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LES
PENSÉES
D E
/. /. ROUSSEAU.
LES
PENSÉES
D E
J. J. ROUSSEAU,
CITOYEN DE GENEVE.
A AMSTERD A-M.
M. DCC. L X III.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/1763lespensesd00rous
'A VE R TIS S E ME NT. îx
notre conf dation , ou notre efpé-
rance.
Inutilement l'Auteur du fameux
Traité du Citoyen s'épuifc-t-il à
prouver que la méchanceté eft
inhérente & efîèniielle aux hom-
mes , il n'entraîne à fon opinion
que des gens pour qui toutes les
ilngularités font précieufes , ou
des méchants qui s'apperçoivent
que cette prétendue découverte
protège & fert les vils intérêts
dont ils font animés : le plus
grand nombre des hommes pen-
fants , fait qu'il a befoin de fa pro-
pre eftime , pour l'encourager au
bien , & M. Hume qui n'a pu s'em-
pêcher de régarder la bienfaifance
comme une des premières difpo-
fitions de notre ame, en eft cru
fans preuves , parce qu'il n'en faut
qu'aux chofes de calcul matériel
& prefque jamais à celles qui font
fenties.
x AVERTISSE ME NT.
C'eft encore une cntreprife té-
méraire & dangereufe de la part
des Philofophes , d'attaquer ouver-
tement le culte reçu & confacré
par des loix, fous le bouclier
defquelles on repofe avec tran-
quillité. C'eft détruire les fortifi-
cations d'une place qu'on habite ;
c'eft appcller par cette deftrudion
tous les brigands qui voudront
«'en emparer ; c'eft compromettre
à la fois & fa propriété , & fa
liberté , & fa fureté s c'eft invo-
quer l'indépendance , l'anarchie
& la licence mère de tous les
crimes.
Ce feroit donc un fervice à ren-
dre à la Société d'arracher des Li
vres qui lui ont été offerts , tout
ce qui a élevé le fcandale & Le
cri public , & de les réduire aux
feules vérités utiles qu'ils contien-
nent. 11 faut l'avouer à l'honneur
de plus d'un ouvrage que la vigi-
^AVERTISSEMENT, xj
lance du Gouvernement a pros-
crits , ils feroient encore avec le
retraitement dont je parle & la
gloire le leurs Auteurs & celle de
leur fiecle.
Le Recueil que je donne au
Public aujourd'hui en fera la preu-
ve la plus forte. On y va voir
combien M. RoutTeau ajoute à la
mafle de nos idées , on y admi-
rera crtte fagaeité profonde , cet
amour de la vertu & ces richelTcs
de ftyle qui diitinguent fi fort le
Citoyen de Gen- e : l'humanité ,
l'honneur & la tgeûe ont fou-
vent dicté les ma. i mes précieufes
qui compoferont ce volume. J'ai
fait d/paroître autant que j'ai pu
le fophiite hardi pour n'offrir que
l'Ecrivain brillant 6c mâle, l'hom-
me fcnfible & penfeur.
'Le penchant q^'un Auteur de
ce mérite peut avoir pour le para-
doxe le détourne quelquefois du
xij AVERTISSEMENT.
vrai , mais alors c'eft l' Alchimifte
de la Littérature qui , dans la vai-
ne recherche du remède univerfel ,
trouve eu chemin mille fécrets
qui tous féparés de leur objet ,
deviennent de la plus grande uti-
lité.
je ne finirai point cet Avertifife-
ment fans excufer autant qu'il eft
pofïible , M. RouiTeau d'avoir fcan-
dalifé dans quelques-uns de fes
Ouvrages , & le François Citoyen
& le Catholique. Etranger à Paris : ,
il naquit & fut élevé dans une Ré-
publique & dans le Sehifme.
fin M l'AvertiJfement*
LES
LES
jpjëjstsêjës
D E
/. / ROUSSE AU,
CITOYEN DE GENEVE.
D l E v.
J LUS je m'efforce de connoître
fon eflence infinie , moins je la con-
çois ; mais elle eft , cela me fuffit ;
moins je la conçois , plus je l'adore.
Je m'humilie &c lui dis : Etre des Êtres ,
je fuis , parce que tu es ; c'eft m'éle-
ver à ma fource que de te méditer
A
2 Les Pensées
fans ceflTe. Le plus digne ufage de ma
raifon eft de s'anéantir devant toi :
c'eft mon raviffement d'efprit , c'eft le
charme de ma foibleflfe de me fentir
accablé de ta grandeur.
Voulons-nous pénétrer dans ces abî-
mes de métaphyfique qui n'ont ni fond
ni rive , &c perdre à difputer fur i'eflen-
ce divine ce temps iî court qui nous eft
donné pour l'honorer î Nous ignorons
ce qu'elle eft , mais nous favons qu'elle
eft : que cela nous fuffife ; elle fe fait
voir dans (es œuvres , elle fe fait fentir
au dedans de nous. Nous pouvons bien
difputer contre elle , mais non pas la
méconnoître de bonne foi.
Rien n'exifté que par celui qui eft.
C'eft lui qui donne un but à la juftice ,
une bafe à la vertu , un prix à cette
courte vie employée à lui plaire; c'eft
lui qui ne cefle de crier aux coupables
que leurs crimes fecrets ont été vus ,
& qui feit dire au jufte oublié , tes
vertus ont un témoin y c'eft lui , c'eft
DE J. J. ROU S SEAU. 3
fa fubftance inaltérable qui efl: le vrai
modèle des perfections donc nous por-
tons tous une image en nous-mêmes.
Nos partions ont beau la défigurer ;
tous Tes traits , liés à l'effence infinie ,
fe repréfentent toujours à la raifon a
& lui fervent à rétablir ce que l'im-
pofture 8c l'erreur en ont altéré.
É VA N G I L E.
v-< E divin Livre , le feul néceflàïre à
un Chrétien , & le plus utile de tous à
quiconque même ne le ferok pas , n'a
befoin que d'être médité pour porter
dans l'ame l'amour de fon Auteur , &
la volonté d'accomplir fes préceptes.
Jamais la vertu n'a parlé un fi doux
langage j jamais la plus profonde fageflè
ne s'eft exprimée avec tant d'énergie &
de (implicite. On n'en quitte point la
lecture fans fe fentir meilleur qu'au-
paravant.
Ai
4 £E S P E N S ÉE S
La majefté des Ecritures m'étonne , la
fainteté de l'Evangile parle à mon coeur.
Voyez les Livres des Philofophes avec
toute leur pompe : qu'ils font petits
près de celui-là! Se peut -il qu'un
Livre , à la fois fi fublime & fi fage ,
foit l'ouvrage des hommes? Se peut- il
que celui dont il fait l'hirtoire ne foit
qu'un homme lui-même? Eft-ce là le
ton d'un enthoufiafme ou d'un ambi-
tieux fe&aire ? Quelle douceur , quelle
pureté dans fes mœurs ! quelle grâce
touchante dans fes inO-rudcions ! quelle
élévation dans fes maximes ! quelle
profonde fagefle dans fes difeours !
quelle préfence d'efprit , quelle nneife
&c quelle juftelfe dans fes réponfes !
quel empire fur fes partions ! Où efl:
l'homme , où eft le fage qui fait agir ,
fouffrir & mourir fans foibleffe & fans
oftentation ? Quand Platon peint fou
Jufte imaginaire couvert de tout l'op-
probre du crime , & digne de tous les
prix de la vertu, il peint trait pour
DZJ.J.ROVSSEAV. $
trait Jefus-Chrift : la refTemblance eft
fi frappante , que tous les Pères l'ont
fentie , & qu'il n'eft pas poiTible de s'y
tromper. Quels préjugés , quel aveu-
glement ne faut-il point avoir pour ofer
comparer le Fils de Sophronifque au
Fils de Marie ï Quelle diftance de l'un
à l'autre ! Socrate mourant fans dou-
leur 3 fans ignominie , foutint aifément
jufqu'au bout fon perfonnage ; & ti
cette facile mort n eût honoré fa vie ,
on douteroit fi Socrate , avec tout fon
efprit , fut autre chofe qu'un Sophifte.
Il inventa , dit-on , la Morale. D'autres
avant lui l'avoient mife en pratique i
il ne fit que dire ce qu'ils avoient fait,
il ne fit que mettre en leçons leurs
exemples. Ariftide avoit été jufte avant
que Socrate eût dit ce que c'écoit que
juftice ; Léonidas étoit mort pour fon
pays avant que Socrate eût fait un de-
voir d'aimer fa patrie ; Sparte étoit
fobre avant que Socrate eût loué la
fobriété : avant qu'il eût loué la vertu ,
A 5
6 Les Pensées
la Grèce abondoic en hommes vertueux.
Mais où Jefus avoir -il pris chez les
liens cette Morale élevée ôc pure , dont
lui feul a donné les leçons ôc l'exem-
ple ? Du fein du plus furieux fanatifme
la plus haute fagefïè fe fit entendre ,
ôc la {implicite des plus héroïques ver-
tus honora le plus vil de tous les peu-
ples. La mort de Socrate philofophant
tranquillement avec fes amis , eft la
plus douce qu'on puifle délirer ; celle
de Jefus expirant dans les tourments ,
injurié 3 raillé , maudit de tout un peu-
ple , eft la plus horrible qu'on puiflè
craindre. Socrate prenant la coupe
empoifonnëe , bénit celui qui la lui
préfente- ôc qui pleure ; Jefus au mi-
lieu d'un fupplice affreux , prie pour
les bourreaux acharnés. Oui , G. la vie
ôc la mort de Socrate font d'un Sa^e ,
la vie ôc la mort de Jefus font d'un Dieu.
Dirons-nous que l'hiftoire de l'Evangile
eft inventée à plailir ? Ce n'eft pas ainiî
qu'on invente ; Ôc les faits de Socrate ,
de J. J. Rousseau. 7
dont pcrfonne ne doute , font moins
atteftés que ceux de Jefus-Chrift. Au
fond , c'eft reculer la difficulté fans la
détruire ; il feroit plus inconcevable
que plufieurs hommes d'accord eufient
fabriqué ce Livre, qu'il ne l'eft qu'un
feul en ait fourni le fujet. Jamais des
Auteurs Juifs n'euffent trouvé ni ce ton.,
hî cette morale ; & l'Evangile a des
caractères de vérité fi grands , fi frap-
pants , fi parfaitement inimitables , que
l'Inventeur en feroit plus étonnant que
le Héros.
ATHÉISME, FANATISME.
L E fpectacle de la nature , fi vivant,
fi animé , pour ceux qui reconnoiffent
un Dieu , eft mort aux yeux de l'Athée ;
& dans cette grande harmonie des Etres
où tout parle de Dieu d'une voix fi
douce , il n'apperçoit qu'un filence
éternel.
A4
$
S Les Pensées
Bayle a très bien prouvé que le Fa-
natifme eft plus pernicieux que l'Athéif-
me , & cela eft inconteftable ; mais ce
qu'il n'a eu garde de dire , & qui n'eft
pas moins vrai , c'eft que le Fanatifme ,
quoique fanguinaire & crnel , eft pour-
tant une paflion grande & forte qui
élevé le cœur de l'homme , qui lui fait
méprifer la mort 3 qui lui donne un
reflort prodigieux , & qu'il ne faut que
mieux diriger pour en tirer les plus fu-
blimes vertus ; au lieu que l'irréligion ,
Se en général l'efprit raifonneur &c
philofophique attache à la vie , effé-
miné , avilit les âmes , concentre toutes
les- palfions dans la bafidie de l'intérêt
particulier 5 dans l'abjeftion du moi hu-
main , & fappe ainii à petit bruit les
vrais fondements de toute fociécé ; car
ce que les intérêts particuliers ont de
commun cft (\ peu de chofe 3 qu'il ne
balancera jamais ce qu'ils ont d'oppofé.
Si l'Athéifme ne fait pas verièr le fana
des hommes, c'eft moins par amour
de J. J. Rousseau. 9
pour la paix que par indifférence pour
le bien : comme que tout aille , peu im-
porte au prétendu Sage, pourvu quil
refte en repos dans Ton cabinet. Ses
principes ne font pas tuer les hommes,*
mais ils les empêchent de naître , en dé-
truifant les mœurs qui les multiplient ,
en les détachant de leur efpece , en ré-
duifant toutes leurs affections à un fecret
égoïfme , aulïi funefte à la population
qu'à la vertu. L'indifférence philofo-
phique reffemble à la tranquillité de
l'Etat fous le defpotifme : cJeffc la tran-
quillité de la mort , elle eft plus def-
tru&ive que la guerre même.
RELIGION,
Ys E combien de douceurs n'eft pas
privé celui à qui la Religion manque ?
Quel fentiment peut le confoler dans
fes peines ? quel fneftateur anime tes
bonnes actions qu'il fait en fecret l
A 5
io Les Pensées
quelle voix peut parier au fond de fou
a me ? quel prix peut-il attendre de fa
vertu ? Comment doit-il envifuger la
mort ?
Une dernière refTource à employer
contre l'incrédule , c'efl: de le tou-
cher , c'eft de lui montrer un exem-
ple qui l'entraîne , &c de lui rendre la
Religion fi aimable qu'il ne puiife lui
rélifter.
Quel argument contre l'incrédule que
la vie du vrai Chrétien ! Y a-t-il quel-
que ame à l'épreuve de celui-là ? Quel
tableau pour Ton cœur quand Tes amis ,
fes enfants , fa femme concourront tous
à l'infrruire en l'édifiant / Quand , fans
lui prêcher Dieu dans leurs difcours ,
ils le lui montreront dans les actions
qu'il infpire , dans les vertus dont il
eft l'auteur , dans le charme qu'on trouve
à lui plaire ! Quand il verra briller
l'image du Ciel dans fa maifon ! Quand
une fois le jour il fera forcé de fe dire :
non , l'homme n'eiï pas ainli par lui-
de J. J. Rousseau. "
même , quelque chofe ùè plus qu hu-
main règne ici !
Un heureux inftind me porte au
bien , une violente paflion s'élève ; elle
a fa racine dans le même inftincl: , que
ferai-je pour la détruire î De la con-
fidération de tordre je tire la beauté
de la vertu, & fa bonté de l'utilité
commune -, mais que fait tout cela con-
tre mon intérêt particulier , &c lequel
au fond m'importe le plus, de mon
bonheur aux dépens du refte des hom-
mes , ou du bonheur des autres aux dé-
pens du mien ? Si la crainte de la honte
ou du châtiment m'empêche de mal
faire pour, mon profit , je n'ai qu'à mal
• faire en fecret , la vertu n'a plus rien
à me dire , 5c fi je fuis furpris en faute ,
on punira comme à Sparte , non le
délit , mais la mal-adrefle. Enfin , que
le caractère & l'amour du beau (oit em-
preint par la nature au fond de mon
ame , j'aurai ma règle a.ulti long-temps
qu'il ne fera point défiguré j mais corn-
A 6
S Pensées
iirer de conferver toujours
--1- pureté cette effigie intérieure
qui î/u point parmi les Etres fenfîoles
de modèle auquel on puffle la com-
parer ? Ne fait- on pas que les affec-
tions" défoidonnées corrompent le ju-
gement ainh* que la volonté > & que la
confeience s'altère 8t fe modifie infen-
fiblement dans chaque fiecie , dans
chaque peuple , dans chaque individu ,
félon 1 înconftance & la variété des
préjugés ? Adorons l'Etre éternel , d'un
fouille nous détruirons ces fantômes de
raifon qui n'ont qu'une vaine apparence
& fuient comme une ombre devant
l'immuable Vériré.
L'oubli de toute Religion conduit:
à Pot:bli des devoirs de l'homme.
Fuyez ceux qui , fous prétexte d'ex-
pliquer la nature , fement dans les
Cœurs des hommes de défolantes doc-
trines , & dont le fcepricifme apparent
cft une fois plus arKrmatif cV plus
dogmatique que le ton décidé de leurs
DE J. J. ROVSSZAV. 1$
adverfaires. Sous le hautain prétexte
qu'eux feuls font éclairés , vrais , de
bonne foi , ils nous foumettent impé-
rieufement à leurs décidons tranchan-
tes , & prétendent nous donner , pour
les vrais principes des chofes , les inin-
telligibles fyftêmes qu'ils ont bâtis dans
leur imagination. Du relre , renversant ,
détruifant , foulant aux pieds tout ce
que les hommes vefpe&ent , ils ôtent
aux affligés la dernière confolation de
leur mifére , aux puuTants & aux riches
le feul frein de leurs partions > ils arra-
chent du fond des cœurs le remords
du crime , l'efpoir de la vertu , & fe
vantent encore d'être les bienfaiteurs
du genre humain. Jamais, difent-ils",
ta vérité n'eft nuïfible aux hommes ; je
le crois comme eux 3 & c'eft à mon
avis une grande preuve que ce qu'ils
enfeignent n'eft pas la vérité.
i4 Les Pensées
ORAISON, DÉVOTION,
DÉVOTS.
1>'A m e en s'élevant par l'Oraifon à
la fource du fenriment & de l'Être,
y perd fa fécheretfe & Ta langueur :
elle y renaît , elle s'y ranime , elle y
trouve un nouveau reflbrt , elle y puife
une nouvelle vie ; elle y prend une au-
tre exiftence qui ne tient point aux
partions du corps , ou plutôt elle n'eft
plus en elle-même ; elle eft toute dans
l'Être immenfe qu'elle contemple , &
dégagée un moment de Ces entraves,
elle fe confole d'y rentrer , par cet eflai
d'un état plus fublime , qu'elle efpere
être un pur le lien.
Il n'y a rien de bien qui n'ait un
excès blâmable , même la Dévotion qui
tourne eu délire. Comment viennent
les extafes des afcé*iqu«f? En prolon-
geant le temps qu'on donne à la prière
de J. J. Rousseau. 15
plus que ne le permet la foiblefle hu-
maine. Alors l'efprit s'épuife , l'imagi-
nation s'allume & donne des vidons ;
on devient infpiré , Prophète , & il n_y
a plus ni fens ni génie qui garantie
du Fanatifme.
Si l'on abufe de l'Oraifon , & qu'on
devienne myftique , on fe perd à force
de s'élever ; en cherchant la grâce on
renonce à la raifon ; pour obtenir un
don du Ciel on en foule aux pieds un
autre ; en s'obftinant à vouloir qu'il
nous éclaire , on s'ôte les lumières qu'il
nous a données.
Servir Dieu , ce n'eft point paffer fa
vie à genoux dans un Oratoire , c'eft
remplir fur la terre les devoirs qu'il
nous impofe j c'eft faire en vue de lui
plaire tout ce qui convient à l'état où
il nous a mis : il faut premièrement
faire ce qu'on doit , puis prier quand
on le peut.
La dévotion eft un opium pour l'ame :
elle é^aie , anime & foutient quand on
i<3 Les Pensées
en prend peu : une trop forte dofe en-
dort , ou rend furieux , ou tue.
On ne doit point afficher la Dévo-
tion par un extérieur afFeété , & comme
une efpece d'emploi qui difpenfe de tout
autre. Il faut auiTî s'abftenir de ce lan-
gage myftique & figuré qui nourrit le
cœur des chimères de l'imagination , &
fubftitue au véritable amour de Dieu
des fentiments imités de l'amour ter-
reftre , & très propres à le réveiller.
Plus on a le cœur tendre & fimagr-
nation vive , plus on doit éviter ce qui
• rend à les émouvoir j car enfin , com-
ment voir les rapports de l'objet myfrï-
que, fi l'on ne voit autfi l'objet fenfuel ,
& comment une honnête femme ofe-t-
elle imaginer avec afïurance des objets
qu'elle n'oferoit regarder ?
Ce qui donne le plus d'éloignement
pour les dévots de profeiïïon , c'eft cette
âpreté de mœurs qui les rend infenfi-
bles à l'humanité , c'eft cer orgueil
cxceiïîf qui leur fait regarder, en pitié
de J. J. Rousseau. 17
le refte du monde : dans leur éléva-
tion , s'ils daignent s'abaiflèr à quelque
acte de bonté , c'eft d'une manière fi
humiliante , ils plaignent les autres d'un
ton fi cruel , leur juftice eft fi rigou-
reufe , leur charité eft fi dure , leur zèle
eft fi amer , leur mépris relTemble il
fort à la haine , que l'infenfibilité même
des sens du monde eft moins barbare
que leur commifération. L'amour de
Dieu leur fert d'excufe pour n'aimer
perfonne , ils ne s'aiment pas même
l'un l'autre ; vit-on jamais d'aminé vé-
ritable entre les ( faux ) dévots ï Mais
plus ils fe détachent des hommes , plus
ils en exigent , & l'on diroit qu'ils ne
s'élèvent à Dieu que pour exercer fou
autorité fur la terre.
iS Les Pensées
C O NS C I EN C E.
JLv E meilleur de tous les Cafuiftes eft
la Confcience, & ce nJeft que quand on
marchande avec elle qu'on a recours
aux fubtilités du raifonnement.
La Confcience eft la voix de i'ame,
les pafïïons font la voix du corps. Eft-
il étonnant que fou vent ces deux lan-
gages fe contredifent , 3c alors lequel
faut-il écouter ? Trop fouvent la raifon
nous trompe , nous n'avons que trop
acquis le droit de la récufer ; mais la
Confcience ne trompe jamais , elle eft
le vrai guide de l'homme ; elle eft à
l'ame ce que l'inftmcl: eft au corps ; qui
la fuit obéit à la nature , 8c ne craint
point de s'égarer.
Confcience ! Confcience ! InftincT: di-
vin , immortelle & célefte voix ; guide
affuré d'un être ignorant &c borné , mais
intelligent &c libre t juge infaillible du
de J. J. Rousseau. ï?
bien Se du mal , qui rends L'homme
femblable à Dieu; c'eft toi qui fais l'ex-
cellence de fa nature Se la moralité de
fes adions ; fans toi je ne Cens rien en
moi qui m'élève au deflus des bêtes ,
que le trifte privilège de m'égarer d'er-
reurs en erreurs à l'aide d'un entende-
ment fans règle. , Se d'une raifon fans
principe.
Si la Confcience parle à tous les
cœurs , pourquoi donc y en a-t-il Ci peu
qui l'entendent ? Eh ! c'eft qu'elle nous
parle la langue de la Nature , que tout
nous a fait oublier. La Confcience eft
timide , elle aime la retraite Se la paix j
le monde Se le bruit l'épouvantent ; les
préjugés dont on la fait naître font fes
plus cruels ennemis ; elle fuit ou fe
tait devant eux t leur voix bruyante
étouffe la fienne , Se l'empêche de fe
faire entendre ; le fanatifme ofe la con-
trefaire, Se dite le crime en fon nom.
Elle fe rebute enfin à force d'être écon-
duite j elle ne nous parle plus , elle ne
io Les Pensées
nous répond plus ; 8c après de Ci longs
mépris pour elle , il en coûte autant
de la rappciler qu'il en coûta de la
bannir.
MORALITÉ DE NOS ACTIONS.
1 Ou te la Moralité de nos actions
eft dans le jugement que nous en por-
tons nous-mêmes. S'il eft vrai que le
bien {bit bien , il doit l'être au fond
de nos cœurs comme dans nos oeuvres ;
& le premier prix de la juftice eft de
fentir qu'on la pratique. Si la bonté
morale eft conforme à notre nature ,
l'homme ne fauroit être fain d'efprit ni
bien conftitué , qu'autant qu'il eft bon.
Si elle ne l'eft pas , & que l'homme
foit méchant naturellement , il ne peut
celfer de l'être fans fe corrompre 3 Se
la bonté n'eft en lui qu'un vice contre
nature. Fait pour nuire à fes fembla-
bles, comme le loup pour égorger la
de J. J, Rousseau. h
proie , un homme humain feroit un
animal auffi dépravé qu'un loup pi-
toyable , Se la vertu feule nous laifTeroit
des remords. _ .
Rentrons en nous-mêmes : exami-
nons , tout intérêt perfonnel à part , à
quoi nos penchants nous portent. Quel
fpeftacle nous flatte le plus , celui des
tourments ou du bonheur d'autrui f
Qu'eft-ce qui nous eft le plus doux à
faire , & nous laine une impreiîion plus
agréable après l'avoir fait , d'un atte de
btnfaifance ou d'un afte de méchan-
ceté 2 Pour qui vous intéreffez-vous fur
vos Théâtres î Eft-ce aux forfaits que
vous prenez plaifir î Eft-ce à leurs au-
teurs punis que vous donnez des lar-
mes ? Tout nous eft indifférent , di-
fent-ils , hors notre intérêt ; & tout au
contraire , les douceurs de l'amitié, de
l'humanité nous confolent dans nos
peines ; &c même dans nos plaifirs , nous
ferions trop fculs , trop miférables , fi
nous n'avions avec qui les partager.
n Les Pensée s
S'il n'y a rien de moral dans le cœur
de l'homme , d'où lui viennent donc ces
tranfports d'admiration pour les gran-
des âmes ? Cet enthoufîafme de la ver-
tu , quel rapport a-t-il avec notre in-
térêt privé ? Pourquoi voudrois-je être
Caton qui déchire Tes entrailles } plutôt
que Cefar triomphant ? Otez de nos
cœurs cet amour du beau , vous ôtez
tout le charme de la vie. Celui dont
les viles paillons ont étouffé dans Ton
ame étroite ces fentiments délicieux ;
celui qui , à force de fe concentrer au
dedans de lui , vient à bout de n'aimer
que lui-même , n'a plus de tranfports ,
fon cœur glacé ne palpite plus de joie ,
un doux attendrilfement n'humede ja-
mais fes yeux , il ne jouit j lus de rien ;
le malheureux ne fent plus , ne vit plus ;
il effc déjà mort.
Jettez les yeux fur foutes les nations
du monde , parcourez toutes les hiftoi-
îes : parmi tant de cultes inhumains &
bifarres , parmi cette prodigieufe diver-
de J. J Rousseau. i$
fïté de mœurs & de caraderes , vous
trouverez par-tout les mêmes idées de
juftice &c d'honnêteté , par-tout les mê-
mes notions du bien'& du mal. L'an-
cien paganifme enfanta des Dieux abo-
minables qu'on eût puni ici bas com-
me des fcélérars , & qui n'offraient pour
tableau du bonheur fuprême , que des
forfaits à commettre & des paiTions à
contenter. Mais le vice, armé d'une
autorité facrée , defeendoit en vain du
féjour éternel , l'inftind moral le re-
poufïbit du cœur des humains. En célé-
brant les débauches de Jupiter , on ad-
miroit la continence de Xénocrate ; la
chafte Lucrèce adoroit l'impudique Ve-
nus ; l'intrépide Romain facrinoit à la
peur , il invoquoit le Dieu qui mutila
fon père , & mouroit fans murmure
de la main du fién : les plus méprifa-
bles divinités furent fervies par les plus
grands hommes. La fainte voix de la
Nature , plus forte que celle des Dieux ,
fe faifoit refpe&cr fur la terre , & fem-
24 Les Pensées
bloit reléguer dans le ciel le crime avec
les coupables.
Il elVdonc au fond de nos âmes un
principe inné de juftice & de vertu ,
fur lequel , malgré nos propres maxi-
mes , nous jugeons nos actions & celles
d'autrui , comme bonnes ou mauvaifes.
PASSIONS.
L'Entendement humain doit
beaucoup aux pallions, qui, dJun com-
mun aveu lui doivent beaucoup aulli.
C'eft par leur activité que notre rai-
fon Ce perfectionne ; nous ne cherchons
à connoître que parce que nous défi-
rons de jouir .- &c il n'eft pas poiïible de
concevoir pourquoi celui qui n'auroit
ni défirs , ni craintes , fe donneroit la
peine de railonner. Les pallions, à leur
tour, tirent leur origine de nos befoins,
& leur progrès de nos connoiflances }
car on ne peut délirer ou craindre les
chofes ,
de J. J. Rousseau, i;
chofes , que fur les idées qu'on en peut
avoir , ou par la ûmple impulfîon de la
Nature.
C'eft une erreur de diftinguer les
Pallions en permifes & défendues , pour
fe livrer aux premières & fe refufer aux
autres. Toutes font bonnes quand on
en eft le maître , toutes font mauvaifes
quand on s'y laiflè affujettir.
Les grandes Pafïions ufées dégoûtent
des autres j la paix de l'ame qui leur
fuccede eft le feul fentiment qui s'ac-
croît par la jouiflance.
Le fpe&acle des PaiTions violentes
de toute efpece eft un des plus dange-
reux qu'on puifife offrir aux enfants. Ces
Pallions ont toujours dans leurs excès
quelque chofe de puérile qui les arhufe,
qui les féduit , de leur fait aimer ce
qu'ils devroient craindre. Voilà pour-
quoi nous, aimons tous le Théâtre , 8c
plufîeurs d'entre nous les Romans.
Toutes les grandes Paillons fe for-
ment dans la folitude; on n'en a point
B
2($ LES PENSÉES
de femblables dans le monde , où nui
objet n'a le temps de faire une profon-
de "impreiTion , Se où la multitude des
aoûts énerve la force des fentiments.
Les petites Pallions ne prennent ja-
mais le change & vont toujours à leur
fin; mais on peut armer les grandes
contre elles-mêmes.
Dans la retraite on a d'autres maniè-
res de voir ôc de fentir } que dans le
commerce du monde ; les Partions au-
trement modifiées ont auiïi d'autres ex-
preiïions : l'imagination toujours frap-
pée des mêmes objets , s'en affecte plus
vivement. Ce petit nombre d'images
revient toujours , fe mêle à toutes les
idées , & leur donne ce tour bizarre &
peu varié qu'on remarque dans les dif-
cours des folitaires. S'enfuit-il de là
que leur langage foit fort énergique?
Point du tout , il n'eft qu'extraordinaire.
Ce n'eft que dans le monde qu'on ap-
prend à parler avec énergie. Première-
ment, parce qu'il faut toujours dire
£>£ 7- J. Rou s szau. xj
autrement & mieux que les autres , 8c
puis , que forcé d'affirmer à chaque ins-
tant ce qu'on ne croit pas , d'exprimer
des fentiments qu'on n'a point , on cher-
che à donner à ce qu'on dit un tour per-
fuafif qui fupplée à la perfuafion inté-
rieure. Croyez-vous que les gens vrai-
ment palïîonnés aient ces manières de
parler vives , fortes , coloriées que l'on
admire dans les drames ôc dans les Ro-
mans françoîs ! Non : la Pafïion pleine
d'elle-même , s'exprime avec plus d'a-
bondance que de force ; elle ne fonge
pas même à perfuader ; elle ne ioup-
çonne pas qu'on puifle douter d'elle :
quand elle dit ce qu'elle fent , c'eft
moins pour l'expofer aux autres que
pour fe foulager. On. peint plus vive-
ment l'amour dans les grandes villes ;
l'y fent-on mieux que dans les hameaux ?
Lifez une lettre d'amour faite par un
auteur dans fon cabinet, par un bel ef-
prit qui veut briller. Pour peu qu'il ait
du feu dans la tête , fa lettre va , corn-
V i
l2S Les Pensées
me on dit , brûler le papier ; la chaleur
rrïra pas plus loin. Vous ferez enchan-
té , même agité peut-être ; mais d'une
agitation palïagere & feche, qui ne vous
khîera que des mots pour tout fouve-
nir. Au contraire , une lettre que l'a-
mour a réellement dictée ; une lettre
d'un Amant vraiment patïionné , fera
lâche , dirTufe , toute en longueurs , en
détordre , en répétitions. Son coeur ,
plein d'un fentiment qui déborde , redit
toujours la même chofe, & n'a jamais
achevé de dire ; comme une fource vive
qui coule fans ceffe & ne s'épuife jamais.
Rien de Taillant , rien de remarquable :
on ne retient ni mots, ni tours , ni phra-
fe : on n'admire rien , l'on n'eft frappé de
rien. Cependant on fe fent l'ame atten-
drie : on fe fent ému fans (avoir pour-
quoi. Si la force du fentiment ne nous
frappe pas , fa vérité nous touche , ÔC
c'eft ainfi que le cœur fait parler au
cœur. Mais ceux qui ne fentent rien,
ceux qui n'ont que le jargon paré des
de J. J. Rousseau. 19
partions , ne connoiflent point ces for-
tes de beautés , & les méprifent.
L'enthoufiafme eft le dernier degré
de la paillon. Quand elle eft à Ton com-
ble , elle voit Ton objet parfait ; elle en
fait alors fon idole ; elle le place dans
le ciel. En écrivant à ce qu'on aime , ce
ne font plus des lettres que l'on écrit ,
ce font des hymnes.
Les grandes pallions ne germent
gueres chez les hommes foibles.
La fource de nos partions , l'origine
& le principe de toutes les autres , la
feule qui naît avec l'homme , 6c ne le
quitte jamais , tant qu'il vit , eft l'a-
mour de foi : Pafïion primitive , innée ,
antérieure à toute autre , & dont toutes
les autres ne font , en un fens , que des
modifications.
Dans le règne des Partions , elles ai-
dent à fupporter les tourments qu'elles
donnent, elles tiennent l'efpérance à
côté du défir Tant qu'oiv défire , on
peut fe paflfei d'être heureux ; on s'at-
B 5
30 Les Pensées
tend à le devenir : 11 le bonheur ne vient
point , l'efpoir fe prolonge 3 de le char-
me de l'illufion dure autant que la Pa£
fion qui le caufe. Ainfi cet état fe fufHt
à lui-même , & l'inquiétude qu'il donne
efl une forte de jouiffance qui fupplée à
la réalité.
On étouffe de grandes Pallions ; ra-
rement on les épure.
On n'a de prife fur les Paffions , que
par les Pallions ; c'efi: par leur empire
qu'il faut combattre leur tyrannie, Se
c'eft toujours de la Nature elle-même
qu'il faut tirer les instruments propres à
la régler.
Que les Pallions nous rendent cré-
dules ; Se qu'un ccçur vivement touché
fe détache avec peine des erreurs mê-
mes qu'il apperçoit !
On peut vivre beaucoup en peu d'an-
nées , & acquérir une grande expé-
rience à fes dépens : c'eft alors le che-
min des Palïions qui conduit à la Phi-
lofophie.
DE J. J. ROUSS EAU. 31
La fouuce de toutes les Partions eft
la fenfibilité ; l'imagination détermine
leur pente. Tout être qui fent Tes rap-
ports , doit être affeété quand ces rap-
ports s'altèrent , 6c qu'il en imagine ,
ou qu'il en croit imaginer de plus con-
venables à fa nature. Ce font les erreurs
de l'imagination qui transforment en
vices Us. Partions de tous les êtres
bornés , même des anges , s'ils en ont :
car il faudroit qu'ils connurent la na-
ture de tous les êtres , pour favoir
quels rapports conviennent le mieux à
la leur.
Voici le fommaire de toute la fa-
gefle humaine dans l'ufage des Partions.
i°. Sentir les vrais rapports de l'hom-
me , tant dans l'efpece que dans l'indi-
vidu. i°. Ordonner toutes les affec-
tions de l'ame félon ces rapports.
B 4
3i Les Pensées
B O N H E V R.
IN O u s ne favons ce que c'eft que
bonheur ou malheur abfolu. Tout eft
mêlé dans cette vie , on n'y goûte aucun
fentiment pur , on n'y refte pas deux
moments dans le même état. Les affec-
tions de nos âmes , ainfî que les modifi-
cations de nos corps , font dans un flux
continuel. Le bien &c le mal nous font
com-muns à tous , mais en différentes
mefures. Le plus heureux eft celui qui
fouffre le moins de peines ; le plus mifé-
rable eft celui qui fent le moins de plai-
firs. Toujours plus de fouffrances que de
jouiffances : voilà la différence commu-
ne à tous. La félicité de l'homme ici
bas n'eft donc qu'un état négatif, on
doit le mefurer par la moindre quantité
des maux qu'il fouffre.
Tout fentiment de peine eft infépara-
ble du déiir de s'en délivrer : toute idée
de J. J. Rousseau. 35
de plaifir eft inféparable du défir d'en
jouir : tout défir fuppofe privation , &
toutes les privations qu'on fent (ont pé-
nibles ; c'eft donc dans ia difproportion
de nos défirs 5c de nos facultés , que
confifte notre mifere. Un être fenfible ,
dont les facultés égaleroient les dé (1rs ,
feroit un être abfolument heureux.
En quoi donc confifte la fagefle hu-
maine ou la route du vrai Bonheur ?
Ce n'eft pas précifément à diminuer nos
défirs ; car s'ils étoient au deiTous de
notre puiiîance, une partie de nos facul-
tés refteroit oifive , & nous ne jouirions
pas de tout notre être. Ce n'eft pas non
plus à étendre nos facultés ; car Ci
nos délire s'étendoient à la fois en plus
grand rapport , nous n'en deviendrions
que plus miférables : mais c'eil à dimi-
nuer l'excès des défirs fur les facul-
tés , Se à mettre en égalité parfaite la
puiiîance & la volonté. C'eft alors feu-
lement que toutes les forces étant en
action j l'ame cependant refera paifi-
B 5
34 Les Pensées
ble j & que l'homme fe trouvera biefl
ordonné.
Le monde réel a Tes bornes, le mon-
de imaginaire eft infini : ne pouvant élar-
eir l'un , retreciflbns l'autre \ car c'en:
de leur feule différence que naiffent tou-
tes les peines qui nous rendent vrai-
ment malheureux. Otez la force , la
fanté , le bon témoignage de foi , tous
les biens de cette vie font dans l'opi-
nion : ôtez les douleurs du corps & les
remords de la confeience y tous no&
maux font imaginaires.
Tous les animaux ont exactement les
facultés néceflaires pour fe conferver.
L'homme ftul en a de fuperflues. N'eft-
ce pas bien étrange que ce fuperflu foie
l'inftrument de fa mifere } Dans tout
pays les bras d'un homme valent plus
que fa fubftance. S'il étoit allez fage
pour compter ce fuperflu pour rien , il
auroit toujours le néceflaire , parce qu'il
n'auroit jamais rien de trop. Les grands
beibins 3 difoit Favorin a nailïèut des
de J. J. Rousseau. 3J
grands biens , & fouvent le meilleur
moyen de fe donner les chofes dont on
manque eft de s'ôter celles qu'on a :
c'eft à force de nous travailler pour aug-
menter notre bonheur , que nous le
changeons en mifere. Tout homme qui
ne voudroit que vivre , vivroit heureux ;
par conféquent il vivroit bon , car où
feroit pour lui l'avantage d'être mé-
chant.
Nous jugeons trop du bonheur fur les
apparences ,• nous le fuppofons où il eft
le moins ; nous le cherchons où il ne
fauroit être : la gaieté n'en eft qu'un li-
gne très équivoque. Un homme gai n'efi:
fouvent qu'un infortuné , qui cherche à
donner le change aux autres , & à s'é-
tourdir lui-même. Ces gens fi riants , fî
ouverts f fi férieux dans un cercle , font
prefque tous tiïftes & grondeurs chez
eux , & leurs domeftiques portent la
peine de l'amufement qu'ils donnent à
leurs fociétés. Le vrai contentement
n'eft ni gai , ni folâtre ; jaloux d'un fe\\-
B 6
3<S Les Pensées
timent fi doux , en le goûtant on y pen~
fe , on le favoure , on craint de l'évapo-
rer. Un homme vraiment heureux ne
parle gueres , &c ne rit gueres ; il re£
ierre , pour ainfi dire , le bonheur au-
tour de Ton cœur. Les jeux bruyants 3
la turbulente joie voilent les dégoûts ôc
l'ennui. Mais la mélancolie eit amie de la
volupté ; l'attendriiïement & les larmes
accompagnent les plus douces jouif-
fances s &c l'exceilive joie elle-même ar-
rache plutôt des pleurs que des ris.
Si d'abord la multitude & la variété
des amufements pàroiftent contribuer au
Bonheur , fi l'uniformité d'une vie égale
paroît d'abord ennuyeufe 5 en y regar-
dant mieux , on trouve , au contraire >
que la plus douce habitude de l'ame
CQnfifte dans une modération de jouif-
fance, qui lailîc peu de prife au défir 8c
au d'goïk. L'inquiétude des défirs pro-
duit la curiofité , l'inconftance ; le vui-
de des turbulents pkifirs produit l'en-
nui.
de J. J. Rousseau. 37
On a du plaide- quand on en veut avoir ;
c'eft l'opinion feule qui rend tout diffi-
cile , qui charte le Bonheur devant nous -,
& il eft cent fois plus aifé d'être heureux
que de le paroître.
Il n'eft point de route plus fùre pour
aller au Bonheur , que celle de la vertu.
Si l'on y parvient , il eft plus pur , plus
folide & plus doux par elle j fi on le
manque , elle feule peut en dédomma-
ger.
Que font ces hommes fenfuels qui
multiplient n" indiferetement leurs dou-
leurs par leurs voluptés? ils anéantif-
fent pour ainfi dire leur exiftence à force
de l'étendre fur la terre ; ils aggravent
le poids de leurs chaînes par le nom-
bre de leurs attachements ; ils n'ont
point de jouiflances qui ne leur prépa-
rent mille ameies privations : plus ils
fentent & plus ils fourfrent : plus ils
s'enfoncent dans h vie3 & \-lus ils luiit
malheureux.
Tout ce qui tient aux fens & n'eft pas
38 Les Pensées
nécefTaire à la vie , change de nature
aufïi-tôt qu'il tourne en habitude. Il
cefTe d'être un plaifir en devenant un
befoin •> c'eft à la fois une chaîne qu'on
fe donne &c une jouifïance dont on fe
prive , & prévenir toujours les défîrs ,
n'eft pas l'art de les contenter , mais de
les éteindre. Un objet plus noble qu'on
doit fe propofer en cela , eft de refter
maître de foi-même , d'accoutumer Ces
pafTîons à l'obéiflance , & de plier tous
fes défîrs à la règle. C'eft un nouveau
moyen d'être heureux , car on ne jouit
fans inquiétude que de ce qu'on peu per-
dre fans peine ; Ôc Ci le vrai Bonheur ap-
partient au fage , c'eft parce qu'il eft de
tous les hommes celai à qui la fortune
peut le moins ôter.
Tous les Conquérants n'ont pas été
tués ; tous les ufurpateurs n'ont pas
échoué dans leurs entreprîtes -, plusieurs
paroîtront heureux aux efprits préve-
nus des opinions vulgaires ; mais celui
qui , fans s'arrêter aux apparences , ne
ve J* J. Rous SEAV. 35
Juge du Bonheur des hommes que par
l'état de leurs cœurs , verra leur mifere
dans leurs fuccès mêmes, il verra
leurs défirs & leurs foucis rongeants
s'étendre & s'accroître avec leur for-
tune i il les verra perdre haleine en
avançant , fans jamais parvenir à leurs
termes. Il les verra femblables à ces
voyageurs inexpérimentés , qui , s'en-
nageant pour la première fois dans
Tes Alpes, penfent les franchir à cha-
que montage , & quand ils font au
fommet , trouvent avec découragement
de plus hautes montagnes au devant
d'eux.
Celui qui pourroit tout fans être Dieu »
feroit une miférable créature ; il feroit
privé du plaint de défirer ; toute autre
privation feroit plus fupportable. D'où
il fuit que tout Prince qui afpire au def-
potifme , afpire à l'honneur de mourir
d'ennui. Dans tous les Royaumes du
monde cherchez-vou, L'homme le plus
ennuyé du pays 2 Allez toujours durée-
4Q Les Pensées
tcment au Souverain , fur-tout s'il efl
très-abfolu. C'eft bien la peine de faire
tant de miférables ! Ne fauroit-il s'en,
nuyer à moindres frais ?
Les gueux font malheureux , parce
qu'ils font toujours gueux, les Rois
font malheureux , parce qu'ils font
toujours Rois. Les états moyens dont
on fort plus aifément offrent des pfaf-
fus au deffus & au deifous de foi ; ils
étendent aufïï les lumières de ceux qui
les remplifTent, en leur donnant plus
de préjugés à connoître , & plus de de-
grés à comparer. Voilà , ce me femble ,
la principale raifon pour quoi c'eft oé-
néralement dans les conditions médio-
cres qu'on trouve les hommes les plus
heureux & du meilleur fens.
Le figne le plus aflïiré du vrai con-
tentement d'efprit eft la vie retirée ÔC
domeftique, & Ton peut croire que
ceux qui vont fans cefTe chercher leur
Bonheur chez autrui ne l'ont point chez
eux-mêmes.
DE J. J. R OU S SEAV. 4:
V E R T V.
Le mot de Vertu vient de force , la
force eft la bafe de toute Vertu.
L'homme vertueux eft celui qui fait
vaincre fes affe&kms.
La Vertu n'appartient qu'à un être
foibte par fa nature Se fort par fa volon-
té; c'eft en cela que confifte le mérite
de l'homme jufte.
L'exercice des plus fublimes Vertus
élevé & nourrit le génie.
Les âmes d'une certaine trempe trans-
forment , pour ainfi dire , les autres en
elles-mêmes ; elles ont une fphere d'ac-
tivité dans laquelle rien ne leur réfifte ;
on ne peut les connoître fans les vou-
loir imiter , & de leur fublime élévation
elles attirent à elles tout ce qui les en-
vironne.
Il n'eft pas fi facile qu'on penfe te
renoncer à la Vertu. Elle tourmente
4i Le s P e n s è e s
long-temps ceux qui l'abandonnent , 8c
Tes charmes qui font les délices des
âmes pures , font le premier fupplice du
méchant , qui les aime encore 8c n'en
fauroit plus jouir.
L'exercice des Vertus fociales porte
au fond des cœurs l'amour de l'huma-
nité ; c'eft en faifant le bien qu'on de-
vient bon.
La Venu eft: fi néceflfaire à nos cœurs,
que quand on a une fois abandonné la
véritable , on s'en fait enfuite une à fa
mode , &c l'on y tient plus fortement ,
peut-être, parce qu'elle eft de notre
choix.
Si les facrinces à la Vertu coûtent
fouvent à faire, il eft toujours doux de
les avoir faits , 8c l'on n'a jamais vu
perfonne fe "repentir d'une bonne ac-
tion.
Une ame une fois corrompue l'eft
pour toujours , 8c ne revient plus au
bien d'elle-même ; à moins que quel-
que révolution fubit» , quelque brufque
de J. J. Rousseau, 45
changement de fortune & de fituation
ne change tout à coup fes rapports, &
par un Violent ébranlement ne l'aide à
retrouver une bonne affiette. Toutes fes
habitudes étant rompues , & toutes fes
pallions modifiées , dans ce boulever-
fement général > on reprend quelque-
fois fon caradere primitif, & Ton de-
vient comme un nouvel être forti ré-
cemment des mains de la Nature. Alors
le fouvenir de fa précédente bafTeiTe ,
peut fervir de préfervatif contre une
rechute. Hier on étoit abject & foible ,
aujourd'hui l'on efc fort & magnanime.
En fe contemplant de Ci près dans deux
états fi différents , on en fent mieux le
prix de celui où l'on eft remonté ; &
l'on en devient plus attentif à s'y fou-
tenir.
La jouifiance de la Vertu eft toute
intérieure & ne s'apperçoit que par ce-
lui qui la fent : mais tous les avanta-
ges du vice frappent les yeux d'autrui ,
& il n'y a que celui qui les a qui fâche
44 Les Pensées
ce qu'ils lui coûtent. C'eft peut-être là
la clef des faux jugements des hommes
fur les avantages du vice &c fur ceux de
la Vertu.
Il n'y a que des âmes de feu qui fâ-
chent combattre 8c vaincre. Tous les
grands efforts , toutes les aurions fu-
blimes font leur ouvrage ; la froide rai-
fon n'a jamais rien fait d'illuftre, &c
l'on ne triomphe des partions qu'en les
oppofant l'une à l'autre. Quand celle
de la Vertu vient à sJélever elle do-
mine feule &c tient tout en équilibre :
voilà comme fe forme le vrai fage , qui
n'eft pas plus qu'un autre à l'abri des
partions ; mais qui feul fait les vaincre
par elles-mêmes , comme un pilote fait
route par les mauvais vents.
La vertu eft un état de guerre , &c
pour y vivre on a toujours quelque com-
bat à rendre contre foi.
Si la vie eft courte pour le plaifir ,
qu'elle eft: longue pour la Vertu ! Il
faut être inceflàmmenc fur. fes eardes.
de J. J- Rousseau. 45
L'inftant de jouir pane &c ne revient
plus; celui de mal faire paflè& revient
fans celTe : on s'oublie un moment , de
l'on eft perdu.
La faune honte Se la crainte du blâ-
me infpirent plus de mauvaifes adions
que de bonnes ; mais la vertu ne fait
rougir que de ce qui eft mal.
L'homme de bien porte avec plaifir
le doux fardeau d'une vie utile à fes
femblables : il fent ce que la vaine fa-
gefle des méchants n'a jamais pu croi-
re ; qu'il eft un bonheur réfervé dès
ce monde aux feuls amis de la Vertu.
Il vaut mieux déroger à la Noblefle
qu'à la Vertu , & la femme d'un char-
bonnier eft plus refpedable que la mai-
trèfle d'un Prince.
. On a dit qu'il n'y avoit point de hé-
ros pour fon valet de chambre, cela
peut être ; mais l'homme jufte a l'eftime
de fon valet , ce qui montre aftez , que
l'héroïfme n'a qu'une vaine apparence, &
qu'il n'y a rien de folide^que la Vertu.
4^ Les Pensées
Charme inconcevable de la beauté qui
ne périt point ! Ce ne font point les
vicieux au faîte des honneurs , dans le
fe'm des plaifirs qui font envie ; ce font
les vertueux infortunés , & 1 on fent au
fond de fan cœur la félicité réelle que
couvroient leurs maux apparents. Ce Cen-
timent eft commun à tous les hommes ,
& fouvent même en dépit d'eux. Ce
divin modèle que chacun de nous porte
avec lui , nous enchante malgré que
nous en ayons ; fi-tôt que la paiTion nous
permet de le voir , nous lui voulons
reflembler,& fi le plus méchant des hom-
mes pouvoit être un autre que lui-mê-
me, il voudroit être un homme de bien.
Les Vertus privées font fouvent d'au-
tant plus fublimes qu'elles n'afpirent
point à l'approbation d'aurrui , mais
feulement au bon témoignage de foi-
même ; & la confeience du jufte ku
tient lieu des louanges de l'Univers.
La félicité eft la fortune du fage 3 Se
il n'y en a point fans vertu.
de J. J. Rousseau. 47
H O N N E V R.
N peut diftinguer dans ce qu'on
appelle Honneur , celui qui fe tire de
l'opinion publique , de celui qui dérive
de l'eftime de Toi-même. Le premier
confîfte en vains préjugés plus mobiles
qu'une onde agitée ; le fécond a fa
■bafe dans les vérités éternelles de la
morale. L'honneur du monde peut
être avantageux à la fortune , mais il ne
pénètre point dans l'ame &c n'influe en
rien fur le vrai bonheur. L'Honneur
véritable au contraire en forme l'eflèn-
ce , parce qu'on ne trouve qu'en lui ce
fentiment permanent de fatisfa&ion
intérieure , qui feul peut rendre heureux
un Être penfanc.
jfifc,
48 Les Pensées
CHASTETÉ, PURETÉ,
Pudeur.
JL/ A Chafteté doit être une vertu
délicieufe pour une belle femme qui a
quelque élévation dans l'ame. Tandis
qu'elle voit toute la terre à fes pieds ,
elle triomphe de tout & d'elle-même :
elle s'élève dans fon propre cœur un
trône auquel tout vient rendre hom-
mage : les fentiments tendres ou jaloux ,
mais toujours refpectueux , des deux
fexes , l'eftime univerfelle & la Tienne
propre > lui payent fans cerfe en tribut
de gloire les combats de quelques inf-
tants. Les privations font paflfageres ,
mais le prix en eft permanent. Quelle
jouiifance pour une ame noble , que
l'orgueil de la vertu joint à la beauté I
Réalifez une héroïne de Roman , elle
goûtera des voluptés plus exquifes que
les Laïs &; les Cléopatresj Se quand
fa
de J. J. Rousseau. 49
fa beauté ne fera plus , fa gloire & Tes
plaifîrs refteront encore ; elle feule faura
jouir du patte.
La Pureté fe foutient par elle-même ;
les défirs toujours réprimés s'accoutu-
- ment à ne plus renaître , Se les tenta-
tions ne fe multiplient que par l'habi-
tude d'y fuccomber.
La force de l'ame , qui produit toutes
les vertus , tient à la pureté qui les
nourrit toutes.
Rien n'eft méprifabje de ce qui tend
à garder la pureté , &c ce font les pe-
tites précautions qui confervent les
grandes vertus.
Les défîrs voilés par la honte n'en
deviennent que plus féduifants •> en les
menant la Pudeur les enflamme : fes
craintes , fes détours , fes réfçryes , fes
timides aveux , fa tendre &c naïve fi-
neflè , difent mieux ce qu'elle croit taire
que la paiïion ne l'eût dit fans elle :
c'efl: elle qui donne du prix aux faveurs
<k de la douceur aux refus. Le véritable
C
JO LE S P E N S É E S
amour poflede en effet ce que la feule
Pudeur lui difpute ; ce mélange de foi-
bleffe & de modeftie le rend plus tou-
chant & plus tendre ; moins il obtient ,
plus la valeur de ce qu'il obtient en
augmente, & c'eft ainfi qu'il jouit a la
fois de fes privations & de fes plaihrs.
Le vice a beau fe cacher dans l'obf-
curité , fon empreinte eft fur les fronts
coupables : l'audace d'une femme eft le
figne afluré de fa honte ; c'eft pour
avoir trop à rougir qu'elle ne rougit
plus ; & fi quelquefois la Pudeur furvit
à la Chafteté , que doit-on penfer de la
Chaftct i i quand la Pudeur même eft
éteinte ?
Douce Pudeur ! Suprême volupté de
l'amour ; que de charmes perd une
femme , au moment qu'elle renonce à
toi ! Combien , h* elles connoiflbient
ton empire , elles mettroient de foin à
te conferver , finon par honnêteté , du
moins par coquetterie 1 Mais on ne joue
point la Pudeur. Il n'y a point d'arti-
DE J. J. ROU S S EAU. JI
fice plus ridicule que celui qui la veut
imiter,
PITIE.
jLj A Pitié eft une vertu d'autant plus
univerfelle , Se d'autant plus utile à
l'homme , qu'elle précède en lui l'ufage
de toute réflexion , Se fi naturelle , que
les bêtes mêmes en donnent quelque-
fois des lignes fenfibles.
On voit avec plaifir l'Auteur de la
Fable des Abeilles , forcé de recon-
noître l'homme comme un Etre com-
pâtiirant & fenfible , fortir de Ton ftyle
froid & fubtil , pour nous offrir la pa-
thétique image d'un homme enfermé
qui apperçoit au dehors une bête fé-
roce , arrachant un enfant du fein de
fa mère , brifant fous fa dent meurtrière
les foibles membres , &: déchirant de
fes ongles les entrailles palpitantes de
cet enfant. Quelle affreufe agitation
C 1
ji Les Pensées
n'éprouve pas ce témoin d'un événe-
ment auquel il ne prend aucun intérêt
perfonnel ? Quelles angonîes ne fouffre-
t-il pas à cette vue , de ne pouvoir
porter aucun fecours à la mère évanouie,
ni à l'enfant expirant ?
Mandeville a bien fenti qu'avec toute
leur morale , les hommes n'eulTent ja-
mais été que des monftres , fi la nature
ne leur eût donné la pitié à l'appui de
la raifon : mais il n'a pas vu que de
cette feule qualité découlent toutes les
vertus fociales qu'il veut dirputer aux
hommes. En effet , qu'eft-ce que la
générofité , la clémence , l'humanité ,
{mon la pitié appliquée aux foibles , aux
coupables , ou à l'efpece humaine en
général ? La bienveillance & l'amitié
même font , à le bien prendre , des pro-
duction d'une pitié confiante , fixée
fur un objet particulier : car défirer que
quelqu'un ne fourfre point , qu'eft-ce
autre chofe quâ défiret qu'il foit heu-
reux ?
de J. j. Rousseau. 55
La pitié qu'on a du mal d'autmi ne
fe mef lire pas fur la quantité de ce mal,
mais fur le fentiment qu'on prête à ceux
qui le fouffrent.
On ne plaint un malheureux qu'au-
tant qu'on croit qu'il fe trouve à p
dre.
Peur empêcher la pitié de dégénérer
en foibiciïè , il faut la généralifer , ôc
l'étendre fur tout le genre humain. Alors
on ne s'y livre qu'autant qu'elle eft d'ac-
cord avec la juftice , parce que de toutes
les vertus , la juftiœ eft celle qui con-
court le plus au bien commun des hom-
mes. Il faut par raifon , par amour pour
nous , avoir pitié de notre efpece , en-
core plus de notre prochain, & c'eft une
très grande cruauté envers les hommes
que la pitié pour les méchants.
Pour plaindre le mal d'autmi , fans
doute il but le connoître , mais il ne
faut pas le fentir. Quand on a feufferr,
ou qu'on craint de fouffrir , on plaint
ceux qui fouffrent ; mais tandis qu'on
C 3
54 Les Pensées
foufFre 3 on ne plaint que foi. Or fî ,
tous étant afTujettis aux miferes de la
vie 3 nul n'accorde aux autres que la
feniïbilité dont il n'a pas actuellement
befoïn pour lui-même , il s'enfuit que
la commiiération doit être un fentiment
très doux , puifqu'elle dépofe en notre
faveur , & qu'au contraire un homme
dur eft toujours malheureux , puifque
lJécat de fon cœur ne lui laiile aucune
feniïbilité furabondante qu'il puille ac-
corder aux peines d'autrui.
Il y a des gens qui ne favent être
émus que par des cris & des pleurs ;
les longs & fourds çcmiiTements d'un
cœur (erré de détrcfïè ne leur ont ja-
mais arraché des foupirs ; jamais l'al-
pect d'une contenance abattue , d'un
vifage hâve & plombé ; d'un œil éteint
& qui ne peut plus pleurer , ne les ht
pleurer eux-mêmes j les maux de l'ame
ne font rien pour eux ; ils font jugés »
la leur ne fent rien : n'attendez d'eux
que rigueur inflexible, endurciiîèment.
de J. J. Rousseau. 55
cruauté. Ils pourront être intègres de
juftes , jamais cléments , généreux â pi-
toyables. Je dis qu'ils pourront être
juftes , Ci toutefois un homme peut l'être
quand il n'eft pas miféricordieux.
La pitié eft douce , parce qu'en fe
mettant à la place de celui qui fouffire ,
on fent pourtant le plaifir de ne pas
fouffrir comme lui. L'envie eft amere ,
en ce que rafpect d'un homme heureux,
loin de mettre l'envieux à fa place , lui
donne le regret de n'y pas être. Il fem-
ble que l'un nous exempte des maux
qu'il foufFre , & que l'autre nous ôte
les biens dont il jouit.
C 4
5<j Les Pensées
AMOUR DE LA PATRIE.
ï-j E s plus grands prodiges de vertu,
ont été produits par l'Amour de la
Patrie : ce fentiment doux 8c vif qui
joint la force de l'amour propre à toute
la beauté de la vertu , lui donne une
énergie qui , fans la défigurer , en fait
la plus héroïque de toutes les pafïîons.
C'eft lui qui produit tant d'actions
immortelles dont l'éclat éblouit nos
foibles yeux , ôc tant de grands hommes
dont les antiques vertus patient pour
des fables depuis que l'Amour de la
Patrie eft tourné en dérihon. Ne nous
en étonnons pas , les tranfports des
coeurs tendres paroiflent autant de chi-
mères à quiconque ne les a point fentis;
& l'Amour de la Patrie , plus vif de plus
délicieux cent fois que celui d'une maî-
treffe , ne fe conçoit de même qu'en
l'éprouvant : mais il eft aile de remar-
de J. J. Rousseau. 57
quer dans tous les cœurs qu'il échauffe- ,
dans toutes les actions qu'il infpire ,
cette ardeur bouillante Se fublime dont
ne brille pas la plus pure vertu quand
elle en eft féparée. Ofons oppofer So-
crate même à Caton : l'un étoit plus
phiîofophe , Se l'autre plus citoyen.
Athènes étoit déjà perdue , Se Socrate
n'avoit plus de patrie que le monde
entier : Caton porta toujours la fienne
au fond de fon cœur ; il ne vivoit que
pour elle & ne put lui furvivre. La vertu
de Socrate eft celle du plus fage des
hommes : mais entre Céfar Se Pompée ,
Caton femble un Dieu parmi des Mor-
tels. L'un inftruit quelques Particuliers,
combat. les SophifteSj Se meurt pour la
■vérité : l'autre défend l'Etat , la liberté,
les loix contre les Conquérants du
monde , Se quitte enfin la terre quand
il n'y voit plus de Patrie à fervir. Un
digne Elevé de Socrate feroit le plus
vertueux de fes contemporains : un
digne Emule de Caton en feroit Le
C 5
jS Les- Il x s è e s
grand. La vertu du premier feroit (on
bonheur , le iecond chercheroit Ton
bonheur dans celui de cous. Nous fe-
rions inferuits par l'un 6v conduits par
l'autre , 8c cela feul décideroit de la
préférence : car on n'a jamais fait un
peuple de fages , mais il n'eft pas im-
poffible de rendre un peuple heureux.
Voulons-nous que les peuples foient:
vertueux ? commençons donc par leur
faire aimer la Patrie : mais comment
l'aimeront- ils , fi la Patrie n'eft rien de
plus pour eux que pour des Etrangers,
8c qu'elle ne leur accorde que ce qu'elle
ne peut refufer à perfonne ? ce feroit
bien pis s'ils n'y jouiifoient pas même-
de la fureté civile , 8c que leurs biens ,
leur vie ou leur liberté fuflent à la dit-
créti'on des hommes puilTar.ts, ians qu'il
leur fut poi'iibie ou permis d'ofer ré-
clamer les loix. Alors fournis aux dc*
voirs de l'état civil , fans jouir même:
des droits de l'état de nature > & fa ■
pouvoir employer Leurs foie;s pour, fe
D£ J. J. ROUSSI^U. 5?
défendre, ils feroient par conféquent
dans la pire condition où fe puifTent
trouver des hommes libres 5 & le mot
de Patrie ne pourroit avoir pour eux
qu'un, fens odieux ou ridicule.
AMOVR PROPRE, AMOVR
DE SOI-MEME.
IL ne faut pas confondre l'Amour
propre & l'amour de foi-même ; deux
paillons très différentes par leur nature
Se par leurs effets. L'Amour de foi-
même eft un fentiment naturel qui porte
tout animal à veiller à fa propre cou-
fervation, & qui, dirigé dans l'homme
par la raifon &c modifié par la pitié ,
produit l'humanité & la vertu. L'Amour
propre n'eft qu'un fericiment relatif*
fadicé & né dans la fociété, qui porte
chaque individu à faire plus de cas de
foi que de tout autre, qui infpire aux
hommes tous les maux qu'ils fe font
C G
6o Les Pensées
mutuellement, & qui eft la véritable
fource de l'honneur.
Le plus méchant des hommes eft
celui qui s'ifole le plus 3 qui concentre
le plus Ton cœur en lui-même ; le
meilleur eft celui qui partage également
Ces affections à tous Ces fcmblabies. Il
vaut beaucoup mieux aimer une maî-
trefle que de s'aimer feul au monde.
Mais quiconque aime tendrement Tes
parents , Ces amis , fa patrie , & le genre
humain, ie dégrade par un attachement
délordonné qui nuit bientôt à tous les
autres , & leur eft infailliblement pré-
féré.
L'Amour de foi , qui ne regarde
qu'à nous , eft content quand nos vrais
befoins font fatisfaits; mais l'Amour
propre, qui Ce compare, n'eft jamais
content & ne fauroit l'être , parce que
ce fentimeut , en nous préférant aux
autres , exige aufïï que les autres nous
préfèrent à eux, ce qui eft impoiîïble.
Voilà comment les pallions douces &
DE J. J. Rou s SEAU, 6r
affe&ueufes nainent de l'Amour de foi 9
8c comment les parlions haineufes 8c
irafcibles naiflent de l'Amour propre.
Ainfi ce qui rend l'homme effentielle-
ment bon , eft d'avoir peu de befoins
8c de peu fe comparer aux autres ; ce
qui le rend e(fentiellement méchant ,
eft d'avoir beaucoup de befoins 8c de
tenir beaucoup à l'opinion,
Les préceptes de la loi naturelle ne
font pas fondés fur la raifon feule, ils
ont une bafe plus folide & pïus fage.
L'amour des hommes dérivé de l'amour
de foi , eft le principe de la juftice hu-
maine.
A M O U R. '
N peut djftingueE le moral du
phyfique dans le (entraient de l'Amour,
fce-phyfi Lu eft ce defir général qui
porte -• - ^pif à l'autre: le moral
eft ce qui détermine ce défir 8c le fixe
61 Les Pensées
fur un féal objet exclu fivement , ou
qui , du moins , lui donne pour cet
objet préféré un plus grand degré d'é-
nergie. Or il eft facile de voir que le
moral de l'Amour eft un fentiment
factice, né de l'ufage de la fociété, &
célébré par les femmes avec beaucoup
d'habileté 8c de foin pour établir leur
empire , & rendre dominant le fexe qui
devroit obéir.
On aime bien plus l'image qu'on fê
fait , que l'objet auquel on l'applique.
Si l'on voyoit ce qu'on aime exacte-
ment tel qu'il eft , il n'y auroit plus
d'amour fur la terre. Qiund on cefîe
d'aimer , la perfonne qu'on aimoit refte
la même qu'auparavant, mais on ne la
voit plus la même. Le voile du preftige
tombe , & l'amour s'évanouit.
Les premières voluptés font toujours
myilérieufes ; la pudeur les aflaifonne
ex les cache : la première maîtrede ne
rend pas effronté* , mais timide. Tout
abfoibé dans un état Ci nouveau pour
de J. J. Rousseau. 6$
lui , le jeune homme fe recueille pour
le goûter , ôc tremble de le perdre. Sll
eft bruyant, il n'eft ni voluptueux ni
tendre \ tant qu'il fe vante , il n'a pas
joui.
Le véritable amour eft le plus chaft-c
-de tous les liens. Ceft lui, c'eft fon
| feu divin qui fait épurer nos penchants
j naturels, en les concentrant dans un
I feul objet ; c'eft lui qui nous dérobe
aux tentations a & qui fait qu'excepté
cet objet unique , un fexe n'eft plus rien
pour l'autre.
L'argent tue l'amour infailliblement
Quiconque paye , fût-il le plus aimable
des hommes , par cela feul qu'il paye ,
ne peut être long-temps aimé. Bientôt
il payera pour un autre , ou plutôt cet
autre fera payé de fon argent ; & dans
ce double lien formé par l'intérêt , par
la débauche , fans amour , fans hon-
neur , tans vrai plaifir , la femme avide „
infidèle & mil érable , traitée par le vil
qui reçoit comme elle traite le fot qui
£4 Les Pensées
donne, refte ainfi quitte envers tous
deux.
Celui qui difoit : je poflTede Laïs fans
qu'elle me poflTede , difoit un mot fans
efprit. La pofifellïon qui n'eft pas réci-
proque n'eft rien : c'eft tout au plus la
pofïèilion du fexe , mais non pas de
l'individu. Or , où le moral de l'amour
n'eft pas , pourquoi faire une fi grande
affaire du refte f Rien n'eft fi facile à
trouver. Un Muletier eft là-delTus plus
près du bonheur qu'un Millionnaire.
Le plus grand prix des plaifirs eft
dans le cœur qui les donne : un véri-
table Amant ne trouveroit que douleur,
rage & défefpoir dans la poMdlïon
même de ce qu'il aime , s'il croyoit n'en
point être aimé.
Malgré l'abfence , les privations , les
allarmes, malgré le défefpoir même,
les puifljà i s ticements de deux cœurs
l'un vers l'autre ont toujoi rs une vo-
lupti rée des âmes tran-
quilles.
de ]. J. Rousseau. (■$
L'amour* qui rapproche tout ; n'é-
levé point la perfonne ; il n'élevé que
les fentiments.
Généralement les hommes font moins
contants que les'femmes, & fe rebutent
plutôt qu'elles de l'amour heureux. La
femme prelfent de loin l'inconftance de
l'homme , & s'en inquiette -, c'efl ce qui
la rend auiïi plus jaloufe. Quand il
commence à s'attiédir , forcée à lui
rendre pour le garder tou; les foins
qu'il prit autrefois pour lui plaire, elle
pleure , elle s'humilie à Ton tour , &C
rarement avec le même fuccès. L'atta-
chement & les foins gagnent les cœurs :
mais ils ne les recouvrent gueres.
Vous êtes bien folles, vous autres
femmes , de vouloir donner de la con-
fiftance à un fentiment auffi frivole &
aufïi pafTager que l'amour. Tout change
dans la nature , tout eft dans un flux
continuel , & vous voulez infpirer des
feux confiants ? Et de quel droit préten-
dez-vous être aimée aujourd'hui parce
66 Les Pensais
que vous Tétiez hier ? Gardez donc le
même vifage , le même âge , la même
humeur ; foyez toujours la même de
l'on vous aimera toujours , iî Ton peut.
Mais changer fans celle Se vouloir tou-
jours qu'on vous aime , c'elt vouloir
qu'à chaque inicant on ceife de vous
aimer ; ce n'en: pas chercher des cœurs
confiants 3 ç'eft en chercher d'auiTi chan-
geants que vous.
L'image de la félicité ne flatte plus
les hommes ; la corruption du vice n'a
pas moins dépravé leur goût que leurs
cœurs. Ils ne favent plus fentir ce qui
cft touchant , ni voir ce qui eft aimable.
Vous qui , pour peindre la volupté , n'i-
maginez jamais que d'heureux Amants
nageant dans le fein des délices , que
vos tableaux font encore imparfaits !
Vous n'en avez que la moitié la plus
grofliere ; les plus doux attraits de la
volupté n'y font point. O qui de vous
n'a jamais vu deux jeunes époux unis
fous d'heureux aufpices fortanc du lit
De J. J. Rousseau. 67
nuptial , & portant à la fois dans leurs
regards fenguiflants «Se chaftes fyvreflè
des doux plaifirs qu'ils viennent de
goûter } l'aimable fécurité de l'inno-
cence , & la certitude alors fi charmante
de couler enfemble le relie de leurs
jours ? Voilà l'objet le plus ravivant
qui puilfe être offert au cœur de l'hom-
me ; voilà le vrai tableau de la volupté »
Vous l'avez vu cent fois fans le recon-
noître; vos cœurs endurcis ne font
plus faits pour l'aimer.
J'ai peine à concevoir comment on
rend allez peu d'honneur aux femmes ,
pour leur ofer adreflèr fans cefle ces
fades propos galants , ces compliments
infultants & moqueurs , auxquels on ne
daigne pas même donner un air de
bonne foi ; les outrager par ces évidents
menfonges , n'eft-ce pas leur déclarée
aifez nettement qu'on ne trouve aucune
vérité obligeante à leur dire ? Que l'a-
mour fe fa (Te illufion fur les qualités de
ce qu'on aime , cela n'arrive que trop
63 Les Pensées
fouvent j mais eft-il queftion d'amour
dans tout ce mauffade jargon ? Ceux
mêmes qui s'en fer\ en : , ne s'en fervent-
ils pas également pour toutes les fem-
mes 3 8c ne feroieht-ils pas au défefpoir
qu'on les crut fërieufement amo
d'une feule ? Qu'ils ne s'inquîettent pas.
Il faudroit avoir d'étranges
l'amour pour les en croire c
ôz rien n'eft plus éloigné de Ton ton que
celui de la galanterie. De la manière
que je conçois cette paflion terrible ,
Ton trouble , Tes égarements , Tes palpi-
tations , fes tranfports 3 fes brûlantes
expreiïions , Ton fîîence plus énergique,
fes inexprimables regards que leur ti-
midité rend téméraires ôc qui mon-
trent les defirs par la crainte , il me
femble qu'après un langage aufïi véhé-
ment , fi l'Amant venoit à dire une
feule fois,^ vous aime , Y Amante in-
dignée lui diroit , vous ne m aimez, plus ,
&c ne le reverroit de fa vie.
L'amour véritable eft un feu dévorant
de J. J. Rousseau. 69
qui porte fon ardeur dans les autres
fentiments , & les anime d'une vigueur
nouvelle. Ceft pour cela qu'on a dit
que l'amour faifoit des Héros.
Le moment de la pofTeiTion eft une
crife de l'amour.
Le plus puilTant de tous les obftacles
à la durée des feux de l'amour , eft de
n'en avoir plus à vaincre, &z de fe nour-
rir uniquement d'eux-mêmes. L'univers
n'a jamais vu de paiïion foutenir cette
épreuve.
Le véritable amour a cet avantage ,
auiïi-bien que la vertu , qu'il dédommage
de tout ce qu'on lui facrifie , & qu'on
jouit en quelque forte des privations
qu'on s'impofe par le fentiment même
de ce qu'il en coûte & du motif qui
nous y porte.
Quand le bonheur commun devient
îmDoiïible , chercher le fien dans celui
de ce qu'on aime , n'eft-ce pas tout ce
qui refte à faire à l'amour fans efpoir ?
L'amour eft privé de fon plus grand
70 Les Pensées
charme quand l'honnêteté l'abandonne ;
pour en fentir tout le prix , il faut que
le cœur s'y complaife , &c qu'il nous
élevé en élevant l'objet aimé. Otez
l'idée de la perfection , vous otez l'en-
thoufîafme ; otez l'eftime , & l'amour
n'eft plus rien. Comment une femme
pourroit-elle honorer un homme qui fe
déshonore? Comment pourra-t-il adorer
lui-même celle qui n'a pas craint de
s'abandonner à un vil corrupteur ? Ainfi
bientôt ils fe mépriferont mutuellement ;
Pamour ne fera plus pour eux qu'un
honteux commerce , ils auront perdu
l'honneur év n'auront pas trouvé la fé-
licité.
On n'eft point fans plaifirs quand on
aime encore. L'image de l'amour éteint ,
effraye plus un cœur tendre que celle
de l'amour malheureux , & le dégoût
de ce qu'on poiîede cft un état cent fois
pire que le regret de ce qu'on a
perdu.
On n'aime point fi l'on n'eft aimé ;
DE J. J. ROUSS EAV. 71
du moins on n'aime pas long-temps. Ces
paiïions fans retour , qui font , dit-on ,
tant de malheureux , ne font fondées
que fur les fens. Si quelques-unes pé-
nètrent jufqu'à l'ame , c'eft par des rap-
ports faux dont on eft bientôt détrompé.
L'amour fenfuel ne peut fc palier de la
pofleiïion j de s'éteint par elle. Le vé-
ritable amour ne peut fe paffer du cœur,
&: dure autant que les rapports qui
l'ont fait naître. Quand ces rapports
font chimériques , il dure autant que
l'illufion qui nous les fait imaginer.
Il n'y a point de paiïion qui nous
fafife une fi forte illufion que l'amour :
on prend fa violence pour un fîgne de fa
durée ; le cœur furchargé d'un fenti-
ment fî doux , l'étend, pour ainn* dire ,
fur l'avenir , & tant que cet amour dure
on croit qu'il ne finira point. Mais au
contraire , c'eft fon ardeur même qui le
confume ; il s'ufe avec la jeuneife , il
s'efface avec la beauté , il s'éteint fous
les glaces de l'âge , $c depuis que le
p. Les Pensées
monde exifte on n'a jamais vu deux
Amants en cheveux blancs foupirer l'un
pour l'autre. On doit compter qu'on
ceflfera de s'adorer tôt ou tard ; alors
l'idole qu'on fervoit détruite , on fe
voit réciproquement tels qu'on eft. On
cherche avec étonnement l'objet qu'on
aima ; ne le trouvant plus on fe dépite
contre celui qui refte , & fouvent l'imagi-
nation le défigure autant qu'elle l'avoit
parée ; il y a peu de gens , dit la Ro-
che Foucault , qui ne foient honteux de
s'être aimés , quand ils ne s'aiment
plus.
Si l'amour éteint jette l'ame dans
l'épuifement , l'amour fubjugué lui
donne > avec la conicience de fa vic-
toire , une élévation nouvelle & un
attrait plus vif pour tout ce qui eft grand
& beau.
Périfle l'homme indigne qui mar-
chande un cœur , & rend l'amour mer-
cenaire I C'en- lui qui couvre la terre
des crimes que la débauche y bit com-
mettre
de J. J. Rousse av. 73
mettre. Comment ne feroit pas toujours
à vendre celle oui fe laifle acheter une
fois ? Et dans l'opprobre où bientôt elle
tombe , lequel eft l'auteur de fa mifere ,
du brutal qui la maltraite en un mau-
vais lieu , ou du féduëteur qui l 'y traî-
ne , en mettant le ' premier Tes faveurs
à prix/
AMANTS.
LJNf. femme hardie , effrontée , in-
trigante, qui ne fait attirer fes Amants
que par la coquetterie , ni les conferver
que par les faveurs , les fait obéir comme
des valets dans les chofes importantes
communes ; dans les chofes ferviles ÔC
&c graves elle eft fans autorité fur eux.
Mais la femme à la fois honnête , ai-
mable &c fage , celle qui force les (iens
à la refpecter , celle qui a de la réferve
ôc de la modeftie j celle > en un mot ,
qui foutient l'amour par l'eftime , les
D
74 Les Pensées
envoyé d'un figne au bout du monde ,
au combat , à la gloire , à la mort , où
il lui plaît ; cet empire eft beau ^ ce
me femble , & vaut bien la peine d;être
acheté.
Brantôme dit que, du temps de Fran-
çois premier , une jeune perfonne ayant
un Amant babillard , lui impofa un
filence abfolu &c illimité , qu'il garda
fi fidèlement deux ans entiers , qu'on
le crut devenu muet par maladie. Un
jour en pleine alfemblée , fa Maîtrefle ,
qui , dans ces temps où l'amour fe faifoit
avec miftere , n'étoit point connue pour
telle, fe vanta de le guérir fur le champ,
& le fit avec ce feui mot, parlez.. N'y
a-t-il pas quelque choie de grand ÔC
d'héroïque dans cet amour là ? Qu'eût
fait de plus la philofophie de Pythagore
avec tout fon fafte ? Quelle femme au-
jourd'hui pourroit compter fur un pareil
filence un feul jour , dût-elle le payer
de tout le prix qu'elle y peut mettre ?
Deux Amants s'aiment-ils l'un i'au-
DE J. J. ROU S S EAU. 75
tre ? Non ; vous ôc moi font des mots
profcrits de leur langue ; ils ne font
plus deux : ils font un.
L'inconftance ôc l'amour font in-
compatibles : l'Amant qui change , ne
change pas •> il commence ou finit
d'aimer.
L'Amant qui loue dans l'objet aimé
des perfections imaginaires , les i voit
en effet telles qu'il les repréfente ; il
ne ment point en difant des menfongesj
il flatte fans s'avilir , ôc l'on peut au
moins l'eftimer fans le croire.
A M 1 y AMITIÉ.
vJN n'acheté ni fon Ami ni fa Maî-
trefte.
On n'a pas tout perdu fur la terre
quand on y retrouve un fidèle Ami.
Un honnête Homme n'aura jamais
de meilleur Ami que fa Femme.
Un cœur plein d'un fentiment qui
Di
76 Les Fessées
déborde aime à s'épancher \ du befoin
d'une maîtreOe naît bientôt celui d'un
Ami.
L'attachement peut fe pa(Ter de re-
tout , jamais l'amitié. Elle eR un échan-
ge , un contrat comme les autres , mais
elle eft le plus faint de tous.^ Le mot
à' Ami n'a point d'autre corrélatif que
lui-même. Tout homme qui n'eft pas
l'ami de Ton ami eft très fùrement un
fourbe ; car ce n'eft qu'en rendant ou
feignant de rendre l'amitié , qu'on peut
l'obtenir.
Rien n'a tant de poids fur le cœur
humain que la voix de l'amitié bien
reconnue j car on fait qu'elle ne nous
parle jamais que pour notre intérêt. On
peut croire qu'un ami fe trompe ; mais
non qu'il veuille nous tromper. Quel-
quefois on réfifte à fes confeils , mais
on ne les méprife pas.
On peut laiflèr penfer aux indifférents
ce qu'ils veulent ; mais c'eft un crime
de fouffrir qu'un ami nous fade un mé-
ds J. J. Rousseau. 77
rite de ce que nous n'avons pas fait
pour lui.
Il n'eft pas bon que l'homme foit
feul. Les âmes humaines veulent être
accouplées pour valoir tout leur prix ,
& la force unie des amis , comme celle
des lames d'un aimant artificiel , eft in-
comparablement plus grande que la
fomme de leurs forces particulières.
Divine amitié , c'eft là . ton triomphe !
Les épanchements de l'amitié fe re-
tiennent devant un témoin quel qu'il
foit. Il y a mille fecrets que trois amis
doivent favoir, & qu'ils ne peuvent fe
dire que deux à deux.
Tout le charme de la fociété qui
règne entre de vrais amis, eft dans
cette ouverture de cœur qui met en
commun tous les fentiments , toutes les
penfées , & qui fait que chacun fe fen-
tant tel qu'il doit être , fe montre à
tous tel qu'il eft. Suppofez un moment
quelque intrigue fecrette , quelque hai-
fon qu'il faille cacher , quelque raifon
yî Les Pensées
de rcferve 8c de myftere, à l'inftant
tout le plaifir de fe voir s'évanouit , on
eft contraint l'un devant l'autre, on
cherche à fe dérober , quand on fe
raffemble on voudroit fe fuir : la cir-
confpection , la bienféance amènent la
défiance 8c le dégoût. Le moyen d'ai-
mer long-temps ceux qu'on craint !
On prétend que la converfation des
amis ne tarit jamais. Il eft vrai , la
laneue fournit un babil facile aux atta-
chements médiocres. Mais amitié ! fen-
timent vif 8c célefte , quels difeours
font dignes de toi ? Quelle langue oie
être ton interprête ï Jamais ce qu'on
dit à fon ami peut-il valoir ce qu'on fent
à fes côtés ? Mon Dieu ! qu'une main
ferrée , qu'un regard animé , qu'une
étreinte contre la poitrine, que le foupir
qui la fuit difent de chofes , &z que le
premier mot qu'on prononce eft froid
après tout cela !
Le filcnce , l'état de contemplation
fait un des grands charmes des hon>
de J. J- Rousseau. 79
mes fenfibles. Mais les importuns em-
pêchent de le goforer, & les amis ont
befoin d'être fans témoin pour pouvoir
ne fe rien dire à leur aife. On veut être
recueillis , pour ainfi dire , l'un dans
l'autre : les moindres diftrachons font
défolantes , la moindre contrainte eft
infupportable. Si quelquefois le cœur
porte un mot à la bouche , il eft fi doux
de pouvoir le prononcer fans gêne. Il
fcmble qu'on n'ofe penfer librement ce
qu'on n'ofe dire de même : il femblc
que la préfence d'un feul étranger re-
tient le fentiment & comprime des âmes
qui s'entendroient fi bien fans lui.
La communication des cœurs im-
prime à la tfillëïïé je ne fais quoi uC
doux & de touchant que n'a pas le
contentement ; & l'amitié a été fpécia-
lcment donnée aux malheureux pour le
foulagement de leurs maux & la con-
folation de leurs peines.
La voix d'un ami peut donner une gran-
de chaleur aux raifonnements d'un fage.
D 4
8o Les Pensées
Qu'eft-ce qui rend les amitiés Ci tiédes
6c fi peu durables entre les femmes }
entre celles mêmes qui fauroient aimer ?
Ce font les intérêts de l'amour -y c'eft
l'empire de la beauté -, c'eft la jaloufie
des conquêtes.
S E NT I M E NT
1 Out devient fentiment dans un
cœur fenfible. L'Univers entier ne lui
offre que des fujets d'attendriflèmenc
&c de gratitude. Par-tout il apperçoit la
bienfaifante main de la Providence j il
recueille Ces dcns dans les productions
ùe la terre ; il voit la table couverte par
fes foins ; il s'endort fous fa protection ;
fon paifble réveil lui vient d'elle j il
fent fes leçons clans les difgraces, &c
fes faveurs dans les plaiiirs ; les biens
dont jouit tout ce qui lui eft cher , fonc
autant de nouveaux fujets d'hommages.
Si le Dieu de l'Univers échappe à fes
DE J. J. ROUSSEAU. 8l
foibles yeux , il voie par-tout le père
commun des hommes. Honorer ainfî
Tes bienfaits fuprêmes , n'eft-ce pas fer-
vir autant qu'on peut l'Etre infini ?
O Sentiment , fentiment ! douce vie
de l'ame » quel eft lé cœur de fer que tu
n'as jamais touché ? Quel eft l'infortuné
mortel à qui tu n'arrachas jamais de lar-
mes / les feenes de plaifir ôc de joie que
produit la vivacité du Sentiment , n'é-
puifent un inftant la nature que pour la
ranimer d'une vigueur nouvelle , elles
ne font jamais dangereufes.
A mefure qu'on avance en âge , tous
les Sentiments fe concentrent. On perd
tous les jours quelque chofe de ce qui
nous fut cher , & l'on ne le remplace
plus. On meurt ainfi par degrés, jufqu'à
ce que n'aimant enfin que foi-même ,
on ait cefle de fentir &: de vivre avant
de céder d'exifter. Mais un cœur fenii-
ble fe défend de toute fa force contre
cette mort anticipée \ quand le froid
commence aux extrémités , il raflèmbie
E>5
Sr Les Pensées
: coure fa chaleur naturelle g
plus il perd;, plus il s'attache à ce qui
lui cette ; & il tient, pour ainfi dire , au
dernier objet' par les liens de tous les
autres..
NATURE, HABITUDE.
i_v A Nature } nous dit-on , rï'"eft que
l'habitude, Que fignifie cela? N'y a-t-il
pas d'habitudes qu'on ne contracte
que par force , & qui n'étouffent jamais
la Nature ï Telle eft 3.par exemple , l'ha-
bitude des plantes dont on gêne la di-
rection verticale,. La plante mife en
liberté garde l'inclinaifon qu'on l'a for-
cée à prendre : mais la fève n'a point
changé pour cela fa direction primitive x
& il la plante continue à végéter , fou
prolongement redevient vertical. Il eu
eft de même des inclinations des hom-
mes. Tant qu'on refte dans le même
état, on peut garder celles qui relu
z>e J. J. Rousseau. 85
(Je l'habitude 8c qui nous font le moins
naturelles ; mais litôt qiSe la fituation
.change , l'habitude cefle & le naturel re-
vient. L'éducation neft certainement
qu'une habitude. Or , n'y a-t-il pas des
gens qui oublient & perdent leur éduca-
tion ? D'autres qui la gardent ? D'où
vient cette différence ? S'il faut borner
le nom de Nature aux Habitudes con-
formes à la Nature , on peut s'épargner
ce galimatias.
Nous naitfbns fenfibies, & dès notre
naiifance nous fommes affectés de di-
verfes manières par les objets qui nous
environnent. Sitôt que nous avons,
pour ainfi dire , la confcience de nos
fenfations , nous fommes difpofés à re-
chercher ou à fuir les objets qui les pro-
duisent , d'abord félon qu'elles nous font
agréables ou déplaifantes , puis félon la
convenance ou difconvenance que nous
trouvons entre nous & ces objets, &Z
enfin félon le: jugements que nous en
portons fur L'idée de bonheur ou de
D 6
84 Les Pensées
perfection que la raifon nous donne.
Ces difpofitions s'étendent ôc s'arfer-
mifTent à mefure que nous devenons
plus fenfibles & plus éclairés : mais ,
contraintes par nos habitudes s elles
s'altèrent plus ou moins par nos opi-
nions. Avant cette altération , elles font
ce que j'appelle en nous la Nature.
VICE.
O I l'on pouvoir développer aflez les
inconféquences du Vice , combien ,
lorfqu'il obtient ce qu'il a voulu , on le
trouveroit loin de Ton compte ! pour-
quoi cette barbare avidité de corrom-
pre l'innocence , de Ce faire une victi-
me d'un jeune objet qu'on eut dû pro-
téger , & que de ce premier pas on traî-
ne inévitablement dans un gouffre de
miferes dont il ne fortira qu'a la mort ?
Brutalité, vanité, fotife , & rien da-
vantage. Ce plaifir même n'eft pas de
de J. J. Rousseau. 85
la nature , il eft de l'opinion , &c de l'o-
pinion la plus vile , puifqu'elle tient
au mépris de foi. Celui qui fe fent le
dernier des hommes , craint la com-
paraifon de tout autre , 8c veut palier le
premier pour être moins odieux. Voyez
û les plus avides de ce ragoût imagi-
naire font jamais de jeunes gens aima-
bles , dignes de plaire , fk qui feroient
plus excufables d'être difficiles ? Non 5
avec de la figure , du mérite ôc des fen-
timents , on craint peu l'expérience de
fa MaîtrefTe ; dans une jufte confiance ,
on lui dit : tu connois les plaifirs , n'im-
porte ; mon cœur t'en promet que tu
n'as jamais connus. Mais un vieux fa-
tyre ufé de débauche 3 fans agrément ,
fans ménagement, fans égard , fans au-
cune efpece d'honnêteté ; incapable ,
indigne -de plaire à toute femme qui fè
connoît en gens aimables , croit fup-
pléer à tout cela chez une jeune inno-
cente , en gagnant de vîteiTe fur l'expé-
rience j & lui donnant la première émo-»
g£ Les Versées
tion des fens* Son dernier efpoir eft de
plaire à la faveur de la nouveauté ■> c'en:
inconteftablement là le motif fecret de
cette fantaifie : mais il fe trompe , l'hor-
reur qu'il fait n'eft pas moins de la natu-
re , que n'en font les défîrs quai vou droit
exciter •> il fe trompe auiïi dans fa folle
attente ; cette même nature a foin de
revendiquer fes droits : tcute fille qui
fe vend , s'eft déjà donnée , & s'etant
donnée à ion choix , elle a fait la com-
paraifon qu'il craint. Il achette donc
an phinr imaginaire, 3c n'en eft pas
moins abhorré.
MÉ CHA NCE TÉ , MÉ CHA N T.
1 O u t e Méchanceté vient de foi-
bleue -, l'enfant n'eft méchant que parce
qu'il eft foib'e; ren<iez-le fort , il fera
bon: celui qui pourroit tout ne feroit
jamais de mal. De tcus les attributs de
.la Divinité toute puiflànte , la bonté efl;
DE ]. J. ROVSSEAV. %7
celui fans lequel on la peut le moins
concevoir. Tous les Peuples qui ont re-
connu deux principes ont toujours re-
gardé le mauvais comme inférieur au
bon , fans quoi ils auroient fait une fup-
pofition ablurde.
Le Méchant fe craint & fe fuit ; il
s-'égaye en fe jettant hors de lui-même 5
il tourne autour de lui des yeux inquiets ,
& cherche un objet qui l'amufe ; fans la
fatyre amere , fans la raillerie infultante
il feroit toujours trifte ; le ris moqueur
ek fon feul plaifir. Au contraire , la Co-
té ûté au jufte eft intérieure j fon ris
n'eft point de malignité y mais de joie :
il en porce la fource en lui-même ; il eft
auflî gai fcul qu'au milieu d'un cercle >
il ne tire pas fon contentement de ceux
qui l'approchent » il le leur communi-
que»
83 Les Pensées
HYPOCRISIE.
L'H y p o c r i s i e eft un hommage que
le vice rend à la vertu j oui , comme celui
des aflalïîns de Céfar , qui fe profter-
noit à Tes pieds pour l'égorger plus fù-
rement. Couvrir fa méchanceté du dan-
gereux manteau de l'hypocrihe 3 ce n'eft
point honorer la vertu , c'eft l'outrager
en profanant fes enfeignes ; c'eft ajou-
ter la lâcheté de la fourberie à tous les
autres vices ; c eft fe fermer pour jamais
tout retour vers la probité. Il y a des
caractères élevés qui portent jufques
dans le crime je ne fais quoi de fier &
de généreux , qui lailfe voir au dedans
encore quelque étincelle de ce feu cé-
lefte , fait pour animer les belles âmes.
Mais l'ame vile & rampante de l'hypo-
crite eft femblable à un cadavre où l'on
ne trouve plus ni feu , ni chaleur , ni re-
tour à la vie. J'en appelle à l'expërien-
de J. J. Rousseau. 89
ce. On a vu de grands fcélérats rentrer
en eux-mêmes , achever faintement leur
carrière , & mourir en prédeftinés.
Mais ce que perfonne n'a jamais vu ,
c'eft un hypocrite devenir homme de
bien ; on auroit pu raifonnablement ten-
ter la converfion de Cartouche , jamais
un homme fage n'eût entrepris celle de
Cromwvel.
Il n'y a qu'un homme de bien. qui
fâche l'art d'en former d'autres. Un
hypocrite a beau vouloir prendre le ton
de la vertu , il n'en peut infpirer le goût
à perfonne , & s'il favoit la rendre ai-
mable , il l'aimeroit lui-même.
C ARA CTER ES.
IL eft des âmes affez rtfïèmblantes
pour n'avoir aucun caractère marqué ,
dont on puilTe au premier coup d'oeil
aiïigner les différences s & cet embar-
ras de les définir • les fait prendre pour
90 LT.S PENSÉES
des âmes communes par un obfervateur
fupernciel. Mais c'eft cela même qui les
distingue , qu'il eft impoflible de les dif-
tinguer, & que les traits du modèle com-
mun , dont quelqu'un manque toujours
à chaque individu , brillent tous égale-
ment en elles. Ainfi chaque épreuve
d'une eftampe a Tes défauts particuliers
qui lui fervent de caractère , & s'il en
vient une qui foit parfaite, quoiqu'on la
trouve belle au premier coup d'ced , il
faut la confidérer long-temps pour la re-
connoître.
Comment réprimer la paflîon même
la plus foible quand elle eft fans contre-
poids ? Voilà l'inconvénient des carac-
tères froids Se tranquilles. Tout va bien
tant que leur froideur les garantit des
tentations ; mais s'il en furvient une qui
les atteigne , il font auili-tôt vaincus
qu'attaqués , & la raifon , qui gouverne
tandis qu'elle eft feule , n'a jamais de
force pour réfifter au moindre effort.
Les hommes froids qui confultent
ï>e J. J. Rousseau. ol
plus leurs yeux que leur cœur jugent
mieux des pallions d'autrui , que les
gens turbulents & vifs ou vains > qui
commencent toujours par fe mettre à la
place des autres , & ne favent jamais
voir ce qu'ils Tentent.
Celui qui n'eft que bon ne demeure
tel qu'autant qu'il a du plaifir à l'être :
la bonté fe brife & périt fous le choc
des paflïons humaines ; l'homme, qui
n'eft que bon , n'eft bon que pour lui.
L'obfervation nous apprend qu'il y a
des Caractères qui s'annoncent prefque
en naiifant , de des enfants qu'on peut
étudier fur le fein de leur nourrice,
Ceux-là font une claflfe à part , & s'élè-
vent en commençant de vivre. Mais
quant aux autres qui fe développent
moins vite , vouloir former leur efpric
avant de le connoître , c'eft s'expofer à
gâter le bien que la nature a fait U à
faire plus mal à fa place.
Pour char*- -ll efPrk> ilfaudroic
enanger l'organilation intérieure ; pouu
9z Les Pensées
changer un Caractère , il faudroit chan-
ger le tempérament dont il dépend. A-
t-on jamais ouï dire qu'un emporté (oit
devenu flegmatique , &c qu'un efprit
méthodique & froid ait acquis de l'ima-
gination ? Pour moi je trouve qu'il feroit
tout aufïi aifé de faire un blond d'un brun,
&: d'un fot un homme d'efprit. C'eft
donc en vain qu'on prétendroit refon-
dre les divers efprits fur un modèle com-
mun. On peut les contraindre ôc non
les changer : on peut* empêcher les hom-
mes de fe montrer tels qu'ils font , mais
non les faire devenir autres ; 3c s'ils fc
déguifent dans le cours ordinaire de la
vie , vous les verrez dans toutes les oc-
cafions importantes reprendre leur Ca-
ractère originel , de s'y livrer avec d'au-
tant moins de règle, qu'ils n'en connoiC-
fent plus en s'y livrant. Encore une fois,
il ne s'agit point de changer le Carac-
tère 3c dt fK*,,- le naturel ; mais , au con-
traire de le poufler amn w;„ au>i\ peuc
aller , de le cultiver & d'empêcher qu'il
de J. J. Rousseau. y 3
ne dégénère ; car c'efl: ainfi qu'un hom-
me devient tout ce qu'il peut être , &
que l'ouvrage de la Nature s'achève en
lui par l'éducation. Or , avant de cul-
tiver le Caractère , il faut l'étudier , at-
tendre paisiblement qu'il fe montre , lui
fournir les occafions de fe montrer , &C
toujours s'abftenir de rien faire , plutôt
que d'agir mal à propos. A td génie il
faut donner des aîles , à d'autres des
entraves ; l'un veut être preflë , l'autre
retenu ; l'un veut qu'on le flatte } &c
l'autre qu'on l'intimide ; il faudroit tan-
tôt éclairer , tantôt abrutir: Tel hom-
me eft fait pour porter la connoilTance
humaine jufqu'à fon dernier terme ; à
tel autre , if eft même funefte de favoir
lire. Attendons la première étincelle de
raifon \ c'eft elle qui fait fortir le Ca-
ractère & lui donne fa véritable forme ;
c'eft par elle aufli qu'on le cultive , & il
n'y a point avant la raifon de véritable
éducation pour l'homme.
Tous les Caractères font bons & fains
94 Les Pensées
en eux mêmes. Il n'y a point d'erreurs
dans la Nature. Tous les vices qu'on
impute au naturel font l'effet des mau-
vaifes formes qu'il a reçues. Il n'y a
point de fcélérat dont les penchants
mieux dirigés n'euflent produit de gran-
des vertus. Il n'y a point d'efprit faux
dont on n'eût tiré des talents utiles en le
prenant d'un certain biais , comme ces
figures difformes & monftrueufes qu'on
rend belles & bien proportionnées en
les mettant à leur point de vue.
COQUETTERIE.
L E manège de la Coquetterie exige
un difcernement plus fin que celui de la
politeffe ; car pourvu qu'une femme po-
lie le foit envers tout le monde , elle a
toujours affez bien fait -, mais la Co-
quette perdroit bientôt fon empire par
cette uniformité mal-adroite. A force
de vouloir obliger tous fes Amants
de J. J. Rousseau. 9;
elles les rebureroit tous. Dans la fociété
les manières qu'on prend avec tous les
hommes ne laififent pas de plaire à cha-
cun ; pourvu qu'on (bit bien traité, l'on
y regarde pas de fi près fur les préfé-
rences : mais en amour une faveur qui
n'eft pas exclufive eft une injure. Un
homme fenfible aimeroit cent fois mieux
être feul mal traité que carefle avec tous
les autres , &c ce qui peut arriver de pis
eft de n'être point diftingué. Il faut
donc qu'une femme qui veut conferver
plufieurs Amants , perfuade à chacun
d'eux qu'elle le préfère ,"&: qu'elle le lui
perfuade fous les yeux de tous les au-
tres , à qui elle en perfuade autant fous
les fiens.
Voulez- vous voir un perfonnage em-
barraiTé ? Placez un homme entre deux
femmes avec chacune defquelles il aura
des liaifons fecrettes , puis obfervez
quelle fotte figure il y fera. Placez en
même cas une femme entre deux hom-
mes 3 ( & furement l'exemple ne fera pas
96 Les, Pensées
plus rare , ) vous ferez émerveillé de
l'adreflc avec laquelle elle donne le
change à tous deux , & fera que chacun
fe rira de l'autre. Or , Ci cette femme
leur témoignoit la même confiance 6C
prenoit avec eux la même familiarité ,
comment feroient-ils un mitant fes
dupes ? En les traitant également ne
montreroit-elle pas qu'ils ont le même
droit fur elle 3 Oh ! qu'elle s'y prend
bien mieux que cela 1 loin de les traiter
de la même manière, elle affecte de
mettre entr'eux de l'inégalité ; elle fait
fi bien que celui qu'elle flatte , croit que
c'eft par tendreflè , & que celui qu'elle
maltraite croit que c'eft par dépit. Ainfi
chacun content de fon partage , la voit
toujours s'occuper de lui , tandis qu'elle
ne s'occupe en effet que d'elle feule.
Une certaine Coquetterie maligne
Se railleufe déforiente encore plus les
foupirants que le filence ou le mépris.
Quel plaifir de voir un beau Céladon
tout déconcerté , fe confondre , fe trou-
bler ,
de J. J. Rousseau. 97
bler , fe perdre à chaque repartie ; de
s'environner contre lui de traits moins
brûlants , mais plus aigus que ceux de
l'amour ; de le cribler de pointes de
<4ace , qui piquent à l'aide du froid I
COVPS DV SORT.
1 Out ce qu'ont fait les hommes ,
les hommes peuvent le détruire : il nJy
a de caractères ineffaçables que ceux
qu'imprime la Nature , & la Nature ne
fait ni princes, ni riches, ni grands
feio-neurs. Que fera donc dans la baf-
feflè ce fatrape que vous n'avez élevé
que pour la grandeur ? Que fera dans
la pauvreté ce Publicain qui ne fait
vivre que d'or ? Que fera dépourvu de
tout , ce faftueux imbécille qui ne fait
point ufer de lui-même , &c ne met fou
être que dans ce qui efl: étranger à lui ?
Heureux celui qui fait quitter alors l'état
qui le quitte , & Kefteu homme en dépit
E
5)3 Les Pensées
du fort ! Qu'on loue tant qu'on voudra
ce Roi vaincu , qui veut s'enterrer en
furieux fous les débris de Ton trône ;
moi je le méprife ; je vois qu'il n'exifte
que par fa couronne , & qu'il n'eu: rien
du tout , s'il n'eft roi : mais celui qui
la perd & s'en paiTe , eft alors au-
deflus d'elle. Du rang de Roi , qu'un
lâche , un méchant , un fou peut rem-
plir comme un autre , il monte à l'état
d'homme que fi peu d'hommes favent
remplir. Alors il triomphe de la fortune,
il la brave , il ne doit rien qu'à lui
feul ; & quand il ne lui refte à mon-
trer que lui , il n'eft point nul ; il eft
quelque chofe. Oui , j'aime mieux cent
fois le Roi de Syracufe , maître d'Ecole
à Corinthe , Se le Roi de Macédoine ,
Greffier à Rome , qu'un malheureux
Tarq^in , ne fâchant que devenir , s'il
ne règne pas ; que l'héritier & le fils
d'un Roi des Rois * 1 jouet de quicon-
* Vonone, fils de Phuates, Roi des Paithcs.
de J. J. Rousseau. 99
que ofe infulter à fa mifere , errant de
Cour en Cour , cherchant par-tout des
fecours, & trouvant par-tout des affronts,
faute de favoir faire autre chofe qu'un
mériter qui n'eft plus en fon pouvoir.
Pour vous foumettre la fortune & les
cliofes , commencez par vous en rendre
indépendant. Pour régner par l'opi-
nion , commencez par régner fur elle.
INSTITUTIONS SOCIALES.
JL/Homme naturel eft tout pour lui :
il eft l'unité numérique , l'entier abfolu,
qui n'a de rapport qu'à lui-même ou à
fon femblable. L'homme civil n'eft
qu'une unité fractionnaire qui tient au
dénominateur, & dont la valeur eft dans
fon rapport avec l'entier, qui eft le corps
focial. Les bonnes Inftitutions fociales
font celles qui favent le mieux dénatu-
rer l'homme , lui ôter fon exiftenec
abfolue pour lui en donner une rela-
E z
IOO LES PENSÉES
tive , & tranfporter le moi dans l'unité
commune ; enlorte que chaque parti-
culier ne fe croie plus un , mais partie
de l'unité, & ne foie plus fenfible que
dans le tout. Un Citoyen de Rome n'e-
toit ni Caïus ni Lucius , c'éteit un Ro-
main : même il aimoit la Patrie inclu-
fivement à lui. Regulus fe prétendent
Carthaginois , comme étant devenu le
bien de Tes Maîtres. En fa qualité d'é-
tranger , il refufoit de fiéger au Sénat de
Rome ; il fallut qu'un Carthaginois le
lui ordonnât. H s'indignoit qu'on vou-
lut lui fauver la vie. H vainquit & s'en
retourna triomphant mourir dans les
fupplices. Cela n'a pas grand rapport,
ce me femble , aux hommes que nous
connoiflons.
? Le Lacédémonien Pedarete fe pre-
fente pour être admis au Confeil des
trois centsiileftrejette.il s'en retourne
joyeux de ce qu'il s'eft trouvé dans
Sparte trois cents hommes valant mieux
que lui. Je fuppofe cette démonftra-
T>t J. J. ROU SSEAV. 103
tion fincere , & il y a lieu de croire
qu'elle l'étoit : Voilà le Citoyen.
Une femme de Sparte avoit cinq fils
à l'armée , & attendoit des nouvelles de
la bataille. Un Ilote arrive ; elle lui en
demande en tremblant. Vos cinq fils
ont été tués. Vil efclave t'ai-je demandé
cela ? Nous avons gagné la victoire. La
mère court au Temple & rend grâce
aux Dieux. Voilà la Citoyenne.
P E V P L E.
1 L n*y a qu'un pas du favoir à l'igno-
rance ; & l'alternative de l'un à l'autre
eft fréquente chez les Nations : mais on
n'a jamais vu de Peuple une fois cor-
rompu , revenir à la verrtu.
Tout Peuple qui a des mœurs , &; qui
par conféquent refpecte les loix , cV ne
veut point rafiner fur les anciens ufa-
ges doit fe garantir avec foin des fcien-
ces , & fur- tout des favants , dont les
E 3
ioi Les Pensées
maximes fententieufes ôc dogmatiques
lui apprendroient bientôt à méprifer Tes
ufages & fes loix ; ce qu'une Nation ne
peut jamais faire fans fe corrompre.
Le moindre changement dans les
coutumes , fut-il même avantageux à
certains égards , tourne toujours au pré-
judice des mœurs : car les coutumes
font la morale du Peuple ; & dès qu'il
cette de les refpecter 7 il n'a plus de
règle que fes paiïions , ni de frein que
les loix j qui peuvent quelquefois con-
tenir les méchants > mais jamais les
rendre bons.
Généralement on apperçoit plus de
vigueur dJame dans les hommes , dont
les jeunes ans ont été préfervés d'une
corruption prématurée , que dans ceux
dont le défordre a commencé avec le
pouvoir de s'y livrer ; «Se c'elt fans doute
une des raifons pourquoi les Peuples
qui ont des mecurs fur pa fient oedinaire-
ment en bon fais & en courage les Peu-
ples qui n'en ont pas> Ceux-ci brillent
de J. J. Rousseau. 103
uniquement par je ne fais quelles pecites
qualités déliées, qu'ils appellent efprk ,
fugacité , finefïè 5 mais ces grandes
& nobles fonctions de fagefle Si de
raifon qui diftinguent & honorent l'hom-
me par de belles actions, par des vertus,
par des foins véritablement utiles , ne
fe trouvent gueres que dans les premiers.
C'eft le feul moyen de connoître les
véritables mœurs d'un Beupîe que d'é-
tudier fa vie privée dans les états les
plus nombreux ; car s'arrêter aux gens
qui repréfentent toujours, c'eft ne voir
que des comédiens.
Toutes les Capitales fe reffemblent -,
tous les Peuples s'y mêlent , toutes les
mœurs s'y confondent ; ce n'eft pas là
qu'il faut aller étudier les Nations.
Paris & Londres ne font à mes yeux
que la même Ville. Leurs habitants ont
quelques préjugés différents , mais ils
n'en ont pas moins les uns" que les
autres , & toutes leurs maximes prati-
ques font les mêmes. On fait quelles
E4
ïo4 Les Pensées
efpeces d'hommes doivent fe raflem-
b!er dans les Cours. On fait quelles
mœurs l'entaflement du Peuple & L'iné-
galité des fortunes doivent par-tout
produire. Si-tôt qu'on me parle d'une
Ville compofée de deux cents mille
âmes , je fais d'avance comment on y
vit. Ce que je faurois de plus fur les
lieux , ne vaut pas la peine d'aller l'ap-
prendre. C'eft dans les Provinces recu-
lées , où il y a moins de mouvements ,
ce commerce , où les étrangers voya-
ient moins , dont les habitants fe dé-
placent moins , changent moins de
fortune & d'état , qu'il faut aller étudier
le Génie & les mœurs d'une Nation.
Voyez en paflant la Capitale , mais
aller obferver au loin le pays. Les
François ne font pas à Paris , ils font en
Touraine j les Anglois font plus Anglois
en Mercie , qu'à Londres , & les Espa-
gnols plus Efpagnols en Galice qu'à
Madrid. C'efl; à ces grandes diftances
qu'un Peuple fe caradlérifc , & fe mon-
DE J. J. ROU SST.AU. IOJ
tre tel qu'il eft fans mélange : c'eft-là
que les bons & les mauvais effets du
gouvernement fe font mieux fentir ;
comme au bout d'un plus grand rayon
la mefure des arcs eft plus exadte.
Ceft le Peuple qui compofe le genre
humain ; ce qui n eft pas Peuple eft Ci
peu de chofe , que ce n'eft pas la peine
de le compter. L'homme eft le même
dans tous les écats : h* cela eft , les états
les plus nombreux méritent le plus de
refped. Devant celui qui penfe toutes
les diftin&ions civiles difparoiifent : il
voit les mêmes payions , les mêmes fen-
timents dans le goujat &c dans l'homme
iiluftre ; il n'y difeerne que leur lan-
gage- èc qu'un coloris plus ou moins
apprêté , & fi quelque différence effen-
tielle les diftingue , elle eft au préjudice
des plus difïïmulés. Le Peuple fe mon-
tre tel qu'il eft , & n'eft pas aimable ;
mais il faut bien que les gens du monde
fe déçuifent ; s'ils fe montroient tels
qu'ils font , ils fetoient horreur.
E5
i o£ Les Pensées
G OV V E RNE M E N T.
U Ne àzs règles faciles & iimples
pour juger de la bonté relative des Gou-
vernements , eft la population. Dans
tout pays qui {e dépeuple , l'état tend
à Ta ruine 3 8c le pays qui peuple le
plus , fut-il le plus pauvre , eft infailli-
blement le mieux gouverné. Mais il
faut pour cela , que certe population foit
un effet naturel du Gouvernement 8c
des mœurs : car fi elle fe faiibit par des
colonies , ou par d'autres voies acci-
dentelles 8c pafïageres x alors elles prou-
veroient le mal par le remède. Quand
Augufte porta des loix contre ie céli-
bat , ces loix montroient déjà le dé-
clin de "l'Empire Romain. Il faut que
la bonté c'a Gouvernement porte les
Citoyens à fe marier , 8c non pas que
la "loi les y contraigne ; il ne faut pas
examiner c: qui fe fait pas farce , cac
de J. J. Rousseau. 107
la loi qui combat la confticution, s'élude
Ôc devient vaine; mais ce qui fe fait pair
l'influence des mœurs & par la pente
naturelle du Gouvernement , car ces
moyens ont feuls un effet confiant. C'é-
tait la politique du bon Abbé de Saint
Pierre , de chercher toujours un petit
remède à chaque mal particulier , au
lieu de remonter à leur fource commu-
ne , & de voir qu'on ne les pouvoit
guérir que tous à la fois. Il ne s'agit pas
de traiter féparément chaque ulcère qui
vient fur le corps d'un malade , mais
d'épurer la maflé du fang qui les pro-
duit tous. On dit qu'il y a des prix en
Angleterre pour l'Agriculture ; je n'en
veux pas davantage ; celafeul me prouve
qu'elle n'y brillera pas long-remps.
Ce n'eft rien de voir la forme appa-
rente d'un Gouvernement 3 fardé par
l'appareil de l'adminiftration & par le
jargon des Adminiftrateurs, h* l'on n'en
étudie aufïi la nature par les effets qu'il
produit fur le Peuple , & dans tous les
E 6
ioS Les Pensées
degrés de l'adminiftrarion. La diffé-
rence de la forme au fond , fe trouvant
partagée entre tous ces degrés , ce n'eft
qu'en les embraflfant tous , qu'on con-
noît cette différence. Dans tel pays ,
c'en: par les manœuvres des fubdélé-
gués , qu'on commence à fentir l'efprit
du miniftere : dans tel autre, il faut voir
élire les membres du Parlement , pour
juger s'il eft vrai que la Nation foit
libre : dans cmelque pays que ce foit , il
eft impofïible que , qui n'a vu que les
Villes connoiffe le Gouvernement , at-
tendu que l'efprit n'en eft jamais le mê-
me , pour la Ville ôc pour la Campa-
gne. Or , c'eft la campagne qui fait le
pays , te c'eft le Peuple de la Cam-
pagne qui fait la nation.
Il y a des Peuples fans phyfionomie
auxquels ils ne faut point de peintre ,
il y a des Gouvernements fans carac-
tère , auxquels 1 ne faut pas d'hifto-
riens , &c où fi-tôt qu'on lait quelle
place un homme occupe , on ;
vance tout ce qu'il y fera.
DE J. J. ROUSS EAU. IO£>
ROI, ROT AU ME.
/> Rchi m e d e afïîs tranquillement
fur le rivage & tirant fans peine à flot
un grand vaifïeau , nous repréfente un
Monarque habile gouvernant de £>n
cabinet fes vaftes Etats , &c faifant
tout mouvoir en paronîant immobile.
Les plus grands Rois qu'ait célébré
Phitloire , n'ont point été élevés pour
régner ; c'eft une feience qu'on ne pof-
fede jamais moins qu'après l'avoir trop
apprife , Se qu'on acquiert mieux en
obéiflànt qu'en commandant.
Pour qu'un Etat Monarchique pût
être bien gouverné , il faudroit que fa
grandeur ou fon étendue fût mefurée
aux facultés de celui qui gouvei e. Il
eft plus aifé de conquérir que de régir.
Avec un levier fuffifant , d'un doigt on
peut ébranler le monde , mais pour le
foutenir il faut les épaules d'Hercule.
î i o L es Pensées
Le feul éloge digne d'un Roi , eft ce-
lui qui fe fait entendre , non par la bou-
che mercenaire d'un Orateur , mais par
la voix d'un Peuple libre.
Que les Rois ne dédaignent point
d'admettre dans leurs Confeiis les gens
les plus capables de les bien confeiller ;
qu'ils renoncent à ce vieux préjugé in-
venté par l'orgueil des Grands , que
l'art de conduire les Peuples eft plus dif-
ficile que celui de les éclairer ; comme
s'il étoit plus aifé d'engager les hommes
à bien faire de leur bon gré , que de les
y contraindre par la force. Que les fa-
vants du premier ordre trouvent dans
leurs Cours d'honorables afyles ; qu'ils
y obtiennent la feule récompenfe digne
dJrux , celle de contribuer par leur cré-
dit au bonheur des Peuples à qui ils
auront enfeigné la fagetfè ; c'efl: alors
feulement qu'on verra ce que peuvent
la venu , la fcience & l'autorité animées
d'une noble émulation, &l travaillant de
concert à la félicité du genre humain.
de J. J. Rousseau, iiï
Mais cane que la Puilfance fera feule d'un
côté , les lumières Se la fageflè feules
d'un autre , les favants penferont ra-
rement de grandes chofes , les Princes
en feront plus rarement de belles , 6c
les Peuples continueront d'être vils , cor-
rompus & malheureux,
LÉG IS LA TEUR.
V> E l v i qui oie entreprendre d'infti-
îuer un Peuple doit le fentir en état de
changer , pour ainfi dire , la Nature hu-
maine ; de transformer chaque indi-
vidu , qui par lui-même eft un tout par-
fait & folitaire , en partie d'un plus
grand tout dont cet individu reçoive
en quelque forte fa vie & fon être 5
d'altérer la conftitution de l'homme
pour la renforcer ; de fubftituer une
exiflence partielle & morale à l'exiften-
ce phyfque &c indépendante que nous
avons tous reçue de la Nature, Il faut»
ut Les P e n s é e s
en un mot , qu'il ôte à l'homme Tes for-
ces propres pour lui en donner qui lui
foient étrangères , 6c dont il ne punie
faire ufage fans le fecours d'autrui. Plus
cas forces naturelles font mortes &
anéanties , plus les acquifes font gran-
des 8c durables , plus auiïi l'inftitution
eft folide Se parfaite : enforte que fi cha-
que Citoyen n'eft rien , ne peut rien ,
que par tous les autres , 6c que la force
acquife par tous foit égale ou fupérieure
à la fomme des forces naturelles de tous
les individus , on peut dire que la Lé-
gifktion eft au plus haut point de per-
fection qu'elle puifle atteindre.
SU eft vrai qu'un grand Prince eft un
homme rare , que fera-ce d'un grand
Lé<nflateur ? Le premier n'a qu'à fuivre
le modèle que l'autre doit propofer.
Celui-ci eft le méchanicien qui invente
la machine ; celui-là n'eft que l'ouvrier
qui la monte de la fait marcher.
Un Peuple ne devient célèbre que
quand fa Lé^nation commence à dé-
de J. J- Rousseau. 113
cl mer. On ignore durant combien de
fiecles l'inftitution de Lycurgue fit le
bonheur des Spartiates avant qu'il fût
queftion d'eux dans le refte de la Grèce.
LOI.
V>'Est à la Loi feule que les honv-
mes doivent la juftice &: la liberté. C'eft
cet organe falutaire de la volonté de
tous , qui rétablit dans le droit l'égalité
naturelle entre les hommes. C'eft cette
voix célefte qui dicte à chaque, Citoyen
les préceptes de la raifon publique , 2c
lui apprend à agir félon les maximes de
fon propre jugement , ôc à n'être pas en
contradiction avec lui-même. C'eft elle
feule aufïi que les chefs doivent faire
parler quand ils commandent •■, car fi-tôt
qu'indépendamment des Loix , un hom-
me en prétend foumettre un autre à fa
volonté privée , il fort à l'inftant de l'é-
tat civil , & fe met vis-à-vis de lui dans
ii4 Les Pensées
le pur état de nature où l'obéiîfance n'eu:
jamais prefcrite que par la néceiTîté.
La Loi dont on abuie fert à la fois au
puifTant d'arme orTenfive & de bouclier
contre le foible ; <Sc le prétexte du bien
public eft toujours le plus dangereux
fléau du Peuple. Ce qu'il y a de plus né-
cefTaire , &z peut-être de plus difficile
dans le gouvernement , c'eft une infe-
ct *
grité févere à rendre juftice à tous , Se
fur-tout à protéger le pauvre contre la
tyrannie du riche. Le plus grand mal
eft déjà fait , quand on a des pauvres à
défendre &c des riches à contenir. C'eft
fur la médiocrité feule que s'exerce toute
la force des Loix ; elles font également
impuiiîàntes contre les tréfors du riche
8c contre la mifere du pauvre ; le pre-
mier les élude , le fécond leur échappe ;
l'un brife la toile , &c l'autre pafîe au
travers.
DE J. J. ROUS SEAU. HJ
LIBER TE.
I L en eft de la Liberté comme de l'in-
nocence & de la vertu , dont on ne fent
le prix qu'autant qu'on en jouit foi- mê-
me , & dont le goût fe perd fi-tôt qu'on
les a perdues. Je connois les délices de
ton pays , difoit Brafidas à un Satrape s
qui comparoir la vie de Sparte à celle
de Perfepolis; mais tu ne peux con-
noître les pkiûrs du mien.
Les efclaves perdent tout dans leurs
fers jufqu'au défit d'en fortir : ils ai-
ment leur fervitude comme les compa-
gnons d'Uliiîe aimoient leur abrutuTe-
ment.
Il eft inconteftable , ôc c'eft la maxi-
me fondamentale de tout le droit poli-
tique que les peuples fe font donné des
chefs pour défendre leur liberté , <k non
pour les aflervir. Si nous avons un Prin-
ce , difoit Pline à Trajan , c'eft aiîu
1 1 6 Les Pensées
qu'il nous préferve d'avoir un maître.
Il n'y a que la force de l'état qui faiTe
la liberté de Tes membres.
DÉ PENDANCE.
1 L y a deux fortes de dépendances.
Celle des chofes , qui eft de la nature ;
celle des hommes , qui eft de la fociété.
La dépendance des chofes n'ayant au-
cune moralité , ne nuit point à la liberté ,
& n'engendre point de vices : la dépen-
dance des hommes étant dé for don née
les engendre tous , &: c'eit par elle que
le maître & l'efclave fe dépravent mu-
tuellement. S'il y a quelque moyen de
remédier à ce mal dans la fociété , c'eft
de fubftituer la loi à l'homme , & d'ar-
mer les volontés générales d'une force
réelle fupérieure à l'action de toute
volonté particulière. Si les loix des
Nations pouvoient avoir comme celles
fie la Nature une inflexibilité que ja-
DE J. J. ROU S S EAU. 117
mais aucune force humaine ne pût
vaincre, la dépendance des hommes
redeviendroit alors celle des chofes , on
réunirait dans la République tous les
avantases de l'Etat naturel à ceux de
l'Etat civil ; on joindroit à la liberté
qui maintient l'homme exempt de vices,
la moralité qui l'élevé à la vertu.
L V X E.
l_y E luxe corrompt tout , & le riche
qui en jouit , Se le miférable qui le con-
voite.
Ce n'eft pas la force de l'or qui af-
fervit les pauvres aux riches , mais c'eft
qu'ils veulent s'enrichir à leur tour ,
fans cela ils feroient nécellairement les
maîtres.
La vanité &: l'oifiveté , qui ont en-
gendré nos feiences , ont aufïi engendré
le luxe. Le goût du luxe accompagne
toujours celui des lettres ; &c le goût
n8 Les Pensées
des lettres accompagne fou vent celui
du luxe *.
Le luxe peut être néceflaire pour
donner du pain aux pauvres ; mais s'il
n'y avoir point de luxe , il n'y auroit
point de pauvres.
Le luxe nourrit cent pauvres dans
nos villes , Se en fait périr cent mille
dans nos campagnes. L'argent qui cir-
cule entre les mains des riches & des
artiftes pour fournir à leur fuperfluité ,
eft perdu pour la fubftance du labou-
reur 5 &c celui-ci n'a point d'habit , pre-
cifément parce qu'il faut du galon aux
autres. Le gafpillage des matières qui
fervent à la nourriture des hommes ,
fuffit feul pour rendre le luxe odieux à
l'humanité. Il faut du jus dans nos cui-
* A mefure que le luxe corrompt les mœurs ,
dit un Auteur moderne , les Sciences les adoucif-
fent : femblables aux prières dans Homère , qui par-
courent toujours la terre à la fuite de l'injuftice ,
four adoucir les fureurs de cette cruelle divinité.
DE J. J. ROUSS EAU. II^
fines ; voilà pourquoi tant de malades
manquent de bouillon. Il faut des li-
queurs fur nos tables \ voilà pourquoi
le payfan ne boit que de l'eau. Il faut
de la poudre à nos perruques 5 voiià
pourquoi tant de pauvres n'ont pas de
pain.
A ne confulter que l'imprefïion la
plus naturelle , il fembleroit que pour
dédaigner l'éclat & le luxe on a moins
befoin de modération que de goût. La
fimétrie Se la régularité plaifent à tous
les yeux. L'image du bien-être & de la
félicité touche le cœur humain qui en
eft: avide : mais un vain appareil qui ne
îe rapporte ni à l'ordre ni au bonheur,
& n'a pou* objet que de frapper les
yeux , quelle idée favorable à celui qui
l'étalé peut-il exciter dans l'efprit du
fpe&ateur ? L'idée du goût ? Le goût
ne paroît-il pas cent fois mieux dans
les chofes fîmples que dans celles qui
font ofTufquées de richefïe ? L'idée de
la commodité ? Y a-t-il rien de plus in-
i2o Les Pensées
commode que le fafte ? L'idée de la
grandeur? C'efl: précifément le con-
traire. Quand je vois qu'on a voulu
faire un grand palais , je me demande
auiïi-tôt pourquoi ce palais n'eft pas
plus grand ? Pourquoi celui qui a cin-
quante domeftiques n'en a-t-il pas cent?
Cette belle vaitfèlle d'argent , pourquoi
n'eft-elle pas d'or ? Cet homme qui dore
fon carroffe , pourquoi ne dore-t-il pas
fes lambris ? Si Tes lambris font dorés ,
pourquoi Ton toît ne l'eft-il pas ? Celui
qui voulut bâtir une haute tour faifoic
bien de la vouloir porter jufqu'au Ciel ;
autrement il eût eu beau l'élever , le
point où il fe fût arrêté n'eût fervi qu'à
donner de plus loin la preuve de Ton
impuiQancc. O homme petit & vain ,
montre-moi ton pouvoir , je te mon-
trerai ta mifere /
RICHES,
de J. J. Rousseau, izi
RICHES, RICHESSE.
rT~'
I O u s les Riches comptent l'or avant
le mérite. Dans la .mife commune de
l'argent & des fervices , ils trouvent
toujours que ceux-ci n'acquittent jamais
l'autre , & penfent qu'on leur en doit
de refte quand on a patte fa vie à les
fervir en mangeant leur pain»
Les pauvres gémiuent fous le joug
des riches , & les riches fous le joug des
préjugés.
Richeflè ne fait point riche , dit le
Roman de la Rofe. Les biens d'un
homme ne font point dans fes coffres ,
mais dans l'ufage de ce qu'il en tire ;
car on ne s'approprie les chofes qu'on
poffede que par leur emploi , & les abus
font toujours plus inépuifables que les
richeflès ; ce qui fait qu'on ne jouit pas
à proportion de fa dépenfe , mais à
proportion qu'on la fait mieux ordon-
F
m Les P e k s ê e s
ner. Un fou peut jetter des lingots dans
la mer 8c dire qu'il en a joui : mais
quelle comparaison entre cette extra-
vagante jouififance , & celle qu'un hom-
me fage eût fu tirer d'une moindre
fomme ?
Il n'y a point de richeife abfolue. Ce
mot ne lignifie qu'un rapport de fur-
abondance entre les défirs & les facultés
de l'homme riche. Tel eft riche avec un
arpent de terre ; tel eft gueux au milieu
de fes monceaux d'or. Le défordre &
les fantaifies n'ont point de bornes , 8c
font plus de pauvres que les vrais be-
foins.
MENDIA NTS.
rSiOuRRiR les Mendiants, c'efl: con-
tribuer à multiplier les Gueux & les
Vagabonds qui fe plaifent à ce lâche
métier , Se fe rendant à charge à la
îbciécé, la privent encore du travail
DE J- J- ROUS SEAU. 125
qu'ils y pourraient faire. Voilà les
maximes dont de complaifants raifon-
neurs aiment à flatter la dureté des
riches.
On foufrie & Ton entretient à grands
frais des multitudes de profefïions inu-
tiles dont pliifieurs ne fervent qu'à
corrompre & gâter les mœurs. A ne
regarder l'état de Mendiant que comme
un métier , loin qu'on en ait rien de
pareil à craindre, on n'y trouve que de
quoi nourrir en nous les fentiments d'in-
térêts & d'humanité qui devraient unir
tous les hommes. Si 1 on veut le con/î-
dérer par le talent , pourquoi ne récom-
penferois-je pas l'éloquence de ce Men-
diant qui me remue le cœur & me porte
» le fecourir, comme je paye un Comé-
dien qui me fait verfer quelques larmes
itériles?Si l'un me fait aimer les bonnes .
aftions d'autrui, l'autre me porte à en
faire moi-même : tout ce qu'on fent à
la Tragédie s'oublie à J'initant qu'on en
fort; mais la mémoire des malheureux
F 2
n4 L2S PEI*SÉES
qu'on a foulages donne un plaiftt qui
renaît fans cette. Si le grand nombre
des Mendiants eft onéreux à l'Etat, de
combien d'autres profeffions qu'on en-
courage & qu'on tolère n'en peut-on
pas dire autant fCeft au Souverain de
faire enforte qu'il n'y ait point de Men-
diants: mais pour les rebuter de leur
profeiïion raut-il rendre les Citoyens
inhumains Se dénaturés 3 Pour moi ,
fans favoir ce que les pauvres font a
mat, je fais qu'ils font tous mes
frères , & que je ne puis fans une »e*
cufable dureté leur refufer le foible (e-
cours qu'ils me demandent. La plupart
font des vagabonds , j'en conviens ; mais
ie connois trop les peines de la vie pour
Uorer pat combien de malheurs un
honnête homme peut fe trouver réduit
à leur fort s Se comment puis-je être
ful- que l'inconnu qui vient implorer
au nom de Dieu mon attirance , &
mendier un pauvre morceau de pain,
n'eft pas , peut-être , cet honnête bond
Z>£ J- J- RousseJv. 115
me prêt à périr de mifere , & que mon
refus va réduire au défefpoir ? Quand
l'aumône qu'on leur donne ne ferait
pour eux un iecours réel , c'eft au moins
un témoignage qu'on prend part à leur
peine , un adoucitfement à la dureté du
refus , une forte de falutation qu'on leur
rend. Une petite monnoie ou un mor-
ceau de pain ne coûtent gueres plus à
donner Se font une réponfe plus hon-
nête qu'un , Die» vous afijie ; comme
fi les dons de Dieu n'écoient pas dans
la main des hommes , & qu'il eût d'au-
tres greniers fur la terre que les magafms
des riches? Enfin, quoiqu'on puilTe
penfer de ces infortunés , fi l'on ne doit
rien au gueux qui mendie , au moins
fe doit-on à foi-même de rendre hon-
neur à l'humanité foufframe ou à fon
image , Se de ne point s'endurcir le
cœur à l'afped de fes miferes.
Nourrir les mendiants , c'eft , difent
les détracteurs de l'aumône , former des
pépinières de voleurs j & tout au con-
F3
ïi6 Les Pensées
traire , c'en: empêcher qu'ils ne le de-
viennent. Je conviens qu'il ne faut pas
encourager les pauvres à Te faire men-
diants ; mais quand une fois ils le font >
il faut les nourrir 3 de peur qu'ils ne Ce
fafïènt voleurs. Rien n'engage tant à
charger de profeiTion que de ne pouvoir
vivre dans la fienne : or tous ceux qui
ont une fois goûté de ce métier oifeux
prennent tellement le travail enaverliors
qu'ils aiment mieux voler & fe faire
pendre , que de reprendre l'ufage de
leurs bras. Un liard eft bientôt deman-
dé ôc refuié ; mais vingt liards auraient
payé le fcuper d'un pauvre, que vingt
refus peuvent impatienter. Qui eft-ce
qui voudrait jamais refufer une fi légère
aumône s'il fongeoit qu'elle pût fauver
deux hommes , l'un d'un crime $c l'autre
de la mort ? J'ai lu quelque part que
les mendiants font une vermine qui s'at-
tache aux riches. Il eft naturel que les
enfants s'attachent aux pères ; mais ces
pères opulents Cv durs les méconnoiffènt,
DE J. J. ROUSS EAV. 117
& laîiîent aux pauvres le foin de les
nourrir.
S V I C I D E.
.1 U veux cerfer de vivre j mais je
voudrais bien favoir 11 tu as commen-
cé. Quoi ! fus-tu placé fur la terre pour
n'y rien faire ? Le Ciel ne t'impofe-t-il
point avec la vie une tâche pour la
remplir ? Si tu as fait ta journée avant
le foir , repofe-toi le refte du jour 3 tu
le peux 5 mais voyons ton ouvrage.
Quelle réponfe tiens-tu prête au Juge
fuprême qui demandera compte de ton
temps ? Malheureux! trouve-moi ce jufte
qui fe vante d'avoir aiTez vécu ; que
j'apprenne de lui comment il faut avoir
porté la vie pour être en droit de la
quitter.
Tu comptes les maux de l'humanité ,
& tu dis la vie eu; un mal. Mais re-
garde , cherche dans l'ordre des chofes
F 4
12x8 L'ES PENSÉES
fi tu y trouves quelques biens qui ne
foieïit point mêlés de maux. Eft-ce
donc à dire qu'il n'y ait aucun bien dans
l'univers , & peux-tu confondre ce qui
eft mal par fa nature avec ce qui ne
fourTre le mal que par accident ? La vie
pafïive de lJhomme n'eft rien , ôc ne
regarde qu'un corps dont il fera bien-
tôt délivré ; mais fa vie active & mo-
rale qui doit influer fur tout Ton être ,
confifte dans l'exercice de fa volonté.
La vie eft un mal pour le méchant qui
profpere , &c un bien pour l'honnête
homme infortuné : car ce n'eft pas une
modification parfagere , mais fon rap-
port avec fon objet qui la rend bonne
ou mauvaife.
Tu t'ennuies de vivre , 8c tu dis , la
vie eft un mal. Tôt ou tard tu feras
confolé; Se tu diras, la vie eft un bien.
Tu diras plus vrai , fans mieux raifou-
ner : car rien n'aura changé que toi.
Change donc dès aujour<J hui , cVpuifque
c'eft dans la mauva: c difpolition de
de J. J. Rousseau. \iy
ton ame qu'eft tout le mal , corrige tes
affections déréglées , ôc ne brûle pas
ta maifon pour n'avoir pas la peine de
la ranger.
Que font dix , vingt , trente ans pour
un Etre immortel ? La peine & le plaifir
paffent comme une ombre ; la vie s'é-
coule en un inftant ; elle n'eu: rien par
elle-même , Ton prix dépend de fon
emploi. Le bien feul qu'on a fait de-
meure , ôc c'eft par lui qu'elle eft quel-
que chofe. Ne dis donc plus que c'eft
un mal pour toi de vivre , puifqu'il
dépend de toi feul que ce foit un bien s
ôc que fi c'eft un mal d'avoir vécu, c'eft
une raifon de plus pour vivre encore.
Ne dis pas non plus , qu'il1 t'eft permis
de mourir ; car autant vaudroit dire
qu'il t'eft permis de n'être pas homme,
qu'il t'eft permis de te révolter contre
l'Auteur de ton être , ôc de tromper ta
deftination.
Le Suicide eft une mort furtive ôc
honteufe. Ceft un vol fait au genre
F;
130 Les Pensées
humain. Avant de le quitter, rends-
lui ce qu'il a fait pour toi. Mais je ne
tiens à rien» Je fuis inutile au monde.
Phdcfophe d'un jour 1 ignores- tu que
tu ne faurcis faire un pas fur la terra
fans trouver quelque devoir à remplir ,
& que tout homme eft utile à l'huma-
nité , par cela feul qu'il exilte ?
Jeune infenfé ! s'il te rcfte au fond
du cœur le moindre fentiment de vertu,
viens , que je t'apprenne à aimer la vie.
Chaque fois que tu feras tenté d'en
fortir 3 dis en toi-même : que je fajfe
encore une bonne action avant que de
mourir : puis va chercher quelque in-
digent à ieeourii' , quelque infortuné à
confoler s quelque opprimé à défendre.
Si cette confidiraron te retient aujour-
d'hui , elle te retiendra encore demain ,
après- demain 3 toute la vie. Si elle ne
te retient pas ; meurs , tu n'es qu'un
méchant.
de J. J. Rousseau. 131
DUEL.
v/ Ardez-vous de confondre le nom
facré de l'honneur avec ce préjugé
féroce qui met toutes les vertus à la
pointe d'une épée , & n'efl; propre qu'à
faire de braves fcélérats.
En quoi confifte ce préjugé ? Dans
l'opinion la plus extravagante & la
plus barbare qui jamais entra dans l'ef-
prit humain , favoir , que tous les de-
voirs de la fociété font fuppléés par la
bravoure ; qu'un homme n'eft plus
fourbe , fripon , calomniateur , qu'il
eft civil , humain , poli , quand il iait
fe battre j que le menfonge fe change
en vérité , que le vol devient légitime,
la perfidie honnête , l'infidélité loua-
ble , fi-tôt qu'on foutient tout cela le
fer à la main ; qu'un affront eft tou-
jours bien réparé par un coup d'épée ;
ôc qu'on n'a jamais tort avec un homme.
i3i Les Pensées
pourvu qu'on le tue. Il y a , je l'aroue,
une autre forte d'affaire où ia gentif-
leffe fe mêle à la cruauté , & où l'on
ne tue les gens que par hazard ; c'eft
celle où l'on fe bat au premier fang.
Au premier fang ! Grand Dieu ! Et
qu'en veux-tu faire de ce fang , bête
féroce ! Le veux- tu boire i
Les plus vaillants hommes de l'anti-
quité fongeient-ils jamais à venger
leurs injures perfonneDes par des com-
bats particuliers ? Céfar envoya-r-il un
cartel à Caton , ou Pompée à Céfar ,
pour tant d'affronts réciproques , Ik le
plus grand Capitaine de la Grèce fut-il
déshonoré pour s'être laiflé menacer
d'un bâton ? D'autres temps , d'autres
mœurs , je le fais ; mais n y en a-t-il
que de bonnes , 8c n'oferoit-on s'en-
quérir files mœurs d'un temps font celles
qu'exige le folide honneur ? Non cet
honneur n'eft point variable , il ne
dépend ni des préjugés , il ne peut ni
parles ni renaître , il a fa fGurce écer-
de J. J. Rousseau. 135
nelle dans le cœur de l'homme jufte
Se dans la règle inaltérable de fes de-
voirs. Si les peuples les plus éclairés ,
les plus braves , les plus vertueux de
la terre n'ont point connu le Duel , je
dis qu'il n'eft point une inftitucîon de
l'honneur , mais une mode affreufe &c
barbare , digne de fa féroce origine.
Refte à favoir fi , quand il s'agit de
fa vie ou de celle d'autrui , l'honnête
homme fe règle fur la mode , ôc s'il n'y
a pas alors plus de vrai courage à la
braver qu'à la fuivre ? Que feroit celui
qui s'y veut affervir , dans des lieux où
règne un ufage contraire ? A Mefïine
ou à Naples , il iroit attendre fon
homme au coin d'une rue & le poi-
gnarder par derrière. Cela s'appelle
être brave en ce pays-là , ôc l'honneur
n'y confifte pas à fe faire tuer par fon
ennemi , mais à le tuer lui-même.
L'homme droit dont toute la vie eft
fans tache , & qui ne donna jamais
aucun ligne de lâcheté, refufera de fouil-
i34 Les Pensée s
1er fa main d'un homicide & n'en fera
que plus honoré. Toujours prêt à iervir
la patrie , à protéger le foible , à rem-
plir les devoirs les plus dangereux , ÔC
à défendre , en toute rencontre jufte &
honnête ce qui lai efl; cher au prix de
Ton fang , il met dans Tes démarches
cette inébranlable fermeté qu'on n'a
point fans le vrai courage. Dans la
fécuriré de fa confcience , il marche
la tête levée , il ne fuit ni ne cherche
fon ennemi. Ou voie aifément qu'il
craint moins de mourir que de mal
faire , &c qu'il redoute le crime & non
le péril. Si les vils préjugés s'élèvent
un inftant contre lui , tous les jours de
fon honorable vie font autant de té-
moins qui les reculent , &c dans une
conduite fi bien liée on juge d'une ac-
tion fur toutes les autres.
Les hommes fi ombrageux &: h
prompts à piovoquer les autres font ,
pour la plupart , de très mal-honnêtes
gens qui 3 de peur qu'on n'ofe leuj
de J. ]. Rousseau. i$$
montrer ouvertement le mépris qu'on
a pour eux , s'efforcent de couvrir de
quelques affaires d'honneur l'infamie de
leur vie entière.
Tel fait un effort Se fe préfente une
fois pour avoir droit de fe cacher le
refte de fa vie. Le vrai courage a plus
de confiance &c moins d'empreffement ;
il eft toujours ce qu'il doit être , il ne
faut ni l'exciter ni le retenir : l'homme
de bien le porte par-tout avec lui ; au
combat contre l'ennemi j dans un cercle
en faveur des abfents & de la vérité j
dans fon lit contre les attaques de la
douleur & de la mort. La force de
l'ame qui l'infpire eft d'ufage dans tous
les temps -, elle met toujours la verta
au deifus des événements , & ne con-
fifte pas à fe battre , mais à ne rien
craindre,
V
m.
1 5 6 Les Pensées
EXC È S D U VIN.
A Ou te intempérance eft vicieuie ,
& fur-tout celle qui nous ôte la plus
noble de nos facultés. L'excès du vin
dégrade l'homme , aliène au moins fa
raifon pour un temps & l'abrutit à la
longue. Mais enfin 5 le goût du vin n'eft
pas un crime , il en fait rarement com-
mettre , il rend l'homme ftupide &c non
pas méchant. Pour une querelle pafïà-
gere qu'il caufe , il forme cent attache-
ments durables. Généralement parlant,
les buveurs ont de la cordialité , de la
franchi le ; ils font prefque tous bons ,
droits , juftes , fidèles , braves & hon-
nêtes gens , à leur défaut près.
Combien de vertus apparentes ca-
chent fouvent des vices réels.' Le fage
eft fobre par tempérance , le fourbe
l'eft par faufleré. Dans le pays de mau-
yaifes mœurs , d'intrigues , de trahi-
DE J. J- ROUSSEAU. 137
fons , d'adultères , on redoute un état
d'indifcçétion où le cœur fe montre
fans qu'on y fonge. Par-tout les gens
qui abhorrent Je plus l'yvretfe font ceux
qui ont le plus d'intérêt à s'en garantir.
En Suiffe elle eft prefque en cftime , à
Naples elle eft en horreur j mais au
fond laquelle eft le plus à craindre , de
l'intempérance du Suifte ou de la réferve
de l'Italien.
Ne calomnions point le vice même ,
n'a-t-il pas aûez de fa laideur ? Le vin
ne donne pas de la méchanceté , il la
décelé. Celui qui tua Clitus dans
l'yvrefTe fit mourir Philotas de fang froid.
Si l'yvrerte a fes fureurs , quelle paflîon
n'a pas les fîenrtes ? La différence eft
que les autres reftent au fond de l'ame
de que celle-là s'allume de s'éteint à
l'inftant. A cet emportement près , qui
pa(fe & qu'on évite aifément , foyons
fûts que quiconque fait dans le vin de
méchantes adions , couve à jeun de
méchants defleins.
Ï3S Les Pensées
MALADIES.
•L'Extrême inégalité dans la manière
de vivre ; l'excès d'oifiveté dans les
uns , l'excès de travail dans les autres ;
la facilité d'irriter de de fatisfaire nos
appétits & notre fenfuaîité ; les ali-
ments trop recherchés des riches , qui
les noumrTent de fuçs échauffants , &c
les accablent d'indigeftions ; la mau-
vaife nourriture des pauvres , dont ils
manquent même le plus fouvent , &c
dont le défaut les porte à furcharger
avidemment leur eftomac dans 1 occa-
iîon ; les veilles , les excès de toute
efpece ■■, les transports immodérés de
toutes les pafïîons , les fatigues «Se l'é-
puifement d'efprit , les chagrins &c les
peines fans nombre qu'on éprouve dans
tous les états , &: dont les âmes font
perpétuellement rongées ; voilà les fu-
neftes garants que la plupart de nos
de J. J. Rousseau. 139
maux font notre propre ouvrage , &C
que nous les aurions prefque tous évités
en confervant la manière de vivre fim-
ple , uniforme Se foliraire , qui nous
étoit preferite par la nature. Si elle
nous a deftiné à être fains , j'ofe pref-
que affurer que l'état de réflexion eft
un état contre nature , 3c que l'homme
qui médite eft un animal dépravé.
MÉDECINE, MÉDECINS.
KJ N corps débile affoiblit l'ame. De
là l'empire de la Médecine , Art plus
pernicieux aux hommes que tous les
maux qu'il prétend guérir. Je ne fais
pour moi , de quelle maladie nous gué-
riflent les Médecins , mais je fais qu'ils
nous en donnent de bien funeftes ; la
lâcheté , la pufllanimké , la crédulité,
la terreur de"' la mort : s'ils guériflent
le corps , ils tuent le courage. Que
nous importe qu'ils raflent marcher des
i4o Les Pense es
cadavres ? ce font des hommes qu'A
nous faut , & l'on n'en voir poînt fortir
de leurs mains.
La Médecine eft à la mode parmi
nous 5 elle doit l'être. C'eft l'amufcment
des gens oififs & défœuvrés , qui ne
fâchant que faire de leur remplie parlent
à fe conferver. S'ils avoient eu le mal-
heur de naître immortels , ils feroient
les plus miférables des êtres. Une vie
qu'ils n'auroient jamais peur de perdre
ne feroit pour eux d'aucun prix II faut
à ces gens là des Médecins qui les me-
nacent pour les flatter , & qui leur
donnent chaque jour le feul plaifir dont
ils foient fufceptibles j celui de n'être
pas morts.
Les hommes font fur l'ufage de la
Méd^c ne les mêmes fophifmes que fur
la recherche de la vérité. Ils fuppofent
toujours qu'en traitant un malade on
le guérit , Se qu'en cherchant une vérité
on la trouve : ils ne voient pas qu'il
faut balancer l'avantage d'une guérifon
de J. J. Rousseau. 141
que le Médecin opère , par la mort de
cent malades qu'il a tués , 8c l'utilité
d'une vérité découverte , par le tort
que font les erreurs qui paiîent en
même temps, La Science qui inftruit 6c
la Médecine qui guérit font fort bonnes
fans doute ; mais la fcience qui trompe
& la Médecine qui tue font mauvaifes.
Apprenez-nous donc à les diftinguer.
Voilà le nœud de la queftion : fi nous
favions ignorer ia vérité , nous ne
ferions jamais les dupes du menfonge ;
fi nous favions ne vouloir pas guérir
malgré la nature , noas ne mourrions
jamais par la main du Médecin. Ces
deux abftmences feroient fages ; on
aagneroit évidemment à s'y foumettrç.
Je ne difpute donc pas que la Méde-
cine ne foit utile à quelques hommes ,
mais je dis qu'elle eft funefte au genre
humain.
On me dira , comme on fait fane
celte , que les fautes font du Médecin ,
mais que ia Médecine en elle-même eft
142- Les Pensées
infaillible. A la bonne heure ; mais
qu'elle vienne donc fans le Médecin :
car tant qu'ils viendront enfemble , il
y aura cent fois plus à craindre des
erreurs de l'Artifte , qu'à efpérer du
fecours de l'Art.
Cet Art menlonger , plus fait pour
les maux de l'efprit que pour ceux du
corps , n'elt pas plus utile aux uns
qu'aux autres : il nous guérit moins de
nos maladies qu'il ne nous en imprime
l'effroi. Il recule moins la mort qu'il
ne la fait fentir d'avance; il ufe la vie
au lieu de la prolonger : &c quand il la
prolongeroit , ce feroit encore au pré-
judice de l'efpece ; puifqu'il nous ôte à
la focîété par les foins qu'il nous im-
pofe , Ôc à nos devoirs par les frayeurs
qu'il nous donne. C'efl: la connoiflance
des dangers qui nous les fait craindre :
celui qui Ce croiroit invulnérable n'au-
roit peur de rien. A force d'armer
Achille contre le péril , le Poëre lui ôte
le mérite de la valeur : tout autre à fa
de J. J. Rousseau. 143
place eue été un Achille au même prix'.
Voulez - vous trouver des hommes
d'un vrai courage ? Cherchez-les dans
les lieux où il n'y a point de Médecins ,
où l'on ignore les conféquences des
maladies , &c où Ton ne longe gueres
à la mort. Naturellement l'homme fait
fouffrir conftamment , & meurt en paix.
Ce font les Médecins avec leurs ordon-
nances , les Philofophes avec leurs pré-
ceptes , les Prêtres avec leurs exhor-
tations , qui l'aviliiTent de cœur 8c lui
font defapprendre à mourir.
La feule partie utile de la Médecine
eft l'hygiène. Encore l'hygienne eft-elle
moins une feience qu'une vertu. La
tempérance & le travail font les deux
vrais Médecins de l'homme : le travail
aiguife Ton appétit , & la tempérance
l'empêche d'en abufer.
Vis félon la nature , fois patient , ÔC
chatte les Médecins : tu n'éviteras pas
la mort , mais tu ne la fendras qu'une
fois , tandis qu'ils la portent chaque
ï44 L£S ^E^SÉES
jour dans ton imagination troublée , 5c
que leur Art menfonger , au lieu de pro-
longer tes jours , t'en ote la jouiffance.
Je demanderai toujours quel vrai îen
cet Art a fait aux hommes ? Quelques-
uns de ceux qu'il guérit mourraient , il
eft vrai i mais des millions qu'il tue
refteroient en vie. Homme (enCé , ne
mets point à cette loterie où trop de
chances font contre toi. Souffre , meurs
ou guéris ; mais fur-tout vis jufqu* à ta
dernière heure.
MORT.
de J. J. Rousseau. 14;
MORT.
O I nous étions immortels , nous fe-
rions des êtres très miférables. Il eft
dur de mourir ; mais il eft doux d'ef-
pérer qu'on ne vivra pas toujours , Se
qu'une meilleure vie finira les peines
de celle-ci.
Si l'on nous ofFroît l'immortalité fur
la terre , qui eft-ce qui voudroit accep-
ter ce trifte préfent ? Quelle reflburce ,
quel efpoir , quelle confolation nous
refteroit-il contre les rigueurs du fort
ôc contre les injuftices des hommes ?
L'ignorant , qui ne prévoit rien , fent
peu le prix de la vie &c craint peu de
la perdre ; l'homme éclairé voit des
biens d'un plus grand prix qu'il préfère
à celui-là. Il n'y a que le demi-favoir
&c la faufle fagefle qui prolongeant nos
vues jufqu'à la mort , & pas au-delà ,
en font pour nous le pire des r.
G
14$ LES PEXSÉES
La néceflitéde momir n'eft à l'homme
fage qu'une raifon pour fupporter les
pehies de la vie. Si l'on o'étoit pas fur
de la perdre une fois , elle coùteroit
trop à conferver.
On croit que l'homme a un vif amour
pour fa conservation , & cela çft vrai ;
mais on ne voit pas que cet amour , tel
que nous le fentons , eft en grande
partie l'ouvrage des hommes. Natu-
rellement l'homme ne s'inquiète pour
fe conferver qu'autant que les moyens
font en fon pouvoir} fi-tôt que ces
moyens lui échappent , il fe tranquillife
Se meurt fans fe tourmenter inutile-
ment. La première loi de la réfignation
nous vient de la nature. Les Sauvages ,
ainfi que les bêtes , fe débattent fort
peu contre la mort , & l'endurent pref-
que fans fe plaindre. Cette loi détruite ,
il s'en forme une autre qui vient de la
raifon ; mais peu favent l'en tirer , &
cette réfignation faftice n'eft jamais
auiTi pleine & entière que la première.
de J. J. Rousseau. 147
Vivre libre & peu tenir aux chofes
humaines , eft le meilleur moyen d'ap-
prendre à mourir.
Quand on a gâté fa constitution par
une vie déréglée , on la veut rétablir
par des remèdes ; au mal qu'on fent
on ajoute celui qu'on craint ; la pré-
voyance de la mort la rend horrible
de l'accélère ; plus on la veut fuir 5 plus
on la fent 3 & l'on meurt de frayeur
durant toute fa vie , en murmurant
contre la nature , des maux qu'on s'eft
faits en l'offenfant.
É TU D E.
Q
.Uand on a une fois l'entendement
ouvert par l'habitude de réfléchir 3 il
vaut toujours mieux trouver de foi-
même les chofes qu'on trouveroit dans
les livres : c'eft le vrai fecret de les bien
mouler à fa tête Ôc de fe les approprier.
La grande erreur de ceu^ qui étu-
G z *
14S Les Pensées
dient eft de fe fier trop à leurs livres
Se de ne pas tirer a.(ïèz de leur fond ;
fans longer que de tous les Sophiftes ,
notre propre raifon eft prefque toujours
celui qui nous abufe le moins. Si- tôt
qu'on veut rentrer en foi-même , chacun
fent ce qui eft bien , chacun difeeme
ce qui eft beau ; nous n'avons pas
befoin qu'on nous apprenne à con-
noître ni l'un ni l'autre , & l'on ne s'en
împofe là-defïus qu'autant qu'on s'en
veut impofer. Mais les exemples du
très bon & du très beau font plus rares
& moins connus , il les faut aller cher-
cher loin de nous. La vanité , méfu-
rant les forces de la nature fur notre
foiblefle , nous fait regarder comme
chimériques les qualités que nous ne
fentons pas en nous-mêmes ; la parefle
& le vice s'appnyent fur cette prétendue
impofTibilité , & ce qu'on ne voit pas
tous les jours l'homme foible prétend
qu'on ne le voit jamais. C'eft cette
•r qu'il faut détruire. Ce font ces
DE J. J. ROVS, ZAU. I45>
grands objets qu'il faut s'accoutumer à
fentir & à voir , afin de s'ôter tout pré-
texte de ne les pas imiter. L'ame s'élève,
le cœur s'enflamme à la contemplation
de ces divins modèles ; à force de les
confidérer , on cherche à leur devenir
femblable , & l'on ne fouffre plus rien
de médiocre fans un dégoût mortel.
ÉTUDE DU MONDE.
L' É t u d e du monde eft remplie de
difficultés , & il eft difficile de favoir
quelle place il faut occuper pour le
bien connoître. Le Philofophe en eft
trop loin , l'Homme du monde en eft
trop près. L'un voit trop pour pouvoir
réfléchir , l'autre trop peu pour juger
du tableau forai r.lnaaue objet qui
frappe le Philofophe. » *» ~— _
rt jL-nen pouvant dii cerner ni
lesriiaifons ni les rapports avec d'au-
nes objets qui font hors de fa portée ,
G 3
ï$e Les Pensées
il ne le voit jamais à fa place Se n'en
fenc ni la raifon ni les vrais effets.
L'homme du monde voit tout , Se n'a
le temps de penfer à rien. La mobilité
des objets ne lui permet que de les
appercevoir Se non de les obferver -,
ils s'effacent mutuellement avec rapi-
dité , Se il ne lui refte du tout que des
ïmprelîîons confufes qui relTemblent au
cahos.
On ne peut pas 3 non plus , voir Se
médita* alternativement , parce que le
fpeftacle exige une continuité d'atten-
tion , qui interrompt la réflexion. Un
homme qui voudrait divifer Ton temps
par intervalles entre le monde Se la
folitude , toujours a<ricé dans fa retraite
Se toujours étranger dans le monde s
ne feroit bien nulle part. Il n'y auroit
d'autre moven cme de partager fa vie
«i^;o,v» pn deux grands efpaces , l'un
pour voir , l'autre pou. ^fléchir : mais
cela même eft prefque impoiTïble ; car-
ia raifon n'eft pas un meuble <p\>«
dz J. J. Rousseau. 151
pofe & qu'on reprenne à ion gré , &
quiconque a pu vivre dix ans fans pen-
fer , ne penfcra de fa vie.
Ceft encore une folie de vouloir
étudier le monde en fimple fpedateur.
Celui qui ne prétend qu'obferver n'ob-
fcrve rien , parce qu'étant inutile dans
les affaires Se importun dans les plai-
fîrs , il n'eft admis nulle part. On ne
voit agir les autres qu'autant qu'on
agit foi-même ; dans l'école du monde
comme dans celle de l'amour , il faut
commencer par pratiquer ce qu'on veut
apprendre.
ÉTUDE DES SCIENCES.
Parmi tant d'admirables méthodes
pour abréger l'étude des Sciences , nous
aurions grand befoin que quelqu'un
nous en donnât une pour les apprendre
avec effort.
Plus nos outils font ingénieux , plus
G4
i$x Les Pensées
nus organes deviennent grofïiers Se mai-
adroits : à force de vafïèmbler des ma-
chines autour de nous , nous n'en trou-
vons plus en nous-mêmes.
SCIENCES ET ARTS.
.L 5E s v r i t a Tes befoins ainfî que le
corps. Ceux-ci font les fondements de
la fociété , les autres en font l'agré-
ment.
Le befoin éleva les trônes ; les
Sciences & les arts les ont affermis.
Puiflances de la terre , aimez les ta-
lents , 5c protégez ceux qui les culti-
vent. Peuples policés , cultivez-les -y heu-
reux efclaves , vous leur devez ce goût
délicat cv fin dont vous vous piquez ,
cette douceur de caractère &Z cette ur-
banité de mœurs qui rendent parmi
vous le commerce ii liant & fi facile ,
en un mot les apparences de toutes les
vertus fans en avoir aucune.
de J. J. Rousseau. i/j
Il y a des ame^ lâches & pufillani-
mes qui n'ont ni feu , ni chaleur , & qui
ne font douces que par indifférence
pour le bien Se pour le mal. Telle eft
la douceur qu'infpire aux peuples le
goût des lettres.
Plus l'intérieur fe corrompt, & plus
l'extérieur fe compofe : c'en: ainfi que
la culture des lettres engendre infenfi-
blement la politeue.
Que de danger ! que de fauffes rou-
tes dans l'inveftigation des Sciences 1
par combien d'erreurs mille fois plus
dangereufes que la vérité n'eft utile , ne
faut-il point paner pour arriver à elle ?
Le défavantage eft vifible ; car le faux
eft fufceptible d'une infinité de combi-
naifons ; mais la vérité n'a qu'une ma-
nière d'être.
Ceft un grand mal que l'abus du
temps. D'autres maux pires encore fui-
vent les Lettres & les Arts. Tel eft le
luxe : né comme eux de l'oifiveté & de
la vanité des hommes , le luxe va rare-
G 5
ij4 Le s Pensées
ment fans les Sciences Se les Arts » $C
jamais ils ne vont fans lui.
Quand les hommes innocents Sz ver-
tueux aimoient à avoir les Dieux pour
témoins de leurs actions , ils habitoient
enfemble fous les mêmes cabanes ; mais
bientôt devenus méchants , ils Te laflè-
rent de ces incommodes fpectateurs 3
Se les reléguèrent dans des temples ma-
gnifiques. Il les en chalTerent enfin
pour s'y établir eux-mêmes , ou du
moins les temples des Dieux ne fe dis-
tinguèrent plus des maifons des Ci-
toyens. Ce fut alors le comble de la
dépravation y Se les vices ne furent ja-
mais pouffes plus loin que quand on le.;
vit , pour ainfî dire , foutenus à l'en-
trée des palais des Grands fur des co-
lonnes de marbres , Se gravés fur des.
chapiteaux corinthiens.
O, Fabricius î qu'eût penfé votre
grande ame, h", pour votre malheur,
rappelle à la vie, vous euffiez vu la face
pompeufe de cette Rome fauvée pair
de J. J. Rousseau. 15 j
votre bras , ôc que votre nom refpeéfca-
blc avoit plus illuftrée que toutes Tes
conquêtes ? „ Dieux ! euiliez-vous dit ,
}> que font devenus ces toits de chau-
3, me & ces foyers ruftiques qu'habi-
„ toient jadis la modération & la vertu?
„ Quelle fplendeur funefte a fuccédé à
„ la (implicite Romaine ? Quel eft ce
„ langage étranger ? Quelles font ces
5) mœurs efféminées ? Que lignifient ces
,3 ftatues , ces tableaux , ces édifices ?
?, înfenfés , qu'avez-vous fait ? Vous ,
s, les maîtres des Nations , vous vous
., êtes rendus les efclaves des hommes
„ frivoles que vous avez vaincus ! Ce
„ font des Rhéteurs qui vous gouver-
,j nent I c'eft pour enrichir des Archi-
5, tedfces , des Peintres , des ftatuaires &c
3> des hiftrions , que vous avez arrofé
„ de votre fang la Grèce & l'Afie ! Les
„ dépouilles de Carthage font la proie
„ d'un joueur de flûte ! Romains , hâ-
„ tez-vous de renverfer ces amphithéâ-
„ très j brifez ces marbres , brûlez ces
G 6
156 Le s Pensées
„ tableaux , chaflez ces efclaves qui
„ vous fubj liguent , &c dont les funeftes
s, arts vous corrompent. Que d'autres
„ mains s'illuftrent par de vains talents :
„ le feul talent digne de Rome eft celui
„ de conquérir le monde ôc d'y faire
yi régner la vertu. Quand Cynéas
.,, prit notre Sénat pour une aflèmblée
„ de Rois , il ne fut ébloui , ni par une
.>, pompe vaine , ni par une élégance
„ recherchée. Il n'y entendit point cette
„ éloquence frivole , l'étude Se le char-
„ me des hommes futiles. Que vit donc
,j Cynéas de fi majeftueux ? O citoyens \
„ il vit un fpectacle que ne donneront
„ jamais vos richelles ni tous vos arts ; le
,, plus beau fpedtacle qui ait jamais paru
„ fous le Ciel , l'afiemblée de deux cents
„ hommes vertueux , dignes de com-
„ mander à Rome a & de gouverner
,j k terre. „
Le goût des lettres &: des beaux
Arts anéantit l'amour de nos premiers
devoirs & de la véritable gloire. Quand
de J. J. Rousseau, tyf
une fois les talents ont envahi les hon-
neurs dûs à la vertu , chacun veut être
un homme agréable , &c nul ne fe foucïe
d'être un homme de bien. De là naît
encore cette autre inconféquence, qu'on
ne récompenfe dans les hommes que
les qualités qui ne dépendent pas d'eux :
car nos talents naiflent avec nous , nos
vertus feules nous appartiennent.
Le goût de la philofophie relâche
tous les liens d'eftime & de bienveil-
lance , qui attachent les hommes à la
fociété ; & c'eft peut-être le plus dan-
gereux des maux qu'elle engendre. Le
charme de l'étude rend bientôt inii-
pide tout autre attachement. De plus , à
force de réfléchir fur l'humanité , à for-
ce d'obferver les hommes , le phil©fo-
phe apprend à les aprécier félon leur
valeur ; &. il eft difficile d'avoir bien de
l'affeélion pour ce qu'on méprife. Bien-
tôt il réunit en fa perfonne tout l'in-
térêt que les hommes vertueux parta-
gent avec leurs fembUibles : fon mépris
1 5 8 Les Pensées
pour les autres tourne au profit de ion
orgueil ; Ton amour propre augmente
en même proportion que fon indiffé-
rence pour le refte de l'univers. La
famille , la patrie , deviennent pcur
lui des mots vuides de iens : il n'eft
ni parent 3 ni citoyen , ni homme ; il
eft philofophe.
En m^rne temps que la culture des
Sciences retire en quelque forte de la
preiïè le cceur du philofophe , elle y en-
eaçe en un autre fens celui de l'homme
de lettres , & toujours avec un égal
préjudice pour la vertu. Tout homme
qui s'occupe des talents agréables veut
plaire , être admiré ; 3c il veut être
admiré plus qu'un autre. Les appîau-
diflements publics appartiennent à lui
feul : je dirois qu'il fait tout pour les
obtenir , s'il ne faifoit encore plus pour
en priver fes concurrents. De là naiÊ-
fent d'un côté , les rafinements du goût
& de la politelîe , vile &c baffe flatterie,
foins fcdu&eurs , infidieux , puériles .>
de J. J. Rousseau, i$$
qui , à la longue , rapetiiTent l'ame , &
corrompent le cœur ; &c de l'autre les
jaloufies, les rivalités , les haines d'ar-
tiftes Ci renommées 3 la perfide calom-
nie , la fourberie , la trahifon , 8c tou*
ce que le vice a de plus lâche &c de plus
odieux. Si le Philofophe méprife les
hommes , l'artiftc s'en fait bientôt mé-
prifer , &c tous deux concourent enfin
à les rendre méprifables.
La Science n'eft point faite pour
l'homme en général. Il s'égare fans ceiTe
dans fa recherche ; &: s'il l'obtient quel-
quefois , ce n'eft prefque jamais qu'à fon
préjudice, Il eiï né pour agir & penfer9
É & non pour réfléchir. La réflexion ne
fert qu'à le rendre malheureux 3 fans
le rendre meilleur ni plus fage : elle
l lui fait regretter les biens parles 3 &C
l'empêche de jouir du préfent : elle lui
préfente l'avenir heureux pour le fé-
duire par l'imagination , & le tourmen-
par les défirs ; & l'avenir malheu-
reux pour le lui faire fentir d'avance
i6c Les Pensées
L'étude corrompt Tes mœurs , altère fa
fanté , décruit fon tempérament , de
oâte fouvent fa raifon : fi elle lui appre-
noit quelque chofe , je le trouve rois en-
core fort mal dédommagé.
J'avoue qu'il y a quelques génies fu-
blimes qui favent pénétrer à travers
des voiles dont la vérité s'enveloppe 5
ouelques âmes privilégiées , capables
de réfifter à la bétife de la vanité , à la
baffe jaloufie & aux autres paillons
qu'engendre le goût des lettres. Le petit
nombre de ceux qui ont le bonheur de
réunir ces qualités , eft la lumière 3c
l'honneur du genre humain ; c'eft à eux
feuls qu'il convient pour le bien de tous,
de s'exercer à l'étude j &c cette excep- -
tion même confirme la règle : car fl
tous les hommes étoient des Socrate , la
Science alors ne leur feroit pas nuiiî-
ble ; mais ils n'auroient, aucun befoin
d'elle.
Les mêmes caufes qui onr corrompu
les peuples , fervent quelquefois à pré-
t>E J. J. Rousseau. iot
venir une plus grande corruption : c'eft
ainfi que celui , qui s'eft gâté le tempé-
rament par un ufage indifcret de la Mé-
decine , eft forcé de recourir encore
aux Médecins pour fe conferver en yie ;
& c'eft ainfi que les Arts & les Scien-
ces , après avoir fait éclore les vices 3
font néceflaires pour les empêcher de fe
tourner en crimes -, ils les couvrent au
moins d'un vernis qui ne permet pas au
' poifon de s'exhaler aufïi librement. Elles
détruifent la vertu , mais elles en laifTent
le fimulacre public , qui eft toujours une
belle chofe. Elles introduifent à fa place
la politerTe &C les bienféances ; à la
crainte de paroître méchant , elles
fubftituent celle de paroître ridicule.
\Ci Les Pensées
TALENT.
L-j A Nature femble avoir partagé des
Talents divers aux hommes pour leur
donner à chacun leur emploi a fans égard
à la condition dans laquelle ils font nés.
Il y a deux chofes à confîdérer avant
le Talent ; favoir les mœurs &: la fé-
licité. L'homme eft un être trop noble
pour devoir fervir fimplement d'infini-
ment à d'autres ; 8c l'on ne doit point
l'employer à ce qui leur convient fans
cor.fulter aufïi ce qui lui convient à lui-
même ; car les hommes ne font pas
faits pour les places , mais les places
font faites pour eux ; Se pour diftribuer
convenablement les chofes , il ne faut
pas tant chercher dans leur partage
l'emploi auquel chaque homme eft le
plus propre , que celui qui eft le plus
propre à chaque homme, pour le rendre
bon & heureux autant qu'il eft pof-
de J. J. Rousseau. 165
jfîble. Il n'eft jamais permis de détério-
rer une ame humaine pour l'avantage
des autres , ni de faire un fcélérat pour
le fervice des honnêtes gens.
Pour fuivre Ton Talent il faut le con-
noître. Eft-ce une chofe aifée de difcer-
ner toujours les Talents des hommes?
Et à Tâge où l'on prend un parti fi l'on
a tant de peine à bien connoître ceux
des enfants qu'on a le mieux obfervés ,
comment celui dont l'éducation aura
été négligée , faura-t-il de lui-même
diftinguer les liens ? Rien n'eft plus équi-
voque que les fignes d'inclination qu'on
donne dès l'enfance ; l'efprit imitateur
y a fouvent plus de part que le Talent 5
ils dépendent plutôt d'une rencontre
fortuite que d'un penchant décidé , Se
le penchant même n'annonce pas tou-
jours la difpofition.
Le vrai Talent , le vrai génie a une
certaine {implicite qui le rend moins
inquiet , moins remuant , moins prompt:
à fe montrci qu un adorent 8s faux
i£4 Les Pensées
Talent qu'on prend pour véritable , Se
qui n'eft qu'une vaine ardeur de briller,
fans moyens pour y réuiïîr. Tel entend
un tambour & veut être un général ;
un autre voit bâtir & fe croit Archi-
tecte.
On n'a des Talents que pour s'élever,
perfonne n'en a pour defcendre ; eft-ce
bien là l'ordre de la Nature ?
Quand chacun connoîtroit Ton Ta-
lent , & voudrait le fuivre , combien le
pourraient 2 Combien furmonteroient
d'injuftes obftacles î Combien vain-
croient d'indignes concurrents ? Celui
qui fent fa foiblelfe appelle à Ton fecours
le manège & la brigue , que l'autre plus
fur de lui dédaigne.
Tant d'établilfements en faveur des
arts ne font que leur nuire. En multi-
pliant indifcrettement les fujets , on les
confond j le vrai mérite relie étouffé
dans la foule , «5c les honneurs dus au
plus habile font tous pour le plus inrr<'
gawv.
de J. J. Rousseau, i 65
S'il exiftoit une fociété où les emplois
& les rangs fuffent exactement mefurés
fur les Talents & le mérite perfonnel ,
chacun pourroit afpirer à la place qu'il
fatiroit le mieux remplir ; mais il faut
fe conduire par des règles plus fùres &
renoncer au prix des Talents , quand le
plus vil de tous eft Le feul qui mené à
la fortune.
Il eft difficile de croire que tous les
Talents divers doivent être développés ;
car il faudrait pour cela que le nombre
de ceux qui les poftedent fut exa&e-
I ment proportionné aux befoins de la
! fociété ; ôc fi l'on ne laiflbit au travail
de la terre que ceux qui ont éminem-
ment le Talent de l'Agriculture , ou
qu'on enlevât à ce travail tous ceux qui
font plus propres à un autre , il ne res-
terait pas aiTez de laboureurs pour la
cultiver & nous faire vivre.
Les Talents des hommes font comme
les vertus des drogues que la nature nous
donne pour guérir nos maux 9 quoique
j66 Les Pensées
fon intendon foie que nous n'en ayons
pas befoin. il y a des plantes qui nous
empoifonnent , des animaux qui nous
dévorent , des Talents qui nous font
pernicieux. S'il falloit toujours em-
ployer chaque chofe félon fes princi-
pales propriétés , peut-être feroit-on
moins de bien que de mai aux hommes.
Les peuples bons 6: {impies n'ont pas
befoin de tant de Talents ; ils fe ioutien-
nent mieux par leur fimplicité que les
autres par toute leur induftrie. Mais à
mefure qu'ils le corrompent , leurs Ta-
lents fe développent comme pour fervir
de fupplément aux vertus qu'ils per-
dent , 6v pour forcer les méchants eux-
mêmes d'être utiles en dépit d'eux.
G O.V T.
JLe bon n'eft que le beau mis en ac-
tion; l'un tient intimement à l'autre de
ils ont tous deux une four ce commune
DE J. J. ROUS SEAU. iCj
dans la nature bien ordonnée. Il s'en-
fuie que le Goût fe perfectionne par les
mêmes moyens que la fagefie 3 ôc qu'une
ame bien touchée des charmes de la
vertu doit à proportion être aulîi fenfi-
ble à tous les genres de beautés.
On s'exerce à voir comme à {entir ,
ou plutôt une vue exquife n'çft q
fentiment délicat Ôc fin. Ceft
qu'un peintre à l'afpec! d'un beau payfa-
ge ou devant un beau tableau , s'extafie
à des objets qui ne font pas même re-
marqués d'un fpe&ateur vulgaire. Com-
bien de chofes qu'on n'apperçoit aue
par fentiment, 8c dont il eft impoffible
de rendre raifon ? Combien de ces je
ne fais quoi qui reviennent fi fréquem-
ment &c dont le goût feul décide ?
Le goût eft en quelque manière le
microfeope du jugement ; c'eft lui qui
met les petits objets à fa portée, & fes
opérations commencent où s'arrêtent
celles du dernier. Que faut-il donc pour
le cultiver ; S'exercer à voir ainfi qu'à
ï68 Les Penszes
fentir, & à juger da beau par infpec-
tion comme du bon par fentiment.
Le luxe & le mauvais goût font irré-
parables. Par-tout où le goût eft dif-
pendieux , il eft faux.
Ceft fur-tout dans le commerce des
deux fexes que le goût , bon ou mauvais
prend fa forme } fa culture eft un effet
néceffaire de ïobjet de cette fociétéj
Mais quand la facilité de jouir attiédit ,e
défir de plaire, le goût doit dégénérer j
& c'eft là , ce me femble , une raifon des*
plus fenfibles pourquoi le bon Goûç
tient aux bonnes mœurs.
Le Goût fe corrompt par une délij
cateffe excefïive, qui rend fenfible à des
chofes que le gros des hommes n apperj
coit pas -.cette délicatefle mené à l'el
prit de difeuffion; car plus on iubnlife
les objets, plus il fe multiplient : cette
fubtilité rend le caâ plus délicat &
moins uniforme. ïl fe forme alors ai
tant de goûts qu'il y a de têtes. Dan;
les difputcs fur la -référence , la phill
fopllM
Dt J. J. ROUSSEAU. l€)
(bpnîe Se les lumières s"*érendenr , Se c'effc
ainfî qu'on apprend à penfer. Les ob-
fervations fines ne peuvent gueres être
faites que par des gens très répandus ,
attendu qu'elles frappent après toutes
les autres, Se que les gens peu accou-
tumés aux fociétés nombreuses y épui-
fent leur attention fur les grands traits»
Il n'y a, peut-être, à préfent un lieu po-
licé fur la terre , où le goût général l'oit
plus mauvais qu'à Paris. Cependant
c'eft dans cette Capitale que le bon goût
fe cultive ; Si il paroît peu de livres e fu-
més dans l'Europe , dont l'Auteur n'ait
été fe former à Paris. Ceux qui penfenc
qu'il fuffit de lire les livres qui s'y font ,
fe trompent ; on apprend beaucoup
plus dans là converiacion des Auteurs
qae dans leurs livres 5 5c les Auteurs
eux - mêmes ne font pas ceux avec quî
Ton apprend le plus. C'eft l'efprit des
foc étés qui développe une tete pen-
fai te, & qui porte la vue auiïî loin
qu'elle peut aller. Si vous avez une ctin-
H
17© &ES PEXSfES
celle de génie , allez paffer une année a
paris : bientôt vous ferez tout ce que
vous pouvez être , ou vous ne ferez ja-
mais rien.
IMAGINATION.
jL E pouvoir immédiat des fens eft foï-
;ble & borné : c'eft- par l'entremife de
l'Imagination qu'ils font leurs plus
grands ravages i c'eft elle qui prend
foin d'irriter les défirs en prêtant à
leurs objets encore plus d'attraits que
îie leur en donnât la nature \ c'eft elle
qui découvre à l'œii avec fcandale ce
qu'il ne voit pas feulement comme nu ,
mais comme devant être habillé. Il n'y
a point de vêtement fi modefte au tra-
vers duquel un regard enflammé par
l'Imagination n'aille porter les défirs.
Une jeune Chinoife , avançant un bout
.-de pied couvert & chauifé, fera plus
de cayage à Pékin que n'eût fait la plus
de J, J. Rousseau, iji
belle fille du monde danfant toute nue
au bas du Taygete.
Malheur à qui n'a plus rien à dé/îrer !
il perd pour ainfi dire tout ce qu'il pof-
fede. Qn jouit moins de ce qu'on ob-
tient que de ce qu'on espère-, & l'on
n'efl: heureux qu'avant d'être heureux.
En effet , l'homme avide & borné , fait
peur tout vouloir & peu obtenir , a reçu
du Ciel une force confolante qui rap-
proche de lui tout ce qu'il défire » qui le
foumet à fon Imagination, qui le lui
rend prêtent & fenfïble, qui le lui livre
en quelque forte, &c pour lui rendre
cette imaginaire propriété plus douce ,
k modifie au gré de fa pafïion. Mais
tout ce preftige difparoît devant l'objet,
même 5 rien n'embellit plus cet objet
aux yeux du pofleflèur; on ne fe figure
point ce qu'on voit : l'imagination ne
pare plus rien de ce qu'on poffe-le :
tiHufîon cciïb où commence la jouif-
fa v.ce.
En toute chofe l'habitude tue l'Inu-
Hi
Wj. LES PEU SE £3
çination, il n'y a que les objets nou-
veaux qui la réveillent. Dans ceux que
Ifon voie tous les jours, ce n'eft plus
î'imigination qui agit, c'eft la mémoire,
& voilà la raifon de L'axiome «b. ajfùe-.
tis norifitpaffio; car ce n'eft qu'au feu
de 1 Imagination que tes parlions s'allu-
ment.
L'odorat eft le feus de l'Imagination.
Donnant aux nerfs un ton plus Fort, il
doit beaucoup agiter le cerveau ; c'eft
pour cela qu'il ranime un moment le
îempérament & i'épuife à la longue. Il
a dans l'amour des effets allez connus :
le doux parfum d'un cabinet de toilette
a'eft pas un piège auiïi foible qu'on pen-
&; & je ne fais s'il faut féliciter ou
plaindre l'homme fage & peu feniible ,
que l'odeur des fleurs que fa maîtrefle
a fur le fein ne fit jamais palpiter.
Le fouvenir des objets qui nous ont
frappés , les idées que nous ayons ac-
quîtes , nous fuivent dans la retraite , la
peuplent, malgré nous, d'images plus
DZ J. J. ROU S SEAU. Jjy
féiuifantes que les objets mêmes , Se
rendent la foiitude auflï fanefle à celui
qui les y porte , qu'elle e il utile à celui
qui s'y maintient toujours feul.
Quoique l'ufage ordinaire Toit d'au-»
noncer par degrés les trifles nouvelles t
il y a des Imaginations fougueufes , qui
fur un mot portent tout à l'extrême ,
avec lefquelles il vaut mieux fuivre une
toute contraire 6v les accabler d'abord
pour leur ménager enfuite des adoucif-
fements.
S I G N E S.
KJ Ne des erreurs de notre âge eft
d'employer la raifon trop nue, comme
fi les hommes n'étoient qu'efprit. En
négligeant la langue des Signes oui
parlent à l'imagination , l'on a perdu
le plus énergique des langages. I/im-
preQion de la parole eft toujours foi"
ble , Se l'on parle au cœur par les yeux
II 3
174 Les Pensées
bien mieux que par les oreilles. En
voulant tout donner au rayonnement
nous avons réduit en mots nos précep-
tes, nous n'avons rien mis dans les ac-
tions. La feule raifon n'eft point acti-
ve ; elle retient qudquefôïs3 rarement
elle excite , & jamais elle n'a rien lait
de grand. Toujours raifonner eft la
manie des petits efprits. Les âmes for-
tes ont bien un autre langage; c'eft par
ce langage qu'on péri ua.de & qu'on fait
agir.
Dans les (iecles modernes , les hom-
mes n'ont plus de prife les uns fur les
autres que par la force & par l'intérêt ;
au lieu que les anciens agiftoient beau-
coup plus par la perfaalion, par les
affections de l'arne , parce qu'ils ne né-
gligeoient pas la langue des Signes.
Toutes les conventions fe p Ululent
avec folemnité pour les rendre plus in-
violables. Dans le gouvernement, l'an-
gufte appareil de la Puiflance royale en
impofok aux fujets. Des marques de di-
DE J. J. ROUSSEJU. 175
gnités, un trône , un fceptre , une robe
de pourpre, une couronne, un ban-
deau, étoient pour eux des chofes re-
crées. Ces Signes refpedés leur ren-
doient vénérable l'homme qu'ils en
voyoient orné; fans foldats-, fans me-
naces , fi-tôt qu'il parloir , il écok obéi.
Le Clergé Romain , les a très habile*
ment confervés , & à fon exemple quel-
ques republiques, entre autre celle de
Vcnife. Auflï le gouvernement Véni-
tien , malgré la chute de l'Etat, jouic-
il encore fous l'appareil de Ton antique
majefté , de toute l'affection , de toute
l'adoration du peuple; & après le Pape
orné de & tiare , il n'y a peut-être ni
roi , ni potentat, ni homme au monde
auiïï refpefté que le doge de Venifc ,
fans pouvoir , fans autorité , mais rendu
facré par fa pompe, & paré fous fa corné
ducale , d'une coefture de femme. Cette
cérémonie du Bucentaure , qui fait tant
rire les fots , feroit verfer à la populace
de Venife tout fou fang pour le mai&r
H 4
ijC> Les Pensées
tien de Ton ryrannique gouvernement,
Ce que les anciens on fait avec l'é-
loquence eft prodigieux, mais cette élo-
quence ne confïftoit pas feulement en
beaux difeours bien arrangés > & jamais
elle n'eût plus d'effet c-:: qu.nd Fora^
teur parîoît le moins. Ce qu'on difoit
le plus vivement ne s'exprimoit pas par
des mots , mais par des Signes ; on ne
le difok pas, on le montroit. L'objet
qu'on expofe aux yeux ébranle l'imagi-
nation, excire, la curiofité, tient l'ef-
prit dans l'attente de ce qu'on va dire ,
Se fouvent cet objet feul a tout dit.
Trafib juin coupant des têtes
de pavots, Alexandre appliquant fon
fceau fur la bouche de fon favori , Dio-
gêne marchant devant Zenon , ne par-
!oient-ils pas mieux que s'ils avoient fait
de longs difccuis : Quel circuit de pa-
ïoles eût auffi-bien rendu les mêmes
idées ? Darius engagé dans la Scythie
avec fon armée, reçoit de la part du
Roi des Scythes un oiieau, une gte-
de J. J. Rousseau. 177
nouille, une fouris& cinq flèches. L'Am-
baifadeur remet Ton préfenr , & s'en
retourne Tans rien dire. De nos jours
cet homme eût parle pour fou. Cette
terrible harangue fut entendue , Se Da-
rius n'eût plus grande hâte que de re-
gagner fon pays comme il pur. Subiti-
tuez une lettre à ces Signes ; plus elle*
fera menaçante Se moins elle effrayera :.
ce ne fera qu'une fanfaronade dont l'a-
rius n'eût fait que rire.
Que d'attentions chez les Romains à la
laneue des Signe-: ! des vêtements divers
félon les âges , félon les condition: j des
toges , de fayes , des prétextes , des bul-
les, des laticlaves , des chaînes , des lic-
teurs , des faifeeaux, des haches*,
des couronnes d'or , d'herbes, de feuil-
les , des ovations , des triomphes, tout
chez eux étoit appareil, repréfemation ,
cérémonie, Se tout faifoît impreffiofi
fur les cœurs des citoyens, Il impoî'-
toit à l'Etat que le peuple s'i fletnl
un tel lieu plutôt ou'en ecl aiu cre
U
i7g Lzs pEiïsÉrs
vît ou ne vît pas le Capitule ; qu'il fùï
ou ne fut pas tourné du côté du Sénat -,
qu'il délibérât tel ou tel jour par pré-
férence. Les accufés changeoient d'ha-
bit , les candidats en changeoient i les
ouerriers ne vantoient pas leurs ex-
ploits, ils rnontroient leurs bleflures.
A la mort de Céfar, j'imagine un de
nos orateurs voûtant émouvoir le peu-
ple , épuifer tous les lieux communs de
l'art , pour faire une pathétique defcrip-
tion de fes plaies , de fon fang , de fon
cadavre : Antoine , quoiqu'éloquent ,
ne dit point tout cela ; il fait apporter
le corps. Quelle rhétorique !
f«—
■1WI rWTTTII I ■
IDÉES.
j A manière de former les Idées eft
ce qui donne un caractère à l'efprit hu-
main. L'efprit qui ne forme fes idées
eue fur des rapports réels , eft un efprit
foiide 5 et lui qui fc contente de rap-
DE J. J. ROV SS1AV. îj>
{torts apparents , eft un efprit fuperfi*
ciel : celui qui voie les rapports tels
qu'ils font , eft un efprit jufte -, celui qui
les apprécie mal , eft un efprit faux :-.
celui qui controuve des rapports ima»-
ginaires qui n'ont ni réalité, ni appa-
rence , eft un fou ; celui qui ne com-
pare point eft un imbéciile. L'aptitude
plus ou moins grande à comparer des.
idées & à trouver des rapports , eft es *
qui fait dans les hommes le plus ou le .-
moins d'efprit. .
Les idées (impies ne font que des
fenfations comparées. Il y a des juge-,
ments dans les (impies, fenfations ,au(ïï
bien que dans les fenfations compte»
xes, que fappell- idées (impies. Dars
la fenfation, le jugement eft pureme;^
paiïif, il affirme qu'on fent ce qu'on
fenr, Dans la perception au idée, I*:
jugement eft actif; il rapproche 3 -: l
compare, il détermine des rapport
que le fens ne détermine pas, Voij|i
îouce là différence-, mais elle. eft grar.<
H 6
ttte Les Priïséis
de. Jamais la nature ne nous trompe s
fc-éft toujours nous qui nous trom-
pons.
A C C E N T.
O E piquer de Savoir point d'Accent 3.
c'eft (e piquer d'ôter aux phrafes leur
grâce Se lenr énergie. L'Accent eft
îJamc du difccuis ; il lui donne le Cen-
îiment &: la vérité, L'Accent mène
moins que ta paroiei Ceft peut-être,
pour cela que les gens bien élevés le
craignent tant. C'eft de l'u fa ce de tout
dire fur le même ton qu'eft venu celui
de psrfifïler les gens fans qu'ils le fen=*
tent. A l'Accent praferit fuccedent
des manières de prononcer ridicules ,
affedées , & fujectes à la mode , telles
qu'on les remarque fur-tout dans les
jeunes gens de la Cour. Cette affecta-
tion de parole & de maintien eft ce qi.I
Xend générale ment l'abord du foajiço&
&E J. J. RoVssZAV* rti
tepouflànt & défagréable aux autres na-
tions. Au lieu de mettre de l'Accent
dans fon parler , il y met de l'air. Ce
n'eft pas le moyen de prévenir en fa fa-
veur.
THÉÂTRE.
L E mal qu'on reproche au Théâtre
si'eft pas précisément d'infpirer des
pallions criminelles, mais de difpofer-
J'ameàdes fentiments trop tendres qu'on
fatisfait enfuite aux dépens de la vertu,.
X-es douces émotions qu'on y refient
n'ont pas par elles-mêmes un objet dé-
terminé y mais elle en font naître le
befoinj elles ne donnent pas précifé»
ment de l'amour , mais elles préparent
à en fentir } elles ne chpifufent pas k
çerfonne qu'on doit aimer , mais elles
nous forcent à faire ce choix.
Si les héros de quelques pièces feu-
■mettent l'amour au devoir,, en. adisai--
jr3i Les ? z n s ê 2 5-
ritfH leur force,. le cœur fe prête à leur
foibleflè j on apprend moins à fe don-
ner leur courage qu'à fe mettre dans le
cas d'en avoir befoin. C'eft plus d'exer-
cice pour la vertu ; mais qui l'ofe ex-
pofer à ces combats , mérite d'y luc-
comber. L'amour , l'amour même prend
fon mafque pour la furprendre ; il fc
pare de fon enthoufiafme , il ufurpe la
force , il affecte fon langage, Se quand
on s'apperçoit de l'erreur , qu'il cit tard
pour en -revenir ! Que d'hommes bien
nés, féduits par ces apparences, d'A-
mants tendres & çrénéïeux au'ils étoient
d'abord , font devenus par dégrés de
-vils corrupteurs, fans mœurs, fans ref-
pect pour la foi conjugale , fans égards
pour les droits de la confiance & de
l'amitié ! Heureux qui fait fe reconncîf
tre au bord du précipice, & s'empê-
cher d'y tomber ' Eft-ce au milieu d'un?
courfe rapide qu'on doit efpérer ds
s'arrêter ? Eft-ce en s'attendiifTant tous
les jours qu'on apprend à furmoncer U
DE J. J. R0VSS1^4V. 5 S J
tendrefle ? On triomphe aifément d'un
foible penchant j mais celui qui con-
nut le véritable amour & l'a fu vain-
cre , ah ! pardonnons à ce mortel , s'il
exifte, d'ofer prétendre à la vertu.
M V S l QJV E,
Toute Manque ne peut être com^
pofée que de ces trois chofes ; mélo-
die ou chant, harmonie ou accompa*
gnement > mouvement ou mefure.
L'harmonie n'efl: qu'un aoceiïbirc éloi-
gné dans la Mufique imitativej il n'y a
dans l'harmonie proprement dite aucun
principe d'imitation, Elle aflure , il eft
vrai, les intonations \ elle porte témoi-
gnage de leur juftelTe s & rendant les
modulations plus fenfibles , elle ajoute
de l'énergie à l'expreflion & de la grâce
au chant \ mais c'eft de la feule mélo-
die que fort cttte puiflance invincible
des accents paflwiinés j c'eft d'elle qus.
i $4 Les Pensées
dérive tout le pouvoir de la Mufique
fur l'ame; formez les plus favantes fuc-
eeiTions d'accords fans mélange de mé-
iodie, vous ferez ennuyé au bout d'un
ejuart-d'heure. De beaux chants fans au-
cune harmoiiie font long- temps à l'épreu-
ve de l'ennui. Que l'accent du fentimenC
anime les chants les plus fimples, ils
feront intéreffants. Au contraire, une
mélodie qui ne parle point , chante tou-
jours mal , & la feule harmonie n'a ja-
mais rien fu dire au cœur.
L'harmonie ayant fon principe dans
là nature } ed la même pour toutes les
nations , ou fi elle a quelques différen-
ces , elles font introduites par celles de
la mélodie; âinfï, c*eft de la mélodie
feulement qu'il faut tirer le caractère
particulier d'une Muiîque nationale;,
d'autant plus que le caractère étant
principalement donné par la langue , le
chant proprement dit, doit refleurir fa
$>Ius grande influence,
On peuc conçeyok des langues plus,
deJ.J. Roussz^tr. 48 J
propres à la Mufîque les unes que les
autres ; on en peut concevoir qui ne le
feroient point du tout. Telle en pour-
ront être une qui ne fer oit compofée
que de fans mixtes , de fyllabes muet-
tes , iburôes ou r>£Z±S; ?ea de voyel-
les fonores , beaucoup de confounes Se
d'articulations. Que réfulteroit-il de la
Muiîque appliquée à une telle langue ?
Premièrement , le défaut d'éclat dans le
fon des voyelles obligcroit d'en donner
beaucoup à celui des notes, & parce que
la langue feroit fourde ., la Mufique fe-
rait criarde. En fécond lieu , la dureté
èc la fréquence des conformes forceroit
à exclure beaucoup de mots , à ne pro-
céder fur les autres que par des intona-
tions élémentaires, & la Mufîque ferait
infipide Se monotone 5 fa marche feroie
encore lente 8c ennuyeufe par la raêmp
raifon , & quand on voudrait preflèr un
,peu le mouvement 3 fa. vitetTe reiTern-
bleroit à celle d'un corps dur &: angu-
leux qui roule fur le pavé.
iSé Les Pensées
La mefure , la troifieme partie ciTeia-
tieile à la Muiique , eft à peu pi es à la
mélodie ce que la fmtaxe eft au difeours :
c'eft elle qui fait l'enchaînement des
mors , qui diftingue les phrafes , & qui
donne un feus , une liaifon au tour.
Toute Muiique dont on ne fent point la
mefure , reftemble , fi la faute vient de
celui qui l'exécute , a une écriture en
chiffres , dont il faut nécellairemerït
trouver la clef pour en démêler le fens j
mais fi en efîet cette muiique n'a pas
de mefure fèniible , ce n'eft alors qu'une
collection confufe de mots pris au ha-
zard & écrits fans fuite, auxquels le
lecteur ne trouve aucuns fens , parce
que l'auteur n'y en a point mis. La me-
fure dépend aulîi de la langue , & fin-
guliérement de cet attribut de la langue
qu'on appelle Profodïc j ceci eft évident,
car il eft néceilaire que la mefure fui ve
les combinaifons des brèves & des lon-
gues qui fe trouvent toujours dans une
langue. Or, fuppofons une nation dont
DE J. J. ROUSSZ^V. rS'7
l'a langue n'eût qu'une mauvaife profo-
die; c'eft-à-dire, une profodie peu mar-
quée , fans exactitude & fans précifion ,.
que les longues de les brèves n'eufîent
pas entr 'elles en durées ôc en nombres
des rapports (impies 6c propres à ren-
dre le rythme agréable, exad , régu-
lier ; qu'elle eût des longues plus ou
moins longues les unes que les autres 3
des brèves plus ou moins brèves , des
fyllabes ni brèves ni longues , & que
les différences des unes ôc des autres
fuflfent indécerminées &c prefqut incom-
menfurables : il eft clair que la Muflque
nationale étant contrainte de recevoir
dans fa mefure les irrégularités de la
profodie , n'en auroit qu'une fort va-
gue 8 inégale, 8c très peu fenfible; que
le récitatif fe fentiroit , fur-tout , cie
cette irrégularité \ qu'on ne fauroit
prefque comment y faire accorder les
valeurs des notes 8c celles des fyllabes %
qu'on ferolt contraint d'y changer la
jnefure à tout moment, 8c cu-i'on »Q;
iSS Les ? e n s â,z s
pourroit jamais y rendre les vers dan?
un rythme exact 8c cadencé *, que même
dans les airs meiurés tous les mouve-
ments feroien: peu naturels 3 & lans
précifîon.
ASSEMBLÉES DE DANSE.
JE n'ai jamais bien conçu pourquoi
l'on s'effarouche il fort de la Danie 8c
des Adèmblées qu'elle occafionne :
comme s'il y avoit plus de mal à dan-
fer qu'à chanter , que chacun de ces
amufements ne fut pas également une
înfpiratipn de la nature, cv que ce fut un
crime de s'égayer en commun par une
récréation innocente 8c honnête. Pour
nui , je penfe , au contraire , que toutes
les fois qu'il y a concours des deux (exes
tout divertilièment public devient in-
nocent p:u- cela même qu'il eit public ,
au lieu que l'occupation la plus loua-
ble eft fufpe&e dans le tête-à-tête.
de'J.J. Rousseau. iS^
L'homme ôc la femme font deftinés
l'un pour l'autre , la fin de la nature efb
qu'ils foient unis par le mariage. Toute
faufle religion combat la nature , la
nôtre feule qui la fuit & la rectifie an-
nonce une iniKcution divine ôc conve-
nable à l'homme. Elle ne doit donc
point ajouter fur le mariage , aux em-
barras de l'ordre civil des difficultés
que l'Evangile ne prefcrit pas , & qui
font contraires à l'efprit du Chriftianil-
me. Mais qu'on me dife où de jeunes
pcifonnes à marier auront occafîon de
prendre du goût l'une pour l'autre, ôc
de fe voir avec plus de décence ôc de
circonfpeétion que dans une aflfemblée,
où les yeux du public inceflam ment tour-
nés fur elles les forcent à s'obferver
avec le plus grand foin? Eh! quoi, D'eu
eft-il offenfc par un exercice agréable
te (alutaire , convenable à la vivacité de
la jeunefie, qui confifte à fe préfenter
l'un à l'autre avec grâce 8c bienféance ,
& auquel le îpectateur impofe une gra-
t?o Les PS&seès
vite dont perfonne n'oferoit fortîi *
Peut-on imaginer un moyen plus hon-
nête de ne tromper perfonne au moins
quant à la figure , Se de fe montrer aveo
les agréments Se les défauts qu'on peut
avoir aux gens qui ont intérêt de nous
bien connoîrre avant de s'obliger à
nous aimer ? Le devoir de fe chérir ré-
ciproquement n'emporte-t-il pas celui
de fe plaire , Se n'eft-ce pas un foin di-
gne de deux perfonnes vertueufes Se
chrétiennes qui fongent à s'unir, de pré-
parer ainfi leurs cœurs à l'amour mu-
tuel que Dieu leur impofe ?
Qu'arrive-t-il dans ces lieux où règne
une éternelle contrainte , où l'on punit
comme un crime la plus innocent** gaité,
où les jeunes gens des deux ùxçs n'o-
ient jamais s'aflembler en public > Se
où l'indifcrete févérité d'un Pafteur ne
fait prêcher au nom de Dieu qu'une
oêne fervile , Se la niftelfe Se l'ennui ?
On élude une tyrannie insupportable
que la nature Se la iraifon défavouent.
DE J. J. ROVSS EAV. Ipï
Aux plaifirs permis dont on prive une
feuneiîc enjouée & folAcre , elle en fubfti-
tue de plus dangereux. Les tête-à-tête
adroitement concertés prennent la pla-
ce des aflèmblées publiques. A force
de fe cacher comme fi l'on étoit coupa-
ble , on eit tenté de le devenir. L'in-
nocente joie aime à s'évaporer au grand
jour , mais le vice eft ami des ténèbres ,
&c jamais l'innocence &: le myftere
-n'habitèrent long-temps enfemble.
DESSEIN.
Our rendre heureujfèment un Def-
fein, l'Artifte ne doit pas' le voir tel
qu'il fera fur Ton papier , mais tel qu'il
eft dans la nature. Le crayon ne distin-
gue pas une blonde d'une brune, mais
l'imagination qui le guide doit les dis-
tinguer. Le burin marque mal les clairs
& les ombres , fi le Graveur n'imagine
muflî \*& couleurs, De même dans les
I£i LES ÏEXSÈtS
figures en mouvement , il faut voir ce
qui précède &c ce qui fuit , &c donner au
temps de l'action une certaine latitude ;
fans quoi l'on ne faifira jamais bien l'u-
nité du moment qu'il faut exprimer.
L'habileté de l'Artifte confiile à faire
imaginer au fpectateur beaucoup de
chofes qui ne font pas fur la planche ■> &c
cela dépend d'un heureux choix de ch>
conftances , dont celles qu'il rend font
fuppofer celles qu'il ne rend pas.
CONVERSATION, POLITESSE,
Art de tenir maison.
L/E grand caquet vient nécenairement,
ou de la prétention à l'efprit , ou du
prix qu'on donne à des bagatelles > donc
on croit fortement que les autres font
autant de cas que nous. Celui qui con-
noît aifez de chofes , pour donner a
toutes leur véritable prix , ne parle ja-
mais trop -, car il fait apprécier auiïî
l'attention
de J. J. Rousseau. 195
l'attention qu'on lui donne , ôc l'intérêt
qu'on peut prendre à Tes difcours. Gé-
néralement les gens qui favent peu ,
parlent beaucoup 3 & les gens qui fa-
vent beaucoup parlent peu : il eft /impie
qu'un ignorant trouve important tout
ce qu'il fait , & le dife à tout le monde.
Mais un homme inftruit , n'ouvre pas
aifément Ton répertoire : il auroit trop
à dire , &c il voit encore plus à dire après
lui , il fe tait.
Le talent de parler tient le premier
rang dans l'art de plaire ; c'eft par lui feul
qu'on peut ajouter de nouveaux char-
mes à ceux auxquels l'habitude accou-
tume les fens. C'eft l'efprit , qui non-feu-
lement vivifie le corps , mais qui le re-
nouvelle en quelque forte ; c'eft par la
fuccefïion des fentiments & des idées
qu'il anime & varie la phifïonomie j
Se c'eft par les difcours qu'il infpire ,
que l'attention , tenue en haleine , fou-
tient long-temps le même intérêt fur le
même objet.
I
î5)4 LES TENSEZS
Le ton de la bonne con ver Cation eft
coulant & naturel , il n'eft ni pefant , ni
frivole ; il eft favant fans pédanterie ,
gai fans tumulte, poli (ans affectation ,
galant fans fadeur , badin fans équivo-
que. Ce ne font ni des difiertations , ni
des épigrarnmcs; on y raifonne fans ar-
gumenter ; on y plaifante fans jeux de
mots ; on y aflfocie avec art l'efprit Sç
la raifon , les maximes & les faillies ,
l'ingénieufe raillerie & la morale auftere.
On y parle de tout pour que chacun ait
quelque chofe à dire; on n'approfon-
dit point les queftions de peur d'en-
nuyer : on les propofe comme en paf-
fant, on les traite avec rapidité, la
précifion mené à l'élégance ; chacun
dit fon avis , & l'appuie en peu de mots ;
nul n'attaque avec chaleur celui d'au-
trui! nul ne défend opiniâtrement le
fien ; on difpute pour s'éclairer , on
s'arrête avant la difpute , chacun s'inf-
truit, chacun s'amufe , tous s'en vont
contents : & le fâgô même peut rappor-
de J. J. Rousseau. 19;
ter de ces entretiens des fujets dignes
d'être médités en fîlence.
L'honnête intérêt de l'humanité , l 'é-
panchement fimple & touchant d'une
ame franche , ont un langage bien dif-
férent des fauflfes démonftrations de la
politefle , Se des dehors trompeurs que
l'ufage du monde exige. Il eft bien à
craindre que celui qui , dès la première
vue , vous traite comme un ami de vingt
ans , ne vous traite au bout de vingt
ans comme un inconnu , fi vous avez
quelque fervice important à lui deman-
der. Quand on voit des hommes dilîi-
pés prendre un intérêt fi tendre à tant
de gens , on préfume volontiers qu'ils
n'en prennent à perfonne.
En général , la politefle des hommes
efl: plus officieufe , celles des femmes
plus careflànte.
J'entre dans des maifons ouvertes ,
dont le maître & la maîtrefle font con-
jointement les honneurs. Tous deux
ont eu la même éducation , tous deux
I 2.
I96 LES PENSÉES
font d'une égale politeife , tous deux
également pourvus de goût àc d'efpnt ,
tous deux animés du même deiir de
recevoir leur monde , & de renvoyer
chacun content d'eux. Le mari n'omet
aucun foin pour être attentif à tout : il
va , vient , fait la ronde & fe donne
mille peines ; il voudroit être tout at-
tention. La femme refte à fa place ; un
petit cercle fe raflemble autour d'elle ,
& femble lui cacher le refte de l'aflèm-
blée ; cependant il ne s'y paflé rien
qu'elle n'apperçoive , il n'en fort per-
fonne à qui elle n'ait parlé ; elle n'a rien
omis de ce qui pouvoir intérefler tout
le monde , elle n'a rien dit à chacun qui
ne lui fut agréable, & fans rien trou-
bler à l'ordre , le moindre de la compa-
gnie n'cft pas plus oublié que le pre-
mier. On eft fervi , l'on fe met à table ;
l'homme , inftruit des gens qui fe con-
viennent , les placera félon ce qu'il fait ;
la femme fans rien favoir ne s'y trom-
pera pas. Elle aura déjà lu dans les yeux ,
DE J. J. ROUS,SE^U. 15)7
dans le maintien toutes les convenan-
ces , Se chacun Te trouvera placé com-
me il veut l'être. Je ne dis pas qu'au
fervice perfonne n'eft oublié, Le maî-
tre de la Maifon en faifant la ronde aura
pu n'oublier perfonne : mais la femme
devine ce qu'on regarde avec plaifir 3c
en offre ; en parlant à fon voifin elle a
l'œil au bout de la table ; elle difeerne
qui ne mange point , parce qu'il n'a pas
faim , &z celui qui n'oie fe fervir ou de-
mander , parce qu'il eft mal-adroit ou
timide. En fortant de table 3 chacun
croit qu'elle n'a fongé qu'à lui ; tous ne
penfent pas qu'elle ait eu le temps de
manger un feul morceau : mais la vérité
eft qu'elle a mangé plus que perfonne.
Quand tout le monde eft parti , l'on
parle de ce qui s'eft paifé. L'homme
rapporte ce qu'on lui a dit , ce qu'ont
dit & fait ceux avec lefquels il s'eft en-
tretenu. Si ce n'eft pas toujours là-
deflus que la femme eft la plus exacte ,
en revanche elle a vu ce qui s'eft dit
I 5
198 Les Pensées
tout bcis à l'autre bout de la falle ;
elle fait ce qu'un tel a penfé , à quoi
tenoit tel propos ou tel gefte ; il s'eft
fait à peine un mouvement expreiïif ,
qu'elle n'ait l'interprétation toute prête ,
& prefque toujours conforme à la vérité.
MAITRES, DOMESTIQUES.
IOute maifon bien ordonnée eft
l'image de l'ame du Maître. Les lam-
bris dorés 3 le luxe &c la magnificence
n'annoncent que la vanité de celui qui
les étale , au lieu que par-tout où vous
verrez régner la règle fans triftefle , la
paix fans efclavage , l'abondance fans
profuiien , dites avec confiance ; c'eft
un être heureux iqui commande ici.
Un père de famille qui fe plaît dans
fa maifon , a pour prix des foins conti-
nuels qu'il s'y donne , la continuelle
jouiffance des plus doux fentiments de
a nature. Seul entre tous les mortels ,
DE J. J- ROVSSE^V. 199
il eft maître de fa propre félicité , parce
qu'il eft heureux comme Dieu même ,
fans rien défirer de plus que ce dont il
jouit : comme cet être immenfe il ne
fon*e pas à amplifier fes porterions ,
mais à les rendre véritablement ficnnes
par les relations les plus parfaites & la
direction la mieux entendue -.s'il ne s'en-
richit pas par de nouvelles acquittions ,
il s'enrichit en pofTédant mieux ce qu'il a.
11 ne jou'nfoit que du revenu de fes^ter-
res , il jouit encore de fes terres mêmes
en préfidant à leur culture & les par-
courant fans cette. Son Domeftique lui
étoir étranger -, il en fait fon bien, fon
enfant , il fe l'approprie. Il n'avoit droit
que fur les adtious , il s en donne encore
fur les volontés. Il n'étoit maître qu'à
prix d'argot, ti le devient par l'em-
pire facré de l'eftime & des bienfaits.
Ceft une grande erreur dans l'éco-
nomie domeftique ainfi que dans la vie
civile de vouloir combattre un vice par
un autre , ou former entre eux une forte
I 4
ico Les Te n s é e s
d'équilibre , comme il ce qui fappe les
fondements de l'ordre pouvoir jamais
fervir à l'établir •> on ne fait par cette
mauvaife police que réunir enfin tous' les
inconvénients. Les vices tolérés dans .
une maifon n'y régnent pas feuls ; laif-
fez-en germer un , mille viendront à
fa fuite.
Dans une maifon où le Maître eil
fîncérement chéri Se refpe&é , tous fes
Domeftiques fe regardant comme léfés
par des pertes qui le laifleroient moins
(n état de récompenfer un bon Servi-
teur , font également incapables de
fouffrir en filence le tort que l'un d'eux
voudroit lui faire. C'eft une police bien
fublime que celle qui fait transformer
âin/î le vil métier d'aceufateur en une
fonction de zèle , d'intégrité , de cou-
'ïaee , aufti noble ou du moins aulîî
louable qu'elle l'étoit chez les Ro-
mains.
Le précepte de couvrir les fautes de
fon prochain ne fc rapporte qu'à celles
DE J. J. ROU S SEAU. 1 0 I
qui ne font de tort à perfonne ; une in-
juftice qu'on voit , qu'on tait &c qui
bleiïè un tiers , on la commet Toi-même ;
& comme ce n'eft que le fentiment de
nos propres défauts qui nous oblige à
pardonner ceux d'autrui , nul n'aime à
tolérer les fripons , s'il n'eft fripon lui-
même. Ces principes » vrais en général
d'homme à homme , font bien plus ri-
goureux encore dans la relation étroite
du Serviteur au Maître.
Que penferde ces Maîtres indifférents
à tout hors à leur intérêt , qui ne veu-
lent qu'être bien fervis , fans s'embar-
rafler au furplus de ce que font leurs
gens. Ceux qui ne veulent qu'être bien
fervis ne fauroient l'être long-temps.
Les liailons trop intimes entre les deux
fexes ne produisent jamais que du mal.
Ccft des conciliabules qui fe tiennent
chez les Femmes de chambre que fou-
tent la plupart des déibrdres d'un mé-
nage. L'accord des hommes entre eux
lit des femmes entre elles n'eft pas allez
I S
202 Le s Pensées
fur pour tirer à conféquence. Mais c'eli
toujours entre hommes & femmes que
s'établirent ces fecrets monopoles qui
ruinent à la longue les familles les plus
opulentes.
L'mfolence des Domeftiques annon-
ce plutôt un Maître vicieux que foible :
car rien ne leur donne autant d'audace
que la connoiflance de les vices , &c
tous ceux qu'ils découvrent en lui font
à leurs yeux autant de difpenfes d'obéir
à un homme qu'ils ne fauroient plus
refpecter.
Les Valets imitent les Maîtres , Se
les imitant groiTiérement ils rendent
fenfibles dans leur conduite les défauts
que le vernis de l'éducation cache mieux
dans les autre?.
Quand celui qui ne s'embarrafle pas
d'être méprifé & haï de fes gens s'en
croit pourtant bien fervi , c'eft qu'il le
contente de ce qu'il voit & d'une
exactitude apparente , fans tenir compte
de mille maux fecrets qu'on lui fait
de J. J. Rousseau. 2.0$
inceflàmiftent , & dont il n'apperçoit
jamais la fource. Mais où eft l'homme
aflèz dépourvu d'honneur pour pouvoir
fupporter les dédains de tout ce qui
l'environne \ Où eft la femme aflez
perdue pour n'être plus fenfible aux
outrages ? Combien dans Paris & dans
Londres, de Dames fe croient fo c
honorées, qui fondroient en larmes fi
elles, entendoient ce qu'on dit d'elles
dans leur anti-chambre ? Heureufement
pour leur repos elles fe raffurent en
prenant ces argus pour des imbécilles ,
& fe flattant qu'ils ne voient rien de
ce qu'elles ne daignent pas leur cacher.
Aufïi dans leur mutine obéifTance ne
leur cachent-ils gueres à leur tour le
mépri-s qu'ils ont pour elles. Maîtres ôc
Valets fentent mutuellement que ce
n'eft pas la peine de fe faire eftimer
les uns des autres.
En toute chofe l'exemple des Maîtres
eft plus fort que l'autorité , & il n'eft
pas naturel que leurs Domeftiques
1 6
zo4 Les Pensées
veuillent être plus honnêtes gens
qu'eux.
Si on examine de près la police des
grandes maifons , on voit clairement
qu'il eft impoflible à un Maître qui a
vingt Domeftiques de venir jamais à
bout de favoir s'il y a parmi eux un
honnête homme, de de ne prendre pas
pour tel le plus méchant fripon de
tous, Cela feul pourroit dégoûter d'être
au nombre des riches. Un des plus
doux plaifirs de la vie, le plaifir delà
confiance êc de l'eftime eft perdu pour
ces malheureux : ils achètent bien cher
tout leur or.
de J, J. Rousseau. 2.05
CAMPAGNE.
1_jE travail de la Campagne eft agréa-
ble à confidérer , & n'a rien d'affez
pénible en lui-même pour émouvoir à
compaiïïon. L'objet de l'utilité publi-
que ôc privée le rend intéreflànt ; Se
puis, c'eft la première vocation de
l'homme , il rappelle à l'efprit une idée
agréable , & au cœur tous les charmes
de l'âge d'or. L'imagination ne refte
point froide à rsfpecT: du labourage <k
des moulons. La fimplicité de la vie
paftorale & champêtre a toujours aréi-
que chofe qui touche. Qu'on regarde
les prés couverts de gens qui fanent &
chantent , & des troupeaux épars dans
l'éloignement ; Lnfenfiblerbent on fe
fent attendrir fans favoir pourr 'io'u
Ainfi quelquefois encore la voix de la
nature amollit nos cceuis farouches , &
quoiqu'on l'entende avec un regret
2.o6 Les Pensées
inutile , elle eft fi douce qu'on ne l'en-
tend jamais fans plaifir.
Les gens de ville ne favent pas ai-
mer la Campagne -, ils ne favent pas
même y être : à peine quand ils y font
favent- ils ce qu'on y fait, ils en dé-
daignent les . travaux , les plaifirs , il
les ignorent ; ils font chez eux comme
en pays étranger , faut-il s'étonner s'ils
s'y déplaifent !
O temps de l'amour 5c de l'innocence ,
où les femmes étoient tendres 8c mo-
deftes , où les hommes étoient fîmples Se
vivoient contents ! O Rachel ! fille
charmante Se fi conftamment aimée ,
heureux celui qui pour t'obtenir ne re-
gretta pas quatorze ans d'efclavage i
O douce élevé de Noëmi , heureux le
bon vieillard dont tu véchaurfois les
pieds 8c le cœur ! Non , jamais la beauté
ne règne avec plus d'empire qu'au rm\
lieu des foins champêtres» C'eft là que
les grâces font fur leur trône , que la
{implicite les pare , que la gaité les
DE J. J. ROU SS EAU. 207
anime , 5c qu' il faut les adorer malgré
foi.
Ceft une impreiïion générale qu'é-
prouvent tous les hommes 3 quoiqu'ils
ne robfervent pas tous , que fur les
hautes montagnes où l'air eft pur &C
fubtil , on fe fent plus de facilité dans
la refpiration , plus de légèreté dans
le corps , plus de férénité dans l'efprit ,
les plaifirs y font moins ardents , les
paiïïons plus modérées. Les médita-
tions y prennent je ne fais quel ca-
ractère grand 5c fublime s proportionné
aux objets qui nous frappent , je ne
fais quelle volupté tranquille qui n'a
rien d'acre 5c de ff nfuel. Il femble qu'en
s'élevant au delîus du féjour des hom-
mes on y laiffe tous les fentiments bas
5c terreftres , qu'à mefure qu'on appro-
che des régions étherées , l'ame con-
tracte quelque chofe de leur inaltérable
(pureté. On y eft grave fans mélancolie ,
paifible fans indolence , content d'être
5c de penfcr : tous les défirs trop vifs
zc8 Le s Pensées
s'émourTent ; ils perdent cette pointe
aiguë qui les rend douloureux , ils ne
laiflènt au fond du cœur qu'une émo-
tion légère & douce , ôc c'cft ainfî
qu'un heureux climat fait fervir à la
félicité de l'homme les paiïlons qui font
ailleurs fon tourment. Je doute qu'au-
cune agitation violente , aucune mala-
die de vapeurs pût tenir contre un pa-
reil féjour prolongé , & je fuis furpris
que des bains de l'air falutaire Se bien-
faifant des montagnes ne foient pas un
des grands remèdes de la Médecine ôc
de la Morale.
TABLEAU DU LEVER
du Soleil,
1 Ranspoiitons-nous fur un lieu
élevé avant que le Soleil le levé. On
le voit s'annoncer de loin par les traits
de feu qu'il lance au devant de lui.
L'incendie augmente , l'Orient paroit
d e J. J. Rousseau. 209
tout en flammes : à leur éclat on attend
l'Aftre long-temps avant qu'il fe montre :
à chaque inftant on croit le voir pa-
roître , on le voit enfin. Un po.nt bril-
lant part comme un éclair Se remplit
auiïï-tôt rout l'efpace : le voile des té-
nèbres s'efface &c tombe : l'homme re-
connoît Ton féjour 8c le trouve embelli,
La verdure a pris durant la nuit une
vigueur nouvelle ; le jour nauTant qui
l'éclairé , les premiers rayons qui la
dorent, la montrent couverte d'un bril-
lant rezeau de rofée , qiii réfléchit à
l'œil la lumière êc les couleurs. Les
oifeaux en cœur Te réunifient & faluent
de concert le père de la vie; en ce
moment pas un feul ne fe tait. Leur
gazouillement foibie encore , eft plus
lent 8>c plus doux que dans le refte de
la journée , il fe fent de la langueur d'un
paifible réveil. Le concours de tous
ces objets porte aux fens une imprefïion
de fraîcheur qui femble pénétrer juf-
qu'à l'ajue. Il y a là une demi-heure
t ï © Les Pensées
d'enchantement auquel nul homme ne
réfifte : un fpe&acle Ci grand , fi beau ,
li délicieux n'en laiflè aucun de fang-
froid.
HISTOIRE.
U N des grands vices de l'Hiftoire efl:
qu'elle peint beaucoup plus les hommes
par leurs mauvais côtés que par les
bons; comme elle n'eft ihtéreflante
que par les révolutions, les càtaftro-
phes , tant qu'un peuple croît & prof-
pere dans le calme d'un pailible gou-
vernement , elle n'en dit rien ; elle ne
commence à en parler que quand , ne
pouvant-plus fe fuffïre à lui-même , il
prend part aux affaires de Tes voilins ,
ou les Lille prendre part aux Tiennes;
elle ne l'illuftre que quand il eft déjà fur
fon déclin : toutes nos Hiftoires com-
mencent où elles devroient finir. Nous
avons fore exactement celle des peuples
de J. J. Rousseau. 2. i ï
qui fe détruifent, ce qui nous manque
eft celle des peuples qui fe multiplient ;
ils font allez heureux & alfez fages pour
qu'elle n'ait rien à dire d'eux : &c en
effet , nous voyons , même de nos jours,
que les Gouvernemens qui fe conduifent
le mieux, font ceux dont on parle le
moins.
Il s'en faut bien que les faits décrits
dans l'Hiftoire, ne foient la peinture
exacte des mêmes faits tels qu'ils font
arrivés, ils changent de forme dans la
tête de l'Hiftorien, ils fe moulent fur
fes intérêts, ils prennent la teinte de
fes préjugés. Qui eft-ce qui fait mettre
exactement le Lefteur au lieu de la
feene , pour voir un événement tel qu'il
s'eft palfé ? L'ignorance ou la partialité
déguifent tout. Sans altérer même un
trait hiftorique , en étendant ou relfer-
rant des circonstances qui s'y rappor-
tent , que de faces différentes on peut
lui donner : Mettez un même objet à
divers point de vue, à peine paroitra-
x 1 1 Les Pensées
t-il le même , &£ pourtant rien "'aura
changé , que l'œil du fpechteur
L'Hiftoire montre bien plus it. ac-
tions que les horomss, parce qi. 1e
ne faiiit ceux-ci que dans certains i: >
ments choifis , dans leurs vêtement
parade ; elle' n'expofe que l'homn i
public qui s'efl: arrangé pour être vu.
Elle ne le fuit point dans fa maifon ,
dans Ton cabinet , dans fa famille , au
milieu de fes amis , elle ne le peint que
quand il reprélente ; c'eft bien plus Ton
habit que la perfonne qu'elle peint. •
La lecture des vies particulières eft
préférable pour commencer l'étude du
cœur humain ; car alors l'homme a
beau fe dérober, l'Hiftorien le pourluit
par-tout ; il ne lui laiflè aucun moment
de relâche , aucun recoin pour éviter
l'œil perçant du Spectateur , & c'eft
quand l'un croit mieux fe cacher , que
l'autre le fait mieux connoître. " Ceux,
„ dit Montagne, qui écrivent les vies ,
„ d'autant qu'Us s'amufent plus aux
de J. J. Rousseau. 215
si confeils qu'aux événements ; plus à ce
„ qui fe pafïe au dedans , qu'à ce qui
„ arrive au dehors ; ceux-là me font
„ plus propres : voilà pourquoi c'eft
„ mon homme que Plucarque ,,.
Il efl: vrai que le génie des hommes
aflfemblés ou des peuples eft fort dif-
férent du caractère de l'homme en par-
ticulier,, ôc que ce feroit connoître
très imparfaitement le cœur humain
que de ne pas l'examiner aufïi dans la
multitude ; mais il n'eft pas moins vrai
qu'il faut commencer par étudier l'hom-
me pour juger les hommes , & que qui
connoîtroit parfaitement les penchants
de chaque individu , pourrait prévoir
tous leurs effets combinés dans le corps
du peuple.
Les anciens Hifloriens font remplis
de vues dont on pourrait faire ufage
quand même les faits qui les préfentent
feraient faux : mais nous ne favons
tirer aucun vrai parti de l'Hiftoire ; la
critique d'érudition abforbe tout 3 com-
214 LES PENSÉES
me s'il importoit beaucoup qu'un fait
fut vrai , pouvu qu'on en pût tirer une
ïnftru&ion utile. Les hommes fenfés
doivent regarder l'Hiftoire comme un
tiflu de Fable dont la morale eft très
appropriée au cœur humain.
V O TA G E S.
L y a bien de la différence entre
voyager pour voir du pays, ou pour
voir des peuples. Le premier objet eft
toujours celui des curieux , l'autre n'eft
pour eux quacceÛûire. Ce doit être
tout le contraire pour celui qui veut
philofopher. L'enfant obferve les cho-
fes, en attendant qu'il puitfe obferver
les hommes. L'homme doit commencer
par obferver Tes femblables , & puis il
obferve les chofes s'il en a le temps.
Quiconque n'a vu qu'un peuple , au
lieu de connoître les hommes ne con-
de J. J. Rousseau. iï$
npît que les gens avec lefquels il a
vécu.
Pour étudier les hommes faut-ilp ar-
courir la terre entière ? Faut-il aller au
Japon obferver les Européens ; Pour
connoître l'efpece faut-il connoître tous
les individus ? Non , il y a des hommes
qui fe redèmblent fi fort , que ce n'eft
pas la peine de les étudier féparémenr.
Qui a vu dix François les a tous vus;
quoiqu'on n'en puiilè pas dire autant
des Anglois & de quelques autres peu-
ples j il eft pourtant certain que chaque
nation a fon caractère propre & fpé-
cifique qui fe tire par induction , non
de l'obfervation d'un feul de fes mem-
bres, mais de plufieurs. Celui qui a
comparé dix peuples connoît les hom-
mes 5 comme celui qui a vu dix Fran-
çois connoît les François.
De tous les peuples du monde le
François eft celui qui voyage le plus ;
mais plein de fes ufages, il confond
tout ce qui n'y refTemble pas. Il y a
nU Les Pensées
des François dans tous les coins du
monde. Il n'y a point de pays où l'on
trouve plus de gens qui aient voyagé
qu'on en trouve en France. Avec cela
pourtant , de tous les peuples de l'Eu-
rope , celui qui en voit le plus les con-
noît le moins. L'Anglois voyage aufli,
mais d'une autre manière -, il faut que
ces deux peuples foient contraires en
tout. La NoblefTe Angloife voyage, la
Nobleffe Françoife ne voyage point :
le peuple François voyage, le peuple
Ànglois ne voyage point. Cette diffé-
rence me paroit honorable au dernier.
Les François ont prefque toujours
quelque vue d'intérêts dans leurs voya-
ges : mais les Anglois ne vont point
chercher fortune chez les autres na-
' tions , fi ce n'eft par le commerce , &c les
• mains pleines j quand ils y voyagent ,
c'eft pour y verfer leur argent, non
pour vivre d'induftrie ; ils font trop
fiers pour aller ramper hors de chez
eux. Cela fait autfi qu'ils s'inftruifent
mieux
T>Z J. J. ROUSSZAV. xiy
mieux chez l'étranger que ne font les
François , qui ont un tout autre objet
en tête. Les Anglois ont pourtant aufTi
leurs préjugés nationaux ; ils en ont
même plus que perfonne ; mais ces pré-
jugés tiennent moins à l'ignorance qu'à
la paflîon. L' Anglois a les préjugés de
l'orgueil , de le François ceux de' la
vanité.
Comme les peuples les moins culti-
vés font généralement les plus fages ,
ceux qui voyagent le moins , voyagent
le mieux ; parce qu'étant moins avan-
cés que nous dans nos recherches fri-
voles , Se moins occupés des objets de
notre vaine curiofité , ils donnent toute
leur attention à ce qui eft véritablement
utile. Je ne connois guère que les Ef-
pagnols qui voyagent de cette manière.
Tandis qu'un François court chez les
artiftes du pays , qu'un Anglois en fait
defïiner quelque antique, & qu'un Alle-
mand porte fon album chez tous les
favants y l'Efpagnol étudie en filence le
K
llS LES PENSÉES
gouvernement , les mœurs , la police ,
Se il eft le feul des quatre qui de retour
chez lui rapporte de ce qu'il a vu quel-
que remarque utile à Ton pays.
Les anciens voyageoient peu, li-
foient peu , faifoient peu de livres , Se
pourtant on voit dans ceux qui nous
reftent d'eux , qu'ils s'obfervoient mieux
les uns les autres que nous n'obfervoiis
nos contemporains. Sans remonter aux
écrits d'Homère , le feul Poète qui nous
tranfporte dans le pays qu il décrit, on
ne peut refufer à Hérodote l'honneur
d'avoir peint les mœurs dans fou kif-
ïoire, quoiqu'elle (bit plus en narrations
qu'en réflexions, mieux que ne font tous
nos Hiftoriens , en chargeant leurs livres
de portraits Se de caractères. Tacite a
mieux décrits les Germains de Ton temps ,
qu'aucun écrivain n'a décrit les Alle-
mands d'aujourd'hui. Incontcftable-
ment ceux qui font verfés dans l'hiftoire
ancienne conneiflent mieux les Grecs ,
les Carthaginois, les Romains, les
DE J. J. ROU SSEAV. 219
Gaulois , les Perfes , qu'aucun peuple
de nos jours ne connoîc Tes voïiîns.
Il faut avouer aufïi , que les caractères
originaux des peuples s'effaçant de jour
en jour , deviennent en même raifon
plus difficiles à faifir. A mefure que les
races fe mêlent, & que les peuples fc
confondent , on voit peu-à-peu difpa-
roîtie ces différences nationales qui
frappoient jadis au premier coup d'œil.
Autrefois chaque nation reftoit plus
renfermée en elle-même , il y avoit
moins de communication , moins de
voyages , moins d'intérêts communs ou
contraires , moins de liaifons politiques
& civiles de peuple à peuple; point tant
de ces tracaflèries royales appellées né-
gociations , point d'ambailadeurs ordi-
naires ou réfidents continuellement j les
grandes navigations étoienc rares , il y
avoit peu de commerce éloigné 3 & le
peu qu'il y en avoit étoit fak par le
Prince même qui s'y fervoit d'étran-
gers , ou par des gens méprifés qui ne
K 1
110 Les pensées
donnoient le ton à perfonne , & ne rap- j
prochoient point les nations. Il y a cent
fois plus de iiaifon maintenant entre
l'Europe & l'Afie , qu'il n'y en avoit ja-
dis emre la Gaule & l'Efpagne : l'Eu-
rope feule étoit plus éparfe que la terre
entière ne l'eft aujourd'hui.
Ajoutez à cela , que les anciens peu-
ples fe regardant la plupart comme Au-
tomnes, ou originaires de leur pro-
pre pays, l'occupoient depuis aflez
long-remps, pour avoir perdu la mé-
moire des fiecles reculés où leurs an-
cêtres s'y étoient établis, &c pour avoir
lahTé le temps au climat de faire fur eux
des importions durables 5 au lieu que
parmi nous , après les invafions des Ro-
mains, les récentes émigrations des
barbares ont tout mêlé , tout confon-
du. Les François d'aujourd'hui , ne font
plus ces grands corps blonds 5c blancs
d'autrefois ; les Grecs ne font plus ces
beaux hommes faits pour fervir de mo-
dèles à l'art ; la figure des Romains eux-
de J. J. Rousseau, ni
mêmes a changé de-caf actere , ainfi que
leur naturel : les Perfans originaires de
Tartane, perdent chaque jour de leur
laideur primitive , par le mélange du
fang Circaffien. Les Européens ne font
plus Gaulois , Germains , Iberiens , Àl-
lobroges ; il ne font tous que des Sci-
thes diverfement dégénérés , quant à
la figure , 8c encore plus quant aux
•■s
mœurs.
Voilà pourquoi les antiques distinc-
tions des races , les qualités de l'air &c
du terroir, marquoient plus fortemen:
de peuple à peuple les tempéraments ,
les figures , les mœurs , les caracleres 3
que tout cela ne peut fe marquer de nos
jours, où l'inconftance Européenne ne
laifïe à nulle caufe naturelle le temps de
faire les impreilions , & où les forêts
abattues , les marais deflechés , la terre
plus uniformément, quoique plus mal
cultivée, ne laiiïènt plus, même au phy-
fique , la même différence de terre à
terre , de de pays à pays.
K 3
111 LES PENSEES
Peut-être avec de femblables réfle-
xions fe prefteroit-on moins de tour-
ner en ridicule Hérodote, défias ,
Pline, pour avoir repréienté les habi-
tants de divers pays , avec des traits ori-
ginaux & des différences marquées que
nous ne leur voyons plus. Il faudroit
retrouver les mêmes hommes , pour re-
connoître en eux les mêmes figures j il
faudroit que rien ne les eût changés,
pour qu'ils fuflènt reftés les mêmes. Si
nous pouvions confidérer à la fois tous
les hommes qui ont été , peut-on dou-
ter que nous ne les trouvafïîons plus va-
riées de fiecle à fiecle, qu'on ne les
trouve aujourd'hui de nation à nation ?
En même temps que les obfervations
deviennent plus difficiles, elles fe font
plus négligemment & plus mal i c'eft
une autre raifon du peu de fuccès de
nos recherches dans Wiiftoire naturelle
du Genre Humain. L'inftru&ion qu on
retire des Voyages fe rapporte à l'ob-
jet qui les fait entreprendre. Quand cet
DE J. J. ROUS SE AV. ZI3
objet eft: un fyftême de philofophie , le
voyageur ne voit jamais que ce qu'il
veut voir : quand cet objet eft l'intérêt ,
il abforbe toute l'attention de ceux qui
s'y livrent. Le commerce & les arts ,
qui fe mêlent & confondent les peuples,
les empêchent aufïî de s'étudier. Quand
ils favent le profit qu'ils peuvent faire
l'un avec l'autre 3 qu'ont-ils de plus à
fa voir ?
Il y a bien de la différence entre
voyager pour voir du pays , ou pour
voir des peuples. Le premier objet eft
toujours celui des curieux , l'autre n'eft
pour eux qu'accefîoire. Ce doit être tout
le contraire pour celui qui veut philo-
fopher. L'enfant obferve les chofes , en
attendant qu'il puifle obferver les hom-
mes. L'homme doit commencer par ob-
ferver fes femblables , & puis il obfer-
ve les chofes , s'il en a le temps.
Pour parvenir à la connoiflance des
peuples , il faut commencer par tout
obferver dans le premier ou Ton fe trou-
K4
Ii4 LES P£NSilS
ve , aflîgner enfuite les différences à me-
fure que l'on parcourt les autres pays ,
comparer, par exemple, la France à
chacun d'eux , comme on décrit l'oli-
vier fur un faute , ou le palmier fur le
fapin , & attendre à juger du premier
peuple obfervé qu'on ait obfervé tous
les autres.
Les Voyages ne conviennent qu a
très peu de gens : Us ne conviennent
qu'aux hommes aflez fermes fur eux-
mêmes, pour écouter les leçons -de l'er-
reur fans fe laifTer féduire, & pour voir
l'exemple du vice fans fe laiiTer entraî-
ner. Les Voyages pouffent le naturel
vers fa pente , ôc achèvent de rendre
l'homme bon ou mauvais. Qu'1C0nque
revient de courir le monde, eft, à fon
retour , ce qu'il fera toute fa vie,
DE J. J. Rous s eau. 11$
HO MME.
yÂNS l'état où font déformais les
chofes un homme abandonné dès fa
naiflance à lui-même parmi les autres }
feroit le plus défiguré de tous. Les pré-
jugés , l'autorité , la néceilité , l'exem-
ple , toutes les inftitutions fociales dans
lefquelles nous nous trouvons fubmer-
gés , étouiîeroient en lui la nature , Se
ne mettroient rien à la place. Elle y fe-
roit comme un arbritleau que le hazard
fait naître au milieu d'un chemin , de
que les paffants font bientôt périr en le
heurtant de toutes parts, 8ç le pliant
dans tous les fens.
On façonne les plantes par la cultu-
re , Se les Hommes par l'éducation. Si
l'homme naiiToit grand &c fort, fa taille
&: fa force lui feroient inutiles, juiqu'à
ce qu'il eût appris à s'en fervir : elles
lui feroient préjudiciables , en empê-
n6 Les Pensées
chant les autres de fonger à l'afïîfter ;
8c abandonné à lai-même , il mourroit
de mifere avant d'avoir connu Tes be-
foins. On fe plaint de l'état de l'enfan-
ce j on ne voit pas que la race humaine
eut péri, fi l'homme n'eût commencé
par être enfant.
Suppofons qu'un enfant eût à fa rra.il-
fance , la ftature &: la force d'un hom-
me fait, qu'.l fortît, pour airrfï dire,
du fein de fa mère , comme Pallas du
cerveau de Jupiter ; cet homme-enfant
feroit un parfait imbécille , un automa-
te , une ftatue immobile &c prefque in-
fenfible. Il ne verroit rien , il n'enten-
droit rien > il ne eonnoîtroit perfonne ,
il ne fauroit pas tourner les yeux vers
ce qu'il auroit befoin de voir. Non feu-
lement il n'appercevroit aucun objet
hors de lui, il n'en rapporteroit même
aucun dans l'organe du feus qui le lui
feroit ppercevoir ; les couleurs ne fe-
r >ient point dans fes yeux , les fons ne
feroient point dans fes oreilles , les
de J. J. Rousseau. 217
corps qu'il toucheroit ne feroient point
fur le fien, il ne fauroit pas même
qu'il en a un : le contact de Tes mains
feroit dans (on cerveau ; toutes fes fen-
fations Te réuniroient dans un fcul
point ; il îVexifterbit que dans le com-
mun fenforium, il n'auroit qu'une feule
idée, favoir celle du moi , à laquelle
il rapporteroit toutes fes fenfations, Se
cette idée, ou plutôt ce fendment, feroit
la feule chofe qu'il auroit de plus qu'un
enfant ordinaire.
Le fort de l'homme eft de foufrrir
dans tous les temps j le foin même de fa
confervation eft attaché à la peine. Heu-
reux de ne corinpître dans fon enfance
que des maux phyfiques ! maux bien
moins cruels , bien moins douloureux
que les autres , & qui bien plus rare-
ment qu'eux nous font renoncer à la
vie. On. ne fe tue point pour les dot-
leurs de la gouttej il n'y a guère que
Celles de l'ame qui produifent le <
p ;ir. Nous plaignons le fort de l'en-
K 6
228 LES T'EN SE E S
fance , & c'eft le nôtre qu'il faudrait
plaindre. Nos plus grands maux nous
viennent de nous.
Tant que les hommes fe contentè-
rent de leurs cabanes ruftiques ; tant
qu'ils fe bornèrent à coudre leurs habits
de peaux avec des épines ou des arê-
tes , à fe parer de plumes de de coquil-
lages , à fe peindre le corps de diveifes
couleurs , à perfectionner ou embellir
leurs arcs & leurs flèches , à tailler avec
des pierres tranchantes quelques canots
de pêcheurs , ou quelques greffiers inf-
tïuments de mufiquej en un mot , tant
qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ou-
vrages qu'un feul pouvoir faire, ôc qu'à
des arts qui n'avoient pas befoin du con-
cours de pl'ufieurs mains , ils vécurent
libres, fains, bons & heureux, autant
qu'ils pouvoient l'être par leur nature ,
de continuèrent à jouir entr'eux des
douceurs d'un commerce indépendant :
mais dès l'inftant qu'un Homme eut be-
foin du fecours d'un autre ; dès qu'on
de J. J. Rousseau. %i$
s'apperçut qu'il étoit utile à un feul
d'avoir des provifions pour deux , lé-
galité difparut, la propriété s'introdui-
ût, le travail devint néceflfaire \ 6c les
vaftes forêts fe changèrent en des cam-
pagnes riantes , qu'il fallut arrofer de
la fueur des Hommes, & dans lefquelles
on vit bientôt Pefclavage & la mifere
trermer 5c croître avec les moiflons.
La métallurgie & l'agriculture furent
les deux arts dont l'invention produifk
cette grande révolution. Pour le poëte
c'eft l'or 5c l'argent ; mais pour le phi-
lofophe , ce font le fer &c le bled qui
ont civilifé les Hommes 3 & perdu le
genre humain.
Les hommes , ne font point faits pour
être enta (lé s en fourmillieres , mais
épars fur la terre qu'ils doivent cultiver,
Plus il fe rarfemblent , plus ils fe corrom-
pent. Les infirmités du corps , ainfi que
les vices de l'ame, font l'infaillible effet
de ce concours trop nombreux. L'hom-
me eft de tous les animaux , celui qui'
25Q Les Pensées
peut le moins vivre en troupeaux. Des
Hommes entafles comme des moutons
périroient tous en très peu de temps.
L'haleine de l'homme eft mortelle à Tes
femblables : cela n'eft pas moins vrai au
propre , qu'au figuré.
S'il ne s'agifloit que de montrer aux
jeunes gens l'Homme par Ton mafque ,
on n'aur-oit pas befoin de le leur mon-
trer , ils le verroient toujours de refte -,
mais puifque le mafque n'eft pas l'Hom-
me , & qu'il ne faut pas que fou vernis
les féduife , leur peignant les Hommes ,
peignez-les leur tels qu'ils font, non
pas5 afin qu'ils les baillent, mais afin
qu'ils les plaignent , & ne leur veuillent
pas reflfembler. C'eft , à mon gré , le fen-
timenc le mieux entendu , que l'Homme
puuTe avoir fur Ton fcfpece.
L'Être fuprêtnc a voulu faire en tout
honneur, à L'efpece humaine; en don-
nant à l'Homme des penchants fans me-
fure , il lui donne en même temps la ï
qui les règle , afin qu'il foit libre 3c fe
DE J. J. ROUSSEAV. Z31
commande à lui-même ; en le livrant à
des palïions immodérées ; il joint à ces
pallions la raifon pour les gouverner :
en livrant la femme à des défirs illimi-
tés, il joint à ces délits la pudeur pour
les contenir. Pour furcroit , il ajoute en-
core une récompenfe actuelle au bon
ufage de Tes facultés, favoir le goût
qu'on prend aux chofes honnêtes lors-
qu'on en fait la règle de fes actions.
Les Hommes difent que la vie eft
courte , & je vois qu'ils s'efforcent de
la rendre telle. Ne fâchant pas l'em-
ployer , ils fe plaignent de la rapidité
du temps ; & je vois qu'il coulé trop
lentement à leur gré. Toujours pie ns
de l'objet auquel ils rendent , ils voient
à regret l'intervalle qui les en fépare ;
l'un voudroit être à demain , l'autre au
mois prochain j l'autre à dix ans de là;
nul ne veut vivre aujourd'hui 3 nul n'eft
content de l'heure préfente , tous la
-trouvent trop lente à parler.
Mortels , ne cçifercz-vous jamais de
<JZ
LES PENSEES
calomnier la nature ? Pourquoi vous
plaindre que la vie eft courte , puif-
qu'elle ne l'eft pas encore allez à votre
gré ? S'il eft un feul entre vous qui fâ-
che mettre allez de tempérance à fes
défirs pour ne jamais fouhaiter que le
temps s'écoule, celui-là ne l'eftimera pas
trop courte : vivre & jouir feront pour
lui la même chofe ; Ôc dût-il mourir
jeune , il ne mourra que raflahé de
jours.
ÉTUDE DE L'HOMME.
U N cœur droit eft le premier orga-
ne de la vérité ; celui qui n'a rien fenti
ne fait rien apprendre ; il ne fait que
flotter d'erreurs en erreurs , il n'ac-
quiert qu'un vain favoir & de ftériles
connoiflances, parce que le vrai rapport
des chofes à IV urne , qui eft fa prin-
cipale (6e: tice , lui demeure toujours
caché. Mais c'eft fe borner à la pre-
DE J. J. ROUSSI^U. 2$$
tèîere moitié de cette fcîenee que de
ne pas étudier encore les rapports qu'ont
les chofes entre elles , pour mieux juger
de ceux qu'elles ont avec nous. C'efl:
peu de connoître les pallions humaines ,
fi l'on n'en fait apprécier les objets,
& cette féconde étude ne peut fe faire
que dans le calme de la méditation.
La jeunefle du fage eft le temps de
fes expériences , fes pallions en lont les
inftruments ; mais après avoir appliqué
fon ame aux objets extérieurs pour les
fentir, il la retire au dedans de lui pour
les considérer , les comparer 3 les con-
noître.
LIBERTÉ DE L'HOMME.
INUl être matériel n'eft actif par
lui-même , &c moi je le fuis. On a beau
me difputer cela , je le fens , & ce fenti-
ment qui parle eft plus fort que la raifon
qui le combat. J'ai un corps fur lequel
13 4 Les Pensées
les autres agiffent , & qui agit fur eux j
cette act-ion réciproque n'eft pas Jou-
teufe j mais ma volonté eft indépen-
dante de mes fens , je confens ou je
réiifte, je fuccombe ou je fuis vainqueur,
& je fens parfaitement e;i moi-même
quand je fais ce que j'ai voulu faire , ou
quand je ne fais que céder à mes paf-
fions. J'ai toujours la puiflfance de
vouloir , non la force d'exécuter. Quand
je me livre aux Tentations , j'agis félon
l'impulfion des objets externes. Quand
je me reproche cette foiblefïè , je n'é-
coute que ma volonté ; je fuis efclave
par mes vices, & libre par mes remords ;
le fentiment de ma liberté ne s'efface en
moi que quand je me déprave , & que
j'empêche enfin la voix de l'ame de
s'élever contre la loi du corps.
de J. J. Rousseau. i$a
GRANDEUR DE L'HOMME.
L'Homme eft le roi de la terre
qu'il habite; car non- feulement il dom-
te tous les animaux , non-feulement il
difpofe des éléments par fon induftrie ;
mais lui feul fur la terre en fait difpofer,
&c il s'approprie encore par la contem-
plation , les aftres mêmes dont il ne
peut approcher. Qu'on me montre un
autre animal fur la terre qui fâche
faire ufage du feu , 6c qui fâche admi-
rer le foleil. Quoi ! je puis obferver ,
connoître les êtres & leurs rapports ; je
puis fentir ce que c'efl: qu'ordre, beauté,
vertu •■, je puis contempler l'univers ,
m'élever à la main qui le gouverne ; je
puis aimer le bien , le faire , & je me
comparerais aux bêtes 5 Ame abjecte ,
c'efl: ta trifte philofophie qui te rend
femblable à elles ! ou plutôt tu veux en
vain t'avillir ; ton génie dépofe contre
i 3 6 Les Pensées
tes principes , ton cœur bienfaifant dé-
ment ta doctrine , & l'abus même de
tes facaltés prouve leur excellence en
dépit de toi.
FOIBLESSE DE L'HOMME.
^Uand on dit que l'Homme eft
foible , que veut-on dire ? Ce mot de
foibleffe indique un rapport ; un rap-
port de l'être auquel on l'applique.
Celui dont la force palTe les befoins ,
fat- il un infefte , un ver , eft un être
fort 5 celui dont les befoins pallent la
force , fùt-il un éléphant , un lion ,
fut - il un conquérant , un héros ,
fùt-il un Dieu , c'eft un être foible.
L'Ange rebelle qui méconnut fa nature,
étoit plus foible que l'heureux mortel
qui vit en paix félon la fïenne. L'Hom-
me eft très fort quand il fe contente
d'être ce qu'il eft : il eft très foible quand
il veut s'élever au deifus de l'humanité.
DEj.J. ROUS S1AV. 2.37
N'allez donc pas vous figurer qu'en
étendant vos facultés vous étendez vos
forces ; vous les diminuez , au con-
traire , fi votre orgueil s'étend plus
qu'elles. Mcfurons le rayon de notre
fphere , ôc reftons au centre , comme
l'infecte au milieu de fa toile : nous
nous fufnrons toujours à nous-mêmes ,
8c nous n'aurons point à nous plaindre
de notre foibleilè ; car nous ne la fen-
drons jamais.
SAGESSE HV MAINE.
J— ' E grand défaut de la Sageiïè Hu-
maine , même de celle qui n'a que la
vertu pour objet , eft un excès de con-
fiance qui nous fait juger de l'avenir
par le préfent , de par un moment de
la vie entière. On fe fent ferme un
inftant & l'on compte n'être jamais
«branlé. Plein d'un orgueil que l'expé-
rience confond tous les jours , on croit
z53 Les ?£Xse£S
n'avoir P^s â craindre un piège une fois
évité. Le modefte langage de la vail-
lance eft , je fus brave un tel jour -, mais
celui qui dit , je fuis brave , ne fait ce
qu'il fera demain , & tenant pour Tien-
ne une valeur qu il ne s'eft pas donnée,
il mérite de la perdre au moment de
s'en fervir.
Que tous nos projets doivent être
ridicules , que tous nos raifonnements
doivent être infenfés devant l'être pour
qui les temps n'ont point de iuccefïion ,
ni les lieux de diftance 1 Nous comp-
tons pour rien ce qui eft loin de nous ,
nous ne voyons que ce qui nous tou-
che : quand nous aurons ' changé de
lieu nos jugements feront tout contrai-
res s & ne feront pas mieux fondés.
Nous réglons l'avenir fur ce qui nous
convient aujourd'hui, fans favbir s'il
nous conviendra demain ; nous jugeons
de nous comme étant toujours les mê-
mes , & nous changeons tous les jours.
Qui fait , fi nous aimerons ce que nous
de J. J. Rousseau. 259
aimons , fi nous voudrons ce que nous
voulons , Ci nous ferons ce que nous
Tommes , il les objets étrangers & les
altérations de nos corps n'auront pas
autrement modifié nos âmes 5 8c fi nous
ne trouverons pas notre mifere dans
ce que nous aurons arrangé pour notre
bonheur ? Montrez-moi la règle de la
fagelfe humaine , & je vais la prendre
pour guide. Mais fi la meilleure leçon
eft de nous apprendre à nous défier
d'elle , recourons à celle qui ne trompe
point, & faifons ce qu'elle nous infpire.
HOMME S AVVAG E.
ïs E s defirs de l'Homme fauvaçe ne
panent pas Tes befoins phyfiques : les
feuls biens qu'il connoilfe dans l'univers
font la nourriture , une femelle 8c le
repos ; les feuls maux qu'il craigne ,
font la douleur &c non la mort ; car ja-
mais l'animal ne faura ce que c'eft que
243 LES TEl'SÉES
mourir ; & la connoiOance de la mort
ôc de Tes terreurs , eft une des pre-
mières acquisitions que l'Homme ait
faites , en s'éloignant de la condition
animale.
Seul , oifif , & toujours voifin du
danger , l'Homme fauvage doit aimer
à dormir , & avoir le iommeil léger
comme les animaux qui penfant peu.,
dorment, pour ainii dire, tout le temps
qu'ils ne penfent point. Sa propre con-
fervation faifant prefque Ton unique
foin , fes facultés les plus exercées
doivent être celles qui ont pour objet
principal l'attaque Se la défenfe , foit
pour fubjuguer la proie , foit pour fe
garantir d'être celle d'un autre animal :
au contraire , les organes qui ne fe per-
fectionnent que par la mollene & la
fenfualité , doivent refier dans un état
de groiïiéreté , qui exclut en lui toute
efpece de délicateffe ; Si fes fens fe trou-
vant partagés fur ce point , il aura le
toucher &ïe goût d'une rudelîe extrême,
la
de J. J. Rousseau, ^fc
la vue , l'ouïe &c l'odorat de la plus
grande fubtilité. Tel eft l'état animal
en général , & c'eft auffi , félon le rap-
port des voyageurs , celui de la plu-
part des peuples fauvages.
Le corps de l'Homme fauvage étant
le feul inftrument qu'il connoiflfe , il
l'emploie à divers ufages , dont , par le
défaut d'exercice 5 les nôtres font inca-
pables; & c'eft notre induftrie qui nous
ôte la force & l'agilité que la néceflfité
oblige d'acquérir. S'il avoit eu une ha-
che , fon poignet romproi:-il de fi for-
tes branches 3 S'il avoit eu une fronde ,
lanceroit-il de la main une pierre avec
tant de roideur ? S'il avoit eu une
échelle , grimperoit-il Ci légèrement fur
un arbre ? S'il avoit eu un cheval ,
feroit-il fi vite à la courfe ? Laiifez à
l'Homme civilifé le temps de raflemblei-
toutcs Tes machines autour de lui ; on ne
peut douter qu'il ne furmonte facilement
l'Homme fauvage : mais fi vous vou-
lez voir un combat plus inégal encore ,
L
^42 Les Tek sues
rnettcz-les nus & défarmés vis-à-vis
l'un de Vautre -, & vous connoîtreï
bientôt quel eft l'avantage d'avoir fans
celle toutes Tes forces à fa difpofition ,
d'être toujours prêt à tout événement,
&: de fe porter , pour ainii dire , tou-
jours tout entier avec foi.
Il y a deux fortes d'Hommes dont
les corps font dans un exercice con-
tinuel , 8c qui fùrement fongent aufli
peu les uns que les autres à cultiver leur
ame j favoir , les payfans & les fauva-
ges/ Les premiers font ruftiques , groC-
liers , mal - adroits , les autres connus
par leur grand fens , le font encore
par la fubtilité de leur.efprit : généra-
lement il n'y a rien de plus lourd qu'un
payfan , ni rien de plus fin qu'un fau-
va^e. D'où vient cette différence f C'elt
que le premier faifant toujours ce qu'on
lui commande , ou ce qu'il a vu faire
à fon peue , ou ce qu'il a fait lui-mê-
me dès fa jeuneflè , ne va jamais que
par routine ; Ôc dans fa vie piefqu'au-
?>£ ]. J. Rousseau. m>
tomate , occupé fans cefle des mêmes
travaux , l'habitude & l'obénTance lui
tiennent lieu de raifon.
Pourlefauvage, c'elt autre chofe 5
n'étant attaché à aucun lieu , n'ayant
Point de tâche preferite , n cueillant à
perfonne, fans autre loi que fa volonté,
il eu- forcé de raifonner à chaque adieu
de fa vie ; il ne fait pas un mouvement,
pas un pas , fans en avoir d'avance en,
vifagé les faites. Ainfi , plus fon corps
exerce , plus fon efprit s'éclaire j fa
force & fa raifon croulent à la fois , ÔC
s'étendent l'une par l'autre.
HOMME C ir I L.
E partage de l'état de nature à l'état
civil a produit dans l'Homme un chan-
gement très remarquable, en fubftituant
dans fa conduite la juftice à l,inftin&,&
donnant à fes avions la moralité qui
leur manquoit auparavant. C'efc alors
L 2.
i44 LES Pensées
feulement que la voix du devoir fuc-
cédantàl'impuluon phyfique, & le droit
à l'appétit , l'Homme , qui jufques-là
n'avoit regardé que lui-même , fc voit
forcé d'agir fur d'autres principes , &
de confulter fa raifon avant d'écouter
fes penchants. Qpoiqtfa fe Prive da"5
cet état de pluiieurs avantages qu'il
tient de la nature , il en regagne de Ci
grands , fes facultés s'exercent & fe
développent , fes idées s'étendent , Tes
fentiments s'ennobliflent , fon ame toute
entière s'élève à tel point , que fi les
abus de cette nouvelle condition ne le
dégradoient fouvent au deffous de celle
dont il eft forti , il devroit bénir fans
cette l'inftant heureux qui l'en arracha
pour jamais , & qui , d'un animal ftu-
pide & borné , fit un être intelligent &
un homme.
Où eft l'Homme de bien qui ne doit
Tien à fon pays î Quel q«il fok > il luI
doit ce qu'il y a de plus précieux pour
l'Homme , la moralité de fes avions &
de,].]. Rousseau. 24/
l'amour de la vertu. Né dans le fond
d'un bois , il eût vécu plus heureux &c
plus libre ; mais n'ayant rien à com-
battre pour fuivre Tes penchants , il eut
été bon fans mérite , il n'eût point été
vertueux , & maintenant il fait l'être
malgré Tes paiGons. La. feule apparence
de l'ordre le porte à le connoître , à
l'a. mer. Le bien public , qui ne fèrt que
de prétexte aux autres , eft pour lui
feul un motif réel. Il apprend à fe
combattre , à fe vaincre , à facrifier fon
intérêt à l'intérêt commun. Il n'eil
pas vrai qu'il ne tire aucun profit des
loix ; elles lui donnent le courage d'ê-
tre julle , même parmi les méchants.
Il n'eft pas vrai qu'elles ne l'ont pas
rendu libre , elles lui ont appris à ré-
gnci- fur lui.
^^/^
L 5
%4$ Les Pensées
M^— — mm^m — ■■s—— — awBMBWMa— a— a
£> IFFÉRENCE
de l' Homme Police
£r z>£ l'Homme SjiWAGt,
L'Homme Sauvage & l'Homme
Policé , différent Tellement par le fond
du cœur & des inclinations , que ce
qui fait le bonheur fuprême de lJun ,
réduiroit l'autre au défîfpoir. Le pre-
mier ne refpire que le repos & la liberté,
il ne veut que vivre & relier oifîf , ÔC
Pataraxie même du ftoïcien n'appro-
che pas de fa profonde indifférence
pour tout autre objet. Au contraire , le
citoyen toujours a£tif fue , s'agite , fe
tourmente fans cefler pour chercher des
occupations encore plus laborieufes : il
travaille jufqu'à la mort , il y court mê-
me pour fe mettre en état de vivre , ou
renonce à la vie pour acquérir l'im-
mortalité. Il fait fa cour aux grands
de J. J. Rousseau, 2.47
qu'il hait , &c aux riches qu'il méprife §
il n'épargne rien pour obtenir l'hon-
neur de les fer'vir ; il fe vante orgueil*
leufement de fa bafferïè & de leur pro-
tection \ tk fier de Ton efclavage , il
parle avec dédain de ceux qui n'ont pas
l'honneur de le partager. Quel fpecta-
cle pour un Caraïbe que les travaux
pénibles ôc enviés d'un Miniftre Euro-
péen ! Combien de morts cruelles ne
préférerait pas cet indolent fauvage à
l'horreur d'une pareille vie , qui fouvent
n'eft pas même adoucie par le pîaifîr de
bien faire f3
Le Sauvage vit en lui-même , l'hom-
me fociabk toujours hors de lui , ne
fait vivre que dans l'opinion des. au-
tres ; & c'eft , pour ainfi dire , de leur
feul jugement qu'il tire le fentiment de
fa propre exiftence,
L'Homme fauvage quand il a dîné ,
eft en paix avec toute la nature , &
l'ami de tous fes fcmblabîes. S'asit-iî
.quelquefois de difputer fon repas , il
L 4
24$ L£S T E N S É K S
n'en vient jamais au coups fans avoir
auparavant comparé la difficulté de
vaincre avec celle de trouver ailleurs fa
fubfiffimce ; & comme l'orgueil ne te
mêle pas du combat , il fe termine pair
quelques coups de poing ; le vainqueur
mange, le vaincu va chercher for-
tune" & tout eft pacifié. Mais chez
l'Homme en fociété , ce font bien d'au-
tres affaires ; il s'agit premièrement de
pourvoir au néceflàire &c puis au fu-
perflu , enfuite viennent les délices , Se
puis les immenfes richelîes , & puis
des fujets , & puis des efclaves ; il n'a
pas un moment de relâche ; ce qu'il y
a de plus fmgulier , c'eft que moins les
befoins font naturels & preffants , plus
les pallions augmentent, & qui pis eft ,
le pouvoir de les fatisfaire , de forte
qu'après de longues profpérités , après
avoir englouti bien des tréfors & défolé
bien des hommes, mou héros finira
par tout égorger , jufqu'à ce qu'il foit
l'unique maître de l'univers. Tel eft en
de ]. J. Rousseau. 1431
abrégé le tableau moral , fînon de la
vie humaine , au moins des prétentions
fecretes du cœur de tout hcmme ci-
vîlîfé.
L' HO M M E COMPARÉ
À L' A N I M A L.
J E ne vois dans tout animal qu'une
machine ingénieufe , à qui la nature »
donné des fens pour fe remonter elle-
même , & pour fe garantir , jufqu'à un
certain po;nt , de tout ce qui tend à la
détruire, ou à la déranger. J'apperçois
prccifément les mêmes chofes dans la
machine humaine , avec cette d;rfé-
rence que la natu e feule fait tout dans.
les opérations de la bête , au lieu que:
l'Homme concourt aux fiennes , en qua-
lité d'agent libre. L'un choifit ou rejette;
par inftinâ:, & l'autre par un acte de'
liberté ; ce qui fait que la Bête ne r uc
s'écarter de là règle qui lui cfl prefcriœ^
?./ o Lts Feusêes
même quand il lui feroit avantageux de
le faite, & que l'Homme s'en écarte
fouvent à Ton préjudice. Ceft ainfl
cu'un pigeon mourroit de faim près
d'un baffin rempli de viandes , & un
chat fur un tas de fruits ou de grains ,
quoique l'un & l'autre pût très bien fe
nourrir de l'aliment qu'il dédaigne , s'il
s'écok avifé d'en efùyer : Ceft ainfi que
les Hommes diflfolus fe livrent à des excès,
qui leur caufent la fièvre & la mort ;
parce que l'efprft déprave les fens , &
que la volonté parle encore quand la
nature fe sait.
Tout animal a des idées , puifqu'ii
a des fens > il combine même fes idées >
jufqu'à un certain point , & l'Homme
îie diffère k cet égard de la bête , que
du plus au moins. Quelques philofo-
pbes ont même avance qu'd y a plus de
différence de tel Homme à tel Homme,,
oue de tel Homme à telle Bête ; ce n'eft
donc pas tant l'entendement qui tait
parmi les animaux la diûmdion fpéci»
DE J. J- Rousseau, iji
fique de l'Homme, que fa qualité d'a-
gent libre. La nature commande à tout
animal , & la bête obéit. L'Homme
éprouve la même imprelïîon , mais il fe
reconnaît libre d'acquiefcer , ou de
réfifter; & c'eft fur-tout dans la con-
fiance de cette liberté que fe montre la
fpiricualité de Ton ame : car la phy/ique
explique en quelque manière le média-
ni! me des Cens , & la formation des
idées : mais dans la puiffmce de vou-
loir , ou plutôt dechoim-, & dans le
fentiment de cette puilîance , on ne
ci'ouve que des acres purement fpiri-
tuels , dont on n'explique rien par les*
loix de la méchanique.
Mais , quand les difficultés qui envi-
ronnent toutes ces queftions , lailîe--
soient quelque lieu, de difputer fur cette-
différence de l'Homme & de i'An'm \\ ,
il y a une autre qualité très fpecihque
qui les diftingue, & fur laqueHe il ne
peut y avoir de conteftation , c'eft la?
faculté de fe perfectionner 5 faculté qui ^
L 6-
ïf* Lès TtKsézs
à l'aide des circonfiarces , développe
fucceflivement toutes les autres , & re-
fide parmi nous tant dans l'efpece , que
dans 1 individu , au lieu qu'un animal
cft , au bout de quelques mois , ce qu'il
fera toute fa vie , & Ton efpece , au bout
de mille ans , ce qu'Jle étoit la pre-
mière année de ces mille ans. Pourquoi
l'Homme feuL eft-il fujét à devenir im--
hécille ? N'eu-ce pcir.t qu'il retourne
ainfi dans Ton état primitif, & que *
tan lis que la bête , qui n'a rien acquis
&c qui nJa rien non plus à perdre , refte
toujours avec Ton inftinci , l'Komme
reperdant par la vieiilefle ou d'antres
aci lents a tout ce que la perfeftibil té
lui ayoit fait acquérir , retombe ainiv
plus bas que la bête même ?
e J. J. Rousseau. 2.5
F E M M E.
SL(K Femme eft faite fpécialement pour
plaire à l'homme : fi l'homme doit lui
plaire à Ton tour , c'eft d'une nécefïité
moins dire&e : Ion mérite eft dans fa
puiftance , il plaît par cela feul qu'il eft
fort. Ce n'eft pas ici la loi de l'amour 3
j'en conviens j mais c'eft celle de la na-
ture , antérieure à l'amour même.
La rigidité des devoirs relatifs des
deux fexes n'eft-, ni ne peut être la même.
Quand la Femme fe plaint là-dc(lus de-
l'injufte inégalité qu'y met l'homme, elle
a tort ; cette inégalité n'eft point une
înftitution humaine, ou- du moins elle
ï/cft point l'ouvrage du préjugé , mais
de la rgifon : c'eft à celui des deux
crac la natuie a chargé du dépôt des en-
fantsd'en répondre à l'autre. Sans doute
Il n'eft permis à perfonne de violer (a
foi, &: tout maù infidèle qui pave la
Ij 4 £ £ S PENSEES
Femme du ieul prix des aufleres devoirs
de Ton fexe eft un homme injufte & bar-
bare : mais la Femme infidèle fait plus;
elle dilfout la famille , &c brife cous les
liens de la nature ; en donnant à l'hom-
me des enfants qui ne font pas à lui , elle
trahit les uns & les autres , elle joint la
perfidie à l'infidélité. J'ai peine à voir
quel défordre &c quel crime ne tient pas
à celui-là. S'il eft un étal affreux au mon-
de, c'eft celui d'un malheureux père, qui,
fans confiance en fa femme , n'ofe fe
livrer aux plus doux fentiments de fon
cœur , qui doute eu embraflant fon en-
fant s'il n'embraiïè point l'enfant d'un
autre , le gage de fon déshonneur , le
ravifleur du bien de fes propres enfants..
Qu'eft-ce alors que la famille, fi ce n'eft
unefociété d'ennemis fecrets qu'une fem-
me coupable arme l'un contre l'autre
en les forçant de feindre de s'entre--
aimer ?
Les anciens avoient en général un
très grand refped pour les femmes %
£>£ J- J Rousseau. i$$
raais ils marquoient ce refpeâ: en s'abf»
tenant de les expofer au jugement du
public , &c croyoient honorer leur ma-
deftie , en fe taifant fur leurs autres ver-
tus. Ils avoient pour maxime que le
pays , où les moeurs étoient les plus
pures , étoit celui où l'on parloir le
moins des Femmes y ÔC que la Femme
la plus honnête étoit celle donc on par-
loir le moins. Ceft fur ce principe
qu'un Spartiate , entendant un étranger
faire de magnifiques éloges d'une dame
de fa connoiflance , l'interrompit en co-
lère : ne cefferas-tu point , lui dit-il ? de,
médire d'une Femme de bien? De là „
venoit encore que , dans leur comédie 3,
lesrolles d'amoureufes & de filles à ma-
rier ne repréfentoient jamais que des ef-
claves ou des filles publiques, ïls avoient:
une telle idée de la modeftic du fexe 0
qu'ils auroient cru manquer aux égards
qu'ils lui dévoient, de mettra une hon-
nête fille fur la feene , feulement en re-
f réfentaùon. En mi mot , l'usage du
ijtf Les Te tf s e is
vice a découvert , les choquoient moins
que celle de la pudeur offenfée.
Chez nous, au contraire , la Femme la
plus eftimée eft celle ( ui fait le plus de
bruit ; de qui l'on parle le plus ; qu'on
voit le plus dans le monde j chez qui
Ton dîne le plus fouvent ; qui donne le
plus impéi ieufement le ton ; qui juge ,
tranche , décide, prononce, atfigne aux
talents, au mérite, aux vertus , leurs
degrés ôc leurs places j &c dont lès hum-
bles favants mendient le plus baifemenc
la faveur. Sur la feene, c'eft pis encore.
Au fond, dans le monde elles ne fa-
vent rien , quoiqu'elles jugent de tout;
mais au Théâ*re, lavantes du favoir
des hommes , ph'lo'ophcs , grâce aux
Auteurs, elles écrafènt notre fexe de
fes propres talents , 6\: les imbéciiies
tateurs vont bonnement apprendre des
Femmes ce qu ils ont pris foin de leur.
didter. Tout cela dans le vrai , c\lt le
m >quer d'elles , c'eft les taxer d'une va-
nité puérile ; ôc je ne doute pas que les.
DE J. J. ROU S S EAU. lyr
plus fages n'en foient indignées. Parcou-
rez la plupart des pièces modernes :
c'eft toujours une Femme qui fait tout ,
qui apprend tout aux hommes ; c'eft
toujours la Dame de cour qui fait dire
le catéchifme au périt jean de faintré.
Un enfant ne fauroit fe nourrir de fon
pain, s'il n'eft coupé par fa gouver-
nante. Voilà l'image de ce qui fe patte
aux nouvelles pièces. La Bonne eft fur
le Théâtre , & les enfants font dans le
Parterre.
La première &c la plus importante
qualité d'une femme eft la douceur i
faite pour obéir à un être aufti impar-
fait que l'homme , fouvent Ci plein de
vices , & toujours Ci plein de défauts ,
elle doit apprendre de bonne heure à
fouffrir même l'injuftice , & à fuppor-
ter les torts d'un mari fans fe plaindre ;
ce n'eft pas pour lui , c'eft pour elle
qu'elle doit être douce : l'aigreur Se
l'opiniâtreté des Femmes ne font ja-
mais qu'augmenter leurs maux ôc les
2j 8 Les Pensées
mauvais procédés des maris ; ils Ten-
tent que ce n'eft pas avec ces armes-là ,
qu'elles doivent les vaincre. Le Ciel ne
les fît point infirmantes Se perfuafnes
pour devenir acariâtres ; il ne les fit
point foibles pour être impérieuses -, il
ne leur donna point une voix fi douce ,
pour dire des injures , il ne leur fit point
des traits fi délicats pour les défigurer
par la colère. Quand elles fe fâchent,
elles s'oublient ; elles ont fouvent rai-
fon de fe plaindre, mais elles ont tou-
jours tort de gronder. Chacun doit gar-
der le ton de fon fexe -, un mari rrop
doux peut rendre une Femme imperti-
nente; mais , à moins qu'un homme ne
foit un monfh/e , la douceur d'une Fem-
me le ramené , Se triomphe de lui tôt
ou tard.
La Femme a tout contre elle , nos dé-
fauts, fa timidité, fa foiblefle ; elle n'a
pour elle que fon art Se fa beauté. N'eft-
îl pas jufte qu'elle cultive l'un Se l'autre ï
Mais la beauté n'eft pas générale j elle
DE J. J. ROUSS EjtU. 2.J$
périt par mille accidents ; elle- pafle
, avec les années , l'habitude en détruit
1/effet. L'efprit feu! eft la véritable ref-
fource du fexe ; non ce foc efprit auquel
on donne tant de prix dans le monde 9
8c qui ne fert à rien pour rendre la vie
heureufe ; mais Mpric de Ton état 3 l'arc
de tirer parti du nôtre , &'de fe préva-
loir de nos propres avantages.
Les Femmes ont la langue flexible ;
elles parlent plutôt , plus aifément &
plus agréablement que les hommes j on
les aceufe auïïî de parler davantage:
cela doit être , & je changerois volon-
tiers ce reproche en éloge : la bouche
8c les yeux ont chez elles la même acti-
vité, &c par la même raifon. LJhomme
dît ce qu'il fait , la Femme dit ce qui
plaît : l'un pour parler a befoin de con-
noiiîance , & l'autre de goût ; l'un doit
avoir pour objet principal les chofes
utiles , l'autre les agréables. Leurs dit
cours ne doivent avoir de formes com-
munes que celles de la vérité.
i69 Les Pensées
Les Femmes ne font pas faites pour
courir ; quand elles fuyent , c'eft pour
être atteintes. La courfe n'eft pas la
feule chofe qu'elles falfent mal adroite-
ment ; mais c'eft la feule qu'elles faf-
fent de mauvaife grâce: leurs coudes
en arrière &c collés contre leur corps
leur donnent une attitude rifible , & les
hauts talons fur lefquels elles font ju-
chées, les font paroître autant de fau-
terelles qui voudroient courir fans
fauter.
La recherche des vérités abftraites
& fpéculatives , des principes , des axio-
mes dans les feiences , tout ce qui tend
à généralifer les idées n'eft point du
redore des Femmes ; leurs études doi-
vent fe rapporter toutes à la pratique ;
c'eft à elles à faire l'application des prin-
cipes que l'homme a trouvés , & c'eft à
elles de faire les obfervations qui mè-
nent l'homme à l'établiflèment des prin-
cipes. Toutes les réflexions des Fem-
mes } en ce qui ne tient pas immédiate-
DE J. J. ROVSS E AV. 1 6 1
ment à leurs devoirs , doivent tendre a
l'étude des hommes ou aux connoiflan-
ces agréables qui n'ont que le goût pour
objet ; car quant aux ouvrages de génie
ils paflfent leur portée -, elles n'ont pas ,
non plus , allez de juftelfe & d'attention
pour réulîir aux fcïences exactes , ôc
quant aux connoiflances phyfiques ,
c'eft à celui des deux qui eft le plus agi£-
faut , le plus allant , qui voit le plus
d'objets , c'eft à celui qui a le plus de
force , 6k: qui l'exerce davantage , à
juger des rapports des êtres fenfibles
ôz des loix de la nature. La Femme,
qui efl foible & qui ne voit rien au de-
hors, apprécie & juge les mobiles qu'elle
peut mettre en œuvre pour fuppléer à
fa foiblefle , & ces mobiles font les paf-
fions de l'homme. Sa méchanique à elle
eft plus forte que la nôtre , tous fes le-
, viers vont ébranler le cœur humain.
Tout ce que fon fexe ne peut faire par
lui-même & qui lui eft nécelfaire ou
agréable, il faut qu'il ait l'art de nous le
%6% Les Pensées
faire vouloir : il faut donc qu'elle étudie
à fond l'efprit de l'homme , non par abf-
tra&ion l'efprit de l'homme en général ,
mais l'efprit des hommes qui l'entou-
rent , l'efprit des hommes auxquels elle
cft aflujettie , foit par la loi, foit par
l'opinion. Il faut qu'elle apprenne à pé-
nétrer leurs fentiments par leurs dif-
coars , par leurs actions , par leurs re-
gards , par leurs gcltes. Il faut que par
Tes difcours , par fes actions 3 par fes re-
gards , par fes geftes , elle fâche leur
donner les fentiments qu'il lui plait,
fans même paroître y fonger. ils phi-
lofopheront mieux qu'elle fur le cœur
humain ; mais elle lira mieux qu'eux
dans les cœurs des hommes. C'eft aux
Femmes à trouver, pour ainii dire , la
morale expérimentale , à nous à la ré-
duire en fyitême. La Femme a plus
d'efprit , &c l'homme plus de génie ; la
Femme obferve , & l'homme raifonne ;
de ce concours réfultent la lumière la
plus claire <3c la fcience la plus complette
r>z J. J. Rousseau. %6$
que puiffe acquérir de lui-même l'efpric
humain , la plus fùre connoifïànce 3 en
un mot, de foi & des autres qui foit à
la portée de notre efpece.
Le monde eft le livre des Femmes;
quand elles y lifent mal , c'eft leur faute,
ou quelque paillon les aveugle.
La raifon des Femmes eft une raifon
pratique qui leur fait trouver très habi-
lement les moyens d'arriver à une fin
connue, mais qui ne leur fait pas trou-
ver cette fin.
Les Femmes ont le jugement plutôt
formé que les hommes ; étant fur la dé-
fensive prefque dès leur enfance &
chargées d'un dépôt difFcile à garder ,
îe bien & le mal leur font néceffaire-
ment plutôt connus.
Si la raifon d'ordinaire eft pkis foi-
ble & s'éteint plutôt chez les Femmes ,
elle eft aufli plutôt formée , comme un
frêle tournefol croît & meurt avant un
chêne.
La préfence d'efpric, la pénétration ,
si 64 L1S ?E*SÈES
les obfervations fines font la fcience
des Femmes ; l'habileté de s'en préva-
loir eft leur talent.
Femmes/ Femmes ! objets chers &
lunettes , que la nature orna pour notre
fupplice, qui puniriez quand on vous
brave , qui pourluivez quand on vous
craint, dont la haine & l'amour font
également nuifibles , & qu'on ne peut
ni rechercher , ni fuir impunément !
beauté , charme , attrait , (impatie ! être
ou chimère inconcevable , abîme de
douleurs de de voluptés 1 beauté , plus
terrible aux mortels que l'élément ou
l'on t'a fait naître , malheureux qui le
livre à ton calme trompeur 1 c'eft toi
qui produit les tempêtes qui tourmen-
tent le genre humain.
FILLES,
de j. J. Rousseau. 16$
FILLES.
1-E s Filles doivent être vigilantes &c
laborieufes ; ce n'efl: pas tout , elles doi-
vent être gênées de bonne heure. Ce
malheur , fi c'en eft un pour elle 3 eft in-
féparable de leur fexe, & jamais elles
ne s'en délivrent que pour en fouflfrir de
bien plus cruels. Elles feront toute
leur vie aflèrvies à la gêne la plus con-
tinuelle & la plus fevere , qui eft celle
des bienféances : il faut les exercer d'a-
bord à la contrainte , afin qu'elle ne leur
coûte jamais rien , à domter toutes
leurs fantaifies pour les foumettre aux
volontés d'autrui.
Une petite Fille qui aimera fa mère
ou fa mie , travaillera tout le jour à Tes
côtés fans ennui :1e babil feul la dédom-
magera de toute fa gêne. JVlais fi celle
qui la gouverne lui eft infupportable, elle
prendra dans le même dégoût tout ce
M
%66 Les Pensées
qu'elle fera fous Tes yeux. Il ea.très-dim*-
cile que celles qui ne fe plaifent pas avec
leurs mères , plus qu'avec per forme au
monde, puilTent un jour tourner à bien . :
mais pour juger de leurs vrais fenti-
ments, il faut les étudier , Se non pas fe
fier à ce qu'elles difent; car elles font
flatteufes, ditfîmulées , & Savent «le
bonne heure fe déguifèr.
La première chofe que remarquent
en grandiflant les jeunes perfonnes , c'eft
quewus les agréments de la parure ne
leur fuffifent point , fi elles n'en ont qui
foient à elles. On ne peut jamais fe
donner la beauté , & l'on n'eft pas fi-tôt
en état d'acquérir la coquetterie ; mais
on peut déjà chercher à donner un tour
agréable à fes geftes , un accent flat-
teur à fa veix , à compofer fort main-
tient , à marcher avec légèreté , à pren-
dre des attitudes gracieufes Se à choiiu-
par-tout fes -avantages. La voix s'étend ,
s'affermit & prend du timbre; les bras
fe développent, la démarche ftffifter,
de J. J. Rousseau. 267
&: l'on s'apperçoit que , de quelque ma-
nière qu'on foît mife , il y a un art de fe
faire regarder. Dès-lors il ne s'agir plus
feulement d'aiguille ôc d'induftrie ; de
nouveaux talents fe préfentent , & font
déjà fentir leur utilité.
En France , les Filles vivent dans des
couvents , &c les femmes courent le mon-
de. Chez les anciens c'était tout le con-
traire : les Filles avoient beaucoup de
jeux ôc de fêtes publiques : les femmes
vivoient retirées. Cet ufage étoit plus
raifonnable & maintenoït mieux les
mœurs. Une forte de coquetterie eft
permife aux Filles à marier, s'amufer
eft leur grande affaire. Les femmes ont
d'autres foins chez elles , & n'ont plus
de maris à chercher ; mais elles ne trou-
veraient pas leur compte à cette réfor-
me , ôc malheureufement elles donnent
le ton.
Il efl: indigne d'un homme d'honneur
d'abufer de la /implicite d'une jeune
Fille , pour ufurper en fecret les mêmes
M 2
léS LES PENSÉES
libertés qu'elle peut foufifrir devant tout
le- monde. Car on kit ce que la bien-
{earice peut tolérer en public -, mais on
igno où s'arrête dans l'ombre du m;
tere , celui qui Te fait feul juge de les
•les.
Voulez-vous înfpker l'amour des
bonnes mœurs aux jeunes perfonnes ?
Sans leur dire mceliamment , ioyez Pa-
ges , donnez-leur un grand intérêt à l'ê-
tre-, faites-leur icv.ûr tout le prix de la
fagelte , & vous la leur ferez aimer, il ne
fuffit pas de prendre cet intérêt au loin
dans l'avenir ; montrez-le leur dans le
moment même , dans les relations de
leur âge , dans le caractère de leurs
Amants. Dépeignez-leur l'homme de
bien , l'homme de mérite -, apprenez-
Leur à le reconnoître , à l'aimer , & a
l'aimer pour elles j prouvez-leur qu
mies , femmes ou maùrcfles , cet hom-
me feul peut les rendre heureufes . Ame-j
nez la vertu par la raifon : faites- leur
fentir que l'empire de leur iexe 5c tous-
DE J. J. ROU SSEAV. 269
Ces avantages ne tiennent pas feulement
à fa bonne conduite , à Tes mœurs 3 mais
encore à celles des hommes; qu'elles ont
peu de prife fur des âmes viles & baltes ,
& qu'on ne fait fervir fa maîtreffe que
comme on fait fervir la vertu. Soyez
fûre qu'alors en leur dépeignant les
mœurs de nos jours , vous leur en inf-
pirerez un dégoût fîncere ; en leur mon-
trant les gens à la mode , vous les leur
ferez méprifer , vous ne leur donnerez
qu'éloignement pour leurs maximes ,
averfion pour leurs fentiments , dédain
pour leurs vaines galanteries ; vous leur
ferez naître une ambition plus noble ,
celle de régner fur des âmes grandes 8c
fortes , celle des femmes de Sparte , qui
étoit de commander à des hommes.
Les femmes ne ceflent de crier que
nous les élevons pour être vaines & co-
- quetees, que nous les amufons fans celle
à des puérilités pour relier plus facile-
ment les maîtres-, elles s'en prennent à
nous des défauts que nous leur repro-
M 5
270 Les Pens-ées
chons. Quelle folie! ôc depuis quand
fonc-ce les hommes qui fe mêlent de
l'éducation des Filles ? Qui eft-ce qui
empêche les mères de les élever com- ,
me il leur plaît ? Elles n'ont point de
collèges : grand malheur ! Eh ! plut à
Dieu qu'il n'y en eût point pour les gar-
çons , ils feroient plus fenfément & plus
honnêtement élevés ! Force - 1 - on vos
Filles à perdre leur temps en niaiferies ?
Leur fait-on malgré elles palier la moi-
tié de leur vie à leur toilette à votre
exemple ? Vous empêche-t-on de les
inftruire ôc faire inftruire à votre gué ?
Eft-ce notre faute Ci elles nous plaifent
îd elles font belles , fi leurs minau-
deries nousTéduifent , fi l'art qu'elles
apprennent de vous nous attire &c nous
flatte, fi nous aimons à les voir mifes
avec eoût , fi nous leur laiifons affiler à
loifîr les armes dont elles nous iubju-
guent ? eh ! prenez le parti de les élever
comme des hommes ; ils y confentiront
de bon cœur ! plus elles voudront leur
z>e J. J. Rousseau. 271
reflêmbler, moins elles les gouverne-
ront} & c'eft alors qu'ils feront vrai-
ment les maîtres.
A force d'interdire aRx femmes le
chant, la danfe & tous les amufements
du monde , on les rend mauflades ,
grondeufes, infupportables dans leurs
maifons. Pour moi , je voudrois qu'une
jeune Angloife cultivât avec autant de
foin les talents agréables pour plaire au
mari qu'elle aura , qu'une jeune Alba-
noife les cultive pour le harem d'if-
pahan. Les maris , dira-t-on , ne fe fou-
cient point trop de tous ces talents : vrai-
ment je, le crois, quand ces talents, loin
d'être employés à leur plaire , ne fer-
vent que d'amorce pour attirer chez eux
de jeunes impudents qui les déshono-
rent. Mais penfez-vous qu'une femme
aimable & fage , ornée de pareils ta-
lents , & qui les confacreroit à l'amufe-
ment de fon mari , n'ajouterait pas au
bonheur de fa vie, & ne l'empêcheroit
pas , fortant de fon cabinet la tête épia-
is 4
ifi Les Pensées
fée , d'aller chercher des récréations
hors de chez lui ? Perfonne n'a-t-il vu
d'heureufes familles ainfi réunies , où
chacun fait fournir du fien aux amufe-
ments communs ? Qu'il dife fi la confian-
ce & la familiarité qui s'y joint , li l'in-
nocence & la douceur des plaifirs qu'on
y goûte , ne rachètent pas bien ce que
les plaifirs publics ont de plus bruyant.
SOCIÉTÉ CONJUGALE.
A relation fociale des Sexes e(l ad-
mirable. De cette Société refulte une
perfonne morale , dont la femme eit
l'ccil & l'homme le bras, mais avec
une telle dépendance l'un de l'autre ,
que c'efl: de l'homme que la femme ap-
prend ce qu'il faut voir , & de la fem-
me } que l'homme apprend ce qu'il faut
faire; Si la femme pouvoit remonter
aulTi bien que l'homme aux principes ,
ôi que l'homme eut auiîi bien qu'elle
DE J. J. ROU S S EAV. 273
l'efprit des détails , toujours indépen-
dants l'un de l'autre , ils vivraient dans
une difcorde éternelle , , & leur Société
ne pourrait fubfifter. Mais dans Phar-
monie qui règne entre eux , tout tend à
la fin commune , on ne fait lequel
met le plus du n'en ; chacun fuit l'im-
pulfion de l'autre , chacun obéit , de
tous deux foïit les maîtres.
L'empire de la femme eft un empire
de douceur , d'adreflfe de de complai-
fance ; Tes ordres font des carefifes , Tes
menaces font des pleurs. Elle doit ré-
gner dans la maifon comme un Minif-
tre dans l'état, en fe faifant comman-
der ce qu'elle veut faire. En ce fens, il
eft confiant que les meilleurs ménages
font ceux où la femme a le plus d'au-
torité. Mais quand elle meconno:*: la
\©ix du chef, qu'elle veut ufurper (es
droits Se commander eli. , il ne
réfulte jamais de ce léTordre que mi-
fere, (candale & déshonneur.
Je ne connois pour les deux Se
M 5
1-4 Les Pensées
que deux clatïès réellement diftinguées ;
l'une de gens qui penfent , l'autre de
ns qui ne penfent point, Se cette âit*-
férence vient prefque uniquement de
l'éducation. Un homme de la première
' de ces deux clafles ne doit point s'al-
lier dans l'autre j car le plus grand char-
me de, la Société manque à la fîenne >
lorfqu'ayant une femme , il eft réduit à
penfer feul. Les gens qui pailent exac-
tement la vie entière à travailler pour
vivre, n'ont d'autre idée que celle de
leur travail ou de leur intérêt, 6v tout
leur efprit femble être au bout de leurs
bras. Cette ignorance ne nuit ni à la pro-
bité ni aux mœurs ,• fouvent même elle
y fert ; fouvent on compofe avec fes
' devoirs à force de réfléchir 3 ôc l'on finit
par mettre un jargon à la place des
chofes. La confeience eft le plus éclairé
des philofophes • on n'a pas befoin de
favoir les offices de Ciceron, pour
être homme de bien ; ôc la femme du
monde la plus honnête fait peut-être le
DE J, J. ROUS SE^U. 275
moins ce que c'eft que l'honnêteté. Mais
il n'en eft pas moins vrai qu'un efpi.it
cultivé rend feul le commerce asréa-
ble , Se c'eft une trifte chofe pour un
père de famille qui fe plaît dans fa mai-
fon j d'être forcé de s'y renfermer en
lui-même , & de ne pouvoir s'y faire
entendre à perfonne.
D'ailleurs , comment une femme qui
n'a nulle habitude de réfléchir élévera-
t-elle fes enfants ? Comment difeerne-
ra-t-elle ce qui leur convient ? Com-
ment les difpofera - t - elle aux vertus
qu'elle ne connoît pas , au mérite dont
elle n'a nu lie idée ? Elle ne faura que
les flatter ou les menacer , les rendre
înfolents ou craintifs ; elle en fera des
fînges maniérés ou d'étourdis polirions,
jamais de bons efprits , ni des enfants
aimables.
Il ne convient donc pas à un hom-
me qui a de l'éducation de prendre une
femme qui n'en ait point , ni par con-
féquent dans un rang où l'on ne fauroit
M 6
z-6 Les Pensées
en avoir. Mais j'aimerois encore cent
fois mieux fille fimple 8c grolïîérement
élevée , qu'une fille fa vante & bel efprit
qui viendroit établir dans ma maifon
Un tribunal de littérature dont elle Ce
feroit la préfidente. Une femme bel
efprit eft le fléau de fon mari , de fes
enfants , de fes amis , de fes valets , de
tout le monde. De la fublime élévation
de fon beau génie , elle dédaigne tous
fes devoirs de femme , 5c commence
toujours par fe faire homme à la ma-
nière de Mademoifelle de l'Enclos. Au
dehors elle cft toujours ridicule & très
juftement critiquée 3 parce qu'on ne
peut manquer de l'être auiïi-tôt qu'on
fort de fon état , & qu'on n'eft point
fait pour celui qu'on veut prendre.
Toutes ces femmes à grands talents
n'en impofent jamais qu'aux fots. On
fait toujours quel eft l'artifte ou l'ami
qui tient la plume ou le pinceau quand
elles travaillent On fait quel éft le
i et homme de lettres qui leur dicle
DE J. J. ROUSSEAU. 277
en fecret leurs oracles. Toute cette
charlatanerie eft indigne d'une honnête
femme. Quand elle auroit de vrais
talents , fa prétention les aviliroit. Sa
dignité eft d'être ignorée ; fa gloire eft
dans l'eftirne de Ton mari ; Tes pîaifirs
font dans le bonheur de fa famille.
La grande beauté me parcît plutôt à
fuir qufà rechercher dans le mariage.
La beauté s'ufe promptement par la
poîïèflïon ; au bout de fix femaines elle
n'eft plus rien pour le p'olïèfleur ; mais
fes dangers durent autant qu'elle. A
md'ns qu'une belle femme ne foit un
an^e , fon mari eft le plus malheureux
des hommes ; & quand elle feroit un
ange , comment empêchera- 1- elle qu'il
ne foit fans cefTe entouré d'ennemis ? Si
l'extrême laideur n'etoit pas dégoû-
tante i je là préférerois à l'extrême beau-
té ; car en peu de temps l'une ce l'autre
des pour le mari , la beauté de-
vient un inconvénient 6c la laideur un
: mais la laideur qui produit
%j% L'ES 1> t USÉES
le dégoût eft le plus grand des malheurs -,
ce fentiment , loin de s'effacer , aug-
mente fans cefle &c fe tourne en haine.
C'eft un enfer qu'un pareil mariage ; H
vaudrait mieux être morts qu'unis ainfi.
Délirez en tout la médiocrité , fans
en excepter la beauté même. Une fi-
gure agréable & prévenante , qui n'inf-
pire pas l'amour , mais la bienveillance,
eft ce qu'on doit préférer j elle eft fans
préjudice pour le mari , &: l'avantage
en tourne au profit commun. Les grâ-
ces ne s'ufent pas comme la beauté ;
elles ont de la vie, elles fe renouvelant
fans celle ; & au bout de trente ans de
mariage , une honnête femme avec des
grâces , plaît à fon mari comme le
premier jour.
La diverfité de fortune 8c d'état s'é-
clipfe & fe confond dans le mariage ,
elle ne fait rien au bonheur ; mais celle
de caractère & d'humeur demeure , 6c
c'eft par elle qu'on eft heureux ou mal-
heureux. L'enfant qui n'a de règle que
de J. J. Rousseau. 279
l'amour choifit mal , le père qui n'a de
règle que l'opinion choifit plus mal
encore.
Peut-on fe faire un fort exclu/if clans
le mariage ? Les biens, les maux n'y
font-ils pas communs malgré qu'on en
ait , & les chagrins qu'on fe donne l'un
à l'autre ne retombent-ils pas toujours
fur celui qui les caufe 1
Y a-t-il au monde un fpe&acle auiTï
touchant , auffi refpe&able que celui
d'une mère de famille entourée de fes
enfants , réglant les travaux de fes do-
meftiques , procurant à Con mari une
vie heurcufe , S: gouvernant fagement
fa maifon ? Ceft là qu'elle fe montre
dans toute la dignité d'une honnête fem-
me ; ëc c'eft là qu'elle infpire vraiment
du refpect , & que la beauté partage
avec honneur les hommages rendus à la
venu. Une maifon dont la maîtrefle eft
abfeute eft un corps fans ame qui bien-
tôt tombe en corruption ; une femme
hors de fa maifon perd fon plus grand
ito Les P e it s e e s
luftre j 3c dépouillée de Tes vrais orne-
ments , elle ie montre avec indécence.
Ce n'eft pas feulement l'intérêt des
époux , mais la caufe commune de tous
les hommes que la pureté du mariage
ne Toit point altérée. Chaque fois que
deux époux s'unifient par un nœud fo-
lemnel , il intervient un engagement
tacite de tout le genre humain , de ref-
pe£ter ce lien facré , d'honorer en eux
l'union conjugale ; & c'eft , ce me ferrr-
ble , une raifon très forte contre les ma-
riages clandestins, qui, n'offrant nul
figne de c^rte union , expofent des cœurs
innocents à brûler d'une flamme adul-
tère. Le public eft en quelque forte ga-
rant d'une convention paflee en fa pré-
{ence , & l'on peut dire que l'honneur
d'une femme pudique eft fous la protec-
tion fpéciale de tous les gens de bien.
Ainfi q.uconque ofe la corrompre , pè-
che premièrement , parce qu'il la fait
.r , 6c qu'on partage toujours les
crimes qu'on fut commettre; il pèche
de J. J. Rousseau. iSt
encore directement lui-même,pafce qu'il
viole la foi publique 8c facrée du ma-
riage , fans lequel rien ne peut fubiîfter
dans l'ordre légitime des chofes hu-
maines.
L'amour n'eft pas toujours néceflaire
pour former un heureux mariage. L'hon-
nêteté , la vertu 3 de certaines conve-
nances , moins de conditions 8c d'âges
que de caractères 8c d'humeurs fuifi-
fent entre deux époux ; ce qui n'empê-
che point qu'il ne réfulte de cette union
un attachement très- tendre , qui , pour
n'être pas précifément- de l'amour , n'en
eft pas moins doux 8c n'en eft que plus
durable. L'amour eft accompagné d'une
inquiétude continuelle de jaloufîe ou
de privation , peu convenable au ma-
riage , qui eft un état de jouiftance &
de paix. On ne s'époufe pas pour pen-
fer uniquement l'un à l'autre , mais pour
remplir conjointement les devoirs de la
vie civile, gouverner prudemment fa
maifon , bien élever fes enfants. Leâ
282. Les Pensées
Amants ne voient qu'eux , ne s'occu-
pent inceffamment que d'eux , &£ la
feule chofe qu'ils fâchent faire , eft de
s'aimer. Ce n'eft pas aflez pour des
époux qui ont tant d'autres ioins à
templir.
Pourquoi les femmes doivent-elles
vivre retirées &c féparées des hommes ?
Ferons-nous cette injure au Sexe , de
croire que ce foit par des raifons tirées
de fa fôibkfïè , &: feulement pour évi-
ter le danger des tentations ? Non , ces
indignes craintes ne conviennent point
à une femme de bien , à une mère de
famille fans ceflè environnée d'objets
qui nourriuent en elle des fentiments
d'honneur , 6z livrée aux plus refpec-
tables devoirs de la nature. Ce qui les
fépare des hommes , c'eft la nature
elle-même qui leur preferit des occupa-
tions différentes ; c'eft cette douce ÔC
timide modeftie qui , fans fonger préci-
sément à la chafteté , en eft la plus fùre
gardienne. ; c'eft cette réferve attentive
DE J. J. ROUSSEJV. 2B3
êc piquante , qui , nourriflànt à la fois
dans les cœurs des hommes Se les défirs
& le refpecfc , fert pour ainfi dire de
coquetterie à la vertu. Voilà pourquoi
les époux mêmes ne font pas exceptés
de la règle. Voilà pourquoi les femmes
les plus honnêtes confervent en générai
le plus d'afeendant fur leurs maris ;
parce qu'à l'aide de cette fage Se dit
cretteréferve, fans caprice Se fans refus,
elles favent au fein de l'union la plus
tendre les maintenir à une certaine
dithnee , Se les empêchent de jamais
fe raflàflier d'elles.
Par plufieurs raifons tirées de la na-
ture de la chofe , le père doit com-
mander dans la famille. Premièrement 3
l'autorité ne doit pas être égale entre le
père Se la mère ; mais il faut que le
gouvernement foit un , Se que dans les
partages d'avis il y ait une voix pré-
pondérante qui décide. 2.0. Quelques
légères qu'on veuille fuppofer les in-
commodités particulières à la femme i
184 Les P e k s é e s
comme elles font toujours pour elle un
intervalle d'inafHon , c'eft une raifon
fuffifante pour l'exclure de cette pri-
mauté : car quand la balance eft par-
faitement égale , une paille fufnt pour
la faire pencher. De plus , le mari doit
avoir infpection fur la conduite de fa
femme ; parce qu'il lui importe de s'af-
furer que les enfants , qu'il eft forcé de
reconnoître 8c de nourrir , n'appartien-
nent pas à d'autres qu'à lui. La femme
qui n'a rien de femblable à craindre ,
n'a pas le même droit fur le mari.
3 e*. Les enfants doivent obéir au perc,
d'abord par nécefïité , enfuite par recon-
noiffance ; après avoir reçu de lui leurs
befoins durant la moitié de leur vie ,
ils doivent confacrer l'autre à pourvoir
aux fiens. 4Q. A l'égard des domefU-
ques , ils lui doivent auiïi leurs fervices
en échange de l'entretien qu'il donne ;
fauf à rompre le marché dès qu'il cefle
de leur convenir,
de J. J. Rousseau. z8j
DEVOIR DES AIE RE S.
J-^ E Devoir des femmes de nourrir
leurs enfants n'eft pas douteux : mais
on difpute fi , dans le mépris qu'elles
en font , il efh égal pour les enfants
d'être nourris de leur lait ou d'un autre ?
Je tiens cette queftion , dont les Méde-
cins font les Juges , pour décidée au
fouhait des femmes ; &c pour moi je
penferois bien aulïi qu'il vaut m
que l'enfant fuce le lait d'une nourrice
en faute , que d'une mère gâtée , s'il
avoit quelque nouveau mal à crainde
du même fanç dont il eit formé.
Mais la queftion doit-elle s'cnvifager
feulement par le côté phyfique s & l'en-
fant a-t-il moins befoin des foins d'une
mère que de fa mammelle :- D'autzes fem-
mes , des bêtes mêmes pourront lui
donner le lait qu'elle lui refufe : la fol-
îicitude maternelle ne fe fupplée point.
i86 Les Pensées
Celle qui nourrit l'enfant d'une autre au
lieu du fien , eft une mauvaife mère ;
comment fera-t-elle une bonne nourri-
ce ; Elle pourra le devenir , mais lente-
ment , il faudra que l'habitude change
la nature ; & l'enfant mal foigné aura
le temps de périr cent fois , avant que
fa nourrice ait pour lui une tendrdlo
de mère.
De cet avantage même réfuite un in-
convénient, qui fcul devroit ôter à toute
femme fenfible le courage de faire nour-
rir fon enfant par une autre : c'eft celui
de partager le droit de mère , ou plutôt
de l'aliéna- ; de voir fon enfant aimer
une autre femme, autant Se plus qu'elle;
de fenrir que la tendreiTe qu'il con-
ferve pour fa propre mère , eft une grâ-
ce , & que celle qu'il a pour fa mère!
adoptive eft un devoir : car où j'ai trou-
vé les foins d'une mère , ne dois-je pas;
l'attachement d'un fils ?
La manière dont on remédie à cet
inconvénient , eft d'infpirer aux enfants
de J. J. Rousseau. 287
du mépris pour leur nourrice , en les
traitant en véritables fervantes. Quand
leur fervice eft achevé , on retire l'en-
fant 5 ou l'on congédie la nourrice 5
à force de la mal recevoir , on la rebute
de venir voir fon nourriîToii. Au bout
de quelques années } il ne la voit plus ,
il ne la connoît plus. La mère qui croit
fe fubltituer à elle , 6c réparer fa négli-
gence par la cruauté 3 fe trompe. Au
lieu de faire un tendre fils d'un nour-
riffon dénaturé , elle l'exerce à l'ingra-
titude ; elle lui apprend à méprifer un
jour celle qui lui donna la vie , comme
celle qui l'a nourri de fon lait.
Point de mère , point d'enfant. En-
tr'eùx , les devoirs font réciproques , ôc
s'ils font mal remplis d'un côté , ils fe-
ront négligés de l'autre. L'enfant doic
aimer fa mère avant de favoir qu'il le
doit. Si la voix du fane n'eft fortifiée
par l'habitude & les foins , elle s'éteint
dans les premières années , ôc le cœur
meurt , pour ainfi dire , avant que de
iS8 Les Pensées
naître. Nous voilà dès le premier pas
hors de la nature.
On en fort encore par une route op-
pofée , lorfqu'au lieu de négliger les
foins de mère , une femme les porte à
l'excès ; lorfqu'elle-fait de Ton enfant
fon idole ; qu'elle augmente &z nourrit
fa foibleflfe pour l'empêcher de la fentir,
& qu'efpérant le fouftrafre aux loix de
la nature , elle écarte de lui des attein-
tes pénibles , fans fonger combien, pour
quelques incommodités dont elle le pré-
ferve un moment , elle accumule au loin
d'accidents & de périls fur fa tête , &
combien c'eft une précaution barbare
de prolonger la foibleffe de l'enfance
fous les fatigues des hommes faits. The-
tis , pour rendre fon fils invulnérable ,
le plongea , dit la fable , dans 1 eau du
Styx. Cette allégorie elt belle & claire.
Les mères cruelles dont je parle font
autrement : à force de plonger leurs
enfants dans la molleffe , elles les prépa-
rent à la fouffrance 3 elles ouvrent leurs
pores
de J. J, Rousseau* 2S9
pores aux maux de toute efpece, dont
ils ne manqueront pas d'être la proie
étant grands.
Du devoir des mères de nourrir les
enfants dépend tout l'ordre moral. Vou-
lez-vous rendre chacun à fes premiers
devoirs ; commencez par les mères ;
vous ferez étonnés des changements que
vous produirez. Tout vient fuccefïive-
ment de cette première dépravation :
tout l'ordre moral s'altère ; le naturel
s'éteint dans tous les cœurs ; l'intérieur
des maifons prend un air moins vivant;
le fpectacle touchant d'une famille naif-
fante n'attache plus les maris , n'impofe
plus d'égards aux étrangers ; on res-
pecte moins la mère dont on ne voit
pas les enfants 5 il n'y a point de rési-
dence dans les familles ; l'habitude ne
renforce plus les liens du fang ; il, n'y a
plus ni pères , ni mères , ni enfants , ni
frères, ni fœurs ; tous fe connoitTent à
peine , comment s'aimeroient-ils F cha-
cun ne fonge plus qu'à foi. Quand la
N
%$9 Les ? ex si es
maifon n'cft plus qu'une trille folitude ,
il faut bien aller s'égayer ailleurs.
Mais que les mères daignent nourrit
leurs enfants , les mœurs vont fe réfor-
mer d'elles-mêmes, les fentiments de
la nature fe réveiller dans tous les
coeurs -, l'état va fe repeupler ; ce pre-
mier point , ce point feul va tout réunir
L'attrait de la vie domeftique eft le
meilleur contrepoifon des mauvaifes
mœurs. Le tracas des enfants qu'on
croit importun devient agréable ; il
rend le père & la mère plus néceflaires,
plus chers l'un à l'autre , il reflerre en-
tr'eux le lien conjugal. Quand la fa-
mille eft vivante & animée , les foins
domefliques font la plus chère occupa-
tion de la femme & le plus doux amu-
fement du mari. Ainfi de ce feul abus
corrige , réfulteroit bientôt une réforme
générale -, bientôt la nature auroit re-
pris fes droits. Qu'une fois les fem-
mes redeviennent mères , bientôt les
hommes redeviendront pères & maris.
z J. J. Rousseau. %$■§
DEVOIR DES PERES.
V^Omme la véritable nourrice de
l'enfant eft la mère , le véritable pré-
cepteur eft le père. Qu'ils s'accordent
dans l'ordre de leurs fondions , ainu*
que dans leur fyftême : que des mains
de l'un l'enfant paffe dans celles de l'au-
tre. Il fera mieux élevé par un père ju-
dicieux Se borné , que par le plus ha-
•bile maître du monde ; car le zèle fup-
pléera mieux au talent, que le talent au
zèle.
Un père quand il engendre & nourrit-
des enfanrs ne fait en cela que le tiers de
fa tâche. Il doit des hommes à fou ef-
pece , il doit à la fociéré des hommes
fociables , il doit des citoyens à l'Etat.
Tout homme qui peut payer cette tri-
ple dette , & ne le fait pas , eft coupa-
ble, Se plus coupable, peut-être, efffani
il la paye à demi. Celui qui ne peut rem-
K i
i9i Les Pensées
plir les devoirs de père , n'a point droit
de le devenir. Il n'y a ni pauvreté , ni
travaux, ni refpcd humain qui le dif-
penfent de nourrir fes enfants , «Se de les
«lever lui-même. Le&eurs, vous pou-
vez m'en croire. Je prédis à quiconque
a des entrailles , de néglige de lî faints
devoirs , qu'il verfera long-temps fur fa
faute , des larmes arriéres , & n'en fera
jamais confolé.
Mais que fait cet homme riche , ce
père de famille fi affairé , 6c forcé félon
lui , de laifTer fes enfants à l'abanvion ?
Il paye un autre homme pour remplir
Tes foins qui lui font à charge. Ame vé-
nale ! crois-tu donner à ton fils un au-
tre père avec de l'argent 5 Ne t'y trom-
pe point j ce n'efl: pas même un maître
que tu lui donnes , c'eft un valet. Il en
formera bientôt un fécond.
Un père qui fentiroit tout le prix
ii'un bon gouverneur , prendroit le parti
de «*en pafler; car il mettroit plus de
peine à l'acquérir , qu'à le devenir lui-
de J. J. Rousseau. 19$
même. Veut-il donc fe faire un ami :-
Qu'il élevé Ton fils pour l'être •■, le voilà
difpenfé de le chercher ailleurs , & la
nature a déjà fait la moitié de l'ou-
vrage.
ÉDUCATION.
I\ Ou s naiiîons foibles , nous avons
befoin de forces : nous n aillons dé-
pourvus de tout, nous avons befoin de
jugement. Tout ce que nous n'avons
pas à notre naiiïance , & dont nous
avons befoin éur.t grands , nous eft
donné par l'éducation.
Cette éducation nous vient de la na-
ture, ou des hommes, ou des chofes.
Le développement interne de nos fa-
cultés 6c de nos organes aft l'éduca-
tion de la nature : l'ufage qu'on nous
apprend à faire de ce développement
eft l'éducation des hommes ; & l'acquis
de notre propre expérience fur les ob-
N 3
2?4 Les Pensées
jets qui nous afFedtent, eft l'éducaticrt
des chofes.
Chacun Je nous eft donc formé par
trois fortes de maîtres. Le difciple ,
dans lequel leurs diverfes leçons fs con-
trarient eft mal élevé , & ne fera jamais
d'accord avec lui-même : celui dans
lequel elles tombent toutes fur les mê-
mes points, & tendent aux mêmes fins,
va feul à fon but & va* conféquemment.
CJui-là feul eft bien élevé.
L'éducation de l'enfance eft celle qui
importe le plus ; & cette première édu-
cation appartient inconteftabîement aux
femmes : fi l'auteur de la nature eût
voulu qu'elle appartint aux hommes ,
il leur eût donné du lait pour nourrir
les enfants. Parlez donc toujours aux
femmes > par préférence dans vos trai-
tés d'éducation ; car, outre qu'elles font
à portée d'y veiller de plus près que les
hommes &. qu'elles y influent toujours
davantage , le fuccès les intëreflè auiïi
beaucoup plus , puifque la plupart des
de J. J. Rousseau. 295',.
veuves fe trouvent prefque à la merci
de leurs enfants, & qu'alors ils leur font
vivement fentir , en bien ou en mal ,
l'effet de la manière dont elles les ont
élevés. Les loix , toujours fi occupées
des biens & fi peu des perfonnes , parce
qu'elles ont pour objet la paix & non la
vertu , ne donnent pas allez d'autorité
aux mères. Cependant leur état eft plus
fur crue celui des pères ; leurs devoirs
font plus pénibles; leurs foins impor-
tent plus au bon ordre de la famille
généralement elles ont plus d'attache-
ment pour les enfants. Il y a des occa-
fions où un fils qui manque de refpecl:
à fon père , peut 5 en quelque forte , être
exeufé : mais fi dans quelque occailon
que ce fût, un enfant étoit allez déna-
turé pour en manquer à fa mère y à celle
qui l'a porté dans fon feiri , qui l'a nourri
de fon lait , qui , durant des années ,
s'eft oubliée elle-même , pour ne s'oc-
cuper que de lui , on devroit fe hâter
d'étouffer ce miférable , comme un
N 4
it}6 Les Pensé e s
monftie indigne de voir le jour.
Celui d'entre nous qui fait le mieux
fupporter les biens <k les maux de cette
vie eft le mieux élevé : d'où il fuit que
la véritable éducation confifte moins
en préceptes qu'en exercices,
Si les hommes nahToient attachés au
fol d'un pays , fi la même faifon duroit
toute l'année , il chacun tenoit à fa for-
tune de manière à n*en pouvoir jamais
changer , la pratique d'éducation établie
feroit bonne à certain égard; l'enfant
élevé pour fon état, n'en fortant jamais ,
ne pourroit être expofé aux inconvé-
nients d'un autre. Mais vu la mobilité
des chofes humaines; vu l'efprit inquiet
&C remuant de ce fiecle qui bculeverfe
tout à chaque génération , peut-on con-
cevoir une méthode plus infenfée que
d'élever un enfant , comme n'ayant ja-
mais à fortir de fa chambre, comme de-
vant être fans celle entouré de Ces gens ?
Si le malheureux fait un feul pas fur la
'.erre, s'il defeend d'un feul degré , il eft
r>E J. J. Rousseau. i97
perdu. Ce n'eft pas lui apprendre à fup-
portcr la peinej c'eft l'exercer à la
fentir.
Souvenez-vous toujours que l'efprit
d'une bonne inftitution n'eft pas d'enfei-
gner à l'enfant beaucoup de chofes 9
mais de ne laifler jamais entrer dans
Ton cerveau que des idées juftes &
claires.
La partie la plus effentielle de l'édu-
cation d'un enfant • celle dont il n'eft
jamais queftion dans les éducations les
plus éloignées, c'eft de lui bien faire
fehtir fa mifere , fa foibleflè , fa dépen-
dance , de le pefant joug de la nécefîité
que la nature impofe à l'homme , & cela
non-feulement afin qu'il fok fenfible à
ce qu'on fait pour lui alléger ce joug ,
mais fur-ïout afin qu'il connoiffe de bon-
ne heure en quel rang l'a placé la Provi-
dence , qu'il ne s'élève point au deflùs
de fa portée, ôc que rien d'humain ne
lui femble étranger à lui.
Appropriez l'éducation de l'homme à
N s
%9% Les Pensées
l'homme , & non pas à ce qui n'eft point
lui. Ne voyez-vous pas qu'en travail-
lant à le former exclulivement pour un
état , vous le rendez inutile à tout au»
tre > & que s'il plaît à la fortune , vous
n'aurez travaillé qu'à le rendre maU
heureux..
Mettez toutes les leçons des jeunes gens
en actions , plutôt qu'en difeours. Qu'"*
n'apprennent rien dans les livres de ce
que l'expérience peut leur enfeigner.
Le pédant & l'indituteurdifent à peu
près les mêmes chofe.s , mais le pre-
mier les dit à cour propos -, le fécond ne
les dit que quand il eft fur de leur etfer.
DE J. J. ROU SSEAV. %y$
ENFANTS.
D A n s le commencement de la vie oh
la mémoire 6c l'imagination font en-
core inactive , l'enfant n'efi: attentif
qu'à ce qui affecte actuellement Tes Cens,
Ses fenlations étant les premiers maté-
riaux de Tes connoiiTances > les lui offrir
dans un ordre convenable , c'eft prépa-
rer fa mémoire à les fournir un joui;
dans le même ordre à fou entendement v,
mais comme il n'efl: attentif qu'à fes fen*»
fations, il fufrit d'abord de lui montrer
bien diftinctement la liaifon de ces mê-
mes fenlations avec les objets qui les
caufent. il veut tout toucher 5 tout ma-
nier ; ne vous oppofez point à cette in-
quiétude. : elle lui fuggere un. appuenrif^
fage très néceflàire. C'efl: ainfl qu'il
apprend à fentir la chaleur >. le froid , la
dureté, la mollelïè, la pefanteur:, la 1&-
géreté des corps 3 à juger de* leur. grai>
Les Pensées.
deur , de leur figure , &: de toutes leurs
qualités feniïbles , en regardant , pal-
pant , écoutant , fur-tout en comparant
la vue au toucher , en eftimant à l'œil
la fenfarion qu'ils feroient fous fes
doigts.
Ce n'eft que par le mouvement , que
nous apprenons qu'il y a des chofes qui
ne font pas nous ; de ce n'eft que par
notre propre mouvement que nous ac-
quérons l'idée de l'étendue. C'eft parce-
que l'enfant n'a point cette idée , qu'ii
tend indifféremment la main pour faifir
l'objet qui le touche y ou l'objet qui eft
à un pas de lui. Cet effort qu'il fait vous
paroît un fîgne d'empire, un ordre qu'il
donne à l'objet de s'approcher ou à
vous de le lui apporter ; ëc point du tout,
c'efl: feulement que les mêmes objets
qu'il voyoit d'abord dans fon cerveau »
puis fur fes yeux , il les voit maintenant
au bout de fes bras -y & n'imagine d'é-
tendue que celle où il peut atteindre.
Ayei donc foin de le pi amener fouvenr,
DE J. J. ROU S SE AV. 30I
de le tranfporter d'une place à l'autre >
de lui faire fentir le changement de lieu3
afin de lui apprendre à juger des diftan-
ces. Quand il commencera de les con-
noître, alors il faut changer de métho-
de, & ne le porter que comme il vous
plaît ; car fi-tôt qu'il n'eft plus abufé
par les fens , fon eftort change de caufe,
Le mal-aife des befoins s'exprime par
des lignes > quand le fecours d'autrui
eft néceflaire pour y pourvoir. De là s
les cris des enfants. Ils pleurent beau-
coup : cela doit être, puifque toutes leurs
fenfations font affectives y quand elles
font agréables ils en jouifTent en fîlence 9
quand elles font pénibles ils le difent
dans leur langage , 8c demandent du
îoulagement. Or , tant qu'ils font éveil-
lés, ils ne peuvent prefque refter dans
un état d'indifférence ; ils dorment ou
font affectés.
Toutes nos langues font des ouvra-
ges de l'art. On a long-temps cherché
s'il y avok une langue naturelle & corn-
toi Les P 2 k s â e s
rnune à tous les hommes : fans doute-,
il y en a une ; & c'eft celle que les en-
fants parlent avant de favoir parler*
Cette langue n'eft pas articulée , mais
elle eft accentuée ,. fonore , intelligible.
L'ufage des nôtres nous l'a fait négliger
au point de l'oublier tout-à-fait. Etu-
dions les enfants, & bientôt nous la rap-
prendrons auprès d'eux. Les nourrices
font nos maures dans cette langue , elles
entendent tout ce qne difent leurs nour-
nflons ,. elles leur répondent , elles ons
avec eux des dialogues très bien fuivis *.
§c quoiqu'elles prononcent- d<es mots >
ces mots font parfaitement inutiles >,
qe n'eft point le fens du mot qu'ils en-
tendent, mais l'accent dont il eft ac-
compagné.
Au langage de la voix fe joint celui-
du gefte non moins, énergique, Ce gefte
n'eft pas dans les foibles mains des en-
fants , il eft fur leurs vifages,. Il eft éton-
nant combien ces phyfionomies mal
Cûïmées-. ont déjà d'exprefllon ; leurs-
DE J. J. ROU 3 8 EAU. 30J
traits changent d'un inftant à l'autre
avec une inconcevable rapidité, Vous
voyez le Courire^ le déflr , l'eflroi naî-
tre & pa(ïèr comme autant d'éclairs; à
chaque fois vous croyez voir un autre
vifage. Ils ont certainement les muf-
clés de la face plus mobiles que nous. En
revanche leurs yeux ternes ne difefiç
prefque rien. Tel doit être le genre de
leurs lignes dans un âge où l'on a que:
des befoins corporels; l'expreiîion des
fenfations eft dans les grimaces , l'ex-u
preflïon des fentiments efl dans les re*
gards*
Les premiers pleurs des enfants fonfc
«*es prières : iî on n'y prend garde , elles:
deviennent bientôt des ordres; ils corn-*-
rnencent par fe faire affifter , il finifieiic.
par fe faire fervir. Ainfi de leur pro-*.
j>re foiblefle , d'où vient d'abord le. {en.<^
timent de leur dépendance , naît eii.
fuite l'idée de l'empire ôc de la domina-»-
tion ;. mais cette idée étant moins exck.
tée oai lemi WttBSL Ç^e Fr nos £^Y ^,
304 Les Pensées
ces, ici commencent à fe faire apperce-
voir les effets moraux dont la caufe im-
médiate n'eft pas dans la nature , 6c
l'on voit déjà pourquoi dès ce premier
âge, il importe de démêler l'intention
fecrete que dicte le gefte ou le cri.
Quand l'enfant tend la main avec
effort fans rien dire , il croit atteindre à
l'objet , parce qu'il n'en eflime pas la
diilance ; il eft dans l'erreur : mais quand
il fe plaint & crie en tendant la main ,
alors il ne s'abufe plus fur la diftance ,
il commande à l'objet de s'approcher,
ou à vous de le lui apporter. Dans le pre-
mier cas portez-le à l'objet lentement Se
à petit pas : dans le fécond , ne h-i.ras'
pas feulement femblant de l'entendre y
plus il criera , moins vous devez l'écou-
ter. Il importe de l'accoutumer de bon-
ne heure à ne commander , ni aux hom-
mes , car il n'eft pas leur maître , ni aux
chofes, car elles ne l'entendent point.
Ainfi , quand un enfant délire quelque
enofe qu'il voit & qu'on veut lui don-
DE J. J. ROU SS EAU. 5©J
lier, il vaut mieux porter l'enfant à l'ob-
jet que d'apporter l'objet à l'enfant : il
tire de cette pratique une conclufion
qui eft de fon âge, & il n'y a point d'au-
tre moyen de la lui fuggérer.
Un enfant veut déranger tout ce qu'il
voit , il cafle , il brife tout ce qu'il peut
atteindre 3 il empoigne un oifeau com-
me il empoigneroit une pierre , &c l'é-
touffé fans favoir ce qu'il fait. Pour-
quoi cela ; D'abord , la philofophie
en va rendre raifon par des vices
naturels , l'orgueil , l'efprit de domi-
nation , l'amour propre , la méchan-
ceté de l'homme ; le fentiment de fa
foibleiïe, pourra-t-elle ajouter, rend l'en-
fant avide de faire des actes de force y
Se de Ce prouver à lui-même fon propre
pouvoir ? Mais voyez ce vieillard infir-
me & cafïé , ramené par le cercle de la
vie humaine à la foiblefïè de l'enfance j
non-feulement il refte immobile 8c pai-
sible 3 il veut encore que tout y refte
autour lui ; le moindre changement le
$o6 Les Pensées
trouble & l'inquiète , il voudrait voie
régner un calme univerfel. Comment la
même impuiflance jointe aux mêmes
pafïions produiroit-elle des effets h*
différents dans les deux âges , fi la
caufe primitive n'étoit changée ï Et où
peut-on chercher cette diverfîté de
caufes , fi ce n'eft dans l'état phyfique
des deux individus ? Le principe aélif
commun à tous deux fe développe dans
l'un & s'éteint dans l'autre; l'un fe
forme & l'autre fe détruit , l'un tend
à la vie , & l'autre à la mort. L'acti-
vité défaillante fe concentre dans le
cœur du vieillard; dans celui de l'en-
fant elle eft furabondante Se s'étend au
dehors; il fe fent, pour ainfi dire , aifez
de vie pour animer tout ce qui l'envi-
ronne. Qu'il failc ou qu'il défaffe , il
n'importe , il fuflfic qu'il change l'état
des chofes, dz tout changement eO:
une a&ion. Que s'il femble avoir plus
de penchant à détruire , ce n'eft point
par méchanceté j c'eft que l'action qui
de J. J. Rousseau. 307
forme eft toujours lente, &: que celle
qui détruit, étant plus rapide, con-
vient mieux à fa vivacité.
En même temps que l'Auteur de la na-
ture donne aux enfants ce principe ac-
tif, il prend foin qu'il foit peu nuifible .
en leur laiflant peu de force pour s'y
livrer. Mais il- tôt qu'ils peuvent confî-
dérer les gens qui les environnent com-
me des inftrumsnts qu'il dépend d'eux
de faire agir , ils s'en fervent pour fui-
vre leur penchant , &: fuppléer à leur
propre foibleflè. Vcilà comment ils de-
viennent incommodes, tirans , impé-
rieux , méchants , indomtables ; pro-
grès qui ne vient pas d'un efprit naturel
de domination, mais qui le leur donne;
car il ne faut pas une longue expérience
pour fentir combien il eft agréable d'a-
gir par les mains d'autrui , ôc de n'a-
voir befoin que de remuer la langue
pour faire mouvoir l'univers.
En grandiflfant , on acquiert des for-
ces , on devient moins inquiet , moins
5«|j Lzs TEXSÉZS
remuant , on Te renferme davantage en
foi-même. L'ame & le corps fe mettent,
pour ainfi dire , en équilibre , & la na-
ture ne nous demande plus que le mou-
vement néceflaire à notre confervation.
Mais le defir de commander ne s'éteint
pas avec le befoin qui l'a fait naître ;
l'empire éveille & flatte l'amour propre,
& l'habitude le fortifie : ainfi iuccede
la fantaifie au befoin : ainh pœanenl
leurs premières racines , les préjugés &
l'opinion.
Le principe une fois connu , nous
voyons clairement le point oui on quitte
la route de la nature -, voyons ce qu'il
faut faire pour s'y maintenir.
Loin d'avoir des forces fuper fuies ,
les enfants n'en ont pas même de iufti-
fantes pour tout ce que leur demande
la nature : il faut donc leur laiiTer l'ufa-
ge de toutes celles qu elle leur donne &
dont ils ne fauroient abufer. Première
maxime.
Il faut les aider , & fuppléer à ce qui
DE J. J. ROUSSEAU. o°9
leur manque, foie en intelligence , Toit
en force , dans tout ce qui eft du befoirj
phyiïque. Deuxième maxime.
Il faut dans les fecours qu'on leur
donne fe borner uniquement à l'utile
réel , fans rien accorder à la fantaifie ou
au défîr fans raifon ; car la fantaifie
ne les tourmentera point quand on
ne l'aura pas fait naître , attendu
qu'elle n'eft pas de ia nature. Troifïeme
maxime.
Il faut étudier avec foin leur langage
& leurs fîgnes , afin que dans cm âge où
ils ne favent pas diffimuler , on diftin-
gue dans leurs défirs ce qui vient im-
médiatement de la nature , Se ce qui
vient de l'opinion. Quatrième maxime.
Quand les enfants commencent à par-
ler , ils pleurent moins. Ce progrès efi:
naturel ; un langage eft fubftitué à
l'autre.
Il eft bien étrange que depuis qu'on
fe mêle d'élever des enfants on n'ait ima-
giné d'autre infiniment pour les con-
jïO LES ? EN S LES
duire que l'émulation , la jaloufie > l'en-
vie , la vanité , l'avidité , la vile crainte,
toutes les partions les plus dangereufes ,
les plus promptes à fermenter , &: les
plus propres à corrompre l'ame , même
avant que le corps (bit formé. A cha-
que inftruction précoce qu'on veut faire
entrer dans leur tête , on plante un vice
au fond de leur cœur ; d'infenfés infti-
tuteuis penfent faire des merveilles en
les rendant méchants pour leur appren-
dre ce que c'en: que bonté ; & puis ils
nous difent gravement, tel eft l'homme.
Oui , tel eft l'homme que vous avez fait.
On a eflayé tous les inftruments, hors
un : le feu! précifément qui peut réulïir ;
la liberté bien réglée. Il ne faut point
fe mêler d'élever un enfant quand on
ne fait pas le conduire où l'on veut par
les feules loix du poiTïblc & de l'impoflî-
blc. La fphere de l'un & de l'autre lui
étoit également inconnue, on l'étend ,
on la reflcrre autour de lui comme on
veut. On l'enchaîne , on le pouue , on
de j. J. Rousseau. 311
h retient avec le feul lien de la nécef-
dzé y fans qu'il en murmure : on le rend
fouplc & docile par la feule force des
chofes, fans qu'aucun vice ait l'occafîon
de germer en lui : car jamais les pallions
ne s'animent , tant qu'elles font de nul
effet.
Les premiers mouvements naturels
de l'homme étant de le mefurer avec
tout ce qui l'environne , & d'éprouver
dans chaque objet qu'il apperçoit toutes
les qualités fcnfibles qui peuvent fe rap-
porter à lui , (a première étude eft une
forte de phyfique expérimentale , rela-
tive à fa propre confervar:on , & dont
on le détourne par des études fpécula-
tives , avant qu'il ait reconnu fa place
ici tus. Tandis que fes organes déli-
cats & flexibles peuvent s'ajufter aux
corps fur lefquels ils doivent agir , tan-
dis que fes fens encore purs font exempts
d'illufion , c'eft le temps d'exercer les
uns & les autres aux fonctions qui leur
font propres , c'eft le temps d'apprendre
xi 2. LES P£XS££S
à connoître les rapports fenfibles que
les choies ont avec nous. Comme tout
ce qui entre dans l'entendement hu-
main y vient par les fans , la première
raifon de l'homme eft une raifon fen-
fitive ; c'eft elle qui fert de bafe à la
raifon intellectuelle : nos premiers maî-
tres de philofophie font nos pieds , nos
mains , nos yeux. Subftituer des livres
à tout cela , ce n'eit pas nous apprendre
à raifonner, c eft nous apprendre à nous
fervir de la raifon d'autrui ; c'eft nous
apprendre à beaucoup croire , Se à ne
jamais rien fentir.
Les penfées les plus brillantes peu«-
vent tomber dans le cerveau des enfants,
ou plutôt les meilleurs mots dans leur
bouche , comme les diamants du plus
grand prix fous leurs mains , fans que
pour cela ni les penfées, ni les diamants
leur appartiennent ; il n'y a point de
véritable propriété pour cet âge en au-
cun genre. Les chofes que dit un enfant
ne font pas pour lui ce qu'elles font pour
nous ,
de J. J. Rousseau. 313
nous , il n'y joint pas les mêmes idées.
Ces idées , fi tant eft qu'il en ait , n'ont
dans fa tête ni fuite , ni liaifon ; rien de
fixe, rien d'afluré dans tout ce qu'il penie.
Examinez votre prétendu prodige. En
de certains moments ? vous lui trouverez
un redort d'une extrême activité , une
clarté d'efprit à percer les nues. Le plus
fouvent , ce même efprit vous paroîtra
lâche , moite, & comme environné d'un
épais brouillard. Tantôt il vous devan-
ce , & tantôt il refte immobile. Un inf-
tant , vous diriez c'eft un génie, & l'ins-
tant d'après c'eft un Tôt : vous vous
tromperiez toujours ; c'eft un enfant.
C'eft un aiglon qui fend l'air un inftant,
6c retombe Pinftant d'après dans fon
aire.
Des enfants étourdis viennent les hom-
mes vulgaires ; je ne fâche point d'ob-
fervation plus générale & plus certaine
que celle-là. Rien n'eft plus difficile que
de diftinguer dans l'enfance la ftupidité
réelle , de cette apparente ôc trompeufe
O
.14 Les Pensées
ftupidité qui efl: l'annonce des âmes
fortes. Il paroît d'abord étrange que
les deux extrêmes aient des fignes fi
femblables , & cela doit pourtant être ;
car dans un âge où l'homme n'a encore
nulles véritables idées , toute la diffé-
rence qui fe trouve entre celui qui a du
génie & celui qui n'en a pas , efl; que le
dernier n'admet que de faulles idées ,
Se que le premier n'en trouvant que de
telles n'en admet aucune ; il reflèmble
donc au ftupide , en ce que l'un n'eft
capable de rien , & que rien ne con-
vient à l'autre. Le feul ligne qui peut
les diftinguer dépend du hazard qui
peut offrir au dernier quelque idée à fa
portée , au lieu que le premier efl: tou-
jours le même par- tout. Le jeune Caton,
durant fon enfance , fembloit un imbé-
cille dans la maifon. If éioit taciturne
& opiniâtre. Voilà tout le jugement
qu'on portoit de lui. Ce ne fut que
dans l'antichambre de Sylla que Ion
gode apprit à le connoîtie. S'il ne fut
&T J. J. Ro-ûssiAV. $ï/
jtoïrït entré dans cette antichambre *
peut-être eût-il parle pour une brute j.ufc
qu'à l'âge de raifon : fi Ce far n'eût point
vécu , peut-être eût-on traité de vifion-
uaire ce même Caton , qui pénétra fou
funefte génie & prévit tous Tes projets
de fî loin. O que ceux qui jugent fi pré-
cipitamment les enfants font fujets à fe
tromper! ils font fouvent plus enfants
qu'eux.
L'apparente facilité d'apprendre efl
caufe de la perte des enfants. On ne voie
pas que cette facilité même eft la preu-
ve qu'ils n'apprennent rien. Leur cer-
veau lice Se poli , rend comme un mi-
roir les objets qu'on lui préfente ; maïs
rien ne refte , rien ne pénètre. L'enfant
retient les mots , les idées fe réflé-
chifient ; ceux qui l'écoutent les enten-
dent , lui féal ne les entend point.
Il faut des obfervations plus fines
qu'on ne penfc , pour s'affurer du vrai
génie &c du vrai goût d'un enfant , qui
^neutre bien plus les déiîrs que fes dift
O i
}lé LES PENSÉES
polirions 5 H qu'on juge toujours par
les premiers , faute de favoir étudier
les autres. Je voudrois qu'un homme
judicieux nous donnât un traité de l'arc
d'obferver les enfants. Cet art feroit
très important à connoître : les pères
& les maîtres n'en ont pas encore les
éléments.
A douze ou treize ans les forces de
l'enfant fe développent bien plus rapi-
dement que fes befoins. Le plus vio-
lent , le plus terrible ne s'eft pas encore
fait fentir à lui -, l'organe même en relte
dans l'imperfection , & femble pour en
fortir que fa volonté l'y force. Peu fen-
fible aux injures de l'air & des faifons ,
fa chaleur naiffante lui tient lieu d'ha-
bit , fon appétit lui tient lieu d'aflaikm-
nement ; tout ce qui peut nourrir eft
bon à fon âge; s'il a fommeil , il s'étend \
fur la terre de dort -, il fe voit par-tout
entouré de tout ce qui lui eft néceflai-
ve ; awcun befoin imaginaire ne le tour-
mente y l'opinion ne peut rien fur lui j
de J. J. Rousseau. 317
Tes défîrs ne vont pas plus loin : non-
feulement il peut fe fuffire à lui-même,
il a de la force au-delà ce qu'il lui faut ;
c'eft: le feul temps de fa vie où il fera
dans ce cas.
Que fera-t-il donc de cet excédent de
facultés & de forces qu'il a de trop à
prélent &C qui lui manquera dans un au-
tre âge ? Il tâchera de l'employer à des
foins qui lui puiifent profiter au befoin.
Il jettera , pour ainfi dire , dans l'ave-
nir le fuperflu de fon être actuel : l'en-
fant rebufte , fera des provifions pour
l'homme foibie : mais il n'établira fes
ma garnis ni dans des coffres qu'on peut
lui voler , ni dans des granges qui lui
font étrangères ^ pour s'approprier véri-
tablement fon acquis } c'eft dans fes
bras 5 dans fa tête , c'eft dans lui qu'il
le logera. Voici donc le temps des tra-
vaux , des inftruclicns , des études.
Il ne s'agit point d'enfeigner les
iciences à l'enfant , mais de lui donner
du goût pour les aimer &c des métho-
O 5
'528 Les Pensées
des pour les apprendre quand ce goût
fera mieux développé.
ADOLESCENCE.
i* O u s naifîons pour ainG dire , en
deux fois : l'une pour exiftcr , 8c l'autre
pour vivre \ l'une pour l'efpece & l'au-
tre pour te fexe. Ceux qui regardent la
femme comme un homme imparfait ont
tort , fans doute ; mais l'analogie ex-
térieure eft pour eux. Jufqu'à l'âge nu-
bile , les enfants des deux fexes n'ont
rien d'apparent qui les diftingue ,• mê-
me vifage , même figure , même teint ,
même voix , tout eft égal ; les filles font
des enfants , le même nom fiifrit à des
êtres fi femblables. Les maies en qui
l'on empêche le développement ulté-
rieur du fexe gardent cette conformité
toute leur vie ; ils font toujours de
grands enfants : & les femmes ne per-
dant point cette même conformité,
DE J. J. ROUSSEJU. 3T9
femblent , à bien des égards, ne jamais
être autre chofe.
Maislliomme en général n'eît pas
fait pour relier toujours dans l'enfance.
Il en fort au temps prefcrit par la nature a
& ce moment de crife , bien qu'allez
court , a de longues influences.
Comme le mugiflèmcnt de la mer
précède de loin la tempête , cette ora-
geufe révolution s'annonce par le mur-
mure des paiïions nailTantes : une fer-
mentation fourde avertit de l'approche
du danger. Un changement dans l'hu-
meur , des emportements fréquents, une
continuelle agitation d'efprit , rendent
l'enfant prefque indifciplinable. Il de-
vient fourd à la voix qui le rendoit do-
cile : Ceft un lion dans fa fièvre : il
méconnoît fon guide , il ne veut plus
être gouverné. Aux lignes moraux
d'une humeur qui s'altère , fe joignent
des changements fenfibles dans la figu-
re. Sa phyfionomie fe développe ÔC
s'empreint d'un caractère ; le coton
O4
jio Le s P t il sa e s
rare & doux qui croît au bas de fes
joues brunit , & prend de la confiftance.
Sa voix mue , ou plutôt il la perd ; il n'eft
ni enfant ni homme & ne peut prendre
le ton d'aucun des deux. Ses yeux , les
organes de Pâme , qui n'ont rien dit juf-
qu'ici 5 trouvent un langage & de l'ex-
prellion ; un feu naiflànt les anime ,
leurs regards plus vifs ont encore une
fainte innocence, mais ils n'ont plus leur
première imbécillité : il fent déjà qu'ils
peuvent trop dire , il commence à fa-
voir les bailler & rougir ; il devient fen-
iibie avant de lavoir ce qu'il fent ; il
eft inquiet fans raifon de l'être. Tout
cela peut venir lentement & vous laif-
fer du temps encore ; mais fî fa vivacité
fe rend trop impatiente , fi fon empor-
tement fe change en fureur , s'il s'imte
ôc s'attendrit d'un inftant à l'autre , s'il
verfe des pleurs fans fujets , i\ , près
des objets qui commencent à devenir
dangereux pour lui , fon pouls s'élève
$c fon œil s'enflamme 3 fi la main d'une
DE J, J. ROUS S EJU. 311
femme fe pofant fur la Tienne le fait frî£
fonner , s'il fe trouble ou s'intimide au-
près d'elle : Ulylïè , ô fage Ulyfle 1
prends garde à toi j les outres que tu
fermois avec tant de foin font ouver-
tes : les vents font déchaînés , ne quitte
plus un moment le gouvernail , ou tout
eft perdu.
La puberté & la puiiTance du fexe
font toujours plus hâtives chez les peu-
ples inftruits &: policés, que chez les
peuples ignorants de barbares. Les en-
fants ont une fagacité Singulière pour dé-
mêler à travers toutes les fingeries de la
décence , les mauvaifes mœurs qu'elle
couvre. Le langage épuré qu'on leur
dicte , les leçons d'honnêteté qu'on leur
donne , le voile du myftere qu'on affecte
de tendre devant leurs yeux , font au-
tant d'aiguillons à leur curiofité.
Les inftruclions deïa nature font tar-
dives de lentes , celles des hommes font
prefque toujours prématurées. Dans le
premier cas , les fens éveillent l'imagi-
O 5
5z£ Les Pensé ej
nation ; dans le fécond , l'imaginaticii
éveille les fens ; elle leur donne une
activité précoce qui ne peut manquer
d'énerver, d'affbiblir d'abord les indi-
vidus , puis l'efpece même à la longue.
Le premier fentiment dont un jeune
homme élevé foigneufement efl fufeep-
îible n'eft pas l'amour , c'eft l'amitié.
Le premier a&e de fon imagination
naiiTante efl de lui apprendre qu'il a des.
femblables , & l'etpece l'affecte avant
le fexe.
J'ai toujours vu que les jeunes gens
corrompus de bonne heure , ôc livrés
aux femmes & à la débauche , étoiènt
irSimains & cruels; la fougue du tem-
pérament les rendoit impatients > vindi«
catifs , furieux : leur imagination pleine
d'un feul objet , le refutoit à tout 'le
refte ; ils ne connoiiloient ni pitié, ni
rniféricorde ; ils auroient facririé père y
ixvere ce l'univers entier , au moindre
de leurs plaifirs. Au contraire , un jeune
honune élevé dans une hemeufe foogU*
.de J. J. Rousseau. 51$
cité , eft porté par les premiers mouve-
ments de la nature vers les partions ten-
dres & affeâ:ueufes : Ton cœur compa-
fiflfaïit s'émeut fur les peines de Tes fem-
blables ; il treiTaille d'aife quand il re-
voit Tes camarades , Tes yeux favenc
\ferfer des larmes d'attendrifiement ; il-
eft fenfible à la honte de déplaire , an
regret d'avoir offenfé. Si l'ardeur d'ura
fang qui s'enflamme le rend vif, em-
porté, colère, on voit le moment d'a-
près toute la bonté de Ton cœur dans
l'éfuûon de Ton repentir ; il pleure, il gé-
mit fur la bleflûre qu'il a faite , il v0u~
droit au prix de Ton fang racheter celui
qu'il a verfé ; tout Ton emportement s'é-
teint, toute fa fierté s'humilie devant le
fentiment de fa fureur , un mot le dé-
far me ; il pardonne les torts d'autrui
d'aum" bon cœur qu'il répare les liens,
L'Aùolcfcence n'eft l'âge ni de la ven-
geance , ni de la haine , elle eft celui de
la commifération > de la clémence ,. de*
li géiiéxofké. Oui , je le fouriens , & ]t
Q G
5^4 Les Pensées
ne crains point d'être démenti par l'ex-
périence, un enfant qui n'eft pas mal né3
&L qui a confervé jufqu'à vingt ans (on
innocence , eft , à cet âge , le plus géné-
reux , le meilleur , le plus aimant & le
plus aimable des hommes.
Introduifez un jeune homme de vingt
ans dans le monde ; bien conduit , il
fera dans un an plus aimable 8c plus ju-
dicieufement poli , que celui qui y aura
été nourri dès fon enfance ; car le pre-
mier étant capable de fentir les raifons
de tous les procédés relatifs à l'âge , à
l'état, au fexe qui condiment cet ufagey
les peut réduire en principes, &: les
étendre aux cas non prévus , au lieu que
l'autre n'ayant que fa routine pour toute
règle , eft embarrarTé fi-tôt qu'on l'en
fort, Les jeunes Demoifelles françoifes
font toutes élevées dans les couvents
jufqu'à ce qu'on les marie. S'apperçoit-
on qu'elles aient peine alors à pren-
dre les manières qui leur font iî nou-
velles , &: aceufera-t-on les femmes de
de J. J. Rousseau. 315
Paris d'avoir l'air gauche & embarrafTé ,
d'ignorer l'ufage du monde , pour n'y
avoir pas été mifes dès leur enfance ?
Ce préjugé vient des gens du monde ,
qui ne connoiflant rien de plus impor-
tant que cette petite fcience , s'imagi-
nent faulïèment qu'on ne peut s'y pren-
dre de trop bonne heure pour l'acqué-
rir. Il eft vrai qu'il ne faut pas non plus
trop attendre. Quiconque a pafTé toute
fa jeunefïè loin du grand monde , y
porte le rcfte de fa vie un air embar-
raiïé , contraint , un propos toujours
hors de propos , des manières lourdes
ÔC mal-adroites , dont l'habitude d'y
vivre ne le défait plus , &c qui n'acquiè-
rent qu'un nouveau ridicule P par l'effort
de s'en délivrer.
Que de précautions à prendre avec
un jeune homme bien né , avant que
de l'expofer au fcandaie des mœurs
du fiecle ! ces précautions font péni-
bles , mais elles font indifpenfables :
c'cit la négligence en ce point qui perd
îiS Les P e n sais
route la jeunefïe y c'eft par le défor-
dre du premier âge que les hommes
dégénèrent: , 8c qu'on les voir devenir
ce qu'ils font aujourd'hui. Vils de lâ-
ches dans leurs vices mêmes, ils n'ont
eue de petites âmes , parce que leurs
corps ufés ont été corrompus de bonne
heure > à peine leur refte-t-il aflez de
vie pour fë mouvoir. Leurs fubtiîes pen-
fées marquent des efprits fans étoffes ,
ils ne favent rien fentir de grand &C
de noble ; ils n'ont ni iîmplicité ni vi-
gueur. Abjects en toutes chofes , &C
baflement méchants , ils ne tout que-
vains , fripons , faux; ils n'ont pas mê-
me aiTez de courage pour être d'iiiuf-
ires fcélérats.
J>E J, J. RoVSSZATJ, 327
PORTRAIT ET CARACTERE
d'Emile,
Oh de V Elevé de M. Rou s s eau%
a tage de dix a douz~e ans»
%ÏA figure , Ton port , fa contenance an-
noncent l'aflurance & le contentement ;
la fanté brille fur Ton vifage j fes pas
affermis lui donnent un air de vigueur ;
{on teint délicat encore , fans être fade
n'a rien d'une moîlefïe efféminée , l'air
& le foleil y ont déjà mis l'empreinte
honorable de fon fexe > fes mufcles en-
core arrondis commencent à marquer
quelques traits d'une phyfionornie
naiflante -, Ces yeux que le feu du fènti-
ment n'anime point encore , ont au
moins toute leur férénité native : de
longs chagrins ne les ont point obfcur-
cisj des pleurs fans fin n'ont point fiU
tanné fes joues.. Voyez dans fes mouve*
^i8 Les Pensées
ments prompts , mais fùrs , la vivacité
de Ton âge , la fermeté de l'indépen-
dance , l'expérience des exercices mul-
tipliés. Il a l'air ouvert & libre , mais
non pas infolent , ni vain ; Ton vifage
qu'on n'a pas collé fur des livres ne tom-
be pas fur Ton eftomach : on n'a pas be-
foin de lui dire , levé z. la tète , la honte
ni la crainte ne la lui firent jamais
baiflTer.
Faifons-lui place au milieu de l'aflem-
blée y Meilleurs , examinez-le , interro-
eez-le en toute confiance : ne craignez
«5 'Ci
ni Tes importunités , ni Ton babil , ni Tes
questions indifcrettes. N'ayez pas peur
qu'il s'empare de vous , qu'il prétende
vous occuper de lui feul , & que vous
ne puiiîiez plus vous en défaire.
N'attendez pas , non plus , de lui des
propos agréables , ni qu'il vous dife ce
que je lui aurai dicté; n'en attendez que
la vérité naïve & (impie, fans orne-
ment , fans apprêt } fans vanité. Il
vous dira le mal qu'il a fait ou celui
de J. J. Rousseau. $i*
qu'il penfe, tout aufli librement que le
bien , fans s'embarrafler en aucune forte
de l'effet que fera fur vous ce qu'il aura
dit ; il ufera de la parole dans toute la
(implicite de fa première inftitution.
L'on aime à bien augurer des enfants ,
& l'on a toujours regret à ce flux d'i-
nepties qui vient prefque toujours ren-
verfer les efpérances qu'on voudroit ti-
rer de quelque heureufe rencontre , qui
par hazard leur tombe fur la langue. Si
le mien donne rarement de telles efpé-
rances , il ne donnera jamais ce regret ;
car il ne dit jamais un mot inutile , &
ne s'épuife pas fur un babil qu'il fait
qu'on n'écoute point. Ses idées font
bornées , mais nettes ; s'il ne fait rien
par cœur , il fait beaucoup par expé-
rience. S'il lit moins bien qu'un autre
enfant dans nos livres, il lit mieux dans
celui de la nature ; fon efprit n'eft point
dans fa langue , mais dans fa tête ; il a
moins de mémoire que de jugement \ il
ne fait parler qu'un langage , mais il
350 Les Te n s é es
entend ce qu'il dit, bc s'il ne dit pas fi
bien que les autres difent, en revanche
ïl fait mieux qu'ils ne font.
Il ne fait ce que c'eft que routine ,
ufage , habitude ; ce qu'il fit hier n'influe
point fur ce qu'il fait aujourd'hui : il
ne fuit jamais de formule, ne cède point
à l'autorité ni à l'exemple , ÔC n'agit ni
ne parle que comme il le lui convient.
Ainlî n'attendez pas de lui d©s difeours
dictés ni des manières étudiées , mais
toujours l'exprefïionlîdellc de fes idées,
6c la conduite qui naît de fes pen-
chants.
Vous lui trouvez un petit nombre de
notions morales qui fe rapportent à (on
état aftuel , aucune fur l'état relatif des
hommes : & de quoi lui ferviroient-
elles , puifqu'un enfant n'en: pas encore
membre aclrf de la fociété ï Parlez-lui
de liberté , de propriété , de convention
môme : il peut en lavoir jufques-là j
il fait pourquoi ce qui eft à lui eft à lui,
& pourquoi ce qui n'elt pas à lui n . ,
Dl J. J. Rou SSEATJ. 35*
pas à lui. PatTé cela , il ne fait plus
rien. Parlez-lui de devoir, d'obéiffan-
ce , il ne fait ce que vous voulez dire ;
commandez-lui quelque chofe , il ne
vous • entendra pas -, mais dites-lui ; fi
vous me faifiez tel plaifir , je vous le
rendrois dans l'occafion : à l'inftant il
s'emprefiera de vous complaire ; car il
ne demande pas mieux que d'étendre
fon domaine , &c d'acquérir fur vous
des droits qu'il fait être inviolables.
Peut-être même n'eft-il pas fâché de
tenir une place , de faire nombre , d'ê-
tre compté pour quelque chofe •■, mais
s'il a ce dernier motif, le voilà déjà
forti de la nature , & vous n'avez pas
bien bouché d'avance toutes les portes
de la vanité.
De fon côté , s'il a befoin de quelque
alïïftance , il la demandera indifférem-
ment au premier qu'il rencontre , il la
demanderoit au Roi comme â fon la-
quais : tous les hommes font encore
égaux à fes yeux. Vous voyez à l'air
35i Les Pensées
dont il prie, qu'il fent qu'on ne lui doit
rien. Il fait que ce qu'il demande eft
une grâce , il fait aufïi que l'humanité
porte à en accorder. Ses expreiïions
font fîmples & laconiques. Sa voix ,
ion regard , Ton gefte , font d'un être
également accoutumé à la complaifan-
ce 5c au refus. Ce n'eft ni la rampante
& fervile fourmilion d'un efclave, ni
l'impérieux accent d'un maître ; c'eft
une moùefle confiance en (on fembla-
ble , c'eft la noble tk touchante dou-
ceur d'un être libre , mais fenfible 6v
foible , qui implore l'aiïiitance d'un être
libre, mais fort & bienfaifant. Si vous
lui accordez ce qu'il vous demande , il
ne vous remerciera pas , mais il fentira
qu'il a contracté une dette. Si vous le
lui refufez, il ne fe plaindra point , il
fait que cela feroit inutile : il ne fe dira
point ; on m'a refufé : mais il fe dira ;
cela ne pouvoit pas être ; &z on ne fe
mutine gueres contre la néceiïité bien
reconnue.
de J. J. Rousseau. 355
Laiflèz-lje feul en liberté , voyez-le
agir fans lui rien dire ; confidérez ce
qu'il fera & comme il s'y prendra.
N'ayant pas befoin de fe prouver qu'il
eft libre , il ne fait jamais rien par étour-
derie , &c feulement pour faire un acte
de pouvoir fur lui-même ; ne fait-il
pas qu'il eft toujours maître de lui ? Il
eft alerte , léger , difpos •■> fes mouve-
ments ont toute la vivacité de fon âge ,
mais vous n'en voyez pas un qui n'ait
une fin. Quoiqu'il veuille faire, il n'en-
treprendra jamais rien qui foit au deffus
de fes forces , car il les a bien éprou-
vées &c les connoît ; fes moyens font
toujours appropriés à fes deiïèins , 8c
rarement il agira fans être aifuré du fuc-
cès. Il aura l'oeil attentifs judicieux ; il
n'ira pas niaifement interrogeant les au-
tres fur tout ce qu'il voit , mais il l'exa-
minera lui-même, ôc fe fatiguera pour
trouver ce qu'il veut apprendre , avant
de le demander. S'il tombe dans des
embarras imprévus 3 il fe troublera
f 3 4 Les P e if s ê z s
moins qu'un autre ; s'il y a du rifque il
s'effrayera moins aulïi. Comme Ton
imagination refte encore inaétive Se
qu'on n'a rien fait pour l'animer , il ne
voit que ce qui eft , n'eftime les dan-
gers que ce qu'ils valent , & garde tou-
jours fon fang froid. La néceilité s'ap-
pefantit trop fouvent fur lui pour qu'il
regimbe encore contre elle ; il en porte
ie joug dès fa naillance, l'y voilà bien
accoutumé ; il eft toujours prêt à tout.
Qu'il s'occupe ou qu'il s'amufe , l'un
Se l'autre eft égal pour lui , fes jeux font
fes occupations , il n'y fent point de
différence. Il met à tout ce qu'il fait
un intérêt qui fait rire , &z une liberté
qui plaît 3 en montrant à la fois le tour
de fon efprit &c la fphere de fes connoif-
fances. N'eft-ce pas le fpectacle de cet
âge , un fpeclacle charmant de doux de
voir un joli enfant, l'ccil vif& gai , l'air
content Se fercin , la phyfionomie ou-
verte &c riante , faire en fe jouant les
choies les plus férieules , ou profonde-
de J. J. Rousseau. 33$
ment occupé des plus frivoles amufe-
menrs ?
Voulez-vous à préfent le juger par
comparaifon ? Mêlez-le avec d'autres
enfants , & laiflez-le faire. Vous verrez
bientôt lequel eft le plus vraiment for-
mé , lequel approche le mieux de la per-
fection de leur âge. Parmi les enfants de
la ville , .nul n'eft plus adroit que lui ,
mais il eft plus fort qu'aucun autre. Parmi
de jeunes payfans , il les égale en force ,
& les parte en adreftè. Dans tout ce qui
eft à portée de l'enfance , il juge , il rai-
fonne , il prévoit mieux qu'eux tous.
Eft-il queftion d'agir, de courir, de fau-
ter , d'ébranler des corps 3 d'enlever des
ma (Tes , d'eftimer des di (tances , d'in-
venter des jeux , d'emporter des prix î
On diroit que la nature eft à fes ordres ,
tant il fait aifément plier toutes chofes
à fes volontés. Il eft fait pour guider ,
pour gouverner fes égaux : le talent ,
l'expérience lui tiennent lieu de droit
& d'autorité. Donnez-lui l'habit & le
$ 3 6 Les Pensées
nom qu'il vous plaira , peu importe ; il
primera par-tout, il deviendra par-tout
le chef des autres ; ils fendront toujours
fa fupériorité fur eux. Sans vouloir com-
mander il fera le maître , fans croire
obéir ils obéiront.
Il eft parvenu à la maturité de l'en-
fance , il a vécu de la vie d'un enfant ,
il n'a point acheté fa perfection aux dé-
pens de fon bonheur : Au contraire , ils
ont concouru l'un à l'autre. En acqué-
rant toute la raifon de fon âge , il a été
heureux & libre autant que fa conftitu-
tion lui permet de l'être. Si la fatale faux
vient moiflbnner en lui la fleur de nos ef-
pérances, nous n'avons point à pleurer
à la fois fa vie & fa mort, nous n'aigri-
rons pas nos douleurs du fouvcnir de
celles que nous lui aurons caufées ; nous
nous dirons ; au moins il a joui de fon
enfance 5 nous ne lui avons rien fait
perdre de ce que la nature lui avoir
donné.
PORTRAIT
de J. J. Rousse ju. 337
PORTRAIT ET CARACTERE
du même Elevé
Dans un âge plus avance ; de [on entrée
dans le monde , & comment il s y
comporte.
-Ans quelque, rang qu'il puifle êcre
lie , dans quelque fociété qu'il com-
mence à s'introduire , Ton début fera
fimple & fans éclat ; à Dieu ne plaife
qu'il foit aflèz malheureux pour y bril-
ler : les qualités qui frappent au pre-
mier coup d'ccil ne font pas les fiennes5
îl ne les a , ni les veut avoir. Il met trop
| eu de prix aux jugements des hommes
pour en mettre à leurs préjugés 3 &: ne
fe foucie point qu'on l'eftime avant que
de le connoître. Sa manière de fe pré-
fenter n'eft ni modefte , ni vaine, elle
*eft naturelle 6V vraie ; il ne connoît ni
gêne , ni déguifement , Se il eft au mi-
3^8 Lis P eut sis s
lieu d'un cercle , ce qu'il eft feul Se fans
témoin. Sera-o-il peur cela groffier ,
dédaigneux, fans attention pour per-
fonne 3 Tout au contraire , fi feul il ne
compte pas pour rien les autres hom-
mes , pourquoi les compteroit-il pour
rien vivant avec eux? Il ne les préfère
point à lui dans Tes manières , parce
qu'il ne les préfère point à lui dans Ton
eccur -, mais il ne montre pas , non plus,
une indifférence qu'il elt bien éloigné
d'avoir: s'il n'a pas les formules de la
politeitè , il a les foins de l'humanité, il
n'aime à voir fouffrir perfonne , il n'of-
frira pas fa place à un autre par iima-
grée , mais il la lui cédera volontiers
par bonté , fi , le voyant oublié , il juge
que cet oubli le mortifie ; car il en coû-
tera moins à mon jeune homme de refter
debout volontairement , que de voir
l'autre y refter par force.
Quoiqu'en général Emile n'eftime
pas les hommes , il ne leur montrera
joint de mépris , parce qu'il les plaint
i?£ /. J. Rousseau. 339
& s'attendrit fur eux. Ne pouvant leur
donner le goût des biens réels , il leur
laiffe les biens de l'opinion dont ils fe
contentent , de peur que les leur ôtar.t
à pure perte 3 il ne les rendît plus mal-
heureux qu'auparavant. Il n'eft donc
pas difputeur , ni contredifant ; il n'eft
pas , non plus , complaifant & flatteur ;
il dit Ton avis fans combattre celui de
perfonne , parce qu'il aime la liberté
par delfus toute chofe , & que la fran-
chife en eft un des plus beaux droits. Il
parle peu parce qu'il ne fe foucie gueres
qu'on s'occupe de lui ; par la même rai-
fon , il ne dit que des chofes utiles; au-
ttement , qu'eft-ce qui l'engageroit à
parler ? Emile eft trop inftruit pour être
jamais babillard.
Loin de choquer les manières des
autres , Emile s'y conforme afîez volon-
tiers , non pour paroître inftruit des
ufages , ni pour affecter les airs d'un
homme poli, m ai s au contraire, de peur
qu'on ne le diftinguc , pour éviter d'ê-
P 2.
^o Les PeXséh
tre apperça 5 & jamais il n'eft plus à Ton
aife , que quand on ne prend pas garde
à lui.
Quoi qu'entrant dans le monde, il en
ianore abiolument les manières : il n'eft;
pas pour cela timide Se craintif; s'il fe
-dérobe , ce rï*eft point par embarras ,
■x'eft que pour bien voir il faut n'être
pas vu ; car ce qu'on penfe de lui , ne
l'inquiète gueres, & le ridicule ne lui
fait pas la moindre peur. Cela fait quê-
tant toujours tranquille & de fang froid,
il ne fe trouble point par la mauvaife
honte. Soit qu'on le regarde ou non , ï\
fait toujours de fon mieux ce qu'il fait
.& toujours tout à lui pour bien obfer-
ver les autres, il faille les ufages avec
une aifance que ne peuvent avoir les en-
claves de l'opinion. On peut dire qu'il
prend plutôt l'uiage du monde , préci-
fément parce qu'il en fait peu de cas.
Ne vous trompez pas , cependant ,
fur fa contenance, & n'allez pas la
vcom^aier à celle de vos jeuues agréa*
de j. J. Rousseau. 34?
blés. Il eft ferme , & non fuffifant , Tes
manières font libres & non dédai-
emeufes ; l'air infolent n'appartient
qu'aux efclaves, l'indépendance n'a
rien d'affeété,
Quand on aime on veut être aimé ;
Emile aime les hommes , il veut donc
leur plaire. A plus forte raifon , il veut
plaire aux femmes. Son âge, fes mœurs,,
fou projet de trouver une compagne
eftimable, tout concourt à nourrir en lui
ce défir. Je dis fes mœurs , car elles y
font beaucoup -, les hommes qui en ont »
font les vrais adorateurs des femmes.
Ils n'ont pas comme les autres , je ne
fais quel jargon moqueur de galante-
rie , mais ils ont un emprefiement plus
vrai , plus tendre & qui part du cœur»
Je connoitrois près d'une jeune femme
un homme qui a des mœurs & qui com-
mande à la nature , entre cent mille dé-
bauchés. Jugez de ce que doit être
Emile avec un tempérament tout neuf*
& tant de raifons d'y refifter ! pour au-
P *
342- Les T t. n s e e s
près d'elles , je crois qu'il fera quelque-
fois timide & embarrafTé ; mais furement
cet embarras ne leur déplaira pas , &c
les moins friponnes n'auront encore que
trop fouvent l'art d'en jouir & de l'aug-
menter. Au refte , fon empreflèment
changera fenfiblement de forme félon
les états, il fera plus modefte Se plus
refpectueux pour les femmes , plus vif
& plus tendre auprès des filles à marier,
Perfonne ne fera plus exact, à tous
les égards fondés fur l'ordre de la na-
ture , 8c même fur le bon ordre de la
fociété ; mais les premiers feront tou-
jours préférés aux autres , & il respec-
tera davantage un particulier plus
vieux que lui , qu'un magiftrat de fon
âge. Etant donc , pour l'ordinaire , un
des plus jeunes des fociétés où il fe
trouvera , il fera toujours un des plus
modeites , non par la vanité de paroî-
tre humble , mais par un fentiment na-
turel &c fondé fur la raifort. Il n'aura
point l'impertinent fayoir vivre d'un
■de J. J. Rousseau. 343
jeune fat , qui , pour amufer Li compa-
gnie , parle plus haut que les fages ,
& coupe la parole aux anciens : il n'au-
torifera point , pour fa parc , la ré-
ponfe d'un vieux Gentilhomme à
Louis XV , qui lui demandoit lequel
il préféroit de Ton fiecle , ou de celui-
ci : Sire , j'ai pajfe ma jeunejfe a refpec-
ter les vieillards , & il faut que je pajfe
ma vieilleffe a refpetter les enfants.
Ayant une a me tendre Se fenfible ,
mais n'appréciant rien fur le taux de
l'opinion , quoiqu'il aime à plaire aux
autres , il fe fouciera peu d'en être con-
fédéré. D'où il fuit qu'il fera plus affec-
tueux que poli , qu'il n'aura jamais
d'airs ni de farte , & qu'il fera plus tou-
ché d'une carefTe , que de mille éloges.
Par les mêmes raifons , il ne négligera
ni fes manières , ni fon maintien , il
pourra même avoir quelque recherche
dans fa parure , non pour paroître un
homme de goût , mais pour rendre fa
figure plus agréable
P 4
244 Les Pensées
Aimant les hommes parce qu'ils font
fes femblables , il aimera fur-tout ceux
qui lui reflemblent le plus, parce qu'il Te
fentira bon , & jugeant de cette reflem-
blance par la conformité des goûts dans
les chofes morales , dans tout ce qui
tient au bon caractère , il fera fort aife
d'être approuvé. Il ne fe dira pas pré-
cifément , je me réjouis } parce qu'on
m'approuve ; mais je me réjouis parce
qu'on approuve ce que j'ai fait de bien;
je me réjouis de ce que les gens qui m'ho-
norent fe font honneur ; tant qu'ils ju°
geront suffi fainement , il fera beau
d'obtenir leur eftime.
£ J. J. ROUSSI^U. 34;
PORTRAIT ET CARACTERE.
de Sophie,
Ou de Ut Compagne future d'EMizzr, ,
Ç
C Ophie eft bien née, elle eà d\mi
bon naturel ; elle a le cœur tt es fenfî-
ble , Ôc cette extrême fénfibilîté lui
donne quelquefois une activité d'ima-
gination difficile à modérer. Elle a
l'efprit moins jufte que pénétrant s..
i'humeur facile & pourtant inégale , la
figure commune , mais agréable ; une
phyfionomie qui promet une ame Se
qui ne ment pas > on peut l'aborder,
avec indifférence , mais non pas la
quitter fans émotion. D'autres ont de;
bonnes qualités qui lui manquent ; d'au-
tres ont à plus grande mefure cdles
qu'elle a ; mais nulle n'a des qualités
mieux aûorties pour faire un heureux,
iaïa&ere. Elle faic tirer parti d..
K 1
3^6 LZS P E XSÉES
défauts mêmes, & fi elle étoit plus par-
faite elle plairoit beaucoup moins.
Sophie n'eit pas belle , mais auprès
d'elle les hommes oublient les belles
femmes , & les belles femmes font mé-
contentes d'elles-mêmes. A peine eft-
elle jolie au premier afpect , mais plus
on la voit Se plus elle s'embellit ; elle
<ra«rne ou tant d'autres perdent , & ce
qu'elle gagne elle ne le perd plus. On
peut avoir de plus beaux yeux , une plus
belle bouche , une figure plus imputan-
te ; mais on ne fauroit avoir une taille
mieux prife, un plus beau teint, une
main plus blanche , un pied plus mi-
gnon , un regard plus doux , une phy-
ïionomie plus touchante. Sans éblouir,
elle intéreiïè , elle charme , & l'on ne
fauroit dire pourquoi.
Sophie aime la parure Se s'y connoît ;
fa mère n'a point d'autre femme de
chambre qu'elle : elle a beaucoup de
goût pour fe mettre avec avantage ,
mais elle hait les riches habillements ;
DS J. J. Rouss eau. 547
on voit toujours dans le fîen la /impli-
cite jointe a. l'élégance ; elle n'aime
point ce qui brille , ma s ce qu; fîed.
Elle ignore quelles font les couleurs à
la mode , mais elle fait à merveille
celles qui lui font favorables. Il n'y a
pas une jeune perfonne qui paroifïe mife
avec moins de recherche , & dont l'a-
juftement (oit plus recherché ; pas une
pièce du fîen n'eft prife au hazard , Ôc
l'art ne paroît dans aucune. Sa parure
eft très modefte en apparence 3c très co-
quette en effet ; elle n'étale pas Tes char-
mes , elle les couvre , mais en les cou-
vrant elle fait les faire imaginer. En
la voyant, on dit : voilà une fille mo-
defte 3c (âge ; mais tant qu'on refte au-
près d'elle les yeux 3c le cœur errent
fur toute fa perfonne , fans qu'on puïfîè
les en détacher , 3c l'on diroit que tout
cet ajuftement fi fîmple n'eft mis à fa
place , que pour en être ôté pièce à pièce
par l'imagination.
Sophie a des talents naturels ; elle les
P 6
348 Les Pensées
fent Se ne les a pas négligés ; mai*
n'ayant pas été à portée de mettre
beaucoup d'art à leur culture , elle s'eft
contenté d'exercer fa jolie voix à chan-
ter jufte & avec goût , Tes petits pieds
à marcher légèrement , facilement ?
avec grâce , à faire la révérence en tou-
tes fortes de lituations fans gêne & fans
mal-adrefle.
Ce que Sophie fait le mieux Se qu'on
lui a fait apprendre avec le plus de foin,
ce font les travaux de fou fexe , même
ceux dont on ne s'avife point comme
de tailler Se coudre fes robes. Il n'y a
pas un ouvrage à l'aiguille qu'elle ne
fâche faire & qu'elle ne fade avec plai-
|îrj mais le travail qu'elle préfère à
tout autre eft la dentelle , parce qu'il
n'y en a pas un qui donne une attitude
plus agréable , Se où les doigts s'exer-
cent avec plus de grâce Se de légèreté.
Elle s'eft appliquée aufli à tous les dé-
tails du ménage. Elle entend la cuifmc
& l'cfïke 3 elle lait les prix des den-
de J. J. Rousseau. h$»
tces , elle en connoît les qualités ; elle
fait fort bien tenir les comptes , elle
fert de maître d'hôtel à fa mère, Faite
pour être un jour mère de famille elle-
même , en gouvernant la maifon pater-
nelle , elle apprend à gouverner la fien-
nc ; elle peut fuppléer aux fondions
des domeftiques & le fait toujours vo-
lontiers. Gn ne fait jamais bien com-
mander que ce qu'on fait exécuter foi-
même : c'eft la raifon de fa mère pour
l'occuper ainfi y pour Sophie , elle ne
va pas fi loin, Son premier devoir eft
celui de fille , & c'eft maintenant le feul
qu'elle fonge à remplir, Son unique vue
cft de fervir fa mère & de la foulages:
d'une partie de fes foins,
Sophie a l'efprit agréable fans être
brillant, & folide fans être profond, un
efprit dont on ne dit rien , parce qu'on
ne lui en trouve jamais ni plus ni moins
qu'à foi. Elle a toujours celui qui plaît
aux gens qui lui parlent, quoiqu'il ne
fait pas fott oméa tclon l'idée que nous
3jc Les Pensées
avons de la culture de l'efprit des fem-
mes : car le fien ne s'elt pas formé par
la lecture \ mais feulement par les con-
verfations de fon père & de fa mère,
par Tes propres réflexions , &c par les
obfervations qu'elle a faites dans le peu
de monde qu'elle a vu. Sophie a na-
turellement de la gaieté •> elle étoit
même folâtre dans fon enfance ;
mais peu-à-peu fa mère a pris foin de
réprimer fes airs évaporés , de peur
que bientôt un changement trop fubit
n'inftruifît du moment qui l'avoit ren-
du néceflaire. Elle effc donc devenue
modefte &refervéemême avant le temps
de l'être ; & maintenant que ce temps
cil: venu , il lui efl: plus aifé de garder le
ton qu'elle a pris , qu'il ne lui feroit de
le prendre, fans indiquer la raifon de
ce changement : c'efl: une choie plai-
dante de la voir fe livrer quelquefois
par un refte d'habitude à de« vivacités
de l'enfance , puis tout d'un coup ren-
tier en elle-même , fe taire , baiifer les
t>e J. J. Rousseau. 351
yeux & rougir : il faut bien que le terme
intermédiaire, entre les deux âges, par-
ticipe un peu de chacun des deux.
Sophie eft d'une fenfibilité trop gran-
de pour conferver une parfaite égalité
d'humeur, mais elle a trop de douceur
pour que cette fenfibilité foit fort im-
portune aux autres -, c'eft à elle feule
qu'elle fait du mal. Qu'on dife un feul
mot qui la blefle , elle ne boude pas ,
mais fon cœur fe gonfle ; elle tâche de
s'échapper pour aller pleurer. Qu'au
milieu de fes pleurs fon père ou fa mère
la rappelle & dite un feul mot , elle
vient à l'inftant jouer & rire en s'efluyant
adroitement les yeux , & tâchant d'é-
touffer fes fanglots.
Elle n'eft pas , non plus , tout- à-fait
exempte de caprice. Son humeur , un
peu trop pouOee , dégénère en mutine-
rie , & alors elle eft fujette à s'oublier.
Mais laiflcz-lui le temps de revenir à
elle , & fa manière d'effacer fon tort
lui en fera prefquc un mérite. Si on la
3)2 Les Pensées
punir , elle eft docile & foumife , & 1 on
voit que fa honte ne vient pas tant du
châtiment que de la faute, Si on ne lui
dit rien , jamais elle ne manque de la
réparer d'elle-même, mais iî franche-
ment & de iî bonne grâce , qu'il n'efl:
^ pas poiïible d'en garder la rancune,
Elle baiferoit la terre devant le dernier
domeftiqu-e , fans que cet abailfement
iui fît la moindre peine, & fî-tôt qu\ Ile
eft pardonnée, fa joie ôc les carefles
montrent de quel poids fon cœur eft
foulage, . En un mot , elle fou fifre avec
patience les torts des autres, ôc répare
avec plaifir les Gens. Tel eit l'aimable
naturel de fon fexe avant que nous
l'ayons gâté. La femme effc faite pour cé-
der à l'homme ôc pour fupporrer même
fon injuftice : vous ne réduirez jamais
les jeunes garçons au même point. Le
{entraient intérieur seleve, «Se fe ré-
volte en eux contre Pinjuftice; la na-
ture ne les fit point peur la tolérer,
Sophie a de la religion a mais une re-
DE J. J. Rous SE AV. 353
Hgion raifonnable & fimple, peu de
dogmes 8c moins de pratiques de dévo-
tion; ou plutôt, ne connoiuant de pra-
tique elîentielle que la morale, elle dé-
voue fa vie entière à fervir Dieu en fai°
fant le bien. Dans toutes les indrao
tions que Tes parents lui ont données fut
ce lu jet , ils l'ont accoutumée à une
foumiffion refpe&ueufe, en lui difant
toujours : „ Ma fille , ces connoiflan-
„ ces ne font pas de votre âge , votre
„ mari vous en inftruira quand il fera.
„ temps. " Du refte , au lieu de longs
difcours de piété, ils fe contentent de la
lui prêcher par leur exemple , Se cet
exemple eft gravé dans Ton cœur.
Sophie aime la vertu ; cet amour eft
devenu fa paiïlon dominante. Elle l'ai-
me, parce qu'il n'y a rien de fi beau eue la
vertu ; elle l'aime, parce que la vertu fait
la gloire de la femme, &c qu'une femme
vertueufe lui paroît prefqu'égale aux an-
ges ; elle l'aime comme la feule route du
vrai bonheur, & parce qu'elle ne voit que
$ y 4 Les Pensées
mifere, abandon, malheur, ignominie
dans la vie d'une femme déshonuête ;
elle l'aime enfin comme chère à fon ref-
peétable père , à fa tendre &c digne
mère ; non contents d'être heureux de
leur propre vertu, ils veulent l'être aulïi
de la fienne , & fon premier bonheur à
elle-même eft l'efpoir de faire le leur.
Tous fes fentiments lui infpirent un en-
thoufiafme qui lui élevé i'ame , Se tient
tous fes petits penchants aflervis à une
paffion fi noble. Sophie fera chafte §£
honnête jufqu'à fon dernier foupir ; elle
l'a juré dans le fond de Con ame , 6v elle
Ta juré dans un temps où elle fentoit déjà
tout ce qu'un tel ferment coûte à tenir :
elle l'a juré quand elle en auroit dû ré-
voquer l'engagement, fi fes fens étoient
faits pour régner fur elle.
Sophie n'a pas le bonheur d'être une
aimable françoife , froide par tempéra-
ment & coquette par vanité, voulant
plutôt briller que plaire , cherchant l'"a-
mufemenc & non le plaifir. Le feul be-
de J. J. Rousseau, m
jfoîn d'aimer la dévore , il vient la dis-
traire ; &c troubler Ton cœur dans les fê-
tes ; elle a perdu Ton ancienne gaieté ;
les folâtres jeux ne font plus faits peur
elle : loin de craindre l'ennui de la foli-
tude , elle le cherche : elle y penfe à
celui qui doit la lui rendre douce ; tous
les indifférents l'importunent ; il ne lui
faut pas une cour, mais un Amant } elle
aime mieux plaire à un feul honnête
homme , & lui plaire toujours, que d'é-
lever en fa faveur le cri de la mode qui
dure un jour , &: le lendemain fe change
en huée.
Les femmes font les juges naturels
du mérite des hommes , comme ils le
font du mérite des femmes ; cela eft de
leur droit réciproque, 6v ni les uns ni les
autres ne l'ignorent. Sophie connoît ce
droit & en ufe , mais avec la modeftic
qui convient à fa jeuneffe , à fon inexpé-
rience , à fon état ; elle ne juge que des
chofes qui font à fa portée , & elle n'en
juge que quand cela fert à développer
3j6 Les Pensées
quelque maxime utile. Elle ne parle des
abrents qu'avec la plus grande circons-
pection , fur-tout fi ce font des femmes.
Elle penfe que ce qui les rend médifan-
tes 6v fatyriques , elt de parler de leur
fëxe : tant qu'elles fe bornent à parler
du nôtre , elles ne font qu'équitables,
Sophie s'y borne donc. Quant aux fem-
mes , elle n'en parle jamais que pour en
dire le bien qu'elle (Vt : c'eft un hon-
neur qu'elle croit devoir à fon fexe; Se
pour celles dont elle ne fait aucun b'en
à dire, elle n'en dit rien du tout , &: cela
sTeiîtend.
Sophie a peu d'ulage du monde ; mais
•elle e(t obligeante», attentive ôc met de
la grâce à tout ce qu'elle fait. Un heu-
reux naturel la fert mieux que beaucoup
d'art. Elle a une certaine polireile 4
elle qui ne tient point aux formules ,
qui n'eit point aflervie aux modes , qui
ne change point avec elles , qui ne fait
rien par ufage, mais qui vient d'un vrai
4cfir de plaire, & qui plaît. Elle ne ùdt.
de J. J. Rousseau. 557
point les compliments triviaux & n'en
invente point de plus recherchés ; elle
ne dit pas qu'elle eft très obligée, qu'on
lui fait beaucoup d'honneur, qu'on ne
prenne pas la peine , ôcc. Elle s'avife
encore moins de tourner des phrafes.
Pour une attention , pour une politefïe
établie , elle répond par une révérence
ou par un fîmple ,je vous remercie : mais
ce mot dit de fa bouche en vaut bien
un autre. Pour un vrai fervice elle laiflè
parler Ton cœur , & ce n'eft pas un com-
pliment qu'il trouve. Elle n'a jamais
fouffert que l'ufage françois l'afïèrvît au
joug des fimagrées , comme d'étendre
fa main en parlant d'une chambre à
l'autre fur un bras fexagenaire qu'elle
auroit grande envie de foutenir, Quand
un galant mufqué lui offre cet imperti-
nent fervice, elle laiife l'officieux bras
fur l'efcalier & s'élance en deux fauts
dans la chambre, en difant qu'elle n'eft
pas boiteufe. En effet , quoiqu'elle ne
foit pas grande , elle n'a jamais voulu
3 5 S t E S P £ N S £ E S
de talons hauts : elle a les pieds affez
petits pour s'en palier.
Non-feulement elle fe tient dans le
filence Se dans le refpecl avec les fem-
mes , mais même avec les hommes ma-
riés , ou beaucoup plus âgés qu'elle -y
elle n'acceptera jamais de place au def-
fus d'eux que par obéilTance , & re-
prendra la fienne au delîous fi-t6t qu'elle
le pourra j car elle fait que les droits
de l'âge vont avant ceux du fexe, com-
me ayajit pour eux le préjugé de la fa-
gelTe , qui doit être honorée avant tout.
Avec les jeunes gens de fon âge ,
c'eft autre chofe -, elle a befoin d'un
ton différent pour leur en impofer, &C
elîe fait le prendre fans quitter l'air
modefte qui lui convient. S'ils fonr mo-
deftes & réserves eux-mêmes, elle gar-
deia volontiers avec eux l'aimable fa-
miliarité de la jeuneile ; leurs entre-
tiens pleins d'innocence feront badins ,
mais décents-, .s'ils deviennent férieux ,
elle veut qu'ils îbiciit utiles ; s'ils dé-
DE J. J. Rovsse^V. 555)
génèrent en fadeurs , elle les fera bien-
tôt cefler ; car elle méprife fur-tout le
petit jargon de la galanterie , comme
très offenfant pour fon fexe. Elle fait
bien que l'homme qu'elle cherche n'a
pas ce jargon-là , & jamais elle ne fouf-
fre volontiers d'un autre ce qui ne con-
vient pas à celui dont elle a le carac-
tère empreint au fond du cœur. La haute
opinion qu'elle a des droits de fon fexe3
la fierté d'ame que lui donne la pureté
de fes fentiments , cette énergie de la
vertu qu'elle fent en elle-même, ôc qui
la rend refpeclable à fes propres yeux ,
lui font écouter avec indignation les
propos doucereux dont on prétend l'a-
mufer. Elle ne les reçoit point avec
une colère apparente , m ils avec un iro-
nique applaudiflèment qui déconcerte 5
ou d'un ton froid , auquel on ne s'at-
tend point. Qu'un beau Phebus lui dé-
bite fes gentillettes , la loue avec efprit
fur le n'en , fur fa beauté , fur fes grâ-
ces , fur le prix du bonheur de lui plaire,,
zCo Les Pensées
elle eft fille à l'interrompre en lui difant
poliment : „ Monfienr , j'ai grand peur
3> de favoir ces chofes-là mieux que
Si vous j Ci nous n'avons rien de plus
5, curieux à dire, je crois que nous pou-
„ vons finir ici l'entretien, „ Accom-
pagner ces mots d'une grande révérence,
Se puis fe trouver à vingt pas de lui ,
îi'eft pour elle que l'affaire d'un inftant.
Demandez à vos agréables , s'il eft aifé
d'étaler Ton caquet avec un efprit aulîî
rebours que celui-là.
Ce n'eft pas pourtant qu'elle n'aime
fort à être louée , pourvu que ce foie
tout de bon , & qu'elle puiffe croire
qu'on penfe en effet le bien qu'on lui
dit d'elle. Pour paroître touché de Ton
mérite , il faut commencer par en mon-
trer.v Un hommage fondé fur l'eftime ,
peut flatter Ion cœur altier , mais tout
galant perfiflage eft toujours rebuté ;
Sophie n'eft pas faite pour exercer les
petits talents d'un baladin,
fEXSÉES
ve J. J. Rousseau. 361
PENSÉES MORA LES.
Vj N ne peut réfléchir fur les mœurs ,
qu'on ne fe plaife à Te rappeller l'image
de la {implicite des premiers temps. C'eft
un beau rivage paré des feules mains de
la nature , vers lequel on tourne incef-
famment les yeux , &c dont on fe fent
éloigner à, regret.
La feule leçon de Morale qui con-
vienne à l'enfance & la plus importante
à tout âge , eft de ne jamais faire de mal
à perfonne. Le précepte même de faire
du bien , s'il n'eft fubordonné à celui-là,
eft dangereux , faux , contradictoire.
Qui eft-ce qui ne fait pas du bien ? Tout
le monde en fait , le méchant comme
les autres j il fait un heureux aux dépens
de cent miférables , 6c de là viennent
toutes nos calamités. Les plus fubli-
-a6i Les Pensées
mes vertus font négatives : elles font
aulfi les plus difficiles , parce qu'elles
font fans orientation , & au deiTus mê-
me de ce plaifir ii doux au cœur de
l'homme , d'en renvoyer un autre con-
tent de nous. O quel bien fait héceûai-
rement à les femblables celui d'entre
eux , s'il en eft un , qui ne leur fait
jamais de mail de quelle intrépidité
d'ame , de quelle vigueur de caractère
il a befoin pour cela ! ce n'eft pas en
raifonnant fur cette maxime , c'eft en
tâchant de la pratiquer , qu'on fent com-
bien il eft grand & pénible d'y réuiîir.
m.
Le précepte de ne jamais nuire à au-
trui emporte celui de tenir à la fociété
humaine le moins qu'il eft poiïîble ; car
dans l'état focial le bien de l'un fait né-
celîairement le mal de l'autre. Ce rap-
port eft dans l'etlence de la chofe &
rien ne fauroit le changer ; qu'on cher-
che fur ce principe lequel eft le meil-
'de' J. J. Rousseau. 363
leur de l'homme focial ou du folilaire.
Un auteur illuftre dit qu'il n'y a que
le méchant qui (bit feul j moi je dis
qu'il n'y a que le bon qui (bit feul ; fi
cette propofition eft moins fententieu-
fe , elle eft plus vraie & mieux raifon-
née que la précédente. Si le méchant
ctoit feul , quel mal feroit-il ? C'eft dans
la fociété qu'il dreflè fes machines
pour nuire aux autres.
Il faut étudier la fociété par les hom-
mes, &.les hommes par la fociété : ceux
qui voudront traiter féparément la po-
litique ôc la morale , n'entendront ja-
mais rien à aucune des deux. En s'at-
tàchant d'abord aux relations primiti-
ves , on voit comment les hommes eu
doivent être affectés , & quelles paf-
fions en doivent naître. On voit que
•c'efl: réciproquement par le progrès des
paiïions que ces relations fe multiplient
& fe relferrjntt C'eft moins la force des
a*
364 Les Pensées
bras que la modération des cœurs , qui
rend les hommes indépendants &c libres.
Quiconque défire peu de chofes tient à
peu de gens; mais confondant toujours
nos vains défirs avec nos befoins phy-
fiques , ceux qui ont fait de ces derniers
les fondements de la fociété humaine ,
ont toujours pris les effets pour les cau-
fes , & n'ont fait que s'égarer dans tous
leurs raifonnements,
Ceft l'abus de nos facultés qui nous
rend malheureux & méchants. Nos cha-
grins , nos foucis , nos peines nous vien-
nent de nous. Le mal moral eft incon-
teflablement notre ouvrage , &c le mal
phyfique ne feroit rien fans nos vices
qui nous l'ont rendu fenfible.
Homme , ne cherche plus l'auteur du
mat ; cet auteur c'eft toi-même. Il
n'exifle point d'autre mal que celui que
ta fais ou que tu fouffies, & l'un Se
DE J. J. ROU S S EAU. 365
l'autre te vient de toi. Le mal général
ne peut être que dans le défordre , ôc je
Vois dans le fyflême du monde un ordre
qui ne fe dément point. Le mal parti-
culier n'eft que dans le fentiment de
l'être qui foufne ; & ce fentiment ,
l'homme ne l'a pas reçu de la Nature ,
il fe l'eft donné. La douleur a peu de
prife fur quiconque , ayant peu réfléchi,
n'a ni fouvenir , ni prévoyance. Otez
nos funeftes progrès , ôtez nos erreurs
& nos vices , otez l'ouvrage de l'hom-
me , &c tout eft bien.
S'il exiftoit un homme aflfez miféra-
ble pour n'avoir rien fait en toute fa
vie , dont le fouvenir le rendît content
de lui-même , & bien-aife d'avoir vécu,
cet homme feroit incapable de jamais fe
connoître , & faute de fentir quelle
bonté convient à fa nature , il refteroit
méchant par force & feroit éternelle-
ment malheureux.
a?
■}ê6 LES PENSÉES
m
Il n'y a point de connoi(Tance mo-
rale qu'on ne puiffe acquérir par l'ex-
périence d'autrui ou par la fienne. Dans
le cas où cette expérience eft dangé-
reufe , au lieu de la faire foi-même .,
on tire fa leçon de l'hiftoire.
N'allons pas chercher dans les livres
des principes Se des règles que nous
trouverons plus finement au dedans de
nous. Lai 'Ions là toutes ces vaines dis-
putes des Philofophes fur le bonheur ôc
fur la vertu ; employons à nous rendre
bons Se heureux le temps qu'ils perdent
à chercher comment on doit l'être , $C
propofons-nous de grands exemples à
fuivre.
m
Celui qui a tâché de vivre de manière
à n'avoir pas befoili de fonger à la mort,
la voit venir fans effroi. Qui s'endert
DE J. J. ROUSSZJU. Î&7
dans le fein d "un père , n'eft pas en
fouci du réveil.
•
On diroit aux murmures des impa-
tients mortels , que Dieu leur doit la
récompenfe avant le mérite , & qu'il eft
obligé de payer leur vertu d'avance.
O ! foyons bons premièrement , & puiSv
nous ferons heureux. N'exigeons pas le
prix avant la vidoire , ni le falaire
avant le travail. Ce n'eft point dans la
lice, difoit Plutarque , que les vain-
queurs de nos jeux facrés font couron-
nés , c'eft après qu'ils l'ont parcourue.
m
Le premier prix de la juftice eft de
fentir qu'on la pratique.
La prix de l'ame confifte dans le mé-
pris de tout ce qui peut la troubler.
Hommes foycz humains , c'eft votre
Q.4
7,6% Les Pensées
premier devoir : foyez-le pour tous les
états , pour tous les âges , pour tout
ce qui nJeft point étranger à l'homme.
Quelle fageffe y a-t-il pour vous hors
de l'humanité ?
I/occafîon de faire des heureux eft
plus rare qu'on ne penfe : la punition
de l'avoir manquée eft de ne la plus
retrouver.
Malheur à qui ne fait pas facri-
fler un jour de plaifir aux devoirs de
l'humanité.
Ce n'eft pas d'argent feulement qu'ont
befoin les infortunés , & il n'y a que les
pareileux de bien faire qui ne fâchent
faire du bien que la bourfe à la main.
Quiconque veut être homme en effet:
doit fa voir redefcendre. L'humanité
coule comme une eau pure & falutaire.
de J. J. Rousseau. $6?
ôc va fertilifèr les lieux bas , elle cher-
che toujours le niveau , elle iaiffe à fec
ces roches arides qui menacent la cam-
pagne tk ne donnent qu'une ombre inu-
tile ou des éclats pour écrafer leurs
voifins.
Si c'en: la raifon qui fait l'homme ,
c'eft le fentiment qui le conduit,
Les grandeurs du monde corrom-
pent l'ame , l'indigence l'avilit.
m
Si la triftefTe attendrit l'ame , uns
profonde affliction l'endurcit.
®
On perd tout le temps qu'on peut
mieux employer.
C'eft un fécond crime de tenir un
ferment criminel.
j7o Les Pensez?
Un état permanent eft-il fait pour
l'homme ? Non , quand on a tout ac^
quis , il faut perdre -, ne fut-ce que le
plaiiir de la ponefïion , qui s'ufe par elle».
Les chagrins & les peines peuvent
erre comptés pour des avantages en ce
qu'ils empêchent le coeur de s'endurcît
aux malheurs d'autrui. On ne fait pas
quelle douceur c'eft de s'attendrir fur
fes propres maux & fur ceux des autres-'
La feniïbilité porte toujours dans l'ame
un certain contentement de foi-même
indépendant de la fortune &: des événe-
ments.
*
Le pays des chimères efl en ce mon-
de le feul digne d'être habité ; & tel eft
le néant des chofes humaines , que hors
l'être exiftant par lui-même , il n'y a.
ùen de beau que ce qui n'elt pas.
Dt J. J. Rousseau. $71
La pure morale eil Ci chargée de de-
voirs feveres , que fi on la furcharge en-
core de formes indifférentes , c'eft pres-
que toujours aux dépens de l'effentieL
On dit que c'eft le cas de la plupart des
Moines , qui , fournis à mille règles inu-
tiles , ne favent ce que c'eft qu'honneur
& vertu.
ۤ
Nul ne peut être heureux s'il ne jouit
de fa propre eftime.
Si la véritable jouiflànce de I'ame eM
dans la contemplation du beau , com-
ment le méchant peut-il l'aimer dans
autrui , fans être forcé de fe haïr lui-
même ;
Il n'y. a d'azyle fur que celui où Pora
peut échaper à la honte & au repentir.
■xyi Les Pensées
•
Les mauvaifes maximes font pures
que les mauvaifes actions. Les partions
déréglées infpirent les mauvaifes ac-
tions ; mais les mauvaifes maximes cor-
rompent la raifon même , & ne laiflfent
plus de reflburce pour revenir au bien»
&
L'amour propre eft un ïnftrument
utile , mais dangereux , fou vent il bleflè
la main qui s'en fert , & fait rarement
du bien fans mal.
m
L'abus du favoir produit l'incrédu-
lité. Tout favant dédaigne le fenti-
ment vulgaire ; chacun en veut avoir
un à foi. L'orgueilleufe philofophie mè-
ne à l'efprit fort , comme l'aveugle dé-
▼otion au fanatifme.
«
L'intérêt particulier nous trompe ; il
n'y a que l'efpoir du jufte qui ne trompe
point.
dz J. J. Rousseau. 373
m
Tel eft le fort de l'humanité > la raî-
fon nous montre le but , & les payions
nous en écartent.
Tout eft fource de mal au-delà du
néceflaire phyfique. La nature ne nous
donne que trop de befoins ; & c'eft au
moins une très haute imprudence de
les multiplier fans nécelïité , & mettre
ainfî fon ame dans une plus grande dé-
pendance.
®
Le premier pas vers le vice eft de met-
tre du myftere aux actions innocentes ,
& quiconque aime à fe cacher , a tôt
ou tard raifon de fe cacher. Un feui
précepte de morale peut tenir lieu de
tous les autres ; c'eft celui-ci : „ Ne fais
„ ni ne dis jamais rien que tu ne veuilles
„ que tout le monde voie Se entende ; ,<>
& pour moi j'ai toujours regardé com-
me le plus eftunable des hommes ce Rc*
574 Les Pensées
main qui vouloir que fa maifon fut conf-
truite de manicre qu'on vît tout ce qui
s'y faifoit.
@
C'eft le dernier degré de l'opprobre
de perdre avec l'innocence le fentiment
qui la faifoit aimer.
0
Il y a des objets fi odieux qu'il n'eft
pas même permis à l'homme d'honneur
de les voir. L'indignation de la verra
ne peut fupporter le fpectacle du vice*
Le fage obferve le dé (ordre public
qu'il ne peut arrêter ; il Tobferve &
montre fur fon vifage attrifté la douleur
qu'd lui caufe ; mais quant aux défor-
dres particuliers r il s'y oppofe ou dé-
tourne les yeux de peur qu'ils ne s'au.~
torifent de ia préfence,
Les illuHons de l'orgueil font la foar*
pr J. J. Rousseau. 375
ce de nos plus grands maux : mais la
contemplation de la mifere humaine
rend le fage toujours modéré. Il fe
tient à fa place , il ne s'agite point pour
en fonir , il n'ufe point inutilement fes
forces pour jouir de ce qu'il ne peur
eonferver , &c les employant toutes à
bien pofléder ce qu il a , il eft en effet
plus puiffant & plus riche de tout ce qu'il
défire de moins que nous. Etre mortel
& périiîable , irai- je me former des
nœuds éternels fur cette terre , où tout
change , où tout paflè , de dont je difpa-
ïoîtrai demain ?
Travailler eft un devoir indifpenfa-
ble à l'homme (bciât. Riche ou pauvre*
puiffant ou foible , tout citoyen oiiif eft.
un fripon.
L'homme & le citoyen , quel qu'il
ioit , n'a d'autre bien à mettre dans la
fociéîé <^ue lui-même } tous fes autres
<$-?6 Les P e ns ê e s
biens y font malgré lui ; 6c quand un
homme eft. riche , ou il ne jouit pas de fa
richeiïe, ou le public en jouit aufli. Dans
le premier cas , il vole aux autres ce
dont il fe prive; & dans le fécond, il
ne leur donne rien. Ainfi la dette fo-
ciale lui refte toute entière , tant qu'il
ne paye que de fon bien.
La patience eft amere ; mais fon fruit
cft doux.
Il faut une ame faine pour fentir les
charmes de la retraite.
Une ame faine peut donner du goût
à des occupations communes , comme
la ianté du corps fait trouver bon les
aliments les plus fimples.
Quand le cœur s'ouvre aux paffions y
;1 s'ouvre à l'ennui de la vie.
de J. J. Rou sseav. 577
m
L'efprit s'étrécit à mefure que l'ame
fc corrompt.
m
Quand l'imagination eft une fois fa-
lie , tout devient pour elle un fujet de
fcandale. Quand on n'a plus rien de
bon que l'extérieur , on redouble tous
fes foins pour le conferver.
Ce font nos paflions qui nous irritent
contre celles des autres ; c'eft notre in-
térêt qui nous fait haïr les méchants;
s'ils ne nous faifoient aucun mal , nous
aurions pour eux plus de pitié que de
haine. Le mal que nous font les mé-
chants , nous fait oublier celui qu'ils fe
font à eux-mêmes. Nous leur pardon-
nerions plus aifément leurs vices , Ci
nous pouvions connoître combien leur
propre cœur les en punit. Nous fentons
PofFenfe , & nous ne voyons pas le châ-
378 iis Pensées
tknent ; les avantages font apparents ,
la peine eft intérieure. Celui qui croit
jouir du fruit de fes vices n'eft pas moins
tourmenté que s'il n'eût point réuiïi :
l'objet eft changé , l'inquiétude eft la
même : ils ont beau montrer leur fortu-
ne & cacher leur cœur , leur conduite
le montre en dépit d'eux : mais pour
le voir il n'en faut pas avoir un fem-
blable.
®
Les pafïions que nous partageons
nous féduifent; celles qui choquent nos
intérêts nous révoltent 5 & par une in-
conféquence qui nous vient d'elles *,
nous blâmons dans les autres ce que
nous voudrions imiter. L'averfion &C
l'illufion font inévitables , quand on
eft forcé de fourïrir de la part d'aimui
le mal qu'on feroit fi l'on étoit à fa
place.
de J. J. Rousseau. 379
PENSÉES DIVERS ES.
L E s plaifirs excluais font la mort du
plaifir.
m
S'abftenir pour jouir, c'eft l'épiçu-
réifme de la raifon.
m
Jamais les cœurs fenfibles n'aimèrent
les plaifirs bruyants , vain &: ftérile
bonheur des gens qui ne Tentent rien ,
ôc qui croient qu'étourdir la vie c'eft
en jouir.
®
La variété des défîrs vient de celle
des connoilfances , Ôc les premiers plai-
firs qu'on connoît font long-temps les
feuls qu'on recherche.
9
La fuprême jouiftance efl: dans le con-
tentement de foi- même.
380 Les Pensées
Les vrais amufements font ceux qu'on
partage avec le peuple; ceux qu'on veut
avoir à foi feul , on ne les a plus.
8
Le plaifir qu'on veut avoir aux yeux
«les autres , eft perdu pour tout le mon-
de j on ne l'a ni pour eux , ni pour foi.
Le ridicule que l'opinion redoute fur
toute chofe, eft toujours à côté d'elle
pour la tyrannifer &: pour la punir. On
n'eft jamais ridicule que par des formes
déterminées ; celui qui fait varier fes
fituations & Tes plaifirs , efface aujour-
d'hui l'impreifion d'hier ; il eft comme
nul dans l'efprit des hommes , mais il
jouit i car il eft tout entier à chaque
heure & à chaque ehofe.
m
Changeons de goût avec les années ,
ne déplaçons pas plus les âges que les
de J. J. Rousseau. 381'
faifons: il faut être foi dans tous les
temps, & ne point lutter contre la
nature : ces vains efforts ufent la vie , ÔC
nous empêchent d'en ufer.
On voit rarement les penfeurs fc plaire
beaucoup au jeu , qui fufpend cette ha-
bitude ou la tourne fur d'arides combi-
naifonsi auiïi l'un des biens, & peut-
être le feul qu'ait produit le goût des
fciences , eft d'amortir un peu cette paf-
fion fordide : on aimera mieux s'exer-
cer à prouver l'utilité du jeu que de s'y
livrer.
On n'eft curieux qu'à proportion
qu'on eft inftruit.
L* ignorance n'eft un obftacle ni au
bien ni au mal ; elle eft feulement l'état
naturel de l'homme.
m
L'ignorance n'a jamais fait de mal >
i ti Les ? e n s i es
Terreur feule eft funefte, & on ne s'égare
' point, parce qu'on ne fait pas , mais
parce qu'on croit favoir.
9
Naturellement l'homme ne penfe gue-
Tes. Penfer eft un art qu'il apprend com-
me tous les autres & même plus diffici-
lement.
L'efprit non plus que le corps ne porte
que ce qu'il peut porter. Quand l'enten-
dement s'approprie les chofes avant de
les dépofer dans la mémoire , ce qu'il
en tire enfuite eft à lui. Au lieu qu'en
furchargeant la mémoire à Ton inlu ,
on s'expofe à n'en jamais rien retirer
qui lui foit propre.
m
L'abus des livres tue la feience ;
croyant favoir ce qu'on a lu , on fe croie
diipenfé de l'apprendre.
m
Les livres n'apprennent qu'à parler
de ce qu'on ne lait pas.
DE J. J. ROVSSZ^W. 3S3
Rien ne conferve mieux l'habitude
de réfléchir que d'être plus content de
foi que de fa fortune.
Un fot peut réfléchir quelquefois ;
mais ce n'eft jamais qu'après la fottife.
«
Il n'y a qu'un géomètre & un fot qui
puifient parler fans figure.
m
C'efl; peu de chofe d'apprendre les
langues pour elles-mêmes , leur ufage
n'eft pas fi important qu'on croit ; mais
l'étude des laïques mène à celle de la
grammaire générale. Il Lut apprendre"
le latin pour favoir le François, il faut
étudier & comparer l'un & l'autre , pour
entendre les règles de l'art de parler.
»
ïl n'y a point de vrai progrès de rai-
5$4 Le s P E N sa è$
fon dans l'efpece humaine, parce que
tout ce qu'on gagne d'un coté , on le
perd de l'autre , que tous les efprits par-
tent toujours du même point , & que le
temps qu'on emploie à favoir ce que
d'autres ont penfé, étant perdu pour
apprendre à penfer foi-même , on a plus
de lumières acquifes & moins de vi-
oueur d'efprit. Nos efprits font com-
me nos bras exercés à tout faire avec
des outils, & rien par eux-mêmes.
m
C'eft une chofe bien commode que
la critique j car où l'on attaque avec un
mot , il faut des pages pour fe défendre.
m
Il y a peu de phrafes qu'on ne puilTe
rendre abfurdes en les ifolant. Cette
manœuvre a toujours été le taLt.it des
critiques fubalternes ou envieux.
Il y a une gentillefle de ftyle , qui ,
n'étant
de J. J. Rousseau. 385
n'étant point naturelle ne vient d'elle-
même à perfonne , 8c marque la préten-
tion de celui qui s'en fert.
Tout obfervateur qui fe pique d'eC-
prit eft fufpect. Sans y fonger il peut
facrifier la vérité des chofes à l'éclat
des penfées , 8c faire jouer fa phrafe aux
dépens de la juftice.
Il y a un certain uniflon d'âmes qui
s'*apperçoit au premier inftant 8c qui pro-
duit bientôt la familiarité.
Le penfer mâle des âmes fortes leur
donne un idiome particulier 5 & les
âmes communes n'ont pas la grammaire
de cette langue.
La véritable politefle confifte à mar-
quer de la bienveillance aux hommes»
R
5SÉ Les Pensées
Le plus lent à promettre eft toujours
le plus fidèle à tenir.
è
Ceft un excellent moyen de bien
voir les conféquences des chofes que
de fentir vivement tous les rilque?
qu'elles nous font courir.
Quelquefois le myftere a fu tendre
fon voile au fein de la turbulente joie
&: du fracas des feftins.
S
Plus le corps eft foible , plus il com-
mande j plus il eft fort , plus il obéit.
Toutes les pallions fenfuelles logent
dans des corps efféminés ; ils s'en irri-
tent d'autant plus qu'ils peuvent moins
les fatisfaire.
®
La gourmandife eft le vice des coeurs
4gui n'ont poinc d'étoile.
ve J. J. KousseJù. 3S7
L'ingratitude feroit plus rare , Ci les
bienfaits à ufure étoient moins com-
muns. On aime ce qui nous fait du bien;
c'eft un fentiment 11 naturel ! l'inoratitu-
de n'eft pas dans le cœur de l'homme 5
mais l'intérêt y eft : il y a moins d'o-
bligés ingrats , que de bienfaiteurs in-
térefles. Si vous me vendez vos dons,
je marchanderai fur le prix ; mais fi vous
feignez de donner , pour vendre à votre
mot , vous ufez de fraude. C'ett d'être
gratuits qui les rend ineftimables.
Le cœur ne reçoit de loix que de lui-
même; en voulant l'enchaîner on le dé-
gage, on l'enchaîne en le laiiïant libre.
On peut ré/îfter à tout hors à la bien-
veillance , & il n'y a pas de moyen plus
fur d'acquérir l'affeclrion des autres que
de leur donner la fieune.
R:
;88 LES TZNSÉES
m
Que ceux qui nous exhortent à faire
ce qu'ils difent , & non ce qu ils font,
difent une grande abfurdité i qui ne fait
pas ce qu'il dit , ne le dit jamais bien ;
car le langage du cœur , qui touche ôt
perfuade , y manque.
m
Les cœurs qu'échauffent un feu célcfte
trouvent dans leurs propres fentiments
une forte de jouiflfance pure Se déli-
cieuse indépendante de la fortune Se du
refte de l'univers.
m
Il n'eft pas dans le cœur humain de
fe mettre à la place des gens qui font
plus heureux que nous , mais feulement
de ceux qui font plus à plaindre.
è
On ne plaint jamais dans autrui que
. des maux dont on ne fe croit pas
exempt foi-même.
Les confolations indiferettes ne font
DE J. J. ROVS SEAU. 389
qu'aigrir les violentes afflictions.
C'eft fur-tout la continuité des maux
qui rend leur poids infupportable , &
l'ame réfifte bien plus aifément aux vi-
ves douleurs qu'à la criftefTe prolongée.
9
Un cœur malade ne peut gueres écou-
ter la ' raifon que par l'organe du fen-
ciment.
A
Quand l'amour s'eft infinité trop avant
dans la fubftance de l'ame , il eft bien dif-
ficile de l'en châtier ; il en renforce &
pénètre tous les traits comme une eau
forte Se corrofive.
m
Le jargon fleuri de la galanterie eft
beaucoup plus éloigne du. fentiment
que le ton le plus fimple qu'on, puifle
prendre.
® .'
Louer quelqu'un en face , à" moins
R 5
$<?o Les Pensées
que ce ne foie fa maîtreffe, qu'eft-ce
faire autre chofe , ïînon le taxer de va-
nité ?
$
Tout eft plein de ces poltrons adroits
qui cherchent , comme on dit , à tâter
leur homme ; c'eft-à-dire , à découvrir
quelqu'un qui foit encore plus poltron
qu'eux & aux dépens duquel ils puiflcnt
fe faire valoir.
m
L'opinion reine du monde n'eft point
foumife au pouvoir des Rois ; ils font
eux-mêmes fes premiers efclaves.
Pour ne rien donner à l'opinion ,
il ne faut rien donner à l'autorité ,
& la plupart de nos erreurs nous
viennent bien moins de nous que des
autres.
Rien ne rend plus infenfible à la rail-
lerie que d'être au delfus de l'opinion.
DE].]. ROVSSLAV. 3^1
ê
On ne s'ennuye jamais de Ton état ,
quand on n'en connoît point de plus
agréable. De tous les hommes du mon-
de , les fauvagcs font les moins curieux j
tout leur eft indifférent: ils ne jouiflènt
pas des chôfes , mais d'eux ; ils partent
leur vie à ne rien faire , & ne s'en-
nuyent jamais.
vas?
L'homme du monde eft tout entier
dans (on mafquc. N'étant prefque ja-
mais en lui-même , il y eft toujours
étranger & mal à fon aife , quand il eft
forcé d'y rentrer. Ce qu'il eft n'eft rien,
ce qu'il paroît eft tout pour lui.
*
L'honnête homme du monde n'eft
point celui qui fait de bonnes a&ions ,
mais celui qui dit de belles chofes.
®
Ceft dans les appartements dorés
qu'un écolier va prendre les airs du
R 4
3<)i Les "Pensées
monde ; mais le fage en apprend les
myfieres dans la chaumière du pauvre.
m
Une des chofes qui rendent les pré-
dications le plus inutiles , eft qu'on les
fait indifféremment à tout le monde ,
fans difcernement & fans choix. Com-
ment peut-on penfer que le même fer-
mon convienne à tant d'auditeurs fi di-
verfement difpofés , fi différents d'ef-
prits , d'humeurs , d'âges , de fexes ,
d'états ôc d'opinions î II n'y en a peut-
être pas deux auxquels ce qu'on dit à
tous puiffe être convenable; &c toutes
nos affections ont fi peu de confiance ,
qu'il n'y a peut-être pas deux moments
dans la vie de chaque homme , où le
2 difcours fit fur lui la même ira-
preffion.
Les récompenfes font prodiguées au
bel efpiit , & la vertu refte fans hon-
neurs. Il y a mille prix pour les beaux
difcours, aucun pour les belles actions,
de J. J. Rousseau. 395
Les anciens politiques partaient fans
ceOfe de mœurs 8c de venus ; les nôtres
ne parlent que de commerce & d'ar-
gent.
m
La liberté n'eft dans aucune forme
de gouvernement , elle eft dans le cœur
de l'homme libre , il la porte par-tout
avec lui , l'homme vil porte par-tout la
fervitude.
Etre pauvre fans être libre; c'eft le
pire état où l'homme puiiîe tomber.
S
Le démon de la propriété infede
tout ce qu'il touche.
Il n'y a point d'a(îbciatîon plus
commune que celle du fafte & de la
lézine.
m
Pat -tout où l'on fubftitue rutile à
R $
5^4 Lls Pzxsâe?
l'agréable, l'agréable y gagne prefque
toujours.
Quiconque jouit de la fanté & ne
manque pas du néceflàire , s'il arrache
de Ton coeur les biens de l'opinion eft
allez riche: c'eft l'attrea meâïoahas
«i'Korace.
Jamais homme fans défauts eut-il de
grandes vertus ?
Dans le nord les hommes confom-
ment beaucoup fur un fol ingrat ; dans
le midi ils conformaient peu fur un iol
fmile. De là naît une différence qui
rend les uns laborieux , & les autres
contemplatifs. La fociété nous offre en
même Heu l'image de ces différences
entre les pauvres & les riches. Les pre-
miers habitent le fol ingrat & les autres
le pays fertile.
Je- n'ai jamais vu d'homme ayant 0>
t>E J. J. ROVSSEJU. 395
la fierté daîis l'âme en montrer dans fou
maintien. Cette affectation eil bien plus
propre aux âmes viles tic vaines.
Le meilleur mariage expofe à des ha-
zards j & comme une eau pure & cal-
me commence à fe troubler aux appro-
ches de l'orage , un cœur timide Se
chafte ne voit point fans quelque
allarme le prochain changement de forv.
état.
m
Une bonne mère s'amufe pour amu-
fer Tes enfants , comme la colombe amol-
lit dans Ton eftomac le grain dont elle
veut nourrir fes petits.
Il y a de la peine & non du- gcut 1
troubler l'ordre de la natuie , à. lui arra-
cher des. productions- invok-^fa-ires
qu'elle donne à regret dans fa maiédre-
don » Se qui y n'ayant ni qk -'tït-é- , n£&?
&6
yy6 Les Pensées
veur , ne peuvent ni nourrir l'eftomac ,
ni flatter le palais. Rien n'eft plus infc»
pide que les primeurs ; ce n'eft qu'à
grands frais que tel riche de Pans avec
fes fourneaux &c Ces ferres chaudes vient
à bout de n'avoir fur fa table que de
mauvais légumes & de mauvais fruits.
Si j'avois des cérifes quand il gèle, £c
des melons ambres au cœur de l'hy ver 3
avec quel piaifir les goûterois-je , quand
mon palais n'a befoin d'être humecté ni
rafraîchi ? Dans les ardeurs de la cani-»
cule le lourd maton me feroit-il fore
agréable ? Le préférerois-je fortant de
la poêle , à la grofeiile , à la fraife , &
aux fruits défaltérants qui me font of-
ferts fur la terre fans tant de foins ?
Couvrir fa cheminée au mois de Jan-
vier de végétations forcées , de fleurs
pâles &: fans odeur , c'eft moins parer
l'hyver que déparer le printemps ; c'efl:
5'ôter le piaifir d'aller dans les bois
chercher la première violette , épier
le premier bourgeon , & s'écrier dans
de J. J. Rousseau, S9?
un faifmement de joie ; mortels , vous
n'êtes pas abandonnés , la nature vit
encore !
m
Combien d'iiluftres portes ont des
fuifïes ou portiers qui n'entendent que
par geftes , ôz dont les oreilles lont dans
leurs mains ?
La Comédie doit renréfenter au na-
turel les mœurs du peuple pour lequel
elle eft faite , afin qu'il s'y corrige de
Tes vices Se de Tes défauts , comme on
ô:e devant un miroir les taches de fon
vifage.
Le fpectacle du monde 3 difoit Pytha-
gore , reflfemble à celui des jeux olympi-
ques. Les uns tiennent boutique , ôC
ne fongent qu'à leur profit > les autres
y payent de leur perfonne , ôc cher-
chent la gloire ; d'autres fe contentent
de voir les jeux 3 ôc ceux-là ne font pas.
ics pûte».
39«
Les Pensées
Les Orientaux, bien queues volup-
tueux 3 font cous logés & meublés Am-
plement. Ils regardent la vie comme
un voyage , & leur maifon comme un
cabaret. Cette raifon prend peu fur
nous autres riches , qui nous arran-
geons pour vivre toujours.
La cha(Te endurcit le cœur suffi bien
que le corps ; elle accoutume au fang „
à la cruauté. On a fait Diane ennemie
de l'amour , & l'allégorie eft très jufte :
les langueurs de l'amour ne naiûeiii que
dans un doux repos ; un violent exer-
cice étouffe les fentiments tendres. Dans
les bois , dans les lieux champêtres , l'a-
mant , le chaflèur font fi diverfement
arfedés , que fur les mêmes objets ils
portent des images toutes différentes
Les ombrages frais ,. les bocages ,
les doux azyles du premier , ne font
pour L'autre que des viandis, des
DE j, j. Rousseau. 3 5>9
forts , des remifes : où l'un n'entend
que roffignols , que ramages s l'autre
fe figure les cors , & les cris des chiens -,
l'un n'imagine que dryades Se nym-
phes, L'autre piqueurs, meutes & che-
vaux.
L'abus de la toilette n'eu: pas ce
qu'on penfe, il vient bien plus d'ennui
que de vanité. Une femme qui pane
ffx heures à fa toilene , n'ignore point
qu'elle n'en fort pas mieux mife que
celle qui n'y paflè qu'une demi-heu-
re ; mais c'eft autant de pris fur iTaf-
fommante longueur du temps , & il
vaut mieux s'amufer de foi que de s'ea-
nuyer de tout.
m
La tangue françoife eft , dit-on , la
plus chafte des langues -, je la crois ,
moi , la plus obfcene : car il me femble
que la chafteté d'une langue ne confite
pas. à évites avec foin les tours désbs»*
40© Les Pensées
nêtes , mais à ne les pas avoir. En effet ,
pour les éviter , il faut qu'on y penfe ;
<k il n'y a point de langue où il foit plus
difficile de parler purement en tout fens
que lafrançoife. Lele&eur toujours plus
habile à trouver des fens obfcenes , que
Fauteur à les écarter, fe fcandalife &
s'effarouche de tout. Comment ce qui
paffe par des oreilles impures ne con-
tracteroit-il pas leur fouillure ? Au con-
traire , un peuple de bonnes mœurs a
des termes propres pour toutes chofes ;
& ces termes font toujours honnêtes ,
parce qu'ils font toujours employés
honnêtement.
m
Confultez le goût des femmes dans
les chofes phyfiques , & qui tiennent au
jugement des fens ; celui des hommes
dans les chofes morales , & qui dépen-
dent plus de l'entendement. Quand les.
femmes feront ce qu'elles doivent être ,
files fe borneront aux chofes de leur
compétence > Ôc jugeront toujours biens
de J. J. Rousse au. 4°*
niais depuis qu'elles fe font établies
les arbitres de la littérature , depuis
qu'elles fe font mifes à jtjger les livres ,
& à en faire à toute force , elles ne
fe eonnoiflênt plus à rien. Les auteurs
qui confultent les favantes fur leurs
ouvrages a font toujours fûrs d'être mal
confeillés ; les galants qui les confultent
fur leurs parures font toujours ridicu-
lement mis.
m
La meilleure manière d'apprendre à
bien juger , eft celle qui tend le plus à
fimplifier nos expériences , & à pouvoir
même nous en paifef fans tomber dans
l'erreur. D'où il fuit qu'après avoir long-
temps vérifié les rapports des fens l'un
par l'autre, il faut encore apprendre à
vérifier les rapports de chaque fens par
lui-même , fans avoir befoin de recou-
rir à un autre fens i alors chaque fen-
fation deviendra pour nous une idée , &
cette idée fera toujours conforme à la
vérit é.
4oz Les Pensées
On croît que la phyfîonomîe n'efl:
qu'un fïmple développement des traits
déjà marqués par la nature. Pour moi
je penferois qu'outre ce développement,
les traits du vifage d'un homme vien-
nent infenfiblemeut à fe former & pren-
dre de la phyfîonomie par l'imprciïîon
fréquente de habituelle de certaines af-
fections de l'ame. Ces affections fe
marquent fur le vifage , rien n'efl: plus
certain , 5c quand elles tournent en ha-
bitudes , elles y doivent laitier des im-
preffions durables. Voilà comment je
conçois que la phyfionomie annonce le
caractère, & qu'on peut quelquefois ju-
ger de l'un par l'autre , fans aller cher-
cher des explications myftérieufes, qui
fuppofent des connoiflances que nous
n'avons pas,
®
Pour vivre dans le monde il faut fa-
voir traiter avec les hommes , il faut
de J. J. Roussie u. 403
connoître les inftmments qui donnent
pnfe fur eux ; il faut calculer Faction &c
réaction de l'intérêt particulier dans la
fociété civile , & prévoir fi jufte les évé-
nements , qu'on Toit rarement trompé
dans Tes entreprifes , ou qu'on ait du
moins toujours pris les meilleurs moyens
pour réufïir.
L'attrait de l'habitude vient de la pa-
refle naturelle à l'homme, &c cette pa-
refte augmente en s'y livrant : on fait
plus aifément ce qu'on a déjà fait , la
route étant frayée devient plus facile à
fuivre. Aufïi peut-on remarquer que
l'empire de l'habitude eft très grand fur
les vieillards ôc fur les gens indolents ,
très petit fur la jeu nèfle ôc fur les gens
vifs. Ce régime n'eft bon qu'aux âmes
foibles , 5z les affoiblit davantage de
jour en jour. La feule habitude utile aux
enfants eft de s'aflervir fans peine à la né-
cefficé des chefes , & la feule habitude
404 Les Pensées
utile aux hommes , eft de s'aifervir fans
peine à la raifon. Toute autre habitude
eft un vice.
m
L'exiftence des êtres finis eft fi pau-
vre & ii bornée , que quand nous ne
voyons que ce qui eft, nous ne Tom-
mes jamais émus. Ce font les chimè-
res qui ornent les objets réels , &c il
l'imagination n'ajoute un charme à ce
qui nous frappe , le ftérile plaiiîr
qu'on y prend Te borne à l'organe , 8c
lailîe toujours le cœur froid»
FIN.
i/^^rsisecssmf^z^^jynrr g jjjjt.saaeazy-'s
TABLE
DES ARTICLES.
Dieu, Pa§£ *
Evangile , 3
Athéifme , Fanatifme , 7
Reliq-'ton , 9
Oraifon , Dévotion , DfWtt » *4
Confcience ,
Mot dite de nos aBions , 2-°
Taffions , z4
Bonheur , 3 2-
Vertu, 41
Jîonneur , 47
Chafteté , pureté , p^«r , 4$
#«Ya * *
Amour de la Patrie , 5 ^
Amour propre , Amour de foi-meme , $ 9
Amour ,
Amants , 75
y4#*i ? Amitié , 7/
„ • 9®
Sentiment ,
TABLE
Nature , Habitude ,
8z
Vice ,
S4
Méchanceté , Méchant ,
8S
Hjpocrife ,
88
Caractères ,
89
Coquetterie ,
5>4
Coups du fort y
97
Jnftitutions foetales ,
5>5
Peuple ,
101
Gouvernement ,
IO(j
j^i , Royaume ,
109
Légiflateur ,
1 1 1
Loi ,
"3
Liberté ,
TI5
Dépendance ,
1 i<î
Z#.Y£ ,
117
Riches , Richefes >
121
Mendiants ,
1 zz
Suicide ,
iz7
Duel ,
131
Excès du vin ,
156
Aiiûadies ,
138
Médecine , Médecins ,
139
Mort ,
m;
DES ARTICLES.
Etude , J47
Etude du monde , *49
Etude des Sciences , 1 5 x
Sciences & Arts , 1 5 2
Talent, . i6i
Imagination , J7°
Signes , l 7 3
Afc«, J78
Accent , JSo
r^r* , » 8:i
Muficjue , J « 3
AJfemble'es de Danfi , i S 8
D*/*/» > 1 9 *
Conversation , Politejfe , Art de tenir
Mai fin , 19Z
Maîtres, Domeftiques , 198
Campagne , 2.° 5
Tableau du lever du Soleil, z®8
Bifloire, 2.10
Voyages , 2. 1 4
Homme , 2-1S
Etude de l'Homme , 2. 3 a
Liberté de V Homme , 2-3 5
TABLE DES ARTICLES.
■Grandeur de l'Homme , * 3 5
Foibleffe de l'Homme , 2. 3 ^
Sa<re(fe humaine , 2 3 7
Homme fauvage s z 3 9
Homme civil , i45
Différence de l'homme policé & de l'hom-
me fauvage , 246
V Homme comparé a V animal y 149
Femme , . 1 5 3
#//«, 265
Société conjugale , 2.72.
Devoir des Mères , 2. S 5
Devoir des Pères , * 9 s
Education , % 9 3
Enfants, %99
Adolefcence , 3 ! &
Portrait er caraÛere tf Emile , 3 2 7
./4///n? , 3 37
Portrait & caraÛere de Sophie , 3 45
Penfées morales , 3 " *
P en fées diverfes , 379
Fin de la Table,