les autres Secles n'en ont
pourtant pas été tout-à-fait exemptes, A peine y en a-t-il aucune, (telle
eft l'imperfection des connoiffances humaines) qui n'ait été embarrafle de
quelques difficultez qu'on a été contraint de couvrir par l'obfcurité des ter-
mes & en confondant la lignification des Mots, afin que cette obfcurité
fût comme un nuage devant les yeux du Peuple qui put l'empêcher de dé-
couvrir les endroits foibles de leur Hypothefe. Quiconque eft capable d'un
peu de reflexion voit fans peine que dans Tufage ordinaire, Corps & Exten-
fion fignifient deux idées diftincies ; cependant il y a des gens qui trouvent
néceffaire d'en confondre la lignification. Il n'y a rien qui ait plus contri-
bué à mettre en vogue le dangereux abus du Langage qui confifte à confon-
dre la lignification des termes , que la Logique & les Sciences , telles qu'on
les a maniées dans les Ecoles ; & l'art de difputer , qui a été en fi grande
admiration, a auffi beaucoup augmenté les imperfections naturelles du Lai>
gage, tandis qu'on l'a fait fervir à embrouiller la lignification des Mots plu-
tôt qu'à découvrir la nature & la vérité des Chofes. En effet, qu'on jette
les yeux fur les favans Ecrits de cette efpéce, & l'on verra que les Mots y
ont un fens plus obfcur, plus incertain & plus indéterminé que dans la
Converfation ordinaire.
La Logique & les g# ^ çe[a ^0\t etre néceflairement ainfi , par-tout où l'on juge de l'Ef-
couTcornribuTà prit & du Savoir des hommes par l'addreffe qu'ils ont à difputer. Et lors
cet abus. qU£ ja réputation & les récompenfes font attachées à ces fortes de conquê-
tes, qui dépendent le plus fouvent de la fubtilité des mots, ce n'eft pas
merveille que l'Efprit de l'homme étant tourné de ce côté-là, confonde,
embrouille , & fubtilife la lignification des fons, en forte qu'il lui refte tou-
jours quelque chofe à dire pour combattre ou pour défendre quelque Quef-
tion que ce foit , la Victoire étant adjugée non à celui qui a la Vérité de
fon côté, mais à celui qui parle le dernier dans la Difpute.
Cette obfcurité §. 8- Quoi que ce foit une adrefie bien inutile, & à mon avis, entie-
peiiee /»ÎS ap" renient propre à nous détourner du chemin de la Connoiifance,elle a pour-
tant pafle jufqu'ici pour fubtilité & pénétration d'Efprit , & a remporté
l'ap*
De V Abus des Mots. Liv. III. 401
l'apphudiflement des Ecoles & d'une partie des Savans. Ce qui n'eft pas Ch AP. X.
fort furprenant: puifque les anciens Philofophes (j'entens ces Philofophes
fu'otils & chicaneurs que Lucien tourne fi joliment & fi raisonnablement en
ridicule) & depuis ce temps-là les Scholaftiqucs, prétendant acquérir de
la gloire & gagner l'eltime des hommes par une connoifiance univerfelle à
laquelle il eft bien plus aifé de prétendre qu'il n'eft facile de l'acquérir ef-
fectivement, ont trouvé par-là un bon moyen découvrir leur ignorance
par un tiffu curieux mais inexplicable de paroles obfcures & de fe faire ad-
mirer des autres hommes par des termes inintelligibles, d'autant plus pro-
pres à caufer de l'admiration qu'ils peuvent être moins entendus ; bien qu'il
paroifTe par toute l'Hiftoire que ces profonds Doéteurs n'ont été, ni plus
fages , ni de plus grand fervice que leurs Voifins , & qu'ils n'ont pas fait
grand bien aux hommes en général, ni aux Sociétez particulières dont ils
ont fait partie; à moins que ce ne foit une chofe utile à la vie humaine,
& digne de louange & de récompenfe que de fabriquer de nouveaux mots
fans propofer de nouvelles chofes auxquelles ils puiffent être appliquez, ou
d'embrouill-T & d'obfcurcir la Signification de ceux qui font déjà ulitez,
& par-là de mettre tout en queftion & en difpute.
§. 9. En eff^t, ces favans Difputeurs , ces Docleurs fi capables & fi in- ce s^oit ne frit
telligens ont eu beau paroitre dans le Monde avec toute leur Science, c'eft u société.1""1 *
à des Politiques qui ignorent cette doctrine des Ecoles que les Gouverne-
mens du Monde doivent leur tranquillité, leur défenfe & leur liberté: &
c'eft de la Mechanique, toute idiote & méprifée qu'elle eft (car ce nom
eft difgracié dans le Monde ) c'eft de la Mechanique, dis-je, exercée par
des gens fans Lettres que nous viennent ces Arts ii utiles à la vie, qu'on
perfectionne tous les jours. Cependant le favoir qui s'eft introduit dans les
Ecoles, a fait entièrement prévaloir dans ces derniers fiécles cette igno-
rance artificielle, & ce doéte jargon , qui par-là a été en (1 grand crédit
dans le Monde qu'il a engagé les gens de loifir & d'efprit dans mille difpu-
tes embarraffées fur des mots inintelligibles ; Labyrinthe où l'admiration
des Ignorans & des Idiots qui prennent pour favoir profond tout ce qu'ils
n'entendent pas, les a retenus, bon gré, malgré qu'ils en enflent. D'ail-
leurs , il n'y a point de meilleur moyen pour mettre en vogue ou pour dé-
fendre des doctrines étranges & abfurdes que de les munir d'une légion de
mots obfcurs, douteux, & indéterminez. Ce qui pourtant rend ces re-
traites bien plus femblables à des Cavernes de Brigands ou à des Tanières de
Renards qu'à des Fortereîïes de généreux Guerriers. Que s'il eft mal aifé
d'en chafler ceux qui s'y réfugient , ce n'eft pas à caufe de la force de
ces Lieux-là, mais à caufe des ronces, des épines & de l'obfcurité des
! uiflbns dont ils font environnez. Car la Faufieté étant par elle-même in-
compatible avec l'Efprit de l'homme, il n'y a que l'obfcurité qui puiffë
ièrvirde défenfe à ce qui eft abfurde.
§. 10. C'eft ainfi que cette docte Jgnorance , que cet Art qui ne tend m^™'/ ■"«"""
qu'à éloigner de la véritable connoifiance les gens mêmes qui cherchent à rai de l'infime
s'inftruire, a été provigné dans le Monde & a répandudes ténèbres dans Jè°fat*nd,e la con"
E e e l'En-
4oa De V Abus des Mots. Liv. III.
Chap. X, l'Entendement, en prétendant l'éclairer. Car nous voyons tous les jours
que d'autres perfonnes de bon fens qui par leur éducation n'ont pas été
dreflez à cette efpèce de fubtilité , peuvent exprimer nettement leurs
penfées les uns aux autres & fe fervir utilement du Langage en le prenant
dans fa fimplicité naturelle. Mais quoi que les gens fans étude entendent
affez bien les mots blanc &. noir , & qu'ils ayent des notions confiantes des
idées que ces mots fignifient, il s'eft trouvé des Philo fophes qui avoient
aflezde favoir&de fubtilité pour prouver que h Neige eft noire, c'eft-à-dire,
que le blanc eft noir; par où ils avoient l'avantage d'anéantir les inftru-
mens du Difcours , de la Converfation , de l'inftruction , & de la Société,
tout leur art & toute leur fubtilité n'aboutiiTant à autre chofe qu'à brouil-
ler &. confondre la fignification des Mots , & à rendre ainfi le Langage
moins utile qu'il ne l'eft par fes défauts réels : Admirable talent , qui a été
inconnu jufqu'ici aux gens fans lettres !
r eft auir. utile §• EI' Ces fortes de Savans fervent autant à éclairer l'Entendement des
sue ie îeroit rart hommes & à leur procurer des commoditez dans ce Monde, que celui qui
caiaftéiet, ie " altérant la fignification des Caractères déjà connus, feroit voir dans fes E-
crits par une favante fubtilité fort fuperieure à la capacité d'un Efprit idiot,
greffier & vulgaire, qu'il peut mettre un A pour un B, & un D pour un
E, &c. au grand étonnement de fon Lecteur à qui une telle invention fe-
roit fort avantageufe : car employer le mot de noir qu'on reconnoit univer-
fellement fignifier une certaine idée fimple, pour exprimer une autre idée ,
ou une idée contraire, c'eft-à-dir*, appeller la neige noire , c'eft une auffi
grande extravagance que de mettre ce caractère A à qui l'on eft convenu
de faire fignifier une modification de fon , faite par un certain mouvement
des organes de la Parole , pour B à qui l'on eft convenu de faire fignifier
une autre modification de fon , produite par un autre mouvement des
mêmes Organes.
., . , §. 12. Mais ce mal ne s'eft pas arrêté aux pointilleries de Logique, ou à
Cet art d oblcui- -, ' . .,,. .. , „*. r ,, r .. , ~ , Y \ ■ s
cir les mots a de vaines fpeculations , il s eft înlinue dans ce qui înterelie le plus la vie o:
îîei^ton&la ^a Société humaine, ayant obfcurci & embrouillé les véritez les plus im-
jufiice, ' portantes du Droit & de la Théologie, & jette le defordre & l'incertitude
dans les affaires du Genre Humain : de forte que s'il n'a pas détruit ces deux
grandes Règles des actions de l'homme, la Religion & la Jufïice, il les a
rendues en grand' partie inutiles. A quoi ont fervi la plupart des Com-
mentaires & des Controverfes fur les Loix de Dieu & des hommes, qu'à
en rendre le fens plus douteux & plus embarrafie ? Combien de diftinctions
curieufes, multipliées fans fin, combien de fubtilitez délicates a-t-on in-
venté ? Et qu'ont-elles produit que l'obfcurité & l'incertitude , en rendant
les mots plus inintelligibles , & en dépaïfant davantage le Lecteur ? Si cela
n'étoit . d'où vient qu'on entend ù facilement les Princes dans les ordres
communs qu'ils donnent de bouche ou par écrit, & qu'ils font fi peu intel-
ligibles dans les Loix qu'ils prefcrivent à leurs Peuples ? Et n'arrive-t-il pas
fouvent, comme il a été remarqué ci-deflus, qu'un homme d'une capacité
ordinaire lifant un palïaee de l'Ecriture , ou une Loi , l'entend fort bien ,
juf-
De VAbus des Mots. L i v. I ï I. 40 $
jufqu'à ce qu'il aît confulté un Interprète ou un Avocat, qui après avoir Chat. X.
employé beaucoup de temps à expliquer ces endroits, fait en forte que les
Mots ne fignifient rien du tout , ou qu'ils fignifient tout ce qu'il lui
plaît ?
g. 13. Je ne prétens point examiner , en cet endroit, fi quelques-uns de 11 ne doit P»
ceux qui exercent ces Profeffions ont introduit ce defordre pour l'intérêt ['0f" pout f'"
du Parti ; mais je laifle à penfer s'il ne feroit pas avantageux aux hommes,
à qui il importe de connoître les chofes comme elles font & de faire ce qu'ils
doivent, & non d'employer leur vie à difcourir de ces chofes à perte de
vue, ou à fe jouer fur des mots, fi,dis-je, il ne vaudroit pas mieux qu'on
rendît l'ufage des mots fimple & direct, & que le Langage qui nous a été
donné pour nous perfectionner dans la connoilfance de la Vérité, & pour
lier les hommes en fociété, ne fût point employé à obfcurcir la Vérité, à
confondre les droits des Peuples , & à couvrir la Morale & la Religion de
ténèbres impénétrables ; ou que du moins , fi cela doit arriver ainfi , on ne
le fît point pafier pour connoilfance & pour véritable favoir"?
§. 14. En quatrième lieu , un grand abus qu'on fait des Mots , c'eft qu'on iv. Autre abus da
les prend pour des Chofes. Quoi que cela regarde en quelque manière tous îVsTfrVpSui'ucï
les noms en général, il arrive plus particulièrement à l'égard des noms des chofes.
Subfiances ; & ceux-là font fur-tout fujets à commettre cet abus qui renfer-
ment leurs penfées dans un certain Syltéme , & fe lailfent fortement préve-
nir en faveur de quelque Hypothefe reçue qu'ils croyent fans défauts, par
où ils viennent à fe perfuader que les termes de cette Sefte font fi confor-
mes à la nature des chofes, qu'ils répondent parfaitement à leur exiflence
réelle. Qui eft-ce, par exemple, qui ayant été élevé dans la Philofophie
Péripatéticienne ne fe figure que les dix noms fous lefquels font rangez les
dix Prédicamens font exaclement conformes à la nature des Chofes? Qui
dans cette Ecole n'eft pas perfuadé que les Formes Subftantielks , les Ames
végétatives, X horreur du Vuide^ les ÊJpèces intentionnelles , &c. font quel-
que choie de réel ? Comme ils ont appris ces mots en commençant leurs
Etudes & qu'ils ont trouvé que leurs Maîtres , & les Syftèmes qu'on leur
mettoit entre les mains , faifoient beaucoup de fond fur ces termes-là ,
ils ne fauroient fe mettre dans l'Efprit que ces mots ne font pas con-
formes aux chofes mêmes, & qu'ils ne repréfentent aucun Etre réelle-
ment exiftant. Les Platoniciens ont leur Ame du Monde , & les Epi-
curiens la tendance de leurs Atomes vers le Mouvement , dans le temps
qu'ils font en repos. A peine y a-t-il aucune Seéïe de Philofophie
qui n'ait un amas diltincr. de termes que les autres n'entendent point.
Et enfin ce jargon , qui , vu la foibleffe de l'Entendement Humain , eft
fi propre à pallier l'ignorance des hommes & à couvrir leurs erreurs,
devenant familier à ceux de la même Seéle, il paffe dans leur Efprit
pour ce qu'il y a de plus effentiel dans la Langue, & de plus expre-f-
fif dans le Difcours. Si les véhicules aériens & éthêriens du Doéleur
More euffent été une fois généralement introduits dans quelque endroit
dn Monde où cette Doctrine eût prévalu , eus termes auraient fait
fans doute d'affez fortes impreifions fur les Efprits des hommes pour
Eee 2 leur
404 De l'Abus des Mots. Liv. III.
C H A P. X. leur perfuader l'exiftence réelle de ces véhicules , tout auffi bien qu'on-
a été ci-devant entêté des Formes fubftantielles , & des Ejpcces inten-
tionnelles.
Exemple fur le §. 15. Pour être pleinement convaincu, combien des noms pris pour
mot de Matière, fes chofes font propres à jetter l'Entendement dans l'erreur, il ne faut que
lire avec attention les Ecrits des Philofophes. Et peut-être y en verra-t-on.
des preuves dans des mots qu'on ne s'avife guère de foupçonner de ce défaut.
Je me contenterai d'en propofer un feul, & qui eft fort commun. Com-
bien de difputes embarraffées n'a-t-on pas excité fur la Matière, comme fi
c'étoit un certain Etre réellement exiftant dans la Nature, diftincldu Corpsh
& cela parce que le mot de Matière fignifie une idée diftincle de celle du
Corps , ce qui eft de la dernière évidence ; car fi les idées que ces deux ter-
mes fignifient, étoient précifément les mêmes, on pourroit les mettre in-
différemment en tous lieux l'une à la place de l'autre. Or il eft vilïble que,,
quoi qu'on puiflëdire proprement qu'une feule Matière compo/e tous les Corps,
on ne fauroit dire , que le Corps compofe toutes les Matières. Nous difons or-
dinairement, Un Corps efi plus grand qu'un autre, mai* ce feroit une façon
de parler bien choquante & dont on ne s 'eft jamais avifé de fe fervir, à ce
que je croi, que de dire, Une matière eft plus grande qu une autre. Pour-
quoi cela? C'eft qu'encore que la Matière & le Corps ne foient pas réelle-
ment diftincts, mais que l'un foit par-tout où eft l'autre, cependant h Ma-
tière & le Corps fignifient deux différentes conceptions , dont l'une eft in-
complète, &n'eft qu'une partie de l'autre. Car le Corps fignifie une Sub-
ftance folide, étendue, & figurée, dont la Matière n'eft qu'une concep-
tion partiale & plus confufe, qu'on n'employé, ce me femble, que pour
exprimer la Subftance & la folidité du Corps fans confiderer fon étendue &
fa figure. C'eft pour cela qu'en parlant de la Matière , nous en parlons
comme d'une chofe unique , parce qu'en effet elle ne renferme que l'idée
d'une Subftance folide qui eft par-tout la même, qui eft par-tout uniforme.
Telle étant notre idée de la Matière, nous ne concevons non plus différen-
tes Matières dans le Monde que différentes foliditez , nous ne parlons non
plus de différentes Matières que de différentes foliditez , quoi que nous ima-
ginions diffërens Corps & que nous en parlions à tout moment, parce que
l'étendue & la figure font capables de variation. Mais comme h folidité
ne fauroit exifter fans étendue & fans figure, dès qu'on a pris la Matière
pour un nom de quelque chofe qui exiftoit réellement fous cette précifion,
cettepenféea produit fans doute tous ces difeours obfcurs & inintelligibles,
toutes ces Difputes embrouillées fur la Matière première qui ont rempli là
tête & les livres des Philofophes. Je laiffeàpenfer jufqu a quel point cet
abus peut regarder quantité d'autres termes généraux. Ce que je croi du
moins pouvoir affùrer, c'eft qu'il y auroit beaucoup moins de difputes dans
le Monde, fi les Mots étoient pris pour ce qu'ils font, feulement pour des
lignes de nos Idées, & non pour les Chofes mêmes. Car lorfquenous rai-
fonnons fur la Matière ou fur tel autre terme, nous neraifonnons effective-
ment que fur l'idée que nous exprimons par ce fon , foit que cette idée pré-
cife convienne avec quelque chofe qui exifte réellement dans la Nature ,
ou
De l'Abus des Mots. Liv. III. 405-
ou non. Et fi ks hommes vouloient dire quelles idées ils attachent aux Ciiap. X.
Mots dont ils fe fervent , il ne pourroit point y avoir la moitié tant d'obf-
curitez ou de difputes dans la recherche ou dans la défenfe de la Vérité,
qu'il y en a.
§. 16. Mais quelque inconvénient qui naifTe de cet abus des Mots, je c'eftceqni
fuis affùré que par le confiant &. ordinaire ufage qu'on en fait en ce fens, ils PerP«uc les Et.
entraînent les hommes dans des notions fort éloignées de la vérité des Cho-
fes. En effet, il feroit bien mal-aifé de perfuader à quelqu'un que les mots
dont fe fert fon Père, fon Maître, fon Curé, ou quelque autre vénérable
Docteur ne fignifient rien quiexifte réellement dans le Monde." Prévention
qui n'eft peut-être pas l'une t'es moindres raifons pourquoi il eft fi difficile
de défabufer les hommes de leurs erreurs, même dans des Opinions purement
Philofophiques , & où ils n'ont point d'autre intérêt que la Vérité. Car
les mots auxquels ils ont été accoutumez depuis long-temps, demeurant
fortement imprimez dans leur Efprit , ce n'eft pas merveille que l'on n'en
puilTe éloigner les fauffes notions qui y font attachées.
§. 17. Un cinquième abus qu'on fait des Mots , c'eft de les mettre à la m°snpourdce*
place des chofes qu'ils ne fignifient ni m peuvent fignifier en aucune 'manière. On 5ll''is "e Hni-
peut obferver a l'égard des noms généraux des Subftances , dont nous ne maniér<v
connoiffons que les effences nominales , comme nous l'avons déjà prouvé,
que, lorfque nous en formons- des propofitions, & que nous affirmons ou
nions quelque chofe fur leur fujet , nous avons accoutumé de fuppofer ou
de prétendre tacitement que ces noms fignifient l'effence réelle d'une cer-
taine efpèce de Subftances. Car lorfqu'un homme dit, L'Or ejî malléable,
il entend & voudroit donner à entendre quelque chofe de plus que ceci, Ce
que j'appelle Or, ejl malléable , ( quoi que dans le fond cela ne fignifie pas
autre chofe) prétendant faire entendre par-là, que l'Or, c'eft-à-dire , es
qui a Tejfence réelle de l'Or ejl malléable ; ce qui revient à ceci , Que la Mal-
léabilité dépend rj? eft inféparable de Tejfence réelle de l'Or. Mais fi un homme
ignore en quoi confifte cette effence réelle, la Malléabilité n'eftpasjointe ef-
fectivement dans fon Efprit avec une effence qu'il ne connoit pas, mais feule-
ment avec le fon Or qu'il met à la place de cette effence. Ainfi , quand nous di-
fons que c'eft bien définir l'Homme que de dire qu'il eft un Animal raïfonnable ,
& qu'au contraire c'eft le mal définir que de dire que c'eft «« Animal fans plu-
me, à deux pies , avec de larges ongles , il eft vifible que nous fuppofons que
le nom d'homme fignifie dans ce cas-là l' effence réelle d'une Efpèce, &
que c'eft autant que fi l'on difoit, qu'un Animal raïfonnable renferme une
meilleure defeription de cette Effence réelle, qu'un Animal à deux pies,
fans plume , cif avec de larges ongles. Car autrement , pourquoi Plat en ne
pouvoit-il pas faire fignifier autïi proprement au mot ôvôpwxos ou homme,
une idée complexe, compoféedes idées d'un Corps diitinguédes autres par
une certaine figure & par d'autres apparences extérieures , qu' Arijlote a pu
former une idée complexe qu'il a nommée crApurxoç ou homme, compofée
d'un Corps &de la faculté de raifonner qu'il a joint enfemble; à moins qu'on
ne fuppofe que le mot «vôpaxw ou homme lignifie quelque autre choie
Eee 3 que
406 De V Abus des Mots. Liv. III.
Chat. X. que ce qu'il fignifie , & qu'il tient la place de quelque autre chofe que
de l'idée qu'un homme déclare vouloir exprimer par ce mot.
comme, îorf- K jg. A la vérité, les noms des Subftances feroient beaucoup plus
pouTiis'effences commodes , & les Propofitions qu'on formeroit fur ces noms , beaucoup
réelles des sut>. pius certaines , fi les eiTences réelles des Subftances étoient les idées mêmes
que nous avons dans l'Efprit & que ces noms fignifient. Et c'eft parce que
ces eiTences réelles nous manquent , que nos paroles répandent fi peu de lu-
mière ou de certitude dans les Difcours que nous faifons fur les Subftances.
C'eft pour cela que l'Efprit voulant écarter cette imperfection autant qu'il
peut, fuppofe tacitement que les mots fignifient une chofe qui a cette ef-
fence réelle, comme fi par-là il en approchoi.* de plus près. Car quoique
le mot Homme ou Or ne fignifie effectivement autre chofe qu'une idée com-
plexe de propriétez Jointes enfemble dans une certaine forte de Subftance;
cependant à peine fe trouve-t-il une perfonne qui dans l'ufage de ces Mots
ne fuppofe que chacun d'eux fignifie une chofe qui a l'efience réelle , d'où
dépendent ces propriétez. Mais tant s'en faut que l'imperfeétion de nos
Mots diminue par ce moyen, qu'au contraire elle eft augmentée par l'abus
vifible que nous en faifons en leur voulant faire fignifier quelque chofe dont
le nom que nous donnons à notre idée complexe, ne peut abfolument point
être le figne; parce qu'elle n'eft point renfermée dans cette idée,
cequiftitque §. io. Nous voyons en cela la raifon pourquoi à l'égard des Modes mix-
nousnecroyons Jes ^ qu'une des idées qui entrent dans la composition d'un Mode com-
changement qui plexe, eft exclue' ou changée , on reconnoit aulii-tot qu il elt autre choie,
îreiTécdVne0' c'eft-à-dire qu'il eft d'une autre Efpèce, comme il paroît vifiblement par
subftance n'en ces mots (i) meurtre , aj] affinât , parricide, &c. La raifon de cela, c'eft
rcl"fCpaS l E " que l'idée complexe lignifiée par le nom d'un Mode mixte eft l'efience réel-
le auffi bien que la nominale, & qu'il n'y a point de fecret rapport de ce
nom à aucune autre efience qu'à celle-là. Mais il n'en eft pas de même à
l'égard des Subftances. Car quoi que dans celle que nous nommons Or>
l'un mette dans fon idée complexe ce qu'un autre omet, & au contraire;
les hommes ne croyent pourtant pas que pour cela l'Efpèce foit changée,
parce qu'en eux-mêmes ils rapportent fecretement ce nom à une efience
réelle &. immuable d'une Chofe exiftante, de laquelle efience ces Proprié-
tez dépendent & à laquelle ils fuppofent que ce nom eft attaché. Celui
qui ajoute à fon idée complexe de l'Or celle de fixité ou de capacité d'être
diflbus dans Y Eau Bégaie, qu'il n'y mettoit pas auparavant, ne pafie pas
pour avoir changé l'Efpèce , mais feulement pour avoir une idée plus par-
lai.e en ajoutant une autre idée fimple qui eft toùjo'urs actuellement jointe
aux autres, dont étoit compofée fa première idée complexe. Mais bien
loin
(i) L'Auteur propofe , outre le mot de par- meurtre qui n'a pas été fait de deflein préme-
ricide, trois mou qui marquent trois efpéces de dite, quoi que volontairement; comme lorf-
meurtre, bien diihncles. J'ai été obligé de les que dans une querelle entre deux perfonnes,
omettre , parce qu'on ne peut les exprimer en l'agrerTeur ayant le premier tire l'epée, vient
François que par periphrafe. Le premier elt à être tué. Le troiliéme, murthtr, homicide
chance-medly , meurtre commis par hazard & de dcllein prémédité,
fans aucun deffein. Le fécond nmn-jlaughter,
De VAbus des Mots. L i v. III. 407
loin que ce rapport du nom à une chofe dont nous n'avons point d'idée, Ciiap. X.
nous foit de quelque fecours, il ne fert qu'à nous jetter dans déplus gran-
des difficultez. Car par ce fecret rapport à l'effence réelle d'une certaine
efpèce de Corps, le mot Or par exemple, ( qui étant pris pour une collec-
tion plus ou moins parfaite d'Idées fimples , fert affez bien dans la Conver-
* fation ordinaire à défigner cette forte de corps) vient à n'avoir abfolument
aucune fignification, fi on le prend pour quelque chofe dont nous n'avons
nulle idée; & par ce moyen il ne peut fignifier quoi que ce foit, lorfque le
Corps lui-même eft hors de vûë. Car bien qu'on puiffe fe figurer que c'eft
la même chofe de raifonner fur le nom d'Or , & fur une partie de ce Corps
même , comme fur une feuille d'or qui eft devant nos yeux, & que dans le
Difcours ordinaire nous foyons obligez de mettre le nom à la place de la
chofe même, on trouvera pourtant, fi l'on y prend bien garde, que c'efl
une chofe entièrement différente.
§. 20. Ce qui, je croi, difpofè fi fort les hommes à mettre les noms à *-a eanfedeeet
la place des eifences réelles des Efpèces , c'eft la fuppofition dont nous avons (uppôrequela °n
déjà parlé, que la-Nature agit régulièrement dans la production des cho- n«ù« agit »&.
fes, & fixe des bornes à chacune de ces Efpèces en donnant exactement la ment. C°U1C
même conftitution réelle & intérieure à chaque Individu que nous rangeons
fous un nom général. Mais quiconque obferve leurs différentes qualkez ,
ne peut guère douter que plufieursdes Individus qui portent le même nom,
ne îbient auffi différens l'un de l'autre dans leur conftitution intérieure, que
plufieurs de ceux qui font rangez fous différens noms fpécifiques. Cepen-
dant cette fuppofition qu'on fait, que la même conftitution intérieure fuit tou-
jours le même nom fpécifique, porte les hommes à prendre ces noms pour des
repréfentations de ces effences réelles ; quoi que dans le fond ils ne lignifient
autre chofe que les idées complexes qu'on a dans l'Efprit quand on fe fert de
ces noms-là. De forte que fignifiant, pour ainfi dire, une certaine chofe
& étant mis à la place d'un autre, ils ne peuvent qu'apporter beaucoup
d'incertitude dans les Difcours des hommes, & fur -tout, de ceux dont
l'Efprit a été entièrement imbu de la doctrine des formes fubftantiellcs, par
laquelle ils font fortement perfuadez que les différentes Efpèce3 des choies
font déterminées & diftinguées avec la dernière exactitude.
fi. 21. Mais quelque abfurdité qu'il y ait à faire fignifier aux noms que cet abus eft fon-
* 1 urj-j' » / • n. 1 de furdeux tauf-
nous donnons aux choies , des idées que nous n avons pas , ou ( ce qu: elt Ja ies îuppomions.
même chofe) des effences qui nous font inconnues , ce qui eft en effet ren-
dre nos paroles fignes d'un Rien, il eft pourtant évident à quiconque reflé-
chit un peu fur l'ufage que les hommes font des mots , que rien n'cftplus
ordinaire. Quand un homme demande û telle ou telle chofe qu'il voit,
(que ce foit un Magot ou un Fœtus monftrueux ) eft un homme ou non,
il eft vifible que la queftion n'eft pas fi cette chofe particulière convient avec
l'idée complexe que cette perfonne a dans l'Efprit & qu'il fignifie par le
nom d'homme , mais fi elle renferme l'effence réelle d'une Efpèce de chofes ;
laquelle effence il fuppofe que le nom d'homme fignifie. Manière d'em-
ployer les noms des Subftances qui contient ces deux fauffes fuppofi-
tions.
La
408 De V Abus des Mots. Liv Iïî.
CKAP. X. La première, qu'il y a certaines Effences précifes félon lefquelles la Na-
ture forme toutes les chofës particulières , & par où elles font diftinguées en
Efpèces. H eil hors de doute que chaque chofe a une conllitution réelle
par où elle eft ce qu'elle eft, & d'où dépendent fesQualitez fentibles:mais
je penfe avoir prouvé que ce n'eil pas là ce qui fait ladiftinclion des Efpè-
ces, de la manière que nous les rangeons, ni ce qui en déterminé les noms.
Secondement , cet ufage des Mots donne tacitement à entendre que nous
avons des idées de ces Ellences. Car autrement, à quoi bon rechercher fi
telle ou telle chofe a l'effence réelle de l'Efpèce que nous nommons homme-,
fi nous ne fuppofions pas qu'il y a une telle effence fpécifique qui eil con-
nue? Ce qui pourtant eft tout-à-fait faux, d'où il s'enfuit que cette appli-
cation des noms par où nous voudrions leur faire fignifier des idées que nous
n'avons pas , doit apporter néceffairement bien du defordre dans les Difcours
& dans les Raifonnemens qu'on fait fur ces noms-là , & caufer de grands in-
conveniens dans la communication que nous avons enfemble par le moyeu
des Mots.
vi. oiabufc §• 22. En fixiéme lieu, un autre abus qu'on fait des Mots, & qui eil
encore des mots p'us g-énéral quoi que peut-être moins remarqué, c'eil que les hommes
qu'Us ont une étant accoutumez par un long oc iamiher uiage, a leur attacher certaines
cmàinTsTéVi. idées, f°nt Portez à. fe figurer qu'il y a une liai/on fi étroite 13 fi nécejfaire
dente, entre les noms cj? la fignification qu'on leur donne,, qu'ils fuppofent fans peine
qu'on ne peut qu'en comprendre le fins, & qu'il faut, pour cet effet, recevoir
les mots qui entrent dans le difcours fans en demander la fignification , com-
me s'il étoit indubitable que dans l'ufage de ces fons ordinaires & ufitez, ce-
lui qui parle & celui qui écoute ayent néceffairement & précifément la mê-
me idée; d'où ils concluent , que, lorfqu'ils fe font fervis de quelque terme
dans leur Difcours , ils ont par ce moyen mis, pour ainfi dire, devant les
yeux des autres la chofe même dont ils parlent. Et prenant de même les
mots des autres comme fi naturellement ils avoient au juile la fignification
qu'ils ont accoutume eux-mêmes de leur donner, ils ne fe mettent nulle-
ment en peine d'expliquer le fens qu'ils attachent aux mots , ou d'entendre
nettement celui que les autres leur donnent. C'ellcequi produit commu-
nément bien du bruit & des difputes qui ne contribuent en rien à l'avance-
ment ou à la connoiffance de la Vérité , tandis qu'on fe figure que les Mots
font des lignes con(lans& réglez de notions que tout le monde leur attache
d'un commun accord, quoi que dans le fond ce ne foient que des fignes ar-
bitraires & variables des idées que chacun a dans l'Efprit. Cependant ,les
hommes trouvent fort étrange qu'on s'avife quelquefois de leur demander
dans un Entretien ou dans la Difpute, où cela eil abfolument néceffaire,
quelle eft la fignification des mots dont ils fe fervent, quoi qu'il paroifie
évidemment dans les raifonnemens qu'on fait en converfarion , comme cha-
cun peut s'en convaincre tous les jours par lui-même, qu'il y apeu de noms
d'Idées complexes que deux hommes employent pour fignifier précifément
la même collection. Il eil difficile de trouver un mot qui n'en foit pas un
exemple fenfible. Il n'y a point de terme plus commun que celui de vie,
& il fe trouveroit peu de gens qui ne priflent pour un affront qu'on leurde-
nun-
De V Abus des Mots. Liv. III. 409
mandât ce qu'ils entendent parce mot. Cependant, s'il eft vrai qu'on met- Chap. X.
te en queftion, fi une Plante qui eft déjà formée dans la femence, a de la
vie, fi le Poulet dans un œuf qui n'a pas encore été couvé, ou un homme
en défaillance fans fentiment ni mouvement , eft en vie ou non; il eft aifé
de voir qu'une idée claire, diftinéte & déterminée n'accompagne pas tou-
jours l'ufage d'un Mot auiîi connu que celui de vie. A la vérité , les hom-
mes ont quelques conceptions groffiéres &confufes auxquelles ils appliquent
les mots ordinaires de leur Langue ; & cet ufage vague qu'ils font des mots
leur fert afiezbien dans leurs difcours& dans leurs affaires ordinaires. Mais
cela ne fuffit pas dans des recherches Philofophiques. La véritable connoif-
fance & le raifonnement exact demandent des idées précifes & déterminées.
Et quoi que les hommes ne veuillent pas paroître fi peuintelligens & fi im-
portuns que de ne pouvoir comprendre ce que les autres difent, fans leur
demander une explication de tous les termes dont ils fe fervent, ni critiques
fi incommodes que de reprendre fans celle les autres de l'ufage qu'ils font
des mots ; cependant lorfqu'iî s'agit d'un Point où la Vérité eft intéreffée
& dont on veut s'inftruire exactement, je ne vois pas quelle faute il peut y
avoir à s'informer de la figniiication des Mots dont le fens paroît douteux,
ou pourquoi un homme devroit avoir honte d'avouer qu'il ignore en quel
fens une autre perfonne prend les mots dont il fe fert , puifque pour le favoir
certainement, il n'a point d'autre voye que de lui faire dire quelles font les
idées qu'il y attache précifemenE. Cet abus qu'on fait des mots en les pre-
nant au hazard finis favoir exactement quel fens les autres leur donnent , s'eft
répandu plus avant &aeu de plus dangereufes fuites parmi les gens d'étude
que parmi le refte des hommes. La multiplication & l'opiniâtreté des Dif-
putes d'où font venus tant de defordres dans le Monde favant, ne doivent .
leur principale origine qu'au mauvais ufage des mots. Car encore qu'on cro-
ye en général que tant de Livres & de Difputes dont le Monde eft accablé,
contiennent une grande diverfité d'opinions , cependant tout ce que je puis
voir que font les Savans de différens Partis dans les raifonnemens qu'ils éta-
lent les uns contre les autres, c'eft qu'ils parlent différens Langages; & je
fuis fort tenté de croire , que , lorfqu'ils viennent à quitter les mots pour
penfer aux chofes & confiderer ce qu'ils penfent, il arrive qu'ils penfent
tous la même chofe , quoi que peut-être leurs intérêts foient différens.
J. 23. Pour conclurre ces confiderations fur l'imperfection & l'abus du Les firs d" L]r
Langage ; comme la fin du Langage dans nos entretiens avec les autres hom- fSe em'èr no"
mes, confifte principalement dans ces trois chofes, premièrement, à faire idees ,dl": ï'-
connoitre nos penlees ou nos idées aux autres , Jecundement , a le faire avec hommes,
autant de facilité &de promptitude qu'il eft poifible, & en troi/Jme lieu, à
faire entrer dans l'Efprit par ce moyen la connoiiTance des chofes; le Lan-
gage eft mal appliqué ou imparfait, quand il manque de remplir l'une de
ces trois fins.
Je dis en premier lieu, que les mots ne répondent pas à la première de
ces fins, &ne font pas connoître le*s idées d'un homme à une autre perfon-
ne, premièrement , lorfque les hommes ont des noms à la bouche fans avoir
dans l'Efprit aucunes idtes déterminées dont ces noms foient les fignes; ou . '
Fff en
/flO
De l'Abus des Mots. Liv. Iïl.
CiïAiv
X.
i. De le Faire
promptemenr.
3. De leur don-
ner pat-là la
connoillance des
Chofes.
Comment les
mots dont fe fer-
vent les hommes
manquent à
remplir ces trois
fins.
en fécond lieu, îoifqu'ils appliquent les termes ordinaires & ufitez d'une
Langue à des idées auxquelles l'ufage commun de cette Langue ne les ap-
plique point; & enfin lorfqu'ils ne font pas conftans dans cette applica-
tion , faiiant fignifier aux mots tantôt une idée, & bientôt après une
autre.
g. 24. En fécond lieu, les hommes manquent à faire connoître leurs pen-
fées avec toute la promptitude & toute la facilité poffible, lorfqu'ils ont
dans l'Efprit des idées complexes , fans avoir des noms diftincls pour lesdé-
figner. C'eft quelquefois la faute de la Langue même qui n'a point det#r-
me qu'on puilTe appliquer à une telle fignification ; & quelquefois la faute
de l'homme qui n'a pas encore appris le nom dont ilpourroit fefervirpour
.exprimer l'idée qu'il voudroit faire connoître à un autre-
§. 25. En troifiéme lieu , les mots dont fe fervent les hommes ne fau- '
roient donner aucune connoilTance des Chofes, quand leurs idées ne s'ac-
cordent pas avec l'exiftence réelle des Chofes. Quoi que ce défaut ait fon
origine dans nos Idées qui ne font pas fi conformes à la nature des chofes
qu'elles peuvent le devenir par le moyen de l'attention , de l'étude &de
l'application ; il ne laiffe pourtant pas de s'étendre auffi fur nos Mots, Iorf-
que nous les employons comme fignes d'Etres réels qui n'ont jamais eu au-
cune réalité.
g. 26. Car premièrement, quiconque retient les Mots d'une Langue
fans les appliquer à des idées diftincles qu'il ait dans l'Ecrit, ne fait autre
chofe, toutes les fois qu'il les employé dans leDifcours, que prononcer des
fons qui ne lignifient rien. Et quelque favant qu'il paroiiTe par l'ufage de
quelques mots extraordinaires ou fcientifiques , iln'eftpas plus avancé par-là
dans la connoiffance des Chofes que celui qui n'auroitdans fon Cabinet que
de fimples titres de Livres, fans favoir ce qu'ils contiennent, pourroitêtre
chargé d'érudition. Car quoi que tous ces termes foient placez dans un
Difcours, félon les règles les plus exa6r.es de la Grammaire, & cette caden-
ce harmonieufe des périodes les mieux tournées, ils ne renferment pourtant
autre chofe que de fimples fons , & rien davantage.
§. 27. En fécond lieu, quiconque a dans l'Efprit des idées complexes
fans des noms particuliers pour les défigner , eft à peu près dans le cas où fe
trouveroit un Libraire qui auroit dans fa Boutique quantité de Livres en
feuilles & fans titres, qu'il ne pourroit par confequent faire connoître aux
autres qu'en leur montrant les feuilles détachées, & les donnant l'une après
l'autre. De même, cet homme eft embarraffé dans la Converfation , faute
de mots pour communiquer aux autres fes idées complexes qu'il ne peut leur
faire Connoître que par une énumeration des idées fimples dont elles font
compofées ; de forte qu'il eft fouvent obligé d'employer vingt mots pour
exprimer ce qu'une autre perfonne donne à entendre par un feul mot.
§. 28; En troifiéme lieu, celui qui n'employé pas conltamment le mê-
me figne pour fignifier la même idée, mais fe fert des mêmes mots tantôt
dans un fens & tantôt dans un autre, doit pafferdans les Ecoles & dans les
Converfations ordinaires pour un homme auffi fincéreque celui qui au Mar-
ché & à laBourfe vend différentes chofes fous le même nom.
De l'Abus des Mots. L i v. 1 1 1. 411
g. 29. En quatrième lieu, celui qui applique les mots d'une Langue Chap. X.
à des Idées différentes de celles qu'ils lignifient dans l'ufage ordinaire
du Païs, a beau avoir l'Entendement rempli de lumière, il ne pourra
guère éclairer les autres fans définir fes termes. Car encore que ce
foient des fons ordinairement connus , & aifément entendus de ceux
qui y font accoutumez, cependant s'ils viennent à fignifier d'autres
idées que celles qu'ils lignifient communément & qu'ils ont accoutumé
d'exciter dans l'Efprit de ceux qui les entendent , ils ne fauroient faire
connoître les penfées de celui qui les employé dans un autre fens.
g. 30. En cinquième lieu, celui qui venant à imaginer des Subftances
qui n'ont jamais exifté & à fe remplir la tête d'idées qui n'ont aucun
rapport avec la nature réelle des Chofes , ne laiffe pas de donner à ces Sub-
ftances & à ces idées des noms fixes & déterminez, peut bien remplir fes
difeours & peut-être la tète d'une autre perfonne de fes imaginations chimé-
riques , mais il ne fauroit faire par ce moyen un feul pas dans la vraye & réel-
le connoiflance des Chofes.
g. 31. Celui qui a des noms fans idées , n'attache aucun fens à fes mots &
ne prononce que de vains fans. Celui qui a des idées complexes fans noms
pour les déligner, ne fauroit s'exprimer facilement & en peu de mots, mais
cil obligé de fe fervir de périphrafe. Celui qui employé les mots d'une ma-
nière vague & inconftante, ne fera pas écouté, ou du moins ne fera point
entendu. Celui qui applique les Mots à des idées différentes de celles qu'ils
marquent dans l'ufage ordinaire, ignore la propriété de fa Langue & parle
jargon : & Celui qui a des idées des Subftances , incompatibles avec l'exif-
tence réelle des Chofes , eft deftitué par cela même des matériaux de la
vraye connoiflance , & n'a l'Efprit rempli que de chimères.
g. 32. Dans les notions que nous nous formons des Subftances, nous pou- comment à : t-
vons commettre toutes les fautes dont je viens de parler. 1. Far exemple, \mcti*
Celui qui fe fert du mot de Tarentule fons avoir aucune image ou idée de ce
qu'il fignifie, prononce un bon mot ; mais jufque-là il n'entend rien du tout
par ce lbn. 2. Celui qui dans un Païs nouvellement découvert , voit plu-
fieurs fortes d'Animaux & de Végétaux qu'il ne connoiffoit pas auparavant,
peut en avoir des idées aufli véritables que d'un Cheval ou d'un Cerf, mais
il ne fauroit enparler que par des descriptions , jufquace qu'il apprenne les
noms que les habitans du Païs leur donnent , ou qu'il leur en ait impofé lui-
même. 3. Celui qui employé le mot de Corps, tantôt pour défigner la
fimple étendue, & quelquefois pour exprimer l'étendue & la folidité jointes
enfemble, parlera d'une manière trompeufe & entièrement fophiftique. 4.
Celui qui donne le nom de Cheval à l'idée que fUfage ordinaire déligne par
le mot de Mule, parle improprement & ne veut point être entendu. 5. Ce-
lui qui fe figure que le mot de Centaure fignifie quelque Etre réel ,-fe trom-
pe lui-même, &. prend des mots pour des chofes.
§. 83* Dans les Modes & dans.les relations nous ne femmes fujets en commenta
générai qu'aux quatre premiers de ces inconvéniens. Car 1. je puis me re& J^jJ^
fouvenir des noms des Modes, comme de celui de gratitude ou dechanté, àc tions,
Cependant n'avoir dans i Efnrit aucune idée précité , attachée à ces noms-là.
Fff 2 2. Je
4n De V-dbus des Mots. Liv. III.
Cbap. X 2. Je puis avoir des idées, & ne favoir pas les noms qui leur appartiennent;
je puis avoir, par exemple, l'idée d'un homme qui boit jufqu'à ce qu'il
change de couleur & d'humeur, qu'il commence à bégayer, à avoir les
yeux rouges & à ne pouvoir le foûtenirfur fespiés, & cependant ne lavoir
pas que cela s'appelle yvrejfe. 3. Je puis avoir des idées des vertus ou des
vices & en connoître les noms , mais les mal appliquer , comme lorfque
j'applique le mot de frugalité k l'idée que d'autres appellent avarice, &
qu'ils défignent par ce Ion. 4. Je puis enfin employer ces noms-là d'une
manière inconfiante, tantôt pour être fignes d'une idée & tantôt d'une
autre. 5. Mais du relie dans les Modes & dans les Relations je ne faurois
avoir des idées incompatibles avec l'exiftence des chofes ; car comme les
Modes font des. Idées complexes que l'Efprit forme à plaifir, & que la Re-
lation n'efl autre chofe que la manière dont je confidére ou compare deux
chofes enfemb!e,& que c'eft auffi une idée de mon invention, à peine peut-
il arriver que de telles idées foient incompatibles avec aucune chofe exiftan-
te, puifqu'elles ne font pas dans l'Efprit comme des copies de chofes faites
régulièrement par la Nature, ni comme des propriétez qui découlent infe-
parablement de la conftitution intérieure ou de l'effence d'aucune Subflan-
ce,mais plutôt comme des modèles placez dans ma Mémoire avec des noms
que je leur afîigne pour m'en fervir à dénoter les actions & les relations , à
mefure qu'elles viennent à exifter- La méprife que je fais communément en
cette occafion, c'eft de donner un faux nom à mes conceptions; d'où il ar-
rive qu'employant les Mots dans un fens différent de celui que les autres
hommes leur donnent , je me rends inintelligible, & l'on croit que j'ai de
fauffes idées de ces chofes lorfque je leur donne de faux noms. Mais fi dans
mes idées des Modes mixtes ou des Relations je mets enfemble des idées in-
compatibles, je me remplirai auffi la tête de chimères; puifqu'à bien exa-
miner de telles idées, il eft toutvifible qu'elles ne fauroient exifler dans l'Ef-
prit, tant s'en faut qu'elles puiffent fervir à dénoter quelque Etre réel.
vir. Les termes §■ 34- Comme ce qu'on appelle efprit & imagination eft mieux reçu dans
figurez doivent ]e Monde que la Connoiffance réelle & la Vérité toute féche , on aura de la
• po'ur'urTlbus peine à regarder les termes figurez &? les allufions comme une imperfection
du Langage. ^ un véritable abus du Langage. J'avoûë que dans des Difcours où nous
cherchons plutôt à plaire & à divertir, qu'à inftruire& à perfectionner le
Jugement, on ne peut guère faire paffer pour fautes ces fortes d'ornemens
qu'on emprunte des figures. Mais fi nous voulons repréfenter les chofes comme
elles font, il faut reconnoître qu'excepté l'ordre & la netteté, tout l'Art de
la Rhétorique, toutes ces applications artificielles & figurées qu'on fait des
mots, fuivant les règles que l'Eloquence a inventées, ne fervent à autre
chofe qu'à infinuer de fauffes idées dans l'Efprit, qu'à émouvoir les Parlions
& à feduire par-là le Jugement ; de forte que ce font en effet de parfaites
fupercheries. Et par conféquent l'Art Oratoire a beau faire recevoir ou mê-
me admirer tous ces différens traits, il eft hors de doute qu'il faut les éviter
abfolument dans tous les Difcours qui font deftinez à l'inftruction , & l'on
ne peut les regarder que comme de grands défauts ou dans le Langage ou
dans la perfonne qui s'en fert, par-tout. où. la Vérité eft intéreffee. llferoir*
inutile
Del* Abus des Mots. Liv. III. 41^
inutile de dire ici quels font ces tours deloquence, & de combien d'efpèces Chat. X.
différentes il y en a; les Livres de Rhétorique dont le Monde efl abondam-
ment pourvu, en informeront ceux qui l'ignorent. Une feule chofe que je
ne puis m'empécher de remarquer, c'eft combien les hommes prennent peu
d'intérêt à la confervation & à l'avancement de la Vérité, puifque c'eft à
ces Arts fallacieux qu'on donne le premier rang & les recompenfes. Il eft ,
dis-je, bien viiïble que les hommes aiment beaucoup à tromper & à être
trompez, puifque la Rhétorique, ce puiffant inflrument d'erreurs & de four-
berie, a fes ProfefTeurs gagez , qu'elle efl enfeignée publiquement, &qu'elle
a toujours été en grande réputation dans le monde. Cela- efl fi vrai, que
je ne doute pas que ce que je viens de dire (1) contre cet Art, ne foit re-
gardé comme l'effet d'une extrême audace, pour ne pas dire d'une bruta-
lité fans exemple. Car Y Eloquence, femblable au beau Sexe, a des char-
mes trop puiffans pour qu'on puiffe être admis à parler contre elle ; &
c'eft en vain qu'on découvrirait les défauts de certains Arts décevans par
lefquels les hommes prennent plaifir à être trompez.
CHAPITRE XI. ClIAp xi
Des Remèdes qu'on peut apporter aux imperfetlions , & aux abus
dont on vient de parler.
Ç. 1. VTOus venons de voir au long quelles font les imperfections c'eftune chofe
i.\| naturelles du Langage , & celles que les hommes y ont in- d^ne de nos
troduites: & comme le Difcours eft le grand lien de la Société humai- chênes moyen»
ne , & le canal commun par où les progrés qu'un homme fait dans de remedie/au*
la Connoiffance font communiquez à d'autres hommes , & d'une Gé- 'ièw de'raijer.
nération à l'autre , c'eft une chofe bien digne de nos foins de confide-
rer quels remèdes on pourrait apporter aux inconvéniens qui ont été propo-
fez dans les deux Chapitres précedens.
S. 2. Te ne fuis pas affez vain pour m'imajtiner que qui que ce foit puiffe „
r * • J 1 r c ■ • j- ^11 Us ne font pas
longer a tenter de reformer parfaitement, je ne dis pas toutes les Langues faciles a trou-
•du Monde, mais même celle de fon propre Pais, fans fe rendre lui-même vet"
. n-
(1) Je croi que qui diftingueroit exacle- teur, & le diftinguer du Declamateur fleuri qui
ment les artifices* de la Déclamation d'avec les ne cherche que des phrafes brûlantes cy des tours
règles foli-des d une véritable Eloquence feroit ingénieux , qui ignorant le fond des chofes fait
convaincu que l'Eloquence eft en effet un Art parler avec grâce fans favoir ce qu'il faut dire ,
très-ferieux i>C très-utile, propre à inflruire , a qui énerve les plus grandes veritez.par des orne-
reprimer les pajfions , à corriger les mœurs, à. mens vains C excejfîfs, on reconnoîtra que la
foietenir les Loix , à diriger les délibérations pu- véritab'e Eloquence a une beauté réelle , &
Hiques, à rendre les hommes bons cy heureux , que ceux qui la connoiflent telle qu'elle eft,
comme l'afTure & le prouve l'illuftre Auteut en peuvent faire un très-bon ufage. Et j'ofe
du lelemaqut dans fes Réflexions (ur la Rhetori- aflûrer que s'il ne paroifloit aucune trace de
que, p. 19. d'où j'ai tranferiteet éloge del'E- la véritable Eloquence dans cet Ouvrage de
loquence. Si l'on lit tout ce que ce grand hom- M. Locke , peu de gens voudraient ou pouut-
rue ajoute pour caracterifer le véritable Ora- roient fe donner la peine de le lire.
Fff 3
4ï4 Remèdes contre V Imperfection
Chat.XI. ridicule. Car exiger que les hommes employaient conftamment les mots
dans un même fens , & pour n'exprimer que des idées déterminées & uni-
formes , ce feroit fe figurer que tous les hommes devroient avoir les mêmes
notions, & ne parler que des chofes dont ils ont des idées claires &diftinc-
tes; ce que perfonne ne doit efpérer, s'il n'a la vanité de fe figurer qu'il
pourra engager les hommes à être fort éclairez ou fort taciturnes. Et il
faut avoir bien peu de connoiffance du Monde pour croire qu'une grande
volubilité de Langue ne fe trouve qu'à la fuite d'un bon Jugement, & que
la feule règle que les hommes fe font de parler plus ou moins, foit fondée
fur le plus ou fur le moins de connoiffance qu'ils ont.
Mais ils font né- §• 3- Mais quoi qu'il ne faille pas fe mettre en peine de reformer le Lan-
ceiuires en philo- gage du Marché & de la Bourfe, & d'ôter aux Femmelettes leurs anciens
privilèges de s'affembler pour caquetter fur tout à perte de vûë ; & quoi
qu'il puiffe peut-être fembler mauvais aux Etudians&aux Logiciens de pro-
feflion qu'on propofe quelque moyen d'abréger la longueur ou le nombre de
leurs Difputes, je croi pourtant que ceux qui prétendent ferieufement à la
recherche ou à la défenfe de la Vérité, devroient fe faire une obligation d'é-
tudier comment ils pourroient s'exprimer fans ces obfcuritez & ces équivo-
ques auxquelles les Mots dont les hommes fe fervent, font naturellement
fujets , fi l'on n'a le foin de les en dégager.
L'abus des mots §• 4- Car qui confiderera les erreurs, la confufion, les méprifes & les
caufe de grandes ténèbres que lemauvais ufage des Mots a répandu dans le Monde, trouvera
quelque fujet de douter fi le Langage confideré dans l'ufage qu'on en a fait,
a plus contribué à avancer ou à interrompre la connoiffance de la Vérité
parmi les hommes. Combien y a-t-il de gens qui, lorfqu'ils veulent penfer
aux chofes, attachent uniquement leurs penfées aux Mots, & fur-tout,
quand ils appliquent leur Efprit à des fujets de Morale ? Le moyen d'être
furpris -après cela que le refultat de ces contemplations ou raifonnemensqui
ne roulent que fur des fons, en forte que les idées qu'on y attache, font
très-confufes ou fort incertaines, ou peut-être ne font rien du tout, le
moyen, dis-je, d'être furpris que de telles penfées & de tels raifonnemens
ne fe terminent qu'à des décifions obfcures & erronées fans produire au-
cune connoiffance claire & raifonnée ?
comme l'opiol£ §• 5- Les hommes fouflïent de cet inconvénient, caufé par le mauvais
ttui' ufage des mots, dans leurs Méditations particulières, mais les defordres
qu'il produit dans leur Converfation , dans leurs difeours, & dans leurs rai-
fonnemens avec les autres hommes,font encore plus vifibles. Car le Langage
étant le grand canal par où les hommes s'entre-communiquent leurs décou-
vertes,lcurs raifonnemcns,& leurs connoiiTances; quoi que celui qui en fait un
mauvais ufage ne corrompe pas les fources de la Connoiilance qui font dans
les Chofes mêmes, il ne laillè pas, autant qu'il dépend de lui , de rompre ou de
boucher les canaux par Iefquels elle fe répand pour l'ufage & le bien du Genre
Humain. Celui qui fe fept des mots fans leur donner un fens clair & déter-
miné ne fiic autre chofe que fe tromper lui-même & induire les autres en
erreur; & quiconque en ufe ainfi de propos délibéré, doit être regardé
comme ennemi de la Vérité & de la Connoiilance. L'on ne doit pourtant
pas
à- VJbus des Mots. Liv. III. 42^
pas être furpris qu'on ait fi fort accablé les Sciences & tout ce qui fait par- Chap. XI.
tie de laConnoiifunce, de termes obfcurs & équivoques, d'cxprefïions dou-
teufes & deftituées de fens, toutes propres à faire que i'Éfprk le plus atten-
tif ou le plus pénétrant ne foit guère plus inftruit ou plus orthodoxe, ou
plutôt ne le foit pas davantage que le plus greffier qui reçoit ces mots fans
s'appliquer le moins du monde à les entendre, puisque la fubtilité a pàfle fi
hautement pour vertu dans la perfonne de ceux qui font profeffion d'enfei-
gner ou de défendre la Vérité: vertu qui ne confiftant pour l'ordinaire que
dans un ufage illufoire de termes obfcurs ou trompeurs, n'efh propre qu'à
rendre les hommes plus vains dans leur ignorance, &. plus obltinez dans
leurs erreurs.
§. 6. On n'a qu'à jetter les yeux fur des Livres de Controverfe de toute l£5 Difputes.
efpèce , pour voir que tous ces termes obfcurs , indéterminez ou équivo-
ques , ne produifent autre chofe que du bruit & des querelles fur des fons,
fans jamais convaincre ou éclairer l'Efprit. Car fi celui qui parle, & ce-
lui qui écoute, ne conviennent point entr'eux des idées que fignifient les
mots dont ils fe fervent , le raifonnement ne roule point fur des Chofes,mais
fur des mots. Pendant tout le temps qu'un de ces mots dont la lignifica-
tion n'eft point déterminée entr'eux, vient à être employé dans le difeours,
i! ne fe préfente à leur Efprit aucun ancre Objet fur lequel ils conviennent
qu'un fimple fon, les chofes auxquelles ils penfent en ce temps-là comme
exprimées par ce mot, étant tout-à-fait différentes.
§. 7. Lorfqu'on demande fi une Chauve-fouris efl un Oifeau ou non, la Exemple tiré <r„.
queftion n'eft pas fi une Chauve-fouris eft autre chofe que ce qu'elle eft ef- nf Uauvifamu te
fe&ivement, ou fi elle a d'autres qualitez qu'elle n'a véritablement, car il fe- dun °'f""''
roic de la dernière abfurdité d'avoir aucun doute là-deiïus. Liais la Queftion
eft, 1. ou entre ceux qui reconnoifient n'avoir que des idées imparfaites de
l'une desEfpèces ou de toutes les deux Efpèces de chofes qu'on fuppofe que
ces noms fignifient ; & en ce cas-là , c'eft une recherche réelle fur la nature
d'un Oifeau ou d'une Chauve-fouris-, par où ils tâchent de rendre les idées
qu'ils en ont, plus complètes , tout imparfaites qu'elles font , & cela en exa-
minant, il toutes les idées fimples qui combinées enfemble font défignees
par le nom d' 'oifeau , fe peuvent toutes rencontrer dans une Chauve-fouris : ce
qui n'eft point une Queftion de gens qui difputent, mais de perfonnes qui
examinent fans affirmer ou nier quoi que ce foit. Ou bien, en fécond lieu,
cette Queftion fe paffe entre des gens qui difputent , dont l'un affirme &
l'autre nie qu'une Chauve-fouris foit un Oifeau : mais alors la queftion roule
fimplement fur la fignificationd'un de ces mots ou de tous les deux enfem-
ble, parce que n'ayant pas départ & d'autre les mêmes idées complexes
qu'ils défignent par ces deux noms, l'un foûtient que ces deux noms peu-
vent être affirmez l'un de l'autre ; & l'autre le nie. S'ils étoient d'accord
fur la fignification de ces deux noms , il feroit impoffible qu'ils y puffent
trouver un fujet de difpute, car cela^tant une fois arrêté entr'eux, ils ver*
roient d'abord & avec la dernière évidence, fi toutes les idées du nom le
plus général qui eft. Oifeau, fe trouveroient dans l'idée complexe d'une
Chauve- furis ou non , & par ce moyen on ne failroit douter fi une Chauve-
fouris
41 6 Remèdes contre V Imperfection
Chap. XL fouris feroit un Oifeau ou non. A propos dequoi je voudrois bien qu'on
confiderât, & qu'on examinât foigneufement ii la plus grande partie des
Difputes qu'il y a dans le monde ne font pas purement verbales, & ne rou-
lent point uniquement fur la fignification des Mots , & s'il n'eft pas vrai
que, fi l'on venoit à définir les termes dont on fefert pour les exprimer, &
qu'on les reduifît aux collections déterminées des idées fimples qu'ils figni-
fient, (ce qu'on peut faire , lorfqu'ils figninent effectivement quelque cho-
fe)ces Difputes finiroient d'elles-mêmes & s'évanouïroient aufli-tôt. Qu'on
voye après cela, ce que c'eft que l'Art de difputer, & combien l'occupa-
tion de ceux dont l'étude ne confifle que dans une vaine oftentation de
fons, c'eft-à-dire, qui employent toute leur vie à des Difputes &des Con-
troverfes, contribue à leur avantage, ou à celui des autres hommes. Du
refte, quand je remarquerai que quelqu'un de ces Difputeurs écarte de
tous ces termes l'équivoque & l'obfcunté , ( ce que chacun peut faire à
l'égard des Mots dont il le fert lui-même) je croirai qu'il combat vérita-
blement pour la Vérité & pour la Paix , & qu'il n'eft point efclave de la
Vanité, de l'Ambition, ou de l'Amour de Parti,
i. nemeje.TiVm. g. 8- Pour remédier aux défauts de Langage dont on a parlé dans les
unsTa^acTc"10' ^eux derniers Chapitres , & pour prévenir les inconvéniens qui s'en enfui-
une «Jéc. vent, je m'imagine que l'obiervation des Règles fuivantes pourra être de
quelque ufage, jufqu'à ce que quelque autre plus habile que moi, veuille
bien prendre la peine de méditer plus profondément fur ce fujet , & faire
part de fes penfées au Public.
Premièrement donc, chacun devroit prendre foin de ne fe fervir d'aucun
nict fans fignification ,ni d'aucun nom auquel il n'attachât quelque idée. Cet-
te Règle ne parbîtra pas inutile à quiconque prendra la peine de rappeller
en lui-même, combien de fois il a remarqué des mots de cette nature, com-
me injUncly fympatbie , antipathie, &c. employez de telle manière dans le
difcours des autres hommes , qu'il lui eft aifé d'en conclurre que ceux qui
s'en fervent, n'ont dans l'Efprit aucunes idées auxquelles il ayent foin de
les attacher , mais qu'ils les prononcent feulement comme de fimples fons ,
qui pour l'ordinaire tiennent lieu de raifon en pareille rencontre. Ce n'eft
pas que ces Mots & autres femblables n'ayent des lignifications propres
dans lefquelles on peut les employer raifonnablement. Mais comme il n'y a
point de liaifon naturelle entre aucun mot & aucune idée, il peut arriver
que des gens apprenant ces mots-là & quelques autres que ce foient par
routine, les prononcent ou les écrivent fans avoir dans l'Efprit des idées
auxquelles ils les ayent attachez & dont ils les rendent lignes, ce qu'il faut
pourtant que les hommes falTent nécefiairement , s'ils veulent fe rendre in-
telligibles à eux-mêmes.
n. Kcmtde, avoir g. 9. En fécond lieu, il ne fuffit pas qu'un homme employé les mots
î« '«tachtê^aux comrae fignes de quelques idées, il faut encore que les idées qu'il leur at-
mots qui expti- tache, 11 elles font fimples, foient claires & diftincles , & fi elles font
j*ent oîs Moatt. comp[exes ^ qu'elles foient déterminées , c'eft-à-dire , qu'une collection
précifc d'idées limples foit fixée dans l'Efprit avec un fon qui lui foit atta-
ché comme ligne de cette collection précife& déterminée, & non d'aucune
autre
& l'Abus des Mots. Liv. lin. 417
re chofe. Ceci eft fort néceffairc par rapport aux noms des Modes , & Cil A P. XI.
fur-tout par rapport aux Mots qui n'ayant dans la Nature aucun Objet dé-
terminé d'où leurs idées ibient déduites comme de leurs originaux font
fujets à tomber dans une grande confulion. Le mot de Juftice eft dans la
bouche de tout le monde, mais il eft accompagné le plus fouvent d'une
lignification fort vague & fort indéterminée , ce qui fera toujours ainli, à
moins qu'un homme n'ait dans l'Efprit une collection diftinclede toutes les
parties dont cette idée complexe eft compofée : & fi ces parties renfer-
ment d'autres parties, il doit pouvoir les divifer encore, jufqu'à ce qu'il
viciine enfin aux Idées limples qui la compofent. Sans cela l'on fait un
mauvais ufage des mots, de celui de Juftice , par exemple, ou de quelque
autre que ce (bit. Je ne dis pas qu'un homme foit obligé de rappeller &. de
faire cette analyfe au long, toutes les fois que le nom de Juftice fe rencon-
tre dans fon chemin : mais il faut du moins qu'il ait examiné la lignifica-
tion de ce mot & qu'il ait fixé dans fon Efprit l'idée de toutes fes parties,
de celle manière qu'il puiffe en venir-là quand il lui plait. Si, par exemple,
quelqu'un fe reprefente la Juftice comme une conduite à l'égard de la perfonne
6? des biens d autrui , qui foit conforme à la Loi^Sc que cependant il n'ait au-
cune idée claire & diftincte de ce qu'il nomme Lai qui fait une partie de
fon idée complexe de Juftice , il eft évident que fon idée même de Juftice
fera confufe & imparfaite. Cette exactitude paroitra , peut-être, trop in-
commode & trop pénible ; & par cette railbn la plupart des hommes croi-
ront pouvoir fe difpenfer de déterminer ii précilément dans leur Efprit les
idées complexes des Modes mixtes. N'importe : je fuis pourtant obligé de
dire que jufqu'à ce qu'on en vienne-là, il n'y a pas lieu de s'étonner que
les hommes ayent l'Efprit rempli de tant de ténèbres , & que leurs difeours
avec les autres hommes foient fujets à tant de difputes.
§. 10. Quant aux noms des Subftances, il ne luffit pas, pour en faire Et des idées dit
un bon ufage, d'en avoir des idées déterminées, il faut encore que les m°fauxchof«i
noms foient conformes aux chofes félon qu'elles exiftent : mais c'eft de- l'égard des Mots
quoi j'aurai bientôt occaiion de parler plus au long. Cette exactitude eft srijanca?™
abfolument néceffaire dans des recherches Philofophiques & dans les Con-
troverfes qui tendent à la découverte de la Vérité. Il feroit auffi fort avan-
tageux qu'elle s'introduisit jufque dans la Converfâtion ordinaire & dans les
affaires communes de la vie , mais c'eft ce qu'on ne peut guère attendre, à
mon avis. Les notions vulgaires s'accordent avec les difeours vulgaires ; &
quelque confufion qui les accompagne, on s'en accommode affez bien au
Marché & à la Promenade. Les Marchands, les Amans, les Cuiliniers,
les Tailleurs , &c. ne manquent pas de mots pour expédier leurs arïaires or-
dinaires. Les Philofophes, & les Controverfiftes pourroient aufii termi-
ner les leurs, s'ils avoient envie d'entendre nettement, & d'être entendus
de même.
§. 11. En troifiéme lieu , ce n'eft pas affez que les hommes ayent des m. Remède, fe
idées, ce des idées déterminées , auxquelles ils attachent leurs mots pour ^'l^ """"
en être les lignes : il faut encore qu'ils prennent foin d'approprier leurs mots
autant qu'il eft pofjible, aux idées que l Ufage ordinaire leur a afjigné. Car com-
Ggg me
4 1 8 Remèdes contre l'Imperfection
Ch a r. XL me les Mots , & fur- tout ceux des Langues déjà formées , n'appartiennent
point en propre à aucun homme , mais font la règle commune du commerce
& de la communication qu'il y a entre les hommes , il n'eft pas raifonnable
que chacun change à plaifir l'empreinte fous laquelle ils ont cours , ni qu'il
altère les idées qui y ont été attachées, ou du moins, lorfqu'il doit le fai-
re néceifairement , il eft obligé d'en donner avis. Quand les hommes par-
lent, leur intention eft, ou devroit être au moins d'être entendus, ce qui
ne peut être , lorfqu'on s'écarte de l'Ufage ordinaire , fans de fréquentes
explications, des demandes & autres telles interruptions incommodes. Ce
qui fait entrer nos penfées dans l'Efprit des autres hommes de la manière
la plus facile & la plus avantageufe, c'eft la propriété du Langage , dont la
connoiflance eft par conféquent bien digne d'une partie de nos foins & de
notre Etude , & fur-tout à l'égard des Mots qui expriment des idées de
Morale. Mais de qui peut-on le mieux apprendre la fignification propre
& le véritable ufage des termes ? C'eft fans doute de ceux qui dans leurs
Ecrits & dans leurs Difcours paroifTent avoir eu de plus claires notions des
Chofes, & avoir employé les termes les plus choifis & les plus juftes pour
les exprimer. A la vérité, malgré tout le foin qu'un homme prend de ne le
fervir des mots que félon l'exadte propriété du Langage , il n'a pas toujours
le bonheur d'être entendu: mais en ce cas-là, l'on en impute ordinairement
la faute à celui qui a fi peu de connoiifance de fa propre Langue qu'il ne l'en-
tend pas, lors même qu'on l'employé conformément à l'ufage établi,
die a^tTe^quei 5- I2- Mais parce que l'Ufage commun n'a pas fi vifiblement attaché
icn, en prend les des fignifications aux Mots , qu'on puiffe toujours connoître certainement
ce qu'ils fignifient au jufte ; & parce que les hommes en perfectionnant leurs
connoiffànces , viennent à avoir des idées qui différent des idées vulgaires ,
de forte que pour défigner ces nouvelles idées , ils font obligez ou de faire
de nouveaux mots, (ce qu'on hazarde rarement, de peur que cela ne paffe
pour affectation ou pour un defir d'innover) ou d'employer des termes u fi-
iez, dans un fens tout nouveau: pour cet effet après avoir obfervé les Rè-
gles précédentes, je dis en quatrième lieu, qu'/7 eft quelquefois néceffaire,
four fixer la fignification des mots, de déclarer en quel fens on les prend, lors
que l'ufage commun les a laiffez dans une fignification vague & incertaine,,
(comme dans la plupart des noms des Idées fort complexes) ou lorsqu'on
s'en fert dans un fens un peu particulier, ou que le terme étant fi effentiel
dans le Difcours que le principal fujet de laQueftion en dépend, il fe trou-
ve fujet à quelque équivoque ou à quelque mauvaife interprétation.
toqe'n°wi!U!m. §• r3* Comme les Idées que nos mots fignifient ,font de différentes Ef-
meies. pèces , il y a auffi différens moyens de faire connoître dans l'occafion les
idées qu'ils fignifient. Car quoi que la Définition paffe pour la voye la
plus commode de faire connoître la fignification propre des Mots , il y a
pourtant quelques mots qui ne peuvent être définis, comme il y en a d'au-
tres dont on ne fauroit faire connoître le fens précis que parle moyen de la
Définition ; & peut-être y en a-t-il une troiliéme efpèce qui participe un
peu des deux autres, comme nous verrons en parcourant les noms des Idées
Jimples , des Modes & des Subjîances.
% 14. Pré-
& F Abus des Mots. L i v. 1 1 ï. 419
§. 14. Premièrement donc , quand un homme fe fert du nom d'une idée Ch a p. XI.
fimple qu'il voit qu'on n'entend pas, ou qu'on peut mal interpréter, il eïl '• A i'<*g«ddes
1 i- - 1 > . , . . . •* 1 1 1 * * * o r 1 11 1 Idées amples, pat
oblige dans les règles de la véritable honnêteté oc lelon le but même du des termes ryno.
Langage de déclarer le fens de ce mot, & de faire connoître quelle cft Pi- ^trantUchofe
dée qu'il lui fait lignifier. Or c'eft ce qui ne fe peut faire par voye de dé- ^
finition, comme nous l'avons * déjà montré. Et par conféquent, Ipïf-iv.j^.1""/*^
qu'un terme fynonyme ne peut fervir à cela, Ton n'en peut venir à bout &• ".
que par l'un de ces deux moyens. Premièrement, il fuffit quelquefois de
nommer le fujet où fe trouve l'idée fimple pour en rendre le nom intelligi-
ble à ceux qui connoiffent ce Sujet , & qui en favent le nom. Ainfi, pour
faire entendre à un Païfan quelle eft la couleur qu'on nomme feuille-morte,
il fuffit de lui dire que c'eft la couleur des feuilles féches qui tombent en
Automne. Mais en fécond lieu , la feule voye de faire connoître fùrement
à un autre la lignification du nom d'une Idée fimple, c'eft de préfenter à
fes Sens le Sujet qui peut produire cette idée dans fon Efprit , & lui faire
avoir actuellement l'idée qui eft fignifiée par ce nom-là.
§. 15. Voyons en fécond lieu le moyen de faire entendre les noms des ». a regardes
Modes mixtes. Comme les Modes mixtes , & fur-tout ceux qui appartien- "° d("s 'd" "n" '
nent à la Morale, font pour la plupart des combinaifons d'idées que l'Efprit tions»
joint enfemble par un effet de fon propre choix , & dont on ne trouve pas
toujours des modèles fixes & actuellement exiftans dans la Nature, on ne
peut pas faire connoître la fignifîcation de leurs noms comme on fait enten-
dre ceux des Idées fimples, en montrant quoi que ce foit: mais en recoin-
penfe, on peut les définir parfaitement & avec la dernière exactitude. Car
ces Modes étant des combinaifons de différentes idées que l'Efprit a alfem-
blées arbitrairement fans rapport à aucun Archétype, les hommes peuvent
connoître exactement, s'ils veulent, les diverfes idées qui entrent dans cha-
- que combinaifon , & ainfi employer ces mots dans un fens fixe & affuré , &
Héclarer parfaitement ce qu'ils lignifient, lorfque l'occafion s'en préfente.
Cela bien obferve expoferoit à de grandes cenfures ceux qui ne s'exprimen'
pas nettement & diftin&ement dans leurs difcours de Morale. Car puis-
qu'on peut connoître la lignification précife des noms des Modes mixtes,
ou ce qui eft la même chofe, l'effence réelle de chaque Efpèce, parce qu'ils
ne font pas formez par la Nature, mais par les hommes mêmes, c'eft une
grande négligence ou une extrême malice que de difcourir de chofes mo-
rales d'une manière vague & obfcure : ce qui eft beaucoup plus pardon-
nable lorfqu'on traite des Subftances naturelles, auquel cas il eft plus diffi-
cile d'éviter les termes équivoques, par une raifon toute oppofée, comme
nous verrons tout à l'heure.
§. 16. C'eft fur ce fondement que j'ofe me perfoader que la Morale ^,'" jf°J?,e .
eft capable de démonftration auflî bien que les Mathématiques , puis- monttmion.
qu'on peut connoître parfaitement & précilement l'eflènce réelle des
chofes que les termes de Morale fignifient, par où l'on peut découvrir
certainement , quelle eft la convenance ou la dii< nce des chofes mê-
mes en quoi confiée la parfaire ConnoiiTaace. Et qu'un ne m'objeéfc pis
que dans làMorslc on a fouvenc occafîon d'employer les noms des Subftan-
Ggg 2 ces
4ic
Remèdes contre V Imperfection
.Ciîap.XL
Les matières de
.Morale peuvent
être traitées
clairement par
le moyen des
deiiniuons.
ces aufll bien que ceux des Modes , ce qui y caufera de l'obfcurité : car pour
les Subftances qui entrent dans les Difcours de Morale , on en fuppofe les
diverfes natures plutôt qu'on ne fonge à les rechercher. Par exemple,
quand nous difons , que X Homme efl fujet aux Loix , nous n'entendons autre
chofe par le mot Homme qu'une Créature corporelle & raifonnable, fans nous
mettre aucunement en peine de lavoir quelle eftl'effence réelle ou les autres
Qualitez de cette Créature. Ainli, que les Naturaliftes difputent tant qu'ils
voudront entr'eux, fi un Enfant ou un Imbecille eft Homme dans un fens
phyfique, cela n'interefle en aucune manière Y Homme moral, fi j'ofe l'ap-
peller ainfi , qui ne renferme autre chofe que cette idée immuable & inalté-
rable d'un Etre corporel & raifonnable. Car fi l'on trouvoit un Singe ou quel-
que autre Animal qui eût l'ufage de la Raifon à tel degré qu'il fut capable
d'entendre les fignes généraux & de tirer des conféquences des idées géné-
rales, il feroit fans doute fujet aux Loix, & feroit Homme en ce fens-là,
quelque différent qu'il fût, par fa forme extérieure, des autres Etres qui
portent le nom d1 Homme. Si les noms des Subftances font employez com-
me il faut dans les Difcours de Morale , ils n'y cauferont non plus de défor-
dre que dans des Difcours de Mathématique, dans lefquels fi les Mathémati-
ciens viennent à parler d'un Cube ou d'un Globe d'or, ou de quelque au-
tre matière, leur idée eft claire & déterminée, fans varier le moins du mon-
de, quoi qu'elle puifle être appliquée par erreur à un Corps particulier,
auquel elle n'appartient pas..
g. 17. J'ai propofé cela enpaffant pour faire voir combien il importe qu'à
l'égard des noms que les hommes donnent aux Modes mixtes , & par confé-
quent dans tous leurs difcours de Morale , ils ayent foin de définir les mots lorf-
que l'occafion s'en préfente, puifque par-là l'on peut porter la connoiffance des
véritez morales à un Ci haut point de clarté & de certitude. Et c'eft avoir bien
peudefincerité, pour ne pas dire pis, que derefuferde le faire, puifque la
définition eft le feul moyen qu'on ait de faire connoitre le fens précis des ter-
mes de Morale ; & un moyen par où l'on peut en faire comprendre le fens d'une
manière certaine, & fans laiffer fur cela aucun lieu à la difpute. C'eft pourquoi
la négligence ou la malice des hommes eft inexcufable , fi les Difcours de
Morale ne font pas plus clairs que ceux de Phyfique, puifque les Difcours
de Morale roulent fur des idées qu'on a dans l'Efprit, & dont aucune n'eft
ni fauffe ni difproportionnée, par la raifon qu'elles ne fe rapportent ànuls
Etres extérieurs comme à des Archétypes auxquels elles doivent être con-
formes. Il eft bien plus facile aux hommes de former dans leur Efprit une
idée, pour être un Modèle auquel ils donnent le nom de Jujlice, de forte
que toutes les aftions qui feront conformes à un Patron ainfi fait, paffent
fous cette dénomination, que de fe former, après avoir vu Arijlide, une
telle idée qui en toutes choies reflemble exactement à cette perfonne , qui
eft telle qu'elle eft, fous quelque idée qu'il plaife aux hommes de fe la re-
préfenter. Pour former la première de ces idées , ils n'ont befoin que de
connoître la combinaifon des idées qui font jointes enfemble dans leur Efprit;
& pour former l'autre, il faut qu'ils s'engagent dans la recherche delacon-
ftitution cachée & abftrufe de toute la nature &des diverfes qualitez d'une
Chofe qui exifte hors d'eux-mêmes. §. 1 8- Une.
& F Abus des Mois. L i v. 1 1 1. 411
§. 18- Une autre raifon qui rend la définition des Modes mixtes fi née'ef- Cn ap. XI.
faire, & fur-tout celle des mots qui appartiennent à laMoràle, c'èftce que E: c'eft le feul-
je viens de dire en paiiant, que c eft la feule voye par on l on 1 . omoitre
certainement la plupart de ces mots. Car la plus grande partie des idées qu'ils
fignifient, étant de telle nature qu'elles n'exiftent nulle part enfemble, mais
font difperfées & mêlées avec d'autres, c'eft l'Elprit feul qui les . &
les réunit en une feule idée: & ce n'eft que par le moyen des paroles que
venant à faire rémunération des différentes idées fimples que L'Elprit a jointes
enfemble, nous pouvons faire connoitre aux autres ce qu'emportent les noms
de ces Modes mixtes, car les Sens ne peuvent en ce cas-là nous être d'aucun
fecours en nous préfentant des objets fenlibles, pour nous montrer les idées
que les noms de ces Modes fignifient, comme ils le font fouvent à l'égard
des noms des idées fimples qui font fenfibles , & à l'égard des noms des
Subftances jufqu'à un certain degré.
§. 19. Pour ce qui eft, en troiliéme lieu, des moyens d'expliquer la fi- 3. a regard de»
unification des noms des Subftances, entant qu'ils fumifient les idées que subftances le
1 1 -nr ' j-n_- cl -i r 1 1- moyen de taire
nous avons de leurs Eipeces diftinctes , il faut, en plulieurs rencontres , re- connoitre en
courir néceffairement aux deux voyes dont nous venons de parler, qui eft de i"ellcnson
montrer la choie quon veut connoitre, ik de définir les noms qu on em- noms, c'eft de
ployé pour l'exprimer. Car comme il y a ordinairement en chaque forte de |el&deedifiiShie"
Subftances quelques Qualitez direclrices , fi j'ofe m'exprimer ainfi, aux- nom.
quelles nous fuppofons que les autres idées qui compofent notre idée com-
plexe de cette Efpèce , font attachées , nous donnons hardiment le nom fpè-
cifique à la chofe dans laquelle fe trouve cette marque caratlerijlique que
nous regardons comme l'idée la plus diftinftive de cette Efpèce. Ces Qua-
litez directrices , ou, pour ainfi dire , caraclerijliques , font pour l'ordinaire
dans les différentes Efpèces d'Animaux & de Végétaux la figure, comme* *l;v. iii. Ch.
' nous l'avons déjà remarqué , & la couleur dans les Corps inanimez ; & dans ^J- J^«*I5S
quelques-uns , c'eft la couleur & la figure tout enfemble.
§. 20. Ces Qualitez fenfibles que je nomme direclrices, font, pour ainfi ona«qnieri
dire, les principaux ingrédiens de nos Idées Ipécifiques, & font par con- nùet» les idée*
féquent la plus remarquable & la plus immuable partie des définitions des fikîe<sdes'sub!n~
noms que nous donnons aux Efpèces des Subftances qui viennent à notre lances paria
.'rr ^ ■ iVi-t c • r ff > présentation des
connoillance. Car quoi que le ion Homme foit par fa nature aulii propre a subftances mê-
fignifier une idée complexe, compofée à' Animalité & de raifonnabilité , mes-
unies dans un même fujet qu'à fignifier quelque autre com'einaifon, néan-
moins étant employé pour défigner une forte de Créature que nous comp-
tons de notre propre Efpèce, peut-être que la figure extérieure doit entrer
aulîi néceffairement dans notre idée complexe, fignifiée par le mot Homme,
qu'aucune autre qualité que nous y trouvions. C'eft pourquoi il n'eft pas
aifé de faire voir par quelle raifon Y Animal de Platon /ans plume , à deux pies ,
*vec de larges ongles , ne feroit pas une auffi bonne définition du mot Homme,
confideré comme lignifiant cette Efpèce de Créature, car c'eft la figure qui
comme qualité directrice femble plus déterminer cette Efpèce, que la facul-
té de raifonner qui ne paroît pas d'abord , & même jamais dans quelques-
Ggg 3 uns..
4*i
Remèdes contre l' Imperfection
Chap. XI.
On acquiert
mieux les idées
de leurs puil-
ftnces par des
définitions.
uns. Que fi cela n'eft point ainfi , je ne vois pas comment on peut excu-
fer de meurtre ceux qui mettent à mort des productions monfirueufes ( com-
me on a accoutumé de les nommer) à caufe de leur forme extraordinaire,
fans connoître fi elles ont une Ame raifonnable ou non ; ce qui ne fe peut
non plus connoître dans un Enfant bien formé que dans un Enfant contre-
fait , lorfqu'ils ne font que de naître. Et qui nous a appris qu'une Ame
raifonnable ne fauroit habiter dans un Logis qui n'a pas juftementune telle
forte de frontifpice, ou qu'elle ne peut s'unir à une Efpèce de Corps qui
n'a pas précifément une telle configuration extérieure ?
g. ai. Or le meilleur moyen de faire connoître ces qualitez carablerifli-
qucs, c'eft de montrer les Corps où elles fe trouvent ; & à grand' peine
pourroit-on les faire connoître autrement. Car la figure d'un Cheval ou
d'un Cafiîoivary ne peut être empreinte dans l'Efprit par des paroles, que
d'une manière fort groffi ère & fort imparfaite. Cela fe fait cent fois mieux
en voyant ces Animaux. De même, on ne peut acquérir l'idée delà cou-
leur particulière de l'Or par aucune defcription, mais feulement par une
fréquente habitude que les yeux fe font de confiderer cette couleur, com-
me on le voit évidemment dans ces perfonnes accoutumées à examiner ce
Métal, qui diftinguent fouvent par la vûë le véritable Or d'avec le faux,
le pur d'avec celui qui eft falfifié, tandis que d'autres qui ont d'auffi
bons yeux, mais qui n'ont pas acquis, par ufage , l'idée precife de cet-
te couleur particulière, n'y remarqueront aucune différence. On peut
dire la même choie des autres idées fimples , particulières en leur efpè-
ce à une certaine Subftance, auxquelles idées précifes on n'a point
donné de noms particuliers. Ainfi, le fon particulier qu'on remarque
dans l'or, & qui eft diftincl du fon des autres Corps, n'a été défigné
par aucun nom particulier, non plus que la couleur jaune qui appar-
tient à ce Métal.
§. a2. Mais parce que la plupart des Idées fimples qui compofent
nos Idées fpécifiques des Subftances, font des PuilTances qui ne font
pas préfentes à nos Sens dans les chofes confiderées félon qu'elles pa-
roiffent ordinairement , il s'enfuit de là que dans les noms des S ub fiances
Von peut mieux donner à connoître une partie de leur fignification en faifant
une énumeration de ces idées fimples qu'en montrant la Sabflance même. Car
celui qui outre ce jaune brillant qu'il a remarqué dans l'Or par le mo-
yen de la vue, acquerra les idées d'une grande duelilité, de fufïbihté,
de fixité, & de capacité d'être diffous dans Y Eau Regale , en confé-
quence de l'énumeration que je lui en ferai, aura une idée plus par-
faite de l'Or , qu'il ne peut avoir en voyant une pièce d'or , par ou
il ne peut recevoir dans l'Efprit que la feule empreinte des qualitez les
plus ordinaires de l'Or. Mais fi la conftitution formelle de cette Ctoo»
le brillante, pefante, ductile, &c. d'où découlent toutes ces propnt-
tez, paroifibit à nos Sens d'une manière auiTi diftindte que nous vo-
yons la conftitution formelle ou l'effènce d'un Triangle, la lignifica-
tion du mot Or pourroit être aufli aifément déterminée que celle d'un
Triangle.
5.23. Nous
&V Abus des Mets. Liv. iiî. 423
§. 23. Nous pouvons voir par-là combien le fondement de toute laCnAP. XI.
connoiflance que nous avons des Chofes corporelles , dépend de nos Sens. Reflexion fur u
Car pour les Efprits féparez des Corps qui en ont une connoiffance, & des p^TËf^'ô"
idées certainement beaucoup plus parfaites que les nôtres, nous n'avons ab- "oinentl"ch°-
folument aucune idée ou notion de la manière (1) dont ces chofes leur font escorPoie e
connues. Nos connoiffances ou imaginations ne s'étendent point au delà
de nos propres idées, qui font elles-mêmes bornées à notre manière d'ap-
percevoir les chofes. Et quoi qu'on ne puiffe point douter que les Efprits
d'un rang plus fublime que ceux qui font comme plongez dans la Chair, ne
puiffent avoir d'auffi claires idées de la conftitution radicale des Subftances,
que celles que nous avons de la conftitution d'un Triangle, & reconnoître
par ce moyen comment toutes leurs propriétez & opérations en découlent,
il eft toujours certain que la manière dont ils parviennent à cette connoiflan-
ce, eft au deffus de notre conception.
§. 24. Mais bien que les Définitions fervent à expliquer les noms des Les idées des
Subftances entant qu'ils fignifient nos idées , elles les laiflènt pourtant dans s^nces doi.
une grande imperfection entant qu'ils fignifient des Chofes. Car les noms mes aù^cbofe'.'
des Subftances n'étant pas fimplement employez pour défigner nos Idées,
mais étant auffi deftinez à repréfenter les chofes mêmes , & par conféquent
à en tenir la place, leur fignification doit s'accorder avec la vérité des cho-
fes, auffi bien qu'avec les idées des hommes. C'eft pourquoi dans les Sub-
fiances il ne faut pas toujours s'arrêter à l'idée complexe qu'on s'en forme
d'ordinaire, & qu'on regarde communément comme la fignification du
nom qui leur a été donné; mais nous devons aller un peu plus avant, re-
chercher la nature & les propriétez des Chofes mêmes, & par cette recher-
che perfectionner, autant que nous pouvons , les idées que nous avons de
leurs Efpéces diftinctes, ou bien apprendre quelles font ces propriétez de
ceux qui connoiflént mieux cette Efpèce de chofes par ufage & par expé-
rience. Car puifqu'on prétend que les noms des Subftances doivent figni-
fier des collections d'idées fimples qui exiftent réellement dans les chofes
mêmes , auffi bien que l'idée complexe qui eft dans l'Efprit des autres hom-
mes & que ces noms fignifient dans leur ufage ordinaire, il faut, pour pou-
voir bien définir ces noms des Subftances , érudier l'Hiftoire naturelle , &
examiner les Subftances mêmes avec foin, pour en découvrir les propriétez.
Car pour éviter tout inconvénient dans nos difcours & dans nos raifonne-
mens fur les Corps naturels & fur les chofes fubftantielles , il ne fuffit pas
d'avoir appris quelle eft l'idée ordinaire, mais confufe, ou très-imparfaite
à laquelle chaque mot eft appliqué félon la propriété du Langage, & tou-
tes les fois que nous employons ces mots, de les attacher conltamment à
ces fortes d'idées: il faut, outre cela, que nous acquérions une connoiflan-
ce
(1) L'homme, dit Montagne, ne peut eftre ceux qui chantent: ou à un hcmme qui ne fut
que ce qu'il eft , ni imaginer que Jeton fa portle. jatr.au au camp , vouloir difputer des armes c> U
C'ejl plus grande prefomltion , du Plutarque, à ta guerre, en prefumant comprendre par quelqut
ceux qui ne font qu'hommes, d'entreprendre de légère conjecture, les (Jfets d un art,qui eft hors dt
parler v difcourir des Dieux , que ce n'ejl à un fa cognoijTancc.ïL s s A i s ,Liv. M. Ch, li.Tom»
homme ignorant de mujique, vouloir juger de il. paj 405. Ed.de la Haye I 7 2.7.
414 Remèdes contre l'Imperfection
Chap. XI. ce hiflorique de telle ou telle Efpèce de chofes, afin de rectifier & de fixer
par-là notre idée complexe qui appartient à chaque Nom fpécifique: &
dans nos entretiens avec les autres hommes ( fi nous voyons qu'ils prennent
mal notre penfée) nous devons leur dire quelle eft l'idée complexe que nous
faifons fignifier à un tel Nom. Tous ceux qui cherchent à s'inftruire exac-
tement des chofes, font d'autant plus obligez d'obferver cette méthode ,
que les Enfans apprenant les Mots quand ils n'ont que des notions fort im-
parfaites des chofes, les appliquent au hazard, & fans fonger beaucoup à
former des idées déterminées que ces mots doivent fignifier. Comme cette
coutume n'engage à aucun effort d'Efprit & qu'on s'en accommode affez
bien dans la Converfation & dans les affaires ordinaires de la vie , ils font fu-
jets à continuer de la fuivre après qu'ils font hommes faits, & par ce moyen
ils commencent tout à rebours, apprenant en premier lieu les mots, & par-
faitement, mais formant fort groffiérement les notions auxquelles ils
appliquent ces mots dans Ja fuite. Il arrive par-là que des gens qui
parlent la Langue de leur Païs proprement, c'eft-à-dire félon les rè-
gles grammaticales de cette Langue, parlent pourtant fort impropre-
ment des chofes mêmes : de forte que malgré tous les raifonnemens
qu'ils font entr'eux, ils ne découvrent pas beaucoup de véritez utiles,
& n'avancent que fort peu dans la connoiflance des Chofes, à les con-
fiderer comme elles font en elles-mêmes, & non dans notre propre
imagination; Et dans le fond, peu importe pour l'avancement de nos
connoifîànces , comment on nomme les chofes qui en doivent être le
fujet.
n n'eft pas aifé §. 25. C'eft pourquoi il feroit à fouhaiter que ceux qui fe font
telle" read'e -exercez à des Recherches Phyfiques & qui ont une connoiiîànce par-
ticulière de diverfes fortes de Corps naturels, vouluffent propofer les
idées fimples dans lefquelles ils obfervent que les Individus de chaque
Efpèce conviennent conftamment. Cela remedieroit en grande partie
à cette confufion que produit l'ufage que différentes perfonnes font du
même nom pour défigner une collection d'un plus grand ou d'un plus
petit nombre de Qualitez fenfibles , félon qu'ils ont été plus ou moins
inftruits des Qualitez d'une telle Efpèce de Chofes qui paffent fous
une feule dénomination, ou qu'ils ont été plus ou moins exaéts à les
examiner. Mais pour compofer un Dictionaire de cette efpèce qui
contînt, pour ainfi dire, une Hiftoire Naturelle, il faudroit trop de
perfonnes , trop de temps , trop de dépenfe , trop de peine & trop de
fugacité pour qu'on puiffe jamais efperer de voir un tel Ouvrage: &
jufqu'à ce qu'il foit fait, nous devons nous contenter des définitions
des noms des Subfiances qui expliquent le fens que leur donnent ceux
qui s'en fervent. Et ce feroit un grand avantage , s'ils vouloient nous
donner ces définitions, lorfqu'il eft néceffaire. C'eft du moins ce qu'on
n'a pas accoutumé de faire. Au lieu de cela les hommes s'entretien-
nent & difputent fur des Mots dont le fens n'eft point fixé entr'eux, s'i-
maginantfauffement'que la fignification des Mots communs eft déterminée
inconteflablement, & que les idées précifes que ces mots lignifient , font
fi
6-T Abus des Mots. Liv III. 4M
fi parfaitement connues, qu'il y a de la honte à les ignorer: deux fuppo- Chap. XL
fitions entièrement faufîes. Car il n'y a point de noms d'idées complexes
qui ayent des lignifications fi fixes & fi déterminées qu'ils foient conflam-
ment employez pour fignifier juftementles mêmes idées; & un homme ne
doit pas avoir honte de ne connoître certainement une chofe que par les
moyens qu'il faut employer néceffairement pour la connoître. Par confé-
quent, il n'y a aucun deshonneur à ignorer quelle eft l'idée prêche qu'un
certain fon lignifie dans l'Efprit d'un autre homme , s'il ne me le déclare lui-
même d'une autre manière qu'en employant fimplement ce fon-là, puifque
fans une telle déclaration, je ne puis le favoir certainement par aucune au-
tre voye. A la vérité, la nécelîitédes'entre-communiquer fespenfées par
le moyen du Langage , ayant engagé les hommes à convenir de !a lignifi-
cation des mots communs dans une certaine latitude qui peut afiez bien fer-
vir à la converfation ordinaire, l'on ne peut fuppofer qu'un homme ignore
entièrement quelles font les idées que l'Ufage commun a attachées aux Mots
dans une Langue qui lui eft familière. Mais parce que l'Ufage ordinaire
efl une Régie fort incertaine qui fe réduit enfin aux idées des Particuliers,
c'eft fouvent un modèle fort variable. Au relie, quoi qu'un Dictionnaire
tel que celui dont je viens de parler , demandât trop de temps , trop de pei-
ne & trop de dépenfe pour pouvoir efpérer de le voir dans ce fiécle , il n'eft
pourtant pas, jecroi, mal a propos d'avertir que les mots qui lignifient
des chofes qu'on connoit & qu'on diltingue par leur figure extérieure , de-
vroient être accompagnez de petites tailles-douces qui repréfentaflènt ces
chofes. Un Dictionnaire fait de cette manière enfeigneroit peut-être plus
facilement & en moins de temps (i) la véritable lignification de quantité
de termes, fur-tout dans des Langues de Pais ou de fiécles éloignez, & fixe-
roit dans l'Efprit des hommes de plus juftes idées de quantité de chofes dont
nous lifons les noms dans les Anciens Auteurs , que tous les vaft.es & labo-
rieux Commentaires des plus favans Critiques. Les Naturalift.es qui traitent
des Plantes & des Animaux, ont fort bien compris l'avantage de cette mé-
thode; & quiconque a eu occafion de les confulter, n'aura pas de peine à
reconnoître qu'il a, par exemple, une plus claire idée de* Y ylche ou d'un f * Apium.
Bouquetin, par une petite fleure de cette Herbe ou de cet Animal, qu'il t u<x> <#&«
ne pourroit avoir par le moyen d une longue définition du nom de 1 une ou
de l'autre de ces Chofes. De même, il auroit fans doute une idée bien
plus diftincte de ce que les Latins appelloient Strigilis & Siftrum, fi au lieu
des mots Etrille & Cymbale qu'on trouve dans quelques Dictionnaires Fran-
çois comme l'explication de ces deux mots Latins, il pouvoit voir à la mar-
ge de petites figures de ces Inftrumens, tels qu'ils étoient en ufage parmi
les
(i) Ce deflein a été enfin exécuté par un exaclcsdela plupart des chofes dont on trouve
favant Antiquaire , le fameux P. de Montfau- les noms dans les Anciens Auteurs Grecs ik
con. Son Ouvrage eft intitule: L'Antiquité ex-* Latins, ik qui n'étant plus en ufage, nepeu-
pliquée & repréfentit en figura, fol. 10 voll. vent être bien repréfentées à l'Efprit, que par
Paris 1712. 11 a publié en 1724 unSuplément les figures qui en relient dans des bas reliefs,
en 5. voll. in fol. Ce curieux Ouvrage eft plein fur les Médailles & dans d'autres Monumens
de tailles-douces qui nous donnent des idées antiques.
Hhh
Cm?. XL
V. Remède,
employer con-
stamment le
même terme
dans 1: même
(eus.
Quand on chan-
ge la lignifica-
tion d'un mot,
il faut avenir en
quel fens on le
prend.
4x6 Remèdes contre l'Imperfection & l'Abus des Mots.
les Anciens. On traduit fans peine les mots togz, tunica (kpallium par ceux
de robe , de vejle & de manteau : mais par-là nous n'avons non plus de véri-
tables idées de la manière dont ces habits étoient faits parmi les Romains
que du vifage des Tailleurs qui les faifoient. Les figures qu'on traceroit
de ces fortes de chofes que l'Oeuil diftingue par leur forme extérieure , les
feroient bien mieux entrer dans l'Efprit, & par-là détermineroknt bien
mieux la fignification des noms qu'on leur donne, que tous les mots qu'on
met à la place , ou dont on fe fert pour les définir. Mais cela foit dit en
paiTant.
§. 26. En cinquième lieu, fi les hommes ne veulent pas prendre la peine
d'expliquer le fens des mots dont ils fe fervent , & qu'on ne puiilè les obli-
ger à définir leurs termes, le moins qu'on puifTe attendre c'eft que dans
touslesDifcoursoùunhommeen prétend inftruire ou convaincre un autre,
/'/ employé confiamment le mime terme clans le même fens. Si l'on en ufoit ainfi,
( ce que perfonne ne peut refufer de faire , s'il a quelque fincerité ) combien
de Livres qu'on auroit pu s'épargner la peine de faire ? combien de Con-
troverfes qui malgré tout le bruit qu'elles font dans le Monde , s'en iroient
en fumée ? Combien de gros Volumes , pleins de mots ambigus , qu'on em-
ployé tantôt dans un fens & bientôt après dans un autre, feroient réduits à
un fort petit efpace? Combien de Livres de Philofophes (pour ne parler
que de ceux-là ) qui pourroient être renfermez dans une coque de noix auffi
bien que les Ouvrages du Poè'te?
§. 27. Mais après tout, il y aune fi petite provifion de mots en compa-
raifon de cette diverfité infinie de penfées qui viennent dans l'Efprit , que
les hommes manquant de termes pour exprimer au jufte leurs véritables no-
tions , feront fouvent obligez , quelque précaution qu'ils prennent , de fe
fervir du même mot dans des fens un peu différens. Et quoi que dans la
fuite d'un Difcours ou d'un Raifonnement , il foit bien malaifé de trouver
l'occafion de donner la définition particulière d'un mot auiîi fouvent qu'on
en change la fignification , cependant le but général du Difcours , fi l'on ne
s'y propofe rien de fophiftique , fufBra pour l'ordinaire à conduire un Lec-
teur intelligent & fincére dans le vrai fens de ce Mot. Mais lors que ce-
la n'eft pas capable de guider le Lecteur , l'Ecrivain eft obligé d'expliquer
fa penfée , & de faite voir en quel fens il employé ce terme dans cet en-
droit-là.
Fin du Troifiême Livre,
ESSAI
4**
ESSAI
PHILOSOPHIQUE
CONCERNANT
^ENTENDEMENT HUMAIN.
LIVRE QUATRIEME.
DE LA CONNOISSANCE.
CHAPITRE I. Chàp- l
.Dé /« Connoijfance en général.
S- ï- ^^.y^w Ul sauEl'Efprit n'a point d'autre Objet de Tes penfées conT™Lncerc
£id*S*c:kSS^S & de fes raifonnemens que fes propres Idées qui font la «wie fut nos
^^âsïSii^^a-tte.^.rt Idées.
feule chofe qu'il contemple ou qu'il puhTe contempler,
il eit évident que ce n'efl que fur nos Idées que roule tou-
te notre ConnoiiTance.
^§ §. 2.11 mefemble donc que la Connoijfance n"1 cjl autre Lj conno^nee
ao^5ç)î5CJ«c«ccxa chofe que la perception de la liaifon & convenance, ou del'op- '£ !, ?^ulln°n.
pofttion £5? de la difconvenance qui fe trouve entre deux de nos Idées. C'efl, dis- ce °» ^ >» dif-
je, en cela feul que confifte la ConnoiiTance. Par-tout où fe trouve cette deuxTde"«! Je
perception, il y a de la ConnoiiTance; & où elle n'efl: pas, nous nefaurions
jamais parvenir à la ConnoiiTance , quoi que nous puiffions y trouver, fujet
d'imaginer, de cenjetlurery ou de croire. Car lorfque nous connoiffons que le
Blanc rfejl pas le Noir , que faifons-nous autre chofe qu'appercevoir que
ces deux idées ne conviennent point enfemble ? De même , quand nous
H h h 2 fcrn-
4,: § De la Connoijfance en général. Liv. IV.
Chap. I. fommes fortement convaincus en nous-mêmes, Que les trois Jngtes d'un
Triangle font égaux à deux Droits, nous ne faifons autre chofe qu'apperce-
voir que l'égalité à deux Angles droits convient neceffairement avec les
trois Angles d'un Triangle, & quelle en efl entièrement infeparable.
cette cmvs- g. 3. Mais pour voir un peu plus diflinctement en quoi confifle cette
quatre efpeces. convenance ou difconvenance , je croi qu'on peut la réduire à ces quatre
Efpèces.
1 . Identité ou Diverfité.
2. Relation
3. Co'éxiflence , ou connexion nécejfaire.
4. Exijlence réelle.
La première eii §. 4. Et pour ce qui efl de la première efpècede convenance ou de dif-
ÎVho'i'frfa convenance, qui efl V Identité ou la Diyerfté; le premier & le principal
acle de l'Efprit, lorfqu'il a quelque fentiment ou quelque idée, c'efl d'ap-
percevoir les idées qu'il a , & autant qu'il les apperçoit , de voir ce que
chacune efl en elle-même, & par-là d'appercevoir aufîi leur différence, &
comment l'une n'eft pas l'autre. C'efl une chofe fi fort néceflaire, que fans
cela l'Efprit ne pourroit ni connoître, ni imaginer, ni raifonner, ni avoir
abfolument aucune penfée diflincle. C'efl par- là, dis-je , qu'il apperçoit
clairement & d'une manière infaillible que chaque idée convient avec elle-
même, & qu'elle efl ce qu'elle efl; & qu'au contraire toutes les idées dif-
tinefes difeonviennent entre elles, c'eft-à-dire, que l'une n'efl pas l'autre:
ce qu'il voit fans peine, fans effort, fans faire aucune déduction, mais dès
la première vûë, par la puifiance naturelle qu'il a d'appercevoir & de dis-
tinguer les chofes. Quoi que les Logiciens ayent réduit cela à ces deux
Règles générales, Ce qui ejl , efl; & Il efl impoflïble qu'une même chofe fait
£5? ne J oit pas en même temps, afin de les pouvoir promptement appliquer à
tous les cas où l'on peut avoir fujet d'y faire réflexion , il efl pourtant cer-
tain que c'efl fur des idées particulières que cette faculté commence de
s'exercer. Un homme n'a pas plutôt dans l'Efprit les idées qu'il nomme
blanc & rond, qu'il connoit infailliblement que ce font les idées qu'elles
font véritablement , & non d'autres idées qu'il appelle rouge ou quarré. Et
il n'y a aucune Maxime ou Propofition dans le Monde qui puiffe le lui faire
connoître plus nettement ou plus certainement qu'il ne faifoit auparavant
fans le fecours d'aucune Règle générale. C'efl donc là la première conve-
nance on difconvenance que l'Efprit apperçoit dans fes Idées, & qu'il ap-
perçoit toujours dès la première vûë. Que s'il s'élevejamais quelque dou-
te fur ce fujet, on trouvera toujours que c'efl fur les noms & non fur les
idées mêmes , defquelles on appercevra toujours l'Identité & la Diverfité,
auifi-tôt & aufii clairement que les idées mêmes. Cela ne fauroit être autre-
ment.
La féconde peut §. 5. La féconde forte de convenance au de difconvenance que l'Efprit
être appeiiée apperçoit dans quelqu'une de fes idées, peut. être appellée Relative; & ce
Rtliitivt. > n. tri ■ 1 n. 1 u • 1
nelt autre chofe que la perception du rapport qui elt entre deux Idées, de
quelque efpèce qu'elles foient, Subjlances^ Modes, ou autres. Car puifque
toutes les Idées diflinctes doivent être éternellement reconnues pour n'être
pas
Delà Comioiffiince en général. Liv. IV. 429
pas les mêmes , & ainfi être univerfellement & conftamment niées l'une ce C11 a p. I.
l'autre, nous n'aurions abfolument point de moyen d'arriver à aucune
connoiflance pofitive, fi nous ne pouvions appercevoir aucun rapport
entre nos idées, ni découvrir la convenance ou la clifconvenance qu'el-
les ont l'une avec l'autre dans les difFérens moyens dont l'Efprit fe fert
pour les comparer enfemble.
§. 6. La troifiéme efpèce de convenance ou de difconvenance qu'on peut LatroiGtmee»
trouver dans nos Idées, & fur laquelle s'exerce laPcrception de l'Efprit, c'eft la "ne »»»«»»«
.. .„ '..«ii r ■ 1 • de coeïiflence,
loexijtence ou la non- coëxiftence dans le même lujet ; ce qui regarde particu-
lièrement les Subfiances. Ainii, quand nous affirmons touchant l'Or,
qu'il eft fixe, la connoiflance que nous avons de cette vérité fe réduit
uniquement à ceci, que la fixité ou la puiffance de demeurer dans le
Feu fans fe confumer, eft une idée qui fe trouve toujours jointe avec
cette efpèce particulière de jaune, de pefanteur, de fufibilité, de mal-
léabilité & de capacité d'être diflbus dans Y Eau Regale, qui compofe
notre idée complexe que nous délignons par le mot Or.
§. 7. La dernière & quatrième efpèce de convenance, c'eft celle eftVei?ed'ue'me
d'une ' exiftence aêtuelle & réelle qui convient à quelque chofe dont exiftence «die.
nous avons l'idée dans l'Efprit. Toute la connoiflance que nous avons
ou pouvons avoir, eft renfermée, fi je ne me trompe, dans ces quatre
fortes de convenance ou de difconvenance. Car toutes les recherches
que nous pouvons faire fur nos Idées, tout ce que nous connoiflbns ou
pouvons affirmer au fujet d'aucune de ces idées, c'eft qu'elle eft ou
n'eft pas la même avec une autre ; qu'elle coè'xifte ou ne coè'xifte pas
toujours avec quelque autre idée dans le même fujet; qu'elle a tel ou
tel rapport avec quelque autre idée; ou qu'elle a une exiftence réelle
hors de l'Efprit. Ainfi, cette Propofition le Bleu neft pas le Jaune,
marque une difconvenance d'Identité: Celle-ci, Deux triangles dont la
bafe eft égale £5? qui font entre deux lignes parallèles, font égaux, fignifie
une convenance de rapport: Cette autre, le Fer eft fufceptible des im-
prejftons de r Aimant , emporte une convenance de coëxiftence: Et ces
mots, Dicuexifte, renferment une convenance d'exiftence réelle. Quoi
que Y Ide„tité & la Coëxiftence ne foient efieftivement que de fimples
relations, elles fourniflènt pourtant à l'Efprit des moyens fi particuliers
de confiderer la convenance ou la difconvenance de nos Idées , qu'el-
les méritent bien d'être confiderées comme des chefs diftin&s, & non
Amplement fous le titre de Relation en général, puifque ce font des
fondemens d'affirmation & de négation fort différens, comme il paroî-
tra aifément à quiconque prendra feulement la peine de réfléchir fur
ce qui eft dit en plufieurs endroits de cet Ouvrage. Je devrais exami-
ner préfentement les difFérens dégrez de notre Connoiflance: mais il
faut confiderer auparavant les divers fens du mot Connoifjauce.
§• 8- H y a différens états dans lefquels l'Efprit fe trouve imbu de uyannecon-
la Vérité, & auxquels on donne îe nom de Connoiftfay.ee. îfSimï"
I. 11 y a une connoiflance actuelle quieft laperception préfente que l'Ef
prit a de la convenance ou de la difconvenance de quelqu'une de fes Idées,
ou du rapport qu'elles ont l'une à l'autre. Hhh 3 II. On
4p De la Connoiffance en géne'r al. Liv. IV.
Chap. I. II. On dit, en fécond lieu, qu'un homme connoit une Propofkion
lorfque cette Propofkion ayant été une fois préfente à fon Efprit, il a ap-
perçu évidemment la convenance ou la disconvenance des Idées dont elle
eft compofée , & qu'il l'a placée de telle manière dans fa Mémoire , que
toutes les fois qu'il vient à réfléchir fur cette Propofition, il la voit par le
bon côté fans douter ni héfiter le moins du monde, l'approuve ,& eft allu-
re de la vérité qu'elle contient. C'eft ce qu'on peut appeller, à mon avis,
Connoiffance habituelle. Suivant cela, l'on peut dire d'un homme, qu'il
connoit toutes les véritez qui font dans fa Mémoire, en vertu d'une pleine
& évidente perception qu'il en a eûë auparavant, & fur laquelle l'Efprit fe
repofe hardiment fans avoir le moindre doute, toutes les fois qu'il a occa-
fion de réfléchir fur ces véritez. Car un Entendement aufli borné que le
nôtre, n'étant capable de penfer clairement & diftin&ement qu'à une feu-
le chofe à la fois, fi les hommes ne connoiffent que ce qui eft l'objet ac-
tuel de leurs penfees, ils feroient tous extrêmement ignorans; & celui qui
connoîtroit le plus, ne connoîtroit qu'une feule vérité, l'Efprit de l'hom-
me n'étant capable d'en confiderer qu'une feule à la fois.
il » a une double K. g. Il y a auffi , vulgairement parlant , deux devrez de connoiffance
bitaeiie. habituelle.
I. L'un regarde ces Vérités tr/ifes comme en referve dans la Mémoire qui ne
fe présentent pas plutôt à l 'Efprit qu'il voit le rapport qui eft entre ces idées. Ce
qui fe rencontre dans toutes les Véritez dont nous avons une connoiffance
intuitive, où les idées mêmes font connoître par une vue immédiate la con-
venance ou la disconvenance qu'il y a entre elles.
II. Le fécond degré de Connoiffance habituelle appartient à ces Véritez,
dont C Efprit ayant été une fois convaincu, il conferve le fouvenir de la convic-
tion fans en retenir les preuves. Ainfi, un homme qui fe fouvient certaine-
ment qu'il a vu une fois d'une manière démonftrative, Que les trois angles
d'un Triangle font égaux à deux Droits, eft affiné qu'il connoit la vérité de
cette Propofition, parce qu'il ne fauroit en douter. Quoi qu'un homme
puiiTe s'imaginer qu'en adhérant ainfi à une vérité dont la Démonftration
qui la lui a fait premièrement connoître, lui a échappé de l'Efprit, il croit
plutôt fa mémoire, qu'il ne connoit réellement la vérité en queftion ; &
quoi que cette manière de retenir une vérité m'ait paru autrefois quelque
chofe qui tient le milieu entre l'opinion & la connoiffance , une efpèce d'af-
fùrance qui eft au deffus d'une fimple croyance fondée fur le témoignage
d'autrui; cependant je trouve après y avoir bien penfé, que cette connoif-
fance renferme une parfaite certitude,& eft en effet une véritable connoif-
fance. Ce qui d'abord peut nous faire d'illufion fur ce fujet,c'eft que dans
ce cas-là l'on n'apperçoit pas la convenance ou la difconvenance des Idées
comme on avoit fait la première fois, par une vûë attuelle de toutes les
Idées intermédiates par le moyen defquelles la convenance ou la dif-
convenance des idées contenues dans la Propofition avoit été apper-
çuë la première fois , mais par d'autres idées moyennes qui font voir la
convenance ou la difconvenance des Idées renfermées dans la Propofition
dont la certitude nous eft connue par voye de reminifcence. Par exemple,
dans
De la Connoiffance en gênerai. L i v. î V. 4.3 1
dans cette Propofition , les trois Angles d'un Triangle font égaux à deux Droits, C 11 a p. I.
quiconque a vu & apperçu clairement la démon ftracion de cette vérité,
connoit que cette Propofition eft véritable lors mime que la Démonftra-
tion lui eft fi bien échappée de l'Efprit, qu'il ne la voit plus, & que peut-
être il ne fauroit la rappeller, mais il le connoit d'une autre manière qu'il
ne faifoit auparavant. Il apperçoit la convenance des deux Idées qui ibnt
jointes dans cette Propofition, mais c'eft par l'intervention d'autres idées
que celles qui ont premièrement produit cette perception. Il fe fouvient,
c'eft- à-dire, il connoit ( car le fouvenir n'eft autre chofe que le renouvel-
lement d'une chofe paffée) qu'il a été une fois affûré de la vérité de cette
Propofition , Que les trois Angles d'un Triangle font égaux à deux Droits.
L'immutabilité des mêmes rapports entre les mêmes choies immuables, eft
préfentement l'idée qui fait voir, que fi les trois Angles d'un Triangle ont
été une fois égaux à deux Droits , ils ne cefleront jamais d'être
égaux à deux Droits. D'où il s'enfuit certainement que ce qui a été
une fois véritable, eft toujours vrai dans le même cas, que les Idées
qui conviennent une fois entre elles , conviennent toujours ; & par confé-
quent que ce qu'on a une fois connu véritable, on le reconnoîtra toujours
pour véritable, auffi long-temps qu'on pourra fe relfouvenir de l'avoir une
fois connu comme tel. C'eft fur ce fondement que dans les Mathémati-
ques les Démonftrations particulières fournifient des connoiffances géné-
rales. En effet , fi la Connoiffance n'étoit pas fi fort établie fur cette per-
ception , Que les mêmes idées doivent toujours avoir les mêmes rapports , il ne
pourroit y avoir aucune connoiffance de Propofitions générales dans les Ma-
thématiques : car nulle Démonftration Mathématique ne feroit que particu-
lière ; & lorfqu'un homme auroit démontré une Propofition touchant un
Triangle ou un Cercle , fa connoiffance ne s'étendroit point au delà de cet-
te Figure particulière. S'il vouloit l'étendre plus avant , il feroit obligé
de renouveller fa Démonftration dans un autre exemple , avant qu'il pût
être affùré qu'elle eft véritable à l'égard d'un autre femblable Triangle, &
ainfi du refte : auquel cas, on ne pourroit jamais parvenir à la connoiffance
d'aucune Propofition générale. Je ne croi pas que perfbnne puiffe nier que
Mr. Newton ne connoiffe certainement que chaque Propofition qu'il lit
préfentement dans fon * Livre en quelque temps que ce foit, eft véritable, * intitulé, phi*
quoi qu'il n'ait pas actuellement devant les yeux cette fuite admirable d'Idées tyh}*.K?tUT*li'.
moyennes par Ielquelles il en découvrit au commencement la vente. On »«;«#,
peut dire fùrement qu'une Mémoire qui feroit capable de retenir un tel en-
chaînement de véritez particulières, eft au delà des Facultez humaines,
puisqu'on voit par expérience que la découverte, la perception & l'affem-
blage de cette admirable connexion d'idées qui paroît dans cet excellent
Ouvrage furpaffe la comprehenfion de la plupart des Lecteurs. Il eft pour-
tant vifible que l'Auteur lui-même connoit qne telle & telle Propofition de
fon Livre eft véritable, dès-là qu'il.fe fouvient d'avoir vu une fois la con-
nexion de ces Idées aulîi certainement qu'il fait qu'un tel homme en a blef-
fé un autre, parce qu'il fe fouvient de lui avoir vu paffer fon épée au tra-
vers du Corps. Mais parce que le fimple fouvenir n'eft pas toujours fi clair,
que
43 î- "Ois 'Ùégrez de notre ConnoiJJ'ance. Liv. IV.
Chat. I. que la perception aftuelle; & que par fucceffion de temps elle déchoit,
plus ou moins, dans la plupart des hommes, c'eft une raifon, entre au-
tres, qui fait voir que la ConnoiJJ'ance démonflrative eft beaucoup plus im-
parfaite que la Connoijfance intuitive, ou de fimple vtië, comme nous Tal-
ions voir dans le Chapitre fuivant.
Chap.IL • C H A P I T R E IL
Des Dêgrez de notre Connoijfance.
ce que c-e<\ que §. i. TOute notre Connoiflance confiftant, comme j'ai dit, dans la
intuitive0.' wec vu^ que l'Efpric a de fes propres Idées , ce qui fait la plus vive
lumière & la plus grande certitude dont nous foyons capables avec les Fa-
cilitez que nous avons , & félon la manière dont nous pouvons connoître les
Chofes, il ne fera pas mal à propos de nous arrêter un peu à confiderer les
différens dégrez d'évidence dont cette Connoiflance eft accompagnée. Il
me femble que la différence qui fe trouve dans la clarté de nos Connoiflan-
ces,confifte dans la différente manière dont notre Efprit apperçoit la con-
venance ou la difeonvenance de fes propres Idées. Car fi nous refiéchif-
fons fur notre manière de penfer, nous trouverons que quelquefois l'Efprit
apperçoit la convenance ou la difeonvenance de deuxldées,immédiatement
par elles-mêmes , fans l'intervention d'aucune autre, ce qu'on peut appeller
une ConnoiJJ'ance intuitive. Car en ce cas l'Efprit ne prend aucune peine
pour prouver ou examiner la vérité, mais il l'apperçoit comme l'Oeuil voit
la Lumière , dès-là feulement qu'il eft tourné vers elle. Ainfi , l'Efprit voit
que le Blanc n'eft pas le Noir , qu'un Cercle n'eft pas un Triangle , que Trois
eft plus que Deux , & eft égal à deux 6? un. Dés que l'Efprit voit ces idées
enfemble , il apperçoit ces fortes de véritez par une fimple intuition , fans
l'intervention d'aucune autre idée. Cette efpèce de Connoiflance eft la plus
claire & la plus certaine dont la foiblelfe humaine foit capable. . Elle agit
d'une manière irréfijlibk. Semblable à l'éclat d'un beau Jour, elle fe fait voir
immédiatement & comme par force , dès que l'Efprit tourne la vûë vers el-
le; & fans lui permettre d'héfiter, de douter, ou d'entrer dans aucun exa-
men, elle le pénètre auffi-tôt de fa Lumière. C'eft fur cette fimple vûë qu'eft
fondée toute la certitude & toute l'évidence de nos Connoiffances ; &
chacun fent en lui-même que cette certitude eft fi grande, qu'il n'en fau-
roit imaginer, ni par conféquent demander une plus grande. Car perfonne
ne fe peut croire capable d'une plus grande certitude, que de connoître
qu'une idée qu'il a dans l'Efprit , eft telle qu'il l'apperçoit ; & que deux
Idées entre lefquelles il voit de la différence , font différentes & ne font pas
précifément la même. Quiconque demande une plus grande certitude que
celle-là, ne fait ce qu'il demande, & fait voir feulement qu'il a envie d'être
Pyrrhonien fans en pouvoir venir à bout. La certitude dépend fi fort de
cette intuition, que dans le degré fuivant de Connoiflance que je nomme
Dé'
Des Dc'grtz de notre Connoiffance. L I v. I V. 433
Démonftration, cette intuition eft abfolument néceffaire dans toutes les Chap. IL
connexions des Idées moyennes , de forte que fans elle nous ne faurions
parvenir à aucune Connoiffance ou certitude.
%■ 2. Ce qui conftitue cet autre degré de notre Connoiffance , c'eft 9e iue c'e$ <iue
* 1 1 . 1 il- 11" Connoiffance
quand nous découvrons la convenance ou la disconvenance de quelques deiuoniinuve.
idées , mais non pas d'une manière immédiate. Quoi que par-tout où l'Ef-
prit apperçoit la convenance ou la difeonvenance de quelqu'une de fes
Idées, il v ait une Connoiffance certaine, il n'arrive pourtant pas toujours
que l'Efprit voye la convenance ou la disconvenance qui eft entre elle?,!ors
même qu'elle peut être découverte : auquel cas il demeure dans l'ignoran-
ce, ou ne rencontre tout au plus qu'une conjecture probable. La raifon
pourquoi l'Efprit ne peut pas toujours appercevoir d'abord la convenance
ou la disconvenance de deux Idées, c'elt qu'il ne peut joindre ces idées
dont il cherche à connoître la convenance ou la disconvenance, en forte
que cela feul la lui faffe connoître. Et dans ce cas où l'Efprit ne peut join-
dre enfemble fes idées, pour appercevoir leur convenance ou leur disconve-
nance en les comparant immédiatement, & les appliquant, pour ainfi di-
re, l'une à l'autre, il eft obligé de fe fervir de l'intervention d'autres idées
(d'une ou de plufieurs, comme il fe rencontre) pour découvrir la conve-
nance ou la disconvenance qu'il cherche ; & c'eft ce que nous appelions
raifor.ner. Ainfi, dans la Grandeur, l'Efprit voulant connoître la conve-
nance ou la disconvenance qui fe trouve entre les trois V\ngles d'un Trian-
gle & deux Droits , il ne peut le faire par une vue immédiate , & en les
comparant enfemble, parce que les trois Angles d'un Triangle ne fauroient
être pris tout à la fois , & comparez avec un ou deux autres Angles ; ci:
par conféquent l'Efprit n'a pas fur cela une connoiffance immédiate ou in-
tuitive. C'eft pourquoi il eft obligé de fe fervir de quelques autres angles
auxquels les trois angles d'un Triangle foient égaux : & trouvant que ceux-
là font égaux à deux Droits, il connoit par-là que les trois angles d'un Trian-
gle font auffi égaux à deux Droits.
§. 3. Ces Idées qu'on fait intervenir pour montrer la convenance de deux E '- dépend des
autres, on les nomme des preuves ; & lorsque par le moyen de ces preuves, ?:t;"'ïs-
on vient à appercevoir clairement & diftinctement la convenance ou la dis-
convenance des idées que l'on conlîdere, c'eft ce qu'on appelle Démon
tion, cette convenance ou djsconvenanee étant alors montrée à l'Ente-
ment, de forte que l'Efprit voit que la chofe eft ainii, & non autrement.
Au refte , la difpolition que l'Efprit a à trouver promprement ces idées
moyennes qui montrent la convenance ou la disconvenance de quelque au-
tre idée, & à les appliquer comme il faut, c'eft, à mon avis, ce qu'on
nomme Sagacité.
§. 4. Quoi que cette efpéee de Connoiffance qui nous vient par le fecours 1
des preuves , foit certaine , elle n'a pourtant pas une évidence fi forte ni .
vive, & ne fe fait pas recevoir fi promptement, que la Connoiil mee
fimple vue'. Car quoi que dans une Démonftration , l'Efprit appert
enfin la convenance ou la disconvenance des idées qu'iltonfidere , ce n
pourtant pas fans peine & fans attention; ce n'eft pas par une fe
I i i
434 Des Dcgrez de notre Connoijjancc. Liv. IV.
Chap. II. paffagére qu'on, peut la découvrir; mais en s'appliquant fortement & fans
relâche. Il faut s'engager dans une certaine progrelïïon d'Idées, faite peu
à peu & par dégrez , avant que l'Efprit puiffe arriver par cette voye à la
Certitude, & appercevoir la convenance ou l'oppofition qui eft entre deux
idées , ce qu'on ne peut reconnoître que par des preuves enchaînées l'une
à l'autre, & en faifant ufage de fa Raifon.
EUe eft précédée §• 5- Une autre différence qu'il y a entre la Connoiffance Intuitive & la
de quelque doute. Démonftrative , c'eft qu'encore qu il ne rejîe aucun cloute dans cette dernière
lorsque par l'intervention des idées moyennes on apperçoit une fois la convenance
ou la disconvenance des idées quon conftdére , il y en avoit avant la Démonftra-
tion : ce qui dans la Connoiffance intuitive ne peut arriver à un Efprit qui
poffede la Faculté qu'on nomme Perception dans un degré affez parfait pour
avoir des idées diftincr.es. Cela, dis-je, eft auffi impoffible , qu'il eft impof-
fible à l'Oeuil qui peut voir distinctement le blanc & le noir, de douter fi
cette encre & ce papier font de la même couleur. Si la Lumière refléchie
de deffus ce Papier, vient à le frapper, il appercevra tout auffi-tôt, fans
héfiter le moins du monde, que les mots tracez fur le Papier, font diffé-
rens de la Couleur du Papier : de même fi l'Efprit a la faculté d'apperce-
voir diftinctement les chofes, il appercevra la convenance ou la disconve-
nance des Idées qui produifent la Connoiffance intuitive. Mais fi les Yeux
ont perdu la faculté de voir, ou l'Efprit celle d'appercevoir , c'eft en vain
que nous chercherions dans les premiers une vûë pénétrante, & dans le der-
nier une (i) Perception claire & diltincte.
Elle n'eft pas Cchi- §. 6. Il eft vrai que la perception qui. eft produitepar voye de Démonf-
Unieeimuiti"e°lf tration ■> e^ au^ f°rt claire : mais cette évidence eft fouvent bien diffé-
rente de cette Lumière éclatante, de cette pleine afïurance qui accom-
pagne toujours ce que j'appelle Connoiffance intuitive. Cette premiè-
re perception qui eft produite par voye de Démonftration peut être com-
parée à l'image d'un Vifage refléchi par plufieurs Miroirs de l'un à l'autre,
qui auffi long-temps qu'elle conferve de la reffemblance avec l'Objet, pro-
duit de la Connoiffance, mais toujours en perdant, à chaque reflexion fuc-
ceffive, quelque partie de cette parfaite clarté & diftinétion qui eft dans la
première image , jusqu'à ce qu'enfin après avoir été éloignée plufieurs fois,,
elle devient fort confufe, & n'eft plus d'abord fi reconnoiffable,& fur-tout
par des yeux foibles. Il en eft de même à l'égard de la Connoiffance qui
eft produite par une longue fuite de preuves,
cinque dégté de §• 7- Au refte , à chaque pas que la Raifon fait dans une Démonftra-
h déduaion doit tion il faut qu'elle appercoive par une connoiffance de Ample vûë la con-
étte connu intui- ' i i- *^J •■ . r i î î • i ■
tivement, & par venance ou la disconvenance de c .aque idée qui lie enfemble les idées en-
lui-mêmc. tre lesquelles elle intervient pour montrer la convenance ou la disconve-
nance des deux idées extrêmes. Car .fans cela, on auroit encore befoin
de preuves pour faire voir la convenance ou Ja disconvenance que chaque
idée moyenne a avec celles entre lesquelles elle eft placée , puisque fans
la
(0 Ce mot fe prend ici pour une Faculté, & c'eft dans ce fens qu'on l'a pris au Liv. IL
Ch. IXine. intitulé, De ia V ineptie».
Des De'grcz, de nôtre Connoijfance. Liv. IV. 43?
la perception d'une telle convenance ou disconvenance, il ne fauroit y Chat. II.
avoir aucune connoiflance. Si elle eft apperçuc par elle-même, c'eft une
connoiflance intuitive; & fi elle ne peut être apperçuc par elle-même, il
faut quelque autre idée qui intervienne pour fervir, en qualité de mefure
commune, à montrer leur convenance ou leur disconvenance. D'où il
paroît évidemment, que dans le raifonnement chaque degré qui produit
de la connoiflance, a une certitude intuitive, que l'Efprit n'a pas plutôt
apperçuë qu'il ne refte autre chofe que de s'en reflbuvenir, pour faire que
la convenance ou la disconvenance des Idées, qui eil le fujet de notre
recherche, foit vifible & certaine. De forte que pour faire une Démonf-
tration, il eft néceflaire d'appercevoir la convenance immédiate des idées
moyennes, fur lesquelles eft fondée la convenance ou la disconvenance
des deux idées qu'on examine, & dont l'une eft: toujours la première &
l'autre la dernière qui entre en ligne de compte. L'on doit aufli retenir
exactement dans l'Efprit cette perception intuitive de la convenance ou dis-
convenance des idées moyennes , dans chaque degré de la Demonftration ;
& il faut être aflùré qu'on n'en omet aucune partie. Mais parce que ,
lorsqu'il faut faire de longues déduclions & employer une longue fuite de
preuves , la Mémoire ne conferve pas toujours û promptement & fi exac-
tement cette liaifon d'idées, il arrive que cette connoiflance à laquelle on
parvient par voye de Demonftration, eft plus imparfaite que la Connoif-
fance intuitive, & que les hommes prennent fouvent des fauifetez pour des
Démonftrations.
§. 8- La nécefiité de cette connoiflance de fimple vue à l'égard de cha- De w vient je
que degré d'un raifonnement démonftratif, a, je penfe, donné occafion à ^[TccÎa^o-
cet Axiome, que tout raifonnement vient de chofes déjà connues & déjà mt^ue uut raj/b»
accordées, ex pracognitis fj? prœconceflïs , comme on parle dans les Ecoles. Vb^UjaHmait
Mais j'aurai occafion de montrer plus au long ce qu'il y a de faux dans cet & ieia okoUui.
Axiome, lorsque je traiterai des Propofitions, & fur-tout de celles qu'on
appelle Maximes , qu'on prend mal à propos pour les fondemens de toutes
nos Connoiffances & de tous nos Raifonnemens, comme je le ferai voir au
même endroit.
§. 9. C'eft une Opinion communément reçue, qu'il n'y a que les Ma- ^0"™^""
thématiques qui foient capables d'une certifude démonftrative. Mais corn- ne 1 pas bornée
me je ne vois pas que ce foit un privilège attaché uniquement aux Idées de a a Qilantltc-
Nombre, d'Etendue" & de Figure, d'avoir une convenance ou disconve-
nance qui puiffe être apperçuë intuitivement, c'eft peut-être faute d'appli-
cation de notre part, & non d'une affez grande évidence dans les chofes,
qu'on a cru que la Demonftration avoit fi peu de part dans les autres parties
de notre Connoiflance, & qu'à peine qui que ce foit a fongé à y parvenir,
excepté les Mathématiciens : car quelques idées que nous ayons, où l'Efprit
peut appercevoir la convenance ou la disconvenance immédiate qui eft en-
tre elles, l'Efprit eft capable d'une ^connoiflance intuitive à leur égard; &
par-tout où il peut appercevoir la convenance ou la disconvenance que cer-
taines idées ont avec d'autres idées moyennes, l'Efprit eft capable d'en ve-
Iii 2 nir
43 <> Des Dégrez de notre Connoiffance. Liv. IV.*
C H A P. III. nir à la Démonftration , qui par conféquent n'eft pas bornée aux feules idées
d'Etendue', de Figure, de Nombre, & de leurs Modes.
pourquoi on l'a g. jo. La raifon pourquoi l'on n'a cherché la Démonftration que dans
ces dernières Idées, & qu'on a fuppofé qu'elle ne fe rencontrait point ail-
leurs, c'a été, jecroi, non feulement à caufe que les Sciences qui ont
pour objet ces fortes d'Idées, font d'une utilité générale, mais encore par-
ce que lorfqu'on compare l'égalité ou l'excès de différens nombres, la
moindre différence de chaque Mode efl fort claire & fort aifée à reconnoî-
tre. Et quoi que dans l'Etendue chaque moindre excès ne foit pas fi per-
ceptible, l'Efprit a pourtant trouvé des moyens pour examiner & pour fai-
re voir démonftrativement la jufle égalité de deux Angles, ou de différen-
tes Figures ou étendues : & d'ailleurs , on peut décrire les Nombres & les Fi-
gures par des marques vilibles & durables , par où les Idées qu'on confidére
font parfaitement déterminées, ce qu'elles ne font pas pour l'ordinaire ,
lorfqu'on n'employé que des noms & des mots pour les défigner.
§. 11. Mais dans les autres idées fimples dont on forme & dont on comp-
te les Modes &. les différences par des dégrez , & non par la quantité ; nous
ne diftinguons pas fi exactement leurs différences, que nous puiffions apper-
cevoir ou trouver des moyens de mefurer leur jufle égalité , ou leurs plus
petites différences : car comme ces autres Idées fimples font des apparences
ou des fenfations produites en nous par la grofleur ,'la figure, le nombre &
le mouvement de petits Corpufcules qui pris à part font abfolument im-
perceptibles , leurs différens dégrez dépendent auffi de la variation de quel-
ques-unes de ces Caufes, ou de toutes enfemble; de forte que ne pouvant
obferver cette variation dans les particules de Matière dont chacune efl trop
fubtile pour être apperçuë, il nous efl impoffible d'avoir aucunes mefures
exactes des différens dégrez de ces Idées fimples. Car fuppofé, par exem-
ple, que la Senfation, ou l'idée que nous nommons Bhncheur foit produite
en nous par un certain nombre de Globules qui pirouè'ttans autour de leur
propre centre, vont frapper la rétine de l'Oeuil avec un certain degré de
tournoyernent & deviteffe progreiuve, il s'enfuivra aifément delàqueplus.
les parties qui compofent la furface d'un Corps , font difpoféesde telle ma-
nière qu'elles refiechiffent un plus grand nombre de globules de lumière,
& leur donnent ce tournoyernent particulier qui efl propre à produire en
nous la fénfation du Blanc , plus un Corps doit paraître blanc, lorfque d'un
égal efpace il pouffe vers îa rétine un plus grand nombre de ces Globules
avec cette efpèce particulière de mouvement. Je ne décidepas que la na-
ture de la Lumière confifte dans de petits globules , ni celle de la Blancheur
dans une telle contexture de parties qui en reflêchiflant ces globules leur
donne un certain pirouëttement, car je ne traite peint ici en l'hyficien de
la Lumière ou des Couleurs; mais ce que je croi pouvoir dire , c'eft que
je ne faurois comprendre comment des Corps qui exiftent hors de nous ,
peuvent affeéter autrement nos Sens, que par le contaét immédiat des
Corps fenfibles , comme dans le Goût & dans l'Attouchement , ou par le
moyen de l'imoullion de quelques particules infenfibles qui viennent des
Corps, comme a l'égard de la Vue de l'Ouïe, & de l'Odorat; laquelle
ira-
Des Dc'grez de notre Connoiffittct. Liv. IV. 437
impulfion étant différente félon qu'elle eft cauféepar la différente groffeur, Chap. II.
figure & mouvement des parties , produit en nous les différentes fenfations
que chacun éprouve en foi-meme. Que fi quelqu'un peut faire voir d'une
manière intelligible qu'il conçoit autrement la choie, il me feroit plaifir de
m'en inftruire.
§. 12. Ainfi, qu'il y ait des globules, ou non, & que ces globules par
un certain pirouè'ttement autour de leur propre centre, produifent en nous
l'idée de la Blancheur; ce qu'il y a de certain, c'eft que plus il y a de parti-
cules de lumière réfléchies d'un Corps difpofé à leur donner ce mouvement
particulier qui produit la fenfation de Blancheur en nous ; & peut-être auiïi ,
plus ce mouvement particulier eft prompt, plus le Corps d'où le plus grand
nombre de globules efl réfléchi, pârbit blanc, comme on le voit évidem-
ment dans une feuille de papier qu'on met aux rayons du Soleil, à l'ombre,
ou dans un trou obfcur ; trois différens endroits où ce Papier produira en
nous l'idée de trois dégrez de blancheur fort différens.
§. 13. Or comme nous ignorons combien il doit y avoir de particules &
quel mouvement leur eft néceffaire , pour pouvoir produire un certain dé-
gré de blancheur quel qu'il foit, nous ne faurions démontrer la jufte égali-
té de deux dégrez particuliers de blancheur, parce que nous n'avons aucune
règle certaine pour les mefurer , ni aucun moyen pour diftinguer chaque
petite différence réelle, tout le feeours que nous pouvons efperer fur cela
venant de nos Sens qui ne font d'aucun ufage en cette occalion. Mais lorf-
que la différence eft li grande qu'elle excite dans l'Efprit des idées claire-
ment diftinétes dont on peut retenir parfaitement les différences ; dans ce
cas-là ces idées de Couleurs, comme on le voit dans leurs différentes efpè-
ces telles que le Bleu & le Rouge , font auiîi capables de démonftration que
les idées du Nombre & de l'Etendue. Ce que je viens de dire de la Blan-
ch.ur & des Couleurs, eft , je penfe, également véritable à l'égard de tou-
tes les fécondes Qualkez & de leurs Modes.
§• i+. Voilà donc les deux dégrez de notre Connoiffance, Y Intuition & La connoifTm-
1- r\ 1 a t- in • <• < i> ] ce lenhtive éta-
la Uémonjtration. Pour tout le refte qui ne peut fe rapporter a 1 un des yit 1 exiftence
deux, avec quelque affùrance qu'on le reçoive , c eft foi ou opinion, & non ^1s,^;res Parti*
pas conncijja-nce , du moins à l'égard de toutes les véritez générales. Car
i i.i'pnt a encore une autre Perception qui regarde l'exiftence particulière
des Etres finis hors de nous: Connoiffance qui va au delà de la fimple pro-
babilité, mais qui n'a pourtant pas toute la certitude des deux dégrez de
connoifïïnce dont on vient de parler. Que l'idée que nous recevons d'un
objet extérieur foit dans notre Efprit, rien ne peut être plus certain, &
c'eft une ccnnoiiiance intuitive. Mais de favoir s'il y a quelque chofede
pius que cette idée qui eft dans notre Efprit, & fi de là nous pou-
vûe inférer certainement l'exiftence d'aucune chofe hors ce nous qui
correfponde à cette idée , c'clt ce que certaines gens croyent qu'on
peut meure en queflion ; parce qiie les hommes peu i\ oir de tel-
les idées dans leur Efprit, lors que rien de tel n'exifte actuellement,
& que leurs Sens ne font affectez de nul objet qui correfponde à ces
iù.es. Pour moi, je crois pourtant que dans ce cas-là nous avons un
Iii 3 - dé-
438 Des Degrez de notre Connoiffance. Liv. IV.
CllAP. II. degré d'évidence qui nous élevé au defilis du doute. Car je demande à qui
que ce foit , s'il n'eft pas invinciblement convaincu en lui-même qu'il a une
différente perception, lorfque de jour il vient à regarder le Soleil, & que
de nuit il penfe à cet Ailre ; lorfqu'il goûte actuellement de l'ablinthe &
qu'il fent une Rofe, ou qu'il penfe feulement à ce goût ou à cette odeur?
Nous fentons aufii clairement la différence qu'il y a entre une idée qui eft
renouvellée dans notre Efprit par le fecours de la Mémoire , ou qui nous
vient actuellement dansl'Efprit par le moyen des Sens, que nous voyons la
différence qui eft entre deux idées ablblument diftinctes. Mais fi quelqu'un
me réplique qu'un fonge peut faire le même effet , & que toutes ces Idées
peuvent être produites en nous fans l'intervention d'aucun objet extérieur;
qu'il fonge, s'il lui plait , que je lui répons ces deux chofes: Premièrement
qu'il n'importe pas beaucoup que je levé ou non ce fcrupule, car fi tout
n'eft que fonge, le raifonnement & tous les argumens qu'on pourroitfaire
font inutiles , la Vérité & la Connoiffance n'étant rien du tout : & en fé-
cond lieu, Qu'il reconnoitra, à mon avis, une différence tout à fait fen-
fible entre fonger d'être dans un feu, & y être actuellement. Que s'il per-
fifte à vouloir paraître Sceptique jufqu'à foûtenir que ce que j'appelle être
actuellement dans le feu n'eil qu'un fonge , &que par-là nous ne finirions
connoître certainement qu'une telle chofe telle que le Feu, exifte actuelle-
ment hors de nous ; je répons que comme nous trouvons certainement que
le Plaifir ou la Douleur vient en fuite de l'application de certains Ob-
jets fur nous , defquels Objets nous appereevons l'exiftence actuel-
lement ou en fonge, par le moyen de nos Sens, cette certitude eft
aufii grande que notre bonheur ou notre mifére , deux chofes au delàdef-
quelles nous n'avons aucun intérêt par rapport à notre Connoiffance ou à
notre exiftence. C'eft pourquoi je croi que nous pouvons encore ajouter
aux deux précédentes efpèces de Connoiffance , celle qui regarde l'exiitence
des objets particuliers qui exiftent hors de nous, en vertu de cette percep-
tion & de ce fentiment intérieur que nous avons de l'introduction actuelle
des Idées qui nous viennent de la part de ces Objets ; & qu'ainfi nous pou-
vons admettre ces trois fortes de connoiffance, favoir Yintuiîive, la démonf-
trative, & la fmfitivt f, entre lefquelles on diflingue differens dégrez & dif-
férentes voves d'évidence & de certitude.
La Conno;r-i- §. 15. Mais puifque notre Connoiffance n'eft fondée & ne roule que fur
ce n'eft pas toû- nos idées, ne s'enfuivra-t-il pas de là qu'elle eft conforme à nos Idées, &
quoi que les que par tout où nos Idées font claires & diftinctes, ou obfcures & confu-
Wees le foieiit. fes ^ j] en fera <je même à l'égard de notre Connoiffance ? Nullement; car
notre Connoiffance n'étant autre chofe que la perception de la convenance
ou de la difeonvenance qui eft entre deux idées, fa clarté ou fon obfcurité
confifte dans la clarté ou dans l'obfcurité de cette Perception, & non pas
dans la clarté ou dans l'obfcurité des Idées mêmes : par exemple , un hom-
me qui a des idées aufii claires des Angles d'un Triangle & de l'égalité à
deux Droits, qu'aucun Mathématicien qu'il y ait dans le monde, peut
pourtant avoir une perception fort obfcurede leur convenance, & en avoir
par conféquent une connoilîànce fort obfcure. Mais des idées qui font con-
fia-
De V Etendue delà ConnoiJJ'ance humaine. Liv. IV. 439
fufesà caufe de leur obfcurité ou pour quelque autre raifon, ne peuvent ja- Chap. IL
mais produire de connoifiance claire & diftinéle, parce qu'à mefure
que des idées font confufes, l'Efprit ne fauroit jufque-là appercevoir
nettement fi elles conviennent ou non; ou pour exprimer la même
chofe d'une manière qui la rende moins fujette à être mal interprétée,
quiconque n'a pas attaché des idées déterminées aux Mots dont il fe
fert, ne fauroit en former des Propofitions, de la vérité defquelles il
puifie être afTùrc.
CHAPITRE III. Chap. III.
De V Etendue de la Connoijfance humaine.
5. 1. TA Connoissance confinant, comme nous avons déjà dit, 1. Notre
dans la perception de la convenance ou difconvenance de nos ^"""pêfiuiu
idées, il s'enfuit de là, premièrement, Que nous ne pouvons avoir au- delà de nos
cune connoiffance où nous n'avons aucune idée. Idees-
§. 2. En fécond lieu, Que nous ne fuirions avoir de connoifiance n. Eiiene
qu'autant que nous pouvons appercevoir cette convenance ou cette dif- îoln^ue Y/p'è'r-
convenance : Ce qui fe fait, I. ou par intuition, c'eft- à-dire, en com- «Ption de la
, v 1 • 1 • ii r • 1 convenance ou
parant immédiatement deux idées; II. ou par raijon^ en examinant Ja <te u diiconve.
convenance ou la difconvenance de deux idées , par l'intervention de n*nce de nos
quelques autres idées; III. ou enfin, par fcnfation, en appercevant l'exif-
tence des chofes particulières.
§. 3. D'où il s'enfuit, en troifiéme lieu, Que nous ne finirions avoir m. Noue
une connoifiance intuitive qui s'étende à toutes nos idées , & à tout ce connoiffance
. . r . i- , ,- . ' intuitive ne
que nous voudrions lavoir fur leur fujet ; parce que nous ne pouvons setend point
point examiner & appercevoir toutes les relations qui fe trouvent entre f^on^de"™»-"
elles en les comparant immédiatement l'une avec l'autre. Par exemple , tes nos idées,
fi j'ai des idées de deux Triangles, l'un oxygone & l'autre amblygo-
ne, tracez fur une bafe égale & entre deux lignes parallèles, je puis
appercevoir par une connoifiance de fimpîe vûë que l'un n'eft pas l'au-
tre, mais je ne faurois connoitre par ce moyen fi ces deux Triangles
font égaux ou non; parce qu'on ne fauroit appercevoir leur égalité ou
inégalité en les comparant immédiatement. La différence de leur figu-
re rend leurs parties incapables d'être exactement & immédiatement ap-
pliquées l'une fur l'autre ; c'eft pourquoi il eft néceflaire de faire inter-
venir quelque autre quantité pour les mefurer, ce qui eft démontre* '9
eu connoitre par raifon.
S. 4. En quatrième lieu, il s'enfuit aulîi de ce qui a été obfervé ci- ._ „.
1 H- /- -rr -r - i rr IV' Ni notre
deims , que notre Connoifiance râfonjape ne peut point embrailer toute connoifiance
j'etenduë de nos Idées. Parce qu'entre deux différentes idées que nous D«=monftrative.
voudrions examiner, nous ne faurions trouver toujours des idées moyen-
nes que nous puiffions lier l'une à l'autre par une connoifiance intuiti-
ve
4P De V Etendue delà conmijfance humaine. Liv. IV.
Chap. III. ve dans toutes les parties de la déduction: & par tout où cela nous man-
que, la connoiflance & la démonftration nous manquent aufli.
oiir!'nce'ren"c- %'' S' ^n cinquième lieu, comme la Connoiflance Jenfitivs ne s'étend
tive ert moms point au delà de l'exiftence des chofes qui frappent actuellement nos Sens,
dMwprécéden" e"e e^ beauC0UP moins étendue que les deux précédentes,
tes. §. 6. De tout cela il s'enfuit évidemment que l'étendue de notre Con-
feVquen" "oYre noiflance eft non feulement au deflbus de la réalité des chofes , mais encore
Connoiflance qu'elle ne répond pas à l'étendue de nos propres idées. Mais quoi que no-
qu/nos idées? tre connoiflance fe termine à nos idées , de forte qu'elle ne puilîe les furpaf-
fer ni en étendue ni en perfection ; quoi que ce foient là des bornes fort
étroites par rapport à l'etenduë de tous les Etres , & qu'une telle connoif-
lance foit bien éloignée de celle qu'on peut juftementfuppofer dans d'autres
Intelligences créées, dont les lumières ne fe terminent pas à l'inftruétion
groffiere qu'on peut tirer de quelques voyes de perception , en aufli petit
nombre , & auffi peu fubtiles que le font nos Sens; ce nous feroit pourtant
un grand avantage, fi notre connoiflance s'étendoit aufli loin que nos Idées,
. & qu'il ne nous reftàt bien des doutes & bien des queftions fur le fujet des
idées que nous avons, dont la folution nous eft inconnue, & que nous ne
trouverons jamais dans ce Monde , à ce que je croi. Je ne doute pourtant
point que dans l'état & la conftitution préfente de notre Nature , la con-
noiflance humaine ne pût être portée beaucoup plus loin qu'elle ne l'a été
jufqu'ici, fl les hommes vouloient s'employer lincerement & avec une en-
tière liberté d'efprit, à perfectionner les moyens de découvrir la Vérité
avec toute l'application & toute l'induftrie qu'ils employent à colorer, ou
à foùtenir la Faufleté, à défendre un Syfteme pour lequel ils fe font dé-
clarez, certain Parti, & certains Intérêts où ils fe trouvent engagez.
Mais après tout cela, je croi pouvoir dire hardiment, fans faire tort à la
Perfection humaine, que notre connoiflance ne fauroit jamais embrafler
tout ce que nous pouvons defirer de conncître touchant les idées que nous
avons, ni lever toutes les difficultez- &. refoudre toutes les Queftions qu'on
peut faire fur aucune de ces Idées. Far exemple, nous avons ces idées
d'un Quané, d'un Cercle, & de ce qu'emporte égalité; cependant nous
ne ferons, peut-être, jamais capables de trouver un Cercle égala un Quar-
ré, & de favoir certainement s'il y en a. Nous avons des idées de la Ma-
tière & de ia Penjee; mais peut-être ne ferons-nous jamais capables de con-
noitre li un Erre purement matériel penfe ou non, par la raifon qu'il nous
elt impoiT:b!e de découvrir par la contemplation ue nos propres idées, fans
Révélation, (i) fl Dieu n'a point donné à quelques amas de Matière dif-
po-
(ï) Le Docteur Stilïmgfleet, ûvsr.t Prélat percevoir c de penftr. La queflion eft délicate;
del'Kglife Anglieape, ayant pris à tache de 6c M Lcn-ke ayant eu foin dans le dernierOu-
rèfuterplu . s dé M. Locke repan- vrage qu'il écrivit pour repouffer les attaques
dues dans cet Ouvrage, fe récrit principale- du Dr. Stillingfleet , d étendre far enfée fur cet
' ment fur ce q"e M. Locke avance i.i, que Article, de lèdaircir, & de la prouver par
nous ne faurions découvrir, fi D.eu n'a po:Kt toutes les raifons dont il put s'avifer, j'aicruqu'il
donné à c-:rt.t.:s a:.: a; de 'matière, diffofcx. étoit néceffaire de donner ici un Extrait exaft
(omme il le trouve à propos, la fuijfar.u d'à?- de tout ce qa'il a dit pour établir fon fentiment-
La
De V Etendue de la Conmijfance humaine. L i v. IV. 441
pofez comme il le trouve à propos, lapuiiTance d'appercevoir & de penfer ; Cha.p. III.
ou
La conneiffance que nous avons, dit d'abord le
Dr. Stilingfleer, étant fondée, félon M.Locke,
fur nos liées; c? / idée que nous avons de la ma-
tière en général , étant une Siibftance folide; v
celle du Corps une Subjlante étendue , folide ,
C figurée, dire que la Matiéreejl capable de pen-
fer ,c'e/l confondre l'idée de ii Malien avecl'idét
d'unEfprit. Pas pus, répond M. locke, que
je confons l'idée de la Matière avec l'idée d'un
Cheval quand je dis que La Matière en général
eft une i>ubftan:e folide & étendue; & qu'un
Cheval eft un Animal, ou uneSubliance foli-
de, étendue, avec fentiment Se motion fpon-
tanée. L'Idée de la Matière ell une Subftance
étendue & folide : par-tout où fe trouve une
telle Subftance, là fe trouve h Matière &l'ef-
fence de la Matière; quelques autres qualitez
non contenues dans cette ÉlTence, qu'il plaife
à Dieu d'y joindre par deflus. Faroemp'e,
Dieu crée une Subftance étendue 8? fo'ide , fans
y joindre par deflus aucune au're choie; &
ainfï nous pouvons la coniiderer en repos. Il
joint le mouvement à quelques-unes de fe
ties, qui confervent toujours l'eflence i
Matière, lien façonne d'autres parties en Plan-
tes, Scieur donne toures les propriété! delà
végétation, la vie Se la beauté qui fe trouve
dans un Rofier Se un Pommier , par deffus l'ef-
fence de la matière en général, quoiqu'il n'y
ait que delà matière dansle Roiier Se le Pom-
mier. Et à d'autres parties il ajoute le fenti-
ment 5c le mouvement fpontanée, Se les au-
tres propriétez qui fe trouvent dans un Elé-
phant. On ne doute point que la puilTance de
Dieu ne puifie aller jusq'ie-'.à , ni que les pro-
priétez d'un Rofier, d'un Pommier, ou d'un
Eléphant, ajoutées à la Matière, changent 'es
propriétez de la Matière. On reconnoit que
dans ceschofes la Matière eft toujours ma
Mais fi l'on fe bazarde d'avancer encore i.n
pas, Se dédire que Dieu peut joindre à la Ma-
tière, la Penfée, la Raifon, Se la Volition ,
auffi' bien que le fentiment Se le mouvement
fpontanée, il fe trouve auffi-tôt des gens prêts
à limiter la puifiance du Souverain Créateur,
8c à nous dire que c'eft unechofequeDieune
peut point faire , parce que cela détruit l'eflen-
ce de la Marié>'e, ou en change les propriétez
eflentie'les. Et pour prouver cette aflertion,
tout ce qu'ils difent fe réduit à ceci, que la
Penfée 8c la Raifon ne font pas renfermées
dans l'eflence de la Matière. Files n'y font
pas renfermées, j'en conviens, dit M. Locke.
Mais une propriété qui n'étarit pas contenue
dans la Matière, vient à être ajoutée à la Ma-
tière, n'en détruit point pour celal'elTence, fi
elle la laillè être u:ie Subftance étendue Se fo-
lide. Par-tout où cette Subflahce fe rencontre,
la elt aufli l'eflence de la Matière Mais fi,
dès qu'une chofe qui a p'.u: de perfection, eft
ajoutée à cette Subftance , l'eflence de h Ma-
tière eft détruite, que deviendra l'eflence de la
Matière dar.s une Plante, ou dans un Animal
dont les propriétez font fi fort au deflus d'une
Subfiance pure.ue.it folide Se étendue ?
Mais, ajoûte-t on, il n'y a pas moyen de
concevoir comment la Matière peut penfer. J'en
tombe d'accord, répond M. Locke: mais in-
férer de là que Dieu r.e peut pas donner à la
Matière la faculté de penfer, c'eft dire que la
toute-puiflance de Dieu eft renfermée dans des
bornes fort étroites, par h raifon que l'Enten-
dement de l'Homme eft lui-même fort borné.
Si Dieu ne peut donneraucunepuiflanceà une
portion de matière que celle que les hommes
peuvent déduire de l'eflence de la Ratière en
général , fi l'eflence ou 1 :zdela Ma-
tière font détruites par toutes les qualitez qui
nous paroiffént au deflus de la Matière , Se que
nous ne fautions concevoir comme des confé-
quences naturelles de cette cflence , il eft évi-
dent que l'F.flence de la Matière eft détruite
dansla plupart des parties lènfibles de notre Syf-
tême, dtns les Plantes, Se dinsles Animaux.
On ne ùuroit comprendre comment la Matiè-
re pourrait penfer; Donc Dieu ne peut lui don-
ner la puifiance de penfer. Si celte raifon eft
bonne, el'e doit avoir lieu dans d'autres ren-
contras. Vous ne pouvez concevoir que la
Matière puifle attirer la Matière à au ur.e dif-
tance, moins encore à la diltance d'un million
de mill :s; Donc Dieu ne peut lui donner une
telle pu! fance. Vous ne pouvez concevoir que
la Matière puifle fentir ou fe mouvoir, ou af-
fecter un Etre immatériel 8c être mue par cet
Efe; Donc Dieu ne peut lui donner de te'les
Puiflances; ce qui elt en effet nier la Pei" n-
teur, Se la révolution des Planètes autour du
Soleil, chmgerles Bêtes en pures machines fans
fentiment ou mouvement fpontanée , 8e refu-
fer à l'Homme le fentiment Se le mouvement
vo'onfaire
Portons cette Règle un peuple avant Vous
nefauriez concevoir comment une Subftance
étendue Se folide pourrait penfer ; Donc Dieu
ne fauroit faire qu'elle penfe. -Mais pouvez-
vous concevoir comment votre propre Ame,
ou aucune Subftance penfe ? Vous trouvezà la
vé-
Kkk
442 De V Etendue de la conmijfance humaine. Liv. I V.
r„ . m ou s'il a joint & uni à la Matière ainfi difpofée une Subfiance immatérielle
qui
vérité, que vous pen fez. Je le trouve aufli.
Mais je voudrais bien -que quelqu'un m'apprît
comment Te fait l'Action de penfer; carj'a-
voué que c'eft une choie tout-à fait au deffus
de ma portée. Cependant je ne faurois en nier
l'exiftence; quoi que je n'en puiffe pas com-
prendre la manière. Je trouve que Dieu m'a
donné cette Faculté, 8c bien que je ne puiffe
qu'être convaincu de fa Puiffance.icet égard,
je ne faurois pourtant en concevoir la manie-
te dont il l'exerce; 8c ne feroit-ce pas une info-
lente abfurdité de nier fa Puiilance en d'autres
ci; -pareils, pat la feule raifon que je ne faurois
comprendre comment die peut être exercée
dtns ces cas-là?
Dieu, commué M. Lo:ke, a créé une Sub-
ftance: que ce foit, par exemple, une Subftan-
ce étendue & folide: Dieu eft-il obligé de lui
donner, outre l'être, la puiffance d'agir ? C'eft
ce que perfonne n'ofera dire , à ce que je croi.
Dieu peut donc la laitier dans une parfaite in-
activité. Ce fera pourtant une Subllance.
De même, Dieu crée ou fait exifter de nou-
veau une Subllance immatérielle, qui, fans
doute, ne perdra p s fon être de Subllance,
quoi que Dieu ne lui donne que cette fnnple
exillence , fans lui communiquer aucune acti-
vité. Je demande à prefent , quelle puiffan-
ce Dieu peut donner à l'une de ces Subftances
qu'il ne puilfe point donner à l'autre. Dans
cet état d'inaétivité , il elt vifible qu'aucune
d'elles ne penfe : car penfer étant une action ,
l'on ne peut nier que Dieu ne puiffe arrêter
l'action de toute Subftance créée fans annihi-
ler la Subftance: & fi cela eft ainfi, il peut
auffl créer ou faire exifter une telle Subftance ,
fans lui donner aucune action. Par la même
raifon il eft évident qu'aucune de ces Subftan-
ces ne peut fe mouvoir elle-même. Je deman-
de à prefent pourquoi Dieu ne pourrait- il point
donner à l'une de ces Subftances, qui font
également dans un état de parfaite inactivité ,
la même puiilance de fe mouvoir qu'il peut
donner à l'autre, comme, par exemple, la puif-
fance d'un mouvement (pontanée, laquelle on
fuppofe que Dieu peut donner à une Sublhn-
ce non fonde, mais qu'on nie qu'il puifle don-
ner à une Subftance folide.
Si l'on demande à ces gens-là pourquoi ils
bornent la Toute puiffance de Dieu a l'égard
de l'une plutôt qu'à l'égard de l'autre de ces
Subftances, tout ce qu'ils peuvent dire fe ré-
duit à ceci; Qu'ils ne (auraient concevoir
comment la Subftance folide peut jamais être
capable de fe mouvoir elle-même. A quoi je
répons, qu'ils ne conçoivent pas mieux com-
ment une Subftance ctéée non folide peut fe
mouvoir. Mais dans une Subftance immate-
riel'e il peut y avoir des chofes que vous ne
connoiliez pas. J'en tombe d'accord ; & il
peut y en avoir auffi dans une Subftance ma-
térielle. Par exemple , la gravitation de la Ma-
tière vers la Matière ftlon différentes propor-
tions qu'on voit à l'œuil, pour ainfi dire , mon-
tre qu'il y a quelque chofe dans la Matière que
nous n'entendons pas, à moins que nous ne
puiffions découvrit dans la Matière une Facul-
té de fe mouvoir elle-même, ou une attrac-
tion inexplicable 8c inconcevable, qui s'étend
jusqu'à des diftances immenfes Hc prefque in-
comprehenfibles. Par conféquent il faut con-
venir qu'il y a dans les Subllances fondes ,
aufli bien que dans les Subftances non-folides
quelque chofe que nous n'entendons pas. Ce
que nous favons, c'eft que chacune de ces
Subftances peut avoir fon exiftence diftincle,
fans qu'aucune activité leur loit communiquée;
à moins qu'on ne veuille nier que Dieu puifle
ôter à un Etre fa puiffance d'agir, ce qui paf-
feroit,fans doute, pour une extrême prélomp-
tion. Et après y avoir bien penfé, vous trou-
verez en effet qu'il eft auffi difficile d'imaginer
h puiffance de le mouvoir dans un Eue imma-
tériel, que dans un Etre matériel: 8c par con- '
féquent, on n'a aucune raifon de nier qu'il
foit au pouvoir de Dieu de donner, s'il veut,
la puiilance de fe mouvoir à une Subftance
matérielle , tout aufli bien qu'à une Subftance
immatérielle; puifque nulle de ces deux Sub-
ftances ne peut l'avoir par elle-même, Si que
nous ne pouvons concevoir comment cette
puiffance peut être en l'une ou en l'autre.
Que Dieu ne puiffe pas faire qu'une Sub-
ftance foit folide & non-folide en même temps,
c'eft, je croi, ce que nous pouvons affurer
ians bleffer le refpect qui lui eft dû. Mais
qu'une Subftance ne puiffe point avoir des
qualitez, des perfections 8c des puiffances qui
n'ont aucune liaifon naturelle ou vifiblement
néceffaire avec la folidité 8c l'étendue , c'eft
témérité à nous qui ne fommes que dhier 8c
qui ne connoiflons rien, de l'affurer pofitive-
ment. Si Dieu ne peut joindre les chofes par des
connexions que nous ne faurions comprendre ,
nous devons nier la confidence 8c l'exiftence de
la Matière même; puifque chaque partie de Ma-
tière ayant quelque groffeur, a fes parties unies
par des moyens que nous ne faurions conce-
voir.
De l'Etendue de la Connoijfance humaine. Liv.. IV. 443
qui penfe. Car par rapport à nos notions il ne nous eft pas plus mal aiféde Chap. III.
con-
voir. Et par conféquent , toutes les difficul-
tés qu'on forme contre la puill'ance de penfer
Attachée à la Matière fondées fur notre ignoran-
ce ou les bornes étroites de notre conception ,
ne touchent en aucune manière la piullancede
Dieu, s'il veut communiquer à la Matière la
faculté de penfer; & ces difficulté?, ne prou-
vent point qu'il nel'aît pas actuellement com-
muniquée à certaines parties de matière difpo-
lues comme il le trouve à propos , jufqu'à ce
qu'on puiffe montrer qu'il y a de la contradic-
tion à le fuppofer.
Quoi que dans cet Ouvrage M. Locke aît
expreiîement compris la fenfation fous l'idée de
penfer en général, il parle dans fa Réplique au
D. Stillingrleet du fentiment dans les brutes
comme d'une choie diilinéte de la Penfée :
parce que ce Docteur reconnoît que les Bêtes
ont du fentiment. Sur quoi M. Locke ob-
ferve que ii ce Docteur donne du fentiment
aux Bêtes , il doit reconnoître , ou que Dieu
peut donner & donne actuellement la puidan-
ce d'appercevoir & de penfer à certair.es par
ticu'es de Matière , ou que les Bêtes ont des
Ames immatérielles, &. par conféquent im-
mortelles, félon le Dr. Stillingrleet, tout auili
bien que les Hommes. Mais , ajoute M. Locke ,
dire que les Mouches 8c les Cirons ont des Ames
immortelles aufC bien que les Hommes, c'elt
cequ'onreiarderapeut-étre comme une affer-
tion qui a bien lamine de n'avoir été avancée
que pour faire valoir une hypothefe.
Le Docteur Stillingrleet avoit demandé à
M. Locke ce qu'il y avoit dans la Matière qui
put répondre au /intiment intérieur que nous
avons de nos Actions. Il n'y arien de tel, ré-
pond M. Locke , dans la Matière confiderée
fimplement comme Matière. Masonneprou-
vera jamais que Dieu ne puiiTe donnera cer-
taines parties de Matière la puillance de pen-
fer , en demandant , comment il eft poffible
de comprendre que le fimple Corps puifle ap-
percevoir qu'il apperçoit. Je conviens de la foi-
bleflede notre compréhenfion à cet égard : &
j'avoue que nous ne faurions concevoir com-
ment une Subftance folide, ni même comment
\me Subftance non-fol'de créée penfe : mais
cette foibleffe de notre compréhenfion n'affec-
te en aucune manière la puiflance de Dieu.
Le Docteur Stillingrleet avoit dit qu'il ne
mettoit point de bornes à la Toute-puijfance de
Dieu , qui peut , dit- il , changer un Corps en yne
Subftance immatérielle. C'eft-à-dire , répond
M. Locke, que Dieu peut ôter à une Subftan-
ce la folidité qu'elle avoit auparavant & qui la
rendoit Maticie, & lui donner enfuitc la facul-
té de penfer qu'elle n'a voit pas auparavant, fcc
qui la rend Efprit, la même Suil/ance refiant.
Car fi la même Subftance ncr*/?«pas, le Corps
n'eft pas changé en une Subftance immatériel-
le, mais la Subftance folide elt annihilée avec
toutes fes appartenances ; & une Subftan-
ce immatérielle eft créée à la place, ce qui
n'ell pas changer une chofe en une autre ,mais
en détruire une , & en faire une autre de nou-
veau.
Cela pofé, voici quel avantage M. Locke
prétend tirer de cet aveu.
i. Dieu, dites-vous, peut ôter d'une Subftance
folidela folidité, qui elt-ce qui la rend Subftance
folide ou Corps; & qu'il peut en faite une Sub-
fiance immatérielle, c'eft-à-dire une Subftan-
ce ians folidité. Mais cette privation d'une qua-
lité ne donne pas une autre qualité; & le lim-
ple éloignement d'une moindre qualité n'en
communique pas une plus excellente, à moins
qu'on ne dife que la puilfance de penfer reful-
te de la nature snême de la Subftance, auquel
cas ii faut qu'il y aît une puiflance de penier,
par-tout où eft la Subftance. Voila donc, ajou-
te M. Locke, une Subftance immatérielle fans
faculté de penfer , félon les propres Principes,
du Dr. Stillingrleet.
î. Vous ne nierez pas en fécond lieu , que
Dieu ne puilfe donner la faculté de pen'.er à
cette Subftance ainfi dépouil ée de folidité,
puifqu'il fuppofe qu'elle en eft rendue capable
en devenant immatérielle; d'où il s'enfuit que
la même Subftance numérique peut être en un
certain temps non-penfante, oufans faculté de
perfer, & dans un autre temps parfaitement
penfa-nte, ou douée de la pr.ilTar.ce d." penfer.
3. Vous ne nierez pas non plus, que Dieu
ne puiffe donner la folidité à cette Subftance ,
& la rend'e encore matérielle. Cela pofé, tni-
mettez-moi de vous demander pourquoi Dieu
ayant donné à cette Subftance la fàcultéde pen-
fer après lui avoir ôté la folidité . ne peut pas
lui redonner la folidité fans lui o:er la faculté
de penfer. Après que vous aurez éclaiivi ce
point, vous aurez prouvé qu'il eft impofilbleà
Dieu, malgré fa Toute puiflance , de donner
à une Subftance folide la Faculté de penfer:
mais avant cela , nier que Dieu puiffe le faire ,
c'eft nier qu'il puillé faire ce qui de foieftpof-
fible , & par conféquent mettre des bornes à la
Toute-puiffance de Dieu.
Enfin M. Locke déclare que s'il eft d'une
dan-
Kkk 2.
444 2)' V Etendue de la ConnoîJJance humaine. L ï v. I V.
Ci: A P. III. concevoir que Dieu peut , s'il lui plait, ajouter à notre idée de la Matiè-
re la faculté de penfer , que de comprendre qu'il y joigne une autre Subftan-
ce avec la faculté de penfer, puifque nous ignorons en quoi conlifte la Pen-
fée, & à quelle efpecede Subftances cet Etre tout-puiffant a trouvé à pro-
pos d'accorder cette puilTance qui ne fauroit être dans aucun Etre créé
qu'en vertu du bon plaifir &de la bonté du Créateur. Je ne vois pas quel-
le contradiction il y a, que Dieu cet Etre penfant, éternel & tout-puiiïant
donne, s'il veut, quelques dégrez de fentiment, de perception & de pen-
fee à certains amas de Matière créée &infenfible, qu'il joint enfemble com-
me il le trouve à propos ; quoi que j'aye prouvé , fi je ne me trompe , ( Liv.
IF. Ch. 10.) que c'eit une parfaite contradiction de fuppofer que la Matiè-
re
dangereufe conféquence de ne pas admettre
comme une vente inconteftable l'immatérialité
de l'Ame , fon Antagonilte devoit l'établir fur
de bonnes preuves , à quoi il. étoit d'autant plus
oblige que , félon lui , rien n'affure mieux les
grandes fins de la Religion cy de la Morale que
les preuves de l'Immortalité de l'Ame, fondées
fur fa nature Cî* fur fes propr.etez. , qui font
voir qu'elle ejl immatérielle. Car quoi qu'il
ne dou't point que Dieu ne puiffe donner V Im-
mortalité à une Subfiance matérielle, il dit
exprelTément , que c'eft beaucoup diminuer l'é-
vidence de l Immortalité que de la faire dépendre
entièrement de ce que Dieu lui donne ce dont elle
ri ejl pas capable de fa propre nature. M. Loc-
ke foû'ient que c'eft dire nettement, que la fi-
délité de Dieu n'eft pas un fondement aflez
ferme &afiez fur pour s'y repofer, fans le con-
cours du témoignage de la Raifon ; ce qui eft
autant que fi l'on difbit que Dieu ne doit pas
en être crii fur fa parole , ce qui foit dit fans
blasphème, à moins que ce qu'il révèle ne foit
en foi-même li croyable qu'on en puiffe être
perfuadé fans révélation. Si c'eft là, ajoure
M- Locke, le moyen d'accréditer la Religion
Chrét'unne dans tous Ces Articles, je ne luis pas
fâché que cette méthode ne fe trouve point dans
Aucun de mes Ouvrages. Car four moi , je (roi
qu'une telle chofe m'aurait attiré [ V avec raifon)
un recrache de Scevticifme. Mais je fuis fi éloi-
gné de m'exfofer à un pareil reproche fur cet arti-
cle que je fuis fortement perfuadé qu'encore qu'on
ne puiffe pat montrer que i Ame eft immatérielle,
cela ne diminué nullement l'évidence de fon Im-
mortalité; parce que la fidélité de Dieu efl une
démonflrarwn de la vérité dt tout ce qu'il a ré-
vélé , c que le manque d'une autre démonstra-
tion ne rend pas douteufe une Proportion dé-
montrée.
Au refte M. Locke ayant prouvé par des
partages de Virgile, & de Ciceron que l'ùlàge
qu'il faifoit du mot F.fprit en le prenant pour
une Subfiance penfante fans en exclurrela ma-
térialité , n'étoit pas nouveau , le Dr. Stilling-
fleet foûtient que ces deux Auteurs diflinguoient
exprelïément l'Efprit du Corps. A cela M.
Locke répond qu'il eft très-convaincu que ces
Auteurs ont dillingué ces deux chofes, c'eft-à-
dire que par Corps ils ont entendu les parties
grofliéres ôc vifibles d'un homme , & par Ef-
prit une matière fubtile , comme le vent , le
feu ou Xéther, par où il eft évident qu'ils
n'ont pas prétendu dépouiller l'Efprit de
toute efpèce de matérialité. Ainlî Virgile dé-
crivant î'Lfprit ou l'Ame d'Anchife, que fon
Fils veut embraffer , nous dit :
* Ter conatus ibi ccllo dare bracchia circum '.
Ter fruftra comprenfa manus ejfugit Imago ,
Pat levibus venus , volucrique fimillima
fomno.
Et Ciceron fuppofe dans le premier Livre
des Queflions Tufculanes , qu'elle eft air ou feu,
Anima fit Animus 'a) , à\l-i\, ignifve nefeio, ou
bien un Air enflammé, (b) injlammata ani-
ma , ou une quintefience introduite par Arif-
tote, (c) quint a qu&dam natura ab An fi ouïe
introdu^a.
Mr. Locke conclut enfin que, tant s'en faut
qu'il y ait de la contradiction à dire que Dieu
peut donner , s'il % eut , à certains amas de ma-
tière, difpofez. comme il le trouve à propos, U
faculté d'ap ercevoir cj? du penfer, perfonne n'a
prétendu trouver en cela aucune contradiction
avant Des- Cartes qui pour en venir-'i dépouil-
le les Bêtes de tout fentiment, contre 1 Expé-
rience la plus palpable. Car autant qu il a pu
s'en inllruire par lui-même ou fur le rapport
d'autrui, les Pérès de TEgrife Chrétienne n'ont
jamais entrepris de démontrer, que la Matière
fût incapable de recevoir, des mains du Créa-
teur , le pouvoir de fentir , d'appercevoir , &
de penfer.
* jEniid.'Llh. VI. ». 700. &c. (a) Cep. 1S-
(h) Cap. 18. (O Cap. :«.
De V Etendue de la Ctmnoijfance himaïne. Liv. IV. 445-
re qui de fa nature eft évidemment deftituée de fentiment & de penfe'e, Chap. III.
puiiTe être ce Premier Etre penfant qui exifte de toute éternité. Car com-
ment un homme peut-il s'afiûrer, que quelques perceptions, comme vous
diriez le Plaitir & la Douleur , ne fauroient fe rencontrer dans certains Corps ,
modifiez & mus d'une certaine manière , auffi bien que dans une Subftance
immatérielle en conféquence du mouvement des parties du Corps? Le
Corps, autant que nous pouvons le concevoir, n'ett capable que de frap-
per & d'affecler un Corps , & le Mouvement ne peut produire autre choie
que du mouvement, fi nous nous en rapportons à tout ce que nos Idées
nous peuvent fournir fur ce fujet ; de forte que lorfque nous convenons que
le Corps produit le Plaifir ou la Douleur, ou bien l'idée d'une Couleur ou
d'un Son, nousfommes obligez d'abandonner notre Raifon, d'aller au delà
de nos propres idées, & d'attribuer cette production au feul bon plaifir de
notre Créateur. Or puifque nous fommes contraints de reconnoître que
Dieu a communiqué au Mouvement des effets que nous ne pouvons jamais
comprendre que le Mouvement fok capable de produire, quelle raifon
avons-nous de conclurre qu'il ne pourrait pas ordonner que ces effets fuient
produits, dans un Sujet que nous ne faurions concevoir capable de les pro-
duire, auffi bien que dans un Sujet fur lequel nous ne faurions comprendre
que le Mouvement de la Matière puiffe opérer en aucune manière? Je ne
dis point ceci pour diminuer en aucune forte la croyance del' 'Immatérialité
de l'Ame. Je ne parle point ici de probabilité, mais d'une connoifiànce
évidente; & je croi que non feulement c'eftune chofe digne de la modellie
d'un Philofophe de ne pas prononcer en maître, lorfque l'évidence requife
pour produire la connoifiànce, vient à nous manquer, mais encore, qu'il
nous eft utile de diftinguer jufqu'où peut s'étendre notre Connoifiànce; car
l'état où nous fommes préfentement, n'étant pas un état de vifion^ comme
parlent les Théologiens, la Foi & la Probabilité nous doivent fufïïre fur
plufieurs chofes ; & à l'égard de X Immatérialité de Y Ame dont il s'agit pré-
fentement, fi nos Facukez ne peuvent parvenir aune certitude démonftra-
tive fur cet article, nous ne le devons pas trouver étrange. Toutes les gran-
des fins de la Morale & de la Religion font établies fur d'afiez bons fonde-
mensfans le fecours des preuves de l'immatérialité de l'Ame tirées de laPhi-
lofophie; puifqu'il eft évident que celui qui a commencé à nous faire fub-
fifter ici comme des Etres fenfibies & intelligens, & qui nous a confervez
plufieurs années dans cet état , peut & veut nous faire jouir encore d'un pa-
reil état de fenfibilité dans l'autre Monde, & nous y rendre capables de re-
cevoir la rétribution qu'il a deftinée aux hommes félon qu'ils fe feront con-
duits dans cette vie. C'eft pourquoi la néceffité de fe déterminer pour ou
contre l'immatérialité de l'Ame n'eft pas fi grande, que certaines gens trop
paffion nez pour leurs propres fentimens ont voulu le perfuader: dont les uns
ayant l'Efprit trop enfoncé, pour ainli dire, dans la Matière, ne fauroient
accorder aucune exiftence à ce qui n'eft pas matériel; & les autres ne trou-
vant point que la penjée foit renfermée dans les facilitez naturelles de la Ma-
tière , après l'avoir examinée en tout fens avec toute l'application dont ils
font capables, ont l'afiiïrance de conclurre de lu, que Dieu lui-même ne
Kkk 3 fau-
44^ T>t l'Etendue de la Connoijfan'.e humaine. Liv. IV.
Cu A p. III. fauroit donner la vie & la perception à une fubftance folide. Mais quicon-
que confiderera combien il nous eft difficile d'allier la fenfation avec une
Matière étendue , & l'exifcence avec une Chofe qui n'ait abfolument point
d'étendue, confefTera qu'il efl fort éloigné de connoître certainement ce
que c'eft que fon Ame. C'eft-là, dis-je, un point qui me femble tout-à-
fait au deffus de notre Connoiffance. Et qui voudra fe donner la peine de
confiderer & d'examiner librement les embarras & les obfcuritez impéné-
trables de ces deux hvpothefes , n'y pourra guère trouver de raifons capa-
bles de le déterminer entièrement pour ou contre la matérialité de l'Ame;
puisque de quelque manière qu'il regarde l'Ame , ou comme uneSubftance
non-étenduë , ou comme de la Matière étendue" qui penfe , la difficulté qu'il
aura de comprendre l'une ou l'autre de ces chofes l'entraînera toujours vers
le fentiment oppofé, lorsqu'il n'aura l'Efprit appliqué qu'à l'un des deux:
Méthode déraiibnnable qui eft fuivie par certaines perfonnes, qui voyant
que des chofes confiderées d'un certain côté font tout-à-fait incompréhen-
fibles, fe jettent tète baiffée dans le parti oppofé, quoi qu'il foit auffi inin-
telligible à quiconque l'examine fans préjugé. Ce qui ne fert pas feulement
à faire voir la foibleffe & l'imperfection de nos Connoiffances , mais auffi le
vain triomphe qu'on prétend obtenir par ces fortes d'argumens qui fondez
fur nos propres vues peuvent à la vérité nous convaincre que nous ne fau-
rions trouver aucune certitude dans un des cotez de la Queftion , mais qui
par-là ne contribuent en aucune manière à nous approcher de la Vérité , fi
nous embraffons l'opinion contraire, qui nous paroîtra fujette àd'auffi gran-
des difficultez , dès que nous viendrons à l'examiner ferieufement. Car
quelle fureté, quel avantage peut trouver un homme à éviter les abfurditez
& les difficultez infurmontables qu'il voit dans une Opinion, fi pour cela il
embralTe celle qui lui eftoppofée, quoi que bâtie fur quelque chofe d'auffi
inexplicable ; & qui eft autant éloigné de fa comprehenfion ? On ne peut
nier que nous n'avions en nous quelque chofe qui penfe ; le doute même
que nous avons fur fa nature, nous eft une preuve indubitable delà certitu-
de de fon exiftence , mais il faut fe réfoudre à ignorer de quelle efpèce d'E-
tre elle eft. Du refte, c'eft en vain qu'on voudroit à caufe de cela douter
de fon exiftence , comme il eft déraifonnable en plulîeurs autres rencontres
de nier positivement l'exiftence d'une chofe, parce que nous ne fuirions
comprendre fa nature. Car je voudrois bien favoir quelle eft la Subftance
actuellement exiftante qui n'ait pas en elle-même quelque chofe qui pafife
vifiblement les lumières de l'Entendement Humain. S'il y a d'autres Ef-
prits qui voyent&qui connoiffent la nature & la conftitution intérieure des
Chofes, comme on n'en peut douter, combien leur connoiflance doit-elle
être fupérieure à la nôtre? Et fi nous ajoutons à cela une plus vafte com-
prehenfion qui les rende capables de voir tout à la fois la connexion & la
convenance de quantité d'idées, & qui leur fourniffe promptement les preu-
ves moyennes, que nous ne trouvons quepié-à-pié, lentement, avec beau-
coup de peine, & après avoir tâtonné long-temps dans les ténèbres, fujets
d'ailleurs à oublier une de ces preuves avant que d'en avoir trouvé une au-
tre, nous pouvons imaginer par conjeéture, quelle eft une partie du bon-
heur
De V Etendue de la Connoijfance humaine. Liv. I V. 447
heur des Efprits du premier Ordre, qui ont la vûë plus vive & plus pené- Chap. III.
trante, & un champ de connoiiTanee beaucoup plus vafte que nous. Mais
pour revenir à notre fujet, notre connoiiTanee ne fe termine pas feulement
' au petit nombre d'idées que nous avons, & à ce qu'elles ont d'imparfait , el-
le relie même en deçà, comme nous Talions voir à cette heure en exami-
nant jufqu'où elle s'étend.
§. 7. Les affirmations ou négations que nous faifons fur le fujet des idées Jufqu'oîi s'étend
que nous avons, peuvent (è réduire comme j'ai déjà dit en général, à ces noue Connoiflan-
quatre Efpèces , Identité ,Cocxiflencc, Relation, & Exijlence réelle. Voyons"'
jufqu'où notre ConnoiiTanee s'étend à l'égard de chacun de ces articles en
particulier.
§. 8- Premièrement , à l'égard de l'Identité & de la Diverfité confide- 1. Notre connoif-
rées comme une fource de la convenance ou de la disconvenance de nos '^nc.e d'^enthi &
Idées, notre connoiiTanee de fimple vûë eft aulli étendue que nos Idées mé- tuflî loin que nos
mes ; car l'Efprit ne peut avoir aucune idée qu'il ne voye auiïï-tôt par une ld"5,
connoiiTanee de (impie vûë qu'elle ell ce qu'elle eft, & qu'elle eft dilTéren-
te de toute autre.
§. 9. Quant à la féconde efpèce qui eft la convenance ou ladisconvenan- 11. Celle de la
ce de nos idées par rapport à leur co'èxiftence , notre connoiflance ne s'étend c.onvenance ou ,
r , . , r , rf - rJ ■ ' , fn -, \ disconvenance de
pas fort loin a cet égard, quoi que ce foit en cela que connue la plus gran- nos idées par nP-
de & la plus importante partie de nos Connoiffances touchant les Subltan- Stence'në's'étMd
ces. Car nos Idées des Efpèces des Subttances n'étant autre chofe, com- pas fort loin,
me j'ai déjà montré , que certaines collections d'Idées fimples , unies en un
feul fujet, & qui par-là coëxiftent enfemble. Par exemple, notre idée de
Flamme, c'eft un Corps chaud, lumineux, & qui fe meut en haut; & cel-
le d'Or, un corps pelant jufqu'à un certain degré, jaune, malléable, &
fufible; de forte que les deux noms de ces différentes Subftances, Flamme,
& Or, fignifient ces idées complexes , ou telles autres qui fe trouvent dans
l'Efprit des hommes. Et lorfque'nous voulons connoître quelque chofe de
plus touchant ces Subftances, ou aucune autre efpèce de Subftances, nos
recherches ne tendent qu'à favoir quelles autres Qualitez ou PuilTances fe
trouvent ou ne fe trouvent pas dans ces S ubfbances, c'eft-à-dire, quelles au-
tres idées fimples coëxiftent, ou ne coëxiftent pas avec celles qui confti-
tuent notre idée complexe.
§. ro. Quoi que ce foit-là une partie fort importante de la Science hu- Parce que nous
maine, elle eft pourtant fort bornée, & fe réduit prefque à rien. La rai- jfe"°0°ns la. co"'
fon de cela eft que les idées fimples qui compofent nos idées complexes des «ntre lapîupm
Subftances, font de telle nature, qu'elles n'emportent avec elles aucune liai- des id<ies ^P1"»
fon vifible & nécefTaire, ou aucune incompatibilité avec aucune autre idée
fimple , dont nous voudrions connoître la eoëxilience avec l'idée complexe
qne nous avons dtja.
§. 11. Les Idées dont nos idées complexes des Subftances font compo- Et fur-tout celle
. & fur quoi roule prefque toute la connoiiTanee que nous avons des Sub- o^sal^ec°n<le5
ftances, font celles des Secondes Qualitez. Et comme toutes c^s Secondes
Qualitez dépendent, ainfi que nous l'avons * déjà montre, des Premières * Liv.Ji.ch.rm,
gïualitez des particules infenfibles des Subftances , ou fi ce n'eit de-là , de
quel-
448 De V Etendue de la Connoîjfance humaine. L 1 v. IV.
Chap. XI. quelque chofe encore plus éloigné de notre comprehenfion , il nous eft im-
poffible de connoître la liaifon ou l'incompatibilité qui fe trouve entre ces
Secondes Qualitez ; car ne connoiffant pas la fourced'où elles découlent, je
veux dire la groffeur, la figure & la contexture des parties d'où elles dépen-
dent, & d'où refultent, par exemple, les Qualitez qui compofent notre
idée complexé* de l'Or, il eft impofiible que nous puilïions connoître quel-
les autres Qualitez procèdent de la même conftitution des parties infenfi-
bles de l'Or, ou font incompatibles avec elle, & doivent par conféquent
coè'xifter toujours avec l'idée complexe que nous avons de l'Or, ou ne
pouvoir fubfifter avec une telle idée.
Farce que nous §• 12. Outre cette ignorance où nous fommes à l'égard des Premières
ne faurons dé- Qualitez des parties infenfîbles des Corps d'où dépendent toutes leurs fecon-
couvru la corme- ^- _ ,. r.. . . r r , . . , . „
xion qui en e.nre des Qualitez , il y a une autre ignorance encore plus incurable, &qui nous
QuxViîé &c?esdpré- met dans une plus grande impuiffancede connoître certainement la coéxijlen-
anc'res Qualitez. ce ou la non-co'cxiftence de différentes idées dans un même fujet, c'eft qu'on
ne peut découvrir aucune liaifon entre une féconde Qualité & les premières
Qualitez dont elle dépend.
§. 13. Que la groffeur, la figure & le mouvement d'un Corps caufent
du changement dans la groffeur, dans la figure & dans le mouvement d'un
autre Corps , c'eft ce que nous pouvons fort bien comprendre. Que les
parties d'un Corps foient divifées en conféquence de l'intrufion d'un autre
Corps , & qu'un Corps foit .transféré du repos au mouvement par l'impul-
fion d'un autre Corps, ces chofes & autres femblables nous paroiffent avoir
quelque liaifon l'une avec l'autre : & fi nous connoiffions ces premières
Qualitez des Corps, nous aurions fujet d'efpérer que nous pourrions con-
noître un beaucoup plus grand nombre de ces différentes manières dont les
Corps opèrent l'un fur l'autre. Mais notre Efprit étant incapable de dé-
couvrir aucune liaifon entre ces premières Qualitez des Corps, & les fenfa-
tions qui font produites en nous par leur moyen, nous ne pouvons jamais
être en état d'établir des règles certaines & indubitables de la conféquen-
ce ou de la coè'xiftence d'aucunes fécondes Qualitez,quand bien nous pour-
rions découvrir la groffeur, la figure ou le mouvement des Parties infenfi-
bles qui les produilent immédiatement. Nous fommes fi éloignez de con-
noître quelle figure, quelle groffeur, ou quel mouvement de parties pro-
duit la couleur jaune, un goût de douceur, ou un fon aigu, que nous ne
{aurions comprendre comment aucune groffeur, aucune figure, ou aucun
mouvement de parties peut jamais être capable de produire en nous l'idée
de quelque couleur, de quelque goût, ou de quelque fon que ce foit. Nous
ne faurions, dis-je, imaginer aucune connexion entre l'une & l'autre de
ces chofes.
§. 14. Ainfi quoi que ce foit uniquement par le fecours de nos Idées que
nous pouvons parvenir à une connoiffance certaine &générale,c'eft en vain
que nous tâcherions de découvrir par leur moyen quelles font les autres
idées qu'on peut trouver conflamment jointes avec celles qui conflituent
notre Idée complexe de quelque fubftance que ce foit ; puisque nous ne
con-
De l'Etendue de la Connoijfajtce humaine. Liv. IV. 449
connoiffons point la conftitution réelle des petites particules d'où dépendent C h a p. 1 1 1.
leurs fécondes Qualité/. , & que, fi elle nous étoit connue, nous ne faurions
découvrir aucune liaifon néceffaire entre telle ou telle conftitution des Corps
& aucune de leurs fécondes Qualitez,ce qu'il faudrait faire nécèffairement
avant que de pouvoir connoître leur coëxiftencc néceflaire. Et par confé-
quent , quelle que foit notre idée complexe d'aucune efpècc de Subftances,
à peine pouvons-nous déterminer certainement, en vertu des Idées fimples
qui y font renfermées , la coëxiftencc néceffaire de quelque autre Qualité
que ce foit. Dans toutes ces recherches notre Connoiffance ne s'étend guè-
re au delà de notre expérience. A la vérité, quelque peu de premières
Qualitez ont une dépendance néceffaire & une vifible liaifon entr'elles;ainfi
la figure fuppofe néceffairement l'étendue; & la réception ou la communi-
cation du mouvement par voye d'impulfion fuppofe la folidité: Mais quoi
qu'il y ait une telle dépendance entre ces idées , & peut-être entre quelques
autres, il y en a pourtant fi peu qui ayent une connexion vifible, que nous
ne faurions découvrir par intuition ou par démonftration que la coé'xiftence
de fort peu de Qualitez qui fe trouvent unies dans les Subftances; de forte
que pour connoître quelles Qualitez font renfermées dans les Subftances, il
ne nous refte que le iimple fecours des Sens. Car de toutes les Qualitez qui
coëxiftent dans un fujet fans cette dépendance & cette évidente connexion
de leurs idées, on n'en fiuiroit remarquer deux dont on puiffe connoître cer-
tainement qu'elles coëxiftent, qu'entant que l'Expérience nous en affûre
par le moyen de nos Sens. Ainfi, quoi que nous voyions la couleur jaune,
& que nous trouvions, par expérience, la pefanteur, la malléabilité, la
fufibilité&la fixité, unies dans une pièce d'or; cependant parce que nulle
de ces Idées n'a aucune dépendance vifible, ou aucune liaifon néceflaire
avec l'autre, nous ne faurions connoître certainement que là où fe trouvent
quatre de ces Idées , la cinquième y doive être aufli, quelque probable qu'il
foit qu'elle y eft effectivement ; parce que la plus grande probabilité n'em-
porte jamais certitr.de,fans laquelle il ne peut y avoir aucune véritable Con-
noiffance. Car la connoiffance de cette coé'xiftence ne peut s'étendre au
delà de la perception qu'on en a, & dans les fujets particuliers on ne peut
a.ppercevoir cette coëxiftencc que par le moyen des Sens,ou en général que
par la connexion néceffaire des Idées mêmes.
§. 15. Quant à l'incompatibilité des idées dans un même fujet, nous La connoiffance
pouvons connoître qu'un fujet ne fauroit avoir, de chaque efpcce de pré- bfiité'desTdéM"
miéres Qualitez, qu'une feule à la fois. Par exemple, une étendue parti- ^^ un même
culiére, une certaine figure, un certain nombre de parties, un mouvement loin'que'cene^e*
particulier exclut toute autre étendue, toute autre figure, tout autre mou- '*«« coexiflaice.
vement & nombre de parties. Il en eft certainement de même de toutes
les idées fenfibles particulières à chaque Sens; car toute idée de chaque for-
te qui eft préfente dans un fujet, exclut toute autre de cette efpèce, par
exemple, aucun fujet ne peut avoir deux odeurs, ou deux couleurs dans un
nii-'ine temps. Mais, dira-t-on peut-être , ne voit-on pas dans le même
temps deux couleurs dans une Opale, ou dans l'infufion du Bois , nommé
L 1 1 Lignum
4j"o De r Etendue de la Comtoijfance huma-int. Liv. IV.
C h a p. III. Ligmtm Nephritiatm ? A cela je répons que ces Corps peuvent exciter dans
le même temps des couleurs différentes dans des yeux diverfement placez ;
mais auffi j'ofe dire que ce font différentes parties de l'Objet, qui rerléchif-
fent les particules de lumière vers des yeux diverfement placez; de forte
que ce n'eft pas la même partie de l'Objet, ni par conféquent le même
fujet qui paroit jaune & azur dans le même temps. Car il eft aulli impof-
fible que dans le même temps une feule & même particule d'un Corps mo-
difie ou reflèchiffe différemment les rayons de lumière, qu'il eft impofii-
ble qu'elle ait deux différentes figures & deux différentes contextures dans
le même temps,
celle de la coëx- §. 16. Pour ce qui eft de la puiflance qu'ont les Subftances de chan-
tindt ne Retend Ser ^es Qualitez fenfibles des autres Corps , ce qui fait une grande par-
pas fou ayant, tie de nos recherches fur les Subftances , & qui n'eft pas une branche
peu importante de nos Connoifiances , je doute qu'à cet égard notre
Connoiffance s'étende plus loin que notre expérience , ou que nous puif-
fions découvrir la plupart de ces Puiffances & être affùrez qu'elles font
dans un fujet en vertu de la liaifon qu'elles ont avec aucune des idées
qui conftituent fon efience par rapport à nous. Car comme les Puif-
j'auccs aiïives &. paffivcs des Corps, & leurs manières d'opérer confident
dans une certaine contexture & un certain mouvement de parties que
nous ne faurions découvrir en aucune manière, ce n'eft que dans fort
peu de cas que nous pouvons être capables d'appercevoir comment el-
les dépendent de quelqu'une des idées qui conftituent l'idée complexe
que nous nous formons d'une telle efpèce de chofes, ou comment el-
les leur font oppofées. J'ai fuivi en cette occaiion l'hypothefe des Phi-
*iP?fttî'dt'lïa'Na- l°f°phes * Materialifl.es, comme celle qui nous peut conduire plus avant,
turipar u /cuit à ce qu'on croit, dans l'explication intelligible des Qualitez des Corps:
'pMura!'d7ufigu.^ je doute que l'Entendement humain, foible comme il eft, puiffe en
« ,&■ L momi- fubftituer une autre qui nous donne une plus ample & plus nette con-
u^u'iJeT"" *** noifiance de la connexion néceiïaire & dp la coëxiftence des Puiffances
qu'on peut obferver unies en différentes fortes de Corps. Ce qu'il, y
a de certain au moins , c'eft que , quelle que foit l'hypothefe la plus-
claire & la plus conforme à la vérité ( car ce n'eft pas mon affaire de
déterminer cela préfentement) notre connoiffance touchant les Subftan-
ces corporelles ne fera pas portée fort avant par aucune de ces hypo-
thefes, jufqu'à ce qu'on nous fafie voir quelles Qualkez & quelles Puif-
fances des Corps ont une liaifon ou une oppofition néceffaire entr'et-
les; ce que nous ne connoiffons , à mon avis, que jufqu'à un très-pe-
tit degré dans l'état où fe trouve préfentement la Philofophie. Et je
doute qu'avec les facultez que nous avons, nous foyions jamais capa-
bles de porter plus avant fur ce point, je ne dis pas l'expérience par-
ticulière, mais nos Connoiffances générales. C'eft de l'Expérience que
doivent dépendre toutes nos recherches en cette occafion; & il feroit
à fouhaiter qu'on y eût fait de plus grands progrès. Nous voyons
tous les jours combien la peine que quelques perfonnes génereufes ont
pris
De V Etendue de la Connoiffance humaine. Liv. IV. 45-1
pris pour cela, a augmenté le fonds des Connoiffances Phyfiques. Si Chap. IIL
d'autres personnes & fur-tout les Chimiftes , qui prétendent perfection-
ner cette partie de nos connoiffances , avoient été aulîi exacts dans
leurs obfervations & aufïi fincéres dans leurs rapports que devroient l'être
des gens qui fe difent Pbilofopbes , nous connoitrions beaucoup mieux les
Corps qui nous environnent, & nous pénétrerions beaucoup plus avant dans
leurs Puiflances ce dans leurs opérations.
§. 17. Si nous fommes li peu initruits des Puiffances & des Opérations La «Mnoïffinee
des Corps, je croi qu'il eft aifé de conclurre que nous ibmmes dans de plus d« Ê^ïlts eften-
grandes ténèbres à l'égard des Efprits, dont nous n'avons naturellement corc Plus boaiee.
point d'autres idées que celles que nous tirons de l'idée de notre propre Ef-
prit en rellechiffant fur les opérations de notre Ame , autant que nos pro-
pres obfervations peuvent nous les faire connoître. J'ai propofé ailleurs en
paffant une petite ouverture à mes Lecteurs pour leur donner lieu de pen-
fer combien les Efprits qui habitent nos Corps, tiennent un rang peu conli-
derable parmi ces différentes , & peut-être innombrables Eipeces d'Etres
plus excellens, & combien ils font éloignez d'avoir les qualitez & les per-
fections des Chérubins & des Séraphins, & d'une infinité de fortes d'Efprits
qui font au deffus de nous.
§. 18. Pour ce qui eft de la troifiéme efpèce de Connoiffance, qui eft la irr. ri n'en pas
convenance ou la disconvenance de quelqu'une de nos idées, confiderées îès bornes^e"
dans quelque autre rapport que ce foit; comme c'eftlàle plus vafte champ 'rc connoidir.ee
de nos Connoiffances , il eft bien difficile de déterminer jusqu'où il peut s'é- rions?lT Morale
tendre. Parce que les progrès qu'on peut faire dans cette partie de notre *ft "P^ie de
Connoiffance, dépendent de notre fugacité à trouver des idées moyennes
qui puiffent faire voir les rapports des idées dont on ne confidére pas la
coè'xiftence , il eft mal-aifé de dire quand c'eftque nous fommes au bout de
ces fortes de découvertes , & que la Raifon a tous les fecours dont elle peut
faire ufage pour trouver des preuves,&pour examiner la convenance ou la
disconvenance des idées éloignées. Ceux qui ignorent \ yilgebre ne fauroient
fe figurer les chofes étonnantes qu'on peut faire en ce genre par le moyen
de cette Science ; & je ne vois pas qu'il foit facile de déterminer quels nou-
veaux moyens de perfectionner les autres parties de nos Connoiffances peu-
vent être encore inventez par un Efprit pénétrant. Je croi du moins que
les Idées qui regardent la Quantité, ne font pas les feules capables de dé-
monftration ; mais qu'il y en a d'autres qui font peut-être la plus importan-
te partie de nos Contemplations , d'où l'on pourroit déduire des connoif-
fances certaines , fi les Vices, les Pallions , & des Intérêts dominans, ne
s'oppofoient directement à l'exécution d'une telle entreprife.
L'idée d'un Etre fupreme, infini en puiffance, en bonté & en fageffe,
qui nous a faits , & de qui nous dépendons ; & l'idée de Nous-mêmes com-
me de Créatures Intelligentes & Raifonnables, ces deux Idées, dis-je, étant
une fois clairement dans notre Efprit, en forte que nous les confidéraf-
fions comme il faut pour en déduire les conféquences qui en découlent na-
turellement, nous fourniroient, à mon avis, de telsfondemensdenosDe-
Lll 2 voirs,
452 De V Etendue de la Connoijfiwce humaine. Liv. IV.
Chap. III. voirs, &de telles règles de conduite, que nous pourrions par leur moyen
élever la Morale au rang des Sciences capables de Démonftration. Et à ce
propos je ne ferai pas difficulté de dire , que je ne doute nullement qu'on
ne puilîe déduire , de Propofitions évidentes par elles-mêmes , les véritables
mefiires du Julie & de l'Injufte par des conlequences néceffaircs , & auffi
inconteftables que celles qu'on employé dans les Mathématiques, fi l'on
veut s'appliquer à ces difcuffions de Morale avec la même indifférence &
avec autant d'attention qu'on s'attache à fuivre des raifonnemens Mathéma-
tiques. On peut appercevoir certainement les rapports des autres Modes
auffi bien que ceux du Nombre & de l'Etendue; & je ne faurois voir pour-
quoi ils ne feraient pas auffi capables de démonftration, fi on fongeoit à fe
faire de bonnes méthodes pour examiner pié-à-pié leur convenance ou leur
difconvenance. Par exemple» cette Propofition, Il ne Jauroit y avoir de
Tinjujiice oh il n'y a point de propriété', eft auffi certaine qu'aucune Démon-
ftration qui foit dans Euclich , car l'idée de propriété étant un droit à une
certaine chofe; & l'idée qu'on défignepar le nom à'injujlice étant l'invafion
ou la violation d'un Droit, il eft évident que ces idées étant ainfi détermi-
nées, & ces noms leur étant attachez, je puis connoître auffi certainement
que cette Propofition eft véritable que jeconnois qu'un Triangle a trois an-
gles égaux à deux Droits. Autre Propofition d'une égale certitude , Nul
Gouvernement n'accorde une abfolué liberté; car comme l'idée du Gouverne-
ment eft un écabliffement de fociété fur certaines règles ouLoixdont il exi-
ge l'exécution , & que l'idée d'une abfolué liberté eft à chacun une puiflan-
ce de faire tout ce qu'il lui plaît, je puis être auffi certain de la vérité de
cette Propofition que d'aucune qu'on trouve dans les Mathématiques.
Deux chufes g_ ^ çe qU{ a donné à cet égard , l'avantage aux idées de Quantité, &
luUe's'TdJe" les a fait croire plus capables de certitude & de démonftration , c'eft ,
morales incapa- Premièrement, qu'on peut les répréfenter par des marques fenfibles qui
b:es de Démon- ' t r . r i ~i ■
dration. ont une plus grande & plus étroite con elpondance avec elles, que quelques
ne Cuvent 'lire mots ou f°ns qu'on puifTe imaginer. Des figures tracées fur le Papier font
i-prefentees autant de copies des idées qu'on a dans l'Efprit, & qui ne font pas fujettes
LnVbUsT;? J" à l'incertitude que les Mots ont dans leur fignification. Un Angle , un
rce gu'ei- Cercle , ou un Quarré qu'on trace avec des lignes, paroit à la vue, fans
-ses." qu'on pufffe s'y méprendre, il demeure invariable, & peut être confideré à
loilir; on peut revoir la démonftration qu'on a faite fur fon fujet, & en
confiderer plus d'une fois toutes les parties fans qu'il y ait aucun danger que
les idées changent le moins du monde. On ne peut pas faire la même cho-
ie à l'égard des Idées morales; car nous n'avons point de marques fenfibles
qui les repréfentent , & par où nous puiffions les expofer aux yeux. Nous
n'avons que des mots pour les exprimer ; mais quoi que ces mots reftent les
mêmes quand ils font écrits , cependant les idées qu'ils lignifient, peuvent
varier dans le même homme; & il eft fort rare qu'elles ne foient pas diffé-
rentes en différentes perfonnes.
En fécond lieu , une autre chofe qui caufe une plus grande difficulté dans
la Morale, c'eft que les Idées morales font communément plus complexes
que
De l'Etendue de la ConnoijJ~ance humaine. Liv. IV. 45^
que celles des Figures qu'on confidére ordinairement dans les Mathemati- Ch AP. III.
ques; D'où il naît ces deux inconveniens, le premier que les noms des idées
morales ont une fignif.cation plus incertaine, parce qu'on ne convient pas
fi aifément de la collection d'Idées llmples qu'ils lignifient précifément; &
par conféquent le figne qu'on met toujours à leur place lorfqu'on s'entre-
tient avec d'autres perfonnes, & fouvent en méditant en foi-meme, n'em-
porte pas conflamment avec lui la même idée; ce qui caufe le même détor-
dre &. la'meme méprife qui arriveroit , fi un homme voulant démontrer
quelque chofe d'un Heptagone omettoit dans la figure qu'il feroit pour cela
un des angles, ou donnoit fans y penfer, à la Figure un angle de plus que
ce nom-là n'en défigne ordinairement, ou qu'il ne vouloit lui donner la pre-
mière fois qu'il penfa à fa Démonftration. Cela arrive fouvent, & à peine «
peut-on l'éviter dans chaque idée complexe de Morale, où en retenant le
même nom , on omet ou l'on infère, dans un temps plutôt que dans l'autre,
un Angle, c'eft-à-dire une idée limple dans une Idée complexe qu'on ap-
pelle toujours du même nom. Un autre inconvénient qui naît de la com-
plication des Idées morales , c'eft que l'Efprit ne fauroit retenir aifément
ces combinaifonsprécifes d'une manière auiîî exacle & aufli parfaite qu'il eft
nécelTaire pour examiner les rapports, les convenances, ou les diiconve-
nances de plufieurs de ces Idées comparées l'une à l'autre, & fur-tout lorf-
qu'on n'en peut juger que par de longues déductions, &par l'interventi n
de plufieurs autres Idées complexes dont on fe fert pour montrer la conve-
nance de deux Idées éloignées.
Le grand fecours que les Mathématiciens ont trouvé contre cet inconvé-
nient dans les Figures qui étant une fois tracées reftent toujours les mêmes,
eft fort vifible; & en effet fans cela, la Mémoire auroit fouvent bien de la
peine à retenir ces Figures fi exactement , tandis que l'Efprit en parcourt
les parties pié-a-pié, pour en examiner les différens rapports. Et quoi qu'en
affemblant une grande fomme dans Y Addition, dans la Multiplication, ou
dans la Diiifion , où chaque partie n'eft qu'une progreffion de l'Efprit qui
envifiige fes propres idées , & qui confidére leur convenance ou leur difeon-
venance , la refolution de la Queftion ne foit autre chofe que le refultat du
'Fout compofé de nombres particuliers dont l'Efprit a une claire percep-
tion; cependant fi l'on ne défigne les différentes parties par des marques
dont la fignifieation précife foit connue, & qui reftent & demeurent en
vue lorfque la Mémoire les a laiffé échapper, il feroit prcfque impoffible
de retenir dans l'Efprit un fi grand nombre d'idées différentes , fans brouil-
ler ou laiffer échapper quelques articles du Compte, & par-là rendre inuti-
les tous les raifonnemens que nous ferions fur cela. Dans ce cas-jà, ce n'eft
point du tout par le fecours des Chiffres que l'Efprit apperçoit la conve-
nance de deux ou de plufieurs nombres, leur égalité ou leur proportion,
mais uniquement par l'intuition des idées qu'il a des nombres mêmes.
Les caractères numériques fervent feulement à la Mémoire pour en-
regitrer & conferver les différentes idées fur lefquelles roule la Démonftra-
tion ; & par leur moyen un homme peutconnoitre jufqu'oùeft parvenue fa
Connoiffance intuitive dans l'examen de plufieurs de ces nombres particu-
Lll q liers;
Cïïàp. m.
Moyens pour
remédier a ces
diffi.uliez.
IV. A l'cgard
de l'exiftence
réelle, nous
avons une con-
noiflance intui-
tive de not:e
Exiftence , une
demonflranve
de l'exiftence
oe Dieu, & une
CJnr.oigànce
45-4 De l'Etendue de la Connoiffance humaine. Liv. IV.
liers ; afin que par-là ilpuiiïe avancer fans confufion vers ce qui lui efl en-
core inconnu, & avoir enfin devant lui, d'un coup d'œuil, le refulcat'de
toutes fes perceptions & de tous fes raifonnemens.
§. 20. Un moyen par où l'on peut beaucoup remédier à une partie de
ces inconvéniens qui fe rencontrent dans les Idées Morales &• qui les ont
fait regarder comme incapables de démonstration , c'eft d'expofer, par des
définitions, la collection d'idées fimples que chaque terme doit fignifier, &
enfuite de faire fervir les termes à defignerprécifémentéc conftamment cette
collection d'idées. Durefte, il n'eftpasaifé de prévoir quelles méthodes peu-
vent être fuggerées par Y algèbre ou par quelque autre moven de cette nature,
pour écarter les autres diiiicultez. je luis aiiiïré du moins que , fi les hom-
mes vouloient s'appliquer à la recherche des Véritez morales félon la même
méthode, & avec la même indifférence qu'ils cherchent les Véritez Mathé-
matiques; ils trouveroient que ces premières ont une plus étroite liaifon
l'une avec l'autre, qu'elles découlent de nos idées- claires & diftincles par
des conféquences plus néceffaires, & qu'elles peuvent être démontrées d'u-
ne manière plus parfaite qu'on ne croit communément. Mais il ne faut pas
efpérer qu'on s'applique beaucoup à de telles découvertes, tandis que le de-
fir de l'Ellime, des Richeffes ou de la Puiffance portera les hommes à épou-
fer les opinions autorifées par la Mode, &. à chercher enfuite des Argumens
ou pour les faire palier pour bonnes, ou pour les farder, & pour couvrir
leur difformité, rien n'étant fi agréable à l'Oeuil que la Write l'eft à l'Ef-
prit, rien n'étant fi difforme, ni fi incompatible avec l'Entendement que
le Menfonge. Car quoi qu'un homme puiffe trouver affez de plaifir à s-'u-
nir par Je mariage avec une femme d'une beauté fort médiocre, perfonne
n'efl allez hardi pour avouer ouvertement qu'il a époufé la Fauffeté , & re-
çu dans font fein une choie auffi affreufe que le Menfonge. Mais pendant
que les differens Partis font embraffer leurs opinions à tous ceux qu'ils peu-
vent avoir en leur puiffance, fans leur permettre d'examiner fi elles font
fauffes ou vcritables, & qu'ils ne veulent pas laiffer, pour ainû dire, à la
Vérité fes coudées franches, ni aux hommes la liberté de la chercher, quels
progrés peut-on attendre de ce coté-là, quelle nouvelle lumière peut-on ef-
pérer dans les Sciences qui concernent la Morale ? Cette partie du Genre
Humain qui efl fuus le joug, devroit attendre, au lieu de cela, dansla plu-
part des Lieux du Monde, les ténèbres auffi bien que l'efclavage d'E..;.p-
te, fi la Lumière du Seigneur ne fe trouvoit pas d'elle-même préfente à
fETprit humain, Lumière facrée que tout le pouvoir des hommes ne fauroit
éteindre entièrement.
§• 21. Quant à la quatrième forte de Connoiffance que nous avons , qui
efl de l'exiftence réelle & actuelle des chofès, nous avons- une connoiffance
intuitive de notre exiftence, & une connoiffance démonflrative de l'exiften-
ce de Dieu. Pour l'exiftence d'aucune autre chofe nous n'en avons point
d'autre qu'une connoiffance fenfiin-e qui ne s'étend point au delà des objets
qui font préfens à nos Sens.
§. 22. Notre Connoiffance étant refferrée dans des bornes fi étroites,
comme je l'ai montré; pour mieux voir l'état préfent de notre Efprit, il
De l'Etendue de la connoijfance humaine. L i v. IV. 45 S
ne fera peut-être pas inutile d'en confidérer un peu le côté obfcur, & de Chap. IÎT,
prendre connoiffance de notre propre Ignorance, qui étant infiniment plus fenCtiTede
étendue que notre Gonnoiliance, peut Jervir beaucoup a terminer les Du- d'aunes choie»,
putes & à augmenter les eunnoiffanecs utiles, fi après avoir découvert juP- SJ^^Jg"11"
qu'où nous avons des idées claires & diitincles , nous nous bornons à la cou- ignorance*
templation des chofes qui font à la portée de notre Entendement, & que
nous ne nous engagions point dans cet abyme de ténèbres (ou nos Yeux nous
font entièrement în tuiles, & où nos Facilitez nefauroient nous faire apper-
cevoir quoi que ce foit) entêtez de cette folle penfeeque rien n'eft au deffus
de notre comprehenllon. Mais nous n'avons pas befoin d'aller fortloinpour
être convaincus de l'extravagance d'une telle imagination. (Quiconque
fait quelque chofe, fait avant toutes chofes qu'il n'a pas befoin de cher-
cher fort loin des exemples de fon Ignorance. Les chofes les moins
considérables & les plus communes qui fe rencontrent fur notre che-
min , ont des cotez obfcurs ou la Viië la plus pénétrante ne lauroit
fc faire jour. Les hommes accoutumez à penfer, & qui ont l'Efprit
le plus net & le plus étendu, fe trouvent embarrâffez & hors de rou-
te, dans l'examen de chaque particule de Matière. G'eft dequoi nous
ferons moins furpris, li nous cenfiderons les Caufes de notre î^.orancs ,
Idquelles peuvent être réduites à ces trois principales , ii je ne me
trompe.
La première, que nous manquons d'Idées.
La féconde, que nous ne faurions découvrir la connexion qui cft en-
tre les idées que nous avons.
Et la troiiiéme, que nous négligeons de fuivre &. d'examiner exac-
tement nos idées.
§. 23. Premièrement , il y a certaines chofes, & qui ne font pas en r. eue des
petit nombre, que nous ignorons faute d'Idées. "notance"""'
En premier lieu, toutes les Idées fimples que nous avons, font bor- c?eft que nous
1 n 1 /^- • 1 c /-..■. je manquons d i-
nees a eelles que nous recevons des Objets corporels par ùenjaitcn, oc <iecs ou de cei-
des Opérations de notre propre Efprit comme OMets de la Rfftsxim: 1,esn3ui.font w
. , . - r r . r J /-A • - deflus de notic
céft dequoi nous (ommes convaincus- en nous-mêmes, Ur ceux qui ne comprehen-
font pas afîez deftituez de raifon pour fe figurer que leur comprehen- Jj°f» °" de
. » r. , , . ~ ,r i • • /■ ■ cènes que nous
lion s étende a toutes chofes, n auront pas ce peine a Je convaincre ne conBoiflons
que ces chemins étroits ce en il petit nombre n'ont aucune proportion Jî2|j£! "" ?1:V-'
avec toute la vafte étendue des Etres. Il ne nous appartient pas de
déterminer quelles autres idées fimples peuvent avoir d'autres Créatu-
res dans d'autres parties de l'Univers, par d'autres SeMs &. d'autres Fa- •
cultez plus parfaites & en plus grand nombre que celles que nous a-
. :s, ou différentes de celles que nous avons. Mais de dire ou de pen-
ler qui' n'y a point de telles facultez parce que nous n'en avons au-
cune idée , c'eft raifonner auiii jufte qu'un Aveugle qui foûtiendroit
qu'il n'y a ni Vue ni Couleurs, parce qu'il n'a abfolument point d'i-
dée d'aucune telle chofe, & qu'il ne iauroit le repréfenter en aucune
manière ce que c'eft que voir. L'ignorance qui eîl en nous, n'empé-
che ni ne borne non plus la connoiilance des autres , que le défaut de
la
45"6 De l'Etendue de la Connoiffance humaine. Liv. IV.
Cil A P. III. la vûë dans les Taupes empêche les Aigles d'avoir les yeux fi perçans.
Quiconque confiderera la puiffance infinie, la fageffe & la bonté du Créa-
teur de toutes chofes, aura tout fujet de penfer que ces grandes Vertus n'ont
pas été bornées à la formation d'une Créature aufll peu confiderable & aufli
impuillànte que lui paraîtra l'Homme, qui félon toutes les apparences tient
le dernier rang parmi tous les Etres Intellectuels. Ainfi nous ignorons de
quelles facilitez ont été enrichies d'autres Efpèces de Créatures pour péné-
trer dans la nature & dans la conflitution intérieure des Chofes, & quelles
idées elles peuvent en avoir, entièrement différentes des nôtres. Unecho-
fe que nous favons & que nous voyons certainement , c'efl qu'il nous man-
que de les voir plus à fond que nous ne faifons, pour pouvoir les connoître
d'une manière plus parfaite. Et il nous efl aifé d'être convaincus, que les
idées que nous pouvons avoir par le fecours de nos'Facultez, n'ont aucune
proportion avec les Chofes mêmes, puifque nous n'avons pas une idée clai-
re & diflinêïe de la Subftance même qui efl le fondement de tout le refle.
Mais un tel manque d'idées étant une partie aufli bien qu'une caufe de notre
Ignorance , ne fauroit être fpecifié. Ce que je croi pouvoir dire hardiment
fur cela, c'efl que le Monde Intellectuel & le Monde Matériel font parfai-
tement femblables en ce point, Que la partie que nous voyons de l'un ou
de l'autre n'a aucune proportion avec ce que nous ne voyons pas ; & que
tout ce que nous en pouvons découvrir par nos yeux ou par nos penfées,
n'efl qu'un point, & prefque rien en comparaifon du refle.
parce que les §. 24. En fécond lieu , une autre grande caufe de notre Ignorance , c'efl
uop 'éloignez 'e manclue des Idées que nous fommes capables d'avoir. Car comme le man-
de nous. que d'idées que nos Facilitez font incapables de nous donner, nous ôte en-
tièrement la vûë des chofes qu'on doit fuppofer raifonnablement dans d'au-
tres Etres plus parfaits que nous, ainli le manque des idées dont je parle pré-
fentement , nous retient dans l'ignorance des chofes que nous concevons ca-
pables d'être connues par nous. La grojjeur , la figure & \t mouvement font
des" chofes dont nous avons des idées. Mais quoi que les idées de ces pre-
mières Ghialitez des Corps ne nous manquent pas , cependant comme nous
ne connoiffons pas ce que c'efl que la groileur particulière , la figure & le
mouvement de la plus grande partie des Corps de l'Univers, nous ignorons
les différentes puiflances, productions & manières d'opérer, par où font
produits les Effets que nous voyons tous les jours. Ces chofes nous font ca-
chées en certains Corps , parce qu'ils font trop éloignez de nous ; & en d'au-
tres, parce qu'ils font trop petits. Si nous confiderons l'extrême diflance
• des parties du Monde qui font expofées à notre vûë & dont nous avons
quelque connoiffance, & les raifons que nous avons de penfer que ce qui efl
expofé à notre vûë n'efl qu'une petite partie de cet immenfe Univers ,
nous découvrirons auffi-tôt un vafle abyme d'ignorance. Le moyen de fa-
voir quelles font les fabriques particulières des grandes Maffes de matière
qui compofent cette prodigieufe machine d'Etres corporels, jufqu'où elles
s'étendent, quel efl leur mouvement, comment il efl perpétué ou commu-
niqué ;& quelle influence elles ont l'une fur l'autre! Ce font tout autant de
recherches où notre Elprit fe perd des la première reflexion qu'il y fait. Si
nous
De l'Etendue delà connoijjance humaine. Liv. IV. 457
nous bornons notre contemplation à ce petit Coin de l'Univers où nous Cil AT. III.
fommes renfermez , je veux dire au Syftéme de notre Soleil & à ces gran-
des Malles de matière qui roulent vifiblement autour de lui , combien de
diverfes fortes de Végétaux , d'Animaux & d'Etres corporels , douez d'in-
telligence, infiniment difFérens de ceux qui vivent fur notre petite Boule,
peut-il y avoir, félon toutes les apparences , dans les autres Planètes, def-
quels nous ne pouvons rien connoître, pas même leurs figures & leurs par-
tics extérieures, pendant que nous fommes confinez dans cette Terre, puis-
qu'il n'y a point de voyes naturelles qui en puiffent introduire dans notre
Éfprit des idées certaines par Senfation ou par Reflexion ? Toutes ces cho-
fes , dis-je , font au delà de la portée de ces deux fources de toutes nos Con-
noiflances, de forte que nous ne fuirions même conjecturer dequoi font pa-
rées ces Régions , & quelles fortes d'habitans il y a , tant s'en faut que nous
en ayions des idées claires & difhinéles.
§. 25. Si une grande partie , ou plutôt la plus grande partie des diffe- Parce qu-n» font
rentes efpùces de Corps qui font dans l'Univers, échappent à notre Con- tI0PPet'"-
noiflance à caufe de leur éloignement, il y en a d'autres qui ne nous font
pas moins cachez par leur extrême petitefle. Comme ces corpufcules in-
fenfibles font les parties actives de la Matière & les grands inftrumens de la
Nature, d'où dépendent non feulement toutes leurs Secondes Qualitez, mais
auffi la plupart de leurs opérations naturelles, nous nous trouvons dans une^
ignorance invincible de ce que nous defirons de connoître fur leur fujet,'
parce que nous n'avons point d'idées précifes & diftinftes de leurs premiè-
res Qualitez. Je ne doute point, que, fi nous pouvions découvrir la figu-
re, la groffeur, lacontexture & le mouvement des petites particules de deux
Corps particuliers, nous ne puiîîons connoître , fans le fecours de l'expé-
rience, plufieurs des opérations qu'ils feroient capables de produire l'un fur
l'autre, comme nous connoiffons préfentement les propriétez d'un Quarré
ou d'un Triangle. Par exemple, fi nous connoiffions les affections mécha-
niques des particules de la Rhubarbe, de la Ciguë , de X Opium & d'un Hom-
me , comme un Horloger connoit celles d'une Montre par où cette Machi-
ne produit fes opérations, & celles d'une Lime qui agilTant fur les parties
de la Montre doit changer la figure de quelqu'une de fes roues, nous ferions
capables de dire par avance que la Rhubarbe doit purger un homme , que
la Ciguë le doit tuer, & l'Opium le faire dormir, tout ainfi qu'un Horlo-
ger peut prévoir qu'un petit morceau de papier pofé fur le Balancier , em-
pêchera la Montre d'aller, jufqu'à ce qu'il foit ôté, ou qu'une certaine pe-
tite partie de cette Machine étant détachée par la Lime , fon mouvement
ceffera entièrement , & que la Montre n'ira plus. En ce cas, la raifon pour-
quoi l'Argent fe diffout dans l'Eau forte , & non dans l'Eau Regale où l'Or
fe diffout quoi qu'il ne fe diffolve pas dans l'Eau forte, feroit peut-être auf-
fi facile à connoître , qu'il l'eft à un Serrurier de comprendre pourquoi une
clé ouvre une certaine ferrure , & non pas une autre. Mais pendant que
nous n'avons pas des Sens affez penétrans pour nous faire voir les petites par-
ticules des Corps & pour nous donner des idées de leurs affections méchani-
ques, nous devons nous réfoudre à ignorer leurs propriétez & la manière
M in m dont
4n De V Etendue delà Connoiffance humaine. Liv. IV.
C :i Al'. III. dont ih opèrent ; & nous ne pouvons être aflÛrez d'aucune autre chofe fur
leur fui i un petitnombre d'expériences peut noua en appren-
dre. Mais de t '.i\'i ir G ces expériences réuniront une autre fois, c'eft de-
quoi nous ne pouvons pas être certains. Et c'eft là ce qui nous empêche
d'avoir une connoiffance certaine des Véritez univcrfelles touchant les Corps
naturels; car fur cet article noue RaifoD ne nous conduit guère au delà des
I aies particuliers.
d'où ii s'enfuit g_ 26. C'eft pourqu iue loin que l'indullrie humaine puuTe porter
JÔmIm la Philofophie Expérimentale fur des cliofes Phyfiques, je fuis tentéde croi-
re que nous ne pourrons jamais parvenir fur ces matières à une connoiffance
cernant les Coips. Jciintifiqut , fi j oie m exprimer ainli, parce que nous n avons pas des idées
parfaites & complettes de ces Corps mêmes qui font le plus près de nous,
& le plus à notre difpofition. Nous n'avons, dis-je, que des idées fort
imparfaites & incomplettes des Corps que nous avons rapportez à certaines
Gaffes fous des noms généraux, & que nous croyons le mieux connoitre.
Peut-être pouvons-nous avoir des idées diftinftes de différentes (brtes de
Corps qui tombent fous l'examen de nos Sens, mais je doute que nous av-
ions des idées complettes d'aucun d'eux. Et quoi que la première manière
de connoitre ces Corps nous fuffife pour l'ufage & pour le difeours ordinai-
re, cependant tandis que la dernière nous manque, nous ne fortunes point
capables d'une Connoiffance jaentifique ; & nous ne pourrons jamais décou-
vrir fur leur fuj et des véritez générales, inftruébives & entièrement in contef-
tables. La Certitude & la Dtmouf.ration font des chofes auxquelles nous
ne devons point prétendre fur ces matières. Par le moyen de la couleur, de
la figure, du goût , de l'odeur & des autres Oualitez fenlibles, nous avons
des idées aufii claires & aulli diftin&es de la Sauge & de la Ciguë que nous
en avons d'un Cercle & d'un Triangle: mais comme nous n'avons point
d'idée des premières Oualitez des particules infenfibles de l'une & de l'au-
tre de ces Plantes èv des autres Corps auxquels nous voudrions les appliquer,
nous ne l'aurions dire quels effets elles produiront; & lorfque nous voyons
ces effets, nous ne (aurions conjecturer la manière dont ils font produits ,
bien loin de la connoître certainement. V\infi, n'ayani point d'idée des
particulières affections mechaniques de;: petites particules des Corps qui font
prés de nous , nous ignorons leurs conltitutions, leurs puiffanecs & leurs
opérations. Pour les Corps plus éloigne/., ils nous font encore plus incon-
nus, puifque nous ne connoiff us pas même leur figure extérieure, OU les
parties fenlibles & grofliéres de leurs Conltitutions.
K. 27. 11 paroît d abord par-là combien notre Connoiffance a peu de pro-
Encore mo.ns ■» . ' ' „, ,*_ , — • , , , - ■
concernant ks portion avec toute I étendue des Etres même matériels. Oueli nous a
L,i'uls' tons à cela la confédération de ce nombre infini d'Efprits qui peuvent exilter
èv qui exifient probablement, mais qui font encore plus éloignez de i
Connoiffance, puifqu'ils nous font abfolutnent inconnu, & que nous m
rions nous former aucune idée diftincle de leurs différens ordres ou différen-
tes Efpèces, nous trouverons que cette Ignorance nous cache dans unï
curité impénétrable prefque tout le Monde intellectuel, qui certainement
eft & plus grand ex plus beau que le Monde matériel. Car excepté quel-
que
De V Etendue de la Comajjance humaine. Liv. IV. 45-9
qu; peu d'Idées fort fuperficielles que nous nous formons d'un Efprit parla Chap. III.
rc .exion que nous faifons fur notre propre Efprit, d'où nous deduifons le
mieux que nous pouvons l'idée du Père des Efprit 's , cet Etre éternel & in-
dépendant qui a fait ces excellentes Créatures , qui nous a faits avec tout
ce qui exifte, nous n'avons aucune connoilTance des autres Efprits, non pas
même de leur exiftence, autrement que par le fecours de la Révélation.
L'exiftence actuelle des Anges & de leurs différentes Efpèces , eft naturel-
lement au delà de nos découvertes ; & toutes ces Intelligences dont il y a
apparemment plus de diverfes fortes que de Subftances corporelles, font des
- -ont nos Facultez naturelles ne nous apprennent absolument rien
d'allure. Chaque homme a fujet d'être perfuadé par les paroles & les ac-
tions des autres hommes qu'il y a en eux une Ame , un Etre penfant auîfi bien
que dans foi-meme ; &. d'autre part la connoilTance qu'on a de fon propre
Efprit , ne permet pas a un homme qui fait quelque reflexion fur la caufe de
fon exiftence d'ignorer qu'il y a un 1) 1 e u. Mais qu'il y ait des dégrez d'E-
tres fpirituels entre nous & Dieu, qui eft-ce qui peut venir à le connoître
par ks propres recherches & par la feule pénétration de fon Efprit? Enco-
re moins pouvons-nous avoir des idées diftinctes de leurs différentes natures,
conditions, états, puilïances & diverfes conftitutions, par ou ces Etres
différent les uns des autres & de nous. C'eft pourquoi nous fommes dans
une abfoluë ignorance fur ce qui concerne leurs différentes Eipèces Ccie'irs
diverfes Proprietez.
S. 28. Après avoir vu combien parmi ce grand nombre d'E:res qui , "■ *««
, r .... . ., r . ° - . r 1 (uuice ae Bout
exiltent dans 1 Univers il y en a peu qui nous ioient connus, faute ignorance, c-ea
d'idées , conliderons , en fécond lieu, 'une autre fource d'Ignorance qui n"eitjre nous ne
• . ' ■> ' c. K . ^ajTor.s pas
pas moins importante , c eft que nous ne faunons trouver la connexion qui mn» u con.
- ntre les Idées que nous avons actuellement. Car par-tout où cette °^;°°^j^
connexion nous manque, nous fommes entièrement incap es Pane Con- que nousaïons.
noilTance univerfelle & certaine ; & toutes nos vues fe réduifent comme
dans le cas précèdent a ce que nous pouvons apprendre par 1 v ce
p.;: l'Expérience, dont il n'eft pas necelTaire de dire qu'elle eft fort bornée
Oc bien éloignée d'une ConnoilTance générale , car qui ne le fait ? Je vais
donner quelques exemples de cette caufe de notre Ignorance, & . en-
faite à d'autres choies. Il eft évident que la grofleur, la figure & ie mou-
vj.nent des differens Corps qui nous environnent, produifent en nous c -
ferenres fenfations de Couleurs , de Sons , de Goûts ou d'Odeurs . de plai-
fir ou de douleur, Ifc. Comme les affections mechaniques de ces Ctrps
n'ont aucune liaifon avec ces Idées qu'elles produifent en nous ( car on ne
fauroit concevoir aucune liaifon entre aucune impulfion d'un Corps quel
qu'il foit, & aucune perception de couleur ou d'odeur que nous trouvions
dans notre Efprit) nous ne pouvons avoir aucune connoiiIar.ee diftinéte _j
ces fortes d'opérations au delà de notre propre expérience , ni raifonner fur
leur fujet que comme fur des effets produits par l'infritution d'un Agent in-
finiment fage, laquelle eft entièrement au deffus de notre comprehenfion.
Mais tout ainiî que nous ne pouvons déduire, en aucune manière, les ic.
des Qualitez fenlibles que nous avons dans l'Efprit, d'aucune caufe corpo-
M m m . relie ,
460 De V Etendue de la connoijfance humaine. Liv. IV.
Chap. III. relie, ni trouver aucune correfpondance ou liaifon entre ces Idées & les
premières Qualitez qui les produifcnt en nous, comme il paroît par l'ex-
périence, il nous eft d'autre part auffi impolïible de comprendre com-
ment nos Efprits agillent fur nos Corps. II nous eft, dis-je, tout auffi
difficile de concevoir qu'une Fenfee produife du Mouvement dans le
Corps , que de concevoir qu'un Corps puifTe produire aucune penfée
dans l'Efprit. Si l'Expérience ne nous eût convaincus que cela eft ain-
fi , la confideration des chofes mêmes n'auroit jamais été capable de
nous le découvrir en aucune manière. Quoi que ces chofes & autres
femblables ayent une liaifon confiante & régulière dans le cours ordi-
naire, cependant comme cette liaifon ne peut être reconnue, dans les
Idées mêmes, qui ne femblent avoir aucune dépendance néceffàire, nous
ne pouvons attribuer leur connexion à aucune autre chofe qu'à la dé-
termination arbitraire d'un Agent tout fage qui les a fait être & agir
ainfi par des voyes qu'il eft abiblument impoifible à notre foible En-
tendement de comprendre.
£xem !e §• 20- I' Y a ' ^ans quelques-unes de nos Idées , des relations & des liai-
fons qui font fi vifiblement renfermées dans la nature des Idées mêmes, que
nous ne faurions concevoir qu'elles en puiffent être feparées par quelque
Puiffance que ce foit. Et ce n'eft qu'à l'égard de ces idées que nous fouî-
mes capables d'une connoiffance certaine & univerfelle. Ainfi l'idée d'un
Triangle rectangle emporte néceffairement avec foi l'égalité de fes Angles à
deux Droits; & nous ne faurions concevoir que la relation & la connexion
de ces deux Idées puiffe être changée , ou dépende d'un Pouvoir arbitraire
qui l'ait fait ainfi à fa volonté, ou qui l'eût pu faire autrement. Mais la
'cohéfion & la continuité des parties de la Matière, la manière dont les fen-
fitions des Couleurs , des Sons, &c. fe produifent en nous par impulfion &
par mouvement, les règles & la communication du Mouvement même
étant des chofes où nous ne faurions découvrir aucune connexion naturelle
avec aucune idée que nous ayions, nous ne pouvons les attribuer qu'à la
volonté arbitraire & au bon plaiiir du fage Architecte de l'Univers. Il n'eft
pas néceffaire , à mon avis, que je parle ici de la Refurrecliion des Morts,
de l'état à venir du Globe de la Terre & de telles autres chofes que chacun
reconnoit dépendre entièrement de la détermination d'un Agent libre. Lorf-
que nous trouvons que des Chofes agiffent régulièrement, auffi loin que s'é-
tendent nos Obfervations, nous pouvons conclurre qu'elles agiffent en ver-
tu d'une Loi qui leur eft prefcrite, mais qui pourtant nous eft inconnue :
auquel cas, encore que les Caufes agiffent règlement & que les Effets s'en
enfuivent conftamment , cependant comme nous ne faurions découvrir par
nos Idées leurs connexions & leurs dépendances, nous ne pouvons en avoir
qu'une connoiffance expérimentale. Par tout cela il eft aifé de voir dans
quelles ténèbres nous fommes plongez , & combien la Connoiffance que
nous pouvons avoir de ce qui exifte, eft imparfaite & fuperficielle. Par
conféquent nous ne mettrons point cette Connoiffance à trop bas prix fi
nous penfons modeftement en nous-mêmes, que nous fommes fi éloignez
de nous former une idée de toute la nature ded'Univers & de comprendre
ton-
De V Etendus de la Connoifjance humaine. Liv. IV.1 461
toutes les chofes qu'il contient, que nous ne fommes pas même capables Chap. III.
d'acquérir une connoiffance Philofophique des Corps qui font autour de
nous, &qui font partie de nous-mêmes, puifque nous ne l'aurions avoir une
certitude univerfelle de leurs fécondes Qualitez, de leurs PuilTanccs, & de
leurs Opérations. Nos Sens apperçoivent chaque jour différens Effets,
dont nous avons jufque-là une connoïjfancc fenfitive : mais pour les caufes, la
manière & la certitude de leur production, nous devons nous refoudre à les
ignorer pour les deux raifons que nous venons de propofer. Nous ne pou-
vons aller, fur ces chofes, au delà de ce que l'Expérience particulière nous
découvre comme un point de fait , d'où nous pouvons enfuite conjecturer
par analogie quels effets il eft apparent que de pareils Corps produiront dans
d'autres Expériences. Mais pour une connoiffance parfaite touchant les
Corps naturels (pour ne pas parler des Efpritsj nous fommes, je croi, fi é-
loignez d'être capables d'y parvenir, que je ne ferai pas difficulté de dire
que c'eft perdre fa peine que de s'engager dans une telle recherche.
§. 30. En troiliéme lieu, là où nous avons des idées complettes & où il ni. Troifie'me
y a entr'elles une connexion certaine que nous pouvons découvrir , nous fom- J;™ nousSne nlil
mes fouventdans l'ignorance, faute de fuivreces idées que nous avons, ou vonspasnos
° • o ' , • ' idées.
que nous pouvons avoir, oc pour ne pas trouver les idées moyennes qui peu-
vent nous montrer quelle efpèce de convenance ou de difeonvenance elles
ont l'une avec l'autre. Ainfi, plulieurs ignorent des véritez Mathémati-
ques, non en confequence d'aucune imperfection dans leurs Facultez, ou
d'aucune incertitude dans les Chofes mêmes, mais faute de s'appliquer à ac-
quérir, examiner, & comparer ces Idées de la manière qu'il faut. Ce qui
a le plus contribue à nous empêcher de bien conduire nos Idées & de découvrir
leurs rapports, la convenance ou la difeonvenance qui fe trouve entr'elles,
c'a été, à mon avis, le mauvais ufage des Mots. 11 eft impolfible que les
hommes puiflent jamais chercher exactement, ou découvrir certainement
la convenance, ou la difeonvenance des Idées, tandis que leurs penféesne
roulent & ne voltigent que fur des fons d'une fignification douteufe & in-
certaine. Les Mathématiciens en formant leurs penfées indépendamment
des noms , & en s'accoûtumant à préfenter à leurs Efprits les idées mêmes
qu'ils veulent confiderer , & non les fons à la place de ces idées , ont évité
par-là une grande partie des embarras & des difputes qui ont fi fort arrêté
les progrès des hommes dans d'autres Sciences. Car tandis qu'ils s'atta-
chent à des mots d'une fignification indéterminée & incertaine, ils fontin-
capables de diftinguer, dans leurs propres Opinions, le Vrai du Faux, le
Certain de ce qui n'eft que Probable, & cequiefl fuivi&raifonnable de ce
qui eft abfurde. Tel a été le deftin ou le malheur d'une grande partie des
Gens de Lettres ; & par-là le fonds des ConnoiiTances réelles n'a pas été fort
augmenté à proportion des Ecoles, des Difputes & des Livres dont le Mon-
de a été rempli, pendant que les gens d'étude perdus dans un vafle labyrin-
the de Mots n'ont fû où ils en étoient , jufqu'où leurs Découvertes étoient
avancées , & ce quimanquoit à leur propre fonds , ou au Fonds général des
ConnoiiTances humaines. Si les hommes avoient agi dans leurs Découver-
tes du Monde Matériel comme ils en ont ufé à l'égard de celles qui regar-
Mmm 3 dent
4^2 De r Etendu? de. la connoijfance humaine. Liv. IV.
C H A P. III. dent le Monde Intellectuel, s'ils avoient tout confondu dans un cahos de
termes & de façons de parler d'une fignification douteufe & incertaine ;
tous les Volumes, qu'on auroit écrit fur la Navigation & fur les Voyages ,
toutes les fpeculations qu'on auroit formées , toutes les difputes qu'on au-
roit excité & multiplié fans fin fur les Zones & fur les Marées, les vaiffeaux
même qu'on auroit bâtis & les Flottes qu'on auroit mifes en Mer, tout cela
ne nous auroit jamais appris un chemin au delà de la Ligne ; & les Antipo-
des feroient toujours auffi inconnus que lors qu'on avoit déclaré que c'étoit
une Hérelle de lbûtenir , qu'il y en eût. Mais parce que j'ai déjà traité af-
fez au long des Mots & du mauvais ufage qu'on en fait communément, je
n'en parlerai pas davantage en cet endroit.
Autre Rendue de §. 31. Outre l'étendue de notre Connoiffance que nous avons examiné
notre connoiffan- ;ufqu'ic; & qU[ fe rapporte aux différentes efpèces d'Etres qui exiftent,
ce, par rapport a J t ^ r \ - r _ J> >f 1 •■ • r
fon univerfaUté. nous pouvons y conhderer une autre lorte détendue, par rapport a Ion
Univerfalité , & qui eft bien digne aulli de nos reflexions. Notre Connoif-
fance fuit, à cet égard, la nature de nos Idées. Lorfque les Idées dont
nous appercevons la convenance ou la disconvenance, font abftraites, no-
tre Connoiffance eft univerfelle. Car ce qui eft connu de ces fortes d'I-
dées générales , fera toujours véritable de chaque chofe particulière , où cet-
te effence, c'eft à-dire, cette idée abftraite doit fe trouver renfermée; &
ce qui eft une fois connu de ces Idées, fera continuellement & éternelle-
ment véritable. Ainfi pour ce qui eft de toutes les connoiffances générales,
c'eft dans notre Efprit que nous devons les chercher & les trouver unique-
ment ; & ce n'eft que la confidération de nos propres Idées qui nous les
fournit. Les véritez qui appartiennent aux Effences des chofes , c'eft-à-
dire, aux idées abftraites, font éternelles; & l'on ne peut les découvrir
qne par la contemplation de ces Effences, tout ainfi que l'exiftence des
Chofes ne peut être connue que par l'Expérience. Mais je dois parler plus
au long fur ce fujet dans les Chapitres où je traiterai de la Connoiffance gé-
nérale & réelle ; ce que je viens de dire en général de l'Univerfalité de no-
tre Conoiffance peut fuiîire pour le préfent.
Cdap. IV. CHAPITRE IV.
De la Réalité de mire Connoijjance.
objeaion: K. i. TE ne doute point qu'à préfent il ne puiffe venir dans l'Efprit de
Si notre connoif- ■* » cl • » • -,i - . >• • ,1 , - • 1 a
fance eft placée J mon Lecteur que je n ai travaille jusqu ici qu a bâtir un château
elle5 peut' être' en ''a'r> ^ °lu '*' ne ^0lt tent^ de me dire, „ A quoi bon tout cet étalage
toute chimérique. ,, de raifonnemens ? La Connoiffance , dites-vous , n'eft autre chofe que la
,, perception de la convenance ou de la disconvenance de nos propres idées.
„ Mais qui fait ce que peuvent être ces Idées? Y a-t-il rien de fi extrava-
„ gant que les Imaginations qui fe forment dans le cerveau des hommes ?
„ Où eft celui qui n'a pas quelque chimère dans la tête? Et s'il y a un
,, hom-
)l
Le la Réalité de notre Connoijjancc. L i v. I V. 463
homme d'un fcns raflis & d'un jugement tout-à-fait folide, quelle diffé- Chat. IV.
rence y aura-t-il, en vertu de vos Règles, entre la Connoiffance d'un tel
homme, & celle de l'Efprit le plus extravagant du monde? Ils ont tous
deux leurs idées ; & apperçoivent tous deux la convenance ou la discon-
venance qui eft entre elles. Si ces Idées différent par quelque endroit,
tout l'avantage fcra.ducôtéde celui qui a l'imagination la plus échauffée,
parce qu'il a des idées plus vives & en plus grand nombre ; de forte que
félon vos propres Règles il aura auffi plus de connoiffance. S'il eft vrai
que toute la Connoiffance çonfifte uniquement dans la perception de la
convenance ou de la disconvenance de nos propres Idées, il y aura au-
tant de certitude dans les Vifions d'un Enthoufiafte que dans les raifon-
„ nemens d'un homme de bon fcns. Il n'importe ce que les chofes font en
,, elles-mêmes , pourvu qu'un homme obferve la convenance de fes pro-
„ près imaginations & qu'il parle conféquemment, ce qu'il dit eft certain,
„ c'eft la vérité toute pure. Tous ces Châteaux bâtis en l'air feront d'aulîî
,, fortes Retraites de la Vérité que les Démonftrations SEuclide. A ce
„ compte, dire qu'une Harpye n'eft pas un Centaure, c'eft auffi bien
,, une connoiffance certaine & une vérité, que de dire qu'un Quarré n'eft
„ pas un Cercle.
„ Mais de quel ufage fera toute cette belle Connoiffance des imagina-
„ dons des hommes , à celui qui cherche à s'inftruire de la réalité des Cho-
„ fes? Qu'importe de favoir ce que font les fantaifies des hommes? Ce
,, n'eft que la connoiffance des Chofes qu'on doit eftimer, c'eft cela feul
qui donne du prix à nos Raifonnemens , & qui fait préférer la Connoif
fance d'un homme à celle d'un autre, je veux dire la connoiffance de ce
„ que les Chofes font réellement en elles-mêmes, & non une connoiffance
„ de fonges & de vifions.
§. 2. A cela je répons, que fi la Connoiffance que nous avons de nos Répenfe: notre
Idées, fe termine à ces idées fans s'étendre plus avant lors qu'on fe propofe 0°""°^"" neft
quelque chofe de plus, nos plus férieufes penfées ne feront pas d'un beau- par-tout ou nos'
coup plus grand ufage que les rêveries d'un Cerveau déréglé ; & que les Vé- "é"i« chofes?'
rkez fondées fur cette Connoiffance ne feront pas d'un plus grand poids que
ks difcours d'un homme qui voit clairement les chofes en fonge , & les dé-
bite avec une extrême confiance.' Mais avant que de finir, j'efpére mon-
trer évidemment que cette voye d'acquérir de la certitude par la connoiffan-
ce de nos propres idées renferme quelque chofe de plus qu'une pure imagi-
nation; & en même temps il paroîtra, à mon avis, que toute la certitude
qu'on a des véritez générales , ne renferme effectivement autre chofe.
§. 3. Il eft évident que l'Efprit ne connoit pas les chofes immédiate-
ment, mais feulement par l'intervention des idées qu'il en a. Et par con-
féquent notre Connoiffance n'eft réelle, qu'autant qu'il y a de la conformi-
té entre nos Idées & la réalité des Chofes. Mais quel fera ici notre Crite-
rio»? Comment l'Efprit qui n'appercoit rien que Ils propres idées , con-
nokra-t-il qu'elles conviennent avec les chofes mîmes ? Quoi que cela ne
femble pas exempt de difficulté , je croi pourtant qu'il y a deux fortes d'I-
dées dont nous pouvons être affùrez qu'elles font conf jrmes aux chofes.
4. Le
o
464 Delà Realité de notre Connoiffance. Lï v. IV."
C h a p. IV. g. 4. Les premières font les Idées /impies ; car puisque l'Efprit ne
de ceén"'mbr^ent' faur°i|: en aLlcune manière fe les former à lui-même , comme nous l'a-
(ont toutes les vons fait voir, il faut néceffairement qu'elles foient produites par des
Uéti fmpitt. chofes qui agifTent naturellement fur l'Efprit & y font naître les per-
ceptions auxquelles elles font appropriées par la fageiTe & la volonté
de Celui qui nous a faits. Il s'enfuit de là que les idées fnnples ne
font pas des fierions de notre propre imagination, mais des productions
naturelles & régulières de Chofes exiflantes hors de nous, qui opèrent
réellement fur nous ; & qu'ainfi elles ont toute la conformité à quoi
elles font defbinées, ou que notre état exige: car elles nous représen-
tent les chofes fous les apparences que les chofes font capables de pro-
duire en nous , par où nous devenons capables nous-mêmes de diftin-
guer les Efpcces des fubftances particulières, de difeerner l'état où el-
les fe trouvent, & par ce moyen de les appliquer à notre ufage. Ainfi,
l'idée de blancheur , ou <ïamcrtume telle qu'elle eft dans l'Efprit étant ex-
actement conforme à la Puiffance qui efl dans un Corps d'y produire une
telle idée, à toute la conformité réelle qu'elle peut ou doit avoir avec les
chofes qui exiftent hors de nous. Et cette conformité qui fe trouve entre
nos idées fimples & l'exiflence des chofes, fuffit pour nous donner une
connohTance réelle,
secondement, s c £n feCond lieu, toutes nos Idées complexes , excepté celles des
toutes les Uees *> J , ' • r r 1 • »•.
complexe*, excepté Subftances, étant des Archétypes que 1 Llpnt a rormez lui-même, quil
unce$.des Subl* na Pas deftiné à être des copies de quoi que ce foit, ni rapportez à l'ex-
iflence d'aucune chofe comme à leurs originaux , elles ne peuvent man-
quer d'avoir toute la conformité néceffaire à une connoiffance réelle. Car
ce qui n'eft pas deftiné à représenter autre chofe que foi-même, ne peut
être capable d'une faufle repréfentation, ni nous éloigner de la jufte con-
ception d'aucune chofe par fa difTemblance d'avec elle. Or excepté les idées
des Subflances , telles font toutes nos idées complexes qui, comme j'ai fait
voir ailleurs, font des combinaifons d'Idées que l'Efprit joint enfemble par
un libre choix, fans examiner fi elles ont aucune liaifon dans la Nature.
De là vient que toutes les idées de cet Ordre font elles-mêmes confiderées
comme des Archétypes; & les chofes ne font confiderées qu'entant qu'el-
les y font conformes. De forte que nous ne pouvons qu'être infaillible-
ment affûrez que toute notre Connoiffance touchant ces idées eft réelle, &
s'étend aux chofes mêmes , parce que dans toutes nos Penfées , dans tous
nos Raifonnemens & dans tous nos Difcours fur ces fortes d'Idées nous
n'avons deffein de confiderer les chofes qu'autant qu'elles font conformes
à nos Idées ; & par conféquent nous ne pouvons manquer d'attraper fur
ce fujet une réalité certaine & indubitable.
Ceft fut «u g. 6. je {u[s affuré qu'on m'accordera fans peine que la Connoiffance
réa'ité HeTcon- que nous pouvons avoir des Véritez Mathématiques , n'eft pas feulement
noifl'ances Mathe'- une connoiffance certaine, mais réelle, que ce ne font point de fimples
vifions , & des chimères d'un cerveau fertile en imaginations frivoles. Ce-
pendant à bien confiderer la chofe, nous trouverons que toute cette con-
noiffance roule uniquement fur nos propres idées. Le Mathématicien ex-
amine
De la Réalité de notre Connoiffante. Liv. I V. 46V
aminé la vérité & les propriétez qui appartiennent à un Rectangle ou à un Cil A p. IV.
Cercle, à les confiderer feulement tels qu'ils font en idée dans fon Efprit;
car peut-être n'a-t-il jamais trouvé en fa vie aucune de ces Figures, qui
foient mathématiquement, c'eft-à-dire, précifément & exactement véri-
tables. Ce qui n'empêche pourtant pas que la connoiflance qu'il a de quel-
que vérité ou de quelque propriété que ce foit, qui appartienne au Cer-
cle ou à toute autre Figure Mathématique, ne foit véritable & certaine,
même à l'égard des chofes réellement exiftantes , parce que les chofes
réelles n'entrent dans ces fortes de Propofitions & n'y font confiderées
qu'autant qu'elles conviennent réellement avec les Archétypes qui font
dans l'Efprit du Mathématicien. Ell-il vrai de l'idée du Triangle que fes
trois Angles font égaux à deux Droits ? La même chofe eft aulîi véritable
d'un Triangle, en quelque endroit qu'il exifle réellement. Mais que toute
autre Figure actuellement existante, ne foit pas exactement conforme à
l'idée du Triangle qu'il a dans l'Efprit, elle n'a abfolument rien à démê-
ler avec cette Propofition. Et par coniequent le Mathématicien voit cer-
tainement que toute fa connoiifance touchant ces fortes d'Idées eft réel-
le ; parce que ne confiderant les chofes qu'autant qu'elles conviennent avec
ces idées qu'il a dans l'Efprit, il eft afTiiré, que tout ce qu'il fait fur ces Fi-
gures, lorsqu'elles n'ont qu'une exiftence idéale dans fon Efprit, fc trouve-
ra aufïi véritable à l'égard de ces mêmes Figures fi elles viennent à exifter
réellement dans la Matière: fes réflexions ne tombent que fur ces Figures,
qui font les mêmes, où qu'elles exiltent, & de quelque manière qu'elles
exiftent.
§. 7. Il s'enfuit de là que la connoiflance des Véritez Morales eft auffl *oJno*ffKt( iea
capable d'une certitude réelle que celle des Véritez Mathématiques , car la «les.
certitude n'étant que la perception de la convenance ou de la difeonve-
nance de nos Idées ; & la Démonftration n'étant autre chofe que la per-
ception de cette convenance par l'intervention d'autres idées moyennes ;
comme nos Idées Morales font elles-mêmes des Archétypes auffi bien que
les Idées Mathématiques , & qu'ainii ce font des idées complettes , toute
la convenance ou la difeonvenance que nous découvrirons entr'elles pro-
duira une connoiflance réelle, auffi bien que dans les Figures Ma
rnatiques.
g. 8- Pour parvenir à la Cennoijfîmce & à la certitude, il eft néceflaire L'rxifien-e n'efti
que nous avions des idées déterminées, & pour faire, que notre Connoif- rendre1 ce-
fan ce foit réelle, il faut que nos Idées répondent à leurs Archétypes. Du r-oi^nce .
refte, l'on ne doit pas trouver étrange, que je place la certitude de notre
Connoiflance dans la confideration de nos Idées, fans me mettre fort en
peine (à ce qu'il femble) de I iee réelle des Chofes; puifqu'après y
avoir bien penfé, l'on trouvera, fi je ne me trompe, que la plupart des
cours fur lefquels roulent les Penfées & les Difputes de ceux qui prétendent
ne fonger à autre chofe qu'à la recherche de la Vérité & de la Certitude,
ne font effectivement que des Propofitions générales & des notions aux-
quelles l'exiftence n'a aucune part. Tous les Difoours des Mathématiciens
fur la Quadrature du Cercle, fur les Sections Coniques, ou fur toute a
N n n , partie
4*5 Di la Realite de notre Comioiffance. Liv. IV.
•
Chaf. I V. partie des Mathématiques, ne regardent point du tout l'exiftence d'aucu-
ne de ces Figures. Les Dèmonllrations qu'ils font fur cela, & qui dépen-
dent des idées qu'ils ont dans l'Efprit, font les mêmes, foit qu'il y ait un
Quarré ou un Cercle actuellement exiftant dans le Monde, ou qu'il n'y en
ait point. De même, la vérité & la certitude des Difcours de Morale eft
contiderée indépendamment de la vie des hommes & de l'exiftence que les
Vertus dont ils traitent, ont actuellement dans le Monde; & les Offices de
Ciciron ne font pas moins conformes à la Vérité , parce qu'il n'y a perfonne
dans le Monde qui en pratique exactement les maximes, & qui règle fa vie
fur le Modèle d'un homme de bien , tel que Ciceron nous l'a dépeint dans
cet Ouvrage, & qui n'exiiloit qu'en idée lorfqu'il écrivoit. S'il eft vrai
dans la fpéculation, c'eft-à-dire , en idée, que le Meurtre mérite la mort,
il le fera auffi à l'égard de toute action réelle qui eft conforme à cette idée
de Meurtre : Quant aux autres actions, la vérité de cette Propofition ne
les touche en aucune manière. Il en eft de même de toutes les autres efpè-
ces de Chofes qui n'ont point d'autre effence que les idées mêmes qui font
dans l'Efprit des hommes.
Norre connoif- fi 0- Mais, dira-t-on , fi la connoiffance Morale ne confifte que dans la
mo-ns vémabie contemplation de nos propres Idées Morales; & que ces Idées, comme
céC«uea'ie!'fdees ce"es des autres Modes , foient de notre propre invention, quelle étrange
de «orale font de notion aurons-nous de la Jujîice & de hTemperance ? Quelle confufion en-
Tention^ !y'e" tre 'es Vertus & les Vices , fi chacun peut s'en former telles idées qu'il lui
e'eft nous qui km plairra ? Il n'y aura pas plus de confufion, ou de defordre dans les chofes
noms?n3 aes . mêmes , & dans les raifonnemens qu'on fera fur leur fujet , que dans les Ma-
thématiques il arriveroit du defordre dans les Démonftrations ,ou du chan-
gement dans les Propriétez des Figures & dans les rapports que l'une a avec
l'autre , fi un homme faifoit un Triangle à quatre coins , & un Trapèze à
quatre Angles droits, c'eft-à-dire en bon François, s'il changeoit les noms
des Figures, & qu'il appellat d'un certain nom ce que les Mathématiciens
appellent d'un autre. Car qu'un homme fe forme l'idée d'une Figure à trois
angles dont l'un foit droit, & qu'il l'appelle, s'il veut, Equilatere ou Tra-
peze , ou de quelque autre nom ; les propriétez de cette Idée & les Démonf-
trations qu'il fera fur fon fujet, feront les mêmes que s'il l'appelloit Trian-
gle Reftangle. J'avoue que ce changement de nom , contraire à la propriété
du Langage, troublera d'abord celui qui ne fait pas quelle idée ce nom
fignifie ; mais dès que la Figure eft tracée , les conféquences font éviden-
tes , & la Démonftration paroit clairement. Il en eft juftement de même
à l'égard des Connoiffances Morales. Par exemple, qu'un homme ait l'idée
d'une Aclk>n qui confifte à prendre aux autres fans leur confentement ce
qu'une honnête induftrie leur a fait gagner , & qu'il lui donne , s'il veut , le
nom de "Jujîice ; quiconque prendra ici le nom fans l'idée qui y eft attachée ,
s'égarera infailliblement , en y attachant une autre idée de fa façon.
Mais féparez l'idée d'avec le nom , ou prenez le nom tel qu'il eft dans
la bouche de celui qui s'en fert ; & vous trouverez que les mêmes chofes
conviennent à cette idée qui lui conviendront fi vous l'appeliez injufi'ue. A
h vérité, les noms impropres caufent ordinairement plus de defordre dans
les
De la Réalité de notre Connoiffance. Liv. IV. 467
les Difcours de Morale , parce qu'il n eft pas fi facile de les rectifier que C H A p. IV.
dans les Mathématiques , où la Figure une fois tracée & expofée aux yeux
fait que le mot eft inutile, & n'a plus aucune force; car qu'eft-il befoin de
figne lorfque la chofe lignifiée eft préfente? Mais dans les termes de Mora-
le on ne fauroit faire cela fi aifëment ni fi promptement , à caufe de tant de
compofitions compliquées qui confirment les idées complexes de ces Mo-
des. Cependant qu'on vienne à nommer quelqu'une de ces idées d'une ma-
nière contraire à la lignification que les Mots ont ordinairement dans cette
Langue , cela n'empêchera point que nous ne puiflions avoir une connoif-
fance certaine & demonftrative de leurs diverfes convenances ou difconve-
nances, fi nous avons le foin de nous tenir conftamment aux mêmes idées
précifes, comme dans les Mathématiques, & que nous fuivions ces Idées
dans les différentes relations qu'elles ont l'une à l'autre fans que leurs noms
nous faflent jamais prendre le change. Si nous féparons une fois l'idée en
queftion d'avec le figne qui tient fa place , notre Connoifiance tend égale-
ment à la découverte d'une vérité réelle & certaine, quels que foient les
fons dont nous nous fervions.
§. 10. Une autre chofe à quoi nous devons prendre garde, c'eft que Des noms mai
lorfquéDiEU ou quelque autre Légiflateur ont défini certains termes de ,:T,?°iez ne c0"-
->ti -i 'ii- D-r-ir t-> - « •• fondent point la
Morale, ils ont établi par-la 1 Ellence de cette Efpece a laquelle ce nom certitude de notre
appartient; & il y a du danger, après cela", de l'appliquer ou de s'en 1er- Co"00ilbnce-
vir dans un autre [eus. Mais en d'autres rencontres c'eft une pure impro-
priété de Langage que d'employer ces termes de Morale d'une manière
contraire à l'ufage ordinaire du Pais. Cependant cela même ne trouble
point la certitude de la Connoifiance, qu'on peut toujours acquérir , par
une légitime confidération & par une exacte comparaifon de ces Idces,
quelques noms bizarres qu'on leur donne.
§. 11. En troifiéme lieu, il y a une autre forte d'Idées complexes quife ^nVe^onf
rapportant à des Archétypes qui exiftent hors de nous , peuvent en être Archétypes hors
différentes ; & ainfi notre Connoifiance touchant ces Idées peut manquer e nous"
d'être réelle. Telles font nos Idées des Subftances, qui confiftant dans
une Collection d'idées fimples, qu'on fuppofe déduite des Ouvrages de la
Nature, peuvent pourtant être différentes de ces Archétypes , dès-là qu'el-
les renferment plus d'Idées , ou d'autres Idées que celles qu'on peut trou-
ver unies dans les Chofes mêmes. D'où il arrive qu'elles peuvent manquer,
& qu'en effet elles manquent d'être exactement conformes aux Chofes mê-
mes.
§. 12. Je dis donc que pour avoir des idées des Subftances qui étant con- Amant ^vc™*
formes aux Chofes puifient nous fournir une connoifiance réelle, il ne fiirîk
pas de joindre enfemble, ainfi que dans les Modes , des Idées qui ne foient re'. autant not^e
*_ -i 1 • 1 11 ' . * ■ n - 1 Connoiflance ett
pas incompatibles, quoi qu elles n ayent jamais cxilte auparavant de cette :
manière, comme font, par exemple, les idées de facrilege ou de parjure ,
&c. qui étoient aufii véritables & auiïi réelles avant qu'après l'exiftence
d'aucune telle Aftion. Il en eft, dis-je, tout autrement à l'égard de nos
Idées des Subftances ; car celles-ci étant regardées1 commodes copies qui
doivent repréfenter des Archétypes exiftans hors de nous , elles doivent être
N n n 2 , toû-
reti.e.
453
De la Redite de notre Connoiffance. Liv. IV.
Chat. IV,
Dans nos re-
cherches lui les
Subftances,
nous devons
coniîderer les
Idées: & ne
pas borner nos
penfées à des
noms, ou a des
Efj'èces qu'on
fuppole etables
par des noms.
toujours formées fur quelque chofe quiexifte ou qui ait exifté ; & il ne faut
pas qu'elles fuient compofées d'idées que notre Efprit joigne arbitrairement
enfemble fans fuivre aucun Modèle réel d'où elles ayent été déduites, quoi
que nous ne puiffions appercevoir aucune incompatibilité dans une telle
combinaifon. La raifon de cela eft, que ne fâchant pas quelle eft la confti-
tucion réelle des Subilances d'où dépendent nos Idées fimples, & qui eft ef-
fectivement la caufe de ce que quelques-unes d'elles font étroitement liées
enfemble dans un même fujet, & que d'autres en font exclues; il y en a
fort peu dont nous puiffions affùrer qu'elles peuvent ou ne peuvent pas exi-
fter enfemble dans la Nature , au delà de ce qui paroît par l'Expérience &
par des Obfervations fenfibles. Par conféquent toute la réalité de la Con-
noiffance que nous avons des Subftances eft fondée fur ceci : Que toutes
nos Idées complexes des Subftances doivent être telles qu'elles foient uni-
quement compofées d'Idées fimples qu'on ait reconnu coè'xifter dans la Na-
ture. Jufque-là nos Idées font véritables ; & quoi qu'elles ne foient peut-
être pas des copies fort exactes des Subftances, elles ne laiffent pourtant
pas d'être les fujets de la Connoiifance réelle que nous avons des Subftances :
Connoiffance qu'on trouvera ne s'étendre pas fort loin , comme je l'ai déjà
montré. Mais ce fera toujours une Connoiffance réelle , auffi loin qu'elle
pourra s'étendre. Quelques Idées que nous ayions, la convenance que nous
trouvons qu'elles ont avec d'autres , fera toujours un fujet de Connoiffance.
Si. ces idées font abftraites, la Connoiffance fera générale. Mais pour la
rendre réelle par rapport aux Subftances, les idées doivent être déduites de
l'exiftence réelle des Chofes. Quelques Idées fimples qui ayent été trou-
vées coè'xifter dans une Subftance , nous pouvons les rejoindre hardiment
enfemble, & former ainfi des Idées abftraites des Subftances. Car tout ce
qui a été une fois uni dans la Nature, peut l'être encore.
§. 13. Si nous confierions bien cela, & que nous ne bornaffions pas nos
penfées & nos idées abftraites à des noms, comme s'il n'y avoit, ou nepou-
voit y avoir d'autres Efpèces de Chofes que celles que les noms connus ont
déjà déterminées , & pour ainiî dire, produites, nous penferions aux Cho-
fes mêmes d'une manière beaucoup plus libre & moins confufe que nous ne
faifons. Si je difois de certains Imbecilles qui ont vécu quarante ans fans
donner le moindre figne de raifon, que c'eft quelque chofe qui tient le mi-
lieu entre l'Homme & la Bete , cela pafferoit peut-être pour un Paradoxe
bien hardi, ou même pour une fauffeté d'une trés-dangereufe conféquence ;
& cela en vertu d'un Préjugé, qui n'eft fondé fur autre chofe que fur cette
fauffe fuppofition, que ces deux noms, Homme & Bête, lignifient des Ef-
pèces diftinctes , ii bien marquées par des Eifences réelles que nulle .autre
Efpèce ne peut intervenir entre elles ; au lieu que fi nous voulons faire ab-
ftraétion de ces noms, & renoncer à la fuppofuion de ces Eifences fpecifi-
ques, établies par la Nature, auxquelles toutes les chofes de la même dé-
nomination participent exactement & avec une entière égalité , fi, dis-je,
nous ne voulons pas nous figurer qu'il y ait un certain nombre précis de ces
Eifences fur lefquelles toutes les Chofes ayent été formées & comme jettées
au moule , nous trouverons que l'idée de la figure , du mouvement & de la
vie
De la Réalité de notre Connoiffance. Liv. IV. ' 469
vie d'un homme deftitué de Raifon, eft auffi bien une Idée diftincte, & Chap. IV.
ccmftituc auffi bien une efpècede Chofes diftincte de l'Homme & c!e la Bê-
te, que l'Idée de la figure d'un Ane accompagnée de Raifon feroit différen-
te de celle de l'Homme ou de la Bête, & conftitueroit une Efpèce.cL'Ani-
mal qui tiendrok le milieu encre l'Homme & la Béte, ou qui feroit diftinct
de l'un & de l'autre.
§. 14. Ici chacun fera d'abord tente de me dire, Si l'on peut fuppofer que ^''ff^'""*
des Imbecilles font queljue chofe entre l'Homme & la Béte^ que font ils donc, dis qu'un imbe-
je vous prie 1 Je répons, ce font des Imbecilles; ce qui eft un auffi bon mot chLVei.^e1'1"6
pour quelque chofe de différent de la lignification du mot Homme ou Bête , l'Homme te la
que les noms $ homme & de bt'te font propres à marquer des lignifications Bete' Repon e*
diitincf.es l'une de l'autre. Cela bien confiderépourroit réfoudre cette CHief-
tion, & faire voir ma penfée fins qu'il fut befoin de plus longs difeours.
Mais je ne connois pas fi peu le zèle de certaines gens, toujours prêts à ti-
rer des conféquences , & à fe figurer la Religion en danger, dès que quel-
qu'un fe -bazarde de quitter leurs façons de parler, pour ne pas prévoir quel-
les odieufes épithétes on peut donner à une telle Propofition ; & d'abord on
me demandera fans doute, il les Imbecilles font quelque chofe entre l'Hom-
me & la Béte, que deviendront-ils dans l'autre Monde? A cela je répons,
premièrement, qu'il ne m'importe point de le favoir ni de le rechercher:
* Qjfih tombent eu qu'ils fe foùtiennent , cela regarde leur Maître. Et foit * Rm. xiy, *.'
que nous déterminions quelque chofe ou que nous ne déterminions rien fin-
leur condition, elle n'en fera ni meilleure ni pire pour cela. Ils font entre
les mains d'un Créateur fidelle, & d'un Père plein de bonté qui ne difpofe
pas de fes Créatures fuivant les bornes étroites de nos penfées ou de nos opi-
nions particulières , & qui ne les diftingue point conformément aux noms
& aux Efpèces qu'il nous plaît d'imaginer. Du relie, comme nous con-
noifibns fi peu de chofes de ce Monde , où nous vivons actuellement, nous
pouvons bien, ce me femble, nous/éfoudre fans peine à nous abûenir de
prononcer définitivement fur les différens états par où doivent pafièr les
Créatures en quittant ce Monde. 11 nous peut fuffire que Dieu ait faiteon-
noitre à tous ceux qui font capables d'inftruclion , de difeours & de raifon-
nement, qu'ils feront appeliez à rendre compte de leur conduite, & qu'ils
recevront f félon ce qu'ils auront fait dans ce Corps. t c ' a
§. 15. Mais je répons, en fécond lieu, que tout le fort de cette Quef- y, iÔ. """ '
\\on,fije veux priver les Imbecilles d'un Etat à venir, roule fur une de ces
deux fuppofitions qui font également faillies. La première eft que toutes
les chofes qui ont la forme & l'apparence extérieure d'homme, doivent être
néceffai»ement deftinées à un état d'immortalité après cette vie ; ou en fé-
cond lieu , que tout ce qui a une naiffance humaine doit jouir de ce privilè-
ge. Otez ces imaginations ; & vous verrez que ces fortes de Queftions font
ridicules & fans aucun fondement. Je fupplie donc ceux qui fe figurent
qu'il n'y a qu'une différence accidentelle entr'eux&des Imbecilles, (l'efien-
ce étant exactement la même dans l'un & dans l'autre) de confiderer s'ils
peuvent imaginer que l'Immortalité foit attachée à aucune forme extérieu-
re du Corps. 11 fuiïit, je penfe , de leur propofer la chofe, pour la leur
Nnn z • faire
47° 2)<? la Réalité de notre ConnoiJJance. Liv. I V.
Chap. IV. faire defavouer. Car je ne croi pas qu'on ait encore vu perfonne dont l'Ef-
prit foit allez enfoncé dans la Matière pour élever aucune figure compofée
de parties groffiéres, fenfibles, & extérieures, jufqu'à ce point d'excellen-
ceque d'affirmer que la Vie éternelle lui foit due, ou en foit une fuite nécef-
faire; ou qu'aucune Maffe de matière une fois diiToute ici-bas doiveenfuite
être rétablie dans un état où elle aura éternellement du fentiment, de la
perception & de la connoifiànce , dès-là feulement qu'elle a été moulée fur
une telle figure, & que fss parties extérieures ont eu une telle configura-
tion particulière. Si l'on admet une fois ce Sentiment, qui attache l'Im-
mortalité aune certaine configuration extérieure, il ne faut plus parler d'A-
me ou d'Efprit, ce qui a été jufqu'ici le feul fondement fur lequel on a con-
clu que certains Etres Corporels étoient immortels , & que d'autres ne l'é-
taient pas. C'eft donner davantage à l'extérieur qu'à l'intérieur des Cho-
fes. C'eil faire confifter l'excellence d'un homme dans la figure extérieure
de fon Corps plutôt que dans les perfections intérieures de fon Ame ; ce qui
n'eft guère mieux que d'attacher cette grande & ineftimable prérogative
d'un Etat immortel & d'une Vie éternelle dont l'Homme'jouïc préferable-
ment aux autres Etres Matériels, que de l'attacher, dis-je, à la manière
dont fa Barbe eft faite, ou dont fon Habit eft taillé ; car une telle ou une
telle forme extérieure de nos Corps n'emporte pas plutôt avec foi des efpè-
rances d'une durée éternelle , que la façon dont eft fait l'habit d'un homme
lui donne un fujet raifonnable de penfer que cet habit ne s'ufera jamais , ou
qu'il rendra fa perfonne immortelle. On dira peut-être, Que perfonne ne
s'imagine que la Figure rende quoi que ce foit immortel , mais que c'eft la
Figure qui eft le figne de la refidence d'une Ame raifonnable qui eft immor-
telle. J'admire qui l'a rendue figne d'une telle chofe; car pour faire que
cela foit, il ne fuifit pas de le dire fimplement. Il faudroit avoir des preu-
ves pour en convaincre une autre perfonne. Je ne fâche pas qu'aucune Fi-
gure parle un tel Langage, c'eft-à-dire, qu'elle défigne rien de tel par elle-
même. Car on peut conclurre auiïi raifonnablement que le corps mort d'un
homme , en qui l'on ne peut trouver non plus d'apparence de vie ou de
mouvement que dans une Statue, renferme une Ame vivanteàcaufedefa
figure, que de dire qu'il y a une Ame raifonnable dans un Imkcille, par-
ce qu'il a l'extérieur d'une Créature raifonnable, quoi que durant tout le
cours de fa vie, il ne paroiffe dans fes actions aucune marque de raifon fi
exprefie que celles qu'on peut obferver en plufieurs Betes.
Cece X'0/?"- S- I<5- ^a*s un Imbecille vient de parens raifonnables ; & par conféquent
il faut qu'il ait une Ame raifonnable. Je ne vois pas par quelle règle de Lo-
gique vous pouvez tirer une telle conl'équence; qui certainement n'eft re-
connue en aucun endroit de la Terre; car fi elle l'étoit, commentées hom-
mes oferoient-ils détruire, comme ils font par-tout, des productions mal
formées & contrefaites '? Oh , direz-vous , mais ces Productions font des
Monftres. Eh bien , foit. Mais que feront ces Imbecilles , toujours cou-
verts de bave, fans intelligence , & tout-à-fait intraitables ? Un défaut dans
le corps fera-t-il un Monftre, & non un défaut dans l'Efprit, qui eft la plus
noble, & comme on parle communément, la plus efientielle partie de
l'Hom-
Delà Réalité de notre Connoi (fanée. Liv. IV. 471
l'Homme? Eft-ce le manque d'an Nez ou d'un Cou qui doit faire un Mon- Chap. IV.
lire, & exclurre du rang des hommes ces fortes de Productions ; & non, le
manque de Raifon & d'Entendement* C'eft réduire toute la Queftion à ce
qui vient d'être réfute tout à l'heure ; c'eft faire tout conlifler dans la figu-
re, & ne juger de I'I Iommequepar fon extérieur. Mais pour faire voir qu'en
effet de la manière dont on raifonne fur ce fu jet, les gens fe fondent entière-
ment fur la Figure, & réduifent toute YEJJ'ence de l'Efpèce humaine ( fui-
vant l'idée qu'ils s'en forment) à la forme extérieure, quelque déraifonna-
ble que cela foit, & malgré tout ce qu'ils difent pour le defavouer, nous
n'avons qu'à fuivre leurs penfées & leur pratique un peu plus avant, & la
chofe paraîtra avec la dernière évidence. Un Imbecille bien formé eft un
homme, il a une Ame raifonnable quoi qu'on n'en voye aucun ligne: il n'y
a point de doute à cela, dites-vous. Faites les oreilles un peu plus longues
& plus pointues, le nez un peu plus plat qu'à l'ordinaire; & vous commen-
cez à héfïter, Faites le vifage plus étroit, plus plat & plus long; vous voi-
là tout-à-fait indéterminé. Donnez-lui encore plus de reffemblance à une
Béte Brute , jufqu'à ce que la tète foit parfaitement celle de quelque autre
Animal, dès-lors c'eft un Monftrc; & ce vous eft une Démonftration qu'il
n'a point d'Ame, & qu'il doit être détruit. Je vous demande préfente-
nient , où trouver la jufte mefure & les dernières bornes de la Figure qui
emporte avec elle une Ame raifonnable? Car puifqu'il y a eu des Fœtus hu
mains, moitié bete & moitié homme, & d'autres dont les trois parties par*
ticipent de l'un, & l'autre partie de l'autre; & qu'il peut arriver qu'ils ap-'
prêchent de l'une ou de l'autre forme félon toute la variété imaginable, &
qu'ils refiemblent à un homme ou aune béte par différens dégrez mêlez en-
femble; je ferois bien aife de favoir quels font au jufte les lineamens aux-
quels une Ame raifonnable peut ou ne peut pas être unie, félon cette Hy-
pothefe ; quelle forte d'extérieur eft une marque affùrée qu'une Ame habi-
te ou n'habite pas dans le Corps. Car jufqu'à ce qu'on en foit venu là, nous
parlons de l'Homme au hazard; & nous en parlerons, je croi, toujours
ainfi , tandis que nous nous fixerons à certains fons, &que nous nous figu-
rerons certaines Efpeces déterminées dans la Nature, fans favoir ce que c'eft.
Mais après tout , je fouhaiterois qu'on coniiderât que ceux qui croyent avoir
fatisfait à la difficulté, en nous difant qu'un Fœtus contrefait eft un Mon-
ftre, tombent dans la même faute qu'ils veulent reprendre, c'eft qu'ils éta-
blirent par-là une Efpèce moyenne entre l'Homme & la Bete ; car je vous
prie, qu'eft-ce que leur Monftre en ce cas-là, ( fi le mot de Monflre figni-
fie quoi que ce foit) finon une chofe qui n'eft ni homme ni bete, mais qui
participe de l'un ck de l'autre ? Or tel eft juftement Y F/nbecïlle dont on vient
de parler. Tant il eft nécefiaire de renoncer à la notion commune des Efpe-
ces & des ElTences, fi nous voulons pénétrer véritablement dans la nature
des Chofes mêmes , & les examiner par ce que nos Facultez nous y peu-
vent faire découvrir, à les confiderer telles qu'elles exiftent, & non pas,
par de vaines fantailies dont on s'eft entêté fur leur fu jet fans aucun fonde-
ment.
%. 17. J'ai propofé ceci dans cet endroit , parce que je croi que nous ne tes Mots & 13
fau-
472 De la Réalité' de notre Connoiffance. Liv. i V.
Chap IV. faurions prendre trop de foin pour éviter que les Mots, & les Efplces, à en
diftin&ion des juger par les notions vulgaires félon lefquelies nous avons accoutumé de les
cesnôuViraîJo." employer, ne nous impofent; car je fuis porté à croire que c'efl là ce qui
lent. nous empêche le plus d'avoir des connoiffances claires & diftinctes, parti-
culièrement à l'égard des Subftances ; & que c'efl de là qu'efl venue une
grande partie des dirficultezfur la Vérité, & fur la Certitude. Si nous nous
accoutumions feulement à feparer nos Réflexions & nos Raifonnemens d'a-
vec les Mots , nous pourrions remédier en grand'partie à cet inconvénient
par rapport à nos propres penfées que nous confidererions en nous-mêmes;
ce qui n'empécheroit pourtant pas que nous ne fuffions toujours embrouil-
lez dans nos Difcours avec les autres hommes , pendant que nous perfifte-
rons à croire que les Efpèces& leurs EiTences font autre chofe que nos Idées
abftraites telles qu'elles font , auxquelles nous attachons certains noms pour
en être les lignes.
Récapitulation. §. i8- Enfin , pour reprendre en peu de mots ce que nous venons de di-
re fur la certitude & la réalité de nos Connoiffances; par-tout où nous ap-
percevons la convenance ou la difconvenancc de quelqu'une de nos Idées,
il y a là une Connoiffance certaine, & par- tout où nous fommes affùrez que
ces Idées conviennent avec la réalité des Chofes , il y aune Connoiffance cer-
taine & réelle. Et ayant donné ici les marques de cette convenance de nos
Idées avec la réalité des chofes, je croi avoir montré en quoi confifle la
vraye Certitude, la Certitude réelle; ce qui de quelque manière qu'il eût
paru à d'autres, avoit été jufqu'ici, à mon égard, un de ces Defiderata, fur
quoi, à parler franchement, j'avois grand befoin d'être éclairci.
Chip. V. C H A P I T R E V.
De la Vérité en général.
ce <iue c'ea §• *■ T L Y a plufieurs fiécles qu'on a demandé ce que c'efl que la Vérité;
qu: la vérité. j[ & comme c'efl là ce que tout le Genre Humain cherche ou pré-
tend chercher, il ne peut qu'être digne de nos foins d'examiner avec toute
l' exactitude dont nous fommes capables, en quoi elle confifle, & par-là de
nous inflruire nous-mêmes de fa ATature, & d'obferver comment l'Efpritla
diflingue de la Fauffeté.
une iud; con- §• -■ ^ me femble donc que la Vérité n'emporte autre chofe , félon la fl-
jonction ou fe- gnification propre du mot, que la conjonction ou' la féparation des fignes Jui-
^"^"c'eftàdire vant 4ue ^es cbofes mêmes conviennent lu dlj 'conviennent entr 'elles. 11 faut en-
dés idées ou des tendre ici par la conjonction ou la féparation des fignes ce que nous appel-
ions autrement Propoftion. De forte que la Vérité n'appartient propre-
ment qu'aux Proportions ; dont il y en a de deux fortes, l'une Mentale, &
l'autre Verbale, ainfi que les lignes dont on fe fert communément font de
deux fof tes , favoir les Idées & les Mots.
ce qui fait tes §• 3- Pour avoir une notion claire de la Vérité, il efl fort néec-fiaire de
con-
Delà Vérité en général. Liv. IV. 473
Confiderer la vérité mentale &la vérité verbale diflinclement l'une de Tau- Chap. V.
tre. Cependant il efl très-difficile d'en difcourir féparément, parce qu'en Pr°pofitions
traitant des Propofitions mentales on ne peut éviter d'employer Je fecours verbàk" *
des Mots; & dès-là les exemples qu'on donne de Propofitions Mentales
ceffent d'être purement mentales, & deviennent verbales. Car une Pro-
pofition mentale n'étant qu'une fimple confidération des Idées comme elles
font dans notre Efprit fans être revêtues de mots, elles perdent leur nature
de Propofitions purement mentales dès qu'on employé des Mots pour les
exprimer.
§. 4. Ce qui fait qu'il efl encore plus difficile de traiter des Propofitions « e!i fort à-^
mentales &des verbales féparément, c'efl que la plupart des hommes, pour cile de ; traiter des
ne pas dire tous, mettent des mots à la place des idées en formant leurs pen- menuies.0"5'
fées & leurs raifonnemens en eux-mêmes, du moins lorsque le fujet de leur
méditation renferme des idées complexes. Ce qui efl une preuve bien évi-
dente de l'imperfeclion & de l'incertitude de nos Idées de cette efpéce , & qui ,
à le bien confiderer, peut fervir à nous faire voir quelles font les chofesdont
nous avons des idées claires & parfaitement déterminées , & quelles font les
chofes dont nous n'avons point de telles idées. Car fi nous obfervons foi-
gneufement la manière dont notre Efprit fè prend à penfer & à raifonner,
nous trouverons , à mon avis , que quand nous formons en nous-mêmes
quelques Propofitions fur le Blanc ou le Noir, fur le Doux ou XAmer, fur
un Triangle ou un Cercle , nous pouvons former dans notre Efprit les Idées
mêmes; & qu'en effet nous le faifons fouvent, fans réfléchir fur les noms
de ces Idées. Mais quand nous voulons faire des reflexions ou former des
Propofitions fur des Idées plus complexes, comme fur celles à homme , de
vitriol, de valeur , de gloire, nous mettons ordinairement le nom à la place
de fldée; parce que les idées que ces noms fignifient, étant la plupart im-
parfaites, confufes & indéterminées, nous réfléchifibns fur les noms mê-
mes; parce qu'ils font plus clairs, plus certains, plusdiflincls, & plus propres
à fe préfenter promptement à l'Efprit que de pures Idées ; de forte que nous
employons ces termes à la place des Idées mêmes, lors même que nous vou-
lons méditer & raifonner en nous-mêmes , & faire tacitement des Propofi-
tions mentales. Nous en ufons ainli à l'égard des Subfiances , comme je
l'ai déjà remarqué, à caufe de l'imperfeclion de nos Idées, prenant le nom
pour l'effence réelle dont nous n'avons pourtant aucune idée. Dans les Mo-
des, nous faifons la même chofe, à caufedu grand nombre d'Idées fimples
dont ils font compofez. Car la plupart d'entr'eux étant extrêmement com-
plexes , le nom fe préfente bien plus aifément que l'Idée même qui ne peut
être rappellee, & pour ainfi dire, e.xa&ement retracée à l'Efprit qu'à for-
ce de temps & d'application , même à l'égard des perfonnes qui ont aupa-
ravant pris la peine d'éplucher toutes ces différentes idées, ce que ne fau-
roient faire ceux qui pouvant aifément rappeller dans leur Mémoire la plus
grande partie des termes ordinaires de leur Langue, n'ont peut-être jamais
longé, durant tout le cours de leur vie, à confiderer quelles font les idées
précifes que la plupart de ces termes fignifient. Ils fe font contentez d'en
avoir quelques notions confufes & obfcures. Combien de gens y a-t-il, par
O 0 0 exem-
474
De la Write en général Liv. IV.
Chap. V.
Elles ne font
que des Idées
jointes ou !e-
parèes fans l'in-
tervention des
mots.
Quand c'eft
que les Prouo-
litions menta-
les Se verbales
contiennent
quelque veiite
ieelk.
exemple, qui parlent beaucoup de Religion & de Confcience, d'Eglife Se
de Foi, de Puiffance & de Droite d'Obfruclions & dkumeursr de- mélan-
colie & de bile, mais dont les penfées & les méditations fe rédui-
roient peut-être à fort peu de chofe, fi on les prioit de réfléchir unique-
ment fur les Chofes mêmes , & de laiffer à quartier tous ces mots avec les-
quels il efl fi ordinaire qu'ils embrouillent les autres & qu'ils s'embaraffent
eux-mêmes.
§. 5. Mais pour revenir à confiderer en quoi confifte la Vérité , je dis
qu'il faut diflinguer deux fortes de Propofitions que nous fommes capables
de former.
Premièrement, les Mentales, où les Idées for.t jointes ou feparées dans no-
tre Entendement, fans l'intervention des Mots, par l'Efprit, qui apperce-
vant leur convenance ou leur difeonvenance, en juge actuellement.
Il va, en fécond lieu, des Propofitions Verbales qui font des Mots , fi-
gnes "de nos Idées, joints ou feparez en des fentences affirmatives ou négatives.
Et par cette manière d'affirmer ou de nier, ces fignes formez par des fons,
font, pour ainfi dire, joints enfemble ou feparez l'un de l'autre. De for-
te qu'une Propofition confifte à joindre ou à feparer des fignes ; & la Vé-
rité confifte à joindre ou à feparer ces fignes félon que les chofes qu'ils fi-
gnifient, conviennent ou difeonviennent.
§. 6. Chacun peut être convaincu par fa propre expérience, que YEf-
prit venant à appercevoir ou à fuppofer la convenance ou la difeonvenance
de quelqu'une de fes Idées, les réduit tacitement en lui-même à une Efpè-
ce de Propofition affirmative ou négative, ce que j'ai tâché d'exprimer par
les termes de joindre enfemble & de feparer. Mais cette aélion de l'Efprix
qui eft fi familière à tout homme qui penfe & qui raifonne, eft plus facile
à concevoir en reflechiffant fur ce qui fe palTe en nous , lorfque nous affir-
mons ou nions , qu'il n'eft aifé de l'expliquer par des paroles. Quand un
homme a dans l'Efprit l'idée de deux Lignes, lavoir la latérale & la diago-
nale d'un Quarré, dont la diagonale a un pouce de longueur, il peut avoir
auffi l'idée de la divifion de cette Ligne en un certain nombre de parties
égales, par exemple en cinq, en dix, en cent, en mille, ou en tout autre
nombre ; & il peut avoir l'idée de cette Ligne longue d'un pouce comme
pouvant , ou ne pouvant pas être divifée en telles parties égales qu'un cer-
tain nombre d'elles foit égal à la ligne latérale. Or toutes les fois qu'il ap-
perçoit , qu'il croit, ou qu'il fuppofe qu'une telle Efpèce de divifibilité
convient ou ne convient pas avec l'idée qu'il a de cette Ligne, il joint ou
fepare, pour ainfi dire, ces deux idées, je veux dire celle de cette Ligne,
& celle de cette efpèce de divifibilité, & par-là il forme une Propofition
mentale qui eft vraye ou faillie, félon qu'une telle efpèce de divifibilité,
ou qu'une divifibilité en de telles parties aliquotes convient réellement ou
non avec cette Ligne. Et quand les Idées font ainfi jointes ou feparées
dans l'Efprit, félon que ces idées ou les chofes qu'elles fignifient, convien-
nent ou difeonviennent, c'eft là, fi j'ofe ainfi parler, une Vérité mentale.
Mais la Vérité verbale eft quelque chofe de plus. C'eft une Propofition
où des Mots font affirmez ou niez l'un de l'autre, félon que les idées qu'ils
figni-
De la Vérité en général. L i v. IV. 475-
fighificnt, conviennent ou difconvicnnent: & cette Vérité efl encore de Chat. y.
deux efpèces, ou purement verbale & frivole , de laquelle je traiterai dans le
Chapitre Xmc ou bien réelle &. inftructive ; & c'eft elle qui efl l'objet de
cette Connoiflance réelle dont nous avons déjà parle.
§. 7. Mais peut-être qu'on aura encore ici le même fcrupule à l'égard objeftion co*
de la Vérité qu'on a eu touchant la Connoiflance & qu'on m'objectera "^b*ie"que
„ que, il la Vérité n'eft autre chofe qu'une conjonction ou feparation de fuivant ce que
„ Mots, formans des Propofîtions, félon que les Idées qu'ils fignifient., {,eûtd&ie emié-
„ "conviennent ou difconvienncnt dans l'Efprit des hommes , la connoiflan- remeatchimeri-
„ ce de la Vérité n'efl pas une chofe fi eftimable qu'on fe l'imagine ordi- que*
„ nairement ; puifqu'ù ce compte, elle ne renferme autre chofe qu'une
„ conformité entre des mots & les productions chimériques du cerveau des
„ hommes ; car qui ignore de quelles notions bizarres efl remplie la tête
„ de je ne fai combien de perfonnes, & quelles étranges idées peuvent fe
,, i \ tns le cerveau de tous les hommes? Mais fi nous nous en tenons
,, là, il s'enfuivra que par cette Règle nous ne connoiffons la vérité de quoi
„ que ce foit, que d'un Monde vifionnaire, & cela en confultant nospro-
,, près imaginations; & que nous ne découvrons point de vérité qui ne
,, convienne aulTi bien aux Harpyes & aux Centaures qu'aux Hommes &
,, aux Chevaux. Car les idées des Centaures & autres femblables chimé-
,, res peuvent fe trouver dans notre Cerveau, & y avoir une convenance
,, ou difeonvenance, tout auiïi bien que les idées des Etres réels, & par
„ conféquent on peut former d'auiïi véritables Propofîtions fur leur fujet,
„ que fur des idées de Chofes réellement exitlantes , de forte que cette
,, Propofition, Tous les Centaures font des Animaux , fera auiïi véritable que
„ celle-ci, Tous les hommes font des Animaux, & la certitude de l'une fera
„ àuifi grande que celle de l'autre. Car clans ces deux Propofîtions les
j, mots font joints enfemble félon la convenance que les Idées ont dans no-
,, tre Elprit, la convenance de l'Idée d' 'Animal avec celle de Centaure étant
„ aufli claire & auiïi vifible dans l'Efprit, que la convenance de l'idée
„ à.' Animal avec celle & homme; & par conféquent ces deux Propofîtions
„ font également véritables, & d'une égale certitude. Mais à quoi nous
„ fert une telle Vérité ?
§. 8- Quoi que ce qui a été dit dans le Chapitre précèdent pour diflin- obfeafont u™
puer la. connoiflance réelle d'avec l'imaginaire put fiiffire ici à difïiper ce vérité réelle
doute, & a faire difeerner la v ente réelle de celle qui n eft que cnimeri- A,, ., con, .. rxs
que, ou, fi vous voulez, purement nominale, ces deux diflinciions étant au* chofes.
établies fur le même fondement, il ne fera pourtant pas inutile de faire en-
core remarquer, dans cet endroit, que, quoique nos Mots ne fignifient
autre chofe que nos Idées, cependant comme ils font deftinez à lignifier
des chofes, la vérité qu'ils contiennent, lorfqu'ils viennent à former des
Propofîtions, ne fàuroit être que verbale, quand ils défignënt clans l'Efprit
des Idées qui ne conviennent point avec la réalité des Chofes. C'efl pour-
quoi la Vérité, auiïi bien que la Connoiflance peut être fort bien diftin-
guée en verbale , & en réelle; celle-là étant feulement verbale, où les ter-
mes font joints félon la convenance ou la difeonvenance des Idées qu'ils
O002 figni-
47 6
De la Write en général L i v. I V.
Ciiap. V.
' La Faufleté
confifte à join-
dre les noms
autrement que-
leurs Idées ne
conviennent.
Les Propor-
tions générales
doivent être
traitées plus
au long.
Vérité M^ale,
îc iietcphy.itiue.
lignifient, fans confiderer fi nos Idées font telles qu'elles exiftent ou peu-
vent exifter dans la Nature. Mais au contraire les Propofitions renferment
une vérité réelle, lorfque les fignes dont elles font compofées, font joints
félon que nos Idées conviennent ; & que ces Idées font telles que nous les
connoillons capables d'exifter dans la Nature ; ce que nous ne pouvons
connoïtre à l'égard des Subftances qu'en fâchant que telles Subftances ont
exifté.
§. 9. La Vérité eft la dénotation en paroles de la convenance ou de la
difeonvenance des Idées, telle qu'elle eft. La Fauffcté eft la dénotati'on
en paroles de la convenance ou de la difeonvenance des Idées, autre qu'elle
n'eft effectivement. Et tant que ces Idées, ainfi dé lignées par certains
fons, font conformes à leurs Archétypes , jufque-là feulement la vérité eft
réelle ; de forte que la Connoiffance de cette Efpèce de vérité conlifte à
favoir quelles font les Idées que les mots lignifient, & à appercevoir la con-
venance ou la difeonvenance de ces Idées , félon qu'elle eft delîgnée par ces
mots.
§. 10. Mais parce qu'on regarde les Mots comme les grands véhicules de
la Vérité & de la Connoiffance, fi j'ofe m'exprimer ainfi, & que nous nous
fervons de mots & de Propofitions en communiquant & en recevant la Vérité,
& pour l'ordinaire en raifonnant fur fon fujet, j'examinerai plus au long en
quoi confifte la certitude des Véritez réelles , renfermées dans des Propo-
fitions, & où c'eft qu'on peut la trouver, & je tâcherai de faire voir dans
quelle efpèce de Propofitions univerfelles nous fommes capables de voir
certainement la vérité ou la faufleté réelle qu'elles renferment.
Je commencerai par les Propofitions générales, comme étant ceiles qui
occupent le plus nos penfées, & qui donnent le plus d'exercice à nos fpe-
culations. Car comme les Véritez générales étendent le plus notre Con-
noiflance & qu'en nous inftruifant tout d'un coup de plufieurs chofes par-
ticulières, elles nous donnent de grandes vues & abrègent le chemin qui
nous conduit à la Connoiffance , l'Efprit en fait auffi le plus grand objet de
fes recherches.
§. 11. Outre cette Vérité» prife dans ce fens refferré dont je viens de
parler, il y en a deux autres efpèces. La première eft la Vérité Morale,
qui confifte à parler des choies félon la perfuaiion de notre Efprit, quoi que la
Propofition que nous prononçons , ne foit pas conforme à la réalite des
chofes. Il y a, en fécond lieu, une Vérité Métaphyfique , qui n'eft autre
chofeque l'exiftence réelle des chofes, conforme aux idées auxquelles nous
avons attaché les noms dont on fe iert pour défigner ces chofes. Quoi qu'il
femble d'abord que ce n'eft qu'une fimple confidération de l'exiftence mê-
me des chofes, cependant à le coi de plus près, on verra qu'il ren-
ferme une Propofition tacite par où l'Efprit joint telle chofe particuliereà
l'idée qu'il s'en étoit formé a mt en lui aiïignant un certain nom.
Mais parce que ces confidérations fur la Vérité ont été examinées aupara-
vant, ou qu'elles n'ont pas beaucoup de rapport à notre préfent dellèin,
c'eft allez qu'en cet endroit nous les ayions indiquées en paflant.
CHA.
Des Propofitions ttniverfelles, de leur Vérité, &c. 47 tl
WW?^ 'Il*
CHAPITRE VI. Chap.VI,
Des Proportions uiiivtrfelles , de leur Vérité , & de leur Certitude.
J. 1. ^vLtoiq.ue la meilleure & !a plus fiire voye pour arriver à une 1X ett néc- .
\Jf connoiflance claire &diftincte, foie d'examiner les idées &d'en de parier des "u
juger par elles-mêmes, fans penfer à leurs noms en aucune manière; cepen- nncd/ûcoa.
danc c'eft , je penfe , ce qu'on pratique fore rarement , tant la coutume d'em- noiOïnce.
ployer des fons pour des idées a prévalu parmi nous. Et chacun peut re-
marquer combien c'eft une chofe ordinaire aux hommes de fe fervir des
noms à la place des idées, lors même qu'ils méditent & qu'ils raifonnent en
eux-mêmes , fur-tout fi les idées font fort complexes & compofées d'une
grande collection d'Idées fimples. C'eft là ce qui fait que la confidération
des mots& des Propofitions eft une partie fi néceflaire d'un difeours où l'on
traite de la Connoiflance, qu'il eft fort difficile de parler intelligiblement
de l'une de ces chofes fans expliquer l'autre.
§. 2. Comme toute la connoiflance que nous avons fe réduit uniquement neftdifficiie
à des véritez particulières, ou générales, il eft évident, que, quoi qu'on d'entendre des
• rr r • • ■ i>- n- 1 - • • i- i. veniez générales
punie faire pour parvenir a 1 intelligence des veritez particulières, 1 on ne fi elles ne font
fàuroit jamais faire bien entendre les véritez générales, qui font avec raifon p^"™1;^" dsp
l'objet le plus ordinaire de nos recherches, ni les comprendre que fort rare- verbales.
ment foi-même, qu'entant qu'elles font conçues & exprimées par des paro-
les. Ainfi, en recherchant ce qui conftituë notre Connoiflance, il ne fera
pas hors de propos d'examiner la vérité & la certitude des Propofitions Uni-
verfelles.
§. 3. Mais afin de pouvoir éviter ici I'illufion où nous pourroit jetter i'>-a une double
ni- • » 1 --il i~ •in." Ceiritude, l'une
1 ambiguïté des termes, ecueil dangereux en toute occaiion, il elt a Qe vérité, &
propos de remarquer qu'il y a une double certitude, une Certitude de Véri- l'™"e ds Con-
té & une Certitude de Conmiffance. Lorfque les mots f ts de telle ma- "
niére dans des Propofitions, qu'ils expriment exactement la convenance ou
la difeonvenance telle qu'elle eft réellement, c'eft une Certitude de Vérité.
Et la Certitude de Connoijfance conlifte à appercevoir la convenance ou la
difeonvenance des Idées, entant qu'elle eft exprimée dans des Propofitions,
C'eft ce que nous appelions ordinairement cûnnoïtre la vérité d'une Propo-
fition, ou en être certain.
§. 4. Or comme nous ne faurions être affûtez de lavérité d'aucune Propoji- 0nnepeill .
tion générale , à moins que nous ne connoiff.ons les bornes pécifes, 6? l'étendue aiiuré d'aucune
des EJpeces quefgnif.cn: les Termes dont elle ejî compofée, il feroit néceflàire ^ePqu*e°ie la
que nous connulïiuns l'Eflènce de chaque Efpèce, puifque c'eft .--"cEflèn- vemabie lorique
ce qui conftituë & termine l'Efpèce. C'eft ce qu'il ifé defai- quelrpecedonr
re a l'égard de toutes les Idées Simples &des Modes ;.car - iées Sim- a.^ftpar,é' ■•
pies & dans les Modes , l'Effence réelle & la nom 1 qu'une feule & ne Pascnn-
même chofe, ou, pour exprimer la même penfée res termes , l'idée
Q 0 0 3 »b-
%y% Des Proportions univerfelles,
CHAP. VI. abftraite que le terme général fignifie étant la feule chofe qui conflituë ou
qu'on peut fuppofer qui conftituë l'efTence & les bornes de l'Efpèce,on ne
peut être en peine de favoir jufqu'où s'étend l'Efpèce, ou quelles chofes
font comprifes fous chaque terme ; car il efl évident que ce font toutes cel-
les qui ont une exacle conformité avec l'idée que-ce terme fignifie, & nul-
le autre. Mais dans les Subfiances, où une Effence réelle, diflincte de la
nominale, efl fuppofée conftituer, déterminer & limiter les Efpèces, il
eil vifible que l'étendue d'un terme général efl fort incertaine; parce que
ne connoiflant pas cette eifence réelle,nous ne pouvons pas favoir ce qui efl
ou n'efb pas de cette Efpèce, & par conféquent, ce qui peut ou ne peut
pas en être affirmé avec certitude. Ainfi, lorfque nous parlons d'un Homme
ou de l'Or, ou de quelque autre Efpèce de Subftances naturelles, entant
que déterminée par une certaine Effence réelle que la Nature donne réguliè-
rement à chaqu - Invidu de cette Efpèce, & qui le fait être de cette Efpè-
ce, nous ne fauri ms être certains de la vérité d'aucune affirmation ou néga-
tion faite fur le fujet de ces Subfiances. Car à prendre Y Homme ou l'Or en
ce fens, pour une Efpèce de chofes, déterminée par des Eiîences réelles,
différentes de l'idée complexe qui eil dans l'Efprit de celui qui parle , ces
chofes ne fignifient qu'un je ne fin quoi ; & l'étendue de ces Efpèces , fixée
par de telles limites, eil fi inconnue & fi indéterminée qu'il efl impoifible
d'affirmer avec quelque certitude, que tous les hommes font raifonnables,
& que tout Or efl jaune. Mais lors qu'on regarde l'Effence nominale com-
me ce qui limite chaque Efpèce, & que les hommes n'étendent point l'ap-
plication d'aucun terme général au delà des Chofes particulières , fur lefquel-
les l'idée complexe qu'il fignifie, doit être fondée, ils ne font point en dan-
ger de méconnoître les bornes de chaque Efpèce , & ne fauroient douter fur
ce pié-là, fi une Propofition efl véritable, ou non. J'ai voulu expliquer en
flile Scholaflique cette incertitude des Propofitions qui regardent les Subf-
tances , & me fervir en cette occafion des termes & Effence & à'EJptce, afin
de montrer I'abfurdité & l'inconvénient qu'il y a à lé les figurer comme
quelque forte de réalitez qui foient autre chofe que des idées abflraites , dé-
lignées par certains noms. En effet, fuppofer que les Efpèces des Subllan-
ces foient autre chofe que la réduction même des Subfiances en certaines
fortes , rangées fous divers noms généraux , félon qu'elles conviennent aux
différentes idées abflraites que nous défignons par ces noms-là, c'efl con-
fondre la vérité, & rendre incertaines toutes les Propofitions générales
qu'on peut faire fur les Subftances. Ainfi, quoi que peut-être ces matières
pulfent être expofees plus nettement & dans un meilleur tour, à des gens
qui n'auroient aucune connoifTance de la Science Scholaflique; cependant
comme ces faufles notions à'Effences & $ Efpèces ont pris racine dans l'Ef-
prit de la plupart de ceux qui ont reçu quelque teinture de cette forte de
Savoir qui a fi fort prévalu dans notre Europe, il efl bon de les faire con-
noître &. de lès diffiper pour donner lieu à faire un tel ufage des mots , qu'il
puiffe faire entrer la certitude dans l'Efprit.
Ce'a regarde plus §. 5. Lors donc que les noms des Subftances font employez pour fignifier det
^"subftancest"' Efpèces qu'on fuppofe déterminées par des Effences réelles que nous ne connoiffons
pas,
de leur Vérité & de leur Certitude. Liv. IV. 479
pas, ils font incapables d'introduire la certitude clans l'Entendement; & nous Chap. VI
ne faurions être afliïrez de la vérité des Propoiltions générales, compofées
de ces fortes de termes. La raifon en eft évidente. Car comment pouvons-
nous être alïïïrez que telle ou telle Qualité eft dans l'Or, tandis que nous
ignorons ce qui eft, ou n'eft pas dans l'Or; puifque félon cette manière de
parler, rien n'eft Or, que ce qui participe à une eflence qui nous eft incon-
nue, &dont par conféquent nous ne faurions dire , où c'eft qu'elle eft, ou
n'eft pas ; d'où il s'enfuit que nous ne pouvons jamais être afllirez à l'égard
d'aucune partie de Matière qui foit dans le Monde, qu'elle eft, ou n'eft
pas Or en ce fens-la ; par la raifon qu'il nous eft abfolument impoflïble de
favoir , fi elle a , ou n'a pas ce qui fait qu'une chofe eft appellée Or, c'eft-
à-dire, cette eflence réelle de l'Or dont nous n'avons abiblument aucune
idée. Il nous eft, dis-je, auffi impoflïble de favoir cela, qu'il l'eft à un
Aveugle de dire en quelle Fleur fe trouve ou ne le trouve point la Couleur
de * Penfée, tandis qu'il n'a abfolument aucune idée de la Couleur de Penfée. * c'eft le nom
Ou bien, fi nous pouvions favoir certainement (ce qui n'eft pas poflib(e') d'une Fle"r affe?
n. î- rr ■ 11 • rr i i r . ■» , ' conlllie. Voyez le
ou elt 1 eflence réelle que nous ne connoiflons pas, dans quels amas de Ma- niaionnaire de
tiére eft, par exemple, l'eflence réelle de l'Or, nous ne pourrions' pour- 1^Jce"Jm'c Fraa~
tant point être affurez que telle ou telle Qualité put être attribuée avec vé-
rité à l'Or, puifqu'il nous eft impoilible de connaître qu'une telle Qualité
ou Idée ait une liaifon néceffàire avec une Fffence réelle dont nous n'avons
aucune idée, quelle que foit l'Efpèce qu'on puufe imaginer que cette Eflen-
ce qu'on fuppofe réelle, conftituë effectivement.
§. 6. D'autre part, quand les noms des Subftances font employez, com- n n-y 3 qiiepea
me ils devroient toujours l'être, pour défigner les idées que les hommes ont A'-. Pr°p°i'''°ns
dans l'Efprit,quoi qu'ils ayent alors une lignification claire & déterminée, sXuncc"dom"
ils ne fervent pourtant pas encore à former plufieurs Propofitions univerfelles, vérit* l0lt con-
de la vérité desquelles nous puijfions être affûrez. Ce n'eft pas à caufe qu'en
faifant un tel ufage des mots, nous fcmmes en peine de favoir quelles cho-
fes ils fignifient ; mais parce que les Idées complexes qu'ils fignifient, font
telles combinaifons d'Idées fimples qui n'emportent avec elles nulle con-
nexion , ou incompatibilité vilible qu'avec très-peu d'autres Idées.
§. 7. Les Idées complexes que les Noms que nous donnons aux Efpèces v"ce qu'°". ne
des Subftances, fignifient, font des Collections de certaines Qualitez que qu-eVpeTdTren-
nous avons remarqué coè'xifter dans un * foûtien inconnu quenous appelions tom es la co«xif-
o ta nit • r ■ * • n tenctde leurs
ùubjtance. Mais nous ne launons connoitre certainement quelles autres idée
Qualitez coè'xiftent néceflairement avec de telles combinaifons ; à moins * ^-V7™""».
que nous ne puiiiions découvrir leur dépendance naturelle, dont nous ne
laurions porter la connoiflance fort avant à l'égard de leurs Premières Qua-
litez. Et pour toutes leurs fécondes Qualitez , nous n'y pouvons abfolu-
ment point découvrir de connexion pour les raifons qu'on a vu dans le Cha-
pitre III. de ce IV. Livre ; premièrement , parce que nous ne connoiflbns
point les conftitutions réelles des Subftances, defquelles dépend en particu-
lier chaque féconde Qualité; & en fécond lieu, parce que fuppofé que cela
nous fût connu, il nu pourroit nous fervir que pour une connoiflance expé-
rimentale, & non pour une connoiflance univerfelle, ne pouvant s'étendre
avec
480 Des Proportions uni-ver J "elles ,
C H A p. VI. avec certitude au delà d'un tel ou d'un tel exemple , parce que notre Enten-
dement ne fauroit découvrir aucune connexion imaginable entre une Secon-
de Qualité & quelque modification que ce foit d'une des Premières Qualiiez.
Voilà pourquoi l'on ne peut former fur les Subftances que fort peu de Pro-
portions générales qui emportent avec elles une certitude indubitable.
Exemple dans g. g- Tout Or eft fixe , eft une Propofition dont nous ne pouvons pas
connoître certainement la vérité ; quelque généralement qu'on la croye
véritable. Car fi félon la vaine imagination des Ecoles , quelqu'un vient à
fuppofer que le mot Or fignifie une Efpèce de chofes, diftinguée par la
Nature à la faveur d'une Efience réelle qui lui appartient, il efb évident
qu'il ignore quelles Subftances particulières font de cette Efpèce, &
qu'ainfi il ne fauroit avec certitude affirmer univerfellemerit quoi que ce
foit de l'Or. Mais s'il prend le mot Or pour une Efpèce déterminée par
l'on Effence nominale; que l'Eflence nominale foit, par exemple , l'idée
complexe d'un Corps d'une certaine couleur jaune , malléable , fufible, &
plus pefant qu'aucun autre Corps connu ; en employant ainfi [e mot Or
dans fon ufage propre, il n'eft pas difficile de connoître ce qui eft ou n'eft
pas Or. Mais avec tout cela, nulle autre Qualité ne peut être univer-
sellement affirmée ou niée avec une certitude de l'Or, que ce qui a avec
cette ElTence nominale une connexion ou une incompatibilité qu'on peut
découvrir. La Fixité , par exemple , n'ayant aucune connexion néceffai-
re avec la Couleur, la Pefanteur, ou aucune autre idée fimple qui en-
tre dans l'idée complexe que nous avons de l'Or, ou avec cette com-
binaifon d'Idées pfifes enfemble , il eft impoiîïble que nous puiffions
connoître certainement la vérité de cette Propofition , Que tout Or eft
fixe.
§. 9. Comme on ne peut découvrir aucune liaifon entre la Fixité
& la Couleur , la Pefanteur , & les autres idées fimples de l'Eflence
nominale de l'Or, que nous venons depropofer; de même fi nous fai-
fons que notre Idée complexe de l'Or, foit un Corps jaune, fufible,
dutlile , pefant & fixe , nous ferons dans la même incertitude à l'égard
de fa capacité d'être difious dans Y Eau Regale , & cela par la même
raifon ; puifque par la confidération des idées mêmes nous ne pouvons
famais affirmer ou nier avec certitude d'un Corps dont l'Idée complexe
renferme la couleur jaune, une grande pefanteur, la ductilité, la fufi-
bilité & la fixité , qu'il peut être diflbus dans Y Eau Regale ; & ainfi
du refte de fes autres Qualitez. Je voudrois bien voir une affirmation
générale touchant quelque Qualité de l'Or, dont on puiffe être certai-
nement affiné qu'elle eft véritable. Sans doute qu'on me répliquera d'a-
bord; voici une Propofition Univerfelle tout-à-fait certaine, Tout Or eft
malléable. A quoi je répons : C'eft-là, j'en conviens, une Propofition très-
affurée, fi la Malléabilité fait partie de l'idée complexe que le mot Or fi-
gnifie. Mais tout ce qu'on affirme de l'Or en ce cas-là, c'eft que ce fon
fignifie une idée dans laquelle eft renfermée la Malléabilité ; efpèce de vé-
rité & de certitude toute Yemblable à cette affirmation , Un Centaure eft un
minimal à quatre pies. Mais fi la Malléabilité ne fait pas partie de l'Eflence
fpé-
de leur Vérité & de leur Certitude. L i v. I V. 48 1
fpécifique, fignifié par le mot Or, il cfl vifible que cette affirmation , Tout Chat. VI.
Or eft malléable, n'etl pas une Propofition certaine; car que l'idée comple-
xe de l'Or foie compolee de telles autres Qualitez qu'il vous plairra fuppo-
fer dans l'Or, la Malléabilité ne paraîtra point dépendre de cette idée
complexe, ni découler d'aucune idée fimple qui y foit renfermée. La
connexion que la Malléabilité a avec ces autres Qualitez, fi elle en a au-
cune, venant feulement de l'intervention de la conllitution réelle de fes
parties infenfibles, laquelle conllitution nous étant inconnue, il eft im-
poffible que nous appercevions cette connexion , à moins que nous ne
puiilions découvrir ce qui joint toutes ces Qualitez enfemble.
§. 10. A la vérité , plus le nombre de ces Qualitez coè'xiftantes que nous jufqu'ob cette
réunifions fous un feul nom dans une Idée complexe, eft grand, plus nous ^foT™V?ut-
rendons la fignification de ce mot précife & déterminée. Mais pourtant que là les p'ropo.
nous ne pouvons jamais la rendre par ce moyen capable d'une certitude uni- {ës'0p" uvèntVtte"
verfelle par rapport à d'autres Qualitez qui ne font pas contenues dans no- «'"mes. Mais
• •» ^^* ce 1 1 ne i'c t fiil
tre Idée complexe; puifque nous n appercevons point la liaifon ou la dé- pas fou loin.
pendance qu'elles ont l'une avec l'autre, ne connoiiïant ni la conllitution
réelle fur laquelle elles font fondées, ni comment elles en tirent leur origi-
ne. Car la principale partie de notre ConnoifTance fur les Subftances ne
confifte pas Amplement , comme en d'autres chofes , dans le rapport de deux
Idées qui peuvent exifter feparément , mais dans la liaifon & dans la coè'xif-
tence néceflaire de plulîeurs idées diftinéles dans un même fujet, ou dans
leur incompatibilité à coëxifter de cette manière. Si nous pouvions com-
mencer par l'autre bout, & découvrir en quoi confifte une telle Couleur,
ce qui rend un Corps plus léger ou plus pelant, quelle contexture de par-
ties le rend malléable, fufible, fixe & propre à être difibus dans cette efpè-
ce de liqueur & non dans une autre; fi, dis-je, nous avions une telle idée
des Corps, & que nous pulfions appercevoir en quoi confiftent originaire-
ment toutes leurs Qualitez fenfibles, & comment elles font produites,
nous pourrions nous en former de telles idées abftraites qui nous ouvriraient
le chemin à une connoifiance plus générale, & nous mettraient en état de
former des Propofitions univerfelles , qui emporteraient avec elles une cer-
titude & une vérité générale. Mais tandis que nos idées complexes
des Efpèces des Subftances font fi éloignées de cette conllitution réella
& intérieure, d'où dépendent leurs Qualitez fenfibles; & qu'elles ne font
compofées que d'une collection imparfaite des Qualitez apparentes que nos
Sens peuvent découvrir, il ne peut y avoir que très-peu de Propofitions gé-
nérales touchant les Subftances, de la vérité réelle defquelles nous puif-
fions être certainement afiurez, parce qu'il y a fort peu d'Idées (impies
dont la connexion & la coè'xiftence néceffaire nous foient connues d'une
manière certaine & indubitable. Je croi pour moi, que parmi toutes les
fécondes Qualitez. des Subftances, & parmi les Puiflances qui s'y rapportent,
on n'en fauroit nommer deux dont la coè'xiftence nécefiaire ou l'incompa-
tibilité puiffe être connue certainement, hormis dans les Qualitez qui ap-
partiennent au même Sens, lefquelles s'excluent néceffairement l'une l'au-
tre, comme je l'ai déjà montre. Perfonne, dis-je, ne peut connoître cer-
Ppp taine-
48 z Des Propo/îtions univerfeîleî,
C h a p. V I. tainement par la couleur qui eft dans un certain Corps , quelle odeur , quel
goût, quel fon, ou quelles Qualkez ta6liies.il a, ni quelles altérations il
elt capable de faire fur d'autres Corps, ou de recevoir par leur moyen. On
peut dire la même chofe du Son, du Goût, &C. Comme les noms fpé-
cifiques dont nous nous fervons pour défigner les Subfiances, fignifient des
Collections de ces fortes d'Idées, il ne faut pas s'étonner que nous ne puif-
fions former avec ces noms que fort peu de Propositions générales d'une
certitude réelle & indubitable. Mais pourtant lorfque l'Idée complexe de
quelque forte de Subftances que ce foit, contient quelque idée Ample dont
ou peut découvrir la coè'xiftence néceffaire qui eft entr'elle & quelque au-
tre idée; jufque-là l'on peut former fur cela des Propofitions univerfelles
qu'on a droit de regarder comme certaines: fi par exemple, quelqu'un
pouvoir découvrir une connexion nécefTaire entre la Malléabilité & la Cou-
leur ou la Pefanteur de l'Or, ou quelqu'autre partie de l'Idée complexe qui
efl defignée par ce nom-là , il pourroit former avec certitude une Propor-
tion univerfelle touchant l'Or confideré dans ce rapport ; & alors la véri-
té réelle de cette Propofition, Tout 0> efl malléable, feroit aufïï certaine
que la vérité de celle-ci, Les trois singles de tout Triangle reSlangle font égaux
à deux Droits.
Parce que les g. n. Si nous avions de telles idées des Subftances , que nous puT:o:is
^lent'noridéeT' connoître , quelles conftkutions réelles produifent les Qualkez fenfibles
conMi'.exei des que nous v remarquons, & comment ces Qualkez en découlent, nous
cenr.poui upia- poumons par les Idées ipecifiques de leurs Eliences réelles que nous
part , de caiiies aurions dans l'Efprit , déterrer plus certainement leurs Propriétez, &
-que nous découvrir quelles font les Qualkez que les Subftances ont, ou n'ont pas;
peictToj"11* ap' que nous ne pouvons le faire préfentement par le fecours de nos Sens ; de
forte que pour connokre les propriétez de TOr, il ne feroit non plus né-
cefTaire, que l'Or exiftàt, & que nous fiffions des expériences fur ce Corps
que nous nommons ainli, qu'il efl nécefTaire, pour connoître les proprié-
tez d'un Triangle, qu'un Triangle exifle dans quelque portion de Matière.
L'idée que nous aurions dans l'Efprit fervirok auiîi bien pour l'un que
pour l'autre. Mais tant s'en faut que nous ayions été admis dans les Secrets
de la Nature, qu'à peine avons-nous jamais approché de l'entrée de ce
Sanctuaire. Car nous avons accoutumé de coniiderer les Subftances que
nous rencontrons, chacune à part, comme une chofe entière qui fubiilte
par elle-même, qui a en elle-même toutes fes Qualkez, & qui eft indé-
pendante de toute autre chofe ; c'efl, dis-je, ainîi que nous nous repréfen-
tons les Subftances fans fonger pour l'ordinaire aux opérations de cette ma-
tiére fluide & invifible dont elles font environnées, des mouvemens & des
opérations de laquelle matière dépend la plus grande partie des Qualkez
qu'on remarque dans les Subftances , & que nous regardons comme les mar-
ques inhérentes de diflinétion , par où nous les connoiïTons, & en vertu
defquelles nous leur donnons certaines dénominations. Mais une pièce
d'Or qui exifteroit en quelque endroit par elle-même, leparée de l'irnpref-
fion & de l'influence de tout autre Corps, perdroit aufli-tot toute fa cou-
leur & fa pefanteur , & peut-être auffi fa Malléabilité , qui pourroit bien
fe
de leur Vérité & de leur Certitude. L i v. I V- 483
fe changer en une parfaite friabilité ; car je ne vois rien qui prouve le con- C 11 a r. V l.
traire. . L'Eau dans laquelle la fluidité cil par rapport à nous une Qualité
efTentielle, cefferoit d'être fluide, fi elle étoit laiffée à elle-même. Mais
fi les Corps inanimez dépendent fi fort d'autres Corps extérieurs, par rap-
port à leur état préfent, en forte qu'ils ne feroient pas ce qu'ils nous paroif-
fentetre, fi les Corps qui les environnent , étoient éloignez d'eux; cette
dépendance efl encore plus grande à l'égard des Végétaux qui font nourris ,
qui croifient, & qui produifent des feuilles, des fleurs, & de la femence
dans une confiante fuccellion. Et fi nous examinons de plus près l'état des
Animaux, nous trouverons que leur dépendance par rapport à la vie, au
Mouvement & aux plus confidérables Qualitez qu'on peut obferver en eux,
roule fi fort fur des caufes extérieures & fur des Qualitez d'autres Corps qui
n'en font point partie, qu'ils ne fauroient fubfifter un moment fans eux,
quoi que pourtant ces Corps dont ils dépendent ne foient pas fort confide-
rez en cette occafion , & qu'ils ne faffent point partie de l'Idée complexe
que nous nous formons de ces Animaux. Otez l'Air à la plus grande partie
des Créatures vivantes pendant une feule minute, &elles perdront aulfi-tot
le fentiment , la vie & le mouvement. C'efi dequoi la nécellité de relpirer
nous a forcé de prendre connoiffance. Mais combien y a-t-il d'autres Corps
extérieurs, & peut-être plus éloignez, d'où dépendent les refforts de ces
admirables Machines, quoi qu'on ne les remarque pas communément, &
qu'on n'y faffe même aucune reflexion , & combien y en' a-t-il que la re-
cherche la plus exacte ne fauroit découvrir ? Les Habitans de cette petite
Boule que nous nommons la Terre, quoi qu'éloignez du Soleil de tant de
millions de lieues , dépendent pourtant fi fort du mouvement duè'ment tem-
péré des Particules qui en émanent & qui font agitées par la chaleur de cet
Aftre , que fi cette Terre étoit transférée de la fituation où elle fe trouve
préfentement,àune petite partie de cette diitance,de forte qu'elle fût pla-
cée un peu plus loin ou un peu plus près de cette fource de chaleur, il effc
plus que probable que la plus grande partie des Animaux qui y font, péri-
roient tout aulîi-tôt, puifque nous les voyons mourir fi fouvent par l'excès
ou le défaut de la Chaleur du Soleil , à quoi une pofition accidentelle les
expofe dans quelques parties de ce petit Globe. Les Qualitez qu'on remar-
que dans une Pierre d'Aimant doivent néceiiairement avoir leur caufe bien
au delà des limites de ce Corps; & la mortalité qui fe répand fouvent fur
différentes efpèces d'Animaux par des Caufes invifibles, & la mort qui, à
ce qu'on dit, arrive certainement à quelqu'un d'eux dès qu'ils viennent à
palTer la Ligne, ou à d'autres, comme on n'en peut douter, pour être
transportez dans un Paï's voifin , tout cela montre évidemment que le con-
cours & l'opération de divers Corps avec lefquels on croit rarement que ces
Animaux ayent aucune relation, eft abfolument néceflairë.pour faire qu'ils
foient tels qu'ils nous parodient, &pour conferver ces Qualitez par où nous
les connoifïbns & les difiinguons. Nous nous trompons donc entièrement,
de croire que les Choies renferment en elles-mêmes les Qualitez que nous y
remarquons : & c'efi. en vain que nous cherchons dans le corps d'une Mou-
che ou d'un Eléphant la conllitution d'où dépendent les Qualitez & les
Ppp 2 Puif-
4S4 Des Proportions universelles ,'
CnAF. VI. Puiflanees que nous voyons dans ces Animaux, puifque pour en avoir une
parfaite connoiilance il nous faudrait regarder non feulement au delà de cet-
te Terre & de notre Atmofphere , mais même au delà du Soleil , ou des
Etoiles les plus éloignées que nos yeux ayent encore pu découvrir : car il
nous eft impoflible de déterminer jufqu'à quel point l'exiftence & l'opération
des Subfiances particulières qui font dans notre Globe dépendent deCaufes
entièrement éloignées de notre vue. Nous voyons & nous appercevons
quelques mouvemens & quelques opérations dans les chofes qui nous envi-
ronnent: mais de favoir d'où viennent ces flux de Matière qui confervent
en mouvement & en état toutes ces admirables Machines, comment ils font
conduits & modifiez, c'eft ce qui pafle notre connoiffance& toute la capa-
cité de notre Efprit ; de forte que les grandes parties, & les roués , Il j'ofe
ainfldire, de ce prodigieux Bâtiment que nous nommons l'Univers, peu-
vent avoir entr^eites une telle connexion & une telle dépendance dans leurs
influences & dans leurs opérations ( car nous ne voyons rien qui aille à éta-
blir le contraire ) que les Chofes qui font ici dans le coin que nous habitons,
prendraient peut-être une toute autre face, & cefleroient d'être ce qu'elles
font, fi quelqu'une des Etoiles ou quelqu'un de ces vaftes Corps qui font à
une diilance inconcevable de nous, cefioit d'être, ou de fe mouvoir com-
me il fait. Ce qu'il y a de certain , c'eft que les Chofes , quelque parfaites
& entières qu'elles paroilTent en elles-mêmes, ne font pourtant que des apa-
nages d'autres parties de la Nature, par rapport à ce que nous y voyons de
plus remarquable: car leurs Qualitez fenfibles, leurs actions <Sc leurs puif-
lances dépendent de quelque chofe qui leur eft extérieur. Et parmi tout ce
qui fait partie de la Nature , nous ne connoiflbns rien de fi complet & de fi
parfait qui ne doive fon exiftence & fes perfections à d'autres Etres qui font
dans fon voifinage: de forte que pour comprendre parfaitement les Quali-
tez qui font dans un Corps, il ne faut pas borner nos penfeesàla coniidera-
tion de fa furface, mais porter notre vue beaucoup plus loin.
§. 12. Si cela eft ainfi , il n'y a pas lieu de s'étonner que nous
avions des idées fort imparfaites des Subflanees ; & que les Effences
réelles d'où dépendent leurs propriétez & leurs opérations , nous foient
inconnues. Nous ne pouvons pas même découvrir quelle eft la grof-
feur, la figure & la contexture des petites particules aétives qu'elles ont
réellement , & moins encore les difierens mouvemens que d'autres Corps
extérieurs communiquent à ces particules, d'où dépend & par où fe
forme la plus grande & la plus remarquable partie des Qualitez que
nous obfervons dans ces Subftances, & qui conftituent les Idées com-
plexes que nous en avons. Cette feule conlideration fuffit pour nous
faire perdre toute efpérance d'avoir jamais des idées de leurs effences
réelles, au défaut defquelles les Effences nominales que nous leur fub-
ftituons, ne feront guère propres à nous donner aucune Connoiffance
générale, ou à nous fournir des Propofitions univerfelles, capables d'une
certitude réelle.
Le iu°env>nt §• *3- Nous ne devons donc pas être furpris qu'on ne trouve de cer-
peni s efer.a.e titude que dans un très-petit nombre de Propofitions générales qui re-
• int> gar-
de leur Vérité & de leur Certitude. Liv. IV. 485-
gardent les Subfiances. La connoiffance que nous avons de leurs Qua- C h ap. VI.
litez & de leurs Proprietez s'étend rarement au delà de ce que nos "v,s " n'e!* P1»
Sens peuvent nous apprendre. Peut-être que des gens curieux oc ap-
pliquez à faire des Obfervations peuvent, par la force de leur Juge-
ment , pénétrer plus avant , & par le moyen de quelques probabilitez
déduites d'une obfervation exacte, & de quelques apparences réunies à
propos, faire fouvent de jufles conjectures fur ce que l'Expérience ne
leur a pas encore découvert. Mais ce n'eft toujours que conjecturer ,
ce qui ne produit qu'une fimple opinion, & n'eft nullement accom-
pagné de la certitude néceffaire à une vraye connoiffance ; car toute
notre Connoiffance générale eft uniquement renfermée dans nos pro-
pres penfées, & ne conQfte que dans la contemplation de nos propres
Idées abftraites. Par-tout où nous appercevons quelque convenance ou
quelque difeonvenance entr'elles, nous y avons une connoiffance géné-
rale ; de forte que formant des Propoficions . ou joignant comme il faut
les noms de ces Idées, nous pouvons prononcer des véritez générales
avec certitude. Mais parce que dans les Idées abftraites des Subflan-
ces que leurs noms fpécifiques fignifient, lorfqu'ils ont une fignification
diftincte & déterminée, on n'y peut découvrir de liaifon ou d'incom-
patibilité qu'avec fort peu d'autres Idées ; la certitude des Propofitions
univerfelles qu'on peut faire fur les Subftances, eft extrêmement bornée
& defeclueufe dans le principal point des recherches que nous faifons
fur leur fujet; & parmi les noms des Subftances à peine y en a-t-il
un feul (que l'idée qu'on lui attache foit ce qu'on voudra) dont nous
puiffions dire généralement & avec certitude qu'il renferme telle ou tel-
le autre Qualité qui ait une coëxiftence ou une incompatibilité con-
fiante avec cette Idée par-tout où elle fe rencontre.
§. 14. Avant que nous puiffions avoir une telle connoiffance dans un ce qui eft nécer-
dégré paffable, nous devons favoir premièrement quels font les chan- J^" P""^!^
gemens que les premières ghialitez d'un Corps produifent régulièrement connoiuekt
dans les premières Qualitez d'un autre Corps , & comment fe fait cet- Su auces'
te altération. En fécond lieu, nous devons favoir quelles premières Quali-
tez d'un Corps produifent certaines fenfations ou idées en nous. Ce qui ,
à le bien prendre, nefignifie pas moins que connoître tous les effets de la
Matière fous fes diverfes modifications de grofieur, de figure, de cohéfion
de parcies, de mouvement & de repos; ce qu'il nous efl abfolument impof-
fible de connoître fans Révélation , comme tout le monde en conviendra*
fi je ne me trompe. Et quand même une Révélation particulière nous ap-
prendrait quelle force de figure, de groffeur & de mouvement dans les par-
ties infenfibles d'un Corps devrait produire en nous la fenfation de la Cou-
leur jaune, & quelle efpèce de figure, de grofieur & de contexture de par-
ties doit avoir la fuperficie d'un Corps pour pouvoir donner à de tels cor-
pufcules le mouvement qu'il faut pour proemire cette couleur, cela fumroit-
il pour former avec certitude des Propofitions univerfelles touchant les dif-
férentes efpèces de figure, de grofieur, de mouvement, & de contexture,
par où les particules infenfibles des Corps produifent en nous un nombre in-
Ppp 3 fini
4S6
De s Proportions uni-verJeV.es,
Cuap. VI.
Tandis que nos
Idées des Sub-
ftances ne ren-
ferment point
leurs confritu-
tions retllcs,
nous re pou-
vons former fut
leur fujer, que
peu de Propor-
tions ge'ne'rales,
certaines.
fini de fenfations? Non fans doute, à moins que nous n'euffions des facul-
tez allez fubtiles pour appercevoir au jufte la grofieur, la figure, la
contexture, & le mouvement des Corps, dans ces petites particules par
où ils opèrent fur nos Sens ; afin que par cette connoiiTance nous puf-
fions nous en former des idées abflraites. Je n'ai parlé dans cet en-
droit que des Subftances corporelles, dont les opérations femblent avoir
plus de proportion avec notre Entendement ; car pour les opérations
des Elprits, c'eft- à-dire, la Faculté de penfer & de mouvoir des Corps,
nous nous trouvons d'abord tout-à-fait hors de route à cet égard;
quoi que peut-être après avoir examiné de plus près la nature des Corps
& leurs opérations , & confideré jufqu'où les notions mêmes que nous
avons de ces Opérations peuvent être portées avec quelque clarté au
delà des faits fenfibles, nous ferons contraints d'avouer qu'à cet égard
même toutes nos découvertes ne fervent prefque à autre chofe qu'à nous faire
voir notre ignorance, & l'abfoluë incapacité où nous fommes de trouver
rien de certain fur ce fujet.
g. 15. Il eft, dis-je, de la dernière évidence, que les conftitutions réel-
les des Subftances n'étant pas renfermées dans les Idées abflraites & com-
plexes que nous nous formons des Subftances & que nous défignons par leurs
noms généraux, ces idées ne peuvent nous fournir qu'un petit degré de cer-
titude univerfelle. Parce que dès-là que les Idées que nous avons des Sub-
ftances, ne comprennent point leurs conftitutions réelles, elles ne font point
compofées de la chofe d'où dépendent les Qualitez que nous obfervons dans
ces Subftances , ou avec laquelle elles ont une liaifon certaine, & qui pour-
roit nous en faire connoître la nature. Par exemple, que l'idée à laquelle
nous donnons le nom à' Homme foit, comme elle eft communément, un
Corps d'une certaine forme extérieure avec du Sentiment, de la Raifon,
<Sc la Faculté de fe mouvoir volontairement. Ccmme c'eft là l'idée abftrai-
te, & par conféquent l'Elfence de l'Efpèce que nous nommons Homme,
nous ne pouvons former avec certitude que fort peu de Propofitîons géné-
rales touchant Y Homme, pris pour une telle Idée complexe. Parce que ne
connoiffant pas la conftitution réelle d'où dépend le fentiment, la puiffan-
ce de fe mouvoir & de raifonncr, avec cette forme particulière, & par où
ces quatre chofes fe trouvent unies enfemble dans le même fujet , il y a fort
peu d'autres Qualitez aveclefquelles nouspuiffions appercevoir qu'elles ayent
une liaifon neceffaire. Ainfi , nous ne finirions affirmer avec certitude que
tous les hommes dorment à certains intervalles , qu 'aucun homme ne peut Je
nourrir avec du bois ou des pierres , que la Ciguë efl un poifon pour tous les hom-
mes; parce que ces Idées n'ont aucune liaifon ou incompatibilité avec cette
Effence nominale que nous attribuons à Y Homme , avec cette idée abftraùe
que ce nom fignifie. Dans ce cas & autres femblables nous devons en ap-
peller à des Expériences faites fur des fujets particulieis, ce qui ne fauroit
s'étendre fort loin. A l'égard du refte nous devons nous contenter d'une
fimple probabilité; car nous ne pouvons avoir aucune certitude générale,
pendant que notre Idée fpécinque de l'Homme ne renferme point cette
conftitution réelle qui eft la racine à laquelle toutes fes Qualitez infeparables
font
De leur Vérité & àe leur Certitude. Liv. IV. 487
font unies, & d'où elles tirent îéiïr origine. Et tandis que l'idée que nous Cil A T. VI.
faifons fignifier au mot Homme n'efl qu'une collection imparfaite de quel-
ques Qualités fenfibles & de quelques Puiffances qui fe trouvent en lui,
nous ne (aurions découvrir aucune connexion ou incompatibilité entre no-
tre Idée fpécifique & l'opération que les parties de la Ciguë ou des pierres
doivent produire fur fa conflitution. Il y a des Animaux qui mangent de la
Ciguë fans en être incommodez, & d'autres qui fe nourriffent de bois &
de pierres ; mais tant que nous n'avons aucune idée des conflitutions réel-
les de différentes fortes d'Animaux, d'où dépendent ces Qualitez, ces
Puiffances-là & autres femblables , nous ne devons point efpérer de venir
jamais à former , fur leur fujet , des Propolidons univerfelles d'une entiè-
re certitude. Ce qui nous peut fournir de telles Propofitions , c'efl feu-
lement les Idées qui font unies avec notre Elfence nominale ou avec quel-
qu'une de fes parties par des liens qu'on peut découvrir. Mais ces Idées-
là font en fi petit nombre & de fi peu d'importance , que nous pouvons
regarder avec raifon notre Connoiflànce générale touchant les Subfiances
(j'entens une connoilfance certaine) comme n'étant prefque rien du tout.
§. 16. Enfin, pour conclurre, les Propofitions générales, de quelque e„ quoi con-
efpèce qu'elles foient, ne font capables de certitude, que lorfque les ter- £*<=, u seitkude
mes dont elles font compofées, lignifient des Idées dont nous pouvons dé- p!opoûîk>nsS.
couvrir la convenance & la difeonvenance félon qu'elle y eft exprimée. Et
quand nous voyons que les Idées que ces termes fignifient, conviennent ou
ne conviennent pas, félon qu'ils font affirmez ou niez l'un de l'autre, c'efl
alors que nous fommes certains de la vérité ou de la fauffeté de ces Propo-
fitions. D'où nous pouvons inférer qu'une Certitude générale ne peut ja-
mais fe trouver que dans nos Idées. Que fi nous Talions chercher ailleurs
dans des Expériences ou des Obfervations hors de nous, dès-lors notre
Counoiflance ne s'étend point au delà des exemples particuliers. C'eft la
contemplation de nos propres Idées abflraites qui feule peut nous fournir
une Connoijfance générale.
C II A P I ï R E VII. Chap. VIL
Des Propofitions qu'on nomme Maximes ou Axiomes.
J. 1. IL y a une efpèce de Propofitions qui fous le nom de Maximes & Les Axiomes
1 & Axiomes ont paffé pour les Principes des Sciences : & parce [""'^x^mes,
qu'elles font évidentes par elles-mêmes, on a fuppofé qu'elles étoient innées ,
fans que perfonne ait jamais tâché ( que je fâche) de faire voir la raifon & le
fondement de leur extrême clarté, qui nous force , pour ainfi dire, à leur
donner notre confentement. Il n'efl pourtant pas inutile d'entrer dans cet-
te recherche, & devoir fi cette grande évidence efl particulière à ces feu-
les Propofitions, comme aufli d'examiner jufqu'où elles contribuent à nos
autres ConnohTances.
5- 2- La
483
Des Axiomes. Liv. IV.
Chap. VII.
En quoi con-
cilie cette évi-
dent: immédiat!.
Elle n'eft pis
particulière aux
propositions
qui'paffent
pour Axiomes.
I. A. l'égard de
l'Identité' & d:
la Diverfité
toutes les Pro-
portions iont
également évi-
dentes pai el-
les-mêmes.
§. 2. La Connoiflance confifle, comme je l'ai déjà montré, dans la per-
ception de la convenance ou de la difconvenance des Idées. Or par-tout
où cette convenance ou difconvenance eft apperçuc immédiatement par el-
le-même, fans l'intervention ou le fecours d'aucune autre Idée, notre Con-
noiflance eA évidente par elle-même. C'efl dequoi fera convaincu tout hom-
me qui confiderera une de ces Propofitions auxquelles il donne fon confen-
tement dès la première vûë fans l'intervention d'aucune preuve; car il
trouvera que la raifon pourquoi il recuit toutes ces Propofitions , vient de
la convenance ou de la difconvenance que l'Efprit voit dans ces Idées en les
comparant immédiatement entr'elles félon l'affirmation ou la négation qu'el-
les emportent dans une telle Propofition.
§. 3. Cela étant ainfi, voyons préfentement fi cette ( 1 ) évidence immé-
diate ne convient qu'à ces Propofitions auxquelles on donne communément
le nom de Afaximes, & qui ont l'avantage de paiTer pour axiomes. Il eft
tout vifible, que plulieurs autres Véritez qu'on ne reconnoit point pour
Axiomes font aufli évidentes par elles-mêmes que ces fortes de Propofitions.
C'eft ce que nous verrons bien-tôt, fi nous parcourons les différentes for-
tes de convenance ou de difconvenance d'Idées que nous avons propofé ci-
defliis, favoir, Y Identité, la relation, la cocxijïence, & Vexiflence réelle; par
où nous reconnoîtrons que non feulement ce peu de Propofitions qui ont
pafle pour Maximes font évidentes par elles-mêmes, mais que quantité, ou
plutôt une infinité d'autres Propofitions le font aufli.
§. 4. Car premièrement la perception immédiate d'une convenance ou
difconvenance à' Identité, étant fondée fur ce que l'Efprit a des Idées dif-
tinc~r.es , elle nous fournit autant de Propofitions évidentes par elles-mêmes
que nous avons d'Idées difl.inc~r.es. Quiconque a quelque connoiflance , a
diverfes idées diflinctes qui font comme le fondement de cette Connoiflan-
ce: &. le premier acte de l'Efprit fans quoi il ne peut jamais être capable
d'aucune connoiflance, confifle à connoître chacune de fes Idées par elle-
même, & à la diftinguer de toute autre. Chacun voit en lui-même qu'il
connoit les idées qu'il a dans l'Efprit , qu'il connoit aufli quand c'eft qu'u-
ne Idée eft préfente à fon Entendement , & ce qu'elle eft; & que lorfqu'il
y en a plus d'une , il les connoit diftinclement , & fans les confondre l'une
avec l'autre. Ce qui étant toujours ainfi, (car il eft impoflible qu'il n'ap-
peryoive point ce qu'il apperçoit) il ne peut jamais douter qu'une Idée qu'il
a dans l'Efprit, n'y foit actuellement, & ne foit ce qu'elle eft; & que deux
Idées diftincles qu'il a dans l'Efprit, n'y foient effectivement, & ne foient
deux idées. Ainfi, toutes ces fortes d'affirmations & de négations fe font
fans qu'il foit pollible d'héfiter, d'avoir aucun doute ou aucune incertitude
à leur
(0 Stlftz'tdenct: mot expreflif en Anglois,
qu'on ne peut rendre en I ranço's, li je ne me
trompe, que par peiiphrafe. ( 'efi la propriété
qu'a une l'rojojition d être ividlfltt var elie-n.i-
tne; ce que j'appelle évidence imnédiau, pour
ne pas embarra er le Difcoius par une longue
circonlocution. Après ce que l'Auteur vient
de dire dans le Paragraphe précèdent , il étoit
aile d'entendre ici ce que j ai vou'.u d re par
cette expielîion. Mais comme 'endura peut-
être befoin dars la luire, j'ai crû hu il ne (croit
pas inutile davetir le l eckur que c'elt-là le
îens que je lui donnerai conltamment.
jD« Axiomes. Liv. IV. 489
à leur égard ; & nous ne pouvons éviter d'y donner notre confentement , Chap. VIL
dès que nous les comprenons, c'eft-à-dire , dès que nous avons dans l'Ef-
prit les idées déterminées qui font délignées par les mots contenus dans la
Propoiition. Et par conféquent , toutes les fois que l'Efprit vient à conli-
derer attentivement une Propofition, en forte qu'il apperçoive que les deux
Idées qui font lignifiées par les termes dont elle eft compofée, & affirmées
ou niées l'une de l'autre, ne font qu'une même idée, ou font différentes,
dès-là il eft infailliblement certain de la vérité d'une telle Propofition ; &
cela également, fuit que ces Propofitions foient compofées de termes qui
lignifient des idées plus ou moins générales ; par exemple , foit que l'idée
générale de Y Etre foit affirmée d'elle-même, comme dans cette Propofi-
tion, Tout ce qui eft , eft ; ou qu'une idée plus particulière foit affirmée d'el-
le-même, comme Un homme eft un homme, ou Ce qui eft blanc , eft blanc:
foit que l'idée de Y Etre en général foit niée du Non-Etre, qui eft ( fi j'ofe
ainli parler) la feule idée différente de l'Etre, comme dans cette autre Pro-
pofition, Il eft impoflïble qu'une même chofe fuit ci? ne foit pas; ou que l'idée
de quelque Etre particulier foit niée d'une autre qui en eft différente, com-
me, Un homme n" eft pas un cheval, Le Rouge ri 'eft pas Bleu. La différence
des Idées fait voir aulfi-tot la vérité de la Propofition avec une entière évi-
dence, dès qu'on entend les termes dont on fe fert pour les défigner, & ce-
la avec autant de certitude & de facilité dans une Propofition moins géné-
rale que dans celle qui l'eft davantage ; le tout parla même raifon, je veux
dire a caufe que l'Efprit apperçoit dans toute idée qu'il a, qu'elle eft la
même avec elle-même, & que deux Idées différentes, font différentes &
non les mêmes. Dequoi il eft également certain, foit que ces Idées foient
d'une plus petite ou d'une plus grande étendue , plus ou moins générales,
& plus ou moins abftraites. Par conféquent, le privilège d'être évident
par foi-mème n'appartient point uniquement, & par un droit particulier,
à ces deux Propofitions générales , Tout ce qui eft, eft, &, H eft impoffible
qu'une -même chofe Joit & ne fait pas en même temps. La perception d'être,
ou de n'être point, n'appartient .pas plutôt aux idées vagues, lignifiées
par ces termes, Tout ce qui , & chofe, qu'à quelque autre idée que ce foit.
Car ces deux Maximes n'emportent dans le fond autre chofe finon que Le ■
même eft le même, ou que Ce qui eft le même, ri eft pas différent: veritez
qu'on reconnoit auffi bien dans des Exemples plus particuliers que dans ces
Maximes générales, ou, pour parler plus exactement, qu'on découvre
dans des Exemples particuliers avant que d'avoir jamais penfé à ces Maxi-
mes générales, & qui tirent toute leur force de la Faculté que l'Efprit a de
difeerner les idées particulières qu'il vient à confiderer. En effet, il
tout vifible que l'Efprit connoit & apperçoit , que l'idée du Blanc ell l'i
du Blanc, & non celle du Bleu; & que, Iorfque l'idée du Blanc eft dans
l'Efprit, elle y eft & n'en eft pas abfcnte, qu'il Y apperçoit, dis-je, fi
clairement & le connoit fi certainement fans le fecours d'aucune preuve, ou
fans réfléchir fur aucune de ces deux Propofitions générales , que la confi-
deration de ces Axiomes ne peut rien ajouter à l'évidence ou à la certitude
de la connoiffance qu'il a de ces chofes. Il en eft juiltment de même à l'e-
Qq q ird
49°
Des Axiomes. Liv. IV.
Ch AJ.VII.
II. Par rapport
à ia coëx'itence,
nous avons fort
peu de Propor-
tions évidentes
pat elles-mêmes,
III. >Tous en
pouvons svoit
iianç les autres
Relations.
IV. Touchant
l'exiftence réelle
nous n'en avons
aucune.
gard de tontes les idées qu'un homme a dans l'Efprit , comme chacun peut
l'éprouver en foi-même. Il connoit que chaque Idée efl cette même idée,
& non une autre, & qu'elle efl dans fon Efprit, & non hors de fon Efprit,
lorfqu'elle y efl actuellement; il le connoit, dis-je, avec une certitude qui
ne fiiuroit être plus grande. D'où il s'enfuit qu'il n'y a point de Propofi-
tion générale dont la vérité puifTe être connue avec plus de certitude, ni
qui foit capable de rendre cette première plus parfaite. Ainfi, notre Con-
noilTance de fimple vue s'étend aulîi loin que nos Idées par rapport à l'I-
dentité, & nous iommes capables de former autant de Propofitions éviden-
tes par elles-mêmes , que nous avons de noms pour défigner des idées dif-
tiiiéles; fur quoi j'en appelle à l'Efprit de chacun en particulier, pour fa-
voir fi cette Propofition, Un Cercle efl un Cercle, n'efl pas une Propolltion
auffi évidente par elle-même que celle-ci qui efl compofée de termes plus
généraux, Tout ce qui efl, efl; & encore, fi cette Propofition, le Bleu nefl
pas Rouge , n'efl point une Propofition dont l'Efprit ne peut non plus dou-
ter, dès qu'il en comprend les termes, que de cet Axiome, Il efl impojji-
bls qu'une même choje fait ci? ne foit pas : & ainfi de toutes les autres Propo-
fitions de cette efpèce.
§. 5. En fécond lieu, pour ce qui efl de la coëxiflence , ou d'une con-
nexion entre deux Idées , tellement nécefîaire , que dès que l'une efl fup-
p'ofée dans un fujet, l'autre doive l'être auffi d'une manière inévitable,
l'Efprit n'a une perception immédiate d'une telle convenance ou difeonve-
nance qu'à l'égard d'un très-petit nombre d'Idées. C'efl pourquoi notre
ConnoiiTance intuitive ne s'étend pas fort loin fur cet article; & l'on ne
peut former là-defTus que très-peu de Propofitions évidentes par elles-mê-
mes. Il y en a pourtant quelques-unes; par exemple, l'idée clé remplir un
lieu égal au contenu de fa furface , étant attachée à notre Idée du Corps ,
je croi que c'efl une Propofition évidente par elle-même, Que deux Corps
ne fauroient être dans le même lieu.
§. 6. Quant à la troifiéme forte de convenance qui regarde les Relations
des' Modes, les Mathématiciens ont formé plufieurs Axiomes fur la feule re-
lation d'Egalité', comme queyî de chofes égales on en ôte des chofes égales , le
refle efl égal. Mais encore que cette Propofition & les autres du même gen-
re fuient reçues par les Mathématiciens comme autant de Maximes, & que
ce foient effeclivement des Véritez inconteflables ; je croi pourtant qu'en
les confiderant avec toute l'attention imaginable, on ne fauroit trouver
qu'elles foient plus clairement évidentes par elles-mêmes que celles-ci , Un
& un font égaux à deux, fi de cinq doigts d'une Main^ vous en ôtez deux, rjf
d:ux autres des cinq doigts de l'autre Main , le nombre des doigts qui reftera fie-
r.: égal. Ces Propofitions & mille autres femblables qu'on peut former fur
les Nombres, fè font recevoir nécefTairement dès qu'on les entend pour la
première fois, & emportent avec elles une auffi grande, pour ne pas dire
une plus grande évidence que les Axiomes de Mathématique.
§. 7. En quatrième lieu, à l'égard de l'exiflence réelle, comme elle n'a
de liaifon avec aucune autre de nos Idées qu'avec celle de Nous-mêmes &
du Premier Etre, tant s'en faut que nous avions fur l'exiftence réelle de tous
les
^Des Axiomes. Liv. IV. 491
les autres Etres une connoiffance qui nous foit évidente par elle-même , que C H A p. VII,
nous n'avons pas même une connoiffance démonflrative. Et par conféquent
il n'y a point d'Axiome fur leur fujet.
g. 8- Voyons après cela quelle eft l'influence que ces Maximes reçues Les Axiomes
fous le nom d'Axiomes . ont fur les autres parties de notre Connoiflance. n'om P.ls„beau-
' * .. . 1 coup u înfiuen-
La Règle qu'on pofe dans les Ecoles , Que tout Raifonnement vient de ce iur les autres
chofes déjà connues, & déjà accordées , ex prœcognitis £5? praconcefiis , com- ^"^j^cc"2
me ils parlent; cette Règle, dis-je, femble faire regarder ces Maximes
comme le fondement de toute autre connoiffance, & comme des chofes dé-
jà connues: par où l'on entend , je croi, ces deux chofes; la première,
que ces Axiomes font les véritez, les premières connues à l'Efprit; & la
féconde , que les autres parties de notre Connoiffance dépendent de ces
Axiomes.
§. 9. Et premièrement , il paroit évidemment par l'Expérience, que ces farce que « m
Vciitez ne font pas les premières connues, comme nous l'avons* déjà mon- ruez^^s'pré-"
tré. En effet, qui ne s'apperçoit qu'un Enfant connoit certainement J"«es 'on.n/^>
qu'un Etranger n'eft pas fa Mère , que la verge qu'il craint n'eft paslefu-
cre qu'on lui préfente, long-temps avant que de favoir , j£w'/7 ejî impojjiblc
qu'une chofe foit rjf ne foit pas? Combien peut-on remarquer de véritez fur
les Nombres , dont on ne peut nier que l'Efprit ne les connoiffe parfaite-
ment & n'en foit pleinement convaincu, avant qu'il ait jamais penfé à ces
Maximes générales, auxquelles les Mathématiciens les rapportent quelque-
fois dans leurs raifonnemens ? Tout cela eft inconteftable, ce il n'eft pas dif-
ficile d'en voir la raifon. Car ce qui fait que l'Efprit donne fon confente-
ment à ces fortes de Propofitions, n'étant autre chofe que la perception
qu'il a de la convenance ou delà difeonvenance de fes Idées, félon qu'il les
trouve affirmées ou niées l'une de l'autre par des termes qu'il entend; &
connoiflant d'ailleurs que chaque Idée eft ce qu'elle eft, & que deux Idées
diftincles ne font jamais la même Idée , il doit s'enfuivre neceffairement de
la , que parmi ces fortes de véritez évidentes par elles-mêmes, celles-là doi-
vent être connues les premières qui font compofées d'idées qui font les pre-
mières dans l'Efprit: & il eft vifible que les premières idées qui font dans
l'Efprit, font celles des chofes particulières, defquelles l'Entendement va
par des dégrez infenfibles à ce petit nombre d'idées générales qui étant for-
mées à l'occafion des Objets des Sens qui fe préfentent le plus communé-
ment, font fixées dans l'Efprit avec les noms généraux dont onfefert pour
les défigner. Ainfi, les idées particulières font les premières que l'Ef-
prit reçoit , qu'il difeerne, & fur lefquelles il acquiert des connbiffan-
ces. Après cela, viennent les idées moins générales ou les idées fpe-
cifiques qui fuivent immédiatement les particulières. Car les Idées ab-
ftraites ne fe préfentent pas fi-tôt ni fi aifément que les Idées parti-
culières, aux Enfans, ou à un Efprit qui n'eft pas encore exercé à
cette manière de penfer. Que fi elles paroifient aifées à former à des
perfonnes faites, ce n'eft qu'à caufe du confiant & du familier ufage qu'ils
en font; car fi nous les confiderons exactement, nous trouverons que les
Idées générales font des fiélions de l'Efprit qu'on ne peut former fans quel-
Qqq 2. que
4 pi Des Axiomes. Liv. IV.
C H a p. V 1 1. que peine , & qui ne fe préfentent pas fi aifément que nous fommes portez
à nous le figurer. Prenons, par exemple, l'idée générale d'un Triangle;
quoi qu'elle ne foit pas la plus abftraite , la plus étendue , & la plus mal-
aifée à former, il eft certain qu'il faut quelque peine & quelque addrefie
pour fe la repréfenter, car il ne doit être ni Oblique, ni Rectangle, ni
Equilatére , ni Ifofcele , ni Scalene, mais tout cela à la fois , & nul de ces
Triangles en particulier. Il ell vrai que dans l'état d'imperfection où fe
trouve notre Êfprit, il a befoin de ces Idées, & qu'il fe hâte de les former
le plutôt qu'il peut, pour communiquer plus aifément fes penfées & éten-
dre fes propres connoifiances , deux chofes auxquelles il eft naturellement
fort enclin. Mais avec tout cela , l'on a raifon de regarder ces idées comme
autant de marques de notre imperfection ; ou du moins , cela fiiffit pour fai-
re voir que les Idées les plus générales. & les plus abftraites ne font pas celles
que l'Efprit reçoit les premières & avec le plus de facilité, ni celles fur qui
roule fa première Connoiffance.
§. 10. En fécond lieu, il s'enfuit évidemment de ce que je viens de dire,
que ces Maximes tant vantées ne font pas les Principes & les Fondemens de
toutes nos autres Connoiffances. Car s'il y a quantité d'autres Veritez qui
foient autant évidentes par elles-mêmes que ces Maximes , & plufieurs mê-
me qui nous font plutôt connues qu'elles , il eft impoflible que ces Maxi-
mes foient les Principes d'où nous déduifons toutes les autres véritez. Xe
fauroit-on voir par exemple , qu'#» £5? deux font égaux à trois, qu'en vertu
de cet Axiome ou de quelque autre femblable, Le tout eft égal à toutes fes
parties prijes enfemble ? Qui ne voit au contraire qu'il y a bien des gens qui
favent qu'un & deux font égaux à trois, fans avoir jamais penfé à cet Axio-
me, ou à aucun autre femblable, par où l'on puifl'e le prouver, & qui le
favent pourtant aufii certainement qu'aucune autre perfonne puiffe étreaf-
furée de la vérité de cet Axiome, Le Tout eft égal à toutes J'es parties, ou
* 7<*' & do»* de quelque autre que ce foit; & cela par la même raifon, qui eft * Yévi-
4ss. t ,.'•> . ..-..- dence immédiate qu'ils voyent dans cette Propofition , un £5? deux font égaux
tr.ur.irt par-là. t, }r0i5 . l'égalité de ces idées leur étant aufii vifible , & aufii certaine , fans
le fecours d'aucun Axiome, que par fon moyen, puifqu'ils n'ont befoin
d'aucune preuve pour l'appercevoir ? Et après qu'on vient à favoir , Que
le Tout ell égal à toutes fes parties , on ne voit pas plus clairement ni plus
certainement qu'auparavant, £hi '::;: rj? deux font égaux à trois. Car s'il y a
quelque différence entre ces Idées , il ell vifible que celles de Tout & de
Partie font plus obfcures , ou qu'au moins elles fe placent plus difficilement
dans Y Efprit, que celles' d' £7», de Deux, & de Trois. Et je voudrois bien
demander à ces Meilleurs qui prétendent que toute Connoiffance, excepté
celle de ces Principes généraux, dépend de Principes généraux, innez,
& évidens par eux-mêmes, de quel Principe on a befoin pour prouver
qu'/.'?; £5? un font deux , que deux 6f deux font quatre , & que trois fois deux
font/*? Or comme on connoit la vérité de cesPropofitions fans le fecours
d'aucune preuve, il s'enfuit de là viiiblement, ou que toute Connoiffance
ne dépend point de certaines véritez déjà connues, & de ces Maximes gé-
nérales qu'on nomme Principes, ou bien que ces Propofitions-là font au-
tant
Dét A;:io;;::s. Liv. ÏV. 493
tant de Principes ; & fi on les met au rang des Principes , il faudra y met- C 11 a ?. VIL
tre aufii une grande partie des Propofitions qui reg irdent les Nombres. Si
nous ajoutons a cela toutes les Propofitipns évidentes par elles-mêmes qu'on
peut former fur toutes nos Idées diftindtes, le nombre des Principes que les
nommes viennent à connoître en differens âges, fera prefque infini, ou du
moins innombrable ;&. il en faudra mettre dans ce rang quantité qui ne vien-
nent jamais à leur connoiffance durant tout le cours de leur vie. Riais que
ces fortes de véritez fe préfentent à l'Efprit, plutôt, eu plus tard; ce
qu'on en peut dire véritablement , c'eft qu'elles font irès-connuè's par leur
propre évidence, qu'elles font entièrement indépendantes, & qu'elles ne
reçoivent & ne font capables de recevoir les unes des autres aucune lumière
ni aucune preuve, ci moins encore les plus particulières des plus généra-
les, ou les plus fimples des plus compofées; car les plus fimples&les moins
abftraites font les plus familières & celles qu'on apperçoit plus aifément &
plutôt. Mais quelles que foient les plus claires idées, voici en quoi confif-
te l'évidence & la certitude de toutes ces fortes de Propofitions , c'eft en
ce qu'un homme voit que la même idée eft la même idée, & qu'il apper-
çoit infailliblement que deux différentes Idées font des Idées différentes.
Car lorfqu'un homme a dans l'Efprit les idées d'Un & de Deux, l'idée du
Jaune ci; celle du Bleu, il ne peut que connoître certainement que l'idée
d'Un eft l'idée d'Un, ôc non celle de Deux; & que l'idée du Jaune eft l'i-
dée du Jaune, & non celle du Bleu. Car un homme ne fauroit confondre
dans fon Efprit des idées qu'il y voit diftin&es : ce feroit fuppofer ces idées
çonfufes & diftin6r.es en même temps, ce qui elt une parfaite contradiction;
& d'ailleurs n'avoir point d'idées diftinefes, ce feroit être privé de l'ufage
de nos Facultez, & n'avoir abfolument aucune connoiffance. Par confé-
quent, toutes les fois qu'une idée eft affirmée d'elle-même, ou que deux
Idées parfaitement diftir.ctes font niées l'une de l'autre, l'Efprit ne peut que
donner fon confentement à une telle Propofition , comme à une vérité in-
faillible, dès qu'il entend les termes dont elle eft compofée, il ne peut ,
dis-je, que la recevoir fans héliter le moins du monde, fans avoir befoin de
preuve, ou penfer à ces Propofitions compofées de termes plus généraux,
auxquelles on donne le nom de Maximes.
§. 11. Que dirons-nous donc de ces Maximes générales? Sont-elles ab- De <3uel ufas«
folument inutiles ? Nullement ; quoi que peut-être leur ufage ne foit pas mes générales."
tel qu'on s'imagine ordinairement. Mais- parce que douter le moins du
monde des privilèges que certaines gens ont attribuez à ces Maximes , c'eft
une hardiefle contre laquelle on pourroit fe recrier, comme contre un atten-
tat horrible qui ne va pas à moins qu'à renverfer toutes les Sciences, il ne
fera pas inutile de conliderer ces Maximes par rapport aux autres parties
de notre Conrroifiance, ce d'examiner plus particulièrement qu'on n'a en-
cure fait , à quoi elles fervent , & à quoi elles ne fauroient fervir.
I. 11 pu/oit évidemment par ce qui vient d'être dit , qu'elles ne font d'au-
cun ufage pour prouver, ou pour confirmer des Propofitions plus particu-
lières qui font évidentes par elles-mêmes.
IL 11 n'eft pas moins vifible qu'elles ne font ni n'ont jamais été les fon-
Q_q q 3 der
494 DisAxianes* Liv. IV.
Chap. VII. deniers d'aucune Science. Je fai bien que fur la foi des Scholafliques , on
parle beaucoup de Sciences , & des Maximes , fur qui ces Sciences font fon-
dées. Mais je n'ai point eu encore le bonheur de rencontrer quelqu'une de
ces Sciences, & moins encore aucune qui foit bâtie fur ces deux Maximes,
Ce qui efi , eft , & , Il efi ïmpejjible qu'une même chofe foit & ne foit pas en
même temps. Je ferois fort aife qu'on me montrât où je pourrois trouver
quelqu'une de ces Sciences bâties fur ces Axiomes généraux, ou fur quel-
que autre femblable; & je ferois bien obligé à quiconque voudroit me faire
voir le plan & le fyftème de quelque Science, fondée fur ces Maximes ou
fur quelque autre de cet ordre ; dont on ne puiffe faire voir qu'elle fe foû-
tient auiïi bien fans le fecours de ces fortes d'Axiomes. Je demande fi ces
Maximes générales ne peuvent point être du même ufage dans l'Etude de
la Théologie & dans les Queftions Théologiques , que dans les autres Scien-
ces. Il eit hors de doute qu'elles peuvent fervir auffi dans la Théologie à
fermer la bouche aux Chicaneurs & à terminer les Difputes ; mais je ne croi
pourtant pas que perfonne en veuille conclurre que la Religion Chrétienne
eft fondée fur ces Maximes, ou que la Connoifîance que nous en avons,dé-
coule de ces Principes. C'eft de la Révélation que nous eft venue la con-
noifîance de cette Sainte Religion ; & fans le fecours de la Révélation ces
Maximes n'auroient jamais été capables de nous la faire connoître. Lors-
que nous trouvons une idée par l'intervention de laquelle nous découvrons
la liaifon de deux autres Idées, c'eft une Révélation qui nous vient de la
part de Dieu par la voix de la Raifon, car dès-lors nous connoilTons une
vérité que nous ne connoiffions pas auparavant. Quand Dieu nous enfei-
gne lui-même une vérité , c'eft une Révélation qui nous eft communiquée
par la voix de fon Efprit ; & dès-là notre ConnoifTance eft augmentée.
Mais dans l'un ou l'autre de ces cas ce n'eft point de ces Maximes que no-
tre Efprit tire fa lumière ou fa connoifîance ; car dans l'un elle nous vient
des chofes mêmes dont nous découvrons la vérité en appercevant leur con-
venance ou leur disconvenance ; & dans l'autre la Lumière nous vient im-
médiatement de Dieu , dont l'infaillible Véracité, fi j'ofe me fervir de ce
terme , nous eft une preuve évidente de la vérité de ce qu'il dit.
111. En troifiéme lieu, ces Maximes générales ne contribuent en rien à
faire faire aux hommes des progrès dans les Sciences , ou des découvertes de
Phu^buNaura- véritez auparavant inconnues. M. Newton a démontré dans * fon Livre
t» Principi* Mi- qu'on ne peut allez admirer, plufieurs Propofitions qui font tout autant de
nouvelles véritez, inconnues auparavant dans le Monde, & qui ont porté
la connoiffance des Mathématiques plus avant , qu'elle n'avoit été encore :
mais ce n'eft point en recourant à ces Maximes générales, Ce qui efi , eft,
Le Tout efi plus grand que fa partie ,& autres femblables, qu'il a fait ces bel-
les découvertes. Ce n'eft point, dis-je, par leur moyen qu'il eft venu à
connoître la vérité & la certitude de ces Propofitions. Ce n'eft pas non
plus par leur fecours qu'il en a trouvé les démonftraticns , mais en décou-
vrant des Idées movennes qui puffent lui faire voir la convenance ou la dif-
convenance des Idées telles qu'elles étoient exprimées dans les Propofitions
cju II a démontrées. Voilà l'emploi le plus confidérable de l'Entendement
Hu-
I ■•lIB.ilSC.l.
Des Axiomes. Liv. IV. 495-
Humain; c'eft là ce qui l'aide le plus à étendre fej lumières & àperfee- Chap.VII.
donner les Sciences, en quoi il ne reçoit abfolurnent aucun fecours de la
confidéracion de ces Maximes ou autres femblables qu'on fait tant valoir
dans les Ecoles. Que fi ceux qui ont conçu , par tradition , une fi haute
eftime pour ces fortes de Propolitions, qu'ils croyent qu'on ne peut faire
un pas dans la Connoiffance des chofes fans le fecours d'un Axiome, &
qu'on ne peut pofer aucune pierre dans l'édifice des Sciences fans une Ma-
xime générale, fi ces gens-là, dis-je, prenoient feulement la peine de dis-
tinguer entre le moyen d'acquérir la Connoiffance , & celui de communi-
quer la connoiffance qu'on a une fois acquife, entre la Méthode d'inventer
une Science, & celle de l'enfeigncr aux autres, autant qu'elle eft connue",
ils verroient que ces Maximes générales ne font point les fondemens furlef-
quels les premiers Inventeurs ont élevé ces admirables Edifices, ni les Clefs
qui leur ont ouvert les fecrets de la Connoiffance. Quoi que dans la fuite,
après qu'on eut érigé des Ecoles & établi des Profeffeurs pour enfeigner les
Sciences que d'autres avoient déjà inventées, ces Profeffeurs fe foient fou-
vent fervi de Maximes , c'eft-à-dire, qu'ils ayent établi certaines Propofi-
tions évidentes par elles-memes,ou qu'on ne pouvoit éviter de recevoir pour
véritables après les avoir examinées avec quelque attention ; de forte que les
ayant une fois imprimées dans l'Efprit de leurs Ecoliers comme autant de
véritez inconteftables , ils les ont employées dans l'occafion pour convain-
cre ces Ecoliers de quelques véritez particulières qui ne leur étoient pas fi
familières que ces Axiomes généraux qui leur avoient été auparavant incul-
quez, & fixez foigneufement dans l'Efprit. Durefte, ces exemples par-
ticuliers, confiderez avec attention, ne paroiffent pas moins éviclens par
eux-mêmes à l'Entendement , que ces Maximes générales qu'on propofe
pour les confirmer; & c'eft dans ces exemples particuliers que les premiers
Inventeurs ont trouvé la Vérité fans le fecours de ces Maximes générales;
& tout autre qui prendra la peine de les confiderer attentivement, pourra
faire encore la même chofe.
Pour venir donc à l'ufage qu'on fait de ces Maximes , premièrement el-
les peuvent fervir , dans la Méthode qu'on employé ordinairement pour en-
feigner les Sciences, jufqn'où elles ont été avancées, mais elles ne fervent
que fort peu, ou rien du tout pour porter les Sciences plus avant.
En fécond lieu, elles peuvent fervir dans les Difputes, à fermer la bou-
che à des Chicaneurs opiniâtres, & à terminer ces fortes de conteftations.
Sur quoi je prie mes Lecteurs de m'accorder la liberté d'examiner fi la né-
ceffité d'employer ces Maximes dans cette vûë, n'a pas été introduite de la
manière qu'on va voir. Les Ecoles ayant établi la Difpute comme la pier-
re-de-touche de l'habileté des gens , & comme la preuve de leur Science ,
elles adjugeoient la victoire à celui à qui le champ de bataille demeuroit, &
qui parloit le dernier, de forte qu'on en concluoit, que s'il n'avoit pas
foûtenu le meilleur parti, il avoit eu du moins l'avantage de mieux argu-
menter. Mais parce que félon cette Met' ode il pouvoit arriver que la Dif-
pute ne pourroit point être décidée entre deuxCombattans également experts,
tandis que l'un auroit toujours un terme moyen pour prouver une certaine Pro-
position,
49^ Des Axiomes. Liv. IV.
C HA P. VII. pofition, & que l'autre par une diftinftion ou fans diftinction pourrok nier
conftamraent la majeure ou la mineure de l'Argument qui lui feroit objec
pour éviter que la Difpute ne s'engageât dans une fuite infinie de Syllogil-
mes , on introduifit dans les Ecoles certaines Propofitions générales dont la
plupart font évidentes par elles-mêmes, & qui étant de nature à être reçues
de tous les hommes avec un entier confentement , dévoient être regardées,
comme des mefures générales de la Vérité , & tenir lieu de Principes ( lors-
que lesDifputans n'en avoient point pofé d'autres entr'eux) au delàdefquels
on ne pouvoit point aller , & auxquels on feroit obligé de fe tenir de part &
d'autre. Ainfi, ces Maximes ayant reçu le nom de Principes qu'on ne pou-
voit point' nier dans la Difpute, ils les prirent, par erreur, pour l'origine
& la fource d'où toute la Connoillance avoit commencé à s'introduire dans
FEfprit, & pour les fondemens fur lefquels les Sciences étoient bâties;
parce que lorfque dans leurs Difputes ils en venoient à quelqu'une de ces
Maximes, ils s'arretoient fans aller plus avant, & la queition étoit termi-
née. Mais j'ai déjà fait voir que c'eft-là une grande erreur.
Cette Méthode étant en vogue dans les Ecoles qu'on a regardé comme
les fources de la Connoiffance,a introduit le même ufage de ces Maximes
dans la plupart des Converfations hors des Ecoles , & cela pour fermer la
bouche aux Chicaneurs avec qui l'on efl excufé de raifonner plus long-
temps dès qu'ils viennent à nier ces Principes généraux, évidens par eux-
mêmes & admis par toutes les perfonnes raifonnables qui y ont une fois fait
quelque réflexion. Mais encore un coup, ils ne fervent dans cette occaiion
qu'à terminer les Difputes. Car au fond fi l'on en preffe la lignification
dans ces mêmes cas , ils ne nous enfeignent rien de nouveau. Cela a été
déjà fait par les Idées moyennes dont on s'eft fervi clans la Difpute . & dont
on peut voir la liaifon fans le fecours de ces Maximes , de forte que par le
moyen de ces Idées la Vérité peut être connue avant que la Maxime ait été
produite, & que l'Argument ait été pouffe jufqu'au premier Principe. Car
les hommes n'auroient pas de peine à connoître & à quitter un méchant
Argument avant que d'en venir-là, fi dans leurs Difputes ils avoient en vûë
de chercher & d'embraffer la Vérité , & non de contefter pour obtenir la
victoire. C'eft ainfi que les Maximes fervent à reprimer l'opiniâtreté de
ceux que leur propre fincerké devroit obliger à fe rendre plutôt. Mais la
Méihode des Ecoles ayant autorifé & encouragé les hommes à s'oppofer &
à réfîfter à des veritez évidentes, jufqu'à ce qu'ils foient battus, c'eit- à-dire,
qu'ils foient réduits à fe contredire eux-mêmes, ou à combattre des Princi-
pes établis, il ne faut pas s'étonner que dans la converfation ordinaire ils
n'ayent pas honte de faire ce qui eil un fujet de gloire & paffe pour vertu
dans les Ecoles, je veux dire, de foûtenir opiniâtrement & jufqu'à la der-
nière extrémité le côté de la Queftion qu'ils ont une fois embraffe , vrai ou
faux,nrjrae après qu'ils font convaincus: Etrange moyen de parvenir à la
-Vérité & à la Connoiffance, & qui l'eft à tel point que les gens raifonna-
bles répandus dans le refte du Monde , qui n'ont pas été corrompus par l'E-
ducation, auraient, je penfe, bien de la peine à croire qu'une telle métho-
de eût jamais été fuivie par des perfonnes qui font profeiiion d'aimer la Vé-
rité,
Des Axiomes. Liv. IV. 4.97
rite, & qui paffent leur vie à étudier la Religion ou la Nature, ou qu'elle Char. VIL
eût été admife dans des Séminaires établis pour enleigner les Véritez de la
Religion ou de la Philofophie à ceux qui les ignorent entièrement! Je n'e- . •
xaminerai point ici combien cette manière d'inftruire eft propre à détour-
ner l'Efprit des Jeunes-gens de l'amour & d'une recherche fincére de la Vé-
rité, ou plutôt, à les faire douter s'il y a effectivement quelque Vérité
dans le Monde, ou du moins qui mérite qu'on s'y attache. Mais ce que je
croi fortement , c'eft qu'excepté les Lieux qui ont admis la Philofophie
Péripatéticienne dans leurs Ecoles, où elle a régné plufieurs fiécles fans en-
feigner autre chofe au monde que l'art de difputer, on n'a regardé nulle
part ces Maximes , dont nous parlons préfentement , comme les fondemens
des Sciences, & comme des fecours importans pour avancer dans la Con-
noiffance des chofes.
Ces Maximes générales font donc d'un grand ufage dans les Difputes,
comme j'ai déjà dit, pour fermer la bouche aux Chicaneurs, mais elles ne
contribuent pas beaucoup à la découverte des Véritez inconnuës,ou à four-
nir a l'Efprit le moyen de faire de nouveaux progrès dans la recherche de
la Vérité. Car qui eft-ce, je vous prie, qui a commencé de fonder fes
connoiffances fur cette Propofition générale, Ce qui efi, efi, ou, // efi im-
folf'ble qiiune ebofe foit 13 ne foit pas en même temps ? Qui eft-ce qui avant
pris pour principe l'une ou l'autre de ces Maximes, en a déduit un Syfte-
me de Connoiffances utiles ? L'une de ces Maximes peut fort bien fërvir
comme de pierre-de-touche, pour faire voir où aboutiffent certaines fauffes
opinions qui renferment fouvent de pures contradictions ; mais quelque
propres qu'elles foient à dévoiler l'abîùrdité ou la fauffeté du raifonnement
ou de l'opinion particulière d'un homme,elles ne lauroient contribuer beau-
coup à éclairer l'Entendement , & l'on ne trouvera pas que l'Elprit en re-
çoive beaucoup de fecours à l'égard du progrès qu'il fait dans la Connoif-
iance des chofes ; progrès qui ne ferait ni plus ni moins certain , quand
bien l'Efprit n'aurait jamais penfé à ces deux Proportions générales. A la
vérité, elles peuvent fervir dans l'Argumentation, comme j'ai déjà dit,
pour réduire un Chicaneur au lilence, en lui faifant voir l'abfurdité de ce
qu'il dit, & en l'expofant à la honte de contredire ce que tout le monde
voit , & dont il ne peut s'empêcher lui-même de reconnoître la vérité.
Mais autre chofe eft de montrer à un homme qu'il eft dans l'erreur , & au-
tre chofe de l'inftruire de la Vérité. Et je voudrais bien favoir quelles vé-
ritez ces Proportions peuvent nous faire connoître par leur influence,
que nous ne connuffions pas auparavant, ou que nous ne pufiions con-
noitre fans leur fecours. Tirons-en toutes les conféquences que nous
pourrons; ces conféquences fe réduiront toujours à des Propofitions pure-
ment (1) identiques; & toute l'influence de ces Maximes, fi elle en a aucu-
_ ne,
(I) C eft à-dire »o« une idée efi ajfîrtnêe d'il- droit. Mais parce que je ferai bien-tôt iruiis-
le-mime. Comme le mot identique erl rout à- penfablement obligé de me fervir de ce ter-
fait inconnu dan; notre Langue, je me ferois me .autant vaut-il que je l'employé préfente-
con'.enté d'en mettre l'explication dans le Tex- ment. Le Letfrcur s'y accoûtumcia p.
te, s'il ne fe tût rencontré que dans cet en- en le voyant plus i'ouvept.
Rrr
49 S Des Axiomes. Liv. IV.
Chaf.VII. ne, ne tombera que fur ces fortes de Propofitions. Chaque Propofition
particulière qui regarde X Identité ou la Diverfité, eft connue auffi claire-
ment & auffi certainement par elle-même, fi on la confidere avec attention,
qu'aucune de ces deux Propofitions générales, avec cette feule différence,
que ces dernières pouvant être appliquées à tous les cas, on y infifte davan-
tage. Quant aux autres Maximes moins générales, il y en a plufieurs qui
ne font que des Propofitions purement verbales, & qui ne nous apprennent
autre chofe que le rapport que certains noms ont entr'eux. Telle eil celle-
ci, Le Tout eft égal à toutes fes parties; car, je vous prie, quelle vérité réelle
nous eft enfeignée par cette Maxime ? Que contient-elle de plus que ce
qu'emporte par foi-même la fignification du mot Tout ? Et comprend-on
que celui qui fait que le mot Tout fignifie ce qui eft compofé de toutes fes
parties, foit fort éloigné de favoir, que le Tout eft égal à toutes fes par-
ties ? Je croi fur le même fondement que cette Propofition , Une Montagne
eft plus haute qu'une Vallée, & plufieurs autres femblables peuvent aufli paf-
fer pour des Maximes. Cependant lorfque les Profeffeurs en Mathémati-
que veulent apprendre aux autres ce qu'ils favent eux-mêmes de cette Scien-
ce , ils font très-bien de pofer à l'entrée de leurs Syftemes cette Maxime &
quelques autres femblables , afin que dès le commencement leurs Ecoliers
s'étant rendu tout-à-fait familières ces fortes de Propofitions , exprimées en
termes généraux , ils puiffent s'accoutumer aux réflexions qu'elles renfer-
ment & à regarder ces Propofitions plus générales comme autant de fenten-
ces &de régies établies , qu'ils foient en état d'appliquer à tous les cas parti-
culiers ; non qu'à les confiderer avec une égale application elles paroifient
plus claires & plus évidentes que les exemples particuliers pour la confirma-
tion defquels on les propofe, mais parce qu'étant plus familières à l'Efprit,
il fuffit de les nommer pour convaincre l'Entendement. Cela, dis-je, vient
plutôt, à mon avis, de la coutume que nous avons de les mettre à cet ufa-
ge , & de les fixer dans notre Efprit à force d'y penfer fouvent , que de la
différente évidence- qui foit dans les Chofes. En effet, avant que la cou-
tume ait établi dans notre Efprit des méthodes de penfer & de raifonner,je
m'imagine qu'il en eft tout autrement , & qu'un Enfant à qui l'on ôte une
partie de fa pomme, le connoit mieux dans cet exemple particulier que par
cette Propofition générale, Le Tout eft égal à toutes fes parties, & que fi
l'une de ces chofes a befoin de lui être confirmée par l'autre, il eft plus né-
ceffaire que la Propofition générale foit introduite dans fon Efprit, à la fa-
veur de la Propofition particulière, que la particulière par le moyen de la
générale; car c'eft par des chofes particulières que commence notre Con-
noiffance , qui s'étend enfuite par dégrez à des idées générales. Cependant,
notre Efprit prend après cela un chemin tout différent, car réduifant fa
Connoiffance à des Propofitions auffi générales qu'il peut, il fe les rend fa-
milières & s'accoutume à y recourir comme à des modèles du Vrai &du
Faux,&les faifant fervir ordinairement de Règles pour mefurer la vérité des
autres Propofitions, il vient à fe figurer dans la fuite, que les Propofitions
plus particulières empruntent leur vérité & leur évidence de la conformité
qu'elles ont avec ces Propofitions plus générales, fur lefquelles on appuyé û
fou-
Des Axiomes. Liv-. IV. 499
fouvent en Converfation & dans les Difputes , & qui font fi conftamment Chat. VII.
reçues. C'eft-là, je penfe, la raifon pourquoi parmi tant de Propofitions
évidentes par elles-mêmes, on n'a donné le nom de Maximes qu'aux plus
générales.
§. 12. Une autre chofe qu'il ne fera pas, je croi, mal à propos d'obfer- fj°",™?'î"?ç.
ver fur ces Maximes générales, c'eft qu'elles font fi éloignées d'avancer, ge qu'on fît des"
ou de confirmer notre Efprit dans la vraye Connoiflance, que, fi nos no- SîsVeuvenr*""
tions font faufTes , vagues ou incertaines , & que nous attachions nos pen- piouvei des con-
fées au fon des mots, au lieu de les fixer fur les idées confiantes & détermi. emuie' dus te"
nées des Chofes , ces Maximes générales ferviront à nous confirmer dans ?«"'*«
des erreurs ; & félon cette méthode fi ordinaire d'employer les Mots fans
aucun rapport aux chofes, elles ferviront même à prouver des contradic-
tions. Par exemple, celui qui avec De/cartes fe forme dans fon Efprit une
idée de ce qu'il appelle Corps, comme d'une chofe qui n'efi qu'Etendue,
peut démontrer aifément par cette Maxime, Ce qui eft, eji , qu'il n'y a
point de Vuide, c'eft-à-dire , d'Efpace fans Corps. Car l'idée à laquelle il
attache le mot de Corps n'étant que pure étendue, la connoiflance qu'il en
déduit, que l'Efpace ne fauroit être fans Corps, eft certaine. Car il con-
noit clairement & diftinctement fa propre idée d'Etendue, & il fait quV//ff
ejî ce quelle eft , & non une autre idée, quoi qu'elle foit défignée par ces
trois noms Etendue, Corps, & Efpace: trois mots qui fignifiant une feule
& même idée, peuvent farts doute être affirmez l'un de l'autre avec la mê-
me évidence & la même certitude que chacun de ces termes peut être affir-
mé de foi-même: & il eft auffi certain , que , tandis que je les employé tous
pour fignifier une feule & même idée , cette affirmation , le Corps eft Efpace,
eft auffi véritable & auffi identique dans fa lignification que celle-ci , le
Corps eft Corps, l'eft tant à l'égard de fa lignification qu'à l'égard du fon.
§. 13. Mais fi une autre perfonne vient à fe repréfenter la chofe fous
une idée différente de celle de Defcartes , fe fervant pourtant avec Def-
cartes du mot de Corps, mais regardant l'idée qu'il exprime par ce mot,
comme une chofe qui eft étendue & folide tout enfemble, il démontrera
auffi aifément qu'il peut y avoir du Vuide, ou un Efpace fans Corps, que
Defcartes a démontré le contraire ; parce que l'idée à laquelle il donne
le nom d'E/pace n'étant qu'une idée fimple d'Eximfion , & celle à la-
quelle il donne le nom de Corps étant une idée compofée d'extenfion &
de refiftibilité ou folidité jointes enfemble dans le même Sujet, les Idées
de Corps & d'Efpace ne font pas exactement une feule & même idée,
mais font auffi diftinftes dans l'Entendement que les Idées d'Un & de
Deux , de Blanc & de Noir , ou que celle de Corporeïté & * d'Humanité , fi » Vaytz ci Je1ns
j'ofe me fervir de ces termes barbares : d'où il s'enfuit que l'une n'eft pag. jh,îsj.
pas affirmée de l'autre ni dans notre Efprit, ni par les paroles dont on
fe fert pour les défigner, mais que cette Propofition négative qu'on en
peut former, XExtenfion ou ï Efpace n'eft pas Corps , eft auffi véritable &
auffi évidemment certaine qu'aucune Propofition qu'on puifle prouver par
cette Maxime , 11 efi impoffible qu'une même chofe foit £•? ne foit pas en même
temps.
Rrr 2 Ç. 14. Mais
5-00 Des Axiomzs. Liv. IV.
Chap VIL §• 14.. Mais quoi qu'on puiffe également démontrer ces deux Pro»
ces Maximes ne profitions. Il y a du Vuide , & II ri y en a point , par le moyen de ces
prouvent point \ n • • • J L\ u ^ ■ n a s 11 a ■ rri 1
rexiftence <tes deux Principes indubitables , Ce qui ejl , <?//, & 7/ <?/? impojjible quune
inous? ho" de" w^* chofe [oit fj? ne J oit pas; cependant nul de ces Principes ne pour-
ra jamais fervir à nous prouver qu'il y ait des Corps actuellement exif-
tans , ou quels font ces Corps Car pour cela , il n'y a que nos Sens qui
puiflent nous l'apprendre autant qu'il eft en leur pouvoir. Quant à ces Prin-
cipes univerfels & évidens par eux-mêmes, comme ils ne font autre chofe
quelaconnoiffance confiante, claire & diftinéte que nous avons de nos Idées-
les plus générales & les plus étendues, ils ne peuvent nous afTûrer de rien
qui fe palfe hors de notre Efprit:leur certitude n'efl fondée que fur la con-
noiffance que nous avons de chaque Idée confiderée en elle-même, &defa
diftinétion d'avec les autres , fur quoi nous ne faurions nous méprendre ,
tandis que ces Idées font dans notre Efprit : quoi que nous puiffions nous
tromper, & que fouvent nous nous trompions effectivement , lorfque nous
retenons les noms fans les Idées, ou que nous les employons confufément,
pour defigner tantôt une idée, & tantôt une autre. Dans ces cas-là, la for-
ce de ces Axiomes ne portant quefurlefon , & non fur la fignifîcation des
Mots, elle ne fert qu'à nous jetter dans la confufion & dans l'erreur. J'ai
fait cette Remarque pour montrer aux hommes , que ces Maximes , quel-
que fort qu'on les exalte comme les grands boulevards de la Vérité, ne les
mettront pas à couvert de l'Erreur , s'ils emploient les mots dans un fens
vague & indéterminé. Du refte, dans tout ce qu'on vient de voir fur le peu
qu'elles contribuent à l'avancement de nos Connoiffances, ou fur leur dan-
gereux ufage lors qu'on les applique à des idées indéterminées, j'ai été fort
éloigné de dire ou de prétendre qu'elles doivent être ( i ) laijfées à l 'écart ,
comme certaines gens ont été un peu trop prompts à me l'imputer. Je les
reconnois pour des véritez, & des véritez évidentes par elles-mêmes , &
en cette qualité elles ne peuvent point être laijfées à T écart. Jufques où que
s'étende leur influence, c'eft en vain qu'on voudroit tâcher de la refferrer,
& c'eft à quoi je ne fongeai jamais. Je-puis pourtant avoir raifon de croire,
fans faire aucun tort à la Vérité, que, quelque grand fond qu'il femble
qu'on fafiè fur ces Maximes, leur ufage ne répond pointa cette idée; &je
puis avertir les hommes de n'en pas faire un mauvais ufage pour fe confirmer
eux-mêmes dans l'Erreur.
Leur ufage en g. 15. Mais qu'elles ayent tel ufage qu'on voudra dans des Proportions
gi?d™eTidéci" Verbales, elles ne fauroient nous faire voir, ou nous prouver la-moindre
connoillancequi appartienne à la nature des Subftances telles qu'eues fe trou-
vent & qu'elles exiilent hors de nous, au delà de ce que l'Expérience nous
enfeigne. Et quoi que la conféquence decesdeuxPropofitions qu'on nom-
me Principes , foit fort claire, & que leur ufage nefoit ni nuifible ni dange-
reux
(1) Ce font les propres-termes d'un Auteur asi de, laiffir à l'écart. Peut être a-t-i! voulu
qui a attaque c- que Mr. Locke a dit du peu dire par-h négliger, méfr'tftr. Quoi qu'il en
d'ufage qu on peut tirer des Maximes. On ne foit , on ne peut mieux fare que de rapporter
veit pas. trop iien c« qu'il entend p..r Lai fcs propres termes. ,
il -ii'O.SlSS,
Des Axiomes. Liv. IV. for
reux pour prouver des chofes, où le fecours de ces Maximes n'efr. nulle- Ciiap. VII.
ment nécelîaire pour en établir la preuve, parce qu'elles font allez claires
par elles-mêmes fans leur entremile, c'eft-à-dire , où nos Idées font déter-
minées & connues par le moyen des noms qu'on employé pour les déligner;
cependant lorfqu'on fe fert de ces Principes, Ce qui eji, eft, &, Il eji im-
pofjlble qu'une même cbofe [oit & ne fo'it pas, pour prouver des Proposions-
où il y a des Mots, qui fignifient des Idées complexes, comme ceux-ci,
Homme, Cheval, Or, Vertu, &c. alors ces Principes font extrêmement
dangereux, & engagent ordinairement les hommes à regarder & à recevoir
la Fauflêté comme une Vérité manifefte, & des chofes fort incertaines-
comme des Démonitrntions, ce qui produit l'erreur, l'opiniâtreté, &-
tous les malheurs où peuvent s'engager les hommes en raifonnant mal,
Ce n'ett pas, que ces Principes foient moins véritables, ou qu'ils ayent-
moins de force pour prouver des Propofitions compofées de termes qui
fignifient des idées complexes, que des Propofitions qui ne roulent que
fur des Idées fimples ; mais parce qu'en général les hommes fe trom-
pent en croyant, que, lorfqu'on retient les mêmes termes, les Propo-
fitions roulent fur les mêmes chofes , quoi que dans le fond les idées»
que ces termes fignifient, foient différentes. Ainfi, l'on fe fert de ces
Maximes pour foùtenir des Propofitions qui par le fon & par l'appa-
rence font vifiblement contradictoires , comme on l'a pu voir claire-
ment dans les Démonftrations que je viens de propofer fur le Vuide.
De forte que, tandis que les hommes prennent des mots pour des cho-
fes, comme ils le font ordinairement, ces Maximes peuvent fervir &
fervent communément à prouver des propofitions contradictoires , com-
me je vais le faire voir encore plus au long.
§. 16. Par exemple, que l'homme fok le fujet fur lequel on veut Eïempie dans
démontrer quelque chofe par le moyen de ces premiers Principes, & '""""'•
nous verrons que tant que la Démonftration dépendra de ces Princi-
pes, elle ne fera que verbale, & ne nous fournira aucune Propofitiorr
certaine, véritable, & univerfelle, ni aucune connoiffance de quelque
Etre exiftant hors de nous. Premièrement , un Enfant s'étant formé
l'Idée d'un homme , il eft probable que fon idée eft juflement fembla-
ble au Portrait qu'un Peintre fait des apparences vifibles qui jointes
enfemble conftituent la forme extérieure d'un homme; de forte qu'une
telle complication d'Idées unies dans fon Entendement compofe cette
particulière Idée complexe qu'il appelle homme; & comme le Blanc ou
la couleur de Chair fait partie de cette Idée, l'Enfant peut vous dé-
montrer qu'un Nègre n'e/l pas un homme, parce que la Couleur blanche
eft'une des idées fimples qui entrent conftamment dans l'idée complexe
qu'il appelle homme, il peut , dis-je , démontrer en vertu de ce Prin-
cipe, llejl impejfibk qu'une même chofe foit &? ne [oit pas, qu'un Nègre n'eft
pas un' homme, fa c^tkude n'étant pas fondée fur cette Propofition uni-
verfelle, dont il n'a peut-être jamais ouï parler, ou à laquelle il n'a jamais
p.:Uc, mais fur la perception claire & dittindle qu'il a de fes idées fimples
uj noir & de. blanc , cu'il ne peut confondre enfemble, ou prendre l'uni
Rrr 3 pour
S02
Des Axiomes. Liv. IV.
Chai*. VII. pour l'autre , foit qu'il foit , ou ne foit pas inflruit de cette Maxime. Vous
ne fauriez non plus démontrer à cet Enfant, ou à quiconque a une telle
idée qu'il défigne par le nom & Homme, qu'un homme ait une Ame, parce
que fon Idée d 'Homme ne renferme en elle-même aucune telle notion ; &
par conlequent c'eft un point qui ne peut lui être prouvé par le Principe,
Ce qui eft , efl , mais qui dépend de confequences & d'obfervations , par le
moyen defquelles il doit former fon idée complexe, défignée par le mot
Homme.
§. 17. En fécond lieu, un autre qui en formant la collection de l'i-
dée complexe qu'il appelle Homme, eft allé plus avant, & qui a ajou-
té à la forme extérieure le rire & le difcours raifonnable, peut démon-
trer que les Enfans qui ne font que de naître , & les Imbecilles , ne
font pas des hommes, par le moyen de cette Maxime, // eft impoffible
qu'une même chofe foit &? ne foit pas. Et en effet il tn'eft arrivé de
difcourir avec des perfonnes fort raifonnables qui m'ont nié actuelle-
ment , que les Enfans & les Imbecilles fuffent hommes.
§. 18- En troifiéme lieu, peut-être qu'un autre ne compofe fon idée
complexe qu'il appelle Homme, que des idées de Corps en général, &
de la puiflance de parler & de raifonner , & en exclut entièrement la
forme extérieure. Et un tel homme peut démontrer qu'un homme
peut n'avoir point de mains & avoir quatre pies ; puifqu'aucune de ces
deux chofes ne fe trouve enfermée dans fon idée à! Homme: & dans
quelque Corps ou Figure qu'il trouve la faculté de parler jointe à cel-
le de raifonner, c'eft là un homme, à fon égard; parce qu'ayant une
connoiffance évidente d'une telle Idée complexe, il eft certain que Ce
qui eft, eft.
§. 19. De forte qu'à bien confiderer la chofe, je croi que nous pou-
vons affùrer, que, lorfque nos Idées font déterminées dans notre Ef-
prit , & défignées par des noms fixes & connus que nous leur avons
attachez fous ces déterminations précifes, ces Maximes font fort peu
néceffaires , ou plutôt ne font abfolument d'aucun ufage , pour prouver
la convenance ou la difeonvenance d'aucune de ces Idées. Quiconque
ne peut pas difeerner la vérité , ou la fauffeté de ces fortes de Propo-
sitions fans le fecours de ces Maximes ou autres femblables , ne pourra
le faire par leur entremife ; puifqu'on ne fauroit fuppofer qu'il connoif-
fe fans preuve la vérité de ces Maximes mêmes , s'il ne peut connoî-
tre fans preuve la vérité de ces autres Propofitions qui font aufîi évi-
dentes par elles-mêmes que ces Maximes. C'eft fur ce fondement que
la Connoiffance Intuitive n'exige ou n'admet aucune preuve , dans une
de fes parties plutôt que dans l'autre. Quiconque îuppoie qu'elle en
a befoin, renverfe le fondement de toute Connoiffance & de toute Cer-
titude; & celui à qui il faut une preuve pour être affùré de cette Pro-
pofition , Deux fout égaux à Deux , & pour y donner fon confente-
ment, aura auffi befoin d'une preuve pour pouvoir admettre celle-ci,
Ce qui eft, eft. De même, lout homme qui a befoin d'une preuve
pour être convaincu que Deux m font pas Trois, que le Blanc ti eft pas
Noir.
Combien ces
Msximes fer-
Tent peu à
proarer quelque
chofe, lorfque
nous irons des
idées claires &
dilin&es.
Des Proportions Frivoles. Liv. IV. 503
Noir, qu'«« Triangle n'efi pas un Cercle , &c. ou que deux autres Idées dé- Chat. VIT.
terminées & diftincles , quelles qu'elles foient , ne font pas une feule &.
même idée, aura auffi befoin d'une Démonflration pour pouvoir être con-
vaincu, Quileft impojjîble qu'une chofe foit rj? ne foit pas.
§. 20. Or comme ces Idées font d'un fort petit ufage lorfque nous avons Leur ufage co-
des Idées déterminées, elles font d'ailleurs d'un ufage fort dangereux, com- dansereux»
•11 1 r tj - r 1- • i o 'ors que nos
me je viens de le montrer, lorique nos Idées ne lont pas déterminées , & idée» iont c»n.
que nous nous fervons de Mots qui ne font pas attachez à des Idées dé- fuks"
terminées, mais qui ont une fignification vague & inconfiante, lignifiant
tantôt une idée, & tantôt une autre ; d'où s'enfuivent des méprifes & des
erreurs que ces Maximes citées en preuve pour établir des Propofitions
dont les termes lignifient des idées indéterminées , fervent à confirmer , &
à graver plus fortement dans l'Efprit par leur autorité.
CHAPITRE VIII. Ciup.VIII.
Des Propofitions Frivoles.
§. 1. TE laiffe préfentement à d'autres à juger fi les Maximes dont je viens certaines Pro.
I de parler dansée Chapitre précèdent, font d'un auflï grand ufage P°\'è'n0tnrsienna"
** pour la Connoifiance réelle, qu'on le fuppofe généralement. Ce à notre con-
que Je croi pouvoir afliïrer hardiment, c'efl qu'il y a des Propofitions uni- n0lflance>
verlelles, qui, quoi que certainement véritables» ne répandent aucune lumière
dans l'Entendement, & n'ajoutent rien à notre Connoifiance.
§. 2. Telles font , premièrement , toutes les Propofitions purement identi- fitiIon^ef<J1°P°'
ques. On reconnoit d'abord & à la première vûë qu'elles ne renferment ques.
aucune inftruêlion. Car lorfque nous affirmons le même terme de lui-mê-
me , foit qu'il ne foit qu'un fimple fon , ou qu'il contienne quelque idée
claire & réelle , une telle Propofition ne nous apprend rien que ce que nous
devons déjà connoître certainement, foit que nous la formions nous-mê-
mes, ou que d'autres nous la propofent. A la vérité, cette Propofition fi
générale, Ce .qui efl , ejî , peut fervir quelquefois à-faire voir à un homme
l'abfurdité où il s'eft engagé lorfque par des circonlocutions ou des termes
équivoques, il veut, dans des exemples particuliers, nier la même chofe
d'elle-même ; parce que perfonne ne peut fe déclarer fi ouvertement contre
le bon fens que de foiitenir des contradictions vifibles & directes en termes
évidens, ou s'il le fait, on eft excufable de rompre tout entretien avec lui.
Mais avec tout cela je croi pouvoir dire que ni cette Maxime ni aucune au-
tre Propofition identique, ne nous apprend rien du tout: & quoi que dans
ces fortes de Propofitions, cette célèbre Maxime qu'on fait fi fort valoir
comme le fondement de la Démonflration, puiffe être & foit fouvent em-
ployée pour les confirmer, tout ce qu'elle prouve n'emporte dans le fond
autre chofe que ceci , c'eit Que le même mot peut être affirmé de lui-même
avec
504 Des Propofitions Frivoles. Liv. IV.
C H A P. VIII. ave c me entière certitude , fans qu'an puiftfe douter de la vérité d'une telle Pro-
pofition, & permettez-moi d'ajouter, jans quonpuijfe au£î arriver par-là à
aucune connoiffance réelle.
§. 3. Car à ce compte, le plus ignorant de tous les hommes qui peut
feulement former une Propofition & qui fait ce qu'il penfe quand il dit oui
ou non, peut faire un million de Propofitions de la vérité defquelles il peut
être infailliblement affùre fans être pourtant inftruk de la moindre chofe
par ce moyen, comme, Ce qui eft Ame, ejî Ame, c'eft-à-dire, une Ame
ejl une Ame , un Efprit eft un Efprit , une Fétiche eft une Fcticlie , &c. tou-
tes Propofitions équivalentes à celle-ci, Ce qui eft, eft, c'eft-à-dire, Ce
qui a de l'exiftence , a de l'exiftence , ou celui qui a une Ame a une Ame. Qu'eft-
ce autre chofe quefe jouer des mots? C'eft faire' juftement comme un Sin-
ge qui s'amuferoit à jetter une Huitre d'une main à l'autre, & qui, s'il
avoit des mots , pourroit fans doute dire, l'Huitre dans la main droite eft
* ce qu'on le fujet , & l'Huitre dans la main gauche eft * l'attribut , & former par ce
nomme autre- moyen cette Propofition évidente par elle-même, V Huitre eft l Huitre ,
mène ci dn s les ^ ^
Ëioiespr£dic*u>s. fans avoir pour tout cela le moindre grain de connoiffance de plus. Cette
manière d'agir pourroit tout auffi bien fatisfaire la faim du Singe que l'En-
tendement d'un homme; & eHe ferviroit autant à faire croître le pre-
mier en groffeur, qu'à faire avancer le dernier en Connoiffance.
Je fai qu'il y a des gens , qui s'intereffent beaucoup pour les Propofitions
Identiques, & qui s'imaginent qu'elles rendent de grands fervices à la Phi-
lofophie, parce qu'elles font évidentes par elles-mêmes. Ils les exaltent
comme fi elles renfermoient tout le fecret de la Connoiffance , & que l'En-
tendement fut conduit uniquement par leur moyen dans toutes les véritez
qu'il eft capable de comprendre. J'avoùë aufli librement que qui que ce
foit, que toutes ces Propofitions font véritables & évidentes par elles-mê-
mes. Je conviens de plus que le fondement de toutes nos Connoiffances dé-
pend de la Faculté que nous avons d'appercevoir que la même Idée eft la
même , & de la difeerner de celles qui font différentes , comme je l'ai fait
voir dans le Chapitre précèdent. Mais je ne vois pas comment cela empê-
che que l'ufage qu'on prétendroit faire des Propofitions Identiques pour l'a-
vancement de la Connoiffance ne foit juftement traité de frivole. Qu'on
répète aufli fouvent qu:on voudra, Que la volonté eft la volante, & qu'on
falfe fur cela autant de fond qu'on jugera à propos; de quel ufage fera cette
Propofition , & une infinité d'autres femblables pour étendre nos Connoif-
fances ? Qu'un homme forme autant de ces fortes de Propofitions que les
mots qu'il fait pourront lui permettre d'en faire, comme celles-ci, Une
Loi e II une Loi, & l'Obligation eft l'Obligation, le Droit eft le Droit, &. I ' Injufte
eft riajufte; ces Propofitions & autres femblables lui feront-elles d'aucun u-
fage pour apprendre la Morale ? Lui feront- elles connoître à lui ou aux autres
les devoirs de la vie? Ceux qui ne favent & ne fauront peut-être jamais ce
que c'eft que Jufte & Injufte, ni les mefures de l'un & de l'autre, peuvent
former avec autant d'affùrance toutes ces fortes de Propofitions, & en con-
noître aufli infailliblement la vérité , que celui qui eft le mieux inftruit des
véritez de la Morale. Mais quel progrès font-ils par le moyen de ces Pro-
pofi-
Des Proportions Frivoles. Liv.. IV.' 50c
portions dans la Contioiffance d'aucune chofe néceffaire ou utile à leur con- Chap. VIII.
duite ?
On regarderait fans doute comme un pur badinage les efforts d'un hom-
me qui pour éclairer l'Entendement fur quelque Science, s'amuferoit à en-
taffer des Propofitions Identiques &. à infifler fur des Maximes comme cel-
le-ci, Li S-.bfiance ejl la Subn.ance, le Corps efi le Corps, le Fuide eji le Vui-
de, un Tourbillon efi un Tourbillon, un Centaure efi un Centaure, &. une Chi-
mère efi u.-ie Chimère, &c. Car toutes ces Propofitions & autres femblables
font également véritables, également certaines, & également évidentes par
elles-mêmes. Mais avec tout cela , elles ne peuvent paffer que pour des
Propofitions frivoles, fi l'on vient à s'en fervir comme de Principes d'inftruc-
tion, & à s'y appuyer comme fur des moyens pour parvenir à la Connoif-
fance; puisqu'elles ne nous enfeignent rien que ce que tout homme, qui eft
capable dedifeourir, fait lui-même fans que perfonne le lui dife, /avoir,
que le même terme eft le même terme, & que la même Idée efi la même
Idée. Et c'eft fur ce fondement que j'ai crû & que je crois encore , que
de mettre en avant & d'inculquer ces fortes de Propofitions dans le deffein
de répandre de nouvelles lumières dans l'Entendement, ou de lui ouvrir un
chemin vers la Connoifiance des chofes , c'eft une imagination tout-à-fait
ridicule. L'Inflruction confifte en quelque chofe de bien différent. (Qui-
conque veut entrer lui-même, ou faire entrer les autres dans des véritez
qu'il ne connoit point encore, doit trouver des Idées moyennes, & les ran-
ger l'une auprès de l'autre dans un tel ordre que l'Entendement puifle voir
la convenance ou la difeonvenance des Idées en queflion. Les Propofitions
qui fervent à cela, font véritablement inftruéHves,mais elles font bien dif-
férentes de celles où l'on affirme le même terme de lui-même, par où nous
ne pouvons jamais parvenir ni faire parvenir les autres à aucune efpèce de
Connoiffance. Cela n'y contribue pas plus , qu'il ferviroit à une perfonne
qui voudroit apprendre à lire, qu'on lui inculquât ces Propofitions, un A
ejl un A, un B eft un B, &c. Ce qu'un homme peut favoir auffi bien qu'au-
cun Maître d'Ecole , fans être pourtant jamais capable de lire un feul mot
durant tout le cours de fa vie , ces Propofitions & autres femblables pure-
ment Identiques, ne contribuant en aucune manière à lui apprendre à lire,
quelque ufage qu'il en puifle faire.
Si ceux qui défapprouvent que je nomme Frivoles ces fortes de Propofi-
tions , avoient lu & pris la peine de comprendre ce que j'ai écrit ci-deifus
en termes fort intelligibles, ils n'auroient pu s'empêcher de voir que par
Propofitions Identiques je n'entens que celles-là feulement où le même terme
emportant la même Idée, eft affirmé de lui-même. C'efl là, à mon avis,
ce qu'il faut entendre proprement par des Propofitions Identiques; &jecroi
pouvoir continuer de dire furement à l'égard de toutes ces fortes de Propo-
fitions, que de les propofer comme des moyens d'inftruire l'Efprit, c'eft
un vrai badinage. Car perfonne qui a l'ufage de la Raifon , ne peut éviter
de les rencontrer toutes les fois qu'il efi néceifaire qu'il en prenne connoif-
fance , & lorfqu'il en prend connoiffance , il ne fauroit douter de leur
vérité.
Sss Que
çù6
Des Proportions Frivoles. Liv. IV.
II. Lorfqu'on
efii-me une par-
tie d'une Idée
complexe du
QOin du Tout.
ChaP.VIII. Que fi certaines gens veulent donner le nom d'Identique à des Propofi-
tfons où le même terme n'eft pas affirmé de. lui-même, c'eft à d'autres à
juger s'ils parlent plus proprement que moi. Ce qu'il y a de certain, c'eft
que tout ce qu'ils difent des Propositions qui ne font pas Identiques, ne tom-
be point fur moi, ni fur ce que j'ai dit; puifque tout ce que j'ai dit, fe
rapporte à ces Propolitions où le même terme eft affirmé de lui-même ; &
je voudrois bien voir un exemple où l'on pût fe fervir d'une telle Propofi-
tion pour avancer dans quelque Connoiffance que ce feit. Quant aux Pro-
pofitions d'une autre Efpèce, tout l'ufage qu'on en peut faire, ne m'inte-
reffe en aucune manière, parce qu'elles ne font pas du nombre de celles que
je nomme Identiques.
§. 4. En fécond lieu, une autre Efpèce de Propofitions Frivoles, c'eft
quand une partie de l'Idée complexe eft affirmée du nom du Tout, ou ce
qui eft la même chofe, quand on affirme une partie d'une définition du mot
défini. Telles font toutes les Propofitions où le Genre eft affirmé de l'Ef-
péce , & où des termes plus généraux font affirmez de termes qui le font
moins. Car quelle initruclion , quelle connoiûance produit cette Propofi-
tion, Le Plomb eft un Métal, dans l'Elprit d'un homme qui connoit l'Idée
complexe que le mot de Plomb fignifie , puifque toutes les Idées fimples
qui conftituent l'Idée complexe qui eft fignifiee par le mot de Métal, ne
font autre chofe que ce qu'il comprenoit auparavant fous le nom de Plomb.
11 eft bien vrai qu'à l'égard d'un homme qui connoit la lignification du mot
de Métal, & non pas celle du mot de Plomb , il eft plus court de lui expli-
quer la lignification du mot de Plomb, en lui difent que c'eft un Métal (ce
qui défigne tout d'un coup pluiieurs de fes Idées fimples) que de les comp-
ter une a une, en lui difent que c'eft un Corps fort pefant, fufible, &: mal-
léabl .-.
§. 5. C'eft encore fe jouer fur des mots que d'affirmer quelque partie
d'une Définition du terme défini, ou d'affirmer une des Idées dont eft for-
mée une Idée complexe, du nom de toute l'Idée complexe, comme Tout
Or efi fufible ; car la fufibilité étant une des Idées fimples qui compofent
l'Idée complexe que le mot Or fignifie, affirmer du nom d'Or ce qui eft
déjà compris dans fa fignification reçue, qu'eft-ce autre chofe que fe jouer
fur des fons? On trouveroit beaucoup plus ridicule d'afiùrer gravement
comme une vérité fort importante que l'Or eft jaune; mais je ne vois pas
comment c'eft une chofe plus importante de dire que !Or eft fufible , fi ce
n.'eft que cette Qualité n'entre point dans l'idée complexe dont le mot Or
eft le ligne dans le difeours ordinaire. De quoi peut-on inftruire un homme
en lui difant ce qu'on lui a deja dit , ou qu'on fuppofe qu'il fait aupara-
vant? car on doit fuppofer que je fai la lignification du mot dont un autre
fe fert en me parlant, ou bien il doit me l'apprendre. Que fi je fai que le
mot Or fignifie cette idée complexe de Corps jame , pefant, fufible, mal-
léable, ce ne fera pas m'apprendre grand' choie que de réduire enfuite cela
folemnellement en une Proposition , & de me dire gravement , Tout Or eft
fufible. De telles Propofitions ne fervent qu'à faire voir le peu de fincerité
d'un homme qui veut me faire accroire qu'il dit quelque chofe de nouveau
en
Comme lorf-
qu'une partie
de la Définition,
eft affirmée da
mot défini.
Dès Propofitions Frivoles. Ltv. IV. s°7
en ne faifant querepafferfoirventfur la définition des termes qu'il a déjà ex- Chap. Vlll$
pliquez. Mais quelque certaines qu'elles foient, elles n'emportent point
d'autre connoiflance que celle de la lignification même des Mots.
§. 6. Eclairciflbns ceci par d'autres exemples : Chaque homme eji un Ani- **™pî*ir'Zf **•
mal ou un Corps vivant , efl: une Propofition aufli certaine qu'il puifle y en
avoir, mais qui ne contribue pas plus à la connoiflance des Chofes, que fi
l'on difoit, Un Palefroi e fi un Cheval, ou un Animal qui va ? amble & qui
hennit; car ces deux Propositions roulent également fur la lignification des
Mots , la première ne me faifant connoître autre chofe , finon que le Corps,
le fentimeut & le mouvement, ou la puiiïance de fentir & de le mouvoir,
font trois idées que je comprens toujours fous le mot d'Homme, & que je
défigne par ce nom-là; de forte que le nom d'Homme ne fauroit appartenir
aux chofes où ces Idées ne fe trouvent point enfemble; comme d'autre part
quand on me dit qu'un Palefroi efl un Animal qui va l'amble & qui hennit,
on ne m'apprend par-là autre chofe, finon que l'idée de Corps , le fenti-
menc , & une certaine manière d'aller avec une certaine efpèce de voix font
quelques-unes des Idées que je renferme toujours fous le terme de Pale-
froi , de forte que le nom de Palefroi n'appartient point aux chofes où ces
Idées ne fe trouvent point enfemble. Il en efb juftement de même, lorf-
qu'un terme concret qui lignifie une ou pluiieurs idées fimples qui compo-
fent enfemble l'Idée complexe qu'on défigne par le nom d'Homme eft affir-
mée du mot Homme: fuppofez par exemple qu'un Romain eût lignifié par
le mot Homo toutes ces idées diflinftcs unies dans un feul fujet, corporeitas,
fenftbihtas , potentia fe movendi , rationabilitas , rifibilitas ; il auroit pu fans
doute affirmer très-certainement, & univerfellement du mot Homo une ou
plusieurs de ces Liées , ou toutes enfemble , mais par-là il n'auroit dit autre
chofe , linon que dans fon Pais le mot Homo comprenoit dans fa fignification
toutes ces idées. De même un Chevalier de Roman qui par le mot de Pale-
froi fignifieroit les idées Suivantes, un Corps dune certaine figure, qui a qua-
tre jambes , d:t fentiment tî? du mouvement , qui va ï 'amble , qui hennit , {§ efl
accoutumé à porter une femme fur fon dos, pourroit avec autant de certitude
affirmer univerfellement une de ces Idées du mot de Palefroi ou toutes en-
femble, mais il ne nous enfeigneroit par-là autre chofe fi ce n'efl que le
mot de Palefroi en termes de Roman lignifie toutes ces Idées, & ne doit
être appliqué à aucune chofe en qui l'une de ces idées ne fe rencontre pas.
Mais ii quelqu'un me dit que tout Etre en qui le fentiment, le mouvement, la
Raifon ce le rire font unis enfemble , a actuellement une notion de D ï e u, ou
peut être aflbupi par X opium , une telle perfonne avance fans doute une Propo-
fition inftruétive, parce quavor une notion de Dieu, ou être plongé dans le
fommeil par F opium, étant deux chofes qui ne fe trouvent pas renfermées
dans l'idée que le mot d'Homme fignifie, nous fommes inflruits , par ces
Propofitions, de quelque chofe de plus que de ce que le mot d'Homme figni-
fie Amplement ;& par conféquent la connoiflance que ces Propofitions ren-
ferment , efl plus que verbale.
§. 7. On doit fuppofer qu'avant qu'un homme forme une Propofition , il on n'ipprenô
entend les termes donc elle efl; compofée : autrement , il parle comme un Per- p«-i* <îue *»
Sss 2 ro-
yo8
res Proportions Frivoles. L i v. IV.
Ciiap.VIII.
/îgmfication des
Ht non, aucur.e
conp.oiC"ai;e
icelle.
tes Propor-
tions générales
concernant les
Subftances, font
feulent frivoles.
roquet, ne fongeant qu'a faire du bruit, & à former certains fons qu'il a
appris de quelque autre, & qu'il prononce après lui, fans favoir pourquoi,
& non comme une Créature raifonnable qui employé ces fons comme autant
de fignes des idées qu'elle a dans l'Efprit. 11 faut fuppofer aufli que celui
qui écoute, entend les termes dans le même fens que s'en fert celui qui par-
le; ou bien, fon difeours n'eft qu'un vrai jargon, un bruit confus & inin-
telligible. C'eft-pourquoi, c'eft le jouer des mots que de faire une Propo-
rtion qui ne contienne rien de plus que ce qui efl renfermé dans l'un des
termes , & qu'on fuppofe être déjà connu de celui à qui l'on parle, comme,
Un Triangle a trois cotez, ou Le faffran efl jaune. Ce qui ne peut être fou f-
fert que, lorfqu'un homme veut expliquer à un autre les termes dont il fe
fert, parce qu'il fuppofe que la lignification lui en eft inconnue, ou lorfque
la perfonne avec qui il s'entretient, lui déclare qu'il ne les entend point:
auquel cas /'/ lui enfeigne feulement la fignification de ce mot , &. l'ufage de ce
figne.
§. 8- Il y a donc deux fortes dePropofitions dont nous pouvons connoî-
tre la vérité avec une entière certitude, l'une efl de ces Proportions frivo-
les qui ont de la certitude, mais une certitude purement verbale, & qui
n'apporte aucune inftruétion dans l'Efprit. En fécond lieu, nous pouvons
connoître la vérité, & parce moyen être certains des Propofuions qui affir-
ment quelque chofe d'une autre qui efl une conféquence néceffaire de fon
idée complexe, mais qui n'y eft pas renfermée , comme Que V Angle exté-
rieur de tout Triangle efl plus grand que l'un des Angles intérieurs oppofez ; car
comme ce rapport de 1 Angle extérieur à l'un des Angles intérieurs oppofez
ne fait point partie de l'Idée complexe qui eft lignifiée par le mot de Trian-
gle, c'eft là une vérité réelle qui emporte une connoiffance réelle & inftruc-
tive.
§. 9. Comme nous n'avons que peu ou point de connoiffance des Com-
binaisons d'Idées fimples qui exiftent enfemble dans les Subllances, que par
le moyen de nos Sens, nous ne faurions faire fur leur fujet aucunes Propofi-
tions univerfelles , qui foient certaines au delà du terme où leurs Effences
nominales nousconduifent; & comme ces Effences nominales ne s'étendent
qu'à un petit nombre de véritez, très-peu importantes, eu égard à celles
qui dépendent de leurs conftitutions réelles, il arrive de là que les Propofl-
tions générales qu'on forme fur les Subflances , font pour la plupart frivoles , fi
elles font certaines ; & que fi elles font inftruftives , elles font incertaines, &:
de telle nature que nous ne pouvons avoir aucune connoiffance de leur véri-
té réelle, quelque fecours que de confiantes obfervations & l'analogie puif-
fent nous fournir pour former des conjectures. D'où il arrive qu'on peut
fouvent rencontrer des difeours fort clairs & fort fuivis qui fe réduiient pour-
tant à rien. Carileltvifible que les noms des Etres fubftanciels, aùffi bien
que les autres étant coafiderez dans toute l'étendue de la lignification rela-
tive qui leur efl: affignée, peuvent être joints, avec beaucoup de vérité,
par des Propofuions affirmatives & négatives, félon que leurs Définitions
refpeftives les rendent propres à être unis enfemble, & que les Propolïtions ,
compoiees de ces forces de termes, peuvent être déduites l'une de l'autre
avec
Des Vropofitiom Frivoles. Liv. IV. '^09
avec autant de clarté que celles qui fourniffent à l'Efprit les véritcz les plus Ch-.p. VIII.
réelles ; & tout cela fans que nous avions aucune connoiflance de la nature
ou de la réalité des choies exiftantes hors de nous. Selon cette méthode,
l'on peut faire en paroles des démonftrations & des Propofitions indubita-
bles, fans pourtant avancer par-là le moins du monde dans la cunnoiiïunce
de la vérité des chofes : par exemple, celui qui a appris les mots fuivans,
avec leurs lignifications ordinaires & refpectives qu'on leur a attaché, Sub-
flance , homme, animal, forme, amz végétative, fenfitive , raifonnable :
peut former plufieurs Propofitions indubitables touchant X Ame fans favoir
en aucune manière ce que l'Ame eft réellement. Chacun peut voir une in-
finité de Propofitions, de raifonnemens & deconclufionsdecette forte dans
des Livres de Metaphyfique, de Théologie Scholaftique , & d'une certai-
ne efpèce de Phylïque, dont la lecture ne lui apprendra rien de plus de
Dieu, des Efprits & des Corps, que ce qu'il en favoit avant que d'avoir
parcouru ces Livres.
§. 10. Celui qui a la liberté de définir, c'eft-à-dire , de déterminer la Et P0Ur<lU0U
fignification dés noms qu'il donne aux Subftances ; ( ce que tout homme
qui les établit lignes de fes propres idées fait certainement )& qui détermine
ces lignifications au hazard fur fes propres imaginations ou fur celles des au-
tres hommes , & non fur un ferieux examen de la nature des chofes mêmes ,
peut démontrer facilement ces différentes lignifications l'une a l'égard de
l'autre félon les différer» rapports & les mutuelles relations qu'il a établi
entre elles, auquel cas foit que les chofes conviennent ou difeonviennent,
telles qu'elles font en elles-mêmes, il n'a befoin que de réfléchir fur fes pro-
pres idées & fur les noms qu'il leur a impofé. Mais aufii par ce moyen il
n'augmente pas plus fa connoiflance que celui-là augmente fes richeffes qui
prenant un fac de jettons, nomme l'un placé dans un certain endroit un
Ecu, l'autre placé dans un autre une Livre , & l'autre dans un troifiéme
endroit un Sou; il peut fans doute en continuant toujours de même comp-
ter fort exactement, & aflembler une grofle fomme, félon que fes jettons
feront placez, & qu'ils lignifieront plus ou moins comme il le trouvera à
propos, fans être pourtant plus riche d'une pite, & fans favoir même com-
bien vaut un Ecu, une Livre ou un Sou, mais feulement que l'un eft conte-
nu trois fois dans l'autre, & contient l'autre vingt fois, ce qu'un homme
peut faire aulîi dans la fignification des Mots en leur donnant plus ou moins-
d'étendue confiderez l'un par rapport à l'autre.
§. 11. Mais à l'occafion des Mots qu'on employé dans les Difcours & fur- in.- Employer
tout dans ceux de Controverfe, & où l'on difpute félon la méthode établie J^Mo'sen <i..
dans les Lcoles , voici une manière de fe jouer des mots qui eft d une con- jouer îur des
fequenee encore plus dangereufe , & qui nous éloigne beaucoup plus de la lons'
certitude que nous efperons trouver dans les Mots ou à laquelle nous préten-
dons arriver par leur moyen; c'eft que la plupart des Ecrivains, bien loin
de fonger à nous inftruire dans la connoiflance des chofes telles qu'elles font
en elles-mêmes, employent les mots d'une manière vague & incertaine, de
forte que ne tirant pas même de leurs mots des déductions claires &. é\ iden-
tes l'une par rapport à l'autre , en prenant conftamment les mêmes mots
S s s 3 dans
p°
Dus Proportions Frivoles. Liv. I V.
Chaï.VIII.
Marques des
Proportions
verbales, i.
Lorsqu'elles font
compoiees de
deux termes abf-
trairs affirmez
l'un de l'autre.
ï. Lorlqu'une
partie de la défi-
nition eft affir-
mée du terme
igfiju.
dans la même fignification , il arrive que leurs difcours , qui fans être fort
infiruclifs pourroient être du moins fuivis & faciles a entendre, ne le font
point du tout; ce qui ne leur feroit pas fort mal-aifé, s'ils ne trouvoient à
propos de couvrir leur ignorance ou leur opiniâtreté fous l'obfcurité& l'em-
barras des termes , à quoi peut-être l'inadvertance & une mauvaife habit-
tude contribuent beaucoup à l'égard de plufieurs perfonnes.
§. 1 2. Mais pour conclurre , voici les marques auxquelles on peut con-
noitre les Propofitions purement 'verbales.
Premièrement , toutes les Propofitions où deux termes abftraits font af- ■
firmez l'un de l'autre, ne concernent que la fignification des fons. Car
nulle idée abftraite ne pouvant être la même, avec aucune autre qu'avec
elle-même, lorfque fon nom abftrait eft affirmé d'un autre terme abftrait,
il ne peut fignifier autre chofe fi ce n'eft que cette idée peut ou doit être
app'ellée de ce nom ; ou que ces deux noms fignifient la même idée. Ainfi,
qu'un homme dife, que F Epargne eji Frugalité , que h Gratitude eft Juftice,
ou que telle ou telle aclion efl ou n'ell pas Tempérance ; quelque fpécieu-
fes que ces Propofitions" & autres femblables paroiffent du premier coup
d'œuil, cependant fi l'on vient à en prefler la fignification & à examiner
exactement ce qu'elles contiennent , on trouvera que tout cela n'emporte
autre chofe que la fignification de ces termes.
§. 13. En fécond lieu, toutes les Propofitions où une partie de l'idée
complexe qu'un certain terme fignifie , eft affirmé de ce terme_, font pu-
rement verbales, comme fi je dis que l'Or eft un métal ou qu'il eft pefant.
Et ainfi toute Propofition où les Mots de la plus grande étendue qu'on ap-
pelle Genres font affirmez de ceux qui leur font fubordonnez ou qui ont
moins d'étendue , qu'on nomme Efpeces ou Individus , eft purement ver-
bale.
Si nous examinons fur ces deux Règles les Propofitions qui compofent
les Difcours écrits ou non écrits, nous trouverons peut-être qu'il y en a
beaucoup plus qu'on ne croit communément qui ne roulent que fur la figni-
fication des mots , & qui ne renferment rien que l'ufage & l'application de
ces fignes.
En un mot , je croi pouvoir pofer pour une Règle infaillible , Que par-
tout où l'idée qu'un mot fignifie , n'eft pas diftinftement connue & pré-
fente à l'Efprit, & où quelque chofe qui n'eft pas déjà contenu dans cette
Idée, n'eft pas affirmé ou nié, dans ce cas-là nos penfées font uniquement
attachées à des fons , & n'enferment ni vérité ni faufleté réelle. Ce qui,
fi l'on y prenoit bien garde, pourrait peut-être épargner bien de vains
amufemens& des difputes, & abréger extrêmement la peine que nous pre-
nons , les tours & détours que nous faifons pour parvenir à une Connoif-
iànce réelle & véritable.
CHA-
De notre Exiftence. Liv. II. 5-ti
CHAPITRE IX. CiiAr.IX.
• De la Conr.olffance que nous avons de notre Exiftence.
§• :- "\7^us n'avons confideré jufqu'ici que les EfTences des Chofes; Les profitions
■i-N & comme ce ne font que des Idées abftraites que nous ralïem- Ënc"'er &"rtai"
blons dans notre Eiprit en les détachant de toute exiftence particulière (car tent pas à r«dfi
tout ce que l'Efprit fait en fe formant des Abftra£tions,c'eft de confiderer tcnce'
une idée fans aucun rapport à aucune autre exiftence que celle qu'elle a
dans l'Entendement) elles ne nous donnent abfblument point de connoiffan-
'ce d'aucune exiftence réelle. Sur quoi nous pouvons remarquer en paffant
que les Propoiîtions univerfelles de la vérité ou de la fauflètédefquellesnous
pouvons avoir une connoifTance certaine,ne fe rapportent point à l'exigen-
ce^ d'ailleurs que toutes les affirmations ou négations particulières qui ne
feroient pas certaines, fi on les rendoit générales, appartiennent feulement
à l'exiflence; donnant feulement à connoître l'union ou lafèparation acci-
dentelle de certaines idées dans des chofes exifhantes, quoi qu'à les confi-
derer dans leurs natures abftraites , ces Idées n'ayent aucune liaifon ou in-
compatibilité néceffaire qni nous foit connue.
fi. 2. Mais fans parler ici de la nature de différentes efpèces de Propofi- Triple Connoifà
tions, que nous conlidererons plus au long dans un autre endroit; exami- tence.
nons préfentement quelle connoiilance nous pouvons avoir de l'exiftence
des Chofes, & comment nous y parvenons. Je dis donc que nous avons
une connoiffance de notre propre exiftence par Intuition, de l'exiftence de
Dieu par Démonfiration , & d'autres Chofes par Sen/ation.
§. 3. Pour ce qui eft de notre exiftence, nous l'appercevons avec tant La connoifTance
d'évidence & de certitude, que la chofe n'a pas befoin & n'eft point capable eft"muitiwiftcM0
d'être démontrée par aucune preuve. Je penfe , je raifonne , je feus du pluifr
& de la douleur; aucune de ces chofes peut-elle m'etre plus évidente que
ma propre exiftence ? Si je doute de toute autre chofe, ce doute même
me convainc de ma propre exiftence, & ne me permet pas d'en douter ;
car fi je connois que je fens de la douleur , il eft évident que j'ai une per-
ception auili certaine de ma propre exiftence que de l'exiftence de la dou-
leur que je fens ; ou fi je connois que je doute, j'ai une perception auffi
certaine de l'exiftence de la Chofe qui doute, que de cette Penfee que j'ap-
pelle Doute. C'eft donc l'Expérience qui nous convainc que nous avens
une Connoijfance intuitive de notre Exiftence , & une infaillible perception in-
térieure que nous fommes quelque chofe. Dans chaque A6te de fenfa-
tion, de raifonnement ou de penfée, nous fommes intérieurement con
vaincus en nous-mêmes de notre propre Etre , & nous parvenons fur cela
au plus haut degré de certitude qu'il eft poftible d'imaginer.
C H A. *
$•11, De F Exiftence de Dieu. Liv. IV.
Chap. X. C H A P I T R E X.
De l'a Connoijfance que nous avons de Y exigence de D i e u.
nous Tommes ca- §. i. y"v U o i <^u e Dieu ne nous ait donné aucune idée de lui-même qui
[reb «rtt neme."/' V^oit née avec nous; quoi qu'il n'ait gravé dans nos Ames aucuns
qu'il y a un Diu. caractère» originaux qui nous y puiffent faire lire fon exiftence ; cepen-
dant, on peut dire qu'en donnant à notre Efprit les Facukez dont il eft
orné, il ne s'effc pas laille fans témoignage ; puifque nous avons des Sens,
de l'Intelligence & de la Raifon , „& que nous ne pouvons manquer de
preuves manifeftes de fon exiftence , tandis que nous réfléchirions fur-
nous-mêmes. Nous ne faurions, dis-je, nous plaindre avec juftice de no-
tre ignorance fur cet important article; puifque Dieu lui-même nous a
fourni fi abondamment les moyens de le connoître, autant qu'il eft nécef-
faire, à la fin pour laquelle nous exilions, & pour notre félicité qni eft le
plus grand de tous nos intérêts. Mais encore que l'exiftence de Dieu foit
la vérité la plus aifée à découvrir par la Raifon, & que fon évidence éga-
le, fi je ne me trompe, celle des Démonftrations Mathématiques, elle
demande pourtant de l'attention ; & il faut que l'Efprit s'applique à la tirer
de quelque partie inconteftable de nos Connoiffances par une déduction
régulière. Sans quoi nous ferons dans une auffi grande incertitude & dans
uue auffi grande ignorance à l'égard de cette vérité, qu'à l'égard des autres
Propofitions qui peuvent être démontrées évidemment. Durefte, pour
faire voir que nous femmes capables de connoître, rj? de connoître avec certi-
tude qu'il y a un D i eu , & pour montrer comment nous parvenons à cette
connoiffance, je croi que nous n'avons befoin que de faire reflexion fur nous-
mêmes , & fur la connoiffance indubitable que nous avons de notre propre
exiftence.
niomme connoit % 2- C'eft, jepenfe, une chofe inconteftable, que l'Homme connoîc
qu'il eft îui-mê- clairement & certainement, qu'il exifle & qu'il eft quelque chofe- S'il y a
quelqu'un qui en puiffe douter, je déclare que ce n'eft pas à lui que je par-
le, non plus que je ne voudrois pas difputer contre le pur Néant, & entre-
prendre de convaincre un Non-être qu'il eft quelque chofe. Que fi quel-
qu'un veut pouffer le Pyrrhonifme jufques à ce point que de nier fa propre
exiftence (car d'en douter effectivement , il eft clair qu'on ne.fauroit le fai-
re ) je ne m'oppofe point au plaifir qu'il a d'être un véritable Néant ; qu'il
jouïffe de ce prétendu bonheur, jufqu'à ce que la faim ou quelque autre
incommodité lui perfuade le contraire. Je croi donc pouvoir pofer cela
comme une vérité, dont tous les hommes font convaincus certainement
en eux-mêmes, fans avoir la liberté d'en douter en aucune manière, Que
chacun connoit , qu'il eft quelque chofe qui exifle actuellement.
ri connoit auiïï §. 3, L'homme fait encore, par une Connoiffance de fimple vue, que
» -ic le Neiat ne £
De VExiJlence de Dieu. L i v. I V. s 1 3
le pur Néant peut non plus produire un Etre réel, que le même Néant peut Chap. X.
être égal à deux angles droits. S'il y a quelqu'un qui ne fâche pas , que le feutoit produite
Non- être, ou l'abfence de tout Etre ne peut pas éire égal à deux Angles S'ô^'f yha0qU;ei.
droits, il efl. impoiïible qu'il conçoive aucune des Démonflrations à'Eucti- que choie "déter-
de. Et par confisquent, ii nous lavons que quelque Etre réel exifte,& que lld*
le Non-être ne fauroit produire aucun Etre, il eft d'une évidence Ma-
thématique que quelque chofe a exifté de. toute éternité; puifque ce- qui
n'efl: pas de toute éternité, a un commencement, & que tout ce quia un
commencement, doit avoir été produit par quelque autre chofe.
§. 4. Il eft de la même évidence', que tout Etre qui tire Ton exiftence cet Etre Etemel
& Ion commencement d'un autre, tire auffi d'un autre tout ce qu'il a & p^nu WUt" '
tout ce qui lui appartient. On doit reconnoitre, que toutes fes Facultez
lui viennent de la même fource. 11 faut donc que la fource éternelle de
tous les Etres , foit aaffi la fource & le Principe de toutes leurs Puiffances
ou Facultez; de forte que cet Etre étemel doit être auffi îout-puijfant.
§. 5. Outre cela, l'homme trouve en lui-même de la perception & de la Tout intelligent;
connoiffance. Nous pouvons donc encore avancer d'un degré, & nous affù-
rer non feulement que quelque Etre exifle,, mais encore, qu'il y a au
Monde quelque Etre Intelligent. .1
11 faut donc dire l'une de ces deux chofes, ou qu'il y a eu un temps au-
quel il n'y avoit aucun Etre Intelligent, & auquel la Connoiffance a com-
mencé à exifter; ou bien qu'il y a eu un Etre Intelligent de toute Eternité.
Si l'on dit , qu'il y a eu un temps , auquel aucun Etre n'a eu aucune Con-
noiffance, & auquel l'Etre éternel étoit privé de toute intelligence, je ré-
plique , qu'il éroit donc impoiïible qu'une Connoiffance exiftàt jamais.
Car.il eft auffi impoffible, qu'une chofe abfolument deftituée de Connoif-
fance «Si qui agit aveuglément & fans aucune perception , produife un Etre
intelligent, qu'il efl impoffible qu'un Triangle fe fafle à foi-meme trois an-
gles qui foient plus grands que deux Droits. Et il eft auffi contraire à l'i-
dée de la Matière privée de fentiment, qu'elle fe produife à elle-même du
fentiment , de la perception & de la connoiffance, qu'il efl contraire à l'i-
dée d'un Triangle, qu'il fe faffe à lui-même des angles qui foient plus grands
que deux Droits.
g. 6. Ainfi, par la confédération de nous-mêmes, & de ce que nous r.t p=r confis,
trouvons infailliblement dans notre propre nature, la Raifon nous conduit mimé. u "c"
à la connoiffance de cette vérité certaine. & évidente, Qtfil y a un Etre
éternel, très-puiJJ'ant , & très-intelligent, quelque nom qu'on lui veuille
donner, foit qu'on l'appelle Dieu ou autrement, il n'importe. Rien
n'efl: plus évident; & en confiderant bien cette idée , il fera aifé d'en dé-
duire tous les autres Attributs que nous devons reconnoitre dans cet Etre
éternel. Que s'il fe trouvoit quelqu'un allez déraifonnable pour fttppofer,
que l'Homme efl le feul Etre qui ait de la Côhnoiflance & de la fageflj,
mais que néanmoins il a été formé par le pur hazard ; & que c'efl ce même
Principe aveugle & fans connoiffance qui conduit tout le relie de l'Univers,
je le prierai d'examiner à loiiir cette Cenfure tout-à-fait folide & pleine
d'emphafe que Ciceron fait * quelque part contre ceux qui pourraient avoir *DtLtS;ius,ub.i.
T 1 1 une
514 De V Exiftence de Dieu. Liv. IV.
Chap. X. une telle penfée : Quid enim vcrius, dit ce fage Romain , quant neminem ejfe
oportet tàm fi util arrogantem , ut in fe mentern & rationem putet ineffe , ;'«
Cœlo Mundoque non putet ? Aut ut ea quœ vix fumma ingenii ratione compre-
hendat , nulla ratione moveri putet ? „ Certainement perfonne ne devroit être
„ fi fottement orgueilleux que de s'imaginer qu'il y a au dedans de lui un
„ Entendement & de la Raifon , & que cependant il n'y a aucune Intelli-
„ gence qui gouverne les Cieux & tout ce vafle Univers ; ou de croire que
„ des chofes que toute la pénétration de fon Efprit eft à peine capable de
„ lui faire comprendre, fe meuvent au hazard, & fans aucune règle.
De ce que je viens de dire, il s'enfuit clairement, cemefemble, que
nous avons une connoilTance plus certaine de l'exiftence de D i e u que de-
quelque autre chofe que ce foit que nos Sens ne nous ayent pas découvert
immédiatement. Je croi même pouvoir dire que nous connoiffons plus cer-
tainement qu'il y a un Dieu, que nous ne connoiffons qu'il y a quelque
autre chofe hors de nous. Quand je dis que nous connoiffons, je veux dire
que nous avons en notre pouvoir cette connoiffance qui ne peut nous man-
quer, fi nous nous y appliquons avec la même attention qu'à plufieurs au-
tres recherches,
iidée que nous §• 7. Je n'examinerai point ici comment l'idée d'un Etre fouverainement
tout parfait^"» P^^ût quun homme peut fe former dans fon^Efprit, prouve ou ne prouve
pas la feule pieu- point l'exiftence de Dieu. Car il y a une telle diverfité dans les tempe-
d,unDie"ii:'ence ramens des hommes & dans leur manière de penfer, qu'à l'égard d'une mê-
me vérité dont on veut les convaincre , les uns font plus frappez d'une rai-
fon, & les autres d'une autre. Je croi pourtant être en droit de dire, que
ce n'eft pas un fort bon moyen d'établir l'exiftence d'un D i e u & de fer-
mer la bouche aux Athées que de faire rouler tout le fort d'un Article auffi
important que celui-là fur ce feul pivot , & de prendre pour feule preuve
de l'exiftence de Dieu l'idée que quelques perfonnes ont de ce fouverain
Etre ; je dis quelques perfonnes ; car il eft évident qu'il y a des gens qui n'ont
aucune idée de Dieu , qu'il y en a d'autres qui en ont une telle idée qu'il
vaudroit mieux qu'ils n'en euffent point du tout,& que la plus grande par-
tie en ont une idée telle quelle, fi j'ofe me fervir de cette expreffion. C'eft,
dis-je,une méchante méthode que de s'attacher trop fortement à cette dé-
couverte favorite: jufques à rejetter toutes les autres Démonftrations de
l'exiftence de Dieu, ou du moins à tâcher de les affoiblir ,& à défendre de
les employer comme fi elles étoient foibles ou faufTes ; quoi que dans le fond
ce foient des preuves qui nous font voir fi clairement & d'une manière fi
convainquante l'Exiftence de ce fouverain Etre,par la confideration de no-
tre propre exiftence & des Parties fenfibles de l'Univers, que je ne penfe
pas qu'un homme fage y puifle réfifter. Car il n'y a point, à ce que je
croi , de vérité plus certaine & plus évidente que celle-ci , Que les perfec-
tions invifibles de D 1 e u , fa Puiffance éternelle & fa Divinité font devenues
vifibles depuis la création du Monde , par la connoiffance que nous en donnent fes
Créatures. Mais bien que notre propre exiftence nous fourniffe une preu-
ve claire & inconteftable de l'exiftence de Dieu, comme je l'ai déjà mon-
tré ; & bien que je croyc que perfonne ne puifle éviter de s'y rendre, fi on
l'ex-
De VExiftencc de Dieu. L i v. IV. 515*
j'examine avec autant de foin qu'aucune autre Démonftration d'une aufl] Ciiap. X.
longue déduction; cependant comme c'efl un point fi fondamental & d'une
fi hauce importance., que toute la Religion & la véritable Morale en dépen-
dent, je ne doute pas que mon Lecteur ne m'exeufe fans peine, fi je re-
prens quelques parties de cet Argument pour les mettre dans un plus grand
jour.
§. S- C'efl: une vérité tout-à-fait évidente qu'il doit y avoir quelque chofe Quelque chofe
fui exilte de Joute éternité. Je n'ai encore ouï perfonne qui fût allez dérai- "émit^ toute
fonaable pour fuppofer une contradiction auiîi manifelte que le feroit celle
de foù tenir qu'il y a eu. un temps auquel il n'y avoit abfolument rien. Car
ce feroit la plus grande de toutes les abfurditez, que de croire, que le pur
Néant, une parfaite négation, & une abfence de tout Etre pût jamais pro-
duire quelque chofe d'actuellement exiftant.
Puis donc que toute Créature raifonnable doit nécefTairement reconnoî-
tre, que quelque chofe a exilté de toute éternité; voyons préfentement
quelle efpèce de chofe ce doit être.
§. 9. L'homme ne connoit ou ne conçoit dans ce Monde que deux for- xi y a deux fortes
tes d'Etres. fSvle? uns
t> ' • - ■ r -i •) • r- l'enUns & les su.
Premièrement , ceux qui font purement matériels , qui n ont m fenti- »« oun-pïniâns.
ment, ni perception, ni penfée, comme l'extrémité des poils de la Barbe,
& les rogneures des Ongles.
Secondement, des Etres qui ont du fentiment, de la perception, & des
penfées , tels que nous nous reconnoiilbns nous-mêmes. C'efl: pourquoi
dans la fuite nous déflgnerons, s'il vous plait, ces deux fortes d'Etres par
le nom d' Etres peu/ans & non-penfans; ternies qui font peut-être plus com-
modes pour le delTein que nous avons préfentement en vûë, (s'ils ne le font
pas pour autre choie ) que ceux de materiel & d'immatériel.
§. 10. Si donc il doit y avoir un Etre qui exilte de toute éternité, vo- un Etre non-p-a-
yons de quelle de ces deux fortes d'Etre il faut qu'il foit. Et d'abord la pTod"i4\m°Etie
Raifon porte naturellement à croire que ce doit être neceflairement un Etre penknt.
qui penfe ; car il elt aulîi impoffible de concevoir que la fimple Matière non-
penfante produite jamais un Etre intelligent qui penfe, qu'il elt impoffible
de concevoir que le Néant pût de lui-même produire la Matière. En ef-
fet, fuppofons une partie de Matière, groiTe ou petite, qui exilte de tou-
te éternité, nous trouverons qu'elle elt incapable de rien produire par elle-
même. Suppofons par exemple, que la; matière du premier caillou qui
nous tombe entre les mains, foit éternelle , que les parties en foient exacte-
ment unies, & qu'elles foient dans un parfait repos les unes auprès des au-
tres: s'il n'y avoit aucun autre Etre dans le Monde, ce caillou ne demeu-
reroit-il pas éternellement dans cet état, toujours en repos & dans une en-
tière inaction? Peut-on concevoir qu'il puilîe fe donner du mouvement à
lui-même, n'étant que pure Matière, ou qu'il puilîe produire aucune cho-
fe? Puis donc que la Matière ne fauroit, par elle-même, fe donner du
mouvement, il faut qu'elle ait fon mouvement de toute éternité, ou que
le mouvement lui ait' été imprimé par quelque autre Etre plus piaffant que
la Matière , laquelle , comme on voit , n'a pas la force de fe mouvoir elle-
Ttt 2 même
t; i S De VExiflence de Dieu. L 1 v, IV.
Cuap. X. même. Mais fuppofons que le Mouvement foit de toute éternité dans la
Matière; cependant la Matière qui eft un Etre nonpenfant , & le Mouve-
ment ne fauroient jamais faire naître la Penfée, quelques changemens que
le Mouvement puifTe produire tant à l'égard de la Figure qu'à l'égard,
de la groffeur des parties de la Matière. Il fera toujours autant au def-
fus des forces du Mouvement & de la Matière de produire de la Connoif-
fance , qu'il eft au deffus dés forces du Néant de produire la Matière.
J'en appelle à ce que chacun penfe en lui-même: qu'il dife s'il n'eft
point vrai qu'il pourroit concevoir auffi aifément la Matière produite
par le Néant, que fe figurer que la Penfée ait été produite par la (im-
pie Matière dans un temps, auquel il n'y avoit aucune chofe penfante,
ou aucun Etre intelligent qui exiftàt actuellement. Divifez la Matière
en autant de petites parties qu'il vous plairra, (ce que nous fommes portez à
regarder comme un moyen de la Jpiritualifer & d'en faire une chofe
penfante) donnez-lui, dis-je , toutes les Figures & tous les différens
mouvemens que vous voudrez; faites-en un Globe, un Cube, un Cô-
ne, un Prifme, un Cylindre, 13 c. dont les Diamètres ne foient que la
ioooooome partie d'un (a) Gry; cette Particule de matière n'agira pas au-
trement fur d'autres Corps d'une groffeur qui lui foit proportionnée,
que des Corps qui ont un pouce ou un pié de Diamètre; & vous
pouvez efpérer avec autant de raifon de produire du fentiment, des
Penfées & de la Connoiffance, en joignant enfemble de groffes parties
de matière qui ayent une certaine figure & un certain mouvement ,
que par le moyen des plus petites parties de Matière qu'il y ait au
Monde. Ces dernières fe heurtent, fe pouffent & réfiftent l'une à l'au-
tre, juftement comme les plus groffes parties; & c'effc là tout ce qu'el-
les peuvent faire. Par conféquent, li nous ne voulons pas fuppofer un
Premier Etre qui ait exifté de toute éternité, la Matière ne peut ja-
mais commencer d'exifter. Que fi nous difons que la fimple Matière,
deftituée de Mouvement, eft éternelle, le Mouvement ne peut jamais
commencer d'exifter; & fi nous fuppofons qu'il n'y a eu que la Ma-
tière & le Mouvement qui ayent exifté, ou qui foient éternels, on ne
voit pas que la Penfée puiilè jamais commencer d'exifter. Car il eft impof-
fible de concevoir que la Matière , foit qu'elle fe meuve ou ne fe meuve
pas, puiffe avoir originairement en elle-même, ou tirer, pour ainfi dire,
de fon fein le fentiment , la perception & la connoiffance ; comme il paroit
évidemment de ce qu'en ce cas-là ce devroit être une Propriété éternelle-
ment
(a) J'appelle Gry J„ de Ligne: la Ligne f, qiî'il [croit d'une commodité générale que tous les
d'u i Pouce : le Pouce \ . d'un Pié Philosophique : le iavans s'accerdaffent à employer cette mefure
Pié Thih;ophique ! d'un Pendule , dont chaque llani leUrs calculs. [ Cette Note eft de Mr.
vibration, dans l'a latitude de 4< dégrez, e/l Lccke- Le m°t Gr> eft de fa façon. Il l'a in-
égale à une féconde d, temps, 0u* t\ de minu- venté P°"r exprimer ; „ de Ligne , mefure qu»
te. J'ai ajfeilé de me fervir ici de cette mefure , jufqtffci n'a point eu de nom, & qu'on peut
C7 de fes parties divifées par dix, en leur don- au(îl blcn défigner par ce mot que par quelque
nant des noms particuliers . parce que je croi autre 1ue ce f0*' J
DeVExlJîence de Bien. Liv. IV. 5-17
ment infeparable delà Matière & de chacune de fes parues, d'avoir du Ciiap. X.
fentiment, de la perception, & de la connoiiTance. A quoi l'on pourroic
ajouter, qu'encore que l'idée générale &. fpecifique que nous avons de la
Matière nous porte à en parler comme fi c'étoit une chofe unique en nom-
'bre, cependant toute la Matière n'eit pas proprement une chofe individuel-
le qui exifte comme un Etre matériel, ou un Corps fingulier que nouscon-
noitlbns,ou que nous pouvons concevoir. De forte que il la Matière étoit
le premier Etre éternel penfant, il n'y auroit pas un Etre unique éternel ,
infini & penfant, mais un nombre infini d'Etres éternels, finis, penfans ,
qui feroient indépendans les uns des autres, dont les forces feroient bornées,
ik. les penfées diftin£r.es , & qui par conféquent ne pourraient jamais produi-
re cet Ordre, cette I Iarmonie, & cette Beauté qu'on remarque dans la Nature.
.Puis donc quc'e Premier Etre doit être néceflairement un Etre penfant , &
que ce qui exifte avant toutes chofes , doit néceflairement contenir, & avoir
actuellement , du moins, toutes les perfections qui peuvent exilter dans la
fuite; ( car il ne peut jamais donner à un autre des Perfections qu'il n'a
point, ou actuellement en lui-même, ou du moins dans un plus haut dé-
gré) il s'enfuit néceflairement de là, que le premier Etre éternel ne peut
être la Matière.
§. 11. Si donc il eft évident, que quelque chofe doit n'cejfairctncnt exijler n y a donc «
de tente éternité, il ne l'eft pas moins , que cette chofe doit être néceffairement totue'rteuutc.'
un Etre penfant. Car il eft aufïï impoflible que la Matière non-penfante pro-
duife un Etre penfant, qu'il eft impofîible que le Néant ou l'abiènce de
tout Etre pût produire un Etre pofitif , ou la Matière.
g. 12. Quoi que cette découverte à" un Efprit néceffairement exijlant de
toute .éternité fuffilè pour nous conduire à la connoiiTance de Dieu; puis
qu'il s'enfuit de là, que tous les autres Etres Intelligens, qui ont un com-
mencement, doivent dépendre de ce Premier Etre, & n'avoir de connoif-
fance & de puiflance qu'autant qu'il leur en accorde; & que s'il a produit
ces Etres Intelligens, il a fait aulfi les parties moins confiderables de cet
Univers, c'eft-à-dire, tous les Etres inanimez; ce qui fait néceflairement
connoitre fa toute-feience , fa puiffance , fa providence, & tous fes autres at- •
tributs: encore, dis-je, que cela fuftife pour démontrer clairement l'exif-
tence de Dieu, cependant pour mettre cette preuve dans un plus grand
jour, nous allons voir ce qu'on peut objeéter pour la rendre fufpecte.
§. 13. Premièrement, on dira peut-être, que, bien que ce foit une vé- s'iieftmate-
rité aufli évidente que la Démoniiraiion la plus certaine, Qu'il doit y avoir Iie ' ou n0B*
un Etre éternel, & que cet Etre doit avoir de la ConnoiiTance; il ne
s'enfuit pourtant pas de là, que cet Etre penfant ne puifle être matériel.
Eh bien, qu'il foit matériel; il s'enfuivra toujours également de là, qu'il
y a un D 1 e u. Car s'il y a un Etre éternel qui ait une feience & une puif-
fance infinie, il eft certain qu'il y a un Dieu, foit que vous fuppofiez cet
Etre matériel ou non. Mais cette fuppoiition a quelque chofe de dange-
reux & d'illufoire, fi je ne me trompe; car comme on ne peut éviter defe
rendre à la Démonftration qui étal lit un Etre éternel qui a de la corinoiP
fance, ceux qui Soutiennent l'éternité de la Matière, feraient bien aifes
Ttt 3 qu'on
6iS 'DeTExijlence de Dieu. Liv. IV.
Chap. X. qu'on {leur accordât, que cet Etre Intelligent eft matériel ; après quoiïaif-
fant échapper de leurs Efprits, & banniffant entièrement de leurs Difcours
la Démonftration , par laquelle on a prouvé l'exiftence néceffaire d'un Etre
éternel intelligent, ils viendraient à foûtenir que tout eft Matière, & par
ce moyen ils nieroient l'exiftence de Dieu, c'eft-à-dire, d'un Etre éter-'
nel , penfant ; ce qui bien loin de confirmer leur Hypothefe ne fert qu'à la
renverfer entièrement. Car s'il peut être, comme ils le croyent, que la
Matière exifte de toute éternité fans aucun Etre éternel penfant, il eft évi-
dent qu'ils feparent la Matière & la Penfée, comme deux chofes qu'ils fup-
pofent n'avoir enfemble aucune iiaifon néceffaire; par où ils. établirent,
contre leur propre penfée, l'exiftence néceffaire d'un Efprit. éternel, &
non pas celle de la Matière ;puifque nous avons déjà prouvé qu'on ne fau-
roit éviter de reconnoître un Etre penfant qui exifte de toi>--e éternité. Si
donc la Penfée & la Matière peuvent être feparées , Teseiftence éternelle de
la Matière ne fera point une fuite de l'exiftence éternelle d'un Etre penfant , ce
qu'ils fuppofent fans aucun fondement.
11 n'eft pas ma- §• J4- Mais voyons à préfent comment ils peuvent fe perfuader à eux-
tenei, i. parce mêmes, & faire voir aux autres, que cet Etre éternel penfant eft matériel.
Teie. Ma" \î"~ Premièrement, je voudrois leur demander s'ils croyent que toute la Ma-
<& non-penfime. tiere., c'ell-à-dire , chaque partie de la Matière, penfe. Je fuppofe qu'ils
feront difficulté de le dire; car en ce cas-là il y auroit autant d'Etres éter-
nels penfans , qu'il y a de particules de Matière ; & par conféquent , il y
auroit un nombre infini de Dieux. Que s'ils ne veulent pas reconnoître.,
que la Matière comme Matière, c'eft-à-dire chaque partie de Matière,
foit auffi bien penfante qu'elle eft étendue , ils n'auront pas moins de peine
à faire fentir à leur propre Raifon, qu'un Etre penfant foit compofé dépar-
ties non-penfantes , qu'à lui faire comprendre qu'un Etre étendu foit com-
pofé de parties non étendues.
n parce qu'une g. if. En fécond lieu, û toute la Matière ne penfe pas, qu'ils me di-
Malîere^ne peiit knt *'# n'y a Çuatt feui ^tome iuï Penfe- Ce fentiment eft fujet à un aufïï
eue penfante. grand nombre d'abfurditez que l'autre; car ou cet Atome de Matière eft
feul éternel, ou non. S'il eft feul éternel, c'eft donc lui feul qui par fa
penfée ou fa volonté toute-puiffante a produit tout le refte de la Matière.
D'où il s'enfuit que la Matière a été créée par une Penfée toute-puiffante,
ce que ne veulent point avouer ceux contre qui je difpute préfentement.
Car s'ils fuppofent qu'un feul Atome penfant a produit tout le refte de la
Matière, ils ne fauroient lui attribuer cette prééminence fur aucun autre
fondement que fur ce qu'il penfe ; ce qui eft l'unique différence qu'onfup-
pofe entre cet Atome & les autres parties de la Matière. Que s'ils difent
que cela fe fait de quelque autre manière qui eft audeffus de notre concep-
tion, il faut toujours que ce foit par voye de création; & par-là ils font
Obligez de renoncer à leur grande Maxime, Rien ne fe fait de Rien. S'ils
difent que tout Je refte de la Matière exifte de toute éternité auffi bien que
ce feul Atome penfant, à la vérité ils difent une chofe qui n'eft pas tout-à-
fait fi abfurde,mais ils l'avancent gratis & fans aucun fondement; car je
vous prie , n'eft-ce pas bâtir une hvpothefe en l'air fans la moindre apparen-
ce
DeVEsiJîenceâe Dieu. Liv. IV. 5"T9
ce de raifon, que de fuppofer que tonte la Matière efl éternelle, mais qu'il Chap. X,
y en a une petite particule qui furpafle tout le refte en connoillance &
en puiflance? Chaque particule de Matière , en qualité de Matière, ell
capable de recevoir toutes les mêmes figures & tous les mêmes mou-
vemens que quelque autre particule de Matière que ce puiflè être; &
je défie qui que ce foit de donner à l'une quelque chofe de plus qu'à
l'autre, s'il s'en rapporte précifement à ce qu'il en penfe en lui-même.
Ç. 1 6. En troifiéme lieu , fi donc un feul Atome particulier ne peut ni. Parce qu*ia>
peux
ftK peniaot.
parti qui reite a prendre à ceux qui veulent que cet Etre éternel penfant foit
matériel , c'efl de dire qu'il eft un certain amas particulier de Matière jointe
enfemble. C'eft là, je penfe, l'idée fous laquelle ceux qui prétendent que
Dieu foit matériel, font le plus portez à fe le figurer, parce que c'eft la
notion qui leur eft le plus promptement fuggerée par l'idée commune qu'ils
ont d'eux-mêmes & des autres hommes qu'ils regardent comme autant u'E-
tres matériels qui penfent. Mais cette imagination, quoi que plus naturel-
le, n'eft pas moins abfurde que celles que nous venons d'examiner; car de
fuppofer que cet Etre éternel penfant ne foit autre chofe qu'un amas de par-
ties de Matière dont chacune eft non penfante, c'eft attribuer toute la fageflë
& la connoillance de cet Etre éternel à la ûmpïe juxtapofition de* Parties qui
le compofent ; ce qui eft la chofe du monde la plus abfurde. Car des par-
ties de Matière qui ne penfent point, ont beau être étroitement jointes en-
femble, elles ne peuvent acquérir par-là qu'une nouvelle relation locale,
qui confifte dans une nouvelle pofition de ces différentes parties; & il n?eft
pas polîible que cela feul puiiïe leur communiquer la Penfée & la Connoil-
fance.
§.' 17. Mais de plus , ou toutes les parties de cet amas de matière font en erTmouvëmenr .
repos , ou bien elles ont un certain mouvement qui fait qu'il penfe. Si cet ou en iepos,
amas de matière eft dans un pariait repos, ce n'eft qu'une lourde maffe pri-
vée de toute action, qui ne peut par conféquent avoir aucun privilège fur
un Atome.
Si c'eft le mouvement de iès parties qui le fait penfer, il s'enfuivra de là,
que toutes fes penfées doivent être nécellairement accidentelles & limitées;
car toutes les parties dont cet amas de matière eft compofé, & qui par leur
mouvement y produifent la penfee, étant en elles-mêmes & prifes feparé-
ment, deftituées de toute penfée, elles ne fauroient régler leurs propres
mouvemens, & moins encore être réglées par les penfées du Tout qu'elles
compofent; parce que dans cette fuppofition, le Mouvemeut devant pré-
céder la penfée & être par conféquent fans elle, la penfée n'eft point la cau-
fe, mais la fuite du mouvement; ce qui étant pofé, il n'y aura ni Liberté,
ni Pouvoir, ni Choix, ni Penfée, ou Action quelconque réglée par la Raifon
&parlaSagefle. De forte qu'un tel Etre penfant ne fera ni plus parfait ni plus
fagequelaiimple Matière toute brute; puifque de réduire tout à des mouve-
mens accidentels & déréglez d'une Matière aveugle, ou bien à des penfées
dév
5-20 DeVExifitnce de Dieu. Liv. IV.
Chat. X. dépendantes des mouvemens déréglez de cette même matière, c'eft la mê-
me chofe, pour ne rien dire des bornes étroites où fe trouveraient refferrées
ces fortes de penfées & de connoiffances qui feraient dans une abfoluë dé-
pendance du mouvement de ces différentes parties. Mais quoi que cette
Hypothefe foit fujette à mille autres abfurditez, celle que nous venons de
propofer fuffit pour en faire voir rimpoiïibilité , fans qu'il foit néceiTaire
d'en rapporter davantage. Car fuppofé que cet amas de Matière penfant
fût toute la Matière, ou feulement une partie de celle qui compofe cet Uni-
vers, il ferait impoiïible qu'aucune Particule connût Ton propre mouve-
ment, ou celui d'aucune autre Particule, ou que le Tout connût le mou-
vement de chaque Partie dont il ferait compofé, & qu'il pût par cortfé-
quent régler fes propres penfées ou mouvemens, ou plutôt avoir aucune
penfée qui refultat d'un femblable mouvement.
La Matière ne ' §. jg. D'autres s'imaginent que la Matière efl éternelle, quoiqu'ils re-
coë'eraeiieavec connoiiïent un Etre éternel, penfant & immatériel. A la vérité , ils ne
un Efpiù éter. détruifent point par-là l'exiflence d'un Dieu, cependant comme ils lui
ôtent une des parties de fon Ouvrage, la première en ordre, & fort confi-
derable par elle-même, je veux dire la Création, examinons un peu ce fen-
timent. 11 faut, dit-on, reconnoitre que la Matière efl; éternelle. Pour-
quoi"? Parce que vous ne fauriez concevoir, comment elle pourrait être
faite de rien. Pourquoi donc ne vous regardez-vous point auffi vous-mê-
me comme éternel ? Vous répondrez peut-être, que c'eft à caufe que vous
avez commencé d'exifler depuis vingt ou trente ans. Mais fi je vous de-
mande ce que vous entendez par ce Fous qui commença alors à exifter,
peut-être ferez-vous embarraiTé à le dire. La Matière dont vous êtes com-
pofé, ne commença pas alors à exifter; parce que fi cela étoit, elle ne fe-
rait pas éternelle: elle commença feulement à être formée & arrangée delà
manière qu'il faut pour compofer votre Corps. Mais cette difpoïition de
parties n'eft pas Fous, elle ne conflituë pas ce Principe penfant qui eften
vous & qui eft vous-même; car ceux à qui j'ai à faire préfentement, ad-
mettent bien un Etre penfant, éternel & immatériel, mais ils veulent auiïî
que la Matière, quoi que non-penfanie , foit auffi éternelle. Quand eft-ce
donc que ce Principe penfant qui eft en vous , a commencé d'exifler ? S'il
n'a jamais commencé d'exifter , ii faut donc que de toute éternité vous ayez
été un Etre penlànt; abfurdité que je n'ai pas befoin de réfuter, jufqu'ace
que je trouve quelqu'un qui foit affez dépourvu de fens pour la foûtenir.
Que fi vous pouvez reconnoitre qu'un Etre penfant a été fait de rien ( com-
me doivent être toutes les chofes qui ne font point éternelles) pourquoi ne
pouvez-vous pas auffi reconnoitre, qu'une égale Puiflànce puiffe tirer du
néant un Etre matériel, avec cette feule différence que vous êtes affûré du
premier par votre propre expérience, & non pas de l'autre? Bien plus ; on
trouvera, tout bien confideré, qu'il ne faut pas moins de pouvoir pour créer
un Efprit, que pour créer la Matière. Et peut-être que fi nous voulions
nous éloigner un peu des idées communes, donner l'efforà notre Efprit, &
nous engager dans l'examen le plus profond que nous pourrions faire de la
nature
De Vexiflence de Dieu. L i v. IV.
5-11
nature des chofes,(i) nous pourrions en venir jufques à concevoir, quoique Chap. X.
d'une manière imparfaite, comment la Matière peut d'abord avoir été
produite, & avoir commencé d'exifter par le pouvoir de ce premier Etre
éternel, mais on verroit en même temps que de donner l'être à un Efprit,
c'eft un effet de cette Puiffance éternelle & infinie, beaucoup plus maUifé
à comprendre. (2) Mais parce que cela m'écarteroit peut-être trop des notions
fur lefquelles la Philofophie eft préfentement- fondée dans le Monde, je ne
ferois pas excafable de m'en éloigner li fort, ou de rechercher autant que
la Grammaire le pourroit permettre, fi dans le fond l'Opinion communé-
ment établie eft contraire à ce fentiment particulier, j'aurais tort, dis-je,
de m'engager dans cette difculfion, fur-tout dans cet endroit de la Terre où
la Doélrine reçue eft affez bonne pour mon deffein , puifqu'elle pofe com-
me
(1) 11 y a , mot pour mot , dans l' Anglois ,
Sons pourrions être capalles de vifer à quelque
conception obfcure & confufe , de la manière
dont la Matière pourroit d'abord avoir été pro-
duite i &C. we might be able to aim at fome dim
and feeming conception hou Mxtter might at
firft be made. Comme je n'entendois pas fort
bien ces mots , dim andfecmtng conception , que
je n'entens pas mieux encore , je mis à la pla-
ce, quoi que d'Une manière imparfaite: traduc-
tion un peu libre que Mr. Locke ne defaprou-
va point , parce que dans le fond elle rend af-
fez bien la penfée.
(1) Ici Mr Locke excite notre curiofité,
fans vouloir la fatisraire. Bien des gens s'etant
imaginez qu'il m'avoit communiqué cette ma-
nière d'expliquer la création delà Matière, me
prièrent peu de temps après que ma Traduc-
tion eut vu le jour, de leur en faire part ; mais
je fus obligé de leur avouer que M. Locke
m'en avoit fait un fecret à moi-même. Enfin
long-temps après fa mort, M. le Chevalier
Ne-^ton , à qui je parlai par hazard , de cet en
droit du Livre de M. Locke, me découvrit
tout le myftere. Souriant il me dit d'abord
que c'étoit lui-même qui avoit imaginé cette
manière d'expliquer la création de la Matière,
que la penfée lui en étoit venue dans l'efprit
un jour qu'il vint à tomber fur cette Queftion
avec M. Locke & un Seigneur Anglois*. Et
voici comment il leur expliqua fa penfée. On
pourroit , dit-il , fe former en quelque manière
une idée de la création de la Matière in fuppo-
fant que Dieu eut empêché par fa puiffance que
rien ne put entrer dans une certaine tortion de
l'Efpace pur , qui de fa nature efl pêne trahie , éter-
nel , néceffa,re , infini , car des là celte portion
* Le feu Comte de Pembrck' , mort au mois de
Février de la pieleme année J733.
d'Efpace aurait l'impénétrabilité , l'une des qua'i-
tez. ejjestielles À la Matière: c comme l'Efpace
pur eft abfolument uniforme , on n'a qu'à fuppoftr
que Dieuauroit communiqué cette efpece d'impéné-
trabilité à une autre pareille portion de l'Efpa-
ce, ejr cela nous donntroit , en quelque forte, une
idée de la mobilité de la Matière, autre Qualité
qui lui eft aujfî trh-effentielle. Nous voila main-
tenant délivrez de l'embarras de chercher ce
que M. Locke avoit trouvé bon de cacher à
les Lecteurs: car c'eft là tout ce qui lui a don-
né occafion de nous dire , que fi nous voulions
donner l'ejfor à notre Efprit , nous pourrions con-
cevoir, quoi que d'une manière imparjaite, com-
ment la Matière pourroit d'abord avoir été pro-
duite, &c. Pour moi , s'il m'eft permis de
dire librement ma penfée , je ne vois pas
comment ces deux fuppofitions peuvent con-
tribuer à nous faire concevoir la création de
la Matière. A mon fens , elles n'y contribuent
non plus qu'un Pont contribue à rendre l'eau
qui coule immédiatement deiTous, impénétrable
à un Boulet de canon , qui venant à tomber
perpendiculairement d'une hauteur de vingt
ou trente toifes fur ce Pont y eft arrêté fans
pouvoir pafler à travers pour entrer dans l'eau
qui coule directement deffous. Car dans ce
cas-là, l'Eau refte liquide. & pénétrable à ce
Boulet, quoique la folidité du Pont empêche
que le boulet ne tombe dans l'Eau. De mê-
me, la Puiffance de Dieu peut empêcher que
rien n'entre dans une certaine portion d'Efpa-
ce: mais elle ne change point, par la, la na-
ture de cette portion d'Efpace , qui reftant
toujours pénétrable , comme toute autre por-
tion d'Efpace , n'acquiert point en cor.féquencc
de cet obftacle, le moindre degré de l'impé-
nétrabilité qui eft effentielle à la Matière , &c.
Vvv
$zz DeVExiJience de Dieu. Liv. IV.
C K A p. X. me une chofe indubitable, que fi l'on admet une fois la Création ou le com-
mencement de quelque Substance que ce foit , tirée du Néant, on
peut fuppofer, avec la même facilité, la Création de toute autre Subftan-
ce , excepté le Créateur lui-même.
§. 19. Mais, direz-vous, n'eft-il pas impofïible d'admettre, qiïuxe cho-
jg ait été faite de rien , puifque nous ne {aurions le concevoir ? Je répons que
non. Premièrement , parce qu'il n'eil pas raifonnable de nier la Puiflance
d'un Etre infini, fous prétexte que nous ne faurions comprendre fes opéra-
tions. Nous ne refufons pas de croire d'autres effets fur ce fondement que
nous ne faurions comprendre la manière dont ils font produits. Nous ne
faurions concevoir comment quelque autre chofe que l'impulfion d'un Corps
peut mouvoir le Corps ; cependant ce n'eft pas une raifon fuffifante pour
nous obliger à nier que cela fe puiffe faire, contre l'Expérience confiante
que nous en avons en nous-mêmes , dans tous les mouveinens volontaires
qui ne font produits en nous, que par l'action libre, ou la feule penfée de
notre Efprit : mouvemens qui ne font ni ne peuvent être des effets de l'im-
pulfion ou de la détermination que le Mouvement d'une Matière aveugle
caufe au dedans de nos Corps , ou fur nos Corps ; car fi cela étoit , nous
n'aurions pas le pouvoir ou la liberté de changer cette détermination. Par
exemple, ma main droite écrit, pendant que ma main gauche efi en re-
pos: qu'eft-ce qui caufe le repos de l'une, & le mouvement de l'autre? Ce
n'eft que ma volonté , une certaine penfée de mon Efprit. Cette penfée
vient-elle feulement à changer , ma main droite s'arrête aulïi-tôt, & la gau-
che commence à fe mouvoir. C'eft un point de fait qu'on ne peut nier.
Expliquez comment cela fe fait, rendez-le intelligible, & vous pour-
rez par même moyen comprendre la Création. Car de dire, comme
font quelques-uns pour expliquer la caufe de ces mouvemens volontai-
res, que l'Ame donne une nouvelle détermination au mouvement des
Efprits animaux, cela n'éclaircit nullement la difficulté. C'eft expliquer
une chofe obfcure par une autre auffi obfcure, car dans cette rencon-
tre il n'eft ni plus ni moins difficile de changer la détermination dci
mouvement que de produire le Mouvement même, parce qu'il faut que
cette nouvelle détermination qui eft communiquée aux Efprits animaux foit
ou produite immédiatement par la Penfée, ou bien par quelque autre Corps
que la Penfée mette dans leur chemin, où il n'étoit pas auparavant, de for-
te que ce Corps reçoive fon mouvement de la Penfée ; & lequel des deux
partis qu'on prenne , le mouvement volontaire eft aufli difficile à expliquer
qu'auparavant. 2. D'ailleurs, c'eft avoir trop bonne opinion de nous-mê-
mes que de réduire toutes chofes aux bornes étroites de notre capacité ;'&
de conclurre que tout ce qui paffe notre comprehenfion eft impofïible,
comme fi une chofe ne pouvoit être, dès-là que nous ne faurions concevoir
comment elle fepeut faire. Borner ce que Dieu peut faire à ce que nous
pouvons comprendre, c'eft donner une étendue infinie à notre comprehen-
fion, ou faire Dieu lui-même, fini. Mais fi vous ne pouvez pas conce-
voir les opérations de votre propre Ame qui eft finie, de ce Principe penfant
qui
De V Exiftence des autres Chofes. Liv. IV. 523
qui eft au dedans de vous, ne foyez point étonnez de ne pouvoir, compren- Chap. X,
dre les opérations de cet Èspr i t éternel & infini qui a fait & qui gou-
verne toutes chofes, & que les deux des deux ne faur oient contenir.
CHAPITRE XI.
De la Connoijfauce que nous avons de l'exiftence des autres Chofes.
Chap. XI,
§. 1. T A Connoiffance que nous avons de notre propre exiftence nous 0n ne e
[^ vient par intuition: & c'eft la Raifon qui nous fait connoître clai- avoir une con-
rement l'exiftence de Dieu, comme on l'a montré dans le îutf^choftî
Chapitre précèdent. 9ue p« «>ye
Quant à l'exiftence des autres chofes, on ne fauroit la connoître que par e enau°0,
Senjation; car comme l'exiftence réelle n'a aucune liaifon néceffaire avec
aucune des Idées qu'un homme a dans fa mémoire, & que nulle exiftence,
excepté celle de Dieu, n'a de liaifon néceffaire avec l'exiftence d'aucun
homme en particulier, il s'enfuit de là que nul homme ne peut connoître
l'exiftence d'aucun autre Etre , que Iorfque cet Etre fe fait appercevoir à
cet homme par l'opération actuelle qu'il fait fur lui. Car d'avoir l'idée
d'une chofe dans notre Efprit, ne prouve pas plus l'exiftence de cette Cho-
fe que le Portrait d'un homme démontre fon exiftence dans le Monde, ou
que les vifions d'un fonge établiïTent une véritable Hiftoire.
§. z. C'eft donc par la réception aètuelle des Idées qui nous viennent de Exemple ia
dehors , que nous venons à connoître l'exiftence des autres Chofes , & à blancheur de ce
être convaincus en nous-mêmes que dans ce temps-là il exifte hors de nous 3r'"'
quelque chofe qui excite cette idée en nous , quoi que peut-être nous ne
lâchions ni ne confiderions point comment cela fe fait. Car que nous ne
connoifïïons pas la manière dont ces Idées font produites en nous , cela ne
diminue en rien la certitude de nos Sens ni la réalité des Idées que nous re-
cevons par leur moyen: par exemple, Iorfque j'écris ceci, le papier venant
à frapper mes yeux, produit dans mon Efprit l'idée à laquelle je donne le
nom de blanc , quel que foit l'Objet qui l'excite en moi ; & par-là je con-
nois que cette Qualité ou cet Accident, dont l'apparence étant devant mes
yeux produit toujours cette idée, exifte réellement & hors de moi. Et
l'aflurance que j'en ai, qui eft peut-être la plus grande que je puifie
avoir, & à laquelle mes Facilitez puiffent parvenir, c'eft le témoigna-
ge de mes yeux qui font les véritables & les feuls juges de cette chofe;
& fur le témoignage defquels j'ai raifon de m'appuyer, comme fur une
chofe fi certaine, que je ne puis non plus douter, tandis que j'écris ceci,-
que je vois du blanc & du noir, & que quelque chofe exifte réellement
qui caufe cette fenfation en moi, que je puis douter que j'écris ou que
je remue ma main ; certitude auffi grande qu'aucune que nous foyions
capables d'avoir fur l'exiftence d'aucune chofe, excepté feulement la cer-
Vvv z titude
f*4
De VExiJiènce des autres Chojes. L i v. I V.
CrfAP XI.
Quoi que cala
ne fot pjs fi
certain que les
r>cmonft.-arions,
il peut être ap-
pelle' du nom de
connoiflance , Se
prouve 1'exiften-
ee des choies
ioi» de nous.
I. Parce que
nous ne pou-
tons en avoir
des Idées qu'à
la faveur des
Sens.
II. Parce que
-,*u.x Idées dont
] une vient d'une
jënfation aâuelle,
& l'autre de la
Mémoire, font
des Perceptions
#o« diftmaes,
titude qu'un homme a de fa propre exiftence & de celle de Dieu.
§. 3. Quoi que la connoiflance que nous avons, par le moyen de nos
Sens, de l'exiftence des chofesqui font hors de nous, ne-foitpas tout-à-fait
fi certaine que notre Connoiflance de fimple vue, ou que les conclufions
que notre Raifon déduit, en confiderant les idées claires & abflraites qui
font dans notre Efprit , c'eft pourtant une certitude qui mérite le nom de
Conmiffance. Si nous fommes une fois perfuadez que nos Facilitez nous inf-
truifent comme il faut, touchant l'exiftence des Objets par qui elles font
affectées , cette aflurance ne fauroit paflér pour une confiance mal fondée;
car je ne croi pas que perfonne puifle être ferieufement fi Sceptique que
d'être incertain de l'exiftence des chofes qu'il voit & qu'il fent actuelle-
ment. Du moins, celui qui peut porter fes doutes fi avant, (quelles que
foient d'ailleurs fes propres penfées ) n'aura jamais aucun différend avec moi,
puifqu'il ne peut jamais être afluré que je dife quoi que ce foit contre fon
ilntiment. Pour ce qui eft de moi , je croi que Dieu m'a donné une affez
grande certitude de l'exiftence des chofes qui font hors de moi, puifqu'en
les appliquant différemment je puis produire en moi du plaifir & de la dou-
leur, d'où dépend mon plus grand intérêt dans l'état où je me trouve pré-
fentement. Ce qu'il y a de certain c'eft que la confiance où nous fommes
que nos Facultez ne nous trompent point en cette occafion, fonde la plus
grande aflurance dont nous foyions capables à l'égard de l'exiftence des Etres
matériels. Car nous ne pouvons rien faire que par le moyen de nos Facul-
tez ; & nous ne faurions parler de la Connoiflance elle-même , que par le
fecours des Facultez qui foient propres à comprendre ce que c'eft que Con-
noiflance. Mais outre l'aflurance que nos Sens eux-mêmes nous donnent,
qu'ils ne fe trompent point dans le rapport qu'ils nous font de l'exiftence
des chofes extérieures, par les impreflions actuelles qu'ils en reçoivent, nous
fommes encore confirmez dans cette aflurance par d'autres raifons qui con-
courent à l'établir.
§. 4. Premièrement, il eft évident que ces Perceptions font produites
en nous par des Caufes extérieures qui affectent nos Sens ; parce que ceux
qui font deftituez des Organes d'un certain Sens, ne peuvent jamais faire
que les Idées qui appartiennent à ce Sens, foient actuellement produites
dans leur Efprit. C'eft une vérité fi manifefte, qu'on ne peut la révoquer
en doute ; & par conféquent, nous ne pouvons qu'être affûrez que ces Per-
ceptions nous viennent dans l'Efprit par les Organes de ce Sens,& non par
aucune autre voye. Il eft vifible que les Organes eux-mêmes ne les produi-
fent pas; car fi cela étoit , les yeux d'un homme produiroient des Couleurs
dans les Ténèbres , & fon nez fentiroit des Rofes en hyver. Mais nous ne
voyons pas que perfonne acquière le goût des Ananas , avant qu'il aille aux
Indes où fe trouve cet excellent Fruit, & qu'il en goûte actuellement.
§. 5. En fécond lieu, ce qui prouve que ces Perceptions viennent d'une
caufe extérieure, c'eft que j'éprouve quelquefois, que je ne faurois empêcher
quelles ne foient produites dans mon Efprit. Car encore que, lorfque j'ai les
yeux fermez ou que je fuis dans une Chambre obfcure , je puiffe rappeller
dans
De l'Exiftence des autres Chofes. Liv. I V. '^25
dans mon Efprit, quand je veux, les idées de la Lumière ou du Soleil y que Chap. XI
des fenfations précédentes avoient placé dans ma Mémoire, & que jepuif-
fe quitter ces idées, quand je veux, & me représenter celle de l'odeur d'une
Rofe, ou du goût du fucre; cependant fi à midi -je tourne les yeux vers le
Soleil, je ne faurois éviter de recevoir les idées que la Lumière ou le Soleil
produit alors en moi. De forte qu'il y a une différence vifible entre les
idées qui s'introduifent par force en moi, & que je ne puis éviter d'avoir,
& celles qui font comme en referve dans ma Mémoire, fur lefquelles , fup-
pofé qu'elles ne fuiïënt que là, j'auroisconflamment le même pouvoir d'en
difpofer & de les laifler à l'écart, félon qu'il m'en prendrait envie. Et par
conféquent il faut qu'il y ait néceffairement quelque caufe extérieure, &
l'impreffion vive de quelques Qbjets hors de moi dont je ne puis furmonter
l'efficace, qui produifent ces Idées dans mon Efprit, foit que je veuille ou
non. Outre cela, il n'y a perfonne qui ne fente en lui-même la différen-
ce qui fe trouve entre contempler le Soleil , félon qu'il en a l'idée dans fa
Mémoire, & le regarder actuellement : deux chofes dont la perception efr.
fi diftincle dans fon Efprit que peu de fes Idées font plus diftincles l'une de
l'autre. Il connoit donc certainement qu'elles ne font pas toutes deux un
effet de fa Mémoire, ou des productions de fon propre Efprit, & de pures
fantaifies formées en lui-même ; mais que la vûë actuelle du Soleil eil pro-
duite par une caufe qui exifle hors de lui.
§. 6. En troifiéme lieu, ajoutez à cela, que plujîeurs de ces Idées in. Parce <ja«
font produites en nous avec douleur ; quoi quenfuite nous nous en fouvenions 1? p!aifir ou ]a
fans rejfentir la moindre incommodité. Ainfi, un fentiment défagréable comparent' une
de chaud ou de froid ne nous caufe aucune fàcheufe imprefîion, lorf- fenfn4cconfuel*
que nous en rappelions l'idée dans notre Efprit, quoi qu'il fût fortin- panent pas ie re-
commode quand nous l'avons fenti, & qu'il le foit encore, quand il dées^'orfqJê les
vient à nous frapper actuellement une féconde fois ; ce qui procède du °biets "teriems
defordre que les Objets extérieurs caufent dans notre Corps par les im- °m a rens'
prelTions actuelles qu'elles y font. De même, nous nous reflbuvenons
de la douleur que caufe la Faim, la Soif & le Mal de tête, fans en
reflentir aucune incommodité; cependant, ou ces différentes douleurs
devraient ne nous incommoder jamais , ou bien nous incommoder cons-
tamment toutes les fois que nous y penfons , fi elles n'étoient autre
chofe que des idées flottantes dans notre Efprit , & de Amples appa-
rences qui viendraient occuper notre fantaifle, fans qu'il y eût hors de
nous aucune chofe réellement exiilante qui nous caufat ces différentes
perceptions. On peut dire la même chofe du plaifir qui accompagne
plufieurs fenfations actuelles; & quoi que les Démonftrations Mathéma-
tiques ne dépendent pas des Sens, cependant l'examen qu'on en fait
par le moyen des Figures, fert beaucoup à prouver l'évidence de no-
tre vûë, & femble lui donner une certitude qui approche de celle de
la Démonftration elle-même. Car ce ferait une chofe bien étrange
qu'un homme ne fît pas difficulté de reconnoître que de deux Angles
d l'une certaine Figure qu'il mefUre par des Lignes «5c des Angles d'une
Vvv 3 autre
5%6 De VExiJlence des autres Cbofes. Liv. IV.
Chat. XI. autre Figure, l'un efl plus grand que l'autre, & que cependant il doutât
de l'exiftence des Lignes & des Angles qu'il regarde & dont il fe fert ac-
tuellement pour mefurer cela.
leà&muw&? §• 7' En quatrième lieu, nos Sens en plu ficurs cas fe rendent témoi-
gnage l'un à rau- gnage l'un à l'autre de la vérité de leurs rapports touchant l'exiftence des
des choies elle" cno("es fenfibles qui font hors de nous. Celui qmvoii le feu, peut le fen-
ncuies. tir , sll doute que ce ne foit autre chofe qu'une fimple imagination ; & il
peut s'en convaincre en mettant dans le feu fa propre main qui certaine-
ment ne pourrait jamais refTentir une douleur fi violente à l'occafion d'u-
ne pure idée ou d'un fimple phantôme; à moins que cette douleur ne foit
elle-même une imagination , qu'il ne pourrait pourtant pas rappeller dans
fon Efprit, en fe repréfentant l'idée de la brûlure après qu'elle eft actuel-
lement guérie.
Ainfi en écrivant ceci je vois que je puis changer les apparences du Pa-
pier, & en traçant des Lettres, dire d'avance quelle nouvelle Idée il pré-
fentera à l'Efprit dans le moment immédiatement fuivant, par quelques
traits que j'y ferai avec la plume; mais j'aurai beau imaginer ces traits, ils
ne paraîtront point , fi ma main demeure en repos , ou fi je ferme les yeux,
en remuant ma main : & ces Caractères une fois tracez fnr le Papier je ne
puis plus éviter de les voir tels qu'ils font, c'eft-à-dire , d'avoir les idées de
. telles & telles lettres que j'ai formées. D'où il s'enfuit vifiblement que ce
n'eft pas un fimple jeu de mon Imagination , puifque je trouve que les ca-
ractères qui ont été tracez félon la fimtaifie de mon Efprit, ne dépendent
plus de cette fantaifie , & ne ceffent pas d'être, dès que je viens à me figu-
rer qu'ils ne font plus ; mais qu'au contraire ils continuent d'affecter mes
Sens conftamment & régulièrement félon la figure que je leur ai donnée.
Si nous ajoutons à cela, que la vue' de ces caractères fera prononcer à un
autre homme les mêmes fons que je m'étois propofé auparavant de leur fai-
re fignifier , on n'aura pas grand' raifon de douter que ces Mots que j'écris,
n'exiftent réellement hors de moi, puisqu'ils produifent cette longue fuite
de fons réguliers dont mes oreilles font actuellement frapées,lesquels ne fau-
roient être un effet de mon imagination , & que ma Mémoire ne pourrait
jamais retenir dans cet ordre.
Ce«e certitude §. 8- Que fi après tout cela, il fe trouve quelqu'un qui foit affez Scepti-
que"notrilae"t« ie 1ue Pour *e défier de fes propres Sens & pour affirmer , que tout ce que
tequien. nous voyons , que nous entendons, que nous fentons, que nous goûtons,
que nous penfons,&que nous faifons pendant tout le temps que nous Hab-
ilitons , n'eft qu'une fuite & une apparence trompeufe d'un long fonge qui
n'a aucune réalité ; de forte qu'il veuille mettre en queftion l'exiftence de
toutes chofes,ou la connoiffance que nous pouvons avoir de quelque chofe
que ce foit, je le prierai de confiderer que, fi tout n'eft que fonge, il ne
fait lui-même autre chofe que fonger qu'il forme cette Queftion, &qu'ainfi
il n'importe pas beaucoup qu'un homme éveillé prenne la peine de lui ré-
pondre. Cependant, il pourra fonger s'il veut, que je lui fais cette répon-
se, Que la certitude de l'exiftence des Cbofes qui font dans la Nature,étant
une
De VExiflence des anU 'es Chofes. L i v. I V. 517
une fois fondée fur le témoignage de nos Sens, elle eflnon feulement aufft Chap. XI.
parfaite que notre Nature peut le permettre, mais même que notre condi-
tion le requiert. Car nos Facilitez n'étant pas proportionnées à toute l'é-
tendue des Etres ni à une connoilTance des Chofes claire, parfaite, abfoluë,
& dégagée de tout doute & de toute incertitude, mais à la confervation de
nos Personnes en qui elles fe trouvent, telles qu'elles doivent être pour l'u-
fage'de cette vie, elles nous fervent allez bien dans cette vûë, en nous don-
nant feulement à connoître d'une manière certaine les chofes qui font con-
venables ou contraires à notre Nature. Car celui qui voit brûler une Chan-
delle & qui a éprouvé la chaleur de fa flamme en y mettant le doigt, ne
doutera pas beaucoup que ce ne foit une chofe exiftante hors de lui, qui lui
fait du mal & lui caufe une violente douleur; ce qui eft une allez grande
affurance,puifque perfonne ne demande une plus grande certitude pour lui
fervir de règle dans fes actions, que ce qui eft aufli certain que les actions
mêmes. Que fi notre fongeur trouve à propos d'éprouver fi la chaleur ar-
dente d'une fournaife n'eft qu'une vaine imagination d'un homme endormi,
peut-être qu'en mettant la main dans cette fournaife, il fe trouvera fi bien
éveillé que la certitude qu'il aura que c'eft quelque chofe de plus qu'une
fimple imagination lui paraîtra plus grande qu'il ne voudrait. Et par con-
féquent, cette évidence eftauiïi grande que nous pouvons le fouhaiter ;puif-
qu'elle ell aulli certaine que le plaifir ou la douleur que nous fentons, c'eft -
à-dire, que notre bonheur ou notre mifere, deux chofes au delà defquelles
nous n'avons aucun intérêt par rapport à la connoilîànce ou à l'exiftence.
Une telle affùrance de l'exiftence des chofes qui font hors de nous, fuffit
pour nous conduire dans la recherche du Bien & dans la fuite du Mal qu'el-
les caufent , à quoi fe réduit tout l'intérêt que nous avons de les con-
noître.
§. 9. Lors donc que nos Sens introduifent actuellement quelque idée Ma!s en« je sV-
dans notre Efprit , nous ne pouvons éviter d'être convaincus qu'il y a, alors, dT?aPr°iraFi«>dï11
quelque chofe qui exifte réellement hors de nous, qui affecte nos Sens, & aftuelIe«
qui par leur moyen fe fait connoître aux Facilitez que no.us avons d'apper-
• cevoir les Objets, & produit actuellement l'idée que nous appercevons en
ce temps-là ; & nous ne faurions nous défier de leur témoignage jufqu'à
douter fi ces collections d'Idées fimples que nos Sens nous ont fait voir
unies enfemble, exiftent réellement enfemble. Cette connoiffance s'étend
aufli loin qne le témoignage actuel de nos Sens, appliquez à des Objets par-
ticuliers qui les affectent en ce temps-là, mais elle ne va pas plus avant. Car
fi j'ai vu cette collection d'Idées qu'on a accoutumé de déflgner par le nom
d'Homme, fi j'ai vu ces Idées exifter enfemble depuis une minute, & que je
fois préfentement feul, je ne faurois être allure que le même homme exilte
préfentement, puisqu'il n'y a point de liaifon néceffaire entre fonexiftence
depuis une minute, & fon exiftence d'à préfent. Il peut avoir ceffé d'exif-
ter en mille manières , depuis que j'ai été allure de fon exiftence par le té-
moignage de mes Sens. Que fi je ne puis être certain que le dernier hom-
me que j'ai vu aujourd'hui, exilte préfentement, moins encore puis-je l'ê-
tre
5z8 De V Exijlence des axtres chôfes. Liv. IV.
C H a r. X I. tre que celui-là exifte qui a été plus longtemps éloigné de moi , & que je
n'ai point vu depuis hier ou l'année dernière; & moins encore puis-je être
afîuré de l'exiftence des perfonnes que je n'ai jamais vues. Ainfi, quoi
qu'il foit extrêmement probable,qu il y a préfentement des millions d'hom-
mes actuellement exiftans, cependant tandis que je fuis feul en écrivant ce-
ci, je n'en ai pas cette certitude que nous appelions cmnoijfancc , à prendre
ce terme dans toute fa rigueur; quoi que la grande vraifemblance qu'il y a
à cela ne me permette pas d'en douter, & que je fois obligé raifonnable-
ment de faire plufieurs chofes dans l'aflurance qu'il y a préfentement des
hommes dans le Monde, & des hommes même de ma connoiffance avec qui
j'ai des affaires. Mais ce n'eft pourtant que probabilité, & non Connoif-
fance.
c'eâ un» folie §• IO- D'où nous Pouvons conclurre en paffant quelle folie c'eft à un
d'attendre ùna homme dont la connoiffance eft fi bornée, & à qui la Raifon a été donnée
fat'X^uTchofe. Pour juoer de la différente évidence & probabilité des chofes, & pour fe
régler fur cela, d'attendre une Démonftration & une entière certitude fur
des chofes qui en font incapables, de refufer fon confentement à des Propo-
rtions fort raifonnables , & d'agir contre des véritez claires & évidentes,
parce qu'elles ne peuvent être démontrées avec une telle évidence qui ôte
je ne dis pas un fujet raifonnable, mais le moindre prétexte de douter. Ce-
lui qui dans les affaires ordinaires de la vie, ne voudroit rien admettre qui
ne fût fondé fur des démonftrations claires & directes, ne pourrait s'afîu-
rer d'autre chofe que de périr en fort peu de tems. Il ne pourroit trou-
ver aucun mets ni aucune boiffon dont il pût hazarder de fe nourrir; & je
voudrois bien favoir ce qu'il pourroit faire fur de tels fondemens , qui fût
à l'abri de tout doute & de toute forte d'objection.
Vexiftence pairie g# IIt Comme nous connoiffons qu'un Objet exifte lorsqu'il frappe ac-
«oyende'a Mé* tuellement nos Sens, nous pouvons de même être afïïirez par le moyen de
.moire. notre Mémoire que les chofes dont nos Sens ont été affeclez , ont exifte
auparavant. Ainfi , nous avons une connoiffance de J'exiftence paffée de
plufieurs chofes dont notre Mémoire conferve des idées,après que nos Sens
nous les ont fait connoître;& c'eft dequoi nous ne pouvons douter en au--
cune manière, tandis que nous nous en fouvenons bien. Mais cette con-
noifTance ne s'étend pas non plus au delà de ce que nos Sens nous ont pre-
mièrement appris. Ainfi, voyant de l'eau dans ce moment, c'eft une vé-
rité indubitable à mon égard que cette Eau exifte; & fi je me reffouviens
que j'en vis hier , cela fera aufïï toujours véritable , & aulïi long-temps que
ma Mémoire le retiendra, ce fera toujours une Propofition inconteftable à
mon égard qu'il y avoit de l'Eau actuellement exiftante (i) le iome de Juil-
let de l'an 1688- comme il fera tout aufîi véritable qu'il a exifte un certain
nombre de belles couleurs que je vis dans le même temps fur des Bulles qui
fe formèrent alors fur cette Eau. Mais à cette heure que je fuis éloigné de
la vûë de l'Eau & de ces Bulles , je ne connois pas plus certainement que
l'Eau exifte préfentement, que ces Bulles ou ces Couleurs ; parce qu'il n'eft
pas
Ci) Ccft en ce temps -là que Mr. Loch écrivoit ceci.
De VExiftcnce des autres Chofes. L i v. I V. y %<)
pas plus héceflâire que l'Eau doive exifter aujourd'hui parce qu'elle exiftoit Chat. XL
hier , qu'il eft néceflaire que ces Couleurs ou ces Bulles-là exiiîent au-
jourd'hui parce qu'elles exiftoient hier, quoi qu'il foit infiniment plus pro-
bable que l'Eau exifle ; parce qu'on a obfervé que l'Eau continue long-
temps en exiftence,& que les Bulles qui fe forment fur l'Eau, & les cou-
leurs qu'on y remarque , difparoiffent bientôt.
§, 12. J'ai déjà montré quelles idées nous avons des Efprits, & com- L,«'.rt<:nce dcs
ment elles nous viennent. Mais quoi que nous ayions ces Idées dans nouTêûecKs
l'Efprit, & que nous fâchions qu'elles y font actuellement, cependant ce P" eiie-mèuit,
que nous avons ces idées ne nous fait pas connoître qu'aucune telle chofe
exifle hors de nous, ou qu'il y ait aucuns Efprits finis, ni aucun autre
Etre Ipirituef que Dieu. Nous fommes autonfez par h Révélation & par
plufieurs autres raifons à croire avec affùrance qu'il y a de telles créatu-
res; mais nos Sens n'étant pas capables de nous les découvrir, nous n'a-
vons aucun moyen de connoître leurs exiftences particulières. Car nous
ne pouvons non plus connoître qu'il y ait des Efprits finis réellement exif-
tans par les idées que nous avons en nous-mêmes de ces fortes d'Etres,
qu'un homme peut venir à connoître par les idées qu'il a des Fées ou des
Centaures qu'il y a des chofes actuellement exiltantes ,qui répondent à ces
Idées.
Et par conféquent fur l'exiftence des Efprits aufïï bien que fur plu-
fieurs autres chofes nous devons nous contenter de l'évidence de la Foi.
Pour des Propofitions univerfelles & certaines fur cette matière , elles
font au delà de notre portée. Car par exemple, quelque véritable qu'il
puifle être, que tous les Efprits intelligens que Dieu ait jamais créé,
continuent encore d'exifter, cela ne fauroit pourtant jamais faire partie
de nos ConnoifTances certaines. Nous pouvons recevoir ces Propofi-
tions & autres femblables comme extrêmement probables : mais dans
l'état où nous fommes , je doute que nous puilïions les connoître cer-
tainement. Nous ne devons donc pas demander aux autres des Dé-
monftrations , ni chercher nous-mêmes une certitude univerfelle fur tou-
tes ces matières , où nous ne fommes capables de trouver aucune autre
connoiflance que celle que nos Sens nous fournifient dans tel ou tel exem-
ple particulier.
§. 13. D'où il paroit qu'il y a deux fortes de Propofitions. I. L'u- >i y a des Propo-
ne eft de Propofitions qui regardent l'exiftence d'une chofe qui répon- rés' rûf i^xWelIce'
de à une telle idée; comme fi j'ai dans mon Efprit l'idée d'un Êle* 9u!on ^ eift co»-
ph.iHt , d'un Phénix, du Mouvement ou d'un Ange, la première recl
che qui fe préfente naturellement, c'efi, fi une telle chofe exifle quel-
que part. Et cette connoiflance ne s'étend qu'à des chofes particuliè-
res. Car nulle exiftence de chofes hors de nous , excepté feulement
l'exiftence de Dieu , ne peut être connue certainement au delà de ce
que nos Sens nous en apprennent. II. Il y a une autre forte de Pro-
pofitions où eft exprimée la convenance ou la disconvenance de nos
Idées abilraites & la dépendance qui eft entre elles. De telles Propofi-
X x x tions
5-30
Dt VExijîence des autres Chofes. L iv. I V.
Ckat. XL
On peut connoi-
tre auffi des Pro-
pofitions généra-
les touchant les
Mées abltraites.
tions peuvent être univerfeltes & certaines. Ainfi, ayant l'idée de Dieu
& de moi-même, celle de crainte & d'obéijfance, je ne puis qu'être afluré
que je dois craindre Dieu & lui obéir : & cette Propofition fera certaine à
l'égard de Y Homme en général, fi j'ai formé une idée abflrake d'une telle
Efpéce dont je fuis un fujet particulier. Mais quelque certaine que foit
cette Propofition, Les hommes doivent craindre Dieu & lui obéir, elle ne
me prouve pourtant pas l'exiftence des hommes dans le Monde ; mais
elle fera véritable à l'égard de toutes ces fortes de Créatures dès qu'elles
viennent à exifter. La certitude de ces Propofitions générales dépend de
la convenance ou de la disconvenancc qu'on peut découvrir dans ces Idées
abltraites. . ■
§. 14. Dans le premier cas, notre Connoiflance eft la conféquenee de
l'exiftence des Chofes qui produifent des idées dans notre Efprit par le moyen
des Sens ; & dans le fécond , notre Connoiflance eft une fuite des idées qui
(quoi qu'elles foient) exiftent dans notre Efprit & y produifent ces Propo-
fitions générales & certaines. La plupart d'entre elles portent le nom de
•veniez éternelles ; & en effet, elles le font toutes. Ce n'eft pas qu'elles
foient toutes ni aucunes d'elles gravées dans l'Ame de tous les hommes , ni
qu'elles ayent été formées en Propofitions dans l'Efprit de qui que ce foit ,
jufqu'à ce qu'il ait acquis des idées abltraites, & qu'il les ait jointes ou fe-
parées par voye d'affirmation ou de négation: mais par- tout où nous pou-
vons fuppofer une Créature telle que l'homme , enrichie de ces fortes de fa-
cultez & par ce moyen fournie de telles ou telles idées que nous avons,
nous devons conclurre que, lorsqu'il vient à appliquer fes penfées à la con-
fideration de fes Idées , il doit conrioître néceflairement la vérité de certai-
nes Propofitions qui découleront de la convenance ou de la disconvenance
qu'il appercevra dans fes propres Idées. C'eft pourquoi ces Propofitions font
nommées l'éritez éternelles , non pas à caufe que ce font des Propofitions
actuellement formées de toute éternité,&qui exiftent avant l'Entendement
qui les forme en aucun temps , ni parce qu'elles font gravées dans l'Efprit
d'après quelque modèle qui foit quelque part hors de l'Efprit , & qui ex-
iftoit auparavant ; mais parce que ces Propofitions étant une fois formées
fur des idées abltraites, en forte qu'elles foient véritables, elles ne peu-
vent qu'être toujours actuellement véritables,, en quelque temps que ce
foit, pafle ou avenir, auquel on fuppofe qu'elles foient formées une autre
fois par un Efprit en qui fe trouvent les Idées dont ces Propofitions font
compofées. Car les noms étant fuppofez fignifier toujours les mêmes
idées ; & les mêmes idées ayant conftamment les mêmes rapports l'une
avec l'autre, il eft vifible que des Propofitions qui étant formées fur des
Idées abftraites , font une fois véritables , doivent être néceflairement des
l'éritez éternelles.
CHA-
Des Moyens à? augmenter notre Connoijfance. Liv. IV. 5-31
CHAPITRE XII. Chap. XII,
Des Moyens d'augmenter notre Connoijfance.
K. 1. f~% 'A été une opinion reçue parmi les Savans , que les Maximes *■* çomioiflàncc
•S - 1 r 1 1 -rr o i o ■ ne vient Pas «es
V-/ loin les fondemens de toute connoulance ,Ck. que chaque bcien- Maximes,
ce en particulier eft fondée fur certaines chofes * déjà connues , d'où l'En- * ^«»ff"M«
tendement doit emprunter fes premiers rayons de lumière, & par où il doit
fe conduire dans fes recherches fur les matières qui appartiennent à cette
Science; c'eil pourquoi la grande routine des Ecoles a été de pofer, en
commentant à traiter quelque matière, une ou plufieurs Maximes généra-
les comme les fondemens fur lesquels on doit bâtir la connoiffance qu'on
peut avoir fur ce fujet. Et ces Doctrines ainfi pofées pour fondement de
quelque Science , ont été nommées Principes , comme étant les premières
chofes d'où nous devons commencer nos recherches, fans remonter plus
haut, comme nous l'avons déjà remarqué.
fi. 2. Une chofe qui apparemment a donné lieu à cette méthode dans les De I'°c«<>°nd«
r c ■ , * . , ri. /-il r > n r t i • j cette opinion.
autres Sciences , ç a ete, je penie, le bon luççes quelle lemble avoir dans
les Mathématiques qui ont été ainfi nommées par excellence du mot Grec
Maêv;,u-aT« , qui lignifie Chofes apprifes , exactement & parfaitement apprifes,
cette Science ayant un plus grand degré de certitude, de clarté, ci d'évi-
dence qu'aucune autre Science.
§. 3. Mais je croi que quiconque confidérera la chofe avec foin, avoue- ta connoiflince
ra que les grands progrès & la certitude de la Connoiffance réelle où les p'aer"^ desTdeës
hommes parviennent dans les Mathématiques, ne doivent point être attri- claires & diftino
buez à l'influence de ces Principes, & ne procèdent point de quelque avan- "
tage particulier que produifent deux ou trois Maximes générales qu'ils ont
pofé au commencement, mais des idées claires, diftinctes, & complettes
qu'ils ont dans l'Efprit, & du rapport d'égalité & d'inégalité qui eft il évi-
dent entre quelques-unes de ces Idées, qu'ils le connoilTent intuitivement,
par où ils ont un moyen de le découvrir dans d'autres idées, & cela fans le
fecours de ces Maximes. Car je vous prie , un jeune Garçon ne peut-il
connoitre que tout fon Corps eft plus gros que fon petit doigt, finon en
vertu de cet Axiome, Le tout efi plus grand qu'une partie , ni en être affûré
qu'après avoir appris cette Maxime ? Ou,eft-ce qu'une Païfanne ne fauroit
connoitre qu'ayant reçu un fou d'une perfonne qui lui en doit trois , & en-
core un fou d'une autre perfonne qui lui doit aulîi trois fous , le refte de ces
deux dettes eft égal, ne peut-elle point, dis-je, connoitre cela fans en dé-
duire la certitude de cette Maxime, que y? de chofes égales vous en otez des
chofes égaies, ce qui refle, efi égal ; maxime dont elle n'a peut-être jamais
ouï parler, ou qui ne s'eft jamais préfentée à fon Efprit? Je prie mon Lec-
teur de confiderer fur ce qui a été dit ailleurs , lequel des deux eft connu le
premier & le plus clairement par la plupart des hommes, un exemple par-
Xxx 2 ticu-
tes.
S 3 2 Des Moyens d'augmenter notre Connoiflance. Liv. IV.
C il a p. XII. ticulier , ou une Règle générale , & laquelle de ces deux chofes donne naif-
fance à l'autre. Les Règles générales ne font autre chofe qu'une comparai-
fon de nos Idées les plus générales & les plus abftraites qui font un Ouvrage
de l'Efprit qui les forme & leur donne des noms pour avancer plus aifément
dans fes Raifonnemens , & renfermer toutes fes différentes obfervations dans*
des termes d'une étendue générale, & les réduire à de courtes Règles.
Mais la Connoiffance a commencé par des idées particulières 5 c'eft, dis-
je, fur ces idées qu'elle s'eft établie dans l'Efprit, quoi que dans la fuite on
n'y fafTe peut-être aucune reflexion; car il eft naturel à l'Efprit, tou-
jours emprelTé à étendre fes connoiiTances , d'affembler avec foin ces
notions générales, & d'en faire un jufte ufage, qui eft de décharger,
pai*leur moyen, la Mémoire d'un tas embarraffant d'idées particulières.
En effet, qu'on prenne la peine de confiderer comment un Enfant ou
quelque autre perfonne que ce foit, après avoir donné à fon Corps le
nom de Tout & à fon petit doigt celui de partie, a une plus grande
certitude que fon Corps & fon petit doigt, tout enfemble, font plus
gros que fon petit doigt tout feul, qu'il ne pouvoit avoir auparavant,
ou quelle nouvelle connoiffance peuvent lui donner fur le fujet de fon
Corps ces deux termes relatifs, qu'il ne puiffe point avoir fans eux?
Ne pourroit-il pas connoître que fon Corps eft plus gros que fon pe-
tit doigt, fi fon Langage étoit fi imparfait, qu'il n'eût point de ter-
mes relatifs tels que ceux de Tout & de partie'? .Je demande encore,
comment eft-il plus certain, après avoir appris ces mots, que fon Corps
eft un Tout & Ion petit doigt une partie , qu'il n'étoit ou ne pouvoit
être certain que fon Corps étoit plus gros que fon petit doigt, avant
que d'avoir appris ces termes? Une perfonne peut avec autant de rai-
fon douter ou nier que ion petit doigt foit une partie de fon Corps,
que douter ou nier qu'il foit plus petit que fon Corps. De forte qu'on
ne peut jamais fe fervir de cette Maxime, Le tout eft plus grand qu'une
partie, pour prouver que le petit doigt eft plus petit que le Corps,
finon en la propofant fans néeefîité pour convaincre quelqu'un d'une
vérité qu'il connoit déjà. Car quiconque ne connoit pas certainement
qu'une particule de Matière avec une autre particule de Matière qui
lui eft jointe, eft plus greffe qu'aucune des deux toute feule, ne fera
jamais capable de le connoître par le fecours de ces deux termes rela-
tifs Tout & partie, dont on compofera telle Maxime qu'on voudra,
it e<î chngîreuir K. 4. Mais de quelque manière que cela foit dans les Mathématiques;
de bâtir (ur des f, ,- ■ , 1 • 1 1- > a j> t ■
pr:ncipîs gu- qu il loit plus clair de dire qu en otant un pouce d une Ligne noire
de deux pouces, & un pouce d'une Ligne rouge de deux pouces, le
refte des deux Lignes fera égal, ou de dire que fi de chofes égales
vous en ôtez des chofes égales , le refte fera égal ; je laifle déterminer
à quiconque voudra le faire, laquelle de ces deux Propofitions eft plus
claire, & plàtût connue, cela n'étant d'aucune importance pour ce que
j'ai préfentem^nt en vûë. Ce que je dois faire en cet endroit , c'eft d'exa-
miner fi, fuppolé que dans les Mathématiques le plus prompt moyen de
parvenir à la Conuoiffance , foit de commencer par des Maximes généra.-
leSj
tuits
. Des Moyens d'augmenter notre Connoiffance. Liv. IV. s II
les, & d'en faire le fondement de nos recherches, c'eft une voyc bienfûre CiiaP. XL
de regarder les Principes qu'on établit dans quelque autre Science, comme
autant de véritez inconteftables, & ainfi de les recevoir fans examen, & d'y
adhérer fans permettre qu'ils foient révoquez en doute, fous prétexte que
les Mathématiciens ont été fi heureux ou fi fincéres que de n'en employer
aucun qui ne fut évident par lui-même, & tout-à-fait inconteftable. Si
cela eft, je ne vois pas ce que c'eft qui pourroit ne point pafler pour
vérité dans la Morale, & n'être pas introduit & prouvé dans la Phy-
fique.
Qu'on reçoive comme certain & indubitable ce Principe de quel-
ques Anciens Philofophes, Que tout efl Matière , & qu'il n'y a aucune
autre chofe , il fera aifé de voir par les Ecrits de quelques perfonnes
qui de nos jours ont renouvelle ce Dogme, dans quelles conîequences
il nous engagera. Qu'on fuppole avec Pohmon que le Monde effc
Dieu, ou avec les Stoïciens que c'eft XEther ou le Soleil, ou avec
Anaximenès que c'eft l'Air; quelle Théologie, quelle Religion, quel
Culte aurons-nous ! Tant il eft vrai que rien ne peut être fi dangereux
que des Principes qu'on reçoit fans les mettre en queftion, ou fans les
examiner ; & fur-tout s'ils intéreffent la Morale qui a une fi grande
influence fur la vie des hommes & qui donne un tour particulier à
toutes leurs actions. Qui n'attendra avec raifon une autre forte de vie
d'AriJIipfe qui faifoit confifter la félicité dans les Plaifirs du Corps,
que SAntiftbene qui foûtenoit que la Vertu fufHfoit pour nous rendre
heureux? De même, celui qui avec Platon placera la Béatitude dans
la connoiffance de D i e u élèvera fon Efprit à d'autres contemplations que
ceux qui ne portent point leur vûë au delà de ce coin de Terre & des cho-
fes p'ériffables qu'on y peut poffeder. Celui qui pofera pour Principe avec
Arc/jelaus, que le Julie & l'Injufte, l'Honnête & le Deshonnête font uni-
quement déterminez par les Loix ci: non pas par la Nature, aura fans doute
d'autres mefures du Bien & du Mal moral, que ceux qui reconnoiffent que
nous fommes fujets à des Obligations antérieures à toutes les Conftitutions
humaines.
§. 5. Si donc des Principes, c'eft-à-dire ceux qui paffent pour tels , ne ceHviPoint
font pas certains, ( ce que nous devons connoître par quelque moyen, afin "^'^uouvci
de pouvoir diftinguerles principes certains de ceux qui font douteux) mais ia vente,
le .deviennent feulement à notre égard par un confentement aveugle qui
nous les faffe recevoir en cette qualité, il eft à craindre qu'ils ne nous éga-
rent. Ainfi bien loin que les Principes nous conduifent dans le chemin de
là Vérité, ils ne ferviront qu'à nous confirmer dans l'Erreur.
fi. 6. Mais 'comme la connoiffance de la certitude des Principes, auffi Maïs ce moyen
, . J . ..,,,,. , , contifte a com-
bien que de toute autre vente, dépend uniquement de la perception que paret des idées
nous avons de la convenance ou de la difeonvenance de nos Idées , je fuis '£','" foUcs°dmj
fur , que le moyen d augmenter nos ComioiJ/ances n'ell pas de recevoir des noms fixes &
Principes aveuglément & avec une foi implicite ; mais plutôt , à ce que je dtt«lu>n*?«
croi , d'acquérir & de fixer dans notre Efprit des idées claires , diftincies &
complètes, autant qu'on peut les avoir, & de leur affigner des noms pro-
Xxx 3 • pres
534 Des M)) ens d'augmenter notre ConnoiJJance. Liv. IV.
Chap. XII. près & d'une lignification confiante. Et peut-être que par ce moyen , fans
nous faire aucun autre Principe que de coniiderer ces Idées, & de les com-
parer l'une avec l'autre^ en trouvant leur convenance , leur difeonvenance,
ce leurs différens rapports, en fuivant, dis-je, cette feule Règle, nous ac-
querrons plus de vrayes & claires connoilfances qu'en epoufant certains Prin-
Lavraye mé-
thode d'avancer
la connoiflance ,
c'eitenconli.ie-
rantnos Idées
abltraites.
Tar cette mé-
thode la Morale
peurerreportée
à un plus grand
eu re d'eVidence,
Pour la con-
noiflance des
cipes, & en foûmettant ainfi notre Efprit à la diferetion d'autrui.
§. 7. C'efl pourquoi , li nous voulons nous conduire en ceci félon les avis
de la Raifon , il faut que nous réglions la méthode que nous fuïvons dans nos re-
cherches fur les idées que nous examinons , & fur la vérité que nous cherchons.
Les véritez générales & certaines ne font fondées que fur les rapports des
Idées abflraites. L'application de l'Efprit, réglée par une bonne métho-
de, & accompagnée d'une grande pénétration qui lui fafle trouver ces dif-
férens rapports, eft le feul moyen de découvrir tout ce qui peut former
avec vérité & avec certitude des Propofitions générales lur le fujet de ces
Idées. Et pour apprendre par quels dégrez on doit avancer dans cette re-
cherche, il faut s'addreiTer aux Mathématiciens qui de commencemens fort
clairs & fort faciles montent par de petits dégrez & par une enchainure con-
tinuée de raifonnemens, à la découverte & à la démonflration de Véritez
qui paroilTent d'abord au dellus de la capacité humaine. L'Art de trouver
des preuves, & ces méthodes admirables qu'ils ont inventées, pour démê-
ler & mettre en ordre ces idées moyennes qui font voir démonftrativement
l'égalité ou l'inégalité des Quantitez qu'on ne peut joindre immédiatement
enfemble, efb ce qui a porté leurs connoilTances ii avant, & qui a produit
des découvertes fi étonnantes & li inefperées. Mais de favoir fi avec le
temps on ne pourra point inventer quelque femblable Méthode à l'égard
des autres idées , aulii bien qu'à l'égard de celles qui appartiennent à la Gran-
deur , c'ell ce que je ne veux point déterminer. Une chofe que je croi pou-
voir aflurer, c'ell que, fi d'autres Idées qui font les eflences réelles aulii
bien que les nominales de leurs Elpèces, étoient examinées félon la métho-
de ordinaire aux Mathématiciens , elles conduiroient nos penftes plus loin
& avec plus de clarté & d'évidence que nousne„fommes peut-être portez à
nous le figurer.
%. 8- C'efl ce qui m'a donné la hardieflè d'avancer cette conjecture qu'on
a vu dans le Chapitre III. * de ce dernier Livre , favoir , Que la Morale
ejl aujji capable de Démonftration que les Mathématiques. Car les idées fur
qui roule la Morale , étant toutes des Effences réelles, & de telle nature
qu'elles ont entr'elles, fi je ne me trompe, une connexion &" une conve-
nance qu'on peut découvrir, il s'enfuit de là qu'auiïï avant que nous pour-
rons trouver les rapports de ces Idées, nous ferons jufque-là en pofTeffion
d'autant de véritez certaines , réelles , & générales : & je fuis fur qu'en
fuivant une bonne méthode on pourrait porter une grande partie de la Mo-
rale à un tel degré d'évidence & de certitude, qu'un homme attentif, &
judicieux n'y pourrait trouver non plus de fujet de douter que dans lés Pro-
pofitions de Mathématique qui lui ont été démontrées.
5. 9. Mais dans la recherche que nous faifons pour perfectionner la
connoiflance que nous pouvons avoir des Subfiances, le manque d'Idées
• né-
Des Moyens d'augmenter notre ComioiJJ'ance. L i v. IV; 5-35-
iléceflaires pour fuivre cette méthode nous oblige de prendre un tout Ciîap. XII.
autre chemin. Ici nous n'augmentons pas notre Connoiffance comme corps, on ne
dans les Modes (dont les Idées abftraites font les EiTcnces réelles aulii progrès mîV p»
bien que les nominales) en contemplant nos propres Idées, & en con- ^"pétience.
fiderant leurs rapports & leurs correfpondances qui dans les Subftan-
ces ne nous font pas d'un grand fecours, par les raifons que j'ai pro-
pofées au long dans un autre endroit de cet Ouvrage. D'où il s'enfuit
évidemment, à mon avis, que les Subftances ne nous fourniffent pas
beaucoup de Connoifiances générales, & que la fimple contemplation
de leurs Idées abftraites ne nous conduira pas fort avant dans la re-
cherche de la Vérité & de la Certitude.. Que faut-il donc que nous
falTions pour augmenter notre. Connoiffance à l'égard des Etres fub-
ftantiels ? Nous devons prendre ici une route directement contraire ;
car n'ayant aucune idée de leurs effences réelles nous fommes obligez
de confiderer les chofes mêmes telles qu'elles exiftent, au lieu de con-
fulter nos propres penfées. L'Expérience doit m'inftruire en cette oc-
cafion de ce que la Raifon ne fauroit m'apprendre ; & ce n'eft que
par des expériences que je puis connoître certainement quelles autres
Qjialitez coëxiftent avec celles de mon Idée complexe , fi par exem-
ple, ce Corps jaune, pefant , fiifible, que j'appelle Or, eft malléable, ou
non; laquelle expérience de quelque manière qu'elle réuffiffe fur le
Corps particulier que j'examine, ne me rend pas certain qu'il en eft
de même dans tout autre Corps jaune, pefant, fufible, excepté celui
fur qui j'ai fait l'épreuve. Parce que ce n'eft point une conféquence
qui découle, en aucune manière, de mon Idée complexe; la néceffité
ou l'.incompatibilité de la malléabilité n'ayant aucune connexion vifible
avec la combinaifon de cette couleur , de cette pefanteur , de cette fu-
fibilité dans aucun Corps. Ce que je viens de dire ici de l'effence
nominale de l'Or, en fuppofant qu'elle confifte en un Corps d'une tel-
le couleur déterminée, d'une telle pefanteur & fufibilité, fe trouvera
véritable, fi l'on y ajoute la malléabilité, la fixité, & la capacité d'ê-
tre dilfous dans VEau Regale. Les raifonnemens que nous déduirons
de ces Idées ne nous ferviront pas beaucoup à découvrir certainement d'au-
tres Propriétez dans les Maffes de matière où l'on'peut trouver toutes cel-
les-ci. Comme les autres propriétez de ces Corps ne dépendent point de
ces dernières, mais d'une effence réelle inconnue, d'où celles-ci dépendent
aufii , nous ne pouvons point les découvrir par leur moyen. Nous ne fau-
rions aller au delà de ce que les Idées fimples de notre effence nominale peu-
vent nous faire connoître, ce qui n'eft guère au delà d'elles-mêmes ; & par
conféquent, ces Idées ne peuvent nous fournir qu'un très-petit nombre de
véritez certaines, univerfelles , & utiles. Car ayant trouvé par expérien-
ce que cette pièce particulière de Matière eft malléable aufii bien que tou-
tes les autres de cette couleur, de cette pefanteur, & de cette fufibilité,
dont j'aye jamais fait l'épreuve, peut-être qu'à préfent la -malléabilité fait
auflï une partie de mon Idée complexe, une partie de mon effence nomina-
le de l'Or. Mais quoi que par-là je faffe entrer dans mon idée complexe à
lar
^6 Des Moyens d'augmenter notre Connoifjance Liv. IV.
Chap. XII laquelle j'attache le nom d'Or, plus d'idées fimples qu'auparavant, cepen-
dant comme cette idée ne renferme pas l'efTence réelle d'aucune Efpèce de
Corps, elle ne me fert point à connoître certainement le relie des proprié-
tez de ce Corps , qu'autant que ces propriétez ont une connexion viiïble
avec quelquft-unes des idées ou avec toutes les idées fimples qui conftituent
mon ElTence nominale: je dis connoître certainement, car peut-être qu'el-
le peut nous aider à imaginer par conjecture quelque autre Propriété. Par
exemple , je ne faurois être certain par l'idée complexe de l'Or que je viens
de propofer, fi l'Or eft fixe ou non, parce que ne pouvant découvrir au-
cune connexion ou incompatibilité néceflàire entre l'idée complexe d'un
Corps jauKe, pefant , fufibk & malléable, entre ces Qu alitez , dis-je, &
celles de \z fixité, de forte que je puiiTe connoître certainement , que dans
quelque Corps que fe trouvent ces Qualitez-là, il foit allure que la fixité y
ell aulïi , pour parvenir à une entière certitude fur ce point, je dois encore
recourir à l'Expérience ;& auiîi loin qu'elle s'étend, je puis avoir une con-
noiflance certaine , & non au delà,
ceiipeut nous g. io. Je ne nie pas qu'un homme accoutumé à faire des Expériences
commTcUtez , raifonnables & régulières ne foit capable de pénétrer plus avant dans lana-
&non unecon- ture des Corps , & déformer des conjectures plus juftes fur leurs propriétez
noiQance gène- • r .. , r > • - r < • •
taie. encore inconnues , qu une perlonne qui n a jamais fonge a examiner ces
Corps; mais pourtant ce n'eft, comme j'ai déjà dit, que Jugement & opi-
nion , & non Connoiflance & certitude. Cette voye d'acquérir de la con-
noiffance fur le fujet des Subftances & de l'augmenter par le feul fecours de
l'Expérience & de l'Hifloire, qui eft tout ce que nous pouvons obtenir de
la foiblelTe de nos Facultez dans l'état de médiocrité où elles fe trouvent
clans cette vie; cela, dis-je, méfait croire que la Phyfique n'eft pas capa-
ble de devenir une Science entre nos mains. Je m'imagine que nous ne
pouvons arriver qu'à une fort petite connoiflance générale touchant les Ef-
pèces des Corps & leurs différentes propriétez. Quant aux Expériences
& aux Obfervations Hiftoriques , elles peuvent nous fervir par rapporta la
commodité & à la fanté de nos Corps, & par-là augmenter le fonds des
commoditez de la vie, mais je doute que nos talens aillent au delà; & je
m'imagine que nos Facultez font incapables d'étendre plus loin nos Con-
noiflances.
Nous. (brames §• il- Il eft naturel de conclurre de là, que, puifque nos Facultez ne
ve'r'ierconno'f *"ont Pas caPa^es de nous hïis difcernerla fabrique intérieure & les effences
fonces Momies, réelles des Corps, quoi qu'elles nous découvrent évidemment l'exiflence
cda^Tcetre d'un Dieu, & qu'elles nous donnent une allez grande connoiflance de
vie. nous-mêmes pour nous inftruire de nos Devoirs &. de nos plus grands inté-
rêts, il nous fiéroit bien, en qualité de Créatures raifonnables, d'appliquer
les Facultez dont Dieu nous a enrichis , aux chofes auxquelles elles font le
plus propres, & de fuivre la direction de la Nature, où il femble qu'elle
veut nous conduire. 11 eft, dis-je, raifonnable de conclurre de là que no-
tre véritable occupation confifte dans ces recherches & dans cette efpèce de
connoiflance qui ell lapins proportionnée à notre capacité naturelle & d'où
dépend notre plus grand intérêt, je veux dire notr e condition dans l'éter-
nité.
Des Moyens d'augmenter notre ConnoiJJance. L iv\ IV. $}?
» àité. Je croi donc être en droit d'inférer de là , que la Morale eft la propre Chap. Xlî.
Science & la grande affaire des hommes en général, qui font intereflez à cher-
cher le fouverain Bien, & qui font propres à cette recherche, comme d'au-
tre part differens Arts qui regardent différentes parties de la Nature, font '
le partage & le talent des Particuliers, qui doivent s'y appliquer pour l'u-
fage ordinaire de la vie & pour leur propre fubfiftance dans ce Monde.
Pourvoir d'une manière inconteftable de quelle conféquence peut être pour
la vie humaine la découverte & les propriétez d'un feul Corps naturel, il
ne faut que jetter les yeux fur le vafte Continent de l' Amérique , où l'igno-
rance des Arts les plus utiles, & le défaut de la plus grande partie des corn-
moditez de la vie, dans un Païs où la Nature a répandu abondamment tou-
tes fortes de biens, viennent, je penfe, de ce que ces Peuples ignoroient
ce qu'on peut trouver dans une Pierre fort commune & très-peu eftimée,
je veux dire le Fer. Et quelle que foit l'idée que nous avons de la beauté
de notre génie ou de la perfection de nos Lumières dans cet endroit de la
Terre où la Connoifiance & l'Abondance femblent fe difputer le premier
rang, cependant quiconque voudra prendre la peine de confiderer la chofe
de près, fera convaincu que fi l'ufage du Fer étoit perdu parmi nous, nous
ferions en peu de fiécles inévitablement réduits à la néceffité & à l'ignoran-
ce des anciens Sauvages deY Amérique, dont les talens naturels & lesprovi-
fions néceffaires à la vie ne font pas moins confiderables que parmi les Na-
tions les plus florhTantes & les plus polies. De forte que celui qui a le pre-
mier fuit connoître l'ufage de ce feul Métal dont on fait ù peu de cas, peut
être juftement appelle le Père des Arts & l'Auteur de l'Abondance.
§. 12. Je ne voudrois pourtant pas qu'on crût que je méprife ou que je Nous dsvons
difluade l'étude de la Nature. Je conviens fans peine que la contemplation ^"ofhefes sT
de fes Ouvrages nous donne fujet d'admirer , d'adorer & de glorifier leur des faux Fiin-
Auteur, & que fi cette étude eft dirigée comme il faut, elle peut être d'u- c't,cs'
ne plus grande utilité au Genre Humain que les Monumens de la plus infi-
gne Charité, qui ont été élevez à grands frais par les Fondateurs des Hôpi-
taux. Celui qui inventa l'Imprimerie, qui découvrit l'ufage de la Boulîb-
le, ou qui fit connoître publiquement la vertu & le véritable ufage du Quin-
quina, a plus contribué à la propagation de la Connoifiance, à l'avance-
ment des commoditez utiles à la vie, & a fauve plus de gens du tombeau
que ceux qui ont bâti des Collèges, des (i) Manufactures, & des Hôpi-
taux. Tout cequejeprétensdire, c'efk que nous ne devons pas être trop
prompts à nous figurer que nous avons acquis , ou que nous pouvons acqué-
rir de la Connoifiance où il n'y a aucune connouTance à efpérer, ou bien
.par des voyes qui ne peuvent point nous y conduire , & que nous ne de-
vrions pas prendre des Syftémes douteux pour des Sciences compîettes , ni
des notions inintelligibles pour des démonflrations parfaites. Surlaconnoif-
fance des Corps nous devons nous contenter de tirer ce que nous pouvons
des Expériences particulières , puifque nous ne finirions former un Syftéme
com-
(0 Ce mot lignifie ici le Lieu oùl'où travaille. Voi. le Dlîlknm'ire de ï Acadmie ira»-
Yyy
CliAP.XII.
Véritable ufage
«lesKypotliefes.
Avoir des Ide'es
claires & diltinc-
tes avec des
noms fixes &
trouver d'autres
Jdées qui puif-
fent montrer
leur convenance
ou leur difcon-
yenance, ce
font les moyens
d'étendre nos
Coanoiflances,
538 Des Moyens d'augmenter notre Connoiffance. L.iv. IV.
complet fur la découverte de leurs elTences réelles , & raffembler en un tas
la nature & les propriétez de toute l'Efpéce, . Lorfquenos recherches rou-
lent fur une coëxiflence ou une impoffibilité de coè'xifter que nous ne fau-
rions découvrir par la confideration de nos Idées , il faut que l'Expérience, .
les Obfervations &. l'Hiftoire Naturelle nous falTent entrer en détail & par
le fecours de nos Sens dans la connoiffance des Subftances Corporelles. Nous
devons , dis-je , acquérir la connoiffance des Corps par le moyen de nos Sens ,
diverfement occupez à obferver leurs Qualitez, & les différentes manières
dont ils opèrent l'un fur l'autre. Quant aux Efprits feparez nous ne devons
efpérer d'en favoir que ce que la Révélation nous en enfeigne. Qui confi-
derera combien les Maximes générales, les Principes avancez gratuitement , &?
les Hypotbefes faites à plaifîr ont peu fervi à avancer la véritable Connoiffance ,
& à fatisfaire les gens raifonnables dans les recherches qu'ils ont voulu fai-
re pour étendre leurs lumières , combien l'application qu'on en a fait dans
cette vûë, a peu contribué pendant plufieursfiéclesconfécutifs, à avancer les
hommes dans la connoiffance de la Phyfique , n'aura pas de peine à recon- •
noître que nous avons fujet de remercier ceux qui dans ce dernier fiecle ont
pris une autre route, & nous ont tracé un chemin, qui, s'il ne conduit pas
ii aifément à une docte Ignorance, mène plus fûrement à des Connoiffan-
ces utiles. :
§. 13. Ce n'eft pas que pour expliquer des Phénomènes de la Nature nous
ne puiflions nous fervir de quelque Hypothefe probable, quelle qu'elle foit;
car les Hypothefes qui font bien faites , font au moins d'un grand fecours à .
la Mémoire, & nous conduifent quelquefois à de nouvelles découvertes. Ce •
que je veux dire, c'eft que nous n'en devons embraffer aucune trop promp-
tement ( ce que l'efprit de l'Homme eft fort porté à faire parce qu'il vou-
droit toujours pénétrer dans les Caufes des chofes , & avoir des Principes fur ■
lefquels il pût s'appuyer) jufqu'àce que nous avions exactement examiné les
cas particuliers , & fait plufieurs expériences dans la chofe que nous vou-
drions expliquer par le fecours de notre Hypothefe, & que nous ayions vu
fi elle conviendra à tous ces cas; fi nos Principes s'étendent à tous les Phé-
nomènes de la Nature, & ne font pas aufli incompatibles avec l'un, qu'ils
femblent propres à expliquer l'autre. Et enfin , nous devons prendre gar-
de, que le nom de Principe ne nous faffe illufion, &ne nousimpofeen nous
faifanc recevoir comme une vérité inconteftable ce qui n'eft tout au plus
qu'une conjecture fort incertaine, telles que font la plupart des Hypothefes
qu'on fait dans la Phyfique, j'ai penfé dire toutes fans exception.
§. 14. Mais foit que la Phyfique foit capable de certitude ou non, il me
femble que voici en abrégé les deux moyens d'étendre notre Connoiffance
autant que nous fommes capables de le faire.
I. Le premier eft d'acquérir £5? à établir dans notre Efprit des Idées déter-
minées des chofes dont nous avons des noms généraux ou fpecifiques , ou du
moins de toutes celles que nous voulons confidérer, £5? fur lefquelles nous voulons
raijonner 13 augmenter notre Connoiffance. Que fi ce font des Idées fpecifi-
ques de Subftances , nous devons tacher de les rendre aufii complètes que
nous pouvons ; par où j'entens que nous devons réunir autant d'Idées Am-
ples
Des Moyens (Y augmenter notre Connoiffance. Liv. IV. 5^39
pies qui étant obfervées exifter conftamment enfemble, peuvent parfaite- Cil AT. XIJL
ment déterminer YEfpèce; & chacune de ces Idées (impies qui conftituent
notre Idée complexe, doit être claire & diftin&è dans notre Efprit. Car
comme il ell vilible que notre Connoiffance ne fauroit s'étendre au delà de
nos Idées, tant que nos idées font imparfaites, confufes ou obfcures, nous
ne pouvons point prétendre avoir une connoiffance certaine, parfaite,
ou évidente.
II. Le fécond moyen c'eft Vont de trouver des Idées moyennes qui nous
ifent faire voir la convenance ou l'incompatibilité des autres Idées qu'on ne
peut comparer immédiatement.
§. 15. Que ce foit en mettant ces deux moyens en pratique, & non en LesMathema.
fe repoiant fur des Maximes & en tirant des conféquences de quelques Pro- JJ^"^}^1"
poiitions générales , que confifte la véritable méthode d'avancer notre Con-
noiilance à l'égard des autres Modes, outre ceux de la Quantité, c'eft ce
qui paroîtra aifément à quiconque fera réflexion fur la connoiffance qu'on
acquiert dans les Mathématiques; où nous trouverons premièrement, que
quiconque n'a pas une idée claire & parfaite des Angles ou des Figures fur
quoi il defire de connoître quelque choie , eft dès-là entièrement incapable
d'aucune connoiffance fur leur fujet. Suppofez qu'un homme n'ait pas une
idée exacte & parfaite d'un Angle droit, d'un Scalene ou d'un Trapèze , il
eft hors de doute qu'il fe tourmentera en vain à former quelque Démonftra-
tion fur le fujet de ces Figures. D'ailleurs, il eft évident que ce n'eft pas
l'iniluence de ces Maximes qu'on prend pour Principes dans les Mathéma-
tiques, qui a conduit les Maîtres de cette Science dans les découvertes
étonnantes qu'ils y ont faites. Qu'un homme de bon fens vienne à connoî-
tre .aulîi parfaitement qu'il eft poilible, toutes ces Maximes dont on fe fert
généralement dans les Mathématiques; qu'il en confidere l'étendue & les
conféquences tant qu'il voudra, je croi qu'à peine il pourra jamais venir à
connoître par leur lècours ; Que dans un Triangle reffangle le quarré de VHy-
potbenufe efi égal au quarré des deux autres cotez.. Et lorfqu'un homme a dé-
couvert la vérité de cette Propolition, je ne penfe pas que ce qui l'a con-
duit dans cette démonftration , foit la connoiffance de ces Maximes, Le
Tout eft plus grand que toutes [es -parties , & , Si de ebofes égales vous en ôlez
des chofes égales , le refle fera égal, car je m'imagine qu'on pourroit ruminer
long-temps ces Axiomes fans voir jamais plus clair dans les Véritez Mathé-
matiques. Lorfque l'Efprit a commencé d'acquérir la connoiffance de ces
fortes de Veritez, il a eu devant lui des Objets, & des vues bien diffé-
rentes de ces Maximes , & que des gens à qui ces Maximes ne font pas in-
connues , mais qui ignorent la méthode de ceux qui ont les premiers découvert
ces Véritez, ne fauroient jamais affez admirer. Et qui fait û pour étendre
nos Connoiffances dans les autres Sciences, on n'inventera point tin jour
quelque Méthode qui foit du même ufage que Y Algèbre dans les Mathéma-
tiques, par le moyen de laquelle on trouve fi promptement des Idées de
Quantité pour en mefurer d'autres, dont on ne pourroit connoître autre-
ment l'égalité ou la proportion qu'avec une extrême peine, ou qu'on ne
connoîtroit peut-être jamais?
Yyy2 CHA-
5-4o
Atitrcf Confiàerâîions
«ha r. XIII.
CHAPITRE. XIII. .
Notre Connsif-
fanee eft en par-
tie néceflaire , &
en partie volon-
taire.
L'application
eft Tolonraire ,
mais nous con-
noiflons les
ehofes comme
elles font , 5:
non comme il
nous plaît.
Autres Confiderat ions fur notre Connoiflance. ■.
%. i "r^O tre Connoiflance a beaucoup de conformité avec notre Vûë
■*-^ par cet endroit ( auffi bien qu'à d'autres égards ) qu'elle n'efl ,
ni entièrement néceflaire , ni entièrement volontaire. Si notre Connoiflan-
ce étoit tout-à-fait néceflaire, non feulement toute la connoiflance des hom-
mes feroit égale , mais encore chaque homme connoîtroit tout ce qui pour>
roit être connu; & fi la Connoiflance étoit entièrement volontaire, il y
a des gens qui s'en mettent fi peu en peine, ou qui en font fi peu de cas,
qu'ils en auroient très-peu , ou n'en auraient abfoîument point. Les hom^
mes qui ont des Sens , ne peuvent que recevoir quelques Idées par leur mo-
yen; & s'ils ont la faculté de distinguer les Objets, ils ne peuvent qu'api
percevoir la convenance ou la difconvenance que quelques-unes de ces Idées
ont entre elles; tout de même que celui qui a des yeux, s'il veut les ouvrir,
en plein jour, ne peut que voir quelques Objets, & reconnoître de la dif-
férence entre eux. Mais quoi qu'un homme qui a les yeux ouverts à la :
Lumière, nepuifle éviter de voir, il y a pourtant certains Objets vers leA
quels il dépend de lui de tourner les yeux, s'il veut. Par exemple, il peut
avoir à fa difpofition un Livre qui contienne des Peintures & des Difcours, .
capables de lui plairre & de l'inirruire, mais il peut n'avoir jamais envie de.
l'ouvrir, & ne prendre jamais la peine d'y jetter les yeux deflus. .
§. 2. Une autre chofe qui eft au pouvoir d'un homme, c'eft qu'encore
qu'il tourne quelquefois les yeux vers un certain objet, il eft pourtant en.
liberté de le confiderer curieufement & de s'attacher avec une extrême ap-.
plication à y remarquer exactement tout ce qu'on y peut voir. Mais du
refle il ne peut voir ce qu'il voit, autrement qu'il ne fait. Il ne dépend
point de fa Volonté de voir noir ce qui lui parait /«««f , ni de fe perfuader.
que ce qui l'échauffé actuellement, eft froid. La Terre ne lui paraîtra
pas ornée de Fleurs ni les Champs couverts de verdure toutes les fois qu'il,
le fouhaitera; & fi pendant l'hyver il vient à regarder la campagne, il ne
peut s'empêcher de la voir couverte de gelée blanche. Il en eft juftement
de même à l'égard de notre Entendement ; tout ce qu'il y a de volontaire
dans notre Connoiflance, c'eft d'appliquer quelques-unes de nos Facultés
à telle ou à telle efpèce d'Objets, ou de les en éloigner, & de confiderer
ces Objets avec plus ou moins d'exactitude. Mais ces Facultez une fois
appliquées à cette contemplation, notre Volonté n'a plus la puiflance da
déterminer la Connoiflance de l'Efprit d'une manière ou d'autre. Cet effet
eft uniquement produit par les Objets mêmes, jufqu'ou ils font clairement
découverts. C'eft pourquoi tant que les Sens d'une Perfonne font affectez
par des Objets extérieurs, jufque-là fon Efprit ne peut que recevoir les
idées qui lui font présentées par ce moyen , & être aflliré de l'exiitence de
quel-
fur notre connoijfance. Liv. IV. 5-41
quelque ehofe qui eft hors de lui ; & tant que les penfées des hommes font C jup. XIII.
appliquées à confiderer leurs propres idées déterminées, ils ne peuvent
qu'obferver en quelque degré la convenance & la difconvenance qui fc
peut trouver entre quelques-unes de ces Idées , ce qui jufque-là eft une
véritable ConnoiiTance ; & s'ils ont des noms pour délîgner les idées
qu'ils ont ainfi confiderées, ils ne peuvent qu'être aiîurez de la vérité
des Propofitions qui expriment la convenance ou la difconvenance qu'ils
apperçoivent entre ces Idées, & être certainement convaincus de ces
Véritez. Car un homme ne peut s'empêcher de voir ce qu'il voit ,
ni éviter de connoître qu'il apperçoit ce qu'il apperçoit effective- .
ment.
Ç. q. Ainfi, celui qui a acquis les idées des Nombres & a pris la, -"mp'e dans
• j j jp > • r 1 a F 1 les Nombres,
peine de comparer, un, deux, oc trots avec y?*, ne peut s empêcher de
connoître qu'ils font égaux. Celui qui a acquis l'idée d'un Triangle ,
& a trouvé le moyen de mefurer fes Angles & leur grandeur, eft af-
fùré que fes trois Angles font égaux à deux Droits ; & il n'en peut
non plus douter que de la vérité de cette Propofuion, // eft impoffible
qtiunc chofe foit & m foit pas.
De même , celui qui a l'idée d'un Etre Intelligent , mais foible & Et dans i* Reik
fragile, formé par un autre dont il dépend, qui eft éternel , tout-puif- £ion ,wtuxcIJe'
fant, parfaitement fage, & parfaitement bon, connoîtra auffi certaine-
ment que l'Homme doit honorer Dieu, le craindre, & lui obe'ïr,
qu'il ell affûré que le Soleil luit quand il le voit actuellement. Car
s'il a feulement dans fon Efprit des idées de ces deux fortes d'Etres
& qu'il veuille s'appliquer à les confiderer, il trouvera auffi certaine-
ment que l'Etre inférieur , fini & dépendant eft dans l'obligation d'obeïr à
l'Etre fupérieur & infini, qu'il eft certain de trouver que trois , quatre &
fe.pt font moins que quinze, s'il. veut confiderer & calculer ces Nombres}
& ii ne fauroit être plus affuré par un temps ferein, que le Soleil eft levé
en plein Midi, s'il veut ouvrir fes yeux & les tourner du côté de cetAftre.
Mais quelque certaines & claires que foient ces véritez , celui qui ne voudra
jamais prendre la peine d'employer fes Facilitez comme il devroit, pour
s'en inftruire, pourra pourtant en ignorer quelqu'une, ou toutes enièm-
ble. .
CH-A PITRE XIV.
Du Jugement.
CHAP. XIV.
§. 1. 1" Es Facultez Intellectuelles n'ayant pas été feulement données à Norre connoir-
■*-' l'Homme pour la fpeculation , mais auffi pour la conduite de fa ^"«'/""oifs0"
vie, l'Homme feroit dans un trille état , s'il ne pouvoit tirer du fecours vons beîoinde
pour cette direction que des chofes qui font fondées fur la certitude d'une ^j£ue au,ie
véritable connoiffance ; car cette efpèce de connoiflance étant refferrée dans
Yyy 3 des
-f^z Du Jugement. Liv. IV.
Ci! 4T XIV. ^es bornes fort étroites, comme nous avons déjà vu, il fe trouverait fou-
" vent dans de parfaites ténèbres, & tout-à-fait indéterminé dans la plupart
des actions de fa vie, s'il n'avoit rien pour fe conduire dès qu'une Connoif-
fance claire & certaine viendroit à lui manquer. Quiconque ne voudra
manger qu'après avoir vu démonftrativement qu'une telle viande le nourri-
ra, & quiconque ne voudra agir qu'après avoir connu infailliblement que
l'affaire qu'il doit entreprendre, fera fuivie d'un heureux fuccès, n'aura
guère autre chofe à faire qu'à fe tenir en repos & à périr en peu de temps.
Quel ufage on fi 2. C'eft pourquoi comme Dieu a expofé certaines chofes à nos yeux
doit taire de ce ■* .*, ,' . , „ ,. t j
crepufcuie ou . avec une entière évidence, ex; qu il nous a donne quelques connoifiances
dans* «Monde, certaines , quoi que réduites à un très-petit nombre , en comparai/on de tout
ce que des Créatures Intellectuelles peuvent comprendre, & dont celles-là
font apparemment comme des Avant-goûts , par où il nous veut porter à
délirer & à rechercher un meilleur état ; il ne nous a fourni aufli , par rap-
port à la plus grande partie des chofes qui regardent nos propres intérêts,
qu'une lumière obfcure , & un iimple crepufcuie de probabilité , fi j'oie
m'exprimer ainfi , conforme à l'état de médiocrité & d'épreuve où il lui a
plù de nous mettre dans ce Monde; afin de réprimer par-là notre préemp-
tion & la confiance exceffive que nous avons en nous-mêmes , en nous fai-
fant voir fenfiblement par une Expérience journalière combien notre Efprit
eil borné & fujet à l'erreur ; Vérité dont la conviction peut nous être un
avertiffement continuel d'employer les jours de notre Pèlerinage à chercher
& à fuivre avec tout le foin & toute l'induftrie dont nous fommes capables,
le chemin qui peut nous conduire à un état beaucoup plus parfait. Car
rien n'eft plus raifonnable que de penfer, (quand bien la Révélation fe taï-
roit fur cet article ) que , félon que les hommes font valoir les talens que
Dieu leur a donné dans ce Monde ils recevront leur récompenfe fur la fin
du Jour, lorsque le Soleil fera couché pour eux, & que la Nuit aura ter-
miné leurs travaux,
te jugement fiip- §. 3. La Faculté que Dieu a donné à l'homme pour fuppléer au défaut
FalecoannoiÉnce'îe d'une Connoiffance claire & certaine dans des cas où l'on ne peut l'obte-
nir, c'efl le Jugement, par où l'Efprit fuppofe que fes Idées conviennent
ou disconviennent , ou ce qui eft la même chofe , qu'une Propofition efl
vraye ou fauffe, fans appercevoir une évidence démonftrative dans les preu-
ves. L'Efprit met fouvent en ufage ce Jugement par néceffité, dans des
rencontres où l'on ne peut avoir des preuves démonlfcatives & une connoif-
fance certaine ; & quelquefois auffi il y a recours par négligence, faute
d'addreffe , ou par précipitation , lors même qu'on peut trouver des preuves
démonflratives & certaines. Souvent les hommes ne s'arrêtent pas pour
examiner avec foin la convenance ou la disconvenance de deux Idées qu'ils
fouhaitent ou qu'ils font intereffez de connoître ; mais incapables du degré
d'attention qui eft requis dans une longue fuite de gradations, ou de diffé-
rer quelque temps à fe déterminer, ils jettent légèrement les yeux deffus,
ou négligent entièrement d'en chercher les preuves ; & ainfi fans découvrir
la Démonftration , ils décident de la convenance ou de la disconvenance de
deux Idées à vue de païs, fi j'ofe ainfi dire, & comme elles paroilTent
con-
Du Jugement. Liv. IV. 5-43
confédérées en éloignement,fuppofant qu'elles conviennent eu d.'sconvien- Chap.XIV,
nent, félon qu'il leur paroît plus vraifemblable , après un û léger examen.
Lorsque cette Faculté s'exerce immédiatement fur les Chofes, on le nom-
me Jugement , & lorsqu'elle roule fur des Véritez exprimées par des paro-
les , on l'appelle plus communément Jfjentiment ou Dijfentimcnt ; & com-
me c'eft-là la voye la plus ordinaire dont l'Efprit a occafion d'employer
cette Faculté , j'en parlerai fous ces noms-là comme moins fujets à équivo-
que dans notre Langue.
Ci. 4., Ainfi l'Efprit a deux Facultez qui s'exercent fur la Vérité & fur *■* Jugement con.
*, ~J— x • iiite a préfunier
la T aullete. que les chofes
La première eft la Connoiiïance par où l'Efprit apperçoit certainement, |™n^ïï? c"tai*
&efl indubitablement convaincu de la convenance ou de la disconvenance ?ap™«cUoâ ans
qui eft entre deux Idées. cettanemeM,
La féconde eft le Jugement qui confifte à joindre des Idées dans l'Efprit,
bu à les feparer l'une de l'autre, lorsqu'on ne voit pas qu'il y ait entr 'elles
une convenance ou disconvenance certaine , mais qu'on le/>r?/#;«<?,c'eft-à-
dire, félon ce qu'emporte ce mot, lorsqu'on le prend ainfi avant qu'il pa-
roiffe certainement. Et fi l'Efprit unit ou fepare les Idées, félon qu'elles
font dans la réalité des chofes , c'eft un Jugement droit.
C II A P I T R E XV.- Chap. XV.
De la Probabilité.
g. 1.* /^i O m m e la Démonftration confifte à montrer la convenance ou La 'Probabilité eft
V-> la disconvenance de deux Idées, par l'intervention d'une ou.de convenance fur'a
plufieurs preuves qui ont entr'elles une liaifon confiante, immuable, & vi- des preuves qui m
fible; de môme la Probabilité n'eft autre chofe que l'apparence d'une telle biel^** ultaiUl"
convenance ou disconvenance par l'intervention de preuves dont la conne- ■
xÂon n'eft point conftante & immuable, ou du moins n'eft pas apperçuë
comme telle, mais eft ou paroît être ainfi, le plus fouvent, & fuffit pour
porter l'Efprit à juger que la Propofition eft vraye ou faufle plutôt que le
contraire. Par exemple, dans la Démonftration de cette vérité, Les trois
Angles d'un Triangle [ont égaux à deux Droits , un homme apperçoit la con-
nexion certaine & immuable d'égalité qui eft entre les trois Angles d'un
Triangle, & les Idées moyennes dont on fe fert pour prouver leur égalité à
deux Droits; & ainfi, par une connoiiïance intuitive de la convenance ou
de la disconvenance des Idées moyennes qu'on employé dans chaque degré
de la déduélion, toute la fuite fe trouve accompagnée d'une évidence qui
montre clairement la convenance ou la disconvenance de ces trois Angles
en égalité à deux Droits : & par ce moyen il a une connoiiïance certaine
que cela eft ainli. Mais un autre homme qui n'a jamais pris la peine de
confiderer cette Démonftration, entendant affirmer a un Mathématicien, .
homme de poids , que les trois Angles d'un Triangle font égaux à deux
Droits,-
.j 44 &e la Probabilité. Liv. IV.
.Chap. XV. Droits, y donne Ton confentement, e'eft-à-dire, le reçoit pour véritable:
■auquel cas le fondement de fon Affentiment, c'efl la Probabilité de la cho-
fe,dont la preuve ell pour l'ordinaire accompagnée de la vérité, l'homme
fur le témoignage duquel il la reçoit, n'ayant pas accoutumé d'affirmer
une chofe qui foit contraire à fa connoiffance ou au deffus de fa connoif-
fance, & fur-tout dans ces fortes de matières. Ainfi, ce qui lui fait don-
ner fon confentement à cette Propofition , Que les trois angles d'un Trian-
gle font égaux à deux Droits, ce qui l'oblige à fuppofer de la convenance
entre ces Idées fans connoitre qu'elles conviennent effectivement , c'efl la
•véracité de celui'qui parle, laquelle il a fouvent éprouvée en d'autres ren-
contres , ou qu'il fuppofe dans celle-ci.
ta Probabilité §. 2. Parce que notre Connoiffance eft refferrée dans des bornes fort
fuppiée au défaut étroites, comme on l'a déjà montré, & que nous ne fommes pas affez heu-
ae connoiiUnce. ' - J , , • . , m v r
reux pour trouver certainement la vente en chaque Choie que nous avons
occafion de confiderer; la plupart des Propofitions qui font l'objet de nos
penfées , de nos raifonnemens , de nos difcours , &. même de nos actions ,
font telles que nous ne pouvons pas avoir une connoiffance indubitable de
leur vérité. Cependant, il y en a quelques-unes qui approchent fi fort de
la certitude, que nous n'avons aucun doute fur leur fujet; de forte que nous
leur donnons notre affentiment avec autant d'affùrance,& que nous agiffons
avec autant de fermeté en vertu de cet affentiment , que fi elles étoient dé-
montrées d'une manière infaillible , & que nous en eutîions une connoiffan-
ce parfaite & certaine. Mais parce qu'il y a en cela des dégrez depuis ce
qui efl le plus près de la Certitude & de la Démonftration jufqu'à ce qui eft
contraire à toute vraifemblance & près des confins de l'impoffible, & qu'il
y a auiïi des dégrez d'Affentiment depuis une pleine affûrance jufqu'à la con-
gelure, au. doute, & à la défiance ; je vais confiderer préfentement (après
avoir trouvé, fi je ne me trompe, les bornes de la Connoiffance & de la
Certitude humaine) quels font les différens dégrez &? fondemens de la Proba-
bilité , fj? de ce qu'on nomme Foi ou Affentiment.
parce qu'elle nous g, .j, La Probabilité eft la vraifemblance qu'il y a qu'une chofe eft véri-
îes^hofeTfont1112 table, ce terme même défignant une Propofition pour la confirmation de
véritables, avant ]aqUÊite \\ y a des preuves propres à la faire paffer ou recevoir pour vérita-
que nous connoil- "l J . , *. ,,-f.r ■ • r i t» r • n.
iîons qu'elles le ble. La manière dont 1 Efpnt reçoit ces lortes de Propofitions , elt ce
foient. qu'on nomme croyance , affentiment ou opinion ; ce quiconfifte à recevoir une
Propofition pour véritable fur des preuves qui nous perfuadent actuellement
de la recevoir comme véritable, fans que nous avions une connoiffance cer-
taine qu'elle le foit effectivement. Et la différence entre la Probabilité tjf la.
Certitude, entre la Foi £s? la Connoiffance , confifte en ce que dans toutes les
parties de la Connoiffance, il y a intuition, de forte que chaque Idée im-
médiate , chaque partie de la déduction a une liaifon vifible & certaine , au
lieu qu'à l'égard de ce qu!on nomme croyance, ce qui me fait croire , eft quel-
que chofe d'étranger à ce que je croi, quelque chofe qui n'y eft pas joint
évidemment par les deux bouts , & qui par-là ne montre pas évidemment
la convenance ou la disconvenance des Idées en queftion.
îl >-» deux fonde- S- 4. Ainfi , la Probabilité étant deftinée à fuppléer au défaut de notre
Con-
De h Probabilité. Liv. IV. 5-45-
Connoifïance & à nous fervir de guide dans les endroits où la ConnoifTance Ch a p XV
nous manque, elle roule toujours fur des Propofitions que quelques motifs mens de probabù
nous portent à recevoir pour véritables fans que nous connoiiîîons certaine- llté;. \: la co,nf°I-
1 , ,, . /. „*.. . x . /-îri ' mite d une chofe
ment qu elles le lont. Et voici en peu de mots quels en font les fondemens. avec noue expé-
Prémiéremcnt,la conformité d'une chofe avec ce que nous connoiffons, tfmol'na'e^e16
ou avec notre Expérience. r-Expéuence des
En fécond lieu, le témoignage des autres appuyé fur ce qu'ils connoif- autie*"
fent, ou qu'ils ont expérimenté. On doit confiderer dans le témoignage .
des autres, 1. le nombre; 2. l'intégrité; 3. l'habileté des témoins ; 4.1e
but de l'Auteur lorfque le témoignage eft tiré d'un Livre ; 5. l'accord des
parties de la Relation & fes circon fiances; 6. les témoignages contraires.
g. 5. Comme la Probabilité n'eft pas accompagnée de cette évidence qui Sur quoi il faut
détermine l'Entendement d'une manière infaillible & qui produit une con- f"m,net toutes
.„ . .. c ■•,-,. 1 1 i»t-^ • . les convenances
no'iflance certaine, il tant que pour agir railonnablement,l Efpnt examine pour & contre,
tous les fondemens de probabilité ,& qu'il voye comment ils font plus ou "ant que de ju"
moins, pour ou contre quelque Proposition probable, afin de lui donner
ou refufer fon confentement : & après avoir dùement pefé les raifons de part
& d'autre, il doit la rejetter ou la recevoir avec un confentement plus ou
moins ferme , félon qu'il y a de plus grands fondemens de Probabilité d'un
côté plutôt que d'un autre.
Par exemple, fi je vois moi-même un homme qui marche fur la glace,
c eft plus que probabilité, c'eft connoilTance : mais fi une autre perfonne
me dit qu'il a vu en Angleterre un homme qui au milieu d'un rude hyver
marchoit fur l'Eau durcie par 3e froid, c'eft une chofe fi conforme a ce
qu on voit arriver ordinairement, que je fuis difpofé par la nature même de
la chofe à y donner mon confentement; à moins que la relation de ce Fait
ne foit accompagnée de quelque circonftance qui le rende vifiblement fuf-
pecl. Mais fi on dit la même chofe à une perfonne née entre les deux Tro-
piques, qui auparavant n'ait jamais vu ni ouï dire rien de femblable,en ce
cas toute la Probabilité fe trouve fondée fur le témoignage du Rapporteur:
& félon que les Auteurs de la Relation font en plus grand nombre, plus di-
gnes de foi, & qu'ils ne font point engagez par leur intérêt à parler contre
la vérité, le Fait doit trouver plus ou moins de créance dans l'Efprit de ceux
à qui il eft rapporté. Néanmoins à l'égard d'un homme qui n'a jamais eu
que des expériences entièrement contraires, & qui n'a jamais entendu par-
ler de rien de pareil à ce qu'on lui raconte, l'autorité du témoin le moins
fnfpecl fera à peine capable de le porter à y ajouter foi,comme on peut voir
par ce qui arriva a un Ambaffadeur Hoïïmdois qui entretenant le Roi de '
Siam des particularkez de la Hollande dont ce Prince s'informoit , lui clic
entr'autres chofes que dans {on Païs l'Eau fe durcilloit quelquefois fi fort
pendant la faifon la plus froide de l'année, que les hommes marchoient def-
fus ; & que cette Eau ainfi durcie porteroit des Elephans s'il y en avoit :
car fur cela le Roi reprit, J'ai cru jufquici les chofes extraordinaires que ions
m'avez dites , parce que je vous prenois pour un homme d'honneur cj? de probité,
mais préfentementje fuis ajfuré que vous mentez.
§. 6. C'eft de ces fondemens que dépend la Probabilité d'une Propofi- £p,wedw eft
Z Z Z tion , Srande vaiiet;'.
stf
De la 'Probabilité. Liv. IV.
Chap. XV. tiottî & une Propoficion eft en elle-même plus ou moins probable, ftlon
que notre Connoiffance, que la certitude de nos obfèrvations, que les expé-
riences confiances & fouvent réitérées que nous avons faites,que le nombre
& la crédibilité des témoignages conviennent plus ou moins avec elle, ou
lui font plus ou moins contraires. J'avoûë qu'il y a une autre chofe, qui,
bien qu'elle ne foit pas par elle-même un vrai fondement de Probabilité,ne
laifTe pas d'être fouvent employée comme un fondement fur lequel les hom-
mes ont accoutumé de fe déterminer & de fixer leur croyance plus que fur
aucune autre chofe , c'eft Y'opinion des autres; quoi qu'il n'y ait rien de plus
dangereux ni de plus propre à nous jetterdans l'erreur qu'un tel appui, puif-
qu'il y a beaucoup plus de fauffeté & d'erreur parmi les hommes , que de
connoiflance & de vérité. D'ailleurs, fi les fentimens & la croyance de
ceux que nous connoiffons & que nous eftimons, font un fondement légiti-
me d'aiTentiment , les hommes auront raifon d'être Payens dans le Japon ,
Mahometans en 'Turquie , Catholiques Romains en Ejpagne , Proteftans en
Angleterre , & Luthériens en Suéde. Mais j'aurai occalion de parler plus au
long, dans un autre endroit, de ce faux Principe d'AfTentiment.
Chap. XVI.
CHAPITRE XVI.
Des Degrez à ' ÀJfentiment \
§■■ x-
CO m M e les fondemens de Probabilité que nous avons propofé
dans le Chapitre précèdent , font la bafe fur quoi notre Àjfenti-
tilite.
Motre Aflenti-
ment coit être
règle par les fon-
demens de ricbs- ment eft bâti , ils font auffi la mefure par laquelle fes différens dégrez font ou
doivent être réglez. Il faut feulement prendre garde que quelques fonde-
mens de probabilité qu'il puiffe y avoir, ils n'opèrent pourtant pas fur un
Efprit appliqué à chercher la Vérité & à juger droitement, au de-là de ce
qu'ils paroiffent, du moins dans le premier Jugement de l'Efprit , ou dans
la première recherche qu'il fait. J'avoûë qu'à l'égard des opinions que les
hommes embraffent dans le Monde & auxquelles ils s'attachent le plus for-
tement, leur affentiment n'eftpas toujours fondé fur une vue aétuelle des
Raifons qui ont premièrement prévalu fur leur Efprit ; car en plulieurs ran-
contres il eft prefque impoiïible, &dans la plupart très-difficile, à ceux-là
même qui ont une Mémoire admirable, de retenir toutes les preuves qui
les ont engagez, après un légitime examen, à fe déclarer pour un certain
fentiment. Il fuffit qu'une fois ils ayent épluché la matière fincerement &
avec foin, autant qu'il étoit en leur pouvoir de le faire, qu'ils foient entrez
dans l'examen de toutes les chofes particulières qu'ils pouvoient imaginer
qui répandroient quelque Lumière fur la Queftion, & qu'avec toute l'ad-
dreffe dont ils font capables, ils ayent, pour ainfi dire, arrêté le compte,
fur toutes les preuves qui font venues à leur connoiffance. Ayant ainfi dé-
couvert une fois de quel côté il leur paroît que fe trouve la Probabilité ,
après une recherche auffi parfaite ôc auffi exacte qu'ils foient capables de
faire, ils impriment dans leur Mémoire la conclufion de cet examen,
Comme
Des Dègrcz d'Ajfcntiment. Liv. IV. s 47
comme une vérité qu'ils ont découverte; & pour l'avenir ils font convain- Chap.XVI.
eus fur le témoignage de leur Mémoire, que c'eïl-là l'opinion qui mérite
tel ou tel degré de leur affentiment , en vertu des preuves fur lesquelles ils
l'ont trouvée établie.
§. 2. C'eft-là tout ce que la plus grande partie des hommes ne peu- Tous ne fauroient
vent faire pour régler leurs opinions & leurs jugemens,à moins qu'on ne tuéneOÛ'OUIS l"
veuille exiger d'eux qu'ils retiennent dans leur Mémoire toutes les preuves fens * l'Efpnt;
d'une vérité probable , dans le même ordre & dans cette fuite régulière de conieme^de "°us
conféquences dans laquelle ils les ont placées ou vues auparavant, ce qui r°u«,n» que nous
peut quelquefois remplir un gros Volume fur une feule QtJeftioh|ou qu'ils ûa^fofcmnt?*
examinent chaque jour les preuves de chaque opinion qu'ils ont embraf- fu^&.nt PouI «n
fee: deux chofes également impoilibles. On ne peut éviter dans ce cas umenf.re d aûeu*
de fe repofer fur fa Mémoire ; & il efl d'une abfoluë néceffité que les
bammes foient perfuadez de plufieurs opinions dont les preuves ne font pas ac-
tuellement préfentes à leur Efprit, & même qu'ils ne fo.nt peut-être pas ca-
pables de rappeller. Sans cela, il faut, ou que la plupart des hommes
foient fort Pyrrhoniens , ou que changeant d'opinion à tout moment , ils
fe rangent du parti de tout homme qui ayant examiné la Queftion depuis
peu, leur propofe des Argumens auxquels ils ne font pas capables de ré-
pondre fur le champ , faute de mémoire.
§. 3. Je ne puis m'empêcher d'avouer, que ce que les hommes adhèrent Dangere„fe con-
ainli à leurs Jugemens précedens &. s'attachent fortement aux conclurions conduit" 1? cctte
qu'ils ont une fois formées, eft fouvent caufe qu'ils font fort obftinez dans P{<»»« Jugement
l'Erreur. Mais la faute ne vient pas de ce qu'ils fe repofent fur leur Mé- fonde? ele b'ec
moire, à l'égard des chofes dont ils ont bien jugé auparavant, mais de ce
qu'auparavant ils ont jugé qu'ils avoient bien examiné avant que de fe dé-
terminer. Combien y a-t-il de gens, (pour ne pas mettre dans ce rang la
glus grande partie des hommes) qui penfent avoir formé des Jugemens droits
fur diiférentes matières, par cette feule raifon qu'ils n'ont jamais penfé au-
trement, qui s'imaginent avoir bien jugé par cela feul qu'ils n'ont jamais
mis en queftion ou examiné leurs propres opinions? Ce qui dans le fond fi-
gnifie qu'ils croyent juger droitement, parce qu'ils n'ont jamais fait aucun
wfage de leur Jugement à l'égard de ce qu'ils croyent. Cependant ces gens-
là font ceux qui foùtiennent leurs fentimens avec le plus d'opiniâtreté ; car
en général ceux qui ont le moins examiné leurs propres opinions , font lès
plus emportez & les plus attachez à leur fens. Ce que nous connoiflons
une fois , nous fommes certains qu'il eft tel que nous le connoiffons ;& nous
pouvons être alTùrez qu'il n'y a point de preuves cachées qui puiffent ren-
verfer notre Connoiflance , ou la rendre douteufe. Mais en fait de Proba-
bilité, nous ne faurions être afïiïrez, que dans chaque cas nous ayions de-
vant les yeux tous les points particuliers qui touchent la Queftion par
quelque endroit, &que nous n'ayions ni laifle en arrière, ni oublié de con-
fiderer quelque preuve dont la folidité pourroit faire paner la probabilité
de l'autre côté, & contrebalancer tout ce qui nous a paru jufqti alors de
plus grand poids. A peine y a-t-il clans le Monde un feul ! omme qui ait le
ïoifir, la patience, & les moyens d'aflembler toutes les preuves qui peu-
Zzz 2 vent
f48
Des Devrez à' Affentiment. Liv. IV.
Le véritable
«Page qu'on en
doit faite c'eft
d'avoir de la
charité 6i de la
toletance les
uns pout les
autres,
CliAP. XVI. vent établir la plupart des opinions qu'il a, en forte qu'il puiffe conclurrê
fùrement qu'il en a une idée claire & entière, & qu'il ne lui relie plus rien
à favoir pour une plus ample inftruéiion. Cependant nous fommes contraints
de nous déterminer d'un côté ou d'autre. Le foin de notre vie & de nos
plus grands intérêts ne fauroit fouffrir du délai; car ces chofes dépendent
pour ia plupart de la détermination de notre Jugement fur des articles où
nous ne fommes pas capables d'arriver à une connoiffance certaine & dé-
monftrative, & où il eft abfolument néceffaire que nous nous rangions d'un
côté ou d'autre.
§. 4. Puis donc que la plus grande partie des hommes , pour ne pas dire
tous , ne fauroient éviter d'avoir divers fentimens fans être aflurez de leur
vérité par des preuves certaines & indubitables, & que d'ailleurs on re-
garde comme une grande marque d'ignorance, de légèreté ou de folie,
dans un homme de renoncer aux opinions qu'il a déjà embraffées, dès qu'on
vient à lui oppofer quelque argument dont il ne peut montrer la foibleffe fur le
champ, ce feroit, je penfe , une chofe bien-féante aux hommes de vivre en paix
&de pratiquer entr'eux les communs devoirs d'humanité & d'amitié parmi
cette diverfité d'opinions qui les partage: puifque nous ne pouvons pas atten-
dre raifonnablement que perfonne abandonne promptement & avec foûmif-
fion fes propres fentimens,pour embraffer les nôtres avec une aveugle déféren-
ce à une Autorité que l'Entendement de l'Homme ne reconnoit point. Car
quoi que l'Homme puiffe tomber fouvent dans l'Erreur, il ne peutreconnoî-
tre d'autre guide que la Raifon, ni fe foûmettre aveuglément à la volonté &
aux décifions d'autrui. Si celui que vous voulez attirer dans vos fentimens,
eft accoutumé à examiner avant que de donner fon confentement, vous de-
vez lui permettre de repaffer à loifir fur le fujet en queftion , de rappeller
ce qui lui en eft échappé de l'Efprit, d'en examiner toutes les parties, &
de voir de quel côté panche la balance: & s'il ne croit pas que vos Argu-
mens foient aflez importanspour devoir l'engager de nouveau dans unedif-
cuffion fi pénible, c'eft ce que nous faifons fouvent nous-mêmes en pareil
cas; &nous trouverions fort mauvais que d'autres vouluffent nous prefcrire
quels articles nous devrions étudier. Que s'il eft de ces gens qui fe rangent
à telle ou telle opinion au hazard & fur la foi d'autrui , comment pouvons-
nous croire qu'il renoncera à des Opinions , que le temps & la coutume ont
û fort enracinées dans fon Efprit, qu'il les croit évidentes par elles-mêmes, &
d'une certitude indubitable, ou qu'il les regarde comme autant d'impref-
fions qu'il a reçues de D 1 eu même, ou de Perfonnes envoyées de la part
de Dieu ? Comment , dis-je , pouvons-nous efperer que les Argumens ou l'Au-
torité d'un Etranger ou d'un Adverfaire détruiront des Opinions ainfi établies ,
f.ir-tout, s'il y a lieu de foupçonner que cet Adverfaire agit par intérêt ou
dans quelque deffein particulier, ce que les hommes ne manquent jamais de
fe figurer lorfqu'ils fe voyentmal-traitez? Le parti que nous devrions pren-
dre dans cette occafion, ce feroit d'avoir pitié de notre mutuelle Ignorance,
& de tâcher de la diffiper par toutes les voyes douces & honnêtes dont on
peut s'avifer pour éclairer l'Efprit, & non pas de mal-traiter d'abord les au-
tres comme des gens obftinez. & pervers , parce qu'ils ne veulent point aban-
donner
Des Dégrez $ Affcntïment. Liv. IV. 5-49
donner leurs opinions & embraffer les nôtres, ou du moins celles que nous C 11 a p. XVI,
voudrions les forcer de recevoir, tandis qu'il eft plus que probable que nous
ne fommes pas moins obftinez qu'eux en refufant d'embrafTer quelques-uns
de leurs fentimens. Car où eft l'homme qui a des preuves inconteftables de
la vérité de tout ce qu'il foûtient, ou de la faufTeté de tout ce qu'il condam-
ne, ou qui peut dire qu'il a examiné à fond toutes fes opinions, ou toutes
celles des autres hommes ? La néceiîité où nous nous trouvons de croire fans
connoiffance , & fouvent même fur de fort légers fondemens , dans cet état
paflager d'aélion & d'aveuglement où 'nous vivons fur la Terre , cette né-
ceiîité, dis-je, devroit nous rendre plus foigneux de nous inftruire nous-
mêmes , que de contraindre les autres à recevoir nos fentimens. Du moins,
ceux qui n'ont pas examiné parfaitement & à fond toutes leurs opinions ,
doivent avouer qu'ils ne font point en état de les preferire aux autres , &
qu'ils agiffent vifiblement contre la Raifon en impofant à d'autres hommes
la néceiîité de croire comme une Vérité ce qu'ils n'ont pas examiné eux-
mêmes, n'ayant pas pefé lesraifons de probabilité fur lefquelles ils devroient
le recevoir ou le rejetter. Pour ceux qui font entrez fincerement dans cet
examen , & qui par-là fe font mis au deffus de tout doute à l'égard de tou-
tes les Doctrines qu'ils profeflent, & fur lesquelles ils règlent leur conduite,
ils pourroient avoir un plusjufte prétexte d'exiger que les autres fe foûmiffent
à eux: mais ceux-là font en fi petit nombre, & ils trouvent fi peu de fujet
d'être décififs dans leurs opinions, qu'on ne doit s'attendre à rien d'infolent
ck d'impérieux de leur part: & l'on a raifon de croire, que ,fi les hommes
étoient mieux inftruits eux-mêmes , ils feroient moins fujets à impofer aux
autres leurs propres fentimens.
§.. y . Mais pour revenir aux fondemens d'affentiment & à fes différens te^Jè°oah^
dégrez, il eft à propos de remarquer que lesPropofitionsque nous recevons points de fait»
fur des motifs de Probabilité font de deux fortes. Les unes regardent "JJ,^6 cvecal3'
quelque exiftence particulière, ou, comme on parle ordinairement, des
chofes de fait, qui dépendant de l'Obiervation peuvent être fondées fur un
témoignage humain ; & les autres concernent des chofes qui étant au de-
là de ce que nos Sens peuvent nous découvrir , ne fauroient dépendre d'un
pareil témoignage.
g. 6. A l'égard des Propofitions qui appartiennent à la première de ces Lotfque les ex-
chofes, je veux dire, à des faits particuliers, je remarque en premier lieu, ^"eTaufres
Que lorfqu'une chofe particulière , conforme aux obfervations confiantes hommes s'ac-
faites par nous-mêmes & par d'autres en pareil cas,fe trouve atteftée par le nô»»* "« "
rapport uniforme de tous ceux qui la racontent , nous la recevons auffi aifé- naît une aia-
o rr- r rr t > ■ <">T tance qui ap-
ment oc nous nous y appuyons aulii iermement que li c etoit une Lonnoil- proche de la
fance certaine; & nous raifonnons & agiffons en conféquence, avec aufïi connoiflance,
peu de doute que fi c'étoit une parfaite démonfhration. Par exemple, fi
tous les Anglois qui ont occafion déparier de l'IJyver paffe, affirment qu'il
gela alors en Angleterre, ou qu'on y vit des Hirondelles en Eté , je croi
qu'un homme pourroit prefque auffi peu douter de ces deux faits, que de
cette Propofition, fept &f quatre font onze. Par conféquent, le premier &
le plus haut degré de Probabilité , c'eft lorfque le confentement général de
Zzz 3 tous
S$o VcsDégrezd'AfTentiment. Liv. IV.
Chat. XVI. tous les hommes dans tous les fiécles, autant qu'il peut être connu, con-
court avec l'expérience confiante &. continuelle qu'un homme fait en pareil
cas , à confirmer la vérité d'un Fait particulier attelle par des Témoins fin-
céres: telles font toutes les conftitutions & toutes les propriétez communes
des Corps, & la liaifon régulière desCaufes &des Effets qui paroït dans le
cours ordinaire de la Nature. C'efl ce que nous appelions un Argument
pris de la nature des chofes mêmes. Car ce qui par nos confiantes obferva-
tions & celles des autres hommes s'eft toujours trouvé de la même manière,
nous avons raifon de le regarder comme un effet de caufes confiantes & ré-
gulières, quoi que ces caufes ne viennent pas immédiatement à notre con-
noiffance. Aintl , Que le Feu ait échauffé un homme , Qu'il ait rendu du
Plomb fluide, & changé la couleur ou la confiftance du Bois ou du Char-
bon, Que le Ferait coulé au fond de l'Eau & nagé fur le vif argent; ces
Propofitions & autres femblables fur des faits particuliers, étant conformes
à l'expérience que nousfaifons nous-mêmes auffifouvent que l'occafion s'en
préfente ; & étant généralement regardées par ceux qui ont occaflon de par-
ler de ces matières, comme des chofes qui fe trouvent toujours ainfi, fans
que parfonne s'avife jamais de les mettre en queflion, nous n'avons aucun
droit de douter qu'une Relation qui allure que telle chofe a été, ou que
toute affirmation qui pofe qu'elle arrivera encore de la même manière, ne
foit véritable. Ces fortes de Probabilkez approchent fi fort de la Certitu-
de, qu'elles règlent nos penfées aufïï abfolument, & ont une influence auf-
fi entière fur nos actions, que la Démonflration la plus évidente; & dans
ce qui nous concerne, nous ne faifons que peu ou point de différence entre
de telles Probabilkez, & une connoiflance certaine. Notre Croyance fe
change en Affarance, lorfqu'elle efl appuyée fur de tels fondemens.
un Témoignage §. 7. Le degré fuivant de Probabilité, c'efl lorfque je trouve par ma
qu"onnifeXpeutnceProPre expérience & par le rapport unanime de tous les autres hommes
révoquer en doute qu'une choie efl la plupart du temps telle que l'exemple particulier qu'en
prod.it pour l'or- 1 , r f r. ,. j r ■ 1 nir-n • ^
ainaire la cor.- donnent plulieurs témoins dignes de foi ; par exemple , 1 Hiitoire nous ap-
fiince. prenant dans tous les àges,& ma propre expérience me confirmant autant
que j'ai occafion de l'obferver, que la plupart des hommes préfèrent leur
intérêt particulier à celui du Public, fi tous les Hifloriens qui ont écrit de
Tibère , difent que Tibère en a ufé ainfi, cela efl probable. Et en ce cas,
notre affentiment efl allez bien fondé pour s'élever jufqu'à un degré qu'on
peut appeller confiance.
un Témoigna. 5" ^" ^n t!'°ifiême Heu, dans des chofes qui arrivent indifféremment,
ge non.fufpect comme qu'un Oifeau vole de ce côté ou de celui-là, qu'il tonne à la main
la ciiore'q'ui^tt droite ou à la main gauche d'un homme, &V. lorfqu'un fait particulier de
indiffererire, cette nature efl attelle par le témoignage uniforme de Témoins non-fuf-
une fome crû. pects , nous ne pouvons pas éviter non plus d y donner notre conientement.
jraace, Ainfi, qu'ij y ait en Italie une ville appellée Rome^ que dans cette Ville il
ait vécu il y a environ 1700. ans un homme nommé Jules Céfar; que cet
homme fut Général d'Armée, & qu'il gagna une Bataille contre un autre
Général nommé Pompée, quoi qu'il n'y ait rien dans la nature des chofes
pour ou contre ces Faits , cependant comme ils font rapportez par des Hif-
toriens
Des Dégrez tfJffenlimcnt. Liv. IV. 5-51
toriens dignes de foi & qui n'ont été contredits par aucun Ecrivain , un Chap XVL
homme nefauroit éviter de les croire; & il n'en peut non plus douter , qu'il
doute de l'exiftence& des actions des perfonnes de fa connoifiance dont il
eft témoin lui-même.
g. 9. Jufque-là, la chofe eft affez aifée à comprendre. La Probabilité d=s npériea.
établie fur de tels fondemens emporte avec elle un fi grand degré d'évidence ces & des Te-
qu'elle détermine naturellement le Jugement, & noushtiffe aufii peu en li- feclmifdifent
berté de croire ou de ne pas croire, qu'une Démon ftration laHTe en liberté j!i.ve.''ï.li?nt 3
de connoitre ou de ne pas connoître. Mais où il y a de la difficulté , c'eft gl'êzdè prob*.
lorfque les Témoignages contredifent la commune expérience, & que les bilite'«
Relations hiftoriques&les témoins fe trouvent contraires au cours ordinai-
re de la Nature , ou entr'eux. C'eft là qu'il faut de l'application & de
l'exa6titude pour former un Jugement droit, & pour proportionner notre
affentiment à la différente probabilité delà chofe, lequel alfentiment hauffe
ou baiffe félon qu'il eft favorifé ou contredit par ces deux fondemens decre-
.dibilité, je veux dire l'obfervation ordinaire en pareil cas, & les témoigna-
ges particuliers dans tel ou tel exemple. Ces deux fondemens de crédibili-
té font fujets aune fi grande variété d'obfervations , de circonftances & de
rapports contraires, à tant de différentes qualifications, temperamens, def-
feins, négligences, &c. de la part des Auteurs de la Relation , qu'il eftim-
poflible de réduire à des régies précifes les différens dégrez félon lefquels les
nommes donnent leur affentiment. Tout ce -qu'on peut dire en général,
c'eft que les raifons & les preuves qu'on peut apporter pour & contre, étant
une fois foùmifes à un examen légitime où l'on pefe exactement chaque cir-
conftance particulière, doivent paroître fur le tout l'emporter plus ou
moins d'un côté que de l'autre ; ce qui les rend propres à produire
dans l'Efprit ces différens dégrez d'affantiment , que nous appelions cro-
yance, conjetlure, dente , incertitude, défiance, &c.
§. 10. Voilà ce qui regarde l'affentiment dans des matières qui dé- Les T(?moi.
pendent du témoignage d'autrui : fur quoi je penfe qu'il ne fera pas g« connus pai
hors de propos de prendre connoifiance d'une Règle obfervée dans la ^Vom0 éloignez.
Loi d' 'Angleterre , qui eft que, quoi que la Copie d'un Acte, reconnue P'»s f°ibie eft la'
authentique par des Témoins, foit une bonne preuve, cependant la co- petu titer.
pie d'une Copie, quelque bien atteftée qu'elle foit & par les témoins
les plus accréditez, n'eft jamais admife pour preuve en Jugement. Ce-
la paffe fi généralement pour une pratique raifonnable, & conforme à
la prudence & aux fages précautions que nous devons employer dans
nos recherches fur des matières importantes, que je ne l'ai pas enco-
re ouï blâmer de perfonne. Or fi cette pratique doit être reçue dans
les décidons qui regardent le Jufte &. 1'Injufte, on en peut tirer cet-
te obfervation qu'un Témoignage a moins de force & d'autorité, à
mefure qu'il eft plus éloigne de la vérité originale. J'appelle vérité
originale, l'être & l'exiftence de la chofe même. Un homme digne
de foi venant à témoigner qu'une chofe lui eft connue , eft une
bonne preuve; mais fi une autre perfonne également croyable, la té-
moigne fur le rapport de cet homme, le témoignage eft plus foible;
&
fj£ Des Dégrez d1 AJJentitnent. Liv. IV.
ClCAP XVI ^ ce'u^ ^'un ^i^me 1ul certifie un ouï-dire d'un ouï-dire, eft en-
core moins confiderable; de forte que dans des véritez qui viennent par
tradition , chaque degré d'éloignement de la fource affaiblit la force de
la preuve ; & à mefure qu'une Tradition pafTe fucceffivement par plus
de mains , elle a toujours moins de force & d'évidence. J'ai cru qu'il
étoit néceifaire de faire cette remarque , parce que je trouve qu'on en
ufe ordinairement d'une manière direftement contraire parmi certaines
gens chez qui les Opinions acquièrent de nouvelles forces en vieillif-
fant, de forte qu'une chofe qui n'auroit point du tout paru probable il
y a mille ans à un homme raifonnable, contemporain de celui qui la
certifia le premier , pafTe préfentement dans leur Efprit pour certaine
& tout-à-fait indubitable , parce que depuis ce temps-là plufieurs per-
fonnes l'ont rapportée fur fon témoignage les uns après les autres. C'eft
fur ce fondement que des Propolitions évidemment fauffes , ou aflez in-
certaines dans leur commencement, viennent à être regardées comme
autant de véritez authentiques, par une Règle de probabilité prife à
rebours,- de forte qu'on fe figure que celles qui ont trouvé ou mérité
peu de créance dans la bouche de leurs premiers Auteurs , deviennent
vénérables par l'âge; & l'on y infifle comme fur des choies incontef-
tables.
L'Hiftoire eft S- 1 I- Je ne voudrois pas qu'on s'allât imaginer que je prétens ici
a-un grand uOge. diminuer l'autorité & l'ufage de l'Hifloire. C'eft elle qui nous fournit
toute la lumière que nous avons en plufieurs cas ; & c'eft de cette four-
ce que nous recevons avec une évidence convaincante une grande partie des
véritez utiles qui viennent à notre Connoiflance. Je ne vois rien de plus
eflimable que les Mémoires qui nous reflent de l'Antiquité ; & je voudrois
bien que nous en euffions un plus grand nombre, & qui fuffent moins cor-
rompus. Mais c'eft la Vérité qui me force à dire que nulle Probabilité ne
peut s'élever au-deffus de fon premier Original. Ce qui n'eft appuyé que
fur le témoignage d'un feul Témoin , doit uniquement fe foûtenir ou être
détruit par fon témoignage, qu'il foit bon, mauvais ou indifférent; & quoi
que cent autres perfonnes le citent enfuite les uns après les autres, tant
s'en faut qu'il reçoive par-là quelque nouvelle force, qu'il n'en eft que
plus foible. La paillon, l'intérêt, l'inadvertance, une faufie interpréta-
tion du fens de l'Auteur , & mille raifons bizarres par où l'efprit des
hommes eft déterminé, & qu'il efl impoffible de découvrir, peuvent
faire qu'un homme cite à faux les paroles ou le fens d'un autre hom-
me. Qj.iiconque s 'eft un peu appliqué à examiner les citations des E-
crivains, ne peut pas douter que les citations ne méritent peu de cré-
ance lorfque les originaux viennent à manquer, & par conféquent qu'on
ne doive fe fier encore moins à des citations de citations. Ce qu'il y
a de certain, c'efb que ce qui a été avancé dans un fiécle fur de lé-
gers fondemens, ne peut jamais acquérir plus de validité dans les fié-
cles fuivans, pour être répété plufieurs fois. Mais au contraire, plus
il eft éloigné de l'original , moins il a de force , car il devient tou-
jours moins confiderable dans la bouche ou dans les Ecrits de celui qui
s'en
Des Dêgrcz tf Ajfcntimtnt. Liv. IV. $53
s'en eft fervi le dernier, que dans la bouche ou dans les Ecrits de ce- Chap. XVI,
lui de qui ce dernier l'a appris.
<S. 12. Les Probabilitez donc nous avons parle jufqu'ici, ne regardent Dans les chofe*
s j r • o 1 1 /- 11 i> ■ ' . qu on ne peut
que des matières de tait oc des choies capables d être prouvées par ob- découvrir par
fervacion & par témoignage. 11 refte une autre efpèce de Probabilité qui I/">Se^'1^*'
appartient à des choies fur lefquelles les hommes ont des opinions , ac- de Règle de u""
compagnées de différens dégrez d'alTentiment , quoi que ces choies foient rioblb'llte>
de telle nature que ne tombant pas fous nos Sens, elles ne fauroient dé-
pendre d'aucun témoignage. Telles font, i. l'exiltence, la nature & les o-
pérations des Etres finis & immatériels qui font hors de nous, comme les-
Efprits, les Anges, les Démons, &c. ou l'exiftence des Etres matériels que
nos Sens ne peuvent appercevoir à caufe de leur petiteffe ou de leur éloi-
gnement, comme de favoir s'il y a des Plantes, des Animaux & des Etres
Intelligens dans les Planètes & dans d'autres Demeures de ce vafte Univers
2. Tel eft encore ce qui regarde la manière d'opérer dans la plupart des par-
ties des Ouvrages de la Nature où , quoi que nous voyions des Effets fenfi-
bles, leurs Caufes nous font abfolument inconnues, de forte que nous ne
finirions appercevoir les moyens & la manière dont ils font produits. Nous
voyons que les Animaux font engendrez, nourris, & qu'ils fe meuvent,
que l'Aimant attire le Fer, <5c que les parties d'une Chandelle venant àfe
fondre fucceflivement, fe changent en flamme , & nous donnent de la lu-
mière & de la chaleur. Nous voyons & connoifibns ces Effets & autres
fcmblables: mais pour ce qui eft des Caufes qui opèrent, & de la manière
dont ils font produits, nous ne pouvons faire autre chofe que les conjectu-
rer probablement. Car ces chofes &. autres femblablesne tombant pas fous
i?os Sens, ne peuvent être foûmifes à leur examen, ou atteflées par aucun
homme ; & par conféquent elles ne peuvent paroître plus ou moins proba-
bles, qu'entant qu'elles conviennent plus ou moins avec les véritez qui font
établies dans notre Efprit , & qu'elles ont du rapport avec les autres parties
de notre Connoillance & de nos Obfervations. \J Analogie eft le feul fe-
cours que nous avions dans ces matières ; & c'eft de là feulemeat que nous
tirons tous nos fondemens de Probabilité. Ainfi, ayant obfervé qu'un frot-
tement violent de deux Corps produit de la Chaleur, & fouvent même du
Feu , nous avons fujet de croire que ce que nous appelions Chaleur & Feà
confifte dans une certaine agitation violente des particules imperceptibles
de la Matière brûlante : obiervant de même que les différentes réfractions
des Corps pellucides excitent dans nos yeux différentes apparences de plu-
fieurs Couleurs, comme aufli que la diverfe pofition & le différent arrange-
ment des parties quicompofent lafurfacede différens Corps comme du Ve-
lours, de lafoye façonnée en ondes, &c. produit le même effet, nous cro-
yons qu'il eft probable que la couleur & l'éclat des Corps n'eft autre chofe
de la part des Corps , que le différent arrangement & la réfraction de leurs
particules infenfibles. Ainfi, trouvant que dans toutes les parties delà
Création qui peuvent être le fujet des obfervations humaines, il y aune
connexion graduelle de l'une à l'autre, fans aucun yuide confiderable, ou
vifible, entre-deux, parmi toute cette grande diverfitéde chofes que nous
Aaaa vq-
>54
Des Dégrez £ Affentiment . Liv. IV».
Chap. XVI. voyons dans les Monde, qui font fi étroitement liées enfemble, qu'en
divers rangs d'Etres il n'eft pas facile de découvrir les bornes qui fe-
parent les uns des autres , nous avons tout fujet de penfer que les cho-
fes s'élèvent auifi vers la perfection peu à peu & par des dégrez infen-
fibles. 11 eft mal-aifé de dire où le Senfible & le- Raifonnable com-
mence, & où l'Infenfible & le Deraifonnable finit; & qui eft-ce, je
vous prie, qui a l'Eiprit allez pénétrant pour déterminer précifément
quel eft le plus bas degré des Chofes vivantes, & quel eft le premier
de celles qui font deftituées de vie ? Les chofes diminuent & augmen-
tent , autant que nous fommes capables de le drftinguer, tout ainfi que
la Quantité augmente ou diminué' dans un Cône régulier , où , quoi
qu'il y ait une différence vifible entre la grandeur du Diamètre , à des
diftances éloignées, cependant la différence qui eft entre le delTus &
le deffous lorsqu'ils fe touchent l'un l'autre , peut à peine être difcer-
née. Il y a une différence excefîive entre certains hommes & certains
Animaux Brutes: mais fi nous voulons comparer l'Entendement &. la
capacité de certains hommes & de certaines Bètes, nous y trouverons
fi peu de différence , qu'il fera bien mal-aife d'affùrer que l'Entendement
de l'Homme foit plus net ou plus étendu. Lors donc que nous ob-
fêrvons une telle gradation infenfible entre les parties de la Création
depuis l'Homme jufqu'aux parties les plus baffes qui font au deffous de
lui, la Règle de l'Analogie peut nous conduire à regarder comme pro-
bable , Quil y a une pareille gradation dans les chofes qui font au dejfus
de nous 13 hors de la fphe're de nos Obfervations , & qu'il y a par con- -
féquent différens Ordres d'Etres Intelligens, qui font plus excellens que
nous par différens dégrez de perfection en s'élevant vers la perfection
infinie du Créateur, à petit pas & par des différences, dont cha-
cune eft à une très-petite diftance de celle qui vient immédiatement
après. Cette efpèce de Probabilité qui eft le meilleur guide qu'on ait
pour les Expériences dirigées par la Raifon , & le grand fondement
des Hypothefes raifonnables , a auffi fes ufages & fon influence: car un rai-
fonnement circonfpecl, fondé fur l'Analogie, nous mène fouvent à la dé-
couverte de véritez & de productions utiles qui fans cela demeureroient en-
fevelies dans les ténèbres.
§. 13. Quoi que la commune Expérience & le cours ordinaire des Cho-
fes ayent avec raifon une grande influence fur l'Efprit des hommes, pour
les porter à donner ou à refufer leur confentement à une chofe qui leur eft
propofée à croire ; il y a pourtant un cas où ce qu'il y a d'étrange dans un
Fait, n'affoiblit point faffentiment que nous devons donner au témoigna-
ge fincére fur lequel il eft fondé. Car lorfque de tels Evenemens furnatu-
rels font conformes aux fins que fe propofe celui qui a le pouvoir de chan-
ger le cours de la Nature, dans un tel temps & dans de telles circonftances
ils peuvent être d'autant plus propres à trouver créance dans nos Efprits
qu'ils font plus au deffus des obfervations ordinaires, ou même qu'ils y
font plus oppofez. Tel eft juftement le cas des Miracles qui étant une fois
bien atteftez , trouvent non feulement créance pour eux-mêmes , mais la
com-
II y 3 un cas où
l'Expérience
contraire ne di-
minue pas la
force du témoi-
gnage.
Des Dfgrezd'AJJentimnt. Liv. IV. J57
communiquent aulîi à d'autres veniez qui ont befoin d'une telle con- Chàp. XVI.
. iirmation.
§. 14. Outre les Proportions dont nous avons parlé jufqu'ici, il y en a Le fimpie Té-
une autre Efpèce qui fondée fur un fimple témoignage l'emporte fur le de- ™JVfi"»fs °e '.*
gré le plus parfait de notre Affentiment, foit que la chofe établie fur ce te- dut tout dôme,
nioignage convienne ou ne convienne point avec la commune Expérience, mfn/mfe'ïa"
& a\ ec le cours ordinaire des choies. La raifon de cela eft que le témoi- connoiirancc u
gnage vient de la part d'un Etre qui ne peut ni tromper ni être trompé , r'us ceIUlne•
c'elt-à-dire de D 1 eu lui-même ; ce qui emporte avec foi une affurance au
defliis de tout doute, & une évidence qui n'eft fujette à aucune exception.
C'eft là ce qu'on deiîgne par le nom particulier de Révélation; & l'aflénti-
ment que nous lui donnons s'appelle Foi, qui détermine aulîi abfokiment
notre Efprit, & exclut aulîi parfaitement tout doute que notre Connoiffan-
ce peut Je faire ; car nous pouvons tout auffi bien douter de notre propre
exiltence, que nous pouvons douter, li une Révélation qui vient de la part
de Dieu, eit véritable. Ainli, la Foi eft un Principe d'Affentiment &
de certitude , fur , & établi fur des fondemens inébranlables , & qui ne laif-
fe aucun lieu au doute ou à l'helitation. La feule chofe dont nous devons
nous bien alîurer, c'eft que telle & telle choie eft une Révélation divine,
& que nous en comprenons le véritable fens; autrement, nous nous expo-
ferons à toutes les extravagances du Fanatifme, & à toutes les erreurs que
peuvent produire de faux Principes lors qu'on ajoute foi à ce qui n'eft pas
une Révélation divine. C'eft pourquoi dans ces cas-là, fi nous voulons agir
raiîonnablement, il ne faut pas que notre Affentiment furpaffele degré d'é-
vidence que nous avons, que ce qui en eft l'objet eft une Révélation divi-
ne , & que c'eft là le fens des termes par lefquels cette Révélation eft ex-
primée. Si l'évidence que nous avons que c'eft une Révélation, ou que
c'en eft là le vrai fens , n'eft que probable , notre Affentiment ne peut aller
au delà de l'affùrance ou de la défiance que produit le plus ou le moins de
probabilité qui le trouve dans les Preuves. Mais je traiterai plus au long
dans la fuite , de la Foi & de la prefeance qu'elle doit avoir fur les autres ar-
gumens propres à perfuader, lors que je la confidererai telle qu'on la regar-
de ordinairement comme diftinguée d'avec la Raifon & mife en oppofition
avec elle, quoi que dans le fond la Foi ne foit autre chofe qu'un AlTenti-
ment fondé fur la Raifon la plus parfaite.
CHAPITRE XVII. dur. XVII.
De h Raifon.
§• 1. T E mot de Raifon fe prend en divers fens. Quelquefois il lignifie des' Diffe'ientes
_^ Principes clairs & véritables , quelquefois des conclurions éviden- lignifications du
tes & nettement déduites d,v ces Principes, & quelquefois la eau- c * "•
fe , & particulièrement la caufe finale. Mais par Rai/on j'entens ici une Faculté
Aaaa 2 par
5ï6~ Delà Raifon. Liv. IV.
CiUr.XYII. par ou l'on fuppofe que l'Homme efl diflingué des Bêtes, & en quoi
il efl évident qu'il les furpaffe de beaucoup; & c'efl dans ce fens-là
que je vais la conficerer dans tout ce Chapitre.
tn quoi confiée g. 2. Si la Connoiflance générale confifte, comme on l'a déjà mon-
jnem,"0""2' tré, dans une perception de la convenance ou de la difconvenance de
nos propres Idées , & que nous ne puilîions connoître l'exiftence d'au-
cune chofe qui foit hors de nous que par le fecours de nos Sens, ex-
cepté feulement l'exiftence de Dieu, de laquelle chaque homme peut
s'inftruire lui-même certainement & d'une manière démonftrative par
la confideration de fa propre exiftence ; quel lieu refte-t-il donc à l'exer-
cice d'aucune autre Faculté que de la Perception extérieure des Sens
& de la Perception intérieure de l'Efprit ? Quel befoin avons-nous de
la Raifon? Nous en avons un fort grand befoin, tant pour étendre
notre ConnohTance que pour régler notre Aflentiment; car elle a lieu
la Raifon & dans ce qui appartient à la Connoiflance & dans ce qui
regarde l'Opinion. Elle efl d'ailleurs néceflaire & utile à toutes nos
autres Facilitez Intellectuelles, & à le bien prendre, elle conftituë deux
de ces Facultez, favoir la Sagacité, & la Faculté d'inférer ou de tirer
des conclufions. Par la première elle trouve des Idées moyennes, &
par la féconde elle les arrange de telle manière , qu'elle découvre la
connexion qu'il y a dans chaque partie de la Déduction, par où les Extrê-
mes font unis enfemble, & qu'elle amène au jour , pour ainlî dire, la véri-
té en queftion, ce- que nous appelions inférer , & qui ne confifte en autre
chcfe que dans la perception de la liaifon qui efl entre les idées dans chaque
degré de la Déduclion; par où l'Efprit vient à découvrir la convenance ou
la difconvenance certaine de deux Idées, commedans laDemonllrationoù
il parvient à la Connoiflance, ou bien à voir Amplement leur connexion
probable, auquel cas il donne ou retient fon confentement, comme dans
l'Opinion. Le Sentiment & l'Intuition ne s'étendent pas fort loin. La
plus grande partie de notre Connoiflance dépend de déductions & d'Idée3
moyennes; & dans les cas où au lieu de Connoiflance , nous fommes obli-
gez de nous contenter d'un fimple aflentiment , & de recevoir des Propo-
litionspourvéritablesfans être certains qu'elles le foient, nous avons befoin
de découvrir, d'examiner , & de comparer les fondemensde leur probabili-
té. Dans ces deux cas , la Faculté qui trouve & applique comme il faut
les moyens nèceflaires pour découvrir la certitude dans l'un , & la probabi-
lité dans l'autre, c'efl ce que nous appelions Raifon. Car comme Ja Rai-
fon apperçoit la connexion néceflaire & indubitable que toutes les idées ou
preuves ont l'une avec l'autre dans chaque degré d'une Démonflration qui
produit la Connoiflance ; elle apperçoit aufîi la connexion probable que
toutes les idées ou preuves ont l'une avec l'autre dans chaque degré d'un
Difcours auquel elle juge qu'on doit donner fon aflentiment ; ce qui efl le
plus bas degré de ce qui peut être véritablement appelle Raifon. Car lorf-
que l'Efprit n'apperçoit pas cette connexion probable , & qu'il ne voit pas
s'il y a une telle connexion ou non, en ce cas-là les opinions des hommes
ne font pas des productions du Jugement ou de la Raifon, mais des effets
du
VelaRai/ào. Liv. IV. 5-57
dû hazard, des penfées d'un Efprit flottant qui embrafle les chofes fortuite- Cn.\r. XVII.
ment , fans choix & fans règle,
§. 3. De forte que nous pouvons fort bien confiderer dans la Raifon ces ses quauc
quatre dégrez; le premier & le plus important confifte à découvrir des PaiIiC4«
preuves; le fécond à les ranger régulièrement, & dans un ordre clair &
convenaLe qui faffe voir nettement & facilement la connexion & la force
de ces preuves ; letroifiéme à appercevoir leur connexion clans chaque par-
tie de la Déduction ; & le quatrième à tirer une juile conclufion du tout.
On peut obferver ces différens dégrez dans toute Démon ftration Mathé-
matique , car autre choie efl d'appercevoir la connexion de chaque partie,
à mefure que la Demonftration eft faite par une autre perfonne , & autre
chofe d'appercevoir la dépendance qne la conclufion a "avec toutes les par-
ties de la Demonftration; autre chofe eft encore de faire voir une Demonf-
tration par foi-méme d'une manière claire & diftincte ; & enfin une chofe
différente de ces trois-là, c'eft d'avoir trouvé le premier ces Idées moyen-
nes ou ces preuves dont la Demonftration eft compofée.
§. 4. Il y a encore une chofe à confiderer fur le fujet de la Raifon que je Le syllogifme
voudrois bien qu'on prît la peine d'examiner , c'eft fi le Syllogifme efl , com- n'cft f*% 'e
me on croit généralement, le grand infiniment de la Rayon, ty le meilleur memdehiui.
moyen de mettre cette Faculté en exercice. Pour moi j'en doute, & voici fon«
pourquoi.
Premièrement à caufe que le Syllogifme n'aide la Raifon que dans l'une
des quatre parties dont je viens de parler, c'eft-à-dire pour montrer la con-
nexion des preuves dans un feul exemple , & non au delà. Mais en cela
même il n'eft pas d'un grand ufage , puifque l'Efprit peut appercevoir une
telle connexion où elle eft réellement, auifi facilement, & peut-être mieux
fans le fecours du Svilogifme, que par fon entremife.
Si nous faifons réflexion fur les actions de notre Efprit , nous trouverons
que nous raifonnons mieux & plus clairement lorfque nous obfervons feule-
ment la connexion des preuves , fans réduire nos penfées à aucune règle ou
forme Syllogiftique. Auffi voyons-nous qu'il y a quantité de gens qui rai-
fonnent d'une manière fort nette & fort jufte, quoi qu'ils ne fachentpoint
faire de Syllogifme en forme. Quiconque prendra la peine de confiderer la
plus grande partie de Ysijîe & de Y Amérique, y trouvera des hommes qui
raifonnent peut-être aulïi iubtileraent que lui, mais qui n'ont pourtant ja-
mais ouï parler de Syllogifme, & qui ne fauroient réduire aucun Argument '
à ces fortes de Formes ; & je doute que perfonne s'avife prefquejamais de
faire un Syllogifme en raifonnant en lui-même. A la vérité, les Syilogif-
mes peuvent lèrvir quelquefois à découvrir une fauffeté cachée fous l'éclat
brillant d'une Figure de Rhétorique, & adroitement enveloppée dans une
Période harmonieufe , qui remplit agréablement l'oreille; ils peuvent, dis-
je, fervir a faire paraître un raifonnement abfurde dans fa difformité natu-
relle, en le dépouillant du faux éclat dont il eft couvert, & de la beauté
de l'exprelîion qui impofe d'abord a l'Efprit. Mais la foiblcflè ou U fauïîc>
té d'un tel Difcours ne fe montre par le moyen de la foi - ÎHe qu'on
lui donne, qu'à ceux qui ont étudie à fond les Modes & lesFigurèi du Syl-
Aaaa 3 îcgif-
.5$$ De la Raifon. Liv. IV.
CiiAr. XVII. logifme, & qui ont fi bien examiné les différentes manières félon lesquelles
trois Propofitions peuvent être jointes enfemble, qu'ils connoiffent laquel-
le produit certainement une jûffce conclufion , & laquelle ne fauroit le fai-
re; & fur quels fondemens cela arrive. Je conviens que ceux qui ont étu-
dié les Règles du Syllogifme jufqu'à voir la raifon pourquoi en trois Pro-
pofitions jointes enfemble dans une certaine Forme, la Conclufion fera cer-
tainement jufte, & pourquoi elle ne le fera pas certainement dans une au-
* tre, je conviens, dis-je, que ces gens-là font certains de la Conclufion
qu'ils déduifent des Prémffes félon les Modes & les Figures qu'on a établies
dans les Ecoles. Mais pour ceux qui n'ont pas pénétré fi avant dans les
fondemens de ces Formes , ils ne font point aflurez en vertu d'un Argument
fyllogiftique, que la Conclufion découle certainement des Prémiffes. Ils
le fuppofent feulement ainfi par une foi implicite qu'ils ont pour leurs Maî-
tres & par une confiance qu'ils mettent dans ces Formes d'argumentation.
Or fi parmi tous les hommes ceux-là font en fort petit nombre qui peuvent
faire un Syllogifme, en comparaifon de ceux qui ne fauroient le faire ; & fi
entre ce petit nombre qui ont appris la Logique, il n'y en a que très-peu
qui faifent autre chofe que croire, que les Syllogifmes réduits auxAMi &
aux Figures établies, font concluans, fans connoître certainement qu'ils le
foient; cela, dis-je, étant fuppofé, fi le Syllogifme doit être pris pour le
feul véritable Infiniment de la Raiion, & le feul moyen de parvenir à la
Connoiffance, il s'enfuivra qu'avant Arifiote il n'y avoit perfonne qui con-
nut ou qui put connoître quoi que ce foit par Raifon ; & que depuis l'in-
vention du Syllogifme il n'y a pas un homme entre dix-mille qui jouïffe de
cet avantage.
Mais Dieu n'a pas été fi peu libéral de fes faveurs envers les hommes,que
fe contentant d'en faire des Créatures à deux jambes, il ait laiffé z.Arïflote
le foin de les rendre Créatures raifonnables , je veux dire ce petit nombre
qu'il pourroit engager à examiner de telle manière les fondemens du Syllo-
gifme , qu'ils viffent qu'entre plus de foixante manières dont trois Propofi-
tions peuvent être rangées , il n'y en a qu'environ quatorze où l'on puifle
être afluré que la Conclufion eft jufte, & fur quel fondement la Conclufion
eft certaine dans ce petit nombre de Syllogifmes,- & non dans les autres.
Dieu a eu beaucoup plus de bonté pour les hommes. Il leur a donné un
Efprit capable de raifonner , fans qu'ils ayent befoin d'apprendre les formes
des Syllogifmes. Ce n'eft point, dis-je, par les Règles du Syllogifme que
l'Efprit humain apprend à raifonner. Il a une Faculté naturelle d'apperce-
voir la convenance ou la difconvenancedefes Idées,& il peut les mettre en
bon ordre fans toutes ces répétitions embarraffantes. Je ne dis point ceci
pour rabaiffer en aucune manière Arijîote que je regarde comme un des pins
grands hommes de l'Antiquité , que peu ont égalé en étendue , en fubtili-
té, en pénétration d'Efprit, & par la force du Jugement, & qui en cela
même qu'il a inventé ce petit Syfteme des Formes de l'Argumentation, par
où l'on peut faire voir que la Conclufion d'un Syllogifme eft jufte & bien
fondée, a rendu un grand fervice aux Savans contre ceux qui n'avoient pas
honte de nier tout; & je conviens fins peine que tous les bons raifonne-
mens
Le la Raifon. Liv. IV. 5-5-9
mens peuvent être réduits à ces formes Syllogiftiques. Mais cependant je Chai*. XVII.
croi pouvoir dire avec vérité, & fans rabaiflèr Ariftite, que ces formes
d'Argumentation ne font ni le feul ni le meilleur moyen de raifonner , pour
amener à la Connoiflance de la Vérité ceux qui défirent de la trouver, &
qui fouhaitent de faire le meilleur ufage qu'ils peuvent de leur Raifon pour
parvenir à cette Connoiflance. Et il eiî viflble qu Ariflote lui-même trou-
va que certaines Formes étoient concluantes, & que d'autres ne l'étoient
pas ; non par le moyen des Formes mêmes , mais par la voye originale de
la Connoiflance, c'eft-à-dire, par la convenance manifefte des Idées. Di-
tes à une Dame de campagne que le vent eft fud-oueft, & le temps cou-
vert & tourné à la pluye ; elle comprendra fans peine qu'il n'eft pas fur
pour elle de farcir, par un tel jour, légèrement vétué après avoir eu la fiè-
vre; elle voit fort nettement la liaifon de toutes ces chofes, vent Jud-ouefl,
nuages, pluye, humidité, prendre froid , rechute & danger de mort , fans les
lier enfemble par une chaine artificielle & embarraflànte de divers Syllogif-
mes qui ne fervent qu'à embrouiller & retarder l'Efprit , qui fans leur fe-
cours va plus vite & plus nettement d'une partie à l'autre ; de forte que la
probabilité que cette perfonne apperçoit aifément dans les chofes mêmes
ainfi placées dans leur ordre naturel , feroit tout-à-fait perdue à fon égard,
fi cet Argument étoit traité favamment & réduit aux formes du Syllogif-
me. Car cela confond très-fouvent la connexion des Idées ; & je croi que
chacun reconnoitra fans peine dans les DémonftrationsMathematiques,que
la connoiflance qu'on acquiert par cet ordre naturel ; paroït plutôt & plus
clairement fans le fecours d'aucun Syllogifme.
L'Acle de la Faculté Raifonnable qu'on regarde comme le plus confide-
rable eft celui d'inférer; & il l'eft effectivement lorfque la confèquence efl
bien tirée.- Mais l'Efprit eft fi fort porté à tirer des conféquences, foit
par le violent defir qu'il' a d'étendre fes connoifïknces, ou par un grand
penchant qui l'entraine à favorifer les fentimens dont il a écé une fois im-
bu, que fouvent il fe hâle trop d'inférer, avant que d'avoir apperçu la con-
nexion des Idées qui doivent lier enfemble les deux extrêmes.
Inférer n'eft autre chofe que déduire une Propofition comme véritable,
en vertu d'une Propofition qu'on a déjà avancée comme véritable, c'eft-à-
dire, voir ou fuppofer une connexion de certaines Idées moyennes qui mon-
trent la connexion de deux Idées dont eft compofée la Propofition inférée.
Par exemple, fuppofons qu'on avance cette Propofition, Les hommes fe-
1 çnt punis dans l'autre Monde , & que de-là on veuille en inférer cette autre ,
Donc les hommes peuvent fe déterminer eux-mêmes; la Queftion eft préfente-
ment de favoir fi l'Efprit a bien ou mal fait cette inference. S'il l'a faite
en trouvant des Idées moyennes,&en confiderani leur connexion dans leur
véritable ordre, il s'eft conduit raifonnablement, & a tiré une jufte confè-
quence. S'il l'a faite fans une telle vue, bien loin d'avoir tiré une confè-
quence fohde & fondée en raifon, il a montré feulement le defir qu'il avoit
qu'elle le fût, ou qu'on la reçût en cette qualité. Mais ce n'eft pas le Syl-
logifme qui dans l'un ou l'autre de ces cas découvre ces Idées ou fait voir
leur connexion ; car il faut que l'Efprit les ait trouvées , & qu'il ait apper-
çu
5-6*0 Di la Raifon. Liv. IV.
ÇllAr. XVII. çu la connexion de chacune d'elles avant qu'il puiflè s'en fervir raifonnablc-
ment à former des Syllogifmes ; à moins qu'on ne dife, que toute Idée qui
fe préfente à l'Efprit, peut allez bien entrer dans un Syllogifme fans qu'il
foit néceflaire de conlidérer quelle liaifon elle a avec les deux autres ; &
qu'elle peut fervir à tout hazard de terme moyen pour prouver quelque con-
clufion que ce foit. C'eft ce que perfonne ne dira jamais , parce que c'eft
en vertu de la convenance qu'on apperçoit entre une idée moyenne & les
deux extrêmes , qu'on conclut que les extrêmes conviennent entr'eux^ d'où
il s'enfuit que chaque idée moyenne doit être telle que dans toute la chaine
elle ait une connexion vifible avec les deux Idées entre lefquelles elle eft pla-
cée , fans quoi la conclufion ne peut être déduite par fon entremifè. Car
par-tout où un anneau de cette chaine vient à fe détacher & à n'avoir aucu-
ne liaifon avec le refte, dès-là il perd toute fa force, & ne peut plus con-
tribuer à attirer, ou inférer quoi que ce foit. Ainfi, dans l'exemple que
je viens de propofer, quelle autre chofe montre la force, & par confequent
la juffcefTe de la conféquence, que la vûë de la connexion de toutes les idées
moyennes qui attirent la conclufion ou la Propofition inférée ; comme , Les
hommes feront punis -Dieu celui qui punit la punition
jufie Le puni coupable // aurait pu faire autrement
Liberté Puiffance de fe déterminer foi-même? Par cet-
te vifible enchainure d'Idées , ainli jointes enfemble tout de fuite, en forte
que chaque idée moyenne s'accorde de chaque côté , avec les deux idées
entre lefquelles elle eft immédiatement placée, les idées d'hommes , & de
puiffance de fe déterminer foi-même , paroiffent jointes enfemble, c'eft-à-dire,
que cette Propofition , Les hommes peuvent fe déterminer eux-mêmes , efl atti-
rée ou inférée par celle-ci Qu'ils feront punis dans l'autre Monde. Car par-
là l'Efprit voyant la connexion qu'il y a entre l'idée de la punition des hom-
mes dans Vautre Monde , & l'idée de Dieu qui punit ; entre Dieu qui punit &
la juflice de la punition ; entre la juftice de la punition & la coulpe ; entre la
coulpe & la puiffance de faire autrement ; entre la puiffance de faire autrement
& la liberté ; entre la liberté &. la puifjance de fe déterminer foi - même ; l'Ef-
prit, dis-je, appercevant la liaifon que toutes ces idées ont l'une avec l'au-
tre, voit par même moven la connexion qu'il y a entre les hommes &. la puif-
fance de fe déterminer foi-même.
Je demande préfentement Ci la connexion des Extrêmes ne fe voit pas
plus clairement dans cette difpolition fimple & naturelle, que dans des ré-
pétitions perplexes & embrouillées de cinq ou fîx Syllogifmes. On doit
me pardonner le terme d'embrouillé, jufqu'à ce que quelqu'un ayant réduit
ces idées en autant de Syllogifmes, ofe affùrer que. ces Idées font moins
embrouillées , & que leur connexion efl plus vifible lorfqu'elles font ainfi
transpofées, répétées, & enchaffées dans ces formes artificielles, que lorf-
qu'elles font préfentes à l'Efprit dans cet ordre court, fimple, & naturel,
dans lequel on vient de les propofer, où chacun peut les voir, & félon le-
quel elles doivent être vues avant qu'elles puiffent former une chaîne de
Syllogifmes. Car l'ordre naturel des Idées qui fervent à lier d'autres Idées,
doit régler l'ordre des Syllogifmes, de forte qu'un homme doit voir la con-
nexion
De la Uaifcn. Liv. IV. $Si
Tiexion que chaque Idée moyenne a avec celles qu'il joint enfemble avant ç... v-i/TT
qu'il puifTe s'en fervir avec raifon à former un Syllogifme. Et quand
tous ces Syllogifmes font faits , ceux qui font Logiciens & ceux qui ne le
font pas, ne voyent pas mieux qu'auparavant la force de l'Argumentation,
c'eft-à-dire , la connexion des Extrêmes. Car ceux qui ne font pas Logi-
ciens de profelîion , ignorant les véritables formes du Syllogifme auffi
bien que les fondemens de ces formes , ne fauroieht connoître il les Syl-
logifmes font réguliers ou non, dans des Modes & des Figures qui con-
cluent jufte; & ainfi ils ne font point aidez par les Formes fcïon lesquel-
les on range ces Idées; & d'ailleurs l'ordre naturel dans lequel l'Efprit
pourrait juger de leurs connexions refpe&ives étant troublé par. ces for-
mes fyllogiftiques , il arrive de-là que la conféquence eft beaucoup plus in-
certaine , que fans leur entremife. Et pour ce qui eft des Logiciens eux-
mêmes , ils voyent la connexion que chaque Idée moyenne a avec celles
entre lefquelles elle eft placée (d'où dépend toute la force de la confé-
quence) ils la voyent, dis-je, tout auffi bien avant qu'après que le Svllo-
gifme eft fait ; ou bien ils ne la voyent point du tout. Car un Syllogif-
me ne contribue en rien à montrer ou a fortifier la connexion de deux
Idées jointes immédiatement enfemble; il montre feulement par la conne-
xion qui a été déjà découverte entr'elles , comment les Extrêmes font liez
l'un à l'autre. Mais s'agit-il de favoir quelle connexion une Idée moyen-
ne a avec aucun des Extrêmes dans ce Syllogifme , c'eft ce que nul Syl-
logifme ne montre, ni ne peut jamais montrer. C'eft l'Efprit feulement
qui apperçoit ou qui peut appercevoir ces Idées placées ainfi dans une ef-
pèce de juxta-pofition , &cela par fa propre Vûë qui ne reçoit abfolument
aucun fecours ni aucune lumière de la forme Syllogiftique qu'on leur
donne. Cette forme fert feulement à montrer que fi l'idée moyenne con-
vient avec celles auxquelles elle eft immédiatement appliquée de deux co-
tez, les deux Idées éloignées, ou, comme parlent les Logiciens, les Ex-
trêmes conviennent certainement enfemble ; & par conféquent la liai-
fon immédiate que chaque idée a avec celle à laquelle elle eft appliquée
de deux cotez, d'où dépend toute la force du Raifonnement, paraît auffi
bien avant qu'après la conftruclion du Syllogi/me ; ou bien celui qui forme
le Syllogifme ne la verra jamais. Cette connexion d'Idées ne fe voit,com-'
me nous avons déjà dit, que par la Faculté perceptive de l'Efprit qui les
découvre jointes enfemble dans une efpèce à&juxtci-fOjîtion, & cela, lors-
que les deux Idées font jointes enfemble dans une Propofition , foit que
cette Propofition conftituë ou non la Majeure ou la Mineure d'un Syllo-
gifme.
A quoi fert donc le Syllogifme ? Je répons , qu'il eft principalement d'u-
fage dans les Ecoles ,r où l'on n'a pas honte de nier la convenance des Idées
qui conviennent vifiblement enfemble, ou bien hors des Ecoles à l'égard de
ceux qui, à l'occafion & à l'exemple de ce que les Doéles n'ont pas honte
de faire , ont appris auffi à nier fans pudeur la connexion des Idées qu'ils ne
peuvent s'empêcher de voir eux-mêmes. Pour celui qui cherche fincere-
ment la Vérité & qui n'a d'autre but que de la trouver; il n'a aucun befoin
B b b b de
$6z De la Raifon. Liv. IV.
Chap.XVIJ. de ces formes Syllogiftiques pour être forcé à reconnoître la conféquence
dont la vérité & la jufteile paroilî'ent bien mieux en mettant les Idées dans
un ordre fimple & naturel. De-là vient que les hommes ne font jamais des
Syllogifmes en eux-mêmes, lorsqu'ils cherchent la Vérité, ou qu'ils l'en-
feignent à des gens qui défirent fincerement de la connoître ; parce qu'avant
que de pouvoir mettre leurs penfées en forme Syllogiftique , il faut qu'ils
voyent la connexion qui eft entre l'Idée moyenne & les deux autres idées
entre lefquelles elle eft placée, & auxquelles elle eit appliquée pour faire
voir leur convenance; & lorsqu'ils voyent une fois cela, ils voyent 11 la
conféquence eft bonne ou mauvaife, & par conféquent le Syllogifme vient
trop tard pour l'établir. Car, pour me fervir encore de l'exemple qui a
été propofé ci-defius , je demande II l'Eiprit venant à confiderer l'idée de
JuJIice , placée comme une idée moyenne entre la punition des hommes &
la coulpe de celui qui eft puni, (idée que l'Efprit ne peut employer comme
un terme moyen avant qu'il l'ait confiderée dans ce rapport ) je demande fi
dès-lors il ne voit pas la force & la validité de la conféquence , auffi claire-
ment que lorsqu'on forme un Syllogifme de ces Idées. Et pour faire voir
la même chofe dans un exemple tout-à-fait fimple' & aifé à comprendre,
fuppofons que le mot Animal foit l'Idée moyenne , ou , comme on parle
dans les Ecoles, le terme moyen que l'Efprit employé pour montrer la con-
nexion à'bomo & de vivens, je demande fi l'Efprit ne voit pas cette liaifon
auffi promptement & auffi nettement lorsque l'Idée qui lie ces deux termes
eft placée au milieu dans cet arrangement fimple & naturel,
Homo ■ Animal ■ Vivons,
que dans cet autre plus embarrafle,
Animal Fivens — — Homo — — Animal;
ce qui eft la polition qu'on donne à ces Idées dans un Syllogifme, pour fai-
re voir la connexion qui eft entre homo &. vivens par l'intervention du mot
Animal.
On croit à la vérité que le Syllogifme eft nécefiaire àceux-mêmes qui ai-
ment fincerement la Vérité pour leur faire voir lesSophifmes qui font fou-
vent cachez fous des difeours fleuris, pointilleux, ou embrouillez. Mais
. on fe trompe en cela, comme nous verrons fans peine fi nous confiderons
que la raifon pourquoi ces fortes de difeours vagues & fans liaifon , qui ne
font pleins que d'une vaine Rhétorique, impôfent quelquefois à des gens
qui aiment fincerement la Vérité, c'eft que leur Imagination étant frappée
par quelques Métaphores vives & brillantes, ils négligent d'examiner quel-
les font les véritables Idées d'où dépend la conféquence du Difeours, ou
bien éblouis de l'éclat de ces Figures ils ont de la peine à découvrir ces
Idées. Mais pour leur faire voir la foiblelle de ces fortes dellaifonnemens,
il ne faut que les dépouiller des idées fuperfluë's qui mêlées & confondues
avec celles d'où dépend la conféquence, femblent faire voir une connexion
où il n'y en a aucune , ou qui du moins empêchent qu'on ne découvre qu'il
n'y a point de connexion; après quoi il faut placer dans leur ordre naturel
ces idées nues d'où dépend la force de l'Argumentation ; & l'Efprit venant
à les confiderer en elles-mêmes dans une telle polition , voit bientôt quelles
con.~
De la Raifon. Liv. IV. $6$
connexions elles ont entr'elles & peut par ce moyen juger de la confequen-- Chap. XVIÏ*
ce fans avoir bcfoin du fecours d'aucun Syllogifmc.
Je conviens qu'en de tels cas on fe fert communément des Modes & des
Figures , comme fi la découverte de X incohérence de ces fortes de Djfcours
étoit entièrement due à la forme Syllogiftique. J'ai éçé moi-même dans
ce fentiment, jufqu'à ce qu'après un plus févére examen j'ai trouve qu'en
rangeant les Idées moyennes toutes nues dans leur ordre naturel , on voit
mieux X incohérence de l'Argumentation que par le moyen d'un Syllogifme;
non feulement à caufe que cette première Méthode expofe immédiatement
à l'Efprit chaque anneau de la chaîne dans fa véritable place, par où l'on
en voit mieux la liajfon , rpais aulïï parce que le Syllogifmc ne montre l'in-
cohérence qu'à ceux qui entendent parfaitement les formes Syllogifliques
&les fondemens fur lelquels elles font établies, & ces perfonnes ne font pas
un entre mille ; au lieu que l'arrangement naturel des Idées , d'où dépend
la conféquence d'un raifonnement, fuffit pour faire voir à tout homme le
défaut de connexion dans ce raifonnement & l'abfurdité de la conféquence,
foit qu'il foie Logicien ou non ; pourvu qu'il entende les termes & qu'il
ait la faculté d'appercevoir la convenance ou la disconvenance de ces Idées,
fans laquelle faculté il ne pourroit jamais reconnoître la force ou la foiblef-
fe , la cohérence ou X incohérence d'un Difcours par l'entremife ou fans le fe-
cours du Syllogifme.
Ainfi, j'ai connu un homme à qui les règles du Syllogifme étoient entiè-
rement inconnues, qui appercevoit d'abord la foibleife & les faux raifonne-
mens d'un long Difcours, artificieux & plaufible , auquel d'autres gens exer-
cez à toutes les lineffes de la Logique fe font laifie attraper ; & je croi qu'il
y aura peu de mes Lecteurs qui ne connoifient de telles perfonnes. Et en
effet fi cela n'étoit ainfi , les Difputes qui s'élèvent dans les Confeils de la
plupart des Princes, & les affaires qui fe traitent dans les Affemblées Publi-
ques feroient en danger d'être mal ménagées, puisque ceux qui y ont le plus
d'autorité & qui d'ordinaire contribuent le plus aux décifions qu'on y
prend, ne font pas toujours des gens qui ayent eu le bonheur d'être parfai-
tement irtflruits dans l'Art de faire des Syllogifmes en forme. Que fi le Syl-
logifmc étoit le feul , ou même le plus fur moyen de découvrir les fauffetez
d'un Difcours artificieux, je ne croi pas que l'Erreur & la Fauffeté foient fi
fort du goût de tout le Genre Humain & particulièrement des Princes dans
des matières qui intéreffent leur Couronne & leur Dignité, que par-tout ils
euilent voulu négliger de faire entrer le Syllogifme dans des difeuflions im-
portantes, ou regardé comme une chofe fi ridicule de s'en fervir dans des
affaires de conféquence : Preuve évidente à mon égard que les gens de bon
fens & d'un Efprit folide & pénétrant, qui n'ayant pas le loifir de perdre le
temps à disputer, dévoient agir félon le refultat de leurs décifions, & fou-
vent payer leurs méprifes de leur vie ou de leurs biens , ont trouvé que ces
formes Schokutiques n'étoient pas d'un grand ufagepour découvrir la véri-
té ou la fauffeté d'un raifonnement, l'une & l'autre pouvant être montrées
fans leur entremife, & d'une manière beaucoup plus fenfible à quiconque
ne refuferoit pas de voir ce qui feroit expofé viiiblement à fes yeux.
Bbbb 2 En
564 De la Raifon. Lrv. IV.
Chap. XVII. ' En fécond lieu , une autre raifon qui me fait douter que le Syllogifme
• foit le véritable Inftrument de la Raifon dans la découverte de la Vérité,
c'efl que de quelque ufage qu'on ait jamais prétendu que les Modes & les
Figures puflènt être , pour découvrir la fallaee d'un Argument ( ce qui a été
examiné ci-deiïus ) il fe trouve dans le fond que ces formes Scholaftiques
qu'on donne au difcours, ne font pas moins fujettes à tromper l'Efprit que
des manières d'argumenter plus fimples; fur quoi j'en appelle à l'Expérien-
ce qui a toujours fait voir que ces Méthodes artificielles étoient plus pro-
pres à furprendre & à embrouiller l'Efprit qu'à l'inftruire & à l'éclairer. De
là vient que les gens qui font battus & réduits au filence par cette méthode
• Scholaftique , font rarement ou plutôt ne font jamais convaincus & attirez
par-là dans le parti du vainqueur. Ils reconnoiffent peut-être que leur ad-
verfaire efl plus adroit dans la difpute ; mais ils ne laifiènt pas d'être perfua-
dez de la juflice de leur propre caufe; & tout vaincus qu'ils font, ils fe re-
tirent avec la même opinion qu'ils avoient auparavant; ce qu'ils ne pour-
roient faire, fi cette manière d'argumenter portoit la lumière & la convic-
tion avec elle, en forte qu'elle fit voir aux hommes où efl la Vérité. Auf-
fi a-t-on regardé le Syllogifme comme plus propre à faire obtenir la viéloi-
re dans la Difpute, qu'à découvrir ou à confirmer la Vérité dans les recher-
ches fmcéres qu'on en peut faire. Et s'il eft certain, comme on n'en peut
douter, qu'on puiffe envelopper des raifonnemens fallacieux dans des Syllo-
gifmes, il faut que la fallaee puiffe être découverte par quelque autre moyen
que par celui du Syllogifme.
J'ai vu par expérience , que , lorfqu'on ne reconnoit pas dans une chofe
tous les ufages que certaines gens ont été accoutumez de lui attribuer , ils
s'écrient d'abord que je voudrais qu'on en négligeât entièrement l'ufage.
Mais pour prévenir des imputations fi injuftes&fideflituées de fondement,
je leur déclare ici que je ne fuis point d'avis qu'on fe prive d'aucun moyen
capable d'aider l'Entendement dans l'acquifition de la Connoiffance ; & Ci
des perfonnes flilées & accoutumées aux formes Syllogiftiques les trouvent
propres à aider leur Raifon dans la découverte de la Vérité, je croi qu'ils
doivent s'en fervir. Tout ce que j'ai en vûë dans ce que je viens'dediredu
Syllogifme, c'efl de leur prouver qu'ils ne devroient pas donner plus de
poids à ces formes qu'elles n'en méritent, ni fe figurer que fans leur fecours
les hommes ne font aucun ufage, ou du moins qu'ils ne font pas un ufage fi
parfait de leur Faculté de raifonner. Il y a des Yeux qui ont befoin de Lu-
nettes pourvoir clairement & diftinflement les Objets; mais ceux qui s'en
fervent , ne doivent pas dire à caufe de cela , que perfonne ne peut bien voir
fans Lunettes. On aura raifon de juger de ceux qui en ufent ainfi, qu'ils veu-
lent un peu trop rabaifier la Nature en faveur d'un Art auquel ils font peut-
être redevables. Lorfque la Raifon efl ferme & accoutumée à s'exercer,
elle voit plus promptement& plus nettement par fa propre pénétration fans
le fecours du Syllogifme, que par fon entremife. Mais Ci l'ufage de cette
efpèce de Lunettes a Ci fort offufqué la vûë d'un Logicien qu'il ne puiffe
voir fans leur fecours, les conféquences ou les inconféquences d'un Raifon-
nement, je ne fuis pas Ci déraifonnable pour le blâmer de ce qu'il s'en fert.
Cha-
Le la Raifon. Liv. IV. $6$
Chacun connoit mieux qu'aucune autre perfonne ce qui convient le mieux Ciur.XVII.
à fa vue ; mais qu'il ne conclue pas de là que tous ceux qui n'cmployent
pas juflement les mêmes fecours qu'il trouve lui être néceflkires, font dans
les ténèbres.
fi. 5. Mais quel que foit l'ufage du Syllogifme dans ce qui regarde la ^ ns>"°?ifme
. • r** • • * i" t ' * * • 1 n 7 ' .» 11 eu pas ci un
Connoifiance , je croi pouvoir dire avec vente qu tlefi beaucoup moins utile, gtand fCCouts
ou plutôt qu'il nefl abfolument d'aucun ufage dans tes Probabilités, car l'aiTen- ^"^^^-^
timent devant être déterminé dans les choies probables par le plus grand encore dans les
poids des preuves , après qu'on les a dûement examinées de part & d'autre Ptobablllteï»
dans toutes leurs circonftances, rien n'eft moins propre à aider l'Efpritdans
cet examen que le Syllogifme, qui muni d'une feule probabilité ou d'un
feul argument topique fc donne carrière , & pouiTe cet Argument dans fes
derniers confins, jufqu'à ce qu'il ait entraîné l'Eiprit hors de la vue de la
chofe en queftion; de forte que le forçant, pour ainfi dire, à la faveur de
quelque difficulté éloignée, il le tient là fortement attaché, & peut-être
même embrouillé & entrelafie dans une chaine de Syllogifmes , fans lui don-
ner la liberté de confiderer de quel côté fe trouve la plus grande probabili-
té , après que toutes ont été dûement examinées ; tant s'en faut qu'il lui
fournifle les fecours capables de s'en inftruire.
§. 6. Qu'on fuppofe enfin , fi l'on veut , que le Syllogifme eil de quel- à augmenta Pr,oT
que fecours pour convaincre les hommes de leurs erreurs ou de leurs mépri- connoiOànces,
~i r 11- a 1 /\ r mais a chamail-
fes , comme on peut le dire peut-être, quoi que je n aye encore vu perlon- icr avec celles
ne qui ait été forcé par le Syllogifme à quitter fes opinions, il efl du moins 2elnous a,ons
certain que le Syllogifme n'eft d'aucun ufage à notre Raifon dans cette par-
tie qui confifle à trouver des preuves £5? à faire de nouvelles découvertes , la-
quelle fi elle n'eft pas la qualité la plus parfaite de l'Efprit, eft fans contre-
dit fa plus pénible fonction , & celle dont nous tirons le plus d'utilité. Les
règles du Syllogifme ne fervent en aucune manière à fournir à l'Efprit des
idées moyennes qui puiffent montrer la connexion de celles qui font éloi-
gnées. Cette méthode de raifonner ne découvre point de nouvelles preu-
ves; c'eft feulement l'Art d'arranger celles que nous avons déjà. La 47me.
Propoiition du Premier Livre d'Euclide eft très-véritable, mais je ne croi
pas que la découverte en foit due à aucunes Règles de la Logique ordinaire.
Un homme connoît premièrement , & il eft enfuite capable de prouver en
forme Syllogiftique ; de forte que le Syllogifme vient après la Connoifian-
ce,& alors on n'en a que fort peu, ou point du tout de befoin. Mais c'eft
principalement par la découverte des Idées qui montrent la connexion de
celles qui font éloignées, que le fond des Connoiffances s'augmente , & que
les Arts & les Sciences utiles fe perfectionnent. Le Syllogifme n'eft tout
au plus que l'Art de faire valoir, en difputant, le peu de connoiflance que
nous avons , fans y rien ajouter ; de forte qu'un homme qui employeroit
entièrement fa Raifon de cette manière , n'en feroit pas un meilleur ufage
que celui qui ayant tiré quelques Lingots de fer des entrailles de la Terre,
n'en feroit forger que des épées qu'il mettroit entre les mains de fes Valct3
pour fe battre & fe tuer les uns les autres. Si le Roi d'Efpagne eût emplo-
yé de cette manière le Fer qu'il avoit dans fon Royaume, & les mains de
Bbbb 3 fort
s66
De la Rnifon. Liv. IV.
Ciiap. XVII. fon Peuple, il n'auroit pu tirer de la Terre qu'une très-petite quantité de
ces Thréfors qui avoienc été cachez fi long-temps dans les Mines de l' Amé-
rique. De même, je fuis tenté de croire, que quiconque confumera toute
la force de fa Raifon à mettre des Argumens en forme, ne pénétrera pas
fort avant dans ce fond de Connoiilance qui refte encore caché dans les fe-
crets recoins de la Nature, & vers ou je m'imagine que le pur bon fens dans
fa l'implicite naturelle eft beaucoup plus propre à nous tracer un chemin ,
pour augmenter par là le fond des Connoillances humaines , que cette ré-
duction du Raifonnement aux Modes & aux Figures dont on donne des rè-
gles fi précifes dans les Ecoles.
§. 7. Je m'imagine pourtant qu'on peut trouver des voyes d'aider la Rai-
fon dans cette partie qui eft d'un fi grand ufage; & ce qui m'encourage à
le dire c'eft le judicieux Hcoker qui parle ainfi dans fon Livre intitulé La
Police Eccléfiafiique , Liv. I. g. 6. Si l'on pouvait fournir les vrais feceurs du
Savoir 13 de l'Art de raifonner ( car je ne ferai pas difficulté de dire que dans ce
Jîécle qui paffe pour éclairé on ne les connoit pas beaucoup fj? qu'en gênerai on ne
s'en met pas fort en peine) il y aurait fans doute prefqu 'autant de différence par
rapport à la folidité du Jugement entre les hommes qui s'en ferviroient , fj? ce
que les hommes font préfentement , qu'entre les hommes d'à préfent & des Imbe-
cilles. Je ne prétens pas avoir trouve ou découvert aucun de ces vrais fe-
cours de P 'Art , dont parle ce grand homme qui avoit l'Efprit fi pénétrant;
mais il eft vifible que le Syllogifme & la Logique qui eft préfentement en
ufage, & qu'on connoiffoit auiïi bien de fon temps qu'aujourd'hui, ne peu-
vent être du nombre de ceux qu'il avoit dans l'Efprit. C'eft afiez pour moi
fi dans un Difcours qui eft peut-être un peu éloigné du chemin battu , qui
n'a point été emprunté d'ailleurs , & qui à mon égard eft affûrémcnt tout-
à-fait nouveau, je donne occafion à d'autres de s'appliquer à faire de nou-
velles découvertes & à chercher en eux-mêmes ces vrais fecours de l'Art,
que je crains bien que ceux qui fe~ foùmettent fervilement aux décidons
dautrui, ne pourront jamais trouver, caries chemins battus conduifent cet-
te efpéce de Bétail ( c'eft ainfi qu'un judicieux * Romain les a nommez )
dont toutes les penfées ne tendent qu'à l'imitation, non où il faut aller
mais où l'on va, non qub eundum eft, Jed quo itur. Mais j'ofe dire qu'il y a
dans ce fiécle quelques perfonnes d'une telle force de jugement & d'une fi
grande étendue d'Efprit , qu'ils pourroient tracer pour l'avancement de la
Connoiilance des chemins nouveaux & qui n'ont point encore été décou-
verts, s'ils vouloient prendre la peine de tourner leurs penfées de ce côté-là.
§. 8- Après avoir eu occafion de parler dans cet endroit du Syllogifme
en général & de fes ufages dans le Raifonnement & pour la perfection de
nos Connoiffances , il ne fera pas hors de propos, avant que de quitter cet-
te matière, de prendre connoiffance d'une méprife vifible qu'on commet
dans les Règles du Syllogifme, c'eft que nul Raifonnement Syllogiflique ne
peut être jujie 13 concluant , s'il ne contient au moins une Proportion générale :
comme fi nous ne pouvions point raifonner & avoir des connoillances fur
des chofes particulières. Au lieu que dans le fond on trouvera tout bien
confideré qu'il n'y a que les chofes particulières qui foient l'objet immédiat
de
* Horace, Epid
Lib. I. Epi». 19
O Imitstoris ,
fervum pieus.
Nous raifon-
nons fur des
ihofes particu-
lières.
De la Raifon. Liv. IV. sGj
de tons nos Raifonnemens & de toutes nos Connoi (Tances. Le raifonne- Chap. XVlî,
mène Ck la connoiiïance de chaque homme ne roule que fur les Idées qui
exiftentdans fonEfprit, defquelles chacunen'eft effectivement qu'une exif-
tence particulière ; & d'autres chofes ne deviennent l'objet de nos Connoif-
fances & de nos Raifonnemens qu'entant qu'elles font conformes à ces Idées
parciculiéres que nous avons dans l'Efprit. De forte que la perception de la
convenance ou deladifconvenance de nos Idées particulières eft le fond & le
total de notre Connoiiïance. L'Univerfalité n'eft qu'un accident à (on
égard, & conlîfle uniquement en ce que les Idées parciculiéres qui en font
le fujet, font telles que plus d'une chofe particulière peut leur être confor-
me Ck être repréfentée par elles. Mais la perception de la convenance ou
difeonvenance de deux Idées, & par conféquent notre Connoiiïance eft éga-
lement claire & certaine, foit que l'une d'elles ou toutes deux foient capa-
bles de repréfenter plus d'un Etre réel ou non , ou que nulle d'elles ne le
foit. Une autre chofe que je prens la liberté de propofer fur le Syllogilme, *
avant que de finir cet article, c'eft fi l'on n'auroic pas fujet d'examiner,!]
la forme qu'on donne préfentement au Syllogifme eft telle qu'elle doit être
raifonnablement. Car le terme moyen étant deftiné à joindre les Extrêmes,
c'eft-à-dire les Idées moyennes pour faire voir par fon entremife la conve-
nance ou la difeonvenance des deux Idées en queftion, la pofition du terme
moyen ne feroit-elle pas plus naturelle, & ne montreroit-elle pas mieux &
d'une manière plus claire la convenance ou la difeonvenance des Extrêmes,
s'il étoit placé au milieu entredeux ? Ce qu'on pourroit faire fans peine en
tranfpofant les Propofitions 6c en faifant que le terme moyen fût l'attribut
du premier & le fujet du fécond , comme dans ces deux exemples ,
Omnis homo eft animal ,
Omne animal ejt vivetts,
Ergo omnis homo eft livens.
«8§§8»
Omm Corpus eft extenfum rjf folidum ,
Nullum ext nfum & folidum eft pura extenfw,
Ergo Corpus non eft pura extenjîo.
Il n'eft pas néceffaire que j'importune mon Ledleur par des exemples de
Syllogifines dont la Conclufion foit particulière. La même râifon autorife
auffi bien cette forme à l'égard de ces derniers Syllogifines qu'à l'égard de
ceux dont là Conclufion eft générale.
§. 9. Pour dire préfentement un mot de l'étendue de notre Raifon ; quoi Pourquoi la
qulelle pénétre dans les abymesde la Merci: de la Terre, qu'elle s'élève juf- '
qu'aux Etoiles & nous conduife dans les vaftes Efpaces & les appartenons en ceiuines
immenfes de ce prodigieux Edifice qu'on nomme Y Univers, il s'en faut
pourLini beaucoup qu'elle comprenne même l'étendue réelle des Etres Cor-
porels ; & il y a bien des rencontres où elle vient à nous manquer.
Et
EUiton vient à-
r.ous manquer
>.n certaines
icuconuts.
5-6$
De la Rdifon. Liv. IV
Chat. XVII
I. Parce que
les Idées nous
ai laquent.
II. Parce que
nos Idées font
oblcures &: im-
parfaites.
III. Parce
que les Idées
moyennes nous
manquent.
IV. Parce que
nous Tommes
imbus de faux
Tiincipes.
V. A c.iufe des
ternes douteux
& ince» tains.
Et premièrement elle nous manque abfolument par-tout où les Idées nous
manquent. Elle ne s'étend pas plus loin que ces Idées, & ne fauroitle fai-
re. C'eft pourquoi par-tout où nous n'avons point d'idées, notre Raifon-
nement s'arrête, & nous nous trouvons au bout de nos comptes. Que fi
nous raifonnons quelquefois fur des mots qui n'emportent aucune idée , c'efl
uniquement fur ces fons que roulent nos raifonnemens , & non fur aucune
autre chofe.
§. 10. En fécond lieu , notre Raifon eft fouvent embarraffée & hors de
route, à caufe de l'obfcurité, de la confufion, ou de l'imperfection des
Idées fur lefquelles elle s'exerce ; & c'eft alors que nous nous trouvons em-
barraffez dans des contradictions & des diflicultez infurmontables. Ainfi,
parce que nous n'avons point d'idée parfaite de la plus petite extenfionde
la Matière ni de l'Infinité, notre Raifon eft à bout fur le fujet de la divifi-
bilité de la Matière; au lieu qu'ayant des idées parfaites, claires &diftinc-
tes du Nombre , notre Raifon ne trouve dans les Nombres aucune de ces
diflicultez infurmontables, & ne tombe dans aucune contradiction fur leur
fujet. Ainfi , les idées que nous avons des opérations de notre Efprit & du
commencement du Mouvement ou de la Penfée, &dela manière dont l'Ef-
prit produit l'une & l'autre en nous, ces idées , dis-je, étant imparfaites,
& celles que nous nous formons de l'opération de Dieu l'étant encore da-
vantage, elles nous jettent dans de grandes diflicultez furies Agens créez,
douez de liberté, defquelles la Raifon ne peut guère fe débarraffer.
g. ii. En troifiéme lieu, notre Raifon eft fouvent pouffée à bout, par-
ce qu'elle n'apperçoit pas les idées qui pourraient fervir à lui montrer une
convenance ou difconvenance certaine ou probable de deux autres Idées: Se
dans ce point, les Facilitez de certains hommes l'emportent de beaucoup
fur celles de quelques autres. Jufqu'à ce que X Algèbre , ce grand inftrument
& cette preuve infigne de la fagacité de l'homme , eut été découverte, les
hommes regardoient avec étonnement plufieurs Démonftrations des An-
ciens Mathématiciens , & pouvoient à peine s'empêcher de croire que la
découverte de quelques-unes de ces Preuves ne fût audeffus des forces hu-
maines.
§. 12. En quatrième lieu, l'Efprit venant à bâtir fur de faux Principes,
fe trouve fouvent engagé dans des abfurditez, & des diflicultez infurmon-
tables, dans de fâcheux défilez & de pures contradictions, fans favoir com-
ment s'en tirer. Et dans ce cas il eft inutile d'implorer le fecours de la Rai-
fon, à moins que ce ne foit pour découvrir la fauffeté &fecouer le joug de
ces Principes. Bien loin que la Raifon éclairciffe les difficultez dans lef-
quelles un homme s'engage en s'appuyant fur de mauvais fondemens, elle
l'embrouille davantage, & le jette toujours plus avant dans l'embarras.
§. 13. En cinquième lieu, comme les Idées obfcures & imparfaites em-
brouillent fouvent la Raifon , fur le même fondement il arrive fouvent que
dans les Difcours & dans les Raifonnemens des hommes , leur Raifon eft
confondue & pouffée à bout par des mots équivoques , & des fignes dou-
teux & incertains, lors qu'ils ne font pas exactement fur leur garde. Mais
quand nous venons à tomber dans ces deux derniers égaremens, c'eft notre
fau-
De la Raijon. Liv. IV. S $9
îaute , & non celle de la Raifon. Cependant les confe'quences n'en font pas Ciur. XVII,
moins communes ; & l'on voit par-tout les embarras ou les erreurs qu'ils
produifent dans l'Efprit des hommes.
§. 14. Entre les Idées que nous avons dans l'Efprit, il y en a qui peuvent Jg^?*™
être immédiatement comparées par elles-mêmes, l'une avec l'autre; & à connoiffance eft ;
l'égard de ces Idées l'Efprit eft capable d'appercevoir qu'elles conviennent J]$„™e'Ilf')M
ou difconviennent auiïi clairement qu'il voit qu'il les a en lui-même. Ain-
iï l'Efprit apperçoir. aufli clairement que l'Arc a'un Cercle eft plus petit
que tout le Cercle , qu'il apperçoit l'idée même d'un Cercle : & c'eft ce
que j'appelle à caufe de cela une Connoijfance intuitive , comme j'ai déjà dit:
Connoiflance certaine, à l'abri de tout doute, qui n'a befoin d'aucune preu-
ve & ne peut en recevoir aucune, parce que c'eft le plus haut point de tou-
te la Certitude humaine. C'eft en cela que confifte l'évidence de toutes
ces Maximes fur lefquelles perfonne n'a aucun doute , de forte que non feu-
lement chacun leur donne fou confentement, mais les reconnoit pour véri-
tables dès qu'elles font propofees à fon Entendement. Pour découvrir &
embraffer ces véritez, il n'eft pas néceflaire de faire aucun ufage de la Fa-
culté de difeourir, on n'a pas befoin du Raifonnement, car elles font con-
nues dans un plus haut degré d'évidence; degré que je fuis tenté de croire
( s'il eft permis de hazarder des conjectures fur desehofes inconnues) tel que
celui que les Anges ont préfentement, & que les Efprits des hommes juftes
parvenus à la perfection auront dans l'Etat-à- venir, fur mille chofes qui à
préfent échappent tout-à-fait à notre Entendement & defquelles notre Rai-
ibn dont la vue eft fi bornée, ayant découvert quelques foibles rayons, tout
le refte demeure enfeveli dans ies ténèbres à notre égard.
§. 15. Mais quoi que nous voyions eà & là quelque lueur de cette pure Le fuivant eft
Lumière, quelques étincelles de cette éclatante Connoiflance; cependant Jf0°c("1rt""^"ae
la plus grande partie de nos Idées font de telle nature que nous ne fautions raifonnement.
difeerner leur convenance ou leur difeonvenance en les comparant immédia-
tement enfemble. Et à l'égard de toutes ces Idées nous avons befoin du
Raifonnement, & fommes obligez de faire nos découvertes par le moyen
du difeours & des déductions. Or ces Idées font de deux fortes , que je
prendrai la liberté d'expofer encore aux yeux de mon Lecteur.
Il y a premièrement, les Idées dont on peut découvrir la convenance ou
la difeonvenance par l'intervention d'autres Idées qu'on compare avec elles,
quoi qu'on ne puifle la voir en joignant enfemble ces premières Idées. Et
en ce cas-là, lorfque la convenance ou la difeonvenance des Idées moyen-
nes avec celles auxquelles nous voulons les comparer, fe montrent vifible-
ment à nous, cela fait une Démonftration qui emporte avec foi une vraye
connoiflance , mais qui , bien que certaine , n'eft pourtant pas fi aifée à ac-
quérir ni. tout-à-fait fi claire que la Connoiflance Intuitive. Parce qu'en
celle-ci il n'y a qu'une feule intuition, pure & fimple, fur laquelle on ne
fauroit fe méprendre ni avoir la moindre apparence de doute, la vérité y
paroiflant tout à la fois dans fa dernière perfection. Il eft vrai que l'intui-
tion fe trouve aufli dans la Démonftration , mais ce n'eft pas tout à la fois ;
car il faut retenir dans fa Mémoire l'intuition de la convenance que l'Idée
Cccc rno-
S7°
De la Raifon. Liv. IV.
Cilvp. XVII
Pour fupp!ée:
à ces bornes
étroites de la
Raifon, il ne
nous relte que
le Jugement
fonde lur des -
iaifonnemens
probables.
Intuition, Dé
monftration, Ju-
jeiuent,
6onfeo.ues.cei
moyenne a avec celle à laquelle nous l'avons comparée auparavant, lorfque
nous venons à la comparer avec l'Idée fuivante ; & plus il y a d'Idées mo-
yennes dans une Démonftration , plus on eft en danger de fe tromper, car
il faut remarquer & voir d'une connoiffance de fimple vue chaque conve-
nance ou difconvenance des Idées qui entrent dans la Démonftration, en
chaque degré de la déduction, & retenir cette liaifon dans la Mémoire,
juftement comme elle e£, de forte que l'Efprit doit être affûré que nulle
partie de ce qui eft néceffaire pour former la Démonftration , n'a été omife
ou négligée. C'eil ce qui rend certaines Démonftrations longues , embar-
raffées , & trop difficiles pour ceux qui n'ont pas affez de force & d'éten-
due d'Efprit pour appercevoir diftinétement , & pour retenir exactement
& en bon ordre tant d'articles particuliers. Ceux mêmes qui font capables
de débrouiller dans leur tête ces fortes de fpéculations compliquées , font
obligez quelquefois de les faire paffer plus d'une fois en revûë avant que de
pouvoir parvenir à une connoifiance certaine. Mais du refte , lorfque l'Ef-
prit retient nettement & d'une connoiffance de fimple vite le fouvenir delà
convenance d'une Idée avec une autre , & de celle-ci avec une troilîéme ;
& de cette troifiéme avec une quatrième, &c. alors la convenance de la
première & de la quatrième eft une Démonftration, & produit une con-
noiffance certaine qu'on peut appeller Connoiffance r -aifonnée , comme l'autre
eft une Connoiffance intuitive.
§. 1 6. Il y a, en fécond lieu, d'autres Idées dont on ne peut juger
qu'elles conviennent ou disconviennent, autrement que par l'entremife d'au-
tres Idées qui n'ont point de convenance certaine avec les Extrêmes , mais
feulement une convenance ordinaire ou vraifemblable ; & c'eft fur ces Idées
qu'il y a occafion d'exercer le Jugement , qui eft cet acquiefcemcnt de TEf-
prit par lequel on fuppofe que certaines Idées conviennent entr'elles en les compa-
rant avec ces fortes de Moyens probables. Quoi que cela ne s'élève jamais
jufqu'a la Connoifiance, ni julqu'à ce qui en fait le plus bas degré; cepen-
dant ces Idées moyennes lient quelquefois les Extrêmes d'une manière fi in-
time; & la Probabilité eft fi claire & fi forte , quel'Affentiment la fuit auf-
fi néceffairement que la Connoiffance fuit la Démonftration. L'excellence
& l'ufage du Jugement confifte à obferver exactement la force & le poids
de chaque Probabilité & à en faire une jufte eftimation ; & enfuite après
les avoir, pour ainfi dire, toutes fommées exactement, à fe déterminer pour
le côté qui emporte la balance.
§. 17. La Connoijfance intuitive eft la perception de la convenance ou dif-
convenance certaine de deux Idées comparées immédiatement enfemble.
La Connoifj'ance raifonnée eft la perception de la convenance ou difconve-
nance certaine de deux Idées, par l'intervention d'une ou de plufieurs au-
tres Idées.
Le Jugement eft la penfée ou la fuppofition que deux Idées conviennent
ou difconviennent,par l'intervention d'une ou de plufieurs Idées dont l'Ef-
prit ne voit pas la convenance ou la difconvenance certaine avec ces deux
Idées , mais qu'il a obfervé être fréquente & ordinaire.
$• *8« Q.u°i qu'une grande partie des fonitions de la Raifon, & ce qui
en
De la Raifon. Liv. IV. $71
en fait le fujet ordinaire, cefoit de déduire une Propofition d'une autre, ou Chap.XVIÎ-.
de tirer des conféquences par des paroles ; cependant le principal acte du déduites des pa-
Raifonnement confifle à trouver la convenance ou la difeonvenance de deux féquVnc« de?"
Idées par l'entremife d'une troifiéme, comme un homme trouve parlemo- duites des lde'«.
yen d'une Aune que la même longueur convient à deux Maifons qu'on ne
fauroit joindre enlemble pour en mefurer l'égalité par une juxta-pofition. Les
Mots ont leurs conféquences entant qu'ils font fignes de telles ou telles
Idées ; & les chofes conviennent ou difeonviennent félon ce qu'elles font
réellement , mais nous ne pouvons le découvrir que par les Idées que nous
en avons.
§. ip. Avant que de finir c"ette matière, il ne fera pas inutile de Quatre Cown
foire quelques réflexions fur quatre fortes d'Argumens dont les hommes dAlËUin£"s'
ont accoutumé de fe fervir en raifonnant avec les autres hommes , pour
les entraîner dans leurs propres fentimens, ou du moins pour les tenir
dans une efpèce de refpeél qui les empêche de contredire.
Le premier efl de citer les opinions des perfonnes qui par leur Le premier ai
Efprit, par leur favoir, par l'éminence de leur rang, par leur puiffan- vmmni""*'
ce, ou par quelque autre raifon, le font fait un nom & ont établi leur
réputation fur l'eftime commune avec une certaine efpèce d'autorité.
Lorfque les hommes font élevez à quelque dignité, on croit qu'il ne
lied pas bien à d'autres de les contredire en quoi que ce fuit , & que
c'efl bleffer la modeflie de mettre en queflion l'Autorité de ceux qui
en font déjà en pofTeifion. Lorfqu'un homme ne fe rend pas promp-
tement à des décifions d'Auteurs approuvez que les autres embralfent
avec foûmiflîon & avec refpecl , on eft porté à le cenfurer comme un
homme trop plein de vanité : & l'on regarde comme l'effet d'une gran-
•de infolence qu'un homme ofe établir un fentiment particulier & le
foûtenir contre le torrent de l'Antiquité, ou le mettre en oppolition
avec celui de quelque favant Docteur, ou de quelque fameux Ecrivain.
C'efl pourquoi celui qui peut appuyer fes opinions fur une telle autori-
té , croit dès-là être en droit de prétendre la victoire ; & il eft tout
prêt à taxer d'imprudence quiconque ofera les attaquer. C'en: ce qu'on
peut appeller , à mon avis , un Argument ad •verecundiam.
§. 20. Un fécond moyen dont les hommes fe fervent pour porter & for- L« fecond ad
cer, pour ainfidire, les autres à foûmettre leur Jugement aux décifions Z'""ran"am-
qu'ils ont prononcées eux-mêmes fur l'opinion dont on difpute, c'efl d'exiger •
de leur Adverfaire qu'il admette la preuve qu'ils mettent en avant, ou qu'il
en affigne une medleure. C'efl ce que j'appelle un Argument ad Igno-
rant tant.
§. 21. Un troifiéme moyen c'efl de preffer un homme par les conféquen- i««ffiWiM
ces qui découlent de fes propres Principes , ou de ce qu'il accorde lui-mé- "'
me. C'efl un Argument déjà connu fous le titre d'Argumenté hominèm.
§. 11. Le quatrième confifle à employer des preuves tirées dequelqu'u- .1|J.u?trieme
ne des Sources de la ConnoifTance ou de la Probabilité. C'efl ce que j'ap- *
pelle un Argument adjudicium. Et c'efl le feul de tous les quatre quifoit
accompagné d'une véritable inftrucïion- & qui nous avance dans le chemin
Cccc 2 de
$$% 7>fU Raifon. Liv. IV.
Ciiap. XVII. de la Connoiffance. Car I. de ce que je ne veux pas contredire un
homme par refpeér, , ou par quelque autre confideration que celle de la
conviction, il ne s'enfuit point que fon opinion foit raifonnable. II.
Ce n'eft pas à dire qu'un autre homme foit dans le bon chemin, ou
que je doive entrer dans le même chemin que lui par la raifon que je
n'en connois point de meilleur. III. Dés-là qu'un homme m'a fait
voir que j'ai tort, il ne s'enfuit pas qu'il ait raifon lui-même. Je puis
être modefte, & par cette raifon ne point attaquer l'opinion d'un au-
tre homme. Je puis être ignorant , & n'être pas capable d'en produi-
re une meilleure. Je puis être dans l'Erreur, & un autre peut me fai-
re voir que je me trompe. Tout cela peut me difpofer peut-être à
recevoir la Vérité , mais il ne contribue en rien à m'en donner la con-
noiffance ; cela doit venir des preuves , des Argumens , & d'une Lumiè-
re qui naiffe de 'la nature des chofes mêmes, & non de ma timidité >
de mon ignorance, ou de mes égaremens.
ce que c'eft §. 2.3. Par ce que nous venons de dire de la Raifon , nous pouvons
AaifJ'/'jJlf- être en état de former quelque conjeciure fur cette diftinction des Cho-
J£r u ■ Raym> fes, entant qu'elles font félon la Raifon, au dejfus de la Raifon, & con-
u Rti/m. traires à la Rat J on.
I. Par celles qui font félon la Raifon j'entens ces Propofitions dont
nous pouvons découvrir la vérité en examinant & en fuivant les Idées
qui nous viennent par voye de Senfation & de Reflexion, & que nous
trouvons véritables , ou probables par des déductions naturelles.
II. J'appelle au dejfus de la Raifon les Propofitions dont nous ne vo-
yons pas que la vérité ou la probabilité puifîè être déduite de ces Prin-
cipes par le fecours de la Raifon.
III. Enfin les Propofitions contraires à la Raifon font celles qui ne
peuvent confifter ou compatir avec nos Idées claires & diftinétes. Ain-
fî, l'exiftence d'un Dieu eft félon la Raifon; l'exiftence de plus d'un
Dieu eft contraire à la Raifon; & la Refurreétion des Morts eft au
defTus de la Raifon. De plus, comme ces mots au dejfus de la Raifon
peuvent être pris dans un double fens, favoir pour ce qui eft hors de la fphe-
re de la Probabilité ou de la Certitude, je croi que c'eft auffi dans ce fens
étendu qu'on dit quelquefois qu'une chofe eft contraire à la Raifon.
t% Raifjn & 24. Le mot de Raifon eft encore employé dans un autre ufage, par où
h Foi ne font • il eft oppofe à la Foi: & quoi que ce foit la une manière de parler fort im-
?« oppofeesC.h°" ProPre en elle-même, cependant elle eft fi fort autorifée par l'ufage ordi-
naire, que ce feroit une folie de vouloir s'oppofer, ou remédier à cet incon-
vénient. Je croi feulement qu'il ne fera pas mal à propos de remarquer que,
de quelque manière qu'on oppofe la Foi à la Raifon, la Foi n'eil autre cho-
fe qu'un ferme Affentiment de l'Efprit, lequel affentiment étant réglé com-
me il doit être, ne peut être donné à aucune chofe que fur de bonnes rai-
fons, & par confequent il ne fauroit être oppofe à la Raifon. Celui qui
croit, fans avoir aucune raifon de croire, peut être amoureux de fes pro-
pres fantaifies , mais il n'eu pas vrai qu'il cherche la Vérité dans l'efprit
qu'il la doit chercher , ni qu'il rende une obeïfîanc? légitime à fon Maitre
qui
De la Raifon. Liv. IV. 573
qui voudroit qu'il fit ufage des Facilitez de difcerner les Objets, defquelles CilAp XVIL
il l'a enrichi pour le préferver des méprifes & de l'Erreur. Celui qui ne les
employé pas à cet ufage autant qu'il eft en fa puiffance , a beau voir quel-
quefois la Vérité, il n'eft dans le bon chemin que par hazard ; & je ne fai
fi le bonheur de cet accident excufera l'irrégularité de fa conduite. Ce qu'il
y a de certain, au moins, c'eft qu'il doit être comptable de toutes les fau-
tes où il s'engage : au lieu que celui qui fait ufage de la Lumière & des Fa-
cultez que Dieu lui a données, & qui s'applique lincerement à découvrir
la Vérité, par les fecours & l'habileté qu'il a, peut avoir cette fatisfaclion
en faifant fon devoir comme une Créature raifonnable , qu'encore qu'il vînt
à ne pas rencontrer la Vérité, fa recherche nelaiflera pas d'être récompen-
fée. Car celui-là règle toujours bien fon Aifentiment & le place comme il
doit, lorfqu'en quelque cas ou fur quelque matière que ce foit, il croit ou
refufe de croire félon que fa Raifon l'y conduit. Celui qui fait autrement,
pèche contre fes propres Lumières, & abufe de ces Facultezqui ne lui ont
été données pour aucune autre fin que pour chercher & fuivre la plus claire
évidence , & la plus grande probabilité. Mais parce que la Raifon & la Foi
font mifes en oppofition par certaines perfonnes , nous allons les confidérer
fous ce rapport dans le Chapitre fuivant.
CHAPITRE XVIII. -„
^ H A P.
De la Foi & de la Raifon ; &? de leurs bornes difiincles.
§. 1. VfOus avons montré ci-deffus , 1. Que nous fommes néceflaire- n eft ne'ccflaire
-i-^ ment dans l'Ignorance , & que toute forte de Connoiflance nous de «"moine ie$
1» > 1 u ' /~\ r 1 ii- bornes de la Foi
manque, la ou les Idées nous manquent. 2. Que nous lommes dansl igno- & de la R«ij<,„.
rance & deftituezde Connoiffance raifonnée, dès que les preuves nous man-
quent. 3. Que la ConnoiiTance générale & la certitude nous manquent,
par-tout où les Idées fpécifiques , claires & déterminées viennent à nous
manquer. 4. Et enfin, Que la Probabilité nous manque pour diriger notre
Aifentiment dans des matières où nous n'avons ni connoiflance par nous-
mêmes, ni témoignage de la part des autres hommes fur quoi notre Raifon
puilfe fe fonder.
De ces quatre chofes préfuppofées , on peut venir, je penfe, à établir
les bornes qui font entre la Foi & la Raifon : connoiflance dont le défaut a
certainement produit dans le Monde de grandes difputes & peut-être bien
des méprifes, fi tant efl qu'il n'y ait pas caufé aufli de grands defordres.
Car avant que d'avoir détermine jufqu'où nous fommes guidez par la Rai-
fon, & jufqu'où nous fommes conduits par la Foi, c'eft en vain que.nous
difputerons , & que nous tâcherons de nous convaincre l'un l'autre fur des
Matières de Religion.
§. 2. Je trouve que dans chaque Seéte on fe fert avec pîaiilr de la Raifon Ce que c'eft
autant qu'on en peut tirer quelque fecours ; & que, des que la Raifon vient Sif «Siit*
C c c c 3 à
^74 De la Foi & àe la Raifort ;
C H A p. à manquer à quelqu'un , de quelque Secte qu'il foit , il s'écrie auffitôt , ceji
XVI II. ici un article de Foi, c? qui efi audejjus de la Raifon. Mais je ne vois pas
qu'elles font dif- comment ils peuvent argumenter contre une perfonne d'un autre Parti , ou
î'"utte.lunede convaincre un Antagonifte qui fe fert de la même défaite, fans pofer des
bornes précifes entre la Foi & la Raifon ; ce qui devroit être le premier
point établi dans toutes les Queftions où la Foi a quelque part.
Confiderant donc ici la Raijon comme diftinéle de la Foi, je fuppofe que
c'eft la découverte de la certitude ou de la probabilité des Propofitions ou
Véritez que l'Efprit vient à connoitre par des déductions tirées d'Idées
qu'il a acquifes par l'ufage de fes Facultez naturelles, c'eil-à-dire , par Sen-
fation ou par Relîexion.
La Foi d'un autre côté, eft l'aiTentiment qu'on donne à toute Propofi-
tion qui n'efl pas ainli fondée fur des déductions de la Raifon, mais fur le
crédit de celui qui les propofe comme venant de la part de Dieu par quel-
que communication extraordinaire. Cette manière de découvrir des véri-
tez aux hommes , c'eft ce que nous appelions Révélation.
Nulle nouvelle §. 3. Premièrement donc je dis que nul homme infpiré de Dieu ne peut
idée fimpiene par aucune Révélation communiquer aux autres hommes aucune nouvelle
peut être mtto- r , , . .
duiie dans l'Efprit Idée fimple qu ils n eullent auparavant par voye de Senlation ou de Reiie-
r"nUT?aditionaie. xi°n- Car quelque impreiïion qu'il puillé recevoir immédiatement lui-mê-
me de la main de Dieu , fi cette Révélation eft compofée de nouvelles Idées
limples, elle ne peut être introduite dans l'Efprit d'un autre homme par des
paroles ou par aucun autre ligne; parce que les paroles ne produifent point
d'autres idées par leur opération immédiate fur nous que celles de leurs fons
naturels : & c'eft par la coutume que nous avons pris de les employer com-
me fignes , qu'ils excitent & reveillent dans notre Èfprit des idées qui y ont
été auparavant, & non d'autres. Car des mots vus ou entendus ne rappel-
lent dans notre Efprit que les Idées dont nous avons accoutumé de les pren-
dre pour fignes , & ne fauroient y introduire aucune idée fimple parfaite-
ment nouvelle & auparavant inconnue. Il en eft de même à l'égard de tout
autre figne qui ne peut nous donner à connoitre des chofes dont nous n'a-
vons jamais eu auparavant aucune idée.
Ainfi , quelques chofes qui euffent été découvertes à S. Paul lorsqu'il fut
ravi dans le troiliéme Ciel , quelque nouvelles idées que fon Efprit y eût
reçu, toute la defcription qu'il peut faire de ce Lieu aux autres hommes,
c'eft que ce font des cho/es que TOeuil n'a point vues, que l'Oreille na point
ouïes , & qui ne font jamais entrées dans le cœur de ï Homme. Et fuppofé que
Dieu fit connoitre furnaturellement à un homme une Efpèce de Créatures
qui habite par exemple dans Jupiter ou dans Saturne , pourvue de fix Sens,
(car perfonne ne peut nier qu'il ne puifTe y avoir de telles Créatures dans ces
Planètes ) & qu'il vînt à imprimer dans fon Efprit les idées qui font intro-
duites dans l'Eiprit de ces Habitans de Jupiter ou de Saturne par ce fixié-
me Sens, cet homme ne pourroit non plus faire naître par des paroles dans
l'Efprit des autres hommes les idées produites par ce fixiéme Sens, qu'un
de nous pourroit, par le fon de certains mots, introduire l'idée d'une Cou-
leur dans l'Efprit d'un homme qui poiïèdant les quatre autres Sens dans
leur
& de leurs bornes dijlincies. Liv. IV. 575-
leur perfe&ion, aurait toujours été privé de celui de la vûë. Par confé- C h a p
quent, c'eft uniquement de nos Facultez naturelles que nous pouvons re- XVIII
cevoir nos Idées /impies qui font le fondement & la feule madère de toutes
nos Notions & de toute notre Connoifiance ; & nous n'en pouvons abfolu-
ment recevoir aucune par une Révélation Traditionale , fi j'ofe me fervir de
ce terme. Je dis une Révélation Traditionak , pour la diftinguer d'une Révé-
lation Originale. J'entens par cette dernière la première imprefiion qui eft
faite immédiatement par le doigt de Dieu fur l'Efprit d'un homme; im-
prefiion à laquelle nous ne pouvons fixer aucunes bornes ; & par l'autre
j'entens ces imprefiions propolèes à d'autres par des paroles & par les voyes
ordinaires que nous avons de nous communiquer nos conceptions les uns
aux autres.
§. 4. Je dis en fécond lieu, que les mêmes Véritez que nous pouvons u R«yeiation
découvrir par la Raifon , peuvent nous être communiquées par une Re- Jout'f""^^"'
velation Traditionale. Ainfi Dieu pourrait avoir communiqué aux nom- "°.'tre dcs, ProP?'
mes, par le moyen d'une telle Révélation, la connoifiance de la vérité connoit» pa/f"
d'une Propofition iïEnclide, tout de même que les hommes viennent à recours de la Rai*
ii-- v c 111 t-.i ■«, . l°n, mais non pas
la découvrir eux-mêmes par 1 ulage naturel de leurs Facultez. Mais ^ec autant de
dans toutes les chofes de cette efpèce, la Révélation n'eft pas fort né- cerdérnteiqmoPet
ceflaire , ni d'un grand ufage ; parce que Dieu nous a donné des moyens
naturels & plus flirs pour arriver à cette connoifiance. Car toute vé-
rité que nous venons à découvrir clairement par la connoifiance & par
la contemplation de nos propres idées , fera toujours plus certaine à no-
tre égard que celles qui nous feront enfeignées par une Révélation Tra-
ditionale. Car la connoifiance que nous avons que cette Révélation eft
venue premièrement de Dieu, ne peut jamais être fi fûre que la Con-
noifiance que produit en nous la perception claire & diftincle que nous
avons de la convenance ou de la disconvenance de nos propres Idées.
Par exemple , s'il avoit été révélé depuis quelques fiécles que les trois
angles d'un Triangle font égaux à deux Droits , je pourrois donner mon
confentement à la vérité de cette Propofition fur la foi de la Tradition
qui affûre qu'elle a été révélée; mais cela ne parviendrait jamais à un
fi haut degré de certitude que la connoiffance même que j'en aurais en
comparant & mefurant mes propres idées de deux Angles Droits, & les
trois Angles d'un Triangle. Il en eft de même à l'égard d'un Fait
qu'on peut connoitre par le moyen des Sens : par exemple, l'Hiftoire
du Déluge nous eft communiquée par des Ecrits qui tirent leur origi-
ne de la Révélation; cependant perfonne ne dira, je penfe, qu'il a une
connoiffance aufii certaine & aufli claire du Déluge que Noé qui le vit,
ou qu'il en auroit eu lui-même s'il eut été alors en vie & qu'il l'eût
vu. Car l'aflurance qu'il a que cette Iliftoire eft écrite dans un Li-
vre qu'on fuppofe écrit par Moyfe Auteur infpiré, n'eft pas plus gran-
de que celle qu'il en a par le moyen de fes Sens; mais l'aflurance qu'il
a que c'eft Moyfe qui a écrit ce Livre , n'eft pas fi grande , que s'il
avoit vu Moyfe qui l'écrivoit actuellement ; & par conlequent l'aflu-
rance
çy6 Delà Foi & de la Raifon;
Ciia-p. rance qu'il a que cette Hiftoire eft une Révélation eft toujours moindre
XVIII. que l' affùrance qui lui vient des Sens.
La Révélation S. 5. Ainfi , à l'égard des Proposions dont la certitude eft fondée fur
më^oime'un"" la perception claire de la convenance ou de la disconvenance de nos idées
daire eridence de qUi nous eft connue' ou par une intuition immédiate comme dans les Propo-
u Raifon. fltions évidentes par elles-mêmes, ou par des déductions évidentes de la
Raifon comme dans les Démonftrationî , le fecours de la Révélation n'eft
point nécelTaire pour gagner notre Affentiment, & pour introduire ces
Propofitions dans notre Efprit. Parce que les voyes naturelles par où nous
vient la Connoiffance, peuvent les y établir, ou l'ont déjà fait : ce qui eft
la plus grande affùrance que nous puilîions peut-être avoir de quoi que ce
foit , hormis lorsque Dieu nous le révèle immédiatement ; & dans cette oc-
cafion même notre affùrance ne fauroitétre plus grande que la connoiffance
que nous avons que c'eft une Révélation qui vient de Dieu. Mais je ne
croi pourtant pas que fous ce titre rien puilte ébranler ou renverfer une con-
noiffance évidente , & engager raifonnablement aucun homme à recevoir
pour vrai ce qui eft directement contraire à une chofe qui fe montre à fon
Entendement avec une parfaite évidence. Car nulle évidence dont puiffent
être capables les Facultez par où nous recevons de telles Révélations, ne
pouvant furpaffer la certitude de notre Connoiffance intuitive , fi tant eft
qu'elle puiffe l'égaler: il s'enfuit de-là que nous ne pouvons jamais pren-
dre pour vérité aucune chofe qui foit directement contraire à notre Con-
noiffance claire & diftincle. Parce que l'évidence que nous avons , premiè-
rement, que' nous ne nous trompons point en attribuant une telle chofe à
Dieu, & en fécond lieu , que nous en comprenons le vrai fens , ne peut ja-
mais être fi grande que l'évidence de notre propre Connoiffance Intuitive
par où nous appercevons qu'il eft impoffible que deux Idées dont nous voyons
intuitivement la disconvenance, doivent être regardées ou admifes comme
ayant une parfaite convenance entr'elles. Et par conféquent, nulle Pro-
portion ne peut être reçue pour Révélation divine, ou obtenir l'affenti-
ment qui eft dû à toute Révélation émanée de Dieu, fi elle eft contra-
dicloirement oppofée à notre Connoiffance claire & de fimple vue'; parce
que ce feroit renverfer les Principes & les fondemens de toute Connoiffance
& de tout affentiment ; de forte qu'il ne refteroit plus de différence dans le
Monde entre la Vérité & la Fauffeté, nulles mefures du Croyable & de
l'Incroyable , fi des Propofitions douteufes dévoient prendre place devant
des Propofitions évidentes par elles-mêmes, & que ce que nous connoiffons
certainement , dût céder le pas à ce fur quoi nous fommes peut-être dans
l'erreur. Il eft donc inutile de preffer comme articles de Foi des Propofi-
tions contraires a la perception claire que nous avons de la convenance ou
de la disconvenance d'aucune de nos Idées. Elles ne fauroient gagner no-
tre affentiment fous ce titre, ou fous quelque autre que ce foit. Caria
Foi ne peut nous convaincre d'aucune chofe qui foit contraire à notre Con-
noiffance ; parce qu'encore que la Foi foit fondée fur le témoignage de
Dieu, qui ne peut mentir, '& par qui telle ou telle Propofition nous eft re-
Yelée, cependant nous ne fuirions être affùrez qu'elle eft véritablement une
Rêve-
& âe leurs bornés àijtinftes. L i v. I V. s 77
Révélation divine, avec plus de certitude que nous le fommes de la vérité Chap.
de notre propre Connoiflance; puisque toute la force de la Certitude dé- XVIII.
pend de la connoiflance que nous avons que c'efl: Dieu qui a révélé cette
Propofition ; de forte qne dans ce cas où l'on fuppofe que la Propofition
révélée eft contraire à notre Connoiflance ou à notre Raifon,elle fera tou-
jours en butte à cette Objection, Que nous ne faurions dire comment il
eft poflible de concevoir qu'une choie vienne deD i eu, ce bienfaifant Au-
teur de notre Etre, laquelle étant reçue pour véritable, doit renverfer tous
les Principes & tous les fondemens de Connoiflance, qu'il nous a donnez,
rendre toutes nos Facilitez inutiles, détruire abfolument la plus excellente
partie de fon Ouvrage, je veux dire notre Entendement, & réduire l'Hom-
me dans un état où il aura moins de lumière & de moyens de fe conduire
que les Betes qui périffent. Car ii l'Efprit de l'Homme ne peut jamais
avoir une évidence plus claire , ni peut-être fi claire qu'une chofe eft de
Révélation divine, que celle qu'il a des Principes de fa propre Raifon, il
ne peut jamais avoir aucun fondement de renoncer à la pleine évidence
de fa propre Raifon pour recevoir à la place une Propofition dont la révé-
lation n'eft pas accompagnée d'une plus grande évidence que ces Principes.
§. 6. Jusques là un homme a droit de faire ufage de fa Raifon & eft obli- "evêut1ôn°TM*
gé de l'écouter, même à l'égard d'une Révélation originale & immédiate ditionak.
qu'on fuppofe avoir été faite à lui-même. Mais pour tous ceux qui ne pré-
tendent pas à une Révélation immédiate & de qui l'on exige qu'ils reçoi-
vent avec fonmitîion des Véritez, révélées à d'autres hommes, qui leur
font communiquées par des Ecrits que la Tradition a fait paffer entre leurs
mains ,ou par des Paroles forties de la bouche d'une autre perfonne, ils ont
beaucoup plus à faire de la Raifon, & il n'y a qu'elle qui puiiTe nous engager
' à recevoir ces fortes de véritez. Car ce qui eft matière de Foi étant feulement
une Révélation divine, & rien autre chofe; la Foi, à prendre ce mot pour
ce que nous appelions communément Foi divine , n'a rien à faire avec au-
cune autre Propofition que celles qu'on fuppofe divinement révélées. De
forte que je ne vois pas comment ceux qui tiennent que la feule Révélation
eft l'unique objet de la Foi, peuvent dire, que c'eft une matière de Foi &
non de Raifon , de croire que telle ou telle Propofition qu'on peut trouver
darts tel ou tel Livre eft d'infpiration divine, à moins qu'ils ne fâchent par
révélation que cette Propofition ou toutes celles qui font dans ce Livre, ont
été communiquées par une Infpiration divin?. Sans une telle révélation,
croire ou ne pas croire que cette Propofition ou ce Livre ait une autorité
divine, ne peut jamais être une matière de Foi, mais de Raifon, jufques-
là que je ne puis venir à y donner mon confentement que par l'ufage de
ma Raifon, qui ne peut jamais exiger de moi, ou me mettre en état de
croire ce qui eft contraire à elle-même, étant impoflible à la Raifon de
porter jamais l'Efprit à donner fon aflentiment à ce qu'elle-même trouve
déraifonnable.
Par conféquent dans toutes les chofes où nous recevons une claire évi-
dence par nos propres Idées & par les Principes de Connoiffance dont j'ai
parlé ci-deflùs, la Raifon eft le vrai Juge compétent; & quoi que la Re-
Dddd velation
578 De la Foi & de la Raifon;
Chap. relation en s'accordant avec elle puifTe confirmer lès décifions , elle ne
XVI-IL fauroit pourtant, dans de tels cas, invalider fes décrets; & par-tout
où nous avons une décifion claire & évidente de la Raifon, nous ne
pouvons être obligez d'y renoncer pour embrafTer l'opinion contrai-
re, fous prétexte que c'eft une Matière de Foi ; car la Foi ne peut
avoir aucune autorité contre des décifions claires & exprefles de la Rai-
fon.
Les chofes qui « - Mais en troifiéme lieu , comme il y a plufieurs chofes fur quoi
lor.t au delius de •* ' , , r . r . J rr . , '
u Ranon. nous n avons que des notions fort imparfaites ou fur quoi nous n en avons
abfolument point; & d'autres dont nous ne pouvons point connoître l'ex-
iftence pafiee', préfente, ou à venir, par l'ufage naturel de nos Facul-
tez; comme, dis-je, ces chofes font au delà de ce que nos Facultez na-
turelles peuvent découvrir & au deiTus de la Raifon, ce font de propres
Matières de Foi lorsqu'elles font révélées. Ainii, qu'une partie des An-
ges-fe foient rebellez contre Dieu, & qu'à cauie de cela ils ayent été pri-
vez du bonheur de leur premier état ; & que les Morts refiufciteront &
vivront encore ; ces chofes & autres femblables étant au delà de ce que la
Raifon peut découvrir, font purement des Matières de Foi avec lesquel-
les la Raifon n'a rien à voir direclement.
ou non contraires §. 8. Mais parce que Dieu en nous accordant la Lumière de la Raifon,
fesVontievèiéef ne s'e^ Pas °c^ par-là la liberté de nous donner, lorsqu'il le juge à propos,
font des Matières ]e feccurs de la Révélation fur les matières où nos Facultez naturel-
les font capables de nous déterminer par des raifons probables ; dans ce cas
lorsqu'il a plù à Dieu de nous fournir ce fecours extraordinaire, la Révé-
lation doit l'emporter fur les conjectures probables de la Raifon. Parce
que l'Efprit n'étant pas certain de la vérité de ce qu'il ne connoit pas é-
videmment , mais fe laifiant feulement entraîner à la probabilité qu'il y
découvre efl obligé de donner fon afièntiment à un témoignage qu'il fait
venir de Celui qui ne peut tromper ni être trompé. Cependant il appar-
tient toujours à la Raifon de juger fi c'efl véritablement une Révélation,
& quelle eft la lignification des paroles dans lesquelles elle eft propofée.
11 eit vrai que fi une chofe qui eft contraire aux Principes évidens de
la Raifon & à la connoiffance manifelte que l'Efprit a de fes propres Idées
claires & diflincles, palTe pour Révélation, il faut alors écouter la Rai-
fon fur cela comme fur une matière dont elle a droit de juger; puisqu'un
homme ne peut jamais connoître fi certainement, qu'une Propofition con-
traire aux Principes clairs & évidens de fes ConnoiiTances 'naturelles*, efl
révélée, ou qu'il entend bien les mots dans lesquels elle lui eft propofée,
qu'il connoit que la Propofition contraire efl véritable ; & par conféquent
il efl obligé de confiderer, d'examiner cette Propofition comme une Ma-
tière qui efl du refTort de la Raifon , & non de la recevoir fans examen ,
comme un Article de Foi.
KevdatfoC°d'aetsla 8- 9' Premièrement donc toute Propofition révélée, de la vérité de-
<ksV Ma'tieresaioii laquelle rEfprit ne fauroit juger par fes Facultez & Notions naturelles , efl
u Raifon ne fau- pUre matjére de Foi , & au delius de la Raifon.
En
une
cer-
& de leurs bornes àiftinttes. L iv. I V. ^79
Eh fécond lieu , toutes les Proportions fur lesquelles l'Efprit peut fe Chap.
déterminer, avec le fecours de fes Facultez naturelles, par des déduc* XVIII
tions tirées des idées qu'il a acquifes naturellement, font du reflbrt de la r°i[ iugeroudont
Raifon, mais toujours avec cette différence qu'à l'égard de celles fur lef- «/qlfeïc"' ju""
quelles, l'Efprit n'a qu'une évidence incertaine, n'étant perfuadé de leur Bçmcns proba-
vérité que fardes fondemens probables, qui n'empêchent point que le
contraire ne puiffe être vrai fans faire violence à l'évidence certaine de
fes propres Connoiffances , & fans détruire les Principes de tout Raifon-
nement ; à l'égard, dis-jc, de ces Propofitions probables , une Révélation
évidente doit déterminer notre affentiment, & même contre la probabili-
té. Car lorsque les Principes de la Raifon n'ont pas fait voir évidemment
qu'une Propolition cft certainement vraye ou fauffe, en ce cas-là une Révé-
lation manifefte, comme un autre Principe de vérité, & un autre fonde-
ment d'affentiment, a lieu de déterminer l'Efprit; & ainfi la Propofition
appuyée de la Révélation devient matière de Foi , & au-deffus de la
Raifon. Parce que dans cet article particulier la Raifon ne pouvant s'é-
lever au-deffus de la Probabilité, la Foi a déterminé l'Efprit où la Raifon
eft venue à manquer, la Révélation ayant découvert de quel coté fe trou-
ve la Vérité.
Ç. 10. Tufques-là s'étend l'Empire de la Foi, & cela fans faire au- ]} f?ut ^oattt u
* • 1 i n i i i n -r > n • i_l ff Raifon dans des
cune violence ou aucun obltacle a la Raifon, qui nelt point blellee ou matières oh die
troublée, mais afliftée & perfectionnée par de nouvelles découvertes de la Te [ io"'nk
\ ente, émanées de la iource éternelle de toute Connoillance. loue ce tame.
que Dieu a révélé, e(l certainement véritable, on n'en fauroit douter.
Et c'eft-là le propre objet de la Foi. Mais pour favoir fi le Point en quef-
tion eft une Révélation ou non, il faut que la Pvaifon en juge, elle qui
ne peut jamais permettre à l'Efprit de rejetter une plus grande évidence
pour embraffer ce qui eft moins évident, ni fe déclarer pour la probabi-
lité par oppolition à la Connoiffanee & à la Certitude. Il ne peut point
y avoir d'évidence, qu'une Révélation connue par Tradition vient de
Dieu dans les termes que nous la recevons & dans le fens que nous l'en-
tendons, qui foit fi claire & il certaine que celle des Principes de la Rai-
fon. C'eft pourquoi nulle chç/e contraire ou incompatible avec des décijions de
la Raifon, claires & évidentes par elles-mêmes , n'a droit d'être jrcjjee ou re-
çue comme une Matière de Fui à laquelle la Raifon n'ait rien à voir. Tout ce
qui eft Révélation divine, doit prévaloir fur nos opinions, fur nos préju-
gez, & nos intérêts, & eft en droit d'exiger de l'Efprit un parfait affen-
timent. Mais une telle foûmiiîion de notre Raifon à la Foi ne renverfe
pas les limites de la Connoiffanee , & n'ébranle pas les fondemens de la
Raifon, mais nous laiffe la liberté d'employer nos Facultez à l'ufage pour
lequel elles nous ont été données.
§. ii. Si l'on n'a pas foin de diftinguer les différentes Jurisdictions de Si •'«>» n'établit
la Foi & de la Raifon par le moyen de ces bornes, la Raifon n'aura abfolu- c-trô'eiV.
ment point de lieu en matière de Religion, & l'on n'aura aucun droit de ^ai'»"» ji n'y a
,,i •• oi <' • ° . rien de (1 fmati-
blamer les opinions & les cérémonies extravagantes qu on remarque que ou de fi cx-
dans la plupart des Religions du Monde ; car c'eft à cette coutume tiavas»»t en
Dddd 2 d'eu
580 De l'EnthouJîaftne. Liv. IV.
Chap. d'en appeller à la Foi par oppofition à la Raifon qu'on peut, je pen-
XVIII. fe, attribuer, en grand' partie, ces abfurditez dont la plupart des Re-
amiére de Re- ]j>i0ns qui divifent le Genre Humain, font remplies. Les hommes
étreie/uté. ayant ete une rois imbus de cette opinion, (^u ils ne doivent pas con-
fulter la Raifon dans les chofes qui regardent la Religion quoi que vi-
fiblement contraires au fens commun & aux Principes de toute leur
ConnoifTance, ils ont lâché la bride à leurs fantaifies & au penchant
qu'ils ont naturellement vers la Superftition, par où ils ont été entraî-
nez dans des opinions fi étranges, & dans des pratiques fi extravagan-
tes en fait de Religion qu'un homme raifonnable ne peut qu'être fur-
pris de leur folie, & que regarder ces opinions & ces pratiques com-
me des chofes fi éloignées d'être agréables à Dieu, cet Etre fupréme qui
eft la Sageffe même, qu'il ne peut s'empêcher de croire qu'elles paroiffent
ridicules & choquantes à tout homme qui a l'efprit & le cœur bien fait. De
forte que dans le fond la Religion qui devrait nous diftinguer le plus des
Bêtes & contribuer plus particulièrement à nous élever comme des Créatu-
res raifonnables au delfus des Brutes , eft la chofe en quoi les hommes pa-
roilfent fouvent le plus déraifonnables , & plus infenfez que les Bêtes mê-
mes. Credo quia impofflbile eft , Je le croi parce qu'il eft impoffible, eft une
maxime qui peut paffer dans un homme de bien pour un emportement de
zèle ; mais ce ferait une fort méchante règle pour déterminer les hommes
dans le choix de leurs opinions ou de leur Religion.
Chap. XIX.
CHAPITRE XIX.
De ÏEnthoufiafme.
combien ii eft 5. 1. /"^Ui conque veut chercher ferieufement la Vérité, doit avant
lécefljire d'2i-
mei ii Vérité.
néceiTi.re d ai- il toutes chofes concevoir de l'amour pour Elle. Car celui qui
ne l'aime point, ne fauroit fe tourmenter beaucoup pour l'acquérir, ni être
beaucoup en peine lorfqu'il manque de la trouver. Il n'y a perfonne dans
la République des Lettres qui ne faffe profeffion ouverte d'être amateur de
la Vérité ; & il n'y a point de Créature raifonnable qui ne prit en mauvaife
part de palier dans l'Efprit des autres pour avoir une inclination contraire.
Mais avec tout cela, l'on peut dire fans fe tromper , qu'il y' a fort peu de
gens qui aiment la Vérité pour l'amour de la Vérité, parmi ceux-là mê-
me qui croyent être de ce nombre. Sur quoi il vaudrait la peine d'exami-
ner comment un homme peut connoître qu'il aime iincerement la Vérité.
Pour moi, je croi qu'en voici une preuve infaillible, c'eft de ne pas recevoir
une Proposition avec plus d'ap'trance, que les preuves fur le [quelles elle eft fon-
dée ne le permettent. 11 eft vifible que quiconque va au delà de cette mefu-
re-, n'embraffe pas la Vérité par l'amour qu'il a pour elle, qu'il n'aime pas
la Vérité pour l'amour d'elle-même , mais pour quelque autre fin indi-
recte. Car l'évidence qu'une Propofuion eft véritable (excepté celles
qui
De VEnthotiJiafrne. Liv. IV. 581
qui font évidentes par elles-mêmes ) confiftant uniquement dans les preu- Chap. XIX,
ves qu'un homme en a , il efl clair que quelques dégrez d'afTcntiment
qu'il lui donne au delà des dégrez de cette évidence , tout ce furplus
d'affùrance efl dû à quelque autre paiïion , & non à l'amour de la Vé-
rité. Parce qu'il eft aufli impoflible que l'amour de la Vérité empor-
te mon aflentiment au defliis de l'évidence que j'ai qu'une telle Pro-
pofition efl véritable, qu'il eft impoflible que l'amour de la Vérité
me fafTe donner mon confentement à une Propofition en confideration
d'une évidence qui ne me fait pas voir que cette Propofition foit vé-
ritable ; ce qui eft en effet embraffer cette Propofition comme une vé-
rité , parce qu'il eft poffible ou probable qu'elle ne foit pas véritable.
Dans toute vérité qui ne s'établit pas dans notre Efprit par la lumiè-
re irréfiftible d'une * évidence immédiate , ou par la force d'une Dé- * v^n u M,t
monftration , les argumens qui entraînent fon aflentiment, font les ga- ^i eft * ta page
&, 1 r 1 1 -i- • ■ 1 o +88. pour /avoir
le gage de la probabilité a notre égard , ci: nous ne pouvons ce au >t faut «.
la recevoir que pour ce que ces Argumens la font voir à notre Entende- ,n'dr'J^ ""*
ment ; de forte que quelque autorité que nous donnions à une Propofition ,
au delà de ce qu'elle reçoit des Principes & des preuves fur quoi elle eft ap-
puyée, on. en doit attribuer la caufe au penchant qui nous entraine.de ce
côté-là; & c'eft déroger d'autant à l'amour de la Vérité , qui ne pouvant
recevoir aucune évidence de nos pallions , n'en doit recevoir non plus au-
cune teinture.
§. 2. Une fuite confiante de cette mauvaife difpofition d'Efprit, c'eft p£^ci°"n^"é Ie
de s'attribuer l'autorité de prefcrire aux autres nos propres opinions. Car les hommes ont
le moyen qu'il puiflè prefque arriver autrement, finon que celui qui a déjà opmîo^s'aux"
impofé à fa propre Croyance, foit prêt d'impofer à la Croyance d'autrui? aunes.
Qui peut attendre raifonnablement, qu'un homme employé des Argumens
& des preuves convaincantes auprès des autres hommes, fi fon Entende-
ment n'eft pas accoutumé à s'en fervir pour lui-même ; s'il fait violence à
fes propres Facilitez, s'il tyrannifefon Efprit & ufurpe une prérogative uni-
quement due à la Vérité, qui eft d'exiger l'aflentiment de l'Eiprit par fa
feule autorité , c'eft-à-dire à proportion de l'évidence que la Vérité empor-
te avec elle.
§. 3. A cette occafion je prendrai la liberté de confiderer un troifiéme La force de
fondement d'afientiment, auquel certaines gens attribuent la mémeautori- l'Enthoufiafme.
té qu'à la Foi ou à la Raifon, & fur lequel ils s'appuyent avec une aufli
grande confiance ; je veux parler de Y Entbeafiafme , qui Iaiffant la Raifon
à quartier, voudroit établir la Révélation fans elle, mais qui par-là détruit
en effet la Raifon & la Révélation tout à la fois, & leur fubftituë de vaines
fantailies, qu'un homme a forgées lui-même, & qu'il prend pour un fon-
dement folide de croyance & de conduite.
§. 4. La Raifon eft" une Révélation naturelle, par où le Père de Lumié- ce que c'eft
re,la fource éternelle de toute Connoiffance, communique aux hommes ^RcveUtlo". *
cette portion de vérité qu'il a mife à la portée de leurs Facilitez naturelles.
Et la Révélation eft la Raifon naturelle augmentée par un nouveau fonds de
découvertes émanées immédiatement de Dieu, & dont la Raifon établit la
Dddd 3 véri-
?8i De VEnthottJiafme. Liv. IV.
CliAP. XIX. y^rité par le témoignage & les preuves qu'elle employé pour montrer qu'el-
les viennent effectivement de Dieu ; de forte que celui qui profcrit la Rai-
fon pour faire place à la Révélation, éteint ces deux Flambeaux tout à la
fois , & fait la même chofe que s'il vouloit perfuader à un homme de s'ar-
racher les yeux pour mieux recevoir par le moyen d'un Telefcope , la lu-
mière éloignée d'une Etoile qu'il ne peut voir par le fecours de fes yeux.
source de î-En- §. 5. Mais les hommes trouvant qu'une Révélai ion immédiate efhun mo-
yen plus facile pour établir leurs opinions & pour régler leur conduite que
le travail de raifonner jufte; travail pénible, ennuyeux, & qui n'eft pas
toujours fuivi d'un heureux fuccès , il ne faut pas s'étonner qu'ils ayent été
fort fujets à prétendre avoir des Révélations & à fe perfuader à eux-mêmes
qu'ils font fou- la direction particulière du Ciel par rapport à leurs actions
& a leurs opinions , fur-tout à l'égard de celles qu'ils ne peuvent juftifier
par les Principes de la Raifon & par les voyes ordinaires de parvenir à la
Connoiffance. Auiîi voyons-nous que dans tous les fiécles les hommes en
qui la melancholie a été mêlée avec la dévotion, & dont la bonne opinion
d'eux-mêmes leur a fait accroire qu'ils avoient une plus étroite familiarité
avec Dieu & plus de part à fa Faveur que les autres hommes, fefont fou-
vent flattez d'avoir un commerce immédiat avec la Divinité & de fréquen-
tes communications avec l'Efprit divin. On ne peut nier que Dieu ne puif-
fe illuminer l'Entendement par un ravon qui vient immédiatement de cette
fource de Lumière. Us s'imaginent que c'eft là ce qu'il a promis de faire;
& cela pofé, qui peut avoir plus de droit de prétendre à cet avantage que
ceux qui font fon Peuple particulier , choili de fa main , & fournis à les or-
dres ?
Ce que c'eft §• <5. Leurs Efprits ainfi prévenus , quelque opinion frivole qui vienne
îiaanefmh'OU" * s'établir fortement dans leur fantaifie, c'eft une illumination qui vient de
l'Efprit de Dieu , & qui eft en même temps d'une autorité divine; & à
quelque action extravagante qu'ils fe fentent portez par une forte inclina-
tion, ils concluent que c'eft une vocation ou une direction du Ciel qu'ils
font obligez de fuivre. C'eft un ordre d'enhaut, ils ne fauroient errer en
l'exécutant.
g. 7. Je fuppofe que c'eft là ce qu'il faut entendre proprement par En-
thoufiafme, qui fans être fondé fur la Raifon ou fur la Révélation divine,
mais procédant de l'imagination d'un Efprit échauffé ou plein de lui-mê-
me, n'a pas plutôt pris racine quelque part, qu'il a plus d'influence furies
Opinions & les Actions des hommes que la Raifon ou la Révélation , prifes
feparément ou jointes enfemble; car les hommes ont beaucoup de penchant
à fuivre les impuifions qu'ils reçoivent d'eux-mêmes ; & il eft fur que tout
homme agit plus vigoureufement lorfque c'eft un mouvement naturel qui
l'entraîne tout entier. Une forte imagination s'étant une fois emparée de
l'Efprit fous l'idée d'un nouveau Principe, emporte aifèment tout avec el-
le, lorfqu'élevée au deffus du fens commun & délivrée du joug de la Rai-
fon & de l'importunité des Reflexions elle eft parvenue à une autorité di-
vine & foûtenuë en même temps par notre inclination & par notre propre
tempérament.
§. 8. Quoi
De VEnthotifiaJme. Liv. IV. 583
§. 8. Quoi que les Opinions & les Aétions extravagantes où l'Enthou- Chap. XIX.
fiafme a engagé les hommes, dullcnt fuffire pour les précautionner contre L'Emheufiaf
ce faux Principe qui efl fi propre à les jetter dans l'égarement, tant à Te- Sent'pout une
gard de leur croyance qu'à l'égard de leur conduite; cependant l'amour que vi« & un ren-
ies hommes ont pour ce qui efl extraordinaire, la commodité & la gloire
qu'il y a d'être infpiré & élevé au défais des voyes ordinaires & communes
de parvenir à la ConnoifTance, flattent fi fort ia parefle, l'ignorance, &la
vanité de quantité de gens, que lorfqu'ils font une fois entêtez de cette
manière de Révélation immédiate, de cette efpèce d'illumination fans re-
cherche, de certitude fans preuves & fans examen, il efl difficile de les ti-
rer de là. La Raifon efl perdue pour eux. ,, Ils fe font élevez au deffus
„ d'elle ; ils voyent la Lumière infufe dans leur Entendement , & ne peu-
„ vent fe tromper. Cette Lumière y paroît vifiblement: femblable à l'é-
,, clat d'un beau Soleil, elle fe montre elle-même, & n'a befoin d'autre
„ preuve que de fa propre évidence. Ils fentent, difent-i!s, la main de
„ Dieu qui les poulie intérieurement ; ils fentent les impulfions de l'Efprit,
,, & ils ne peuvent fe tromper fur ce qu'ils fentent. C'efl par-là qu'ils fe
défendent , & qu'ils fe perfuadent que la Raifon n'a rien à démêler avec ce
qu'ils voyent, & qu'ils fentent en eux-mêmes. ,, Ce font des chofes dont
„ ils ont une expérience fenfible, & qui font parconféquent au deffus de
„ tout doute & n'ont befoin d'aucune preuve. Ne feroit-on pas ridicule
„ d'exiger d'un homme qu'il eût à prouver que la Lumière brille , & qu'il
„ la voit ? Elle efl elle-même une preuve de ion éclat , & n'en peut avoir
„ d'autre. Lorfque l'Efprit divin porte la lumière dans nos Ames, il en
,, écarte les ténèbres, & nous voyons cette lumière comme nous voyons
„ celle du Soleil en plein Midi , fans avoir befoin que le Crepufcule de la
,, Raifon nous la montre. Cette lumière qui vient du Ciel efl vive, claire
,, & pure, elle emporte fa propre démontlration avec elle; & nous pou-
,, vons avec autant de raifon prendre un ver luifant pour nous aider à voir
,, le Soleil , qu'à examiner ce rayon célefle à la faveur de notre Raifon qui
„ n'eft qu'un foible & obfcur lumignon.
§. 9. C'efl le Langage ordinaire de ces gens-là. Ils font afiurez, parce
qu'ils font afiurez; & leur perfuafions font droites, parce qu'elles font for-
tement établies dans leur Efprit. Car c'efl à quoi fe réduit tout ce qu'ils
difent, après qu'on l'a détaché des métaphores prifes de la vue & du Jenti-
wetit, dont ils l'enveloppent. Cependant ce Langage figuré leur impofe
fi fort, qu'il leur tient lieu de certitude pour eux-mêmes, ci.de démonilra-
tion à l'égard des autres.
S. 10. Mais pour examiner avec un peu d'exaclitude cette lumière inte- comment o«
• p r ■ f • - r r 1 ti J' Peut découvrit
rieure ce ce fentiment fur quoi ces perfonnes font tant de fonds. II y a, eu- îEnthouiîaûne.
fent-ils, une lumière claire au dedans d'eux, & ils la voyent. Us ont un
fentiment vif, & ils le fentent. Us en font afiurez , & ne voyent pas qu'on
puiffe le leur difputer. Car lorfqu'un homme dit qu'il voit ou qu'il fent,
perfonne ne peut lui nier qu'il voye ou qu'il fente. Mais qu'ils me permet-
tent à mon tour de leur faire ici quelques Queflions. Cette vue', eft-elle
la perception de la vérité d'une Propolkion , ou de ceci , que cefi une Rt-
vêla-
y 8 4 &e VEnthouJîafrne. Liv. IV.
C H il P. XIX. relation qui vient de Diettl Ce fentiment, eft-il une perception d'une in-
clination ou fantailie de faire quelque chofe , ou bien de l'Efprit de Dieu
qui produit en eux cette inclination? Ce font là deux perceptions fort dif-
férentes, & que nous devons diftinguer foigneufement, fi nous ne voulons
pas nous abufer nous-mêmes. Je puis appercevoir la vérité d'une Propor-
tion, & cependant ne pas appercevoir que c'eft une Révélation immédiate
de Dieu. Je puis appercevoir dans Euclide la vérité d'une Propofition ,
fans qu'elle foit ou que j'apperçoive qu'elle foit une Révélation. Je puis
appercevoir auffi que je n'en ai pas acquis la connoiffance par une voye na-
turelle; d'où je puis conclurre qu'elle m'eft révélée, fans appercevoir pour-
tant que c'eft une Révélation qui vient de Dieu ; parce qu'il y a des Ef-
prits qui fans en avoir reçu la commilîion de la part de Dieu, peuvent ex-
citer ces idées en moi , & les préfcnter à mon Efprit dans un tel ordre que
j'en puiffe appercevoir la connexion. De forte que la connoiffance d'une
Propofition qui vient dans mon Efprit je ne fai comment, n'eftpas une per-
ception qu'elle vienne de Dieu. Moins encore une forte perfuafion que
cette Propofition ell véritable, eft-elle une perception qu'elle vient de
Dieu, ou même qu'elle eft véritable. Mais quoi qu'on donne à une telle
penfée le nom de lumière & de vue , je croi que ce n'eft tout au plus que
croyance & confiance: & la Propofition qu'ils fuppofent être une Révéla-
tion, n'eft pas une Propofition qu'ils connoiffent véritable, mais qu'ils pré-
fument véritable. Car lorfqu'on connoit qu'une Propofition eft véritable,
la Révélation eft inutile. Et il eft difficile de concevoir comment un hom-
me peut avoir une révélation de ce qu'il connoit déjà. Si donc c'eft une
Propofition de la vérité de laquelle ils foient perfuadez , fans connaître qu'el-
le foit véritable, ce n'eft pas voir, mais croire; quel que foit le nom qu'ils
donnent à une telle perfuafion. Car ce font deux voyes par où la Vérité
entre dans l'Efprit, tout-à-fait diftinctes, de forte que l'une n'eftpas l'au-
tre. Ce que je vois , je connois qu'il eft tel que je le vois , par l'évidence
de la chofe même. Et ce que je croi, je le fuppoiè véritable par le témoi-
gnage d'autrui. Mais je dois connoître que ce témoignage a été rendu:
autrement, quel fondement puis-je avoir de croire? Je dois voir que c'eft
Dieu qui me révèle cela, ou bien je ne vois rien. La queftion fe réduit
donc à lavoir comment je connois , que c'eft Dieu qui me révèle cela , que
cette impreiïion eft faite fur mon Ame par fon Saint Efprit, & que je fuis
par confequcnt oblige de la fuivre. Si je ne connois pas cela, mon aflïï-
rance eft fans fondement, quelque grande qu'elle foit, & toute la lumière
dont je prétens être éclairé, n'eft qu'Enthoufiafme. Car foit que la Pro-
pofition qu'on fuppofe révélée foit en elle-même évidemment vérkable, ou
viliblement probable, ou incertaine, à en juger parles voyes ordinaires de
la Connoiffance , la vérité qu'il faut établir folidement & prouver évidem-
ment, c'eft que Dieu a révélé cette Propofition, & que ce que je prens
pour Révélation a été mis certainement dans mon Efprit par lui-même, &
que ce n'eftpas une illufion qui y ait été infinuc'e par quelque autre Efprit,
ou excitée par ma propre fantaifie. Car, fi je ne me trompe, ces gens-là
prennent une telle choie pour vraye, parce qu'ils préfument que Dieu l'a
rêve-
De VEnthoiifîafme. L i v. I V. 5 8 ?
révélée. Cela étant, ne leur eft-il pas de la dernière importance d'exami- CiUP. XIX.
ner fur quel fondement ils préfument quec'efl une Révélation qui vient de
Dieu? Sans cela, leur confiance ne fera que pure préfomption; & cette
lumière dont ils font fi fort éblouis, ne fera autre chofe qu'un Feu follet qui
les promènera fans celle autour de ce cercle, Cefi une Révélation parce que
je le croi fortement , 6? je le croi parce que cefi une Revelatic a.
§. 11. A l'égard de tout ce qui eft de révélation divine, iln'eflpas né- m\'^%°^'
çenaire de le prouver autrement qu'en faifant voir que c'eft véritablement prouva qu'une
une Infpiration qui vient.de Dieu, car cet Etre qui cil tout bon & tout fa- vi««0de * Dieu.
ge ne peut ni tromper ni être trompé. Mais comment pourrons-nous con-
noître qu'une Propofition que nous avons dans l'Efprit , eft une vérité que
Djeu nous .a infpirée, qu'il nous a révélée, qu'il expofe lui-même à nos
yeux, & que pour cet effet nous devons croire ? Cefi: ici que Y Enthoufiaf-
me manque d'avoir l'évidence à laquelle il prétend. Car les perfonnes pré-
venues de cette imagination fe glorifient d'une lumière qui les éclaire, à ce
qu'ils difent, & qui leur communique la connoiffance de telle ou telle véri-
té. Mais s'ils connoiffent que c'eft une vérité , ils doivent le connoître ou
par fa propre évidence, ou par les preuves naturelles qui le démontrent vi-
fiblement. S'ils voyent & connoiffent que c'eft une vérité par l'une de ces
deux voyes , ils fuppofent en vain que c'eft une Révélation ; car ils connoif-
fent que cela eft vrai par la même voyeque tout autre homme le peut con-
noître naturellement fans le fecours de la Révélation , puifque c'eft effecti-
vement ainfi que toutes les véritez que des hommes non-infpirez viennent
à connoître, entrent dans leurs Efprits & s'y établiffent de quelque efpèce
qu'elles foient. S'ils difent qu'ils lavent que Cela eft vrai, parce que c'eft
une Révélation émanée de Dieu, la raifon eft bonne: mais alors on leur
demandera, comment ils viennent à connoître que c'eft une Révélation qui
vient de Dieu. S'ils difent qu'ils le connoiffent par la lumière que la chofe
porte avec elle, lumière qui brille, qui éclatte dans leur Ame & à laquelle
ils ne fauroient réfifter, je les prierai de confiderer fi cela fignifie autre cho-
fe que ce que nous avons déjà remarqué, favoir, Que c'eft une Révélation
parce qu'ils croyent fortement qu'il eft véritable ; toute la lumière dont ils
parlent , n'étant qu'une perfuafion fortement établie dans leur Efprit , mais
fans aucun fondement que c'eft une vérité. Car pour des fondemens raifon-
nables, tirez de quelque preuve qui montre que c'eft une vérité, ils doi-
vent reconnoître qu'ils n'en ont point; parce que, s'ils en ont, ils ne le re-
çoivent plus comme une Révélation , mais fur les fondemens ordinaires fur
lefquels on reçoit d'autres véritez : & s'ils croyent qu'il eft vrai parce que
c'eft une Révélation, & qu'ils n'ayent point d'autre raifon pour prouver
que c'eft une Révélation finon qu'ils font pleinement perfuadèz qu'il eftvé-
ritable fans aucun autre fondement que cette même perfuafion , ils croyent
que c'eft une Révélation feulement parce qu'ils croyent fortement que c'eft
une Révélation; ce qui eft un fondement très-peu fur pour s'y appuyer ,
tant à l'égard de nos opinions qu'à l'égard de notre conduite. Et je vous
prie , quel autre moyen peut être plus propre à nous précipiter dans les er-
reurs & dans les méprifes les plus extravagantes , que de prendre aiufi notre
Eeee pr»
5Î6
DiVEnthoufiafme. Liv. IV.
Chap. XIX.
La force de
la peifuaiion ne
piouve point
qu'une Propor-
tion vienne Je
Dieu.
Une lumière
dans l'Efprit, ce
«jue c'elt.
C'eft la Rai-
ion cjui doit lu-
propre Fantaifie pour notre fuprême & unique guide, & de croire
qu'une Propofition efl véritable , qu'une aclion eft droite, feulement
parce que nous le croyons? La force de nos perfuafions n'efl nullement
une preuve de leur reclitude. Les chofes courbées peuvent être auffi
roides & difficiles à plier que celles qui font droites; & les hommes
peuvent être auffi déciiifs à l'égard de l'Erreur qu'à l'égard de la Vé-
rité. Et comment fe formeroient autrement ces Zélez intraitables dans
des Partis difFérens & directement oppofez? En effet, fi la lumière que
chacun croit être dans fon Efprit, & qui dans- ce cas n'efl autre cho-
fe que la force de fa propre perfuafion , fi cette lumière , dis-je , efl
une preuve que la chofe dont on eft perfuadé, vient de Dieu, des opi-
nions contraires peuvent avoir le même droit de pafTer pour des Infpi-
rations ; & Dieu ne fera pas feulement le Père de la Lumière, mais
de Lumières diamétralement oppofées qui conduifent les hommes dans
des routes contraires ; de forte que des Propofitions contradictoires fe-
ront des véritez divines, fi la force de l'affurance, quoi que deflituée
de fondement , peut prouver qu'une Propofition efl une Révélation di-
vine.
§. 12. Cela ne fauroit être autrement, tandis que la force de la per-
fuafion efl établie pour caufe de croire, & qu'on regarde la confiance
d'avoir raifon comme une preuve de la vérité de ce qu'on veut foûte-
nir. S. Paul lui-même croyoit bien faire, & être appellera faire ce qu'il
faifoit quand il perfecutoit les Chrétiens, croyant fortement qu'ils avoient
tort. Cependant c'étoit lui qui fe trompoit, & non pas les Chrétiens. Les
gens de bien font toujours hommes, fujets à fe méprendre, & fouvent for-
tement engagez dans des erreurs qu'ils prennent pour autant de véritez di-
vines qui brillent dans leur Efprit avec le dernier éclat.
§. 13. Dans l'Efprit la lumière, la vrave lumière n'efl ou ne peut être
autre chofe que l'évidence de la vérité de quelque Propofition que ce foit;
& fi ce n'efl pas une Propofition évidente par elle-même , toute la lumière
qu'elle peut avoir, vient de la clarté & de la validité des preuves fur lefquel-
les on la reçoit. Parler d'aucune autre lumière dans l'Entendement, c'efl
s'abandonner aux ténèbres ou à la puiflance du Prince des ténèbres & fe li-
vrer foi-même à l'illufion, de notre propre confentement, pour croire le
menfonge. Car fi la force de la perfuafion efl la lumière qui nous doitfer-
vir de guide, je demande comment on pourra diflinguer entre les illufions
de" Sathan & les infpirations du S. Efprit. Ceux qui font conduits par ce"
Feu follet, le prennent auffi fermement pour une vraye illumination , c'efl-
à-dire, font auffi fortement perfuadez qu'ils font éclairez par FEfprit dé
Dieu , que ceux que l'Efprit divin éclaire véritablement. Ils acquiefeent à
cette fauffe lumière, ils y prennent plaifir, ils la fuivent par-tout où elle
les entraîne; & perfonne ne peut être ni plus affiïré, ni plus dans le parti
de la Raifon qu'eux , i\ l'on s'en rapporte à la force de leur propre perfua-
fion.
§. 14. Par conféquent, celui qui ne voudra pas donner tête baiflee dans
toutes les extravagances de l'illufion & de l'erreur, doit mettre à l'épreuve
cet-
De VEnthovJiafm. Liv. IV. ^87
cette hwùére intérieure qui fe préfente à lui pour lui fervir de guide. Dieu Chat. XIX.
ne détruit pas l'homme en faifant un Prophète. Il lui laiffe toutes Tes Fa- s« <fe ^ vérité
cultez dans leur état naturel, pour qu'il puiffe juger fi les Infpirations qu'il de '" KeveUHOn«
fent en lui-même font d'une origine divine, ou non. Dieu n'éteint point
la lumière naturelle d'une perfonne lorfqu'il vient à éclairer fon Efprit d'une
lumière furnaturelle. S'il veut nous porter à recevoir la vérité d'une Pro-
pofition, ou il nous fait voir cette vérité par les voyes ordinaires de laRai-
ibn naturelle, ou bien il nous donne à connoître que c'eft une vérité que
fon Autorité nous doit faire recevoir , & il nous convainc qu'elle vient de
lui, & cela par certaines marques auxquelles laRaifon ne fauroit fe mépren-
dre. Ainlï , la Raifon doit être notre dernier Juge & notre dernier Guide
en toute chofe. Je ne veux pas dire par-là que nous devions confulterla
Raifon & examiner fi une Propofition que Dieu a révélée, peut être dé-
montrée par des Principes naturels, & que fi elle ne peut l'être , nous fo-
yons en droit de la rejetter ; mais je dis que nous devons confulter la Raifon
pour examiner par fon moyen fi c'eft une Révélation qui vient de Dieu, ou
non. Et fi laRaifon trouve que c'eft une Révélation divine, dès-lors la
Raifon fe déclare auffi fortement pour elle que pour aucune autre vérité, &
en fait une de fes Règles. Du refte il faut que chaque imagination qui frap-
pe vivement notre fantaiile paffe pour une infpiration, fi nous ne jugeons
de nos perfuafions que par la forte imprefiion qu'elles font fur nous. Si,
dis-je, nous ne 1 aillons point à la Raifon le foin d'en examiner la vérité par
quelque chofe d'extérieur à l'égard de ces perfuafions mêmes , les Infpira-
tions & les Ululions , la Vérité & la Fauffeté auront une même mefure , &
il ne fera pas pofiïble de les diftinguer.
§. 15. Si cette lumière intérieure ou quelque Propofition que ce foit, L? croyance
qui fous ce titre paffe pour infpirée dans notre Efprit, fe trouve conforme "^Révélation*
aux Principes de la Raifon ou à la Parole de Dieu, qui eft une Révélation
atteftée; en ce cas-là nous avons la Raifon pour garant, & nous pouvons
recevoir cette lumière pour véritable &la prendre pour Guide tant à l'égard
de notre croyance qu'à l'égard de nos actions. Mais fi elle ne reçoit ni té-
moignage ni preuve d'aucune de ces Règles, nous ne pouvons point la
prendre pour une Révélation, ni même pour une vérité, jufqu'à ce que
quelque autre marque différente de la croyance où nous fommes que c'eft
une Révélation, nous allure que c'eft effectivement une Révélation. Ain-
fi nous voyons que les Saints hommes qui recevoient des révélations de
Dieu, avoient quelque autre preuve que la lumière intérieure qui éclattoit
dans leurs Efprits, pour les affurerqueces Révélations venoient de la part
de Dieu. Ils n'étoient pas abandonnez à la feule perfuafion que leurs per-
fuafions venoient de Dieu ; mais ils avoient des fignes extérieurs qui les af-
fùroient,que Dieu étoit l'Auteur de ces Révélations; & lorfqu'ils dévoient
en convaincre les autres , ils recevoient un pouvoir particulier pour juftifier
la vérité de la commiffion qui leur avoit été donnée du Ciel , & pour certi-
fier par des fignes vifibles l'autorité du meffage dont ils avoient été chargez
de la part de Dieu. Moïfe vit un Buiffon qui brûloir fans fe confumer, &
entendit une voix du milieu du Buiffon. C'étoit là queq ue chofe de plus
Eeee z qu'un
5-88 De l'Enthoufiafme. Liv. IV.
Chap. XIX. qu'an fentiment intérieur d'une impulfion qui l'entraînoit vers Pharaon
pour pouvoir tirer fes frères hors de Y Egypte ; cependant il ne crut pas que
cela fuffît pour aller en Egypte avec cet ordre de la part de Dieu , jufqu'à
ce que par un autre Miracle de fa Verge changée en Serpent, Dieu l'eût
affûré du pouvoir de confirmer fa milïion par le même miracle répété de-
vant ceux auxquels il étoit envoyé. Gedeon fut envoyé par un Ange pour
délivrer le peuple à'Ifra'él du joug des Madianites; cependant il demanda
un figne pour être convaincu que cette commiffion lui étoit donnée de la
part de Dieu. Ces exemples & autres femblables qu'on peut remarquer à
l'égard des Anciens Prophètes , fuffifent pour faire voir qu'ils ne croyoient
pas qu'une vue intérieure ou une perfuafion de leur Efprit, fans aucune au-
tre preuve, fut une affez bonne raifon pour les convaincre que leur perfua-
fion venoit de Dieu , quoi que l'Ecriture ne remarque pas par-tout qu'ils
ayent demandé ou reçu de telles preuves.
§. 16. Au refte, dans tout ce que je viens de dire, j'ai été fort éloigné
de nier que Dieu ne puiffe illuminer, ou qu'il n'illumine même quelquefois
TEfprit des hommes pour leur faire comprendre certaines véritez ou pour
les porter à de bonnes actions par l'influence & l'afliftance immédiate du
Saint Efprit, fans aucuns Agnes extraordinaires qui accompagnent cette
influence. Mais aufli dans ces cas nous avons la Raifon & l'Ecriture, deux
Règles infaillibles, pour connoître fi ces illuminations viennent de Dieu ou
non. Lorfque la vérité que nous.embraflbns, fe trouve conforme à la Re-
\-elation écrite, ou que l'action que nous voulons faire, s'accorde avec ce
que nous dicte la droite Raifon ou l'Ecriture Sainte, nous pouvons être
affûrez que nous ne courons aucun rifque de la regarder comme infpirée de
Dieu, parce qu'encore que ce ne foit peut-être pas une Révélation immé-
diate, inftillée dans nos Efprits par une opération extraordinaire de Dieu,
nous fommes pourtant fûrs qu'elle eft authentique par fa conformité avec la
vérité que nous avons reçue de Dieu. Mais ce n'elt point la force de la per-
fuafion particulière que nous fentons en nous-mêmes qui peut prouver que
c'eft une lumière ou un mouvement qui vient du Ciel. Rien ne peut le fai-
re que la Parole de Dieu écrite, ou la Raifon , cette règle qui nous eft com-
mune avec tous les hommes. Lors donc qu'une opinion ou une action eft
autorifée expreflement par la Raifon ou par l'Ecriture, nous pouvons la re-
garder comme fondée fur une autorité divine; mais jamais la force de notre
perfuafion ne pourra par elle-même lui donner cette empreinte. L'inclina-
tion de notre Efprit peut favorifer cette perfuafion autant qu'il lui plairra,
& faire voir que c'eft l'objet particulier de notre tendreffe, mais elle nefau-
roit prouver que ce foit une production du Ciel & d'une origine divine.
C II A-
De V Erreur. Liv. IV. 589
CHAPITRE XX. Chap. XX.
De T Erreur.
J. 1. /^Ohme la Connoiflance ne regarde que les véritcz vifibles & Les dures
\i certaines , l'Erreur n'efl pas une faute de notre Connoiflance, d* lE"'ur-
mais une méprife de notre Jugement qui donne fon confente-
ment à ce qui n'efl pas véritable.
Mais fi l'Aflentiment eft fondé fur la vraifemblance , fi la Probabilité eft
Je propre objet & le motif de notre affentiment , & que la Probabilité con-
fille dans ce qu'on vient de propofer dans les Chapitres précedens, on de-
mandera comment les hommes viennent à donner leur affentiment d'une
manière oppofée à la Probabilité', car rien n'eft plus commun que la con-
trariété des fentimens: rien de plus ordinaire que de voir un hommcquine
croit en aucune manière ce dont un autre fe contente de douter, & qu'un
autre croit fermement , faifant gloire d'y adhérer avec une confiance iné-
branlable. Quoi que les raifons de cette conduite puilTent être fort diffé-
rentes, je croi pourtant qu'on peut les réduire à ces quatre,
1 . Le manque de preuves.
2. Le peu d'habileté à faire valoir les preuves.
3. Le manque de volonté d en faire ufage.
4. Les faujfes règles de Probabilité.
§. 2. Premièrement par le manque de preuves je n'entens pas feulement le ». Le m»n.
défaut des preuves qui ne font nulle part, & que par conféquenton nefau- iuc de Pteuves*
roit trouver, mais le défaut même des preuves qui exiftent, ou qu'on peut
découvrir». Ainfi, un homme manque 'de preuves lorfqu'il n'a pas la com-
modité ou l'opportunité de faire les expériences &les obfervations qui fer-
vent à prouver une Propolition , ou qu'il n'a pas la commodité de ramaffer
les témoignages des autres hommes & d'y faire les réflexions qu'il faut. Et
tel eft l'état de la plus grande partie des hommes qui fe trouvent engagez
au travail, & affervis à la néceflité d'une baffe condition, & dont toute la
vie fe pafle uniquement à chercher dequoi fubfifter. La commodité que
ces fortes de gens peuvent avoir d'acquérir des connoiflances & de faire des
recherches , eft ordinairement refferree dans des bornes auffi étroites que
leur fortune. Comme ils employent tout leur temps &. tous leurs foins à
appaifbr leur faim ou celle de leurs Enfans , leur Entendement nefe remplit
pas de beaucoup d'inftruclion. Un homme qui confume toute fa vie dans
un Métier pénible, ne peut non plus s'inftruire de cette diverlîtédechofes
qui fe font dans le Monde, qu'un Cheval de forrime qui ne va jamais qu'au
Marché par un chemin étroit & bourbeux peut devenir habile dans la Car-
te du Pai's. Il n'eft pas, dis-je, plus poiîible qu'un homme qui ignore les
Langues, qui n'a ni loifir, ni Livres, ni la commodité de converfer avec dif-
férentes perfonnes, foit en état de ramafler les témoignages & les obferva-
Eeee 3 tions
?90 De l'Erreur. Liv.Wi
Chap. XX. tions qui exiftent actuellement & qui font néceffaires pour prouver plu-
fieurs Propofitions ou plutôt la plupart des Propofitions qui paffent pour
les plus importantes dans les différentes Sociétez des hommes, ou pour dé-
couvrir des fondemens d'affùrance aulîi folides , que la croyance des articles
qu'il voudroit bâtir deffus eft jugée néceffaire. De forte que dans l'état na-
turel & inaltérable où fe trouvent les chofes dans ce Mondé, & félon la con-
flitution des affaires humaines, une grande partie du Genre Humain eft iné-
vitablement engagée dans une ignorance invincible des preuves fur lesquel-
les d'autres fondent ces Opinions & qui font effectivement néceffaires pour
les établir. La plupart des hommes, dis-je, ayant affez à faire à trouver
les moyens de foûtenir leur vie, ne font pas en état de s'appliquer à ces
favantes & laboneufes recherches.
oiyeaien, que de- ff ? Dirons-nous donc, que la plus grande partie des hommes font li-
viendront ceux i < «• ' j i i- ■ < • • < • li 1 u
qui manquent de vrez par la neceiiite de leur condition , a une ignorance inévitable des cho-
pieuves? Réponfe. fes qLl'i[ |eur importe le plus de favoir?car c'eft fur celles-là qu'on eft natu-
rellement porté à faire cette Queftion. Eft-ce que le gros des hommes n'eft
conduit au Bonheur ou à la Mifére que par un hazard aveugle ? Eft-ce que
les Opinions courantes & les Guides autorifez dans chaque Pais font à cha-
que homme une preuve & une alîïïrance fuffifante pour rifquer, fur leur foi,
fes plus chers intérêts, & même fon Bonheur ou fon Malheur éternel? Ou
bien faudra-t=-il prendre pour Oracles certains & infaillibles de la Vérité
ceux qui enfeignent une chofe dans la Chrétienté , & une autre en Turquie?
Ou, eft-ce qu'un pauvre Païfan fera éternellement heureux pour avoir eu
l'avantage de naître en Italie; & un homme de journée, perdu fans reffour-
ce, pour avoir eu le .malheur de naître en Angleterre^. Je ne veux pas re-
chercher ici combien certaines gens peuvent être prêts à avancer quelques-
unes de ces chofes; ce que je l'ai certainement, c'eft que les hommes doi-
vent reconnoître pour véritable quelqu'une de ces Suppofitions ( qu'ils choi-
fiffent celle qu'ils voudront ) ou bien tomber d'accord que Dieu a donné
aux hommes des Facilitez qui iuffifent pour les conduire dans le chemin
qu'ils devroient prendre s'ils les employoient ferieufement à cet ufage, lors-
que leurs occupations ordinaires leur en donnent le loifir. Perfonne n'eft fi
fort occupé du foin de pourvoir à fa fubfiftance , qu'il n'ait aucun temps
de refte pour penfer à fon Ame & pour s'inftruire de ce qui regarde la Re-
ligion: & fi les hommes étoient autant appliquez à cela qu'ils le font à des
chofes moins importantes, il n'y en a point de fi preffé par la neceffité,
qu'il ne pût trouver le moyen d'employer plufieurs intervalles de loifir à
fe perfectionner dans cette efpèce de connoiffance.
§. 4. Outre ceux que la petiteffe de leur fortune empêche de cultiver
leur Efprit , il y en a d'autres qui font affez riches pour avoir des Livres &
les autres commoditez néçeffaires pour éclaircir leurs doutes & leur faire
voir la Vérité ; mais ils font détournez de cela par des obftacles pleins d'ar •
tifice qu'il eft affez facile d'appercevoir,fans qu'il foit néceffaire de les éta-
ler en cet endroit.
H. caufe de §• 5- En fécond lieu , ceux qui manquent d'habileté pour faire valoir les
l'Erreur, défaut preuves qu'ils ont, pour ainfi dire, fous la main, qui ne fauroient retenir
dans
De l'Erreur. Liv. IV. 591
dans leur Efprit une fuite de conféquences ni pefer exactement de combien C h a p. XX.
les preuves & les témoignages l'emportent les uns fur les autres, après avoir ffàaiTe pour
affigné à chaque circonltance fa jufte valeur, tous ceux-là, dis-je, qui ne preuves'.10'1 lu
font pas capables d'entrer dans cette diseuffion peuvent être aifément en-
traînez à recevoir des pofitions qui ne font pas probables. Il y a des gens
d'un feul Syllogilme, & d'autres de deux feulement. D'autres font capabLs
d'avancer encore d'un pas, mais vous attendrez en vain qu'ils aillent plus
avant ; leur comprehenfion ne s'étend point au de-là. Ces fortes de gens
ne peuvent pas toujours diftinguer de quel côté fe trouvent les plus fortes
preuves, ni par conféquent fuivre conftamment l'opinion qui eften elle-mê-
me la plus probable. Or qu'il y ait une telle différence entre les hommes
par rapport à leur Entendement, c'eft ce que je ne croi pas qui foit mis en
queflion par qui que ce foit qui ait eu quelque converfation avec fes voi-
fins, quoi qu'il n'ait jamais été, d'un 'côté, au Palais & à la Bourfe, ou
de l'autre dans des Hôpitaux & aux Petites-Maifons. Soit que cette dif-
férence qu'on remarque dans l'Intelligence des hommes vienne de quelque
défaut dans les organes du Corps, particulièrement formez pour la Penfée,
ou de ce que leurs Facilitez font grolîiéres ou intraitables faute d'ufage, ou
comme croyent quelques-uns, de la différence naturelle des Ames même
des hommes, ou de quelques-unes de ces chofes, ou de toutes prifes enfem-
blc, c'eft ce qu'il n'eft pas néceffaire d'examiner en cet endroit. Mais ce
qu'il y a d'évident, c'eft qu'il fe rencontre dans les divers Entendemens,
dans les conceptions & les raifonnemens des hommes une fi vafte différence
de dégrez, qu'on peut affùrer , fans faire aucun tort au Genre Humain , qu'il
y a une plus grande différence à cet égard entre certains hommes & d'au-
_ très hommes, qu'entre certains hommes & certaines Betes. Mais de favoir
d'où vient cela, c'eft une Queftion fpeculative qui, bien que d'une grande
conféquence, ne fait pourtant rien à mon préfent deffein.
§. 6. En troiiîéme lieu, il y a une autre forte de gens qui manquent de }'« deUvoîonté
preuves , non qu'elles foient au delà de leur portée , mais parce qu'ils ne veu-
lent pas en faire ufage. Quoi qu'ils ayent affez de bien & de loifir,& qu'ils
ne manquent ni de talens ni d'autres fecours , ils n'en font jamais fnieux
pour tout cela. Un violent attachement au Plaifir, ou une confiante ap-
plication aux affaires, détournent ailleurs les penfées de quelques-uns, une
Pareffe & une Négligence générale, ou bien une averfion particulière pour
les Livres , pour l'Etude , & la Méditation empêche d'autres d'avoir abfo-
lument aucune penfée ferieufe: & quelques-uns craignant qu'une recherche
exempte de toute partialité ne fut point favorable à ces opinions qui s'ac-
commodent le mieux avec leurs Préjugez, leur manière de vivre, & leurs
defi"eins,fê contentent de recevoir fans examen &fur la foi d'autrui ce qu'ils
trouvent qui leur convient le mieux , & qui eit autorifé par la Mode. Ainfi,
quantité de gens, même de ceux qui pourraient faire autrement, paffent
leur vie fans s'informer des probabilitez qu'il leur importe de connoître,
tant s'en faut qu'ils en faffent l'objet d'un alTentiment fondé en raifon ; quoi
que ces Probabilitez foient fi près d'eux qu'ils n'ont qu'à tourner les yeux
vers elles pour en être frapuz. On connoit des perfonnes qui ne veulent pas
hre
5"9^ De l'Erreur. Liv. IV.
Ch a P. XX. lire une Lettre qu'on fuppofe porter de méchantes nouvelles ; & bien des
gens évitent d'arrêter leurs comptes, ou de s'informer même de l'écat de
leur Bien, parce qu'ils ont fujet de craindre que leurs affaires ne foient en fort
mauvaife pofture. Pour moi,je ne faurois dire comment des perfonnes à qui de
grandes richeffes donnent le loifir de perfectionner leur Entendement, peu-
vent s'accommoder d'une molle & lâche ignorance, mais il me femble que
ceux-là ont une idée bien baffe de leur Ame,qui emploient tous leurs revenus
à des provifions pour le Corps , fans fonger à en employer aucune partie à
fe procurer les moyens d'acquérir de la connoiffance, qui prennent un grand
foin de paroître toujours dans un équipage propre & brillant , & fe croi-
roient malheureux avec des habits d'étoffe groffiére ou avec un jufte-au-
corps rapiécé, & qui pourtant fouffrent fans peine que leur Ame paroiffe
avec une Livrée toute ufée, couverte de médians haillons, telle qu'elle
lui a été préfentée par le Hasard ou par le Tailleur de fon Pais, c'eft-à-dire
pour quitter la figure, imbuë des opinions ordinaires que ceux qu'ils ont
fréquentez, leur ont inculquées. Je n'infifterai point ici à faire voir com-
bien cette conduite eft déraifonnable dans des perfonnes qui penfent à un
Etat-à-venir,&à l'intérêt qu'ils y ont, (ce qu'un homme raisonnable ne peuc
s'empêcher de faire quelquefois) je ne remarquerai pas non plus quelle
honte c'eft à ces gens qui méprifent fi fort la Connoiffance , de fe trouver
ignorans dans des chofes qu'ils font intéreffez de connoître. Mais une chofe
au moins qui vaut la peine d'être confiderée par ceux qui fe difent Gentils-
hommes & de bonne Maifon, c'eft qu'encore qu'ils regardent le Crédit, le
Refpeft,la Puiffance,& l'Autorité comme des appanages de leur Naiffan-
ce & de leur Fortune, ils trouveront pourtant que tous ces avantages leur
feront enlevez par des gens d'une plus baffe condition qui les furpaffent en
connoiffance. Ceux qui font aveugles , feront toujours conduits par ceux
qui voyent, ou bien ils tomberont dans la Foffe; & celui dont l'Enten-
dement eft ainfi plongé dans les ténèbres, eft fans doute le plus efclave&
le plus dépendant de tous les hommes. Nous avons montré dans les Ex-
emples précedens quelques-unes des caufes de l'Erreur où s'engagent les
homrrîes , & comment il arrive que des Ûoftrines probables ne font pas
toujours reçues avec un Affentiment proportionné aux raifons qu'on paut
avoir de leur probabilité; du refte nous n'avons conilderé jufqu'ici que les
Probabilitez dont on peut trouver les preuves , mais qui ne fe préfentent
v point à l'Efprit de ceux qui embraffent l'Erreur,
foires mefiués §• 7- 11 y a, en quatrième rjf dernier lieu , une autre forte de gens
de probabilité. qU\ t jors même que les Probabilitez réelles font clairement expofées à
leurs yeux, ne fe rendent pourtant pas aux raifons manifeftes fur lef-
quelles ils les voyent établies , mais fufpendent leur affentiment , ou le
donnent à l'opinion la moins probable. Les perfonnes expofées à ce
danger, font celles qui ont pris de fauffes mefures de probabilité, que
l'on peut réduire à ces quatre:
i . Des Proportions qui ne fout ni certaines ni évidentes en elles • mê-
mes , mais douteujes 13 faujfes , prifes four Principes.
2 Des Hypothefes reçues.
g. Des
De l'Erreur. Liv. IV. 593
3. Des P a filons ou des Inclinations dominantes. Cil a P. XX
4. L'Autorité.
§. 8. Le premier & le plus ferme fondement de la Probabilité , c'effc r. rropofitionj
la conformité qu'une chofe a avec notre ConnoifTance , & fur-tout avec pow^fncjpè'i?
cette partie de notre Connoiffimce que nous avons reçu & que nous
continuons de regarder comme autant de Principes. Ces fortes de Prin-
cipes ont une fi grande influence fur nos Opinions , que c'eft ordinai-
rement par eux que nous jugeons de la Vérité; & ils deviennent à tel
point la mefure de la Probabilité que ce qui ne peut s'accorder avec
nos Principes , bien loin de paffer pour probable dans notre Efprit , ne
fauroit fe faire regarder comme poffible. Le refpecl: qu'on porte à ces
Principes, eft fi grand, & leur autorité fi fort au deffus de toute au-
tre autorité , que non feulement nous rejettons le témoignage des hom-
mes, mais même l'évidence de nos propres Sens, lorsqu'ils viennent à
dépofer quelque chofe de contraire à ces Régies déjà établies. Je n'exa-
minerai point ici , combien la Doctrine qui pofe des Principes innez , &
que les Principes ne doivent point être prouvez ou mis en quejlion , a con-
tribué à cela; mais ce que je ne ferai pas difficulté de foûtenir, c'effc
qu'une vérité ne fauroit être contraire à une autre vérité, d'où je pren-
drai la liberté de conclurre que chacun devroit être foigneufement fur
les gardes lorsqu'il s'agit d'admettre quelque chofe en qualité de Prin-
cipe ; qu'il devroit l'examiner auparavant avec la dernière exactitude,
& voir s'il connoit certainement que ce foit une chofe véritable par
elle-même & par fa propre évidence, ou bien fi la forte affûrance qu'il
a qu'elle eft véritable , eft uniquement fondée fur le témoignage d'au-
trui. Car dès qu'un homme a pris de faux Principes & qu'il s'eft li-
vré aveuglément à l'autorité d'une opinion qui n'eft pas en elle-même
évidemment véritable, fon Entendement eft entraîné par un contrepoids
qui le fait tomber inévitablement dans l'Erreur.
5. 9. Il eft généralement établi par la coutume , que les EnFans re-
çoivent de leurs Pérès & Mères, de leurs Nourrices ou des perfonnes qui
fe tiennent autour d'eux , certaines Propofitions (& fur-tout fur le fujet de
la Religion) lesquelles étant une fois inculquées dans leur Entendement qui
eft fans précaution auffi bien que fans prévention, y font fortement em-
preintes , & foit quelles foient vrayes ou fauffes , y prennent à la fin de fi
fortes racines par le moyen de l'Education & d'une longue accoutumance
qu'il eft tout-à-fait impoffible de les en arracher. Car après qu'ils font de-
venus hommes faits, venant à refléchir fur leurs opinions, & trouvant celles
de cette efpèce auffi anciennes dans leur Efprit qu'aucune chofe dont ils fe
puiffent reffouvenir , fans avoir obfervé quand elles ont commencé d'y être
introduites ni par quel moyen ils les ont acquifes,ils font portez à les refpec-
ter comme des chofes facrées,ne voulant pas permettre qu'elles foient profa-
nées , attaquées , ou mifes en queftion,mais les regardant plutôt comme VU-
rim & le Thummim que Dieu a mis lui-même dans leur Ame, pour être les
Arbitres fouverains & infaillibles de la Vérité & de la Fauffeté, & autant
d'Oracles auxquels ils doivent en appeller dans toutes fortes de Controverfes.
Ffff §• 10. Cette
594 De l'Erreur. Liv. IV.
Chap. XX. §• IO- Cette opinion qu'un homme a conçu de ce qu'il appelle fes Prin-
cipes (quoi qu'ils puiffent être) étant une fois établie dans fon Efprit, il effc
aifé de fe figurer comment il recevra une Propofition , prouvée autïi claire-
ment qu'il eft poifible, fi elle tend à affoiblir l'autorité de ces Oracles in-
ternes , ou qu'elle leur foit tant foit peu contraire ; tandis qu'il digère fans
peine les chofes les moins probables & les abfurditez les plus groffiéres,
pourvu qu'elles s'accordent avec ces Principes favoris. L'extrême obftina-
tion qu'on remarque dans les hommes à croire fortement des opinions direc-
tement oppofées, quoi que fort fouvent également abfurdes, parmi les dif-
férentes Religions qui partagent le Genre Humain ; cette obftination , dis-
je, eft une preuve évidente auffi bien qu'une conféquence inévitable de cet-
te manière de raifonner fur des Principes reçus par tradition ; jufque-là que
les hommes viennent à désavouer leurs propres yeux,à renoncer à l'éviden-
ce de leurs Sens, & à donner un démenti à leur propre Expérience, plu-
tôt que d'admettre quoi que ce foit d'incompatible avec ces facrez dogmes.
Prenez un Luthérien de bon fens à qui l'on ait conilamment inculqué ce
Principe, (dès que fon Entendement a commencé de recevoir quelques no-
tions) Qu'il doit croire ce que croyent ceux de fa Communion, de forte qu'il
n'ait jamais entendu mettre en queftion ce Principe, jufqu'à ce que parve-
nu à l'âge de quarante ou cinquante ans , il trouve quelqu'un qui ait des
Principes tout différens ; quelle dispofition n'a-t-il pas à recevoir fans peine
la Doctrine de la Confié jlanîiaùon , non feulement contre toute probabilité,
mais même contre l'évidence manifefte de fes propres Sens ? Ce Principe a
une telle influence fur fon Efprit qu'il croira qu'une chofe eft Chair & Pain
tout à la fois, quoi qu'il foit impoiîible qu'elle foit autre chofe que l'un des
deux: & quel chemin prendrez- vous pour convaincre un homme de l'ab-
furdité d'une opinion qu'il s'eft mis en tête de foûtenir , s'il a pofé pour
Principe de Raifonnement, avec quelques Philofophes , Qu'il doit croire
fa Raifon (car c'eft ainfi que les hommes appellent improprement les Argu-
mens qui découlent de leurs Principes ) contre le témoignage des Sens.
Qu'un Fanatique prenne pour Principe que lui ou fon Docteur eftinfpiré &
conduit par une direction immédiate du Saint Efprit ; c'eil en vain que
vous attaquez fes Dogmes par les raifons les plus évidentes. Et par confé-
quent tous ceux qui ont été imbus de faux Principes ne peuvent être tou-
chez des Probabilitez les plus apparentes & les plus convaincantes , dans des
chofes qui font incompatibles avec ces Principes, jufqu'à ce qu'ils en foient
venus à agir avec eux-mêmes avec une candeur & une ingénuité qui les
porte à examiner ces fortes de Principes, ce que plufieurs ne fe permettent
jamais.
MineTuv^lh".'' §• II- Après ces gens-là viennent ceux dont î Entendement eft comme jet té
fes. au meule d"une Hypothefe reçue , c'eft leur fphére ; ils y font renfermez & ne
vont jamais au delà. La différence qu'il y a entre ceux-ci & les autres dont
je viens de parler, c'eft que ceux-ci ne font pas difficulté de recevoir un
point de fait , & conviennent fans peine fur cela avec tous ceux qui le leur
prouvent, desquels ils ne différent que fur les raifons de la Chofe & fur la
manière d'en expliquer l'opération. Ils ne fe défient pas ouvertement de
leur»
De l'Erreur. Liv. IV. 5*9/
leurs Sens, comme les premiers; ils peuvent écouter plus patiemment Chap.XX.
les inftruétions qu'on leur donne , mais ils ne veulent faire aucun fond
fur les rapports qu'on leur fait pour expliquer les chofes autrement
qu'ils ne les expliquent , ni fe laiffer toucher par des Probabilitez qui
les convaincroient que les chofes ne vont pas juftement de la même
manière, qu'ils l'ont déterminé en eux-mêmes. Et en effet, ne feroit-
ce pas une chofe infupportable à un favant Profeffeur de voir fon au-
torité renverfée en un inftant par un Nouveau-venu , jufqu'alors incon-
nu dans le Monde, fon autorité, dis-je, qui eft en vogue depuis tren-
te ou quarante ans, foùienuë par quantité de Grec & de Latin, ac-
quife par bien des lueurs & des veilles, & confirmée par une tradition
générale, & par une Barbe vénérable? Qui peut jamais efpérer de ré-
duire ce Profeffeur à confeffer que tout ce qu'il a enfeigné à fes Eco-
liers pendant trente années ne contient que des erreurs & des mépri- •
fes, & qu'il leur a vendu bien cher de l'ignorance & de grands mots
qui ne lignifioient rien? Quelles probabilitez, dis-je, pourraient être
allez conliderables pour produire un tel effet? Et qui eft-ce qui pour-
ra jamais être porté par les Argumens les plus preffans à fe dépouiller
tout d'un coup de toutes fes anciennes opinions & de fes prétentions
à un Savoir à l'acquilition duquel il a donné tout fon temps avec une
application infatigable, & à prendre des notions toutes nouvelles après
avoir entièrement renoncé à tout ce qui lui faifoit le plus d'honneur
dans le Monde? Tous les Argumens qu'on peut employer pour l'enga-
ger à cela , feront fans doute auifi peu capables de prévaloir fur fon
Efprit que les efforts, que fit Borée pour obliger le Voyageur à quit-
. ter fon Manteau qu'il tint d'autant plus ferme que le Vent fouffloit
avec plus de violence. On peut rapporter à cet abus qu'on fait de
fauffes Hypothefes , les Erreurs qui viesnent d'une Hypothefe véritable
ou de Principes raifonnables , mais qu'on n'entend pas dans leur virai
fens. Les exemples de ceux qui foûtiennent différentes opinions , mais
qu'ils fondent tous fur la vérité infaillible des faintes Ecritures , font
une preuve inconteftable de cette efpèce d'erreurs. Tous ceux qui le
difent Chrétiens , reconnoiffent que le Texte de l'Evangile qui dit ,
MsTttvcsïTc, oblige à un devoir fort important. Cependant combien fera
erronnée la pratique de l'un des deux qui n'entendant que le François,
fuppofera que cette Règle efh félon une Traduction, Repentez - vous , ou
félon l'autre, Faites pénitence?
§. 12. En troifiéme lieu, les Probabilitez qui font contraires aux de- '• nc? P'^ons
firs & aux parlions dominantes des hommes , courent le même danger
d'être rejettées. Que la plus grande Probabilité qu'on puiffe imaginer,
fe préfente d'un côté à l'Efprit d'un Avare pour lui faire voir J'injuf-
tice & la folie de fa palîion , & que de l'autre il voye de l'argent à
gagner, il eft aile de prévoir de quel côté panehera la balance. Ces
Ames de boûè' femblables à des remparts de terre réiiftent aux plus
fortes batteries ; & quoi que peut-être la force de quelque Argument
évident faffe quelque imprelîion fur elles en certaines rencontres , ce-
Ffff 2 pendant
59$
De l'Erreur. Liv. IV.
Caxv. XX.
* Quoi velumus
fauté credim»s.
Moyens d'echa-
per aux Proba-
bilitez , l. So-
philtiquerie
luppoiee.
II. Argamens
fuppofez pour
le Parti contraire,
Quelles proba-
bilités déierrui-
nent l'Anemi-
raesc
pendant elles demeurent fermes & tiennent bon contre la Vérité leur En-
nemie, qui voudroit les captiver, ou les traverfer dans leurs deffeins. Di-
tes à un homme palTionnément amoureux , qu'il efl duppé ; aportez-lui
vingt témoins de l'infidélité de fa Maîtreffe , il y a à parier dix contre un ,
que trois paroles obligeantes de cette Infidelle renverferont en un moment
tous leurs témoignages. * Nous croyons facilement ce que nous de/irons ; c'eft
une vérité dont je croi que chacun a fait l'épreuve plus d'une fois : & quoi
que les hommes ne puiffent pas toujours fe déclarer ouvertement contre des
Probabilitez manifeftes qui font contraires à leurs fentimens , & qu'ils ne
puiffent pas en éluder la force , ils n'avouent pourtant pas la confèquence
qu'on en tire. Ce n'efl pas à dire que l'Entendement ne foit porté de fa na-
ture à fuivre conftamment le parti le plus probable , mais c'eft que l'homme
a la puiffance de fulpendre & d'arrêter fes recherches , & d'empêcher fon
Efpiït de s'engager dans un examen abfolu & fatisfaifant , aufii avant que la
matière en queftion en eft capable, & le peut permettre. Or jufqu a ce
qu'on en vienne là, il reliera toujours ces deux moyens d'écbaper aux probabi-
lités les plus apparentes.
§. 13. Le premier eft, que les Argumens étant exprimez par des paro-
les , comme font la plupart , il peut y avoir quelque fophijliquerie cachée dans
les termes; & que, s'il y a plufieurs conféquences de fuite, il peut y en a-
voir quelqu'une mal liée. En effet , il y a fort peu de difcours , qui foient
fi ferrez, fi clairs, & fi juftes, qu'ils ne puiffent fournir à la plupart des
gens un prétexte affez plaufible de former ce doute , & de s'empêcher d'y
donner leur confentement fans avoir à fe reprocher d'agir contre la fincerité
ou contre la Raifon, par le moyen de cette ancienne réplique, Non per-
fuadebis etiamfi perfuaferis , „ Quoi que je ne puiffe pas vous répondre, je
,, ne me rendrai pourtant point.
§. 14. En fécond lieu , je puis échaper aux Probabilitez manifeftes &
fufpendre mon confentement, fur ce fondement que je ne fai pas encore
tout ce qui peut être dit en faveur du parti contraire. C'eft pourquoi bien
que je fois battu, il n'eft pas néceffaire que je me rende, ne connoiflant pas
les forces qui font en referve. C'eft. un refuge contre la conviction, qui eft
fi ouvert, & d'une fi vafte étendue, qu'il efl difficile de déterminer quand un
homme en efl tout-à- fait exclu.
§. 15. Cependant il a fes bornes; & lorfqu'un homme a recherché foi-
gneufement tous les fondemens de Probabilité & à' h probabilité, lorfqu'il a
fait tout fon pofïible pour s'informer fincerement de toutes les particularitez
de la Queftion , & qu'il a afiemblé exactement toutes les raifons qu'il a pu
découvrir des deux cotez, dans la plupart des cas il peut venir à connoître
fur le tout de quel côté fe trouve la probabilité : car fur certaines matières
de raifonnement il y a des preuves qui étant des fuppofitions fondées fur une
expérience univerfelle, font fi fortes & fi claires; & fur certains points
de fait, les témoignages font fi univerfels , qu'il ne peut leur refu fer fon con-
fentement. De forte que nous pouvons conclurre , à mon avis , qu'à l'é-
gard des Propofitions, où encore que les Preuves qui fe préfëntent à nous
foient fort coiifîderables, il y a pourtant des raifons fuffifantesde foupçon-
7)e V Erreur. Liv. IV. 5><- 7
ner qu'il y a de la fophiftiquerie dans les termes, ou qu'on peut produire Clli
des preuves d'un aufli grand poids en faveur du parti contraire, alors 1
fentiment,la fufpenfion ou le difTentimentfontfouvent des aftes volontaires.
Mais lorfque les preuves font de nature à rendre la chofe en queftion e
trèmement probable, fans avoir un fondement fulfifantde foupçonner qui!
y ait rien de fophiltique dans les termes (ce qu'on peut découvrir avec..::
peu d'application ) ni des preuves également fortes de l'autre côté , qui
n'ayent pas encore été découvertes, (ce qu'en certains cas la nature de la-
chofe peut encore montrer clairement à un homme attentif ) je croi, dis-je,
que dans cette occafion un homme qui a confideré mûrement ces preuves ,
ne peut guère refufer fon confentement au côté de la Queftion qui pa-
roît avoir le plus de probabilité. S'agit-il, par exemple, de favoir fi des
caractères d'Imprimerie mêlez confufément enfemble pourront fe trouver
fouvent rangez de telle manière qu'ils tracent fur le Papier un Dif-
cours fuivi , ou fi un concours fortuit d'Atomes , qui ne font pas con-
duits par un Agent intelligent, pourra former plufieurs fois des Corps
d'une certaine efpèce d'Animaux ; dans ces cas & autres femblables ,
il n'y a perfonne , qui , s'il y fait quelque réflexion , puiffe douter le moins du
monde quel parti prendre , ou être dans la moindre incertitude à cet égard.
Enfin lorfque la chofe étant indifférente de fa nature & entièrement dépen-
dante des Témoins qui en atteftent la vérité, il ne peut y avoir aucun lieu
de fuppofer qu'il y a un témoignage auffi fpecieux contre que pour le fait at-
tefté, duquel on ne peut s'inftruire que par voye de recherche , comme eft,
par exemple , de favoir s'il y avoit à Rome , il y a 1 700. ans , un homme tel
que Jules Ce'far ; dans tous les cas de cette efpèce je ne croi pas qu'il foit au
pouvoir d'un homme raifonnable de refufer fon affentiment & d'éviter de
fe rendre à de telles Probabilitez. Je croi au contraire que dans d'autres
cas moins évidens il eft au pouvoir d'un homme raifonnable de fufpendre
fon afientiment, & peut-être même de fe contenter des preuves qu'il a, fi
elles favorifent l'opinion qui convient !e mieux avec fon inclination ou fon
intérêt , & d'arrêter là fes recherches. Mais qu'un homme donne fon con- •
fentement au côté où il voit le moins de probabilité, c'eft une chofe qui
me paroît tout-à-fait impraticable ; & aufli impoflibîe qu'il l'eft de croire
qu'une même chofe foit tout à la fois probable &. non-probable.
§. 16. Comme la Connoiffance n'eft non plus arbitraire que la Percep-
tion , je ne croi pas que l'Afîentiment foit plus en notre pouvoir que la Con- q^Ta en'no
noiffance. Lorfque la convenance de deux Idées fe montre à mon Efprit, ^^'"I,eoir0de
ou immédiatement, ou par le fecours delà Raifon, je ne puis non plus refufer Adentimcr.-. '
del'appercevoirniéviterdelaconnoîtreque je puis éviter de voir les Objets
verslefquelsje tourne les yeux & que je regarde en plein midi; & ce que je
trouve le plus probable après l'avoir pleinement examiné, je ne puis refufer
d'y donner mon confentement. Mais quoi que nous ne puiflions pas nous em-
pêcher de connoître la convenance de deux Idées, lorfque nous venons à l'ap-
percevoir, ni de donner notre affentiment aune Probabilité dès qu'elle fe mon-
tre viiiblement à nous après un légitime examen de tout ce qui concourt à l'éta-
blir, nous pouvons nourtant arrêter les progrès de notreConnoiflance & de no-
Ffff 3 tte
giereue.
^98 De l'Erreur. Liv. IV.
Chap. XX. treAflentiment, en arrêtant nos perquifitions, & en ceflanH'employer no«
Facultez à la recherche de la Vérité. Si cela n'étoit ainfi, l'Ignorance, l'Erreur,
ou l'Infidélité ne pourroient être un péché en aucun cas. Nous pouvons donc
en certaines rencontres prévenir, ou fufpendre notre aiTentiment. Mais un
homme verfé dans l'Hifloire moderne ou ancienne peut-il douter s'il y a
un Lieu tel que Rome, ou s'il y a jamais eu un homme tel que Jules
Céfarl Du relie, il efb confiant qu'il y a un million de véritez qu'un
' homme n'a aucun intérêt de connoitre, ou dont il peut ne fe pas croi-
Roi d'An- re intereffé de s'inflruire, comme fi * Richard III. étoit boffu ou non,
fi Roger Bacon étoit Mathématicien ou Magicien, &c. Dans ces cas
& aucres fembiables, où perfonne n'a aucun intérêt à fe déterminer
d'un côté ou d'autre, nulle de Tes aftions ou de Tes defTeins ne dépen-
dant d'une telle détermination, il n'y a pas lieu de s'étonner que l'Ef-
prit embraife l'opinion commune, ou fe range au fentiment du pre-
mier venu. Ces fortes d'opinions font de fi peu d'importance que fem-
biables à de petits Moucherons, voltigeans dans l'air, on ne s'avife guè-
re d'y faire aucune attention. Elles font dans l'Efprit comme par ha-
zard; & on les y lailfe flotter en liberté. Mais lorfque l'Efprit juge
que la Propofition renferme quelque chofe à quoi il prend intérêt,
lorfqu'il croit que les conféquences qui fuivent de ce qu'on la reçoit
ou qu'on la rejette, font importantes, & que le Bonheur ou le Mal-
heur dépendent de prendre ou de refufer le bon parti, de forte qu'il
s'applique ferieufement à en rechercher & examiner la Probabilité , je
penfe qu'en ce cas-là nous n'avons pas le choix de nous déterminer
pour le côté que nous voulons, s'il y a entr'eux des différences tout-
à-fait vifibles. Dans ce cas la plus grande Probabilité déterminera , je
croi, notre afientiment; car un homme ne peut non plus éviter de
donner fon affentiment, ou de prendre pour véritable, le côté où il
apperçoit une plus grande probabilité, qu'il peut éviter de reconnoitre
une Propofition pour véritable, lorfqu'il apperçoit la convenance ou la
difconvenance des deux Idées qui la compofent.
Si cela efb ainfi, le fondement de l'Erreur doit confifler dans de fauffes
mefures de Probabilité, comme le fondement du Vice dans de fauffes mefu-
res du Bien.
*" Jau(rebmep' S- I7- La quatrième & dernière fauffe mefure de Probabilité que j'aidef-
k, t'Amite.' fem de remarquer & qui retient plus de gens dans l'Ignorance & dans l'Er-
reur, que toutes les autres enfemble, c'efl ce que j'ai déjà avancé dans le
C apitre précèdent, qui efl de prendre pour règle de notre afientiment les
Opinions communément reçues parmi nos Amis, ou dans notre Parti, en-
tre nos Voifins, ou dans notre Païs. Combien de gens qui n'ont point d'au-
tre fondement de leurs opinions que l'honnêteté fuppofée, ou le nombre
de ceux d'une même Proreffion ! Comme fi un honnête homme ou unfavant
de prufeflion ne pouvoient point errer , ou que la Vérité dût être établie par
le fuffrage de la Multitude. Cependant la plupart n'en demandent pas da-
vantage pour fe déterminer. Un tel fentiment a été attelle par la Vénéra-
ble Antiquité, il vient à moi fous le paffeport des fiécles précedens,
donc
De l'Erreur. Liv. IV. 599
donc je fuis à l'abri de l'erreur en le recevant. D'autres perfonnes Chap. XX,
ont été & font dans la même Opinion , ( car c'eft là tout ce qu'on
dit pour l'autorifer) & par conféquent j'ai raifon de l'embraiTer. Un
homme feroit tout auffi bien fondé à jetter à croix ou à pile pour fa-
voir quelles opinions i! devroit embraflèr, qu'à les choifir fur de telles
règles. Tous les hommes font fujets à l'Erreur ; & plufîeurs font ex-
pofez à y tomber, en plufîeurs rencontres, par paflion ou par intérêt.
Si nous pouvions voir les fecrets motifs qui font agir les perfonnes de
nom, les Savans, & les Chefs de Parti, nous ne trouverions pas tou-
jours que ce foit le pur amour de la Vérité qui leur a fait recevoir
les' Doctrines qu'ils profeffent & foùtiennent publiquement. Une cho-
fe du moins fort certaine, c'eft qu'il n'y a point d'Opinion û abfurde
qu'on ne puifle embraffer fur ce fondement dont je viens de parler,
car on ne peut nommer aucune Erreur qui n'aît eu {"es Partifans : de
forte qu'un homme ne manquera jamais de fentierstortus, s'il croit être dans
le bon chemin par-tout où il découvre des fentiers que d'autres ont tracé.
g. 18. Mais malgré tout ce grand bruit qu'on fait dans le Monde fur les Les Hommes
Erreurs & les diverfes Opinions des hommes, je fuis obligé de dire, pour ltg°zà/nsm'
rendre jultice au Genre Humain , ^uii ri y a pas tant de gens dans l'Erreur '■ g«nd nom.
&f entêtez de faujfes opinions qu'on le fuppofe ordinairement : non que je qu'on^'înwgine.
croye qu'ils embraflent la Vérité, mais parce qu'en effet fur ces Doctrines
dont on fait tant de bruit, ils n'ont absolument point d'opinion ni aucune
penfée poiitive. Car fi quelqu'un prenoit la peine de catechifer un peu la
plus grande partie des Partifans de la plupart des Sectes qu'on voit dans le
Monde, i! ne trouveroit pas qu'ils ayent en eux-mêmes aucun fentiment ab-
folu fur ces Matières qu'ils foùtiennent avec tant d'ardeur: moins encore
auroit-il fujet de penfer qu'ils ayent pris tels ou tels fentimens fur l'examen
des preuves & fur l'apparence des Probabilitez fur lefquelles ces fentimens
font fondez. Ils font réfolus de fe tenir attachez au Parti dans lequel l'E-
ducation ou l'Intérêt les a engagez; & là comme les (impies foldats d'une
Armée, ils font éclater leur chaleur & leur courage félon qu'ils font dirigez
par leurs Capitaines fans jamais examiner la caufe qu'ils défendent, ni mê-
me en prendre aucune connoiifance. Si la vie d'un homme fait voir qu'il
n'a aucun égard fincére pour la Religion, quelle raifon pourrions-nous avoir
de penfer qu'il fe rompt beaucoup la tête à étudier les Opinions de fonEgli-
' fe , & à examiner les fondemens de telle ou telle Doctrine ? Il fuffit à un tel
homme d'obeïr à fes Conducteurs , d'avoir toujours la main & la langue
prête à foûtenir la caufe commune, & de fe rendre par-làrecommandableà
ceux qui peuvent le mettre en crédit, lui procurer des Emplois , ou de l'ap-
pui dans la Société. Et voilà comment les hommes deviennent Partifans &
Djfenfeurs des Opinions dont ils n'ont jamais été convaincus ou inftruits,
& -dont ils n'ont même jamais eu dans la tête les idées les plus fuperficielles;
de forte qu'encore qu'on ne puifle point dire qu'il y aît dans le Monde moins
d'Opinions abfurdes ou erronées qu'il n'y en a , il eft pourtant certain qu'il
y a moins de perfonnes qui y donnent un affentiment actuel, & qui les pren-
nent fauflement pour des véritcz , qu'on ne s'imagine communément.
CHA-
6qq
De la Divifion des Sciences, Liv. IV.
Chap. XXL
Les Science» di-
vilecs en trois
JETpcces.
I. rliyfique.
* i/VTlK^.
il. Pratique.
* IIi&iniKi)'.
III. Con.-.oi.Cin-
se des fignes.
* \oyui du
est \oya qui
: nsiu'c.
CHAPITRE XXL
£V /<? Divifion des Sciences.
S
TTOut ce qui peut entrer dans la fphére de l'Entendement
Humain, étant en premier lieu, ou la nature des Chofes
telles qu'elles font en elles-mêmes , leurs relations & leur manière
d'opérer; ou en fécond lieu, ce que l'Homme lui-même efl obligé. de
faire en qualité d'Agent raifonnable & volontaire pour parvenir à quel-
que fin & particulièrement à la Félicité; ou en troifiéme lieu, les mo-
yens par où l'on peut acquérir la connoifTance de ces chofes & la com-
muniquer aux autres; je croi qu'on peut divifer proprement la Science
en ces trois Efpéces.
§. 2. La première efl la connoifTance des chofes comme elles font
dans leur propre exiflence, dans leurs conflitutions, propriétez coopé-
rations, par où je n'entens pas feulement la Matière & le Corps, mais
auffi les Efprits, qui ont leurs natures, leurs conflitutions, leurs ope-
rations particulières auffi bien que les Corps. C'efl ce que j'appelle *
Phyfique ou Philofophie naturelle, en prenant ce mot dans un fens un
peu plus étendu qu'on ne fait ordinairement. La fin de cette Scien-
ce n'efl que la fimple fpeculation ; & tout ce qui peut en fournir le fujet à
I'Efprit de l'homme, efl de fon diflricl, foit Dieu lui-même, les Anges,
les Efprits; les Corps, ou quelqu'une de leurs Affections, comme le Nom-
bre, & la Figure, &c.
§. 3. La féconde que je nomme* Pratique, enfeigne les moyens de bien
appliquer nos propres Puiffances & Aclions , pour obtenir des chofes bon-
nes & utiles. Ce qu'il y a de plus confiderable fous ce chef, c'efl la Mora-
le ,. qui confifle à découvrir les règles & les mefures des Aclions humaines
qui conduifent au Bonheur, &les moyens de mettre ces régies en pratique.
Cette féconde Science fe propofe pour fin , non la fimple fpeculation & la
connoifTance de la Vérité , mais ce qui efl jufle, & une conduite qui y foit
conforme.
§. 4. Enfin la troifiéme peut. être appellée gvuisiutiw ou la connoijfance
des fignes; & comme les Mots en font la plus ordinaire partie, elle efl auffi
nommée afTez proprement * Logique : fon emploi confifle à confiderer la na-
ture des lignes dont I'Efprit fe fert pour entendre les chofes , ou pour com-
muniquer fa connoifTance aux autres. Car puifqu'entre les chofes que I'Ef-
prit contemple il n'y en a aucune, excepté lui-même, qui foit préfente à
l'Entendement, il efl néceflaire que quelque autre chofe fe préfente à lui
comme figne ou repréfentation de la choie qu'il confidére ; & ce font les
Idées. Mais parce que la fcene des Idées qui conftituè' les penfées d'un
nomme, ne peut pas paroître immédiatement à la vûè* d'un autre homme,
ni être confervée ailleurs que dans la Mémoire } qui n'efl pas un refervoir
fort
De la jQivi/ron des Sciences. L i v. IV. 6"oi
fort affuré, nous avons befoin de fignes de nos Idées pour pouvoir nous en- Ciîap. XXI.
tu -communiquer nos penfées aulli bien que pour les enregîtrer pour notre
propre ufage. Les lignes que les hommes ont trouve les plus commodes &
dont ils ont fait par conféquent un ufage plus général ; ce font les fons arti-
culez. C'en: pourquoi la considération des Idées & des Mots , entant qu'ils
font les grands Inflrumens de la Connoiflance , fait une partie aflez. impor-
tante de leurs contemplations , s'ils veulent envifxger la connoiflance hu-
maine dans toute fon étendue. Et peut-être que fi l'on confideroit diftinéte-
ment&avec tout le foin poflible cette dernière efpèce de Science qui roule
fur les Idées & les Mots, elle produirait une Logique & une Critique dif-
férentes de celles qu'on a vues jufqu'à prélent.
§- 5. Voilà, ce me femble, la première, la plus générale, & la plus CeftfihprfmMM
naturelle divifion des Objets de notre Entendement. Car l'Homme ne SoÏÏt
peut appliquer fes penfées , qu'A la contemplation des chofes mêmes , pour fan<;e<
découvrir la Vérité; ou Aux chofes qui font en fa puiflance, c'eft-à-dire,
à fes propres aiïioiis, pour parvenir à les fins ; qu Aux fignes dont l'Efpric
fe fert dans l'une & l'autre de ces recherches , & dans le jufte arrangement
de ces fignes mêmes, pour s'inftruire plus nettement lui-même. Or com-
me ces trois articles, (je veux dire les Chofes entant qu'elles peuvent être
connues en elles-mêmes, les Allions entant qu'elles dépendent de nous par
rapport à notre Bonheur, & l 'ufage légitime des fignes pour parvenir à la
Connoiflance) font tout-à-fait differens, il me femble aufli que ce font
comme trois grandes Provinces dans le Monde Intellectuel , entièrement
feparées & diftinctes l'une de l'autre.
FIN du Quatrième & Dernier Livre.
Gggg TABLE
TABLE
DES
PRINCIPALES MATIERES.
A.
^gOk ";^ s tr acti on, ce que c'eft. 112.5.9.
<ffî Elle met une parfaite difnnce entre
A
les hommes & les Bêtes. HUA. 10.
Idées <rôy?r«tf«,commentfonnées.a3i.
5-<5, 7,8- , _
Les termes abfiraits ne fauroient être amrmez
l'un de l'autre. 383 §. 1.
[Accident , ce que c'eit. 130. §. 1.
ACIions , rien ce découvre mieux les Principes des
hommes que leurs adions. 28. §. 7.
•Il n'y a que deux fortes à'aclior.s. 180. 5.4.
Une Atlion désagréable peut devenir agréable,
& comment, m 7. §.6 •.
Nulles aMhns coniïderées en différens temps ne
peuvent être les mêmes. 159 5- 7-
Aillons corrfiderées comme des Modes , ou par
rapport a ce qu'elles ont de moral. 2Sj. $. 15.
Adoration, l'idée à' Adoration n'eft pas innée. 44,
45- §-7- r , .„
Affirmations , elles ne roulent que fur des idées
concrètes. 384. §. 1.
Algèbre, ion ufage. 539. §.15.
Altération, ce que c'eft, 155. §.2.
Ame, elle ne pènfe pis toujours. 64. § 9, vc
Elle ne penie pas dans un profond lbmmeil. <5j.
g. 1 1 , vc.
bon immatérialité nous eft inconnue. 445. 5- 6.
La Religion n'eft pas intereffée dans l'immaté-
rialité de YAme. ibid.
Notre ignorance fur la nature de YAnie. z-5.
§■27.
Combien les actions de YAme font fabites. 100.
§. 10.
Amour , ce que c'eft. 17;. §.4.
Analogie, combien utile dans la Fhyfiqne. 553. 5.
ri.
Antipathie & Sympathie, quelle en eft la fource.
317. •). 7.
Si cl es font naturelles ou acquifes. ilul. §.78.
Elles font caufées quelquefois par la connexion
des idées.
'Argument , il y en a de quatre fortes.
1. A;l verecundiam. ^71. §. T9.
2. Ad ignoraatiam. ibid. S. 20.
3. Ad ho l. §. 21.
4. Ad judictum ibid. 5 22.
Arithmétique, l'ufage des Chiffres dans l' Arithmé-
tique. 453. g. 10.
Les chofes Artificielles font la plupart des idées-
colleétives. 250. §. 3.
Pourquoi nous fommes moins fujets à tomber
dans la confufion à l'égard des chofes Artificiel-
les que des Naturelles. 37 y. §. 40.
31 y a des Efpèces diftinétes de chofes artificiel-
'«• 375» §-4i-
AJfenttmtnt qu'on donne aux Maximes, rr. §. 10.
Dès qu'0,1 les entend & qu'on comprend les ter-
mes qu'on employé pour les exprimer^c'eft un
ligne que ces fropuiitior.s fontiéviderfles par el-
les-mêmes. 15. §.f].ècfag.i6. §. 18.
Et non pas qu'elles font innées, ibid, 17. §.19,
20. pag. 52. §.19.
L'Ailentnnent tombe fur des Propofitions. 542;
S. 3-
Ce que c'eft. 544. §. 3.
Il doit être proportionné aux preuves. 546. §. ti
Il dépend fouvent de la Mémoire, ibid. §. 1 , 2.
En quelles rencontres il eft volontaire de refufer
ou de fuirendre fon confentement , 8c en quel-
les occalîons il eft nécefiaire. 596. S- 15 , 16.
AJJociation d'Idées. 315.
Comment elle fe fait. 317. §-6.
Ses mauvais effets, comme à l'égard des Anti-
pathies. 317.318.5.7,8. 319.5.15.
A l'égard des Erreurs de l'Efprit 318. 5-9, 10.
Et cela dans des Sedtes de Philofophie & de Re-
ligion. 320. g 18.
Le temps remédie quelquefois à ces inconve-
niens, & comment. 319. 5- 13-
Exemples du mauvais effet de l'affociation des
Idées. 3T9. 5. 14, cjrc.
Les dangereufes influences qu'elle a fur les Ha-
bitudes intellectuelles. 320.5. 17-
Afjurance, quand on y ell parvenu. 549. 5.6.
A'théifmc dans le Monde. 45. 5- 8.
Atome . ce que c'eft. 260. 5 3 .
Aveugle , fi un aveugle venoit à voir , il ne con-
noitroit pas par le moyen de la vûë un Globe
d'avec un Cube , quoi qu'il les diftinguât par l'at-
touchement. 99. 5-8.
Autorité , fuivre les fentimens des autres hommes,
grande fource d'Erreur. 598. 5- 17.
Axiomes, ne font pas les fondeniens des Sciences.
487.5.1,0V.
B.
TABLE DES MATIERE
c
B.
BEtes Bsotbs, Elles n'ont pas des idées
univerfelles. 112.. 5. 10, n.
Ni des idées abftraites. 112. g. 10.
Si elles ont du fentiment , elles penfent 71.
S 19-
bi elles penfent.ee qu'eft le Principe penfant qui
elt en elles, ibid.
Bien & mal, ce que c'eft. 175.5.1. 100.541.
Le plus grand Bien ne détermine pas la Volon-
té. 159- 5- 3î- 197- S-38- ioi.g.44-
Pourquoi. 101.5 44> 46. 111. §. 59 > 60,64,
6s, 68.
Il y a deux fortes de Biens, m. §.6x.
Le Bien n'agit fur la Volonté que par le Defir.
203.5.46.
Comment on peut exciter le defir du Bien. 103.
§• 46,47.
Souvetain Bien, en quoi il confifte. 108. J. 55;.
Bonheur , ce que c'eft. ioo. 5-41-
Quel Bonheur les hommes recherchent. «£.5.43.
Commi-nt il arrive que nous nous contentons
d'un bonheur peu étendu. 11 1. 5 59-
C.
CAPACITE". Iip. 5-3-
11 et utile de connoître lYtendnë de nos
Cipacitez. 3 3 4' (-e:te connoiffance eft
propre a guérir du Scepticifine Se de h Parefle.
6-5 6. - ;
Nos capacitif lont proportionnées a noire Etat
ent. 4-5- S-
Caufe, ce que c'eft 154,1--,-. Ç r.
Ce qui e[i , eft; pas reçue avec
un confen énéral. 8 ij. 4.
Certitude: id !e l'intuition 431. 5. r.'
En quoi cl'e confifte. -171 '". 18.
Certitude de Vérité. -'7 7 5 3.
Certitude de Connoiffance ibid. à regard des
S ub fiances, on ne peut trouver d.' certitude que
dans un fort petit nombre de Pfopofîtiohs géné-
rales. 484. 5 f 3- Et pourquoi. 4^6. 5- r 5.
Où l'on peut trouver la certitu le. 4S7. 5. 16.
Certitude verbale. 508 g.8 RétWe^tèid.
Connoiffance f 1 plus grande certitude
que nous ayions de l'exiftence. 513 J.i.
Char.l & froid, comment la fei • ces deux
chofes eft produite parla même eau dan le ê-
m ■ temps, 9.}. 5 "■
Cheveu, comm nt il paroit à travers un Microf-
cope. 135. 5 ' '•
Citations , ci n peu l'on d ; 5 5 1. J. r r .
Clarté: F.l'e feule empêche la confullon
109- 5-3
Ce que c'ell qu'Idées Claires & obfcures. 2$8. $. 2.
Cthiiitien, ce que c'eft. 185. 5.13.
Colère, ce que c'eft. 177 5 ,1-
Commentaires fur ies Lo x , pourquoi infinis. 387,
5.9.
Idées Complexes, comment on les forme. 110. 5.
6. 110. 5. 1.
A l'égard de ces I dêes l'Efprit eft pi -s que paflif.
Ii6,ri7. 5.1,1.
Elles peu "ent être réduites à ces trois fortes,
Modes, Subftanccs tic Relations. 117 § 3.
Comparer des Idées, ce que c'e:t. uo. 5- 4-
En cela les Hommes furpaflent les Bêtes, no,
m. 5.6.
Idées complètes. 198. ej-c. Nous n'avons point d'i-
dées complètes d'aucune Efpèce de Subftances.
30.5.6.
Compofer des Idées, ce que c'eft. no. 5-6.
Il y a par-là une grande différence entre les
hommes & les bêtes, ibid J. 7.
Compter: ce que c'eft. 155. J. 5.
Les noms font néceffaire; pour compter, ibid.
Et l'ordre, 157 5 7-
Pourquoi les Eufans ne foit p?s capables de
compter de bonne heure , & pourquoi quelques-
uns ne peuvent jamais le faire, ibid.
Confiance 550 5-7'
Idées confufes 189. 5-4'
Confusion d'idées , en quoi cl'e cor.fi.1e. 289. 5. j,
6,7-
Caufe de cet:e confuiion. 2C9- § 7.8,9, ri.
Elle eft fondée fur un rapport aux no;iis qu'on
donne aux Idées. 291. 5 i°-
Moyen Je remédier à cette confuiion. 291 J.n.
Connoiffance: elle a une g-ande lia. fou a,«c les
mots. 39.I 5 2I-
Ce que c'eft que la Connoiffance. 417. Ç. 1.
Combien elle dépend de nos Sens. 413. 5- i'3>
Connoiffance aûuelle. 419. J.8.
Habituelle. 430. 5.8.
La Connnoijfance habituelle eft double. 4p. 5°-
Connoiffance int . tive. 431.5.1. Eft la plus cl i -.
ibid. Et irrefiflibîe. ibid.
Connoiffance dimonflrative 433. 5-2-
Toute Connoiffance des véritez général s eft ou
intuitive ou d( r.|.
Celle djs exiftences particulières eft fenfitive.438.
S- 14
Les Idées claires ne produifent pis toujours une
Connoiffance claire, ibid J. 1 5.
Quelle forte de Conr.cff'ance nous avons de la
Nature 235. 5- '*•
Les comrcencemens & les progrès de la Cen-
ndfance, 14. 5- 15 • 16. 115, i>6. g. 15, 16,
17-
Où e'ie doit commencer- 131. §. 28.
File nous eft donnée dans les Eaeulrez p:opr.s à
l'obtenir, .f'. J. 11.
La Caazpiffance des hommes répond à l'ufage
qu'ils font de leurs Facilitez. 55. §. 21.
Gggg 2
Nous
A B
E
Nous ne pouvons l'acqucrirque par l'application
de nos propres Penfées à la contemplation des
chofes mêmes. 57. g.22.
Etendue de la Connoijjance humaine. 439. g. I.
crc.
Notre Connoiffance ne s'étend pas au delà de
nos idées, ibid.
Ni au delà de la perception de leur convenance
ou disconvenancc. ibid. g. 2.
Elle ne s'étend pas à toutes nos Idées ibid. g. 3.
Moins encore à la réalité des choies. 440 g 6.
Me eft pourtant fort capable d'accroiffement, fi
l'on prenoit de bons chemins, ibid.
Notre connoijfance d'idemi'é & de Diverfité eft
aufii étendue que nos Idées- 447- g 8.
Notre ccnr.oijjance de coê'xiftence eft fort bor-
née, ibid. g. 9, 10, 11.
Et par conféquent celle des Subflances l'eft aufii.
4-18. g. 14,15,16.
La connoijfance des autres relations ne peut être
déterminée. 451. g. 18.
Quelle eft la connoijfance de l'exiftence. 454-g 21.
Où c'eft qu'on peut avoir une connoijfance cer-
taine & univerfelle. 460. g. 29. 487. g. 16.
Le mauvais ufage des Mots, grand obftacle à la
Connoijfance 461, g. 30.
Où le trouve la connoijfance générale. 462. g- 31.
Elle ne fe trouve que dans nos penfées 485. g 13.
Réalité de notre, connoijfance 462.
Combien eft réelle la connoijfance que nous a-
\ons des verrez Mathématiques. 4'>4. g. 6.
Celle que nous avons de la Morale ctt réelle.
465. g. 7.
Jufqu'où s'étend la réalité de celle que nous a-
vons des Subilances. 467. g. 12.
Ce qui fait notre Connoijfance réelle. 463. g. 3.
& 8.
Confiderer les chofes tk non les noms des cho-
fes, moyen de parvenu' à la connoijjance 468.
g- 13.
Connoijfance des Subflances, en quoi elle confifte.
481 g. 10.
Ce qui eft neceffaire pour parvenir à une con-
noijjanst paffable des Subflances. 485. g 14
Cor.noffar.ee évidente par elle-même. 488. g. ïr
La connoijjance de l'Identité & de 1a Diverfité eft
aufti étendue que nos Idées, ibid. g. 4. En quoi
elle confifte. ibid.
Celle de laCoëxiftence eft fort bornée. 490. g. 5.
Celle des Relations des Modes ne l'eft pas tant.
ibid. g. 6.
Nous n'avons aucune connoijjance de l'exiftence
réelle, excepté notre propre exiftence & ce'le de
Dieu. ibid. g. 7.
La connoijjance commence par des chofes parti-
culières. 498. g. 11.
Nous avons une connoijjance intuitive de notre
propre exiftence. 511. g- 3. & une connoiffance
démonftrative de l'exiftence de Dieu. 512. g r.
La Connoijjance que nous avons par le moyen
des Sens mente le nom de connoiffance. 524.
g- 3-
Comment on peut augmenter la connoijfance.
531. Ce n'eft point par le fecoûrs des Maximes.
ibid. g. 5. Pourquoi on s'eft figuré cela. ibid.§.z.
On ne peut augmenter la Connoiiïance qu'en
déterminant Ce comparant les Idées. 533. g 6.
\3~- g- '4.
Et en trouvant leurs rapports. 535. g. 9.
Par des l'dées moyennes. 538. g. 14.
Comment la Connoiffance peut être perfection-
née à l'égard des Subflances. 535. g 9.
La Connoijfance eft en partie neceffaire., 6c en
partie volontaire 540. g. 1,2.
Pourquoi notre Connoiffance eft fi petite. 541.
g. i.
Confcicnce , c'eft l'opinion que nous avons nous-
mêmes de ce que nous faifons. 28. g. 8.
Con-fcience fait qu'une petfonne eft la même. 270.
g. 16. Ce que c'eft. 71. g. 19.
11 eft probable qu'elle eft attachée à la même
Subftonce individuelle, immatetielle. 274. g- 25.
Elle eft neceffaire pour penfer. 64. g. io* u.
71. g. 19.
Contemplation, 103. g. r.
Convenance & disconvenance de nos Idées divifée
en quatre efrèces. 428. g. 3.
Corps , nous n'avons pas plus d'idées originales du
Corps que de l'Efprit. 239. g 16.
Quelles font ces idées originales du Corps. 239.
g.,'7-
L'étendue ou la cohéfion des Corps eft auffi dif-
ficile à concevoir que la penfée dans TEfprit.
241. 5.23,24,2^,26,27.
Le mouvement d'un Corps par un autre Corps,
aufii difficile à concevoir que le mouvement d'un
Corps par ie moyen de la penfée. 243, 244.
g. 18.
Le Corps n'agit que par impulfion. 90. g. 1 r.
Ce que c'eft que Corps. 123. g il.
Couleurs, Modes des cou'eurs. 171. g 4-
Ce que c'eft que la Couleur. 343. g. 10".
Crainte, ce que c'eft. 177. g 10.
Création, ce que c'eft. 255. g. 2.
Elle ne doit pas être niée parce que nous n'en
fuirions concevoir la manière. 522. g. 19.
Croire fans raifon c'eft agir contre fon devoir. 572.
g. 14-
Croyance, ce que c'eft, 544. g. 3.
DEcisif. Les plus habiles"* gens font les
moins décififs. 548. g. 4-
Définition, pourquoi l'on fe fert du Genre
dans 1* Définition, 331. g. 10.
Ce
DES MATIERES.
Ce que c'eft que la Définition. 338. $. 6.
Définir tes mois termineio.t une grande partie
des Difputes, 404. g. 15
Dimonjî ration, ce que c'elt 433. g- 3. 569. g- 15.
Elle n'elt pas fi claire que la Connoiffance intui-
'i«e. 433. g 4.6,7-
La connoiiunce i;,tuitivc eft néceflaire dans cha-
que degré d'une Démonstration. 434. § 7 •
La Demonftration n'elt pas bornée a la Quanti-
ïé. 435. J. 9.
Pourquoi on a Aippofé cela 436. g. 10.
11 ue faut p.*s attendre une déinonllration en tou-
tes fortes de cas. j 18. g. 10.
Vtjefpo'f, ce que c'eft. 177.5 !*■
Defir .ce que c'elt. 176. g. 6.
C'elt un état où l'Efprit n'eft pas à fon aifc. 193.
5 31» 3*-
Le Defr n'eft excite que par le Bonheur. 199.
J. 4L
Juiques où. 100. g 43.
Comment il peut être excité, loi , 203. g. 46.
Il s'égare par un faux Jugement, 210. g. 58.
Diilïtnairts , comment ils devroient être faits. 41 5 .
5- *$•
Dieu, immobile parce qu'il eft infini. 240 g. ir.
Il remplit l'Immenfite aum bien que l'Eternité.
147. g. 3-
Sa durée n'eft pas fembUble à celle des Créatu-
res. 153J 12.
L'Idée de Dieu n'eft pas innée. 45. 5- 8.
L'exiltence de Dieu elt évidente & fe préfente
fans peine à 1a Rail'on. 46. g. 9.
La notion de Dieu une fois acquife , il eft fort
apparent qu'elle doit fe répandre & fe conferver
dans l'Efprit des hommes. 47. 5- 10.
L'Idée de Dieu vient tard & eft imparfaite. 49.
Combien étrange & incompatible dans l'Efprit
de certains hommes. 49. 5. 1$.
Les meilleures notions de la Divinité peuvent
èfe acquifes par l'application de l'tfr-rit 50.5 16.
Le* Notions qu'on fe forme de Dieu font fou-
tent indignes de lui. 49. g. 15 , »6.
L'cxiftence d'un D'uu certaine 51. 5- 16.
Elle eft auflî évidente qu'il eft évident que les
treis Angles d'un Triangle font égaux à deux
Droits, ibid.
L'e'xiîtence d'un Dieu peut être démontrée. 511.
$.1,6.
Elle eft plus certaine qu'aucune autre exifler.ee
hors de nous 513 § 6.
L'Idée de Dieu n'elt pas la feu'.e preuve de fon
exiitence. 514. §. 7.
L'exiftence de Dieu eft le fondement de la Mo-
rale & de la Théologie, di.i.
Dieu n'eft pas matériel 517. g. t?.
Comment nous formons notre idcedcD;**, 24^.
§•33 34-
Facu'té de difeerner les Idées. icS 5 r.
Li!e eft le îoniement de quelques Maxime; Gé-
nérales. ; s
Dijcours, ne peut être entre deux hommes qui ont
du- - poui défigner la même idée, ou
qu; tthfférentes idées par un même nom
,81. 5 5.
Difpofttion. 228. g 10.
Difputer: l'ait de difputer eft nuifiblc à la Con-
mee. 415. 56,7.
11 détruit l'ufage du Langage. 422. g. 10. II.
Difpuus, d'où e «ut. : p. ■;. 2
1 a multiplicité des Difputes doit être attribuée à
l'abus des mots. 40?. g-, 2.1.
Elies roulent prefque toutes fur la lignification
des mots 415 g. 7.
Moyen de diminuer le nombre des Difputes. $10'.
5. 13. Quand c'eft que nous difputons fur des*
mots. ibi.l.
Diftance. 119. 5. 3.
Idées diftinfies. 189. 5 4.
Divifibilité de la Matière , eft incomprehenfïble.
*4S. 5 3'-
Douleur: la Douleur préfente açit fortement fur
nous. 213. 5 64.
Ufage de la Douleur. 8j. 5. 4.
Durée. 133. g. 1, z.
D'où nous vient l'idée delà Durée. 133. 5. 3;
4,5-
Ce n'eft pas du mouvement. 138. 5 16.
Mefure de la Durée. 138. 5. j-j , 18.
Toute apparence périodique régulière, no. f
19 . 10.
Nulle de ces mefiires n'eft connue pour être par-
faitement exaéte. 140. 5- zi.
Nous conjecturons feulement qu'elles font égales
par la fuite de nos Idées. 140, 141. g. zi.
Les Minutes, les Jours, & les Années ce. ne
font pas néceflaires à h Durée. 141. 5. 23.
Le changement des mefures de la Durée ne chan-
ge pas la notion que nous en avons. 141. 5. Z3.
J es mefures de la Durée pnfes pour des Révo-
lutions du Soleil, peuvent é;re appliquées à la
Durée avant que le Soleil exiftàt. 141. 5. Z4.
Durée fans commencement. 143. 5. Z7.
Comment nous mefurons la Durét. 144. 5. 28,'
29, 30
De quelle efpèce d'Idées (impies eft compoféc
l'idée que nous avons de la Durée. 151. g. 9.
Recapitulation des Idées que nous avons de la
Durée, du Temps, !k de l'Eternité. 145. 5. 3 t.
La Durée £< 1 Expanfion comparées. 142.
La Durée & l'Expanfion font renfermées l'u-
ne dans l'autre. 153. 5 12.
La Durée confiderée comme une ligne. 152
5- 11.
Nous ne pouvons la conGderer fans- fuccellion.
153 8 iz.
Gggg 3 ?<£
B
E
Vtirtti , ce que c'eft. 80. g. 4.
Î Coi. es, en quoi elles manquent. 400. g. 6.
C7T.
Ecriture, les interprétations de l'écriture Sain-
te ne doivent pas être impofées aux autres 397.
Ecrits de; Anciens, combien il eft difficile c'en
comprendre exactement le fens. 396. g. 22.
Education , c ! h& en partie du peu de raifon des
gens. 316. g. 3.
Effet, ce que c'eft. zjy. §. I.
EatendcmeM, ce que c'eft. 181. g. 5. Semblable
à une Chambre obfcure. nç. g. 17. Quand on
en fait un bon ufage. 3. 5. 5. C'eft le pouvoir
de penfer. 117.5. -• N eft entièrement paffir" à
l'égard delà réception des Idées funples. 74.5.25.
Enthoufiafine. 5S0. Décrit. 582. g. 6, 7." Son
Origine. 5S1. g. 5. Le fondement de la perfua-
iionque nous avons d'être infpirez doit être exa-
miné & comment. 583. g. 10.
La force de cette perfuafîon n'eft pas une preu-
ve fuffifante. 586. g. 11, 13.
VEnthonfiafme paiie pour un fondement d'affenti-
ment. 581. g. 3 11 ne parvientpoint à Févîdén-
ce à laquelle il prétend. 585. g. n.
Bfi-ùie, ce que c'eft. 177. g. 13.
Erreur, ce que c'eft. 589. g. r.
Caufes de l'Erreur, ibid.
1. Le manque de preuves, ibid. 5. 2.
2. Le défaut d'habileté à s'en fervir. 590. g. 5.
3. Le défaut de volonté pour les faire valoir.
59.1.5.6.
4. Fauilés règles de probabilité. 592. g. 7.
Il y a moins de gens qui donnent leur affenti-
ment à des Erreurs qu'on ne croit ordinairement.
599- S- 18.
Efface: on en acquiert l'idée par la vue & par l'at-
touchement. 119. J. 2.
Modifications de l'Ëfpace. ibid. g. 4.
Il n'eft pas Corps. 123. g. 11, 12, 13.
Ses parties font infeparables r24. g. 13.
L'Ëfpace eft immobile. 124 g 14.
S'il eft Corps ou Efprit. r25 g. 16.
S'il eft Subftancc ou Accident. ibU. g. 17.
L'Efface eft infini. 117. g. 2t. 159. g. 4.
Les Idées de YEfpace &du Corps font diftintftes.
iio g. 24. 13t. g. 27.
! tire confidèré comme un lolide. 152. g. ir.
Il eft difficile de concevoir aucun Etre réel vui-
de à'Effaxe. ibid.
Efféce, pourquoi dans une Idée complexe le chan-
gement d'une féale idée fimple eft jugé changer
l'Efpèce dans les Modes, & non pas dans les
Subftances. 406. g. 19.
L tfpict des kAnimaux 6c des Végétaux -eft dif-
tinguée le plus fouvent par la Figure. 42t. g. rp.
Et celle des autres choses par la Couleur, ibtd. ce
}6B. g. 29.
L'Efpèce eft un ouvrage que l'Entendement de
l'homme forme pour s'entretenir avec les aunes
hommes. 34S. g. 9.
II n'y a point d'ejpece de Modes Mixtes fans un
nom. 225. g. 4.
Celle des Subftances eft déterminée par rEfîence
nominale. 356. g. 7 , 8. 358 g. n , 13.
Non parles Formes Subftantieflés. 3^8. g. 10.
Ni par l'Effence réelle. 3(^1. g. 18. 365. g. 25.
L'Efpèce des Efprits comment peut être diflin-
guée. 358. g. iï.
II y a plus d'Efplces de Créatures au deflus de
lions qu'au deflous. 359. g. r2.
Les EJpcces des Créatures vont par dégrez infeu-
fibles. 358. g. n.
Ce qui eft néceffaire pour faire àcsEffecis par
des Euences réelles. 361. g. 14, 15. ctt.
Les Eipcces des Animaux ne fauroient être dif-
tinguees par la propagation 364. g. 23.
L'Effcce n'eft qu'une conception partiale de ce
qui eft dans les Individus. 370. g. 32.
C'eft l'Idée complexe, lignifiée par un certain
nom, qui formel' Efpece. 372. g. 35.
L'homme fait les Ejpïces ou iones. ibid.
Mais le fondement eft dans la fimïlïtude qui fe
trouve dans les chofes. 373. g. 36, 37.
Chaque Idée abftraite dilrmcte confritueuneEf-
pèce diftincie 373. g. 3 S.
Efpirar.ce, ce que c'eft. 177. g. 9.
Efprit; l'exiftence des Efprits ne peut être connu ■
"520. g. 12.
On ne faurort concevoir l'opération des E frits
fur les Corps. 159. g. 28.
Quelle connoÉance les Efprit s ont ces Corps.
423. g. 23.
Comment la connoifiànce des Efprits l'épatez
peut furpafler la nôtre. 107. g. 9.
Nous avons une notion aufîi claire de la fubfhui-
ce des Efprits que de celle du Corps. 232. g. 5.
Conjecture fur une manière de connoître par où
les Efprits l'emportent fur nous. Z37. g. 13.
Quelles idées nousavonsdesH//>r«j.238.g. 1 5.
Idées originales qui appartiennent aux 2
239. g. 18.
Les EJprits fe meuvent. 239. g 19 , îo.
Idées que nous avons de Y Efprit oc du Corps,
comparées. 240 g. 22. 245 g. 30.
L'exiftence des Efprits auffi aiiee a recevoir que
celle des Corps 245 g. 31.
Nous ne concevons pas comment les Efprits
s"entte-"Corfnnuniq ent leurs penfées. 2
Jufques où nous f„n- rocs l'exiftence . les Espè-
ces 8c les propriété* des Hfprits.a, 8 " _
L'Ecrit 8c le Jugement, en quoi ils di.férent. 109,
g. z.
DES MATIERES.
Ejjentt, réelle & nominale, 334.5. 15-
La fuppolition que les Efpèccs font difiingudes
par des Effences réelles incomprehenlibles , eft
inutile. 335. g. 17.
L'EJJence réelle & nominale toujours la même
dans les Idées lîrnples & dans les Modes; & tou-
jours différente dans les fubftances, 336 § 18.
Effences , comment ingénerables Se incorruptibles.
33v 5- r9-
Les Effences fpecifiques des Modes mixtes font
un Ouvrage de l'Homme 6c comment. 345. §.
4» S» 6-
Quoiqu'elles foient arbitraires elles ne font pour-
tant pas formées au hazard. 346. 347. §. 7.
Effences des Modes mixtes pourquoi appcllécs
Notions. 350. g. 12.
Ce que c'eft que ces Effences. 350 5- 13, 14.
Elles ne fe rapportent qu'aux Efpèces.3j4. $« 4-
Ce que c'eft que les EJjemes réelles. 356. % 6.
Nous ne les connoitïbns pas. 357. S. 9.
Notre Ejjence fpecifique des Snbftances n'elt
qu'une collection d'Idées fenfibles. 362. 5- M.
Les Effences nominales formées par l'Efprit. 3|5j.
5- M-
Mais non pas tout a fait arbitrairement. 3C-
28.
Elles font différentes en differens hommes. 365.
S- «S.
Effences nominales des Subfiances comment for-
mées. 367. J. 28, 29. Fort différentes. 370.5.
L'Effence des Efpèces eft l'idée abflraite défignée
par un certain nom. 332. g. 12. 362. g. 19.
C'eft l'Homme qui en eft l'Auteur. 334.
|. 14.
Elle eft pourtant fondée fur la convenance des
chofes. 3 33-5 13-
Les Effences réelles ne déterminent pas nos Efpè-
ces. ibid.
Chaque Id.'e abflraite d.flincte, avec un nom,
eft Yeffence diflincîe dune Efpèce dillincte. 334.
5- 14-
Les effences réelles des Subftances ne peuvent être
connues. 4?+ 5- !*•
Effentiel, ce que c'efl. 353. 5- *• 355- 5- ?•
Rien n'eft effeneiel aux Individus. 354. 5.4. Mais
aux Ffpèces. 356. 5- <5.
Ce que c'eft qu'une différence eiTentielle. 355-,
5- S-
Etendue , nous n' avons point d'idée d;flinéte de la
plus grande ou de la plus petite étendue. 294.
■6.
L'Etendue du Corps eft incompréhensible. 241.
fi}, o-r.
La pftrpart des i~ Fis prifes du Lieu &
de Y Etc. '"7^5- v
L'Etrn ini Si le corps n'eu pas la même chofe.
114. 5. 16. vrc.
La Définition de l'Etendue ne fignifie rien. 114.
S- !*•
L'Etendue du Corps & de l'Efpace comment
diltinguee. 81. 5. 5-
Veritez éternelles. 53c. 5. 14.
Eternité, d'où vient que nous fommeslujetsànous
embarraffer dans nos raifonnemens fur l'Eternité.
203, 294. 5. 15.
D'où nous vient l'idée AeY Eternité. 143. g. z~.
On démontre que quelque chofe exifte de toute
éternité. I43. 5. 17.
Etre s .- 11 n'y en a que de deux fortes. 515.5. 9.
L'£/re Eternel doit être perdant, ibid.
Evident .- Propofitions évidentes par elles-mêmes.
où l'on peut les trouver. 488.
fclles n'ont pas befoin de preuve & n'en reçoi-
vent aucune. 502. 5. 19.
Ixiflcnce, idée qui nous vient par Senfation 8c par
Reflexion. 86. 5. 7.
Nous connoiflbns notre propre exi/lence intuitive-
ment. 512. 5. 1. Et nous n'en faurions douter.
5t2. $ 2.
L'exi/tence paflee n'eft connue que par le moyen
de la Mémoire. 528. g. 1 r.
fion eft fans bornes. 146. §. 2.
L'Expérience nous aide fouvent'dans des rencontres
où nous ne penfons point qu'elle nous foit d'au-
cun fecours. 100. g. 8.
Extafe, ce que c'eft."i73. 5- *■
FAcultez de l'Efprit, les préiriéres exer-
cées, irj. 5. 14.
Elles ne font que des Puiflances. 186. §. 17.
Elles n'opèrent pas l'une fur l'autre. iSt," :S8.
5- 18,20.
Taire, ce que c'eft. 255. J. Z.
Fauffeté. 480. §. 9.
Ter, de quelle utilité il eft au Genre Humain. 535.
S 'i-
Eigure. 120. 5. 5. Elle peut être variée à ï'iniir.i.
120.5. 5.
Difcoursj^aré, abus du Langage. 412. ". 34.
Uni & ir .5 de la Quantité. 1 5 S . " i) - &
Toutes les Idées pof.tives de h Quantité font fi-
nies. 162.5. 8.
Toi 8ç Opinion , entant que diftinguées de la con-
noifTance, ce q.ie c'eft. 2. J. 3.
Comment la Toi £< la Co.-moilur.ce différent.
544- 5- 3-
Ce r (Ue la Toi. 55c. $; 14.
u'eft pss oppofée à la Raifon 572. 5- -4.
La Foi & ta Raflon. 573.
La . par oppofîtion à la Raifon, ce
que c . 5 2.
La Foi ne fauroit nous convaincre de quoi que
ce foit qui foit contraire à notre Raifon. 57c .
S. 6, 8 Ce
B
E
Ce qui e!t Révélation divine eit la feule chofe
qui foit une matière de Foi 577. g 6.
Les chofes au deflus de la Raiibn iont les feules
qni appartiennent proprement à la Foi. 571. g. 7.
formes: les formes fubîlantielles ne distinguent pas
l'Efpèce. 36^. g 24.
Propofitions frivoles. 503.
Difcours /rit> oie*. 509. 5.9, 10. 11.
G.
GEneral, Connoifonce générale , ce que
c'eit. 4<5i. 5- 31- n -, „ r.
On ne peut l'avoir fi les Propofitions gfac>
r«i« font véritables qu'on ne connoiile l'effence
de l'Efpèce. 477- g- 4-
Comment fe font les termes généraux. 319. 5.
6, 7. 8.
La généralité appartient feulement aux lignes.
332. ■f.-i.i.
Cinérat'wn, ce que c'eft. 2çy. 5- 2.
Gf»re & fcfpèce, ce que c'eit. 331. g 12.
Ce ne font que des mots dérivez du Latin qui
lignifient ce que nous appelions vulgairement
fortes. 353. g I. _
Le Genre n'elt qu'une conception partiale de ce
qui e.'t dans le? Efpèces. 37 r. g. 31.
Le Genre 8c l'Efpèce font des idées adaptées au
but du Langage. 371-5 33-
On n'a formé des Genres & des Efpèces que
pour avoir des noms généraux. 374- §• 39-
Gentilshommes , nedevroient pas être igriorans. 591.
g. 6.
Glace U Eau, fi ce font des Efpèces difiinctes. 360.
§ i3-
Goût , fes Modes. 171. §■ ï-
H.
Habitude, ce que c'eft. 22S. g. ro.
Les actions habituelles fe font fouvent en
nous fans que nous y prenions garde. 100.
S- 10.
Haine, ce que c'eft. 176. 5.5.
Hifioirt, quelle hiftoire a plus d'autorité. 5:52. 5. ri.
Homme , il n'eft pas la production d'un hazard a-
veugle. 5:3. §. 6.
L'Etîence de {'homme eft placée dans fa figure.
47i- S- I<5-
ISous ne connoiflbns pas fon eiïence réelle. 354.
i. 3. 363. g. 22. 36,-. 5.16.
Les bornes de l'Efpèce humaine ne font pas dé-
terminées 366. g. 27.
Ce qui fait le même Homme Individuel. 171. g.
ai. 177. f 20.
Le même homme peut être différentes perfonnes.
271. g. ii.
ti»ntt; ce que c'eft. 178. g. 17.
Hypothefes, leur ufage y 3 8. g. 13.
JVlauvaifes confequences des' faufies Hypothefes.
594> 5- n-
Les Hypothefes doivent être fondées fur des points
défait. 65. g. 10.
I.
IDe'e. Les Idées particulières font les premières
dans l'Efprit. 491. g. 9.
Les Idées générales font imparfaites, ibid.
Idée, ce que c'eit. 5 g. 8. 89. 'g. 8.
Origine des Idées dans les Enfans. 43. g. 2. 49. J.
13-
Nulle idée n'eft innée. 51. g. 17. Parce qu'on
n'en a aucun fouvenir. 53. g. 20.
Toutes les Idées viennent de la Senfation 8c de
la Reflexion 61. g. 2.
Moyen de les acquérir qui peut être obfervé
dans les Enfans. 62. g. 6.
Pourquoi quelques-uns ont plus d idées , 8c d'au-
tres moins 63. g. 7.
Idées acquifes par Refleiion viennent tard ,8c en
certaines gens fort imparfaitement. 63. g. 8.
Comment elles commencent 8c augmentent dans
les Enfans. 73. g. 21 , 22 , 23 , 24.
idées qui nous viennent par les Sens. 77. g. I.
Elles manquent de noms. 78. g. 2.
Idées qui nous viennent parplusd'un Sens. 83.
Celles qui viennent par Réflexion. 83. g. 1. Pat
Senfation Ik par Réflexion. 84.
Idées doivent être diftinguées entant qu'elles font
dans l'Efprit 8c dans les chofes. 89. g. 7.
Quelles font les premières Idées qui le préfen-
tent à l'Efprit , cela eft accidentel 8c il n'importe
pas de le connoitre. 99 g. 1.
Idées de Senfation fouvent altérées par le Juge-
ment. 99. g. 8. Particulièrement celles de la vue.
100. g. 9.
Idées de Reflexion 114. g. 14.
Les hommes conviennent fur -les Idées fimples.
132. g. 28.
Les idées fe fuccedent dans notre Efprit dans un
certain degré de vitelfe. 136. g. 9.
Elles ont des dégrez qui manquent de noms. 171,
g - 6\
Pourquoi quelques-unes ont des noms, 8c d'au-
tres n'en ont pas. 172. g. 7.
Idées originales. 222. g 73.
Toutes les idées complexes^euvent être réduites
à des Idées fimples. 227. g. 9.
Quelles Idées fimples ont été le plus modifiées.
228. g. 10.
Notre idée complexe de Dieu 8c des Efprits com-
mune en chaque choie excepté l'Infinité- 247. g.
36\
Idées claires 8c obfcurcs 288. £. ï. Diftinétes
& confufes, 289, g. 4.
De!
DES MATIERES.
Des ItUes peuvent être claires d'un côté 5c obf-
cures de l'autre. 293. g. '3-
Idées réelles & chimériques. 296. g. 1.
Les Idées fimples font toutes réelles, ibid. g. 2.
Et complètes 198. g. 2.
Quelles idées de Modes mixtes font chimériques.
297. g 4-
Quelles idées de Subftances le font aufll. 298.5 5.
Des Idées complètes & incomplètes. 298. g. 1.
Comment on dit que les idées font dans les cho-
fes. 298. g. 2.
Les Modes font tous des idées complètes, 299.
5- 3-
Hormis quand on les confidére par rapport aux
noms qu'on leur donne. 300. g. 4.
Les Idées des Subftances font incomplètes. 30 r.
§. 6. I. Entant qu'elles fe rapportent à des ef-
l'ences réelles. 303. g. 7. II. Entant qu'elles la
rapportent à une collection d'Idées Iimples. 303.
g. 8.
Les Idées Iimples font des copies parfaites. 305.
g- H-
Les Idées des Subftances font des copies impar-
faites. 306. g. 13. Celles des Modes font de par-
faits Archétypes. 3C.6. g. 14.
Idées vrayes ou faufles. 306. g. 1. Quand elles
font fau fies. 313. g. 21 , 22 , 23 , 24, 25.
Confiderées comme de fimples apparences dans
l'Efprit, elles ne font ni vrayes ni fauiTes. 307.
g. 3. Confiderées par rapport aux Idées des au-
tres hommes, ou à une exiftence réelle, ou à
des H flences réelles, elles peuvent être vrayes ou
faunes. 307. g. 4, 5.
Raifond'un tel rapport. 308. g. 6.
Les Idées fimples rapportées aux Idées des au-
tres hommes font ie moins fujettes à être faufles
309.5. 9. Les complexes font à cet égard plus
iujettes à être faufles, & fur-tout celles des Mo-
des Mixtes. 309. 5- 10, ir.
Les Idées fimples rapportées à l'exiftence font
toutes véritables. 310. 5- *4-
Quand bien elles feroient différentes en différen-
tes perfonnes. 311. g. r j.
Les Idées complexes des Modes font toutes vé-
ritables. 312. 5 17. Celles des Subftances quand
fauiTes. 312. S- 18.
Quand c'eft que les Idées font juftes ou fautives
315. 5. 26.
Idées qui nous manquent abfolument. 455. g.
23. D'autres que nous ne pouvons acquérir à
caufe de leur eloignement. 4^6. 5- 24. Ou à
caufe de leur petitefle. 457. g. 25.
Les Idées fimples ont une conformité réelle avec
les chofes. 464. g. 4. Et toutes les autres Idées
excepté celles des Subftances. ibid. 5- 5-
Les Idées Amples ne peuvent point s'acquérir
par des mots & des définitions. 340 5- !!• Mais
feulement par expérience. 342. 5. 14-
Idées des Modes mixtes, pourquoi les plus corn-,
plexes. 350/5. 13.
Idées fpecifiques des Modes mixtes, comment
formées au commencement: exemple dans les
mois Kinneah & Kiouph. 377. g. 44, 45. Cel-
les des Subftances comment formées, exemple
pris du mot Zahab. 378. 5- 4<>.
Les Idées fimples & les Modes ont toutes des
• noms abftraits auffi bien que concrets. 384. 5- '2-
Les Idées des Subftances ont à peine aucuns
noms concrets. ibid. Elles font differentes
en différentes perfonnes 39t. 5- r3-
Nos Idées font prefque toutes relatives 180. g. 3.
Comment de caufes privatives on peut avoir des
Idées pofinves 88. g- 4.
Identique: Les Propotirions Identiques n'enfeignent
rien. 503. 5- *•
Identité n'eftpas une Idée innée. 43. g. 3, 4, 5.
Identité & diverfité. 258.
En quoi confifte l'Identité d'une Plante. 260. 5-4^
Celle des Animaux 261. 5- 5-
Celle d'un homme. 261. g. 6.
Unité de fubftance ne conllituë pas toujours là
même idée. 262. g 7. 266. g. ir.
Identité perfonnelle 264. g. 9. Elledépend de la
même Con-fcience. 265. g. ro.
Une exiftence continuée tiit l'Identîté.277.5. 29-"
Identité & diverfité dans les Idées, c'eft la pré-,
miére perception de l'tfprit. 428. g. 4.
Ignorance : notre Ignorance furpafle infiniment no;
tre Connoiflance. 45 5. g. 22.
Caufes de l'Ignorance, ibid. g. 22.
1. Manquer d'Idées, ibid. g. 23.
2. Ne pas découvrir la connexion qui eft entre
les Idées que nous avons. 459. g 28.
3. Ne pas fuivre les Idées que nous avons. 4<5rJ
§■ 3°-
Imagination. ro6. g. 8.
Imbecilles 8c Fous. 112. g. 12, 13.
Immenfitê. 119. g. 4. Comment nous vient cette
Idée. t59. g. 3.
Immoralités de Nations entières. 29. g. 9 , 10.
Immortalité : elle n'ell pas attachée à aucune for?
me extérieure. 469. g. 15.
Impénétrabilité. 79. g. 1.
Imposition d'opinions déraifonnable. 548, g. 4.
Il eft Impossible qu'une même ckofe [oit & ni
foit pas ; ce n'eft pas la première choie connue.
21 g. 25.
ImpojpbUité, ce n'eft pas une idée innée. 43. g. 3.
Imprelfton fur l'Efprit, ce que c'eft. 9. g. 5-
Incompatibilité , julqu'où peut être connue. 449}
5- 15-
Idées incomplètes. 298. g. r.
Individuationis Vrincipium, fon exiftence. 259. g 3«
Injerer, ce que c'eft. 556. g- 2.
Infini, pourquoi l'Idée de l'infini ne peut être ap^
pliquée à d'autres Idées auffi bien qu'à celles de
Hhhh l»
B
E
la Quantité, puifqu'ellcs peuvent être répétées
aufïi fouvent. 160. g. 6.
Il faut diftinguer entre l'idée de l'Infinité de l'Ef-
pace ou du Nombre, 6c celle d'un Efpace ou
d'un Nombre infini. i6r. §■ 7.
Morre Jdée de ï Itifini elt fort obfcure.
162. §. 8.
Le Nombre nous fournit les Idées les plus clai-
res que nous puiiïions avoir de l'Infini. 163.5.9.
Notre Idée de 1 Infini elt une Idée qui groffit
toujours. 164. §. 11.
Elie eft en partie politive, en partie comparati-
ve & en partie négative. 165. §. 15.
Pourquoi certaines gens croyent avoir une iiée
d'une Durée infinie, & non d'un Efpace infini.
168.3 20.
Pourquoi les Dirputes fur X Infini font ordinaire-
ment embarrallées 16;. 5- il. 293 §. 15.
Notre Idée de 17», niié a fon origine dans la
Senfation 6c dans la Réflexion. 170. §.22
Nous n'avons point d'Idée pofitive de l'infini.
164.J. 13. 194 g 16.
Infinité, pourquoi p. us communément attribuée à
la Durée qu'.i l'Expanfion. 144. § 4.
Comment nous l'appliquons à Dieu 158. J. I.
Comment nous acquérons cette idée. ibid.
L'Infinité du Nombre , de la Durée & de l'Ef-
pace confiderée en différentes manières. 163. §.
10 , rr.
Veritez Innées doivent être les premières connues.
22. 5 26.
Principes innez. font inutiles fi les hommes peu-
vent les ignorer ou les révoquer en doute. 32.
S n-
Principes innez que propofe Mylord Herbtrt,
examine?. 3 5. g. 15 , crc.
Règles de Morale innées font inutiles., fi elles
peuvent être effacées ou altérées. 38. 5- 20.
Propofuions innées doivent être diftinguées des
autre? par leur clarté & par leur utilité. 55 § 21.
La Do&vine des Principes innez. elt d une dan-
gereufe coniéquence 58. J 24.
'Inquiétude détermine feule la volonté à une nou-
velle aétion. 191 5 29. I9J. 5 31- I94-Î-33-
Pourquoi elle détermine la Volonté. 196.5. .6,
37-
Cau'es de cette Inquiétude. 209. §. 57, vc.
battant, ce que c'eft. 136. j. io.
Intuitif: Connoifl.ince intuitive. 432. 5 I-
N'admet aucun doute. 433. J. 4.
Conltitué notre plus grande certitude. 569- 5- 1.
Jeyt. 177 5- 7-
jugement, en quoi il cortfifte principalement. 109.
g 2- OO. J. l6.
Faux Jugement des hommes par rapport au bien
&' au mal 211 J 60
Jugement droir. 543. J. 4.
|Jiic Caufe des faux Jxzemsns des hommes. 547 . S- 3 .
LAngages, pourquoi ils changent. 226. J. 7;
En quoi confite le Langage. 321. J. 1,
i. 3-
Son ufage. 347. §. 7. Double ufage. 385. J. i\
Ses Imperfections. 3^5. J 1.
L'utilité du Langage détruite par la fubtilité des
Difputes. 4.2 §. 10, ti.
En quoi conlifte la fin du Langage. 409. §. 2 3.
3M- 5 *•
Il n'eft pas aifé de remédier à fes défauts. 413.
5- 2.
11 feroit néceflaire de le faire pour pbilofophîr.
ibid. 5. 3, .4, 5, 6,
N'employer aucun mot fans y attacher une idée
cl. ire & dilti'iéte eft un des remèdes aux imper-
fections du Langage. 416. J. 8, 9.
Se fervir des mots dans leur ufage propre , au-
tre remède 417. J 11.
Faire connoître le fers que nous donnons à nos
paro'es, autre remède 418. J. 12.
On peut faire connoître le lens des mots à l'é-
gard des Idées fimples en montrant ces Idées.
418. J. 13. Dans les Modes mixtes en définif-
fant les mots. 419. J ij. Et dans les Subftances
en montrant les choies & en définiiïant les noms
qu'on leur donne 421. 5.19,21.
Langage propre 32^ 5 8.
Langage mtelligible. ibid.
Liberté, ce que c'eft. 182.5 8,9, 10, n, 12.
Elle n'appartient pas a la Volonté. 185.5- M-
La Liberté n'eft pis contrainte lorfju'elle eft dé-
terminée par le relultat de nos piopres délibéra-
tions. 203. g. 47 . 48, 49, 50.
Elle eft fondée fur un pouvoir de fufpendre nos
defirs particuliers, ibid. J 47, 51, 52.
La Liberté n'appaitient qu'aux Agents. 187.
S- '9
En quoi elle confifte. 191 5 ^1-
Libre, jufqu'où un homme eft libre. 1S8 5- 21.
L'Homme n'elt pas libre de vouloir ou de ne
pas vouloir. 189. 5 22 , 23 , 24.
Libre arbitre, h Liberté n'appartient pas à la Vo-
lonté. 1S5. 5. '4.
En quoi conliile ce qu'on nomme Livre Arbitre.
203. J 47.
Liai 121. 5- 7 , 8.
Ufage du Lieu 122. §. 9.
Ce n'eft qu'une pofition relative. 122. 5- ro.
On le prend quelquefois pour 1 Efpace que rem-
plit un Corps. ; .
Le Lieu pris en deus fens 148 , 149. §■ 6 . 7.
Lo ique a introduit iVn.a'riié dans le Langage.4CO.
§ 6. Et a arrêté ie progrès de la Coanoiflance.
ibid. J. •> , (ye.
Loi de la Nature généra'ement reconnue. 27. J. 6.
11 y a une telle Loi, quoi qu'elle ne ioit pas in-
née 33. 5- 13. Ce
DES MATIERES.
Ce qui la fait valoir, sfb. jt, 6,
lumière: Dctùv.tion abfurde de la Lumière. 339.
$• io.
M.
M Al, ce que c'eft. 100. g. 41.
Martin (Abbé de S.) 3^6- g. 16.
Mathématiques , quelle en ell la Méthode. 534.
g- '7.
Comment elles fe perfectionnent. 539. g. 15.
Matière incompreheniîble dans fa cohclion & dans
■ fa divitibilité. 141- 5- 13- »*•
Ce que c'elt que la Matière. 404. 5- i$.
Si elle penfe , c'eit ce qu'on ne fait pas. 440. g.
6. Qu'on ne fauroit prouver que Dieu ne puif-
fe donner à la Matière la faculté de penfer. 440.
§■ 6.
Lz Matière ne fauroit produire du mouvement,
ni aucune autre chofe. 5 1 5. g. 10.
La Matière & le Mouvement ne fauroient pro-
duire la penfée. ib.
La Matière n'eft pas éternelle. 510. g. 18.
Maximes. 487. g. I , crc.
Ne font pas feules évidentes par elles-mêmes.
488. 5-3- ...
Ce ne font pas les Verriez les premieresconnues.
49i- 5- 9-
Ni le fondement de notre Connoidance. 491.
§• 10.
Comment formées. 531. g. 3.
En quoi confute leur évidence 49*. g. 10. 569.
5- '4-
Pourquoi les plus générales Propofitions éviden-
tes par elles-mêmes pafient pour des Maximes.
493. 3 il-
Elles ne fervent ordinairement de preuve que
dans les rencontres où l'on n'a aucun befoin de
preuve. 500. g. 15.
Les Maximes font de peu d'ufage lorfque les ter-
mes font clairs. 501. g. 16, 19. Etd'un ufage
dangereux lorfque les termes font équivoques.
499. 5. 11- 10.
Quand les Maximes commencent d'être con-
nues, n. g. 9, 11, 13. p. 13.5. 14. P- M-
g. 16.
Comment elles fe font recevoir. 18. §. 11 , 11.
Elles font faites fur des Obfervations particulières.
18. J. 11.
Elles ne font pas dans l'Entendement avant que
d'être actuellement connues. 18. g. n.
Ni les termes ni 'es idées qui les compofent ne
font innées. 19 g 13.
Elles font moins connues aux Enfans & aux gens
fans lettres. 21. g. 17.
Ce qui nous paroit meilleur n'eft pas une Règle
pour les aclions do Dieu. 48. §. il.
Mémoire, icj. g. 1.
L'Attention , la Répétition .lePlaiilr, &la Dou-
leur mettent des Idées dans la mémoire. 104.
5 3-
Dilierence qu'il y a dans la durée des Idées ga-
vées dans la Mémoire 104 g. 4, 5.
Dansle rellbuvenir l'Efprit e't quelquefois aâif,
6 quelquefois paffif. io5. g. 7.
Necelïïté de la Mémoire. ic6. %. 8. fes défauts,
ïb. g. S , 9.
Mémoire dans les Fêtes. 107. g. 10.
Menagiana cite 366 g. 16.
Metaphyjique & Théologie de l'Ecole, font pleines
de Propofitions qui n'iniïruifent de rien. 500.
5-, 9.
Méthode qu'on employé dans les Mathématiques.
Î3-4- 8- h
Minutes, heures, jours, ne font pas néceffaires à la
durée. 141.5 13.
Miracles, fur quel fondement on donne fort con-
fcntement aux Miracles. 554. §. 13.
Mifere, ce que c'clt. ico. g. 41.
Modes: Modes mixtes. 114. S. r.
Ils font formez par l'Efprit. 114 g. z.
On en acquiert quelquefois les idées par l'expli-
cation de leurs noms. 11$. g. x.
D'où c'eft qu'un Mode Mixte tire fon unité. îîj.
5-4-
Occafion des Modes mixtes. îiç. g. 5.
Modes mixtes , leurs idées comment acquife;,
"7- 5 9-
Modes fimples & complexes. 117. g. 4. C7 5.
Modes fimples. 1 19. g. 1.
Modes du Mouvement. 170. g. î.
Moral : ce que c'eft que le Bien & le Mal Moral.
179- g. 5-
Trois Règles par où les hommes jugent de la
Redtitude Morale. 180. g. 6.
Etres moraux comment fondez fur des Idées fim-
ples de Senfation ou de Reflexion. 183. §.
M. iÇ-
Règles Morales ne font pas évidentes par elles^
mêmes. 16. g. 4.
Diverfitéd opinions fur les Règles de Morale, d'où
vient 17.5. 5,6"
Règles Morales, fi elles font innées, ne peuvent '
être violées avec l'approbation publique. 30. g.
n , il, 13.
Morale : La Morale eft capable de Démonftration^
419- 5- i<5.
La Morale eft la véritable étude des hommes. 536V
g. n.
( e qu'il y a de moral dans les Action» confifte
dans leur conformité à une certaine Règle. 184.
g. 15.
hautes qu'on commet dans la Morale doivent S-
tre rapportées aux mots. 185. g 16.
Si les difeours de Morale ne font pas clairs , c'eft
la faute de celui qui parle. 410. g. 17.
Hhhh 1 Ce
BLE
Ce qui empêche qu'on ne traite la Morale par
des argumens démonfiratifs. r Le défaut de fi-
gues. 2. Leur trop grande corapofition. 452. g.
19. 3. L'Intérêt. 454. S- 10-
Dans la Morale le changement des noms ne
change pas la nature des chofes. 4^6. g 9 , 1 1.
11 elt bien difficile d'allier la Morale avec la né-
cefiite d'agir en Machine. 34. g. 14.
Malgré les taux Jugemens des hommes la Mora-
le doit prévaloir. 218. 5. 70.
Mets, le mauvais ufage des Mots efl un grand ob-
ftacle à la Connoiflance. 461. g. 30.
Abus des mots 397.
Des Secles introduifent des mots fans leur atta-
cher aucune lignification. 398. g. 2.
Les Ecoles ont fabriqué qumtité de mots qui ne
lignifient rien. ibid. Et eu ont obfcurci d'autres.
4:0. g. 6.
Qui tout fou vent employez fans aucune fignifi-
cation. 398. g. 3.
Jnconft.iiice dans l'ufage des/wtteftun abus des
mots. w>- S- 5- , ,
L'obfcurité , autre ab.is de? mots. 400. 5. 6.
Prendre les mots pour des chofes, auire abus. 403.
S- 14
Qui font les plus fujets à cet abus des Mots. ib.
Cet abus des Mots e(l une caufe de l'obftination
dans l'Erreur. 405. g. 16.
Faire fignifier aux mots des Eflences réelles que
nous ne connoilîbns pas, elt un abus des mots.
itîd. §. 17. 18.
Suppofer qu'ils ont une fignificaiion certaine &
évidente, autre abus. 408. g 22.
L'Ufage des Mots elt, 1. de faire connoître nos
Idées aux autres; 2. promptement; 3. & de
donner par-là la connoiflance des choies. 409.
J. 23.
Quand c'eft que les Mots manquent à remplir ces
trois fins. ibid. &c. Comment à l'égard des
Stibllances. 41t. g. 32. Comment à l'égard des
Modes & des Relations. 41 r. g 33.
L'abus des mots caufe de grandes erreurs. 414.
5- 4-
Comme l'Opiniâtreté, ihii. g. 5. Les Difpu-
tes 415. g. 6.
Les Mots fignifient autre cliofe dans les Recher-
ches, & autre chofe dans les Difputes. 415. g. 7.
Le lens des Mets elt donné à connoître dans les
Idées fimples en montrant. 419. g. 14. Dans
les Modes mixtes en définiflant. il. g. 15. Et
dans les Subitancesen montrant &: en définiflant.
421 g. 19, 11, 22.
Conféquence dangereufe d'apprendre première-
ment les mots & eniuite leur fignirkation. 423.
$• *4.
il n'y a aucun fujet de honle à demander aux
hommes le fens de leurs mots lorsqu'ils fontdou:
tçux. 414. g. zj.
11 faut employer conftamment les mots dans le
même fens. 426. g. 16.
Ou du moins les expliquer lorfque la difpute ne
les détermine pas tb. g. 27.
Comment les mots lont faits généraux. 313. g. 3.
Mots qui fignifient des chofes qui ne tombent pas
fous les fens, dérivez de noms d'idées fenfibles.
3^3- 5 S-
Les Mots n'ont point de lignification naturelle.
324 g. 1.
Mais par impoiïnon. 327. g. 8.
Ils lignifient immédiatement les idées de celui
qui parle. 32.;. g. 1,2, 3. Cependant avec
un double rapporr, 1. aux Idées qui font dans
l'Efprit de celui qui écoute: 2. à ia réalité des
chofes. 326. g. 4 » S-
Les Mots font propres par l'accoutumance à ex-
citer des Idées. 416. g 6.
On les employé fouvent fans lignification. 327.
g- 7-
La plupart des mots font généraux. 328. g. 1.
Pourquoi certains Mots d'une Langue ne peu-
vent point être traduits en ceux d'une autre. 3,47.
g. 8.
Pourquoi je me fuis fi fort étendu fur les Moti.
352. g. 16.
11 faut être fort circonfpect a employer de nou-
veaux mots ou dans des lignifications nouvelles.
380.5.51.
Ufage civil des Mots. 385. 5. 3. Uiage Philo-
fophique. tb. Sont fort dirïérens. 392. g, rç.
Les Mots manquent leur but quand ils n'exci-
tent pas dans l'Efprit de celui qui écoute, la mê-
me idée que dans l'Efprit de celui qui parle. 386.
5-4-
Quels mots font les plus douteux , & pourquoi.
386. g. 5. &c.
Les Mots ont été formez pour l'ufage de la vie
commune. 278. g. 2.
Mots qu'on ne peut traduire. 226. g. 6.
Mouvement, lent ou fort prompt, pourquoi im-
perceptible. 13*;. g 7.
Mouvement volontaiie inexplicable. 522. g. 19.
Définitions abfurdes du Mouvement. 339. g. 8 , 9.
N.
NECESSITE'. 184. g. 13.
Négatif. Termes négatifs. 323. g 4.
Nom s négatifs fignifient l'abience d Idées po-
fitives. 88 g. 5
M. Newton. .94 g. ir.
Noms donnez aux Idées, ur. g. 8.
Noms d'Idées morales, établis par une Loi, ne
doivent pas être changez. 509. §. 10.
Noms de Subftances, fignirians des Eflences ré-
elles ne font pas capables de porter la certitude
dans l'Entendement. 478. g. 5.
LorP-
DES MATIERES.
Lorfqu'ils fignifient des cffcnces nominales ils
peuvent faire quelques Propofitions certaines,
mais en fort petit nombre. 479 g. 6.
Pourquoi les hommes mettent les noms 4 la pla-
ce des Effences réelles qu'ils ne connoiffcnt pas.
406. 5. 19.
Deux faufles fuppofitions dans cet ufage des
noms. 407. $. 11.
Il eft impoflible d'avoir un nom particulier pour
chaque chofe particulière. 318 g. z. Et inutile.
ib. g. 3-
Quand c'eft qu'on employé des noms propres.
y- • s 4. 5. , „
Les noms fpecifiques font attachez a 1 Eflence no-
minale. 335. g 16
Les nous des Idées fimplcs , des Modes, Se des
Subftances ont tous quelque chofe de particulier.
337- 5-i-
Ceux des Idées fimples & des Subftances fe rap-
portent aux chofes. ibid g. z.
Ceux des Idées fimples & des Modes font em-
ployez pour défigner l'eflence réelle & la nomi-
nale, ibid. g. 3.
Koms d'Idées fimples ne peuvent être définis.
338. 5 4 Pourquoi, ib. g. 7.
Ils lont les moins douteux. 342. g. 1 j.
Ont très-peu de fubordinations dans ce que les
Logiciens appellent Linea prtdkamtntalis, 343.
f. 16.
Le^ noms des Idées complexes peuvent être dé-
finis, g iz.
Les noms des Modes mixtes fignifient des idées
arbitrai-es. 344. g. z , 3. 376 g. 44. Ils lent en-
femble les parties de leurs Idées complexes. 349.
g. 10. Us lignifient toujours l'effence réelle. 351.
g. 14. Pourquoi appris ordinairement avant que
les Idées qu'ils lignifient foient connues, ib. g. 15.
Noms des Relations compris fous ceux des Mo-
des mixtes. 351. g. '6.
Les noms généraux des Subftances fignifient les
fortes 353. g. 1.
'lires pour dîfignerles Efpèces. 374. g. 39.
Les noms propres appartiennent uniquement aux
Sublfances. 375. 5 -iz.
Noms des Modes conliderez dans leur première
application. 376. 5 44,45.
Ceux des Subftances conliderez de même 378.
J.46.
Les noms fpecifiques fignifient différentes chofes
en différens hommes. 37g. §. 48.
Ils font mis à la place de la chofe qu'on fuppofe
avoir l'effence réelle de i'hlpèce 379 5 4;.
Noms des ;"woJes mixtes fouvent douteux à cau-
fe de la grande compofuion des Idées qu'ils fi-
gnifient. ^87. g. 6.
Parce qu'ils n'ont point de modelle dans la
Nature. il> g. 7. Parce qu'on apprend le fou
avant la lignification. 389. g. 9,
Noms des Subftances douteux," parce qu'ils fé
rapportent à des modelles qu'on ne peut connoî-
• tre ou du moins que d'une manière imparfaite.
390. g. n.
11 eft difficile que ces noms ayent des lignifica-
tions déterminées dans des recherches philofo»
phiques. 391 g. 15.
Exemple furie nom de liqueur. 393. g. 16.
Le nom d'or. 391. g. 13 , 6c 393. g. 17.
Noms d'Idées fimples pourquoi les moins dou-
teux. 394. §. 18.
Les idées les moins compofées ont les noms les
moins douteux. 395. §. 19.
Nombre. 154. g 1.
Modes de Nombres font les Idées les plus diftinc-
tes. ib g. 3.
Démonftrations fur les Nombres font les plus dé-
teiminées. ib. g. 4.
Le Nombre elt une mefure générale. 157. g. 8.
11 nous fournit l'idée la plus claire de l'Infinité. /'£.
& i54. g. 13.
Notions. 124. J. z,
O.
OBscuniTt' inévitable dans les Anciens
Auteurs. 389. g. 10.
Quelle eft la caufe de Yobfcurité qui fe ren-
contre dans nos Idées. zK8. §. 3.
Ob/linez, ceux qui ont le moins examiné les cho~
fes font les plus obftinez. 547. g. 3.
Opinion, ce que c'eft. 544. $. 3. 598. g. 17.
Comment les Opinions deviennent des Principes.
39. g. zz, 23, 24, 25,26.
Les Opinions des autres font un faux fondement
d'affentiment. 546. g. 6.
On prend fouvent des Opinions fans de bonnes
preuves. 547. §. 3.
L'Or e(l fixe, différentes fignifications de cette Pro-
pofition 379. g. 50.
L'Eau paffe à travers l'Or. 80. g. 4.
Organes. Nos Organes font proportionnez à notre
état dans ce Monde. 235. g. iz, 13.
Oh & Quand, ce que c'eft. 149. g. 8.
P.
1)Articuies joignent enfemble les parties
du dil'cours ou les fentences entières. 381.
%. r.
C'eft des particules que dépend la beauté du Lan-
gage ib. §. z.
Comment on en peuteonnoître l'ufage. ibid. g 3J
Elles expriment cettaines aérions ou difpolitions
de l'Elprit. 382- g. 4.
Mr. Pafcul avoit une excellente mémoire. 107.
t 9-
fajj.on zz9 $. n,
Hhhh 3 Cpn>
T
B
E
Comment les Papous nous entraînent dans l'Er-
reur. 595- g. ii.'
Elles roulent fur le Plaïfîr & la Douleur. 1-5. $. 3
Rarement une Paffion exifte toute feule- 195.
§. 39.
Péché , chez différentes perfonnes lignifie des actions
différentes. 37. 5. 19.
Ptnfée. C'elt une opération & non l'Effence de l'A-
me. 64. §. 10. 174.5.4.
Modes de penfer. 173. 5- 1,2. Manière ordinaire
dont les hommes penfenr. 473. g. 4. La penfée
fans mémoire elt inutile. 67. g. 15.
Perception de trois efpèces. [8 1. >. s.
Dans la Perception l'Efprit elt pour l'ordinaire paf-
fif. 97. S. 1.
C'elt une impreffion faite fur l'Efprit. ibid.§. 2, 3.
Dans 'e ventre de nos Mères. 98. g. 5.
Différence entre la perception & les Idées innées.
ibid A. 6.
La Perception met de la différence entre les Ani-
maux & lec Végétaux. 101. g. 11.
Les dirTérens dégrez de la Perception montrent la
fageffe & la bonté de celui qui nous a faits, ibid.
g. il.
i_a Perception appartient à tous les Animaux.
loi. 5.14.
C'elt la première entrée à la connoiffance. ibid.
S.15.
Perroquet qui parlerait raifonnablement, s'il paffe-
roit dès-là pour homme , & s'il en porteroit le
nom. 262. 5- 8.
Personne, et que c'eft. 264. §.9. Terme du barreau.
175 *-*6.
La même con-feience feule fait la même perfona-
l'rté. 167. §.13. 273 5.23.
La même Ame fans la même con-feience ne
fait pas îa même perfonalité. 269 §. 15.
La Recompenfe & la Punition fuivent l'Identité
perfonnelle. 271. g. 18.
Phyfique. La Phyfique n'eit pas capable d'être une
Science. 458.5.16. $36. g 10, Elle eft pour-
tant fort utile. 537. §. 12. comment elle peut
être perfectionnée, ibid. ce qui en a empêché
les progrès, ibid.
Plaijir & douleur. 175. g. r. 178.5. 15, r 6.
Se joignent à la plupart de nos Idées. 84 5 2.
Pourquoi ils font attachez à différentes actions.
ibid 5. 3.
Preuves. 433. 5.3.
Principes pratiques ne font pas innez. 14. g. r. ni
reçus avec un confentement univerfel. 25. 5- 2.
Ils tendent à l'action ibid 5. 3 Tout le mon-
de ne convient pas fur leur fujet. 34.5.14. Ils
font differens. 39. i. 21.
Principes , ne doivent pas être reçus fans un fevére
examen. 532. g 4. 593. 5. S.
Mauvaifes coniéquences des faux Piincipes.iW.
Nul Principe n'efl Inné, 7.5. t. Ni reçu avec un
confente nent univerfel. 8. §.2,3. trt
Comment on acquiert ordinairement les Princi-
pes. 39. 5. 22. ère.
Ils doivent être examinez. 41. 5- 27
Ils ne font pas innez, li les Idées dent ils font
compofez , n. font pas innées. 42. g. 1.
Ter ces privatifs. 323. 5 4.
Probabilité, ce que c' lt. 543 5- T>3-
Les fondemens de la Probabilité. 545. g. 4.
Sur des matiérï s de fait. 548. g. 6.
Comment nous devons juger dans des Probabili-
tés.. 545. fi. 5.
Difficultez dans les Probabilités.. 551. g. 9»
Fondemens de Probabilité dans "la ipeculaticn.
553.5.12.
ratifies règles de Probabilité. 5,91. ~r .
Comment des Efprits prévenus évitent de fe ren-
dre à la Probabilité. 5-6. g. 13.
Propriétés, des Eiïences fpecitiques ne font pas con-
nues. 362. 5-'9-
Les Proonétez. des chofes font en fort grand
nombre 309 5- 10. 314- 5- 24.
Proportions Identiques, n'enfeignent rien. 504. §.2.
Ni les génériques. 506 5 4, 510.5.13.
Les Propofitions où une partie de la Définition efi:
affirmée du fujet, n'apprennent rien. 506. g. 5,
6. Sinon la lignification de ce mot. 508. g- 7.
Les Proportions généra'es qui regardent les fubf-
tances font en général ou frivoles ou incertaines.
ibid. §. 9. Propofitions purement verbales com-
ment peuvent être connues. 510. g. 12.
Termes abftraits affirmez l'un de l'autre ne pro-
duifent que des Propofitions verbales ibid. Com-
me aulli lors qu'une partie d'une Idée complexe
eft affirmée du tour. 510. §.13.
Il y a plus de Proportions purement verbales
qu'on ne croit, ibid.
Les Propofitions univerfelles n'appartiennent pas
à l'eriftence. 512. g. 1.
Quelles Propofitions appartiennent à l'exiitence.
ibid.
Certaines Propofitions concernant l'exiitence font
particulières, & d'autres qui appartiennent à des
Idées abitraites , peuvent être générales.. 529.
$••3-
Proportions mentales. 473. §. 3. & 5.
Verbales, ibid.
Il elt difficile de traiter des Propofitions mentales.
473- §-3.4-
Puiffance, comment nous venons à en acquérir l'i-
dée. 179. j. r.
Puiffance active & palîîve. ibid. g. 2.
Nulle puijjance paflive en Dieu, nulle puiffance
active dans la Matière; active & palti\e dans les
Efprits. ibid.
Notre plus claire Idée de Puiffance active nous
vient pat Réflexion. 1 £0.5.4,
Le*
DES MATIERES.
Le s Puiflanccs n'opèrent pas fur des Puiffances.
187. J.18.
Elles "contlituent une grande partie des idées des
Subftances. 233. §.7.
l'ourquoi. 134. §. 8.
PuifTarce ell une idée qui vient par Senfation&
pas Reflexion. 86. J. 8.
Punition, ce que c ell 279- g 5.
La Punition & la Recompenfe font attachées à
la Con-Jcience. 271. 5- 18. 175. g. 16.
L'n homme yvre qui n'a aucun l'entimcnt de ce
qu'il fait, pourquoi puni. 273. g 22.
QU a 1 1 t e' : fécondes Qualitez , leur con-
nexion ou leur incompatibilité inconnue.
447. § u.
Qualitez. des Subilances peuvent à peine être
connues que par expérience. 448. §.14. 16.
Celles" des Subftances fpirituelles rcoinsque celles
des Subftances corporelles. 451. g. 17.
Les fécondes Qualitez. n'ont aucune liaifon con-
cevable entre les premières Qualitez qui les pro-
duifent 447.5.11,13 SC28.
Les Qualité* des Subilances dépendent de caufes
éloignées. 4SZ. $. 11, Elles ne peuvent être con-
nues par des Descriptions. 411. 5 2.1.
Les fécondes Qualitez jutqu'où capables de dé-
monftration. 436 g. 11, iz, r3. Ce que c'eft.
89.5 8. 343- § 16
Comment on dit qu'elles font dans les Chofes.
298 S. z.
Les fécondes Qualitez feroient autres qu'elles ne
paroill'ent fi l'on pouvoit découvrir les petites
p.; des des Corps. 135. §. ri.
Premières Qualitez Çç>. 5. 9. Comment elles
produifent des Idées en nous. 90. g. iz.
Secondes Quai tez. 00, 9r. g. 13, 14, 15.
Les Premières Qualitez reffembent à nos Idées,
îk non les fécondes. 9r. §.15, 16. &c.
Trois fortes de Qualitez dans les Corps 95- g-
23. & 97J.Z6.
Les ferondesUualitez font de fimplcs puiffances.
95 g 13 Z4.M-
Elles n'ont aucune liaifon vifible avec les pré-
«îiéres Qualitez. <,6. 5- -5.
R
R.
A 1 s o •. : es^pnneations de ce mot.
5"- 5 i-
< e que c'eft que la Raifon. 556. g 1.
. quatre pal 5-3
Où c'( n rous manque. 5^7. J. 9.
vfiûire par tout hormis dans l'iniui-
tion. 56 • J i 1
Ce que c'elt que Jdon U Raifon , contraire à la
Raifon, & au deffus de la Raifon. 572. 5- 23I
Confédérée en oppofuion à la Foi, ce que c'eft.
573- 5-i-
Elle doit avo r lieu dans les matières de Reli-
gion. <8o. 5 '!■
Elle ne nous lert de rien pour nous faire con-
noître des \ entez innées. 1 > . §• 9.
L'acquifnion des Idées générales, des termes gé-
néraux , & la Raifon croùîent ordinairement en-
l'emble. 14 g.rj
Recompoife, ce que c'c^l. Z79. g. j.
Béel. idées réelles. 296.
Réflexion, 6.. g.4-
Relatif ?50. g '•
Quel u.s termes Relatifs pris pour des dénomi-
nation externes. 251. g. 2. Quelques-uns pour
des termes abfolus. zjz. 5.3.
Comment on peut les connoître. 254. g 10.
Plu.'eurs Mots^uoiqu'abfolus en apparence font
relatifs. 157. g;6.
Relation 1 18. g 7. Z50.g T.
Relation proportionnelle. 277. g. r.
Natur lie. hbid. g. 2.
Dinftitutim. 278^.3. Morale. 279. g. 4.
11 y a quantité de Relations. 285. g. 17.
fclles le lerminent à des Idées ilmples. ibid.§.i$.
Notre Idée de la Relation eft claire. z86. 19.
Noms de Relations douteux, ib'd. g. 19.
Les Relations qui n'ont pas de termes corrélatifs
ne font pas )i communément obfervées. 251. g 2.
La Relation eft différente des choies qui en font
le fuet. Zs2. g.4.
Les Relations changent fans qu'il arrive aucun
changement t'a'.is le fujet. ilid. g. 5.
La Rehtion ell toujours entre deux chofes. ibid.
5-6.
Toutes chofes font capables de Relation. 253.
s 7.
L'Idée de la Relation fouvent plus claire que cel-
le des choies qui en font le fujet. ihid. g. t.
Les Relations fe terminent toutes à des Idées
fimples venues par Senfation ou par Reflexion.
254' 5-9
Religion. Tous les hommes ont du temps pour s en
informer. 590. g 3.
Les Préceptes de la Rt'.'rjcn Naturelle font évi-
derh 397. g 23
Remintfcin;c 55. g 20. S: Ic6 g. 7. Ce que ceft.
173 5».
Ref> 1 tation : elle a beaucoup de pouvoir dans la vie
or< 11
Révélation : fondement d' Gentiment qu'on ne peut
mettre en queilion. J55,
La - ■ '.aie ne peut introduire
da::- 1 nine ni - 3 tl-
le n'e'l pas fi certaine que notre Raifon ou nos
Sens. 575 g.4.
Dans des matières de rayonnement nous n a-
JOÛS
TABLE
voim pas befoin de Révélation. 576. g. 5.
La Révélation ne doit pas prévaloir fur ce que
nous connoiflbns clairement. 576.5. 5. 579.5.10.
Elle doit prévaloir fur les Probabilité! de la Rai-
fon. 578. 5.8 9.
Rhétorique, c'el\ l'Art de tromper les hommes. 411.
.5-34-
Rien.- c'eft une demonftration que Rien ne peut
produire aucune chofe. 513. 5- 3.
SA b l b , b'anc à l'œuil , pellucide dans un Mi-
crofcope. 23c. g 11.
Sagacité, ce que c'eft. 556. §. 1.
Sang , comment il paroît dans un Microfcope.235.
5- n-
Savoir; mauvais état du Savoir dans ces derniers
fïédes 400. 5.7. vc.
Le Savoir des Ecoles confifte principalement
dans l'abus des termes. 400. 5.8. vc.
Un tel Savoir eft d'une dangereufe conféquence.
401. J. 11.
Sceptique, perfonne n'eft aflez fceptique pour dou-
ter de fa propre exiftence. 512.5 2.
Science : diviiion des Sciences par rapport aux cho-
fes de la Nature , à nos Aérions , & aux lignes
dont nous nous fervons pour nous entre-commu-
niquer nos penfées. 600. 5- 1. ve.
Il n'y a point de Science des Corps naturels. 459.
S. 29.
Sens, pourquoi nous ne pouvons concevoir d'autres
Qualitez que celles qui font les objets de nos
Sens. 76. 5.3.
Les Sens apprennent à difeerner les Objets par
l'exercice. 422. 5.21.
Ils ne peuvent être affeétez que par contacl,436.
S- 11.
Des Sens plus vifs ne nous feroient pas avanta-
geux. 236. 5. iî-
Les Organes de nos Sens proportionnez à notre
Etat 235. 5.11.
Senfation.(.i.§ 3. Peut être difiinguée des autres
perceptions. 437. 5. 14.
Expliquée, 90. 5. 12,13, r4>iï>ic>, &c.
Ce que c'eft. 173 S-1-
Connciflance fenfible aufïï certaine qu'il le faut.
526.5 8.
Ne va pas au delà del'aéte préfent. 527. 5.9.
Jdées /impies. 75 J. r.
Ne font pas formées par l'Efprit. ibid. g. 2.
Sont les matériaux de toutes nos Connoiflances.
87.5.10.
Sont toutes pofitives. ibid. J. 1.
Fort différentes de leurs Caufes. ibid. g. î, 3.
Solidité: 79-5- '• 'nfeparable du Corps ibid.§. 1.
Par elle le Corps remplit l'Efpace. ibid. 5.2. on
çn acquiert l'idée par l'attouchement, ibid.
Comment difiinguée de l'Espace. 80.5.3. Et de
la dureté, ibid. §.4.
Soi, ce qui le continue. 270.5, 17. 271. 5,10. 5c
271. 5 23,14,25.
Son, fes Modes. 171. 5.3.
Stupidité. 106 g. 8.
Sut fiance. 130. 5- 1.
Nous n'en avons aucune idée. 52. 5. 18.
Elle ne peut guère erre connue. 447. 5. n.&c.
Notre certitude touchant les fubllances ne s'é-
tend pas fort loin. 479. 5.7. 486 5. 15.
Dans les Subfiances nous devons rectifier la ligni-
fication de leurs noms par les chofes plutôt que
par des définitions. 423. 5 24.
Leurs idées font iîngulieres ou collectives. 118.
5-6".
Nous n'avons point d'idée diftinéte. delà Subflan-
ce. 125. 5. 18.19.
Nous n'avons aucune idée d'une pure Subftance.
230.5.2.
Quelles font nos Idées des différentes fortes de
Subftances. 231 §.3,4. 6.
Ce qui eft à obferver dans nos Idées desSubftan-
ces. 248 5. 37.
Idées collectives desS ubftances. 249. font des I-
dées finguliéres. ibid. 5. 2.
Trois fortes de Subftances. 259. 5. 2.
Les Idées des Subftances ont un double rapport
dans l'Efprit. 30 t. 5-6.
Les propriété! des Subftances font en fort grand
nombre, & ne fauroient être toutes connues.
304.5.9,10.
La plus parfaite idée des Subftances. 233.5. 7.
Trois fortes d'Idées continuent notre Idée com-
plexe des Subftances. 234. 5- 9.
Subtilité, ce que c'eft. 400. §. 8.
SucctJJion , Idée qui nous vient principalement par
la fuite de nos idées. 86. 5-9. 135. 5-6.
Et cette fuite d'Idées en eft la mefure.137. §,12.
Syllogifme, n'eft d'aucun fecours pour rnifonner.
557- 5- 4.
Son ufage. ibid.
Inconveniens qu'il produit, ibid.
Il n'eft d'aucun ufage dans les Probabilité!. 565.'
S-î-
N'aide point a faire de nouvelles découvertes.
ibid. 5 6.
Ou à avancer nos Connoiflances. 566. $. 7.
On peut faire des fyllogïfmes fur des chofes parti-
culières, ibid 5.8.
•r.
TEmoignage, Comment fes forces vien-
nent à s'aftbiblir. 5 5 1 .' 5- IO-
Temple (le Chevalier) conte qu'il fait d'un Per-
roquet. 262. 5- 81
Ttmj>s, ce que c'eft. 138. J. 17.
DES MATIERES,
11 n'eft pas la mefure du Mouvement. 141. 5 «•
Le jJt* & le Lieu kmt des Port^onS dlt à /
de U Purée & de l'Expanfion infimes. 148. S-
Deux fortes de temps, ibid. SA 7-
Les dénomination» prifes du few/>* font relatives.
fljoWft néceffare dans lïtat où eft notre Con-
UTmfrtptâ gr'and V« fit p">tiet , ufage de cet
Axiome. 498. 5. 1 1 • ,
2o.w & P<ir/(e ne font pas des Idées mnees. 44-
TrlÈ'uon, la plus ancienne eft la moins croyable.
5 S T. g. 1^..
Trtfejfe, ce que c eft. i77-4-a-
V.
VA e 1 e t e" dans les pourfuites des hommes,
d'où vient. 107. g- S4- _, .t, .
yWré.cc que Ccft 47i- p-S-9- Vçntcdc
penfee. 473 $• 3/<; De paroles. ,*«*. S; 3, Y£
rite verbale 6c réelle 47S- §•>?• , Wo,af *
Meuphvfique. 476. §■ ! t- Générale rarement
S qVentant qVélle eft e^prim e par des
paroles. 477 J h ^ quoi elle conhfte. 3H-
r«««î9ce que c'eft réellement. 36. $. 18.
Gc que c'eft dans Implication commune de ce
mot. 181. § io,tr.
La Vertu eft préférable au vice, fuppole feu-
lement une fimple pollibilité d'un Etat à venir,
n8. S.70. _ , '
Vice, il confifte dans de faufles mefures du Bien.
598 $. 16.
ViJibU, le moins vifible. 151. §•<?•
Vnite: idée qui vient par Senlation & par F.
xion. 86. g.7.
Suggérée pour chaque chofe. 154. S- r.
Vmverfaliti n'eft que dans les lignes. 331. S- ri.
Vmvtrfatix , comment faits, m. g- 9-
Volition, ce que c'eft. f8i g 5. & 185.5 ij.
Mieux connue par reflexion que par des mot*.
Volontaire, ce que c'eft. 181. 5-5- 183. g. u. 8ç
191. «.18. „ .
ro/ow/é, ce que c'eft 181. 5.5- i8j. J-ifc ÏJI.
5.19. ce qui détermine la Volonté. 19!. J.19.
Elle eft fouvent confondue avec le Delir. 19*.
Elle n'influe que fur nos propres actions, ibii.
C'eft à elles quelle le termine. 199.15.40.
La Volonté eft déterminée par la plus grande ta*
g«i*/«<fc préfente, & capable d'être éloignée. 199.
La ^ Volonté eft la Puifiar.ee de vouloir. 83. J. 5,
K««fc: ileftpoffible. 117- 5- i'-, ,
Le Mouvemert prouve le Vmdt. 118. S-t».
Nous avons une idée de Vmdt. 80.5. 3. « ci,
F I N.
Ca*
Corrections à- fautes tfimp'cfjîcn.
Quoique j'enfle revu avec beaucoup, de foin la Copie fur laquelle a été faite
c&tit Troijieme Edition , où j'ai en effet reformé plufieurs partages concernant l'es
chofes, & fur tout le flile, vous trouverez ici des corrections importantes , ou-
tre les fautes d'impreif; on qui font en très-petit nombre, vulagrofleur du Volume.
PAg. 9. !ign. penult. qui puffent lif, qui puijfent.
P/.g. ij lig. 6. font lif. (oient.
P.ig. 86 $. 8 1. 5. font lif. font.
Pag. 88. {. 5. 1. 8 de rayons, lif. dei rayons.
P. 105. 1. il. mois lif. mais.
P. ni. dans la note col. 1. I. dern. ne fefoit. ].ft
foit.
P. I2J. Not. col. 1. 1. 23 n'avons, lif. avons.
P. 132. 1, 40 ferfennts qui font des réflexions furleurs
propres fenjies, ayent lif. perfonnes fenfées çr ju-
diciiufes ayent.
P. 208. §. 55. 1. antep. qu'ils 1. qu'elles. $. 56. 1. 1,
donnerons 1. donneront.
P. 407. §. 20. 1. 15. d'un 1. d'une.
V. 408. j. 22. 1. 19. Notions que tout le monde
leur attache d un commun accord, i. Notions re-
çues d'un commun con/entement.
P. 414. 5. 4. i. j. Combien y at-il de gens. 1. Com-
bien n'y ai il pas de gens.
?. 416. 1. 14. ces l. [es.
P. 421. 1. 3,4. connaître certainement la plupart
de ces mots.]. favoir certainement la lignification
de la plupart de ces mots.
430. {. y. 1. 22. faire d'illufionj \. faire illufion.
447- 5. 9.I. 5. n'étant 1. ne font.
464. 1. 17. ». 1. a.
473. 474. Combien de gens &c. 1. Et parm't
ceux qui parlent le plus de Religion & de Conf-
cience, ^'Egliie er de Foi, de Puiflance ejr dt
Droit, <2obftru<£tioris er ^'humeurs, de raelan-
cholie ey de bile , combien n'y tn at-il pas dont
les penfées &C.
P. 491. 5. 10. 1. 27. font \.font.
P. 503. 1. dern. de ceci, cefl Que. !. de ceci, Que.
P. 512. 1. 11. à la fin, 1. pour la fin.
P. 524. $. 4. !. 8. aucune autre. 1. quelque autrt
P. 525. 1.2. placé. 1. placées.
P. 547. 5>. 2. 1. 1. hommes ne peuvent, 1. hommes
peuvent.
P. 550. 1. 18. parfonne. 1. perfonn*.
Achevé d'imprimer le 30. Novembre 1734.
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