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Full text of "Les pensées de J.J. Rousseau, citoyen de Geneve"

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LES 

PENSÉES 

D  E 

/. /.  ROUSSEAU. 


LES 

PENSÉES 

D  E 

J.  J.  ROUSSEAU, 

CITOYEN  DE  GENEVE. 


A     AMSTERD  A-M. 


M.     DCC.    L  X III. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/1763lespensesd00rous 


'A  VE  R  TIS  S  E  ME  NT.        îx 

notre  conf dation ,  ou  notre  efpé- 
rance. 

Inutilement  l'Auteur  du  fameux 
Traité  du  Citoyen  s'épuifc-t-il  à 
prouver  que  la  méchanceté  eft 
inhérente  &  efîèniielle  aux  hom- 
mes ,  il  n'entraîne  à  fon  opinion 
que  des  gens  pour  qui  toutes  les 
ilngularités  font  précieufes  ,  ou 
des  méchants  qui  s'apperçoivent 
que  cette  prétendue  découverte 
protège  &  fert  les  vils  intérêts 
dont  ils  font  animés  :  le  plus 
grand  nombre  des  hommes  pen- 
fants ,  fait  qu'il  a  befoin  de  fa  pro- 
pre eftime  ,  pour  l'encourager  au 
bien ,  &  M.  Hume  qui  n'a  pu  s'em- 
pêcher de  régarder  la  bienfaifance 
comme  une  des  premières  difpo- 
fitions  de  notre  ame,  en  eft  cru 
fans  preuves ,  parce  qu'il  n'en  faut 
qu'aux  chofes  de  calcul  matériel 
&  prefque  jamais  à  celles  qui  font 
fenties. 


x        AVERTISSE  ME  NT. 

C'eft  encore  une  cntreprife  té- 
méraire &  dangereufe  de  la  part 
des  Philofophes ,  d'attaquer  ouver- 
tement le  culte  reçu  &  confacré 
par    des    loix,    fous   le   bouclier 
defquelles    on  repofe    avec  tran- 
quillité. C'eft  détruire  les  fortifi- 
cations d'une  place  qu'on  habite  ; 
c'eft  appcller  par  cette  deftrudion 
tous    les  brigands    qui  voudront 
«'en  emparer  ;  c'eft  compromettre 
à  la  fois   &  fa  propriété ,  &   fa 
liberté  ,  &  fa  fureté  s   c'eft  invo- 
quer   l'indépendance  ,    l'anarchie 
&  la    licence   mère    de   tous  les 
crimes. 

Ce  feroit  donc  un  fervice  à  ren- 
dre à  la  Société  d'arracher  des  Li 
vres  qui  lui  ont  été  offerts ,  tout 
ce  qui  a  élevé  le  fcandale  &  Le 
cri  public ,  &  de  les  réduire  aux 
feules  vérités  utiles  qu'ils  contien- 
nent. 11  faut  l'avouer  à  l'honneur 
de  plus  d'un  ouvrage  que  la  vigi- 


^AVERTISSEMENT,       xj 

lance  du  Gouvernement  a  pros- 
crits ,  ils  feroient  encore  avec  le 
retraitement  dont  je  parle  &  la 
gloire  le  leurs  Auteurs  &  celle  de 
leur  fiecle. 

Le  Recueil  que  je  donne  au 
Public  aujourd'hui  en  fera  la  preu- 
ve la  plus  forte.  On  y  va  voir 
combien  M.  RoutTeau  ajoute  à  la 
mafle  de  nos  idées ,  on  y  admi- 
rera crtte  fagaeité  profonde ,  cet 
amour  de  la  vertu  &  ces  richelTcs 
de  ftyle  qui  diitinguent  fi  fort  le 
Citoyen  de  Gen-  e  :  l'humanité , 
l'honneur  &  la  tgeûe  ont  fou- 
vent  dicté  les  ma. i mes  précieufes 
qui  compoferont  ce  volume.  J'ai 
fait  d/paroître  autant  que  j'ai  pu 
le  fophiite  hardi  pour  n'offrir  que 
l'Ecrivain  brillant  6c  mâle,  l'hom- 
me fcnfible  &  penfeur. 

'Le  penchant  q^'un  Auteur  de 
ce  mérite  peut  avoir  pour  le  para- 
doxe le  détourne  quelquefois  du 


xij  AVERTISSEMENT. 
vrai ,  mais  alors  c'eft  l' Alchimifte 
de  la  Littérature  qui ,  dans  la  vai- 
ne recherche  du  remède  univerfel , 
trouve  eu  chemin  mille  fécrets 
qui  tous  féparés  de  leur  objet , 
deviennent  de  la  plus  grande  uti- 
lité. 

je  ne  finirai  point  cet  Avertifife- 
ment  fans  excufer  autant  qu'il  eft 
pofïible  ,  M.  RouiTeau  d'avoir  fcan- 
dalifé  dans  quelques-uns  de  fes 
Ouvrages  ,  &  le  François  Citoyen 
&  le  Catholique.  Etranger  à  Paris : , 
il  naquit  &  fut  élevé  dans  une  Ré- 
publique &  dans  le  Sehifme. 

fin  M  l'AvertiJfement* 


LES 


LES 

jpjëjstsêjës 

D  E 

/.  /  ROUSSE  AU, 

CITOYEN  DE  GENEVE. 


D  l  E  v. 

J  LUS  je  m'efforce  de  connoître 
fon  eflence  infinie  ,  moins  je  la  con- 
çois ;  mais  elle  eft  ,  cela  me  fuffit  ; 
moins  je  la  conçois  ,  plus  je  l'adore. 
Je  m'humilie  &c  lui  dis  :  Etre  des  Êtres  , 
je  fuis ,  parce  que  tu  es  ;  c'eft  m'éle- 
ver   à  ma  fource  que  de    te   méditer 

A 


2  Les    Pensées 

fans  ceflTe.  Le  plus  digne  ufage  de  ma 
raifon  eft  de  s'anéantir  devant  toi  : 
c'eft  mon  raviffement  d'efprit ,  c'eft  le 
charme  de  ma  foibleflfe  de  me  fentir 
accablé  de  ta  grandeur. 

Voulons-nous  pénétrer  dans  ces  abî- 
mes de  métaphyfique  qui  n'ont  ni  fond 
ni  rive ,  &c  perdre  à  difputer  fur  i'eflen- 
ce  divine  ce  temps  iî  court  qui  nous  eft 
donné  pour  l'honorer  î  Nous  ignorons 
ce  qu'elle  eft ,  mais  nous  favons  qu'elle 
eft  :  que  cela  nous  fuffife  ;  elle  fe  fait 
voir  dans  (es  œuvres  ,  elle  fe  fait  fentir 
au  dedans  de  nous.  Nous  pouvons  bien 
difputer  contre  elle  ,  mais  non  pas  la 
méconnoître  de  bonne  foi. 

Rien  n'exifté  que  par  celui  qui  eft. 
C'eft  lui  qui  donne  un  but  à  la  juftice , 
une  bafe  à  la  vertu ,  un  prix  à  cette 
courte  vie  employée  à  lui  plaire;  c'eft 
lui  qui  ne  cefle  de  crier  aux  coupables 
que  leurs  crimes  fecrets  ont  été  vus  , 
&  qui  feit  dire  au  jufte  oublié  ,  tes 
vertus  ont  un  témoin  y  c'eft  lui ,  c'eft 


DE  J.    J.     ROU  S  SEAU.  3 

fa  fubftance  inaltérable  qui  efl:  le  vrai 
modèle  des  perfections  donc  nous  por- 
tons tous  une  image  en  nous-mêmes. 
Nos  partions  ont  beau  la  défigurer  ; 
tous  Tes  traits  ,  liés  à  l'effence  infinie , 
fe  repréfentent  toujours  à  la  raifon  a 
&  lui  fervent  à  rétablir  ce  que  l'im- 
pofture  8c  l'erreur  en  ont  altéré. 


É  VA  N  G  I  L  E. 

v-<  E  divin  Livre  ,  le  feul  néceflàïre  à 
un  Chrétien ,  &  le  plus  utile  de  tous  à 
quiconque  même  ne  le  ferok  pas ,  n'a 
befoin  que  d'être  médité  pour  porter 
dans  l'ame  l'amour  de  fon  Auteur  ,  & 
la  volonté  d'accomplir  fes  préceptes. 
Jamais  la  vertu  n'a  parlé  un  fi  doux 
langage  j  jamais  la  plus  profonde  fageflè 
ne  s'eft  exprimée  avec  tant  d'énergie  & 
de  (implicite.  On  n'en  quitte  point  la 
lecture  fans  fe  fentir  meilleur  qu'au- 
paravant. 

Ai 


4  £E  S     P  E  N S ÉE S 

La  majefté  des  Ecritures  m'étonne ,  la 
fainteté  de  l'Evangile  parle  à  mon  coeur. 
Voyez  les  Livres  des  Philofophes  avec 
toute  leur    pompe   :   qu'ils  font    petits 
près    de    celui-là!    Se  peut -il  qu'un 
Livre  ,  à  la  fois  fi  fublime  &  fi  fage , 
foit  l'ouvrage  des  hommes?  Se  peut- il 
que  celui  dont  il  fait  l'hirtoire  ne  foit 
qu'un   homme  lui-même?  Eft-ce  là  le 
ton  d'un  enthoufiafme  ou  d'un  ambi- 
tieux fe&aire  ?  Quelle  douceur  ,  quelle 
pureté  dans   fes  mœurs  !    quelle  grâce 
touchante  dans  fes  inO-rudcions  !  quelle 
élévation   dans    fes    maximes  !     quelle 
profonde   fagefle    dans    fes    difeours  ! 
quelle  préfence  d'efprit  ,  quelle  nneife 
&c  quelle    juftelfe   dans    fes   réponfes  ! 
quel  empire  fur   fes  partions  !    Où  efl: 
l'homme  ,  où  eft  le  fage  qui  fait  agir , 
fouffrir  &  mourir  fans  foibleffe  &  fans 
oftentation  ?  Quand  Platon  peint    fou 
Jufte  imaginaire  couvert  de  tout  l'op- 
probre du  crime  ,  &  digne  de  tous  les 
prix  de  la  vertu,    il  peint  trait  pour 


DZJ.J.ROVSSEAV.         $ 

trait  Jefus-Chrift  :  la  refTemblance  eft 
fi  frappante  ,  que  tous  les  Pères  l'ont 
fentie  ,  &  qu'il  n'eft  pas  poiTible  de  s'y 
tromper.    Quels   préjugés  ,  quel  aveu- 
glement ne  faut-il  point  avoir  pour  ofer 
comparer   le  Fils  de   Sophronifque  au 
Fils  de  Marie  ï  Quelle  diftance  de  l'un 
à  l'autre  !   Socrate  mourant  fans  dou- 
leur 3  fans  ignominie  ,  foutint  aifément 
jufqu'au   bout   fon    perfonnage  ;  &  ti 
cette  facile  mort  n  eût  honoré  fa  vie  , 
on  douteroit  fi  Socrate ,  avec  tout  fon 
efprit ,  fut  autre  chofe  qu'un  Sophifte. 
Il  inventa  ,  dit-on  ,  la  Morale.  D'autres 
avant  lui  l'avoient  mife  en    pratique  i 
il  ne  fit  que  dire  ce  qu'ils  avoient  fait, 
il   ne   fit    que  mettre  en   leçons    leurs 
exemples.  Ariftide  avoit  été  jufte  avant 
que  Socrate  eût  dit  ce  que  c'écoit  que 
juftice  ;  Léonidas  étoit  mort  pour  fon 
pays  avant  que  Socrate  eût  fait  un  de- 
voir   d'aimer  fa    patrie  ;   Sparte   étoit 
fobre  avant    que    Socrate   eût   loué   la 
fobriété  :  avant  qu'il  eût  loué  la  vertu  , 

A  5 


6  Les   Pensées 

la  Grèce  abondoic  en  hommes  vertueux. 
Mais  où    Jefus  avoir -il  pris   chez  les 
liens  cette  Morale  élevée  ôc  pure  ,  dont 
lui  feul  a  donné  les  leçons  ôc  l'exem- 
ple ?   Du  fein  du  plus  furieux  fanatifme 
la  plus  haute  fagefïè  fe  fit   entendre , 
ôc  la  {implicite  des  plus  héroïques  ver- 
tus honora  le  plus  vil  de  tous  les  peu- 
ples. La  mort  de  Socrate  philofophant 
tranquillement    avec  fes    amis  ,  eft   la 
plus  douce  qu'on  puifle  délirer  ;  celle 
de  Jefus  expirant   dans  les  tourments  , 
injurié  3  raillé  ,  maudit  de  tout  un  peu- 
ple ,  eft  la  plus  horrible  qu'on  puiflè 
craindre.     Socrate    prenant    la   coupe 
empoifonnëe  ,    bénit    celui  qui  la   lui 
préfente-  ôc  qui  pleure  ;  Jefus  au  mi- 
lieu   d'un  fupplice  affreux  ,  prie  pour 
les  bourreaux  acharnés.    Oui ,  G.  la  vie 
ôc  la  mort  de  Socrate  font  d'un  Sa^e , 
la  vie  ôc  la  mort  de  Jefus  font  d'un  Dieu. 
Dirons-nous  que  l'hiftoire  de  l'Evangile 
eft  inventée  à  plailir  ?  Ce  n'eft  pas  ainiî 
qu'on  invente  ;  Ôc  les  faits  de  Socrate  , 


de  J.  J.  Rousseau.  7 
dont  pcrfonne  ne  doute  ,  font  moins 
atteftés  que  ceux  de  Jefus-Chrift.  Au 
fond  ,  c'eft  reculer  la  difficulté  fans  la 
détruire  ;  il  feroit  plus  inconcevable 
que  plufieurs  hommes  d'accord  eufient 
fabriqué  ce  Livre,  qu'il  ne  l'eft  qu'un 
feul  en  ait  fourni  le  fujet.  Jamais  des 
Auteurs  Juifs  n'euffent  trouvé  ni  ce  ton., 
hî  cette  morale  ;  &  l'Evangile  a  des 
caractères  de  vérité  fi  grands ,  fi  frap- 
pants ,  fi  parfaitement  inimitables ,  que 
l'Inventeur  en  feroit  plus  étonnant  que 
le  Héros. 


ATHÉISME,  FANATISME. 

L  E  fpectacle  de  la  nature ,  fi  vivant, 
fi  animé ,  pour  ceux  qui  reconnoiffent 
un  Dieu  ,  eft  mort  aux  yeux  de  l'Athée  ; 
&  dans  cette  grande  harmonie  des  Etres 
où  tout  parle  de  Dieu  d'une  voix  fi 
douce  ,  il  n'apperçoit  qu'un  filence 
éternel. 

A4 
$ 


S  Les    Pensées 

Bayle  a  très  bien  prouvé  que  le  Fa- 
natifme  eft  plus  pernicieux  que  l'Athéif- 
me ,  &  cela  eft  inconteftable  ;  mais  ce 
qu'il  n'a  eu  garde  de  dire ,  &  qui  n'eft 
pas  moins  vrai ,  c'eft  que  le  Fanatifme  , 
quoique  fanguinaire  &  crnel ,  eft  pour- 
tant une  paflion  grande  &  forte  qui 
élevé  le  cœur  de  l'homme  ,  qui  lui  fait 
méprifer  la  mort  3  qui  lui  donne  un 
reflort  prodigieux  ,  &  qu'il  ne  faut  que 
mieux  diriger  pour  en  tirer  les  plus  fu- 
blimes  vertus  ;  au  lieu  que  l'irréligion , 
Se  en  général  l'efprit  raifonneur  &c 
philofophique  attache  à  la  vie  ,  effé- 
miné ,  avilit  les  âmes  ,  concentre  toutes 
les-  palfions  dans  la  bafidie  de  l'intérêt 
particulier  5  dans  l'abjeftion  du  moi  hu- 
main ,  &  fappe  ainii  à  petit  bruit  les 
vrais  fondements  de  toute  fociécé  ;  car 
ce  que  les  intérêts  particuliers  ont  de 
commun  cft  (\  peu  de  chofe  3  qu'il  ne 
balancera  jamais  ce  qu'ils  ont  d'oppofé. 
Si  l'Athéifme  ne  fait  pas  verièr  le  fana 
des  hommes,  c'eft  moins  par   amour 


de  J.  J.  Rousseau.       9 
pour  la  paix  que  par  indifférence  pour 
le  bien  :  comme  que  tout  aille  ,  peu  im- 
porte au  prétendu  Sage,  pourvu  quil 
refte  en  repos  dans  Ton    cabinet.     Ses 
principes  ne  font  pas  tuer  les  hommes,* 
mais  ils  les  empêchent  de  naître ,  en  dé- 
truifant  les  mœurs  qui  les  multiplient , 
en  les  détachant  de  leur  efpece  ,  en  ré- 
duifant  toutes  leurs  affections  à  un  fecret 
égoïfme  ,  aulïi    funefte  à  la  population 
qu'à  la  vertu.    L'indifférence    philofo- 
phique  reffemble    à  la   tranquillité   de 
l'Etat  fous  le  defpotifme  :  cJeffc  la  tran- 
quillité de  la    mort ,  elle  eft  plus   def- 
tru&ive  que  la  guerre  même. 


RELIGION, 

Ys  E  combien  de  douceurs  n'eft  pas 
privé  celui  à  qui  la  Religion  manque  ? 
Quel  fentiment  peut  le  confoler  dans 
fes  peines  ?  quel  fneftateur  anime  tes 
bonnes   actions    qu'il   fait    en    fecret  l 

A  5 


io  Les    Pensées 

quelle  voix  peut  parier  au  fond  de  fou 
a  me  ?  quel  prix  peut-il  attendre  de  fa 
vertu  ?  Comment  doit-il  envifuger  la 
mort  ? 

Une  dernière  refTource  à  employer 
contre  l'incrédule  ,  c'efl:  de  le  tou- 
cher ,  c'eft  de  lui  montrer  un  exem- 
ple qui  l'entraîne ,  &c  de  lui  rendre  la 
Religion  fi  aimable  qu'il  ne  puiife  lui 
rélifter. 

Quel  argument  contre  l'incrédule  que 
la  vie  du  vrai  Chrétien  !  Y  a-t-il  quel- 
que ame  à  l'épreuve  de  celui-là  ?  Quel 
tableau  pour  Ton  cœur  quand  Tes  amis  , 
fes  enfants  ,  fa  femme  concourront  tous 
à  l'infrruire  en  l'édifiant  /  Quand  ,  fans 
lui  prêcher  Dieu  dans  leurs  difcours , 
ils  le  lui  montreront  dans  les  actions 
qu'il  infpire  ,  dans  les  vertus  dont  il 
eft  l'auteur ,  dans  le  charme  qu'on  trouve 
à  lui  plaire  !  Quand  il  verra  briller 
l'image  du  Ciel  dans  fa  maifon  !  Quand 
une  fois  le  jour  il  fera  forcé  de  fe  dire  : 
non  ,  l'homme  n'eiï  pas  ainli  par  lui- 


de  J.  J.  Rousseau.  " 
même  ,  quelque  chofe  ùè  plus  qu  hu- 
main règne  ici  ! 

Un  heureux    inftind   me    porte  au 
bien  ,  une  violente  paflion  s'élève  ;  elle 
a  fa  racine  dans  le  même  inftincl: ,  que 
ferai-je  pour   la  détruire  î   De  la  con- 
fidération  de   tordre  je  tire  la  beauté 
de    la  vertu,   &  fa  bonté   de  l'utilité 
commune  -,  mais  que  fait  tout  cela  con- 
tre mon   intérêt  particulier  ,  &c  lequel 
au   fond   m'importe  le   plus,  de  mon 
bonheur  aux  dépens  du  refte  des  hom- 
mes ,  ou  du  bonheur  des  autres  aux  dé- 
pens du  mien  ?  Si  la  crainte  de  la  honte 
ou  du  châtiment  m'empêche   de   mal 
faire  pour,  mon  profit  ,  je  n'ai  qu'à  mal 
•  faire  en  fecret ,  la  vertu  n'a  plus  rien 
à  me  dire  ,  5c  fi  je  fuis  furpris  en  faute  , 
on   punira    comme   à    Sparte  ,   non  le 
délit  ,  mais  la  mal-adrefle.   Enfin  ,  que 
le  caractère  &  l'amour  du  beau  (oit  em- 
preint par  la  nature   au  fond  de  mon 
ame  ,  j'aurai  ma  règle  a.ulti  long-temps 
qu'il  ne  fera  point  défiguré  j  mais  corn- 

A  6 


S    Pensées 

iirer  de  conferver  toujours 
--1-   pureté   cette  effigie  intérieure 
qui  î/u   point  parmi  les  Etres  fenfîoles 
de   modèle   auquel   on    puffle  la   com- 
parer ?    Ne   fait- on   pas  que  les  affec- 
tions" défoidonnées    corrompent  le    ju- 
gement ainh*  que  la  volonté  >  &  que  la 
confeience  s'altère  8t  fe  modifie  infen- 
fiblement    dans    chaque    fiecie  ,    dans 
chaque  peuple  ,  dans  chaque  individu  , 
félon   1  înconftance    &    la    variété    des 
préjugés  ?  Adorons  l'Etre  éternel ,  d'un 
fouille  nous  détruirons  ces  fantômes  de 
raifon  qui  n'ont  qu'une  vaine  apparence 
&   fuient    comme    une  ombre    devant 
l'immuable  Vériré. 

L'oubli    de  toute   Religion  conduit: 
à  Pot:bli  des  devoirs  de  l'homme. 

Fuyez  ceux  qui  ,  fous  prétexte  d'ex- 
pliquer la  nature  ,  fement  dans  les 
Cœurs  des  hommes  de  défolantes  doc- 
trines ,  &  dont  le  fcepricifme  apparent 
cft  une  fois  plus  arKrmatif  cV  plus 
dogmatique  que  le  ton  décidé  de  leurs 


DE    J.  J.    ROVSSZAV.         1$ 
adverfaires.     Sous  le  hautain  prétexte 
qu'eux  feuls  font  éclairés  ,  vrais  ,  de 
bonne  foi ,  ils  nous  foumettent  impé- 
rieufement  à   leurs  décidons  tranchan- 
tes ,  &  prétendent  nous  donner  ,  pour 
les  vrais  principes  des  chofes ,  les  inin- 
telligibles fyftêmes  qu'ils  ont  bâtis  dans 
leur  imagination.  Du  relre ,  renversant , 
détruifant ,  foulant  aux   pieds  tout  ce 
que  les   hommes  vefpe&ent  ,  ils  ôtent 
aux  affligés  la  dernière  confolation   de 
leur  mifére ,  aux  puuTants  &  aux  riches 
le  feul  frein  de  leurs  partions  >  ils  arra- 
chent du  fond   des  cœurs  le  remords 
du  crime  ,  l'efpoir  de  la  vertu  ,   &  fe 
vantent   encore   d'être  les  bienfaiteurs 
du  genre  humain.    Jamais,  difent-ils", 
ta  vérité  n'eft  nuïfible  aux  hommes  ;  je 
le  crois  comme    eux  3  &  c'eft   à  mon 
avis   une  grande  preuve  que  ce  qu'ils 
enfeignent  n'eft  pas  la  vérité. 


i4  Les    Pensées 


ORAISON,   DÉVOTION, 

DÉVOTS. 

1>'A  m  e  en  s'élevant  par  l'Oraifon  à 
la  fource  du  fenriment  &    de  l'Être, 
y  perd   fa    fécheretfe   &  Ta  langueur  : 
elle  y  renaît  ,  elle  s'y  ranime ,  elle  y 
trouve  un  nouveau  reflbrt ,  elle  y  puife 
une  nouvelle  vie  ;  elle  y  prend  une  au- 
tre   exiftence   qui   ne  tient  point   aux 
partions  du  corps ,  ou  plutôt  elle  n'eft 
plus  en  elle-même  ;  elle  eft  toute  dans 
l'Être  immenfe  qu'elle  contemple  ,   & 
dégagée  un  moment   de  Ces  entraves, 
elle  fe  confole  d'y  rentrer ,  par  cet  eflai 
d'un  état  plus  fublime ,  qu'elle  efpere 
être  un  pur  le  lien. 

Il  n'y  a  rien  de  bien  qui  n'ait  un 
excès  blâmable ,  même  la  Dévotion  qui 
tourne  eu  délire.  Comment  viennent 
les  extafes  des  afcé*iqu«f?  En  prolon- 
geant le  temps  qu'on  donne  à  la  prière 


de  J.  J.  Rousseau.  15 
plus  que  ne  le  permet  la  foiblefle  hu- 
maine. Alors  l'efprit  s'épuife  ,  l'imagi- 
nation s'allume  &  donne  des  vidons  ; 
on  devient  infpiré  ,  Prophète  ,  &  il  n_y 
a  plus  ni  fens  ni  génie  qui  garantie 
du  Fanatifme. 

Si  l'on  abufe  de  l'Oraifon  ,  &  qu'on 
devienne  myftique  ,  on  fe  perd  à  force 
de  s'élever  ;  en  cherchant  la  grâce  on 
renonce  à  la  raifon  ;  pour  obtenir  un 
don  du  Ciel  on  en  foule  aux  pieds  un 
autre  ;  en  s'obftinant  à  vouloir  qu'il 
nous  éclaire  ,  on  s'ôte  les  lumières  qu'il 
nous  a  données. 

Servir  Dieu  ,  ce  n'eft  point  paffer  fa 
vie  à  genoux  dans  un  Oratoire  ,  c'eft 
remplir  fur  la  terre  les  devoirs  qu'il 
nous  impofe  j  c'eft  faire  en  vue  de  lui 
plaire  tout  ce  qui  convient  à  l'état  où 
il  nous  a  mis  :  il  faut  premièrement 
faire  ce  qu'on  doit  ,  puis  prier  quand 

on  le  peut. 

La  dévotion  eft  un  opium  pour  l'ame  : 
elle  é^aie ,  anime  &  foutient  quand  on 


i<3  Les   Pensées 

en  prend  peu  :  une  trop  forte  dofe  en- 
dort ,  ou  rend  furieux  ,  ou   tue. 

On  ne  doit  point   afficher  la  Dévo- 
tion par  un  extérieur  afFeété ,  &  comme 
une  efpece  d'emploi  qui  difpenfe  de  tout 
autre.   Il  faut  auiTî  s'abftenir  de  ce  lan- 
gage myftique  &  figuré  qui  nourrit  le 
cœur  des  chimères  de  l'imagination  ,  & 
fubftitue  au  véritable  amour   de  Dieu 
des  fentiments  imités  de  l'amour   ter- 
reftre  ,    &  très  propres  à   le  réveiller. 
Plus  on  a  le  cœur  tendre  &  fimagr- 
nation  vive  ,  plus  on  doit  éviter  ce  qui 
•  rend  à  les  émouvoir  j  car  enfin  ,  com- 
ment voir  les  rapports  de  l'objet  myfrï- 
que,  fi  l'on  ne  voit  autfi  l'objet  fenfuel , 
&  comment  une  honnête  femme  ofe-t- 
elle  imaginer  avec  afïurance  des  objets 
qu'elle  n'oferoit  regarder  ? 

Ce  qui  donne  le  plus  d'éloignement 
pour  les  dévots  de  profeiïïon  ,  c'eft  cette 
âpreté  de  mœurs  qui  les  rend  infenfi- 
bles  à  l'humanité  ,  c'eft  cer  orgueil 
cxceiïîf  qui  leur  fait  regarder,  en  pitié 


de  J.  J.  Rousseau.       17 
le  refte  du   monde  :   dans    leur  éléva- 
tion ,  s'ils  daignent  s'abaiflèr  à  quelque 
acte   de  bonté  ,  c'eft  d'une  manière  fi 
humiliante  ,  ils  plaignent  les  autres  d'un 
ton  fi  cruel ,  leur  juftice   eft  fi  rigou- 
reufe  ,  leur  charité  eft  fi  dure  ,  leur  zèle 
eft  fi  amer  ,  leur    mépris   relTemble  il 
fort  à  la  haine ,  que  l'infenfibilité  même 
des  sens  du  monde  eft  moins  barbare 
que  leur   commifération.     L'amour  de 
Dieu    leur   fert  d'excufe  pour   n'aimer 
perfonne  ,    ils  ne    s'aiment   pas  même 
l'un  l'autre  ;  vit-on  jamais  d'aminé  vé- 
ritable entre   les  (  faux  )  dévots  ï  Mais 
plus  ils  fe  détachent  des  hommes  ,  plus 
ils  en  exigent  ,  &  l'on  diroit  qu'ils  ne 
s'élèvent  à  Dieu  que  pour  exercer  fou 
autorité  fur  la  terre. 


iS  Les    Pensées 


C  O  NS  C  I  EN  C  E. 

JLv  E  meilleur  de  tous  les  Cafuiftes  eft 
la  Confcience,  &  ce  nJeft  que  quand  on 
marchande  avec  elle  qu'on  a  recours 
aux  fubtilités  du  raifonnement. 

La  Confcience  eft  la  voix  de  i'ame, 
les  pafïïons  font  la  voix  du  corps.    Eft- 
il  étonnant  que  fou  vent  ces  deux  lan- 
gages fe  contredifent  ,  3c  alors  lequel 
faut-il  écouter  ?  Trop  fouvent  la  raifon 
nous  trompe  ,   nous  n'avons  que  trop 
acquis  le  droit  de  la  récufer  ;  mais  la 
Confcience  ne  trompe  jamais ,  elle  eft 
le  vrai  guide   de  l'homme  ;   elle  eft  à 
l'ame  ce  que  l'inftmcl:  eft  au  corps  ;  qui 
la  fuit  obéit  à  la  nature ,  8c  ne  craint 
point  de  s'égarer. 

Confcience  !  Confcience  !  InftincT:  di- 
vin ,  immortelle  &  célefte  voix  ;  guide 
affuré  d'un  être  ignorant  &c  borné  ,  mais 
intelligent  &c  libre  t  juge  infaillible  du 


de  J.  J.  Rousseau.  ï? 
bien  Se  du  mal ,  qui  rends  L'homme 
femblable  à  Dieu;  c'eft  toi  qui  fais  l'ex- 
cellence de  fa  nature  Se  la  moralité  de 
fes  adions  ;  fans  toi  je  ne  Cens  rien  en 
moi  qui  m'élève  au  deflus  des  bêtes  , 
que  le  trifte  privilège  de  m'égarer  d'er- 
reurs en  erreurs  à  l'aide  d'un  entende- 
ment fans  règle. ,  Se  d'une  raifon  fans 
principe. 

Si  la  Confcience  parle    à  tous   les 
cœurs  ,  pourquoi  donc  y  en  a-t-il  Ci  peu 
qui  l'entendent  ?  Eh  !  c'eft  qu'elle  nous 
parle  la  langue  de  la  Nature  ,  que  tout 
nous  a  fait  oublier.  La  Confcience  eft 
timide  ,  elle  aime  la  retraite  Se  la  paix  j 
le  monde  Se  le  bruit  l'épouvantent  ;  les 
préjugés  dont  on  la  fait  naître  font  fes 
plus   cruels    ennemis  ;  elle    fuit  ou   fe 
tait  devant   eux  t  leur   voix  bruyante 
étouffe  la  fienne  ,   Se  l'empêche  de    fe 
faire  entendre  ;  le  fanatifme  ofe  la  con- 
trefaire, Se  dite  le  crime  en  fon  nom. 
Elle  fe  rebute  enfin  à  force  d'être  écon- 
duite  j  elle  ne  nous  parle  plus ,  elle  ne 


io  Les    Pensées 

nous  répond  plus  ;  8c  après  de  Ci  longs 
mépris  pour  elle  ,  il  en  coûte  autant 
de  la  rappciler  qu'il  en  coûta  de  la 
bannir. 


MORALITÉ  DE  NOS  ACTIONS. 

1  Ou  te  la  Moralité  de  nos  actions 
eft  dans  le  jugement  que  nous  en  por- 
tons nous-mêmes.  S'il  eft  vrai  que  le 
bien  {bit  bien  ,  il  doit  l'être  au  fond 
de  nos  cœurs  comme  dans  nos  oeuvres  ; 
&  le  premier  prix  de  la  juftice  eft  de 
fentir  qu'on  la  pratique.  Si  la  bonté 
morale  eft  conforme  à  notre  nature , 
l'homme  ne  fauroit  être  fain  d'efprit  ni 
bien  conftitué  ,  qu'autant  qu'il  eft  bon. 
Si  elle  ne  l'eft  pas  ,  &  que  l'homme 
foit  méchant  naturellement  ,  il  ne  peut 
celfer  de  l'être  fans  fe  corrompre  3  Se 
la  bonté  n'eft  en  lui  qu'un  vice  contre 
nature.  Fait  pour  nuire  à  fes  fembla- 
bles,  comme  le  loup  pour  égorger  la 


de  J.  J,  Rousseau.      h 
proie  ,   un   homme   humain  feroit  un 
animal   auffi  dépravé    qu'un  loup   pi- 
toyable ,  Se  la  vertu  feule  nous  laifTeroit 
des  remords.  _  . 

Rentrons  en  nous-mêmes  :    exami- 
nons ,  tout  intérêt  perfonnel  à  part ,  à 
quoi  nos  penchants  nous  portent.  Quel 
fpeftacle  nous  flatte  le  plus  ,  celui  des 
tourments   ou   du    bonheur   d'autrui  f 
Qu'eft-ce   qui  nous  eft  le   plus  doux  à 
faire  ,  &  nous  laine  une  impreiîion  plus 
agréable  après  l'avoir  fait ,  d'un  atte  de 
btnfaifance  ou  d'un  afte  de  méchan- 
ceté 2  Pour  qui  vous  intéreffez-vous  fur 
vos  Théâtres  î  Eft-ce  aux  forfaits  que 
vous  prenez  plaifir  î  Eft-ce  à  leurs  au- 
teurs punis  que  vous   donnez  des  lar- 
mes ?    Tout    nous    eft  indifférent  ,  di- 
fent-ils ,  hors  notre  intérêt  ;  &  tout  au 
contraire  ,  les  douceurs  de  l'amitié,  de 
l'humanité    nous    confolent    dans  nos 
peines  ;  &c  même  dans  nos  plaifirs ,  nous 
ferions  trop  fculs ,  trop  miférables  ,  fi 
nous  n'avions    avec  qui  les  partager. 


n  Les    Pensée  s 

S'il  n'y  a  rien  de  moral  dans  le  cœur 
de  l'homme ,  d'où  lui  viennent  donc  ces 
tranfports  d'admiration  pour  les  gran- 
des âmes  ?  Cet  enthoufîafme  de  la  ver- 
tu ,  quel  rapport  a-t-il  avec  notre  in- 
térêt privé  ?  Pourquoi  voudrois-je  être 
Caton  qui  déchire  Tes  entrailles  }  plutôt 
que   Cefar  triomphant  ?    Otez  de  nos 
cœurs  cet  amour  du  beau  ,  vous  ôtez 
tout  le  charme  de  la  vie.   Celui  dont 
les  viles  paillons  ont  étouffé  dans  Ton 
ame   étroite  ces  fentiments  délicieux  ; 
celui  qui ,   à  force  de  fe  concentrer  au 
dedans  de  lui ,  vient  à  bout  de  n'aimer 
que  lui-même  ,  n'a  plus  de  tranfports , 
fon  cœur  glacé  ne  palpite  plus  de  joie , 
un  doux  attendrilfement  n'humede  ja- 
mais fes  yeux  ,  il  ne  jouit  j  lus  de  rien  ; 
le  malheureux  ne  fent  plus  ,  ne  vit  plus  ; 
il  effc  déjà  mort. 

Jettez  les  yeux  fur  foutes  les  nations 
du  monde  ,  parcourez  toutes  les  hiftoi- 
îes  :  parmi  tant  de  cultes  inhumains  & 
bifarres ,  parmi  cette  prodigieufe  diver- 


de  J.  J  Rousseau.  i$ 
fïté  de  mœurs  &  de  caraderes ,  vous 
trouverez  par-tout  les  mêmes  idées  de 
juftice  &c  d'honnêteté  ,  par-tout  les  mê- 
mes notions  du  bien'&  du  mal.  L'an- 
cien paganifme  enfanta  des  Dieux  abo- 
minables qu'on  eût  puni  ici  bas  com- 
me des  fcélérars  ,  &  qui  n'offraient  pour 
tableau  du  bonheur  fuprême  ,  que  des 
forfaits  à  commettre  &  des  paiTions  à 
contenter.  Mais  le  vice,  armé  d'une 
autorité  facrée ,  defeendoit  en  vain  du 
féjour  éternel ,  l'inftind  moral  le  re- 
poufïbit  du  cœur  des  humains.  En  célé- 
brant les  débauches  de  Jupiter  ,  on  ad- 
miroit  la  continence  de  Xénocrate  ;  la 
chafte  Lucrèce  adoroit  l'impudique  Ve- 
nus ;  l'intrépide  Romain  facrinoit  à  la 
peur  ,  il  invoquoit  le  Dieu  qui  mutila 
fon  père  ,  &  mouroit  fans  murmure 
de  la  main  du  fién  :  les  plus  méprifa- 
bles  divinités  furent  fervies  par  les  plus 
grands  hommes.  La  fainte  voix  de  la 
Nature  ,  plus  forte  que  celle  des  Dieux , 
fe  faifoit  refpe&cr  fur  la  terre  ,  &  fem- 


24  Les    Pensées 

bloit  reléguer  dans  le  ciel  le  crime  avec 
les  coupables. 

Il  elVdonc  au  fond  de  nos  âmes  un 
principe  inné  de  juftice  &  de  vertu  , 
fur  lequel ,  malgré  nos  propres  maxi- 
mes ,  nous  jugeons  nos  actions  &  celles 
d'autrui  ,  comme  bonnes  ou  mauvaifes. 


PASSIONS. 

L'Entendement  humain  doit 
beaucoup  aux  pallions,  qui,  dJun  com- 
mun aveu  lui  doivent  beaucoup  aulli. 
C'eft  par  leur  activité  que  notre  rai- 
fon  Ce  perfectionne  ;  nous  ne  cherchons 
à  connoître  que  parce  que  nous  défi- 
rons  de  jouir  .-  &c  il  n'eft  pas  poiïible  de 
concevoir  pourquoi  celui  qui  n'auroit 
ni  défirs ,  ni  craintes  ,  fe  donneroit  la 
peine  de  railonner.  Les  pallions,  à  leur 
tour,  tirent  leur  origine  de  nos  befoins, 
&  leur  progrès  de  nos  connoiflances  } 
car  on  ne  peut  délirer   ou  craindre   les 

chofes , 


de  J.  J.  Rousseau,      i; 

chofes ,  que  fur  les  idées  qu'on  en  peut 
avoir  ,  ou  par  la  ûmple  impulfîon  de  la 
Nature. 

C'eft  une  erreur  de  diftinguer  les 
Pallions  en  permifes  &  défendues ,  pour 
fe  livrer  aux  premières  &  fe  refufer  aux 
autres.  Toutes  font  bonnes  quand  on 
en  eft  le  maître ,  toutes  font  mauvaifes 
quand  on  s'y  laiflè   affujettir. 

Les  grandes  Pafïions  ufées  dégoûtent 
des  autres  j  la  paix  de  l'ame  qui  leur 
fuccede  eft  le  feul  fentiment  qui  s'ac- 
croît par  la  jouiflance. 

Le  fpe&acle  des  PaiTions  violentes 
de  toute  efpece  eft  un  des  plus  dange- 
reux qu'on  puifife  offrir  aux  enfants.  Ces 
Pallions  ont  toujours  dans  leurs  excès 
quelque  chofe  de  puérile  qui  les  arhufe, 
qui  les  féduit  ,  de  leur  fait  aimer  ce 
qu'ils  devroient  craindre.  Voilà  pour- 
quoi nous,  aimons  tous  le  Théâtre ,  8c 
plufîeurs  d'entre  nous  les  Romans. 

Toutes  les  grandes  Paillons  fe  for- 
ment  dans  la  folitude;  on  n'en  a  point 

B 


2($  LES     PENSÉES 

de  femblables  dans  le  monde  ,  où  nui 
objet  n'a  le  temps  de  faire  une  profon- 
de "impreiTion  ,  Se  où  la  multitude  des 
aoûts  énerve  la  force  des  fentiments. 
Les  petites  Pallions  ne  prennent  ja- 
mais le  change  &  vont  toujours  à  leur 
fin;  mais  on  peut  armer  les  grandes 
contre  elles-mêmes. 

Dans  la  retraite  on  a  d'autres  maniè- 
res de  voir  ôc  de  fentir  }  que  dans  le 
commerce  du  monde  ;  les  Partions  au- 
trement modifiées  ont  auiïi  d'autres  ex- 
preiïions  :  l'imagination  toujours  frap- 
pée des  mêmes  objets ,  s'en  affecte  plus 
vivement.  Ce  petit  nombre  d'images 
revient  toujours  ,  fe  mêle  à  toutes  les 
idées  ,  &  leur  donne  ce  tour  bizarre  & 
peu  varié  qu'on  remarque  dans  les  dif- 
cours  des  folitaires.  S'enfuit-il  de  là 
que  leur  langage  foit  fort  énergique? 
Point  du  tout ,  il  n'eft  qu'extraordinaire. 
Ce  n'eft  que  dans  le  monde  qu'on  ap- 
prend à  parler  avec  énergie.  Première- 
ment,  parce   qu'il  faut  toujours   dire 


£>£  7-  J.    Rou s  szau.     xj 

autrement  &  mieux  que  les  autres ,  8c 
puis  ,  que  forcé  d'affirmer  à  chaque  ins- 
tant ce  qu'on  ne  croit  pas ,  d'exprimer 
des  fentiments  qu'on  n'a  point ,  on  cher- 
che à  donner  à  ce  qu'on  dit  un  tour  per- 
fuafif  qui  fupplée  à  la  perfuafion  inté- 
rieure. Croyez-vous  que  les  gens  vrai- 
ment palïîonnés  aient  ces  manières  de 
parler  vives ,  fortes ,  coloriées  que  l'on 
admire  dans  les  drames  ôc  dans  les  Ro- 
mans françoîs  !  Non  :  la  Pafïion  pleine 
d'elle-même  ,  s'exprime  avec  plus  d'a- 
bondance que  de  force  ;  elle  ne  fonge 
pas  même  à  perfuader  ;  elle  ne  ioup- 
çonne  pas  qu'on  puifle  douter  d'elle  : 
quand  elle  dit  ce  qu'elle  fent  ,  c'eft 
moins  pour  l'expofer  aux  autres  que 
pour  fe  foulager.  On.  peint  plus  vive- 
ment l'amour  dans  les  grandes  villes  ; 
l'y  fent-on  mieux  que  dans  les  hameaux  ? 
Lifez  une  lettre  d'amour  faite  par  un 
auteur  dans  fon  cabinet,  par  un  bel  ef- 
prit  qui  veut  briller.  Pour  peu  qu'il  ait 
du  feu  dans  la  tête  ,  fa  lettre  va ,  corn- 

V  i 


l2S  Les    Pensées 

me  on  dit ,  brûler  le  papier  ;  la  chaleur 
rrïra  pas  plus  loin.  Vous  ferez  enchan- 
té ,  même  agité  peut-être  ;  mais  d'une 
agitation  palïagere  &  feche,  qui  ne  vous 
khîera  que  des  mots  pour  tout  fouve- 
nir.  Au  contraire  ,  une  lettre  que  l'a- 
mour a    réellement  dictée  ;  une  lettre 
d'un  Amant  vraiment  patïionné  ,  fera 
lâche  ,  dirTufe  ,  toute  en  longueurs ,  en 
détordre  ,  en  répétitions.    Son   coeur  , 
plein  d'un  fentiment  qui  déborde ,  redit 
toujours  la  même  chofe,  &  n'a  jamais 
achevé  de  dire  ;  comme  une  fource  vive 
qui  coule  fans  ceffe  &  ne  s'épuife  jamais. 
Rien  de  Taillant ,  rien  de  remarquable  : 
on  ne  retient  ni  mots,  ni  tours ,  ni  phra- 
fe  :  on  n'admire  rien ,  l'on  n'eft  frappé  de 
rien.  Cependant  on  fe  fent  l'ame  atten- 
drie :  on  fe  fent  ému  fans  (avoir  pour- 
quoi. Si  la  force  du  fentiment  ne  nous 
frappe  pas  ,  fa  vérité  nous  touche  ,  ÔC 
c'eft  ainfi  que  le  cœur  fait  parler   au 
cœur.  Mais  ceux  qui  ne  fentent  rien, 
ceux  qui  n'ont  que  le  jargon  paré  des 


de  J.  J.  Rousseau.  19 
partions ,  ne  connoiflent  point  ces  for- 
tes de  beautés  ,  &  les  méprifent. 

L'enthoufiafme  eft  le  dernier  degré 
de  la  paillon.  Quand  elle  eft  à  Ton  com- 
ble ,  elle  voit  Ton  objet  parfait  ;  elle  en 
fait  alors  fon  idole  ;  elle  le  place  dans 
le  ciel.  En  écrivant  à  ce  qu'on  aime  ,  ce 
ne  font  plus  des  lettres  que  l'on  écrit , 
ce  font  des  hymnes. 

Les  grandes  pallions  ne  germent 
gueres  chez  les  hommes  foibles. 

La  fource  de  nos  partions ,  l'origine 
&  le  principe  de  toutes  les  autres  ,  la 
feule  qui  naît  avec  l'homme  ,  6c  ne  le 
quitte  jamais  ,  tant  qu'il  vit ,  eft  l'a- 
mour de  foi  :  Pafïion  primitive ,  innée , 
antérieure  à  toute  autre  ,  &  dont  toutes 
les  autres  ne  font ,  en  un  fens  ,  que  des 
modifications. 

Dans  le  règne  des  Partions  ,  elles  ai- 
dent à  fupporter  les  tourments  qu'elles 
donnent,  elles  tiennent  l'efpérance  à 
côté  du  défir  Tant  qu'oiv  défire  ,  on 
peut  fe  paflfei  d'être  heureux  ;  on  s'at- 

B  5 


30         Les    Pensées 

tend  à  le  devenir  :  11  le  bonheur  ne  vient 
point ,  l'efpoir  fe  prolonge  3  de  le  char- 
me de  l'illufion  dure  autant  que  la  Pa£ 
fion  qui  le  caufe.  Ainfi  cet  état  fe  fufHt 
à  lui-même  ,  &  l'inquiétude  qu'il  donne 
efl  une  forte  de  jouiffance  qui  fupplée  à 
la  réalité. 

On  étouffe  de  grandes  Pallions  ;  ra- 
rement on  les  épure. 

On  n'a  de  prife  fur  les  Paffions  ,  que 
par  les  Pallions  ;  c'efi:  par  leur  empire 
qu'il  faut  combattre  leur  tyrannie,  Se 
c'eft  toujours  de  la  Nature  elle-même 
qu'il  faut  tirer  les  instruments  propres  à 
la  régler. 

Que  les  Pallions  nous  rendent  cré- 
dules ;  Se  qu'un  ccçur  vivement  touché 
fe  détache  avec  peine  des  erreurs  mê- 
mes qu'il  apperçoit  ! 

On  peut  vivre  beaucoup  en  peu  d'an- 
nées ,  &  acquérir  une  grande  expé- 
rience à  fes  dépens  :  c'eft  alors  le  che- 
min des  Palïions  qui  conduit  à  la  Phi- 
lofophie. 


DE  J.  J.  ROUSS  EAU.  31 
La  fouuce  de  toutes  les  Partions  eft 
la  fenfibilité  ;  l'imagination  détermine 
leur  pente.  Tout  être  qui  fent  Tes  rap- 
ports ,  doit  être  affeété  quand  ces  rap- 
ports s'altèrent ,  6c  qu'il  en  imagine  , 
ou  qu'il  en  croit  imaginer  de  plus  con- 
venables à  fa  nature.  Ce  font  les  erreurs 
de  l'imagination  qui  transforment  en 
vices  Us.  Partions  de  tous  les  êtres 
bornés ,  même  des  anges ,  s'ils  en  ont  : 
car  il  faudroit  qu'ils  connurent  la  na- 
ture de  tous  les  êtres  ,  pour  favoir 
quels  rapports  conviennent  le  mieux  à 

la  leur. 

Voici  le  fommaire  de  toute  la  fa- 
gefle  humaine  dans  l'ufage  des  Partions. 
i°.  Sentir  les  vrais  rapports  de  l'hom- 
me ,  tant  dans  l'efpece  que  dans  l'indi- 
vidu. i°.  Ordonner  toutes  les  affec- 
tions de  l'ame  félon  ces  rapports. 


B  4 


3i  Les    Pensées 


B  O  N  H  E  V  R. 

IN  O  u  s  ne  favons  ce  que  c'eft  que 
bonheur  ou  malheur  abfolu.  Tout  eft 
mêlé  dans  cette  vie ,  on  n'y  goûte  aucun 
fentiment  pur ,  on  n'y  refte  pas  deux 
moments  dans  le  même  état.  Les  affec- 
tions de  nos  âmes ,  ainfî  que  les  modifi- 
cations de  nos  corps ,  font  dans  un  flux 
continuel.  Le  bien  &c  le  mal  nous  font 
com-muns  à  tous ,  mais  en  différentes 
mefures.  Le  plus  heureux  eft  celui  qui 
fouffre  le  moins  de  peines  ;  le  plus  mifé- 
rable  eft  celui  qui  fent  le  moins  de  plai- 
firs.  Toujours  plus  de  fouffrances  que  de 
jouiffances  :  voilà  la  différence  commu- 
ne à  tous.  La  félicité  de  l'homme  ici 
bas  n'eft  donc  qu'un  état  négatif,  on 
doit  le  mefurer  par  la  moindre  quantité 
des  maux  qu'il  fouffre. 

Tout  fentiment  de  peine  eft  infépara- 
ble  du  déiir  de  s'en  délivrer  :  toute  idée 


de  J.  J.  Rousseau.      35 

de  plaifir  eft  inféparable  du  défir  d'en 
jouir  :  tout  défir  fuppofe  privation ,  & 
toutes  les  privations  qu'on  fent  (ont  pé- 
nibles ;  c'eft  donc  dans  ia  difproportion 
de  nos  défirs  5c  de  nos  facultés ,  que 
confifte  notre  mifere.  Un  être  fenfible  , 
dont  les  facultés  égaleroient  les  dé  (1rs , 
feroit  un  être  abfolument  heureux. 

En  quoi  donc  confifte  la  fagefle  hu- 
maine ou  la  route  du  vrai  Bonheur  ? 
Ce  n'eft  pas  précifément  à  diminuer  nos 
défirs  ;  car  s'ils  étoient  au  deiTous  de 
notre  puiiîance,  une  partie  de  nos  facul- 
tés refteroit  oifive  ,  &  nous  ne  jouirions 
pas  de  tout  notre  être.  Ce  n'eft  pas  non 
plus  à  étendre  nos  facultés  ;  car  Ci 
nos  délire  s'étendoient  à  la  fois  en  plus 
grand  rapport ,  nous  n'en  deviendrions 
que  plus  miférables  :  mais  c'eil  à  dimi- 
nuer l'excès  des  défirs  fur  les  facul- 
tés ,  Se  à  mettre  en  égalité  parfaite  la 
puiiîance  &  la  volonté.  C'eft  alors  feu- 
lement que  toutes  les  forces  étant  en 
action j   l'ame  cependant  refera  paifi- 

B  5 


34  Les    Pensées 

ble  j  &  que  l'homme  fe  trouvera  biefl 

ordonné. 

Le  monde  réel  a  Tes  bornes,  le  mon- 
de imaginaire  eft  infini  :  ne  pouvant  élar- 
eir  l'un  ,  retreciflbns  l'autre  \  car  c'en: 
de  leur  feule  différence  que  naiffent  tou- 
tes les  peines  qui  nous  rendent  vrai- 
ment malheureux.  Otez  la  force  ,  la 
fanté  ,  le  bon  témoignage  de  foi ,  tous 
les  biens  de  cette  vie  font  dans  l'opi- 
nion :  ôtez  les  douleurs  du  corps  &  les 
remords  de  la  confeience  y  tous  no& 
maux  font  imaginaires. 

Tous  les  animaux  ont  exactement  les 
facultés  néceflaires  pour  fe  conferver. 
L'homme  ftul  en  a  de  fuperflues.  N'eft- 
ce  pas  bien  étrange  que  ce  fuperflu  foie 
l'inftrument  de  fa  mifere  }  Dans  tout 
pays  les  bras  d'un  homme  valent  plus 
que  fa  fubftance.  S'il  étoit  allez  fage 
pour  compter  ce  fuperflu  pour  rien  ,  il 
auroit  toujours  le  néceflaire  ,  parce  qu'il 
n'auroit  jamais  rien  de  trop.  Les  grands 
beibins  3   difoit  Favorin  a  nailïèut  des 


de  J.  J.  Rousseau.       3J 

grands  biens  ,  &  fouvent  le  meilleur 
moyen  de  fe  donner  les  chofes  dont  on 
manque  eft  de  s'ôter  celles  qu'on  a  : 
c'eft  à  force  de  nous  travailler  pour  aug- 
menter notre  bonheur  ,  que  nous  le 
changeons  en  mifere.  Tout  homme  qui 
ne  voudroit  que  vivre ,  vivroit  heureux  ; 
par  conféquent  il  vivroit  bon  ,  car  où 
feroit  pour  lui  l'avantage  d'être  mé- 
chant. 

Nous  jugeons  trop  du  bonheur  fur  les 
apparences  ,•  nous  le  fuppofons  où  il  eft 
le  moins  ;  nous  le  cherchons  où  il  ne 
fauroit  être  :  la  gaieté  n'en  eft  qu'un  li- 
gne très  équivoque.  Un  homme  gai  n'efi: 
fouvent  qu'un  infortuné  ,  qui  cherche  à 
donner  le  change  aux  autres ,  &  à  s'é- 
tourdir lui-même.  Ces  gens  fi  riants  ,  fî 
ouverts  f  fi  férieux  dans  un  cercle  ,  font 
prefque  tous  tiïftes  &  grondeurs  chez 
eux  ,  &  leurs  domeftiques  portent  la 
peine  de  l'amufement  qu'ils  donnent  à 
leurs  fociétés.  Le  vrai  contentement 
n'eft  ni  gai ,  ni  folâtre  ;  jaloux  d'un  fe\\- 

B  6 


3<S  Les    Pensées 

timent  fi  doux  ,  en  le  goûtant  on  y  pen~ 
fe  ,  on  le  favoure  ,  on  craint  de  l'évapo- 
rer. Un  homme  vraiment  heureux  ne 
parle  gueres ,  &c  ne  rit  gueres  ;  il  re£ 
ierre  ,  pour  ainfi  dire  ,  le  bonheur  au- 
tour de  Ton  cœur.  Les  jeux  bruyants  3 
la  turbulente  joie  voilent  les  dégoûts  ôc 
l'ennui.  Mais  la  mélancolie  eit  amie  de  la 
volupté  ;  l'attendriiïement  &  les  larmes 
accompagnent  les  plus  douces  jouif- 
fances  s  &c  l'exceilive  joie  elle-même  ar- 
rache plutôt  des  pleurs  que  des  ris. 

Si  d'abord  la  multitude  &  la  variété 
des  amufements  pàroiftent  contribuer  au 
Bonheur  ,  fi  l'uniformité  d'une  vie  égale 
paroît  d'abord  ennuyeufe  5  en  y  regar- 
dant mieux  ,  on  trouve  ,  au  contraire  > 
que  la  plus  douce  habitude  de  l'ame 
CQnfifte  dans  une  modération  de  jouif- 
fance,  qui  lailîc  peu  de  prife  au  défir  8c 
au  d'goïk.  L'inquiétude  des  défirs  pro- 
duit la  curiofité  ,  l'inconftance  ;  le  vui- 
de  des  turbulents  pkifirs  produit  l'en- 
nui. 


de  J.  J.  Rousseau.      37 

On  a  du  plaide-  quand  on  en  veut  avoir  ; 
c'eft  l'opinion  feule  qui  rend  tout  diffi- 
cile ,  qui  charte  le  Bonheur  devant  nous  -, 
&  il  eft  cent  fois  plus  aifé  d'être  heureux 
que  de  le  paroître. 

Il  n'eft  point  de  route  plus  fùre  pour 
aller  au  Bonheur  ,  que  celle  de  la  vertu. 
Si  l'on  y  parvient ,  il  eft  plus  pur  ,  plus 
folide  &  plus  doux  par  elle  j  fi  on  le 
manque  ,  elle  feule  peut  en  dédomma- 


ger. 


Que  font  ces  hommes  fenfuels  qui 
multiplient  n"  indiferetement  leurs  dou- 
leurs par  leurs  voluptés?  ils  anéantif- 
fent  pour  ainfi  dire  leur  exiftence  à  force 
de  l'étendre  fur  la  terre  ;  ils  aggravent 
le  poids  de  leurs  chaînes  par  le  nom- 
bre de  leurs  attachements  ;  ils  n'ont 
point  de  jouiflances  qui  ne  leur  prépa- 
rent mille  ameies  privations  :  plus  ils 
fentent  &  plus  ils  fourfrent  :  plus  ils 
s'enfoncent  dans  h  vie3  &  \-lus  ils  luiit 
malheureux. 

Tout  ce  qui  tient  aux  fens  &  n'eft  pas 


38  Les    Pensées 

nécefTaire  à  la  vie ,  change  de  nature 
aufïi-tôt  qu'il   tourne   en  habitude.    Il 
cefTe  d'être  un  plaifir  en  devenant  un 
befoin  •>  c'eft  à  la  fois  une  chaîne  qu'on 
fe  donne  &c  une  jouifïance  dont  on  fe 
prive  ,  &  prévenir  toujours  les  défîrs , 
n'eft  pas  l'art  de  les  contenter  ,  mais  de 
les  éteindre.  Un  objet  plus  noble  qu'on 
doit  fe  propofer  en  cela  ,  eft  de  refter 
maître  de  foi-même  ,  d'accoutumer  Ces 
pafTîons  à  l'obéiflance ,  &  de  plier  tous 
fes  défîrs  à  la  règle.  C'eft  un  nouveau 
moyen  d'être  heureux  ,  car  on  ne  jouit 
fans  inquiétude  que  de  ce  qu'on  peu  per- 
dre fans  peine  ;  Ôc  Ci  le  vrai  Bonheur  ap- 
partient au  fage  ,  c'eft  parce  qu'il  eft  de 
tous  les  hommes  celai  à  qui  la  fortune 
peut  le  moins  ôter. 

Tous  les  Conquérants  n'ont  pas  été 
tués  ;  tous  les  ufurpateurs  n'ont  pas 
échoué  dans  leurs  entreprîtes  -,  plusieurs 
paroîtront  heureux  aux  efprits  préve- 
nus des  opinions  vulgaires  ;  mais  celui 
qui ,  fans  s'arrêter  aux  apparences  ,  ne 


ve  J*  J.  Rous SEAV.       35 
Juge  du  Bonheur  des  hommes  que  par 
l'état  de  leurs  cœurs ,  verra  leur  mifere 
dans    leurs    fuccès    mêmes,    il   verra 
leurs  défirs  &    leurs   foucis  rongeants 
s'étendre  &  s'accroître  avec  leur  for- 
tune i  il    les  verra   perdre   haleine   en 
avançant  ,  fans  jamais  parvenir  à  leurs 
termes.   Il  les  verra  femblables  à  ces 
voyageurs  inexpérimentés ,  qui ,  s'en- 
nageant  pour    la    première   fois    dans 
Tes  Alpes,  penfent  les  franchir  à  cha- 
que montage  ,   &  quand    ils   font  au 
fommet ,  trouvent  avec  découragement 
de  plus  hautes  montagnes  au    devant 

d'eux. 

Celui  qui  pourroit  tout  fans  être  Dieu  » 
feroit  une  miférable  créature  ;  il  feroit 
privé  du  plaint  de  défirer  ;  toute  autre 
privation  feroit  plus  fupportable.  D'où 
il  fuit  que  tout  Prince  qui  afpire  au  def- 
potifme  ,  afpire  à  l'honneur  de  mourir 
d'ennui.  Dans  tous  les  Royaumes  du 
monde  cherchez-vou,  L'homme  le  plus 
ennuyé  du  pays  2  Allez  toujours  durée- 


4Q  Les  Pensées 

tcment  au  Souverain ,  fur-tout  s'il  efl 
très-abfolu.  C'eft  bien  la  peine  de  faire 
tant  de  miférables  !  Ne  fauroit-il  s'en, 
nuyer  à   moindres  frais  ? 

Les  gueux   font  malheureux  ,  parce 
qu'ils    font    toujours  gueux,  les  Rois 
font   malheureux   ,    parce    qu'ils    font 
toujours  Rois.  Les  états  moyens  dont 
on  fort  plus  aifément  offrent  des  pfaf- 
fus  au  deffus  &  au  deifous  de  foi  ;  ils 
étendent  aufïï  les  lumières  de  ceux  qui 
les  remplifTent,  en  leur  donnant  plus 
de  préjugés  à  connoître  ,  &  plus  de  de- 
grés à  comparer.  Voilà  ,  ce  me  femble , 
la  principale  raifon  pour  quoi  c'eft  oé- 
néralement  dans  les  conditions  médio- 
cres qu'on  trouve  les  hommes  les  plus 
heureux  &  du  meilleur  fens. 

Le  figne  le  plus  aflïiré  du  vrai  con- 
tentement d'efprit  eft  la  vie  retirée  ÔC 
domeftique,  &  Ton  peut  croire  que 
ceux  qui  vont  fans  cefTe  chercher  leur 
Bonheur  chez  autrui  ne  l'ont  point  chez 
eux-mêmes. 


DE    J.   J.    R  OU  S  SEAV.        4: 


V  E  R  T  V. 

Le  mot  de  Vertu  vient  de  force  ,  la 
force  eft  la  bafe  de  toute  Vertu. 

L'homme  vertueux  eft  celui  qui  fait 
vaincre  fes  affe&kms. 

La  Vertu  n'appartient  qu'à  un  être 
foibte  par  fa  nature  Se  fort  par  fa  volon- 
té; c'eft  en  cela  que  confifte  le  mérite 
de  l'homme  jufte. 

L'exercice  des  plus  fublimes  Vertus 
élevé  &  nourrit  le  génie. 

Les  âmes  d'une  certaine  trempe  trans- 
forment ,  pour  ainfi  dire  ,  les  autres  en 
elles-mêmes  ;  elles  ont  une  fphere  d'ac- 
tivité dans  laquelle  rien  ne  leur  réfifte  ; 
on  ne  peut  les  connoître  fans  les  vou- 
loir imiter  ,  &  de  leur  fublime  élévation 
elles  attirent  à  elles  tout  ce  qui  les  en- 
vironne. 

Il  n'eft  pas    fi  facile  qu'on  penfe  te 
renoncer    à  la  Vertu.   Elle  tourmente 


4i  Le  s  P  e  n  s  è  e  s 

long-temps  ceux  qui  l'abandonnent ,  8c 
Tes  charmes  qui  font  les  délices  des 
âmes  pures ,  font  le  premier  fupplice  du 
méchant ,  qui  les  aime  encore  8c  n'en 
fauroit  plus  jouir. 

L'exercice  des  Vertus  fociales  porte 
au  fond  des  cœurs  l'amour  de  l'huma- 
nité ;  c'eft  en  faifant  le  bien  qu'on  de- 
vient bon. 

La  Venu  eft:  fi  néceflfaire  à  nos  cœurs, 
que  quand  on  a  une  fois  abandonné  la 
véritable  ,  on  s'en  fait  enfuite  une  à  fa 
mode  ,  &c  l'on  y  tient  plus  fortement , 
peut-être,  parce  qu'elle  eft  de  notre 
choix. 

Si  les  facrinces  à  la  Vertu  coûtent 
fouvent  à  faire,  il  eft  toujours  doux  de 
les  avoir  faits ,  8c  l'on  n'a  jamais  vu 
perfonne  fe  "repentir  d'une  bonne  ac- 
tion. 

Une  ame  une  fois  corrompue  l'eft 
pour  toujours  ,  8c  ne  revient  plus  au 
bien  d'elle-même  ;  à  moins  que  quel- 
que révolution  fubit» ,  quelque  brufque 


de  J.  J.  Rousseau,      45 
changement  de  fortune  &  de  fituation 
ne  change  tout  à  coup  fes  rapports,  & 
par  un  Violent  ébranlement  ne  l'aide  à 
retrouver  une  bonne  affiette.  Toutes  fes 
habitudes  étant  rompues  ,  &  toutes  fes 
pallions  modifiées  ,  dans   ce  boulever- 
fement   général  >  on  reprend  quelque- 
fois fon  caradere  primitif,  &  Ton  de- 
vient comme  un  nouvel  être  forti  ré- 
cemment des  mains  de  la  Nature.  Alors 
le  fouvenir  de  fa  précédente  bafTeiTe  , 
peut  fervir    de   préfervatif  contre  une 
rechute.  Hier  on  étoit  abject  &  foible  , 
aujourd'hui  l'on  efc  fort  &  magnanime. 
En  fe  contemplant  de  Ci  près  dans  deux 
états  fi  différents ,  on  en  fent  mieux  le 
prix  de  celui  où  l'on  eft  remonté  ;  & 
l'on  en  devient  plus  attentif  à  s'y  fou- 

tenir. 

La  jouifiance  de  la  Vertu  eft  toute 
intérieure  &  ne  s'apperçoit  que  par  ce- 
lui qui  la  fent  :  mais  tous  les  avanta- 
ges du  vice  frappent  les  yeux  d'autrui , 
&  il  n'y  a  que  celui  qui  les  a  qui  fâche 


44  Les  Pensées 

ce  qu'ils  lui  coûtent.  C'eft  peut-être  là 
la  clef  des  faux  jugements  des  hommes 
fur  les  avantages  du  vice  &c  fur  ceux  de 
la  Vertu. 

Il  n'y  a  que  des  âmes  de  feu  qui  fâ- 
chent  combattre  8c  vaincre.  Tous  les 
grands  efforts ,    toutes  les  aurions  fu- 
blimes  font  leur  ouvrage  ;  la  froide  rai- 
fon  n'a    jamais   rien  fait  d'illuftre,  &c 
l'on  ne  triomphe  des  partions  qu'en  les 
oppofant   l'une  à  l'autre.    Quand  celle 
de  la   Vertu    vient  à  sJélever  elle  do- 
mine feule  &c  tient  tout  en  équilibre  : 
voilà  comme  fe  forme  le  vrai  fage  ,  qui 
n'eft  pas  plus  qu'un  autre  à   l'abri  des 
partions  ;  mais  qui  feul  fait  les  vaincre 
par  elles-mêmes ,  comme  un  pilote  fait 
route  par  les  mauvais  vents. 

La  vertu  eft  un  état  de  guerre  ,  &c 
pour  y  vivre  on  a  toujours  quelque  com- 
bat à  rendre  contre  foi. 

Si  la  vie  eft  courte  pour  le  plaifir  , 
qu'elle  eft:  longue  pour  la  Vertu  !  Il 
faut  être  inceflàmmenc  fur.  fes  eardes. 


de  J.  J-  Rousseau.      45 

L'inftant  de   jouir  pane   &c  ne   revient 
plus;  celui  de  mal  faire  paflè&  revient 

fans  celTe  :  on  s'oublie  un  moment  ,  de 
l'on  eft  perdu. 

La  faune  honte  Se  la  crainte  du  blâ- 
me infpirent  plus  de  mauvaifes  adions 
que  de  bonnes  ;  mais  la  vertu  ne  fait 
rougir  que  de  ce  qui  eft  mal. 

L'homme  de  bien  porte  avec  plaifir 
le  doux  fardeau   d'une  vie   utile  à  fes 
femblables  :  il  fent  ce  que  la  vaine  fa- 
gefle  des  méchants  n'a  jamais  pu  croi- 
re ;  qu'il  eft  un  bonheur   réfervé   dès 
ce  monde  aux  feuls  amis  de  la  Vertu. 
Il  vaut   mieux  déroger  à  la  Noblefle 
qu'à  la  Vertu ,  &  la  femme  d'un  char- 
bonnier eft  plus  refpedable  que  la  mai- 
trèfle    d'un  Prince. 

.  On  a  dit  qu'il  n'y  avoit  point  de  hé- 
ros pour  fon  valet  de  chambre,  cela 
peut  être  ;  mais  l'homme  jufte  a  l'eftime 
de  fon  valet ,  ce  qui  montre  aftez  ,  que 
l'héroïfme  n'a  qu'une  vaine  apparence,  & 
qu'il  n'y  a  rien  de  folide^que  la  Vertu. 


4^  Les    Pensées 

Charme  inconcevable  de  la  beauté  qui 
ne  périt  point  !    Ce  ne  font  point  les 
vicieux  au  faîte  des  honneurs ,  dans  le 
fe'm  des  plaifirs  qui  font  envie  ;  ce  font 
les  vertueux  infortunés  ,  &  1  on  fent  au 
fond  de  fan  cœur  la  félicité  réelle  que 
couvroient  leurs  maux  apparents.  Ce  Cen- 
timent  eft  commun  à  tous  les  hommes , 
&  fouvent  même  en  dépit  d'eux.    Ce 
divin  modèle  que  chacun  de  nous  porte 
avec   lui  ,    nous  enchante  malgré  que 
nous  en  ayons  ;  fi-tôt  que  la  paiTion  nous 
permet  de   le  voir  ,   nous  lui  voulons 
reflembler,&  fi  le  plus  méchant  des  hom- 
mes pouvoit  être  un  autre  que  lui-mê- 
me, il  voudroit  être  un  homme  de  bien. 
Les  Vertus  privées  font  fouvent  d'au- 
tant   plus    fublimes  qu'elles   n'afpirent 
point   à    l'approbation   d'aurrui ,   mais 
feulement  au  bon  témoignage  de   foi- 
même  ;    &   la  confeience  du  jufte  ku 
tient  lieu  des  louanges  de  l'Univers. 

La  félicité  eft  la  fortune  du  fage  3  Se 
il  n'y  en  a  point  fans  vertu. 


de  J.  J.  Rousseau.      47 


H  O  N  N  E  V  R. 

N  peut  diftinguer  dans  ce  qu'on 
appelle  Honneur  ,  celui  qui  fe  tire  de 
l'opinion  publique  ,  de  celui  qui  dérive 
de  l'eftime  de  Toi-même.  Le  premier 
confîfte  en  vains  préjugés  plus  mobiles 
qu'une  onde  agitée  ;  le  fécond  a  fa 
■bafe  dans  les  vérités  éternelles  de  la 
morale.  L'honneur  du  monde  peut 
être  avantageux  à  la  fortune ,  mais  il  ne 
pénètre  point  dans  l'ame  &c  n'influe  en 
rien  fur  le  vrai  bonheur.  L'Honneur 
véritable  au  contraire  en  forme  l'eflèn- 
ce  ,  parce  qu'on  ne  trouve  qu'en  lui  ce 
fentiment  permanent  de  fatisfa&ion 
intérieure ,  qui  feul  peut  rendre  heureux 
un  Être  penfanc. 

jfifc, 


48  Les    Pensées 


CHASTETÉ,    PURETÉ, 
Pudeur. 

JL/  A  Chafteté  doit  être  une  vertu 
délicieufe  pour  une  belle  femme  qui  a 
quelque  élévation  dans  l'ame.  Tandis 
qu'elle  voit  toute  la  terre  à  fes  pieds  , 
elle  triomphe  de  tout  &  d'elle-même  : 
elle  s'élève  dans  fon  propre  cœur  un 
trône  auquel  tout  vient  rendre  hom- 
mage :  les  fentiments  tendres  ou  jaloux , 
mais  toujours  refpectueux ,  des  deux 
fexes  ,  l'eftime  univerfelle  &  la  Tienne 
propre  >  lui  payent  fans  cerfe  en  tribut 
de  gloire  les  combats  de  quelques  inf- 
tants.  Les  privations  font  paflfageres  , 
mais  le  prix  en  eft  permanent.  Quelle 
jouiifance  pour  une  ame  noble  ,  que 
l'orgueil  de  la  vertu  joint  à  la  beauté  I 
Réalifez  une  héroïne  de  Roman  ,  elle 
goûtera  des  voluptés  plus  exquifes  que 
les  Laïs  &;  les  Cléopatresj  Se  quand 

fa 


de  J.  J.  Rousseau.      49 

fa  beauté  ne  fera  plus ,  fa  gloire  &  Tes 
plaifîrs  refteront  encore  ;  elle  feule  faura 
jouir  du  patte. 

La  Pureté  fe  foutient  par  elle-même  ; 
les  défirs  toujours  réprimés  s'accoutu- 
-  ment  à  ne  plus  renaître  ,  Se  les  tenta- 
tions ne  fe  multiplient  que  par  l'habi- 
tude  d'y  fuccomber. 

La  force  de  l'ame ,  qui  produit  toutes 
les  vertus  ,  tient  à  la  pureté  qui  les 
nourrit   toutes. 

Rien  n'eft  méprifabje  de  ce  qui  tend 
à  garder  la  pureté  ,  &c  ce  font  les  pe- 
tites précautions  qui  confervent  les 
grandes  vertus. 

Les  défîrs  voilés  par  la  honte  n'en 
deviennent  que  plus  féduifants  •>  en  les 
menant  la  Pudeur  les  enflamme  :  fes 
craintes  ,  fes  détours  ,  fes  réfçryes  ,  fes 
timides  aveux  ,  fa  tendre  &c  naïve  fi- 
neflè  ,  difent  mieux  ce  qu'elle  croit  taire 
que  la  paiïion  ne  l'eût  dit  fans  elle  : 
c'efl:  elle  qui  donne  du  prix  aux  faveurs 
<k  de  la  douceur  aux  refus.   Le  véritable 

C 


JO  LE  S     P  E  N  S  É  E  S 

amour  poflede  en  effet  ce  que  la  feule 
Pudeur  lui  difpute  ;  ce  mélange  de  foi- 
bleffe  &  de  modeftie  le  rend  plus  tou- 
chant &  plus  tendre  ;  moins  il  obtient , 
plus  la  valeur  de  ce  qu'il  obtient  en 
augmente,  &  c'eft  ainfi  qu'il  jouit  a  la 
fois  de  fes  privations  &  de  fes  plaihrs. 

Le  vice  a  beau  fe  cacher  dans  l'obf- 
curité ,  fon  empreinte  eft  fur  les  fronts 
coupables  :  l'audace  d'une  femme  eft  le 
figne  afluré  de  fa  honte  ;  c'eft  pour 
avoir  trop  à  rougir  qu'elle  ne  rougit 
plus  ;  &  fi  quelquefois  la  Pudeur  furvit 
à  la  Chafteté ,  que  doit-on  penfer  de  la 
Chaftct  i  i  quand  la  Pudeur  même  eft 
éteinte  ? 

Douce  Pudeur  !  Suprême  volupté  de 
l'amour  ;  que  de  charmes  perd  une 
femme  ,  au  moment  qu'elle  renonce  à 
toi  !  Combien  ,  h*  elles  connoiflbient 
ton  empire  ,  elles  mettroient  de  foin  à 
te  conferver  ,  finon  par  honnêteté  ,  du 
moins  par  coquetterie  1  Mais  on  ne  joue 
point  la  Pudeur.    Il  n'y  a  point  d'arti- 


DE   J.   J.    ROU  S  S  EAU.         JI 
fice  plus  ridicule  que  celui  qui  la  veut 


imiter, 


PITIE. 

jLj  A  Pitié  eft  une  vertu  d'autant  plus 
univerfelle  ,  Se  d'autant  plus  utile  à 
l'homme  ,  qu'elle  précède  en  lui  l'ufage 
de  toute  réflexion  ,  Se  fi  naturelle  ,  que 
les  bêtes  mêmes  en  donnent  quelque- 
fois des  lignes  fenfibles. 

On  voit  avec  plaifir  l'Auteur  de  la 
Fable  des  Abeilles  ,  forcé  de  recon- 
noître  l'homme  comme  un  Etre  com- 
pâtiirant  &  fenfible  ,  fortir  de  Ton  ftyle 
froid  &  fubtil ,  pour  nous  offrir  la  pa- 
thétique image  d'un  homme  enfermé 
qui  apperçoit  au  dehors  une  bête  fé- 
roce ,  arrachant  un  enfant  du  fein  de 
fa  mère  ,  brifant  fous  fa  dent  meurtrière 
les  foibles  membres  ,  &:  déchirant  de 
fes  ongles  les  entrailles  palpitantes  de 
cet    enfant.     Quelle    affreufe  agitation 

C  1 


ji  Les    Pensées 

n'éprouve  pas  ce  témoin  d'un  événe- 
ment auquel  il  ne  prend  aucun  intérêt 
perfonnel  ?  Quelles  angonîes  ne  fouffre- 
t-il  pas  à  cette  vue  ,  de  ne  pouvoir 
porter  aucun  fecours  à  la  mère  évanouie, 
ni  à  l'enfant  expirant  ? 

Mandeville  a  bien  fenti  qu'avec  toute 
leur  morale ,  les  hommes  n'eulTent  ja- 
mais été  que  des  monftres  ,  fi  la  nature 
ne  leur  eût  donné  la  pitié  à  l'appui  de 
la  raifon  :  mais  il  n'a  pas  vu  que  de 
cette  feule  qualité  découlent  toutes  les 
vertus  fociales  qu'il  veut  dirputer  aux 
hommes.  En  effet  ,  qu'eft-ce  que  la 
générofité  ,  la  clémence  ,  l'humanité  , 
{mon  la  pitié  appliquée  aux  foibles ,  aux 
coupables  ,  ou  à  l'efpece  humaine  en 
général  ?  La  bienveillance  &  l'amitié 
même  font ,  à  le  bien  prendre  ,  des  pro- 
duction d'une  pitié  confiante  ,  fixée 
fur  un  objet  particulier  :  car  défirer  que 
quelqu'un  ne  fourfre  point ,  qu'eft-ce 
autre  chofe  quâ  défiret  qu'il  foit  heu- 
reux ? 


de  J.  j.  Rousseau.       55 

La  pitié  qu'on  a  du  mal  d'autmi  ne 
fe  mef  lire  pas  fur  la  quantité  de  ce  mal, 
mais  fur  le  fentiment  qu'on  prête  à  ceux 
qui  le  fouffrent. 

On  ne  plaint  un  malheureux  qu'au- 
tant qu'on  croit  qu'il  fe  trouve  à  p 

dre. 

Peur  empêcher  la  pitié  de  dégénérer 
en  foibiciïè  ,  il  faut  la  généralifer  ,  ôc 
l'étendre  fur  tout  le  genre  humain.  Alors 
on  ne  s'y  livre  qu'autant  qu'elle  eft  d'ac- 
cord avec  la  juftice ,  parce  que  de  toutes 
les  vertus  ,  la  juftiœ  eft  celle  qui  con- 
court le  plus  au  bien  commun  des  hom- 
mes. Il  faut  par  raifon  ,  par  amour  pour 
nous ,  avoir  pitié  de  notre  efpece  ,  en- 
core plus  de  notre  prochain,  &  c'eft  une 
très  grande  cruauté  envers  les  hommes 
que  la   pitié  pour  les  méchants. 

Pour  plaindre  le  mal  d'autmi ,  fans 
doute  il  but  le  connoître  ,  mais  il  ne 
faut  pas  le  fentir.  Quand  on  a  feufferr, 
ou  qu'on  craint  de  fouffrir  ,  on  plaint 
ceux  qui  fouffrent  ;  mais  tandis  qu'on 

C  3 


54         Les    Pensées 

foufFre  3  on  ne  plaint  que  foi.  Or  fî , 
tous  étant  afTujettis  aux  miferes  de  la 
vie  3  nul  n'accorde  aux  autres  que  la 
feniïbilité  dont  il  n'a  pas  actuellement 
befoïn  pour  lui-même ,  il  s'enfuit  que 
la  commiiération  doit  être  un  fentiment 
très  doux  ,  puifqu'elle  dépofe  en  notre 
faveur ,  &  qu'au  contraire  un  homme 
dur  eft  toujours  malheureux  ,  puifque 
lJécat  de  fon  cœur  ne  lui  laiile  aucune 
feniïbilité  furabondante  qu'il  puille  ac- 
corder aux  peines  d'autrui. 

Il  y  a  des  gens  qui  ne  favent  être 
émus  que  par  des  cris  &  des  pleurs  ; 
les  longs  &  fourds  çcmiiTements  d'un 
cœur  (erré  de  détrcfïè  ne  leur  ont  ja- 
mais arraché  des  foupirs  ;  jamais  l'al- 
pect  d'une  contenance  abattue ,  d'un 
vifage  hâve  &  plombé  ;  d'un  œil  éteint 
&  qui  ne  peut  plus  pleurer  ,  ne  les  ht 
pleurer  eux-mêmes  j  les  maux  de  l'ame 
ne  font  rien  pour  eux  ;  ils  font  jugés  » 
la  leur  ne  fent  rien  :  n'attendez  d'eux 
que  rigueur  inflexible,  endurciiîèment. 


de  J.  J.  Rousseau.       55 

cruauté.  Ils  pourront  être  intègres  de 
juftes  ,  jamais  cléments ,  généreux  â  pi- 
toyables. Je  dis  qu'ils  pourront  être 
juftes ,  Ci  toutefois  un  homme  peut  l'être 
quand  il  n'eft  pas  miféricordieux. 

La  pitié  eft  douce ,  parce  qu'en  fe 
mettant  à  la  place  de  celui  qui  fouffire  , 
on  fent  pourtant  le  plaifir  de  ne  pas 
fouffrir  comme  lui.  L'envie  eft  amere  , 
en  ce  que  rafpect  d'un  homme  heureux, 
loin  de  mettre  l'envieux  à  fa  place  ,  lui 
donne  le  regret  de  n'y  pas  être.  Il  fem- 
ble  que  l'un  nous  exempte  des  maux 
qu'il  foufFre ,  &  que  l'autre  nous  ôte 
les  biens  dont  il  jouit. 


C  4 


5<j  Les    Pensées 


AMOUR  DE  LA  PATRIE. 

ï-j  E  s  plus  grands  prodiges  de  vertu, 
ont    été   produits    par    l'Amour  de  la 
Patrie  :  ce  fentiment   doux  8c  vif  qui 
joint  la  force  de  l'amour  propre  à  toute 
la   beauté    de  la  vertu ,  lui  donne  une 
énergie  qui ,  fans  la  défigurer  ,  en  fait 
la  plus  héroïque  de  toutes  les  pafïîons. 
C'eft  lui   qui    produit     tant   d'actions 
immortelles    dont    l'éclat    éblouit    nos 
foibles  yeux  ,  ôc  tant  de  grands  hommes 
dont  les  antiques    vertus  patient  pour 
des  fables  depuis   que  l'Amour  de    la 
Patrie  eft  tourné  en  dérihon.     Ne  nous 
en    étonnons  pas  ,     les  tranfports  des 
coeurs  tendres  paroiflent  autant  de  chi- 
mères à  quiconque  ne  les  a  point  fentis; 
&  l'Amour  de  la  Patrie  ,  plus  vif  de  plus 
délicieux  cent  fois  que  celui  d'une  maî- 
treffe  ,    ne  fe  conçoit  de  même   qu'en 
l'éprouvant  :  mais  il  eft  aile  de  remar- 


de  J.  J.  Rousseau.       57 

quer  dans  tous  les  cœurs  qu'il  échauffe- , 
dans  toutes  les  actions  qu'il  infpire  , 
cette  ardeur  bouillante  Se  fublime  dont 
ne  brille  pas  la  plus  pure  vertu  quand 
elle  en  eft  féparée.  Ofons  oppofer  So- 
crate  même  à  Caton  :  l'un  étoit  plus 
phiîofophe  ,  Se  l'autre  plus  citoyen. 
Athènes  étoit  déjà  perdue  ,  Se  Socrate 
n'avoit  plus  de  patrie  que  le  monde 
entier  :  Caton  porta  toujours  la  fienne 
au  fond  de  fon  cœur  ;  il  ne  vivoit  que 
pour  elle  &  ne  put  lui  furvivre.  La  vertu 
de  Socrate  eft  celle  du  plus  fage  des 
hommes  :  mais  entre  Céfar  Se  Pompée  , 
Caton  femble  un  Dieu  parmi  des  Mor- 
tels. L'un  inftruit  quelques  Particuliers, 
combat. les  SophifteSj  Se  meurt  pour  la 
■vérité  :  l'autre  défend  l'Etat ,  la  liberté, 
les  loix  contre  les  Conquérants  du 
monde  ,  Se  quitte  enfin  la  terre  quand 
il  n'y  voit  plus  de  Patrie  à  fervir.  Un 
digne  Elevé  de  Socrate  feroit  le  plus 
vertueux  de  fes  contemporains  :  un 
digne  Emule  de  Caton  en  feroit  Le 

C  5 


jS  Les-   Il  x  s  è  e  s 

grand.  La  vertu  du  premier  feroit  (on 
bonheur  ,  le  iecond  chercheroit  Ton 
bonheur  dans  celui  de  cous.  Nous  fe- 
rions inferuits  par  l'un  6v  conduits  par 
l'autre  ,  8c  cela  feul  décideroit  de  la 
préférence  :  car  on  n'a  jamais  fait  un 
peuple  de  fages ,  mais  il  n'eft  pas  im- 
poffible  de  rendre  un  peuple  heureux. 

Voulons-nous  que  les  peuples  foient: 
vertueux  ?  commençons  donc  par  leur 
faire  aimer  la  Patrie  :  mais  comment 
l'aimeront- ils ,  fi  la  Patrie  n'eft  rien  de 
plus  pour  eux  que  pour  des  Etrangers, 
8c  qu'elle  ne  leur  accorde  que  ce  qu'elle 
ne  peut  refufer  à  perfonne  ?  ce  feroit 
bien  pis  s'ils  n'y  jouiifoient  pas  même- 
de  la  fureté  civile  ,  8c  que  leurs  biens , 
leur  vie  ou  leur  liberté  fuflent  à  la  dit- 
créti'on  des  hommes  puilTar.ts,  ians  qu'il 
leur  fut  poi'iibie  ou  permis  d'ofer  ré- 
clamer les  loix.  Alors  fournis  aux  dc* 
voirs  de  l'état  civil  ,  fans  jouir  même: 
des  droits  de  l'état  de  nature  >  &  fa  ■ 
pouvoir  employer  Leurs  foie;s  pour,  fe 


D£   J.  J.    ROUSSI^U.         5? 

défendre,  ils  feroient  par  conféquent 
dans  la  pire  condition  où  fe  puifTent 
trouver  des  hommes  libres  5  &  le  mot 
de  Patrie  ne  pourroit  avoir  pour  eux 
qu'un,  fens  odieux  ou  ridicule. 


AMOVR   PROPRE,    AMOVR 

DE    SOI-MEME. 

IL  ne   faut    pas   confondre    l'Amour 
propre   &  l'amour  de  foi-même  ;  deux 
paillons  très  différentes  par  leur  nature 
Se  par  leurs  effets.   L'Amour   de    foi- 
même  eft  un  fentiment  naturel  qui  porte 
tout  animal  à  veiller  à  fa  propre  cou- 
fervation,  &  qui,  dirigé  dans  l'homme 
par  la  raifon  &c  modifié  par  la  pitié  , 
produit  l'humanité  &  la  vertu.  L'Amour 
propre  n'eft   qu'un   fericiment    relatif* 
fadicé  &  né  dans  la  fociété,  qui  porte 
chaque  individu  à  faire  plus  de  cas  de 
foi  que  de  tout  autre,  qui  infpire  aux 
hommes  tous   les  maux  qu'ils  fe  font 

C  G 


6o  Les   Pensées 

mutuellement,   &  qui  eft  la  véritable 
fource  de  l'honneur. 

Le  plus   méchant  des   hommes    eft 
celui  qui  s'ifole  le  plus  3  qui  concentre 
le   plus    Ton    cœur    en    lui-même  ;   le 
meilleur  eft  celui  qui  partage  également 
Ces  affections   à   tous  Ces  fcmblabies.  Il 
vaut  beaucoup  mieux  aimer   une  maî- 
trefle  que  de  s'aimer  feul  au  monde. 
Mais  quiconque  aime   tendrement    Tes 
parents  ,  Ces  amis ,  fa  patrie ,  &  le  genre 
humain,  ie  dégrade  par  un  attachement 
délordonné  qui  nuit  bientôt  à  tous  les 
autres  ,  &  leur  eft  infailliblement  pré- 
féré. 

L'Amour  de  foi ,  qui  ne  regarde 
qu'à  nous  ,  eft  content  quand  nos  vrais 
befoins  font  fatisfaits;  mais  l'Amour 
propre,  qui  Ce  compare,  n'eft  jamais 
content  &  ne  fauroit  l'être  ,  parce  que 
ce  fentimeut  ,  en  nous  préférant  aux 
autres ,  exige  aufïï  que  les  autres  nous 
préfèrent  à  eux,  ce  qui  eft  impoiîïble. 
Voilà  comment  les  pallions  douces  & 


DE  J.  J.  Rou  s  SEAU,         6r 

affe&ueufes  nainent  de  l'Amour  de  foi  9 
8c  comment  les  parlions  haineufes  8c 
irafcibles  naiflent  de  l'Amour  propre. 
Ainfi  ce  qui  rend  l'homme  effentielle- 
ment  bon  ,  eft  d'avoir  peu  de  befoins 
8c  de  peu  fe  comparer  aux  autres  ;  ce 
qui  le  rend  e(fentiellement  méchant  , 
eft  d'avoir  beaucoup  de  befoins  8c  de 
tenir  beaucoup  à  l'opinion, 

Les  préceptes  de  la  loi  naturelle  ne 
font  pas  fondés  fur  la  raifon  feule,  ils 
ont  une  bafe  plus  folide  &  pïus  fage. 
L'amour  des  hommes  dérivé  de  l'amour 
de  foi ,  eft  le  principe  de  la  juftice  hu- 
maine. 


A  M  O  U  R.      ' 

N  peut  djftingueE  le  moral  du 
phyfique  dans  le  (entraient  de  l'Amour, 
fce-phyfi  Lu  eft  ce  defir  général  qui 
porte   -•  -  ^pif  à  l'autre:  le  moral 

eft  ce  qui  détermine  ce  défir  8c  le  fixe 


61  Les   Pensées 

fur  un  féal  objet  exclu fivement  ,  ou 
qui ,  du  moins ,  lui  donne  pour  cet 
objet  préféré  un  plus  grand  degré  d'é- 
nergie. Or  il  eft  facile  de  voir  que  le 
moral  de  l'Amour  eft  un  fentiment 
factice,  né  de  l'ufage  de  la  fociété,  & 
célébré  par  les  femmes  avec  beaucoup 
d'habileté  8c  de  foin  pour  établir  leur 
empire ,  &  rendre  dominant  le  fexe  qui 
devroit  obéir. 

On  aime  bien  plus  l'image  qu'on  fê 
fait ,  que  l'objet  auquel  on  l'applique. 
Si  l'on  voyoit  ce  qu'on  aime  exacte- 
ment tel  qu'il  eft  ,  il  n'y  auroit  plus 
d'amour  fur  la  terre.  Qiund  on  cefîe 
d'aimer  ,  la  perfonne  qu'on  aimoit  refte 
la  même  qu'auparavant,  mais  on  ne  la 
voit  plus  la  même.  Le  voile  du  preftige 
tombe  ,  &  l'amour  s'évanouit. 

Les  premières  voluptés  font  toujours 
myilérieufes  ;  la  pudeur  les  aflaifonne 
ex  les  cache  :  la  première  maîtrede  ne 
rend  pas  effronté* ,  mais  timide.  Tout 
abfoibé  dans  un  état  Ci  nouveau  pour 


de  J.  J.  Rousseau.  6$ 
lui ,  le  jeune  homme  fe  recueille  pour 
le  goûter  ,  ôc  tremble  de  le  perdre.  Sll 
eft  bruyant,  il  n'eft  ni  voluptueux  ni 
tendre  \  tant  qu'il  fe  vante  ,  il  n'a  pas 

joui. 

Le  véritable  amour  eft  le  plus  chaft-c 

-de  tous   les  liens.  Ceft  lui,  c'eft  fon 

|  feu  divin  qui  fait  épurer  nos  penchants 

j  naturels,  en  les  concentrant   dans  un 

I   feul  objet  ;   c'eft  lui    qui  nous   dérobe 

aux  tentations  a  &  qui  fait  qu'excepté 

cet  objet  unique  ,  un  fexe  n'eft  plus  rien 

pour    l'autre. 

L'argent  tue  l'amour  infailliblement 
Quiconque  paye  ,  fût-il  le  plus  aimable 
des  hommes ,  par  cela  feul  qu'il  paye  , 
ne  peut  être  long-temps  aimé.  Bientôt 
il  payera  pour  un  autre ,  ou  plutôt  cet 
autre  fera  payé  de  fon  argent  ;  &  dans 
ce  double  lien  formé  par  l'intérêt ,  par 
la  débauche  ,  fans  amour  ,  fans  hon- 
neur ,  tans  vrai  plaifir ,  la  femme  avide  „ 
infidèle  &  mil  érable  ,  traitée  par  le  vil 
qui  reçoit  comme  elle  traite  le  fot  qui 


£4  Les   Pensées 

donne,   refte  ainfi   quitte   envers  tous 
deux. 

Celui  qui  difoit  :  je  poflTede  Laïs  fans 
qu'elle  me  poflTede  ,  difoit  un  mot  fans 
efprit.  La  pofifellïon  qui  n'eft  pas  réci- 
proque n'eft  rien  :  c'eft  tout  au  plus  la 
pofïèilion  du  fexe ,  mais  non  pas  de 
l'individu.  Or ,  où  le  moral  de  l'amour 
n'eft  pas  ,  pourquoi  faire  une  fi  grande 
affaire  du  refte  f  Rien  n'eft  fi  facile  à 
trouver.  Un  Muletier  eft  là-delTus  plus 
près  du  bonheur  qu'un  Millionnaire. 

Le  plus  grand  prix  des  plaifirs  eft 
dans  le  cœur  qui  les  donne  :  un  véri- 
table Amant  ne  trouveroit  que  douleur, 
rage  &  défefpoir  dans  la  poMdlïon 
même  de  ce  qu'il  aime  ,  s'il  croyoit  n'en 
point  être  aimé. 

Malgré  l'abfence  ,  les  privations  ,  les 
allarmes,  malgré  le  défefpoir  même, 
les  puifljà  i  s  ticements  de  deux  cœurs 
l'un  vers  l'autre  ont  toujoi  rs  une  vo- 
lupti  rée  des  âmes   tran- 

quilles. 


de  ].  J.  Rousseau.       (■$ 
L'amour*  qui  rapproche  tout  ;  n'é- 
levé point   la  perfonne  ;  il  n'élevé  que 
les  fentiments. 

Généralement  les  hommes  font  moins 
contants  que  les'femmes,  &  fe  rebutent 
plutôt  qu'elles  de  l'amour  heureux.  La 
femme  prelfent  de  loin  l'inconftance  de 
l'homme  ,  &  s'en  inquiette  -,  c'efl  ce  qui 
la  rend  auiïi  plus  jaloufe.  Quand  il 
commence  à  s'attiédir  ,  forcée  à  lui 
rendre  pour  le  garder  tou;  les  foins 
qu'il  prit  autrefois  pour  lui  plaire,  elle 
pleure  ,  elle  s'humilie  à  Ton  tour  ,  &C 
rarement  avec  le  même  fuccès.  L'atta- 
chement &  les  foins  gagnent  les  cœurs  : 
mais  ils  ne  les  recouvrent  gueres. 

Vous  êtes  bien  folles,  vous  autres 
femmes ,  de  vouloir  donner  de  la  con- 
fiftance  à  un  fentiment  auffi  frivole  & 
aufïi  pafTager  que  l'amour.  Tout  change 
dans  la  nature  ,  tout  eft  dans  un  flux 
continuel ,  &  vous  voulez  infpirer  des 
feux  confiants  ?  Et  de  quel  droit  préten- 
dez-vous être  aimée  aujourd'hui  parce 


66  Les    Pensais 

que  vous  Tétiez  hier  ?  Gardez  donc  le 
même  vifage  ,  le  même  âge  ,  la  même 
humeur  ;  foyez  toujours  la  même  de 
l'on  vous  aimera  toujours ,  iî  Ton  peut. 
Mais  changer  fans  celle  Se  vouloir  tou- 
jours qu'on  vous  aime ,  c'elt  vouloir 
qu'à  chaque  inicant  on  ceife  de  vous 
aimer  ;  ce  n'en:  pas  chercher  des  cœurs 
confiants  3  ç'eft  en  chercher  d'auiTi  chan- 
geants que  vous. 

L'image  de  la  félicité  ne  flatte  plus 
les  hommes  ;  la  corruption  du  vice  n'a 
pas  moins  dépravé  leur  goût  que  leurs 
cœurs.  Ils  ne  favent  plus  fentir  ce  qui 
cft  touchant ,  ni  voir  ce  qui  eft  aimable. 
Vous  qui ,  pour  peindre  la  volupté  ,  n'i- 
maginez jamais  que  d'heureux  Amants 
nageant  dans  le  fein  des  délices ,  que 
vos  tableaux  font  encore  imparfaits  ! 
Vous  n'en  avez  que  la  moitié  la  plus 
grofliere  ;  les  plus  doux  attraits  de  la 
volupté  n'y  font  point.  O  qui  de  vous 
n'a  jamais  vu  deux  jeunes  époux  unis 
fous  d'heureux  aufpices  fortanc  du   lit 


De  J.  J.  Rousseau.       67 
nuptial ,  &  portant  à  la  fois  dans  leurs 
regards  fenguiflants  «Se  chaftes  fyvreflè 
des    doux  plaifirs   qu'ils   viennent    de 
goûter  }    l'aimable  fécurité    de    l'inno- 
cence ,  &  la  certitude  alors  fi  charmante 
de    couler    enfemble  le  relie  de    leurs 
jours  ?   Voilà   l'objet  le   plus  ravivant 
qui  puilfe  être  offert  au  cœur  de  l'hom- 
me ;  voilà  le  vrai  tableau  de  la  volupté  » 
Vous   l'avez  vu  cent  fois  fans  le  recon- 
noître;    vos    cœurs    endurcis  ne    font 
plus  faits  pour  l'aimer. 

J'ai  peine  à   concevoir   comment  on 
rend  allez   peu  d'honneur  aux  femmes , 
pour  leur    ofer  adreflèr  fans  cefle  ces 
fades  propos  galants ,  ces  compliments 
infultants  &  moqueurs ,  auxquels  on  ne 
daigne  pas    même  donner   un    air    de 
bonne  foi  ;  les  outrager  par  ces  évidents 
menfonges ,  n'eft-ce  pas  leur   déclarée 
aifez  nettement  qu'on  ne  trouve  aucune 
vérité  obligeante  à  leur  dire  ?  Que  l'a- 
mour fe  fa  (Te  illufion  fur  les  qualités  de 
ce  qu'on  aime ,  cela  n'arrive  que  trop 


63  Les    Pensées 

fouvent  j  mais  eft-il  queftion   d'amour 
dans  tout  ce  mauffade    jargon  ?  Ceux 
mêmes  qui  s'en  fer\  en  : ,  ne  s'en  fervent- 
ils  pas    également  pour  toutes  les  fem- 
mes 3  8c  ne  feroieht-ils  pas  au  défefpoir 
qu'on  les   crut  fërieufement  amo 
d'une  feule  ?  Qu'ils  ne  s'inquîettent  pas. 
Il   faudroit   avoir    d'étranges 
l'amour  pour  les    en  croire   c 
ôz  rien  n'eft  plus  éloigné  de  Ton  ton  que 
celui  de  la  galanterie.  De   la   manière 
que  je  conçois    cette  paflion  terrible  , 
Ton  trouble  ,  Tes  égarements  ,  Tes  palpi- 
tations ,  fes   tranfports  3  fes  brûlantes 
expreiïions  ,  Ton  fîîence  plus  énergique, 
fes  inexprimables  regards  que  leur  ti- 
midité rend    téméraires    ôc  qui   mon- 
trent les  defirs  par  la  crainte  ,   il    me 
femble  qu'après  un  langage  aufïi  véhé- 
ment ,  fi  l'Amant   venoit   à   dire    une 
feule  fois,^  vous  aime  ,  Y  Amante  in- 
dignée lui  diroit ,  vous  ne  m  aimez,  plus , 
&c  ne  le  reverroit  de  fa  vie. 

L'amour  véritable  eft  un  feu  dévorant 


de  J.  J.  Rousseau.       69 

qui  porte  fon  ardeur  dans  les  autres 
fentiments  ,  &  les  anime  d'une  vigueur 
nouvelle.  Ceft  pour  cela  qu'on  a  dit 
que  l'amour  faifoit  des  Héros. 

Le  moment  de  la  pofTeiTion  eft  une 
crife  de  l'amour. 

Le  plus  puilTant  de  tous  les  obftacles 
à  la  durée  des  feux  de  l'amour ,  eft  de 
n'en  avoir  plus  à  vaincre,  &z  de  fe  nour- 
rir uniquement  d'eux-mêmes.  L'univers 
n'a  jamais  vu  de  paiïion  foutenir  cette 
épreuve. 

Le  véritable  amour  a  cet  avantage , 
auiïi-bien  que  la  vertu ,  qu'il  dédommage 
de  tout  ce  qu'on  lui  facrifie  ,  &  qu'on 
jouit  en  quelque  forte  des  privations 
qu'on  s'impofe  par  le  fentiment  même 
de  ce  qu'il  en  coûte  &  du  motif  qui 
nous  y  porte. 

Quand  le  bonheur  commun  devient 
îmDoiïible  ,  chercher  le  fien  dans  celui 
de  ce  qu'on  aime ,  n'eft-ce  pas  tout  ce 
qui  refte  à  faire  à  l'amour  fans  efpoir  ? 

L'amour  eft  privé  de  fon  plus  grand 


70  Les    Pensées 

charme  quand  l'honnêteté  l'abandonne  ; 
pour  en  fentir  tout  le  prix  ,  il  faut  que 
le  cœur  s'y  complaife  ,  &c  qu'il  nous 
élevé  en  élevant  l'objet  aimé.  Otez 
l'idée  de  la  perfection  ,  vous  otez  l'en- 
thoufîafme  ;  otez  l'eftime  ,  &  l'amour 
n'eft  plus  rien.  Comment  une  femme 
pourroit-elle  honorer  un  homme  qui  fe 
déshonore?  Comment  pourra-t-il  adorer 
lui-même  celle  qui  n'a  pas  craint  de 
s'abandonner  à  un  vil  corrupteur  ?  Ainfi 
bientôt  ils  fe  mépriferont  mutuellement  ; 
Pamour  ne  fera  plus  pour  eux  qu'un 
honteux  commerce  ,  ils  auront  perdu 
l'honneur  év  n'auront  pas  trouvé  la  fé- 
licité. 

On  n'eft  point  fans  plaifirs  quand  on 
aime  encore.  L'image  de  l'amour  éteint , 
effraye  plus  un  cœur  tendre  que  celle 
de  l'amour  malheureux  ,  &  le  dégoût 
de  ce  qu'on  poiîede  cft  un  état  cent  fois 
pire  que  le  regret  de  ce  qu'on  a 
perdu. 

On  n'aime  point  fi  l'on  n'eft  aimé  ; 


DE  J.   J.    ROUSS  EAV.  71 

du  moins  on  n'aime  pas  long-temps.  Ces 
paiïions  fans  retour  ,  qui  font  ,  dit-on  , 
tant  de  malheureux  ,  ne  font  fondées 
que  fur  les  fens.  Si  quelques-unes  pé- 
nètrent jufqu'à  l'ame  ,  c'eft  par  des  rap- 
ports faux  dont  on  eft  bientôt  détrompé. 
L'amour  fenfuel  ne  peut  fc  palier  de  la 
pofleiïion  j  de  s'éteint  par  elle.  Le  vé- 
ritable amour  ne  peut  fe  paffer  du  cœur, 
&:  dure  autant  que  les  rapports  qui 
l'ont  fait  naître.  Quand  ces  rapports 
font  chimériques ,  il  dure  autant  que 
l'illufion  qui  nous  les  fait  imaginer. 

Il  n'y  a  point  de  paiïion  qui  nous 
fafife  une  fi  forte  illufion  que  l'amour  : 
on  prend  fa  violence  pour  un  fîgne  de  fa 
durée  ;  le  cœur  furchargé  d'un  fenti- 
ment  fî  doux  ,  l'étend,  pour  ainn*  dire  , 
fur  l'avenir ,  &  tant  que  cet  amour  dure 
on  croit  qu'il  ne  finira  point.  Mais  au 
contraire  ,  c'eft  fon  ardeur  même  qui  le 
confume  ;  il  s'ufe  avec  la  jeuneife ,  il 
s'efface  avec  la  beauté ,  il  s'éteint  fous 
les  glaces  de  l'âge ,  $c  depuis  que  le 


p.  Les    Pensées 

monde  exifte  on  n'a  jamais  vu  deux 
Amants  en  cheveux  blancs  foupirer  l'un 
pour  l'autre.  On  doit  compter  qu'on 
ceflfera  de  s'adorer  tôt  ou  tard  ;  alors 
l'idole  qu'on  fervoit  détruite  ,  on  fe 
voit  réciproquement  tels  qu'on  eft.  On 
cherche  avec  étonnement  l'objet  qu'on 
aima  ;  ne  le  trouvant  plus  on  fe  dépite 
contre  celui  qui  refte ,  &  fouvent  l'imagi- 
nation le  défigure  autant  qu'elle  l'avoit 
parée  ;  il  y  a  peu  de  gens  ,  dit  la  Ro- 
che Foucault  ,  qui  ne  foient  honteux  de 
s'être  aimés ,  quand  ils  ne  s'aiment 
plus. 

Si  l'amour  éteint  jette  l'ame  dans 
l'épuifement  ,  l'amour  fubjugué  lui 
donne  >  avec  la  conicience  de  fa  vic- 
toire ,  une  élévation  nouvelle  &  un 
attrait  plus  vif  pour  tout  ce  qui  eft  grand 
&  beau. 

Périfle  l'homme  indigne  qui  mar- 
chande un  cœur  ,  &  rend  l'amour  mer- 
cenaire I  C'en-  lui  qui  couvre  la  terre 
des  crimes  que  la  débauche  y  bit  com- 
mettre 


de  J.  J.  Rousse  av.  73 
mettre.  Comment  ne  feroit  pas  toujours 
à  vendre  celle  oui  fe  laifle  acheter  une 
fois  ?  Et  dans  l'opprobre  où  bientôt  elle 
tombe ,  lequel  eft  l'auteur  de  fa  mifere  , 
du  brutal  qui  la  maltraite  en  un  mau- 
vais lieu  ,  ou  du  féduëteur  qui  l 'y  traî- 
ne ,  en  mettant  le  '  premier  Tes  faveurs 
à  prix/ 


AMANTS. 

LJNf.  femme  hardie  ,  effrontée  ,  in- 
trigante, qui  ne  fait  attirer  fes  Amants 
que  par  la  coquetterie  ,  ni  les  conferver 
que  par  les  faveurs ,  les  fait  obéir  comme 
des  valets  dans  les  chofes  importantes 
communes  ;  dans  les  chofes  ferviles  ÔC 
&c  graves  elle  eft  fans  autorité  fur  eux. 
Mais  la  femme  à  la  fois  honnête ,  ai- 
mable &c  fage  ,  celle  qui  force  les  (iens 
à  la  refpecter ,  celle  qui  a  de  la  réferve 
ôc  de  la  modeftie  j  celle  >  en  un  mot , 
qui  foutient  l'amour  par  l'eftime  ,  les 

D 


74  Les    Pensées 

envoyé  d'un  figne  au  bout  du  monde  , 
au  combat ,  à  la  gloire  ,  à  la  mort ,  où 
il  lui  plaît  ;  cet  empire  eft  beau  ^  ce 
me  femble  ,  &  vaut  bien  la  peine  d;être 
acheté. 

Brantôme  dit  que,  du  temps  de  Fran- 
çois premier ,  une  jeune  perfonne  ayant 
un  Amant  babillard  ,  lui  impofa  un 
filence  abfolu  &c  illimité  ,  qu'il  garda 
fi  fidèlement  deux  ans  entiers ,  qu'on 
le  crut  devenu  muet  par  maladie.  Un 
jour  en  pleine  alfemblée  ,  fa  Maîtrefle  , 
qui ,  dans  ces  temps  où  l'amour  fe  faifoit 
avec  miftere  ,  n'étoit  point  connue  pour 
telle,  fe  vanta  de  le  guérir  fur  le  champ, 
&  le  fit  avec  ce  feui  mot,  parlez..  N'y 
a-t-il  pas  quelque  choie  de  grand  ÔC 
d'héroïque  dans  cet  amour  là  ?  Qu'eût 
fait  de  plus  la  philofophie  de  Pythagore 
avec  tout  fon  fafte  ?  Quelle  femme  au- 
jourd'hui pourroit  compter  fur  un  pareil 
filence  un  feul  jour ,  dût-elle  le  payer 
de  tout  le  prix  qu'elle  y  peut  mettre  ? 

Deux  Amants  s'aiment-ils  l'un  i'au- 


DE  J.   J.    ROU  S  S  EAU.         75 

tre  ?  Non  ;  vous  ôc  moi  font  des  mots 
profcrits  de  leur  langue  ;  ils  ne  font 
plus  deux  :  ils  font  un. 

L'inconftance  ôc  l'amour  font  in- 
compatibles :  l'Amant  qui  change ,  ne 
change  pas  •>  il  commence  ou  finit 
d'aimer. 

L'Amant  qui  loue  dans  l'objet  aimé 
des  perfections  imaginaires  ,  les  i  voit 
en  effet  telles  qu'il  les  repréfente  ;  il 
ne  ment  point  en  difant  des  menfongesj 
il  flatte  fans  s'avilir ,  ôc  l'on  peut  au 
moins  l'eftimer  fans  le  croire. 


A  M  1  y    AMITIÉ. 

vJN  n'acheté  ni  fon  Ami  ni  fa  Maî- 
trefte. 

On  n'a  pas  tout  perdu  fur  la  terre 
quand  on  y  retrouve  un  fidèle  Ami. 

Un  honnête  Homme  n'aura  jamais 
de  meilleur  Ami  que  fa  Femme. 

Un  cœur  plein  d'un  fentiment  qui 

Di 


76  Les   Fessées 

déborde  aime  à  s'épancher \  du  befoin 
d'une  maîtreOe  naît  bientôt  celui  d'un 

Ami. 

L'attachement  peut  fe  pa(Ter  de  re- 
tout ,  jamais  l'amitié.  Elle  eR  un  échan- 
ge ,  un  contrat  comme  les  autres  ,  mais 
elle  eft  le  plus  faint  de  tous.^  Le  mot 
à' Ami  n'a  point  d'autre  corrélatif  que 
lui-même.  Tout  homme  qui  n'eft  pas 
l'ami  de  Ton  ami  eft  très  fùrement  un 
fourbe  ;  car  ce  n'eft  qu'en  rendant  ou 
feignant  de  rendre  l'amitié  ,  qu'on  peut 
l'obtenir. 

Rien  n'a  tant  de  poids  fur  le  cœur 
humain  que  la  voix  de  l'amitié  bien 
reconnue  j  car  on  fait  qu'elle  ne  nous 
parle  jamais  que  pour  notre  intérêt.  On 
peut  croire  qu'un  ami  fe  trompe  ;  mais 
non  qu'il  veuille  nous  tromper.  Quel- 
quefois on  réfifte  à  fes  confeils ,  mais 
on  ne  les  méprife   pas. 

On  peut  laiflèr  penfer  aux  indifférents 
ce  qu'ils  veulent  ;  mais  c'eft  un  crime 
de  fouffrir  qu'un  ami  nous  fade  un  mé- 


ds  J.  J.  Rousseau.  77 
rite  de  ce  que  nous  n'avons  pas  fait 
pour  lui. 

Il  n'eft  pas  bon  que  l'homme  foit 
feul.  Les  âmes  humaines  veulent  être 
accouplées  pour  valoir  tout  leur  prix , 
&  la  force  unie  des  amis ,  comme  celle 
des  lames  d'un  aimant  artificiel ,  eft  in- 
comparablement plus  grande  que  la 
fomme  de  leurs  forces  particulières. 
Divine  amitié  ,  c'eft  là  .  ton  triomphe  ! 

Les  épanchements  de  l'amitié  fe  re- 
tiennent devant  un  témoin  quel  qu'il 
foit.  Il  y  a  mille  fecrets  que  trois  amis 
doivent  favoir,  &  qu'ils  ne  peuvent  fe 
dire  que  deux  à  deux. 

Tout  le  charme  de  la  fociété  qui 
règne  entre  de  vrais  amis,  eft  dans 
cette  ouverture  de  cœur  qui  met  en 
commun  tous  les  fentiments ,  toutes  les 
penfées  ,  &  qui  fait  que  chacun  fe  fen- 
tant  tel  qu'il  doit  être ,  fe  montre  à 
tous  tel  qu'il  eft.  Suppofez  un  moment 
quelque  intrigue  fecrette ,  quelque  hai- 
fon  qu'il  faille  cacher ,  quelque  raifon 


yî  Les  Pensées 

de  rcferve  8c  de  myftere,  à  l'inftant 
tout  le  plaifir  de  fe  voir  s'évanouit ,  on 
eft  contraint  l'un  devant  l'autre,  on 
cherche  à  fe  dérober  ,  quand  on  fe 
raffemble  on  voudroit  fe  fuir  :  la  cir- 
confpection ,  la  bienféance  amènent  la 
défiance  8c  le  dégoût.  Le  moyen  d'ai- 
mer long-temps  ceux  qu'on  craint  ! 

On  prétend  que  la  converfation  des 
amis  ne  tarit  jamais.  Il  eft  vrai  ,  la 
laneue  fournit  un  babil  facile  aux  atta- 
chements  médiocres.  Mais  amitié  !  fen- 
timent  vif  8c  célefte  ,  quels  difeours 
font  dignes  de  toi  ?  Quelle  langue  oie 
être  ton  interprête  ï  Jamais  ce  qu'on 
dit  à  fon  ami  peut-il  valoir  ce  qu'on  fent 
à  fes  côtés  ?  Mon  Dieu  !  qu'une  main 
ferrée  ,  qu'un  regard  animé  ,  qu'une 
étreinte  contre  la  poitrine,  que  le  foupir 
qui  la  fuit  difent  de  chofes ,  &z  que  le 
premier  mot  qu'on  prononce  eft  froid 
après  tout  cela  ! 

Le  filcnce  ,  l'état  de  contemplation 
fait  un  des  grands  charmes  des  hon> 


de  J.  J-  Rousseau.      79 
mes  fenfibles.  Mais  les  importuns  em- 
pêchent de  le  goforer,  &  les  amis  ont 
befoin  d'être  fans  témoin  pour  pouvoir 
ne  fe  rien  dire  à  leur  aife.  On  veut  être 
recueillis  ,  pour  ainfi  dire  ,  l'un  dans 
l'autre  :  les  moindres  diftrachons  font 
défolantes  ,   la  moindre   contrainte  eft 
infupportable.  Si   quelquefois  le   cœur 
porte  un  mot  à  la  bouche  ,  il  eft  fi  doux 
de  pouvoir  le  prononcer   fans  gêne.  Il 
fcmble  qu'on  n'ofe  penfer  librement  ce 
qu'on  n'ofe  dire  de  même  :  il  femblc 
que  la  préfence  d'un    feul  étranger  re- 
tient le  fentiment  &  comprime  des  âmes 
qui  s'entendroient  fi  bien  fans  lui. 

La  communication  des  cœurs  im- 
prime à  la  tfillëïïé  je  ne  fais  quoi  uC 
doux  &  de  touchant  que  n'a  pas  le 
contentement  ;  &  l'amitié  a  été  fpécia- 
lcment  donnée  aux  malheureux  pour  le 
foulagement  de  leurs  maux  &  la  con- 
folation   de  leurs  peines. 

La  voix  d'un  ami  peut  donner  une  gran- 
de chaleur  aux  raifonnements  d'un  fage. 

D  4 


8o  Les   Pensées 

Qu'eft-ce  qui  rend  les  amitiés  Ci  tiédes 
6c  fi  peu  durables  entre  les  femmes  } 
entre  celles  mêmes  qui  fauroient  aimer  ? 
Ce  font  les  intérêts  de  l'amour  -y  c'eft 
l'empire  de  la  beauté  -,  c'eft  la  jaloufie 
des  conquêtes. 


S  E  NT  I  M  E  NT 

1  Out  devient  fentiment  dans  un 
cœur  fenfible.  L'Univers  entier  ne  lui 
offre  que  des  fujets  d'attendriflèmenc 
&c  de  gratitude.  Par-tout  il  apperçoit  la 
bienfaifante  main  de  la  Providence  j  il 
recueille  Ces  dcns  dans  les  productions 
ùe  la  terre  ;  il  voit  la  table  couverte  par 
fes  foins  ;  il  s'endort  fous  fa  protection  ; 
fon  paifble  réveil  lui  vient  d'elle  j  il 
fent  fes  leçons  clans  les  difgraces,  &c 
fes  faveurs  dans  les  plaiiirs  ;  les  biens 
dont  jouit  tout  ce  qui  lui  eft  cher  ,  fonc 
autant  de  nouveaux  fujets  d'hommages. 
Si  le  Dieu  de  l'Univers  échappe  à  fes 


DE   J.  J.    ROUSSEAU.        8l 

foibles  yeux  ,  il  voie  par-tout  le  père 
commun  des  hommes.  Honorer  ainfî 
Tes  bienfaits  fuprêmes ,  n'eft-ce  pas  fer- 
vir  autant  qu'on  peut  l'Etre  infini  ? 

O  Sentiment ,  fentiment  !  douce  vie 
de  l'ame  »  quel  eft  lé  cœur  de  fer  que  tu 
n'as  jamais  touché  ?  Quel  eft  l'infortuné 
mortel  à  qui  tu  n'arrachas  jamais  de  lar- 
mes /  les  feenes  de  plaifir  ôc  de  joie  que 
produit  la  vivacité  du  Sentiment ,  n'é- 
puifent  un  inftant  la  nature  que  pour  la 
ranimer  d'une  vigueur  nouvelle  ,  elles 
ne  font  jamais  dangereufes. 

A  mefure  qu'on  avance  en  âge  ,  tous 
les  Sentiments  fe  concentrent.  On  perd 
tous  les  jours  quelque  chofe  de  ce  qui 
nous  fut  cher ,  &  l'on  ne  le  remplace 
plus.  On  meurt  ainfi  par  degrés,  jufqu'à 
ce  que  n'aimant  enfin  que  foi-même  , 
on  ait  cefle  de  fentir  &:  de  vivre  avant 
de  céder  d'exifter.  Mais  un  cœur  fenii- 
ble  fe  défend  de  toute  fa  force  contre 
cette  mort  anticipée  \  quand  le  froid 
commence  aux  extrémités  ,  il  raflèmbie 

E>5 


Sr  Les    Pensées 

:  coure  fa  chaleur  naturelle  g 
plus  il  perd;,  plus  il  s'attache  à  ce  qui 
lui  cette  ;  &  il  tient,  pour  ainfi  dire  ,  au 
dernier  objet'  par  les  liens  de  tous  les 
autres.. 


NATURE,  HABITUDE. 

i_v  A  Nature  }  nous  dit-on  ,  rï'"eft  que 
l'habitude,  Que  fignifie  cela?  N'y  a-t-il 
pas  d'habitudes  qu'on  ne  contracte 
que  par  force  ,  &  qui  n'étouffent  jamais 
la  Nature  ï  Telle  eft  3.par  exemple ,  l'ha- 
bitude des  plantes  dont  on  gêne  la  di- 
rection verticale,.  La  plante  mife  en 
liberté  garde  l'inclinaifon  qu'on  l'a  for- 
cée à  prendre  :  mais  la  fève  n'a  point 
changé  pour  cela  fa  direction  primitive  x 
&  il  la  plante  continue  à  végéter  ,  fou 
prolongement  redevient  vertical.  Il  eu 
eft  de  même  des  inclinations  des  hom- 
mes. Tant  qu'on  refte  dans  le  même 
état,  on  peut  garder  celles  qui  relu 


z>e  J.  J.  Rousseau.  85 
(Je  l'habitude  8c  qui  nous  font  le  moins 
naturelles  ;  mais  litôt  qiSe  la  fituation 
.change ,  l'habitude  cefle  &  le  naturel  re- 
vient. L'éducation  neft  certainement 
qu'une  habitude.  Or ,  n'y  a-t-il  pas  des 
gens  qui  oublient  &  perdent  leur  éduca- 
tion ?  D'autres  qui  la  gardent  ?  D'où 
vient  cette  différence  ?  S'il  faut  borner 
le  nom  de  Nature  aux  Habitudes  con- 
formes à  la  Nature ,  on  peut  s'épargner 
ce  galimatias. 

Nous  naitfbns  fenfibies,  &  dès  notre 
naiifance  nous  fommes  affectés  de  di- 
verfes  manières  par  les  objets  qui  nous 
environnent.    Sitôt   que    nous   avons, 
pour  ainfi   dire  ,  la  confcience  de  nos 
fenfations ,  nous  fommes  difpofés  à  re- 
chercher ou  à  fuir  les  objets  qui  les  pro- 
duisent ,  d'abord  félon  qu'elles  nous  font 
agréables  ou  déplaifantes ,  puis  félon  la 
convenance  ou  difconvenance  que  nous 
trouvons  entre  nous  &  ces  objets,  &Z 
enfin  félon  le:    jugements  que  nous  en 
portons  fur   L'idée  de  bonheur  ou  de 

D   6 


84  Les    Pensées 

perfection  que  la  raifon  nous  donne. 
Ces  difpofitions  s'étendent  ôc  s'arfer- 
mifTent  à  mefure  que  nous  devenons 
plus  fenfibles  &  plus  éclairés  :  mais  , 
contraintes  par  nos  habitudes  s  elles 
s'altèrent  plus  ou  moins  par  nos  opi- 
nions. Avant  cette  altération  ,  elles  font 
ce  que  j'appelle  en  nous  la  Nature. 


VICE. 

O  I  l'on  pouvoir  développer  aflez  les 
inconféquences  du  Vice  ,  combien  , 
lorfqu'il  obtient  ce  qu'il  a  voulu  ,  on  le 
trouveroit  loin  de  Ton  compte  !  pour- 
quoi cette  barbare  avidité  de  corrom- 
pre l'innocence ,  de  Ce  faire  une  victi- 
me d'un  jeune  objet  qu'on  eut  dû  pro- 
téger ,  &  que  de  ce  premier  pas  on  traî- 
ne inévitablement  dans  un  gouffre  de 
miferes  dont  il  ne  fortira  qu'a  la  mort  ? 
Brutalité,  vanité,  fotife  ,  &  rien  da- 
vantage. Ce  plaifir  même  n'eft  pas  de 


de  J.  J.  Rousseau.       85 

la  nature  ,  il  eft  de  l'opinion  ,  &c  de  l'o- 
pinion la  plus  vile  ,  puifqu'elle  tient 
au  mépris  de  foi.  Celui  qui  fe  fent  le 
dernier  des  hommes  ,  craint  la  com- 
paraifon  de  tout  autre  ,  8c  veut  palier  le 
premier  pour  être  moins  odieux.  Voyez 
û  les  plus  avides  de  ce  ragoût  imagi- 
naire font  jamais  de  jeunes  gens  aima- 
bles ,  dignes  de  plaire  ,  fk  qui  feroient 
plus  excufables  d'être  difficiles  ?  Non  5 
avec  de  la  figure  ,  du  mérite  ôc  des  fen- 
timents ,  on  craint  peu  l'expérience  de 
fa  MaîtrefTe  ;  dans  une  jufte  confiance  , 
on  lui  dit  :  tu  connois  les  plaifirs ,  n'im- 
porte ;  mon  cœur  t'en  promet  que  tu 
n'as  jamais  connus.  Mais  un  vieux  fa- 
tyre  ufé  de  débauche  3  fans  agrément , 
fans  ménagement,  fans  égard  ,  fans  au- 
cune efpece  d'honnêteté  ;  incapable  , 
indigne -de  plaire  à  toute  femme  qui  fè 
connoît  en  gens  aimables  ,  croit  fup- 
pléer  à  tout  cela  chez  une  jeune  inno- 
cente ,  en  gagnant  de  vîteiTe  fur  l'expé- 
rience j  &  lui  donnant  la  première  émo-» 


g£  Les    Versées 

tion  des  fens*  Son  dernier  efpoir  eft  de 
plaire  à  la  faveur  de  la  nouveauté  ■>  c'en: 
inconteftablement  là  le  motif  fecret  de 
cette  fantaifie  :  mais  il  fe  trompe ,  l'hor- 
reur qu'il  fait  n'eft  pas  moins  de  la  natu- 
re ,  que  n'en  font  les  défîrs  quai  vou droit 
exciter  •>  il  fe  trompe  auiïi  dans  fa  folle 
attente  ;  cette  même  nature  a  foin  de 
revendiquer  fes  droits  :  tcute  fille  qui 
fe  vend  ,  s'eft  déjà  donnée  ,  &  s'etant 
donnée  à  ion  choix ,  elle  a  fait  la  com- 
paraifon  qu'il  craint.  Il  achette  donc 
an  phinr  imaginaire,  3c  n'en  eft  pas 
moins   abhorré. 


MÉ  CHA  NCE  TÉ  ,  MÉ  CHA  N  T. 

1  O  u  t  e  Méchanceté  vient  de  foi- 
bleue  -,  l'enfant  n'eft  méchant  que  parce 
qu'il  eft  foib'e;  ren<iez-le fort ,  il  fera 
bon:  celui  qui  pourroit  tout  ne  feroit 
jamais  de  mal.  De  tcus  les  attributs  de 
.la  Divinité  toute  puiflànte  ,  la  bonté  efl; 


DE  ].  J.  ROVSSEAV.  %7 
celui  fans  lequel  on  la  peut  le  moins 
concevoir.  Tous  les  Peuples  qui  ont  re- 
connu deux  principes  ont  toujours  re- 
gardé le  mauvais  comme  inférieur  au 
bon  ,  fans  quoi  ils  auroient  fait  une  fup- 
pofition  ablurde. 

Le  Méchant  fe  craint  &  fe  fuit  ;  il 
s-'égaye  en  fe  jettant  hors  de  lui-même  5 
il  tourne  autour  de  lui  des  yeux  inquiets , 
&  cherche  un  objet  qui  l'amufe  ;  fans  la 
fatyre  amere  ,  fans  la  raillerie  infultante 
il  feroit  toujours  trifte  ;  le  ris  moqueur 
ek  fon  feul  plaifir.  Au  contraire ,  la  Co- 
té ûté  au  jufte  eft  intérieure  j  fon  ris 
n'eft  point  de  malignité  y  mais  de  joie  : 
il  en  porce  la  fource  en  lui-même  ;  il  eft 
auflî  gai  fcul  qu'au  milieu  d'un  cercle  > 
il  ne  tire  pas  fon  contentement  de  ceux 
qui  l'approchent  »  il  le  leur  communi- 
que» 


83  Les   Pensées 

HYPOCRISIE. 

L'H  y  p  o  c  r  i  s  i  e  eft  un  hommage  que 
le  vice  rend  à  la  vertu  j  oui ,  comme  celui 
des  aflalïîns  de  Céfar  ,  qui  fe  profter- 
noit  à  Tes  pieds  pour  l'égorger  plus  fù- 
rement.  Couvrir  fa  méchanceté  du  dan- 
gereux manteau  de  l'hypocrihe  3  ce  n'eft 
point  honorer  la  vertu  ,  c'eft  l'outrager 
en  profanant  fes  enfeignes  ;  c'eft  ajou- 
ter la  lâcheté  de  la  fourberie  à  tous  les 
autres  vices  ;  c  eft  fe  fermer  pour  jamais 
tout  retour  vers  la  probité.  Il  y  a  des 
caractères  élevés  qui  portent  jufques 
dans  le  crime  je  ne  fais  quoi  de  fier  & 
de  généreux  ,  qui  lailfe  voir  au  dedans 
encore  quelque  étincelle  de  ce  feu  cé- 
lefte  ,  fait  pour  animer  les  belles  âmes. 
Mais  l'ame  vile  &  rampante  de  l'hypo- 
crite eft  femblable  à  un  cadavre  où  l'on 
ne  trouve  plus  ni  feu  ,  ni  chaleur ,  ni  re- 
tour à  la  vie.  J'en  appelle  à  l'expërien- 


de  J.  J.  Rousseau.       89 

ce.  On  a  vu  de  grands  fcélérats  rentrer 
en  eux-mêmes ,  achever  faintement  leur 
carrière  ,  &  mourir  en  prédeftinés. 
Mais  ce  que  perfonne  n'a  jamais  vu  , 
c'eft  un  hypocrite  devenir  homme  de 
bien  ;  on  auroit  pu  raifonnablement  ten- 
ter la  converfion  de  Cartouche ,  jamais 
un  homme  fage  n'eût  entrepris  celle  de 
Cromwvel. 

Il  n'y  a  qu'un  homme  de  bien. qui 
fâche  l'art  d'en  former  d'autres.  Un 
hypocrite  a  beau  vouloir  prendre  le  ton 
de  la  vertu  ,  il  n'en  peut  infpirer  le  goût 
à  perfonne  ,  &  s'il  favoit  la  rendre  ai- 
mable ,   il  l'aimeroit  lui-même. 


C  ARA  CTER  ES. 

IL  eft  des  âmes  affez  rtfïèmblantes 
pour  n'avoir  aucun  caractère  marqué , 
dont  on  puilTe  au  premier  coup  d'oeil 
aiïigner  les  différences  s  &  cet  embar- 
ras de  les  définir  •  les  fait  prendre  pour 


90  LT.S     PENSÉES 

des  âmes  communes  par  un  obfervateur 
fupernciel.  Mais  c'eft  cela  même  qui  les 
distingue  ,  qu'il  eft  impoflible  de  les  dif- 
tinguer,  &  que  les  traits  du  modèle  com- 
mun ,  dont  quelqu'un  manque  toujours 
à  chaque  individu  ,  brillent  tous  égale- 
ment en  elles.  Ainfi  chaque  épreuve 
d'une  eftampe  a  Tes  défauts  particuliers 
qui  lui  fervent  de  caractère  ,  &  s'il  en 
vient  une  qui  foit  parfaite,  quoiqu'on  la 
trouve  belle  au  premier  coup  d'ced ,  il 
faut  la  confidérer  long-temps  pour  la  re- 
connoître. 

Comment  réprimer  la  paflîon  même 
la  plus  foible  quand  elle  eft  fans  contre- 
poids ?  Voilà  l'inconvénient  des  carac- 
tères froids  Se  tranquilles.  Tout  va  bien 
tant  que  leur  froideur  les  garantit  des 
tentations  ;  mais  s'il  en  furvient  une  qui 
les  atteigne  ,  il  font  auili-tôt  vaincus 
qu'attaqués  ,  &  la  raifon  ,  qui  gouverne 
tandis  qu'elle  eft  feule  ,  n'a  jamais  de 
force  pour  réfifter  au  moindre  effort. 

Les  hommes    froids  qui  confultent 


ï>e  J.  J.  Rousseau.  ol 
plus  leurs  yeux  que  leur  cœur  jugent 
mieux  des  pallions  d'autrui  ,  que  les 
gens  turbulents  &  vifs  ou  vains  >  qui 
commencent  toujours  par  fe  mettre  à  la 
place  des  autres ,  &  ne  favent  jamais 
voir  ce  qu'ils  Tentent. 

Celui  qui  n'eft  que  bon  ne  demeure 
tel  qu'autant  qu'il  a  du  plaifir  à  l'être  : 
la  bonté  fe  brife  &  périt  fous  le  choc 
des  paflïons  humaines  ;  l'homme, qui 
n'eft  que  bon  ,  n'eft  bon  que  pour  lui. 

L'obfervation  nous  apprend  qu'il  y  a 
des  Caractères  qui  s'annoncent  prefque 
en  naiifant  ,  de  des  enfants  qu'on  peut 
étudier  fur  le  fein  de  leur  nourrice, 
Ceux-là  font  une  claflfe  à  part ,  &  s'élè- 
vent en  commençant  de  vivre.  Mais 
quant  aux  autres  qui  fe  développent 
moins  vite  ,  vouloir  former  leur  efpric 
avant  de  le  connoître  ,  c'eft  s'expofer  à 
gâter  le  bien  que  la  nature  a  fait  U  à 
faire  plus  mal  à  fa  place. 

Pour  char*-  -ll  efPrk>  ilfaudroic 
enanger  l'organilation  intérieure  ;  pouu 


9z  Les    Pensées 

changer  un  Caractère ,  il  faudroit  chan- 
ger le  tempérament  dont  il  dépend.  A- 
t-on  jamais  ouï  dire  qu'un  emporté  (oit 
devenu  flegmatique  ,  &c  qu'un  efprit 
méthodique  &  froid  ait  acquis  de  l'ima- 
gination ?  Pour  moi  je  trouve  qu'il  feroit 
tout  aufïi  aifé  de  faire  un  blond  d'un  brun, 
&:  d'un  fot  un  homme  d'efprit.  C'eft 
donc  en  vain  qu'on  prétendroit  refon- 
dre les  divers  efprits  fur  un  modèle  com- 
mun. On  peut  les  contraindre  ôc  non 
les  changer  :  on  peut* empêcher  les  hom- 
mes de  fe  montrer  tels  qu'ils  font ,  mais 
non  les  faire  devenir  autres  ;  3c  s'ils  fc 
déguifent  dans  le  cours  ordinaire  de  la 
vie  ,  vous  les  verrez  dans  toutes  les  oc- 
cafions  importantes  reprendre  leur  Ca- 
ractère originel ,  de  s'y  livrer  avec  d'au- 
tant moins  de  règle,  qu'ils  n'en  connoiC- 
fent  plus  en  s'y  livrant.  Encore  une  fois, 
il  ne  s'agit  point  de  changer  le  Carac- 
tère 3c  dt  fK*,,-  le  naturel  ;  mais ,  au  con- 
traire de  le  poufler  amn  w;„  au>i\  peuc 
aller ,  de  le  cultiver  &  d'empêcher  qu'il 


de  J.  J.  Rousseau.       y 3 

ne  dégénère  ;  car  c'efl:  ainfi  qu'un  hom- 
me devient  tout  ce  qu'il  peut  être  ,  & 
que  l'ouvrage  de  la  Nature  s'achève  en 
lui  par  l'éducation.  Or  ,  avant  de  cul- 
tiver le  Caractère  ,  il  faut  l'étudier ,  at- 
tendre paisiblement  qu'il  fe  montre ,  lui 
fournir  les  occafions  de  fe  montrer  ,  &C 
toujours  s'abftenir  de  rien  faire  ,  plutôt 
que  d'agir  mal  à  propos.  A  td  génie  il 
faut  donner  des  aîles  ,  à  d'autres  des 
entraves  ;  l'un  veut  être  preflë  ,  l'autre 
retenu  ;  l'un  veut  qu'on  le  flatte }  &c 
l'autre  qu'on  l'intimide  ;  il  faudroit  tan- 
tôt éclairer ,  tantôt  abrutir:  Tel  hom- 
me eft  fait  pour  porter  la  connoilTance 
humaine  jufqu'à  fon  dernier  terme  ;  à 
tel  autre ,  if  eft  même  funefte  de  favoir 
lire.  Attendons  la  première  étincelle  de 
raifon  \  c'eft  elle  qui  fait  fortir  le  Ca- 
ractère &  lui  donne  fa  véritable  forme  ; 
c'eft  par  elle  aufli  qu'on  le  cultive ,  &  il 
n'y  a  point  avant  la  raifon  de  véritable 
éducation  pour  l'homme. 

Tous  les  Caractères  font  bons  &  fains 


94  Les  Pensées 
en  eux  mêmes.  Il  n'y  a  point  d'erreurs 
dans  la  Nature.  Tous  les  vices  qu'on 
impute  au  naturel  font  l'effet  des  mau- 
vaifes  formes  qu'il  a  reçues.  Il  n'y  a 
point  de  fcélérat  dont  les  penchants 
mieux  dirigés  n'euflent  produit  de  gran- 
des vertus.  Il  n'y  a  point  d'efprit  faux 
dont  on  n'eût  tiré  des  talents  utiles  en  le 
prenant  d'un  certain  biais ,  comme  ces 
figures  difformes  &  monftrueufes  qu'on 
rend  belles  &  bien  proportionnées  en 
les  mettant  à  leur  point  de  vue. 


COQUETTERIE. 

L  E  manège  de  la  Coquetterie  exige 
un  difcernement  plus  fin  que  celui  de  la 
politeffe  ;  car  pourvu  qu'une  femme  po- 
lie le  foit  envers  tout  le  monde  ,  elle  a 
toujours  affez  bien  fait  -,  mais  la  Co- 
quette perdroit  bientôt  fon  empire  par 
cette  uniformité  mal-adroite.  A  force 
de  vouloir    obliger  tous    fes   Amants 


de  J.  J.  Rousseau.       9; 

elles  les  rebureroit  tous.  Dans  la  fociété 
les  manières  qu'on  prend  avec  tous  les 
hommes  ne  laififent  pas  de  plaire  à  cha- 
cun ;  pourvu  qu'on  (bit  bien  traité,  l'on 
y  regarde  pas  de  fi  près  fur  les  préfé- 
rences :  mais  en  amour  une  faveur  qui 
n'eft  pas  exclufive  eft  une  injure.  Un 
homme  fenfible  aimeroit  cent  fois  mieux 
être  feul  mal  traité  que  carefle  avec  tous 
les  autres  ,  &c  ce  qui  peut  arriver  de  pis 
eft  de  n'être  point  diftingué.  Il  faut 
donc  qu'une  femme  qui  veut  conferver 
plufieurs  Amants  ,  perfuade  à  chacun 
d'eux  qu'elle  le  préfère  ,"&:  qu'elle  le  lui 
perfuade  fous  les  yeux  de  tous  les  au- 
tres ,  à  qui  elle  en  perfuade  autant  fous 
les   fiens. 

Voulez- vous  voir  un  perfonnage  em- 
barraiTé  ?  Placez  un  homme  entre  deux 
femmes  avec  chacune  defquelles  il  aura 
des  liaifons  fecrettes  ,  puis  obfervez 
quelle  fotte  figure  il  y  fera.  Placez  en 
même  cas  une  femme  entre  deux  hom- 
mes 3  (  &  furement  l'exemple  ne  fera  pas 


96         Les,  Pensées 
plus  rare ,  )    vous    ferez  émerveillé  de 
l'adreflc    avec    laquelle    elle   donne   le 
change  à  tous  deux  ,  &  fera  que  chacun 
fe  rira  de  l'autre.    Or  ,  Ci  cette  femme 
leur   témoignoit  la  même  confiance  6C 
prenoit  avec  eux  la  même  familiarité  , 
comment     feroient-ils    un    mitant     fes 
dupes  ?     En  les  traitant   également  ne 
montreroit-elle  pas  qu'ils  ont  le  même 
droit  fur  elle  3   Oh  !  qu'elle  s'y   prend 
bien  mieux  que  cela  1  loin  de  les  traiter 
de  la  même    manière,  elle  affecte  de 
mettre  entr'eux  de  l'inégalité  ;  elle  fait 
fi  bien  que  celui  qu'elle  flatte ,  croit  que 
c'eft  par  tendreflè  ,   &  que  celui  qu'elle 
maltraite  croit  que  c'eft  par  dépit.  Ainfi 
chacun  content  de  fon  partage  ,  la  voit 
toujours  s'occuper  de  lui ,  tandis  qu'elle 
ne  s'occupe  en  effet  que  d'elle  feule. 

Une  certaine  Coquetterie  maligne 
Se  railleufe  déforiente  encore  plus  les 
foupirants  que  le  filence  ou  le  mépris. 
Quel  plaifir  de  voir  un  beau  Céladon 
tout  déconcerté ,  fe  confondre ,  fe  trou- 
bler , 


de  J.  J.  Rousseau.       97 

bler  ,  fe  perdre  à  chaque  repartie  ;  de 
s'environner  contre  lui  de  traits  moins 
brûlants  ,  mais  plus  aigus  que  ceux  de 
l'amour  ;  de  le  cribler  de  pointes  de 
<4ace  ,  qui  piquent  à  l'aide  du  froid  I 


COVPS    DV    SORT. 

1  Out  ce  qu'ont  fait  les  hommes , 
les  hommes  peuvent  le  détruire  :  il  nJy 
a  de  caractères  ineffaçables  que  ceux 
qu'imprime  la  Nature  ,  &  la  Nature  ne 
fait  ni  princes,  ni  riches,  ni  grands 
feio-neurs.  Que  fera  donc  dans  la  baf- 
feflè  ce  fatrape  que  vous  n'avez  élevé 
que  pour  la  grandeur  ?  Que  fera  dans 
la  pauvreté  ce  Publicain  qui  ne  fait 
vivre  que  d'or  ?  Que  fera  dépourvu  de 
tout ,  ce  faftueux  imbécille  qui  ne  fait 
point  ufer  de  lui-même  ,  &c  ne  met  fou 
être  que  dans  ce  qui  efl:  étranger  à  lui  ? 
Heureux  celui  qui  fait  quitter  alors  l'état 
qui  le  quitte  ,  &  Kefteu  homme  en  dépit 

E 


5)3  Les    Pensées 

du  fort  !  Qu'on  loue  tant  qu'on  voudra 
ce  Roi  vaincu  ,  qui  veut  s'enterrer  en 
furieux  fous  les  débris  de  Ton  trône  ; 
moi  je  le  méprife  ;  je  vois  qu'il  n'exifte 
que  par  fa  couronne  ,  &  qu'il  n'eu:  rien 
du  tout  ,  s'il  n'eft  roi  :  mais  celui  qui 
la  perd  &  s'en  paiTe ,  eft  alors  au- 
deflus  d'elle.  Du  rang  de  Roi  ,  qu'un 
lâche  ,  un  méchant ,  un  fou  peut  rem- 
plir comme  un  autre  ,  il  monte  à  l'état 
d'homme  que  fi  peu  d'hommes  favent 
remplir.  Alors  il  triomphe  de  la  fortune, 
il  la  brave  ,  il  ne  doit  rien  qu'à  lui 
feul  ;  &  quand  il  ne  lui  refte  à  mon- 
trer que  lui  ,  il  n'eft  point  nul  ;  il  eft 
quelque  chofe.  Oui ,  j'aime  mieux  cent 
fois  le  Roi  de  Syracufe  ,  maître  d'Ecole 
à  Corinthe  ,  Se  le  Roi  de  Macédoine  , 
Greffier  à  Rome  ,  qu'un  malheureux 
Tarq^in  ,  ne  fâchant  que  devenir  ,  s'il 
ne  règne  pas  ;  que  l'héritier  &  le  fils 
d'un  Roi  des  Rois  *  1  jouet  de  quicon- 


*  Vonone,  fils  de  Phuates,  Roi  des  Paithcs. 


de  J.  J.  Rousseau.      99 

que  ofe  infulter  à  fa  mifere  ,  errant  de 
Cour  en  Cour  ,  cherchant  par-tout  des 
fecours,  &  trouvant  par-tout  des  affronts, 
faute  de  favoir  faire  autre  chofe  qu'un 
mériter  qui  n'eft  plus  en  fon  pouvoir. 

Pour  vous  foumettre  la  fortune  &  les 
cliofes ,  commencez  par  vous  en  rendre 
indépendant.  Pour  régner  par  l'opi- 
nion ,  commencez  par  régner  fur  elle. 


INSTITUTIONS   SOCIALES. 

JL/Homme  naturel  eft  tout  pour  lui  : 
il  eft  l'unité  numérique  ,  l'entier  abfolu, 
qui  n'a  de  rapport  qu'à  lui-même  ou  à 
fon  femblable.  L'homme  civil  n'eft 
qu'une  unité  fractionnaire  qui  tient  au 
dénominateur,  &  dont  la  valeur  eft  dans 
fon  rapport  avec  l'entier,  qui  eft  le  corps 
focial.  Les  bonnes  Inftitutions  fociales 
font  celles  qui  favent  le  mieux  dénatu- 
rer l'homme  ,  lui  ôter  fon  exiftenec 
abfolue  pour  lui  en  donner  une  rela- 

E  z 


IOO  LES     PENSÉES 

tive  ,  &  tranfporter  le  moi  dans  l'unité 
commune  ;  enlorte    que  chaque   parti- 
culier ne  fe  croie  plus  un  ,  mais  partie 
de  l'unité,  &  ne  foie  plus  fenfible  que 
dans  le  tout.  Un  Citoyen  de  Rome  n'e- 
toit  ni  Caïus  ni  Lucius ,   c'éteit  un  Ro- 
main :  même  il  aimoit  la  Patrie  inclu- 
fivement  à  lui.    Regulus  fe  prétendent 
Carthaginois ,   comme  étant  devenu  le 
bien  de  Tes  Maîtres.  En  fa  qualité  d'é- 
tranger ,  il  refufoit  de  fiéger  au  Sénat  de 
Rome  ;  il  fallut   qu'un  Carthaginois  le 
lui  ordonnât.  H  s'indignoit  qu'on  vou- 
lut lui  fauver  la  vie.  H  vainquit  &  s'en 
retourna   triomphant   mourir   dans  les 
fupplices.    Cela  n'a  pas  grand  rapport, 
ce  me  femble ,   aux  hommes  que  nous 

connoiflons. 

?  Le  Lacédémonien  Pedarete  fe  pre- 
fente  pour  être  admis  au  Confeil  des 
trois  centsiileftrejette.il  s'en  retourne 

joyeux  de  ce  qu'il  s'eft  trouvé  dans 
Sparte  trois  cents  hommes  valant  mieux 
que  lui.     Je  fuppofe  cette  démonftra- 


T>t  J.  J.  ROU  SSEAV.  103 
tion  fincere  ,  &  il  y  a  lieu  de  croire 
qu'elle  l'étoit   :    Voilà  le  Citoyen. 

Une  femme  de  Sparte  avoit  cinq  fils 
à  l'armée  ,  &  attendoit  des  nouvelles  de 
la  bataille.  Un  Ilote  arrive  ;  elle  lui  en 
demande  en  tremblant.  Vos  cinq  fils 
ont  été  tués.  Vil  efclave  t'ai-je  demandé 
cela  ?  Nous  avons  gagné  la  victoire.  La 
mère  court  au  Temple  &  rend  grâce 
aux  Dieux.  Voilà  la  Citoyenne. 


P  E  V  P  L  E. 

1  L  n*y  a  qu'un  pas  du  favoir  à  l'igno- 
rance ;  &  l'alternative  de  l'un  à  l'autre 
eft  fréquente  chez  les  Nations  :  mais  on 
n'a  jamais  vu  de  Peuple  une  fois  cor- 
rompu ,  revenir  à  la  verrtu. 

Tout  Peuple  qui  a  des  mœurs ,  &;  qui 
par  conféquent  refpecte  les  loix  ,  cV  ne 
veut  point  rafiner  fur  les  anciens  ufa- 
ges  doit  fe  garantir  avec  foin  des  fcien- 
ces  ,  &  fur- tout  des  favants ,  dont  les 

E  3 


ioi         Les    Pensées 

maximes  fententieufes  ôc  dogmatiques 
lui  apprendroient  bientôt  à  méprifer  Tes 
ufages  &  fes  loix  ;  ce  qu'une  Nation  ne 
peut  jamais  faire  fans  fe  corrompre. 

Le  moindre  changement  dans  les 
coutumes  ,  fut-il  même  avantageux  à 
certains  égards  ,  tourne  toujours  au  pré- 
judice des  mœurs  :  car  les  coutumes 
font  la  morale  du  Peuple  ;  &  dès  qu'il 
cette  de  les  refpecter  7  il  n'a  plus  de 
règle  que  fes  paiïions ,  ni  de  frein  que 
les  loix  j  qui  peuvent  quelquefois  con- 
tenir les  méchants  >  mais  jamais  les 
rendre   bons. 

Généralement  on  apperçoit  plus  de 
vigueur  dJame  dans  les  hommes ,  dont 
les  jeunes  ans  ont  été  préfervés  d'une 
corruption  prématurée  ,  que  dans  ceux 
dont  le  défordre  a  commencé  avec  le 
pouvoir  de  s'y  livrer  ;  «Se  c'elt  fans  doute 
une  des  raifons  pourquoi  les  Peuples 
qui  ont  des  mecurs  fur pa fient  oedinaire- 
ment  en  bon  fais  &  en  courage  les  Peu- 
ples qui  n'en  ont  pas>    Ceux-ci  brillent 


de  J.  J.  Rousseau.      103 

uniquement  par  je  ne  fais  quelles  pecites 
qualités  déliées,  qu'ils  appellent  efprk , 
fugacité  ,  finefïè  5  mais  ces  grandes 
&  nobles  fonctions  de  fagefle  Si  de 
raifon  qui  diftinguent  &  honorent  l'hom- 
me par  de  belles  actions,  par  des  vertus, 
par  des  foins  véritablement  utiles  ,  ne 
fe  trouvent  gueres  que  dans  les  premiers. 

C'eft  le  feul  moyen  de  connoître  les 
véritables  mœurs  d'un  Beupîe  que  d'é- 
tudier fa  vie  privée  dans  les  états  les 
plus  nombreux  ;  car  s'arrêter  aux  gens 
qui  repréfentent  toujours,  c'eft  ne  voir 
que  des  comédiens. 

Toutes  les  Capitales  fe  reffemblent  -, 
tous  les  Peuples  s'y  mêlent ,  toutes  les 
mœurs  s'y  confondent  ;  ce  n'eft  pas  là 
qu'il  faut  aller  étudier  les  Nations. 
Paris  &  Londres  ne  font  à  mes  yeux 
que  la  même  Ville.  Leurs  habitants  ont 
quelques  préjugés  différents  ,  mais  ils 
n'en  ont  pas  moins  les  uns"  que  les 
autres  ,  &  toutes  leurs  maximes  prati- 
ques font  les  mêmes.    On  fait  quelles 

E4 


ïo4  Les  Pensées 
efpeces  d'hommes  doivent  fe  raflem- 
b!er  dans  les  Cours.  On  fait  quelles 
mœurs  l'entaflement  du  Peuple  &  L'iné- 
galité des  fortunes  doivent  par-tout 
produire.  Si-tôt  qu'on  me  parle  d'une 
Ville  compofée  de  deux  cents  mille 
âmes ,  je  fais  d'avance  comment  on  y 
vit.  Ce  que  je  faurois  de  plus  fur  les 
lieux  ,  ne  vaut  pas  la  peine  d'aller  l'ap- 
prendre. C'eft  dans  les  Provinces  recu- 
lées ,  où  il  y  a  moins  de  mouvements  , 
ce  commerce  ,  où  les  étrangers  voya- 
ient moins ,  dont  les  habitants  fe  dé- 
placent  moins  ,  changent  moins  de 
fortune  &  d'état ,  qu'il  faut  aller  étudier 
le  Génie  &  les  mœurs  d'une  Nation. 
Voyez  en  paflant  la  Capitale  ,  mais 
aller  obferver  au  loin  le  pays.  Les 
François  ne  font  pas  à  Paris  ,  ils  font  en 
Touraine  j  les  Anglois  font  plus  Anglois 
en  Mercie  ,  qu'à  Londres  ,  &  les  Espa- 
gnols plus  Efpagnols  en  Galice  qu'à 
Madrid.  C'efl;  à  ces  grandes  diftances 
qu'un  Peuple  fe  caradlérifc ,  &  fe  mon- 


DE  J.  J.  ROU  SST.AU.  IOJ 
tre  tel  qu'il  eft  fans  mélange  :  c'eft-là 
que  les  bons  &  les  mauvais  effets  du 
gouvernement  fe  font  mieux  fentir  ; 
comme  au  bout  d'un  plus  grand  rayon 
la  mefure  des  arcs  eft  plus  exadte. 

Ceft  le  Peuple  qui  compofe  le  genre 
humain  ;    ce  qui  n  eft  pas  Peuple  eft  Ci 
peu  de  chofe  ,  que  ce  n'eft  pas  la  peine 
de  le  compter.   L'homme  eft  le  même 
dans  tous  les  écats  :  h*  cela  eft ,  les  états 
les  plus  nombreux  méritent    le  plus  de 
refped.    Devant  celui  qui  penfe  toutes 
les  diftin&ions  civiles  difparoiifent  :  il 
voit  les  mêmes  payions ,  les  mêmes  fen- 
timents  dans  le  goujat  &c  dans  l'homme 
iiluftre  ;  il  n'y  difeerne  que  leur    lan- 
gage- èc    qu'un  coloris  plus   ou  moins 
apprêté  ,  &  fi  quelque  différence  effen- 
tielle  les  diftingue  ,   elle  eft  au  préjudice 
des  plus  difïïmulés.  Le  Peuple  fe  mon- 
tre tel  qu'il  eft  ,  &  n'eft  pas  aimable  ; 
mais  il  faut  bien  que  les  gens  du  monde 
fe   déçuifent  ;    s'ils   fe  montroient  tels 
qu'ils  font ,  ils  fetoient  horreur. 

E5 


i o£         Les    Pensées 


G  OV  V  E  RNE  M  E  N  T. 

U  Ne  àzs  règles  faciles  &  iimples 
pour  juger  de  la  bonté  relative  des  Gou- 
vernements ,  eft  la  population.  Dans 
tout  pays  qui  {e  dépeuple ,  l'état  tend 
à  Ta  ruine  3  8c  le  pays  qui  peuple  le 
plus ,  fut-il  le  plus  pauvre  ,  eft  infailli- 
blement le  mieux  gouverné.  Mais  il 
faut  pour  cela  ,  que  certe  population  foit 
un  effet  naturel  du  Gouvernement  8c 
des  mœurs  :  car  fi  elle  fe  faiibit  par  des 
colonies ,  ou  par  d'autres  voies  acci- 
dentelles 8c  pafïageres  x  alors  elles  prou- 
veroient  le  mal  par  le  remède.  Quand 
Augufte  porta  des  loix  contre  ie  céli- 
bat ,  ces  loix  montroient  déjà  le  dé- 
clin de  "l'Empire  Romain.  Il  faut  que 
la  bonté  c'a  Gouvernement  porte  les 
Citoyens  à  fe  marier ,  8c  non  pas  que 
la  "loi  les  y  contraigne  ;  il  ne  faut  pas 
examiner  c:  qui  fe  fait  pas  farce  ,  cac 


de  J.  J.   Rousseau.     107 

la  loi  qui  combat  la  confticution,  s'élude 
Ôc  devient  vaine;  mais  ce  qui  fe  fait  pair 
l'influence  des  mœurs  &  par  la  pente 
naturelle    du  Gouvernement  ,    car  ces 
moyens  ont  feuls  un  effet  confiant.  C'é- 
tait la  politique  du  bon  Abbé  de  Saint 
Pierre ,    de  chercher  toujours  un  petit 
remède  à   chaque  mal  particulier  ,  au 
lieu  de  remonter  à  leur  fource  commu- 
ne ,  &  de  voir   qu'on   ne  les  pouvoit 
guérir  que  tous  à  la  fois.  Il  ne  s'agit  pas 
de  traiter  féparément  chaque  ulcère  qui 
vient  fur  le  corps  d'un  malade  ,    mais 
d'épurer  la  maflé  du  fang  qui  les  pro- 
duit tous.    On  dit  qu'il  y  a  des  prix  en 
Angleterre  pour  l'Agriculture  ;  je  n'en 
veux  pas  davantage  ;  celafeul  me  prouve 
qu'elle  n'y  brillera  pas  long-remps. 

Ce  n'eft  rien  de  voir  la  forme  appa- 
rente d'un  Gouvernement  3  fardé  par 
l'appareil  de  l'adminiftration  &  par  le 
jargon  des  Adminiftrateurs,  h*  l'on  n'en 
étudie  aufïi  la  nature  par  les  effets  qu'il 
produit  fur  le  Peuple  ,  &  dans  tous  les 

E  6 


ioS         Les    Pensées 

degrés  de  l'adminiftrarion.  La  diffé- 
rence de  la  forme  au  fond ,  fe  trouvant 
partagée  entre  tous  ces  degrés  ,  ce  n'eft 
qu'en  les  embraflfant  tous  ,  qu'on  con- 
noît  cette  différence.  Dans  tel  pays  , 
c'en:  par  les  manœuvres  des  fubdélé- 
gués  ,  qu'on  commence  à  fentir  l'efprit 
du  miniftere  :  dans  tel  autre,  il  faut  voir 
élire  les  membres  du  Parlement ,  pour 
juger  s'il  eft  vrai  que  la  Nation  foit 
libre  :  dans  cmelque  pays  que  ce  foit ,  il 
eft  impofïible  que ,  qui  n'a  vu  que  les 
Villes  connoiffe  le  Gouvernement ,  at- 
tendu que  l'efprit  n'en  eft  jamais  le  mê- 
me ,  pour  la  Ville  ôc  pour  la  Campa- 
gne. Or  ,  c'eft  la  campagne  qui  fait  le 
pays ,  te  c'eft  le  Peuple  de  la  Cam- 
pagne qui  fait  la  nation. 

Il  y  a  des  Peuples  fans  phyfionomie 
auxquels  ils  ne  faut  point  de  peintre  , 
il  y  a  des  Gouvernements  fans  carac- 
tère ,  auxquels  1  ne  faut  pas  d'hifto- 
riens  ,  &c  où  fi-tôt  qu'on  lait  quelle 
place  un  homme  occupe  ,  on  ; 
vance  tout  ce  qu'il  y  fera. 


DE  J.  J.    ROUSS  EAU.       IO£> 


ROI,  ROT  AU  ME. 

/>  Rchi  m e d  e  afïîs  tranquillement 
fur  le  rivage  &  tirant  fans  peine  à  flot 
un  grand  vaifïeau  ,  nous  repréfente  un 
Monarque  habile  gouvernant  de  £>n 
cabinet  fes  vaftes  Etats  ,  &c  faifant 
tout  mouvoir  en  paronîant  immobile. 
Les  plus  grands  Rois  qu'ait  célébré 
Phitloire  ,  n'ont  point  été  élevés  pour 
régner  ;  c'eft  une  feience  qu'on  ne  pof- 
fede  jamais  moins  qu'après  l'avoir  trop 
apprife  ,  Se  qu'on  acquiert  mieux  en 
obéiflànt  qu'en  commandant. 

Pour  qu'un  Etat  Monarchique  pût 
être  bien  gouverné  ,  il  faudroit  que  fa 
grandeur  ou  fon  étendue  fût  mefurée 
aux  facultés  de  celui  qui  gouvei  e.  Il 
eft  plus  aifé  de  conquérir  que  de  régir. 
Avec  un  levier  fuffifant  ,  d'un  doigt  on 
peut  ébranler  le  monde ,  mais  pour  le 
foutenir  il  faut  les  épaules  d'Hercule. 


î i o        L es    Pensées 

Le  feul  éloge  digne  d'un  Roi ,  eft  ce- 
lui qui  fe  fait  entendre ,  non  par  la  bou- 
che mercenaire  d'un  Orateur  ,  mais  par 
la  voix  d'un  Peuple   libre. 

Que   les  Rois  ne  dédaignent  point 
d'admettre  dans  leurs  Confeiis  les  gens 
les  plus  capables  de  les  bien  confeiller  ; 
qu'ils  renoncent  à  ce  vieux  préjugé  in- 
venté par  l'orgueil    des   Grands ,    que 
l'art  de  conduire  les  Peuples  eft  plus  dif- 
ficile que  celui  de  les  éclairer  ;  comme 
s'il  étoit  plus  aifé  d'engager  les  hommes 
à  bien  faire  de  leur  bon  gré ,  que  de  les 
y  contraindre  par  la  force.  Que  les  fa- 
vants  du  premier  ordre  trouvent  dans 
leurs  Cours  d'honorables  afyles  ;    qu'ils 
y  obtiennent  la  feule  récompenfe  digne 
dJrux  ,  celle  de  contribuer  par  leur  cré- 
dit  au  bonheur  des  Peuples  à  qui  ils 
auront  enfeigné  la  fagetfè  ;  c'efl:  alors 
feulement  qu'on  verra  ce  que  peuvent 
la  venu  ,  la  fcience  &  l'autorité  animées 
d'une  noble  émulation,  &l  travaillant  de 
concert  à  la  félicité  du  genre  humain. 


de  J.  J.  Rousseau,  iiï 
Mais  cane  que  la  Puilfance  fera  feule  d'un 
côté  ,  les  lumières  Se  la  fageflè  feules 
d'un  autre  ,  les  favants  penferont  ra- 
rement de  grandes  chofes ,  les  Princes 
en  feront  plus  rarement  de  belles  ,  6c 
les  Peuples  continueront  d'être  vils ,  cor- 
rompus &  malheureux, 


LÉG IS  LA  TEUR. 

V>  E  l  v  i  qui  oie  entreprendre  d'infti- 
îuer  un  Peuple  doit  le  fentir  en  état  de 
changer ,  pour  ainfi  dire  ,  la  Nature  hu- 
maine ;  de  transformer  chaque  indi- 
vidu ,  qui  par  lui-même  eft  un  tout  par- 
fait &  folitaire  ,  en  partie  d'un  plus 
grand  tout  dont  cet  individu  reçoive 
en  quelque  forte  fa  vie  &  fon  être  5 
d'altérer  la  conftitution  de  l'homme 
pour  la  renforcer  ;  de  fubftituer  une 
exiflence  partielle  &  morale  à  l'exiften- 
ce  phyfque  &c  indépendante  que  nous 
avons  tous  reçue  de  la  Nature,  Il  faut» 


ut         Les  P e  n  s  é  e  s 

en  un  mot ,  qu'il  ôte  à  l'homme  Tes  for- 
ces propres  pour  lui  en  donner  qui  lui 
foient  étrangères ,  6c  dont  il  ne  punie 
faire  ufage  fans  le  fecours  d'autrui.  Plus 
cas  forces  naturelles  font  mortes  & 
anéanties ,  plus  les  acquifes  font  gran- 
des 8c  durables  ,  plus  auiïi  l'inftitution 
eft  folide  Se  parfaite  :  enforte  que  fi  cha- 
que Citoyen  n'eft  rien  ,  ne  peut  rien  , 
que  par  tous  les  autres ,  6c  que  la  force 
acquife  par  tous  foit  égale  ou  fupérieure 
à  la  fomme  des  forces  naturelles  de  tous 
les  individus  ,  on  peut  dire  que  la  Lé- 
gifktion  eft  au  plus  haut  point  de  per- 
fection qu'elle  puifle  atteindre. 

SU  eft  vrai  qu'un  grand  Prince  eft  un 
homme  rare  ,  que  fera-ce  d'un  grand 
Lé<nflateur  ?  Le  premier  n'a  qu'à  fuivre 
le  modèle  que  l'autre  doit  propofer. 
Celui-ci  eft  le  méchanicien  qui  invente 
la  machine  ;  celui-là  n'eft  que  l'ouvrier 
qui  la  monte  de  la  fait  marcher. 

Un  Peuple  ne  devient  célèbre  que 
quand  fa  Lé^nation  commence  à  dé- 


de  J.  J-  Rousseau.  113 
cl  mer.  On  ignore  durant  combien  de 
fiecles  l'inftitution  de  Lycurgue  fit  le 
bonheur  des  Spartiates  avant  qu'il  fût 
queftion  d'eux  dans  le  refte  de  la  Grèce. 


LOI. 

V>'Est  à  la  Loi  feule  que  les  honv- 
mes  doivent  la  juftice  &:  la  liberté.  C'eft 
cet  organe   falutaire  de   la  volonté  de 
tous  ,  qui  rétablit  dans  le  droit  l'égalité 
naturelle  entre  les  hommes.   C'eft  cette 
voix  célefte  qui  dicte  à  chaque, Citoyen 
les  préceptes  de  la  raifon  publique  ,  2c 
lui  apprend  à  agir  félon  les  maximes  de 
fon  propre  jugement ,  ôc  à  n'être  pas  en 
contradiction  avec  lui-même.  C'eft  elle 
feule  aufïi  que  les  chefs  doivent  faire 
parler  quand  ils  commandent  •■,  car  fi-tôt 
qu'indépendamment  des  Loix  ,  un  hom- 
me en  prétend  foumettre  un  autre  à  fa 
volonté  privée  ,  il  fort  à  l'inftant  de  l'é- 
tat civil ,  &  fe  met  vis-à-vis  de  lui  dans 


ii4         Les    Pensées 

le  pur  état  de  nature  où  l'obéiîfance  n'eu: 

jamais  prefcrite  que  par  la  néceiTîté. 

La  Loi  dont  on  abuie  fert  à  la  fois  au 

puifTant  d'arme  orTenfive  &  de  bouclier 

contre  le  foible  ;  <Sc  le  prétexte  du  bien 

public  eft  toujours  le  plus   dangereux 

fléau  du  Peuple.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  né- 

cefTaire  ,  &z  peut-être  de  plus  difficile 

dans  le  gouvernement ,  c'eft  une  infe- 
ct * 

grité  févere  à  rendre  juftice  à  tous ,  Se 
fur-tout  à  protéger  le  pauvre  contre  la 
tyrannie  du  riche.  Le  plus  grand  mal 
eft  déjà  fait ,  quand  on  a  des  pauvres  à 
défendre  &c  des  riches  à  contenir.  C'eft 
fur  la  médiocrité  feule  que  s'exerce  toute 
la  force  des  Loix  ;  elles  font  également 
impuiiîàntes  contre  les  tréfors  du  riche 
8c  contre  la  mifere  du  pauvre  ;  le  pre- 
mier les  élude ,  le  fécond  leur  échappe  ; 
l'un  brife  la  toile  ,  &c  l'autre  pafîe  au 
travers. 


DE  J.  J.    ROUS  SEAU.       HJ 


LIBER  TE. 

I  L  en  eft  de  la  Liberté  comme  de  l'in- 
nocence &  de  la  vertu  ,  dont  on  ne  fent 
le  prix  qu'autant  qu'on  en  jouit  foi- mê- 
me ,  &  dont  le  goût  fe  perd  fi-tôt  qu'on 
les  a  perdues.  Je  connois  les  délices  de 
ton  pays ,  difoit  Brafidas  à  un  Satrape  s 
qui  comparoir  la  vie  de  Sparte  à  celle 
de  Perfepolis;  mais  tu  ne  peux  con- 
noître  les  pkiûrs   du  mien. 

Les  efclaves  perdent  tout  dans  leurs 
fers  jufqu'au  défit  d'en  fortir  :  ils  ai- 
ment leur  fervitude  comme  les  compa- 
gnons d'Uliiîe  aimoient  leur  abrutuTe- 
ment. 

Il  eft  inconteftable  ,  ôc  c'eft  la  maxi- 
me fondamentale  de  tout  le  droit  poli- 
tique que  les  peuples  fe  font  donné  des 
chefs  pour  défendre  leur  liberté ,  <k  non 
pour  les  aflervir.  Si  nous  avons  un  Prin- 
ce ,    difoit  Pline  à   Trajan ,  c'eft  aiîu 


1 1 6        Les    Pensées 
qu'il  nous  préferve  d'avoir  un  maître. 
Il  n'y  a  que  la  force  de  l'état  qui  faiTe 
la  liberté  de  Tes  membres. 


DÉ  PENDANCE. 

1  L  y  a  deux  fortes  de  dépendances. 
Celle  des  chofes ,  qui  eft  de  la  nature  ; 
celle  des  hommes  ,  qui  eft  de  la  fociété. 
La  dépendance  des  chofes  n'ayant  au- 
cune moralité ,  ne  nuit  point  à  la  liberté , 
&  n'engendre  point  de  vices  :  la  dépen- 
dance des  hommes  étant  dé  for  don  née 
les  engendre  tous ,  &:  c'eit  par  elle  que 
le  maître  &  l'efclave  fe  dépravent  mu- 
tuellement. S'il  y  a  quelque  moyen  de 
remédier  à  ce  mal  dans  la  fociété  ,  c'eft 
de  fubftituer  la  loi  à  l'homme ,  &  d'ar- 
mer les  volontés  générales  d'une  force 
réelle  fupérieure  à  l'action  de  toute 
volonté  particulière.  Si  les  loix  des 
Nations  pouvoient  avoir  comme  celles 
fie  la  Nature  une  inflexibilité  que  ja- 


DE  J.   J.    ROU  S  S  EAU.        117 

mais  aucune  force  humaine  ne  pût 
vaincre,  la  dépendance  des  hommes 
redeviendroit  alors  celle  des  chofes ,  on 
réunirait  dans  la  République  tous  les 
avantases  de  l'Etat  naturel  à  ceux  de 
l'Etat  civil  ;  on  joindroit  à  la  liberté 
qui  maintient  l'homme  exempt  de  vices, 
la  moralité  qui  l'élevé  à  la  vertu. 


L  V  X  E. 

l_y  E  luxe  corrompt  tout ,  &  le  riche 
qui  en  jouit ,  Se  le  miférable  qui  le  con- 
voite. 

Ce  n'eft  pas  la  force  de  l'or  qui  af- 
fervit  les  pauvres  aux  riches  ,  mais  c'eft 
qu'ils  veulent  s'enrichir  à  leur  tour  , 
fans  cela  ils  feroient  nécellairement  les 
maîtres. 

La  vanité  &:  l'oifiveté ,  qui  ont  en- 
gendré nos  feiences ,  ont  aufïi  engendré 
le  luxe.  Le  goût  du  luxe  accompagne 
toujours  celui  des   lettres  ;  &c  le  goût 


n8         Les   Pensées 

des  lettres    accompagne   fou  vent  celui 
du  luxe  *. 

Le  luxe  peut  être  néceflaire  pour 
donner  du  pain  aux  pauvres  ;  mais  s'il 
n'y  avoir  point  de  luxe ,  il  n'y  auroit 
point  de  pauvres. 

Le  luxe  nourrit  cent  pauvres  dans 
nos  villes ,  Se  en  fait  périr  cent  mille 
dans  nos  campagnes.  L'argent  qui  cir- 
cule entre  les  mains  des  riches  &  des 
artiftes  pour  fournir  à  leur  fuperfluité , 
eft  perdu  pour  la  fubftance  du  labou- 
reur 5  &c  celui-ci  n'a  point  d'habit ,  pre- 
cifément  parce  qu'il  faut  du  galon  aux 
autres.  Le  gafpillage  des  matières  qui 
fervent  à  la  nourriture  des  hommes  , 
fuffit  feul  pour  rendre  le  luxe  odieux  à 
l'humanité.  Il  faut  du  jus  dans  nos  cui- 


*  A  mefure  que  le  luxe  corrompt  les  mœurs  , 
dit  un  Auteur  moderne  ,  les  Sciences  les  adoucif- 
fent  :  femblables  aux  prières  dans  Homère  ,  qui  par- 
courent toujours  la  terre  à  la  fuite  de  l'injuftice  , 
four  adoucir  les  fureurs  de  cette  cruelle  divinité. 


DE  J.  J.    ROUSS  EAU.        II^ 

fines  ;  voilà  pourquoi  tant  de  malades 
manquent  de  bouillon.  Il  faut  des  li- 
queurs fur  nos  tables  \  voilà  pourquoi 
le  payfan  ne  boit  que  de  l'eau.  Il  faut 
de  la  poudre  à  nos  perruques  5  voiià 
pourquoi  tant  de  pauvres  n'ont  pas  de 
pain. 

A  ne  confulter  que  l'imprefïion  la 
plus  naturelle  ,  il  fembleroit  que  pour 
dédaigner  l'éclat  &  le  luxe  on  a  moins 
befoin  de  modération  que  de  goût.  La 
fimétrie  Se  la  régularité  plaifent  à  tous 
les  yeux.  L'image  du  bien-être  &  de  la 
félicité  touche  le  cœur  humain  qui  en 
eft:  avide  :  mais  un  vain  appareil  qui  ne 
îe  rapporte  ni  à  l'ordre  ni  au  bonheur, 
&  n'a  pou*  objet  que  de  frapper  les 
yeux ,  quelle  idée  favorable  à  celui  qui 
l'étalé  peut-il  exciter  dans  l'efprit  du 
fpe&ateur  ?  L'idée  du  goût  ?  Le  goût 
ne  paroît-il  pas  cent  fois  mieux  dans 
les  chofes  fîmples  que  dans  celles  qui 
font  ofTufquées  de  richefïe  ?  L'idée  de 
la  commodité  ?  Y  a-t-il  rien  de  plus  in- 


i2o         Les    Pensées 
commode    que  le   fafte  ?  L'idée  de   la 
grandeur?    C'efl:  précifément    le    con- 
traire.  Quand  je  vois  qu'on  a    voulu 
faire  un  grand  palais  ,  je  me  demande 
auiïi-tôt   pourquoi  ce    palais  n'eft   pas 
plus  grand  ?  Pourquoi  celui  qui  a  cin- 
quante domeftiques  n'en  a-t-il  pas  cent? 
Cette  belle  vaitfèlle  d'argent ,  pourquoi 
n'eft-elle  pas  d'or  ?  Cet  homme  qui  dore 
fon  carroffe  ,  pourquoi  ne  dore-t-il  pas 
fes  lambris  ?  Si  Tes  lambris  font  dorés , 
pourquoi  Ton  toît  ne  l'eft-il  pas  ?  Celui 
qui  voulut  bâtir  une  haute  tour  faifoic 
bien  de  la  vouloir  porter  jufqu'au  Ciel  ; 
autrement  il  eût  eu  beau  l'élever  ,  le 
point  où  il  fe  fût  arrêté  n'eût  fervi  qu'à 
donner  de  plus  loin  la  preuve  de  Ton 
impuiQancc.  O  homme  petit  &  vain  , 
montre-moi  ton  pouvoir ,  je  te  mon- 
trerai ta  mifere  / 


RICHES, 


de  J.  J.  Rousseau,     izi 


RICHES,    RICHESSE. 

rT~' 

I  O  u  s  les  Riches  comptent  l'or  avant 

le  mérite.  Dans  la  .mife  commune  de 
l'argent  &  des  fervices  ,  ils  trouvent 
toujours  que  ceux-ci  n'acquittent  jamais 
l'autre ,  &  penfent  qu'on  leur  en  doit 
de  refte  quand  on  a  patte  fa  vie  à  les 
fervir  en  mangeant  leur  pain» 

Les  pauvres  gémiuent  fous  le  joug 
des  riches ,  &  les  riches  fous  le  joug  des 
préjugés. 

Richeflè  ne  fait  point  riche  ,  dit  le 
Roman  de  la  Rofe.  Les  biens  d'un 
homme  ne  font  point  dans  fes  coffres  , 
mais  dans  l'ufage  de  ce  qu'il  en  tire  ; 
car  on  ne  s'approprie  les  chofes  qu'on 
poffede  que  par  leur  emploi ,  &  les  abus 
font  toujours  plus  inépuifables  que  les 
richeflès  ;  ce  qui  fait  qu'on  ne  jouit  pas 
à  proportion  de  fa  dépenfe ,  mais  à 
proportion  qu'on  la  fait  mieux  ordon- 

F 


m         Les    P e k s ê e s 

ner.  Un  fou  peut  jetter  des  lingots  dans 
la  mer  8c  dire  qu'il  en  a  joui  :  mais 
quelle  comparaison  entre  cette  extra- 
vagante jouififance  ,  &  celle  qu'un  hom- 
me fage  eût  fu  tirer  d'une  moindre 
fomme  ? 

Il  n'y  a  point  de  richeife  abfolue.  Ce 
mot  ne  lignifie  qu'un  rapport  de  fur- 
abondance  entre  les  défirs  &  les  facultés 
de  l'homme  riche.  Tel  eft  riche  avec  un 
arpent  de  terre  ;  tel  eft  gueux  au  milieu 
de  fes  monceaux  d'or.  Le  défordre  & 
les  fantaifies  n'ont  point  de  bornes  ,  8c 
font  plus  de  pauvres  que  les  vrais  be- 
foins. 


MENDIA  NTS. 

rSiOuRRiR  les  Mendiants,  c'efl:  con- 
tribuer à  multiplier  les  Gueux  &  les 
Vagabonds  qui  fe  plaifent  à  ce  lâche 
métier  ,  Se  fe  rendant  à  charge  à  la 
îbciécé,  la  privent   encore   du   travail 


DE  J-  J-  ROUS  SEAU.  125 
qu'ils  y  pourraient  faire.  Voilà  les 
maximes  dont  de  complaifants  raifon- 
neurs  aiment  à  flatter  la  dureté  des 
riches. 

On  foufrie  &  Ton  entretient  à  grands 
frais  des  multitudes  de  profefïions  inu- 
tiles dont  pliifieurs  ne  fervent  qu'à 
corrompre  &  gâter  les  mœurs.  A  ne 
regarder  l'état  de  Mendiant  que  comme 
un  métier  ,  loin  qu'on  en  ait  rien  de 
pareil  à  craindre,  on  n'y  trouve  que  de 
quoi  nourrir  en  nous  les  fentiments  d'in- 
térêts &  d'humanité  qui  devraient  unir 
tous  les  hommes.  Si  1  on  veut  le  con/î- 
dérer  par  le  talent ,  pourquoi  ne  récom- 
penferois-je  pas  l'éloquence  de  ce  Men- 
diant qui  me  remue  le  cœur  &  me  porte 
»  le  fecourir,  comme  je  paye  un  Comé- 
dien qui  me  fait  verfer  quelques  larmes 
itériles?Si  l'un  me  fait  aimer  les  bonnes . 
aftions  d'autrui,  l'autre  me  porte  à  en 
faire  moi-même  :  tout  ce  qu'on  fent  à 
la  Tragédie  s'oublie  à  J'initant  qu'on  en 
fort;  mais  la  mémoire  des  malheureux 

F  2 


n4        L2S    PEI*SÉES 
qu'on  a  foulages  donne  un  plaiftt  qui 
renaît  fans  cette.  Si  le  grand  nombre 
des  Mendiants  eft  onéreux  à  l'Etat,  de 
combien  d'autres  profeffions  qu'on  en- 
courage  &  qu'on  tolère  n'en   peut-on 
pas  dire  autant  fCeft  au  Souverain  de 
faire  enforte  qu'il  n'y  ait  point  de  Men- 
diants: mais  pour  les  rebuter  de  leur 
profeiïion    raut-il    rendre   les  Citoyens 
inhumains  Se  dénaturés  3  Pour    moi  , 
fans  favoir  ce  que  les  pauvres  font  a 
mat,  je    fais    qu'ils    font    tous    mes 
frères ,  &  que  je  ne  puis  fans  une  »e* 
cufable  dureté  leur  refufer  le  foible  (e- 
cours  qu'ils  me  demandent.  La  plupart 
font  des  vagabonds ,  j'en  conviens  ;  mais 
ie  connois  trop  les  peines  de  la  vie  pour 
Uorer  pat  combien  de    malheurs  un 
honnête  homme  peut  fe  trouver  réduit 
à  leur   fort  s  Se  comment  puis-je  être 
ful-    que  l'inconnu  qui  vient  implorer 
au  nom    de  Dieu  mon  attirance  ,    & 
mendier  un  pauvre  morceau  de  pain, 
n'eft  pas ,  peut-être  ,  cet  honnête  bond 


Z>£  J-  J-  RousseJv.     115 

me  prêt  à  périr  de  mifere  ,  &  que  mon 
refus  va  réduire  au  défefpoir  ?  Quand 
l'aumône  qu'on  leur  donne    ne    ferait 
pour  eux  un  iecours  réel ,  c'eft  au  moins 
un  témoignage  qu'on  prend  part  à  leur 
peine  ,  un  adoucitfement  à  la  dureté  du 
refus ,  une  forte  de  falutation  qu'on  leur 
rend.  Une  petite  monnoie  ou  un  mor- 
ceau de  pain  ne  coûtent  gueres  plus  à 
donner   Se   font  une  réponfe  plus  hon- 
nête  qu'un  ,  Die»  vous  afijie  ;  comme 
fi  les  dons   de  Dieu  n'écoient  pas  dans 
la  main  des  hommes ,  &  qu'il  eût  d'au- 
tres greniers  fur  la  terre  que  les  magafms 
des  riches?    Enfin,    quoiqu'on    puilTe 
penfer  de  ces  infortunés ,  fi  l'on  ne  doit 
rien  au  gueux  qui  mendie ,   au  moins 
fe  doit-on  à  foi-même  de  rendre  hon- 
neur à    l'humanité  foufframe  ou  à  fon 
image  ,  Se  de   ne  point   s'endurcir    le 
cœur  à  l'afped  de  fes  miferes. 

Nourrir  les  mendiants  ,  c'eft  ,  difent 
les  détracteurs  de  l'aumône  ,  former  des 
pépinières  de  voleurs  j  &  tout  au  con- 

F3 


ïi6        Les    Pensées 

traire  ,  c'en:  empêcher  qu'ils  ne  le  de- 
viennent. Je  conviens  qu'il  ne  faut  pas 
encourager  les  pauvres  à  Te  faire  men- 
diants ;  mais  quand  une  fois  ils  le  font  > 
il  faut  les  nourrir  3  de  peur  qu'ils  ne  Ce 
fafïènt  voleurs.  Rien  n'engage  tant  à 
charger  de  profeiTion  que  de  ne  pouvoir 
vivre  dans  la  fienne  :  or  tous  ceux  qui 
ont  une  fois  goûté  de  ce  métier  oifeux 
prennent  tellement  le  travail  enaverliors 
qu'ils  aiment  mieux  voler  &  fe  faire 
pendre  ,  que  de  reprendre  l'ufage  de 
leurs  bras.  Un  liard  eft  bientôt  deman- 
dé ôc  refuié  ;  mais  vingt  liards  auraient 
payé  le  fcuper  d'un  pauvre,  que  vingt 
refus  peuvent  impatienter.  Qui  eft-ce 
qui  voudrait  jamais  refufer  une  fi  légère 
aumône  s'il  fongeoit  qu'elle  pût  fauver 
deux  hommes  ,  l'un  d'un  crime  $c  l'autre 
de  la  mort  ?  J'ai  lu  quelque  part  que 
les  mendiants  font  une  vermine  qui  s'at- 
tache aux  riches.  Il  eft  naturel  que  les 
enfants  s'attachent  aux  pères  ;  mais  ces 
pères  opulents  Cv  durs  les  méconnoiffènt, 


DE   J.  J.    ROUSS  EAV.       117 
&  laîiîent  aux  pauvres  le  foin  de  les 


nourrir. 


S  V  I  C  I  D  E. 

.1  U  veux  cerfer  de  vivre  j  mais  je 
voudrais  bien  favoir  11  tu  as  commen- 
cé. Quoi  !  fus-tu  placé  fur  la  terre  pour 
n'y  rien  faire  ?  Le  Ciel  ne  t'impofe-t-il 
point  avec  la  vie  une  tâche  pour  la 
remplir  ?  Si  tu  as  fait  ta  journée  avant 
le  foir  ,  repofe-toi  le  refte  du  jour  3  tu 
le  peux  5  mais  voyons  ton  ouvrage. 
Quelle  réponfe  tiens-tu  prête  au  Juge 
fuprême  qui  demandera  compte  de  ton 
temps  ?  Malheureux!  trouve-moi  ce  jufte 
qui  fe  vante  d'avoir  aiTez  vécu  ;  que 
j'apprenne  de  lui  comment  il  faut  avoir 
porté  la  vie  pour  être  en  droit  de  la 
quitter. 

Tu  comptes  les  maux  de  l'humanité  , 
&  tu  dis  la  vie  eu;  un  mal.  Mais  re- 
garde ,  cherche  dans  l'ordre  des  chofes 

F  4 


12x8  L'ES     PENSÉES 

fi  tu  y  trouves  quelques  biens  qui  ne 
foieïit  point  mêlés  de  maux.  Eft-ce 
donc  à  dire  qu'il  n'y  ait  aucun  bien  dans 
l'univers  ,  &  peux-tu  confondre  ce  qui 
eft  mal  par  fa  nature  avec  ce  qui  ne 
fourTre  le  mal  que  par  accident  ?  La  vie 
pafïive  de  lJhomme  n'eft  rien  ,  ôc  ne 
regarde  qu'un  corps  dont  il  fera  bien- 
tôt délivré  ;  mais  fa  vie  active  &  mo- 
rale qui  doit  influer  fur  tout  Ton  être , 
confifte  dans  l'exercice  de  fa  volonté. 
La  vie  eft  un  mal  pour  le  méchant  qui 
profpere  ,  &c  un  bien  pour  l'honnête 
homme  infortuné  :  car  ce  n'eft  pas  une 
modification  parfagere ,  mais  fon  rap- 
port avec  fon  objet  qui  la  rend  bonne 
ou  mauvaife. 

Tu  t'ennuies  de  vivre ,  8c  tu  dis ,  la 
vie  eft  un  mal.  Tôt  ou  tard  tu  feras 
confolé;  Se  tu  diras,  la  vie  eft  un  bien. 
Tu  diras  plus  vrai  ,  fans  mieux  raifou- 
ner  :  car  rien  n'aura  changé  que  toi. 
Change  donc  dès  aujour<J  hui ,  cVpuifque 
c'eft    dans  la  mauva:  c  difpolition   de 


de  J.  J.  Rousseau.     \iy 

ton  ame  qu'eft  tout  le  mal  ,  corrige  tes 
affections  déréglées ,  ôc  ne  brûle  pas 
ta  maifon  pour  n'avoir  pas  la  peine  de 
la  ranger. 

Que  font  dix  ,  vingt ,  trente  ans  pour 
un  Etre  immortel  ?  La  peine  &  le  plaifir 
paffent  comme  une  ombre  ;  la  vie  s'é- 
coule en  un  inftant  ;  elle  n'eu:  rien  par 
elle-même ,  Ton  prix  dépend  de  fon 
emploi.  Le  bien  feul  qu'on  a  fait  de- 
meure ,  ôc  c'eft  par  lui  qu'elle  eft  quel- 
que chofe.  Ne  dis  donc  plus  que  c'eft 
un  mal  pour  toi  de  vivre  ,  puifqu'il 
dépend  de  toi  feul  que  ce  foit  un  bien  s 
ôc  que  fi  c'eft  un  mal  d'avoir  vécu,  c'eft 
une  raifon  de  plus  pour  vivre  encore. 
Ne  dis  pas  non  plus ,  qu'il1  t'eft  permis 
de  mourir  ;  car  autant  vaudroit  dire 
qu'il  t'eft  permis  de  n'être  pas  homme, 
qu'il  t'eft  permis  de  te  révolter  contre 
l'Auteur  de  ton  être  ,  ôc  de  tromper  ta 
deftination. 

Le  Suicide  eft  une  mort  furtive  ôc 
honteufe.   Ceft  un   vol  fait  au   genre 

F; 


130         Les    Pensées 

humain.  Avant  de  le  quitter,  rends- 
lui  ce  qu'il  a  fait  pour  toi.  Mais  je  ne 
tiens  à  rien»  Je  fuis  inutile  au  monde. 
Phdcfophe  d'un  jour  1  ignores- tu  que 
tu  ne  faurcis  faire  un  pas  fur  la  terra 
fans  trouver  quelque  devoir  à  remplir  , 
&  que  tout  homme  eft  utile  à  l'huma- 
nité ,  par  cela  feul  qu'il  exilte  ? 

Jeune  infenfé  !  s'il  te  rcfte  au  fond 
du  cœur  le  moindre  fentiment  de  vertu, 
viens ,  que  je  t'apprenne  à  aimer  la  vie. 
Chaque  fois  que  tu  feras  tenté  d'en 
fortir  3  dis  en  toi-même  :  que  je  fajfe 
encore  une  bonne  action  avant  que  de 
mourir  :  puis  va  chercher  quelque  in- 
digent à  ieeourii' ,  quelque  infortuné  à 
confoler  s  quelque  opprimé  à  défendre. 
Si  cette  confidiraron  te  retient  aujour- 
d'hui ,  elle  te  retiendra  encore  demain  , 
après- demain  3  toute  la  vie.  Si  elle  ne 
te  retient  pas  ;  meurs ,  tu  n'es  qu'un 
méchant. 


de  J.  J.  Rousseau.     131 


DUEL. 

v/  Ardez-vous  de  confondre  le  nom 
facré  de  l'honneur  avec  ce  préjugé 
féroce  qui  met  toutes  les  vertus  à  la 
pointe  d'une  épée  ,  &  n'efl;  propre  qu'à 
faire  de  braves  fcélérats. 

En  quoi  confifte   ce   préjugé  ?  Dans 
l'opinion   la  plus    extravagante    &    la 
plus  barbare  qui  jamais  entra  dans  l'ef- 
prit  humain  ,  favoir  ,  que  tous  les  de- 
voirs de  la  fociété  font  fuppléés  par  la 
bravoure  ;     qu'un    homme  n'eft    plus 
fourbe ,  fripon  ,  calomniateur  ,    qu'il 
eft  civil ,  humain  ,  poli ,  quand  il  iait 
fe  battre  j  que  le  menfonge  fe  change 
en  vérité  ,  que  le  vol  devient  légitime, 
la  perfidie  honnête  ,    l'infidélité  loua- 
ble ,  fi-tôt  qu'on  foutient    tout  cela  le 
fer  à  la   main  ;    qu'un  affront  eft  tou- 
jours bien  réparé  par  un  coup  d'épée  ; 
ôc  qu'on  n'a  jamais  tort  avec  un  homme. 


i3i        Les    Pensées 

pourvu  qu'on  le  tue.  Il  y  a  ,  je  l'aroue, 
une  autre  forte  d'affaire  où  ia  gentif- 
leffe  fe  mêle  à  la  cruauté ,  &  où  l'on 
ne  tue  les  gens  que  par  hazard  ;  c'eft 
celle  où  l'on  fe  bat  au  premier  fang. 
Au  premier  fang  !  Grand  Dieu  !  Et 
qu'en  veux-tu  faire  de  ce  fang  ,  bête 
féroce  !  Le  veux- tu  boire  i 

Les  plus  vaillants  hommes  de  l'anti- 
quité fongeient-ils  jamais  à  venger 
leurs  injures  perfonneDes  par  des  com- 
bats particuliers  ?  Céfar  envoya-r-il  un 
cartel  à  Caton ,  ou  Pompée  à  Céfar , 
pour  tant  d'affronts  réciproques  ,  Ik  le 
plus  grand  Capitaine  de  la  Grèce  fut-il 
déshonoré  pour  s'être  laiflé  menacer 
d'un  bâton  ?  D'autres  temps  ,  d'autres 
mœurs  ,  je  le  fais  ;  mais  n  y  en  a-t-il 
que  de  bonnes  ,  8c  n'oferoit-on  s'en- 
quérir files  mœurs  d'un  temps  font  celles 
qu'exige  le  folide  honneur  ?  Non  cet 
honneur  n'eft  point  variable  ,  il  ne 
dépend  ni  des  préjugés  ,  il  ne  peut  ni 
parles  ni  renaître  ,  il  a  fa  fGurce  écer- 


de  J.  J.  Rousseau.     135 

nelle  dans  le  cœur  de  l'homme  jufte 
Se  dans  la  règle  inaltérable  de  fes  de- 
voirs. Si  les  peuples  les  plus  éclairés , 
les  plus  braves ,  les  plus  vertueux  de 
la  terre  n'ont  point  connu  le  Duel ,  je 
dis  qu'il  n'eft  point  une  inftitucîon  de 
l'honneur ,  mais  une  mode  affreufe  &c 
barbare  ,  digne  de  fa  féroce  origine. 
Refte  à  favoir  fi ,  quand  il  s'agit  de 
fa  vie  ou  de  celle  d'autrui ,  l'honnête 
homme  fe  règle  fur  la  mode ,  ôc  s'il  n'y 
a  pas  alors  plus  de  vrai  courage  à  la 
braver  qu'à  la  fuivre  ?  Que  feroit  celui 
qui  s'y  veut  affervir  ,  dans  des  lieux  où 
règne  un  ufage  contraire  ?  A  Mefïine 
ou  à  Naples  ,  il  iroit  attendre  fon 
homme  au  coin  d'une  rue  &  le  poi- 
gnarder par  derrière.  Cela  s'appelle 
être  brave  en  ce  pays-là ,  ôc  l'honneur 
n'y  confifte  pas  à  fe  faire  tuer  par  fon 
ennemi  ,  mais  à  le  tuer  lui-même. 

L'homme  droit  dont  toute  la  vie  eft 
fans  tache ,  &  qui  ne  donna  jamais 
aucun  ligne  de  lâcheté,  refufera  de  fouil- 


i34  Les  Pensée  s 
1er  fa  main  d'un  homicide  &  n'en  fera 
que  plus  honoré.  Toujours  prêt  à  iervir 
la  patrie  ,  à  protéger  le  foible  ,  à  rem- 
plir les  devoirs  les  plus  dangereux  ,  ÔC 
à  défendre  ,  en  toute  rencontre  jufte  & 
honnête  ce  qui  lai  efl;  cher  au  prix  de 
Ton  fang  ,  il  met  dans  Tes  démarches 
cette  inébranlable  fermeté  qu'on  n'a 
point  fans  le  vrai  courage.  Dans  la 
fécuriré  de  fa  confcience  ,  il  marche 
la  tête  levée  ,  il  ne  fuit  ni  ne  cherche 
fon  ennemi.  Ou  voie  aifément  qu'il 
craint  moins  de  mourir  que  de  mal 
faire  ,  &c  qu'il  redoute  le  crime  &  non 
le  péril.  Si  les  vils  préjugés  s'élèvent 
un  inftant  contre  lui ,  tous  les  jours  de 
fon  honorable  vie  font  autant  de  té- 
moins qui  les  reculent  ,  &c  dans  une 
conduite  fi  bien  liée  on  juge  d'une  ac- 
tion fur  toutes  les  autres. 

Les  hommes  fi  ombrageux  &:  h 
prompts  à  piovoquer  les  autres  font  , 
pour  la  plupart  ,  de  très  mal-honnêtes 
gens  qui  3    de   peur  qu'on  n'ofe  leuj 


de  J.  ].  Rousseau.     i$$ 

montrer  ouvertement  le  mépris  qu'on 
a  pour  eux  ,  s'efforcent  de  couvrir  de 
quelques  affaires  d'honneur  l'infamie  de 
leur  vie  entière. 

Tel  fait  un  effort  Se  fe  préfente  une 
fois  pour  avoir  droit  de  fe  cacher  le 
refte  de  fa  vie.  Le  vrai  courage  a  plus 
de  confiance  &c  moins  d'empreffement  ; 
il  eft  toujours  ce  qu'il  doit  être  ,  il  ne 
faut  ni  l'exciter  ni  le  retenir  :  l'homme 
de  bien  le  porte  par-tout  avec  lui  ;  au 
combat  contre  l'ennemi  j  dans  un  cercle 
en  faveur  des  abfents  &  de  la  vérité  j 
dans  fon  lit  contre  les  attaques  de  la 
douleur  &  de  la  mort.  La  force  de 
l'ame  qui  l'infpire  eft  d'ufage  dans  tous 
les  temps  -,  elle  met  toujours  la  verta 
au  deifus  des  événements ,  &  ne  con- 
fifte  pas  à  fe  battre  ,  mais  à  ne  rien 
craindre, 

V 

m. 


1 5  6         Les    Pensées 


EXC  È  S     D  U    VIN. 

A  Ou  te  intempérance  eft  vicieuie , 
&  fur-tout  celle  qui  nous  ôte  la  plus 
noble  de  nos  facultés.  L'excès  du  vin 
dégrade  l'homme  ,  aliène  au  moins  fa 
raifon  pour  un  temps  &  l'abrutit  à  la 
longue.  Mais  enfin  5  le  goût  du  vin  n'eft 
pas  un  crime  ,  il  en  fait  rarement  com- 
mettre ,  il  rend  l'homme  ftupide  &c  non 
pas  méchant.  Pour  une  querelle  pafïà- 
gere  qu'il  caufe  ,  il  forme  cent  attache- 
ments durables.  Généralement  parlant, 
les  buveurs  ont  de  la  cordialité  ,  de  la 
franchi  le  ;  ils  font  prefque  tous  bons  , 
droits ,  juftes ,  fidèles  ,  braves  &  hon- 
nêtes  gens  ,  à  leur   défaut  près. 

Combien  de  vertus  apparentes  ca- 
chent fouvent  des  vices  réels.'  Le  fage 
eft  fobre  par  tempérance  ,  le  fourbe 
l'eft  par  faufleré.  Dans  le  pays  de  mau- 
yaifes  mœurs ,  d'intrigues ,   de   trahi- 


DE  J.  J-  ROUSSEAU.  137 
fons  ,  d'adultères  ,  on  redoute  un  état 
d'indifcçétion  où  le  cœur  fe  montre 
fans  qu'on  y  fonge.  Par-tout  les  gens 
qui  abhorrent  Je  plus  l'yvretfe  font  ceux 
qui  ont  le  plus  d'intérêt  à  s'en  garantir. 
En  Suiffe  elle  eft  prefque  en  cftime  ,  à 
Naples  elle  eft  en  horreur  j  mais  au 
fond  laquelle  eft  le  plus  à  craindre ,  de 
l'intempérance  du  Suifte  ou  de  la  réferve 
de  l'Italien. 

Ne  calomnions  point  le  vice  même , 
n'a-t-il  pas  aûez  de  fa  laideur  ?  Le  vin 
ne  donne  pas  de  la  méchanceté ,  il  la 
décelé.      Celui    qui    tua    Clitus    dans 
l'yvrefTe  fit  mourir  Philotas  de  fang  froid. 
Si  l'yvrerte  a  fes  fureurs ,  quelle  paflîon 
n'a  pas  les  fîenrtes  ?  La  différence  eft 
que  les  autres  reftent  au  fond  de  l'ame 
de  que   celle-là    s'allume   de    s'éteint  à 
l'inftant.   A  cet  emportement  près  ,  qui 
pa(fe  &  qu'on  évite  aifément ,  foyons 
fûts  que  quiconque  fait  dans  le  vin  de 
méchantes  adions  ,     couve  à  jeun  de 
méchants  defleins. 


Ï3S        Les    Pensées 


MALADIES. 

•L'Extrême  inégalité  dans  la  manière 
de    vivre  ;    l'excès  d'oifiveté    dans  les 
uns ,  l'excès  de  travail  dans  les  autres  ; 
la  facilité  d'irriter  de   de  fatisfaire  nos 
appétits   &  notre  fenfuaîité  ;    les   ali- 
ments trop  recherchés  des  riches  ,  qui 
les  noumrTent  de  fuçs  échauffants  ,  &c 
les  accablent   d'indigeftions  ;    la  mau- 
vaife  nourriture  des  pauvres  ,  dont   ils 
manquent  même   le   plus   fouvent ,   &c 
dont   le  défaut   les   porte  à   furcharger 
avidemment  leur  eftomac  dans  1  occa- 
iîon  ;  les    veilles  ,  les    excès   de  toute 
efpece  ■■,    les  transports     immodérés  de 
toutes  les  pafïîons ,    les  fatigues  «Se  l'é- 
puifement  d'efprit ,  les  chagrins  &c  les 
peines  fans  nombre  qu'on  éprouve  dans 
tous  les   états ,  &:  dont  les  âmes  font 
perpétuellement  rongées  ;  voilà  les  fu- 
neftes  garants  que  la  plupart  de   nos 


de  J.  J.  Rousseau.     139 

maux  font  notre  propre  ouvrage  ,  &C 
que  nous  les  aurions  prefque  tous  évités 
en  confervant  la  manière  de  vivre  fim- 
ple  ,  uniforme  Se  foliraire  ,  qui  nous 
étoit  preferite  par  la  nature.  Si  elle 
nous  a  deftiné  à  être  fains ,  j'ofe  pref- 
que affurer  que  l'état  de  réflexion  eft 
un  état  contre  nature  ,  3c  que  l'homme 
qui  médite  eft  un  animal  dépravé. 


MÉDECINE,    MÉDECINS. 

KJ  N  corps  débile  affoiblit  l'ame.  De 
là  l'empire  de  la  Médecine  ,  Art  plus 
pernicieux  aux  hommes  que  tous  les 
maux  qu'il  prétend  guérir.  Je  ne  fais 
pour  moi ,  de  quelle  maladie  nous  gué- 
riflent  les  Médecins  ,  mais  je  fais  qu'ils 
nous  en  donnent  de  bien  funeftes  ;  la 
lâcheté  ,  la  pufllanimké  ,  la  crédulité, 
la  terreur  de"' la  mort  :  s'ils  guériflent 
le  corps ,  ils  tuent  le  courage.  Que 
nous  importe  qu'ils  raflent  marcher  des 


i4o  Les   Pense  es 

cadavres  ?  ce  font  des  hommes  qu'A 
nous  faut  ,  &  l'on  n'en  voir  poînt  fortir 
de  leurs  mains. 

La  Médecine  eft  à  la  mode  parmi 
nous  5  elle  doit  l'être.  C'eft  l'amufcment 
des  gens  oififs  &  défœuvrés  ,  qui  ne 
fâchant  que  faire  de  leur  remplie  parlent 
à  fe  conferver.  S'ils  avoient  eu  le  mal- 
heur de  naître  immortels  ,  ils  feroient 
les  plus  miférables  des  êtres.  Une  vie 
qu'ils  n'auroient  jamais  peur  de  perdre 
ne  feroit  pour  eux  d'aucun  prix  II  faut 
à  ces  gens  là  des  Médecins  qui  les  me- 
nacent pour  les  flatter  ,  &  qui  leur 
donnent  chaque  jour  le  feul  plaifir  dont 
ils  foient  fufceptibles  j  celui  de  n'être 
pas  morts. 

Les  hommes  font  fur  l'ufage  de  la 
Méd^c  ne  les  mêmes  fophifmes  que  fur 
la  recherche  de  la  vérité.  Ils  fuppofent 
toujours  qu'en  traitant  un  malade  on 
le  guérit ,  Se  qu'en  cherchant  une  vérité 
on  la  trouve  :  ils  ne  voient  pas  qu'il 
faut  balancer  l'avantage  d'une  guérifon 


de  J.  J.  Rousseau.     141 
que  le  Médecin  opère  ,  par  la  mort  de 
cent  malades  qu'il  a  tués  ,  8c  l'utilité 
d'une  vérité  découverte  ,    par    le    tort 
que    font  les    erreurs   qui    paiîent  en 
même  temps,  La  Science  qui  inftruit  6c 
la  Médecine  qui  guérit  font  fort  bonnes 
fans  doute  ;  mais  la  fcience  qui  trompe 
&  la  Médecine  qui  tue  font  mauvaifes. 
Apprenez-nous  donc  à   les  diftinguer. 
Voilà  le  nœud  de  la  queftion  :  fi  nous 
favions     ignorer    ia    vérité  ,   nous  ne 
ferions  jamais  les  dupes  du  menfonge  ; 
fi  nous  favions  ne  vouloir   pas  guérir 
malgré  la  nature  ,  noas  ne  mourrions 
jamais  par  la  main  du  Médecin.    Ces 
deux     abftmences     feroient    fages  ;   on 
aagneroit  évidemment  à  s'y  foumettrç. 
Je  ne  difpute  donc  pas  que  la  Méde- 
cine ne  foit  utile  à  quelques  hommes  , 
mais  je  dis  qu'elle  eft  funefte  au  genre 
humain. 

On  me  dira  ,  comme  on  fait  fane 
celte  ,  que  les  fautes  font  du  Médecin , 
mais  que  ia  Médecine  en  elle-même  eft 


142-        Les    Pensées 

infaillible.  A  la  bonne  heure  ;  mais 
qu'elle  vienne  donc  fans  le  Médecin  : 
car  tant  qu'ils  viendront  enfemble  ,  il 
y  aura  cent  fois  plus  à  craindre  des 
erreurs  de  l'Artifte  ,  qu'à  efpérer  du 
fecours  de  l'Art. 

Cet  Art  menlonger  ,  plus  fait  pour 
les  maux  de  l'efprit  que  pour  ceux  du 
corps  ,  n'elt  pas  plus  utile  aux  uns 
qu'aux  autres  :  il  nous  guérit  moins  de 
nos  maladies  qu'il  ne  nous  en  imprime 
l'effroi.  Il  recule  moins  la  mort  qu'il 
ne  la  fait  fentir  d'avance;  il  ufe  la  vie 
au  lieu  de  la  prolonger  :  &c  quand  il  la 
prolongeroit ,  ce  feroit  encore  au  pré- 
judice de  l'efpece  ;  puifqu'il  nous  ôte  à 
la  focîété  par  les  foins  qu'il  nous  im- 
pofe ,  Ôc  à  nos  devoirs  par  les  frayeurs 
qu'il  nous  donne.  C'efl:  la  connoiflance 
des  dangers  qui  nous  les  fait  craindre  : 
celui  qui  Ce  croiroit  invulnérable  n'au- 
roit  peur  de  rien.  A  force  d'armer 
Achille  contre  le  péril ,  le  Poëre  lui  ôte 
le  mérite  de  la  valeur  :  tout  autre  à  fa 


de  J.  J.  Rousseau.     143 
place  eue  été  un  Achille  au  même  prix'. 

Voulez  -  vous  trouver  des  hommes 
d'un  vrai  courage  ?  Cherchez-les  dans 
les  lieux  où  il  n'y  a  point  de  Médecins  , 
où  l'on  ignore  les  conféquences  des 
maladies ,  &c  où  Ton  ne  longe  gueres 
à  la  mort.  Naturellement  l'homme  fait 
fouffrir  conftamment ,  &  meurt  en  paix. 
Ce  font  les  Médecins  avec  leurs  ordon- 
nances ,  les  Philofophes  avec  leurs  pré- 
ceptes ,  les  Prêtres  avec  leurs  exhor- 
tations ,  qui  l'aviliiTent  de  cœur  8c  lui 
font  defapprendre  à  mourir. 

La  feule  partie  utile  de  la  Médecine 
eft  l'hygiène.  Encore  l'hygienne  eft-elle 
moins  une  feience  qu'une  vertu.  La 
tempérance  &  le  travail  font  les  deux 
vrais  Médecins  de  l'homme  :  le  travail 
aiguife  Ton  appétit  ,  &  la  tempérance 
l'empêche  d'en  abufer. 

Vis  félon  la  nature ,  fois  patient ,  ÔC 
chatte  les  Médecins  :  tu  n'éviteras  pas 
la  mort ,  mais  tu  ne  la  fendras  qu'une 
fois  ,    tandis  qu'ils  la  portent  chaque 


ï44         L£S    ^E^SÉES 
jour  dans  ton  imagination  troublée  ,  5c 
que  leur  Art  menfonger  ,  au  lieu  de  pro- 
longer tes  jours  ,  t'en  ote  la  jouiffance. 
Je  demanderai  toujours  quel  vrai     îen 
cet  Art  a  fait  aux  hommes  ?  Quelques- 
uns  de  ceux  qu'il  guérit  mourraient ,  il 
eft  vrai  i    mais  des  millions  qu'il  tue 
refteroient  en  vie.    Homme  (enCé  ,  ne 
mets  point    à   cette  loterie  où  trop  de 
chances  font  contre  toi.  Souffre  ,  meurs 
ou  guéris  ;  mais  fur-tout  vis  jufqu* à  ta 
dernière   heure. 


MORT. 


de  J.  J.  Rousseau.     14; 


MORT. 

O I  nous  étions  immortels  ,  nous  fe- 
rions des  êtres  très  miférables.  Il  eft 
dur  de  mourir  ;  mais  il  eft  doux  d'ef- 
pérer  qu'on  ne  vivra  pas  toujours ,  Se 
qu'une  meilleure  vie  finira  les  peines 
de  celle-ci. 

Si  l'on  nous  ofFroît  l'immortalité  fur 
la  terre  ,  qui  eft-ce  qui  voudroit  accep- 
ter ce  trifte  préfent  ?  Quelle  reflburce  , 
quel  efpoir  ,  quelle  confolation  nous 
refteroit-il  contre  les  rigueurs  du  fort 
ôc  contre  les  injuftices  des  hommes  ? 
L'ignorant ,  qui  ne  prévoit  rien ,  fent 
peu  le  prix  de  la  vie  &c  craint  peu  de 
la  perdre  ;  l'homme  éclairé  voit  des 
biens  d'un  plus  grand  prix  qu'il  préfère 
à  celui-là.  Il  n'y  a  que  le  demi-favoir 
&c  la  faufle  fagefle  qui  prolongeant  nos 
vues  jufqu'à  la  mort ,  &  pas  au-delà  , 
en  font  pour  nous  le  pire  des    r. 

G 


14$  LES      PEXSÉES 

La  néceflitéde  momir  n'eft  à  l'homme 
fage  qu'une  raifon  pour  fupporter  les 
pehies  de  la  vie.  Si  l'on  o'étoit  pas  fur 
de  la  perdre  une  fois ,  elle  coùteroit 
trop  à  conferver. 

On  croit  que  l'homme  a  un  vif  amour 
pour  fa  conservation ,  &  cela  çft  vrai  ; 
mais  on  ne  voit  pas  que  cet  amour ,  tel 
que  nous  le  fentons  ,  eft  en  grande 
partie  l'ouvrage  des  hommes.  Natu- 
rellement l'homme  ne  s'inquiète  pour 
fe  conferver  qu'autant  que  les  moyens 
font  en  fon  pouvoir}  fi-tôt  que  ces 
moyens  lui  échappent ,  il  fe  tranquillife 
Se  meurt  fans  fe  tourmenter  inutile- 
ment. La  première  loi  de  la  réfignation 
nous  vient  de  la  nature.  Les  Sauvages  , 
ainfi  que  les  bêtes ,  fe  débattent  fort 
peu  contre  la  mort  ,  &  l'endurent  pref- 
que  fans  fe  plaindre.  Cette  loi  détruite , 
il  s'en  forme  une  autre  qui  vient  de  la 
raifon  ;  mais  peu  favent  l'en  tirer  ,  & 
cette  réfignation  faftice  n'eft  jamais 
auiTi  pleine  &  entière  que  la  première. 


de  J.  J.  Rousseau.     147 
Vivre  libre  &  peu  tenir  aux  chofes 
humaines  ,  eft  le  meilleur  moyen  d'ap- 
prendre à  mourir. 

Quand  on  a  gâté  fa  constitution  par 
une  vie  déréglée ,  on  la  veut  rétablir 
par  des  remèdes  ;  au  mal  qu'on  fent 
on  ajoute  celui  qu'on  craint  ;  la  pré- 
voyance de  la  mort  la  rend  horrible 
de  l'accélère  ;  plus  on  la  veut  fuir  5  plus 
on  la  fent  3  &  l'on  meurt  de  frayeur 
durant  toute  fa  vie  ,  en  murmurant 
contre  la  nature  ,  des  maux  qu'on  s'eft 
faits  en  l'offenfant. 


É  TU  D  E. 


Q 


.Uand  on  a  une  fois  l'entendement 
ouvert  par  l'habitude  de  réfléchir  3  il 
vaut  toujours  mieux  trouver  de  foi- 
même  les  chofes  qu'on  trouveroit  dans 
les  livres  :  c'eft  le  vrai  fecret  de  les  bien 
mouler  à  fa  tête  Ôc  de  fe  les  approprier. 

La  grande  erreur  de  ceu^  qui  étu- 

G  z  * 


14S         Les    Pensées 

dient  eft  de  fe  fier  trop  à  leurs  livres 
Se  de  ne  pas  tirer  a.(ïèz  de  leur  fond  ; 
fans  longer  que  de  tous  les  Sophiftes  , 
notre  propre  raifon  eft  prefque  toujours 
celui  qui  nous  abufe  le  moins.   Si- tôt 
qu'on  veut  rentrer  en  foi-même ,  chacun 
fent  ce  qui  eft  bien  ,    chacun  difeeme 
ce    qui  eft  beau  ;    nous   n'avons  pas 
befoin    qu'on  nous    apprenne   à    con- 
noître  ni  l'un  ni  l'autre ,  &  l'on  ne  s'en 
împofe  là-defïus  qu'autant  qu'on    s'en 
veut  impofer.     Mais    les  exemples  du 
très  bon  &  du  très  beau  font  plus  rares 
&  moins  connus ,  il  les  faut  aller  cher- 
cher loin  de  nous.    La  vanité ,  méfu- 
rant  les  forces  de  la  nature  fur  notre 
foiblefle  ,    nous  fait  regarder    comme 
chimériques  les  qualités   que  nous  ne 
fentons  pas  en  nous-mêmes  ;  la  parefle 
&  le  vice  s'appnyent  fur  cette  prétendue 
impofTibilité  ,  &  ce  qu'on  ne  voit  pas 
tous  les  jours  l'homme  foible  prétend 
qu'on   ne   le  voit  jamais.     C'eft   cette 
•r  qu'il  faut  détruire.   Ce  font  ces 


DE  J.  J.  ROVS,  ZAU.  I45> 
grands  objets  qu'il  faut  s'accoutumer  à 
fentir  &  à  voir  ,  afin  de  s'ôter  tout  pré- 
texte de  ne  les  pas  imiter.  L'ame  s'élève, 
le  cœur  s'enflamme  à  la  contemplation 
de  ces  divins  modèles  ;  à  force  de  les 
confidérer ,  on  cherche  à  leur  devenir 
femblable ,  &  l'on  ne  fouffre  plus  rien 
de  médiocre  fans  un  dégoût  mortel. 


ÉTUDE    DU  MONDE. 

L' É  t  u  d  e   du  monde  eft  remplie  de 
difficultés ,  &  il  eft  difficile  de  favoir 
quelle   place   il  faut  occuper  pour    le 
bien    connoître.    Le  Philofophe  en  eft 
trop  loin  ,  l'Homme  du  monde  en  eft 
trop  près.  L'un  voit  trop  pour  pouvoir 
réfléchir  ,  l'autre   trop  peu  pour  juger 
du    tableau    forai      r.lnaaue   objet  qui 
frappe  le  Philofophe.    »  *» ~— _ 
rt      jL-nen  pouvant  dii  cerner  ni 
lesriiaifons   ni  les  rapports  avec   d'au- 
nes objets  qui  font  hors  de  fa  portée , 

G  3 


ï$e        Les   Pensées 

il  ne  le  voit  jamais  à  fa  place  Se  n'en 
fenc  ni  la  raifon  ni  les  vrais  effets. 
L'homme  du  monde  voit  tout ,  Se  n'a 
le  temps  de  penfer  à  rien.  La  mobilité 
des  objets  ne  lui  permet  que  de  les 
appercevoir  Se  non  de  les  obferver  -, 
ils  s'effacent  mutuellement  avec  rapi- 
dité ,  Se  il  ne  lui  refte  du  tout  que  des 
ïmprelîîons  confufes  qui  relTemblent  au 
cahos. 

On  ne  peut  pas  3  non  plus  ,  voir  Se 
médita*  alternativement ,  parce  que  le 
fpeftacle  exige  une  continuité  d'atten- 
tion ,  qui  interrompt  la  réflexion.  Un 
homme  qui  voudrait  divifer  Ton  temps 
par  intervalles  entre  le  monde  Se  la 
folitude  ,  toujours  a<ricé  dans  fa  retraite 
Se  toujours  étranger  dans  le  monde  s 
ne  feroit  bien  nulle  part.  Il  n'y  auroit 
d'autre  moven  cme  de  partager  fa  vie 
«i^;o,v»  pn  deux  grands  efpaces ,  l'un 
pour  voir  ,  l'autre  pou.  ^fléchir  :  mais 
cela  même  eft  prefque  impoiTïble  ;  car- 
ia   raifon    n'eft  pas  un  meuble  <p\>« 


dz  J.  J.  Rousseau.     151 

pofe  &  qu'on  reprenne  à  ion  gré  ,  & 
quiconque  a  pu  vivre  dix  ans  fans  pen- 
fer  ,  ne  penfcra  de  fa  vie. 

Ceft  encore  une  folie  de  vouloir 
étudier  le  monde  en  fimple  fpedateur. 
Celui  qui  ne  prétend  qu'obferver  n'ob- 
fcrve  rien  ,  parce  qu'étant  inutile  dans 
les  affaires  Se  importun  dans  les  plai- 
fîrs  ,  il  n'eft  admis  nulle  part.  On  ne 
voit  agir  les  autres  qu'autant  qu'on 
agit  foi-même  ;  dans  l'école  du  monde 
comme  dans  celle  de  l'amour  ,  il  faut 
commencer  par  pratiquer  ce  qu'on  veut 
apprendre. 


ÉTUDE  DES   SCIENCES. 

Parmi  tant  d'admirables  méthodes 
pour  abréger  l'étude  des  Sciences  ,  nous 
aurions  grand  befoin  que  quelqu'un 
nous  en  donnât  une  pour  les  apprendre 
avec  effort. 

Plus  nos  outils  font  ingénieux ,  plus 
G4 


i$x         Les     Pensées 

nus  organes  deviennent  grofïiers  Se  mai- 
adroits  :  à  force  de  vafïèmbler  des  ma- 
chines autour  de  nous ,  nous  n'en  trou- 
vons plus  en  nous-mêmes. 


SCIENCES     ET  ARTS. 

.L  5E  s  v  r  i  t  a  Tes  befoins  ainfî  que  le 
corps.  Ceux-ci  font  les  fondements  de 
la  fociété  ,  les  autres  en  font  l'agré- 
ment. 

Le  befoin  éleva  les  trônes  ;  les 
Sciences  &  les  arts  les  ont  affermis. 

Puiflances  de  la  terre  ,  aimez  les  ta- 
lents ,  5c  protégez  ceux  qui  les  culti- 
vent. Peuples  policés ,  cultivez-les  -y  heu- 
reux efclaves  ,  vous  leur  devez  ce  goût 
délicat  cv  fin  dont  vous  vous  piquez  , 
cette  douceur  de  caractère  &Z  cette  ur- 
banité de  mœurs  qui  rendent  parmi 
vous  le  commerce  ii  liant  &  fi  facile , 
en  un  mot  les  apparences  de  toutes  les 
vertus  fans  en  avoir  aucune. 


de  J.  J.  Rousseau.  i/j 
Il  y  a  des  ame^  lâches  &  pufillani- 
mes  qui  n'ont  ni  feu  ,  ni  chaleur  ,  &  qui 
ne  font  douces  que  par  indifférence 
pour  le  bien  Se  pour  le  mal.  Telle  eft 
la  douceur  qu'infpire  aux  peuples  le 
goût  des  lettres. 

Plus  l'intérieur  fe  corrompt,  &  plus 
l'extérieur  fe  compofe  :  c'en:  ainfi  que 
la  culture  des  lettres  engendre  infenfi- 
blement  la  politeue. 

Que  de  danger  !  que  de  fauffes  rou- 
tes dans  l'inveftigation  des  Sciences  1 
par  combien  d'erreurs  mille  fois  plus 
dangereufes  que  la  vérité  n'eft  utile  ,  ne 
faut-il  point  paner  pour  arriver  à  elle  ? 
Le  défavantage  eft  vifible  ;  car  le  faux 
eft  fufceptible  d'une  infinité  de  combi- 
naifons  ;  mais  la  vérité  n'a  qu'une  ma- 
nière d'être. 

Ceft  un  grand  mal  que  l'abus  du 
temps.  D'autres  maux  pires  encore  fui- 
vent  les  Lettres  &  les  Arts.  Tel  eft  le 
luxe  :  né  comme  eux  de  l'oifiveté  &  de 
la  vanité  des  hommes ,  le  luxe  va  rare- 

G  5 


ij4       Le  s    Pensées 

ment  fans  les  Sciences  Se  les  Arts  »  $C 
jamais  ils  ne  vont  fans  lui. 

Quand  les  hommes  innocents  Sz  ver- 
tueux aimoient  à  avoir  les  Dieux  pour 
témoins  de  leurs  actions  ,  ils  habitoient 
enfemble  fous  les  mêmes  cabanes  ;  mais 
bientôt  devenus  méchants ,  ils  Te  laflè- 
rent  de  ces  incommodes  fpectateurs  3 
Se  les  reléguèrent  dans  des  temples  ma- 
gnifiques. Il  les  en  chalTerent  enfin 
pour  s'y  établir  eux-mêmes  ,  ou  du 
moins  les  temples  des  Dieux  ne  fe  dis- 
tinguèrent plus  des  maifons  des  Ci- 
toyens. Ce  fut  alors  le  comble  de  la 
dépravation  y  Se  les  vices  ne  furent  ja- 
mais pouffes  plus  loin  que  quand  on  le.; 
vit ,  pour  ainfî  dire  ,  foutenus  à  l'en- 
trée des  palais  des  Grands  fur  des  co- 
lonnes de  marbres ,  Se  gravés  fur  des. 
chapiteaux  corinthiens. 

O,  Fabricius  î  qu'eût  penfé  votre 
grande  ame,  h",  pour  votre  malheur, 
rappelle  à  la  vie,  vous  euffiez  vu  la  face 
pompeufe  de  cette  Rome  fauvée  pair 


de  J.  J.  Rousseau.      15  j 

votre  bras  ,  ôc  que  votre  nom  refpeéfca- 
blc  avoit  plus  illuftrée  que  toutes  Tes 
conquêtes  ?  „  Dieux  !  euiliez-vous  dit , 
}>  que  font  devenus  ces  toits  de  chau- 
3,  me   &   ces  foyers  ruftiques  qu'habi- 
„  toient  jadis  la  modération  &  la  vertu? 
„  Quelle  fplendeur  funefte  a  fuccédé  à 
„  la  (implicite   Romaine  ?  Quel  eft  ce 
„  langage  étranger  ?    Quelles  font  ces 
5)  mœurs  efféminées  ?  Que  lignifient  ces 
,3  ftatues  ,  ces  tableaux  ,    ces  édifices  ? 
?,  înfenfés ,  qu'avez-vous  fait  ?    Vous , 
s,  les  maîtres  des  Nations  ,  vous   vous 
.,  êtes  rendus  les  efclaves  des  hommes 
„  frivoles  que  vous  avez  vaincus  !  Ce 
„  font  des  Rhéteurs  qui  vous  gouver- 
,j  nent  I  c'eft  pour  enrichir  des  Archi- 
5,  tedfces  ,  des  Peintres  ,  des  ftatuaires  &c 
3>  des  hiftrions  ,  que  vous  avez  arrofé 
„  de  votre  fang  la  Grèce  &  l'Afie  !  Les 
„  dépouilles  de  Carthage  font  la  proie 
„  d'un  joueur  de  flûte  !  Romains ,  hâ- 
„  tez-vous  de  renverfer  ces  amphithéâ- 
„  très  j   brifez  ces  marbres  ,  brûlez  ces 

G  6 


156        Le  s   Pensées 

„  tableaux ,  chaflez  ces  efclaves  qui 
„  vous  fubj  liguent ,  &c  dont  les  funeftes 
s,  arts  vous  corrompent.  Que  d'autres 
„  mains  s'illuftrent  par  de  vains  talents  : 
„  le  feul  talent  digne  de  Rome  eft  celui 
„  de  conquérir  le  monde  ôc  d'y  faire 
yi  régner  la  vertu.  Quand  Cynéas 
.,,  prit  notre  Sénat  pour  une  aflèmblée 
„  de  Rois  ,  il  ne  fut  ébloui ,  ni  par  une 
.>,  pompe  vaine  ,  ni  par  une  élégance 
„  recherchée.  Il  n'y  entendit  point  cette 
„  éloquence  frivole  ,  l'étude  Se  le  char- 
„  me  des  hommes  futiles.  Que  vit  donc 
,j  Cynéas  de  fi  majeftueux  ?  O  citoyens  \ 
„  il  vit  un  fpectacle  que  ne  donneront 
„  jamais  vos  richelles  ni  tous  vos  arts  ;  le 
,,  plus  beau  fpedtacle  qui  ait  jamais  paru 
„  fous  le  Ciel ,  l'afiemblée  de  deux  cents 
„  hommes  vertueux  ,  dignes  de  com- 
„  mander  à  Rome  a  &  de  gouverner 
,j  k  terre.  „ 

Le  goût  des  lettres  &:  des  beaux 
Arts  anéantit  l'amour  de  nos  premiers 
devoirs  &  de  la  véritable  gloire.  Quand 


de  J.  J.  Rousseau,  tyf 
une  fois  les  talents  ont  envahi  les  hon- 
neurs dûs  à  la  vertu ,  chacun  veut  être 
un  homme  agréable ,  &c  nul  ne  fe  foucïe 
d'être  un  homme  de  bien.  De  là  naît 
encore  cette  autre  inconféquence,  qu'on 
ne  récompenfe  dans  les  hommes  que 
les  qualités  qui  ne  dépendent  pas  d'eux  : 
car  nos  talents  naiflent  avec  nous  ,  nos 
vertus  feules  nous  appartiennent. 

Le   goût    de  la  philofophie  relâche 
tous   les  liens  d'eftime  &  de  bienveil- 
lance ,    qui  attachent  les  hommes  à  la 
fociété  ;  &  c'eft  peut-être  le  plus  dan- 
gereux des  maux  qu'elle  engendre.   Le 
charme    de  l'étude  rend   bientôt    inii- 
pide  tout  autre  attachement.  De  plus ,  à 
force  de  réfléchir  fur  l'humanité  ,  à  for- 
ce d'obferver  les  hommes ,  le   phil©fo- 
phe   apprend  à  les   aprécier  félon  leur 
valeur  ;  &.  il  eft  difficile  d'avoir  bien  de 
l'affeélion  pour  ce  qu'on  méprife.  Bien- 
tôt il  réunit  en  fa  perfonne  tout  l'in- 
térêt que  les  hommes  vertueux  parta- 
gent avec  leurs  fembUibles  :  fon  mépris 


1 5 8       Les    Pensées 

pour  les  autres  tourne  au  profit  de  ion 
orgueil  ;  Ton  amour  propre  augmente 
en  même  proportion  que  fon  indiffé- 
rence pour  le  refte  de  l'univers.  La 
famille  ,  la  patrie  ,  deviennent  pcur 
lui  des  mots  vuides  de  iens  :  il  n'eft 
ni  parent  3  ni  citoyen ,  ni  homme  ;  il 
eft  philofophe. 

En  m^rne  temps  que  la  culture  des 
Sciences  retire  en  quelque  forte  de  la 
preiïè  le  cceur  du  philofophe ,  elle  y  en- 
eaçe  en  un  autre  fens  celui  de  l'homme 
de  lettres  ,  &  toujours  avec  un  égal 
préjudice  pour  la  vertu.  Tout  homme 
qui  s'occupe  des  talents  agréables  veut 
plaire  ,  être  admiré  ;  3c  il  veut  être 
admiré  plus  qu'un  autre.  Les  appîau- 
diflements  publics  appartiennent  à  lui 
feul  :  je  dirois  qu'il  fait  tout  pour  les 
obtenir  ,  s'il  ne  faifoit  encore  plus  pour 
en  priver  fes  concurrents.  De  là  naiÊ- 
fent  d'un  côté  ,  les  rafinements  du  goût 
&  de  la  politelîe  ,  vile  &c  baffe  flatterie, 
foins  fcdu&eurs  ,   infidieux  ,  puériles  .> 


de  J.  J.  Rousseau,     i$$ 

qui ,  à  la  longue  ,  rapetiiTent  l'ame  ,  & 
corrompent  le  cœur  ;  &c  de  l'autre  les 
jaloufies,  les  rivalités ,  les  haines  d'ar- 
tiftes  Ci  renommées  3  la  perfide  calom- 
nie ,  la  fourberie  ,  la  trahifon ,  8c  tou* 
ce  que  le  vice  a  de  plus  lâche  &c  de  plus 
odieux.  Si  le  Philofophe  méprife  les 
hommes  ,  l'artiftc  s'en  fait  bientôt  mé- 
prifer  ,  &c  tous  deux  concourent  enfin 
à  les  rendre  méprifables. 

La    Science    n'eft  point   faite   pour 
l'homme  en  général.  Il  s'égare  fans  ceiTe 
dans  fa  recherche  ;  &:  s'il  l'obtient  quel- 
quefois ,  ce  n'eft  prefque  jamais  qu'à  fon 
préjudice,  Il  eiï  né  pour  agir  &  penfer9 
É  &  non  pour  réfléchir.   La  réflexion  ne 
fert  qu'à  le  rendre  malheureux  3  fans 
le  rendre  meilleur   ni  plus  fage  :  elle 
l  lui  fait  regretter  les  biens  parles  3    &C 
l'empêche  de  jouir  du  préfent  :  elle  lui 
préfente  l'avenir  heureux    pour   le  fé- 
duire  par  l'imagination  ,  &  le  tourmen- 
par  les  défirs  ;  &  l'avenir  malheu- 
reux pour  le  lui  faire  fentir  d'avance 


i6c  Les  Pensées 
L'étude  corrompt  Tes  mœurs ,  altère  fa 
fanté  ,  décruit  fon  tempérament  ,  de 
oâte  fouvent  fa  raifon  :  fi  elle  lui  appre- 
noit  quelque  chofe ,  je  le  trouve  rois  en- 
core fort  mal  dédommagé. 

J'avoue  qu'il  y  a  quelques  génies  fu- 
blimes  qui  favent  pénétrer  à  travers 
des  voiles  dont  la  vérité  s'enveloppe  5 
ouelques  âmes  privilégiées ,  capables 
de  réfifter  à  la  bétife  de  la  vanité  ,  à  la 
baffe  jaloufie  &  aux  autres  paillons 
qu'engendre  le  goût  des  lettres.  Le  petit 
nombre  de  ceux  qui  ont  le  bonheur  de 
réunir  ces  qualités  ,  eft  la  lumière  3c 
l'honneur  du  genre  humain  ;  c'eft  à  eux 
feuls  qu'il  convient  pour  le  bien  de  tous, 
de  s'exercer  à  l'étude  j  &c  cette  excep-  - 
tion  même  confirme  la  règle  :  car  fl 
tous  les  hommes  étoient  des  Socrate  ,  la 
Science  alors  ne  leur  feroit  pas  nuiiî- 
ble  ;  mais  ils  n'auroient,  aucun  befoin 
d'elle. 

Les  mêmes  caufes  qui  onr  corrompu 
les  peuples  ,  fervent  quelquefois  à  pré- 


t>E  J.  J.  Rousseau.     iot 
venir  une  plus  grande  corruption  :  c'eft 
ainfi  que  celui ,  qui  s'eft  gâté  le  tempé- 
rament par  un  ufage  indifcret  de  la  Mé- 
decine ,   eft   forcé  de  recourir   encore 
aux  Médecins  pour  fe  conferver  en  yie  ; 
&  c'eft  ainfi  que  les  Arts  &  les  Scien- 
ces ,    après  avoir  fait  éclore  les  vices  3 
font  néceflaires  pour  les  empêcher  de  fe 
tourner  en  crimes  -,  ils  les  couvrent  au 
moins  d'un  vernis  qui  ne  permet  pas  au 
'  poifon  de  s'exhaler  aufïi  librement.  Elles 
détruifent  la  vertu ,  mais  elles  en  laifTent 
le  fimulacre  public  ,  qui  eft  toujours  une 
belle  chofe.  Elles  introduifent  à  fa  place 
la    politerTe  &C  les  bienféances  ;    à  la 
crainte    de    paroître    méchant   ,     elles 
fubftituent  celle  de  paroître  ridicule. 


\Ci         Les    Pensées 


TALENT. 

L-j  A  Nature  femble  avoir  partagé  des 
Talents  divers  aux  hommes  pour  leur 
donner  à  chacun  leur  emploi  a  fans  égard 
à  la  condition  dans  laquelle  ils  font  nés. 
Il  y  a  deux  chofes  à  confîdérer  avant 
le  Talent  ;  favoir  les  mœurs  &:  la  fé- 
licité. L'homme  eft  un  être  trop  noble 
pour  devoir  fervir  fimplement  d'infini- 
ment à  d'autres  ;  8c  l'on  ne  doit  point 
l'employer  à  ce  qui  leur  convient  fans 
cor.fulter  aufïi  ce  qui  lui  convient  à  lui- 
même  ;  car  les  hommes  ne  font  pas 
faits  pour  les  places ,  mais  les  places 
font  faites  pour  eux  ;  Se  pour  diftribuer 
convenablement  les  chofes  ,  il  ne  faut 
pas  tant  chercher  dans  leur  partage 
l'emploi  auquel  chaque  homme  eft  le 
plus  propre  ,  que  celui  qui  eft  le  plus 
propre  à  chaque  homme,  pour  le  rendre 
bon  &  heureux  autant  qu'il  eft  pof- 


de  J.  J.   Rousseau.     165 

jfîble.  Il  n'eft  jamais  permis  de  détério- 
rer une  ame  humaine  pour  l'avantage 
des  autres  ,  ni  de  faire  un  fcélérat  pour 
le  fervice  des  honnêtes  gens. 

Pour  fuivre  Ton  Talent  il  faut  le  con- 
noître.  Eft-ce  une  chofe  aifée  de  difcer- 
ner  toujours  les  Talents  des  hommes? 
Et  à  Tâge  où  l'on  prend  un  parti  fi  l'on 
a  tant  de  peine  à  bien  connoître  ceux 
des  enfants  qu'on  a  le  mieux  obfervés  , 
comment  celui  dont  l'éducation  aura 
été  négligée ,  faura-t-il  de  lui-même 
diftinguer  les  liens  ?  Rien  n'eft  plus  équi- 
voque que  les  fignes  d'inclination  qu'on 
donne  dès  l'enfance  ;  l'efprit  imitateur 
y  a  fouvent  plus  de  part  que  le  Talent  5 
ils  dépendent  plutôt  d'une  rencontre 
fortuite  que  d'un  penchant  décidé ,  Se 
le  penchant  même  n'annonce  pas  tou- 
jours la  difpofition. 

Le  vrai  Talent ,  le  vrai  génie  a  une 
certaine  {implicite  qui  le  rend  moins 
inquiet ,  moins  remuant ,  moins  prompt: 
à    fe    montrci  qu  un  adorent    8s    faux 


i£4  Les  Pensées 
Talent  qu'on  prend  pour  véritable  ,  Se 
qui  n'eft  qu'une  vaine  ardeur  de  briller, 
fans  moyens  pour  y  réuiïîr.  Tel  entend 
un  tambour  &  veut  être  un  général  ; 
un  autre  voit  bâtir  &  fe  croit  Archi- 
tecte. 

On  n'a  des  Talents  que  pour  s'élever, 
perfonne  n'en  a  pour  defcendre  ;  eft-ce 
bien  là  l'ordre  de  la  Nature  ? 

Quand  chacun  connoîtroit  Ton  Ta- 
lent ,  &  voudrait  le  fuivre  ,  combien  le 
pourraient  2  Combien  furmonteroient 
d'injuftes  obftacles  î  Combien  vain- 
croient  d'indignes  concurrents  ?  Celui 
qui  fent  fa  foiblelfe  appelle  à  Ton  fecours 
le  manège  &  la  brigue  ,  que  l'autre  plus 
fur   de  lui  dédaigne. 

Tant  d'établilfements  en  faveur  des 
arts  ne  font  que  leur  nuire.  En  multi- 
pliant indifcrettement  les  fujets ,  on  les 
confond  j  le  vrai  mérite  relie  étouffé 
dans  la  foule ,  «5c  les  honneurs  dus  au 
plus  habile  font  tous  pour  le  plus  inrr<' 
gawv. 


de  J.  J.  Rousseau,     i 65 

S'il  exiftoit  une  fociété  où  les  emplois 
&  les  rangs  fuffent  exactement  mefurés 
fur  les  Talents  &  le  mérite  perfonnel  , 
chacun  pourroit  afpirer  à  la  place  qu'il 
fatiroit  le  mieux  remplir  ;  mais  il  faut 
fe  conduire  par  des  règles  plus  fùres  & 
renoncer  au  prix  des  Talents ,  quand  le 
plus  vil  de  tous  eft  Le  feul  qui  mené  à 
la  fortune. 

Il  eft  difficile  de  croire  que  tous  les 
Talents  divers  doivent  être  développés  ; 
car  il  faudrait  pour  cela  que  le  nombre 
de  ceux  qui  les  poftedent  fut  exa&e- 
I  ment  proportionné  aux  befoins  de  la 
!  fociété  ;  ôc  fi  l'on  ne  laiflbit  au  travail 
de  la  terre  que  ceux  qui  ont  éminem- 
ment le  Talent  de  l'Agriculture  ,  ou 
qu'on  enlevât  à  ce  travail  tous  ceux  qui 
font  plus  propres  à  un  autre  ,  il  ne  res- 
terait pas  aiTez  de  laboureurs  pour  la 
cultiver  &  nous  faire  vivre. 

Les  Talents  des  hommes  font  comme 
les  vertus  des  drogues  que  la  nature  nous 
donne  pour  guérir  nos  maux  9  quoique 


j66         Les   Pensées 

fon  intendon  foie  que  nous  n'en  ayons 
pas  befoin.  il  y  a  des  plantes  qui  nous 
empoifonnent ,  des  animaux  qui  nous 
dévorent ,  des  Talents  qui   nous  font 
pernicieux.      S'il    falloit    toujours  em- 
ployer chaque  chofe  félon   fes  princi- 
pales   propriétés  ,    peut-être  feroit-on 
moins  de  bien  que  de  mai  aux  hommes. 
Les  peuples  bons  6:  {impies  n'ont  pas 
befoin  de  tant  de  Talents  ;  ils  fe  ioutien- 
nent  mieux  par  leur  fimplicité  que  les 
autres  par  toute  leur  induftrie.  Mais  à 
mefure  qu'ils  le  corrompent ,  leurs  Ta- 
lents fe  développent  comme  pour  fervir 
de  fupplément  aux  vertus  qu'ils  per- 
dent ,  6v  pour  forcer  les  méchants  eux- 
mêmes  d'être  utiles  en  dépit  d'eux. 


G  O.V  T. 

JLe  bon  n'eft  que  le  beau  mis  en  ac- 
tion; l'un  tient  intimement  à  l'autre  de 
ils  ont  tous  deux  une  four  ce  commune 


DE  J.   J.    ROUS  SEAU.      iCj 

dans  la  nature  bien  ordonnée.  Il  s'en- 
fuie que  le  Goût  fe  perfectionne  par  les 
mêmes  moyens  que  la  fagefie  3  ôc  qu'une 
ame  bien  touchée  des  charmes  de  la 
vertu  doit  à  proportion  être  aulîi  fenfi- 
ble  à  tous  les  genres  de  beautés. 

On  s'exerce  à  voir  comme  à  {entir  , 
ou  plutôt  une  vue  exquife  n'çft  q 
fentiment  délicat  Ôc  fin.  Ceft 
qu'un  peintre  à  l'afpec!  d'un  beau  payfa- 
ge  ou  devant  un  beau  tableau  ,  s'extafie 
à  des  objets  qui  ne  font  pas  même  re- 
marqués d'un  fpe&ateur  vulgaire.  Com- 
bien de  chofes  qu'on  n'apperçoit  aue 
par  fentiment,  8c  dont  il  eft  impoffible 
de  rendre  raifon  ?  Combien  de  ces  je 
ne  fais  quoi  qui  reviennent  fi  fréquem- 
ment &c  dont  le  goût  feul  décide  ? 

Le  goût  eft  en  quelque  manière  le 
microfeope  du  jugement  ;  c'eft  lui  qui 
met  les  petits  objets  à  fa  portée,  &  fes 
opérations  commencent  où  s'arrêtent 
celles  du  dernier.  Que  faut-il  donc  pour 
le  cultiver  ;  S'exercer  à  voir  ainfi  qu'à 


ï68        Les    Penszes 

fentir,  &  à  juger  da  beau  par  infpec- 

tion  comme  du  bon  par  fentiment. 

Le  luxe  &  le  mauvais  goût  font  irré- 
parables. Par-tout  où  le  goût  eft  dif- 
pendieux ,  il  eft  faux. 

Ceft  fur-tout  dans  le  commerce  des 
deux  fexes  que  le  goût ,  bon  ou  mauvais 
prend  fa  forme }  fa  culture  eft  un  effet 
néceffaire  de  ïobjet  de  cette  fociétéj 
Mais  quand  la  facilité  de  jouir  attiédit  ,e 
défir  de  plaire,  le  goût  doit  dégénérer  j 
&  c'eft  là ,  ce  me  femble  ,  une  raifon  des* 
plus  fenfibles  pourquoi  le  bon  Goûç 
tient  aux  bonnes  mœurs. 

Le  Goût  fe  corrompt  par  une  délij 
cateffe  excefïive,  qui  rend  fenfible  à  des 
chofes  que  le  gros  des  hommes  n  apperj 
coit  pas -.cette  délicatefle  mené  à  l'el 
prit  de  difeuffion;  car  plus  on  iubnlife 
les  objets,  plus  il  fe  multiplient  :  cette 
fubtilité  rend  le  caâ  plus  délicat  & 
moins  uniforme.  ïl  fe  forme  alors  ai 
tant  de  goûts  qu'il  y  a  de  têtes.  Dan; 
les  difputcs  fur  la  -référence  ,  la  phill 

fopllM 


Dt  J.  J.   ROUSSEAU.        l€) 

(bpnîe  Se  les  lumières  s"*érendenr ,  Se  c'effc 
ainfî  qu'on  apprend  à  penfer.  Les  ob- 
fervations  fines  ne  peuvent  gueres  être 
faites  que  par  des  gens  très  répandus  , 
attendu  qu'elles  frappent  après  toutes 
les  autres,  Se  que  les  gens  peu  accou- 
tumés aux  fociétés  nombreuses  y  épui- 
fent  leur  attention  fur  les  grands  traits» 
Il  n'y  a,  peut-être,  à  préfent  un  lieu  po- 
licé fur  la  terre ,  où  le  goût  général  l'oit 
plus  mauvais  qu'à  Paris.  Cependant 
c'eft  dans  cette  Capitale  que  le  bon  goût 
fe  cultive  ;  Si  il  paroît  peu  de  livres  e  fu- 
més dans  l'Europe ,  dont  l'Auteur  n'ait 
été  fe  former  à  Paris.  Ceux  qui  penfenc 
qu'il  fuffit  de  lire  les  livres  qui  s'y  font , 
fe  trompent  ;  on  apprend  beaucoup 
plus  dans  là  converiacion  des  Auteurs 
qae  dans  leurs  livres  5  5c  les  Auteurs 
eux  -  mêmes  ne  font  pas  ceux  avec  quî 
Ton  apprend  le  plus.  C'eft  l'efprit  des 
foc  étés  qui  développe  une  tete  pen- 
fai  te,  &  qui  porte  la  vue  auiïî  loin 
qu'elle  peut  aller.  Si  vous  avez  une  ctin- 

H 


17©  &ES     PEXSfES 

celle  de  génie ,  allez  paffer  une  année  a 
paris  :  bientôt  vous  ferez  tout  ce  que 
vous  pouvez  être ,  ou  vous  ne  ferez  ja- 
mais rien. 


IMAGINATION. 

jL  E  pouvoir  immédiat  des  fens  eft  foï- 
;ble  &  borné  :  c'eft-  par  l'entremife  de 
l'Imagination  qu'ils  font  leurs  plus 
grands  ravages i  c'eft  elle  qui  prend 
foin  d'irriter  les  défirs  en  prêtant  à 
leurs  objets  encore  plus  d'attraits  que 
îie  leur  en  donnât  la  nature  \  c'eft  elle 
qui  découvre  à  l'œii  avec  fcandale  ce 
qu'il  ne  voit  pas  feulement  comme  nu , 
mais  comme  devant  être  habillé.  Il  n'y 
a  point  de  vêtement  fi  modefte  au  tra- 
vers duquel  un  regard  enflammé  par 
l'Imagination  n'aille  porter  les  défirs. 
Une  jeune  Chinoife ,  avançant  un  bout 
.-de  pied  couvert  &  chauifé,  fera  plus 
de  cayage  à  Pékin  que  n'eût  fait  la  plus 


de  J,  J.  Rousseau,      iji 

belle  fille  du  monde  danfant  toute  nue 
au   bas  du   Taygete. 

Malheur  à  qui  n'a  plus  rien  à  dé/îrer  ! 
il  perd  pour  ainfi  dire  tout  ce  qu'il  pof- 
fede.  Qn  jouit  moins  de  ce  qu'on  ob- 
tient que  de  ce  qu'on  espère-,  &  l'on 
n'efl:  heureux  qu'avant  d'être  heureux. 
En  effet ,  l'homme  avide  &  borné ,  fait 
peur  tout  vouloir  &  peu  obtenir ,  a  reçu 
du  Ciel  une  force  confolante  qui  rap- 
proche de  lui  tout  ce  qu'il  défire  »  qui  le 
foumet  à  fon  Imagination,  qui  le  lui 
rend  prêtent  &  fenfïble,  qui  le  lui  livre 
en  quelque  forte,  &c  pour  lui  rendre 
cette  imaginaire  propriété  plus  douce  , 
k  modifie  au  gré  de  fa  pafïion.  Mais 
tout  ce  preftige  difparoît  devant  l'objet, 
même  5  rien  n'embellit  plus  cet  objet 
aux  yeux  du  pofleflèur;  on  ne  fe  figure 
point  ce  qu'on  voit  :  l'imagination  ne 
pare  plus  rien  de  ce  qu'on  poffe-le  : 
tiHufîon  cciïb  où  commence  la  jouif- 
fa  v.ce. 

En  toute  chofe  l'habitude  tue  l'Inu- 
Hi 


Wj.  LES     PEU  SE  £3 

çination,  il  n'y  a  que  les  objets  nou- 
veaux qui  la  réveillent.  Dans  ceux  que 
Ifon  voie  tous  les  jours,  ce  n'eft  plus 
î'imigination  qui  agit,  c'eft  la  mémoire, 
&  voilà  la  raifon  de  L'axiome  «b.  ajfùe-. 
tis  norifitpaffio;  car  ce  n'eft  qu'au  feu 
de  1  Imagination  que  tes  parlions  s'allu- 
ment. 

L'odorat  eft  le  feus  de  l'Imagination. 
Donnant  aux  nerfs  un  ton  plus  Fort,  il 
doit  beaucoup  agiter  le  cerveau  ;  c'eft 
pour  cela  qu'il  ranime  un  moment  le 
îempérament  &  i'épuife  à  la  longue.  Il 
a  dans  l'amour  des  effets  allez  connus  : 
le  doux  parfum  d'un  cabinet  de  toilette 
a'eft  pas  un  piège  auiïi  foible  qu'on  pen- 
&;  &  je  ne  fais  s'il  faut  féliciter  ou 
plaindre  l'homme  fage  &  peu  feniible  , 
que  l'odeur  des  fleurs  que  fa  maîtrefle 
a  fur  le  fein   ne  fit   jamais  palpiter. 

Le  fouvenir  des  objets  qui  nous  ont 
frappés ,  les  idées  que  nous  ayons  ac- 
quîtes ,  nous  fuivent  dans  la  retraite  ,  la 
peuplent,  malgré  nous,  d'images  plus 


DZ  J.  J.    ROU  S  SEAU.       Jjy 

féiuifantes  que  les  objets  mêmes ,  Se 
rendent  la  foiitude  auflï  fanefle  à  celui 
qui  les  y  porte  ,  qu'elle  e il  utile  à  celui 
qui  s'y  maintient  toujours  feul. 

Quoique  l'ufage  ordinaire  Toit  d'au-» 
noncer  par  degrés  les  trifles  nouvelles  t 
il  y  a  des  Imaginations  fougueufes ,  qui 
fur  un  mot  portent  tout  à  l'extrême  , 
avec  lefquelles  il  vaut  mieux  fuivre  une 
toute  contraire  6v  les  accabler  d'abord 
pour  leur  ménager  enfuite  des  adoucif- 
fements. 

S  I  G  N  E  S. 

KJ  Ne  des  erreurs  de  notre  âge  eft 
d'employer  la  raifon  trop  nue,  comme 
fi  les  hommes  n'étoient  qu'efprit.  En 
négligeant  la  langue  des  Signes  oui 
parlent  à  l'imagination  ,  l'on  a  perdu 
le  plus  énergique  des  langages.  I/im- 
preQion  de  la  parole  eft  toujours  foi" 
ble ,  Se  l'on  parle  au  cœur  par  les  yeux 

II  3 


174  Les  Pensées 
bien  mieux  que  par  les  oreilles.  En 
voulant  tout  donner  au  rayonnement 
nous  avons  réduit  en  mots  nos  précep- 
tes, nous  n'avons  rien  mis  dans  les  ac- 
tions. La  feule  raifon  n'eft  point  acti- 
ve ;  elle  retient  qudquefôïs3  rarement 
elle  excite  ,  &  jamais  elle  n'a  rien  lait 
de  grand.  Toujours  raifonner  eft  la 
manie  des  petits  efprits.  Les  âmes  for- 
tes ont  bien  un  autre  langage;  c'eft  par 
ce  langage  qu'on  péri  ua.de  &  qu'on  fait 


agir. 


Dans  les  (iecles  modernes ,  les  hom- 
mes n'ont  plus  de  prife  les  uns  fur  les 
autres  que  par  la  force  &  par  l'intérêt  ; 
au  lieu  que  les  anciens  agiftoient  beau- 
coup plus  par  la  perfaalion,  par  les 
affections  de  l'arne ,  parce  qu'ils  ne  né- 
gligeoient  pas  la  langue  des  Signes. 
Toutes  les  conventions  fe  p  Ululent 
avec  folemnité  pour  les  rendre  plus  in- 
violables. Dans  le  gouvernement,  l'an- 
gufte  appareil  de  la  Puiflance  royale  en 
impofok  aux  fujets.  Des  marques  de  di- 


DE    J.    J.    ROUSSEJU.      175 
gnités,  un  trône  ,  un  fceptre  ,  une  robe 
de   pourpre,  une   couronne,   un  ban- 
deau, étoient  pour  eux  des  chofes  re- 
crées.  Ces   Signes   refpedés   leur    ren- 
doient  vénérable    l'homme     qu'ils    en 
voyoient  orné;  fans  foldats-,  fans  me- 
naces ,  fi-tôt  qu'il  parloir ,  il  écok  obéi. 
Le  Clergé  Romain  ,  les  a  très  habile* 
ment  confervés ,  &  à  fon  exemple  quel- 
ques republiques,  entre  autre  celle  de 
Vcnife.  Auflï   le   gouvernement  Véni- 
tien ,  malgré  la  chute  de  l'Etat,   jouic- 
il  encore  fous  l'appareil  de  Ton  antique 
majefté ,  de  toute  l'affection ,  de  toute 
l'adoration  du  peuple;  &  après  le  Pape 
orné  de  &  tiare  ,  il  n'y  a  peut-être  ni 
roi ,  ni  potentat,  ni  homme  au  monde 
auiïï  refpefté  que  le  doge   de  Venifc  , 
fans  pouvoir  ,  fans  autorité  ,  mais  rendu 
facré  par  fa  pompe,  &  paré  fous  fa  corné 
ducale  ,  d'une  coefture  de  femme.  Cette 
cérémonie  du  Bucentaure ,  qui  fait  tant 
rire  les  fots  ,  feroit  verfer  à  la  populace 
de  Venife  tout  fou  fang  pour  le  mai&r 

H  4 


ijC>         Les    Pensées 

tien  de  Ton  ryrannique  gouvernement, 
Ce  que  les  anciens  on  fait  avec  l'é- 
loquence eft  prodigieux,  mais  cette  élo- 
quence ne  confïftoit  pas  feulement  en 
beaux  difeours  bien  arrangés  >  &  jamais 
elle  n'eût  plus  d'effet  c-::  qu.nd  Fora^ 

teur  parîoît  le  moins.  Ce  qu'on  difoit 
le  plus  vivement  ne  s'exprimoit  pas  par 
des  mots ,  mais  par  des  Signes  ;  on  ne 
le  difok  pas,  on  le  montroit.  L'objet 
qu'on  expofe  aux  yeux  ébranle  l'imagi- 
nation, excire,  la  curiofité,  tient  l'ef- 
prit  dans  l'attente  de  ce  qu'on  va  dire , 
Se  fouvent  cet  objet  feul  a  tout  dit. 
Trafib  juin  coupant  des  têtes 

de  pavots,  Alexandre  appliquant  fon 
fceau  fur  la  bouche  de  fon  favori ,  Dio- 
gêne  marchant  devant  Zenon  ,  ne  par- 
!oient-ils  pas  mieux  que  s'ils  avoient  fait 
de  longs  difccuis  :  Quel  circuit  de  pa- 
ïoles  eût  auffi-bien  rendu  les  mêmes 
idées  ?  Darius  engagé  dans  la  Scythie 
avec  fon  armée,  reçoit  de  la  part  du 
Roi  des  Scythes  un  oiieau,  une  gte- 


de  J.  J.  Rousseau.    177 

nouille,  une  fouris&  cinq  flèches.  L'Am- 
baifadeur  remet  Ton  préfenr ,  &  s'en 
retourne  Tans  rien  dire.  De  nos  jours 
cet  homme  eût  parle  pour  fou.  Cette 
terrible  harangue  fut  entendue ,  Se  Da- 
rius n'eût  plus  grande  hâte  que  de  re- 
gagner fon  pays  comme  il  pur.  Subiti- 
tuez  une  lettre  à  ces  Signes  ;  plus  elle* 
fera  menaçante  Se  moins  elle  effrayera  :. 
ce  ne  fera  qu'une  fanfaronade  dont  l'a- 
rius  n'eût  fait  que  rire. 

Que  d'attentions  chez  les  Romains  à  la 
laneue  des  Signe-:  !  des  vêtements  divers 
félon  les  âges  ,  félon  les  condition:  j  des 
toges  ,  de  fayes ,  des  prétextes ,  des  bul- 
les, des  laticlaves  ,  des  chaînes ,  des  lic- 
teurs ,  des  faifeeaux,  des  haches*, 
des  couronnes  d'or  ,  d'herbes,  de  feuil- 
les ,  des  ovations ,  des  triomphes,  tout 
chez  eux  étoit  appareil,  repréfemation  , 
cérémonie,  Se  tout  faifoît  impreffiofi 
fur  les  cœurs  des  citoyens,  Il  impoî'- 
toit  à  l'Etat  que  le  peuple  s'i  fletnl 
un  tel  lieu  plutôt  ou'en  ecl  aiu cre 

U 


i7g        Lzs  pEiïsÉrs 

vît  ou  ne  vît  pas  le  Capitule  ;  qu'il  fùï 
ou  ne  fut  pas  tourné  du  côté  du  Sénat  -, 
qu'il  délibérât  tel  ou  tel  jour  par  pré- 
férence. Les  accufés  changeoient  d'ha- 
bit ,  les  candidats  en  changeoient  i  les 
ouerriers    ne    vantoient    pas  leurs    ex- 
ploits,    ils  rnontroient  leurs   bleflures. 
A  la  mort  de  Céfar,  j'imagine  un  de 
nos  orateurs  voûtant  émouvoir  le  peu- 
ple ,  épuifer  tous  les  lieux  communs  de 
l'art ,  pour  faire  une  pathétique  defcrip- 
tion  de  fes  plaies ,  de  fon  fang ,  de  fon 
cadavre  :  Antoine  ,    quoiqu'éloquent , 
ne  dit  point  tout  cela  ;  il  fait  apporter 
le  corps.  Quelle  rhétorique  ! 


f«— 


■1WI   rWTTTII  I    ■ 


IDÉES. 


j  A  manière  de  former  les  Idées  eft 
ce  qui  donne  un  caractère  à  l'efprit  hu- 
main. L'efprit  qui  ne  forme  fes  idées 
eue  fur  des  rapports  réels ,  eft  un  efprit 
foiide  5  et  lui  qui  fc  contente  de  rap- 


DE  J.  J.   ROV  SS1AV.       îj> 
{torts  apparents  ,  eft  un  efprit  fuperfi* 
ciel  :  celui    qui    voie  les  rapports   tels 
qu'ils  font ,  eft  un  efprit  jufte  -,  celui  qui 
les    apprécie  mal ,  eft  un  efprit  faux  :-. 
celui  qui  controuve  des  rapports  ima»- 
ginaires  qui  n'ont  ni  réalité,  ni  appa- 
rence ,  eft  un  fou  ;  celui  qui  ne  com- 
pare point  eft  un  imbéciile.  L'aptitude 
plus  ou  moins  grande  à  comparer  des. 
idées  &  à  trouver  des  rapports ,  eft  es  * 
qui  fait  dans  les  hommes  le  plus  ou  le .- 
moins  d'efprit. . 

Les  idées  (impies  ne  font  que  des 
fenfations  comparées.  Il  y  a  des  juge-, 
ments  dans  les  (impies,  fenfations  ,au(ïï 
bien  que  dans  les  fenfations  compte» 
xes,  que  fappell-  idées  (impies.  Dars 
la  fenfation,  le  jugement  eft  pureme;^ 
paiïif,  il  affirme  qu'on  fent  ce  qu'on 
fenr,  Dans  la  perception  au  idée,  I*: 
jugement  eft  actif;  il  rapproche 3  -: l 
compare,  il  détermine  des  rapport 
que  le  fens  ne  détermine  pas,  Voij|i 
îouce  là  différence-,  mais  elle. eft  grar.< 

H  6 


ttte        Les   Priïséis 

de.  Jamais  la  nature  ne  nous  trompe  s 
fc-éft  toujours  nous  qui  nous  trom- 
pons. 


A  C  C  E  N  T. 

O  E  piquer  de  Savoir  point  d'Accent  3. 
c'eft  (e  piquer  d'ôter  aux  phrafes  leur 
grâce  Se  lenr  énergie.  L'Accent  eft 
îJamc  du  difccuis  ;  il  lui  donne  le  Cen- 
îiment  &:  la  vérité,  L'Accent  mène 
moins  que  ta  paroiei  Ceft  peut-être, 
pour  cela  que  les  gens  bien  élevés  le 
craignent  tant.  C'eft  de  l'u  fa  ce  de  tout 
dire  fur  le  même  ton  qu'eft  venu  celui 
de  psrfifïler  les  gens  fans  qu'ils  le  fen=* 
tent.  A  l'Accent  praferit  fuccedent 
des  manières  de  prononcer  ridicules , 
affedées ,  &  fujectes  à  la  mode ,  telles 
qu'on  les  remarque  fur-tout  dans  les 
jeunes  gens  de  la  Cour.  Cette  affecta- 
tion de  parole  &  de  maintien  eft  ce  qi.I 
Xend  générale  ment  l'abord  du  foajiço& 


&E  J.  J.  RoVssZAV*  rti 
tepouflànt  &  défagréable  aux  autres  na- 
tions.  Au  lieu  de  mettre  de  l'Accent 
dans  fon  parler ,  il  y  met  de  l'air.  Ce 
n'eft  pas  le  moyen  de  prévenir  en  fa  fa- 
veur. 


THÉÂTRE. 

L  E  mal  qu'on   reproche   au  Théâtre 
si'eft    pas    précisément    d'infpirer    des 
pallions  criminelles,  mais  de  difpofer- 
J'ameàdes  fentiments  trop  tendres  qu'on 
fatisfait  enfuite  aux  dépens  de  la  vertu,. 
X-es   douces   émotions  qu'on  y   refient 
n'ont  pas  par  elles-mêmes  un  objet  dé- 
terminé y  mais  elle  en    font  naître     le 
befoinj  elles  ne    donnent  pas  précifé» 
ment  de  l'amour  ,  mais  elles  préparent 
à  en  fentir }  elles  ne  chpifufent  pas  k 
çerfonne  qu'on  doit  aimer  ,  mais  elles 
nous  forcent  à  faire  ce  choix. 

Si  les  héros  de  quelques  pièces  feu- 
■mettent  l'amour  au  devoir,,  en.  adisai-- 


jr3i        Les    ?  z  n  s  ê  2  5- 

ritfH  leur  force,. le  cœur  fe  prête  à  leur 
foibleflè  j  on  apprend  moins  à  fe  don- 
ner leur  courage  qu'à  fe  mettre  dans  le 
cas  d'en  avoir  befoin.  C'eft  plus  d'exer- 
cice pour  la  vertu  ;  mais  qui  l'ofe  ex- 
pofer  à  ces  combats  ,  mérite  d'y  luc- 
comber.  L'amour ,  l'amour  même  prend 
fon  mafque  pour  la  furprendre  ;  il  fc 
pare  de  fon  enthoufiafme  ,  il  ufurpe  la 
force  ,  il  affecte  fon  langage,  Se  quand 
on  s'apperçoit  de  l'erreur ,  qu'il  cit  tard 
pour  en -revenir  !  Que  d'hommes  bien 
nés,  féduits  par  ces  apparences,  d'A- 
mants tendres  &  çrénéïeux  au'ils  étoient 
d'abord ,  font  devenus  par  dégrés  de 
-vils  corrupteurs,  fans  mœurs,  fans  ref- 
pect  pour  la  foi  conjugale  ,  fans  égards 
pour  les  droits  de  la  confiance  &  de 
l'amitié  !  Heureux  qui  fait  fe  reconncîf 
tre  au  bord  du  précipice,  &  s'empê- 
cher d'y  tomber  '  Eft-ce  au  milieu  d'un? 
courfe  rapide  qu'on  doit  efpérer  ds 
s'arrêter  ?  Eft-ce  en  s'attendiifTant  tous 
les  jours  qu'on  apprend  à  furmoncer  U 


DE  J.  J.    R0VSS1^4V.       5 S J 

tendrefle  ?  On  triomphe  aifément  d'un 
foible  penchant  j  mais  celui  qui  con- 
nut le  véritable  amour  &  l'a  fu  vain- 
cre ,  ah  !  pardonnons  à  ce  mortel ,  s'il 
exifte,  d'ofer  prétendre  à  la  vertu. 


M  V  S  l  QJV  E, 

Toute  Manque  ne  peut  être com^ 
pofée  que  de  ces  trois  chofes  ;  mélo- 
die ou  chant,  harmonie  ou  accompa* 
gnement  >  mouvement  ou  mefure. 

L'harmonie  n'efl:  qu'un  aoceiïbirc  éloi- 
gné dans  la  Mufique  imitativej  il  n'y  a 
dans  l'harmonie  proprement  dite  aucun 
principe  d'imitation,  Elle  aflure  ,  il  eft 
vrai,  les   intonations \  elle  porte  témoi- 
gnage de  leur   juftelTe  s  &  rendant  les 
modulations  plus  fenfibles ,  elle  ajoute 
de  l'énergie  à  l'expreflion  &  de  la  grâce 
au  chant  \  mais  c'eft  de  la  feule  mélo- 
die que  fort  cttte  puiflance  invincible 
des  accents  paflwiinés  j  c'eft  d'elle  qus. 


i  $4        Les   Pensées 

dérive  tout  le  pouvoir  de  la  Mufique 
fur  l'ame;  formez  les  plus  favantes  fuc- 
eeiTions  d'accords  fans  mélange  de  mé- 
iodie,  vous  ferez  ennuyé  au  bout  d'un 
ejuart-d'heure.  De  beaux  chants  fans  au- 
cune harmoiiie  font  long- temps  à  l'épreu- 
ve de  l'ennui.  Que  l'accent  du  fentimenC 
anime  les  chants  les  plus  fimples,  ils 
feront  intéreffants.  Au  contraire,  une 
mélodie  qui  ne  parle  point ,  chante  tou- 
jours mal ,  &  la  feule  harmonie  n'a  ja- 
mais rien  fu  dire  au  cœur. 

L'harmonie  ayant  fon  principe  dans 
là  nature  }  ed  la  même  pour  toutes  les 
nations ,  ou  fi  elle  a  quelques  différen- 
ces ,  elles  font  introduites  par  celles  de 
la  mélodie;  âinfï,  c*eft  de  la  mélodie 
feulement  qu'il  faut  tirer  le  caractère 
particulier  d'une  Muiîque  nationale;, 
d'autant  plus  que  le  caractère  étant 
principalement  donné  par  la  langue  ,  le 
chant  proprement  dit,  doit  refleurir  fa 
$>Ius    grande  influence, 

On  peuc  conçeyok  des  langues  plus, 


deJ.J.  Roussz^tr.     48 J 

propres  à  la  Mufîque  les  unes  que  les 
autres  ;  on  en  peut  concevoir  qui  ne  le 
feroient  point  du  tout.  Telle  en  pour- 
ront être  une   qui  ne  fer  oit    compofée 
que  de  fans  mixtes ,  de  fyllabes  muet- 
tes ,  iburôes  ou  r>£Z±S;  ?ea  de  voyel- 
les fonores ,  beaucoup  de  confounes  Se 
d'articulations.  Que  réfulteroit-il  de  la 
Muiîque  appliquée  à  une  telle  langue  ? 
Premièrement ,  le  défaut  d'éclat  dans  le 
fon  des  voyelles  obligcroit  d'en  donner 
beaucoup  à  celui  des  notes,  &  parce  que 
la  langue  feroit  fourde .,  la  Mufique  fe- 
rait criarde.  En  fécond  lieu ,  la  dureté 
èc  la  fréquence  des  conformes  forceroit 
à  exclure  beaucoup  de  mots ,  à  ne   pro- 
céder fur  les  autres  que  par  des  intona- 
tions élémentaires,  &  la  Mufîque  ferait 
infipide  Se  monotone  5  fa  marche  feroie 
encore  lente  8c  ennuyeufe  par  la  raêmp 
raifon  ,  &  quand  on  voudrait  preflèr  un 
,peu  le   mouvement  3  fa.  vitetTe  reiTern- 
bleroit  à  celle  d'un  corps  dur  &:  angu- 
leux qui  roule  fur  le  pavé. 


iSé        Les   Pensées 

La  mefure  ,  la  troifieme  partie  ciTeia- 
tieile  à  la  Muiique  ,  eft  à  peu  pi  es  à  la 
mélodie  ce  que  la  fmtaxe  eft  au  difeours  : 
c'eft  elle  qui  fait  l'enchaînement  des 
mors ,  qui  diftingue  les  phrafes  ,  &  qui 
donne  un  feus ,  une  liaifon  au  tour. 
Toute  Muiique  dont  on  ne  fent  point  la 
mefure  ,  reftemble  ,  fi  la  faute  vient  de 
celui  qui  l'exécute ,  a  une  écriture  en 
chiffres ,  dont  il  faut  nécellairemerït 
trouver  la  clef  pour  en  démêler  le  fens  j 
mais  fi  en  efîet  cette  muiique  n'a  pas 
de  mefure  fèniible ,  ce  n'eft  alors  qu'une 
collection  confufe  de  mots  pris  au  ha- 
zard  &  écrits  fans  fuite,  auxquels  le 
lecteur  ne  trouve  aucuns  fens  ,  parce 
que  l'auteur  n'y  en  a  point  mis.  La  me- 
fure dépend  aulîi  de  la  langue  ,  &  fin- 
guliérement  de  cet  attribut  de  la  langue 
qu'on  appelle  Profodïc  j  ceci  eft  évident, 
car  il  eft  néceilaire  que  la  mefure  fui ve 
les  combinaifons  des  brèves  &  des  lon- 
gues qui  fe  trouvent  toujours  dans  une 
langue.  Or,  fuppofons  une  nation  dont 


DE   J.    J.     ROUSSZ^V.       rS'7 
l'a  langue  n'eût  qu'une  mauvaife  profo- 
die; c'eft-à-dire,  une  profodie  peu  mar- 
quée ,  fans  exactitude  &  fans  précifion  ,. 
que  les  longues  de  les  brèves  n'eufîent 
pas  entr 'elles  en  durées   ôc  en  nombres 
des  rapports  (impies  6c  propres  à  ren- 
dre  le  rythme  agréable,   exad ,   régu- 
lier ;   qu'elle  eût    des   longues  plus  ou 
moins  longues  les  unes  que  les  autres  3 
des  brèves  plus  ou  moins    brèves ,   des 
fyllabes  ni  brèves  ni    longues ,  &  que 
les  différences  des  unes   ôc   des   autres 
fuflfent  indécerminées  &c  prefqut  incom- 
menfurables  :  il  eft  clair  que  la  Muflque 
nationale   étant  contrainte  de   recevoir 
dans  fa    mefure  les   irrégularités  de  la 
profodie  ,  n'en  auroit  qu'une  fort  va- 
gue 8  inégale,  8c  très  peu  fenfible;  que 
le   récitatif  fe  fentiroit  ,   fur-tout  ,    cie 
cette     irrégularité  \    qu'on    ne    fauroit 
prefque   comment  y   faire  accorder  les 
valeurs  des  notes  8c  celles  des  fyllabes  % 
qu'on   ferolt   contraint  d'y   changer  la 
jnefure  à  tout  moment,   8c  cu-i'on  »Q; 


iSS         Les  ? e  n  s  â,z  s 

pourroit  jamais  y  rendre  les  vers  dan? 
un  rythme  exact  8c  cadencé  *,  que  même 
dans  les  airs  meiurés  tous  les  mouve- 
ments feroien:  peu  naturels  3  &  lans 
précifîon. 


ASSEMBLÉES  DE  DANSE. 

JE  n'ai  jamais  bien  conçu  pourquoi 
l'on  s'effarouche  il  fort  de  la  Danie  8c 
des  Adèmblées  qu'elle  occafionne  : 
comme  s'il  y  avoit  plus  de  mal  à  dan- 
fer  qu'à  chanter  ,  que  chacun  de  ces 
amufements  ne  fut  pas  également  une 
înfpiratipn  de  la  nature,  cv  que  ce  fut  un 
crime  de  s'égayer  en  commun  par  une 
récréation  innocente  8c  honnête.  Pour 
nui ,  je  penfe  ,  au  contraire  ,  que  toutes 
les  fois  qu'il  y  a  concours  des  deux  (exes 
tout  divertilièment  public  devient  in- 
nocent p:u-  cela  même  qu'il  eit  public  , 
au  lieu  que  l'occupation  la  plus  loua- 
ble   eft   fufpe&e    dans   le    tête-à-tête. 


de'J.J.  Rousseau.     iS^ 

L'homme  ôc  la  femme  font  deftinés 
l'un  pour  l'autre  ,  la  fin  de  la  nature  efb 
qu'ils  foient  unis  par  le  mariage.  Toute 
faufle  religion  combat  la  nature  ,  la 
nôtre  feule  qui  la  fuit  &  la  rectifie  an- 
nonce une  iniKcution  divine  ôc  conve- 
nable à  l'homme.  Elle  ne  doit  donc 
point  ajouter  fur  le  mariage  ,  aux  em- 
barras de  l'ordre  civil  des  difficultés 
que  l'Evangile  ne  prefcrit  pas ,  &  qui 
font  contraires  à  l'efprit  du  Chriftianil- 
me.  Mais  qu'on  me  dife  où  de  jeunes 
pcifonnes  à  marier  auront  occafîon  de 
prendre  du  goût  l'une  pour  l'autre,  ôc 
de  fe  voir  avec  plus  de  décence  ôc  de 
circonfpeétion  que  dans  une  aflfemblée, 
où  les  yeux  du  public  inceflam ment  tour- 
nés fur  elles  les  forcent  à  s'obferver 
avec  le  plus  grand  foin?  Eh!  quoi,  D'eu 
eft-il  offenfc  par  un  exercice  agréable 
te  (alutaire  ,  convenable  à  la  vivacité  de 
la  jeunefie,  qui  confifte  à  fe  préfenter 
l'un  à  l'autre  avec  grâce  8c  bienféance  , 
&  auquel  le  îpectateur  impofe  une  gra- 


t?o         Les   PS&seès 

vite    dont    perfonne    n'oferoit    fortîi  * 
Peut-on  imaginer  un  moyen  plus   hon- 
nête de  ne  tromper  perfonne  au  moins 
quant  à  la  figure  ,  Se  de  fe  montrer  aveo 
les  agréments  Se  les  défauts  qu'on  peut 
avoir  aux  gens  qui  ont  intérêt  de  nous 
bien  connoîrre   avant   de    s'obliger    à 
nous  aimer  ?  Le  devoir  de  fe  chérir  ré- 
ciproquement n'emporte-t-il  pas  celui 
de  fe  plaire  ,  Se  n'eft-ce  pas  un  foin  di- 
gne de   deux  perfonnes   vertueufes    Se 
chrétiennes  qui  fongent  à  s'unir,  de  pré- 
parer ainfi  leurs  cœurs  à  l'amour  mu- 
tuel  que  Dieu  leur  impofe  ? 

Qu'arrive-t-il  dans  ces  lieux  où  règne 
une  éternelle  contrainte  ,  où  l'on  punit 
comme  un  crime  la  plus  innocent**  gaité, 
où  les  jeunes  gens  des  deux  ùxçs  n'o- 
ient jamais  s'aflembler  en  public  >  Se 
où  l'indifcrete  févérité  d'un  Pafteur  ne 
fait  prêcher  au  nom  de  Dieu  qu'une 
oêne  fervile  ,  Se  la  niftelfe  Se  l'ennui  ? 
On  élude  une  tyrannie  insupportable 
que  la  nature  Se  la  iraifon  défavouent. 


DE  J.  J.    ROVSS  EAV.       Ipï 

Aux  plaifirs  permis  dont  on  prive  une 
feuneiîc  enjouée  &  folAcre ,  elle  en  fubfti- 
tue  de  plus  dangereux.  Les  tête-à-tête 
adroitement  concertés  prennent  la  pla- 
ce des  aflèmblées  publiques.  A  force 
de  fe  cacher  comme  fi  l'on  étoit  coupa- 
ble ,  on  eit  tenté  de  le  devenir.  L'in- 
nocente joie  aime  à  s'évaporer  au  grand 
jour  ,  mais  le  vice  eft  ami  des  ténèbres , 
&c  jamais  l'innocence  &:  le  myftere 
-n'habitèrent  long-temps  enfemble. 


DESSEIN. 

Our  rendre  heureujfèment  un  Def- 
fein,  l'Artifte  ne  doit  pas' le  voir  tel 
qu'il  fera  fur  Ton  papier  ,  mais  tel  qu'il 
eft  dans  la  nature.  Le  crayon  ne  distin- 
gue pas  une  blonde  d'une  brune,  mais 
l'imagination  qui  le  guide  doit  les  dis- 
tinguer. Le  burin  marque  mal  les  clairs 
&  les  ombres ,  fi  le  Graveur  n'imagine 
muflî  \*&  couleurs,  De  même  dans  les 


I£i  LES     ÏEXSÈtS 

figures  en  mouvement ,  il  faut  voir  ce 
qui  précède  &c  ce  qui  fuit ,  &c  donner  au 
temps  de  l'action  une  certaine  latitude  ; 
fans  quoi  l'on  ne  faifira  jamais  bien  l'u- 
nité du  moment  qu'il  faut  exprimer. 
L'habileté  de  l'Artifte  confiile  à  faire 
imaginer  au  fpectateur  beaucoup  de 
chofes  qui  ne  font  pas  fur  la  planche  ■>  &c 
cela  dépend  d'un  heureux  choix  de  ch> 
conftances ,  dont  celles  qu'il  rend  font 
fuppofer  celles  qu'il  ne  rend  pas. 


CONVERSATION,  POLITESSE, 
Art  de  tenir  maison. 

L/E  grand  caquet  vient  nécenairement, 
ou  de  la  prétention  à  l'efprit ,  ou  du 
prix  qu'on  donne  à  des  bagatelles  >  donc 
on  croit  fortement  que  les  autres  font 
autant  de  cas  que  nous.  Celui  qui  con- 
noît  aifez  de  chofes  ,  pour  donner  a 
toutes  leur  véritable  prix ,  ne  parle  ja- 
mais trop  -,  car  il  fait  apprécier  auiïî 

l'attention 


de  J.  J.  Rousseau.  195 
l'attention  qu'on  lui  donne ,  ôc  l'intérêt 
qu'on  peut  prendre  à  Tes  difcours.  Gé- 
néralement les  gens  qui  favent  peu  , 
parlent  beaucoup  3  &  les  gens  qui  fa- 
vent beaucoup  parlent  peu  :  il  eft  /impie 
qu'un  ignorant  trouve  important  tout 
ce  qu'il  fait ,  &  le  dife  à  tout  le  monde. 
Mais  un  homme  inftruit ,  n'ouvre  pas 
aifément  Ton  répertoire  :  il  auroit  trop 
à  dire ,  &c  il  voit  encore  plus  à  dire  après 
lui  ,  il  fe   tait. 

Le  talent  de  parler  tient  le  premier 
rang  dans  l'art  de  plaire  ;  c'eft  par  lui  feul 
qu'on  peut  ajouter  de  nouveaux  char- 
mes à  ceux  auxquels  l'habitude  accou- 
tume les  fens.  C'eft  l'efprit ,  qui  non-feu- 
lement vivifie  le  corps  ,  mais  qui  le  re- 
nouvelle en  quelque  forte  ;  c'eft  par  la 
fuccefïion  des  fentiments  &  des  idées 
qu'il  anime  &  varie  la  phifïonomie  j 
Se  c'eft  par  les  difcours  qu'il  infpire  , 
que  l'attention  ,  tenue  en  haleine ,  fou- 
tient  long-temps  le  même  intérêt  fur  le 
même  objet. 

I 


î5)4  LES     TENSEZS 

Le  ton  de  la  bonne  con  ver  Cation  eft 
coulant  &  naturel ,  il  n'eft  ni  pefant ,  ni 
frivole  ;  il  eft  favant  fans  pédanterie  , 
gai  fans  tumulte,  poli  (ans  affectation  , 
galant  fans  fadeur  ,  badin  fans  équivo- 
que. Ce  ne  font  ni  des  difiertations ,  ni 
des  épigrarnmcs;  on  y  raifonne  fans  ar- 
gumenter ;  on  y  plaifante  fans    jeux  de 
mots  ;  on  y  aflfocie  avec  art  l'efprit  Sç 
la  raifon ,  les  maximes  &  les  faillies  , 
l'ingénieufe  raillerie  &  la  morale  auftere. 
On  y  parle  de  tout  pour  que  chacun  ait 
quelque  chofe  à  dire;  on  n'approfon- 
dit point  les  queftions  de    peur  d'en- 
nuyer :  on  les  propofe  comme  en  paf- 
fant,  on  les   traite  avec    rapidité,   la 
précifion  mené  à   l'élégance   ;   chacun 
dit  fon  avis ,  &  l'appuie  en  peu  de  mots  ; 
nul  n'attaque  avec  chaleur  celui  d'au- 
trui!  nul  ne  défend  opiniâtrement    le 
fien  ;    on  difpute   pour   s'éclairer  ,  on 
s'arrête  avant  la  difpute  ,  chacun  s'inf- 
truit,  chacun  s'amufe  ,  tous   s'en  vont 
contents  :  &  le  fâgô  même  peut  rappor- 


de  J.  J.  Rousseau.     19; 

ter  de  ces  entretiens  des  fujets  dignes 
d'être  médités  en  fîlence. 

L'honnête  intérêt  de  l'humanité ,  l 'é- 
panchement  fimple  &  touchant  d'une 
ame  franche  ,  ont  un  langage  bien  dif- 
férent des  fauflfes  démonftrations  de  la 
politefle ,  Se  des  dehors  trompeurs  que 
l'ufage  du  monde  exige.  Il  eft  bien  à 
craindre  que  celui  qui ,  dès  la  première 
vue  ,  vous  traite  comme  un  ami  de  vingt 
ans  ,  ne  vous  traite  au  bout  de  vingt 
ans  comme  un  inconnu ,  fi  vous  avez 
quelque  fervice  important  à  lui  deman- 
der. Quand  on  voit  des  hommes  dilîi- 
pés  prendre  un  intérêt  fi  tendre  à  tant 
de  gens ,  on  préfume  volontiers  qu'ils 
n'en   prennent   à  perfonne. 

En  général  ,  la  politefle  des  hommes 
efl:  plus  officieufe  ,  celles  des  femmes 
plus  careflànte. 

J'entre  dans  des  maifons  ouvertes  , 
dont  le  maître  &  la  maîtrefle  font  con- 
jointement les  honneurs.  Tous  deux 
ont  eu  la  même  éducation  ,  tous  deux 

I  2. 


I96  LES      PENSÉES 

font  d'une  égale  politeife  ,  tous    deux 
également  pourvus  de  goût  àc  d'efpnt , 
tous  deux   animés  du  même   deiir   de 
recevoir  leur  monde  ,  &    de  renvoyer 
chacun  content  d'eux.  Le  mari   n'omet 
aucun  foin  pour  être  attentif  à  tout  :  il 
va  ,  vient  ,  fait  la  ronde   &    fe  donne 
mille  peines  ;   il  voudroit  être  tout  at- 
tention. La  femme  refte  à  fa  place  ;  un 
petit  cercle  fe  raflemble  autour  d'elle  , 
&  femble  lui  cacher  le  refte  de  l'aflèm- 
blée  ;  cependant   il  ne  s'y    paflé    rien 
qu'elle  n'apperçoive ,  il  n'en  fort   per- 
fonne  à  qui  elle  n'ait  parlé  ;  elle  n'a  rien 
omis  de  ce  qui  pouvoir   intérefler  tout 
le  monde  ,  elle  n'a  rien  dit  à  chacun  qui 
ne  lui  fut  agréable,  &  fans  rien  trou- 
bler à  l'ordre ,  le  moindre  de  la  compa- 
gnie n'cft  pas  plus  oublié  que  le  pre- 
mier. On  eft  fervi ,  l'on  fe  met  à  table  ; 
l'homme ,  inftruit  des  gens  qui  fe  con- 
viennent ,  les  placera  félon  ce  qu'il  fait  ; 
la  femme  fans  rien  favoir  ne  s'y  trom- 
pera pas.  Elle  aura  déjà  lu  dans  les  yeux  , 


DE    J.   J.    ROUS,SE^U.       15)7 

dans  le   maintien  toutes  les  convenan- 
ces ,  Se  chacun  Te  trouvera  placé  com- 
me il  veut  l'être.  Je  ne  dis  pas  qu'au 
fervice  perfonne  n'eft  oublié,    Le  maî- 
tre de  la  Maifon  en  faifant  la  ronde  aura 
pu  n'oublier  perfonne  :  mais  la  femme 
devine  ce  qu'on  regarde  avec  plaifir  3c 
en  offre  ;  en  parlant  à  fon  voifin  elle  a 
l'œil  au  bout  de  la  table  ;  elle  difeerne 
qui  ne  mange  point ,  parce  qu'il  n'a  pas 
faim  ,  &z  celui  qui  n'oie  fe  fervir  ou  de- 
mander ,  parce    qu'il  eft  mal-adroit  ou 
timide.    En  fortant  de   table  3    chacun 
croit  qu'elle  n'a  fongé  qu'à  lui  ;  tous  ne 
penfent  pas   qu'elle   ait  eu  le  temps  de 
manger  un  feul  morceau  :  mais  la  vérité 
eft  qu'elle  a  mangé  plus  que  perfonne. 
Quand  tout  le   monde  eft  parti  ,   l'on 
parle  de   ce   qui  s'eft  paifé.    L'homme 
rapporte  ce  qu'on  lui  a  dit ,  ce  qu'ont 
dit  &  fait  ceux  avec  lefquels  il  s'eft  en- 
tretenu.   Si   ce  n'eft  pas    toujours    là- 
deflus  que  la  femme  eft  la  plus  exacte  , 
en  revanche  elle  a  vu  ce  qui  s'eft  dit 

I   5 


198         Les   Pensées 

tout  bcis  à  l'autre  bout  de  la  falle  ; 
elle  fait  ce  qu'un  tel  a  penfé ,  à  quoi 
tenoit  tel  propos  ou  tel  gefte  ;  il  s'eft 
fait  à  peine  un  mouvement  expreiïif , 
qu'elle  n'ait  l'interprétation  toute  prête , 
&  prefque  toujours  conforme  à  la  vérité. 


MAITRES,  DOMESTIQUES. 

IOute  maifon  bien  ordonnée  eft 
l'image  de  l'ame  du  Maître.  Les  lam- 
bris dorés  3  le  luxe  &c  la  magnificence 
n'annoncent  que  la  vanité  de  celui  qui 
les  étale  ,  au  lieu  que  par-tout  où  vous 
verrez  régner  la  règle  fans  triftefle ,  la 
paix  fans  efclavage  ,  l'abondance  fans 
profuiien  ,  dites  avec  confiance  ;  c'eft 
un  être  heureux  iqui  commande  ici. 

Un  père  de  famille  qui  fe  plaît  dans 
fa  maifon  ,  a  pour  prix  des  foins  conti- 
nuels qu'il  s'y  donne  ,  la  continuelle 
jouiffance  des  plus  doux  fentiments  de 

a  nature.  Seul  entre  tous  les  mortels , 


DE    J.    J-   ROVSSE^V.      199 
il  eft  maître  de  fa  propre  félicité  ,  parce 
qu'il  eft  heureux  comme  Dieu  même  , 
fans  rien  défirer  de  plus  que  ce  dont  il 
jouit  :  comme  cet  être  immenfe  il  ne 
fon*e  pas  à  amplifier   fes  porterions , 
mais  à  les  rendre  véritablement  ficnnes 
par  les  relations  les  plus  parfaites  &  la 
direction  la  mieux  entendue  -.s'il  ne  s'en- 
richit pas  par  de  nouvelles  acquittions  , 
il  s'enrichit  en  pofTédant  mieux  ce  qu'il  a. 
11  ne  jou'nfoit  que  du  revenu  de  fes^ter- 
res  ,  il  jouit  encore  de  fes  terres  mêmes 
en  préfidant   à   leur   culture  &  les  par- 
courant fans  cette.  Son  Domeftique  lui 
étoir  étranger  -,  il  en  fait  fon  bien,  fon 
enfant ,  il  fe  l'approprie.  Il  n'avoit  droit 
que  fur  les  adtious  ,  il  s  en  donne  encore 
fur  les  volontés.   Il  n'étoit  maître  qu'à 
prix  d'argot,  ti  le   devient  par  l'em- 
pire facré  de  l'eftime  &  des   bienfaits. 
Ceft  une  grande  erreur   dans  l'éco- 
nomie domeftique  ainfi  que  dans  la  vie 
civile  de  vouloir  combattre  un  vice  par 
un  autre  ,  ou  former  entre  eux  une  forte 

I  4 


ico        Les    Te  n  s  é  e  s 

d'équilibre  ,  comme  il  ce  qui  fappe  les 
fondements  de  l'ordre  pouvoir  jamais 
fervir  à  l'établir  •>  on  ne  fait  par  cette 
mauvaife  police  que  réunir  enfin  tous'  les 
inconvénients.  Les  vices  tolérés  dans  . 
une  maifon  n'y  régnent  pas  feuls  ;  laif- 
fez-en  germer  un ,  mille  viendront  à 
fa  fuite. 

Dans  une  maifon  où  le  Maître  eil 
fîncérement  chéri  Se  refpe&é ,  tous  fes 
Domeftiques  fe  regardant  comme  léfés 
par  des  pertes  qui  le  laifleroient  moins 
(n  état  de  récompenfer  un  bon  Servi- 
teur ,  font  également  incapables  de 
fouffrir  en  filence  le  tort  que  l'un  d'eux 
voudroit  lui  faire.  C'eft  une  police  bien 
fublime  que  celle  qui  fait  transformer 
âin/î  le  vil  métier  d'aceufateur  en  une 
fonction  de  zèle  ,  d'intégrité  ,  de  cou- 
'ïaee ,  aufti  noble  ou  du  moins  aulîî 
louable  qu'elle  l'étoit  chez  les  Ro- 
mains. 

Le  précepte  de  couvrir  les  fautes  de 
fon  prochain  ne  fc  rapporte  qu'à  celles 


DE    J.  J.    ROU  S  SEAU.      1 0 I 

qui  ne  font  de  tort  à  perfonne  ;  une  in- 
juftice  qu'on  voit ,  qu'on  tait  &c  qui 
bleiïè  un  tiers ,  on  la  commet  Toi-même  ; 
&  comme  ce  n'eft  que  le  fentiment  de 
nos  propres  défauts  qui  nous  oblige  à 
pardonner  ceux  d'autrui ,  nul  n'aime  à 
tolérer  les  fripons  ,  s'il  n'eft  fripon  lui- 
même.  Ces  principes  »  vrais  en  général 
d'homme  à  homme  ,  font  bien  plus  ri- 
goureux encore  dans  la  relation  étroite 
du   Serviteur   au  Maître. 

Que  penferde  ces  Maîtres  indifférents 
à  tout  hors  à  leur  intérêt  ,  qui  ne  veu- 
lent qu'être  bien  fervis  ,  fans  s'embar- 
rafler  au  furplus  de  ce  que  font  leurs 
gens.  Ceux  qui  ne  veulent  qu'être  bien 
fervis  ne  fauroient  l'être  long-temps. 
Les  liailons  trop  intimes  entre  les  deux 
fexes  ne  produisent  jamais  que  du  mal. 
Ccft  des  conciliabules  qui  fe  tiennent 
chez  les  Femmes  de  chambre  que  fou- 
tent la  plupart  des  déibrdres  d'un  mé- 
nage. L'accord  des  hommes  entre  eux 
lit  des  femmes  entre  elles  n'eft  pas  allez 

I  S 


202         Le  s    Pensées 

fur  pour  tirer  à  conféquence.  Mais  c'eli 
toujours  entre  hommes  &  femmes  que 
s'établirent  ces  fecrets  monopoles  qui 
ruinent  à  la  longue  les  familles  les  plus 
opulentes. 

L'mfolence  des  Domeftiques  annon- 
ce plutôt  un  Maître  vicieux  que  foible  : 
car  rien  ne  leur  donne  autant  d'audace 
que  la  connoiflance  de  les  vices ,  &c 
tous  ceux  qu'ils  découvrent  en  lui  font 
à  leurs  yeux  autant  de  difpenfes  d'obéir 
à  un  homme  qu'ils  ne  fauroient  plus 
refpecter. 

Les  Valets  imitent  les  Maîtres  ,  Se 
les  imitant  groiTiérement  ils  rendent 
fenfibles  dans  leur  conduite  les  défauts 
que  le  vernis  de  l'éducation  cache  mieux 
dans  les  autre?. 

Quand  celui  qui  ne  s'embarrafle  pas 
d'être  méprifé  &  haï  de  fes  gens  s'en 
croit  pourtant  bien  fervi ,  c'eft  qu'il  le 
contente  de  ce  qu'il  voit  &  d'une 
exactitude  apparente ,  fans  tenir  compte 
de  mille  maux  fecrets   qu'on    lui    fait 


de  J.  J.  Rousseau.     2.0$ 

inceflàmiftent  ,  &  dont  il  n'apperçoit 

jamais  la  fource.  Mais  où  eft  l'homme 

aflèz  dépourvu  d'honneur  pour  pouvoir 

fupporter  les  dédains  de   tout   ce  qui 

l'environne  \  Où   eft    la    femme    aflez 

perdue   pour    n'être    plus    fenfible  aux 

outrages  ?  Combien  dans  Paris  &  dans 

Londres,     de    Dames    fe  croient  fo  c 

honorées,  qui  fondroient  en  larmes  fi 

elles,  entendoient    ce  qu'on  dit   d'elles 

dans  leur  anti-chambre  ?  Heureufement 

pour  leur    repos  elles   fe  raffurent  en 

prenant  ces  argus  pour  des  imbécilles  , 

&  fe  flattant  qu'ils  ne  voient  rien   de 

ce  qu'elles  ne  daignent  pas  leur  cacher. 

Aufïi  dans   leur    mutine  obéifTance  ne 

leur  cachent-ils  gueres    à  leur  tour  le 

mépri-s  qu'ils  ont  pour  elles.  Maîtres  ôc 

Valets    fentent    mutuellement  que    ce 

n'eft   pas  la  peine  de  fe   faire    eftimer 

les  uns  des  autres. 

En  toute  chofe  l'exemple  des  Maîtres 
eft  plus  fort  que  l'autorité  ,  &  il  n'eft 
pas    naturel    que     leurs    Domeftiques 

1  6 


zo4        Les    Pensées 

veuillent    être     plus     honnêtes     gens 
qu'eux. 

Si  on  examine  de  près  la  police  des 
grandes  maifons  ,  on  voit  clairement 
qu'il  eft  impoflible  à  un  Maître  qui  a 
vingt  Domeftiques  de  venir  jamais  à 
bout  de  favoir  s'il  y  a  parmi  eux  un 
honnête  homme,  de  de  ne  prendre  pas 
pour  tel  le  plus  méchant  fripon  de 
tous,  Cela  feul  pourroit  dégoûter  d'être 
au  nombre  des  riches.  Un  des  plus 
doux  plaifirs  de  la  vie,  le  plaifir  delà 
confiance  êc  de  l'eftime  eft  perdu  pour 
ces  malheureux  :  ils  achètent  bien  cher 
tout  leur  or. 


de  J,  J.  Rousseau.     2.05 


CAMPAGNE. 

1_jE  travail  de  la  Campagne  eft  agréa- 
ble à  confidérer ,  &  n'a  rien  d'affez 
pénible  en  lui-même  pour  émouvoir  à 
compaiïïon.  L'objet  de  l'utilité  publi- 
que ôc  privée  le  rend  intéreflànt  ;  Se 
puis,  c'eft  la  première  vocation  de 
l'homme  ,  il  rappelle  à  l'efprit  une  idée 
agréable  ,  &  au  cœur  tous  les  charmes 
de  l'âge  d'or.  L'imagination  ne  refte 
point  froide  à  rsfpecT:  du  labourage  <k 
des  moulons.  La  fimplicité  de  la  vie 
paftorale  &  champêtre  a  toujours  aréi- 
que chofe  qui  touche.  Qu'on  regarde 
les  prés  couverts  de  gens  qui  fanent  & 
chantent  ,  &  des  troupeaux  épars  dans 
l'éloignement  ;  Lnfenfiblerbent  on  fe 
fent  attendrir  fans  favoir  pourr  'io'u 
Ainfi  quelquefois  encore  la  voix  de  la 
nature  amollit  nos  cceuis  farouches ,  & 
quoiqu'on    l'entende    avec   un    regret 


2.o6  Les   Pensées 

inutile ,  elle  eft  fi  douce  qu'on  ne  l'en- 
tend  jamais  fans   plaifir. 

Les  gens  de  ville  ne  favent  pas  ai- 
mer la  Campagne  -,  ils  ne  favent  pas 
même  y  être  :  à  peine  quand  ils  y  font 
favent- ils  ce  qu'on  y  fait,  ils  en  dé- 
daignent les .  travaux  ,  les  plaifirs ,  il 
les  ignorent  ;  ils  font  chez  eux  comme 
en  pays  étranger  ,  faut-il  s'étonner  s'ils 
s'y  déplaifent  ! 

O  temps  de  l'amour  5c  de  l'innocence , 
où  les  femmes  étoient  tendres  8c  mo- 
deftes ,  où  les  hommes  étoient  fîmples  Se 
vivoient  contents  !  O  Rachel  !  fille 
charmante  Se  fi  conftamment  aimée  , 
heureux  celui  qui  pour  t'obtenir  ne  re- 
gretta pas  quatorze  ans  d'efclavage  i 
O  douce  élevé  de  Noëmi  ,  heureux  le 
bon  vieillard  dont  tu  véchaurfois  les 
pieds  8c  le  cœur  !  Non  ,  jamais  la  beauté 
ne  règne  avec  plus  d'empire  qu'au  rm\ 
lieu  des  foins  champêtres»  C'eft  là  que 
les  grâces  font  fur  leur  trône  ,  que  la 
{implicite  les  pare ,    que    la   gaité    les 


DE   J.   J.    ROU  SS  EAU.      207 

anime  ,  5c  qu'  il  faut  les  adorer  malgré 
foi. 

Ceft  une  impreiïion  générale  qu'é- 
prouvent tous  les  hommes  3  quoiqu'ils 
ne  robfervent  pas  tous ,  que  fur  les 
hautes  montagnes  où  l'air  eft  pur  &C 
fubtil ,  on  fe  fent  plus  de  facilité  dans 
la  refpiration ,  plus  de  légèreté  dans 
le  corps  ,  plus  de  férénité  dans  l'efprit , 
les  plaifirs  y  font  moins  ardents ,  les 
paiïïons  plus  modérées.  Les  médita- 
tions y  prennent  je  ne  fais  quel  ca- 
ractère grand  5c  fublime  s  proportionné 
aux  objets  qui  nous  frappent ,  je  ne 
fais  quelle  volupté  tranquille  qui  n'a 
rien  d'acre  5c  de  ff  nfuel.  Il  femble  qu'en 
s'élevant  au  delîus  du  féjour  des  hom- 
mes on  y  laiffe  tous  les  fentiments  bas 
5c  terreftres ,  qu'à  mefure  qu'on  appro- 
che des  régions  étherées ,  l'ame  con- 
tracte quelque  chofe  de  leur  inaltérable 
(pureté.  On  y  eft  grave  fans  mélancolie , 
paifible  fans  indolence  ,  content  d'être 
5c  de  penfcr  :  tous  les  défirs  trop  vifs 


zc8        Le  s   Pensées 

s'émourTent  ;  ils  perdent  cette  pointe 
aiguë  qui  les  rend  douloureux ,  ils  ne 
laiflènt  au  fond  du  cœur  qu'une  émo- 
tion légère  &  douce  ,  ôc  c'cft  ainfî 
qu'un  heureux  climat  fait  fervir  à  la 
félicité  de  l'homme  les  paiïlons  qui  font 
ailleurs  fon  tourment.  Je  doute  qu'au- 
cune agitation  violente  ,  aucune  mala- 
die  de  vapeurs  pût  tenir  contre  un  pa- 
reil féjour  prolongé ,  &  je  fuis  furpris 
que  des  bains  de  l'air  falutaire  Se  bien- 
faifant  des  montagnes  ne  foient  pas  un 
des  grands  remèdes  de  la  Médecine  ôc 
de  la  Morale. 


TABLEAU   DU    LEVER 
du    Soleil, 

1  Ranspoiitons-nous  fur  un  lieu 
élevé  avant  que  le  Soleil  le  levé.  On 
le  voit  s'annoncer  de  loin  par  les  traits 
de  feu  qu'il  lance  au  devant  de  lui. 
L'incendie   augmente ,  l'Orient   paroit 


d e  J.  J.  Rousseau.     209 

tout  en  flammes  :  à  leur  éclat  on  attend 
l'Aftre  long-temps  avant  qu'il  fe  montre  : 
à  chaque  inftant  on  croit  le  voir  pa- 
roître ,  on  le  voit  enfin.  Un  po.nt  bril- 
lant part  comme  un  éclair  Se  remplit 
auiïï-tôt  rout  l'efpace  :  le  voile  des  té- 
nèbres s'efface  &c  tombe  :  l'homme  re- 
connoît  Ton  féjour  8c  le  trouve  embelli, 
La  verdure  a  pris  durant  la  nuit  une 
vigueur  nouvelle  ;  le  jour  nauTant  qui 
l'éclairé ,  les  premiers  rayons  qui  la 
dorent,  la  montrent  couverte  d'un  bril- 
lant rezeau  de  rofée ,  qiii  réfléchit  à 
l'œil  la  lumière  êc  les  couleurs.  Les 
oifeaux  en  cœur  Te  réunifient  &  faluent 
de  concert  le  père  de  la  vie;  en  ce 
moment  pas  un  feul  ne  fe  tait.  Leur 
gazouillement  foibie  encore  ,  eft  plus 
lent  8>c  plus  doux  que  dans  le  refte  de 
la  journée  ,  il  fe  fent  de  la  langueur  d'un 
paifible  réveil.  Le  concours  de  tous 
ces  objets  porte  aux  fens  une  imprefïion 
de  fraîcheur  qui  femble  pénétrer  juf- 
qu'à  l'ajue.  Il  y  a  là  une    demi-heure 


t ï ©        Les    Pensées 
d'enchantement  auquel  nul  homme  ne 
réfifte  :  un  fpe&acle  Ci  grand  ,  fi  beau  , 
li   délicieux  n'en  laiflè  aucun  de  fang- 
froid. 


HISTOIRE. 

U  N  des  grands  vices  de  l'Hiftoire  efl: 
qu'elle  peint  beaucoup  plus  les  hommes 
par  leurs  mauvais  côtés  que  par  les 
bons;  comme  elle  n'eft  ihtéreflante 
que  par  les  révolutions,  les  càtaftro- 
phes  ,  tant  qu'un  peuple  croît  &  prof- 
pere  dans  le  calme  d'un  pailible  gou- 
vernement ,  elle  n'en  dit  rien  ;  elle  ne 
commence  à  en  parler  que  quand  ,  ne 
pouvant-plus  fe  fuffïre  à  lui-même ,  il 
prend  part  aux  affaires  de  Tes  voilins  , 
ou  les  Lille  prendre  part  aux  Tiennes; 
elle  ne  l'illuftre  que  quand  il  eft  déjà  fur 
fon  déclin  :  toutes  nos  Hiftoires  com- 
mencent où  elles  devroient  finir.  Nous 
avons  fore  exactement  celle  des  peuples 


de  J.  J.  Rousseau.    2.  i  ï 

qui  fe  détruifent,  ce  qui  nous  manque 
eft  celle  des  peuples  qui  fe  multiplient  ; 
ils  font  allez  heureux  &  alfez  fages  pour 
qu'elle  n'ait  rien  à  dire  d'eux  :  &c  en 
effet ,  nous  voyons ,  même  de  nos  jours, 
que  les  Gouvernemens  qui  fe  conduifent 
le  mieux,  font  ceux  dont  on  parle  le 
moins. 

Il  s'en  faut  bien  que  les  faits  décrits 
dans  l'Hiftoire,  ne  foient  la  peinture 
exacte  des  mêmes  faits  tels  qu'ils  font 
arrivés,  ils  changent  de  forme  dans  la 
tête  de  l'Hiftorien,  ils  fe  moulent  fur 
fes  intérêts,  ils  prennent  la  teinte  de 
fes  préjugés.  Qui  eft-ce  qui  fait  mettre 
exactement  le  Lefteur  au  lieu  de  la 
feene  ,  pour  voir  un  événement  tel  qu'il 
s'eft  palfé  ?  L'ignorance  ou  la  partialité 
déguifent  tout.  Sans  altérer  même  un 
trait  hiftorique ,  en  étendant  ou  relfer- 
rant  des  circonstances  qui  s'y  rappor- 
tent ,  que  de  faces  différentes  on  peut 
lui  donner  :  Mettez  un  même  objet  à 
divers  point  de  vue,  à  peine  paroitra- 


x  1 1         Les    Pensées 

t-il   le  même  ,   &£  pourtant  rien  "'aura 
changé ,  que  l'œil  du  fpechteur 

L'Hiftoire  montre  bien  plus  it.  ac- 
tions que  les  horomss,  parce  qi.  1e 
ne  faiiit  ceux-ci  que  dans  certains  i:  > 
ments  choifis ,  dans  leurs  vêtement 
parade  ;  elle'  n'expofe  que  l'homn  i 
public  qui  s'efl:  arrangé  pour  être  vu. 
Elle  ne  le  fuit  point  dans  fa  maifon , 
dans  Ton  cabinet ,  dans  fa  famille ,  au 
milieu  de  fes  amis ,  elle  ne  le  peint  que 
quand  il  reprélente  ;  c'eft  bien  plus  Ton 
habit  que  la  perfonne  qu'elle  peint.  • 

La  lecture  des  vies  particulières  eft 
préférable  pour  commencer  l'étude  du 
cœur  humain  ;  car  alors  l'homme  a 
beau  fe  dérober,  l'Hiftorien  le  pourluit 
par-tout  ;  il  ne  lui  laiflè  aucun  moment 
de  relâche  ,  aucun  recoin  pour  éviter 
l'œil  perçant  du  Spectateur ,  &  c'eft 
quand  l'un  croit  mieux  fe  cacher  ,  que 
l'autre  le  fait  mieux  connoître.  "  Ceux, 
„  dit  Montagne,  qui  écrivent  les  vies  , 
„  d'autant  qu'Us   s'amufent   plus  aux 


de  J.  J.  Rousseau.     215 

si  confeils  qu'aux  événements  ;  plus  à  ce 
„  qui  fe  pafïe  au  dedans ,  qu'à  ce  qui 
„  arrive  au  dehors  ;  ceux-là  me  font 
„  plus  propres  :  voilà  pourquoi  c'eft 
„  mon  homme  que  Plucarque ,,. 

Il  efl:  vrai  que  le  génie  des  hommes 
aflfemblés  ou  des  peuples  eft  fort  dif- 
férent du  caractère  de  l'homme  en  par- 
ticulier,, ôc  que  ce  feroit  connoître 
très  imparfaitement  le  cœur  humain 
que  de  ne  pas  l'examiner  aufïi  dans  la 
multitude  ;  mais  il  n'eft  pas  moins  vrai 
qu'il  faut  commencer  par  étudier  l'hom- 
me pour  juger  les  hommes  ,  &  que  qui 
connoîtroit  parfaitement  les  penchants 
de  chaque  individu  ,  pourrait  prévoir 
tous  leurs  effets  combinés  dans  le  corps 
du  peuple. 

Les  anciens  Hifloriens  font  remplis 
de  vues  dont  on  pourrait  faire  ufage 
quand  même  les  faits  qui  les  préfentent 
feraient  faux  :  mais  nous  ne  favons 
tirer  aucun  vrai  parti  de  l'Hiftoire  ;  la 
critique  d'érudition  abforbe  tout  3  com- 


214  LES  PENSÉES 
me  s'il  importoit  beaucoup  qu'un  fait 
fut  vrai ,  pouvu  qu'on  en  pût  tirer  une 
ïnftru&ion  utile.  Les  hommes  fenfés 
doivent  regarder  l'Hiftoire  comme  un 
tiflu  de  Fable  dont  la  morale  eft  très 
appropriée   au   cœur  humain. 


V  O  TA  G  E  S. 

L  y  a  bien  de  la  différence  entre 
voyager  pour  voir  du  pays,  ou  pour 
voir  des  peuples.  Le  premier  objet  eft 
toujours  celui  des  curieux  ,  l'autre  n'eft 
pour  eux  quacceÛûire.  Ce  doit  être 
tout  le  contraire  pour  celui  qui  veut 
philofopher.  L'enfant  obferve  les  cho- 
fes,  en  attendant  qu'il  puitfe  obferver 
les  hommes.  L'homme  doit  commencer 
par  obferver  Tes  femblables ,  &  puis  il 
obferve  les  chofes  s'il  en  a  le  temps. 

Quiconque  n'a  vu  qu'un  peuple  ,  au 
lieu  de  connoître  les  hommes  ne  con- 


de  J.  J.  Rousseau.    iï$ 

npît  que  les  gens    avec    lefquels  il    a 
vécu. 

Pour  étudier  les  hommes  faut-ilp  ar- 
courir  la  terre  entière  ?  Faut-il  aller  au 
Japon  obferver  les  Européens  ;  Pour 
connoître  l'efpece  faut-il  connoître  tous 
les  individus  ?  Non  ,  il  y  a  des  hommes 
qui  fe  redèmblent  fi  fort ,  que  ce  n'eft 
pas  la  peine  de  les  étudier  féparémenr. 
Qui  a  vu  dix  François  les  a  tous  vus; 
quoiqu'on  n'en  puiilè  pas  dire  autant 
des  Anglois  &  de  quelques  autres  peu- 
ples j  il  eft  pourtant  certain  que  chaque 
nation  a  fon  caractère  propre  &  fpé- 
cifique  qui  fe  tire  par  induction ,  non 
de  l'obfervation  d'un  feul  de  fes  mem- 
bres, mais  de  plufieurs.  Celui  qui  a 
comparé  dix  peuples  connoît  les  hom- 
mes 5  comme  celui  qui  a  vu  dix  Fran- 
çois connoît  les  François. 

De  tous  les  peuples  du  monde  le 
François  eft  celui  qui  voyage  le  plus  ; 
mais  plein  de  fes  ufages,  il  confond 
tout  ce  qui  n'y  refTemble  pas.  Il  y  a 


nU         Les    Pensées 
des  François  dans  tous    les    coins  du 
monde.  Il  n'y  a  point  de  pays  où  l'on 
trouve  plus  de  gens  qui  aient   voyagé 
qu'on  en  trouve  en  France.  Avec  cela 
pourtant ,  de  tous  les  peuples  de  l'Eu- 
rope ,  celui  qui  en  voit  le  plus  les  con- 
noît  le  moins.  L'Anglois  voyage  aufli, 
mais  d'une  autre  manière  -,  il  faut  que 
ces   deux  peuples  foient  contraires  en 
tout.  La  NoblefTe  Angloife  voyage,  la 
Nobleffe    Françoife   ne  voyage   point  : 
le   peuple  François  voyage,  le   peuple 
Ànglois  ne  voyage  point.  Cette  diffé- 
rence me  paroit  honorable  au  dernier. 
Les     François     ont    prefque    toujours 
quelque  vue  d'intérêts  dans  leurs  voya- 
ges :  mais    les  Anglois  ne  vont   point 
chercher   fortune    chez    les  autres  na- 
'  tions ,  fi  ce  n'eft  par  le  commerce  ,  &c  les 
•   mains  pleines  j   quand  ils  y  voyagent  , 
c'eft   pour  y   verfer   leur   argent,  non 
pour  vivre    d'induftrie  ;    ils  font    trop 
fiers  pour  aller  ramper  hors    de    chez 
eux.  Cela  fait  autfi  qu'ils  s'inftruifent 

mieux 


T>Z  J.  J.  ROUSSZAV.  xiy 
mieux  chez  l'étranger  que  ne  font  les 
François  ,  qui  ont  un  tout  autre  objet 
en  tête.  Les  Anglois  ont  pourtant  aufTi 
leurs  préjugés  nationaux  ;  ils  en  ont 
même  plus  que  perfonne  ;  mais  ces  pré- 
jugés tiennent  moins  à  l'ignorance  qu'à 
la  paflîon.  L' Anglois  a  les  préjugés  de 
l'orgueil ,  de  le  François  ceux  de'  la 
vanité. 

Comme  les  peuples  les  moins  culti- 
vés font  généralement  les  plus  fages , 
ceux  qui  voyagent  le  moins  ,  voyagent 
le  mieux  ;  parce  qu'étant  moins  avan- 
cés que  nous  dans  nos  recherches  fri- 
voles ,  Se  moins  occupés  des  objets  de 
notre  vaine  curiofité  ,  ils  donnent  toute 
leur  attention  à  ce  qui  eft  véritablement 
utile.  Je  ne  connois  guère  que  les  Ef- 
pagnols  qui  voyagent  de  cette  manière. 
Tandis  qu'un  François  court  chez  les 
artiftes  du  pays ,  qu'un  Anglois  en  fait 
defïiner  quelque  antique,  &  qu'un  Alle- 
mand porte  fon  album  chez  tous  les 
favants  y  l'Efpagnol  étudie  en  filence  le 

K 


llS  LES     PENSÉES 

gouvernement ,  les  mœurs  ,  la  police  , 
Se  il  eft  le  feul  des  quatre  qui  de  retour 
chez  lui  rapporte  de  ce  qu'il  a  vu  quel- 
que remarque  utile  à  Ton  pays. 

Les    anciens    voyageoient    peu,    li- 
foient  peu  ,  faifoient  peu  de  livres  ,  Se 
pourtant  on  voit  dans  ceux  qui  nous 
reftent  d'eux ,  qu'ils  s'obfervoient  mieux 
les  uns  les  autres  que  nous  n'obfervoiis 
nos  contemporains.  Sans  remonter  aux 
écrits  d'Homère  ,  le  feul  Poète  qui  nous 
tranfporte  dans  le  pays  qu  il  décrit,  on 
ne  peut  refufer  à  Hérodote    l'honneur 
d'avoir  peint  les  mœurs  dans  fou  kif- 
ïoire,  quoiqu'elle  (bit  plus  en  narrations 
qu'en  réflexions, mieux  que  ne  font  tous 
nos  Hiftoriens ,  en  chargeant  leurs  livres 
de  portraits  Se  de  caractères.  Tacite  a 
mieux  décrits  les  Germains  de  Ton  temps , 
qu'aucun  écrivain  n'a    décrit  les  Alle- 
mands    d'aujourd'hui.     Incontcftable- 
ment  ceux  qui  font  verfés  dans  l'hiftoire 
ancienne  conneiflent  mieux  les  Grecs , 
les    Carthaginois,    les    Romains,    les 


DE  J.  J.   ROU  SSEAV.       219 

Gaulois ,  les  Perfes  ,   qu'aucun   peuple 
de  nos  jours  ne  connoîc  Tes  voïiîns. 

Il  faut  avouer  aufïi ,  que  les  caractères 
originaux  des  peuples  s'effaçant  de  jour 
en  jour  ,  deviennent  en  même  raifon 
plus  difficiles  à  faifir.  A  mefure  que  les 
races  fe  mêlent,  &  que  les  peuples  fc 
confondent ,  on  voit  peu-à-peu  difpa- 
roîtie  ces  différences  nationales  qui 
frappoient  jadis  au  premier  coup  d'œil. 
Autrefois  chaque  nation  reftoit  plus 
renfermée  en  elle-même ,  il  y  avoit 
moins  de  communication ,  moins  de 
voyages ,  moins  d'intérêts  communs  ou 
contraires ,  moins  de  liaifons  politiques 
&  civiles  de  peuple  à  peuple;  point  tant 
de  ces  tracaflèries  royales  appellées  né- 
gociations ,  point  d'ambailadeurs  ordi- 
naires ou  réfidents  continuellement  j  les 
grandes  navigations  étoienc  rares ,  il  y 
avoit  peu  de  commerce  éloigné  3  &  le 
peu  qu'il  y  en  avoit  étoit  fak  par  le 
Prince  même  qui  s'y  fervoit  d'étran- 
gers ,  ou  par  des  gens  méprifés  qui  ne 

K  1 


110  Les  pensées 
donnoient  le  ton  à  perfonne ,  &  ne  rap-  j 
prochoient  point  les  nations.  Il  y  a  cent 
fois  plus  de  iiaifon  maintenant  entre 
l'Europe  &  l'Afie  ,  qu'il  n'y  en  avoit  ja- 
dis emre  la  Gaule  &  l'Efpagne  :  l'Eu- 
rope feule  étoit  plus  éparfe  que  la  terre 
entière  ne   l'eft  aujourd'hui. 

Ajoutez  à  cela  ,  que  les  anciens  peu- 
ples fe  regardant  la  plupart  comme  Au- 
tomnes,  ou  originaires  de  leur  pro- 
pre   pays,     l'occupoient    depuis    aflez 
long-remps,  pour  avoir  perdu  la  mé- 
moire   des  fiecles  reculés  où  leurs  an- 
cêtres s'y  étoient  établis,   &c  pour  avoir 
lahTé  le  temps  au  climat  de  faire  fur  eux 
des  importions  durables  5  au   lieu  que 
parmi  nous ,  après  les  invafions  des  Ro- 
mains,    les    récentes   émigrations   des 
barbares  ont  tout  mêlé  ,  tout  confon- 
du. Les  François  d'aujourd'hui ,  ne  font 
plus  ces  grands   corps  blonds  5c  blancs 
d'autrefois  ;  les  Grecs  ne  font  plus  ces 
beaux  hommes  faits  pour  fervir  de  mo- 
dèles à  l'art  ;  la  figure  des  Romains  eux- 


de  J.  J.  Rousseau,     ni 

mêmes  a  changé  de-caf  actere ,  ainfi  que 
leur  naturel  :  les  Perfans  originaires  de 
Tartane,  perdent  chaque  jour  de  leur 
laideur  primitive ,  par  le  mélange  du 
fang  Circaffien.  Les  Européens  ne  font 
plus  Gaulois ,  Germains ,  Iberiens ,  Àl- 
lobroges  ;  il  ne  font  tous  que  des  Sci- 
thes  diverfement  dégénérés ,  quant  à 
la    figure  ,  8c  encore   plus  quant    aux 


•■s 
mœurs. 


Voilà  pourquoi  les  antiques  distinc- 
tions des  races ,  les  qualités  de  l'air  &c 
du  terroir,  marquoient  plus  fortemen: 
de  peuple  à  peuple  les  tempéraments  , 
les  figures ,  les  mœurs ,  les  caracleres  3 
que  tout  cela  ne  peut  fe  marquer  de  nos 
jours,  où  l'inconftance  Européenne  ne 
laifïe  à  nulle  caufe  naturelle  le  temps  de 
faire  les  impreilions  ,  &  où  les  forêts 
abattues ,  les  marais  deflechés  ,  la  terre 
plus  uniformément,  quoique  plus  mal 
cultivée,  ne  laiiïènt  plus,  même  au  phy- 
fique  ,  la  même  différence  de  terre  à 
terre ,  de  de  pays  à  pays. 

K   3 


111  LES     PENSEES 

Peut-être  avec  de  femblables  réfle- 
xions fe  prefteroit-on    moins  de  tour- 
ner   en    ridicule    Hérodote,    défias  , 
Pline,  pour  avoir  repréienté  les  habi- 
tants de  divers  pays ,  avec  des  traits  ori- 
ginaux &  des  différences  marquées  que 
nous  ne  leur  voyons  plus.  Il  faudroit 
retrouver  les  mêmes  hommes ,  pour  re- 
connoître  en  eux  les  mêmes  figures  j  il 
faudroit  que  rien  ne  les  eût  changés, 
pour  qu'ils  fuflènt  reftés  les  mêmes.  Si 
nous  pouvions  confidérer  à  la  fois  tous 
les  hommes  qui  ont  été ,  peut-on  dou- 
ter que  nous  ne  les  trouvafïîons  plus  va- 
riées  de  fiecle    à   fiecle,  qu'on  ne   les 
trouve  aujourd'hui  de  nation  à  nation  ? 
En  même  temps  que  les  obfervations 
deviennent  plus  difficiles,  elles  fe  font 
plus  négligemment  &   plus  mal  i    c'eft 
une  autre  raifon  du  peu   de  fuccès  de 
nos  recherches  dans  Wiiftoire  naturelle 
du  Genre  Humain.  L'inftru&ion  qu  on 
retire  des  Voyages  fe  rapporte  à  l'ob- 
jet qui  les  fait  entreprendre.  Quand  cet 


DE  J.   J.    ROUS  SE  AV.       ZI3 

objet  eft:  un  fyftême  de  philofophie  ,  le 
voyageur  ne  voit  jamais  que  ce  qu'il 
veut  voir  :  quand  cet  objet  eft  l'intérêt , 
il  abforbe  toute  l'attention  de  ceux  qui 
s'y  livrent.  Le  commerce  &  les  arts , 
qui  fe  mêlent  &  confondent  les  peuples, 
les  empêchent  aufïî  de  s'étudier.  Quand 
ils  favent  le  profit  qu'ils  peuvent  faire 
l'un  avec  l'autre  3  qu'ont-ils  de  plus  à 
fa  voir  ? 

Il  y  a  bien  de  la  différence  entre 
voyager  pour  voir  du  pays  ,  ou  pour 
voir  des  peuples.  Le  premier  objet  eft 
toujours  celui  des  curieux ,  l'autre  n'eft 
pour  eux  qu'accefîoire.  Ce  doit  être  tout 
le  contraire  pour  celui  qui  veut  philo- 
fopher.  L'enfant  obferve  les  chofes ,  en 
attendant  qu'il  puifle  obferver  les  hom- 
mes. L'homme  doit  commencer  par  ob- 
ferver fes  femblables  ,  &  puis  il  obfer- 
ve les  chofes ,   s'il  en  a    le  temps. 

Pour  parvenir  à  la  connoiflance  des 
peuples ,  il  faut  commencer  par  tout 
obferver  dans  le  premier  ou  Ton  fe  trou- 

K4 


Ii4  LES     P£NSilS 

ve  ,  aflîgner  enfuite  les  différences  à  me- 
fure  que  l'on  parcourt  les  autres  pays , 
comparer,  par  exemple,  la  France  à 
chacun  d'eux  ,  comme  on  décrit  l'oli- 
vier fur  un  faute  ,  ou  le  palmier  fur  le 
fapin ,  &  attendre  à  juger  du  premier 
peuple  obfervé  qu'on  ait  obfervé  tous 

les  autres. 

Les  Voyages  ne  conviennent  qu  a 
très  peu  de  gens  :  Us  ne  conviennent 
qu'aux  hommes  aflez  fermes  fur  eux- 
mêmes,  pour  écouter  les  leçons -de  l'er- 
reur fans  fe  laifTer  féduire,  &  pour  voir 
l'exemple  du  vice  fans  fe  laiiTer  entraî- 
ner. Les  Voyages  pouffent  le  naturel 
vers  fa  pente ,  ôc  achèvent  de  rendre 
l'homme  bon  ou  mauvais.  Qu'1C0nque 
revient  de  courir  le  monde,  eft,  à  fon 
retour ,  ce  qu'il  fera  toute  fa  vie, 


DE  J.  J.  Rous  s  eau.     11$ 


HO  MME. 

yÂNS  l'état  où  font  déformais  les 
chofes  un  homme  abandonné  dès  fa 
naiflance  à  lui-même  parmi  les  autres } 
feroit  le  plus  défiguré  de  tous.  Les  pré- 
jugés ,  l'autorité ,  la  néceilité ,  l'exem- 
ple ,  toutes  les  inftitutions  fociales  dans 
lefquelles  nous  nous  trouvons  fubmer- 
gés  ,  étouiîeroient  en  lui  la  nature  ,  Se 
ne  mettroient  rien  à  la  place.  Elle  y  fe- 
roit comme  un  arbritleau  que  le  hazard 
fait  naître  au  milieu  d'un  chemin ,  de 
que  les  paffants  font  bientôt  périr  en  le 
heurtant  de  toutes  parts,  8ç  le  pliant 
dans   tous   les  fens. 

On  façonne  les  plantes  par  la  cultu- 
re ,  Se  les  Hommes  par  l'éducation.  Si 
l'homme  naiiToit  grand  &c  fort,  fa  taille 
&:  fa  force  lui  feroient  inutiles,  juiqu'à 
ce  qu'il  eût  appris  à  s'en  fervir  :  elles 
lui    feroient    préjudiciables ,  en  empê- 


n6       Les    Pensées 

chant  les  autres  de  fonger  à  l'afïîfter  ; 
8c  abandonné  à  lai-même  ,  il  mourroit 
de  mifere  avant  d'avoir  connu  Tes  be- 
foins.  On  fe  plaint  de  l'état  de  l'enfan- 
ce j  on  ne  voit  pas  que  la  race  humaine 
eut  péri,  fi  l'homme  n'eût  commencé 
par   être  enfant. 

Suppofons  qu'un  enfant  eût  à  fa  rra.il- 
fance  ,  la  ftature  &:  la  force  d'un  hom- 
me fait,  qu'.l  fortît,  pour  airrfï  dire, 
du  fein  de  fa  mère  ,  comme  Pallas  du 
cerveau  de  Jupiter  ;  cet  homme-enfant 
feroit  un  parfait  imbécille  ,  un  automa- 
te ,  une  ftatue  immobile  &c  prefque  in- 
fenfible.  Il  ne  verroit  rien ,  il  n'enten- 
droit  rien  >  il  ne  eonnoîtroit  perfonne  , 
il  ne  fauroit  pas  tourner  les  yeux  vers 
ce  qu'il  auroit  befoin  de  voir.  Non  feu- 
lement il  n'appercevroit  aucun  objet 
hors  de  lui,  il  n'en  rapporteroit  même 
aucun  dans  l'organe  du  feus  qui  le  lui 
feroit  ppercevoir  ;  les  couleurs  ne  fe- 
r  >ient  point  dans  fes  yeux  ,  les  fons  ne 
feroient    point   dans    fes    oreilles ,  les 


de  J.  J.  Rousseau.     217 

corps  qu'il  toucheroit  ne  feroient  point 
fur  le  fien,  il  ne  fauroit  pas  même 
qu'il  en  a  un  :  le  contact  de  Tes  mains 
feroit  dans  (on  cerveau  ;  toutes  fes  fen- 
fations  Te  réuniroient  dans  un  fcul 
point  ;  il  îVexifterbit  que  dans  le  com- 
mun fenforium,  il  n'auroit  qu'une  feule 
idée,  favoir  celle  du  moi ,  à  laquelle 
il  rapporteroit  toutes  fes  fenfations,  Se 
cette  idée,  ou  plutôt  ce  fendment,  feroit 
la  feule  chofe  qu'il  auroit  de  plus  qu'un 
enfant   ordinaire. 

Le  fort  de  l'homme  eft  de  foufrrir 
dans  tous  les  temps  j  le  foin  même  de  fa 
confervation  eft  attaché  à  la  peine.  Heu- 
reux de  ne  corinpître  dans  fon  enfance 
que  des  maux  phyfiques  !  maux  bien 
moins  cruels ,  bien  moins  douloureux 
que  les  autres ,  &  qui  bien  plus  rare- 
ment qu'eux  nous  font  renoncer  à  la 
vie.  On.  ne  fe  tue  point  pour  les  dot- 
leurs  de  la  gouttej  il  n'y  a  guère  que 
Celles  de  l'ame  qui  produifent  le  < 
p  ;ir.   Nous   plaignons  le  fort  de  l'en- 

K  6 


228  LES     T'EN  SE  E  S 

fance ,  &  c'eft  le  nôtre  qu'il  faudrait 
plaindre.  Nos  plus  grands  maux  nous 
viennent  de  nous. 

Tant  que  les  hommes  fe  contentè- 
rent de  leurs  cabanes  ruftiques  ;  tant 
qu'ils  fe  bornèrent  à  coudre  leurs  habits 
de  peaux  avec  des  épines  ou  des  arê- 
tes ,  à  fe  parer  de  plumes  de  de  coquil- 
lages ,  à  fe  peindre  le  corps  de  diveifes 
couleurs  ,  à  perfectionner  ou  embellir 
leurs  arcs  &  leurs  flèches ,  à  tailler  avec 
des  pierres  tranchantes  quelques  canots 
de  pêcheurs  ,  ou  quelques  greffiers  inf- 
tïuments  de  mufiquej  en  un  mot ,  tant 
qu'ils  ne  s'appliquèrent  qu'à  des  ou- 
vrages qu'un  feul  pouvoir  faire,  ôc  qu'à 
des  arts  qui  n'avoient  pas  befoin  du  con- 
cours de  pl'ufieurs  mains ,  ils  vécurent 
libres,  fains,  bons  &  heureux,  autant 
qu'ils  pouvoient  l'être  par  leur  nature  , 
de  continuèrent  à  jouir  entr'eux  des 
douceurs  d'un  commerce  indépendant  : 
mais  dès  l'inftant  qu'un  Homme  eut  be- 
foin du  fecours  d'un  autre  ;   dès  qu'on 


de  J.  J.  Rousseau.     %i$ 

s'apperçut  qu'il  étoit  utile  à  un  feul 
d'avoir  des  provifions  pour  deux ,  lé- 
galité difparut,  la  propriété  s'introdui- 
ût,  le  travail  devint  néceflfaire  \  6c  les 
vaftes  forêts  fe  changèrent  en  des  cam- 
pagnes riantes ,  qu'il  fallut  arrofer  de 
la  fueur  des  Hommes,  &  dans  lefquelles 
on  vit  bientôt  Pefclavage  &  la  mifere 
trermer  5c  croître   avec  les  moiflons. 

La  métallurgie  &  l'agriculture  furent 
les  deux  arts  dont  l'invention  produifk 
cette  grande  révolution.  Pour  le  poëte 
c'eft  l'or  5c  l'argent  ;  mais  pour  le  phi- 
lofophe ,  ce  font  le  fer  &c  le  bled  qui 
ont  civilifé  les  Hommes  3  &  perdu  le 
genre   humain. 

Les  hommes ,  ne  font  point  faits  pour 
être  enta  (lé  s  en  fourmillieres  ,  mais 
épars  fur  la  terre  qu'ils  doivent  cultiver, 
Plus  il  fe  rarfemblent ,  plus  ils  fe  corrom- 
pent. Les  infirmités  du  corps  ,  ainfi  que 
les  vices  de  l'ame,  font  l'infaillible  effet 
de  ce  concours  trop  nombreux.  L'hom- 
me eft  de  tous  les  animaux ,  celui  qui' 


25Q  Les  Pensées 
peut  le  moins  vivre  en  troupeaux.  Des 
Hommes  entafles  comme  des  moutons 
périroient  tous  en  très  peu  de  temps. 
L'haleine  de  l'homme  eft  mortelle  à  Tes 
femblables  :  cela  n'eft  pas  moins  vrai  au 
propre  ,  qu'au   figuré. 

S'il  ne  s'agifloit  que  de  montrer  aux 
jeunes  gens  l'Homme  par  Ton  mafque  , 
on  n'aur-oit  pas  befoin  de  le  leur  mon- 
trer ,  ils  le  verroient  toujours  de  refte -, 
mais  puifque  le  mafque  n'eft  pas  l'Hom- 
me ,  &  qu'il  ne  faut  pas  que  fou  vernis 
les  féduife  ,  leur  peignant  les  Hommes , 
peignez-les  leur  tels  qu'ils   font,   non 
pas5  afin  qu'ils   les    baillent,   mais  afin 
qu'ils  les  plaignent ,  &  ne  leur  veuillent 
pas  reflfembler.  C'eft ,  à  mon  gré  ,  le  fen- 
timenc  le  mieux  entendu ,  que  l'Homme 
puuTe  avoir  fur  Ton   fcfpece. 

L'Être  fuprêtnc  a  voulu  faire  en  tout 
honneur,  à  L'efpece  humaine;  en  don- 
nant à  l'Homme  des  penchants  fans  me- 
fure ,  il  lui  donne  en  même  temps  la  ï 
qui  les  règle ,  afin  qu'il  foit  libre  3c  fe 


DE  J.   J.    ROUSSEAV.      Z31 

commande  à  lui-même  ;  en  le  livrant  à 
des  palïions  immodérées  ;  il  joint  à  ces 
pallions  la  raifon  pour  les  gouverner  : 
en  livrant  la  femme  à  des  défirs  illimi- 
tés, il  joint  à  ces  délits  la  pudeur  pour 
les  contenir.  Pour  furcroit ,  il  ajoute  en- 
core une  récompenfe  actuelle  au  bon 
ufage  de  Tes  facultés,  favoir  le  goût 
qu'on  prend  aux  chofes  honnêtes  lors- 
qu'on en  fait  la  règle  de  fes    actions. 

Les  Hommes  difent  que  la  vie  eft 
courte  ,  &  je  vois  qu'ils  s'efforcent  de 
la  rendre  telle.  Ne  fâchant  pas  l'em- 
ployer ,  ils  fe  plaignent  de  la  rapidité 
du  temps  ;  &  je  vois  qu'il  coulé  trop 
lentement  à  leur  gré.  Toujours  pie  ns 
de  l'objet  auquel  ils  rendent  ,  ils  voient 
à  regret  l'intervalle  qui  les  en  fépare  ; 
l'un  voudroit  être  à  demain  ,  l'autre  au 
mois  prochain  j  l'autre  à  dix  ans  de  là; 
nul  ne  veut  vivre  aujourd'hui 3  nul  n'eft 
content  de  l'heure  préfente  ,  tous  la 
-trouvent  trop  lente  à  parler. 

Mortels ,   ne  cçifercz-vous  jamais  de 


<JZ 


LES      PENSEES 


calomnier  la   nature  ?    Pourquoi   vous 
plaindre  que  la  vie  eft    courte   ,   puif- 
qu'elle  ne  l'eft  pas  encore  allez  à  votre 
gré  ?  S'il  eft  un  feul  entre  vous  qui  fâ- 
che  mettre  allez  de  tempérance  à  fes 
défirs  pour  ne  jamais  fouhaiter  que  le 
temps  s'écoule,  celui-là  ne  l'eftimera  pas 
trop  courte  :  vivre  &  jouir  feront  pour 
lui  la  même  chofe  ;  Ôc  dût-il    mourir 
jeune  ,    il    ne  mourra  que  raflahé  de 
jours. 


ÉTUDE  DE    L'HOMME. 

U  N  cœur  droit  eft  le  premier  orga- 
ne de  la  vérité  ;  celui  qui  n'a  rien  fenti 
ne  fait  rien  apprendre  ;  il  ne  fait  que 
flotter  d'erreurs  en  erreurs  ,  il  n'ac- 
quiert qu'un  vain  favoir  &  de  ftériles 
connoiflances,  parce  que  le  vrai  rapport 
des  chofes  à  IV  urne  ,  qui  eft  fa  prin- 
cipale (6e: tice  ,  lui  demeure  toujours 
caché.    Mais  c'eft  fe  borner  à  la  pre- 


DE  J.   J.    ROUSSI^U.       2$$ 

tèîere  moitié  de  cette  fcîenee  que  de 
ne  pas  étudier  encore  les  rapports  qu'ont 
les  chofes  entre  elles ,  pour  mieux  juger 
de  ceux  qu'elles  ont  avec  nous.  C'efl: 
peu  de  connoître  les  pallions  humaines , 
fi  l'on  n'en  fait  apprécier  les  objets, 
&  cette  féconde  étude  ne  peut  fe  faire 
que  dans  le  calme  de  la  méditation. 

La  jeunefle  du  fage  eft  le  temps  de 
fes  expériences  ,  fes  pallions  en  lont  les 
inftruments  ;  mais  après  avoir  appliqué 
fon  ame  aux  objets  extérieurs  pour  les 
fentir,  il  la  retire  au  dedans  de  lui  pour 
les  considérer  ,  les  comparer  3  les  con- 
noître. 


LIBERTÉ    DE    L'HOMME. 

INUl  être  matériel  n'eft  actif  par 
lui-même  ,  &c  moi  je  le  fuis.  On  a  beau 
me  difputer  cela  ,  je  le  fens ,  &  ce  fenti- 
ment  qui  parle  eft  plus  fort  que  la  raifon 
qui  le  combat.  J'ai  un  corps  fur  lequel 


13  4         Les    Pensées 

les  autres  agiffent ,  &  qui  agit  fur  eux  j 
cette  act-ion  réciproque  n'eft  pas  Jou- 
teufe  j  mais  ma  volonté  eft  indépen- 
dante de  mes  fens ,  je  confens  ou  je 
réiifte,  je  fuccombe  ou  je  fuis  vainqueur, 
&  je  fens  parfaitement  e;i  moi-même 
quand  je  fais  ce  que  j'ai  voulu  faire  ,  ou 
quand  je  ne  fais  que  céder  à  mes  paf- 
fions.  J'ai  toujours  la  puiflfance  de 
vouloir  ,  non  la  force  d'exécuter.  Quand 
je  me  livre  aux  Tentations ,  j'agis  félon 
l'impulfion  des  objets  externes.  Quand 
je  me  reproche  cette  foiblefïè ,  je  n'é- 
coute que  ma  volonté  ;  je  fuis  efclave 
par  mes  vices,  &  libre  par  mes  remords  ; 
le  fentiment  de  ma  liberté  ne  s'efface  en 
moi  que  quand  je  me  déprave  ,  &  que 
j'empêche  enfin  la  voix  de  l'ame  de 
s'élever  contre  la  loi  du  corps. 


de  J.  J.   Rousseau.    i$a 


GRANDEUR    DE   L'HOMME. 

L'Homme    eft    le   roi    de   la  terre 
qu'il  habite;  car  non- feulement  il  dom- 
te  tous  les  animaux ,  non-feulement  il 
difpofe  des  éléments  par  fon  induftrie  ; 
mais  lui  feul  fur  la  terre  en  fait  difpofer, 
&c  il  s'approprie  encore  par  la  contem- 
plation ,   les    aftres   mêmes  dont  il  ne 
peut  approcher.  Qu'on  me  montre  un 
autre    animal    fur    la   terre    qui  fâche 
faire  ufage  du  feu  ,  6c  qui  fâche  admi- 
rer le  foleil.     Quoi  !  je  puis  obferver , 
connoître  les  êtres  &  leurs  rapports  ;  je 
puis  fentir  ce  que  c'efl:  qu'ordre,  beauté, 
vertu  •■,    je   puis  contempler  l'univers , 
m'élever  à  la  main  qui  le  gouverne  ;    je 
puis  aimer  le  bien  ,  le  faire  ,  &  je  me 
comparerais  aux  bêtes  5  Ame  abjecte  , 
c'efl:  ta    trifte  philofophie  qui   te  rend 
femblable  à  elles  !  ou  plutôt  tu  veux  en 
vain  t'avillir  ;  ton  génie  dépofe  contre 


i  3  6        Les    Pensées 
tes  principes ,  ton  cœur  bienfaifant  dé- 
ment ta  doctrine  ,  &  l'abus  même  de 
tes  facaltés  prouve  leur  excellence  en 
dépit  de  toi. 


FOIBLESSE   DE   L'HOMME. 


^Uand  on  dit  que  l'Homme  eft 
foible  ,  que  veut-on  dire  ?  Ce  mot  de 
foibleffe  indique  un  rapport  ;  un  rap- 
port de  l'être  auquel  on  l'applique. 
Celui  dont  la  force  palTe  les  befoins , 
fat- il  un  infefte ,  un  ver  ,  eft  un  être 
fort  5  celui  dont  les  befoins  pallent  la 
force  ,  fùt-il  un  éléphant  ,  un  lion  , 
fut  -  il  un  conquérant  ,  un  héros  , 
fùt-il  un  Dieu  ,  c'eft  un  être  foible. 
L'Ange  rebelle  qui  méconnut  fa  nature, 
étoit  plus  foible  que  l'heureux  mortel 
qui  vit  en  paix  félon  la  fïenne.  L'Hom- 
me eft  très  fort  quand  il  fe  contente 
d'être  ce  qu'il  eft  :  il  eft  très  foible  quand 
il  veut  s'élever  au  deifus  de  l'humanité. 


DEj.J.    ROUS  S1AV.        2.37 

N'allez  donc  pas  vous  figurer  qu'en 
étendant  vos  facultés  vous  étendez  vos 
forces  ;  vous  les  diminuez  ,  au  con- 
traire ,  fi  votre  orgueil  s'étend  plus 
qu'elles.  Mcfurons  le  rayon  de  notre 
fphere  ,  ôc  reftons  au  centre  ,  comme 
l'infecte  au  milieu  de  fa  toile  :  nous 
nous  fufnrons  toujours  à  nous-mêmes  , 
8c  nous  n'aurons  point  à  nous  plaindre 
de  notre  foibleilè  ;  car  nous  ne  la  fen- 
drons jamais. 


SAGESSE     HV  MAINE. 

J— '  E  grand  défaut  de  la  Sageiïè  Hu- 
maine ,  même  de  celle  qui  n'a  que  la 
vertu  pour  objet ,  eft  un  excès  de  con- 
fiance qui  nous  fait  juger  de  l'avenir 
par  le  préfent ,  de  par  un  moment  de 
la  vie  entière.  On  fe  fent  ferme  un 
inftant  &  l'on  compte  n'être  jamais 
«branlé.  Plein  d'un  orgueil  que  l'expé- 
rience confond  tous  les  jours  ,  on  croit 


z53  Les  ?£Xse£S 
n'avoir  P^s  â  craindre  un  piège  une  fois 
évité.  Le  modefte  langage  de  la  vail- 
lance eft  ,  je  fus  brave  un  tel  jour  -,  mais 
celui  qui  dit  ,  je  fuis  brave ,  ne  fait  ce 
qu'il  fera  demain  ,  &  tenant  pour  Tien- 
ne une  valeur  qu  il  ne  s'eft  pas  donnée, 
il  mérite  de  la  perdre  au  moment  de 
s'en  fervir. 

Que  tous  nos    projets  doivent  être 
ridicules ,  que  tous  nos  raifonnements 
doivent  être  infenfés  devant  l'être  pour 
qui  les  temps  n'ont  point  de  iuccefïion , 
ni  les  lieux  de  diftance  1  Nous  comp- 
tons pour  rien  ce  qui  eft  loin  de  nous  , 
nous  ne  voyons  que  ce  qui  nous  tou- 
che :  quand    nous    aurons  '  changé  de 
lieu  nos  jugements  feront  tout  contrai- 
res s  &  ne  feront    pas   mieux   fondés. 
Nous  réglons  l'avenir  fur  ce   qui  nous 
convient   aujourd'hui,  fans  favbir    s'il 
nous  conviendra  demain  ;  nous  jugeons 
de  nous  comme  étant  toujours  les  mê- 
mes ,  &  nous  changeons  tous  les  jours. 
Qui  fait ,  fi  nous  aimerons  ce  que  nous 


de  J.  J.  Rousseau.     259 

aimons ,  fi  nous  voudrons  ce  que  nous 
voulons ,  Ci  nous  ferons  ce  que  nous 
Tommes ,  il  les  objets  étrangers  &  les 
altérations  de  nos  corps  n'auront  pas 
autrement  modifié  nos  âmes  5  8c  fi  nous 
ne  trouverons  pas  notre  mifere  dans 
ce  que  nous  aurons  arrangé  pour  notre 
bonheur  ?  Montrez-moi  la  règle  de  la 
fagelfe  humaine  ,  &  je  vais  la  prendre 
pour  guide.  Mais  fi  la  meilleure  leçon 
eft  de  nous  apprendre  à  nous  défier 
d'elle ,  recourons  à  celle  qui  ne  trompe 
point,  &  faifons  ce  qu'elle  nous  infpire. 


HOMME     S  AVVAG  E. 

ïs  E  s  defirs  de  l'Homme  fauvaçe  ne 
panent  pas  Tes  befoins  phyfiques  :  les 
feuls  biens  qu'il  connoilfe  dans  l'univers 
font  la  nourriture  ,  une  femelle  8c  le 
repos  ;  les  feuls  maux  qu'il  craigne , 
font  la  douleur  &c  non  la  mort  ;  car  ja- 
mais l'animal  ne  faura  ce  que  c'eft  que 


243  LES     TEl'SÉES 

mourir  ;  &  la  connoiOance  de  la  mort 
ôc  de  Tes  terreurs  ,  eft  une  des  pre- 
mières acquisitions  que  l'Homme  ait 
faites  ,  en  s'éloignant  de  la  condition 
animale. 

Seul  ,  oifif ,  &  toujours    voifin    du 
danger  ,  l'Homme   fauvage  doit  aimer 
à  dormir  ,  &  avoir  le    iommeil  léger 
comme  les  animaux  qui  penfant  peu., 
dorment,  pour  ainii  dire,  tout  le  temps 
qu'ils  ne  penfent  point.  Sa  propre  con- 
fervation   faifant    prefque   Ton  unique 
foin   ,    fes    facultés    les   plus    exercées 
doivent  être  celles  qui  ont  pour  objet 
principal  l'attaque  Se  la  défenfe ,  foit 
pour   fubjuguer  la  proie  ,  foit  pour  fe 
garantir  d'être  celle  d'un  autre  animal  : 
au  contraire ,  les  organes  qui  ne  fe  per- 
fectionnent  que  par  la  mollene  &   la 
fenfualité  ,  doivent  refier  dans  un  état 
de  groiïiéreté  ,  qui  exclut  en  lui  toute 
efpece  de  délicateffe  ;  Si  fes  fens  fe  trou- 
vant partagés  fur  ce  point ,  il  aura  le 
toucher  &ïe  goût  d'une  rudelîe  extrême, 

la 


de  J.  J.  Rousseau,    ^fc 

la  vue  ,  l'ouïe  &c  l'odorat  de  la  plus 
grande  fubtilité.  Tel  eft  l'état  animal 
en  général ,  &  c'eft  auffi  ,  félon  le  rap- 
port des  voyageurs ,  celui  de  la  plu- 
part des  peuples  fauvages. 

Le  corps  de  l'Homme  fauvage  étant 
le   feul    inftrument  qu'il   connoiflfe  ,  il 
l'emploie  à  divers  ufages ,  dont  ,  par  le 
défaut  d'exercice  5  les  nôtres  font  inca- 
pables; &  c'eft  notre  induftrie  qui  nous 
ôte  la  force  &  l'agilité  que  la  néceflfité 
oblige  d'acquérir.   S'il  avoit  eu  une  ha- 
che ,  fon  poignet  romproi:-il  de  fi  for- 
tes branches  3  S'il  avoit  eu  une  fronde  , 
lanceroit-il  de  la  main  une  pierre  avec 
tant  de  roideur  ?    S'il  avoit  eu    une 
échelle  ,  grimperoit-il  Ci  légèrement  fur 
un   arbre  ?    S'il  avoit    eu    un    cheval  , 
feroit-il  fi  vite  à  la  courfe  ?    Laiifez  à 
l'Homme  civilifé  le  temps  de  raflemblei- 
toutcs  Tes  machines  autour  de  lui  ;  on  ne 
peut  douter  qu'il  ne  furmonte facilement 
l'Homme  fauvage  :  mais  fi  vous  vou- 
lez voir  un  combat  plus  inégal  encore  , 

L 


^42  Les  Tek  sues 
rnettcz-les  nus  &  défarmés  vis-à-vis 
l'un  de  Vautre  -,  &  vous  connoîtreï 
bientôt  quel  eft  l'avantage  d'avoir  fans 
celle  toutes  Tes  forces  à  fa  difpofition , 
d'être  toujours  prêt  à  tout  événement, 
&:  de  fe  porter ,  pour  ainii  dire  ,  tou- 
jours tout  entier  avec  foi. 

Il  y  a  deux  fortes  d'Hommes  dont 
les  corps  font  dans  un  exercice  con- 
tinuel ,  8c  qui  fùrement  fongent  aufli 
peu  les  uns  que  les  autres  à  cultiver  leur 
ame  j  favoir  ,  les  payfans  &  les  fauva- 
ges/  Les  premiers  font  ruftiques ,  groC- 
liers ,  mal  -  adroits  ,  les  autres  connus 
par  leur  grand  fens  ,  le  font  encore 
par  la  fubtilité  de  leur.efprit  :  généra- 
lement il  n'y  a  rien  de  plus  lourd  qu'un 
payfan  ,  ni  rien  de  plus  fin  qu'un  fau- 
va^e.  D'où  vient  cette  différence  f  C'elt 
que  le  premier  faifant  toujours  ce  qu'on 
lui  commande  ,  ou  ce  qu'il  a  vu  faire 
à  fon  peue  ,  ou  ce  qu'il  a  fait  lui-mê- 
me dès  fa  jeuneflè  ,  ne  va  jamais  que 
par  routine  ;  Ôc  dans  fa  vie  piefqu'au- 


?>£  ].  J.  Rousseau.     m> 

tomate  ,  occupé  fans  cefle  des  mêmes 
travaux  ,  l'habitude  &  l'obénTance  lui 
tiennent  lieu  de  raifon. 

Pourlefauvage,  c'elt  autre  chofe  5 
n'étant  attaché  à  aucun  lieu  ,  n'ayant 
Point  de  tâche  preferite ,  n  cueillant  à 
perfonne,  fans  autre  loi  que  fa  volonté, 
il  eu-  forcé  de  raifonner  à  chaque  adieu 
de  fa  vie  ;  il  ne  fait  pas  un  mouvement, 
pas  un  pas ,  fans  en  avoir  d'avance  en, 
vifagé  les  faites.    Ainfi  ,  plus  fon  corps 
exerce  ,  plus  fon  efprit    s'éclaire  j  fa 
force  &  fa  raifon  croulent  à  la  fois ,  ÔC 
s'étendent  l'une  par  l'autre. 


HOMME     C  ir  I  L. 

E  partage  de  l'état  de  nature  à  l'état 
civil  a  produit  dans  l'Homme  un  chan- 
gement très  remarquable,  en  fubftituant 
dans  fa  conduite  la  juftice  à  l,inftin&,& 
donnant  à  fes  avions  la  moralité  qui 
leur  manquoit  auparavant.   C'efc  alors 

L  2. 


i44         LES  Pensées 
feulement  que  la  voix  du  devoir  fuc- 
cédantàl'impuluon  phyfique,  &  le  droit 
à  l'appétit ,   l'Homme  ,  qui    jufques-là 
n'avoit  regardé  que  lui-même  ,  fc  voit 
forcé  d'agir  fur  d'autres  principes  ,  & 
de    confulter  fa  raifon  avant  d'écouter 
fes  penchants.   Qpoiqtfa  fe  Prive  da"5 
cet  état   de   pluiieurs     avantages   qu'il 
tient  de  la  nature  ,   il  en  regagne  de  Ci 
grands  ,    fes  facultés   s'exercent   &  fe 
développent ,  fes  idées  s'étendent ,  Tes 
fentiments  s'ennobliflent ,  fon  ame  toute 
entière   s'élève  à  tel   point ,  que  fi  les 
abus  de  cette  nouvelle  condition  ne   le 
dégradoient  fouvent  au  deffous  de  celle 
dont  il  eft   forti  ,  il  devroit  bénir  fans 
cette  l'inftant  heureux  qui  l'en  arracha 
pour  jamais  ,  &  qui  ,  d'un  animal  ftu- 
pide  &  borné  ,  fit  un  être  intelligent  & 
un  homme. 

Où  eft  l'Homme  de  bien  qui  ne  doit 

Tien  à  fon  pays  î  Quel  q«il  fok  >  il  luI 
doit  ce  qu'il  y  a  de  plus  précieux  pour 
l'Homme ,  la  moralité  de  fes  avions  & 


de,].].  Rousseau.     24/ 

l'amour  de  la  vertu.  Né  dans  le  fond 
d'un  bois  ,  il  eût  vécu  plus  heureux  &c 
plus  libre  ;  mais  n'ayant  rien  à  com- 
battre pour  fuivre  Tes  penchants  ,  il  eut 
été  bon  fans  mérite  ,  il  n'eût  point  été 
vertueux ,  &  maintenant  il  fait  l'être 
malgré  Tes  paiGons.  La.  feule  apparence 
de  l'ordre  le  porte  à  le  connoître  ,  à 
l'a. mer.  Le  bien  public  ,  qui  ne  fèrt  que 
de  prétexte  aux  autres ,  eft  pour  lui 
feul  un  motif  réel.  Il  apprend  à  fe 
combattre  ,  à  fe  vaincre  ,  à  facrifier  fon 
intérêt  à  l'intérêt  commun.  Il  n'eil 
pas  vrai  qu'il  ne  tire  aucun  profit  des 
loix  ;  elles  lui  donnent  le  courage  d'ê- 
tre julle  ,  même  parmi  les  méchants. 
Il  n'eft  pas  vrai  qu'elles  ne  l'ont  pas 
rendu  libre  ,  elles  lui  ont  appris  à  ré- 
gnci-  fur  lui. 


^^/^ 


L  5 


%4$        Les    Pensées 

M^— — mm^m — ■■s—— — awBMBWMa— a— a 

£>  IFFÉRENCE 

de    l'  Homme    Police 

£r  z>£  l'Homme  SjiWAGt, 

L'Homme  Sauvage  &  l'Homme 
Policé  ,  différent  Tellement  par  le  fond 
du  cœur  &  des  inclinations  ,  que  ce 
qui  fait  le  bonheur  fuprême  de  lJun  , 
réduiroit  l'autre  au  défîfpoir.  Le  pre- 
mier ne  refpire  que  le  repos  &  la  liberté, 
il  ne  veut  que  vivre  &  relier  oifîf ,  ÔC 
Pataraxie  même  du  ftoïcien  n'appro- 
che pas  de  fa  profonde  indifférence 
pour  tout  autre  objet.  Au  contraire  ,  le 
citoyen  toujours  a£tif  fue  ,  s'agite ,  fe 
tourmente  fans  cefler  pour  chercher  des 
occupations  encore  plus  laborieufes  :  il 
travaille  jufqu'à  la  mort ,  il  y  court  mê- 
me pour  fe  mettre  en  état  de  vivre ,  ou 
renonce  à  la  vie  pour  acquérir  l'im- 
mortalité.    Il  fait  fa  cour  aux  grands 


de  J.  J.  Rousseau,    2.47 

qu'il  hait ,  &c  aux  riches  qu'il  méprife  § 
il  n'épargne  rien  pour  obtenir  l'hon- 
neur de  les  fer'vir  ;  il  fe  vante  orgueil* 
leufement  de  fa  bafferïè  &  de  leur  pro- 
tection \  tk  fier  de  Ton  efclavage ,  il 
parle  avec  dédain  de  ceux  qui  n'ont  pas 
l'honneur  de  le  partager.  Quel  fpecta- 
cle  pour  un  Caraïbe  que  les  travaux 
pénibles  ôc  enviés  d'un  Miniftre  Euro- 
péen !  Combien  de  morts  cruelles  ne 
préférerait  pas  cet  indolent  fauvage  à 
l'horreur  d'une  pareille  vie  ,  qui  fouvent 
n'eft  pas  même  adoucie  par  le  pîaifîr  de 
bien  faire  f3 

Le  Sauvage  vit  en  lui-même  ,  l'hom- 
me fociabk  toujours  hors  de  lui ,  ne 
fait  vivre  que  dans  l'opinion  des.  au- 
tres ;  &  c'eft  ,  pour  ainfi  dire ,  de  leur 
feul  jugement  qu'il  tire  le  fentiment  de 
fa  propre    exiftence, 

L'Homme  fauvage  quand  il  a  dîné  , 
eft  en  paix  avec  toute  la  nature ,  & 
l'ami  de  tous  fes  fcmblabîes.  S'asit-iî 
.quelquefois  de   difputer  fon  repas  ,  il 

L  4 


24$  L£S     T  E  N  S  É  K  S 

n'en  vient  jamais  au  coups  fans  avoir 
auparavant    comparé     la    difficulté    de 
vaincre  avec  celle  de  trouver  ailleurs  fa 
fubfiffimce  ;  &  comme  l'orgueil  ne   te 
mêle  pas  du  combat  ,   il  fe  termine  pair 
quelques  coups  de  poing  ;  le  vainqueur 
mange,    le     vaincu   va   chercher  for- 
tune"   &  tout    eft  pacifié.     Mais  chez 
l'Homme  en  fociété  ,  ce  font  bien  d'au- 
tres affaires  ;  il  s'agit  premièrement  de 
pourvoir  au  néceflàire  &c  puis   au  fu- 
perflu ,  enfuite  viennent  les  délices  ,  Se 
puis   les  immenfes  richelîes  ,    &  puis 
des  fujets  ,  &  puis  des  efclaves  ;  il  n'a 
pas  un  moment  de  relâche  ;  ce  qu'il  y 
a  de  plus  fmgulier  ,   c'eft  que  moins  les 
befoins  font  naturels  &  preffants  ,  plus 
les  pallions  augmentent,  &  qui  pis  eft , 
le   pouvoir  de  les  fatisfaire  ,   de    forte 
qu'après  de  longues  profpérités ,  après 
avoir  englouti  bien  des  tréfors  &  défolé 
bien   des    hommes,    mou   héros  finira 
par  tout  égorger  ,  jufqu'à   ce  qu'il  foit 
l'unique  maître  de  l'univers.  Tel  eft  en 


de  ].  J.  Rousseau.  1431 
abrégé  le  tableau  moral  ,  fînon  de  la 
vie  humaine  ,  au  moins  des  prétentions 
fecretes  du  cœur  de  tout  hcmme  ci- 
vîlîfé. 


L'  HO  M  M  E      COMPARÉ 

À       L'  A  N  I  M  A  L. 

J  E  ne  vois  dans  tout  animal  qu'une 
machine  ingénieufe  ,  à  qui  la  nature  » 
donné  des  fens  pour  fe  remonter  elle- 
même  ,  &  pour  fe  garantir  ,  jufqu'à  un 
certain  po;nt ,  de  tout  ce  qui  tend  à  la 
détruire,  ou  à  la  déranger.  J'apperçois 
prccifément  les  mêmes  chofes  dans  la 
machine  humaine ,  avec  cette  d;rfé- 
rence  que  la  natu  e  feule  fait  tout  dans. 
les  opérations  de  la  bête  ,  au  lieu  que: 
l'Homme  concourt  aux  fiennes  ,  en  qua- 
lité d'agent  libre.  L'un  choifit  ou  rejette; 
par  inftinâ:,  &  l'autre  par  un  acte  de' 
liberté  ;  ce  qui  fait  que  la  Bête  ne  r  uc 
s'écarter  de  là  règle  qui  lui  cfl  prefcriœ^ 


?./  o  Lts   Feusêes 

même  quand  il  lui  feroit  avantageux  de 

le  faite,  &  que   l'Homme   s'en  écarte 

fouvent  à    Ton  préjudice.      Ceft  ainfl 

cu'un  pigeon    mourroit  de  faim  près 

d'un  baffin  rempli  de  viandes  ,   &  un 

chat  fur  un  tas  de  fruits  ou  de  grains , 

quoique  l'un  &  l'autre  pût  très  bien  fe 

nourrir  de  l'aliment  qu'il  dédaigne  ,  s'il 

s'écok  avifé  d'en  efùyer  :  Ceft  ainfi  que 

les  Hommes  diflfolus  fe  livrent  à  des  excès, 

qui  leur  caufent  la   fièvre  &  la  mort  ; 

parce  que  l'efprft  déprave  les  fens ,  & 

que  la  volonté  parle  encore  quand  la 

nature  fe  sait. 

Tout  animal  a  des  idées  ,  puifqu'ii 
a  des  fens  >  il  combine  même  fes  idées  > 
jufqu'à  un  certain  point  ,  &  l'Homme 
îie  diffère  k  cet  égard  de  la  bête  ,  que 
du  plus  au  moins.  Quelques  philofo- 
pbes  ont  même  avance  qu'd  y  a  plus  de 
différence  de  tel  Homme  à  tel  Homme,, 
oue  de  tel  Homme  à  telle  Bête  ;  ce  n'eft 
donc  pas  tant  l'entendement  qui  tait 
parmi  les  animaux  la  diûmdion  fpéci» 


DE  J.  J-  Rousseau,     iji 

fique  de  l'Homme,  que  fa  qualité  d'a- 
gent libre.   La  nature  commande  à  tout 
animal  ,    &    la   bête  obéit.  L'Homme 
éprouve  la  même  imprelïîon  ,  mais  il  fe 
reconnaît   libre    d'acquiefcer  ,     ou  de 
réfifter;  &   c'eft  fur-tout  dans  la  con- 
fiance de  cette  liberté  que  fe  montre   la 
fpiricualité  de  Ton  ame  :  car  la  phy/ique 
explique  en  quelque  manière  le  média- 
ni!  me  des   Cens  ,  &    la  formation  des 
idées  :  mais  dans  la  puiffmce  de  vou- 
loir ,  ou  plutôt  dechoim-,  &  dans  le 
fentiment  de   cette   puilîance  ,    on    ne 
ci'ouve   que   des  acres  purement  fpiri- 
tuels  ,  dont  on  n'explique  rien  par  les* 
loix  de  la  méchanique. 

Mais ,  quand  les  difficultés  qui  envi- 
ronnent toutes  ces  queftions  ,  lailîe-- 
soient  quelque  lieu,  de  difputer  fur  cette- 
différence  de  l'Homme  &  de  i'An'm  \\  , 
il  y  a  une  autre  qualité  très  fpecihque 
qui  les  diftingue,  &  fur  laqueHe  il  ne 
peut  y  avoir  de  conteftation  ,  c'eft  la? 
faculté  de  fe  perfectionner  5  faculté  qui  ^ 

L  6- 


ïf*        Lès    TtKsézs 
à  l'aide  des    circonfiarces  ,  développe 
fucceflivement  toutes  les  autres ,  &  re- 
fide  parmi  nous  tant  dans  l'efpece  ,  que 
dans  1  individu  ,  au  lieu  qu'un  animal 
cft  ,  au  bout  de  quelques  mois ,  ce  qu'il 
fera  toute  fa  vie ,  &  Ton  efpece ,  au  bout 
de  mille  ans ,  ce  qu'Jle   étoit  la  pre- 
mière année  de  ces  mille  ans.  Pourquoi 
l'Homme  feuL  eft-il  fujét  à  devenir  im-- 
hécille  ?    N'eu-ce  pcir.t  qu'il   retourne 
ainfi  dans  Ton  état  primitif,  &   que  * 
tan  lis  que  la  bête  ,  qui  n'a  rien  acquis 
&c  qui  nJa  rien  non  plus  à  perdre  ,  refte 
toujours  avec  Ton  inftinci  ,    l'Komme 
reperdant  par  la  vieiilefle  ou   d'antres 
aci  lents  a  tout  ce  que  la  perfeftibil  té 
lui  ayoit  fait  acquérir  ,  retombe  ainiv 
plus  bas  que  la  bête  même  ? 


e  J.  J.  Rousseau.    2.5 


F  E  M  M  E. 

SL(K  Femme  eft  faite  fpécialement  pour 
plaire  à  l'homme  :  fi  l'homme  doit  lui 
plaire  à  Ton  tour ,  c'eft  d'une  nécefïité 
moins  dire&e  :  Ion  mérite  eft  dans  fa 
puiftance  ,  il  plaît  par  cela  feul  qu'il  eft 
fort.  Ce  n'eft  pas  ici  la  loi  de  l'amour  3 
j'en  conviens  j  mais  c'eft  celle  de  la  na- 
ture ,  antérieure  à  l'amour  même. 

La  rigidité  des  devoirs  relatifs  des 
deux  fexes  n'eft-,  ni  ne  peut  être  la  même. 
Quand  la  Femme  fe  plaint  là-dc(lus  de- 
l'injufte  inégalité  qu'y  met  l'homme,  elle 
a  tort  ;  cette  inégalité  n'eft  point  une 
înftitution  humaine,  ou- du  moins  elle 
ï/cft  point  l'ouvrage  du  préjugé ,  mais 
de  la  rgifon  :  c'eft  à  celui  des  deux 
crac  la  natuie  a  chargé  du  dépôt  des  en- 
fantsd'en  répondre  à  l'autre.  Sans  doute 
Il  n'eft  permis  à  perfonne  de  violer  (a 
foi,  &:  tout  maù  infidèle  qui  pave  la 


Ij  4  £  £  S     PENSEES 

Femme  du  ieul  prix  des  aufleres  devoirs 
de  Ton  fexe  eft  un  homme  injufte  &  bar- 
bare :  mais  la  Femme  infidèle  fait  plus; 
elle  dilfout  la  famille  ,  &c  brife  cous  les 
liens  de  la  nature  ;  en  donnant  à  l'hom- 
me des  enfants  qui  ne  font  pas  à  lui ,  elle 
trahit  les  uns  &  les  autres  ,  elle  joint  la 
perfidie  à  l'infidélité.  J'ai  peine  à  voir 
quel  défordre  &c  quel  crime  ne  tient  pas 
à  celui-là.  S'il  eft  un  étal  affreux  au  mon- 
de, c'eft  celui  d'un  malheureux  père,  qui, 
fans  confiance  en  fa  femme  ,  n'ofe  fe 
livrer  aux  plus  doux  fentiments  de  fon 
cœur  ,  qui  doute  eu  embraflant  fon  en- 
fant s'il  n'embraiïè  point  l'enfant  d'un 
autre  ,  le  gage  de  fon  déshonneur  ,  le 
ravifleur  du  bien  de  fes  propres  enfants.. 
Qu'eft-ce  alors  que  la  famille,  fi  ce  n'eft 
unefociété  d'ennemis  fecrets  qu'une  fem- 
me coupable  arme  l'un  contre  l'autre 
en  les  forçant  de  feindre  de  s'entre-- 
aimer  ? 

Les  anciens  avoient    en  général  un 
très  grand  refped  pour   les  femmes  % 


£>£  J-  J  Rousseau.    i$$ 

raais  ils  marquoient  ce  refpeâ:  en  s'abf» 
tenant  de  les  expofer  au  jugement  du 
public ,  &c  croyoient  honorer  leur  ma- 
deftie  ,  en  fe  taifant  fur  leurs  autres  ver- 
tus. Ils  avoient  pour  maxime  que  le 
pays ,  où  les  moeurs  étoient  les  plus 
pures ,  étoit  celui  où  l'on  parloir  le 
moins  des  Femmes  y  ÔC  que  la  Femme 
la  plus  honnête  étoit  celle  donc  on  par- 
loir le  moins.  Ceft  fur  ce  principe 
qu'un  Spartiate ,  entendant  un  étranger 
faire  de  magnifiques  éloges  d'une  dame 
de  fa  connoiflance  ,  l'interrompit  en  co- 
lère :  ne  cefferas-tu  point ,  lui  dit-il  ?  de, 
médire  d'une  Femme  de  bien?  De  là  „ 
venoit  encore  que  ,  dans  leur  comédie  3, 
lesrolles  d'amoureufes  &  de  filles  à  ma- 
rier ne  repréfentoient  jamais  que  des  ef- 
claves  ou  des  filles  publiques,  ïls  avoient: 
une  telle  idée  de  la  modeftic  du  fexe  0 
qu'ils  auroient  cru  manquer  aux  égards 
qu'ils  lui  dévoient,  de  mettra  une  hon- 
nête fille  fur  la  feene  ,  feulement  en  re- 
f réfentaùon.  En  mi  mot  ,  l'usage  du 


ijtf        Les   Te  tf  s e  is 

vice  a  découvert ,  les  choquoient  moins 
que  celle  de  la  pudeur  offenfée. 

Chez  nous,  au  contraire  ,  la  Femme  la 
plus  eftimée  eft  celle  (  ui  fait  le  plus  de 
bruit  ;  de  qui  l'on  parle  le  plus  ;  qu'on 
voit  le  plus  dans  le  monde  j  chez  qui 
Ton  dîne  le  plus  fouvent  ;  qui  donne  le 
plus  impéi  ieufement  le  ton  ;  qui  juge  , 
tranche  ,  décide,  prononce,  atfigne  aux 
talents,  au  mérite,  aux  vertus  ,  leurs 
degrés  ôc  leurs  places  j  &c  dont  lès  hum- 
bles favants  mendient  le  plus  baifemenc 
la  faveur.  Sur  la  feene,  c'eft  pis  encore. 
Au  fond,  dans  le  monde  elles  ne  fa- 
vent  rien  ,  quoiqu'elles  jugent  de  tout; 
mais  au  Théâ*re,  lavantes  du  favoir 
des  hommes ,  ph'lo'ophcs  ,  grâce  aux 
Auteurs,  elles  écrafènt  notre  fexe  de 
fes  propres  talents ,  6\:  les  imbéciiies 
tateurs  vont  bonnement  apprendre  des 
Femmes  ce  qu  ils  ont  pris  foin  de  leur. 
didter.  Tout  cela  dans  le  vrai  ,  c\lt  le 
m  >quer  d'elles  ,  c'eft  les  taxer  d'une  va- 
nité puérile  ;  ôc  je  ne  doute  pas  que  les. 


DE  J.  J.  ROU  S  S  EAU.  lyr 
plus  fages  n'en  foient  indignées.  Parcou- 
rez la  plupart  des  pièces  modernes  : 
c'eft  toujours  une  Femme  qui  fait  tout , 
qui  apprend  tout  aux  hommes  ;  c'eft 
toujours  la  Dame  de  cour  qui  fait  dire 
le  catéchifme  au  périt  jean  de  faintré. 
Un  enfant  ne  fauroit  fe  nourrir  de  fon 
pain,  s'il  n'eft  coupé  par  fa  gouver- 
nante. Voilà  l'image  de  ce  qui  fe  patte 
aux  nouvelles  pièces.  La  Bonne  eft  fur 
le  Théâtre  ,  &  les  enfants  font  dans  le 
Parterre. 

La  première  &c  la  plus  importante 
qualité  d'une  femme  eft  la  douceur  i 
faite  pour  obéir  à  un  être  aufti  impar- 
fait que  l'homme  ,  fouvent  Ci  plein  de 
vices  ,  &  toujours  Ci  plein  de  défauts , 
elle  doit  apprendre  de  bonne  heure  à 
fouffrir  même  l'injuftice  ,  &  à  fuppor- 
ter  les  torts  d'un  mari  fans  fe  plaindre  ; 
ce  n'eft  pas  pour  lui ,  c'eft  pour  elle 
qu'elle  doit  être  douce  :  l'aigreur  Se 
l'opiniâtreté  des  Femmes  ne  font  ja- 
mais qu'augmenter   leurs  maux  ôc  les 


2j 8         Les    Pensées 

mauvais  procédés  des  maris  ;  ils  Ten- 
tent que  ce  n'eft  pas  avec  ces  armes-là  , 
qu'elles  doivent  les  vaincre.  Le  Ciel  ne 
les  fît  point  infirmantes  Se  perfuafnes 
pour  devenir  acariâtres  ;  il  ne  les  fit 
point  foibles  pour  être  impérieuses -,  il 
ne  leur  donna  point  une  voix  fi  douce  , 
pour  dire  des  injures ,  il  ne  leur  fit  point 
des  traits  fi  délicats  pour  les  défigurer 
par  la  colère.  Quand  elles  fe  fâchent, 
elles  s'oublient  ;  elles  ont  fouvent  rai- 
fon  de  fe  plaindre,  mais  elles  ont  tou- 
jours tort  de  gronder.  Chacun  doit  gar- 
der le  ton  de  fon  fexe  -,  un  mari  rrop 
doux  peut  rendre  une  Femme  imperti- 
nente; mais ,  à  moins  qu'un  homme  ne 
foit  un  monfh/e ,  la  douceur  d'une  Fem- 
me le  ramené ,  Se  triomphe  de  lui  tôt 
ou  tard. 

La  Femme  a  tout  contre  elle ,  nos  dé- 
fauts, fa  timidité,  fa  foiblefle  ;  elle  n'a 
pour  elle  que  fon  art  Se  fa  beauté.  N'eft- 
îl  pas  jufte  qu'elle  cultive  l'un  Se  l'autre ï 
Mais  la  beauté  n'eft  pas  générale  j  elle 


DE  J.  J.    ROUSS  EjtU.       2.J$ 

périt  par  mille  accidents  ;  elle-  pafle 
,  avec  les  années  ,  l'habitude  en  détruit 
1/effet.  L'efprit  feu!  eft  la  véritable  ref- 
fource  du  fexe  ;  non  ce  foc  efprit  auquel 
on  donne  tant  de  prix  dans  le  monde  9 
8c  qui  ne  fert  à  rien  pour  rendre  la  vie 
heureufe  ;  mais  Mpric  de  Ton  état  3  l'arc 
de  tirer  parti  du  nôtre  ,  &'de  fe  préva- 
loir de  nos  propres  avantages. 

Les  Femmes  ont  la  langue  flexible  ; 
elles  parlent  plutôt ,  plus  aifément  & 
plus  agréablement  que  les  hommes  j  on 
les  aceufe  auïïî  de  parler  davantage: 
cela  doit  être  ,  &  je  changerois  volon- 
tiers ce  reproche  en  éloge  :  la  bouche 
8c  les  yeux  ont  chez  elles  la  même  acti- 
vité, &c  par  la  même  raifon.  LJhomme 
dît  ce  qu'il  fait  ,  la  Femme  dit  ce  qui 
plaît  :  l'un  pour  parler  a  befoin  de  con- 
noiiîance ,  &  l'autre  de  goût  ;  l'un  doit 
avoir  pour  objet  principal  les  chofes 
utiles  ,  l'autre  les  agréables.  Leurs  dit 
cours  ne  doivent  avoir  de  formes  com- 
munes que  celles  de  la  vérité. 


i69        Les    Pensées 

Les  Femmes  ne  font  pas  faites  pour 
courir  ;  quand  elles  fuyent  ,  c'eft  pour 
être  atteintes.  La  courfe  n'eft  pas  la 
feule  chofe  qu'elles  falfent  mal  adroite- 
ment  ;  mais  c'eft  la  feule  qu'elles  faf- 
fent  de  mauvaife  grâce:  leurs  coudes 
en  arrière  &c  collés  contre  leur  corps 
leur  donnent  une  attitude  rifible  ,  &  les 
hauts  talons  fur  lefquels  elles  font  ju- 
chées, les  font  paroître  autant  de  fau- 
terelles  qui  voudroient  courir  fans 
fauter. 

La  recherche  des  vérités  abftraites 
&  fpéculatives  ,  des  principes ,  des  axio- 
mes dans  les  feiences ,  tout  ce  qui  tend 
à  généralifer  les  idées  n'eft  point  du 
redore  des  Femmes  ;  leurs  études  doi- 
vent fe  rapporter  toutes  à  la  pratique  ; 
c'eft  à  elles  à  faire  l'application  des  prin- 
cipes que  l'homme  a  trouvés  ,  &  c'eft  à 
elles  de  faire  les  obfervations  qui  mè- 
nent l'homme  à  l'établiflèment  des  prin- 
cipes. Toutes  les  réflexions  des  Fem- 
mes }  en  ce  qui  ne  tient  pas  immédiate- 


DE  J.  J.    ROVSS  E  AV.     1 6 1 

ment  à  leurs  devoirs  ,  doivent  tendre  a 
l'étude  des  hommes  ou  aux  connoiflan- 
ces  agréables  qui  n'ont  que  le  goût  pour 
objet  ;  car  quant  aux  ouvrages  de  génie 
ils  paflfent  leur  portée  -,  elles  n'ont  pas  , 
non  plus ,  allez  de  juftelfe  &  d'attention 
pour  réulîir  aux  fcïences  exactes  ,  ôc 
quant  aux  connoiflances  phyfiques  , 
c'eft  à  celui  des  deux  qui  eft  le  plus  agi£- 
faut ,  le  plus  allant  ,  qui  voit  le  plus 
d'objets ,  c'eft  à  celui  qui  a  le  plus  de 
force  ,  6k:  qui  l'exerce  davantage  ,  à 
juger  des  rapports  des  êtres  fenfibles 
ôz  des  loix  de  la  nature.  La  Femme, 
qui  efl  foible  &  qui  ne  voit  rien  au  de- 
hors, apprécie  &  juge  les  mobiles  qu'elle 
peut  mettre  en  œuvre  pour  fuppléer  à 
fa  foiblefle ,  &  ces  mobiles  font  les  paf- 
fions  de  l'homme.  Sa  méchanique  à  elle 
eft  plus  forte  que  la  nôtre  ,  tous  fes  le- 
,  viers  vont  ébranler  le  cœur  humain. 
Tout  ce  que  fon  fexe  ne  peut  faire  par 
lui-même  &  qui  lui  eft  nécelfaire  ou 
agréable,  il  faut  qu'il  ait  l'art  de  nous  le 


%6%         Les    Pensées 

faire  vouloir  :  il  faut  donc  qu'elle  étudie 
à  fond  l'efprit  de  l'homme ,  non  par  abf- 
tra&ion  l'efprit  de  l'homme  en  général  , 
mais  l'efprit  des  hommes  qui  l'entou- 
rent ,  l'efprit  des  hommes  auxquels  elle 
cft  aflujettie  ,  foit  par  la  loi,  foit  par 
l'opinion.  Il  faut  qu'elle  apprenne  à  pé- 
nétrer leurs  fentiments  par  leurs  dif- 
coars  ,  par  leurs  actions  ,  par  leurs  re- 
gards ,  par  leurs  gcltes.  Il  faut  que  par 
Tes  difcours ,  par  fes  actions  3  par  fes  re- 
gards ,  par  fes  geftes ,  elle  fâche  leur 
donner  les  fentiments  qu'il  lui  plait, 
fans  même  paroître  y  fonger.  ils  phi- 
lofopheront  mieux  qu'elle  fur  le  cœur 
humain  ;  mais  elle  lira  mieux  qu'eux 
dans  les  cœurs  des  hommes.  C'eft  aux 
Femmes  à  trouver,  pour  ainii  dire  ,  la 
morale  expérimentale ,  à  nous  à  la  ré- 
duire en  fyitême.  La  Femme  a  plus 
d'efprit ,  &c  l'homme  plus  de  génie  ;  la 
Femme  obferve  ,  &  l'homme  raifonne  ; 
de  ce  concours  réfultent  la  lumière  la 
plus  claire  <3c  la  fcience  la  plus  complette 


r>z  J.  J.  Rousseau.  %6$ 
que  puiffe  acquérir  de  lui-même  l'efpric 
humain  ,  la  plus  fùre  connoifïànce  3  en 
un  mot,  de  foi  &  des  autres  qui  foit  à 
la  portée  de  notre  efpece. 

Le  monde  eft  le  livre  des  Femmes; 
quand  elles  y  lifent  mal ,  c'eft  leur  faute, 
ou  quelque  paillon  les  aveugle. 

La  raifon  des  Femmes  eft  une  raifon 
pratique  qui  leur  fait  trouver  très  habi- 
lement les  moyens  d'arriver  à  une  fin 
connue,  mais  qui  ne  leur  fait  pas  trou- 
ver cette  fin. 

Les  Femmes  ont  le  jugement  plutôt 
formé  que  les  hommes  ;  étant  fur  la  dé- 
fensive prefque  dès  leur  enfance  & 
chargées  d'un  dépôt  difFcile  à  garder  , 
îe  bien  &  le  mal  leur  font  néceffaire- 
ment  plutôt   connus. 

Si  la  raifon  d'ordinaire  eft  pkis  foi- 
ble  &  s'éteint  plutôt  chez  les  Femmes , 
elle  eft  aufli  plutôt  formée ,  comme  un 
frêle  tournefol  croît  &  meurt  avant  un 
chêne. 

La  préfence  d'efpric,  la  pénétration  , 


si 64         L1S    ?E*SÈES 

les  obfervations  fines  font  la  fcience 
des  Femmes  ;  l'habileté  de  s'en  préva- 
loir eft  leur   talent. 

Femmes/  Femmes  !  objets    chers  & 
lunettes  ,  que  la  nature  orna  pour  notre 
fupplice,  qui  puniriez  quand  on  vous 
brave  ,  qui  pourluivez  quand  on  vous 
craint,  dont  la  haine  &  l'amour   font 
également  nuifibles  ,   &  qu'on  ne  peut 
ni    rechercher ,  ni    fuir  impunément  ! 
beauté  ,  charme  ,  attrait ,  (impatie  !  être 
ou  chimère   inconcevable ,    abîme    de 
douleurs  de  de  voluptés  1  beauté  ,   plus 
terrible  aux  mortels  que   l'élément    ou 
l'on  t'a  fait  naître  ,  malheureux  qui  le 
livre  à  ton  calme  trompeur  1  c'eft  toi 
qui  produit  les  tempêtes  qui  tourmen- 
tent le  genre  humain. 


FILLES, 


de  j.  J.  Rousseau.     16$ 


FILLES. 

1-E  s  Filles  doivent  être  vigilantes  &c 
laborieufes  ;  ce  n'efl:  pas  tout ,  elles  doi- 
vent être  gênées  de  bonne  heure.  Ce 
malheur  ,  fi  c'en  eft  un  pour  elle  3  eft  in- 
féparable  de  leur  fexe,  &  jamais  elles 
ne  s'en  délivrent  que  pour  en  fouflfrir  de 
bien  plus  cruels.  Elles  feront  toute 
leur  vie  aflèrvies  à  la  gêne  la  plus  con- 
tinuelle &  la  plus  fevere  ,  qui  eft  celle 
des  bienféances  :  il  faut  les  exercer  d'a- 
bord à  la  contrainte  ,  afin  qu'elle  ne  leur 
coûte  jamais  rien  ,  à  domter  toutes 
leurs  fantaifies  pour  les  foumettre  aux 
volontés   d'autrui. 

Une  petite  Fille  qui  aimera  fa  mère 
ou  fa  mie  ,  travaillera  tout  le  jour  à  Tes 
côtés  fans  ennui  :1e  babil  feul  la  dédom- 
magera de  toute  fa  gêne.  JVlais  fi  celle 
qui  la  gouverne  lui  eft  infupportable,  elle 
prendra  dans  le  même  dégoût  tout  ce 

M 


%66  Les  Pensées 
qu'elle  fera  fous  Tes  yeux.  Il  ea.très-dim*- 
cile  que  celles  qui  ne  fe  plaifent  pas  avec 
leurs  mères ,  plus  qu'avec  per  forme  au 
monde,  puilTent  un  jour  tourner  à  bien .  : 
mais  pour  juger  de  leurs  vrais  fenti- 
ments,  il  faut  les  étudier  ,  Se  non  pas  fe 
fier  à  ce  qu'elles  difent;  car  elles  font 
flatteufes,  ditfîmulées ,  &  Savent  «le 
bonne  heure  fe  déguifèr. 

La  première  chofe  que   remarquent 
en  grandiflant  les  jeunes  perfonnes ,  c'eft 
quewus  les  agréments  de  la  parure  ne 
leur  fuffifent  point ,  fi  elles  n'en  ont  qui 
foient  à  elles.   On   ne   peut    jamais  fe 
donner  la  beauté  ,  &  l'on  n'eft  pas  fi-tôt 
en  état  d'acquérir  la  coquetterie  ;  mais 
on  peut  déjà  chercher  à  donner  un  tour 
agréable  à  fes  geftes  ,   un   accent    flat- 
teur à  fa  veix ,  à  compofer  fort  main- 
tient ,  à  marcher  avec  légèreté  ,  à  pren- 
dre des  attitudes  gracieufes  Se  à  choiiu- 
par-tout  fes  -avantages.  La  voix  s'étend , 
s'affermit  &  prend  du  timbre;  les   bras 
fe  développent,  la  démarche  ftffifter, 


de  J.  J.  Rousseau.  267 
&:  l'on  s'apperçoit  que ,  de  quelque  ma- 
nière qu'on  foît  mife  ,  il  y  a  un  art  de  fe 
faire  regarder.  Dès-lors  il  ne  s'agir  plus 
feulement  d'aiguille  ôc  d'induftrie  ;  de 
nouveaux  talents  fe  préfentent ,  &  font 
déjà  fentir  leur  utilité. 

En  France  ,  les  Filles  vivent  dans  des 
couvents ,  &c  les  femmes  courent  le  mon- 
de. Chez  les  anciens  c'était  tout  le  con- 
traire :  les  Filles  avoient  beaucoup  de 
jeux  ôc  de  fêtes  publiques  :  les  femmes 
vivoient  retirées.  Cet  ufage  étoit  plus 
raifonnable  &  maintenoït  mieux  les 
mœurs.  Une  forte  de  coquetterie  eft 
permife  aux  Filles  à  marier,  s'amufer 
eft  leur  grande  affaire.  Les  femmes  ont 
d'autres  foins  chez  elles ,  &  n'ont  plus 
de  maris  à  chercher  ;  mais  elles  ne  trou- 
veraient pas  leur  compte  à  cette  réfor- 
me ,  ôc  malheureufement  elles  donnent 
le  ton. 

Il  efl:  indigne  d'un  homme  d'honneur 
d'abufer  de  la  /implicite  d'une  jeune 
Fille ,  pour  ufurper  en  fecret  les  mêmes 

M  2 


léS  LES     PENSÉES 

libertés  qu'elle  peut  foufifrir  devant  tout 
le-  monde.  Car  on  kit  ce  que  la  bien- 
{earice  peut  tolérer  en  public  -,  mais  on 
igno      où  s'arrête  dans  l'ombre  du  m; 
tere  ,  celui  qui  Te  fait  feul  juge  de   les 
•les. 
Voulez-vous   înfpker    l'amour    des 
bonnes  mœurs   aux   jeunes  perfonnes  ? 
Sans  leur  dire  mceliamment ,  ioyez  Pa- 
ges ,  donnez-leur  un  grand  intérêt  à  l'ê- 
tre-, faites-leur   icv.ûr  tout  le  prix  de  la 
fagelte  ,  &  vous  la  leur  ferez  aimer,  il  ne 
fuffit  pas  de  prendre  cet  intérêt  au   loin 
dans  l'avenir  ;   montrez-le  leur  dans   le 
moment  même  ,  dans  les  relations   de 
leur   âge  ,  dans  le  caractère   de  leurs 
Amants.    Dépeignez-leur  l'homme    de 
bien  ,  l'homme  de   mérite  -,    apprenez- 
Leur  à  le  reconnoître  ,  à  l'aimer  ,  &  a 
l'aimer  pour  elles  j    prouvez-leur    qu 
mies  ,  femmes  ou  maùrcfles ,  cet  hom- 
me feul  peut  les  rendre  heureufes .  Ame-j 
nez  la  vertu  par  la   raifon  :    faites- leur 
fentir  que  l'empire  de   leur  iexe  5c  tous- 


DE  J.  J.    ROU  SSEAV.       269 

Ces  avantages  ne  tiennent  pas  feulement 
à  fa  bonne  conduite  ,  à  Tes  mœurs  3  mais 
encore  à  celles  des  hommes;  qu'elles  ont 
peu  de  prife  fur  des  âmes  viles  &  baltes , 
&  qu'on  ne  fait  fervir  fa  maîtreffe  que 
comme  on  fait  fervir  la  vertu.  Soyez 
fûre  qu'alors  en  leur  dépeignant  les 
mœurs  de  nos  jours ,  vous  leur  en  inf- 
pirerez  un  dégoût  fîncere  ;  en  leur  mon- 
trant les  gens  à  la  mode  ,  vous  les  leur 
ferez  méprifer  ,  vous  ne  leur  donnerez 
qu'éloignement  pour  leurs  maximes  , 
averfion  pour  leurs  fentiments  ,  dédain 
pour  leurs  vaines  galanteries  ;  vous  leur 
ferez  naître  une  ambition  plus  noble  , 
celle  de  régner  fur  des  âmes  grandes  8c 
fortes  ,  celle  des  femmes  de  Sparte  ,  qui 
étoit  de  commander  à  des  hommes. 

Les  femmes  ne  ceflent  de  crier  que 
nous  les  élevons  pour  être  vaines  &  co- 
-  quetees,  que  nous  les  amufons  fans  celle 
à  des  puérilités  pour  relier  plus  facile- 
ment les  maîtres-,  elles  s'en  prennent  à 
nous   des   défauts  que  nous  leur  repro- 

M   5 


270        Les     Pens-ées 

chons.  Quelle   folie!   ôc  depuis  quand 
fonc-ce  les  hommes  qui   fe  mêlent   de 
l'éducation  des  Filles  ?  Qui  eft-ce  qui 
empêche  les  mères  de  les  élever  com- , 
me   il  leur  plaît  ?  Elles  n'ont  point  de 
collèges  :  grand  malheur  !  Eh  !  plut  à 
Dieu  qu'il  n'y  en  eût  point  pour  les  gar- 
çons ,  ils  feroient  plus  fenfément  &  plus 
honnêtement   élevés  !  Force  - 1  -  on  vos 
Filles  à  perdre  leur  temps  en  niaiferies  ? 
Leur  fait-on  malgré  elles  palier  la  moi- 
tié de  leur  vie  à  leur  toilette  à  votre 
exemple  ?   Vous    empêche-t-on   de   les 
inftruire  ôc  faire  inftruire  à  votre  gué  ? 
Eft-ce  notre  faute  Ci  elles  nous  plaifent 
îd  elles  font  belles ,  fi  leurs  minau- 
deries nousTéduifent ,   fi  l'art  qu'elles 
apprennent  de  vous  nous  attire  &c  nous 
flatte,  fi  nous  aimons  à  les  voir  mifes 
avec  eoût ,  fi  nous  leur  laiifons  affiler  à 
loifîr  les   armes  dont  elles  nous  iubju- 
guent  ?  eh  !  prenez  le  parti  de  les  élever 
comme  des  hommes  ;  ils  y  confentiront 
de  bon  cœur  !  plus  elles  voudront  leur 


z>e  J.  J.  Rousseau.  271 
reflêmbler,  moins  elles  les  gouverne- 
ront} &  c'eft  alors  qu'ils  feront  vrai- 
ment  les  maîtres. 

A  force  d'interdire  aRx  femmes  le 
chant,  la  danfe  &  tous  les  amufements 
du  monde  ,  on  les  rend  mauflades , 
grondeufes,  infupportables  dans  leurs 
maifons.  Pour  moi ,  je  voudrois  qu'une 
jeune  Angloife  cultivât  avec  autant  de 
foin  les  talents  agréables  pour  plaire  au 
mari  qu'elle  aura ,  qu'une  jeune  Alba- 
noife  les  cultive  pour  le  harem  d'if- 
pahan.  Les  maris ,  dira-t-on ,  ne  fe  fou- 
cient  point  trop  de  tous  ces  talents  :  vrai- 
ment je, le  crois,  quand  ces  talents,  loin 
d'être  employés  à  leur  plaire  ,  ne  fer- 
vent que  d'amorce  pour  attirer  chez  eux 
de  jeunes  impudents  qui  les  déshono- 
rent. Mais  penfez-vous  qu'une  femme 
aimable  &  fage ,  ornée  de  pareils  ta- 
lents ,  &  qui  les  confacreroit  à  l'amufe- 
ment  de  fon  mari ,  n'ajouterait  pas  au 
bonheur  de  fa  vie,  &  ne  l'empêcheroit 
pas ,  fortant  de  fon  cabinet  la  tête  épia- 
is 4 


ifi         Les    Pensées 

fée ,  d'aller  chercher  des  récréations 
hors  de  chez  lui  ?  Perfonne  n'a-t-il  vu 
d'heureufes  familles  ainfi  réunies ,  où 
chacun  fait  fournir  du  fien  aux  amufe- 
ments  communs  ?  Qu'il dife  fi  la  confian- 
ce &  la  familiarité  qui  s'y  joint ,  li  l'in- 
nocence &  la  douceur  des  plaifirs  qu'on 
y  goûte  ,  ne  rachètent  pas  bien  ce  que 
les  plaifirs  publics  ont  de  plus  bruyant. 


SOCIÉTÉ    CONJUGALE. 


A  relation  fociale  des  Sexes  e(l  ad- 
mirable. De  cette  Société  refulte  une 
perfonne  morale ,  dont  la  femme  eit 
l'ccil  &  l'homme  le  bras,  mais  avec 
une  telle  dépendance  l'un  de  l'autre  , 
que  c'efl:  de  l'homme  que  la  femme  ap- 
prend ce  qu'il  faut  voir  ,  &  de  la  fem- 
me }  que  l'homme  apprend  ce  qu'il  faut 
faire;  Si  la  femme  pouvoit  remonter 
aulTi  bien  que  l'homme  aux  principes  , 
ôi  que  l'homme  eut   auiîi  bien  qu'elle 


DE  J.  J.    ROU  S  S  EAV.        273 

l'efprit  des  détails ,  toujours  indépen- 
dants l'un  de  l'autre ,  ils  vivraient  dans 
une  difcorde  éternelle  , ,  &  leur  Société 
ne  pourrait  fubfifter.  Mais  dans  Phar- 
monie  qui  règne  entre  eux  ,  tout  tend  à 
la  fin  commune ,  on  ne  fait  lequel 
met  le  plus  du  n'en  ;  chacun  fuit  l'im- 
pulfion  de  l'autre ,  chacun  obéit ,  de 
tous   deux  foïit  les   maîtres. 

L'empire  de  la  femme  eft  un  empire 
de  douceur ,  d'adreflfe  de  de  complai- 
fance  ;  Tes  ordres  font  des  carefifes ,  Tes 
menaces  font  des  pleurs.  Elle  doit  ré- 
gner dans  la  maifon  comme  un  Minif- 
tre  dans  l'état,  en  fe  faifant  comman- 
der ce  qu'elle  veut  faire.  En  ce  fens,  il 
eft  confiant  que  les  meilleurs  ménages 
font  ceux  où  la  femme  a  le  plus  d'au- 
torité. Mais  quand  elle  meconno:*:  la 
\©ix  du  chef,  qu'elle  veut  ufurper  (es 
droits  Se  commander  eli.  ,  il  ne 

réfulte  jamais  de  ce  léTordre  que  mi- 
fere,  (candale  &  déshonneur. 

Je  ne  connois   pour  les  deux  Se 
M  5 


1-4         Les    Pensées 

que  deux  clatïès  réellement  diftinguées  ; 
l'une  de  gens  qui  penfent ,  l'autre  de 
ns  qui  ne  penfent  point,  Se  cette  âit*- 
férence  vient  prefque  uniquement  de 
l'éducation.  Un  homme  de  la  première 

'  de  ces  deux  clafles  ne  doit  point  s'al- 
lier dans  l'autre  j  car  le  plus  grand  char- 
me de, la  Société  manque  à  la  fîenne  > 
lorfqu'ayant  une  femme  ,  il  eft  réduit  à 
penfer  feul.  Les  gens  qui  pailent  exac- 
tement la  vie  entière  à  travailler  pour 
vivre,  n'ont  d'autre  idée  que  celle  de 
leur  travail  ou  de  leur  intérêt,  6v  tout 
leur  efprit  femble  être  au  bout  de  leurs 
bras.  Cette  ignorance  ne  nuit  ni  à  la  pro- 
bité ni  aux  mœurs  ,•  fouvent  même  elle 
y  fert  ;    fouvent   on    compofe  avec   fes 

'  devoirs  à  force  de  réfléchir  3  ôc  l'on  finit 
par  mettre  un  jargon  à  la  place  des 
chofes.  La  confeience  eft  le  plus  éclairé 
des  philofophes  •  on  n'a  pas  befoin  de 
favoir  les  offices  de  Ciceron,  pour 
être  homme  de  bien  ;  ôc  la  femme  du 
monde  la  plus  honnête  fait  peut-être  le 


DE   J,  J.    ROUS  SE^U.       275 

moins  ce  que  c'eft  que  l'honnêteté.  Mais 
il  n'en  eft  pas  moins  vrai  qu'un  efpi.it 
cultivé  rend  feul  le  commerce  asréa- 
ble  ,  Se  c'eft  une  trifte  chofe  pour  un 
père  de  famille  qui  fe  plaît  dans  fa  mai- 
fon  j  d'être  forcé  de  s'y  renfermer  en 
lui-même  ,  &  de  ne  pouvoir  s'y  faire 
entendre  à  perfonne. 

D'ailleurs ,  comment  une  femme  qui 
n'a  nulle  habitude  de  réfléchir  élévera- 
t-elle  fes  enfants  ?  Comment  difeerne- 
ra-t-elle  ce  qui  leur  convient  ?  Com- 
ment les  difpofera  -  t  -  elle  aux  vertus 
qu'elle  ne  connoît  pas ,  au  mérite  dont 
elle  n'a  nu  lie  idée  ?  Elle  ne  faura  que 
les  flatter  ou  les  menacer ,  les  rendre 
înfolents  ou  craintifs  ;  elle  en  fera  des 
fînges  maniérés  ou  d'étourdis  polirions, 
jamais  de  bons  efprits ,  ni  des  enfants 
aimables. 

Il  ne  convient  donc  pas  à  un  hom- 
me qui  a  de  l'éducation  de  prendre  une 
femme  qui  n'en  ait  point ,  ni  par  con- 
féquent  dans  un  rang  où  l'on  ne  fauroit 

M  6 


z-6        Les    Pensées 

en  avoir.    Mais  j'aimerois  encore   cent 
fois  mieux  fille  fimple  8c  grolïîérement 
élevée ,  qu'une  fille  fa  vante  &  bel  efprit 
qui  viendroit  établir  dans   ma  maifon 
Un  tribunal  de  littérature  dont  elle   Ce 
feroit   la    préfidente.    Une    femme  bel 
efprit  eft  le  fléau  de  fon  mari ,  de  fes 
enfants ,  de  fes  amis ,  de  fes  valets ,  de 
tout  le  monde.  De  la  fublime  élévation 
de  fon  beau  génie  ,  elle   dédaigne  tous 
fes  devoirs  de  femme  ,  5c  commence 
toujours  par  fe  faire  homme    à  la  ma- 
nière de  Mademoifelle  de  l'Enclos.  Au 
dehors  elle  cft  toujours  ridicule  &  très 
juftement    critiquée  3    parce    qu'on  ne 
peut  manquer  de  l'être  auiïi-tôt  qu'on 
fort  de  fon  état  ,  &  qu'on  n'eft  point 
fait    pour    celui   qu'on     veut   prendre. 
Toutes    ces    femmes   à   grands   talents 
n'en  impofent  jamais  qu'aux  fots.  On 
fait  toujours  quel  eft  l'artifte  ou  l'ami 
qui  tient  la  plume  ou  le  pinceau  quand 
elles    travaillent     On  fait   quel    éft  le 
i  et  homme  de  lettres  qui  leur  dicle 


DE    J.  J.    ROUSSEAU.       277 

en  fecret  leurs  oracles.  Toute  cette 
charlatanerie  eft  indigne  d'une  honnête 
femme.  Quand  elle  auroit  de  vrais 
talents ,  fa  prétention  les  aviliroit.  Sa 
dignité  eft  d'être  ignorée  ;  fa  gloire  eft 
dans  l'eftirne  de  Ton  mari  ;  Tes  pîaifirs 
font  dans  le  bonheur  de  fa  famille. 

La  grande  beauté  me  parcît  plutôt   à 
fuir   qufà   rechercher  dans  le  mariage. 
La    beauté   s'ufe   promptement    par   la 
poîïèflïon  ;   au  bout  de  fix  femaines  elle 
n'eft  plus  rien  pour  le  p'olïèfleur  ;  mais 
fes  dangers  durent    autant  qu'elle.    A 
md'ns  qu'une  belle   femme  ne   foit  un 
an^e ,  fon  mari  eft  le  plus  malheureux 
des  hommes  ;   &  quand  elle  feroit  un 
ange  ,  comment  empêchera- 1- elle  qu'il 
ne  foit  fans  cefTe  entouré  d'ennemis  ?    Si 
l'extrême    laideur    n'etoit    pas   dégoû- 
tante i  je  là  préférerois  à  l'extrême  beau- 
té ;  car  en  peu  de  temps  l'une  ce  l'autre 
des  pour  le  mari ,  la  beauté  de- 
vient un  inconvénient  6c  la  laideur  un 
:  mais  la  laideur  qui  produit 


%j%  L'ES     1>  t  USÉES 

le  dégoût  eft  le  plus  grand  des  malheurs  -, 
ce  fentiment ,  loin  de  s'effacer ,  aug- 
mente fans  cefle  &c  fe  tourne  en  haine. 
C'eft  un  enfer  qu'un  pareil  mariage  ;  H 
vaudrait  mieux  être  morts  qu'unis  ainfi. 

Délirez  en  tout  la  médiocrité  ,  fans 
en  excepter  la  beauté  même.  Une  fi- 
gure agréable  &  prévenante  ,  qui  n'inf- 
pire  pas  l'amour ,  mais  la  bienveillance, 
eft  ce  qu'on  doit  préférer  j  elle  eft  fans 
préjudice  pour  le  mari  ,  &:  l'avantage 
en  tourne  au  profit  commun.  Les  grâ- 
ces ne  s'ufent  pas  comme  la  beauté  ; 
elles  ont  de  la  vie,  elles  fe  renouvelant 
fans  celle  ;  &  au  bout  de  trente  ans  de 
mariage  ,  une  honnête  femme  avec  des 
grâces  ,  plaît  à  fon  mari  comme  le 
premier  jour. 

La  diverfité  de  fortune  8c  d'état  s'é- 
clipfe  &  fe  confond  dans  le  mariage , 
elle  ne  fait  rien  au  bonheur  ;  mais  celle 
de  caractère  &  d'humeur  demeure  ,  6c 
c'eft  par  elle  qu'on  eft  heureux  ou  mal- 
heureux. L'enfant  qui  n'a  de  règle  que 


de  J.  J.  Rousseau.     279 

l'amour  choifit  mal  ,  le  père  qui  n'a  de 
règle  que  l'opinion  choifit  plus  mal 
encore. 

Peut-on  fe  faire  un  fort  exclu/if  clans 
le  mariage  ?  Les  biens,  les  maux  n'y 
font-ils  pas  communs  malgré  qu'on  en 
ait ,  &  les  chagrins  qu'on  fe  donne  l'un 
à  l'autre  ne  retombent-ils  pas  toujours 
fur  celui  qui  les  caufe  1 

Y  a-t-il  au  monde  un  fpe&acle  auiTï 
touchant  ,  auffi  refpe&able  que  celui 
d'une  mère  de  famille  entourée  de  fes 
enfants ,  réglant  les  travaux  de  fes  do- 
meftiques  ,  procurant  à  Con  mari  une 
vie  heurcufe  ,  S:  gouvernant  fagement 
fa  maifon  ?  Ceft  là  qu'elle  fe  montre 
dans  toute  la  dignité  d'une  honnête  fem- 
me ;  ëc  c'eft  là  qu'elle  infpire  vraiment 
du  refpect  ,  &  que  la  beauté  partage 
avec  honneur  les  hommages  rendus  à  la 
venu.  Une  maifon  dont  la  maîtrefle  eft 
abfeute  eft  un  corps  fans  ame  qui  bien- 
tôt tombe  en  corruption  ;  une  femme 
hors  de  fa  maifon  perd  fon  plus  grand 


ito        Les   P  e  it  s  e  e  s 

luftre  j  3c  dépouillée  de  Tes  vrais  orne- 
ments ,  elle  ie  montre  avec  indécence. 

Ce  n'eft  pas  feulement  l'intérêt  des 
époux  ,  mais  la  caufe  commune  de  tous 
les  hommes  que  la  pureté  du  mariage 
ne  Toit  point  altérée.  Chaque  fois  que 
deux  époux  s'unifient  par  un  nœud  fo- 
lemnel ,  il  intervient  un  engagement 
tacite  de  tout  le  genre  humain  ,  de  ref- 
pe£ter  ce  lien  facré  ,  d'honorer  en  eux 
l'union  conjugale  ;  &  c'eft  ,  ce  me  ferrr- 
ble  ,  une  raifon  très  forte  contre  les  ma- 
riages clandestins,  qui,  n'offrant  nul 
figne  de  c^rte  union ,  expofent  des  cœurs 
innocents  à  brûler  d'une  flamme  adul- 
tère. Le  public  eft  en  quelque  forte  ga- 
rant d'une  convention  paflee  en  fa  pré- 
{ence  ,  &  l'on  peut  dire  que  l'honneur 
d'une  femme  pudique  eft  fous  la  protec- 
tion fpéciale  de  tous  les  gens  de  bien. 
Ainfi  q.uconque  ofe  la  corrompre ,  pè- 
che premièrement ,  parce  qu'il  la  fait 
.r  ,  6c  qu'on  partage  toujours  les 
crimes  qu'on  fut  commettre;  il  pèche 


de  J.  J.  Rousseau.     iSt 

encore  directement  lui-même,pafce  qu'il 
viole  la  foi  publique  8c  facrée  du  ma- 
riage ,  fans  lequel  rien  ne  peut  fubiîfter 
dans  l'ordre  légitime  des  chofes  hu- 
maines. 

L'amour  n'eft  pas  toujours  néceflaire 
pour  former  un  heureux  mariage.  L'hon- 
nêteté ,  la  vertu  3  de  certaines  conve- 
nances ,  moins  de  conditions  8c  d'âges 
que  de  caractères  8c  d'humeurs  fuifi- 
fent  entre  deux  époux  ;  ce  qui  n'empê- 
che point  qu'il  ne  réfulte  de  cette  union 
un  attachement  très-  tendre  ,  qui ,  pour 
n'être  pas  précifément-  de  l'amour  ,  n'en 
eft  pas  moins  doux  8c  n'en  eft  que  plus 
durable.  L'amour  eft  accompagné  d'une 
inquiétude  continuelle  de  jaloufîe  ou 
de  privation  ,  peu  convenable  au  ma- 
riage ,  qui  eft  un  état  de  jouiftance  & 
de  paix.  On  ne  s'époufe  pas  pour  pen- 
fer  uniquement  l'un  à  l'autre  ,  mais  pour 
remplir  conjointement  les  devoirs  de  la 
vie  civile,  gouverner  prudemment  fa 
maifon  ,  bien  élever  fes  enfants.     Leâ 


282.         Les     Pensées 

Amants  ne  voient  qu'eux  ,  ne  s'occu- 
pent inceffamment  que  d'eux ,  &£  la 
feule  chofe  qu'ils  fâchent  faire  ,  eft  de 
s'aimer.  Ce  n'eft  pas  aflez  pour  des 
époux  qui  ont  tant  d'autres  ioins  à 
templir. 

Pourquoi  les  femmes  doivent-elles 
vivre  retirées  &c  féparées  des  hommes  ? 
Ferons-nous  cette  injure  au  Sexe ,  de 
croire  que  ce  foit  par  des  raifons  tirées 
de  fa  fôibkfïè  ,  &:  feulement  pour  évi- 
ter le  danger  des  tentations  ?  Non  ,  ces 
indignes  craintes  ne  conviennent  point 
à  une  femme  de  bien  ,  à  une  mère  de 
famille  fans  ceflè  environnée  d'objets 
qui  nourriuent  en  elle  des  fentiments 
d'honneur  ,  6z  livrée  aux  plus  refpec- 
tables  devoirs  de  la  nature.  Ce  qui  les 
fépare  des  hommes  ,  c'eft  la  nature 
elle-même  qui  leur  preferit  des  occupa- 
tions différentes  ;  c'eft  cette  douce  ÔC 
timide  modeftie  qui ,  fans  fonger  préci- 
sément à  la  chafteté  ,  en  eft  la  plus  fùre 
gardienne.  ;  c'eft  cette  réferve  attentive 


DE  J.  J.    ROUSSEJV.       2B3 

êc  piquante  ,  qui ,  nourriflànt  à  la  fois 
dans  les  cœurs  des  hommes  Se  les  défirs 
&  le  refpecfc  ,  fert  pour  ainfi  dire  de 
coquetterie  à  la  vertu.  Voilà  pourquoi 
les  époux  mêmes  ne  font  pas  exceptés 
de  la  règle.  Voilà  pourquoi  les  femmes 
les  plus  honnêtes  confervent  en  générai 
le  plus  d'afeendant  fur  leurs  maris  ; 
parce  qu'à  l'aide  de  cette  fage  Se  dit 
cretteréferve,  fans  caprice  Se  fans  refus, 
elles  favent  au  fein  de  l'union  la  plus 
tendre  les  maintenir  à  une  certaine 
dithnee  ,  Se  les  empêchent  de  jamais 
fe  raflàflier  d'elles. 

Par  plufieurs  raifons  tirées  de  la  na- 
ture de  la  chofe  ,  le  père  doit  com- 
mander dans  la  famille.  Premièrement  3 
l'autorité  ne  doit  pas  être  égale  entre  le 
père  Se  la  mère  ;  mais  il  faut  que  le 
gouvernement  foit  un  ,  Se  que  dans  les 
partages  d'avis  il  y  ait  une  voix  pré- 
pondérante qui  décide.  2.0.  Quelques 
légères  qu'on  veuille  fuppofer  les  in- 
commodités particulières  à  la  femme  i 


184         Les   P e  k s  é  e  s 

comme  elles  font  toujours  pour  elle  un 
intervalle  d'inafHon ,  c'eft  une  raifon 
fuffifante  pour  l'exclure  de  cette  pri- 
mauté :  car  quand  la  balance  eft  par- 
faitement égale  ,  une  paille  fufnt  pour 
la  faire  pencher.  De  plus  ,  le  mari  doit 
avoir  infpection  fur  la  conduite  de  fa 
femme  ;  parce  qu'il  lui  importe  de  s'af- 
furer  que  les  enfants ,  qu'il  eft  forcé  de 
reconnoître  8c  de  nourrir  ,  n'appartien- 
nent pas  à  d'autres  qu'à  lui.  La  femme 
qui  n'a  rien  de  femblable  à  craindre  , 
n'a  pas  le  même  droit  fur  le  mari. 
3  e*.  Les  enfants  doivent  obéir  au  perc, 
d'abord  par  nécefïité  ,  enfuite  par  recon- 
noiffance  ;  après  avoir  reçu  de  lui  leurs 
befoins  durant  la  moitié  de  leur  vie  , 
ils  doivent  confacrer  l'autre  à  pourvoir 
aux  fiens.  4Q.  A  l'égard  des  domefU- 
ques ,  ils  lui  doivent  auiïi  leurs  fervices 
en  échange  de  l'entretien  qu'il  donne  ; 
fauf  à  rompre  le  marché  dès  qu'il  cefle 
de  leur  convenir, 


de  J.  J.  Rousseau.      z8j 

DEVOIR    DES    AIE  RE  S. 

J-^  E  Devoir  des  femmes  de  nourrir 
leurs  enfants  n'eft  pas  douteux  :  mais 
on  difpute  fi ,  dans  le  mépris  qu'elles 
en  font  ,  il  efh  égal  pour  les  enfants 
d'être  nourris  de  leur  lait  ou  d'un  autre  ? 
Je  tiens  cette  queftion  ,  dont  les  Méde- 
cins font  les  Juges  ,  pour  décidée  au 
fouhait  des  femmes  ;  &c  pour  moi  je 
penferois  bien  aulïi  qu'il  vaut  m 
que  l'enfant  fuce  le  lait  d'une  nourrice 
en  faute  ,  que  d'une  mère  gâtée ,  s'il 
avoit  quelque  nouveau  mal  à  crainde 
du  même  fanç  dont  il  eit  formé. 

Mais  la  queftion  doit-elle  s'cnvifager 
feulement  par  le  côté  phyfique  s  &  l'en- 
fant a-t-il  moins  befoin  des  foins  d'une 
mère  que  de  fa  mammelle  :-  D'autzes  fem- 
mes ,  des  bêtes  mêmes  pourront  lui 
donner  le  lait  qu'elle  lui  refufe  :  la  fol- 
îicitude  maternelle  ne  fe  fupplée  point. 


i86        Les    Pensées 

Celle  qui  nourrit  l'enfant  d'une  autre  au 
lieu  du  fien ,  eft  une  mauvaife  mère  ; 
comment  fera-t-elle  une  bonne  nourri- 
ce ;  Elle  pourra  le  devenir  ,  mais  lente- 
ment ,  il  faudra  que  l'habitude  change 
la  nature  ;  &  l'enfant  mal  foigné  aura 
le  temps  de  périr  cent  fois ,  avant  que 
fa  nourrice  ait  pour  lui  une  tendrdlo 
de  mère. 

De  cet  avantage  même  réfuite  un  in- 
convénient,  qui  fcul  devroit  ôter  à  toute 
femme  fenfible  le  courage  de  faire  nour- 
rir fon  enfant  par  une  autre  :  c'eft  celui 
de  partager  le  droit  de  mère  ,  ou  plutôt 
de  l'aliéna-  ;  de  voir  fon  enfant  aimer 
une  autre  femme,  autant  Se  plus  qu'elle; 
de  fenrir  que  la  tendreiTe  qu'il  con- 
ferve  pour  fa  propre  mère  ,  eft  une  grâ- 
ce ,  &  que  celle  qu'il  a  pour  fa  mère! 
adoptive  eft  un  devoir  :  car  où  j'ai  trou- 
vé les  foins  d'une  mère  ,  ne  dois-je  pas; 
l'attachement  d'un  fils  ? 

La  manière  dont  on  remédie  à  cet 
inconvénient ,  eft  d'infpirer  aux  enfants 


de  J.  J.  Rousseau.     287 

du  mépris  pour  leur  nourrice ,  en  les 
traitant  en  véritables  fervantes.  Quand 
leur  fervice  eft  achevé ,  on  retire  l'en- 
fant 5  ou  l'on  congédie  la  nourrice  5 
à  force  de  la  mal  recevoir  ,  on  la  rebute 
de  venir  voir  fon  nourriîToii.  Au  bout 
de  quelques  années  }  il  ne  la  voit  plus , 
il  ne  la  connoît  plus.  La  mère  qui  croit 
fe  fubltituer  à  elle  ,  6c  réparer  fa  négli- 
gence par  la  cruauté  3  fe  trompe.  Au 
lieu  de  faire  un  tendre  fils  d'un  nour- 
riffon  dénaturé  ,  elle  l'exerce  à  l'ingra- 
titude ;  elle  lui  apprend  à  méprifer  un 
jour  celle  qui  lui  donna  la  vie ,  comme 
celle  qui  l'a  nourri  de  fon  lait. 

Point  de  mère  ,  point  d'enfant.  En- 
tr'eùx  ,  les  devoirs  font  réciproques  ,  ôc 
s'ils  font  mal  remplis  d'un  côté  ,  ils  fe- 
ront négligés  de  l'autre.  L'enfant  doic 
aimer  fa  mère  avant  de  favoir  qu'il  le 
doit.  Si  la  voix  du  fane  n'eft  fortifiée 
par  l'habitude  &  les  foins  ,  elle  s'éteint 
dans  les  premières  années ,  ôc  le  cœur 
meurt ,  pour  ainfi  dire  ,   avant  que  de 


iS8        Les    Pensées 

naître.  Nous  voilà  dès  le  premier  pas 

hors  de  la  nature. 

On  en  fort  encore  par  une  route  op- 
pofée ,  lorfqu'au   lieu  de    négliger   les 
foins  de  mère  ,    une  femme  les  porte  à 
l'excès  ;   lorfqu'elle-fait  de   Ton  enfant 
fon  idole  ;   qu'elle  augmente  &z  nourrit 
fa  foibleflfe  pour  l'empêcher  de  la  fentir, 
&  qu'efpérant  le  fouftrafre  aux  loix  de 
la  nature  ,  elle  écarte  de  lui  des  attein- 
tes pénibles  ,  fans  fonger  combien,  pour 
quelques  incommodités  dont  elle  le  pré- 
ferve  un  moment ,  elle  accumule  au  loin 
d'accidents  &  de  périls  fur  fa  tête  ,  & 
combien  c'eft  une    précaution  barbare 
de    prolonger  la  foibleffe   de  l'enfance 
fous  les  fatigues  des  hommes  faits.  The- 
tis  ,   pour  rendre  fon  fils  invulnérable  , 
le  plongea ,  dit  la  fable  ,  dans  1  eau  du 
Styx.    Cette  allégorie  elt  belle  &  claire. 
Les   mères  cruelles   dont   je  parle  font 
autrement  :  à    force   de  plonger  leurs 
enfants  dans  la  molleffe ,  elles  les  prépa- 
rent à  la  fouffrance  3  elles  ouvrent  leurs 

pores 


de  J.  J,  Rousseau*     2S9 

pores  aux  maux  de  toute  efpece,  dont 
ils  ne  manqueront  pas  d'être  la  proie 
étant   grands. 

Du  devoir  des  mères  de  nourrir  les 
enfants  dépend  tout  l'ordre  moral.  Vou- 
lez-vous rendre  chacun  à  fes  premiers 
devoirs  ;  commencez  par  les  mères  ; 
vous  ferez  étonnés  des  changements  que 
vous  produirez.  Tout  vient  fuccefïive- 
ment  de  cette  première  dépravation  : 
tout  l'ordre  moral  s'altère  ;  le  naturel 
s'éteint  dans  tous  les  cœurs  ;  l'intérieur 
des  maifons  prend  un  air  moins  vivant; 
le  fpectacle  touchant  d'une  famille  naif- 
fante  n'attache  plus  les  maris  ,  n'impofe 
plus  d'égards  aux  étrangers  ;  on  res- 
pecte moins  la  mère  dont  on  ne  voit 
pas  les  enfants  5  il  n'y  a  point  de  rési- 
dence dans  les  familles  ;  l'habitude  ne 
renforce  plus  les  liens  du  fang  ;  il,  n'y  a 
plus  ni  pères  ,  ni  mères ,  ni  enfants ,  ni 
frères,  ni  fœurs  ;  tous  fe  connoitTent  à 
peine  ,  comment  s'aimeroient-ils  F  cha- 
cun ne  fonge  plus  qu'à  foi.    Quand  la 

N 


%$9        Les    ?  ex  si  es 
maifon  n'cft  plus  qu'une  trille  folitude  , 
il  faut  bien  aller  s'égayer  ailleurs. 

Mais  que  les  mères  daignent  nourrit 
leurs  enfants  ,  les  mœurs  vont  fe  réfor- 
mer d'elles-mêmes,   les   fentiments  de 
la    nature    fe    réveiller   dans    tous  les 
coeurs  -,  l'état  va  fe  repeupler  ;  ce  pre- 
mier point ,  ce  point  feul  va  tout  réunir 
L'attrait   de    la    vie   domeftique  eft  le 
meilleur     contrepoifon   des    mauvaifes 
mœurs.    Le  tracas   des    enfants  qu'on 
croit    importun   devient    agréable  ;  il 
rend  le  père  &  la  mère  plus  néceflaires, 
plus  chers  l'un  à  l'autre  ,  il  reflerre  en- 
tr'eux  le  lien  conjugal.    Quand   la  fa- 
mille eft  vivante  &  animée  ,  les  foins 
domefliques  font  la  plus  chère  occupa- 
tion de  la  femme  &  le  plus  doux  amu- 
fement  du  mari.  Ainfi  de  ce  feul  abus 
corrige  ,  réfulteroit  bientôt  une  réforme 
générale  -,  bientôt  la  nature   auroit  re- 
pris fes  droits.    Qu'une  fois  les  fem- 
mes redeviennent   mères  ,    bientôt  les 
hommes  redeviendront  pères  &  maris. 


z  J.  J.  Rousseau.    %$■§ 


DEVOIR    DES    PERES. 

V^Omme  la  véritable  nourrice  de 
l'enfant  eft  la  mère ,  le  véritable  pré- 
cepteur eft  le  père.  Qu'ils  s'accordent 
dans  l'ordre  de  leurs  fondions ,  ainu* 
que  dans  leur  fyftême  :  que  des  mains 
de  l'un  l'enfant  paffe  dans  celles  de  l'au- 
tre. Il  fera  mieux  élevé  par  un  père  ju- 
dicieux Se  borné ,  que  par  le  plus  ha- 
•bile  maître  du  monde  ;  car  le  zèle  fup- 
pléera  mieux  au  talent,  que  le  talent  au 
zèle. 

Un  père  quand  il  engendre  &  nourrit- 
des  enfanrs  ne  fait  en  cela  que  le  tiers  de 
fa  tâche.  Il  doit  des  hommes  à  fou  ef- 
pece ,  il  doit  à  la  fociéré  des  hommes 
fociables ,  il  doit  des  citoyens  à  l'Etat. 
Tout  homme  qui  peut  payer  cette  tri- 
ple dette  ,  &  ne  le  fait  pas ,  eft  coupa- 
ble, Se  plus  coupable,  peut-être,  efffani 
il  la  paye  à  demi.  Celui  qui  ne  peut  rem- 

K  i 


i9i  Les  Pensées 
plir  les  devoirs  de  père ,  n'a  point  droit 
de  le  devenir.  Il  n'y  a  ni  pauvreté  ,  ni 
travaux,  ni  refpcd  humain  qui  le  dif- 
penfent  de  nourrir  fes  enfants ,  «Se  de  les 
«lever  lui-même.  Le&eurs,  vous  pou- 
vez m'en  croire.  Je  prédis  à  quiconque 
a  des  entrailles ,  de  néglige  de  lî  faints 
devoirs  ,  qu'il  verfera  long-temps  fur  fa 
faute  ,  des  larmes  arriéres ,  &  n'en  fera 
jamais  confolé. 

Mais  que  fait  cet  homme  riche  ,  ce 
père  de  famille  fi  affairé  ,  6c  forcé  félon 
lui ,  de  laifTer  fes  enfants  à  l'abanvion  ? 
Il  paye  un  autre  homme  pour  remplir 
Tes  foins  qui  lui  font  à  charge.  Ame  vé- 
nale !  crois-tu  donner  à  ton  fils  un  au- 
tre père  avec  de  l'argent 5  Ne  t'y  trom- 
pe point  j  ce  n'efl:  pas  même  un  maître 
que  tu  lui  donnes ,  c'eft  un  valet.  Il  en 
formera  bientôt  un  fécond. 

Un  père  qui  fentiroit  tout  le  prix 
ii'un  bon  gouverneur ,  prendroit  le  parti 
de  «*en  pafler;  car  il  mettroit  plus  de 
peine  à  l'acquérir ,  qu'à  le  devenir  lui- 


de  J.  J.  Rousseau.     19$ 

même.  Veut-il  donc  fe  faire  un  ami  :- 
Qu'il  élevé  Ton  fils  pour  l'être  •■,  le  voilà 
difpenfé  de  le  chercher  ailleurs  ,  &  la 
nature  a  déjà  fait  la  moitié  de  l'ou- 
vrage. 


ÉDUCATION. 

I\  Ou  s  naiiîons  foibles ,  nous  avons 
befoin  de  forces  :  nous  n aillons  dé- 
pourvus de  tout,  nous  avons  befoin  de 
jugement.  Tout  ce  que  nous  n'avons 
pas  à  notre  naiiïance  ,  &  dont  nous 
avons  befoin  éur.t  grands ,  nous  eft 
donné  par  l'éducation. 

Cette  éducation  nous  vient  de  la  na- 
ture, ou  des  hommes,  ou  des  chofes. 
Le  développement  interne  de  nos  fa- 
cultés 6c  de  nos  organes  aft  l'éduca- 
tion de  la  nature  :  l'ufage  qu'on  nous 
apprend  à  faire  de  ce  développement 
eft  l'éducation  des  hommes  ;  &  l'acquis 
de  notre  propre  expérience  fur  les  ob- 

N  3 


2?4       Les   Pensées 

jets  qui  nous  afFedtent,  eft  l'éducaticrt 
des   chofes. 

Chacun  Je  nous  eft  donc  formé  par 
trois  fortes  de  maîtres.  Le  difciple , 
dans  lequel  leurs  diverfes  leçons  fs  con- 
trarient eft  mal  élevé  ,  &  ne  fera  jamais 
d'accord  avec  lui-même  :  celui  dans 
lequel  elles  tombent  toutes  fur  les  mê- 
mes points,  &  tendent  aux  mêmes  fins, 
va  feul  à  fon  but  &  va*  conféquemment. 
CJui-là  feul  eft  bien  élevé. 

L'éducation  de  l'enfance  eft  celle  qui 
importe  le  plus  ;  &  cette  première  édu- 
cation appartient  inconteftabîement  aux 
femmes  :  fi  l'auteur  de  la  nature  eût 
voulu  qu'elle  appartint  aux  hommes , 
il  leur  eût  donné  du  lait  pour  nourrir 
les  enfants.  Parlez  donc  toujours  aux 
femmes  >  par  préférence  dans  vos  trai- 
tés d'éducation  ;  car,  outre  qu'elles  font 
à  portée  d'y  veiller  de  plus  près  que  les 
hommes  &.  qu'elles  y  influent  toujours 
davantage ,  le  fuccès  les  intëreflè  auiïi 
beaucoup  plus ,  puifque  la  plupart  des 


de  J.  J.  Rousseau.     295',. 
veuves  fe   trouvent  prefque  à  la  merci 
de  leurs  enfants, &  qu'alors  ils  leur  font 
vivement  fentir  ,  en  bien  ou  en  mal  , 
l'effet  de  la  manière  dont  elles  les   ont 
élevés.  Les  loix ,  toujours   fi  occupées 
des  biens  &  fi  peu  des  perfonnes ,  parce 
qu'elles  ont  pour  objet  la  paix  &  non  la 
vertu ,  ne  donnent  pas  allez  d'autorité 
aux  mères.  Cependant  leur  état  eft  plus 
fur  crue  celui  des  pères  ;  leurs  devoirs 
font  plus  pénibles;   leurs  foins  impor- 
tent plus  au  bon   ordre  de  la  famille 
généralement  elles  ont  plus  d'attache- 
ment pour  les  enfants.   Il  y  a  des  occa- 
fions  où  un  fils  qui  manque  de  refpecl: 
à  fon  père  ,  peut  5  en  quelque  forte ,  être 
exeufé  :  mais  fi  dans  quelque  occailon 
que  ce  fût,  un  enfant  étoit  allez  déna- 
turé pour  en  manquer  à  fa  mère  y  à  celle 
qui  l'a  porté  dans  fon  feiri ,  qui  l'a  nourri 
de  fon  lait  ,    qui  ,   durant  des  années  , 
s'eft  oubliée  elle-même ,  pour  ne  s'oc- 
cuper que  de  lui ,  on  devroit  fe  hâter 
d'étouffer    ce   miférable  ,    comme    un 

N  4 


it}6        Les    Pensé  e  s 

monftie  indigne  de  voir  le  jour. 

Celui  d'entre  nous  qui  fait  le  mieux 
fupporter  les  biens  <k  les  maux  de  cette 
vie  eft  le  mieux  élevé  :  d'où  il  fuit  que 
la  véritable  éducation  confifte  moins 
en  préceptes  qu'en  exercices, 

Si  les  hommes  nahToient  attachés  au 
fol  d'un  pays ,  fi  la  même  faifon  duroit 
toute  l'année ,  il  chacun  tenoit  à  fa  for- 
tune de  manière  à  n*en  pouvoir  jamais 
changer ,  la  pratique  d'éducation  établie 
feroit  bonne  à  certain  égard;  l'enfant 
élevé  pour  fon  état,  n'en  fortant  jamais , 
ne  pourroit  être  expofé  aux  inconvé- 
nients d'un  autre.  Mais  vu  la  mobilité 
des  chofes  humaines;  vu  l'efprit  inquiet 
&C  remuant  de  ce  fiecle  qui  bculeverfe 
tout  à  chaque  génération ,  peut-on  con- 
cevoir une  méthode  plus  infenfée  que 
d'élever  un  enfant ,  comme  n'ayant  ja- 
mais à  fortir  de  fa  chambre,  comme  de- 
vant être  fans  celle  entouré  de  Ces  gens  ? 
Si  le  malheureux  fait  un  feul  pas  fur  la 
'.erre,  s'il  defeend  d'un  feul  degré  ,  il  eft 


r>E  J.  J.  Rousseau.  i97 
perdu.  Ce  n'eft  pas  lui  apprendre  à  fup- 
portcr  la  peinej  c'eft  l'exercer  à  la 
fentir. 

Souvenez-vous  toujours  que  l'efprit 
d'une  bonne  inftitution  n'eft  pas  d'enfei- 
gner  à  l'enfant  beaucoup  de  chofes  9 
mais  de  ne  laifler  jamais  entrer  dans 
Ton  cerveau  que  des  idées  juftes  & 
claires. 

La  partie  la  plus  effentielle  de  l'édu- 
cation d'un  enfant  •   celle  dont  il  n'eft 
jamais  queftion  dans  les  éducations  les 
plus  éloignées,   c'eft  de  lui  bien  faire 
fehtir  fa  mifere  ,  fa  foibleflè ,  fa  dépen- 
dance ,  de  le  pefant  joug  de  la  nécefîité 
que  la  nature  impofe  à  l'homme ,  &  cela 
non-feulement  afin  qu'il  fok  fenfible  à 
ce  qu'on  fait  pour  lui  alléger  ce  joug  , 
mais  fur-ïout  afin  qu'il  connoiffe  de  bon- 
ne heure  en  quel  rang  l'a  placé  la  Provi- 
dence ,  qu'il  ne  s'élève  point  au  deflùs 
de  fa  portée,  ôc  que  rien  d'humain  ne 
lui  femble  étranger   à  lui. 

Appropriez  l'éducation  de  l'homme  à 
N  s 


%9%  Les  Pensées 
l'homme ,  &  non  pas  à  ce  qui  n'eft  point 
lui.  Ne  voyez-vous  pas  qu'en  travail- 
lant à  le  former  exclulivement  pour  un 
état ,  vous  le  rendez  inutile  à  tout  au» 
tre  >  &  que  s'il  plaît  à  la  fortune  ,  vous 
n'aurez  travaillé  qu'à  le  rendre  maU 
heureux.. 

Mettez  toutes  les  leçons  des  jeunes  gens 
en  actions ,  plutôt  qu'en  difeours.  Qu'"* 
n'apprennent  rien  dans  les  livres  de  ce 
que  l'expérience  peut  leur  enfeigner. 

Le  pédant  &  l'indituteurdifent  à  peu 
près  les  mêmes  chofe.s ,  mais  le  pre- 
mier les  dit  à  cour  propos  -,  le  fécond  ne 
les  dit  que  quand  il  eft  fur  de  leur  etfer. 


DE  J.  J.   ROU  SSEAV.       %y$ 


ENFANTS. 

D  A  n  s  le  commencement  de  la  vie  oh 
la  mémoire  6c  l'imagination  font  en- 
core inactive ,  l'enfant  n'efi:  attentif 
qu'à  ce  qui  affecte  actuellement  Tes  Cens, 
Ses  fenlations  étant  les  premiers  maté- 
riaux de  Tes  connoiiTances  >  les  lui  offrir 
dans  un  ordre  convenable ,  c'eft  prépa- 
rer fa  mémoire  à  les  fournir  un  joui; 
dans  le  même  ordre  à  fou  entendement  v, 
mais  comme  il  n'efl:  attentif  qu'à  fes  fen*» 
fations,  il  fufrit  d'abord  de  lui  montrer 
bien  diftinctement  la  liaifon  de  ces  mê- 
mes fenlations  avec  les  objets  qui  les 
caufent.  il  veut  tout  toucher  5  tout  ma- 
nier ;  ne  vous  oppofez  point  à  cette  in- 
quiétude. :  elle  lui  fuggere  un.  appuenrif^ 
fage  très  néceflàire.  C'efl:  ainfl  qu'il 
apprend  à  fentir  la  chaleur >.  le  froid ,  la 
dureté,  la  mollelïè,  la  pefanteur:,  la  1&- 
géreté  des  corps  3  à  juger  de*  leur.  grai> 


Les    Pensées. 

deur ,  de  leur  figure  ,  &:  de  toutes  leurs 
qualités  feniïbles ,  en  regardant ,  pal- 
pant ,  écoutant ,  fur-tout  en  comparant 
la  vue  au  toucher ,  en  eftimant  à  l'œil 
la    fenfarion   qu'ils    feroient   fous    fes 


doigts. 


Ce  n'eft  que  par  le  mouvement ,  que 
nous  apprenons  qu'il  y  a  des  chofes  qui 
ne  font  pas  nous  ;  de  ce  n'eft  que  par 
notre  propre  mouvement  que  nous  ac- 
quérons l'idée  de  l'étendue.  C'eft  parce- 
que  l'enfant  n'a  point  cette  idée ,  qu'ii 
tend  indifféremment  la  main  pour  faifir 
l'objet  qui  le  touche  y  ou  l'objet  qui  eft 
à  un  pas  de  lui.  Cet  effort  qu'il  fait  vous 
paroît  un  fîgne  d'empire,  un  ordre  qu'il 
donne  à  l'objet  de  s'approcher  ou  à 
vous  de  le  lui  apporter  ;  ëc  point  du  tout, 
c'efl:  feulement  que  les  mêmes  objets 
qu'il  voyoit  d'abord  dans  fon  cerveau  » 
puis  fur  fes  yeux  ,  il  les  voit  maintenant 
au  bout  de  fes  bras  -y  &  n'imagine  d'é- 
tendue que  celle  où  il  peut  atteindre. 
Ayei  donc  foin  de  le  pi  amener  fouvenr, 


DE   J.    J.     ROU  S  SE  AV.       30I 

de  le  tranfporter  d'une  place  à  l'autre  > 
de  lui  faire  fentir  le  changement  de  lieu3 
afin  de  lui  apprendre  à  juger  des  diftan- 
ces.  Quand  il  commencera  de  les  con- 
noître,  alors  il  faut  changer  de  métho- 
de, &  ne  le  porter  que  comme  il  vous 
plaît  ;  car  fi-tôt  qu'il  n'eft  plus  abufé 
par  les  fens ,  fon  eftort  change  de  caufe, 

Le  mal-aife  des  befoins  s'exprime  par 
des  lignes  >  quand  le  fecours  d'autrui 
eft  néceflaire  pour  y  pourvoir.  De  là  s 
les  cris  des  enfants.  Ils  pleurent  beau- 
coup :  cela  doit  être,  puifque  toutes  leurs 
fenfations  font  affectives  y  quand  elles 
font  agréables  ils  en  jouifTent  en  fîlence  9 
quand  elles  font  pénibles  ils  le  difent 
dans  leur  langage  ,  8c  demandent  du 
îoulagement.  Or  ,  tant  qu'ils  font  éveil- 
lés, ils  ne  peuvent  prefque  refter  dans 
un  état  d'indifférence  ;  ils  dorment  ou 
font   affectés. 

Toutes  nos  langues  font  des  ouvra- 
ges de  l'art.  On  a  long-temps  cherché 
s'il  y  avok  une  langue  naturelle  &  corn- 


toi        Les    P  2  k  s  â  e  s 

rnune  à  tous  les  hommes  :  fans  doute-, 
il  y  en  a  une  ;  &  c'eft  celle  que  les  en- 
fants parlent  avant  de  favoir  parler* 
Cette  langue  n'eft  pas  articulée  ,  mais 
elle  eft  accentuée ,.  fonore  ,  intelligible. 
L'ufage  des  nôtres  nous  l'a  fait  négliger 
au  point  de  l'oublier  tout-à-fait.  Etu- 
dions les  enfants,  &  bientôt  nous  la  rap- 
prendrons auprès  d'eux.  Les  nourrices 
font  nos  maures  dans  cette  langue ,  elles 
entendent  tout  ce  qne  difent  leurs  nour- 
nflons ,.  elles  leur  répondent ,  elles  ons 
avec  eux  des  dialogues  très  bien  fuivis  *. 
§c  quoiqu'elles  prononcent-  d<es  mots  > 
ces  mots  font  parfaitement  inutiles  >, 
qe  n'eft  point  le  fens  du  mot  qu'ils  en- 
tendent, mais  l'accent  dont  il  eft  ac- 
compagné. 

Au  langage  de  la  voix  fe  joint  celui- 
du  gefte  non  moins,  énergique,  Ce  gefte 
n'eft  pas  dans  les  foibles  mains  des  en- 
fants ,  il  eft  fur  leurs  vifages,.  Il  eft  éton- 
nant combien  ces  phyfionomies  mal 
Cûïmées-.    ont   déjà  d'exprefllon  ;  leurs- 


DE    J.    J.    ROU  3  8  EAU.      30J 

traits  changent  d'un  inftant  à  l'autre 
avec  une  inconcevable  rapidité,  Vous 
voyez  le  Courire^  le  déflr ,  l'eflroi  naî- 
tre &  pa(ïèr  comme  autant  d'éclairs;  à 
chaque  fois  vous  croyez  voir  un  autre 
vifage.  Ils  ont  certainement  les  muf- 
clés  de  la  face  plus  mobiles  que  nous.  En 
revanche  leurs  yeux  ternes  ne  difefiç 
prefque  rien.  Tel  doit  être  le  genre  de 
leurs  lignes  dans  un  âge  où  l'on  a  que: 
des  befoins  corporels;  l'expreiîion  des 
fenfations  eft  dans  les  grimaces ,  l'ex-u 
preflïon  des  fentiments  efl  dans  les  re* 
gards* 

Les  premiers  pleurs  des  enfants  fonfc 
«*es  prières  :  iî  on  n'y  prend  garde ,  elles: 
deviennent  bientôt  des  ordres;  ils  corn-*- 
rnencent  par  fe  faire  affifter ,  il  finifieiic. 
par  fe  faire  fervir.  Ainfi  de  leur  pro-*. 
j>re  foiblefle ,  d'où  vient  d'abord  le.  {en.<^ 
timent  de  leur  dépendance  ,  naît  eii. 
fuite  l'idée  de  l'empire  ôc  de  la  domina-»- 
tion  ;.  mais  cette  idée  étant  moins  exck. 
tée  oai  lemi  WttBSL  Ç^e  Fr  nos  £^Y  ^, 


304         Les    Pensées 

ces,  ici  commencent  à  fe  faire  apperce- 
voir  les  effets  moraux  dont  la  caufe  im- 
médiate n'eft  pas  dans  la  nature ,  6c 
l'on  voit  déjà  pourquoi  dès  ce  premier 
âge,  il  importe  de  démêler  l'intention 
fecrete  que  dicte  le  gefte  ou  le  cri. 

Quand  l'enfant  tend  la  main  avec 
effort  fans  rien  dire ,  il  croit  atteindre  à 
l'objet  ,  parce  qu'il  n'en  eflime  pas  la 
diilance  ;  il  eft  dans  l'erreur  :  mais  quand 
il  fe  plaint  &  crie  en  tendant  la  main  , 
alors  il  ne  s'abufe  plus  fur  la  diftance  , 
il  commande  à  l'objet  de  s'approcher, 
ou  à  vous  de  le  lui  apporter.  Dans  le  pre- 
mier cas  portez-le  à  l'objet  lentement  Se 
à  petit  pas  :  dans  le  fécond  ,  ne  h-i.ras' 
pas  feulement  femblant  de  l'entendre  y 
plus  il  criera  ,  moins  vous  devez  l'écou- 
ter. Il  importe  de  l'accoutumer  de  bon- 
ne heure  à  ne  commander ,  ni  aux  hom- 
mes ,  car  il  n'eft  pas  leur  maître ,  ni  aux 
chofes,  car  elles  ne  l'entendent  point. 
Ainfi ,  quand  un  enfant  délire  quelque 
enofe  qu'il  voit  &  qu'on  veut  lui  don- 


DE   J.   J.    ROU  SS  EAU.       5©J 

lier,  il  vaut  mieux  porter  l'enfant  à  l'ob- 
jet que  d'apporter  l'objet  à  l'enfant  :  il 
tire  de  cette  pratique  une  conclufion 
qui  eft  de  fon  âge,  &  il  n'y  a  point  d'au- 
tre moyen  de  la  lui  fuggérer. 

Un  enfant  veut  déranger  tout  ce  qu'il 
voit ,  il  cafle ,  il  brife  tout  ce  qu'il  peut 
atteindre  3  il  empoigne  un  oifeau  com- 
me il  empoigneroit  une  pierre ,  &c  l'é- 
touffé fans  favoir  ce  qu'il  fait.   Pour- 
quoi  cela  ;    D'abord  ,   la    philofophie 
en    va    rendre     raifon    par   des  vices 
naturels ,  l'orgueil  ,    l'efprit  de  domi- 
nation ,  l'amour  propre  ,    la  méchan- 
ceté  de  l'homme  ;  le   fentiment  de  fa 
foibleiïe,  pourra-t-elle  ajouter,  rend  l'en- 
fant avide  de  faire  des  actes  de  force  y 
Se  de  Ce  prouver  à  lui-même  fon  propre 
pouvoir  ?  Mais  voyez  ce  vieillard  infir- 
me &  cafïé  ,  ramené  par  le  cercle  de  la 
vie  humaine  à  la  foiblefïè  de  l'enfance  j 
non-feulement  il  refte  immobile  8c  pai- 
sible 3  il  veut  encore  que  tout  y  refte 
autour  lui  ;  le  moindre  changement  le 


$o6         Les    Pensées 
trouble  &  l'inquiète  ,  il  voudrait  voie 
régner  un  calme  univerfel.  Comment  la 
même    impuiflance   jointe    aux  mêmes 
pafïions     produiroit-elle    des    effets    h* 
différents   dans  les    deux    âges  ,   fi   la 
caufe  primitive  n'étoit  changée  ï  Et  où 
peut-on    chercher     cette    diverfîté     de 
caufes ,   fi  ce  n'eft  dans  l'état  phyfique 
des  deux  individus  ?  Le  principe  aélif 
commun  à  tous  deux  fe  développe  dans 
l'un  &    s'éteint    dans  l'autre;  l'un   fe 
forme  &  l'autre  fe  détruit ,   l'un  tend 
à  la  vie ,  &  l'autre  à  la  mort.  L'acti- 
vité   défaillante  fe  concentre   dans    le 
cœur  du  vieillard;  dans  celui  de  l'en- 
fant elle  eft  furabondante  Se  s'étend  au 
dehors;  il  fe  fent,  pour  ainfi  dire ,  aifez 
de  vie  pour  animer  tout  ce  qui  l'envi- 
ronne.   Qu'il  failc  ou  qu'il  défaffe  ,    il 
n'importe  ,   il  fuflfic  qu'il  change   l'état 
des    chofes,    dz   tout    changement  eO: 
une  a&ion.  Que  s'il  femble   avoir  plus 
de  penchant  à  détruire  ,  ce  n'eft  point 
par  méchanceté  j  c'eft  que  l'action  qui 


de  J.  J.  Rousseau.      307 

forme  eft  toujours  lente,  &:  que  celle 
qui  détruit,  étant  plus  rapide,  con- 
vient mieux  à  fa  vivacité. 

En  même  temps  que  l'Auteur  de  la  na- 
ture donne  aux  enfants  ce  principe  ac- 
tif, il  prend  foin  qu'il  foit  peu  nuifible  . 
en  leur  laiflant  peu  de  force  pour  s'y 
livrer.  Mais  il- tôt  qu'ils  peuvent  confî- 
dérer  les  gens  qui  les  environnent  com- 
me des  inftrumsnts  qu'il  dépend  d'eux 
de  faire  agir  ,  ils  s'en  fervent  pour  fui- 
vre  leur  penchant ,  &:  fuppléer  à  leur 
propre  foibleflè.  Vcilà  comment  ils  de- 
viennent incommodes,  tirans  ,  impé- 
rieux ,  méchants ,  indomtables  ;  pro- 
grès qui  ne  vient  pas  d'un  efprit  naturel 
de  domination,  mais  qui  le  leur  donne; 
car  il  ne  faut  pas  une  longue  expérience 
pour  fentir  combien  il  eft  agréable  d'a- 
gir par  les  mains  d'autrui ,  ôc  de  n'a- 
voir befoin  que  de  remuer  la  langue 
pour  faire  mouvoir  l'univers. 

En  grandiflfant ,  on  acquiert  des  for- 
ces ,  on  devient  moins  inquiet ,  moins 


5«|j  Lzs    TEXSÉZS 

remuant ,  on  Te  renferme  davantage  en 
foi-même.  L'ame  &  le  corps  fe  mettent, 
pour  ainfi  dire  ,  en  équilibre ,  &  la  na- 
ture ne  nous  demande  plus  que  le  mou- 
vement néceflaire  à  notre  confervation. 
Mais  le  defir  de  commander  ne  s'éteint 
pas  avec  le  befoin  qui  l'a  fait  naître  ; 
l'empire  éveille  &  flatte  l'amour  propre, 
&  l'habitude  le  fortifie  :  ainfi  iuccede 
la  fantaifie  au  befoin  :  ainh  pœanenl 
leurs  premières  racines  ,  les  préjugés  & 

l'opinion. 

Le  principe  une  fois  connu  ,  nous 
voyons  clairement  le  point  oui  on  quitte 
la  route  de  la  nature  -,  voyons  ce  qu'il 
faut  faire  pour  s'y  maintenir. 

Loin  d'avoir  des  forces  fuper fuies , 
les  enfants  n'en  ont  pas  même  de  iufti- 
fantes  pour  tout  ce  que  leur  demande 
la  nature  :  il  faut  donc  leur  laiiTer  l'ufa- 
ge  de  toutes  celles  qu  elle  leur  donne  & 
dont  ils  ne  fauroient  abufer.  Première 
maxime. 

Il  faut  les  aider  ,  &  fuppléer  à  ce  qui 


DE  J.  J.  ROUSSEAU.  o°9 
leur  manque,  foie  en  intelligence  ,  Toit 
en  force ,  dans  tout  ce  qui  eft  du  befoirj 
phyiïque.    Deuxième  maxime. 

Il  faut  dans  les  fecours  qu'on  leur 
donne  fe  borner  uniquement  à  l'utile 
réel ,  fans  rien  accorder  à  la  fantaifie  ou 
au  défîr  fans  raifon  ;  car  la  fantaifie 
ne  les  tourmentera  point  quand  on 
ne  l'aura  pas  fait  naître  ,  attendu 
qu'elle  n'eft  pas  de  ia  nature.  Troifïeme 
maxime. 

Il  faut  étudier  avec  foin  leur  langage 
&  leurs  fîgnes ,  afin  que  dans  cm  âge  où 
ils  ne  favent  pas  diffimuler  ,  on  diftin- 
gue  dans  leurs  défirs  ce  qui  vient  im- 
médiatement de  la  nature  ,  Se  ce  qui 
vient  de  l'opinion.  Quatrième  maxime. 
Quand  les  enfants  commencent  à  par- 
ler ,  ils  pleurent  moins.  Ce  progrès  efi: 
naturel  ;  un  langage  eft  fubftitué  à 
l'autre. 

Il  eft  bien  étrange  que  depuis  qu'on 
fe  mêle  d'élever  des  enfants  on  n'ait  ima- 
giné d'autre  infiniment  pour  les  con- 


jïO  LES    ?  EN  S  LES 

duire  que  l'émulation  ,  la  jaloufie  >  l'en- 
vie ,  la  vanité  ,  l'avidité  ,  la  vile  crainte, 
toutes  les  partions  les  plus  dangereufes  , 
les  plus  promptes  à  fermenter  ,   &:  les 
plus  propres  à  corrompre  l'ame  ,  même 
avant  que  le  corps  (bit  formé.    A  cha- 
que inftruction  précoce  qu'on  veut  faire 
entrer  dans  leur  tête  ,  on  plante  un  vice 
au  fond  de  leur  cœur  ;  d'infenfés   infti- 
tuteuis  penfent  faire  des  merveilles    en 
les  rendant  méchants  pour  leur  appren- 
dre ce  que  c'en:  que  bonté  ;  &  puis  ils 
nous  difent  gravement,  tel  eft  l'homme. 
Oui ,  tel  eft  l'homme  que  vous  avez  fait. 
On  a  eflayé  tous  les  inftruments,  hors 
un  :  le  feu!  précifément  qui  peut  réulïir  ; 
la  liberté  bien  réglée.   Il  ne  faut  point 
fe  mêler  d'élever  un  enfant  quand  on 
ne  fait  pas  le  conduire  où  l'on  veut  par 
les  feules  loix  du  poiTïblc  &  de  l'impoflî- 
blc.    La  fphere  de  l'un  &  de  l'autre  lui 
étoit  également  inconnue,  on  l'étend  , 
on   la  reflcrre  autour  de  lui  comme  on 
veut.  On  l'enchaîne ,  on  le  pouue  ,  on 


de  j.  J.  Rousseau.     311 

h  retient  avec  le  feul  lien  de  la  nécef- 
dzé  y  fans  qu'il  en  murmure  :  on  le  rend 
fouplc  &  docile  par  la  feule  force  des 
chofes,  fans  qu'aucun  vice  ait  l'occafîon 
de  germer  en  lui  :  car  jamais  les  pallions 
ne  s'animent ,  tant  qu'elles  font  de  nul 
effet. 

Les  premiers  mouvements  naturels 
de  l'homme  étant  de  le  mefurer  avec 
tout  ce  qui  l'environne ,  &  d'éprouver 
dans  chaque  objet  qu'il  apperçoit  toutes 
les  qualités  fcnfibles  qui  peuvent  fe  rap- 
porter à  lui  ,  (a  première  étude  eft  une 
forte  de  phyfique  expérimentale  ,  rela- 
tive à  fa  propre  confervar:on ,  &  dont 
on  le  détourne  par  des  études  fpécula- 
tives  ,  avant  qu'il  ait  reconnu  fa  place 
ici  tus.  Tandis  que  fes  organes  déli- 
cats &  flexibles  peuvent  s'ajufter  aux 
corps  fur  lefquels  ils  doivent  agir  ,  tan- 
dis que  fes  fens  encore  purs  font  exempts 
d'illufion  ,  c'eft  le  temps  d'exercer  les 
uns  &  les  autres  aux  fonctions  qui  leur 
font  propres ,  c'eft  le  temps  d'apprendre 


xi  2.  LES     P£XS££S 

à  connoître   les  rapports  fenfibles  que 
les  choies  ont  avec  nous.  Comme  tout 
ce  qui   entre   dans   l'entendement  hu- 
main y  vient  par  les  fans  ,  la  première 
raifon  de  l'homme  eft  une  raifon  fen- 
fitive  ;   c'eft  elle   qui   fert  de  bafe  à  la 
raifon  intellectuelle  :  nos  premiers  maî- 
tres de  philofophie  font  nos  pieds ,  nos 
mains ,  nos  yeux.  Subftituer  des  livres 
à  tout  cela  ,  ce  n'eit  pas  nous  apprendre 
à  raifonner,  c  eft  nous  apprendre  à  nous 
fervir  de  la  raifon  d'autrui  ;  c'eft  nous 
apprendre  à  beaucoup  croire  ,  Se  à  ne 
jamais  rien  fentir. 

Les  penfées  les  plus  brillantes  peu«- 
vent  tomber  dans  le  cerveau  des  enfants, 
ou  plutôt  les  meilleurs  mots  dans  leur 
bouche  ,  comme  les  diamants  du  plus 
grand  prix  fous  leurs  mains  ,  fans  que 
pour  cela  ni  les  penfées,  ni  les  diamants 
leur  appartiennent  ;  il  n'y  a  point  de 
véritable  propriété  pour  cet  âge  en  au- 
cun genre.  Les  chofes  que  dit  un  enfant 
ne  font  pas  pour  lui  ce  qu'elles  font  pour 

nous , 


de  J.  J.  Rousseau.     313 

nous ,  il  n'y  joint  pas  les  mêmes  idées. 
Ces  idées  ,  fi  tant  eft  qu'il  en  ait ,  n'ont 
dans  fa  tête  ni  fuite  ,  ni  liaifon  ;  rien  de 
fixe,  rien  d'afluré  dans  tout  ce  qu'il  penie. 
Examinez  votre  prétendu  prodige.  En 
de  certains  moments  ?  vous  lui  trouverez 
un  redort  d'une  extrême  activité  ,  une 
clarté  d'efprit  à  percer  les  nues.  Le  plus 
fouvent ,  ce  même  efprit  vous  paroîtra 
lâche ,  moite,  &  comme  environné  d'un 
épais  brouillard.  Tantôt  il  vous  devan- 
ce ,  &  tantôt  il  refte  immobile.  Un  inf- 
tant ,  vous  diriez  c'eft  un  génie,  &  l'ins- 
tant d'après  c'eft  un  Tôt  :  vous  vous 
tromperiez  toujours  ;  c'eft  un  enfant. 
C'eft  un  aiglon  qui  fend  l'air  un  inftant, 
6c  retombe  Pinftant  d'après  dans  fon 
aire. 

Des  enfants  étourdis  viennent  les  hom- 
mes vulgaires  ;  je  ne  fâche  point  d'ob- 
fervation  plus  générale  &  plus  certaine 
que  celle-là.  Rien  n'eft  plus  difficile  que 
de  diftinguer  dans  l'enfance  la  ftupidité 
réelle ,  de  cette  apparente  ôc  trompeufe 

O 


.14        Les    Pensées 
ftupidité    qui    efl:  l'annonce  des   âmes 
fortes.    Il  paroît   d'abord  étrange  que 
les  deux  extrêmes   aient   des  fignes  fi 
femblables  ,  &  cela  doit  pourtant  être  ; 
car  dans  un  âge  où  l'homme  n'a  encore 
nulles  véritables   idées ,  toute  la  diffé- 
rence qui  fe  trouve  entre  celui  qui  a  du 
génie  &  celui  qui  n'en  a  pas  ,  efl;  que  le 
dernier  n'admet  que  de  faulles  idées , 
Se  que  le  premier  n'en  trouvant  que  de 
telles  n'en  admet  aucune  ;  il  reflèmble 
donc  au  ftupide ,  en   ce  que  l'un  n'eft 
capable  de  rien  ,  &  que  rien  ne  con- 
vient à  l'autre.    Le  feul  ligne  qui  peut 
les    diftinguer    dépend  du  hazard  qui 
peut  offrir  au  dernier  quelque  idée  à  fa 
portée  ,  au  lieu  que  le  premier  efl:  tou- 
jours le  même  par- tout.  Le  jeune  Caton, 
durant  fon  enfance  ,  fembloit  un  imbé- 
cille  dans  la  maifon.  If  éioit  taciturne 
&   opiniâtre.    Voilà    tout  le   jugement 
qu'on  portoit  de   lui.    Ce   ne  fut   que 
dans   l'antichambre   de   Sylla  que   Ion 
gode  apprit  à  le  connoîtie.  S'il  ne  fut 


&T  J.  J.  Ro-ûssiAV.      $ï/ 

jtoïrït  entré  dans  cette  antichambre  * 
peut-être  eût-il  parle  pour  une  brute  j.ufc 
qu'à  l'âge  de  raifon  :  fi  Ce  far  n'eût  point 
vécu  ,  peut-être  eût-on  traité  de  vifion- 
uaire  ce  même  Caton  ,  qui  pénétra  fou 
funefte  génie  &  prévit  tous  Tes  projets 
de  fî  loin.  O  que  ceux  qui  jugent  fi  pré- 
cipitamment les  enfants  font  fujets  à  fe 
tromper!  ils  font  fouvent  plus  enfants 
qu'eux. 

L'apparente  facilité  d'apprendre  efl 
caufe  de  la  perte  des  enfants.  On  ne  voie 
pas  que  cette  facilité  même  eft  la  preu- 
ve qu'ils  n'apprennent  rien.  Leur  cer- 
veau lice  Se  poli ,  rend  comme  un  mi- 
roir les  objets  qu'on  lui  préfente  ;  maïs 
rien  ne  refte  ,  rien  ne  pénètre.  L'enfant 
retient  les  mots  ,  les  idées  fe  réflé- 
chifient  ;  ceux  qui  l'écoutent  les  enten- 
dent ,  lui  féal  ne  les  entend  point. 

Il  faut  des  obfervations  plus  fines 
qu'on  ne  penfc  ,  pour  s'affurer  du  vrai 
génie  &c  du  vrai  goût  d'un  enfant ,  qui 
^neutre  bien  plus  les  déiîrs  que  fes  dift 

O  i 


}lé  LES     PENSÉES 

polirions  5  H  qu'on  juge  toujours  par 
les  premiers  ,  faute  de  favoir  étudier 
les  autres.  Je  voudrois  qu'un  homme 
judicieux  nous  donnât  un  traité  de  l'arc 
d'obferver  les  enfants.  Cet  art  feroit 
très  important  à  connoître  :  les  pères 
&  les  maîtres  n'en  ont  pas  encore  les 
éléments. 

A  douze  ou  treize  ans  les  forces  de 
l'enfant  fe  développent  bien  plus  rapi- 
dement que  fes  befoins.    Le  plus  vio- 
lent ,  le  plus  terrible  ne  s'eft  pas  encore 
fait  fentir  à  lui  -,  l'organe  même  en  relte 
dans  l'imperfection  ,  &  femble  pour  en 
fortir  que  fa  volonté  l'y  force.    Peu  fen- 
fible  aux  injures  de  l'air  &  des  faifons , 
fa  chaleur  naiffante  lui  tient  lieu  d'ha- 
bit ,  fon  appétit  lui  tient  lieu  d'aflaikm- 
nement  ;  tout  ce  qui   peut  nourrir  eft 
bon  à  fon  âge;  s'il  a  fommeil ,  il  s'étend  \ 
fur  la  terre  de  dort  -,  il  fe  voit  par-tout 
entouré  de  tout  ce  qui  lui  eft  néceflai- 
ve  ;  awcun  befoin  imaginaire  ne  le  tour- 
mente y   l'opinion  ne  peut  rien  fur  lui  j 


de  J.  J.  Rousseau.      317 

Tes  défîrs  ne  vont  pas  plus  loin  :  non- 
feulement  il  peut  fe  fuffire  à  lui-même, 
il  a  de  la  force  au-delà  ce  qu'il  lui  faut  ; 
c'eft:  le  feul  temps  de  fa  vie  où  il  fera 
dans  ce  cas. 

Que  fera-t-il  donc  de  cet  excédent  de 
facultés  &  de  forces  qu'il  a  de  trop  à 
prélent  &C  qui  lui  manquera  dans  un  au- 
tre âge  ?  Il  tâchera  de  l'employer  à  des 
foins  qui  lui  puiifent  profiter  au  befoin. 
Il  jettera  ,  pour  ainfi  dire  ,  dans  l'ave- 
nir le  fuperflu  de  fon  être  actuel  :  l'en- 
fant rebufte  ,  fera  des  provifions  pour 
l'homme  foibie  :  mais  il  n'établira  fes 
ma  garnis  ni  dans  des  coffres  qu'on  peut 
lui  voler ,  ni  dans  des  granges  qui  lui 
font  étrangères  ^  pour  s'approprier  véri- 
tablement fon  acquis }  c'eft  dans  fes 
bras  5  dans  fa  tête  ,  c'eft  dans  lui  qu'il 
le  logera.  Voici  donc  le  temps  des  tra- 
vaux ,  des  inftruclicns  ,  des  études. 

Il  ne  s'agit  point  d'enfeigner  les 
iciences  à  l'enfant ,  mais  de  lui  donner 
du  goût  pour  les  aimer  &c  des  métho- 

O  5 


'528         Les    Pensées 

des  pour  les  apprendre  quand  ce  goût 

fera  mieux  développé. 


ADOLESCENCE. 

i*  O u s  naifîons  pour  ainG  dire  ,  en 
deux  fois  :  l'une  pour  exiftcr ,  8c  l'autre 
pour  vivre  \  l'une  pour  l'efpece  &  l'au- 
tre pour  te  fexe.  Ceux  qui  regardent  la 
femme  comme  un  homme  imparfait  ont 
tort ,  fans  doute  ;  mais  l'analogie  ex- 
térieure eft  pour  eux.  Jufqu'à  l'âge  nu- 
bile ,  les  enfants  des  deux  fexes  n'ont 
rien  d'apparent  qui  les  diftingue  ,•  mê- 
me vifage  ,  même  figure  ,  même  teint , 
même  voix  ,  tout  eft  égal  ;  les  filles  font 
des  enfants ,  le  même  nom  fiifrit  à  des 
êtres  fi  femblables.  Les  maies  en  qui 
l'on  empêche  le  développement  ulté- 
rieur du  fexe  gardent  cette  conformité 
toute  leur  vie  ;  ils  font  toujours  de 
grands  enfants  :  &  les  femmes  ne  per- 
dant  point    cette    même    conformité, 


DE    J.   J.    ROUSSEJU.      3T9 

femblent  ,  à  bien  des  égards,  ne  jamais 
être  autre  chofe. 

Maislliomme  en  général  n'eît  pas 
fait  pour  relier  toujours  dans  l'enfance. 
Il  en  fort  au  temps  prefcrit  par  la  nature  a 
&  ce  moment  de  crife  ,  bien  qu'allez 
court ,  a  de  longues  influences. 

Comme  le  mugiflèmcnt  de  la  mer 
précède  de  loin  la  tempête  ,  cette  ora- 
geufe  révolution  s'annonce  par  le  mur- 
mure des  paiïions  nailTantes  :  une  fer- 
mentation fourde  avertit  de  l'approche 
du  danger.  Un  changement  dans  l'hu- 
meur  ,  des  emportements  fréquents,  une 
continuelle  agitation  d'efprit ,  rendent 
l'enfant  prefque  indifciplinable.  Il  de- 
vient fourd  à  la  voix  qui  le  rendoit  do- 
cile :  Ceft  un  lion  dans  fa  fièvre  :  il 
méconnoît  fon  guide  ,  il  ne  veut  plus 
être  gouverné.  Aux  lignes  moraux 
d'une  humeur  qui  s'altère  ,  fe  joignent 
des  changements  fenfibles  dans  la  figu- 
re. Sa  phyfionomie  fe  développe  ÔC 
s'empreint    d'un   caractère  ;    le    coton 

O4 


jio         Le  s   P  t  il  sa  e  s 

rare  &  doux  qui  croît  au  bas  de  fes 
joues  brunit ,  &  prend  de  la  confiftance. 
Sa  voix  mue ,  ou  plutôt  il  la  perd  ;  il  n'eft 
ni  enfant  ni  homme  &  ne  peut  prendre 
le  ton  d'aucun  des  deux.  Ses  yeux ,  les 
organes  de  Pâme ,  qui  n'ont  rien  dit  juf- 
qu'ici  5  trouvent  un  langage  &  de  l'ex- 
prellion  ;  un  feu  naiflànt  les  anime , 
leurs  regards  plus  vifs  ont  encore  une 
fainte  innocence,  mais  ils  n'ont  plus  leur 
première  imbécillité  :  il  fent  déjà  qu'ils 
peuvent  trop  dire  ,  il  commence  à  fa- 
voir  les  bailler  &  rougir  ;  il  devient  fen- 
iibie  avant  de  lavoir  ce  qu'il  fent  ;  il 
eft  inquiet  fans  raifon  de  l'être.  Tout 
cela  peut  venir  lentement  &  vous  laif- 
fer  du  temps  encore  ;  mais  fî  fa  vivacité 
fe  rend  trop  impatiente  ,  fi  fon  empor- 
tement fe  change  en  fureur ,  s'il  s'imte 
ôc  s'attendrit  d'un  inftant  à  l'autre ,  s'il 
verfe  des  pleurs  fans  fujets ,  i\  ,  près 
des  objets  qui  commencent  à  devenir 
dangereux  pour  lui ,  fon  pouls  s'élève 
$c  fon  œil  s'enflamme  3  fi  la  main  d'une 


DE  J,  J.   ROUS  S  EJU.      311 

femme  fe  pofant  fur  la  Tienne  le  fait  frî£ 
fonner  ,  s'il  fe  trouble  ou  s'intimide  au- 
près d'elle  :  Ulylïè ,  ô  fage  Ulyfle  1 
prends  garde  à  toi  j  les  outres  que  tu 
fermois  avec  tant  de  foin  font  ouver- 
tes :  les  vents  font  déchaînés ,  ne  quitte 
plus  un  moment  le  gouvernail ,  ou  tout 
eft  perdu. 

La  puberté  &  la  puiiTance  du  fexe 
font  toujours  plus  hâtives  chez  les  peu- 
ples inftruits  &:  policés,  que  chez  les 
peuples  ignorants  de  barbares.  Les  en- 
fants ont  une  fagacité  Singulière  pour  dé- 
mêler à  travers  toutes  les  fingeries  de  la 
décence ,  les  mauvaifes  mœurs  qu'elle 
couvre.  Le  langage  épuré  qu'on  leur 
dicte  ,  les  leçons  d'honnêteté  qu'on  leur 
donne  ,  le  voile  du  myftere  qu'on  affecte 
de  tendre  devant  leurs  yeux  ,  font  au- 
tant d'aiguillons  à  leur  curiofité. 

Les  inftruclions  deïa  nature  font  tar- 
dives de  lentes ,  celles  des  hommes  font 
prefque  toujours  prématurées.  Dans  le 
premier  cas ,  les  fens  éveillent  l'imagi- 

O  5 


5z£        Les    Pensé  ej 

nation  ;  dans  le  fécond ,  l'imaginaticii 
éveille  les  fens  ;  elle  leur  donne  une 
activité  précoce  qui  ne  peut  manquer 
d'énerver,  d'affbiblir  d'abord  les  indi- 
vidus ,  puis  l'efpece  même  à  la  longue. 

Le  premier  fentiment  dont  un  jeune 
homme  élevé  foigneufement  efl  fufeep- 
îible  n'eft  pas  l'amour  ,  c'eft  l'amitié. 
Le  premier  a&e  de  fon  imagination 
naiiTante  efl  de  lui  apprendre  qu'il  a  des. 
femblables  ,  &  l'etpece  l'affecte  avant 
le  fexe. 

J'ai  toujours  vu  que  les  jeunes  gens 
corrompus  de  bonne  heure  ,  ôc  livrés 
aux  femmes  &  à  la  débauche  ,  étoiènt 
irSimains  &  cruels;  la  fougue  du  tem- 
pérament les  rendoit  impatients  >  vindi« 
catifs  ,  furieux  :  leur  imagination  pleine 
d'un  feul  objet ,  le  refutoit  à  tout  'le 
refte  ;  ils  ne  connoiiloient  ni  pitié,  ni 
rniféricorde  ;  ils  auroient  facririé  père  y 
ixvere  ce  l'univers  entier  ,  au  moindre 
de  leurs  plaifirs.  Au  contraire  ,  un  jeune 
honune  élevé  dans  une  hemeufe  foogU* 


.de  J.  J.  Rousseau.     51$ 

cité  ,  eft  porté  par  les  premiers  mouve- 
ments de  la  nature  vers  les  partions  ten- 
dres &  affeâ:ueufes  :  Ton  cœur  compa- 
fiflfaïit  s'émeut  fur  les  peines  de  Tes  fem- 
blables  ;  il  treiTaille  d'aife  quand  il  re- 
voit Tes   camarades ,     Tes    yeux   favenc 
\ferfer  des  larmes  d'attendrifiement  ;  il- 
eft  fenfible  à  la  honte  de  déplaire ,  an 
regret   d'avoir  offenfé.  Si  l'ardeur  d'ura 
fang  qui  s'enflamme  le  rend  vif,  em- 
porté, colère,  on  voit  le  moment   d'a- 
près toute  la  bonté  de  Ton  cœur  dans 
l'éfuûon  de  Ton  repentir  ;  il  pleure,  il  gé- 
mit fur  la  bleflûre  qu'il  a  faite  ,  il   v0u~ 
droit  au  prix  de  Ton  fang  racheter  celui 
qu'il  a  verfé  ;  tout  Ton  emportement  s'é- 
teint, toute  fa  fierté  s'humilie  devant  le 
fentiment  de  fa  fureur  ,  un  mot  le  dé- 
far  me  ;  il   pardonne  les  torts  d'autrui 
d'aum"  bon  cœur  qu'il  répare  les  liens, 
L'Aùolcfcence  n'eft  l'âge  ni  de  la  ven- 
geance ,  ni  de  la  haine ,  elle  eft  celui  de 
la  commifération  >  de  la  clémence  ,.  de* 
li  géiiéxofké.  Oui ,  je  le  fouriens  ,  &  ]t 

Q  G 


5^4  Les  Pensées 
ne  crains  point  d'être  démenti  par  l'ex- 
périence, un  enfant  qui  n'eft  pas  mal  né3 
&L  qui  a  confervé  jufqu'à  vingt  ans  (on 
innocence  ,  eft ,  à  cet  âge ,  le  plus  géné- 
reux ,  le  meilleur  ,  le  plus  aimant  &  le 
plus  aimable  des  hommes. 

Introduifez  un  jeune  homme  de  vingt 
ans    dans  le  monde  ;  bien  conduit ,  il 
fera  dans  un  an  plus  aimable  8c  plus  ju- 
dicieufement  poli ,  que  celui  qui  y  aura 
été  nourri  dès  fon  enfance  ;  car  le  pre- 
mier étant  capable  de  fentir  les  raifons 
de  tous  les  procédés  relatifs  à  l'âge  ,   à 
l'état,  au  fexe  qui  condiment  cet  ufagey 
les  peut  réduire  en   principes,   &:    les 
étendre  aux  cas  non  prévus ,  au  lieu  que 
l'autre  n'ayant  que  fa  routine  pour  toute 
règle  ,  eft  embarrarTé  fi-tôt  qu'on  l'en 
fort,  Les   jeunes  Demoifelles  françoifes 
font  toutes    élevées  dans  les  couvents 
jufqu'à  ce  qu'on  les  marie.  S'apperçoit- 
on  qu'elles  aient  peine  alors  à  pren- 
dre les  manières  qui  leur  font  iî  nou- 
velles ,  &:  aceufera-t-on  les  femmes  de 


de  J.  J.  Rousseau.     315 

Paris  d'avoir  l'air  gauche  &  embarrafTé  , 
d'ignorer  l'ufage  du  monde  ,  pour  n'y 
avoir  pas  été  mifes  dès  leur  enfance  ? 
Ce  préjugé  vient  des  gens  du  monde , 
qui  ne  connoiflant  rien  de  plus  impor- 
tant que  cette  petite  fcience  ,  s'imagi- 
nent faulïèment  qu'on  ne  peut  s'y  pren- 
dre de  trop  bonne  heure  pour  l'acqué- 
rir. Il  eft  vrai  qu'il  ne  faut  pas  non  plus 
trop  attendre.  Quiconque  a  pafTé  toute 
fa  jeunefïè  loin  du  grand  monde  ,  y 
porte  le  rcfte  de  fa  vie  un  air  embar- 
raiïé  ,  contraint ,  un  propos  toujours 
hors  de  propos  ,  des  manières  lourdes 
ÔC  mal-adroites  ,  dont  l'habitude  d'y 
vivre  ne  le  défait  plus ,  &c  qui  n'acquiè- 
rent qu'un  nouveau  ridicule  P  par  l'effort 
de  s'en  délivrer. 

Que  de  précautions  à  prendre  avec 
un  jeune  homme  bien  né  ,  avant  que 
de  l'expofer  au  fcandaie  des  mœurs 
du  fiecle  !  ces  précautions  font  péni- 
bles ,  mais  elles  font  indifpenfables  : 
c'cit  la  négligence  en  ce  point  qui  perd 


îiS        Les    P  e  n  sais 

route  la  jeunefïe  y  c'eft  par  le  défor- 
dre  du  premier  âge  que  les  hommes 
dégénèrent: ,  8c  qu'on  les  voir  devenir 
ce  qu'ils  font  aujourd'hui.  Vils  de  lâ- 
ches dans  leurs  vices  mêmes,  ils  n'ont 
eue  de  petites  âmes  ,  parce  que  leurs 
corps  ufés  ont  été  corrompus  de  bonne 
heure  >  à  peine  leur  refte-t-il  aflez  de 
vie  pour  fë  mouvoir.  Leurs  fubtiîes  pen- 
fées  marquent  des  efprits  fans  étoffes  , 
ils  ne  favent  rien  fentir  de  grand  &C 
de  noble  ;  ils  n'ont  ni  iîmplicité  ni  vi- 
gueur. Abjects  en  toutes  chofes ,  &C 
baflement  méchants ,  ils  ne  tout  que- 
vains  ,  fripons  ,  faux;  ils  n'ont  pas  mê- 
me aiTez  de  courage  pour  être  d'iiiuf- 
ires  fcélérats. 


J>E   J,  J.    RoVSSZATJ,      327 


PORTRAIT  ET  CARACTERE 

d'Emile, 

Oh  de  V  Elevé  de  M.  Rou  s  s  eau% 
a  tage  de  dix  a  douz~e  ans» 

%ÏA  figure ,  Ton  port ,  fa  contenance  an- 
noncent l'aflurance  &  le  contentement  ; 
la  fanté  brille  fur  Ton  vifage  j  fes  pas 
affermis  lui  donnent  un  air  de  vigueur  ; 
{on  teint  délicat  encore  ,  fans  être  fade 
n'a  rien  d'une  moîlefïe  efféminée  ,  l'air 
&  le  foleil  y  ont  déjà  mis  l'empreinte 
honorable  de  fon  fexe  >  fes  mufcles  en- 
core arrondis  commencent  à  marquer 
quelques  traits  d'une  phyfionornie 
naiflante  -,  Ces  yeux  que  le  feu  du  fènti- 
ment  n'anime  point  encore  ,  ont  au 
moins  toute  leur  férénité  native  :  de 
longs  chagrins  ne  les  ont  point  obfcur- 
cisj  des  pleurs  fans  fin  n'ont  point  fiU 
tanné  fes  joues..  Voyez  dans  fes  mouve* 


^i8        Les    Pensées 

ments  prompts ,  mais  fùrs  ,  la  vivacité 
de  Ton  âge ,  la  fermeté  de  l'indépen- 
dance ,  l'expérience  des  exercices  mul- 
tipliés. Il  a  l'air  ouvert  &  libre ,  mais 
non  pas  infolent ,  ni  vain  ;  Ton  vifage 
qu'on  n'a  pas  collé  fur  des  livres  ne  tom- 
be pas  fur  Ton  eftomach  :  on  n'a  pas  be- 
foin  de  lui  dire ,  levé z.  la  tète ,  la  honte 
ni  la  crainte  ne  la  lui  firent  jamais 
baiflTer. 

Faifons-lui  place  au  milieu  de  l'aflem- 
blée  y  Meilleurs ,  examinez-le  ,  interro- 
eez-le  en  toute  confiance  :  ne  craignez 

«5  'Ci 

ni  Tes  importunités ,  ni  Ton  babil ,  ni  Tes 
questions  indifcrettes.  N'ayez  pas  peur 
qu'il  s'empare  de  vous ,  qu'il  prétende 
vous  occuper  de  lui  feul ,  &  que  vous 
ne  puiiîiez   plus  vous  en   défaire. 

N'attendez  pas ,  non  plus ,  de  lui  des 
propos  agréables  ,  ni  qu'il  vous  dife  ce 
que  je  lui  aurai  dicté;  n'en  attendez  que 
la  vérité  naïve  &  (impie,  fans  orne- 
ment ,  fans  apprêt }  fans  vanité.  Il 
vous  dira  le  mal  qu'il  a  fait  ou  celui 


de  J.  J.  Rousseau.     $i* 

qu'il  penfe,  tout  aufli  librement  que  le 
bien  ,  fans  s'embarrafler  en  aucune  forte 
de  l'effet  que  fera  fur  vous  ce  qu'il  aura 
dit  ;  il  ufera  de  la  parole  dans  toute  la 
(implicite  de  fa  première  inftitution. 

L'on  aime  à  bien  augurer  des  enfants , 
&  l'on  a  toujours  regret  à  ce  flux  d'i- 
nepties qui  vient  prefque  toujours  ren- 
verfer  les  efpérances  qu'on  voudroit  ti- 
rer de  quelque  heureufe  rencontre  ,  qui 
par  hazard  leur  tombe  fur  la  langue.  Si 
le  mien  donne  rarement  de  telles  efpé- 
rances ,  il  ne  donnera  jamais  ce  regret  ; 
car  il  ne  dit  jamais  un  mot  inutile ,  & 
ne  s'épuife  pas  fur  un  babil  qu'il  fait 
qu'on  n'écoute  point.  Ses  idées  font 
bornées  ,  mais  nettes  ;  s'il  ne  fait  rien 
par  cœur  ,  il  fait  beaucoup  par  expé- 
rience. S'il  lit  moins  bien  qu'un  autre 
enfant  dans  nos  livres,  il  lit  mieux  dans 
celui  de  la  nature  ;  fon  efprit  n'eft  point 
dans  fa  langue  ,  mais  dans  fa  tête  ;  il  a 
moins  de  mémoire  que  de  jugement  \  il 
ne  fait  parler  qu'un  langage ,  mais  il 


350         Les    Te  n  s  é  es 

entend  ce  qu'il  dit,  bc  s'il  ne  dit  pas  fi 
bien  que  les  autres  difent,  en  revanche 
ïl  fait  mieux  qu'ils  ne  font. 

Il  ne  fait  ce  que  c'eft  que  routine , 
ufage  ,  habitude  ;  ce  qu'il  fit  hier  n'influe 
point  fur  ce  qu'il  fait  aujourd'hui  :  il 
ne  fuit  jamais  de  formule,  ne  cède  point 
à  l'autorité  ni  à  l'exemple  ,  ÔC  n'agit  ni 
ne  parle  que  comme  il  le  lui  convient. 
Ainlî  n'attendez  pas  de  lui  d©s  difeours 
dictés  ni  des  manières  étudiées  ,  mais 
toujours  l'exprefïionlîdellc  de  fes  idées, 
6c  la  conduite  qui  naît  de  fes  pen- 
chants. 

Vous  lui  trouvez  un  petit  nombre  de 
notions  morales  qui  fe  rapportent  à  (on 
état  aftuel  ,  aucune  fur  l'état  relatif  des 
hommes  :  &  de  quoi  lui  ferviroient- 
elles ,  puifqu'un  enfant  n'en:  pas  encore 
membre  aclrf  de  la  fociété  ï  Parlez-lui 
de  liberté  ,  de  propriété  ,  de  convention 
môme  :  il  peut  en  lavoir  jufques-là  j 
il  fait  pourquoi  ce  qui  eft  à  lui  eft  à  lui, 
&  pourquoi  ce  qui  n'elt  pas  à  lui  n  .  , 


Dl  J.  J.   Rou SSEATJ.     35* 

pas  à  lui.  PatTé  cela  ,  il  ne  fait  plus 
rien.  Parlez-lui  de  devoir,  d'obéiffan- 
ce  ,  il  ne  fait  ce  que  vous  voulez  dire  ; 
commandez-lui  quelque  chofe  ,  il  ne 
vous  •  entendra  pas  -,  mais  dites-lui  ;  fi 
vous  me  faifiez  tel  plaifir  ,  je  vous  le 
rendrois  dans  l'occafion  :  à  l'inftant  il 
s'emprefiera  de  vous  complaire  ;  car  il 
ne  demande  pas  mieux  que  d'étendre 
fon  domaine  ,  &c  d'acquérir  fur  vous 
des  droits  qu'il  fait  être  inviolables. 
Peut-être  même  n'eft-il  pas  fâché  de 
tenir  une  place  ,  de  faire  nombre  ,  d'ê- 
tre compté  pour  quelque  chofe  •■,  mais 
s'il  a  ce  dernier  motif,  le  voilà  déjà 
forti  de  la  nature  ,  &  vous  n'avez  pas 
bien  bouché  d'avance  toutes  les  portes 
de  la  vanité. 

De  fon  côté  ,  s'il  a  befoin  de  quelque 
alïïftance  ,  il  la  demandera  indifférem- 
ment au  premier  qu'il  rencontre ,  il  la 
demanderoit  au  Roi  comme  â  fon  la- 
quais :  tous  les  hommes  font  encore 
égaux    à  fes  yeux.  Vous  voyez  à  l'air 


35i         Les    Pensées 

dont  il  prie,  qu'il  fent  qu'on  ne  lui  doit 
rien.  Il  fait  que  ce  qu'il  demande  eft 
une  grâce  ,  il  fait  aufïi  que  l'humanité 
porte  à  en  accorder.  Ses  expreiïions 
font  fîmples  &  laconiques.  Sa  voix  , 
ion  regard ,  Ton  gefte  ,  font  d'un  être 
également  accoutumé  à  la  complaifan- 
ce  5c  au  refus.  Ce  n'eft  ni  la  rampante 
&  fervile  fourmilion  d'un  efclave,  ni 
l'impérieux  accent  d'un  maître  ;  c'eft 
une  moùefle  confiance  en  (on  fembla- 
ble  ,  c'eft  la  noble  tk  touchante  dou- 
ceur d'un  être  libre  ,  mais  fenfible  6v 
foible  ,  qui  implore  l'aiïiitance  d'un  être 
libre,  mais  fort  &  bienfaifant.  Si  vous 
lui  accordez  ce  qu'il  vous  demande  ,  il 
ne  vous  remerciera  pas  ,  mais  il  fentira 
qu'il  a  contracté  une  dette.  Si  vous  le 
lui  refufez,  il  ne  fe  plaindra  point  ,  il 
fait  que  cela  feroit  inutile  :  il  ne  fe  dira 
point  ;  on  m'a  refufé  :  mais  il  fe  dira  ; 
cela  ne  pouvoit  pas  être  ;  &z  on  ne  fe 
mutine  gueres  contre  la  néceiïité  bien 
reconnue. 


de  J.  J.  Rousseau.    355 

Laiflèz-lje  feul  en    liberté ,  voyez-le 
agir  fans  lui  rien  dire  ;  confidérez  ce 
qu'il    fera    &  comme  il   s'y    prendra. 
N'ayant  pas  befoin  de  fe  prouver  qu'il 
eft  libre ,  il  ne  fait  jamais  rien  par  étour- 
derie  ,  &c  feulement  pour  faire  un  acte 
de  pouvoir   fur  lui-même  ;  ne    fait-il 
pas  qu'il  eft  toujours  maître  de  lui  ?  Il 
eft  alerte ,  léger ,  difpos  •■>  fes  mouve- 
ments ont  toute  la  vivacité  de  fon  âge , 
mais  vous  n'en  voyez  pas  un  qui  n'ait 
une  fin.  Quoiqu'il  veuille  faire,  il  n'en- 
treprendra jamais  rien  qui  foit  au  deffus 
de  fes  forces  ,  car  il  les  a  bien  éprou- 
vées &c  les  connoît  ;  fes  moyens  font 
toujours  appropriés  à  fes  deiïèins ,   8c 
rarement  il  agira  fans  être  aifuré  du  fuc- 
cès.  Il  aura  l'oeil  attentifs  judicieux  ;  il 
n'ira  pas  niaifement  interrogeant  les  au- 
tres fur  tout  ce  qu'il  voit ,  mais  il  l'exa- 
minera lui-même,  ôc  fe  fatiguera  pour 
trouver  ce  qu'il  veut  apprendre  ,  avant 
de  le   demander.   S'il  tombe  dans  des 
embarras    imprévus  3    il   fe    troublera 


f  3  4        Les    P  e  if  s  ê  z  s 

moins  qu'un  autre  ;  s'il  y  a  du  rifque  il 
s'effrayera  moins  aulïi.  Comme  Ton 
imagination  refte  encore  inaétive  Se 
qu'on  n'a  rien  fait  pour  l'animer  ,  il  ne 
voit  que  ce  qui  eft ,  n'eftime  les  dan- 
gers que  ce  qu'ils  valent ,  &  garde  tou- 
jours fon  fang  froid.  La  néceilité  s'ap- 
pefantit  trop  fouvent  fur  lui  pour  qu'il 
regimbe  encore  contre  elle  ;  il  en  porte 
ie  joug  dès  fa  naillance,  l'y  voilà  bien 
accoutumé  ;  il  eft  toujours  prêt  à  tout. 
Qu'il  s'occupe  ou  qu'il  s'amufe  ,  l'un 
Se  l'autre  eft  égal  pour  lui ,  fes  jeux  font 
fes  occupations ,  il  n'y  fent  point  de 
différence.  Il  met  à  tout  ce  qu'il  fait 
un  intérêt  qui  fait  rire  ,  &z  une  liberté 
qui  plaît  3  en  montrant  à  la  fois  le  tour 
de  fon  efprit  &c  la  fphere  de  fes  connoif- 
fances.  N'eft-ce  pas  le  fpectacle  de  cet 
âge  ,  un  fpeclacle  charmant  de  doux  de 
voir  un  joli  enfant,  l'ccil  vif&  gai ,  l'air 
content  Se  fercin  ,  la  phyfionomie  ou- 
verte &c  riante  ,  faire  en  fe  jouant  les 
choies  les  plus  férieules ,  ou  profonde- 


de  J.  J.  Rousseau.     33$ 

ment  occupé  des  plus  frivoles   amufe- 
menrs  ? 

Voulez-vous  à  préfent  le  juger  par 
comparaifon  ?  Mêlez-le  avec  d'autres 
enfants ,  &  laiflez-le  faire.  Vous  verrez 
bientôt  lequel  eft  le  plus  vraiment  for- 
mé ,  lequel  approche  le  mieux  de  la  per- 
fection de  leur  âge.  Parmi  les  enfants  de 
la  ville  ,  .nul  n'eft  plus  adroit  que  lui , 
mais  il  eft  plus  fort  qu'aucun  autre.  Parmi 
de  jeunes  payfans ,  il  les  égale  en  force , 
&  les  parte  en  adreftè.  Dans  tout  ce  qui 
eft  à  portée  de  l'enfance  ,  il  juge  ,  il  rai- 
fonne ,  il  prévoit  mieux  qu'eux  tous. 
Eft-il  queftion  d'agir,  de  courir,  de  fau- 
ter ,  d'ébranler  des  corps  3  d'enlever  des 
ma  (Tes  ,  d'eftimer  des  di  (tances ,  d'in- 
venter des  jeux  ,  d'emporter  des  prix  î 
On  diroit  que  la  nature  eft  à  fes  ordres , 
tant  il  fait  aifément  plier  toutes  chofes 
à  fes  volontés.  Il  eft  fait  pour  guider  , 
pour  gouverner  fes  égaux  :  le  talent  , 
l'expérience  lui  tiennent  lieu  de  droit 
&  d'autorité.  Donnez-lui  l'habit  &  le 


$  3  6  Les   Pensées 

nom  qu'il  vous  plaira  ,  peu  importe  ;  il 
primera  par-tout,  il  deviendra  par-tout 
le  chef  des  autres  ;  ils  fendront  toujours 
fa  fupériorité  fur  eux.  Sans  vouloir  com- 
mander il  fera  le  maître ,  fans  croire 
obéir  ils  obéiront. 

Il  eft  parvenu  à  la  maturité  de  l'en- 
fance ,  il  a  vécu  de  la  vie  d'un  enfant , 
il  n'a  point  acheté  fa  perfection  aux  dé- 
pens de  fon  bonheur  :  Au  contraire  ,  ils 
ont  concouru  l'un  à  l'autre.  En  acqué- 
rant toute  la  raifon  de  fon  âge  ,  il  a  été 
heureux  &  libre  autant  que  fa  conftitu- 
tion  lui  permet  de  l'être.  Si  la  fatale  faux 
vient  moiflbnner  en  lui  la  fleur  de  nos  ef- 
pérances,  nous  n'avons  point  à  pleurer 
à  la  fois  fa  vie  &  fa  mort,  nous  n'aigri- 
rons  pas  nos  douleurs  du  fouvcnir  de 
celles  que  nous  lui  aurons  caufées  ;  nous 
nous  dirons  ;  au  moins  il  a  joui   de  fon 
enfance  5  nous  ne  lui   avons  rien   fait 
perdre   de   ce  que  la  nature  lui    avoir 
donné. 

PORTRAIT 


de  J.  J.  Rousse  ju.    337 

PORTRAIT  ET  CARACTERE 

du    même    Elevé 

Dans  un  âge  plus  avance  ;  de  [on  entrée 
dans  le  monde  ,  &  comment  il  s  y 
comporte. 


-Ans  quelque,  rang  qu'il  puifle  êcre 
lie ,  dans  quelque  fociété  qu'il  com- 
mence à  s'introduire ,  Ton  début  fera 
fimple  &  fans  éclat  ;  à  Dieu  ne  plaife 
qu'il  foit  aflèz  malheureux  pour  y  bril- 
ler :  les  qualités  qui  frappent  au  pre- 
mier coup  d'ccil  ne  font  pas  les  fiennes5 
îl  ne  les  a  ,  ni  les  veut  avoir.  Il  met  trop 
|  eu  de  prix  aux  jugements  des  hommes 
pour  en  mettre  à  leurs  préjugés  3  &:  ne 
fe  foucie  point  qu'on  l'eftime  avant  que 
de  le  connoître.  Sa  manière  de  fe  pré- 
fenter  n'eft  ni  modefte  ,  ni  vaine,  elle 
*eft  naturelle  6V  vraie  ;  il  ne  connoît  ni 
gêne ,  ni  déguifement ,  Se  il  eft  au  mi- 


3^8         Lis    P  eut  sis  s 

lieu  d'un  cercle  ,  ce  qu'il  eft  feul  Se  fans 
témoin.   Sera-o-il    peur   cela    groffier  , 
dédaigneux,  fans   attention  pour  per- 
fonne  3  Tout  au  contraire  ,  fi  feul  il  ne 
compte  pas  pour  rien  les   autres  hom- 
mes ,  pourquoi  les  compteroit-il  pour 
rien  vivant  avec  eux?  Il  ne  les  préfère 
point  à  lui   dans  Tes    manières ,    parce 
qu'il  ne  les  préfère  point  à  lui  dans  Ton 
eccur  -,  mais  il  ne  montre  pas ,  non  plus, 
une  indifférence  qu'il  elt  bien  éloigné 
d'avoir:  s'il  n'a  pas  les  formules  de  la 
politeitè  ,  il  a  les  foins  de  l'humanité,  il 
n'aime  à  voir  fouffrir  perfonne  ,  il  n'of- 
frira pas  fa  place  à  un  autre  par  iima- 
grée  ,  mais  il  la  lui  cédera   volontiers 
par  bonté  ,  fi ,  le  voyant  oublié ,  il  juge 
que  cet  oubli  le  mortifie  ;  car  il  en  coû- 
tera moins  à  mon  jeune  homme  de  refter 
debout    volontairement  ,  que  de    voir 
l'autre  y  refter  par  force. 

Quoiqu'en  général  Emile  n'eftime 
pas  les  hommes ,  il  ne  leur  montrera 
joint  de  mépris  ,  parce  qu'il  les  plaint 


i?£  /.   J.  Rousseau.    339 

&  s'attendrit  fur  eux.  Ne  pouvant  leur 
donner  le  goût  des  biens  réels ,  il  leur 
laiffe  les  biens  de  l'opinion  dont  ils  fe 
contentent ,  de  peur  que  les  leur  ôtar.t 
à  pure  perte  3  il  ne  les  rendît  plus  mal- 
heureux   qu'auparavant.  Il    n'eft   donc 
pas  difputeur  ,  ni  contredifant  ;  il  n'eft 
pas  ,  non  plus  ,  complaifant  &  flatteur  ; 
il  dit  Ton  avis  fans  combattre  celui  de 
perfonne  ,  parce  qu'il  aime   la  liberté 
par  delfus  toute  chofe  ,  &  que  la  fran- 
chife  en  eft  un  des  plus  beaux  droits.  Il 
parle  peu  parce  qu'il  ne  fe  foucie  gueres 
qu'on  s'occupe  de  lui  ;  par  la  même  rai- 
fon  ,  il  ne  dit  que  des  chofes  utiles;  au- 
ttement ,  qu'eft-ce    qui    l'engageroit  à 
parler  ?  Emile  eft  trop  inftruit  pour  être 
jamais  babillard. 

Loin  de  choquer  les  manières  des 
autres ,  Emile  s'y  conforme  afîez  volon- 
tiers ,  non  pour  paroître  inftruit  des 
ufages ,  ni  pour  affecter  les  airs  d'un 
homme  poli, m ai s  au  contraire,  de  peur 
qu'on  ne  le  diftinguc ,   pour  éviter  d'ê- 

P  2. 


^o         Les    PeXséh 
tre  apperça  5  &  jamais  il  n'eft  plus  à  Ton 
aife ,  que  quand  on  ne  prend  pas  garde 
à  lui. 

Quoi  qu'entrant  dans  le  monde,  il  en 
ianore  abiolument  les  manières  :  il  n'eft; 
pas  pour  cela  timide  Se  craintif;  s'il  fe 
-dérobe ,  ce  rï*eft  point  par  embarras  , 
■x'eft  que  pour  bien  voir  il  faut  n'être 
pas  vu  ;  car  ce  qu'on  penfe  de  lui ,  ne 
l'inquiète  gueres,  &  le  ridicule  ne  lui 
fait  pas  la  moindre  peur.  Cela  fait  quê- 
tant toujours  tranquille  &  de  fang  froid, 
il  ne  fe  trouble  point  par  la  mauvaife 
honte.  Soit  qu'on  le  regarde  ou  non ,  ï\ 
fait  toujours  de  fon  mieux  ce  qu'il  fait 
.&  toujours  tout  à  lui  pour  bien  obfer- 
ver  les  autres,  il  faille  les  ufages  avec 
une  aifance  que  ne  peuvent  avoir  les  en- 
claves de  l'opinion.  On  peut  dire  qu'il 
prend  plutôt  l'uiage  du  monde  ,  préci- 
fément  parce  qu'il  en  fait  peu  de  cas. 

Ne  vous  trompez  pas  ,  cependant , 
fur  fa  contenance,  &  n'allez  pas  la 
vcom^aier  à  celle  de  vos  jeuues  agréa* 


de  j.  J.  Rousseau.     34? 

blés.  Il  eft  ferme  ,  &  non  fuffifant ,  Tes 
manières  font  libres  &  non  dédai- 
emeufes  ;  l'air  infolent  n'appartient 
qu'aux  efclaves,  l'indépendance  n'a 
rien  d'affeété, 

Quand  on  aime  on  veut  être  aimé  ; 
Emile  aime  les  hommes  ,  il  veut  donc 
leur  plaire.  A  plus  forte  raifon  ,  il  veut 
plaire  aux  femmes.  Son  âge,  fes  mœurs,, 
fou  projet  de  trouver  une  compagne 
eftimable,  tout  concourt  à  nourrir  en  lui 
ce  défir.  Je  dis  fes  mœurs  ,  car  elles  y 
font  beaucoup  -,  les  hommes  qui  en  ont  » 
font  les  vrais  adorateurs  des  femmes. 
Ils  n'ont  pas  comme  les  autres ,  je  ne 
fais  quel  jargon  moqueur  de  galante- 
rie ,  mais  ils  ont  un  emprefiement  plus 
vrai  ,  plus  tendre  &  qui  part  du  cœur» 
Je  connoitrois  près  d'une  jeune  femme 
un  homme  qui  a  des  mœurs  &  qui  com- 
mande à  la  nature  ,  entre  cent  mille  dé- 
bauchés. Jugez  de  ce  que  doit  être 
Emile  avec  un  tempérament  tout  neuf* 
&  tant  de  raifons  d'y  refifter  !  pour  au- 

P    * 


342-        Les    T  t.  n s  e  e  s 

près  d'elles ,  je  crois  qu'il  fera  quelque- 
fois timide  &  embarrafTé  ;  mais  furement 
cet  embarras  ne  leur  déplaira  pas ,  &c 
les  moins  friponnes  n'auront  encore  que 
trop  fouvent  l'art  d'en  jouir  &  de  l'aug- 
menter. Au  refte  ,  fon  empreflèment 
changera  fenfiblement  de  forme  félon 
les  états,  il  fera  plus  modefte  Se  plus 
refpectueux  pour  les  femmes  ,  plus  vif 
&  plus  tendre  auprès  des  filles  à  marier, 
Perfonne  ne  fera  plus  exact,  à  tous 
les  égards  fondés  fur  l'ordre  de  la  na- 
ture ,  8c  même  fur  le  bon  ordre  de  la 
fociété  ;  mais  les  premiers  feront  tou- 
jours préférés  aux  autres ,  &  il  respec- 
tera davantage  un  particulier  plus 
vieux  que  lui ,  qu'un  magiftrat  de  fon 
âge.  Etant  donc  ,  pour  l'ordinaire  ,  un 
des  plus  jeunes  des  fociétés  où  il  fe 
trouvera  ,  il  fera  toujours  un  des  plus 
modeites  ,  non  par  la  vanité  de  paroî- 
tre  humble  ,  mais  par  un  fentiment  na- 
turel &c  fondé  fur  la  raifort.  Il  n'aura 
point  l'impertinent   fayoir    vivre  d'un 


■de  J.  J.  Rousseau.  343 
jeune  fat ,  qui  ,  pour  amufer  Li  compa- 
gnie ,  parle  plus  haut  que  les  fages  , 
&  coupe  la  parole  aux  anciens  :  il  n'au- 
torifera  point  ,  pour  fa  parc ,  la  ré- 
ponfe  d'un  vieux  Gentilhomme  à 
Louis  XV ,  qui  lui  demandoit  lequel 
il  préféroit  de  Ton  fiecle  ,  ou  de  celui- 
ci  :  Sire  ,  j'ai  pajfe  ma  jeunejfe  a  refpec- 
ter  les  vieillards  ,  &  il  faut  que  je  pajfe 
ma  vieilleffe  a  refpetter  les  enfants. 

Ayant  une  a  me  tendre  Se   fenfible  , 
mais  n'appréciant    rien  fur  le  taux  de 
l'opinion  ,    quoiqu'il  aime  à  plaire  aux 
autres  ,  il  fe  fouciera  peu  d'en  être  con- 
fédéré.  D'où  il  fuit  qu'il  fera  plus  affec- 
tueux  que  poli  ,    qu'il   n'aura  jamais 
d'airs  ni  de  farte  ,  &  qu'il  fera  plus  tou- 
ché d'une  carefTe  ,  que  de  mille  éloges. 
Par  les  mêmes  raifons ,  il  ne  négligera 
ni   fes  manières ,  ni  fon  maintien  ,  il 
pourra  même  avoir  quelque  recherche 
dans  fa  parure ,  non  pour  paroître  un 
homme  de  goût ,  mais  pour  rendre  fa 
figure  plus  agréable 

P  4 


244         Les    Pensées 

Aimant  les  hommes  parce  qu'ils  font 
fes  femblables ,  il  aimera  fur-tout  ceux 
qui  lui  reflemblent  le  plus,  parce  qu'il  Te 
fentira  bon  ,  &  jugeant  de  cette  reflem- 
blance  par  la  conformité  des  goûts  dans 
les  chofes  morales  ,  dans  tout  ce  qui 
tient  au  bon  caractère  ,  il  fera  fort  aife 
d'être  approuvé.  Il  ne  fe  dira  pas  pré- 
cifément ,  je  me  réjouis  }  parce  qu'on 
m'approuve  ;  mais  je  me  réjouis  parce 
qu'on  approuve  ce  que  j'ai  fait  de  bien; 
je  me  réjouis  de  ce  que  les  gens  qui  m'ho- 
norent fe  font  honneur  ;  tant  qu'ils  ju° 
geront  suffi  fainement ,  il  fera  beau 
d'obtenir  leur  eftime. 


£   J.  J.    ROUSSI^U.         34; 


PORTRAIT  ET  CARACTERE. 

de    Sophie, 

Ou  de  Ut  Compagne  future  d'EMizzr, , 

Ç 

C  Ophie   eft  bien  née,  elle  eà  d\mi 

bon  naturel  ;  elle  a  le  cœur  tt  es  fenfî- 
ble  ,    Ôc  cette  extrême    fénfibilîté    lui 
donne  quelquefois   une  activité  d'ima- 
gination   difficile    à    modérer.    Elle  a 
l'efprit     moins    jufte    que    pénétrant  s.. 
i'humeur  facile  &  pourtant  inégale  ,  la 
figure  commune  ,  mais    agréable  ;  une 
phyfionomie  qui   promet    une   ame  Se 
qui    ne    ment   pas  >   on  peut  l'aborder, 
avec    indifférence  ,    mais    non    pas  la 
quitter  fans  émotion.    D'autres  ont   de; 
bonnes  qualités  qui  lui  manquent  ;  d'au- 
tres ont  à   plus    grande  mefure  cdles 
qu'elle  a  ;  mais  nulle   n'a    des   qualités 
mieux  aûorties  pour  faire    un    heureux, 
iaïa&ere.    Elle    faic   tirer   parti  d.. 

K  1 


3^6  LZS     P  E  XSÉES 

défauts  mêmes,  &  fi  elle  étoit  plus  par- 
faite elle  plairoit  beaucoup  moins. 

Sophie  n'eit  pas  belle  ,   mais  auprès 
d'elle    les  hommes  oublient  les  belles 
femmes  ,  &  les  belles  femmes  font  mé- 
contentes  d'elles-mêmes.    A  peine  eft- 
elle  jolie  au  premier  afpect ,   mais  plus 
on  la  voit  Se  plus  elle  s'embellit  ;  elle 
<ra«rne  ou  tant  d'autres  perdent ,  &  ce 
qu'elle  gagne  elle  ne  le  perd  plus.  On 
peut  avoir  de  plus  beaux  yeux  ,  une  plus 
belle  bouche  ,  une  figure  plus  imputan- 
te ;   mais  on  ne  fauroit  avoir  une  taille 
mieux  prife,  un  plus  beau    teint,  une 
main  plus  blanche  ,  un  pied  plus  mi- 
gnon ,  un  regard  plus  doux  ,  une  phy- 
ïionomie  plus  touchante.   Sans  éblouir, 
elle  intéreiïè  ,  elle  charme  ,  &  l'on  ne 
fauroit  dire  pourquoi. 

Sophie  aime  la  parure  Se  s'y  connoît  ; 
fa  mère  n'a  point  d'autre  femme  de 
chambre  qu'elle  :  elle  a  beaucoup  de 
goût  pour  fe  mettre  avec  avantage  , 
mais  elle  hait  les  riches  habillements  ; 


DS  J.  J.   Rouss  eau.     547 

on  voit  toujours  dans  le  fîen  la  /impli- 
cite jointe  a.  l'élégance  ;  elle  n'aime 
point  ce  qui  brille  ,  ma  s  ce  qu;  fîed. 
Elle  ignore  quelles  font  les  couleurs  à 
la  mode ,  mais  elle  fait  à  merveille 
celles  qui  lui  font  favorables.  Il  n'y  a 
pas  une  jeune  perfonne  qui  paroifïe  mife 
avec  moins  de  recherche  ,  &  dont  l'a- 
juftement  (oit  plus  recherché  ;  pas  une 
pièce  du  fîen  n'eft  prife  au  hazard  ,  Ôc 
l'art  ne  paroît  dans  aucune.  Sa  parure 
eft  très  modefte  en  apparence  3c  très  co- 
quette en  effet  ;  elle  n'étale  pas  Tes  char- 
mes ,  elle  les  couvre  ,  mais  en  les  cou- 
vrant elle  fait  les  faire  imaginer.  En 
la  voyant,  on  dit  :  voilà  une  fille  mo- 
defte 3c  (âge  ;  mais  tant  qu'on  refte  au- 
près d'elle  les  yeux  3c  le  cœur  errent 
fur  toute  fa  perfonne  ,  fans  qu'on  puïfîè 
les  en  détacher  ,  3c  l'on  diroit  que  tout 
cet  ajuftement  fi  fîmple  n'eft  mis  à  fa 
place  ,  que  pour  en  être  ôté  pièce  à  pièce 
par  l'imagination. 

Sophie  a  des  talents  naturels  ;  elle  les 

P  6 


348  Les  Pensées 
fent  Se  ne  les  a  pas  négligés  ;  mai* 
n'ayant  pas  été  à  portée  de  mettre 
beaucoup  d'art  à  leur  culture  ,  elle  s'eft 
contenté  d'exercer  fa  jolie  voix  à  chan- 
ter jufte  &  avec  goût ,  Tes  petits  pieds 
à  marcher  légèrement  ,  facilement  ? 
avec  grâce  ,  à  faire  la  révérence  en  tou- 
tes fortes  de  lituations  fans  gêne  &  fans 
mal-adrefle. 

Ce  que  Sophie  fait  le  mieux  Se  qu'on 
lui  a  fait  apprendre  avec  le  plus  de  foin, 
ce  font  les  travaux  de  fou  fexe ,  même 
ceux  dont  on  ne  s'avife  point  comme 
de  tailler  Se  coudre  fes  robes.  Il  n'y  a 
pas  un  ouvrage  à  l'aiguille  qu'elle  ne 
fâche  faire  &  qu'elle  ne  fade  avec  plai- 
|îrj  mais  le  travail  qu'elle  préfère  à 
tout  autre  eft  la  dentelle  ,  parce  qu'il 
n'y  en  a  pas  un  qui  donne  une  attitude 
plus  agréable ,  Se  où  les  doigts  s'exer- 
cent avec  plus  de  grâce  Se  de  légèreté. 
Elle  s'eft  appliquée  aufli  à  tous  les  dé- 
tails du  ménage.  Elle  entend  la  cuifmc 
&  l'cfïke  3  elle  lait  les  prix  des  den- 


de  J.  J.  Rousseau.     h$» 

tces  ,  elle  en  connoît  les  qualités  ;  elle 
fait   fort   bien  tenir  les   comptes  ,  elle 
fert  de  maître  d'hôtel  à  fa  mère,    Faite 
pour  être  un  jour  mère  de  famille  elle- 
même  ,  en  gouvernant  la  maifon  pater- 
nelle ,  elle  apprend  à  gouverner  la  fien- 
nc  ;  elle  peut   fuppléer    aux    fondions 
des  domeftiques  &  le  fait  toujours  vo- 
lontiers.  Gn  ne  fait  jamais  bien  com- 
mander que  ce  qu'on  fait  exécuter  foi- 
même  :  c'eft  la  raifon  de  fa  mère  pour 
l'occuper  ainfi  y   pour  Sophie  ,    elle  ne 
va  pas  fi  loin,  Son  premier  devoir  eft 
celui  de  fille  ,  &  c'eft  maintenant  le  feul 
qu'elle  fonge  à  remplir,  Son  unique  vue 
cft  de  fervir  fa  mère  &   de  la  foulages: 
d'une  partie  de  fes  foins, 

Sophie  a  l'efprit  agréable  fans  être 
brillant,  &  folide  fans  être  profond,  un 
efprit  dont  on  ne  dit  rien  ,  parce  qu'on 
ne  lui  en  trouve  jamais  ni  plus  ni  moins 
qu'à  foi.  Elle  a  toujours  celui  qui  plaît 
aux  gens  qui  lui  parlent,  quoiqu'il  ne 
fait  pas  fott  oméa  tclon  l'idée  que  nous 


3jc  Les     Pensées 

avons  de  la  culture  de  l'efprit  des  fem- 
mes :  car  le  fien  ne  s'elt  pas  formé  par 
la  lecture  \  mais  feulement  par  les  con- 
verfations  de  fon  père  &  de  fa  mère, 
par  Tes  propres  réflexions  ,  &c  par  les 
obfervations  qu'elle  a  faites  dans  le  peu 
de  monde  qu'elle  a  vu.  Sophie  a  na- 
turellement de  la  gaieté  •>  elle  étoit 
même  folâtre  dans  fon  enfance  ; 
mais  peu-à-peu  fa  mère  a  pris  foin  de 
réprimer  fes  airs  évaporés  ,  de  peur 
que  bientôt  un  changement  trop  fubit 
n'inftruifît  du  moment  qui  l'avoit  ren- 
du néceflaire.  Elle  effc  donc  devenue 
modefte  &refervéemême  avant  le  temps 
de  l'être  ;  &  maintenant  que  ce  temps 
cil:  venu  ,  il  lui  efl:  plus  aifé  de  garder  le 
ton  qu'elle  a  pris  ,  qu'il  ne  lui  feroit  de 
le  prendre,  fans  indiquer  la  raifon  de 
ce  changement  :  c'efl:  une  choie  plai- 
dante de  la  voir  fe  livrer  quelquefois 
par  un  refte  d'habitude  à  de«  vivacités 
de  l'enfance  ,  puis  tout  d'un  coup  ren- 
tier en  elle-même ,  fe  taire  ,   baiifer  les 


t>e  J.  J.  Rousseau.  351 
yeux  &  rougir  :  il  faut  bien  que  le  terme 
intermédiaire,  entre  les  deux  âges,  par- 
ticipe un  peu  de  chacun  des  deux. 

Sophie  eft  d'une  fenfibilité  trop  gran- 
de pour  conferver  une  parfaite  égalité 
d'humeur,  mais  elle  a  trop  de  douceur 
pour  que  cette  fenfibilité  foit  fort  im- 
portune aux  autres  -,  c'eft   à    elle  feule 
qu'elle  fait  du  mal.  Qu'on  dife  un  feul 
mot  qui  la  blefle  ,   elle  ne  boude  pas  , 
mais  fon  cœur  fe  gonfle  ;  elle  tâche  de 
s'échapper  pour  aller  pleurer.     Qu'au 
milieu  de  fes  pleurs  fon  père  ou  fa  mère 
la  rappelle  &  dite  un  feul  mot  ,    elle 
vient  à  l'inftant  jouer  &  rire  en  s'efluyant 
adroitement  les  yeux ,  &  tâchant  d'é- 
touffer fes  fanglots. 

Elle  n'eft  pas  ,  non  plus  ,  tout- à-fait 
exempte  de  caprice.  Son  humeur  ,  un 
peu  trop  pouOee  ,  dégénère  en  mutine- 
rie ,  &  alors  elle  eft  fujette  à  s'oublier. 
Mais  laiflcz-lui  le  temps  de  revenir  à 
elle  ,  &  fa  manière  d'effacer  fon  tort 
lui  en  fera  prefquc  un  mérite.  Si  on  la 


3)2        Les    Pensées 
punir ,  elle  eft  docile  &  foumife ,  &  1  on 
voit  que  fa  honte  ne  vient  pas  tant  du 
châtiment  que  de  la  faute,  Si  on  ne  lui 
dit  rien  ,  jamais  elle  ne  manque  de  la 
réparer  d'elle-même,    mais  iî   franche- 
ment &  de  iî  bonne  grâce  ,  qu'il  n'efl: 
^  pas    poiïible    d'en  garder    la  rancune, 
Elle  baiferoit  la  terre  devant  le  dernier 
domeftiqu-e  ,  fans    que  cet  abailfement 
iui  fît  la  moindre  peine,  &  fî-tôt  qu\  Ile 
eft   pardonnée,  fa  joie   ôc   les   carefles 
montrent  de  quel  poids   fon   cœur  eft 
foulage, .  En  un  mot ,   elle  fou  fifre  avec 
patience   les  torts    des  autres,  ôc  répare 
avec  plaifir  les  Gens.  Tel   eit  l'aimable 
naturel  de    fon   fexe    avant  que    nous 
l'ayons  gâté.  La  femme  effc  faite  pour  cé- 
der à  l'homme  ôc  pour  fupporrer  même 
fon  injuftice  :   vous  ne  réduirez  jamais 
les    jeunes  garçons  au  même  point.  Le 
{entraient   intérieur  seleve,    «Se    fe  ré- 
volte en  eux  contre   Pinjuftice;  la  na- 
ture ne  les  fit  point  peur  la  tolérer, 
Sophie  a  de  la  religion  a  mais  une  re- 


DE  J.  J.   Rous  SE  AV.      353 

Hgion  raifonnable  &  fimple,  peu  de 
dogmes  8c  moins  de  pratiques  de  dévo- 
tion; ou  plutôt,  ne  connoiuant  de  pra- 
tique elîentielle  que  la  morale,  elle  dé- 
voue fa  vie  entière  à  fervir  Dieu  en  fai° 
fant  le  bien.  Dans  toutes  les  indrao 
tions  que  Tes  parents  lui  ont  données  fut 
ce  lu  jet ,  ils  l'ont  accoutumée  à  une 
foumiffion  refpe&ueufe,  en  lui  difant 
toujours  :  „  Ma  fille ,  ces  connoiflan- 
„  ces  ne  font  pas  de  votre  âge  ,  votre 
„  mari  vous  en  inftruira  quand  il  fera. 
„  temps.  "  Du  refte ,  au  lieu  de  longs 
difcours  de  piété,  ils  fe  contentent  de  la 
lui  prêcher  par  leur  exemple ,  Se  cet 
exemple  eft  gravé  dans  Ton  cœur. 

Sophie  aime  la  vertu  ;  cet  amour  eft 
devenu  fa  paiïlon  dominante.  Elle  l'ai- 
me, parce  qu'il  n'y  a  rien  de  fi  beau  eue  la 
vertu  ;  elle  l'aime,  parce  que  la  vertu  fait 
la  gloire  de  la  femme,  &c  qu'une  femme 
vertueufe  lui  paroît  prefqu'égale  aux  an- 
ges ;  elle  l'aime  comme  la  feule  route  du 
vrai  bonheur,  &  parce  qu'elle  ne  voit  que 


$  y  4        Les   Pensées 

mifere,  abandon,  malheur,  ignominie 
dans  la  vie  d'une  femme  déshonuête  ; 
elle  l'aime  enfin  comme  chère  à  fon  ref- 
peétable  père  ,  à  fa  tendre  &c  digne 
mère  ;  non  contents  d'être  heureux  de 
leur  propre  vertu,  ils  veulent  l'être  aulïi 
de  la  fienne  ,  &  fon  premier  bonheur  à 
elle-même  eft  l'efpoir  de  faire  le  leur. 
Tous  fes  fentiments  lui  infpirent  un  en- 
thoufiafme  qui  lui  élevé  i'ame  ,  Se  tient 
tous  fes  petits  penchants  aflervis  à  une 
paffion  fi  noble.  Sophie  fera  chafte  §£ 
honnête  jufqu'à  fon  dernier  foupir  ;  elle 
l'a  juré  dans  le  fond  de  Con  ame  ,  6v  elle 
Ta  juré  dans  un  temps  où  elle  fentoit  déjà 
tout  ce  qu'un  tel  ferment  coûte  à  tenir  : 
elle  l'a  juré  quand  elle  en  auroit  dû  ré- 
voquer l'engagement,  fi  fes  fens  étoient 
faits  pour  régner  fur  elle. 

Sophie  n'a  pas  le  bonheur  d'être  une 
aimable  françoife ,  froide  par  tempéra- 
ment &  coquette  par  vanité,  voulant 
plutôt  briller  que  plaire ,  cherchant  l'"a- 
mufemenc  &  non  le  plaifir.  Le  feul  be- 


de  J.  J.  Rousseau,     m 

jfoîn  d'aimer  la  dévore ,  il  vient  la  dis- 
traire ;  &c  troubler  Ton  cœur  dans  les  fê- 
tes ;  elle  a  perdu  Ton  ancienne  gaieté  ; 
les  folâtres  jeux  ne  font  plus  faits  peur 
elle  :  loin  de  craindre  l'ennui  de  la  foli- 
tude  ,  elle   le  cherche  :  elle  y  penfe  à 
celui  qui  doit  la  lui  rendre  douce  ;  tous 
les  indifférents  l'importunent  ;  il  ne  lui 
faut  pas  une  cour,  mais  un  Amant }  elle 
aime  mieux  plaire  à    un   feul  honnête 
homme ,  &  lui  plaire  toujours,  que  d'é- 
lever en  fa  faveur  le  cri  de  la  mode  qui 
dure  un  jour  ,  &:  le  lendemain  fe  change 
en  huée. 

Les  femmes  font  les  juges  naturels 
du  mérite  des  hommes  ,  comme  ils  le 
font  du  mérite  des  femmes  ;  cela  eft  de 
leur  droit  réciproque,  6v  ni  les  uns  ni  les 
autres  ne  l'ignorent.  Sophie  connoît  ce 
droit  &  en  ufe ,  mais  avec  la  modeftic 
qui  convient  à  fa  jeuneffe ,  à  fon  inexpé- 
rience ,  à  fon  état  ;  elle  ne  juge  que  des 
chofes  qui  font  à  fa  portée ,  &  elle  n'en 
juge  que  quand  cela  fert  à  développer 


3j6        Les   Pensées 

quelque  maxime  utile.  Elle  ne  parle  des 
abrents  qu'avec  la  plus  grande  circons- 
pection ,  fur-tout  fi  ce  font  des  femmes. 
Elle  penfe  que  ce  qui  les  rend  médifan- 
tes  6v  fatyriques  ,  elt  de  parler  de  leur 
fëxe  :  tant  qu'elles  fe  bornent  à  parler 
du  nôtre ,  elles  ne  font  qu'équitables, 
Sophie  s'y  borne  donc.  Quant  aux  fem- 
mes ,  elle  n'en  parle  jamais  que  pour  en 
dire  le  bien  qu'elle  (Vt  :  c'eft  un  hon- 
neur qu'elle  croit  devoir  à  fon  fexe;  Se 
pour  celles  dont  elle  ne  fait  aucun  b'en 
à  dire,  elle  n'en  dit  rien  du  tout ,  &:  cela 
sTeiîtend. 

Sophie  a  peu  d'ulage  du  monde  ;  mais 
•elle  e(t  obligeante»,  attentive  ôc  met  de 
la  grâce  à  tout  ce  qu'elle  fait.  Un  heu- 
reux naturel  la  fert  mieux  que  beaucoup 
d'art.  Elle  a  une  certaine  polireile  4 
elle  qui  ne  tient  point  aux  formules  , 
qui  n'eit  point  aflervie  aux  modes  ,  qui 
ne  change  point  avec  elles  ,  qui  ne  fait 
rien  par  ufage,  mais  qui  vient  d'un  vrai 
4cfir  de  plaire,  &  qui  plaît.  Elle  ne  ùdt. 


de  J.  J.  Rousseau.    557 

point  les  compliments  triviaux  &  n'en 
invente  point  de  plus  recherchés  ;  elle 
ne  dit  pas  qu'elle  eft  très  obligée,  qu'on 
lui  fait  beaucoup  d'honneur,  qu'on  ne 
prenne  pas  la  peine  ,  ôcc.  Elle  s'avife 
encore  moins  de  tourner  des  phrafes. 
Pour  une  attention  ,  pour  une  politefïe 
établie  ,  elle  répond  par  une  révérence 
ou  par  un  fîmple  ,je  vous  remercie  :  mais 
ce  mot  dit  de  fa  bouche  en  vaut  bien 
un  autre.  Pour  un  vrai  fervice  elle  laiflè 
parler  Ton  cœur ,  &  ce  n'eft  pas  un  com- 
pliment qu'il  trouve.  Elle  n'a  jamais 
fouffert  que  l'ufage  françois  l'afïèrvît  au 
joug  des  fimagrées  ,  comme  d'étendre 
fa  main  en  parlant  d'une  chambre  à 
l'autre  fur  un  bras  fexagenaire  qu'elle 
auroit  grande  envie  de  foutenir,  Quand 
un  galant  mufqué  lui  offre  cet  imperti- 
nent fervice,  elle  laiife  l'officieux  bras 
fur  l'efcalier  &  s'élance  en  deux  fauts 
dans  la  chambre,  en  difant  qu'elle  n'eft 
pas  boiteufe.  En  effet ,  quoiqu'elle  ne 
foit  pas  grande ,  elle  n'a  jamais  voulu 


3  5  S  t  E S     P  £  N  S  £  E  S 

de  talons  hauts  :  elle  a  les  pieds  affez 
petits  pour  s'en  palier. 

Non-feulement  elle  fe  tient  dans  le 
filence  Se  dans  le  refpecl  avec  les  fem- 
mes ,  mais  même  avec  les  hommes  ma- 
riés ,  ou    beaucoup    plus  âgés  qu'elle  -y 
elle  n'acceptera  jamais  de  place  au  def- 
fus  d'eux    que  par   obéilTance ,  &  re- 
prendra la  fienne  au  delîous  fi-t6t  qu'elle 
le  pourra  j   car  elle  fait  que  les  droits 
de  l'âge  vont  avant  ceux  du  fexe,  com- 
me ayajit  pour  eux   le  préjugé  de  la  fa- 
gelTe  ,  qui  doit  être  honorée  avant  tout. 
Avec   les  jeunes  gens  de    fon    âge  , 
c'eft   autre   chofe  -,    elle  a  befoin  d'un 
ton  différent  pour  leur  en  impofer,  &C 
elîe   fait  le  prendre   fans   quitter    l'air 
modefte  qui  lui  convient.  S'ils  fonr  mo- 
deftes  &  réserves  eux-mêmes,  elle  gar- 
deia  volontiers  avec   eux  l'aimable  fa- 
miliarité de   la  jeuneile  ;    leurs    entre- 
tiens pleins   d'innocence  feront  badins  , 
mais  décents-,  .s'ils  deviennent  férieux  , 
elle    veut  qu'ils  îbiciit  utiles  ;   s'ils  dé- 


DE  J.  J.  Rovsse^V.     555) 

génèrent  en  fadeurs ,  elle  les  fera  bien- 
tôt cefler  ;  car  elle  méprife  fur-tout  le 
petit  jargon  de  la  galanterie  ,  comme 
très  offenfant  pour  fon  fexe.  Elle  fait 
bien  que  l'homme  qu'elle  cherche  n'a 
pas  ce  jargon-là ,  &  jamais  elle  ne  fouf- 
fre  volontiers  d'un  autre  ce  qui  ne  con- 
vient pas  à  celui  dont  elle  a  le  carac- 
tère empreint  au  fond  du  cœur.  La  haute 
opinion  qu'elle  a  des  droits  de  fon  fexe3 
la  fierté  d'ame  que  lui  donne  la  pureté 
de  fes  fentiments  ,  cette  énergie  de  la 
vertu  qu'elle  fent  en  elle-même,  ôc  qui 
la  rend  refpeclable  à  fes  propres  yeux  , 
lui  font  écouter  avec  indignation  les 
propos  doucereux  dont  on  prétend  l'a- 
mufer.  Elle  ne  les  reçoit  point  avec 
une  colère  apparente  ,  m  ils  avec  un  iro- 
nique applaudiflèment  qui  déconcerte  5 
ou  d'un  ton  froid  ,  auquel  on  ne  s'at- 
tend point.  Qu'un  beau  Phebus  lui  dé- 
bite fes  gentillettes ,  la  loue  avec  efprit 
fur  le  n'en  ,  fur  fa  beauté  ,  fur  fes  grâ- 
ces ,  fur  le  prix  du  bonheur  de  lui  plaire,, 


zCo         Les  Pensées 

elle  eft  fille  à  l'interrompre  en  lui  difant 
poliment  :  „  Monfienr  ,  j'ai  grand  peur 
3>  de  favoir  ces  chofes-là  mieux  que 
Si  vous  j  Ci  nous  n'avons  rien  de  plus 
5,  curieux  à  dire,  je  crois  que  nous  pou- 
„  vons  finir  ici  l'entretien,  „  Accom- 
pagner ces  mots  d'une  grande  révérence, 
Se  puis  fe  trouver  à  vingt  pas  de  lui , 
îi'eft  pour  elle  que  l'affaire  d'un  inftant. 
Demandez  à  vos  agréables  ,  s'il  eft  aifé 
d'étaler  Ton  caquet  avec  un  efprit  aulîî 
rebours  que  celui-là. 

Ce  n'eft  pas  pourtant  qu'elle  n'aime 
fort  à  être  louée ,  pourvu  que  ce  foie 
tout  de  bon  ,  &  qu'elle  puiffe  croire 
qu'on  penfe  en  effet  le  bien  qu'on  lui 
dit  d'elle.  Pour  paroître  touché  de  Ton 
mérite  ,  il  faut  commencer  par  en  mon- 
trer.v  Un  hommage  fondé  fur  l'eftime  , 
peut  flatter  Ion  cœur  altier  ,  mais  tout 
galant  perfiflage  eft  toujours  rebuté  ; 
Sophie  n'eft  pas  faite  pour  exercer  les 
petits  talents  d'un  baladin, 

fEXSÉES 


ve  J.  J.  Rousseau.     361 

PENSÉES    MORA  LES. 

Vj  N  ne  peut  réfléchir  fur  les  mœurs , 
qu'on  ne  fe  plaife  à  Te  rappeller  l'image 
de  la  {implicite  des  premiers  temps.  C'eft 
un  beau  rivage  paré  des  feules  mains  de 
la  nature ,  vers  lequel  on  tourne  incef- 
famment  les  yeux  ,  &c  dont  on  fe  fent 
éloigner  à, regret. 


La  feule  leçon  de  Morale  qui  con- 
vienne à  l'enfance  &  la  plus  importante 
à  tout  âge  ,  eft  de  ne  jamais  faire  de  mal 
à  perfonne.  Le  précepte  même  de  faire 
du  bien ,  s'il  n'eft  fubordonné  à  celui-là, 
eft  dangereux  ,  faux  ,  contradictoire. 
Qui  eft-ce  qui  ne  fait  pas  du  bien  ?  Tout 
le  monde  en  fait ,  le  méchant  comme 
les  autres  j  il  fait  un  heureux  aux  dépens 
de  cent  miférables  ,  6c  de  là  viennent 
toutes  nos  calamités.    Les  plus  fubli- 


-a6i         Les    Pensées 
mes  vertus  font  négatives  :  elles  font 
aulfi  les  plus   difficiles ,  parce   qu'elles 
font  fans  orientation  ,   &  au  deiTus  mê- 
me de   ce  plaifir  ii  doux  au  cœur  de 
l'homme  ,  d'en  renvoyer  un  autre  con- 
tent de  nous.  O  quel  bien  fait  héceûai- 
rement   à   les  femblables  celui  d'entre 
eux  ,  s'il  en  eft   un  ,  qui  ne  leur  fait 
jamais   de    mail   de  quelle   intrépidité 
d'ame ,  de  quelle  vigueur  de  caractère 
il  a  befoin  pour  cela  !    ce  n'eft  pas  en 
raifonnant  fur  cette  maxime ,  c'eft  en 
tâchant  de  la  pratiquer ,  qu'on  fent  com- 
bien il  eft  grand  &  pénible  d'y  réuiîir. 

m. 

Le  précepte  de  ne  jamais  nuire  à  au- 
trui emporte  celui  de  tenir  à  la  fociété 
humaine  le  moins  qu'il  eft  poiïîble  ;  car 
dans  l'état  focial  le  bien  de  l'un  fait  né- 
celîairement  le  mal  de  l'autre.  Ce  rap- 
port eft  dans  l'etlence  de  la  chofe  & 
rien  ne  fauroit  le  changer  ;  qu'on  cher- 
che fur  ce  principe  lequel  eft   le  meil- 


'de'  J.  J.  Rousseau.     363 

leur  de  l'homme  focial  ou  du  folilaire. 
Un  auteur  illuftre  dit  qu'il  n'y  a  que 
le  méchant  qui  (bit  feul  j  moi  je  dis 
qu'il  n'y  a  que  le  bon  qui  (bit  feul  ;  fi 
cette  propofition  eft  moins  fententieu- 
fe ,  elle  eft  plus  vraie  &  mieux  raifon- 
née  que  la  précédente.  Si  le  méchant 
ctoit  feul ,  quel  mal  feroit-il  ?  C'eft  dans 
la  fociété  qu'il  dreflè  fes  machines 
pour  nuire  aux   autres. 


Il  faut  étudier  la  fociété  par  les  hom- 
mes, &.les  hommes  par  la  fociété  :  ceux 
qui  voudront  traiter  féparément  la  po- 
litique ôc  la  morale  ,  n'entendront  ja- 
mais rien  à  aucune  des  deux.  En  s'at- 
tàchant  d'abord  aux  relations  primiti- 
ves ,  on  voit  comment  les  hommes  eu 
doivent  être  affectés ,  &  quelles  paf- 
fions  en  doivent  naître.  On  voit  que 
•c'efl:  réciproquement  par  le  progrès  des 
paiïions  que  ces  relations  fe  multiplient 
&  fe  relferrjntt  C'eft  moins  la  force  des 

a* 


364  Les  Pensées 
bras  que  la  modération  des  cœurs ,  qui 
rend  les  hommes  indépendants  &c  libres. 
Quiconque  défire  peu  de  chofes  tient  à 
peu  de  gens;  mais  confondant  toujours 
nos  vains  défirs  avec  nos  befoins  phy- 
fiques ,  ceux  qui  ont  fait  de  ces  derniers 
les  fondements  de  la  fociété  humaine  , 
ont  toujours  pris  les  effets  pour  les  cau- 
fes ,  &  n'ont  fait  que  s'égarer  dans  tous 
leurs  raifonnements, 

Ceft  l'abus  de  nos  facultés  qui  nous 
rend  malheureux  &  méchants.  Nos  cha- 
grins ,  nos  foucis ,  nos  peines  nous  vien- 
nent de  nous.  Le  mal  moral  eft  incon- 
teflablement  notre  ouvrage  ,  &c  le  mal 
phyfique  ne  feroit  rien  fans  nos  vices 
qui  nous  l'ont  rendu  fenfible. 

Homme ,  ne  cherche  plus  l'auteur  du 
mat  ;  cet  auteur  c'eft  toi-même.  Il 
n'exifle  point  d'autre  mal  que  celui  que 
ta  fais  ou  que  tu  fouffies,  &  l'un  Se 


DE  J.  J.    ROU  S  S  EAU.        365 

l'autre  te  vient  de  toi.  Le  mal  général 
ne  peut  être  que  dans  le  défordre  ,  ôc  je 
Vois  dans  le  fyflême  du  monde  un  ordre 
qui  ne  fe  dément  point.  Le  mal  parti- 
culier n'eft  que  dans  le  fentiment  de 
l'être  qui  foufne  ;  &  ce  fentiment  , 
l'homme  ne  l'a  pas  reçu  de  la  Nature  , 
il  fe  l'eft  donné.  La  douleur  a  peu  de 
prife  fur  quiconque  ,  ayant  peu  réfléchi, 
n'a  ni  fouvenir  ,  ni  prévoyance.  Otez 
nos  funeftes  progrès ,  ôtez  nos  erreurs 
&  nos  vices ,  otez  l'ouvrage  de  l'hom- 
me ,  &c  tout  eft  bien. 


S'il  exiftoit  un  homme  aflfez  miféra- 
ble  pour  n'avoir  rien  fait  en  toute  fa 
vie  ,  dont  le  fouvenir  le  rendît  content 
de  lui-même  ,  &  bien-aife  d'avoir  vécu, 
cet  homme  feroit  incapable  de  jamais  fe 
connoître  ,  &  faute  de  fentir  quelle 
bonté  convient  à  fa  nature  ,  il  refteroit 
méchant  par  force  &  feroit  éternelle- 
ment malheureux. 

a? 


■}ê6  LES     PENSÉES 

m 

Il  n'y  a  point  de  connoi(Tance  mo- 
rale qu'on  ne  puiffe  acquérir  par  l'ex- 
périence d'autrui  ou  par  la  fienne.  Dans 
le  cas  où  cette  expérience  eft  dangé- 
reufe  ,  au  lieu  de  la  faire  foi-même  ., 
on  tire  fa  leçon  de  l'hiftoire. 


N'allons  pas  chercher  dans  les  livres 
des  principes  Se  des  règles  que  nous 
trouverons  plus  finement  au  dedans  de 
nous.  Lai 'Ions  là  toutes  ces  vaines  dis- 
putes des  Philofophes  fur  le  bonheur  ôc 
fur  la  vertu  ;  employons  à  nous  rendre 
bons  Se  heureux  le  temps  qu'ils  perdent 
à  chercher  comment  on  doit  l'être ,  $C 
propofons-nous  de  grands  exemples  à 
fuivre. 

m 

Celui  qui  a  tâché  de  vivre  de  manière 
à  n'avoir  pas  befoili  de  fonger  à  la  mort, 
la  voit  venir  fans  effroi.    Qui  s'endert 


DE  J.  J.  ROUSSZJU.  Î&7 
dans  le  fein  d "un  père  ,  n'eft  pas  en 
fouci  du  réveil. 

• 

On  diroit  aux  murmures  des  impa- 
tients mortels ,  que  Dieu  leur  doit  la 
récompenfe  avant  le  mérite  ,  &  qu'il  eft 
obligé  de  payer  leur  vertu  d'avance. 
O  !  foyons  bons  premièrement ,  &  puiSv 
nous  ferons  heureux.  N'exigeons  pas  le 
prix  avant  la  vidoire  ,  ni  le  falaire 
avant  le  travail.  Ce  n'eft  point  dans  la 
lice,  difoit  Plutarque ,  que  les  vain- 
queurs de  nos  jeux  facrés  font  couron- 
nés ,   c'eft  après  qu'ils  l'ont  parcourue. 

m 

Le  premier  prix  de  la  juftice  eft  de 
fentir  qu'on  la  pratique. 

La  prix  de  l'ame  confifte  dans  le  mé- 
pris de  tout  ce  qui  peut  la  troubler. 

Hommes  foycz  humains ,  c'eft  votre 
Q.4 


7,6%         Les   Pensées 

premier  devoir  :  foyez-le  pour  tous  les 
états ,  pour  tous  les  âges ,  pour  tout 
ce  qui  nJeft  point  étranger  à  l'homme. 
Quelle  fageffe  y  a-t-il  pour  vous  hors 
de  l'humanité  ? 

I/occafîon  de  faire  des  heureux  eft 
plus  rare  qu'on  ne  penfe  :  la  punition 
de  l'avoir  manquée  eft  de  ne  la  plus 
retrouver. 

Malheur  à  qui  ne  fait  pas  facri- 
fler  un  jour  de  plaifir  aux  devoirs  de 
l'humanité. 

Ce  n'eft  pas  d'argent  feulement  qu'ont 
befoin  les  infortunés ,  &  il  n'y  a  que  les 
pareileux  de  bien  faire  qui  ne  fâchent 
faire  du  bien  que  la  bourfe  à  la  main. 


Quiconque  veut  être  homme  en  effet: 
doit  fa  voir  redefcendre.  L'humanité 
coule  comme  une  eau  pure  &  falutaire. 


de  J.  J.  Rousseau.     $6? 

ôc  va  fertilifèr  les  lieux  bas ,  elle  cher- 
che toujours  le  niveau  ,  elle  iaiffe  à  fec 
ces  roches  arides  qui  menacent  la  cam- 
pagne tk  ne  donnent  qu'une  ombre  inu- 
tile ou  des  éclats  pour  écrafer  leurs 
voifins. 

Si  c'en:  la  raifon  qui  fait  l'homme , 
c'eft  le  fentiment  qui  le  conduit, 


Les   grandeurs  du  monde    corrom- 
pent l'ame  ,    l'indigence  l'avilit. 

m 

Si  la   triftefTe  attendrit  l'ame  ,   uns 
profonde  affliction  l'endurcit. 

® 

On  perd  tout  le  temps  qu'on  peut 
mieux  employer. 

C'eft   un   fécond  crime  de  tenir  un 
ferment  criminel. 


j7o       Les    Pensez? 


Un  état  permanent  eft-il  fait  pour 
l'homme  ?  Non  ,  quand  on  a  tout  ac^ 
quis  ,  il  faut  perdre  -,  ne  fut-ce  que  le 
plaiiir  de  la  ponefïion ,  qui  s'ufe  par  elle». 


Les  chagrins  &  les  peines  peuvent 
erre  comptés  pour  des  avantages  en  ce 
qu'ils  empêchent  le  coeur  de  s'endurcît 
aux  malheurs  d'autrui.  On  ne  fait  pas 
quelle  douceur  c'eft  de  s'attendrir  fur 
fes  propres  maux  &  fur  ceux  des  autres-' 
La  feniïbilité  porte  toujours  dans  l'ame 
un  certain  contentement  de  foi-même 
indépendant  de  la  fortune  &:  des  événe- 
ments. 

* 

Le  pays  des  chimères  efl  en  ce  mon- 
de  le  feul  digne  d'être  habité  ;  &  tel  eft 
le  néant  des  chofes  humaines ,  que  hors 
l'être  exiftant  par  lui-même  ,  il  n'y  a. 
ùen  de  beau  que  ce  qui  n'elt  pas. 


Dt  J.  J.  Rousseau.     $71 


La  pure  morale  eil  Ci  chargée  de  de- 
voirs feveres ,  que  fi  on  la  furcharge  en- 
core de  formes  indifférentes ,  c'eft  pres- 
que toujours  aux  dépens  de  l'effentieL 
On  dit  que  c'eft  le  cas  de  la  plupart  des 
Moines ,  qui ,  fournis  à  mille  règles  inu- 
tiles ,  ne  favent  ce  que  c'eft  qu'honneur 
&  vertu. 

ۤ 

Nul  ne  peut  être  heureux  s'il  ne  jouit 
de  fa  propre  eftime. 


Si  la  véritable  jouiflànce  de  I'ame  eM 
dans  la  contemplation  du  beau  ,  com- 
ment le  méchant  peut-il  l'aimer  dans 
autrui  ,  fans  être  forcé  de  fe  haïr  lui- 
même  ; 


Il  n'y.  a  d'azyle  fur  que  celui  où  Pora 
peut  échaper  à  la  honte  &  au  repentir. 


■xyi        Les   Pensées 

• 

Les  mauvaifes  maximes  font  pures 
que  les  mauvaifes  actions.  Les  partions 
déréglées  infpirent  les  mauvaifes  ac- 
tions ;  mais  les  mauvaifes  maximes  cor- 
rompent la  raifon  même ,  &  ne  laiflfent 
plus  de  reflburce  pour  revenir  au  bien» 

& 

L'amour  propre  eft  un  ïnftrument 
utile ,  mais  dangereux  ,  fou  vent  il  bleflè 
la  main  qui  s'en  fert ,  &  fait  rarement 
du  bien  fans  mal. 

m 

L'abus  du  favoir  produit  l'incrédu- 
lité. Tout  favant  dédaigne  le  fenti- 
ment  vulgaire  ;  chacun  en  veut  avoir 
un  à  foi.  L'orgueilleufe  philofophie  mè- 
ne à  l'efprit  fort ,  comme  l'aveugle  dé- 
▼otion  au  fanatifme. 

« 

L'intérêt  particulier  nous  trompe  ;  il 
n'y  a  que  l'efpoir  du  jufte  qui  ne  trompe 
point. 


dz  J.  J.  Rousseau.    373 

m 

Tel  eft  le  fort  de  l'humanité  >  la  raî- 
fon  nous  montre  le  but ,  &  les  payions 
nous  en  écartent. 

Tout  eft  fource  de  mal  au-delà  du 
néceflaire  phyfique.  La  nature  ne  nous 
donne  que  trop  de  befoins  ;  &  c'eft  au 
moins  une  très  haute  imprudence  de 
les  multiplier  fans  nécelïité  ,  &  mettre 
ainfî  fon  ame  dans  une  plus  grande  dé- 
pendance. 

® 

Le  premier  pas  vers  le  vice  eft  de  met- 
tre du  myftere  aux  actions  innocentes , 
&  quiconque  aime  à  fe  cacher  ,  a  tôt 
ou  tard  raifon  de  fe  cacher.  Un  feui 
précepte  de  morale  peut  tenir  lieu  de 
tous  les  autres  ;  c'eft  celui-ci  :  „  Ne  fais 
„  ni  ne  dis  jamais  rien  que  tu  ne  veuilles 
„  que  tout  le  monde  voie  Se  entende  ;  ,<> 
&  pour  moi  j'ai  toujours  regardé  com- 
me le  plus  eftunable  des  hommes  ce  Rc* 


574        Les   Pensées 

main  qui  vouloir  que  fa  maifon  fut  conf- 

truite  de  manicre  qu'on  vît  tout  ce  qui 

s'y  faifoit. 

@ 

C'eft  le  dernier  degré  de  l'opprobre 
de  perdre  avec  l'innocence  le  fentiment 
qui  la  faifoit  aimer. 

0 

Il  y  a  des  objets  fi  odieux  qu'il  n'eft 
pas  même  permis  à  l'homme  d'honneur 
de  les  voir.  L'indignation  de  la  verra 
ne  peut  fupporter  le  fpectacle  du  vice* 

Le  fage  obferve  le  dé  (ordre  public 
qu'il  ne  peut  arrêter  ;  il  Tobferve  & 
montre  fur  fon  vifage  attrifté  la  douleur 
qu'd  lui  caufe  ;  mais  quant  aux  défor- 
dres  particuliers  r  il  s'y  oppofe  ou  dé- 
tourne les  yeux  de  peur  qu'ils  ne  s'au.~ 
torifent   de  ia   préfence, 


Les  illuHons  de  l'orgueil  font  la  foar* 


pr  J.  J.  Rousseau.     375 

ce  de  nos  plus  grands  maux  :  mais  la 
contemplation  de  la  mifere  humaine 
rend  le  fage  toujours  modéré.  Il  fe 
tient  à  fa  place  ,  il  ne  s'agite  point  pour 
en  fonir  ,  il  n'ufe  point  inutilement  fes 
forces  pour  jouir  de  ce  qu'il  ne  peur 
eonferver  ,  &c  les  employant  toutes  à 
bien  pofléder  ce  qu  il  a ,  il  eft  en  effet 
plus  puiffant  &  plus  riche  de  tout  ce  qu'il 
défire  de  moins  que  nous.  Etre  mortel 
&  périiîable  ,  irai- je  me  former  des 
nœuds  éternels  fur  cette  terre  ,  où  tout 
change ,  où  tout  paflè  ,  de  dont  je  difpa- 
ïoîtrai   demain  ? 


Travailler  eft  un  devoir  indifpenfa- 
ble  à  l'homme  (bciât.  Riche  ou  pauvre* 
puiffant  ou  foible  ,  tout  citoyen  oiiif  eft. 
un  fripon. 

L'homme  &  le  citoyen  ,  quel  qu'il 
ioit ,  n'a  d'autre  bien  à  mettre  dans  la 
fociéîé  <^ue  lui-même }  tous  fes  autres 


<$-?6         Les    P  e  ns ê  e  s 

biens  y  font  malgré  lui  ;  6c  quand  un 
homme  eft.  riche  ,  ou  il  ne  jouit  pas  de  fa 
richeiïe,  ou  le  public  en  jouit  aufli.  Dans 
le  premier  cas ,  il  vole  aux  autres  ce 
dont  il  fe  prive;  &  dans  le  fécond,  il 
ne  leur  donne  rien.  Ainfi  la  dette  fo- 
ciale  lui  refte  toute  entière ,  tant  qu'il 
ne  paye  que  de  fon  bien. 


La  patience  eft  amere  ;  mais  fon  fruit 
cft  doux. 

Il  faut  une  ame  faine  pour  fentir  les 
charmes  de  la  retraite. 


Une  ame  faine  peut  donner  du  goût 
à  des  occupations  communes ,  comme 
la  ianté  du  corps  fait  trouver  bon  les 
aliments  les  plus  fimples. 


Quand  le  cœur  s'ouvre  aux  paffions  y 
;1  s'ouvre  à  l'ennui  de  la  vie. 


de  J.  J.  Rou sseav.     577 

m 

L'efprit  s'étrécit  à  mefure  que  l'ame 
fc  corrompt. 

m 

Quand  l'imagination  eft  une  fois  fa- 
lie  ,  tout  devient  pour  elle  un  fujet  de 
fcandale.  Quand  on  n'a  plus  rien  de 
bon  que  l'extérieur ,  on  redouble  tous 
fes  foins  pour  le  conferver. 


Ce  font  nos  paflions  qui  nous  irritent 
contre  celles  des  autres  ;  c'eft  notre  in- 
térêt qui  nous  fait  haïr  les  méchants; 
s'ils  ne  nous  faifoient  aucun  mal ,  nous 
aurions  pour  eux  plus  de  pitié  que  de 
haine.  Le  mal  que  nous  font  les  mé- 
chants ,  nous  fait  oublier  celui  qu'ils  fe 
font  à  eux-mêmes.  Nous  leur  pardon- 
nerions plus  aifément  leurs  vices ,  Ci 
nous  pouvions  connoître  combien  leur 
propre  cœur  les  en  punit.  Nous  fentons 
PofFenfe  ,  &  nous  ne  voyons  pas  le  châ- 


378        iis    Pensées 

tknent  ;  les  avantages  font  apparents , 
la  peine  eft  intérieure.  Celui  qui  croit 
jouir  du  fruit  de  fes  vices  n'eft  pas  moins 
tourmenté  que  s'il  n'eût  point  réuiïi  : 
l'objet  eft  changé  ,  l'inquiétude  eft  la 
même  :  ils  ont  beau  montrer  leur  fortu- 
ne &  cacher  leur  cœur  ,  leur  conduite 
le  montre  en  dépit  d'eux  :  mais  pour 
le  voir  il  n'en  faut  pas  avoir  un  fem- 
blable. 

® 

Les  pafïions  que  nous  partageons 
nous  féduifent;  celles  qui  choquent  nos 
intérêts  nous  révoltent  5  &  par  une  in- 
conféquence  qui  nous  vient  d'elles  *, 
nous  blâmons  dans  les  autres  ce  que 
nous  voudrions  imiter.  L'averfion  &C 
l'illufion  font  inévitables ,  quand  on 
eft  forcé  de  fourïrir  de  la  part  d'aimui 
le  mal  qu'on  feroit  fi  l'on  étoit  à  fa 
place. 


de  J.  J.  Rousseau.    379 


PENSÉES    DIVERS  ES. 

L  E  s   plaifirs  excluais  font  la  mort  du 
plaifir. 

m 

S'abftenir  pour  jouir,  c'eft  l'épiçu- 
réifme  de  la  raifon. 

m 

Jamais  les  cœurs  fenfibles  n'aimèrent 
les  plaifirs  bruyants  ,  vain  &:  ftérile 
bonheur  des  gens  qui  ne  Tentent  rien , 
ôc  qui  croient  qu'étourdir  la  vie  c'eft 
en  jouir. 

® 

La  variété  des  défîrs  vient  de  celle 
des  connoilfances ,  Ôc  les  premiers  plai- 
firs qu'on  connoît  font  long-temps  les 
feuls  qu'on  recherche. 

9 

La  fuprême  jouiftance  efl:  dans  le  con- 
tentement de  foi- même. 


380       Les    Pensées 

Les  vrais  amufements  font  ceux  qu'on 
partage  avec  le  peuple;  ceux  qu'on  veut 
avoir  à  foi  feul ,  on  ne  les  a  plus. 

8 

Le  plaifir  qu'on  veut  avoir  aux  yeux 
«les  autres  ,  eft  perdu  pour  tout  le  mon- 
de j  on  ne  l'a  ni  pour  eux ,  ni  pour  foi. 


Le  ridicule  que  l'opinion  redoute  fur 
toute  chofe,  eft  toujours  à  côté  d'elle 
pour  la  tyrannifer  &:  pour  la  punir.  On 
n'eft  jamais  ridicule  que  par  des  formes 
déterminées  ;  celui  qui  fait  varier  fes 
fituations  &  Tes  plaifirs ,  efface  aujour- 
d'hui l'impreifion  d'hier  ;  il  eft  comme 
nul  dans  l'efprit  des  hommes ,  mais  il 
jouit  i  car  il  eft  tout  entier  à  chaque 
heure  &  à  chaque  ehofe. 

m 

Changeons  de  goût  avec  les  années , 
ne  déplaçons  pas  plus  les  âges  que  les 


de  J.  J.  Rousseau.     381' 

faifons:  il  faut  être  foi  dans  tous  les 
temps,  &  ne  point  lutter  contre  la 
nature  :  ces  vains  efforts  ufent  la  vie ,  ÔC 
nous  empêchent  d'en  ufer. 

On  voit  rarement  les  penfeurs  fc  plaire 
beaucoup  au  jeu ,  qui  fufpend  cette  ha- 
bitude ou  la  tourne  fur  d'arides  combi- 
naifonsi  auiïi  l'un  des  biens,  &  peut- 
être  le  feul  qu'ait  produit  le  goût  des 
fciences  ,  eft  d'amortir  un  peu  cette  paf- 
fion  fordide  :  on  aimera  mieux  s'exer- 
cer à  prouver  l'utilité  du  jeu  que  de  s'y 
livrer. 

On  n'eft  curieux  qu'à  proportion 
qu'on  eft  inftruit. 

L*  ignorance  n'eft  un  obftacle  ni  au 
bien  ni  au  mal  ;  elle  eft  feulement  l'état 
naturel  de  l'homme. 

m 

L'ignorance  n'a  jamais  fait  de  mal  > 


i  ti        Les    ?  e  n  s  i  es 

Terreur  feule  eft  funefte,  &  on  ne  s'égare 
'  point,  parce   qu'on  ne   fait  pas ,   mais 
parce  qu'on  croit  favoir. 

9 

Naturellement  l'homme  ne  penfe  gue- 
Tes.  Penfer  eft  un  art  qu'il  apprend  com- 
me tous  les  autres  &  même  plus  diffici- 
lement. 

L'efprit  non  plus  que  le  corps  ne  porte 
que  ce  qu'il  peut  porter.  Quand  l'enten- 
dement s'approprie  les  chofes  avant  de 
les  dépofer  dans  la  mémoire ,  ce  qu'il 
en  tire  enfuite  eft  à  lui.  Au  lieu  qu'en 
furchargeant  la  mémoire  à  Ton  inlu  , 
on  s'expofe  à  n'en  jamais  rien  retirer 
qui  lui  foit  propre. 

m 

L'abus  des  livres  tue  la  feience  ; 
croyant  favoir  ce  qu'on  a  lu  ,  on  fe  croie 
diipenfé  de  l'apprendre. 

m 

Les  livres  n'apprennent  qu'à  parler 
de  ce  qu'on  ne  lait  pas. 


DE  J.   J.     ROVSSZ^W.      3S3 

Rien  ne  conferve  mieux  l'habitude 
de  réfléchir  que  d'être  plus  content  de 
foi  que  de  fa   fortune. 

Un  fot  peut  réfléchir  quelquefois  ; 
mais  ce  n'eft  jamais  qu'après  la  fottife. 

« 

Il  n'y  a  qu'un  géomètre  &  un  fot  qui 
puifient  parler  fans  figure. 

m 

C'efl;  peu  de  chofe  d'apprendre  les 
langues  pour  elles-mêmes ,  leur  ufage 
n'eft  pas  fi  important  qu'on  croit  ;  mais 
l'étude  des  laïques  mène  à  celle  de  la 
grammaire  générale.  Il  Lut  apprendre" 
le  latin  pour  favoir  le  François,  il  faut 
étudier  &  comparer  l'un  &  l'autre ,  pour 
entendre  les  règles  de  l'art  de  parler. 

» 

ïl  n'y  a  point  de  vrai  progrès  de  rai- 


5$4  Le  s  P  E  N  sa  è$ 
fon  dans  l'efpece  humaine,  parce  que 
tout  ce  qu'on  gagne  d'un  coté ,  on  le 
perd  de  l'autre ,  que  tous  les  efprits  par- 
tent toujours  du  même  point ,  &  que  le 
temps  qu'on  emploie  à  favoir  ce  que 
d'autres  ont  penfé,  étant  perdu  pour 
apprendre  à  penfer  foi-même  ,  on  a  plus 
de  lumières  acquifes  &  moins  de  vi- 
oueur  d'efprit.  Nos  efprits  font  com- 
me nos  bras  exercés  à  tout  faire  avec 
des  outils,  &  rien  par  eux-mêmes. 

m 

C'eft  une  chofe  bien  commode  que 
la  critique  j  car  où  l'on  attaque  avec  un 
mot ,  il  faut  des  pages  pour  fe  défendre. 

m 

Il  y  a  peu  de  phrafes  qu'on  ne  puilTe 
rendre  abfurdes  en  les  ifolant.  Cette 
manœuvre  a  toujours  été  le  taLt.it  des 
critiques  fubalternes  ou  envieux. 


Il  y  a  une  gentillefle  de  ftyle ,  qui , 

n'étant 


de  J.  J.  Rousseau.     385 

n'étant  point  naturelle  ne  vient  d'elle- 
même  à  perfonne ,  8c  marque  la  préten- 
tion de  celui  qui  s'en  fert. 


Tout  obfervateur  qui  fe  pique  d'eC- 
prit  eft  fufpect.  Sans  y  fonger  il  peut 
facrifier  la  vérité  des  chofes  à  l'éclat 
des  penfées ,  8c  faire  jouer  fa  phrafe  aux 
dépens  de  la  juftice. 


Il  y  a  un  certain  uniflon  d'âmes  qui 
s'*apperçoit  au  premier  inftant  8c  qui  pro- 
duit bientôt  la  familiarité. 


Le  penfer  mâle  des  âmes  fortes  leur 
donne  un  idiome  particulier  5  &  les 
âmes  communes  n'ont  pas  la  grammaire 
de  cette  langue. 


La  véritable  politefle  confifte  à  mar- 
quer de  la  bienveillance  aux  hommes» 

R 


5SÉ        Les   Pensées 

Le  plus  lent  à  promettre  eft  toujours 
le  plus  fidèle  à  tenir. 

è 

Ceft  un  excellent  moyen  de  bien 
voir  les  conféquences  des  chofes  que 
de  fentir  vivement  tous  les  rilque? 
qu'elles   nous  font   courir. 

Quelquefois  le  myftere  a  fu  tendre 
fon  voile  au  fein  de  la  turbulente  joie 
&:  du  fracas   des  feftins. 

S 

Plus  le  corps  eft  foible ,  plus  il  com- 
mande j  plus  il  eft  fort ,  plus  il  obéit. 
Toutes  les  pallions  fenfuelles  logent 
dans  des  corps  efféminés  ;  ils  s'en  irri- 
tent d'autant  plus  qu'ils  peuvent  moins 
les  fatisfaire. 

® 

La  gourmandife  eft  le  vice  des  coeurs 
4gui  n'ont  poinc  d'étoile. 


ve  J.  J.  KousseJù.      3S7 


L'ingratitude  feroit  plus  rare ,  Ci  les 
bienfaits  à  ufure  étoient  moins  com- 
muns. On  aime  ce  qui  nous  fait  du  bien; 
c'eft  un  fentiment  11  naturel  !  l'inoratitu- 
de  n'eft  pas  dans  le  cœur  de  l'homme  5 
mais  l'intérêt  y  eft  :  il  y  a  moins  d'o- 
bligés ingrats ,  que  de  bienfaiteurs  in- 
térefles.  Si  vous  me  vendez  vos  dons, 
je  marchanderai  fur  le  prix  ;  mais  fi  vous 
feignez  de  donner ,  pour  vendre  à  votre 
mot ,  vous  ufez  de  fraude.  C'ett  d'être 
gratuits  qui  les  rend  ineftimables. 


Le  cœur  ne  reçoit  de  loix  que  de  lui- 
même;  en  voulant  l'enchaîner  on  le  dé- 
gage, on  l'enchaîne  en  le  laiiïant  libre. 

On  peut  ré/îfter  à  tout  hors  à  la  bien- 
veillance ,  &  il  n'y  a  pas  de  moyen  plus 
fur  d'acquérir  l'affeclrion  des  autres  que 
de  leur  donner  la  fieune. 

R: 


;88  LES      TZNSÉES 

m 

Que  ceux  qui  nous  exhortent  à  faire 
ce  qu'ils  difent  ,  &  non  ce  qu  ils  font, 
difent  une  grande  abfurdité  i  qui  ne  fait 
pas  ce  qu'il  dit ,  ne  le  dit  jamais  bien  ; 
car  le  langage  du  cœur  ,  qui  touche  ôt 
perfuade ,  y  manque. 

m 

Les  cœurs  qu'échauffent  un  feu  célcfte 
trouvent  dans  leurs  propres  fentiments 
une  forte  de  jouiflfance  pure  Se  déli- 
cieuse indépendante  de  la  fortune  Se  du 
refte  de  l'univers. 

m 

Il  n'eft  pas  dans  le  cœur  humain  de 
fe  mettre  à  la  place  des  gens  qui  font 
plus  heureux  que  nous  ,  mais  feulement 
de  ceux  qui  font  plus  à  plaindre. 

è 

On  ne  plaint  jamais  dans  autrui  que 
.  des  maux  dont    on  ne    fe    croit    pas 
exempt  foi-même. 

Les  confolations  indiferettes  ne  font 


DE    J.   J.    ROVS  SEAU.       389 

qu'aigrir    les   violentes    afflictions. 

C'eft  fur-tout  la  continuité  des  maux 
qui  rend  leur  poids  infupportable  ,  & 
l'ame  réfifte  bien  plus  aifément  aux  vi- 
ves douleurs  qu'à  la  criftefTe  prolongée. 

9 

Un  cœur  malade  ne  peut  gueres  écou- 
ter la  '  raifon  que  par  l'organe  du  fen- 
ciment. 

A 

Quand  l'amour  s'eft  infinité  trop  avant 
dans  la  fubftance  de  l'ame ,  il  eft  bien  dif- 
ficile de  l'en  châtier  ;  il  en  renforce  & 
pénètre  tous  les  traits  comme  une  eau 
forte  Se  corrofive. 

m 

Le  jargon  fleuri  de  la  galanterie  eft 
beaucoup  plus  éloigne  du.  fentiment 
que  le  ton  le  plus  fimple  qu'on,  puifle 
prendre. 

®   .' 
Louer  quelqu'un  en  face  ,   à"  moins 

R   5 


$<?o         Les    Pensées 

que  ce  ne  foie  fa  maîtreffe,  qu'eft-ce 
faire  autre  chofe ,  ïînon  le  taxer  de  va- 
nité ? 

$ 
Tout  eft  plein  de  ces  poltrons  adroits 
qui  cherchent  ,  comme  on  dit ,  à  tâter 
leur  homme  ;  c'eft-à-dire  ,  à  découvrir 
quelqu'un  qui  foit  encore  plus  poltron 
qu'eux  &  aux  dépens  duquel  ils  puiflcnt 
fe  faire  valoir. 

m 

L'opinion  reine  du  monde  n'eft  point 
foumife  au  pouvoir  des  Rois  ;  ils  font 
eux-mêmes  fes  premiers  efclaves. 


Pour  ne  rien  donner  à  l'opinion  , 
il  ne  faut  rien  donner  à  l'autorité  , 
&  la  plupart  de  nos  erreurs  nous 
viennent  bien  moins  de  nous  que  des 
autres. 

Rien  ne  rend  plus  infenfible  à  la  rail- 
lerie que  d'être  au  delfus  de  l'opinion. 


DE].].    ROVSSLAV.       3^1 

ê 

On  ne  s'ennuye  jamais  de  Ton  état  , 
quand  on  n'en  connoît  point  de  plus 
agréable.  De  tous  les  hommes  du  mon- 
de ,  les  fauvagcs  font  les  moins  curieux  j 
tout  leur  eft  indifférent:  ils  ne  jouiflènt 
pas  des  chôfes ,  mais  d'eux  ;  ils  partent 
leur   vie  à  ne   rien  faire  ,  &  ne  s'en- 

nuyent  jamais. 

vas? 
L'homme  du  monde  eft  tout  entier 
dans  (on  mafquc.  N'étant  prefque  ja- 
mais en  lui-même  ,  il  y  eft  toujours 
étranger  &  mal  à  fon  aife  ,  quand  il  eft 
forcé  d'y  rentrer.  Ce  qu'il  eft  n'eft  rien, 
ce  qu'il  paroît   eft  tout   pour  lui. 

* 
L'honnête   homme    du   monde  n'eft 
point  celui  qui  fait  de  bonnes  a&ions  , 
mais  celui  qui  dit  de  belles  chofes. 

® 

Ceft   dans  les    appartements    dorés 
qu'un  écolier  va  prendre   les    airs  du 

R  4 


3<)i         Les    "Pensées 

monde  ;   mais  le  fage  en  apprend  les 
myfieres  dans  la  chaumière  du  pauvre. 

m 

Une  des  chofes  qui  rendent  les  pré- 
dications le  plus  inutiles ,  eft  qu'on  les 
fait  indifféremment  à  tout  le  monde  , 
fans  difcernement  &  fans  choix.  Com- 
ment peut-on  penfer  que  le  même  fer- 
mon  convienne  à  tant  d'auditeurs  fi  di- 
verfement  difpofés ,  fi  différents  d'ef- 
prits  ,  d'humeurs ,  d'âges ,  de  fexes , 
d'états  ôc  d'opinions  î  II  n'y  en  a  peut- 
être  pas  deux  auxquels  ce  qu'on  dit  à 
tous  puiffe  être  convenable;  &c  toutes 
nos  affections  ont  fi  peu  de  confiance  , 
qu'il  n'y  a  peut-être  pas  deux  moments 
dans  la  vie  de  chaque  homme  ,  où  le 
2  difcours  fit  fur  lui  la  même  ira- 
preffion. 

Les  récompenfes  font  prodiguées  au 
bel  efpiit ,  &  la  vertu  refte  fans  hon- 
neurs. Il  y  a  mille  prix  pour  les  beaux 
difcours,  aucun  pour  les  belles  actions, 


de  J.  J.  Rousseau.      395 

Les  anciens  politiques  partaient  fans 
ceOfe  de  mœurs  8c  de  venus  ;  les  nôtres 
ne  parlent  que  de  commerce  &  d'ar- 
gent. 

m 

La  liberté  n'eft  dans  aucune  forme 
de  gouvernement ,  elle  eft  dans  le  cœur 
de  l'homme  libre  ,  il  la  porte  par-tout 
avec  lui ,  l'homme  vil  porte  par-tout  la 
fervitude. 

Etre  pauvre  fans  être  libre;  c'eft  le 
pire  état  où  l'homme  puiiîe  tomber. 

S 

Le  démon  de  la  propriété  infede 
tout  ce  qu'il  touche. 


Il  n'y  a  point  d'a(îbciatîon  plus 
commune  que  celle  du  fafte  &  de  la 
lézine. 

m 

Pat -tout  où   l'on  fubftitue  rutile   à 
R  $ 


5^4        Lls    Pzxsâe? 
l'agréable,  l'agréable  y   gagne  prefque 
toujours. 

Quiconque  jouit  de  la  fanté  &  ne 
manque  pas  du  néceflàire  ,  s'il  arrache 
de  Ton  coeur  les  biens  de  l'opinion  eft 
allez  riche:  c'eft  l'attrea  meâïoahas 
«i'Korace. 

Jamais  homme  fans  défauts  eut-il  de 
grandes  vertus  ? 

Dans  le  nord  les  hommes  confom- 
ment  beaucoup  fur  un  fol  ingrat  ;  dans 
le  midi  ils  conformaient  peu  fur  un  iol 
fmile.  De  là  naît  une  différence  qui 
rend  les  uns  laborieux  ,  &  les  autres 
contemplatifs.  La  fociété  nous  offre  en 
même  Heu  l'image  de  ces  différences 
entre  les  pauvres  &  les  riches.  Les  pre- 
miers habitent  le  fol  ingrat  &  les  autres 
le  pays  fertile. 

Je- n'ai  jamais  vu  d'homme  ayant  0> 


t>E  J.  J.  ROVSSEJU.  395 
la  fierté  daîis  l'âme  en  montrer  dans  fou 
maintien.  Cette  affectation  eil  bien  plus 
propre  aux   âmes  viles  tic  vaines. 

Le  meilleur  mariage  expofe  à  des  ha- 
zards  j  &  comme  une  eau  pure  &  cal- 
me commence  à  fe  troubler  aux  appro- 
ches de  l'orage ,  un  cœur  timide  Se 
chafte  ne  voit  point  fans  quelque 
allarme  le  prochain  changement  de  forv. 
état. 

m 

Une  bonne  mère  s'amufe  pour  amu- 
fer  Tes  enfants ,  comme  la  colombe  amol- 
lit dans  Ton  eftomac  le  grain  dont  elle 
veut  nourrir  fes  petits. 


Il  y  a  de  la  peine  &  non  du-  gcut  1 
troubler  l'ordre  de  la  natuie  ,  à. lui  arra- 
cher des.  productions-  invok-^fa-ires 
qu'elle  donne  à  regret  dans  fa  maiédre- 
don  »  Se  qui  y  n'ayant  ni  qk  -'tït-é- ,  n£&? 

&6 


yy6         Les    Pensées 

veur  ,  ne  peuvent  ni  nourrir  l'eftomac  , 
ni  flatter  le  palais.  Rien  n'eft   plus  infc» 
pide  que  les  primeurs  ;  ce  n'eft    qu'à 
grands  frais  que  tel  riche  de  Pans  avec 
fes  fourneaux  &c  Ces  ferres  chaudes  vient 
à  bout  de  n'avoir  fur  fa  table  que  de 
mauvais  légumes  &  de  mauvais   fruits. 
Si  j'avois  des  cérifes  quand  il  gèle,  £c 
des  melons  ambres  au  cœur  de  l'hy  ver  3 
avec  quel  piaifir  les  goûterois-je  ,  quand 
mon  palais  n'a  befoin  d'être  humecté  ni 
rafraîchi  ?  Dans  les  ardeurs  de  la  cani-» 
cule  le  lourd  maton  me  feroit-il  fore 
agréable  ?  Le   préférerois-je  fortant  de 
la  poêle  ,  à  la  grofeiile  ,  à  la  fraife  ,  & 
aux  fruits  défaltérants  qui  me  font  of- 
ferts fur  la   terre  fans  tant  de  foins  ? 
Couvrir  fa  cheminée  au  mois  de  Jan- 
vier de  végétations  forcées ,    de  fleurs 
pâles  &:  fans  odeur  ,  c'eft  moins   parer 
l'hyver  que  déparer  le  printemps  ;  c'efl: 
5'ôter  le  piaifir    d'aller   dans   les   bois 
chercher  la    première    violette ,    épier 
le  premier  bourgeon ,  &  s'écrier  dans 


de  J.  J.  Rousseau,     S9? 

un  faifmement  de  joie  ;  mortels  ,  vous 
n'êtes  pas  abandonnés ,  la  nature  vit 
encore  ! 

m 

Combien  d'iiluftres  portes  ont  des 
fuifïes  ou  portiers  qui  n'entendent  que 
par  geftes ,  ôz  dont  les  oreilles  lont  dans 
leurs  mains  ? 

La  Comédie  doit  renréfenter  au  na- 
turel  les  mœurs  du  peuple  pour  lequel 
elle  eft  faite  ,  afin  qu'il  s'y  corrige  de 
Tes  vices  Se  de  Tes  défauts ,  comme  on 
ô:e  devant  un  miroir  les  taches  de  fon 
vifage. 

Le  fpectacle  du  monde  3  difoit  Pytha- 
gore  ,  reflfemble  à  celui  des  jeux  olympi- 
ques. Les  uns  tiennent  boutique  ,  ôC 
ne  fongent  qu'à  leur  profit  >  les  autres 
y  payent  de  leur  perfonne ,  ôc  cher- 
chent la  gloire  ;  d'autres  fe  contentent 
de  voir  les  jeux  3  ôc  ceux-là  ne  font  pas. 
ics  pûte». 


39« 


Les    Pensées 


Les  Orientaux,  bien  queues  volup- 
tueux 3  font  cous  logés  &  meublés  Am- 
plement. Ils  regardent  la  vie  comme 
un  voyage  ,  &  leur  maifon  comme  un 
cabaret.  Cette  raifon  prend  peu  fur 
nous  autres  riches  ,  qui  nous  arran- 
geons pour  vivre  toujours. 

La  cha(Te  endurcit  le  cœur  suffi  bien 
que  le  corps  ;  elle  accoutume  au  fang  „ 
à  la  cruauté.  On  a  fait  Diane  ennemie 
de  l'amour  ,  &  l'allégorie  eft  très  jufte  : 
les  langueurs  de  l'amour  ne  naiûeiii  que 
dans  un  doux  repos  ;    un  violent  exer- 
cice étouffe  les  fentiments  tendres.  Dans 
les  bois ,  dans  les  lieux  champêtres ,  l'a- 
mant ,  le   chaflèur  font   fi  diverfement 
arfedés  ,    que  fur  les  mêmes  objets  ils 
portent  des  images    toutes  différentes 
Les    ombrages    frais  ,.    les    bocages  , 
les  doux  azyles    du  premier  ,    ne  font 
pour    L'autre    que    des    viandis,   des 


DE  j,  j.  Rousseau.     3 5>9 

forts ,  des  remifes  :  où  l'un  n'entend 
que  roffignols ,  que  ramages  s  l'autre 
fe  figure  les  cors ,  &  les  cris  des  chiens  -, 
l'un  n'imagine  que  dryades  Se  nym- 
phes, L'autre  piqueurs,  meutes  &  che- 


vaux. 


L'abus  de  la   toilette    n'eu:    pas   ce 
qu'on  penfe,  il  vient  bien  plus  d'ennui 
que  de   vanité.  Une  femme    qui  pane 
ffx  heures  à  fa  toilene  ,  n'ignore  point 
qu'elle  n'en  fort   pas  mieux  mife  que 
celle  qui   n'y  paflè  qu'une    demi-heu- 
re ;  mais  c'eft  autant  de  pris  fur  iTaf- 
fommante  longueur  du    temps  ,   &   il 
vaut  mieux  s'amufer  de  foi  que  de  s'ea- 
nuyer  de  tout. 

m 

La  tangue  françoife  eft  ,  dit-on  ,  la 
plus  chafte  des  langues  -,  je  la  crois , 
moi ,  la  plus  obfcene  :  car  il  me  femble 
que  la  chafteté  d'une  langue  ne  confite 
pas.  à  évites  avec  foin  les  tours  désbs»* 


40©        Les   Pensées 
nêtes ,  mais  à  ne  les  pas  avoir.  En  effet , 
pour  les  éviter  ,  il  faut  qu'on  y  penfe  ; 
<k  il  n'y  a  point  de  langue  où  il  foit  plus 
difficile  de  parler  purement  en  tout  fens 
que  lafrançoife.  Lele&eur  toujours  plus 
habile  à  trouver  des  fens  obfcenes ,  que 
Fauteur  à  les  écarter,  fe  fcandalife  & 
s'effarouche  de  tout.  Comment  ce  qui 
paffe  par  des  oreilles  impures  ne  con- 
tracteroit-il  pas  leur  fouillure  ?  Au  con- 
traire ,   un  peuple  de  bonnes  mœurs  a 
des  termes  propres  pour  toutes  chofes  ; 
&  ces  termes  font  toujours  honnêtes , 
parce    qu'ils    font    toujours     employés 
honnêtement. 

m 

Confultez  le  goût  des  femmes  dans 
les  chofes  phyfiques  ,  &  qui  tiennent  au 
jugement  des  fens  ;  celui  des  hommes 
dans  les  chofes  morales  ,  &  qui  dépen- 
dent plus  de  l'entendement.  Quand  les. 
femmes  feront  ce  qu'elles  doivent  être  , 
files  fe  borneront  aux  chofes  de  leur 
compétence  >  Ôc  jugeront  toujours  biens 


de  J.  J.  Rousse  au.  4°* 
niais  depuis  qu'elles  fe  font  établies 
les  arbitres  de  la  littérature  ,  depuis 
qu'elles  fe  font  mifes  à  jtjger  les  livres , 
&  à  en  faire  à  toute  force  ,  elles  ne 
fe  eonnoiflênt  plus  à  rien.  Les  auteurs 
qui  confultent  les  favantes  fur  leurs 
ouvrages  a  font  toujours  fûrs  d'être  mal 
confeillés  ;  les  galants  qui  les  confultent 
fur  leurs  parures  font  toujours  ridicu- 
lement mis. 

m 

La  meilleure  manière  d'apprendre  à 
bien  juger ,  eft  celle  qui  tend  le  plus  à 
fimplifier  nos  expériences ,  &  à  pouvoir 
même  nous  en  paifef  fans  tomber  dans 
l'erreur.  D'où  il  fuit  qu'après  avoir  long- 
temps vérifié  les  rapports  des  fens  l'un 
par  l'autre,  il  faut  encore  apprendre  à 
vérifier  les  rapports  de  chaque  fens  par 
lui-même  ,  fans  avoir  befoin  de  recou- 
rir à  un  autre  fens  i  alors  chaque  fen- 
fation  deviendra  pour  nous  une  idée ,  & 
cette  idée  fera  toujours  conforme  à  la 
vérit  é. 


4oz         Les  Pensées 

On  croît  que  la  phyfîonomîe  n'efl: 
qu'un  fïmple  développement  des  traits 
déjà  marqués  par  la  nature.  Pour  moi 
je  penferois  qu'outre  ce  développement, 
les  traits  du  vifage  d'un  homme  vien- 
nent infenfiblemeut  à  fe  former  &  pren- 
dre de  la  phyfîonomie  par  l'imprciïîon 
fréquente  de  habituelle  de  certaines  af- 
fections de  l'ame.  Ces  affections  fe 
marquent  fur  le  vifage  ,  rien  n'efl:  plus 
certain  ,  5c  quand  elles  tournent  en  ha- 
bitudes ,  elles  y  doivent  laitier  des  im- 
preffions  durables.  Voilà  comment  je 
conçois  que  la  phyfionomie  annonce  le 
caractère,  &  qu'on  peut  quelquefois  ju- 
ger de  l'un  par  l'autre  ,  fans  aller  cher- 
cher des  explications  myftérieufes,  qui 
fuppofent  des  connoiflances  que  nous 
n'avons  pas, 

® 

Pour  vivre  dans  le  monde  il  faut  fa- 
voir  traiter  avec  les   hommes ,  il  faut 


de  J.  J.  Roussie u.  403 
connoître  les  inftmments  qui  donnent 
pnfe  fur  eux  ;  il  faut  calculer  Faction  &c 
réaction  de  l'intérêt  particulier  dans  la 
fociété  civile ,  &  prévoir  fi  jufte  les  évé- 
nements ,  qu'on  Toit  rarement  trompé 
dans  Tes  entreprifes  ,  ou  qu'on  ait  du 
moins  toujours  pris  les  meilleurs  moyens 
pour  réufïir. 


L'attrait  de  l'habitude  vient  de  la  pa- 
refle  naturelle  à  l'homme,  &c  cette  pa- 
refte  augmente  en  s'y  livrant  :  on  fait 
plus  aifément  ce  qu'on  a  déjà  fait ,  la 
route  étant  frayée  devient  plus  facile  à 
fuivre.  Aufïi  peut-on  remarquer  que 
l'empire  de  l'habitude  eft  très  grand  fur 
les  vieillards  ôc  fur  les  gens  indolents  , 
très  petit  fur  la  jeu  nèfle  ôc  fur  les  gens 
vifs.  Ce  régime  n'eft  bon  qu'aux  âmes 
foibles  ,  5z  les  affoiblit  davantage  de 
jour  en  jour.  La  feule  habitude  utile  aux 
enfants  eft  de  s'aflervir  fans  peine  à  la  né- 
cefficé  des  chefes ,  &  la  feule  habitude 


404         Les    Pensées 

utile  aux  hommes ,  eft  de  s'aifervir  fans 
peine  à  la  raifon.  Toute  autre  habitude 
eft  un  vice. 

m 

L'exiftence  des  êtres  finis  eft  fi  pau- 
vre &  ii  bornée  ,  que  quand  nous  ne 
voyons  que  ce  qui  eft,  nous  ne  Tom- 
mes jamais  émus.  Ce  font  les  chimè- 
res qui  ornent  les  objets  réels ,  &c  il 
l'imagination  n'ajoute  un  charme  à  ce 
qui  nous  frappe  ,  le  ftérile  plaiiîr 
qu'on  y  prend  Te  borne  à  l'organe ,  8c 
lailîe  toujours  le  cœur  froid» 

FIN. 


i/^^rsisecssmf^z^^jynrr  g  jjjjt.saaeazy-'s 


TABLE 

DES     ARTICLES. 

Dieu,  Pa§£  * 

Evangile  ,  3 

Athéifme  ,  Fanatifme  ,  7 

Reliq-'ton  ,  9 

Oraifon ,  Dévotion  ,  DfWtt  »  *4 
Confcience , 

Mot  dite  de  nos  aBions  ,  2-° 

Taffions ,  z4 

Bonheur  ,  3  2- 

Vertu,  41 

Jîonneur  ,  47 

Chafteté ,  pureté ,  p^«r  ,  4$ 

#«Ya  * * 

Amour  de  la  Patrie  ,  5  ^ 
Amour  propre ,  Amour  de  foi-meme ,  $  9 
Amour  , 

Amants  ,  75 

y4#*i  ?  Amitié  ,  7/ 

„      •  9® 
Sentiment , 


TABLE 

Nature  ,  Habitude , 

8z 

Vice  , 

S4 

Méchanceté ,  Méchant  , 

8S 

Hjpocrife , 

88 

Caractères  , 

89 

Coquetterie  , 

5>4 

Coups  du  fort  y 

97 

Jnftitutions  foetales , 

5>5 

Peuple , 

101 

Gouvernement  , 

IO(j 

j^i  ,  Royaume , 

109 

Légiflateur , 

1 1 1 

Loi  , 

"3 

Liberté  , 

TI5 

Dépendance  , 

1  i<î 

Z#.Y£  , 

117 

Riches  ,  Richefes  > 

121 

Mendiants  , 

1  zz 

Suicide  , 

iz7 

Duel , 

131 

Excès  du  vin  , 

156 

Aiiûadies  , 

138 

Médecine ,  Médecins  , 

139 

Mort , 

m; 

DES     ARTICLES. 

Etude  ,  J47 

Etude  du  monde  ,  *49 

Etude  des  Sciences  ,  1 5  x 

Sciences  &  Arts  ,  1 5  2 

Talent,                        .  i6i 

Imagination ,  J7° 

Signes  ,  l 7  3 

Afc«,  J78 

Accent ,  JSo 

r^r* ,  »  8:i 

Muficjue  ,  J  «  3 

AJfemble'es  de  Danfi  ,  i  S  8 

D*/*/»  >  1 9  * 

Conversation  ,  Politejfe  ,  Art  de  tenir 

Mai  fin  ,  19Z 

Maîtres,  Domeftiques  ,                    198 

Campagne  ,  2.°  5 

Tableau  du  lever  du  Soleil,  z®8 

Bifloire,  2.10 

Voyages  ,  2. 1 4 

Homme  ,  2-1S 

Etude  de  l'Homme  ,  2. 3  a 

Liberté  de  V Homme  ,  2-3  5 


TABLE   DES  ARTICLES. 

■Grandeur  de  l'Homme  ,  *  3  5 
Foibleffe  de  l'Homme  ,  2.  3  ^ 
Sa<re(fe  humaine  ,  2  3  7 
Homme  fauvage  s  z  3  9 
Homme  civil  ,  i45 
Différence  de  l'homme  policé  &  de  l'hom- 
me fauvage  ,  246 
V Homme  comparé  a  V  animal  y  149 
Femme  ,        .  1 5  3 
#//«,  265 
Société  conjugale  ,  2.72. 
Devoir  des  Mères  ,  2.  S  5 
Devoir  des  Pères ,  *  9  s 
Education  ,  %  9  3 
Enfants,  %99 
Adolefcence  ,  3  !  & 
Portrait  er  caraÛere  tf  Emile  ,  3  2  7 
./4///n? ,  3  37 
Portrait  &  caraÛere  de  Sophie  ,  3  45 
Penfées  morales  ,  3  "  * 
P  en  fées  diverfes  ,  379 

Fin  de  la  Table,